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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXXIV* ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME CINQUANTIÈME
PARIS
BUREÀE DE LA REVDE DES DEUX MONDES
KDB SAIIIT-BBHOIT, 20
1864
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ET
LA VIE ANGLAISE
MŒURS ET PATSACfES DE XA CQJlNOllAILJLS* ; 'iJt
II. — LES PÊCHEURS BE LA CÔTE E^" I'e PlLC^^'AIlb. '
L'Angleterre doit à son littoral une grande partie de ses richesses;
elle lui doit aussi des beautés naturelles souvent célébrées par les
poètes et par les romanciers. Pour ne parler ici que des côtes du
sud-ouest, il serait difficile de trouver ailleurs une succession de
points de \'ue tour à tour plus grandioses ou plus chàrmans. Les
Anglais, qui ne cultivent guère l'art pour l'art, n'biit point manqué
de tirer avantage de ces sites pittoresques. Dans ces baies j^roforides,
baignées par des eaux abondantes, ils ont bâti des villes et èreasé
des ports qui attirent et invitent en quelque sorte tous les vaisseaùic
de la terre. D'autres anses plus étroites, mais non moins intéres-
santes pour le paysagiste, étaient occupées à une époque di^jàah-
cienne par des pêcheurs. Depuis surtout un demi-siècle, ce terraiïi
leur a été vivement disputé. De somptueuses villes de bains, ce que
nos voisins appellent watering places^ ont remplacé les village^ de
pécheurs, relégués aujourd'hui sur le second plan et masqués par de
riches terrasses, des rangées de maisons neuves disposées en crois-
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sant, des esplanades entourées de bâtimens magnifiques. La mer
est le grand médecin des Anglais; c'est à elle qu'ils demandent la
santé, le renouvellement des forces, le repos de Tâme après une
année de fatigues. C'est ainsi que Sidmouth, Exmouth, Dawlish,
Teignmouth, Torquay, Ilfracombe et d'autres villes du Devon, ré-
pondant à ce besoin impérieux, sont devenues, malgré une distance
assez considérable de Londres, les grands rendez-vous de la société
qui ne s'arrête point à Hastings ou à Brighton. Dans ces modernes
cités, qui ont surgi en quelque sorte du sein de la mer avec leurs
orgueilleuses falaises couronnées de villas et de palais, la richesse, la
mode, les plaisirs ont imprimé depuis quelques années au commerce
une impulsion vraiment merveilleuse. Il s'est formé ainsi un bril-
lant milieu où l'on ne s'occupe guère des pêcheurs. C'est pourtant
sur cette classe d'hommes naïfs, courageusement utiles et trop sou-
vent victimes des perfides beautés de la mer, que je voudrais appe-
ler cette fois l'attention. Entre eux et les mineurs (1), on remarque
comme un air de famille : les uns et les autres vivent souvent dans
les mêmes villages, réunis par le lien des dangers, des austères de-
voirs et des mœurs simples qui commandent le respect. La pêche
sur les côtes de l'ouest se distingue par des traits particuliers qu'il
importe d'étudier successivement : le caractère des roches sur les-
quelles reposent les hameaux, la nature des filets, enfin le genre
des poissons qui visitent lé rivage. Parmi ces derniers, il en est un
qui appartient bien à la Cornouaille, c'est le pilchard, A cet obscur
habitant des mers, peu connu même dans la Grande-Bretagne, se
rattache pourtant une branche d'industrie très considérable qui
donne à des populations entières du pain et du travail.
L
Avant d'entrer dans la Cornouaille, je m^étais arrêté à Brixham,
une ancienne ville de pêcheurs, située sur les côtes du Devonshire,
près du bassin de Torbay. Assise, ou, pour mieux dire, pelotonnée
au fond d'une vallée qui s'ouvre sur la mer, elle forme à peu près
un long parallélogramme dominé par de hautes falaises de calcaire
grossier riches en minerai de fer qu'on extrait journellement pour
le commerce. Les maisons, trop pressées dans ce pli de terrain et
s'étendant à près d'un mille, ont dû se répandre avec le temps sur
les collines environnantes qui enferment le port. Quelques-unes font
à droite et à gauche l'école buissonnière sur les hauteurs; blanches
et pointues par le toit, elles ressemblent de loin à des oiseaux de
(1) Voyez la livraisoD du i5 novembre 1863.
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L ANGLETERRE ET LA TIE ANGLAISE. 7
mer perchés sur le bord des précipices. Pour y atteindre, il a fallu
ouvrir des rues, c'est-à-dire creuser des escaliers dans la roche.
Une de ces rues que j'escaladai a, si j'ai bien compté, cent seize
marches ; die est coupée d'étage en étage par des terrasses égale-
ment twllées dans la pierre et bordées d'un côté par im parapet,
de Vautre par des cottages de pécheurs adossés à la masse raide et
presque perpendiculabe des falaises qui surplombent. Ces maisons,
crépies à la chaux, ont un air de propreté; mais elles sont froides et
nues : sur le devant s'alignent de petits jardins sans fleurs. De telles
habitations participent en quelque sorte à la rigidité de la roche,
où elles semblent enracinées. A défaut d'arbustes et de verdure,
on voit çà et là s'agiter au vent dans ces carrés de terrain du linge
blanc qui sèche, des chemises bleues, quelquefois même des guir-
landes de poissons salés maintenues en l'air par de grandes perches.
Tout ici parle de la navigation et de la pèche. Du haut de la der-
nière terrasse, la vue embrasse presque toute la ville de Brixham,
— un damier de maisons avec des cours étroites et des escaliers en
plein air; — mais le regard s'arrête de préférence sur le port, qui
ofiùre vraiment une scène intéressante.
Ce port est un large bassin encadré du côté de la ville par des
quais solidement construits en pierre de taille, et du côté de la
mer défendu par une puissante jetée {pier) élevée en 1803 (1). Sur
ces eaux tranquilles dorment à l'abri des vents les bateaux ou se-
moquer [fishing gmacks) qui pour le moment ne sont point occu-
pés aux travaux de la pêche. Il y a dix ans, Brixham était une des
villes de pêcheurs les plus florissantes de la côte; elle est aujour-
d'hui en décadence. Les poissons se retirent et s'en vont vers des
eaux plus profondes. A l'époque où je visitai le bassin de Torbay,
une circonstance ajoutait encore à la consternation des habitans.
Depuis douze mois, le vent s'était tout à fait abaissé, et avec le sys-
tème de filets adopté par les pêcheurs de Brixham, on ne prend
rien quand ne souffle point une bonne et vigoureuse brise. Ce calme
obstiné se traduisait en conséquences fatales. Je vis sur le port plu-
sieurs smocks en faillite : les armateurs avaient emprunté sur leurs
barques de pêche plus que ces barques elles-mêmes ne valaient,
et maintenant, saisis par les créanciers, démâtés, obligés de gar-
der le rivage, les pauvres smacks faisaient la triste figure d'un
prisonnier pour dettes dans les cours de QueerCs Bench. Un état
(1) Une pierre chargée d*une inscription perpétue le souvenir des faits qui se rat-
tachent à cet oavrage d'utilité puhlique. LMnscription dit que la jetée fut érigée par les
habitaas de Brixham aa moyen d'une souscription divisée en actions de 100 livres ster-
ling; elle ajoute que M. John Mathews, un bourgeois de la ville, s'est signalé par son
ardeur et sa noble conduite en prenant l'initiative d'une teUe entreprise.
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8 REVUE DES DEUX MONDES.
d'inaction si regrettable me permit du moins de visiter à loisir ces
bâtimens , qui se composent de trois parties principales, — une
chambre de devant [fore cabin)^ dans laquelle on emmagasine les
voiles et les cordages, une cale [hold) où Ton dépose le poisson,
et une autre chambre à l'arrière du bateau [back cabin)^ dans
laquelle se tiennent les pêcheurs. Cette dernière cabine est relati-
vement très petite et entourée de bancs; les lits plats et revêtus
d'une rude couverture brune s'étendent de chaque côté dans des
cases étroites et obscures. Le personnel formant l'équipage de pêche
varie selon la taille et l'importance du smack; mais en général il se
compose de trois hommes et d'un boy (garçon ou mousse). Ces bâ-
timens restent quelquefois six jours et six nuits en mer, et s'éloi-
gnent à vingt ou trente milles du rivage. Durant la nuit, un des
quatre marins demeure sur le pont, tandis que les trois autres vont
dormir dans la cabine. Si le vent s'élève, il prévient ses camarades,
qui sont aussitôt sur pied et jettent allègrement les filets dans la
mer.
Le smack appartient généralement à un maître qui fournit les
vivres à l'équipage, mais qui déduit tant pour la nourriture sur le
gain de chaque homme. Quel est maintenant le mode de rétribu-
tion? Les pêcheurs sont payés d'après ce qu'ils prennent. C'est une
loterie dont le vent et d'autres accidens de la nature font en grande
partie les bonnes ou mauvaises chances. Deux tonnes de poissons
par voyage sont ordinairement considérées comme une bonne pê-
che. Le butin est alors divisé en sept parts, dont quatre appartien-
nent à l'équipage et trois au propriétaire du smack. La part de l'é-
quipage se subdivise elle-même selon l'importance des mains ^ le
patron [skipper) recevant plus que l'aide [maté)^ et ce dernier plus
que l'homme qui vient au troisième rang dans la hiérarchie de la
pêche. Quant au mousse, il touche 7 shillings par semaine et est
nourri par l'armateur. Le partage se fait en argent; aussi attend-on
pour cela que le poisson soit vendu. Le marché se tient à gauche
du port, sur le quai, dans un endroit pavé de larges dalles et
recouvert d'une voûte en fer supportée par de lourds piliers de
métal. Au milieu de cette même place du marché, on montrait au-
trefois la pierre sur laquelle débarqua, le 5 novembre 1688, Guil-
laume III, alors prince d'Orange, quand il vint en Angleterre détrô-
ner le faible et despotique Jacques II. Comme cette pierre gênait la
circulation, elle a été transportée vers le centre de la jetée, où elle
s'élève encadrée dans un obélisque de granit. C'est surtout le sa-
medi soir qu'il faut voir le marché aux poissons de Brixham; tous les
smacks qui peuvent se frayer un chemin et trouver de la place en-
trent bravement dans le port, tandis que le reste de la flotte mouille
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L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 9
à l'embouchure de la baie. Cependant on débarque toute sorte de
fruits de la mer, des soles, des rougets, des merlans, des monstres
aux écailles luisantes. Le quai présente alors une scène vive et pit-
toresque : les poissons empilés par longs tas, les poissonnières les
vendant à la criée, les hommes et les femmes les emballant dans
des corbeilles, les charrettes les attendant pour les conduire au
chemin de fer, tout cela avait fourni, il y a quelques années, au
peintre anglais Collins le sujet d'un joli tableau de genre. Aujour-
d'hui le nombre des smacks et des charrettes a malheureusement
diminué; mais les femmes chargées de vendre le poisson aux en-
chères ont conservé un caractère particuUer, de hautes couleurs,
des manières viriles, ainsi qu'un goût décidé pour les étoffes voyantes
et les joyaux d'or.
Je liai plus d'une fois la conversation avec les groupes de pé-
cheurs qui se promènent le long des quais d'un air sombre et dés-
œuvré. Tous déplorent le déclin d'une industrie atteinte par des
causes difficiles à pénétrer. Ils sont pauvres, mais dignes. Parmi
eux, on me présenta un des lords de Brixham. Un lord en gros sou-
liers, en chemise e^ en pantalon de flanelle bleue, avec des mains
durcies par le travail et un visage hàlé par la brise de mer, était
un type assez nouveau de l'aristocratie anglaise pour que j'ouvrisse
de grands yeux. On lut sans doute quelque étonnement sur mon vi-
sage, car on se prit à sourire, et l'un des assistans m'expliqua l'ori-
gine de cette noblesse. Un quart du manoir seigneurial de Brixham
fut, il y a plusieurs années, acheté par douze pêcheurs. Depuis ce
temps, leurs actions ont été divisées et subdivisées, de telle sorte
que le titre ou du moins une portion du titre a passé dans un assez
grand nombre de familles. Ces braves gens, devenus lords à peu de
frais, n'en sont pas moins traités avec égards par leurs confrères,
qui les désignent volontiers aux étrangers.
Quoique la vie du pêcheur soit plus soumise que toute autre aux
accidens et aux revers de fortune, ces hommes, qui ont placé leur
confiance dans la mer, négligent beaucoup trop cependant les insti-
tutions de prévoyance qui existent pour toutes les autres classes dans
la Grande-Bretagne. Ils ont bien à Brixham des clubs pour venir au
secours des malades et pour enterrer les morts [sick clubs et bu-
rial clubs)j mais ils n'ont point même d'hôpital. Tout est à peu près
abandonné au hasard et à la charité des pauvres envers les pau-
vres. Ils semblent, dans leur foi naïve, avoir donné plus d'attention
aux besoins de l'âme et aux devoirs d'humanité qu'aux intérêts ma-
tériels. Au penchant d'une des falaises qui s'avancent le plus loin
dans la mer s'élève un bâtiment qu'on est en train de construire,
et qui doit servir en même temps d'école pour les missionnaires
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(
10 R£VU£ DES DEUX MONDES.
{Jiome missionaries) et d'asile pour les orphelins. Ces missionnaires
ne sont point destinés à convertir les sauvages; Us doivent, comme
l'indique le mot homcy rester dans leur pays et semer parmi leurs
frères la parole évangélique. On les envoie prêcher à bord des vais-
seaux ou des barques qui stationnent dans la baie. L'un d'eux, ayant,
de l'avis des pêcheurs, dépassé dans ses discours la limite des con-
venances, fut dernièrement suspendu de ses fonctions. Pour se ven-
ger de cette disgrâce ou pour donner carrière à son zèle, il a bâti
une nouvelle église sur la pointe d'une des falaises les plus élevées
et de l'accès le plus difficile. Peut-être a-t-il voulu que son église,
ainsi que le royaume des cieux, souffrit violence^ et qu'on y montât
par la voie raide et escarpée.
Je m'attendais à retrouver chez les femmes des pécheurs anglais
quelques-uns de ces costumes caractéristiques dont la vieille Hol-
lande se montre si fière et si jalouse; mais quel ne fut pas mon
désenchantement I Les cheveux lissés sur les tempes, relevés par
derrière dans un filet, les femmes de Brixham, vêtues de robes
noires à manches courtes, avec des jupes à volans, ressemblent,
pour la coquetterie, aux ouvrières de Londres. Réunies par grou-
pes, assises en face de la mer sur des débris de voiles, sur des mâts
couchés à terre ou même sur des chaînes ou des ancres rouillées,
elles s'occupent à tricoter des bas de grosse ladne bleue. L'une
d'elles, la plus pauvre de toutes, autant que j'en pus juger par les
apparences, avait deux enfans dans les bras, deux jumeaux. « Si du
moins, me disait-elle, le ciel m'en eût donné trois à la fois, la reine
m'aurait envoyé un cadeau de 3 guinées (1), mais de telles bonnes
fortunes ne sont point faites pour les femmes de Brixham. Notre
ville est condamnée; les poissons s'en vont, et les enfans viennent
beaucoup trop vite. » Je dois ajouter que la population de Brixham,
hommes et femmes, accepte sans découragement l'épreuve de la
mauvaise fortune. En somme, l'activité de la ville ne s'est point ra-
lentie. Du côté du chantier pour la construction des navires, un
bruit de scies et de marteaux porte au loin sur les vagues la bonne
nouvelle du travail; on élève un second môle, en avant du pre-
mier, pour abriter les vaisseaux , qui jettent maintenant l'ancre à
découvert dans l'embouchure de la baie; les manufactures de voiles
et de filets, qui sont en grande partie dans la main des femmes,
présentent des théâtres d'industrie des plus animés. Ces filets, con-
nus sous le nom de trawlsy impriment un caractère tout particulier
à la pêche du Devonshire. Le trawl a de trente à soixante-dix pieds
de long, et présente la forme d'un sac. On le promène au fond de la
(i) Cest en effet la coutume dans tout le royaume-uni.
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L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 11
mer, et la bouche du filet, tenue ouverte au moyen d'un ingénieux
mécanisoie, engloutit tout ce qui se rencontre sur son passage. On a
dans ces derniers temps accusé un tel système d'avoir appauvri les
mers, qu'il dépeuple trop rapidement. Les pécheurs de Brixham
eux-mêmes en conviennent dans leur langage nsuf : — le poisson,
disent-ils, n'est point content d'eux. — Si le traivl a suscité des
détracteurs, il a trouvé aussi des avocats. Il n'est point très prouvé,
comme on l'avait cru d'abord, qu'en balayant la profondeur des
eaux, cet appareil détruise le frai; l'instinct des poissons les pousse
à déposer leur semence sur les rochers sous -marins et non sur le
sable; or les pécheurs se gardent bien d'aventurer dans les fonds ro-
cailleux leurs filets, qui seraient inévitablement mis en pièces. Le
reproche le plus sérieux qu'on puisse faire au irawl est de dévorer,
comme le requin, avec une gloutonnerie aveugle et sans choix. Dans
ses abîmes ouverts, il attire tous les habitans des eaux, et cela, il
faut le dire, à des états très différens de maturité. Le petit poisson,
qui deviendrait grand, si Dieu lui prêtait vie, y passe comme le
gros. Le remède à ce système de destruction brutale et impré-
voyante serait d'élargir les mailles du filet de telle sorte que le fre-
tin pût s'échapper et croître en liberté jusqu'à ce qu'il valût la
peine d'être pris. On empêcherait ainsi le pêcheur de manger son
bien en herbe.
Les pêcheurs de Brixham forment une race d'hommes braves et
aventureux. L'un d'eux, nommé Clément Fine, avait été dans le
nord de l'Angleterre pour tenter la fortune. Il se livrait donc à la
pèche sur im bâtiment qui lui avait été loué par un armateur. Trou-
vant néanmoins le poisson rare et la chance mauvaise, il désespéra
de tenu- ses engagemens et rendit le sloop au propriétaire. Avec
2 livres sterling, — c'était tout l'argent qui lui restait, — il acheta
un bateau long d'environ quinze pieds anglais, etl'équipa lui-même
pour la pêche; puis il se procura des lignes et des hameçons, comp-
tant ainsi gagner sa vie et celle de sa famille. En cela, il fut encore
une fois déçu. Ne sachant plus que faire et ne voulant ni mendier ni
voler, il résolut de retourner à Brixham. Fine acheta en conséquence
quelques li\Tes de biscuit de mer, quatre livres de porc salé et un
baril d'eau; avec ces maigres provisions, il mit à la voile. C'était un
voyage long et périlleux, surtout dans un bateau ouvert. Comment
put-il se tenir éveillé jour et nuit, de manière à tourner le gouver-
nail de sa frêle barque dans la direction convenable? Il s'arrêta bien
en route dans deux ou trois ports, il resta même quelques jours sur
la côte pour renouveler ses forces; mais, avec la persévérance qui ca-
ractérise les pêcheurs de Torbay, il se remit en mer et continua son
voyage. Une fois, assailli par une tempête, il eut l'une de ses voiles
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12 REVUE DES DEUr MONDES.
emportée par le vent. i\xeû ne Fébranla; il en fut quitte pour modi-
fier les agrès de son bateau , et bientôt il laboura de nouveau les
vagues furieuses, cherchant son chemin à travers l'abîme. Peu de
temps après avoir mis à la mer, il avait découvert et ramassé à la
surface des flots un vieux baril. Avec les cercles de fer du baril, il
construisit un gril, et avec le bois il fit du feu pour cuire ses ali-
mens, à la manière de Rôbioson Crusoé. Qui eût vu cet homme seul
au centre de l'Océan, perdu dans Timmensité des forces de la na-
ture et les domptant par Ténergie encore plus irrésistible de sa vo-
lonté, eût sans doute été touché d'admiration. Après un voyage de
six cents milles, — de North Sunderland à Brixham, — il débarqua
enfin sain et sauf, le 9 juillet 1863, dans la baie de sa ville natale.
Un habitant de Saint-Austel en Cornouaille, recevant la nouvelle
de cette traversée extraordinaire, fit offrir à Clément Fine, en son
nom et au nom d'autres personnes généreuses, un sloop tout équipé.
UnB* souscription s'ouvrit en outre pour convertir ce sloop en un
bateau de pêche. « Ce serait une honte pour le pays, disait-on,
qu'un homme qui a déployé uae telle force de caractère fût privé
des moyens de gagner sa vie. »
Les femmes de pécheurs, les fisherwomen ou poissonnières, ne
se montrent point elles-mêmes étrangères à ceâ dispositions vigou-
reuses que semble développer le commerce avec la mer. Sur ces
mômes côtes du Devon, à Êxmouth, j'avais rendu visite, dans un
des pauvres quartiers de la ville, à une vieille marchande de pois-
son, mistress Ann Perriam, qui a été dans son temps une héroïne.
Elle avait dix-neuf ans quand elle fut mariée à un marin nommé
Hopping, qui servait à bord du Crescent, vaisseau de guerre com-
mandé par sir James Saumarez. Après avoir croisé longtemps le
long des côtes de France, ce vaisseau fut envoyé à Plymouth pour
être réparé, et Ann Perriam put rejoindre son mari. Elle obtint
même de l'accompagner en mer. Quelque temps après, sir James
Saumarez passa du navire Crescent sur le navire YOn'on; Ilopping
et sa femme le suivirent. Durant cinq années, mistress Perriam ser-
vit à bord de ce vaisseau et prit part à de grandes batailles navales.
Le 23 juin 1795, elle était à Lorient. Le 14 février 1797, elle assis-
tait à l'action qui s'engagea devant le cap Saint-Vincent. Le 1**" août
1798, elle vit la bataille du Nil, gagnée par Nelson. Pendant le feu,
sa place était parmi les canonniers et les hommes des magasins; elle
préparait des cartouches pour les grosses pièces d'artillerie. Son
frère combattait avec elle sur le même navire avec douze autres
jeunes gens d'Exmouth, tous volontaires. L'un d'eux mourut ami-
ral. Ann Perriam est la seule qui leur survive : elle avait, quand je
Tai vue (1863), quatre-vingt-treize ans. Elle a été mariée deux fois.
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L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 13
Après la mort de son second mari, elle trouva des moyens d'existence
en vendant du poisson dans les rues d'Exmouth, sa ville natale. Au-
jourd'hui, accablée par Tâge, elle m'a paru réduite à un état bien
voi^n de la pauvreté. Ses traits annoncent une grande force de ca-
ractère : quand on lui parle des événemens historiques dont elle a
été le témoin, sa figure s'anime, un sourire d'orgueil brille à travers
ses rides, et sa mémoire, qui se réveille comme par éclairs, retrace
avec vivacité le récit des batailles dans lesquelles autrefois elle a
joué le rôle d'un homme.
La pauvreté à la suite d'une vie de luttes et d'exploits ignorés,
telle est trop souvent la récompense du marin et du pêcheur an-
glais. Je m'étais aussi arrêté, près d'Axminster, à Seaton. Durant
l'été, Seaton est un petit village de pêcheurs qui, égayé par un
rayon de soleil, cache son indigence sous les falaises blanches et le
manteau bleu de la mer; pendant l'hiver, c'est un lieu sinistre et
lamentable. L'hiver est pour les pêcheurs la saison douloureuse;
l'hiver, l'Océan, recouvert de tempêtes, resserre pour ainsi dire ses
entrailles, et refuse de nourrir les habitans des côtes. Au début
même de cette année 1864, Seaton, si j'en crois les lettres qui m' ar-
rivent, est cruellement éprouvé. Le glas retentit de moment en mo-
ment dans la tour de l'église, et cinq ou six enfans sont enterrés
chaque jour. Quelques-uns d'entre eux meurent emportés par la
rougeole; mais la véritable, la plus cruelle maladie de tous est la
faim. Les mères parcourent le village comme des louves et assistent
insensibles aux cérémonies funèbres qui se succèdent. Une femme
devant laquelle on plaignait ses six enfans, maigres, demi-nus et
serrés contre un morne feu de bruyères, répondit : « Grâce à Dieu,
ils ne souffrent point autant que moi, car je n'ai rien à leur donner;
je mangerais volontiers le bois de la table I » Au milieu de tout cela,
pas un murmure , pas une larme : la faim semble avoir desséché
tous les cœurs et pétrifié tous les visages. Les motifs de consolation,
au lieu d'adoucir de telles souffrances, n'excitent que des crises
nerveuses. Quand on dit à ces pauvres femmes : « L'été va venir,
et le ciel vous enverra de meilleurs jours, » elles sanglotent et tom-
bent dans des accès d'hystérie. En Angleterre, Dieu merci! de pa-
reilles calamités n'éclatent point sans que, grâce à la liberté de la
presse, elles ne soient bientôt connues du pays, et alors s'ouvrent
les sources presque inépuisables de la charité individuelle ^ Les pê-
cheurs de Seaton seront l'objet de sympathies et de secours effi-
caces; mais qui atteindra la racine du mal ? Le mal est dans l'ha-
bitude qu'ont les populations des côtes de se reposer entièrement
sur les ressources de la mer.
Le trawl est le filet du Devonshire , et il a donné son nom aux
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1& REVUE DES DEUX MONDES.
bateaux de pêche, aux irawlers. Dans la Cornouaille, j'allais ren-
contrer d'autres appareils, le drift-net et la seincy ainsi qu'une tout
autre configuration des côtes. Le banc de calcaire grossier, après
s'être étendu, non sans plus d'une interruption, jusqu'à Plymouth,
s'amincit peu à peu en s'avançant vers l'ouest, et ne tarde point à
disparaître vers le milieu de Whitesand-Bay. Toute la région ayant
été disloquée par d'anciennes convulsions géologiques, on y cher-
cherait en vain cette succession régulière de couches qui se ren-
contre dans d'autres provinces de la Grande-Bretagne, et qui repré-
sente la série chronologique des événemens. S'il est un pays qu'on
puisse comparer à la Cornouaille pour le désordre des roches, c'est
notre Bretagne, dont les falaises s'élèvent pêle-mêle de l'autre côté
du détroit. Ces bouleversemens, qui ont changé, déchiré, quelque-
fois même interverti la position normale et primitive des terrains ,
ajoutent après tout à la Cornouaille un aspect de grandeur et de
variété. Ce dernier caractère éclate principalement dans la ceinture
des falaises, sorte de forteresses naturelles qui luttent depuis des
siècles contre la mer. Trois systèmes de roches ont marqué le litto-
ral d'une empreinte particulière : la serpentine, qui règne au cap
du Lizard; le granit, dont les traits imposans se développent sur-
tout au Lands-End (fin de la terre); les masses ardoisières qui ont
formé les sauvages promontoires de Boscastle et de Tintagel. Pla-
cés, j'oserais presque dire incrustés dans ces chaînes de falaises, les
villages de pêcheurs se sont plus ou moins conformés, pour les ha-
bitudes et pour la manière de vivre, à la nature du paysage qui les
entoure.
II.
C'est par Helston, une petite ville qui s'élève aux abords des
mines, dans un district demi-industriel et demi-agricole, que je
gagnai le cap du Lizard. S'il faut en croire la tradition , le nom de
^cette ville indique assez qu'elle doit son origine à l'enfer (1). — Un
jour, dit la légende, le diable voulut se livrer à une de ses excur-
sions favorites par monts et par vaux sur le territoire de la Cor-
nouaille. Trouvant la bouche de l'enfer entièrement fermée par une
grosse pierre, il emporta la pierre dans sa main et se mit à jouer
avec elle, comme avec un caillou, tout en traversant le pays. Ce-
pendant il rencontra sur son chemin l'archange saint Michel, le
patron de Helston; un combat s'ensuivit entre les deux adversaires,
et le diable, après avoir été vaincu dans la lutte, laissa tomber la
pierre, posant ainsi les fondemens de la ville.
(i) Rell en anglais veut dire le séjour des damnés.
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L'ANGLETERRE ET LA TIE ANGLAISE. 15
Tai VU cette même pierre à Helston, dans l'Hôtel de l'Ange {the
Angd)^ et je déclare qu'elle est assez noire pour venir des régions
maudites. Le diable au reste est le héros de plus d'une aventure
dans la mythologie populaire de la Cômouaille; sa trace se re-
trouve dans la plupart des noms qui ont été donnés aux abîmes et
aux cavernes du pays. Si ses visites dans l'intérieur de la contrée
sont aujourd'hui beaucoup moins fréquentes qu'autrefois, c'est
qu'il est retenu, dit-on, par la crainte bien légitime d'être mangé.
Les habitans de la Cômouaille sont tellement avides de pâtisseries
qu'ils le prendraient et le mettraient dans un pâté (1). Il est à re-
marquer d'ailleurs qu'en Angleterre le sentiment du merveilleux se
modÎQe suivant les conditions géologiques des provinces. Dans les
régions basses et marécageuses, le personnage mystérieux qui joue
le plus grand rôle parmi les légendes est le feu follet, will o* the
msp. Dans les pays de montagnes, comme la principauté de Galles,
où la brume se découpe en formes aériennes et diaphanes autour
des gorges sauvages, ce sont les fées qui régnent. En Cômouaille,
pays de mines, de précipices et de rochers, le diable et les géans
sont censés avoir mis la mam à ces sombres prodiges. Rapporter à
l'intervention d'êtres surnaturels les phénomènes que nous attri-
buons msdntenant aux forces mêmes de la nature est le fait de l'en-
fance des races; mais il faut bien convenir qu'en Cômouaille le
caractère de ces esprits bons ou mauvais a été heureusement ap-
proprié aux traits du paysage. Un des plus malfaisans parmi ces
êtres fabuleux était un nommé Tregeagle, sur le compte duquel on
raconte en Cômouaille toute sorte d'histoires. Ce Tregeagle rem-
plissait, dit la chronique, les fonctions d'intendant ou d'économe
dans un château, où il se montrait le tyran des pauvres. Ayant un
jour reçu d'un tenancier une somme d'argent, il moumt avant de
l'avoir inscrite dans son livre de comptes. Le successeur de Tre-
geagle réclama le montant de la dette; le tenancier refusa de payer
une seconde fois, et les poursuites commencèrent. L'aflfaire fut jugée
par un tribunal, et le débiteur présumé amena devant la cour un
témoin qu'on n'attendaifguère : c'était l'ombre même de Tregeagle,
qu'il avait réussi à évoguer. Le procès, comme on pense bien, fut
aasrâtôt abandonné; mais la difficulté était maintenant de se dé-
barrasser de l'esprit du méchant homme, qui était resté dans là
salie des séances. On s'adressa, pour le faire sortir, à l'accusé; ce
dernier répondit que c'était à ceux qui avaient rendu l'apparition
(i) Pour saisir le sens de cette plaisanterie, inventée par les paysans du Devon, il
finit saToir qae le peuple de la Cômouaille fait des pâtés avec tout, des navets, des
carottes, des pommes de terre, etc. Le diable, si dur qu'il soit, y passerait ainsi que
le reste.
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16 BEVUE DES DEUX MONDES*
nécessaire de s'en délivrer comme ils pourraient. Après avoir mû-
rement délibéré, les juges condamnèrent Tregeagle à transporter
d'une anse à Tautre de la côte les sables que la mer ramenait tou-
jours dans le même endroit. Pendant que Tregeagle était occupé
à remplir cette tâche de Sisyphe, il laissa tomber par accident un
sac de sable à l'embouchure de la rivière. Ainsi furent formés la
barre et le lac rouge, Loe Pool, qui s'étendent entre Helston et la
mer.
La ville de Helston, non contente d'avoir sa légende, conserve
un ancien usage dont l'origine a été rapportée par les antiquaires
soit aux fêtes de Flore, soit à une victoire sur les Saxons, soit même
à une vieille coutume celtique. Toujours est-il que le 8 mai de
chaque année toutes les boutiques de la ville sont fermées comme
pour la célébration du dimanche. Vers sept heures du matin, des
groupes d*enfans, qui ont été dans la campagne dès la pointe du
jour, reviennent chargés de branchages; Us annoncent en chan-
tant que u l'hiver est passé, et qu'ils ont été dans le joyeux bois
vert pour trouver Tété chez lui. » A une heure de l'après-midi, des
hommes et des femmes en habits d'été, tous couverts de fleurs, se
rassemblent devant l'hôtel de ville. Précédés par une bande de mu-
siciens, ils se livrent à un genre de danse tout particulier qu'on ap-
pelle la furry (1). Ces évolutions chorégraphiques ont d'abord lieu
dans la rue; mais, entraînés par l'ardeur de la bacchanale, danseurs
et danseuses entrent quelquefois dans les maisons particulières,
traversent, musique en tête, les cours, les jardins, où ils se répan-
dent sous les ébéniers et les lilas en fleur. La fête dure jusqu'à la
nuit, et se termine par un grand bal dans l'Hôtel de l'Ange. D'an-
née en année, il faut le dire, le furry day (jour de danse) perd de
son ancienne importance, et on doit le regretter, car il servait à rap-
procher les différentes classes de la société anglaise. L'air que jouent
encore les ménétriers à la tête du cortège , et qui est connu sous le
nom de furry tune, confirme bien Topinion de ceux qui regardent
de tels rites comme un débris de l'antiquité. Cet ancien air est tra-
ditionnel dans le pays de Galles, et aussi, dit-on, dans notre Bre-
tagne.
De Helston au cap du Lizard, la route est monotone et peu fré-
quentée par les voitures. Malgré l'introduction, d'ailleurs assez ré-
cente, des chemins de fer, les moyens de communication de la Cor-
nouaille demeurent encore, sous certains rapports, à l'état d'enfance.
Autrefois on voyageait dans des voitures appelées vam; il en reste
(1) Ce mot même a donné lieu à beaucoup de commentaires : quelques-uns le re«
gardent comme une corruption de fury (furie); d'autres, avec plus de vraisemblance,
le font dériver de (eur ou de [air, une foire ou une fOte, dons l'ancien langage du pays.
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L'ANGLETERRE ET LA YIE ANGLAISE. 17
qadques-unes selon rancien système, et la forme, ou, comme di-
sent les Anglais, le style de ces lourds véhicules a quelque chose
de singulièrement primitif. Us consistent en un grand coflre long
posé sur des roues et entièrement ouvert aux deux extrémités. Un
vieux cheval éreinté traîne ces coches tout chargés de bagages ; on
n'arriverait jamais, n'était ime circonstance bien simple. De deux
choses Tune, la route monte ou descend (les routes planes n'exis-
tent guère en Cornouaille) : quand la voie descend, la voiture,
entraînée par le mouvement des roues, tombe sur les jambes du
cheval, qu'eUe force bien à marcher; quand elle monte, le conduc-
teur prie honnêtement les voyageurs de mettre pied à terre et de
pousser eux-mêmes la machine. L'omnibus qui me conduisit au cap
du Lizard appartenait, je l'avoue, à un système beaucoup plus mo-
derne. Le conducteur, vrai type d'un paysan de la Cornouaille, aux
larges épaules et au dos légèrement courbé , était un petit fermier
des environs du cap. Il excitait ses deux chevaux de la voix, les appe-
lant chacun par son nom et leur donnant toute sorte d'encouragemens
pour leur faire hâter le pas. A l'entendre, il n'y avait rien de tel que
de prendre les bêtes par les sentimens, ce qui ne l'empêchait point,
il faut le dire, de leur allonger çà et là de bons coups de fouet.
Contrairement au caractère général de la Cornouaille, cette route
est plate et unie, bordée de chaque côté par des bruyères, quelques
champs et de maigres vergers avec des pommiers rongés par les
lichens. Comme je m'étais placé sur le siège auprès du conducteur,
mon regard s'étendait sur des espaces immenses, mais je n'avais au-
tour de moi que la solitude; à peine si nous rencontrions de temps en
temps un troupeau d'oies s' ébattant dans une mare perdue sous les
herbes ou quelques ânes à la mine sauvage, au poil hérissé, qui
paissaient en liberté les chardons. Environ à mi-chemin du Lizard,
les ombrages d'un grand parc, sorte d'oasis dans le désert, vinrent
couper un moment les lignes monotones du paysage. En sortant de
ce parc, au pied des haies de tamaris qui bordent la route, je fus
surpris d'apercevoir pour la première fois des touffes de bruyère
blanche {erica vagans) : nous venions d'entrer dans la région de
la serpentine. La sympathie naturelle qui existe entre cette plante
et cette roche est un fait bien connu des botanistes; Tune n'apparait
guère sans l'autre. Tout à coup cette vulgaire perspective de ter-
rains incultes et découverts qui nous avait. suivis depuis Helston prit
comme par enchantement une grande figure : à tous les points de
l'horizon ondulaient devant nous les immenses lignes de la mer. Je
.pus alors m'expliquer le nom qui a été donné à ce cap : il ressemble
bien en effet à une tête plate de lézard avançant son museau pointu
dans les vagues.
Toai L. — 1864. 2
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18 REVUE DES DEUX MONDES.
Le village du Lizard se compose de quelques maisons vagabondes,
éparpillées à la surface d'un sol maigre et ingrat. Les habitans,
surtout les femmes, offrent un type tout particulier. A peine a-t-on
franchi la limite du Devon et s'est-on avancé sur le territoire de la
Cornouaille qu'on est frappé d'un changement dans la physionomie
humaine. Sur les routes, dans les auberges, dans les wagons, on
rencontre chemin faisant des figures ovales aux traits allongés, des
cheveux noirs, des yeux gris, des nez ssdllans, des bouches grandes
et bien ouvertes, en un mot le type celtique. Sommes-nous encore
en Angleterre? On pourrait en douter, ne trouvant plus autour de
soi les têtes rondes des Anglo-Saxons, aux joues pleines, aux che-
veux et aux favoris blonds (1). Ce changement dans les traits exté-
rieurs marque évidemment le passage d'une race à une autre race,
et pourtant la langue, l'industrie, les manières de la population,
tout est ici frappé d'un cachet bien anglais. La famille celtique se
présente dans le royaume-uni à trois états très distincts, qui î' éloi-
gnent plus ou moins de la société anglo-saxonne. Il y a d'abord
l'Irlande, qui appartient bien à l'Angleterre, mais qui lui résiste
sourdement sur le terrain des idées religieuses; vient ensuite la
principauté de Galles, qui, tout en adoptant sans arrière- pensée
la religion et les lois du royaume, a néanmoins conservé sa langue.
Quant à la Cornouaille, elle s'est non-seulement soumise et incor-
porée depuis longtemps à la nation anglaise , mais de plus elle a
entièrement perdu son ancien idiome. L'histoire, qui a souvent con-
sacré des pages émouvantes aux guerres enclavant de force les pro-
vinces dans un état, a très peu remarqué l'infiltration lente et gra-
duelle des influences qui achèvent vraiment la conquête. La langue
étant aux nations ce que le style est aux individus, l'extinction
d'un idiome ne constitue pourtant point, il s'en faut de beaucoup,
un fait insignifiant : c'est le signe d'une ancienne nationalité qui
abdique.
La langue primitive de la Cornouaille, comish languagcy était un
dialecte celtique. Les habitans de cette province ont la prétention
d'avoir été civilisés avant tout le reste de la Grande-Bretagne; ils
s'appuient pour cela sur divers monumens historiques. Diodore de
Sicile dit que « les naturels de cette partie de la Bretagne étaient
non-seulement très hospitaliers, mais aussi très cultivés dans
leurs manières à cause de leurs rapports avec les marchands étran-
gers. )) Il fait ici allusion sans aucun doute au commerce des mé-
(1) rai recueilli, en visitant le Lizard, un fait qui confirme pleinement mes pre-
mières impressions : les chapeaux d*hommes expédiés de Londres pour les habitans de
la Cornouaille sont d'un modèle plus étroit ({ue les chapeaux commandés pour les ha-
bitans du Deyonshire.
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L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 19
taux, qui avait attiré sur les côtes les vaisseaux des Phéniciens
et peut-être des Grecs. Les érudits de la GomouaUle soutiennent
en outre que leur langue avait une richesse de mécanisme et de
forme, une douceur de prononciation qu'on ne retrouverait pas au
même degré dans le pays de Galles ou dans la Bretagne française.
Cette langue fut parlée en GomouaUle jusque vers la fin du xvii' siè-
cle. Menacée de jour en jour par l'invasion de l'anglsds, elle parait
s'être resserrée et maintenue plus longtemps vers les côtes. Le rec-
teur de Landewednack, près du Lizard, est, dit Borlase (1), le der-
nier qui prêcbadt encore en celtique un peu avant 1678. Cet idiome
primitif de la Cornouaille est-il même aujourd'hui une langue tout
à fait éteinte? Oui et non. On ne le parle plus, mais un vocabu-
laire conservé dans la bibliothèque Cotton et d'autres manuscrits
lui survivent. Les noms qu'il avait donnés aux localités, surtout
aux rochers et aux promontoires, sont restés vigoureusement at-
tachés à ces inébranlables monumens de la nature. D'un autre côté,
quelques-uns de^ mots celtiques sont en quelque sorte rentrés sous
terre; on les retrouve au fond des mines dans le langage familier
des briseurs de roches. Des proverbes et d'autres débris de cette
langue vénérable errent en outre dans l'idiome moderne des habi-
tans, auquel ils donnent un caractère sentencieux. Je ne citerai que
deux de ces maximes bretonnes : « En été, souviens-toi de l'hiver.
— N'attends rien de bon d'une langue trop longue; mais un homme
sans langue perdra sa terre. »
La race celtique s'étend sur toute la Cornouaille; mais c'est de
Falmouth au cap du Lizard qu'elle m'a paru offrir le type le plus
pur, surtout parmi les femmes. Dans cette dernière localité, la tra-
dition veut encore qu'il y ait eu autrefois une infusion de sang es-
pagnol. Cette hypothèse s'appuie sur certains noms castillans qui
se sont conservés dans quelques famUles du hameau et sur les
traits physiques des habitans. Il est bien avéré qu'on trouve de
temps en temps avec surprise parmi eux des traces d'origine méri-
dionale, un teint bruni par exemple et une riche profusion de che-
veux noirs. C'est toutefois, en l'absence de documens consacrés par
Thistoire, une base bien fragile pour étayer une théorie ethnologi-
que. De tels caractères peuvent avoir été gravés par le climat : ne
rencontre-t-on point de même au Lizard des plantes sauvages qui
ne croissent nulle autre part en Angleterre et qui appartiennent es-
sentieliemeut aux pays chauds?
(1) Antiquaire et historien de la Cornouaille, né en 1696 à Pendeen. Après avoir reçu
les ordres en 1720, Borlase fut durant plusieurs années vicaire de Saint-Just et mourut
en 1772. Ses principaux ouvrages sont Antiquities of Comwall , Antiquities of Scilly
hiands, Nalural History of Comwall,
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20 REVUE DES DEUX MONDES.
L'imagination a pourtant été encore beaucoup plus loin : les An-
glais ont cherché dans ces derniers temps à éclairer par les noms
propres certaines cpiestions restées obscures dans Tétude des races
humaines. La tendance est certainement excellente, mais il ne fau-
drait point en abuser. Miss Yonge, qui a publié récemment un livre
très curieux sur Y histoire des noms de baptême (1), croit retrouver
en Cornouaille des traces du commerce des anciens habitans avec la
Phénicie, et ces traces sont les noms d'Annibal et de Zenobia qui se
rencontrent fort souvent dans le comté. On pourrait faire à cette
utopie plus d'une objection, et pourtant le hasard me mit en rap-
port avec un vieux pêcheur qui partageait tout à fait la même ma-
nière de voir. Comme l'âge avait brisé ses forces, il confiait le plus
souvent à son fils aîné le soin de jeter les filets dans les eaux du
cap. La première fois que je le rencontrai, c'était près de la Ta-
nière du Lion, Lion* s den ; assis sur un débris de roche, il contem-
plait en silence la mer calme à ee moment-là, mais agitée jusque
dans le repos, comme la conscience du juste. Sa femme, presque
aussi vieille que lui, déclarait qu'il n'était plus bon qu'à conter des
histoires. C'est pour entendre quelques-uns de ses récits que je me
rendis plusieurs fois dans sa maison. Cette dernière était une hutte
bizarrement construite moitié en magnifiques pierres de serpentine,
moitié en boue jaunâtre séchée au soleil et recouverte d'un toit de
chaume. Le mur de pierre soutenait la partie de la maison exposée
aux vents de mer, tandis que les autres pignons et la façade étaient
bâtis en argile. Un bon feu de broussailles pétillait dans la che-
minée pour faire bouillir le coquemar, kettle^ et c'est au coin de ce
feu que le brave pêcheur me raconta l'origine des habitans de la
côte. C'était un fait authentique, ajoutait-il, et la preuve, c'est qu'il
l'avait entendu raconter à son grand-père.
Une reine nommée Zénobie avait entrepris sur mer un long voyage
pour voir par elle-même ces fameuses côtes de la Cornouaille qu'on
lui avait représentées comme si riches en métaux. Venait-elle de
Tyr ou de Sidon? C'est à quoi le bon pêcheur ne pouvait répondre
d'une manière bien précise : il y avait de cela si longtemps! Quoi
qu'il en soit, la mer qui baigne l'ouest de l'Angleterre était alors
aussi mauvaise et aussi tempétueuse qu'elle l'est aujourd'hui. Le
vaisseau sur lequel était la reine fit naufrage en se brisant contre
les rochers. Sur ce dernier point, le pêcheur était beaucoup plus
positif : il pouvait même, disait-il, indiquer la place. Tous les cour-
tisans qui accompagnaient Zénobie furent noyés dans la mer, tan-
dis que les matelots, qui étaient bons nageurs, réussbrent à gagner
(1) History of Christian Names, 1803.
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L ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 21
la côte. En se sauvant, ils eurent soin de sauver la reine et deux ou
trois de ses filles d'honneur. Jetés sur un rivage désert et inconnu,
ils n'oublièrent point de préparer pour la nuit un abri sous lequel
leur souveraine pût reposer dignement. On repêcha dans la mer
une grande voile qu'on fit sécher et qui servit de tente. Les marins
étendirent leurs vestes sur la terre, coupèrent de grosses branches
dans les forêts qui existaient alors et formèrent au-dessus du lit de
la reine comme un toit de feuillage. Le soir venu, la reine, touchée
sans doute des égards et du dévQuement de ces pauvres sujets qui
ne songeaient qu'à elle dans leur désastre, les admit à l'honneur de
lui baiser la main. Les rudes matelots, posant un genou en terre,
vinrent ainsi s'acquitter l'un après l'autre du cérémonial qu'ils
avaient vu pratiquer avec plus de grâce par les seigneurs à bord
du vaisseau. Cn garçon de douze ans, qui remplissait durant la
traversée les fonctions de mousse, fut choisi pour page, et, un ra-
meau de fougère à la main, éventa l'auguste visage de Zénobie,
sans doute en souvenir d'un pays d'Orient où il y avait des mous-
tiques et où la chaleur était étouffante. Au reste, la reine, épuisée
de fatigue, dormît profondément, tout aussi bien que si elle eût été
couchée sur un lit de pourpre. Le lendemain matin , les naufragés
se répandirent sur le rivage, mais ils n'aperçurent que les débris de
leur navire et les vagues qui mugissaient derrière les vagues. Ils
n'avaient ni les outils ni les moyens nécessaires pour construire
un autre vaisseau. Pendant des journées entières, ils regardaient
fixement la mer, cherchant à y découvrir au loin quelque voile ;
au bout d'un certain temps, ne voyant rien venir, ils perdirent l'es-
poir de retourner dans leur contrée et se mirent à bâtir des ca-
banes. On en construisit une pour la reine : cette hutte, bâtie en
terre et en bois, ne valait point son ancien château; il fallut pour-
tant bien qu'elle s'en contentât. On cherchait d'ailleurs à la conso-
ler en lui apportant de beaux morceaux d'étain, des pierres rares
et des cristaux. Les quelques provisions qu'on avait réussi à sauver
du naufrage étant épuisées, il fallut qu'on songeât à se procurer
des moyens d'existence. Parmi les anciens matelots, quelques-uns
s'élancèrent à la poursuite des bêtes sauvages. Le plus grand nom-
bre toutefois abattit les arbres et creusa des canots pour se livrer à
la pêche. La reine vit avec tristesse son peuple se disperser; le zèle
même de ses anciens sujets ne tarda point à se refroidir au milieu
des durs travaux imposés par la nécessité. Ses riches vêtemens d'or
et de soie tombèrent en pièces, et elle fut trop heureuse de les
remplacer par des peaux de phoque. Ses filles d'honneur, désespé-
rant d'épouser des princes, consentirent après quelque hésitation à
se marier avec de pauvres marins. Dans les commencemens, elles
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22 REVUE DES DEUX MONDES.
quittaient encore volontiers leur hutte une ou deux fois par jour et
venaient donner un coup de main au ménage de la reine; mais avec
les années les enfans vinrent, et elles n'eurent point trop de tout
leur temps pour soigner leur propre famille. Le page de Zénobie
lui-même s'ennuya d'éventer sa souveraine et changea le rameau
de fougère pour un aviron. La reine se plaignit amèrement; mais,
voyant que ses plaintes ne servaient à rien et que toutes les mains
étaient occupées ailleurs, elle prit bravement le parti de se servir
elle-même. Comme elle était encore jeune, elle fmit par se lasser
du veuvage et devint la femme d'dfn pêcheur. Pendant que ce der-
nier était en mer, elle cultivait quelques légumes autour de la hutte,
faisait la soupe, et au retour elle étendait devant le feu les ha-
bits mouillés de son mari. Us s'aimaient; aussi ils furent heureux et
eurent beaucoup d* enfans. Ces enfans, accoutumés dès l'âge le plus
tendre à suivre leur père dans une barque et à jeter les filets en
mer, devinrent habiles à la pêche; ils n'eurent d'ailleurs aucune
peine à oublier leurs droits au trône et à se consoler de îa perte de
grandeurs qu'ils n'avaient jamais connues. C'est pourtant de ce
sang royal, à en croire le naïf chroniqueur, que descendent les prin-
cipales familles de pêcheurs aujourd'hui dispersées sur les côtes de
la Cornouaille.
Malgré ces efforts de l'imagination et de la légende pour se rat-
tacher par quelques liens à une origine phénicienne, il est très
certain que, pris en masse, les habitans de la Cornouaille sont tout
simplement d'anciens Bretons qui se sont faits Anglais. On les a
comparés aux Écossais et aux naturels du pays de Galles, avec les-
quels ils offrent sans aucun doute un air de famille; mais le village
du Lizard fait surtout songer à l'Irlande. La forme des huttes est à
peu près la même, et, pour compléter la ressemblance, de braves
porcs errent le long des rues avec un air de satisfaction majestueuse.
Quelques traces de l'esprit irlandais, ce que les Anglais appellent
irishisniy se rencontrent même de temps à autre dans les classés
inférieures de la population (1). Fins et insinuans, ces Bretons de
l'ouest ont heureusement associé les traits du caractère celtique à
la force de volonté qui distingue le type anglo-saxon. Les pêcheurs
du Lizard se trouvent plus ou moins dispersés dans le village; mais
leur lieu de rendez-vous est l'anse connue sous le nom de Lizard
(1) Il est très difficile d*ana1yser ces nuances : le mieux est peut-être de citer un
exemple qui dispensera d'y insister. Un paysan de la Cornouaille avait été appelé de-
vant un tribunal en qualité de témoin. l\ s'agissait d'un jeune garçon poursuivi pour
quelque mince délit. Le juge demanda au paysan si Tenfant disait d'ordinaire la vérité.
« Oui, répondit ce dernier, il dit la vérité; il dit mCme quelquefois un peu plus que
la vérité. » Voilà ce que les Anglais appellent un irishism.
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L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 23
Fishing Cove. Cette anse profonde et retirée s'ouvre entre deux
murs de falaises qui Fabritent des vents. Dn clair ruisseau formant
des cascades descend par un escalier de pierre qu'il a creusé lui-
même le long des flancs rugueux du rocher. Le sommet d'une pe-
tite colline autour de laquelle serpente un chemin creux est occupé
par quelques cottages de pêcheurs joyeusement tapissés de fuchsias
et de géraniums; mais tout à coup la route s'abaisse et se précipite
parmi les sables vers la mer. Dans un coin s'élève un petit bâtiment
sans portes ni fenêtres sous lequel tourne un manège avec des ca-
bestans et des cordes pour tirer les barques hors de l'eau quand
on a besoin de les mettre à sec sur le rivage. Plus loin se montre
une autre construction grossière, moitié pierre et moitié boue, cou-
ronnée d'un toit angulaire qui s'appuie sur de rudes piliers de gra-
nit : c'est le fish cellar, où l'on conserve et sale le poisson. L'entrée
de ce port en miniature est gardée du côté de la mer par d'énormes
quartiers de roches qui s'avancent dans les eaux et qui forment une
espèce de*quai. Au moment où je visitai le cove^ c'est-à-dire vers
midi, les femmes de pêcheurs attendaient debout ou assises sur la
roche battue des vagues que leurs maris pussent approcher. Cepen-
dant, comme la marée était haute et la brise sévère, les barques
avaient une peine extrême à toucher ce rivage tout hérissé d'é-
cueils. Aussitôt qu'une de ces barques pouvait vaincre l'obstacle,
les femmes tendaient aux pêcheurs un panier dans lequel se trou-
vait leur dîner. Ces derniers regagnaient alors le large, et, après
avoir pris leur modeste repas, continuaient de jeter leurs filets. C'é-
tait, comme disaient les femmes elles-mêmes, un grand spectacle :
quatre bateaux pêcheurs, assistés par six autres barques plus petites
qui ressemblaient, avec leurs avirons, à des araignées de mer, ma-
nœuvraient balancés sur les grosses vagues bleues. Les hommes
traînaient et remuaient à brassées d'interminables filets en traçant
des cercles sur la mer, puis dans les intervalles ils se passaient d'une
barque à l'autre une bouteille pleine d'une liqueur réparatrice.
Les pécheurs du Lizard ont beaucoup à lutter contre les grandeurs
et les dangers d'une côte formidable. Le cap se montre en quelque
sorte dentelé d'abrupts promontoires entre lesquels se creusent en
fer-à-cheval des criques coupées dans la masse solide des roches.
Pour l'artiste qui n'a en vue que les magnificences de la nature,
cette configuration est admirable. Kynance Cove par exemple défie
toute comparaison avec les autres anses de la Cornouaille. Qu'on se
figure un groupe de headlands (promontoires) échancrés par des
précipices et s' élevant en face de rochers écroulés de distance en
distance dans la mer. Les pêcheurs, ne sachant comment expliquer
cet amas de ruines, disent que le diable eut un jour l'idée de bâtir
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24 REVUE DES DEUX MONDES.
un pont pour les contrebandiers entre la France et l'Angleterre;
mais, comme il arrive souvent en Gornouaille, ses projets furent dé-
joués par l'armée des esprits célestes, et, poursuivi, il laissa tomber
toutes les pierres à l'entrée de Kynance Cove. Quelques-uns de ces
rochers ne s'élèvent guère qu'à la surface de la mer; la place en
est alors marquée par un cercle d'écume. D'autres tout au contraire
se dressent hardiment et avec des reliefs singuliers au-dessus des
flots courroucés qui les couvrent par instans d'une frange de neige,
puis qui retombent en cascade sur la base noirâtre et polie de ces
monolithes. Il y en a même qui, debout comme des colonnes, re-
gardent la vague avec un air de défi et semblent lui dire : Tu ne
monteras pas jusqu'à moi I De toutes les merveilles de cette côte
aux aspects sauvages, celles qui m'ont le plus frappé sont encore
les cavernes.
Ces cavernes, dont quelques-unes plongent dans des précipices
affreux et perpendiculaires, ont reçu des noms particuliers, tels que
Pigeons hugo (1) (la caverne du pigeon), Raven's hugo (la caverne
du corbeau) et DeviVs frying pan (la poêle à frire du diable). Cette
dernière est située près de Cadgwith, un petit village de pêcheurs
abrité par de raides collines et ayant bien ce que les Anglais ap-
pellent un caractère romantique. Là je frétai une barque; la mer
était parfaitement calme, et nul batelier de Cadgwith ne voudrait
s'aventurer tout près de ces côtes dangereuses par un temps dou-
teux. Nous tournâmes d'abord le frying pan, qui, vu de la mer,
présente à coup sûr des traits grandioses : dans la sombre masse
des rochers s'ouvre une arche complètement évidée qui laisse pas-
ser la lumière du jour et sous laquelle volent des oiseaux de mer.
Nous poursuivîmes notre voyage par eau jusqu'à Dolor hugo, dont
le vrai nom est Dollah hugo (la caverne de DoUah). Celui de Dolor,
qui a prévalu dans le langage vulgaire, tient peut-être au cachet
de mélancolie farouche empreint sur la physionomie générale de
cet antre, où les flots se précipitent jour et nuit comme des bêtes
fauves. L'entrée est formée par des rochers plissés et d'une couleur
magnifique, dont la voûte s'élève à une hauteur imposante. Cette
entrée est d'abord assez large pour qu'un bateau à six rangs d'avi-
rons puisse y passer; mais elle se rétrécit bientôt, et l'extrémité se
perd dans les ténèbres. Si loin que le regard puisse s'aventurer au
fond de cette cave, l'eau s'élève et retombe avec un clapotement
lugubre contre les rochers. J'étais comme perdu dans le mystère et
la solennité de cette scène, quand je me sentis réveillé en sursaut
par une explosion formidable. Le tonnerre tombant de la voûte
(1) Hugo est un vieux mot qui, dans la langue du pays, signifie caverne.
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L ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 25
n*aurait point fait un bruit plus épouvantable, et le son rebondit
pour ainâ dire de pUier en pilier comme répercuté par tous les
échos de la caverne. A travers un nuage de fumée qui s'abaissait,
j'entrevis la figure souriante et malicieuse de mon batelier, un
jeune pécheur de Cadgwith qui, sans me rien dire, s'était amusé à
tirer un coup de pistolet. 11 avait voulu m'effrayer; le touriste sur-
pris par cette commotion terrible croit en effet que toute la ligne
des falaises est secouée par un tremblement de terre et qu'elle va
tomber en ruine. Mon guide cependant refusa d'aller plus loin, et
en effet la barque se trouvait resserrée entre deux murs de rochers,
le lui demandai si quelqu'un avait jamais exploré les profondeurs
de la caverne. Il faudrait pour cela, me répondit-il, un habile et
mtrépide nageur. Les pêcheurs de Cadgwith sont braves, mais ils
n'aiment point à courir des dangers inutiles, et nul d'entre eux n'a
pénétré jusqu'ici à plus de quelques mètres dans cette embouchure
sinistre.
Les roches qui forment les remparts naturels du Lizard sont de
nature très diverse : elles se composent de granit, de talc, d'ardoise
micacée, de diallage, mais surtout de serpentine. Le nom lui vient de
la ressemblance qu'on a cru ti-ouver entre les couleurs de cette pierre
et celles de la peau du serpent. Rien n'égale en effet la beauté de cette
roche, tigrée de noir, de blanc, de vert, de jaune, de rouge, et polie
par l'action continuelle de la mer. Elle n'a qu'un défaut sur les
lieux, celui d'être trop commune. Les districts envahis par la pierre
ont cela de fâcheux qu'on y perd les sentiers bordés de haies vives,
un des charmes du paysage anglais. Ces sentiers frais et ombreux
se trouvent remplacés au Lizard par des murs sur lesquels on mar-
che et qui servent de routes. Marcher sur un tnur ne paraît point au
premier coup d'œil un exercice bien agréable. Comme pourtant ces
chemins bâtis de main d'homme sont suffisamment lai'ges et tou-
jours secs, on s'y promène encore assez volontiers. La serpentine
n'est d'ailleurs pas uniquement employée à construire des chaus-
sées ou des maisons; les plus beaux échantillons sont recueillis avec
soin et utilisés dans les arts. Un jour que je m'étais perdu sur les
collines qui couronnent le front sourcilleux des falaises, je me trou-
vai surpris par un orage. Le tonnerre roulait au-dessus de la mer,
précédé d'éclairs qui enflammaient la surface des vagues plombées.
Je cherchai un gîte pour m'y réfugier; mais, si loin que s'étendît le
regard, on ne voyait aucune trace d'habitation. Je ne rencontrais que
des moutons effarés qui tâchaient de se blottir sous les monstrueux
blocs de pierre amassés de distance en distance au sommet des pré-
cipices. Tout trempé, je suivais au hasard un chemin de bruyères
qui descendait le long d'un ravin profond et rapide, quand à ma
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26 REYUE DES DEUX MONDES.
grande satisfaction je découvris au bord de la mer, de l'autre côté
d'un torrent qui tombait en murmurant parmi des quartiers de
roche, un enfant d'une douzaine d'années. Il me faisait des signes
pour m'indiquer la direction que je devais prendre. D'après les con-
seils de mon guide, je passai, sur un pont naturel de pierres trem-
blantes, le torrent déjà grossi par les pluies, et je me trouvai dans
une étroite vallée ou, pour mieux dire, dans un pli de terrain res-
serré à droite et à gauche entre d'épaisses collines. L'enfant marcha
bravement devant moi et me conduisit dans une humble chaumière
pittoresquement assise sur un rocher tronqué en face d'une grande
roue de moulm. Là je m'assis au corn du feu, me rendant à l'invita-
tion de la maîtresse de la maison, qui était la mère de plusieurs
petits enfans rassemblés autour d'elle comme une couvée. Son mari
avait pour industrie de polir des pierres curieuses et de tailler dans
la serpentine des encriers, des vases, 'des lampes et toute sorte
d'objets d'art que la femme vendait aux voyageurs. Il existe dans
le village plusieurs de ces boutiques de curiosités locales. Deux
riches compagnies industrielles , Penzance serpentine company et
Lizard serpentine company^ se sont en outre établies depuis quel-
ques années pour travailler cette pierre en grand et au moyen de
puissantes machines. On en fait aujourd'hui des colonnes, des de-
vans de cheminée et d'autres omemens d'architecture.
La profession de lapidaire est avec l'agriculture et la pêche ce
qui donne aux habitans du Lizard les moyens de vivre. La pêche est
assez abondante et embrasse une riche variété de poissons. On prend
sur ces côtes le turbot, mais j'appris avec étonnement que les pê-
cheurs de la Gomouaille n'en font point un très grand cas. Ils le
coupent souvent en morceaux pour tenter la gourmandise des ho-
mards, ces Lucullus des mers. La raison d'un tel sacrifice est que
les pêcheurs peuvent aisément tenir en vie les homards et attendre
ainsi les demandes des marchands de Londres, tandis qu'ils ont
beaucoup de peine à conserver les turbots. De tous les poissons qui
alimentent le travail de la pêche en Cornouaille, un seul mérite
d'ailleurs de fixer notre attention comme étant particulier aux ri-
vages britanniques de l'ouest, et ce poisson est le pilchard. Le pil-
cbard visite les côtes du Lizard, et 6,500 barils, contenant chacun
2,i00 ou 2,500 de ces poissons salés, ont été chargés en 1862 à Test
du Lizard pour l'Italie.
C'est au Land's End (fin de la terre) que les masses granitiques
atteignent tout à coup un développement cyclopéen et formidable.
Les roches qui hérissent ce promontoire forment les dernières vertè-
bres de la grande épine dorsale de l'Angleterre. Une chaîne de mon-
tagnes qui commence au Gumberland élève vers le nord un premier
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L ANGLETERRE ET LA YIE ANGLAISE. 27
gnmpe de cimes altières et sauvage, interrompu seulement par les
terrains bas du Lancashire et du Gheshire et par les échancrures du
canal de Bristol. Le second groupe, appelé système cambrien, s'é-
tend en s' abaissant du nord vers le midi de la principauté de GalleSé
Un troisième système de montagnes beaucoup moins hautes, le dé-
vonien, séparé du cambrien par le canal de Bristol, court à travers
le Gloucestershire, le Wiltshire, le Somerset, le Devon, et vient mou-
rir au Ijmd^s End avec la terre qui finit. Qu'on ne s'attende pourtant
point à trouver ici un orgueilleux promontoire entassant rochers sur
nxJiers, ainsi que le cap de Cornouaille. Le terrain descend au con*
traire conmie s'il voulait se précipiter humblement vers la mer; tout
à coup pourtant il se relève, défendu qu'il est par une double ou
triple ligne de falaises qui opposent aux vagues un front de bataille.
Ces ossemens du globe, qui déchirent brusquement la croûte terres^
tre, ont un caractère auguste; on s'arrête saisi de respect devant les
vénérables masses de granit, premières nées des choses à la surface
de notre planète. Le voyageur arrive au promontoire du LandCs Endy
le Bderium des Romains, en suivant une bruyère sur le bord de la-
quelle s'élèvent des pierres grisâtres ressemblant à des tombes an^
tiques. Le promontoire lui-même, head-landy se compose d'une
série de rochers qui s'avancent dans la mer comme les bastions
d'une forteresse. Au bout de ces remparts naturels, on aperçoit les
larges lames de l'Atlantiaue battant le mur de granit avec le bruit
sombre et monotone de l'éternité. Ces vagues inquiètes et ces ro-
chers immobiles représentent bien lé contraste du mouveinent et de
la résistance. A voir cette armée des flots se précipiter avec une furie
aveugle contre les récifs et battre en retraite après avoir été brisée
et divisée, on dirait que c'est la vague qui est vaincue. Qu'on ne s'y
trompe point pourtant, c'est le rocher. Le rocher s'use, et la vague
ne s'use point. La défaite est lente, je l'avoue, le granit prend
même à la surface des eaux repoussées comme un adr d'empire et de
triomphe; mais regardez à la base, elle est minée. La mer creuse
dans ces masses solides des passages mystérieux, des anfractuo^tés
perfides entre lesquels la vague, resserrée et tourmentée, éclate en
un sourd mugissement; elle ronge peu, mais elle ronge toujours.
Ces ravages ajoutent encore à la solennité de la scène.
Le Land*s End est un des sites les plus imposans qu'on rencontre
sur les côtes de l'Angleterre. Là, sur une pierre qu'on montre en^-
core aux voyageurs, le pieux docteur John Wesley a écrit un hymne;
là aussi Tumer, le peintre des horizons désolés, a célébré Dieu sous
une autre forme en dessinant ces lignes d'eau, de ciel et de ro^
cbers. Le spectacle est en effet religieux et sublime. Si loin qua
s'étende le regard, on n'aperçoit que le morne désert des vagues
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28 REVUE DES DEUX MONDES.
soulevées au-dessus desquelles flotte la toison dispersée des nuages.
Il faut un ciel gris à ces perspectives fuyantes de la mer, à cette sai-
sissante mélancolie de Timmensité. Et pourtant le nom de Land's
End est un mensonge géographique; derrière cette pointe de terre
qui finit, une autre terre recommence ; on a devant soi l'Amérique.
A ce nouveau monde voilé par la distance et comme noyé à Tho-
rizon par toutes les eaux de Tablme, j'envoyai mes humbles vœux :
puisse la société américaine sortir des guerres civiles glorieuse et
délivrée des ombres de l'esclavage, comme le soleil qui brille par
instans sur l'Atlantique! Le Landes End n'est d'ailleurs point la
seule merveille qui s'élève à l'extrémité de la Gomouaille; toute
cette côte abonde en promontoires hardis, parmi lesquels je citerai
surtout celui de Pardenick. Le caractère du granit est qu'il se pré-
sente ici en blocs rectangulaires, posés les uns au-dessus des autres
de manière à former des colonnes. Les Anglais admirent beaucoup
cette disposition naturelle des roches, et en effet quelle architecture
est supérieure à celle-là? Dans ces entassemens de débris qui font
face à la mer, l'œil découvre des flèches, des arcades, des voûtes,
des piliers presque aussi parfaits que s'ils avaient été creusés par le
ciseau, en un mot tous les types des édifices historiques (1). L'ima-
gination va plus loin encore; elle croit saisir des ressemblances
entre la forme de ces rochers et certaines figures humaines; c'est
ainsi que le langage populaire de la Gornouaille a donné le nom
de « docteur Johnson » à une pierre ronde et massive, et celui de
« docteur Syntaxe » à un bloc de granit représentant bien la tête
d'un vieux maître d'école. La sculpture n'a peut-être pas eu d'autre
origine; les premiers hommes, frappés des analogies fortuites qui
existaient entre certains blocs de pierre brute et les êtres vivans
qu'ils avaient sous les yeux, ont dû concevoir l'idée des statues.
D'autres masses de granit écroulées dans la mer ont également
reçu autour du Landes End des noms curieux : voici le Chevalier,
Knighty avec son armure et son panache de pierre; voici encore l'Ir-
landaise, Irisk Lady. Sur ce dernier roc, s'il faut en croire la tradi-
tion, une fille de l'Irlande essaya de s'accrocher avec les ongles
à la suite d'un naufrage dans lequel tous les passagers à bord du
(1) Pour bien apprécier les beautés de cette côte, il faut souvent descendre jusqu'à
la base des rochers par des sentiers droits et bordés de précipices. Un Anglais qui se
trouvait en même temps que moi au Land's End avait fait de cet art dangereux une
étude toute particulière ; il savait, à ne s'y point tromper, la pierre sur laquelle on de-
vait mettre le pied pour ne point rouler au fond de la mer. Son enthousiasme l'excitait
volontiers à remplir les fonctions de guide. Toute la récompense qu'il tirait de ses
services, — et elle lui suffisait, — était de pouvoir dire : Pai conduit lord *'* et lady ***
à la base de Cam-Cowall (un des rochers les plus abrupts dans le voisinage du Land's
End); ils n'y seraient Jamais allés sans moi.
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L'ANGLETERRE ET LA. VIE ANGLAISE. 29
même vaisseau avaient péri. Ce fut du reste un vain effort, les va-
gues remportèrent, et aujourd'hui encore elle erre au clair de la
lune sur les lames tremblantes avec une rose blanche à la lèvre.
Plus d*un pécheur l'a vue, et rend hardiment témoignage de la vé-
rité du fait.
Près du Land*8 End et encore plus près de Vlrish Lady s'élève
sur la côte, distribué d'étage en étage, le petit village de Sennen,
habité uniquement par des pêcheurs, Sennen fishing village. Il con-
siste en un groupe de maisons grossièrement taillées dans le gra-
nit; c'est à peine si les pierres de ces huttes se trouvent jointes
avec du ciment. Si pau\Te qu'elle soit, la maison est pour le pê-
cheur ce qu'est le nid pour l'oiseau de mer. Construite au flanc
d'un rocher ou dans le creux d'une anse abritée des vents, elle re-
présente pour lui le repos après la tempête. Aussi tenais-je à m'in-
troduire dans une des habitations recouvertes de chaume et percées
d'étroites lucarnes qui forment ici le type de l'architecture domes-
tique. Un écriteau annonçant un petit commerce de détail me four-
nit l'occasion d'entrer sans paraître indiscret. Je fus agréablement
surpris : l'intérieur de la maison valait beaucoup mieux que l'exté-
rieur. Une cheminée avec un banc et dans laquelle brûlait du char-
bon de terre, un plafond peint en bleu le long duquel le poisson
séchait sur une sorte de claie, un pavé sablé, un dressoir chargé
de porcelaines peintes et de cristaux, — tout respirait dans ce cot-
tage le bien-être et la propreté. Une humble boutique d'épiceries
était reléguée dans la chambre de derrière. Ce village de pêcheurs
appartient tout entier, avec les maisons, les barques, les filets, à
un seul propriétaire, — un homme sans enfans, — ajoutait la femme
qui me donnait ces détails en regardant fièrement sa petite famille.
C'est à peine si les habitans de Sennen possèdent quelques minces
bateaux et s'ils peuvent se livrer pour leur compte à la pêche à la
ligne. Des enfans de dix ans préparent eux-mêmes les hameçons,
et, au moyen d'une frêle barque chevauchant sur la tempête, at-
trapent d'assez gros poissons qu'ils rapportent tout glorieux à leur
mère. En vain les parens rêvent quelquefois pour ces enfans une
autre profession que celle de pêcheur : la mer les attire, me di-
sait-on, comme la rivière attire les jeunes canards. Quelques-uns
d'entre eux reçoivent pourtant une certaine éducation. Comme je
me promenais sur les flancs escarpés du village, la mer prit tout à
coup un aspect inquiétant. Le soleil disparut du ciel. Un brouillard
noir et épais s'abaissa comme un voile à la surface de la mer et
eflaça entièrement deux rochers qui , sous le nom de Brisons ou de
Sisters (sœurs), forment un des traits saillans de l'horizon. C'était
le signe précurseur d'une averse. Je me réfugiai sous le porche
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30 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une vieille maison en granit où se tenait l'école. Invité à entrer,
je trouvai une chambre aux murs nus et délabrés avec des garçons
et des filles assis des deux côtés sur des bancs. L'institutrice se
plaint amèrement du local, trop chaud l'été, trop froid l'hiver, en
tout temps inhabitable. La pauvreté de cette école se trouve bien
en harmonie avec l'air triste et sévère du village. Quelques-uns deà
enfans lisent et écrivent passablement : ils feraient plus de progrès,
s'ils suivaient plus assidûment les classes; mais, dès que vient la
récolte des pommes de terre ou la saison de la pêche, ils s'envo-
lent les uns dans les champs, les autres sur la mer, alors toute
palpitante de voiles. Les garçons deviennent en peu de temps d'har-
biles marins, et il faut qu'il en soit ainsi, car ces côtes sont héris-
sées d'écueils et visitées par de terribles rafales. Quand le vent
souffle au Land's Endy il souffle bien, et «un homme, disent les
habitans de Sennen, aurait alors besoin de deux autres hommes
pour lui tenir les cheveux sur la tête. »
De tels ouragans donnent nécessairement lieu à bien des cata-
strophes; On entend à Sennen des récits navrans. Il y a quelques
années, un vaisseau fut entraîné par la houle dans une caverne
creusée au flanc d'un rocher; tout l'équipage périt à l'exception de
quatre hommes. Parmi les morts, on retrouva deux matelots dans
les bras l'un de l'autre : c'étaient deux amis qui avaient passé en-
semble par mille daqgers; ils avaient été prisonniers de guerre en
France sous le premier empire et ensemble aussi ils avaient cher-
ché à se sauver du naufrage « On les coucha sous le gazon au pied
de la falaise, sans les désunir, dans la position même où ils avaient
été trouvés. Le 12 juin 1851, un autre navire heurta contre les
BrisonSy et les passagers cherchèrent un refuge sur les deux rocs
isolés au milieu des flots. La mer était si furieuse que nul ne pou-
vait s'approcher d'eux, et qu'ils furent emportés l'un après l'autre
par les vagues, à l'exception du capitaine Sanderson et de sa femme,
qui restèrent pendant deux jours en vue d'une population frémis-
sante et incapable de leur porter secours. Enfin les braves pêcheurs,
au grand péril de leur vie, atteignirent d'assez près les rochers avec
leurs barques pour jeter une corde aux deux naufragés. Ici com-
mença entre le capitaine et sa femme un combat sublime, chacun
des deux refusant de se sauver avant l'autre. Le dévouement de la
femme l'emporta : elle obligea Sanderson à ceindre la corde, et il
fut aussitôt tiré à travers les flots par les pêcheurs, qui le recueilli-
rent sain et sauf. C'était maintenant le tour de la fenune; mais soit
qu'elle eût mal lié la corde autour de sa taille, soit par toute autre
cause, elle fut noyée avant d'avoir pu atteindre le bateau de sauve-
tage. Sa tombe est maintenant dans le cimetièi*e avec une inscrip-
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L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 31
tion constatant qu'elle avait trente-quatre ans et qu'elle venait de
Newcastle on Tyne. Les tempêtes, on le devine, n'épargnent point
les pêcheurs eux-mêmes sur ces côtes iUustrées par tant de dé-
sastres. Le maître d'un peut public home à l'enseigne du vaisseau,
shipy aujourd'hui un vieillard, mais autrefois un hardi pêcheur, a
vu son père et son frère, adnsi que le père et le frère de sa femme,
périr tous ensemble et du même coup de vent sur le même bateau.
On ne s'étonne point après cela de trouver sur le visage des habi-
tans de Sennen une sorte de gravité mélancolique.. Les femmes
surtout ont un air de tristesse et de sévérité glaciale, des traits durs
comme le roc et le front ridé avant l'âge. C'est pourtant un spec-
tacle curieux et animé que celui d'une flotte de soixante bateaux
s'éloignant vers le soir du rivage de Sennen avec leurs voiles brunes
et tannées pour aller se livrer à la pêche de nuit.
Il ne faudrait point confondre ce village de pêcheurs, souvent
beaucoup trop négligé par les touristes, avec un autre qui porte le
même nom et se trouve plus loin de la côte, sur la hauteur. 11 y a
entre les deux une grande différence qui s'accuse aussi bien dans
la forme des maisons que dans le caractère des habitans. Le Sen-
nen situé dans les terres est le rendez-vous des voyageurs et des
étrangers. Là s'élève une vieille auberge appelée, à cause de sa
position excentrique, la première et la dernière auberge de V Angle--
terre. Là aussi, près d'une humble échoppe où un forgeron de vil-
lage bat joyeusement le fer, gît un énorme bloc de granit en forme
de table sur lequel la tradition veut que trois rois aient un jour
dîné ensemble. L'un était le roi des mers, et il fit servir un poisson
péché dans son empire; l'autre régnait sur un pays de forêts, et il
fournit un sanglier; le troisième avait des états qui s'étendaient
sous le soleil, et il procura les fruits et le vin. Depuis longtemps,
une jalousie existait entre ces souverains, et ils avaient souvent
discuté pour savoir quel était le plus grand des trois. Au premier
service, les convives déclarèrent que c'était celui qui régnait sur
la mer, car le poisson était délicat; au second service, le roi des
forêts eut l'avantage, car le sanglier était d'une viande fine et suc-
culente; mais au dessert, ce fut le roi des vignes qui réunit tous
les hommages, car ses vins étaient exquis. Gomme la bonne chère
et le bon vin disposent les rivaux eux-ihêmes à la générosité, les
trois rois se mirent d'accord à la fin du repas en convenant qu'au
lieu de disputer sur le mérite d'une contrée au détriment d'une
autre, le mieux était de les unir toutes par l'échange des produits.
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32 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
La masse de granit qui forme la pointe du Lands End s'étend d'un
côté vers le cap de Gornouàille, aux abords duquel elle disparaît sous
des roches plus ou moins ardoisières, et de l'autre elle s'avance
en tournant vers MounCs Bay^ après avoir soulevé en face de la mer
des promontoires audacieux, creusé des abîmes en forme d'enton-
noir et laissé sur son chemin des grottes percées d'étroites fenêtres
en ogive qui laissent enti'evoir le ciel et la surface houleuse de l'Océan.
La Baie du Mont, Mount's Bay (ainsi nommée à cause du Mont-
Saint-Michel, qui en est voisin), s'ouvre en face de la ville de Pen-
zance. Cette masse d'eau est entourée de rivages qui présentent
au géologue un intérêt particulier. Une ancienne langue de terre,
composée surtout de sables granitiques et appelée le Western
Greeny ne forme plus maintenant au bord de la baie qu'une grève
insignifiante et stérile. Il y avait pourtant là, sous le règne de
Charles II, trente-six acres de pâturages qui, dans le cours de deux
ou trois siècles, ont été successivement balayés par les vagues. La
tradition affirme aussi que le Mont-Saint-Michel, aujourd'hui un
rocher isolé au milieu des flots, était jadis situé dans un bois qui
s'étendait à plusieurs milles de la mer (1). Entre ce mont et le vil-
lage de Newlyn, qui s'élève de l'autre côté de la baie, on trouve
sous le sable une noire couche de terre végétale pleine de noisettes,
de branches, de feuilles, de troncs et de racines appartenant à des
arbres qui poussent encore sur le sol de l'Angleterre. De tels faits
proclament qu'il y a eu un changement dans le niveau relatif de la
terre et de la mer, et que ce changement ne remonte pas au-delà
d'une époque où les plantes étaient ce qu'elles sont aujourd'hui en
Cornouailie. D'autres particularités semblent même indiquer très
clairement qu'une telle révolution a eu lieu depuis que la contrée
était habitée par l'homme (2).
Newlyn et Mousehole, les deux villages de pêcheurs, s'élèvent sur
(1) Le nom celtique confirme pleinement cette tradition; il signifie le roc/ier de la
forêt.
(2) J*ai vu dans le musée de Penzance, appartenant à la Société géologique de la
Cornouailie, un crâne humain trouvé à Sennen, près du Land's End, dans ce qu*on
croit être une forêt sous-marine. Ce crâne est d'une forme extrêmement curieuse et pa^
ralt bien appartenir au type le plus sauvage. Toute cette côte porte les traces d'anciens
ravages qui ont été attribués à une inondation déterminée par rabaissement des terres.
Quant à l'époque de la catastrophe, il est très difficile de la fixer. L'auteur ou les au-
teurs de la Chronique saoconne parlent bien d'une irruption de la mer qui aurait eu lieu
en 1099; mais cet événement ou cette suite d'événemens doit remonter à une date
beaucoup plus ancienne.
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L'ANGLETERRE ET LA YIE ANGLAISE. 33
la rive droite de la baie. On y va de Penzance par une route ou
mieux par une promenade délicieuse en forme de terrasse, adossée
d'un côté à la base rocheuse des collines et ouverte de l'autre sur les
eaux bleues légèrement dorées çà et là par les sables ou par certaines
influences de l'atmosphère. Newlyn s'annonce par un vieux pont
de pierre jeté sur une petite rivière où barbotent des canards. L'en-
trée du village a été plus d'une fois inondée par les eaux de la baie
durant les gros temps. Assis dans une crique, U décrit la forme d'une
demi-lune ou d'un arc tendu, tandis que le groupe des maisons se
trouve dominé sur les derrières par de hautes collines aux sentiers
ombreux, aux pentes raides et abruptes. La vue dont on jouit du
haut des quais est admirable; d'un côté se dessine sur la baie la
ville de Penzance avec son groupe de mâts, ses maisons et son église
de granit, qui semblent flotter à la surface des vagues ; en face se
dresse, du côté de Marazion, le Mont-Saint-Michel, couronné de
son vieux château enraciné dans le roc; plus loin, du côté de la
mer, s'avance une des cornes de la baie formée par le cap Li-
zard. Dans le port, ime petite flotte de pêche, composée d'environ
cent-vingt miacks et de beaucoup d'autres minces bateaux, semble
dormir sur les flots abrités des vents. Mousehole, qui succède à
Newlyn sur le même rivage, en est éloigné d'à peu près deux milles.
La route, qui continue de côtoyer et de dominer la baie, s'ouvre
entre deux bsdes de broussailles et de mûriers sauvages. Ce dernier
village, Mousehole, se courbe en amphithéâtre dans une vallée creu-
sée et écbancrée par les eaux amères, mais qui se relève aussitôt
en un cercle de hauteurs verdoyantes, déchirées de temps en temps
par des rochers. En face du quai s'élève dans la baie un îlot connu
sous le nom de Saint - Clément Island , dont la base présente une
surface de pierre lisse à moitié enseveUe sous les flots, tandis que le
sommet, visité par des nuées de mouettes, se montre couvert d'une
herbe drue et fine. Ce brise-lames naturel protège du côté de la mer
l'embouchure du port. Non contons de cette ^médiocre défense, les
pêcheurs ont construit pour eux-mêmes, dans ces derniers temps,
une grande et forte jetée qui leur a coûté l,âOO livres sterling. Là
reposent pendant le jour- des bateaux à l'ancre, le mât debout et les
voiles repliées. Mousehole était autrefois la métropole de la baie, et
il lui reste quelques traces de son ancienne grandeur. Aujourd'hui
toutefois c'est, ainsi que Newlyn, un village dont les habitans vont
chercher le pain de chaque jour sur la mer. Dans l'après-midi , ils
ne sont guère occupés qu'à faire sécher leurs filets; un pêcheur en-
capuchonné d'un de ces vastes et lourds réseaux marche lente-
ment, suivi d'un autre, qui déploie et étend de brassée en brassée
toute la longueur du tissu sur les rampes du quai. Les femmes aux
lOMB L. — 1864. 3
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34 REVUE DES DEUX MONDES.
bras nus, un chapeau coquettement posé sur le devant de la tête,
une robe d'indienne claire serrée autour de la taille, vont laver leur
linge ou chercher de Teau dans des cruches à un limpide ruisseau
qui descend derrière le village par un escalier de roches. Des cot-
tages, les uns tournés du côté de la baie, les autres groupés sur la
hauteur comme un troupeau de chèvres, sont entourés de perrons
formés avec des pierres brutes et tapissés de vignes dont les grappes
promettent de mûrir; Us ont généralement un air de propreté
joyeuse. Le nom de Mousehole (trou de souris) a été le sujet de bien
des commentaires (1). Près du village s'ouvre dans les falaises une
caverne dont l'entrée en forme d'arche est assez élevée, mais dont
la voûte s'abaisse bientôt et se resserre en un étroit passage, con-
duisant à une galerie creusée autrefois par des mineurs. Est-ce
cette caverne qui a donné son nom au village? Quoi qu'il en soit ,
Newlyn et Mousehole appartiennent à Mount's-Bai/y un des princi-
paux théâtres de la pêche du pilchard.
Qu'est-ce maintenant que le pilchard? Ce poisson [clupea pil--
chardus) appartient bien à la famille des harengs; mais il s'en dé-
tache par quelques caractères extérieurs : il a la tête plus courte,
le coi-ps plus trapu, la nageoire dorsale placée plus en avant, vers
le centre de gravité ; mais il est surtout recouvert de plus longues
écailles que le hareng ordinaire. On l'a surnommé, à cause de ses
mœurs errantes, le vagabond ou le gipsy des mers. L'époque de
son arrivée et celle de son départ varient souvent avec les années.
D'où vient-il? où va-t-il? L'opinion la plus générale est que ces
poissons passent la plus grande partie de l'année sur les rivages de
quelque région du nord. Un naturaliste de la Cornouaille, M. Couch,
qui a beaucoup étudié cette question, croit au contraire que les
pilchards se retirent durant l'hiver dans les eaux profondes, à l'ouest
des lies Scilly. Vers le milieu du printemps, ils éprouvent le besoin
de voyager et de changer d'horizon. Ils s'élèvent alors du fond des
abîmes de l'Océan, et l'instinct de l'association les rassemble en
petites bandes. A mesure que la saison avance , ces bandes se réu-
nissent à des troupes plus nombreuses, et vers la fin de juillet ou
le commencement d'août les pilchards forment une grande armée,
qui, sous la conduite d'un chef, commence ce mouvement extraor-
dinaire de migration, donnant lieu chaque année à la plus belle
pêche de la Cornouaille. Poursuivis par des oiseaux de proie , qui
décrivent dans le ciel des cercles menaçans, et par de gros poissons
voraces, ils s'avancent en colonnes serrées. Cette multitude flot-
(1) Cet endroit s'appelait autrefois Porthenis ou Port-Enys. Enys, dans le langage
primitif de la Cornouaille, veut dire une lie. C'était sans doute une allusion à Tllot de
Saint-Clément, qui se dresse, on Ta vu, à quelque distance du port.
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L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 35
tante vient d'abord toucher terre à l'est du cap de Cornouaille, où
un détachement tourne vers le nord, du côté de Saint-Ives, tandis
que le corps d'armée passe entre les îles Scilly et le Land's Endy et
pénètre dans le canal, suivant les ondulations de la côte aussi loin
que Bigbury-Bay et Start-Point. Leur ordre de marche se trouve
plus d'une fois modiCé par les courans ou par l'état de l'atmo-
sphère : tout à coup ils paraissent s'évanouir; mais bientôt ils re-
viennent et s'approchent de la côte avec des forces imposantes, —
des myriades d'êtres vivans poussées par des myriades. Tel est le
nombre prodigieux de ces poissons que la mer en change de cou-
leur; l'eau bout et saute, disent les pécheurs, comme si elle chauf-
fait au feu dans un chaudron. Le passage de ces bataillons sous-
marins communique à la surface des vagues, surtout pendant la
nuit, une clarté phosphorescente que les uns comparent à une mon-
tagne d'argent, les autres à une lumière liquide, de môme que si
la lune s'était fondue et dissoute dans la masse des eaux. Des na-
vires à voile ont été arrêtés ou contrariés dans leur marche par ces
bancs de pilchards s' étendant sur une surface carrée de sept ou huit
milles, et s'enfonçant à une profondeur de deux milles dans la mer
troublée. On dit alors que les eaux viventy tant elles palpitent sous
cette masse compacte de créatures animées qui la traversent, toutes
chargées d'écaillés et d'étincelles.
Au moment où je me trouvais à Newlyn, c'est-à-dire vers le com-
mencement de septembre, la pêche était en pleine vigueur. Cette
pêche du pilchard avait été mauvaise à Mount's-Bay depuis sept
années; mais elle s'annonçait en 1863 sous des auspices beaucoup
plus favorables, et depuis une semaine on avait pris beaucoup de
poissons. Les femmes des pêcheurs me faisaient remarquer la sur-
face de la baie zébrée de bandes rougeâlres et mouvantes qui indi-
quent, selon elles, la présence des bancs de pilchards. Cette pêche
exige trois sortes d'approvisionnemens : les bateaux et les filets, qui
constituent l'équipement de mer, et le cellier à poisson {fish cellar)^
qui se trouve toujours sur le rivage. Il y a dans Mount's-Bay envi-
ron deux cent cinquante smacks de douze à vingt-deux tonneaux.
Chacune de ces barques coûte, avec tous les accessoires, préside
4W) li>Tes sterling. L'équipage se compose de quatre ou cinq hommes
et d'un mousse. La forme de ces bâtimens, peints en noir, sveltes et
bons voiliers, n'a d'ailleurs rien de remarquable.
Les filets présentent deux variétés bien tranchées, correspondant
à deux systèmes de pêche tout différens, le drift net et la seine. On
se sert plus volontiers du premier dans les temps agités, et du se-
cond dans les temps calmes : cela dépend de la saison, de la pro-
fondeur des eaux et de l'éloignement des côtes. Gomme le drift ca-
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36 REVUE DES DEUX MONDES.
ractérise d'ailleurs bien la pêche de Mounfs-Bayy c'est de lui qu'il
faut nous occuper d'abord. Répond-t-il bien pourtant à l'idée qu'on
se fait ordinairement d'un filet? Non, surtout si on le compare au
trawly ce filet du Devon, enveloppant le poisson dans ses cavités
perfides comme dans un abîme tissé par la main de l'homme. Le
drift est un long réseau, ayant à un bout une série de carrés de
liège, et à l'autre extrémité des morceaux de fer ou de plomb. Les
carrés de liège flottent à la surface, tandis que le bas du filet s'en-
fonce sur toute la ligne et le maintient dans une position verticale.
Il forme, étendu de la sorte, un véritable mur, ayant une longueur
de trois quarts de mille, quelquefois même d'un mille et demi, et
oppose un obstacle à la marche des pilchards. Ce filet ne prend point
le poisson, c'est au contraire le poisson qui s'y prend. Telle est en
effet la dimension des mailles que le pilchard peut aisément y in-
troduire sa tête, mais qu'il ne peut plus ensuite la retirer, retenu
qu'il est par les branchies comme par les barbes d'une flèche. Son
ventre étant d'ailleurs trop gros et l'ouverture de la maille trop
étroite, il reste suspendu et accroché à une muraille flottante. Il
faut qu'il fasse nuit et que le filet soit invisible ou se confonde avec
les flots comme un brouillard, pour que le poisson puisse être pris
d'après une telle méthode. Les beaux clairs de lune et les phéno-
mènes lumineux de la mer, par la même raison, ne sont point favo-
rables à cette pêche. Lorsque les eaux sont phosphorescentes, le
filet brille à une grande profondeur comme une dentelle de feu.
Dans ce cas, le pilchard s'alarme, soupçonne un piège, tourne à
droite ou à gauche, et ne continue sa route que quand il a laissé
derrière lui cette clarté de mauvais augure. C'est donc à la tombée
des nuits sombres que de tels filets sont tendus dans la mer, où on
les laisse dériver avec le courant.
Il est peu de spectacles plus intéressans que celui d'une petite
flotte de pêche bien alerte, toute pimpante sous ses agrès, ses larges
voiles brunes et carrées gonflées par un bon vent, s' éloignant au
coucher du soleil sur les eaux frémissantes de la baie. Au commen-
cement de l'été, les pilchards se tiennent à une assez grande dis-
tance du rivage, et il faut alors les poursuivre en mer. A mesure que
la saison avance, ils s'aventurent au contraire plus près des côtes. Dn
proverbe de la Cornouaille dit que, quand le blé se couche sur les
sillons, le poisson frétille sur le roc. Les bateaux pêcheurs ne s'éloi-
gnent guère alors à plus d'un mille du rivage ; beaucoup d'entre
eux restent même dans la baie, dont les eaux pullulent en quelque
sorte de matière vivante. Le soir où je surveillais les apprêts de
cette pêche, la mer était calme çt comme absorbée dans sa magnifi-
cence sous les derniers rayons du soleil roulé à l'horizon dans un
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L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 37
nuage d'où s'échappaient des flots de lumière livide. On tend les filets
avec méthode de manière à intercepter sur toute la ligne la migra-
tion des bancs de pilchards appelés ici schools (1). Cette tâche ter-
nûnëe, quand la nuit descend avec toutes ses ombres, les pêcheurs
allument du feu et font alors leur thé. La position des barques à la
surface des vagues se trouve désormais indiquée par la lueur rou-
geâtre qui s'échappe de leurs petits fourneaux. Ces clartés qui s'é-
lèvent et retombent avec le mouvement de la mer sont d'un effet
saisissant; on aime à retrouver la main de l'homme et ses mœurs
domestiques dans les ténèbres qui couvrent la face mobile des eaux.
Pendant que la pèche se pratique ainsi au milieu du vent et du ciel
noir, les voiles sont ou repliées ou tout à fait abaissées, et les barques
se trouvent par conséquent incapables de changer de place à volonté.
Qu'arriverait-il si un vaisseau venait alors à passer dans les eaux cir-
convenues par les lignes frêles et prolongées du drift? La quille du
bâtiment emporterait à coup sûr la pêche et les filets. Pour prévenir
ce danger, on a recours en pareil cas à un signal. Quand un bateau
à vapeur ou tout autre navire s'avance dans la direction des filets,
on l'avertit de s'éloigner en allumant une touffe de paille. Vers mi-
nuit, on lève les pièges tendus aux poissons; on détache ces derniers
des mailles du drift y où ils se sont accrochés par les branchies, et,
après les avoir recueillis dans un bateau consacré à cet usage, on
replonge les filets dans la mer. Les pilchards ne voyagent point
seuls; ils attirent â leur suite une bande de brigands, tels que les
morues, les merluches et de gros poissons voraces appelés ici pol-
lacki. Tous ces maraudeurs attaquent volontiers leurs ennemis déjà
pris au piège, et bien des fois, en relevant les filets, on a trouvé
beaucoup de pilchards à moitié dévorés. Si l'occasion est belle pour
les rôdeurs des mers, elle a été aussi mise à profit par les pêcheurs.
Ces derniers jettent quelquefois la ligne pendant la nuit autour des
filets tendus, et, après avoir amorcé l'hameçon avec un délicat
morceau de pilchard, prennent du même coup le tyran et la vic-
time. Il faut d'ailleurs du courage pour tirer hors de l'eau quelques-
uns de ces monstres, par exemple le conger (anguille de mer), qui
lutte comme un boa et pousse, assure-t-on, une sorte d'aboiement
sourd. Un des pêcheurs de la côte fut saisi à la gorge, il y a quel-
ques années, par un de ces rudes athlètes et ne se délivra qu'en lui
ouvrant le cou avec son couteau. La pêche du drift ^ la drift fishery^
est quelquefois très productive; on a vu jusqu'à 60,000 pilchards
pris en une nuit par un seul driving boat. Le matin, les pêcheurs
retournent à terre, et s'il est curieux de guetter les barques s'éloi-
(1) ComiptioD du mot anglais shoals, bancs de poissons.
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38 REVUE DES DEUX MONDES.
gnant vers le soir du rivage, en aime encore plus à les voir revenir
au soleil levant toutes chargées de butin.
Les villages de Newlyn et de Mousehole, si paisibles aux autres
heures du jour, se trouvent alors convertis en un marché où régnent *
le mouvement, le tumulte et l'ardeur commerciale. Une longue file
de charrettes s'étend sur la grève : ces voitures, montées sur deux
roues et auxquelles sont attachées d'énormes corbeilles vides, con-
nues ici sous le nom de maundsy appartiennent aux jowsters ou
hawkersy marchands de poisson. Ces derniers, le fouet à la main,
juchés sur les débris de roche ou debout sur les pierres saillantes
de la jetée, examinent d'un œil perçant le contenu des barques et
hurlent de toute la force de leurs poumons, criant le prix qu'ils veu-
lent donner du poisson, lequel subit sur le marché, comme toutes
les autres marchandises, la loi de l'offre et de la demande. Les pé-
cheurs, chaussés de leurs grosses bottes de mer et recouverts de leurs
vestes ou de leurs manteaux imperméables {oit skinsy peaux hui-
leuses), s'agitent de leur côté, gravement occupés à ranger les filets
et à former les tas de poissons qui miroitent au soleil. Des femmes
au dos courbé, chargées d'une hotte appelée cowely sans doute parce
qu'on a cru y reconnaître quelque ressemblance de forme avec le ca-
puchon d'un moine {cowl)^ portent, des bateaux sur le rivage, des
charges énormesde marchandise. Tout ce monde se croise, se pousse,
se coudoie avec un grand bruit de paroles, une sorte d'intonation de
voix chantante qui est particulière à la Cornouaille. Cependant le
dernier bateau pêcheur est arrivé ; la dernière charrette s'éloigne
avec le hawker^ qui s'en va content en apparence de son marché. Le
village retombe alors dans son sommeil habituel, bercé qu'il est par
le murmure doux et monotone de la baie. Les poissonnières {fisher-
women)^ allant à pied et étant chargées d'un lourd fardeau, se ren-
contrent naturellement plus tard que les autres sur la route de
Newlyn à Penzance. Elles portaient autrefois un costume caracté-
ristique, un grand chapeau de bergère en feutre noir, une camisole
d'indienne peinte de joyeuses couleurs, un gros jupon de bure, un
tablier et des souliers à boucle. Ce costume a disparu, il y a une
dizaine d'années, avec la reine des poissonnières. Tel est le nom
qu'on donnait à une vieille femme très alerte encore , quoique oc-
togénaire, et célèbre pour son attachement aux anciens usages. A l'é-
poque de la première exposition universelle (1851), elle voulut aller à
Londres, car elle avait juré de ne point mourir avant d'avoir vu la
reine d'Angleterre. Dn beau jour donc, elle partît à pied, sa hotte
sur le dos, — une poissonnière de Newlyn ne voyage point sans
cela, — et, après avoir fait trois cent soixante milles, elle arriva
enfin dans la grande cité. Son costume, ses manières originales,
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l'ângleterre et la yie anglaise. 39
son air honnête et délibéré, tout excita l'attention; elle fut présen-
tée au lord-maire de Londres. Un artiste demanda la permission de
faire son portrait : la femme de pêcheur refusa d'abord; mais, l'ar-
tiste ayant ajouté qu'il était lui-même un enfant de la Comouaille,
a je n'aû rien à refuser, dit-elle d'un ton vif et enjoué, aux amis de
ce beau pays-là! » Après la mort de la reine des poissonnières, l'an-
cien costume fut tout à fait abandonné ; mais les femme» de Newlyn
présentent encore aujourd'hui un type peu commun de vigueur, de
courage et d'activité.
Une partie de la récolte du pilchard est vendue comme poisson
frais dans la Comouaille. Sa chair est huileuse et d'un haut goût;
mêlée à des pommes de terre et assaisonnée d'un peu de sel et
de vinaigre, elle relève la nourriture habitueUe des campagnes.
Le pilchard se voit très rarement sur les marchés de Londres.
Somme toute, ce poisson de l'Océan est beaucoup moins connu en
Angleterre que l'anchois; il est vrai qu'en revanche l'anchois est
moins connu sur les bords de la Méditerranée que le pilchard. Les
deux mers échangent leurs produits. Étant surtout une marchan-
dise d'exportation, le pilchard doit tout naturellement subir un tra-
vail préparatoire avant de quitter les côtes de la Grande-Bretagne.
Le curage, curinçy est généralement confié à la main des femmes.
C'est ime tâche importante et qui se poursuit quelquefois jour et
nuit. Le poisson débarqué sur le rivage est aussitôt transporté sur
des brouettes appelées gurries ou dans des corbeilles vers le /î*A-
cellar. Ce cellier, ordinairement de plaîn-pied avec la rue, est une
construction grossière en forme de hangar et abritée par un toit de
poutres massives appuyées sur des murs de pierres mal jointes ou
sur de rudes piliers de granit. L'aire, sorte de mosaïque formée avec
les cailloux de la mer incrustés en autant d'ovales noirs et luisans,
a été balayée avec grand soin et recouverte d'une couche de gros
sel qui s'étend à cinq ou six pieds du mur d'appui. Sur ce lit de
sel, on couche plusieurs rangées de pilchards, la queue tournée du
côté de la muraille, et se suivant les unes les autres à fleur de terre
avec un ordre si admirable que le sol est, comme on dit, pavé de
poissons. C'est le fondement de l'édifice, qui varie beaucoup selon
le goût de l'architecte ou selon la disposition des lieux. Le plus
souvent les pilchards ainsi empilés s'élèvent en une muraille longue
et massive; d'autres fois ils s'arrondissent en demi-cercles ou en co-
lonnes présentant toujours leur tête à la surface extérieure des di-
verses constructions. Ils restent ainsi en tas, in bulky durant quatre
ou cinq semaines, recouverts de couche en couche par un lit de sel
et soumis à une forte pression. Le pavé du cellier s'incline en pente
douce à partir du mur vers le centre ; cette disposition est essen-
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40 REVUE DES DEUX MONDES.
tielle : Teau et Thuile qui s'échappent chaque jour du tas de pois-
sons se jettent ainsi dans une rigole et sont conduites à l'orifice
d'une fosse, pit^ où elles s'engloutissent (1). Quand on juge le pro-
cédé de la salaison, salting^ suffisamment avancé, on retire le pil-
chard de la masse construite avec tant d'art, et, après l'avoir lavé
et nettoyé, on le range dans des barils appelés hogsheads. Chacun
de ces barils doit contenir deux mille quatre cents poissons. Pour
réduire le volume de ces poissons et pour extraire l'huile, on presse
encore durant une semaine les pilchards ainsi empaquetés dans les
tonneaux. Cette dernière opération a lieu au moyen d'un couvercle
sur lequel pèse une longue poutre équilibrée aux deux extrémités par
deux grosses boules de granit, ii/eprésentant chacune un poids d'en-
viron quatre cents livres. Ceci fait, le pilchard est prêt pour le mar-
ché. Très peu de ce poisson salé se consomme en Angleterre; il est
expédié à Naples, où il fait les délices des lazzaroni, et sur d'autres
ports de la Méditerranée. Il est à remarquer que ce sont surtout les
nations protestantes du nord qui fournissent aux nations catholi-
ques du midi le moyen d'observer l'abstinence du carême, en leur
envoyant le produit de leur pêche. Le rebut du pilchard, qui n'a pu
entrer consciencieusement dans les barils, est vendu pour fumer
certaines terres de la Cornouaille : c'est un engrais très recherché.
Le sel destiné à conserver ce poisson vifent généralement de Liver-
pool. Il arrive à Newlyn et à Mousehole dans de petites charrettes
peintes en rouge, tirées par un vieux cheval et construites d'une
manière toute primitive. Les femmes le déchargent dans leur cagoule
d'osier, et durant toute la saison du pilchard on ne voit que sel et
poisson dans le village.
Autrefois , c'est-à-dire il y a soixante ou quatre-vingts ans, le
pilchard restait jusqu'à Noël sur les côtes de la Cornouaille; mais ce
poisson est capricieux : aujourd'hui la pêche commence vers le mois
de juillet et se termme avant la fin de novembre. Tant sur terre
que sur mer, cette pêche donne de l'ouvrage dans Mounfs-Bay à
cinq ou six mille personnes, hommes, femmes et enfans. Les béné-
fices sont quelquefois assez considérables. Le mode de rétribution
varie beaucoup, selon les arrangemens et les conventions particu-
lières; mais le plus souvent il est fondé sur l'association du capital
et du travail. Parmi les associés, les uns fournissent le bateau, d'au-
tres contribuent à l'achat des filets, d'autres enfin n'apportent que
leurs bras. L'argent du poisson vendu sur le marché est divisé en-
tre tous les intéressés, selon la valeur qu'on assigne à la part de
(1) Cette huile grossière est ensuite employée dans les fabriques, où elle sert à
graisser les machines; clarifiée et purifiée, elle est même quelquefois vendue à Bristol
comme de l'huile de lin. Ce dernier fait m'a été assuré par un pécheur de Newlyn.
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L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 41
chacun soit dans le matériel de pêche , soit dans la pêche elle-
même. Les hommes de l'équipage ne sont donc point des salariés;
ils dépendent pour leur gain de la fortune des filets. Aussi remarque-
t-on parmi les pêcheurs de la baie un air d'aisance et de fierté qui
contraste singulièrement avec la tristesse et l'humiliation des pê-
cheurs du Land's End. Les uns et les autres vivent presque entière-
ment de la mer; mais les premiers l'exploitent en maîtres, et les
seconds en ouvriers.
A Newlyn, un vieux pêcheur à figure digne et respectable m'of-
frit cordialement de me montrer son logis et les dépendances. 11 pos-
sédait deux celliers, l'un pour serrer les instrumens de pêche, et
l'autre pour saler le pilchard. Sa maison était petite, mais extrême-
ment propre et commode. Le salon, dans lequel pouvaient tenir à
peine quatre personnes, et qui ressemblait sous ce rapport à une
cabine de vaisseau, était meublé avec une sorte de luxe : une vieille
horloge faisait son joyeux tic tac dans une cage d'acajou; une grosse
bible splendidement reliée et dorée sur tranche luisait sur une table
recouverte d'un tapis à fleurs; une petite armoire vitrée étalait de
riches porcelaines de Chine, et dans un cadre accroché au mur figu-
rait le tableau généalogique de la famille (1). Cette dernière cir-
constance indique assez un trait important du caractère des pê-
cheurs : ils tiennent beaucoup à la naissance.
Les enfans de la baie se distinguent encore par un grand esprit
d'entreprise et par un caractère d'indépendance. Il y a quelques
années, sept jeunes pêcheurs de Newlyn eurent l'idée d'aller cher-
cher fortune en Australie. Comment traverser sans argent trois mille
milles de mer? La difficulté fut bientôt résolue : ils possédaient entre
eux une petite barque de pêche d'environ douze tonneaux qu'ils se
mirent à ponter et à gréer pour ce long voyage. Ceci fait, ils arbo-
rèrent la voile et perdirent de vue les tranquilles maisons du ha-
meau où plus d'un cœur s'alarmait de leur départ. En plein Océan,
il leur fallut tracer eux-mêmes de tête leur carte marine. La moitié
de l'équipage dormait sous le pont , tandis que l'autre moitié veil-
lait, tenait le gouvernail et consultait les astres ou la boussole. A la
suite d'incroyables efforts, ils arrivèrent en Australie. Je fus pré-
senté à l'un de ces braves navigateurs sur le chemin de Newlyn, où
il se promenait avec sa femme. Après être resté quatre années en
Australie, il était revenu dans la Gornouaille, où il jouit maintenant
d'une bonne position à bord d'un ancien vaisseau de guerre. Aller
en Australie ou à la Nouvelle-Zélande est d'ailleurs une sorte de jeu
(1) Les noms de baptême et de famille, les alliances, tout était marqué avec autant
de soin que sur Tarbro généalogique d'un lord tout chargé de blasons.
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42 REVUE DES DEUX MONDES.
pour les personnes nées sur ces côtes. 11 y a très peu de familles
qui n'aient quelques-uns de leurs membres aux antipodes. Un
voyage sur terre les ferait reculer, et vous trouvez beaucoup d'ha-
bitans de Newlyn ou du Lixard qui n'ont jamais été à Londres ni
même dans l'intérieur du comté; mais la mer est ouverte devant
eux, la mer qui a pour ainsi dire mugi autour de leur berceau, et
ils se confient volontiers à cette ancienne connaissance. Les femmes
obéissent aussi bien que les hommes à ces séductions de l'espace,
aux rêves de fortune et de bonheur qui flottent parmi les nuages,
derrière les montagnes d'eau. Il y a environ sept années, un pê-
cheur était parti pour l'Australie à bord d'un vaisseau d'émigrans,
laissant dans un des villages de la baie une jeune fille à laquelle il
était engagé. N'entendant plus parler de lui et se croyant oubliée,
celle-ci amassa quelque argent pour la traversée et alla bravement
le rejoindre. A son arrivée, elle apprit que le jeune homme avait
bien vécu quelque temps à Victoria, mais qu'il venait de retourner
en Angleterre. Le pêcheur avait en effet quitté l'Australie, il reve-
nait avec des intentions de mariage : quel fut son désenchantement
quand il découvrit que sa fiancée était encore aussi loin de lui ! L'a-
raour est plus fort que la mer et que les distances : le pêcheur tra-
vailla, et avec le fruit de son travail il acquit les moyens de refaire
encore le voyage. Cette fois il retrouva sa fiancée, qui s'était mise
au service dans une famille riche. Tous les deux tiennent maintenant
aux environs de Penzance une petite auberge où je me suis arrêté
quelques jours.
Les pêcheurs qui ont pu échapper aux accidens de mer atteignent
généralement un grand âge. Les côtes de la Cornouaille offrent, sur-
tout en ce qui regarde les femmes, des exemples très remarquables
de longévité. Cette circonstance a été attribuée à la nourriture, qui
consiste d'ordinaire en poisson, à une vie dure et active, mais aussi
à la douceur du climat. A Mousehole vivait DoUy Pentreath (1), une
poissonnière [fisherwoman) très célèbre en Cornouaille comme étant
la dernière personne qui ait parlé le langage primitif du comté. Elle
mourut en 1778, à l'âge de cent deux ans, et fut enterrée dans le
cimetière de Saint-Paul, une jolie église qui couronne le sommet
ardu d'une verte colline. En dehors du cimetière, et enclavée dans
le mur d'enceinte, s'élève une pyramide érigée par le prince Louis-
Lucien Bonaparte et par le révérend John Carrett, vicaire de Saint-
Paul, en juin 1860. Sur cette pierre, consacrée à la mémoire de Do-
rothy Pentreath, il est dit que le dialecte de la Cornouaille [cornish)
s'éteignit dans cette paroisse au xviii^ siècle. Afin de montrer d'ail-
(i) Dolly, contraction de Dorotby, Dorothée.
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L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 43
leurs que ce dialecte n'est point tout à fait perdu pour les érudits,
on a gravé sur le granit ce verset de TExode , écrit tour à tour en
anglais et dans l'ancienne langue : a Honore ton père et ta mère,
pour que tes jours puissent être longs sur la terre que le Seigneur
ton Dieu t'a donnée. » Plus d'une objection s'est élevée contre ca
monument, ou du moins contre le fait dont il garde le souvenir. Les
langues, a-t-on dit, ne meurent point ainsi, et il n'est pas bien
certain que la vieille DoUy Pentreath ait emporté avec elle le der-
nier signe de la nationalité bretonne. Quoi qu'il en soit, à l'entrée
de ce même cimetière se trouve une pierre de granit brut, avec
deux bancs de chaque côté, consacrant le souvenir d'un ancien
usage. Sur cette pierre, on déposait le cercueil lors des enterre-
mens, et les parens ou amis s'asseyaient à l'entour comme pour
dire un dernier adieu au mort. C'était la halte suprême sur le che-
min de l'éternité.
Si l'on tient à se faire une idée de l'élégance qui règne dans ces
villages de pêcheurs, c'est surtout le dimanche qu'il faut voir New-
lyn et Mousehole. Ce jour-là toutes les maisons ont fait leur toilette.
Hommes, femmes, enfans, reluisent, pour ainsi dire, sous le linge
blanc, la soie et les dentelles. La célébration du dimanche est une
des grandes pratiques religieuses de la Cornouaille. Près de Liskeard,
on vous montrera trois énormes cercles de pierre appelés les hur-
ler$ (lanceurs), et la tradition maintient que ce sont des hommes
qui ont été métamorphosés de la sorte pour avoir lancé une espèce
de balle le jour du sabbat chrétien. Non loin de Saint-Just est un
autre cercle du même genre connu sous le nom de Merry maidens
(les joyeuses fdles), et ces filles ont été aussi changées en pierres pour
avoir dansé ce jour-là. Les pêcheurs de Mount's-Bay se sont montrés
longtemps insensibles, il faut le dire, à ces terribles menaces : ils
fêtaient volontiers le dimanche au milieu des plaisirs; toutefois de-
puis quelques années un grand changement s'est introduit chez eux
par l'influence des wesleyens ou méthodistes. John Wesley a été un
réformateur dans la réforme. La trace de ses pas se retrouve partout
en Cornouaille. J'ai vu tout près de Penzance, dans le village de Hea,
une petite chapelle dans laquelle on conserve avec dévotion le roc
sur lequel Wesley prêcha l Évangile du Christ de 1743 à 1760 (1).
A Gwennap s'étend à ciel ouvert un vaste amphithéâtre de forme
ovale où il a également semé sa parole au vent, et où trente mille
de ses disciples se réunissent encore aujourd'hui le lundi de la Pen-
tecôte. A Newlyn et à Mousehole s'élèvent une chapelle wesleyenne
et une école du dimanche suivie par deux ou trois cents enfans en-
(1) Ce TOC est aujourd'hui surmonté d'une chaire.
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hh REVUE DES DEUX MONDES.
tièrement sous la main des méthodistes. En France, où Ton sup-
porte peu la discussion, on pourrait croire que de tels foyers d'opi-
nions dissidentes alarment et désolent l'église anglicane, et pourtant
j'aflîrme qu'il n'en est point ainsi : dans ce pays de liberté, le clergé
officiel et les sectes se sont en quelque sorte partagé la vigne du
Seigneur. Par son éducation, sa fortune, la forme de ses discours, le
ministre anglican est quelquefois un peu loin des classes populaires;
ces dernières aiment une parole plus simple, des guides sinon très
éclairés, du moins participant à leurs besoins et à leurs travaux.
Elles trouvent tout cela dans les chapelles. Le méthodisme est un
cercle étroit de doctrines, mais nettement et vigoureusement tracé.
11 se propose moins d'instruire que de graver dans le vif sur de
rudes natures les traits essentiels de la morale. En Cornouaille,
les prédicateurs méthodistes empruntent volontiers à la Bible ces
images de bouche ouverte de Fabime^ d* esprit flottant sur les grandes
eaux y qui conviennent si bien à une population de mineurs et de
pêcheurs.
C'est la pêche au drifty on l'a vu, qui distingue principalement
MounCs'Bay. Les habitans de Newlyn et de Mousehole se servent bien
aussi de la seine^ qui occupe environ mille personnes et commande
un capital de 8 à 10,000 livres sterling; mais ce dernier système
de filets règne surtout à Saint-Ives. C'est donc là qu'il faut le suivre
pour assister dans des conditions plus favorables à un grand spec-
tacle de pêche. En allant de Penzance à Saint-Ives par Hayle, on
quitte bientôt les rochers pour les sables. Ces vagues de sables
mouvans ont inondé des terres autrefois cultivées. Dans certains
endroits, elles ont laissé des collines et des chaînes de dunes qui
s'élèvent de plusieurs centaines de pieds au-dessus du niveau de la
mer. En fouillant ces sables, on a trouvé les ruines d'anciens édi-
fices. Une ferme dans le voisinage de Saint-Gwithian fut attaquée
durant la nuit par ce déluge sec [dry flood)^ et la famille du fer-
mier fut obligée de se sauver par les fenêtres. Dans l'hiver de 1808,
la maison, après avoir été enterrée pendant un siècle, reparut d'elle-
même à la lumière. J'ai vu près de Hayle la vieille église de Saint-
Phillack : menacée et comme accablée par les masses jaunâtres qui
l'entourent, et qu'on appelle ici towans^ elle semble en grand dan-
ger d'être engloutie un jour, ainsi que d'autres qui ont disparu de
la même manière, par exemple Téglise perdue de Perranza-Buloe.
On a pourtant trouvé depuis quelques années le moyen de fixer l'hu-
meur vagabonde et capricieuse des sables en plantant Yarundo
arenariay une sorte d'herbe ou de jonc qui croît volontiers dans les
dunes et au bord de la mer. Sur d'autres points, comme à New-
Quay, ces mêmes sables se durcissent en pierre, grâce à un oxyde
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L ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 45
de fer tenu en dissolution dans Feau dont ils sont pénétrés. Ces
pierres, qu'on voit se former en quelque sorte à vue d'œil, ont été
jugées assez solides pour être employées à bâtir des maisons.
La ville de Saint-Ives se présente admirablement au fond d'une
bâe où elle s'arrondit en croissant, dominée tout à l'entour par des
collines de sable bordées de falaises. On l'a comparée à un village
grec. Ce qui est certain, c'est que le ciel bleu, la mer verte, les
côtes aux pentes blanchâtres, les rochers noirs aux lignes vigou-
reuses composent avec la ville, assise dans un creux, un tableau ra-
vissant. Sur les quais se dresse le vieux bâtiment d'une mine aban-
donnée; plus loin, l'église, protégée du côté de la mer par un mur
solide et entourée d'un cimetière, présente bravement aux vagues ses
anciens vitraux, plus d'une fois battus par la tempête. Saint-Ives ne
gagne point malheureusement à être vu de près : autant sa position
est belle, autant ses rues étroites et tortueuses à l'intérieur semblent
faites pour attrister le regard et dissiper les illusions. C'est bien une
ville de pécheurs : presque toutes les maisons ont un escalier de
pierre extérieur conduisant au premier étage, où loge la famille,
tandis que le rez-de-chaussée est occupé par le cellier à poisson. Ce
dernier répand dans la partie habitée du logis des exhalaisons qui
sont loin d'être agréables, surtout durant la saison du pilchard; mais
le pécheur trouve à ces fruits de la mer un parfum qui en vaut bien
un autre, la bonne odeur du gain et de la propriété. Les bâtiraens des-
tinés à recevoir et à préparer le pilchard atteignent à Saint-Ives des
proportions considérables. Je pus m'en convaincre lorsque je visitai
les celliers et les magasins de M. Bolitho. Ces celliers, recouverts d'une
galerie soutenue par des colonnes de fer, s'ouvrent sur une cour
carrée, et ressemblent à un cloître pour la grandeur aussi bien que
pour la solidité de l'architecture. Là vous trouvez des montagnes de
sel apporté d'Espagne, deux fosses {pils) du fond desquelles on tire,
dans les bonnes années, jusqu'à quinze cents barils d'huile; puis,
quand la saison est avancée, s'élèvent contre les murs des pyramides
de poissons. Les magasins où l'on serre les filets et les autres ap-
pareils sont également tenus avec un soin scrupuleux et s'étendent
sur une vaste échelle. C'est à la puissance du capital employé dans
le matériel de pêche que les Anglais doivent en gçande partie leur
succès; c'est surtout par là qu'ils attirent à eux les richesses de la
mer. Dans le port se dressent les mâts de soixante lougres (/w^-
gers)j gros bâtimens qui chaque année, du mois de mars au mois
de juin, donnent la chasse au maquereau. Us vont ensuite cher-
cher le hareng en Irlande, et reviennent à Saint-Ives en automne
pour pêcher le pilchard. 11 y a en outre deux cent quarante-neuf
bateaux qui, à cause du filet dont ils se servent, ont reçu le nom de
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46 REVUE DES DEUX MONDES.
seine-boats. La seine diffère du drift-net en ce que les mailles sont
beaucoup plus petites; elle attaque d'ailleurs sa proie en de tout
autres conditions. Le filet de Moura*s-Bay est un mur; le filet de
Saint-Ives est une tombe. La pêche du drift a lieu dans le silence
des nuits sombres; la pèche de la seine se pratique en plein jour ou
tout au moins par les beaux clairs de lune.
Quand j'arrivai dans la ville, toute la population était en émoi; on
attendait le pilchard. Il vient généralement plus tard à Saint-Ives
que sur les côtes de Newlyn et de Mousehole; il y a même des années
où il ne vient pas du tout : qu'on juge alors de la consternation des
habitansl Des hommes appelés huers ou hewers guettaient son arri-
vée, postés sur le sommet des collines qui dominent la baie en face
de la ville. Ces hommes ont une justesse de coup d'oeil extraordi-
naire; ils devinent les mouvemens d'un banc de pilchards à la cou-
leur de la mer et d'après les oiseaux qui volent dans le ciel. Comme
une telle surveillance demande toutes les forces de l'attention, ces
vedettes se relèvent de trois heures en trois heures ou de six heures
en six heures. Pendant que les huers se tiennent ainsi sur le qui-
vive au haut de la falaise, trois barques, desservies par vingt-deux
hommes et accompagnées de bateaux plus petits dans l'un desquels
j'avais réussi à m'introduire, flottaient à la surface de la baie. Nous
ne faisions d'ailleurs que suivre le mouvement de la vague sans
presque changer de place. Les regards des pêcheurs, tournés vers
l'endroit d'où devait partir le signal d'agir, étaient pleins d'impa-
tience et d'anxiété. Nous attendîmes ainsi durant une demi-journée
qui me sembla très longue; mes compagnons attendaient depuis
plus d'une semaine. Enfin deux huers parurent sur les hauteurs avec
des rameaux blancs à la main, white bushes; c'est le nom qu'on
donne à des branches de broussailles revêtues d'étoupe ou de rubans
de couleur blanche. C'était le signal : le cri de heva^ heva^ heva^
retentit alors de vague en vague et de rocher en rocher sur presque
toute l'étendue de la baie, répété par les marins, les curieux et
les habitans de la ville, qui s'échappaient en toute hâte de leurs
maisons pour suivre la scène du haut des terrasses. Toutes les
barques s'élancèrent à la fois, courant les mêmes bordées et se
précipitant vers l'endroit indiqué comme autant d'oiseaux de proie.
Les eaux de la baie tressaillaient autour de nous, battues avec fu-
reur par les rames et en quelque sorte excitées elles-mêmes par le
mouvement et l'enthousiasme général. On reconnut pourtant que
c'était une fausse alerte; le pilchard s'était bien montré à l'embou-
chure de la baie, mais il avait fait volte-face, et comme s'il eût
senti les filets, il s'éloignait adroitement vers les rochers et les
eaux profondes, laissant à la surface tremblante des vagues un
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L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 47
fourmillement lumineux. Le poursuivre dans ces conditions eût été
lolie, on y renonça. Nous allâmes donc reprendre humblement nos
positions au fond de la baie et en vue des collines où se trouvait le
poste d'observation.
Deux jours se passèrent ainsi: le troisième jour, même signal donné
du haut des falaises par les rameaux blancs, même empressement
et même tumulte sur les eaux de la baie. Cette fois le banc de pil-
chards s'était avancé assez loin dans les sables et dans les hauts-fonds
pour qu'on pût l'attaquer avec toutes les chances de succès. Trois
hommes déchargèrent alors les filets avec la rapidité foudroyante
des armes à feu autour des poissons effrayés, dont quelques-uns
cherchaient à tourner d'un autre côté, mais se trouvaient aussitôt
repoussés par les bateaux vers la masse à moitié enveloppée déjà
par la seine. Ces filets ont généralement cent soixante toises de lon-
gueur sur huit ou dix toises de profondeur : arrangés avec art, ils
décrivent un cercle fatal et enferment loute une légion de pilchards
ainsi que dans une fosse. 11 faut maintenant fixer la prison mou-
vante au moyen de grapins de fer ou d'ancres marines; on appelle
cela, dans le langage technique, amarrer la seine. La joie se répand
aussitôt sur tous les visages; montés sur des barques légères, les
pécheurs cherchent à se faire une idée de l'étendue du butin et à
compter à peu près le nombre de leurs prisonniers par les contours
du cercle où ces derniers se débattent. Les poissons, à partir de ce
moment, sont pris et bien pris; mais on ne les retire point de l'eau
tout de suite. Il arrive quelquefois que quatre ou cinq millions de
pilchards sont circonvenus^ par la seine; qui pourrait soulever à la
fois toute cette masse? Quand le banc est considérable, les heures,
les jours même se passent avant qu'on puisse les extraire tous, et
la difficulfé est alors de les tenir en vie dans leur tombeau, où ils se
trouvent pressés les uns contre les autres. Des barques sillonnent
la surface de la baie, et au moyen d'un filet beaucoup plus petit
que la seine, appelé tuck-net (de tuck^ relever), les hommes écu-
ment en quelque sorte le banc de poissons et les jettent par pane-
rées dans les bateaux, qui, une fois pleins, regagnent aussitôt le
rivage. Une telle opération a reçu de ce second filet le nom de tuc-^
king. Les poissons ainsi repêchés sont reçus au fur et à mesure
sur les bords par les femmes et les jeunes filles qui s'empressent
de se livrer aux travaux du curage. C'est une autre scène de mou-
vement et d'activité. La quantité de pilchards saisis dans les eaux
de Saint-lves est quelquefois assez considérable pour emplir jus-
qu'à 34,000 barils ou hogsheads; il est vrai que je parle des très
bonnes années, et que dans d'autfes ces mêmes tonneaux restent
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hS REVUE DES DEUX MONDES.
absolument vides. C'est alors la famine qui se répand sur les pau-
vres quartiers de la ville.
On peut dire de la Gornouaille qu'elle a trois moissons, l'une qui
jaunit à la surface du sol, l'autre que l'on recueille dans les ténè-
bres des mines, et la dernière qui mûrit au fond de la mer. De ces
trois moissons, la pêche n'est pas la plus fructueuse, et pourtant les
produits n'en sont point à dédaigner. En 1847; la récolte du pilchard
s'était élevée à 41,623 hogsheads. En 1862, année médiocre, on a
exporté des côtes de la Gornouaille, sur les rives de la Méditerranée
et de l'Adriatique, 17,854 barils de pilchards, représentant chacun
pour les cureurs une valeur de 50 à 65 shillings. Ces résultats ma-
tériels ne sont point les seuls qu'on doive envisager : la pêche en-
tretient sur les côtes ouest de l'Angleterre une population vigou-
reuse et de nobles caractères formés à la dure école des dangers
sans cesse renaissans. L'instruction des pêcheurs, je l'avoue, n'est
pas très étendue; ils n'ont guère étudié que deux livres, la Bible et
la mer. Dans la Bible, ces hommes de foi naïve apprennent tout ce
qu'ils ont besoin de savoir sur les merveilles de la création et sur
leurs destinées futures. La mer, qu'un poète de la Comouaille appelle
la reine des apaisemens et des graves leçons, leur enseigne d'un
autre côté à se dominer eux-mêmes, à lutter contre les élémens par
l'indomptable énergie du sang-froid et à secourir au besoin les vais-
seaux courbés sous la tempête. Par les mauvais temps, les misères
se penchent à la surface de l'abîme vers les misères; les pêcheurs
viennent bravement en aide aux naufragés. Un assez grand nombre
de bateaux de sauvetage, life boatSy manœuvrent sur les côtes sé-
vères de la Comouaille, dirigés par la main de ces hommes intré-
pides, qui font ainsi apparaître le sourire divin de l'espérance jus-
que dans la terrible et sanglante lueur des éclairs.
AlphOxNSe Esquiros.
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^ LES VOIX SECRÈTES
JACQUES LAMBERT
L
La frégate la Magicienne^ après une courte station à San-Fran-
cisco, était à la veille de son départ. Un de ses jeunes ofBciers,
René Gerbaud, qui avait paru fort préoccupé toute la journée, aborda
vers le soir un de ses camarades.
— Mon cher Lambert, lui dit-il, j'ai à la fois une confidence à
vous faire et un service à vous demander.
— Parlez, répondit Lambert.
— Eh bien ! je fais cette nuit même mes adieux à une femme que
j'aime beaucoup. Son mari, que je ne connais pas, a été absent
jusqu'à présent; mais une lettre qu'elle a reçue lui annonce son re-
tour d'un moment à l'autre. Après avoir voulu renoncer à cette en-
trevue, j'ai fini par céder. Je serai très prudent; mais nous courons
risque d'être surpris. Je désirerais, afin qu'un malheur n'arrivât
point à la pauvre femme, pouvoir compter sur votre aide. Vous vous
tiendriez à portée de la voix aux abords de la maison. Si rien de fâ-
cheux ne survient, comme je me propose de ne rester que quelques
minutes à ce dernier rendez-vous, je vous rejoindrais sur la route,
et nous rentrerions ensemble à bord.
II lui donna ensuite les indications nécessaires pour reconnaître
la maison. Lambert ne répondit à son camarade qu'en lui serrant la
m^un et en lui disant : Soyez tranquille, j'y serai.
Jacques Lambert était un peu plus âgé que Gerbaud. Il pensa que
son ami en était sans doute à sa première affaire d'amour, et qu'il
TOME L. — iSGi. 4
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60 REVUE DES DEUX MONDES.
s'exagérait le danger de la situation. Néanmoins il voulut se tenir
prêt à tout événement. A dix heures, ne sachant à quoi employer sa
soirée, il se rendit à un monte (maison de jeu). Il s'était mis en ha-
bit bourgeois afin de ne point attirer les regards, et s'assit dans un
coin. Le spectacle qu'un morde offrait à cette époque, — peu de
temps après la découverte de l'or, — était vraiment curieux. La fièvre
du jeu était extrême et la défiance excessive. Tous les joueurs sans
exception étaient armés, et quelques-uns, tout en tenant les cartes,
avaient à côté d'eux leur revolver sur la table. Des enjeux consi-
dérables, représentés par des masses d'or, allumaient la convoitise
dans tous les yeux. Les chances du jeu amenaient fréquemment des
scènes de désordre ou de violence. L'attention de Lambert se porta
sur une table placée en face de lui à l'autre extrémité de la salle.
Il s'y groupait une trentaine d'hommes de tout âge, de tout rang
et de tout costume. Sans doute le coup qu'on allait jouer était dé-
cisif, car il régnait un grand silence parmi les joueurs. Le regard
de Lambert embrassait tous ces hommes en général sans se fixer sur
aucun en particulier. Il se plaisait à ce tableau de physionomies
passionnées, les unes réfléchies et concentrées en elles-mêmes, les
autres haletantes et effarées. Tout à coup il se fit un grand bruit
mêlé de cris et d'imprécations. Les joueurs se ruèrent sur le ban-
quier, qui tomba frappé d'un coup de couteau. Cette scène dura
peu; elle cessa sur les réclamations des assistans, qui se plaignirent
de ne pouvoir jouer en paix. La table où le banquier avait été frappé
fut désertée, et le malheureux resta étendu sur le sol sans que per-
sonne s'inquiétât de lui.
Lambert, qui avait tiré sa montre, s'aperçut qu'il était minuit et
sortit à la hâte. La maison que Gerbaud lui avait indiquée se trou-
vait à quelque distance de la mer, et à une lieue environ de San-
Francisco. La route était bordée de petits arbres formant futaie.
Quoique Lambert marchât vite, il éprouvait un grand bien-être.
Après la scène de meurtre à laquelle il venait d'assister, il se sen-
tait comme rafraîchi par la limpidité de l'air, la transparence de la
nuit, bien qu'il n'y eût pas de lune, le silence de l'heure et la sen-
teur des arbres. Il distingua bientôt la maison : c'était une petite
habitation blanche à persiennes vertes, avec une galerie extérieure,
dans le genre des villas italiennes. Aucune lumière ne brillait aux
fenêtres. Lambert sourit. A ce moment sans doute, son ami prenait
congé de sa belle maîtresse. Il ralentissait sa marche, lorsqu'un
coup de feu , dont il put voir la flamme, partit à cinquante pas de
lui. Agité d'un sombre pressentiment, il se précipita, et trouva Ger-
baud la face contre terre et la poitrine traversée de deux balles.
Lambert le souleva, l'étreignit, l'appela. Gerbaud, les yeux grand
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LES VOIX SECRÈTES DE JACQUES LAMBERT. 51
oayerts, mais la sueur de la mort sur le front, reconnut son ami,
fit uD suprême effort et lui dit : C'est le mari qui m*a tué, mais vous
me vengerez.
n fit un dernier mouvement, se renversa en arrière et expira.
Lambert, qui s'était courbé vers lui, se dressa sur ses pieds. Pris
(Tune subite épouvante, il lui semblait qu'un autre coup de feu
allait aussi l'atteindre; mais tout était calme. Il se rassura et se
demanda ce qu'il allait faire du corps de son ami. Il ne pouvait
remporter, et il lui répugnait de l'abandonner. Il entendit dors au
loin un bruit cadencé d'avirons. Il pensa, — ce qui était vrai, —
que Gerbaud avait demandé une embarcation à cet endroit de la
o5te, et que cette embarcation arrivait. Aussitôt il courut au rivage
et héla le canot à grands cris. Les matelots lui répondirent en for-
çant de rames, sautèrent à terre, et, conduits par lui, se dirigèrent
vers la route. A l'instant où ils en gravissaient le talus, ils aper-
çurent im homme penché sur le cadavre et qui l'examinait. Cet
homme, dont on ne put voir les traits, car il portait une partie de
son poncho rabattue sur le visage, s'enfuit à leur approche. On le
poursuivit, mais inutilement. Lambert, aidé de ses matelots, ra-
mena le corps de Gerbaud à bord de la frégate. Son premier soin
fut d'informer le commandant du triste événement de la nuit. Le
commandant descendit à terre et pria le consul d'agir sur-le-champ.
On se transporta aussitôt à la maison habitée par la femme qui était
la cause involontaire de ce drame; mais celle-ci avait disparu. Le
commandant ne put qu'insister auprès du consul pour qu'U donnât
suite à cette affaire; ses instructions ne lui permettaient pas de dif-
férer son départ, et il fut même décidé, afin de ne point perdre de
temps, que les funérailles de Gerbaud se feraient à bord.
Au point du jour, la frégate partit. Pendant les heures qui sui-
virent le départ, les officiers s'entretinrent longuement de Gerbaud,
de sa fin funeste et des circonstances mystérieuses qui entouraient
sa mort. La cérémonie de l'immersion avait été fixée au coucher du
soleil. Cette cérémonie est simple et touchante. L'état-major et l'é-
quipage se réunissent dans la batterie pour dire à leur camarade
un dernier adieu. L'aumônier récite sur le corps les prières des
morts, puis, au moment où le soleil disparaît, le corps lui-même,
enveloppé d'un pavillon national et rapidement entraîné par un
boulet que l'on attache à ses pieds, glisse au fond de son humide
tombeau. Quelques minutes avant l'heure convenue, Lambert, qui
avait fort recommandé qu'on le prévînt, était seul dans sa chambre
et s'habillait. Il venait de mettre son chapeau et son épée lorsqu'il
entendit le bruit sourd d'un corps tombant à l'eau. Il eut un frisson
de colère et de douleur, car il se douta aussitôt que la cérémonie se
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52 REVUE DES DEUX MONDES.
faisait sans lui. En môme temps et d'un mouvement machinal il
se précipita à son hublot, comme si, par cette étroite ouverture, il
eût pu apercevoir le corps une dernière fois; mais, avant qu'il eût
atteint la petite fenêtre, il vit s'y coller, les cheveux trempés d'eau,
les yeux glauques, un doigt sur la tempe, la face livide de Ger-
baud. Lés lèvres lui crièrent : Souviens-toi de me venger! — La
terrifiante vision s'évanouit rapide comme un éclah-. Jacques s'élança
hors de sa chambre, et, à mi-chemin du pont, rencontra le timo-
nier qui avait oublié de le prévenir. En voyant la physionomie bou-
leversée de l'officier, cet homme trembla et s'excusa en balbutiant.
Jacques ne le punit pas. A quoi bon? Ce qui était fait ne pouvait se
réparer.
Pendant la plus grande partie de la soirée, il ne put réagir contre
l'impression de terreur qu'il avait ressentie si. soudaine et si vive;
mais à la longue il s'irrita de ce malaise. Jacques avait l'esprit sé-
rieux et voulut se rendre compte de sa souffrance. Il y réussit. Il
comprit cjue, par une évolution rapide de sa pensée, l'image de
l'infortuné Gerbaud, tel qu'il l'avait vu à ses derniers instans et tel
qu'il se l'était représenté coulant au fond des flots, avait pu lui ap-
paraître. Son hublot, le seul point éclairé de sa chambre, avait dû,
comme une toile toute préparée, se prêter à cette illusion de ses
sens. Quant aux paroles qu'il avait cru entendre, c'était l'hallucina-
tion de l'ouïe complétant l'hallucination de la vue. Cependant ces
paroles ne sortaient pas de sa mémoire et l'impatientaient. Certes
il était naturel que Gerbaud mourant lui eût exprimé le désir d'être
vengé; mais de quelle façon pouvait-il se conformer à ce désir? Où
était le meurtrier? Le connaissait-il? le connaîtrait-il jamais? Pro-
bablement non. 11 ne fallait donc pas attacher à ces paroles plus
d'importance qu'elles n'en méritaient. D'où venait donc qu'il s'en
préoccupât? En quoi l' engageaient-elles? D'ailleurs Gerbaud n'avait
tout au plus été que son camarade. Ce n'était pas sa faute si le
malheureux avait été assassiné au coin d'un bois. Là pourtant Jac-
ques hésitait. S'il se fût hâté davantage au rendez-vous, il eût peut-
être empêché le crime de se commettre. Ce demi-remords, qu'il ne
s'était point avoué jusque-là, lui expliquait comment il avait en-
tendu les paroles dont il se tourmentait. C'était le sentiment de sa
faute involontaire qui s'était réveillé tout à coup et qui lui avait rap-
pelé ces paroles en lui présentant comme une expiation possible
l'accomplissement d'un devoir de vengeance; mais, après y avoir
réfléchi, Jacques se courrouça presque de ces excessifs scrupules
de conscience. En somme, il n'était point autrement coupable, et,
s'en remettant à l'avenir pour les suites de cette tragique aventure,
il se promit de chasser autant qu'il le pourrait de son esprit ces
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LES VOIX SECRETES DE JACQUES LAMBERT. 53
visions et ces fatigans souvenirs qui ne lui suscitaient pour les con-
jurer aucun expédient pratique.
Au bout de quelques jours, Jacques avait repris en effet sa vie
accoutumée. L'existence de mer, avec sa régularité sérieuse et les
énergiques décisions auxquelles les circonstances obligent, est le
meilleur remède contre le trouble de Timagination. La poésie des
flots est mâle et fortifiante , et laissse peu de place aux chimères.
On voit de trop près le danger réel pour garder longtemps la crainte
puérile des fantômes. Jacques se le disait du moins, et s'il pensait
encore à Gerbaud, c'était par curiosité, par cet attrait inquiet que
les faits en dehors du cours ordinaire de la vie ont pour nous. Ce-
pendant il y songeait. La nuit, pendant ses longues heures de quart,
ou lorsqu'il était redescendu dans sa chambre, il se demandait quel
était l'assassin, et comme il jugeait impossible de le découvrir ja-
mais, il s'applaudissait de ne pas prendre au sérieux plus qu'il ne
le faisait le legs de vengeance de son camarade. Certes il n'admet-
tait pas que Gerbaud lui eût apparu; mais en ce cas c'eût été le
moins que le spectre menaçant lui eût dit à quels indices il recon-
naîtrait son meurtrier. Alors, avec un ennui singulier et suivant
qu'il était sur le pont ou dans sa chambre, il continuait sa pro-
menade ou se couchait. Or un soir ses méditations habituelles
Tavaient plus vivement absorbé, et il allait s'endormir quand il
eut tout à coup la révélation du meurtrier inconnu. L'image de cet
homme, nette, lumineuse, parfaitement accusée, s'offrit à son es-
prit. Ce fut une vision tout intérieure, car elle n'avait rien de ces
formes que l'on se crée la nuit quand le regard cherche à per-
cer l'obscurité. Lambert, recueilli, avait les yeux fermés. Le visage
de l'assassin était pâle et légèrement bilieux; les cheveux étaient
abondans et crépus, le nez droit, l'œil, morne, froid et méditatif,
et un sourire de sarcasme et de haine plissait les lèvres. D'ail-
leurs, s'il était devant Lambert, il ne le regardait pas, et pour
ainsi dire ne s'apercevait pas qu'il fût là. Le premier moment
passé, Jacques ne fut point trop ému. Ces évocations, aux appro-
ches du sommeil et quand la pensée s'engourdit, ne sont point
rares : elles sont pour la plupart empruntées à nos souvenirs, qui
se traduisent alors d'une façon sensible. L'ébranlement que chacune
de nos sensations imprime à nos nerfs se continue par des vibra-
tions de plus en plus faibles que l'on ne constate bientôt plus dans
l'état de veille et qui redeviennent perceptibles aux heures de calme
et de silence; mais ce qui étonnait Lambert, c'est que l'apparition
ne se rattachait pour lui à aucun souvenir. Pas plus qu'auparavant,
lorsqu'il n'avait aucune idée des traits et de la physionomie du
meurtrier, il ne se rappelait l'avoir rencontré ni connu. 11 se pou-
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54 REVUE DES DEUX MONDES.
vait donc, ce qui arrive aussi, que révocation résultât simplement
de certaines combinaisons de sa pensée. Il est facile en effet, avec
un peu d'efforts, dans le domaine de Timagination pure, de se com-
poser n'importe quel type. On n'y réussit toutefois qu'après quel-
ques tâtonnemens, tandis que le visage de l'assassin avait surgi
tout d'une pièce. Cela troublait Lambert et le rejetait dans le doute.
Jacques chercha longtemps une solution, ne la trouva pas et
s'endormit de lassitude. A partir de ce moment, l'image qui lui
était apparue ne le quitta plus. Très distincte pendant le jour, elle
recevait de la nuit, pendant les rêves qu'il faisait, des contours
mieux définis encore; mais elle ne se mêlait en rien à l'existence
factice que lui créaient ces rêves. Elle y gardait son attitude isolée.
Jacques la voyait, n'était point vu d'elle. Il lui semblait pourtant, à
la considérer ainsi dans son immobilité, qu'elle était pour lui un
danger futur, et que ce sombre personnage entrerait tôt ou tard
dans sa vie d'une façon redoutable. Il attendait avec impatience que
ce moment se présentât, au moins en rêve, comme s'il eût pu y sai-
sir quelque indication de son avenir. Ce morne visage, sa présence
constante lui devinrent une obsession, et il s'acheminait peu à peu
vers un état maladif de surexcitation nerveuse, quand une réflexion
dont il ne s'était point encore avisé lui fit beaucoup de bien. 11 se
dit que cette fantastique apparition n'était due qu'à une simple as-
sociation d'idées. N'était-il pas probable que quelques jours aupa-
ravant, lorsqu'il cherchait avec le plus d'ardeur quel pouvait être
le meurtrier de Gerbaud, une image quelconque, empruntée à des
souvenirs qui lui échappaient ou née d'un caprice de son imagina-
tion, s'était offerte à lui? La simultanéité de la création de cette
image et de la question qu'il s'adressait lui avait fait croire à l'évo-
cation de l'assassin lui-même. Il n'y avait là'qu'ime coïncidence
spécieuse qui l'avait induit en erreur, et l'explication qu'il se don-
nait maintenant était la seule vraie et la seule raisonnable.
Jacques éprouva un réel soulagement d'esprit; mais, afin de se
rassurer complètement, il voulut se bien convaincre que des souve-
nirs oubliés depuis longtemps, et dont on ne ressaisit pas la trace,
peuvent inopinément surgir devant nous. Il était persuadé que, par
une étude attentive de soi-même et par l'observation des faits qui
nous entourent, on peut se rendre compte des aspects bizarres
qu'offre parfois la vie de l'intelligence ainsi que des illusions des
sens. Peut-être aussi espérait-il, en analysant le mécanisme de la
mémoire, en forçant cette dernière à un exercice régulier et réfléchi
de ses facultés, retrouver à point nommé dans sa vie antérieure
cette singulière physionomie de l'inconnu dont il subissait souvent
encore la sinistre fascination. C'eût été la meilleure preuve de l'ina-
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LES VOIX SECRÈTES DE JACQUES LA&IfiERT. 55
nité de ses craintes. Certes ces souvenirs que Ton constate sans
qu'on puisse en découvrir Torigine ne constituent point par eux-
mêmes des événemens qui nous aient vivement affectés. Ce sont
des impressions fugitives, qui tomberaient bientôt dans un complet
oabli, â elles ne se reliaient d'une façon imperceptible, mais du-
rable, à des faits d'une importance beaucoup plus grave. L'émotion
d'un seul jet qui remue profondément le cœur ne s'accuse que plus
tard dans ses nuances diverses de sentiment et de passion. Tel pay-
sage que l'on admire d'un rapide regard ne se révèle que longtemps
après dans la grâce ou l'originalité de ses détails. Ce n'est que par
un minutieux retour vers le passé qu'on s'en pénètre entièrement.
Cette faculté si rare de vision rétrospective qu'ont le philosophe et
le peintre, Jacques s'efforça de l'acquérir. Quoique réduit aux pro-
portions d'un navire, le champ d'exploration qui s'offrait à lui était
excellent, car beaucoup d'acteurs s'y pressaient dans un espace res-
treint. Dès lors, soit que quelque manœuvre critique appelât l'équi-
page sur le pont, soit qu'aux heures de repos il s'y groupât pares-
seusement, Jacques s'exerçait à saisir d'un coup d'œil, à fixer dans
son esprit, par une impression spontanée, cet ensemble de physio-
nomies diversement expressives. Il laissait quelque temps s'écouler,
puis, le soir, seul avec lui-même, il revenait sur le tableau qu'il
avait contemplé, il en reproduisait vite les principaux traits, et, sol-
licitant ensuite ses souvenirs, il les amenait à se dresser devant lui
avec un imprévu et une vérité qui le charmaient. Mille détails qu'il
eût négligés ressuscitaient pour lui. Il arriva en outre à un résultat
qu'il n'avait pas pressenti : en se rappelant l'attitude et la physio-
nomie de certains hommes frappés de peines assez graves peu de
temps après l'heure où il les avait observés, il découvrait en germe
dans cette physionomie et cette attitude l'acte d'indiscipline qu'ils
devaient commettre, la conduite ultérieure qu'ils avaient tenue.
Cette divination après coup, qu'il eut lieu de constater par maints
exemples, était pour lui d'un grand intérêt. A en juger par ses
études, il y voyait un indice que la physionomie de l'inconnu, si
&x)idement cruelle dans sa méditation, heureuse déjà du crime
qu'elle semblait avoir en perspective, était bien celle du meurtrier
de Gerbaud. Il fallait donc qu'il l'eût vue quelques heures peut-
être avant l'assassinat; mais où? Là, quelque effort qu'il Ht, sa
mémoire le trahissait, et il s'interrogeait en vain.
Cependant l'apparition lui était toujours présente; mais, l'ayant
acceptée comme un phénomène de mémoire dont il n'avait point
encore la clé, il s'en souciait peu. D'ailleurs le temps avait marché.
La frégate , après avoir doublé le cap Horn , avait relâché à Bahia.
Les plaisirs de cette grande ville offraient à Jacques de nombreux
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56 REVUE DES JDEUX MONDES.
moyens de se distraire. Il y avait de plus retrouvé un de ses meil-
leurs camarades d'école, Achille Herbin. Herbin, un peu souffrant
des fièvres, avait obtenu de débarquer du brick le JanuSy où il était,
et de revenir sur la Magicienne. Pendant la traversée de Bahia en
France , Herbin et Jacques se lièrent intimement. Herbin avait le
caractère ouvert et expansif ; sa gaîté franche, son affection, devin-
rent un besoin pour Jacques. De son côté, Herbin, d'une intelligence
sûre et pratique, se plaisait, bien qu'en les raillant doucement, aux
spéculations transcendantes de son ami, dont il ne pouvait mécon-
naître toutefois le côté original et saisissant. Naturellement Jacques
lui avait raconté l'aventure de San-Francisco. Les deux amis la dis-
cutaient souvent, et leur entretien se prolongeait parfois fort avant
dans la nuit.
Un soir, Jacques parlait à Herbin de rêves assez fréquens qu'il
faisait, et dans lesquels la sombre figure intervenait toujours en
spectatrice, telle qu'une muette et menaçante énigme. — Je suis
sûr, dit-il, que, si je rencontrais un jour cet homme, je me com-
porterais envers lui avec une réserve qui ne serait pas exempte de
terreur.
— Et pourquoi cela?
— C'est que, à mon avis, certains rêves qui reviennent périodi-
quement ou à des intervalles plus ou moins éloignés, mais toujours
les mêmes, nous indiquent, d'après les sentimens qu'ils nous font
éprouver, de quelle façon nous agirons dans des ch-constances ana-
logues de la vie réelle. En ce sens, on peut dire que les songes an-
noncent l'avenir, car, si les circonstances auxquelles ils ont trait se
présentent, ils ont sur nous une influence d'habitude. Nous ne nous
dérobons qu'avec peine aux impressions que nous y avons subies,
aux déterminations que nous y avons prises.
— Il faudrait pour cela que les situations de ces rêves se fissent
réalité, et c'est ce^qui n'arrive pas.
— C'est ce qui peut arriver. Si mes déductions sont justes, cet
homme que je vois, j'ai dû l'apercevoir déjà : il peut être l'assassin
de Gerbaud, et je puis tôt ou tard me rencontrer avec lui; mais, en
laissant de côté cette question des rêves, il se passe dans la vie or-
dinaire quelque chose d'équivalent. Il y a des impressions en ap-
parence non motivées qui nous viennent à l'improviste, nous émeu-
vent puissamment, que désormais nous ne chassons plus, et d'où
naissent pour nous certains pressentimens qui parfois ne trompent
pas. En veux- tu un exemple?
— Oui.
— Eh bien! à quatorze ou quinze ans, avant d'entrer à l'école
navale, j'avais un camarade de collège. Il venait de lire avec grand
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LES VOIX SECRETES DE JACQUES LAMBERT. 57
plaisir le Pilote de Gooper et en était aux dernières pages du roman,
où Vauteur, en forme de conclusion, raconte ce que devint par la
suite chacun de ses personnages. Mon camarade s'était particulière-
ment intéressé au jeune midshipman Merry. Par une fantaisie de
romancier, Gooper, probablement embarrassé de Merry, le fait tuer
en duel. Cette fin tragique, que rien ne permet de prévoir, surprit
brusquement et douloureusement mon ami. Par sympathie d*âge,
par caprice d'imagination, il s'était presqu'identifié avec Merry. Il lui
sembla que lui aussi serait tué en duel. Cette impression lui resta,
et souvent il m'a dit que, s'il avait une affaire, il ne se battrait qu'a-
vec répugnance. Tu le vois, cela se passe exactement comme dans
le rêve, et le pressentiment a sa raison d'être. Qu'une affaire sur-
vienne, avec l'impression fâcheuse qui persiste, on a des chances
de mal tenir son épée, et, si on tient mal son épée, on court le ris-
que d'être tué. Gela est est simple et logique.
— Certes, mais ton exemple n'a qu'un tort. C'est que ton ami
d'enfance est bien portant.
— Non, dit lAmbert sérieux. Il s'est battu avec un de ses cama-
rades en sortant de Saint-Cyr, et il a été tué.
— Diable!... fit Herbin.
Et les deux amis, cessant de parler, demeurèrent en proie à une
émotion plus grande qu'ils n'eussent voulu se l'avouer.
II.
Quand la Magicienne arriva en France, Herbin et Jacques prirent
un congé. Jacques, qui n'avait plus ses parens, vint à Paris, où de-
meurait d'ailleurs son ami. La famille Herbin le reçut admirable-
ment. M. Herbin était banquier. C'était un homme de cinquante
ans très aimable et très bon. M'"* Herbin était une de ces excellentes
femmes qui adorent leur ménage, dont toute la joie est dans le luxe
et le bien-être de leur intérieur. Sa fille Hermance lui ressemblait,
mais elle avait le charme de ses vingt ans, de grands beaux yeux
bleus et des cheveux châtains. Au bout de quelque temps, elle ac-
cueillit Jacques comme un camarade, avec les nuances tendres et
coquettes d'une amitié de femme. Évidemment elle était heureuse
de Je voir et toute prête à l'aimer. Jacques fut séduit par le tableau
calme et rafraîchissant de cette vie de famille autant que par la
beauté d'Hermance. Depuis dix ans qu'il naviguait, il n'avait jamais
eu que de fugitifs plaisirs et des liaisons sans lendemain. A la place
de cet isolement, il entrevit dans son union avec la jeune fille une
affection loyale et sûre qui ne lui manquerait point. Par sa douceur.
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58 REVUE DES DEUX MONDES.
sa sincérité et sa franchise, Hermance n'était-elle point cette vraie
compagne du marin dont le caractère doit être à la hauteur des
longues et dures épreuves de Tabsence et du danger? Peut-être
aussi Jacques, assombri par les pensées qui l'avaient assailli depuis
la mort de Gerbaud, avait -il besoin, pour les oublier, d'aimer et
d'être aimé. Il se confia donc à son ami. Herbin fut enchanté, et
s'engagea aussitôt k demander pour lui à ses parens la main de sa
sœur. Au grand émoi de Jacques, il le fit en sa présence le soir
même. Sans doute cette demande était prévue et désh-ée, car M. et
M"* Herbin sourirent et dirent à Jacques d'aller chercher le con-
sentement d'Hermance. La jeune fille, toute rougissante, leva sur
Jacques ses yeux humides de plaisir et d'émotion et lui abandonna
sa main. Ces jolies et rapides fiançailles terminée», il fut convenu
que Ton se marierait le plus tôt possible, et, s'il n'eût été trop tard,
Jacques serait allé tout de suite solliciter l'autorisation du ministre
de la marine.
Dès ce moment, il fit partie de la famille et y prit ses repas. Dans
la journée, il courait les magasins et faisait des choix pour la cor-
beille d'Hermance. Le soir, il restait auprès d'elle et ne comprenait
pas pourquoi les heures s'envolaient si vite. Jamais il n'avait été
si heureux. Aussi ne concevait-il plus les inquiétudes et l'effroi que
lui avaient causés les dernières recommandations de Gerbaud. Il ne
savait même plus si Gerbaud les lui avait faites, car il n'aperce-
vait que dans une sorte de brouillard cette figure du meurtrier in-
connu dont il avait été si longtemps obsédé. C'était certes à de bien
stériles études qu'il s'était livré depuis un an, et dont les ambi-
tieuses visées ne valaient ni .un regard ni un sourire de la jeune
fille qu'il aimait. Ce n'était plus maintenant, en face du bonheur
dont il jouissait, qu'il serait assez fou pour se tourmenter ainsi. Il
se disait cela quand il était seul, et hâtait le pas pour rentrer chez
sa fiancée. Un soir, M. Herbin arriva un peu après l'heure du dîner.
Tout en se mettant à table , il s'excusa : — Ce n'est pas ma faute,
dit-il, j'ai rencontré ce pauvre de Girard. Le voilà de retour en
France. Nous avons causé très longuement, il lui a été impossible
de venir aujourd'hui ; mais vous le verrez demain.
Ni M"** Herbin ni sa fille ne lui répondirent.
— M. de Girard, fit alors M. Herbin en s' adressant à Jacques Lam-
bert, est un créole de La Martinique. En 1848 , il m'a rendu un im-
mense service; sans lui, j'étais perdu : il m'a prêté une somme im-
portante avec laquelle j'ai rétabli mes affaires. Grâce à Dieu, j'ai pu
lui rendre son argent, mais je ne lui en garde pas moms une éter-
nelle reconnaissance.
Jacques n'avait rien à répondre. Hermance et M"* Herbin conti-
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LES VOIX SECBÈTES DE JACQUES LAMBERT. 59
nuaient à se taire. M. Herbin, un peu embarrassé, changea le tour
de la conversation. Quand le dîner fut terminé, Hermance s'appro-
cha de son fiancé : — Monsieur Jacques, lui dit-elle, je ne dois pas
avoir de secret pour vous, surtout quand ce secret ne peut vous
causer aucune peine. Après le service qu'il avait rendu à mon père,
M. de Girard m'a demandée en mariage. J'avais pour lui une grande
reconnaissance et le tenais pour un parfait honnête homme ; mais
j'éprouvais en même temps une indéfinissable répugnance à devenir
sa femme, et je refusai. Les choses en restèrent là. M. de Girard
partit pour l'Amérique. Nous avons appris qu'il s'y était marié, et
que peu après il avait perdu sa femme. Si, ma mère et moi, nous
avons gardé le silence pendant le dîner, c'est que mon père m'en a
voulu assez longtemps d'avoir refusé M. de Girard et que nous n'ai-
mons pas à entendre parler de lui. Vous voyez qu'il n'y a en tout
ceci rien qui puisse vous fâcher.
Cela étaût vrai. Aussi Jacques Lambert remercia M"* Herbin de la
confidence qu'elle lui avait faite. Toutefois il ne put se défendre, à
l'endroit de ce M. de Girard dont il venait d'entendre parler pour
la première fois, d'une impression pénible et d'une crainte vague.
Le lendemain, vers six heures du soir, quand il entra dans le sa-
lon, il aperçut un étranger assis près du feu, à côté de M™* Herbin.
On était à la fin d'avril, et le jour commençait à baisser. A l'aspect
de Jacques, l'étranger se leva : — Monsieur, lui dit-il. M™* Herbin
vient de m'apprendre votre prochain mariage avec M"' Hermance.
Permettez-moi de vous en faire mon bien sincère compliment et
d'espérer qu'en ma qualité d'ami de la famille vous voudrez bien
aussi me (jpnsidérer comme votre ami.
n tendait la main au jeune homme. Jacques la prit, mais en même
temps il distingua confusément les traits de l'étranger. Un frisson
lui courut par tout le corps, et il ne put trouver une parole. 11 avait
devant lui cette tête pâle aux cheveux crépus, aux yeux ternes, qu'il
était presque parvenu à oublier, et qui se rappelait à lui d'une fa-
çon foudroyante en lui apparaissant vivante et réelle. Jacques toute-
fois avait un grand empire sur lui-même. 11 craignit que l'étranger
ne sentit sa main trembler dans la sienne et balbutia quelques mots.
N'était-il point d'ailleurs le jouet d'une illusion ? Ne pouvait-il pas
s'être trompé? Il en était certainement ainsi. Il s'assit et regarda le
feu pour ne point regarder M. de Girard, attendant avec une im-
patience fébrile qu'on apportât de la lumière. Ce fut Hermance elle-
même qui entra et posa la lampe sur la chemmée. Jacques leva
lentement les yeux sur l'étranger. Il ne s'était point trompé, c'é-
tait bien là le visage de l'assassin. Quant à M. de Girard, il examina
Jacques avec curiosité et une sorte d'étonnement.
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60 REVUE DES DEUX MONDES.
Au dîner, la conversation fut générale, et Jacques ne laissa pa-
raître aucune émotion. Seulement, dans la soirée, il prit Achille à
part. — Sais-tu au juste ce que c'est que M. de Girard? lui de-
manda-t-il.
— Je sais qu'il a rendu un service d'argent à mon père et qu'il a
voulu épouser ma sœur.
— Tu ne sais rien de plus?
— Non ; nous autres marins; je ne devrais pas avoir besoin de te
l'apprendre, nous ignorons presque toujours ce que font nos fa-
milles. On s'y marie, on s'y ruine, on s'y enrichit pendant notre
absence, et ce n'est qu'au retour que nous en sommes instruits.
Achille croyait que Jacques était jaloux et qu'il plaisantait.
— Tu as raison, reprit Jacques; mais, dis-moi, tu n'as point
parlé de mon aventure de San-Francisco?
— Non, répondit Achille.
Il n'en avait point parlé en effet. Comme depuis longtemps déjà
il avait eu l'intention de marier son ami à sa sœur, il n'avait point
voulu que celle-ci fût au courant des idées, un peu folles selon lui,
qui germaient parfois dans le cerveau de Jacques, ni qu'elle s'in-
quiétât de la singulière mission de vengeance que Gerbaud lui avait
donnée. ,
— Eh bien! dit Jacques, fais-moi le plaisir de n'en pas parler, et
tâche d'avoir quelques renseignemens plus précis sur le compte de
M. de Girard.
Achille ne put retenir un mouvement de surprise. Il se douta de
la vérité : il regarda M. de Girard et lui trouva une certaine res-
semblance avec le portrait que Jacques lui avait fait si iouvent du
fantastique assassin de Gerbaud; mais il ne dit point sa pensée à ce
sujet, ir eût craint de pousser Jacques plus avant dans la voie de
suppositions dangereuses où il semblait prêt à s'engager.
Quelques jours s'écoulèrent, et Achille n'aurait point reparlé de
M. de Girard à Jacques, si celui-ci ne l'eût interrogé. Achille n'était
guère plus avancé qu'auparavant. M. de Girard, parmi le peu de
personnes qui le connaissaient à Paris, avait simplement la réputa-
tion d'un homme froid et poli. Achille avait fait causer M. de Girard.
Celui-ci, apparemment sans défiance, lui avait dit avoir voyagé
dans toute l'Amérique et même séjourné à San-Francisco. Achille
n'avait point insisté. Au fond, il ne désirait nullement éclaircir les
circonstances de la mort de Gerbaud. S'il les eût éclaircies de façon
à mettre en cause M. de Girard, il ne l'eût point dit à Jacques. Enfin
il avait appris au ministère de la marine que M. de Girard sollicitait
un consulat, et que, par sa fortune et ses relations très honorables à
la Martinique, il avait de grandes chances de l'obtenir. Jacques ne
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LES VOIX SECRÈTES DE JACQUES LAMBERT. 61
fat pas dupe de la réserve où se tenait son ami, mais il n'essaya pas
de l'en faire sortir. Il avait quelque honte de lui découvrir le trouble
d'esprit où le jetaient des soupçons sans fondement.
En outre les renseignemens favorables à M. de Girard qu'Achille
lui avait donnés, si incomplets qu'ils fussent, le faisaient hésiter.
La ressemblance de cet homme avec l'apparition était manifeste à ses
yeux; mais elle pouvait être toute fortuite. Il y avait même des
momens où il doutait qu'elle fût réelle. Ce qui l'en faisait douter,
c'est qu'il ne pouvait comparer les deux images l'une à l'autre.
Elles se fondaient tellement ensemble que, par suite même de leur
complète identité, il était tenté de croh-e à un parti pris de son
imagination. Il se révoltait alors contre la puissance occulte qui le
poussait à de fatales recherches, et ne se pardonnait point de se
forger, ainsi qu'il le faisait, de tels tourmens en plein bonheur.
Malheureusement pour Jacques il voyait souvent M. de Girard,
que M. Herbin recevait dans l'intimité et qu'il ne lui était point
possible d'éviter. Or, tandis qu'il ressentait à son égard une anti-
pathie qui croissait chaque jour, M. de Girard avait pour lui d'ex-
cessives prévenances et une amabilité presque obséquieuse. Cela
irritait Jacques. Un soir qu'il y avait chez M. Herbin un assez grand
nombre d'invités, il n'y put tenir. On venait de parler de la marine,
et M. de Girard n'avait point tari en éloges sur la carrière du marin
en général et sur certains faits particuliers à Jacques. Le cercle
des auditeurs s'était rompu, et M. de Girard continuait toujours.
Jacques, le laissant au nîilieu de ses complimens, tourna sur ses
talons et fit quelques pas; mais presque aussitôt il se retourna brus-
quement et le regarda. La caressante expression de la physionomie
du créole avait tout à fait disparu. Ses sourcils froncés, ses yeux
brillant d'un feu sombre, ses lèvres serrées témoignaient d'un amer
ressentiment. Jacques marcha droit à lui : — Ah I j'en étais bien
sûr, lui dit-il, vous me haïssez.
Les traits de M. de Girard se détendirent. — Non, dit-il froide-
ment, je ne vous hais pas; mais il est concevable que je sois froissé
de vos procédés avec moi.
— Non, non, reprit Jacques, je suis sûr de ce que j'avance, et
vous ne me ferez point prendre le change. En me retournant, je n'ai
pas agi sans dessein. Je sais trop comment on démasque les hypo-
crites.
— Monsieur! s*écria M. de Girard.
Cette scène n'avait point passé entièrement inaperçue; entre au-
tres témoins, elle avait eu Hermance. La jeune fille emmena le
créole, et à la fin de la soirée elle gronda Jacques. — Vous êtes un
méchant, lui dit-elle.
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62 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle aussi le croyait jaloux. Jacques sourit avec mélancolie et lui
promit de ne plus chercher querelle à M. de Girard.
Jacques s'attendait presque à une provocation ; M. de Girard ne
lui en fit point et se contenta d'être très cérémonieux. Cependant,
quoi qu'il fît pour leur résister, les soupçons de Jacques grandis-
saient. Cette aversion de M. de Girard pour lui, prise sur le fait,
Téclairait. Si tous deux se haïssaient sans cause, n'était-ce point
que le vengeur et le meurtrier se devinaient d'instinct? A certaines
heures toutefois il sentait ce que de telles idées avaient de funeste,
ce que ses déductions avaient de puéril. Puisque ses souvenirs,
scrutés sans relâche, ne lui fournissaient aucun indice positif, puis-
qu'il ne pouvait appuyer sur aucun fait une accusation plausible, il
était aussi fou que coupable de ne point s'arracher à des chimères;
mais c'est en vain qu'il se raisonnait lui-même : il se complaisait
fatalement à ces chimères. Elles l'attiraient comme un abîme de
doute au fond duquel il voulait malgré lui descendre.
Un soir la bonne M'°* Herbin commit une maladresse. Elle s'était
aperçue de la répulsion de Jacques pour M. de Girard, et crut en
prévenir toute suite fâcheuse en répétant ce que le créole lui avait
dit par hasard. Il y avait quelques années, il s'était battu deux fois
en duel, et chaque fois avait tué son adversaire. Ainsi c'était un
duelliste exercé qui ne manquait jamais son homme. Jacques fut en
quelque sorte pris au dépourvu par ce récit. Jusque-là il ne s'était
point imaginé avoir d'autre rôle à jouer que celui du juge frappant
un coupable, et n'avait pas entrevu la possibilité d'une lutte per-
sonnelle. Il se mit à rire, mais il eut un involontaire serrement de
cœur. Néanmoins, à cause de cette émotion même de son corps que
son âme était incapable de ressentir, il affecta, lorsque l'occasion
s'en présenta, de jeter sur M. de Girard des regards plus méprisans
et plus hautains. Alors, comme sa haine, acharnée à la découverte
d'un secret, était fort lucide, il remarqua qu'aux mêmes instans
M. de Gh-ard le regardait d'une façon singulière avec la persistance
et le soin d'un homme qui s'efforce d'en reconnaître un autre. —
Ahl se dit-il, lui aussi m'aurait-il donc vu? Serions-nous tous les
deux à la recherche d'un souvenu-, d'une impression dont nous
n'aurions pas eu conscience?
Il frissonna d'impatience et de douleur. — Cette situation ne
saurait durer, se dit-il encore; il faut y mettre fin d'une manière
ou d'une autre.
Le lendemain, tout sembla devoir se terminer. Comme Jacques
entrait chez sa fiancée, celle-ci accourut à lui toute joyeuse. — Mon
ami, lui dit-elle, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer.
— Laquelle?
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LES VOIX SECRÈTES DE JACQUES LAMBERT. 6$
— M. de Girard est nommé au poste qu'il sollicitait, et va partir.
C'était en effet une bonne nouvelle pour Jacques. 11 en était ar-
rifé à ce degré d'irritation sourde où la prudence et la volonté,
impuissantes à conjurer un éclat, le retardent au plus de quelques
heures. Ce départ le sauvait. Sous l'influence des idées singu-
lières dont il s'était fait une habitude, il y vit une sorte de fata-
lité heureuse. Ainsi le péril s'éloignait de lui comme il était venu,
tout d'un coup. Il eut un apaisement subit de cœur et de pensée,
et ne voulut plus songer à M. de Girard. 11 en vint décidément à
croire que les suppositions qu'il avait faites à son sujet n'étaient
que le produit de son imagination malade, et que cette ressem-
blance dont il avait été poursuivi ne s'était si vivement présentée à
lui que dans le vertige de la peur, dans la défaillance de sa raison.
Cet homme partant, il redevenait libre, et les apparences dont il
avait été la dupe n'étaient plus qu'un mauvais rêve. Ces réflexions
se succédèrent dans son esprit avec une extrême rapidité, et, ras-
suré, rendu à lui-même, U n'eut plus devant lui que la beauté
d'Hermance qui lui souriait. Son visage exprima un bonheur si
complet que la jeune fille s'en étonna presque. — Étiez-vous donc
jaloux à ce point? lui dit-elle.
— Non, répondit Jacques; mais j'ai pour cet homme une aversion
inexplicable, une aversion que vous avez eue vous-même, et je
suis content qu'il parte.
Quelques jours à peine séparaient Jacques de la célébration de son
mariage. Achille^ heureux de voir son ami délivré de ses idées noires
et craignant qu'il n'y retombât, l'occupait de courses et de plaisirs
pendant toutes les heures où il ne restait pas auprès de sa fiancée.
Jacques se prêtait d'autant plus volontiers à cette vie douce et facile
que nulle part il ne rencontrait M. de Girard , retenu sans doute
chez lui par les préparatifs de son départ. Peut-être aussi cher-
chait-il à s'étourdir, car quelquefois encore il songeait au créole.
Un soir, Achille le mena chez un de leurs amis communs. 11 y avait
eu un grand dîner, et l'on venait de dresser les tables de jeu lorsque
M. de Girard entra. Sa présence fut très désagréable à Jacques. Si
la soirée eût été plus avancée, il serait parti. Voulant être le moins
possible en contact avec M. de Girard, il s'assit à l'écart et tenta de
s'isoler dans l'heureuse pensée de son prochain mariage. 11 s'y ab-
sorba bientôt et n'accordait que très peu d'attention à ce qu'on fai-
sait autour de lui, quand Achille le tira de sa rêverie. — Que fais-tu
dans ton coin? lui dit-il. 11 y a là-bas une partie fort intéressante.
— Cela m'est bien égal, répondit Jacques.
Cependant il regarda. La plupart des hommes s'étaient réunis à
une table et suivaient le jeu sans prononcer une parole. Dans ce
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6i BEVUE DES DEUX MONDES.
groupe de physionomies agitées, Jacques en vit une sérieuse et
froide : c'était celle du créole. Si l'issue de la partie éveillait chez
lui quelque curiosité, cette curiosité était morne et distraite. Évi-
demment sa pensée était ailleurs. Il était assis, la tempe appuyée
sur sa main gauche, et avait sur les lèvres ce sourire ironique et
incertain qui lui était habituel. Jacques tressaillit de la tête aux
pieds. Il venait de se souvenir de l'endroit où il avait déjà rencon-
tré M. de Girard : c'était dans une circonstance analogue, au monte
de San-Francisco, une heure avant l'assassinat de Gerbaud. Son
émotion fut si forte qu'il se redressa comme en sursaut. En même
temps ses regards s'attachèrent sur M. de Girard avec une fixité ter-
rible. Il s'aperçut alors que M. de Girard le regardait aussi. Les deux
hommes se levèrent à la fois comme attirés l'un vers l'autre.
— Monsieur, fit M. de Girard, pourquoi me regardez-vous ainsi?
— Qui vous dit, répondit Jacques d'une voix sourde, que je n'aie
point mes raisons pour cela?
M. de Girard passa la main sur son front avec une sorte d'impa-
tience». — Eh! que savez-vous, répliqua-t-il , si je n'ai pas aussi
les miennes?
A ce moment, Achille, inquiet, accourut. M. de Girard et Jacques
se mesurèrent des yeux quelques instans encore et se séparèrent
menaçans.
III.
Jacques rentra chez lui dans un état d'abattement et d'exaltation
extrêmes. Ainsi cette réalité qu'il avait voulu fuir se dressait inexo-
rable. Cette ressemblance fatale ne provenait ni d'un hasard ni du
caprice de son imagination. M. de Girard était non plus seulement
le fantôme de ses veilles, mais un homme qu'il avait vu quelques
instans avant le meurtre. Maintenant était-ce l'assassin? Jacques
n'hésitait pas à le croire. Il avait trop pris l'habitude de démêler sur
des physionomies humaines le dessein qui doit s'accomplir plus tard.
A la jaillissante clarté du souvenir, il voyait trop bien cet homme
assis à la table de jeu, étranger à ce qui se passait auprès de lui,
les traits sinistres, méditant un crime. Quand l'esprit, se nourris-
sant d'abstractions, a suivi une certaine pente, il ne doute plus de
ses déductions, et Jacques ne doutait plus des siennes.
Qu'allait-il fah-e?
Il songea d'abord à livrer M. de Girard à la justice, et renonça
vite à cette pensée. A quel titre le livrerait-il, puisque toute preuve
manquait? Il faudrait donc qu'il allât trouver un magistrat, qu'il
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LES YOIX SECRETES DE JACQUES LAMBERT. 05
lui racontât toute une longue histoire, et qu'il le déterminftt, rien
qu'en lui confiant des soupçons fantastiques, à faire arrêter un
homme riche, honoré, investi en ce moment même d*une fonction
publique 1 11 ne réussirait pas. Encore si le crime eût été commis
en France; mais c'était en Californie, au bout du monde, dans une
ville d'aventuriers où les lois étaient ignorées, où régnait seul le
droit du plus fort. En admettant qu'on fit des recherches et qu'elles
aboutissent à quelque accusation contre M. de Girard, elles pren-
draient de longs mois, des années entières. Pendant ce temps,
M. de Girard aurait vingt fois l'occasion de s'échapper, ou plutôt il
ne fuirait pas ; trop habile pour s'irriter, il se poserait en victime,
ferait passer Jacques pour un fou et rirait de lui. A la pensée que
cet homme si hautain pourrait affecter à son égard une insultante
pitié, Jacques se sentit tout ému de colère. Dans la longue pour-
suite à laquelle il s'était acharné pour découvrir en lui un assassin,
la cause de Gerbaud était devenue la sienne. Il haïssait pour son
propre compte M. de Girard autant que l'aurait haï Gerbaud, s'il
ne fut pas mort!... Non, il ne fallait pas troubler la justice. C'était
à lui de frapper le coupable. 11 le devait, puisque le crime n'était
pas douteux à ses yeux. Il n'avait qu'à provoquer M. de Girard, et,
si Dieu était juste, il le tuerait...
Mais si Dieu avait arrêté dans ses desseins que ce fût Jacques qui
dut succomber! Ù frissonna. Une subite terreur de ce duel le saisit:
il mourrait donc à la veille d'être heureux. Quelle dérision du sort!
Et s'il triomphait, n'allait-il pas tuer le bienfaiteur du père de sa
fiancée, et compromettre ainsi le bonheur même qu'il redoutait de
perdre au point de n'oser risquer sa vie dans une rencontre avec
l'homme qu'il détestait? De toute façon, ce duel était odieux ou ri-
dicule. Il n'y avait pas à y songer.
Cependant, s'il ne se bat point avec H. de Girard, s'il ne le livre
point à la justice des hommes, que fera-t-il donc? Rien. Il le lais-
sera partir. N'était-ce point ce qu'il avait résolu la veille, et en vi-
vrait-il moins paisible? Pourquoi n'agirait-il pas aujourd'hui comme
il agissait hier? C'est qu'aujourd'hui le doute ne lui est plus per-
mis... Le souvenir de Gerbaud lui revint alors lugubre et menaçant.
11 revit l'infortuné jeune homme, il le revit, sanglant et pâle, lui
léguant le soin de le venger. Déjà il était arrivé trop tard à l'en-
droit où son compagnon périssait. S'il laissait l'assassin impuni, ne
se faisait- il pas lui-même complice du meurtre? Jacques réagit
contre ces importuns scrupules. Est-on donc engagé parce qu'il
plaît au premier mourant venu de vous lancer dans une aventure
pleine d'obstacles et de périls? Que lui était en effet ce Gerbaud?
Pas même un ami, un camarade tout au plus. N'avait-il donc pas
TOME u — 1864. 5
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M REVUE DES DEUX MONDES.
de plus chers intérêts à sauvegarder dans sa vie que le vœu de ce
mourant? N'était-il point aimé d'Hermance? N'avait-il pas, avant
tout, à l'aimer, à se conserver pour elle? — Accuser M. de Girard
est inutile, se battre avec lui est insensé. Il ne l'accusera point, et
surtout il ne se battra pas.
Pourquoi surtout?... Jacques s'est interrogé trop souvent pour ne
pas se répondre. Il voit trop bien alors que les raisons qu'il se donne
sont mauvaises ou spécieuses : il ne se bat point, parce qu'il a peur
de se battre, peur d'être tué. Uniquement pour cela! Lui, un marin,
un homme d'épée î C'est indigne. Il se battra. La chance d'ailleurs
peut lui être favorable. Si M. de Girard est un duelliste, Jacques,
depuis un certain nombre d'années et dans la vague prévision de
circonstances pareilles à celles où il se trouve, s'est lui-même exercé
aux armes; il les connaît, et sur le terrain ce n'est pas le sang-froid
qui lui manquera... Non, c'est la confiance; le sort lui sera contraire.
U le sent; il en croit, sans pouvoir l'analyser, la sombre tristesse
qui l'envahit, l'amer regret de ces joies qui étaient à sa portée, et
qu'il va perdre. Et pourtant, s'il le veut, elles peuvent encore lui
appartenir; il ne dépend que de lui de se taire, et, si M. de Girard
s'est jugé offensé, d'attendre sa provocation; mais il sait aussi que
M. de Girard ne le provoquera pas. Ce n'est donc là qu'un faux-
fuyant, un prétexte que la peur lui suggère. — Qu'importe? se dit-
il, las de lutter. Personne n'en saura rien. — Qu'importe?... Jac-
ques se trompe en parlant ainsi : un homme d'honneur n'entre pas
en compromis avec lui-même, et n'a pas le droit de passer pour
brave aux yeux de tous, s'il se sait pusillanime au fond de l'âme.
La nuit tout entière s'écoula pour Jacques dans ces combats inté-
rieurs. Le matin l'y surprit. U haussa les épaules à ce brillant so-
leil de mai, qui resplendissait à peine levé, inondant la chambre de
ses rayons. A quoi bon cet éclat d'un nouveau jour qui peut-être
pour lui n'aurait pas de lendemain? Cependant cette sereine lu-
mière lui fit du bien : il eut moins froid et fut moins hanté des fu-
nèbres visions de la nuit. Son excitation tomba; cédant à la fatigue,
il s'assoupit.
Quand il se réveilla, son ami Achille était auprès de lui. Achille
venait inquiet de la scène de la soirée entre Jacques et M. de Gi-
rard. D'abord Jacques ne lui avoua pas la vérité. — Je ne dois pas
supporter l'insolence de M. de Girard, lui dit-il, et j'ai des raisons
suffisantes de me battre avec lui.
— Mais c'est une folie! s'écria Achille. L'agression vient de ta
part autant que de la sienne. Tu as un autre motif?
— Oui, répondit froidement Jacques : M. de Girard est l'assassin
de Gerbaud.
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LES VOIX SECBÉTES DE JACQUES LAMBERT. 67
— Allons donc! Tu perds la tête!
— Tu sais que dans ces suppositions , si étranges qu'elles soient
«n apparence, je ne me trompe guère; mais depuis hier ce ne sont
plus seulement des suppositions que je fais, c'est une conviction
que j'ai.
Et il raconta comment il avait enfîn reconnu M. de Girard. 11
fit part à son 2uni de tous les indices qu'il avait recueillis un à un,
les groupa, en déduisit les conséquences probables, et conclut à
l'effrayante révélation qui ne lui permettait plus de douter. Jacques
parlait avec un calme lucide, une sûreté de dialectique, une force
d'argumens qu'il n'avait jamais eus à un si haut degré. On eût dit
qu'il s'écoutait parler et s'admirait avec une secrète horreur. Son
geste, sa voix, ce récit aux circonstances extraordinaire! qui s'en-
chaînaient étroitement les unes aux autres, portaient dans l'esprit
d'Achille une persuasion presque vertigineuse. — Mais si c'est l'as-
sassin, fit-il, pourquoi ne le dénonces-tu pas?
— J'y ai songé et j'y ai renoncé. La justice ne saurait procéder
d'après de seules inductions morales. Il lui faut des preuves qu'elle
voie et qu'elle touche, et je n'en ai pas à lui donner.
Achille se secoua comme pour se soustraire à un mauvais rêve.
— Tu me rendrais fou, dit-il, si je t'écoutais plus longtemps.
Puisque la justice ne saurait rien avoir à démêler avec cet homme,
laîsse-le en psdx. Que t'importe en fin de compte cette absurde af-
faire?
— Je me suis dit cela.
— Eh bien! alors?
— Achille, reprit Jacques tristement, te souviens-tu de cet ami
d'enfance dont je te parlais , qui , en lisant le Pilote de Cooper,
avait reçu une impression si vive de la fin tragique du midshipman
Merry?
— Oui, je m'en souviens.
— Cet ami n'existait pas. C'est de moi-même que je parlais.
— De toi!
— Oui, de moi. Je te disais que depuis lors cet ami avait éprouvé,
à la seule idée d'une rencontre, une répugnance qui approchait de
la crainte. Eh bien! je veux me battre avec M. de Girard, moins
pour venger Gerbaud, — ce dont après tout je me soucie peu, fit-il
avec un geste brusque, — que pour mon propre honneur. Je me
battrai parce que je ne veux pas avoir peur d'un duel.
Achille était ébranlé. Il se rattacha pourtant au dernier mot de
son ami. — Si tu reculais, dit-il, peut-être ; mais tu ne recules pas.
Rien ne t'oblige à ce duel.
— Non, reprit Jacques avec emportement, rien qu'une fatalité à
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68 RETUE DES DEUX MONDES.
laquelle on ne se dérobe pas. Cela nous arrive à tous. Nous savons
souvent que telle parole, si nous la prononçons, ne peut que nous
faire du tort, et cependant nous la disons. Nous apercevons une
planche branlante jetée sur un torrent; nous sommes pris de je ne
sais quel désir de nous y aventurer, et nous la franchissons. Heureu-
sement qu'il ne nous survient point toujours malheur de ce que
nous bravons ainsi la destinée. C'est bien là-dessus que je compte,
ajouta-t-il en essayant de sourire. Va, laisse-moi me battre, et il
n'en résultera rien de fâcheux.
Depuis quelques instans, Achille réfléchissait. Il parut avoir pris
son parti. — Soit, dit-il; nous £0 nmes des enfans de discuter. Bats-
toi, puisque tu le veux. Tu as raison; tout ira bien. Je vais aller
voir M. d^ Girard en ton nom.
Achille avait son plan. Quoiqu'il fût loin d'être intimement lié
avec M. de Girard, il le connaissait assez pour obtenir de lui la ré-
ponse qu'il voudrait. Il lui porterait le cartel de Jacques, msds en
termes qui n'auraient rien d'offensant. Il se rejetterait sur la trop
visible exaltation d'esprit de son ami. Il amènerait ainsi M. de
Girard non point à des excuses pour des torts dont Jacques s'exa-
gérait assurément la gravité, mais à des paroles de conciliation
et de regret. 11 réussit ainsi qu'il l'espérait, et au bout d'une
heure il était de retour auprès de Jacques. Celui-ci l'interrogea
aussitôt.
— Ce que je prévoyais a eu lieu, répondit Achille. M. de Girard
a été étonné de ma démarche, et déplore ce qui s'est passé hier
entre vous; mais il refuse de se battre, parce qu'il ne voit point à
cela de motifs assez sérieux.
Jacques frappa du pied avec colère.
— Ah ! c'en est trop ! fit Achille. Ce n'est plus même là une
subtilité de point d'honneur qu'on pouvait défendre à |a rigueur;
c'est un pur entêtement. Puisqu'il refuse de se battre, ta suscep-
tibilité de bravQure, si ombrageuse qu'elle soit, doit se tenir pour
satisfaite.
Jacques ne répondait pas.
— Voyons, reprit affectueusement Achille, cesse de te tourmen-
ter ainsi; tu n'entendras plus parler de lui. Il part demain et ne re-
viendra peut-être jamais.
— Alors, dit Jacques d'une façon distraite, si véritablement il a
tué Gerbaud, je le laisse échapper à tout châtiment?...
— Mais, fit Achille surpris, ne m'as-tu pas dit tout à l'heure que
tu te souciais peu de cela? D'ailleurs tu ne peux être certain qu'il
Tait tué. Si tu en avais quelque preuve évidente, je concevrais tes
scrupules; mais tu ne l'as pas et ne saurais l'avoir.
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LES YOIX SECRETES DE JACQUES LAMBERT. 69
— Cest peut-être que je n'ai point su la trouver, peut-être aussi
qae tout n*est point terminé entre lui et moi.
Achille allait se récrier. Jacques vint à lui. — Mon ami, lui dit-il,
pardonne -moi tout Tennui que je te cause. C'est qu'il y a des
iDstans où cette aventure me trouble les idées et où je ne m'appar-
tiens plus. Je ne devrais plus songer à tout ceci. Il faut que je sois
heureux sans arrière-pensée, et je veux l'être, car je suis un ingrat
envers ta famille, envers toi, envers ta sœur surtout, et Dieu m'est
témoin pourtant que j'aime de tout cœur ma chère Hermance.
— A la bonne heure, reprit Achille, et, puisque tu l'aimes, ne reste
point seul avec tes idées noires; viens la voir le plus tôt possible.
Jacques laissa partir son ami et voulut suivre son conseil. Il em-
ploya sa matinée à quelques courses, rentra chez lui et s'habilla
pour aller voir sa fiancée; mais, malgré tous ses efforts, il. était,
sinon sans courage, du moins sans espérance. Il lui semblait que
chaque heure qpii s'enfuyait n'était qu'un répit que lui accordait sa
destinée, et qu'il n'arriverait point à ce lendemain où il serait à ja-
mais débarrassé de M. de Girard sans se retrouver une dernière fois
d'une façon formidable et décisive face à face avec lui.
IV.
Cependant, tandis que Jacques s'agitait ainsi dans un cercle d'hér
sitations cruelles et d'angoisses, sa vie ordinaire continuait. Tout
était prêt pour son mariage, qui devait avoir lieu le surlendemain.
Par une douce superstition de jeune fille, Hermance avait voulu
qu'il se célébrât au petit village de Villeroy, près de Meaux, où ses
parens avaient leur maison de campagne. Son enfance s'était écou-
lée dans cette maison, elle y avait grandi, et elle pensait que les
premiers jours de son union avec Jacques seraient plus heureux,
s'ils se passaient dans la solitude, sous ce beau ciel qu'elle aimait,
au milieu des arbres et des fleurs. M. et M*"* Herbin avaient cédé à
ce désir de leur fille; dès la veille, ils étaient partis avec elle pour
Villeroy. Ils ne se doutaient point des tourmens de Jacques, que
celui-ci leur cachait d'ailleurs avec le plus grand soin, ou, s'ils re-
marquaient parfois sa préoccupation, ne l'attribuaient qu'à l'attente
de son prochain mariage. Jacques, descendu à Meaux vers quatre
heures de l'après-midi, voulut faire à pied les deux lieues qui le
séparaient de Villeroy. Peu à peu la marche, le grand air, l'aspect
de cette riche nature épanouie au soleil lui apportèrent le calme et
l'espoir. En face de ces grands horizons de la verdure et du prin-
temps, il oublia les combats qu'il s'était livrés, et son cœur s'ouvrit
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70 RETUE DES DEUX MONDES.
à la tendresse et à la joie. Cette belle journéet pleine d'éclats et de
parfums, donnait un démenti à ses craintes et l'accusait de folie. 11
eut hâte d'être heureux et pressa le pas. Il distinguait de loin, à
demi cachée dans un parc, la maison de M. Herbin. Bientôt, sur
une petite éminence, à l'extrémité d'une longue allée, il vit Her-
mance en robe blanche , coiffée d'un chapeau de paille dont les
brides flottaient au vent. Elle lui faisait signe avec son mouchoir; il
lui répondit de même. Quelques instans plus tard, il la rejoignait et
lui serrait les mains avec émotion. Elle était si jolie sous son frais
costume qu'il ne se lassait point de l'admirer. Il avait peur que
M. et M""* Herbin, qui se promenaient à l'autre bout de l'allée, ne
vinssent le troubler; mais Hermance fit à ses parens un geste amical
et mutin , et entraîna en riant son fiancé sous les arbres. — Eh
bien! lui dit-eMe, étes-vous content?
Ils eurent alors une intime causerie à demi attendrie, à demi
joyeuse. C'étaient des projets pour l'avenir et déjà des retours vers
le passé, car tous deux se vantaient de s'être aimés longtemps avant
de se connaître; puis Hermance gronda Jacques de la tristesse
qu'elle avait quelquefois remarquée en lui.
— Vous ne serez plus ainsi désormais, lui dit-elle, car ce vilain
homme est enfin parti.
— Je ne pensais plus à lui, répondit Jacques, et je n'y penserai
plus jamsds, je vous le jure.
Ils entendirent la cloche du diner et revinrent en se donnant le
bras. L'on s'était mis gaiment à table, lorsque le domestique an-
nonça M. de Girard. Ce fut un coup de foudre pour Jacques. 11 pâlit,
et Hermance ne put s'empêcher de trembler. M. Herbin alla avec
empressement au-devant de son hôte.
— Mon cher ami, disait M. de Girard, je pars demain, et je ne
croyais pas pouvoir vous faire cette dernière visite; mais il m'est
arrivé quelques heures de liberté, et j'en ai aussitôt profité.
U s'assit, mais avec une attitude singulière. Il était placé vis-à-
vis de Jacques, et fréquemment l'examinait à la dérobée. Sa phy-
sionomie trahissait une curiosité inquiète, très éveillée et cherchant
avec obstination à se satisfaire. Évidemment les paroles banales
qu'il avait prononcées en entrant étaient un prétexte à sa visite. On
l'eût dit amené malgré lui dans cette maison par l'irrésistible désir
de savoir enfin à quoi s'en tenir sur le compte de cet homme dont
il était haï, qu'il haïssait lui-même. Certes Jacques était pour lui
une irritante énigme autant qu'il en était une pour Jacques. Achille,
sans deviner quel but se proposait M. de Girard, ne se sentait pas à
l'aise. Il savait trop qu'en s'acquittant le matm du message de Jac-
ques, il ne s'était que très imparfîûtement conformé aux intentions
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LES VOIX SECRETES DE JACQUES LAMBERT. 71
de son ami. Ausâ, redoutant une explication entre les deux hommes,
il Toulut la prévenir. Afin de dissiper l'espèce de froideur qui ga-
gnait les convives, il se mit en frais de verve et d'entrain, excita
tout le monde à boire et se grisa un peu lui-môme. Son dessein
était de réconcilier pleinement les deux adversaires après le dîner.
Cela lui parut d'autant moins difficile que Jacques et M. de Girard
semblèrent d'un commun accord le seconder dans son projet. La
conversation s'anima, et une gatté bruyante, mais fausse, présida
au repas.
Après le dîner, on passa sur la terrasse. De la hauteur où l'cm
était, on dominait une assez vaste étendue de terrain et le cours
d'une petite rivière qui, encaissée dans ses rives argileuses et bor-
dée de grands saules, traversait le parc. Quoique la nuit fût belle,
une brume légère se répandait dans l'air. Elle s'épaissit bientôt au
point de prolonger en largeur l'horizon de la rivière. Ainsi agrandie
et entrevue au travers des saules, la nappe d'eau apparaissait
comme une mer houleuse et chargée de vapeurs. Tandis qu'Achille
préparait de son mieux M. de Girard, qui l'écoutait avec complai-
sance, Jacques contemplait le paysage avec une attention que mo-
tivaient sans doute de lointains souvenirs. 11 revenait à ses pensées
habituelles, et trouvait aux lieux où il était une certaine analogie
avec ce chemin planté d'arbres au-delà duquel on apercevait la mer
et où Gerbaud avait été tué. En môme temps, soit hasard, soit as-
sociation d'idées, il se souvint de ces mots qu'Achille lui avait dits
le matin : n Si encore tu pouvais être assuré que ce fût l'assassin,
je comprendrais que tu voulusses te battre avec lui. » Il s'émut
comme à une illumination soudidne, descendit rapidement au jar-
din et appela le domestique d'Achille. C'était un ancien matelot de
la Magicienne que le jeune homme avait gardé à son service. Jac-
ques lui parla bas quelques indtans, et, quoique le marin parût
étonné de l'ordre que lui donnait l'oflBcier, il répondit affirmative-
ment. Jacques remonta alors. Justement Achille le cherchait des
yeux pour lui amener M. de Girard.
— Mon cher Jacques, lui dit-il, je n'aurais rempli qu'à demi le
rôle d'ambassadeur que tu m'as confié ce matin , si je n'établissais
pour l'avenir de bonnes relations entre deux hommes dont rien n'ex-
pUque la mésintelligence.
— Pour ma part, monsieur, dit le créole, je regrette infiniment
notre altercation d'hier.
— Moi aussi, répondit Jacques.
Us ne se donnèrent pourtant pas la main.
En ce moment, la fraîcheur devint assez intense pour que les
femmes rentrassent au salon. M. Herbin vint à M. de Girard et à
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72 REVUE DES DEUX MONDES.
Jacques, et leur dit : Je vais faire comme ces dames; mais, si la
fraîcheur ne vous effraie pas trop, rien ne vous empêche de fu-
mer vos cigares.
Quant à Achille, enchanté d*avoir pu mettre en présence d'une
façon amicale M. de Girard et Jacques, il s'était esquivé.
— Voulez-vous faire un tour de jardin? demanda Jacques à M. de
Girard.
— Volontiers.
Ils marchèrent quelque temps silencieux en se dirigeant vers la
petite rivière.
— Monsieur, dit M. de Girard avec bonhomie, je pars demain, et
nous ne nous reverrons peut-être jamais. Eh bien 1 je vous l'avoue,
je cherche avec curiosité le motif de Féloignement qui a existé entre
nous. Il faut, quand j'y réfléchis, que nous nous soyons déjà rencon-
trés dans quelque circonstance parfaitement oubliée de nous deux,
et où, à notre insu, nous ayons eu à nous plaindre l'un de l'autre.
— Je l'ai pensé également, repartit Jacques, et j'admire com-
ment, en nous livrant aux mêmes recherches, nous arrivons à des
conclusions semblables. Nous avons dû en effet nous rencontrer.
— Mais où? C'est ce que j'ignore absolument.
— Ah voilà! Tenez, je crois qu'il en est des lieux comme des per-
sonnes. Tels paysages que nous voyons pour la première fois nous
sont pourtant familiers. C'est qu'ils éveillent en nous directement
ou par analogie des souvenirs presque effacés, et qu'il faut tout
d'abord un certain effort de mémoire pour ressaisir. Ce paysage-ci,
par exemple, m'a tout à l'heure vivement frappé; à mesure que la
brume, traversant la rangée de saules, gagnait l'horizon, il se trans-
formait dans ma pensée et servait de cadre à une aventure dont j'ai
été témoin en Californie. Vous avez été, je crois, en Californie. Cette
aventure pourra donc vous intéresser, et, si vous le voulez, je yaàa
TOUS la raconter.
— Faites, dit simplement M. de Girard.
— Représentez-vous bien les lieux : à droite des massifs d'ar-
bustes un peu ras comme ceux-ci; à gauche, la mer au travers des
arbres comme cette plaine couverte de brume; devant, une petite
maison isolée semblable à ce pavillon de chasse. Vous voyez cela?
— Oui, fit M. de Girard, en apparence très calme.
— Bh bien 1 j'allais auprès de cette maison à un rendez-vous
qu'un de mes amis m'avait donné. Il faisait ses adieUx à une femme
qu'il aimait, et je devais l'accompagner à sa sortie, car il redoutait
que le mari ne lui eût dressé quelque embûche dans la nuit. Par
malheur je m'étais quelque peu attardé dans un monte de San-Fran-
cisco où une scène de désordre avait eu lieu.
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LES VOIX SECRETES DE JACQUES LAIOERT. 73
Jacques s'arrêta avec intention. M. de Girard se pencha avide-
ment de son côté, mais ne put, dans l'obscurité, distinguer ses traits
autant qu'il l'eût désiré peut-être.
— Toutefois, poursuivit Jacques, je marchais sans inquiétude et
j'approchsûs de la maison, loi-squ'à cinquante pas à peu près, à la
distance de ce fourré là-bas, un coup de feu retentit qui atteignait
mon ami dans l'ombre et retendait mort.
A ces mots que Jacques avait prononcés à haute voix et comme
s'ils eussent été un signal, une détonation se fit entendre à l'en-
droit même dont il parlait, et une vive traînée de lumière sillonna
le chemin.
H. de Girard s'agita comme à un choc inattendu, bondit en ar-
rière, tout prêt à se défendre, et pâlit outre mesure en fixant sur Jac-
ques des yeux hagards.
— Ah ! j'en étais sûr, s'écria Jacques en marchant sur lui, c'est
bien vous qui avez assassiné Gerbaud.
Mais M. de Girard ne répondit pas à cette accusation. Il regardait
toujours Jacques. Son trouble se dissipait par degrés. Il se frappa
le front et à son tour s'écria presque avec joie : — Je sais enfin où
je vous ai vu. C'est sur la route de San-Francisco lorsque vous en
gravissiez le talus avec vos hommes.
— \ous avouez donc?...
— Quoi? demanda M. de Girard comme surpris de la question.
— Que vous êtes le meurtrier de mon ami...
M. de Girard avait recouvré tout son calme. Il hésita pourtant à
répondre. — Et pourquoi pas? dit-il enfin, M. Gerbaud était l'amant
db ma femme. Je l'ai tué. C'était mon droit. Je ne suis pas assez
fou pour me battre avec l'homme qui me déshonore... Mais ce n'est
plus de lui qu'il s'agit, c'est de nous deux. Je comprends mainte-
nant votre conduite. Depuis trois mois, vous m'avez poursuivi, vous
avez épié le moindre indice. Vous venez aujourd'hui de me tendre
un piège, et vous m'y avez fait tomber. Vous me dénonceriez de-
main, et bientôt peut-être vous me susciteriez au sujet de cette af-
faire je ne sais quels ennuis de procédure. Puisque vous savez mon
secret, il faut que je vous tue.
— Ah! dit Jacques avec ironie, c'est regrettable, vous n'avez
point d'arme, car vous m'assassineriez sans doute comme vous avez
tué Gerbaud; mais, soyez tranquille, je ne vous livrerai point à la
justice. Ce serait trop long, et vous pourriez échapper. C'est à moi
qu'il appartient de venger mon ami, et je consens à me battre avec
vous.
— A demain donc! s'écria M. de Girard.
— A demain, répondit Jacques.
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7& RETUE DES DEUX MONDES.
Us rentrèrent au salon. Depub que ce duel était décidé, Jacques
était délivré de ses irrésolutions. Il contemplait le danger face à face
et ne le redoutait plus. Il aborda gatment Achille et lui conta ce qui
s'était passé. Achille fut d'abord atterré; mais en voyant son ami la
confiance dans les yeux, le sourire sur les lèvres, il se rassura. Ce
dénoûment pouvait être le meilleur. Jacques, au pis aller, en serait
quitte pour un coup d'épée. Achille pensait que désormais du moins
l'avenir de son ami, le bonheur peut-être de sa sœur, ne seraient
plus compromis par ces appréhensions étranges d'un malheur in-
connu, par ces hésitations d'âme qui pesaient depuis si longtemps
sur la vie de Jacques.
Le lendemain, les adversaires, suivis de leurs témoins, se rencon-
trèrent. M. de Girard paraissait sous l'empire d'un froid ressenti-
ment. Quant à Jacques, il n'était plus le même que la veille; sans
doute ses voix secrètes lui avaient parlé pendant la nuit. En pre-
nant son épée, il regarda doucement et trbtement Achille. Celui-ci,
effrayé, se plaça, une canne à la main, de manière à interrompre le
combat à la plus légère blessure. Malheureusement cette précaution
devait être inutile. Les deux hommes s'attaquèrent avec une vio-
lence extrême. Le jeu de M. de Girard était serré et foudroyant. On
voyait que la colère le surexcitait, msds ne l'aveuglait pas. Jacques
maniait son épée avec ime ardeur fébrile, ne songeant qu'à frapper
vite, ne se couvrant qu'à peine. Bientôt il fut atteint, mais tout en
tombant il étendit le bras, et M. de Girard, entraîné par son élan
dans le coup qu'il portait à Jacques, s'enferra de part en part.
Achille avait reçu son ami dans ses bras. — Ah ! lui dit Jacques
d'une voix mourante, j'ai vengé Gerbaud; mais je savais bien que je
serais tué en duel.
Henri Ritiârk.
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UNE
FÊTE DE LA SCIENCE
DANS LA HAUTE-ENGADINE
Qoaraota-septièmtt réanion ë« U Société helrétique das sciences naturelles à Samaden,
«anton des Oiisons.
A l'extrémité orientale de la Suisse, sur les confins du Tyrol et de
la Haute-Italie, s'étend une longue vallée que Tlnn parcourt dans
toute sa longueur. Vallis in capiie Œniy disaient les anciens : de
làingiadina et enfin Engadine, comme on dit aujourd'hui. La partie
supérieure de la vallée, large et évasée, est élevée en moyenne de
1,650 mètres au-dessus de la mer; elle prend le nom de Haute-
Engadine, et se termine vers le sud au passage du Maloya, dont
l'altitude est de 1,835 mètres. Ce col conduit directement en Italie
par Chiavenna et les bords du lac de Gôme. Au nord, la Haute-
Engadine se continue avec la Basse-Engadine ; celle-ci aboutit aux
gorges de Finstermunz en Tyrol, où l'Inn coule encore sous le pont
de Saint-Martin, à 1,020 mètres au-dessus de la mer. L'Engadine
est la plus élevée des grandes vallées de la Suisse qui soit habitée
pendant toute l'année.
Issue du puissant massif des Alpes qui donne naissance aux deux
grands fleuves de l'Europe moyenne, le Rhône et le Rhin, l'Inn de-
vrait porter le nom du Danube, car celui-ci n'est d'abord qu'une
faible rivière née dans la cour d'un château princier, sur les hum-
bles coUines du versant méridional de la Forêt-Noire; mais dans
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76 REVUE DES DEUX MONDES.
les plaines de la Bavière il s'unit à la puissante fiUe des Alpes. Dé-
sormais rinn portera le nom de celui dont elle fait la grandeur, et
leurs eaux confondues formeront le large fleuve dont les trois em-
bouchures versent dans la Mer-Noire les eaux de soixante afiluens.
A sa source, Tlnn, émissaire d'un petit lac du Septimer, se pré-
cipite le long des pentes du Maloya; alimentée par les eaux pro-
venant des glaciers voisins, elle traverse les jolis lacs de Silz, de
Silva-Plana et de Saint-Maurice, encadrés dans un gazon court et
fin d'une incomparable verdure. Les lacs sont séparés l'un de l'au-
tre par les moraines des anciens glaciers qui jadis descendaient
dans la vallée de l'Inn. Composées d'énormes blocs amenés des
montagnes voisines et entassés les uns sur les autres, ces moraines
ont créé les lacs en barrant le cours du jeune fleuve. Avec le temps,
ces digues, élevées par lar glace, se sont couvertes de mélèzes et
d'airolles {pinus cembro)^ les seuls arbres qui puissent vivre en-
core sous ce climat, trop âpre pour les pins et les sapins du nord;
sous leur ombrage croissent les myrtilles, les airelles, quelques saules
et chèvrefeuilles alpins. La belle végétation qui entoure les blocs
monstrueux descendus des cimes du Bernina finit par les envahir
eux-mêmes. Les lichens et les mousses commencent l'attaque; ils
se fixent sur la pierre, qu'ils désagrègent en s'y incrustant; des
graminées germent sur le terreau formé par les élémens dissociés
de la roche mélangés avec l'humus, résultat de la décomposition
des débris qu'ont laissés les premiers colons. De petites herbes
annuelles poussent* les premières sur ce nouveau sol, puis des
plantes vivaces, ensuite des arbustes, enfin des arbres. Souvent on
voit un groupe de pins ou de mélèzes couronnant un énorme mo-
nolithe de granit. C'est l'œuvre du temps : il a changé l'aride mo-
raine en une forêt pittoresque. Que de siècles il a fallu pour cette
transformation! L'été est si court, la croissance des arbres est si
lente, car en Engadine l'hiver dure huit mois. La neige, tourbillon-
nant des journées entières dans les airs, s'entasse à la hauteur de
2 ou 3 mètres. Le thermomètre descend à 20 et même à 30 degrés
au-dessous de zéro; la vallée tout entière reste ensevelie pendant
la moitié de l'année sous un épais linceul qui s'étend sur les lacs
glacés, nivelle les aspérités du sol, et condamne à une réclusion
complète les animaux et souvent les hommes eux-mêmes. En mai,
la neige commence à fondre : toutefois ce n'est qu'à la fin de juin
qu'elle disparaît du fond de la vallée, tandis qu'elle couvre encore
toutes les sommités voisines; mais alors les prairies, délivrées de
cette neige qui les a protégées contre le froid en hiver et arrosées
au printemps, rient au soleil et s'émaillent des premières fleurs al-
pines. Les mélèzes poussent des houppes de feuilles du vert le plus
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UNE FÊTE DE LA SCIENCE. 77
tendre, Tairolle relève ses branches affaissées sous le poids des fri-
mas et dresse vers le ciel ses cônes violacés. Les vaches s achemi-
nent lentement vers les pâturages alpins, les grands troupeaux de
moutons bergamasques montent vers la montagne : Tété est enfin
venu; malheureusement la durée en est bien courte. Jamais Tah* ni
le sol ne tiédissent complètement : les rayons du soleil, plus chauds
et plus brillans que dans la plaine, activent la végétation pendant le
jour; mais la nuit le thermomètre redescend toujours aux environs
de zéro, et la végétation s'arrête. Pendant ces trois mois d*été, la'
prairie n'est fauchée qu'une seule fois, et l'orge ou le seigle , qu'on
cultive sur des terrasses exposées au midi, mûrissent à peine leurs
maigres épis.
Six mois de neige et de glace, trois mois de pluie ou de froid
et trois mois d'un été sans chaleur, tel est le climat de la Haute-
Engadine. Dne coupe de foin, un peu d'orge et de seigle, du bois
qu'il faut ménager précieusement, tant il crott lentement, telles
sont les ressources indigènes. Le voyageur qui descend des som-
mets du Juliers s'attend à trouver une de ces hautes vallées habi-
tées quelques mois de l'année seulement. Dans ces vallées alpines,
on ne voit guère que des chalets épars ou des villages d'été dont les
maisons de bois, brunies par le temps, serrées les unes contre les
autres et appuyées à la montagne, semblent vouloir se réchauffer
mutuellement. A Silva-Plana, l'étonnement commence; un beau vil-
lage est assis entre deux lacs; de grandes maisons en pierre blan-
che entourées de jardins, habitées chacune par une seule famille,
bordent la route. Une exquise propreté, une apparence de bien-être
annoncent l'^sance des habitans. Le voyageur descend la vallée
sur une route magnifique, il aperçoit un grand établissement de
bains situé sur les bords du second lac, arrive à Saint -Maurice,
composé en partie d'hôtels à l'usage des baigneurs, traverse le joli
village de Celerina, et atteint enfin le bourg de Samaden, le plus
considérable de la vallée. — Ici son étonnement redouble. Dans la
Suisse protestante , où les villages sont si beaux et si propres , il
n'en est point de comparable à celui de Samaden, ni à tous ceux
qui lui succèdent , Bevers , Sutz , Scanfs et Ponte. Quelle est l'ori-
gine de cette prospérité inouie dans une vallée alpine qui ne produit
rien? L'industrie. L'Engadine compte peu d'habitans sédentaires;
la plupart émigrent, ils vont à l'étranger exercer les professions
de confiseurs, pâtissiers, cafetiers; leur fortune faite, ils reviennent
dans leur vallée, chacun dans le village qui l'a vu naître, construi-
sent une belle maison et la meublent suivant le goût du pays où ils
ont acquis la richesse. En entrant dans ces comfortables demeu-
res, vous retrouvez les usages et les habitudes de la ville où le
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78 RETUE DES DEUX MONDES.
propriétaire a passé les années laborieuses de sa vie. L'aisance est
générale dans cette heureuse vallée. Un savant genevois, assistant à
TofSce divin dans le temple de Bevers, s'étonne de ne point enten-
dre prononcer la prière pour les pauvres qui termine la liturgie
protestante : Toffice s'achève, et Ton ne fait pas de quête; il s'in-
forme et apprend qu'il n'y a point de pauvres en Engadine ; il est
donc inutile de prier et de quêter pour eux.
Parlant toutes les langues de l'Europe, les habitans de FEngadine
ne sont point restés étrangers au mouvement intellectuel du siècle,
et ces industriels, ces commerçans, désormais retirés des affaires,
ont sollicité l'honneur de recevoir en 1863, au milieu d'eux, la So-
ciété helvétique des sciences naturelles. Ils ont compris que les let-
tres, les sciences et les arts sont la vraie gloire de l'humanité, la
seule dont l'avenir avouera l'héritage; ils ont voulu s'honorer eux-
mêmes en offrant l'hospitalité à de modestes savans accourus de la
Suisse, de l'Italie et de l'Allemagne, pour se communiquer récipro-
quement le résultat de leurs travaux dans le domaine des sciences
physiques et naturelles.
L'origine de la Société helvétique remonte à 1815. Genève, ren-
due à la liberté, venait d'entrer dans la confédération. Des sociétés
locales existaient déjà dans les cantons; un médecin genevois. Gosse,
correspondant de l'Académie des sciences de Paris, conçut la pen-
sée d'une association qui réunirait tous les naturalistes de la Suisse.
Il leur adresse l'invitation de se trouver le 4 octobre à Genève ;
trente-cinq personnes seulement répondent à son appel. Il ne ^e
décourage pas. Les premières conférences eurent lieu dans le salon
de la Société de physique et d'histoire naturelle, où les bases des
statuts de l'association furent définitivement arrêtées; mais le 6 oc-
tobre Gosse convoque les naturalistes à sa maison de campagne,
située sur le territoire savoisien, derrière la montagne du Petit-
Salève, près du village de Mornex. Au haut d'un monticule semé
de blocs erratiques descendus du Mont-Blanc, en face de ce co-
losse de la chaîne des Alpes et en vue du lac Léman, sont les
ruines d'un ancien château féodal. Sur ces ruines s'élève un pavil-
lon dont le toit est soutenu par huit colonnes. Le buste de Linné est
au milieu de la rotonde; ceux des grands naturalistes de la Suisse,
Haller, Bonnet, Rousseau et de Saussure, sont rangés autour de
lui. Gosse, homme d'initiative et d'enthousiasme, adresse à ses con-
citoyens le discours suivant; je le transcris tout entier, c'est un cu-
rieux spécimen du style et des idées de l'époque. « Sublime in-
telligence qui as été, qui es et qui seras! cause première de tout
ce qui existe, toi qui t'occupes sans cesse du bonheur de toutes les
créatures, daigne recevoir mes hommages et ma profonde recon-
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U^E FÊTE DE LA SCIENCE. 79
naissance pour avoir conservé jusqu'à ce jour de félicité ma frêle
existence. Accorde à cette réunion d'hommes instruits ta précieuse
bénédiction, et fais que chacun de ces savans ait dans ses travaux
le succès auquel il aspire. Et toi, illustre et immortel Linné, dont
Vàme sans doute plane sur cette intéressante assemblée, puisse le
feu de ton génie universel se répandre sur chacun de nous en par-
ticulier! En plaçant ton buste avec celui des quatre grands hommes
qui nous environnent, dans ce temple que j'ai érigé à la bonne na-
ture, puissions-nous tous être électrisés par les lumières que tu as
répandues I Plongés dans l'admiration des œuvres inimitables de ce
grand créateur, pénétrés de zèle et de persévérance dans nos tra-
vaux, puissions-nous les rendre utiles à la commune patrie! »
L'émotion de l'orateur se communique aux assiatans; en présence
du spectacle grandiose des Alpes et du lac Léman, le souvenir des
séances tenues à la ville s'eiTaçe, l'image du poétique pavillon de
Mornex reste gravée dans la mémoire de tous, et devient pour eux
le véritable berceau de la société naissante. C'est là qu'elle naquit,
la tradition le veut, et c'est là qu'elle fêtera dans deux ans le cin-
quantième anniversaire de sa fondation. Aujourd'hui Mornex fait
partie du département de la Haute-Savoie, et (je m'en réjouis pour
mon pays) cet anniversaire pacifique sera célébré en 1865 sur une
terre d^ormais française. II n*est point de savant qui ne partage ma
satisfaction après avoir lu à la fin de cette étude l'analyse des travaux
accomplis par la Société helvétique dans le domaine des sciences phy-
siques et naturelles : elle est la première qui, voyageant chaque an-
née, contribue ainsi à la diOusion des connaissances positives, semant
des germes féconds à la surface du pays et popularisant les résultats
de ses recherches dans des séances publiques. Depuis, d'autres so«
ciétésont suivi cet exemple : en France, la Société géologique, la So-
ciété botanique et le congrès des sociétés savantes; en Angleterre, la
British association'^ en Allemagne, la réunion annuelle des médecins
et des naturalistes allemands; en Italie, la société des Scienziati ita^
liani'j en Scandinavie, celle des savans du Danemark, de la Suède et
de la Norvège. Dans la Suisse, divisée en vingt-deux petits cantons,
où l'on parle quatre langues, le français, l'allemand, l'italien et le ro-
man, la Société helvétique était un moyen de centralisation; elle de*
vait réunir, rapprocher, mettre en rapport direct les ims avec les au-
tres des hommes occupés des mêmes études et tendant vers un même
but : le progrès intellectuel, moral et matériel du pays. En Suisse,
en Italie et en Scandinavie, c'est le besoin d'unité qui a créé ces
sociétés nomades dont le lieu de réunion change tous les ans, mais
dont l'esprit est le même. En France et en Angleterre, un besoin
contraire les a fait naître; la province essaie de réagir contre la pré-
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80 RETUB DES DEUX MONDES.
pondérance excessive de ces immenses capitales qui menacent d'ab-
sorber peu à peu toutes les forces vives d'une nation.
La constitution de la Société helvétique est fort simple. Pour être
élus, les membres ordinaires doivent être nés en Suisse ou y rem-
plir des fonctions publiques; ils sont maintenant au nombre de
huit cent neuf. Les étrangers ont le titre de membres extraordi-
naires ou honoraires. Les séances sont publiques. Depuis 1815, la
Société helvétique s'est réunie quarante -sept fois. Jusqu'en 1828,
elle visita successivement tous les chefs-lieux des cantons; mais en
1829 la réunion eut lieu à l'hospice du Grand- Saint-Bernard, à
2,A7& mètres au-dessus de la mer. Soixante et onze personnes joui-
rent de l'hospitalité du couvent, et inaugurèrent les observations
météorologiques, que les religieux continuent depuis 1830 avec une
persévérance dont la science a déjà recueilli les fruits. Des villes
secondaires, telles que Winterthur, Porentruy, la Ghaux-de-Fonds,
Trogen, avaient sollicité l'honneur de posséder la société dans leurs
murs; mais jamais un village n'avait témoigné ce désir en accep-
tant les charges très réelles de ces réunions. Samaden est le pre-
mier : il s'est fait un titre de sa situation à l'extrémité de la Suisse
et dans une des vallées les plus élevées de ses montagnes. Son ap-
pel a été entendu. Tous les villages de la Haute-Engadine s'étaient
associés à celui de Samaden pour donner l'hospitalité aux membres
de la société, et quel que fut le nombre des arrivans, la vallée était
prête à les recevoir. Gent vingt-six seulement se présentèrent, sa-
voir : quatre-vingt-quinze Suisses, seize Allemands, quatorze Ita-
liens et un Français, celui qui écrit ces lignes. Le milieu de juillet
avait été pluvieux. Le bruit s'était répandu qu'en Engadine cette
pluie, tombant à l'état de neige, avait couvert le sol d'une couche
de deux pieds d'épaisseur. La nouvelle était exacte; mais cette
neige récente devait ajouter un charme de plus à ce paysage alpin.
Lorsque je descendis du haut du Jullers le 23 août avec mes amis
Vogt et Desor, la neige était fondue dans la vallée. L'herbe, ré-
cemment humectée, avait repris sa fraîcheur printanière. Les mas-
sifs élevés des montagnes n'étaient plus maculés par ces lambeaux
de glaciers et de névés salis par la poussière, aspect caractéristique
de l'automne dans les hautes régions. Une couche de neige blanche,
immaculée, resplendissant au soleil, enveloppait de ses replis toutes
les cimes supérieures à la limite des forêts. Le groupe du Bernina
étincelait comme un diamant au-dessus des lacs aux teintes d'éme-
raude. Gs spectacle absorbait toute notre attention lorsque nous ar-
rivâmes à l'entrée de Samaden. Déjà nous avions passé sous les arcs
de verdure dressés aux portes de Saint-Maurice et de Gelerina; celui
de Samaden portait le drapeau des ligues grises, gris, bleu et blanc.
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UNS FÊTE DE LA SCIENCE. 81
et te drapeau fédéral, rouge avec la croix blanche au milieu. Le vil-
lage avait un air de fête; partout des guirlandes, les drapeaux fran-
çais, italiens, allemands, flottaient aux fenêtres, ornées de magni-
fiques fleurs élevées comme dans une serre entre les doubles vitrages
qu'on lusse en place pendant toute l'année. En arrivant, des com-
missaires nous assignaient notre logement; un hôte empressé rece-
vait le naturaliste qui lui était adressé, et la cordialité de l'accueil
était telle que chacun croyait rentrer dans un home nouveau créé
par l'hospitalité. Le soir, tous les arrivans se réunirent à l'hôtel
Bemina. D'anciens amis se retrouvaient avec bonheur, des hommes
qui se connaissaient par leurs travaux, mais n'avaient d'autre point
de contact que l'amour de la science, se liaient étroitement en quel-
ques heures.
I. — LA SESSION DE SAMADEPf.
La séance d'ouverture eut lieu le lendemain, 2à août, dans l'é-
glise de Samaden. Le fût des colonnes était entouré de guirlandes,
des échantillons de minéralogie couvraient les piédestaux, la croix
fédérale brillait au-devant de la chaire, convertie en corbeille de
fleurs : le temple de Dieu était devenu le temple de la science.
M. Rodolphe de Planta, représentant de l'une des plus anciennes
familles de l'Engadine et membre du conseil national de la Suisse,
avait été nommé président de la session : le règlement a sagement
décidé que ce président serait toujours choisi dans la localité où la
société se réunit. Son discours d'inauguration était l'histoire abré-
gée, mais fidèle, des populations au milieu desquelles nous allions
passer quelques jours. Deux races ont pénétré dans les vallées qui
découpent les Alpes rhétiques : le versant nord est occupé par des
Celtes qui s'avancèrent jusque dans la Haute-Italie, lorsque Bellove-
sus, suivi de ses sept clans gaulois, conquit le pays et fonda Milan.
Aussi retrouve-t-on dans l'Engadine des noms de famille d'origine
celtique, et ceux de plusieurs montagnes, le Juliers, l'Adula, le Lux-
magnus ou Lukmanier, indiquent des passages où le Celte voya-
geur sacrifiait à Jul, dieu du soleil. L'immigration des Étrusques
du côté du sud est encore plus certaine. Chassés par les invasions
successives des barbares du nord, ils se réfugièrent dans ces hautes
vallées sous la conduite d'un chef appelé Rhœtus, d'où le nom de
Rhaetia, que portait dans le moyen âge le canton actuel des Gri-
sons. Thusis dans la vallée de Domleschg {Vallis domeslicà), les
trois forts de Reams [Rhœlia amplà), Realta [Rhœtia alta) et Rhae-
zuns [Rhœtia imà) sont des appellations dérivées du latin. La plu-
part des villes et des villages le long de Tlnn, de l'Adige et de l'Adda
TOMB L. — 1864. 6
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82 REVUE DES DEUX MONDES.
portent encore des noms identiques à ceux des villes de l'Ombrie, du
Latium et de la Campante : ainsi de nos jours tous les noms des villes
de l'Europe prennent place successivement sur la carte des États-
Unis d'Amérique; mais c'est une phrase de Pline qui constitue le
plus irrécusable titre de noblesse latine de ces populations primi-
tives. Pline, né à Côme, habitant sur les bords du lac pendant l'été
la villa qui porte son nom, voisin par conséquent du pays dont il
parle, a dit : VettoneSy Cemelani^ Lamnii^ Œnotriij SentinateSy
Suillates mnt populi de regione Umbria quos Tusci debellarunt.
Gomment ne pas reconnaître dans ces dénominations les noms des
villages engadinois de Fettan, Cernetz, Lavin, Nauders, Sent et
Scuol? Il serait difficile de savoir quels élémens de civilisation les
Étrusques ont apportés dans ces montagnes; mais la culture des
champs en terrasse peut être considérée comme un reste des cou-
tumes agricoles de la Toscane. Pendant quatre cents ans, ces po-
pulations firent partie de l'empire romain. La langue latine devait
nécessairement devenir prédominante parmi des hommes déjà en
possession d'un idiome issu de la même souche; cependant c'est le
latin populaire {lingua romana rustica) qui l'emporta. Cinquante
mille habitans du canton des Grisons parlent le roman ou grison,
c'est-à-dire une langue d'origine latine ayant les plus grandes affi-
nités avec le provençal du midi de la France, les patois de l'Italie,
de l'Espagne et le roumain des Valaques sur les bords du Danube.
Gette langue possède une littérature; on renseigne dans les écoles
concurremment avec l'allemand et le français. 11 y a plus, un journal
hebdomadaire, Foegl d'Engiadina^ contribue à conserver ce curieux
spécimen de linguistique archéologique. On me pardonnera cette
expression, car les langues sont des monumens plus anciens et plus
durables que ceux de pierre ou de bronze; elles sont aussi plus ri-
ches en enseignemens sur l'origine et les vicissitudes des nations.
Ges efforts pour perpétuer dans un coin^ de la Suisse un idiome an-
cien auront l'approbation des philologues : ils voient avec peine
disparaître ces langues de transition qui jettent une si vive lumière
sur celles qu'on parle actuellement.
Théodoric appelait la Rhastie le boulevard de l'Italie, et en effet
elle est la barrière tour à tour franchie par les envahisseurs de la
péninsule et par les armées romaines envoyées pour soumettre le
nord de l'Europe. A la chute de l'empire franc, les Magyars et les
Sarrasins pénétrèrent dans TEngadine et s'emparèrent des passages
les plus importans. Le nom du village de Pontresina, qui commande
la route du Bernina, n'est qu'une altération de Pons Sarracenorunty
et celui de la famille Saraz, l'une des principales de Pontresina,
n'indique pas moins clairement son origine. Les empereurs d'Alle-
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UNE FÊTE DE LA SCIENCE. 83
magne de la famille de Hohenstaufen fondèrent sur le Septîmer et
le Lukmanier des hospices pour recevoir les voyageurs. Ces deux
cols sont en effet le trajet le plus facile et le plus direct de TAI-
iemagne occidentale en Italie. Quand les liospices du xi' siècle
seront remplacés par la voie ferrée qui traversera les Alpes, c'est
l'une de ces deux montagnes qui sera percée par un tunnel plus
direct, moins long et moins dispendieux que celui qui entamerait
rénorme massif du Saint-Gothard. Puisse-t-il ne jamais seiTir au
passage des armées qui se sont si souvent rencontrées dans les Alpes
rbétiques ! Partout des forts ruinés, des traces d'anciennes redoutes
rappellent les guerres de la France, de l'Autriche et de l'Espagne.
Le 13 juillet 1620, tous les protestans de la Valteline» sans distinc-
tion d'âge ni de sexe, sont massacrés par les catholiques. Les Espa-
gnols occupent le pays ; mais le duc de Rohan , pénétrant par l'En-
gadine à la tête d'une armée française, les chasse en 1628, et l'on
peut voir encore au-dessus de Bormio , sur la Scala di Fraele^ les
tours qu'il fit ériger à cette époque. En 1790, les généraux Belle-
garde et Lecourbe se rencontrèrent dans la vallée de l'inn, et des
vieillards se rappellent avoir vu dans leur enfance les canons fran-
çais rouler au mois de mai sur la glace du lac de Silz. Le môme jour,
les Autrichiens traversaient près de Sutz les eaux de l'Inn , telle-
ment froides dans cette saison qu'un grand nombre de soldats eu-
rent les pieds gelés. Depuis le commencement du siècle, la paix
règne dans ces paisibles vallées, et l'émigration régulière des ha-
bitans, qui rapportent dans leur village les richesses acquises à
l'étranger, accroît sans cesse la prospérité de l'Engadine.
Nous ne suivrons pas M. de Planta dans l'énumération détaillée
des hommes utiles ou célèbres auxquels l'Engadine a donné nais-
sance. C'est de la réforme que date ce mouvement intellectuel.
En 1560, le Nouveau-Testament est traduit en roman. L'évêque de
Capo-d'lstria, Pierre-Paul Vergerio, envoyé d'Italie pour ramener
Luther à la foi catholique, se convertit lui-même au protestantisme.
11 se réfugie dans l'Engadine, y traduit en italien les œuvres de Lu-
ther, d'Érasme, de Zwingle. Dès 1550, une imprimerie avait été
fondée à Poschiavo, au pied méridional du Bernina, par un autre
Italien, Dolfmo Landolfi. Les œuvres des réformateurs sont multi-
pliées par la voie de l'impression et répandues avec profusion en
Italie. Vergerio, appelé en Allemagne, meurt chancelier de l'uni-
. versité de Tubingue. En 1755, un Martin Planta, de Suss, dans la
Basse-Engadine, construit une machine électrique munie d'un pla-
teau de verre, et en 1765, quatre années avant que Watt prît son
brevet, il présente au roi Louis XV le plan d'une machine à vapeur
capable de mouvoir des bateaux et des wagons. Des commissaires
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8& RETUE DES DEUX MONDES.
nommés pour examiner son projet le déclarèrent inexécutable. Ce
verdict enleva à Martin Planta la gloire d'avoir appliqué les idées
de Papin et résolu le plus grand problème de la mécanique mo-
derne. Je passe des noms inconnus au dehors, mais vénérés dans
leur patrie, gloires modestes qui fleurissent loin du monde comme
les fleurs des sommets alpins; mais je dois remercier M. de Planta
d'avoir nommé celui qui fut mon maître, Laurent Biett de Scanfs,
médecin d^ l'hôpital Saint-Louis, où il contribua puissamment à la
connaissance et à la thérapeutique des maladies de la peau. Mort
jeune encore en 18â0 à Paris, ce médecin a laissé parmi ses élèves,
ses amis et ses cliens des souvenirs qui lui survivront longtemps.
Ce discours du président inaugurait la session. Après lui, le
professeur Studer, de Berne, fit un rapport sur les travaux de la
commission chargée de la carte géologique de la Suisse. Déjà le
public scientifique possède une excellente carte de ce pays, due à
MM. Studer et Escher de la Linth ; mais la petitesse de l'échelle sur
laquelle elle a été faite ne permettait pas d'y marquer les subdivi-
sions des principaux terrains. Le gouvernement fédéral a donc voté
des fonds pour la confection d'une carte à l'échelle de 1/100,000*.
C'est l'échelle des admirables feuilles qui se publient sous la direc-
tion du général Dufour. Grâce à l'appui du gouvernement fédéral et
au zèle des nombreux géologues répandus à la surface de la Suisse,
ce pays sera doté à peu de frais d'une excellente carte également
utile aux géologues et aux voyageurs intelligens et curieux qui vi-
sitent annuellement ce beau pays.
A son tour, M. Mousson, professeur de physique à l'université de
Zurich , vint rendre compte des résultats obtenus par la commission
météorologique instituée pour couvrir la Suisse d'un réseau d'ob-
servatoires où l'on note chaque jour la température et l'humidité de
l'air, la pression atmosphérique, la direction du vent et la quantité
de pluie ou d^ neige tombée. Nul pays mieux que la Suisse ne se prête
à des observations de ce genre. Embrassant tout le massif central des
Alpes, elle participe, dans le canton du Tessin, aux climats les plus
doux du nord de l'Italie, et par ses cantons septentrionaux à celui
de l'Allemagne méridionale. A l'ouest, elle confine à la Franche-
Comté, àr l'est aux montagnes du Tyrol, et le climat de Genève, si-
tuée sur le Rhône, a des traits communs avec celui du midi de la
France. Un plus grand avantage, pour lequel aucun pays ne peut
rivaliser avec elle, c'est que la Suisse renferme les plus hautes mon-
tagnes de TEurope, et possède, grâce au zèle de ses habitans, les sta-
tions météorologiques les plus élevées de notre continent. Le nom-
bre total des stations est de quatre-vingt-huit, parmi lesquelles on
en compte quatre comprises entre 1,800 et 2,000 mètres au-dessus
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UNE FÊTE DE LA SCIENCE. 85
de la mer, quatre entre 2,000 et 2,200, deux entre 2,200 et 2,400,
et une à 2,474 : c'est celle de Thospice du Saint-Bernard. Quelques-
unes de ces stations sont de premier ordre : ce sont les observatoires
de Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich; les autres sont desservies par
des hommes de bonne volonté qui n'auront d'autre récompense que
le sentiment d'être utiles à la science et à leur pays. Il est curieux
de ?oir quel contingent les différentes classes de la société ont fourni
à cette utile phalange de volontaires qui s'astreignent à observer
trois fois par jour les instrumens qui leur sont confiés. 11 y a d'abord
parmi ces météorologistes bénévoles seize curés ou pasteurs, treize
professeurs, treize régens, six médecins, cinq pharmaciens, dix au*
bergist^ et seize personnes de professions diverses ; il y a aussi cinq
couvens et quatre observatoires qui leur prêtent leur concours.
Ajoutons, pour l'instruction des pays qui ne possèdent pas de ré-
seau météorologique, que 26,200 fr. ont suffi à toutes les dépenses
d'installation des quatre-vingt-huit stations.
Le professeur Vogt prit ensuite la parole pour exposer les résul-
tats de ses recherches sur l'homme, son rang dans la création et son
rôle dans l'histoire de la terre. Des crânes humains ont été trouvés
dans des cavernes mêlés avec des ossemens d'espèces d'éléphans
(elephas primigenius) ^ de rhinocéros [rhinocéros tichorhinus) et
d'ours [ursus spelœus) qui n'existent plus actuellement. Deux de
ces crânes sont particulièrement célèbres : celui exhumé dans une
caverne près de Liège par Schmerling et celui du Neander-Thal.
La petitesse, l'allongement de ces crânes, l'étroitesse du front, le
développement des arcades sourcilières, indiquent une race très
inférieure, comme celles de l'Australie, continent dont la création
est antérieure à celle de l'Asie et par conséquent de l'Europe. En
Australie, tous les êtres organisés, animaux et végétaux, appartien-
nent à des types dégradés; il en est de même pour l'homme. Le
sauvage de la Nouvelle-Hollande est inférieur, sous tous les rap-
ports, à toutes les autres races, et sa capacité crânienne est la plus
petite connue. Les crânes trouvés dans plusieurs localités avec des
silex et des haches taillés dénotent également des races peu déve-
loppées. Ainsi donc, avant l'avènement des civilisations phénicienne,
grecque ou étrusque, dont quelques lueurs éclairaient les parties
méridionales du continent, la population autochthone de TEurope
centrale se composait de races diverses, mais inférieures sous le
point de vue cérébral aux populations actuelles. L'espèce humaine
est donc perfectible, et avec Darwin, Huxley et beaucoup d'anthro-
pologistes modernes le professeur Vogt se demande si cet être mo-
difiable et perfectible ne proviendrait pas originairement d'un type
inférieur dont les singes anthropomorphes, l'orang, le chimpanzé
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86 BEVUE DES DEUX MONDES.
et le gorille, sont les représentans actuels. Posée dans une église
chrétienne, la question produisit une certaine sensation ; mais nul
ne se récria, car la libre discussion est l'essence même d'un peuple
et d'une religion affranchis du joug de l'autorité. Parmi les audi-
teurs se trouvait le professeur Hengstenberg, le fougueux prédica-
teur de la cour de Berlin : apôtre du piétisme le plus exagéré, c'est
lui qui a poussé le roi de Pfusse dans la voie funeste où il s'est en-
gagé; mais, comme le dit Hegel, toutes les antinomies finissent par
se résoudre, et l'on peut voir sur le livre des étrangers aux eaux de
Poschiavo, près de Samaden, les noms de MM. Vogt et Hengsten-
berg unis par une fraternelle accolade. C'est la réconciliation mo-
mentanée du piétisme le plus étroit avec le matérialisme le plus ra-
dical; c'est le rapprochement de deux antipodes intellectuels.
Après cette séance d'ouverture, M. de Planta reçut la société à
sa table hospitalière; puis soixante -deux voitures appartenant aux
habitans de Samaden et des environs transportèrent les invités au
pied du magnifique glacier de Morteratsch. Le joyeux convoi tra-
versa d'abord la vallée et le joli village de Pontresina, dont les fe-
nêtres regorgeaient de géranium ^ de pelargonium et de pétunia
magnifiques; longeant ensuite une ancienne moraine couverte de
mélèzes, nous arrivâmes au pied de l'escarpement terminal du gla-
cier. Descendu des sommets du Bemina, ce glacier transporte d'é-
normes blocs de pierre détachés de la montagne; quelques-uns,
parvenus à l'extrémité, roulent du haut de ce rempart de glace et
tombent dans le lit du torrent, alimenté par la fonte du glacier.
Quelques savans italiens ont émis récemment l'opinion que les lacs
du revers méridional des Alpes, le Lac-Majeur, celui de'Lugano,
le lac de Gôme et ceux d'Iseo et de Garde, avaient été creusés par
les immenses glaciers qui, à une époque géologique relativement
récente, sont descendus dans les plaines de l'Italie. L'action de
ces glaciers gigantesques, dont ceux que nous voyons sont encore
les restes, est identique à celle des glaciers actuels; l'échelle seule
des effets produits est réduite proportionnellement à la grandeur
des agens. Si donc ces anciens glaciers ont creusé des lacs, les gla-
ciers actuels doivent en creuser aussi. Or le glacier de Morteratsch
repose, à son extrémité terminale, sur une nappe de cailloux rou-
lés par le torrent qui, coulant d'abord sous la glace, apparaît au
jour en aval de l'eiscarpement terminal. Plusieurs membres remar-
quèrent, avec M. Desor, que le glacier ne creuse pas la nappe dilu-
viale qu'il pourrait si facilement entamer. 11 se tient au-dessus de
cette nappe; un intervalle existe toujours entre la glace et les cail-
loux. Il y a plus, le glacier passe même par-dessus les blocs tombés
du haut de l'escarpement dans le lit du torrent. Ainsi donc un gla-
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UNE FÊTE DE LA SCIENCE. 87
der ne pénètxe pas dans un terrain meuble à la manière d'un soc
de charrue qui entame le sol et l'affouille : il agit comme un grand
polissoir qui le nivelle. Tous les observateurs ont été frappés de
rborizonialité des terrains meubles sur lesquels les glaciers ont
glissé pendant quelque temps; ce sont, pour employer le langage
des in^oieura, des surfaces réglées. Les montagnards de la Suisse
allemande désignent ces anciens lits d^ glaciers par un nom spé-
cial : ils les appellent boden y ce qui veut dire plancher. Comme la
plupart des glaciers de la Suisse, celui de Morteratsch a progressé ;
les babitans de Pontresina estiment qu'il s'est avancé d'un kilo-
mètre depuis trente ans environ. En 183&, lors d'une crue du tor-
rent, on vit sortir de la voûte du glacier des planches, restes d'un
chalet pastoral envahi depuis longtemps et recouvert actuellement
par la glace. Des documens du xv* et du xvi' siècle indiquent la
situation et les limites de Yalpe ou pâturage disparu.
Pendant que les géologues étudiaient les bases du glacier, les bota-
nistes parcouraient les bois, quelques dessinateurs s'étsdent installés
avec leurs albums sur les genoux. Les jeunes gens avaient escaladé
les rochers de la rive gauche, et s'étaient avancés sur la glace au
milieu du labyrinthe de blocs dont la surface est couverte. L'appro-
che de la nuit les rappela sur la terre ferme, et peu à peu toutes les
voitures, Uaversant de nouveau Pontresina, ramenèrent à Samaden
les savans et leurs hôtes, également enchantés de cette belle ex-
cursion où rmtelllgence et l'imagination avaient été largement sa-
tisfaites.
Le lendemain, la société se divisa en sections qui se réunirent
s^arément. La section de zoologie était présidée par le professeur
de Siebold, de Munich, dont les beaux travaux sur les vers intesti-
naux et la parthénogenèse sont connus du monde savant. La pre-
mière communication du président se rattachait à cette dernière
théorie, d'après laquelle des œufs non fécondés peuvent cependant
éclore et donner des produits vivans..H. de Siebold a observé une
roche, âgée de quatre ans, qui fournissait constamment un grand
nombre d'hermaphrodites. Ces malheureuses créatures sont immé-
diatement jetées au dehors par les ouvrières. Aucune ne ressemble
à l'autre. Tantôt elles sont moitié mâles, moitié femelles ; la partie
antérieure du corps est celle d'un bourdon, la partie postérieure celle
d'une ouvrière. Quelquefois c'est l'inverse ; le devant est femeUe,
le derrière est mâle. Dans d'autres cas, la partie droite est mâle,
la partie gauche femelle : on remarque à cet égard toutes les varié-
tés imaginables, et sur quelques abeilles les anneaux sont alterna-
tivement mâles et femelles. Même variabilité pour les organes re-
producteurs; ces hermaphrodites ont tantôt l'aiguillon des ouvrières,
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88 REVUE DES DEUX MONDES.
tantôt Torganisation des bourdons, tantôt tous les deux à la fois.
Souvent rhermaphrodite, étant mâle à droite et femelle à gauche à
l'extérieur, oITre une disposition contraire à l'intérieur. En un mot,
Tesprit peut supposer toutes les combinaisons possibles de sexua-
lité externe ou interne : on les trouvait réalisées dans ces abeilles
anormales. Une seule chose est constante chez toutes, c'est que ces
hermaphrodites ne contiennent pas d'oeufs comme les ouvrières ordi-
naires. Voici l'explication de ces anomalies. On sait qu'une féconda-
tion complète engendre les ouvrières, qui ne sont que des femelles
stériles; l'absence de fécondation produit des mâles. Ces herma-
phrodites proviennent d'oeufs pondus dans des cellules d'ouvrières;
mais, la fécondation étant incomplète ou trop tardive pour des rai-
sons qu'on ignore, il en résulte les hermaphrodites dont nous avons
parlé. La discussion s'est établie sur cet intéressant sujet. M. de
Filippi a cité des exemples d'œufs de vers à soie qui ont éclos sans
avoir été fécondés. On à rapproché ces faits de ceux observés derniè-
rement sur les vaches par M. Thury de Genève; ils tendent à mon-
trer que ces animaux engendrent des mâles ou des femelles suivant
le degré de maturité de l'œuf. Il serait donc possible de leur faire
procréer à volonté des vaches ou des taureaux. On comprend toute
l'importance d'un pareil résultat pour l'agriculture, et l'on espère
que les expériences de M. Thury seront mises à l'épreuve sur une
grande échelle. — M. le professeur Jules Pictet, l'auteur universel-
lement estimé du meilleur et du plus complet traité de paléontolo-
gie que nous ayons, parla ensuite des coquilles fossiles enroulées et
connues sous le nom ^ ammonites^ de toxoceras et ^ancyloceras.
Des échantillons très complets lui ont appris que le genre toxoceras
devait être rayé de la liste des mollusques céphalopodes. Le genre
crioceras mérite d'être conservé malgré ses étroites affinités avec
les ammonites.
Nous eûmes nous -même à entretenir la section de zoologie d'une
découverte importante faite en 1862 par M. Charles Rouget, profes-
seur de physiologie à la faculté de Montpellier. On ne savait point
comment se terminent les nerfs qui se rendent à nos muscles et
leur transmettent les ordres de la volonté. A l'œil nu, on voit le
nerf entrer dans le muscle, pénétrer dans l'intérieur, s'y diviser en
rameaux de plus en plus déliés; mais l'œil, quoique armé du mi-
croscope, n'avait pas encore aperçu la terminaison même du nerf: on
ignorait donc comment l'organe moteur s'unit avec celui qu'il met
en mouvement. Le scalpel, dans ce genre de recherches, est un in-
strument dangereux : il divise, déchire et détruit ces organismes si
fins et si délicats. A force d'études dirigées avec sagacité, M. Rou-
get est parvenu à voir nettement la terminaison des nerfs dans des
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UNE FETE DE LÀ SCIENCE. 89
masdes très minces et très transparens des reptiles, ensuite dans les
mammilères, et enfin dans Thomme. Les nerfs moteurs percent d'a-
bord Tenveloppe de la fibre musculaire, puis se renflent en une sorte
de disque qui s*étale sur la fibre elle-même. Ce disque rappelle celui
qui termine les fils métalliques conducteurs de Télectricité qu'on ap-
plique sur la peau. Tout le mécanisme de la contraction musculaire
se rattache donc étroitement aux phénomènes électriques que nous
connaissons. Un certain nombre d'anatomistes allemands ont vérifié
depuis l'exactitude des observations de M. Rouget; mais, au lieu de
rendre franchement à l'auteur de cette découverte la justice qui lui
est due, plusieurs d'entre eux l'ont présentée sous une forme telle
que le lecteur dépaysé ne saurait démêler si c'est à eux ou à un sa-
vant français qu'appartient l'honneur de cette conquête scientifique.
.Nous exposâmes ensuite des recherches qui nous sont propres sur
les racines aérifères de quelques espèces du genre jussiœa. Ces
plantes, originaires de la Virginie et de l'Orient, sont aquatiques et
rappellent les œnothères : elles ont des racines ordinaii*es qui s'en-
foncent dans la vase; mais d'autres deviennent spongieuses, se rem-
plissent d'air, sont dressées verticalement dans l'eau et font flotter à
la surface les branches auxquelles elles sont attachées, remplissant
à leur égard le rôle de ces vessies placées sous les aisselles du na-
geur timide qui se méfie de ses forces. Dans d'autres plantes, telles
que la châtaigne d'eau {trapa natans)^ le pontederia crassipeSy Val-
dravanda vesictdoêaj ce sont les pétioles des feuilles qui se rem-
plissent d'air â une certaine époque et font flotter la plante. Dans
lesjussiœa, un autre organe accomplit la même fonction : la racine
se transforme en vessie natatoire. 11 serait naturel de penser que
l'air contenu dans les lacunes de ces racines ofire la même compo-
âtion que l'air dissous dans l'eau ou l'air atmosphérique; mais il
n'en est rien. Un jeune chimiste, M. Albert Montessier, s'est assuré
que cet air est toujours plus pauvre en oxygène que l'air atmosphé-
rique ou celui qui se trouve dissous dans l'eau. Cette observation,
nouvelle pour la science, a vivement intéressé les illustres chimi-
stes Lîebig et Woehler, à qui je l'ai communiquée.
M. le professeur Heer, de Zurich, dont les botanistes et les géolo-
gues admirent les beaux travaux sur les végétaux fossiles, entretint
la section après nous des plantes arctiques qui se trouvent dans les
Alpes de la Suisse : il en a compté quatre-vingts en Engadine seule-
ment. Dans le nombre se trouvent un arbre, le sorbier des oiseleurs,
et trois arbustes, le saule des Lapons, le saule pentandre et le gro-
seillier des Alpes. Quelques espèces arctiques sont répandues dans
toute la Suisse : je me contenterai de citer le carnillet moussier
(iilene acaulis). Il n'est aucun voyageur qui n'ait admiré près de
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90 REVUE DES DEUX MONDES.
la limite des neiges éternelles ces petits dômes de gazon semés de
fleurs roses, parure des derniers rochers surgissant au milieu des
névés; mais oh rencontre quelquefois des plantes arctiques sur des
sommets isolés et à des hauteurs où le climat est beaucoup plus
doux que celui des régions boréales, leur véritable patrie. Ces faits
viennent en aide aux idées émises pour la première fois. par un na-
turaliste anglais, Edouard Forbes, enlevé jeune encore aux sciences
naturelles. Forbes pensait que les plantes arctiques existant actuel-
lement dans les montagnes de TÉcosse et de la Suisse, dans les Car-
pathes et les Pyrénées, se sont propagées du nord au sud pendant
Ift période de l'ancienne extension des glaciers. Quand ceux-ci se
sont fondus, les plantes ont disparu presque toutes sous l'influence
d'un climat trop chaud pour elles; mais quelques-unes se sont main-
tenues sur des points moins défavorables à leur existence. Ces
points forment des îlots épars et isolés au milieu d'un pays dont la
végétation est celle de la zone tempérée.
La section de géologie a toujours le privilège de réunir le plus
grand nombre d'assistans et de donner lieu aux discussions les plus
animées. Gomment en serait-il autrement? Les Alpes ne sont-elles
pas le problème le plus difficile que la géologie ait à résoudre? La
constitution, l'origine, l'âge des Alpes, rien n'est complètement
connu ni définitivement acquis à la science. Le sphinx gigantesque
n'a pas encore été vaincu malgré le génie de ceux qui ont cherché
à le deviner. Peu à peu cependant la lumière se fait. Dans ces en-
tassemens chaotiques de sommets, dans ce lacis confus de vallées,
on commence à entrevoir certaines formes primordiales. La succes-
sion de couches est soumise à des lois fixes (1). M. Desor, compa-
rant le versant méridional des Alpes aux environs de Varese, en
Lombardie, avec le revers septentrional, constate que Tapparence et
la constitution minéralogique des terrains sont complètement difl^é-
rentes. Quelques étages, la grande oolithe et le corallien, manquent
tout à fait; mais, en se laissant guider par l'étude des fossiles,
on trouve que l'ordre de succession est le même. Seulement tout
semble démontrer qu'au nord des Alpes les terrains se déposaient
dans une mer agitée, riche en coraux et en coquilles, tandis que
dans le sud des vases limoneuses se précipitaient au fond des eaux
tranquilles d'un golfe sans orages. Une discussion s'engagea sur la
position d'un terrain qui fait depuis longtemps le désespoir des géo-
logues suisses, et auquel ils ont donné le nom de flysch. Les fos-
siles manquent ou ne sont pas reconnaissables. M. Heer, d'après
(1) Voyez sur ce sujet Desor, de l'Orographie des Alpes dans ses rapports avec la
géologie, et en anglais dans BalVs Guide to the western Atps,
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UNE FÊTE DE LA SCIENCE. 91
des échantillons d'algues marines, déclare le flysch tertiaire, et
M. Studer, le plus autorisé de tous quand il s'agit des Alpes, arrive
au même résultat par l'étude des superpositions. Près de Varese,
ce flysch est recouvert par l'étage inférieur de la craie. C'est aux
géologues italiens, en particulier au jeune et savant abbé Stoppani,
qu'est réservé l'honneur de faire disparaître cette contradiction ap-
parente.
L'orographie a sa langue comme toute autre science. Elle appelle
cltiscy avec les paysans jurassiens, une gorge qui coupe un chaînon
de montagnes perpendiculairement à sa direction et fait communi-
quer entre elles deux vallées parallèles. La cluse est l'effet d'une rup-
ture, et sur ses escarpemens on voit la tranche des couches brisées :
les supérieures appartiennent toujours à des terrains plus récens
que les inférieures. Ces escarpemens, impropres à la culture, sont
en général couverts de bois et de taillis. Quand un torrent traverse
la cluse, l'eau creuse l'étroit canal où elle se précipite le plus souvent
en cascades d'une vallée à l'autre. Sous la paroi, formée de couches
saillantes et brisées, on aperçoit alors une seconde paroi lisse, ver-
ticale, et seulement creusée çà et là de larges sillons ou de grandes
excavations arrondies. Cette paroi inférieure est l'ouvrage de l'eau.
M. Desor a proposé le mot roman de rofla pour désigner les cluses
dont le fond a été profondément creusé par les eaux : c'est le nom
que portent dans les Grisons plusieurs gorges à travers lesquelles se
précipitent les torrens impétueux dont la réunion forme le Rhin en
amont de la ville de Coire.
L'auteur de cette étude mit sous les yeux de la section deux belles
cartes du littoral méditerranéen, dues à nos ingénieurs hydrogra-
phes, et qui embrassent l'espace compris entre l'embouchure de l'Hé-
rault et celle du Rhône. Une série de tnarais salans borde la côte.
Ces lacs d'eau saumâtre sont séparés de la mer par un mince cor-
don littoral formé de dunes dont la hauteur ne dépasse pas 8 ou
10 mètres. Toute la côte est calcaire, mais le sable des dunes est
siliceux. D'où peut provenir cette silice? Où sont les rochers qui
l'ont produite? C'est dans les Alpes qu'il faut chercher leur origine.
Lorsque les anciens glaciers sont descendus dans les vallées jus-
qu'aux bords du Rhône, entre Lyon et Vienne, mais moins bas dans
les vallées méridionales, ils ont laissé sur place tous les débris, blocs,
cailloux, sable, qu'ils transportaient sur leur dos, ou charriaient
dans leurs flancs. Quand ces glaciers fondirent et reculèrent, tous
ces débris accumulés furent entraînés vers la mer par les eaux ré-
sultant de cette fonte prodigieuse. Les roches friables, les calcaires
tendres, les grès, furent réduits en poudre par le frottement avant
d'arriver au débouché des vallées; mais les roches dures en par-
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92 RETUE DES DEUX MONDES.
ticulier les roches siliceuses, les quartzites, parvinrent sous forme
de cailloux arrondis dans la plaine du Rhône : ils y formèrent de
grandes nappes dont la Crau est la plus étendue et la plus célèbre.
Ces cailloux ne s'arrêtèrent pas au bord de la mer, ils dépassèrent
le rivage. Depuis cette époque, des milliers d'années se sont écou-
lées; ces cailloux, balancés par le flot, s'usèrent réciproquement et
prirent la forme de galets aplatis; mais le sable, résultat de cette
usure, emporté par les vents, a formé les dunes que nous voyons.
Les cailloux générateurs du sable n'ont pas tous disparu de la plage :
non loin de Montpellier, on les trouve mêlés aux coquilles; aussi le
sable des dunes est-il formé de 75 pour 100 environ de silice et de
• 25 pour 100 de calcaire, provenant en grande partie des coquilles
que le flot broie contre le rivage. Ainsi tout se lie à la surface du
globe, et les dunes des rivages languedociens doivent leur origine
aux débris accumulés d'abord dans les vallées par les anciens gla-
ciers des Alpes, puis entraînés jusqu'à la mer par les torrens gigan-
tesques auxquels la fonte de ces glaciers a donné naissance.
La Société helvétique, pendant sa session de 1863, a reçu bien
d'autres communications intéressantes, parmi lesquelles je dois
mentionner celles de MM. Omboni de Milan, Strobel de Pavie et
Hoesch d'Aarau. Le professeur Theobald de Coire, aussi intrépide
montagnard que bon géologue, s'est voué principalement à l'étude
des puissans massifs dû canton des Grisons. Ministre du saint Évan-
gile, il a, comme l'abbé Stoppani, abandonné la théologie pour la
géologie, et si tous deux trouvent dans cette nouvelle étude des
doutes comme dans la première , ils ont au moins la consolation de
pouvoir les contrôler par l'observation directe. Leurs travaux con-
tribuent aux progrès d'une science qui suivait encore, il y a trente
ans, les erremens de celle qu'ils ont abandonnée : en effet, la géo-
logie est à peine sortie de cette période initiale où les généralisations
hâtives remplacent l'étude sincère et patiente de la nature, période
stérile , mais inévitable, car il n'est aucune des connaissances hu-
maines qui ne l'ait traversée. La géologie moderne , c'est l'examen
méthodique des couches du globe et des êtres dont elles renferment
les débris, c'est l'analyse des phénomènes qui se passent actuelle-
ment à la surface de la terre et la comparaison des effets qu'ils
produisent avec ceux dont nous voyons les traces dans les divers
terrains. Jadis chaque géologue avait son système s'appliquant au
globe tout entier, et s'étendant même quelquefois à la lune; aujour-
d'hui personne n'a de système, mais chacun étudie son pays ou une
contrée déterminée. Les faits généraux ressortent naturellement de
ces travaux particuliers, et quand le globe sera bien connu, les phé-
nomènes actuels bien appréciés, la géologie sera faite.
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UNE FÊTE DE LA SCIENCE. 93
Les séances de la section de physique et de chimie n*ont pas été
moins intéressantes que celles des autres. M. Dufour de Lausanne
a parlé d'un coup de foudre tombé à Clarens sur les bords du lac
Léman, et qui a frappé cent cinquante pieds de vigne. Plusieurs
membres ont rappelé des faits analogues. M. le professeur Clausius
a exposé le second principe de la théorie mécanique de la chaleur,
et M. Adolphe de Planta a traité de la composition chimique de plu-
sieurs eaux minérales du canton des Grisons. Le soir même, la so-
ciété visita Tune des plus curieuses de ces sources. L'administration
des eaux ferrugineuses de Saint-Maurice l'avait invitée à se réunir
avec la section de médecine pour examiner l'établissement dans tous
ses détails. Une longue Aie de voitures se déroula comme un serpent
sur la route qui longe le pied des montagnes entre Samadeh et Ce-
lerina; elle atteignit bientôt Saint-Maurice, puis l'établissement des
bains, situé au milieu de la vallée, entre les lacs de Silz et de Saint-
Maurice. Là s'élèvent de vastes constructions, déjà insuffisantes
pour contenir le grand nombre de baigneurs qui affluent à ces eaux.
De nouveaux bâtimens s'ajoutent aux anciens, et dans le village
de Saint -Maurice les hôtels se multiplient chaque année. Ces
eaux sont froides, limpides, inodores, à saveur piquante et astrin-
gente; elles contiennent à la fois des carbonates, des sulfates alca-
lins et de plus du carbonate de fer : elles sont donc essentiellement
toniques et conviennent singulièrement aux constitutions faibles ou
débilitées. L'action de l'air vient s'ajouter à celle de l'eau, et nous
n'étonnerons aucun médecin en disant que l'on a constaté l'heureux
effet de cette double influence. L'eau ferrugineuse restitue au sang
la proportion de fer sans laquelle il ne saurait vivifier les organes,
et l'air aussi bien que l'eau, ranimant les forces digestives, concou-
rent au rétablissement général d'une constitution délicate ou déla-
brée. Le repas qui nous réunissait dans la grande salle des eaux
était un repas de baptême. Le grand chimiste et médecin Paracelse,
né à Einsiedeln, dans le canton de Schwitz, en 1&93, est le premier
qui ait reconnu et préconisé les eaux de Saint-Maurice. Sur l'invi-
tation de M. de Planta , la Société helvétique voulut bien être la
marraine de l'une des trois sources. En lui donnant le nom de Pa-
racelse, la société rendait hommage à l'un des hommes les plus
remarquables et à l'un des plus grands caractères de l'ancienne
Helvétie. Paracelse, le réformateur des sciences chimiques et mé-
dicales, le premier qui s'éleva contre la routine des écoles pour ra-
mener les médecins à l'étude et à l'observation de la nature, était
digne d'un pareil hommage. La source bienfaisante qu'il a révélée à
l'humanité souffrante fera bénir à jamais son nom par ceux qui lui
devront la santé. Un tel monument est plus durable que les statues
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94 REVUE DES DEUX MONDES.
de marbre ou de bronze élevées à tant d'illustres inconnus dont le
genre humain ne gardera pas le souvenir. Après le banquet, on se
rendit, en suivant les bords du lac de Saint-Maurice, à une maison
rustique qui s'élève dans une prairie entourée de bois. Des chœurs
de jeunes gens de la vallée saluèrent la société de leurs chants har-
monieux, et le soir des groupes formés par le hasard ou les affinités
électives de leurs études communes regagnèrent à travers la forêt
les maisons hospitalières de Samaden et de Celerina.
Le lendemain était le dernier jour de cette session, trop courte au
gré des savans, qui auraient voulu entendre encore leurs confrères
ou leur communiquer le résultat de ces travaux commencés que la
discussion éclaire si souvent de lumières imprévues; mais les habi-
tans de Samaden, jaloux de montrer à leurs hôtes toutes les beau-
tés de leur vallée, avaient attelé leurs chevaux. Les voitures se
mirent en mouvement comme la veille pour descendre le long de
rinn vers les limites de la Basse-Engadine. Tous les villages étaient
parés de drapeaux et de feuillages; des inscriptions témoignaient
de la joie des populations accourues pour saluer de modestes natu-
ralistes. Au-dessus de l'arc de triomphe de Sutz, un ours brun, tué
dans le voisinage, avait été placé en vedette. A Capella, le dernier
hameau de la Haute-Engadine, un grand cultivateur, notre hôte ce
jour-là, avait inscrit sur sa maison cette sentence que la société ne
pouvait désavouer : « La nature est le livre de la sagesse. )^ Toutes
les populations des environs se trouvaient réunies ; elles ét^ent ac-
courues de la Basse et de la Haute-Engadine pour assister à cette
fête de la science ; les dames circulaient autour des tables dressées
dans la prairie, et de nombreux discours improvisés célébrèrent
tour à tour l'étude de la nature, la liberté, la Suisse, l'Italie, la
fraternité de la science et du travail.
La session était close, et le lendemain les uns traversaient le Ju-
liers ou l'Albula pour retourner en Suisse, d'autres franchirent les
cols du Bernina et du Maloya et descendirent vers le lac de Côme. Le
contraste entre les villages sévères de la froide Engadine et les élé-
gantes villas italiennes, entourées de chênes verts, d'oliviers, d'oran-
gers, de lauriers-roses et d'aloès-pitte, est un des plus saisissans qui
existent dans le monde. Sur les bords des lacs italiens, les Alpes font
l'effet d'un espalier colossal qui abrite les végétaux frileux contre
les vents du nord; de plus les eaux profondes des lacs Majeur, de
Lugano, de Côme, d'iseo et de Garde, véritables réservoirs de cha-
leur, adoucissent encore la rigueur des hivers. De là un climat ex-
ceptionnel pour cette latitude, comme celui d'Hyères et de toute la
côte ligurienne depuis Nice jusqu'à Pise. Un voyageur qui, partant
de la Norvège septentrionale, arriverait à Fondi, dans le royaume de
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UNE FÊTE DE LA SCIENCE. Q5
Naples, où Ton voit les premiers orangers croissant en plaine et sans
abri, serait moins surpris, parce que la transition, sans être plus
forte, est plus lente et plus ménagée. Les illustres chimistes Liebig,
de Munich, et Woehler, de Gœttingue, se trouvaient à Lugano : un
grand nombre de savans vinrent les saluer, et un petit congrès sup-
plémentaire suivit et compléta le grand congrès de Samaden.
II. — TBATAUX »B LA SOCIÉTÉ BELTiStIQUB DBS SClBlfCES NATIBBLLBS.
Ma tâche n'est point finie. Dussé-je être abandonné du lecteur
fatigué, je dois faire connaître les travaux scientifiques publiés par
les membres' de la Société helvétique des sciences naturelles. Je ne
puis songer à une analyse détaillée, je me bornerai à un coup d'œil
général. Les publications de la société commencèrent en 1817. Le
professeur Meisner de Berne faisait paraître un annuaire qui rendait
un compte sommaire des communications faites pendant les ses-
sions. Cet annuaire s'arrêta en 1824. Lés Mémoires de la Société
helvétique datent de 1829; ils forment actuellement dix-neuf vo-
lumes in-quarto avec de nombreuses planches et un certain nombre
de cartes. Dans ce recueil, c'est la géologie qui domine, et surtout
la géologie de la Suisse. Le massif du Saint-Gothard est le sujet de
recherches contenues dans les premiers volumes : elles sont dues
à MM. Lusser et Lardy, Tous deux se sont attachés à* étudier ce
groupe de montagnes qui semble former le centre ou le nœud des
Alpes suisses. Ces travaux ont mis hors de doute un fait important
qui s'est généralisé depuis : c'est la structure en éventail des grandes
masses alpines. Je m'explique. Le voyageur revenant d'Italie pour
traverser le Saint-Gothard remarque, à partir d'Ahrolo, au pied
méridional du passage, que les couches de gneiss et de schistes
qui le composent s'enfoncent pour ainsi dire dans les flancs de la
montagne, et plongent par conséquent vers le nord ; à mesure qu'il
monte , les couches semblent se relever, et quand il atteint le som-
met, elles sont verticales et ne plongent plus ni vers le nord ni vers
le sud. En redescendant sur le versant septentrional, le même voya-
geur constate que les couches s'inclinent de plus en plus; mais
l'inclinaison est précisément en sens opposé de celles du versant
méridional : elles plongent vers le sud et se renversent vers le nord.
La montagne offre donc la structure d'un éventail. La force colos-
sale qui l'a comprimée latéralement a produit des effets visibles aux
yeux les plus inattentifs. Quels sont les voyageurs qui n'ont point
été frappés du contournement des couches de l'Axenberg en face de
Flaelen? Sur le pont du bateau à vapeur qui fait le trajet de Fluelen
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96 REVUE DES DEUX MONDES.
à Lucerne, il en est peu qui ne remarquent les couches arquées qui
dominent Beroldingen, celles du Seelisberg, au-dessus de la célèbre
prairie du Grûlli, berceau de la liberté helvétique. Ce sont les feuil-
lets septentrionaux du Saint- Gotbard qui, en se renversant, ont
refoulé ces couches calcaires. Sous cette énorme pression , elles se
sont tordues et pliées comme une molle argile. Des contournemens
semblables se voient souvent dans le voisinage des Alpes centrales,
car le Saint-Gothard n'est pas le seul massif qui présente la struc-
ture en éventail. Le Grimsel, où TAar prend naissance, le Gallen-
stock, au-dessus du glacier du Rhône, le Gelmerhorn, situé entre
les deux, le Mont-Blanc lui-môme, en sont des exemples plus ou
moins évidens, et cette structure est probablement commune à tous
les massifs cristallins des Alpes qui se relient au Saint-Gothard.
La description du groupe montagneux de Davos, par M. Studer, et
les études de MM. Escher de la Linth et Théobald sur les Grisons
et le Vorarlberg, se rattachent à celles du Saint-Gothard; mais ces
travaux descriptifs se refusent à l'analyse et n'ont d'intérêt que
pour les savans de profession.
Dans un mémoire de M. Rutimeyer sur la géologie des rives sep-
tentrionales du lac de Thun, on trouve un beau modèle de ces pay-
sages géologiques dont les Anglais nous ont donné les premiers
l'exemple. Quand il s'agit d'une contrée limitée, au lieu d'une carte
ou de coupes, on met sous les yeux du lecteur un paysage, une vue
du pays coloriée géologiquement, c'est-à-dire où les différens ter-
rains sont indiqués par certaines teintes convenues. En présence de
la nature, ce paysage géologique à la main, tout le monde peut se
reconnaître et retrouver les limites des formations. Ainsi M. Ruti-
meyer nous présente la vue des bords du lac de Thun et des mon-
tagnes qui le dominent entre Ralligen et Merlingen. Par des cou-
leurs appropriées, il nous montre que les collines qui dominent la
tour de Ralligen sont formées de molasse et de nagelflue; des grès
occupent la partie moyenne de la montagne, et les sommets ap-
partiennent au terrain nummulitique. Les vallées sont creusées
dans le terrain crétacé.
Un géologue justement célèbre, Léopold de Buch, avait décrit en
1827 les porphyres rouges des environs de Lugano. Il donnait le
nom de melaphyres aux porphyres noirs de la même contrée. Les
porphyres sont aux yeux de tous les géologues des roches ignées ,
produites uniquement par le feu, comme les roches volcaniques du
Vésuve ou de TEtna. Ces roches éruptives ^e trouvent sur les bords
du lac de Lugano au pied d'une montagne couronnée d'une cha-
pelle ; c'est le mont Salvadore; il se compose de dolomie ou calcaire
contenant de la magnésie. Cédant à cet esprit de généralisation exa-
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UN£ FÊTE DE LA SCIENCE. 97
géré, caractère de la géologie des trente premières années du siècle»
Léopold de Buch en concluait que toutes les dolomies étaient dues
à Taction chimique d'une roche ignée incandescente sur du calcaire
ou carbonate de chaux ordinaire. Cette théorie des dolomies avait
été acceptée pour ainsi dire de confiance. M. Brunner, reprenant
Tétude de la contrée, a ébranlé une conviction trop légèrement for-
mée : il a démontré qu^'elle ne peut même pas résister à Texamen
consciencieux^ de la localité considérée par M. Léopold de Buch
comme fournissant des preuves irrécusables de la vérité d'une théo-
rie naguère encore en faveur.
De la promenade de Berne, on voit en face de soi le groupe du
Stockhom, avant-garde des Alpes de l'Oberland et de la Gemmi ;
M. Brunner en a aussi donné la description, et il considère la mon-
tagne comme le résultat de pressions latérales lentes de même origine
que celles dont le massif central porte l'empreinte. Dans un mé-
moire sur la molasse tertiaire de la plaine suisse, M. KauOmann, de
Luceme, arrive aux mêmes conclusions.
Les Alpes, malgré les travaux remarquables dont elles ont été l'ob-
jet, présentent encore au géologue une foule de problèmes à résoudre
et d'obscurités à dissiper. Il n'en est pas de même du Jura. C'est la
chaîne la mieux connue de l'Europe. Grâce au grand nombre des
fossiles qu'elle renferme, les étages en sont faciles à caractériser, et
le nom de terrains jurassiques est employé dans le monde entier pour
dénommer des formations contemporaines de celles du Jura. Cette
chaîne est devenue un type. Les formes du relief étudiées par Thur-
mann, Gressly, Desor et leurs successeurs sont la base de l'orogra-
phie moderne. Le Jura est le seul système de montagnes que le géo-
logue puisse déplisser comme un mouchoir et réduire à une surface
plane. Originairement tous ces terrains se sont déposés horizonta-
lement dans les mers où vivaient les nombreux animaux dont les
débris remplissent des couches actuellement relevées, contournées
et déplacées. Quelle est la cause de ces soulëvemensV Ici encore nous
retrouvons T action affaiblie de ces pressions latérales que nous avons
reconnues dans le voisinage du Saint-Gothard. Les chaînons paral-
lèles du Jura, dont la hauteur va en diminuant dans la direction de
Test à l'ouest ou de la Suisse vers la France, sont un effet de
l'apparition des Alpes. Les Alpes sont la grande vague, les chaînons
du Jura ne sont que les rides produites dans une eau tranquille, et
qui s'abaissent à mesure qu elles s'éloignent du flot principal, dont
elles offrent l'image affaiblie.
La paléontologie ou la connaissance des corps organisés fossiles
doit une grande partie de ses progrès à l'étude minutieuse des cou-
ches du Jura. C'est là que M. Gressly, en suivant une même assise
TOME u — 1864. 7
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9S REVUE DES DEUX MONDES.
dans toute son étendue et en examinant un à un les êtres orga-
nisés qu'elle renferme, a reconnu les faciès différens des faunes
éteintes. 11 a vu que, dans une même couche, les populations va-
riaient suivant la nature des dépôts formés au sein de la mer géolo-
gique. Ainsi les limons que les cours d'eau entraînaient dans les
mers anciennes, — comme le Rhône, le Nil, le Hississipi, les versent
sous nos yeux dans les mers actuelles, — forment des fonds vaseux
ou littoraicx. C'est dans cette vase qu'habitaient les espèces libres
à coquilles minces et fragiles, les solen, les myes, les moules, les
tellines, les ammonites et les reptiles marins. Le terrain dit oxfor-
dien est le type de ce genre de formation. L'Océan-^Pacifique nous
offre de nombreux exemples d'un faciès bien différent du premier.
Toutes les lies de la Mer du Sud et les côtes de la Floride sont en-
tourées d'une ceinture rocheuse construite pour des animaux agré-
gés, les coraux ou polypiers. Il en était de même dans les mers
géologiques; on reconnaît ces anciens rivages au grand nombre de
polypiers, d'huîtres et de coquilles perforantes dont ils sont bordés.
D'autres animaux d'une structure plus délicate, des oursins, des bé-
lemnites, des encrines, vivaient à l'abri de ces digues de polypiers
qui les défendaient contre le flot. C'est le faciès corallien qui ca-
ractérise un étage des terrains jurassiques. Le corallien des envi-
rons de Neuchitel, celui de Saint-Mihiel en Lorraine, sont des types
de ces terrains. Aujourd'hui comme jadis, la haute mer est le dé-
sert de l'Océan. Les pêcheurs et les zoologistes le savent bien, car
les animaux y sont rares et peu variés. Dans les couches qui s'y sont
déposées, on ne trouve que des débris de coraux et de polypiers
spongieux, des bélemnites et des ammonites; c'est le faciès pela-
gique. Ainsi, conclut M. Gressly, dans une même assise géologique
déposée à la même époque, on reconnaît les débris de populations
diverses suivant qu'on parcourt les districts littoraux vaseux, coral-
liens ou pélagiques de cette assise. Souvent ces faunes diffèrent
plus entre elles que des faunes correspondant à des époques dis-
tinctes. Cette idée féconde a été appliquée aux recherches stratigra-
pbiques dans le monde entier, et a profondément modifié les idées
des géologues. On ne se borne plus à reconnaître et à caractériser
les terrains au moyen de quelques espèces seulement; on s'efforce
d'embrasser l'ensemble des faunes contemporaines de chaque for-
mation d'eau douce ou d'eau salée.
La géologie du Jura doit encore beaucoup aux travaux de MM. Me-
rian, Agassiz, Desor, Pictet, Renevier, Mousson, Greppin, dont les
mémoires ont été recueillis et publiés par la Société helvétique.
M. Renevier a décrit la perte du Rhône, qui se trouve en France. Le
Rhône et la Valserine, en creusant profondément les terrains qu'ils
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UNE FÊTE DE lA SCIENCE. 90
traversent, ont produit une caupe naturelle où le géologue voit la
superposition de tous les étages, depuis la craie inférieure jusqu'à
la molasse tertiaire. Ces couches sont on ne peut plus riches en fos-
siles : M* Renevier y a reconnu trois cent quarante-quatre espèces.
A partir de Genève^ le Jura se rappt-oche des Alpes, et les deux
chaînes se joignent et se confondent aux environs du lac du Bour-
get et alla Grande-Chartreuse de Grenoble. Rien de plus intéressant
pctar Toi'ographie que d'étudier cotnment elles se soudent, et com-
ment les formes de Tune passent à celles de l'autre- Les travaux de
M. Alphonse Favre s^r le Salève, sa carte géologique du pays com-
pris entre le lac de Genève et le Mont-Blanc, les études de M. Mous-
son sur les environs. d'Aix en Savoie, concourent à la solution du
problème. Les géologue^ français ne restent pas inaictife : M. Lory
en Dauphiné, MM. Chamoussét, Vallet et Pillet en Savoie, explorent
avec un zèle infatigable cette zone intéressante, et, grâce à eux,
nous aurons un jour une orographie alpine aussi claire, aussi simple
que celle du Jura. Ce sera un grand pas de fait, un acheminement
considérable vers T intelligence, du mode de formation ^esi chaînes
de montagnes, dont l'ancienne théorie des soulèvemejns suivant la
verticale ne saurait rçndre compte dans Tétat actuel de nos con-
naissances.
La physique du globe est Tinitiatrice delà géologie, et l'étude
des phénomènes actuels nous dévoile ceux dont nouis voyons les
traces à la surface de la terre. Un mémoire de M. Venetz, inséré en
1835 dans Jef premier volume du recueil, traite des variations de la
température dans les Alpes de la Suisse. L'auteur, ingénieur des
ponts et chaussées du Valais, reconnut le premier que les glaciers
de la Suisse étaient jadis plus étendus qu'ils ne le sont aujourd'hui.
n s'assura qu'ils descendaient autrefois dans des vallées valaisanes
dont ils n'occupent actuellement que la partie supérieure. Ce phé-
nomène, en apparence local, limité originairement au Valais, a été
bientôt constaté dans toute la Suisse, les Vosges, les Pyrénées, les
montagnes de l'Ecosse et de la Scandinavie, le Caucase, l'Himalaya,
le nord et le sud de l'Amérique. La terre, avant ou depuis l'appari-
tion de l'homme, a donc passé par une période de froid dont les
causes sont encore à rechercher, mais dont la réalité n'est plus con-
testée (1).
La paléontologie animale et végétale occupe une grande place
dans les mémoires de la Société helvétique. Le professeur Heer de
Zurich y a fait connaître les nombreux insectes fossiles dont les
<1) Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du !•' mars 1847, Recherches sur Ja pé-
riode ifiaciaire.
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100 REYUE DES DEUX MONDES.
couches d'OEningen sur les bords du lac de Constance ont conservé
les délicates empreintes. Avant d'avoir ressuscité les anciennes fo-
rêts helvétiques qui révèlent un climat plus chaud que celui du midi
de l'Europe, M. Heer nous avait dévoilé les formes des insectes qui
bourdonnaient en Suisse, à l'époque tertiaire, dans la cime des
canneliers, des figuiers, des plaqueminiers et des légumineuses exo-
tiques : les congénères de ces arbres habitent actuellement les
zones intertropicales. MM. Gaudin et Carlo Strozzi, étudiant des
couches du Val d'Amo près de Florence , y découvrent une flore
analogue à celle de Ténériffe et des zones tempérées de l'Amérique
septentrionale. Ce sont là des preuves d'un climat plus chaud, ca-
ractérisé par de nombreuses espèces de lauriers. L'époque glaciaire
des Alpes, abaissant la température de la Toscane, a tué toutes
les espèces délicates, mais épargné les plus robustes, qui forment
la végétation actuelle du pays. Ces travaux rattachent intimement
la flore actuelle à celles qui l'ont précédée sur le globe. Désormais
on ne saurait parler de géographie botanique sans s'occuper des
végétaux qui sont enfouis dans les couches terrestres. M. Alphonse
de CandoUe propose le nom à* épiontologie pour désigner une nou-
velle science qui comprendrait la paléontologie et la géographie
des êtres organisés; ce serait l'histoire de leur apparition succes-
sive aux diverses époques de la vie du globe et leur distribution
présente à la surface de la terre. Ces deux études se touchent de
près; la faune et la flore qui nous entourent se lient étroitement aux
dernières faunes et aux dernières flores perdues. Par leurs formes ,
par leur structure, beaucoup d'animaux, un grand nombre de plantes
sont réellement des animaux et des plantes fossiles. Ces êtres ont
survécu aux derniers changemens de température et d'humidité qui
ont eu lieu à la surface du globe ; mais leur organisation tout en-
tière est celle des végétaux et des animaux qui ont existé avant la
plupart de ceux qui vivent aujourd'hui.
Telle est l'analyse très sommaire de la partie géologique des mé-
moires de la Société helvétique; elle suffit néanmoins pour donner
une idée du nombre et de l'importance des travaux qu'ils con-
tiennent.
La part de la botanique est moins grande. La Suisse cependant
est aussi riche en botanistes qu'en géologues; mais la nature même
de cette science se prête moins aux travaux limités à une localité
restreinte. Une flore locale n'est qu'une pierre apportée à l'édifice
de la flore générale d'une région naturelle, et un pays comme la
Suisse ne saurait, malgré la végétation variée qui le distingue, oc-
cuper les loisirs de tous ses botanistes. Ils ont dû étendre le champ
de leurs travaux au-delà de leur patrie. On trouve dans les mé-
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UNE FÊTE DE LA SUENCE. 101
moires de la Société helvétique une énumération des espèces suisses
du genre Cirsium de M. Naegeli et un catalogue des Chara de
Jl. Alexandre Braun. Le premier de ces deux savans a donné un
grand travail sur la classification des algues, et M. Jean MûIIer une
monographie des résédacées.
Dans la partie zoologique, on remarque Ténumération des mam-
mifères, des oiseaux, des reptiles et des poissons de la Suisse par
M. Scbinz, et celle des mollusques terrestres et fluviatiles par M. de
Charpentier. L'infatigable professeur Heer de Zurich a fait connaître
les coléoptères vivans de la Suisse; MM. Meyer-Dûrr et de La Harpe,
les lépidoptères ou papillons. On doit aussi à MM. Valentin, Vogt,
Koelliker et Neuwyler quelques mémoires d'anatomie comptée.
Je ne saurais passer sous silence un grand travail tenant à la fois
de la zoologie et de la paléontologie : il appartient à une subdivision
des connaissances humaines que je serais tenté d'appeler la zoo-
logie archéologique. Les lecteurs de la Revue n'ont pas oublié un
article de M. Elisée Reclus (1) sur les cités lacustres de la Suisse; ils
se rappellent que dans Thiver si sec de 1853 à 1854 on remarqua
d'abord près de Meilen, sur les bords du lac de Zurich, des pilotis
que les basses eaux- avaient mis à sec. Entre ces pilotis, on décou-
vrit bientôt des débris de poteries et toutes les traces d'habitations
fort anciennes. L'attention une fois éveillée, il se trouva que partout
les riversdns des lacs et particulièrement les bateliers Rivaient con-
servé le souvenir d'indices semblables. Des stations lacustres furent
signalées sur les lacs de Neuchâtel, de Sienne, de Morat, de Sem-
pacb, de Genève, de Constance, etc. On reconnut ensuite que, dans
certaines de ces stations, les pieux n'étaient que des arbres à peine
équarris et enfoncés au milieu de grosses pierres accumulées for-
mant au fond de l'eau des monticules auxquels les pêcheurs don-
naient depuis longtemps le nom de steinberg. Entre ces pieux , on
trouve des poteries grossières et des haches ou des pointes de flè-
ches fabriquées avec les silex de la craie. Dans d'autres stations, les
pilotis sont mieux travaillés et enfoncés directement dans la vase.
Là on retire du fond de l'eau des poteries plus soignées, des haches
en bronze, des épingles, des agrafes, des poignées faites du même
métal. Enfin, dans le lac de Neuchâtel, près de Marin, on a décou-
vert une station où toutes les armes et tous les ustensiles sont en
fer, métal inconnu dans les ruines des bourgades lacustres appar-
tenant à l'âge de pierre ou de bronze. Les antiquaires ont donc
distingué trois âges, celui de pierre, correspondant à une civili-
sation à peine ébauchée , comme celle des sauvages de la Nouvelle-
(1j Demie des Deux Mondes, 15 février 18G2.
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102 BEYUE DES DEUX MONDES.
Zélande; celui de bronze, qui annonce un état social beaucoup plus
avancé, et enfin celui de fer, contemporain de l'époque gauloise. Ces
trois âges sont certainement antérieurs à T invasion romaine. Des
fouilles faîtes récèmtnent dans les lacs tourbeux du canton de Zu-
rich et de Berne ont jeté un nouveau jour sur le genre de vie de
ces preniierô habitatts dfe ràDti<|ue Helvétie. Des fruits, des graines,
des fragmens ée filets et de tissas se sont conservés dans la tourbe.
On a reconnu des gt^înes de plantes économiques, — ^^le froment,
l'orge, le lin, ^-^dès fruits comestibles et cultivés, tels que des pobres,
des pommes, des fraises. Ces peuples avaient donc une agriculture.
M. Rutimeyer nous ap|^rend qu'ils possédaient également des ani-
maux domestiques.
L'étude des squelettes dont on trouve les débris dans les stations
lacustres du nord de la Suisse était d'un immense intérêt. En effet,
tous nos animaux domestiques sont les descendans, profondément
modifiés par l'homme et par le temps, de types sauvages dont la plu-
part sont inconnus. Le mouton, le bœuf, le cheval, le chien et le co-
chon avaient été déjà asservis par l'habitant des cités lacustres. Le
bœuf ressemblait aux petites races de montagne du canton des Gri-
sons, de l'Appenzell et de la Forêt-Noire, et il est permis de présumer
que le gros bétail de la plaine, celui de Fribourg et du Simmenthal,
n'est qu'un perfectionnement de ces petites races montagnardes.
Toutes deux ne saiuraient être dérivées de l'aurochs ou urus et du bi-
son, qui vivaient jadis dans les forêts de la Suisse comme dans celles
du nord de l'Europe. La souche du bœuf domestique de l'Europe est
probablement une espèce appelée par M. Owen bos longifrons. On
trouve ses os dans les tourbières de l'Angleterre, mais on ne les a
pas encore rencontrés dans celles de la Suisse. Les peuplades la-
custres chassaient le bison et l'aurochs, dont on trouve les os brisés
au milieu des pilotis. Le cochon n'était probablement pas à l'état
domestique; mais la dentition de ce cochon sauvage est celle d'un
animal plus frugivore et par conséquent moins farouche que notre
sanglier. Ce cochon sauvage {sus torfaceus) a disparu peu à peu, et
notre cochon domestique est un descendant du sanglier, dont les
instincts féroces se réveillent souvent en lui. Les fouilles faites dans
les stations tourbeuses démontrent aussi que l'élan, le cerf» la biche
et le daim animaient jadis les solitudes boisées de la Suisse. Le cas-
tor élevait ses digues dans les cours d'eau rétrécis et sur le bord
des lacs, et la loutre y habitait comme maintenant. L'ours, si rare
de nos jours, était alors commun dans les forêts montagneuses,
ainsi que le loup, le renard et le chat sauvage. Le chien des habi-
tations lacustres appartenait à une race de grandeur moyenne, à
tête allongée. Il était à l'état domestique, comme le mouton, la
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UNE FÊTE DE LA SCIENCE. 103
xîhèvre et la vache, et peut-être le cochon. Le cheval est d'une in-
troduction postérieure, et la multiplication des autres races domes-
tiques coïncide avec son apparition. Quelques-uns de ces animaux
étaient déjà contemporains des rhinocéros et des éléphans à l'époque
où la Suisse jouissait d'un climat beaucoup plus tempéré que celui
qui règne aujourd'hui. Une période de froid amena l'ancienne ex-
tension des glaciers qui, descendant le long des vallées, couvrirent
la plaine suisse d'un manteau de glace. Les éléphans et les rhino-
céros disparurent; mais le cerf, le renne, le daim, le cochon, le
loap, le renard, le castor, le lièvre, dont les os sont mêlés dans les
cavernes avec ceux des grands pachydermes, survécurent à la pé-
riode de froid; ils repeuplèrent les nouvelle» forêts qui envahirent
le terrain abandonné par la glace, et plusieurs d'entre eux se sont
perpétués jusqu'à nous.
Ce rapide exposé ne donne pas sans doute une idée complète des
travaux publiés depuis 1827 par la Société helvétique; mais nous
en avons dit assez pour montrer quels services de pareilles associa-
tions peuvent rendre à l'histoire naturelle. En France, nos sociétés
de géologie, de botanique et de météorologie sont là pour le prou-
ver. Par la force des choses, par la puissance irrésistible de la liberté,
elles sont devenues le centre d'activité des hommes voués à l'une ou
l'autre de ces sciences; c'est dans leur sein que les questions se dis-
cutent et que les problèmes se résolvent : elles sont l'avant-garde
des académies et des corps officiels, véritables aristocraties intel-
lectuelles chargées de modérer l'élan du peuple scientifique, mais
dépourvues de cette jeunesse et de cette initiative qui ouvrent des
voies nouvelles. Les deux genres d'associations sont d'ailleurs égale-
ment utilçs et nécessaires; elles exercent l'une sur l'autre une in-
fluence qui se traduit par les progrès rapides dont nous sommes
témoins.
En Suisse, la Société helvétique des sciences naturelles a été le
lien des savans éparpillés dans les différens cantons : elle a doublé
leurs forces et leur zèle en les mettant directement en contact les
uns avec les autres. Les réunions annuelles ont eu lieu successive-
ment dans la plupart des villes de la confédération; chaque fois l'a-
gitation scientifique a fait naître d'abord la curiosité, puis l'action
individuelle ou collective. Le talent, engourdi par la lourde atmo-
sphère des petites villes, s'est réveillé au souffle vivifiant de la
science. On connaissait la Suisse pittoresque ; la société, reprenant
l'œuvre de Scheuchzer, de Saussure et de Haller, achève le tableau
de la Suisse géographique, géologique, botanique et météorolo-
gique. Ne se bornant pas à des recherches purement scientifiques,
elle a provoqué la réforme monétaire, celle des poids et mesures et
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lOA REnJE DES DEUX MONDES.
fondé quatre-vingt-huit stations météorologiques où l'on observe
aux .mêmes heures et avec les mêmes instrumens. Une commission
hydrographique s'occupe du régime des rivières, de la crue des
lacs, des causes des inondations, et des moyens de les prévenir. La
triangulation de la Suisse, achevée et publiée en 18A0, a été refaite
en partie et reliée aux travaux géodésiques exécutés dans le duché
de Bade et en Italie. Les magnifiques cartes fédérales publiées sous
la direction du général Dufour forment un atlas qui restera comme
un des raoniunens cartographiques de notre siècle. C'est encore
par l'initiative et grâce à l'appui de la Société helvétique auprès du
gouvernement fédéral que cette œuvre aura été conçue, entreprise
et terminée. La section de médecine a mis à l'ordre du jour deux
grandes questions : les eaux minérales et le crétinisme. Il est peu
de sources qui n'aient été analysées, et dont les propriétés médi-
cales ne soient appréciées à leur juste valeur. Si les causes du cré-
tinisme sont encore obscures, les moyens de le prévenir et de le
guérir ne le sont plus. L'établissement situé sur l'Abendberg, près
d'Interlaken, à 1,100 mètres au-dessus de la mer, en a donné la
preuve. La constitution d'un grand nombre d'enfans a été trans-
formée ou sensiblement améliorée.
En un mot, la Société helvétique des sciences naturelles a été le
centre et l'origine du grand mouvement scientifique dont la Suisse
est aujourd'hui le théâtre. Dans le siècle dernier, quelques savans
éminens, les Bernouilli, Haller, de Saussure, Bonnet, Deluc, Pictet
et Senebier, étaient les glorieux représentans de leur patrie dans
les mathématiques, la physique et F histoire naturelle; mais la
science n'était point universellement cultivée : il y avait des géné-
raux, l'armée n'existait pas encore; c'est la Société helvétique qui
l'a créée. Actuellement il n'est point de village qui n'ait son curieux
de la nature. Quand* ce n'est pas le médecin, c'est le pharmacien,
le pasteur, le maître d'école, et à leur défaut un citoyen auquel ses
occupations laissent quelque loisir. L'on peut dire sans métaphore
que la Suisse compte autant de naturalistes que de clochers; mais
ce peuple de travailleurs est inégalement répandu à la surface du
territoire de la confédération. Si l'on marquait sur une carte les
villes, les villages et les hameaux où habitent les membres actifs de
la Société helvétique, on verrait ces points s'éclah^cir et même dis-
paraître dans les districts catholiques, se multiplier et se resserrer
dans les parties protestantes : ainsi Appenzell catholique, Schwitz,
Obwalden et Bâle-Gampagne (protestant) ne comptent aucun mem-
bre dans la société. Les quatre cantons de Genève, Neuchâtel, Bâle-
Ville et Zurich sont représentés par 299 sociétaires, tandis que six
cantons entièrement catholiques, d'une superficie, bien plus grande,
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UNE FÊTE DE LA SCIENCE. 105
et d'une population égale, Lucerne, Zug, Uri, le Tessin, Fribourg
et le Valais, n'en comptent que 106. Je n'ai point à rechercher les
causes de cette différence, je me borne à la constater. L'Académie
des sciences de Paris ne compte que huit associés étrangers; ce sont
les plus grands noms du monde savant, et ce titre est des plus
enviés. M. Alph(îtîse de CandoUe, publiant les mémoires de son père,
a fait dans une note la statistique de ces associés étrangers suivant
leur patrie; il trouve que c'est la Hollande, la Suède et la Suisse qui
proportionnellement ont fourni le plus grand nombre d'associés à
la classe des sciences de l'Institut de France, et sa conclusion mé~
rite d'être citée (1). « Pour le développement des hommes qui éten-
dent le domaine de l'esprit humain et sortent d'une manière in-
contestable de la moyenne des savans, il faut la réunion de deux
conditions : 1** une émancipation préliminaire des esprits par une
influence libérale religieuse, comme la réforme au xvi* siècle, ou
philosophique comme la France et l'Italie au xviii*; 2<* un état qui
ne soit ni l'absolutisme d'un seul, ni la pression et l'agitation d'une
multitude. Les grands travaux intellectuels ne s'exécutent ni sous
les verrous ni dans la rue. En d'autres termes, et pour abandonner
le style figuré, le despotisme n'aime pas les questions abstraites ni
l'indépendance d'esprit des savans. La démocratie tient moins à
avancer les sciences qu'à les répandre : elle fait du même homme
un militaire et un civil, un orateur et un professeur, un magistrat et
un homme d'affaires; obligeant et sollicitant tout le monde à s'oc-
cuper de tout, elle arrête le développement des hommes spéciaux.
Il est donc naturel que les grandes illustrations scientifiques sur-
gissent principalement dans les époques de transition entre ces
deux régimes, l'absolutisme et la démocratie. » Cette conclusion est
la mienne; avec quelques modifications, elle s'applique aussi bien
à de petits cantons qu'à de grands états.
J'ai essayé de peindre la physionomie d'une session de la Société
helvétique dans une haute vallée de la Suisse. En 1864, à Zurich,
cette physionomie ne sera plus la même : elle varie suivant les lieux
et les temps. Si j'ai fait naître dans l'esprit de quelques lecteurs
l'envie d'assister à l'une de ces réunions, si d'autres se sont con-
vaincus de l'utilité de ces sociétés libres, ouvertes à tous, nomades
comme le naturaliste lui-même, mon but est atteint : j'aurai tra-
vaillé pour l'avenir.
Charles Martins.
(1) Mémoires et souvenirs d'Augustin Pyramus de CandoUe, publiés par son fils.
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' / AUSTIN ELLIOT
ÉTUDE DE LA* TIE ARISTOCRATIQUE ANGLAISE (1).
I.
Dans les premiers jours du printemps de la mémorable année
1789, trois jeunes gens de grand courage et de grande espérance,
curieux de la vie et l'envisageant d'avance sous ses plus rians as-
pects, se séparèrent aux poiles de Christ-Churchy un des collèges
d'Oxford, pour marcher sur les routes différentes qui s'offraient à
leur ardeur. Le premier, nommé Jenkinson, — mais que peu de per-
sonnes connaissent sous ce nom, — s'appela plus tard lord Hawkes-
bury et mourut comte de Liverpool. Le rôle important qu'il a joué
dans les affaires européennes lui a mérité mainte notice biogra-
phique : nous n'avons donc pas à nous occuper ici de sa destinée,
mais nous parlerons avec plus de détail des deux autres. .
George Hilton, le plus beau, le plus intelligent des deux, passa
sur le continent presque aussitôt après sa sortie d'Oxford. Il ren-
contra son ami Jenkinson sous les murs de la Bastille assiégée, et
revint en Angleterre au mois de septembre, ramenant pour femme
une aimable et délicate créature, frêle rejeton enlevé à Tune dea
plus hautes tiges de l'aristocratie française. Son père l'avait volon-
tiers donnée à ce jeune et riche négociant anglais, pour la soustraire
aux dangers et aux misères de la crise politique alors imminente. Il
ne prévoyait pourtant pas que les fêtes de la Noël ne la retrouveraient
(1) Â^stin Ellioi, by Henry Kingsley, 2 vol. London andOambridge, Macmillan and C\
1863. — Ce nouveau roman de Fauteur d'Alton Locke nous a paru se prêter à un mode
dUnterprétation que nos lecteurs connaissent déjà, et que nous appliquons volontiers
aux œuvres d'élite. Sans donner ni le récit même ni tout ce qu'il comporte de dévelop-
pemens, un travail de ce genre permet de l'apprécier dans son ensemble et d'en pres-
sentir la portée morale aussi bien que le mérite littéraire.
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AUSTIN £LLIOT. 107
plus ici-bas; il ne prévoyait pas non plus que lui-même, trois ans
plus tard, dans les cachots de la Conciergerie et sur les marches de
l'échafaud, s'applaudirait de cette mort précoce, en songeant qu'elle
leur épargnait à elle et à lui d'immenses regrets. George Hilton, at-
teint dans sa première félicité, prit en dégoût les choses humaines,
et par ennui se jeta résolument au plus épais de la mêlée commer-
ciale.
Son assiduité, sa pénétration, son audace, firent heureusement
traverser à la maison fondée par son père les péripéties terribles
de ces temps de révolution. 11 avait pris un ascendant irrésistible
sur les deux vieillards qui l'avaient jusque-là dirigée, et qui, peu
à peu domptés par la volonté calme, la réserve silencieuse de ce
jeune homme au front sévère, se laissaient entraîner sur ses pas
et d'après ses conseils à des témérités dont la seule conception les
eût'fait pâlir d'efiroi. L'une d'elles, il faut le reconnaître, produisit
sur l'opinion un effet assea défavorable. Le jour où l'Angleterre ap-
prit avec stupeur le résultat de la bataille d' Austerlitz, George Hilton
ne put retenir un cri de joie qui lui échappa devant ses associés stu-
péfaits. Et il avait bien quelque droit de se réjouir, puisque deux ou
trois mois plus tôt, devinant de quel côté se rangerait la victoire, il
s'était avisé d'envoyer à son beau-frère, le duc de T..., devenu un
des plus brillans officiers de l'empire, une somme considérable pour
spéculer sur la hausse des fonds français. La défaite de la coalition
rapportait donc A0,000 liv. sterl., soit 1 million de francs, à la mai-
son Hilton et C^ Jamais encore on n'avait mieux déjoué la rigueur des
clauses pénales inscrites dans Yacte de trahison de 1792. Ainsi que
nous l'avons dit, cette combinaison, répugnant au patriotisme britan-
nique, n'avait pas laissé de jeter un certain discrédit moral sur l'ha-
bile homme qui se l'était permise. Les Israélites du Boyaf Exchange
continuaient, il est virai, à le suivre obséquieusement d'arcade en
arcade, le corps penché, l'oreille tendue, cherchant à surprendre,
au moment où elle sortirait de ses lèvres, une de ces indications
qui valent de l'or; mais les chrétiens ne lui témoignaient plus
qu'une politesse assez dédaigneuse, et lord Hawkesbury eut grand'-
peiue à lui pardonner cet acte de lèse-majesté nationale. George '
Hilton, arrivé au parlement, avait toujours trouvé, jusqu'en 1806, à
échanger avec sa seigneurie un sourire amical, une plaisanterie fa-
milière. A partir de cette date, leurs rapports ne furent plus qu'un
shnple commerce de paroles banales, et en 1808, — lorsque l'ami
de sa jeimesse fut appelé à la chambre des lords, — George Hilton
se trouva parfaitement isolé parmi ses collègues des communes.
Onze ans après, parvenu à la cinquantaine et légèrement encrassé
par l'or qu'il avait manié toute sa vie, il passait pour un froid cal-
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108 KEVUE DES DEUX MONDES.
cdateur, un égoïste bizarre et généralement peu goûté, homme de
sens d'ailleurs, orateur précis, statisticien correct, « et qui, disait-
on, avait refusé un portefeuille. » Ce fut alors que, las de n'avoir
personne à aimer et de n'être aimé de personne, il jugea convenable
de se remarier. Sa seconde femme fut encore une Française, cou-
sine de celle qu'il avait perdue jadis et fille d'un ancien émigré.
Deux enfans, Eleanor et Robert, naquirent de cette union, contrac-
tée sous de meilleurs auspices que la première.
Lorsque nous avons dit que pas un ami ne restait à George Hilton,
nous aurions dû faire une exception en faveur de James EUiot, le
dernier de ces trois condisciples qui s'étaient séparés en 1789 à la
porte de Christ-Church. Celui-ci, avec moins d'énergie et de talent
que son camarade, avait fini par conquérir une position sociale plus
élevée. Rentré tout d'abord à l'université, où les émolumens de sa
studentshipy grossis d'un revenu modique, lui permirent de vivre
très à l'aise, il dut cependant refréner le penchant impérieux qui
l'entraînait vers la carrière politique; mais il entretenait une cor-
respondance suivie avec ceux de ses anciens condisciples qu'une
fortune plus solide ou des protections mieux assises avaient appelés
au maniement des affaires publiques. Aussi, du fond de sa retraite
studieuse, suivait-il toujours avec un vif intérêt la marche des évé-
nemens. Un jour, l'idée lui vint de donner son avis sur une des
questions qui préoccupaient l'opinion et partageaient les esprits : il
le consigna dans un pamphlet de quelques pages, anonyme comme
le sont tous les pamplets, mais qui, venant à propos et savamment
relevé par tous les artifices du style, produisit une vive sensation.
Ceci lui parut charmant, et il saisit la première occasion de revenir à
la charge. Peu à peu son talent de publiciste se développa et mûrit.
On se demanda quel était l'auteur de ces mordantes satires, em-
preintes du torysme le plus pur, et comme M. Jenkinson (devenu
lord Hawkesbury depuis 1796) était le seul homme d'état qui s'y
trouvât constamment épargné , on lie manqua pas de les lui attri-
buer; mais l'écrivain pseudonyme (il signait Bêta) ne manqua point
de rectifier cette erreur, et, — probablement avec la permission de
' lord Hawkesbury, — de le comprendre parmi les victimes des pam-
phlets qui suivirent. Ceci n'empêcha pas lord Liverpool, en 1808,
d'offrir à son vieil ami et correspondant James EUiot, — avec le con-
sentement de tous ses collègues, — la place d'inspecteur des bancs
de sables et sables mou vans : admirable emploi qui, sans donner
trop de souci, rapportait quinze mille bonnes livres sterling par an-
née. Quand Elliot devint ainsi un des fonctionnaires de l'état, il
avait quarante ans sonnés, et ne savait pas le premier mot de la be-
sogne à laquelle on l'appelait; mais ses habitudes laborieuses et
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AUSTIN ELLIOT. 109
la vigueur de son intelligence la lui rendirent bientôt familière.
Habitué à généraliser les faits, à dégager là vérité des détails qui
l'obscurcissent, il porta Tordre et la conciliation dans une branche
administrative où le culte aveugle de la tradition avait entretenu
jusqu alors des habitudes tracassières, un odieux esprit de chicane
et de malveillance. Aussi, de tous les choix que lord Liverpool avait
faits dans le cours de sa longue carrière ministérielle, celui de
James Elliot fut le plus généralement approuvé. Le ministre lui-
même disait volontiers , posant la main sur Tépaule de son ancien
camarade : — Voilà mon homme, messieurs!... Voilà ceux dont
j*aime à faire la fortune !... — Absorbé néanmoins par les fonctions
qu'il remplissait avec tant de succès, James Elliot n'eut pas le loi-
sir, pendant les cinq premières années, de songer à prendre femme.
Au bout de ce temps, il épousa miss Beverley, une personne de
trente et un ans, pareille à lui et digne de lui, qui lui donna, le
jour même où il atteignait sa quarante-neuvième année, un su-
perbe petit garçon. C'est celui-ci, Austin Elliot, et la fille de George
H'dton, Eleanor, qui désormais nous occuperont en première ligne.
IL
AustVn n'avait pas dix ans que son père, toujours préoccupé de
politique, le voua secrètement à la carrière dont sa médiocre for-
tune l'avait écarté bien malgré lui. Doué d'une intelligence précoce,
cet enfant recevrait l'éducation qui fait les hommes d'état. Et, qui
sait? élevé par un tel père , objet de tant de soins et de soins si
bien entendus, peut-être deviendrait-il un jour, comme George
Canning... Ici, confus lui-même de ses visées chimériques, James
Elliot se refusait à compléter sa pensée; mais elle restait inscrite,
et tout entière, dans le radieux sourire avec lequel il contemplait
ensuite les charbons mcandescens du foyer. Vers cette époque, mis-
tress Elliot venant à mourir, l'enfant demeura plus strictement sous
le contrôle paternel et n'entendit plus parler que politique. Pas un
grand débat dont il ne fut appelé à suivre les péripéties, et quand
Robert Peel, au sujet de l'émancipation des catholiques, rompit tout
à coup avec les traditions de son parti, le jeune Austin, qui l'en-
tendit accabler de toutes les malédictions dues aux renégats, se le
figura provisoirement comme une espèce de Guy-Fawkes, bon à
brûler en place publique. Dans l'intervalle des leçons que lui don-
nait son père, l'enfant passait la plus grande partie de son existence
avec Eleanor et Robert Hilton, chez lesquels on l'envoyait jouer,
car depuis la mort de lord Liverpool, l'intimité de ces deux anciens
compagnons d'étude, — refroidie pendant plusieurs années par la
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IIO' REVUE DES DEUX MONDES.
terrible affaire des n fonds français, » — s'était resserrée de plus
belle. Eleanor Hilton n'était pas ce qu'on appelle une jolie enfant,
ses traits avaient quelque chose de trop particmlier, de trop accen-
tué pour cela; maiB nulle part on n'eût pu trouver créature plus
douce, plus sensible et plus intelligente. Robert au contraire joi-
gnait ^ un entéteâient remarquable une certaine violence de carac-
tère. 11 manifestait! aussi un penchant naturel au mensonge, pen-
chant illogique et capricieux,! car. il lui arrivait jTréquemment de ne
pas vouloir trahir la vérité pouor échapper à quelque punition, et
plus fréquemtnent encore de mentir sans aucun tmotif appréciable.
Un autre vice, non moins fatal, devait se. développer en lui ; mais
ceci n'arriva iqite pliiâ tardu ! i i . ) - .
Quand Eleanor eut douze ans et Robert; dix, jl^ eurent le malheur
d€) perdre leur mère. Presqu'à la màme époque Austin Elliot partit
pour Eton,i où Robert devait 16) suivre deux ans plus tard. Là se
trouvait dans la même classe qu'Âustin un certain lord, Charles
Barty, le fils puîné du duc de Gheshire. Tous deux étaient du même
âge, et leurs traits offraient une vague ressemblance. Us se lièrent
rapidement et en vertu de ce puissant attrait que les nobles cœurs
ont toujours eu l'un pour l'autre. A l'arrivée de Robert Hilton,
Charles Barty, d'abord un peu jaloux de l'affection d' Austin pour
ce camar^^de d'ei^fapce^ réagit bientôit contre un sentiment indigne
de lui, et se constitua pour moitié le protecteur chevaleresque du
nouveau venu. Malheureusement l'objet de cette protection frater-
nelle ne tarda pouit à montrer qu'U ne la méritait guère. Ses mé-
faits, d'abord légei's, prirent assez vite un caractère plus grave.
Trois mois après son entrée à l'école, Robert fut surpris un beau
jour dans la chambre de Charles 3arty, fouillant le pupitre de son
camarade, que retenait dans les cours une partie de cricket vive-
ment disputée. L'alarme aussitôt donnée, on fit dans les caisses du
jeune déprédateur une perquisition rigoureuse, et on y découvrit
une grande partie des objets qui avaient disparu depuis son admis-
sion. Lorsqu' Austin et Charles Barty rentrèrent en riapt de leur
partie de jeu, la mine venait d'éclater sous leurs pieds : leur pro-
tégé n'était en somme qu'un petit voleur. Pour swver le mauvais
garçon qu'ils n'aimaient plus guère, chacun d'eux eût sacrifié son
bras droit; mais désormais il était trop tard. Ils plaidèrent cependant
pour lui les circonstances atténuantes, et firent valoir son extrême
jeunesse auprès des élèves qu'il avait rendus victimes de ses lar-
cins. Je n'ai pas besoin de dire comment leur requête fut accueillie,
s' adressant à des cœurs anglais : pas un des volés ne souilla mot,
et Robert fut simplement renvoyé chez lui, pur de toute publicité
déshonorante.
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AUSTITf ELLIOT. Hl
Geoi^e Hilton n'en ressentit pas avec moins de vivacité le dur
châtiment que recevait ainsi, dans la personne de soa uaique fila»
cette passion du gain, cette avidité désordonnée qui avait été Tunl*-
que mobile et presque l'Unique vice de sa brillante carrière. Atteiiut
en plein cœur, il se cuirassa le mieux qu'il put, refusa, plusieurs
mois dorant, de voir l'enfant dcHit la précoce perversité lui caosail;
de si cruelles angoisses, et ne le vit guère en effet de ce moment i
celui de sa mort. Un révérend ecclésiastique, d'humeur accommo^
dante et facile, entreprit l'achèvement de cette éducation si com*-
promise par un désastreux début. C'était un homme iateUigent et
discret, fermant les yeux à propos, dissimulant volontiers les véri-
tés désagréables : il s'était chargé de reiEsiire en cinq ans, et moyeor
nimt mille livres sterling, la moralité avariée qu'on lui confiait. A.u
bout de ces cinq ans, passés dans une cure du comté d'Essex, à
l'abri de toutes tentations, Robert reparut plus blanc que neige aux
yeux du monde, avec un certificat de bonne vie qui le recomman^
dadt très suffisamment à la confiance des imbéciles. Notre vieil ami
James Elliot, qui n'était pas de cette catégorie, conseilla expressé-
ment à son fils de ne pas renouveler connaissance avec son ancien
camarade. Austin obéit ponctuellement, et comme George Hilton le-
vait à de très longs intervalles la consigne qui retenait Robert hors
de la maison paternelle, les deux jeunes gens n'eurent jamais occa-
sion de se revoir après ce fâcheux départ d'Eton. Il en eût été tout
autrement si le jeune Hilton fût rentré auprès de son père, car l'a;^
tachement d'Austin pour Eleanor poussait chaque jour de plus pro-
fondes racines, et il ne manquait guère une occasion de se trouver
avec elle. Précisément à l'époque où il allait partir pour Oxford, Elea-
nor HUton lui écrivit que la réconciliation de son père et de son
frère venait enfin d'avoir lieu : ce dernier embrassait la carrière des
armes, et sa commission était signée; mais alors s'écroula le labo-
rieux et fantastique édifice élevé par le révérend précepteur. Robert
n'était pas au service depuis plus de trois mois, que de mauvais
bruits commencèrent à circuler sur son compte. A ces rumeurs suc-
cédèrent des accusations formelles, accusations dont un conseil de
gaerre eut bientôt à connaître. Le dénoûment fut aussi prompt qu'il
était inévitable. Robert Hilton fut honteusement chassé de l'armée^
III.
James Elliot, un jour qu'il remplissait à bord de son yacht offi-
ciel, et en compagnie de quelques-uns des lords de l'amirauté , je
ne sais quelle mission administrative fort importante, nous devons
le croire, imagina d'emmener son fils. Un de ces hauts fonction-
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112 REVUE DES DEUX MONDES.
naires, — M. Gecil, notabilité parlementaire des plus éminentes, —
frappé de la bonne mine d'Âustin et surpris de le trouver si versé
dans une foule de connaissances généralement étrangères à un étu-
diant de cet âge, l'invita gracieusement à débarquer avec lui sur la
côte du pays de Galles et à venir passer une quinzaine dans son
château situé parmi les montagnes de Merionethshire. Austin était
un ambitieux en herbe; il savait à merveille que parmi les chemins
qui mènent aux grandeurs politiques, un des plus sûrs est d'être
bien vu dans certains cercles ordinairement fort exclusifs ; mais il
n'était nullement intrigant et savait aussi que pour être sur un bon
pied dans telle ou telle maison, il faut y entrer par la grande porte,
non s'y faufiler par quelque issue dérobée. C'est ainsi que depuis
trois ans, malgré son amitié pour Charles Barty, — toujours déve-
loppée à mesure qu'ils se connaissaient mieux, — il s'était soigneu-
sement abstenu de paraître à Cheshire-House, où il se réservait
d'arriver plus tard, sous un patronage plus imposant que celui de
son jeune camarade. Dans de telles dispositions, les flatteuses pré-
venances de M. Cecil lui parurent une victoh-e de bon aloi. Pré-
senté à ce grand homme depuis quatre jours, ils n'étaient que de
la veille dans des termes un peu familiers, et vingt-quatre heures
avaient suffi pour créer entre eux des rapports qui semblaient ap-
pelés à devenir de plus en plus infimes. N'y avait-il pas là de quoi
lui monter la tète? Ce fut donc pour lui une grande journée que
celle où, dans la calèche de M. Cecil, à côté de ce personnage il-
lustre, le jeune enthousiaste vit pour la première fois de sa vie se
dérouler sous ses yeux cette imposante série de paysages que les
montagnes seules peuvent offrir. Dérogeant à sa gravité habituelle,
l'opulent propriétaire souriait aux élans d'admiration qu'Austin ne
se donnait pas la peine de féprimer, et, — cela se voit souvent chez
les ciceroniy — tirait de toutes ces splendeurs auxquelles il l'ini-
tiait une sorte de vanité paternelle. Ils arrivèrent ainsi à l'entrée du
parc de Tyri-y-Rhaïadr (la Ferme de la Montagne) au moment où
le soleil allait disparaître derrière le sommet du Snowdon. Austin
ne pouvait détacher ses yeux de cette montagne sublime que l'ombre
envahissait peu à peu, mais dont la cime couronnée d'une éblouis-
sante auréole semblait le théâtre d'un vaste incendie. — Allons,
allons, jeune homme, lui dit M. Cecil, qui venait de lui faire mettre
pied à terre, marchons un peu, je vous prie!... Je compta vous
montrer avant le dîner quelque chose de plus beau que tout cela...
Il voulait parler d'une admirable cascade tombant de cent mètres
de haut, le long d'une pente de granit, au fond d'une espèce de
faille perpendiculaire, formée par des rochers revêtus d'un taillis
sombre; mais ce fut d'une autre façon qu'il tint sa parole. En effet.
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AUSTIN ELUOT. H3
au moment où le bouillonnement furieux des eaux brisées venait de
lui arracher un cri de surprise, Austin sentit une main se poser sur
son épaule, et comme il se retournait vivement, croyant ne s'a-
dresser qu'à son hôte : — Ma fille I... lui dit tranquillement celui-ci
en lui montrant suspendue à son cou une des plus ravissantes créa-
tures que le jeune étudiant eût jamais vues, même dans ses rêves.
Je pourrais, narrateur moins scrupuleux, décrire ici minutieu-
sement toutes les sensations qui accompagnent a un coup de fou-
dre; » mais Austin, si prompt qu'il fût d'ordinaire à prendre feu, —
ceci lui arrivait tous les trois ou quatre mois, à tort et à travers, —
ne fut nullement foudroyé, du moins sur le coup. 11 dtna de fort
bon appétit, causa très gaîment, et s'il veilla un peu tard à sa fe-
nêtre, c'est que des balcons de Tyn-y-Rhaiadr, par une belle nuit
d'été, le Snowdon est admirable à voir, avec ses irisations presti-
gieuses qui font parcourir à l'œil toute la gamme des tons orangés,
pourpres et roses. Déjà cependant il s'inquiétait de sa belle hôtesse,
et, cherchant à se rappeler tout ce qu'il en pouvait savoir, ne trou-
vait guère que ceci : elle était fille unique, et, dans quatre comtés
diiTérens, autant de grands domaines devaient revenir un jour à
cette charmante héritière. Pour un jeune homme imbu des idées du
monde et familiarisé avec la logique des salons, il y avait là un pré-
servatif, im conseil de prudence, — un réfrigérant, si vous voulez, —
qui eût arrêté dans leur essor des espérances trop probablement
chimériques; mais Austin, jeune et naïf comme il l'était encore, ne
pouvait comprendre qu'on fît entrer en ligne de compte, dans un
certain ordre de relations, la différence des rangs et des fortunes.
Aussi, dès le lendemain matin, comblé de prévenances par la ravis-
sante miss Fanny et se laissant aller au charme de la plus cordiale
hospitalité, le jeune étudiant se mit-il à ébaucher dans sa pensée je
ne sais quelle vague combinaison ne comportant ni plans arrêtés, ni
projets définis, mais qui lui ouvrait dans un avenir féerique les per-
spectives les plus agréables. Bien des circonstances pourraient ex-
pliquer sa présomption. Miss Cecil, beaucoup plus jeune que lui,
avait déjà passé deux saisons dans ce monde aristocratique de Lon-
dres où il n'avait pas encore mis le pied. De prime abord elle avait
revendiqué le bénéfice de cette initiation précoce qui la plaçait vis-
à-vis de lui comme une espèce d'oracle; elle souriait à son inexpé-
rience, elle lui donnait des conseils presque maternels, et, complè-
tement rassurée par le sentiment de sa supériorité, lui laissait voir,
sans la moindre réserve, le goi^t très naturel qu'elle avait pour lui,
pour sa franchise étourdie, pour sa bonne grâce chevaleresque, pour
sa gaîté d'enfant, çà et là tempérée par quelques retours de gravité
virile, toujours imprévus et d'un effet très original. Ajoutons qu'elle
TOME L. — 186 i. 8
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IIA REVUE DES DEUX MONDES.
le connaissait déjà indirectement avant de l'avoir vu chez son père^
Liée par des circonstances fortuites avec Eleanor Hilton et restée en
correspondance avec elle, miss Cecil avait pressenti dans les lettres
de son amie, où le nom d'Austin i-evenait à chaque p^e, un senti-
ment plus tendre que la sympathie purement fraternelle dont Elea-
nor réitérait si volontiers l'expression. Les propos du monde confir-
maient d'ailleurs cette conjecture ; depuis quelque temps déjà, ils
mariaient la fille de George Hilton au fils de James Elliot : autant de
motifs pour que miss Cecil n'éprouvât aucune gène à manifester
hautement, devant ce dernier, la chaleureuse bienveillance dont
elle se sentait animée à son égard. Si Austin avait été assez fat pour
prendre au pied de la lettre tout ce qu'elle lui disait de gracieux,
il n'eût tenu qu'à lui de se croire adoré; s'il avait eu plus d'expé-
rience, il se serait méfié de cet excessif abandon : tel qu'il était et
avec ses idées un peu « jacobines » en amour, il en vint, après deux
ou trois jours de cette familiarité charmante, à concevoir des espé-
rances dont l'absurdité, qui choquera peut-être quelques lecteurs,
ne lui paraissait pas autrement démontrée.
— Çà, lui dit un beau matin miss Cecil, je ne vous ai pas encore
montré nos chiens, et c'est pourtant une des curiosités du pays...
Vous plairait-il les venir voir avec moi?... Vunder-graduate d'Ox-
ford, fin connaisseur en ces matières, accepta la proposition avec
enthousiasme. Le chenil du château pouvait en eflet passer pour une
merveille. On y voyait toutes les variétés de l'espèce, depuis ces
dogues à babines maillées, à l'œil perdu sous la chair, au front tra-
versé de rides profondes, dont l'aboiement sonore est un signal de
mort pour l'esclave fugitif dans les jungles de la Havane, jusqu'aux
chiens du Saint-Bernard, — ces chiens du tourbillon de neige et de
l'avalanche, — animaux philanthropes à la mine grave et recueillie,
mais qui n'en sont pas moins, — comme tant d'autres, hélas! — des
idiots de premier ordre. Le buU anglais s'y trouvait aussi avec sa robe
blanche et ses yeux myopes, si myopes qu'il flaire au lieu de re-
garder et donne le frisson à ceux dont il vient frôler ainsi les mol-
lets. Puis venait une collection de terriers y parmi lesquels il en était
un d'une si merveilleuse beauté, qu' Austin ne put retenir un cri
d'ébahissement. — Voilà, disait-il, le terrier de mes rêves!... Jus-
qu'à présent je n'avais encore rien vu d'aussi complet.
— Permettez-moi donc de vous l'offrir, repartit à l'instant miss Ce-
cil; promettez seulement de me donner une pensée toutes les fois que
vous vous sentirez pour cet animal lyi bon mouvement d'affection.
— Recommandation parfaitement inutile 1 dit Austin, légèrement
embarrassé de se voir ainsi pris au mot. Je n'ai pas besoin de chien
pour songer à vous... Mais c'est là un cadeau tout à fait royal, et
je ne sais si je dois...
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AUSTIN ELUOT. 1^5
— Vos scrupules viennent trop tard, interrompit en riant la jeune
fille ; vous n'avez plus qu'à vous emparer de votre nouvelle acqui-
sition....
Malgré sa répugnance à recevoir un présent, de cette valeur,
Austin, dompté par un regard doucement impérieux,: s'était déjà
penché pour se saisir du charmant petit animal,* lorsqu'il entendit
retenUr dansées massifs de feuillage un joyeux et sauvage aboie-
ment suivi d'un bruit de ramures brisées, comme si quelque aigle
eût balayé les bosquets de ses ailes puissantes. Presque aussitôt, en-
veloppant les deux promeneurs de cercles toujours plus étroits,
parut un chien, différent de tous les autres^ iqui vint bondir près
d'eux et les couvrir de caresses. 11 s'aperçut bien vite qu'Austin était
une connaissance à faiire, et s'arrêta pour l'examiner à loisir; mais
un moment après, dressé sur ses ps^tes de derrière^ il posa sa tète
contre la poitrine du jeune homme, à qui ses grands yeux couleur
de noisette semblaient dire avec instance : Prenez-moi, prenez-moi
de préférence à tous{... Compagnon plus fidèle et plup dévoué, ja-
mais vous ne le trouverez, croyez^-moi bieml ^ — C'était un de ces
beaux chiens de berger qu'on rencontre parfois dans les montagnes
d'Ecosse, noir, fauve et blanc, avec une tête fine et lisse dont le poil,
qui commence à friser autour des oreilles, enveloppe ensuite le poi-
trail et le cou d'une crinière ample et fourrée. Si vous voulez vous
en faire une idée exacte; regardez le tableau de Landseer intitulé :
the Shepherd's Bible^ — et cependant le chien que je décris ici
d'après nature est encore plus beau que celui dont le peintre a fait
son modèle. — Décidément c'est celui-ci qu'il me faut, s'écria
Austin tout à coup hors de garde... Je ne sais ce que je donnerais
d'un pareil animal... Regardez-moi ces yeux, miss Cecillé»* Peut-on
l'acheter? A qui est-il ?
— 11 est à vous, répondit-elle avec un nouvel éclat de rire^, et je
vous sais gré de l'avoir choisi. Mon Rohm vaut tous les terriers
Uancs de la création...
Ainsi s'accomplit en quelques secondes un choix bien plus impor-
tant qu'il ne paraissait l'être au premier abord. L'instant d'après,
une voix dure s'éleva derrière les deux jeunes gens : — « Votre
santé, miss Cecil?... Voilà ce qu'on peut appeler un chien de race!
n voulait d'abord se jetef sur moi, mais au premier ordre de votre
père il a pris docilement la piste et m'a mené droit à vous comme
un \Tai limier de peau-rouge... 11 vous appartient sans doute, miss
Cecil? ^
— Il appartient à M. Elliot, répliqua-t-elle avec une froideur
marquée... Gomment vous portez- vous, capitaine Hertford?
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116 RETUB DES DEUX MONDES.
IV.
Le nouveau venu était un de ces hommes corpulens et trapus, sur
l'extérieur desquels on n'est pas tenté de s'appesantir. Ses yeux
bleu clair, profondément enfouis dans leurs orbites, lançaient à tra-
vers des sourcils touffus un regard qui n'avait rien de miséricordieux.
Ses lèvres épaisses et grossièrement dessinées s'entrevoyaient à
peine sous de longues moustaches rousses qui allaient rejoindre des
favoris d'une nuance plus vive encore. Il regardait Austin avec une
ardente curiosité; celui-ci l'observait de beaucoup moins près, sans
quoi il l'eût vu se mordre les lèvres par un mouvement d'impatience.
C'était là un hommage indirect à la remarquable beauté du jeune
étudiant. — Au diable sa jolie figure! se disait à part lui le capi-
taine, j'espérais ne pas le trouver si bien...
Ici commença une conversation à laquelle le sous-gradué d'Ox-
ford ne comprit pas grand'chose. Il y était question d'un certain
Mewstone que le capitaine avait accompagné en Belgique pour y
faire d'énormes emplettes de dentelles, et qu'il avait ensuite laissé
à Londres, chez les célèbres orfèvres Rundell et Bridges, s' occupant
de choisir une magnifique argenterie. Après ces intéressans détails,
le dialogue changea tout à coup de sujet. — Pendant que votre
compagnon de voyage courait après le point de Malines, vous êtes
resté à Bruxelles? avait demandé miss Gecil... Peut-on connaître
le motif de cette séparation?
— Une affaire très désagréable, où -mon honneur était engagé,
repartit le capitaine.
— Encore quelque rencontre? reprit -elle en se tournant brus-
quement vers lui.
— Pas le moins du monde, répliqua-t-il. Un jeune homme, un
compatriote, avait contrefait la signature de Mewstone pour une
somme considérable. J'ai dû le poursuivre jusqu'à Namur et tâcher
de lui faire rendre gorge. Une fois là, notre fugitif s'est dérobé. J'a-
vais cependant à cœur de le rattraper, car c'est par moi qu'il avait
fait la connaissance de Mewstone.
•^ Et vous ne l'avez pas suivi plus loin?
— C'eût été, je vous assure, peine perdue... Quant à Mewstone,
il sera ici sous peu de jours... Et maintenant, chère miss, veuillez
me présenter à* M. EUiot. . .
L' « introduction » eut lieu selon toutes les règles. Le capitaine
Hertford, dont la physionomie était en général insolemment dédai-
gneuse, arbora pour Austin le plus doux sourire de sa collection.
Austin de son côté, bien que ce sourire lui agréât on ne peut moins,
désirait cultiver la connaissance d'i^j? « homme du monde » assez
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AU8TIN ELUOT. 117
habile pour captiver dix minutes de suite l'attention de miss Gecil
et lui faire prendre intérêt à ses moindres paroles. Ce gentleman lui
déplaisait à coup sûr, mais il n'en était pas moins disposé à profiter
de ses leçons. Ainsi mutuellement attirés l'un vers l'autre, ou, pour
mieux dire, pressés de nouer des relations plus intimes, ils se mi-
rent, après avoir reconduit miss Gecil, à se promener côte à côte,
chacun fumant son cigare, le long des allées du parc. Robin les sui-
vait tête basse, déjà soumis à son nouveau maître, pour lequel il
s'était senti dès l'abord une de ces inexplicables sympathies, une de
ces affections spontanées et sans motif dont la race canine nous offre
de fréquens exemples. On eût pu supposer au capitaine Hertford les
mêmes penchans affectueux; mais, en ce qui le concernait, nous
aurons bientôt le mot de l'énigme. Sur sa face rouge et massive, à
mesure qu'il contemplait son jeune interlocuteur, les sourires de
commande alternaient avec des froncemens de sourcils presque hai-
neux. En d'autres circonstances, peut-être eût-il cédé à l'attrait
vainqueur de cette confiante sérénité, de cette beauté radieuse,
qui plaisaient si fort à miss Gecil, et dont Robin lui-même semblait
touché; mais Austin, nous Talions voir, devait, par ses agrémens
mêmes, lui porter ombrage. — Vous connaissez les Hilton? lui de-
manda le capitaine après quelques propos insignifians et comme
pour tâter le terrain.
— Ce sont pour moi des amis et non de simples connaissances,
répondit Austin.
— En ce cas, reprit son interlocuteur, nous allons entrer en re-
lations sous d'assez fâcheux auspices... Vous m'avez entendu parler
tout à l'heure d'un jeune Anglais dont les méfaits m'ont retenu à
Bruxelles?...
— Certainement.
— Et Robert Hilton sans doute ne vous est pas inconnu?
— Il était de mes camarades à l'école d'Eton; mais depuis lors je
n'ai plus revu ce pauvre garçon.
— Je ne pense pas que vous soyez appelé à le revoir jamais.
— Que voulez-vous dire, capitaine Hertford?... Est-ce sa mort
que vous m'annoncez ainsi?
— Un peu plus de sang-froid, â'il vous plaît, mon jeune amil...
Dans le monde où vous entrez, il faut envisager avec calme des
incidens plus terribles encore... Adossez-vous à cette roche et re-
gardez-moi bien en face!... Robert Hilton s'est suicidé, à Namur,
dans le courant de la semaine passée.
— Impossible 1 ou du moins je ne lui aurais jamais supposé assez
de courage... Pauvre enfant! Et comment cela s'est-il fait?..*
Avait-il à se reprocher de nouvelles fautes? S'était-il exposé à de
nouvelles poursuites?
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118 RETUE DES DEUX HOin)ES.
— Précisément, et }*allais vous le dire. Le faussaire que j'ai suivi
à Namur n'était autre que ce malheureux. Il m'avait exaspéré... J'ai
reçu de lui, chemin faisant, une lettre où il menaçait, si on le pous-
sait à bout, de se brûler la cervelle... Prenant ceci pour un vain
stratagème, je n'en ai couru que plus vite... En arrivant à Namur,
j'ai su, malheureusement trop tard, qu'il ne m'avah pas trompé.
— M. Hilton est-il informé de ceci?
— J'ai dû l'en instruire avant tout autre... Il a pris la chose
moins à cowir que vous ne le supposez peut-^tre... Cet enfant, ce
mauvais sujet^ n'existait plus pour lui depuis des années.
— Pauvre Eleanorl s'écria Austin avec une espèce de sanglot.
— Vous voulez probablement parler de miss Hilton? reprit le ca-
pitaine... Pour elle, je dois le dire, l'atteinte a été plus rude... Elle
s'en remettra cependant... Ceci lui assure, à la mort de son père,
un beau revenu de neuf mille livres sterling, franc et quitte de toute
discussion.
— Neuf mille ou neuf millions, ce serait tout un, mis en balance
avec la vie de son frère... Si vous en doutez, capitaine Hertford,
vous ne connaissez guère la personne dont vous parlez.
— Ni vous celle qui vous parle, repartit l'autre en riant. Ai-je dit
que miss Hilton eût songé à mettre en balance avec la vie de son
frère une somme d'argent quelconque? Ai-je dit que pour le ressus-
citer elle ne sacrifierait pas tout ce qu'elle a de fortune?... J'ai sim-
plement affirmé qu'elle finirait par se consoler, et c'est là, vous
pourrez vous en assurer avec le temps, une vérité inexorable.
— Au fait, dit Austin, je suis tenté de vous croûre... Ce malheu-
reux était pour eux tous une source d'anxiété» permanentes... Il
est peut-être à souhaiter qu'elle l'oublie.
— Enfant que vous êtes! s'écria le capitaine Hertford, je vous ai
vu tout à l'heure sur le point de me sauter aux yeux pour avoir dit
exactement ce que vous venez de répéter, peut-être même un peu
moins... Aurez-vous le bon goût d'en convenir?...
Austin fut obligé de baisser la tête devant cette terrible vérité.
— Je devrais partir au plus vite, dit-il après un moment de silence.
— Et pourquoi cela? demanda le capitaine.
— Mais,... je ne puis dire... J'aimerais à n'être pas loin d'Eleanor
quand je la sais affligée.
— Diable, diable! dit le capitaine. A-t-elle tant de droits sur
votre cœur?...
Et, tournant la tête d'un autre côté, il ajouta négligemment : —
Je ne vois pas que notre hôte ait par ici grande abondance de
gr ornes (1).
(1) Espèce de coq de bruyère.
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AUSTIN EUIOT. 119
— En véritét noD* répondit Austin sans faire attention à cette der-^
nière remarque... Mais, voyez-TOus» on nous a élevés comme frère
et sœur» miss Hilton et moi, oontinua-t-il avec quelque iiésitation,
et non sansroagir un peu.
— C'est donc pour cela qu'on m'a tant parlé de votre bonne ami-
tié... Savez-vous que miss Cecil est*bien belle?
— Ah! certes... Il n'y a pas deux avis là-dessus.
— Vous seriez-vous laissé prendre à tant de charmes?
— Y songez-vous? En si peu de temps?...
C'est tout au plus si Austin put ajouter d'une voix contrainte :
— J'espère bien être libre encore.
— Tant pis pour vous, mon bon Elliotl... Je vous aurais cru
mieux avisé, repartit le capitaine.
Dans la longue lettre de condoléance qu' Austin écrivit le jour
même à Eleanor, c'est tout au plus s'il faisait mention de miss Ce-
cil, dérogeant ainsi à l'habitude qu'il avait prise de lui confier, à
mesure qu'elles se succédaient, toutes ses fantaisies amoureuses.
IfUss Hilton se tenait à merveille dans son humble rôle, embarrassée
seulement de se reconnaître au milieu de tant de péripéties di-
verses, et ne parvenant pas toujours à mettre sous leurs véritables
noms les conseils prudens, les félicitations, les consolations qu'elle
adressait tour à tour à ce « frère » volage. Ce fut cette fois lord
Charles Barty qu'il choisit pour confident. L'épttre où il lui peignait
éloquemment les symptômes de sa passion naissante alla chercher
son ami dans la capitale du Piémont, où le duc et la duchesse de
Cheshire faisaient alors les préparatifs d'une véritable « campagne
d'Italie » entreprise à la tête d'une armée de peintres et d'érudits.
Lord Charles fr^^pa du pied en lisant les périodes sentimentales
de son imprudent camarade, et les plaça immédiatement sous les
jeux de son père, qui prit à son tour un air très soucieux. Ce di-
gne seigneur manquait d'esprit, — les Barty, généralement par-
lant, ne brillent pas de ce côté, — mais il avait au plus haut point,
qualité bien autrement précieuse, un sentiment très élevé de droi-
ture et d'honneur. Il déclara que dans cette affaire un blâme sérieux
avait été encouru soit par M. Cecil, soit par miss Cecil, soit par Aus-
tin. Dans tous les cas, il fallait prévenir au plus vite ce dernier.
Lord Charles, bien convaincu de ceci, aurait fait jouer le télégraphe,
si le télégraphe eût existé en 1844 de Turin à Londres. Faute de
mieux, il écrivit, et sa lettre, arrivée en temps utile, aurait eu
l'effet le plus salutaire. Malheureusement, tandis qu'elle courait la
poste, Austin passait la plus grande partie de ses journées avec miss
Cecil dans de longs tête-à-tête que le capitaine Hertford mettait un
soin perfide à leur ménager en accompagnant exactement M. Cecil,
lorçque ce dernier allait faire ses tournées agricoles. Certain jour
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120 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'Austin, par un juste sentiment des convenances, avait cru devoir
sortir avec eux, un des fermiers, plaidant pour l'adoption de je ne
sais quel assolement, s'adressa directement à lui avec une défé-
rence, des coups de chapeau, des sourires inexplicables ; puis, sur
un mot que l'intendant lui dit à l'oreille, cet homme rengaina ses
complimens et ses révérences, qui firent place à l'indifférence la
plus maussade. Cet incident, qui sous diverses formes s'était repro-
duit trois ou quatre fois, sollicita naturellement la curiosité d'Aus-
tin. — Il faut, disait-il au capitaine, tandis qu'ils s'en revenaient
bras dessus, bras dessous, il faut qu'un individu porteur du nom
d'Elliot ait commis dans ces contrées quelque forfait haïssable.
Avant qpi'on ne sache qui je suis, chacun m'accable de prévenances
et de civilités; m'a-t-on nommé, les sourires disparaissent, les phy-
sionomies se ferment, on me traite avec une négligence qui res-
semble à du mépris... Pourriez-vous par hasard m' expliquer ce phé-
nomène?
— C'est tout au plus si une conjecture m'est permise, répondit
le capitaine après un moment d'hésitation. J'imagine, — notez bien
ceci, j'imagine, — que, voyant au bras de M. Cecil un jeune dandy
aussi bien tourné, les gens dont vous parlez supposent qu'il vous a
choisi pour gendre.
— Soit, reprit Austin; mais pourquoi perdent-ils cette flatteuse
idée aussitôt que mon nom est prononcé devant eux?...
Cette question si précise ne laissa pas de gêner le capitaine, qui
pouvait fort bien, mais ne voulait pas y répondre. Pour rompre les
chiens, il feignit une distraction, et par quelque allusion blessante
à la beauté de Robin, plaçant Austin sur la défensive, il lui fit per-
dre de vue le sujet qu'ils venaient d'aborder ensemble. D'après
ses calculs, il avait encore devant lui trois ou quatre jours. Il les
lui fallait pour qu' Austin devînt éperdument amoureux de miss
Cecil, et risquât une démarche décisive, de nature à le perdre
dans l'esprit d'Eleanor Hilton. Celle-ci devait hériter et probable-
ment hériter bientôt d'une magnifique fortune. Plus ou moins im-
pliqué dans le récent trépas de son frère et tenu de se justifier
auprès d'elle, le capitaine avait par là même une occasion toute
simple de se créer des relations avec la famille. On peut suivre d'ici
la marche de ses idées et deviner maintenant pourquoi il avait inté-
rêt à laisser sur les yeux d'Austin le bandeau de ses illusions juvé-
niles. Ce bandeau tomba le huitième jour, et voici comment : c'était
un dimanche, et M. Cecil ainsi que le capitaine s' étant dispensés
d'aller au service, sous prétexte qu'on officiait en langue galloise,
Austin escorta naturellement sa jeune hôtesse. Comme ils s'en re-
venaient par le petit sentier qui passe au pied de la cascade, et
comme ils traversaient ^e pont de bois où les deux jeunes gens
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AU6TIN ELUOT. 121
avaieût été présentés l'un à l'autre, un gentleman de haute taille
et de belle prestance parut tout à coup à la cime de la montée qu'ils
allaient gravir. Dès qu'elle l'eut aperçu, miss Cecil laissa échapper
un léger cri, et à peine Austin eut-il surpris, sous l'ampleur du
chile qui les recouvrait, le frémissement de ses petites mains gan-
tées, qu'il eut pleine conscience de sa déplorable erreur. Ces petites
mains émues venaient de porter le coup de mort à son amour nais-
sant, et d'une manière aussi sûre que s'il eût vu ce cavalier, vers
lequel semblait les attirer une force irrésistible, prendre la jeune
fille dans ses bras et plonger avec elle au fond du gouffre écumant
qui s'ouvrait à leurs pieds.
En homme bien élevé qu'il était, il tourna la tête du côté de la
cascade pour ne pas gêner leur rencontre par des regards indiscrets.
Quand il \ts revit, ils étaient debout, leurs mains enlacées, leurs
regards pour ainsi dire mêlés, — rayonnans de beauté, resplendis-
sans de tendresse. 11 crut comprendre qu'ils parlaient de lui. Et en
effet, se rapprochant d'eux, il fut officiellement présenté par miss
Cecil à lord Mewstone.
V.
Le malheureux était seul à ignorer un mariage convenu depuis
quatre mois, et dont la cour et la ville s'étaient occupées jusqu'à
satiété : — arrangement de famille, car les domaines de M. Cecil et
de lord Mewstone étaient contigus sur plusieurs points; — combi-
naison politique, attendu que M. Cecil, n'ayant pas de fils, ne se
souciait pas de quitter encore la chambre des communes pour celle
des lords, et que ce mariage de sa fille avec un membre de la pairie
lui laissait le loisir d'ajourner sa retraite à des temps moins trou-
blés. Que venait donc faire Austin avec ses visées au milieu de si
grosses considérations, encore étayées par la solide et sincère affec-
tion que se portaient les deux fiancés? 11 comprit si bien sa bévue
que le soir même il prit congé de ses hôtes, prétextant la nécessité
de se remettre à ses études et de conquérir au plus tôt son dernier
grade universitaû-e. Le capitaine Hertford voulut l'accompagner
jusqu'à Chester, où il allait retrouver le chemin de fer qui en 1844
ne s'étendait pas au-delà de cette ville.
Quand ils furent ensemble sur la même banquette , le capitaine
regarda Austin à la dérobée. Un grand changement s'était fait de-
puis vingt-quatre heures dans cette physionomie hier encore si ra-
dieuse et si insouciante. Elle était belle de calme concentré, de dé-
pit amer, de passion contenue. Telle devait être à peu près celle de
Bonaparte foudroyant lord Whitworth, et l'œil d'aigle du premier
consul ne jetait certainement pas plus d'éclairs que ceux de notre
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122 RETUE DES DEUX MONDES.
amoureux déçu, — ces grands yeux bleus cerclés de bistre. Chaque
fois que le capitaine lui adressait la parole, ils semblaient lui lancer
un injurieux défi. — Gomment vous permettez-vous de troubler ma
douleur? lui disaient-ils éloquemment. — Et ils finirent par impo-
ser silence à ce vétéran des guerres indiennes, à ce duelliste sans
remords. — Ce garçon-là ira loin, murmurait-il sous sa moustache;
il a du nerf, le diable m'emporte! — Après quelques tnilts silen-
cieusement franchis, un changement subit s'opéra dans les disposi-
tions d'Austin. Dût-il parler à ce soldat grossier dont il entrevoyait
<îependant les basses menées, la duplicité mystérieuse, il fallait qu'il
s'épanchât. Après tout c'était un homme, un homme qui savait te-
nir un sabre, un homme dont on vantait la témérité guerrière. Aussi,
levant les yeux tout à coup et lissant de la main la tête soyeuse que
Robin venait de poser sur ses genoux, il articula ces paroles à voix
presque basse : — J'étais réellement fou de cette femme!...
Hertford jeta du côté du cocher un regard significatif; mais Aus-
tin avait tout exprès mesuré l'accent de ses paroles et la portée de
son organe vibrant. — Parions que vous êtes furieux contre moi !
dit alors le capitaine sur le même ton.
— Contre vous?... Pas le moins du monde. Je ne m'en prends
qu'à moi-môme.
— Vous pourriez m'en vouloir de ne pas vous avoir dit qu'elle
était fiancée à mon ami.
— Non... Cela ne vous regardait en rien; vous avez agi en homme
du monde... Mais moi, moi,... de quelle niaiserie j'ai fait preuve !
— Pas tant que. vous croyez... Vous êtes joli garçon, vous êtes
ambitieux, rien de plus naturel et de plus légitime... Voyez plutôt
ce qui est arrivé à Charles Bâtes...
Et il entama là-dessus une interminable histoire. Je ne voudrais
pas assurer que cette forme de consolation fût très goûtée d'Austin
Elliot; mais je n'en connais pas d'efficace en pareille matière et en
pareille circonstance.
En arrivant à Londres, Austin trouva chez lui une lettre qu'on
venait d'y déposer à tout hasard. Elle était d'Eleanor et ne conte-
nait que ces mots : « Mon père est malade. Venez au plus vite. E. H. »
Dix minutes après, il sonnait à la porte de ses amis, logés dans Wil-
ton-Crescent. Chose étrange, l'idée de revoir Eleanor lui inspirait
une sorte de répugnance. Il aurait à lui conter sa dernière aventure,
et ne savait comment s'y prendre. Son cœur battit de crainte, oui,
de crainte, quand le bruit d'une robe de soie l'avertit qu'en se re-
tournant il allait se trouver face à face avec cette terrible personne...
Elle était là, délicate, mignonne et brune, mise avec un soin ex-
quis, sans aucune couleur voyante, frêle petit argus aux ailes gri-
sâtres, qu'on semblait pouvoir écraser du doigt. Sans prononcer une
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AUSTIN EIXIOT. 12$
parole, cette fée mouché avait joint machinalement ses mains de-
vant elle. Si le regard d'Austin fût tombé sur ces mains frémis-
santes, elles lui eussent certainement appris quelque chose dont il
ne se dautait point. Il aurait reconnu cette émotion qui, deux jours
plus tôt, au pied de la cascade, avait si cruellement dissipé ses folles
espérances; mais il ne vit pas ces mains, et par une bonne raison :
c'est qu'il s'était enjoint de la regarder au visage^ Nous avons déjà
dit que ce visage n'était pas ce qu'on appelle joli. En revanche et
malgré ses irrégularités, — malgré cette lèvre supérieure un peu
trop rapprochée du nez, malgré le menton plus court et plus fuyant
qu'il ne Teût fallu, — il avait son incontestable beauté, principale-
ment due à l'humble et doux langage de ses grands yeux de gazelle,
bruns et lustrés. Ce langage pouvait se traduire ainsi : « je suis un
pauvre petit être disgracié, bien chétif et bien laid peut-être; mais
si vous le vouliez, mon Dieu ! comme je saurais vous aimer I... »
Ce ne fut pourtant pas là ce qu'elle dit à Aust'm. Elle prit dans
les siennes les deux mains qu'il lui tendait à la fois, et prononça
lentement ces mots: «J'étais sûre de vous voir aujourd'hui... »
Et comme il se hâtait de s'informer du malade, la tante Maria fit
son entrée. Elle était imbue de cette idée qu'il ne faut jamais lais-
ser durer le tête-à-tête de deux jeunes gens. Nez romain, menton
proéminent^ face couperosée , embonpomt majestueux , héiissée de
broches, sonnant l'orfèvrerie à chaque pas, toujours enveloppée
d'un châle et promenant autour d'elle une atmosphère imprégnée
de patchouli, telle était cette femme impérieuse devant qui, dès sa
première enfance, Eleanor avait appris à trembler. EUe avait en ce
moment sa mine la plus imposante, et d'un geste congédia sa nièce.
— Ce pauvre frère est au plus mal, mon cher Austin, dit-elle au
jeune homme..* Il demande à chaque minute votre père... Com-
ment nous tirer de là ?.. .
— Impossible... Mon père a dû partir pour les Hébrides... Per-
mettez-vous que je monte ?
— Ce serait peut-être une imprudence,.. Je ne sais vraiment
pas... Due figure étrangère...
— Je ne suis pourtant pas un étranger pour lui, reprit Austin,
luttant avec effort contre les répugnances visibles de la chère tante.
— Par quel hasard vous trouvez -vous ici? continua-t-elle de
mauvaise grâce et d'un air soupçonneux, qui devint un air tout à
fait contrarié lorsqu'elle sut qu'Ëleanor avait écrit à Austin.
Le médecin, qui vint à passer en ce moment, trancha la difficulté;
il autorisa Austin à se rendre auprès du malade aussitôt que celui-
ci serait sorti de l'espèce de stupeur somnolente que l'on cherchait
à combattre. Le révdl n'eut lieu qu'une ou deux heures plus tard.
Austin trouva le moribond sur son séant, et lui supposa d'abord,,
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12& REVUE DES DEUX MONDES.
tant son attitude était calme, la pleine conscience de lui-même;
mais aux premiers mots il s'aperçut de son erreur. George Hilton le
prenait pour James Elliot. — Je comptais sur vous, lui dit-il, je sa-
vais que vous me seriez fidèle jusqu'au bout... A propos, ils sont
venus, les deux autres... Pourquoi n'étiez-vous pas avec eux?...
Âustin murmura quelques paroles inintelligibles.
— C'est étonnant, reprit le moribond, comme vous parlez tous
d'une manière confuse... A peine puis-je saisir ce que vous dites...
Bientôt nous nous entendrons mieux, je l'espère... L'entrevue a été
fort gaie, croyez-le bien... Eleanor était là, elle pourra vous le
dire... N'est-ce pas, mon enfant, vous étiez là, au milieu de la
nuit?...
Fort pâle et baissant les yeux, elle répondit par un geste aflir-
matif.
— Vous étiez là, je me le rappelle bien, assise sur le lit... Us
étaient, eux, sur ces deux fauteuils... Vous savez de qui je veux
parler?
— Non, balbutia Austin, qui, devant ce délire de l'agonie, sen-
tait ses cheveux se hérisser.
-^Comment! non?... Et qui donc, à votre avis, ce pourrait-il
être?... Jenkinson dans ce fauteuil-là,... Ganning dans celui-ci...
Nous avons bien ri, je vous assure,... et si fort que ma fille s'est
éveillée... C'est alors qu'elle est venue s'asseoir sur le lit... Deman-
dez-lui plutôt!... Jenkinson portait son fameux habit brun, et Gan-
ning se moquait de lui... Chose étrange, ils avaient perdu cet air
de fatigue et d'ennui, cette pâleur maladive de leurs dernières an-
nées... Vous nous eussiez retrouvés, figures imberbes et joyeuses,
tels que nous étions tous les quatre à Oxford il y a cinquante-cinq
ans... Vous ne savez pas?... L'affaire d'Austerlitz est oubliée, par-
donnée il y a longtemps... Je voudrais maintenant me rendormir
un peu avant de m' éveiller pour en finir...
Et il se laissa retomber sur l'oreiller; mais la minute d'après,
tournant vers Austin un inquiet regard : — Elliot, Elliot!... êtes-
vous encore là?
— Oui, répondit aussitôt le jeune homme, qui jugea inutile de
le détromper.
• — J'allais oublier le plus essentiel, reprit Hilton... Croyez-vous,
Elliot, que votre fils voulût épouser ma fille?...
Austin demeura muet devant cette question imprévue.
— Vous dites?... Je n'entends pas bien,... recommença l'agoni-
sant. Elle n'est pas jolie, je le sais; mais sa douceur, sa bonté pas-
sent tout ce qu'on peut imaginer... Vous savez qu'elle sera immen-
sément riche... Il a bon cœur, il est plein d'esprit, il doit être
ambitieux... Enrichi par elle, s'il veut travailler dur, il deviendra
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AUSTIN ELUOT. 125
premier ministre... Je souhaiterais que tout cela pût s'arranger...
Jenkinson prétend qu'elle est jolie, mais il ne s'y connaît pas... Il est
de mon avis quant au jeune homme... Voyons, que dites-vous?...
Parlez plus haut!... Avec l'argent de ma fille, il aura le monde à
ses pieds; sans cet argent, il ne sera jamais qu'un chercheur de
places... Ne regrettez pas miss Cecil!... Jamais son père n'a songé
à vous la donner... On s'est joué de votre pauvre garçon; mais,
s'il épouse Eleanor, il aura de quoi prendre sa revanche contre cin-
quante Mewstone... Voyez cela,... voyez... Bonne nuit!...
Ainsi se termina cette carrière dont nous avons esquissé les bril-
lans débuts. George Hilton s'endormit effectivement, et ne se ré-
veilla que « pour en finir. »
Si Ton veut bien songer qu'Austin avait été dès le berceau fa-
çonné à l'ambition politique, on se rendra peut-être compte de
l'effet qu'avaient produit en lui ces deux phrases : «enrichi par elle,
il sera premier ministre, » et : « s'il épouse Eleanor, il aura de quoi
prendre sa revanche contre cinquante Mewstone. » Elles tintaient
continuellement à ses oreilles et parlaient à ses plus énergiques
instincts. Par cela même que la tentation était forte, il s'en méfia
cependant, et, quinze jours après les funérailles de M. Hilton, ses
amis auraient pu le voir, non sans quelque orgueil, galoper dans la
direction d'Esher, qu'habitait alors l'héritière en deuil, pour lui no-
tifier, avec tous les égards dus à l'amitié, qu'il entendait bien ne
l'épouser jamais.
Ce fut le vieux James qui vint lui ouvrir la porte, — un ancien
serviteur blanchi au service de M. Hilton, et qui tout enfant avait
assisté, lui aussi, à la prise de la Bastille. Quand il reconnut Austin,
son visage ridé s'illumina d'un sourire. — Vous arrivez bien, lui
dit-il avec un regard d'intelligence; ils ne vous verront pas,... ils
sont du côté des écuries.
— De qui parlez-vous? demanda Austin, égayé par cette mysté-
rieuse apostrophe.
— De qui parlerais-je, si ce n'est de la tante et du capitaine
Hertford?...
Jamais, par parenthèse, le valet de chambre émérite ne pronon-
çait le nom de miss Maria Hilton, la tante d' Eleanor. Toute formule
de respect répugnait à l'aversion qu'il lui çivait vouée.
— Ah! diable! pensa Austin. Et qui est le capitaine Hertford?
demanda-t-il ensuite avec une feinte curiosité.
— Le même que vous avez rencontré il y a quinze jours dans le
pays de Galles, quand vous vous fûtes épris de miss Cecil, le même
(pii vous accompagna au retour et à qui vous fîtes si adroitement
vos confidences... Soyez tranquille, elles n'ont pas été perdues...
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126 REVUE DBS DEUX HONDES.
Puisque vous voulez le savoir, master Austin, voilà ce que c'est que
le capitaine Hertford.
— Et que fait-il ici? reprit Austin à demi-voix.
— Naturellement, fépliqua James d'un ton sardonique, il fait la
cour à la tante... £t maintenant, si vous voulez voir à votre aise
miss Eleanor, dépêchez - vous d'entrer avant qu'il ne vous ait
aperçu... : i i
En mtoie temps qu'il prononçait ces paroles, il ouvrit la porte du
salon et annonça : a Jftw/^ Austin. »
Eleanor se leva pour venir au-devant de ce visiteur toujours bien
accueilli; elle tendit ses mains ve^s lui, mais cela ne suffisait pas;
elle prit les deux mains qu'il lui offrait, mais cela ne suffisait pas
encore,-t-si bien que, la voyant tout à coup fondre en larmes, Aus-
tin la saisit dans ses bi^as et posa un baiser sur soq front.
— Je suis bien triste, allez, lui ditr-elle. Vous avez bien fait»
cher frère, de me venir voir.
— Et moi donc, chère sœur ! repartit le jeune homme avec une
entière franchise, bien que sa tristesse eût pu paraître une énigme à
ceux qui l'eussent vu quelques instans auparavant,, lancé à toute
bride sur les routes verdoyantes du Surrey, franchir les barrières
de quelque route conununale et siffler Robin, qui s'égarait.
— Contez-moi donc bien vite vos peiues, dit Eleanor, séchant ses
larmes. En me parlant de vos chagrins, vous me ferez oublier ma
douleur... Il s'agit, n'est-il pas vrai, de Fanny Cecil?... En recevant
vos dernières lettres, empreintes de tant de mélancolie et où jamais
il n'était question d'elle, je me suis bien doutée...
— Et vous ne vous trompiez pas, interrompit Austin, peu curieux
d'entendre la fin de la phrase... Mais d'où vous vient, s'il vous
plaît, une si rare pénétration?...
<( De ce que je vous aime, » eût pu répondre Eleanor, simos deux
jeunes gens se fussent trouvés en ce moment dans le palais de la
Vérité; mais la scène se passait dans une villa du Surrey, et on pou-
vait voir, des fenêtres du salon, la tante Maria se promener bras des-
sus, bras dessous avec le capitaine Hertford. Aussi la jeune fille ne
dit-elle rien de semblable.
— Pour qui connaît Fanny Cecil, reprit -elle, pareille énigme
n'avait rien de mystérieux. ... Si j'avais prévu que le hasard vous
jetterait sur son chemin, j'aurais pu, cher frère, vous instruire du
mariage déjà convenu et vous épargner une déception cruelle...
Maintenant, Austin, continua-t-elle avec beaucoup de calme, j'ai
quelque chose de très essentiel à vous dire...
Levant aussitôt les yeux sur elle, le jeune honune fut frappé de
l'espèce de contraction qui transformait en un masque p&le et ri-
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AUSTIN ELUOT. 127
gide le doux visage d'Ëleanor. Il la voyait, se dit-il, comme elle
serait sans doute dans quelque lointain avenir. Ce qu'elle pensait
en ce moment, nous allons le révéler. Préférant Âustin à toute autre
p^soone au monde, et le préférant surtout à elle-même, elle se di-
sait qu'avec irn peu, très peu d'adresse, elle pourrait devenir sa
femme, lui donner la richesse , les joies de l'ambition, se mettre de
moitié dans ses triomphes et de moitié dans ses revers, lui montrer
les voies du monde et leurs pièges cachés, — mieux encore , ra-
mener au pied du même autel, lui apprendre à prier le même Dieu,
à espérer le même salut; — elle pouvait tout cela, et cependant elle
s'apprétsût à briser pour jamais jusqu'à la dernière chance d'un pa-
reil avenir, — sauf une réserve mentale dont elle avait à peine con-
science. Et pourquoi? Parce qu'il était impossible qu' Austin l'aimât
jamais, parce que, ne l'aimant pas, il l'épouserait uniquement pour
sa fortune. Et dans ce cas la conviction intime de s'être manqué
à lui-même, le minant peu à peu, le rabaissant à ses propres yeux,
faussant ses notions morales, mêlant à sa vie im perpétuel men-
songe, devaût lerendre profondément malheureux.
Ainsi raisonnait la noble petite créature, armée d'une logique
rigoureuse et loyale. Son cœur néanmoins protestait tout bas et di-
sait en sourdine : — Pour m' obtenir, il faudra qu'il m'aime, il fau-
dra qu'il me supplie... Alors, mais seulement alors nous aviserons.
Jamais Austin ne se serait attendu à lui voir aborder elle-même
le sujet dont D venait l'entretenir. Ce fut pourtant ce qui arriva.
— Vous vous rappelez, lui dit- elle, ce qui s'est passé au lit de
mort de mon père?... Oui, n'est-ce pas? Eh bien! nous pouvons en
parler à cœur ouvert, maintenant que nous n'avons plus de secrets
l'un pour l'autre... Il faut oublier, complètement oublier cette fatale
journée, oublier tout ce qui fut dit, les ouvertures qui vous furent
faites, les suggestions qu'une voix mourante vous fit entendre...
11 faut les oublier, ou nous séparer dès ce moment pour ne plus
nous revoir.
— Je le sais, répondit Austin... Je venais précisément pour vous
faire cet aveu pénible... Vous m'aurez toute votre vie pour servi-
teur et pour frère, je marcherai sans cesse à vos côtés, votre époux,
s'il le veut, sera mon meilleur ami; mais votre opulence place entre
nous une barrière infranchissable... Ceci une fois dit, pourquoi ne
poursuivrions-nous pas notre route en nous tenant la main , frère
et sœur comme jadis?
— Je ne demande pas mieux, mon bon Austin... Je serai votre
sœur et la tante de vos enfans; mais ne m'abandonnez pas, ne m'iso-
lez pas de vous!... Je ne veux et n'aurai jamais d'ami plus cher...
Vous voyez, frère, avec quel abandon je vous parle, et ce que vous
gagnez à ne plus me faire peur...
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^28 REVUE DES DEUX MONDES.
L'arrivée de la tante Maria mit seule un terme à cette conférence
amicale où venait d'être conclu, à la satisfaction mutuelle des deux
parties, un arrangement digne de Platon lui-même.
Deux minutes après qu'Austin fut parti, Eleanor courut s'enfermer
dans sa chambre pour pleurer tout à son aise, la tête enfouie parmi
ses oreillers. Elle maudissait le jour de sa naissance, la rencontre
fortuite d'Austin et de miss Cecil, la nécessité de survivre à cette
rencontre, et s'en prenait à toute la terre, si ce n'est à Austin lui-
même... On voit qu'elle était éminemment satisfaite. '
De son côté, Austin, à peine rentré dans Londres, courut chez lord
Charles Barty, dont il avait appris le retour, et avec lequel il partit
en poste pour la petite ville de Bangor, où ils allaient préparer en-
semble, — sous la direction d'un professeur spécial et avec une
demi-douzaine de leurs condisciples, — leurs derniers examens
universitaires. Pendant plus de huit jours, morose, farouche et
sombre, on ne put tirer de lui ni une plaisanterie ni une parole rai-
sonnable : d'où l'on peut conclure, ce nous semble, qu'il était éga-
lement très satisfait des résultats de son entrevue avec miss Hilton.
VL
Lord Charles Barty appartenait à une grande famille whig; Austin
était le fils d'un tory de l'ancienne école. Son père n'avait rien ou-
blié, nous l'avons dit, pour lui infiltrer dès l'âge le plus tendre les
principes dont lui-même était imbu, travail presque sacrilège à
notre avis, et qui fut cette fois singulièrement rétribué. De par cet
esprit de contradiction, de rébellion instinctive qui est si naturel
aux enfans, Austin prit en horreur les grands hommes qu'on lui
vantait sans cesse, les théories dont on lui rebattait les oreilles.
Une fois à Eton, Charles Barty, qui n'avait pas, à beaucoup près, la
même dose d'intelligence, mais qui recueillait avec assez de discer-
nement les propos tenus à la table de son père, fournit à son cama-
rade les argumens plus ou moins sérieux qui pouvaient servir de
réfutation aux doctrines de James Elliot. La controverse, une fois
établie, alla toujours s' aggravant, et parfaitement unis d'ailleurs,
les deux Elliot, père et fils, se trouvèrent à la longue en parfait dis-
sentiment politique. Comme beaucoup d'autres jeunes gens, — je
parle de ceux qui étaient jeunes en 1844, — lord Charles et son
ami, tous deux whigs ardens, d'une nuance confinant au radica-
lisme, s'étaient rangés sous la bannière de sir Robert Peel. Ils devi-
naient en lui, sous les dehors du torysme, un révolutionnaire actif
et résolu. Toutefois, malgré le scandale que causaient à l'université
leurs théories subversives, il leur manquait, pour être de purs radi-
caux, — des radicaux bleus^ comme on les appelle, — de pousser à
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AUSTIN ELLIOT. 129
leurs dernières conséquences les principes qu'ils prétendaient défen-
dre. D'ailleurs ils ne les comprenaient pas tout à fait de la même
manière. Lord Charles voulait renverser de fond en comble l'édifice
politique pour tout reconstruire à nouveau, sans trop s'inquiéter
d'avance ni du plan qu'il faudrait adopter, ni des matériaux qu'on
aurait à sa disposition; il rêvait un ordre gouvernemental où chaque
fonction serait remplie par l'homme le plus capable et à l'exclusion
de tout autre droit. Austin trouvait que c'était aller un peu loin :
— Songez, objectait-il, à ce que nous pourrions devenir, vous et
moi, si cette règle était appliquée.
— Et qu'importe? répliquait le jeune enthousiaste. Comparé à ce-
lui de la grande cause, q[u' importe le sort de quelques indignes
martyrs comme nous?...
Austin était radical de bon aloi, mais ne voulait ni outrer ni hâter
l'application de ses principes. Il aimait aussi à prendre son ami en
flagrant délit d'inconséquence. Lord Charles, admettant l'unité par-
faite de la race humaine, ne voyait pas qu'on pût, en vertu des
distinctions du rang, gêner l'amour réciproque de deux êtres qui
se sentiraient appelés à s'aimer pour la vie. Il admirait, disait-il,
le nobleman assez intrépide pour épouser la fille de son jardinier.
— Fort bien, répliquait Austin, et dans ce cas si une sœur à vous
s'éprenait d'un jardinier employé chez votre père?...
— Allons donc, quelle absurdité! interrompait, se récriant, le so-
cialiste pris à court. Ce que vous dites-là n'est pas sérieux... Moins
que personne, d'ailleurs, vous devriez soutenir la thèse contraire à la
mienne.
— Je comprends, reprit Austin, rougissant à son tour, mais avec
un rire qui n'avait rien de trop forcé, vous faites allusion à miss...
ou plutôt à lady Mewstone?... Eh bien! sur ce terrain-là tout spé-
cialement je suis de votre avis, mon cher démocrate... Je vaux lord
Mewstone, et, si vous voulez sâvoh* ce que j'en pense, j'aurais dû
l'emporter sur lui.
— Pas le moins du monde... Vous valez infiniment mieux que
lui, et cependant vous n'aviez^aucun droit sur la personne dont il
est question, puisque en somme elle vous le préférait... Vous méri-
tiez d'ailleurs cet échec pour avoir songé à la fille de ce rusé poli-
tique, lorsque vous aviez dix fois mieux à votre discrétion.
— Ne suis-je pas depuis longtemps convenu de mon erreur? Ne
vous ai-je pas dit que si Eleanor... Combien de fois faudra- t-il en
faire amende honorable?...
— Une amende honorable ne me suffit pas... Et puisque vous
convenez de votre bévue, il faudrait la réparer... Le meilleur moyen,
àraon avis, serait d'empêcher que certaine petite personne, digne
TOME L. — 1864. 9
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130 REVUE DES DEUX MONDES.
de tout intérêt, ne finisse de guerre lasse, cédant à l'oppression, à
la tyrannie obstinée de sa tante, par épouser un affreux matamore.
— Allons donc!... Quelle apparence?... Vous êtes fou, mon bon
Charles.
— Fou si vous voulez, mais fou véridique. La tante Maria est, je
ne sais comment, dans la dépendance de ce drôle d'Hertford, sur
qui, d'autre part, elle exerce une influence considérable... Une ligue
offensive et défensive existe entre eux, et le mariage dont je vous
parle est l'objet de leurs efforts communs.
— Si cela était...
— Gela est, mon cher Âustin... Faites fond sur mon amitié pour
ne pas me tromper à cet égard... Je tiens la chose de très bonne
source.
— Qui vous a conté ces histoires?
— Personne et tout le monde. Vous ne vous doutez pas encore
de ce qu'on peut apprendre en prêtant l'oreille, sans trop se mon-
trer attentif, aux commérages de mesdames les douairières... Un fil
par ci, un fil par là, l'écheveau se débrouille peu à peu... Vous igno-
riez, n'est-il pas vrai? que miss Maria Hilton, plus jeune alors de
vingt ans, suivit autrefois jusque dans l'Inde un cadet dont elle pré-
tendait faire son mari, et qui n'a pas voulu d'elle?... Devinez-vous
de qui je veux parler?... Vous ne savez pas davantage que, voyant
sa cause perdue à Calcutta, elle essaya plus tard^ revenue à Lon-
dres, de déterminer certain veuf, votre très proche parent, à con-
voler avec elle en secondes noces,... demandez plutôt à M. James
Elliot!... Allez, allez, grâce aux douairières et à ce qu'on pourrait
appeler <( les chroniques du moyen âge, » je connais aussi bien les
vues actuelles de cette femme égoïste et sans principes que son
passé légèrement équivoque... C'est pour cela que je vous adjure
de sauver d'un mariage indigne, auquel la réduiront peu à peu de
continuelles obsessions, l'aimable enfant qu'un sort injuste a placée
sous sa tutelle...
Austin ne répondit que par un regard , mais ce regard en disait
long. Le soir même, il écrivait à son père pour lui expliquer la situa-
tion. « Vous êtes, lui disait-il, le subrogé-tuteiu* de miss Hilton,
vous devez mieux que moi savoir comment on peut la mettre à l'abri
d'une odieuse intrigue. N'importe cependant : si les examens qui
approchent ne me retenaient ici, je serais déjà sur la route de
Londres, et je ne m'en fierais à personne pour trancher définitive-
ment la question. L'idée seule de voir Eleanor devenir la proie de
ce mécréant me donne le vertige, et fait trembler ma plume dans
mes mains... Veillez sur elle, mon père, comme sur une fille chérie.
Mettez-moi bien exactement au courant de la situation qui lui est
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AUSTIN ELLIOT. 181
faite. Vous devez pouvoir maintenir les choses dans leur état actuel
jusqu'au moment où nous serons gradués ^ Charles et moi. Je ne
vous en demande pas davantage. Une fois libre de mes mouvemens,
je vous relèverai de garde, et ne connais pas de sabreur indien qui
s'avise alors impunément de porter atteinte à la liberté de u ma
sœur. 0
« Passez en paix vos examens, répondit simplement James Elliot,
et fiez-vous absolument à ma vigilance. Si vos paroles n'ont pas
trahi votre pensée, je vous vois enfin, débarrassé d'une sotte préoc-
cupation, revenir à une ligne de conduite qui aurait toujours dû
être la vètre. Sur cette nouvelle voie où vous entrez un peu tard,
je ne demande pas mieux que de vous guider; je commencerai môme
dès aujourd'hui. Vos examens une fois passés, — et si, comme je le
suppose, ils ont une heureuse issue, — vous prendrez immédiate-
ment le chemin de fer de Glasgow. Là des chevaux de poste vous
conduiront sur la côte, en face de l'Ile de Ronaldsay. Vous traver-
serez le détroit, — le kyle^ comme disent les Écossais, — sur une
barque de pêche, et vous attendrez mes ordres dans ce pays de
sauvages, où devraient abonder les peintres et les philanthropes.
Vous vous y ennuierez beaucoup, si vous n'y faites du bien. Tâ-
chez de vous amuser. Votre séjour d'ailleurs n'y sera pas éternel,
et vous serez ensuite payé de vos peines, si je ne m'abuse pas trop
sur le succès probable de certaine diplomatie que je tiens en ré-
serve pour les grandes occasions. »
Austin et Charles furent reçus « seconds (1) » avec tous les hon-
neurs de la guerre. Le jeune lord partit pour Londres après avoir
fait jurer à son ami, — sauf empêchement essentiel, — de l'accom-
pagner en Orient, où il préméditait un pèlerinage de quelques se-
maines. Austin , exécutant mot pour mot la consigne de son père,
— de son « gouverneur, » pour parler le jargon moderne, — se ré-
veilla trois jours après sous les rayons du soleil matinal, qui teignait
de pourpre les côtes du comté d'Argyle et le Ben-More de Ronaldsay,
VIL
Une quinzaine s'était à peine écoulée lorsque le Pélican vint jeter
l'ancre devant la petite Ue écossaise. Le Pélican était un yacht à
hélice dont les constructeurs actuels dénigreraient sans doute les
proportions et l'allure, mais qui passait à son époque pour le nec
plus ultra de l'élégance. Il était affecté au service des officiers de
l'amirauté, plus spécialement aux navigations côtières de M. James
Elliot. A peine avait-il été signalé que le bouillant Austin, quittant
(1) n y a quatre classes de gradués.
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132 REVUE DES DEUX MONDES.
à la hâte les nouveaux amis que sa cordiale générosité lui avait déjà
faits parmi ces montagnards des Hébrides si endurcis à la misère,
si reconnaissans des bienfaits qui l'allègent, prit une barque pour
se rendre à bord. Chemin faisant, il croisa son père, qui justement
se faisait conduire en canot à Ronaldsay. Les deux embarcations se
hélèrent. — Continuez, cria M. EUiot à son fils. Vous trouverez là-
bas de quoi vous distraire... Et ces mots furent expliqués à l'heu-
reux Austin lorsqu'à l'arrière du yacht il aperçut la pâle et paisible
Ëleanor. Sa surprise fut d'autant plus vive, sa joie d'autant plus
complète que, contrairement à l'usage établi, elle s'y trouvait seule.
La farouche tante, dans un moment de vivacité grondeuse, s'était
laissé choir de la dunette, et une entorse, à peu près guérie d'ail-
leurs, la retenait sur les moelleux sofas de la Indiens room. L'équi-
page, composé de vieux amis d' Austin, salua comme un heureux
présage l'énergique poignée de main que les deux jeunes gens
échangèrent. A partir de là, pas un des matelots ne se permit de
regarder de leur côté. Le couple fortuné passait et repassait invi-
sible parmi ces braves gens volontairement aveugles. Un seul les
épiait d'un œil bienveillant; c'était le pilote, qui les vit, après un
assez long entretien, tomber tout à coup dans les bras l'un de l'au-
tre par un mouvement irrésistible.
— Vous savez que j'ai droit à vos confidences, venait de dire
Eleanor, non sans un pressentiment secret qui communiquait à sa
voix je ne sais quelle émotion inusitée... Vous ne sauriez être aussi
complètement guéri que vous le prétendez, si quelque nouvel amour
n'a effacé de votre cœur un souvenir encore bien récent. A cet égard,
je ne dois rien ignorer... Nos précédens le veulent ainsi, et l'usage,
vous le savez, a force de loi. Voyons, Austin, pas de réticences!
— Il est vrai, répondit-il après quelques secondes d'hésitation,
j'aime enfin, et cette fois pour tout de bon...
Ce fut alors qu'ils se regardèrent, et le pilote ne put se tromper
à l'expression de leurs yeux. Un sourire d'intelligence passa sur son
visage hâlé.
— Je voudrais bien savoir le nom de cette préférée !
— Vous le savez.
— Je voudrais la voir!
-7- Vous la verrez... Regardez-moi bien!.... Vous la voyez...
Eleanor ne feignit point de ne pas comprendre. Son cœur débor-
dait d'ime joie immense et pure. Elle n'écouta que lui, et, s' aban-
donnant aux mains brûlantes qui l'attiraient, posa doucement sa
tête sur la poitrine d'Austin. Le pilote alors détourna son regard
vers l'horizon. Son front devint soucieux.
— J'aimerais autant, dit-il entre ses dents, que le patron ne nous
ilt pas attendre... Et il prit la lunette pour regarder du côté du
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AUSTIN ELLIOT. 1S3
phare autour duquel M. Elliot se promenait tranquillemen , exami-
Dant à loisir chaque détail, questionnant, donnant ses ordres sans
s'inquiéter de Taspect menaçant que le ciel avait pris peu à peu. —
Par Jupiter! monsieur, dit le maître voilier à Austin, qu'Eleanor ve-
nait de quitter, je voudrais nous voir à dix miles de cette côte mal-
saine... Contre-maître, hissez bien vite la seconde flamme et le si-
gnal 3&7&I... Ce qui fut fait aussitôt; mais M. Elliot y prit à peine
garde. On le vit arpenter le jardin potager des gardiens du phare
pour aller planter un jalon. — Il est donc aveugle, murmura le pi- •
lote... Voyons s'il est sourd... Dégagez le canon, et faites feul...
M. Elliot parut n'avoir pas entendu le nouveau signal et se rembar-
qua, son opération terminée, avec une lenteur provoquante. Deux
rafales avaient déjà passé sur le yacht lorsqu'il y remonta, et quoi-
que poussé à toute vapeur, le léger bâtiment cessa bientôt de faire
route, tant la résistance du vent devint puissante. — Je crains de
m'étre attardé , dit M. Elliot, jetant un coup d'oeil inquiet vers les ro-
ches de Benbecula, qui n'étaient pas à plus d'un demi-mi7^ sous le
vent... Oserez-vous mettre le cap sur Monach? ajouta-t-il, s'adres-
sant au maître, qui le suivait.
— Nous donnerions infailliblement contre Grimness, et ceci en .
moins de dix minutes, repartit le marin expérimenté.
— En ce cas. Dieu me pardonne mes lenteurs! s'écria M. Elliot,
qui descendit aussitôt dans la cabine.
Le fait est qu'il avait à s'accuser d*un retard périlleux. Dès quatre
heures de l'après-midi, une lutte à mort s'établit entre la mer et le
yacht, lutte où ce demiet semblait devoir succomber, car la nuit
arrivait, la tempête redoublait de violence, et on ne s'éloignait
guère des récifs écumeux dans le voisinage desquels une force ir-
résistible semblait maintenir le bâtiment condamné. M. Elliot et le
maître comprenaient le danger dans toute son étendue ; Âustin le
devinait à peu près, mais il affectait un calme dont Eleanor fut heu-
reusement la dupe. Elle était remontée sur le pont, et à travers
tout ce désordre des élémens déchaînés, enveloppée dans le même
plaid que son fiancé, causait paisiblement avec lui. Le bruit du
vent et des vagues, le grincement des cordages, le gémissement des
charpentes sonores laissaient arriver à l'oreille de l'un ou de l'autre
les paroles qu'ils échangeaient de si près, comme s'ils se fussent
promenés, par quelque tranquille soirée d'été, dans une allée de
jardin.
Lorsqu'il fit tout à fait nuit, Eleanor crut devoir aller jeter un
coup d'œil dans la cabine de sa tante ; celle-ci dormait profondé-
ment, n'ayant pas conscience du moindre danger. D'autant plus
rassurée, la jeune fille se retira pour se livrer, elle aussi, au som-
meil. Comment aurait-elle pu se croire en péril? Elle venait de voir
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an REVUE DES DEUX MONDES.
M. EUiot, par la porte vitrée de sa cabine, assis à une table chargée
de papiers qu'il avait l'air de compulser attentivement. En réalité,
il ne les regardait seulement pas, et attendait avec une impatience
fébrile que le sailing-master vînt lui rendre compte de la situation.
Celui-ci parut bientôt. — Nous avons beau faire, dit-il; de temps
en temps nous marchons à la dérive... Plus nous allons, plus la mer
nous domine... Et encore si nous pouvions jeter l'ancre!... mais
nous sommes en eau bleue... En supposant que rien ne change d'ici
aune heure, monsieur, nous pouvons nous regarder comme perdus.
— Et tout cela par ma faute! répéta M. Elliot.
— Allons donc, monsieur, ne parlez pas ainsi : c'est votre devoir
qui vous retenait à terre.
— Voilà ce qu'il faut se dire en effet... Et vous pensez que tout
sera fini dans une heure?
— Une heure, une heure et quart, plus ou moins, repartit l'autre
avec un calme parfait.
A peine était-il sorti que le vieillard, inclinant la tête, se mit à
prier. Il implorait le ciel pour son Austîn, pour cette carrière si bien
commencée, et dont une mort prématurée allait arrêter l'essor. S'il
lui eût été donné de lire dans les ténèbres de-l' avenir, peut-être
aurait-il souhaité que le dénoûment fatal s'accomplît à l'ipstant
même, et que les vagues de l'Atlantique, l'engloutissant avec son
fils, leur servissent d'abri contre les coups de la fortune.
Le tumulte grandissait toujours; le bâtiment craquait dans toutes
ses jointures. Au-dessous du fauteuil où M. Elliot était assis , l'hé-
lice perçait et frappait les flots, parfois sortant de l'onde avec un
sifflement irrité, parfois, à dix pieds au-dessous de la surface,
frayant sa voie avec je ne sais quelles palpitations fiévreuses. Tous
ces bruits assourdissaient le digne inspecteur, et, sans avoir en-
tendu personne entrer dans la cabine, il sentit une main se poser
sur son bras : —c'était celle de la tante Maria, qu'il vit tout à coup
devant lui en levant les yeux, mais telle que jamais encore elle ne
lui était apparue. Une méchante robe de chambre en flanelle dra-
pait tant bien que mal ses larges épaules, sur sa tête au contraire
un léger chapeau couvert de marabouts et de fleurs, dans ses mains
un éventail ciselé qu'elle tenait le manche en l'air; mais, plus en-
core que le désordre de sa toilette, le changement de ses traits
frappa vivement M. Elliot : il y avait quelque chose d'égaré dans le
regard mobile de ses petits yeux abrités par d'épais sourcils, et son
teint, si animé d'ordinaire, avait en ce moment les nuances mala-
dives de l'ivoire jauni par le temps. On eût dit une folle échappée
de son cabanon.
M. Elliot se leva fort alarmé, tâchant de faire en sorte que leurs
yeux se rencontrassent; mais elle évitait de le regarder au visage.
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ADSTIN ELLIOT, 135
et, lui parlant la première d'une voix rauque et mal assise : — J'ai
entendu, lui dit-elle, le rapport qui vient de vous être fait... J'en-
tends bien des choses et je vois bien des choses qu'on veut me ca-
cher... Je sais maintenant pourquoi vous m'avez fait faire le voyage
où nous allons tous trouver la mort... Ma nièce, que je suis allée
surprendre dans son premier sommeil, n'a pu me rien dissimuler
de ce qui s'est passé aujourd'hui... Je m'en veux d'avoir prêté l'o-
reille à vos paroles courtoises et .de n'avoir pas deviné le piège que
vous me tendiez... Mais ce mariage, objet de toutes vos convoitises,
savez-vous au fond ce qu'il est? Vous doutez-vous du discrédit qu'il
jetterait sur ce nom dont vous êtes déjà si fier et que vous espérez
voir grandir encore?... Non, n'est-ce pas? vous ne savez rien?
— Rien au monde, répliqua M. Elliot, la regardant plus fixement
que jamais.
— Je vais donc vous le dire tout bas, reprit-elle penchée vers
lui, mais se dérobant toujours à ce regard qu'elle semblait ne pou-
voir supporter. Il l'écoutait silencieusement, de plus en plus grave
à mesure qu'elle parlait...
— Qu'en dites- vous à présent? continua- t-elle haussant la voix.
Si quelque merveilleux hasard nous tirait d'affaire, laisseriez-vous
s'accomplir cette union ?
— Pourquoi pas? demanda M. Elliot.
— Je croyais que votre plus grand souci était la carrière politique
de votre fils.
— Vous ne vous trompez pas; mais encore...
— Avec ceci autour du cou, elle promet d'être brillante!
— Là-dessus les avis sont libres; nous pouvons avoir chacun le
nôtre. .. Mais si vous supposez que nous devons périr dans une heure,
à quoi bon me révéler ce secret?
— Parce que je vous hais, parce que je vous ai toujours détesté I
— Toujours? demanda M. Elliot, se laissant aller à je ne sais
quelle ironique réminiscence.
— Non, répliqua-t-elle avec emportement. Il fut un temps où je
vous sdmais.^- Comment osez-vous me le rappeler?... J'ai eu le tort
de laisser voû: cet amour dédaigné... Vous en avez ri, vous et Jen-
kinson... Bien hardi qui réveille de pareils souvenirs!... Oui, c'est
parce que vous n'avez pas une heure à vivre, c'est poiir empoison-
ner vos derniers momens que je suis venue vous dire ceci.
— Dieu vous pardonne comme je vous pardonne moi-même!
s'écria le vieUlard. Et au moment où il la vit se diriger vers la
porte : — Voyons, Maria, reprit-il, en mémoire de cette affection
qui n'est plus, ne nous ferons-nous pas d'autres adieux?...
Cet appel amical ne fut pas tout à fait perdu. La tante Maria,
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136 REVUE DES DEUX MONDES.
laissant échapper quelques paroles incohérentes, se prit à gémir et
à pleurer. Son éventail se tordit et se brisa dans ses mains crispées.
Tantôt se reprochant avec amertume son manque d'attraits, son
âge, ses caprices, tantôt accusant ceux qu'elle avait aimés de n'a-
voir jamais su la comprendre, mêlant de folles Imprécations à des
plaintes confuses, à des sanglots convulsifs, elle se traîna vers sa
cabine.
— Pauvre créature! se disait le bon EUiot... Je voudrais l'arracher
aux serres de ce vautour d'Hertford... Besogne difficile après tout!
Il faudra bien un jour ou l'autre avertir Austin de tout ceci... Ne
nous pressons pas cependant... Son amour, qui vient à peine de
naître, rie résisterait peut-être pas à un pareil choc... J'attendrai
pour parler que cet attachement soit devenu partie intégrante de
son être... Eh mais! reprit-il, se ravisant tout à coup, j'oubliais que
nous sommes à deux doigts de notre perte; j'oubliais que d'ici à
une demi-heure nous donnerons peut-être sur les récifs de Ben-
becula.
Au moment où M. EUiot parlait ainsi, c'est-à-dire vers minuit,
le yacht, au lieu de se laisser entraîner vers la côte de Benbecula,
courait droit vers cette portion de l'Atlantique où les géographes du
moyen âge, démentis jusqu'à présent par toutes les reclierches
contemporaines, plaçaient l'île de Saint-Borondon. Austin, qui ne
trouvait plus le pont tenable, était descendu dans l'intérieur de la
machine, et, suivant de l'œil la manœuvre, constatait, non sans
surprise, la rapidité inouie de la marche imprimée au navire. —
Nous sommes donc très décidément en danger? demanda-t-il au
vieux Murray, qu'absorbait le jeu de ses crans et de ses pistons.
— Pourvu que rien n'éclate! — répondit simplement Vmgineer
sans retourner la tête. Au même moment , on entendit la voix du
« maître, » qui réclamait M. Austin pour lui montrer quelque chose
de curieux. Remontant aussitôt sur le pont, où la violence du vent
le suffoquait presque, notre jeune homme ne vit qu'un ciel noir
comme de l'encre, et sur la mer qui les entourait une espèce de
brouillard agité que formaient les blanches écumes. Le maître lui
cria dans l'oreille : — Regardez en avant, et au-dessus de vous! —
Dans la direction indiquée se dessinait sur le ciel ténébreux une
échancrure bleue où l'on pouvait discerner trois ou quatre étoiles
qui semblaient vaciller, plonger, émerger encore, selon que celui
qui les regardait venait à glisser de côté ou d'autre sur le pont ruis-
selant d'eau. Devant ce coin du ciel à peine entrevu, les nuages
orageux passaient et repassaient, rapides comme l'éclair; mais, par
un singulier phénomène, au lieu de courir dans la direction du
vent, ils semblaient emportés de droite à gauche, presque à Topposé
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AUSTIN ELLIOT. 137
de l'impulsion qu'ils eussent dû recevoir. — Eh ! mon Dieu! s'écria
Austin, d'où vient que ces vapeurs marchent ainsi vent debout?
— Ne les perdez pas de vue! reprit le maître. Pour assister à
pareille scène, il faut, généralement parlant, naviguer dans la mer
des Indes. Voilà ce que j'appelle un typhon... Et maintenant, mon-
sieur, soyez attentif à ce qui va se passer!...
Le lambeau d'azur se rapprochait d'eux, bien qu'assez lentement,
et à mesure qu'il se rapprochait d'eux, il augmentait d'étendue. Ils
finirent par l'avoir au-dessus de leurs têtes, et lorsqu'ils furent par-
venus ainsi au centre de l'espèce d'entonnoir renversé que dres-
saient vers le ciel les spirales de la trombe, le yacht se trouva comme
sur un lac paisible miraculeusement formé au sein de l'Océan tu-
multueux. Le bâtiment filait sans la moindre difficulté le cap au
sud-ouest; mais, vingt minutes plus tard, on n'alla plus qu'à moitié
vapeur, et on vira au nord-ouest du côté de l'île, naguère encore si
redoutée. Dix minutes ensuite, l'orage arriva de ce même côté plus
violent que jamais, et le brave Pélican^ qui venait de réduire en-
core au quart de vitesse l'activité de sa machine, se laissa pousser
à la dérive. Il avait l'Atlantique devant lui; autant dire qu'il était
sauvé. Le matin venu, quand la tempête se fut apaisée, ce yacht
modèle courait au sud et bondissait gaîment sur les vagues étince-
lantes. Austin, donnant le bras à Eleanor, se promenait sur le pont,
et ni l'un ni l'autre n'accordait maintenant une pensée aux hor-
reurs de la nuit qui venait de finir.
Pénétrée de reconnaissance pour Charles Barty, Eleanor avait
exigé que la tournée d'Orient se fît telle qu'on l'avait projetée. Aus-
tin partit donc avec son ami dans le mois qui suivit sa rentrée à
Londres; mais une lettre qui le rejoignit à Alexandrie lui apporta
la nouvelle que son père venait de tomber malade, et les deux amis,
renonçant à leur excursion commencée, reprirent ensemble tout aus-
sitôt le chemin du pays natal. En relâchant à Malte, ils furent infor-
més que James Elliot n'était plus. La douleur d'Austin fut celle d'un
enfant qui s'abandonne naïvement à ses impressions et laisse cou-
ler ses pleurs sans aucune fausse honte. Ni les soins, ni les conso-
lations ne lui manquèrent. Charles Barty ne le quittait pas un seul
jour. Quand ils débarquèrent en Angleterre, les funérailles avaient
eujieu depuis quelque temps déjà. Il ne restait plus qu'à prendre
possession de l'héritage.
Tout ceci se passait au printemps de 1845. C'est en 1846 que va
se renouer le fil, un moment interrompu, de ce véridique récit.
E.-D. FORGUES.
(La seconde partie au prochain n®.)
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DE
L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL
EN FRANCE
I. Rapport de M. le général Morin et de M. Tresea, professeurs au Conserraloire des arts et
métiers, fait à la suite de l'exposition de Londres de 1862; tome VI. — Rapport du jury.
— II. Working men's collèges, by David Chadwick; MaBchester 1862. — III. Eeonomical
Statistics of Glasgow, bj John Strand ; Glasgow 1863. — lY. Docomens administratifs.
Notre temps a un goût marqué pour les méthodes expéditives :
en toute chose, on veut arriver vite, n'importe par quels moyens.
Pour l'enseignement, par exemple, que semble-t-on désormais se
proposer? D'accélérer les études plutôt que de les fortifier, d'abréger
les délais, d'appliquer aux élèves des procédés d'entraînement qui
les rendent aptes à fournir à jour fixe un service déterminé. En vain
s'en défendrait-on : c'est là l'esprit qui règne, outré ou mitigé sui-
vant les hommes, très persistant au fond parce qu'il tient à un sys-
tème. Naguère encore il y avait, pour les classes aisées, un en-
semble commun de connaissances qu'il fallait d'abord acquérir, et
au-delà duquel les vocations se décidaient. Maintenant les vocations
se préjugent, et, le choix fait, le faisceau des études se rompt.lfant
pis pour qui s'est mal engagé : un retour est bien difficile, et bon
gré, mal gré, le sujet porte la peine d'une option prématurée. La
communauté n'en souffre pas moins : si heureuses qu'elles soient,
les cultures de détail ne peuvent remplacer la grande culture où le
génie de notre langue s'est formé, et le niveau des intelligences dé-
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l'enseignement professionnel en FRANCE, 139
cline en même temps que s'affaiblit par la dispersion la sève de
renseignement.
Parmi les incîdens de cette expérience, aucun n'est plus curieux
quel'essm d'enseignement professionnel dont on s'occupe en France
depuis quelque temps. Des projets sont à l'examen; il est question
d'une loi : l'enseignement professionnel paraît donc devoir prendre
parmi nous quelque consistance. On y a été conduit par la marche
des faits. A force de descendre du général au spécial, on est arrivé à
celte limite où, au lieu de meubler l'esprit, il s'agit de préparer la
main. Sous l'empire des vieilles règles, franchir ce pas, pour l'Uni-
versité c'eût été déchoir. Non-seulement elle l'a franchi, mais, pres-
sée d'un beau zèle, elle a pris les devans. Sa préoccupation la plus
visible a été qu'on ne lui fit pas une part suffisante dans l'œuvre
projetée; elle a donc voulu affermir sa compétence contre les reven-
dications. D'autres droits évidens se montraient à côté des siens.
Dès qu'on touchait à l'instruction manuelle, le ministère du com-
merce, qui a dans son ressort les écoles des arts et métiers, était
fondé à dire qu'on empiétait sur ses domaines et à demander im
règlement d'attributions. La matière s'est ainsi compliquée. D'un
côté, il fallait définir cet enseignement professionnel, en fixer les
cadres, donner du corps à ce qui n'est qu'une ombre, de l'autre
vider le conflit entre les prétendans, et assigner à chacun d'eux le
lot qui lui revient naturellement et légitimement. Il fallait en outre
s'assurer si les exemples empruntés aux pays étrangers sont vrai-
ment péremptoires, et dans tous les cas s'ils répondent à nos be-
soins, à nos habitudes, à notre tempérament. Il y avait enfin à s'en-
tendre sur les moyens d'exécution. La tâche, on le voit, était vaste
et délicate. Après quelques circulaires échangées, une commission
en a été saisie. Les noms de ses membres sont la garantie d'un exa-
men sérieux; il en est dans le nombre qui ont eu l'occasion de trai-
ter le sujet en litige à propos de la dernière exposition de Londres,
BI. Mérimée pour les beaux-arts, M. le général Morin et M. Tresca
pour l'industrie. Les autres commissaires étaient désignés ou par
leurs fonctions ou par leurs études. Si nos informations sont exactes,
des délibérations 'ont été prises et sont consignées dans un dossier
qui est soumis au conseil d'état. A ses divers degrés, le travail est
assez avancé pour qu'il puisse être porté sans retard devatit le corps
législatif. Le débat est donc opportun et éclairé par des pièces à
l'appui. Nous pouvons rechercher, en connaissance de cause, ce
qu'il y a de sérieux ou d'illusoire dans les institutions en projet,
ce qu'il faut, à notre sens, en admettre ou en écarter pour aboutir
à de moindres charges et laisser le moins de prise possible à d'iné-
vitables déceptions.
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l&O BEVUE DES DEUX MONDES.
I.
Pour tomber d'accord sur les faits, il est bon de s'entendre d'abord
sur les mots. Que veut-on dire par « enseignement professionnel? »
Dans leur généralité, ces mots prêtent à l'équivoque; la significa-
tion en reste vague, précisément parce qu'ils signifient trop. L'élas-
ticité dégénère ici en impropriété. Si l'on désigne ainsi la prépara-
tion à toutes les carrières, cet enseignement existe dans de larges
proportions, et dans bien des cas il n'est plus à créer. On n'en était
pas venu jusqu'à ce jour sans comprendre qu'au-delà de l'instruction
fondamentale, qui est le lien et le titre des communautés lettrées,
un partage doit s'opérer dans les études, et que dans un libre choix
chacun obéit alors à ses goûts, à ses dispositions, à ses intérêts. Les
uns vont vers le barreau, d'autres vers l'armée; ceux-ci seront ma-
gistrats, médecins, ingénieurs, ceux-là savans, professeurs ou ar-
tistes. Quelque destination qu'ils prennent, des établissemens leur
sont ouverts pour des études spécifiées et la collation des grades.
Sous des noms divers, — facultés, écoles normales, écoles militaires,
écoles d'application, grands séminaires, — ces établissemens se con-
fondent dans le même objet, qui est de former des hommes à l'exer-
cice des fonctions par lesquelles une société pense, agit, s'administre
et se gouveiTie. C'est là incontestablement de l'enseignement pro-
fessionnel, d'autant plus élevé qu'il touche à la vie morale. Est-ce
de celui-là qu'il s'agit? Non, il est fortement constitué. Serait-ce en
faveur de l'agriculture que l'on revendique le nom avec la pensée
d'en tirer toutes les conséquences? Les illusions, à ce qu'il semble,
ne vont pas jusque-là. L'agriculture s'apprend moins sur les bancs
que dans ce vaste atelier dont la nature fait libéralement les frais,
et où les méthodes se jugent par leurs fruits. L'agriculture n'est pas
d'ailleurs si dépourvue qu'on le croit; elle a dans Paris même les
chaires du Conservatoire des arts et métiers, en province les cours
et les sociétés libres, les concours régionaux, les fermes-modèles,
les fermes-écoles, où se donnent, sur le terrain, les meilleures et
les plus profitables leçons. S'il y a un vide dans l'éducation agro-
nomique, c'est celui qu'a causé la suppression de l'Institut de Ver-
sailles, qui a duré si peu et dans son passage a rendu tant de ser-
vices. Voilà déjà bien des classes, puissantes par le nombre et les
lumières, qui ne sont pour rien dans l'agitation dont l'enseignement
professionnel a été le drapeau. Que reste-t-il en dehors? En cher-
chant bien, on ne trouve guère que l'industrie et le commerce.
C'est donc en vue de l'industrie et du commerce qu'on a mené ce
bruit, créé des rivalités administratives, usurpé un nom qui est
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l'enseignement professionnel en FRANCE. lâl
et doit rester commun à toutes les formes que revêt l'activité du
pays.
Ce n'est point là une vaine querelle; la confusion des mots passe
toujours dans les choses. On l'a vu quand le débat s'est ouvert dans
le sein de la commission et entre les deux ministères en présence. Il
a été aussi difficile de s'accorder sur les désignations que sur la
compétence. Gomme règle à suivre, on disait que l'enseignement pro-
fessionnel, dans son acception populaire, ne s'applique qu'au tra-
vail des mains, et qu'ainsi désigné, il ne relevait que du ministre
du commerce. On admettait bien que le ministre de l'instruction
publique s'adressât aux mêmes catégories de cliens, mais sous des
emblèmes et avec un signalement distincts, l'enseignement spécial
par exemple. Sur un terrain plus libre, MM. Morin et Tresca ont
montré la même hésitation. Ayant à qualifier l'enseignement dont
ils étaient les partisans zélés, ils ne l'ont nommé ni professionnel
ni spécial; à leurs yeux, ces termes manquaient de justesse, et pour
mieux le caractériser ils s'en sont tenus à la désignation « d'ensei-
gnement industriel, » ce gui n'est qu'une autre nuance dans l'im-
propriété. D'un sens trop absolu ils tombaient dans un sens trop
restreint. On conçoit par ces détails ce que la question avait d'em-
barrassant à l'origine : il était aussi malaisé de la poser que de la
résoudre, et personne, parmi les plus autorisés, n'eût pu dh-e avec
précision ce qu'elle était et de qui elle relevait. Ni les rapports, ni
les circulaires, ni ce que l'on sait des délibérations pendantes n'en
ont changé la nature, et ce ne sera pas une tâche facile que d'en
dégager les ambiguïtés. '
Quand on cherche d'où sont partis ces projets et à quel besoin
ils répondent, on ne trouve d'abord que cet entraînement vers les
nouveautés qui s'imposent au public et au gouvernement à force
d'obsessions. Dieu sait quel chemin font ces nouveautés quand l'en-
gouement s'en mêle ! Cependant il y a ici autre chose dont il con-
vient de tenir compte; il y a en présence un bon et un mauvais
sentiment. Le mauvais sentiment est l'esprit de dénigrement qui,
depuis dix ans surtout, s'attache à la culture des lettres classiques.
Peu s'en faut qu'on ne les accuse de fausser le jugement par les
influences qu'elles exercent, et qu'on ne regarde comme indigne des
modernes de vivre si obstinément dans le commerce des anciens.
C'est en partie de ces préventions que cette agitation est venue.
L'autre sentiment dont elle émane est de beaucoup meilleur. Il est
constant que, dans une instruction plus universellement répandue,
un traitement à part peut et doit être ménagé aux enfans dont les
familles n'ont les moyens de supporter ni les frais ni les délais de
l'enseignement des collèges et des lycées. Évidemment il y avait là
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142 REVUE DES DEUX MONDES.
un besoin nouveau. L'aisance qui gagne les régions moyennes com-
porte un degré de culture de plus, et l'encouragement le plus naturel
est de mesurer les dépenses aux ressources. Entre l'école primaire
et l'école secondaire, une combinaison était donc à imaginer qui fût
nioins que celle-ci et plus que celle-là. Dans cette vue, il allait de
soi que les programmes fussent simplifiés et que la durée des cours
fût renfermée dans de strictes limites. Quant aux langues mortes,
elles pouvaient être ou éliminées ou ramenées à leurs premiers élé-
mens. Dès qu'on vise à l'économie, les formes sommaires sont de
rigueur, et le choix des matières a pour condition déterminante
l'utilité immédiate. Jusque-là point de dissentiment; un besoin se
produit, qu'il y soit pourvu; reste seulement à savoir par quelles
mains ou dans quel mode. Il s'en présentait deux très distincts :
l'un consistait à laisser ce besoin se prononcer assez vivement et
sur une assez grande échelle pour que l'industrie particulière trou-
vât une convenance naturelle à le défrayer et y procédât librement,
en variant les types suivant les lieux, les races et le genre d'activité.
L'autre mode, et c'est parmi nous le plus commun, consistait à
créer tout d'une pièce, au nom et aux frais de l'état, des cadres
uniformes et artificiels pour des besoins à naître , encore mal dé-
finis et dont on n'a pas l'entière conscience. C'est à ce dernier parti
qu'on s'est arrêté; le génie administratif, peu délié de sa nature,
s'exerce aujourd'hui sur une œuvre qui plus qu'une autre eût exigé
toutes les souplesses du génie privé.
Il est à regretter que le ministre de l'instruction publique se soit
mêlé à ce mouvement au point d'y figurer en première ligne. Au-
tant que personne j'applaudis à la tolérance éclairée, à la droiture
d'intentions, à la vigueur qu'il apporte dans la liquidation d'un hé-
ritage embarrassé; mais il s'agit moins ici de la personne que de la
fonction. Dans cette mêlée de projets éclos ou à éclore, il serait bon
de s'entendre sur le rôle du chef de l'Université. A mon sens, il est
avant tout le gardien des fortes études; ce devoir prime les autres
et quelquefois les exclut. Ces humanités que la tradition nous a lé-
guées comme le meilleur aliment des esprits, il a charge de les dé-
fendre contre le caprice ou la raillerie, la mobilité des goûts et des
intérêts; il ne saurait voir d'un œil indifférent qu'on y touche et
qu'on les mutile; dans aucun cas, il ne devrait prêter les mains à
ces remaniemens et à ces mutilations. Est-il d'obligation pour l'Uni-
versité d'aller au-devant de toutes les velléités qui se déclarent, de
leur donner de la consistance en y attachant son nom, de prendre
tout à faire, au risque d'aboutir à des avortemens? Non, son esprit
s'y prête mal , sa dignité y répugne. Ces poursuites aléatoires sont
du domaine de la spéculation libre, qui s'y engage isolément et
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l'enseignement PROFESSIOiNxNEL EN FRANCE. 14S
s'amende quand elle se trompe : c'est là qu'il faut les laisser. Pour
riniversité mieux vaut se dessaisir en pareil cas, et se dessaisir
pleinement. Là-dessus encore son éducation est à faire. Il est dans
ses habitudes de donner et de retenir, et de troubler par ses ingé-
rences ce qui échappe à sa direction. Elle ne supporte pas volontiers
ce qui réussit par d'autres mains que les siennes, et n'a de cesse
qu'elle ne se le soit approprié quand elle ne parvient pas à l'énerver
à force d'ombrages. Ce sont là de véritables contradictions, lorsque
d'autre part on encourage l'enseignement à briser ses vieux cadres,
à multiplier ses formes, à réchauffer tous les germes des imagma-
tions en travail. En de telles matières, rien ne se vivifie que par
l'effort individuel et ne se féconde que par le souffle de la liberté.
L'Université a mi3ux aimé courir elle-même les chances de l'en-
treprise et s'en réserver. les honneurs. Voyons donc ce qu'elle se
propose et comment elle entend procéder. Les plans de détail sont
résumés dans deux documens. L'un est le modèle des programmes
de l'enseignement professionnel, l'autre est une circulaire aux rec-
teurs, en date du 2 octobre 1863, dans laquelle le nainistre s'explique
sur les moyens d'application. Son premier soin est de définir la pen-
sée et de fixer les origines de cet enseignement. Il rappelle que si
r Université a toujours résisté, comme son fondateur le lui conseil-
lait, aux petites fièvres de la mode, elle n'a jamais repoussé les in-
novations que le vœu public ou les besoins de l'état lui recomman-
daient. Or ce besoin n'est pas né d'hier; la convention en avait eu le
pressentiment, et dans un décret de 1793 elle avait établi « un pre-
mier degré d'instruction pour les connaissances indispensables aux
artistes et aux ouvriers de tout genre. » Jusqu'en 1808, dos écoles
centrales en furent le foyer. En 1821, la combinaison fut reprise;
on décida qu'au sortir de la troisième les élèves pourraient entrer
dans un cours spécial; c'était introduire sous une première forme ce
qu'on a nommé depuis la bifurcation. En 1829, on alla plus loin : le
collège de Nancy devint le siège d'un enseignement véritablement
professionnel « en faveur des élèves qui, après avoir suivi les pre-
mières années des cours communs, voudraient se livrer au com-
merce, aux divers arts industriels ou à une profession quelconque,
pour laquelle l'étude approfondie des langues anciennes ne serait
point indispensable. » Le gouvernement de 1830 ne répudia point
ce legs; les collèges de Versailles et de La Rochelle ouvrirent leurs
portes à cet enseignement mixte, et en 1847 il avait été arrêté en
principe qu'il serait appliqué à tous les collèges royaux et commu-
naux. A quelques années de là, la loi du 15 mars 1850 à son tour
classa cet ordre d'études dans notre système d'éducation, mais, en
enregistrant le nom, elle ne fixa point le mode : il y est dit seule-
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iàà REVUE DES DEUX MONDES.
ment que des jurys particuliers seront constitués pour renseigne-
ment professionnel. Point de dotation spéciale, rien de précis non
plus sur les moyens d'exécution. Ces jurys particuliers restèrent une
lettre morte, et des commissions nommées avec quelque bruit s'é-
teignirent dans le silence; leurs travaux, s'il en existe, n'ont pas
été livrés à la publicité. Tout se réduisit à des annexes facultatives
que 64 de nos lycées sur 74 greffèrent sur leurs autres cours, ici
séparées, là confondues, partout disparates. Même dans ces condi-
tions informes, l'essai réussit; le sixième des élèves passait par cette
voie comme la plus expéditive. « C'est une marée montante, écri-
vaient les inspecteurs- généraux; il faut lui ouvrir un large lit. »
Peut-être eût-il mieux valu conseiller de rendre ce lit plus profond
au lieu de l'élargir; l'aveu^en échappe au ministre lui-même. A bien
peu d'exceptions près, cet enseignement distribué au hasard n'a
donné que des résultats stériles.
Les choses en sont là; une expérience de soixante et dix années
n'a pu conduire ni à une législation positive, ni à une organisation
régulière. 11 en a été de l'enseignement professionnel comme de la
direction des aérostats : cet enseignement est entré dans les préju-
gés populaires, on l'a cru et on le croit possible; jusqu'ici pourtant
il n'a connu que des échecs. Faut-il pour cela y renoncer? L'Uni-
versité ne le pense pas, et d'ailleurs comment y renoncer en pré-
sence de besoins démontrés? L'industrie est une puissance avec
laquelle on doit compter. On cite à ce propos quelques chiffres sans
doute exagérés. Il existerait, en face de la propriété foncière, pour
80 ou 100 milliards de valeurs mobilières, au lieu de 20 ou 30 mil-
liards qui formaient notre avoir mobilier en 1830. Même accroisse-
ment dans le matériel et le personnel affectés au travail manufac-
turier. La France aurait aujourd'hui (je cite sans rien garantir)
150,000 usines, 1,500,000 ouvriers de fabrique, sans compter 5 mil-
lions d'hommes ou de femmes occupés par la petite industrie et le
commerce, et 500,000 chevaux-vapeur qui peuvent représenter le
travail de 10 millions d'hommes. Quelque discutable que soit cette
statistique, la conclusion du ministre de l'instruction publique n'en
est pas moins fondée; il faut ménager une place dans l'enseigne-
ment à ce qui en occupe une si considérable dans la communauté.
Le problème est impérieusement posé, il est urgent de le résoudre.
Rien n'est prêt, il est vrai, pour un régime définitif; des délîûs sont
à prévoir, des sanctions sont à obtenir, les crédits nécessaires pour
ime transformation ne peuvent être votés que pour 1865. N'importe,
un effort immédiat est nécessaire. Il est temps de mettre un terme
à la confusion dont les cours annexés donnent çà et là le spectacle.
L'enseignement professionnel, quoi qu'il arrive, aura du moins ses
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l'enseignement professionnel en FRANCE. 145
programmes. Dès à présent les recteurs seront saisis; ils les met-
tront à l'épreuve autant que le comportent les ressources des lycées
et les éclaireront par une première expérience.
En quoi consiste le système du ministre de l'instruction pu-
blique? En apparence rien de plus simple. Le plan d'études adopté
en 1852, et qui, sous le nom de bifurcatioriy a soulevé tant de
plaintes, lui paraît être une erreur. 11 s'en sépare résolument. Ce
n'est, à tout prendre, qu'une bifurcation artificielle; on a bâti Chal-
cédoine quand on avait l'emplacement de Byzance sous les yeux.
Une bifurcation naturelle existait dans la législation de 1793 et de
l'an m, reproduite et prescrite en 1850, livrée depuis aux aventures
et appliquée empiriquement. Il suffit d'y revenir et de l'affermir; Sur
la base de l'enseignement primaire s'élèveraient parallèlement deux
enseignemens secondaires, l'un classique pour les carrières libé-
rales, l'autre professionnel pour les carrières du commerce, de l'in-
dustrie et de l'agriculture. Cet enseignement professionnel, qui
aurait une durée de quatre années, comprendrait la langue et la
littérature françaises, les langues vivantes, l'histoire et la géogra-
phie, des notions élémentaires de morale, d'économie et de législa-
tion industrielle, la comptabilité, les mathématiques appliquées, la
physique, la chimie, l'histoire naturelle, le dessin linéaire, d'orne-
ment et d'imitation, la gymnastique et le chant. L'uniformité des
programmes n'exclurait pas les études particulières à l'usage d'in-
dustries locales. Déjà, au lycée du Puy, le dessin des dentelles est
compris dans les leçons; à La Rochelle, il y a des cours d'hydrogra-
phie et de construction navale. Ces exemples seraient suivis. Dans
la vallée du Rhône, on insisterait sur ce qui touche l'industrie de la
soie, dans les bassins du Forez sur les applications de la métallurgie,
dans les villes maritimes sur la géographie et la législation com-
merciale. Pour mieux assurer cette élasticité des règlemens , un
conseil de perfectionnement serait institué auprès de chacun des
collèges français, et des chefs d'industrie et de commerce seraient
appelés à y figurer. Enfin, comme dernière sanction, un diplôme es
arts serait délivré par un jury spécial aux élèves les plus méritans,
et il y aurait lieu d'examiner plus tard si ce diplôme n'ouvrirait pas
aux titulaires l'accès de certaines carrières admi;iistratives.
Quant au siège de cet enseignement, il est tout désigné; les lycées
lui seraient ouverts. Toute autre combinaison semble impraticable.
Comment, dans l'état de nos finances, demander au corps législatif
50 ou 60 millions pour l'érection de quatre-vingt-neuf maisons nou-
velles, à ne compter qu'un seul collège français par département?
Ce ne serait là d'ailleurs qu'une portion de la dépense ; à ces bâti-
roens neufs il faudrait attacher un personnel administratif et ensei-
TOMB L. — 1864. 10
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146 REVUE DES DEUX MONDES.
gnant que T Université, prise au dépourvu, ne pourrait pas fournir
ou ne formerait qu'à grands frais. Les deux enseignemens devraient
donc s'accommoder de la môme maison, y vivre juxtaposés sous des
maîtres soit communs, soit distincts. Non-seulement le ministre se
résigne à cet arrangement, mais il y voit un avantage : c'est à ses
yeux un gage et un signe de plus de cette égalité que notre pays
aime tant. On vient au lycée de tous les rangs de la société, et en
établissant des maisons séparées pour les deux ordres d'enseigne-
ment, l'un des deux serait nécessairement considéré comme infé-
rieur à l'autre. Dès lors les familles se feraient un point d'honneur
de donner la préférence à celui qui serait le mieux placé dans l'o-
pinion. La vanité jetterait du trouble dans le choix des carrières; on
ajouterait par ton plus d'un chapitre à l'histoire des vocations man-
quées. Ce préjugé ne saurait être combattu qu'en mettant les deux
enseignemens sur le même pied, en rangeant sous la même disci-
pline, dans une communauté de goûts et de sentimens, des enfans
d'origine et de destination différentes. Le lycée resterait ce qu'il est,
avec une affectation de plus; à la culture désintéressée de l'esprit il
joindrait une préparation plus directe aux. combats et aux nécessités
de la vie. Sur un point, le rapprochement aurait tout son effet : ce
serait dans cette partie de l'éducation qui comprend les devoirs
moraux où l'homme et le citoyen puisent leurs règles de conduite.
Tel est le plan qu'il s'agirait de réaliser, et il prête le flanc à
plusieurs objections. Ce qui frappe d'abord, c'est qu'il s'appuie sur
une hypothèse. Dans ce plan, la bifurcation des études, telle qu'elle
existe, est implicitement condamnée. En réalité, cette bifurcation a
plusieurs années à courir, et il se peut que, par la force des habi-
tudes et en raison des influences établies, elle ne succombe pas de
sitôt. Les lycées auraient alors à mener de front trois sortes d'en-
seignement, l'enseignement des lettres classiques dans son inté-
grité, l'enseignement des lettres scindé en seconde et dérivant vers
les sciences, enfin l'enseignement professionnel, c'est-à-dire l'en-
seignement français. N'est-ce pas beaucoup embrasser, et est-on
bien assuré de pouvoir tout étreindre? De cet amalgame d'élèves et
de cours il est douteux que les proviseurs puissent faire sortir l'har-
monie. L'effort s'énerve toujours quand il est dispersé, et rarement
il y a lieu de s'applaudir d'un cumul de tâches. Admettons que la
bifurcation actuelle disparaisse définitivement; nous resterions en
présence de deux enseignemens, — l'enseignement classique, l'en-
seignement français. Le terrain serait moins obstrué sans être meil-
leur pour cela; l'Université ne ferait que descendre d'un degré de
plus. Avec la bifurcation en troisième ou en seconde, l'élève avait
du moins le temps de montrer ses dispositions pour les lettres;
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l'enseignement PROFESSIONNEL EN FRANCE. 147
avec un enseignement purement français, il serait soustrait à cette
épreuve. Dans un passage de sa circulaire aux recteurs, le ministre
parle avec quelque dédain des mauvais lettrés. Les mauvais lettrés!
mais c'est l'élément dont le gros du public se compose, c'est cet
auditoire qui ne garde des études qu'il a faites qu'un sentiment gé-
néral, un goût presque involontaire. Les mauvais lettrés servent à
élever, dans les pays où ils abondent, la valeur moyenne des opi-
nions et des idées : pour peu que leurs lèvres aient touché à la coupe,
il leur reste la saveur de ce qu'elle contenait. Les mauvais lettrés!
mais pour en former de bons, encore faudrait-il les essayer, et en
les vouant au français, en les rivant à des programmes dont les
langues mortes sont exclues, l'Université s'expose à étouffer en
germe des talens qui lui feraient honneur et répandraient de l'éclat
sur la communauté.
Si encore, au moyen de ces sacrifices, on obtenait cet enseigne-
ment professionnel qui est la passion et la fantaisie du temps, une
compensation serait acquise; mais là-dessus aucune illusion n'est
possible : le plan proposé n'a rien de professionnel; il n'est que l'a-
brégé des programmes en vigueur; il conduit à beaucoup de pro-
fessions et n'en spécifie aucune. C'est un coup de crible donné aux
études pour en élaguer la partie la plus raffinée, la réduction sur
une moindre échelle de ce qu'on enseigne déjà. Au bout de ces
quatre années de cours, les élèves ne seraient pas plus fixés sur
leur destination que s'ils avaient suivi la section des sciences et
même celle des lettres. Il y à là un achoppement, et c'était inévi-
table. L'Université n'est pas, ne peut pas être une école d'applica-
tion. Le ministre l'a senti, et il cherche à tromper ses propres
scrupules. Il demande, comme on l'a vu, que l'on s'occupe de la
dentelle au Puy, de la soie à Lyon, de l'hydrographie à La Rochelle;
il s'efforce de pénétrer par quelques détails dans un domaine qui
lui est interdit. Ce qui n'est pas dans les leçons, il veut qu'on le
trouve dans la manière de les donner, il indique en passant quel-
ques moyens d'arriver par la pédagogie à l'initiation professionnelle.
Ainsi les élèves seraient conduits dans un laboratoire de chimie
pour faire des manipulations, sur le terrain pour lever des plans, à
la campagne pour étudier certaines cultures, dans les usines pour
voir fonctionner les appareils; au lieu de s'en tenir aux livres pour
les langues vivantes, on les leur ferait parler. Cet enseignement en
action n'est pas nouveau, et, partout où il a été essayé, il s'est ar-
rêté à la superficie. Il peut éveiller l'attention des enfans, piquer
leur curiosité, rien de plus. On le raffinerait, on le rendrait plus in-
génieux qu'on n'en rencontrerait pas moins cette limite où de l'é-
tude des sciences, si élémentaires qu'elles soient, il faut passer à
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148 REVUE DES DEUX MONDES,
l'exercice d'un art. Alors les incompatibilités commencent non-seu-
lement dans les matières enseignées , mais dans les maîtres char-
gés de l'enseignement. Ceux que l'Université forme et délègue par-
lent plus couramment la langue des facultés que celle des ateliers :
la plupart sont étrangers au travail manuel ou n'en ont que des no-
tions très insuffisantes ; ils seraient fort empruntés, si des théories
ils étaient obligés de descendre à la pratique. Les grades qu'ils ont
pris ne les y préparaient pas, et leur chaire serait mieux remplie
par un contre-maître.
Voilà bien des faiblesses, bien des concessions, et en résumé le
but n'est pas atteint. Il ne l'est ni par l'exclusion des langues an-
ciennes, ni par les programmes réduits, ni par une moindre durée
des études, ni par des exercices superficiels sous forme de récréa-
tions, ni par les recommandations données aux professeurs. On a
beau se rapetisser, l'enseignement que l'on rêve, qu'indique sans
le définir le sentiment populaire, échappe toujours. Il s'agit, pour
en trouver l'analogue, de descendre encore, de se mettre à la por-
tée de besoins plus modestes. Par l'enchaînement des faits, on est
amené à des écoles d'application vraiment sérieuses et en tout
genre, en d'autres termes à des ateliers d'apprentissage. Ici du
moins l'Université résiste : non, elle ne sera pas une succursale de
l'administration des travaux publics; elle ne mettra aux mains de
ses élèves ni le ciseau, ni le tour, ni la lime; elle ne fera ni des
mineurs, ni des mécaniciens. Elle sait par de nombreux exemples
où peut mener ce^oût pour les aventures. Les instituteurs de cam-
pagne ne demandaient-ils pas, eux aussi, qu'on mît un petit champ
à leur disposition pour qu'ils pussent varier leurs classes de gram-
maire par des leçons de culture? Toutes les fantaisies s'engendrent;
une fois l'élan donné, c'est à qui s'évertuera. Il est bon que l'on
sache, à ne plus s'y méprendre, que l'Université forme les esprits
et non les bras, et que dans tous les cas elle aimera mieux se dé-
sister que déchoir. Peut-être même devrait- elle couvrir par une
défense plus résolue cette culture supérieure qui est son plus beau
titre et son fonds le plus sûr. Quand on l'accuse de faire des Grecs
et des Romains plutôt que des hommes de notre temps, c'est à elle
de relever le défi et de venger l'injure commune. Ces hommes à
qui l'antiquité est familière sont de notre temps comme les autres,
mieux que les autres; ils en sont la lumière et l'honneur; ils gar-
dent, dans nos civilisations positives, au moins la notion des tra-
ditions intellectuelles et des influences morales auxquelles l'espèce
humaine doit la meilleure partie de sa grandeur.
Pour beaucoup de motif'^, il est donc à désirer que l'enseigne-
ment purement français n'aille pas au-delà de ses programmes. Il
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l'enseignement professionnel en FRANCE. 149
nuirait aux lettres sans profiter aux arts; il servirait de prétexte à
ceux qui, même avec les moyens d'en faire les frais, préfèrent à de
pleines études des études plus faciles et moins coûteuses; aux excès
de l'imagination il substituerait les excès du calcul, et, tout bien
considéré, la société n'a rien à gagner au change. De toutes les ma-
nières, il ne remplirait pas son objet et n'aurait point de caractère
professionnel. Que l'enseignement français soit mis en vigueur ou
non, le problème reste ce qu'il est; c'est par d'autres voies et d'au-
tres mains qu'il faudra essayer de le résoudre.
II.
L'Université une fois dessaisie, le champ devient libre pour le
ministère du commerce et des travaux publics, qui se trouve là du
moins dans son élément naturel vis-à-vis des hommes et des in-
térêts dont il est particulièrement chargé, vis-à-vis des chefs d'in-
dustrie, des contre-maîtres, des ouvriers. La grande et la petite in-
dustrie ont par elles-mêmes une vie, une activité qui n'ont besoin
ni d'assistance ni de conseils; elles ont la conscience et l'expérience
des services qu'elles doivent rendre. Ce qu'elles demandent, quand
elles sont bien inspirées, c'est qu'on les laisse juges de leurs intérêts
et libres dans le choix des moyens. Pour se convaincre que, d'une fa-
çon ou d'une autre, le degré de l'instruction s'y élèvera même sans
encouragement officiel, il suffit de réfléchir à ce fait, que l'ignorance
en matière d'industrie est un moindre profit, lorsqu'elle n'est pas
une cause de dommage. Pour le patron comme pour l'ouvrier, toute
conquête en ce genre est une perspective de bénéfices, et la partie
est si heureusement liée que ce que les uns ajoutent à la somme de
leurs connaissances sert aux autres, et réciproquement. On pourrait
à la rigueur s'en remettre, pour l'avancement de l'éducation, à cette
convenance mutuelle qui a déjà beaucoup agi et agira de plus en
plus. Les dépenses ne sont pas un obstacle; la grande industrie, la
preuve en est faite, y souscrira; l'argent s'offre en pareil cas, et il
est d'autant plus prompt que c'est de l'argent bien placé. Il en est
de même du commerce dans un cercle plus étroit. Le succès dans
ces carrières est si inséparable du degré d'instruction , qu'on pour-
rait en laisser la responsabilité et le soin à ceux qui y sont directe-
ment intéressés. Ils frapperaient plus juste, et s'attacheraient à leur
œuvre en raison de ce qu'elle leur aurait coûté. Ces garanties échap-
pent dans une œuvre administrative, qui va toujours au hasard, au
gré des systèmes et des influences. Voyons pourtant où en sont les
choses sous ce dernier rapport, quels sont les établissement dont
Tétat dispose, et en quoi il est possible de les fortifier.
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150 REVUE DES DEUX MONDES.
Les classes qui relèvent du ministère du commerce lui arrivent
formées à un certain point par les mains de TOniversité. Les chefs
d'industrie, presque 'tous dans l'aisance, ont envoyé leurs enfans
dans les lycées ou dans des institutions qui en sont à peu près l'é-
quivalent. Beaucoup d'entre eux ont suivi jusqu'au bout renseigne-
ment des lettres, et il est heureux que les préjugés de métier ne les
en aient pas détournés. Plus tard, parvenus à la fortune, ils auraient
senti ce vide, comme la chose est arrivée à Joseph Kœchlm, mort
récemment maire de Mulhouse. Retiré des affaires, ayant pris goût
à la géologie, il ne pouvait se consoler de n'avoir pas donné plus tôt
cette distraction à ses loisirs, cet appui à ses études, cet ornement à
son esprit. Quant aux ouvriers, avant d'arriver aux fabriques, ils
ont passé par les écoles primaires, ou en suivent tant bien que mal
les cours, tout en fréquentant les ateliers. C'est à ce moment que
l'industrie s'empare des uns et des autres. Les ouvriers savent lire,
écrire et compter; sur le métier, ils apprendront le reste. Parmi les
fils d'industriels, il en est qui seront entraînés vers d'autres voca-
tions. A ceux qui prendront la suite des affaires paternelles, l'Uni-
versité ouvre encore les portes d'un enseignement supérieur. A Pa-
ris, ils n'ont que l'embarras du choix : dans quelques dépariemens,
ils ont les facultés des sciences; mais ces études gardent, et c'est
leur titre, un caractère spéculatif, même quand on les désigne sous
le nom d'études appliquées. Elles roulent sur les lois du mouve-
ment, les propriétés des corps, plutôt que sur le produit de ces pro-
priétés et de ces lois. Tout au plus comportent-elles quelques expé-
riences de laboratoire. L'Université ne saurait, dans sa constitution
actuelle, aller au-delà, et ici commencent les attributions du minis-
tère du commerce et des travaux publics.
Ce ministère a dans son ressort le Conservatoire des arts et mé-
tiers, l'École centrale des arts et manufactures, les écoles des ponts
et chaussées et des mines, trois écoles des arts et métiers à Châ-
lons, Aix et Angers, l'École des mineurs à Saint-Étienne, l'École des
maîtres mineurs à Alais. Au Conservatoire, trois chaires sont consa-
crées à l'agriculture, qui a en outre trois écoles spéciales à Grignon,
à Granjouan et à La Saulsaye. Voilà de quoi se composent les éta-
blissemens de l'état pour les arts industriels et agricoles. MM. Mo-
rln et Tresca ont cherché à se rendre compte du nombre d'élèves
qui en sortent chaque année. Pour le Conservatoire, le chiffre n'est
pas appréciable; il n'a qu'un auditoire mobile, et qui varie suivant
les cours, les saisons et le nom des professeurs. L'École centrale dé-
livre cent diplômes, les écoles d'arts et métiers distribuent trois
cents certificats d'étude, et, en y ajoutant trois cents élèves libres
pour les ponts et chaussées et les mines, répartis sur quatre écoles
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l'enseignement professionnel en FRANCE. 151
d'application, on obtient un total de six cents jeunes gens que ces
institutions versent annuellement dans l'industrie. Maintenant si
Ton estime à douze cent mille le nombre des personnes engagées
dans ces carrières, cet état-major à divers degrés représente un
deux-millième de la population de nos usines. En admettant que la
durée moyenne des services soit de vingt-cinq ans, pour les uns
comme pour les autres, on arrive à cette conséquence qu'il y aurait
un homme instruit sur quatre-vingts, c'est-à-dire un groupe de
caporaux et un très petit nombre de capitaines. Du rapprochement
de ces chiffres MM. Morin et Tresca concluent qu'il y a une insuffi-
sance évidente de sujets, et qu'il est temps de mettre les cadres au
niveau des besoins. Ce calcul est plus ingénieux que vrai; il sup-
pose que, hors des brevets de l'état, il n'y a que routine et empi-
risme. Il néglige les hommes que les institutions particulières ont
formés, et qui ont achevé dans des cours publics ou libres leur édu-
cation industrielle, y ne tient pas compte non plus de ces laborieux
artisans qui, par une pratique assidue, sont arrivés à une science
relative, ont pris leurs grades dans les ateliers, et en sont devenus
les meilleurs, les plus sûrs agens. Tout n'est pas profit avec les
élèves à diplôme, et combien d'entre eux trouvent dans les fabri-
ques des contre-maîtres capables de leur donner des leçons ! Puis-
qu'il s'agit de caporaux, en voilà une légion toute trouvée, avec des
chevrons gagnés sur le terrain, et qui feraient dans les rangs une
aussi bonne figure que ceux qui sortent des écoles. Les chilTres de
MM. Morin et Tresca en seraient profondément modifiés. Prenons-
les comme ils sont, dans les catégories où ils sont renfermés; ad-
mettons avec eux que l'état ne fournit pas assez d'auxiliaires à l'in-
dustrie. Quels moyens a-t-il à sa disposition pour suppléer à cette
insuffisance ?
Dans l'enseignement supérieur, le Conservatoire des arts et mé-
tiers est un modèle dont il serait difficile d'approcher. Le choix des
professeurs, l'éclat des leçons, lui ont valu le nom de Sorbonne in-
dustrielle. C'est une institution à part qui honore le pays, et qui doit
rester sans analogue. Nulle part en province on ne trouverait les
élémens de succursales, si on imaginait de lui en créer. Il serait im-
possible également de reproduire en diminutif l'École des ponts et
chaussées, en la mettant à la portée des conducteurs et des pi-
queurs. Avec ses cours libres, cette école suffit aujourd'hui à tous
les senices, soit qu'elle donne un enseignement complet pour les
carrières publiques, soit qu'elle en détache quelques parties à l'u-
sage des carrières privées. Reste l'École centrale des arts et manu-
factures, pépinière d'ingénieurs civils, et dont l'histoire est une le-
çon. On y voit un témoignage significatif de ce que peut l'effort
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152 REVUE DES DEUX MONDES.
individuel, quand il est sem par Tintelligence et la fermeté. Rien
de pareil n'existait en 1829, quand M. Lavallée conçut un plan d'é-
tudes préparatoires pour l'industrie, et se mit à l'œuvre avec ses
seules ressource^, sans le concours de l'état, et en s'entourant de
collaborateurs libres comme lui. Il n'avait qu'une force à ses dé-
buts : c'était d'être le maître de ses mouvemens et de ne relever que
de ses inspirations. Cette force a suffi pour assurer le succès de l'é-
tablissement, dont son nom est inséparable. Quand il s'est démis,
il y a peu d'années, entre les mains du gouvernement, le crédit de
l'école était à son apogée; elle obéit aujourd'hui au mouvement
qu'il lui a imprimé, elle vit de ses traditions, et, avec une certaine
indépendance, garde son caractère d'universalité. Elle est ouverte
aux Français et aux étrangers, sans distinction. La durée des études
y est de trois ans; elle ne reçoit, suivant la coutume allemande,
que des externes. On y entre sur un examen, on en sort avec un di-
plôme. Pour les résultats, ses preuves sont faites; dans aucun autre
pays, on n'en trouve l'équivalent : elle est pour notre industrie un
honneur et une force. Voilà donc un type bien réussi; serait-il pos-
sible d'en multiplier les exemplaires? L'objection est la même que
pour le Conservatoire. Le titre essentiel de l'École centrale est la réu-
nion de professeurs éminens que leurs noms et leurs fonctions en-
chaînent à la résidence de Paris. Ils y attirent de tous les coins de
la France et de l'Europe la fleur des élèves. A fonder ailleurs des
écoles semblables, on rencontrerait le double inconvénient d'avoir
des maîtres et des élèves d'un moindre degré. Il se peut môme que
le nombre de ces derniers ne fût en province nulle part suffisant
pour fournir un auditoire aux chaires créées. On serait allé au-de-
vant d'une hypothèse pour n'aboutir qu'à des^essais coûteux. Si ail-
leurs ce besoin existe et là où il existe, pourquoi ne suivrait-on pas
l'exemple de Paris? On vient de voir jusqu'où va la puissance d'un
homme bien inspiré. Le fondateur de l'Ecole centrale peut trouver
hors de Paris des imitateurs qui glaneront là où il a moissonné. Des
écoles des arts et manufactures sur une échelle réduite ont quelque
chance de réussb dans des localités bien choisies, à la condition
qu'elles y naîtront naturellement, par l'effet d'une convenance dé-
•montrée. La spéculation privée est seule bon juge du temps, du
lieu et des moyens. Comme elle s'y engage avec ses ressources,
toute erreur lui serait un dommage, souvent une ruine : aussi n'a-
gira-t-elle qu'à coup sûr, et sur un terrain bien étudié. Pour l'état,
ce sera tout profit de s'en remettre à ces éclaireurs; il s'épargnera
des dépenses faites à l'aventure et laissera une porte ouverte à l'ef-
fort volontaire, que l'on chasse de position en position.
Dans l'enseignement supérieur, l'expectative est donc le parti le
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l'enseignement professionnel en FRANCE. 153
plus sage; les cadres actuels suffisent aux ingénieurs civils, et, s'il
y avait affluence , on pourrait élargir ces cadres sans recourir à de
nouvelles créations. Voyons si le cas est le même pour les contre-
maîtres et les ouvriers. Trois écoles des arts et métiers en reçoivent
un certain nombre, trois cents par école, neuf cents en tout. L'in-
struction y est essentiellement pratique; cinq heures trois quarts
par jour sont consacrées à la théorie, sept heures à l'apprentissage
manuel. La durée des études est de trois ans; le travail he porte
que sur le fer et le bois, dans quatre ateliers distincts, celui du tour
et des modèles, celui de la fonderie, celui de la forge, celui de l'a-
justage; l'enseignement du dessin est triennal. Chaque année, ces
trois écoles versent dans les ateliers des machines trois cents jeunes
gens dont la main et le jugement sont formés; les uns entrent,
comme mécaniciens, au service de la flotte, des compagnies de na-
vigation ou de chemins de fer, c'est l'élite; d'autres exploitent pour
leur compte de petits établissemens de serrurerie ou de menuiserie,
d'autres deviennent contre-maîtres dans les fabriques, d'autres en-
fin, et c'est le plus grand nombre, se placent comme dessinateurs
et acquièrent une grande habileté dans la composition des pièces.
Quant aux écoles des mines, elles se renferment exclusivement dans
leur objet; Saint-Étienne prépare des gardes-mines et des direc-
teurs d'exploitations métallurgiques, Mais des maîtres mineurs.
Pour ces derniers, un régime à part est en vigueur : les élèves res-
tent ou\Tiers dans les mines et doivent suffire par leur salaire à leur
nourriture et à leur entretien ; les frais à la charge de l'état sont
ainsi réduits au strict nécessaire, et l'école ne prend que les heures
dont le chantier ne dispose pas. Tous ces établissemens remplissent
pleinement leur objet; l'enseignement y est ce qu'il doit être, élé-
mentaire , mais approprié , professionnel dans toute la rigueur du
mot. Les ouvriers, quand ils en sortent, sont assurés de trouver de
l'emploi à des conditions avantageuses. Leur certificat d'étude est
un titre qui a cours dans le domaine de la main-d'œuvre, et dont la
valeur est désormais vérifiée : il constate à quoi ils sont propres et
quel fond on peut faire sur leur travail.
De toutes les épreuves, aucune n'a été ni plus concluante ni plus
heureuse; c'est bien là un exercice manuel, un apprentissage sé-
rieux. Il semblerait naturel d'en conclure que, puisque le type est
reconnu bon, il n'y a plus qu'à le reproduire. On retendrait d'abord
aux matières déjà essayées, le fer et le bois, puis à d'autres arts qui
ne sont pas moins essentiels, l'art du bâtiment, l'art du tissage, de
l'impression et de la teinture; on pourrait le pousser jusqu'à des
arts plus délicats, les arts de précision et d'ornement, le traitement
des métaux; enfin on irait dans une certaine mesure jusqu'aux arts
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154 REVUE DES DEUX MONDES.
agricoles. On aurait ainsi, dans toutes les branches, des maisons
de noviciat où les ouvriers passeraient non plus par centaines, mais
par milliers, et dont l'influence changerait avant peu la physio-
nomie de l'activité industrielle. Le rêve est séduisant, mais ce n'est
qu'un rêve. Un régime constitué sur ce pied manquerait forcément
d'équilibre. Il est des tâches qui n'exigent ni tant de savoir ni tant
d'habileté, et qui, quoi qu'on fasse, resteront à peu près machi-
nales; il faut des bras pour les remplir, et c'est le lot du plus grand
nombre. L'industrie est comme une armée, les grades doivent être
en proportion avec la troupe. Non pas que, dans l'état des choses,
il n'y ait place pour une plus grande quantité d'hommes de choix,
ayant la conscience de ce qu'ils font : c'est un progrès qui s'opère
tous les jours et qui pourrait s'accélérer par les mains de l'état;
seulement, si l'état s'en mêle, le mouvement aura bientôt ren-
contré une limite. Deux obstacles s'opposent au développernent des
écoles des arts et métiers : la dépense et un échec porté à l'indus-
trie régulière. La dépense n'effraie pas, il est vrai, les donneurs de
conseils, et ils ne manquent pas de dire qu'en raison de l'intérêt
en jeu c'est une très petite considération. Il est bon cependant
de compter. Chacune des écoles existantes coûte par an à l'état
250,000 francs pour trois cents élèves, et 300,000 francs au moins
si l'on y comprend l'amortissement des sommes engagées. C'est sen-
siblement 1,000 francs par élève, autant et même plus que dans les
lycées. Pour des écoles nouvelles, cette dépense serait de beaucoup
dépassée. Les communes n'auraient pas toutes des locaux à donner;
il faudrait en acquérir et passer par les fourches caudines de l'ex-
propriation. L'outillage serait à créer, et pour plus d'une industrie
il doublerait le prix de l'immeuble. Ce n'est pas exagérer que de
porter à 300,000 francs par école ce surcroît de dépense. Suppo-
sons maintenant qu'il s'agisse de fonder vingt écoles : c'est bien le
moins, si l'on prétend embrasser toutes les industries et si l'on ac-
cède aux demandes des localités qui y ont droit. On aurait alors six
mille élèves de plus avec un coût de 1,700 francs par élève pour la
première année, et 1,200 francs au moins pour les années suivantes.
Évidemment le sacrifice ne serait pas en rapport avec les résultats,
et encore les élèves admis seraient-ils des privilégiés, mot mal-
sonnant que les ouvriers éconduits ne prononceraient pas sans mur-
mure.
Ce n'est là qu'un des empêchemens; en voici un autre qui n'est
pas moins grave. Par le fait de la multiplication des écoles, l'état
deviendrait un véritable entrepreneur d'industries; il prendrait rang
sur le marché. Avec ses trois cents apprentis, sa concurrence est in-
sensible ; elle serait réelle avec sept mille apprentis dans tous les
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l'enseignement professionnel en FRANCE. 155
genres et distribués dans les divers centres de fabrication. L'état en
viendrait forcément à acheter des matières et à vendre des produits
sur une assez grande écljelle. Ces opérations cadreraient mal avec
ses habitudes de comptabilité et les garanties qu'il cherche dans les
adjudications publiques; par la force des choses, il serait conduit à
donner à ses agens plus de latitude, une délégation moins étroite, à
placer sa confiance dans les hommes. et non dans les rëglemens. De
là des abus possibles et un certain trouble jeté dans la production;
par leurs achats ou leurs ventes , les ateliers officiels pèseraient sur
les cours, en affecteraient la marche. Quel sujet de plaintes et d'om-
brages! L'industrie n'est pas tolérante de sa nature et ne souffre
guère d'empiétemens. On se souvient des doléances qu'elle fit enten-
dre à propos du travail des couvens et des prisons : comment s'accom-
moderait-elle d'une concurrence établie sur vingt points à la fois, et
qui offrirait à tout prix, d'une manière incessante, les produits im-
parfaits de l'apprentissage? L'état en ferait l'essai, qu'il serait con-
traint de s'arrêter devant les clameurs. Ces usines administratives
donneraient lieu d'ailleurs à une assez triste réminiscence. Ce serait
comme un chapitre détaché du volume de M. Louis Blanc sur l'or-
ganisation du travail. L'auteur, qui voyait dans la concurrence un
fléau, voulait l'anéantir dans un monopole exercé par l'état; son
plan était conforme aux convictions qui l'animaient. 11 proposait la
création d'ateliers, publics qui auraient été à la fois des modèles et
des régulateurs. Bien gérés, bien armés, ils auraiept graduellement
et sans violence absorbé les ateliers privés ; ils auraient dais tous
les cas fourni des types et préservé les ouvriers des fluctuations et
des crises du salaire. Sans forcer le rapprochement, n'y aurait-il
pas quelques traits analogues dans la multiplication exagérée des
écoles des arts et métiers? Ne serait-ce pas également l'état entrant
de plsûn-pied dans l'industrie et devenu malgré lui entrepreneur et
spéculateur? Que le gouvernement produise de ses mains ce qu'il
doit consommer lui-môme, c'est rarement un avantage : c'est quel-
quefois une nécessité, comme pour les services militaires et mari-
times; mais, s'U produit pour revendre, il prend vis-à-vis des tiers
une position abusive qui n'est tolérable que pour un petit nombre
d'exceptions.
L'impression que laisse ce coup d'œil jeté sur les établissemens
qui dépendent du ministère du commerce et des travaux publics,
c'est que, tout considéré, ils ne sont pas susceptibles d'un notable
accroissement. Tout au plus serait-il expédient d'ajouter quelques
unités soit aux écoles des arts et métiers, soit à l'école centrale des
arts et manufactures, comme on vient de le faire à Lyon. Des combi-
nions mixtes peuvent en outre associer l'état et les communes dans
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156 REVUE DES DEUX MONDES.
des fondations isolées, après des études faites et sous des conditions
mûrement débattues. La règle déterminante serait l'opportunité;
elle exclurait les plans généraux, les cadres en l'air, plus faciles à
imaginer qu'à remplir. Cette campagne en faveur de l'éducation
professionnelle se réduirait ainsi à ce qui se fait le plus naturelle-
ment du monde. A quoi se prendre et que reste-t-il en dehors du
domaine que nous venons de parcourir? Dans un récent discours, le
ministre de l'instruction publique citait les écoles des manufac-
tures et s'attachait à elles comme à une dernière ressource; mais les
écoles des manufactures n'ont ni l'importance, ni les prétentions
qu'on leur suppose. Elles n'existent qu'à l'état d'exception, à titre
d'octroi seulement, au gré de l'entrepreneur : comme aucune loi ne
les prescrit, elles échappent aux rigueurs des règlemens et se fer-
meraient plutôt que de supporter les plus petites violences; elles ne
sont. ni maniables, ni susceptibles de prendre, dans leurs conditions
actuelles, un caractère général. On en rencontre plusieurs en Alsace,
moins dans la Flandre, quelques-unes en Normandie. Partout où
l'instruction primaire est à portée, il s'en fonde peu; elles sont pres-
que toutes créées en vue des dérangemens que causent les distances.
On rapproche alors l'école de l'atelier par convenance et par une
libéralité bien entendue. Dans ce cas, ce n'est pas l'école, c'est l'a-
telier qui est professionnel. Les entrepreneurs n'ont point d'illu-
sions à ce sujet; ils savent que les véritables leçons se prennent de-
vant le métier, dans un ensemble d'opérations où la vue se forme
comme la main, où tout est sérienx depuis la façon la plus élémen-
taire jusqu'à la façon la plus définitive. Pour le jugement comme
pour les bras, rien ne supplée cet apprentissage; c'est le plus sim-
ple et aussi le meilleur. Quant aux écoles annexées aux manufactu-
res, elles apprennent aux enfans à lire, à écrire et à calculer; leur
ambition ne va point au-delà. Tels sont les faits; songerait-on à le^
modifier? Ferait-on à l'entrepreneur une obligation de ce qui n'est
qu'une faculté ? On irait de propos délibéré au-devant de difficultés
dont on n'a pas la conscience. Il s'agirait d'abord de fixer la limite
où commence l'industrie en groupe et où elle finit, de mettre les
charges en rapport avec le nombre ; il resterait ensuite à prendre
d'autres dispositions pour l'industrie disséminée, pour l'industrie
en chambre. Tout serait obstacle. Si les fabricans devaient faire
les frais de ces écoles, l'impôt serait lourd et donnerait ouverture
à des dédommagemens; si c'est le trésor, la dépense excéderait tous
les calculs préalables. A nos quarante mille écoles primaires, il
faudrait ajouter au moins cinq mille écoles des manufactures, qui
n'auraient de professionnel que le nom. L'atelier n'en resterait pas
moins le siège réel de l'apprentissage. On aura beau s'agiter, aller
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l'enseignement professionnel en FRANCE. 157
de projets en projets, se mettre en frais d'éloquence; on aura tou-
jours affaire à des hommes qui ne se paient pas de mots. Ils savent
ce qui leur convient, ce qui convient à leurs ouvriers mieux que ceux
qui veulent stipuler pour eux et sans eux. En fait d'arrangemens,
ils n'accepteront que les mieux vérifiés, les plus compatibles avec
leur position ; le reste se brisera contre la nature des choses.
III.
Après avoir dégagé le concours de l'état des témérités où on l'im-
plique et montré dans quelles bornes ce concours doit être renfermé,
il reste à voir s'il n'y aurait rien à tenter par d'autres moyens et d'au-
tres mains. Se refuser à toute nouveauté serait aussi peu sensé que
d'accueillir toutes celles qui se présentent. Dès qu'il est constant
qu'un enseignement simplifié, accessible aux petites bourses, est
dans les vœux des sociétés modernes, c'est un devoir étroit de re-
chercher comment et par qui cet enseignement doit être donné.
L'inconvénient, quand les gouvernemens s'en mêlent, est d'agir sur
un trop grand pied, de procéder par improvisations, d'adopter des
cadres trop vastes et trop rigides, d'astreindre à des règles com-
munes ce qui aurait surtout besoin de variété et de liberté. Ceci
reconnu, qu'y a-t-il donc à faire? Changer résolument de méthode
et aller droit aux moyens qui laisseraient plus d'aisance dans des
cadres plus réduits. Trois modes d'action s'offrent dans ce cas, que
l'on peut ou combiner ou séparer : l'action privée, l'action corpora-
tive, l'action communale. Mes préférences seraient pour le premier.
On n'a pas la conscience parmi nous du parti que l'on pourrait tirer
du génie individuel, si on lui enlevait ses lisières, de cette énergie
latente qui se perd faute d'aliment. L'état, en voulant le devancer,
en se substituant à lui, l'étouffé ou le paralyse. Nos organes ne s'a-
niment plus que par le souffle officiel; notre vie comme corps de
nation est une vie d'emprunt, soutenue par un certain artifice; nous
ne respirons pas à pleins poumons, largement, régulièrement. Il se-
rait temps d'y réfléchir et d'appliquer à ce malaise un traitement
qui le soulage. Peut-être suffirait-il, pour cela, de se former une
notion plus juste de la responsabilité, de vérifier comment elle agit
et ce qu'elle produit. Là où un homme est en nom, elle est directe;
cet homme répond de ce qu'il fait, il y engage sa personne, ses fa-
cultés, son honneur; il aura en propre le profit et la notoriété, s'il
réussit; il supportera le dommage et le discrédit, s'il échoue. On
conçoit à quel point cette responsabilité nominative excite l'effort et
affermit la volonté, quelles ressources ingénieuses elle suggère, ce
qu'elle comporte de souplesse, de vigilance, à quel point elle solli-
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158 REVUE DES DEUX MONDES.
cite la réflexion et F imagination. Une entreprise dans ces conditions
prend le caractère d'une idée fixe dont rien ne distrait, et que ne
découragent pas les obstacles; l'homme peut se tromper, l'entre-
prise avorter, mais la limite de ce qu'il peut et de ce qu'elle vaut
est du moins atteinte.
Avec une responsabilité collective, comme celle d'une société et
d'un corps constitué, l'effort est déjà moindre, le partage l'affaiblit,
l'intérêt cesse d'être direct. Volontiers on s'en remet les uns aux
autres du soin de remplir la tâche commune; on a des faiblesses et
des oublis; on y va mollement, et non avec la pénétrante activité
d'un seul engagé. Cependant, quand on a l'œuvre sous les yeux et
l'opinion publique pour appui, l'esprit de corps supplée, égale quel-
quefois l'inspiration personnelle; il engendre le dévouement et s'^af-
firme par des sacrifices. Des sociétés libres par les mains de leurs
comités, les communes sous l'influence d'un maire noblement animé,
ont créé, soutenu, mené à bien d'utiles institutions. Même là, si
l'on remontait aux origines, on trouverait un homme, plus actif,
plus opiniâtre que les autres, sans lequel la semence eût dépéri.
Cette responsabilité collective n'en est pas moins, à un certain de-
gré, douée de vertu et pleine de ressort ; il faut d'autant plus l'ho-
norer qu'elle est volontaire. En dehors et au-delà, il ne reste que
la plus effacée et la plus inerte de toutes, celle de l'état, que l'on
peut nommer la responsabilité anonyme. Elle l'est en effet; à peine
de lo|n en loin s'y rattache-t-il le nom d'un grand ministre qui
passe; elle s'anéantit par la dispersion, et d'une réalité qu'elle était
dans l'individu, elle devient une abstraction dans l'état. La respon-
sabilité a une limite et une mesure, c'est la liberté dont on jouit;
dans l'obéissance, elle -ne va pas au-delà des devoirs imposés. Que
s'ensuit-il? C'est que l'effort n'est plus en proportion des facultés,
et que l'activité s'émousse même quand le caractère ne décline pas.
Pour l'homme, c'est^une atrophie; pour la communauté, c'est un
préjudice, et il serait difficile de calculer la somme des énergies
qui se perdent dans cette défaillance des volontés. La gradation est
donc bien accusée. Avec la responsabilité directe, l'individu montre
pleinement ce qu'il est : tout ce qu'il y a en lui de puissance est lié
à l'acte qu'il accomplît; avec la responsabilité indirecte, l'individu
se ménage et se réduit, il ne porte à la fonction qu'un intérêt rela-
tif, et presque toujours il demeure en-deçà des services qu'il pour-
rait rendre.
A l'appui de notre opinion, il serait facile d'établir que les dé-
couvertes dont le genre humain s'enorgueillit ont eu pour auteurs
des esprits indépendans, plutôt entravés qu'encouragés dans leurs
travaux; c'est d'eux également que proviennent des découvertes
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L ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL EN FRANCE. 159
plus modestes, et non moins utiles. Pour renseignement profession-
nel, il n'en a pas été autrement; ce qu'il y a de possible a été pré-
paré et réalisé par des mains libres. On a vu la part qu'y a prise
M. Lavallée jusqu'au moment où, avec un désintéressement exem-
plaire, il a livré à l'état un établissement arrivé à sa maturité. Un
autre nom est à citer près du sien, c'est celui de M. Tabareau : ce
que M. Lavallée a fait pour les ingénieurs civils, M. Tabareau l'a
fait pour les contre -maîtres et les ouvriers. L'école de La Marti-
nière, à Lyon, est une création dont il a été l'âme et sur laquelle il
a un droit de pateraité que personne ne conteste. Un legs du ma-
jor-général Martin, mort dans l'Inde au service de l'Angleterre, a
formé le fonds des premières dépenses et de la dotation annuelle,
nécessaire au roulement. Le testament portait une affectation pré-
cise, et la commune instituée légataire était chargée de l'exécution
des volontés du défunt. Plus d'un embarras s'attachait à ce devoir,
il s'agissait de respecter la lettre des dispositions et d'en interpréter
l'esprit dans une œuvre qui n'avait point d'analogue. Tout fut aplani
par le choix de M. Tabareau. C'était en faveur des ouvriers que le
major- général, né dans cette classe, avait voulu faire un acte de
libéralité; les combinaisons du directeur furent toutes dirigées vers
ce but. Pour accroître le nombre des élèves, il ne fit de l'école qu'un
externat purement gratuit et ouvert à des sujets de toutes les classes;
il calcula les heures des leçons de manière à les concilier avec le
travail des ateliers et les habitudes de la famille. Son enseignement
eut pour objet de porter promptement et sûrement à la connaissance
des apprentis ce qu'il est utile de savoir pour devenir des ouvriers
habiles, et en première ligne le sentiment du prix du temps. Par des
méthodes particulières, il s'efforça de fixer l'attention des élèves et
de reconnaître dans leurs rangs ceux qui se laissaient distraire. Sur
les bancs, pas une minute n'était perdue, et les récréations étaient
remplies par un travail manuel. C'est au dessin surtout qu'il s'at-
tacha, comme au nerf des arts locaux, et il exigea que la main y
obéît à une réflexion intelligente, née de l'analyse du modèle; il y
joignit assez de mathématiques et d'histoire naturelle pour faire une
part convenable à l'exactitude et à l'observation. C'est dans cet es-
prit que l'école de La Martinière fut constituée, c'est sous cette
impulsion qu'elle vit. Son succès a dépassé toute attente; à elle
seule, elle fournit cinq cents élèves par an pour des destinations
très variées; les trois écoles de l'état réunies n'en produisent que
neuf cents. Ainsi les types de quelque valeur pour Tenseigilement
professionnel sont sortis de mains privées; deux noms s'y sont iden-
tifiés, et ils n'ont point d'attache administrative. De tels hommes
sont rares, dira-t-on. Ils seraient moins rares, si l'état i ^^ s© des-
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160 REVUE DES DEUX MONDES.
saisissant plus souvent, leur permettait de se produire, s'il n'épiait
pas avec un sentiment de jalousie ce qui se fait sans lUi et en de-
hors de lui. Notre régime actuel n'a pas de plaie plus profonde : le
terrain manque sous les pieds de ceux qui veulent se lancer hors
des voies battues, et ceux qui marchent dans les rangs officiels sont
enchaînés à de médiocres positions et à des tâches banales. Nos prin-
cipaux ingénieurs n'ont donné la mesure de leur force et ne se sont
fait un nom que lorsqu'on les a détachés des carrières publiques.
Ils ont construit alors notre réseau de chemins de fer et concouru à
la construction du réseau étranger : restés dans les cadres, ils n'au-
raient eu ni cette chance, ni cette fortune.
Pour ouvrir des sillons nouveaux, il faut des instrumens plus ma-
niables que ceux dont les gouvernemens disposent; ces exemples le
prouvent. Dans l'enseignement professionnel, non-seulement tout
est' nouveau, mais ingrat, contesté, «sujet à des conflits de compé-
tence. Qu'on le laisse alors dans le domaine libre, sur le sol où il
est né, qu'on ne le soumette pas à des transplantations hâtives. Il
trouvera sans doute ailleurs un sol analogue, les mêmes soins, la
même culture, et, si on ne lui fait pas violence, le même succès.
L'essentiel est de savoir attendre, de donner à la semence le temps
d'éclore en détail au lieu de la faire lever en bloc. Cet enseignement
français, par exemple, dont le ministre de l'instruction publique a
tracé l'esquisse et qu'il nous montre à de prochains horizons, pour-
quoi ne pas l'abandonner aux institutions particulières? Il y serait
mieux à sa place que dans les lycées. Si le besoin est sérieux et par-
tout où il sera sérieux, la spéculation s'en mêlera; des .écoles s'ou-
vriront pour ce service, d'anciennes s'y adapteront; leur nombre
sera en rapport des cliens, leur siège là où existent des élémens
de réussite. Nulle nécessité d'imposer des arrangemens et de ré-
diger des programmes; sur ce point aussi, tout serait relatif : ici
des internats, là des externats comme de l'autre côté du Rhin; ici
des études plus complètes, là plus sommaires suivant les catégories
d'élèves et le degré d'aisance des parens. Le plus grand écueil serait
de jeter ces maisons dans le même moule. Une fois du moins on
aurait* essayé ce que peut et ce que vaut, dans cet ordre d'intérêts,
l'esprit d'entreprise quand ses franchises lui sont restituées. Pour
l'Université,. ce serait, de l'aveu de ses amis les plus sincères, un
véritable soulagement; en se démettant à propos, elle aurait épar-
gné à ses vieilles traditions un échec, à ses études principales une
concurrence, aux élèves dés chocs d'amour-propre , aux maîtres la
confusion des langues. N'eût-on même, pour cet enseignement fran-
çais, qu'une médiocre confiance dans les institutions particulières,
l'Université aurait encore un suppléant tout prêt dans la commune^
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l'enseignement professionnel en frange. 161
non pas la commune asservie aux rëglemens et à des formes com-
mandées, mais la commune prenant à cœur de gouverner ses écoles
comme elle l'entend et à l'abri de toute pression gênante, la com-
mune agissant par elle-même ou par un conseil de perfectionne-
ment auquel elle délègue ses pouvoirs.
Le collège Chaptal et l'école Turgot, fondés et entretenus par la
préfecture de la Seine, témoignent de ce que contient en germe
ce régime d'émancipation tempérée. Au début, il ne s'agissait que
d'écoles primaires fortement constituées et dotées assez généreuse-
ment pour qu'elles devinssent des modèles. Le résultat a été non-,
seulement atteint, mais dépassé. Dans les mains de directeurs zélés
et judicieux, les deux établissemens ont vu leur destination grandir,
et leur nom se répandre; seulement il s'est fait entre eux comme un.
partage d'attributions qui tenait à la clientèle. Établie au cœur de
quartiers populeux, l'institution Turgot est restée une école primaire
d'un degré supérieur, avec des professeurs de choix et des matières
d'enseignement poussées à la limite qu'utilement il était pefrmis,
d'atteindre. Elle compte aujourd'hui sept cent quarante élèves, tous
externes et appartenant aux classes que la municipalité avait en vue
de favoriser. La rétribution scolaire est des plus modiques, et pour-
tant, par suite d'une allluence soutenue, on est amvé graduellement
à une meilleure balance entre les dépenses et les recettes. La ville
s'en tire avec quelques milliers de francs de sacrifices. Situé dans,
un quartier riche, le collège Chaptal a visé et dû viser plus haut; il.
est devenu l'équivalent d'un lycée avec des internes et des externes, .
six cents des premiers, trois cent cinquante des seconds. Toutes les
conditions y sont représentées. Sous ce rapport, il allait de soi qu'on .
élevât le niveau de l'enseignement, qu'on y comprît plus de ma-
tières, et que la durée des études fût prolongée : c'est ce qui a été.
fait. Le collège Chaptal, dans ses divisions intérieures, résume toutes
les carrières. 11 reste élémentaire pour les élèves qui ne peuvent pas
aller au-delà, ouvre des classes de latin à ceux qui y ont quelque
disposition, et des cours préparatoires pour ceux qui se destinent
aux grandes écoles de l'état. Cette éducation est calculée de manière
à être complète dans ses trois parties et à remplir son objet, même
quand on l'abandonne en chemin; elle est fortifiée à tous les degrés,
par des conférences littéraires qui servent de contre-poids aux no-
tions techniques. Les aperçus généraux y sont placés, au seuil des
sciences, comme iitroduction ; la philosophie, l'économie politique,;
figurent dans les programmes comme des hardiesses de bon goût.
Dans tout ceci, le collège Chaptal a été justifié par le succès ; il donne
par an 100,000 francs de bénéfice. La ville, qui comptait sur une
charge, se trouve avoir fait une bonne affaire. Voilà le fruit d'une
TOME L. — 1864. 11
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162 BEVUE DES DEUX MONDES.
certaine indépendaDce; il est vrai que, pour la maintenir, il a fallu
vaincre bien des susceptibilités et triompher de plus d'une petite
chicane. Toutes les communes ne sont pas aussi heureuses ni aussi
ibrtes que la commune de Paris. L'exemple n'en est pas moins ac-
quis; on voit comment peut se comporter la commune livrée à elle-
même, on voit qu'en fait d'enseignement elle sait au besoin marcher
sans lisières, trouver ses méthodes, ses auxiliaires, ses règles pro-
j>res, et dans une instruction scientifique ménager une place aux
lettres, qui ne gâtent jamais rien. Si, pour son enseignement fran-
çais, l'Université se tient en garde contre la spéculation privée comme
inhabile ou impuissante, qu'elle s'en remette alors à la commune,
qui a fait ses preuves, et qui les fera d'autant mieux que sa liberté
sera plus grande, sa responsabilité plus directement engagée.
Pour ajourner ce désistement de l'état, il serait inexact de dire que
Paris n'est qu'une exception; d'autres communes ont aussi leurs
titres et dans un sens plus conforme à l'objet qu'on se propose,
c'est-à-dire plus professionnel. C'est le cas de Mulhouse. Cette ville
a une école qui, parallèlement aux autres études, entretient quel-
ques travaux d'atelier. Les langues vivantes, les sciences appliquée»
y sont le fond de l'enseignement, et d'année en année il pénètre
plus avant dans les diverses branches où le commerce et la manu-
facture sont intéressés. A Lille, une école du même genre recueille,
au sortir des lycées, les jeunes gens qui se destinent aux services
qu'embrasse l'industrie locale, construction de machines, filature
et tissage, chimie industrielle et agricole, exploitation des mines.
Le département et la ville se sont partagé les dépenses d'installation
et d'entretien. Pour Lille comme pour Mulhouse, l'administration
ajoute aux sacrifices des municipalités le concours de professeiu^
qu'elle détache et une subvention en argent. A Castres, on re-
trouve des combinaisons analogues, et dans beaucoup d'autres com-
munes des cours annexés aux collèges en vue des mêmes besoins. Il
est donc constant que, par la force des choses, un mouvement se
produisait, et que, bien secondé, il eût suffi à des desseins raisonna-
bles. Les corps constitués, les sociétés libres s'y prêtaient volontiers;
partout ils allaient au-devant des désirs les plus impatiens. A Amiens,
à Rouen, des écoles de tissage se créaient; Mulhouse, si bien pour-
vue, en préparait une qui est presque une superfétation; à Lyon, les
écoles de théorie se multipliaient pour la fabrication des tissus;
Nantes, Marseille, Bordeaux et Le Havre développaient leurs écoles
de mousses. Tantôt c'étaient les chambres de commerce qui faisaient
les frais de ces établissemens, les administraient, les surveillaient ;
tantôt c'étaient des associations privées qui ne se montraient ni
moins actives ni moins généreuses. Il y avait donc sur beaucoup de
points un véritable élan , une sorte de concert d'intentions et de
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l'enseignement professionnel en FRANCE. 165
faits. Ce concert, cet élan sont déjà moindres depuis qu'il a été de
notoriété publique que le gouvernement allait, dans un plan géné-
ral, englober jusqu'aux apparences du travail professionnel, et non-
seulement lui donner une charte, mais lui imprimer le mouvement.
Comment les communes, les chambres de commerce, les sociétés
libres n'auraient-elles pas désarmé devant deux ministères qui se
disputaient l'honneur de fonder coup sur coup et à l'envi des écoles
de français, des écoles d'application, même des ateliers d'apprentis-
sage? Ce temps d'arrêt peut aller jusqu'à l'abandon, si les projets
ofliciels sont maintenus, ne fût-ce que comme menace; l'esprit local
et corporatif s'éteindra, il ne se fera plus rien de nouveau, et ce qui
est ancien peut être ébranlé. J'ai beaucoup insisté là-dessus, j'y
insiste encore; c'est le vif de la question. Tant qu'elle ne sera pas
vidée, l'activité du pays sera mêlée d'un certain trouble et languira
dans des équivoques.
A l'appui des réformes qui se méditent , on a souvent invoqué
l'exemple des pays étrangers; il est bon d'éclairer cette partie du
sujet. Comme d'ordinaire, on a forcé les preuves et tiré de quelques
faits avérés des conclusions excessives. En réalité, on n'est pas plus
avancé ailleurs que parmi nous sur l'économie de l'enseignement
professionnel, sur ce qu'il comporte et ce qu'il doit être. Des jurés
français, à leur retour de Londres, ont beaucoup insisté sur les
nombreuses écoles de dessin que l'Angleterre a improvisées et sur
les quatre -vingt douze mille élèves qu'elles forment. L'avis était
bon , l'alarme a été trop vive. Il importe moins d'avoir des légions
de médiocres dessinateurs que d'en avoir une élite. Sur ce point,
nous ne sommes pas aussi déchus qu'on a pu le croire; il suffît,
pour s'en convaincre , de rapprocher nos tissus de luxe et nos ob-
jets d'art de ceux dont l'industrie anglaise nous a envoyé des échan-
tillons. Partout la comparaison pourrait être soutenue. Un témoi-
gnage du rangque nous occupons, c'est que souvent on nous copie:
notre Conservatoire, notre École centrale ont eu des imitateurs.
En Autriche , l'enseignement est plutôt polytechnique ; il y a pour-
tant des écoles intermédiaires, et à Brunn, en Moravie, une école
de tissage, fondée par la chambre de commerce. Le Wurtemberg est
sur la voie d'un enseignement plus directement industriel; une com-
mission royale dirige dans ce sens le mouvement des esprits. L'Ita-
lie compte plusieurs établissemens techniques, et entre autres l'é-
^le des arts et métiers de Naples, organisée à l'instar des nôtres.
Les instituts polytechniques de Madrid et de Lisbonne ont l'un et
l'autre des ateliers à leur disposition, et y préparent un certain
nombre d'élèves. En Russie, l'institut technologique de Saint-Pé-
tersbourg et l'école des mines de Moscou ont aussi le travail ma-
nuel dans leurs attributs, et l'école royale de Stockholm a adopté
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16& R£VUE DES DEUX MONDES.
cette combinaison. Nous avons non-seulement l'analogue de tout
cela, mais nous en avons fourni les premiers modèles. La Belgique
seule nous devance sur un point : iniférieure pour les sciences d'ap-
plication, elle a poussé plus loin les écoles d'apprentissage. On n'en
compte pas moins de soixante-huit en divers genres. Les enfans y
travaillent pour le compte d'entrepreneurs sous la surveillance des
autorité locales. Dans la plupart des collèges communaux, l'exercice
des professions manuelles prend une partie du temps des élèves.
€'est du sein des municipalités que le mouvement est sorti, c'est
par leurs soins et au moyen de leur argent qu'il se développe. La
vie locale, si active chez les Belges, n'a pas négligé cet aliment.
Liège se fait remarquer par l'énergie et l'intelligence qu'elle apporte
à multiplier les fondations utiles. Son école est particulièrement
pratique; on y a récemment adjoint un laboratoire public pour les
manipulations de la chimie industrielle. Dans tout cela, rien de gé-
néral ni qui ressemble à un système; les fabriques, les villes, les
compagnies ne prennent conseil que d'elles-mêmes : nulle part on
n'aperçoit la main de l'état.
En Allemagne, il existe une institution qui s'y rattache plus étroi-
tement : ce sont les Real Schulen, c'est-à-dire les écoles réelles
ou positives. La Prusse, la confédération germanique, les parties
allemandes de l'empire autrichien en entretiennent un assez grand
nombre ; leur nom sert d'argument, et fait assez bonne figure dans
les plaidoyers en faveur de l'enseignement professionnel. 11 ne faut
ni surfaire ni déprécier ces écoles; elles rendent des services, leur
action est sérieuse, quoique restreinte. Ce qui les distingue d'a-
bord, c'est que la pensée n'est nulle part venue aux gouvernemens
de les confondre avec les lycées et les gymnases; les gymnases et
les lycées sont le siège exclusif de la grande éducation , les écoles
réelles ne s'ouvrent qu'à la petite. Les élèves pas plus que les
maîtres ne s'accommoderaient du contact, et puisqu'on cite l'Alle-
.magne, il conviendrait de profiter de la leçon qu'elle donne; on n'y
admet ni le mélange ni la confusion. Pendant que les lycées et les
gymnases ont huit classes de latin et de grec, au bout desquelles,
après un examen , l'étudiant arrive à ce que l'on nomme un certi-
ficat de maturité supérieur à notre baccalauréat, et qui l'introduit
dans les carrières universitaires, les écoles réelles, plus modestes,
plus humbles, se renferment dans une instruction technique des-
.tinée à former des industriels, des commerçans, des agriculteurs.
On les désigne dans quelques états sous le nom d'écoles bour-
geoises pour les distinguer des écoles populaires; les études y
sont plus fortes que dans ces dernières, mais, au lieu de conduire
aux universités, elles ne donnent accès que dans les instituts poly-
techniques. Cet ensemble est rigoureusement ordonné; aucime com-
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l'enseignement professionnel en FRANCE. ^ 165
binaison mixte n'y serait supportée; l'organisation de l'enseigne-
ment ne s'y prêterait pas. Il relève de l'état et a l'externat pour
base. Peu de pensionnats privés où les empiétemens seraient pos-
sibles; ceux qui existent sont pour la plupart réservés aux étran-
gers et soumis d'ailleurs à une autorisation préalable, où les plans
sont débattus et quelquefois limités. De là des cadres rigides d'où
il est dilTîcile de sortir; la liberté ne se retrouve que chez les pro-
fesseurs; leurs leçons échappent à la servitude des livres officiels.
Telle est la pédagogie allemande, formaliste dans ses variétés, gou-
vernée par un esprit de caste; la symétrie y est en honneur plus
qu'on ne le suppose. Ces Real Schulen, puisqu'il s'agit d'elles, ne
sauraient dès lors, dans leur isolement et par le rang qu'elles oc-
cupent, passer pour l'analogue des institutions qui nous sont mon-
trées en perspective. Quand on a visité l'Allemagne, on sait qu'elle
est loin de s'en enorgueillir, et que, sans contester leur utilité, elle
ne se dissimule pas leurs imperfections. L'instruction qu'on y donne
est très succincte, et n'aboutit que superficiellement à l'exercice
d'une profession. L'objet est manqué dans ce qu'il a de plus carac-
téristique, et cela devait être. L'Allemagne appartient moins à la
grande qu'à la petite industrie, et cette dernière trouve dans les
ateliers en chambre son apprentissage naturel, qu'on essaierait vai-
nement de suppléer.
Dans les comtés anglais où la grande industrie domine, le même
empêchement reparaît, quoique le motif diffère. On s'occupe de
l'enseignement professionnel en France; d'où vient qu'en Angleterre
personne n'y songe, même à l'état de vœu? L'intérêt est plus direct,
plus pressant qu'ailleurs, et un peuple dont le calcul est si prompt,
le tact si consommé, ne met pas ordinairement tant de lenteur à dé-
couvrir ce qui lui profite. Évidemment il y a une cause à cela, et la
cause est simple; ces difficultés autour desquelles nous tournons,
nos voisins les ont depuis longtemps aperçues, jugées et franchies;
la poursuite leur a paru un leurre, ils l'ont abandonnée; leur opi-
nion est faite, on ne l'ébranlera pas. Ils sont convaincus qu'un art
manuel s'apprend et s'enseigne mieux qu'ailleurs dans le siège où
il s'exerce. C'est bien élémentaire, et les esprits raffinés trouveront
que cette façon de voir manque de profondeur. Elle exclut l'attirail
des programmes, les gradations ingénieuses, les garanties des exa-
mens, les certificats, les diplômes. Voilà de grands vides, et les in-
dustries qui s'y résignent devraient être bien dépourvues. Ces in-
dustries marchent pourtant et d'une allure qui ne les laisse point en
arrière. On dit qu'elles abusent de leurs auxiliaires; leur manière
d'en abuser est de les prendre bruts, de les dégrossir et de les for-
mer; elles font d'un apprenti un ouvrier, d'un ouvrier habile un
contre-maître; les grades se gagnent sur le métier; ce concours en
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166 - REVUE DES DEUX MONDES.
vaut un autre. Dans les éducations préparatoires, où le produit du
travail est presque nul, l'ouvrier donne son temps et son argent;
l'éducation en fabrique, dans le roulement de ses profits, peut le
rétribuer dès le premier jour et accroître graduellement son salaire.
La méthode est plus avantageuse, si elle est moins perfectionnée.
Telle est donc la part des bras; voyons maintenant celle de l'in-
telligence. Ici encore les Anglais procèdent à l'inverse de nous; ils
se rattachent à ce que nous abandonnons; ils ne s'occupent plus de
l'ouvrier comme ouvrier, ils s'en occupent comme homme. Tout ce
qu'ils ont imaginé d'institutions en sa faveur est en partie pour le
distraire de ce travail professionnel qui nous assiège comme une
idée fixe; ils veulent qu'il trouve au dehors autre chose que des ré-
miniscences de l'atelier. Dans les instituts mécaniques, il y a bien
ce qui sert, la grammaire, la géométrie, les sciences d'application;
mais il y a aussi ce qui élève les idées et les sentimens, ce qui est
supérieur au métier, la géographie, l'histoire, l'astronomie avec des
mappemondes et des tables synoptiques ; il y a également ce qui
délasse, des jeux d'adresse et de calcul, la danse, la musique, et
souvent des thés le soir accompagnés de lectures. Les fatigues du
corps ont pour soulagement les exercices de l'esprit; le tout vient
en son lieu, dans son ordre, avec des attentions et des ménage-
mens infinis. En fabrique, l'ouvrier est chez le patron; dans les in-
stituts mécaniques, il est chez lui, quoique le local et les principaux
frais soient le produit de libéralités particulières. C'est beaucoup;
on est allé plus loin encore : des collèges ont été fondés pour les
ouvriers; on a voulu atteindre un degré de plus dans la culture de
leurs facultés. Trois de ces collèges existent à Manchester; je les ai
visités en détail : ils étaient récens, et les classes étaient déjà gar-
nies. Les matières enseignées portaient sur les lettres autant que
sur les sciences. Une chrconstance y frappait surtout et mérite d'être
remarquée : le latin y figurait comme il figure d'ailleurs dans les
programmes de plusieurs instituts mécaniques. Comprendre le latin
dans des cours faits à des ouvriers, c'est une hardiesse qui doit
donner à réfléchir avant de le supprimer dans nos lycées. De toutes
les manières il demeure constant que si en Angleterre l'apprentis-
sage manuel ne dépasse pas le seuil de la fabrique, si on a le pré-
jugé de croire que l'éducation des bras atteint dans cette école un
degré de perfection suflisant, d'amples compensations sont ména-
gées à l'ouvrier quand il a fini sa journée, soit qu'il veuille se raf-
fermir dans la théorie, soit qu'il préfère trouver dans les lettres
élémentaires, dans les arts d'agrément, une diversion à ses pénibles
travaux. Maintenant qui des Anglais ou de nous suit la meilleure
voie? On peut en juger. N'entrer dans la manufacture qu'avec un
fonds d'instruction acquis, c'est un tribut préalable d'argent, de
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l'enseignement professionnel en FRANCE. 167
temps et de forces; acquérir ce fonds dans l'atelier même, c'est at-
teindre l'objet non-seulement sans dépense, mais avec un bénéfice
de l'emploi des forces et du temps; c'est aussi supprimer, pour
l'état ou les communes, le cdut et l'embarras des apprentissages
préparatoires. Reste à savoir ce que valent les hommes dans les
deux cas. Or pour l'habileté manuelle, la vigueur de l'intelligence,
Tempreinte du sens moral, aucun peuple ne serait fondé à dédai-
gner l'équivalent de ce qui se rencontre chez les ouvriers et les
contre-maîtres du royaume-uni.
Récapitulation faite, l'exemple des pays étrangers n'est pas de
nature à nous pousser vers les imitations. Danc les institutions su-
périeures, ils ont suivi nos modèles sans les égaler, presque sans les
modifier; nos ingénieurs n'ont rien à redouter d'un rapprochement,
et la preuve, c'est qu'on nous les emprunte pour les travaux de
quelque importance. Parmi les écoles qui préparent à l'exercice des
professions, Châlons, Angers et Aix demeurent sans émules, on
pourrait dire sans analogues; elles sont le fruit d'idées généreuses
qui ne germent guère que sur notre sol. L'Allemagne n'a dans ses
écoles réelles qu'une ébauche imparfaite; l'Angleterre maintient
comme règle que chaque mode d'industrie trouve en lui-même de
quoi se suffire, que, disposant de ses actes dans les limites légales,
il doit par conséquent en répondre. Où trouver en tout cela les élé-
mens d'un système qui nous soit approprié? Celui de l'Angleterre
est incompatible, dit-on, avec notre tempérament national; ailleurs
il n'en est aucun auquel on puisse se rattacher : le premier nous est
interdit, les autres sont défectueux; glaner çà et là ce qu'ils ont de
bon serait se condamner à une tâche laborieuse pour aboutir à une
œuvre bâtarde. Que faire dès lors, et comment conclure? Ce serait
beaucoup gagner ici que d'obtenir de l'état que d'agent principal il
se résignât à n'être qu'un auxiliaire. N'importe où, chez l'individu,
dans les sociétés libres, dans les chambres de commerce, dans la
commune ou les réunions de communes, il se produirait un effort
utile, méritoire, accompagné (Je sacrifices, l'état y ajouterait ses en-
coiuagemens. Il y aurait des subventions, des primes pour les mai-
sons d'enseignement professionnel à un certain degré d'épreuve et
sous des garanties déterminées. De ses attributs, l'administration
ne garderait qu'un droit de contrôle en retour de subsides condi-
tionnels. Pratiquée sincèrement, cette conduite introduirait dans
nos habitudes un pli nouveau. Peut-être la responsabilité partagée
ferait-elle mieux sentir le prix et répandrait- elle le goût de la res-
ponsabilité directe, qui seule a une pleine vertu. L'occasion serait
bonne de donner cette assiette à l'éducation du pays.
Une réflexion se présente à l'issue de l'examen qui vient d'être
fait. Les plans proposés, officiels ou non, peuvent se résumer en un
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168 REVUE DES DEUX MONDES.
mot : c'est un procès que les sciences veulent intenter aux lettres.
Les lettres et les sciences étaient autrefois deux sœurs qui se par-
tageaient, inégalement peut-être, mais amiablement, le domaine
de l'éducation. Les lettres, comme aînées de la famille, y mettaient
bien quelques excès de prétention, accompagnés de grands airs;
volontiers elles réduisaient leurs cadettes à la portion congrue.
Celles-ci se contentaient, sans humeur, sans jalousie, de ce qui leur
était laissé, visaient au solide et augmentaient silencieusement leur
part d'héritage. Aujourd'hui, avec le succès, l'ambition est venue;
les sciences exercent des droits de reprise, discutent les titres,
plaident leur cause devant le public. L'heure est habilement choi-
sie, le courant les porte : les lettres sont surtout un ornement, les
sciences sont une source de profits, et il y a bien des chances pour
qu'elles gagnent leur cause. Voilà le débat qui s'agite dans l'Univer-
sité, hors de l'Université, devant l'opinion et jusque dans le sein
des familles. Or est-ce le cas et le moment d'assister celle des deux
parties qui est dans la meilleure veine? Pour peu qu'on ait observé
la marche de l'esprit technique, on sait quel chemin il a fait depuis
dix ans, quelles mains le favorisent, et jusqu'où il pousse ses pré-
tentions. Il suffit également de regarder autour de soi pour se con-
vaincre que les études désintéressées ont perdu de leur crédit, et
qu'on court de préférence à celles qui sont d'une utilité prochaine.
Les sciences elles-mêmes s'en plaignent par leurs organes les plus
dignes de respect : elles sont menacées d'être ensevelies dans leur
triomphe. La science pure, celle qui ne mène qu'à la considération,
est chaque jour plus délaissée pour la science d'application , qui
conduit à la fortune. Quand un mouvement s'accuse avec une telle
puissance, à quoi bon lui venir en aide? Quoi qu'on fasse, il abou-
tira, et si par la suite il nous donnait des calculateurs en trop grand
nombre, l'état n'aurait pas le regret d'avoir contribué de ses deniers
à enlever à notre nation une partie de sa légèreté et de sa grâce.
On assure, il est vrai, que les lettres ne périclitent pas et que
les bacheliers foisonnent. Qu'ils soient les bienvenus, ils savent du
moins quelque latin : peu importe l'industrie qui les façonne ; les
moules même en seront à regretter, si l'enseignement purement
français prévaut quelque jour dans nos lycées. Triste jour si jamais
il luit que celui où la fleur d'une génération sera coupée en deux
tronçons qui ne pourront plus se rejoindre! Au bout d'un certain
temps, à peine se comprendra-t-on; c'est dans la force des choses.
II. n'y aurait pas seulement deux enseignemens, il y aurait deux
langues, la langue des lettres, la langue des sciences, cette dernière
subdivisée en une foule de technologies. Déjà cet écart est sensible,
il ira croissant, et comment l'empêcher? La langue, la vraie langue,
qu'ont lentement formée nos ancêtres et que des chefs-d'œuvre ont
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l'enseigivement professionnel en frange. 160
consacrée, tient à l'antiquité par ses racines; elle en a la saveur et
le parfum que nous sentons, que nous goûtons sans bien les définir
et comme une jouissance familière. Ces figures, ces images, ces
allégories qui circulent dans le langage pour lui donner de l'éclat,
de la transparence et du mouvement, sont des emprunts faits au
génie antique : horè de l'éducation classique, le sens en échappe.
L'éducation classique unit pour un temps ce qui doit être plus tard
divisé, fournit un diapason commun contre les discordances de la
vie. Elle a un autre titre supérieur encore : si elle est la clé de la
langue , elle est celle aussi des idées et des sentimens où vient se
résumer l'expérience des siècles, et qui sont le patrimoine respecté
des peuples mûrs pour la civilisation.
Autant que possible mettons ce dépôt hors d'atteinte, préservons-
le de ce qui pourrait l'altérer. Si l'enseignement professionnel est,
comme on le dit, un besoin qui s'impose, qu'on ménage à cet en-
seignement un traitement à part , sans le confondre avec ce qui est
éprouvé. On a vu quelles voies'cet enseignement se fraie de l'ap-
prenti à l'ouvrier, de l'ouvrier au contre-maître, du contre-maître
à l'ingénieur, par des moyens directs et naturels : il n'est ni aussi
dépourvu ni aussi insuffisant qu'on le représente; il existe déjà, sous
des formes variées, dans les cours du soir, les cours du dimanche,
les cours spéciaux ou supérieurs; il prendra une force de plus dans
les bibliothèques communales, quand elles se seront multipliées
sous l'influence de cœurs généreux auxquels on ne saurait trop ap-
plaudir. De ces institutions, les unes sont anciennes, les autres ré-
centes; aucune n'a porté tous ses fruits. Au fond, ce qui manque
aux populations, c'est moins le moyen que la volonté de s'instruire;
à quoi serviraient de nouveaux cadres, s'ils ne devaient pas se rem-
plir? L'urgence n'en est pas démontrée, et on peut sans risque sou-
scrire à un ajournement. En attendant, il est du devoir de ceux qui
tiennent en honneur les grandes études de les défendre contre ce
qui les affecte ou les menace : nous leur devons ce que nous sommes;
elles nous mettent en communion avec les esprits cultivés du monde
entier; elles répondent à un goût profond même chez les peuples les
plus affairés, les plus avares de leur temps, témoin les Anglais, si
épris de l'antiquité grecque et latine. Ce n'est pas que ces grandes
études aient manqué de détracteurs : les puissances établies en ont
toujours. On les accuse de trop abonder dans les jouissances de l'es-
prit et d'aller jusqu'aux régions où il s'égare, de faire à l'imagi-
nation une place qui serait mieux remplie par les réalités. Qu'on
laisse agir le temps et le courant des intérêts; ils auront bientôt em-
porté ce travers, et le terrain deviendra libre alors devant ces géné-
rations positives dont il est au moins inutile de hâter l'avènement.
Louis ReYBÂUD, do rinstitut.
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ESSAIS
DE
MORALE ET DE LITTÉRATURE
III.
CARàCTÈRB historique BT moral du don QUICHOTTE.
Don Quichotte de la Manche de don Miguel Cervantei de SaaTedn, atec les deerias
de OosUTe Doré, % toI. in-folio; Paris, Hachette, 1864.
On peut dire de la littérature de l'Espagne qu'elle a partagé exac-
tement les destinées de cette grande monarchie, qui autrefois tint le
monde sous la terreur de sa domination, en sorte que cette nation
magnanime n'a pas moins souffert dans son âme que dans son corps.
Ses sentimens ont sombré comme sa grandeur, ses pensées ont pâli
conune sa puissance, ses visions se sont éteintes conmie le feu de
ses atiio-da-fé et le zèle de son fanatisme. Cependant il n'y a pas
eu de littérature plus riche, plus variée, plus amusante, et il n'y
a guère eu d'esprit mieux doué pour la littérature que l'esprit es-
pagnol. L'Espagne a possédé trois génies bien distincts qui d'ordi-
naire se trouvent rarement unis ensemble, et dont un seul suffirait
à la gloire d'un peuple et à la fortune d'une littérature : le génie
mystique, le génie de la réalité et de l'observation, le génie hé-
roïque. Et ces trois génies, elle les a possédés non partiellement, à
l'état de mélange et de nuance, mais entiers, complets, et avec tout
l'excès de développement qu'ils peuvent atteindre. Les hardiesses
et les violences de ses mystiques n'ont jamais été égalées, les pem-
tures que dans d'autres pays on a tracées de la réalité pâlissent de-
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ESSAIS DE MORALE ET DE LITTÉRATURE. 171
yant la franchise et la fougue cyniques de ses romans de mœurs, et
la noblesse de ses héros tragiques s'impose avec une fierté, une au-
torité et un accent dominateur qui n*ont jamais été connus chez les
autres peuples. Les provinces de cette littérature sont aussi nom*
breuses et aussi riches que le furent les provinces de l'ancienne
monarchie espagnole; elle a ses récits picaresques comparables à de
joyeuses Flandres, ses caprices et ses fantaisies, ses saynètes et ses
comédies de cape et d'épée comparables à un brillant royaume de
Naples, son théâtre tragique et religieux comparable à un Nouveau-
Monde aux riches mines d'or et d'argent, et enfin sa littérature
mystique et sacrée comparable à cette domination religieuse qui fit
connaître à Rome même les douleu^rs de l'asservissement et qui gar-
rotta l'église des liens de l'infaillibilité pontificale. Cependant toutes
ces richesses ont sombré comme dans un immense naufrage.
Qu'entendons-nous par là? Voulons-nous dire qu'elles ont péri
matériellement? Non, mais nous voulons dire qu'elles ne sont ja-
mais entrées dans la circulation générale des richesses de l'huma-
nité. Elles sont restées enfouies en Espagne comme ces trésors de
piastres et de ducats qu'avant leur expulsion les Morisques étaient
accusés d'enfouir sous terre pour se rendre maîtres de la fortune
des chrétiens. Il n'en a passé dans la circulation européenne que
quelque menue monnaie, et cependant cette monnaie a été suffisante
pour commencer la fortune d'un Corneille et pour fonder l'honnête
aisance d'un Le Sage. Toutes ces œuvres si fortes, si énergiques, si
originales, sont donc restées inconnues ou ont été oubliées après
avoir brillé un instant, si bien inconnues et oubliées qu'un des titres
de gloire de Guillaume Schlegel, et non le moins enviable, est
d'avoir compris le génie de Galderon et de l'avoir révélé à l'Europe.
Sa découverte parut dans son genre aussi surprenante que celle de
la littérature sanscrite ou de la langue zend, et lui valut le même
honneur. Et cependant il s'agissait d'un poète qui avait vécu en
plein XVII* siècle, et qui était à peine séparé de nous par deux géné-
rations d'hommes. Mais cette admirable découverte de Schlegel elle-
même n'a pas eu tous les résultats qu'on aurait pu en attendre et
qu'ont eus d'autres grandes découvertes analogues, celle de Shaks-
peare par exemple. Le trésor de ces drames héroïques et mystiques
n'a pas grossi le patrimoine moral de l'humanité. La sublimité du
Prince Constant^ le fanatisme farouche de la Dévotion à la croix^
l'orageux délire du Sorcier merveilleux^ la haute et fière mélanco-
lie de la Vie est un songCy ne sont sentis et ne peuvent être sentis
que par les critiques, les érudits Imaginatifs, les dilettanti qui ont
l'instinct de la grandeur, les lecteurs éclairés dont la pensée peut
replacer sans efforts de telles œuvres dans leur milieu naturel, et
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172 REVUE DES DEUX MONDES.
ressusciter les flammes de ce foyer d'énergie et de religion dont elles
furent la suprême lueur. Nous savons bien qu'en tête des œuvres
de tout grand poète il faudrait écrira: terrain consacré, interdit
aux profanes; mais, dans le cas de Calderon, les profanes ne sont
rien moins que la masse de l'humanité. Ainsi tandis que les œu-
vres de Shakspeare gagnent chaque jour plus de lecteurs capables
de les comprendre et de les aim^r, les œuvres du plus grand poète
dramatique de l'Espagne deviennent d'heure en heure plus inacces-
sibles même à ce public restreint auquel elles s'adressent. Chaque
tour de roue du temps, en nous éloignant davantage des hommes
pour qui elles furent écrites, les rend plus difficiles à comprendre,
si bien qu'on peut prévoir le jour où les inspirations du plus grand
homme qu'ait eu l'Espagne après Cervantes ne seront plus que le
partage d'une rare élite de privilégiés de l'imagination et de l'en-
thousiasme.
Cependant, parmi ces richesses qu'elle n'a jamais empruntées
qu'un moment, et qu'elle a toujours rendues presque en même
temps qu'elle les empruntait, comme un bien qui ne lui appartenait
pas et dont elle se sentait scrupule de faire usage, l'humanité a dis-
tingué un livre, un seul, dont elle s'est emparée, et qu'elle a cette
fois refusé de rendre. — Toutes les autres œuvres, a-t-elle semblé
penser, étaient marquées au coin de l'Espagne seule; mais celui-là
était marqué à son coin à elle et lui appartenait légitimement. Ce
livre s'appelle Don Quichotte de la Manche y et la popularité du-
rable qu'il s'est acquise est à la fois la gloire et le châtiment du
pays qui l'a produit.
Pourquoi en effet les œuvres de la littérature espagnole n'ont-
elles jamais pu conserver au-delà d'une génération de lecteurs la
faveur dont elles ont joui à plusieurs reprises? Est-ce parce qu'elles
sont trop exclusivement ^espagnoles , qu'elles nous ramènent trop
obstinément à un passé disparu, qu'elles peignent trop partiale-
ment un certain homme particulier qui n'a été que d'un temps et
d'un pays? Sans doute ce sont là queîcpies-unes des causes qui ont
contribué à les laisser dans l'ombre. Cependant il y a d'autres lit-
tératures qui sont aussi exclusivement nationales que la littérature
espagnole, et qui n'ont point rencontré les mêmes résistances au
dehors, la littérature anglaise par exemple. Les grands poètes an-
glais, Shakspeare en tête, nous ramènent à une époque historique
encore plus éloignée que celle que peint la littérature espagnole, et
nous présentent un homme particulier encore plus différent de nous,
s'il est possible. S'il est difficile de se faire Espagnol du xvi* et du
XVII* siècle, il n'est guère moins difficile, ce semble, de se faire
Écossais et Scandinave du xi* siècle, ou Italien du xiv^ ou Anglais
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ESSAIS DE MORALE ET DE UTTÉRATURE. 173
du XV* avec Shakspeare. C'est donc dans les différences des senti-
mens qui animent les deux littératures qu*il faut chercher la raison
des différences de leurs fortunes. Une robuste sympathie respire dans
la littérature anglaise, quelque nationale et exclusive qu elle soit.
Cet homme du moyen âge que me présente Shakspeare ne m'est ni
étranger ni hostile. Il se laisse aborder familièrement, il ne m'ef-
fraie ni ne me gène. Un échange smgulier de communications sym-
paUiiques s'opère entre nous, il me ramène à lui, et, chose étrange,
je le ramène à moi. Je découvre qu'il est autre que je ne suis, et
que pourtant il est le même que je suis. L'homme particulier qui
est en lui, sans diminuer son individualité ni effacer son caractère,
rejoint aisément l'homme éternel. Je puis vivre» combattre, aimer
avec lui, et je n'aurais aucune aversion à le choisir pour mon com-
pagnon , mon maître et mon seigneur. Mais combien sont différens
les sentimens qu'inspirent les personnages de la littérature espa-
gnole! Ces personnages, quels qu'ils soient, depuis les héros jus-
qu'aux mendians, repoussent toute familiarité et dédaignent toute
sympathie qui ne vient pas de leurs égaux et de leurs proches. Ce
sont les aristocrates les plus exclusifs qu'il y ait au monde. Ils ne
semblent pas désirer que je les aborde, et je n'ose vraiment les abor-
der. Je suis contraint de m'avouer avec une certaine timidité humble
que je ne suis rattaché à eux par aucun lien, qu'ils ne sont ni mes
égaux ni mes frères, et je me tiens à distance convenable, partagé
entre la terreur et le respect. Non-seulement ces hommes sont d'une
autre époque que moi, mais ils sont d'une autre substance d'âme.
Dans les héros de Shakspeare , je retrouve à la fois l'homme que je
suis et l'homme que j'aimerais à êtl-e; mais je n'ai pas la même res-
source avec les héros de Calderon. Ils dédaigneraient d'être l'homme
que je suis, et je ne puis avoir ni la prétention ni la sottise d'être ja-
mais ce cpi'ils sont. Je n'en ai pas la prétention, et même je n'en ai
pas le désir. Oh ! que ce noble orgueil doit être un lourd fardeau 1
Que cette hautaine susceptibilité doit être un poison corrosif! Que
les flammes de ce fanatisme doivent être dévorantes! Vraiment, à
mesure que je les contemple, je me sens presque pénétrer par le
sentiment du bon Sancho Pança après qu'il eut goûté du gouver-
nement de l'île de Barataria : cette grandeur, cette noblesse, cette
passion, loin de m'attirer, m'effraient, et je m'estime heureux de
ne pas les partager.
On sait qu'un vice affreux, la cruauté, a déparé les magnanimes
qualités de cette Espagne héroïque du xvi® siècle. Oserai -je dire
qu'il y a dans sa littérature un vice analogue à celui-là, et qu'elfe
manque de cette vertu qui s'appelle l'humanité? Elle est noble,
élevée, chevaleresque jusqu'à la folie, religieuse jusqu'à l'extase.
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17& RETUE DES DEUX MONDES.
franche jusqu'à la crudité, sincère jusqu'au cynisme; elle n'est pas
humaine, et par là j'entends qu'ellç ne possède pas cette fibre que
remuent en nous les douleurs et les joies de nos semblables. Les
conteurs picaresques tracent des peintures qui font frémir par leur
tranquille dureté; il secouent les guenilles avec une joie jîèroce, et
plaisantent sur la faim avec une bonne humeur qui épouvante. Dans
cette canaille pittoresque qui grouille sous leurs yeux, ils ne voient
que des haillons bariolés, des grimaces plaisantes, des groupes amu-
sans à décrire. La même sécheresse envahit les mystiques Espa-
gnols; ils connaissent le nom de la charité, ils ne connaissent pas la
chose, et on pourrait dire, en jouant sur les mots, qu'elle est plutôt
chez eux une vertu théologique que théologale. On me faisait re-
marquer tout récemment que sainte Thérèse n'avait à aucun degré
Tamour des pauvres, et cette remarque, qui peut paraître étrange,
est de la plus parfsdte exactitude : cette âme chrétienne qui reçoit
les visites du Sauveur ignore absolument l'existence de cçux que
l'église nomme les membres soufifrans de Jésus-Christ. Le zèle reli-
gieux des écrivains espagnols ignore la charité, leur passion ignore
la tendresse. Dans tous les drames et dans tous les récits où l'amour
joue un rôle, on chercherait en vain un de ces mots qui font jaillir
la source des larmes. Les âmes sont de feu et les cœurs semblent de
bronze. Les orages de cette passion sont des orages secs et sans eau,
tout à fait comparables aux tourbillons des plaines arides et brûlées,
si bien que les sentimens de l'homme semblent s'être- formés sur
le modèle des phénomènes du climat. Un vent embrasé souffle en fu-
rieux et passe en soulevant des nuages de sable chaud qui entraî-
nent et engloutissent tout sur leur passage, et lorsque l'orage a
cessé sans qu'une goutte de pluie soit tombée, on aperçoit des ca-
jiavres couchés à terre ou des fous menaçans qui escaladent les ro-
chers, ou des coupables qui fuient à toute bride devant la vengeance,
au milieu d'un paysage sec, violent et austère.
Comprenez-vous maintenant pourquoi, par un privilège tout ex-
ceptionnel. Don Quichotte jouit d'une popularité universelle, pour-
quoi l'humanité a séparé ce livre de tous les autres livres de la lit- ^
térature espagnole, et pourquoi nous avons pu dh-e qu'il était à la
fois la gloire et le châtiment de l'Espagne? — Ohl qu'on est bien
plus à Taise avec le bon chevalier qu'avec tous les Eusèbe, tous les
Cyprien, tous les Sigismond, tous les Fernand de Calderon, et
comme on aime mieux la compagnie de son écuyer que celle des
Pablo de Ségovie, des Guzman d'Alfarache, des Lazarille de Termes,
des Rinconète et des Cortadillo, bien que ces derniers soient issus
du même père! Vous pouvez sans crainte vous approcher du bon
hidalgo, car il est fier sans morgue, bien appris sans orgueil, et
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ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 175
pour peu que vous soyez malheureux, opprimé et souffrant, vous
trouverez auprès de lui compassion et appui. Il est fou sans doute
et il rêve; mais il est à remarquer qu'il est fou des choses sur les-
quelles Tordre même du monde est établi, des choses que vous avez
invoquées dans vos momens d'infortune comme le droit naturel de
tout homme. Plût au ciel que son rêve fût une réalité, et qu'il ren-
dît en effet justice aussi bien qu'il se flatte de la rendre! Tous tant
que nous sommes, nous ne désirons pas autre chose que ce qu'il
désire, nous n'aimons pas autre chose que ce qu'il aime, et si par
hasard nos affections ont d'autres objets, nous nous taisons hypocri-
tement et nous nous gardons bien d'en faire l'aveu. Don Quichotte
est donc un des nôtres, c'est un frère en humanité, car nous pou-
vons pleurer sur lui, et, ce qui est plus cher encore à l'humaine ma-
lice et le rapproche davantage encore de nous, nous pouvons rire
et nous égayer de lui. Ah 1 s'il forçait tyranniquement notre admi-
ration, s'il nous imposait le respect, D nous fatiguerait peut-être;
mais il fournit à notre roture la ressource de nous moquer de lui, et
par conséquent il nous devient d'autant plus cher. Sa générosité en
fait notre champion, nos quolibets en font notre victime. Tout lec-
teur peut être pour lui, à sa volonté, un malicieux Samson Carasco
ou même un rustre Yangois. Si nous ne pouvons nous élever jus-
qu'à lui, nous pouvons au moins le rabaisser jusqu'à nous. Il touche
donc à l'humanité par tous les points, car l'enthousiasme, l'admira-
tion, la malice et la sottise peuvent également trouver leur compte
avec lui.
Ce don Quichotte est cependant très Espagnol, et l'humanité l'a
aimé encore à cause de ce titre même. Le chevalier de la Manche
résume en effet tout ce que l'Espagne du xvi* siècle eut d'excellent
et de noble, tout ce que la postérité a voulu en connaître et en
aimer. Don Quichotte a toutes les qualités qui plaisent à l'humanité
dans le caractère espagnol, sans aucun des défauts et des vices
qu'elle a condamnés. — Il a la vaillance, la fierté, la magnanimité,
le désintéressement, une loyauté sans tache, une fidélité à toute
épreuve, un honneur aussi intact que l'inïiocence d'une vierge. —
Il ignore l'arrogance, la haine, la cruauté; son esprit est exempt de
cette susceptibilité ombrageuse dans laquelle la vanité a trouvé sa
forme la plus redoutable, et les désirs de la vengeance n'ont jamais
tourmenté son cœur. Don Quichotte, c'est vraiment l'Espagnol sans
reproche comme sans peur. Sa folie ne connaît pas les rêves mal-
séans, et ses chimères, vertueuses comme son âme, sont, parmi
toutes les chimères qui hantèrent la forte imagination de l'Espagne,
les seules dont nos rêveries aiment encore à se bercer. Don Qui-
chotte est exalté, il n'est pas superstitieux; il est religieux, il n'est
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pas fanatique; il est fou de chevalerie, mais il est exempt de préju-
gés; ses visions nagent dans une belle lumière qui, en même temps
qu'elle les rend plus distinctes à ses yeux et qu'elle lui fait croire
davantage à leur existence, lui montre aussi dans leur plein jour les
éternelles réalités de ce monde. Don Quichotte, c'est donc l'Espagne
qui est restée chère à l'humanité, celle que nos pères ont admirée
et aimée, non celle qu'ils ont combattue et détestée; c'est l'Espagne
sans la fièvre de domination universelle, sans l'esprit de persécu-
tion, sans l'inquisition, sans les bûchers. Ainsi ce don Quichotte
ironiquement nommé par Cervantes la fleur des chevaliers errans
de la Manche se trouve en réalité la fleur du génie espagnol; il est
le témoin de l'Espagne en face de la postérité, et il confibat après sa
mort pour son honneur et sa renommée mieux encore qu'il ne com-
battit de son vivant pour la délivrance des princesses enchantées et
la vengeance des opprimés.
Ce livre a tenté la verve imaginative et fertile de M. Gustave
Doré, l'heureux illustrateur de Dante, et nous le concevons sans
peine. C'est un li\Te avec lequel tout artiste doit aimer à se mesu-
rer, un livre qui se présente tout naturellement à la pensée comme
un thème fécond d'inspirations pittoresques. Tout lecteur de. Don
Quichotte à qui un crayon obéit docilement doit sentir les doigts
lui démanger plus d'une fois à mesure que se déroulent devant son
imagination les aventures du chevaleresque hidalgo et de son ingé-
nieux écuyer. Un exemplaire de Don Quichotte possédé par un ar-
tiste et dont les marges seraient restées vierges de dessins trahirait
chez son propriétaire une étrange langueur d'imagination. On peut
lire ou contempler les plus belles choses du monde sans être tenté
de les reproduire ou de les interpréter; mais Don Quichotte et San-
cho Pança sont plus heureux à cet égard que les plus belles choses
du monde, car une sorte d'instinct irrésistible, et qu'eux seuls, parmi
tous les personnages inventés par les grands poètes, ont, je crois,
le privilège d'éveiller, excite notre imagination à se représenter
matériellement les figures des deux héros de Cervantes. La sympa-
thie railleuse qu'ils nous inspirent met en mouvement à la fois notre
enthousiasme et notre sentiment du ridicule, et du même aiguillon
dont elle éveille la verve du peintre pique la bonne humeur du ca-
ricaturiste. Les doigts poussent d'instinct le crayon moitié dans le
désir de tracer un portrait fidèle, moitié par envie d'amusement et
par obéissance à une pensée de satire. Nous ne sommes donc pas
étonné que ce livre sollicite de préférence à tout autre la fantaisie
de l'artiste, et se présente à lui avec mille promesses d'inspirations
pittoresques. Eh bien ! ces promesses sont en partie mensongères,
et ce sujet qui semble se prêter si naturellement à l'interprétation
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ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 177
cache plusieurs écueils contre lesquels tout illustrateur viendra
donner, et que M. Doré n'a pu éviter entièrement.
Un de ces écueils est une inévitable monotonie. Quelles que soient
en effet la souplesse et Thabileté de l'artiste, son sujet le ramènera
toujours forcément à deux personnages qu'il lui faudra représenter
dans des situations à peu près identiques. Le fond principal de ses
dessins restera forcément toujours le même, les accessoires seuls
différeront. J'ai dit que don Quichotte et Sancho donnaient irrésis-
tiblement envie de les dessiner; mais autre chose est de dessiner
leur portrait et autre chose de les suivre d'étape en étape dans
leur longue et bizarre odyssée. Don Quichotte et Sancho, dans le ro-
man de>Gervantes, sont, on peut dire, presque toujours solitaires,
en ce sens qu'ils concentrent sur eux seuls l'attention du lecteur. Us
ne rencontrent jamais leurs semblables qu'en passant, et tout juste
le temps nécessaire pour recevoir la volée de coups de bâton obligée
à laquelle est condamné don Quichotte en punition de son amour
déréglé pour la justice. A quelques exceptions près, tous les person-
nages du roman ne sont que des comparses avec lesquels Cervantes
ne nous donne pas le temps de nouer connaissance; lis traversent le
roman, ils n'y séjournent pas; ils ne sont là que pour donner à la
folie de don Quichotte l'occasion d'éclater et répondre à $es défis
par quelques gourmades. Leurs fonctions accomplies, ils disparais-
sent, et nous n'entendons plus parler d'eux. Le dessinateur éprou-
vera donc une grande difficulté à éviter la monotonie, s'il s'attache
obstinément aux pas des deux héros, et s'il prétend ne laisser pas-
ser sans la reproduire aucune de leurs aventures. Ce sera toujours
don Quichotte et Sancho cheminant et devisant ensemble, don Qui-
chotte et Sancho rossés et laissés sur place. 11 n'y aura guère d'au-
tres différences entre une scène et une autre que les divers paysages
au milieu desquels elles se passent et le genre particulier d'étri-
vières que reçoit don Quichotte; mais ces différences seront-elles
suffisantes pour introduire la variété dans un sujet qui la repousse
formellement? M. Doré me montre don Quichotte et Sancho devisant
%M cheminant sur une plaine sèche et nue au milieu des ardeurs
du raidi, puis le long d'un ruisseau plein d'ombre et de fraîcheur,
puis entre des gorges de montagnes escarpées et sauvages. Je vois
bien trois paysages différens, mais je ne vois qu'une seule et môme
action dans ces trois dessins. De même, que don Quichotte soit
moulu à coups de poing, rossé à coups de bâton ou lapidé à coups
de pierres, le résultat de ces mésaventures ne donnera jamais à
l'artiste qu'un unique sujet décomposition. Quoique le livre de Cer-
vantes soit un chef-d'œuvre, il n'est pas sans défaut, et il est permis
de trouver des taches dans ce soleil. Les bastonnades infiniment
TOMB L. — 1864. 12
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trop multipliées de don Quichotte finissent par fatiguer le lecteur
et par produire sur lui la plus désagréable impression de monoto-
nie. On peut défier qui que ce soit de lire Don Quichotte sans s'y
reprendre à plusieurs fois. Comment donc le dessinateur, qui ne
peut que nous faire voir don Quichotte et Sancho, échapperait-il au
défaut que n'a pu éviter l'écrivain, qui a cependant la ressource
non-seulement de nous les faire voir, mais de nous les faire en-
tendre?
A la vérité on peut dire que le Don Quichotte abonde en épisodes
qui permettent à l'artiste de rompre cette monotonie ; l'histoire du
captif y la nouvelle du curieux malavisé ^ le double épisode des
amours de Lucinde et de Gardenio, de Dorothée et de Femand, peu-
vent fournir des sujets de composition où don Quichotte et Sancho
n'auront pas à figurer. Cela est vrai, et M. Doré s'est très habile-
ment servi des ressources que lui offrait la composition décousue et
légèrement défectueuse des derniers livres de la première partie de
Don Quichotte. Qu'arrive-t-il cependant? C'est qu'on est tenté de
faire au dessinateur exactement le même reproche qu'on fait à l'é-
crivain, et de lui demander si c'est l'histoire du chevalier de la Man-
che qu'il illustre, ou un recueil de nouvelles amoureuses et romar-
nesques. Tout à l'heure on se plaignait d'être ramené sans trêve et
sans merci à don Quichotte et à Sancho Pança, maintenant on se
plaint de ne plus les rencontrer. On cherche quel rapport ces images
où sont représentés des hommes en turbans debout au bord de la
mer et gesticulant avec passion, des cavaliers qui soutiennent dans
leurs bras des dames pâmées d'effroi ou brisées de douleur, ont avec
l'histoire de l'ingénieux hidalgo. Il y a mieux : dans les épisodes
auxquels don Quichotte n'est mêlé que d'une manière indirecte,
comme celui des noces de Gamache, on est désappointé et presque
humilié de voir le dhevalier figurer au second plan, et réduit au rôle
de comparse. Ce type est tellement caractérisé que l'imagination a
peine à l'écarter, même momentanément, pour regarder agir ou
écouter parler d'autres personnages. Cervantes a commis cepen-
dant, me dira-t-on, cette impertinence envers son héros. Les der-
niers livres de la première partie du roman nous entretiennent de
tout autres aventures que des aventures de don Quichotte. Oui,
Cervantes a commis cette impertinence envers son héros, mais au
détriment de son livre. Le lecteur, qui accepte d'abord docilement
la compagnie de Cardenio, de don Femand, de Lucinde et de Doro-
thée, finit par trouver que ces nobles personnages lui prennent trop
de temps et réclame don Quichotte avec impatience. Or le dessi-
nateur qui suit pas à pas le romancier, et qui donne à ces épisodes
un peu parasites une aussi grande importance qu'aux autres parties
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ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 179
du récit ne tombe-t-il pas dans la même erreur et dans la même in-
justice que Cervantes?
Tels sont les deux écueils entre lesquels devra fatalement navi-
guer tout illustrateur de Don Quichotte. Si l'artiste ramène trop
souvent sous nos yeux don Quichotte et Sancho , il fatiguera notr«
attention; s'il écarte un instant les deux héros, aussitôt nous serons
étonnés de ne plus les voir. Voilà une difficulté inextricable , à ce
qu'il semble! Peut-être la solution de cette difficulté consisterait-elle
à ne pas épuiser le sujet et à ne pas trop multiplier les gravures.
De cette façon, le dessinateur, restant libre de choish: les épisodes
qu'il lui plairait, pourrait satisfaire à la fois à ces deux conditions
contraires. Peut-être la véritable illustration de Don Quichotte de-
vrait-elle consister en deux portraits fortement conçus et longtemps
médités du chevalier de la Manche et de son écuyer, et dans la re-
production de leurs aventures principales. Une dizaine de planches
suffiraient à cet objet; or les dessins, grands ou petits, de M. Doré
sont au nombre d'environ quatre cents. Don Quichotte est un per-
sonnage très considérable dans le monde de l'imagination, cela est
vrai; cependant ce nombre de dessins semble hors de proportion
avec son importance.
Les observations qui précèdent ne portent que sur la manière
dont M. Doré a compris l'interprétation générale de son sujet; mais
nous avons à lui faire une querelle plus particulière. Il a oublié de
choisir parmi les représentations diverses que son imagination s'est
créées de la personne de don Quichotte. Au lieu d'en prendre une et
de s'y tenir, il a fait défiler la galerie entière des fantômes de sa rê-
verie. Son don Quichotte manque d'unité et d'identité : il varie d'une
planche à l'autre et ne se ressemble jamais à lui-même : il n'a ni
les mêmes traits, ni la même physionomie, ni le même âge, ni la
même armure. Tantôt c'est le sec et long hidalgo qui a dépassé le
méridien de la vie, celui-là même que nous présente Cervantes;
tantôt c'est un homme qui a dépassé à peine la première jeunesse,
et qui est encore éloigné d'au moins quinze années de l'époque où
Cervantes prend son héros pour l'introduire devant le lecteur. Nous
avons ainsi une série de portraits rétrospectifs de don Quichotte aux
âges de sa vie antérieurs à sa folie chevaleresque, de don Quichotte
à l'époque où il s'appelait simplement le seigneur Quijada, fort in-
téressante sans doute, mais qui ne répond plus à la personne pré-
sente de l'invincible chevalier de la Manche. 11 y en a de plaisans et
de comiques, il y en a de nobles et de sévères, et il y en a, ma foi,
de très jolis et de tout à fait propres à toucher la dureté de la se-
nora Dulcinée du Toboso, ou à changer en affection sincère l'hy-
pocrisie amoureuse de l'artificieuse Altisidore. Parmi tous ces don
Quichotte, l'imagination du lecteur choisira celui qu'elle voudra :
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le dessinateur semble avoir volontairement renoncé au privilège de
lui en imposer un.
Nous avons dit les critiques qu'on peut élever contre Tœuvre nou-
velle de M. Doré; mais ces défauts, qui portent principalement sur
la partie humaine des dessins, sont amplement rachetés par la par-
tie pittoresque, qui est la grande nouveauté de cette illustralion.
On a là sous les yeux la topographie vivante, pour ainsi dire, du
pays où vécut et combattit don Quichotte. Voici les vrais paysages
de la Manche, la vraie plaine de Montiel, les vrais rocher^ de la
Sierra-Morena, les bois et les ruisseaux qui longent la route con-
duisant à Barcelone. Le crayon de M. Doré a reproduit vigoureuse-
ment cette âpre et chaude nature avec sa végétation rare d'arbres
nains ou d'herbes grasses et piquantes, ses rochers nus et chauves,
sans verdure et sans fleurs; mais cette nature n'est pas tout âpreté
et violence, elle a ses douceurs et ses sourires, et M. Doré sait les
saisir au passage et les fixer avec autant de mollesse et de grâce
qu'il met de vigueur à reproduire ses traits sévères. Les bois et les
retraites où hommes et troupeaux fuient les ardeurs meurtrières
de ce soleil voisin de l'Afrique lui ont livré tous les secrets de la
transparence de leur atmosphère, de la fraîcheur de leurs eaux, du
crépuscule de leurs ombres. On se lasserait de compter les déli-
cieux paysages qui abondent dans cette illustration. Gomme la lune
qui éclaire cette nuit grotesquement célèbre où don Quichotte fit
la veillée des armes jette une lumière à la fois malicieuse et sym-
pathique! Elle rit sous cape, cette bonne lune, pendant que des
nuages qui affectent vaguement la forme de dragons passent sur
son disque, et qu'elle éclaire spirituellement tous les 'détails et tous
les accessoires vulgaires qui nous font finement comprendre tout ce
qu'a de comique la folie du chevalier. Le dessin qui représente don
Quichotte et Sancho à leur première sortie, descendant un chemin
en pente aux premières heures du jour, a toute la fraîcheur de
l'aube. Quelle transparence et quelle légèreté d'atmosphère dans le
délicieux paysage où la belle Dorothée vient chercher la solitude
et le silence ! Quelle mélancolie sombre dans le dessin où don Qui-
chotte, après sa défaite par le chevalier de la Blanche-Lune, con-
temple les flots et laisse échapper ces paroles navrantes : « Là tomba
son bonheur pour ne plus se relever! » Je n'indique que quelques-
uns de ces paysages; il y en a bien d'autres non moins poétiques
et beaux qpie ceux-là. Toutefois, en accordant nos éloges absolus à
cette partie de l'œuvre, nous ne pouvons nous empêcher de faire une
observation. L'auteur de ces dessins incline trop à sacrifier la partie
humaine, qui devrait être l'essentielle, à la partie pittoresque, qui
ne devrait être que l'accessoire. 11 s'arrête à toute ligne du texte qui
lui permet de dessiner non une action nette et déterminée, mais
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ESSAIS DE MORALE ET DE LITTÉRATURE. 181
une plaine, une gorge de montagnes, une prairie, un effet de lu-
mière. Cette préoccupation du paysage, parfaitement légitime dans
des sujets tels que VAtala^ s'explique beaucoup moins dans des su-
jets tels que les Contes de Perrault et le Don Quichotte. Nous lui si-
gnalons cette inclination de plus en plus prononcée de son esprit (1).
Et maintenant que nous en avons fmi avec la nouvelle illustration,
tournons-nous un instant vers Don Quichotte lui-même, et essayons
par quelques interrogation^ discrètes d'apprendre de lui le secret de
sa folie et de sa grandeur.
Les critiques modernes ont à diverses reprises découvert dans
Don Quichotte bien des symboles ingénieux et bien des significa-
tions profondes. Quelques-unes de ces significations sont parfaite-
ment fondées , d'autres restent plus douteuses. Il est très vrai par
exemple que Don Quichotte, chevalier à une époque où il n'y a plus
de chevalerie, représente l'enthousiaste rétrospectif, il est très vrai
encore qu'il finit par symboliser le douloureux contraste qui existe
entre les aspirations des âmes nobles et les platitudei^ de la réalité;
mais il est moins certain que ce livre représente la lutte des deux
principes, ou qu'il faille prendre le chevalier pour le symbole de
l'âme et son écuyer pour le symbole du corps. Nous écarterons
donc toutes les significations arbitraires pour nous en tenir aux plus
apparentes, à celles qui frappent les yeux et s'offrent d'elles-mêmes
à l'imagination la moins subtile. Elles sont encore très diverses, très
nombreuses et très belles.
Don Quichotte est en effet le symbole de bien des choses, et d'a-
bord il est la personnification même de son auteur. Nous ne voulons
pas dire seulement par là que les déboires de Cervantes ont une
grande analogie avec ceux de don Quichotte, et qu'on peut tirer
de leurs deux existences la môme triste et affligeante moralité. Ce
mince gentilhomme, soldat du régiment de don Lope de Figueroa,
estimé de don Juan d'Autriche et de ses supérieurs hiérarchiques à
peu près de la même façon que don Quichotte par le duc et la du-
chesse, retenu par la pauvreté et la fatalité du sort dans les rangs
inférieurs de l'armée et de l'administration, blessé à Lépante, cap-
tif chez les Maures, dévoué à ses compagnons d'infortune jusqu'à
prendre leurs fautes à son compte et à détourner sur sa tête le châ-
timent qui les attend, bassement persécuté et recevant, pour prix
de tant de grandeur d'âme, de courage et d'héroïsme, les bons té-
(\) Une autre partie de Tœuvre qu'il faut louer encore, ce sont les petits dessins qui
ornent les têtes et les fins de chapitres, et qui en résument allégoriquement d*ordinaire
les aventures et le sens. Il y a beaucoup d'esprit, souvent du plus ingénieux et du plus
subtil, dans ces petites allégories gravées comme le reste de l'œuvre par M. Pisan, un
artiste hors ligne dans ce genre si ingrat et si difficile de la gravure sur bois, et qu'il
D*est que juste d'associer au succès du dessinateur.
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182 REVUE DES DEUX MONDES.
moignages de la calomnie et Thospitalité des prisons, présente une
ressemblance frappante, et qui dispense d'insister, avec ce maigre
hidalgo si généreux, si courtois, qui sort de sa bourgade pour pur-
ger la terre de ses tyrans, et qui reçoit pour récompense les ho-
rions de toutes les victimes qu'il délivre, qui cherche partout des
chevaliers félons et ne rencontre que des rustres pour adversaires,
dont rimagination vit familièrement avec les héros de tous les
temps, et qui est réduit, pour imique société, à la compagnie de la
canaille des hôtelleries et des grandes routes. La ressemblance tou-
tefois ne s'arrête pas aux deux personnes de l'auteur et du héros,
elle est moins extérieure et plus morale. Don Quichotte est l'ex-
pression même de l'esprit de Cervantes, la figure de son talent, la
forme visible de son imagination, une des plus étranges qu'il y ait
eu au monde.
Pour former cette imagination, le génie héroïque et le génie pi-
caresque de l'Espagne se sont unis par un mariage extraordinaire et
presque contre nature. Cette union n'est pas une de ces unions re-
lâchées et libres comme celle de deux amis mal assortis, c'est une
fusion complète. Ces deux génies contraires ne conservent pas dans
leur association leur personnalité distincte, ils sont fondus l'un dans
l'autre, comme l'âme dans le corps, si bien qu'on ne peut les con-
cevoir l'un sans l'autre de même qu'on ne peut loger l'enthou-
siasme de don Quichotte ailleurs que dans un corps sec et long.
C'est quelque chose de très noble et de très trivial, de très élevé et
de très bas, de très sensé et de très fantasque, qui produit une im-
pression unique de saisissante originalité. On admire ce mélange
comme une merveille dont le modèle ne se rencontrerait pas dans
le monde moral , et dont on chercherait vainement le secret dans
la nature. On se dit que, pour former une telle combinaison, la
nature en effet n'aurait pas suffi, et qu'il y a fallu encore l'action de
la fortune et les jeux du hasard. Née forte, sensée et noble, cette
imagination est sortie des mains de la fortune martelée, bossuée,
mordue de rouille, toute semblable à l'armure de don Quichotte,
qui est à la fois une armure de chevalier véritable et une défroque
en ferraille propre à servir de travestissement dans une mascarade
historique. Pour se figurer exactement cette forme d'imagination,
il est nécessaire d'unir en un seul personnage les contrastes les plus
baroques. Représentez-vous par exemple un grand seigneur en hail-
lons, Alexandre roulant le tonneau de Diogène, le Cid parlant l'argot
de Guzman d'Alfarache, un héros de Corneille qui porte l'habit des
camarades de Gil Blas. Ou bien encore figurez-vous les contrastes
que présente le faubourg d'une vieille ville d'Espagne, loin des
quartiers brillans et des palais des grands, à ce point où la ville
rejoint la campagne, où l'œil peut contempler à la fois les aspects
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ESSAIS DE MORALE ET DE UTTERATURE. 183
les plus abjects de la civilisation et les aspects les plus rians de
la nature. Voici la sale posada t)ù V académie des thons tient ses
séances. Voici l'hôpital de la Résurrection, où les deux chiens Sci-
pion et Berganza dissertent la nuit si savamment sur l'espèce hu-
maine. Ces deux enfans déguenillés qui se faufilent dans cette allée
obscure ne sont-ils pas Rinconète et Gortadillo d'infâme mémoire,
et cette vieille qui se traîne jetant un regard oblique et tendre sur
tous les chiens qui passent, ne serait-ce pas la Ganizarès qui pour-
suit la recherche du (ils de son amie la sorcière, qu'elle sait en-
chanté sous cette forme abjecte? Cependant au milieu dés vociféra-
tions et des propos sordides de cette canaille on peut distinguer la
voix d'un poète famélique et enthousiaste invoquant les noms sa-
crés des Muses et d'Apollon, ou celle plus sympathique encore de
quelque vétéran en loques qui parle des campagnes de Flandre, de
la gloire de Lépante ou des splendeurs du Nouveau-Monde. Quelle
que soit la trivialité de ce spectacle, l'âme ne se sent ni enlaidie ni
sïbîdssée. Une note héroïque suffit pour la remettre au diapason nor-
mal de l'humanité et pour lui faire garder sa dignité et son rang.
D'ailleurs un beau soleil, tombant d'aplomb sur toutes ces guenilles
et toutes ces immondices, leur enlève une partie de leur laideur,
entretient dans l'âme la joie, la liberté, l'enthousiasme de la beauté,
l'amour de la vie, et la splendeur des horizons qui se déploient dans
le lointain l'invite à prendre la clé des champs et à partir, comme
don Quichotte, à la recherche des aventures. Voilà, décrite aussi
exactement qu'il nous est possible, la forme d'imagination de Cer-
vantes et l'impression qu'elle fait sur nous.
Si jamais héros de roman ou de poème fut le fils légitime de son
auteur, ce fut bien ce don Quichotte que, dans le prologue de son
livre, Cervantes présente si plaisamment au lecteur. « Ce fils mai-
gre, rabougri, sec, fantasque, plein de pensées étranges, tel enfin
qu'il pouvait s'engendrer dans le silence d'une prison où tout bruit
sinistre fait sa demeure, » est bien la chair et le sang de Cervantes.
11 est sorti de son cerveau à peu près comme Minerve du cerveau de
Jupiter. Le génie fier, libre et joyeux de Cervantes^ fini par s'ou-
vrir sous les coups d'une adversité continue, et l'étrange créature
est venue au monde semblable de tout point à son père par la tour-
nure, le caractère et le tempérament. Sa maigreur et sa fièvre té-
moignent des longs jeûnes et de la misère prolongée de Cervantes,
comme les scrofules des enfans témoignent du tempérament malsain
de leurs parens. Il présente, comme son père, le spectacle touchant
etrisible d'une âme noble emprisonnée dans une condition misérable,
dont toutes les pensées sont nécessahrement des chimères et tous
les désirs des rêves. Ses discours sont une fête pour l'intelligence et
son accoutrement un scandale pour l'œil, et vraiment rien n'est
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18& REVUE DES DEUX MONDES.
plus déconcertant que l'aspect de cet homme qui parle si bien et qui
porte une cuirasse grotesque raccordée par des ficelles, des chausses
reprisées et un habit de gros drap de la Manche. L'ange de l'en-
thousiasme l'enlève par les cheveux, comme autrefois le prophète,
pendant que le monde picaresque s'accroche à ses pieds, et, ainsi
tiré en double sens, son maigre corps s'allonge encore et présente
le tableau le plus comique qui se puisse concevoir. Ses vaiilans pa-
trons eux-mêmes, Amadis de Gaule ou don Bélianis, ne pourraient
s'empêcher de rire en le voyant ainsi tiraillé entre Merlin et Mari-
tome. Don Quichotte ne s'est jamais plaint de sa pauvreté; mais
Cervantes, on le voit, a durement ressenti à sa place l'odieuse vérité
de cette parole du poète latin : « nil habet paitpertas durius in se^
quant quod ridirulos hommes facit; la pauvreté a cela de plus par-
ticulièrement dur qu'elle rend les hommes ridicules. » Voilà bien
l'exact portrait de l'imagination de Cervantes, ce composé bizarre de
trivialité et d'héroïsme, de réalité positive et de rêverie fantasque.
Voilà bien aussi l'enfant de la solitude, de la prison et du malheur,
engendré sur un grabat, dans les visions de la fièvre,^ par un esprit
noble que la muse compatissante et sans hypocrisie a visité comme
un succube bienfaisant. A mesure que l'on contemple ce corps ba-
roque et cette physionomie vaillante et folle, on est frappé de l'idée
que ce personnage, comme certains de ces héros de romans de che-
valerie qu'il aimait tant, le roi Arthur ou le sage Merlin, doit sa
naissance non à l'accomplissement d'une loi de la nature, mais à
une opération de la magie, tant il est excentrique et différent des
autres humains, même fous et chimériques. On s'ingénie volontiers
pour lui supposer des parens, et, le souvenir des vieilles allégories
revenant à l'esprit, on s'arrête à l'hypothèse qu'un jour Chevalerie
épousa Guignon, et que de cette union naquit le héros de la Manche.
Dès lors tout s'explique, sa folie et sa noblesse, ses longues jambes
et ses belles pensées, l'admiration qu'il inspire et les innombrables
coups de bâton qu'il reçoit.
Ce don Quichotte, portrait de l'imagination de Cervantes, est
aussi le miroir de son cœur. C'est un livre amer et doux où on peut
lire les impressions que la vie a faites sur l'homme qui Ta écrit et
le genre particulier de misanthropie qu'elle lui a inspiré. Il n'y en
a guère eu de plus riante et de plus gaie. Les coups redoublés du
malheur n'ont pu dompter la liberté ni éteindre la lumière de cette
âme magnanime et joyeuse. Sa candeur hardie a traversé les pires
marais de la vie sans que sa pureté ait reçu une éclaboussure de
leurs fanges, et sa santé une atteinte de leurs exhalaisons. Il n'y a
dans Cervantes nul fiel et nulle rancune, nulle âpreté et nulle vio-
lence. A côté de ce grand homme qui connut toutes les duretés du
malheur, les misanthropes les plus modérés, Molière par exemple,
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ESSAIS DE MORALE ET DE LITTÉRATURE. 185
paraissent presque sinistres. Une certaine tristesse le distingue, il
est vrai, mais si lumineuse, si semblable à une belle journée de
printemps, qu'elle fait épanouir le cœur au lieu de le contracter, et
que les hommes, qui n'ont pas le temps d'y regarder de si près,
l'ont toujours prise pour la bonne humeur. Pourtant une fibre sen-
sible a été blessée et saigne aisément, celle que fait vibrer l'âpre
parole du poète que nous avons déjà cité : ml habel paupertas dû-
rius, etc.. Une sorte d'idée fixe est entrée en lui qui ne manque ja-
mais de se montrer à la plus légère occasion : cette idée, c'est que
sans doute la pauvreté n'est pas un malheur, mais un vice, à voir
la manière dont les hommes en agissent avec elle. Il parlera d'un
pauvre honorable, et se hâtera de demander si un pauvre peut avoir
de l'honneur. Il fait hardiment de pauvre le synonyme de vil et de
bas, et ce qu'il y a de très particulier dans cette assimilation bles-
sante, c'est qu'elle n'est pas une boutade, mais une sorte de con-
viction très arrêtée qui se retrouve dans tous ses écrits et notam-
ment dans le Don Quichotte, De tout temps, les sages ont donné aux
pauvres le conseil de n'avoir que des désirs en rapport avec leur si-
tuation et des besoins en rapport avec leur fortune. « Sois modeste,
frugal, laborieux, disent-ils au pauvre, évite la vanité, la sensualité
et la paresse. » Cervantes va beaucoup plus loin, il conseille nette-
ment au pauvre d'être franchement vil et bas. Un pauvre qui a des
sentimens élevés et généreux est un insensé qui n'est pas en équi-
libre avec lui-même, puisque ses sentimens ne sont pas en accord
avec ses moyens d'action. Quelle différence y a-t-il entre un pauvre
qui est gourmand ou sensuel et un pauvre qui est généreux? Aucune,
si ce n'est que le premier est un vicieux et que le second est un fou.
Une des conclusions qui sort naturellement du Don Quichotte et la
plus attristante de toutes, c'est que des sentimens nobles sont pour
un homme de condition inférieure non-seulement un danger, mais
un ridicule ineffable. Laissez, dit -il, laissez aux rois les pensées
royales et aux nobles les pensées nobles. Sois franchement ce que
tu es, si tu veux éviter le malheur. Tu es roturier de naissance,
sois aussi roturier de cœur; tu es plébéien, sois franchement ignoble
ou butor. La hiérarchie des sentimens doit être réglée sur la hié-
rarchie des conditions. Joue donc le rôle que le sort t'a donné à
jouer, et non celui d'un autre, et tu sortiras de l'humanité avec la
réputation d'un bon comédien, sans avoir à te repentir à ton lit de
mort, comme le valeureux don Quichotte de la Manche, d'avoir man-
qué ta vie. Don Quichotte prête à rire; pourquoi? Est-ce que ses
sentimens sont ridicules? Non, c'est que ces sentimens, qui seraient
parfaitement à leur place dans le cœur d'un Gid Campeador ou d'un
don Juan d'Autriche, sont vraiment grotesques chez un mince hi-
dalgo qui soupe tous les soirs d'une vinaigrette et dîne le dimanche
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186 REYUE DES DEUX MONDES.
d'abatis de bœuf. Combien plus sages sont les muletiers qui le rouent
de coups, les Maritornes qui le bernent et les aimables plaisans qui
se jouent de lui I
On peut aussi considérer don Quichotte commo^ une personnifica-
tion de l'Espagne du xW siècle, sans avoir besoin de trop torturer
la lettre de ce livre. La tragique histoire de l'âme espagnole y est
racontée tout au long avec une rage silencieuse et une amertume
concentrée par un témoin, sympathique et sévère à la fois, qui a
pénétré le néant de cette grandeur et la folie de cet héroïsme. Le
Don Quichotte parait juste à la fin de ces prodiges de vaillance et
d'énergie qui avaient duré tout un siècle, au moment même- où l'Es-
pagne voit sa gloire s'éclipser, et peut dire comme le chevalier de
la Manche après son combat avec le chevalier de la Blanche-Lune,
en regardant la mer pour la dernière fois et en retournant triste-
ment à son logis : « Ici tomba mon bonheur pour ne se relever ja-
mais. » Les jours sont loin où elle avait fait sa première sortie,
l'âme pleine d'espérances, et où elle s'était élancée à la conquête
du monde sur la parole d'un monarque ambitieux. Depuis ce jour,
un siècle s'est écoulé; la fortune, d'abord souriante, n'a pas tenu
toutes ses promesses, les déceptions ordinaires de la vie qui attei-
gnent les nations comme les simples individus ont lassé cette éner-
gie qui avait fait trembler la terre et porté l'incrédulité dans ces
cœurs que rien ne semblait pouvoh: ébranler. L'Espagne a éprouvé
défaites sur défaites, et l'humiliation qu'elle en a ressentie a été en
proportion de cet orgueil qui la portait à se croire invincible : quant
au monde, il en a ri, de ce rire qui est d'autant plus insultant que
l'adversaire a été plus longtemps victorieux.
Avez-vous remarqué que les déboires de don Quichotte s'expli-
quent en partie par sa manière de procéder, qui est une des plus
irritantes qu'il y ait au monde et d^ plus propres à provoquer l'in-
dignation? D'ordinaire il lance un défi à un passant inoflensif qui
ne sait ni quel il est ni ce qu'il demande, et puis immédiatement,
sans crier gare, il se précipite sur lui la lance en avant. Le passant
ainsi surpris par une attaque qu'il juge à bon droit brutale, et dont il
n'a pas le loisir de rechercher le mobile, se rue sur le chevalier et le
laisse moulu de coups sur place, à la grande hilarité des spectateurs,
qui trouvent, non sans quelque raison, que cette volée est le juste
châtiment de ses provocations. Cette manière de procéder fut à peu
près celle de l'Espagne. Aussi les peuples ont-ils fini par s'indigner
contre les assauts de cette nation, qui les défie sans qu'ils sachent
pourquoi, se lance sur eux à tort et à travers, prend des moulins à
vent pour des géans, des bourgeois paisibles pour des fils de Satan,
et des différences d'opinion pour des crimes de lèse-divinité. Alors
l'Espagne est rentrée chez elle comme don Quichotte, moulue de
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ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 187
coups, harassée et malade. Non, il n'y a rien de plus navrant au
monde et qui se ressemble davantage que le retour de don Qui-
chotte à son donjon de la Manche et la décadence de l'Espagne
après la défaite de Y Armada et la perte des Provinces-Unies. Sam-
son Garrasco, le neveu du barbier, a terrassé cette vaillance que des
muletiers, des chevriers et des valets d'hôtellerie avaient déjà si fort
ébranlée; des roturiers huguenots, des rustres anglais, des mari-
tomes flamandes, ont eu raison de la noble Espagne. En ce mo-
ment, tous les échos de l'Europe, lui crient le mot cruel qui acheva
le cœur de don Quichotte à son entrée dans son village : « elle est
morte, ta dame, et tu ne la reverras plus! » L'esprit chevaleresque,
avec don Quichotte , peut se mettre au lit et mourir.
Telle est la sombre histoire qui se laisse lire sans effort sous les
voiles transparens de l'allégorie romanesque. Le Don Quichotte est
l'œuvre d'un patriote attristé dont la raison est en lutte avec le cœur,
et qui ne peut se défendre d'aimer ce qu'il maudit. Vous étonnez-
vous qu'il n'y ait pas d'unité dans le caractère de don Quichotte,
que ce fou soit si sage, que cet homme de tant d'intelligence ne
soit cependant qu'un pauvre insensé? C'est qu'il y a deux Cervantes
comme il y a deux don Quichotte, et que l'un et l'autre prennent
alternativement la parole. 11 y a un chevalier fou de bravoure, de
magnanimité , de générosité , celui qui donne la prédominance aux
armes sur les lettres par la bouche de don Quichotte et un homme de
génie qui sent avec irritation les dangers de cet héroïsme absurde.
Son cœur de Castillan et de vieux chrétien triomphe et s'alarme en
même temps, et il raille ce qu'applaudit son orgueil patriotique. A
ce moment suprênae où tournent les destinées de l'Espagne , Cer-
vantes fut la voix qui exprima le touchant et douloureux mélange
de sentimens du peuple espagnol à l'égard de ses mattres, voix
discrète et singulièrement respectueuse qui s'enveloppe d'allégories
et que la postérité seule a pu entendre. Quel touchant symbole de
la fidélité du peuple espagnol à ses rois que la personne de ce bon
Sancho Pança, qui, malgré son peu d'amour pour les coups et les
jeûnes inutiles, consent à suivre son maître par des chemins où,
pour parler son langage populaire, il y a à rencontrer plus d* amandes
de rivière que de biscuits! A la cour de la duchesse, après avoir ra-
conté toutes les folies de son mattre, il termina son discours par ces
paroles admirables : « Eh bien ! tel qu'il est cependant, je l'aime, et
jamais rien ne nous séparera jusqu'à ce qu'une même bêche et une
même pioche nous creusent un même lit. » Voilà les sentimens po-
litiques du peuple espagnol et sa fidélité monarchique. On lui dit,
comme à Sancho, qu'il faut qu'il se donne trois mille coups de fouet
pour désenchanter Dulcinée et quinze coups d'épingle pour ressus-
citer l'amoureuse Altisidore; il demande ce que sa chair peut avoir
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188 REYUE DES DEUX MONDES.
de commun avec Dulcinée ou Altisidore , et il cède cependant par
reconnaissance pour ce maître généreux dont il mange le pain sec,
et qui, ne pouvant lui donner encore Tlle qu'il lui a promise, lui
fait partager libéralement les coups de bâton qu'il reçoit. Ce dé-
vouement est fait pour surprendre; mais, si vous connaissiez ce
maître, si vous aviez vu comme il châtia l'audace du Biscaïen, avec
quelle aisance il désarçonna le chevalier des Miroirs et avec quelle
intrépidité il entra dans la cage des lions! Par-dessus tout, si vous
saviez quelle tranquillité il oppose à la mauvaise fortune, et quelle
résignation il oppose au besoin ! Il n'a jamais envie de boire ni de
manger, il peut se passer de dormir, et il est toujours prêt à don-
ner sa bourse et son manteau. Il n'y a que le plat à barbe qui lui
sert de casque et sa vieille rondache qu'on ne pourrait lui arracher,
ni par force ni par prière. Parfois, il est vrai, on a bien envie de
regimber contre ses lubies; mais alors il tourne sur vous des regards
si pleins de reproches et il vous dit d'une voix si sévère : « Quand
donc, ami Sancho, te corrigeras-tu de ces sentimens de roturier? »
qu'on se sent humilié et tout honteux. Que faire avec un tel maître?
Se taire, admirer et suivre. C'est ce que fait Sancho Pança, et c'est
ce que fait aussi Cervantes.
Jamais homme de génie ne s'est trouvé dans une plus pénible si-
tuation d'âme et de cœur que Cervantes. Ses sentimens et ses facul-
tés sont un amalgame d'élémens contraires qui s'arrangent comme
ils peuvent, et finissent par s'équilibrer dans une harmonie fan-
tasque. Il y a en lui un patriote dont la clairvoyance contrarie l'en-
thousiasme, il y a en lui un libéral dont les préjugés nationaux
contrarient le libéralisme. Libéral et libéralisme sont des mots bien
modernes; cependant je n'hésite pas à les employer pour caracté-
riser le sentiment d'humanité qui est propre à Cervantes. Il est
vraiment libéral, et il est même, je crois, le seul des Espagnols de
la grande époque auquel on puisse donner ce titre. Le phénomène
qu'il présente est comparable à celui de la coque verte de la rose
qui se brise progressivement pour laisser épanouir le bourgeon.
Figurez-vous un homme qui se fendrait comme une croûte sèche,
comme une enveloppe qui bientôt sera hors d'usage, et dont les
fissures laisseraient voir un autre homme encore replié sur lui-
même. Cervantes est placé à ce point de transition où la chevale-
rie, qui n'est qu'une forme du libéralisme étemel, se fend pour
ainsi dire comme une écorce pour laisser jaillir l'esprit des temps
nouveaux qu'elle protège et contraint encore. Cervantes n'a possédé
que deux des trois génies particuliers à l'Espagne, et les deux qui,
par leur combinaison, pouvaient le mieux engendrer un homme des
temps modernes, le génie héroïque et le génie picaresque. Le génie
mystique n'a jamais pesé sur son esprit; il n'y a pas dans ses écrits
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ESSAIS DE MORALE ET DE UTTERATURE. 180
une seule ligne où Ton sente le visionnaire et le fanatique. Il laisse
percer des sentimens religieux, mais qui s'arrêtent à un noble en-
thousiasme et qui aiment encore à revêtir les belles formes de l'es-
prit chevaleresque, comme dans cette scène où don Quichotte dis-
serte si éloquemment sur les statuettes de plâtre de saint George,
de saint Martin, de saint Jacques, de saint Paul et autres grands
chevaliers des escadrons du Christ, ainsi qu'il les appelle lui-même.
Une seule fois il a pris pour sujet d'une de ses pièces de théâtre un
de ces thèmes théologiques qui ont fourni au génie violent et mys-
tique de Calderon tant de chefs-d'œuvre ; mais l'inclination de son
esprit est tellement chevaleresque et humaine que ce sombre sujet
s'est transformé sous sa plume, et que la conception du Don Qui-
chotte a trouvé moyen de se faire jour dans la seule œuvre mystique
qu'il ait écrite. 11 s'agit d'un vaurien favorisé du ciel qui se convertit
et qui demande à Dieu de prendre à son compte les horribles ma-
ladies d'une pécheresse à la condition que son âme sera sauvée.
Don Cristoval (c'est le nom de Yheureux vaurien), devenu le père
de la Croix, est le don Quichotte de l'ascétisme : il donne tout dans
ce troc sublime, les mérites de ses prières, de ses macérations, de
ses jeûnes, pour devenir l'acquéreur d'infirmités repoussantes. Mais
l'humanité de ce fier esprit est garrottée par mille liens invisibles.
Les préjugés de l'Espagnol, l'orgueil du sang et de la race pèsent
sur lui d'un poids plus lourd que ne l'exigerait le patriotisme. Croi-
rait-on qu'il partage pour tout ce qui n'est pas de pur sang de vieux
chrétien, et spécialement pour les Morisqueâ, l'aversion générale
de ses contemporains? Dans le dialogue des deux chiem Scipion
et Berganzttj il applaudit formellement par avance à leur future
extermination. Rappelez-vous la manière méprisante dont Sancho
traite son ami le Morisque Ricoie, lorsqu'il le rencontre après son
départ de l'île de Barataria, et comme il lui fait sentir à mots cou-
verts, mais nets, qu'ils n'appartiennent pas à la même franc-ma-
çonnerie, et qu'ils doivent aller chacun de son côté. Rappelez-vous
encore Y histoire du captif et les louanges prodiguées à la belle
Zoraïde pour avoir trahi son pays, son père et sa religion. Ce mal-
heureux père surtout est traité avec autant de dureté par le nar-
rateur que par sa fille. Il n'y a pas une larme pour cette grande
et légitime douleur, pas un accent d'humanité, et un silence im-
pitoyable est la seule réponse qu'obtiennent ses sanglots et son
désespoir.
Don Quichotte n'est pas seulement un symbole de l'Espagne; il a
été, et en plus d'un sens, un personnage historique et qui a réelle-
ment vécu : par exemple il croit aux récits des romans de chevalerie;
mais a-t-il donc si grand tort d'y croire ? Non-seulement tous ses con-
temporains aimaient ces récits, à commencer par son père Cervantes,
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190 REVUE DES DEUX MONDES.
qui en sauve le plus qu'il peut de Tauto-da-fé du curé et du barbier»
grands connaisseurs eux-raêmes, et à terminer par cet érudit licen-
. cié qui expose avec tant de bon sens comment ces livres, tout ab-
surdes qu'ils sont, seraient des cadres admirablement trouvés pour
le poème épiq[ue ; mais beaucoup y croyaient aussi fermement que
don Quichotte lui-même. Rappelez -vous l'incrédulité de l'hôteUer
lorsqu'on veut lui prouver que ces récits sont faux* Il veut bien ad-
mettre que don Quichotte est fou , mais non pas que les chevaliers
errans n'ont jamais existé. L'hôtelier et don Quichotte ont raison l'un
et l'autre. Qu'est-ce donc que l'histoire de l'Espagne au xvi« siècle,
sinon l'histoire d'une multitude de don Quichotte sérieux? La seule
diflférence qu'il y ait entre eux et lui, c'est que la réalité de leur vie
s'est trouvée d'accord avec leur rêve. Don Quichotte croit à l'exis-
tence d'Amadis de Gaule; mais pourquoi, aurait-il pu répondre, n'y
croirais-je pas, puisqu' aussi bien je suis obligé de croire à l'exis-
tence de Fernand Gortez? En quoi l'un est-il plus merveilleux que
l'autre? Si Gortez est historique, pourquoi 3onc Amadis serait-il
apocryphe? Les romans de chevalerie sont pleins de cabrioles mer-
veilleuses, de bonds prodigieux, de chevaliers qui se précipitent du
haut des tours et touchent terre sans se faire le moindre mal. Eh
bien! pourquoi pas? Rappelez-vous le saut d'Alvarado. Dans un
combat contre les Mexicains, Alvarado se trouva seul en face des
ennemis, séparé de ses compagnons par un fossé en apparence in-
franchissable; alors, fixant sa lance en terre et s'en servant comme
de point d'appui, il sauta le fossé d'un bond prodigieux, au grand
ébahissement des Mexicains, et mérita ainsi de porter désormais
dans l'histoire le nom d'Alvarado del Salto. Don Quichotte croit aux
andriaques et autres monstres merveilleux sur la foi des romans de
chevalerie; mais demandez à sainte Thérèse si ces monstres n'exis-
tent pas. Elle les nomme autrement, voilà tout. Plusieurs fois elle
fut assaillie du démon : un jour, elle l'aperçut à ses côtés sous la
forme d'une énorme bête qui vomissait le feu; une autre fois,
comme elle le sentait rôder autour d'elle, elle se retourna et vit
un petit nègre qui grimaçait en la regardant. Elle, d'un cœur in-
trépide, se mit à rire, et le petit nègre s'évanouit. Doutez-vous des
enchanteurs, la même sainte vous apprendra ce qu'il faut en pen-
ser. Un jour, un prêtre en état de péché mortel lui ouvrit son &me :
sainte Thérèse se fit remettre une amulette magique qu'il portait
sur lui, la jeta au fond d'un puits, et dès lors les obsessions du pé-
ché disparurent. Don Quichotte croit à la chevalerie errante; Ignace
de Loyola, chevalier errant lui-même, y croyait aussi. Que pensez-
vous qu'il voulût fonder lorsqu'il alla faire la veillée des armes au
pied des autels de la Vierge? Un ordre monastique ou un ordre de
chevalerie? L'esprit de la chevalerie fut non pas le moyen, comme
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ESSAIS DE MORALE ET DE UTTERATURE. 191
on Ta fflt, mais le principe de son institution, et il créa vraiment
Tordre des chevaliers errans de la Vierge et de Jésus. Un dernier
exemple. Je demande laquelle des rêveries saugrenues de don Qui-
chotte peut se comparer à la rêverie qui donna lieu à la première
exploration de la Floride. Le capitaine Ponce de Léon, gouverneur
d'une des provinces de l'Amérique espagnole, apprend que la fon-
taine de Jouvence existe en réalité, et qu'elle se trouve dans le pays
encore inexploré que nous connaissons sous le nom de Floride.
Alors un irrésistible désir de découvrir la source merveilleuse s'em-
pare de lui, il s'embarque, aborde en Floride, ne trouve rien et s'en
retourne confus. Cependant la chimère romanesque survécut à cette
première déception : dix ans plus tard il s'embarque pour la seconde
fois, et à son arrivée en Floride il est reçu par les sauvages à coups
de flèches. Il tombe mortellement blessé et trouve vra'unent cette
fois le breuvage de l'immortalité. On pourrait multiplier les exem-
ples à l'infini. Convenez que si don Quichotte est fou, sa folie est
bien légitime, et qu'il était excusable d'être épris de chimères qui
étaient si voisines de la très historique réalité.
Don Quichotte est un personnage historique non-seulement pour
l'Espagne, mais pour l'Europe entière. Les personnages qui faisaient
les délices de son imagination avaient vécu pendant les générations
qui avaient précédé immédiatement la sienne; mais lui-même vivait
réellement en chair et en os au moment où parut le livre de Cer-
vantes. Sa situation en face du monde est celle de toutes les aris-
tocraties européennes en face de la monarchie grandissante et de
l'esprit des temps nouveaux. Ces aristocraties turbulentes et entre-
prenantes ont alors à changer de mœurs. Elles se soumettent en
résistant à ces écrasantes machines administratives qui commen-
cent à remplacer l'action irrégulière de l'individu; eUes se voient
forcées d'apprendre les vertus de la discipline. Ce n'était pas assez,
parait-il, de l'invention de cette artillerie, que Cervantes maudit par
la bouche de don Quichotte, comme il y a un siècle Arioste par la
bouche de Roland. Ce que l'artillerie a fait pour la valeur militaire,
l'administration moderne va le faire pour l'indépendance morale de
l'homme. Plus moyen de courir la plus petite aventure; des saintes-
hermandads sans nombre ferment partout les avenues. L'esprit de
chevalerie ainsi cerné de toutes parts languit, mais ne se rend pas.
Plutôt que de périr, il prendra les formes odieuses du duel et de
la guerre civile. Les vieilles habitudes féodales persistent et se font
jour à tort et à travers de la manière la plus inattendue. Gentils-
hommes français, grands seigneurs anglais, cavaliers espagnols,
sont tous soumis à cette époque d'une manière intermittente à la
folie de don Quichotte. Subitement la chevalerie leur monte au cer-
veau, et alors malheur à ceux qui se trouvent en leur présence, car
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192 REVUE DES DEUX MONDES.
la plupart ont de meilleures armes que don Quichotte, de meil-
leures montures que Rossinante, et beaucoup n'ont pas la généro-
sité et le cœur magnanime autant qu'intrépide du chevalier de la
Manche.
Don Quichotte est-il fou, ne Test-il pas? Un mot sur cette question
controversée. Don Quichotte n'est réellement fou que pendant les
trois premiers livres de la première partie. Il n'est pas douteux que
Cervantes n'ait eu d'abord l'intention de ti'acer le portrait d'un fou
complet. La prison d'Argamasilla lui aura fait prendre sans doute
pendant un moment la vie tout à fait au tragique, et il aura maudit
cette chevalerie qui lui était chère. « Fou à lier, aura-t-il pensé,
celui qui croit à de telles chimères décevantes ! » et il a écrit comme
il sentait; puis, à mesure qu'il soulageait son cœur en punissant son
héros de sa généreuse sottise, le repentir lui est venu, le remords
et peut-être aussi un sentiment de pitié pour ce pauvre chevalier
qu'il faisait bâtonner sans merci. «Après tout, aura-t-il dit, chimère
pour chimère, mieux vaut encore celle de la chevalerie qu'une autre;
tous les hommes n'ont-ils pas la leur, ces rustres eux-mêmes et ces
muletiers qui combattent avec le gourdin contre la lance de mon
héros? Ne sommes-nous pas tous plus ou moins fous? Qu'est-ce que
l'amour par exemple, et de quel nom appeler les excès auxquels il
nous porte? » Alors il a placé en face de la folie d'héroïsme la folie
d'amour, représentée par Gardenio, et ce contraste se prolonge pen-
dant la seconde moitié de la première partie du livre. A partir de
ce moment, don Quichotte s'est relevé dans l'estime de Cervantes,
et il devient le fou éloquent qui prononce le discours sur les armes
et les lettres, le fou courtois et bien appris qui donne de si sages
conseils à Sancho partant pour son gouvernement. Le premier don
Quichotte a plus d*unité peut-être, mais il n'est que comique, et en
outre il est le produit d'une boutade de misanthropie excessive; le
second est touchant et sublime, et représente mieux le vrai génie
moral de Cervantes. Je crois qu'on peut indiquer l'apparition de
Cardenio comme le point précis du roman où la conception de Cer-
vantes s'est transformée dans son esprit.
Nous sommes tous plus ou moins fous, car tous nous caressons
une certaine chimère : chimère de chevalerie comme don Quichotte,
chimère d'amour comme Cardenio, chimère de cupiclité comme
Sancho Pança. Nous ressemblons tous à don Quichotte, en ce sens
que nous sommes tous très sensés dans l'appréciation des choses
qui ne nous touchent pas directement ou qui nous laissent indiffé-
rens; mais que la chimère secrète vienne à nous démanger, notre
imagination la grattera avec frénésie, et alors adieu le bon sens !
Voyez Sancho Pança par exemple. On s'accorde généralement à re-
connaître que dans le livre de Cervantes il représente le bon sens et
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ESSAIS DE MORALE ET DE UTTERATURE. 193
la sagesse pratique; cependant» en dépit dé cette réputation si bien
établie, Técuyer vaut le maître, et il y a des momens où Ton se
demande quel est le plus fou des deux. Ce personnage est le résultat
d'une d'observation admirable et résume toute une loi de notre na-
ture morale. Oui, Sancho est clairvoyant, madré et sournois; tou-
chez pourtant à sa chimère de cupidité, et le fou va soudain vous
apparaître. Sancho sait parfaitement que son maître est insensé, il
ne croit pas un mot des merveilles qu'il lui raconte; mais don Qui-
chotte lui a promis une île, et il s'accroche à cette promesse chimé-
rique avec un acharnement cupide des plus comiques. Toutes les
billevesées chevaleresques de don Quichotte sont mensongères, ex-
cepté celle qui l'intéresse, lui, Sancho Pança. 11 n'y a pas de géans,
il n'y a pas d'enchanteurs, il n'y a pas de Dulcinée; mais il y a
quelque part une île qui l'attend. Ne sommes-nous pas tous comme
le bon Sancho? n'avons-nous pas tous une île qui nous attend? Ouel
droit avons-nous donc de nous moquer de don Quichotte? La seule
différence qu'il y ait entre lui et nous n'est-elle pas tout à l'avantage
du bon chevalier? Ses chhnères sont nobles, les nôtres pour la plu-
part sont vulgaires. Ce serait le cas d'enfiler, à l'imitation de Sancho
Pança, la série des proverbes qui prouvent que tout le monde con-
naît son voisin, mais que nul ne se connaît, et de se rappeler l'op-
position évangélique entre la paille qui est dans l'œil de notre frère
et la poutre qui est dans le nôtre. *
Le personnage de Sancho a, comme celui de don Quichotte, subi
une transformation complète, et présente sous une autre forme le
môme admirable spectacle. Le Sancho de la première partie est un
véritable rustre, cupide, avare, glouton, quelque peu voleur, avec
une certaine inclination à la dureté et à la cruauté. Don Quichotte lui
reproche à bon droit d'avoir des sentimens bas et des instincts de
roturier. Si don Quichotte quitte l'hôtellerie qu'il a prise pour un
château sans vouloir payer son écot, il a du moins une excuse dans sa
folie, tandis que Sancho, qui l'imite, n'en a aucune. 11 sait fort bien
qu'on ne quitte pas une auberge sans payer sa dépense, et que les
privilèges des écuyers de chevaliers errans qu'il met en avant pour
s'en dispenser n'ont jamais été admis par les hôteliers. Lorsque
don Quichotte a renversé de son cheval le pauvre moine qu'il prend
pour un enchanteur, le premier mouvement de Sancho est de se
précipiter sur la victime pour lui enlever son froc et ses chausses,
sous ce beau prétexte que les dépouilles des vaincus appartiennent
aux écuyers des chevaliers errans. Plus tard, quand Dorothée, tra-
vestie en princesse Micomicona, fait luire à ses yeux la perspective
prochaine de Tîle désirée, qu'il croit peuplée de noirs, il médite
déjà de vendre ses sujets comme esclaves pour s'en faire de gros
TOME L. — 1864. 13
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19& BEVUE DES DEUX MONDES.
revenus. Pourtant ce rustre n'est pas soumis en vain à l'influence de
la forte imagination et de la nature morale élevée de don Quichotte :
peu à peu, au contact de son maître, Sancho prend une autre na-
ture, il s'épure et s'ennoblit, et il devient enfin le gentil, ingénieux
et subtil écuyer que nous admirons dans la seconde partie. Ce pay-
san, qui ne sait ni lire ni écrire, a fini, à force d'entendre parler son
maître, par devenir aussi savant que lui en matière de romans de
chevalerie et de lois chevaleresques. Il a raison, le bon Sancho,
d'être dévoué et ne pas trop tenir à ses gages , car don Quichotte
a payé ses services d'un salaire inestimable : il lui a donné une
âme, et il l'a initié aux vertus de l'humanité.
Quant à la folie de don Quichotte, elle m'a toujours donné envie
de consulter un physiologiste. Il y a une notable différence entre la
folie et l'hallucination, qui nous paraît la véritable maladie de don
Quichotte. En tout cas, s'il est fou, l'ingénieux hidalgo constitue
une exception remarquable dans le monde de la folie. Les physio-
logistes s'accordent à dire que la vanité est toujours au fond de
toutes les variétés de la folie. Or la vanité est absolmnent absente
de l'âme exaltée de don Quichotte. Jamais âme plus noble ne fut en
même temps plus modeste. Les romans de chevalerie ont causé le
désordre de son intelligence ; vous croyez peut-être' qu'ébloui par
leurs splendeurs et leurs merveilles, il a rêvé les titres les plus
éclatans et qu'il médite d'être empereur ou à tout le moins duc et
grand d'Espagne. Pas du tout : il a choisi la plus pauvre de toutes
les noblesses, la plus conforme à sa condition de simple hidalgo,
celle de chevalier errant. Ni l'or ni les commodités du luxe ne l'at-
tirent; il se résigne joyeusement à la faim et à la soif, aux ardeurs du
soleil et aux froides atteintes de la pluie, qui sont les misères habi-
tuelles de la vie du chevalier errant. Il ne demande qu'à se dévouer
au service des faibles et des opprimés, à faire respecter la justice,
à découvrir et à soulager l'infortune. Certes jamais folie ne fut
moins exigeante et ne se rapprocha davantage de ce désintéresse-
ment que nous estimons chez les sages comme la parfaite vertu.
Oui, il y a en vérité une profonde sagesse dans la folie de don
Quichotte, et les leçons de sa vie peuvent profiter à tous. Les gran-
deurs et la puissance sont le privilège de quelques-uns seulement,
et don Quichotte ne les ambitionne pas; mais il est une noblesse
que tout homme peut justement ambitionner, celle du chevalier er-
rant. C'est le droit de tout homme, et c'est même son devoir, que
d'aspirer à cette noblesse. Chacun de nous en effet ne peut-il pas
être, dans sa sphère d'action et d'influence, un véritable chevalier
errant? Pour cela, il ne faut ni grande fortune ni puissans moyens
d'action; le petit bien et les vieilles armes de don Quichotte y suf-
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ESSAIS DE MORALE ET DE LITTÉRATURE. 195
fisent, et rindigence même de Cervantes n'est pas un obstacle.
Qu'est-ce qui nous empêche de supporter patiemment le chaud et
le froid, la faim et la soif, les déceptions de la vie et les rigueurs de
la fortune, de chercher, chacun en ce qui nous concerne, le triom-
phe de la justice? L'état de chevalier errant ne réclame rien qu'une
âme et un cœur, et on s'accorde à penser que ces dons ont été libé-
ralement octroyés par Dieu et la nature à chacun de nous. La che-
valerie errante est donc en un sens toujours vivante, et don Qui-
chotte a eu raison de croire à son existence. Sans doute il s'est
trompé en prenant une des formes de cette éternelle chevalerie pour
cette chevalerie elle-même; pourtant son erreur n'est-eUe pas excu-
sable, et ne se renouvelle-t-elle pas à chaque minute dans l'histoire?
Ne l'avons-nous pas vu commettre autour de nous? ne l'avons-nous
pas commise nous-mêmes? Il naît toujours des âmes nobles; mais
le présent, qui nous écrase tous de ses exigences mesquines, leur
fournit rarement l'occasion de se manifester comme elles le dési-
raient, et conquiert rarement leurs sympathies. Jamais elles ne
trouvent en lui l'idéal de noblesse, de justice, de perfection morale,
qu'elles poursuivent, et alors elles se tournent pour le chercher vers
les lointains du passé ou les vagues perspectives de l'avenir. Quel
moyen avons-nous donc d'échapper à Terreur de don Quichotte?
Nous sommes tous forcément des utopistes rétrogrades ou des uto-
pistes chimériques, nous sommes tous les chevaliers d'une idée qui
n'existe plus ou les chevaliers d'une idée qui n'existe pas encore.
Nous n'avons qu'un moyen, un seul, d'éviter l'erreur de don Qui-
chotte : c'est d'être persuadés de la vérité qui le frappa seulement
à l'heure de sa mort. Illuminé par l'approche du ciel, le brave hi-
dalgo reconnut, nous dit Cervantes, la folie de sa vie tout entière.
Il vit qu'il aurait pu être un parfait chevalier sans sortir de son petit
bourg de la Manche. Pour cela, il lui suffisait d'accomplir noblement
la tâche de chaque jour, d'aimer ses proches plus qu'il ne l'avait
fait, de redresser les torts de son village, d'aider ses voisins et de
vivre chrétiennement en paix avec eux. Or il paraît que ce moyen
d'échapper à l'erreur est bien difficile, car les hommes y songent
bien rarement, et nous voyons que d'ordinaire ils aiment mieux se
faire les chevaliers du passé et de l'avenir que les chevaliers du
présent. Ainsi notre propre conduite justifie celle du bon don Qui-
chotte, et la leçon de sa vie trouve encore journellement son appli-
cation dans la vie de chacun de nous.
Emile Montégut.
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GUSTAVE III
LA COUR DE FRANCE
IL
l'esprit français eu suède. — l'éducation de GUSTAVE III.
— son PREMIER VOYAGE A PARIS.
I.
Ce n'est pas du règne de Gustave III que date rimitation des
mœurs et de l'esprit français en Suède. Sans remonter jusqu'au
temps de la reine Christine, la période qui s'était écoulée depuis
la mort de Charles XII avait vu la Suède faire appel aux influences
étrangères, particulièrement à celle de la civilisation brillante qui
atthrait tous les regards de l'Europe vers la France du xviii* siècle.
Nous avons dit, il est vrai, que l'époque de la liberté fut en Suède
un temps de profonde anarchie, qui rendait ce pays inutile à ses
alliés et accumulait sur lui de graves dangers extérieurs (1) ; mais la
corruption politique dont nous avons tracé le tableau ne dura pas
assez longtemps pour étouffer l'énergie intellectuelle dont un peu-
ple encore jeune se sentait animé, et les rapports intimes qui uni-
rent alors la France et la Suède contribuèrent, avec l'ardeur d'un
siècle si fécond, à soutenu: et à développer cette énergie. Avant de
mettre un terme aux abus et de prévenir les dangers qu'avait en-
fantés l'anarchie, Gustave devait ressentir les effets de cette activité
nouvelle, et son éducation, d'accord avec ses intérêts politiques, di-
(1) Voyez la Rame du 15 février.
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GUSTAVE III ET LA COUR DE FRANCE. 197
rigea de bonne heure ses sympathies et ses pensées vers Paris et
vers la cour de Versailles.
Pendant le xvii" siècle, notre influence s'était exercée principa-
lement sur les cours par notre politique, et sur les esprits d'élite
par notre littérature. S'élargissant sur une si ferme base, cette in-
fluence se répandit au loin pendant le siècle suivant; elle descendit
parmi les peuples, dans les classes moyennes; elle servit d'organe
à quelques-unes des idées les plus conformes à la justice étemelle
et au bon sens, et si elle ne fut pas sans mélange, c'était à ceux qui
la recevaient de faire leur choix et de se défendre, car, loin de dé-
truhre chez les nations l'originalité propre, elle tendait au contraire
à l'encourager et à la soutenir; elle excitait plus encore qu'elle ne
dominait, elle éveillait au lieu d'assoupir; elle était de nature à se-
couer la lenteur, à enhardir la timidité, à rassurer l'inexpérience en
la dirigeant, bien plutôt qu'à éteindre le génie national; elle était
en un mot désintéressée dans son œuvre. La preuve en est que le
moment de son action la plus intense a été immédiatement suivi,
comme on l'a vu au commencement du xix* siècle , d'un réveil du
sentiment individuel plus énergique et plus profond que jamais dans
chacune des nations de la famille européenne. Il en a été ainsi pour
les peuples du Nord en particulier; ils ont eu, après leur période
d'imitation française, une efllorescence remarquable d'originalité
vive. La Suède, même pendant sa servitude apparente, avait ses
libres esprits, ses oiseaux sauvages qui parcouraient les airs : Swe-
denborg et Bellman; on ne saurait soutenir que l'influence française
au xviii* siècle l'ait corrompue, et l'on peut d'autant moins accuser
Gustave III que cette influence était puissante en Suède longtemps
avant lui. Charles XII prenait grand plaisir à des mascarades copiées
sur les fêtes somptueuses de Versailles, ou bien aux représentations
du Bourgeois gentilhomme ^ qu'on jouait à sa cour avec tous les in-
termèdes et « agrémens; » il se faisait lire les tragédies de Racine
dans ses campagnes, et nulle ne lui plaisait plus, on le comprend,
que Mithridatey où il goûtait fort le grand projet médité par le roi
barbare contre les Romains. On lui lisait aussi Boileau; mais, arrivé
un jour à ce passage de la huitième satire où l'auteur traite d'écer-
velé, en vers fort plats à vrai dire, le héros macédonien, il arracha
le livre des mains de son lecteur Fabrice et le mit en pièces. Char-
les XII signait de Bender, comme Napoléon de Moscou , des ordon-
nances concernant sa troupe ordinaire de comédiens français; c'était
là ce même roi qui refusait de parler aux ambassadeurs étrangers
autrement que dans sa langue, et qui ne consentait pas surtout à
parler français malgré l'usage presque constant déjà de la diplo-
matie. Avec sa rudesse naïve, qu'il ne pratiquait d'ailleurs qu'en-
vers lui-même (car il était doux et bon envers les autres), avec
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198 RETUE DES DEUX MONDES.
son orgueil national un peu farouche, et vis-à-vis des cours souvent
intraitable, épris cependant d'un goût, au moins passager, pour nos
fêtes et d'un respect plus durable pour notre littérature, Charles XII
représente bien cette Suède et peut-être même cette Europe du
commencement du xriii' siècle, rendant un hommage spontané et
presque involontaire à la France, sans toutefois se laisser asservir.
Immédiatement après lui, la période de la liberté, qu'on oppose
quelquefois au règne de Gustave comme plus originale, a dû préci-
sément à rinfluence française quelques-uns de ses meilleurs fruits.
Ce serait une longue et curieuse histoire que celle de cette invasion
de l'esprit français chez un peuple lointain et ami; il ne serait pas
impossible (mais cette tâche excéderait nos limites) de la recon-
struire tout entière. La philosophie française avait rencontré de
bonne heure en Suède des disciples întelligens et dévoués. L'an-
cienne scolastique, qu'avait à peine ébranlée la doctrine de Ramus,
y fut vaincue par le cartésianisme pendant les vingt dernières an-
nées du xvii*' siècle, non sans de rudes combats, dont seraient té-
moins les centaines de liasses intitulées cartesiana qui couvrent les
tablettes de la bibliothèque d'Upsal. L'influence de la nouvelle phi-
losophie se fit immédiatement sentir dans l'enseignement et dans
la science. Une logique plus rigoureuse et plus conforme à la rai-
son, un langage plus élevé à la fois et plus simple régnèrent dans
les universités. « Il y a un certain nombre de vérités primordiales
auxquelles se rapporte la science humaine et qui la contiennent
tout entière. Elles sont comme les indestructibles Hermès mar-
quant le chemin royal que doit suivre toute recherche intellectuelle
jalouse d'atteindre le but; ce but est la vérité, vers laquelle ten-
dent toute pensée humaine, tout soupir incessant de la créature,
tout effort, même obscur, de la création. Il ne faut point chercher
la vérité dans la multiplicité et la variété infinies, elles n'en peu-
vent offrir (jue le fugitif reflet; mais il y a au fond des connais-
sances humaines quelque chose d'impérissable, et le choix est né-
cessaire d'un petit nombre d'idées maîtresses, seules capables de
nous conduire hors du labyrinthe des philosophies. De même qu'à
mon avis c'est l'objet des sciences naturelles de comprendre tous les
phénomènes sous le plus petit nombre de lois possible, de même je
crois que la logique et la métaphysique doivent tendre à ramener
à quelques principes et à quelques idées élémentaires ce superflu
d'argumens et de formules qui embarrassent mamtenant la simple
vérité... » Ainsi s'exprimait vers 1730 un des premiers cartésiens
en Suède, un professeur de l'université de Lund, nommé Rydelius,
dont on pourrait citer beaucoup de pages semblables, et que les
Suédois comparent à notre Fénelon. Ce ferme langage, qui con-
trastait avec les habitudes d'une scolastique confuse, causait une
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GUSTAVE m ET LA COUR DE FRANCE. 109
-vive sensation et marquait le point de départ d'une période nou-
Telle. La vraie méthode philosophique devait profiter d'abord à la
science : Linné s'en empara. Voilà le grand esprit qui, pendant la
période de la liberté, représenta fidèlement en Suède, avec une ori-
ginalité incontestable, les meilleures inspirations du xtiii** siècle,
son ardente curiosité d'esprit, son goût de logique rigoureuse et
claire, son amour de l'humanité. Il partagea les faiblesses de son
temps, non pas l'indifférence religieuse ni le scepticisme, mais au
contraire une certaine superstition fort commune dans un siècle qui
prétendait s'être affranchi de tous préjugés et de toute discipline.
Ce que d'autres avaient mérité par l'orgueil ; il le subit par une
sorte de timidité. Contemporain de Voltaire , compatriote de Swe-
denborg, il eut à un très haut degré la clairvoyance et la perspica-
cité qui semblaient être alors les apanages de l'esprit français, et,
par un singulier contraste, il céda en même temps à ces tendances
mystiques que les peuples du Nord commençaient à répandre en
Europe (1).
La Suède s'était familiarisée avec notre littérature comme avec
notre philosophie; on jouait à Stockholm Molière et Racine; Boileau
était traduit, et des poètes nationaux comme Creutz et Gyllenborg
adoptaient les préceptes les plus sévères de notre versification et
de notre goût. Voltaire, par l'avènement de la mère de Gustave III,
avait pris possession pour ainsi dire d'une province nouvelle, et
régnait désormais à Ulricsdal et à Drottningholm, où résidait la
cour suédoise, aussi bien qu'à Potsdam. Il comptait depuis long- •
temps Louise Ulrique, comme ses sœurs, la princesse Amélie et
la margrave de Bayreuth , dans sa clientèle princière : il lui adres-
sait de petits vers, un quatrain sur les premiers cheveux blancs du
grand Frédéric, un impromptu sur une rose que ce héros avait dé-
sirée; elle lui répondait par des épîtres où les neuf sœurs. Mars,
Morphée, l'Hélicon et Gythère étaient invoqués sans cesse. Vol-
taure l'encourageait : « Quoi! vous faites des vers, madame! et vous
en faites comme le roi votre frère! C'est Apollon qui a les muses
pour sœurs. » Depuis qu'ils avaient une reine philosophe et depuis
que leurs poètes se proclamaient ses élèves. Voltaire trouvait de
l'esprit aux Suédois; il poussait la condescendance jusqu'à pro-
mettre de refaire son Charles XII . C'est le théâtre surtout, pendant
le XVIII* siècle, qui, avec ses séductions de tout genre, popularisa
au loin notre esprit et nos mœurs. Il paraît qu'on avait songé pour
la première fois en 1699, sous Charles XII, à faire venir à Stock-
holm une troupe française, et, malgré la série de guerres qui s'ou-
(1) Nous avons fait connaître son curieux écrit inédit, Nemesis divina, dans la /ievu#
dn !•» mars 1861.
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200 REYUE DES DEUX MO^DI^S.
vrit dès Fannée suivante, les représentations continuèrent jusqu'en
1705; mais alors la disette d'argent et les malheurs publics y mirent
un terme. Rosidor, chef de la troupe, revint en France avec ses
camarades Savigny et Duchemin, ce dernier pour faire depuis une
certaine fortune à Paris dans les rôles à manteau. Après deux nou-
velles tentatives, la comédie française fit enfin un établissement
durable au temps de la jeunesse de Gustave lll. Tout était profit
pour la Suède dans cette importation : l'art dramatique avait été ex-
ploité jusque-là dans ce pays par des troupes allemandes; elles re-
présentaient dans un jargon informe le Docteur Faust ^ F Homme
riche et Lazare^ Nos Pères avant la chute j débris des anciens mys-
tères, qui n'apparaissaient plus que comme des bouffonneries sans
nom. Les novateurs, parmi ces comédiens errans, avaient toutefois
commencé à jouer dans les villes suédoises les comédies du poète
danois contemporain Holberg, et c'était frayer les voies à la co-
médie française, car Holberg, avec son originalité réelle et pro-
fonde, est en même temps et s'intitule lui-même disciple de Mo-
lière. D'autre part, les beaux esprits suédois, grands seigneurs et
courtisans, s'étaient épris de la scène française à Paris même, grâce
à de nombreux voyages. Le comte Charles Fersen, un des chefs du
parti des chapeaux, et que le baron de Breteuil appelait dans ses dé-
pêches « un grand républicain, » doué d'une belle physionomie et
d'une taille imposante, avait cédé à cette passion jusqu'à s'engager
sous un faux nom dans plusieurs théâtres des provinces de France.
Ce farouche partisan, avant de tonner dans les diètes suédoises, avait
interprété sur nos scènes les principaux personnages de la tragédie
classique. De retour dans sa patrie, il avait mis cet amusement à la
mode et fait jouer nos pièces par les cavaliers et les dames dé la
cour. Lors donc que des troupes de comédiens français voulurent
s'établh- définitivement en Suède, elles trouvèrent les esprits tout
préparés, et firent promptement disparaître les troupes allemandes,
qui ne pouvaient lutter avec elles. Leur influence éveilla le goût
public et suscita peu à peupla création d'une scène nationale. Dalin
et Gyllenborg traduisirent d'abord, il est vrai, un bon nombre d'ou-
vrages français; mais bientôt ils composèrent, sur les données que
leur fournissaient en abondance les annales de leur patrie, des
pièces bien supérieures à ce qu'on avait écrit jusqu'alors, et la
Suède fut en possession d'une littérature dramatique.
Le goût des beaux-arts devait se développer aussi à la suite des
rapports devenus intimes entre Stockholm et Versailles. La Suède
avait reçu indirectement une première leçon de l'Italie : les glorieux
capitaines de Gustave-Adolphe avaient, pendant la guerre de trente
ans, dépouillé l'Allemagne méridionale et surtout la Bohême, où Ro-
dolphe II avait voulu ériger une nouvelle Athènes. Quelques-uns des
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GUSTAVE m ET LA COUR DE FRANCE. 201
chefs-d'œuvre de la renaissance s'étaient trouvés ainsi transportés
sous le climat du Nord. Pour les recevoir, leurs nouveaux posses-
seurs construisirent de riches habitations, dont les nîodèles furent
empruntés d'abord à l'architecture italienne; un peu plus tard seu-
lement, on imita la France de Louis XIV. Si l'on veut constater en
quelle mesure ces divers enseignemens profitèrent à la Suède, on
n'a qu'à feuilleter les trois beaux volumes in-folio de l'ouvrage du
comte Dahlberg, Suecia antiqua et hodierna [la Suède d'autrefois
et d'aujourd'hui). Dahlberg était contemporain et rival de Vauban
et de Cohom; il a construit d'innombrables fortifications depuis les
frontières de la Laponie jusqu'à Brème et des côtes du Gattegat aux
rives du Ladoga; le marquis de Montalembert passe pour avoir repris
quelques-unes de ses traditions. Il était en même temps dessinateur
fort habile; après avoir, avec le secours de nombreux graveurs fran-
çais, composé pour plusieurs grandes publications historiques dps
dessins aujourd'hui recherchés, figurant les fêtes et les batailles, il
s'occupa exclusivement du Suecia^ son principal ouvrage. Ce beau
livre se compose de trors cent cinquante-trois gravures représen-
tant les villes, châteaux et églises de la Suède vers le commence-
ment du xvîii* siècle. Le célèbre artiste français Sébastien Leclerc,
le même qui a gravé les Batailles d'Alexandre d'après Lebrun, les
Conquêtes de Louis XI V^ les Médailles^ jetons et monnaies de
France^ etc., fut son principal auxiliaire. Dahlberg acheva seu-
lement quelques mois avant sa mort, en 1702, cette œuvre de cin-
quante-deux années, qui ne fut publiée qu'en 1716. Un tel monu-
ment étonna l'Europe; donné en présent à toutes les cours, ainsi
qu'aux hommes les plus éminens en France, en Angleterre, en
Allemagne et en Italie, il montra aux regards surpris une Suède
somptueuse, avec un nombre infini de résidences magnifiques, ri-
vales de Fontainebleau, de Marly et de Versailles. La réalité répon-
dait-elle à ces représentations fastueuses? Oui, en partie. Il est vrai
que maint propriétaire noble avait transmis à Dahlberg le plan de
son château non pas tel qu'il était véritablement, mais tel qu'il de-
vait être un jour; maint édifice encore aujourd'hui incomplet figure
dans l'ouvrage comme s'il était achevé. Il n'y avait sans doute pas
en Suède autant de Le Nôtre que ces dessins en feraient supposer;
cependant le tableau est véridique à tout prendre : il nous montre
ce que l'aristocratie avait jadis possédé de richesse effective , et par
quel luxe éclaûré elle avait contribué à former le goût de la nation.
La Suède a conservé jusqu'à notre temps de beaux vestiges de cette
ancienne grandeur; on en peut juger par l'admirable résidence de
la famille de Brahé, à Skokloster (1).
(i) Un habile artiste suédois, M. Billmark, a publié ea 1863 à Paris une iutéres-
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202 RETUE DES DEUX MONDES.
La royauté avait continué ces traditions de la noblesse suédoise;
le château royal de Stockholm, avant et après le grand incendie
du 18 mai 1697, dut reproduire l'idée d'une monarchie qui venait
d'usurper et qui affichait la toute-puissance. On convia pour l'em-
bellissement de ce palais et d'autres résidences royales ou prin-
cières les principaux disciples et quelques-uns des maîtres de l'é-
cole française; beaucoup de leurs travaux, achevés pendant la
période qui précéda immédiatement le règne de Gustave III, sub-
sistent aujourd'hui, de sorte qu'en visitant ces belles galeries con-
struites au XVIII* siècle, le voyageur français croit retrouver à cinq
cents lieues de Paris quelque Versailles inconnu. Non-seulement la
cour de Suède faisait de nombreuses commandes à Coysevox, Na-
toire, Chardin, Oudry, Boucher, mais des artistes distingués allaient
s'établir à Stockholm, où les attiraient des offres avantageuses.
On eut ainsi la famille des Chauveau, qui méritèrent une grande
estime et obtinrent certains privilèges étendus plus tard à tous les
étrangers résidens, les deux peintres Thomas et Hugues Taraval, et
le sculpteur Philippe Bouchardon; l'académie suédoise de dessin dut
sa constitution définitive à ces deux derniers artistes. Philippe Bou-
chardon porta depuis 17A1 le titre de c( statuaire de la cour de
Suède; » après sa mort en 1753, son emploi fut offert au sculpteur
Larchevêque. Celui-ci, après un contrat passé avec le ministre de
Suède à Paris, alla s'établir pour vingt-deux années à Stockholm,
où il devint directeur de l'académie de peinture et de sculpture.
Cette capitale lui doit, sans compter ses travaux dans le château
royal, plusieurs des statues qui la décorent aujourd'hui : le Gustave
Vasaj sur la Place des Nobles, fondu en 1770, œuvre un peu lourde,
mais grave et imposante (M"' de Staël l'appelait le Jupiter Oljpn^
pien de la Suède) et la belle statue équestre de Gustave- Adolphe^
sur la grande place qui fait face au pont principal et au château.
Un développement économique et industriel avait accompagné le
mouvement de la littérature et de l'art, car l'effervescence générale
du xviii* siècle, ayant gagné la Suède, s'y manifestait dans toutes
les directions, et c'était encore à la France qu'on venait demander,
en vue de cet autre essor, des exemples et des encouragemens.
Déjà, pendant les premières années du siècle, l'illustre ingénieur
Polhem (1), après avoir étonné à Versailles Louis XIV et Perrault
par d'habiles travaux de mécanique, avait mis la première main à
l'œuvre de canalisation qui réunit aujourd'hui de Gothenbourg à
Stockholm les eaux de la Baltique et celles de la Mer du Nord. Un
autre grand citoyen fut Jonas Alstrômer. Sa carrière industrielle
santé série d*estampes représentant les différens aspects de ce magnifique château,
avec les détails de Tameublement, qui date du xvii* siècle ou de la fin du xvi«.
(1) Mort en 1751, à quatre-vingt-dix ans.
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GUSTAVE m ET LA COUR DE FRANGE. 203
ne commença qu'après qu'il eut étudié l'Angleterre et visité avec
soin la France; il vint s'enquérir à Tours de nos fabriques de soie,
et à Saint -Germain de nos fabriques de bas, dont il essaya d'en-
gager plusieurs ouvriers. Il quittait la France en toute hâte au
mois de juillet 1723, sur la nouvelle qu'on le poursuivait à l'occa-
sion d'une telle tentative, sévèrement interdite; mais, pendant le
voyage même de Paris à la frontière, il avait remarqué les vigognes
de la ménagerie de Chantilly, et résolu d'acclimater dans le Nord
ces utiles animaux; il avait vu fabriquer dans Abbeville nos plus
fines draperies, et rêvé de doter sa patrie d'une semblable fabri-
cation. De retour avec le projet arrêté de créer en Suède l'indus-
trie du coton et de la laine, il lui fallait à toute force, en dépit des
précautions égoïstes avec lesquelles chaque nation s'effbrçîût alors
de cacher aux yeux des étrangers ses procédés industriels, se pro-
curer au dehors des métiers, des instrumens à carder, à fouler, à
peigner la laine, puis la laine elle-même, les drogues nécessaires à
la teinture, les ouvriers enfin. C'était de France et de Hollande qu'il
obtenait clandestinement, et au prix de véritables dangers, ce pré-
cieux butin. Il devait traverser vingt fois la mer, échapper à d'ac-
tivés poursuites, soustraire à la rigueur des lois, avec les ouvriers
qu'il embauchait, tout un matériel acquis à des prix exorbitans, par
contrebande; mais après toutes ces peines il rapportait dans son
pays une source de richesse que les vingt années de paix intérieure
dont la mort de Charles XII fut suivie allaient permettre de déve-
lopper.
Dans son pays même, Alstrômer eut à vaincre de nombreux ob-
stacles. S^s entrer dans le détail de ses efforts, dont le récit serait
dramatique, il suffira de dire qu'une visite du roi, en 1728, dans une
bourgade voisine de Gothenbourg, transformée en moins de quatre
années, marqua définitivement son triomphe. La petite ville suédoise
d'Alingsos offrait alors des filatures de coton, des fabriques d'étoffes
de laine, de draps, de passementerie, de rubans, des teintureries ,
des mégisseries : elle devait grandir rapidement; on y comptait
quatorze mille ouvriers en 1754, dix -huit mille en 1761. Afin que
la Suède cessât d'être asservie à l'étranger pour la matière pre-
mière, Alstrômer avait acclimaté les moutons anglais, ceux d'Es-
pagne et de Maroc, les chèvres d'Angora, encore 'inconnues en Eu-
rope, sauf un seul individu apporté par Tournefort à Paris. Bien
plus, il avait envoyé de France, dès 1723, des plants de pommes de
terre, qui avaient prospéré dans tout le territoire d'Alingsos, tandis
qu'on montrait encore ce tubercule dans la plupart des jardins bo-
taniques d'Europe comme une plante rare du Pérou. Il parait qu'il
rencontra d'abord en Suède, à l'occasion de cette dernière culture,
certaines résistances analogues à celles que Linné avait déjà trou-
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20A REVUE DES DEUX MONDES»
vées sur sa route, quand des fanatiques lui avaient reproché d'avoir
fait connaître les racines comestibles qui poussent dans le Nord à
l'état sauvage : il ne convenait pas, à leur avis, de contrarier les ju-
gemens de Dieu, à qui il pouvait plaire de châtier par la famine les
péchés des hommes. Un autre contemporain affirme que lorsqu'on
institua pour la première fois en Suède, sur Tordre des états, le bu-
reau de statistique, des consciences timorées craignhrent pour la na-
tion tout entière le châtiment que David attira jadis sur son peuple
quand il en ordonna le dénombrement. De pareils témoignages doi-
vent servir à faire mesurer la valeur des efforts que tentaient des
patriotes comme Alstrômer.
Son infatigable ardeur ne connut pas de limites une fois les pre-
miers obstacles vaincus : il introduisit en Suède la culture du ta-
bac, perfectionna par les procédés anglais la fabrication du fer,
multiplia les raffineries de sucre, raviva la construction maritime
et la marine marchande nationale, en faisant adopter une légis-
lation qui rappelait le fameux acte de navigation de Cromwell. Ses
efforts contribuèrent à faire conclure avec la France (25 avril 1741)
ime convention qui resta pour un long temps le seul acte réglant
les rapports commerciaux des deux pays. L'Angleterre avait été
la première à comprendre quelles richesses contenait le sol de la
Suède; elle avait envoyé ses spéculateurs s'emparer de l'exploita-
tion des mines, et bientôt, à la faveur de ces relations nouvelles^
elle avait attiré dans sa marine beaucoup de matelots suédois. Averti
par cet exemple et par le spectacle de l'activité qui régnait dans le
Nord, le gouvernement français prit l'éveil, rechercha des liens plus
étroits avec la Suède, et obtint la franchise du port de Wismar pour
ses marchandises et denrées, avec des conditions égales pour ses
armateurs à celles des nations les plus favorisées. C'est Jonas Als-
trômer qui, en faisant conclure un traité de paix avec Alger, ouvrit
la Méditerranée au pavillon national et provoqua la création de la
première compagnie suédoise du Levant, dont il devint un des chefs,
comme il l'était de la première compagnie des Indes orientales;
c'est lui qui fit acheter le territoire de Barima, au sud de l'Oré-
noque, dans la Guyane du nord, territoire qui appartient encore
aujourd'hui à la Suède, mais sans avoir jamais servi, comme il
l'espérait, à un établissement colonial. Il mourut en 1761, comblé
d'honneurs et de richesse, non sans laisser à ses concitoyens quel-
ques avis consignés dans un livre qu'il intitulait la Prospérité de la
Suèdey si elle le veut bien; la Suède ou plutôt les partis qui la di-
visaient ne le voulurent pas, et la mort épargna au grand citoyen
le chagrin de voir ruiner par les guerres civiles une grande partie
des établissemens qu'il avait fondés. Sa puissante impulsion ne
devait pas toutefois rester entièrement inactive, et quelques restes
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GUSTATE m ET lA COUK DE FRANCE. 20&
importans de ses créations subsistèrent jusqu'à la fin du xriii^ siè-
cle : nos archives des affaires étrangères contiennent les curieux té-
moignages des efforts que tenta M. de Galonné, de 1785 à 1787,
pour faire rentrer en France, de gré ou de force, ceux de nos ou-
vriers qui étaient allés s'établir dans la ville d'Alingsos, et y avaient
monté des manufactures de bas de soie dont la concurrence donnait
alors à la fabrique lyonnaise les plus vives alarmes (1).
Le mélange intime des peuples, non-seulement par les idées po-
litiques et morales, mais par la communauté des in^^rêts matériels,
par la navigation et le commerce, ne suffisait pas à la ferveur du
XVIII* siècle; il excitait encore, on l'a vu, le développement inté-
rieur de chaque pays, afin que de toutes parts des ressources parti-
culières utilement exploitées vinssent concourir à la propriété com-
mune : son génie d'initiative et d'invention a enfanté l'industrie
moderne, et l'on sait de quelle façon il a recommandé le retour à
l'agriculture, la réforme de ses procédés, toute la science nouvelle
qui se rapporte à l'économie domestique : Joseph II labourait un
champ en dirigeant de ses propres mains la charrue, et l'on se rap-
pelle quel était l'engouement de la France pour les innovations agri-
coles, que la mode elle-même adoptait. Il n'en était pas autrement
en Suède, d'après le curieux témoignage du comte Tessin, qui, de
Stockholm, écrivait ces lignes en 1762 :
« Jamais ragromanie n'a compté un si grand nombre d'adeptes; c'est la
maladie épidémique de nos jours. Les modèles multipliés de charrues à dé-
fricher, à creuser, à labourer, les aratoires, les sarcloirs, les semoirs ima-
ginés par Tull, par Du Hamel, par Châteauvieux , par La Plombanie, par
nos Suédois et par tant d'autres, sont d'une exécution dispendieuse et ne
servent qu'à embrouiller. Pourquoi rendre compliqué un ouvrage dont la
simplicité fait l'âme et le succès? Que deux ou trois personnes sensées de
chaque pays donnent des avis digérés à leurs compatriotes, il faut être de
bien mauvaise humeur pour y trouver à redire; mais que la mode fasse
écrire à tout le monde des songes creux, et qu'un essaim de législateurs en
agriculture nous fasse tourner la cervelle , c'est à quoi je ne saurais m'ac-
coutumer. Cette manie passera comme toute autre , après avoir laissé son
empreinte à notre siècle... Plus le monde est avide de projets, plus il faut
être réservé à en donner : un repas d'affamé^ ne doit pas être servi trop
chaud. «
Bien qu'ils fussent d'un moraliste un peu morose, ces conseils
n'étaient peut-être pas hors de propos. Comme la France de Louis XV,
la Suède, vers le milieu du xviii* siècle, était tourmentée d'une ar-
deur impatiente, d'une ambition d'esprit malaisée à satisfaire, d'un
désir de prospérité matérielle surexcité par le souvenir des maux
' (1) Nous donnerons à part tout le développement et les preuves de cet intéressant
épisode des mœurs industrielles du xvm* siècle.
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206 «ETUE DES DEUX MONDES.
qu'elle avsdt subis et par le sentiment de ceux que les discordes in-
térieures lui imposaient encore. L'éducation de Gustave III allait se
faire au milieu de tant d'excitations diverses, dans le désordre des
guerres civiles, dans T effervescence d'un siècle ami des réformes et
des imitations étrangères, dans le bruit et le tumulte, qui risquent
d'empêcher toute culture féconde. Cette éducation devait souffirir
assurément de tant d'influences extérieures, non pas assez cepen-
dant pour étouffer dans le cœur du jeune prince un vif sentiment de
patriotisme, ni pour affaiblir Tintelligente sympathie qui l'entraînait
vers ses naturels alliés.
II.
Dès sa première enfance, Gustave III fut privé d'une sérieuse di-
rection, intellectuelle ou morale. Le roi son père, Adolphe-Frédé-
ric, indolent et incapable, avait accepté à contre-cœu^la domination
que les états faisaient peser sur lui; il déclarait tout net qu'il eut
mieux aimé être « tambour en Allemagne » que roi de Suède, et il
profitait des loisirs qu'on procurait à la royauté pour se livrer à ja
pratique de vulgaires métiers dans sa belle résidence de Drottning-
holm. La reine, Louise-Ulrique, la sœur du grand Frédéric, était
belle et spirituelle, mais fière et dédaigneuse, et le dépit qu'elle
avait de régner sans grandeur en Suède la préparait mal à veiller
avec sollicitude sur le jeune prince auquel revenait un héritage
qu'elle tenait pour peu enviable et même pour mcertain. Une vive
intelligence, fort digne de son temps, faisait de cette princesse une
protectrice dévouée des sciences, des lettres et des arts; mais elle
avait aussi emprunté de son siècle une inquiète curiosité qui la ren-
dait accessible aux théories les plus téméraires : on la vit, au lieu
de s'enfermer dans les soins d'une éducation maternelle, expéri-
menter les doctrines de Rousseau sur un malheureux enfant nègre
qu'elle avait reçu en cadeau de quelque voyageur. Elle voulut savoir
ce que produirait chez cet être abandonné le naturel se dévelop-
pant à l'aventure; elle imagina de le sevrer de toute sorte d'instruc-
tion intellectuelle, morale ou religieuse, et, comme l'expérience se
faisait dans l'atmosphère coirompue des antichambres ou des alcôves
de palais, son misérable jouet devint, comme on pouvait le prévoir,
un triste et vil héros d'intrigue.
Gustave, né le 24 janvier 1746, avait deux frères €i une sœur (1);
(1) Le prince Charles, né le 7 octobre 1748, dac de Sadermanie en 1772, et qui
devint régent après la mort de Gustave III, puis roi sons le nom de Charles xni; le
prince Frédéric-Adolphe, né le 18 Juillet 1750, duc d'Ostrogothie en 1772, mort en
1803, et la princesse Sophie-Albertine, née le 8 octobre 1753, destinée à mourir seules
ment en 1829, après «voir été témoin des nombreuses infortunes de sa famiUe.
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GUSTATE III ET LA COUR DE FRANCE. 207
mais le cérémonial des cours, observé rigoureusement alors, exi-
geait que rhéritier de la couronne reçût xme éducation tout à fait
séparée. Gustave rencontrait d'ailleurs dans son frère Charles une
faiblesse de caractère et d'esprit qui lui rendit toujours son com-
merce peu sûr; il n'eut aussi que plus tard des rapports de confiance
mutuelle et d'amitié avec le prince Frédéric et la princesse Alber-
tine. Jusqu'à l'âge de quatre ans, il fut confié à une gouvernante
qui observait avec scrupule les traditions de cérémonial dont l'épo-
que de la souveraineté royale avait laissé le souvenir. Au sortir de
la main des femmes, le soin de son éducation fut revendiqué par les
états, à qui la constitution de 1720 l'attribuait. C'était le moment
où la diète, jalouse d'un pouvoir qu'elle sentait éphémère, exerçait
une domination oppressive. Après avoir asservi la presse au nom
d'une fausse liberté, elle voulut prendre en mains l'éducation pu-
blique; elle se plaignit de ce que les idées monarchiques servissent
encore de base à l'enseignement des écoles, et une loi prescrivit
partout une lecture assidue de la constitution de 1720 dans tous les
tribunaux, et du haut des chaires dans toutes les églises. On devait
l'expliquer selon l'esprit et selon la lettre dans les écoles et acadé-
mies du royaume; un livre officiel fut préparé pour diriger ce nou-
vel enseignement, et, jusqu'à la publication de ce manuel, rien ne
pouvait être imprimé sur ce sujet. Le premier dogme imposé était
l'irresponsabilité des états; sur cette base, on luttait d'orthodoxie,
et un évêque établissait en principe, pendant la diète de 1751, que
l'idée que les états pourraient faillir était contraire à la loi fonda-
mentale du royaume. L'éducation du prince royal n'importait pas
moins que l'éducation publique, car il fallait se préparer un souve-
rain docile; cette importante mission fut confiée par les états succes-
sivement à deux gouverneurs, au comte Teâsin et au comte Scheffer,
tous deux chefs du parti des chapeaux. Voyons quelles idées et quelles
influences ils appelèrent à leur aide; Tessin surtout nous appartient»
non pas seulement à cause de son rôle principal auprès de Gustave,
mais parce qu'il s'était fait le brillant élève de notre xviii* siècle,
et qu'il a lui-même assez écrit en français pour être compté comme
un des représentans actifs de notre littérature à l'étranger.
Charles-Gustave Tessin était le troisième et dernier représentant
d'une famille qui brilla, en Suède et, on peut le dire, en Europe,
d'un très vif éclat. Son aïeul, qu'on appelle souvent le premier Tes-
sin, avait été célèbre architecte de la cour suédoise sous la reine
Christine; un reproche pèse toutefois sur sa mémoire : c'est lui qui
modernisa^ comme on dit à Rome, les monumens gothiques légués à
la Suède par son moyen âge. Le second Tessin avait acquis, notam-
ment par la construction du château royal à Stockholm, une telle re-
nonmaée au dehors que Louis XIV le recevait à Versailles comme un
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208 REVUE DES DEUX MONDES.
grand personnage et faisait jouer les grandes eaux pour lui ; cette
gloire lui avait valu des lettres de noblesse et une position très éle-
vée. Le troisième Tessin hérita de son crédit; tout en restant protec-
teur des arts, auxquels il devait sa haute fortune, il s'engagea dans
la vie politique et se trouva porté rapidement aux premières fonc-
tions. C'est à la France qu'il emprunta particulièrement les sédui-
sans dehors, le goût éclairé, le respect des choses de l'esprit qui lui
assurèrent parmi ses compatriotes une influence longtemps incon-
testée : son parent, le maréchal comte Éric Sparre, ambassadeur de
Suède à Paris, dont Saint-Simon rapporte les reparties spirituelles,
le faisait venir dès 1715 (il n'avait encore que vingt ans) et le pré-
sentait à Versailles. Tessin figurait comme ambassadeur lui-même à
la cour de France de 1739 à 1742, et, grâce au crédit dans lequel il
savait s'y maintenir, il y obtenait pour sa patrie d'importans avan-
tages. Les écrivains et les artistes rencontraient dans ses salons la
plus magnifique hospitalité, ou bien il les allait trouver lui-même
dans les cercles à la mode, lisant ici et là ses œuvres françaises,
comédies et contes : le vieux Fontenelle, Marivaux, Piron, Favart,
le comte de Caylus, Boucher, étaient de ses amis. Il s'occupait en
môme temps de réunir d'importantes collections d'objets d'art; à la
mort de Crozat, en 1740, il acquit une bonne partie de son riche ca-
binet, et les admirables dessins de maîtres qu'il obtint de la sorte,
dispersés ensuite, se retrouvent aujourd'hui soit au musée royal de
Stockholm, soit dans nos galeries du Louvre. C'était d'ailleurs par
son entremise et le plus souvent sur son avis, fort éclairé, que les
commandes du gouvernement suédois parvenaient aux artistes pari-
siens. Tout cela contribuait à lui donner au milieu de notre société
française une grande situation ; il y était devenu, comme l'appeUe
d'Argenson, le Lucullus suédois ^ le maître des élégances, magister
elegantiarum. Telle était aussi sa renommée au dehors que Frédé-
ric II, lors du mariage de sa sœur avec l'héritier de la couronne
de Suède, en juillet 1744, demanda qu'il vînt représenter sa cour
pendant les fêtes qui devaient avoir lieu à Berlin. Arrivés en Suède,
Adolphe-Frédéric et Louise-Ulrique honorèrent d'abord Tessin d'une
amitié toute familière : aux fêtes de Noël 1745, la princesse, dé-
guisée en chauve-souris, une lanterne dans une main, une canne
dans l'autre, venait le surprendre et s'attabler chez lui au repas de
famille. Quelques semaines après, et le jour même de la naissance
de Gustave 111, elle envoyait à Tessin une plume d'or enrichie de
pierreries avec laquelle il dut signer, suivant une promesse anté-
rieure, l'engagement d'accepter la charge de gouverneur auprès du
futur héritier de la couronne. Toutefois, quand le père et la mère
de Gustave III montèrent sur le trône en 1751, Tessin avait pris
un rôle marqué dans les factions intérieures, et ce rôle n'avait pas
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GUSTAVE ni ET LA COUR DE FRANCE. 209
toujours été d'accord avec les intérêts de la royauté : Tintimité dont
a avait joui auprès de la jeune cour s'était donc refroidie; mais il
n'en resta pas moins gouverneur du prince royal de par les états,
dont la confiance, par complicité de parti, lui était acquise.
Nous avons de Tessin plusieurs écrits qui ont de quoi nous inté-
resser. 11 y a peu de chose à dire d'un petit roman intitulé Faunil-
lane ou l Infante jaune ^ écrit en français, et pour lequel le peintre
Boucher avait préparé une série de dessins : œuvre nullement dis-
tincte des fictions puériles que produisait, sous prétexte de badi-
nage, certaine classe d'écrivains de troisième ordre au xviii» siècle.
Mais Tessin a laissé un immense Journal manuscrit, en vingt-neuf
volumes in-folio, duquel on a formé, par des extraits bien choisis,
deux volumes agréables (1), qui font connaître l'ensemble de sa vie
et de ses idées. Nous avons de plus ses Lettres d'un vieillard à un
jeune prince^ écrites de 1751 à 1755, publiées aussitôt en Suède et
traduites dans toute l'Europe. Sexagénaire et souvent mal en cour à
cette époque, Tessin vivait dans une terre à quelque distance de la
capitale, et rédigeait de là pour son élève, qui avait de cinq à neuf
ans, des instructions graduées, tantôt sous forme de fables imitées
ou traduites de Lamotte, tantôt sous forme d'épîtres auxquelles
Gustave répondait quelquefois par des billets dont quelques-uns
figurent dans ce recueil. Le Journal pouvant servh: à corriger ce
que le volume des Lettres présenterait de factice et d'apprêté,
l'examen comparé des deux ouvrages nous permet d'apprécier l'es-
prit et le caractère de Tessin et l'influence qu'il a pu exercer sur
l'éducation de Gustave III. Or cette influence est toute française par
l'inspiration première, par le ton général, par le tour habituel de la
pensée et du langage. Bien que la plus grande partie des deux ou-
vrages soit rédigée en suédois, un assez grand nombre de pages y
sont écrites çà et là en français; d'ailleurs plusieurs traductions des
Lettres d'un vieillard y traductions publiées dès 1755, en avaient
tellement répandu chez nous la lecture, que l'auteur était presque
compté comme un des nôtres.
Non-seulement Tessin a été mêlé aux temps les plus brillans de la
cour dç Louis XV, mais il a vu Louis XIV et Fénelon ; c'est le précep-
teur du duc de Bourgogne, c'est le gouverneur du dauphin, M. de
Montausier, qu'il prétend imiter dans ses écrits destinés au prince.
Il suflTit de feuilleter au hasard le Journal et les Lettres pour se con-
vaincre qu'un souvenir respectueux et cher reporte constamment
sa pensée vers les premières années du siècle :
(i) Tessin och Tessiniana, publié à Stockholm en 4819, et Tessins Dagbok, 4767, ou
Joumai de Tessin pour /7S7, Stockholm 1824, chacun de ces deux recueils formmt
un volume in-octavo.
TOME L. — 1864. i*
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210 REYUE DES DEUX MONDES.
ff ... 11 est sûr, dit-il, que Louis XIV prenait plaisir à terrasser les gens par
ses regards. Je le sais d'expérience, m'étant trouvé un jour à son dîner yis-
à-yls de lui : il ne détacha pas ses yeux de dessus moi, me reconnaissant
sans doute pour un< étranger. Je me souviendrai toute ma vie de ce regarda
tant il était perçant. U mangeait d'ordinaire vite, parlait peu, et semblait
chercher un objet pour essayer sur lui la force de son regard. »
« Je conserve un souvenir flatteur d'avoir vu M. de Fénelon, archevêque
de Cambrai, prélat aussi pur dans ses mœurs que dans ses écrits. Il s'est
parfaitement caractérisé lui-même en disant : Taime mieux ma famille que
moi-même, j^aime mieux ma patrie que ma famille; mais j'aime encore
mieux le genre humain que ma patrie. »
ff rai vu représenter à Paris deux fameuses pièces de thé&tre dans leur
nouveauté, savoir VAthalie de Racine en 1716 et VŒdipe de Voltaire en
1718. La même année (1718), on donna pour la première fois, le 31 dé-
cembre, la petite comédie de Legrand intitulée le Roi de Cocagne. Je con-
serverai éternellement un souvenir douloureux de cette nouveauté, car ce
fut ce soir même, dans la salle de la Comédie, qu'on me remit un billet de
M. de Cronstrom, envoyé de Suède à Paris, par lequel il m'annonça la
perte de Charles XII, ce prince si regretté de l'univers, si cher à son
royaume, si coûteux à son peuple, si grand dans son malheur, si redou-
table à ses ennemis et si bon à ses serviteurs. Voltaire serait de la moitié
plus estimable s'il ne se fût jamais avisé d'écrire l'histoire de ce héros. Lui
seul est capable de réparer le mal qu'il a fait en la refondant, car où est-ce
qu'un autre que lui prendrait les charmes de son style? U faut détruire un
enchantement par un autre du même magicien. »
ff M. le maréchal de Sparre mourut à Stockholm le U août 1726. Sa mé-
moire est aussi chère en France que parmi nous. Son portrait en buste et
en cuirasse, tenant à la main un bâton de commandement, est un original
du fameux Largllllère, peint en 1717. M. de Sparre était sans contredit le
plus bel homme de son temps; destiné, quand ce n'eût été que par sa seule
figure, à faire fortune en France, son esprit et son courage achevèrent ce
que sa bonne mine semblait annoncer. Ses saillies étalent des mots excel-
lens, qui conservent encore toute leur force et leur finesse... Entre mille
reparties, je me souviendrai toujours de celle qu'il fit au roi de France
Louis XV. Au diner de ce prince, où M. de Sparre se trouva avec les autres
ambassadeurs, ministres et courtisans, le roi l'attaqua de conversation et
lui dit, se rappelant sans doute quelque propos qu'on lui avait tenu : « Mon-
sieur de Sparre, vous n'êtes pas de la même religion que moi, j'en suis fâ-
ché. J'Irai un jour au ciel, et je ne vous y trouverai pas.» L'ambassadeur
n'hésita pas un moment pour répondre : a Pardonnez-moi, sire, le roi mon
maître m'a ordonné de vous suivre partout. » Un mot comme celui-là ne
tombe pas à terre dans un pays comme Versailles; aussi est-il encore de
nos jours en l'air... »
On voit, d'après ces lignes, empruntées à son journal et écrites
par lui-même en français, combien revenaient fréquemment sous la
plume de Tessin, et certainement aussi dans ses entretiens avec son
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GUSTikYE m ET LA COUR DE FRANGE. 211
élève, ses souvenirs personnels d'un moment si brillant dans l'his-
toire de la société française et de la cour de Versailles. Dans ses let-
tres aussi, quand il veut offrir au prince les modèles des vertus hé-
roïques et royales, c'est saint Louis, Henri IV, Louis XIV, Turenne et
Gondé, aussi bien que Gustave Vasa, Gustave-Adolphe et Charles XII,
dont il invoque les exemples. Il admire franchement et interprète bien
Molière; il cite M"** de Sévigné sans cesse, et paraphrase les meilleurs
préceptes de Boileau : ce sont déjà pour lui des classiques; il semble
qu'il comprenne quelle place utile ils doivent occuper dans une
éducation libérale, et ils figurent dans ses lettres beaucoup plus
souvent que les écrivains du xviii* siècle. Il est plein d'estime pour
notre littérature historique et pour notre érudition : dans une lettre
énumérant les ouvrages qui devront faire partie de la bibliothèque
du prince, il ne manque pas de lui recommander les belles éditions
ad umm Delphini^ il énumère toutes les principales sources de
notre histoire, depuis la chronique de Turpin jusqu'aux mémoires
du XVI* siècle , en désignant les meilleures éditions et en signalant
même les divers manuscrits conservés dans la bibliothèque du roi,
à Paris; il a soin d'y ajouter, en vue d'une connaissance complète
des premiers siècles de l'histoire de France, les grandes collections
de Du Ghesne et de dom Bouquet. Tessin est donc un lettré, à qui
une certaine culture d'esprit a laissé de salutaires impressions et
d'utiles souvenirs : il s'est épris de la France de son temps, qui atti-
rait de partout les regards; mais il a connu aussi une autre France,
dont la majesté ne lui a pas échappé. C'est pour cela que sa morale,
souvent douce et grave, le met à l'abri des erreurs les plus fâcheuses
où tombent ses contemporains; c'est pour cela qu'il est resté chré-
tien et que l'élévation de ses sentimens se traduit quelquefois par
une certaine hauteur d'expression , comme dans ces lignes :
ff Que penserez-YOUs, monseigneur, de ces prétendus philosophes qui
ne veulent pas seulement voir ce que les païens voient, qui s'imaginent
qu'il est d'un esprit fort et du bel air de donner tout aux préjugés et à l'é-
ducation, de se refuser à la révélation, et de se jouer également de Dieu et
d'eux-mêmes?... Que votre altesse royale ne prête point ses oreilles aux
discours de ces railleurs téméraires, qui s'étourdissent eux-mêmes pour ne
pas reconnaître d'autre divinité que celle qu'ils se sont forgée... »
Et ailleurs :
« Malgré tant d'événemens qui se sont si rapidement succédé, les siècles
futurs auront encore des nouveautés dans lesquelles nos descendans recon-
naîtront, ainsi que nous le faisons, que Dieu en est le seul moteur, et que
mille accidens que nous ne saurions prévoir sont autant de preuves de sa
sagesse et de son attention à réveiller notre confiance en lui, et à nous
encourager à faire usage de toute l'étendue de notre raison et de tous les
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212 RETUE DES DEUX MONDES.
ressorts de notre esprit. Tremblez, monseigneur, et armez-vous de vertus
contre les événemens de vos jours, afin qu'ils ne vous prennent pas au dé-
pourvu. Comptez que ce que les hommes ont déjà vu n'est encore rien , et
que Dieu s'est réservé des opérations à lui seul connues pour éprouver
notre foi et notre fermeté. »
Ce sont là de belles paroles assurément, d'un accent religieux, et
qui sembleraient indiquer Taustérité de Tesprit et du cœur. Pourtant
de tels passages sous la plume de Tessin ne sont pas les plus fré-
quens, et Ton reconnaît assez vite en lui, à côté de l'observateur
instruit qui se souvient et médite, l'homme de cour et le bel esprit
du XVIII* siècle. Par exemple, il aime le théâtre comme l'aimait son
temps, c'est-à-dire avec passion : lui qui jadis avait joué et composé
des comédies, il est encore tout feu pour une cause qui lui est chère;
il écrit à Piron pour le presser, lui et ses confrères en littérature
dramatique, de consacrer désormais à la vertu triomphante les
mêmes talens avec lesquels ils montraient jusqu'ici la laideur du
vice. Suivant lui, le théâtre doit contribuer à l'amélioration du genre
humain; il doit servir à l'éducation privée comme à l'éducation pu-
blique, et c'est avec une prédilection évidente qu'il revient souvent,
dans ses lettres, aux anecdotes, aux préceptes, aux descriptions que
ce sujet comporte. Il va jusqu'à l'excès quand il se plaît à discuter
avec son jeune élève, âgé de sept ans, les conditions de l'art dra-
matique, et particulièrement de deux genres nouveaux qui s'annon-
çaient alors sur la scène française : le drame et l'opéra de senti-
ment; il est clair que ses préoccupations l'entraînent. Sa lettre est
curieuse en même temps pour l'histoire littéraire et comme témoi-
gnage des leçons qu'il offrait à Gustave III :
« Monseigneur (1), depuis que je n'ai eu l'honneur de vous voir, j'ai ap-
pris que votre altesse royale s'était fait un nouveau plaisir en se mettant
au fait des comédies françaises. On m'a écrit qu'on en a représenté plu-
sieurs, tant à Ulricsdal qu'à Drottningholra. Je ne suis point du nombre de
ceux qui sont persuadés que dans la plupart des spectacles il y a un poison
secret qui ne tend qu'à corrompre les mœurs. Je pense au contraire que,
comme le corps a besoin de mouvement»et d'exercice, l'àme veut du repos
et du plaisir. Je regarde donc le spectacle comme on regarde un dessert
agréable , servi pour amuser les convives après qu'on a ôté les mets so-
lides... Dans son origine, la comédie n'avait d'autre but que de purifier la
morale et d'en inspirer la pratique ; mais, comme le spectateur paraissait y
prendre plus d'ennui que de plaisir, elle souffrit qu'on mêlât à ses jeux des
critiques scandaleuses sur les mœurs et sur la conduite des particuliers.
Vous trouverez par exemple dans Aristophane une muse mordante qui s'at-
tache à rendre odieux et ridicules les plus grands hommes de son siècle. Si
ce poète eût vécu sous le règne de Louis XIV, il eût mis un frein à sa
(1) Lettre 66, du 23 août 1753.
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GUSTAYE m ET LA COUR DE FRANGE. 213
plume, et il se serait contenu par l'exemple de Biancolelle (1), qui, pour
s'être permis une critique insultante, fut condamné à ramer le reste de ses
jours sur les galères de Marseille... Molière doit passer sans contredit pour
Fauteur des meilleures pièces de théâtre que nous ayons aujourd'hui. Re-
gnard est celui qui l'a suivi de plus près; on doit regarder celui-ci comme
le Plaute, et celui-là comme le Térence du théâtre français... On a intro-
duit depuis peu sur ce théâtre un nouveau genre qu'on appelle le comiijue
larmoyant j et qui voudrait tenir le milieu entre le tragique et le comique;
mais, comme ces sortes de pièces n'ont ni la force des tragédies ni l'en-
jouement des comédies, elles ne peuvent se soutenir longtemps. Je sou-
haiterais quelques réformes à la scène française. Je voudrais qu'on écartât
cette quantité prodigieuse d'aventures romanesques, si rebattues et si en-
nuyeuses, et qu'on suivît de plus près et avec plus d'étude l'histoire dans
les tragédies. Je sais de quelle conséquence est l'unité, qui borne une
seule action à vingt-quatre heures, et la scène à un seul et môme lieu;
mais, comme cette règle n'est établie que pour garder la vraisemblance,
il me paraît que cette unité pourrait se relâcher dans certains endroits,
La vraisemblance a-t-elle lieu lorsque je suis convaincu que tout ce qui
m'est représenté n'est qu'un jeu de l'invention? Qui peut croire par
exemple que le Théâtre-Français soit la maison de ville de Rome? Qui peut
se mettre dans la tête qu'une grande perruque française et le large panier
d'un acteur forment les habillemens d'un empereur romain? Qui ne voit
aussi que des violons et une grande musique ne s'accordent pas avec une
tragédie lamentable et lugubre?... »
Ces observations sont de nature à intéresser aujourd'hui l'histo-
rien de la littérature et des mœurs; on voit que Tessin a suivi avec
une attention singulière le développement et les innovations de notre
scène : il pense évidemment aux pièces de La Chaussée et aux opé-
ras de Rameau. La Chaussée avait le premier, dans la Fausse anti-
pathie^ dans le Préjugé à la modcy dans VÉcole des Mères^ fait
pleurer, comme on disait, à la comédie, — larmes factices, qui ne
partaient pas d'une sincère émotion : u le mot de comédie larmoyante
est du temps, dit un spirituel critique; larmoyer n'est pas pleurer;
ces gens-là le savaient bien. » C'était le moment où notre théâtre,
s' ouvrant à beaucoup de nouveautés, allait admettre, avec Debelloy,
Laharpe, Lemierre, les sujets nationaux, les allusions politiques, les
imitations étrangères, avec Diderot le drame sentimental et bour-
geois. 11 est curieux, à la vérité, de voir un étranger suivre pas à
pas ce développement littéraire ; mais quelle figure ces pages fai-
saient-elles dans une série de lettres adressées à un enfant de sept
ans? Elles attestaient chez Tessin toute une série de souvenirs peu
d'accord avec sa mission principale, et elles trahissaient peut-être
une légèreté d'esprit qui, du gouverneur, risquait fort de passer à
l'élève.
(i) Joseph Biancolelli, dit Dominique, le célèbre acteur de la Ck)médie-ItalieDne.
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21& BETUE DES DEUX MONDES»
Tessin est encore l'esclave de son temps par sa foi excessive dans
les maximes qui recommandaient alors d'instruire les enfaûs sans
leur imposer la peine et le travail. Il raconte lui-même que tous les
matins, pendant la toilette de son jeune élève, il lui faisait connaître
les principaux métiers en lui montrant des gravures et en imitant
par le geste et la voix les dilTérens travaux ; sans aucun doute il ne
faisait que disperser ainsi l'attention de l'enfant et l'accoutumer à
un genre d'instruction des plus superficiels. Son livre décèle encore
une confiance exagérée dans les moralités trop vagues ou trop
hautes qui résultent de ses apologues. On sait combien le xviii^ siè-
cle se complaisait aux formules; elles convenaient à sa prédication,
parce qu'elles revêtaient d'enveloppes à la fois transparentes et lé-
gères les idées philosophiques et morales qu'il avait mission de ré-
pandre, et qu'il confiait à tous les vents : il jetait le grain, laissant
à d'autres le soin de labourer assidûment la terre. Jamais plus de
maximes d'éducation n'ont vu le jour, et jamais peut-être l'insta-
bilité des caractères et des esprits n'a plus empêché la commu-
nauté de travail silencieux, patient, dévoué, qui fait le vrai fonds de
l'éducation humaine. De là le peu de solidité des doctrines de Rous-
seau, et de là aussi la vanité des creux préceptes dont les livres de
Marmontel, de Berquin et de M'"* de Genlis sont remplis. Enfans,
ne lisions-nous pas dans Berquin « qu'on devient plus vertueux en
se rapprochant de la nature, » et M"™* de Genlis ne prétendait-elle
pas, par le récit de ses aventures romanesques, enseigner à nos
sœurs, avant leur huitième ou neuvième année, « qu'il faut avoir de
l'empire sur soi-même, dominer les mouvemens de son cœur et
les élans de sa passion ? » Tessin a mérité de pareils reproches : son
livre est rempli de vagues axiomes qui ne devaient avoir aucune
prise sérieuse sur le caractère d'un prince enfant. Son équivoque sa-
gesse faisait à son insu de nombreuses concessions aux faiblesses
de son temps. S'il ne donnait pas tête baissée et avec un visible ex-
cès dans les vices contemporains, il n'échappait pas assez à l'affec-
tation générale du goût et du style; elle se trahit fréquemment
dans sa prose entremêlée de petits vers :
Aux cris des malheureux ouvre ton tendre cœur (i);
Goûte le suprême bonheur
De dispenser des dons, de répandre des grâces;
Prends pour guide le Sentiment.
Ce n'est qu'en marchant sur ces traces
Qu'on est un prince vraiment grand...
«Il est d'autant plus nécessaire, mon très cher prince, que la tendre
humanité touche votre cœur, que vous serez entouré d'une foule de gens
(i) Lettre 57, du 30 juin 1753.
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GUSTAYE III ET LA COUR DE FRANGE. 216
avides qui chercheront à fonder leur fortune sur les débris des autres. Il»
n'épargneront ni sourdes intrigues ni ressorts secrets pour empêcher que
ia faveur de leur maître ne s*étende au loin, et pour qu'elle se fixe seule-
ment sur eux et leurs amis. Découvrez-les et éloignez-les... J'aurais plus
lieu de craindre que votre cœur ne fût pas assez fort contre d'autres atta-
ques, et*qu'il se laissât trop aisément attendrir.
Si le fils de Cythérée,
Cet enfant qui loamet l'anivers à ses lois,
De llnsecte au lion, des bergers Jasqa'aux rois,
Te fait sentir sa flamme et sa flèche dorée,
Garde-toi de livref ton cœur
Aux charmes dangereux, au langage flatteur
D*une beauté souvent moins touchante qu'habile.
Aime en héros, en roi. Que ton àme tranquiUe
Méprise la douceur de ce fatal poison!
Crains une trop vive tendresse.
Que Jamais une folle iyresse
Dans de honteux plaisirs n'endorme ta raison!
Voilà de petits vers qui ont le tort de rappeler et le style et la
fausse sagesse des romances et des opéras-comiques. Encore une fois
Vélèwe de Tessin avait sept ans lorsque son gouverneur venait ainsi
lui recommander de n'aimer qu'en héros et qu'en roi les beautés
habiles! Dira-t-on que les lettres de Tessin étaient écrites pour le
prince en vue d'un âge plus avancé ? Je croirais plutôt qu'elles étaient
destinées à d'autres lecteurs, et que nous n'avons pas en tête de cha-
que épître la véritable adresse. L'idée et la forme même de l'ouvrage
répondaient à une des plus vives et, disons-le, des plus nobles
préoccupations du xviii* siècle , celle de la perfectibilité humaine
par l'éducation. Le bel esprit marchant de pair avec la philosophie
morale, on accueillait avec un grand empressement les. théories et
les maximes de pédagogie, solides ou vaines, quand elles étaient
présentées sous une forme agréable et familière ; la faveur publique
leur était surtout assurée s'il s'agissait d'une éducation de prince ou
de roi, à qui l'on parût donner pour bases les mêmes principes d'é-
galité et de libéralisme auxquels toute l'Europe intelligente s'ou-
vrait alors. Cette direction des esprits, qui allait triompher avec la
publication de Y Emile en 1762, a suscité le livre de Tessin et en
explique le succès : imprimé par l'ordre des états, il fit une in-
croyable sensation au dehors; on le traduisit immédiatement dans
toute l'Europe; la traduction allemande fut adoptée en Russie pour
les écoles de la jeune noblesse, et les revues anglaises, qui pas-
saient alors pour être de sévères oracles, traitèrent ce livre d'in-
comparable. Tant de bruit ne convenait pas autour de l'éducation
d'un tout jeune prince, et fait qu'on se demande si l'ouvrage de
Tessin n'était pas une sorte de manifeste, non -seulement sur un
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216 REVUE DES DEUX MONDES.
sujet littéraire et moral dont le xvin' siècle était particulièrement
épris, mais encore en vue d'un certain intérêt politique, les états
de la Suède étant bien aises de voir constater et célébrer leur domi-
nation suprême sur les affaires les plus intimes de la famille royale.
Gustave eut après Tessin, et de 1756 à 1762, c'est-à-dire de dix
à seize ans, le comte Charles-Frédéric Scheffer pour gouverneur.
Plus que jamais la diète se montrait jalouse de l'autorité que la con-
stitution lui attribuait sur l'éducation du prince, et le comte Schef-
fer n'était que son mandataire dans ces hautes fonctions. Déjà Tes-
sin n'avait omis aucune occasion d'inculquer à son élève le respect
des quatre ordres du royaume, qu'il comparait aux quatre élémens :
<( la noblesse feu par son ardeur guerrière, le clergé eau par la tran-
quillité de son état et par son devoir de modérer l'ardeur des pas-
sions, la bourgeoisie air par son industrie à étendre son commerce
vers tous les climats du monde, les paysans terre par l'attachement
qu'ils ont à la culture. » Le nouveau gouverneur fut encore plus
absolu; dans l'instruction qu'il rédigea^pour fixer les principes qui
régleraient les travaux du prince, il proclama surtout la nécessité
d'une obéissance entière envers les états. « Contre les excès du des-
potisme, qui avaient comblé la mesure, dit-il, la nation n'a rien eu
plus à cœur que de limiter l'autorité royale de telle sorte qu'aucun
attentat contre les libertés publiques ne fût plus désormais possible.
Aussi les états sont-ils souverains avec un pouvoir illimité ; ils ont
autorité pour annuler et pour faire la loi, non pour agir contre la
loi. Si toutefois ce dernier cas se présentait, il n'y aurait dans le
royaume aucun pouvoir ayant le droit de s'y opposer. » Les états
ne se contentaient pas d'intervenir dans l'éducation du prince par
de telles maximes; leur autorité tracassière veillait encore contre
l'ingérence d'aucune autre volonté; ils exigeaient que le gouverneur
leur adressât de fréquens rapports, et ordonnaient des examens qui
se faisaient à leur barre, afin de s'assurer par les réponses de l'en-
fant de la manière dont leurs prescriptions avaient été obéies. De
son côté, la cour, fort excitée contre eux, s'irritait de leur tyrannie,
et Gustave entendait chaque jour les expressiorts de colère impuis-
sante par lesquelles la reine sa mère se vengeait des états et de
leur fier représentant.
Scheffer paraît d'ailleurs avoir tout négligé ou dédaigné dans cette
éducation, sauf son étroit dessein politique : le programme qu'il
a dressé pour régler la nature et la répartition des études présente
l'image d'un singulier désordre. Les leçons doivent commencer à dix
heures du matin; un instituteur particulier se charge d'abord de
l'enseignement religieux. Viennent ensuite l'histoire de Suède, This-
toire universelle « d'après la méthode et le livre du célèbre évêque
de Meaux, M. Bossuet, » les élémens du droit de la nature et du
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GUSTAVE m ET LA COUR DE FRANCE. 217
droit des gens d'après un extrait fait par le comte lui-même des
ouvrages de Wolff, Locke, Burlamachi et autres, la morale, la lo-
gique et la métaphysique, puis l'arithmétique, la physique, l'agri-
culture, le commerce, l'industrie. Bien que le latin soit devenu
beaucoup moins nécessaire qu'autrefois, a comme c'est la langue des
savans de tous les pays et celle dont on se sert dans les exercices
. des universités, pour les légendes des médailles, pour les inscrip-
tions des monumens, son altesse royale ne peut se dispenser de
l'apprendre... On se flatte d'ailleurs d'assurer ainsi au latin un pro-
tecteur qui le préservera de l'oubli dont il semble menacé, au moins
en Suède. » Malheureusement, à côté de ce trop riche programme
et de ces belles espérances, nous rencontrons un triste rapport
adressé par le nouveau gouverneur au comité des états : « le prince
royal est fort inhabile en écriture, en orthographe et en gram-
maire; il ne sait à peu près rien en géographie; son horreur pour le
travail est invincible; éloigné de toute sérieuse pensée, de tout reli-
gieux sentiment, il a le cœur vide aussi bien que l'esprit. » Voilà ce
que Tessin ou plutôt le désordre des temps avait fait de cette édu-
cation royale; Scheffer, homme de cour et esprit léger, comme son
prédécesseur, ne devait pas, pendant les six années qu'il passa au-
près de Gustave, réparer entièrement le mal déjà commis. La dé-
plorable anarchie de la Suède, après avoir exercé une funeste in-
fluence sur l'éducation de Gustave III , acheva de compromettre son
avenir en imposant au jeune prince un mariage qui ne lui procura
jamais aucun bonheur privé. Les chefs du parti des chapeaux l'a-
vaient fiancé en 1754, lorsqu'il n'avait encore que huit ans, à la
princesse Sophie-Madeleine , fille du roi Frédéric V de Danemark.
Ils voulaient, par cette union des deux maisons royales, séparer le
Danemark de la Russie et le ramener vers eux; mais les haines qui
divisaient depuis si longtemps les peuples du Nord étaient encore
trop vives pour s'éteindre si aisément, et le cabinet de Copenhague
était plus que jamais soupçonné, à bon droit, nous le savons, de
vouloir tirer profit des agitations intérieures d'un pays rival (1). Le
mariage s'accomplit cependant en 1766 malgré le roi et la reine
de Suède, qui avaient été à peine consultés. Louise-Ulrique en ma-
nifesta une irritation que les années ne firent qu'augmenter sans
cesse, et Gustave lui-même, sur qui la reine sa mère exerça tou-
jours un grand ascendant, ne sut ni se refuser à des liens détestés ni
oublier de funestes préventions; il négligea de recueillir ce qu'une
épouse fort timide, entourée d'inimitiés et de soupçons, mais inof-
(i) Voyez le premier article de cette série, où nous avons démontré la complicité du
Danemark avec la Russie et la Prusse dans le projet de démembrer la Suède aussi bien
que la Pologne {Revue du 15 février).
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218 RETUE DES DEUX MONDES.
fensive et douce, pouvait encore lui apporter de confiance person-
nelle et de solide bonheur.
Malheureux dans sa famille et dans son intérieur, d'abord entre
une mère acariâti^ et dominatrice, un père indolent et sans dignité,
et des gouverneurs à la fois faibles et tyranniques, puis à côté d'une
épouse accablée de dédains,* Gustave, à défaut des ressources que
procure une éducation sévère, trouvait-il en lui-même une force
morale suffisante pour réagir contre tant de périls? Nous avons vu
ses premières années livrées aux seules influences d'un pédantisme
égoïste et superficiel : ses gouverneurs n'avaient songé, dans le
cours de leur mission, qu'à maintenir leur crédit politique. C'étaient,
à tout prendre, d'élégans ambitieux, qui se paraient des maximes
du xvni* siècle, et les faisaient bégayer à leur élève sans les avoir
beaucoup méditées eux-mêmes. Aucun travail assidu n'ayant jamais
fixé l'attention de Gustave, il avait contracté l'habitude d'une incu-
rable légèreté de caractère et d'esprit; en même temps un sentiment
de vanité excessive qui lui était naturel, et qui se développait sous
les pompeux dehors d'un vide enseignement, le préparait à conce-
voir une idée fort exagérée de ses agrémens personnels, de son
influence et de ses prérogatives. Cependant, comme il était doué
d'une intelligence vive et droite, il avait saisi et s'était assimilé
quelques parties de la généreuse prédication du xviii® siècle : c'est
ce qui le rendit capable de passer, quelquefois subitement, d'un
état de mollesse efféminée à des coups de vigueur, d'une sorte d'in-
difiérence mélancolique à de nobles sentimens, d'une froideur gla-
ciale à des démonstrations exaltées, d'une maussade humeur à l'a-
mabilité et à la grâce même, quand ses grands yeux d'un bleu pâle
et sa vague physionomie s'animaient. Inconsistant et inégal, à la
fois rêveur et obstiné dans ses vues, capable de dissimulation, mais
aussi de confiance intime et d'abandon , avide tantôt d'une ambi-
tieuse activité, tantôt de futiles pldsirs, c'était le caractère de
prince le mieux fait pour donner prise au malheur public ou privé,
— à l'ingratitude et aux longs ressentimens vis-à-vis de lui-même,
aux embûches diplomatiques et aux guerres funestes en ce qui re-
gardait son peuple, — et pour atteindre néanmoins, par quelques
actions d'éclat, à une certaine grandeur en méritant, dans un siècle
d'intelligence et de lumière, de très vives sympathies et de l'admi-
ration même. Il allait devenir en un mot, sur la scène variée de son
temps, un personnage des plus attachans et des plus dramatiques.
Humilié par l'anarchie de la Suède et le despotisme des états,
il avait cherché de bonne heure, dans un commerce sympathique
avec les idées que la France représentait et dans ses relations avec
le cabinet de Versailles, le seul rafraîchissement d'esprit et le seul
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GUSTAVE III ET LA COUR DE FRANGE. 219
motif d'espérance politique qu'il pût goûter. Ce perpétuel recours
au souvenir et à l'influence de notre littérature qui avait occupé
un si grand rôle dans son éducation, il l'avait évidemment accueilli
avec ardeur; par là du moins Tessin et Scheffer ne lui avaient pas
déplu. Comme eux, il était amoureux de nos fêtes et de notre
théâtre : l'usage de notre langue lui était devenu aussi familier que
celui de sa langue maternelle; il acceptait le renom de disciple de
Voltaire et des encyclopédistes, et le rôle de protecteur de la phi-
losophie. Dès 1763, le comte de Creutz, poète distingué lui-même
et ministre de Suède à Madrid, traversant Paris pour se rendre à
son poste, écrivait au prince, qui n'avait que dix-sept ans alors :
« L'exemple de Voltaure prouve combien votre altesse sait éveiller
la sympathie des littérateurs. Ce célèbre vieillard a versé des larmes
en apprenant que votre altesse royale avait appris par cœur la Hen-
riade. Il est vrai, a-t-il ditr que je l'avais écrite pour qu'elle servit
à l'instruction des rois, mais je n'espérais pas qu'elle portât ses
fruits jusque dans le Nord; je me trompais, le Nord a enfanté main-
tenant des héros et des grands hommes. Je suis vieux et aveugle;
mais, si tout ce que vous me dites est vrai, je meurs content, car
dans cinquante ans il n'y aura plus de préjugés en Europe. »
Creutz devmt ministre à Paris en 1766, et Gustave eut en lui
son chargé d'affaires auprès de cette société française dont il s'était
fait, à défaut d'autres sérieux maîtres, le zélé disciple. Dans les sa-
lons depuis longtemps renommés de la légation suédoise, Creutz
recevait, comme autrefois Tessin et Scheffer, la fleur de la société
parisienne, les artistes et les hommes de lettres. Par lui, le prince
correspondit avec Voltaire; pas une épigramme du patriarche de
Femey ne voyait le jour qu'elle ne fût envoyée à Stockhohn avec
les dépêches politiques; il en était de même pour chaque volume de
Y Encyclopédie y où Creutz prenait la peine de noter et de signaler
les meilleurs articles. Creutz était l'hôte familier de M"' Geolfrin,
et, s'il faut en croire Marmontel, il faisait dans cette maison une
excellente figure :
« Un des hommes que j'ai le plus tendrement aimés a été le comte de
Creutz; il était de la société littéraire et des dîners de W^ Geoffrin... Jeune
encore, et Tesprit orné d'une instruction prodigieuse, parlant le français
comme nous, et presque toutes les langues de l'Europe comme la sienne,
sans compter les langues savantes, versé dans tous les genres de littérature
ancienne et moderne, parlant de chimie en chimiste, d'histoire naturelle
en disciple de Llnneus, il était pour nous une source d'instructions em-
bellies par rélocution la plus brillante... Sa patrie et son roi, la Suède et
Gustave, objets de son idolâtrie, étaient les deux sujets dont il parlait le
plus éloquemment et avec le plus de délices. L'enthousiasme avec lequel il
en faisait l'éloge s'emparait si bien de mes esprits et de mes sens que vo»
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220 REVUE DES DEUX MONDES.
lontiers je Taurais suivi au-delà de la mer Baltique... Un de ses goûts pas-
sionnés était Tamour de la musique ; un jour il vint me conjurer au nom
de notre amitié de tendre la main à un jeune homme, musicien plein de
talent, disait-il, à qui il avait avancé quelques louis et qui était dans la
misère; je connus de la sorte Grétry... »
Cette page de Marmontel nous est précieuse : c'est dès à présent,
dans notre récit, une vue directe sur cette société française, de sym-
pathies et d'amitiés promptes, spirituelle, enthousiaste, confiante,
s* ouvrant à tous, où l'intelligence régnait en souveraine maîtresse,
où l'écrivain marchait de pair avec le grand seigneur, où l'étran-
ger, devenu notre disciple, trouvait une seconde patrie. C'est aussi
une vive peinture des relations déjà intimes qui introduisaient les
Suédois au milieu de nous. Ils vont se montrer sous les mêmes traits
que Marmontel prête au comte de Creutz, c'est-à-dire avec une
ouverture naturelle d'esprit et une pointe d'enthousiasme un peu
facile, unies à beaucoup de loyauté et de franchise, qui vont char-
mer Paris et Versailles. Creutz reprenait la tradition du brillant
comte de Tessin ; il paraissait en protecteur des lettres et des arts,
et savait bien qu'il plaisait de la sorte au jeune prince royal de
Suède : désormais il n'y avait pas de gloire supérieure, aux yeux de
Gustave, à celle que l'opinion de la France pouvait décerner. Il est
vrai que le complaisant diplomate acceptait encore un autre office :
il devait se tenir au courant des modes de Versailles, et, de concert
avec le tailleur de la cour, composer pour Gustave III tous ses habits
de gala, préférant à propos, suivant le goût du jour, les riches « ve-
lours de printemps » ou les « pluies d'argent et d'or, w assortissant
avec attention les dentelles, et ne confiant qu'à un courrier exprès,
comme il eût fait pour la plus grave dépêche, les boutons de dia-
mant qui complétaient la parure destinée à la prochaine fête d'Ul-
ricsdal; c'était pour lui une grosse affaire quand il fallait, pour
quelque cérémonie publique en Suède, rechercher quel costume
le dauphin de France avait porté en circonstance pareille, en faire
exécuter un qui fût absolument semblable, et l'expédier à temps.
Gustave en effet ne se contentait pas d'apprendre les maximes de
Voltaire, de d'Alembert et de Diderot; il voulait s'approprier aussi
les dehors élégans de la société française, et paraître tout à fait un
des nôtres en copiant à la fois Versailles et Y Encyclopédie.
N'oublions pas que ses intérêts politiques étaient en parfait accord
avec ses sympathies personnelles. On a vu que Gustave, en dépit
de son imparfaite éducation, avait puisé, soit dans les leçons du
xviu* siècle soit dans son propre cœur, une intelligence des droits
de son peuple et des siens et un sentiment de fierté naturelle que les
humiliations infligées par la diète au roi son père blessaient pro-
iondément. La collection de ses papiers, conservés à la bibliothèq[ue
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GUSTAVE III ET LA COUR DE FRANGE. 221
d'Opsal, le montre préoccupé de bonne heure de l'avenir politique
et des intérêts de sa couronne. S'il écrit des plans d'opéras ou de
tragédies et une histoire, de Gustave Yasa, il entretient aussi une
vaste correspondance, consacrée surtout aux affaires; il rédige une
sorte d'autobiographie où se retrouvent aujourd'hui la trace de ses
émotions et la preuve de ses calculs; il s'indigne du sort que la Rus-
sie et la Prusse ont préparé à la Pologne, et entrevoit les secrets
desseins de ces deux puissances contre son pays; il comprend enfin
qu'il ne doit espérer de secours que du côté de la France, à la con-
dition qu'il s'aidera lui-même en se séparant des a,nciens partis.
Bientôt le ministre de France à Stockholm devient son confident et
son conseiller; c'est avec lui que, dès 1768, il médite des mesures
hardies : il rédige des plans de coups d'état, des projets de consti-
tution ; il relit avec une fiévreuse ardeur les mémoires du cardinal
de Retz. C'est au milieu de cette agitation d'esprit qu'il reçoit du
comte de Creutz une dépêche en date du 9 février 1769, à laquelle
est jointe une apostille ainsi conçue : « M. de Choiseul conjure votre
altesse royale de faire un voyage en France pour voir le roi : je
vous assure, m'a-t-il dit, que cela en vaut la peine; il en résultera
les plus grands avantages pour la Suède. En se voyant, on fera avec
la plus grande facilité, dans un seul jour, ce qu'on ne ferait pas à
distance en un siècle. Nous travaillerons ensemble au bonheur et à
la gloire des deux royaumes, nous préparerons à la Suède le destin
le plus brillant; mais il n'y a pas de temps à perdre : si le prince
royal voulait faire le voyage absolument incognito, et sans suite,
avec le sénateur Scheffer, que le roi de France aime, ce serait le
mieux. Il faudrait partir tout de suite, sans que personne en sût
rien, excepté le roi de France... » Après avoir rapporté ces paroles
de Choiseul, Creutz ajoute : « Je reverrai donc un prince adoré! »
Gustave lui-même croyait toucher à l'accomplissement de tous ses
vœux. Tous ces enchantemens de Paris, de Trianon et de Versailles,
dont il ne connaissait encore que les pâles reflets, il les allait voir
de ses yeux. Ces merveilles allaient briller pour lui et chercher à lui
plaire; il y mêlerait son élégance et sa jeunesse; il montrerait à cette
société française son élève, son royal émule, venu de si loin, et il
remporterait en récompense quelques-uns de ses suffrages! Gusr-
tave pouvait s'abandonner à ces rêves, auxquels le solide fond d'une
plus étroite intimité politique donnait une légitime raison : il était
vrai que le cabinet de Versailles, fatigué du long règne d'Adolphe-
Frédéric, qui prolongeait l'anarchie et l'inaction de la Suède, était
déterminé à prendre, de concert avec le prince royal, quelque ré-
solution définitive, sans attendre l'occasion incertaine d'un nouvel
avènement. Gustave, qui avait tout à gagner, se montrait fort ré-
solu; il accepta donc l'invitation qui lui était secrètement adressée:
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222 REYUE DES DEUX MONDES.
ce fut son premier pas dans la difficile entreprise que devait ache-
Ter son coup d'état,
III.
Gustave, accompagné du prince Frédéric, son plus jeune frère,
quitta Stockholm le 8 novembre 1770, après avoir obtenu, non
sans peine, l'autorisation des états pour un voyage qui leur inspi-
rait une vive défiance. En descendant le grand escalier du château,
il dit au comte Bielke : « Je ne veux pas remonter ici avant que ce
gouvernement de femmes n'ait disparu. » Les deux princes avaient
pris pour toute la durée de leur voyage l'incognito, Gustave sous le
nom de comte de Gothland, Frédéric sous celui de comte d'Oeland;
leur suite se composait du comte Scheffer, l'ancien gouverneur du
prince royal, devenu le confident de ses projets politiques, des ba-
rons Ehrensvârd et Taube, et de cinq autres personnes. Après avoir
visité Copenhague, Hambourg*, Brunswick et plusieurs petites cours
d'Allemagne, ils entrèrent dans Paris le lundi soir à février 1771,
et descendirent à la légation de Suède, chez le comte de Creutz.
L'arrivée de Gustave coïncidait avec une agitation des esprits et
un mouvement d'opinion d'un grave et redoutable intérêt. Le duc
de Choiseul avait été renversé, le 24 décembre 1770, par une in-
trigue du duc d' Aiguillon, du chancelier Maupeou et de l'abbé Ter-
ray, et la disgrâce des parlemens avait éclaté un mois après. L'es-
prit public s'était mis du côté des vaincus; Choiseul, qui n'avait
pas voulu plier devant la maîtresse en titre, confiné dans sa terre de
Chànteloup, y recevait, malgré le nouveau ministère et la cour,
d'innombrables et bruyans hommages. Quant aux parlemens, l'opi-
nion n'avait pas cessé de voir dans ces corps, malgré leurs fautes,
des barrières utiles contre l'excès de la puissance royale et de na-
turels organes des droits imprescriptibles des peuples. On avait donc
fort mal auguré de leur abaissement, et les inutiles duretés dont le
chancelier Maupeou avait fait usage augmentaient encore l'irritation
générale ; on rappelait cette triste nuit du 21 janvier 1771 , qui
avait porté le deuil dans toute la magistrature, ces raffinemens dans
les sentences d'exil : un président envoyé dans un lieu sauvage,
près de Lyon, sur le haut d'un rocher, où il n'avait pu parvenir qu'à
cheval et sa femme en chaise à porteurs, un conseiller relégué dans
une île de l'Océan, un autre dans un lieu perdu parmi les neiges
de l'Auvergne. Toutes ces rigueurs étaient mises sur le compte du
pouvoir absolu, et l'on s'animait, en agitant les récentes théories
politiques, à chercher les moyens de sauvegarder l'avenir. Tels
étaient les sentimens dont retentissaient les salons où Gustave allait
paraître ; les femmes distinguées qui présidaient à la société polie
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GUSTAVE III ET LA COUR DE FRANGE. 223
$'en faisaient eUes-mômes les interprètes avec une incroyable ar-
deur, u Elles ne manquaient pas une si belle occasion, dit Bezenval
en se moquant, de se faire les soutiens de ce qu'elles appelaient
les constitutions fondamentales de l'état. Dans les conversations,
dans les soupers, on ne parlait pas d'autre chose; les assemblées de
société ou de plaisir étaient devenues de petits états-généraux où
les femmes, transformées en législateurs, débitaient des maximes
de droit public et établissaient des principes avec l'assurance et
l'audace que leur donnait le désir de dominer et de se faire remar-
quer, désir encore échauffé par F importance de la matière et sa cé-
lébrité. I) La matière était importante en effet, plus que le superficiel
Bezenval ne le soupçonnait sans doute, et nous serions aujourd'hui
moins portés à prendre légèrement en dédain le chaleureux mou-
vement d'opinion qui se manifestait alors. On ne peut en vérité con-
sidérer sans une vive et sympathique émotion cette heure solen-
nelle, dans l'histoire de notre ancienne monarchie, qui comprend
la fin du règne de Louis XV et le commencement du règne de
Louis XVI. Ce fut peut-être, s'il y en eut un jamais, le seul moment
où des esprits éclairés et sincères purent croire qu'il était temps
encore de détourner une révolution déjà prévue et redoutée. Be-
zenval lui-même atteste qu'une réaction très vive contre les excès
de tout genre commis pendant le long règne de Louis XV marquait
les dernières années de cette désastreuse époque. La mode n'était
plus, comme naguère, à la débauche, et le vice n'était plus com-
mandé par le bon ton ; au contraire on commençait à louer le ma-
réchal et la maréchale de Biron d'être restés sévères, et la maré-
chale de Luxembourg de l'être devenue. Il était naturel qu'à la tête
d'un mouvement de réforme toute morale, où la dignité de leur
sexe était si fort engagée, on vît se placer les femmes que leur
naissance et leur esprit avaient mises aux premiers rangs de la so-
ciété d'alors. La revendication des droits individuels n'avait jamais
été séparée de celle des droits publics dans les enseignemens qu'a-
vait popularisés la philosophie du xviii* siècle, et l'on savait déjà,
au moins dans la sphère la plus élevée de la nation, que la cause de
l'individu, celle du citoyen, ne se séparait aucunement de la cause
de l'état.
Gustave reçut de la cour tout l'accueil que son incognito permet-
tait : le 9 février, visite à Versailles et souper avec le roi; le 12,
bal chez la jeune dauphine Marie-Antoinette; le 18, chasse à Ver-
sailles et spectacle à la cour; invitation à Marly le 13, à Choisy
le 22. Le vieux roi Louis XV témoignait personnellement au prince
royal de Suède une grande bienveillance, et paraissait tout préparé
à poursuivre avec lui les négociations intimes en vue desquelles il
était venu. Le ministère avait changé : le duc de La Vrillière fai-
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22& REVUE DES DEUX MONDES.
sait rintérim des affaires étrangères, et le duc d'Aiguillon, créa-
ture de M'"* Du Barry, allait lui succéder. C'était un fâcheux con-
tre-temps pour Gustave, dont Choiseul avait désiré sincèrement le
succès. Toutefois le comte Scheffer, pendant son ambassade en
France, avait beaucoup connu la mère du duc d'Aiguillon, et ce fut
la première amitié qui accueillit à Paris les princes suédois : Gustave
eut ainsi de nouveau une ouverture particulière vers le principal
ministre. Il n'avait pas non plus négligé de se ménager l'accès au-
près de la maîtresse dirigeante, et il obtint même de pouvoir offrir
un riche collier au petit chien de M™* Du Barry; mais ses goûts,
d'accord avec ses intérêts, l'appelaient encore ailleura. Il fallait se
montrer dans ce Paris que venaient visiter les rois, il fallait pa-
raître au milieu de cette société polie qui prononçait des arrêts
par-devant l'Europe : Gustave aspirait à connaître, à partager ses
sentimens et ses plaisirs; il voulait être adopté par eUe. Dès le len-
demain de son arrivée, U était au bal masqué de l'Opéra;^ il s'em-
pressa de visiter la vieille M"* Du Deffand, et se fit présenter dans
les principaux salons parisiens, où se rencontraient, mêlés au grand
monde, les hommes de lettres et les philosophes. Gustave se donnait
pour un des leurs, défendant Voltaire contre le maréchal de Broglie,
qui lui imputait tout le mal des dernières années, écoutant d'Alem-
bert et les encyclopédistes, comme un de leurs plus ardens secta-
teurs, acceptant de Marmontel la dédicace des Incas^ après avoir
déjà fait bon accueil, quatre ans plus tôt, au Bélisaire, que Versailles
et la Sorbonne, Frédéric et Catherine II, avaient trouvé si hardi, et
recevant enfin, comme insigne récompense d'un si beau zèle, l'hon-
neur exceptionnel d'une visite de Rousseau, que Rulhière lui amena.
Rulhière, avec Scheffer et Creutz, fut pour Gustave un guide utile
dans les salons de la plus haute société parisienne, auprès de laquelle
un récent épisode l'avait mis en faveur. Étant secrétaire d'ambassade
à Saint-Pétersbourg, il avait écrit une histoire détaillée de ce dont il
avait été le témoin bien informé lors de l'avènement de Catherine II.
L'impératrice, qui redoutait la publication d'un tel ouvrage, lui avait
fait offrir par son agent à Paris, le baron Grimm, 30,000 livres pour
qu'il fit certaines suppressions; il avait refusé, et l'on n'avait pu
obtenir de lui autre chose que la promesse de ne point publier son
livre avant la mort de Catherine. Ce trait de désintéressement et
de courage avait fait sa fortune auprès de l'opinion, et le duc de
La Rochefoucauld, pendant un voyage à Stockholm en 1769, Tavait
désigné au choix de Louise-Ulrique pour écrire l'histoire de Suède.
Par lui, Gustave fit la connaissance de la comtesse d'Egmont, la
célèbre fille du maréchal de Richelieu, qui allait devenir sa plus
ardente amie. U lia également un commerce d'esprit, dont nous
verrons plus tard les curieux témoignages, avec la comtesse de
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GUSTAVE III ET LÀ COUR DE FRANCE. 225
Boufflers, qui faisait les honneurs des salons du Temple, chez le
prince de Conti ; là encore il voyait les gens de lettres et les philo-
sophes; il rencontrait au contraire chez la comtesse de La Marck,
qui était de la famille de Noailles, les représentans et les amis de
la vieille cour : c'était une autre sorte d'opposition, celle de ce qu'on
appelait alors le a parti des dévots. » M'"* de Brionne enfin, de la
maison de Lorraine, M"' de Mesmes, d'autres encore, cherchaient
à l'attu-er vers Choiseul et vers l'opposition parlementaire. Gustave,
pris à partie, non -seulement comme un arbitre autorisé, mais
comme une précieuse recrue à gagner et à convaincre , était trop
personnellement intéressé, à vrai dire, pour être fort impartial, et
il se contentait avec raison d'écouter de bonne grâce tous les plai-
doyers ; mais on conçoit que les parlemens, par exemple, avaient le
tort infiniment grave, à ses yeux, de ressembler de loin aux diètes
suédoises, qu'il espérait bien dompter. Cela ne l'empêchait pas de
répéter avec aisance les lieux communs déjà fort en honneur sur
les droits des nations et sur la liberté; il souffrait volontiers qu'on
le prémunit contre l'enivrement de la puissance royale, et qu'on
lui demandât à l'avance l'engagement de ne pas abuser du pouvoir
dont il serait un jour investi.
Ses libérales institutrices n'attendirent pas longtemps le moment
où il serait mis en demeure d'appliquer leurs doctrines. A peine
était-il depuis quelques semaines à Paris que la mort subite du roi
Adolphe-Frédéric, son père, mit un terme à son voyage en l'ap-
pelant au trône. Il était dans la loge de la comtesse d'Egmont, à
rOpéra, quand le comte de Creutz vint, le 1" mars 1771, lui ap-
porter cette nouvelle. M™* d'Egmont lui dit : « Contentez -vous,
sire, d'être absolu par la séduction, ne le réclamez jamais comme
un droit. » Le comte Scheffer partit immédiatement pour Versailles,
où il n'arriva qu'à près de minuit; le roi lui donna audience, quoi-
qu'il fût déjà couché, grâce si singulière, dit M"* Du Deffand, qu'elle
n'avait encore été accordée à personne. Louis XV s'informa com-
ment le nouveau roi de Suède voulait être traité : si c'était en roi,
il irait le visiter dès le lendemain, et, lorsqu'il viendrait à la cour,
il lui donnerait la droite; mais Scheffer répondit que sa majesté
suédoise continuerait à garder l'incognito.
L'hôtel de la légation suédoise n'en fut pas moins désormais
comme une résidence royale, vers laquelle affluaient tous les hom-
mages. Gustave y passa les premiers jours de son nouvel état dans
un deuil et une solitude pendant lesquels il n'admit d'autre société
que celle de Marmontel. Le tableau que ce dernier a tracé dans ses
mémoires de la douleur du prince et de son dégoût de la royauté
respire un parfum de banalité philosophique et sentimentale que la
TOMB L. — 1864. 15
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226 REYUE DES DEUX MONDES.
réalité ne démentait peut-être pas entièrement. Cette courte retraite
achevée, le nouveau roi ne se hâta pas de quitter Paris : les négo-
ciations pour lesquelles il avait fait le voyage étaient en effet à peine
engagées, et il n'acceptait pas sans un vif regret la nécessité de se
séparer si tôt de cette société française dont les charmes et le cor-
dial accueil avaient dépassé tout ce qu'il en attendait. Il reprit donc
avec une nouveUe ardeur le cours de ses visites dans Paris; la Co-
médie-Française et l'Opéra entraient naturellement pour une grande
part dans l'hospitalité parisienne. Lors du voyage du roi de Dane-
mark, en novembre 1768, le duc de Duras, chargé de le conduire à
toutes les « galanteries » de la capitale, l'avait accablé de specta-
cles : dix-sept actes en un jour, tant en prose qu'en vers, en décla-
mation, chant, musique, etc., en italien et en français (1). Gustave
échappait par son incognito à cette servitude, et il ne trouvait que
cbarme à nos théâtres, où le parterre et les loges l'acclamaient,
où, s'il arrivait la toile levée, le public faisait recommencer les ac-
teurs, car l'opinion publique l'avait proclamé le roi-philosophe, et
ses liaisons avec les oppositions diverses l'avaient rendu populaire.
Le 6 et le 7 mars, il visita l'Académie des sciences et l'Académie
française, où d'Alembert prononça deux fois son éloge. Il avait par-
ticulièrement mérité la reconnaissance de ces deux illustres com-
pagnies par le soin qu'il avait pris, peu de temps avant son départ
de Suède, de faire élever à ses frais un monument à Descartes. Il
n'oubliait pas d'ailleurs ses spirituelles amies, témoin cette lettre
de M™* Du Deffand à la duchesse de Ghoiseul, qui nous introduit de
plain-pied dans les salons de l'hôtel de Suède :
« Vendredi 18 mars 1771. — Le roi de Suède me fit prier hier à souper,
rétais engagée ailleurs, mais je n'hésitai pas à Taccepter. Le souper fut
très gai ; rien de si aimable que le roi de Suède. Je suis désolée que vous
ne le connaissiez pas; je suis sûre que vous en seriez charmée. M*"* de
Beauvau vous en aura sans doute beaucoup parlé et fait Téloge. Il me traita
à merveille. Je rapportai à mon attachement pour vous et le grand-papa (2)
le bon accueil, les politesses, les attentions qu'il eut pour moi. M"* d'Ai-
guillon la mère fut charmante,... et je fus aussi à mon aise que je le suis
avec vous. D n'y avait de compagnie que le petit prince (3), BIM. d'Eises-
tein (/i), de Scheffer et de Greutz; ce dernier ne se mit point à table. Avant
souper, nous lûmes le discours que d'Alembert avait fait la veille à l'Aca-
démie des sciences, où le roi avait été. Je vis qu'il en portait un très bon
jugement, et qu'il n'est point entêté de la philosophie moderne, dont ce
(1) Mémoires secrets pour servir à Vhistoire de la république des lettres, tome IV^
page 137; 10 novembre 1768.
(2) On sait que M°** Du Deffand désigne ainsi familièrement le duc de Ghoiseul.
(3) Le prince Frédéric, frère de Gustave ni.
(4) Le duc d'Hessenstein, fils reconnu de Frédéric I«% qui avait régné en Suède de
1720 à 1751. Voyez Ristel, Anecdotes et Caractères de la cour de Suède, Paris 1790.
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GUSTAVE m ET LA COUR DE FRANCE. 227
discours fait Téloge. Après le souper, M. de Creutz lut une lettre de M. d'An-
gevillers où le roi de Suède est loué avec une emphase, une exagération
épouvantable, et qui ne plut nullement au roi. On parla du chevalier de
Boufflers, on chanta son ambassade, et puis M"»» d'Aiguillon fit chanter la
chanson des Philosophes,,. On dit des vers de Voltaire que je ne connais-
sais pas : je t&cherai de les avoir et de vous les envoyer. On se retira à mi-
nuit; les dames partirent les premières; le roi alors s'approcha de moi et
me dit : c Je vous prie, quand vous écrirez à Ghanteloup, de dire à M. de
€hoiseul combien je lui suis attaché, et le regret infini que j'ai de ne le
point voir. Dites-en autant à M"** de Ghoiseul; j'aurais été charmé de la
connaître. »
a U"^ de Luxembourg, M™* de Lauzun et la comtesse de BouflQers soupe-
ront ce soir chez lui. Demain il soupera à Ruel : la compagnie sera
M"^ d'Aiguillon et MM. de Richelieu et de Maurepas, et après-demain il
aura chez lui M"*» de Brionne et d'Egmont. On dit qu'il partira lundi, mais
je n'en crois rien; plusieurs raisons peuvent l'arrêter : il attend un frère
de M. de Scheffer, qui lui apporte je ne sais quoi de nécessaire, et puis j'ai
dans l'idée qu'il attend encore autre chose : la nomination d'un ministre
des affaires étrangères. Il croyait ces jours passés qu'il serait nommé au-
jourd'hui, et, sur la parole de M. de Creutz, j'avais parié un louis qu'il le
serait dimanche matin. Je ne doute pas que mon pari ne soit perdu : non-
seulement dimanche il ne sera pas nommé, mais peut-être d'un, deux, trois
ou quatre mois. On ne doute nullement que ce ne soit M. d'Aiguillon; de
deviner pourquoi ces délais, cela est diflacile. »
On voit que Gustave III, n'oubliant pas les soins de sa politique,
trouvait moyen de se ménager également l'amitié du duc de Ghoi-
seul, qui conservait un grand parti, et celle du duc d'Aiguillon, fu-
tur ministre des affaires étrangères. Il s'acquittait en même temps
de certains actes que le gouvernement suédois exigeait de lui; le
15 mars, il dut adresser au sénat de Stockholm une déclaration
ainsi conçue :
a Appelé en qualité d'héritier à la succession royale, et mes vues étant
fort éloignées de tout pouvoir arbitraire, je déclare par cet acte solennel,
et sur ma parole de roi, que je suis entièrement dans le dessein de gouver-
ner mon royaimie en observant tout ce que prescrivent les lois de la Suède
et particulièrement la constitution de l'année 1720, à laquelle j'ai déjà prêté
serment. Je regarderai comme ennemis déclarés de ma personne et comme
traîtres envers l'état ceux qui, ouvertement ou secrètement, et sous quel-
que prétexte que ce fût, chercheraient à rétablir la souveraineté, »
Voilà ce « je ne sais quoi de nécessaire » dont M"® Du Deffand
avait entendu parler : Gustave n'eût pas été proclamé à Stockholm
sans la prompte soumission que les états lui demandaient; mais en
même temps qu'il jurait de nouveau fidélité à la constitution de
1720, il prenait secrètement avec la cour de Versailles toutes les
mesures qui permettraient de la renverser. Nous avons vu que le
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228 REVUE DES DEUX MONDES.
paiement des subsides français avait été interrompu en 1766, alors
que le ministère, sous la conduite de Choiseul, avait résolu de ne
plus nourrir en Suède une stérile anarchie; on consentit à les ac-
quitter de nouveau pour grouper autour du nouveau roi toutes les
forces de la nation : suivant les termes de la dernière convention,
conclue en 1764, et que Ton reprit alors, une somme de 10 millions
1/2 restait à payer; U fut convenu qu'elle serait remise au gouver-
nement suédois par appoints de 1 million et 1/2 par an à partir du
1®*^ janvier 1772; une somme de 750,000 livres fut comptée immé-
diatement et par avance au jeune roi; on destina en outre une somme
de 3 millions pour disposer les esprits en faveur de Gustave III dans la
diète qui allait s'ouvrir. Enfin, pour donner Uu protégé de la France
une marque publique d'intérêt, mais en même temps pour diriger
sa conduite, pour former et guider le parti royaliste, pour surveil-
ler l'emploi des subsides, on remplaça M. d'Ûsson à la légation de
Stockholm par M. de Vergennes, un des grands noms de notre di-
plomatie. Les vues de Choiseul sur les affaires de Suède et sur les
conditions de l'équilibre politique dans le nord de l'Europe s'étaient
transmises à ses successeurs, et le cabinet de Versailles était décidé
à renouveler le plus promptement possible la force intérieure de la
Suède par une révolution qui paraissait nécessaire. Gustave III
quitta Paris le 18 mars 1771; avant de passer la frontière, il écri-
vit à Louis XV (1) :
ff 26 mars. — Monsieur mon frère et cousin, je ne quitterai pas les états
de votre majesté sans lui témoigner encore une fois ma vive reconnaissance
pour toutes les marques qu'elle m'a données d'une amitié dont aucun sou-
verain ne connaît le prix mieux que moi. Si Dieu me permet de rentrer
sans aucun fâcheux accident parmi les miens, je m'emploierai sans relâche
à affermir des liaisons que mes sentimens personnels vont rendre désormais
indissolubles. Je me plairai surtout à cultiver la correspondance directe
que votre majesté m'a permis d'entretenir avec elle, et qui me fournira
plus xi'une occasion de lui rappeler le tendre attachement avec lequel je
serai toujours, monsieur mon frère et cousin, de votre majesté, le bon
frère et cousin, Gustave. »
Gustave III avait réussi, malgré la courte durée de ce voyage,
dans le double dessein qui lui tenait au cœur : il avait utilement
resserré les liens diplomatiques qui unissaient depuis si longtemps
son pays et le nôtre, et il avait mérité la chaleureuse adoption de
cette société française dont il était plus que jamais épris.
A. Geffroy.
(1) Archives des affaires étrangères, d Paris, Correspondance de Suède, i77i. Cette
lettre ne se trouve pas dans la Collection des écrits de Gustave IIl, en cinq volumes
in-8S Stockholm 1803-1805.
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J^ CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
29 février 1864.
Parmi les belles pages qui ouvrent le nouveau volume que M. Guizot
vient d*ajouter aux Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, il est
des considérations élevées qui s'adressent en ce moment avec une merveil-
leuse opportunité au monde politique européen, a L'esprit de conquête,
dit M. Guizot, l'esprit de propagande, l'esprit de système, tels ont été jus-
qu'ici les mobiles et les maîtres de la politique extérieure des états...
Qu'on jette de haut un coup d'oeil sur l'histoire des rapports internatio-
naux européens, on verra l'esprit de conquête, ou l'esprit de propagande
armée, ou quelque dessein systématique sur l'organisation territoriale de
l'Europe, inspirer et déterminer la politique extérieure des gouvernemens.
Et, soit' que l'un ou l'autre de ces esprits ait dominé, les gouvernemens ont
disposé arbitrairement du sort des peuples ; la guerre a été leur indispen-
sable moyen d'action... Que ce cours des choses ait été le résultat des pas-
sions des hommes, et que, malgré ces passions et les maux qu'elles ont in-
fligés aux peuples, la civilisation européenne n'ait pas lafbsé de grandir et
de prospérer, et puisse grandir et prospérer encore, je le sais ; c'est l'hon-
neur du monde chrétien que le mal n'y étouffe pas le bien... Mais je tiens
en même temps pour certain que ces divers mobiles ne sont plus en har-
monie avec l'état actuel des mœurs, des idées, des intérêts, des instincts
sociaux... L'étendue et l'activité de l'industrie et du commerce, le besoin
du bien-être général, l'habitude des relations fréquentes, faciles, promptes
et régulières entre les peuples, le goût invincible de l'association libre, de
Texamen, de la discussion, de la publicité, ces faits caractéristiques de la
grande société moderne, exercent déjà et exerceront de plus en plus contre
les fantaisies guerrières ou diplomatiques de la politique extérieure une in-
fluence prépondérante. » On se réconforte avec plaisir, aux accens de ce
haut et confiant langage, dans la situation incertaine où nous nous trou-
vons.
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230 REYUE DES DEUX MONDES.
Cette situation est en effet aussi bizarre que pénible. Les instincts et les
intérêts pacifiques des sociétés modernes y sont aux prises avec de sourdes
et incessantes appréhensions de guerre, et ce qui est étrange, c'est que le
motif de cette anxiété générale est un phénomène tout particulier à notre
époque que M. Guizot a omis parmi les causes qu'il assigne aux entraîne-
mens ou aux calculs d'une politique belliqueuse. Il n'est pas question main-
tenant de l'esprit de conquête; l'esprit de propagande ne lance point ses
ardentes provocations : ce qui fait le plus notoirement défaut dans les évo-
lutions de la politique européenne, c'est, à en juger par toutes les appa-
rences, l'esprit de système. Un fonds général d'irrésolution où l'on demeure
à la merci de boutades isolées ou d'incidens imprévus, voilà l'état poli-
tique où nous sommes et dont les nations européennes souffirent très po-
sitivement. On a bien la paix, mais on n'a pas l'assurance de la conserver.
On assiste à des combinaisons diplomatiques qui mettent la paix en péril;
mais on ferait trop d'honneur à ces combinaisons, si on les attribuait à
des vues systématiques, car ce que redoutent le plus ceux qui les tentent,
c'est de suivre la logique de leurs paroles et de leurs actes, et de poser
des conclusions nettes. On ne voit clair dans rien; l'esprit public n'est
nulle part porté et afiérmi par l'aveu d'une politique décidée. On a ri sou-
vent du vague, de la confusion et de l'enchevêtrement de la politique inté-
rieure de la confédération germanique : nous ne savons si cela provient
de ce que la question dominante du jour esrt une question allemande; mais
le fait est que pour le moment l'Europe entière, plongée dans une confu-
sion dont elle ne peut plus se débrouiller, semble être devenue une im-
mense Allemagne.
. Le malheureux conflit de l'Allemagne et du Danemark restera comme la
révélation humiliante de la triste situation que nous essayons de décrire. Il
est déplorable qu'un procès comme celui qui se débat entre l'Allemagne et
f le Danemark n'ait pu, dans l'Europe moderne, se vider pacifiquement par la
« seule action des forces morales. U est déplorable qu'on n'ait su ni prévoir
f ni prévenir l'extrémité odieuse d'une lutte si dispropoilionnée. Il est hon-
'^ teux que sous le regard de grandes nations éclairées, libérales, puissantes,
; un tel débat ait fait verser du sang. Ce sang, si gratuitement, si étourdi-
ment, si cruellement répandu, crie vengeance. Ce sang laissera une tache
sur la politique contemporaine. Or, si l'on y réfléchit, ce malheur est la
faute de l'irrésolution universelle; c'est la conséquence d'un état de choses
où les intérêts se divisent sans avoir l'excuse des ambitions énergiques, où
des scissions d'opinions s'accomplissent pour des motifs futiles entre les
peuples qui semblaient appelés à diriger la civilisation moderne, où l'esprit
public manque de lumière et de chaleur, où les malfaisans caprices des
gouvememens semblent échapper de plus en plus au contrôle affaibli de la
conscience européenne.
Ceux qui ont commis contre le Danemark l'agression qui inquiète l'Eu-
/
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REYDE. — CHRONIQUE. 231
rope ne peuvent pas même essayer de se justifier par IMllusion d^une poli-
tique à système. Que veulent en effet la Prusse et rAutriche? Interrogées
par les diplomaties de France et d'Angleterre sur la portée de leur al-
liancef elles protestent que cette alliance n'est qu'un fait accidentel et
limité. Elles nient que leur union ait un objet qui dépasse leur querelle
avec le Danemark. Leurs représentans affirment qu'elles ne sont liées que
par une convention militaire; ils se plaignent d'ailleurs que cette conven«
tion ait été rédigée précipitamment, qu'on ne l'ait point combinée avec
attention, qu'on ait négligé d'y insérer des clauses exigées par la plus or-
dinaire prudence. Nous n'avons pas de peine à croire à ces explications
rassurantes des diplomates autrichiens et prussiens, nous ne pensons pas
qu'aucun projet menaçant contre la France ou l'Angleterre ait pu se mêler
à leurs arrangemens; mais ont-ils au moins des vues plus nettes dans leur
politique envers le Danemark? Nous en doutons. Les ministres de Prusse
et d'Autriche sont fort embarrassés quand on les presse sur ce point. Ils
n'ont rien de précis à demander au Danemark ; ils accordent l'intégrité de
la monarchie danoise, ils reconnaissent la succession établie par le traité
de 1852, ils ne vont même pas jusqu'à demander pour le Slesvig et le Hol-
stein la substitution du lien personnel au lien réel; ils n'ont pas l'air de
vouloir sortir des vagues engagemens de 1852 tels qu'ils sont exposés dans
la dépêche du prince Schwarzenberg dont nous avons signalé précédem-
ment les points principaux. A quoi bon alors cette guerre sanguinaire?
Quelle figure feront l'Autriche et la Prusse lorsqu'il faudra enfin s'asseoir
pour négocier autour de la table dont lord Palmerston parlait l'autre jour?
Après avoir dépensé leurs trésors et fait tuer leurs soldats, elles seront
réduites à reconnaître les droits du Danemark, elles seront serrées dans le
cercle des engagemens diplomatiques qu'elles ont contractés en commun
avec la France et l'Angleterre. Cette perspective, vers laquelle les cabinets
de Prusse et d'Autriche marchent les yeux ouverts, n'est-elle pas dès à
présent la condamnation de leur entreprise, et ne leur présage- t-elle pas,
en fin de compte, une humiliante confusion? n faudra peut-être alors cher-
cher ailleurs le mot de la conduite des deux puissances allemandes. On dé-
couvrira peut-être qu'en ayant l'air de combattre le Danemark, au fond
c'était à leurs propres confédérés, aux états moyens et petits de l'Allemagne,
qu'elles faisaient réellement la guerre. Cest à ces états qu'elles voulaient
donner une leçon : elles entendaient réprimer les velléités d'initiative et
d'indépendance des cours secondaires; elles voulaient leur apprendre une
bonne fois que les petits cabinets allemands n'ont pas voix dans les grandes
transactions européennes. Tel sera en effbt, suivant toute vraisemblance^
et si quelque diversion imprévue ne se vient mettre à la traverse, l'ensei-
gnement que la question dano-allemande aura donné encore une fois aux
états secondaires; mais valait-il bien la peine de jouer si gros jeu pour ar-
river à un pareil résultat, et ce résultat ne jettera-t-il pas au sein de la
confédération germanique de nouveaux fermons de discorde et de désordre î
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232 REVUE DES DEUX MONDES.
Les choses tournant ainsi, la question dano - allemande , que les cours se-
condaires avaient saisie avec une hâte étourdie, comme une occasion uni-
que de conquérir la popularité à l'intérieur et Timportance au dehors,
n'aura été pour elles au contraire qu'une source de déceptions et une cause
d'abaissement. C'est en vain que M. de Beust et M. de Pfordten auront joué
au rôle de ministres de grandes puissances, c'est en vain qu'ils auront fait
mine, par la conférence de Wurtzbourg, de former une troisième puis-
sance au sein de la confédération; il faudra bien reconnaître à la fin l'ina-
nité de ces efforts et de ces prétentions. Le ministre saxon a déjà eu, dans
les façons brutales que le gouvernement prussien a prises envers lui, un
avant-goût des déboires qui lui sont réservés. On peut répéter pour le parti
libéral allemand les prédictions que l'on adresse aux cours secondaires.
L'affaire danoise, à l'aide de laquelle il avait espéré réveiller et diriger le
mouvement patriotique et réformateur, ne lui apportera que des désappoin-
temens. Le pressentiment de ces conséquences a déjà frappé de décourage-
ment le parti libéral. En somme, il ne semble pas que la politique adoptée
contre le Danemark doive porter bonheur à personne en Allemagne. Les
fautes commises dans cette question ne sont pas faites pour donner au
monde une haute idée de la capacité politique des hommes d'état alle-
mands. La politique des cabinets allemands a été marquée par une vio-
lence et une imprévoyance également enfantines : on n'y reconnaît point
les vues et la conduite d'hommes trempés par le sentiment moral de la
responsabilité. La liberté n'a point encore assez mûri les politiques de la
confédération. Le spectacle qu'ils nous donnent depuis trois mois est la
confirmation éclatante du profond jugement que M. Guizot, dans son dernier
volume, porte sur les hommes d'état comparés des pays libres et des gou-
vememens absolus. Nous détachons quelques traits de cette belle page :
ff La différence est grande entre les hommes politiques qui se sont formés
dans un régime de liberté, au milieu de ses exigences et de ses combats, et
ceux qui ont vécu, loin de toute arène publique et lumineuse, dans l'exer-
cice d'un pouvoir exempt de contrôle et de responsabilité. Pour suffire à
leur tâche, ils ont besoin les uns et les autres d'une réelle supériorité; la
vie politique est difficile, même dans les cours, et le pouvoir silencieux
n'est pas dispensé d'être habile. Mais le gouvernement libre forme des
mœurs viriles et des esprits difficiles pour eux-mêmes comme pour les au-
tres; il lui faut absolument des hommes. Le pouvoir absolu admet et suscite
bien plus de légèreté, de caprice, d'inconséquence, de faiblesse, et les plus
éminens y conservent de grands restes des dispositions des enfans. » Cest
à propos de M. de Metternich lui-même que M. Guizot ne craint pas d'é-
crire ces lignes sévères : que n'aurait-on pas le droit de dire des étroites
vues, des dissimulations, des boutades brutales, des forfanteries puériles,
par lesquelles se distinguent sous nos yeux les hommes qui dirigent au-
jourd'hui la politique de l'Allemagne !
Quand on songe aux avortemens qui attendent la politique désordonnée
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REVUE. — CHRONIQUE. 233
des grandes puissances et des petites cours allemandes, on a moins de re-
gret à voir échouer pour le moment l'idée d'une conférence mise récem-
ment en avant par le cabinet anglais. L'opinion a commis au premier abord
une méprise au sujet de cette conférence, on a cru qu'elle avait été de-
mandée à tous les signataires du traité de 1852. Il n'en était rien . Le mi-
nistère anglais devait adresser sa proposition aux belligérans avant d'en
faire part ofiBciellement aux puissances neutres. La Prusse et l'Autriche,
consultées les premières, ont accepté la conférence, mais sans suspension
des hostilités. Le Danemark a refusé une conférence qui ne serait point
accompagnée d'un armistice et de l'évacuation des duchés. On avait eu
l'idée d'appeler la diète germanique à se faire représenter en cette occa-
sion dans le conseil des puissances. Que cette idée ait pu être agréable à
la Prusse et à l'Autriche, il est permis d'en douter. La diète ayant jusqu'à
présent manifesté la résolution la plus contraire aux arrangemens de 1852,
on peut dire que l'invitation de siéger dans une conférence où elle serait
seule de son avis ne serait envers elle qu'une simple formule de politesse;
cet acte de courtoisie semblerait cependant devoir être bien accueilli par
les petites cours allemandes, qui obtiendraient ainsi l'admission d'un prin-
cipe qu'elles ont depuis si longtemps à cœur, celui de la représentation di-
recte de la portion de l'Allemagne qui n'est ni autrichienne ni prussienne
dans les délibérations européennes. Ce qui est certain pourtant, c'est que
la réponse de la diète à une telle proposition entraînerait de mortels dé-
lais, et enlèverait à la conférence l'efficacité pacificatrice immédiate que le
public en avait espérée. La proposition ne devait être officiellement soumise
à la France que lorsqu'elle aurait été acceptée par les belligérans. Le refus
du Danemark a empêché que cette communication nous fût faite. La France,
nious n'en doutons point, aurait répondu favorablement. Pour l'hypothèse
où la conférence aurait lieu, nous croyons que la France, l'Angleterre et
l'Autriche, après avoir mutuellement sondé leurs dispositions, avaient
l'intention de demander en commun, dès la première séance, la suspen-
sion des hostilités. Aux ouvertures qui lui ont été faites sur la question de
l'armistice, la Prusse a jusqu'à présent fait la sourde oreille. Voici donc
en résumé, à propos de la conférence, l'état de la question : la Prusse et
l'Autriche acceptent le projet sans armistice; le Danemark le décline tem-
porairement; l'accession de la diète entraînerait d'inévitables délais. En
dépit de la conférence proposée, la guerre est destinée à continuer. La
conférence ne plane sur la situation qu'à l'état d'idée en l'air.
Au milieu de ces débiles efibrts diplomatiques, il faut rendre justice à la
ferme attitude du peuple danois. Tant que la conférence flotte sous la forme
d'un projet, qu'elle n'a pas recueilli les adhésions qui pourront la rendre
efficace, qu'elle n'est pas en mesure de se mettre à l'œuvre et d'inaugurer son
travail par une déclaration d'armistice, le sentiment de dignité le plus élé-
mentaire interdit au Danemark de faire des concessions en vue de résul-
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23i REVUE DES DEUX MONDES.
tats illusoires; venant de sa part, de telles concessions annonceraient des
craintes, une défaillance, une lassitude, qui sont loin de son cœur. La na-
tion danoise a pris son parti de la crise actuelle; il faut qu'elle en sorte
affranchie des tracasseries qui la troublent depuis douze années, ou qu'elle
succombe. Si Tissue de la lutte devait détacher le Holstein de la monar-
chie, le Danemark ressentirait profondément sans doute Taffaiblissement
que lui infligerait cette perte; mais il s'y résignerait en se voyant délivré
de la fatigue des chicanes allemandes, et il regarderait l'avenir avec con-
fiance en songeant qu'au prix de ce sacrifice il aurait conquis son indépen-
dance et la liberté de ses développemens intérieurs. Si un malheur plus
grand attendait le Danemark, s'il devait être aussi dépouillé du Slesvig, il
considérerait sa ruine comme infaillible, ce serait la fin de la monarchie
danoise. Il préférerait encore cette révolution à l'expédient bâtard de l'u-
nion personnelle du Slesvig substituée à l'union réelle. Les patriotes da-
nois professent sur cette combinaison l'opinion qu'en devraient avoir tous
les hommes d'état occidentaux. L'union personnelle ne terminerait rlop;
elle livrerait indéfiniment le Danemark aux désordres intérieurs qui l'ont
si longtemps troublé, et qui retentissent aujourd'hui sur la politique eu-
ropéenne. L'ennemi serait introduit au cœur de la place. La monarchie da-
noise serait livrée à la politique allemande. Les Danois veulent donc que
la lutte soit décisive. Ils refusent les armistices dilatoires, ils repoussent
} l'amusement des négociations temporisatrices. Vivre maîtres d'eux-mêmes
, ou périr avec éclat, c'est la seule alternative qu'ils admettent.
Mais les Danois, et ils le savent bien, ne sont point seuls intéressés dans
ce dilemme. La conservation du Danemark importe à l'Angleterre et à la
France. Après les démonstrations si extraordinairement actives et si prodi-
gieusement impuissantes que le cabinet anglais vient de faire pour le lÀ-
nemark, l'intérôt anglais engagé dans la question ne saurait être nié. Mal-
gré la réserve expectante que la France a observée devant cette crise, nous
croyons également que l'intérêt français est incontestable. Le Danemark a
été l'un de nos plus constans alliés parmi ces états secondaires qui ont si
longtemps formé la clientèle de la France. S'il venait à disparaître, ce ne
serait point une consolation digne de nous que de venir dire qu'après tout
nous ne nous sommes point compromis pour lui, et que, plus prudens que
les Anglais, nous avons du moins épargné à notre amour-propre dans
cette occurrence la blessure d'un échec diplomatique. A un certain point
de vue, nous sommes en effet en train de prendre notre revanche des pro-
cédés de mauvais camarade que l'Angleterre a eus envers nous l'année der-
nière dans la question polonaise. Nous aussi, nous avons échoué l'année
dernière dans les efforts que nous avons tentés en faveur d^une nation as-
servie et opprimée au mépris de la justice et des traités. L'Angleterre avait
frappé d'avancé notre politique de stérilité en annonçant qu'elle ne nous
donnerait qu'un concours moral, qu'en aucun cas elle ne soutiendrait par
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BETUE. — CHRONIQUE. Î85
la guerre ses réclamations et les nôtres. Nous aussi, Tannée dernière, nous
avons commis une faute en faisant une grande démonstration contre la
Russie sans nous être antérieurement assurés de Tassistance active de
TAngleterre. Nous avons eu le tort de croire que Talliance anglaise nous
viendrait avec le temps, gr&ce au développement des faits et à la faveur
des incidens. Quand arriva le moment de conclure, les incidens nous avaient
fait défaut, et, après avoir commis la généreuse imprudence de prendre
Tinitiative diplomatique des négociations polonaises, nous fûmes obligés
d'accepter à notre compte un grand échec et de couvrir notre retraite par
la soudaine proposition du congrès universel.
La chance a complètement tourné aujourd'hui. Les Anglais se sont mis,
à propos du Danemark, dans un embarras semblable à celui où nous nous
trouvions, il y a quatre mois, à propos de la Pologne. Il était manifeste
pour TEurope entière qu'entre eux et nous une alliance active immédiate
était impossible. Cette conviction générale a fait beau jeu aux petites cours
allemandes, à la Prusse et à TAutriche. Quand les deux puissances occiden-
tales sont séparées, lorsqu'elles sont coupées, le reste de l'Europe peut
passer au travers, et l'on se permet bien des fantaisies. C'est donc en vain
que lord Russell a pris en main la cause du Danemark; c'est en vain qu'il
a accumulé les démarches, les représentations, les propositions. A Franc-
fort, à Berlin, à Vienne, même à Dresde, on s'est ri de lui. L'Allemagne,
bien sûre que la France ne remuerait pas, s'est sentie émancipée, s'est jetée
dans l'action avec une rare gaillardise, et a montré à l'Angleterre le cas que
l'on fait dans le monde de l'autorité morale des conseils lorsqu'ils ne doi-
vent pas être soutenus par un supplément de force matérielle. La diplo-
matie anglaise a été couverte de confusion : elle est poursuivie par les
sarcasmes des cours secondaires d'Allemagne; elle est narguée par M. de
Bismark. C'est une déroute. Voici que les Grecs et les Turcs s'en mêlent
à leur tour et se demandent à quoi sert l'amitié d'une puissance qui n'est
bonne qu'à compromettre ses alliés et non à les défendre. Par contre,
c'est de l'attitude de la France que l'on commence à s'inquiéter. De Vienne
à Berlin, dans les petites cours de la confédération, quand il s'agit de
prendre un parti, on s'interroge sur nos intentions. « Que fera la France?»
c'est la question qui est sur toutes les lèvres. Notre position extérieure,
un peu dérangée par la conclusion de la négociation polonaise, est donc
bien rétablie. Nous avons eu notre revanche, nous avons rendu la pareille
à l'Angleterre, nous sommes quittes envers elle; mais ne nous paierions-
nous point d'une puérile et vaine satisfaction, si nous demeurions trop long-
temps à nous amuser des déboires de la diplomatie anglaise? En vérité, les
Anglais ont remporté une bien utile victoire sur nous, lorsqu'ils ont dit :
Tant pis pour la France, s'il n'y a plus de Pologne! Et nous nous glorifie-
rions d'un beau triomphe, en disant à notre tour : Tant pis pour l'An--
gleterre, s'il n'y a plus de Danemark! Une politique de petites niches peut-
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236 REVUE DES DEUX MONDES.
elle convenir à rintelligence, aux intérêts, à Thonneurdes deux pius grands
états, des deux plus grands peuples du monde?
L'enseignement qui sort donc avec une lumineuse évidence de la confu-
sion politique dont nous sommes témoins, c'est que le maintien de la paix
3t de Tordre en Europe, c'est que la conservation du prestige et de l'in-
fluence des deux nations occidentales sont au prix de la bonne entente de
la France et de l'Angleterre. Ni la France ni l'Angleterre ne peuvent s'en-
gager avec succès en Europe dans des entreprises politiques importantes,
si d'avance elles ne sont sûres de leurs bons sentimens mutuels, et si l'in-
fluence de leur accord ne domine pas et ne contient point les autres puis-
sances. Cet enseignement, nous l'espérons, ne sera perdu ni pour les Anglais
ni pour nous. Nous croyons que l'œuvre du rapprochement des deux poli-
tiques fait des progrès réels. Les faits déplorables qui se sont passés entre
l'Allemagne et le Danemark auraient été prévenus assurément, si la mort
du roi Frédéric VII eût trouvé la France et l'Angleterre décidées à marcher
d'accord; mais les pires conséquences que l'on peut redouter du conflit
dano-allemand ne seront conjurées que par l'alliance intime et active des
deux pays.
Un des traits les moins curieux de ce temps-ci ne sera pas le silence qui
a été gardé au sein de notre corps législatif pendant la discussion de l'a-
dresse sur la question dano-allemande. C'était l'afiuire critique du présent,
c'était la difficulté de laquelle, suivant la juste indication de M. Thiers, la
guerre, échappant au libre arbitre de la France, pouvait sortir à l'impro-
viste, — et cependant, sur cette question actuelle et brûlante, qui émeut de-
puis un mois les Intérêts industriels et financiers de l'Europe, on s'est com-
plètement tu. Il eût été pourtant très utile que des voix autorisées fussent
venues éclairer l'opinion, fort peu édifiée sur cet obscur litige. Il eût été
utile que l'on eût appris au public dans quelle mesure et jusqu'à quel de-
gré les intérêts, les traditions, l'honneur de la France, étaient engagés
dans la question. Il eût été utile que l'on eût jeté un aperçu sur la façon
dont la question danoise se mêlait à la politique générale de l'Europe et au
système de nos alliances. L'esprit public eût été tiré d'incertitude par une
discussion semblable, et peut-être la politique du gouvernement en eût
été afibrmie. Mais, et c'est un inconvénient que nous avons plus d'une fois
signalé, nos discussions de l'adresse sont des débats rétrospectifs; il serait
à désirer que la chambre pût être associée par une autre combinaison par-
lementaire à la délibération des afl'aires courantes, des afi*aires qui sont en
train de se développer et vis-à-vis desquelles le pays conserve encore sa
liberté d'action. On fait un autre reproche aux débats de l'adresse, on se
plaint de leur durée ; c'est trop de temps, dit-on, perdu pour les afiîEdres.
Le reproche est fondé, mais il est telle autre partie de l'organisation du
travail parlementaire, qui ne présente pas un moindre défaut. N'abuse-t-on
point par exemple du système des commissions? Voici à peu près un mois
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REVUE. — CHRONIQUE. 287
que les séances du corps législatif sont suspendues. Tout le travail parle-
mentaire est concentré dans le huis clos des commissions. C'est là que Ton
étudie le budget, c'est là qu'on prépare Tamendement de la loi sur les coa-
litions, c'est là qu'on remanie encore une fois la loi des sucres. L'impor-
tance des questions ainsi élaborées est incontestable; mais cette longue
étude des commissions n'est-elle pas exagérée? n'entraîne- t-elle pas d'inu-
tiles pertes de temps? n'empiète-t-elle pas un peu sur les discussions pu-
bliques, 4ul sont la véritable affaire et le vrai procédé d'élaboration des
assemblées représentatives?
On doit féliciter l'honorable ministre de l'intérieur, M. Boudet, de n'avoir
point attendu l'expiration du délai légal pour convoquer les électeurs de
Paris appelés à remplir les deux sièges laissés vacans par les doubles élec-
tions. La perspective des nouvelles élections parisiennes a provoqué de la
part d'un certain nombre d'ouvriers une manifestation qui est à cette
heure vivement discutée par la presse quotidienne. Cette manifestation a
été la publication d'un programme où l'on réclame les candidatures ou-
vrières. Il y a dans ce programme deux choses à distinguer : on y voit les
traces de doctrines économiques et sociales erronées, de doctrines qui ten-
dent à partager la société en deux camps antagonistes, le travail et le ca-
pital ; on y remarque aussi le désir d'une portion considérable de la po-
pulation qui voudrait participer, par quelques-uns de ses membres, à la
tâche et à l'honneur de la représentation nationale. Il importe, à notre
avis, de ne point perdre de vue cette distinction, si l'on veut apprécier
avec équité et sans préjugé la réclamation qui vient de se produire. Dans
l'examen de cette question délicate, ce qu'il faut en effet s'efforcer d'éviter
avant tout, c'est d'aigrir et d'irriter toute une catégorie intéressante de
citoyens laborieux en condamnant des prétentions politiques qui pour-
raient être justes sous le prétexte qu'elles se produisent avec un bagage
d'opinions économiques dangereuses et fausses.
Il faut être franc et net envers les rédacteurs du programme des candi-
datures ouvrières. S'ils considèrent les ouvriers comme une classe au sein
de la nation, ayant des intérêts distincts de classe opposés à ceux d'autres
catégories de citoyens, ils commettent une grave erreur, et ils entrent
sans s'en douter dans une voie rétrograde. La fortune et l'honneur de la
démocratie française sont d'avoir fait disparaître dans notre pays les
odieuses et blessantes distinctions de classes; ceux qui voudraient faire
revivre ces distinctions au nom même de la démocratie commettraient le
contre-sens le plus monstrueux et le plus déplorable. En invoquant pour
eux-mêmes des préjugés qui n'ont rien dont leur dignité bien entendue se
puisse honorer, ils iraient réveiller ailleurs des préjugés, heureusement
détruits, dont ils auraient à souffrir les premiers. Ils déferaient de leurs
propres mains l'œuvre de la révolution française. Ils travailleraient à trou-
bler cette condition fondamentale de notre paix publique qui repose dans
le sentiment universel de l'égalité. Leur faute ne serait pas moins funeste,
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238 REYUE DES DEUX MONDES.
si, déçus par une mauvaise routine de langage, ils allaient transporter sur
le terrain économique et social un antagonisme que notre droit politique
n^admet plus. Il est faux que la société se prête à la division simple et ar-
bitraire que quelques auteurs de systèmes se sont plu à établir entre ceux
qui travaillent de leurs mains et les détenteurs des capitaux. Deux camps
aussi positivement tranchés n'existent point dans la société : le capital et
le travail sont partout mêlés; le capital est la réserve des instrumens de
travail et des produits à consommer, dont vit le travail lui-même. Rien de
variable et de mobile d'ailleurs comme les classes de ceux qui détiennent,
les capitaux et de ceux qui en vivent par le ti'avail. Avec l'épargne, qui est
le produit réservé du travail, des capitaux se forment sans cesse en de nou-
velles mains, tandis qu'en d'autres mains, par l'inconduite, la négligence,
l'inhabileté, les erreurs commerciales, des accumulations de capitaux se
dispersent et s'évanouissent. Ce n'est donc point sur une opposition nor-
male des intérêts du capital et des intérêts du travail que des hommes
intelligens et fiers peuvent fonder leur prétention à être représentés par
des ouvriers dans les assemblées politiques.
Une fois ces points écartés énergiquement, il nous semble que la question
des candidatures ouvrières n'a rien dont on doive s'offusquer outre mesure.
Nous vivons sous le suffrage universel; il ne nous paraît guère possible que,
sous le régime du suffrage universel pratiqué librement, il ne se produise
point dans de grandes agglomérations des candidatures ouvrières. Le suf-
frage universel, qui est notre mattre, n'admet pas plus d'exclusion pour
les éligibles que pour les électeurs. Le premier devoir des électeurs est de
confier la députation à ceux qu'ils jugent le plus dignes et le plus capables
d^en remplir les fonctions, en se plaçant au point de vue des intérêts les plus
élevés et les plus généraux du pays. Une fois faite la part de l'intérêt poli-
tique et national dans le choix des candidats, il est naturel que les électeurs
consultent aussi des convenances secondaires et se décident en vue xl'inté-
rêts spéciaux et locaux. Personne ne s'étonnera que certaines circonscrip-
tions nomment des députés protectionistes, que d'autres nomment des dépu-
tés partisans de la liberté commerciale. Il peut arriver ainsi que l'influence
d'intérêts collectifs, mais d'une nature particulière, se fasse sentir dans une
élection, soit par la façon dont les votes se grouperont, soit par le choix
d'un candidat qui se recommandera par une aptitude spéciale. Qu'à la veille
d'une élection générale, une question soit agitée qui intéresse une catégorie
influente ou nombreuse de citoyens, supposez que cette question soit celle
de l'abolition de la vénalité des oflaces, on verra tous les officiers ministé-
riels se réunir pour agir sur le corps électoral, et plusieurs même briguer
la candidature pour mieux défendre leurs légitimes intérêts. Si la question
à l'ordre du jour est ou une taxe sur un objet de grande consommation,
ou la réglementation des heures de travail dans les ateliers, il sera fort
naturel que des ouvriers se concertent pour se faire représenter par un
ouvrier. Au-dessus de ces circonstances spéciales, il y a une considération
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REVUE. — CHRONIQUE. 2S9
plus élevée, une considération d^un ordre moral qui peut faire souhaiter
la députation à des ouvriers. La députation est à la fois un moyen de ser-
vir le pays et un honneur public. Une émulation généreuse peut bien in-
spirer à un ouvrier le désir de remplir ce devoir et de mériter cet honneur.
Et qui oserait dire que ceux qui travaillent de leurs mains ne se sentiraient
point moralement élevés en se voyant ainsi représentés par un homme de
leur profession, en ayant sous les yeux ce saisissant exemple d'égalité po-
litique 7 La société n'aurait, croyons-nous, rien à perdre au succès de pa-
reilles candidatures, qui ne feraient au contraire que resserrer les liens de
la solidarité sociale. Ainsi comprises, et nous croyons que nous en avons
donné la seule interprétation légitime, la question des candidatures ou-
vrières ne peut pas soulever d'objections. Les candidatures demandées par
les ouvriers se réduisent, comme les autres, à une affaire de convenance
temporaire ou locale; elles sont soumises aux combinaisons que com-
porte le système électoral; elles dépendent des chances pratiques de suc-
cès, et doivent enfin se subordonner à l'intérêt politique et patriotique
supérieur du moment. Si des candidatures ouvrières ne devaient obtenir
qu'une impuissante minorité, si elles devaient affaiblir en le divisant le parti
libéral et démocratique, les ouvriers, en y persistant, n'agiraient point
patriotiquement, se donneraient devant l'opinion les torts d'une classe
égoïste et exclusive, et travailleraient en réalité contre eux-mêmes; mais
nous ne croyons pas nous tromper en disant que l'intelligence et le pa-
triotisme des ouvriers de Paris, de ces ouvriers d'élite qui sont de délicats
artistes dans les jours de paix et d'héroïques soldats quand un péril natio-
nal les appelle, les mettent à l'abri d'une si fâcheuse méprise.
Nous sommes en retard pour annoncer la publication du livre remar-
quable de M. Dupont- White : La liberté politique considérée dans ses rap^
ports avec V administration. Le titre de cet ouvrage, dont les diverses parties
sont connues des lecteurs de la Revue, dit clairement que M. Dupont-
White s'est attaqué résolument au problème politique le plus délicat et le
plus difficile de l'organisation de la France. M. Dupont- White est un des
rares esprits que préoccupent parmi nous la vertu théorique et le progrès
pratique des institutions. Partisan de la centralisation française, il est en
même temps un des amis les plus décidés et les plus éclairés de la liberté.
Il a en outre cet avantage sur ceux qui n'opposent trop souvent que des
déclamations à notre système centralisateur, qu'il connaît à fond le méca-
nisme des pays organisés d'après le régime municipal, et surtout les in-
stitutions anglaises. Quant à nous, nous sommes de ceux qui croient qu'en
matière de centralisation ou de décentralisation la franche liberté rectifie
les abus et donne l'essentiel. Les gouvernemens libres qui vivent par la pa-
role et par l'opinion possèdent la meilleure des centralisations, la centrali-
sation morale, celle qui corrige les excès d'un mécanisme bureaucratique
trop rigide, ou qui supplée aux défauts d'un lien administratif trop relâché.
B. FORCADB.
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2A0 REVUE DES DEUX MONDES.
REVUE MUSICALE.
La saison s^avance, et Tannée s'écoulera probablement sans laisser un
bien vif souvenir dans les annales de Tart et surtout de la musique drama-
tique. Rien en effet ne s'annonce; aucun homme, aucune œuvre ne s'élève
au-dessus de Thorizon, et les théâtres, nous l'avons déjà dit, ne vivent que
if de leur ancien répertoire, dont les chefs-d'œuvre sont bien souvent défi-
, curés par une exécution misérable. Il faut avoir assisté à quelques repré-
sentations de Robert le Diable, des Huguenots, du Comte Ory, il faut en-
tendre Zampa à l'Opéra-Comîque et le Barbier de Séville aux Italiens pour
se faire une idée de l'état où se trouve aigourd'hui le goût de ce public
composite, qui remplit les salles de spectacle. Il ne juge plus, ce public
formé d'élémens divers, où domine le voyageur des chemins de fer; il s'a-
muse ou il s'ennuie de ce qu'il voit et de ce qu'il entend , il se laisse aller
à la sensation qu'il éprouve sans se soucier de l'apprécier en lui assignant
un rang dans la hiérarchie des émotions qu'éveille l'art dramatique dans
ses diverses manifestations. Il y aurait bien d'autres réflexions à faire sur
un sujet qui touche à toute l'économie des plaisirs publics. Faute de mieux
et pour varier un peu son répertoire, l'Opéra a donné le 19 février un
nouveau ballet, la Maschera ou les Nuits de Venise, en trois actes et six
tableaux. Le scénario est de M. Saint -George et de l'Italien M. Rota. La
scène se passe à Venise, et voici sur quelle donnée quasi historique les
auteurs ont bâti leur scénario. Dans l'année 1730, il y avait à Venise une
célèbre danseuse qui portait le nom de la Zanzara, Elle était l'idole du
public, qui accourait chaque soir au théâtre où elle produisait son mer-
veilleux talent. La Zanzara, devenue riche grâce à la munificence de ses
noçibreux admirateurs, acheta un beau palais où elle recevait les premiers
personnages de Venise. On dit qu'il se leva une rivale, une zingara de Bo-
hême, qui parut sur la place de Saint-Marc le visage couvert d'un loup de
velours noir qu'elle ne quittait jamais. Un jeune seigneur voulut un jour, à
ce qu'il paraît, soulever le masque de cette ballerine mystérieuse qui exci-
tait la curiosité générale; mais la zingara se défendit en repoussant le
téméraire par un coup de poignard qui aurait blessé grièvement le jeune
seigneur; mais ce qui paraît encore plus plaisant dans cette historiette,
c'est qu'on aurait découvert, quelques années après l'événement, que la
mystérieuse bohémienne était la Zanzara elle-même, qui, éprise d'un gon-
dolier, se déguisait et se masquait pour voir avec plus de sécurité son
obscur amant. Se non è vero, je ne me charge pas de prouver le contraire.
Voici en quelques mots comment est distribué le scénario de MM. Saint-
George et Rota. Le rideau se lève sur une place de Venise où une foule
joyeuse attend Donato Rizzi, jeune peintre qui revient dans sa patrie après
avoir été couronné aux concours de Rome et de Florence. Lorsque Donato
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RBVUE. — CHRONIQUE. 241
traverse la place où ses amis se groupent autour de lui, il voit tomber à
ses pieds un bouquet qu'une main invisible lui a jeté du haut d'une fe-
nêtre. L'artiste ramasse le bouquet» et cherche du regard d'où peut lui
venir ce témoignage de galanterie.
Après d'autres incidens sur lesquels il est inutile de s'arrêter, on voit
arriver sur la place une troupe de bohémiennes commandées par une reine
qui porte un masque en velours noir. Tout à coup elle aperçoit le jeune
peintre occupé à reproduire les traits d'un pauvre vieillard qui mendie
dans les rues. Curieuse comme le sont toutes les femmes, l'inconnue s'ap-
proche du peintre en lui disant : — Veux-tu faire mon portrait? — Volon-
tiers, répond l'artiste, pourvu que tu ôtes ton masque. — C'est impossible.
— Alors tu es laide, puisque tu crains de montrer ton visage. — Si tu veux
absolument voir mes traits, réplique la ballerine, viens au rendez-vous que
je vais te donner. Lorsque la nuit couvrira de ses ombres la belle Venise,
tu suivras les gens que je t'enverrai, et que tu reconnaîtras à cette écharpe.
— Et elle lui montre sa ceinture, qu'elle vient de détacher. Le peintre Do-
nato va se trouver dans une position critique. Fîls d'une famille honorable
de bourgeois, il devait épouser sa cousine Marfetta, à qui il était fiancé
depuis son enfance. C'est entre ces deux femmes, Marietta et l'inconnue,
que va s'engager une lutte violente qui est le nœud de la fable. Il nous
suffira de dire qu'après une suite d'épisodes où la féerie intervient dans le
jeu des passions d'une manière absurde, Donato finit par épouser sa cou-
sine Marietta grâce au dévouement héroïque de la virtuose. Une scène
charmante, et je dirai même touchante, est celle du bal masqué, à la fin
du troisième acte. La danseuse Lucilla, touchée de la douleur de la pauvre
Marietta, qui, par désespoir de se voir abandonnée par Donato, s'est jetée
dans le canal, sacrifie son amour au bonheur de la jeune fille qu'elle
vient de sauver.— Rassure-toi, mon enfant, lui dit-elle en la pressant con-
tre son cœur, tu épouseras celui que tu aimes. — Mais, lui répond en san-
glotant la jeune fiancée, peut-il m'aimer après vous? — Il t'aimera, je le
jure devant Dieu. — Voilà un mot bien éloquent pour une zingara. Quoi
qu'il en soit, les deux femmes, déguisées avec le même costume et portant
le même masque noir, se rendent au bal où doit se trouver Donato, à qui
les deux rivales ont donné un rendez- vous particulier. Voilà le peintre au
milieu de la foule, cherchant à reconnaître la personne chérie, et il s'ap-
proche d'un masque qu'il croit être Lucilla. Au moment où il prend la
main de cette femme survient un masque tout à fait semblable, qui fait à
Donato les mêmes signes d'intelligence. Ce jeu dure assez longtemps, et
rien n'est plus comique que l'indécision du peintre, qui va de Charybde en
Scylla, et qui ne sait à quel masque il doit promettre un amour éternel.
Enfin, ceci est touchant, en embrassant, en étreignant contre son cœur
tantôt l'une et tantôt l'autre de ces deux femmes , il sent tout à coup une
émotion si profonde qu'il est persuadé que le masque qu'il tient pour le
TOMI L. — 1861. lô
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2A2 REYDE DES DEUX MONDES.
moment dans ses bras est celle qui Taime le plus. A cette réflexion , elle
ôte son masque» et Donato reconnaît Marietta, sa fiancée. ~ Voilà celle que
tu dois aimer l — dit la ballerine en se découvrant le visage. Pâle, trem-
blante et désespérée de ce grand sacrifice, elle se sauve, tenant à la main
un laurier d*or que vient de lui remettre un grand admirateur de son ta-
lent, et eRe s^écrie : « Plus d'amour! L'art et la gloire, voilà ma seule pen-
sée désormais! » Avouons que Mignon, la divine zingarella, ne se serait
pas mieux conduite que la Zanzara dans une pareille circonstance.
Tavouerai, en finissant cette analyse rapide, que le ballet est intéressant,
et qu'il y a dans ces trois actes des situations dignes vraiment d'une œuvre
d'art. Les décors sont beaux, les costumes très variés, et il y a parmi les
tableaux qui se succèdent dans ces trois actes une scène vraiment origi-
nale : c'est le bal masqué de la fin, où apparaissent sous leur costume pit-
toresque tous les types de l'ancienne commeiia deWarle, les pierrots, les
pantalons, les arlequins, les colombines, dont chaque groupe danse sur un
rhythme particulier; l'ensemble est gai et d'un effet vraiment comique. La
musique, sans être bien distinguée de style, est facile, suffisamment co-
lorée et bien rhythmée surtout, qualité indispensable dans l'accompa-
gnement d'un ballet. C'est l'œuvre d'un compositeur italien très fécond,
M. Giôrza, qui a écrit la musique d'un grand nombre de ballets accueillis
toujours avec beaucoup de succès en Italie. Quant à M. Rota, qui est le
véritable auteur de la Maschera, c'est un artiste plus célèbre encore que
le musicien, car, dans les nombreux scénario qu'on a représentés de lui, il a
mis de la poésie et une entente habile de l'ordonnance de groupes dansans.
L'auteur de la Maschera, qui se présente pour la première fois au public
parisien, a produit un ballet : les Blancs el les Noirs, qui a été reçu avec
enthousiasme dans toutes les grandes villes de l'Italie. Amina Boschetti ,
pour qui je crois a été tracé le rôle de la Zanzara, jouissait aussi d'une
grande réputation dans son pays. C'est une femme d'une taille moyenne,
bien prise et vigoureuse. Douée d'une physionomie mobile, elle exprime
avec énergie et vérité les divers sentimens qu'elle éprouve, et sa pantomime
vraiment italienne rappelle la ferme accentuation de la Ristori. Ceux qui
n'ont pas peur de l'originalité et qui savent apprécier les forces vives de la
nature dirigées par un art incontestable , ceux-là trouveront dans M"* Bos-
chetti un talent curioux et piquant. Elle va, elle vient, elle bondit comme
une lionne et retombe sur ses pieds solides avec une rapidité vertiginieuse.
Elle est aussi étonnante de précision quand elle se suspend au cou de son
partenaire, M. Mérante, et quand elle exécute un point d'orgue d'en/re-
chats, dont les mouvemens sont aussi serrés qu'un trille aigu de M^^« Patti;
mais ce que la cantatrice ne pourra jamais réaliser, c'est de courir à recu-
lons sur la pointe de ses orteils et de faire ainsi des voltiges qui excitent
l'étonnement même de cette minorité de la fashion qui juge en premier et
dernier ressort les danseuses qui passent sur la scène de l'Opéra. Recon-
naissons aussi que les plus célèbres danseuses qu'on a admirées à Paris de*
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REVUE. — CHRONIQUE. 243
pais cinquante ans venaient de Fltalie. M""' Boschetti peut être classée
parmi les danseuses réalistes qui rappellent un type de l'ancienne comédie
delVarte dont Torigine remonte aux atellanes, que les Romains avalent em-
pruntées aux Étrusques. On voit par ces rapprochemens que la Zanzara de
Milan vient de loin.
Le Théâtre-Italien a montré depuis quelque temps une activité dont il faut
tenir compte à Tadministration de M. Bagier, qui a compris quMl faut bien
des efforts pour relever une institution sur son déclin. Nous Pavons dit sou-
vent : ce n'est pas le public qui manque à Paris gour faire réussir une
entreprise d'art qui lui offi^ un plaisir certain. Voyez les concerts populaires
de musique classique où se rendent, tous les dimanches, trois mille audi-
teurs, puisés dans toutes les classes de la société, pour entendre les chefs-
d'œuvre de la musique instrumentale I N'est-ce pas là un signe éclatant des
progrès immenses qu'a faits en France cet art éminemment civilisateur?
Les sociétés consacrées à l'exécution de la musique instrumentale dans
toutes ses formes sont très nombreuses à Paris, et toutes ont un public
affidé qui chaque jour devient plus nombreux. Le Théâtre-Italien, auquel il
faut revenir, a pu se convaincre aussi que l'exécution soignée d'un ouvrage
connu obtient un succès fructueux et durable, parce qu'on ne se fatigue
pas d'entendre un délicieux chef-d'œuvre comme />on Pasquale^oix M^^" Patti
est ravissante de naturel, de brio et d'espièglerie piquante.
Ce rôle de Norina a été écrit pour la Grisi, puissante- et admirable can-
^ tatrice, auprès de laquelle M"« Patti n'est qu'une enfant mutine. M. Mario,
qui paraissait aussi dans ce rôle d'Ernesto qu'il a chanté jadis avec un
charme que les femmes n'ont pas oublié, a retrouvé dans le duo et dans la
délicieuse sérénade du troisième acte quelques accens émus que le public
a salués comme un souvenir d'une époque incomparable dans l'histoire du
Théâtre-Italien. C'est pour Lablache, Tamburini, Mario et même Grisi que
Donizetti a composé Don Pasquale en 1863. Le rôle si difficile du vieil
amoureux est rempli avec talent par M. Scalese, et M. Delle-Sedie est dans
le personnage du docteur ce qu'il est partout, un chanteur de goût et un
comédien intelligent. On a repris aussi tout récemment la Semiramide de
Rossini pour les deux sœurs Marchisio, que nous avons vues sur la scène de
l'Opéra 11 y a deux années. Depuis lors, elles ont beaucoup voyagé et
chanté sur plusieurs théâtres de l'Italie. Elles viennent aujourd'hui directe-
ment d'Espagne, où elles ont été fort appréciées, ce qui n'a rien d'éton-
nant, puisque M™« de Lagrange y fait merveille avec une voix acérée et de
faux transports. La nature a fait de ces deux filles de l'Italie,'— elles sont
nées à Turin, — un soprano et un contralto d'une inégale beauté, mais
dont elles ont appris à fondre les timbres dans un harmonieux accord. C'est
Barbara, le contralto, qui est montée la première sur la scène et débuta
sur le théâtre de Madrid. Carlotta, le soprano, qui s'était vouée d'abord à
l'étude du piano sous la direction de son frère, suivit bientôt l'exemple de
Barbara, et toutes deux parurent ensemble au théâtre San-Benedetto à Ye-
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244 REVUE DES DEUX MONDES.
nise. Quoi qu'il en soit de ces commenccmens modestes des deux sœurs,
elles sont aujourd'hui parvenues à une certaine célébrité. Carlotta, plus
grande et plus agréable, possède une voix de soprano fort étendue et d'une
flexibilité naturelle que l'art a perfectionnée. Elle réalise sans trop d'ef-
forts les diflBcultés vocales les plus compliquées, et les sons supérieurs sont
aussi justes et presque aussi nourris que les notes de la partie moyenne de
son échelle. C'est une artiste d'un vrai talent, mais elle manque un peu de
passion. Elle chante en honnête femme qui ne veut pas éveiller de trop
fortes émotions sur un public qui l'accueille du reste avec une juste es-
time. La voix de Barbara au contraire est un contralto fort inégal, dont les
deux registres qui composent son clavier sont mal joints. Elle est d'ail-
leurs moins bien douée au physique que Carlotta, et elle ajoute à ce dés-
avantage un défaut de prononciation qui rend sa voix plus sourde que
ne l'a faite la nature. On ne sait vraiment dans quelle langue elle chante,
et c'est aussi le reproche qu'on peut faire à M"»* Meric-Lablache, qui, par ce
défaut d'articulation, affaiblit une partie de l'effet que produirait son talent
vraiment dramatique. Carlotta a chanté avec un très grand éclat l'air Bel
raggio lusinghiero, et dans le duo Eh hen! elles ont été admirables par
la perfection avec laquelle les deux voix s'unissent et se fondent en un ac-
cord ravissant. On leur a fait répéter ce duo, et si les autres chanteurs
qui contribuent à l'exécution de ce grand ouvrage étaient moins médiocres,
la reprise de Semiramide aurait eu plus de succès. M. Agnesi , qui est un
Belge, je crois, a été chargé du rôie d'Assur. M. Agnesi, qui a une grosse
voix de basse assez étendue , ne sait pas encore s'en servir, et il a grand
besoin d'étudier l'art de phraser, qu'il paraît ignorer. Je mentionnerai seu-
lement le nom d'une cantatrice émérite, M™« Spezzia, qui a débuté dans il
Trovatore, où elle a crié tant qu'elle a pu, car sa voix ruinée ne lui permet
plus de chanter. Enfin le Théâtre-Italien a repris aussi Maria, de M. de
Flottow. Nous l'avons déjà entendue plusieurs fois, cette musique agréable,
qui manque absolument de style et d'originalité. M^^*" Patti a chanté la fa-
meuse romance de la Rose avec une simplicité d'accent qui a étonné et
charmé le public. M. Mario est aussi agréable à voir et à entendre dans
le rôle de Lyonnell, et en général l'opéra de M. de Flottow est assez bien
interprété. p. sccdo.
"^ LES FINANCES DE LA RUSSIE.*
On ne saurait traiter des finances de la Russie sans s'exposer à de vives
réponses, et notre modération môme en pareille matière a été présentée
comme suspecte. A quelles amères critiques ne faudrait-il donc pas s'at-
tendre, si, au lieu de se contenter de l'éloquence des faits, on empruntait
(i) Voyez la Revue dû 15 janvier 1864.
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HEVUE. — CHRONIQUE. 245
le langage des fonctionnaires russes les plus considérables! Ce langage est
significatif, on en jugera par un seul exemple, emprunté à une récente
correspondance de Saint-Pétersbourg. Il y a un mois à peine, on offrait au
général Tchevlcine, l'ancien ministre des travaux publics, de le charger de
Tadministration des finances; il répondit : a Pour accepter le portefeuille
des finances dans Tétat de choses actuel, il faut être un homme de génie ou
un fou, et, comme je ne suis ni Tun ni Tautre, je le refuse. »
En essayant d'exposer ici l'état réel des finances russes, nous n'étions pas,
malgré notre soin scrupuleux de n'admettre que des faits sévèrement con-
trôlés, à l'abri de quelque inquiétude. Une erreur involontaire, n'eût-elle
porté que sur des données d'une faible importance, risquait, auprès d'es-
prits prévenus, de répandre quelque ombre sur le travail tout entier; nous
dirons naïvement ce que nous avons fait pour éviter cet écueil. Chaque fois
que les calculs ne nous semblaient point décisifs, nous avons adopté le
chiffre le moins défavorable à la Russie. C'est une faute que de vouloir dis-
simuler ou abaisser les ressources de ceux qu'on peut avoir à combattre ;
c'est une faute non moins grande que d'exalter outre mesure les forces de
son pays : on arrive ainsi à créer une fausse sécurité, ou à susciter de té-
méraires espérances. Rien n'est beau que le vrai, dit le poète; l'on peut
ajouter que rien n'est utile en dehors de la vérité. Aussi devons-nous re-
mercier les nombreux organes de la presse russe qui, au lieu de contester
le résultat numérique de nos recherches, n'ont réussi qu'à l'affermir. Ils
nous ont délivré de toute appréhension au sujet des données que nous
avons recueillies. « Le ton de l'article est modéré, dit le plus compétent
des écrivains qui ont pris la plume pour nous répondre, M. de Thoerner (1),
les chiffres sont exacts et puisés à des documens officiels; » mais il ajoute :
« Cependant, pour être impartial, il ne suffit point de tenir un langage mo-
déré et de s'abstenir de citer des faits qui pouvaient être facilement con-
testés. En puisant aux sources officielles des faits et des données qui' par-
lent en notre défaveur (et quel est le pays qui peut se flatter d'en être
exempt?), l'auteur prend soin de passer sous silence tout ce qui peut don-
ner l'explication de ces faits. En relevant ainsi l'état de la Russie seule-
ment d'après les points obscurs, il tend à produire par cette apparente
modération une impression d'autant plus désavantageuse. »
Nous connaissons M. de Thoerner, nous apprécions son mérite et sa com-
pétence; aussi aurions-nous désiré qu'il fît ressortir les points lumineux
destinés à éclairer d'une nouvelle splendeur la situation des finances russes.
Nous nous serions empressé de rectifier les indications erronées qui au-
raient pu se glisser dans notre étude. Pourquoi faut-il que tout se borne à
ui^ plaidoyer de circonstances atténuantes au sujet de l'émission désordon-
née du papier-monnaie, que M. de Thoerner n'approuve point, et à l'an- ,
nonce d'un surcroît de 8 millions de roubles dans la perception de l'impôt
sur l'eau-de-vie en 1863? Nous n'avions parlé que des prévisions budgétaires;
quant au résultat final de l'exercice, il nous aurait été difficile de le con-
naître à Paris dans les premiers jours de janvier 186/i. Ce résultat ne suffit
(1) Dans V Invalide russe.
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2A6 REVUE DES DEUX MONDES.
point d'ailleurs pour effacer un déficit avoué de 15 millions de roubles sur
l'ensemble du budget, et l'on ne saurait encourir le reproche d'un excès
de prudence en disant qu'il faut attendre le compte général pour arrêter
la balance. Il est en effet probable que d'autres branches du revenu n'auront
pas atteint en 1863 les chiffres inscrits; ce qui est certain, c'est que les
dépenses auront singulièrement dépassé les prévisions budgétaires. On en
trouve la preuve dans une nouvelle émission de douze séries de billets du
trésor pour une somme totale de 36 millions de roubles {ilih millions de
francs), qui aggrave d'autant la dette flottante de l'empire. L'oukase du
16 janvier 1856, qui prescrit cette émission, fournit , ce semble , un com-
mentaire significatif à nos observations du 15 janvier. Nous ne demandons
pas mieux que d'être éclairé sur la situation financière de la Russie; aussi
prions-nous les écrivains qui ont bien voulu s'occuper de nos recherches,
et cela même au risque de paraître indiscret, de nous apprendre quel est le
véritable chiffre des billets du trésor en Russie. Nous ne l'avions porté qu'à
135 millions de roubles, y compris les 15 millions émis pour combler le
déficit de 1863; mais nous trouvons, dans le budget pour le service de la
dette publique imprimé au commencement de 1863, que les bons du trésor
s'élevaient dès lors à 138 millions de roubles : nous en aurions donc atté-
nué le chi£fre de 18 millions de roubles. En y ajoutant les 15 millions
créés l'année dernière et les 36 millions actuellement décrétés par l'oukase
du 15 janvier, on arrive à un total de 189 millions de roubles, c'est-à-dire
de plus de 750 millions de francs. De ce chef, le chiffre de la dette flottante
se trouve dépasser de moitié celui que nous avions admis. Quant à la pré-
tendue confusion que nous aurions commise en portant les 268 millions de
roubles de billets à 5 pour 100 au compte de la dette de l'état, alors que ce
serait une dette hypothécaire couverte avec un excédant par les 356 mil-
lions de roubles que les propriétaires doivent à la banque, nous en deman-
dons pardon à M. de Thoerner, mais nous n'avons rien omis ni rien con-
fondu. Les obligations sont dues par l'état, que les propriétaires paient
ou ne paient point; aussi disions-nous : a Comment lui rentreront dans
les circonstances actuelles les 357 millions de roubles (1), solde des em-
prunts faits par des particuliers, et payables en divers termes de quinze
à trente-sept ans? » Cette rentrée est fort aventurée : en grande partie,
les créances de la banque se compenseront avec les indemnités dues aux
propriétaires par suite de l'émancipation des paysans. Loin d'être en état
de se libérer du surplus, les propriétaires ont un besoin urgent de nou-
velles avances pour transformer les anciens procédés de culture, assis
sur le servage, et toutes les sources du crédit sont taries!...
«Personne n'ira contester à M. Wolowski, ajoute M. de Thoerner, que
la dette flottante ne soit considérable et que le pays ne souffre d'une sur-
abondance de papier-monnaie.» Le publiciste russe va plus loin que nous-
même : il avoue que le goût de l'économie est peu développé en Russie,
(1) On voit que nous n'avons pas atténué le chiffre. M. de Thoerner oublie de faire
figurer à côté des obligations 5 pour iOO celles à 4 pour 100, qui proviennent de la
même source, et qui font aussi compensation à la dette des propriétaires fonciers.
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REYCE. — CHRONIQUE. 247
qu*on y est habitué à vivre largement, que raccumulation des capitaux
s*y produit avec lenteur. U compte, pour modifier cette situation, sur les
effets de la crise pénible que la Russie traverse en ce moment; la nation y
puisera, dit-il, une leçon d^économie et de travail. Tels doivent être en
effet partout les résultats de la liberté; mais il faut que celle-ci ne se borne
point à être inscrite sur le papier : il faut qu'elle vivifie les institutions,
qu'elle épure les mœurs, qu'elle relève les âmes, qu'elle éclaire les intelli-
gences. La liberté n'agit point avec une baguette magique, et ne dispense
ni d'efforts ni de sacrifices. Elle se borne à briser les entraves, pour per-
mettre à l'homme de conquérir la destinée dont il sait se rendre digne;
elle ne dispense ses bienfaits qu'à ceux qui savent secouer les tristes tra-
ditions de l'esclavage, l'indolence et l'apathie; elle veut des cœurs éner-
giques et des bras robustes; elle exige tout un ensemble de réformes dont
la Russie possède à peine le germe. Si elle n'excite point à faire plus et
mieux, le mal qu'elle prétend guérir s'aggrave encore. Le parallèle qu'on
essaie d'établir entre les résultats de la révolution française et ceux de la
mesure prise par l'empereur Alexandre II, et à laquelle nous avons été les
premiers à rendre pleine justice, est donc entièrement inexact : 1789 n'a
fait que traduire en droit le progrès accompli déjà dans lès esprits. En
Russie, l'émancipation doit seulement servir de point de départ au progrès;
elle n'a pas le pouvoir de tout changer du jour au lendemain.
Nous ne sommes pas de ceux qui refusent de croire à l'avenir de la nation
russe; mais il faut qu'elle accomplisse un long et pénible travail qui finira
par la rendre plus forte et plus riche qu'elle ne l'a jamais été, à la condi-
tion toutefois de savoir faire face aux difficultés de l'époque de transition.
Ces difficultés sont assez nombreuses pour que M. de Thoerner convienne
lui-même avec nous qu'en présence des réformes intérieures qui s'y ac-
complissent, la Russie a besoin de la paix. Il va même plus loin, il montre
comment, par suite de sa position, de l'étendue de ses frontières, de sa
population clair-semée, la Russie ne saurait jouer un rôle agressif dans la
politique européenne. «Dans toute lutte agressive, dit-il, elle serait né-
cessairement faible; d mais les mêmes conditions seraient pour elle une
cause de force et de puissance dans une guerre défensive conduite sur son
propre terrain, et où ses intérêts nationaux seraient en jeu. C'est un ordre
d'idées étranger à notre premier travail, et dans lequel nous ne voulons
pas nous engager. U ne nous en coûterait pas de dire que notre pensée se
rapprocherait à cet égard de celle de M. de Thoerujîr, pourvu qu'on s'en
tint à la lettre même des termes où il a posé la question, et que la Russie
n'eût à défendre que le territoire qui lui est propre, sans contestation
aucune.
Nous ne voulons pas abandonner l'écrit de M. de Thoerner sans ajouter
que si, comme il le reconnaît, les faits et les données produits dans notre
premier travail sont exacts (et comment ne le seraient-ils pas, puisque
nous n'avons eu recours qu'aux sources officielles?), nous n'avons rien passé
sous silence de ce qui pouvait servir à une appréciation sincère. Pourquoi
le dissimuler? Oui, c'est avec un sentiment de vive satisfaction qu'on ar-
rive à reconnaître, non que le colosse devant lequel beaucoup s'inclinent
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2A8 BEVUE DES DEUX MONDES.
avait des pieds d'argile, mais qu'il ne possédait çoint cette force d'action ni
cette constitution robuste devant lesquelles le droit public de l'Europe de-
vrait s'effacer. La grandeur prépondérante de la Russie est une question
d'avenir, elle n'est point du domaine de la réalité présente. Il faudrait,
pour qu'elle pût jamais s'établir, beaucoup de faiblesse et d'imprévoyance
de la part des autres nations. S'il est un reproche auquel nous nous soyons
sciemment exposé, c'est celui de rester au-dessous de la réalité. Nos con-
tradicteurs, s'ils ont lu notre travail autrement que sous l'empire d'une
idée préconçue, n'ont pu y voir autre chose qu'un avertissement sérieux:
le pays le plus intéressé à se bien connaître, c'est la Russie elle-même; elle
ne doit point agir comme ces enfans qui croient éviter le péril en fermant
les yeux. Si elle a cessé d'être l'empire du silence, si les discussions exté-
rieures peuvent y pénétrer, qu'elle ne se laisse point égarer par un faux
sentiment d'amour-propre; constater le mal, c'est empêcher des fautes
nouvelles qui s'aggravent, c'est préparer le remède. Nous repoussons le
procès de tendance qu'on prétend nous intenter; ce n'est pas notre faute si
les faits parlent aussi haut, et nous laissons l'art de les grouper avec une
habileté que n'accompagne peut-être pas toujours la conviction à ceux qui
essaient de jpallier le mal et de voiler la situation véritable.
Avant M. de Thoemer, le gouverneur de la banque de Saint-Pétersbourg,
le baron Stieglitz, avait essayé d'expliquer les mesures prises par ce grand
établissement à l'égard de l'échange des billets contre espèces. Tous ceux
qui ont lu sa lettre du 22 janvier 1864 comprendront pourquoi nous n'a-
vons pas cru qu'il fût urgent d'y répondre, d'autant plus que M. Stieglitz
déclarait qu'il ne voulait point continuer une discussion à ce sujet. Le gou-
verneur de la banque de Saint-Pétersbourg commence par dire qu'il ne s'ar-
rêtera pas à rénumération des fautes commises dans l'administration des
finances russes, a car quel état n'a pas commis quelques graves erreurs,
avec leur cortège de circonstances fâcheuses? » Il reconnaît l'énorme ac-
croissement du papier-monnaie; mais il le présente « comme une nécessité
absolue dont il serait injuste de critiquer les conséquences, car les guerres
ne se laissent jamais arrêter par des considérations pécuniaires. On est
obligé d'y pourvoir quand même. » On pourrait répondre que c'est un
motif de plus pour ne point nourrir des velléités injustes et envahissantes.
Quant à la situation des finances russes, rien dans les explications don-
nées par M. Stieglitz n'infirme l'exactitude de nos renseignemens. Gomme
nous l'avons expliqué, la Russie a conclu en 1862 un emprunt de 15 mil-
lions de livres sterling (375 millions de francs) dans le dessein d'arriver i
l'échange des billets de banque contre du numéraire. Soit dit en passant,
cela prouve qu'elle n'appréciait pas les avantages et la nécessité du papier-
monnaie fion remboursable que célèbrent, aujourd'hui que la reprise des
paiemens a échoué, certains écrivains.
Le point essentiel, le seul qui ait réellement engagé M. Stieglitz à nous
répondre, c'est la singulière opération en vertu de laquelle, sachant à
merveille qu'elle ne pourrait point continuer le remboursement en es-
pèces, la banque de Pétersbourg a devancé le moment indiqué pour le paie-
ment au pair, sauf à ne plus payer les billets à aucun prix au bout de
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REVCE. — CHRONIQUE. 249
deux mois. « Et que serions-nous devenus, remarque vivement M. Stîeglitz,
si nous avions suivi l'échelle progressive jusqu'au 1" janvier 1866, au
lieu d'en rapprocher le terme au 1" septembre, comme nous en avions le
droit, je le répète? On nous aurait enlevé tout notre encaisse métallique l
De mois en mois, cette échelle ne faisait qu'exciter la spéculation. Le seul
moyen d'arriver était de devancer l'échelle... Il n'y avait aucune position
obscure, puisque nous avions atteint le pair, et pendant comme après l'é-
chelle il n'y avait personne qui fût mieux instruit ou plus avisé que le
public. Chacun pouvait se présenter au guichet de la banque, et la faculté
d'y puiser était égale pour tous. »
Nous avons voulu laisser parler M. Stîeglitz lui-même. Il se rejette sur
les embarras financiers de l'Europe entière; mais, si ces embarras pou-
vaient servir d'excuse à un échec trop prévu, comment y puiser un motif
pour accélérer la reprise du paiement au pair? N'était-ce point, en es-
sayant ainsi de faire bonne mine à mauvais jeu, risquer d'induire en erreur
les gens moins initiés dans les arcanes de la finance? Nous n'avions fait à
cet égard que reproduire les critiques dont cette mesure a été l'objet en
Russie : il ne nous semble point que la lettre de M. Stieglitz, soit de na-
ture à les écarter.
Le gouverneur de la banque de Pétersbourg craint encore pour son pays
des allures trop fiévreuses, « Ne détruisons pas, dit-il, notre ancienne de-
meure avant d'avoir construit la nouvelle. » Nous ignorons ce qui suscite
ses alarmes et quelles sont les innovations qui les justifient : jusqu'à pré-
sent au contraire, en finances comme en politique, on ne paraît que trop
fidèlement s'attacher aux erremens du passé. La Russie demeure toujours
voisine d'un état d'enfance dont le tableau fidèle aurait sans doute été
taxé d'exagération, s'il s'était présenté sous notre plume. Nous en avons
rencontré les traits curieux dans une réponse à notre travail publiée par
le Journal de Saint-Pétersbourg du 13 février, et annoncée Immédiatement
à l'Europe entière par une dépèche télégraphique l Notre surprise a été
grande en lisant cet écrit, signé par un banquier d'Odessa. Franchement,
on aurait pu s'épargner les frais du télégramme. Une citation presque in-
tégrale permettra d'apprécier la valeur de ces observations, sur l'effet des-
quelles on paraît avoir beaucoup compté en Russie; nous*sommes sans
doute mauvais juge, car l'écrit de M. de Thoerner nous semble beaucoup
plus digne d'attention.
« M. Wolowski, dit le publiciste de la feuille russe, prétend que la cir-
culation du papier-monnaie s'élevant en Russie à 635 millions de roubles
( environ 2 milliards et demi en francs) est fort exagérée. A son avis, Il ert
résulte pour la Russie de grands périls financiers. En Angleterre, dit-Il, Il
n'y a que 1 milliard de papier-monnaie, en France 900 millions de francs.
En approfondissant les besoins et les lois de la circulation en Russie ainsi
que la marche des transactions commerciales du pays, on arrive à des con-
clusions d'une tout autre nature. Il ne faut pas perdre de vue en pre-
mier lieu que ces 635 millions de roubles de papier-monnaie circulent dans
un empire dont l'étendue est immense, qu'ils sont distribués parmi une
population de 70 millions d'hommes auxquels la plupart des Inventions mo-
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250 REVUE DES DEUX MONDES.
dernes du crédit sont inconnues. Il faut prendre également en considé-
ration que cette masse de papier-monnaie supplée à toutes les autres va-
leurs pécuniaires qui existent ailleurs, et qu'elle constitue en Russie une
espèce de dette consolidée qui, sans être obérée d'intérêts, répond à peine,
défalcation faite des 72 millions de fonds d'échange, aux exigences du
pays. Les caisses d'épargne n'existent presque pas en Russie; le crédit
n'est pas démocratisé comme en France et en Allemagne. Les paysans, les
bourgeois, les petits employés, les domestiques, en un mot toute la masse
de la nation ne sait pas encore ce que c'est qu'une action ou un coupon
de rente. U faut observer à cette occasion que tandis qu'il y a en France
des coupons de 10 francs et même de 6 francs maintenant ( soit une va-
leur de 200 et 130 fr.), en Russie le plus petit coupon était de 500 roubles
de capital (soit 2,000 fr.). Ce n'est que depuis quelque temps qu'il y a été
émis des billets de 100 roubles à 5 pour 100 (soit /lOO francs). Toute l'é-
pargne nationale est placée en billets de crédit. Il serait difficile d'évaluer
exactement le chiffre auquel elle s'élève; mais 70 millions d'habitans, dont
l'épargne est assez considérable^ doivent absorber une quantité de billets
de crédit s'élevant en minimum au tiers, sinon à la moitié, de tout le pa-
pier-monnaie circulant.
« Le crédit n'est pas développé en Russie, nous le répétons, comme dans
les pays cités par M. Wolov^ski. Pour tous les paiemens de ville en ville,
on se sert d'un moyen abandonné par tout le reste de l'Europe. On envoie
l'argent en papier-monnaie par la poste. Les traites et les remises sont in-
connues, et il n'est pas un seul pays au monde où d'aussi considérables en-
vois d'argent se fassent par la poste. A peine s'il y a dans cinq ou six
villes des comptoirs de la banque d'état qui délivrent des transferts. En-
core la banque est-elle obligée de munir les succursales de fonds envoyés
par la poste ou par une expédition au comptant escortée d'un caissier de
la banque. En France, les banquiers, la Banque même et ses succursales,
en dernier lieu aussi les mandats de la poste, remplacent, au grand avan-
tage du public, les moyens primitifs dont se servent encore les Russes. 11
n'en résulte pas moins qu'une grosse somme de papier-monnaie se trouve
mise en dehors de la circulation, et l'on doit le reconnaître, si l'on prend
en considération la lenteur des communications et les immenses distances
à parcourir. C'est à peine s'il existe maintenant en France des trajets de
plus de deux ou trois jours de durée; mais en Russie les distances sont
de dix, vingt, trente et même soixante jours, ce qui fait que de fortes
sommes sont soustraites à la circulation, et que les besoins financiers du
pays en réclameraient peut-être le remplacement.
« Aussitôt perçues, les recettes du trésor français sont versées au crédit
de l'état à la Banque de France ou dans ses succursales. C'est ce qui '
n'existe pas encore en Russie. 11 y a de six cents à sept cents caisses de
district et de province qui reçoivent les impôts; chaque administration de
gouvernement ou de ville a sa caisse à elle, et comme cet argent ne rentre
au trésor qu'à certains intervalles, il y a de très fortes sommes mises hors
de circulation de cette manière-là aussi. Ces trois considérations prises
dans leur ensemble amènent à réduire de UOO ou /i50 millions le chifiï^
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HEYUE. — CHRONIQUE. 251
réel du papier- monnaie circulant, qui ne s'élève par conséquent qu'à 200
ou 250 millions de roubles, chiffre restreint plutôt qu'exagéré, et qui ex-
plique la pénurie numéraire ainsi que le taux élevé de l'escompte à l'inté-
rieur et même à la bourse de Saint-Pétersbourg et d'Odessa.
a La trop grande abondance de papier-monnaie se manifeste par la dé-
préciation de ce papier. Or à l'intérieur la confiance qu'il inspire est iné-
branlable. Ce qui le prouve, c'est que, depuis le 1" septembre jusqu'aux
derniers jours d'octobre 1863, alors que la banque donnait l'argent au
pair, le pays n'a rien échangé. Toutes les demandes étaient pour l'exté-
rieur et affectées au solde des importations étrangères. La hausse du
change en 1862-1863 a donné une prime de 5 à 10 pour 100 aux importa-
teurs de marchandises, et la bonne récolte en 1862-1863, en France et en
Angleterre, ayant ralenti les expéditions des céréales russes, il fallait payer
à l'étranger, en or ou en traites de la banque, le déficit de notre bilan
commercial. Voilà tout le mystère de cette mesure non réussie d'échange
dans laquelle le pays même n'est entré pour rien...
a Tandis qu'en France les transactions commerciales se font à trois mois
de terme tout au plus, en Russie elles se font ordinairement à six , neuf,
quelquefois même à douze mois de terme, la plupart du temps les paie-
mens sont fixés à l'époque de réunion des grandes foires, telles que celles
de Nijni, de Kharlcov, de Poltava, d'Irbit, etc. Dans le cas même où l'ar-
gent est disponible deux ou trois mois avant le terme désigné, le négociant
russe ne le fait pas valoir, le gardant jusqu'à échéance, en sorte que si
un billet de la Banque de France circule constamment et rapidement , le
papier-monnaie russe suit une voie tout oppQsée, ce qui fait qu'il en faut
beaucoup plus. En France, chaque boutiquier, chaque négociant se 'sert
de la Banque de France ou de l'intermédiaire des banquiers. Ces derniers
font aussitôt valoir les dépôts qu'ils ont reçus. Tout cela est complètement
inconnu en Russie, de même que la lettre de crédit. En Russie, les habitudes
sont autres. Tous les produits agricoles se paient au comptant, et l'ache-
teur doit emporter les sommes qui lui sont nécessaires en billets de crédit
qui restent en portefeuille pendant toute la durée <i'un long voyage...
« M. Wolov^ski ne cite, il est vrai, que des chiffres officiels et produits
par le gouvernement russe lui-même, mais il les groupe et les interprète de
manière à en déduire les conclusions les plus arbitraires. Affirmer d'abord
que la Russie est un pays pauvre, le répéter plus de trois fois à la même
page, c'est commencer par prouver qu'on s'est laissé entraîner par des
sympathies politiques qu'expliquent le nom et l'origine de l'auteur... Les
richesses nationales de la Russie avec ses 70 millions d'habitans sont, toutes
proportions gardées, équivalentes à celles des pays les plus favorisés. La
seule différence réelle, c'est que ces richesses n'ont pas atteint le même
degré d'exploitation, de développement et surtout d'imposition. Les ma-
gnifiques provinces situées entre le Volga et la Dvina, le Dniester et le Bug,
dont la superficie égaie celle de la moitié de l'Europe, possèdent un sol ad-
mirable, qui n'a même pas besoin d'engrais pour produire les plus riches
récoltes... Jamais les paysans n'ont autant ensemencé et récolté qu'en 1862-
1863. Qant aux propriétaires, M. Wolowski se trompe encore en affirmant
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252 RErUE DES DEUX MONDES.
que leurs ensemencemens ont diminué de beaucoup. Peut-être serait -il
juste de dire qu'ils n'ont pas cultivé autant de terrain qu'auparavant; mais
en limitant la culture ils ont pu, grâce au travail libre, l'améliorer consi-
dérablement et récupérer ainsi par la qualité ce qu'ils ont pu perdre sur la
quantité. Pour l'application des forces mécaniques à l'agriculture, la Russie,
dans ces derniers temps surtout, a fait des progrès immenses. En dehors
de l'Angleterre, il est peu de pays peut-être qui soient munis d'un plus
grand nombre de locomobiles, de batteuses et de moulins à vapeur. Gela
est si vrai que l'achat de ces machines à l'étranger a fait sortir de Russie
des sommes immenses, ce qui a pesé fort lourdement sur le bilan commer-
cial de l'empire. Nulle part les impôts ne sont aussi modiques qu'en Russie.
Si M. Wolowski voulait établir un parallèle entre les impôts d'un contri-
buable français et ceux d'un contribuable russe , il serait frappé du con-
traste qui en résulterait tout à l'avantage des Russes. »
Nous avons tenu à reproduire dans ce qu'elle a d'essentiel la réponse du
Journal de Saint-Pétersbourg; chacun peut juger de la puissance des argu-
mens qu'on y développe. Dans notre premier travail, nous avons laissé
parler les données officielles; ici nous avons cédé la parole aux défenseurs
avoués de l'administration russe. Que voudrait-on de plus? Sommes-nous
responsable du triste état des choses dont témoignent des chiffres re-
connus exacts, ou de ce qu'une défense trop difficile peut laisser à dési-
rer? Il est vrai que, dans un premier article du 25 février 1866 (1), un pro-
fesseur d'économie politique connu par des travaux estimables, M. Bunge,
s'exprime ainsi : « Conclure à l'absence des moyens pour nous faire sortir
des difficultés contre lesquelles lutte notre administration financière, n'est-
ce pas proclamer hautement la stérilité de son savoir? » Ce reproche, nous
l'acceptons. Oui, notre savoir est stérile pour une pareille œuvre, et nous
admirerons l'habileté de M. Bunge, s'il réussit à l'accomplir. Ce sera l'homme
de génie attendu par le général Tchevkine, et l'empereur Alexandre II de-
vra se hâter de lui confier le portefeuille des finances.
Dans la multitude d'écrits russes sur la question soulevée par nofk*e
étude, c'est toujours le même argument qui reparaît. Personne ne conteste
les chiffres, mais on s'attaque aux inductions, et l'on prétend que nous n'a-
vons pas tout dit. Le Journal de Saint-Pétersbourg et M. de Thoerner in-
sistent sur les nécessités qu'imposent â la circulation monétaire de la Russie
l'étendue de l'empire, l'absence des voies de communication et l'absence
plus complète encore du crédit; mais tout s'équilibre, et ce triste reflet de
la barbarie, qui jette une ombre si épaisse sur la Russie, n'exerce-t-il point
aussi quelque influence sur la formation de la richesse ? L'amour-propre
national se révolte contre ces paroles : « La Russie est pauvre. » Certes ce
ne sont pas des peintures comme celles du Journal de Saint-Pétersbourg
qui sont de nature à inspirer une conviction contraire. Dans sa naïveté,
l'aveu est instructif : il ne faut point être pessimiste pour éprouver une
surprise peu agréable en présence de ces procédés rudimentaires, qui dé-
notent une société se dégageant à peine des langes de la barbarie : tout
(1) Réponse à M. Wolowski, publiée dans le Journal le Nord.
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REVUE. — CHRONIQUE. 255
ce qui fait la force de rOccident y reste inconnu , tous les rouages sont
d'une grossièreté primitive.
n est un moyen dont les écrivains russes usent volontiers quand ils veu-
lent se soustraire aux embarras d'une discussion sur les ressources et sur
fadministration financière de leur pays. «C'est bien pis en Autriche, di-
seot-ils. Et puis la France et l'Angleterre n'ont-elles pas eu leur papier-
monnaie? » L'Autriche a le droit de se trouver humiliée d'un semblable
parallèle; si elle souffre du papier-monnaie, elle s'applique à s'en débar-
rasser, au lieu de chercher à masquer par un faux système une situation
déplorable. L'Autriche travaille, elle produit bien et beaucoup; aucune des
forces de la civilisation moderne ne lui demeure étrangère, et les produc-
teurs de blé en Russie savent combien leur devient périlleuse la concur-
rence des céréales de la Hongrie, aidée par les voies perfectionnées de
communication.
La révolution française a souffert de la grande erreur des assignats,
mais ses idées ont labouré le monde, mais son génie a plus créé que ses
fautes financières n'ont pu détruire. Celles-ci n'ont été qu'un détail secon-
daire dans le majestueux ensemble d'une œuvre de géans.
L'Angleterre a eu son papier-monnaie ; mais sait-on dans quelle quotité 7
A l'époque même où les assignats russes se multiplièrent par milliards, les
billets à cours forcé de la banque de Londres ne dépassèrent le chiffre de
20 millions sterling (500 millions de francs) qu'en 1810, et ils n'ont jamais
atteint 28 millions sterling (700 millions de francs) jusqu'au moment de la
reprise des paiemens en espèces en 1822. Cependant les mécaniques an-
glaises, grâce au génie de Watt et d'Arkwright, filaient de l'or. Où se trou-
vent donc les nouvelles et abondantes sources de la richesse en Russie
pour faire équilibre à la masse, écrasante du papier-monnaie? 11 est vrai
que le Journal de Saint-Pétenbourg nous rassure, a Les richesses nationales
de la Russie sont, dit-il, toutes proportions gardées, équivalentes à celles
des pays les plus favorisés. La seule di/fërerice réelle, c'est que ces ri-
chesses n'ont pas acquis le même degré d'exploitation, de développement et
surtout d'imposition. » En d'autres termes, la seule différence réelle, c'est
que ces richesses n'existent pas, car que sont-elles à l'état brut, quand le
génie de l'homme ne les a pas encore fécondées, quand elles ne sont ni
exploitées, ni développées? A ce titre, les contrées les plus riches seraient
les déserts du Nouveau-Monde. Il est vrai que le Journal de Saint-Péters-
bourg promet un nouveau degré dîUmposition, et c'est certainement l'avan-
tage le plus facile à décréter.
Faisons justice en passant des idylles qui nous présentent le bien-être
de la Russie comme soudainement accru par l'abolition du servage. On sait
à quoi s'en tenir sur les effets d'une mesure digne de respect, mais sujette
aux dangers inséparables d'un régime de transition. Les paysans conti-
nuent de travailler sur leurs propres sillons, d'accord ; mais c'est pour se
nourrir, et non pour enrichir le pays. Quant aux propriétaires, nous n'a-
Tons entendu qu'un concert unanime de plaintes sur les pertes subies, à
n'envisager que le côté matériel de la question. Ils sont forcés de réduire
leurs cultures, et le prix de la main-d'œuvre renchérit au point d'affecter
d'one manière sensible le prix du blé.
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25& REYUE DES DEUX MONDES.
Pour en revenir au papier-monnaie non remboursable, nous nous bor-
nerons à demander à ceux qui l'exaltent aujourd'hui pourquoi ils applau-
dissaient, il y a un an, aux efforts tentés pour guérir cette plaie, aux em-
prunts contractés en numéraire pour reprendre le paiement en. espèces.
Us voulaient donc appauvrir la Russie en la privant de ce précieux inslrur-
ment dont elle a pu à plusieurs reprises apprécier déjà le principal bien-
fait, la hideuse banqueroute! Il est vrai quMls n'avaient pas fait encore la
découverte que Ton thésaurisait des billets sans valeur intrinsèque aucune
et dépourvus de tout revenu! U faut bien le reconnaître, si les Russes se
livrent à cette fantaisie et s'ils y consacrent des milliards, la Russie n'est
pas un pays comme un autre, et le capital n'y rencontre guère d'emploi.
En admettant pour le moment, d'accord avec une fiction hardie, que près
de 2 milliards de billets se trouvent ainsi gardés en réserve, que devien-
drait la circulation le jour où ils en tripleraient la masse effective, alors
que, lassés de leur inactivité, ils ne pourraient ni s'écouler sur les mar-
chés étrangers, ni ôtre utilisés sur le marché intérieur? De toutes les sup-
positions, celle imaginée par l'article du Journal de Sainl-Pétersbourg est
sans contredit la plus extraordinaire et la plus périlleuse.'
Vers la fin de décembre 1863, les hommes qui s'occupent des questions
d'économie et de finance se sont réunis à Saint*-Pétersbourg pour discuter
ces graves problèmes. Ils n'ont point partagé des illusions naïves, si elles
sont sincères. Ils ont déploré la nouvelle nécessité qui faisait suspendre
l'échange des billets, et ils en ont indiqué la cause première (1). L'emprunt
contracté à Londres devait être intégralement employé à remplacer une
somme équivalente de billets; mais les besoins du trésor, accrus par la
guerre de Pologne, l'ont conduit à ce que le correspondant du Times
nomme this secret fmancial opération : ils ont fait donner une autre desti-
nation à l'argent produit par l'emprunt. On comprend les embarras qui en
sont résultés.
La nécessité de plusieurs milliards de papier -monnaie non remboursable
est une invention de date récente; elle fait peu honneur à ceux qui s^en
rendent les éditeurs responsables, et nous acceptons la condamnation sous
laquelle ils croient nous accabler en prétendant que nous ignorons les
causes réelles des effets financiers dont nous avons fait l'analyse. Nous es-
pérons les ignorer toujours et n'avoir jamais à faire valoir de pareils ar-
gumens. Le plu^ curieux, c'est que l'on arrive jusqu'à dire que la baisse du
change est étrangère à l'existence du papier non remboursable. On invoque
le souvenir de 1856 et de 1857 pour rappeler que le change est monté alors
jusqu'à /il6. Il n'aurait pas été superflu d'ajouter pendant combien de temps,
et si ce météore accidentel n'a point été amené par la vente soudaine des
réserves de blé accumulées pendant la campagne d'Orient.
Enfin on répète avec insistance que nulle part les impôts ne sont aussi
modérés qu^en Russie. Ce raisonnement n'est pas plus sérieux que si l'on
disait qu'ils sont encore plus modérés parmi les tribus sauvages de l'Amé-
rique. Il ne s'agit point de savoir quel est le chiffre absolu de la redevance
(1) Voyez la correspondance du 7tfiiM datée de Saint-Pétersbourg le 21 décembre
1863, et pubUée le 8 Janvier 1864.
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REVUE. — CHRONIQUE. 255
payée par tête à Tétat (ce chiffre se réduit réellement à environ 20 francs
en Russie, tandis quMl s'élève à plus du double en France), mais de con-
naître la part relative ainsi prélevée sur chacun, ce qui renverse la pro-
portion, et certes aucun contribuable français ne voudrait, toutes choses
égales d'ailleurs, échanger sa position contre celle d'un contribuable russe.
On parle ^income-taxe et d'octrois qui n'existent pas en Russie. Ignore-
t-on que Vincome-iaxe est un obstacle à la formation des capitaux, ce pre-
mier besoin de la Russie, et qu'elle ne saurait être productive là où le
revenu national est si restreint? Quant aux octrois, oublie-t-on qu'ils con-
stituent une source de profits pour les villes, mais qu'ils rapportent fort peu
à l'état? Le tabac et le sel sont, dit-on, faiblement imposés en Russie ; ce
n'est pas la bonne envie, mais la possibilité qui manque pour accroître
cette branche de revenu. En revanche, l'impôt des boissons devient de plus
en plus productif, et le prix de l'eau-de-vie baisse, ce qui fait qu'on en
consomme des quantités de plus en plus effrayantes. C'est là un profit que
la richesse nationale paie cher par l'abaissement intellectuel et moral de
la population livrée à de pareils excès I
Quant aux doléances du Journal de Saint-Pétersbourg sur la balance du
commerce, une feuille russe, la Gazette de la Bourse, nous dispense de
nous y arrêter; elle a suflisamment prouvé tout le vide de cette argumenta-
tion (1). La môme feuille constate que, dans l'appréciation des forces ma-
térielles de la Russie, notre point de départ est celui de presque tous les
publicistes russes. Au lieu d'exagérer l'expression de leur pensée, nous l'a-
vons adoucie. Cest en vain que nos contradicteurs essaient de jeter de la
confusion dans le débat en mêlant tout, pour empêcher une vue nette du
siget; c'est en vain qu'ils nous accusent, en termes qui ne perdraient rien
quelquefois à être plus polis, d^omissions volontaires et d'oublis prémédi-
tés. Nous en avons vainement cherché la preuve dans leurs réponses (2).
Qu'ils nous vantent complaisamment l'abondance des récoltes, et qu'ils y
voient une mine féconde pour la Russie ; il nous suffira de leur demander
quelle transformation s'est opérée depuis l'époque où un économiste dont
on ne déclinera pas la compétence, M. de Tengoborski, estimait au-dessous
de quatre grains le rendement moyen des cultures. Nous nous bornerons
(1) Son article a été reproduit dans le Nord du 21 féyrier 1864.
(2) Le dernier venu, M. Bunge, se montre le moins réservé dans son langage et le
moins décisif dans ses critiques. On aurait mieux attendu d*un économiste dont les
écrits ont été souvent remarqués. Nous lui demanderions surtout à Tavenir, sMl veut
encore nous faire parler, de citer ce que nous avons dit, au lieu d*en présenter un ré-
sumé de fantaisie : ce sera plus exact et plus concluant. Nous n*avons Jamais confondu
l'actif et le passif de la banque avec Tactif et le passif de Tétat; mais, nous sommes
bien obligé de le dire, sauf une portion minime, Tactif de la banque consiste presque
en totalité en sommes qui sont dues par le trésor. Du reste, il faudrait avoir les
tableaux sous les yeux pour saisir d*un coup d*GBil Tensemble de la situation. Bor-
nons-nous à une seule remarque pour le moment : il est un chapitre des revenus ac-
tuels de la Russie que M. Bunge aurait mieux fait de passer sous silence, ce sont les
contributions qui ont frappé, comme il le rappelle, les propriétaires des gouvememens
de Vouest et du sud-ouest de l'empire, c'est-à-dire des provinces lithuaniennes et polo-
naises. L'Europe ne sait que trop que ces contributions ont été productives.
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256 RE?UE DES DEUX MONDES.
aussi à rappeler les jugemens portés sur Tagriculture russe par M. de Moli-
nari, adversaire décidé de la caiise polonaise et plein de bon vouloir pour
la Russie. Dans le Rousski Viestnick (novembre 1862), il en présente un
tableau très sombre. « Que fera, dit-il, le propriétaire sans lumières^ sans
capital, sans mainr-d' œuvre}., ^ La récolte est toujours chétive! »
Est-il besoin de répondre à d'autres observations, aux reproches de ceux
qui nous accusent de n'avoir pas tout dit? C'est dans le Nouvelliste de Mos-
cou que nous trouvons ces reproches, et nous pouvons lui assurer que nous
n'avons rien omis d'essentiel. Ainsi nous ne nous sommes pas contenté
d'invoquer le témoignage autorisé de M. Kolb dans notre appréciation des
forces militaires de l'empire, nous l'avons contrôlé, et nous avons admis
qu'elles s'élèvent à environ 600,000 hommes avec le corps des Cosaques et
la cavalerie colonisée. Le journal russe présente un chiffre pareil comme
le résultat d'armemens récens; mais il laisse en dehors 90,000 Cosaques
et l'armée du Caucase. Nous persistons à penser qu'il y a exagération dans
ces données, bien qu'elles soient loin encore d'atteindre le fameux million
de soldats dont on a si souvent parlé ! Il y avait un moyen fort simple de
lever tous les doutes : c'était de publier les états de l'armée. Aurait-on
craint les rapprochemens que permettent de faire les documens peu nom-
breux, mais significatifs que le gouvernement russe a déjà mis au jour? Ce
qui est certain, c'est que les finances de la Russie doivent se ressentir rude-
ment du surcroit de dépense amené par la levée de nouvelles troupes et
pour la construction hâtive de fortifications plus solides. Nous désirerions
fort voir Vétat au vrai du règlement des recettes et des dépenses de 1863 ;
après l'avoir étudié, on cessera de nous taxer de pessimisme.
En définitive, la situation ne s'améliore pas pour la Russie, quoi que
puissent prétendre les apologistes d'un ordre de choses qui ne saurait faire
désormais illusion à personne. Serait-il vrai que, vers la fin de 1863, le
gouvernement a consenti une remise notable aux détenteurs d'eaux-de-vie
en dépôt pour les engager à payer le droit d'accise avant le 1*' janvier? On
ne saurait voir l'indice d'une grande prospérité dans l'émission de nou-
veaux bons du trésor pour 36 millions de roubles (IM millions de francs)
avec la clause que les caisses du gouvernement ne peuvent les recevoir en
paiement, à moins que la somme à payer n'égale au moins le principal et
les intérêts des billets. On a beau épuiser les palliatifs et multiplier les dé-
monstrations destinées à éblouir le monde, l'abîme du déficit se creuse de
plus en plus, la force des choses et la vérité ne perdent point leur empire^
et la Russie risque fort d'être amenée trop tard à le reconnaître.
L. WOLOWSKI, de riostitat.
V. DE Mars.
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LE . ,
1 • X
PECHE DE MADELEINE
I.
La première fois que je vis Robert Wall, ce fut un soir du mois de
décembre. Il était environ sept heures; ma cousine et moi, blot-
ties sous les rideaux de la fenêtre, nous regardions avec impatience
tomber la neige, qui ensevelissait sans bruit la cour de rhôtel.
J'avais vingt-deux ans, et Louise dix-sept. Elle était vêtue, — je
la vois encore, — d'une robe de soie d'un rose pâle; ses épaules
délicates et sa jolie tête blonde sortaient de cette robe comme un
lis blanc d'un bouquet de roses. Elle était bien charmante, et je le
lui disais : alors elle courait en riant s'admirer dans la glace, puis
elle revenait, et, appuyant son visage contre les vitres, « il ne vien-
dra pas, » disait-elle avec un soupir.
Pour tromper son ennui, je lui parlais du bonheur qui l'attendait,
de ses toilettes, de la vie de plaisir qu'elle pourrait mener après son
mariage; mais elle m* écoutait à peine. — S'il allait ne pas me
plaire! disait-elle; songç donc, Madeleine, nous sommes presque
mariés déjà, et nous ne nous connaissons pas. — Tout à coup elle
tressaillit. — Le voici, s*écria-t-elle, c'est lui, c'est Robert!
La porte cochère venait de s'ouvrir lourdement; une voiture en-
tra dans la cour et s'arrêta au perron, juste au-dessous de nos fe-
nêtres. Un homme descendit rapidement; mais la marquise qui pro-
tégeait le perron nous empêcha de le voir. Une rougeur fugitive
éclairait le visage ordinairement pâle de Louise. — Je n'ose pas
descendre, murmura- t-elle d'une voix émue: dire que c'est ma
TOHE L. — 15 MARS 1864. 17
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258 BEYUE DES DEUX MONDES.
destinée qui est là, sous les traits de cet homme, et que dans un
instant je vais le voir face à face 1
— Que crains-tu? lui répondis-je : n'es-tu pas libre?
Pourtant je tremblais comme elle. Le mariage de Louise et de
Robert Wall, résolu depuis si longtemps, annoncé à demi- voix à
tous nos amis, avait à mes yeux Fautorité d'un fait accompli, et ce-
pendant Louise et Robert ne s'étaient jamais vus. Leurs pères, amis
d'enfance et associés au début de leur carrière, avaient ensemble
commencé leur fortune. Plus tard, à la suite de quelques revers, ils
s'étaient séparés sans que leur amitié en ressentît nulle atteinte.
M. Wall était allé s'établir à New-York avec son fils, alors âgé de
quatre ans. Mon oncle, resté en France, lui rendit à plusieurs re-
prises, et malgré la distance, quelques-uns de ces services qu'une
âme élevée ne saurait oublier. La naissance de Louise, qui coûta la
vie à sa mère, créa entre mon oncle et M. Wall, veuf lui-même de-
puis quelques années, un nouveau lien, puissant et douloureux. La
petite orpheline fut dès son premier jour, dans la pensée de ces
deux hommes, la compagne prédestinée de Robert, et ce mariage
qui devait fondre en une seule famille ces deux vies si pareillement
éprouvées devint leur rêve, le but unique de leurs efforts. Louise et
Robert apprirent à s'aimer en apprenant à vivre.
Les affaires toujours embarrassées de M. Wall le retinrent loin de
France pendant de longues années, et lorsqu'enfin il se croyait libre
de partir, la mort le surprit. Robert, obligé de faire face aux diffi-
cultés de cette lourde succession, dut rester plusieurs mois encore
seul à New-York; mais il ne perdait pas de vue le dernier vœu de
son père, et dès que les obstacles furent aplanis, sa première pen-
sée fut pour la France, pour sa jeune fiancée, pour cette famille
inconnue qui l'attendait avec impatience.
Louise, habituée à entendre chaque jour parler de Robert, s'était
insensiblement attachée à lui par tant de liens subtils et forts,
qu'elle se fût sentie malheureuse et comme dépossédée de son bon-
heur, si on lui eût annoncé que ce mariage était impossible. Et
pourtant une angoisse soudaine s'emparait d'elle au moment de
voh: Robert. — Qu'allait- il rester de son cher idéal? Ce jeune
homme, qui l'attendait tout près de là, était-il bien tel qu'elle l'a-
vait rêvé? Était-ce bien celui qu'elle aimait depuis si longtemps
avec tant d'ignorance et de foi? Elle était libre encore, il est vrai;
mais cette liberté, pouvait-elle en user? Avait -elle réellement le
pouvoir de répudier tout à coup tant de songes et d'espoirs qui for-
maient la trame même de sa vie? Elle sentait confusément, et je
sentais comme elle, que sa destinée lui avait échappé à son insu, et
qu'il était bien tard pour tenter de la reprendre.
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LE Tient DE MADELEINE. 259
Je r aimais tendrement. Il y avait dix ans et plus que nous vivions
comme deux sœurs, depuis le jour où j'avais été recueillie, orphe-
line et pauvre, par la pitié de mon oncle. Aucune des pensées de
Louise ne m'était étrangère, et mon cœur battait de la même émo-
tion que le sien. Nous nous regardions sans parler. — Allons, dit-
elle enfm, autant tout de suite que plus tard. — Elle me prit la
main, et nous descendîmes lentement. Elle s'arrêta néanmoins, hé-
sitante encore, sur le seuil du petit salon où quelques parens et quel-
ques vieux amis se trouvaient réunis; mais j'écartai la portière, et
je la poussai en avant.
Robert Wall était devant nous, debout au coin de la cheminée et
un peu penché vers mon oncle. Il ne me sembla point au premier
coup d'œil qu'il fût beau, et pourtant cette figure irrégulière, en-
cadrée par d'épaisses torsades de cheveux noirs, me frappa par un
caractère de volonté et de force. Mon oncle le présenta à sa fille, et
ils causèrent tous trois. Je ne crois pas que le regard de Robert se
soit arrêté sur moi une seule minute pendant la première moitié de
la soirée; je pus donc l'examiner à l'aise. Il avait une taille moyenne,
souple et nerveuse, l'air un peu hautain; mais par momens quelque
chose de tendre et de velouté voilait tout à coup l'éclat un peu froid
de ses yeux. Son sourire aussi avait une douceur particulière et
imprévue qui lui donnait beaucoup de charme. Mon oncle l'inter-
rogea sur sa vie aux États-Unis, et il répondit avec cet accent de
sincérité scrupuleuse qui inspire la confiance. Il raconta en termes
simples et pourtant pittoresques plusieurs aventures qui lui étaient
personnelles, les unes burlesques, les autres sanglantes, toutes de
nature à nous donner une idée exacte de ces mœurs étranges où la
force individuelle vaut souvent mieux que le droit , et où chacun
lutte seul, à ses risques et périls, au milieu de cette mêlée d'hommes
et d'intérêts confus. Un trait qui me frappait en lui, c'était son in-
différence, son mépris même pour la vie humaine. Jeté dès l'en-
fance au milieu de ces combats sans merci où l'égoîsme le plus
féroce n'est souvent que l'instinct de la conservation surexcité par
le péril, il s'était habitué à ne craindre la mort ni pour lui ni pour
les autres; c'était un enjeu , rien de plus.
Certes Robert Wall tombant inopinément dans notre salon pari-
sien était bien le contraire du banal : sans avoir rien d'excentrique,
sans viser à l'effet, il y avait en lui une étrangeté piquante, une sa-
veur à demi sauvage qui éveillait l'intérêt. Parfois , au récit d'un
épisode de sa vie passée , ses yeux s'allumaient tout à coup, un pli
profond se creusait entre les sourcils, et l'on sentait que d'ardentes
passions se cachaient sous la calme gravité de ce visage. Je me tour-
nais alors instinctivement vers Louise, et je pensais malgré moi
qu'elle était bien frôle pour marcher dans la vie d'un pas égal à
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260 BEVUE DES DEUX MONDES.
celui de ce jeune faomme. Je me Tétais figuré tout autrement, moins
robuste, moins résolu, plus semblable à Louise, qui était la grâce
même et la faiblesse. Que de fois Louise et moi nous nous étions
dépeint mutuellement Rbbert! Les lettres de M. Wall, toutes triom-
phantes d'orgueil paternel, avaient fourni plusieurs traits de ce por-
trait idéal; mais notre jeune imagination l'avait complété, ou plutôt
refait à sa fantaisie. Aussi avec queUe curiosité je l'observais ce pre-
mier soir!
11 était assis près de Louise , et je souriais involontairemcRt à
voir comme celle-ci m'oubliait vite en l'écoutant. Qu'avait-elle
besoin de moi en effet? C'est à cette heure que se place le premier
sentiment vif de mon isolement dans la vie, de ma profonde inuti-
lité dans l'avenir. Jusqu'alors ma reconnaissance pour mon oncle,
ma tendresse pour Louise, avaient rempli tout mon cœur : il ne me
semblait pas qu'il pût admettre une affection nouvelle; mais à l'as-
pect de ce jeune bonheur naissant à mes côtés une inquiétude
étrange s'empara de moi. Appuyée sur le fauteuil de mon oncle, je
suivais d'un œil distrait la silencieuse partie de whist; je regardais
tomber une à une les cartes que les joueurs ramassaient sans bruit,
et j'écoutais les murmures des voix de Louise et de Robert, qui se
confondaient ou se répondaient. Que pouvaient-ils se dire?
Un temps bien long s'écoula ainsi; puis, mon oncle m' ayant priée
de chanter, je me levai avec empressement, heureuse d'échapper à
mon inexplicable ennui, et, ouvrant im cahier au hasard, je tombai
sur im fragment d*Alceste. Je ne sais quelle émotion puissante,
quelles facultés endormies s'éveillèrent alors au souffle du génie de
Gluck dans mon âme troublée de pressentimens; je trouvai, pour
rendre les immortels sanglots d'Alceste, des accens que je ne me
connaissais pas, et les larmes me gagnaient, lorsque, levant par ha-
sai'd les yeux vers la glace à demi noyée dans l'ombre qui se trou-
vait en face, j'aperçus les yeux de Robert fixés sur moi avec une
expression profonde de surprise et d'admiration : j'en ressentis un
frisson d'orgueil, puis une insurmontable timidité s'empara de mon
esprit, et je m'arrêtai brusquement. Bien des années se sont écou-
lées depuis ce jour, d'irréparables événemens se sont accomplis,
des déchiremens cruels ont emporté mon âme en lambeaux ; mais
je ne puis oublier ce premier regard, surpris dans un miroir obscur,
et dont je ne soupçonnais pas alors le fatal pouvoir.
Dès le lendemain, Robert revint, puis le surlendemain et les jours
suivans. 11 prit ainsi en peu de temps, au milieu de la famille, l'at-
titude d'un prétendant déclaré. Mon oncle ne songea point à élever
la moindre objection contre ces visites assidues. Ne fallait-il pas que
ces deux jeunes gens se connussent avant de se lier l'un à l'autre?
Louise, du reste, ne cherchait ni à combattre ni à cacher la vive
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 261
sympathie qui l'entraînait vers Robert. — Pourvu qu'il m'aime! di-
sait-elle quelquefois avec un demi-sourire, et cette défiance d'elle-
même me semblait le premier symptôme de l'amoiîr.
Chaque jour, Robert nous devint plus chpr à tous; chacun de nous
subit l'influence de cette nature vive et tendre, de cette volonté
forte, mais douce, qui dominait sans combattre. Sa vie s'écoulait
au coin de notre feu; c'est à peine si dans les heures inévitablement
désœuvrées du matin il daignait jeter un coup d'œil sur les splen-
deurs de Paris : les seuls instans qui lui semblassent dignes d'ê-
tre comptés étaient ceux qu'il passait dans le petit hôtel de la rue
de Grenelle, entre Louise et moi. Il arrivait d'ordinaire vers trois
heures; à peine entré, il lui fallait raconter en détail les courses
ou les flâneries de sa matmée. De son côté, il exigeait le récit des
grands événemens survenus depuis la veille. Quelquefois nous pre-
nions un livre, et l'un de nous lisait à voix haute; mais bientôt
mille questions, les folies et les rires, se croisaient entre nous, et
la lecture restait inachevée; toute visite était malvenue, qui déran-
geait notre chère intimité. Je garde encore de ces heures écoulées
d'impérissables souvenirs dont toute l'amertume de ma vie ne sau-
rait me faire maudire la douceur.
Quand le soir était venu, nous allions au spectacle ou au con-
cert, ou bien, si nous ne sortions pas, je me mettais au piano, et
Louise et moi nous chantions, tandis que mon oncle faisait son inva-
riable partie de whist. C'étaient nos meilleurs momens. Plus d'une
fois il m'arriva, pendant que je chantais, de rencontrer de nouveau
les yeux de Robert fixés sur moi avec une expression singulière;
mais c'étaient de rapides instans, et le trouble qu'il? faisaient naître
ne leur survivait guère. Robert néanmoins me donnait peu d'éloges
et parlait rarement de ma voix. Un jour seulement, comme je lui
reprochais sa froideur distraite quand Louise chantait, il sourit. —
C'est que la musique pour moi n'est pas un art, dit-il, c'est une
passion; vous aussi, Madeleine, vous avez la passion... — Louise
était près de nous, et il n'ajouta rien.
Peu à peu j'en vins à attendre l'arrivée de Robert Wall avec la
même impatience que Louise elle-même ; je reconnaissais son pas
longtemps avant tout le monde. Une sensation indéfinissable m'aver-
tissait de son approche. Comment il se fit que de si vives émotions,
et si nouvelles, n'éveillèrent en moi aucune sérieuse inquiétude,
c'est ce que je ne puis dire. Sans doute mon inexpérience de l'a-
mour contribuait à m'abuser : je n'avais nulle défiance contre le
sentiment qui grandissait en moi; Robert ne devait-il pas être le
mari de Louise, presque un frère, et ne devais-je pas l'aimer?
Peut-être aussi quelque secrète faiblesse prolongea mon erreur : je
cédai sans doute à ce lâche instinct qui nous porte à fermer les yeux
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262 REVUE DES DEUX MONDES.
devant un danger qu'on prescent et qu'on n'ose pas définir. Notre
vie d'ailleurs coulait si doucement : les semaines succédaient aux
semaines, sans que personne songeât à les compter. Mon oncle fai-
sait préparer à petit bruit'le second étage de l'hôtel, qu'il destinait
au jeune ménage; les apprêts du mariage se faisaient discrète-
ment, on en parlait à demi-voix, comme si on eût craint d'effa-
roucher le bonheur en le nommant trop haut; mais à tout moment
d'involontaires allusions venaient rappeler à chacun la pensée de
tous. Louise était radieuse, et moi j'aurais voulu éterniser cette
paix enchantée.
II.
Un soir nous étions, ma cousine et moi, dans notre appartement,
occupées à notre toilette : nous allions aux Italiens; mais, tout ani-
mées par je ne sais quelles folies, nous avions laissé fuir l'heure
sans y songer, et notre confusion fut grande quand mon oncle nous
fit avertir qu'il nous attendait. Je m'enfuis dans ma chambre, et en
peu d'instans je fus prête. Louise, moins prompte, plus coquette
peut-être, était loin d'être aussi avancée. Je lui proposai de l'ai-
der, mais elle refusa. — Envoie-moi Justine, dit-elle; vite, vite!
et va faire prendre patience à ces messieurs.
Je descendis en fredonnant, et, après avoir averti la femme de
chambre que Louise l'attendait, je traversai rapidement le premier
salon et j'entrai dans le boudoir. A ma grande surprise, il n'y avait
pas de lumière, et je pensai que mon oncle et Robert étaient restés
à fumer dans la serre. J'entrai en tâtonnant, et, m'accoudant sur la
cheminée, j'étendis le pied vers les tisons épars. J'étais là depuis un
instant à peine, quand un bruit léger me fit tressaillir, et tout près
de moi je vis une forme indécise se mouvoir dans l'obscurité, tandis
qu'une voix, si basse que je la reconnus à peine, murmura ces mots :
— Madeleine, chère Madeleine, il faut que je vous parle; il en est
temps. Peut-être ai-je déjà trop tardé...
— Quoi! c'est vous, Robert? m'écriai -je après la première sur-
prise; vous m'avez vraiment fait peur. Que faites-vous donc là, dans
l'ombre, comme un conspirateur?
— Je pensais à vous, dit-il d'une voix sérieuse, et je crois en
vérité que c'est Dieu même qui vous amène ici. Quand je vous ai
vue venir vers moi tout à l'heure, comme si vous répondiez à mon
secret appel, lorsque j'ai reconnu votre démarche souple et lente,
ces grands yeux qui éclairent pour moi jusqu'aux ténèbres, je me
suis dit que c'était l'heure de parler, et que toutes les incertitudes
devaient cesser. Et pourtant, voyez comme je tremble, Madeleine...
Mon Dieu! n'avez-vous donc rien deviné?... Si vous savez mon se-
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 26S
cret, par pitié dites-le. Est-ce que vous n'avez pas compris? Est-ce
que vous n*avez pas lu tout mon cœur dans mes yeux?
J'étais frappée de stupeur; je n'osais comprendre.
— Que dites- vous?... balbutiai -je dans mon trouble; Louise,
Louise vous aime,... vous le savez. Vous êtes foui...
— Peut-être, dit-il doucement; mais n'aurez- vous pas pitié de
ma folie? Si vous saviez ce que j'ai souffert en sentant naître et gran-
dir en moi cet amour !
— Robert, dis-je d'un ton sévère et en essayant d'affermir ma
voix malgré les battemens précipités de mon cœur, pas un mot de
plus! Chacune de vos paroles est une offense... Comment ne l'avez-
vous pas compris? comment osez- vous me parler d'amour?
— Pardon, murmura-t-il, je suis un pauvre fou, vous l'avez dit;
mais je vous respecte et je vous adore. — Écoutez-moi; consentez
à m'entendre... Puis-je offrir à Louise un cœur qui est à vous? Se-
rait-ce loyal, dites? Le puis-je? Sais-je seulement si elle tient à
moi? C'est une entant; est-ce qu'oq aime à son âge? est-ce qu'on
sait aimer? Madeleine, je suis libre encore, songez-y, et je vous
aime à en mourir.
— Assez! m'écriai-je en le repoussant, car il était presque à mes
pieds; je ne veux pas vous entendre. Tout cela est une trahison
envers ma sœur, et pour moi un outrage.
Je fis un mouvement pour sortir.
— Vous ne voulez pas m'entendre! s'écria-t-il avec un éclat su-
bit dans la voix et en saisissant mes deux mains, qu'il retint for-
tement dans les siennes. Vous êtes cruelle, Madeleine; mais, sa-
chez-le, mon amour n'est pas de ceux qu'on décourage. Je vous
aimerai malgré vous, et je vous forcerai à m'aimer... Oh! vous al-
lez me railler, je le sais ; mais vous ne connaissez pas la passion.
Vous croyez qu'on peut nouer et dénouer ces chaînes en souriant ou
en secouant dédaigneusement la tête!... Vous croyez qu'on peut
dire à un homme : Aimez ici, et n'aimez pas là! L'amour ne choisit
pas, Madeleine; il vient d'en haut et nous terrasse. Ne riez pas, im-
prudente, cela vous porterait malheur.
Tandis qu'il parlait, je me sentais troublée, à demi vaincue déjà.
Ces paroles enflammées, cet emportement jusqu'alors inconnu trou-
vaient un secret complice dans la faiblesse de mon cœur; mais je
me raidis contre moi-même, et, affectant une froideur hautaine, je
dégageai mes mains, qu'il tenait encore. A cet instant, un rayon de
lumière qui glissa entre les deux portières et le frôlement d'une
robe sur le tapis du salon voisin nous avertirent de l'approche de
Louise. — Madeleine, dit-il précipitamment, un mot encore, un
seul! En quoi mon amour vous offenserait-il, si Louise y consentait?
' Laissez-moi. ••
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264 REVUE DES DEUX MONDES.
— Silence au nom du ciel! m'écriai-je avec effroi. La portière
soulevée nous laissa voir la tête souriante de Louise.
— Gomment! vous êtes là, tous deux, dans Fobscurîté? dit-elle
naïvement; puis, sans remarquer notre trouble : — Mon père attend;
vite, dépêchons-nous ! Je suis sûre qu'ils dormaient là tous les deux,
ajouta-t-elle en prenant le bras de Robert, qu'elle entraîna gaîment.
Je les suivis plus lentement, heureuse de cet instant de solitude
qui me permettait de cacher ma rougeur.
Cette soirée des Italiens fut Tune des plus pénibles dont je me
souvienne. L'étincelante musique du Barbier^ sa folle gaîté, irri-
taient mes nerfs ébranlés; la sécurité de Louise me navrait. Robert
affectait de ne s'occuper que de moi, de ne regarder que moi, comme
s'il lui était indifférent que cela fût remarqué. Je tremblais que mon
oncle et Louise elle-même ne finissent par s'apercevoir de cette
affectation; quelquefois il me semblait que mon oncle était d'une
tristesse inaccoutumée, et je me persuadais qu'il soupçonnait déjà
notre secret : dans ses moti? les plus simples, je croyais voir une
allusion ou un reproche. Je regardais Louise, et, en la voyant sou-
rire, un attendrissement involontaire me gagnait ; puis, au milieu
de tout cela, c'était comme un ravissement intérieur dont je m'in-
dignais. Je souffrais, et j'étais heureuse. Une joie sans nom rem-
plissait tout mon être, et pourtant quelque chose d'aigu et de poi-
gnant se mêlait à mon bonheur.
Enfin le spectacle s'acheva. J'avais besoin de silence, d'obscurité,
de solitude surtout. A peine de retour à l'hôtel, je prétextai la fa-
tigue, et je courus m'enfermer dans ma chambre. Là, je tombai à
genoux, et, cachant ma tête dans mes mains, j'essayai de recueillir
mes pensées. Ce n'était pas un conseil divin que j'implorais ainsi :
mon cœur orgueilleux ne demandait point de secours. Ce qui m'ac-
cablait, c'était le poids soudain d'émotions écrasantes, c'était le be-
soin irréfléchi de prendre Dieu à témoin d'une félicité que je ne
pouvais confier à personne. Je ne sais s'il se produisit jamais une
plus violente révélation de l'amour; ma pensée bondissait, empor-
tée dans un tourbillon de joies folles, d'allégresses sans nom. Ai-
mer! être aimée! Ces mots m'ouvraient des espaces infinis où mon
âme fuyait comme une chose ailée, et je m'épuisais en efforts pour
la suivre ou la retenir. En un instant, j'eus honte et pitié de ma vie
passée, de ces années lentement effeuillées dans la paix et le silence
iu cœur. Il me semblait que je venais seulement de comprendre le
prix de la vie, et que tout, devoir, dignité, bonheur, se résumait
âans la joie d'être aimée. La nuit entière s'écoula ainsi. Vers le
matin seulement, je m'assoupis.
Que se passa -t-il en moi pendant ces courts instans d'un som-
meil agité? quelle mystérieuse révolution s'accomplit à mon insu?
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LE P£CUÉ DE MADELEINE. 265r
A mon réveil, mes impressions étaient toutes changées. L'exaltation
de la veille faisait place à une lassitude humiliée, et un singulier
malaise m'oppressait. Je me levai, et j'ouvris fei fenêtre. Le ciel était
gris, et une pluie glacée me frappa au visage. Je refermai la fenêtre
et me jetai en frissonnant sur mon lit ; mes paupiëiles appesanties
s'abaissèrent d'elles-mêmes, mais je ne parvins pas à me rendor-
mir. Mille idées confuses s'agitaient lourdement dans mon cerveau,
sans que je pusse arrêter ce ti^vail incessant de la lièvre. Parmi les
pensées qui s'entre-choquaient ainsi, la plus importune, la plus dou-
loureuse, c'était le souvenir de Louise. Je voulais en vain l'écarter;
elle revenait toujours, et je rougissais d'avoir pu songer à être heu-
reuse à sa place ; je me reprochais amèrement cet espoir presque
criminel, auquel mon âme s'était soudainement livrée, et pourtant
je ne pouvais me résoudre à lui sacrifier mon cœur, car je savais
enfin que j'aimais, et de quel amour... Je me rappelais une à une
toutes les heures écoulées depuis l'arrivée de Robert parmi nous; je
suivais Louise pas à pas durant cette longue suite de jours, cher-
chant des indices, épiant des symptômes et voulant me persuader
qu'elle n'aimait pas autant que j'aimais moi-même. Je me redisais
ces mots de Robert dont j'avais été frappée : — C'est une enfant;
est-ce qu'on aime à son âge? — Mais je ne parvenais pas à me
rassurer. Je connaissais trop la tendre et délicate nature de Louise,
cette sensibilité profonde qui souvent, pour des peines légères,
nous avait fait trembler, et en songeant à toutes ces choses des
larmes brûlantes tombaient de mes paupières fermées.
En ce moment, un souffle léger passa sur mon front; j'ouvris les
yeux, et je vis Louise qui se penchait vers moi. — Qu'as-tu donc?
tu pleures? me dit-elle avec une douce inquiétude. As-tu quelque
chagrin? es- tu malade?
— Non, répondis-je en essayant de sourire. Je pensais à toi, ma
petite Louise. Sais-tu qu'il faudra nous séparer bientôt? Un senti-
ment nouveau va sans doute diviser nos vies comme nos cœurs.
— Tais-toi, méchante! s'écria-t-eUe vivement; est-ce que je
pourrais vivre sans toi, sans t' aimer, sans te confier, comme autre-
fois, toutes mes pensées? — Tenez, ingrate, voyez quel moment
vous choisissez pour me dire de si dures paroles... Je vous apporte
mon cadeau de noces.
Et elle mit dans mes mains une liasse de papiers que je pris ma-
chinalement. Chacune de ses paroles, sa sécurité, son air joyeux et
tendre me navraient. — Si je lui prends son bonheur, me disais-je,
qui la consolera? Elle, sans soupçonner l'amertume de mes pen-
sées, s'empara doucement de mes deux mains. — Écoute, reprit-
elle avec son charmant sourire, te rappelles-tu une petite maison
grise, toute tapissée dç vigne et cachée sous des châtaigniers, pour
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266 REVUE DES DEUX MONDES.
laquelle tu t'étais prise de si folle passion pendant notre séjour à
Vannes?
— Oui, répondis-je, je la vois encore.
— Et la lande qui s'étend tout alentour, et le maigre ruisseau
qui parfois s'égare au milieu du sentier?
— Oui , je me souviens. J'aimais l'air triste et recueilli de ce
pauvre logis.
— Eh bien! s'écria Louise en frappant joyeusement dans ses
mains, ta chère maisonnette, la voilà ! Je te l'apporte avec son petit
jardin de curé qui avait fait ta conquête ; elle est dans ce rouleau
de papiers. Mon père s'est adressé au propriétaire, qui a consenti
à la lui vendre. Qu'en pouvait-il faire?... Un vrai nid à rêves!...
C'est bon pour une tête romanesque comme la nôtre. Quel bonheur,
n'est-ce pas? quand j'irai avec Robert te visiter dans ton domaine!
Tu nous en feras les honneurs avec cette grâce de reine qui vous
distingue, mademoiselle... Ah ! je voudrais être déjà mariée! — Et
sais-tu? ajouta-t-elle d'un ton de confidence, je crois que cela ne
tardera guère; mon père me disait hier qu'il désirait que ce fût fait
avant l'été.
Je froissai les papiers épars sur mon lit.
— Oh! tout est bien en règle, continua-t-elle croyant que je
voulais les lire. Voilà les titres de vos propriétés, mademoiselle...
Embrasse-moi donc, Madeleine; dis-moi que cela te fait plaisir, dis-
moi que tu m'aimes. Oh ! moi, je t'adore, vois-tu; je voudrais que
tu fusses heureuse,... heureuse comme moi, mon amie!
Je serrai contre moi sa jolie tête en pleurant; mais cette fois mes
larmes ne l'inquiétèrent pas, elle les attribuait à la joie.
— Louise, dis-je tout à coup en la regardant fixement comme
pour lire au fond de son âme, il y a une idée, une folie, quelque
chose qui m'obsède. Il faut que tu m'aides à sortir de cette an-
goisse. Songe bien qu'il y va du bonheur de ma vie, de la tienne
aussi. Réfléchis avant de répondre.
— Tu m'effraies! s'écria-t-elle en essayant de fuir mon regard;
mais je la retins fortement.
— Louise, repris-je d'une voix grave, es-tu bien sûre d'aimer Ro-
bert?
Elle resta interdite, cherchant à deviner où j'en voulais venir.
— Pourquoi me demander cela ? Ne le sais-tu pas comme je le
sais moi-même? Ne te l'ai-je pas dit mille fois? — Si je l'aime!...
oh! de toute mon âme! A quoi bon cette question, cet air so-
lennel?
Elle me regardait à son tour avec de grands yeux brillans d'in-
quiétude. — Qu'as -tu à m' apprendre? parle!... fst-il malade?
Sais-tu quelque chose ?... Crois-tu donc qu'il ne m'aime pas, lui?
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LE PECHE DE MADELEINE. 267
Sa voix était altérée : on eût dit qu'elle attendait la sentence qui
devait la faire vivre ou mourir.
— Eh bien I dis-je lentement, si en effet il en aimait une autre?...
Elle jeta un cri, et devint toute tremblante et pâle comme une
morte. — Il vaudrait mieux mourir, balbutia-t-elle d'une voix
étouffée et avec un accent qui me déchira le cœur. 0 Madeleine!...
Elle joignit les mains, et sans pouvoir ajouter un mot elle me
regardait avec un elfroi suppliant.
Je ne pus résister à ce regard. — Rassure-toi, dis-je en l'attirant
sur mon cœur; je vois bien que tu l'aimes; pardonne-moi d'en avoir
douté, de t'avoir effrayée... Oui, toute incertitude doit cesser... Tu
seras heureuse, ma Louise; va, sois tranquille.
Je l'embrassai à plusieurs reprises et la calmai aisément. La
sereine confiance de la jeunesse remplaça vite cette passagère in-
quiétude que j'avais fait naître. Peu d'instans après, Louise me
quittait, légère et déjà consolée. Restée seule, je me dis que j'étais
bien perdue. Je devais tout à mon oncle, à Louise elle-même; pou-
vais-je ravir à ma sœur celui qu'elle aimait? — Car elle l'aime!
— me disais-je. Je me dois cette justice que je ne faiblis pas de-
vant le sacrifice. Quand je crus comprendre quel était mon devoir,
je l'acceptai sans lâcheté. Je repoussai courageusement toute pen-
sée qui eût pu m'attendrir sur moi-même, et je songeai résolument
à mettre l'impossible entre Robert et moi.
L'heure de rejoindre la famille me surprit au milieu de ces ré-
flexions. Je ramassai tristement les titres de propriété que Louise
m'avait apportés et que j'avais laissés tomber sur le parquet, et je
me dis que peut-être un jour j'irais ensevelir dans cette solitude
mon cœur anéanti; mais je chassai vite cette pensée avec un fier sou-
rire : je me sentais l'âme si bien trempée, qu'il ne me semblait pas
que la douleur pût me vaincre. J'avais hâte de revoir Robert pour
fixer irrévocablement mon sort. La douleur du sacrifice dispa-
raissait presque dans l'orgueil du devoir accompli.
A trois heures, Robert vint comme chaque jour. Il était fort pâle,
et Louise le plaisanta sur ce qu'elle appelait son air fatal. Pour
moi, je n'osais ni le regarder, de peur de faiblir, ni parler. Chez
Robert, une légère contraction des lèvres et des sourcils trahissait
une préoccupation inaccoutumée. 11 attendait, comme moi sans
doute, l'instant où nous nous trouverions seuls; mais l'occasion ne
venait pas. Mon oncle était sorti; comment éloigner Louise? Les
heures se traînaient péniblement. La causerie languissante, l'air
inquiet de Louise, qui ressentait notre malaise sans le comprendre,
ma propre émotion, tout rendait l'attente insupportable. Si ma vo-
lonté ne fléchissait pas, je sentais du moins mes forces faiblir. En-
fin Louise se leva, fatiguée peut-être à son insu par le poids de
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268 REVUE DES DEUX MONDES.
celte longue journée ; un nuage obscurcit ma vu« quand la porte
se referma derrière elle : nous étions seuls. Je levai involontairement
les yeux sur Robert, et je rencontrai les siens fixés sur moi avec
une expression inquiète qui me toucha. — Eh bien! dit-il, qu'avez-
vous résolu, Madeleine? que dois-je craindre?
Je gardai le silence : une chaîne de fer semblait sceller mes lè-
vres. Je voulais lui dire : — Je ne vous aime pas, — et je ne pou-
vais me résoudre à prononcer de tels mots; je les repoussais, et il
ne m'en venait point d'autres. Un lourd silence pesait sur nous, le
temps passait, et Louise pouvait revenir.
— Madeleine, reprit-il, n'avez- vous donc rien à me dire?
— Que vous dirai-je? répondis-je en essayant de sourire. Cet
amour dont vous me parliez hier, cet amour si récent n'est pas en-
core, grâce à Dieu, de ceux qui ne peuvent mourir. Oublions-le...
— Oublier ! et le puis-je? s'écria-t-il avec l'accent d'une douleur
véritable. Qu'avez- vous dit? Est-ce là votre sentence? Ne me laissez-
vous aucun espoir?
Il s'arrêta, et comme je gardais le silence : — C'est donc vrai que
vous ne m'aimez pas? Ah ! quel mal vous me faites!... Si je pouvais
croire que c'est Louise qui nous sépare!... Laissez-moi tenter... Si
elle me déliait de mes engagemens, consentiriez-vous?...
— Non, non! I^uise ne saurait rien changer à ce qui est...
— Mais c'est de la haine, murmura-t-il; que vous ai-je fait?
— Vous venez trop tard, répliquai-je en détournant la tête.
— Trop tard!
— Je vous dois la vérité, repris-je avec effort; aussi bien il faut
en finir!... Sachez donc que ce cœur, auquel vraiment vous atta-
chez trop de prix, je l'ai donné.
Je ne sais comment ce mensonge s'échappa de mes lèvres.
J'étais, il est vrai, décidée à ôter à Robert toute espérance; mais je
n'avais rien imaginé, rien résolu pour cela. Ce fut comme une in-
spiration subite, et l'effet fut plus grand que je ne pouvais l'at-
tendre.
— C'est impossible, dit-il, c'est impossible! Quoi? ces yeux lim-
pides et profonds m'ont à ce point trompé ! Us ont si bien caché vqs
secrets! Comment n' ai-je rien su, rien soupçonné?
— Tout le monde l'ignore, répondis-je précipitamment, tant j'a-
vais hâte d'échapper à cette nécessité de faire mentir mon cœur et
ma bouche. Robert, c'est à votre honneur que je confie cet aveu.
Il s'inclina sans répondre; nous gardâmes le silence longtemps.
— Allons! reprit-il, tout est donc fini! Adieu, mon beau rêve!
Il fit quelques pas vers la porte, puis, revenant soudain : — Je le
connaîtrai, s*écria-t-il, celui que vous me préférez; je le connaîtrai!
— Et quand cela serait, dis-je avec calme, vous vous souvien-
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LE PECHE DE MADELEINE. 269
drez, je pense, qu'en vous confiant mon secret, je ne vous ai pas
donné le droit d'en abuser contre moi.
Il se laissa tomber sur un siège. — Je partirai, dit-il, vous n'au-
rez rien à redouter de moi.
— Pourquoi partir? Qu'irez-vous chercher loin de nous? N'avez-
vous pas une famille ici? N'avez-vous pas une douce et adorable
femme, la meilleure, la plus parfaite que vous puissiez rêver? Et
une sœur loyale, Robert, ajoutai-je en lui tendant la main, — une
fidèle amie, croyez-le ! Laissez-vous aimer, restez.
— Pour être témoin de votre bonheur, n'est-ce pas ?
— Oh ! m'écriai-je imprudemment, Dieu sait que le spectacle de
mon bonheur ne vous offensera sans doute jamais.
— Est-ce possible?... Vous aimez sans espoir, dites-vous? Oui,
je resterai; qui sait si l'avenir...
— Non, n'espérez rien, Robert, car, sachez-le, il y a plus de
bonheur pour moi dans cette seule attente, dût-elle être étemelle,
qu'il n'y en aurait dans toutes les félicités de la terre...
— Assez, assez! murmura-t-il d'une voix étouffée; tant de cruauté
n'est pas nécessaire. — Et il sortit.
Robert ne revint pas le lendemain. Dans un biUet très laconique,
où le nom de Louise était assez froidement amené, il écrivit qu'il
était malade. Mon oncle alla le voir, accompagné du médecin de la
famille; ils le trouvèrent levé, mais avec un peu de fièvre. Ce ma-
laise, feint ou réel, se prolongea; mon oncle le visitait chaque jour,
mais Robert s'informait à peine de nous et ne parlait pas de nous
revoir. Louise commença bientôt à s'inquiéter. Cette froideur subite
après tant d'empressement était inexplicable pour tout autre que
moi. Mon oncle aussi devint soucieux, et je tremblais que, dans
une de ses visites matinales, il n'abordât franchement une explica-
tion. Que voulait Robert? Faire pressentir sa retraite sans doute?
Cette idée, la seule vraisemblable, me torturait. En cette anxiété,
je résolus de lui écrire; forte de mes intentions et de mon dévoue-
ment, je me lançai sans hésiter en dehors des usages et des routes
battues. « Revenez, lui écrivais-je, Louise vous aime, et meurt de
votre absence. Vous avez laissé croître et s'enraciner, sans souci
de ce qu'elle en pourrait souffrir, un amour que tout encoura-
geait en elle; vous n'avez pas le droit maintenant de fuir en em-
portant la paix de sa jeune âme. » Et je continuai ainsi, écrivant
sans ordre tout ce que la tendresse la plus profonde pour Louise
pouvait m'inspirer. Cette flamme nouvelle, cette ardeur inconnue
que je sentais circuler dans mes veines depuis que j'étais aimée, je
la laissai déborder à flots au nom de Louise et pour elle. « Qu'atten-
dez-vous de l'avenir? disais-je encore. Qu'irez-vous chercher parle
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270 REYUE DES DEUX MONDES.
monde? Le bonheur est là : il vous sourit et vous tend la main, le
bonheur tel que votre père Ta rêvé pour vous, celui-là même que
vous êtes venu chercher, plus beau, meilleur que vous ne pouviez
le rêver, et vous le dédaignez pour une chimère, car je ne suis pas
telle que vous l'avez cru : vous aimiez en moi une âme neuve, igno-
rante de l'amour; j'en connais les douceurs et les tourmens. Qu'avez-
vous donc aimé? et que ferez-vous maintenant de votre vie? Voua
la jetterez aux quatre vents du ciel peut-être? Ah I Robert, vous ne
serez pas heureux, et vous aurez tué une enfant innocente ! Gom-
ment n'avez-vous pas songé, imprudent, qu'elle ne pourrait vous
voir chaque jour sans vous aimer? »
J'écrivis plusieurs lettres qui restèrent sans réponse, et que je
dus, bien malgré moi, confier aux gens de la maison pour être re-
mises à leur adresse. Je n'avais pas l'habitude de sortir seule, et
Louise ne me quittait guère; puis le temps pressait. Ce ne fut pas
sans répugnance et sans appréhension pourtant que je me résignai
à mettre les domestiques dans la confidence de cette démarche. Il
était impossible qu'ils n'eussent pas remarqué l'absence prolongée
de Robert, et la coïncidence de mes lettres mystérieuses avec cette
absence pouvait donner lieu à de malveillans soupçons. Un ah* d'in-
telligence impertinente que je surpris au moment où Justine rece-
vait mon dernier billet me prouva que je ne m'étais pas inquiétée à
tort. Je ne me repentis pas cependant, et la droiture de mes inten-
tions me rassura.
Ce qui me tourmentait bien plus, c'était le silence singulier de
Robert et la tristesse croissante de Louise. Elle l'attendait toujours :
le moindre bruit la faisait tressaillir; chaque fois que la porte du sa-
lon s'ouvrait, une rougeur brûlante couvrait son visage; je ne sa-
vais que dire, que répondre à ses questions, à son regard inquiet,,
douloureusement fixé sur moi, comme si elle eût deviné, pauvre en-
fant, que je savais seule le secret qui la faisait souffrir.
Mon oncle aussi devenait de plus en plus préoccupé; il y avait
plusieurs jours qu'il n'était allé voir Robert, et il évitait de pronon-
cer son nom. La situation était intolérable, et je sentais qu'elle ne
pouvait se prolonger. Que faire? J'étais découragée. Je me voyais
impuissante à sauver Louise ; mais l'idée ne me vint pas d'élever
mon bonheur sur les débris du sien : je sentais crouler l'édifice de
nos joies intimes, et, ne pouvant rien conjurer, je m'ensevelissais
résolument sous les ruines.
Dn soir, nous étions tous les trois au salon. Louise , agitée et
souffrante, s'était jetée sur une causeuse et tenait les yeux fermés;
peut-être voulait-elle échapper par le sommeil à la longueur du
temps; peut-être, en feignant de dormir, espérait-elle seulement se
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 271
soustraire à la nécessité de prendre part à la vie commune. Mon
oncle lisait, et moi je brodais en songeant. Un profond silence ré-
gnait parmi nous, quand vers dix heures la porte s'ouvrit, et Robert
entra. Je ne pus retenir un cri de surprise, et Louise se leva en
proie à une émotion si vive qu'elle m'effraya, tant elle révélait de
craintes et de souffrances passées. Rien ne peut rendre l'expression
de joie qui illumina son visage : je ne sais si la fille de Jaïre éprouva
une telle ivresse quand la voix du maître la fit sortir des ombres
de la mort.
Robert ne me parut pas changé : il causa avec son aisance et son
naturel accoutumés, et aux timides reproches que lui adressait
Louise : — J'étais malade, répondit-il simplement, je souffrais,
chère Louise ; mais tout est fini, et je ne vous quitterai plus. — Il
baisa en souriant le bout de ses doigts.
L'accueil de mon oncle fut d'abord très froid; mais sa rancune
ne tint pas devant l'émotion radieuse de son enfant. Pauvre et
chère Louise! elle aimait trop pour savoir feindre; elle n'en eut
même pas la pensée. Robert revenu, elle oublia ce qu'elle avait
souffert, et se montra aussi joyeuse, aussi douce qu'autrefois. A
les voir ensemble, on eût dit qu'ils s'étaient quittés la veille, et que
rien d'étrange ne s'était passé entre eux. La soirée s'écoula familiè-
rement, comme tant d'autres toutes semblables, mais avec un sen-
timent plus vif de ce bonheur que nous avions cru perdu.
A partir de cette soirée, Robert revint comme autrefois : tout re-
prit le train habituel, et ces jours douloureux furent comme s'ils
n'avaient pas existé. Il me semblait même que Robert était plus gai,
plus expansif qu'auparavant; je l'observais, ne sachant si je devais
m'en réjouir ou m'en effrayer.
' — Vous aviez raison, me dit-il la première fois que nous nous
trouvâmes seuls, je poursuivais une chimère; mais tout est fini, bien
fini, je vous jure. Un instant j'ai songé à m' enfuir; puis, au moment
de partir, je me suis aperçu qu'en dehors de vous quelque chose
me retenait encore dans cette France que vous m'avez fait aimer.
Ma vie est désormais liée à celle de Louise, à la vôtre, à cet en-
semble d'êtres et de sentimens que j'ai connus ici, et que je ne re-
trouverais plus... Vos lettres sont venues, et je les bénis; elles m'ont
ouvert les yeux. Oui, j'aimerai Louise, je l'aime déjà. Ne serais-je
pas insensé et criminel de fuir cette charmante créature, cette âme
blanche où mon regard peut plonger sans crainte de rencontrer
même une ombre étrangère? Merci, Madeleine, de m' avoir éclairé;
vous m'avez tout confié loyalement, sans fausse pruderie; vous êtes
un brave cœur, et vous aurez en^ moi le plus dévoué et le plus res-
pectueux des frères.
11 souligna de la voix ces derniers mots, comme pour me rassu-
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272 REVUE DES DEUX MONDES.
rer sur Tavenir et effacer le passé. — Je vous crois, dis-je en lui
tendant la main.
Le soir même, il demanda officiellement Louise en mariage.
m.
Je ne m'appesantirai pas sur les jours qui suivirent. Les prépa-
ratifs du trousseau, le choix de la corbeille, dont je fus chargée, me
fournirent de continuels prétextes pour m' absenter sans affectation
et laisser souvent les deux jeunes gens seuls. Je présidai moi-même
à r installation de leur appartement, et je surveillai tous les détails
avec la sollicitude d'une mère. Grâce à la générosité de mon oncle,
je leur préparai un nid d'une merveilleuse élégance; rien ne me
semblait assez beau, assez parfait de formes, assez harmonieux de
couleur.
Plus d'une fois pourtant, alors que les ouvriers s'agitaient autour
de moi, attendant et exécutant mes ordres, je sentis des larmes
monter tout à coup à mes yeux. Plus d'une fois aussi, quand, fati-
guée de la journée, j'allais me reposer près de Louise et de Robert,
j'éprouvai un douloureux serrement de cœur en les surprenant dou-
cement inclinés l'un vers l'autre et causant à demi-voix. Cependant
Robert n'affectait point près d'elle une passion qu'il ne ressentait
sans doute pas encore; mais il lui témoignait une tendresse atten-
tive et indulgente. Louise en était heureuse, ignorant dans sa can-
deur que l'amour pût avoir d'autres regards et parler un autre lan-
gage. Moi, je mettais tous mes soins à réprimer certains retours
de faiblesse qui surprenaient parfois mon courage; j'aurais voulu
me les cacher à moi-même. Entre Robert et moi, tout était oublié;
nos rapports furent ce qu'ils devaient être, affectueux et simples.
Le mariage était fixé au 20 juillet. Je l'appelais de tous mes vœux,
espérant retrouver le calme dans le sentiment de l'irréparable. Ce
jour arriva enfin. J'habillai Louise moi-même, je la parai des flots
de dentelles de sa robe de mariée, et je posai sur sa tête sa cou-
ronne blanche. Je ne l'avais jamais vue si belle.
On partit pour l'église. Je n'essaierai pas de raconter ce cpie je
souffris pendant cette cérémonie religieuse. Ces douleurs-là passent
la parole humaine. L'espèce d'enthousiasme qui m'avait soutenue
jusqu'alors tomba tout à coup, et je me trouvai brusquement en
face d'une réalité effroyable. Robert était là, devant moi; je l'aimais,
et il était perdu pour moi. Son calme, son front impassible et hau-
tain m'irritaient; j'aurais voulu surprendre au moins quelque trace
de doute, quelque ombre de regret. J'en voulais à Louise de n'avoir
pas su deviner ce que je faisais pour elle; j'accusais le monde en-
tier. Je me disais que le ciel ne permettrait pas qu'un tel mariage
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LE PÉCUÉ DE JIADELEINE. 273
s'accomplît, et j'appelais à mon aide un coup de foudre divin. A ge-
noux, la tête cachée dans mes deux mains, je semblais prier tandis
que toutes les puissances révoltées de mon être se soulevaient en
moi. Et pourtant ce mariage s'accomplit au milieu de la joie de tous
et sous les bénédictions du prêtre. Dieu n'intervint pas pour l'em-
pêcher, le soleil continua de répandre à flots ses rayons sur nous,
et personne ne soupçonna mon désespoir.
Le reste du jour s'écoula dans les préparatifs du bal pour le soir.
Malgré la saison avancée, Louise avait tenu à réunir autour d'elle
toutes ses amies, et les invités se trouvèrent nombreux. L'hôtel et
le jardin furent splendidement illuminés. Louise avait, sous les dia-
mans dont elle était chargée, un éclat vraiment surnaturel; son re-
gard et son sourire étincelaient. Je n'ai gardé de cette fête qu'un
souvenir confus; je circulais parmi les groupes comme une somnam-
bule, sans voir et sans penser; j'avais une lourdeur de tête insup-
portable.
Vers la fin du bal, je me retirai, brisée, dans un coin du boudoir,
de ce même boudoir où Robert un soir m'avait fait l'aveu de son
amour, et là, seule, cachée à demi par d'immenses vases de fleurs,
oubliée de tous, au bruit de la fête, je me retraçai cette scène ra-
pide et funeste. De quel espoir insensé mon âme s'était un instant
enivrée! Était-il donc vrai que tout était perdu, perdu sans retour,
et que je l'avais voulu? Ma tête s'égarait; tout ce qui m'entourait
m'apparaissait comme revêtu de deuil, et la valse, qui entraînait
dans son tourbillon un flot de couples joyeux, retentissait dans mon
cerveau malade comme un air funèbre; mes artères battaient avec
violence, et il me semblait entendre le bruit répété des cloches. Au
milieu du nuage qui s'épaississait sur mes yeux, j'aperçus mon on-
cle, qui me cherchait; je fis un effort pour aller vers lui, mais je ne
parvins pas à me lever, et je fus obligée de m' attacher à son bras
pour me soutenir. — Qu'as-tu donc, ma bonne fille? me dit-il ten-
drement; tu parais souffrante?... C'est la fatigue, n'est-ce pas?
— Oui, la fatigue,... sans doute, balbutiai-je sans savoir ce que
je disais.
— Il faut aller te reposer, ma pauvre Madeleine, tu ne te soutiens
plus. Aussi bien cette rude journée est passée, bien passée, grâce
à Dieu, et nous allons te gâter maintenant; tu t'es donné tant de
peine, tu as été parfaite, admirable... Dieu te bénira, mon enfant ^
et ton vieil oncle passera sa vie à te rendre heureuse.
Il me semblait que j'allais mourir. — Écoute, ma fillette, dit-il
encore en baissant la voix, Louise est bien fatiguée aussi, la pauvre
petite! Va, ma bonne Madeleine, lui tenir lieu une fois encore de la
mère qu'elle n'a plus. Emmène-la, et conduis-la chez elle.
TOME L. — 1864. 18
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27& REVUE DES DEUX MONDES.
Je n'eus pas la force de répondre; cependant j'en trouvai encore
pour obéir. J'appelai Louise, et la conduisis jusqu'au seuil de son
appartement; mais là une puissance invincible m'arrêta : je voulus
qu'elle entrât seule dans ce royaume où seule elle devait régner, et
que rien de moi n'y pût pénétrer, pas même le fugitif parfum de
mon bouquet. Je l'embrassai et m'enfuis dans ma chambre, où je
tombai sans connaissance.
La nuit, une maladie grave se déclara et me tint, pendant plu-
sieurs semaines, plus près de la mort que de la vie; j'eus presque
constamment le délire, et dans mes rares instans lucides j'étais ob-
sédée par la crainte d'avoir trahi mon secret; mon oncle et Louise
ne me quittaient guère : au sortir de mes crises, je les trouvais tou-
jours près de moi, épiant les symptômes du mal. Deux ou trois fois
aussi il me sembla voir Robert. Quand je revenais à moi, et que je
rencontrais leurs yeux inquiets fixés sur les miens, loin de leur être
reconnaissante, je m'irritais d'avoir tant de témoins des transports
de mon esprit. La douleur, les larmes de ceux qui m'entouraient
ne me touchaient pas : elles m'annonçaient le danger sans que
j'en fusse émue ; je voyais la mort approcher sans éprouver ni plai-
sh: ni regret. Au milieu des symptômes d'une dissolution prochaine,
une seule idée me restait, c'est que j'aimais Robert et que je de-
vais le taire éternellement.
La maladie diminua, mais la crainte d'avoir parlé dans mon délire
m'était insupportable. J'interrogeai ceux qui m'entouraient; j'obser-
vai surtout mon oncle et Louise, croyant toujours saisir sur leurs
visages quelque expression inaccoutumée, quelque signe révéla-
teur. Je recommençai sans fin mes investigations avec cette téna-
cité et ces ruses particulières aux monomanes. Ils ne compre-
naient rien à ma singulière préoccupation, et me répondaient avec
une complaisance infatigable, n'accusant que la fièvre du désordre
de mes facultés. J'eus beau les interroger ensemble ou séparément,
tourner et retourner leurs réponses, essayer mille manières de les
surprendre : je ne découvris rien, et je finis peu à peu par me ras-
surer. Cette conviction hâta ma convalescence. Je me laissai aller
enfin à la douceur de revivre, à cet incomparable état de bien-être
que connaissent seuls ceux qui viennent d'échapper aux étreintes
de la mort. Aussitôt que je pus me lever, les médecins conseillèrent
de me transporter à la campagne.
On était arrivé au jnois de septembre. Ce fut par une belle et
tiède journée que nous partîmes pour Ville-Ferny. Mon oncle, crai-
gnant pour moi la fatigue, ne voulut pas que nous prissions le che-
min de fer, et il me fit conduire avec Louise en calèche. Lui-même,
retenu par des affaires, ne devait nous rejoindre que le lendemain;
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 275
Robert prit les devans dès le matin. Il nous attendait au perron
quand nous arrivâmes le soir, vers sept heures; il m'aida à des-
cendre de voiture et me conduisit à mon appartement. On avait, par
son ordre, dressé le couvert dans le petit salon de travail qui pré-
cédait ma chambre à coucher. Les candélabres, chargés de bougies
allumées, donnaient à Fappartement un air de fête. Je remarquai
qu'on avait rempli les jardinières de mes fleurs préférées, et que
des livres, choisis parmi ceux que j'aimais, étaient placés sur un
guéridon, à portée de ma chaise longue. On apporta le souper. Ro-
bert et Louise renvoyèrent les domestiques et prirent plaisir à me
servir eux-mêmes, attentifs à prévenir mes désirs et à m'épargner
jusqu'à la fatigue d'un mouvement. Cette soirée est parmi les plus
belles dont j'aie gardé mémoire. Je ne pouvais me résoudre à quit-
ter mes deux amis et à prendre du repos; je les retenais avec des
instances d'enfant gâté; je m'attachais à Louise; j'inventais mille
prétextes pour rester encore : il fallut pourtant se séparer.
Plusieurs semaines s'écoulèrent dans un état de délicieuse lan-
gueur; ma faiblesse m'ôtait la faculté de penser et de me souvenir.
Peu à peu cependant les forces revinrent, et avec elles un sentiment
aigu de mon existence. Je commençai à observer; tout naturelle-
ment ce furent Louise et Robert qui fixèrent d'abord mon attention :
ils me semblèrent l'un et l'autre parfaitement heureux. J'essayai de
m'en réjouir; mais j'eus à lutter souvent contre des accès d'amer
découragement qui me rendirent à charge à moi-même.
Ce fut dans ces dispositions que je revins à Paris. Louise et Ro-
bert, jeunes et beaux tous les deux, furent fêtés et recherchés du
monde élégant : chaque soir, de nouveaux plaisirs les enlevaient à
la famille. 4e voulus d'abord les suivre; mais cette vie bruyante
et banale me fatiguait sans me distraire, et j'y renonçai bientôt.
Je prétextai le mauvais état de ma santé, et, tandis que Louise et
son mari brillaient dans des fêtes sans cesse renaissantes, je tins
compagnie à mon oncle. C'est ainsi qu'obstinément repliée sur moi-
même, je passai mes longues soirées d'hiver dans la contemplation
de mon mal. L'altération visible de ma santé inquiéta ceux qui
m'entouraient. Ils redoublèrent de soins; mais la source du mal
était inconnue et profonde, leurs efforts demeurèrent stériles.
Le printemps reparut; les salons se fermèrent tour à tour, et la
campagne rajeunie attira de nouveau ses hôtes inconstans : moi
seule, je ne changeai pas. J'allais et venais, j'agissais, je riais
même; mais l'âme était absente. Tandis que mes forces semblaient
renaître dans la paix embaumée des champs, au souffle rafraîchis-
sant d'un air plus pur, mon être moral se dissolvait rapidement,
aux prises avec ma secrète et unique pensée : les instincts égoïstes
qui donnent dans l'âme se dressaient, chaque jour plus mollement
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276 BEVUE DES DEUX MONDES.
combattus, tt pîirr^rtissaient à mon insu ma rolonté. Moi, qui m'é-
tais si follement complu dans le silence de mon sacrifice, je m'a-
bandonnais maintenant aux plus lâches regrets. L'orgueil seul me
restait : ce fut seulement quand je le sentis prêt à me trahir à son
tour que je compris avec terreur à quel degré d'abaissement moral
j'étais pas à pas descendue.
Un jour, j'avais fait à cheval une assez longue promenade en
compagnie de Louise et de Robert, et nous revenions au pas, sans
nous presser. Je leur avais laissé prendre les devans, et les suivais
à quelque distance. Depuis longtemps déjà je m'imaginais que Ro-
bert, après avoir cru m'aimer, s'était pris pour moi d'une aversion
véritable; je remarquais qu'il me fuyait. Plusieurs fois je l'avais
surpris me regardant avec une expression si sombre que j'en avais
été saisie; mais il avait aussitôt détourné les yeux avec impatience.
Il me semblait d'ailleurs qu'il était plus tendre, plus expansif avec
sa femme, s'étudiant à'multiplier près d'elle les preuves de son
affection. Aussi était-ce avec intention que j'étais restée en arrière,
mettant autant de soin à l'éviter qu'il en mettait à me fuir. Avant de
rentrer dans le parc, il fallait traverser un petit pont fort raide, jeté,
à une grande hauteur, sur la voie du chemin de fer. Robert venait de
le franchir ainsi que Louise : j'allais m'y engager à mon tour, quand
mon cheval, effrayé peut-être par le sifflement d'une locomotive qui
approchait, fit un brusque écart. Je voulus le ramener et l'obliger à
passer, mais il se cabra en se renversant contre le parapet du pont,
et j'allais sans nul doute être précipitée, quand Robert accourut,
saisit le cheval à la bride et le maintint d'une main ferme. En cet
instant, l'expression de son visage jne frappa ; il avait pâli, et il me
sembla que ses lèvres frémissaient de colère. — En vérité, dit- il
brusquement, on dirait que vous voulez vous tuer, et que vous pre-
nez plaisir à nous voir trembler pour vous.
Sans répondre, je donnai un coup de cravache à mon cheval, qui
en deux bonds franchit la passerelle. Louise, effrayée, attendait im-
mobile; elle me reprocha doucement mon imprudence. — Tu es une
enfant, lui dis-je avec un peu d'impatience, suis-je jamais tombée?
Laisse à d'autres ces frayeurs ridicules. — Robert entendit ces mots,
mais il né les releva pas, et nous rentrâmes silencieusegient au
château.
Le soir, quelques voisins de campagne dînaient à Ville-Ferny, et
je me rappelle qu'on parla d'une aventure scandaleuse qui occupait
tout Paris. Une jeune femme, riche et belle, tenant par sa naissance
aux plus nobles maisons du faubourg Saint-Germain, venait de s'en-
fuir avec son amant. La fureur du mari trompé, le désespoir de la
famille, le triomphe de ses ennemis, tout était noté, raconté, dé-
taillé. Nous avions autrefois connu cette jeune femme, et, quoique
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LE PKCHE DE MADELEINE. 277
nous l'eussions depuis longtemps perdue de vue, ce drame de fa-
mille, à la fois vulgaire et terrible, nous causa une impression dou-
loureuse. Ce qui aggravait encore la faute de Charlotte de L ,
c'est qu'elle avait un enfant, une petite fille de quelques mois, dont
les sourires auraient dû l'arrêter au bord de l'abîme. Aussi n'était-
ce de tous côtés qu'une réprobation : Louise elle-même osait à peine
lui chercher des excuses. Pour moi, je gardais le silence; humiliée
par de secrètes défaites, je ne me sentais le courage de condamner
personne. J'écoutais toutes ces voix indignées, et j'enviais à ces
femmes le calme de leur conscience, qui leur donnait le droit de
juger et de flétrir.
Peu à peu la conversation dévia, comme il arrive toujours en
pareille circonstance, et l'on entama une grande discussion sur le
mariage ; quelques hommes soutenaient que c'était une institution
contre nature, presque immorale, et qui rapetissait l'âme humaine
en restreignant sa liberté. Les femmes et Louise surtout défen-
daient avec vivacité la cause contraire. Tous les lieux communs en
usage dans ces sortes de querelles furent mis en avant de part et
d'autre. — Il n'y a de vraie dignité, disaient les uns, que dans
l'union libre de deux êtres attachés l'un à l'autre par le lien idéal
d'un amour partagé ; quant à ces époux maussades, résignés de
mauvaise grâce, et qui souvent éludant en secret les obligations que
la loi leur impose, ils n'inspirent et ne méritent aucun égard; ils
sont grotesques, voilà tout.
— Quoi! s'écriait Louise, ne voyez-vous aucune grandeur dans
cette téméraire promesse d'aimer pour toujours, pour la vie, pour
l'éternité, dans cet abandon sans retour, sans arrièrp-pensée? Cela
n'est-il pas*plus noble, plus digne de respect que cette prudence
mesquine qui calcule si savamment les hasards de l'inconstance?
— ll^a chère enfant, répondait en souriant M. de Chervière, l'un
de nos voisins, qui peut promettre de bonne foi qu'il ne changera
jamais? Autant vaudrait jurer de ne point vieillir.
— Qu'en pensez-vous, mons^3ur Wall? demanda tout à coup la
douairière de Briare.
Robert, qui jusqu'alors n'avait point pris part à la conversation,
tressaillit en s' entendant interpeller, et j'attendis avec quelque émo-
tion sa réponse.
— Je pense, dit-il après une légère hésitation, qu'il n'y a dans
ce monde qu'une chose grande et vraie, c'est l'amour. Heureux ceux
que la société unit quand le cœur le désire ! c'est un rêve du ciel
réalisé; mais heureux aussi ceux qui savent aimer malgré les obsta-
cles, les contradictions et les lois imaginaires de la morale ! La vé-
rité est d'aimer; le reste est pure convention. — Et, se tournant vers
sa femme : Vous aimerais-je moins, mon enfant, aurais-je pour vous
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278 aETUE DES DEUX MONDES.
moins de respect, si vous aviez sacrifié famille, honneur et repos
pour moi! Si, condamnée par tous, vous vous étiez jetée, confiante
et résolue dans mes bras, croyez-vous, Louise, que vous me seriez
moins chère?
— Voilà, mon cher Robert, dit en riant mon oncle, des principes
de morale que je ne vous conseillerai pas de transmettre à vos fils.
— Mes fils sauront bien les trouver d'eux-mêmes, n'en doutez
pas. Quand même ma sagesse vieillie parlerait un jour un autre lan-
gage, s'ils ont le cœur sincère, ils penseront comme moi...
— S'ils sont sincères, m*écriai-je malgré moi, s'ils ont le cou-
rage de regarder en eux et autour d'eux, ils sauront vite que l'a-
mour n'est que le rêve de la vie, si plutôt il n'en est pas l'éternel
mensonge. Et s'il m'était permis de guider un jour vos fils, Robert,
je leur dirais, moi : Ne croyez pas à l'amour, mais faites-y croire
les autres; ne donnez pas votre cœur et gardez-vous d'oublier les
trompeuses paroles dont vous aiu'ez bercé quelque âme ingénue;
d'autres encore s'y laisseront prendre. Ne vous attardez pas à re-
garder en arrière; jouez sans remords l'éternelle comédie de votre
passion; faites aujourd'hui les sermens que vous faisiez hier. Ne
gardez du passé que le souvenir de vos triomphes; tant pis pour qui
les paie de ses larmes ou de sa vie !
— Tudieul quelle harangue! s'écria mon oncle en riant.
— Ma chère, dit M'"® de Chervière, votre thèse n'est pas neuve,
elle traîne dans tous les mauvais romans, et franchement elle est
un peu passée de mode pour de jolies lèvres roses comme les
vôtres.
— Eh ! mademoiselle, dit galamment M. de Chervière, laissez-
nous vous assurer que l'amour existe; veuillez nous croire sur pa-
role en attendant qu'un autre, plus heureux, soit admis à vous le
prouver. Votre jeune misanthropie n'a pas le droit de contredire
notre expérience.
— Mon Dieu, messieurs, repris-je, je ne demande pas mieux que
de vous croire; mais regardez autour de vous. Qui donc sait aimer?
Est-ce Charlotte de L.... par exemple? Mais qui aime-t-elle? Son
mari ou son amant? Avant de répondre, laissez passer un an sur sa
fuite, moins encore peut-être. Et vous, messieurs, vous maudissez
le mariage, et vous trouvez la vie trop longue pour qu'un seul
amour puisse la remplir? Je n'ai pas d'expérience, dites-vous? soit;
mais j'ai regardé autour de moi, j'ai écouté, j'ai compris. Est-ce
ma faute? Et, si vous ne savez pas aimer, est-ce que je vous accuse?
Je vous plains, voilà tout. Le monde est vieux et a tout usé; nous
naissons vieux, et nous trouvons toutes choses finies. Le nom seul
des choses nous reste, triste héritage : on parle d'amour, mais per-
sonne n'aime.
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LE PECHE DE MADELEINE. 279
— Et moi? dit tout doucement Louise.
Je tressaillis; je l'avais oubliée.
— Toi, oui, toi seule, répondis-je après un court silence, et je
sortis du salon, laissant chacun fort scandalisé de cette liberté de
tout dire que m'accordait mon oncle.
J'allai m' accouder sur la balustrade de la terrasse, et je donnai
libre cours à mes larmes. L'air était lourd; pas un souffle de vent.
Les fleurs, alanguies par la chaleur du jour, n'envoyaient que
d'acres parfums; un malaise orageux pesait sur la nature entière.
Le ciel, où mes yeux cherchaient en vain un encouragement, était
sombre, et par momens un éclair silencieux rayait les masses noires
des nuages, qui s'amoncelaient lentement. Je me laissai glisser sur
un banc, à l'angle de la terrasse.
— C'est blasphémer que de nier l'amour quand on aime, Made-
leine ! me dit Robert, qui s'était approché sans que je le visse, et
qui s'assit près de moi. Avez-vous songé à ce qu'aurait souffert ce-
lui... dont vous m'avez parlé un jour,... celui que vous aimez, s'il
vous avait entendue tout à l'heure reniant sa foi et brûlant ce que
votre cœur adore?
— Vous prenez trop de soin pour lui ; rassurez-vous, répondis-je.
Celui que j'aime ne s'inquiète guère de moi, je vous jure; il est
heureux, il m'oublie.
— Vous l'aimez donc toujours? dit-il tout bas.
— Si je l'aime? m'écriai-je avec désespoir; mais j'en meurs!...
Vous ne le voyez donc pas? Personne ne le voit, personne ne le
comprend... Ah! que ne suis-je déjà un atome de cette poussière
que je foule à mes pieds ! . . .
— Madeleine, on ne doit pas parler de la mort à votre âge.
— C'est vrai, repris-je amèrement; il faut rire, n'est-ce pas? et
ne pas importuner les heureux... Qu'ai-je fait pour tant souffrir?...
Mais la paix se fera un jour, bientôt, je le sens... Peut-être alors
comprendrez-vous, Robert, de quoi l'on meurt à mon âge...
Je m'arrêtai éperdue devant le regard qu'il attacha sur moi, et
je m'enfuis dans ma chambre. — Qu'ai-je fait? me dis-je en tombant
sur mes genoux, écrasée par la honte; me suis-je trahie? En suis-je
donc à ce point d'abaissement?... Ah! ce regard, il me brûle; si je
pouvais l'effacer de tout mon sang ! Cœur misérable, tu t'es livré!...
Eh bien ! il faut fuir, partir à tout prix ; je ne m'exposerai pas à
rencontrer de nouveau ces yeux... Je ne veux pas rougir devant lui.
Je réfléchis quelque temps, puis, prenant une résolution sou-
daine, je me levai, et j'écrivis au docteur Bruneau, que je connais-
sais depuis mon enfance et qui m'aimait comme un père : « J'ai
besoin de vous; venez! » Quand ce billet fut parti, je me sentis plus
calme. Je me couchai, bien décidée à garder la chambre le lende-
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280 BEYUE DES DEUX MONDES.
main et les jours suivons, jusqu'à ce que j'eusse arrêté un plan de
conduite.
Le lendemain, de très bonne heure, le docteur arriva. Il recula
en m' apercevant.
— Vous le voyez, dis-je en lui tendant la main, je m'en vais de
ce pas au cimetière.
— Que se passe- t-il donc? dit-il en me faisant asseoir à ses côtés.
Ce changement est incroyable; avouez tout de suite que vous avez
commis quelque imprudence, ou bien vous me cachez un gros cha-
grin?... Dites-moi la vérité, ma bonne fille...
— Rien, docteur, rien de tout cela.
Il me regardait en secouant la tête, tandis que ses doigts comp-
taient les folles pulsations de mes artères.
— Venez, docteur, dis-je brusquement; si vous voulez me sau-
ver, vous le pouvez. Cela ne dépend que de vous... Dites un mot, et
votre Madeleine revient à la santé.
— Voyons! Qu'est-ce que c'est?... Quelque folie?
— Oui, une folie, mais une folie inoffensive, qui ne fera de mal
à personne, au contraire... Je voudrais voyager... Ne riez pas, doc-
teur; ce que je dis là est la vérité même. L'ennui me tue; il dévore
mes jours et mes nuits; un ennui lourd comme le plomb, voyez-
vous?... Vous ne connaissez pas cette maladie-là, vous!
— Si, si, elle a un vilain nom, ma pauvre Madeleine.
— Ah ! la maladie est plus laide que le nom, croyez-le. Docteur,
si vous êtes mon ami, vous persuaderez à mon oncle de m* emmener,
n'importe où, pourvu que ce soit bien loin, en Espagne , en Italie,
en Chine, si vous voulez.
— Allons! allons! la chose n'est pas impossible, et le moyen
n'est pas mauvais.
— Oui, mais, docteur, il faut que ce soit tout de suite; je ne
veux pas rester ici quatre jours; je serais morte avant...
— Quel volcan! Et pourquoi n'arrangez-vous pas cela vous-
même avec votre oncle? Il ne sait rien vous refuser.
— Ah! mon bon, mon excellent ami, c'est que ce n'est pas tout
encore... Il faut persuader aussi à mon oncle que ce voyage, néces-
saire pour moi, serait funeste à Louise.
— Mais non; je ne peux pas dire cela. Louise est fraîche comme
l'aurore, et se porte à merveille. D'ailleurs, je la connais, rien au
monde ne pourrait la décider à vous laisser partir sans elle, souf-
frante comme vous l'êtes.
— Voilà ce que je craignais, m'écriai -je avec découragement;
eh bien ! renonçons à tout cela. Autant rester ici et en finir tout
de suite.
— Mais, mon enfant...
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 281
— Tenez , docteur, repris-je avec effort , pensez de moi ce que
vous voudrez, que je suis une mauvaise âme, une ingrate, que
sais-je?mais c'est elle, c'est Louise, puisqu'il faut l'avouer enfin,
c'est ma sœur dont la présence me tue. Vous ne soupçonnez pas ma
misère, n'est-ce pas? Ah! je suis bien malade, mon bon docteur.
Oui, Louise, ma chère Louise, que j'aimais tant autrefois, je ne peux
plus lavoir...
— Madeleine, que dites-vous? Est-elle donc changée pour vous?
— Plus tendre, plus parfaite que jamais... Je vous fais horreur?
Si vous saviez ce que ce mal odieux m'a fait souffrir, vous auriez
pitié de moi... Faites-moi partir; je reviendrai guérie. Je vous ra-
mènerai votre Madeleine d'autrefois, celle que vous aimiez, celle
que tout le monde aimait.
Je pleurais ; il s'efforça de me calmer, et alla trouver mon oncle.
Je ne sais ce qu'il lui dit, ce qu'il dit à Louise; mais le soir même
mon oncle m'annonça que nous partirions tous les deux dans quel-
ques jours pour l'Italie.
IV.
Je commençai tout de suite mes préparatifs de voyage, mais sans
quitter la chambre; Louise était avec moi. Je craignais que Robert
ne demandât la permission de me voir; il n'en fit rien, et je lui en
sus gré.
Nous atteignîmes ainsi le 2 septembre. Il avait été décidé que le
soir même Robert et Louise quitteraient Ville-Ferny et iraient m'at-
tendre à Paris, où je devais les rejoindre avec mon oncle dans la
matinée du lendemain. Nous partions pour l'Italie deux jours après.
Je n'avais donc plus que quelques heures à vivre à Ville-Ferny, et
Louise insista pour que je descendisse, et que cette dernière jour-
née fût passée en famille. Mon départ était si proche, que je me
crus assez forte pour revoir Robert, et je cédai. Quand j'entrai au
salon, appuyée sur le bras de mon oncle, il était assis dans l'em-
brasure d'une fenêtre, près de mon métier à tapisserie, et roulant
les soies d'une main distraite. Il leva la tête au bruit de mes pas.
J'arrivai, cuirassée d'orgueil, décidée à ne montrer que la joie
du départ jusqu'à ce qu'il en vînt à douter de ce qu'il avait cru
comprendre. Mon oncle nie conduisit vers la fenêtre où se tenait Ro-
bert, et m'installa doucement dans un grand fauteuil.
— Vous sentez-vous mieux? me demanda Robert, quand je me
fus assise, et que Louise eût mis à ma portée des livres et ma bro-
derie; vous semblez bien faible pour vous mettre en voyage?
— Je suis plus forte que je ne le parais, répondis-je d'une voix
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282 BEYUE DES DEUX MONDES.
assez ferme; le changement d*air d'ailleurs et la distraction me re-
mettront vite... Nous ferons de longues courses à pied dans les mon-
tagnes, n'est-ce pas, mon oncle?
— Dans moins de huit jours, Madeleine aura escaladé le Mont-
Blanc, répondit-il en souriant.
Nous nous mimes alors à tracer tous ensemble l'itinéraire de notre
voyage à travers les Alpes et l'Italie; d'après nos projets de séjour
dans diverses villes, nous ne devions pas arriver à Naples avant cinq
mois.
— Et après que ferez-vous? demanda Robert avec hésitation.
— Après? dit mon oncle. Madeleine veut m' emmener en Afrique,
en àsie, je ne sais où, à la recherche du soleil. Pourquoi ne ferions-
nous pas le tour du monde?
— Nous permettrez -vous du moins d'aller vous embrasser à
Naples, quand vous prendrez votre vol vers l'Orient? dit Louise.
— Si vous êtes bien sages,... nous verrons, répondit mon oncle
en nous quittant pour faire sa promenade de chaque jour. Il proposa
à Robert de l'accompagner, mais celui-ci refusa.
Louise, très occupée de mes derniers apprêts de voyage, dont elle
voulait m'épargner la fatigue, allait et venait, donnant des ordres
sans cesser de causer avec nous. 11 vint un moment néanmoins où
elle fut obligée de monter dans sa chambre pour écrire quelques
lettres, et nous nous trouvâmes seuls, Robert et moi. Autour de
nous , dans les clairs rayons du soleil , quelques insectes bourdon-
naient joyeusement, et les profondeurs du ciel, un peu pâli par
l'approche de l'automne, invitaient à la confiance et à la paix.
— Quand nous re verrons-nous? murmura Robert.
— Mais... demain, répliquai-je en essayant de sourire.
— Oui, et après?
Je n'eus pas le courage de répondre. Il me regardait tristement,
sans détourner les yeux, comme s'il eût voulu graver l'im après
l'autre mes traits dans sa mémoire.
Parmi les fleurs qui ornaient la terrasse, un gros bouquet de pois
odorans blancs et roses, détaché de son appui par quelque folle
brise et mollement balancé sur sa tige trop frêle, se penchait à la
fenêtre entr'ouverte. Robert me l'offrit, et comme j'étendais la main
pour le prendre, il saisit mes doigts, et les contempla longtemps;
on eût dit qu'il cherchait dans le réseau bleuâtre des veines une
réponse à quelque douloureux problème. Puis, se penchant tout à
coup vers moi et relevant les yeux : C'était donc moi? dit-il si bas
que je l'entendis à peine; c'était moi que vous aimiez, Madeleine,
et vous partez, et nous sommes séparés à jamais I...
J'aurais voulu protester, que mes lèvres glacées m'en eussent
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LE PECHE DE MADELEINE. 28S
été le pouvoir; mais je voyais trop bien qu'il possédait mon secret
pour tenter de le défendre. Je retirai la main qu'il tenait encore, et
je m'en couvris le visage.
— Pourquoi détourner la tête? reprit-il. Pourquoi me cacher vos
pleurs? A quoi bon nous tromper encore? Ah! quel courage vous
avez eu ! Pourquoi donc n'avoir pas parlé avant que tout fût irré-
parable? Nous aurions été si heureux!... Je vous ai tant aimée!...
Si vous aviez su combien je vous aimais, vous n'auriez pas osé ce
que vous avez fait. Ah! cruelle et adorée, à quel dieu inconnu
avez-vous sacrifié ma vie avec la vôtre? Quelle fausse grandeur
vous a séduite?
Il s'était laissé glisser à mes genoux. Moi, je pleurais ; mes larmes
s'échappaient sans secousse comme d'une source trop pleine, et
tombaient goutte à goutte sur ses cheveux.
— Quand je songe, continua-t-il, que vous allez partir, que je ne
vous verrai plus, et qu'à l'abîme qui nous sépare vous allez ajouter
le supplice de l'absence, je suis prêt à vous maudire... Le jour où
vous m'avez dit que vous en aimiez un autre, j'ai cru qu'une souf-
france égale à celle-là ne m'atteindrait plus en ce monde; mais je
me trompais. C'est à mesure que la lumière s'est faite, quand des
mots sans suite, échappés au délire, qui n'avaient un sens que pour
moi, m'ont mis sur la trace de votre héroïque folie, c'est plus tard,
quand j'ai vu votre beauté pâlir dans les regrets, quand votre gran-
deur et surtout votre faiblesse m'ont été révélées, c'est alors, Ma-
deleine, que j'ai appris ce que c'est que souffrir. Et j'ai dû me taire,
j'ai refoulé mon désespoir; je voulais être digne de vous, le ciel
m'en est témoin... Si je parle en ce moment, Madeleine, c'est que
mes forces m'ont trahi, c'est que mon courage est vaincu comme le
vôtre. Je vous adore et je vais vous perdre... Ah! laissons une fois
au moins nos larmes et nos cœurs se confondre... Madeleine, n'est-
ce pas que vous m'avez bien aimé?
— Robert, par pitié! m'écriai-je douloureusement, je suis lâche;
mais ne vous faites pas une arme de ma faiblesse pour m'enlever le
peu qui me reste de ma propre estime. Laissez-moi quitter cette
maison sans remords. Que le souvenir de cette heure ne s'élève pas
un jour entre Louise et moi !... J'en appelle à votre honneur...
Je voulais me dégager de son étreinte; mais il me retenait avec
force. — Ne me repoussez pas, disait-il; mon respect est profond.
Vous ai-je jamais offensée par un mot? Ne me suis-je pas fait vio-
lence à chaque minute de ma vie? N'ai-je pas mis la froideur dans
mon regard, l'indifférence dans mon sourire, à tel point que vous
avez été jalouse, pauvre enfant? Oh! ne niez pas : j'ai tout lu heure
par heure, tout entendu soupir par soupir, et chaque jour vous
m'êtes devenue plus chère... Laissez-moi un instant à vos pieds;
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28A REVUE DES DEUX MONDES.
ne m'enviez pas ce triste et dernier bonheur, le seul que vous puis-
siez me donner, le seul que je veuille vous demander.
— Robert, au nom du ciel, laissez-moi! N'entendez-vous pas? Il
y a quelqu'un là, sur cette terrasse...
Je m'étais levée, pâle d'effroi, car j'avais cru saisir un léger bruit
de branches froissées près de la fenêtre, et il m'avait semblé voir
passer une ombre sur le rideau.
— Il n'y a personne, vous vous trompez, dit Robert en me for-
çant à me rasseoir.
— J'ai entendu pourtant, répétai-je avec terreur. Si c'était Louise,
ô mon Dieu! ou seulement quelque domestique!...
— Chère folle ! comme vous tremblez ! dit-il après avoir, pour
me calmer, parcouru de l'œil toute la terrasse. — Quel mal croyez-
vous donc avoir fait? Votre âme est pure comme le ciel.
— iVous étiez à mes pieds, Robert!...
— Que craignez- vous donc? Il n'y a jamais personne à cette
heure de ce côté du château. Voyons, souriez-moi; ce regard ef-
frayé me fait trop de peine. Avez- vous songé, Madeleine, qu'un
jour viendra où nous pourrons nous revoir sans péril, où nos cœurs
auront vieilli? Croyez-vous que ce soit possible, dites? Croyez-vous
vraiment que nous puissions jamais nous serrer la main sans frémir
et nous raconter l'un à l'autre les orages de notre vie, comme deux
voyageurs échappés au naufrage? Ah! vous ne l'espérez guère,
n'est-il pas vrai, Madeleine? Et vous avez raison de me fuir. Vivre
l'un près de l'autre sans être l'un à l'autre, est-ce que cela se peut?
Nous lutterions quelque temps, puis un beau jour je vous prendrais
dans mes bras, et je vous emporterais dans mon pays à demi sau-
vage; j'irais cacher mon bonheur au plus profond de nos forêts...
Ah! Madeleine, quel rêve! S'il était temps encore!...
Il continua de parler ainsi, tantôt à demi calmé, tantôt entraîné
par sa fougueuse nature, mais soumis pourtant à notre rude destin.
Le jour tomba peu à peu, et l'heure de dîner arriva. Mon oncle
n'était pas rentré. Il était parti tard, à cheval, nous dit le valet de
chambre, et avait recommandé qu'on ne l'attendît point pour se
mettre à table, parce qu'il avait à terminer le soir même une grave
affaire. Pierre ne put pas nous dire de quel côté il s'était dirigé, et
nous fumes un peu étonnés de cette affaire si grave qui l' éloignait
de nous si inopmément.
On sait que Louise et Robert partaient le soir même pour Paris.
Louise était toute triste de ne pas voir son père et de ne pas l'em-
brasser avant de quitter Ville-Ferny. — Il faut qu'il ait eu quelque
sérieuse contrariété, disait-elle en montant en voiture; gronde-le
bien fort de ma part... A dei^ain, Madeleine! ajouta-t-elle, comme
les chevaux partaient, en m' adressant un baiser de sa petite main
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 2S5
blanche. Pauvre chère Louise, elle ne se doutait guère, et moi non
plus je ne le croyais pas, que nous nous étions embrassées pour la
dernière fois, et que je ne devais plus la revoir!
Je la suivis longtemps d'un œil rêveur, même après que la ca-
lèche eut disparu dans les détours du parc; j'écoutai longtemps le
bruit des roues et le pas des clievaux , qui allaient s'éteignant peu
à peu : la frdcheur et le silence de la nuit m'avertirent enfin de
rentrer. J'attendis mon oncle très avant dans la soirée , mais il né
revint pas; cela me préoccupa, quoique je fusse loin de soupçonner
la catastrophe que préparait son absence. Quand la fatigue m'o-
bligea de me coucher, je recommandai à la femme de chambre de
me prévenir aussitôt que mon oncle serait de retour. Bientôt je
m'assoupis, et je ne sais si je rêvai ou si je l'entendis réellement
rentrer; mais la réalité se confondit avec le rêve, et mon sommeil
était si profond que je ne parvins pas à m'éveiller. Dieu m'accorda
cette trêve entre les douleurs du passé et le coup qui m'attendait
à mon réveil.
Au moment de retracer ce qui va suivre, je me sens faiblir. Quand
je songe à ce qu'aurait pu être ma vie, si cette chose ne fût pas ar-
rivée, la révolte et le désespoir étouffent presque mes remords. Oui,
à ce moment encore, je le déclare, mon cœur était pur malgré ses
défaillances; je n'avais plus la force de combattre, il est vrai, mais
j'avais la volonté de fuir.
Quand j'ouvris les yeux après quelques heures de ce calme som-
meil que je ne connais plus, les rayons du soleil matinal glissaient
dans ma chambre à travers les rideaux; des bruits vagues, ces allées
et venues discrètes qui annoncent le réveil d'une maison quand les
maîtres dorment encore, arrivaient jusqu'à moi sans que je cher-
chasse à m'en rendre compte : je m'efforçais de prolonger cette demi-
torpeur bienfaisante, et de m'attarder dans une dernière rêverie
avant de m'avouer à moi-même que le soleil avait lui, car depuis
longtemps chaque jour nouveau m'apportait tant de peines que je
le redoutais instinctivement comme un ennemi. Tout à coup le bruit
d'une voiture roulant sur le sable et le pas d'un cheval s' éloignant
au grand trot me tirèrent de ma somnolence; je sautai hors du lit et
courus à la fenêtre juste assez tôt pour voir l'américaine disparaître
au tournant d'une allée, mon oncle lui-même conduisant, et Pierre,
son valet de chambre, à côté de lui. Ce fut comme une vision rapide,
et je restai quelque temps immobile, cherchant en vain à me rendre
compte de ce départ matinal. Enfin je sonnai. — Mon oncle est donc
sorti? dis-je à la femme de chambre.
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^86 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, mademoiselle, monsieur a laissé cette lettre, et Pierre
reviendra tout à l'heure prendre les ordres de mademoiselle.
Je la congédiai d'un signe, et, m' asseyant sur le bord du lit, j'ou-
vris la lettre. Plusieurs billets de banque s'en échappèrent, mais je
ne les vis que longtemps après. Dès les premiers mots, j'étais res-
tée comme frappée de la foudre, recommençant chaque phrase sans
arriver à en saisir le sens : ce que je comprenais pourtant, c'est que
j'étais perdue. Voici cette lettre, telle que la colère et l'indignation
l'avaient dictée à mon oncle; elle était datée de la veille.
« Je sais tout, j'ai tout compris enfin! Je vous ai surprise tan-
tôt dans les bras de votre amant, et si je ne vous ai pas écraisés tous
les deux au milieu de votre honte, c'est que j'aurais tué Louise en
vous frappant. C'est pour elle seule que je veux épargner votre
complice ; mais vous, que j'aimais comme une fille et qui trahissez
votre sœUr, je ne veux plus vous voir. Était-ce le caprice ou le re-
mords qui vous avait décidée à ce long voyage? Étiez-vous lasse de
votre amant, ou quelque honte vous était-elle venue enfin de trom-
per ceux qui vous aimaient et qui se livraient à vous sans défiance?
Ah I j'ai vu hier de mes yeux ce que je n'aurais pu croire quand le
monde entier se fût levé pour l'attester...
« Vous quitterez Ville-Ferny ce matin même, et vous ferez con-
naître à mon notaire le lieu de votre retraite; il aura soin que vous
puissiez vivre à l'abri de toute gêne et honnêtement, s'il se peut;
mais lui seul, lui seul, entendez-vous, doit être informé de ce que
vous deviendrez. Que Louise, que son mari l'ignorent à jamais! Ceci,
je l'exige, Madeleine, au nom de tout ce qui doit vous être sacré : la
mémoire de votre mère, votre sœur innocente, un reste d'honneur,
qui survit peut-être encore à votre chute.
« LOUIS DE LIVOT. »
Et en post'scriptum il ajoutait : a Ëpargnez-vous toute tentative
de justification; je dois vous prévenir que vos lettres seraient brû-
lées sans être ouvertes. »
Je ne sais combien de temps je restai atterrée, sans pensée et sans
larmes.
Je fus arrachée à ma torpeur par l'arrivée de la femme de cham-
bre. Elle venait me prévenir que Pierre attendait mes ordres. —
Qu'il monte quand je sonnerai! — dis-je avec une sorte d'égare-
ment. Je m'habillai en toute hâte, et, prenant une plume, j'écrivis
à mon oncle les choses incohérentes qui me vinrent à l'esprit dans
cette heure de défaillance. « Oui, j'ai souffert, j'ai lutté, j'ai aimé
et je me suis trahie, disais-je. Je voulais que Louise fût heureuse;
je lui ai sacrifié mon bonheur, mon amour, ma vie entière, et puis
j'ai tout perdu dans une heure de faiblesse. Robert m'aimait, je l'ai
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L£ PÉCHÉ DE MADELEINE. 287
repoussé pour le donner à Louise; j'ai assisté chaque jour au spec-
tacle de leur bonheur, j'ai vécu près d'eux la mort dans l'âme et le
sourire aux lèvres, et si je voulais fuir avec vous loin d'eux, ce n'é*
tait pas devant le remords, mais devant le péril. Comment il s'est
fait qu'au moment du départ mon fatal secret s'est échappé de mon
cœur, je ne puis le dire... Vous étiez là, vous avez surpris ma pre-
mière faiblesse*. • Dites vous-même si le châtiment n'est pas égal à
la faute! Louise ignore tout et doit tout ignorer. Jamais un mot de
moi ne viendra troubler sa vie ni la vôtre. Adieu. Pardonnez si je
refuse vos dons : ils seraient trop lourds pour mon cœur, quand le
vôtre me repousse... Adieu, vous qui m'avez recueillie, protégée,
aimée. Je ne puis croire que vous vieillirez sans moi; mon courage
se brise à cette pensée. »
Je ramassai les billets de banque épars à mes pieds et les joignis
à cette lettre. Je choisis ensuite, parmi les caisses toutes préparées
pour notre voyage d'Italie, une petite malle où j'entassai du linge
et quelques objets de toilette fort simples. De tous mes bijoux, je
ne gardai que ma montre; c'était celle de ma mère : elle était bien
à moi. J'avais dans une bourse à part une faible somme prélevée
sur mes dépenses de toilette et destinée à mes aumônes particu-
lières; je la pris pour faire face à mes premiers frais de voyage, car
je voulais quitter Paris à l'instant et fuir au plus loin. Je brûlai quel-
ques lettres, quelques papiers sans importance, mais où j'avais
tracé, dans de meilleurs jours, bien des pensées sereines, bien des
rêves de bonheur; je fis lentement le tour de cette petite chambre
où j'avais vécu si longtemps heureuse, m' arrêtant devant chaque
objet, contemplant chaque meuble avec un attendrissement doulou-
reux; puis j'appelai Pierre. Il prit la petite caisse que je lui dési-
gnai. Je parcourus ensuite l'un après l'autre les appartemens du
château, disant à chacun un adieu éternel. Dans la chambre de
Louise, je m'arrêtai devant un petit portrait aux deux crayons re-
présentant Robert en habit de chasse : un instant j'eus la tentation
de détacher ce tableau et de m'enfuir avec mon trésor; mais non,
rien de lui ne m'appartenait. Je sortis lentement, le regardant tou-
jours; arrivée à la porte, je ne pouvais me décider à la franchir : il
me semblait que ses yeux me rappelaient et que ses lèvres muettes
s'ouvraient pour prononcer mon nom. Dans le salon, je m'assis une
fois encore dans ce fauteuil où j'étais la veille quand il se tenait à
mes pieds... Enfin il fallut partir.
Personne ne m'attendait à mon arrivée à- Paris. Pierre fit appro-
cher une voiture, et comme il se disposait à monter sur le siège : —
Allez de votre côté, lui dis-je, je ne rentre pas à l'hôtel.
Il me regarda avec étonnement. — Mademoiselle n'a pas besoin
de moi? Où faut-il faire conduire mademoiselle?
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288 REVUE DES DEUX MONDES.
J'hésitai un instant. — A Saint-Roch, répondis-je à tout hasard.
11 transmit mon ordre, et pendant que le cheval se mettait en
mouvement, je pus le voir, immobile et comme pétrifié, me suivre
d'un œil hébété.
Au premier détour de la rue, j'arrêtai le cocher et lui ordonnai
de me conduire à la gare d'Orléans. Là, je dus attendre quelques
heures. Le train de Bretagne ne partait que dans la soirée. Il s'é-
branla enfin et m'emporta loin de Paris. Dans l'abandon et la dé-
tresse où je me trouvais, l'idée m'était venue de me réfugier provi-
soirement dans cette petite maison de La Roche-Yvon que Louise
m'avait donnée en cadeau de noces, non pas que je la considérasse
comme ma propriété définitive, car j'avais à dessein laissé mes ti-
tres de possession avec les bijoux que je tenais de la libéralité de
mon oncle; mais je voulais d'abord et à tout prix mettre une longue
distance entre moi et ceux que je quittais. Je pensais d'ailleurs
qu'on n'aurait pas l'idée de me chercher là, en supposant que quel-
qu'un s'intéressât encore à moi, et les rapports de mon oncle avec
la vieille femme chargée de la garde du petit logis étaient si rares
qu'il devait, selon toute probabilité, s'écouler un temps assez long
avant qu'il fût averti de mon apparition dans le pays. Dans l'inter-
valle, j'espérais bien avoir pris un parti et m'être créé des ressources.
Au milieu de la catastrophe qui bouleversait ma vie, j'étais plus
calme que je ne l'avais été depuis longtemps. Devant l'injustice de
ma destinée, mon cœur altier protestait; l'énormité du châtiment
me rendait l'énergie. J'avais à combattre contre des obstacles ma-
tériels, la pauvreté, l'abandon. Cela me semblait chose aisée après
cette lutte énervante contre une secrète passion qui grandissait cha-
que jour; j'éprouvais, malgré ma détresse, comme un sentiment de
délivrance, et je dormais assez paisiblement, quand le train s'ar-
rêta à Nantes. Je me fis conduire aussitôt au bureau de la diligence
pour Vannes, qui partait le soir même. Je passai une grande partie
de la journée dans le bureau, assise sur des paquets, un peu ef-
frayée de me trouver pour la première fois sans protection, re-
gardée curieusement par les employés et heurtée par les portefaix.
Aussitôt que la diligence fut chargée, je montai dans le coupé, où
j'étais seule heureusement; la présence d'un être riant, respirant,
agissant à mes côtés, m'eût été odieuse.
A peine arrivée à Vannes, je me procurais une voiture et me mis
en route pour La Roche-Yvon. Une pluie fine et pénétrante s'éten-
dait en épais brouillard sur la campagne; les feuilles immobiles des
arbres ruisselaient silencieusement; les branches des ajoncs em-
mêlés de fils de la Vierge, les bruyères et les herbes étaient char-
gées d'une lourde rosée; des flaques d'eau brillaient au loin d'un
éclat terne sur la lande brune; le ciel était bas, gris, sans profon-
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LE PÉCHÉ DE BfADELEINE. 289
deur. Mon guide, jeune garçon de dix-huit à vingt ans, au visage
maigre, encadré de cheveux longs et plats cachés en partie sous le
chapeau de feutre à larges bords, chantait à demi-voix une chan-
son mélancolique sur un air monotone. Le jour tombait si vite qu'il
était nuit close quand nous arrivâmes à La Roche-Yvon.
Nous eûmes beaucoup de peine à nous faire ouvrir par la vieille
Marie-Anne, et plus de peine encore à lui faire comprendre qui j'é-
tais. Elle était un peu sourde, et je serais peut-être même demeu-
rée plus longtemps à parlementer sur le seuil, si le garçon qui dé-
chargeait la voiture n'eût apporté de la cuisine une torche de résine
enflammée. Elle me regarda un instant avec surprise, puis elle me
reconnut. C'était la veuve d'un ancien fermier de mon oncle, à
laquelle il avait, sur ma demande, accordé la garde de la petite
maison, et la pauvre vieille femme ne savait plus comment me té-
moigner sa joie de me revoir. Je lui expliquai que j'avais été ma-
lade, que je venais en Bretagne pour rétablir ma santé, que je dési-
rais ne voir personne, et que je la priais de ne pas parler de mon
arrivée. Elle me demanda si mon oncle et Louise ne me rejoindraient
pas bientôt; je lui fis comprendre qu'ils ne pouvaient venir main-
tenant : je comptais d'ailleurs ne demeurer à La Roche-Yvon que le
temps de reprendre quelques forces.
Tandis qu'elle s'empressait à l'étage supérieur pour préparer ma
chambre et que j'entendais ses pas, appesantis par l'âge, faire cra-
quer le plancher mal joint, je m'assis dans la cuisine, au coin de la
vaste cheminée, et je réchauffai devant une flamme claire mes mem-
bres raidis par l'humidité. Au bout d'un certain temps, Marie-Anne
reparut. Ma chambre était prête. C'était une pièce fort grande,
éclairée par deux fenêtres ouvrant sur le petit jardin, et tellement
envahie par les rameaux d'une vigne antique qu'au premier coup
de vent l'on entendait les feuilles et les menues branches gratter
les étroits carreaux et heurter doucement, comme si elles cher-
chaient à entrer. Le plancher se composait de larges ais de châ-
taignier brunis et lustrés par le temps; les poutres du plafond
étaient de même bois et de même couleur. Dans un coin de la
chambre se trouvait le vieux lit de chêne à baldaquin paré d'étoffe
de laine foncée à glands et passementeries bleuâtres; dans un autre
coin, un bahut à la serrure démantelée, une table et quelques sièges
de forme massive : tel était le mobilier. Un vieux miroir, au cadre
richement sculpté, mais dont la dorure avait disparu, ornait la
haute cheminée. L'aspect de cette chambre me plut; rien ne pou-
vait m'y distraire de mes graves pensées. Je souhaitai le bonsoir à
la vieille Marie-Anne, mais je ne dormis guère : un froid humide me
pénétrait dans cette grande pièce, depuis longtemps inhabitée. Les
TOMB u — 1864. 19
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290 REVUE DES DEUX MONDES.
énormes dimensions de cette chambre, accrues encore par les ténè-
bres et le sentiment de ma solitude, me causaient une sorte d'ef-
froi. Le vent s'était élevé, et, s'engouffrant dans la large cheminée,
agitait jusqu'aux lourds rideaux de mon lit; ses sifilemens à travers
la lande me faisaient frissonner : il me semblait que j'entendais
quelqu'un pleurer autour de moi.
Le jour parut enfin, triste et pluvieux comme la veille; je courus
à la fenêtre. A travers les branchages de la vigne, j'aperçus le petit
jardin et les plates-bandes bordées de buis. Des roses pâles à demi
effeuillées, de maigres dahlias et quelques arbustes traînant leurs
branches indisciplinées dans les allées étroites, voilà ce que je vis
du premier coup d'œil. A droite, la lande immense que nous avions
traversée la veille; à gauche, l'épaisse châtaigneraie plantée sur le
revers du coteau et descendant en pente rapide jusqu'au ruisseau
grossi par la pluie. Au loin, l'horizon, noyé dans la brume, ne lais-
sait rien deviner de l'aspect du pays. Je regagnai mon lit et j'y res-
tai à songer tristement jusqu'à l'heure où Marie-Anne entra dans ma
chambre.
La pluie tombait toujours. J'essayai de sortir, mais je rentrai
bientôt, découragée par la boue et la brume. J'avais emporté quel-
ques livres; je voulus lire, je ne pus fixer ma pensée, et le livre
glissa de mes mains. L'incertitude de l'avenir m'oppressait : j'étais
sans ressources, il fallait à tout prix m'en créer, car j'aurais mieux
aimé mourir que d'avoir recours à mon oncle. Cependant ma réso-
lution de cacher à tout jamais mon passé m'interdisait de songer à
aucune de ces positions toutes de confiance où l'honorabilité per-
sonnelle et les recommandations importent autant que le savoir.
Que me restait-il, si ce n'est le travail des doigts? Le courage ne
me manquait pas; mais quand le soir je me retrouvai dans ma
grande chambre, mal éclairée par une lumière chétive, et que,
jetant un regard autour de moi, je me sentis si abandonnée, si
bien perdue pour tous ceux que j'aimais, quand je réfléchis que
cette solitude serait éternelle, je tombai dans un indicible abatte-
ment. Au dehors, tout n'était que confusion et ténèbres. Le vent
de mer, traversant la lande déserte, venait se heurter aux angles
de la maison avec des sifllemens aigus; la pluie, qui n'avait pas cessé
durant tout le jour, tombait alors à flots. Je me tenais blottie dans
le coin de la vaste cheminée, et je suivais des yeux la fumée, qui
ô* élevait en lentes spirales, souvent repoussée par les rafales du
dehors, mais recueillant ses nuages dispersés, et montant, montant
toujours.
Marie-Anne dormait depuis longtemps sans doute, car j'avais
laissé fuir l'heure sans y songer, lorsque je crus entendre un faible
bruit mêlé au tumulte du dehors. J'écoutai : le bruit se renouvela;
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 291
c'était comme un pas léger sous ma fenêtre. Qui donc était là par
cette nuit affreuse? Quelque paysan sans doute attardé dans les
mauvais chemins et sans abri contre la tempête. Je m'approchai de
la croisée et m'efforçai de pénétrer du regard l'effrayante obscurité
de la nuit. En ce moment, on frappa un coup à l'un des volets du
rez-de-chaussée; je savais que de la cuisine, où elle couchait, Marie-
Anne ne pouvait entendre cet appel. J'ouvris la fenêtre et me pen-
chai au dehors : un flot de pluie impétueux et glacé vint m'aveu-
gler en me frappant au visage, et le vent, pénétrant à l'intérieur,
éteignit la lumière. Tandis que je m'efforçais de la rallumer, la
vigne qui tapissait la maison s'agita violemment : j'entendis un
bruit de feuillages et de branches froissées, et comme je me retour-
nais avec effroi vers la fenêtre , demeurée ouverte , un homme la
franchit hardiment et se tint debout devant moi. Je jetai un cri, et,
tombant à genoux, je tendis les bras vers lui, car je l'avais reconnu
à travers ses cheveux en désordre et la pluie qui ruisselait sur son
visage. Il ferma la fenêtre, puis, me soulevant dans ses bras, il
m'emporta près du feu.
— N'ayez pas peur, c'est moi, dit-il, en rejetant son manteau
souillé de boue et s' agenouillant à mes pieds sur la pierre de Tâtre;
me voici près de vous, Madeleine. Je vous ai retrouvée; rien au
monde ne nous séparera plus.
— Robert! comment êtes-vous là? Qui donc vous a dit de venir?
Mon oncle?...
Il secoua la tête tristement.
— Il est arrivé quelque malheur, dis-je en me levant toute pâle.
Louise?...
La voix expira sur mes lèvres.
— Rassurez-vous; votre oncle, votre cousine ne courent aucun
danger... Je suis parti pour vous rejoindre, Madeleine... J'ai quitté,
pour n'y revenir jamais, la demeure d'où l'on vous a chassée...
— C'est impossible; vous me trompez... Il faut retourner, Ro-
bert, partir sur le champ. Vous me perdez, mon Dieu! j'ai juré à
mon oncle de ne vous revoir jamais. Qui donc a pu vous dire?...
— Ah ! que vous aimez faiblement, Madeleine ! Je viens partager
votre abandon, et vous me parlez de vous quitter!
~7 Mais j'ai juré, Robert, j'ai juré d'être morte pour tous... Et
plût à Dieu que je le fusse en effet! Mon oncle va me maudire, s'il
sait que vous êtes ici ! Et Louise ! .. .
— Votre oncle a pris soin lui-même de briser les liens qui m'u-
nissaient à sa fille, dit Robert d'une voix dure et brève. Jamais je
ne le reverrai.
— 0 mon Dieu ! et Louise?
— Louise! reprit-il avec un léger frémissement. Le ciel m'est té-
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292 REVUE DES DEUX MONDES.
moin que j'aurais voulu lui épargner cette douleur. Vous le savez,
je voulais pour elle étouffer notre amour, car nous nous aimions,
Madeleine; mais son père vous a chassée, chassée honteusement. Et
moi, il m'a insulté... Je ne m'exposerai pas à subir de nouveau
d'odieux soupçons. Votre oncle m'a rendu libre par ses outrages, et
je vous apporte ma liberté.
Je l'écoutais avec stupeur.
— Que vous êtes pile, pauvre enfant! continua-t-il en me regar-
dant avec une tendre pitié. Quel ravage en si peu de temps! Lais-
sez-moi vofli contempler, mon amie, et baiser vos petites mains
amaigries. Nous ne nous cpiitterons plus, Madeleine; comprenez-
vous? La fatalité, la Providence, si vous l'aimez mieux. Dieu lui-
même nous réunit malgré les hommes, malgré nous, insensés qui
voulions nous fuir I
— Ah! Robert, ne mêlons pas Dieu à nos tristes passions. Que
parlez-vous de vivre l'un près de l'autre sans nous quitter jamais?
Ne savez-vous pas que mon devoir est de vivre et souffrir seule, que
votre place n'est point ici?
— Quoi! s'écria-t-il, offensés et méconnus tous les deux, sans fa-
mille désormais, quand la destinée s'obstine à nous pousser l'un vers
l'autre, serons-nous assez fous pour nous fuir? N'avons-nous pas
trop lutté déjà, trop souffert?... Ah ! Madeleine, laissez-vous aimer...
Il s'assit près de moi, et, mêlant à son récit les transports de sa
fougueuse tendresse, il me raconta le drame qui avait suivi mon
départ : comment mon oncle, pour expliquer mon inexplicable dis-
parition, avait persuadé à Louise que ma raison, ébranlée depuis
longtemps, avait succombé le matin à un subit accès d'égarement,
— que, sous le coup de cette crise mentale, j'avais refusé de sui-
vre Pierre à l'hôtel. — L'altération évidente de ma santé, quelques
étrangetés d'humeur dans les derniers temps donnaient du crédit à
cette fable. J'appris que mon oncle, prêtant l'oreille à certains pro-
pos échangés entre les domestiques, les avait interrogés et avait su
par Justine que j'avais eu une correspondance secrète avec Robert
avant son mariage. Convaincu alors que nous nous aimions dès cette
époque, il accusa Robert de nous avoir sacrifiées toutes les deux à
de vils calculs. J'étais pauvre en effet, et Louise était riche. Dans
une explication qu'il eut avec son gendre , il ne put lui cacher ses
soupçons, il lui jeta cet outrage à la face. Robert pâlit sous cette
mortelle injure; mais, dédaigneux d'y répondre, il sortit d'un pas
assuré, descendit les escaliers, traversa la cour et quitta l'hôtel,
sans même regarder en arrière. Au moment où il franchissait le
seuil, il aperçut Pierre, et, l'appelant aussitôt, il le questionna sur
ma fuite. Par un hasard étrange, celui-ci avait gardé le numéro du
fiacre que j'avais pris le matin même. Robert s'en empara, et put
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 29S
ainsi, après quelques heures de recherches, ressaish* mes traces.
Un peu de réflexion , un secret pressentiment peut-être lui fit de-
viner le reste. Vingt-quatre heui-es juste après moi, il prenait la
route de la Bretagne. A Vannes, il eut quelque peine à se rensei-
gner sur la situation exacte de La Roche -Yvon, et ne put même
pas se procurer de guide; mais, résolu et confiant en son instinct
de demi-sauvage, il se lança seul, malgré l'obscurité, dans le dé-
dale des chemins creux et des landes, tantôt arrêté par les ronces
et les buissons, tantôt se heurtant à des roches de granit. 11 cou-
rait le risque d'errer ainsi jusqu'au matin, et la Isjde commençait
à lui sembler sans issue, lorsqu'il distingua au loin la faible lueur
que projetait ma fenêtre éclairée. Il marcha dans cette direction et
se trouva bientôt au pied du Jogis. Quoique rien ne l'assurât que
cette masse confuse, dont il ne pouvait distinguer les formes à
travers la nuit, fût La Roche -Yvon, il était résolu à demander là
l'hospitalité et à y attendre le jour. C'est alors qu'il avait frappé.
J'avais ouvert la fenêtre, et lui, me reconnaissant, avait saisi le tronc
noueux de la vigne, et s'était en un instant trouvé près de moi.
Après ce long récit, il me fut évident que mon malheureux oncle,
dans son imprudente colère, avait creusé entre Louise et son mari
un abîme qu'il serait bien difficile désormais de combler. La funeste
passion de Robert se faisait d'ailleurs dans cette circonstance com-
plice de son orgueil.
— Il faut partir, — lui disais-je; mais il secouait la tête d'un air
résolu.
— Ma vie est où vous vivez, répondait-il : je resterai; si vous me
chassez, je me réfugierai dans le bois voisin, dans une chaumière,
n'importe où. Je respirerai le même air que vous, je vous verrai de
loin. Quelquefois je passerai près de vous, et je vous saluerai comme
font les paysans qui vous rencontrent sur la route. M'envierez-vous
cette joie des pauvres et des indifïérens?
, J'aurais dû le repousser, refuser de l'entendre, lui interdire l'ac-
cès de ma demeure; mais les sophismes de la passion, les défail-
lances d'une volonté séduite se réunissaient pour me perdre. — Je
saurai le décider à partir, pensais-je; il ne me faut qu'un peu de
temps. Moi seule je puis faire ce miracle de fléchir son orgueil. C'est
ainsi que je cédai aux artifices de mon cœur, et je consentis à revoir
Robert. Je lui indiquai dans la châtaigneraie un endroit écarté où
je devais le rejoindre vers le milieu du jour. Les premières lueurs
de l'aube blanchissaient l'horizon; il était temps de se séparer. D^s
bruits confus encore et rares annonçaient le retour de la vie active
dans l'immense étendue. Les coqs enroués s'appelaient déjà d'une
ferme à l'autre. Nous échangeâmes un adieu avec l'assurance de
nous retrouver dans quelques heures, et Robert, enjambant leste-
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29& REVUE DES DEUX MONDES.
ment la fenêtre, disparut bientôt derrière une haie touffue de houx
et de noisetiers.
VI.
Plusieurs jours se passèrent pendant lesquels nous nous vîmes en
toute liberté. L'humeur chagrine de l'automne semblait s'être dis-
sipée, et ses tièdes splendeurs nous invitaient aux longues prome-
nades. Nous nous fatiguions à gravir les coteaux parés de bruyères
roses et d'ajoncs à fleurs d'or; quelquefois nous nous asseyions à
l'abri d'un buisSbn, au milieu des grandes fougères jaunies qui cra-
quaient doucement sous nos pas. Nous nous racontions l'un à l'autre
nos souffrances, nos combats, ou bien, remontant plus loin dans le
passé, nous nous faisions confidence* de nos premiers rêves, nous
étonnant de les trouver si pareils. Les heures s'envolaient vite. Le
soir, nous revenions lentement sur nos pas ; grâce aux premières
ombres de la nuit, Robert osait approcher plus près de ma demeure,
et il me suivait des yeux jusqu'à ce que je fusse rentrée. Alors seu-
lement il s'éloignait et allait chercher un gîte dans quelque ferme
écartée. Moi, je m'enfermais pour rêver en attendant le lendemain;
j'évitais de regarder au-delà : l'avenir n'existait pas pour nous. Je
savais que Robert devait partir, que je devais hâter son départ. Je
me promettais d'employer à le convaincre le jour suivant; mais,
lorsque le moment de le revoir était venu, tout mon courage tom-
bait, une angoisse affreuse arrêtait les paroles sur mes lèvres, et la
journée passait sans que j'eusse rien dit.
Nous n'avions aucune nouvelle de Paris; il semblait que nous fus-
sions seuls au monde, et par instans il m'arrivait d'oublier les souf-
frances du passé, aussi bien que les menaces de l'avenir, dans l'en-
chantement rapide de l'heure présente. L'attitude respectueuse et
discrète de Robert me rassurait et calmait mes remords. Je buvais
ainsi à longs traits à la coupe perfide, je m'enivrais du subtil poi-
son, et dans ces douces ivresses, auxquelles nul ne prend part im-
punément, mon âme perdait sans retour sa force avec sa pureté. La
flamme de la jeunesse, l'incertitude du lendemain, les dangereux
conseils delà solitude et de l'amour, tout augmentait le péril. Je me
félicitais de ma victoùre, et je ne m'apercevais pas que j'étais vain-
cue d'avance
Le châtiment ne se fit pas attendre.
S'il est une infortune digne de pitié, c'est pour une âme fière le
sentiment de sa déchéance. Avoir eu l'ambition du sublime, l'or-
gueil d'un grand dévouement, tant de dédain pour les destinées
simples et communes, tant de hauteur pour juger les défaillances
d' autrui, et se trouver sous le coup du mépris, quel châtiment! Ce
fut là désormais le supplice de ma vie. Le soleil me devint odieux,
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LE P£CU£ DE MADELEINE. 295
il éclairait ma honte. Je n'osais plus regarder en face la vieille
Marie-Anne, ce visage d'honnête femme me troublait. Je sus alors
quelles sont les vraies misères de ce monde, celles dont on rougit
et qu'on n'ose avouer; je sus qu'il n'est pas de plus cruel abandon
que celui d'une âme qui a perdu le respect d'elle-même, qui se
juge et se fuit. Il me semblait que Robert lui-même devait me mé-
priser ; souvent je le lui disais, et tous les efforts de sa tendresse ne
réussissaient pas à me rassurer. Sitôt qu'il me quittait, je tombais
dans de cruels désespoirs ; il me semblait presque que je le haïs-
sais. J'aurais voulu être morte, et la mort me faisait peur. Que
n'aurais-je pas donné pour croire au néant!
Tant que j'avais été pure, je m'étais crue invincible; les obstacles
mêmes accroissaient mon orgueil, et j'affrontais le péril avec une
témérité hautaine; je croyais n'avoir d'autres conseils à prendre
que les miens, d'autre juge à redouter que moi-même. Cet immense
orgueil ne survécut pas à ma chute; moi tombée, il ne me resta
rien. Je passai subitement d'une confiance insensée à un abatte-
ment désespéré, et je commençai à flotter, comme une chose inerte,
au gié des plus folles terreurs, des contradictions les plus doulou-
reuses. J'essayais de regarder au ciel; mais Dieu ne m'apparaissait
que pour me condamner.
Mes nuits s'écoulaient dans de mortelles insomnies ou d'effrayans
cauchemars; j'arrivais au matin baignée d'une sueur froide, brisée
de corps et d'âme, pour reprendre le lourd fardeau de mes remords.
Mon mal ne fit qu'augmenter, et Robert s'en alarma malgré les ef-
forts que je faisais pour le cacher. J'avais perdu le gouvernement
de ma volonté : parfois j'accablais Robert de tendresse passionnée,
puis l'instant d'après tout était changé; je Taccueillais d'un air ir-
rité, ou bien je le repoussais et tombais en de longues crises de
larmes. Je ne pouvais rester seule dans ma chambre sans ressentir
une frayeur maladive; il me semblait que la vengeance divine m'at-
tendait dans ce lieu. La vie me devint intolérable, et je suppliai
Robert de m'emmener. — Allons plus loin, lui dis-je ; la mer est
devant nous, là-bas; marchons vers elle. Je retrouverai le calme
peut-être au spectacle de sa grandeur et de ses orages.
Nous partîmes dès le lendemain. Quand je dis adieu à Marie-
Anne, elle m'embrassa les larmes aux yeux. — Vous avez raison de
retourner à Paris, dit-elle avec sa naïve rudesse; l'air du pays n'est
pas bon pour vous, mademoiselle. Je n'osais pas vous le dire, mais
je crois bien que vous n'auriez pas vu les neiges, si vous étiez de-
meurée ici plus longtemps.
Je la quittai sans la détromper et sans lui dire que je restais en
Rretagne. Nous nous arrêtâmes, Robert et moi, dans un hameau de
pêcheurs où de braves gens consentirent à nous recevoir. Pendant
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296 REVUE DES DEUX MONDES.
les premiers jours, j'éprouvai, grâce à la nouveauté des lieux, à la
présence continuelle de Robert, un véritable soulagement. Robert
fit venir des livres, des journaux, des crayons; il m'obligeait à
m*occuper, à sortir de moi. Nous flmes de longues promenades,
tantôt à pied sur la grève ou les falaises, tantôt en mer, dans une
barque de pêcheurs. Dans une de nos excursions, nous découvrîmes
une grotte creusée par les vagues dans les rochers, où nous prîmes
rhabitude de venir chaque jour; quelquefois la marée montait, pen-
dant que, paresseusement couchés sur le sable, nous suivions du
regard le rapide progrès des lames, qui s'amoncelaient avec fracas
à l'entrée de la grotte; quelques-unes même, s' allongeant sur le
sable, venaient lécher nos pieds.
Nous étions alors prisonniers pour de longues heures, et rien ne
nous plaisait plus que cette roche creuse où nous passions nos jour-
nées, séparés du reste du monde. Je ne pouvais me lasser de contem-
pler la mer, cette immensité vivante, qui semblait, par sa plainte
éternelle, s'associer à nos peines sans les troubler. Trop faible pour
m' élever jusqu'à Dieu, je m'adressais à la nature comme à un inter-
médiaire secourable, et je puisais quelque douceur dans ces épan-
-chemens. J'ai retrouvé un jour, dans un porte-feuille oublié, une
de ces confidences, poésie sans art, où débordait mon cœur doulou-
reux. Je la transcris ici parce qu'elle peint assez fidèlement l'état
de mon âme :
La Duit vient de tomber sur la plage endormie ;
Pas un rayon au ciel, pas une étoile amie!
Dans leurs folles fureurs les rafales du vent
Tordent les tamaris sur leur terrain mouvant,
Et de tes profondeurs un flot sombre s'élève,
Et vient, tout éperdu, se briser sur la grève,
Avec de longs soupirs, des cris et des sanglots,
Gomme si tu roula's, enchaînés sous tes flots.
Meurtris par ta colère, ô mer impitoyable,
Des milliers de cap'ifs dans leur prison de sable,
Rien ne peut t*arrÔter. Les vagues de la mer
Montent, montent toujours... Pareil au flot amer
Qui creuse le rocher en ces grottes profondes,
Un mortel souvenir a, sous ses lourdes ondes,
Plus lourdes chaque jour, enseveli mon cœur.
Moins clément que la mer pourtant, le flot vengeur
Ne s*apaise jamais, jamais ne se retire ,
Et, quand d*un souffle égal ton sein calmé respire,
Que dans ta couche, 6 mer, tu rentres pas à pas.
Sur mon cœur sans repos la paix ne descend pas!...
Si tu pouvais du moins effacer ma souillure.
Je te dirais : Accours, prends cette vie impure,
Réveille tes fureurs ! Dans ton flot indompté
Je veux trouver la mort avec la liberté.
J'essayai vainement d'exprimer de moins cruelles pensées; je ne
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 297
savais chanter ni l'amour ni le bonheur, et ne trouvais des mots
que pour exprimer mes souffrances. Bientôt je devins incapable
même de ce léger effort. Mon mal se réveillait avec une effroyable
intensité. La vue d'un enfant, celle du pauvre ménage qui nous
avait accueillis, me faisaient fondre en larmes. Félicités perdues
pour moi, comme elles me semblaient douces! Notre hôte avait une
petite fille de trois ans que j'embrassais parfois à la dérobée ; elle
se débattait, effrayée par l'ardeur de mes caresses.
Il arrivait aussi qu'irritée de tant souffrir, je me révoltais contre
l'injustice de mon sort. — Si le ciel me repousse, si les hommes me
maudissent, me disais-je, jouissons au moins des jours qui me res-
tent à vivre. Je suis jeune, j'aime et je suis aimée; épuisons les
joies de l'amour : ne les ai-je pas assez chèrement achetées ? Mais l'a-
mour lui-même semblait me trahir; j'avais trop souffert et trop long-
temps; mon cœur était aride, et n'avait plus la force d'être heureux.
Alors j'accusais Robert. — L'amour n'est pas ce que j'ai rêvé,
disais-je. Il m'écoutait sans colère : cette impétueuse nature se
transformait pour moi; mais je m'aperçus qu'il devenait triste, et,
quand je le vis souffrir, je me fis horreur. — Écoute, lui dis-je un
jour que je le voyais plus abattu, partons encore ; allons plus loin.
Veux-tu m'emmener dans ton pays, dans cette Amérique qui t'est
si chère ? Mettons l'infini entre le passé et nous. Nous serons heu-
reux là-bas. — Il me serra dans ses bras. — Tu as raison, dit-il,
l'air de France te tue, et je meurs de ton mal. Envolons-nous bien
loin, seuls, tout seuls au monde ; nous commencerons une vie nou-
velle ; nul ne saura ce qui nous touche, et nous l'oublierons nous-
mêmes. Il y a longtemps que j'avais ce désir, je n'osais pas te le dire.
Il paraissait si heureux que je me sentis calmée. Nous nous
mimes aussitôt à faire des rêves et à nous enchanter par avance
d'une félicité idéale. Robert écrivit au Havre, où il avait eu autre-
fois des correspondans, pour s'informer des prochains départs. En
attendant la réponse, nous continuâmes à nous entretenir de notre
grand projet, à choisir la province où nous irions nous établir et les
forêts qui abriteraient notre destinée fugitive. Je retrouvai de l'acti-
vité et comme une élasticité de vie pour faire nos préparatifs. La
réponse arriva, nous annonçant qu'un paquebot devait partir pour
New-York le 30 octobre, et Robert fit aussitôt retenir notre passage.
Il nous restait sept jours encore; mais nous avions tant de hâte de
nous mettre en route que nous résolûmes de quitter sur-le-champ
le hameau que nous habitions et de voyager à petites journées.
Je poussai un soupir de soulagement, lorsque le lenuemain je
me plaçai, à côté de Robert, au fond de la carriole qui nous em-
portait. C'était une fraîche et claire matinée d'automne. Une légère
gelée blanche couvrait les buissons et les herbes, et se changeait,,
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298 REVUE DES DEUX MONDES.
à mesure que le soleil s'élevait, en brillantes gouttes de rosée.
Nous plongions de longs regards au creux des vallons noyés dans
un brouillard transparent, tandis que la cime des coteaux baignait
dans l'air pur. En étendant le bras, nous pouvions cueillir au pas-
sage des touffes de houx ornées de baies rouges, ou bien nous arra-
chions une feuille aux chênes trapus et mutilés qui se penchaient
comme des sentinelles au bord du chemin. Notre petit cheval efflan-
qué marchait d'un pas joyeux, en secouant ses grelots, tandis que
son maître sifflait à demi-voix une chanson mélancolique. La paix
de la campagne me gagnait; il y avait longtemps que je ne m'étais
senti l'esprit si léger. Nous voyageâmes ainsi à travers la Bretagne,
puis la Normandie; évitant les voitures publiques et les grandes
routes, et nous faisant conduire de préférence par les chemins dé-
tournés. Nous pouvions échanger librement nos impressions : le plus
souvent un regard ou un sourire suffisait. Nous goûtâmes pendant
ces quelques jours comme une ombre de bonheur; mais l'âme hu-
maine est ingénieuse à se créer des tourmens : elle a mille manières
de souffrir d'une même blessure.
A mesure que le terme de notre voyage approchait, un souvenir
déchirant se dressait devant moi. Louise m' apparaissait partout : je
croyais la reconnaître dans chaque femme inconnue qui passait près
de nous. La nuit, je l'entendais gémir à mes côtés. Cette chère image
me devint une vision vengeresse... Je n'avais plus entendu parler
d'elle depuis l'arrivée de Robert à La Roche-Yvon. En quittant Pa-
ris, j'avais résolu d'écrire à mon oncle malgré sa défense. La né-
cessité de fixer un plan de vie et l'arrivée de Robert firent ajourner
cette lettre. Plus tard, je n'osai plus : qu'aurais-je pu dire?
Pendant notre station au bord de la mer, je m'étais, à l'insu de
Robert, adressée au curé de Ville-Ferny pour avoir des nouvelles;
je n'avais pas eu de réponse. Peut-être le paysan chargé de porter
ma lettre à la poste du village voisin l' avait-il perdue; peut-être
aussi le curé de Ville-Ferny n'avait-il pas daigné m'écrire. Je me
figurais souvent que Louise était morte, et cette idée me rendait
presque folle.
Vers le milieu du sixième jour, nous nous arrêtâmes dans une
vieille cité normande accroupie dans la plaine, un peu noire, un
peu triste malgré les flèches élancées de ses églises gothiques. C'est
là que nous devions prendre le bateau à vapeur pour nous rendre
au Havre; le steamer partait le surlendemain. Robert me proposa
de sortir; mais je me sentais fatiguée, et il me laissa en promettant
de revenir bientôt. Quand je fus seule dans cette chambre d'hôtel,
froide, un peu sombre, n'ayant d'autre horizon que les maisons
voisines, noircies par le temps, et une rue tortueuse, bruyante sans
gaîté, mes fantômes familiers revinrent m' assaillir. Je voulus les
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 299
repousser : mes efforts ne servirent, comme il arrive d'ordinaire,
qu'à leur donner plus de prise sur mon imagination ébranlée; bien-
tôt je n'y pus tenir, et la tête en feu, la poitrine oppressée, je pris
à la bâte un chapeau, et, m'enveloppant d'un cbâle, je sortis.
Je marcbai droit devant moi, rapidement, sans rien voir; peu à
peu Tair et le mouvement rafralcbirent mon front : le bouillonne-
ment intérieur se calma dans mes veines. J'étais sur d'immenses
avenues plantées d'arbres séculaires, entourant comme d'une cein-
ture une vaste prairie, dont l'extrémité se perdait au loin dans la
campagne. Le vent, plus humide que froid, détachait les larges
feuilles des platanes et les roulait devant moi en soulevant des tour-
billons de poussière. Au ciel, de grands nuages noirs couraient, ra-
pidement emportés. Ces longues avenues étaient désertes, et cette
solitude me plut; je ralentis un peu ma course. Le jour baissait, je
ne le remarquais point, et, quand je m'en aperçus, il y avait long-
temps déjà que j'avais quitté l'hôtel. Je voulus revenir sur mes pas;
mais je ne pus retrouver mon chemin, et, marchant toujours, j'ar-
rivai sur le port.
La marée montait; elle refoulait la rivière, qui se gonQait en sou-
levant les vaisseaux à l'ancre; de petites vagues bruyantes clapo-
taient contre les murs du quai. Je restai à les considérer longue-
ment; l'eau noire reQétait la lueur terne des réverbères et la lumière
rouge des feux de charbon allumés sur les navires. Je voyais tout
autour les matelots s'agiter comme des ombres. Nul ne s'occupait
de moi, nul ne semblait me voir. Le ciel se couvrait de plus en plus,
et l'obscurité devenait complète. A mesure que le jour baissait, mes
pensées s'amoncelaient en orages. Je regardais alternativement le
ciel, qui semblait se dérober sous les brumes, et l'eau noire et pro-
fonde du canal. — Fermer les yeux, pensais-je, et marcher en
avant, tout droit, deux pas, trois au plus, puis disparaître pour
toujours! et trouver le repos peut-être!... Qui sait?... Nul n'enten-
drait plus parler de moi. Une malheureuse qui se noie, c'est vul-
gaire et triste; mais se sauver avec un amant, est-ce moins triste
et moins vulgaire?... Il souffrirait, lui, je le sais : du moins je ne
le verrais plus souffrir; d'ailleurs les regrets sont-ils éternels? Il
est jeune; la vie est longue... Mais le repos est-il là en effet, sous
cette eau froide? Est-il vrai que nous ayons ainsi, à portée de notre
volonté, un remède à tous nos maux, un refuge assuré contre le re-
mords et la responsabilité de nos actes? Oh ! si je savais que rien
de moi ne dût survivre! Je l'ai entendu affirmer autrefois : comment
se fait-il que je n'y peux croire? Quelle est donc cette partie de
mon être qui proteste contre le néant, comme elle protestait hier,
tout à l'heure encore, contre ma vie criminelle? Est-ce que la chair
doit s'élever contre les œuvres de la chair? Est-ce qu'elle doit re-
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300 BETUE DES DEUX MONDES.
fuser de se soumettre à ses lois?... Ah ! mystère cruel, pourquoi me
tentes-tu?
La pluie tombait msdntenant en larges gouttes, comme des lar-
mes tièdes; les rares passans se bâtaient, glissant le long des mai-
sons pour se mettre à l'abri. Appuyée sur une borae de bronze au-
tour de laquelle s'enroulait le câble d'un navire, je n'avais pas le
courage de faire un mouvement. Robert pourtant m'attendait, je
devinais son inquiétude; mais que faire? — Lui porter un amour
empoisonné de remords, les lâches amertumes d'un cœur sans
énergie! N'avoir la force ni de vivre, ni de mourir! me disais-je.
Que vais-je devenir?...
La pluie tombait toujours, et je commençais à frissonner sous
mes vêtemens mouillés; je regardai autour de moi pour chercher
un abri. Apercevant une faible clarté à quelque distance, je me di-
rigeai de ce côté et me trouvai bientôt à l'entrée d'une petite cour
pavée et dallée, et éclairée par une lanterne fumeuse. De hautes
murailles percées d'étroites ouvertures l'entouraient de trois côtés.
A droite, une porte basse était entre-bâillée; je la poussai, et j'en-
trai dans une chapelle. L'autel était éclairé, et un vieux prêtre offi-
ciait; mais l'assemblée, peu nombreuse, restait dans l'ombre. A
droite de l'autel , une haute grille, derrière laquelle tombait à plis
raides un rideau de serge, annonçait la présence de religieuses cloî-
trées. Bientôt leurs voix, un peu traînantes et plaintives, se mirent
à psalmodier l'office du soir. Je m'agenouillai dans le coin le plus
obscur de l'étroite nef, et je me laissai bercer par ces chants qui
s'élevaient et s'abaissaient d'une façon monotone sur chaque verset
des psaumes. Il y avait bien longtemps que je n'étais entrée dans
une église : la dernière fois, Louise m'accompagnait. Quels abîmes
s'étaient creusés depuis ce jour ! ... Au bruit des chants et des prières,
une sorte d'apaisement se faisait en moi : à genoux, les paupières
fermées, les lèvres muettes, j'osais à peine respirer; mais bientôt
le silence se fît, on éteignait les cierges, et les assistans commen-
çaient à se disperser. Il fallait partir. — 0 Dieu ! m'écriai-je dans
un élan suprême. Dieu vivant qui entendez nos plaintes, qui par-
donnez tous nos égaremens. Dieu de Madeleine et de la femme
adultère, plus miséricordieux que les hommes, plus indulgent que
ma propre conscience. Dieu saint, j'ai profané vos dons, je n'ai su
faire que le mal... J'ai vécu d'orgueil, et l'orgueil m'a perdue. Je
crie vers vous. Seigneur; sauvez l'ouvrage de vos mains.
Un léger coup frappé sur mon épaule me fit tressaillir : c'était
une femme vêtue d'un costume moitié laïque, moitié religieux. —
On va fermer, dit-elle.
— Gomment se nomme cette église ?
— La Charité.
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 301
— Un hospice sans doute?
— Non, madame, c'est une maison de refuge pour les filles re-
penties.
Je reculai d'un air égaré comme si elle m'eût frappée en pleine
poitrine. — Ah! balbutiai -je, c'est là qu'on enferme ces... mal-
heureuses?...
— Oui, madame; il y en a pourtant quelquefois qui viennent ici
d'elles-mêmes.
Et, sans s'occuper de moi davantage, elle se mit à ranger les
chaises. Je sortis en chancelant, et, arrivée dans la petite cour d'en-
trée, je fus obligée de m'appuyer contre le mur. En dehors de la
cour, par la porte encore ouverte, j'apercevais le quai désert et l'eau
du canal , à l'intérieur s'élevaient des bruits vagues qui ressem-
blaient à l'écho affaibli des psalmodies. — Y a-t-il vraiment des
femmes qui viennent en ce lieu d'elles-mêmes, sans y être con-
traintes? Mais quand? sous l'empire de quels remords, de quels dé-
chiremens? Y a-t-il donc un moment précis où une âme se dit :
Voilà l'heure? Y a-t-il quelqu'une de ces pauvres créatures qui,
aimée et le cœur plein d'amour, soit entrée là volontairement? —
J'étais si absorbée que je tressaillis en entendant marcher à côté de
moi. — Étes-vous malade? qu'attendez-vous? dit la tourière, qui,
près de fermer les portes, m'avait aperçue dans l'obscurité.
Je fis un mouvement pour sortir; puis, obéissant à je ne sais quelle
force mystérieuse : — Pourrait-on parler à la supérieure ce soir?
demandai-je, tandis que mon cœur battait à se rompre en attendant'
la réponse. Je me disais : Voilà l'arrêt de la fatalité. Si elle dit non,
je partirai : Robert m'attend; si au contraire... Eh bien ! ce sera ma
sentence.
11 me sembla que des siècles s'écoulaient avant qu'elle ouvrît la
bouche, et, quand elle eut parlé, je fus obligée de lui faire répéter
sa réponse : je ne l'avais pas entendue. — A cette heure ! avait-elle
dit, c'est impossible. — Je respirai avec force; pourtant je ne sortis
pas.
— Il s'agit, ajoutai-je, d'une âme à sauvet. Que Dieu vous par-
donne, ma sœur, si, pouvant m'introduire, vous m'avez repoussée I
Je m'éloignai. EUef me rappela. — Entrez, dit-elle. Je vais de-
mander si ce que vous voulez est possible.
Un nuage passa sur mes yeux. La terre me paraissait tourner
autour de moi, et je fus tentée de m'enfuir; mais elle avait ou-
vert une porte, elle marchait devant moi : je la suivis. Elle m'intro-
duisit dans un parloir, posa une petite lampe sur la table de bois
blanc, puis elle sortit. Je me laissai tomber sur une chaise de paille,
et j'écoutai. Une cloche tinta à l'intérieur : un coup, deux coups,
puis quelques pas discrets et des murmures de voix, puis le silence
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302 REVUE DES DEUX MONDES.
et un peu après une autre cloche, plus éloignée, répétant le signal.
Je ne sais combien de temps je restai là, frémissante et n'enten-
dant que les battemens de mon cœur. Enfin le bruit d'une porte
tout près de moi me fit tourner la tête vers une double grille noire
qui coupait en deux parties la petite pièce où j*étais. Derrière cette
grille, j'entendis le frôlement d'une robe sur les dalles; une clé
grinça dans une serrure, et les lourds volets qui garnissaient la grille
à l'intérieur s'ébranlèrent et se replièrent lentement. Une femme
vêtue d'une tunique de laine blanche et d'un voile noir m'apparut
à travers les étroits barreaux, et se tint debout devant moi, sans
parler. Alors, sous l'empire de cette puissance inconnue à laquelle
j'obéissais malgré moi, je lui racontai ma triste histoire, cette ten-
tation de mourir qui m'obsédait, et le hasard qui m'avait conduite
dans cette demeure, et qui me poussait encore en ce moment à lui
demander conseil. Elle m'écouta sans m'interrompre.
— Dieu vous cherche, ma fille, dit- elle quand j'eus fini. Écou-
tez-le, abdiquez à ses pieds cette liberté dont vous avez fait un
si mauvais usage; donnez-vous à lui, mais librement, non par sur-
prise. Allez et méditez; quand votre résolution sera prise, vous
viendrez, et notre maison vous sera ouverte.
— Si je pars, je sais que je ne reviendrai pas, m'écriai-je en
me mettant à genoux au pied de la grille. Ma mère, décidez pour
moi : je suis faible, car j'aime. Je sens mon cœur qui m'échappe,
retenez-moi. Fermez vos grilles sur celle qui doit disparaître du
.monde... Qui sait si je rencontrerai jamais une heure comme
celle-ci?
Je la priais, elle méditait sans répondre, et j'espérais lâchement
qu'elle ne me garderait pas. A la fin, elle céda. — Souvenez-vous,
dit-elle, que vous serez libre de sortir le jour où vous le voudrez.
— Et remarquant ma pâleur : — Pauvre fille, ajouta-t-elle douce-
ment, vous avez raison de venir à nous, personne ne vous réclame, et
vous êtes pour tous une occasion de chute et de scandale. — Elle me
demanda alors si je n'avais aucun adieu à faire; je lui sus gré de cette
pensée, et je traçai d'-une main défaillante les lignes qui suivent.
Ceci est mon testament,
« Je vous lègue Louise à consoler.
« Je vous ai trop aimé, Robert : cet amour a été notre malheur à
tous. Vous avez bien soufliert à cause de moi, pauvre ami, et sou-
vent je me suis maudite en vous voyant si triste et si pâle. Pardon-
nez-moi le mal que je vous ai fait et celui que je vais encore vous
faire. Je n'avais plus la force de vivre ainsi; les larmes de Louise
m'étouffaient.
« J'ai tenté le sublime et j'ai échoué misérablement; j'ai été un
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 303
être inutile et malfaisant. A vous, Robert, de réparer le mal que
j'ai causé; à vous de faire que mon âme, cette âme dont vous avez
été la trop chère idole, repose un jour en paix! »
Bien des larmes coulèrent sur ces lignes, et dans ma hâte d'en
finir j'étouffai les choses que j'aurais voulu dire. La supérieure at-
tendait : je lui présentai le papier; mais elle refusa de le lire. — Vous
êtes encore libre, dit-elle. Je mis l'adresse, et la priai de faire
remettre cette lettre le même soir à Robert, mais de façon qu'il
ne pût voir le messager; puis je quittai le parloir, et la tourière
m'introduisit dans l'intérieur du refuge, où je retrouvai la supé-
rieure. Elle me prit la main et me conduisit à travers d'étroits cor-
ridors et de longs escaliers. — La règle de la maison est bien aus-
tère, me dit-elle, et les exercices vous sembleront durs. Je voudrais
les alléger; mais ceci dépasse mon pouvoir. Pour vous donner du
courage, mon enfant, vous songerez que la vie est courte, et que
vous avez beaucoup à expier.
Je ne répondis pas. Que m'importait? Ma pensée était ailleurs:
eUe suivait les pas du messager, elle le devançait môme. Ah ! comme
je tremblais pour Robert! Je m'aperçus à peine que nous entrions
dans un dortoir, et que nous nous arrêtions devant une petite cou-
chette nue et froide; je ne sais comment il se fit que je me trouvai
déshabillée et couchée. La supérieure s'était retirée, une veilleuse
seule m'éclairait, et la respiration des femmes endormies dans cette
immense salle faisait autour de moi comme un épais murmure.
Quelle nuit! Que de fois je me soulevai, décidée à reprendre mes
vêtemens et à courir vers Robert! Puis, songeant que tout le monde
dormait et que je ne pouvais sortir, je retombais découragée.
VIL
J'appris le lendemain que Robert m'avait attendue longtemps la
veille sans concevoir d'inquiétude. A mesure pourtant que la soirée
avançait, il devint soucieux, et bientôt, persuadé que je m'étais
égarée, il était sorti dans l'espoir de me rencontrer. A plusieurs re-
prises, il était rentré à l'hôtel, et, ne m'y trouvant pas, il sortait
chaque fois plus agité; il avait aussi envoyé au-devant de moi dans
différentes directions. Ce fut pendant une de ses absences que ma
lettre arriva, et, quand il rentra, on ne put lui donner aucun ren-
seignement sur la personne qui l'avait apportée. A peine l'eut-il
lue qu'il s'élança comme un fou hors de l'hôtel, et passa toute la
nuit à errer dans les rues de la ville. Dès le matin, il fit commencer
les plus actives recherches, et obtint même la permission de faire
sonder le canal et la rivière jusqu'à une assez grande distance.
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30& REVUE DES PEUX MONDES.
Tout le temps qu'il passa dans cette ville , c'est-à-dire près d'une
semaine, j'eus régulièrement de ses nouvelles, grâce à la supé-
rieure, qui, par pitié pour moi, le fit surveiller discrètement. Per-
dant enfin tout espoir de me retrouver et convaincu sans doute que
j'avais attenté à mes jours, il partit.
Je priai le chapelain de la maison d'écrire secrètement au curé de
Yille-Ferny, et je sus ainsi que Louise vivait à la campagne, avec
son père, fort retirée, ne voyant pas même ses plus proches voi-
sins; quelques vieux amis seuls étaient admis de temps à autre.
Louise d'ailleurs était fort souffrante et ne quittait pas la chaise
longue. Elle commençait à l'époque de notre fuite une grossesse
que personne n'avait soupçonnée, et qu'elle-même peut-être ne
soupçonnait pas encore. On devine le coup que notre cruelle trahison
dut porter à cette âme si tendre au moment même où une double
vie s'éveillait en elle. Elle ne faisait que dépérir, et l'on doutait
qu'elle pût mener à terme son précieux fardeau. Si mauvaises que
fussent ces nouvelles, elles me calmèrent un peu. Louise vivait. Le
curé ajoutait qu'on lui avait assuré que M. Robert Wall était à Pa-
ris; mais il ne savait rien de plus.
De longs mois s'écoulèrent, pendant lesquels je m'initiai doulou-
reusement à ma nouvelle vie. J'étais bien seule. La sainteté des
religieuses me décourageait, et le respect me tenait éloignée d'elles.
Les femmes qui m'entouraient au contraire, mes compagnes de
misère, m'inspiraient une répugnance invincible; ces visages vul-
gaires, flétris pour la plupart, frappés d'effronterie, me faisaient
horreur. Elles avaient essayé d'abord de m'attirer à elles en pro-
voquant une confidence par le récit de leurs infortunes; mais devant
mon sauvage silence elles s'étaient lassées, et maintenant elles me
fuyaient. Aucun bruit du dehors ne m'arrivait; il me semblait que
j'étais dans ces lieux d'expiation où les bruits de la terre expirent
et où les âmes criminelles attendent l'heure du pardon. J'appris à
travailler. Courbée dès le matin sur un métier ou appliquée à un
grossier ouvrage de couture, je tuais la pensée par l'activité maté-
rielle. Les nuits surtout m'étaient odieuses; cette communauté de
vie avec des êtres moins coupables que moi peut-être, mais plus
dégradés, m'inspirait une invincible répulsion. Ces femmes sont ré-
parties en plusieurs classes : les plus jeunes, celles qu'on enferme
seulement par prudence, sont soigneusement préservées du contact
des autres. Il y a une classe spéciale aussi pour les filles réellement
repenties, celles qui depuis de longues années donnent aux autres
le bon exemple, et qui refusent de quitter la maison.
Moi, j'étais parmi les Thais^ comme on les appelle, c'est-à-dire
les nouvelles venues, toutes palpitantes encore de leurs passions à
peine vaincues, et agitées pour la plupart du désir de recouvrer la
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LE PÉCHÉ DE BiADELEINE. • 305
liberté. C'est le vice encore frémissant : à les voir, à les entendre,
le dégoût me prenait; mais je devais rester parmi elles : ce spec-
tacle m'était saiutaire. Ah ! si Ton savait ce que deviennent dans les
bas-fonds de la société ces passions que nous idéalisons trop sou-
vent dans le monde! Je fus longtemps avant de m' avouer que l'or-
gueilleuse Madeleine était, elle aussi, une parcelle de cette fange
où le- vice mal assoupi fermentait sourdement autour de moi. Peu
à peu pourtant je courbai la tête, et j'appris à prier...
Un matin, je reçus une lettre du curé de Ville-Ferny. a Les voies
de Dieu sont mystérieuses, écrivait-il; il fait jaillir la lumière des
ténèbres et la consolation de la source même de nos larmes. Votre
cousine a donné le jour à un fils. Jusqu'au dernier moment, on crai-
gnait qu'elle ne pût vivre assez pour voir son enfant; mais Dieu lui
a accordé cette grâce.
u L'épreuve a été terrible; on m'appela en toute hâte. Son père
était là, pâle comme un marbre : je n'oublierai jamais l'expression de
ce visage. U contemplait sa fille d'un œil sans larmes et suivait sur
son front le progrès des ombres mystérieuses qui l'envahissaient.
Je priais au pied du lit. Dans la pièce voisine, on entendait par in-
tervalles le faible vagissement de l'enfant nouveau-né et des voix de
femmes chuchotant entre elles. Dans la chambre de la malade, il
régnait au contraire un silence effrayant. Tout à coup elle se sou-
leva, et, fixant sur nous un regard assuré : — Mon mari! dit-elle
avec une fermeté inusitée, je voudrais voir mon mari. — Son père,
sans répondre, 'me jeta un regard plein d'angoisses. Nous nous
étions rencontrés dans la même pensée : c'était le délire qui com-
mençait; mais elle , se dressant tout à fait et de la même voix nette
et calme : — Je veux le voir et lui remettre moi-même son fils, dit-
elle. Puis, cherchant sous son oreiller un petit portefeuille dont elle
ne se séparait jamais, elle y prit un papier soigneusement plié, et
me le tendit. C'était l'adresse de M. Wall, et je ne sais encore com- .
ment elle se l'était procurée. — Monsieur le curé, reprit- elle, je
vous en prie, partez sur-le-champ; dites-lui que je le demande : il
viendra, je le connais. Allez vite, le temps presse; je tâcherai de
vivre jusqu'à votre retour.
tt Elle se laissa retomber sur ses oreillers; je consultai son père
du regard : il hésitait et semblait sous l'empire d'un violent com-
bat intérieur. Enfin il fit un signe , et je partis. Il était nuit quand
j'arrivai à Paris; je courus à la demeure de M. Wall. Je tremblais
qu'il ne fût absent, ou qu'il ne refusât de mç recevoir. On m'intro-
duisit sur-le-champ. M. Wall me parut vieilli, quoique l'expression
de son visage fût la même qu'autrefois. Je ne sais s'il me reconnut,
mais il ne laissa paraître aucune émotion ; il se leva et se tint de-
TOMB L. — 1864. 20
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306 REVUE DES DEUX MONDES.
bout, sans parler, attendant que je lui expliquasse le motif de ma
visite. J'avais songé à le préparer peu à peu à ce que j'avais à lui
dire; son attitude impatiente et hautaine me fît changer d'avis.
Quand il apprit que sa femme était mourante et le demandait, il
tressaillit : une pâleur subite couvrit son visage, et ses lèvres fré-
mirent; mais, lorsqu'il sut qu'il avait un enfant, il cacha son front
dans ses mains. — Un fils! s'écria-t-il, j'ai un fils! — Puis, d'une
voix profonde : — Ah! pauvre femme! pauvre Louise!
«Tout à coup il releva la tête. — Partons, monsieur, partons vite.
— Et, sans parler à personne, sans tarder un instant, il marcha de-
vant moi.
« Pendant la route, il m'adressa de nombreuses questions sur sa
femme et son. enfant; il semblait en proie à une véritable fièvre.
Sans cesse il se penchait à la portière du wagon et plongeait dans
la nuit des regards inquiets; puis il se rasseyait avec un de ces sou-
pirs où semblent se concentrer toutes les énergies et les angoisses
de l'âme. — Pensez-vous que j'arrive à temps? me demandait -il
alors. Si elle allait croire que je lui ai refusé de la voir dans un tel
moment! — Elle vous attend, répondais-je.
« Deux heures de la nuit sonnaient à l'église du village lorsque
nous arrivâmes au perron du château. Avant d'entrer, il s'arrêta, et,
me prenant le bras : — Croyez- vous qu'elle sache,... qu'elle soit
informée?... — 11 hésitait et ne pouvait achever. Je compris sa pen-
sée. — J'ai lieu de croire qu'elle sait tout, lui dis-je; des crises de
larmes plus fréquentes dans ces derniers temps, et sur lesquelles
elle refusait de s'expliquer, se rattachaient sans doute à la nouvelle
de cette mort funeste, très répandue dans le pays.
« 11 frémit, et, lâchant mon bras, il traversa d'un pas rapide la
terrasse jusqu'à un angle où il s'appuya comme pour se soutenir,
et resta la tête penchée : on eût dit qu'il cherchait sur un banc
voisin quelque trace connue, quelque signe familier que l'obscurité
lui dérobait.
« Je l'appelai. 11 passa la main sur son front à plusieurs reprises,
comme pour chasser le souvenir qui l'arrêtait ainsi au seuil de cette
demeure; puis ses yeux se fixèrent sur une fenêtre faiblement éclai-
rée au premier étage. 11 se rapprocha lentement. Nous entrâmes.
Rien n'était changé dans la chambre de la malade depuis mon dé-
part. Elle semblait dormir. Son père, assis près d'elle, gardait une
immobilité de statue; il ne parut pas nous voir.
« Pendant un temps assez long, on n'entendit d'autre bruit que
celui de notre respiration oppressée. Aucun de nous ne parlait ni
n'osait faire un mouvement. Enfin M'"* Wall ouvrit les yeux, et,
voyant son mari penché vers elle, elle le regarda fixement, comme
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 307
si elle eût craint d'être dupe d'un songe; puis une faible rougeur
passa sur son visage, elle se souleva, et, lui tendant la main :
— Pauvre Robert!... dit-elle. — Il saisit cette petite main, et,
tombant à genoux, il pleura comme un enfant. Elle se fit alors ap-
porter son fils, et appelant votre oncle : — Père , dit-elle , voici
l'heure de pardonner: c'est ma faute, vois-tu, je n'ai pas su me
faire aimer. Mon fils, j'espère, sera plus heureux que moi. — S'a-
dressant alors à son mari : — Robert, vous n'avez pas vu mon
père? — Tous les deux comprirent. Ils osèrent se regarder pour la
première fois et se saluèrent.
« Peu d'instans après, la fièvre vint, puis le délire. 11 semblait
que l'agonie allait commencer; mais la frêle créature résistait à la
mort. La nuit, le jour suivant s'écoulèrent dans de cruelles alarmes.
D'autres nuits et d'autres jours, des semaines entières ont passé.
Son père et son mari ne l'ont pas quittée. Le mieux est venu et a
ramené l'espoir et la confiance... Us partent tous ensemble pour
l'Amérique dans la seconde semaine de ce mois. »
Il allait donc s'accomplir, ce voyage autrefois rêvé par Robert;
mais celle qui avait dû l'accompagner d'abord restait seule en ar-
rière, ombre ignorée du passé.
Je regardai la date de cette lettre : il y avait deux semaines déjà
qu'ils étaient en mer.
Bl&rs 18...
Neuf années ont passé, neuf années toutes semblables, où pas
un jour n'a différé de l'autre : j'ai vécu de la vie de mes compa-
gnes, accomplissant comme elles, dans un ordre calculé et à des
heures invariables, la monotone série de nos travaux et de nos
prières. Aujourd'hui pourtant je vis à part : des évanouissemens su-
bits et prolongés ont causé de l'inquiétude autour de moi, et on
m'a retirée des salles communes. J'ai une cellule où je vis seule le
jour, où je dors seule la nuit. C'est un adoucissement que je n'ai
pas demandé, mais dont je jouis avec bonheur.
J'ai employé ce temps à recueillir mes souvenirs, à écrire cette
longue confession. Peut-être sera-t-elle pour d'autres un enseigne-
ment profitable. Peut-être le récit de mes misères, de mes remords,
<ie mon expiation, désarmera-t-il ceux que j'ai scandalisés par mes
égaremens, et m' obtiendra- t-il l'aumône d'une prière : l'indul-
gence est aisée envers les morts, et quand on lira ces lignes, celle
qui les écrit aura depuis longtemps disparu de ce monde.
Il m'en a coûté de remuer toutes ces cendres; je l'ai fait pour-
tant sans rien dissimuler. Ma tâche est terminée. Il y a des états de
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308 REVUE DES DEUX MONDES.
rame sur lesquels le temps passe en vain : il n'apporte et n'enlève
rien. Je vivrais vingt ans que je n'ajouterais à ce qui précède ni
un sentiment nouveau, ni un événement digne de remarque. Je ne
désire plus rien, pas même de mourir...
8 mai 18...
Je croyais tout fini; je me trompais. Une nouvelle inattendue
m'a tirée de ma torpeur : ils reviennent! Louise écrit à Ville-Ferny
pour annoncer leur arrivée, qui suivra de près son message. Ils
sont heureux, c'est elle qui le dit.
Pourquoi ce trouble? Je croyais mon cœur mort à toutes choses,
et je le sens frémir à leur approche. Louise, me dit-on, parle de
son père, qui les accompagne et qui se fait vieux, puis longuement
de ses enfans. Ils en ont trois maintenant.
J'étouffe dans cette cellule; je voudrais pouvoir marcher, courir
même... Vain effort! je retombe sur cette chaise, que je ne quitte
plus. Par ma fenêtre ouverte, je vois plusieurs religieuses qui se
promènent dans les allées du jardin; leurs visages sont paisibles;
elles rient, même les plus âgées, d'un rire frais et jeune. Que c'est
beau, la pureté ! une vie pure, un cœur pur !
Plus près de moi, d'autres bruits me frappent : des métiers s'a-
gitent, et des voix rudes et grondeuses... Ce sont les Thaïs qui
travaillent... C'est ma famille, à moi! 0 Dieu juste!...
10 mai 18...
Non, je ne sortirai plus de cette cellule; je ne peux même plus
me traîner à la chapelle.
Mon horizon se resserre. Je le trouvais si borné déjà quand je
pouvais encore parcourir l'enceinte du refuge. Les limites se sont
bien rapprochées. Les quatre murs de ma cellule et une étroite
échappée sur les arbres du jardin, voilà ce qui me- reste de l'im-
mense univers! Il ne semble pas qu'un être humain puisse tenir
moins de place : il faudra se réduire encore pourtant; l'espace se
rétrécira de plus en plus jusqu'à prendre l'exacte mesure de ce
corps amaigri. Ce sera ma dernière demeure. Quelquefois, dans
l'obscurité de mes nuits sans sommeil, je crois sentir comme l'ap-
proche des murs qui vont m'enserrer dans leur étreinte.
Mon heure n'est pas éloignée... Tantôt j'étais près de ma fenêtre
ouverte, seule comme toujours, et je poursuivais dans les profon-
deurs sans tache du ciel je ne sais quelles visions qui m'emportaient
loin de la terre. En abaissant les yeux sur la vitre appuyée contre
la boiserie noire, j'ai aperçu, se reflétant comme dans un miroir.
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LE PÉCHÉ DE MADELEINE. 309
une figure dont l'aspect m'a saisie : des yeux agrandis outre me-
sure, une bouche sévère et douloureuse, un visage aminci, dont les
contours se confondaient avec les linges blancs de sa coiffe. Où donc
avais-je autrefois rencontré cette femme? Elle était vêtue de l'ha-
bit des pénitentes : comment ne l' avais-je pas vue déjà dans la
maison?...
Par un brusque mouvement de curiosité, je me suis retournée ;
le pâle fantôme s'est retourné comme moi.
Je n'ai pu retenir un sourire. — Quoi! c'est vous, Madeleine?
Qu'avez -vous fait de votre jeunesse et de votre beauté, pauvre
fiUe?...
Ce visage oublié depuis dix ans, je l'ai regardé de nouveau : il ne
semble plus appartenir à un être vivant. Personne au monde ne
pourrait maintenant me reconnaître, — non, personne!...
Ai-je dit que le temps passait sans rien enlever?
11 a tout emporté au contraire, sauf la douleur.
12 mai 18...
Si j'allais attendre leur arrivée au Havre ? Je suis libre : aucun
vœu ne me retient. Je me cacherais pour les voir une dernière fois;
ils ne se douteront pas de ma présence , et, quand même ils passe-
raient tout près de moi, que pourrait leur dire ce visage foudroyé?
Pas un seulement ne tressaillerait en me coudoyant dans la foule.
Il me semble les voir : mon oncle un peu courbé, un peu blanchi;
Louise toujours belle, avec ces formes un peu plus amples que la
seconde jeunesse apporte aux femmes; ces trois beaux enfans, avec
des têtes d'anges... Et lui?... Non, je n'irai pas!
Quand ils mettront le pied sur la terre de France, j'aborderai,
moi, d'autres rivages...
13 mai 18...
Je ne quitte plus mon lit. On ne me laisse plus seule : il y a tou-
jours une religieuse priant à mes côtés. Le chapelain est venu ce
matin, il reviendra ce soir pour les dernières prières. C'est moi qui
l'ai demandé...
Il y a une pensée qui m'obsède et que je ne peux chasser. Je
voudrais savoir s'il m'a réellement aimée! M'a-t-il aimée, hélas!
comme je l'aimais? Mais qu'importe?... Tout est fini : dors en paix,
pauvre Madeleine !
P. Albane.
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LA GRÈCE
DEPUIS LA RÉVOLUTION DE 1862
IL
LA SOCIÉTÉ GRECQUE ET LA CHUTE DU ROI OTHON (I).
La Grèce est le plus petit des royaumes de l'Europe ; elle n'a pas
1,200,000 habitans, et ses revenus montent à peine à 20 millions.
Si on ne devait la considérer qu'au point de vue de la puissance
matérielle, elle serait à peine digne de Tattention des hommes
d'état. Aujourd'hui ce petit royaume traverse une crise grave, à la-
quelle malgré tout il faut prévoir dans l'avenir une heureuse issue,
mais qui a temporairement le résultat de toutes les révolutions,
celui d'affaiblir le pays et de gêner son action en dehors de ses fron-
tières. Avec ses finances délabrées et son armée désorganisée, la
Grèce ne saurait de longtemps donner à la Turquie des inquiétudes
directes au point de vue militaire. Elle n'aurait pas les moyens d'en-
treprendre une campagne pour affranchir l'Épire, la Thessalie, la
Macédoine ou la Crète, ou même de fomenter et de soutenir une
insurrection sérieuse dans ces provinces contre l'autorité de la
Porte. Aussi bien des gens, après avoir cru la Grèce capable de con-
quérir à elle seule une grande partie de l'empire ottoman, après
s'être fait une idée trop haute de ses forces, en sont venus, par
l'excès contraire, à la considérer comme un pays nul, sans influence
et sans avenir, condamné à végéter dans l'anarchie sur son étroit
territoire. La nation grecque paie durement aujourd'hui, bien plus
'encore que certaines fautes de ses chefs de partis, l'exagération de
(i) Voyezla Revtte du 1*' janvier.
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LA GRÈCE DEPUIS LA RÉVOLUTION. 31t
l'enthousiasme dont elle a été l'objet en 1821. Ce qu'on reproche
aux Grecs, sans peut-être y avoir bien réfléchi, c'est de n'avoir pas
réalisé un espoir chimérique et recommencé le siècle de Périclès au
lendemain de l'indépendance. Le plus grand malheur de ce peuple
est que, tout en parlant beaucoup de lui, on ne l'a jamais suflisam-
ment étudié ni compris. Et cependant les races, comme les hommes,
gagnent toujours à être connues dans l'exacte mesure de leurs dé-
fauts et de leurs qualités, telles que les ont faites leur naissance,
leur éducation, les vicissitudes qu'elles ont traversées, les influences
qu'elles ont subies.
La faiblesse, nous dirions même l'impuissance matérielle de la
Grèce, n'est pas un fait nouveau, conséquence de la dernière révo-
lution. Le royaume hellénique a toujours été hors d'état d'engager
avec des chances de succès une guerre contre la Turquie ; depuis
qu'il a repris sa place parmi les nations européennes, on Ta con-
stamment vu déchiré par les factions, plongé dans le chaos de sa
formation sociale, sans finances et sans armée. Tout impuissante
qu'elle est, la Grèce n'en a pas moins été depuis trente ans et n'en
est pas moins encore aujourd'hui un des points les plus irnportans
de la politique européenne; incapable d'enlever violemment une
province à la Turquie, elle tient pourtant dans ses mains une des
clés de la question d'Orient. Il importe de rechercher les causes de
ce phénomène étrange, de préciser quelle est dans l'Orient contem-
porain la situation morale de la Grèce indépendante, d'étudier le
caractère de la nation hellénique avec ses qualités et ses défauts,
enfin de jeter un coup d'œil rapide sur le gouvernement qui pen-
dant trente ans a présidé aux destinées de ce pays, car c'est dans le
passé seulement qu'on peut trouver les moyens de préjuger l'avenir
et de mieux comprendre le présent.
I.
Le rôle de la race grecque dans l'Orient contemporain oflre une
étroite ressemblance avec celui qu'elle y jouait dans l'antiquité.
Qu'étaient -ce, au point de vue des ressources matérielles, que les
républiques de Sparte et d'Athènes, qui, sans cesse en guerre l'une
contre l'autre et troublées de plus dans leur propre sein par des
dissensions continuelles, comptaient à peine deux cent mille ci-
toyens chacune? iNe se trouvaient-elles pas, à l'égard du colossal
empire des Perses, dans la même situation que la Grèce d'aujour-
d'hui vis-à-vis de la Turquie? Par un sublime eflbrt de patriotisme,
elles avaient pu, en s' unissant, repousser l'invasion de Xerxès,
comme h Grèce moderne a pu secouer le joug des sultans; mais la
Grèce anique eût été incapable, par ses propres forces, de renver-
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312 REVUE DES DEUX MONDES.
ser la puissance des Achéménides, si elle n'avait appelé à son aide
le bras de barbares hellénisés, qui commencèrent par l'asservir.
Peuple essentiellement marin, les Hellènes s'étaient répandus le long
des rivages de la mer sur des étendues assez vastes, mais étroites,
où ils formaient une couche sans profondeur. Toutes les fois que la
population prenait un trop grand accroissement dans les cités hel-
léniques, un besoin inné poussait cet excédant loin du sol natal; des
troupes d'émigrans s'en allaient fonder des villes nouvelles, véri-
tables greffes de civilisation entées sur des souches barbares, au
sein desquelles pénétrèrent bientôt l'esprit et les mœurs de la Grèce.
A la suite des conquêtes macédoniennes, et déjà même avant cette
époque, les Grecs se sont dispersés sur un espace de terrain im-
mense, agissant partout à l'aide de leur double supériorité intellec-
tuelle et commerciale , modifiant par leur simple contact les tribus
les plus différentes et les conquérant à Thellénisme , laissant en un
mot l'empreinte indélébile de leur passage jusque dans les régions
les plus éloignées du monde antique. Cette supériorité, ils la de-
vaient non à la vigueur ou la pureté physique de leur race, à la
puissance effective de leurs cités, mais aux forces de leur âme et de
leur génie. De tout temps, ce peuple vraiment privilégié a été dis-
séminé par les décrets de la Providence au milieu des masses pas-
sives des autres peuples comme un levain qui provoquait en elles le
développement, comme une âme qui leur communiquait la vie et le
mouvement. 11 en est encore ainsi de nos jours. Établis en colons
sur les côtes de Syrie, les Grecs ont mis les Maronites en communi-
cation avec la mer, ils sont maîtres d'une grande partie du com-
merce de l'Egypte, et de là ils se tendent la main sur une ligne non
interrompue depuis Damas et Alexandrie jusqu'à Stamboul, donnant
à chacune des cités marchandes du Levant le caractère d'une ville
avant tout grecque, comme l'étaient sans exception toutes les cités
du littoral asiatique dans l'antiquité. Le commerce de la Mer-Noire
est pour eux presque un monopole , et les grandes villes commer-
ciales de la Russie du midi, telles qiiK)dessa et Taganrog, sont réel-
lement des colonies helléniques établies au milieu des Moscovites, de
même qu'Olbiopolis, Théodosie et Panticapée étaient jadis des éta-
blissemens grecs au milieu des Scythes.
La race grecque représente la force motrice dans l'empire turc,
comme, il y a vingt-deux siècles, elle la représentait dans l'Asie des
Perses; elle la représente même dans tout ce vaste empire russe
auquel elle a donné sa foi, sa civilisation, ses arts, de telle façon
que, dans un sens moral, il y a eu presque une sorte de transforma-
tion des Slaves en Grecs. Là où le commerce, l'industrie et la civili-
sation ont été portés à un certain degré de développement dans les
pays orientaux, c'est aux Grecs qu'en revient l'honneur. Ecclésias-
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LA GRÈCE DEPUIS LA RÉVOLUTION. 313
tiques, médecins, changeurs, marchands, secrétaires des pachas,
employés de flnances, interprètes dans toute la Turquie, les Grecs
ont jeté sur ce pays comme un immense réseau qui leur permet
d'accaparer toutes les affaires, de prendre en main le fil de toutes
les intrigues gouvernementales et de toutes les tentatives popu-
laires. Ils sont même destinés à raviver le sentiment national des
autres races chrétiennes. En Servie, les germes d*émancipation et
de renaissance ont été jetés par Rhigas et par Thospodar Constantin
Ypsilantis bien avant que Ton n'aperçût les premiers symptômes du
mouvement qui s'est manifesté de nos jours au sein des populations
slaves. Les Roumains de la Moldavie et de la Valachie, n'ont com-
mencé à se sentir une nation qu'après avoir été relevés de leur
ignorance et de leur abaissement par les princes phanariotes, après
avoir reçu pendant plus d'un siècle une éducation exclusivement
grecque, après que Bucharest eut été le premier centre recon-
stitué de vie hellénique. Encore aujourd'hui, quelques progrès
qu'ils aient accomplis, ils parviendraient difficilement à se passer
de l'élément d'activité et d'intelligence que maintiennent les colo-
nies d'Hellènes établies dans presque toutes leurs grandes villes, où
elles ont su se mettre en possession du commerce et d'un grand
nombre de professions libérales, telles que la médecine. Là où l'hel-
lénisme a fait pénétrer son influence, les Bulgares ont aussi été re-
levés à leurs propres yeux; dans l'état de dépadence où la servitude
les avait réduits, ils n'avaient eux-mêmes presque plus l'amour de
la patrie, et leurs seuls patriotes sont sortis des écoles grecques. Il
serait facile de montrer l'action des Grecs, aussi grande et aussi
féconde, pénétrant par une sorte d'infiltration latente dans l' Asie-
Mineure et dans la Syrie, au sein des Maronites du Liban, et même
plus d'une fois auprès des chefs musulmans qui, comme Ali-Bey et
l'émir Daher, essayèrent d'y élever le drapeau d'une nationalité
arabe contre la Porte-Ottomane.
De toutes les races qui habitent la Turquie, la race grecque est la
plus intelligente et celle qui possède le plus remarquable ensemble
de qualités. Seuls dans l'empire ottoman, les Grecs s'occupent acti-
vement de fabriquer; ils sont plus laborieux qu'aucun autre peuple
du midi. Dès les premiers débuts de leur régénération, ils se sont
montrés tellement supérieurs dans le commerce et dans la naviga-
tion, que les Anglais, bons juges en pareille matière, et tout éton-
nés de leur habileté, de leur persévérance, de leur esprit d'écono-
mie, ont prédit à leur marine un succès extraordinaire. Et cette
prédiction, nous la voyons aujourd'hui réalisée, puisque les Grecs,
tant du royaume hellénique que des ports de la côte de Turquie,
ont actuellement entre leurs mains tout le cabotage du Levant et
font même une concurrence victorieuse aux autres pavillons dans la
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31i REVUE DES DEUX MONDES.
grande navigation entre ces contrées et les ports de l'Europe occi-
dentale. Les Grecs ont une vie de famille plus intime, plus unie et
plus pure que bien des peuples méridionaux plus avancés qu'eux;
ils traitent les femmes avec respect, et par cette seule raison il est
permis d'affirmer que la perspective d'une civilisation supérieure
leur est ouverte. Ce sont là les traits les plus caractéristiques qui
distinguent le Grec du Turc, paresseux et craignant la mer, de l'Al-
banais, sauvage, grossier et perfide, qui avilit sa femme jusqu'à en
faire sa servante et presque sa bête de somme, du Slave, courageux,
mais sans intelligence politique, et jusqu'à présent incapable de dé-
passer un certain degré de civilisation, du Roumain, plongé dans
toutes les fanges de la corruption byzantine, du Juif et de l'Armé-
nien, cupides tous les deux, et ne sachant pas faire du produit de
leur travail un usage profitable aux autres. Ce sont ces qualités qui,
même dans la servitude, rapprochent les Grecs des sociétés occiden-
tales, et qui leur ont valu des sympathies que l'on a pu ébranler,
mais non jamais entièrement déraciner.
Pour quiconque étudie la situation de la Turquie depuis trente
ans, deux faits dominent les graves événemens qui s'y sont accom-
plis sans amener encore la solution de la question d'Orient : c'est
la décadence de plus en plus irrémédiable des musulmans et en
même temps les progrès de la population chrétienne. Ces progrès
se sont réalisés dans toutes les branches. Depuis trente ans, les
chrétiens de la Turquie ont grandi en nombre, en intelligence, en
moralité, en instruction, en richesse. Ce ne sont plus les rayas
baissés et tremblans du début de ce siècle : si les tanzimats, les
hatti-cherifs et les hatti-houmayouns sont demeurés lettre morte,
si rien n'a été réellement fait pour établir l'égalité politique tant de
fois promise des religions et des races, ils ont aujourd'hui le senti-
ment de leur force et de l'impuissance croissante de leurs domina-
teurs; ils comprennent que la prépondérance passera bientôt entre
leurs mains. Ainsi se prépare l'unique solution praticable et juste
du grand problème oriental, celle qui s'accomplira.par la régéné-
ration et l'affranchissement des races de l'Orient sur le sol qu'ont
possédé leurs ancêtres. Dans ces deux faits de premier ordre, l'ini-
tiative et l'action principale appartiennent incontestablement à l'élé-
ment grec. Lorsque l'empire turc s'écroulera définitivement, et que
<ie ses débris sortiront de jeunes nations chrétiennes, la part terri-
toriale des Grecs ne sera sans doute pas celle que supposaient les
philhellènes de 1821, celle que les Grecs eux-mêmes rêvent dans
leurs aspirations d'avenir : elle sera peut-être la plus restreinte de
toutes; mais la race hellénique n'en aura pas moins à s'enorgueillir
4' avoir semé une moisson dont elle ne recueillera pas tous les fruits.
£lle aura su accomplir en Orient une œuvre aussi grande et aussi
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LA GRECE DEPUIS LA RÉVOLUTION. 31&
féconde que celle de ses ancêtres, et elle gardera toujours la pri-
mauté d'intelligence, de civilisation et d'influence morale sur les
peuples qu'elle aura contribué à délivrer. La race grecque est en
effet l'intermédiaire obligé par lequel les idées et la civilisation de
l'Europe pénétrent au sein des peuples chrétiens de l'Orient. Le con-
tact direct des Européens ne produit pas sur ces peuples un effet
aussi heureux : il corrompt plus qu'il ne civilise , il porte la mort
plutôt que la vie. C'est, dans le grand travail de décomposition et
de recomposition dont les contrées qui ont été le berceau de no»
connaissances sont aujourd'hui le théâtre, un réactif trop puissant,
qui brûle tout ce qu'il touche, qui détruit sans reformer. Pour avoir
une action salutaire, il faut peut-être qu'il se soit affaibli, qu'en
passant par l'intermédiaire d'une race qui tient autant de l'Orient
que de l'Europe, il soit devenu plus propre au milieu dans lequel
il doit agir.
L'œuvre des Grecs dans les contrées orientales, la mission qui
leur est dévolue et qu'ils s'appliquent à remplir sans peut-être en
comprendre eux-mêmes toute la portée, est donc grande et belle;
mais une nation ne saurait travailler avec succès à une œuvre sem-
blable, si elle ne possède pas un centre de vie intellectuelle et mo-
rale, un point d'où rayonnent tous les efforts et qui leur donne à la
fois l'impulsion et l'unité. Ce centre, c'est le royaume hellénique. •
C'est pour cela que le microscopique état de la Grèce, tout faible,
tout troublé qu'il est, demeure d'une importance capitale dans les
affaires de l'Orient, et ne saurait trop attirer l'attention des politi-
ques. C'est dans ce sens que l'on peut affirmer, en dépit du décou-
ragement et des déceptions de quelques-uns des philhellènes, que
l'œuvre commencée à Navarin n'a pas été perdue, qu'elle a été au
contraire le point de départ d'une ère nouvelle pour les chrétiens
de la Turquie. Si la race grecque est l'intermédiaire et comme la
distributrice des idées de l'Europe parmi les Orientaux, c'est à
Athènes^ qu'elle les reçoit, qu'elle se les approprie ; c'est de là que,
passant du rôle de disciple à celui de maître, elle les répand parmi
ceux qui sont moins préparés qu'elle à les recueillir de première
main.
Pour se convaincre du rôle important que joue la race grecque en
Orient, il ne faut pas se borner à visiter les échelles des côtes de l'Asie-
Mineure et de la Turquie, à suivre la ligne des bateaux à vapeur; il
faut pénétrer dans l'intérieur du pays et vivre au sein des popula-
tions. Alors on verra que chaque ville possède un médecin, un Grec
élevé à Athènes, que chaque ville possède un maître d'école, un Grec
élevé à Athènes. Si on rencontre un avocat capable de soutenir les
procès devant les tribunaux consulaires,* un industriel, un commer-
çant riche et faisant de grandes affaires, un prêtre s' élevant au-
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316 REVUE DES DEUX MONDES.
dessus de l'ignorance commune, un homme à qui son instruction a
valu l'influence prépondérante sur ses compatriotes, ce sera encore
un Grec élevé à Athènes. Et chez les personnes qui ont quelque
temture des choses de l'esprit, que trouvera-t-on toujours et par-
tout? Des livres grecs imprimés à Athènes. On comprend dès lors
ce qu'est en réalité ce royaume de Grèce que les diplomates affec-
tent de dédaigner. Autant il est impuissant dans les faits de chaque
jour, autant il est puissant sur les âmes et les intelligences. La
Grèce d'aujourd'hui n'a ni argent, ni soldats, ni flottes; mais elle
possède une force plus grande et d'une sphère plus haute, une
force plus redoutable pour la Turquie : c'est l'université d'Athènes.
L'université d'Athènes est à peine connue des nombreux voya-
geurs qui traversent chaque année en courant l'antique cité de Mi-
nerve. C'est pourtant le plus beau et le plus précieux fruit de l'af-
franchissement du sol classique des Hellènes. Elle compte parmi ses
professeurs des hommes tout à fait éminens, elle peut supporter
sans crainte la comparaison avec les meilleures universités alle-
mandes de second ordre; mais ce qui fait son extrême importance,
c'est qu'elle est la seule institution d'enseignement supérieur qui
existe en Orient. Chaque année, près de neuf cents jeunes gens,
dont plus des deux tiers sortent de l'empire ottoman, viennent y
' recevoir les notions du droit, de la médecine, des lettres, des
sciences et de la théologie. Athènes, comme ville d'enseignement,
offre un spectacle unique aujourd'hui dans le monde, et qui rap-
pelle l'université du Paris du moyen âge et de la renaissance , aux
temps fameux des écoles de la rue du Fouarre et du parvis Notre-
Dame. Comme ceux du Paris d'autrefois, les étudians y jouissent de
privilèges qui leur permettent de former une sorte de petite répu-
blique à part. Comme eux, ils sont turbulens, indociles, souvent
gênans pour leurs professeurs et même pour le gouvernement. On
voit éclater chez eux ces émeutes universitaires qui tiennent une si
grande place dans l'histoire de notre cité parisienne; mais ils ont
la même soif d'apprendre, la même ardeur, la même application,
le même héroïsme de l'étude. Combien n'en voit-on pas, fils de
pauvres rayas des provinces les plus reculées de la Turquie, à qui
leurs familles ne peuvent rien donner pour les aider à vivre, sup-
porter, comme jadis les capets de Montaigu, les plus dures priva-
tions, pour arriver à se repaître du pain de l'intelligence! Il y en
a qui se font ouvriers, qui manient la varlope du menuisier ou le
marteau du forgeron, et qui viennent avec leurs mains calleuses et
leurs habits de travail s'asseoir sur les bancs pour entendre les cours
où se développent les hautes spéculations de la philosophie et de
l'histoire. D'autres s'engagent comme domestiques, et se réservent
dans chaque journée quelques heures seulement pour suivre les
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LA GRÈGE DEPUIS LA RÉVOLUTION. 317
cours. Nous en avons vu qui se réduisaient pendant des mois en-
tiers au pain et à Teau pour acheter les livres nécessaires à leurs
études. Ce n'est qu'à l'université d'Athènes qu'on voit se renouve-
ler presque tous les jours le trait de Ronsard et de Baïf veillant des
nuits entières dans leur mansarde, et se passant tour à tour leur
unique chandelle pour mener à bonne fin le travail commencé.
Quand ils ont terminé les trois ans de leur cours d'études, ces vail-
lans étudians retournent dans leur pays natal pour y répandre la
civilisation, les sciences et les idées modernes. Certes le vieux Colo-
cotronis avait bien raison quand il disait le jour de l'inauguration
de l'université d'Athènes : « Voilà un palais qui donnera quelquefois
de l'embarras à celui du roi; mais c'est lui qui dévorera la Turquie,
et il fera plus pour la patrie que nous autres klephtes ignorans
nous n'avons pu faire avec nos sabres et nos fusils. »
Il y a peu de villes en Europe qui soient le théâtre d'un mouve-
ment intellectuel plus actif que celui d'Athènes. Le premier travail
des Grecs a porté sur leur propre idiome. Ils n'ont pas été plus tôt
délivrés du joug ottoman qu'ils ont affranchi leur langue des mots
turcs qui l'avaient envahie, et, par la môme occasion, des mots francs
qui en altéraient l'unité. Jamais décret de souverain absolu ne fut
plus ponctuellement obéi que ne l'a été ce vœu de quelques puristes,
et cela non pas seulement dans la conversation des hommes éclai-
rés, mais dans le langage même des classes inférieures. Ce qui est
remarquable, c'est que les hommes du barreau, regardés dans les
autres pays comme les plus grands corrupteurs de la langue, en
ont été en Grèce les réformateurs. Le peuple d'Athènes a été de
tout temps, il est encore aussi ami de la chicane que les Nor-
mands les plus processifs; les tribunaux ne désemplissent pas d'ac-
teurs et de spectateurs. Les avocats ont tous étudié avec amour la
langue grecque ancienne et fait une fréquente lecture de ses grands
prosateurs , du facile Isocrate en particulier : leurs discours de-
viennent donc comme une école pour leurs cliens et leurs auditeurs.
En même temps l'église est une autre école de bon langage, grâce
à la récitation des admirables offices de saint Jean Chrysostome et
de saint Basile, à la lecture journalière de l'Évangile dans le texte
original. Le vieux Goray avait commencé, avant l'affranchissement
de la Grèce, la réforme de la langue. A leur rentrée dans leur pays,
ses admirateurs et ses disciples ont voulu la continuer, et leurs
efforts ont été encouragés par le goût général pour la philologie ,
car la philologie est la passion de tous les étudians grecs, non-seu-
lement de ceux qui se vouent au professorat, mais de ceux qui veu-
lent se consacrer aux lois, à la médecine, à l'église et à l'adminis-
tration publique : le beau parler grec est souvent là ce qu'a été
chez nous à certaines époques la faconde de la tribune. En France,
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318 REVUE DES DEUX MONDES.
la grammaire, dans toutes ses difficultés, n'est bien enseignée
qu'aux femmes; quant aux hommes, ils n'apprennent guère leur
langue que par l'intermédiaire d'une autre langue savante. 11 en est
autrement en Grèce, et la grammaire grecque y siège en maîtresse
à la base et au faite de tout enseignement. De là un dédain beau-
coup trop grand dans la génération actuelle pour les ouvrages en
grec moderne imprimés avant la guerre de l'indépendance.
Les efforts ne se bornent pas néanmoins à reconstituer la langue.
Pour donner une idée de l'importance du mouvement littéraire dans
le royaume de Grèce, il est utile de citer le nombre des établisse-
mens industriels qu'il alimente. Entre Athènes et le Pirée, on compte
quatre fonderies de caractères et vingt-cinq imprimeries; d'autres
ateliers typographiques existent à Syra , Nauplie, Tripolitza, Cala-
mata, Patras, Missolonghi et Lamia. Athènes a dix-huit journaux
politiques, et une dizaine d'autres se publient dans le reste du pays.
11 est vrai que bien des plaintes s'élèvent en Grèce même contre ce
développement de la presse politique. Elle n'est que trop souvent
animée d'un dangereux esprit révolutionnaire, violente, injurieuse
pour les hommes les plus respectables, dénuée de tout sentiment
de respect et de convenance; mais un mauvais journal, toute fâ-
cheuse que puisse être son action , n'en est pas moins un progrès
dans un pays qui ne connaissait, il y a quarante ans, ni discussion,
ni publicité, ni vie intellectuelle ou politique d'aucune sorte. D'ail-
leurs il serait injuste de condamner en bloc la presse athénienne
d'après de misérables folliculaires. Elle compte aussi des hommes
honorables et des organes dignes d'estime : la Légalité (EùvojjLia) ,
la Régénération (na^tyysveTta) , V Ami du Peuple (4>t>oXaoç), le Grec
patriote («tiXdiraTpt; *'E^\r,v) , la Grèce (journal français), défendent
avec beaucoup de courage et de vrai talent la cause de l'ordre et de
la liberté constitutionnelle contre les attaques du parti révolution-
naire; puis, dans un ordre plus élevé de publications périodiques,
on rencontre un journal archéologique, trois recueils littéraires»
deux de médecine, un de jurisprudence et un de théologie. Toute-
fois le nombre des recueils sérieux qui paraissent à Athènes est
trop considérable pour que le public en soit restreint dans un petit
état de douze cent mille âmes; c'est en pays turc que se trouve la
majorité des lecteurs de ces publications, qui apportent un concours
des plus puissans à la propagande intellectuelle que la Grèce pour-
suit dans le Levant.
C'est le grand malheur de la littérature néo-hellénique que le
grec soit aussi peu connu qu'il Test en Occident, particulièrement
en France. Un bien petit nombre de personnes sont en état de lire
dans le texte original, et sans l'aide d'une traduction, les chefs-
d'œuvre de l'antiquité grecque; on ne saurait donc s'étonner que
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LA GRÈCE DEPUIS LA RÉVOLUTION. 319
nul pour ainsi dire chez nous, à cinq ou six exceptions près, n'ait
ouvert un seul volume des écrivains de la Grèce contemporaine. La
langue d*Homère commence pourtant à retrouver une riche littéra-
ture, et, si elle était mieux connue, la Grèce se relèverait dans l'o-
pinion publique,, car il serait facile de voir, par ce qu'elle a produit
depuis trente ans de liberté, qu'avant un siècle elle aura reconquis
dans le mouvement des lettres et des sciences en Europe la place
qui convient à son nom et à ses souvenirs. Aucun pays, dans les
trente dernières années, n'a produit plus de poètes et de meilleurs.
Les noms de Solomos, d'Alexandre Soutzo, de Zalacosta, de Rhan-
gabé, de Valaoritis, sont dignes d'être cités avec honneur. Le style
de la prose, comme il arrive toujours dans l'enfance des littéra-
tures, est jusqu'à présent moins fixé que celui de la poésie, bien
qu'il y ait déjà dans ce genre des œuvres qui ne disparaîtront pas.
V Histoire de la Guerre de V Indépendance de M. Tricoupis, \ His-
toire de la Nationalité grecque de M. Constantin Paparrhigopoulos,
la Vie de Washington de M. Dragoumis, les Etudes byzantines de
M. Zambelli, le Cyrille Lucaris de M. Renieris, sont d'excellens
travaux historiques, qui auraient été fort remarqués, s'ils avaient
paru dans quelqu'une des langues de l'Occident. La lutte de la dé-
livrance nationale a donné naissance à toute une bibliothèque de
mémoires, parmi lesquels se distinguent ceux de Colocotronis, écrits
sous la dictée du vieux chef péloponésien par M. Tertzétis, ainsi
que V Histoire de Souli et les Mémoires militaires du général Per-
rhévos, objets de l'admiration de Niebuhr, qui, sous la barbarie de
la langue, y découvrait une ressemblance avec le livre de Thucy-
dide. La science des antiquités, comme il était naturel en Grèce,
s'y est développée la première et y compte de nombreux adeptes.
MM. Coumanoudis, Papadopoulos , Rhousopoulos , Pervanoglou,
M. Rhangabé surtout, à qui son beau livre des Antiquités hellé-
niques a ouvert les portes de l'Institut de France, seraient considé-
* rés partout comme des archéologues de mérite. Les études ne se
bornent même pas aux antiquités nationales; l'hébreu est enseigné
dans l'université d'Athènes, dans cette ville où les lettrés des siècles
classiques professaient un si absolu dédain pour les langues des
barbares. Déjà la Grèce a possédé un s^nscritiste habile, Galanos,
et plusieurs ouvrages de la littérature indienne n'ont encore été
traduits que dans l'idiome des Hellènes. M. Braïlas, de Corfou, re-
nouvelle, sur les traces de l'école spiritualiste française, la science
de la philosophie dans le pays de Platon et d'Aristote. Les études
de jurisprudence ne sont pas moins développées dans la capitale de
la Grèce, Le livre de Mx\I. Rhallis et Potlis sur le droit ecclésiastique
oriental a eu cette rare bonne fortune d'être proclamé, dès son ap-
parition, par les canonistes des pays catholiques et des pays protes-
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320 REVUE DES DEUX MONDES.
tans, un des classiques de la matière. Les ouvrages de M. Calligas sur
le droit romain tel qu'il est encore en vigueur en Grèce, de M. Pierre
Paparrhigopoulos sur les obligations, de M. Phréarritis sur les In-
stitutes de Justinien, de M. Navtis sur le droit commercial dans l'an-
tiquité et dans les temps byzantins, sont cités avec estime par les
jurisconsultes de l'Allemagne. Tout cela, sans doute, n'est que l'a-
nalogue de ce que l'on voit dans les autres pays de l'Europe; mais
ce qui serait tout naturel ailleurs frappe à bon droit en Grèce, lors-
qu'on songe au point de départ, encore si rapproché. Aussi l'une
des impressions les plus vives de nos voyages a-t-elle été d'assister,
à Athènes, aux séances d'une commission de jurisconsultes indi-
gènes discutant la rédaction d'un code civil sur les bases de la lé-
gislation française adaptée aux mœurs du pays, dans cette ville où
trente ans plus tôt le chef des eunuques noirs imposait ses caprices
à de tremblans esclaves.
Dans la carrière des sciences physiques et mathématiques, en
exceptant la médecine, le développement est moins marqué. 11
semble que ces aptitudes ne se soient pas encore réveillées comme
celles dont nous venons de parler. La Grèce a des médecins d'un
vrai mérite, quelques anatomistes, un botaniste, un astronome;
mais ni dans les mathématiques, ni dans la chimie, ni dans la phy-
sique, elle n'a jusqu'à ce jour produit de travaux originaux. La lit-
térature de cette vaste portion des connaissances humaines se
compose exclusivement de traductions. C'est en effet là une nature
d'ouvrages dont il faut tenir grand compte lorsqu'on veut apprécier
le mouvement intellectuel du royaume hellénique. Les traductions
dans toutes les langues présentent peu d'intérêt pour les étrangers,
bien qu'il y en ait quelquefois qui s'élèvent au rang de classiques;
cependant elles ont une importance particulière en un pays qui,
comme la Grèce, remplit à l'égard de nombreuses populations le
rôle d'intermédiaire entre la civilisation et la barbarie. Les livres
les plus importans qui paraissent en France, en Allemagne, en An-
gleterre, sont immédiatement traduits à Athènes, et c'est sous cette
forme qu'ils se répandent dans le Levant.
Toute médaille ici-bas a son revers. Ce mouvement d'études
libérales, qui fait la véritable force de la Grèce à l'extérieur, est en
même temps une des causes de sa faiblesse intérieure. Le royaume
hellénique est en réalité une tête sans corps, et le contraste de
son impuissance matérielle avec l'étendue de son influence morale
doit être compté comme une des premières, sources de l'agitation
presque perpétuelle où il se débat. Après les pays Scandinaves et
l'Ecosse, la Grèce est peut-être l'état européen où l'instruction est
la plus répandue dans le peuple. Les écoles primaires des deux
sexes, tant celles du gouvernement que les écoles privées, y sont au
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LA GRÈCE DEPUIS LA RÉVOLUTION. 321
nombre de 830, et sont annuellement fréquentées par 64,000 élèves.
Lorsque nous faisions, il y a trois ans, des fouilles à Eleusis pour le
compte du gouvernement français, sur 70 ouvriers que nous em-
ployions, et que nous avions uniquement choisis pour leur vigueur
à manier la pioche, 6 seulement ne savaient pas lire, écrire et
compter. Quand la génération qui s'élève aujourd'hui sera arrivée
à l'âge d'homme, on ne rencontrera plus dans le pays un seul indi-
vidu absolument illettré. L'avidité des connaissances est incroyable
parmi les rangs populaires. « As-tu jamais rencontré un Grec qui
ne fut pas capable de tout apprendre? » nous disait avec une va-
nité naïve un matelot chez lequel nous étions étonné de trouver des
notions tout à fait étrangères à son état. On lit énormément dans le
peuple des villes et même des campagnes, mais on lit un peu indis-
tinctement, le mauvais comme le bon, le mauvais en politique, vou-
lons-nous dire, car la Grèce a le bonheur d'être préservée jusqu'à
présent des publicatiotfs obscènes qui inondent nos campagnes. Les
journaux surtout sont dévorés. L'instruction supérieure est distri-
buée par 102 écoles secondaires dites écoles helléniques^ où l'on
enseigne les classiques de l'antiquité grecque et le frailtais, et
7 gymnases, correspondant à nos lycées. Vient ensuite l'université*
d'Athènes, dont les cours sont si fréquentés. Ajoutons que plus de
200 jeunes Grecs se rendent chaque année dans les universités de
France et d'Allemagne, où partout on les range au nombre des
élèves les plus intelligens et les plus studieux.
C'est un beau spectacle que cette passion des choses de l'esprit,
mais elle est poussée en Grèce à un degré fâcheux. Chacun aspire
•^ aux carrières libérales et néglige les occupations moins relevées, et
en même temps l'exiguïté du territoire rend, pour les gens du pays
qui n'iront pas ensuite s'établir en Turquie, ces carrières sans dé-
bouchés. La Grèce possède des littérateurs, des avocats, des méde-
cins, des journalistes, des théoriciens politiques, en nombre suffisant
pour défrayer un grand empire; mais, bien que l'on ait importé
dans le royaume hellénique les rouages compliqués des bureau-
craties occidentales et que l'on y ait multiplié les places du gou-
vernement sans proportion avec les ressources du budget, le pays
est si petit que le nombre de ces places ne suffit pas aux compéti-
teurs. Toutes les voies qui y conduisent sont encombrées de candi-
dats dont les chances de succès, en temps régulier, seraient presque
nulles. 11 n'y a pas non plus d'avancement possible dans l'armée
par ordre réglementaire. Tous ces jeunes gens, qui ne trouvent
pas un emploi de leurs facultés et de l'instruction qu'ils ont reçue,
et qui ne se résignent pas à revenir à l'exercice d'une profession
manuelle, souffrent et s'agitent. De là dans la jeunesse d'Athènes
TOME L. — 1804. 21
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322 lŒTUE DES DEUX MONDES.
et des autres villes le désir continuel de changemens qui renou-
vellent l'administration le plus souvent possible, de là l'assaut du
pouvoir, l'âpre avidité des ambitions personnelles. Les avocats sans
causes, les médecins sans malades, les bacheliers sans carrière, les
sous-lieutenans sans perspective d'avancement, constituent par tous
pays les premiers élémens du parti révolutionnaire, et la Grèce ne
fait pas exception sous ce rapport à la règle commune.
II.
Un négociant français, établi depuis longues années à Athènes»
disait plaisamment des Grecs à lord Byron : « C'est toujours la même
canaille qu'au temps de Thémistocle. » 11 n'y a pas, en bien et en
mal, de meilleur jugement sur le peuple hellène. Jamais caractère
national n'a moins changé que celui des Grecs au travers des siècles
et des vicissitudes sans nombre qu'ils ont subies. Ils ont la même
intelligence que leurs ancêtres, la même rapidité de conception, la
même justesse d'esprit, le môme patriotisme; mais ils ont con-
servé leurs défauts comme leurs qualités. La légèreté, la turbulence
inquiète, la vanité, l'esprit personnel, la finesse souvent tortueuse,
la jalousie démocratique, sont aussi développés dans la Grèce de
nos jours que dans les républiques de Sparte et d'Athènes. Le pay-
san qui bannissait Aristide par la seule raison qu'il était fatigué
de l'entendre appeler le Juste se retrouverait à un grand nombre
d'exemplaires dans l'Athènes contemporaine. Les Grecs sont tou-
jours et avant tout ce peuple essentiellement complexe que person-
nifiait le démos de Parrhasius, figure célèbre, dont le visage por-
tait à la fois l'expression de tous les vices et de toutes les vertus. Ils
unissent les défauts et les qualités en apparence les plus opposés;
ils sont à la fois avides d'argent et prodigues de celui qu'ils ont ac-
quis, cupides et généreux, égoïstes et disposés au sacrifice, obsé-
quieux et fiers, calculés et capables d'entraînemens, doués de bon
sens pratique et se laissant aller à des chimères insensées, turbu-
lens et faciles à conduire pour celui qui sait agir sur leur esprit^. Le
même homme chez eux sera capable des plus nobles dévouemens
patriotiques et n'hésitera pas à conduire le pays aux abîmes lors-
qu'ils s'agira pour lui d'une question d'orgueil ou d'ambition per-
sonnelle. C'est pour cela que l'on a porté sur eux tant de jugemens
contradictoires, qui contiennent tous une part de vrai et une part
de faux. Il n'y a pas de peuple plus difficile à bien comprendre pour
un étranger; seul un long séjour au milieu des Grecs permet de pé-
nétrer dans la connaissance intime de leur caractère et de les juger
équîtablement.
Non-seulement le fond du caractère du peuple grec est resté le
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LA GRÈCE DEPOTS LA RÉVOLUTION. 323
même, mais on retrouve dans chaque province les traits saillans
qui dans l'antiquité en distinguaient les habitans. Le Béotien est
toujours pesant et laborieux, TAcarnanien belliqueux et pillard,
r Arcadien simple et droit dans sa vie pastorale , le Spartiate rude
et brave, persévérant, mais sans finesse; Tindulgence des lois de
Lycurgue pour le vol dans lequel on a déployé du courage est res-
tée empreinte dans les mœurs des Maïnotes; le guerrier de la
Phthiotide et de la chaîne du Pinde a la violence et la loyauté de
ses ancêtres; l'habitant des îles montre toute la délicatesse du génie
ionien, mais en même temps son penchant à la duplicité.
Les Grecs modernes ont conservé le souvenir de leur histoire et
jusqu'à ces traditions poétiques qui peuplaient de divinités les sites
les plus isolés, les forêts les plus profondes et les solitudes de la
mer. Même de nos jours, où le christianisme a depuis bien des siè-
cles réduit l'antique Olympe en poussière, la nature n'est pas la
nature pour ce peuple inventif et ingénieux : c'est le séjour de di-
vinités fantastiques, murmurant avec le ruisseau, soupirant avec la
brise et bruissant dans le feuillage des arbres. Saint George et saint
Démétrius ont recueilli la succession des Dioscures, saint Nicolas
celle de Neptune; saint Élie remplace l'antique Hélios sur les som-
mets des montagnes. L'imagination populaire place encore des né-
réides dans toutes les fontaines. Les paysans d'Eleusis racontent la
légende de sainte Déméter et de sa fille, qui fut enlevée par un
aga turc de la Morée; ceuxde Corinthe, l'histoire de M"* Aphrodite
et de ses nombreux amans. Charon est toujours le messager de la
mort, qui emporte les âmes dans les sombres demeures; Pluton n'a
pas encore cédé à Lucifer l'empire des régions infernales, qui s'ap-
pellent, comme dans l'antiquité, Hadès ou le Tartare. Le berger voit
encore des fantômes se dresser dans la plaine de Marathon; les ma-
lades offrent des bandelettes à une colonne anciennement consacrée
à Esculape. Vous verriez des gens curieux de l'avenir se diriger
vers l'endroit où s'élevaient les chênes prophétiques de Dodone, et
vous pourriez rencontrer des femmes stériles en pèlerinage pour
aller s'asseoir, afin d'obtenir des enfans, sur un rocher qui était
autrefois compris dans l'enceinte d'un temple de Diane. Les capi-
taines de pallikares demandent à l'omoplate du mouton, comme les
anciens guerriers aux entrailles, des indices sur l'issue d'un com-
bat, pour lequel leurs hommes se parent et se peignent, comme
faisaient les Spartiates aux Thermopyles, leurs cheveux ramenés en
arrière à la mode des Abantes. Dans les fêtes populaires, la profu-
sion des couronnes de fleurs et des guirlandes, les chœurs d'hommes
et de femmes, les danses conservées par une tradition bien des fois
séculaire, tout rappelle les descriptions des écrivains classiques.
Qu'importent après cela les laborieuses recherches par lesquelles
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324 REVUE DES DEUX MONDES.
un savant célèbre de TAUemagne, Fallmerayer, a cru pouvoir prou-
ver que le sang des habitans de la Grèce avait été profondément
changé pendant le cours du moyen âge par des invasions multi-
pliées, et qu'il y avait aujourd'hui parmi eux plus de Slaves que de
véritables Grecs? S'il en était ainsi, la nation hellénique présente-
rait le plus merveilleux phénomène de l'histoire; la seule force de
l'esprit aurait donné de nos jours aux grands hommes de l'antiquité
grecque des enfans qui leur seraient étrangers, et cependant les
rappelleraient par tant de traits! N'est-il pas plus raisonnable de
croire que, malgré des mélanges incontestables, le fond de la po-
pulation de ces contrées célèbres n'a pas essentiellement été mo-
difié? Les Grecs ne sont devenus ni Albanais par l'influence des co-
lons amantes, ni Osmanlis par l'influence des conquérans turcs, ni
kaliens par celle des Vénitiens, ni Romans par celle des Français et
des Catalans; ils ne sont pas non plus devenus Slaves. Non-seule-
ment ils ont fait preuve d'une ténacité extraordinaire dans la résis-
tance qu'ils opposaient aux nationalités étrangères, mais encore ils
ont montré qu'ils possédaient la force morale nécessaire pour les
absorber, force que ne possédaient ni les Ottomans ni aucune autre
tribu chrétienne de la Turquie. Leur langue a vaincu au moyen âge
la langue slave; plus tard, dans un grand nombre de provinces, elle
a vaincu la langue turque, même dans la bouche des Turcs, ainsi
que la langue albanaise, privée de règles et d'alphabet. La population
albanaise, telle qu elle se trouve actuellement renfermée dans l'état
grec, est sur le point d'être entièrement assimilée aux Grecs, comme,
dans un contact plus immédiat, les Slaves aussi seraient absorbés
par eux. Parmi les hommes de la guerre de l'indépendance, il y en
avait de presque toutes les races chrétiennes de l'Orient européen :
Colettis était un Valaque du Pinde, Hadji-Christos un Bulgare, Vasso
un Monténégrin ; les hardis marins d'Hydra, les indomptables pal-
likares de Souli, Miaoulis, Tombazis, Botzaris, Tzavellas, apparte-
naient à la race albanaise, et cependant tous ces hommes, sans dis-
tinction d'origine, étaient Grecs de sentimens, d'esprit, de génie:
ils combattaient pour la patrie grecque, et ils se seraient tenus pour
offensés, si l'on avait contesté leur nationalité. C'est qu'en effet
l'hellénisme a cpnservé jusqu'à nos jours son plus remarquable et
son plus précieux apanage, la faculté d'absorption et d'assimila-
tion des élémens étrangers, que son contact sait rendre grecs.
Les philhellènes de 1821 avaient donc raison dans leur enthou-
siasme, lorsqu'ils croyaient s'intéresser aux véritables descendans
des Grecs anciens; mais ils se trompaient en s'imaginant que ces
Grecs étaient ceux de Miltiade et de Périclès. Rétrogradant vers la
barbarie pendant quatre siècles de domination turque, le peuple
hellène est revenu aux mœurs de l'âge d'Homère. Ce n'est pas en
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LA GRECE DEPUIS LA REVOLUTIOX. 32.7
effet Xénophon, ni Thucydide, ni même Hérodote, dont le souvenir
revient à chaque pas dans la pensée lorsque l'on parcourt aujour-
d'hui la Grèce ; les scènes qui se reproduisent sous les regards du
voyageur sont celles de Y Iliade et de Y Odyssée. On rencontre dans
toutes les montagnes des cabanes habitées par des pâtres comme
Eumée, on y est accueilli, comme Ulysse déguisé en mendiant, par
des chiens féroces de la vraie race antique des molosses; mais,
comme lui, on y trouve une réception d'autant plus hospitalière de
la part des bergers, qui ne demandent le nom et la patrie de leurs
hôtes qu'après les avoir admis à leur foyer. Le pallikare descendu
des monts de la Thessalie est vêtu à peu près comme les anciens
rois de la Phthiotide : il a leur caractère belliqueux, emporté, hardi
jusqu'à la témérité; comme eux, il provoque ses ennemis par des
injures, et engage un dialogue avec ceux-ci avant d'entamer le
combat. Seulement, quand son ancêtre Achille marchait à la 1 ci-
taille, il avait des armes ciselées par Vulcain, et il mettait en fuite
les guerriers de l'Asie au seul bruit de sa voix; de retour au camp,
il fallait un bœuf entier pour apaiser sa faim et celle de ses com])a-
gnons. L'Achille moderne s'abrite derrière un cippe antique ou
derrière un rocher pour faire usage de sa carabine, qui tient lieu^
du frêne du Pélion; l'étoffe a remplacé le métal dans son costume.
De retour au limer i^ c'est-à-dire au bivac, il égorge et fait rôtir
lui-même un mouton de la même manière que son aïeul s'y prenait
pour sacrifier un bœuf; la proportion est gardée. Le farouche Dio-
mède revit dans les Maïnotes; le souvenir de la race tragique des
Atrides se réveille lorsque l'on entend l'histoire de cette puissante
famille des Mavromichalis , qui laisse la pensée incertaine entre
l'horreur et l'admiration, tant son nom rappelle à la fois de crimes
et de gloire : d'un côté les meurtres de Capodistria, de Plapoutas
et de Korphiotakis, de l'autre douze fils tombés sur les champs de
bataille de l'indépendance! Mais, de tous les héros d'Homère, celui
qui personnifie le mieux les Grecs d'aujourd'hui, dans leurs qua-
lités et dans leurs défauts, est sans contredit Ulysse, l'intrépide
navigateur qui se joue des flots et des tempêtes, marchand dans
Fâme, madré comme un vieux renard, amoureux des fables à tel
point qu'il finit ^ar ajouter foî lui-même à ses plus invraisemblables
récits, beau parleur, brave comme pas un quand la nécessité le
réclame absolument, mais préférant toujours se tirer d'affaire par
la ruse plutôt que par le courage.
L'état de société que l'on désigne par le nom A* âge héroïque est
un état de violence. C'est ce qui arrive dans certaines parties de la
Grèce. La vendetta ravage la Laconie et la Messénie comme la Corse
il y a cinquante ans. Le brigandage reparaît périodiquement dans
quelques provinces malgré la gendarmerie, malgré les efforts du
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RETUE DES DEUX MONDES.
gouvernement, secondés par la population paisible, pour extirper
du pays cette plaie, que les progrès de la prospérité matérielle fe-
ront seuls entièrement disparaître en intéressant tous les citoyens
au maintien de la -tranquillité publique. L'existence du brigandage
est le grand reproche que Ton adresse toujours à la Grèce; mais il
faut reconnaître qu'on l'exagère singulièrement. A en croire cer-
tains récits, on ne pourrait faire un pas hors d'Athènes sans être
attaqué et dépouillé; rien n'est plus inexact. La Grèce vient de tra-
verser douze mois entiers sans gouvernement, sans administration,
sans armée, et dans cet espace de temps qui lui eût été si favorable,
le brigandage s'est développé sur une échelle infiniment moindre
qu'il n'existait, il y a douze ou quinze ans, dans la situation nor-
male des choses. On parlait beaucoup de brigands en 1863 dans
les journaux de l'Occident, on en parlait beaucoup aussi à Athènes,
surtout dans la colonie européenne; mais en fait de crimes de ce
genre bien avérés, on ne pouvait en citer que neuf dans toute l'é-
tendue du pays et dans l'année entière. Sortiez-vous d'Athènes pour
aller dans les provinces, vous trouviez sur les routes une complète
sécurité, et nous pouvons en parler pertinemment, car trois mois se
sont à peine écoulés depuis que nous avons parcouru une grande
partie de la Grèce, seul, sans escorte, et sans y faire une mauvaise
rencontre. Il serait d'ailleurs bien difficile que le brigandage fût com-
plètement déraciné dans le royaume hellénique. 11 y a quarante ans,
la vie de klephte, c'est-à-dire d* outlaw, de bandit sinon de brigand,
était la seule ouverte à l'homme d'un caractère assez généreux pour
ne pas courber patiemment la tête sous le joug des dominateurs
étrangers, elle était la seule forme de la résistance nationale : elle est
donc entourée d'une auréole de gloire chevaleresque. Les pères de
ceux qui arrivent maintenant à l'âge d'homme l'ont tous menée, et
bien des anciens klephtes sont encore vivans et pleins de vigueur, ra-
contant à la jeunesse leurs exploits, héroïques sans doute et ennoblis
par la grandeur de la cause qu'ils servaient, mais où souvent les
conditions et les nécessités d'une guerre de cette nature les ont ame-
nés à des aventures peu compatibles avec un état de société régulier,
quelquefois même avec le code pénal. La durée d'une génération
ne suffit pas pour effacer des impressions de ce genre , pour faire
complètement pénétrer dans toutes les couches de la population
l'idée bien nette que, la condition politique du pays ayant changé,
la révolte contre l'état social a aussi changé de nature, et pour lui
faire comprendre que ce qui était action patriotique chez les pères
est devenu crime chez les fils. Cela est encore plus difficile dans les
provinces limitrophes de la Turquie; de l'autre côté de la frontière
(que ne marque dans toute son étendue aucun obstacle naturel), la
situation des choses est la même qu'en Grèce avant 1821. Ainsi la
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LA GRÈCE DEPUIS LA RÉVOLUTION. 327
même action prend un caractère moral différent des deux côtés
d'une ligne purement idéale; ce qui est patriotisme et courage gé-
néreux au-delà est en-deçà brigandage. On ne saurait s'étonner si
quelques-uns s'y trompent encore. Au reste, lorsque nous parlons
de brigands, nous employons une expression impropre pour nous
conformer à l'usage : nous devrions nous servir des mots de par-
tisans politiques. C'est toujours en effet au nom d'un parti ou d'une
passion politique qu'ont lieu en Grèce les actes de violence contre
les personnes ou les propriétés et que se forment les bandes; elles
n'attaquent presque jamais que les individus du parti contraire. Le
brigandage proprement dit, celui qui n'a que le vol pour mobile,
s'il se rencontre quelquefois en Grèce, n'y est pas indigène; il vient
de^ frontières du nord, c'est-à-dire de la Turquie, car ce n'est pas
la Grèce, mais la Turquie, qui est infestée par des nuées de malfai-
teurs armés courant les campagnes et rançonnant les voyageurs. Il
n'y a plus de brigands proprement dits dans le Péloponèse et dans
les îles de l'Archipel, parce que le Péloponèse et les îles ont des
frontières naturelles et peuvent se défendre. On en voit dans le
nord de la Grèce, parce qu'il n'y a point là de frontières naturelles.
Mais qui parle des brigands des environs de Gonstantinople ou de
Smyrne? La mode est de parler de ceux de la Grèce. « Attendons la
fin de la mode, » comme écrivait un jour M. Saint-Marc Girardin.
Ce que nous venons de dire de l'état social de la Grèce paraîtra
sans doute en contradiction avec les faits et les chiffres que nous
avons donnés sur la diffusion de l'instruction dans ce pays; mais ce
n'est pas la première fois que la Grèce aura présenté le contraste
d'un développement intellectuel très remarquable avec un état de
société dans l'enfance, et l'on peut même presque dire dans la bar-
barie. A une époque où l'on ne savait pas encore travailler le fer,
qui n'est pas nommé une seule fois dans les poèmes d'Homère, et
où l'on immolait des hommes aux dieux pour obtenir des vents fa-
vorables, l'instrument de l'intelligence, la langue, avait devancé si
rapidement par ses progrès les autres instrumens humains, que déjà
Hésiode et Homère pouvaient faire parler toutes les passions et
décrire toutes les œuvres des dieux et des hommes. Ainsi la culture
intellectuelle avait précédé, chez les anciens Grecs, toutes les autres
cultures. Le même phénomène se reproduit aujourd'hui chez leurs
descendans. La charrue est encore celle de Triptolème, le vin con-
tinue à être renfermé dans les outres et mêlé de résine; toute voi-
ture, même l'utile brouette, est inconnue hors des environs d'Athènes
et de deux ou trois autres villes; à peine existe-t-il vingt-cinq lieues
de routes dans le pays; partout, excepté dans les villes, les ma-
telas sont une invention qui ne s'est pas fait jour, et on couche par
terre sur un tapis ou enveloppé dans son manteau. Au bas de Té*
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328 REVDE DES DEUX MONDES.
difice de la civilisation, il n'y a presque rien encore; mais il en est
autrement du faîte : la Grèce semble vouloir avant tout des acadé-
miciens, des philosophes, des poètes, plus tard elle fera des ingé-
nieurs et des mécaniciens.
La Grèce d'ailleurs, on ne saurait trop le dire, telle qu'elle est
aujourd'hui, travaillant à se débrouiller du chaos de barbarie où
l'avait jetée la domination turque, est le pays des contrastes. 11 n'y
d? pas de meilleure image de l'état de la Grèce que l'aspect des rues
d'Athènes. Près d'une boutique à la turque, dans laquelle le mar-
chand s'assied sur ses genoux en déroulant gravement entre ses
doigts les grains de son chapelet, on voit une marchande de modes
de Paris ou un café à la française avec un billard d'acajou. Ici un
groupe de Maltais accroupis dans la rue attendent l'emploi de leur
activité, là des pallikares à la blanche fustanelle, à la veste dorée,
aspirent la fumée du narguileh; des marins de l'Archipel, portant
leurs gilets rouges et leurs larges pantalons, se promènent en se
tCHant par le petit doigt avec le dandinement qui leur est particu-
lier, tandis que d'autres Grecs, vêtus à l'européenne, finissent une
bouteille de bière en fumant la cigarette et en dissertant en fran-
çais sur les journaux de Paris. Celui-là porte le costume grec avec
un chapeau de paille, celui-ci une redingote française avec la fus-
tanelle et les grandes guêtres qui ont remplacé les cnémides an-
tiques. Il n'y a pas, nous le répétons, une plus juste image de la
société grecque dans son état actuel. A côté de la civilisation la plus
raflinée, on y rencontre des mœurs presque sauvages; à côté d'un
instinct aussi démocratique que celui des Américains, on y voit des
existences féodales pareilles à celles des barons du x* siècle, fondées
sur la violence et soutenues par la rapine. Comment s'étonner en-
suite de voir ce pays dans des crises si fréquentes ? La Grèce est
comme une chaudière où fermentent les élémens d'une société nou-
velle; il faudra peut-être un siècle avant que l'amalgame de tous
ces élémens divers soit consommé, avant qu'une harmonie parfaite
s'établisse entre eux. Jusque-là on verra périodiquement se répéter
des agitations et des crises dont on ne comprendra pas toujours la
cause , mais qui sont celles qu'ont traversées tous les pays avant
d'arriver à la constitution régulière de leur état social. Par mo-
mens elle semblera reculer, comme elle le fait depuis un an; mais
quand les angoisses et les difficultés de la transition seront passées,
on verra toujours un progrès sortir de la crise qui effrayait les amis
de la Grèce et la faisait presque douter d'elle-même.
En essayant ainsi de donner une idée exacte du caractère des
Grecs, nous avons négligé le reproche qui leur est peut-être le plus
souvent adressé, celui d'une improbité générale dans la nation;
mais nous n'avons jamais, pour notre part, pu parvenir à concilier
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LA GRÈCE DEPUIS LA RÉVOLUTION. 329
ce reproche avec les faits que nous révélait une expérience person-
nelle. Nous avons trois fois voyagé en Grèce, nous y avons fait de
longs séjours dans les villes et dans les campagnes, et nous n'y
avons jamais rencontré un homme qui nous ait fait tort d'un cen-
time. C'est au point de vue commercial, il est vrai, que l'on élève le
reproche de friponnerie contre les Hellènes. Cependant nous avons
vu d'assez près le commerce du Levant pour savoir quelles en sont
les habitudes, combien l'improbité y est générale, et pour affirmer
que ce ne sont pas les négocians européens établis dans les lilclielles
qui ont le droit de reprocher aux négocians grecs que toutes leurs
opérations ne soient pas marquées au coin de la plus scrupuleuse
honnêteté. Lorsque l'on voit d'ailleurs la situation que tiennent les
maisons grecques dans toutes les grandes villes de commerce de
l'Occident, il est impossible d'admettre que l'improbité soit la loi
constante du commerce hellénique, et qu'il ne compte pas des
hommes aussi honorables que celui de toutes les autres nations.
Il y a certainement beaucoup de corruption en Grèce, principa-
lement dans les villes, comme il y en a dans tout le Levant. Il y en
a parmi les commerçans et les gens d'affaires, parmi les hommes
politiques et dans les habitudes de l'administration. Une partie de
cette corruption découle de la servitude, une autre provient, comme
en Russie, du contact prématuré de la civilisation européenne avec
des élémens qui n'étaient pas encore suffisamment préparés à se
trouver sous sou action directe. Nous comprenons que les voya-
geurs et les diplomates qui n'ont été en contact qu'avec certaines
catégories de personnes et certaines classes de la société grecque
en rapportent des impressions défavorables; mais ceux qui connais-
sent plus à fond la Grèce savent que les vices et la corruption qui
se voient à la surface n'existent pas dans la masse du pays, et dis-
paraissent à mesure que l'on descend dans les rangs de la société.
11 semble que ce soit surtout l'exercice du pouvoir qui, faute d'une
bonne organisation et de principes solides, produise un effet de dé-
moralisation, justifiant ainsi le proverbe grec qui dit : « C'est par
la tête que pourrit le poisson. »
Les classes populaires demeurent étrangères aux agitations poli-
tiques; depuis trente ans, le paysan ou l'ouvrier grec a pendu au
croc dans sa chaumière le fusil de pallikare avec lequel il a com-
battu dans les légions de l'indépendance, pour reprendre sa charrue
ou ses outils. Ami de l'ordre et fermement attaché au principe mo-
narchique, sentant le besoin de la tranquillité et plein de bon sens,
il suit d'un œil dédaigneux les luttes de l'ambition des chefs de par-
tis, et il s'abstient de s'y mêler. C'est lui qui Tannée dernière, or-
ganisé spontanément en garde nationale, a sauvé la Grèce de l'a-
narchie, empêché la guerre civile, étouffé le brigandage et contenu
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330 REYUE DES DEUX MONDES.
les soldats débandés, prêts à se livrer aux plus honteux excès. Pen-
dant cinq mois, à la suite des journées de juin 1863, Athènes a été
exclusivement gardée par sa milice citoyenne, sans un soldat, un
gendarme ou un sergent de ville; dans ses annales, on ne compte
peut-être pas une époque où l'ordre et la sécurité aient été plus
grands, où il y ait eu moins de crimes et de délits, et tous ceux qui
ont alors visité la capitale de la Grèce peuvent attester comme nous
avec quel zèle, quelle discipline, quelle intelligence et quelle poli-
tesse les gens du peuple accomplissaient leur service, infiniment
actif et pénible, de gardes nationaux. Les classes populaires dans
le royaume hellénique sont laborieuses, patientes, sobres, d'une
chasteté extraordinaire pour une population méridionale. Dans un
état de société plein encore de rudesse et de violence, leurs mœurs
sont douces et leur caractère vraiment bon. Affectueux et simples,
les gens du peuple, surtout dans les campagnes, accueillent le voya-
geur avec un empressement touchant; ils le soignent comme un
frère, s'il est malade; ils cherchent à le distraire, s'il paraît triste;
ils s'attachent vite à celui qui leur témoigne de l'intérêt, et ces
hommes qu'on accuse de toujours calculer se donnent sans réserve
et sans arrière-pensée. L'honnêteté est extrême dans les rangs in-
férieurs ; un Anglais, qui est établi depuis trente ans à Athènes et
qui est loin de se montrer favorable aux Grecs, nous faisait remar-
quer que le vol domestique était inconnu parmi eux. Descendez
dans l'intérieur des familles, vous y rencontrerez des sentimens re-
ligieux sans hypocrisie, des vertus réelles sans ostentation, un grand
respect pour la pureté des jeunes filles et les cheveux blancs des
vieillards, beaucoup d'union entre les frères, une confiance réci-
proque, un grand calme d'existence et très peu de tracasseries do-
mestiques. Ne vous croiriefe-vous pas alors transporté dans un de
ces pays où le froid amortit la fougue des passions et resserre les
liens qui unissent les hommes par le sentiment de leurs besoins ré-
ciproques? Et cependant jamais un azur plus serein n'a brillé sur
votre tête, jamais une atmosphère plus douce et plus pure n'a ca-
ressé vos organes : c'est la zone de Sybaris et de l'Ionie, c'est le
climat où Cadix et Naples retentissent de leurs fêtes éternelles,
Littora quœ faerunt castis inimica puellis,
où le Turc, indifférent à tout le reste, ne conserve d' ardent- que
pour ses impures et insatiables voluptés, où la nature enfin, lasse
de produire des tempéramens énergiques, semble engourdie dans
une corruption raffinée, obstacle éternel aux conquêtes de la vertu,
aux efforts du patriotisme et de la liberté. 11 faut donc qu'un travail
bien étrange se soit opéré sur cette terre, il faut que l'homme qui
l'occupe y ait subi un renouvellement bien complet pour qu'il ait
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LA GRECE DEPUIS lA REYOLUTION. 331
échappé à tant de périlleuses influences. Et cet homme est le Grec;
il parle la langue des Hellènes, la race la plus anciennement civili-
sée de r Occident; il en a conservé le génie et les usages. Par quel
étrange phénomène se montre-t-il aujourd'hui, malgré tous les dé-
fauts qu'on peut lui reprocher, non-seulement supérieur aux maî-
tres qui l'ont tenu depuis quatre siècles sous leur férule, mais
comme régénéré dans les souflrances de la persécution et de l'es-
clavage, et relevé en grande partie de l'état de dégradation où il
était tombé sous la domination romaine, puis dans les siècles de
l'empire byzantin?
III.
On ne saurait condamner une nation tout entière sur la conduite
de deux ou trois cents hommes qui font métier d'intrigues politi-
ques, et qui sopt à l'intérieur la plaie du pays autant qu'ils lui nui-
sent dans l'opinion de l'extérieur. Ces hommes n'ont d'autre pensée
que de renverser leurs rivaux et de saisir le pouvoir pour en sa-
vourer les jouissances d'amour-propre et les avantages matériels.
Le gouvernement qui voudra résolument s'appuyer sur le peuple
grec pour mettre fin à leur règne aura une force immense et les bri-
sera sans rémission. D'ailleurs, pour juger équitablement ce qu'on
appelle la classe politique de la Grèce et ses vices, il est nécessaire
de tenir compte de trois faits : le petit nombre d'années qui se sont
écoulées depuis que l'état hellénique jouit d'une vie indépendante,
la conduite qu'ont tenue depuis cette époque dans les affaires inté-
rieures du pays les trois puissances protectrices, enfin la nature du
gouvernement qui a présidé pendant trente ans aux destinées de la
Grèce.
Il faut que, malgré tout ce qu'on dit et ce qu'on écrit sur les
Grecs, on ait d'eux en Occident une bien haute idée, puisqu'on s'é-
tonne toujours qu'un peu plus d'un quart de siècle après être sortis
du plus dur esclavage auquel nation puisse être soumise, ils n'aient
pas encore la sagesse, l'expérience et la moralité politique des peu-
ples qui depuis une longue suite de générations vivent de la vie in-
dépendante et civilisée. En leur- demandant pareille chose, on de-
mande tout simplement aux Hellènes d'être le premier peuple du
monde. Nous ne saurions, pour notre part, être aussi exigeant. Une
nation esclave peut trouver dans son désespoir, dans sa foi, dans
son patriotisme, les vertus héroïques qui servent au jour des com-
bats, briser ses fers et chasser l'étranger : de 1821 à 1830, la Grèce
en a fourni au monde un admirable exemple, que l'on a trop vite
oublié; mais il faut aux esclaves pour régler leur liberté, pour ap-
prendre à en user avec la sagesse des hommes libres de naissance,
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332 REVUE DES DEUX MONDES.
un temps plus long que pour s'affranchir. Jadis la loi romaine n'as-
similait définitivement les anciens esclaves aux hommes libres de
race qu'à la seconde génération née depuis l'affranchissement. C'é-
tait une loi profondément philosophique et qui doit s'appliquer aux
peuples comme aux individus. En Grèce, l'indépendance est encore
de date bien récente : les chefs de partis politiques, les hommes en
possession d'occuper les ministères à touv de rôle, appartiennent
presque tous à la génération qui a vécu jusqu'à l'âge d'homme sous
l'esclavage ottoman, et ont consené le pli moral reçu dans leur en-
fance; la nouvelle génération qui commence à poindre est née au
lendemain même de l'affranchissement, et son éducation, loin de se
faire à la forte école de la liberté constitutionnelle, s'est faite sous
un gouvernement qui redoutait avant tout les aspirations libérales,
qui semblait prendre à tâche d'éloigner la jeunesse de la pratique
des choses de l'état. Aussi les Grecs ne sont-ils, à proprement par-
ler, que des affranchis. Ils ont la ferme volonté de s'inscrire d'une
manière définitive au rang des peuples libres, et ils font, pour y ar-
river, de louables efforts; mais ils ont encore les défauts des affran-
chis, leur inexpérience, leur ruse soupçonneuse, traversée de temps
à autre par des entraînemens de crédulité irréfléchie, leur passion
de se sentir maîtres à leur tour; ils en ont les erreurs, ils en com-
mettent les fautes. Le temps seul et l'expérience, acquise souvent à
leurs propres dépens, effaceront chez eux ces restes de la condition
servile sous laquelle ils ont langui pendant quatre siècles.
L'Europe, qui avait prêté à leur délivrance un généreux appui,
avait une noble mission à remplir envers eux, celle de tutrice dés-
intéressée, de guide de leurs premiers pas. Tout au contraire, les
intrigues rivales des gouvernemens occidentaux ont été une triste
école pour les hommes d'état de la Grèce. Dès les premiers jours
de l'insurrection grecque, on avait vu se former ce que l'on a nommé
les trois partis étrangers. Il était évident que la Grèce ne pourrait
pas indéfiniment combattre avec ses seules forces contre les forces
immensément supérieures de la Turquie, et qu'un jour viendi-ait où
un appui extérieur serait la condition indispensable de son salut.
En conséquence, tous ceux qui avaient à cœur l'œuvre entreprise de
reconstituer la nation, qui possédaient quelque connaissance des af-
faires politiques, cherchaient, chacun selon ses idées ou ses sym-
pathies individuelles, à lui procurer au dehors l'amitié et le con-
cours d'une des grandes puissances européennes. L'existence des
trois partis était donc un résultat presque nécessaire des circon-
stances que traversait alors la Grèce, et des dangers auxquels elle
était chaque jour exposée; mais les partis russe, anglais et français
auraient cessé avec la crise qui leur avait donné naissance, si les
gouvernemens de ces trois puissances avaient compris. que les de-
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LA GRÈCE DEPUIS LA RÉVOLUTION. 333
voirs de Tbonneur et de rhumanité leur imposaient de ne pas dé-
chirer par leurs intrigues le malheureux pays qu'ils se décidaient à
sauver, et de ne pas y armer les factions les unes contre les autres.
Loin de là, dès le début de la guerre de Tindépendance, ils sem-
blèrent ne voir dans la Grèce qu'un nouveau champ de bataille
pour leurs luttes d'influence.
Aussi des guerres civiles où les intrigues étrangères avaient une
part prépondérante éclatèrent-elles en présence même de l'ennemi.
La Providence avait, au commencement de ce siècle, suscité dans
la race hellénique un grand homme d'état : il fut, à la fin de la lutte
de l'indépendance, appelé au gouvernement de la Grèce; mais il
avait antérieurement dirigé les affaires d'une des premières puis-
sances de l'Europe. Tandis que la Russie lui était sympathique, que
le gouvernement du roi Charles X le soutenait moins chaudement,
mais d'une manière loyale, l'Angleterre ne voyait en lui que l'an-
cien ministre de l'empereur Alexandre, au lieu d'y voir l'homme
dont le génie administratif et l'expérience politique pouvaient seuls
organiser un état qui semblait n'avoir échappé au joug des Otto-
mans que pour tomber dans une inextricable anarchie. Poussées
avec une prodigieuse activité, les intrigues anglaises soulevèrent
contre le président une opposition d'abord imprudente et bientôt
criminelle, excitèrent des révoltes et déchaînèrent les passions qui
mirent le poignard à la main du meurtrier de Capodistria. L'assas-
sinat de Nauplie fut le signal d'une anarchie plus effroyable que
celle qui avait précédé l'élection du président, et dans laquelle les
influences européennes eurent encore une triste part. Il fallut, pour
sauver alors la Grèce, toute l'énergie de Colettis, jointe à l'interven-
tion d'un généreux philhellène allemand, d'un érudit et d'un philo-
logue célèbre, M. Thiersch, qui, par une noble inspiration, s'était
arrogé à lui-môme le rôle de pacificateur que les représentans de
TEurope ne savaient pas remplir.
Pendant que ces événemens se passaient en Grèce, la confé-
rence de Londres avait fait définitivement entrer la constitution du
royaume hellénique dans le droit public européen ; mais c'était en
restreignant son territoire à des proportions qui empêchèrent l'ac-
ceptation de la couronne par le prince Léopold de Saxe-Cobourg,
devenu depuis roi des Belges, dont la maturité et la sagesse poli-
tique eussent été si utiles à la monarchie grecque dans les débuts
de son existence. Le choix de l'Europe tomba alors sur un enfant,
et condamna la Grèce, pour l'inauguration de sa vie monarchique,
aux hasards d'une régence. C'était une grave imprudence que d'en-
voyer un prince allemand gouverner un peuple méridional. Rien de
plus opposé que le caractère germanique et le caractère grec : l'un
flegmatique, lent et réfléchi, l'autre ardent, tout de passion et de
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33i RETUE DES DEUX MONDES.
premier mouvement. 11 y avait vingt chances contre une que la
sympathie ne pût jamais s'établir entre le pays et son nouveau sou-
verain. C'était une beaucoup plus grande imprudence de mettre à la
tête d'un état qui demandait par-dessus tout une main ferme pour
le guider dans la voie de la renaissance un prince trop jeune pour
régner par lui-même. Enfin, puisque le choix qu'on avait fait obli-
geait de commencer par une régence, les puissances signataires du
traité de Londres témoignaient d'une condescendance bien regret-
table en laissant le roi Louis de Bavière confier exclusivement la ré-
gence à des Allemands qui n'avaient jamais habité la Grèce, et ne
savaient rien ni de ses besoins ni de son caractère.
On a rarement vu plus mauvais gouvernement que ne le fut celui
de la régence : les Bavarois semblaient vraiment ne voir dans la
Grèce qu'une ferme à exploiter; ils achevaient de l'épuiser au lieu
de travailler à la relever de ses ruines. La régence compta d'abord
dans son sein quelques hommes profondément respectables, comme
Maurer et d'Abel; mais au bout de peu de temps ces hommes furent
obligés de se retirer : l'influence funeste du comte d'Armansberg et
de Ruydhart demeura seule maîtresse du terrain, et se maintint
pendant les premières années de la majorité du roi. Le triomphe du
système de germanisation de la Grèce fut alors complet : l'adminis-
tration était devenue presque entièrement allemande; l'armée, en
immense majorité, était composée de Bavarois, tandis que les offi-
ciers de la guerre de l'indépendance n'avaient pour la plupart ni
pensions ni grades reconnus par l'état; l'absolutisme était la règle
du gouvernement; l'emprunt de 60 millions, garanti par les puis-
sances protectrices, était dilapidé presque sans profit aucun. pour
la Grèce. Et cependant l'Europe ne faisait rien; elle laissait la ré-
gence agir à sa volonté, et les puissances se bornaient à nouer des ,
intrigues pour faire prédominer tel membre de cette régence qu'elles
croyaient leur être favorable.
Vint enfin le moment où le roi prit réellement en main les rênes
du pouvoir, et voulut constituer un gouvernement indigène. Ce mo-
ment par malheur coïncida avec les événemens de 1840; la Grèce
devint plus que jamais le terrain des luttes d'influence entre les
diverses puissances de l'Occident, luttes qui avaient pris tant de
vivacité à l'occasion des affaires égyptiennes. Non -seulement on
intrigua pour faire arriver tel ou tel parti à la direction des affaires,
mais plusieurs gouvernemens, oubliant le devoir que leur imposait
le titre de protecteurs du royaume hellénique, travaillèrent à jeter
la Grèce dans les périls d'une révolution. Ainsi dans les années 1839
et 1840 la Russie organisa la vaste conspiration des philorihodoxes;
en 1843, la Russie et l'Angleterre coalisées poussèrent énergique-
ment au mouvement du 3 septembre, que le bon sens et le patrio-
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LA GRÈG£ DEPUIS LA REYOLUTION. 335
tisme du peuple grec surent arrêter à temps et faire tourner au
profit du pays, mais qui, dans la pensée des cabinets de Londres
et de Saint-Pétersbourg, devait se terminer par le renversement
d'Othon I*'. Ainsi en 1847 TAngleterre excita les formidables ré^
voltes de l'Eubée, de la Phthiotide et de TAchaïe; en 1850, lord Pal-
merston envoya la flotte britannique devant le Pirée, sous prétexte
d'appuyer les réclamations ridicules du juif Pacifico, mais en réalité
pour amener une tentative contre la couronne, et en 1852 la Russie
arma contre le gouvernement grec Finsurrection religieuse du moine
Christophe Papoulakis. Nous ne nous appesantirons pas sur les faits
plus récens; mais lorsqu'une série de fautes déplorables eut amené
la révolution d'octobre 1862, chacun sait si les intrigues étrangères
ont peu contribué à l'état de désordre et d'impuissance où le pays
s'est débattu pendant douze longs mois.
L'existence politique de la Grèce, depuis que le traité du 7 mai
1832 l'a définitivement introduite dans la grande famille des états
européens, se divise en deux périodes, celle du pouvoir absolu et
celle du gouvernement constitutionnel. Dans la première phase, la
tâche de la royauté était plus facile que dans la seconde. La nation
grecque, épuisée par sa guerre héroïque contre les Ottomans, lassée
par dix ans de troubles et surtout par l'inextricable anarchie qui
avait suivi la mort du président, sentait dans tous ses rangs le be-
soin d'une autorité forte et concentrée. On sortait d'un chaos où
rien n'était resté debout, et on avait devant soi table rase pour tout
édifier. Les résistances s'effaçaient devant le prestige monarchique,
encore sans atteinte et tout puissant sur les hommes rudes, mais
naïfs, qui avaient fait l'indépendance; chacun s'empressait de se-
conder le gouvernement dans l'œuvre commune du rétablissement
de l'ordre et de la création d'un régime normal. Cette lune de miel
de la royauté bavaroise, qui donnait les plus belles espérances, ne
dura pas un an, et les fautes de la régence perdirent une situation
qui ne s'est jamais représentée sous un jour aussi favorable. 11 ne
servirait de rien d'insister sur l'époque où le gouvernement de la
Grèce fut celui de la monarchie absolue : cette époque, flétrie par
les Hellènes du nom de Bavarocraticy a légué un bien lourd héri-
tage à celle qui lui a succédé; mais ni le pays ni le roi ne doivent
en être tenus pour responsables : le pays n'avait point de part sé-
rieuse aux actes d'une autorité entièrement étrangère, et pour le
souverain, sa jeunesse à cette époque ne permet pas de faire re-
monter jusqu'à lui la responsabilité de ce que ses ministres faisaient
en son nom.
Une ère nouvelle commença en 1843 pour l'état hellénique avec
l'expulsion des derniers Bavarois; ce fut le début et en même temps
le plus beau moment de sa vie politique. La conviction de Tinsuffi-
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336 BEVUE DES DEUX MONDES.
sance de la royauté à gouverner seule, sans contrôle; avec les tradi-
tions de ses débuts, décida des hommes d'un esprit ausd pratique,
d'une intelligence aussi clairvoyante et d'un caractère aussi désin-
téressé que Londos, Mavrocordatos et Metaxa, à lui imposer une
charte malgré les difficultés que devait rencontrer la marche régu-
lière du régime constitutionnel dans un pays en voie de formation.
Guidé par leur main ferme et prudente, le peuple d'Athènes se leva
dans la nuit du 3 septembre 1843, et vint au palais réclamer du
souverain une constitution. Après quelques hésitations, Othon 1"
céda, et le peuple grec, une fois ses légitimes demandes obtenues,
eut la sagesse de ne pas verser dans l'ornière de la révolution. Une
assemblée constituante fut immédiatement convoquée, et arrêta
d'accord avec le pouvoir royal les dispositions du pacte qui devait
désormais ser\'ir de base au gouvernement de l'état. Les délibéra-
tions de cette assemblée resteront l'honneur de la nation hellé-
nique; on est étonné, lorsqu'on en lit les procès-verbaux, du bon
sens, de l'honnêteté, du vrai patriotisme, qui animaient alors les
représentans de ce peuple encore à demi sauvage. Dominés par les
trois puissantes figures de Colettis, de Metaxa et de Mavrocordatos,
les débats ont une gravité solennelle et une maturité que l'on n'a
plus revues dans les luttes parlementaires de la Grèce; les hommes
les plus indisciplinés et les plus corrompus semblent comme appri-
voisés et relevés par le seul nom de la liberté et par l'influence des
chefs qui dirigent les partis ; on ne découvre ni esprit d'anarchie,
ni logomachie stérile, ni rêves creux de théoriciens; les discussions
sont sobres et pratiques, à tel point que trois mois suffisent pour
les nombreux travaux de cette assemblée. En un mot, les actes de
la constituante de 1843 sont dignes des nations les plus avancées
de l'Europe, et semblent promettre à la Grèce à peine naissante
l'avenir politique le plus brillant. Si la charte rédigée par cette as-
semblée avait été réellement pratiquée de part et d'autre, et par le
pouvoir et par le pays, la Grèce aurait joui depuis vingt ans d'un
gouvernement qui eût suffi pour changer la face du royaume. Quand
les assemblées chargées d'établir le pacte fondamental d'un pays
se réunissent k la suite d'une insurrection victorieuse, elles ne sont
que trop souvent portées à multiplier les précautions constitution-
nelles contre la royauté : elles défendent aux ministres de siéger
dans les chambres, où elles imposent au souverain de ne les pren-
dre que parmi les députés; elles ne donnent au roi qu'un veto sus-
pensif; elles instituent une seule chambre, élective, afin de mettre
le prince constamment en présence du vote populaire, et elles assu-
rent à cette chambre une part du pouvoir exécutif en lui faisant
décider les questions de paix et de guerre, en lui donnant un con-
trôle sur le choix des fonctionnaires supérieurs, etc. Les constituans
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LA GRÈCE DEPUIS LA REVOLUTION. 337
grecs de 1843 surent ne pas abuser de leur triomphe, et n'adoptè-
rent aucune de ces dispositions ultra-révolutionnaires. Aussi y eut-
il un sentiment unanime d'enthousiasme et d'espérance pour saluer
la promulgation de la charte constitutionnelle. Tout souriait alors à
la Grèce : les puissances de l'Europe lui donnaient Un appui sympa-
thique et s'exagéraient même ce qu'elle était capable de faire; la
nation et le roi, réconciliés après une crise heureusement traversée,
semblaient devoir marcher désormais dans un complet accord; le
pays, justement fier de sa conduite, avait foi en lui-même; toutes
ses aspirations d'avenir s'étaient réveillées; il se sentait digne de
la liberté qu'il avait conquise et capable de la supporter; il saluait
dans l'établissement de cette liberté l'aurore d'une ère d'agrandis-
sement et de prospérité. L'état hellénique eut alors une de ces ,
heures brillantes et sans nuages qui ne se rencontrent que rarement
dans la vie des peuples.
Mais les espérances de 1843 devaient être déçues. Le gouver-
nement constitutionnel ne s'est pas encore réellement naturalisé
en Grèce; après vingt ans d'une marche troublée et imparfaite, il
s'est écroulé dans une catastrophe qui a mis le pays au bord de
l'abîme. Le soulèvement du 22 octobre 1862 a révélé les plaies
d'un état politique bien inférieur à celui qui s'était manifesté après
le 3 septembre 1843. Au lieu d'un mouvement légal, on a vu se
produire une révolution; l'ordre qui avait été conservé alors a fait
place à l'anarchie; l'armée, demeurée intacte après le mouvement
constitutionnel, est tombée en dissolution; l'administration s'est
désorganisée, les questions de personnes se sont substituées aux
questions de principes. Où la différence des deux époques est la
plus frappante, c'est dans la comparaison de la constituante ac-
tuelle avec celle de 1843 ; les vices et les fautes dont l'assemblée
d'il y a vingt ans avait su se préserver ont formé les caractères les
plus saillans de la conduite de celle qui cherche maintenant à s'é-
terniser, bien que son mandat soit expiré depuis l'installation du
nouveau roi. Les nobles débats de la première constituante ne se
sont pas renouvelés; on n'a pour ainsi dire assisté qu'à des scènes
de déplorable tumulte, dégénérant plus d'une fois en pugilat; les
anarchistes sont en majorité parmi les représentans , chez qui le
patriotisme semble éteint par l'avidité la plus vulgaire. C'est avec
raison que le sentiment public proteste contre les actes et l'esprit
d'une assemblée de cette nature, qui n'est qu'une fausse représen-
tation du pays, et nous doutons qu'aucun des membres qui la com-
posent puisse ouvrir sans confusion le recueil des procès -verbaux
de la 'constituante de 1843. Pour conserver la conviction que la
race grecque est apte à la liberté, il faut depuis un an détourner
TOME L. — 1804. 22
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338 R£VU£ DES DEUX MONDES.
les yeux d'Athènes pour les reporter sur les Iles-Ioniennes; mais
dans le royaume hellénique on ne saurait se dissimuler rinfériorité
politique de la génération élevée sous la royauté, si on la compare à
celle qui s'était formée dans les souffrances de la tyrannie étrangère
et les épreuves de la guerre de l'indépendance. Sur ce point, il y a
eu décadence, tandis qu'il y avait progrès dans l'ordre matériel et
dans'l'ordre intellectuel. Quelle peut être la cause d'un semblable
contraste? D'où vient l'échec si complet de l'expérience du régime
constitutionnel tentée de 1843 à 1862 et terminée par la catastro-
phe du 23 octobre? Les intrigues étrangères y ont eu sans doute
une part considérable; cependant elles ne suffisent pas pour l'expli-
quer : il faut qu'il y ait eu des causes intérieures dont la responsa-
bilité, comme il arrive toujours, doit peser en partie sur la royauté
et en partie sur le pays, du moins sur ses hommes politiques.
Le roi Othon était un prince honnête, qui aimait la Grèce, qui
voulait le bien de son pays d'adoption, qui agissait consciencieuse-
ment dans ce qu'il croyait son devoir et son droit; mais il suivait
un système funeste qu'il n'avait pas créé, qu'il avait reçu tout or-
ganisé de la régence, et il n'avait pas assez de fermeté pour rompre
avec les traditions de ce système. Élevé dans un pays où le régime
de la liberté politique n'était pas encore en vigueur, formé à gou-
verner sans contrôle et sans constitution d'après le mode absolutiste
des administrations d'Armansberg et de Ruydhart, il n'avait jamais,
quoiqu'il en eût la bonne volonté, pu comprendre le rôle véritable
et les obligations d'un roi constitutionnel. Il se méprenait sur la
nature et l'étendue de sa prérogative royale à tel point qu'il croyait
y trouver le droit de prendre et de laisser ce qu'il voulait dans la
charte jurée par lui, laquelle ne contenait cependant pas d'article 14.
Resté Allemand en dépit de tous ses efforts pour devenu: Grec, et
bîen qu'en 1854 il eût un moment donné des gages de son désir de
s'associer aux aspirations nationales, depuis le jour de son avène-
ment jusqu'à celui de sa chute, il n'avait pas réussi à sortir de la
situation d'un prince étranger superposé à la nation hellénique sans
s'être fondu dans ses rangs.
La justice oblige de reconnaître qu'en appelant le prince Othon de
Bavière au trône de Grèce, l'Europe lui avait créé de sérieuses diffi-
cultés. En se décidant à constituer chez les Hellènes un royaume in-
dépendant, une partie au moins des puissances qui siégèrent aux
conférences de Londres semble avoir cherché à placer ce royaume
dans des conditions où il ne fût pas viable. On a forcé la (Grèce à res-
tituer aux Turcs des contrées qui s'étaient affranchies du joug mu-
sulman ; on n'assignait qu'un million de citoyens au royaume grec,
avec un territoire dont la moitié n'est pas susceptible de culture,
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lA GBECE DEPUIS LA REYOLUTIOIi. 339
tandis qu'on laissait dans la part des Ottomans tous les cantons fer-
tiles dont les produits auraient pu devenir une source de revenus
pour le gouvernement hellénique. Cependant on pouvait vivre, et
tout ce que la nation est parvenue, durant ces trente années, à créer
en dehors du gouvernement par Tinitiative des particuliers et par
la puissance de Tesprit d'association, aussi développé chez les Grecs
que chez les Anglais, donne la mesure de ce qu'aurait pu faire le
pouvoir.
Au lieu de dépenser une partie très considérable du budget à
entretenir une armée inactive, trop nombreuse pour le chiffre de la
.population et pour les revenus de l'état, trop faible pour enlever
une seule province à la Turquie, on pouvait, en adoptant le même
système que la Suisse, en ayant seulement un très petit nombre de
soldats en service permanent et une landwehr bien exercée par des
manœuvres annuelles, décupler les forces militaires du pays et en
même temps conserver plusieurs milliers de bras à l'agriculture,
accroîti*e les forces productives, créer, avec une partie de l'argent
dépensé pour une armée insuffisante, des routes qui auraient ré-
pandu dans les provinces les plus reculées l'abondance et la pros-
périté. Au lieu d'entretenir à grands frais une frégate, trois corvettes
et quelques petits bâtimens à voiles et à vapeur, on pouvait déve-
lopper par des subventions intelligentes la marine à vapeur de com-
merce, qui se fondait dans le port de Syra, et qui, comptant déjà
douze grands navires à vapeur, en aurait eu bientôt vingt ou trente
avec un concours actif du gouvernement, de telle sorte qu'en cas de
guerre elle eût fourni bien plus de ressources en bâtimens, en offi-
ciers et en matelots expérimentés, que ne pouvait en donner la pe-
tite marine royale, xiu lieu de copier la centralisation française et
de couvrir le pays des rouages compliqués d'une bureaucratie qui,
après l'armée, absorbe la presque totalité des recettes, la royauté
pouvait créer une administration simple et peu coûteuse, former ses
sujets à la vie politique en favorisant le développement de la vie
municipale, à laquelle les Grecs sont éminemment aptes, et qui,
préservée sous la domination turque, a été détruite par la régence.
En agissant de cette manière, elle eût notablement augmenté la
puissance morale du pays, et lui eût acquis plus de sympathies en
Europe. Elle eût ouvert sans violence l'avenir d'agrandissement que
rêve la Grèce en ajoutant à tous les élémens de dissolution qui mi-
nent rempu*e ottoman l'exemple, donné à ses portes, d'un bon gou-
vernement, auquel toutes les provinces esclaves auraient tendu à
se réunir; elle eût opposé enfin un argument irréfutable aux poli-
tiques qui croient à la nécessité du maintien de la Turquie pour
l'équilibre de l'Europe en prouvant la possibilité de former avec les
populations orientales elles-mêmes des états forts et prospères qui
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340 REVUE DES DEDX UONOES.
puissent garantir le Bosphore contre les tentatives de toute ambition
conquérante.
Convaincu que son devoir de souverain était d'empêcher toute
opposition, même l'opposition légale, le roi Othon n'a jamais voulu
laisser au peuple grec la liberté des élections. Non-seulement le sys-
tème des candidatures officielles florissait dans le royaume hellé-
nique, mais l'administration ne se bornait pas, quand elle voyait
l'opposition prendre des forces sur un point, à une simple pression
morale: elle allait jusqu'aux actes matériels. En 1857, un Anglais
distingué, M. Nassau Senior, donnait à ce sujet quelques détails qu'il
est utile de reproduire, et nous pouvons, ayant assisté à des opéra-
tions électorales en Grèce dans l'automne de 1859, attester l'exac-
titude de ses assertions. « Il est avéré que pendant la nuit on viole
le secret des urnes; si on craint qu'elles ne contiennent pas le nom
du candidat officiel, on y introduit des bulletins plus corrects. Quel-
quefois on glisse dans l'urne des bulletins qui portent les noms des
candidats bien pensans avant que le vote ait commencé. Lors de
la dernière élection, on s'y est pris si grossièrement, dans certaines
circonscriptions, que les urnes ont contenu plus de bulletins qu'il
n*y avait d'électeurs inscrits. On s'est arrangé pour empêcher toute
candidature gênante... Je sais beaucoup d'élections dans lesquelles
les salles du vote étaient assiégées par des bandes de gens armés
qui empêchaient les électeurs favorables aux candidats ennemis de
la cour d'approcher des urnes. »
Les ministres n'étaient réellement que des commis d'un rang su-
périeur, travaillant sous les yeux du roi et d'après ses ordres. A
part un -ministère de quelques mois présidé par M. Metaxa, et qui
suivit la révolution du 3 septembre, ainsi qu'un autre ministère,
également court, dirigé par M. Mavrocordatos, à part les premiers
temps du ministère de Colettis avant sa rupture avec M. Metaxa,
le ministère de l'amiral Canaris en 1848, et le nouveau ministère
de M. Mavrocordatos, imposé en 1854 par l'occupation anglo-fran-
çaise, la Grèce, en dix-neuf ans de possession nominale du régime
parlementaire, n'a jamais vu fonctionner un cabinet vraiment con-
stitutionnel, gouvernant par lui-même et sous sa propre responsa-
bilité. Préoccupé par-dessus tout du droit, qui lui appartenait en
effet d'après la constitution, de choisir ses ministres lui-même, le
roi Othon, pour les appeler au pouvoir, ne consultait ni les chambres
ni le pays. Il prenait à droite et à gauche des hommes sans rap-
ports antérieurs les uns avec les autres, mais qui lui paraissaient
propres à diriger telle branche de l'administration, et formait ainsi
des cabinets sans homogénéité, ne représentant ni partis ni idées.
Aussi ces ministères laissaient-ils toujours apercevoir la personne
du prince agissant derrière eux; la responsabilité ministérielle était
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LA GRÈCE DEPUIS LA RÉVOLUTION. 3Û1
devenue une fiction à laquelle personne n'attachait de valeur, et Ton
avait vu se poser une question bien grave, qui conduit infaillible-
ment les peuples à de grandes crises politiques, la question de la
part qui doit revenir au souverain dans le gouvernement.
Quoique amoureux de la liberté autant que Tétaient leurs ancêtres,
les Grecs (nous parlons ici de la nation même et non de quelques
brouillons), sentant parfaitement le besoin d'ordre et d'autorité dans
une époque de formation comme celle qu'ils traversent, se seraient
facilement soumis pour un certain temps au gouvernement absolu,
s'ils avaient senti découler de ce gouvernement des bienfaits réels;
mais il eût fallu pour cela une intelligence des intérêts du pays plus
juste que ne se l'était formée la royauté bavaroise. Othon I", qui
eût pu faire, s'il l'eût voulu, un excellent roi constitutionnel, n'a-
vait d'ailleurs aucune des qualités ni aucun des vices qui permet-
tent aux despotes de réussir et de durer. Il n'avait ni la promptitude
de résolution ni l'énergie nécessaire au rôle d'un monarque ab-
solu. Sans doute son gouvernement a donné à la Grèce une pros-
périté matérielle qu'elle ne connaissait pas depuis quatre siècles,
mais cette administration ne valait que par comparaison avec celle
qui l'avait précédée. C'était le type d'un bon gouvernement à la
turque; or ce n'est pas ce que la Grèce espérait en demandant un
roi à l'Europe. Le principal défaut du pouvoir royal c'était l'absence
de tout système régulier et de principes fixes; il vivait au jour le
jour, faisant face à la difficulté du moment sans rien prévoir et sans
rien fonder. Au lieu de chercher à diminuer l'esprit de personnalité
dans les hommes politiques, il l'excitait en laissant de côté les ques-
tions plus élevées, en opposant les personnes aux personnes, en s'ef-
forçant uniquement de neutraliser et d'user les ambitions par les am-
bitions. Le pouvoir s'abaissait en devenant le prix de l'intrigue, au
lieu d'être la récompense des services administratifs, des capacités
politiques ou même des talens oratoires. Le prestige de la royauté
s'affaiblissait par son immixtion dans les affaires journalières, même
les moins dignes. Comment le respect de la loi aurait-il passé dans
le peuple, puisqu'il n'était pas dans le gouvernement? La moralité
publique ne s'élevait pas non plus, puisque les protestations les
plus mensongères de dévouement à la personne du souverain suffi-
saient pour couvrir tle toute punition les fonctionnaires prévarica-
teurs. L'impunité était assurée à ceux qui savaient se rendre assez
puissans pour se faire craindre. Une déplorable habitude d'amnis-
ties continuelles rendait la répression des crimes illusoire; les re-
commandations de personnages politiques dont on avait besoin dans
le moment arrachaient presque toujours les coupables au cours ré-
gulier de la justice, et par contre, si les mauvais demeuraient im-
punis, les bons étaient sans récompense. Impuissant à réprimer, le
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3Â2 REVUE DES DEUX MONDES.
gouvernement pactisait à toute heure avec le brigandage et la ré-
bellion; à la fois obstiné et faible, il n*accordait rien aux demandes
légales et cédait tout à la révolte. Lorsqu'un chef de parti voulait
être appelé dans le cabinet, il soudoyait des bandes; lorsqu'un ofB-
cier désirait de l'avancement, il insurgeait ses soldats. On le voit,
si le gouvernement de la Grèce était absolu sous une apparence
constitutionnelle, les rênes en étaient tenues par une main sans
force qui voulait tout faire et ne faisait rien, qui tentait de diriger
et n'y réussissait pas. Les vices de la royauté bavaroise n'étaient
autres, il est vrai , que ceux de la classe politique de la Grèce, et
une large part de responsabilité retombe ainsi sur les hommes d'é-
tat indigènes; mais c'est justement en prenant l'empreinte des dé-
fauts de son peuple que cette royauté a complètement manqué à la
mission qui lui avait été confiée. Dans un pays naissant, une royauté
d'origine européenne avait à remplir le rôle d'initiatrice et de guide
de la nation; elle devait conduire le peuple grec et le former, non
se mettre à sa remorque en se modelant sur ses vices. Si elle eût, en
suivant cette voie, rencontré des difficultés sérieuses et de graves
résistances, la masse du pays, qui veut l'ordre et le progrès dans la
civilisation, l'aurait soutenue et lui aurait permis de triompher des
obstacles : dans une durée de trente ans, elle eût pu faire beaucoup
pour moraliser les classes supérieures et pour diminuer les défauts
des hommes politiques en leur donnant de meilleures habitudes; au
contraire, elle n'a fait que développer les vices de ces hommes, en
leur laissant le champ libre et en leur permettant de continuer
toutes les mauvaises traditions du régime turc.
Ce n'est point du reste les hommes qui se sont emparés du pou-
voir après la révolution d'octobre 1862, et sur lesquels pèse la for-
midable responsabilité de tous les excès des dix-huit derniers mois,
qui ont le droit de jeter la pierre au roi Othon et à son gouverne-
ment. A part quelques jeunes écervelés à peine échappés du col-
lège et imbus d'idées révolutionnaires incompatibles avec l'existence
de tout gouvernement régulier, ils avaient été jadis les principaux
organes du système contre lequel ils déclamaient avec tant d'ardeur,
et leur opposition venait seulement de ce que le roi les avait laissés
de côté pour prendre d'autres instrumens. Maîtres de l'autorité, ils
en ont honteusement abusé; ils ont écrasé la Grèce sous une dicta-
ture tyrannique, sans justifier leur despotisme par une administra-
tion régulière et par le maintien de l'ordre ; ils ont faussé les élec-
tions avec impudence et repris à leur profit toutes les mauvaises
traditions du pouvoir déchu, en les poussant à un degré d'audace
inconnu jusque-là. D'ailleurs ces hommes, qui s'intitulent pom-
peusement les libérateurs du pays et veulent exclure tous les au-
tres des affaires, s'attribuent bien à tort un événement qui n'a été
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LA GRECE DEPUIS LA RÉVOLUTION. 343
Tœuvre exclusive d'aucune faction. Ce ne sont ni les conspirateurs
ni les étudians ameutés, ni les quelques centaines de soldats avi-
nés par lesquels a été proclamé M. Boulgaris, qui ont renversé la
royauté bavaroise : c'est le pays tout entier, sans distinction de
partis.
Si le roi Othon avait montré plus de fermeté dans l'exercice du
pouvoir, plus de respect des- principes constitutionnels, s'il avait ac-
cordé les réformes libérales que réclamait la Grèce quand il pou-
vait encore le faire avec honneur, s'il n'avait pas rejeté l'opposition
dans la rue en l'excluant violemment des chambres, s'il avait su
réprimer l'indiscipline de l'armée et tenir les promesses qu'il avait
faites après l'insurrection de Nauplie, il serait encore aujourd'hui
paisiblement assis sur son trône. Les révolutionnaires, le voyant ap-
puyé sur le sentiment national, n'auraient pas levé la tête, ou, s'ils
l'avaient tenté, le peuple grec se serait armé contre eux, comme il
l'avait fait lors des soulèvemens successifs de l'Acamanie, de Lé-
pante, dé la Phthiotide et de l'Eubée, de la Messénie, du Magne,
de Nauplie enfin et des îles de l'Archipel en 1862. Il n'y avait pas,
il est vrai, de dévouement pour la personne du roi Othon, pas
d'affection pour son gouvernement : le mécontentement était par-
tout; mais la nation, avec un grand bon sens, maintenait, sans l'ai-
mer, le pouvoir par attachement à l'ordre légal et dans l'espoh:
d'un avenir meilleur. On espérait que le malentendu qui, depuis le
premier jour de la monarchie, existait entre le prince et le peuple,
irait en s'effaçant de plus en plus, que le roi, éclairé sur les dangers
de sa situation, finirait par entrevoir l'abîme qui s'ouvrait sous ses
pieds, qu'en un mot il réformerait son gouvernement. Après trente
ans d'attente, lorsque la patience fut lassée, lorsque l'espoir d'un
changement de systèçie eut disparu , la plupart des hommes hon-
nêtes et capables se retirèrent de la vie publique, le pays cessa de
soutenir la royauté, et la révolution s'accomplit sans combat 2 les
« hommes du 23 octobre » n'eurent d'autre peine que de s'emparer
par surprise du pouvoir tombé sous le poids de ses propres fautes.
Les avertissemens n'avaient pourtant pas manqué à la royauté
bavaroise : dans l'espace d'une année, on avait vu se succéder trois
conspirations, comptant dans leurs rangs quelques-uns des officiers
les plus distingués de l'armée et des hommes politiques les plus
considérables; l'attentat commis sur la personne de la reine, s'il ne
pouvait en bonne justice être attribué à aucun parti, prouvait du
moins à quel degré d'exaltation en étaient venus les esprits. Au
commencement de 1862, la garnison de la plus importante place
de guerre du royaume hellénique s'était soulevée au nom des
réformes constitutionnelles, avait derrière ses remparts tenu en
échec trois mois entiers toutes les forces de la monarchie , et n'a-
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344 RETUE DES DEUX MONDES.
vait été réduite à l'obéissance que par une transaction ; des mou—
vemens graves à Syra, c'est-à-dire dans la première cité commer-
ciale de la Grèce, à Athènes môme, avaient coïncidé avec la révolte
de Nauplie. Le cabinet Miaoulis avait dû se retirer après de vaines
tentatives pour faire comprendre au roi Othon, dont il partageait
l'impopularité , la nécessité de sortir d'une voie qui menait infail-
liblement à la catastrophe. Le ministère Colocotronis, qui lui avait
succédé, se débattait à la fois contre les partis de plus en plus
animés et contre l'obstination royale , sans arriver à faire plus que
ses prédécesseurs. Depuis que l'insurrection de Nauplie s'était ter-
minée sans amener aucun changement, l'imminence d'une crise
encore plus grave ne pouvait être méconnue de personne. Aussi les
intrigues les plus contradictoires se croisaient, poussées avec une
inconcevable activité. Le roi lui-même conspirait avec le-parti d'ac-
tion italien pour détourner vers une entreprise extérieure l'agita-
tion des esprits et pour éviter ainsi la nécessité d'accorder des ré-
formes libérales. Des agens parcouraient la Turquie afin d'y préparer
un soulèvement, tandis qu'une correspondance suivie s'échangeait
entre Caprera et le palais d'Athènes. Lorsqu'en 1862 Garibaldi se
rendit en Sicile, une portion de la flotte grecque vint jusqu'à la
pointe méridionale du Péloponèse pour l'attendre et l'escorter en
Orient; mais le célèbre agitateur changeait bientôt de projets et se
lançait dans la folle entreprise qui le conduisit à l'échec d'Aspro-
monte. Une autre intrigue, ourdie aussi dans le palais même, ten-
dait à faire passer le sceptre de la maison de Wittelsbach dans celle
d'Oldenbourg, à laquelle appartenait la reine Amélie. En revanche,
la légation de Bavière était en relations étroites avec les révolu-
tionnaires : elle les flattait, les encourageait, s'eflbrçait de leur
servir de centre; espérant sauver la dynastie en sacrifiant le roi, elle
poussait à un mouvement qui contraignît Othon à abdiquer en fa-
veur d'un de ses neveux, fils du prince Luitpold. Les autres am-
bassades, au lieu de chercher à détourner la crise, travaillaient à en
tirer parti. La Turquie fomentait le désordre uniquement pour le
désordre, son intérêt étant d'entraver le progrès, qui, en se déve-
loppant en Grèce, devient un danger pour elle; la légation d'Italie
accueillait les mécontens qui parlaient d'appeler au trône un prince
de la maison de Savoie. Quant à la Russie, elle intriguait en faveur du
duc de Leuchtenberg, un prétendant de religion grecque, neveu du
roi Othon, proche parent du tsar et de l'empereur des Français , et
la légation de France, si elle ne s'associait pas activement à toutes
ces intrigues, les voyait du moins d'un œil favorable. Enfin l'An-
gleterre ne s'endormait pas non plus ; inactive en apparence, elle
ourdissait une trame encore plus serrée et préparait sous main la
candidature du prince Alfred. Partis intérieurs et gouvernemens
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LA GRÈCE DEPUIS LA RÉVOLUTION. 3&5
étrangers, tous étaient d'accord pour porter le dernier coup à une
monarchie qui se mourait; mais les divisions commençaient dès
qu il s'agissait d'édifier quelque chose à la place.
L'Europe a vu tant de révolutions depuis soixante-dix ans que
les événemens de ce genre n'offrent plus rien de nouveau et revien-
nent toujours à deux types bien connus, les mouvemens partant de
la capitale à la façon française et les pronunciamenios débutant
dans les provinces à la mode espagnole : c'est à ce dernier type
qu'appartient la révolution de Grèce. Dans le courant du mois d'oc-
tobre 1862, on apprit à Athènes, avec certitude, qu'un mouve-
ment était sur le point d'éclater en Acarnanie. Aussitôt le roi Othon,
comptant que sa seule présence suffirait pour déjouer les projets
révolutionnaires, résolut, malgré les conseils de ses ministres et
ceux des légations étrangères, de se rendre à Missolonghi avec une
frégate et quelques petits bàtimens, en visitant sur sa route les villes
des côtes du Péloponèse. Il était à peine arrivé à Calamata, lorsque,
le là octobre, le général Théodore Grivas, vieux capitaine de parti-
sans, indiscipliné, ambitieux et avide, véritable seigneur féodal
d'une grande portion de l' Acarnanie, que Golettis appelait jadis son
(( tigre en laisse, » insurgea la garnison de Vonitza, la réunit à ses
pallikares, puis marcha sur Missolonghi, où il entra le lendemain
sans coup férir et proclama la déchéance d' Othon I*^ Lépante et les
deux châteaux de Roumélie et de Morée se prononcèrent en même
temps, comme on dit en Espagne. Une barque porta à Patras la
nouvelle des événemens d' Acarnanie; cette importante place de
commerce n'hésita point à se joindre au mouvement, et le 17 les
principaux négocians, s'étant réunis, formèrent un gouvernement
provisoire à la tête duquel fut placé M. Benizelos Roufos, l'un des
plus grands propriétaires du Péloponèse. L'insurrection s'étendit de
proche en proche sur les rivages du golfe de Lépante, sans rencon-
trer d'opposition nulle part, et atteignit enfin Gorinthe, où le gou-
vernement avait intercepté le télégraphe électrique pour empêcher
les nouvelles des provinces occidentales de parvenir à Athènes avant
le retour du roi, que le ministre de l'intérieur, M. Ghatziskos, était
allé chercher en toute hâte sur les côtes de la Messénie.
Aussitôt maîtres de Gorinthe, les révoltés envoyèrent à leurs amis
d'Athènes des dépêches qui se répandirent immédiatement dans la
ville. G'était le 22 octobre au matin; toute la journée, la capitale de
l'état hellénique présenta l'aspect de la plus vive agitation. Des ras-
semblemens tumultueux se formaient dans les rues, sur les places,
et des orateurs montés sur des chaises y donnaient lecture des nou-
velles reçues de Missolonghi, de Patras et de Gorinthe. L'attitude
des troupes était si peu douteuse qu'on n'osait pas les faire sortir
de leurs casernes; le cabinet, réuni au ministère de la guerre, dé-
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346 REVUE DES DEUX MONDES.
libérait, mais il ne parvenait à prendre aucune mesure de résis-
tance, car il ne trouvait nulle part un point d'appui, et le bâtiment
qui portait le roi, toujours attendu, n'apparaissait point à rhorizon.
A sept heures du soir, les soldats donnèrent le signal de la révolte
ouverte; malgré les efforts des officiers supérieurs pour les retenir,
ils parcoururent les rues en criant : « Vive la liberté I à bas Othon! »
et fraternisèrent avec la population, qui commençait à s'armer. La
révolution était accomplie.
En ces jours de péril, le peuple sut ne poi^t se prêter aux ex-
citations de certains hommes qui voulaient le pousser à d'autres
excès. On n'eut à déplorer qu'une seule mort, celle du commandant
du Pirée, M. Karayannopoulos, tué d'un coup de pistolet par un
des conspirateurs de l'armée au moment où il essayait de haranguer
ses soldats en faveur du roi. Malgré le désordre inévitable d'une
crise de cette nature, on ne vit se produire aucun des faits honteux
ou sanglans qui ont trop souvent souillé les troubles politiques de
diverses nations. Le palais ne fut pas pillé comme les Tuileries en
février 1848; la nuit même du mouvement, tous les objets apparte-
nant au roi et à la reine, argenterie et diamans, furent inventoriés
par les chefs des insurgés, conjointement avec le secrétaire du roi,
M. le baron de Wendland, et rendus aux souverains déchus. Les
fermes de Liosia et de Tabakika, propriétés particulières de la reine,
ne furent ni menacées de pillage, ni confisquées; encore aujour-
d'hui elles sont paisiblement administrées pour elle par un homme
d'affaires. Les serviteurs de la couronne et les ministres ne furent
l'objet d'aucune violence personnelle; tous les Allemands qui s'é-
taient établis dans le pays à la suite des souverains et qui voulurent
Y rester conservèrent leurs positions; la colonie bavaroise d'Hira-
klion ne fut point inquiétée. Au milieu même de la confusion du
premier jour, des élémens de résistance à l'anarchie se groupaient
spontanément et veillaient à la sûreté publique. Les étudians de
l'université formaient sous le commandement de leurs professeurs,
et d'après le conseil de M. MavrocordîCtos, une légion académique,
occupaient les portes de la ville, faisaient la police et contenaient les
soldats débandés. En même temps la garde nationale s'organisait.
A côté de ces faits sérieux et honorables pour le peuple grec, on
vit, dans la révolution d'Athènes, éclater le côté d'enfantillage dont
est encore empreint le caractère de cette nation. A entendre la fu-
sillade désordonnée dont la ville retentit sans interruption pendant
la nuit du 22 au 23 octobre et la journée suivante, on eût pu croire
qu'un combat des plus vifs se livrait dans les rues. 11 n'en était
rien cependant; mais les Grecs, comme tous les Orientaux, ont la
passion du bruit et surtout des coups de feu : pour eux, la révo-
lution était un jour de fête, ils brûlaient de la poudre en signe de
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LA GRÈCE DEPUIS LA REVOLUTION. 347
réjouissance et prenaient pour cibles les chenainées des maisons,
ainsi que les lanternes à gaz, récemment établies (1). Les plus à
plaindre sans contredit pendant ces journées d'octobre , ce furent
les cochers de fiacre, qui se virent forcés de promener gratis et en
armes les gens du peuple et les soldats.
Nous avons déjà fait remarquer que la révolution d'Athènes se
rattachait beaucoup plus au type des pronunciamentos espagnols
qu'à celui des révolutions françaises. La principale différence entre
ces deux espèces d'évolutions violentes dans l'ordre politique réside
en ce pomt, que les influences diplomatiques ont une grande part
à la naissance et à la direction des pronunciamentos y tandis que les
révolutions du type français, bonnes ou mauvaises, sont plus so-
ciales que politiques, et sortent par conséquent du pays lui-même,
sans que l'action étrangère puisse les entraver ou en changer la
tendance. On vient de voir dans quel chaos d'intrigues les puis-
sances européennes s'étaient jetées à l'approche de là chute du roi
Othon; dans une semblable situation, le succès et le pouvoir de-
vaient être le prix de la course, et bien habile eût été celui qui le
matin du 22 octobre eût pu prévoir lequel des projets de l'Italie, de
la Russie ou de l'Angleterre allait triompher quelques heures plus
tard. Théodore Grivas, l'ancien ami de Colettis, avait toujours ap-
partenu au parti français, et s'était montré un adversaire déter-
miné de l'influence de la Grande-Bretagne : ce n'était donc pas
l'intrigue anglaise qui s'était mise à la tête du mouvement à son
début dans l'Acarnanie. Lorsque Athènes se souleva à son tour, il
n'y avait pas encore de direction politique déterminée, et les diffé-
rens partis avaient des chances égales d'arriver au pouvoir. Pour-
tant, la crise une fois ouverte, les amis de l'Angleterre furent le plus
vite prêts et montrèrent le plus d'activité. Le vieil amiral Canaris,
qui était de tous les opposans le plus populaire et eût pu diriger
le mouvement dans un sens favorable à la France , hésita devant
la responsabilité d'une révolution complète; pendant qu'il délibé-
rait avec ses amis, M. Boulgaris, plus audacieux avec moins de
scrupules, le gagna de vitesse, et, soutenu par quelques soldats en
désordre et par les hommes du parti le plus avancé, se proclama
chef du gouvernement provisoire. La nécessité d'une autorité quel-
(I) C'est ce que racontait sous une forme plaisante une chanson qui était encore
très populaire à Athènes au mois d'octobre 1863 : « En une seule nuit, ne trouvant pas
de résistance, ils ont taillé en pièces au lieu d'ennemis tous les réverbères de la capitale. »
*Ev (iiqji wxtI xai (J.6vi(],
'AvTiaraaewc \l^ oOotic»
'EdiroTav àpei(tav(ovc
Toù; çovoùç TTJ; irpcinevouorric.
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348 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
conque le fit aussitôt reconnaître, et c'est ainsi que la révolution de
Grèce tomba sous TinQuence exclusive de la légation britannique.
Le 2â au matin, la frégate royale mouilla dans le port du Pirée.
Le roi apprit en y arrivant que la révolution était accomplie, et qu'il
lui était impossible de rentrer dans son palais. Il vit bientôt venir
à son bord les représentans des puissances européennes accrédités
auprès de lui, qui, loin de l'encourager, lui donnèrent tous, et ce-
lui de Bavière plus vivement que les autres, le conseil de partir en
renonçant à la lutte. Tout cependant n'était peut-être pas fini pour
le roi Othon. Les paysans de certaines provinces se seraient levés
à sa voix, plusieurs garnisons importantes, entre autres celle de
Nauplie, demeuraient fidèles; en s' enfermant dans cette place, la
royauté bavaroise pouvait conjurer encore la mauvaise fortune, ou
du moins donner à sa chute un éclat chevaleresque. La reine, avec
son énergie virile, et les officiers qui entouraient le roi le pressaient
de prendre ce parti; mais la bonté faible et timide d' Othon recula
devant l'effusion du sang : il considéra sa cause comme perdue,
et, acceptant l'arrêt de déchéance prononcé par l'insurrection, il
passa sur une frégate anglaise qui le transporta bientôt à Trieste.
Qu'a gagné jusqu'à présent la Grèce à cette révolution qui l'oblige
à recommencer, avec beaucoup plus de difficultés qu'à ses débuts,
l'essai d'une nouvelle royauté? Peut-être une expérience salutaire,
— un des proverbes les plus répandus dans le peuple hellène ne
dit-il pas que « les souffrances sont des leçons, » 'rot iraOvîjxaTa [xa-
Ô7)(jLaTa? — puis l'annexion des Iles-Ioniennes. Cette adjonction de
territoire apportera en Grèce des élémens nouveaux; elle fera en-
trer dans ses assemblées délibérantes des hommes formés à la vie
parlementaire, et qui relèveront le drapeau des principes de la vraie
liberté. Ce qui manque aujourd'hui à la Grèce, ce n'est ni la bonne
volonté ni les forces nécessaires pour réagir contre l'anarchie révo-
lutionnaire : ce sont des chefs qui lui montrent le vrai chemin et
qui pensent au* pays, au lieu de se préoccuper exclusivement de
leurs intérêts. Les sept îles les lui fourniront, car les Ioniens ont
fait leurs preuves dans une lutte inégale de dix ans, sur le terrain
de la iégalité constitutionnelle.
François Lenormant.
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AUSUN ELLIOT
ÉTUDE DE LA VIE ARISTOCRATIQUE ANGLAISE.
VIII.
Au moment où nous reprenons cette histoire , en 1846, — un an
après la mort de James Elliot (1), — Eleanor Hilton habitait la mai-
son que son père avait si longtemps occupée dans Wilton-Crescent.
La résidence était petite, le domestique peu nombreux. La riche
héritière y menait une existence très retirée, n'allant jamais dans
le monde, et recevant à peine de temps à autre la visite de quelque
ancienne camarade de pension. Encore ces visites étaient-elles tout
à fait spontanées, car elle n'invitait personne à venir la voir, et
n'insistait jamais pour retenir ceux qui se rendaient près d'elle sans
être appelés. La vie de miss Hilton avait un but unique, un but
sérieux, qui l'absorbait tout entière. Elle y marchait résolument à
travers mille obstacles, mille difficultés humiliantes, soutenue par
une grande tendresse et par un esprit d'absolu dévouement. Pourvu
que la confiance d'Austin ne lui manquât jamais, elle se croyait
certaine de réussir; mais à quelle rude épreuve ne fallait-il pas
mettre cette confiance! Mainte fois depuis quelque temps il l'avait
suppliée de réfléchir aux inconvéniens de la position où elle s'obs-
tinait à demeurer : ces inconvéniens n'étaient que trop visibles, et
ils allaient s'aggravant toujours. La tante Maria devenait de plus
en plus capricieuse, de plus en plus tyrannique. Aux yeux de bien
des gens, elle passait pour folle; beaucoup d'autres la regardaient
comme simplement adonnée à d'ignobles habitudes d'intempérance.
Ni les uns ni les autres ne se trompaient tout à fait. N'en gardant
pas moins quelques dehors et maîtresse d'elle-même dans les cir-
constances les plus décisives, la tante Maria conservait sur sa nièce
(i) Voyez la Revw du i" mars.
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350 REVUE DES DEUX MONDES.
une domination qu*Austin ne pouvait s'expliquer. Il ne comprenait
pas cette patience infatigable, cette douceur à toute épreuve que la
jeune fille opposait aux éternelles récriminations, aux durs repro-
ches, aux insistances agressives de cette insupportable parente. !1
ne comprenait pas non plus qu'Eleanor se condamnât à subir les
assiduités du capitaine Hertford, assiduités qui la gênaient évi-
demment, mais contre lesquelles protestaient seuls sa physionomie
résignée, ses airs de découragement et d'ennui. Une délicatesse
chevaleresque lui imposait à cet égard toute espèce de réserve. Il
ne voulait ni paraître manquer de confiance, ni affecter une jalousie
qui n'était pas dans son cœur. Comment douter de l'affection d'Elea-
nor, qui lui en prodiguait chaque jour, avec une candeur enfan-
tine, les témoignages les moins équivoques? Gomment ne pas se
fier à l'engagement qu'elle avait pris envers lui, et dont elle rap-
pelait sans cesse le souvenir, tout en ajournant à des temps meil-
leurs la réalisation désirée? En attendant, elle le recevait chaque
jour et ne semblait vivre que pour lui.
Lord Charles Barty, qui venait d'entrer au parlement après une
élection vivement disputée, et lord Edward Barty, un de ses cadets,
étaient seuls en tiers dans cette douce et fraternelle intimité. Lord
Edward était un beau jeune homme de dix -neuf ans, aveugle de
naissance et doué par la nature des dispositions musicales les plus
éminentes. Malheureusement il avait perdu, dès l'âge de quinze
ans, une voix de premier ordre, déjà célèbre dans les salons de
Londres. Depuis lors, incapable de jouer d'aucun instrument, mais
toujours absorbé par le culte de son art favori, sa vie se passait à
(Chercher l'occasion d'entendre ces harmonies sublimes dojàt il ne
pouvait plus se faire l'interprète. La musique religieuse l'attirait
surtout, et comme Eleanor portait volontiers au pied de l'autel le
fardeau de ses tristesses intimes, de ses continuelles préoccupa-
tions, il lui arrivait souvent de choisir lord Edward pour compa-
gnon de ses pieuses sorties. En les voyant passer au bras l'un de
l'autre, on ne pouvait refuser une sympathie attristée à l'infirmité
du jeune homme, au zèle inquiet, aux craintes sans cesse éveillées
de celle qui le guidait ainsi, choisissant pour lui les routes les
moins périlleuses et lui frayant passage parmi les rangs de la foule
affairée. Ils allaient effectivement toujours à pied, marchaient d'or-
dinaire assez vite, et prenaient les parcs de préférence aux rues,
afin d'éviter la rencontre des voitures. Il y avait sans doute là de
quoi donner prise à des interprétations malveillantes; mais la mé-
disance la plus hardie reculait devant la grâce modeste et sérieuse,
la tenue correcte et simple de cette nouvelle Antigone. Bien des
gens d'ailleurs la connaissaient : on la savait fiancée au jeune EUiot,
qu'on estimait fort heureux d'avoir su lui plaire. On avait vu la
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AUSTIN ELLIOT. 351
noble mère de lord Edward et de lord Charles attendre à la porte
de Saint-Paul le passage de miss Hilton pour l'aborder amicale-
ment et lui donner en public une marque de son estime. Personne
après cela n'aurait osé se permettre le plus léger propos, car la di>-
chesse de Cheshire n'était rien moins que prodigue de ces sortes
de faveurs, et on lui reconnaissait en certaines matières une véri-
table infaillibilité. A compter de ce moment, Eleanor eût pu frapper
sans crainte aux portes les mieux fermées, réclamer son admission
dans les sociétés les plus exclusives; mais elle n'y songea môme
pas, et, comme par le passé, ne se montra publiquement qu'à l'é-
glise, à Saint-Paul le dimanche matin, à Westminster-Abbey toutes
les fois qu'un organiste célèbre s'y faisait entendre.
C'est dans ce temple magnifique, à l'issue d'une solennité musi-
cale où lord Edward n'avait pu l'accompagner, qu'Austin vint la
chercher par une belle soirée de printemps. Ils renvoyèrent d'un
commun accord le vieux James, et s'en revinrent du côté de Wilton-
Crescent en traversant le Parc (1), qu'envahissaient déjà les ombres
légères du crépuscule. A peine échangèrent-ils une parole avant
d'arriver par les sinueusea allées des shrubberies au bord de la
pièce d'eau qu'on c(^signe sous le nom de lac; mais, une fois là,
Austin se sentit enfin le courage nécessaire à une explication com-
plète. Avec beaucoup de douceur et de ménagement, il plaça sous
les yeux d' Eleanor le résumé fidèle de leur situation réciproque : —
d'un côté, le tort qu'elle se faisait en continuant à vivre sous l'ap-
parente protection d'une femme que le désordre de son esprit et de
sa vie signalait au mépris public , les fausses interprétations aux-
quelles pouvait donner lieu la tolérance dont elle usait vis-à-vis du
capitaine Hertford, personnage suspect, mais redouté, que sa répu-
tation de duelliste maintenait seule dans un certain monde; — de
l'autre, la singulière position que lui faisait, à lui Austin, la présence
de ces deux êtres dans une maison appelée à devenir la sienne, mais
où il n'avait provisoirement aucune espèce d'autorité... Tandis qu'il
exposait éloquemment ses griefs, Eleanor Técoutait sans mot dire,
les yeux baissés, dissimulant de son mieux une souffrance inté-
rieure que révélait néanmoins sa physionomie. — Voyons, lui dit-elle
enfin, profitant d'un intervalle de silence, croyez-vous que toutes
ces idées ne soient pas les miennes? Me supposez-vous moins ac-
cessible que vous ne l'êtes aux sentimens pénibles que vous venez
d'exprimer?... Cette séquestration que je m'impose, cet isolement
où je vis, avez-vous jamais pensé qu'ils fussent volontaires?... En ce
cas, mon ami, vous vous trompez... Je me sens au contraire attirée
vers ce monde où ma fortune m'assure une place éminente... J'ai
(1) Saint Jameïs Park, qu'on désigne ainsi par une abréviation familière, de même
qn*à Paris « le Bois » signifie le bois de Boulogne.
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352 REVUE Des deux mondes.
l'esprit plus ouvert, Thumeur plus sociable, j'ai aussi plus d'instincts
ambitieux que vous ne semblez l'admettre... Ces deux personnages
dont vous me parlez me pèsent comme à vous et plus qu'à vous,
soyez-en sûr.
— Donnez-moi donc le droit de vous en débarrasser!... Au lieu
de ces ajournemens qui lassent ma patience, au lieu de ces retards
que vous me forcez d'accepter les yeux fermés, consentez à devenir
ma femme sans plus de délai... Dès le lendemain, ils seront bannis
l'un et l'autre... Les anciens amis de mon père viendront se grou-
per autour de vous, et dans ce monde que vous aimez, dans ce
monde prêt à vous accueillir, vous aurez le rang qui vous est dû.
— Je sais tout cela, je le sais de reste, mon bon Austin ;... mais,
comme je vous l'ai dit, il m'est impossible de vous épouser avant le
printemps de l'année prochaîne... Ne me demandez pas ce qui s'y
oppose, continua-t-elle avec une hâte fébrile ?iu moment où il s'ap-
prêtait à l'interrompre; j'ai besoin que vous vous en remettiez aveu-
glément à ma foi... Vous devez aborder la vie publique, et j'en dois
partager avec vous toutes les chances... Peut-être serez- vous un
jour assis sur les bancs de la pairie... Dans tous les cas, vous occu-
perez une position élevée... Mais avant de nou6 mettre en route il
faut voir clair devant nous et dégager notre voie de tout ce qui
peut l'obstruer... C'est à cela que je travaille, Austin dear!... un
travail souterrain, un vrai travail de taupe auquel je songe nuit et
jour...
— D'autres en ont le secret...
— Ceux-là, nous pouvons les acheter... Quant à vous, si vous
consentez à l'ignorer toujours, vous comblerez le plus cher de mes
vœux... Chaque famille, vous le savez, abrite quelque mystère... La
nôtre, vous le savez aussi, n'a pas toujours été épargnée par les
propos du monde... Mon père, mon malheureux frère, ma tante, ont
servi tour à tour de pâture à sa malveillante curiosité... Je vous le
répète, Austin, laissez-moi le soin d'étouffer ces fâcheuses rumeurs,
d'enlever toute souillure au nom que je vous apporte... Votre bon-
heur, le mien, dépendent de la confiance implicite que vous m'ac-
corderez aujourd'hui... Je ne puis vous dire pourquoi, mais il me la
faut tout entière... Dans un an, si vous invoquez encore ma pro-
messe, — et si vous exigez de moi, comme époux, une révélation
complète, — j'en serai réduite à ne vous rien laisser ignorer...
Et même alors cependant il vaudrait mieux pour vous ne pas me
contraindre à rompre le silence... Acceptez- vous mes conditions,
cher Austin ?
— Je les accepte, répondit-il lentement, et je ne vous adresserai
plus une seule question... Il me semble qu'agir autrement serait
vous flétrir et me flétrir moi-même.
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AUSTIN ELLIOT. 368
— Maintenant, reprit-elle, songez que j'ai besoin de vous, que
vous voir sans cesse est nécessaire à mon courage, et que, faible par
nature, toujours près de fléchir, je me retrempe quand vous êtes
là... N'oubliez pas ce que je vous ai dit bien souvent : il est des jours
où je me sens lâche et où cette femme obtient de moi, par la vio-
lence de ses paroles, une obéissance dont je ne sais pas me défendre.
— Serait-il donc impossible de vous affranchir ?
— Rien de plus impossible, du moins jusqu'à nouvel ordre...
C'est de silence que j'ai besoin, et vous savez combien sa colère est
tapageuse; mais le temps viendra peut-être, Austin, où vous brise-
rez vous-même ce joug odieux... Seriez-vous très étonné, reprit-
elle après un moment de silence, seriez-vous choqué de me voir
embrasser un jour la foi catholique?
— Mais cette question...
— Oh! rassurez-vous!... Mon abjuration n'est pas encore chose
faite... Ce qui me tente, ce sont ces églises toujours ouvertes où l'on
trouve accès chaque fois que l'âme fatiguée a besoin de prières... Si
vous étiez femme, Austin, et si, avec une tante comme la mienne,
vous aviez dans le cœur une amertume secrète dont vous ne pour-
riez faire part à l'être que vous aimez le mieux au monde , vous
comprendriez ce que je viens de vous dire... En ce moment, par
exemple, je voudrais entrer avec vous dans ce temple dont nous sé-
pare une grille inexorable... Je voudrais parler à Dieu, vous ayant
à mes côtés... Et, tenez, si cela ne vous déplaît point, venez me
chercher demain matin... C'est dimanche,... nous retournerons en-
semble à Westminster- Abbey I . . .
IX.
Austin n'eut garde de manquer à ce pieux rendez-vous, mais il n'y
porta pas, nous devons le dire, tout le recueillement que les cir-
constances semblaient commander. Tandis qu'Eleanor s'abandonnait
tout entière aux élans de sa religieuse nature, Austin, d'abord ému
par la tristesse, l'anxiété, qui semblaient la dévorer, finit par s'ab-
sorber peu à peu dans la contemplation du réseau lumineux que
formaient au sein de l'atmosphère épaisse du temple les rayons du
soleil matinal. Vaguement il ruminait mille indécises pensées, son-
geant aux merveilles de l'architecture monastique, à la foi naïve
des siècles qui l'ont fait éclore, — et cela jusqu'à un moment donné
où les usances de la liturgie l'obligèrent à se lever. Ce mouvement,
tout à fait machinal, changea le cours de ses idées en lui rappelant
l'orateur qui prend la parole. Il n'eut plus en tête que le discours
d'abjuration récemment prononcé par sir Robert Peel, et qui fut le
TOME L. — 1864. 23
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Sbh REVUE DES DEUX MONDES.
grand événement de cette époque agitée. Il se rassit, pensant à la
colère du duc de Wellington contre le renégat qui allait faire crou-
ler la solide forteresse du protectionisme et provoquer l'adoption du
fameux bill sur le retrait des lois céréales... Bref, il était en pleine
politique lorsqu'il fut rappelé à lui-même (en rougissant un peu de
sa distraction) par un doigt mignon qui lui montrait sur le prayer-
book ouvert entre les deux jeunes gens le passage de la litanie que
le prêtre entonnait à ce moment-là même : « Qu'il te plaise sauver
de tout péril celui qui voyage par terre et par mer, les femmes en
travail, les infirmes et les petits en bas àgel Qu'il te plaise mani-
fester ta miséricorde à tous les prisonniers et captifs !... » Cette for-
nniule, apprise par cœur dès T enfance, il ne se doutait pas qu'elle
pût jamais le concerner directement, et dès qu'Eleanor eut retiré le
doigt, dès qu'il ne sentit plus sur son bras la légère pression de la
main qu'elle y avait posée, il retomba dans sa distraction première.
L'image qui lui revint à l'esprit fut celle de lord Charles Barty cé-
dant au transport d'indignation qu'avaient provoqué chez lui les
terribles révélations de ces femmes du Wiltshire, obligées par la di-
sette à nourrir leurs enfans de plantes réputées vénéneuses. Devant
ce fait énorme, le nouveau membre de la chambre des communes
avait littéralement rugi de colère, appelant la malédiction du ciel
sur les défenseurs du monopole, ces « mangeurs de peuple, » ces
« buveurs de sang humain. » Ëleanor ne pensait ni aux paysannes
du Wiltshire ni aux harangues du duc de Richmond ou de M. Miles,
les champions de « l'intérêt agricole. » Appuyée à l'épaule de son
fiancé, cela seul la calmait et lui rendait la joie. Encore triste, elle
se sentait heureuse. Elle n'aurait pas mieux demandé que de rester
ainsi toujours, de s'envoler ainsi vers Dieu dans le calme de l'ex-
tase aimante... Le service finit cependant. Il fallut se lever et re-
prendre son fardeau. — Mon Eleanor me semble bien fatiguée et
bien soucieuse, lui dit Austih quand ils furent sortis de l'antique
chapelle.
— En efiet, je me sens un peu abattue,... mais cela passe, et de-
main il n'y paraîtra plus.
— Pourrai-je venir dans la matinée?
— Non, pas demain... Demain est un jour de pénitence... Vous
vous êtes moqué de ma rigidité, cher Austin,... mais je fais péni-
tence une fois par mois.
— Peut-on savoir en quoi cela consiste? demanda-t-il, essayant
une innocente plaisanterie.
— Un pèlerinage, et c'est tout.
— Où donc?
— Je ne suis pas libre de vous le dire, et du reste il vous est in-
terdit de me suivre.
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AUSTIN ELUOT. SÔ5
— Je ne vous suivrai certainement pas,, si vous me le défendez.
— Je vous le défends expressément
Et là-dessus ils se séparèrent sans qu'Austin conservât à cet égard
la moindre arrière-pensée: non qu'il eût pleine satisfaction, il est aisé
de le voir, non qu'il abdiquât l'aversion profonde dont il était animé
contre les deux misérables êtres qui semblaient se placer en,tre lui
et son bonheur, mais tout simplement parce qu'il était saisi depuis
peu d'une fièvre nouvelle, la fièvre de la politique et de l'ambition.
Jusqu'alors les leçons et les conseils de son père avaient pu sembler
perdus : il ne s'était occupé qu'en simple amateur des affaires con-
temporaines; mais l'élection de son ami, à laquelle il avait pris part
d'une manière très active, et surtout l'importance vitale des ques-
tions qu'avait soulevées la soudaine conversion de sir Robert Peel,
venaient de faire éclore dans son âme les germes que le vieil Elliot
y avait déposés jadis avec tant de zèle. Les intérêts de son amour,
l'attention qu'il donnait aux affaires d'Eleanor, l'impatience causée
par les visites d'Hertford, le sentiment d'insécurité qu'éveillaient en
lui les sourdes menées de la tante Maria, tout cela, momentané-
ment primé par des préoccupations d'un autre ordre, n'avait plus à
ses yeux la même importance.
Eleanor, à peine rentrée, se trouva aux prises avec l'implacable
tante.
— Çà, disait celle-ci, quand finu-ont vos momeries amoureuses
et ces continuels tête-à-tête sous prétexte de religion ?
Eleanor ne se défendait jamais des insultes que par le silence.
Elle ne répondit rien ; mais elle n'en resta pas moins en butte à un
déluge d'acrimonieuses censures et de brutales railleries. Assise,
les deux mains sur ses genoux, drapée dans son manteau gris qu'elle
n'avait pas eu le temps de quitter encore, et qui l'enveloppait de
la tête aux pieds, gardant une attitude impassible qui lui était par-
ticulière, nous l'avons dit, et qui semblait l'idéal de la grâce rési-
gnée, elle laissait passer le torrent injurieux.
— Vous savez que nous sommes le quatorze? finit par lui dire la
tante Maria, lasse de parler et lasse de la voir se taire.
— Comment voulez-vous que je l'oublie ?
— Eh bien?...
— Eh bien! ma tante, j'irai comme toujours... J'ai prié le capi-
taine Hertford de m' accompagner.
— Vous devriez plus souvent recourir à lui... Voilà ce que j'ap-
pelle un homme!... Et cet homme est à vous de cœur et d'âme.
— C'est sans doute un grand honneur qu'U méfait; mais je le
tiendrais quitte à meilleur marché... Du reste, ma tante, je lui sais
gré de sa conduite dans cette malheureuse affaire... Sans me per-
mettre d'apprécier ses motifs, je reconnsds que ses actions ont été
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356 REVUE DES DEUX MONDES.
celles d'un galant homme... J'ai fait, je ferai de mon mieux pour ne
pas me montrer ingrate...
— Vous y venez donc enfin?...
— Oh! ma tante, permettez!... Il s'agit simplement d'une ré-
compense pécuniaire... Informée des embarras où le jetait l'ambi-
tion qu'il a eue d'entrer au parlement, j'ai prévenu le capitaine qu'il
pouvait s'adresser à mon homme d'affaires, chargé de solder les
comptes de son élection à Glenport.
— Mais, petite sotte, c'est au moins trois ou quatre miUe livres
sterling que vous jetez ainsi par la fenêtre!
— Que voulez-vous, chère tante? la tranquillité ne saurait se
payer trop cher. Si le capitaine a le moindre cœur, ou même, pour
peu qu'il ait droit au titre de gentleman^ il doit, une fois payé de
ses peines, renoncer à certaines obsessions dont je suis lasse.
— Ce dédain vous sied en vérité !... Un homme de son espèce ne
vaut-il pas?...
— Laissons cela, ma bonne tante, et ne commencez pas à me
gronder; ce serait aujourd'hui du temps perdu. Xustin m'a promis
de revenir.
— Je le voudrais à six pieds sous terre, votre Austin... et Charles
Barty... et ce lord Edward que vous transformez en valet de pied.
— Le fait est, ma tante, que si ce vœu charitable venait à être
exaucé, ou si seulement j'étais abandonnée de ces trois excellens
amis, les seuls que j'aie ici-bas, vous auriez bon marché de moi...
Imprudentes paroles qui ne devaient pas être perdues! La tante
Maria les souligna précieusement dans sa mémoire, et, transmises à
qui de droit, elles coûtèrent la vie d'un homme.
X.
Jamais Eleanor et les trois jeunes amis n'avaient été plus heureux
que pendant ces mois de mars et d'avril 1846. La tante grondait
encore, il est vrai ; mais le capitaine Hertford, absorbé par les dé-
buts de sa vie parlementaire, se montrait bien plus rarement à
Wilton-Grescent. D'ailleurs l'agitation politique allait croissant et
laissait moins de prise aux soucis individuels. Au lieu de tourmen-
ter Eleanor des inquiétudes que lui causait l'impénétrable mystère
de son pèlerinage mensuel, Austin lui racontait les luttes ardentes
dont la chambre des communes était devenue le théâtre, et qui, ga-
gnant de proche en proche d'abord les clubs où l'élite de la société
se donne rendez-vous, puis les masses populaires ameutées par les
orateurs de carrefours, semblaient présager des troubles imminens.
Le fameux corn-bill, présenté par sir Robert Peel, combattu avec
fureur par lord George Bentinck et M. Disraeli, subissait alors ses
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AUSTIN ELLIOT. 357
dernières épreuves. On croyait la chambre des lords disposée à le
rejeter; elle Tétait, en effet, et personne ne peut dire ce qui fût ar-
rivé en 1848, si au lieu d'écouter la voix de la prudence, elle avait
obéi à cette fatale inspiration.
Dans un de ces débats qui, aux premiers jours du mois de mai
1846, prirent de part et d'autre un caractère de violence hostile, le
capitaine Hertford imagina de venir en aide à lord George Bentinck,
dont M. Goulburn, — sur une question toute spéciale, comportant
beaucoup de statistique et de chiffres , — venait de rectifier avec
maints sarcasmes les assertions erronées. A peine l'honorable dé-
puté de Glenport s'était-il rassis, que lord Charles Barty, qui avait
demandé la parole pour lui répondre, entama une philippique des
plus amères et des plus personnelles. Il ne parla pas aussi bien que
de coutume, égaré par l'irritation que lui causaient la voix et l'as-
pect de cet odieux personnage; s'emportant peu à peu, il passa
toutes les bornes, et parmi les whigs eux-mêmes, — bien qu'ils l'é-
coutassent ordinairement avec faveur, — suscita des rumeurs hos-
tiles. « Barty, vous êtes allé trop loin, lui dit âon voisin au moment
où il se rasseyait, réduit au silence par de violens rappels à l'or-
dre... Cet homme ne manquera pas de vous demander raison. »
Le capitaine Hertford cependant ne parut pas prendre en mau-
vaise part l'avanie qu'on lui avait infligée. Ces sortes de virulences
étaient devenues à la mode, et lord Charles après tout n'avait pas
pris plus de licences avec le capitaine que M. Disraeli n'en prenait
chaque jour avec sir Robert.
Pour s'expliquer la longanimité du « sabreur indien, » longani-
mité si contraire à ses habitudes , il aurait fallu être en tiers dans
une conversation qu'il eut au sortir de la séance avec un de ses amis
étonné de le trouver si patient. — Vous tuerez sans doute ce blanc-
bec? lui disait ce dernier au moment où ils entrèrent dans une salle
de billard voisine du parlement, et que fréquentaient volontiers les
membres des communes soit pendant la suspension des séances,
soit lorsqu'un orateur fastidieux était « sur ses jambes... » Il vous
a traité de Turc à More...
Hertford regarda de tous côtés et constata qu'ils étaient seuls
avec le garçon chargé de marquer les points. — Pour le moment,
dit-il ensuite, prenant soin de s'exprimer en français, sa seigneurie
ne court aucune espèce de danger... D'autres affaires plus essen-
tielles m'empêchent de songer à ce qui la concerne.
— Je comprends,... repartit l'autre dans la même langue; le ma-
riage dont vous m'avez parlé,... ce mariage tant désiré de vos
créanciers, et de moi par conséquent... Mais, prenez-y garde, on
prétend que vous avez un dangereux rival...
— Je le sais aussi bien que vous, et c'est justement de lui que je
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REVUE DES DEUX MONDES.
m'occupe, répliqua le capitaine, qui ne put s'empêcher, abordant
im sujet si délicat, de jeter du côté du marqueur un coup d'oeil
inquiet.
Son interlocuteur saisit la portée de ce regard furtif , et, s' adres-
sant à ce subalterne , toujours en français : — Monsieur, lui dit-il,
vient de faire un joli coup...
Il eût parlé chinois que le garçon interpellé de la sorte n'aurait
pas eu l'air plus ahuri. — / beg your pardoriy sir y répondit-il avec
un embarras évident, et il se tourna du côté d'Hertford comme
pour lui demander la traduction de cette apostrophe inintelligible.
Les deux joueurs, désormais rassurés, continuèrent à parler libre-
ment, mais sans trop élever la voix.
— Oui, reprit le capitaine, je sais parfaitement à qui vous faites
allusion... C'est précisément cet EUiot de malheur qui m'empêche
de punir comme je le voudrais l'insolence de lord Charles Barty...
Une affaire avec lui, vous en devinez d'avance le résultat, me for-
cerait à quitter le pays, et je laisserais le champ libre à mon plus
dangereux adversaire... C'est au contraire Elliot que je guette, c'est
de lui que je veux me débarrasser tout d'abord.
— Êtes-vous bien certain de vous mettre ainsi dans les bonnes
grâces de sa prétendue?
— Non, mais j'ai toute chance de me réconcilier plus tard avec
elle... Vous ne savez pas de quel précieux auxiliaire je dispose, et
par quel secret je la domine... Ce secret-là, voyez-vous, en suppo-
sant même qu'elle s'obstine à refuser ma main, la met absolument
à ma discrétion tant qu'elle n'est pas mariée... J'ai là, bon an mal
an, trois ou quatre mille livres sterling de rentes bien assurées...
— Mais, objecta l'autre, en supposant même qu'Austin Elliot
soit... écarté, ne trouvera-t-elle pas un protecteur assidu dans la
personne de lord Charles?...
— Vous oubliez que, selon toute apparence, il aura été le témoin
de mon rival, et que, comme tel, il devra s'exiler pour quelques
mois... C'est ce temps-là que je compte mettre à profit.
' — Joli plan de campagne, et d'une conception grandiose I... Le
moins qu'il puisse valoir est bien certainement une statue que nous
vous élèverons en cas de succès : Au grand homme ses créanciers
reconnaissansl... Qu'est-ce donc, et pourquoi ricaner? ajouta notre
personnage se retournant brusquement vers le marqueur, et, comme
cette fois il avait parlé anglais, celui-ci, reprenant aussitôt l'impas-
sibilité qui convenait à son rôle : — Je riais, répondit-il, d'une er-
reur que vous venez de commettre... Vous avez joué avec la bille
de votre adversaire...
Dn débat s'engagea là-dessus, la partie continua de plus belle,
et les joueurs, se ravisant, ne parlèrent plus que leur langue natale^
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AUSTIN ELLIOT. 359
Malheureusement pour eux , il était trop tard. L'humble témoin de-
vant lequel ils s'étaient expliqués si librement se trouvait être un
ancien élève d'Oxford très versé dans la langue de M. Paul de Kock,
un camarade d'Austin et de lord Charles, momentanément déclassé
par sa mauvaise conduite , et qui n'avait pas eu vainement recours
à leur protection. Le métier qui le faisait vivre, il le devait à leur
généreuse entremise. Aussi ne manqua-t-il pas; dès le lendemain,
de s'aller embusquer à la porte de Cheshire-House, et lorsqu'il vit
sortir lord Charles, cigare aux dents, rose à la boutonnière, fredon-
nant je ne sais quelle chansonnette et cherchant évidemment à bien
employer cette radieuse matinée de printemps, il lui fit part de la
conversation nocturne qu'il avait surprise, ou tout au moins de ce
qu'il en avait compris et retenu.
XL
Avant d'avertir Austin, lord Charles crut devoir conférer avec sott
frère au sujet de cet incident, qui modifiait la situation d'une ma-
nière si grave , et ce fut lord Edward qui se chargea d'en parler à
leur ami. En passant successivement par tant de bouches, l'entre-
tien des deux joueurs de billard s'était quelque peu dénaturé. Les
propos attribués au capitaine se résumaient en ceci, « qu'Eleanor
lui avait promis de l'épouser, et qu'il guettait une occasion de cher-
cher querelle à Austin pour se défaire de lui. »
La première de ces assertions n'obtint du jeune homme ainsi me-
nacé qu'un sourire dédaigneux. — Je ne saurais douter d'Eleanor,
dit-il simplement; mais, reprit-il ensuite, la menace de ce drôle a
quelque chose de plus sérieux... Il est dur de se sentir à la merci
de cette dextérité cruelle qu'un soubadhar indien (1) pourrait en
quelques leçons communiquer à mon groom... Le duel est une cou-
tume absurde... Maudit soit l'imbécile qui l'inventa! maudits les
imbéciles qui la suivent!... Notez bien que je suis compris dans ma
propre malédiction, car enfin, s'il me pousse à bout...
— Oh! ne parlez pas ainsi, cher Austin, interrompit vivement
lord Edward, dont les mains, par un mouvement familier, se por-
tèrent au visage de son ami comme pour scruter l'expression de ses
traits... Songez à ce que nous deviendrions, elle et moi, si vous
tombiez sous la balle de ce misérable !... Cela ne se peut pas, cela
ne doit pas être... Si je croyais ne pouvoir l'empêcher autrement,
je prendrais des mesures...
— Des mesures qui m'obligeraient à me brûler la cervelle, inter-
rompit Austin à son tour... Songez-y bien, la moindre démarche
(i) Brigadier de cavalerie cipaye.
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360 REVUE DES DEUX MONDES.
qui aurait pour but d'empêcher une rencontre entre moi et cet
homme tournerait à ma ruine complète, à ma honte irrévocable...
— Je le sais... Malheureusement je ne le sais que trop... Mais
promettez-moi de veiller sur vous.
— Soyez tranquille, répondit Austin; ma fureur s'est évaporée
dans ce dernier éclat... Si vous pouviez me voir, vous ne garderiez
aucun doute à ce sujet.
Il parlait ainsi en toute sincérité; mais le soir-même, une fois
dans son lit, je ne sais quelle inexorable hallucination évoqua de-
vant lui l'image ïibhorrée du capitaine. 11 ne s'endormit que fort
tard, agité de mille pressentimens sinistres.
Lord Edward de son côté, cherchant une issue dans l'espèce de
labyrinthe qui semblait se resserrer autour d'eux, venait de conce-
voir un projet singulier que pouvait seule expliquer sa complète
inexpérience des choses de ce monde. Le visage d'Hertford était
pour lui un livre fermé ; sa voix, qu'il avait à peine entendue en
trois ou quatre occasions, et toujours chez Eleanor, — devant la-
quelle le capitaine atténuait soigneusement les âpres intonations de
cette voix discordante, — ne lui avait pas révélé l'esprit obtus,
l'âme haineuse, l'inQexible cruauté, qui formaient l'apanage moral
du célèbre duelliste. Aussi crut-il pouvoir s'adresser à. lui directe-
ment, ce qui donna lieu à une scène étrange, dont la maison de
Wilton-Crescent fut quelques jours après le théâtre.
Eleanor s'y trouvait seule avec le capitaine Hertford, qui venait
de lui apporter des jasmins du Gap. Elle l'avait remercié polimçnt,
et tous deux, en face l'un de l'autre, n'ayant plus grand' chose à se
dire, avaient laissé tomber la conversation. Ce silence semblait gê-
ner le capitaine^ mais ne pesait aucunement à Eleanor, qui, tran-
quillement assise, avec cette grâce indifférente dont elle avait le
secret, eût été capable de rester ainsi deux heures de suite sans ac-
corder aucune attention à son hôte et sans lui donner aucun signe
d'impatience ou d'ennui. Fort heureusement pour tous deux la porte
du salon s'ouvrit, et le vieux James annonça : « Lord Edward! lord
Charles ! » Ce dernier, en apercevant Hertford, s'arrêta sur le seuil.
Son frère, qui, guidé par lui, le suivait la main posée sur son épaule,
dut nécessairement s'arrêter aussi. Leurs deux têtes se touchaient
presque, et semblaient la contre-épreuve l'une de l'autre; mais l'hon-
nête et brillant regard qui animait les yeux bleus de lord Cli$irles
manquait à ceux de lord Edward. Impassibles et fixes dans leur cé-
cité native, ceux-ci faisaient éprouver, à qui contemplait alternati-
vement les deux frères, la même impression pénible, le même dé-
sappointement inquiet dont on est saisi en face d'un buste de marbre
juxtaposé au visage humain que le sculpteur s'est donné mission
de reproduire.
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AUSTIX ELLIOT. 361
— Miss Hilton, dit lord Charles, je vous amène Eddy (1). Ce brave
garçon a compté sur vous pour le conduire à Téglise, et maintenant
permettez-moi de prendre congé, car j'ai fort à faire...
Hertford, déjà debout, regardait du côté de la porte; Eleanor
l'arrêta par un mot, et il se rassit avec la docilité la plus méri-
toire. Un moment après, roffice vint à sonner, et comme Charles
Barty était déjà loin, Eleanor, s'excusant auprès du capitaine, monta
chez elle pour se préparer à sortir.
Les deux hommes restèrent seuls. Hertford regardait avec une
sorte d'ébahissement le jeune aveugle, qui, cherchant son chemin
à tâtons et se rapprochant du piano, laissait au hasard courir ses
doigts sur le clavier sonore. 11 ne se souciait guère d'adresser la pa-
role au frère de Thomme qui l'avait insulté récemment et se bor-
nait à le regarder en se demandant à lui-môme ce que pouvaient
être les idées, les sensations de ces infortunés dont l'existence en-
tière s'écoule au sein d'impénétrables ténèbres. Tout à coup, après
avoir ébauché quelques fragmens de musique sacrée, le jeune aveu-
gle se leva. Ses niains, errant dans l'espace, cherchèrent une table
qu'il savait placée près de lui; sur cette table étaient divers menus
objets, filigranes et porcelaines, parmi lesquels se promenèrent avec
précaution les longs doigts du jeune homme. Son visage, attristé
par quelque pensée mystérieuse, restait invariablement tourné d'un
seul côté, comme s'il eût cherché ces mains blanches, ses guides
habituels, ces mains que jamais il n'avait vues, que jamais il ne *
devait voir. Ce contraste, ou, pour mieux dire, cette inconséquence,
frappa le capitaine et le fit presque frissonner. 11 éprouvait une es-
pèce d'horreur à voir se rapprocher insensiblement de lui, le long
des meubles tour à tour essayés et reconnus, ce pâle aveugle avec
ses mains de fantôme effilées et blafardes. Sur la table où elles
glissaient maintenant parmi les livres entr'ouverts, les presse-pa-
piers, les couteaux d'ivoire ou de nacre, Hertford avait posé une
des siennes, un poing robuste et velu. Il l'y laissa malgré la me-
nace d'un contact qui lui répugnait, malgré l'espèce d'angoisse qui
gênait déjà sa respiration, dompté par les grands yeux sans re-
gard qui le fascinaient irrésistiblement. Lord Edward enfin toucha
cette main et la saisit. Hertford le laissa faire. Lord Edward prit la
parole, Hertford l'écouta, et, tout courageux qu'il fût, demeura
muet de terreur dès les premiers mots.
— A travers les ténèbres qui m'environnent, disait le jeune aveu-
gle, j'ai fini par rencontrer la main d'un homme... Cette main a
souvent tenu l'épée... Aux portes même de la tombe, elle la tenait
encore et frappait... C'est la main d'un brave... Et bientôt néan-
(1) Abréviation d^Edward.
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362 REVUE DES DEUX MONDES.
moins elle ruissellera du sang innocent... Bientôt ce sera la main
d'un assassin!...
Avant que le capitaine Hertford se fût bien rendu compte de cette
apostrophe solennelle, et tandis qu'il se demandait encore s'il avait
affaire à un fou, lord Edward continua : Capitaine, je ne puis vous
empêcher de tuer Austin EUiot; avec les sentimens d'honneur que
je lui connais, mon intervention, si elle mettait obstacle-à une ren-
contre, lui ferait une vie pire que la mort... Je ne parle donc pas
de lui, mais de vous... Votre plan m'a été révélé dans tous ses
détails. La personne à qui vous en avez fait confidence, je sais où
la trouver... Je puis donc l'amener au pied des tribunaux et vous
convaincre ainsi d'une préméditation de meurtre... Il m'est inter-
dit de sauver Austin, mais, vous devez le voir, j'ai de quoi le ven-
ger... Si malheur lui arrivait, votre perte est assurée... Tenez-
Tous-le pour dit, capitaine Hertford, et faites-moi connaître dès
maintenant à quel parti vous vous arrêtez...
La physionomie du capitaine indiquait assez clairement que sa
résolution, prise en toute liberté, aurait été de sauter sur lord Ed-
ward et de lui briser la tête contre la muraille; mais il se contenta
de balbutier à demi-voix : Un moment, mylord! laissez-moi le temps
de la réflexion... Vous vous prévalez un peu trop de votre faiblesse...
Il examinait, tout en parlant ainsi, les mauvais côtés de sa posi-
tion. Nul doute que, trahi par son interlocuteur de la veille, il ne
•pût être impliqué dans un procès criminel pour « complot de meur-
tre (1), » procès bien autrement dangereux que celui auquel donne
ouverture un duel pur et simple. Ses projets relativement à Austin
se trouvèrent par là même annulés : il y renonça immédiatement,
et la victime désignée devint inviolable pour lui, du moins sur le
sol anglais. Mais il avait eu peur, peur de cet enfant désarmé qui se
traînait silencieusement vers lui les mains étendues : or chacun sait
que chez ces pervers la réaction de la peur engendre une âpre soif
de vengeance. Il eût voulu prendre lord Edward à partie, et ceci
était tout simplement impossible. En revanche... en revanche il y
avait le frère de lord Edward, et par là du moins il pouvait l'attein-
dre. On parlait bien de rigueurs nouvelles à introduire dans les lois
qui répriment le duel; mais des acquittemens nombreux, dont quel-
ques-uns étaient tout récens, garantissaient une impunité relative
aux rencontres armées des législateurs eux-mêmes. Canning et Lon-
donderry, Wellington et Winchelsea, bien d'autres encore frayaient
la voie aux duels politiques. Or, en pleine séance du parlement,
lord Charles Barty lui avait adressé de ces paroles qu'un homme
n'accepte pas sans laisser un accroc à sa renommée. Hertford les
(i) Le mot légal est conspiracy.
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AUSTIN ELLIOT. 363
avait tolérées en vue d'un combat maintenant impossible; il était li-
bre désormais de s'en souvenir et d'en demander réparation. Bien
mieux, dans cette nouvelle combinaison, il entrevoyait pour Austin
la nécessité absolue de quitter momentanément l'Angleterre, et une
fois sur le continent, ne trouverait-on pas moyen de lui détacher
quelque bonne lame?... En vertu de cette vague hypothèse, le ca-
pitaine prit son parti sur-le-champ : — Lord Edward, dit-il...
— Je vous attends, répondit le jeune homme.
— Pesez bien l'engagement que je prends vis-à-vis de vous!
Quelles que puissent être les provocations d' Austin Elliot, je ne me
battrai pas avec lui, à moins quil ne passe en pays étranger. Ceci
peut-il vous suffire?
— Je n'en demande pas davantage, et je m'estime heureux de
n'avoir pas vainement compté sur vous... Acceptez cette main que
je vous tends...
— Jamais, interrompit le capitaine ; vous m'avez lâchement in-
sulté, sachant que mon ressentiment ne pourrait vous atteindre...
Vous être trop habile pour moi, lord Edward; je n'aurai plus rien à
démêler avec vous...
XII.
Austin, depuis deux ou trois jours, se sentait irrité contre lui-
même. Il attribuait ce vague malaise intérieur aux retards que su-
bissait en ce moment l'adoption du bill des céréales; mais au fond
le capitaine Hertford en était cause... Suivant les règles strictes du
point d'honneur, le pr^étendu d'Eleanor se sentait en faute. Le bruit
de menaces proférées contre lui était arrivé jusqu'à ses oreilles, et
il n'en avait point tenu compte. La chose venant à s'ébruiter, que
penserait-on de pareille négligence? D'un autre côté, ses deux amis
avaient reçu de lui une promesse formelle de garder la paix jusqu'à
des provocations plus directes. Tout ceci l'agitait, le tourmentait au
dernier point. Sur ces entrefaites, un matin qu'il était dans sa cham-
bre avec lord Charles, tous deux virent entrer un de leurs anciens
camarades d'Eton, un de ces officieux à contre- temps qui, fort peu
attentifs à ce qui les regarde, ne semblent avoir de goût que pour
lesaflaires d'autrui. Sans trop se rendre compte du résultat possible
de sa démarche et persuadé, d'après quelques mots échappés à lord
Edward, que le capitaine Hertford reculerait toujours devant un
duel avec Austin, il venait prévenir ce dernier de quelques propos
indiscrets tenus au club universitaire [United-University-Club)^ et
où son nom se trouvait compromis en même temps que celui de
miss Hilton. Austin écouta ses commérages et ses conseils avec le
plus^beau sang-froid, mais quand il eut tourné les talons : — Vous
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364 REVUE DES DEUX MONDES.
voyez, dit-il à lord Charles... Vous voyez qu'il n*y a pas moyen de
reculer?
— J'ai bien peur que vous n'ayez raison, repartit l'autre. Il est
clair que de telles paroles demandent explication... Seulement vous
ne devez aller sur le pré qu'en vertu d'une provocation directe, et
il est possible qu'elle ne vous soit pas adressée...
— Arrive ce qui pourra, reprit Austin avec un soulagement ma-
nifeste; depuis deux jours, je menais l'existence d'uir galérien. A
présent que l'affaire se dessine, je me retrouve moi-même... D'ici
à dix minutes, le tort fait à ma réputation sera complètement ré-
paré... Attendez-moi là, je suis à vous dans l'instant...
Lord Charles, resté seul pendant que son ami vaquait à quelques
soins de toilette, plongea sa tête dans ses mains et se mit à réflé-
chir profondément. Réfléchir n'est pas le mot : il priait. Et ce n'était
pas la lumière qu'il demandait au ciel, c'était le pardon. Il venait
en effet de prendre une résolution décisive, qui était d'empêcher
à tout prix la rencontre projetée. Il voulait, dût-il lui en coûter la
vie, arracher Austin, sa félicité présente, son magnifique avenir, à
un impitoyable bourreau. Ces dévouemens extraordinaires, apanage
exclusif de la première jeunesse, sont difficiles à expliquer; mais on
les voit se produire, sous mille formes diverses, à tous les degrés
de l'échelle sociale. Et s'ils ont leur raison d'être pour le pauvre
diable qui se laisse condamner à dix ans de fers plutôt que de ré-
véler le nom d'un complice, ils doivent se concevoir mieux encore
quand il s'agit d'un noble enthousiaste comme lord Charles. Austin,
au retour, le trouva moins gai qu'il ne l'eût voulu et lui en fit un
reproche amical. — Déloyal ami, lui disait-il, à quoi sert de pren-
dre cette mine effarée?... Je ne suis pas mort, que je sache.. Est-ce
ainsi que vous relevez mon courage?... Au surplus, je comprends
ce qui se passe en vous, car j'aurais quelque peine à sourire, si je
devais, d'ici à vingt-quatre heures, vous servir de second.
Il î\llèrent au club, où, par voie préliminaire, Austin manifesta
devant un groupe nombreux l'intention formelle de « laver la tête »
au capitaine Hertford, et cela dans le plus bref délai. Jusqu'à nou-
vel ordre, on ne pouvait lui rien demander de plus. Lord Charles,
se dérobant à petit bruit, alla frapper, dans Pall iMall, à la porte du
capitaine. Ce dernier était parti dans la matinée; mais on l'atten-
dait le soir même.
Le lendemain, lord Charles, levé plus tôt que de coutume, s'ha-
billa longuement et avec un soin minutieux; puis, à travers un dé-
dale de corridors et d'escaliers intérieurs, il monta jusqu'à la nur-
sery y où son arrivée fut saluée par les cris joyeux de trois ou quatre
bambins éparpillés sur les tapis comme autant de pommes ver-
me'dles. L'un d'eux, qu'on allait plonger dans une baignoire, s'é-
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AUSTIN ELLIOT. 365
chappa tout nu pour courir au-devant de son « grand frère, » et en-
suite, voyant la porte entr'ouverte, profita de Toccasion pour gagner
le corridor, où un laquais galonné lui barra fort heureusement le
passage. Pendant qu'on était à sa poursuite, les autres petits es-
piègles, à qui donnait beau jeu Fabsence momentanée de leurs gar-
diennes, se hâtèrent de « baigner » une magnifique poupée qui resta
du coup hors de service. Lord Charles, souriant tristement à leurs
ébats tumultueux, les embrassa l'un après F autre. Son frère George
était à Eton, et leur aîné à tous, lord Wargrave, voyageait en Italie.
Il ne lui restait donc plus qu'à prendre congé de son père et de sa
mère.
Le duc venait d'acheter à l'un de ses collègues de la pairie une
jument pur sang de la plus rare beauté. Cette emplette le com-
blait de joie; il ne pouvait ce matin-là ni penser à autre chose, ni
parler d'autre chose. Lord Charles, selon lui, aurait dû fausser
compagnie à la chambre des communes pour aller secrètement à
Esham vérifier par lui-même les qualités hors ligne de cet animal
remarquable. Quant à la duchesse, elle était encore dans son ca-
binet de toilette, et par conséquent inabordable. A la voix de son
fils, elle se montra cependant et le pria de cueillir dans les serres
un beau bouquet de camélias pour « la petite fiancée d'Elliot. » Lord
Charles, venu simplement, disait-il, pour lui souhaiter le bonjour,
n'osa pas l'embrasser en la quittant.
Il demanda aux domestiques où était son frère Edward, et il lui
fut répondu que « sa seigneurie venait de partir pour l'église. »
Somme toute, cela valait mieux. En quittant la maison de son père,
cette résidence bien ordonnée où les affections de famille , les tra-
ditions d'honneur, la renommée d'autrefois, la discipline, la dignité
actuelles, formaient en quelque sorte une atmosphère spéciale , —
et cela pour s'aller commettre avec un misérable bravache méprisé
de tous les honnêtes gens, — il se demanda malgré lui ce que cette
maison pourrait être le lendemain, à la même heure,... et cette
pensée lui serra le cœur, mais ne le fit pas reculer.
Dans cette demeure patriarcale, les serviteurs prenaient rang
immédiatement après les enfans. Tous ou presque tous provenaient
des domaines héréditaires; à tous l'intervention protectrice de lord
Charles imposait quelque bon et reconnaissant souvenir. Il était
adoré d'eux, et attachait un certain prix à leur dévouement affec-
tueux. Ne nous étonnons pas s'il voulut, avant de partir, échanger
quelques paroles bienveillantes avec ceux que le hasard plaça sur
son chemin; il fit même le tour des écuries, passant en revue chaque
stalle et caressant de la voix ou du geste ses animaux favoris. Puis
il retourna chez le capitaine Hertford.
Celui-ci, revenu la veille au soir, était sorti le matin de très
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366 REVUE DES DEUX MONDES.
bonne heure. Il ne restait plus qu'à rejoindre Austin et à ne pas le
perdre de vue pendant le reste du jour; mais Austin était sorti, lui
aussi, et son domestique ne put indiquer où on le trouverait. Lord
Charles alla déjeuner au club dans un état de vive impatience...
Qu'arriverait-il si ces deux hommes venaient à se rencontrer? Peut-
être même se cherchaient-ils. Quelques-unes de ses connaissances
vinrent lui parler. « Le corn-bill passerait sans doute ce soir-là...
On prévoyait une discussion orageuse, de nouvelles passes d'armes
oratoires; mais le bill serait lu très certainement. » C'était là, jus-
qu'à nouvel ordre, le moindre souci de lord Charles.
Où était Austin cependant? Rentré la veille chez lui et fort tard,
il avait appris avec un chagrin véritable la disparition de son cher
Robin, de ce beau chien d'Ecosse que lui avait donné miss Cecil. Le
matin, à peine éveillé, il envoya savoir à Wilton-Crescent si Robin,
compagnon assidu de ses fréquentes visites, n'aurait pas pris sur lui
d'y aller tout seul. La réponse, donnée en l'absence d'Eleanor par
un domestique maladroit et inavisé, fut « que le chien n'avait pas
été vu, et que sa maîtresse était sortie. » — Au fait, se dit Austin en
se frappant le front, j'aurais dû songer que nous sommes aujour-
d'hui le quinze du mois, le jour du mystérieux pèlerinage auquel
on ne manque jamais... — Si quelqu'un lui eût annoncé, au moment
où il mit lé pied dans la rue, qu'il allait se jeter sur les pas d'Elea-
nor, ce quelqu' un-là très certainement se fût mal trouvé de sa pres-
cience; il n'en est pas moins vrai que machinalement, et sous
l'influence d'une sorte d'agitation fiévreuse, il se dirigea vers le
quartier où s'élève la prison de Millbank. Il y avait bien alors dans
ces parages un de ces personnages équivoques dont l'apparente mis-
sion est de faire retrouver les objets perdus, mais qui sont au fond
pour une bonne moitié dans la perte de ces mêmes objets. Le mé-
tier de celui-ci, métier vulgarisé depuis lors, consistait à faire dis-
paraître les animaux d'une certaine valeur pour les rendre ensuite,
moyennant prime, à leurs propriétaires désolés. Était-ce bien chez
lui qu'allait Austin? Peut-être le croyait-il et de bonne foi; mais nous
ne pouvons nous dissimuler que, d'après certains mots recueillis çà
et là dans les conversations d'Eleanor, il savait aussi, à n'en pou-
voir douter, qu'elle prenait la même direction chaque mois, quand
revenait son « jour de pénitence. » Ceci dit, nous laisserons à de
plus pénétrans le soin de décider quelles pensées le poussaient,
peut-être à son insu, le long de Belgrave-Road et vers Wauxhall-
Bridge. 11 y a là tout un quartier, au sud-est de Belgrave-Square,
qui était encore, à l'époque dont nous parlons, et malgré le voisi-
nage presque immédiat des rues aristocratiques, un des plus mal
habités, un des plus immondes qu'on pût rencontrer à Londres.
Austin hésitait à se plonger dans ce dédale de maisons lézardées et
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AUSTIN ELLIOT. 367
de ruisseaux fangeux, lorsqu'il vit déboucher à l'angle d'une de
ces ruelles étroites qui descendent vers la rivière, lancé après une
poule effarouchée, le chien même dont il était en peine, Robin en
personne, plus triomphant et plus folâtre que jamais, puis, avant
qu'il fût remis de sa surprise, Eleanor. Elle donnait le bras au ca-
pitaine Hertford et lui parlait avec une certaine animation... Ëlear-
nor, son Eleanor, fiancée à lui par le plus solennel des sermens,
auprès de cet homme qui s'était promis de le tuerl... Eleanor par-
tageant avec ce coupe-jarret, cet assassin, un secret honteux sans
doute, dont il n'avait pu obtenu* la confidence I... Ahl désormais plus
de doutes, plus d'hésitations, plus de scrupules!... Ils étaient, cet
homme ou lui, de trop en ce monde... Ainsi du moins pensait-il, et
pour penser autrement il avait besoin d'une leçon sévère.
Inutile au surplus de les suivre. Il savait où retrouver Hertford
le soir même. Revenu chez lui tout à loisir, il y reçut bientôt la vir-
site de lord Charles, dans le sein duquel il épancha ses colères, et
qui se porta vainement garant envers lui de l'inaltérable loyauté
d'Eleanor. La journée fut longue; elle passa cependant. Vers ciaq
heures et demie , par un accord tacite , ils se rendirent ensemble à
Westminster, lord Charles pour prendre son siège aux communes,
Austin pour se frayer à grand'peine l'accès des galeries publiques.
La suite des événemens était livrée au hasard; voici comment le
hasard en disposa.
Le capitaine Hertford et lord Charles cherchaient avidement, nous
le savons, l'occasion d'un choc quelconque ; mais ce dernier vers dix
heures, se rappelant que son père devait quitter la chambre des
lords pour se rendre à je ne sais quelle fête, voulut tenter de le re-
voir encore. 11 jeta cependant les yeux du côté d' Austin, qu'il aper-
çut solidement encadré dans la vivante muraille des spectateurs de
la galerie ; le capitaine Hertford, plus sombre que de coutume, sié-
geait à son banc, du côté opposé : on pouvait donc, sans aucun
risque, disposer de cinq ou six minutes. Austin vit son ami se lever
et sortir; il vit le capitaine Hertford se lever à son tour et le suivre
sans perdre un instant. Aussitôt, se faisant jour à coups de coude,
il se précipita lui-même hors de la galerie. Une fois descendu, et
quand le vent froid de la nuit, passant sur ses tempes fiévreuses, lui
eut rendu la perception nette de ce qui se passait, il se trouva parmi
les groupes inquiets et remuans que l'importance des débats avait
appelés autour de la chambre, et qui spéculaient en sourdine sur le
résultat probable du vote. Un policeman auquel il s'adressa pour
savoir si le capitaine Hertford s'était montré de ce côté porta poli-
ment la main à son chapeau, et lui désigna du doigt l'entrée de la
chambre des lords. C'était, dans le temps dont nous parlons, un
misérable couloir bordé à droite par une palissade en planches, à
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REVUE DES DEUX MONDES.
gauche par je ne sais quelle construction provisoire grossièrement
charpentée. Austin s*y jeta d'un pas rapide; mais un bruit de voix
montées au diapason de la querelle l'avertit qu'il était déjà trop
tard. Un groupe de trois personnes lui barra le passage : c'était
d'abord un des pairs qu'il connaissait d'aspect et de nom, puis lord
Charles Barty, adossé à la palissade dont nous venons de parler; le
capitaine Hertford se tenait debout en face de lord Charles. Il avait
la parole au moment où Austin arriva sur le théâtre de l'alterca-
tion. — Vous avez entendu, mylord? disait-il... J'ai donné à mon-
sieur le démenti le plus formel.
— Vous savez aussi, lord Sayton, reprit lord Charles, que, mé
trouvant à votre bras et voyant cet homme marcher sur nos talons,
je lui ai dit, sans aucune provocation de sa part, que je le tenais
pour un misérable drôle... Je suppose que cela suffit, à moins que
nous ne voulions nous injurier et nous battre comme deux croche-
leurs.
— La querelle m'appartient, dit Austin, encore tout haletant de sa
course précipitée.
— Je serais assez de cet avis, observa lord Sayton ; mais vous
arrivez un peu tard.
— J'attends ce soir votre second, reprit lord Charles, s' adressant
à Hertford... Veuillez l'envoyer à Elliot; je ne rentrerai pas chez
moi.
XIII.
Arrivé chez Austin, lord Charles se mit au lit sans se trop faire
prier. Son ami veilla pour attendre le témoin du capitaine. C'était
un officier de l'armée des Indes, un certain major Jackson, célèbre
chasseur de tigres, shikaree de premier ordre, avec qui Austin était
assez familier. — Voyez-vous, lui demanda-t-il dès l'abord, une
manière quelconque d'arranger les choses?
— A mon grand regret, je n'en vois aucune. Insultés publique-
ment une première fois, nous n'avons pas cru devoir relever l'in-
jure. En se réitérant, elle s'aggrave, et nous devons exiger aujour-
d'hui des excuses publiques.
— Vous n'espérez certainement pas les obtenir, répondit Austin;
mais voici ce que je compte faire... Barty est couché là-haut, et de-
main matin, avant qu'il ne s'éveille, j'irai proposer à Hertford d'é-
changer une ou deux balles avec moi.
— Ceci a été prévu, repartit aussitôt le major Jackson, car nous
connaissons la noblesse de votre caractère; mais vous n'obtiendrez
aucune satisfaction de ce genre... Avant toutes choses, il nous faut
les excuses de lord Charles Barty; à défaut de ses excuses, le plaisir
de le voir face à face; à défaut de ce plaisir...
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AUSTIN ELLIOT, 3C0
— Ah ! Jackson, taisez-vous !.. . et que Dieu nous vienne en aide !
— Amen! dit l'autre, et laissez-moi faire!... Vous ne vous êtes
jamais trouvé à pareille fête... Peut-être n'avez-vous pas de pis-
tolets?
— Non vraiment.
— Je m*en doutais... Les miens sont à votre service... Et je vous
dirai tout bas qu'ils ne valent rien... Peut-être nous tireront-ils
d'affaire... Vous êtes- vous occupé de vos passeports?
— Nous n'en avons point.
— L'étourderie est un peu forte ; heureusement nous sommes à
même d'y pourvoir. Prévenu hier de ce qui pourrait arriver, j'en ai
pris un pour M. Jones père et ses trois fils... M. Jones, c'est le ca-
pitaine... Si l'un de ses « enfans » est indisposé, nous trouverons un
prétexte à sa maladie. Hertford, vu sa réputation en ces matières,
prétend déployer toute espèce de chevalerie... Moyennant ce passe-
port de famille et l'usage qui doit en être fait, c'est à nous de régler
la question de temps et de lieu... Voulez-vous sept heures et de-
mie?... Voulez-vous le petit bois de sapins sur la colline d'Hamp-
stead?... L'affaire a déjà fait quelque bruit, et il faut se presser, si
nous ne voulons être empêchés... En cas d'obstacle, et pour peu
qu'il y eût de notre faute, la réputation de votre ami serait com-
promise de la manière la plus grave...
Ceci ne pouvait se nier. Tout fut donc réglé comme l'avait voulu
le major, et Austin, après s'être assuré d'un cabriolet pour le len-
demain cinq heures, revint s'asseoir au chevet du lit où son ami dor-
mait d'un sommeil profond. Il y passa le reste de la nuit, songeant
avec stupeur à ce qui venait de se passer et à la position critique
où il se trouvait. Quelle que fût l'issue de l'affaire engagée, il voyait
sa réputation compromise, son honneur flétri, et cette pensée le
rendait fou. Un autre, son ami intime, allait s'exposer à sa place
dans une querelle qui, en définitive, était sienne. Averti par les
menaces réciproques des deux antagonistes, le monde avait l'œil
ouvert. Il s'attendait à voir combattre Austin et le capitaine ; or le
monde allait apprendre qu' Austin avait laissé prendre les devans à
lord Charles, exposant ainsi aux balles de l'un des meilleurs tireurs
d'Angleterre un ami dont le dévouement héroïque devait ajouter
encore au scandale d'une pareille substitution. Sans doute, si lord
Charles n'était que blessé, le fût-il grièvement, la situation ne se-
rait pas absolument sans remède. Il pourrait faire appeler le vain-
queur, il pourrait se battre à son tour, et il y était bien décidé; mais
alors même, si lord Charles avait péri, pourrait-il jamais marcher
tête haute?... 11 se promit bien dans tous les cas de ne pas laisser
renouveler le feu, dût-il se jeter au-devant de la seconde balle.
TOME L. — 1864. 24
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370 BEVUE DES DEUX MONDES.
La nuit s'achevait; l'aube pointait derrière les vitres, les oiseaux
se mirent à gazouiller : que n'aurait pas donné le malheureux jeune
homme pour se laisser aller au sommeil, qui l'envahissait malgré
lui? Mais à quoi bon? ne fallait-il pas, dans une demi-heure, qu'ib
fussent debout l'un et l'autre? Et il regarda son ami, qui donnait
toujours. Il dormait d'un sommeil d'enfant, le visage tourné du côté
d'Austin. Un de ses bras nus pendait hors du lit; l'autre, replié sous
la tête du dormeur, disparaissait à moitié sous les boucles de ses
cheveux bruns. Il souriait, il balbutiait quelques paroles joyeuses.
Austin se souvint que bien des fois, à Eton, il l'avait ainsi arraché à
des rêves d'écolier pour le conduire, soit au bain, soit à quelque
promenade dans les bois. Et maintenant il fallait l'éveiller encore;
mais où cette fois le mènerait-il?
Cependant il le fallait; l'aiguille sur le cadran bondissait de mi>
nute en minute. Aucun retard n'était plus permis. N'importe : tou-
cher à ce sommeil sacré, porter la main sur cette victime, cela était
au-dessus des forces d'Austin. Un phénomène bizarre de sa mémoire
lui fournit l'expédient que réclamait la situation. 11 se sou\înt d'a-
voir lu, dans je ne sais quel vulgaire traité de sporty que les par-
rains des boxeurs, le jour du combat, pour leur épargner toute
inutile secousse, évitent de les réveiller directement : ils se con-
tentent d'ouvrir la fenêtre, et au bout de peu d'instans la fraîcheur
de la brise matinale suffit pour que ces pauvres diables reviennent
sans auti'e provocation au sentiment de l'existence. Ainsi fit Austin,
et lord Charles effectivement, après s'être une ou deux fois retourné
dans son lit, se dressa tout à coup sur son séant. Son premier re-
gard, dirigé vers son ami, s'anima d'un affectueux sourire; mais ce
sourire ne dura guère : il fut remplacé, à mesure que la connais-
sance lui revenait, par une expression de physionomie où perçaient
une anxiété contrainte, une horreur mal dissimulée. Austin eût pré-
féré toutes les malédictions du monde à ce témoignage de muette
angoisse.
Ils étaient pourtant en retard, et durent partir en toute hâte, ce
qui fut une circonstance atténuante. On remit le déjeuner au retour.
Les adversaires s'étant chargés d'amener un médecin, il ne s'agis-
sait plus que de pousser vivement le cheval. Austin tenait les rênes;
ils parlèrent fort peu, et de sujets tout àfait indifférens. Lord Charles
se tourna une seule fois vers l'arrière du caby où le groom était
assis, pour commander qu'on lui amenât, à un moment donné de
l'après-midi, dans un endroit qu'il désignait, son trotteur favori.
Le groom fit respectueusement observer que « sa grâce (le duc),
ayant un de ses chevaux de selle chez le vétérinaire, emprunterait
peut-être le hcick de sa seigneurie, » sur quoi a sa seigneurie »
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AUSTIN ELLIOT. 371
s'impatienta quelque peu, et, s' adressant à Austin, se plaignit des
emprunts perpétuels qu'on faisait à son écurie.
Décidément ils étaient en retard. En arrivant sur la lande, ils
virent, groupés derrière un dog-cart^ leurs adversaires qui les at-
tendaient, ainsi que le médecin. — « Dépêchons-nous, Elliot! » dit
le major Jackson à Austin, et les préparatifs en effet furent leste-
ment menés. Les deux antagonistes, séparés par une distance de
douze pas et placés dos à dos, reçurent leurs pistolets de la main
des témoins. C'était au major à donner le signal. Austin et lui s'é-
cartèrent. — H Êtes -vous prêts, messieurs? » demanda-t-il , puis
immédiatement il commanda le feu. Tous deux se retournèrent par
un seul et même mouvement. Charles Barty ne connaissait pas
l'arme imparfaite dont il se servait ; le coup releva d'un demi yard
au bas mot. Le capitame Hertford, mieux au courant, il est permis
de le croire, visa tout à son aise et ne fit feu qu'après deux se-
condes écoulées. Lord Charles bondit à un pied du sol, puis, retom-
bant sur ses talons, qui laissèrent leur double empreinte sur le
gazon trempé de rosée , il fut lancé en avant, et une fois étendu
sur le côté gauche, demeura complètement immobile.
Il était déjà mort quand Austm accourut près de lui. En retour-
nant, pour l'exposer au jour, cette tête pesante, il y constata un
dernier, un fugitif vestige de la vie qui s'éteignait. Deux nerfs, au-
dessous de la paupière inférieure, gardèrent encore pendant une
demi-seconde leur contractilité frémissante, puis ils s'arrêtèrent, et
tout fut dit.
Austin se trouvait pour la première fois en face de la mort. Sur
cette belle tête qu'il tenait à deux mains, sur ces yeux ouverts qui
ne le voyaient plus, il attachait un regard effaré où le doute et l'hor-
reur s'exprimaient en même temps. Hertford et son témoin étaient
penchés à côté de lui. — Tout s'est passé selon les règles, disait le
premier... Je pars maintenant pour la France... Jackson, ce tueur
de tigres, pleurait à chaudes larmes. — Pourquoi, balbutiait-il,
me suis-je mêlé de cette affaire? jamais, non jamais, je ne m'en con-
solerai... Austin, lui, ne disait rien. Appuyé sur un genou près du
cadavre, tenant toujours à deux mains la tête de §on ami, le mal-
heureux sentait son cœur dans une espèce d'étau et comme palpi-
tant sous la serre d'un aigle. Il finit par comprendre qu'on le pres-
sait de partir. — Non, répondit-il, je resterai où je suis... Sur de
nouvelles instances, il releva la tête et répéta les mêmes paroles,
accompagnées d'un regard dont le capitaine Hertford n'avait pas
perdu mémoire depuis cette journée où ils étaient partis ensemble
de Tyn-y-Rhraiadr. — J'ai fait mon devoir, dit le capitaine, et
maintenant, Jackson, nous n'avons plus qu'à décamper au plus
vite... A quelques instans de là, le major, revenant sur ses pas.
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372 REVUE DES DEUX MONDES.
crut devoir insister de plus belle. — Venez, EUiot, venez, disait-il.
Songez aux suites d'une pareille affaire... Nous avons un passeport;
profitez-en !
— Non, répondit encore Austin, je ne bougerai pas d'ici.
— C'est insensé!... Vous n'avez plus la tête à vous! repartit
l'autre.
-^ Je le sais fort bien... Laissez-moi!...
Le major s'éloigna de nouveau, quoique à regret.
Puis ce fut le tour du groom, qui appartenait, nous l'avons dit, à
lord Charles. Il posa la main sur l'épaule d' Austin. — Monsieur El-
liot, disait-il, mylord serait-il blessé?
— Il est mort! répondit Austin en le regardant au visage.
Cet homme s'agenouilla, dénoua la cravate de son maître et glissa
la main sous la chemise entre-bâillée, pour voir si le cœur ne bat-
tait plus, après quoi, par un singulier instinct, il ferma ces yeux
ternis qui ne devaient plus se rouvrir. — Maintenant, ajouta-t-il,
que faut-il faire?
Question bien simple, bien naturelle, mais à laquelle Austin ne
trouva pas de réponse. Le problème à résoudre était l'enlèvement
de ce cadavre, sans trop de scandale, avant qu'une foule indiscrète
n'eût été appelée sur le lieu du désastre. Deux policemen intervin-
rent fort à propos. Austin ne leur dissimula rien et se constitua vo-
lontairement leur prisonnier. Il obtint en revanche, d'un inspecteur
qui arriva presque aussitôt, que le groom restât libre, et pût aller
porter la fatale nouvelle aux parens du mort. Quant à lui, suivant à
pied la charrette de boulanger sur laquelle on emportait le cadavre,
— ce cadavre dont les jambes, pendant au dehors, balayaient
presque la terre, — il arriva ainsi jusqu'au bureau de police. Tout
le reste de son existence lui apparaissait en ce moment comme un
vain mirage, une illusion chimérique, et pour la première fois, à
l'âge de vingt-trois ans, il prenait la réalité corps à corps. La réa-
lité, c'était ce cortège ignominieux, ces gens de police, cette char-
rette vulgaire, ces voleurs de bas étage, ces prostituées à côté
desquelles il lui fallut s'asseoir et attendre son tour. Il écouta ma-
chinalement l'instruction sommaire d'un ou deux délits sans impor-
tance. On interrogeait entre autres la femme d'un ramoneur, à peu
près assommée par son brutal mari. La tête encore enveloppée de
bandages et pouvant à peine se tenir debout, cette misérable créa-
ture, livrée, on le voyait, à tous les excès de l'ivrognerie, es-
sayait de revenir sur ses premières dépositions, et, pour sauver
l'espèce de brute auquel le sort l'avait unie, entassait mensonges
sur mensonges avec un entêtement héroïque, malgré les menaces
du magistrat, qui allait, disait-il, la faire arrêter comme faux té-
moin. Austin se comparait à elle, à ce rebut des cabai*ets, à cette
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AUSTIN ELLIOT. 373
abjecte harengère, et relativement se trouvait petit. — Elle mour-
rait, se disait-il, pour cet abominable vaurien, tandis que moi,...
moi, grand Dieu!...
Son tour arriva. On exigea de lui deux cautions de cinq cents li-
vres sterling. Une douzaine au moins des amis de son père accou-
rurent pour offrir ces garanties pécuniaires, et Austin, devenu libre,
put s'occuper aussitôt des préparatifs de son départ. Prévoyant une
condamnation, qui était, à vrai dire, inévitable, il enjoignit à son
avocat de rédiger un acte qui transférait tous ses biens à Eleanor (1),
acte qu'il promit de revenir signer en temps utile. Pour le cas où il
succomberait avant d'être condamné, il dressa un testament som-
maire par lequel il laissait tous ses biens à la même personne , la
priant de compenser, sur le produit du legs, le dommage subi par
les personnes qui avaient bien voulu lui servir de caution. Son do-
mestique, chargé de veiller sur Robin, eut ordre de le conduire
chez miss Hilton, si quelque malheur arrivait. Cet homme, effrayé,
demandait en pleurant à son maître la permission de l'accompagner.
Austin, très pâle, mais très résolu, la lui refusa formellement.
XIV.
Ce fut un voyage bizarre, une course haletante, une chasse effré-
née, — d'abord à Calais, où le capitaine Hertford n'était point, où il
n'avait jamais paru, puis à Boulogne, où trois jours furent perdus
en quêtes inutiles. De Boulogne, Austin revint à Douvres et de là
courut à Brighton, d'où le capitaine avait pu s'embarquer soit pour
Dieppe, soit pour le Havre. Réduit à opter entre ces deux hypo-
thèses, il se décida pour la première, et prit passage à bord du Ve-
nezuelriy que les flots démens ont englouti, je l'espère, car jamais
plus odieux steamer n'a fait la traversée de la Manche. A Dieppe,
mêmes résultats ou plutôt même absence de résultats; mais au mo-
ment de quitter la partie, Austin rencontra un de ses camarades
d'université qui, par grand hasard, lui fournit le renseignement
dont il avait besoin. — Vous avez tort, lui dit ce jeune homme, de
prendre si fort à cœur les bruits qu'on a fait courir sur votre compte;
nous vous connaissons trop bien, moi et beaucoup d'autres, pour
vous soupçonner d'avoir mis en avant, comme champion de votre
(1) Ceci demande explication : les propriétés que le duelliste possède au moment de
la condamnation demeurent dévolues à la couronne. Il est douteux, au surplus, que la
transmission de biens souscrite au profit d'un tiers par un prévenu sous caution (under
bail) puisse être regardée comme valide. Cette question n'est pas résolue dans le remar-
quable article que M. Samuel Warren, l'avocat romancier, écrivait il y a plusieurs
années dans le Blackwood à propos de l'affaire entre lord Cardigan et le capitaine
Tuckett, aiiicle qui renferme un exposé complet des mesures législatives adoptées en
Angleterre contre le duel.
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374 REVUE DES DEUX MONDES.
querelle, ce pauvre don Quichotte si malencontreux... Quant au ca-
pitaine, il est désolé... Un de mes cousins qui s'est trouvé avec lui
sur le bateau d'Anvers...
Austin n'en écouta pas davantage. Sous les fenêtres de l'hôtel
chauffait un paquebot prêt à partir. l\ y arriva pour ainsi dire au
dernier coup de cloche. Le lendemain, il était à Brighton, à Londres
dans l'après-midi, et le soir même il se rembarquait pour Anvers,
où il arriva vingt-quatre heures plus tard. Au bureau de police de
cette ville, on put enfin lui donner des nouvelles d'Hertford, sur la
piste duquel il allait s'acharner comme un limier altéré de sang. Le
capitaine et le major, arrivés avec fort peu de bagages, avaient pris
leurs billets pour Aix-la-Chapelle. Une fois là, sur le territoire
prussien, Austin trouva la police beaucoup moins communicative;
mais un obligeant personnage, anciennement en relations avec son
père, voulut bien s'entremettre sans savoir au juste de quoi il s'a-
gissait, et on finit par découvrir que les deux voyageurs étaient re-
partis pour Cologne, où aboutissait à cette époque l'extrémité des
chemins de fer allemands. A Cologne, un valet de place infiniment
officieux se chargea de découvrir le capitaine Hertford et le signala
bientôt dans un des hôtels de Deutz. Austin s'y rendit sans retard;
mais ce fut pour y trouver un vieux colonel de l'armée des Indes,
— Hanford était son nom, — qu'il dérangea inutilement de son dî-
ner. Au sortir de l'hôtel, complètement découragé, las de la vie, le
jeune homme s'assit sur le quai du Rhin , et ne traversa que plus
tard le pont de bateaux pour rentrer dans la ville endormie à l'om-
bre de sa vaste cathédrale.
Aux renseignemens qui lui faisaient défaut, il suppléa tant bien
que mal par les calculs de son esprit. Sachant que le capitaine avait
la passion du jeu, il se dit qu'on le trouverait sans nul doute dans
un de ces établissemens dont la prospérité repose sur le fonctionne-
ment régulier de la roulette et du trente et quarante; mais son in-
expérience était si grande qu'il dut recourir au fils de l'aubergiste
pour se faire indiquer une institution de ce genre. Après Aix-la-
Chapelle, sur la route suivie généralement par les touristes, c'est à
Ems, dans le. .duché de iNassau, que les joueurs s'arrêtent d'ordi-
naire. Austlti s'enquit de l'itinéraire à suivre pour s'y rendre, et
partit pour Coblentz, dévoré de mortelles inquiétudes. Il risquait en
effet sa dernière chance. Da«s» une quinzaine expirait le délai qui
lui était laissé pour dégager ses cautions, et moins que jamais il se
voyait en passe de retrouver son antagoniste fugitif, moins que ja-
mais il pouvait compter sur une rencontre qui devait seule lui four-
nir le moyen de se réhabiliter aux yeux de tous. Cette pensée le bour-
relait et enlevait toute espèce d'attrait aux spectacles qu'il avait
sous les yeux. Les charmans paysages qui bordent le Rhin à partu* de
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AUSTIN ELLIOT. 375
Bonn lui parurent absolument insipides malgré l'enthousiasme d'un
jeune poète américain, décidé à les lui faire admirer. Après une
nuit passée à l'hôtel du Géant [Riese-hof)^ il traversa, cahoté dans
un fiacre, la jolie vallée qu'arrose la Lahn, tandis que la brume
matinale remontait lentement vers les hauteurs boisées qui l'enve-
loppent de toutes parts. Il trouva les « sources » envahies par une
foule de buveurs groupés autour du Kesselbrunnen^ du Krœncheriy
du Furstenbrunnen. Un individu le heurta par hasard dans cette co-
Jiue, et lui adressa aussitôt des excuses polies. C'était un Tyrolien
dont le costume pittoresque et la haute taille frappèrent notre jeune
voyageur, qui fut pris du désir de continuer leur conversation, com-
mencée en français sous de si favorables auspices. Peu à peu il dé-
couvrit que son interlocuteur, nonobstant sa remarquable prestance
et sa mise d'opéra, n'était qu'un marchand de curiosités indigènes.
— N'auriez- vous pas une tête de chamois? lui demanda-t-il après
avoir fait emplette de deux ou trois bagatelles insignifiantes.
— Pas pour le moment, répondit l'autre; mais mon frère cadet,
dont l'étalage est ici près, pourra vous en offrir plusieurs à choisir...
Devant l'étalage du « frère cadet, » Austin reconnut le capitaine
Hertford, qui marchandait une paire de gants.
Pris à court et ne sachant que décider immédiatement, il se tourna
vers son guide, et par un geste expressif lui recommanda le silence.
Le Tyrolien comprit, salua, et s'en retourna dans sa stalle. Le ca-
pitaine Hertford, ses gants achetés, remonta dans la grande salle
du Kurhaus évidemment avec l'intention d'aller prendre les eaux.
Déjà il portait à ses lèvres le verre de cristal rouge quand Austin,
arrivé derrière lui, dit simplement de sa voix la plus calme : — Ca-
pitaine Hertford, j'ai à vous parler. ^
Il était brave, le capitaine; mais il ne méconnut pas cet organe
vibrant et se retourna plus pâle que la mort. A l'aspect du visage
d' Austin, de ce front chargé d'orages, de ce regard éperdu, le verre
qu'il tenait tomba de sa main et s'éparpilla sur les dalles en mille
fragmens qu'on eût pu prendre pour autant de rubis. — Vous sa-
vez, je crois, ce que j'attends de vous, lui dit Austin.
— Serait-ce encore un duel? demaifda le capitaine Hertford à
voix basse; D y a méprise bien certainement... Cette dernière ren-
contre a eu des suites assez terribles... Est-ce bien un duel que vous
voulez?
— Précisément... Il me serait pénible d'avoir à le répéter.
— Soit... Et que le sang versé retombe sur votre tête!... Nous
sommes, Jackson et moi, logés à l'hôtel d'Angleterre... C'est là que
nous attendrons votre témoin...
Mais Austin ne savait à qui s'adresser, et dut recourir au major
Jackson, qui le présenta lui-même à un touriste français, arbitre
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376 REVUE DES DEUX MONDES.
émérite en ces matières. La rencontre fut convenue pour le 'soir
même, près d'un petit village appelé Dausenau. Les impressions
d'Austin, pendant qu'il traversait par cette belle soirée de juin, au
fond d'une étroite vallée, les vertes prairies qu'on trouve sur la
gauche de ce village gothique, participaient malgré lui du charme
paisible qu'offrait le riant paysage, traversé d'eaux babillardes, em-
pourpré de lueurs roses, perdu par endroits sous le feuillage, ail-
leurs révélé par de brusques éclaircies. L'amertume de son désespoir
s'en trouvait atténuée; ses pensées vindicatives s'apaisaient; l'espèce
de rage folle qui le tourmentait naguère à l'idée de son honneur flér^
tri, de son avenir ruiné, avait fait place à un immense besoin de re7
pos, — ce repos dût-il être celui de la tombe. Dix minutes après,
face à face avec son ennemi mortel, il goûtait, pour la première fois
depuis la mort de son meilleur ami, un calme parfait, une sérénité
absolue, un bien-être intime que les circonstances rendaient vrai-
ment singulier... On se l'expliquera peut-être bientôt.
Le capitaine Hertford tira le premier. Austin entendit la balle sif-
fler à deux pouces de sa tête. Jusqu'alors il avait tenu son adver-
saire enjoué; mais en ce moment, fidèle à une résolution qu'il
avait prise, à un serment solennel qu'il s'était fait le soir même du
jour fatal où lord Charles avait succombé, il se détourna et fit fea
dans la direction d'un rocher qui pointait sous le taillis à la droite
des combattans. Le capitaine insista pour une nouvelle épreuve, et
dans la discussion soulevée à ce sujet on put s'assurer qu'il n'était
pas tout à fait de sang-froid. Les vins du Rhin portent quelquefois
à la tête malgré leurs dehors inoffensifs. Devant ses instances réité-
rées, les témoins, bien à regret, se crurent obligés de fléchir. Austin,
cette fois comme l'autre, tira évidemment de côté. Par un bonheur
singulier, la balle de son adversaire ne fit que lui effleurer la jambe.
L'affaire devait nécessairement en rester là. Tel fut le premier et le
dernier duel de notre jeune héros, bien décidé à se faire sauter la
cervelle plutôt que de souiller ses mains du sang d'un homme.
XV.
Quand Austin, de retour à Londres, reparut chez son attorney
trois jours avant l'expiration du délai fixé par la loi, ce fut dans
l'étude une stupéfaction générale. Le moins étonné de tous n'était
pas Yaltomey lui-même, qui se mit presque à genoux devant son
client pour l'engager à repartir au plus vite. — Mille livres sterling
ne sont rien auprès de la condamnation qui vous attend et que je re-
garde comme infaillible, lui disait-il, grossissant à dessein le dan-
ger. Je ne crois pas que la peine capitale soit prononcée contre
vous malgré le déchaînement de l'opinion et la disposition des juges
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AUSTIN ELLIOT. 377
à user de rigueur; mais en l'abaissant d'un degré nous trouvons la
transportation à vie, au-dessous la transportation pour vingt et un
ans, au-dessous encore la transportation pour quatorze ans... Vous
êtes jeune sans doute, mais quatorze ans sont bien longs, et Boulo-
gne en revanche est bien près... Vous pourriez être à Boulogne de-
main matin.
— Votre conseil serait bon, repartit Austin, si je n'étais aussi dé-
goûté de moi-même et de la vie, aussi fermement décidé à expier
le mal que j'ai fait... Savez-vous bien que, pour obéir aux lois chi-
mériques du point d'honneur, je suis allé sur le continent provoquer
une nouvelle rencontre, autant vaut dire commettre un nouveau
crime?... Je ne voulais pas. Dieu m'en est témoin, m'exposer à
tuer mon adversaire; mais, s'il m'eût tué, lui, n'étais-je pas res-
ponsable de sa mauvaise action?... Tenez, il faut en finir, il faut ali-
gner mes comptes avec tout le monde... J'ai violé la loi, c'est une
dette à payer, et je m'acquitte...
— Voyez miss Hilton, reprit Yattomey à bout d'argumens ; elle
vous persuadera peut-être mieux que moi.
— Je ne dois pas, je n'ose pas, je ne veux pas la voir, répondit
Austin... C'est elle, avec ses façons mystérieuses, qui est l'origine
de tout le mal... Si elle veut son pardon, qu'elle vienne me le de-
mander dans mon cachot... Le prisonnier verra ce qu'il peut faire
pour elle...
Austin, en parlant ainsi, anticipait déjà sur cette scène pathétique.
Il voyait Eleanor courbée sous ses reproches, honteuse de sa tra-
hison, effrayée du désastre causé par elle. Il l'accablait de sa misé-
ricorde, et repoussait fièrement l'idée de donner suite à l'engage-
ment mutuel qui les liait. Il avait le cœur trop haut pour unir ses
destins compromis au brillant avenir de l'opulente héritière. C'est
ainsi qu'il lui parlerait, après quoi ils se sépareraient pour jamais.
Ce plan si dramatique péchait par la base. Il fallait, pour le réa-
liser, qu'Eleanor vînt tomber aux pieds du prisonnier, et c'est jus-
tement ce qu'elle ne fit pas. S'il part de là pour l'accuser de per-
fidie, le lecteur porte sur elle un jugement téméraire, et c'est bien
évidemment notre faute : nous ne la lui avons pas fait connaître telle
qu'elle était.
Vattomey ne s'était pas trompé sur l'issue de l'épreuve judi-
ciaire que son client avait voulu affronter. Les esprits étaient montés,
l'opinion publique reprochait à Austin d'avoir laissé lord Charles
Barty s'exposer à sa place. On faisait peser sur lui la responsabilité
de cette mort précoce que l'illustration du nom, la naissante popu-
larité du personnage rendaient encore plus tragique. Vainement les
jurés furent-ils sommés de n'écouter que leur conscience, de ne cé-
der à aucune pression extérieure. Cette recommandation, toujours
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378 REVUE DES DEUX MONDES.
inutile, ne contre-balança nullement dans leur esprit l'influence des
mauvais bruits qui circulaient sur le compte d'Austin. Non-seule-
ment le duel était avéré, non-seulement les jurés pouvaient se re-
trancher sur l'aveu même du coupable; la preuve en outre semblait
acquise qu'il ne s'était pas conduit honorablement, et ceci dispen-
sait de toute indulgence. Le verdict fut donc aussi sévère qu'il pou-
vait l'être. Le juge, moins facile à égarer, jeta sur le banc du jury
un regard passablement dédaigneux alors que, lié par son devoir,
il allait prononcer l'arrêt de condamnation. — Il ignorait, disait-il
avec cette solennité traditionnelle que revêt chez nos voisins l'élo-
quence de la magistrature assise, — il ignorait par suite de quels
insondables desseins le Tout-Puissant avait voulu frapper l'accusé
au début d'une carrière qui promettait tant de bonnes et utiles
œuvres, tant de nobles et glorieux succès. Éclairé par les lumières
de l'expérience, il croyait pouvoir rappeler à ce jeune homme que
les châtimens du ciel sont souvent des bénédictions déguisées...
Je n'ajouterai rien, continua-t-il d'une voix émue, aux remords
dont je vous sais pénétré. Je voudrais au contraire pouvoir en allé-
ger le fardeau... C'est à regret que je vais prononcer contre vous
une sentence qui, vous le savez, dans un pays comme le nôtre, en
vertu de cette rigidité morale qui fait notre orgueil, vous retranche
de la vie politique et sociale. Sur votre existence jusqu'ici revêtue
de tant d'éclat, un nuage passe aujourd'hui dont elle ne sera plus
affranchie, si ce n'est à l'heure de la transformation suprême. Le
jury a fait ce qu'il regardait comme son devoir. A moi de remplir
le mien, si pénible qu'il puisse me paraître.... Et alors, mitigeant la
peine autant qu'il le pouvait sans porter un périlleux défi au res-
sentiment populaire, il prononça l'arrêt qui condamnant Austin à un
an de prison le frappait en même temps d'une irrévocable déchéance.
Le malheureux avait eu beau se raidir d'avance contre les émotions
de cet instant décisif, il sentit le cœur lui manquer, et, pris tout à
coup d'une soif ardente, demanda, aussitôt après être sorti du banc
des accusés, un grand verre d'eau qui rafraîchit à peine un moment
ses lèvres arides; puis, heureusement pour sa raison, il tomba pres-
que immédiatement dans une sorte d'atonie morale qui ne lui lais-
sait plus l'intelligence bien nette de sa situation. Ses sens fonction-
naient à peu près seuls et ne transmettaient à son esprit que des
perceptions incomplètes. Il se prit à rire d'un rire idiot en aperce-
vant parmi les témoins appelés pour l'affaire qu'on allait juger une
pauvre femme, évidemment sous l'influence du gin^ laquelle était
chaussée de deux brodequins, l'un en peau jaune, l'autre en peau
noire, et tous deux du même pied. Cette incongruité de costume lui
semblait éminemment comique.
Parmi les prisonniers que la curiosité attira sur son passage au
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AUSTIN ELLIOT. 379
moment où il traversait les préaux de Millbank, il vit un adolescent
encore imberbe dont le regard lui entra dans la poitrine comme un
fer aigu. — Eh quoi! se disait -il, elle ici!.. Eleanor sous ce dégui-
sement!.. — Puis il s'arrêta stupéfait devant cette énormité de son
imagination en délire. — Ah! se disait-il, c'en est trop!.. Ma raison
se perd... Si je ne parviens à maîtriser ces chimères, je demeure
atteint et convaincu de folie...
Cette crainte fut bien près de se réaliser, car dès le lendemain la
fièvre le prit, et pendant près de trois mois, de juin à septembre
1846, il n'eut que par intervalles la pleine conscience de sa situa-
tion. Alors lui revenaient, comme un glas funèbre, ces terribles pa-
roles du juge qui lui présageaient « sa mort politique et sociale; »
alors aussi une grande amertume et une cruelle déception, en son-
geant qu'il n'avait pas entendu parler d'Eleanor.
Il s'enquit un jour de Robin. Un des porte-clés lui rappela qu'il
avait donné l'ordre de le conduire chez miss Hilton le lendemain
même de sa condamnation. — Eh bien? demanda Austin avec une
ardente curiosité.
— Miss Hilton venait de partir pour le continent, elle et toute sa
maison.
— Ah ! s'écria le prisonnier, plus déconcerté qu'il ne le voulait
paraître... Et qu'a-t-on fait de mon chien?
— Les règlemens de la prison défendaient de l'admettre ici, et
le pauvre animal se morfondait aux portes de rétablissement, lors-
qu'un jeune Écossais, un montagnard des highlandsy étant venu à
passer dans la rue, l'a reconnu pour être à vous, et nous a déclaré
qu'il s'en chargeait provisoirement. La pauvre bête affamée a suivi
cet homme sans trop de façons; nous avons d'ailleurs le nom et l'a-
dresse du personnage.
Ce nom était familier à Austin. Gil Macdonald, bien que simple
berger de son état, lui avait jadis servi de guide, et comptait parmi
ses meilleurs amis de Ronaldsay. Il lui manda aussitôt de le venir
voir en compagnie de Robin, et l'un des premiers services qu'il ré-
clama de son amitié fut de porter lui-même à Cheshire-House une
lettre adressée à lord Edward Barty. « Je sais, mylord, lui disait-il,
qu'entre nous toute liaison est devenue impossible. Je sais que mon
souvenir, mon nom même, doivent vous être odieux. Veuillez ce-
pendant écouter ce que j'ai à vous mander — dans un intérêt qui
n'est pas le mien. Vous étiez l'ami d'Eleanor Hilton : elle est partie
et partie sans protecteur. Sa. tan te l'a conduite en pays étranger,
pour la mettre mieux à la merci de l'homme qui a causé toutes nos
infortunes. A vous, quijtant de fois, agenouillé près d'elle, confon-
dîtes vos prières avec les siennes, je demande de lui venir en aide...
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380 REVUE DES DEUX MONDES.
Edward, Edward, vous que j'ose encore aimer malgré tout, si vous
laissiez s'accomplir sans obstacle une pareille abomination, j'aurais
pour vous la même haine, le même mépris que vous devez mainte-
nant éprouver pour moi. »
Ce touchant appel n'obtint aucune réponse, et cela par une bonne
raison, c'est que jamais il ne passa sous les yeux de celui à qui on l'a-
vait adressé; mais lord Edward ne l'avait pas attendu pour courir sur
les traces d'Eleanor : il était avec elle à Ems, paralysant par sa seule
présence une bonne partie des machinations de la tante Maria...
Celle-ci, dont le désordre mental s'aggravait de jour en jour, n'a-
vait plus les mêmes facultés à mettre au service de ses mauvais
desseins, et ne rencontrait plus d'ailleurs chez le complice de son
ambition rapace la même résolution, la même bonne volonté que
jadis. Cependant elle persistait, comme par routine, dans cette
aversion qu'Austin lui avait inspirée, et à tout événement, en pré-
vision de quelque rivalité future, elle s'était arrangée pour suppri-
mer une correspondance qui lui portait ombrage. Grâce à la conni-
vence d'une rusée soubrette qu'elle dominait par l'espoir d'une
libéralité testamentaire à chaque instant révocable, elle empêchait
l'arrivée ou le départ de toute lettre suspecte. Quant à son autorité
de tante, elle la maintenait, comme jadis, par un mélange de vio-
lence et d'astuce auquel la timide et patiente Eleanor ne savait op-
poser qu'une résistance purement inerte.
Austin ignorait absolument tout cela. Le rigoureux silence qu'on
observait à son égard lui parut le résultat d'une condamnation sans
appel. Il s'en étonnait peut-être, mais peut-être aussi la trouvait-il
à un certain point méritée. Du reste, il s'affermissait chaque jour
dans la conviction que l'honneur ne lui permettait pas de songer
à devenir le mari d'Eleanor. Quand bien même il pourrait oublier
la déception mystérieuse dont elle l'avait rendu victime, il n'avait
plus ni position sociale ni même une patrie à lui offrir, car l'idée
de rester en Angleterre à l'expiration de sa captivité lui inspirait
une répugnance invincible. Sa déchéance lui serait plus pénible
que partout ailleurs dans ce pays où il avait rêvé, presque tou-
ché du doigt une destinée de premier ordre... Aussi songeait -il à
partir pour le Canada. Les démarches tentées après sa condamna-
tion par les amis de son père lui avaient valu remise complète de
la confiscation dont il était légalement passible. Avec ce qui lui
restait de fortune, mille ou douze cents livres sterling de rente,
il irait tenter, sur cette terre encore à demi vierge, une de ces en-
treprises agricoles qui n'absorbent pas toujours en vain l'existence
d'un homme de talent, et qui d'ailleurs, so#caractère étant donné,
devait l'exposer à moins de tentations, lui promettait moins de re-
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AUSTIN ELLIOT. 381
vers que la carrière politique à laquelle il avait un moment aspiré.
Gil Macdonald était associé à ce nouveau plan, et avec eux devait
aussi s'embarquer le jeune prisonnier dont la physionomie et le
regard avaient si vivement frappé le fiancé d'Eleanor dès le pre-
mier jour de son entrée à Millbank. C'était un être singulier dont
les manières habituellement distinguées contrastaient avec ses anté-
cédens fâcheux et la situation qu'ils lui avaient faite, d'ailleurs plein
de mystères et de contradictions, fécond en détours subtils, en ré-
ponses évasives, mais possédant aux yeux d' Justin, outre tous les
droits de l'infortune, le charme de cette ressemblance à laquelle
il ne voulait plus s'arrêter depuis qu'elle avait failli compromettre
sa raison.
S'appelait-il Goatley, comme il le prétendait, ou Charlton, comme
l'assuraient quelques-uns des prisonniers? Était-il à bon droit in-
crit sous le nom de Browning sur les registres de Millbank? C'est
ce qu'Austin dut renoncer à savoir, tant il y avait de réticences ca-
pricieuses, de mensonges inconciliables, dans les dires de cet être
dégradé qu'il s'agissait de ramener peu à peu, et dont la guéri-
son morale devait être, parmi les expiations d'Austin, la plus effi-
cace en même temps que la plus difficile.
XVI.
Un nouveau lien s'établit entre ces deux prisonniers le jour où,
une révolte éclatant parmi leurs compagnons de captivité, ils pri-
rent tous deux le parti de Tordre, et dans le moment le plus criti-
que, sauvèrent d'une mort imminente le directeur du pénitentiaire.
La récompense ne se fit pas attendre longtemps. Huit jours après
cet incident remarquable, un ordre ministériel leur apportait remise
absolue du restant de leur peine, et contre toute attente ils se trou-
vaient libres à la même heure, au même moment. Goatley-Charlton-
Browning (choisissez le nom qu'il vous plaira) osait à peine compter
sur les bonnes paroles qu'Austin lui avait parfois adressées, et ce
fut avec une certaine réserve qu'il vint prendre cdngé de lui; mais
son erreur ne dura guère. L'établissement au Canada était plus que
jamais un projet arrêté. Plus que jamais, Austin s'entêtait à pour-
suivre son travail de réhabilitation, et par conséquent il était loin
de renoncer à sa mission charitable. Seulement il craignait fort que
le nouveau converti ne vînt à lui échapper, et le surveillait d'un œil
jaloux tout en se livrant avec Gil aux préparatifs de leur pacifique
croisade.
Ils en étaient là quand il reçut, quelques jours après sa sortie de
prison, un billet dont l'écriture, le pli et le parfum lui donnèrent
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382 REVUE DES DEUX MONDES.
une sorte de vertige. «Cher Austin, lui mandait Eleanor, arrivée
d' avant-hier seulement, j'ai envoyé James s'informer de vous. On
lui a dit que vous étiez libre. Tout ceci doit-il continuer? Sommes-
nou3 condamnés à ne nous revoir jamais? » — « Chère Eleanor, ré-
pondit Austin sans se donner le temps de réfléchir sur une décision
qu'il avait prise après l'avoir longtemps mûrie, il est impossible,
tout bien considéré, que je me retrouve jamais devant vous ou de-
vant Edward Barty. D'ici à peu de jours doit sonner l'heure de
notre séparation finale. N'en augmentons pas l'amertume par une
inutile entrevue. »
Les termes de cette réponse annonçaient un parti bien pris, une
résolution définitivement arrêtée, et néanmoins, si on avait scruté
dans ce qu'elles avaient de plus intime les pensées d' Austin EUiot,
peut-être eût-on découvert avec quelque surprise qu'il espérait, —
espérer est trop dire sans doute, — qu'il pressentait vaguement une
réponse malgré le soin qu'il avait pris de la rendre sinon impossible,
du moins bien délicate et bien difficile. La réponse n'arriva point,
lord Edward s'étant formellement opposé à ce qu'Eleanor s'abaissât
jusque-là. — Trop de concessions ont déjà été faites à cet impla-
cable orgueil! s'était-il écrié avec une noble colère, et, puisqu' après
avoir si longtemps gardé le silence, quand nos lettres allaient le
chercher au fond de sa prison, il le rompt aujourd'hui par un refus
aussi blessant, laissons-lui le soin, laissons-lui l'honneur de répa-
rer lui-même sa conduite insensée!... — Raisonnement et conclu-
sion plausibles, mais qui reposaient par malheur sur une fausse
donnée. — Jamais Austin n'avait reçu les lettres dont parlait lord
Edward, et il en avait écrit au moins une bien essentielle, bien si-
gnificative, laquelle était restée sans réponse. Aussi prit-il pour une
abdication définitive de son amitié le silence qui de nouveau se fai-
sait autour de lui, et les préparatifs de l'expédition canadienne re-
commencèrent avec plus d'activité que jamais.
Le jour du départ étant déjà fixé, les machines et outils de toute
espèce qu' Austin avait achetés à profusion allaient être envoyés à
bord. Gil Macdonald et Goatley s'employaient sans relâche du matin
au soir à tous les détails que comporte un embarquement de cet
ordre, quand ce dernier demanda tout à coup la permission de dis-
poser d'une demi-journée. Il avait, prétendait-il, à prendre congé
d'un parent. Ce parent, qui lui tombait du ciel tout à fait à l'impro-
viste, semblait, à vrai dire, quelque peu mythologique, et Austin
n'était pas précisément payé pour prendre au pied de la lettre les
assertions de son fantasque néophyte. Il supposa donc que le ren-
dez-vous de Goatley avait pu être convenu avec quelqu'un de ses
anciens compagnons, quelqu'un de ces bohémiens dont le contact
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AUSTIN ELLIOT. 38$
corrupteur l'avait perdu jadis, et il se promit de contrôler, sans en
faire semblant, la mystérieuse entrevue du lendemain.
Le prétendu Goatley quitta vers midi le navire dont les trois pas-
sagers futurs surveillaient l'aménagement, pour se rendre, comme
il l'avait du reste annoncé, dans une public -house de Commer-
cial-Road. Austin, escorté de son fidèle Robin, prit la même direc-
tion une demi-heure plus tard, et, après s'être assuré, en interro-
geant l'hôtesse du Taureau-noir ^ que son jeune protégé se trouvait
en conférence avec une personne qu'il disait être de sa famille, de-
manda un cabinet où il pût attendre, en compagnie d'un pot d'ale
et d'un biscuit, la fin de cet entretien suspect. Gomme il s'engageait
dans les étroits couloirs du premier étage, sur lequel ouvraient les
diverses chambres, Robin, s' arrêtant tout à coup devant l'une des
portes, se prit à gémir, le nez collé contre terre, et à gratter assez
rudement cet huis fragile. Son maître, qui crut deviner le motif de
cette indiscrète manœuvre, le prit par le collier pour l'obliger à
passer outre; mais Robin, décidé à n'en pas démordre, se dégagea
par une secousse énergique, et d'un brusque élan, d'un robuste
coup d'épaule, ouvrit la porte en question. Austin, accouru pour le
reprendre et l'emmener, ne put s'empêcher de jeter un regard cu-
rieux dans le cabinet. C'était une misérable pièce à peine meublée;
mais sur le canapé de crin noir, au-dessous de l'inévitable portrait
de la reine, il aperçut, à côté de Goatley et la main doucement po-
sée sur sa tête, Eleanor Hilton en personne.
Ceci constituait pour lui la révélation la plus complète. Ébloui
par le trait de lumière qui, dissipant si brusquement les ténèbres
du passé, jetait sur l'avenir des clartés encore indécises, il s'élança
tout palpitant aux genoux de sa fiancée. — Pourrez-vous jamais me
pardonner mes soupçons?... Pourrez-vous oublier combien je fus
injuste? s'écriait-il en paroles entrecoupées.
XVII.
Pourquoi insister longuement sur des explications que chacun
devine? Robert Hilton, — on l'a reconnu sous le nom de Goatley,
— cédant aux instances pressantes de sa sœur, raconta lui-même
à Austin (en supprimant, il est vrai, quelques détails), l'histoire de
son prétendu suicide. Serré de près par Hertford, il avait voulu le
dérouter en faisant répandre à Namur le bruit de sa mort, bruit
auquel le capitaine s'était hâté d'ajouter foi, « n'ayant aucun inté-
rêt, disait Robert, à me traîner sur le banc des assises. » Ces der-
nières paroles eussent peut-être demandé un commentaire; mais le
frère d'Eleanor s'expliquait volontiers à la façon des oracles anti-
ques. Nous en sommes donc réduits à conjecturer que le capitaine
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384 REVUE DES DEUX MONDES.
était peut-être complice du faux pratiqué au détriment de lord Mew-
stone, à moins qu'il n'y eût entre lui et Robert Hilton, — connivence
tout aussi coupable, — un contrat d'assurance réciproque contre les
pertes au jeu; mais ceci n'a jamais pu être tiré au clair, par la rai-
son que le jeune libéré, outre la duplicité qui était un des instincts
de sa nature, n'avait déjà plus la pleine possession de ses facultés
intellectuelles. Une affection cérébrale qui l'emporta quelques mois
plus tard exerçait déjà chez lui des ravages funestes.
Le compte rendu d'Eleanor était beaucoup plus satisfaisant. Selon
elle, le capitaine Hertford, à peine rentré en Angleterre, lui avait
apporté la nouvelle du tragique événement dont Namur venait
d'être le théâtre. La tante Maria le présentait d'ailleurs comme un
ami de vieille date. Depuis cette époque (l'été de 1844) jusqu'au
mois d'octobre 1845, elle l'avait reçu fréquemment. Il vint lui dire
alors un beau jour que Robert vivait encore, mais qu'il était dé-
tenu à Millbank pour délit d'escroquerie, ajoutant qu'il avait tout à
craindre de la rancune de lord iMewstone, auquel il fallait, par tous
les moyens possibles, dissimuler l'existence de ce malheureux jeune
homme. Le capitaine, nous l'avons déjà dit, pouvait avoir d'excel-
lentes raisons pour tenir un pareil langage. Quand elle apprit ces ter-
ribles nouvelles, Eleanor résolut de n'épouser Austin que lorsque son
frère, tiré des mains de la justice, aurait pu être mis à l'écart, soit
qu'on l'expédiât en Amérique ou aux Indes, soit qu'on s'arrangeât
pour lui faire, en Angleterre même, une existence ignorée. L'union
du jeune ambitieux avec la sœur d'un condamné pour vol aurait en
effet porté le coup de mort à ses hautes visées, à ses légitimes espé-
rances. Ce fut donc par tendresse et par égards pour lui qu'elle lui
dissimula obstinément ce secret, connu seulement d'elle, de la tante
Maria, du vieux James et du capitaine Hertford. Ce dernier, qui lui
témoignait de temps en temps une véritable compassion, était quel-
quefois invité à l'accompagner lorsque, le quinze de chaque mois
régulièrement, elle allait porter au malheureux condamné le tribut
de ses consolations fraternelles. Ainsi s'expliquait l'inopportune ren-
contre qui, en suscitant chez Austin un terrible élan de jalousie in-
dignée, avait eu de si fatales conséquences.
Quant à la tante Maria, elle était désormais hors d'état de nuire.
La violence de son tempérament, développée par les fâcheuses ha-
bitudes dont nous avons déjà parlé, s'était manifestée dans plu-
sieurs scènes consécutives qu'elle avait faites, soit en public, soit
en particulier, à son ancien confédéré^ dont l'indifférence, le dé-
goût, le découragement, semblaient augmenter tous les jours. Privé
par une mesure légale de son siège au parlement et trouvant chez
Eleanor une résistance passive, mais insurmontable, le capitaine
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AUSTIN ELLIOT. 385
voyait ses affaires en fort mauvais train. Entre lui et la misère,
— la misère absolue, la ruine complète, — il n'y avait plus que
l'épaisseur de quelques cartes biseautées. Un soir, au kursaal
d'Ems, il se trouva placé en face de la tante Maria, qui perdait et
perdait encore, tandis qu'il gagnait et gagnait toujours. Plus d'une
fois il voulut se lever; mais avec un accent à la fois impérieux et
ironique elle le sommait de rester en place. A la fin, complètement
exaspérée par les constantes rigueurs du sort, elle se leva soudain
et l'accabla des plus cruelles injures qu'un homme ait jamais dû
écouter de sang-froid. « Sa commission, il la lui devait, criait-elle;
pendant des années entières, il n'avait vécu que de ses dons; il la
trahissait maintenant, et pour comble d'ingratitude il la rendait
victime de ses tours de passe-passe... » A peine donnons-nous une
faible idée de cette virulente apostrophe qui, accompagnée de gestes
d'énergumène, mit en fuite les joueurs timides. Les autres déclarè-
rent à l'unanimité, fidèles échos du capitaine, que « la vieille An-
glaise était décidément folle, et qu'il fallait l'expulser sans retard, »
ce qui fut fait malgré ses cris et sa résistance.
Le capitaine n'en était pas moins perdu dans l'opinion, et, vu
l'état de son esprit, ce coup de massue devait l'achever. Il rentra
chez lui, écrivit quelques lignes à son ami Jackson, et se coupa la
gorge avec une résolution stoïque, tout à fait digne de l'armée an-
glo-indienne. Eleanor quitta Ems trois jours après, emmenant avec
elle dans une voiture à part la tante Maria, revêtue d'une camisole
de force et gardée à vue par deux paysannes robustes. Le bonheur
voulut qu'une fois revenue en Angleterre on pût la placer à Esher,
dans la villa jadis habitée par M. Hilton, villa transformée récem-
ment en un asile d'aliénés, mais où la malheureuse femme, dupe
de ses illusions et de ses souvenirs, se croyait toujours chez elle.
XVIII.
Je voudrais rencontrer un poète assez hardi pour inscrire en tête
d'une ode quelconque ce vers sublime : La pomme de terre a man-
qué!... Jamais en moins de mots n'auraient été résumées plus de
craintes, d'angoisses et de souffrances. Les Hébrides en général,
— l'île de Ronaldsay en particulier, — subirent deux années de
suite, en 1845 et 1846, les horreurs de cette disette. Je ne veux
pas, après tant d'autres, insister sur de poignans détails; mais Gil
Macdonald, moins discret que moi, n'avait rien omis dans les récits
qu'il faisait à Austin de la profonde misère qui décimait ses com-
patriotes et du terrible hiver qu'ils venaient de passer. L'île ap-
partenait à un brave homme; malheureusement « le Mac-Tavish, »
TOME L. — 1864. 25
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386 REVUE DES DEUX MONDES.
comme on l'appelait, obéré lui-même et sans crédit, demeurait
impuissant à conjurer tant de désastres. Après bien des efforts in-
utiles, il finit par se décourager, et les montagnards de Ronaldsay
apprirent un beau matin qu'ils venaient d'être « vendus » à un
riche Anglais. Je ne sais pourquoi, passant de bouche en bouche^
ce bruit se dénatura peu à peu; mais le fait est que « le riche An-
glais » devint tout d'abord un « boutiquier de la Cité, » puis, se
détériorant toujours, un u marchand de fromage dans PiccadiUy. »
Ces vains propos aboutirent à l'arrivée d'un petit yacht à vapeur,
— qui n'était plus, hélas! notre cher Pélican^ — mais qui n'en
amenait pas moins dans ces eaux connues le fils de l'ancien inspec-
teur des « bas-fonds et sables mouvans. »
Le ministre de la paroisse était accouru au-devant du nouveau
propriétaire. C'est avec une véritable surprise et une joie sincère
qu'il reconnut Austin dans le « marchand de fromage » annoncé.
En lui présentant Eleanor, que Gil Macdonald venait de transporter
sur la grève, et qui frissonnait sous les plis de son manteau gris,
Austin Elliot lui dit simplement : — Voici ma femme, cher monsieur
Monroë; nous venons vivre et mourir parmi vous. -^ Gloire et re-
connaissance au Seigneur! répondit le bon ecclésiastique, dont la
voix tremblait d'émotion, mon pauvre troupeau désormais ne con-
naîtra plus la faimi... Notre père a jeté sur nous un regard de clé-
mence.
C'est presque toujours au moment où nos récits pourraient com-
porter l'enseignement le plus utile que nous sommes condamnés,
par la poétique des temps modernes, à les interrompre brusque-
ment. J'ai pu insister sur les fautes et les souffrances d' Austin El-
liot, je l'ai suivi pas à pas dans le domaine des chimères et de l'er-
reur. Maintenant que, mûri par l'infortune et revenu à des idées
plus saines sur le rôle qu'il avsdt à jouer ici-bas, il accepte hum-
blement, loin de la scène politique, une mission de dévouement et
de charité sociale, le moment est venu de lui dire adieu. Raconter
tout ce qu' Austin fit de bien avec l'aide d'Eleanor, ce serait nous
écarter du cadre de ce récit. Il nous suffira d'indiquer les change-
mens heureux qui transformèrent peu à peu leur domaine insulaire,
— de montrer de loin, tranchant sur l'or des bruyères, le vert éme-
raude des plantations de laryx, — les pentes de la montagne, dis-
putées pied à pied aux ravages des eaux qui les minent, se couvrant
de seigles et de luzernes, — la famine bannie, les soucis rongeurs
éliminés graduellement, — bref l'argent du vieil Hilton (cet argent
acquis par des voies plus ou moins légitimes) devenu , dan» des
mains plus pures, un instrument de progrès, un trésor de bienfai-
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AUSTIN ELLIOT. 387
sauce, et le désert de Ronaldsay s* épanouissant, grâce à lui, comme
la rose sauvage sous les pluies de mai.
Qui a fait tout cela? C'est ce gentleman^ ce cockney de Londres
que les pauvres montagnards voyaient arriver jadis avec tant de
préjugés et d'appréhensions défavorables. C'est îette petite dame,
habituellement vêtue de gris, que nous pourrions vous montrer sur
sa terrasse, les pieds dans la rosée, soignant ses fleurs et donnant la
main à un beau petit garçon de trois ans. — Allons, Charles, allons
au-devant de votre père!... Le voilà qui descend la montagne!...
Et Austin arrive, déjà un peu las, quoique la cloche du déjeuner n'ait
pas encore tinté, le visage couvert de hâle, le front trempé de sueur,
laborieux artisan de toute cette prospérité naissante. On le connaît
à présent, on l'honore et on l'aime, ce prétendu « marchand de fro-
mage. » Et lorsque les barques de pêche rentrent au port, si on ne
voyait pas à l'extrémité du quai sa belle tête brune, soucieuse et
souriante à la fois, il manquerait quelque chose à la joie du retour.
€eci ne vaut-il pas la poignée de main d'un ministre, les compli-
mens d'un adversaire politique, les cheers approbatifs d'une frac-
tion de la chambre des communes, toujours tempérées par les mur-
mures du parti contraire?...
Revenant, il y a une dizaine d'années, d'un tour aux Hébrides,
un de nos amis se rappelait avoir rencontré à Ronaldsay, sur un
des contre-forts du Ben-More, un groupe assez pittoresque. — C'é-
tait, nous disait-il, une espace de géant, un montagnard au kilt
bariolé, face carrée et pensive, qui se reposait appuyé contre un
rocher; à côté de lui, recevant en plein, et sans sourciller, sur ses
yeux grand ouverts les rayons du soleil levant, un gentleman éga-
lement de haute taille, mais parfaitement aveugle, mis d'ailleurs
avec une suprême distinction. A leurs pieds, assis parmi les bruyères
dans cette pose de lion que Dante prête à l'un de ses damnés, un
chien superbe, quoique déjà vieux, qui, lui aussi, regardait du côté
de l'orient. Moins discret, ajoutait-il, je leur aurais demandé de
rester ainsi pour les dessiner tout à mon aise. — Si vous aviez obéi
à cette inspiration, lui répondis- je, il me semble que j'aurais pu
me charger de mettre une légende à votre tableau... Et je ne sup-
pose pas mes lecteurs plus embarrassés que moi. Ils auraient in-
failliblement reconnu Gil Macdonald, lord Edward Barty et le fidèle
Robin.
E.-D. FORGUES.
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LES
INDUSTRIES CHIMIQUES
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE
LE GAZ D^ECLAIRAGE.
HISTOIRE ET PROGIlfcS DE LA FABRICATION. — DEVELOPPEMENT INDUSTRIEL
ET CONDITIONS éCONOllIQDES.
Péclet, Traité de VÊclaxrage; — Samuel Clegg's, Practical and mechanical Treatise on the
manufaetttre of Gas; — Trébuchet, Recherches tw ^Éclairage de Paris; — R, D'Hurecourt,
Éclairage au Gaz, etc., 1897-1863.
Il est peu de grandes cités autour desquelles ne s'élèvent aujour-
d'hui de vastes ateliers consacrés spécialement à la fabrication du
gaz d'éclairage. Nul n'a pu contempler avec indifférence ces usines
où s'accomplit, avec tant d'ordre et de régularité, toute une série
d'opérations délicates au moyen d'appareils aussi variés qu'ingé-
nieux. Et pourtant sait-on bien quels humbles et difficiles débuts
ont précédé l'essor d'une industrie aujourd'hui si active et si puis-
sante? Née de nos jours et presque condamnée en naissant, la fa-
brication du gaz d'éclairage occupe en 1864 le sixième rang, et
vient immédiatement après nos plus productives industries : V ex-
ploitation de la houille j la métallurgie du fer^ la construction des
machines^ la filature et le tissage, les sucreries indigènes et colo-
niales. Et ce n'est point seulement en France que cette fabrication
a pris un développement si considérable; c'est, à peu d'exceptions
près, dans tous les pays de l'Europe, où elle a transformé de la fa-
çon la plus heureuse l'aspect nocturne des villes et merveilleuse-
ment accru les conditions de bon ordre et de sécurité. Une telle in-
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LE GAZ d'Éclairage. 389
dustrie, d'origine française, mérite assurément qu'on s'occupe à la
fois de ses progrès et des applications si diversement intéressantes
dont elle est devenue en quelques années le point de départ.
I.
Tant qu'ils ne sont pas entièrement décomposés et réduits aux
seuls élémens minéraux, tous les corps organisés d'origine végétale
ou animale, les débris même de ces corps, donnent lieu par la calcina-
tion au dégagement de gaz et de vapeurs complexes. Les principes
constitutifs, — carbone, hydrogène, oxygène et azote, — en for-
mant alors des combinaisons nouvelles, — acides, alcalines ou neu-
tres, — produisent toujours certains composés gazéiformes de car-
bone et d'hydrogène, certains gaz carbures qu'on peut regarder
comme des sources de lumière aHificielle. On les obtient en chauf-
fant jusqu'au rouge, en vases clos, non-seulement les corps orga-
nisés, végétaux ou animaux, mais encore les anciens débris de ces
corps enfouis au sein de la terre, les tourbes, les lignites, les schistes
bitumineux , les différentes houilles dites grasses ^ flambantes et ^^-
ches. 11 faut néanmoins faire une exception pour Tanthracite, la
plus ancienne des houilles, qui, presque uniquement composé de
carbone, ne peut par la calcination dégager en quantité sensible ces
gaz carbures (1).
C'est en concentrant sa pensée sur l'observation de ces faits déjà
introduits dans le domaine de la science qu'un ingénieur des ponts
et chaussées, Philippe Lebon, créa vers la fin du dernier siècle la
fabrication économique du gaz d'éclairage, obtenu par la décom-
position des bois et des houilles. Cette belle invention produisit
une vive impression sur le public, lorsque de 1785 à 1800 on la vit
réalisée par l'apparition du thermolampe. Cet appareil d'une assez
grande simplicité de construction, sorte de poêle muni de quelques
accessoires,, développait en effet à la fois, comme l'indique le nom
même, la chaleur et la lumière. Un troisième résultat que ne révé-
lait point la dénomination de tkermolampe, c'était de produire en
même temps soit du charbon de bois, soit de la houille épurée,
fournissant un chauffage sans fumée à l'économie domestique. Com-
plète en principe, l'invention fut pratiquée dans des expériences
(1) Tous ces combustibles doivent être considérés comme les débris plus ou moin»
complètement désorganisés des végétaux et des animaux des anciens âges, depuis les
tourbes, qui se forment encore sous nos yeux, Jusqu'aux lignites et aux bouilles propre-
ment dites. On sait qu'en étudiant les empreintes, parfois très nettes, des plantes inter-
calées dans les schistes limitant les couches de houille et dans les filets schisteux in-
terposés, les botanistes ont pu reconnaître les familles végétales auxquelles ces plantes
appartiennent et reconstituer ainsi une partie de la flore des époques antédiluviennes.
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390 REVUE DES DEUX MONDES.
publiques sur plusieurs points de Paris. Lebon avait entrevu tout
l'avenir de cette nouvelle industrie et se préparait à l'exploiter en
grand. Il avait indiqué la production de l'acide pyroligneux par la
distillation du bois, les moyens de purifier le gaz du bois et de la
houille, et annoncé la possibilité de le transmettre dans des tubes
souterrains jusqu'à de grandes distances, afin d'en disposer pour
le chauffage ou pour l'éclairage public et privé. Si l'inventeur a
échoué, c'est surtout parce qu'il s'est trop attaché à présenter son
appareil comme applicable à la production, dans chaque maison, du
gaz éclairant, de la chaleur et du charbon épuré. On a vu depuis
lors la même idée fausse se reproduire fréquemment sans plus de
succès (1).
Sauf quelques essais de peu d'importance, les choses en étaient
restées là, et Ton eût pu croire la question abandonnée, lorsqu'on
1792 une première tentative heureuse fut faite à Londres par Mur-
doch. Ce ne fut néanmoins que dix ans plus tard, c'est-à-dire vingt-
six ans après l'invention primitive, que Murdoch fonda une grande
usine pour l'éclah-age au gaz des vastes ateliers de construction des
machines à vapeur de Watt et Bolton , à Soho, non loin de Birmin-
gham. Les succès, jusque-là contestés, de l'éclairage au gaz en An-
gleterre fixèrent dès lors l'attention du public français, et le préfet
de la Seine s'en occupa un des premiers. Ancien élève de l'École
polytechnique, le comte Chabrol de Volvic aimait à s'entourer de
savans : Fourier, Pôinsot, Cagniard de Latour, Darcet, étaient ses
amis. Cette question de l'éclairage au gaz lui semblait avec raison
d'une importance majeure pour les intérêts de la ville de Paris; il
la fit donc étudier à fond. Un appareil destiné à l'éclairage de l'hô-
pital Saint-Louis fut construit par ses ordres en 1812, et il servit
aux nombreuses expériences qui , sous la direction d'une commis-
sion ^éciale, devaient résoudre les principaux problèmes relatifs à
la production, à l'épuration, à la distribution du gaz dans Paris, et
surtout à l'économie du nouveau système comparativement à l'an-
cien mode d'éclairage par les lampes à huile (2).
(1) Par la difficulté & peu près insurmontable de surveiller convenablement, à peu de
frais, une opération aussi délicate, on serait sans cesse exposé à des explosions ou à des
incendies. Il a fallu cependant que, sur Tavis des conseils d^hygiène, Tautorité inter-
vint plus d*une fois dans Tintérét de la sécurité générale pour empocher rinstallation
de ces petits appareils dans Tintérieur des habitations, partout en un mot où le four-
neau, les appareils épurateurs et le gazomètre, ne pouvant être suffisamment isolés, de-
viendraient un danger.
(2) Ce fut à cette occasion que Cagniard de Latour, depuis membre de Tlnstitut,
inventa Tingénieuse machine à laquelle son nom a été donné. La cagniardelle est une
transformation de la vis d*Archimède. Le mouvement de rotation s*accomp1issant en
sens inverse, elle refoule les gaz, au lieu d*élever Teau. Elle peut servir encore à me-
surer le gaz écoulé, lorsque, recevant du gaz lui-même le mouvement de rotation, elle
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LE GAZ d'Éclairage. 391
Cependant vers 1813 Windsor forma une grande compagnie pour
l'éclairage parle gaz de la ville de Londres, et bientôt la fabrica-
tion prit en Angleterre, si Ton peut s'exprimer ainsi, son aplomb
manufacturier. Les choses avaient marché moins vite chez nous, et
cette industrie n'offrait que des avantages douteux, lorsqu'en 1820
le gouvernement fit établir, sous la direction de Pauwels, une usine
destinée à l'éclairage du palais du Luxembourg, dans une ancienne
église dépendante autrefois du séminaire Saint-Louis et située près
de la rue d'Enfer, derrière la fontaine de Médicis. Cette usine intro-
duisit l'emploi du gaz dans le théâtre de J'Odéon. Ce fut le premier
exemple de ce mode d'éclairage dans un théâtre. L'usine dite du
Luxembourg, après avob: fonctionné régulièrement pendant douze
ans, fut supprimée en 1833. Peu de temps après, le même ingé-
nieur manufacturier Pauwels, gérant de la Compagnie française,
fondait deux grandes usines, l'une à Yaugirard, l'autre faubourg
Poissonnière, à Paris; MM. Manby et Wilson, directeurs de la Com-
pagnie anglaise, en élevaient une à la barrière de Courcelles. Cinq
autres établissemens importans furent ensuite formés par autant
d'associations sous les noms suivans : Compagnie parisienne. Com-
pagnie royale, Compagnie Lacarrière, Compagnie de l'Ouest, Com-
pagnie Payn. Depuis 1850, toutes ces vastes usines ont été réunies
en une seule et puissante administration générale, la Compagnie pa-
risienne. Disposant d'immenses moyens d'action, affranchie d'ail-
leurs des entraves que rencontraient les établissemens rivaux dans
la distribution du gaz sur des périmètres distincts, la Compagnie
parisienne a donné à la production un développement rapide en
harmonie avec les remarquables progrès du nouveau système d'é-
clairage dans les divers pays de l'Europe. Bien peu d'industries ont
déterminé un pareil mouvement d'inventions (1), et, si l'on passe
de l'histoire de nos usines aux travaux qui s'y accomplissent cha-
que jour, on verra que bien peu d'industries aussi appelaient sous
des formes plus diverses et plus délicates le concours de la science.
Un court exposé des lois théoriques qui président aux conditions
du développement économique de la lumière artificielle^ est un pré-
ambule indispensable à une étude sur la fabrication du gaz. On doit
remarquer tout d'abord qu'au point de vue théorique de la produc-
tion de la lumière, il n'y a qu'une différence bien légère entre les
transmet par des roues d*engrenage Tindication précise du volume qui la traverse à des
aiguilles tournant sur des cadrans gradués : la cagniardelle devient alors un compteur
de gai,
(1) Depuis 1820, plus de huit cents brevets ont introduit autant de modifications, les
lines importantes, les autres éphémères, se succédant à de courts intervalles, dans la
construction des fours et des cylindres distillatoires, dans la disposition des appareils
et des machines à extraire, conduire, épurer, compter et distribuer le gaz, et dans les
moyens d*en accroître la puissance lumineuse.
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à02 REVUE DES DEUX MONDES.
substances solides (cire, suif, spermacéti, paraffine) et les huiles.
En effet, si ces dernières substances sont toujours à l'état fluide
dans les lampes, les premières, avant la combustion, se liquéfient
à la partie supérieure des bougies ou chandelles allumées. Dans les
deux cas, la substance arrive liquide au contact de la mèche. Or, à
cet instant, la matière liquéfiée s'infiltre par capillarité entre les
fibres textiles, absolument comme la matière oléiforme; elle s'ap-
proche également de la flamme, et dès lors, sous l'influence de la
forte chaleur qu'elle éprouve, se transforme en gaz et vapeurs qui,
en brûlant, développent la flamme lumineuse.
La démonstration expérimentale de ces phénomènes est à la por-
tée de chacun. En effet, si l'on approche une allumette enflammée
de la traînée blanchâtre de vapeur globulaire exhalée d'une bougie
qu'on vient d'éteindre à l'instant, cette traînée entre aussitôt en
combustion à une distance assez grande de la mèche, et rallume la
bougie. On voit donc que, dans tous les modes usuels d'éclairage,
la flamme est engendrée soit par les gaz et vapeurs formés dans les
appareils des usines, soit par de semblables produits gazéiformes
que dégage la haute température aux approches des parties de la
mèche où s'opère la combustion. En dernière analyse, ces flammes
sont toujours le résultat de la combustion des produits gazéiformes;
mais comment la flamme devient-elle plus ou moins éclairante dans
l'acte de la combustion? A cette question, la réponse est facile, si
Ton prend pour base la théorie émise par Humphry Davy, en y
ajoutant quelques données plus récemment acquises à la science.
Ainsi complétée, cette théorie rend même compte des variations con-
sidérables observées entre les quantités de lumière obtenue de la
même substance, suivant les circonstances où la combustion a lieu.
Lorsque par exemple ces gaz et vapeurs sont allumés au sortir
d'un bec, les parties extérieures de la flamme qu'ils produisent,
brûlant au contact de l'air, forment avec l'oxygène atmosphérique
des composés gazeux, — la vapeur d'eau et le gaz acide carbonique,
— tous deux invisibles, par conséquent dépourvus de pouvoir éclai-
rant; mais dans l'intérieur de la flamme, où l'air n'a pas accès, les
choses se passent tout autrement. L'effet seul de la chaleur suffit
pour séparer de l'hydrogène, resté à l'état gazéiforme, le carbone ou
charbon à l'état solide, en très fines particules, comme une sorte de
poussière. Chacune de ces particules solides, immédiatement portée
à une haute température, émet des rayons lumineux à la manière de
tous les corps solides fortement chauffés. Il en est ainsi des divers
objets en poterie ou porcelaine dure dans les fours au moment de la
cuisson au grand feUy et dont les yeux ne sauraient supporter l'é-
clatante lumière, si l'on n'en affaiblissait l'intensité par l'interposi-
tion d'une lame de verre teinte en bleu. Telle se montre encore une
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LE GAZ D*£CLAIRAGE. 393
barre de fer chauffée au blanc soudant^ et dont la très vive lumière
blesse les regards au moment où on la retire du feu de la forge;
telles sont enfin les parcelles enflammées étincelantes qui s'échap-
pent de l'acier en combustion dans le gaz oxygène.
Quelle que soit donc la substance, solide, liquide ou gazeuse,
communément employée pour l'éclairage, la cause de la lumière
ainsi produite est la même, et chacune de ces substances se trouve
toujours aussi à l'état de gaz au moment où, par la combustion, elle
engendre une flamme. Enfin la lumière artificielle est toujours due
à la présence des particules charbonneuses précipitées dans l'inté-
rieur de la flamme. La quantité de lumière émise est donc propor-
tionnée à la quantité de ces particules de charbon qui rayonnent si-
multanément comme autant d'astéroïdes microscopiques suspendus
dans le courant ascensionnel de la flamme éclairante.
Des expériences curieuses, faciles à répéter, offrent une élégante
démonstration de cette théorie fondamentale. Que l'on insuflle par
exemple dans la flamme d'une bougie un mince courant d'air avec le
bec du chalumeau en usage dans les laboratoires, au moment même
la flamme perd tout son éclat, parce que le carbone, brûlé simulta-
nément avec l'hydrogène, disparaît sans laisser en suspension ses
particules solides éclairantes. Cependant alors la température s'est
élevée davantage, car si l'on présente au dard horizontal de la
flamme, devenue pâle et bleuâtre, un corps solide réfractaire, il
s'échauffera promptement au rouge vif, et deviendra lumineux à
son tour. C'est ainsi que l'on a pu produire une éclatante lumière à
l'aide d'un courant de gaz oxy-hydrogène enflammé projeté sur un
globule de chaux. On a même fondé sur cette méthode un éclairage
spécial, sans autre matière combustible que le gaz hydrogène ob-
tenu de la décomposition de l'eau par le fer ou le charbon chauffé
au rouge. Au-dessus d'un bec alimenté par ce gaz, et dans la
flamme isolément dépourvue de pouvoir éclairant, on fixait par un
support un léger réseau cylindrique en fil de platine; presque aus-
sitôt ce petit manchon métallique, s' échauffant au rouge clair, dé-
veloppait une lumière brillante, douce et tranquille, mais moins
économique en somme que celle du gaz de la houille (1).
Si l'on élevait au-delà des limites ordinaires la température, en
activant la combustion par le tirage que peut produire une haute
cheminée en verre posée sur un bec de gaz, la flamme aussitôt de-
(1) Rien en définitive n*est plus facile que de constater la présence des particules
charbonneuses dans une flamme éclairante ordinaire, celle du gaz ou d'une bougie : il
suffit de placer un instant au milieu de cette flamme un corps froid, tel par exemple
qu'une soucoupe de porcelaine blanche, pour produire aussitôt une large tache noire
due au carbone déposé, et dont le corps froid a fait cesser l'incandesceucc en arrêtant
la combustion aux points de contact.
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39i REVUE DES DEUX MONDES.
viendrait plus blanche et jetterait un plus vif éclat. La lumière de
la flamme peut ainsi être doublée à volume égal ; mais comme le
volume réel de cette flamme, par la combustion rapide, se trouve
amoindri des quatre cinquièmes, il en résulte une perte nette dee
deux cinquièmes enviit)n de l'intensité lumineuse totale ou de la
quantité primitive de lumière. Par une série d'expériences dont les
détails ne sauraient trouver place ici, je suis arrivé à cette conclu-
sion, que le maximum de lumière économiquement réalisable cor-
respond à une combustion tellement bien ménagée à l'aide d'un ac-
cès d'air convenable et d'une vitesse modérée, qu'une quantité
déterminée de gaz donne Iç plus grand volume possible de flamme,
sans toutefois laisser échapper ni gaz, ni carbone non brûlé. Péclet,
le savant et regrettable professeur de physique industrielle â l'École
centrale des arts et manufactures, ayant constaté des faits sembla-
bles pour l'éclairage avec l'huile brûlée dans des lampes, on a dû
considérer comme très générale cette théorie qui peut être encore
formulée en ces termes : la quantité de lumière produite par une
flammée est proportionnée à la quantité et à la température des par-
ticules charbonneuses en suspension dans cette flamme.
Tels sont, pour la production des gaz d'éclairage, les prin-
cipes indiqués par la science : il faut rechercher encore si, en
se conformant à ces principes, on arrive à une production écono-
mique. Dans l'état actuel de l'industrie, le moins dispendieux de
tous les moyens connus de fabriquer la lumière, c'est en général la
distillation de la houille , car on obtient ainsi , outre le gaz, plu-
sieurs produits accessoires longtemps négligés ou au-dessus des
besoins de la consommation, mais qui tous aujourd'hui ont un em-
ploi utile, grâce à d'ingénieuses innovations. Il est toutefois dçs pays
où la houille est loin de présenter les mêmes avantages, les contrées
par exemple de l'Allemagne et de la Russie où, dans l'état actuel
des moyens de transport, les bois résineux fournissent à plus bas
prix le charbon, le gaz et le goudron. Il en serait de même sans
doute de la Peusylvanie et du Canada, où les sources abondantes
d'huile de petroleutn (1) oflrent une matière éclairante d'un usage
très é<ionomique, soit employée directement dans des lampes spé-
ciales, soit transformée en gaz.
Les espèces de houille propres au développement des gaz éclai-
rans sont assez variées. Dans les usines, on accorde la préférence,
comme présentant le plus d'avantages, aux houilles grasses à longue
flamme^ par exemple à celles qui sont connues sous les noms de
houilles de Mons et de Gommentry et au cannel-coal du Lancas-
(i) L*exploitation des huiles minérales provenant des sources de Pensylvanie s'est
considérablement développée depuis qu*il en a été question ici même. Elle représent*
actuellement un commerce annuel d*environ 2 milliards de kilogrammes.
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LE GAZ d'Éclairage. 395
hire. Quant aux houUles grasses dites maréchales^ plus fusibles, qui
s'agglomèrent dans la combustion et forment voûte sous le vent du
soufflet, elles sont surtout employées par les forgerons. On en trouve
le type en France à Rive-de-Gier et en Angleterre à Newcastle.
Il ne reste plus aujourd'hui le moindre doute sur les conditions à
remplir pour extraire des houilles et du cannel-coal le plus grand
volume d'un gaz doué du plus fort pouvoir lumineux, ou, en d'ai^tres
termes, d'obtenir d'une quantité donnée de houille le maximum de
lumière. Il faudrait que dans le vase distillatoire (cornue cylin-
drique en fonte moulée ou construite en terre à creuset) toutes les
parties de la masse de houille fussent simultanément chauffées au
rouge cerise clair, correspondant à la température de 1,000 degrés.
A cette température, la décomposition, qui s'opère en vase clos,
produit le plus grand volume de gaz riches en hydrogène bicarboné
et en carbures très volatils; mais en chauffant, — comme on Ta fait
jusqu'à ces derniers temps, — les cornues à ce degré, convenable
pour les parties de la houille qui touchent les parois du vase distilla-
toire, on laissait les portions plus centrales, graduellement atteintes
par la chaleur, trop longtemps soumises auiç températures infé-
rieures qui font passer à la distillation beaucoup plus de vapeurs
huileuses et goudronneuses que de gaz riche en carbone. D'un autre
côté, on avait à craindre, si l'on portait plus haut la température, de
décomposer les vapeurs et gaz éclairans en les forçant ainsi à dépo-
ser leur carbone dans la cornue : on savait effectivement par expé-
rience que lorsque le gaz ordinaire d'éclairage passe lentement dans
un tube assez long, chauffé au rouge vif, la plus grande partie du
carbone, véritable source de la lumière, se dépose sur les parois de
ce tube, et il n'arrive à l'autre extrémité que de l'hydrogène privé
de carbone, dépourvu par conséquent de pouvoir lumineux. Toute-
fois, mettant à profit la propriété bien reconnue qu'offrent les cor-
nues en argile, généralement en usage aujourd'hui, de résister mieux
à la chaleur que les cylindres en fonte, exclusivement employés na-
guère, on a essayé dernièrement d'opérer à une température plus
élevée (1,200° environ). La distillation dès lors est devenue plus ra-
pide, et cette rapidité même s'est trouvée suffisante pour éviter un
trop long contact avec les parois rougies, en conservant ainsi au
gaz presque tout son carbone et son pouvoir éclairant. D'ailleurs
une brusque distillation régularise la température , grâce aux^cou-
rans gazéiformes qui traversent la masse demi -fondue; elle pro-
duit, en somme, un gaz de meilleure qualité et présente en outre
cet avantage, que, la durée totale de chaque opération se trouvant
amoindrie, on peut pratiquer une ou deux opérations de plus en
vingt -quatre heures dans toutes les cornues de chaque fourneau.
A ce moment même de la fabrication, plusieurs problèmes inté^
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396 REVUE DES DEUX MONDES.
ressans restent encore à résoudre. On est, il est vrai, parvenu à
rendre l'extraction du coke incandescent, résidu de chaque opéra-
tion, plus prompte et moins pénible en le faisant tomber directe-
ment, au sortir des cornues, dans un sous-sol largement ventilé,
où Ton achève de l'éteindre par aspersion au moyen d'un tube
flexible terminé par une pomme d'arrosoir. C'est là une améliora-
tion heureuse dans l'intérêt de la santé des ouvriers (1); mais il y
a encore des inconvéniens à faire disparaître. Après le décharge-
ment des cornues, la haute température qu'elles ont acquise, et qui
est utile tout à la fois au succès de l'opération suivante et à l'in-
cinération de la couche interne de charbon, très adhérente aux pa-
rois, n'en a pas moins de sérieux inconvéniens lorsqu'il faut pro-
céder à un nouveau chargement. En effet, la longueur des grandes
cornues à section elliptique dépasse à mètres, et chacune d'elles
doit recevoir à la fois par les deux extrémités une charge de
200 kilogrammes de houille. Or, malgré la force et l'adresse des
ouvriers, il s'écoule quelques minutes avant que le chargement soit
complet et que les obturateurs en tôle fermant les deux ouvertures
aient pu être solidement fixés. Pendant cette difficile manœuvre,
la décomposition de la houille commence, et il se dégage en pure
perte un volume considérable de vapeurs fuligineuses et insalubres.
En outre la surabondance du dégagement gazeux, continuant après
la fermeture des cornues, entraîne beaucoup de goudron et de
poussières charbonneuses. Ainsi se produisent dans les premiers
tubes de dégagement des obstructions qui déterminent des fuites
par tous les joints. On entrevoit bien les moyens d'améliorer cet
état de choses, mais il reste à faire sur ce point de sérieuses et im-
portantes études.
Les doubles cornues dont nous venons de décrire le service sont
établies au nombre de sept sous une des voûtes de chaque four :
chauffées par un seul foyer, elles produisent en quatre heures envi-
ron 350 mètres cubes de gaz, ce qui correspond à une production
moyenne de 2,100 mètres cubes en 24 heures. Chaque massif de
maçonnerie, renfermant 10 fours semblables, peut donc produire
(1) n y a quelques années encore, j'ai pu voir à Vusine rayale de la rue Rochechouart
les ouvriers des fours, après avoir été exposés à la chaleur rayonnante intense du coke
incandescent qu'ils retiraient des cornues, courir, aussitôt leur rude tâche accomplie,
encc^ demi-nus et tout ruisselans de sueur, se courber au-dessus de baquets disposés
à cet effet, où un de leurs camarades versait immédiatement sur leur dos un seau d*eau
froide. Chose remarquable, la réaction produite par Textrème chaleur qu'ils venaient
d'endurer était telle que l'abondante et froide aspersion ne produisait pas en eux un
abaissement de température nuisible à leur santé. Toutefois ce n'est jamais sans quel-
que danger que l'homme se trouve journellement soumis à de pareilles épreuves, et il
est fort heureux que cette manœuvre si pénible soit amenée aijourd'hui à des condi-
tions bien plus supportables.
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LE GAZ d'Éclairage. 397
journellement 21,000 mètres cubes de gaz, alimentant (pour une
consommation journalière de 625 litres par bec durant 5 heures)
33,600 becs, donnant chacun une quantité de lumière égale à celle
d'une lampe carcel qui brûlerait 42 grammes d'huile par heure ou
210 grammes en 5 heures (1).
Un remarquable perfectionnement appliqué, il y a un an à peme,
avec succès semble devoir se généraliser et procurer à la Compagnie
parisienne une économie d*un tiers du combustible* Le point de dé-
part de cette heureuse innovation est une pensée émise à peu près
simultanément par Ebelmen, enlevé récemment à la science, et par
M. Laurens, ingénieur de l'École centrale. M. Siemens a su depuis
réaliser cette pensée à l'aide de dispositions spéciales pour le chauf-
fage des fours de verrerie et des usines à gaz : on fait brûler la
houille ou le coke avec une quantité d'oxygène inférieure de moitié
à celle qu'exigerait la combustion complète. On engage ainsi le
charbon dans une combinaison gazeuse, oxyde de carbone^ combus-
tible elle-même, et donnant à volonté par un nouvel accès d'air at-
mosphérique une flamme bleue capable de transmettre quatre fois
autant de chaleur que la première quantité produite par la formation
de l'oxyde de carbone (2). Cette flamme volumineuse, dirigée sous
chacune des voûtes, supprime le foyer, qu'on remplace par une
huitième cornue ; elle donne un chauflage régulier en enveloppant
les huit vases distillatoires. Dès lors les ateliers ne sont plus embar-
rassés par les amas de combustible ni par le service des foyers an-
ciens, car la production du gaz oxyde de carbone destiné au chauf-
fage a lieu dans des foui-s spéciaux que l'on établit à une distance
variable à volonté de l'atelier de distillation. Cette méthode nouvelle
permet le fadle emploi des houilles ou cokes de qualité inférieure
contenant de fortes proportions de matières terreuses. La disposi-
tion des appareils, qu'il nous reste à décrire, n'est d'ailleurs pas
changée; les perfectionnemens nouveaux sont indépendans de ce
mode particulier de chauflage économique.
Comme autrefois, à chaque extrémité des cornues, un tuyau de
fonte vertical, ascendant, puis recourbé en siphon, conduit le gaz
vers un barillet commun. C'est un gros tube horizontal, en tôle ou
en fonte, d'environ 1 mètre de diamètre, d'abord à moitié rempli
d'eau, qui, bientôt évaporée, se trouve remplacée par le goudron le
moins volatil, entraîné par le courant gazeux et condensé au pas-
(1) Ainsi doDc quatre massifs de ces fours fournissent une quantité de gaz qui ali-
mente 131,000 becs; ceuï-ci, dans le cours d'une année, c'est-à-dire pour une moyenne
de 5 heures pendant 365 jours, consomment 30,060,000 mètres cubes de gaz.
(2) Telle est aussi la cause de la production des flammes légères, bleuâtres, que cha-
cun a pu remarquer au-dessus du coke incandescent amoncelé sur les grilles des foyers
d'appartement.
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398 REVUE DES DEUX MONDES.
sage. La plus importante fonction du barillet, outre le premier re-
froidissement du gaz, consiste à prévenir, par la couche liquide qu'il
force le gaz à traverser, toute communication des cornues entre elles,
et à isoler ainsi les fuites de gaz et les explosions partielles que la
fracture accidentelle d'une cornue pourrait occasionner. Sortant du
barillet, le gaz, très chaud encore et impur, est dirigé vers des ap-
pareils réfrigérans et épurateurs. €e sont d'abord des séries de tubes
dressés à l'air libre et refroidis à volonté par un courant d'eau, entre
lesquels on distribue le gaz, animé d'une vitesse de 2 à 3 mètres
par seconde, qu'une pompe aspirante lui imprime (1). Dans cette
première circulation, le gaz rencontre une surface refroidissante
égale à 10 mètres carrés pour 1,000 mètres cubes. La même pompe
refoule successivement le gaz dans de vastes colonnes creuses,
hautes de 12 à 15 mètres, remplies de coke en fragmens peu volu-
mineux, où le gaz, par l'effet du refroidissement et des lavages,
laisse déposer la plus grande partie du goudron et des sels ammo-
niacaux (2). Après cette première épuration toute physique, le gaz
contient encore des composés ammoniacaux, des hydrocarbures
très volatils, du' gaz oxyde de carbone et de l'hydrogène sulfuré
(acide sulfhydrique, formé de soufre et d'hydrogène et répandant
une odeur infecte). 11 est alors dirigé par la pression acquise dans
deux séries de larges caisses en tôle, munies de trois étages de fil-
tres chargés d'une couche épaisse d^ sesquioxyde de fer hydraté,
au travers desquels il passe successivement.
Durant cette filtration multiple, le gaz sulfhydrique est décom-
posé : le soufre se dépose à mesure que l'hydrogène s'unit avec une
partie de l'oxygène du peroxyde métallique, laissant engagés dans
lesr interstices, outre le soufre éliminé et l'eau pro(ïbite, inodores
tous les deux, des essences sulfurées à odeur nauséabonde, enfin
quelques composés qui se prêtent à diverses applications. Le gaz,
après cette épuration et à la sortie de la deuxième série des filtres
à l'oxyde de fer (3), se trouve débarrassé du principal composé in-
fect. On s'en assure en dirigeant pendant quelques minutes un mince
filet de ce gaz sur un papier blanc imprégné d'acétate de plomb. Si
le gaz est suffisamment pur, le papier reste blanc; lorsque au con-
traire l'épuration est imparfaite, le papier devient brun, car le soufre
(1) Cette aspiration est tellement bien réglée à Taide d'un régulateur, que les cornues
ne supportent aucune pression sensible à Tintérieur, et Ton évite ainsi les fuites par
les Joints entre les vases disUllatoires et les premiers réfrigérans.
(2) On a depuis peu de temps substitué dans plusieurs usines aux colonnes pleines
de coke des colonnes semblables vides munies à Tintérieur de lames de tôle ou ch%can$s
entre lesquelles le gaz circule en montant, tandis que Peau versée en arrosage facilite
le dépôt des vapeurs globulaires.
(3) 4 mètres carrés de ces surfaces filtrantes sont nécessaires pour épurer au passage
IJOOO mètres cubes du gaz de la houille.
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LE GAZ D*£CLÀIRAGE. 399
de l'hydrogène sulfuré, s' unissant au plomb de l'acétate, forme un
sulfure de plomb noir, opaque (1). Dans ce cas, on doit diriger le
gaz vers un dernier filtre épurateur contenant de l'oxyde neuf ou
revivifié. Après toutes ces épurations, le gaz, retenant encore des
hydrocarbures à odeujr forte, est envoyé aux gazomètres, qui conti-
nuellement l'emmagasinent pour le répartir jour et nuit dans lesf
tubes de distribution et les becs des ateliers, laboratoires, théâtres,
voies publiques et habitations où il sert soit au chauffage soit à l'é-
clairage. Avant d'indiquer divers perfectionnemens dans la construc-
tion des gazomètres, des appareils régulateurs, des compteurs de
gaz et des becs usuels, il est une particularité de l'épuration éco-
nomique du gaz sur laquelle on nous permettra d'entrer dans quel-
ques détails, car elle a un haut intérêt pour les populations ag-
glomérées dans le voisinage des usines. Avec le développement qu'a
pris la production du gaz, il y a là une question de salubrité publi-
que d'une véritable gravité.
On vient de voir comment le gaz s'épure en traversant le per-
oxyde de fer hydraté, mais on comprend sans peine que celui-ci
perd graduellement sa propriété désinfectante à mesure qu'il cède
de l'oxygène et se réduit à l'état de protoxyde de fer, composé inerte
à l'égard de l'hydrogène sulfuré. On parvient dans les usines à lui
rendre sensiblement son énergie première en l'exposant pendant
quelques heures à l'air atmosphérique, sur les dalles d'un vaste
hangar, en couches peu épaisses et dont on renouvelle de temps à
autre les surfaces. Dans ces conditions, l'oxygène de l'air, assez
promptement absorbé, transforme le protoxyde de fer humide en
peroxyde hydraté, prêt à servir de nouveau à l'épuration du gaz.
Cette sorte de revivification naturelle est évidemment fort avanta-
geuse pour l'industrie du gaz, mais elle a de graves inconvéniens
pour le voisinage : cette matière poreuse, au moment où elle est
extraite des caisses d'épuration, se trouve sursaturée d'hydrogène
sulfuré et surtout d'huiles empyreumatiques très volatiles, à odeur
forte très désagréable; les courans d'air utiles à la revivification ou
pour mieux dire à la réoxydation, emportant la plus grande partie
de ces produits infects, volatils ou gazeux, répandent aux alentours,
dans la direction des vents, une odeur nauséabonde qui s'ajoute aux
émanations des vapeurs pyrogénées sortant des cornues à chaque
enfournement successif.
Ces inconvéniens, dès longtemps signalés à la sollicitude de l'au-
torité administrative,. ont fait décider en 1855 la translation hors de
(1) Tel est aussi TefTet qui se produit lorsque des fuites de gaz mal épuré brunissent
dans les appartemens les peintures à la céruse (carbonate de plomb) ou donnent à Tar-
genterie une teinte irisée, brune ou noirâtre, en formant alors un sulfure d^argent, noir
comme le sulfure de plomb.
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iOO REVUE DES DEUX MONDES.
Paris des quatre usines à gaz existant alors dans son enceinte; mais
à peine étaient-elles reconstruites sur une plus vaste échelle, dans
les conditions qui leur étaient assignées, qu'une autre mesure,
ajournée jusqu'alors, a reculé les limites de la capitale jusqu'aux
fortifications. Dès lors quatre des six usines à gaz, renfermées dans
Tenceinte ainsi agrandie de la ville, ont vu surgir autour d'elles
une foule de constructions, dont le nombre augmentera nécessaire-
ment de jour en jour avec le développement de la population. D'un
autre côté, cette situation s'aggravera encore par l'extension im-
mense de la production. En effet, tandis que dans un intervalle de
quatorze années, de IShS à 1862, la population de Paris, en y com-
prenant celle du territoire annexé, ne s'était guère accrue que de moi-
tié, la consommation du gaz se trouvait quintuplée (1). En présence
d'une semblable progression, il est temps d'aviser, car on peut pré-
voir que, dans un avenir peu éloigné il n'y aurait pas un seul arron-
dissement de Paris absolument à l'abri des émanations de ces usines.
11 n'y a que deux moyens pour résoudre complètement cette ques-
tion : ou transporter les usines à gaz en dehors de la ligne des for-
tifications et même de la nouvelle banlieue, ou bien détruire dans
le sein de chaque'usine la cause principale des émanations infectes.
Un exemple qui nous est fourni par l'Angleterre semble indiquer
la voie à suivre pour arriver à une solution favorable. On a vu com-
ment la réoxydation à l'air libre des oxydes de fer était actuelle-
ment la principale cause des émanations. C'était là également le su-
jet des plaintes des habitans domiciliés autour d'une grande usine
établie presque au centre de la Cité de Londres. En de pareilles oc-
casions, chez nos voisins, on ne s'adresse guère à l'autorité adminis-
trative, qui laisse. volontiers les parties s'entendre entre elles, et
d'ordinaire celles-ci s'arrangent en effet, au moins devant les tribu-
naux. C'est qu'aussi les Anglais ont généralement l'habitude, assez
(1) En 1848, le nombre total des becs alimentés par les usines qui distribuent le gaz
à Taide de conduites souterraines, en y ajoutant les becs qu'alimente le gaz portatif
(transporté dans des cylindres en tôle et réduit au dixième de son volume sous la
pression de 10 atmosphères) ne s*élevait encore qu*au chiffre de 87,055. Ce nombre est
plus que quintuplé aujourd'hui , et la progression est loin de s'arrêter : on peut s*en
convaincre par la comparaison entre deux années consécutiyes dans Paris, communes
annexées comprises.
innées.
1861.,
Nombre
de mètres cubes.
. 84,250,676
. 75,518,022 .
8,731,754
Nombre des becs
de la Tille.
20,807
17,538
3,269
Nombre des becs
des particuliers.
462,875
1860.
396,004
Augmentation...
66,871
On Yoit que, de 1860 à 18G1, l'augmentation du volume consommé dépassait un
dixième, et que, la progression continuant ainsi, la fabrication serait doublée avant dix
ans.
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LE GAZ d'Éclairage. &01
commode d'ailleurs, d'évaluer en argent les préjudices de toute
nature. Telle fut en effet la première solution du litige entre les voi-
sins de l'usine à gaz de la Cité de Londres et la compagnie d'éclai-
rage; mais bientôt les indemnités, en se multipliant, menaçaient
d'absorber tous les bénéfices. Devenus plus industrieux sous le coup
d'une nécessité suprême, les directeurs de l'usine trouvèrent un
procédé simple d'affranchir leur entourage des émanations nuisibles
tout en se libérant des lourdes indemnités que dans le principe ils
avaient dû subir.
Après avoir recueilli ces premiers renseignemens en 1850, dans
le cours d'une mission en Angleterre, je m'empressai d'aller exa-
miner dans l'usine de la Cité de Londres les dispositions nouvelles
qui avaient amené un si heureux résultat. Elles étaient des plus sim-
ples. Au lieu de laisser les oxydes fen-ugineux exhaler spontanément
les gaz et vapeurs à l'air libre, on maintenait ces résidus en vases
clos, et l'on faisait succéder à la filtration du gaz, dont l'arrivée était
momentanément interrompue, une filtration forcée d'air atmosphé-
rique : celui-ci, en opérant la réoxydation utile, entraînait avec lui
les gaz et vapeurs au travers d'un large foyer chargé de coke incan-
descent. Ces produits infects et combustibles, hydrocarbures et acide
sulfhydrique , brûlés à cette haute température par l'excès d'oxy-
gène de l'air qui les avait entraînés, se trouvaient aussitôt transfor-
més en eau, acide carbonique, etc., et aucune odeur sensible ne s'en
dégageait. Dès lors le préjudice causé au voisinage disparaissait, et
avec lui les lourdes indemnités imposées à la compagnie. Si l'on
adoptait chez nous cette méthode, on parviendrait probablement à
en rendre l'application plus économique. Il suffirait d'utiliser la cha-
leur développée dans le foyer désinfectant pour le chauffage des
générateurs. On pourrait, après quelques études expérimentales,
organiser un système de canalisation amenant à volonté, par des
valves faciles à manœuvrer, les courans d'air chargés des produits
gazeux et volatils de cette épuration aux divers foyers de l'usine.
IL
Le gaz d'éclairage, une fois produit,*commence une autre série de
travail : il s'agit de le faire circuler dans les villes et de le distribuer.
Une disposition spéciale, généralement appliquée en France et
en Angleterre, est l'installation dans un pavillon isolé d'un double
compteur de gaz, interposé entre les derniers épurateurs et les ga-
zomètres. En jetant un coup d'œil sur les indications transmises, à
l'aide de roues d'engrenage, par l'arbre horizontal du compteur aux
aiguilles de plusieurs cadrans, on connaît à chaque instant le volume
TOMB L. — 1864. 26
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&02 REVUE DES DEUX MONDES.
du gaz envoyé en douze ou vingt-quatre heures au gazomètre. Il
suffit de comparer ensuite ce volume avec les quantités de houille
soumises à la distillation pour s'assurer du rendement normal ou
constater les déperditions et y remédier.
De semblables compteurs (également accompa^és d'indication
de pression), interposés entre les gazomètres et 1^ larges conduites
qui livrent passage au gaz expédié aux consommateurs, permettent
de compiEU'er le volume du gaz emmagasiné dans les gazomètres
avec celui qu'indiquent les compteurs de sortie, et de s'assurer ainsi
qu'aucune déperdition anormale n'a eu lieu, soit à la surface de la
cloche du gazomètre, soit par les joints ou fissures des conduites
intermédiaires.
Enfin, entre les compteurs de sortie et les divers points d'arrivée
du gaz, les fuites se trouvent signalées dès que le volume expédié
aux consommateurs dépasse notablement les quantités nécessaires.
C'est alors dans le parcours des conduites principales, des embran-
chemens et des tubes de distribution qu'il faut rechercher les fuites.
On les trouve en interceptant par des valves, de proche en proche,
la communication, jusqu'à ce que l'on ait rencontré l'intervalle où
se manifeste la déperdition.
Quant aux gazomètres eux-mêmes (1) , les améliorations princi-
pales consistent dans une ingénieuse disposition inventée en France
par Pauwels, puis généralement adoptée en Angleterre. Cette mo-
dification consiste à maintenir l'immense cloche en tôle par deux
longs tubes articulés, l'un introduisant, l'autre évacuant à volonté
le gaz, et se prêtant tous deux, comme d'énormes bras flexibles,
aux mouvemens tantôt ascendans, tantôt descendans, de ces vastes
réservoirs mobiles, à mesure qu'ils s'emplissent ou qu'ils se vident.
Les gazomètres ainsi disposés ont été d'année en année construits
sur de plus grandes dimensions. Ils ont atteint chez nous un dia-
mètre de 37 mètres et une hauteur de 15 mètres environ; ils con-
tiennent à peu près 15,000 mètres cubes. En Angleterre, ces di-
mensions se trouvent encore dépassées : j'en ai vu plusieurs ayant
50 mètres de diamètre, 24 mètres de hauteur, chacun d'eux offrant
une contenance de 28,000 mètres cubes. En tout cas, les cloches
des gazomètres construites d'après ce système ne sont plus équili-
brées par des contre-poids : soulevées naturellement par le gaz, qui
pèse moitié moins que l'air atmosphérique, on les surcharge lÂie
(1) Ce nom indiquerait, à proprement parler, un appareil mesureur du gaz, tandis
que la principale fonction des gazomètres (bien que chacun d*eux porte un simple indi-
cateur du volume renfermé) est de contenir ou d*emmagasiner le gaz. Aussi la déno-
mination adoptée en Angleterre semble-t-elle préférable, puisque le mot composé gax-
hoîder signifie récipient ou réservoir de gaz.
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LE GAZ d'Éclairage. 403
fois pour toutes d'an poids tel que le gaz en reçoive la pression, —
variable suivant les diiTérences de niveaux entre l'usine et les points
d'arrivée , — suffisante en tous cas pour vaincre les résistances de
frottement dans les tubes et les quelques centimètres d'eau que le
gaz traverse dans les nombreux compteurs indiquant les volumes
dépensés par chaque consommateur. Profitant d'ailleurs de l'excès
de pression dont on dispose maintenant à volonté dans toutes les
usines depuis l'installation des pompes aspirantes et foulantes mues
par des machines à vapeur, on a partout aussi supprimé les contre-
poids naguère adaptés aux cloches des gazomètres, et l'on a fait dis-
paraître du même coup les chances d'irrégularité dont les chaînes
de suspension et les poulies de renvoi étaient fréquemment la cause.
Nous ne saurions quitter ce sujet sans dire un mot des graves em-
barras qu'occasionnent parfois aux entreprises d'éclairage au gaz et
aux propriétaires du voisinage les citernes des gazomètres. On con-
struit en général ces immenses réservoirs en maçonnerie épaisse,
douée d'une résistance proportionnée aux pressions inégalement
contre-balancées qu'elles reçoivent de l'eau intérieure, et à l'exté-
rieur de la poussée des terres. Toutefois il arrive souvent que, sous
le fond de la citerne, le sol, trop peu résistant sur quelque point,
cède à l'énorme charge, et, pour peu qu'il fléchisse, détermine dans
la maçonnerie des fissures par lesquelles l'eau s'infdtre dans les terres
environnantes. Dès lors se trouve de plus en plus compromise la so-
lidité de la massive construction, qui bientôt exige des réparations
difficiles et coûteuses. Parfois, avant que l'on ait pu reconnaître les
fuites et procéder aux réparations, le liquide s'échappe de la citerne,
gagne les parties déclives des terrains environnans, et s'introduit
dans les puits, dont il rend l'eau impropre aux usages ordinaires.
En effet, les produits sulfurés, ammoniacaux, et les parties solubles
du goudron que ces liquides contiennent toujours, communiquent
à l'eau une odeur désagréable et des propriétés dangereuses pour
les hommes, les animaux, les plantes, et nuisibles dans les opéra-
tions de teinture ou de blanchiment.
Pour échapper à ces graves inconvéniens, MM. Manby et Wilson,
en établissant leur première usine près de la barrière de Courcelles,
avaient construit, à l'imitatioii des ingénieurs de Londres, des cuves
en fonte destinées à contenir l'eau de leurs gazomètres. Ces cuves,
formées de plaques boulonnées et reposant sur des piliers, étaient
accessibles de toutes parts; les fuites, très rares, étaient immédia-
tement reconnues et facilement réparées ; mais à cette époque, les
dimensions des gazomètres, bien moindres qu'aujourd'hui,^ permet-
taient l'emploi de la fonte, ce qui maintenant serait trop dispen-
dieux malgré la réduction considérable qu'ont subie les prix.
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kOk REVUE DES DEUX MONDES.
Des inconvéniens du même genre, d'autres même plus graves en-
core, accompagnent rétablissement des conduites souterraines où
circule le gaz sous les voies publiques, ainsi que F installation à de-
meure des tubes de distribution dans les maisons habitées. 11 faut
les signaler, avant de décrire les procédés ingénieux employés dans
ces dernières années pour s'en garantir presque complètement. A
l'époque du premier établissement des conduites à gaz dans Paris,
les tuyaux en fonte alors en usage, moulés dans des conditions peu
favorables, présentaient souvent quelques fissures inaperçues ou des
parois amincies par l'interposition de bulles gazeuses au moment de
la coulée. Ces regrettables, exposés dans le sol humide des rues à une
oxydation extérieure, rongés intérieurement par quelques produits
volatils acides condensés dans le parcours du gaz, ne tardaient guère
à laisser fuir les gaz et liquides en telle quantité qu'entre le point
de départ des usines et l'arrivée aux tubes de distribution chez les
habitans et dans les lanternes de l'éclairage public, la déperdition
totale s'élevait par degrés à 15 et jusqu'à 25 pour 100. C'était là
non-seulement une cause d'amoindrissement considérable des béné-
fices pour les compagnies, mais encore une source continuelle d'ac-
cidens regrettables. Le gaz échappé des conduites, pénétrant à une
assez grande distance, déposait dans les interstices du sol des hydro-
carbures volatils , des produits sulfufés et ammoniacaux communi-
quant aux masses des terres environnantes l'odeur fétide et la teinte
brune que tout le monde a pu remarquer chaque fois qu'on ouvre
des tranchées dans les rues de Paris. De là encore le dépérissement
des arbres exposés à l'action délétère du gaz, qui semblait devoir
par degrés atteindre toutes les plantations publiques de la capitale.
Plusieurs perfectionnemens nouveaux ont été appliqués avec succès
pour mettre un terme à ces déperditions et aux fâcheux résultats
qu'elles produisent. Les plus larges conduites en fonte ayant un dia-
mètre d'environ 90 centimètres, plus soigneusement moulées, ont
été en outre soumises, avant la réception, à un examen attentif et à
des épreuves rigoureuses, qui garantissent une complète imper-
méabilité sur tous les points. Les joints ont été rendus étanches à
l'aide de colliers en fer sous lesquels une douche de plomb a été cou-
lée et fortement refoulée. Puis est venue l'invention remarquable de
M. Chameroy, qui a permis de substituer aux anciens tuyaux en
fonte, et jusqu'aux dimensions de 80 centimètres de diamètre, des
tubes en tôle de fer étamée au plomb sur ses deux faces, rendus
extérieurement inoxydables par une couche épaisse de mastic bitu-
mineux incrusté de sable. La longueur de ces conduites, deux ou
trois fois plus grande que celle des tuyaux de fonte, a diminué de
moitié ou des deux tiers le nombre des joints; ceux-ci sont d'ail-
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LE GAZ d'Éclairage. A05
leurs hermétiquement clos à l'aide d'une vis moulée en alliage so-
lide, terminant un des bouts de chaque tube et s'adaptant à l'écrou
qui termine le tube suivant, ce qui permet de comprimer entre eux
une torsade de chanvre ainsi rendue imperméable (1). Dès ce mo-
ment, les déperditions de gaz ont été réduites des neuf dixièmes, et
tous les fâcheux effets de ces fuites ont diminué dans les mêmes pro-
portions. Pour les annuler complètement, on a disposé les conduites
principales dans les nouveaux égouts à large section et ventilés, évi-
tant ainsi les infiltrations des gaz et vapeurs dans les terrains sous le
sol des voies publiques, tout en ménageant un accès facile près de
ces conduites, afin de rechercher les fuites et de les réparer aussitôt
qu'elles sont reconnues. Une mesure plus récente promet de mieux
garantir encore les racines des arbres contre les infiltrations délé-
tères, en faisant passer les petits tubes de distribution dans des
manchons en poterie dont on cimente les joints, et qui, débouchant
sous les colonnes supportant les lanternes, font écouler à l'air les
produits gazeux des fuites accidentelles. Ces moyens d'assainisse-
ment de la terre végétale ont été complétés par un drainage spé-
cial , qui égoutte dans des tubes d'argile les eaux pluviales et en-
tretient sous le sol un renouvellement de l'air très favorable à la
respiration des radicelles.
Les déperditions de gaz sous le sol occasionnent quelquefois de
graves accidens. Pour reconnaître les fuites, on recourt volontiers
au moyen le plus commode, désigné sous le nom de flambage; on
promène une mèche allumée en contact avec le tube qui amène le
gaz aux becs d'éclairage. La moindre fissure suffit pour donner lieu
au passage d'un filet gazeux qui s'allume et décèle la fuite. L'ouvrier
s'empresse d'éteindre avec un tampon les petits jets de flamme et
procède à la réparation. Cette manœuvre facile et rapide n'oflrirait
aucun danger en plein air, si la fuite était peu considérable, ni
même dans les habitations, si par l'ouverture des issues l'air avait
pu se renouveler en totalité. Gomme il en est le plus souvent ainsi,
les ouvriers s'abandonnent d'ordinaire à une fausse sécurité; Malheu-
reusement les choses se passent quelquefois dans d'autres condi-
tions. C'est tantôt la fuite qui, plus abondante qu'on ne le croyait,
ou se développant avec une rapidité inattendue au moment de l'in-
flammation d'essai, fait fondre la soudure du tube, élargit la fissure,
et produit une longue flamme qui allume et propage rapidement
(1) Depuis quelque temps, la jonction hermétique a été rendue plus économique et
plus facile en préparant une rainure circulaire à Tun des bouts, où s'engage une corde
en bourre de chanvre enduite de suif et de plombagine. On introduit cette extrémité
dans le renflement du tube suivant, et on la fait pénétrer à coups de maillet frappant
sur un mandrin en bois.
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A06 REVUE DES DEUX MONDES.
•
rincendie. D'autres fois la pièce , incomplètement ventilée, contient
un mélange détonant ou bien une certaine quantité de gaz (un vo-
lume de gaz pour une quantité d'air de sept jusqu'à quatorze vo-
lumes). Dans ces conditions, la bougie allumée détermine une in-
flammation subite dans tout l'espace, et l'énorme volume de vapeur
d'eau et de gaz acide carbonique engendrés instantanément à une
haute température par la combustion de l'hydrogène carboné fait
voler en éclats les vitres et renverse les cloisons^ Malgré les avis des
conseils d'hygiène publique et les sages prescriptions de l'autorité
administrative, on a encore quelquefois à déplorer des explosions
de ce genre.
Une autre source de nombreux accidens tenait aux dispositions
des tubes de distribution que l'on avait la fâcheuse habitude de
faire passer, pour les dissimuler, dans des cavités closes, sous les
planchers, à l'intérieur des plafonds ou dans les comptoirs des ma-
gasins. Le gaz introduit par quelque fuite dans l'air de ces espaces
clos y pouvait former des mélanges détonans que la moindre fis-
sure dans le voisinage d'un bec allumé suffisait à enflammer. Ces
chances redoutables n'existent plus depuis que par mesure de sé-
curité générale on a imposé aux appareilleurs (1) l'obligation de
poser tous les tubes de distribution apparens, c'est-à-dire à la sur-
face des murs et des plafonds, même dans les plus somptueuses de-
meures; cette utile prescription ne nuit en rien à l'élégance des
appartemens ou des divers établissemens publics, car nos archi-
tectes-décorateurs ont su y trouver des motifs d'ornementation en
répétant les formes saillantes des tubes à l'aide de tringles pleines,
peintes ou dorées, symétriquement disposées de la même manière.
En plusieurs occasions, on est parvenu à découvrir l'origine sin-
gulière de larges fuites qui ont déterminé des explosions acciden-
telles à l'mtérieur des habitations. Le premier exemple de ce genre
a été observé à Paris après une explosion de gaz qui avait renversé
toute la devanture vitrée d'une des étroites boutiques installées pro-
visoirement rue Vivienne contre une muraille remplacée aujourd'hui
par les constructions neuves et Tune des grilles de la Bibliothèque
impériale. En retirant sous les décombres et les débris du parquet
le tube en plomb distributeur de gaz, on reconnut, non sans quel-
que étonnement, qu'une ouverture latérale, large d'un centimètre
environ , y était pratiquée. Dès lors l'explication de l'accident était
toute simple, car le passage du gaz par ce trou avait dû, un instant
avant l'arrivée de l'allumeur, produire le mélange explosif qui avait
(1) Nom donné aux entrepreneurs qui se chargent d*établir les appareils de distribu-
tion du gaz dans les habitations.
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LE GAZ D*£CLAIRAG£. 407
renversé tout le vitrage; mais la cause de l'ouverture du tube n'é-
tait pas aussi facile à trouver. La première pensée fut que ce large
trou avait été fait à dessein dans une intention criminelle, et sans
doute, disait-on, à l'aide d'une forte râpe en acier comme les plom-
biers en emploient, car on apercevait distinctement des rayures
serrées analogues à celles que produisent ces sortes d'outils. Tou-
tefois, après un examen plus attentif, on reconnut que les rayures
sur les deux bords du trou n'étaient ni parallèles entre elles ni dans
les mêmes plans, qu'enfin elles n'avaient pu être pratiquées que
par la dent d'un petit animal rongeur. C'était un rat qui seul avût
produit tout le dommage.
On parviendrait facilement à prévenir de pareils accidens, si l'on
substituait chez nous, comme cela souvent a lieu en Angleterre,
dans la fabrication des tubes, au plomb, relativement mou, l'étain
exempt d'alliage, métal bien moins lourd, mais beaucoup plus dur.
On éviterait ^nsi une autre cause de fuites accidentelles qui s'est
révélée lorsqu'un ouvrier, croyant enfoncer un clou dans la maçon-
nerie ou dans une tringle en bois, avait percé un de ces tubes en
plomb. C'est peut-être là une des raisons du moindre nombre d'ex-
plosions observées dans les maisons de Londres, mais ce n'est point
la plus importante. La cause principale de ce fait remarquable doit
être attribuée aux habitudes, très générales en Angleterre, d'une
ventilation constante qui prévient, par im continuel renouvellement
de l'air dans tous les locaux habités, l'accumulation du gaz et la
formation des mélanges détonans. Toutes les dispositions usuelles
des constructions urbaines dans les trois royaumes concourent à
ce résultat : ce sont les fenêtres à coulisses, qui jamais ne peuvent
être hermétiquement closes, les cheminées d'un grand tirage, opé-
rant un énergique appel de l'air extérieur, les ustensiles tournans à
petites ailes de moulins qu'on remarque dans les vitres d'un grand
nimibre de maisons de commerce, de larges persiennes en verre
moulé au milieu des glaces extérieures de quelques hôtels publics,
enfin les châssis tendus de fines toiles métalliques, tamisant l'air et
servant toute la journée de fenêtres à la devanture des tavernes et
d'un grand nombre de magasins. Ces dispositions très hygiéniques
existaient dans les maisons anglaises avant l'introduclion du gaz;
elles avaient été adoptées pour obvier autant que possible aux in-
convéniens des émanations fuligineuses de la houille et du dégage-
ment de Tacide sulfureux du coke pendant l'allumage et l'entretien
des feux de cheminée. On nous permettra d'ajouter à ce propos que
les nouvelles méthodes de ventilation récemment mises en pratique
dans plusieurs de nos grands établissemens publics, et dont on trouve
les plus parfaits modèles disposés avec succès par le général Morin
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A08 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les amphithéâtres des cours du Conservatoire des arts et mé-
tiers, offrent toutes les garanties désirables contre l'accumulation
du gaz d'éclairage (1).
Divers procédés et appareils imaginés dans ces derniers temps
pour déceler les fuites de gaz ont utilement complété les mesures
de sécurité antérieurement prises par l'administration, et que l'on
vient de rappeler. Un des moyens les plus simples de constater les
déperditions du gaz, à la portée de tous les consommateurs qui dis-»
posent d'un compteur mécanique, ressemble à celui que les com-
pagnies elles-mêmes emploient pour trouver les points des conduites
où les fuites se déclarent. Dans ce cas, laissant la communication
établie entre le gazomètre, le compteur et la conduite à vérifier, on
intercepte successivement le passage du gaz dans celle-ci à l'aide
de valves spéciales, en s' éloignant par degrés du compteur jusqu'à
ce que Ton arrive à l'une de ces valves, qui, quoique hermétique-
ment fermée, n'empêche pas le gaz de s'écouler dans une certaine
mesure que détermine le compteur de l'usine : c'est précisément le
volume ainsi écoulé et mesuré qui représente la quantité perdue par
la fuite. Or cette déperdition ne peut avoir lieu dans la conduite
qu'entre la valve précédente et celle que l'on vient de fermer. Dès
lors la recherche devient facile, puisqu'elle est ainsi restreinte à un
espace peu étendu. Quant aux fuites qui se manifestent à l'intérieur
des habitations, on les peut constater de môme, après avoir fermé
les petits robinets de tous les becs, en donnant accès au gaz dans les
tubes de distribution. S'il n'existe aucune déperdition, le compteur
ne sera pas mis en mouvement; dans le cas contraire , le gaz qui
s'introduit dans ces tubes, à mesure que les quantités perdues lui
font place, imprime au compteur un mouvement de rotation que les
aiguilles traduisent en mesures apparentes, à l'extérieur, sur les
cadrans.
Un ingénieux appareil inventé par M. Maccaud sert à découvrir à
la fois les fuites et les points du parcours où elles ont lieu sans qu'il
soit nécessaire d'avoir recours au compteur : il suffit d'adapter près
de l'origine du tube distributeur un petit ajustage qu'on maintient
habituellement clos par un obturateur à vis. Lorsqu'on veut faire
une vérification, le gros robinet extérieur qui amène le gaz étant
d'abord ferm^, on substitue à l'obturateur une petite pompe fou-
lante à l'aide de laquelle on comprime de l'air simultanément dans
le tube distributeur et dans toutes ses ramifications. Alors le mano-
> •
(1) Grâce à Tappel d*une puissante cheminée d'aérage, l'air nouveau, porté à une
température douce et régulière, arrive en telle abondance dans le haut de ces salles,
qu'il représente pour chaque personne un volume de 60 mètre? cubes ou 30,000 mètres
pour DOO auditeurs.
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LE GAZ d'£GLAIRAG£. 409
mètre annexé à la pompe indique ime pression constante, s'il ne
survient aucune déperdition; dans le cas contraire, la colonne ma-
nométrique baissant dès que le mouvement de la pompe cesse, on
continue de faire agir celle-ci pendant qu'un ouvrier appareilleur,
suivant avec attention le parcours des tubes, reconnaît sans peine le
petit sifflement que fait entendre l'air comprimé en s' échappant par
les fissures. L'ouvrier répare celles-ci successivement, et l'on con-
state enfin que toutes les soudures utiles sont terminées lorsque le
manomètre indique que la pression se maintient invariable dans les
tubes.
On doit à M. Perrin un appareil plus simple encore et donnant
des indications exactes; il se compose d'une sphère creuse en cuivre
que Ton adapte à volonté sur l'ajustage à vis du tube de distribu-
tion : on échauffe quelques instans avec une petite lampe cette sphère,
l'air qu'elle contient se dilate, et la pression ainsi transmise dans
les tubes distributeurs manifeste son action sur le manomètre annexe
et se maintient, s'il n'y a pas de fuites. En laissant alors refroidir la
sphère, la colonne manométrique s'abaisse au-dessous de la pres-
sion extérieure, et confirme ainsi la première indication : ces mou-
vemens alternatifs en effet n'auraient pas lieu, si la moindre issue
existait sur quelque point du parcours des tubes.
En général on est tout d'abord averti des fuites de gaz par l'odeur
qui se répand dans les locaux habités, quoique tous les robinets
correspondans aux becs soient fermés : à ce point de vue, on peut
dire que l'odeur désagréable du gaz d'éclairage a bien son utilité;
ce serait à tort néanmoins que l'on craindrait de la voir disparaître
par suite d'une épuration plus parfaite éliminant en totalité l'hydro-
gène sulfuré et les produits ammoniacaux, car il reste toujours dans
le gaz des hydrocarbures ou huiles volatiles dont l'odeur forte suffit
pour dévoiler les fuites. En tout cas, ces vapeurs, composées de car-
bone, d'hydrogène et de traces de soufre, lorsqu'elles arrivent aux
becs allumés, se brûlent complètement, et se trouvent transformées
en acide carbonique, acide sulfureux et vapeur d'eau, trois produits
gazéiformes exempts de toute odeur infecte. Si même il restait dans
le gaz des traces d'hydrogène sulfuré, l'odeur nauséabonde dispa-
raîtrait dans la combustion, et la flamme ne laisserait échapper
qu'une trace de vapeur d'eau inodore et de gaz acide sulfureux doué
d'une odeur piquante rappelant celle qui s'exhale d'une allumette
soufrée au moment de la combustion.
On a exposé plus haut sur quels principes se fonde la production
économique de la lumière. Depuis longtemps, j'avais reconnu par
des expériences comparatives et signalé les conditions qui permet-
tent d'accroître le volume de la flamme du gaz et sa puissance lu-
mineuse en élargissant les sections de passage et diminuant la vi-
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AlO REVUB DES DEUX MONDES.
tesse du courant gazeux. Le bec inventé par M. Parisot, qui substitue
aux petits trous isolés une ouverture circulaire continue, satisfait à
ces conditions, et l'on vient d'adopter, pour l'éclsûrage public de la
ville de Paris, des dispositions fondées sur le même principe. On a
augmenté ainsi d'un tiers environ le pouvoir éclairant du gaz à vo-
lume égal (1). Plusieurs inventeurs, et le premier de tous, M. Chaus-
senot, avaient réalisé de différentes manières un des principes de
l'augmentation de l'intensité lumineuse en échauffant l'air atmo-
sphérique avant qu'il eût accès vers la flamme; mais l'emploi gê-
nant d'une double enveloppe en verre a fait abandonner ce système
malgré quelques perfectionnemens introduits par l'ancien directeur
du conservatoire et du musée de l'industrie à BruxeUes.
En se reportant à ce que nous avons dit de la production de la
chaleur par la combustion du gaz, on comprendra que la réalisation
économique en soit toute différente de celle qui correspond au dé-
veloppement du maximum de lumière, et qu'en vue de brûler si-
multanément le carbone et l'hydrogène on doive diviser les jets de
flamme et en diminuer le volume, sauf à les multiplier. Si l'on veut
produire un jet lumineux, la disposition favorable généralement
adoptée en effet consiste à introduire dans l'axe, et suivant la direc^
tion de la flamme, un tube amenant im courant d'air suffisant pour
faire brûler à la fois les deux élémens du gaz et produire une flamme
bleuâtre. On accélère encore cette combustion en insufflant avec force
le jet d'air, et l'on produit ainsi les flammes plus ou moins volumi-
neuses des chalumeaux à gaz, appliquées dans l'industrie à souder
ou fondre les métaux. Ce fut en substituant à l'air atmosphérique
l'oxygène pur dans ces sortes de chalumeaux et en projetant les
flammes rapides à l'intérieur d'une cavité creusée dans une masse
de chaux vive, que M. Henri Sainte-Clah*e Deville réussit à mettre
en fusion le platine, naguère encore considéré comme étant infu-
sible industriellement, et produisit un lingot de ce métal du poids
de 100 kilogr., que l'on admirait l'année dernière à l'exposition
universelle de Londres.
IIL
On a vu comment se produisait le gaz et comment on arrivait à
le distribuer en se conformant aux règles fixées par la science. Il
(1) On a en outre mis à la disposition du public une plus grande quantité de lumière
en abaissant d*un mètre la hauteur des colonnes portant les lanternes à gaz. U est
facile de se rendre compte de Tefficacité de ce moyen si simple en se rappelant que Tio»
tensité lumineuse est en raison inverse du carré de la distance entre la flamme et
les objets à éclairer. Un réflecteur au-dessus de la flamme , renvoyant vers le sol les
rayons lumineux qui naguère étaient perdus dans Tespace, a complété les dispositions
économiques récemment adoptées.
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LE GAZ d'Éclairage. ill
reste à parler de cette industrie au point de vue économique, en re-
cherchant quelles circonstances peuvent agir sur son développe-
ment.
J'ai donné plus haut le chi(&*e de la consommation actuelle du gaz
dans Paris. Chacun peut s'expliquer les variations qui y sont ap-
portées par les différentes saisons. On compte, toute compensation
faite, sur une consommation dont la durée moyenne serait de cinq
heures par jour pendant chaque mois de l'année; msis il se présente
des circonstances où la dépense de gaz s' accroît dans les plus vastes
proportions, à l'occa^on des fêtes publiques et des illuminations
générales. II faut doubler alors la production dans les usines. S'il
était nécessaire de recourir à des fours et appareils supplémen-
taires qui ne serviraient qu'à de si rares intervalles, les frais gé-
néraux seraient accrus dans une proportion qui réagirait défavora-
blement sur le prix de revient du gaz. On en éta^t pourtant là, il y
a quelques années. Maintenant cette augmentation exceptionnelle
dans la consommation du gaz, lors même, comme cela est arrivé,
qu'elle est annoncée à peine quelques heures à l'avance, n'impose
plus aux compagnies d'accroissement notable dans les frais géné-
raux. C'est plutôt une source de bénéfices additionnels, car les re-
cettes augmentent alors dans la même mesure que les livraisons de
gaz.
A première vue, la solution du problème semble bien difficile;
rien n'est plus simple cependant. Tout le secret consiste dans l'em-
ploi d'une matière première dont on s'approvisionne pour d'autres
chrconstances accidentelles encore, et qui, dans un espace de temp^
égal relativement à la même capacité des cornues, peut subvenir à
une production de lumière douze fois plus grande : c'est le schiste
bitumineux d'Ecosse, désigné sous le nom de bog-head, 11 contient
plus des trois quarts de son poids (77 centièmes) d'une substance
bitumineuse particulière, car elle est presque entièrement insoluble
dans les liquides dissolvans ordinaires des bitumes (le sulfure de
carbone, l'essence de térébenthine et la benzine).
La substance bitumineuse du bog-head peut être obtenue, par-
tiellement décomposée, à l'aide d'une distillation ménagée, sans
élever la température au-delà de 350 à iOO degrés. On recueille
ainsi de 35 à 40 centièmes d'une huile goudronneuse qui, rectifiée
par l'acide sulfurique, par des lavages et des disÉUations, donne
des hydrocarbures très volatils, propres à l'éclairage dans les ùnnpes
à schiste. Les hydrocarbures plus lourds s'emploient pour extraire
la quinine des quinquinas; on brûle les autres pour recueillir du noir
de fumée : il reste des goudrons épais, d'où l'on peut extraire dé la
paraffine applicable à la préparation des bougies demi-translucides.
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412 REVUE DES DEUX MONDES.
Depuis quelque temps, on obtient plus économiquement ces divers
produits en traitant les huiles de petrolcum de Pensylvanie.
La principale application actuelle du bog-head se fonde sur la
grande quantité de gaz éclairant qu'il peut fournir lorsqu'on le
chauffe brusquement dans des cornues en argile portées à la tem-
pérature du rouge clair ou de 900 à 1,000 degrés. Ce gaz, facile à
épurer, représente, pour une égale contenance du vase distillatoire
et dans le même temps écoulé, douze fois plus de lumière que le
gaz provenant de la houille, puisque la distillation du bog-head est
trois fois plus rapide, et qu'à volume égal le gaz qu'on en retire
développe, en brûlant, une intensité lumineuse quatre fois plus
grande. On est récemment parvenu à obtenir des résultats qui ap-
prochent de ceux-ci en substituant au bog-head du cannel coalj
espèce particulière de lignite dont il a déjà été question, qui se dis-
tille plus vite que les houilles proprement dites, donne un plus grand
volume d'un gaz de meilleure qualité, et présente, comparativement
avec le bog-heady l'avantage de laisser après la distillation un coke
applicable au chauffage domestique, tandis que le résidu d'argile
charbonneuse que l'on obtient du bog-head est à peu près sans va-
leur,
A la fabrication du gaz <se rattachent d'ailleurs, comme autant
d'annexés productives, les applications nouvelles des produits acces-
soires suivans : le coke, substance charbonneuse fixe restée dans la
cornue; — les eaux ammoniacales engendrées par la décomposition
des substances azotées renfermées dans la houille; — le goudron,
qui recèle un grand nombre d'hydrocarbures provenant de la partie
bitumineuse partiellement volatilisée après des transformations di-
verses. Le plus important de ces produits, le coke, représente environ
les trois quarts du poids de la houille distillée. Exempt de fumée,
il développe, en brûlant sur des grilles bien construites, plus de
chaleur rayonnante utile dans les appartemens que tout autre com-
bustible; mais il est trop léger pour convenir aux opérations métal-
lurgiques et servir au chauffage des locomotives. On employait à la
vérité, pour chauffer les cornues, un tiers de la quantité de coke jour-
nellement produite; mais le chauffage domestique ne consommait pas
le surplus, le coke s'accumulait en tas énormes dans les usines, su-
bissant des déperditions journalières et représentant un capital mort
considérable. Oh en était venu depuis quelques années à distiller une
partie de la houille dans de grands fours recevant chacun à la fois
une charge de 6,000 kilogrammes afin d'obtenir un coke compacte et
lourd vendable aux manufacturiers métallurgistes et aux entrepre-
neurs de la traction sur les chemins de fer; mais les usines recueil-
laient ainsi du gaz moins dense, moins riche en carbone et moins
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LE GAZ D*KCLAIRAGE. il 3
éclairant. Ce fut au milieu de ces difficultés qu'on s'avisa d'un moyen
bien simple, mais qui suffit à développer rapidement la consomma-
tion. Jusque-là le coke des usines, seulement débarrassé à la claie
des plus menus morceaux, contenait, en très grand nombre, des
fragmens trop volumineux pour être facilement brûlés dans les foyers
de petite et de moyenne dimension. Il n'y avait pas une grande diffi-
culté à vaincre cet obstacle, il suffisait de procéder à la façon de
Christophe Colomb faisant tenir un œuf debout; mais personne n'y
avait encore songé. Qui en eut l'idée première? Je l'ignore. Quoi
qu'il en soit, à dater de l'époque où, à très peu de frais, le coke,
concassé dans un moulin, puis spontanément trié dans sa chute au
travers de blutoirs gradués, fut approprié aux dimensions de toutes
les grilles, et l'usage s'en répandit si promptement dans le chauffage
domestique, que le commerce spécial organisé à cette occasion eut
bientôt enlevé les tas amoncelés dans les cours des usines.
Quant à ce qui concerne les eaux ammoniacales provenant de la
condensation des vapeurs aqueuses du gaz traitées par la chaux
éteinte (hydratée), elles dégagent de l'ammoniaque directement
épurée dans l'appareil et donnent, à la volonté de l'opérateur, soit
de Y alcali volatil (eau saturée d'ammoniaque), soit des sels am-
moniacaux revenant à plus bas prix que les produits similaires ob-
tenus par la distillation des matières animales (débris d'os, de laine,
de soie, de cornes, sang desséché, etc.), en sorte que cette der-
nière industrie fondée à Grenelle, en 1792, par mon père, et qui
fit durant cinquante années une concurrence victorieuse à l'antique
industrie égyptienne de la province d'Ammonie (1), est à son tour
supplantée par l'extraction moins dispendieuse encore de l'ammo-
niaque des eaux du gaz. Les nroduits ammoniacaux sont devenus
d'année en année plus abond^^is, et le cours commercial s'en est
abaissé à mesure que la fabrication du gaz a pris une extension plus
grande. Dès lors il est devenu possible de les appliquer à la nutri-
tion des plantes, car ils recèlent un des élémens utiles, autrefois
méconnu, du développement de la vie végétale. En Angleterre, où
le prix des sels ammoniacaux est très bas, cet engrais sert à des
applications plus fréquentes et plus étendues que chez nous.
Autrefois dans les usines le goudron était plus embarrassant que
le coke : ne sachant comment s'y prendre pour l'emmagasiner sans
des frais trop considérables, on essaya d'abord de le brûler pour
(1) On sait qu*eo Egypte la fabrication du sel ammoniac est basée sur remploi des
cxcrémens des chameaux. Ces déjections solides desséchées, puis employées comme
combustible, laissent dégager des sels ammoniacaux volatils qu*on recueille dans les
cheminées traînantes, et que Ton épure en les faisant sublimer dans des pots en terre
à col étroit.
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41â REVUE DES DEUX MONDES.
chauffer les cornues. Le succès fut douteux ; des difficultés presque
insurmontables firent abandonner cette application dans plusieurs
usines, et en attendant que des procédés nouveaux permissent d'en
tirer parti, le goudron le plus épais fut enfoui dans des terrains
isolés où l'humidité l'empêchait de s'infiltrer. Plus tard, des débou-
chés nouveaux avaient été ouverts au goudron, et l'on ne songeait
plus à ces anciens dépôts, lorsqu'une circonstance bizarre vint en
rappeler le souvenir. On était alors lancé dans un mouvement de
spéculations effrénées où toutes sortes d'entreprises industrielles
servaient de prétexte à des sociétés par actions. Un jour parut une
annonce signalant la découverte d'un nouveau gisement de bitume,
dont l'exploitation devait être d'autant plus profitable que la mine
se trouvait située aux environs de Paris. Les affleuremens avaient
été reconnus dans le département de la Seine. Ceux-ci , on le de-,
vine, n'étaient autre chose que les bords d'une grande fosse rem-
plie depuis dix ans de goudron de gaz, et toutes les espérances
fondées sur une concession de cette mine imaginaire s'évanouirent
aussitôt.
La situation est aujourd'hui bien changée. Plusieurs grandes et
sérieuses industries récemment créées utilisent toutes les quantités
de goudron qui sortent des usines d'éclairage en Angleterre, en
France, en Belgique, et leurs produits viennent en aide à d'autres
fabrications. Quelques résultats montreront l'importance de ces
créations nouvelles.
On employa dans l'origine une assez grande quantité de ces gou-
drons pour préparer les huiles distillées applicables soit à l'éclai-
rage des ateliers, soit à des peintures grossières dans les campagnes;
les résidus épais, dits brais gras, servirent à imprégner des briques
et autres matériaux de construction , à fabriquer par le mélange
avec la craie sèche des mastics fusibles à chaud, propres à garantir
des infiltrations de l'eau les constructions sous le sol et à assainir
les rez-de-chaussée humides. On en fit des enduits imperméables;
malheureusement ils résistaient moins aux changemens de tempé-
rature que les mastics bitumineux de Seyssel et de Lobsann. L'ex-
cès des résidus goudronneux encombrait toujours les usines, et l'on
s'en débarrassait sans profit, comme on l'a vu plus haut. Cepen-
dant, depuis plus de quinze ans, on avait réussi à tirer un meilleur
parti des goudrons des usines en les soumettant à une distillation
partielle dans de grands alambics en tôle (1) : on en tirait le quart
(i) LUndostrie, qui transforme les poussiers de charbon de bois en charbon moulé
sous forme cylindrique et aggloméré par l'interposition du goudron qui se carbonise,
cette industrie, fondée par M. Popelin-Ducarre, emploie une certaine quantité de gou-
dron de houille.
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LE GAZ d'Éclairage. A1&
de leur poids de produits très fluides destinés à être injectés dans
le bois, qu'ils garantissent contre la pourriture et les attaques des
insectes ou des végétations cryptogamiques, d'après la méthode de
Bréant, réalisée en grand par Bethel. Ces produits, désignés sous
la dénomination inexacte de créosoiCy furent dès lors et sont.aujour-
d'hui même appliqués avec un succès incontesté à la préparation des
traverses en bois de hêtre et de sapin, dont ils triplent la durée, et
qui servent à- soutenir les rails des chemins de fer. Peu de temps
après,, on parvint en France à séparer des mêmes produits de la
distillation les parties les plus volatiles, qui, successivement épu-
rées par l'acide sulfurique, les solutions alcalines et l'eau, puis deux
fois rectifiées à l'alambic, donnèrent les hydrocarbures très liquides,
blancs, diaphanes, volatils à l'air sans résidu, généralement connus
sous le nom peu justifié de benzine et appliqués avec succès soit à
rendre plus siccatives les peintures à l'huile, soit à donner plus de
clarté au gaz ou à dégraisser les étofies.
Quant au résidu goudronneux de la distillation, bien que l'em-
ploi en fût graduellement développé dans la confection des mastics
bitumineux, on n'en consommait encore qu'une quantité insuffi-
sante. Il n'en est plus de même depuis l'extension rapide d'une in-
dustrie spéciale fondée par M. Marsais, mais qui, perfectionnée à
l'aide du lavage mécanique des houilles menues, suivant les sys-
tèmes de MM. Bérard et Evrard, et des machines à mouler de
MM. Middleton et Mazeline, modifiées en dernier lieu par M. De-
haynin, a pris sous l'impulsion énergique de cet habile manufactu-
rier de telles proportions que les résidus goudronneux recueillis en
France sont devenus insuifisans, et qu'on en importe maintenant
d'Angleterre et de Belgique.
Voici dans quelles conditions fonctionne, sous la même direction
en Belgique et en France, l'industrie remarquable qui a produit
une si heureuse transformation. On obtient, par voie de distillation
et de rectification, de chaque tonne (pesant 1,000 kilogr.) de gou-
dron de houille, d'abord 30 kilogr. d'huiles légères qui, à l'aide de
plusieurs réactions chimiques, nous donnent les couleurs magni-
fiques appliquées aux teintures sur soie en violet, en rouge et en
bleu, les plus brillantes que l'on connaisse aujourd'hui (1). Un
deuxième produit, pesant 160 kilogr., qui passe à la distillation, ce
sont des huiles lourdes qu'on laisse déposer ; la plus grande par-
tie qui surnage est décantée; elle sert à imprégner les traverses de
(1) Ces couleurs à la vérité sont moins durables, surtout exposées simultanément à
la lumière vive et à Tair humide , que celles que Ton obtient avec les anciennes ma-
tières tinctoriales.
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&16 REVUE DES DEUX MONDES.
chemins de fer (1). Le dépôt, contenant beaucoup de naphtaline
cristallisée, est réservé pour obtenir, par la combustion dans des
appareils spéciaux, un très beau noir de fumée j applicable aux im-
pressions typographiques et lithographiques , à la peinture, etc. 11
reste enfin dans la chaudière de T alambic 750 kilogrammes de gou-
dron épaissi, désigné sous le nom de brai gras. Cette sorte de ré-
sidu, naguère produit en excès, constitue aujourd'hui, surtout en
raison des masses considérables de houilles menues auxquelles il
donne un emploi utile, la partie la plus intéressante de la grande
exploitation nouvelle (2).
Les houilles menues en général ont une si faible valeur, soit à
cause des substances étrangères terreuses, des schistes et pyrites
qu'elles contiennent, soit par la difficulté de les faire brûler, que la
plus grande partie reste invendable aux alentours des puits de mine.
11 s'en trouve en ce moment plus de 800,000 tonnes (800 millions
de kilogrammes) qui encombrent l'exploitation de Charleroi. Or ces
menus, débarrassés par une lévigation mécanique des substances
étrangères, ont la même puissance calorifique que l'excellente houille
de cette exploitation. Après les avoir ainsi purifiés, on leur donne
les formes et les dimensions les plus favorables à la combustion sur
les grilles des locomotives en les agglomérant avec 8 de brai gras
pour 92 de menus épurés. Le mélange, porté à la température de
300 à 350 degrés par la vapeur surchauffée, devient pâteux; on le
refoule mécaniquement, sous une forte pression, dans des moules
cylindriques ou rectangulaires, et l'on obtient après le refroidisse-
ment, soit des cylindres solides compactes mesurant 13 centimètres
de diamètre et 5%5 de hauteur, pesant 8^950», soit des blocs pris-
matiques (parallélipipèdes rectangles) dont la base a sur un côté
lâ^,75, sur l'autre 18%5 et 29*= de hauteur; chacun de ces blocs
pèse lO''. On voit, en adoptant ces dimensions pour base de calcul,
que la densité de ces menus fragmens agglomérés est à très peu
près de 1,300, c'est-à-dire égale à la densité réelle de la houille.
Tels sont les morceaux volumineux et denses que l'on désigne
sous le nom à' agglomérés. On les charge très facilement sur les
grilles des foyers de locomotives; ils s'enflamment aussitôt au con-
(1) Cette huile, en ce moment plus complètement épurée d*après les procédés de
M. Lemire, brûle facilement dans les lampes Carcel et donne une très belle et très éco-
nomique lumière; dans quelque temps, il n'en restera plus pour imprégner les bois.
Déjà Ton peut y suppléer en employant du sulfi^te de cuivre, suivant le système per-
fectionné de MM. Legé et Fleury-Pironnet.
(2) La différence de 60 kilogr. entre le poids total des trois produits principaux obtenus
et le poids initial des 1,000 kilogr. de goudron brut employé représente la déperdition
éprouvée dans cette opération distillatoire.
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LE GAZ d'ÉCLAIBAGE. £17
tact du charboti incandescent; le goudron interposé, tout en brû-
lant, s'agglutine aux menus fragmens tuméfiés eux-mêmes, puis se
transforme partiellement en un coke qui se soude avec le coke si-
multanément produit par la houille menue : il en résulte que la
combustion s'achève sans que les gros fragmens soient désagrégés,
et sans qu'ils puissent mettre obstacle à l'accès de l'air entre les
barreaux de la grille. Ce nouveau combustible, vendu sous la ga-
rantie d'un maximum de cendres de 6 pour 100, est maintenant
très recherché par les compagnies de chemins de fer. Il représente
en effet une puissance calorifique un peu plus grande sous le même
poids que la houille en gaillettes ou en gros fragmens de première
qualité. Ce fait est facile à expliquer, si l'on se rappelle que les sub-
stances étrangères à la houille, inertes comme combustible, ont été
d'abord en grande partie éliminées, et que* d'un autre côté l'on a
introduit dans le mélange, fait à chaud, 8 pour 100 d'un goudron
épais, dont le pouvoir calorifique est moitié plus grand, en raison
de l'hydrogène qu'il contient, que celui du carbone pur.
Cette ingénieuse méthode, ainsi perfectionnée et mise en prati-
que sur une grande échelle, donnant un combustible plus énergi-
que à un prix moindre que la houille ordinaire, a trouvé de larges
débouchés. Déjà les usines de M. Dehaynin jeune et d'une compagnie
rivale peuvent livrer annuellement 255,000 tonnes de 1,000 kilo-
grammes ou 255 millions de kilogrammes de ces houilles agglomé-
rées. Le résultat définitif, doublement utile au point de vue de l'in-
térêt général, c'est de supprimer l'encombrement sur le carreau de
la mine, tout en produisant avec des débris autrefois négligés une
houille dé première qualité sous des formes régulières bien appro-
priées au chauffage des chaudières à vapeur. Une conséquence di-
recte de cette transformation des débris des mines de houille en un
combustible puissant, livré àlS ou 14 francs la tonne, c'est de ré-
duire les frais de traction sur les chemins de fer. 11 est inutile de
faire ressortir l'importance d'un pareil résultat. En résumé, l'exa-
men de cette industrie, où un résidu provenant du goudron, en s'a-
joutant aux menus débris des mines de houille, compose un com-
bustible plus puissant et plus économique à la fois que la houille
elle-même, conduit à cette proposition, absurde en apparence et
néanmoins exacte , que tout fabricant de gaz d'éclairage est en dé-
finitive un producteur de combustible (1).
(f) Voici la simple démonstration de ce fait. iOO kilos de houille distillée produisent
en France 6 kilos, en Angleterre 7 kilos de goudron; la moyenne propoitionnelle est au
minimum de 6^,5, dont on obtient, après extraction des huiles volatiles, it^^^lb de brai
gras suffisant à U fabrication nouvelle de 60^,93 de houille agglomérée. Si Ton y ajoute
50 kilos de coke disponible dans les usines comme en excès sur la quantité utile aa
TOME L. — 1864. 27
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AÏS REVUE DES DEUX MONDES.
Parmi les industries annexes qui se sont formées autour de la
grande industrie du gaz, il faut encore compter celle qui s'est at-
tachée spécialement à la rendre transportable. Le problème était
d'emmagasiner le plus grand volume possible dans des vases her-
métiquement clos. Les inventeurs qui s'en occupaient ne pouvaient
atteindre leur but que par une forte compression. On évitait ainsi
les frais considérables et les chances de fuite des longs parcours
dans des conduites souterraines, les altérations du sol et des plan-
tations sur les voies publiques; mais il fallait trouver les moyens de
contenir le gaz sous cette énorme pression dans des enveloppes so-
lides sans que le poids en fût trop considérable : Arago et Dulong
étudièrent la question à ce point de vue et parvinrent à la résoudre
provisoirement en limitant le diamètre des vases cylindriques, sauf
à multiplier le nombre de ces récipiens.
Il restait à trouver une autre disposition qui permît de faire à
volonté sortir le gaz, au moment de l'allumage, sbus la pression
faible et constante qui convient au développement d'une flamme
lumineuse exempte d'oscillations. Plusieurs mécaniens habiles, à
l'aide d'ingénieuses combinaisons de robinets dont la pression elle-
même réglait l'ouverture très minutieusement graduée, atteignirent
le but; mais en somrpe la construction de tous ces récipiens et ap-
pareils était trop dispendieuse, le pouvoir éclairant du gaz trop
limité pour que l'industrie dans ces conditions devînt profitable.
Déjà quelques établissemens fondés sur ces principes avaient suc-
combé lorsque deux inventions remarquables, dues à Houzeau-Mui-
ron, ingénieur-manufacturier à Reims, changèrent la situation. Met-
tant à profit une invention antérieure de Taylor, qui donnait, par
la décomposition ignée des huiles, un gaz trois ou quatre fois plus
éclairant, à volume égal, que le gaz de la houille, Houzeau-Mui-
ron rendit cette préparation économique en extrayant la matière
grasse des eaux savonneuses, rejetées d'ordinaire après le lavage
des laines; d'un autre côté, le même inventeur parvint à transporter
le gaz nouveau, sans compression, dans d'immenses sacs cylindri-
ques en toile imperméable (d'une contenance de 25,000 litres) qui,
flexibles comme des soufllets entre deux disques en bois, étaient fa-
chauffage des cornues, il est évident que pour 100 de houille distillée on obtient direc-
tement et indirectement 110 de combustible minéral Livrable à la consommation pour
les usages domestiques et le chauffage des générateurs. Cette production totale, ou, si
Ton veut, la reconstitution d'un combustible rendu usuel, s^élèverait à 135 kilos pour
100 kilos de houille distillée, si Ton employait pour le chauffage des cornues, par le
procédé de Toxyde de carbone que nous avons décrit, des houilles menues ou ter-^
reuses impropie) à d^autres usages. Ainsi donc la fabrication du gaz, considérée jus-
qu*ici comme la cause d'une effrayante consommation de houille, devient une source
de reproduction du combustible minéral.
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LE GAZ D*£CLAIRAGE. &19
cilernent transvidés dans des gazomètres ordinaires chez les con-
sommateurs, car il suffisait de rapprocher, à Taide d*un simple mé-
canisme, les deux fonds solides pour faire sortir la presque totalité
du gaz , après avoir établi une communication avec le gazomètre
par des tubes flexibles.
Dans ces conditions nouvelles, Tindustrie du gaz portatif, fondée
en 1836 à Paris, eut d'abord quelque succès. Cependant les faibles
bénéfices que réalisait l'entreprise, les embarras qu'occasionnait
la circulation de ces énormes voitures dans les rues de la capitale
firent chercher une autre solution; on y arriva par une double
modification dans la production du gaz et dans les dispositions re-
latives à femmagasinement, au transport et à la distribution à do-
micile. Les inventions nombreuses qui s'étaient succédé de 1818
à 1815 avec le concours de MM. Déodore et Baradère, Manby,
Wilson et Henry, Piquet, Hanchett et Smith, Houzeau-Muiron et
Rohaut de Fleury, avaient avancé fétude de ce difficile problème,
dont la solution définitive était réservée à MM. d'Hurcourt et Hugon,
Ce n'est qu'à dater de l'époque où ces savans ingénieux, appliquant
les notions chimiques primitives de Selligue sur la distillation des
schistes, les données fournies par Jeanneney sur le gaz riche du
bog-head d'Ecosse, imaginèrent eux-mêmes et améliorèrent par de-
grés tout un système d'emmagasinement du gaz sous une pression
limitée à 10 ou 12 atmosphères (au lieu de 30 à 40 anciennement
essayée) et ajoutèrent enfin de nouveaux moyens de distribution
régulière, ce n'est qu'alors seulement que l'industrie du gaz por-
tatif devint prospère, et se propagea sous la direction de la même
compagnie dans plusieurs villes de France et de l'étranger (1).
Tels ont été les progrès scientifiques ou économiques de la fabri-
cation du gaz d'éclairage, telles ont été les inventions auxquelles
cette industrie de date si récente a donné l'essor, et Ton ne peut
mieux terminer cette étude qu'en rappelant à quelle cause sont dus
de si importans résultats. Cette cause, qui agira de plus en plus,
il faut l'espérer, au sein des sociétés modernes, c'est le bienfaisant
accord de la science et des arts utiles.
PaYEN, de rinttitut.
(1) L*usine centrale de la rue de Charonne produit Journellement 1,600 mètres cubes
du gaz en question, équivalant à près de 4,8C0 mètres cubes du gaz ordinaire de la
houille. Sans doute la distillation du bog-head, ne laissant qu*un résidu charbonneux
et argileux à peu près sans valeur, ne peut produire le gaz aussi économiquement que
le traitement de la houille, car celle-ci donne en outre plusieurs produits accessoires,
dont la valeur diminue le prix coûtant du produit principal ; mais les bénéfices sont
«ncore assez rémunérateurs pour que Tindustrie spéciale ait sa raison d'être et vienne'
«ombler une importante lacune.
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L'ILE DE CRETE
SOUVENIRS DE VOYAGE
IL
LES HABlTAlfS: TURCS, GRECS ET SFAKIOTES. — l'ILB DBPDIS
LA GUERRE DE l'iNDÉPEND ANGE.
Quand on voit sortir des flots de la Mer-Égée les côtes fuyantes
de cette étroite et longue terre qui porte encore son antique nom de
Crète, quand, après un premier regard jeté sur Tîle, on en parcourt
les rivages et qu'on en remonte les vallées, on est frappé des diffi-
cultés qu'opposait ici la configuration même du sol à la formation
d'un grand état et à la création d'une véritable unité politique (t).
Si, comme nous avons essayé de le faire, on étudie ensuite l'histoire
de la Crète ancienne dans les monumens du passé, ce n'est pas sans
un secret plaisir que l'on y trouve une éclatante confirmation de ces
involontaires conjectures et de ces rapides impressions du premier
mement. Nulle part la race grecque, telle qu'elle se présente à nous
dans sa liberté primitive, avant la conquête romaine, ne se fixa et
ne se répandit sur une terre qui favorisât plus dangereusement un
de ses instincts les plus chers et les plus profonds; nulle part elle
ne devait pousser et ne poussa plus loin son attachement à l'auto-
nomie de la cité, son goût pour l'isolement municipal; nulle part
enfin n'apparaissent plus hautement les périls et les inconvéniens
de ce système et de cet esprit. Rien ne fait mieux comprendi*e que
l'histoire de la Crète pourquoi Rome devait, un jour ou l'autre,
triompher de la Grèce et l'asservir.
(1) Voyez la Revue du 15 février.
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l'île de CRÈTE. A21
Cette belle tle n'est pas moins intéressante, si je ne me trompe,
à parcourir et à étudier de près pour ceux qui ne sont pas résolus
à se renfermer dans les âges classiques et dans ce lointain passé,
mais qui aiment assez la Grèce pour s'enquérir de son état présent
et pour se préoccuper de son avenir. A ce point de vue aussi, il y
a beaucoup à observer dans le caractère, les mœurs et la langue de
la population actuelle de la Crète. Dans aucune contrée de l'empire
turc, la conquête musulmane et sa puissance oppressive d'une part,
— de l'autre cette étrange vitalité et cette force de résistance qu'a
partout conservées la race grecque, — n'ont produit, en se mêlant
et en se heurtant sans cesse, de plus singuliers phénomènes et des
résultats plus curieux. Ce que l'on voudrait exposer ici, ce sont
quelques-uns des plus remarquables épisodes de cet éternel combat,
c'est cet effort de réaction par lequel le vaincu a repris peu à peu
l'avantage sur son vainqueur, et a même fini par changer les rôles.
Après que Constantinople, en 1A53, fut tombée au pouvoir des
Turcs ottomans, Mahomet II et ses successeurs s'occupèrent d'ajou-
ter à leurs possessions continentales d'Europe et d'Asie toutes les
îles que renferme le bassin oriental de la Méditerranée. A la fin du
XVII® siècle, ils avaient réussi dans cette entreprise ; Rhodes avait
été enlevée en 1522 aux chevaliers de Saint-Jean, et Candie avait
capitulé en 1669; il ne restait aux Vénitiens que les Iles-Ioniennes,
qui ne furent jamais sérieusement attaquées. Néanmoins dans pres-
que toutes les tles grecques la population demeura exclusivement
chrétienne. C'est que l'Osmanli, laboureur et cavalier, ami de la
plaine et des eaux courantes, ne pouvait guère être tenté de s'éta-
blir sur un sol inégal et le plus souvent aride, parmi ces âpres ro-
chers où les sources et la verdure sont choses si races. Les musul-
mans d'ailleurs ne se sentaient pas en sûreté au milieu de cette mer
qui semblait se jouer de leurs grandes et lourdes flottes pour se
faire la complice des légères escadrilles vénitiennes et de tous les
corsaires chrétiens; à vivre sur ces rivages découverts, on risquait
de se voir tout d'un coup surpris, enlevé, chargé de fers, condamné
enfin à ramer toute sa vie sur une galère génoise ou maltaise. Dans
beaucoup des petites îles, il n'y avilit pas un seul Turc, et chaque
année, lorsque le capi tan-pacha faisait avec sa flotte le tour de l'Ar-
chipel, c'étaient les primats grecs qui allaient le trouver à Paros et
lui remettre l'impôt; dans quelques autres, un aga, assisté de quel-
ques soldats albanais, représentait le sultan et était censé maintenir
l'ordre, mais ce pauvre fonctionnaire vivait dans des transes perpé-
tuelles. A Thasos, on me racontait que jadis, quand les vigies signa-
laient à l'horizon quelque navire suspect, le voyvode (c'est ainsi que
l'on appelait dans le nord de l'Archipel ces gouverneurs au petit
pied) se bâtait de s* enfuir dans les forêts de pins qui couvrent les
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A22 REVUE DES DEUX MONDES.
montagnes de l'Ile; il se cachait au plus épais du fourré jusqu'à ce
que tout sujet de crainte eût disparu. Dans quelques lies plus impor-
tantes, comme Chypre, Rhodes, Mételin et Chio, un certain nombre
de familles musulmanes s'étaient établies dans les villes fermées et
sous le canon des forteresses; mais toute la population agricole et
commerçante éparse dans les villages de l'intérieur et des côtes était
chrétienne. 11 n'y eut guère que deux îles où les musulmans se ha-
sardèrent à sortir des enceintes crénelées, à se répandre dans les
campagnes et à habiter les villages : je veux parler de l'Eubée et
de la Crète, de Négrepont et de Candie^ comme disaient les Ita-
liens. C'est que la Crète et l'Eubée étaient, par places du moins,
assez bien arrosées, assez fertiles, assez ombragées, pour attirer et
retenir les Turcs, ces indolens contemplateurs auxquels il faut des
moissons qui ne coûtent pas trop de fatigue, et après le travail,
afin de bercer leur rêverie, le frémissement du feuillage et le mur-
mure des eaux. En même temps ces lies étaient assez vastes pour
que des musulmans s'y crussent presque aussi en sûreté que sur
le continent, pour qu'ils pussent s'y distribuer en groupes nom-
breux et serrés, toujours prêts à se soutenir les uns les autres et à
repousser toute tentative de débarquement.
Dans ces conditions si favorables aux mahométans, tout conspi-
rait à les appeler et à les fixer de bonne heure en Eubée. De ces
plaines thessaliennes et béotiennes, où s'étaient répandus en quel-
ques années les premiers conquérans, un pas suffisait pour enjam-
ber le détroit et se trouver dans l'île. Aussi, dès que les Vénitiens,
en 1470, eurent perdu Négrepont, TEubée fut bientôt partagée tout
entière, au profit des vainqueurs, en timars ou fiefs militaires. Les
Vénitiens tentaient-ils un retour oflensif, d'autres ennemis mena-
çaient-ils l'île, on n'avait, pour gagner le continent, qu'à traverser
le pont de Chalcis ou à se jeter dans une barque et à donner quel-
ques coups de rames; c'est que TEuripe, tant il est resserré, et si
calmes sont ses belles eaux bleues, ressemble moins à un bras de
mer qu'à un grand fleuve sans courant ou plutôt à courant variable :
à Chalcis, il est moins large que la Seine à Paris.
La situation de la Crète dilTère sensiblement de celle de l'Eubée.
C'est dé toutes les îles grecques la plus éloignée du continent et la
plus isolée aussi, celle où des familles turques auraient le plus de
peine à se transporter, parce qu'il faut toujours compter, pour faire
le trajet, un ou plusieurs jours de mer, et que les Turcs n'ont pas le
pied ni les goûts du marin; c'était enfin celle où ils se verraient, en
cas d'attaque, forcés d'attendre le plus longtemps les secours en-
voyés par leurs frères de terre ferme et exposés à les recevoir le
plus tardivement. Comment s'expliquer alors que les musulmans
soient si nombreux en Crète qu'on les y trouve, d'un bout à l'autre
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l'île de CRETE. A23
de rtle, non pas seulement dans les villes, mais dans des villages
mêlés aux villages chrétiens, dans les districts de Tintérieur, au
cœur môme des hautes montagnes? Comment se fait-il quen Crète,
avant la guerre de l'indépendance, les musulmans aient formé une
part bien plus forte de la population totale que dans Tile d'Eubée?
Vers les premières années de ce siècle, d'après le témoignage de
plusieurs voyageurs, la moitié des habiians de la Crète apparte-
nait à l'islamisme, tout au moins d'apparence et de profession exté-
rieure (1). 11 y a là une anomalie qui s'explique par l'histoire de
la conquête et de la domination turque, par l'étude de la situa-
tion qu'elle faisait aux raïas; mais où chercher cette histoire et les
traits épars de ce tableau? On se trouve là en présence d'une diffi-
culté sérieuse que rencontre devant lui quiconque veut embrasser
d'un regard les destinées de la race grecque, et en suivre jusqu'à
nos jours, à travers les âges, l'indomptable et vivace génie.
Pendant les trois cents ans et plus qui se sont écoulés entre
la conquête turque et le réveil de la Grèce, vers la fin du siècle der-
nier, les chrétiens d'Orient, à proprement parler, n'ont pas d'his-
toire. N'ayant plus d'existence nationale, soumis à une dure et ca-
pricieuse oppression , privés de tout ce qui fait le charme de la vie,
tombés d'ailleurs partout dans une profonde ignorance, ne vou-
lant pas songer au passé, honteux et désespérés du présent, ne
s'étant pas repris encore à beaucoup compter sur l'avenir, quels
souvenirs auraient-ils eu à confier au papier? quel intérêt eût pré-
senté à eux-mêmes ou aux étrangers le monotone récit de leurs
misères et de leurs humiliations, des avanies toujours les mêmes
que leur prodiguait l'insolent et fantasque orgueil de leurs maîtres?
A peine quelques couvens, quelques églises, comme celles de Janina
et de Constantinople, ont-ils tenu de sèches chroniques où ne se
trouvent guère que de longues listes de noms et de dates, la série
des higoumènes, des évêques et des patriarches; quant à des dé-
tails sur l'état des personnes et des terres, sur ce que sentaient et
pensaient ces foules muettes courbées sous le joug, il ne faut rien
demander de pareil à ces arides et maigres annales. L'empire turc
avait bien ses historiographes officiels, dont quelques-uns parais-
sent avoir été des hommes d'un vrai mérite, à en juger du moins
d'après l'ouvrage de M. de Hammer, tiré presque uniquement des
sources orientales; mais ces fiers musulmans daignaient-ils s'in-
quiéter de la condition de ces ghiaoursj de ces raiasy qu'ils mépri-
saient et qu'ils détestaient? Pendant ces trois siècles, les chrétiens,
(1) Un voyageur français, Olivier, qui avait eu communication des registres servant à
la perception du haratch, évaluait en 1795 la population de l'He à *i40,00l) habitans,
dont 120,000 musulmans environ. Je croirais volontiers, d*après d^autres données, ces
chiffres un peu exagérés.
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A2A REVUE DES DEUX MONDES.
les Grecs particulièrement, ont vécu et duré néanmoins; ils ont op-
posé à la conquête une passive, mais infatigable jrésistance, puis-
qu'ils ont conservé leur foi, dans beaucoup de localités l'usage de
leur langue, partout la mémoire de leur origine, le sentiment de
leur nationalité. Il faut bien remplir cette grande lacune de l'his-
toire, et rattacher au glorieux passé le présent plein d'espérances
et de promesses. La tâche est malaisée, et beaucoup d'anneaux en
sont rompus et perdus sans retour. Pour en ressaisir et en retrouver
quelques-uns, on s'adressera souvent avec succès à la tradition
orale, telle que l'ont conservée les chants populaires ou la mémoire
fidèle des vieillards, ces vivantes chroniques du passé; mais ces
souvenirs seront souvent vagues et décousus : c'est surtout aux ré-
cits des voyageurs européens qu'il faut demander des détails exacts
et des renseignemens précis. Malgré les préjugés étroits dont quel-
ques-uns se montrent entachés, malgré les préventions que le
schisme leur inspirait, la plupart d'entre eux ne peuvent s'empê-
cher de s'intéresser à ces malheureux qui portent, eux aussi, le titre
de chrétiens; ils racontent avec plus ou moins d'émotion et de sym-
pathie ce qu'ont à supporter et à souffrir ces tristes descendans d'un
peuple dont le nom n'avait pas cessé de parler à toutes les imagi-
nations. Il y aura donc à citer souvent, pour les temps antérieurs à
la guerre de l'indépendance, Belon, Toumefort, Pococke, Olivier,
d'autres encore qui ont touché les rivages de la Crète à différentes
époques, et leui-s témoignages se compléteront par les anecdotes et
les récits que nous avons recueillis, il y a quelques années, de la
bouche des Séliniotes et des Sfakiotes, assis, par les longs soirs d'au-
tomne, autour de leur foyer, où les femmes et les jeunes filles je-
taient de grandes brassées de sarmens pour enflammer les énormes
souches d'olivier, les troncs de châtaignier ou de cyprès.
I.
Bien avant que les Turcs, par la reddition de Candie, en 1669, ne
devinssent les maîtres de toute la Crète, les Grecs de l'île les avaient
appelés de leurs vœux, et leur avaient même, en différentes occa-
sions, fait passer d'utiles avis : à plusieurs reprises, ils avaient pro*
voqué et favorisé des tentatives de débarquement par lesquelles les
Ottomans tâtaient les forces de Venise et cherchaient à s'assurer du
degré de résistance que pourrait leur opposer la république, quand
la Porte se résoudrait à un sérieux effort, à une suprême et décisive
attaque. C'est que le plus mauvais des maîtres, c'est toujours, on
se le figure du moins, le maître actuel et présent, c'est que l'es-
clave, surtout quand il a, comme le Grec, la tête légère et l'imagi-
nation vive, se persuade aisément que la nouvelle servitude sera
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l'île de CRÈTE. 425
moins dure à porter que rancienne : changer de chaînes, cela lui
semble un soulagement et une distraction. N'y a-t-il d'ailleurs pas
la joie de voir humilié et vaincu l'insplent oppresseur devant qui on
a tremblé si longtemps, que l'on n'a pu renverser et châtier soi-
même? Il faut dire aussi que la seigneuiie n'avait guère pris à tâche
de s'attacher la population grecque: l'administration vénitienne, à
ne la juger que d'après les rapports mêmes de ses agens, se mon-
trait sans doute bien plus intelligente et plus habile que ne l'a été
depuis celle qui lui a succédé, et qu'il faut bien, faute d'un autre
mot, appeler l'administration turque; mais elle ne ménageait pas
mieux les intérêts des Grecs, elle n'était point plus avare de leurs
sueurs et de leur sang, elle ne témoignait pas plus d'égards à leurs
croyances religieuses (1). Sous les Vénitiens, la Crète, le regno di
Candiay comme on disait alors, n'était qu'un vaste domaine d'outre-
mer exploité pour le compte de la métropole par les magistrats
qu'elle y envoyait; la plupart des paysans grecs étaient réduits à la
condition de serfs de la glèbe. Quand l'excès de l'oppression amenait
un soulèvement, comme cela arriva en 1283 et en 1363, ces rébel-
lions étaient punies avec une impitoyable rigueur. Venise ne se con-
tentait pas de frapper de mort les chefs de la révolte; des cantons
entiers, dans la province de Sfakia et dans celle de Lassiti, étaient
dépeuplés; défense était faite, sous peine de la vie, d'y semer du blé,
et ces plateaux, comme nous l'attestent plusieurs contemporains,
restaient déserts et stériles pendant près d'un siècle. Jamais enfin les
musulmans ne traitèrent les chrétiens avec plus de mépris que les
catholiques n'en montraient en toute occasion aux orthodoxes; le
clergé grec, le seul que reconnussent les neuf dixièmes des habitans
de l'île et dont ils sollicitassent les prières, s'était vu dépouillé de
presque tous ses biens au profit du clergé latin, qui n'officiait que
pour quelques étrangers, et dont les hauts dignitaires résidaient
presque tous hors de la Crète, mangeant tranquillement en Italie
leurs énormes revenus. Ce qui rendait encore plus insupportable
cette oppression, c'est qu'elle était conduite avec cet ordre, cette
. (1) L'ouvrage capital pour Thistoire de la domination ivéoitien ne en Crète* c'est la
Creta sacra de Flaminio Cornaro, en latin Cornélius, Venise, 1755, 2 vol. in-4o. Ce
Cornaro appartenait à une famille dont une branche importante s'était établie en Crète
et y avait tenu un rang considérable pendant plusieurs siècles; un de ces Cornaro
candiotes a écrit en grec moderne un poème chevaleresque qui, depuis le xvi* siècle,
est resté populaire en Orient et a été très souvent réimprimé : je veux parler de VEro"
tocrilos, dont l'auteur, Vincent Cornaro, a été proclamé par Coray u THomère de la
langue vulgaire. » — On peut consulter aussi avec fruit les différentes pièces tirées par
M. Pashley de la bibliothèque de Saint-Marc, et publiées par lui à la suite de ses Tra-
vels in Crète (Londres, 1837, 2 vol. in-8*»). H donne de nombreux extraits d'anciennes
chroniques manuscrites et de rapports officiels adressés par des provéditeurs vénitiens
à la seigneurie.
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A26 REVUE DES DEUX MONDES.
méthode et cette suite que portait dans toute sa politique coloniale
le froid et dur génie du gouvernement vénitien; les Turcs seraient
tout au moins des maîtres plus indolens, plus distraits, plus. faciles
à endormir et à tromper! En cet état de choses, on comprend que
les Grecs candiotes, à part quelques soldats de fortune attachés
aux drapeaux de Venise depuis de longues années et retenus par
l'appât d'une haute paie, aient comme tendu la main aux Turcs
pour les aider à prendre pied dans l'île, qu'ils aient vu sans regret,
avec un sentiment même de joie et de secret triomphe, s'éloigner
et disparaître à l'horizon la flotte qui emmenait sans retour loin des
plages Cretoises Morosini et tout ce qui restait de ses héroïques com-
pagnons.
Les Turcs se hâtèrent d'organiser leur conquête, autant du moins
qu'ils savaient le faire. L'île fut partagée en quatre pachaliks ou sand-
jaksy qui furent bientôt réduits à trois par la suppression de celui
de Sitia; les trois pachas, en général à peu près indépendans l'un de
l'autre, résidaient l'un à Khania (c'est là le vrai nom grec de la ville
appelée par les Vénitiens La Canea), l'autre à Retymo, le troisième
à Candie, ou, comme on l'appelle encore en Crète, Megalo-Kastro.
Quelquefois un de ces personnages, plus élevé en dignité que les
autres, exerçait momentanément sur ses deux collègues une supré-
matie et un contrôle assez mal définis. Chacun de ces sandjaks con-
tint un certain nombre de grands et de petits fiefs viagers, nommés
les uns ziamcts et les autres timars, La province de Candie fut cen-
sée renfermer 8 grands et 1,400 petits fiefs; on compta 5 ziamets
dans la province de La Canée et 4 dans celle de Retymo, tandis que
la première fournissait 800 et la seconde 350 timars (1). La posses-
sion de ces domaines obligeait ceux qui en étaient investis à fournir
au sultan, en cas de guerre, un nombre d'hommes déterminé à
l'avance suivant les temps et les provinces.
Les fiefs crétois furent formés sans doute surtout des terrains qui,
avant la conquête, faisaient partie du domaine public, ou apparte-
naient aux nobles vénitiens et au clergé latin. Us furent distribués
à tou§ ceux des agas et des beys d'Anatolie et de Roumélie qui,
après avoir pris part aux dangers et aux longues fatigues du siège,
désirèrent se fixer dans l'île, dont ils avaient appris à connaître les
ressources et à goûter le climat. One fois les Vénitiens expulsés, le
bruit de cette grande victoire, répandu dans tout l'empire, dut at-
tirer aussi en Crète plus d'un aventurier, plus d'un janissaire ou
spahi ruiné par les guerres du Danube et avide de refaire sa fortune
en recevant de la munificence du sultan, dans sa nouvelle conquête,
des maisons, des oliviers et des terres. Quant à des femmes pour
(1) Finlay, History ofGreece under the ottoman and venitian domination, p. 5.
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l'île de CRÈTE. &27
peupler leur harem, quant à des bras pour cultiver leurs domaines,
ce serait affaire aux nouveau-venus d'en trouver. Les campagnes
les plus voisines des villes et de la mer, les plaines les plus fertiles
furent les premières occupées; enivrée de l'orgueil du triomphe ré-
cent, une soldatesque brutale se répandit d'un bout à l'autre de
nie, étendant à son gré et suivant son caprice les limites des fiefs
qui lui avaient été concédés pai- le gouvernement impérial, enle-
vant par la force aux Grecs leurs vergers et leurs champs, les con-
traignant de se faire métayers à des conditions onéreuses, leur ar-
rachant enfin leurs filles et leurs sœurs.
Quand les Grecs se virent ainsi traités, un grand désespoir les
prit. Us n'avaient plus la ressource d'espérer du changement de
régime une amélioration de leur triste sort : les maîtres qu'ils
avaient contribué à se donner ne laisseraient pas échapper de sitôt
une conquête qui leur avait coûté tant d'or et de sang; d'ailleurs,
sous des vizirs comme les Kupruli, la fortune de l'empire ottoman
semblait grandir tous les jours. Alors on vit se renouveler un cu-
rieux phénomène qu'avait déjà offert au moyen âge l'histoire de la
Crète. Pendant la domination des Sarrasins, au ix* et au x* siècle,
le christianisme avait presque complètement disparu de l'île. Quand
Nicéphore Phocas l'eût reconquise sur les infidèles, il fallut envoyer
aux Grecs crétols, tombés dans de bizarres superstitions et adonnés
à des rites singuliers où se mêlaient les deux religions, des mis-
sionnaires chargés de les ramener au culte et à la foi de leurs
pères. A la tête de ces missionnaires se trouvait un moine armé-
nien célèbre par sa sainteté, nommé Nicon, qui ne réussit pas sans
peine à relever les autels chrétiens, à purifier les églises, à rétablir
la liturgie, à reconstituer le clergé, et à remettre en vigueur les
saints canons et la discipline ecclésiastique. Après la seconde con-
quête musulmane, les choses se passèrent presque de même qu'après
la première : des cantons entiers apostasièrent; c'est ce que nous
attestent tous les voyageurs qui visitèrent la Crète pendant le cours
du siècle qui suivit la prise de Candie, Chevalier, Tournefort et
R. Pococke (1). Tournefort, pour ne citer que lui, affirme que « la
plupart des Turcs de l'île sont renégats ou fils de renégats. »
A défaut de ces témoignages, les habitudes, le caractère, le lan-
gage des Turcs crétois suffiraient à révéler leur origine à un obser-
vateur attentif et sagace. Ils n'ont des Turcs que le nom; de figure,
de mœurs et de parole, ils sont restés tout Grecs. C'est qu'il est fa-
(1) Le voyage de Louis Chevalier se trouve ptirmi les manuscrits de la bibliothèque
de TArsenal; c'est d*après l*archevêque de Candie que Chevalier note et constate le fait
de ces nombreux changemens de reh'gion. Pococke dit de même : a U y a plusieurs
villages dont les habitans, anciennement chrétiens, sont devenus presque entièrement
mahométans. »
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428 REVUE DES DEUX MONDES.
cile de changer de religion : on n'a pour cela qu'à prendre le chemin
da la mosquée au lieu de celui de l'église; mais on ne change pas
d'idiome aussi aisément et ausài vite, on n'oublie pas en quelques
années la langue de son enfance pour en apprendre une autre qui,
pour les Grecs du moins, présente de grandes difficultés. Certains
sons en effet, qui reviennent sans cesse dans la prononciation tur-
que, comme le ch et le/, manquent complètement à l'alphabet grec.
Il n'y a donc jamais eu, il n'y a point aujourd'hui d'autre langue
parlée dans l'île de Crète que la langue grecque; les fils des vrais
Turcs établis ici par la conquête ont dû apprendre bien vite le grec
vulgaire, qui seul leur permettait d'entrer en relations avec les nou-
veaux frères que leur donnait l'apostasie, et avec les raïas, leurs
sujets. Les musulmans de Crète, à part quelques-uns que les cir-
constances ont amenés à résider plus ou moins longtemps à Stam-
boul ou en Anatolie, savent à peine une vingtaine de mots turcs,
quelques formules de salutation ou de prière, et ne parlent ou n'é-
crivent jamais que le grec. C'est dans cette langue que sont lus et
affichés tous les firmans de la Porte , tous les arrêtés et décrets des
pachas (1).
Les Grecs crétois, en embrassant l'islamisme, ne se crurent pas
non plus obligés de renoncer à celles de leurs habitudes que pro-
scrivait leur foi nouvelle :. leurs passions profitèrent de la tolérance
qu'accorde le Coran à certains de nos appétits, sans se résoudre aux
sacrifices auxquels il prétend en contraindre d'autres. C'est ainsi
qu'ils purent unir les vices des chrétiens à ceux des mahométans,
l'ivrognerie à la polygamie. Tous les musulmans de l'île avaient con-
servé l'habitude de faire et de boire publiquement du vin, comme
des ghiaours, habitude qui scandalisait fort leurs coreligionnaires
de terre ferme. « Le Turc candiote, dit un voyageur, est peu estimé
dans les autres parties de l'empire. Cette mauvaise réputation est
fondée, chez les musulmans, sur sa négligence à observer certains
préceptes du Coran (2). >> Cette impression ne s'est pas encore effa-
cée. En 1857, un Turc de Constantinople, officier distingué, ne me
parlait qu'avec un mépris déclaré des musulmans de Crète, avec
lesquels son service l'avait mis en relations suivies depuis quelques
mois. « Ils ne savent, me disait-il, que s'enivrer et chanter à tue-
(1) Ccst ce qu'un Grec crétois rappelle aux Turcs dans un curieux petit écrit de
quatre pages qui a été publié en Crète dans le courant de 1858, et que M. Saint-Marc
Girardin a traduit en partie (Voyez le Journal des Débats du 27 août de la même année) :
« n y en a bien peu parmi vous, dit aux Turcs le Grec auteur de cette pièce, qui connais-
sent la langue des Turcs. Par-ci par-là il peut bien y avoir quelque petit seigneur qui
peut avoir lu jusqu'à VAmen-TzoïUzou, mais le reste ne connaît pas môme VElif-be-
Tzou'tzou (abécédaire), et si vous faites quelquefois votre namca (prière), vous dites
bien AUaha-Ekber, AUah-Ekber, mais du diable si vous savez ce que cela veut dire! »
(2) Tancoigne, Voyage dans l'Archipel et dans l'Ue de Candie, t. I", p. 99.
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l'île de CRETE. 429
tête en méchant grec toute sorte de folies. Pas un n -a voyagé , pas
un ne connaît sa langue et n'a le désir de l'apprendre. Si l'on veut
causer ici raisonnablement, si l'on veut parler turc, c'est encore à
un Grec qu'il faut s'adresser. »
Quoique les vrais Turcs se refusassent à reconnaître des frères
dans ces musulmans improvisés qui faisaient si bon marché du Co-
ran, quoique le sang grec coulât ainsi dans les veines du plus grand
nombre de ceux qui se paraient, il y a cent ans, du nom de Turcs,
nulle part les dominateurs musulmans ne furent pour les chrétiens
plus insolens et plus cruels que dans l'île de Crète*. Aucun chrétien
n'était maître ni de sa terre, ni de sa maison, ni de sa femme et de
ses filles. Il suffisait, pour lui ravir tout ce qui fait aimer la vie, du
caprice d'un mahométan. Tous les Turcs que contenait l'île étaient
inscrits dans l'un des quatre régimens de janissaires qui résidaient
en Crète, et, grâce à ce titre, ils foulaient aux pieds toute justice et
tout droit, ils bravaient effrontément toute autorité. Dans le cours
du siècle dernier, le sultan, auquel on désobéissait partout, n'était
nulle part moins obéi qu'en Crète. Plusieurs fois, révoltés contre le
pacha que la Porte leur avait envoyé, les Turcs candiotes forcèrent
Constantinople à reconnaître le chef qu'ils s'étaient donné, à sanc-
tionner par un firman le choix des rebelles. 11 était donc impossible
aux gouverneurs de rien tenter avec quelque suite et avec quelque
succès pour défendre contre des agressions chaque jour plus bru-
tales la vie et la propriété des chrétiens, pour relever l'agriculture
et le commerce, que l'absence de tout ordre et de toute sécurité
faisait d'année en année tomber et décroître lentement.
Dans la cruauté avec laquelle les nouveaux musulmans avaient
commencé tout d'abord à traiter ceux qui, la veille encore, étaient
leurs frères, il entrait sans doute beaucoup de cette haine que les
renégats témoignent presque toujours à la religion qu'ils ont quittée
et à ceux qui continuent de la professer. La persévérance de tant
de chrétiens à rester fermes dans leur foi, malgré tout ce qu'elle
leur attirait de souffrances, était pour ces transfuges un amer et
continuel reproche. Us s'en vengeaient en accablant les chrétiens
d'humiliations et d'injures. Ce même remords, il est vrai, ne tour-
mentait plus les fils de ceux qui avaient fait défection ; mais l'ha-
bitude était prise, et l'habitude du mal s'acquiert moins aisément,
comme elle se perd moins vite, que celle du bien.
Il est difficile d'imaginer à quels excès s'emportait communément
cette fantasque et violente tyrannie partout où elle n'était point
retenue, comme dans les districts montagneux de l'intérieur, par
la crainte des muettes embuscades et des nocturnes vengeances.
On en jugera par quelques anecdotes que j'entendais raconter dans
une famille française fixée depuis longtemps en Crète, et qui avait
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430 RBTUE DES DEUX MONDES.
recueilli beaucoup de détails curieux sur la guerre de Tindépen^
dance et sur les tristes années qui ont précédé l'insurrection. La
maison de campagne qu'habitait à Khalepa, près de La Canée,
le chef de cette famille appartenait, il y a une cinquantaine d'an-
nées, à un bey fort riche, vrai seigneur du pays. Comme presque
tous les Turcs crétois, celui-ci buvait du vin, et souvent, pour ar-
river plus vite à Tivresse, de Teau-de-vie. Assez bon diable, dit-on,
tant qu'il était à jeun, il n'était rien, une fois ivre, qu'il ne se per-
mît et qu'il n'osât. Un jour, après boire, il apprend qu'une chré-
tienne, une des plus jolies filles du pays, devait, le lendemain même,
épouser un jeune Grec, le plus agile, le plus fort, le plus élégant des
garçons du village, 11 envoie aussitôt deux de ses serviteurs chercher
la fiancée et son père : « c'était, disait-il, pour les féliciter du ma-
riage qui se préparait. » 11 fallut bien obéir; le fiancé, qui serait
peut-être intervenu, était allé à la ville pour ses cadeaux de noce.
Les pauvres diables arrivent donc tout tremblans; le bey les fait ap-
procher, et adresse à la jeune fille des complimens grossiers, dont
chaque mot est une insulte. Malheureusement pour elle, sa frayeur,
sa honte, la rougeur qui monte à ses joues, ne font que la rendre
plus belle encore; enflammé de luxure, le mattre ordonne aux ban-
dits qui lui servent de valets d'emmener le père et de le laisser seul
avec la fille. On entraîne donc le vieillard, qui se débat en vain
entre les bras robustes d'une demi-douzaine de Turcs; on le jette
dehora roué de coups et plus mort que vif. Quand le bey a satisfait
son caprice et déshonoré la jeune Grecque, il monte à cheval pour
prendre l'air et dissiper les fumées du vin; suivi de ses coupe-
jarrets, il s'élance au galop sur la route qui de Khalepa mène à La
Ganée. En chemm, il rencontre le fiancé, qui, ne sachant encore
rien de tout ce qui s'était passé, revenait tranquillement avec les
présens destinés à sa future. Aussitôt il fond sur lui, et, tirant un
pistolet, il le décharge à bout portant sur le jeune homme, qui tombe
mort à ses pieds. Ces crimes, est-il besoin de le dire? restèrent im-
punis; c'étaient là jeux de prince, et les maîtres du pays, aux mains
de qui étaient les tribunaux et la justice, ne songeaient pas à s^io-
digner pour si peu. Ce misérable ne fut tué que plusieurs années
après, dans la guerre de l'indépendance.
Voici une autre anecdote que je tiens aussi de bonne source. Il
existe encore dans l'île de Crète bien des vieillards qui ont vu ces
choses, et qui, on le comprend, ne les ont ni oubliées, ni pardon-
nées. Il y avait à La Ganée, vers le commencement de ce siècle, un
chrétien, boulanger de son état, renommé pour son talent à faire
je ne sais quel gâteau du pays. On parlait beaucoup aussi de la
beauté de sa femme, très vantée parmi les Grecs; mais aucun Turc
n'avait pu l'apercevoir : par prudence, comme presque toutes les
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l'île, de CRETE. A3l
femmes grecques de la ville, elle ne sortait jamais de sa maison. Un
malin, un bey de La Canée, un de ceux auxquels on osait le moins
désobéir, entre dans la boutique du boulanger. « Fais-moi pour ce
soir, dit-il au pauvre homme, un beau gâteau; je viendrai, avec
quelques amis, le manger chez toi; que la table soit mise à deux
heures de nuit, et donne-nous de bon vin et de forte eau-de-vie. Tu
seras bien payé. » Le boulanger se Confond en remercîmens : « U
était confus de Thonneur que lui faisait sa seigneurie, sa seigneu-
rie serait satisfaite. » La chose d'ailleurs l'ennuyait plus qu'elle ne
l'alarmait. Ceux des beys qui n'avaient point perdu tout respect
humain et qui n*aimaient pomt à violer la loi du prophète devant
leurs femmes et leurs serviteurs faisaient assez souvent de ces par-
ties fines, la nuit, derrière les auvents bien fermés de quelque café
solitaire; tout ce que leur hôte avait à craindre, c'était de n'être
que peu ou point payé de sa peine. Sans trop s'inquiéter, notre
homme prépare donc son gâteau, et, le soir venu, dispose tout pour
flatter le palais de ses convives. A l'heure dite, les beys arrivent,
s'assoient sur le tapis et commencent à boire. Bientôt, comme le
maître de la maison, pour achever sa cuisine, retournait à ses four-
neaux : « Fais venir ta femme pour nous servir, » lui dit impérieu-
sement le chef de la bande. Le malheureux, qui commence à com-
prendre, se récrie, jure ses grands dieux qu'il lui est impossible de
se conformer aux désirs de leurs seigneuries, que sa femme n'est
pas au logis. On ne l'écoute pas : « s'il n'obéit sur-le-champ, on va
le tuer et fouiller sa maison ; si au contraire il est docile, on ne fera
de mal à personne. » Étourdi par ces menaces, le boulanger cède
et va chercher sa femme; à peine l'a-t-il amenée plus morte que
vive, on frappe à la porte de la rue. « Va ouvrir, dit-on au mari,
c'est encore un convive que nous attendons. » Il y court en toute
hâte, pour être plus tôt revenu et veiller autant que faire se pour-
rait sur sa femme. Il ouvre donc, et sur lui se jettent aussitôt des
gens apostés, qui le percent de coups de poignard et laissent son
<:adavre étendu dans la rue. Cela fait, on referme la porte. Alors
commença l'orgie, et elle dura jusqu'au matin. Quant à la jeune
femme, livrée sans défense à ces scélérats, je laisse à penser com-
ment elle passa la nuit et quelles insultes lui furent prodiguées.
Nous avons voulu, par ces douloureux récits, faire connaître le
caractère et les habitudes des Turcs crétois avant de raconter les
cruels châtimens qui les frappèrent, d'abord sous le gouverne-
ment d'Hadji-Osman-Pacha, dont le nom est resté redouté dans
l'Ile, et plus tard, dans les luttes de la révolution grecque. Pour
que l'expiation ne parût pas ti'op sévère, il fallait montrer combien
les crimes avaient été grands, insupportables, inouis. Ce fut par la
main d'un Turc que furent portés les premiers coups à ce sanglant
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^82 REVUE DES DEUX MONDES.
despotisme. Les beys crétois, encouragés par Timpunité, devenaient
de plus en plus indisciplinés et insolens; leurs exactions, leurs
cruautés, les avanies qu'ils prodiguaient aux chrétiens dépeuplaient
peu à peu le pays, et la Porte voyait avec inquiétude approcher le
jour où, de cette île si riche autrefois et si féconde, elle ne tirerait
pour ainsi dire plus aucun revenu. Quatre pachas, nommés par le
sultan, venaient d'être déposés Tun après Tautre par les janissaires
candiotes et renvoyés à Stamboul. Le divan se décida en 1813 à en-
voyer à Candie, avec le titre de gouverneur-général, Hadji-Osman-
Pacha, qui s'était fait connaître, dans les postes qu'il avait remplis,
par l'énergie de son caractère, par une fermeté qu'il poussait au
besoin jusqu'à la cruauté. Habitué à se faire obéir, Hadji-Osman
eut bien vite jugé la situation et pris son parti. Il savait qu'aux
grands maux il faut les grands remèdes, et il n'était pas homme à
hésiter sur le choix des moyens. La principale difficulté, c'est qu'il
n'avait pas de troupes à sa disposition : ces beys et ces agas turcs,
ceux-là mêmes qu'il voulait abattre et châtier, formaient la seule mi-
lice de l'île; quant à faire venir du dehors des Albanais ou d'autres
soldats, il n'y fallait pas songer. Avertis par là même des secrètes
pensées du pacha et de ses projets, les Turcs n'auraient point laissé
débarquer ces nouveau -venus; les batteries des ports, les canons
des murailles, les clés des portes étaient en leur pouvoir, et la vie
du pacha entre leurs mains. Il fallait donc chercher plus près de soi,
dans l'île même et jusque dans le cœur de ces villes fortifiées dont les
janissaires se croyaient les maîtres, une force que l'on pût armer
sans donner l'éveil et le jour du combat amener en un instant sur
le terrain; il fallait se tourner vers les chrétiens et se servir d'eux.
Hadji-Osman ne recula point devant cette nécessité; il s'entendit
secrètement avec les primats grecs ; par leur entremise, il fit distri-
buer des armes aux raïas, et les avertit de se tenir prêts. Ceux-ci,
qui avaient bien des comptes à régler avec leurs oppresseurs, ac-
ceptèrent aisément l'alliance et la vengeance qui s'offraient à eux.
Pendant qu'ils se préparaient et s'armaient en silence, leur visage,
habitué par la servitude à la dissimulation, sut rester humble et
calme; il ne trahit rien des confidences qu'ils avaient reçues, ni de
leurs espérances cachées.
Pour l'exécution de son projet, le pacha avait choisi Khania, où
les musulmans étaient moins nombreux et moins forts qu'à Megalo-
Kastro. A Mégalo -Kastro d'ailleurs et à Retymo, il avait mis des
hommes à lui, sur qui il pouvait compter. Quand donc il eut ter-
miné tous ses préparatifs et donné le mot d'ordre à ses affidés, Hadji-
Osman attira, sous divers prétextes, à Khania, où il avait établi sa
résidence, les plus remuans et les plus redoutables des beys crétois.
A mesure qu'ils se présentent, il les accueille le plus gracieusement
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l'île de CRÈTE. ASS
du inonde, et réussit, à force de politesses et d'avances, à endormir
les plus soupçonneux; puis, quand ils sont tous réunis dans la ville,
il les convoque un matin au sérail pour entendre la lecture de je ne
sais quel firman arrivé de Constantinople. Ils se rendent, sans dé-
fiance aucune, à cette invitation ; mais à peine sont-ils rassemblés
dans la salle d*audience, que les domestiques du pacha et quelques
aventuriers albanais dévoués à sa fortune se précipitent sur eux et
les renversent, les garrottent avant qu'ils aient pu se reconnaître.
En même temps les chrétiens en armes paraissent aux portes, et.
s'en emparent au nom du pacha et du sultan. D'autres bandes,
conduites par des chefs sûrs, se dirigent vers les maisons des Turcs
qui s'étaient le plus signalés dans les derniers désordres : on les
saisit, on les entasse dans les prisons. Quelques heures après, vers
le ^soir, sur la digue qui ferme le port de La Canée , on amène une
vingtaine des prisonniers les plus notables, on les décapite tous l'un
après l'autre, et à chaque tête qui tombait, un coup de canon an-
nonçait à la ville la mort du condamné. D'après l'ordre formel du
pacha, ces exécutions devaient être, pour les Turcs comme pour
les Grecs, le motif et le prélude de réjouissances publiques : au mo-
ment où tonnait le canon vengeur, les jeux et les danses devaient
commencer, et malheur à celui qui ne montrerait pas assez d'allé-
gresse! Puisqu'il regrettait les ennemis du sultan, les rebeljes qui
venaient de périr, il partagerait leur sort, il irait les rejoindre!
Le même jour, et par les mêmes moyens, les pachas de Retymo
et de Candie avaient, eux aussi, fait leur coup d'état. Ils envoyèrent
leurs prisonniers à Khania, car Hadji-Osman voulait jouir de sa jus-
tice, de sa vengeance. Pendant près de deux mois, le sang ne cessa
de couler à La Canée. Vers l'heure où se couchait le soleil, une lente
et funèbre salve apprenait à la ville combien de têtes avait tranchées
le bourreau. Aussitôt éclataient les acclamations et la fête. Les Turcs
avaient trop peur, ils tremblaient trop devant Hadji-Osman pour ne
pas crier bien haut; quant aux Grecs, ils triomphaient, et passaient
la nuit à s'enivrer et à danser.
C'est là sans doute une justice bien expéditive et bien cruelle, qui
songe à le nier? Il y a surtout quelque chose de barbare dans cette
joie commandée par le juge aux spectateurs de la peine, comme
pour rendre par cet outrage la mort plus cruelle aux condamnés;
mais, si l'on veut être équitable pour Hadji-Osman , il faut bien se
dire qu'à très peu d'exceptions près tous ceux qu'il a frappés mé-
ritaient leur sort. Si d'ailleurs il^lse montra impitoyable, lui-même
en retour ne trouva ni justice ni pardon. Il avait trop bien servi la
Porte pour rester longtemps en faveur. Ses rigueurs n'avaient pu
manquer S'atteindre des parens ou des amis d'hommes puissans
TOME L. — 1864. 28
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A3& REVUE DES DEUX MONDES.
à Stamboul, de lui faire des ennemis redoutables et acharnés. On
profita d'un changement de vizir, on fit parler une femme ou un
eunuque, et Ton réussit à rendre suspect au sultan cet intrépide e{
fidèle sujet. C'était encore le temps où Ton annonçait aux fonc-
tionnaires leur destitution en leur envoyant le cordon (1). On l'ex-
pédia donc à Hadji-Osman. €elui-ci, en vrai musulman de la vieille
roche, reçut ce message très dévotement, fit ses ablutions et sa
prière, et tendit sa tête au lacet. Lui mort, tous les anciens abus
reparurent, et l'île retomba au pouvoir d'une aristocratie factieuse
et sanguinaire.
Sous le poids écrasant de cette tyrannie et de ces misères, la po-
pulation chrétienne aurait sans doute fini par s'enfuir, s'éteindre oa
apostasier tout entière, et le nom grec aurait disparu de l'Ile, si
tous les raïas avaient été soumis au même joug et au même régime
que les habitans des villes et du bas pays. Heureusement, dans les
hautes terres et surtout dans les Monts-Blancs, plus élevés que le
Dicté, plus larges et plus épais que l'Ida, formés d'un système bien
plus compliqué de chaînes secondaires et de vallées profondes sé-
parant des plateaux d'un accès difficile, les chrétiens avaient con-
servé une tout autre attitude et une situation beaucoup plus digne.
C'étaient ces Grecs des Monts-Blancs qui, sous les Vénitiens, four-
nissaient les meilleurs soldats aux milices de l'ile, qu'une ou deux
fois par an des officiers étrangers passaient en revue et faisaient
manœuvrer au chef-lieu du district. Ces montagnards n'avaient ja-
mais perdu l'habitude des armes : pendant la paix, si l'on peut ap-
peler ainsi un état toujours troublé et précaire, ils entretenaient
par la chasse leur force et leur adresse. La vigueur de leurs corps
endurcis à la fatigue, la position, toujours facile à défendre, de
leurs villages, situés sur les hauteurs, le voisinage des bois, des ca-
vernes, des inaccessibles ravins, qui pouvaient, en cas de collision,
leur offrir aussitôt un sûr asile, la crainte de représailles et de sur-
prises qu'il serait plus difficile encore de prévenir que de châtier,
tout contribuait à imposer aux musulmans, à l'égard de pareils voi-
sins, une certaine retenue et quelques ménagemens. Tout en ayant
donc, eux aussi, à lutter et souvent à souffrir, les Riziotes, c'est-à-
dire ceux qui habitaient les versans septentrionaux, la racine des
Monts-Blancs, les Séliniotes, les Sfakiotes, menaient une vie plus
supportable que les autres raîas, et conservaient dans l'île le nom,
les traditions et les espérances de la race grecque.
(1) C*est sous Mahmoud qu'a enfin disparu cet u^age barbare. Le dernier yizir à qui
la vie ait été enlevée en m(^me temps que !e pouvor, c'est Pertew-Pachâ en 1837. De-
puis lors, les relations avec l'Eurr p • ei radcncls^emejt des mœurs ont rendu tjut àfeit
impossibles ces exécutions arbi ra rea.
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l'île de CRÈTE. A35
Mieux protégés que tous les autres par l'étrange configuration
du sol qu'ils habitaient, retranchés derrière ces murs de roche et
de neige, couverts par ces torrens, par ces étroits et tournans ra-
vins, par ces redoutables escarpemens que nous avons déjà essayé
de décrire, les Sfakiotes, depuis le temps où nous les voyons appa-
raître dans l'histoire, jouissaient d'une indépendance de fait que ne
supprima point la conquête turque (1). L| première mention que
j'en rencontre dans les annales de la Crète » c'est chez le voyageur
florentin Buondelmonti, au commencement du xv*" siècle. « Là, dit-il,
se voit Sphichium, très ancienne cité, maintenant ruinée et sans
murailles. Des paysans habitent une partie de l'espace qu'elle oc-
cupait; à cause de l'aridité de leurs montagnes, ces hommes n'en-
semencent pas la terre, ils vivent du produit des planches de cy-
près qu'ils façonnent et du laitage que donnent leurs troupeaux de
jchèvres. Ils sont de grande tailJe, d'une incroyable agilité dans leurs
montagnes et redoutables à la guerre; ils arrivent jusqu'à Tâge de
cent ans sans être atteints par aucune infirmité; au lieu de vin, ils
ne boivent presque jamais que du lait. » On voit, d'après ces pa-
roles de Buondelmonti, confirmées par un curieux passage de Cor-
nélius, que les Monts-Blancs étaient bien plus boisés alors qu'ils ne
le sont aujourd'hui. L'historien ajoute, en s' appuyant sur une chro-
nique manuscrite d'un de ses aïeux, « qu'un incendie, s'étant al-
lumé, de ce côté de Tîle, dans un grand bois de cyprès, dura trois
années continues, sans que l'on pût l'éteindre. » £n admettant qu'il
y ait là quelque exagération, il n'en reste pas moins certain que
toute cette région ne possède plus que de faibles débris des forêts
d'autrefois, et que cet épais rideau de verdure devait contribuer à
rendre encore plus facile aux Sfakiotes la défense de leur territoire.
Quand Belon, vers 1550, visita la Sphachie^ comme il l'appelle,
les Sfakiotes ne se servaient point d'armes à feu; ils en étaient en--
core à l'arc et aux flèches de leurs ancêtres. « Ils portent derrière
le dos, écrit-il, une trousse où il y a cent cinquante flèches environ,
bien ordonnées, et un arc bandé pendant au bras ou en écharpe,
et une rapière au côté. » Ils dansent, sous les yeux du voyageur,
sans déposer leurs armes, et Belon s'empresse aussitôt de voir la
pyrrhique dans cette danse d'hommes armés.
Les Vénitiens vivaient d'ordinaire en assez bons termes avec les
(1) L*étyinologîe du nom de Sfakia est incortaine. Cornélius semble y voir une autre
forme ou une corruption du nom de Psychium, qui se trouve dans Ptolémée appliqué à
un point situé à l*ouest de Port-Phœnix; mais de la comparaison de Ptol(''mée et du
Stadiasmus il semble résulter que Psychion était hors du pays connu au moyen 2ige et
de nos Jours sous le nom de Sfakia. Peut-Être ferait -on mieux de tirer ce nom du
yerbe sphiggOf serrer, étrangler, Sphakia, ce serait le pays des gorges resserrées, des
défilés, et cette étymologie serait certes bien fondée sur la nature des lieux.
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A36 REVUE DES DEUX MONDES.
Sfakiotes, à la condition de les laisser tranquilles chez eux et de
ne guère leur imposer qu'un hommage de pure forme et un tribut
insignifiant. En temps de guerre, ils savaient utiliser leur humeur
belliqueuse et leur amour du butin; ils en formaient des bataillons
qui, encouragés par une haute paie, étaient employés avec succès
contre les Turcs. Us eurent beaucoup de peine à faire quitter aux
Cretois l'arc, leur arme antique et familière, pour leur faire prendre
l'arquebuse. Les succès que quelques Grecs obtinrent à la chasse
en se servant d'armes à feu tentèrent les autres, qui en demandè-
rent à la seigneurie; des commissaires vénitiens envoyés dans l'île
en 1586 pour en étudier la situation, et dont M. Pashley a publié le
remarquable rapport, distribuèrent un certain nombre de fusils à
ceux des sujets qu'ils croyaient fidèles. Pourtant l'usage de l'arc
ne disparut point de sitôt; en 1596, un autre inspecteur vénitien,
Foscarini, écrit en parlant des Sfakiotes : « Ils vont toujours avec
l'arc sur les épaules et avec un carquois attaché au flanc, carquois
plein de flèches, qu'ils excellent à lancer au but; beaucoup d'entre
eux aussi sont d'excellens arquebusiers. » Soixante ans plus tard,
dans les relations du siège de Candie, il est encore souvent question
de blessures faites avec l'arc, et l'arsenal de cette ville contient,
comme nous l'avons dit, des provisions de flèches qui remontent à
cette époque.
Un des commissaires vénitiens de 1686 avait été très frappé du
caractère et de l'attitude des Sfakiotes. a C'est, dit-il , une popula-
tion plus courageuse que celle du reste de l'île. Ce qui lui donne
cette supériorité, c'est, avec son tempérament et avec la nature du
pays qu'elle habite, la conviction qu'elle a de descendre des Ro-
mains. Tout cela lui inspire je ne sais quoi de généreux dans ses
actions que l'on ne trouve pas chez les autres Cretois. Les Sfakiotes
dans le principe ne se soumirent pas, comme le reste de leurs con-
citoyens, au joug des cavaliers de Venise; soit que leur farouche
bravoure ait arrêté les conquérans, soit que la stérilité de leur pays
les ait rebutés, ils ne sont jamais tombés aux mains de cet ordre
des seigneurs, si abhorré dans tout le duché... Certainement, n'é-
tait que le territoire de Sfakia n'est pas habité tout entier par des
familles également jalouses de l'insolente gloire de désobéir, et que
les Sfakiotes ne sont pas unis entre eux , il serait très difficile de les
contenir. »
Les Sfakiotes, en dépit des démêlés qu'ils avaient souvent avec
les Vénitiens, ayant peu à souffrir de la domination étrangère, sem-
blent ne pas s'être joints aux autres indigènes pour appeler les
Turcs, mais avoir au contrsyjre, autant qu'il était en eux, résisté à
la conquête musulmane. Dans les premières années de la guerre de
Candie, les Sfakiotes firent sentir rudement leur valeur aux Turcs,
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l'île de CRÈTE. 437
malgré l'offire que ceux-ci leur avaient faite du libre exercice de la
religion chrétienne et du maintien de leurs franchises pour le cas
où ils consentiraient à servir contre les Vénitiens. Les chefs sfa-
kiotes Zymbi, Balsamo et Calamo, se distinguèrent en plusieurs
rencontres. Les Sfakiotes n'en furent que plus respectés après le
triomphe définitif du croissant. Pendant tout un siècle, les gouver-
neurs n'exigèrent d'eux d'autre tribut qu'une certaine quantité de
glace qu'ils devaient, chaque année, apporte^ de leurs montagnes
à Megalo-Kastro, à Retymo et à Khania, pour l'usage des pachas
et de leurs maisons. Sfakia était censé faire partie de l'apanage de
la sullane-validé ou sultane-mère, à qui les habitans de ce district
envoyaient chaque année quelques présens. On se contentait de
cette marque de sujétion, et l'on ne réclamait point des Sfakiotes
l'impôt appelé haratch ou capitation, que payaient tous les autres
raïas de l'île; ils eussent été gens à mal prendre la chose et à ré-
pondre à cette demande par des coups de fusil.
^\ Ce qui entretenait chez les Sfakiotes des habitudes belliqueuses,
et ce qui empêchait leurs armes de se rouiller pendant qu'ils étaient
en paix avec le Turc, c'étaient les haines héréditaires qui divisaient
chez eux les familles et les villages, c'étaient les guerres civiles qui
trop souvent désolaient leurs vallées. Comme presque tous les mon-
tagnards, comme les Maïnotes et les Monténégrins, les Sfakiotes
poussaient au dernier point la superstition et le fanatisme de la vcn--
délia. Le rapport de l'un des commissaires vénitiens, Foscarini, si-
gnale parmi eux un usage qui se retrouve en Corse : un homme
avait-il été frappé par son ennemi, son plus proche parent jurait
de ne pas changer de linge, de ne point se séparer de la chemise
ensanglantée du mort, que l'on n'eût vengé son trépas en frappant
son assassin ou quelqu'un de sa famille. C'était quelquefois au bout
de quarante ou cinquante ans que se payait cette dette de ven-
geance. Peu d'hommes à Sfakia, disent encore les vieillards, mou-
raient autrefois de mort naturelle; « c'étaient là nos coutumes, »
ajoutent-ils, non sans regretter secrètement l'ancienne énergie. Des
querelles qui s'engageaient souvent sous le plus léger prétexte fai-
saient sortir de la ceinture couteaux et pistolets; celui qui succom-
bait avait-il beaucoup de parens, il ne restait guère au meurtrier
d'autre chance de salut que de s'enfuir et de quitter l'île, et c'est le
parti qu'il s'empressait presque toujours de prendre. La famille de
la victime se portait aussitôt à la maison de l'assassin , la brûlait et
s'emparait de tous ses biens. Le canton d'Anopolis était divisé en
deux groupes ennemis, à la tète desquels se trouvaient les deux ha-
meaux de Gyro et de Kampi, et qui échangeaient souvent des balles.
De même les gens de Kallikrati et dAskyfo étaient presque toujours
en guerre avec ceux de Nipros et d'Asfento. Quand un Sfakiote ne
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&38 RETUE DES DEUX MONDES.
trouvait pas à brûler sa poudre dans ces querelles de famille et de
voisinage, il faisait quelque expédition nocturne dans les campa-
gnes voisines des Monts-Blancs, il allait enlever des femmes, de l'ar-
gent ou des troupeaux. Pour se soustraire à ces déprédations, il
arrivait souvent que des chrétiens ou des mahométans du bas pays
concluaient une sorte de traité avec les plus redoutés des chefs sfa-
kiotes; ils leur donnaient, à titre de prime d'assurance contre le
brigandage, un mouton par dix que comptait le troupeau, et, ce
tribut une fois payé, le Sfakiote se chargeait de veiller lui-même
sur les biens de ceux qu'il appelait désormais avec orgueil ses su-
jets, ses raias; un châtiment terrible attendait quiconque eût osé
leur dérober un agneau.
Malheureusement pour les Sfakiotes, qui ne s'étaient jamais sentis
plus aguerris et plus fiers que dans le courant du siècle dernier, ils
furent entraînés dans la désastreuse insurrection de 1770. Cette en-
treprise, provoquée par l'inquiète ambition de l'impératrice Cathe-
rine, pompeusement annoncée à l'Occident et brillamment com-
mencée, ne devait aboutir, grâce à la sotte présomption d'Alexis
Orlof, qu'à d'humilians échecs et à une lamentable eflusion de sang
chrétien. La révolte, fut décidée et conduite dans l'île de Crète par
un certain maître Jean [daskalos Lmnis)^ dont le nom et le souve-
nir se sont conservés dans un chant populaire que j'écrivis à Sfakia
même sous la dictée des vieilles femmes. Maître Jean devait sans
doute le titre que lui donne la tradition à quelque supériorité intel-
lectuelle qu'il aurait acquise je ne sais où; peut-être avait-il, dans
sa jeunesse, voyagé hors de l'île. Quoi qu'il en soit, c'était le plus
riche propriétaire de Sfakia; il semble avoir eu une tête politique,
capable de former de vastes plans ou du moins de les comprendre
et d'en poursuivre l'exécution avec patience et résolution. 11 vou-
lait, comme dit le poème populaire qui perpétue sa mémoire, réta-
blir la nationalité hellénique, tin Romiosynin :
A chaque Pâques, à chaque fête de Noël, il mettait son chapeau — et 11
disait au prolopappas : « J'amènerai le Russe. » — « Maître Jean de Sfakia,
silence I 11 ne nous convient pas de parler ainsi. — Si le sultan vous enten-
dait, il nous enverrait des Turcs. » — « Qu'il envoie son armée, et toute sa
flotte! — Sfakia a des hommes de cœur, de vrais pallilcares; — qu'il envoie
son armée avec tous ses étendards ! — Sfakia a des hommes de cœur, aussi
nombreux que les ramiers de ses bois. »
Aussi, dès que l'apparition de la flotte russe et les premiers suc-
cès de l'insurrection de Morée furent connus en Crète, maître Jean
souleva Sfakia. 11 était en relations, depuis plusieurs années déjà,
avec Benaki, le primat messénien, et avec les chefs maïnotes; des
armes et des munitions avaient été amassées de longue main. Les
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L*ILE DE CRETE. &39
Sfakiotes réussirent d'abord ; ils se répandirent dans la plaine, pil-
lèrent beaucoup, tuèrent un certain nombre de Turcs, et réduisi-
rent les autres à s'enfermer dans les places fortes. Ce fut alors que
maître Jean fit un voyage à Paros pour se concerter avec Orlof, et
lui demander une coopération active, une attaque sur l'une des
forteresses de l'île. Orlof, qui avait l'ambition d'un grand rôle, mais
qui n'en avait pas le génie, ne sut rien comprendre, et ne vou-
lut rien faire; il attendit, et pendant qu'il se donnait de grands airs
et qu'il tranchait du souverain, la Morée fut reconquise à Faide de
la soldatesque albanaise. La partie était perdue; partout en Crète
les raïas étaient restés tranquilles : Sfakia seul était en armes. Les
pachas rassemblèrent des troupes et marchèrent avec des forces
imposantes contre les Sfakiotes. Ceux-ci étaient divisés; les uns
voulaient se soumettre, les autres résister; pendant qu'on discutait,
les Turcs franchirent les défilés, ravagèrent et incendièrent les vil*-
lages d'Askyfo et d'Anopolis, et ne se retiï-èrent qu'en emmenant
de nombreux prisonniers et un riche butin. Maître Jean n'avait cessé
de conduire la résistance; mais, mal secondé, il fut partout battu
et repoussé, son frère même tomba aux mains des Turcs. Ceux-ci,
malgré leur succès, ne regardaient point la rébellion comme sup-
primée tant qu'ils n'en auraient point le chef entre les mains. De
Megalo-Kastro, le pacha ^fit porter à maître Jean des paroles de
pardon et de réconciliation, en l'engageant à venir le trouver pour
faire sa paix et rentrer en grâce. Pour mieux assurer l'effet de ces
promesses trompeuses, on força par des menaces de mort le frère du
chef à lui écrire une lettre où il se portait garant de la bonne foi
du pacha et pressait maître Jean de céder. Tout en se conformant aux
ordres de celui dont un signe pouvait faire tomber sa tête, le rusé
Sfakiote trouva moyen de donner un avertissement à son frère.
Au bas de sa missive, il écrivit trois fois la lettre [a, dans un endroit
où, sans frapper les yeux, elle pouvait, avec un peu d'attention,
être aisément distinguée. Cette lettre signifiait dans sa pensée {ùi
(epÔTiç), [/.vf, jjLvf, « ne viens pas, ne viens pas, ne viens pas. » Il
espérait que son frère comprendrait ce langage, resterait dans la
montagne, et se déroberait à la mort qui l'attendait; mais celui-ci,
las du rôle qu'il jouait et des maux qu'il attirait sur son pays, con-
seillé d^ailleurs par de faux amis vendus ad pacha, n'examina point
la" dépêche, s'empressa d'accepter ce qu'on lui proposait, et donna
tête baissée dans le piège. On l'accueillit d'abord avec beaucoup
d'amitié et d'honneurs; puis, dès qu'on fut sûr de le bien tenir, on
changea de ton : il fut pendu à Candie comme brigand, et l'Ile en-
tière retomba sous un joug plus dur que jamais. Les Sfakiotes fu-
rent pour la première fois soumis au hamtch^ humiliation qu'ils
ressentirent vivement et dont ils jurèrent de se venger dès que l'oc-
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hàO REVUE DES DEUX MONDES.
casion serait favorable (1). Quelques-uns des plus hardis et des
plus braves se joignirent à ce Lambro j^ont les aventureux exploits
ont frappé Timagination de Byron! C'est à Lambro, tel que le lui
représentaient les récits qu'il aimait à écouter pendant son voyage
en Orient, que Byron a emprunté quelques-uns des traits dont il
peint son Corsaire^ et il l'a mis lui-môme en scène dans les deux
plus beaux chants de son Don Juan^ dans l'épisode d'Haydée. D'au-
tres Cretois préférèrent chercher un asile dans le pays môme d'où
était parti le signal de l'insurrection. Établis à Odessa, dans cette
cité nouvelle dont la Russie doit à un Français, le duc de Riche-
lieu, l'essor brillant et la prospérité rapide, ils s'enrichirent par le
commerce, et quand l'irétairie vint à s'organiser, ils entrèrent avec
ardeur dans le mouvement. Grâce aux relations qu'ils avaient con-
servées avec leurs compatriotes, ils les avertirent de se tenir prêts,
et préparèrent le soulèvement dont Sfakia donna le signal en juil-
let 1821. Parmi les plu3 opulens de ces Cretois établis en Russie,
parmi ceux qui se dévouèrent le plus passionnément et de leur
bourse et de leur personne à la délivrance de leur pays, se trou-
vait la famille Kalergi, qui, au xiii'' siècle, était déjà la première
de l'île. En 1299, un Kalergi, après avoir balancé pendant dix-huit
ans la fortune de Venise, traitait d'égal à égal avec la république, et
recevait pour lui et ses descendans le titrg et les privilèges de noble
vénitien.
II.
On ne peut entreprendre de retracer ici les événemens mili-
taires dont la Crète a été le théâtre pendant ces luttes de l'indé-
pendance, qui ont duré environ neuf ans : ils sont racontés dans
toutes les histoires générales de cette guerre, et d'ailleurs n'y au-
rait-il pas quelque monotonie dans le récit assez peu varié de ces
combats où le courage déployé de part et d'autre éloigne tout ré-
sultat décisif, de ces entreprises hardies qui finissent toujours par
échouer faute d'unité dans le commandement, faute aussi d'appro-
visionnemens réguliers et d'artillerie de siège? En Crète comme dans
la Grèce continentale, ce furent les mêmes alternatives de succès et
de revers, des débuts brillans qui ne tenaient pas leurs promesses,
des coups de main heureux que rendaient stériles T insuffisance des
(i) Ces détails sur un personnage dont le nom n'est mentionné dans aucune histoire
publiée en Occident m*ont été donnés, dans le pays môme, par la tradition populaire et
les chants qui la conservent, puis confirmés à Athènes par un des Cretois qui connais-
saient le mieux l'histoire moderne de leur lie, M. Antoniadis, un courageux combat-
tant de la guerre de l'indépendance et le rédacteur, pendant do longues anné«s, de l'un
des journaux les plus estimés qui se soient publiés à Athènes, VAihina,
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l'iLE de CRÈTE. &41
moyens d'attaque et les rivalités des chefs chrétiens. Pourtant , en
1823, les musulmans ne tenaient plus la campagne et s'étaient d'un
bout à l'autre de l'île renfermés dans les forteresses. L'une d'entre
elles, Kissamo-Kasteli, avait capitulé après qu'eurent péri, parla fa-
mine et par la peste, presque tous les Turcs qui s'y étaient réfugiés
avec leurs familles. Déjà même la garnison de Megalo-Kastro parlait
de se rendre, et les Grecs étaient sur le point de se trouver ainsi
maîtres de la plus forte place de l'île; Khania et Retymo auraient
sans doute bientôt suivi cet exemple, et la Crète eût été tout entière
aux mains des chrétiens. Le sultan semblait hors d'état de conti-
nuer la lutte; les Russes le menaçaient sur le Danube, et en Grèce
ses armées, mal commandées et mal nourries, harcelées par les
klephtes, poursuivies par la peste et les fièvres à travers les déserts
qu'elles faisaient devant elles et qui les dévoraient, fondaient et
disparaissaient l'une après l'autre, comme des boules de neige lan-
cées dans une fournaise ardente. Les chrétiens n'y gagnèrent rien.
Le sultan, à bout de forces, appela à son aide et se substitua son
puissant vassal le pacha d'Egypte. Méhémet-Ali saisit avec empres-
* sèment l'occasion que lui offrait la fortune d'essayer son armée,
d'aguerrir ses officiers et ses soldats, et surtout de se poser aux
yeux de tout l'Orient, en cette heure critique, comme le seul dé-
fenseur efficace et le véritable champion de l'islam. Un lieutenant
d'Ibrahim- Pacha débarqua donc en Crète avec une flotte qui por-
tait plusieurs régimens égyptiens, soumis à une discipline sévère
et dressés par des instructeurs européens. Les places furent déblo-
quées, et les Sfakiotes rejetés dans leurs montagnes, où les suivit
une partie de la population de l'île. L'ennemi ne put pénétrer dans
la vallée d'Haghia-Roumeli; mais les familles qui s'y étaient réfu-
giées manquaient de vivres et souffraient de la disette. Beaucoup de
Cretois s'expatrièrent, les autres se soumirent. Quelcpies tentatives
faites pour rallumer la guerre en 1825 et 1826, pendant que les
meilleures troupes d'Ibrahim étaient occupées en Morée, n'eurent
qu'un succès momentané. La Crète était donc à peu près tranquille
quand, malgré les efforts et les sacrifices des chrétiens, malgré la
supériorité qu'ils avaient conquise et qu'ils avaient gardée tant que
les Turcs avaient été abandonnés à leurs propres forces, le proto-
cole de Londres du 2 février 1830 et les traités qui en furent la con-
séquence laissèrent l'île en dehors du nouveau royaume qu'ils con-
stituaient et la rendirent ainsi à la domination ottomane.
Nulle part plus de sang n'avait coulé, nulle part la lutte n'avait
été plus acharnée, plus cruelle, plus implacable qu'en Crète. C'est
ce qui me frappait dans les récits auxquels je provoquais mes hôtes
ou les paysans que je rencontrais dans les sentiers de la montagne,
et qui cheminaient à côté de moi, tout surpris de voir un étranger
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Iih2 REYUE DES DEUX MONDES.
comprendre leur langue et s'intéresser à leurs ressentimens, à leurs
luttes, à leurs souffrances. Dans les villages de la Riza, on se sou-
vient d'avoir, en 1821, après que les musulmans eurent été mis en
déroute dans le défilé de Krapi, chassé sur les montagnes, « comme
des chèvres sauvages, » les pauvres fuyards qui s'étaient jetés de
côté et d'autre dans les taillis^ et qui, ne marchant que la nuit,
cherchaient à gagner Retymo.' Quelques-uns, domptés par la faim
et par la soif, plus fortes que la peur, finissaient par entrer dans un
village, et, se jetant aux pieds du premier Grec qu'ils rencontraient,
lui demandaient la vie et une goutte d'eau. On croira peut-être que
la pitié prenait le vainqueur en voyant à ses genoux son ennemi
désarmé et à demi mort. C'est mal connaître les Sfakiotes et tout ce
qu'avaient amassé de haine et de colère dans le cœur des chrétiens
de nie les atrocités dont ils avaient été les victimes depuis deux
siècles. Le chrétien, s'il avait à sa ceinture un pistolet, reculait d'un
pas en se dégageant de ces mains tremblantes qui voulaient s'atta-
cher à lui, répondait aux prières par quelque sarcasme, cassait la
tête au malheureux , et abandonnait son corps aux vautours. Quel-
ques jours après la bataille, me racontait-on, un Turc entra vers
midi dans un village sfakiote. Il était épuisé de fatigue et de besoin,
mais encore armé. C'était vers midi, et tous les hommes étaient
aux champs. Les femmes, qui se trouvaient seules à la maison, firent
bon accueil au fugitif, parurent touchées de sa misère, lui appor-
tèrent à boire et à manger, et promirent de lui sauver la vie. Recon-
naissant et un peu rassuré, il céda au sommeil et s'endormit sur un
tapis. Dès qu'elles le virent privé de sentiment et immobile, après
lui avoir enlevé doucement ses armes, elles le tuèrent à coups de
hache.
Les femmes mêmes, les Grecs ne craignent point de l'avouer,
n'étaient pas épargnées. Au moins pendant la première année de la
lutte, avant que les deux partis, voyant leurs succès se balancer et
la guerre se perpétuer, n'eussent eu l'idée de prendre des gages et
de conserver leurs prisonniers pour les échanger, les chrétiens met-
taient à mort sur-le-champ toutes les musulmanes qui leur tom-
baient entre les mains. Chose singulière, en versant tout ce sang in-
nocent, c'est un devoir religieux qu'ils prétendaient accomplir 1 S'ils
agissaient ainsi, me répétaient plusieurs d'entre eux, c'était, comme
autrefois les Israélites, pour épargner des tentations et des chutes
aux soldats de la bonne cause (1). Il leur semblait commettre un
(i) Les choses s*étaient passées de môme <[uaiid, aa V siècle, les troupes byzantinet
reconquirent la Crète sur les Arabes et en reprirent la capitale. Il y eut à Candie un
massacre général des habitans, sans distinction d'âge ni de sexe, et le poète chrétien
Theodosius Diaconus, qui nous raconte ces événemens, loue Tempereur d*a?oir ordonné
ee massacre et d'avoir empêché ainsi les vainqueurs d'user, à l'égard des femmes, des
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L'ir.E DE CRÈTE. 448
moindre péché en égorgeant de sang-froid leurs captives qu'en se
laissant séduire par des lèvres et des yeux que n'avait point touchés
l'eau du baptême. On éprouve une vive surprise, mêlée de quelque
humiliation, à retrouver ainsi tout près de nous, dans notre siècle
et chez un peuple chrétien, puissans encore et meurtriers, des pré-
jugés aussi barbares, tout semblables à ceux qui, il y a près de deux
mille ans, arrachaient à la grande ânie de Lucrèce ce cri de doulou-
reuse indignation :
Tantum relligio potuit suadere malorum !
Tout odieux et révoltant que nous en paraisse l'effet, ils étaient
sincères, on n'en saurait douter, ces étranges scrupules de con-
science qui firent tant de victimes. Un autre fait, qu'on nous attesta
de divers côtés, prouve encore quelle forte prise avait le sentiment
religieux sur ces vives imaginations dirigées et excitées par un
clergé ignorant et fanatique. Quand s'engagea la guerre sainte, la
plupart des chrétiens firent vœu de ne point approcher de leurs
femmes que la lutte ne fût terminée, que les Turcs ne fussent chas-
sés de l'île. Par ce sacrifice, par cette renonciation volontaire à des
droits qu'ils tenaient de la main même du prêtre, ils pensaient se
rendre propice le Dieu des armées et l'intéresser davantage à com-
battre pour eux. Presque tous tinrent leur serment, assure- t-on,
pendant les quelques mois d'été et d'automne que dura la première
campagne. L'hiver vint sans que des résultats décisifs eussent été
atteints; alors seulement, quand il fut bien certain que les hostilités
se prolongeraient et dureraient peut-être encore des années, Sfa-
kiotes et Séliniotes, ramenés et retenus à leurs villages par le mau-
vais temps, oublièrent l'un après l'autre leur résolution; mais aussi
longtemps que les Grecs restèrent fidèles à leur vœu, la contrainte
qu'ils s'imposaient, venant s'ajouter à cette soif de vengeance qui
les dévorait, ne dut pas peu contribuer à passionner la lutte dès le
début, à la rendre plus meurtrière et plus implacable qu'elle ne Té-
tait ailleurs. Exaltés par l'abstinence même, fermant leur âme à
toute tendresse, transportés par la voix de leurs prêtres, qui eux
aussi avaient pris le fusil et marchaient au premier rang, ces fa-
rouches croisés n'étaient point apaisés et désarmés par la victoire;
pour calmer la fièvre de leur sang et détendre leurs nerfs surexcités,
il leur fallait, après les émotions du combat, le délire et les empor-
temens du massacre (1).
droits de la guerre. « Autrement, dit-il, Tanguste sacrement du baptême aurait été
profané par le contact de filles non baptisées, et toute ton armée eût été souillée. »
(1) J*ai eu roccasion d'observer chez les briginds de la Roumélie des croyances ana-
logues à celles qui avaient inspiré aux Sfakiotes leur vœu d'abstinence. J'étais en Grèce
en 1855 et 1850, quand le brigandage prit, à la suite des insurrections manquées
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&&& R£?U£ DES DEUX MONDES.
Dans les récits que me faisaient volontiers de ces coups de maîn
et de ces rencontres tant d'acteurs survivans, je remarquai bien des
traits d'un caractère tout antique, et qui, sous leur forme originale
et naïve, me rappelaient à chaque instant Homère et Hérodote, la
guerre de Troie et la guerre médique. C'était par exemple la ma-
nière dont'on parlait des chefs, les qualités par lesquelles ils se
recommandaient, et dont le souvenir est resté vivant dans la tradi-
tion populaire. L'un se faisait reconnaître de loin à sa haute stature
et dépassait de toute la tête ceux qui combattaient sous ses ordres;
tel autre, chasseur renommé, était plus rapide à la course que tous
les mojitagnards de Sfakia, et la chanson célébrait l'agilité de ce
nouvel Achille aux pieds légers*^ un troisième se distinguait par la
sonorité de sa voix claire et perçante, qui retentissait au loin dans
la montagne pour presser la marche des traînards, et qui, sur le
champ de bataille, dominait le bruit de la mousqueterie. Ainsi, de-
vant Troie, u Stentor, au grand cœur et à la voix d'airain, criait à
lui seul aussi haut que cinquante hommes réunis. » Dans ces luttes
quotidiennes entre gens qui se connaissaient tous et parlaient la
même langue, entre habitansdu même district et souvent du même
village, se croisaient, quand on se retrouvait en présence les armes
à la main, des apostrophes et des défis semblables à ceux qu'échan-
gent les héros d'Homère. C'est, le jour où il devait tomber frappé
par une balle chrétienne, un chef musulman, Ali-Ghlemedi, qui,
voyant les Grecs s'enfuir devant lui, les interpelle ainsi : « Arrêtez-
vous donc! Lâches, où fuyez-vous? Arrêtez-vous, que je vous montre
comment combattent les hommes de cœur! » C'est le capitaine grec
Anagnostis qui lui répond, en termes que la tradition a conservés
parce qu'ils contenaient, comme les dernières paroles de Patrocle
mourant, une prédiction bientôt réalisée : « Tu es sorti aujourd'hui,
Ali-Aga, pour combattre; j'espère pourtant de Dieu qu'il ne te lais-
sera pas rentrer chez toi, que ta mère ne te reverra point vivant, et
que le jour d'aujourd'hui sera ton dernier jour. » Un autre chef
chrétien, Antoine Melidoni, avait, dans la première année de la
guerre, fait de tels prodiges d'énergie et d'activité que le pacha de
d'Épire et de Thessalie, un tel développement que la France et TAngleterre songèrent
un moment à se substituer au gouvernement grec et à occuper tout le royaume. Il
n*était pas d'atrocités devant le^uelles reculassent Davelis et sa bande ; mais il était à
peu près sans exemple quMls abusassent des jeunes filles et des femmes qui tombaient
entre leurs mains. Si on refusait de les racheter au prix qu*avait fixé le chef, les misé-
rables les faisaient périr, quelquefois dans d'affreux tourmens, mais jamais ils ne les
déshonoraient. Ils étaient convaincus, me disaient les soldats chargés de les poursuivre
et dont quelques-uns avaient fait jadis le même métier, que tout brigand qui aurait fait
violence à une femme serait infailliblement tué à la première rencontre. Lfes exemples
ne manquaient pas pour prouver que ce n'était point là une superstition raine, et que
le châtiment suivait de près la faute.
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L*1LE DE CRÈTE. hàb
Megalo-Kastro, émerveillé de tant de valeur et de succès, sollicita
de Melidoni la permission de le voir. « Dans cjuelques jours, répon-
dit le Cretois comme aurait pu le faire un Spartiate du vieux temps,
tu seras prisonnier dans ma tente, et tu auras le lobir de me con-
templer. » Ce ne fut pas une vaifie bravade ; bientôt après le pacha
devint captif des Grecs. Les exploits de Melidoni lui portèrent mal-
heur; il périt avant la fin de cette première année, victime de la
jalousie que ses triomphes avaient inspirée au farouche capitaine
Roussos, le chef des Sfakiotes. Antoine Melidoni était d'un village
situé au pied du mont Ida. Après avoir essayé vainement de se dé-
faire de son rival en l'envoyant combattre des forces très supé-
rieiu-es, Roussos, furieux de le voir grandir dans l'opinion des chré-
tiens à chaque nouvelle rencontre, convia le montagnard à un
festin; celui-ci accepta sans défiance. Insulté par le cbef«fakiote,
accusé d'ambition et de sourdes menées, Melidoni se justifia en
quelques paroles pleines de noblesse adressées aux soldats, et se
retira au milieu des acclamations des Sfakiotes eux-mêmes, qui lui
promettaient solennellement de combattre et de mourir pour lui.
La colère et la haine de Roussos, abandonné des siens, ne connu-
rent plus de bornes; il feignit de vouloir une réconciliation, et dans
l'entrevue il fendit la tête à Melidoni. Ne reconnaît-on pas là ces
violentes jalousies, ces vanités passionnées qui éclatèrent sur la
flotte et dans l'armée des Grecs avant les batailles de Salamine et
de Platée, et qui faillirent si souvent rompre le concert et livrer la
Grèce à l'ennemi?
Un trait curieux, propre, si je ne me trompe, à la Crète,* et qu'on
ne retrouverait point sur le continent grec, ce fut le rôle que jouè-
rent dans la guerre de l'indépendance certaines familles converties
en apparence, depuis la conquête, au mahométisme, mais restées en
secret fidèles de cœur et de pensée à la religion de leurs pères. Aus-
sitôt que parut se présenter l'occasion longtemps attendue d'abattre
le croissant et d'affranchir la Crète, elles s'empressèrent d'abjurer
une dissimulation qui leur pesait, de revenir publiquement au chris-
tianisme, et de verser leur sang pour cette foi qu'elles se repro-
chaient d'avoir pu renier un moment même du bout des lèvres. La
plus célèbre de ces familles dans le souvenir et la reconnaissance
des Cretois, c'est celle des Kurmulides, maintenant dépouillée et
presque détruite. C'était une riche et vieille maison de nobles ou
d'arc/ion/es^ comme on dit dans les îles, qui avait sa demeure pa-
trimoniale à Kusé, dans la fertile plaine de la Messara, dont elle
possédait la plus grande partie. Les chefs du clan, peu de temps
après la prise de Candie, avaient feint d'embrasser l'islamisme;
mais en cachette ils continuèrent à baptiser leurs enfans et à leur
donner des noms chrétiens. Quand les rites du baptême avaient été
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À&6 REVUE DES DEUX MONDES.
mystérieusement accomplis par quelque prêtre dévoué à la famille,
Fenfant était circoncis par Timan, et recevait un nom musulman,
Ibrahim, Hussein ou quelque autre, le seul par lequel il fût connu
et qu'il portât publiquement. Cette opulente famille, tout le monde
l'atteste, ne manquait jamais d'employer le crédit dont elle jouis-
sait auprès du pacha et l'induence qu'elle exerçait dans le district à
protéger, du mieux qu'elle pouvait, les pauvres raîas, et à les dé-
fendre contre les vexations et les avanies qui les menaçaient sans
cesse. Parfois cependant l'inquiétude prenait les Kurmulides, lors-
qu'ils songeaient à l'autre vie et au châtiment qui les y attendait
peut-être en retour de leur apparente apostasie (1). Sous l'empire
de ces craintes, un d'entre eux se décida, vers le commencement
du siècle, à faire un pèlerinage au saint sépulcre, et à demander
au patriarche si un chrétien sincère, qui professait extérieurement
l'islamisme, avait quelque chance d'être sauvé. Le patriarche ré-
pondit sans hésitation qu'un chrétien qui cachait sa foi et qui ren-
dait de publics hommages aux faux prophètes des infidèles devait
renoncer à tout espoir de salut. Sur cette réponse, le vieillard prit
aussitôt sa résolution, qu'à son retour il fit adopter à la plus grande
partie des membres de sa famille. Trente Kurmulides résolurent
d'aller ensemble trouver le pacha à Mégalo- Kastro, pour déclarer
devant lui qu'ils étaient chrétiens, et pour subir la mort ignomi-
nieuse qui ne pourrait manquer de suivre cet aveu. Quand ils fu-
rent entrés en ville, par respect pour l'archevêque, ils se présentè-
rent chez lui avant de se montrer au pacha, et lui firent part de
leurs intentions. Le métropolitain, on le comprendra aisément, ne
vit pas la chose sous le môme jour que le patriarche de Jérusalem,
et combattit vivement leur projet. Il n'eut pas de peine à leur prou-
ver que ce n'était pas eux seulement qu'ils condamnaient ainsi au
martyre, et que leur mort entraînerait fatalement celle de beau-
coup d'autres chrétiens qui n'étaient nullement préparés à ces ex-
trémités. On sévirait contre tous les prêtres qui avaient consenti à
les marier et à baptiser leurs enfans, contre les évoques qui, à dif-
férentes époques, avaient accordé les dispenses nécessaires pour la
célébration de pareils mariages; les soupçons s'égareraient même
sur beaucoup de personnes qui n'étaient point dans le secret, et la
démarche des Kurmulides aurait pour conséquence inévitable de
faire couler des flots de sang chrétien. L'archevêque termina en
les assurant que sa pensée différait complètement de celle du pa-
(1) C*est un voyageur anglais, M. Pashley, qui a recueilli quelques-uns de ces dé-
tails; il les tenait de celui qui, après la guerre, était resté le chef de la famille, lannis
Kurmulis, quMl connut en 1833, exilé à Naupl'e. Ce personnage, dont le nom se trouve
aussi dans les chansons populaires de la Crète, s*appelait avant la révolution Ibra-
liim-Aga«
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l'île de CRETE. A&7
triarche; il ne doutait point, leur dit-il à plusieurs reprises, qu'ils
ne pussent aller au ciel après s'être extérieurement conformés,
dans leur vie et dans leur mort, aux exigences de la loi musul-
mane. — Ce ne fut pas sans peine qu'ils se laissèrent convaincre, et
qu'ils se décidèrent à quitter la ville sans avoir fait au pacha la
déclaration projetée.
Un des membres les plus remarquables de cette famille fut Hus-
sein-Aga, qui s'était déjà signalé avant la révolution par le rôle
brillant qu'il avait joué dans plusieurs des guerres où la Porte se
trouva engagée vers le commencement du siècle. Dans la première
période de l'insurrection, il se distingua sous son nom chrétien de
capitaine Michali Kurmulis. C*était Yarchegos ou chef grec de toute
la province de Megalo-Kastro, et il mourut à Hydra en 1824. Sa
place fut prise par son fils, Riswan-Aga, redevenu le capitaine Dé-
métrios, qui fut tué à Athènes. Son frère, Mustapha-Aga (le capi-
taine Manolis), succomba un peu plus tard à Mokho en Crète. De
soixante -quatre hommes que comptait la famille en 1821, deux
seulement ont survécu à cette lutte meurtrière. On raconte qu'en
1824 trois Kurmulides furent exécutés sous les murs de Retymo
par l'ordre du général turc Mustafa-Bey. On leur avait offert de ra-
cheter par l'apostasie leur propre vie et la liberté de leurs femmes
et de leurs enfans, faits prisonniers en même temps qu'eux; mais,
devant le pacha comme sur le lieu même du supplice et sous le
tranchant du glaive, ils avaient rejeté cette offre avec indignation.
Pendant trois nuits après l'exécution, l'évêque de Retymo se ren-
dit au lieu où ils avaient été frappés et où leurs restes gisaient en-
core abandonnés sans sépulture; chaque fois il vit une flamme,
sans doute allumée par Dieu même, descendre et se poser, brillante
auréole, sur les corps des saints martyrs. Instruits de ce miracle,
les chrétiens enlevèrent et se partagèrent comme des reliques les
vêtemens ensanglantés des trois victimes. De précieux avantages
étaient attachés à la possession de ces dépouilles enviées : tom-
bait-on malade, on n'avait qu'à faire brûler dans sa chambre, au-
près de son lit, une parcelle de ces tissus sacrés, et l'on revenait
aussitôt à la santé.
On le voit, dans cette lutte inégale et opiniâtre que les chrétiens
soutinrent pendant plusieurs années contre un ennemi supérieur en
nombre et qui se renouvelait sans cesse, ce fut pour eux un efficace
et puissant soutien que cet enthousiasme religieux, d'autant plus
ardent qu'il discutait et qu'il raisonnait moins. C'était encore une
force que ces superstitions mêmes dont la naïveté nous fait pres-
que sourire : elles donnaient à ceux qui combattaient et qui mou-
raient pour la foi la ferme assurance que le Dieu qu'ils invoquaient
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448 REVUE DES DEUX MONDES.
les entendait et ne les abandonnerait point; elles lui montraient,
dans ces vertus miraculeuses et salutaires conférées au dernier vê-
tement des martyrs, un signe visible de la protection divine, un
gage certain d'une prochaine et triomphante délivrance. A ce sen-
timent de chrétienne confiance venait s'en ajouter un autre qui se
confondait presque avec lui : en dépit de tant de siècles d'oppres-
sion et de misère, le Grec n'avait jamais cessé d'avoir foi en l'ave-
nir de sa race, et d'espérer secrètement qu'un jour ou l'autre son-
nerait pour lui l'heure de la résurrection et des revanches.. Les
événemens de la guerre, par quelque douloureuse déception qu'elle
se fut terminée, avaient pourtant, dans l'ensemble, été de nature à
relever le moral des Grecs crétois, à leur donner conscience de leur
force, à leur faire bien augurer du lendemain. Poursuivie des deux
parts avec un acharnement farouche dont nous avons essayé de
donner une idée, cette guerre de neuf ans laissait l'île ruinée, ap-
pauvrie, dépeuplée; la peste, l'incendie, le trafic des marchands
d'esclaves, avaient aidé le glaive à vider cités et villages et à en-
lever les bras à la culture. D'immenses étendues de terre, cou-
vertes jadis de riches moissons, restaient en friche. Là où s'offraient
autrefois à l'admiration du voyageur de belles plantations d'oliviers,
on ne voyait plus que des troncs noircis par la flamme, qu'un sol
jonché de cendres et de rameaux flétris. 11 semblait que le plus im-
pitoyable de tous les fléaux, la famine, dût se charger de perpétuer
les maux de la guerre et d'enlever à l'île le peu d'habitans qui lui
restaient. Le voyageur français Olivier, en 1795, évaluait la popu-
lation de Fîle, d'après des renseignemens qui paraissent dignes de
confiance, à 2â0,000 âmes, à peu près également partagées entre
les deux religions. En 1834 au contraire, M. Pashley, s'appuyant sur
une sorte d'enquête instituée et poursuivie par lui avec un soin mi-
nutieux pendant son séjour dans l'île, y trouvait environ 129,000 ha-
bitans; sur ce nombre, 40,000 au plus étaient musulmans.
Ainsi, malgré tout ce qu'avaient enduré les chrétiens, la propor-
tion numérique était changée à leur avantage, et, au terme de cette
lutte d'où ils semblaient sortir vaincus, ils formaient les deux tiers
de la population totale de la Crète. C'est que, tenant la campa-
gne, ils avaient après tout moins souffert que les musulmans, en-
fermés dans les places, où les maladies et la disette avaient fait
d'affreux ravages. C'est surtout que, plus sobres, plus actifs, plus
laborieux, plus âpres à l'épargne, plus fidèles au vœu du mariage,
ils étaient bien plus capables de réparer leurs pertes, de remplacer
en peu de temps les générations détruites par la guerre, et de ré-
veiller au sein de la terre sa fécondité endormie. Us avaient d'ail-
leurs bon courage; ils étaient fiers d'eux-mêmes, et les victoires de
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l'île de CRÈTE. iA9|
la veille leur répondaient des progrès du lendemain ; tant que l'Ile
avait été livrée à elle-même et que les Grecs crétois n'avaient eu en
face d'eux, comme en un champ clos, que les Turcs indigènes, les
Grecs n'avaient-ils pas pris sur leurs adversaires une supériorité
marquée? N'avait-il pas fallu, pour reconquérir l'Ile déjà presque
affranchie de ses oppresseurs, que le pacha d'Egypte, dont la puis-
sance était alors irrésistible, intervînt avec une armée nombreuse
et disciplinée? L'Europe avait bien paru abandonner la Crète, elle
avait pu même la remettre aux mains de la Porte; mais ce n'avait
pas été sans stipuler en sa faveur certaines conditions qu'elle tien-
drait sans doute à faire observer. On n'était plus au temps où le pa-
cha de La Canée faisait impunément, comme en 1765, abattre et
fouler aux pieds le pavillon d'une grande nation européenne, pen-
dant que le consul lui-même était traîné devant lui et traité par
son ordre avec le dernier mépris. Tout était bien changé : de bril-
lantes escadres promenaient dans les mers du Levant le drapeau des
puissances qui avaient détruit à Navarin la flotte égyptienne et forcé
la Turquie à reconnaître le royaume de Grèce. Désormais, partout
où ces puissances auraient un agent, les raïas se sentiraient proté-
gés, les Turcs surveillés et contenus. Dans la capitale le sultan et
ses vizirs, dans les provinces les pachas, caïmacams et mudirs
trouveraient toujours en tiers, entre eux et les raïas, ici les ambas-
sadeurs, là les consuls.
Cette situation, les Grecs, avec leur vif esprit et leur subtile pé-
nétration, en avaient saisi tout d'abord les avantages, et les Turcs
eux-mêmes, quoiqu'ils eussent l'intelligence plus lente et qu'ils fus-
sent moins au courant des choses de l'Occident, soupçonnaient con-
fusément que l'ancien régime ne pouvait se recommencer, que les
pays mêmes qui leur faisaient retour, ils ne les possédaient plus au
même titre qu'avant l'insurrection. Les Turcs crétois surtout étaient
profondément découragés; ils se souvenaient des rudes échecs que
leur avaient infligés leurs compatriotes; ils se voyaient diminués de
nombre, appauvris, affaiblis de tout point. De beaucoup de familles,
il ne restait que des enfans ou des vieillards : pendant tout le temps
que les musulmans avaient passé captifs dans les places fortes,
leurs domaines étaient restés incultes; quand la fin de la lutte leur
permit de rentrer chez eux , ils trouvèrent leurs champs couverts
de broussailles et leurs oliviers arrachés. L'argent et les bras leur
manquaient également pour remettre ces terres en valeur; beaucoup
d'entre eux s'empressèrent alors de les céder à vil prix, pour un
peu d'argent comptant, à ceux des chrétiens qui se trouvaient avoir
quelque petit capital disponible. Quant à forcer les raïas, comme on
l'avait souvent fait autrefois, à travailler sans salaire pour le compte
TOME L. — 1864. 29
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A50 REVUE DES DEUX MONDES.
des agas et des beys, quant à les dominer par la violence et l'inti-
midation, il n'y fallait plus songer. Les troupes égyptiennes, qui
«avaient conservé la Crète à Tislam, continuaient à Toccuper, et en
1830 raccord des puissances alliées, bientôt consacré par un fir-
man de la Porte, réunissait la Crète à la vice-royauté de Méhémet-
Ali. L'Europe avait adopté cette combinaison, parce qu'elle savait
le gouvernement égyptien plus fort et plus habile, plus capable de
se faire obéir que le gouvernement turc, et le sultan n'avait pu re-
fuser un aussi faible dédommagement au généreux vassal qui avait
sacrifié pour lui tant d'argent et tant d'hommes, qui pour lui avait
enseveli dans les eaux du golfe de Navarin la plus belle flotte qui
depuis longtemps eût fait flotter au vent la bannière ottomane.
L'administration égyptienne se montra en Crète ce qu'elle était sur
les bords du Nil , ce qu'elle fut en Syrie , âpre , impitoyable , sans
entrailles, avide de gain,'mais souvent intelligente, toujours ferme,
très décidée à tout faire plier sous sa dure volonté, par intérêt enfin
dégagée de tout fanatisme et suffisamment impartiale entre les mu-
sulmans et les chrétiens. D'ailleurs il était plus facile à ceux qui
gouvernaient la Crète au nom de Méhémet-Ali de ramener les chré-
tiens que de s'attacher les musulmans. Ceux des Turcs qui avaient
survécu à la guerre ne se courbaient qu'en frémissant sous la main
sévère d'un gouvernement impérieux et fort; ils dissimulaient mal
les regrets que leur inspiraient l'ancienne anarchie et l'autorité pu-
rement nominale qui la tolérait si patiemment. Méhémet-Ali n'hé-
sita point à faire des exemples. Plusieurs Turcs de distinction, ayant
laissé éclater leur mécontentement et tenté de renouveler les vieux
abus, furent, en 1830 et 1831, les uns décapités, les autres jetés
en exil ou en prison. Ces rigueurs firent sensation. Les Grecs, dont
beaucoup avaient quitté l'île à la nouvelle du traité qui la rendait
aux musulmans, revinrent en foule. Deux conseils, chargés de dé-
cider en appel de tous les procès, furent établis à Megalo-Kastro et
à Khania; ils étaient composés mi-partis de Turcs, mi-partis de
Grecs, et il sembla que si quelquefois leurs arrêts manquaient d'é-
quité, c'était du côté des Grecs que l'influence du pacha faisait pen-
cher la balance. D'autres conseils semblables, destinés à juger en
premier ressort, furent constitués dans chaque district; une gen-
darmerie irrégulière, formée surtout d'Albanais, fut chargée d'as-
surer l'exécution des ordres souverains, et l'île, au bout d'une an-
née de ce régime, jouissait d'un ordre et d'un calme qu'elle n'avait
pas connus depuis bien longtemps. Jamais, depuis la chute de la
domination vénitienne , aucun chrétien n'avait pu- se croire aussi
sûr du lendemain , n'avait senti sa vie et ses biens aussi efficace-
ment protégés.
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l'île de CRÈTE. 451
Les bienfaits de ce régime furent dus surtout à deux hommes,
Osman-Noureddin et Moustafa-Pacha, qui organisèrent la nouvelle
province égyptienne. Osman- Noureddin-Bôy, Tun des hommes les
meilleurs et les plusi éclairés que le vice-roi ait eus à Son service, ne
remplit en Crète que des missions temporaires; mais Moustafa, qui
était entré dans TUe en 1824 avec les premières troupes d'Ibrahim,
la gouverna pendant vingt-deux ans, de 1830 à 1852 : il mérite donc
qu'on parle de lui avec quelques détails. C'était un Albanais des
environs de Cavala, comme Méhémet-Ali lui-môme, à la famille du-
quel il était allié, dit>-on, par des liens de parenté éloignée et de
voisinage. Quand il arriva en Crète, c'était un sauvage qui ne savait
ni lire ni écrire, et qui payait vingt-cinq piastres par oreille grec-
que que lui apportaient ses soldats. Heureusement il rencontra un
Français, le docteur Caporal, homme intelligent et capable, qu'il
attacha à sa fortune. Il avait le sens naturellement juste et fin, et
il se laissa guider. Son conseiller ne lui donna point de leçons et
ne lui enseigna ni le français ni les mathématiques; mais il lui ou-
vrit l'esprit, il sut lui apprendre les affaires tout en le faisant valoir.
Ainsi dirigé, Moustafa-Pacha eut le talent de se rendre nécessaire;
il plut aux Européens, et malgré quelques fautes, en dépit de quel-
ques cruautés inutiles, il réussit, tout en servant les intérêts de son
gouvernement, à se faire presque aimer de la population chrétienne.
Après avoir pacifié l'île, il fit accepter aux Grecs et aux Turcs une
sorte de trêve, et les força, au moins provisoirement, à vivre en
bonne intelligence. 11 n'oublia d'ailleurs pas de se récompenser de
ses propres mains, en pacha qui connaît son monde et qui songe à
l'avenir. Retiré maintenant à Constantinople, où il a été plusieurs
fois grand-vizir, il possède de vastes domaines dans toutes les par-
ties de l'île, et c'est un des plus riches propriétaires de tout l'empire.
Le principal moyen qu'employa Moustafa-Pacha pour se faire
obéir, ce fut de ne donner en quelque sorte aux Turcs indigènes au-
cune part dans l'administration du pays. Presque tous les mudirs
ou administrateurs cantonaux étaient des Albanais, et en 4857 on
ne comptait que cinq ou six Turcs crétois dans le corps des zaptiés
ou gendarmes irréguliers, qui est chargé de la police de l'île. Ces
étrangers, n'ayant pas de possessions et d'intérêts dans le pays,
ne vivant guère que de leur paie et ne pouvant rien attendre qtie
de la faveur du pacha, sont plus dévoués au pouvoir souverain et le
servent mieux. Tous les petits gouverneurs que j'ai trouvés dans
les villes et villages crétois étaient de ces soldats de fortune fixés
dans l'île depuis plus de trente ans. Ils n'avaient jamais revu leur
patrie, mais ils n'en avaient point oublié la langue. Les Amantes
forment en Crète une colonie si nombreuse que l'idiome le plus
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452 REYUE DES DEUX MONDES.
parlé dans TOe après le grec, ce n*est certes pas le turc, mais l'al-
banais. Les vieux chefs ont fait venir de leurs montagnes les fils
de leurs parens et de leurs amis, et ils les ont placés parmi ces
zaptiés, que l'on trouve répartis dans les principaux villages par
troupes de dix, quinze, vingt, suivant les cantons. Ces malheureux
sont fort peu payés; aussi la plupart sont-ils en guenilles. Dans
certaines provinces de l'empire, ils feraient beaucoup de mal et
vivraient aux dépens des habitans; mais ici, isolés au milieu d'une
population belliqueuse qui joue volontiers^ du couteau et du fusil,
ils ont peur et restent tranquilles. L'autorité d'ailleurs, qui n'a
point envie d'avoir des révoltes à apaiser, leur tient la bride assez
serrée.
Nous avons souvent fait halte au milieu du jour et quelquefois
passé la nuit dans ces corps de garde albanais; c'étaient des abris
qui n'avaient rien de séduisant, mais dont il fallut pourtant se con-
tenter, faute de mieux, en certains lieux déserts. La chambre est
basse et enfumée; le long des murs sont suspendues des armes mal
tenues. Les lits de camp , avec leurs petits matelas tachés et troués
et leurs couvertures en loques, sont d'une saleté révoltante. Çà et
là quelques Amantes dorment ou fument sur ces grabats. Ils sont
tous en négligé; une calotte qui fut jadis blanche leur couvre le
haut de la tête à défaut du fez, que l'on réserve pour la grande te-
nue. Sur leurs épaules pendent leurs longs cheveux, qui semblent
n'avoir jamais connu le peigne. Pour tout vêtement, ils ont une che-
mise déchirée et un large pantalon bouffant. Des souliers percés ou
de vieilles bottes molles, semblables à celles que portent les au-
tres habitans de Tîle, leur couvrent à peu près les pieds. Sauf
quelques rares exceptions, toutes les figures ont un air de famille
qui frappe tout d'abord; c'est sur toutes la même expression, non
pas de méchanceté, mais de sauvagerie étonnée et d'ignorante apa-
thie. Pour, la plupart, les officiers sont dignes des soldats. En trois
mois, nous avons vu deux mudirs qui nous ont plu par une phy-
sionomie intelligente, par des manières gracieuses et dignes; mais
en revanche combien les agas ou chefs des villages, car tout vil-
lage de quelque importance a un de ces administrateurs albanais,
nous ont presque toujours paru bornés et stupides, profondément
inférieurs en tout point à la population qu'ils sont chargés de gou-
verner I
On le voit, le régime établi par Moustafa- Pacha pendant les
premières années de la domination égyptienne n'a pas encore été
modifié dans ses parties essentielles et ses caractères généraux. En
18A0, lorsque Méhémet-Ali, malgré la France, eut été contraint,
par la triple alliance, de renoncer à la Syrie et de se renfermer
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l'île de CRÈTE. 453
dans rÉgypte, la Crète fit aussi retour au sultan; maïs Moustafa-
Pacha était trop avisé pour n'avoir pas pris à l'avance toutes ses
mesures, pour ne pas s'être assuré, par d'adroites démarches et
des raisons sans réplique, la bienveillance des plus grands person-
nages de l'empire. Il fut maintenu dans ses fonctions, qu'il remplit
sans encombre jusqu'en 1852. Des révoltes partielles, déterminées
par des ordres venus d'Alexandrie ou de Stamboul à l'effet d'aug-
menter les impôts, avaient été apaisées presque sans effusion de
sang, et le gouvernement avait toujours cédé, au moins sur quel-
ques points. Après cet habile administrateur, qui partit pour pren-
dre à Stamboul possession du grand-vizirat, la Crète fut gouvernée
pendant trois ans par Mehemed-Emin-Pacha. C'était un très hon-
nête homme, chez qui Ton trouvait toutes les vertus patriarcales
des vieux Turcs sans aucun de leurs préjugés haineux contre l'Eu-
rope et les réformes. Moins ingénieux peut-être et moins rusé que
Moustafa-Pacha, il avait la volonté ferme et l'esprit droit, il était
bienveillant et juste pour tous. Sous sa main respectée, l'île fut
tranquille malgré les espérances données aux raïas par la guerre
de Crimée, et tout se réduisit à quelques manifestations hostiles que
les Grecs se permirent à l'égard de bâtimens anglais ou français qui
relâchèrent à La Canée. Il eut pour successeur en 1855 Véli-Pacha,
fils de Moustafa, qui était né, qui avait été élevé dans l'île, et pour
qui le grec était la langue de son enfance. Son ambassade à Paris,
où il avait eu l'honneur de signer le traité d'alliance entre la France,
l'Angleterre et la Turquie, lui avait fait une réputation qui ne se
soutint ni en Bosnie, où il échoua complètement, ni dans l'île de
Crète, d'où un soulèvement général le chassa au bout de trois ans.
Annoncées avec fracas à toute l'Europe avant même d'avoir reçu
un commencement d'exécution, les réformes qu'il tenta n'eurent
d'autre effet que de fatiguer et d'indisposer toute la population de
l'île, les musulmans aussi bien que les chrétiens. Quelques-unes
même des améliorations projetées trahissaient une fâcheuse igno-
rance de l'état du pays. Pour ne citer qu'un exemple, le pacha
voulait ouvrir entre Candie et La Canée une route carrossable, aussi
large que nos plus belles routes impériales, quand il n'y avait pas
dans l'île une autre voiture que sa calèche française, quand les
sentiers de montagne, par lesquels seuls les denrées de l'intérieur
peuvent arriver jusqu'aux ports d'embarquement, devenaient de
jour en jour plus dangereux et plus impraticables. 11 eût mieux
valu, tout le monde le sentait, aller au plus pressé, refaire çà et
là les chaussées, réparer les ponts vénitiens, dont chaque hiver
emportait quelque lambeau; mais quel bruit aurait fait en Occident
ce modeste labeur? J'éprouve quelque regret de ne pas avoir plus
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hbà REVUE DES DEUX MONDES.
de bien k dire de celui qui nous a fait en Crète, à mon compagnon
et à moi, un excellent et presque fastueux accueil; mais, puisqu'il
me faut parler d'événemens que je ne pourrais passer tout à fait
sous silence, je ne saurais dissimuler que Véli, sans avoir commis
tous les crimes dont la presse d'Athènes le prétend coupable, me
semble avoir été puni assez justement par où il avait péché. Il s'est
perdu pour avoir trop ambitionné les applaudissemens et les éloges
de Paris; receperat mercedem suarriy vanus vanam.
Ce soulèvement de l'île de Crète, dont nous nous contenterons
d'indiquer ici les principaux épisodes, débuta, au mois de mai 1858,
par la démarche de deux cents Grecs qui se réunirent en armes à
Perivolia, tout près de La Canée. De là, sans commettre aucun acte
d'hostilité ni de déprédation, ils envoyèrent aux consuls une pro-
testation contre toutes les mesures du gouverneur-^général, en les
priant de la faire parvenir à Constantinople. Véli-Pacha menaça,
le rassemblement grossit et compta bientôt de sept à huit mille
hommes. Le commandant des quelques troupes dont disposait le
gouverneur refusa d'attaquer des gens qui se déclaraient les fidèles
sujets du sultan, et assuraient n'en vouloir qu'au pacha. Les Turcs
s'étaient d'abord associés, de cœur tout au moins et d'intention,
à la résistance des Grecs ; mais bientôt cette concentration de forces
les inquiéta : excités d'ailleurs par Véli, qui, pour venger son or-
gueil blessé, cherchait à pousser les choses à l'extrême, ils quit-
tèrent leurs villages, ils affluèrent avec leurs femmes et leurs en-
fants, avec une partie de leur bétail, dans les villes fermées. Là,
cette foule oisive et désheurée, que ce déplacement irritait en l'ap-
pauvrissant, faillit plusieurs fois se porter contre les chrétiens à
des excès qui auraient aussitôt allumé dans toute l'île une violente
insurrection. Plusieurs fois les chrétiens se crurent, non pas à la
veille, mais à l'heure même d'un massacre général : de nombreuses
familles grecques se réfugiaient chaque jour à Syra; d'autres, quand
les Turcs devenaient plus menaçans, qu'ils poussaient par les rues
des cris de mort et qu'ils déchargeaient leurs armes, se précipi-
taient vers les consulats, qui tous, hors le consulat d'Angleterre,
s'ouvraient devant eux. A La Canée, la loyale et ferme attitude de
M. Derché, alors gérant du consulat de France, ne contribua pas
peu à tenir les Turcs en respect; à Megalo-Kastro, notre agent con-
sulaire, un vieillard, M. Itard, rendit des services analogues. On
apprit, le 21 juin, la destitution de Véli-Pacha. La commission en-
voyée par le divan, au premier bruit des troubles de Crète, pour
examiner l'affaire, avait conféré avec les chefs des insurgés, et son
président, l'amiral Achmet-Pacha , s'était prononcé contre le gou-
verneur-général; mais Sami-Pacha, le nouveau vali de Crète, se
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l'île de CRÈTE. 455
feisait attendre, et Véli- Pacha ne se décidait point à quitter La
Canée, où sa présence et les menées de ses créatures entretenaient
une redoutable agitation. Achmet-Pacha de son côté, malgré sa mo-
dération et sa prudence, avait toutes les peines du monde à retenir
les passions qui s'exaspéraient de plus en plus, et à prévenir l'ex-
plosion redoutée. On respira quand le 12 juillet arriva enfin Sami-
Pacha, et surtout quand le lendemain il eut réussi à embarquer,
comme par surprise, son malheureux prédécesseur, qui ne pouvait
se résoudre à fuir en disgracié, en vaincu, cette terre où, trois ans
auparavant, il débarquait triomphalement, annoncé et salué par
toutes les fanfares de la renommée.
Les chrétiens, sans tirer un coup de fusil, avaient obtenu ce qu'ils
demandaient, ils avaient même profité de l'occasion pour faire ac-
cepter encore plusieurs autres réclamations relatives à l'impôt et à
la constitution des conseils provinciaux ou medjilis. L'excellente
discipline qu'ils avaient su observer pendant trois mois, sous des
chefs improvisés, dans une situation pleine de périls, le soin avec
lequel ils avaient su éviter de blesser les commissaires impériaux et
de donner aux Turcs le moindre prétexte pour commencer la lutte
armée, tout cela faisait honneur à leur sens politique et au tact de
leurs capitaines. Aussitôt *Véli parti, ils se dispersèrent, ils retour-
nèrent chez eux faire la moisson et cueillir les olives. On eut plus
de peine à renvoyer les Turcs dans leurs villages; il fallut que l'an-
cien gouverneur de l'île, Mehemed-Emin -Pacha, alors ministre de
la police à Constantinople, vînt aider Sami de ses conseils et de son
influence. Ce n'était pas que les Turcs tinssent à Véli et le regret-
tassent; mais il leur était impossible de ne pas être intérieurement
froissés, de ne pas s'inquiéter pour l'avenir de ce nouveau succès
des chrétiens, de cette victoire que les Grecs avaient su remporter
sans brûler une amorce.
Sous Sami-Pacha, homme avisé et adroit, sous son successeur
Ismaïl-Pacha, qui est en ce moment gouverneur-général de Crète,
l'île est restée à peu près tranquille. Une petite expédition mili-
taire a été faite en 1863 contre Sfakia, par les ordres du gouver-
neur, pour punir des actes de brigandage et de rapt dont s'étaient
rendus coupables plusieurs Sfakiotes. Dans le bas pays et dans les
villes, l'opinion, chez les Grecs eux-mêmes, poussait le pacha à ces
mesm-es de rigueur, et si elle lui faisait un reproche, c'était de trop
ménager les Sfakiotes. Ceux-ci, après d'assez longs pourparlers qui
donnèrent aux coupables le temps de s'enfuir de l'île, cédèrent, lais-
sèrent traverser leurs défilés et occuper militairement quelques-uns
de leurs villages, puis rendirent une partie des objets volés. Sfakia,
on ne saurait se le dissimuler, est en pleine décadence. Ces âpres
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hb6 REVUE DES DEUX MONDES.
montagnes, ces froids et pierreux plateaux, ne donnent qu'à grand*-
peine, à ceux qui n'y épargnent pas leur sueur, une maigre et msuf-
usante nourriture. Autrefois les Sfakiotes ajoutaient au chétif pro-
duit de leurs terres ce que leur pillage leur donnait de butin dans
une société sans cesse troublée par des guerres publiques ou pri-
vées. Aujourd'hui qu'il règne dans l'île de Crète quelque chose
qui ressemble à de l'ordre, les Sfakiotes ne pourraient plus, sans
danger pour eux-mêmes, compter sur ce genre de revenus. Ausâ
beaucoup d'entre eux achètent- ils des terres à blé et des oliviers à
Selino, àKissamo, Apocorona ou Mylopotamo , et finissent-ils par
s'établir à demeure dans les plaines et sur les rivages, ne remon-
tant plus, même l'été, dans leurs montagnes natales. C'est ainsi
que beaucoup de maisons restent fermées dans les villages d'Askyfo,
d'Haghia-Roumeli et d' Anopolis; Sfakia est certainement moins peu-
plé c[u' avant la guerre de l'indépendance, et ne pourrait, en cas
d'insurrection, envoyer au combat autant de fusils qu'autrefois.
En revanche, dans tout le reste de l'île, la population chrétienne
grandit sensiblement, en nombre aussi bien qu'en richesse. En
1834, M. Pashley croyait trouver en Crète 129,000 âmes, dont
40,000 musulmans; en 1847, un des hommes qui ont le mieux étu-
dié l'état actuel de la Crète, M. Hitier, alors consul de France à Kha-
nia, évaluait la population à 160,000 âmes, sur lesquelles il ne
comptait encore que 40,000 musulmans. L'augmentation, on le voit,
ne se serait produite qu'au profit des chrétiens. A la suite d'un re-
censement commencé en 1857 par les ordres de Véli- Pacha, on a
publié les résultats partiels obtenus pour la province de Khania (1).
En prenant ces chiffres pour exacts et en admettant que dans les
autres provinces l'accroissement de la population ait eu lieu dans la
même proportion , on obtient pour toute la Crète , dix ans après
l'évaluation approximative de M. Hitier, une population totale de
172,000 âmes. Si mainlenant on suppose, dans les autres provinces
de l'île, la même différence numérique relative entre les Turcs et les
Grecs, il y aurait eu, en 1858, 123,000 chrétiens contre 49,000 mu-
sulmans. Ainsi en vingt-trois années la population grecque soumise
serait arrivée de 90,000 à 123,000 âmes; elle aurait donc augmenté
de plus d'un tiers, tandis que les musulmans, qui de nom du moins
sont encore les maîtres, n'ont pas augmenté seulement d'un quart,
de 40,000 à 49,000 (2).
(t) Aa Vérité sur les événetnens de Candie, Paris, 1858. Cette brochure, sans nom
d'auteur, a été rédigée par un ami, par un ancien secrétaire de Véli-Pacha.
(2) J'emprunte ces chiffres et les résultats que j'en tire à Touvrage de M. V. Raulin,
savant français qui explora Tlle de Crète en 1845, sous les auspices du Muséum d'bis-
toire naturelle. 11 a publié en 1858 une Description physique de l\le de Crète (Bor-
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l'île de CRÈTE. 457
La propriété du sol échappe aux mains des Turcs, comme la pro-
portion numérique varie à leur désavantage. Depuis 1829, il n'y a
pas eu dans Tîle, à proprement parler, de lutte ouverte et armée, il
n'y a pas eu effusion de sang; mais depuis la pacification les Grecs
ont continué la guerre avec ardeur : seulement ils en ont changé
la méthode et la forme. Leur arme nouvelle, dont ils savent se ser-
vir mieux encore que des anciennes, c'est l'argent. Ici, comme dans
toutes les parties de l'empire où les raïas sont nombreux et jouis-
sent de quelque liberté, les Turcs vendent toujours et n'achètent
jamais. Depuis 1829, une grande partie des terres autrefois possé-
dées par les musulmans dans les plaines les plus fertiles ont passé
dans les mains des chrétiens. La complète dépossession des Turcs
par cette révolution pacifique et graduelle n'est donc qu'une*affaire
de temps. Les agas et les beys, dépouillés de leurs biens par ces
ventes, qui sont faites presque toujours dans un moment d'embar-
ras et par suite à vil prix, affluent dans les villes, où ils cherchent
à vivre de quelqu'une de ces sinécures que l'administration turque
prodigue aux musulmans, sans pouvoir satisfaire tous les fainéans
qui l'implorent (1). Une race réduite à ces extrémités ne se repro-
duit plus, diminue peu à peu, et finit par s'éteindre.
Cette infériorité et cette décadence, les Turcs crétois mêmes en
ont conscience, et beaucoup d'entre eux, m'assurait-on, seraient
prêts à chercher le remède au mal dans une conversion où plutôt
dans un retour au christianisme. En 1856, après la proclamation du
hat-humaioun et l'arrivée de Véli-Pacha, qui avait fait les plus
belles professions de tolérance religieuse, dans le district de Me-
galo-Kastro, six cents musulmans environ revinrent au christia-
nisme. Dans l'éparchie de Pediada, un village entier, Piscopi, quitta
le Coran pour l'Évangile. Véli-Pacha donna quelques marques de
déplaisir, et le mouvement s'arrêta; mais beaucoup d'autres mu-
sulmans, prétendent les Grecs, seraient disposés à suivre cet exem-
ple, s'ils ne craignaient l'autorité, qui voit ces changemens d'un
mauvais œil, et qui trouve toujours moyen de punir la désertion en
dépit du hat impérial et de toutes les déclarations officielles. Plu-
sieurs personnes m'ont affirmé avoir reçu à cet égard de nom-
breuses confidences; mais il faut en ces matières se défier un peu
deaux, in-8<*, 292 pages), qui contient beaucoup de faits intéressans, même pour les per-
sonnes étrangères aux sciences proprement dites.
(1) Voici ce qu*on lit dans une correspondance de La Canée adressée au Courrier
d^ Orient du 25 juillet 1863 : « Je vous ferai observer à ce sujet qu'avant 1830 les Grecs
ne possédaient pas un pouce de terre dans notre province ; aujourd'hui la plus grande
partie de nos campagnes leur appartient. Dès qu'un Turc manifeste le désir de vendre
un morceau de terre, vite un chrétien se présente comme acheteur. »
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A58 REVUE DES DEUX MONDES.
des Grecs, si prompts à l'exagération et toujours enclins à croire
fait ce qu'ils désirent.
Les Turcs crétois sont d'ailleurs, d'habitudes et de manières t
aussi peu Turcs que possible, et le voyageur est exposé à s'y trom-
per sans cesse. Les musulmans portent ici le même costume et par-^
lent la même langue que les chrétiens. Accroupis autour d'une
dame-jeanne de malvoisie, ils leur font raison, sans balancer, le
verre à la main. Leurs femmes mêmes se montrent souvent non
voilées, sinon aux étrangers, du moins aux^hommes qu'elles con-
naissent. Quand nous logions dans la maison d'un Turc, les femmes
sans doute ne venaient pas à nous : c'étaient les hommes de la
famille qui allaient chercher les plats dans le harem et qui les en
rapportaient; mais que de fois j'ai vu de loin des Grecs entrer dans
la maison des Turcs avec qui ils étaient liés, et les femmes les re-
cevoir sur le seuil sans mettre leur voile! Dans les champs, à la
fontaine, nous avons rencontré souvent des femmes turques qui,
prises à l'improviste, ne faisaient pas, comme elles l'auraient cer-
tainement essayé ailleurs, mine de détourner la tête ou d'aller se
cacher derrière un arbre : elles restaient en face de nous le visage
découvert, et fort tranquillement nous regardaient passer.
Les mariages entre Turcs et Grecs étaient fréquens avant la guerre
de l'indépendance : il n'était pas facile à un chrétien de refuser sa
fille à l'aga ou au bey qui la lui demandait; mieux valait la donner
pour éviter qu'on ne la prît. Les enfans étaient élevés dans l'isla-
misme, mais la femme conservait toute liberté de suivre les offices
et de pratiquer sa religion. Depuis que le règne de la violence a
cessé , ces unions sont devenues très rares, presque sans exemple.
Les Turcs, souvent peu nombreux dans un canton et par là même
plus bornés dans leurs choix, ne demanderaient pas mieux que d'é-
pouser les belles Grecques qui abondent dans les villages de l'île;
mais les chrétiennes ne veulent pas entendre parler de s'unir à un
musulman, et elles répondraient au besoin par le chant populaire
qu'a déjà cité Fauriel, et qui se répète encore d'un bout à l'autre de
l'Orient : « J'aimerais mieux voir mon sang — rougir la terre — que
de sentir mes yeux — baisés par un Turc. » A peine, me disait-on,
arrive- t-il tous les cinq ou six ans qu'une passion inspirée par un
jeune Turc à quelque fille grecque amène une de ces unions, qui
choquent et irritent vivement les chrétiens.
La race, chez les deux sexes, est en général saine et forte dana
toute la Crète, mais surtout chez les habitans des Monts-Blancs,
musulmans ou chrétiens. Les Turcs du district d'Abadia, sur les
pentes méridionales de l'Ida, et ceux de Selino, dans l'ouest de
l'île, les Grecs séliniotes et sfakiotes offrent à chaque instant des
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l'île de CRETE. &59
types qui feraient la joie du peintre et du sculpteur. Les Sfakiotes
surtout sont taillés pour faire d'admirables soldats. Presque tous
sont de très haute taille; leur vigueur, que nous les avons vus dé-
ployer à la course et à la lutte, s'accuse plutôt par la surprenante
agilité des mouvemens que par une musculature exagérée, tandis
que ce dernier caractère m'a souvent frappé chez les Turcs de l'Ana-
tolie. La plupart d'entre eux sont blonds, leurs longs cheveux tom-
bent sur leurs épaules, ils ont de grands yeux clairs, le nez marqué
sans être fort, la bouche fine, les dents brillantes et bien rangées;
on sent dans toute leur personne je ne sais quoi d'ardent et de ner-
veux qui fait songer au cheval pur sang. Leur costume est à peu
près le même que celui des autres Cretois : il se compose d'une
chemise à larges manches, d'un gilet bleu ouvert sur la poitrine,
d'une veste brodée, d'une épaisse ceinture de laine rouge plusieurs
fois enroulée autour du corps, d'un large pantalon bleu dont le bas
se cache dans de grandes bottes de cuir jaune. Une épaisse capote
blanche, dont le Sfakiote ne se sépare guère, complète ce costume.
Il est rare aussi qu'on le trouve sans sa longue carabine; tout au
moins, s'il l'a laissée à la maison, a-t-il gardé à la ceinture, par
mesure de précaution, son grand couteau et ses lourds pistolets, tou-
jours chargés jusqu'à la gueule.
Le costume des femmes ressemble fort à celui que portent les
Albanaises d'Eleusis et des villages de l'Attique ou de la Béotie. Ce
qui en forme le fond, c'est un caleçon de toile blanche par-dessus
lequel tombe une longue chemise qui est de toile l'été et de laine
l'hiver; elle est serrée à la taille par des cordons, et s'ouvre sur la
poitrine par une fente que les jeunes filles seules prennent quelque
soin de tenir close. Dès que la Cretoise est mariée, comme il y a
presque toujours quelque enfant à nourrir, elle ne se donne pas la
peine de rattacher des agrafes que la main se lasserait à défaire et
à rajuster sans cesse. L'habitude une fois prise, on la garde, et
Tournefort remarquait déjà « que l'habit des dames de Crète est
très simple et qu'il leur laisse le sein tout découvert »
En attendant le moment où elles seront nourrices, les femmes
grecques, presque toujours jolies, quoi qu'en dise Tournefort, et
souvent fort belles, font naître chez les jeunes gens de vives pas-
sions, qui ont inspiré toute une poésie amoureuse propre à la Crète,
celle des madinadœs ou quatrains chantés en dansant. Nous en
donnerons quelques échantillons, pris un peu au hasard parmi ceux
que nous retrouvons dans nos notes de voyage, tels que nous les
dictaient en riant, à Sfakia, jeunes filles et jeunes gens. On y trou-
vera, je l'espère, quelques traits qui ne manquent point de charme
et de grâce. Voici d'abord les plaintes d'un amant malheureux :
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&60 REVUE DES DEUX MONDES.
« Mon cœur, ma pensée, ne visent qu'à toi, et je reste immobile et privé
de sens, écoutant si j'entendrai prononcer ton nom.
a Mon cœur est fermé, comme la nuit la grande porte de Rhania, et il ne
s'ouvrira plus, il ne sourira plus, comme il souriait autrefois.
« Hélas l j'ai perdu le sens pour l'amour d'une fille grecque, que j'ai aper-
çue une fois seulement à sa fenêtre!
«c Je t'aime, ô mes yeux, et personne ne s'en aperçoit, et de l'amour que
tu m'as inspiré, puisse Dieu me délivrer!
« Tes yeux brillans, lorsque tu les tournes de mon côté, des étincelles
me volent au visage, des étincelles qui me piquent et me brûlent! »
Voici maintenant les images que trouve le poète pour peindre à
lui-même et aux autres la beauté de sa maîtresse, voici les cris de
joie et les langueurs de l'amour heureux :
« 0 toi que je chéris, tu es élancée comme le cyprès, et, quand tu parles,
de ta bouche tombent des mots doux'^comme le miel.
« Le fleuve entraîne des branches, et la mer des navires, et le regard de
la vierge que j'aime entraîne les pallikares.
« Je sens l'odeur du basilic, et je ne vois pas le vase où il fleurit; c'est
mon amie qui l'a dans son sein, et c'est de là que vient ce parfum.
V Tes yeux sont noirs, tes cheveux sont blonds, et la neige de nos cimes
est noire en regard de toi, ô mon amie.
« J'ai parcouru tout l'univers, j'ai parcouru un à un tous ses villages,
et nulle part je n'ai rien vu; je n'ai rien rencontré d'aussi beau que mes
amours.
« J'ai parcouru tout l'univers, pour trouver un doux raisin; mais je n'en
ai pas trouvé un aussi doux que ta lèvre.
« Ta lèvre rose, je suis venu pour la baiser; mais arrêtons-nous : ce vin,
j'ai peur qu'il ne m'enivre.
« Mets du miel dans le verre, pour qu'il fonde et que nous buvions, afin
que notre lèvre soit douce quand nous nous embrasserons.
« Mon jasmin élancé, ma rose de Sitia, ta beauté même, la lointaine
Venise en a entendu parler.
« Ta beauté enflamme les pachas, tes sourcils enflamment les vizirs, les
charmes de ton corps angélique les patrons de navires.
« Ah ! si je pouvais, une fois seulement, mettre ma main dans ton sein
de marbre, — puis mourir ! »
N'y a-t-il pas là une riante imagination, une veine heureuse et
originale? n'y a-t-il pas surtout bien de la sincérité et de la pas-
sion? Ce que la traduction ne peut rendre, c'est la légèreté du tour,
ce sont les mots vifs et colorés empruntés au meilleur fonds de l'an-
cienne langue, ce sont tous ces gracieux composés qui sortent sans
effort de l'instinct populaire. L'idiome dans lequel sont écrites ces
poésies est intéressant aussi à un autre point de vue; c'est ce dia-
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l'île de CRETE. A61
lecte sfakiote où l'on a déjà signalé plusieurs particularités qui le
distinguent des autres formes du grec moderne, et qui, par une
filiation directe, le rattachent à Tancien dialecte dorique de la Crète,
tandis que la langue usitée dans le reste de l'tle ne diffère que par
quelques expressions locales de celle qui est parlée dans l'Archipel
et sur le continent de la Grèce.
Les Grecs crétois, à tout prendre, tiennent beaucoup de leurs
frères de la Roumélie et des autres îles; ils sont aussi rusés, aussi
retoi^, aussi menteurs dès que le mensonge leur parait utile, aussi
intéressés, pour ne pas dire avides. Avec tout cela, ils ont dans le
langage et les manières quelque chose de plus digne, de plus franc,
de plus noble que les autres Grecs soumis au sultan. Dans leur at-
titude à l'égard des Turcs, leurs maîtres, il n'y a rien de cette
crainte instinctive qui perce presque toujours dans les paroles, dans
les gestes, dans toute la physionomie du raïa lorsqu'il approche
d'un musulman. On sent, à les voir et à les étendre, que ce sont
des hommes qui savent se battre et qui l'ont montré, qui ont con-
fiance en eux-mêmes, et qui se font craindre plutôt qu'ils n'ont
peur. Les Grecs de la Crète sentent de plus en plus qu'ils sont en
mesure d'exiger des privilèges, des ménagemens tout particuliers, et
que l'on compte avec eux. Depuis plus de vingt ans, non-seulement
ils sont autorisés à avoir des cloches, comme le sont maintenant
tous les raïas de l'empire, mais ils en ont partout, qu'ils sonnent à
toutes' volées. Les medjilisy ces conseils mixtes dont nous avons es-
sayé d'expliquer ailleurs la composition et le rôle (1), ne sont, dans
beaucoup de provinces de la Turquie, qu'une sorte de fiction con-
stitutionnelle; mais en Crète ils rendent de véritables services, et
les chrétiens prennent très au sérieux le droit qui leur a été conféré
d'y être représentés par leurs primats. Ailleurs les raïas introduits
dans le conseil tremblent devant leurs collègues turcs, se font le
plus petits qu'ils peuvent, et se bornent à opiner du bonnet; ils se
garderîdent bien d'être d'un autre avis que le fonctionnaire turc
qui les préside. Ici il n'en est pas de même , et les séances sont
souvent orageuses. Comme me le disait un Grec, ici l'on parle au
Turc le fez sur le coin de l'oreille.
C'est en effet une chose remarquable que la franchise et la liberté
des Grecs crétois dans leurs conversations avec les Turcs; ils s'entre-
tiennent volontiers, devant les Turcs et même avec eux, des événe-
mens de la guerre de l'indépendance, et, au lieu de chercher à faire
oublier leurs révoltes, ils semblent se proposer de les rappeler sans
cesse au souvenir de leurs maîtres. Pendant que nous étions à Kis^
(t) Voyez la JRwim du 15 férrier 1863.
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A62 REVUE DES DEUX MONDES.
samo-Kasteli, nous reçûmes, dans la maison grecque où nous étions
logés, une visite du mudir; la chambre se remplit bien vite d'oisifs,
attirés par le désir d'assister à la conversation qui s'engagerait entre
le premier magistrat du lieu et les grands personnages européens
arrivés la veille I Ces intrus se mêlèrent aussitôt à l'entretien et ne
tardèrent pas à y prendre la part principale. On parla surtout des
incidens de la lutte pendant les neuf ans qu'elle a duré, et des dif-
férentes rencontres auxquelles tel ou tel des interlocuteurs s'était
trouvé. Le mudir était un vieux soldat qui était venu en Crète, il y
avait plus de trente ans, avec les premières troupes qu'y avait en-
voyées le pacba d'Egypte. « Combien étiez-vous à tel combat? lui
demandait un Grec. — Nous étions tant. — Et combien avez-vous
perdu de monde? » Il ne faisait aucune difficulté de le dire; il recon-^
naissait que sept ou huit cents Sfakiaftes avaient, je ne sais plus où,
tenu tète à une arioaée de douze mille hommes, dont lui-même fai-
sait partie, et avaient fini par la battre. On causa des montagnes de
Sfakia et de leurs infranchissables défilés, et un Grec alors, tout en
souriant : « C'est là, effendi, que nous nous retirerons encore la
première fois que vous nous tourmenterez, et vous viendi*ez, si
vous voulez, nous y chercher! »
Quelque juste confiance que puisse avoir la population chrétienne
en ses propres forces et en son énergie tant de fois éprouvée, quelque
droit qu'elle ait de compter sur le rempart et l'asile de ses hautes
montagnes, elle ferait, je crois, fausse route en recherchant ou même
en n'évitant pas soigneusement toute occasion d'engager une lutte
ouverte et armée contre le gouvernement turc. Le premier résultat,
le résultat immédiat et certain d'une insurrection, d'une nouvelle
guerre de religion déchaînée à travers l'île, ce serait la rapide des-
truction de l'œuvre lente et laborieuse des trente dernières années,
ce serait une eflroyable effusion de sang et l'anéantissement de pres-
que tout le capital qui s'est accumulé dans l'île depuis 1830 par l'a-
griculture et le commerce, par ce génie de l'épargne qui est une des
puissances de la race grecque. Dans quelle pensée d'ailleurs les Cre-
tois braveraient-ils ces souffrances et cette ruine, courraient-ils vo-
lontairement le risque de ce périlleux temps d'arrêt dans le désordre
et l'anarchie? J'admets que les Grecs crétois débuteraient encore
par de brillans succès, et qu'ils auraient bien vite rejeté les Turcs
dans les forteresses; mais cela trancherait-il la question? La Tur-
quie n'a-t-elle pas maintenant toute une flotte à vapeur au moyen
de laquelle, en quelques heures, elle pourrait jeter dans l'île des
troupes régulières bien supérieures en nombre et en discipline à
l'armée égyptienne de 182A, mieux commandées et mieux pour-
vues d'artillerie? D'ailleurs le dénoûment de la guerre de l'indé-
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l'île de CRETE. Aô3
pendance n'a-t-il point prouvé aux Cretois que leur sort, s'il s'a-
git d'un remaniement politique de l'Orient, est moins entre leurs
mains qu'entre celles des puissances, et qu'aucune province ne sera
désoimais détachée de l'empire turc sans le concours et le consen-
tement de l'Europe? Les Grecs crétois, à en juger d'après la con-
duite qu'ils ont tenue dans les troubles des dernières années, ne
manquent pas de sens et d'instinct politique. Si des conseils venus
du dehors et des suggestions intéressées ne leur troublent point
l'esprit, ils sauront, on doit l'espérer, ne rien tenter qui puisse
compromettre l'excellente situation que leur ont faite leurs souf-
frances et leurs victoires d'il y a quarante ans, les calculs et les
projets de MéhémetrAli, les qualités de certains gouverneurs turcs,
les fautes de certains autres, surtout enfin leur propre énergie, leur
industrieuse activité. Qu'ils continuent à mettre en valeur toutes
leurs terres qu'ils développent les relations commerciales de leurs
ports, qu'ils s'enrichissent de plus en plus, et que, la bourse à la
main, ils refassent,. année par année, arpent par arpent, la con-
quête de l'île. entière. Quand ils seront maîtres de tout le sol, dus-
sent-ils envoyer à Stamboul, au lieu de l'envoyer à Athènes, la
dîme de leurs champs et de leurs vergers, ils seront de fait, en dé-
pit des apparences contraires, maîtres chez eux, maîtres par le
moyen du medjilis, où ils ont aujourd'hui déjà la prépondérance,
de l'administration et de la justice. Auront-Us alors beaucoup de
peine à obtenir de la Porte, en saisissant quelque occasion favo-
rable, des privilèges analogues à ceux de Samos, qui se gouverne
elle-même sous le contrôle d'un prince grec nommé par le sultan,
qui a sa constitution particulière et son drapeau flottant à toutes
les brises de l'Archipel?
Lorsque dans les derniers jours de l'année nous quittâmes l'île de
Crète, lorsque nous vîmes disparaître à l'horizon les pics des Monts-
Blancs déjà tout chargés de neige, ce n'était pas sans tristesse que
nous nous arrachions à cette terre où nous avions passé trois mois
de l'une des plus belles époques de notre vie, à ces montagnes où la
nature s'était montrée à nous sous des traits si étranges et si ori-
ginaux, où de si augustes ruines nous avaient fait entrevoir par mo-
mens les splendeurs du passé. Nous songions surtout avec quelque
serrement de cœur à toutes les mains que nous avions pressées, à
tant d'adieux et de souhaits échangés, à cette race intelligente et
fière que nous avions si souvent entendue regretter de n'avoir pas
obtenu en 1830 le prix espéré de tant de misères et de sacrifices,
de tant de combats et de victoires. Quelque justice qu'il puisse y
avoir dans cette plainte, nous partions sans inquiétude, certains que
l'avenir, quoi qu'il arrive, sera meilleur que le passé pour les Grecs
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A6A BEYUE DES DEUX MONDES.
Cretois. Gomment d'ailleurs cesserions-nous de nous intéresser à la
€rète? Comment oublierions-nous ces braves gens qui, dans leur
simplicité, noua ont fait un soir, de la meilleure foi du monde, une
proposition qiïe je ne puis raiq)eler ici sans sourire? Nous avions,
peùdant plusieurs heures, causé avec des chefs sfakiotes; nous nous
étiotis fait raconter leurs vieilles traditions, leurs combats d'autre-
fois; nous avions paru nous associer à leurs douleurs et à leurs es-
pérances, et saris doute notre sympathie les avait émus. Nous les
vîmes alors, pendant le repas, causer entre eux à voix basse et se
consulter longuement; puis, quand ils revinrent s'asseoir auprès de
nous, notre hôte, le plus âgé de la bande, nous expliqua qu'ils
étaient tout prêts pour un soulèvement, que, dans des cavernes
qu'ils nous montreraient, ils avaient des dépôts d'armes et de pou-
dre. Si nous voulions nous mettre à leur tête, ils entreraient dès le
lendemain en campagne contre Véli-Pacha, et, une fois le Turc
<;hassé, ils nous prodameraient leurs souverains; nous nous parta-
gerions l'île comme nous l'entendrions, et la. France ne pourrait
manquer de reconnaître des princes français qui rattacheraient à son
influence et placeraient sous son protectorat une si belle province.
Tout en les remerciant cordialement, nous ^ûmes beaucoup de
peine à les convaincre que la chose n'était pas aussi facile qu'ils le
croyaient, et que le temps était passé de pareilles aventures. C'eût
été beau pourtant de porter le sceptre d'idoménée et d'être les suc-
cesseurs de MinoB, ce mortel « qui causait familièrement avec le
grand Jupiter ! »
George Perrot.
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AMOURS
CHANSONS ET POÈMES.
l'idole.
Mon âme a respiré le doux parfum des roses,
Des soleils enivrans elle a bu la liqueur,
Elle a surpris, la nuit, sur ses lèvres décloses,
Le rêve de la vierge incessant et vainqueur.
Mon âme a pénétré bien par-delà le chœur
Des nuages d'opale, au bleu séjour des causes;
Elle a vu Tlmmuable, — et de toutes ces choses
Elle a fait une idole et Va mise en mon cœur.
Elle a mis en mon cœur l'idole qu'elle adore.
Et, comme un prêtre avare enrichissant son dieu,
Sa piété cupide entasse dans ce lieu,
Entasse des amours et des amours encore.
Elle attend. — Quelquefois, sur le seuil radieux
De r extase où sans cesse elle reste abîmée,
Passe une ombre, elle y court, met les yeux dans ses yeux;
Etjevient en pleurant devant la bien-aimée.
NIAISE.
A MADBM018BLLS X.
Niaise 1 vous trompez-vous pas?
Niaise! en êtes-vous bien sûre?
Tom L. — 1864. 30
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Atfô REVUE DES DEUX MONDES.
Si le mot fut dit, je m'assure
Qu'il vint d'une femme en tout cas.
Quoi qu'il en soit, que vous importe?..
Des propos qu'un murmure apporte
Quand ces propos sont insultans!..
Ne faut-il pas que l'on se venge
De vous voir belle comme un ange
Et de vos yeux couleur du temps?
Puis, après tout, va pour niaise!
Ont-elles de l'esprit, tant mieux!
Qu'elles bavardent à leur aise.
Vous, parlez-nous avec vos yeux.
En amour, ce profond mystère.
Le difficile est de se taire.
Qu'a vraiment à faire, entre nous.
Votre altesse blonde et vermeille.
Si d'autres femmes ont l'oreille.
Puisque tout le reste est à vous?
Va, Louison, laisse-les dire.
Et refais à nos yeux ardens.
Dans la pourpre de ton sourire.
Éclater l'émail de tes dents!
Ah ! que sont les paroles vaines
Auprès des chants de volupté
Que les cent voix de ta beauté
Font vibrer jusque dans nos veines?
Loi mystérieuse et profonde.
Désir! c'est toi qui réunis
L'homme à l'homme, le monde au monde,
Dans des transports indéfinis!
C'est toi dont la puissance allume
L'amour radieux du soleil.
Quand, levant la gaze de brume
Qui voilait pendant son sommeil
Terra, sa maîtresse éternelle.
Il promène, tout enflammé.
Sur les charmes de l'astre aimé
Son incandescente prunelle...
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CHANSONS ET POÈMES, 467
Aussi, vois-tu, sur ton passage,
Si ce mot s'éveillait encor,
Ne dis rien, enfant, — c'est plus sage ; —
Mais, dénouant tes cheveux d'or,
Calme et superbe d'insolence,
Ouvre ta tunique en silence,
Lève ton bras, rond, ferme et blanc,
Souris à leur parole amère.
Et, comme la Phryné, ta mère.
Montre ton sein étincelant!
JAMAIS.
Donc nous aurons passé, l'un à l'autre inconnu,
Raillant l'amour d' autrui pour mieux cacher le nôtre,
L'un et l'autre muets, attendant l'un et l'autre
L'aveu pénible et doux qui n'est jamais venu.
Pourtant nous nous aimions. — Sous ces paroles lentes
Qui tombaient une à une, à regret et si bas.
Que d'autres se pressaient à nos lèvres tremblantes.
Et comme nous parlions... quand nous ne parlions pas!
Sur notre cœur ému, qui fermait donc nos lèvres?
Comment, même à l'heure où les molles voluptés
Tendent leurs pièges d'or, sommes-nous donc restés
Rebelles à leurs voix et calmes dans leurs fièvres ?
Qui nous faisait railler? qui nous faisait sourire?
Nous pouvions être heureux sans notre orgueil maudit.
Nous n'avions pour cela qu'un seul mot à nous dire.
Madame, et ce mot-là, nous ne l'avons pas dit...
En est-ce assez, et quand plierons-nous les genoux?
Qui tromper à présent, connaissant qui nous sommes?
Voudrons-nous nous aimer? Parler, l' oserons-nous?
Hélas! — Jamais. — Hélas! qui maudiront les hommes,
Si le bonheur n'a pas plus souvent pitié d'çux?
Tu m'aimes, je le sais, tu sais que je t'adore,
Eh bien ! nous passerons l'un près de l'autre encore,
Souriant l'un et l'autre et muets tous les deux.
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A68 REYUE DES DEUX MONDES.
RlâVEIL.
Effronté, joyeux et vermeil,
Comme un écolier loin du maître,
Qui sâute ainsi par ma fenêtre?..
Ab ! te voilà; bonjour, soleil !
Tout mouillé des larmes de Tonde,
D'où venez-vous, beau libertin?
D'où venez-vous si bon matin?
Courez-vous donc toujours le monde?
Rayon au front, rosée aux pieds.
Viens d'où tu veux et que m'importe?
Quand un ami frappe à la porte,
Lui demande-t-on ses papiers?
Eh quoi! sans escorte et sans gardes.
Radieux prince, roi de l'air.
Monseigneur, vous n'êtes pas fier
De descendre dans nos mansardes.
Hélas ! il fait par charité
(Amis, le soleil vous assiste!)
Chaque jour l'aumône au cœur triste
Et de lumière et de galté.
Et de janvier jusqu'en décembre
Il parcourt ainsi l'univers.
Jetant l'or à tort, à travers,
A travers le monde... et ma chambre.
Viens, soleil! viens sur l'oreiller
Où repose encor ma maîtresse,
Viens l'éblouir d'une caresse,
La paresseuse, et l'éveiller!
Promène tes baisers de flamme
Sur sa lèvre au duvet soyeux.
Sur son sein blanc et sur ses yeux.
Sur ses yeux, soleil de mon âme !
Entr'ouvre-les, ces yeux si beaux
Devant qui je pleure et je rêve...
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CHANSONS ET POÈMES. A69
C'est quand cet astre-là se lève
Que j'entends chanter les oiseaux!
MELAHGHOLIA.
De tes yeux qui s'ouvrent à peine
Des larmes emperlent les cils.
Autant de jours, autant d'exils!
Pauvre enfant, c'est d'où vient ta peine.
De ton matin c'est la rosée;
Pleure, la plante du malheur
Pour fleurir veut être arrosée.
La vie, enfant, est la douleur.
Qu'a-t-elle fait de ta pensée,
Cette femme aux baisers ardens?
Ton cœur a séché sous ses dents.
Sa cendre aux vents est dispersée.
Ton bonheur a fui goutte à goutte.
L'âme sans foi, les yeux sans pleur,
Raille, souffre, maudis et doute I
L'amour, jeune homme, est la douleur.
Ne regarde pas en arrière,
Marche ! le vent sèche les yeux.
Ta vie est bien pleine d'adieux.
N'importe! Longue est la carrière.
Chaque adieu, c'est une conquête.
Marche, sublime bateleur.
Sang au côté, pouf^re à la tête!
Le génie, homme, est la douleur.
Mais toi qu'enfin le temps délivre.
Ris ton rire innocent et' doux.
Vieillard; bientôt, plus tôt que nous
Tu vas être guéri de vivre.
Souris à ta vie écoulée.
Comme le soleil des coteaux
Sourit le soir à la vallée.
La mort, vieillai-d, est le repos.
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i70 REYUE DES DEUX MONDES.
AU HASARD.
On marche, on va sans but, — un pas emporte l'autre ;
La vie en vous fermente ainsi qu'une liqueur.
On mord du pied le sol, et Ton se sent au cœur
Des fiertés de monarque et des douceurs d'apôtre.
Et l'infini vous dit ses secrets radieux,
Et le soleil pétille^ et la terre se pâme,
Et les fleurs du chemin ont des regards de femme.
L'azur est dans le cœur, l'azur est dans les yeux.
Quel espoir vous agite et quel hasard vous mène?
On ne sait, mais on va d'une ardeur surhumaine;
On marche, on va; — l'on fait à chacun de ses pas
Envoler des oiseaux qui ne se sauvent pas, '
Et des projets aussi, — confus et pleins de charmes.
De purs désirs au front, sans nuage et sans pli,
Des souvenirs cruels, et plus doux que l'oubli;
On pleure son sourire et l'on sourit ses larmes.
Et cependant que l'âme, en ses rêves sans fiel.
Monte et s'élève ainsi loin des bas-fonds du âoute.
Comme on jette du lest pour s'élever au ciel.
On jette son argent aux pauvres de la route.
Et dans ce monde immense, auberge ou bien prison.
Où l'homme un instant passe étranger à lui-même,
Le plus dépaysé se croit de la maison.
Et l'on se sent aimer, et l'on sent qu'on vous aimel
Edouard Pauleron.
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LE
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
LE MARQUIS DE VILLEMER. — VAM! DES FEMMES.
En assistant l'autre soir à la représentation du Marquis de Ville--
mer, je faisais cette réflexion que les hommes sont encore presque
aussi ignorans des lois auxquelles obéit le vrai génie qu'ils l'étaient
au moyen âge des lois auxquelles obéissent les astres. Autrefois,
lorsque le soleil se voilait ou qu'une comète apparaissait dans le
ciel, ils criaient au prodige et au miracle; aujourd'hui, toutes les
fois qu'un écrivain de génie se montre sous un aspect que nous ne
lui connaissions point encore, ou nous touche par d'autres moyens
que ceux qui lui étaient habituels, nous nous étonnons et nous pro-
nonçons le mot de surprise. Ces surprises pourraient cependant être
aussi infailliblement calculées que le retour des éclipses et la mar-
che des planètes , et la seule chose surprenante en cette occasion
est notre étonnement. Il n'y a là ni prodige ni miracle, il y a l'ac-
complissement d'une loi naturelle qui, mieux que les prodiges et
les miracles, peut nous faire mesurer la distance qui sépare les écri-
vains d'un vrai génie des talens artificiels nés des influences échauf-
fantes de la civilisation, ou des talens pénibles et gauches nés des
efforts d'une volonté laborieuse. Le talent fovméjpax les influences
sociales ou acquis par le travail a des limites, le vrai génie n'en a
pas, parce qu'il est un don de la nature, et qu'il en possède la puis-
sance et la fertilité. Vous vous étonnez chaque fois que cet écrivain,
qui vous a ému vingt fois peut-être, vous émeut de nouveau, et
vous vous derhandez quand donc il perdra ce pouvoir qu'il exerce
sur votre âme? Mais ce qui serait extraordinaire, c'est qu'étant ce
qu'il est, il ,ne vous eût pas ému encore. Demandez donc au prin-
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&72 REVUE DES DEUX MONDES.
temps quand il se lassera de succéder à l'hiver; demandez à ce ruis-
seau, qui déjà coulait avant que vous fussiez né, quand donc il s'ar-
rêtera, et comment il se fait que ses eaux soient aussi fraîches qu'au
jour où pour la première fois vous y avez trempé vos mains. Le génie,
comme la nature, est entretenu dans une jeunesse éternelle par une
métempsycose incessante, et le seul étonnement véritable qu'il pût
nous réserver, ce serait de le voir s'épuiser et vieillir. M'"* Sand par
exemple vient de remporter à la scène un dès triomphes les plus in-
contestés qu'il y ait eu depuis longtemps; mais vraiment cela était
dans l'ordre inévitable des choses, et il devait arriver infailliblement
un jour où elle battrait les dramaturges les plus experts et les plus
rompus à toutes les ruses du métier rien que par le seul choix de
son sujet et le seul instinct de son génie. Nous avons donc joui
avec une pleine sécurité du nouveau plaisir qu'elle nous a donné,
comme on jouit d'une belle matinée ou d'un beau coucher de so-
leil, en réservant notre étonnement pour le jour où ses inspirations
heureuses s'arrêteront, et où elle cessera d'être pathétique comme
le cœur humain son maître et féconde comme la nature sa mère.
Vous qui demandez ce que c'est que le génie, à quels signes on
le reconnaît et comment il faut s'y prendre pour le séparer du
simple talent, allez à l'Odéon voir représenter le Marquis de Vil-
lemer le lendemain du jour où vous aurez vu jouer quelqu'une
des pièces nouvelles de nos jeunes auteurs en vogue, productions
ingénieuses de l'esprit de paradoxe et de l'observation morale so-
phistiquée. Je comparerais volontiers le spectateur qui entre au
théâtre à un patient d'une nouvelle espèce qui consentirait à livrer
l'organe le plus précieux de la vie aux expériences d'un opérateur
en renom. 11 livre son cœur aux pinces, au scalpel, aux aiguilles
du chirurgien dramatique, pour qu'il y réveille la vie, qu'il y entre-
tienne la sensy)ilité des fibres et la tendresse des tissus. Combien
de fois cette opération que vous allez chercher par plaisir ne vous
a-t-elle pas paru douloureuse ! Combien de fois n'avez-vous pas eu
envie de crier ou même n'avez-vous pas crié à l'opérateur : Mais
faites donc attention, brutal! vous coupez le nerf que vous devez
seulement toucher; mais prenez gkrde, maladroit, vous vous trom-
pez de fibre, et les tâtonnemens de votre main me font horrible-
ment souffrir! Le, rire que vous m'arrachez est spasmodique et ré-
sulte de la douleur convulsive que vous me faites éprouver, les
larmes que vous appelez s'arrêtent à la gorge et refusent de jaillir,
et quant aux paradoxes et aux sophismes que vous me présentez
en manière d'excuse, elles n'ont d'autre effet que d'ajouter l'indi-
gnation à ma souffrance. Avec M"**" Sand, au contraire, vous pouvez
vous livrer sans crainte; vous n'avez à redouter ni ces tâtonnemens,
ni ces maladresses, ni ces sophismes et ces paradoxes par lesquels
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LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN. 473
rignorance aime à s'excuser et à se justifier. C'est une volupté dé-
licieuse que de sentir cette main sûre d'elle-même se porter sur
votre cœur et aller droit à la fibre précise qu'elle veut et qu'elle
doit faire vibrer à travers les obscurités de la nature et le laby-
rinthe inextricable du réseau nerveux de la sensibilité. Elle ne fait
pas le siège de votre cœur, elle n'essaie pas de le contraindre par
des alarmes grossières ou de le surprendre par des ruses indiscrètes
et malséantes : elle le touche légèrement, et soudain le rire éclate
franc et spontané, et les larmes jaillissent en abondance des yeux
heureux de les répandre. Vous voulez savoir la différence du génie
au talent, écoutez avec quelle sonorité votre rire éclate et regardez
de quelle manière vos larmes ont coulé.
Ce n'est pas assez de dire que le génie est un don de la nature;
il serait plus exact de dire qu'il est la nature dans l'âme humaine.
Leurs moyens de conservation et de renouvellement sont les mêmes,
le secret de leurs éternelles métempsycoses est le même. C'est ainsi
qu'il n'y a pas de vrai génie qui ne possède cette faculté d'absorption
et d'assimilation par laquelle la nature transforme tout ce qui tombe
dans son vaste sein. Or personne de notre temps ne possède cette
faculté au même degré que M""* Sand. Sous ce rapport, elle est
comparable à une riche terre pleine de sucs généreux, qui réalise à
toute heure le miracle du grain de sénevé. Tout atome de matière
qui tombe en elle produit un arbre magnifique , tout germe y fait
éclore une plante. Anecdotes, impressions de lectures, souvenirs,
observations morales, combinaisons fantasques et passagères d'une
rêverie en apparence sans objet, tout cela, échauffé par sa puissante
imagination, s'ouvre, se développe, grandit, et se transforme en
œuvres éloquentes et pathétiques, sans qu'elle-même le plus sou-
vent puisse dire comment ce miracle de l'assimilation s'est opéré, car
le génie est un alchimiste inconscient comme la nature, et il crée
fet engendre en ignorant les lois de sa propre fécondité. Quelque-
fois le lecteur clairvoyant et subtil parvient à surprendre les germes
de ces œuvres qui se dérobent la plupart du temps à ses regards,
et alors son étonnement est extrême en voyant combien ils sont im-
perceptibles et en apparence stériles. Ce roman est né d'une rêverie
passagère que vous auriez chassée de votre esprit avec dédain, ce
drame est né d'une impression de lecture qu'une impression nou-
velle aurait bien vite effacée de votre imagination. Pour nous, il
n'est pas douteux que Leone Leoni, par exemple, soit né d'une lec-
ture de Manon Lescaut, que le charmant Teverino soit sorti des
rêveries qui ont suivi la lecture de Wilhelm Meister, que la Mare
au Diable et toute la série des petits romans champêtres soient
issus d'un enthousiasme passager pour le style du bon Amyot ou de
tel autre conteur français. Comment ces œuvres sont- elles sorties
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A7i REVUE DES DEUX MONDES.
de tels germes si imperceptibles, si microscopiques? C'est là le se-
cret de cette puissance d'assimilation, dontfe Marquis de Villemer^
récit et drame, nous offre une double preuve. D'où croyez- vous
que provienne ce charmant récit du Marquis de Villemer, qui a fait
couler tant de larmes flatteuses pour ses héros et pour son auteur?
Je crois avoir découvert ce secret, et je vais vous le confier. Parmi
les romanciers contemporains, un seul a eu jusqu'à présent le don
de piquer l'émulation de M"® Sand, et l'heureux auteur sur qui s'est
portée cette faveur d'une personne de génie est le romancier dé-
licat auquel ne saurait manquer aucune bonne fortune, M. Octave
Feuillet. Il n'a échappé à personne que Mademoiselle La Quinti-
nie était la contre-partie de Sybille; mais tout le monde a admiré
le Marquis de Villemer sans se douter que ce récit était la contre-
partie du Roman d'un Jeune Homme pauvre. Vous étiez- vous douté
de rien de pareil? Vous aviez lu le Marquis de Villemer sans plus
songer au Jeune Homme pauvre que s'il n'avait jamais existé, tant
les fables et les caractères des deux récits sont différens, tant leurs
données sont dissemblables. M™® Sand aura lu le roman de M. Feuil-
let, et se sera dit tout en rêvant : « Mais pourquoi ne ferais-je pas
à mon tour le roman de la jeune fille pauvre ? » Et de ce point d'in-
terrogation est sorti le chef-d'œuvre que vous avez lu.
La transformation du récit en drame nous donne un nouvel exem-
ple de cette incroyable puissance d'assimilation. Si j'en crois les
propos des coulisses et des salons, M"* Sand, avant de composer
son drame, aurait consulté un jeune auteur dramatique connu par
de nombreux et solides succès, celui-là même qui a eu l'honneur
de partager avec elle dans cette quinzaine l'attention du public,
M. Alexandre Dumas fils. M. Dumas a construit, dit-on, la charpente
des premiers actes, disposé les scènes, prodigué les mots, taillé les
chevilles, préparé les mortaises devant M™* Sand, qui avait consenti,
avec la docilité d'une apprentie avide de savoir et de comprendi'e, à
travailler sous les ordres de cet ingénieux patron. Ce travail prépa-
ratoire une fois terminé. M™* Sand s'est hâtée de le défaire : il n'est
pas resté une seule disposition du plan primitif, pas une entrée,
pas une sortie, pas un seul trait. Ce travail a donc été inutile? Non
certes. En vertu de cette puissance d'assimilation qui la caractérise,
M"* Sand avait retenu pour auisi dire l'âme de ce travail tout en en
rejetant le corps. Elle savait tout ce qu'elle avait besoin de savoir,
comment on fait marcher une action avec un mot placé à propos
qui change brusquement la marche du dialogue, et comment on
obtient un effet pathétique avec un geste muet, un mouvement de
corps, une joue présentée au baiser avec une vivacité expressive.
L'emploi du baiser surtout, comme moyen dramatique, est une
des nouveautés les plus charmantes du drame de M"' Sand, et
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LE THEATRE CONTEMPORAIN. 475
peut-être, sans son association passagère avec M. Dumas, n'eât-
elle pas aperçu toute la valeur de cet aimable ressort d'action. Il y
en a deux qui sont du plus heureux effet : celui par lequel la mar-
quise de Villemer absout toutes les sottises de son fils le duc d'Aléria
au premier acte, celui par lequel, au dernier. M"* de Xaintrailles
déclare qu'elle accepte M"® de Saint-Geneix pour sa belle-sœur.
Qui donc a songé, devant ces deux baisers chastes et honnêtes,
expressions d'une sensibilité contenue et loyale, aux mouvemens
équivoques des personnages du Demi -Monde et du Fils naturel?
Personne assurément, et pourtant cet emploi judicieux des viva-
cités physiques de l'âme remplaçant la parole par l'acte est une des
originalités les mieux marquées du talent de M. Dumas. Si donc^
comme on l'a dit, le jeune auteur a donné des conseils à M™' Sand,
son travail achevé, il aurait été bien inspiré d'en prendre d'elle à
son tour, et de lui demander sa collaboration amicale pour sa pièce
nouvelle de l'Ami des Femmes; elle lui aurait appris des secrets
plus précieux que ceux qu'il pouvait lui enseigner, et sa comédie
aurait gagné en bienséance sans rien perdre en franchise.
La bienséance, tel est le charme principal et le grand caractère
de la pièce nouvelle de M"** Sand. Grâces en soient rendues au ciel,
enfin nous trouvons une pièce où les sentiraens sont d'accord avec
la morale, où les passions sont d'accord avec le bon sens, où l'hon-
nêteté ne nous révolte pas par sa brutalité et son cynisme, où la
vertu ne nous fatigue pas par son pédantisme , où les pensées que
l'on cache sont aussi avouables que celles qu'on exprime. Nous
sommés chez d^honnêtes gens, appartenant à la saine nature hu-
maine, aussi irréprochables dans leurs paroles que dans leurs actes,
et qui considéreraient ajuste titre un mot grossier comme l'équiva-
lent d'une mauvaise action, et un geste impropre comme une infrac-
tion à la morale. Tous les personnages sont également sympathi-
ques, et le cœur va de l'un à l'autre sans décider lequel il préfère
et sans même avoir envie d'exprimer une préférence, tant leurs
mobiles sont également clairs, avouables, naturels, tant leurs pré-
jugés sont honorables, leurs scrupules légitimes ou leurs folies
excusables, tant en un mot leur conduite est expliquée par l'auteur
avec une impartialité intelligente et judicieuse. Le duc d'Aléria,
qui a ruiné gaîraent sa famille, ne nous scandalise pas plus qu'il
ne scandalise ses proches, car nous comprenons que les folies de
sa jeunesse ont bien pu dissiper sa fortune, mais jion pas entamer
son honneur, — et les préjugés nobiliaires de la marquise, — pré-
jugés bien légers, bien à fleur d'âme, bien tempérés par les délica-
tesses de la conscience et de l'éducation , — nous semblent tout
naturels, tant ils se confondent avec les scrupules légitimes d'une
mère de famille qui est chargée de veiller à l'honneur de son nom
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A7Ô REVUE DES DEUX MONDES.
et au bonheur de ses enfans. Les personnages sont si bien d'ac-
cord avec eux-mêmes, si bien à!aplomby d*une si parfaite logique,
que leurs actions les plus extrêmes nous semblent une conséquence
toute simple de leurs caractères, et que leurs sentimens les plus
nobles ne nous étonnent pas plus qu'ils ne les étonnent eux-mêmes.
Le marquis de Villemer se réduit à la pauvreté pour payer les dettes
du duc d'Aléria, et ce sacrifice, qu'il accomplit sans effort, comme
il l'annonce sans emphase, ne nous donne aucune envie de crier à
l'héroïsme. Nous approuvons M"* de Saint-Geneix, la jeune gouver-
nante, lorsque nous la voyons taire des sentimens que son devoir
lui défend de laisser échapper de son cœur, et s'éloigner d'une
maison où son honneur pourrait être soupçonné, sans qu'il nous
vienne à l'esprit de penser un seul instant qu'elle pourrait agir au-
trement qu'elle n'agit. D'ordinaire l'héroïsme, la vertu, le désinté-
ressement, le sacrifice, sont un peu raides et durs, parce qu'ils ser-
vent d'antithèses à l'égoïsme, à la cupidité et au vice, parce qu'ils
sont présentés comme des exceptions au train ordinaire de la réalité;
mais ici l'héroïsme et le désintéressement semblent l'élément même
de la nature humaine en bonne santé, ils sont comme dissous dans
l'air que respirent les personnages. L'humanité peut être ailleurs ce
qu'elle voudra; dans ce château de Villemer, la noblesse est son élé-
ment naturel, et nous ne comprendrions pas qu'elle pût en avoir un
autre. Que vous dirai-je? Cette noblesse d'âme et de cœur est si par-
faite qu'on ne la sent pour ainsi dire qu'à la longue, par l'effet d'un
rayonnement insensible et lent, et qu'elle émane des personnages
comme la chaleur émane des corps lumineux. La noblesse est leur
manière d'être, d'exister, leur volonté n'a rien à voir dans leurs ver-
tus, et pour agir comme ils font, ils n'ont qu'à suivre leurs instincts.
Aussi ces raffinés d'honneur et de délicatesse ont-ils le charme qui
émane de tous les êtres instinctifs et fidèles sans efforts à leur loi
morale, c'est-à-dire la naïveté.
La nouvelle œuvre de M™* Sand rend bien difficile la tâche de la
critique, car elle la réduit à l'admiration. La critique est volontiers
un peu pessimiste et malveillante, et elle a même été instituée en
partie pour être pessimiste et malveillante. Il ne lui déplaît pas de
trouver un auteur en faute, de relever les côtés faibles d'un ou-
vrage, et toute erreur qui lui donne une occasion de discuter est
pour elle une bonne fortune. Or M"® Sand nous refuse jusqu'à la
plus petite de ces bonnes fortunes, et nous condamné à l'approbation
depuis le commencement jusqu'à la fin de sa pièce. L'esprit le plus
subtil chercherait vainement un prétexte de chicane. La logique des
caractères est irréprochable, la beauté des sentimens sans tache, le
langage pur et sans fausse note, la morale n'y reçoit pas le moindre
accroc, et le cœur humain la moindre offense. Sans doute il y a au
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LE THEATRE CONTEMPORAIN. 477
théâtre des œuvres plus fortes, mais il n'y en a guère de plus ai-
mables. Tous les spectateurs, de quelque âge qu'ils soient, quelque
expérience qu'ils aient acquise, à quelque condition qu'ils appar-
tiennent, peuvent également s'y plaire, car par un privilège heu-
reux les personnages réunissent la candeur la plus pure à la pas-
sion la plus vive, et la vérité de leurs sentimens n'en altère pas
l'honnêteté. Leurs passions pourraient être présentées comme des
exemples à suivre, si jamais on pouvait proposer les passions comme
objets d'imitation, et cependant elles ne font aucun sacrifice à la
morale systématique, et l'observateur le plus expérimenté ne pour-
rait découvrir en elles la plus petite inexactitude, la plus légère
infraction à la réalité, le moindre accent artificiel. Il y a dans cette
aimable pièce je ne sais quelle transparence qui ravit l'âme sans la
tromper, et qui, loin d'atténuer la vérité, lui laisse au contraire tout
son éclat. C'est un drame qui se passe dans un milieu de cristal
limpide, en sorte que les sentimens qu'il met en jeu resplendissent
d'autant mieux que leur prison est plus nette et plus claire. L'hon-
nêteté de ces âmes, au lieu de nuire à la vérité de leurs passions,
en montre au contraire avec plus de franchise les mouvemens ordi-
naires et les jets de flammes, et leur candeur, au lieu d'être un em-
barras pour le dramaturge, lui sert au contraire d'auxiliaire. Ainsi
la morale dans cette pièce joue le rôle qu'elle devrait toujours
jouer, et que si peu de romanciers et de dramaturges savent lui
faire jouer; loin d'éteindre et de cacher la nature, elle ne sert qu'à
la montrer et à la faire resplendir.
La vertu est, dit-on, toujours récompensée; cet axiome fréquem-
ment menteur, je le crains, aura du moins été une vérité pour la
pièce de M™* Sand. Sa première récompense a été d'être interprétée
comme elle méritait de l'être. La sympathie qu'elle est faite pour
inspirer a gagné les acteurs chargés de la représenter, acteurs qui^
à trois exceptions près, auraient pu parfaitement se passer la per-
mission d'être médiocres, sans que personne songeât à leur en faire
un reproche. 0 contagion des bons sentimens ! ils se sont tous per-
mis d'être excellons, et les moindres rôles sont tenus d'une manière
si irréprochable que le meilleur souhait que nous puissions former
pour les acteurs du Marquis de Villemer^ c'est que le talent dont ils
ont fait preuve dans cette pièce les suive dans leurs rôles futurs et
ne les abandonne plus jamais.
Nous n'avons pas à analyser ce drame que tout Paris ira voir, et
qui a respecté toutes les scènes essentielles du beau récit que les
lecteurs de la Revue ont naguère accueilli avec tant d'émotion.
Qu'est-ce que notre analyse pourrait .leur apprendre sur les carac-
tères et les aventures de la marquise et du marquis de Villemer,
du duc d'Aléria, de la baronne d'Arglade, de Caroline de Saint-
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478 REVUE DES DEUX MONDES.
Geneix? Abandonnons à leur nouveau succès, après les avoir salués
une dernière fois, ces nobles et sympathi(jues personnages, et con-
duisons le lecteur dans le monde beaucoup moins pur où nous ap-
pelle M. Dumas. Cette fois toutes les ressources de l'analyse seront
nécessaires pour lui faire comprendre les caractères et les sentimens
de la nouvelle pièce de l'auteur du Demi-Monde^ et nous craignons
qu'elles ne soient insuffisantes pour les lui faire goûter.
Une jeune femme du meilleur monde, M'"* la comtesse de Sime-
rose, s'est mariée au seul homme qu'elle ait jamais aimé. Cepen-
dant, par suite de certains froissemens d'amour-propre que l'auteur
nous a expliqués sans que nous ayons réussi à les comprendre, elle
s'est dérobée avec obstination à l'accomplissement du devoir con-
jugal. Excusez ce détail , nous devons chercher à être clair, et la
pièce n'est pas facile à raconter. Le mari , indigné des mépris de
sa femme, et assez justement s'il ne les comprend pas mieux que
nous ne les comprenons, s'est vengé avec une femme de chambre,
qui Ta rendu père au bout d'un an, après quoi les deux époux se
sont séparés. Voilà donc M"*® de Simerose, jeune fille et femme à la
fois, qui a trouvé moyen de combiner les inconvéniens du célibat
avec les inconvéniens du mariage. Que va-t-elle faire dans cette
situation? Son cœur est vide et inquiet, son âme est honnête; la
nature lui dit d'aimer, le devoir lui conseille la sagesse; le monde,
qui connaît sa position équivoque et périlleuse, lui ordonne la pru-
dence. C'est ici que se présente une idée digne de Marivaux, et
dont il aurait suivi les développemens avec cette subtilité précise
que vous lui connaissez. A force de rêver aux moyens d'aimer sans
manquer à son devoir, d'occuper son cœur sans engager .son âme,
M"® de Simerose s'est arrêtée à un moyen terme ingénieux, qui lui
parait concilier toutes ces difficultés, l'amour platonique : elle vou-
(Jrait une amitié qui eût toutes les ardeurs de l'amour et un aniiour
qui eût toutes les chastes réserves de ranûtié. Elle se flatte de pou-
voir maintenir cet équilibre impossible de sentimens, et au moment
même où elle s'en flatte le plus, elle n'aperçoit pas la bonne nature,
qui rit sous cape des tricheries qu'elle médite de lui faire, et qui
s'apprête à renverser tout l'édifice de sa casuistique sentimentaler
Elle croit avoir trouvé dans un jeune homme qui s'est épris d'elle,
M. de Montègre, l'homme qui peut réaliser sa chimère d'amitié qui
soit un amour, et elle lui propose hardiment sa combinaison. M. de
Montègre accepte avec un empressement fiévreux qui est tout près
de la passion physique cette obligation de continence platonique,
tandis qu'à demi pâmée M"** de Simerose écoute ses. sermons avec
un trouble qui est tout près de l'ivresse amoureuse. Ce qu'il y avait
de piquant dans cette donnée, c'était de montrer comment la na-
ture allait les déloger peu à peu de cette situation impossible où ils
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LE THEATRE CONTEMPORAIN. 479
avaient entrepris de la défier, démolir leur citadelle paradoxale, et
les conduire pas à pas dans la grotte où l'orage conduisit Énée et
Didon, dans le bois où s'accomplit VOaristys de Théocrite et d'An-
dré Chénier. L'auteur pouvait le faire sans rien changer à son dé-
noùment, et tout simplement en réveillant la jeune femme de son
rêve impossible au moment où il va se transformer en une réalité
brutale. Certes c'était là une jolie et piquante idée de comédie. Le
sentiment de M"* de Simerose ne se tire pas, il est vrai, directement
de la nature; mais c'est bien un de ces sentimens artificiels sans
être faux qui germent dans les âmes raffinées et civilisées, et il fest
bien l'image de la situation compliquée et délicate de l'héroïne.
Malheureusement cette idée, qui d'ailleurs se présente assez tard,
à l'avant-demière scène du troisième acte , a été abandonnée par
l'auteur aussitôt qu'aperçue. M. Dumas, pour ramener son héroïne
au bon sens, s'est servi de moyens beaucoup plus vioiens que ceux
qu'aurait employés un Marivaux; mais, pour être vioiens, ces pro-
cédés n'en sont pas moins fort alambiqués et fort entortillés.
Le médecin de l'âme de M™« de Simerose est un certain M. de
Ryons, qui prend le titre d'ami des femmes^ et qui s'acquitte de ses
fonctions comme vous allez voir. Lorsque le rideau se lève, nous
voyons ce personnage occupé à soutenir devant une M"** 'Laverdet,
femme d'un membre de l'Institut, les théories les plus désobli-
geantes sur le sexe féminin, l'amour et le mariage. M. de Ryons
a deux infirmités : il se défie des femmes, et il est affecté d'une plé-
thore, ou, si vous aimez mieux, d'une incontinence d'esprit qui ne
lui permet pas de prononcer une parole sans faire une pointe ou
un bon mot. Voulez-vous quelques échantillons de cet esprit? M. de
Ryons ne se marie pas parce qu'il n'aime pas à monter en omnibus;
le mariage est un fardeau si lourd qu'on se met d'ordinaire à trois
pour le porter; il y a plus d'honnêtes femmes qu'on ne croit, mais
moins qu'on ne le dit, etc. Vous vous étonnez qu'un tel personnage
s'intitule V ami des femmes^ ayant pour elles si peu d'estime; voici
l'explication de ce mystère. Il est leur ami précisément parce que
l'amitié est le seul sentiment que lui permette d'éprouver la défiance
qu'elles lui inspirent. Aussi ne leur demande-t-il point des affections
sérieuses qu'il sait, par l'expérience des autres, qu'elles ne pour-
raient lui donner; il se contente de faire les intérim de leurs
grandes passions, situation modeste qu'il a trouvée pleine de char-
mes, et qui lui a permis de recevoir une foule de confidences fémi-
nines. En retour de ces services, il donne aux femmes de sa con-
naissance quantité de bons conseils, et les empêche le plus qu'il peut
de commettre les sottises auxquelles, selon lui, leur nature est in-
vinciblement encline. Il y avait une idée réellement ingénieuse dans
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&80 REVUE DES DEUX MONDES.
ce personnage , assez vrai par certains côtés , mais qui dégénère
trop vite dans l'aimable plaisant que nous allons vous présenter.
Pendant qu'il débite ses fadaises cyniques devant M'"* Laverdet,
qui l'écoute avec la patience hypocrite d'une vieille femme qui a eu
l'adresse d'entretenir pendant vingt- cinq ans une liaison secrète
$ans donner à son mari l'ombre d'un soupçon, M"® de Simerose fait
son entrée, a Eh bien ! vous qui êtes un si grand connaisseur des
femmes, quel est l'état du cœur de cette dame? » dit à peu près
M"*' Laverdet à M. de Ryons. Là-dessus M. de Ryons, le contemp-
teur du sexe féminin, s'approche résolument de M'"* de Simerose,
et avec cette audace que donne toujours le mépris, justifié ou non,
qu'on se permet envers ceux auxquels on s'adresse, il lui dit à
brûle -pourpoint : « Madame, savez-vous l'anglais? — Pourquoi
cela, monsieur? — Parce que je vous prierais de me dire dans cette
langue : Arriverons-nous bientôt à Strasbourg, monsieur? » La belle
dame, un peu étonnée de cette indiscrétion qui ressemble à une im-
politesse calculée, satisfait à la demande de M. de Ryons et le prie
de lui dire le sens de cette singulière plaisanterie. Alors M. de
Ryons raconte qu'allant à Strasbourg, il a fait route avec une dame
voilée dont il n'a pu voir le visage, mais dont il a entendu la voix,*
car, ayant ramassé son gant, elle lui a dit avec le timbre le plus
limpide et le plus vibrant : i thank yoity sir. Lorsqu'il a vu entrer
M"' de Simerose, le souvenir de la dame voilée s'est présenté aus-
sitôt à sa mémoire ; c'était la même taille, le même port, les mêmes
gestes, le nniême son de voix, et sa demande n'avait d'autre motif
que de vérifier l'identité des deux personnes. Nous résumons de
notre mieux cette plaisanterie aussi obscure que peu séante, qui
traverse les trois premiers actes de la pièce comme un rébus in-
décent dont on cherche vainement le mot, et qui n'a d'équivalent
au monde qu'une certaine mystification bien connue dans l'argot
des ateliers et des coulisses sous le nom de la diligence de Lyon.
Vous ne comprenez pas, n'est-il pas vrai? mais M. Dumas me com-
prendra certainement, et ne désavouera pas la parenté qui existe
entre les deux plaisanteries.
Pour avoir le mot de l'énigme, il faut sauter à pieds joints par-
dessus le second acte, qui n'est qu'une longue conversation fort spi-
rituelle sans doute, mais qui ne fait pas marcher la pièce d'un seul
pas. Les interlocuteurs s'y renvoient les bons mots comme des
balles et y combattent avec la langue comme des glacliateurs avec
l'épée. C'est une de ces longues séances de salles d'armes de l'es-
prit auxquelles M. Dumas se complaît, et qu'il conduit avec toute
l'autorité d'un prévôt de régiment. Ces assauts sont fort intéres-
sans pour ceux qui sont ferrés sur l'escrime parisienne, mais ils
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LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN. &81
perdent beaucoup de leur intérêt pour le reste du genre humain*
C'est, il faut en convenir, une assez singulière maison que celle
de M'"' la comtesse de Simerose. On y entre comme dans un moulin,
on en sort comme d'une salle de conversation, on s'y installe et on
s'y met à l'aise comme dans une chambre d'hôtel garni. Voilà ce
qui peut s'appeler une maison bien tenue et une personne qui a
l'intelligence de sa dignité. Des gens qu'elle connaît de la veille,
comme M. de Ryons, s'imposent à elle avec une effronterie sans
égale, la tyrannisent de leurs conseils, l'insultent de leurs plaisan-
teries, et il ne lui vient pas un seul instant la pensée de sonner pour
qu'on leur ouvre la porte et qu'on les reconduise. Pendant ce troi-
sième acte, par exemple, M. de Ryoris joue à cache-cache dans son
salon avec M. de Montègre; quand l'un sort par le cabinet de droite,
l'autre entre par le cabinet de gauche. M. de Montègre, l'adorateur
platonique accepté, qui est d'un caractère irascible et jaloux, s'ir-
rite de ces allées et venues perpétuelles de M. de Ryons, dans les-
quelles il imagine découvrir une trahison, et vraiment, si nous ne
pouvons excuser sa colère, noas comprenons son étonnement. M. de
Montègre suppose un rival dans M. de Ryons, et il faut avouer que
les apparences lui donnent raison. Pourquoi a-t-on négligé de lui
apprendre que M. de Ryons était tout simplement le professeur de
rébus de madame, et qu'il n'était là que pour lui enseigner l'énigme
du wagon de Strasbourg?
Les deux dernières scènes de ce troisième acte, qui sont les
scènes vraiment dramatiques de la comédie , révoltent comme une
de ces mystifications qu'inventent parfois ces mauvais plaisans qui
s'arrogent le droit de disposer au profit de leur belle humeur de la
vie et du bonheur de leurs semblables. M. de Montègre est un
amant sincère, mais impoli, qui aurait besoin de prendre quelques
leçons de logique. Il vient d'accepter la combinaison d'amour-ami-
tié inventée par M™* de Simerose. Il a consenti à rester dans les li-
mites d'une adoration respectueuse, il a renoncé aux prétentions or-
dinaires des amans, et voilà que tout à coup cet homme entre dans
ime colère sans pareille, comme s'il avait acquis déjà des droits sur
M™« de Simerose. Il ne lui vient pas à la pensée de se dire qu'il
manque à la première des conditions que lui a imposées M"* de Si-
merose, c'est-à-dire le respect de sa liberté, que l'amour platonique
ne donne aucun des droits de l'amour véritable, et qu'il est en
ce moment aussi absurde que mal appris. Cependant la colère de
M. de Montègre est le premier châtiment de M'"* de Simerose, car
ce rêve d'amour platonique qu'elle venait de bâtir s'est évanoui en
moins d'un quart d'heure, et il a suffi d'un incident futile pour lui
révéler qu'elle se donnait un tyran, lorsqu'elle croyait ne se donner
TOME L. — 1864. 31
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482 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'un ami respectueux. Ainsi déçue, elle prend bravement son
parti,, et sur l'heure même elle se retourne vers M. de Ryons, qui
lui impose par son audace froide et sa tranquille impertinence, et
qui lui plaît d'ailleurs beaucoup plus que M. de Montëgre , car il
y a cette singularité dans la situation de cette jeune femme, que
celui qu'elle voudrait pour ami veut être amant , et que celui qui
lui plairait comme amant ne veut être qu*ami. Émue, troublée, les
larmes aux yeux, le feu au cerveau, elle prie M. de Ryons de lui
ramasser son gant, ce qu'il s'empresse de faire. — / tluink youj sir.
— C'était donc vous la dame du wagon de Strasbourg? — Eh bien!
oui, c'était moil — Mais, madame, ce voyage est une pure inven-
tion. — M"* de Simerose s'affaisse sur elle-même, anéantie par lea
deux outrages qui viennent de frapper l'un après l'autre son cœur
léger et inquiet. Elle vient d'être insultée deux fois en un quart
d'heure de la manière la plus révoltante, et cela par des gens qui
n'ont pas sur elle le moindre pouvoir. M. de Ryons n'est guère moins
absurde que M. de Montègre, et la brutalité de l'unie se comprend
guère mieux que la violence de l'autre. Si c'est ainsi que Y ami des
femmei remplit d'ordinaire ses fonctions, je doute qu'il en retire
des bénéfices bien considérables.
M"*^ de Simerose a été insultée une troisième fois dans le courant
de ce même troisième acte, insultée sans qu'elle y prit garde, et
cela par son propre mari. Y aura-t-il donc toujours dans les pièces
de M. Dumas, quel que soit le sujet qu'elles traitent, un détail équi-
voque qui les marque de son cachet? Ce détail qui ne manque ja-
mais est comme cette petite queue de souris blanche à laquelle on
reconnaît les jolies sorcières du Brocken. M. de Simerose entre chez
sa femme pour lui faire ses adieux; il part pour l'Amérique, et va
essayer de^se créer une vie d'action, puisque sa femme lui a refusé
une vie d'amour. D'abord sa tenue est excellente et son langage
irréprochable : c'est un parfait homme du monde que nous avons
sous les yeux; mais voilà que tout à coup apparaît le petit signe
équivoque que nous attendions. Savez-vous ce qu'il propose à sa
femme? D'adopter un certain enfant qui bientôt n'aura plus de
père, de lui donner ses soins et de l'aimer. Sa jeune femme ne se
révolte pas, elle trouve la chose toute simple et promet ce qu'on
lui demande : bien mieux , cette proposition inconvenante attendrit
tellement son cœur sentimental qu'elle le dispose favorablement en-
vers son mari et qu'elle est le premier anneau de leur réconcilia-
tion. Ah! le drôle de beau monde et les drôles de gens!
Shakspeare a fait une pièce intitulée la Mégère mise à la raison;
celle de M. Dumas pourrait justement s'appeler la Femme sensible
corrigée. Après la double correction que vient de recevoir M'"' de
Simerose, que lui reste-t-il de mieux à faire que de se réconcilier
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LE THEATRE CONTEMPORAIN. ASâ
avec son mari? Quel sujet de plainte en effet un mari peut-il don-
ner qui ne se rencontre aussi bien dans un amant? La jalousie?
Mais répoux le plus jaloux ne sera pas un tyran plus insupportable
que ce M. de Montëgre, qui la fatigue de ses surveillances et de ses
espionnages; qui F effraie de ses menaces et de ses violences. La
brutalité? Mais l'époux le plus brutal ne dépassera jamais en in-
solence, en paroles blessantes, en sarcasmes cruels, ce M. de Ryons,
qui sauve les femmes en les maltraitant, et qui semble dire à
M"' de Simerose, en la ramenant vers son mari : Voyez de quels pé-
rils je vous sauve! Vous étiez exposée à vous perdre pour des gens
aussi grossiers que moi, qui vous auraient outragée, maltraitée,
tyrannisée. Moi, ami sincère, je vous ai outragée une seule fois
pour vous dispenser de l'être toujours. Retournez vers votre mari,
et sachez désormais qu'un amant n'est autre chose qu'un mari dont
le joug est plus pesant encore, parce qu'il est moins légitime. »
C'est là la moralité de F Ami des femmes^ s'il est permis de tirer
une moralité de cet écheveau embrouillé de scènes qu'on ne sait
comment dénouer. M"* de Simerose se réconcilie avec son mari, et
nous applaudissons d'autant plus volontiers à ce dénoûment que
nous n'avons jamais compris pourquoi ils s'étaient séparés, à moins
^e ce ne soit pour fournir un prétexte de pièce à M. Dumas.
Voilà la pièce; nous l'avons racontée de notre mieux, et ce n' es-
tait pas une tâche facile, car elle est aussi obscure que paradoxale,
et les chandelles romaines du feu d'artifice habituel de M. Dumas
n'y répandent pas la clarté. Le sujet s'y dérobe à chaque instant à
l'attention du spectateur, et l'action y marche avec une inégalité
qui finit par engendrer une impatience et une fatigue singulières.
M. Dumas continue, dans cette pièce, à commettre l'erreur qu'il
avait déjà commise dans ses deux précédentes comédies, erreur
qui consiste à prendre une succession de scènes pour une œuvre
dramatique. Comme dans les pièces précédentes de l'auteur, les
épisodes abondent , épisodes dont on ne voit pas clairement le
lien avec le sujet. Le principal de ces épisodes est celui de la
mystification que M. de Ryons fait subir à une charmante fille qui
s'appelle M"* Hackendorf. M"« Hackendorf , fille d'un millionnaire
étranger, est une de ces brillantes comètes exotiques que nous
voyons de temps à autre traverser le ciel parisien, dont on parle
tout un hiver et qu'on a oubliées l'hiver suivant aussi complète-^
ment que si elles n'avaient jamais apparu. Tout n'est pas roses
dans cette vie d'éclat et de fêtes perpétuelles; M*** Hackendorf en
sait quelque chose. Elle est jeune, belle, riche, élégante, et cepen-
dant peraonne n'aspire au bonheur d'être son époux; tout le monde
l'admire, personne ne la désire. Elle se rend parfaitement compte
•de ce qu'il y a de blessant dans cette situation et se compare ingé--
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hSh REYUE DES DEUX MONDES.
nieuseraent à ces poupées qui portent en guise d'écriteau : « Je dis
papa et maman, et je coûte cinq cents francs. » Tout le monde les
regarde et personne ne les achète. M. de Ryons, par manière de
plaisanterie, lui ayant proposé de l'épouser, elle Fa pris au mot
avec d'autant plus d'empressement que son insolence lui en impose
autant qu'elle en impose à M"* de Simerose. Aussi, lorsqu'on ne le
vbit pas venir, elle s'étonne, et, avec une liberté et une hardiesse
vraiment charmantes, elle lui demande pourquoi il n'a pas encore
tenu sa parole. M. de Ryons rejette l'offre qu'elle lui fait de sa
personne et de sa fortune, et lui avoue que sa promesse était une
simple plaisanterie. Décidément ce prétendu philosophe n'est qu'un
triste mystificateur» Passe encore pour M"' de Simerose : son in-
solence avait une manière d'excuse, puisqu'elle avait pour but de
sauver la vertu d'une femme dont il s'était constitué le protecteur
de l'autorité de son titre d'ami des femmes; mais à quel propos
inflige-t-il cet outrage à cette franche et charmante fille? Son im-
pertinence est aussi gratuite qu'incompréhensible. 11 prétend qu'il
ne peut pas épouser M"* Hackendorf; le spectateur se demande
pourquoi il ne peut pas l'épouser, et, comme il ne trouve aucune
raison, il conclut que l'ami des femmes ne l'épouse pas parce qu'une
fois marié il lui faudrait renoncer à ses tirades contre le mariage,
qui font le plus bel ornement de son insupportable, bien mieux en-
core, de son odieuse personne.
A toutes nos critiques, M. Dumas et ses amis peuvent, il est vrai,
opposer une objection triomphante qui leur permet de transformer
tous les défauts que nous avons signalés en autant de qualités. De
quoi s'agit-il en effet dans cette pièce? De prouver que les femmes
usent et abusent du droit que la nature leur a donné de n'avoir pas
le sens commun. Vous vous plaignez, nous dira-t-on, que la pièce
soit obscure et décousue; mais elle n'est pas plus décousue que la
logique des femmes et pas plus obscure que les mobiles qui les mè-
nent. Vous vous plaignez par exemple de ne pas comprendre les
motifs de la séparation de M*"* de Simerose ; il ne faut pas que vous
compreniez, car la déraison ne doit pas pouvoir s'expliquer. Les
épisodes dont vous dites ne pas apercevoir clairement le lien avec le
sujet sont cependant le sujet même, car ils sont autant d'illustra-
tions de la folie propre aux femmes et des idées baroques qui leur
traversent le cerveau. L'objection serait bonne, si les personnages
masculins de la pièce étaient plus sensés que les personnages fé-
minins; mais en vérité ils se valent, et les deux sexes n'ont rien
à s'envier. M. de Simerose n'a guère été moins absurde que sa
femme, et je doute qu'on puisse facilement dépasser M. de Montègre
en sottise. La démarche de M"* Hackendorf est hardie sans doute.
Biais elle est plutôt faite pour honorer le sexe féminin ^ue pour
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LE THEATRE CONTEMPORAIN. 485
ramoindrîr. M"* Laverdet, commère sensée et prudente, vaut bien
son vieil amant Des Targettes, j'imagine, et si M"' Balbine Laverdet
s'est éprise de la barbe d'un élégant ridicule, il faut rejeter cette
sottise sur le compte de ses quatorze ans, comme dit son père ; la
pauvre enfant n'a pas l'âge de la responsabilité, et la folie que l'au-
teur lui reproche n'est qu'une puérilité. Si la pièce est obscure et
décousue, ce n'est donc pas au sujet qu'il faut s'en prendre, mais
bien au plan de l'auteur.
Une certaine misanthropie sèche parcourt toute la pièce et lui
donne son accent. Je ne reprocherais pas à l'auteur cette misan-
thropie, si elle avait un autre caractère que celui qui la distingue.
La misanthropie est une manière de juger la nature humaine qui en
vaut une autre, et qui littérairement peut produire de très grands
effets; mais, quand on est misanthrope, il ne faut pas l'être à demi.
Une misanthropie entière est féconde; la demi-misanthropie est sté-
rile, et l'on pourrait dire de cette maladie de l'âme ce qu'on dit de
l'amour, qu'elle n'admet pas les moyens termes. Si vous voulez que
votre misanthropie soit puissante, allez hardiment jusqu'à la cruauté;
mais ne vous arrêtez pas aux taquineries brutales. « Ah ! s'écrie lord
Byron en parlant de l'amour, la singulière passion ! Elle voit avec
bonheur couler son sang, et elle recule devant l'application d'une
serviette chaude! » Faîtes donc couler le sang, mais n'ayez plus re-
cours désormais aux serviettes chaudes de l'honnête et insuppor-
table M. de Ryons.
Cette pièce est la moins fortement conçue que M. Dumas fils ait
encore produite, car elle n'a pas, comme la Question d'Argent^ le
mérite de posséder au moins un sujet net, franc et se laissant faci-
lement saisir. Elle a cependant un intérêt auquel M. Dumas n'a pas
songé : c'est qu'elle marque le dernier terme, les colonnes d'Her-
cule du voyage d'exploration parisien qu'il a commencé il y a quel-
que chose comme quinze ans, et qu'elle est le dernier mot du genre
d'observation qu'il a inauguré et mis en vogue. Nous nous en félici-
tons et pour nous et pour l'auteur lui-même; le voilà forcé désor-
mais d'ouvrir un nouveau champ d'analyse et d'observation, le voilà
contraint à cette métamorphose à laquelle tout artiste, tout poète
est condamné au moins une fois dans sa carrière sous peine de dé-
chéance. Qu'il ne s'attarde pas plus longtemps dans les voies de
cette observation exclusivement parisienne, qu'il ne s'entête pas
dans son pai*ti pris de pessimisme railleur et de misanthropie sèche;
il n'y a plus rien à glaner dans ce champ, semé et moissonné par
lui, dont il vient de ramasser les derniers épis pour en composer
sa gerbe quelque peu mêlée et confuse de F Ami des femmes.
Emile Montegut.
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 mars 1864.
Nous nous efTorcioDs, avant Touverture de la session , de discerner les
grands courans qui allaient gouverner avec une puissance supérieure la
marche des esprits et des choses en France, et nous montrions, nos lec-
teurs ne Font peut-être point oublié, la coïncidence qui, dans la période où
nous entrions, unirait le mouvement des affaires étrangères au réveil de la
vie politique intérieure. Notre opinion était que dans cette phase il ne se-
rait plus possible de séparer la politique du dedans de celle du dehors, de
faire par préférence de Tune en rejetant arbitrairement Tautre dans Tom-
bre, qu'il n'y avait plus là une simple question de choix, que les progrès
de la vie publique intérieure s'accompliraient parallèlement aux agitations
des questions européennes, que les chocs qui éclateraient dans Tune de
ces réglons retentiraient sur-le-champ dans l'autre. Ce qui se passe depuis
quatre mois n'est point de nature à modifier cette façon de voir. De très
grandes difficultés ont continué à subsister ou ont éclaté dans la politique
générale de l'Europe; la gravité et l'incertitude des questions étrangères,
au lieu d'absorber les esprits et de les détourner de tout le reste, leur ont
communiqué un ébranlement, une émotion dont les signes sont de plus en
plus visibles dans les manifestations de notre vie intérieure. Oui, l'Europe
est en travail, elle est atteinte d'un profond malaise, elle traverse une série
de complications dont nul ne voit le terme : l'intelligence, les intérêts, le
patriotisme, s'inquiètent des difficultés et des obscurités de la politique
étrangère; mais on dirait que maintenant les problèmes et les soucis de la
politique étrangère éveillent, stimulent, aiguisent parmi nous le sentiment
de la vie intérieure. Le spectacle de cette renaissance nationale commence
à devenir très curieux et très intéressant.
Nous serions fort embarrassés, si nous étions mis en demeure de tracer
une description précise de la situation morale et politique toute nouvelle
qui se trahit chez nous par mille symptômes. La France est le pays des longs
sommeils et des réveils subits. Le premier trait de la situation présente.
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REVUE. — CHRONIQUE. 487
c^est le sentiment intime dont chacun est pénétré que la nuit où nous nous
sommes silencieusement endormis touche à sa fin. Les yeux se sont ou-
verts; on se remet sur son séant, on parle, on écoute les voix, les bruits ;
on se cherche les uns et les autres comme à tâtons. Le fait important et
salutaire dans le vague de ces premiers momens, c'est que Ton se sent
très positivement éveillé. La diane de cette aube morale et politique a été
sonnée par les dernières élections générales. Un long frémissement a de-
puis lors parcouru la France : la plupart des réélections ont eu lieu au
profit du libéralisme. Â côté de la politique, mais dans une sphère qui en
est bien voisine, celle des idées religieuses , des publications hardies ont
imprimé aux croyances de fortes secousses et ont provoqué de vives agita-
tions. Puis, car il ne faut négliger aucun indice, Timpatient besoin de vie
intellectuelle dont le public est possédé s*est manifesté tout à coup par ces
lectures, par ces leçons du soir, qui en un clin d^œil sont devenues la mode
passionnée de Paris. L*esprit soufile où il veut, disait-on autrefois; aujour-
d'hui il soufile où il peut. Â la façon dont il s'échappe par les fissures qui
viennent de lui être ouvertes, sur Thistoire, sur les sciences, sur la cri-
tique littéraire, dans ces réunions nombreuses où la parole vivante se met
en contact avec les ftmes, on peut espérer que nous ne sommes plus loin
du moment où il pourra soufiler enfin comme il voudra. La vue de ces
choses, ces premiers fourmillemens et bruissemens de la vie ont de quoi
plaire à ceux qui n'ont point fermé l'œil durant l'épreuve, et qui ont fait
consciencieusement leur métier de veilleurs nocturnes, comme ces serenos
que l'on rencontre encore dans les villes d'Espagne, chantant les heures
dans le silence de la nuit et balançant mélancoliquement dans les ténèbres
des rues étroites leur lanterne au bout d'un b&ton.
Nous retrouvons dans les faits dont nous avons à nous occuper aujour-
d'hui ces divers aspects du mouvement intellectuel et politique de la France.
Ce sont d'abord les deux élections de Paris qui doivent avoir lieu le
20 mars et qui sont depuis quinze jours l'occasion d'un mouvement poli-
tique très original. Le gouvernement a eu le bon esprit, en cette circon-
stance, de ne point mettre en avant de candidats officiels; nous voudrions
qu'il nous fût permis de voir dans cette abstention du gouvernement l'inau-
guration d'un principe général de conduite et une renonciation au système
des candidatures officielles. Il ne nous est malheureusement pas possible
de pousser si loin la candeur de nos espérances. Il est probable que la cer-
titude seule du triomphe de l'opposition a empêché l'administration de
mettre des candidats officiels en avant dans les première et cinquième
circonscriptions de Paris. La conduite du gouvernement en cette circon-
stance a tracé celle des organes de l'opposition. Aucun comité d'opposition
ne s'est formé pour guider le choix des électeurs et rallier leurs voix au-
tour de candidats désignés d'avance. De là le curieux caractère des élec-
tions auxquelles nous allons assister. Pour fonctionner avec liberté et as-
surance, le suffrage universel a besoin d'un mécanisme assez compliqué*
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i88 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans le système de ce suffrage, il est impossible que les candidats puis-
sent se faire connaître individuellement de chaque électeur, aillent solli-
citer les voix à domicile, fassent en un mot ce travail préliminaire per-
sonnel que les Anglais appellent canvass. Avec le suffrage universel, les
rapports de candidats à électeurs ne peuvent guère s'établir d'une façon
efficace que par l'exercice du droit de réunion. Dans le débat des candida-
tures en réunions publiques, l'action des comités pourrait puiser une au-
torité naturelle. Les comités formeraient alors sous le contrôle de la dis-
cussion une sorte d'intermédiaire régulier, un second degré normal entre
les candidats et la masse des électeurs. Le droit de réunion faisant défaut,
ce ressort manque chez nous au mécanisme du suffrage universel. La né-
cessité de suppléer à cette lacune d'une façon (quelconque peut seule au-
toriser une réunion de députés et de journalistes à s'ériger elle-même en
comité supérieur et à décréter en quelque sorte une liste d'opposition,
comme cela est arrivé aux dernières élections de Paris. Cette nécessité, qui
n'apparaît que lorsque l'opposition a en face d'elle des candidats officiels,
n'existait pas aujourd'hui. On a donc vu se produire, dans les deux circon-
scriptions parisiennes qui ont des députés à élire, un grand nombre de can-
didatures spontanées. La nomination ne pouvant avoir lieu au premier tour
que lorsqu'un nom rallie la majorité absolue, si les voix se partagent entre
plusieurs candidats, le premier tour de scrutin n'est en quelque sorte qu'une
épreuve préparatoire, et il faudra recourir à un second tour. La multiplicité
des candidatures spontanées donne une animation d'un caractère nouveau
aux élections qui vont avoir lieu. Une candidature ouvrière y a pris place :
nous n'avons, quant à nous, aucun préjugé à l'endroit des aspirations qui
peuvent entraîner les ouvriers aux honneurs et aux responsabilités de la
députation. A propos des candidatures ouvrières et d'autres même, il a été
publié des circulaires semées d'expressions qui rappelaient nos anciennes
guerres de partis, et qui ont fait dresser l'oreiUe à quelques-uns. Pour
nous, nous ne sommes ni émus ni surpris de ces résurrections du vieux
vocabulaire politique; nous avions toujours prévu que lorsque la vie poli-
tique renaîtrait en France, il était impossible que l'on ne vit reparaître
quelques-unes des locutions qui étaient en vigueur au moment où a com-
mencé la léthargie de la liberté. C'est l'histoire des paroles gelées, c'est
aussi l'histoire du cortège de la Belle au bois dormant se réveillant vêtu à
l'antique mode. Cette friperie pourrait faire sourire, elle uq peut pas faire
peiir : elle ne peut être désormais de plus d'usage dans la vie réelle que
les déguisemens historiques qui ont servi aux bals costumés du dernier
carnaval. Soyons indulgens d'ailleurs, à la pensée que presque tous nous
avons été du cortège de la Belle au bois dormant, et que presque tous nous
portons dans notre accoutrement de prodigieux anachronismes. La petite
mêlée de noms propres et de mots vieillots qui s'est formée autour des
élections parisiennes du moment nous paraît au contraire devoir produire
un effet utile : elle excite l'émulation politique. Nous y assistons, pour
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REVUE. — CHRONIQUE. 489
notre compte, sans professer pour les personnes ni préférence ni anti-
pathie.
Cette scène épisodîque des réélections de Paris se détachera donc comme
un incident tout à fait isolé sur le fond de notre régime électoral. M. An-
tonin Lefèvre-Pontalis vient de publier un volume très opportun sur-/c« lois
et les mœurs électorales en France et en Angleterre. Ce livre, pour ce qui
concerne la France, est le résumé très exact de l'expérience que nous ve-
nons de faire dans les dernières élections générales et dans la vérification
des pouvoirs. M. A. Lefèvre-Pontalis y examine la législation électorale
et son application, les candidatures du gouvernement et leurs abus, la
jurisprudence électorale et ses conséquences. Il y a là de précieux ensei-
gnemens dont il faudra faire son profit dans la routine de nos élections dé-
partementales; mais les leçons de M. Lefèvre-Pontalis ne sont point appli-
cables aux prochaines élections parisiennes. Paris, à qui quelques utopistes
réactionnaires parlaient naguère de retirer le droit électoral, présente
une exception éclatante quant aux pratiques électorales de ce temps- ci.
« La France , disait M. Disraeli dans Coningsby, est une monarchie gouver-
née par une république. » Paris reste et sera toujours une république.
On vient d'avoir dans des camps religieux bien différens des émotions fort
extraordinaires et fort piquantes. Parmi les catholiques, on a failli assister
à la condamnation par le pape des doctrines du Correspondant, organe des
catholiques libéraux, et cette condamnation a été sur le point d'atteindre
M. de Montalembert. Nous n'aurions point parlé de la disgrâce qui a me-
nacé, chez nous, les catholiques les plus mi li tans et les plus méritans, si le
coup, à l'heure qu'il est, n'était point conjuré. Nous eussions fait du tort,
à Rome, à M. de Montalembert, si nous avions plus tôt pris sa défense : le
client eût été compromis par l'avocat. Le crime dont M. de Montalembert
a failli être puni par l'autorité pontificale est d'avoir émis au congrès de
Malines de trop libérales idées. Joignez donc les lumières de votre temps
à une fidélité chevaleresque aux institutions religieuses du passé, consa-
crez de vaillans efforts à marier à de nobles croyances des instincts géné-
reux, soutenez pendant une vie entière la gageure paradoxale de rester
libéral en étant ultramontain : voilà la récompense qui vous attend l Ceux
que vous défendez vous renient, vos apologies impossibles sont repousséei^
par ceux même au nom desquels vous les aviez vaillamment entreprises;
vous n'êtes plus en fin de compte qu'un libéral suspect et un catholique
désavoué. Si extraordinaires qu'elles puissent paraître au premier abord,
des péripéties de ce genre ne nous surprennent point. Nous avons toujours
respecté l'illusion de ceux qui ont cru qu'on pouvait faire pénétrer dans la
cour de Rome un rayon de sentiment libéral; mais nous savons bien les
conseils de Rome, jamais nos catholiques éclairés, cultivés et généreux, ne
balanceront le crédit de tel rustaud énergique répétant avec une grossiè-
reté opiniâtre les rubriques de l'ancien absolutisme.
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i90 RETUE DES DEUX MONDES.
Un incident non moins étrange est survenu au sein de Téglise protes-
tante de Paris, et celui-ci est arrivé jusqu'à l'éclat. Nous voulons parier de
la continuation de la suffragance refusée à M. Goquerel fils par le conseil
presbytéral de Paris. Le protestantisme condamnant le libre examen, voilà
ce qui a excité l'étonnement des libéraux dans la décision du conseil pres-
bytéral ; un pasteur préchant des doctrines contraires aux croyances de la
majorité présumée du troupeau, telle a été l'anomalie à laquelle le conseil
a voulu mettre fin. Nous voudrions juger ce différend avec impartialité. Or,
si l'on veut être impartial, on est forcé de reconnaître que les récrimina-
tions échangées entre les deux partis qui divisent en France l'église protes-
tante, le parti orthodoxe et le parti libéral, ne sont que la conséquence de
la position faite à cette église par ses rapports avec l'état. La position que
l'état fait aux églises en France nous paraît fausse pour le catholicisme
lui-même; elle est bien plus fausse encore pour le protestantisme. L'exer-
cice n'est permis chez nous qu'aux cultes reconnus par l'état; ces cultes
sont salariés par l'état, et leur administration intérieure fonctionne d'après
des règles convenues avec l'état et sanctionnées par lui. Que le concordat
et les articles organiques qui en sont l'interprétation politique établie par
l'état gênent en (plus d'un point très grave les libertés de l'église catho-
lique, les protestations réitérées des évêques et des écrivains catholiques
sont là pour nous l'apprendre; mais les contradictions qui existent au sein
du protestantisme organisé en église officielle sont plus choquantes encore.
Au sein du catholicisme, les dissidences dogmatiques ne sont point possi-
bles; prêtre ou laïque, le catholique qui conteste le dogme sort par cela
même de l'église et cesse d'en faire partie. Le catholicisme est fondé sur
l'autorité et l'unité. Le protestantisme au contraire est fondé sur la liberté
d'examen, et aboutit par conséquent à la diversité des interprétations dog-
matiques. De là cette tendance du protestantisme, qui en est la vie même»
à se diviser, suivant les convictions diverses qui naissent du libre examen,
en églises, en congrégations, en sectes différentes. Or l'organisation poli-
tique que le protestantisme a reçue en France est pour cette forme du dé-
veloppement des idées chrétiennes un véritable lit de Procuste. Elle pro-
duit cette double et contradictoire conséquence, ou de faire de l'église
constituée une sorte de corporation sceptique admettant sous une appa-
rence d'unité artificielle les croyances les plus variées et les plus con-
traires, ou bien d'exclure des libertés et des avantages d'un culte publi-
quement reconnu des groupes importans de personnes qui, tout en voulant
rester protestantes, chrétiennes, unies par un lien religieux, seraient en
dissentiment avec l'église constituée touchant le corps des doctrines adop-
tées et professées par elle. Nous trouvons un exemple frappant de cette
contradiction dans le différend qui est survenu entre le corps presbytéral
de Paris et M. Goquerel et ses nombreux adhérens.
Observé philosophiquement, le protestantisme admet les variations les
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BBYUE. — CHBONIQUE. 491
plus multipliées. Il serait cependant absurde et injuste de considérer la
masse des protestans comme livrée à des vicissitudes indéfinies de croyan-
ces. Dans la vie pratique et réelle, la foi d*un protestant ne peut être sou-
mise à d*incessantes variations et demeurer dans cet état de mutation con-
tinue que la philosophie allemande appelle le devenir. Chaque église, chaque
section du protestantisme se fixe à un certain corps de doctrine, à certains
dogmes arrêtés. La politique latitudinaire , indifférente aux dissidences
dogmatiques, a toujours été désavouée et combattue par les sectes protes-
tantes les plus zélées, les plus religieuses. La liberté et la tolérance pro-
testantes ne consistent point à couvrir sous une unité relâchée des diver-
gences de croyances; elles consistent à laisser les dissidens maîtres de sortir
de régllse établie pour en aller former une autre. Ainsi sont respectées à
la fois et la liberté de ceux qui veulent s'en tenir à l'ancien dogme et la
liberté de ceux qui adoptent un symbole nouveau; mais, pour que cette
liberté subsiste réellement, il importe que l'état reconnaisse la liberté des
cultes et n'en favorise aucun d'une organisation privilégiée et salariée.
Qu'arrive-t-il en effet chez nous? Le conseil presbytéral de Paris ne veut
pas être latitudinaire; il a son orthodoxie, et il y tient: c'est à ce titre
qu'il se sépare de M. Goquerel. Rien de plus naturel, de plus légitime, si
l'état n'avait pas chez nous établi un protestantisme officiel. Dans ce cas-
là, M. Goquerel, avec les adhérens que lui ont gagnés les qualités de son
esprit et de son caractère, pourrait fonder une autre église, l'église de
Tunion libérale, à côté de l'église orthodoxe; mais notre état politique et
les mœurs que nos institutions nous ont faites rendent cette entreprise im-
possible. Pour défendre sa foi, le conseil presbytéral s'expose donc à lais-
ser sans église, sans lien religieux, une portion des protestans de Paris.
Ceux qui savent l'heureuse influence que la conservation des cadres reli-
gieux exerce sur la société ne peuvent voir sans regret une politique qui
aboutit à une pareille conséquence. En d'autres pays, les intelligences les
plus affiranchies du dogme ont pu, grâce à la liberté des cultes, se maintenir
dans un milieu religieux et garder à leur action morale une puissante effi-
cacité. Channing était unitairien; s'il eût existé en France, les chaires dont
dispose le conseil presbytéral lui eussent été fermées. La féconde mission
de l'une des âmes les plus religieuses, d'un des plus grands chrétiens de ce
siècle, eût été perdue pour l'humanité, ou se fût consumée en de froids et
stériles essais de philosophie et de philanthropie. Les chrétiens scrupu-
leux du conseil presbytéral feraient bien de réfléchir à l'étrange situation
que nôtre politique en matière de culte crée au protestantisme français.
n faut de deux choses l'une : ou bien qu'ails réclament l'entière liberté des
cultes, qu'ils répudient les avantages d'une église privilégiée et salariée,
qu'ils protestent contre le régime des concordats, dont la résurrection a
été une des œuvres les plus rétrogrades de Napoléon, qu'ils travaillent avec
une énergie convaincue à l'émancipation religieuse de la France, — ou bien
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Â02 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils suivent la politique des églises d'état couvrant du privilège dont elles
jouissent des doctrines qui effarouchent l'orthodoxie, qu'ils imitent l'église
d'Angleterre, dont la tolérance s'étend depuis le catholicisme archaïque et
mystique du docteur Pusey jusqu'à l'exégèse hardie des auteurs des Essays
and Reviews, — qu'ils se résignent en un mot à être latitudinaires.
Ce qui a lieu de surprendre, c'est que l'activité d'opinion qui commence
à se faire jour sut* plusieurs points ne s'applique pas encore chez nous
à la grave question extérieure qui trouble aujourd'hui l'Europe. L'esprit
public en France demeure à l'égard du conflit dano-allemand dans un état
d'incertitude passive, dans une incertitude plus grande encore que celle
où paraît être notre gouvernement. A en juger par les correspondances
diplomatiques publiées dans le Blue Book anglais, notre diplomatie garde
le silence pt demeure inactive; mais son silence a l'air de cacher des ré-
ticences. M. Drouyn de Lhuys, dans ses causeries avec lord Cowley, réserve
la liberté d'action de la France, ce qui permet de supposer que nous n'en-
tendons point nous renfermer dans la force d'inertie. Quoi qu'il en soit,
l'opinion publique parmi nous n'essaie pas même de mesurer la situation
que font à la France les mouvemens de l'Allemagne et les combinaisons de
la Prusse et de l'Autriche. On ne s'interroge point sur la question des al-
liances; on demeure attaché aux incidens qui peuvent naître du travail de
négociations auquel le cabinet anglais se livre sans relâche et sans décou-
ragement, ou de la continuation des hostilités dans le Jutland.
Ce que l'on attend surtout à l'heure qu'il est, c'est la réponse du Dane-
mark à la proposition d'une conférence. Lord Russell, en annonçant la se-
maine dernière que cette conférence était acceptée en principe par la Prusse
et par l'Autriche, et devait même à de certaines conditions être accompa-
gnée d'un armistice, a fait espérer que le Danemark enverrait avant peu de
jours sa réponse. Dans l'état présent des choses, le Danemark ne semble
avoir rien de mieux à faire que d'accepter l'ouverture d'une négociation
européenne. Cet intéressant pays ne peut que gagner à la substitution de
l'action diplomatique à l'action militaire. Les avantages de cette politique
ressortent avec tant d'évidence qu'ils sont de nature à frapper le patrio-
tisme du peuple danois, qui a fait amplement ses preuves de fermeté et de
courage. Si les hostilités continuent, le Danemark se trouve aux prises avec
des ennemis trop redoutables pour qu'il puisse leur opposer une longue
résistance; il est obligé de soutenir cette lutte disproportionnée seul et
sans aucune chance d'être secouru. De nouvelles et plus cruelles calami-
tés, voilà tout ce que peut lui promettre la poursuite de la guerre. Au con-
traire, en acceptant la conférence, le Danemark voit finir son isolement,
11 n'est plus réduit pour se défendre à ses seules et insuffisantes forces; sa
cause passe dans les mains des grandes puissances*signataires du traité de
1852, qui sont demeurées ses amies; les questions qui l'ont brouillé avec
l'Allemagne perdent le caractère local et particulier qu'elles ont en ce mo-
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REVUE. — CHRONIQUE. 498
ment, elles deviennent européennes. Il est moralement invraisemblable, du
jour où la France, l'Angleterre et la Russie auront mis les mains dans ce
débat, que la guerre puisse recommencer, ou qu'en tout cas les Danois puis-
sent être seuls à la soutenir. Toutes les bonnes raisons se réunissent pour
engager le Danemark à consentir à la conférence; on est en général si
convaincu à Paris que le Danemark n'a pas de meilleur parti à prendre,
qu'un refus de sa part exciterait une pénible surprise.
La réunion d'une conférence aurait pour effet immédiat, en France et en
Angleterre, de dissiper les craintes de guerre. La tâche de cette réunion
diplomatique serait loin cependant d'être facile. La Prusse et l'Autriche,
après avoir conclu leurs derniers arrangemens militaires et décidé l'inva-
sion du Jutland, ont eu le bon sens de déclarer récemment pour la seconde
fois qu'elles entendaient maintenir l'intégrité de la monarchie danoise.
Après une telle assurance, si l'on cherche la satisfaction morale et politique
que devront réclamer les deux grandes puissances allemandes, on voit
qu'il ne peut y en avoir qu'une seule : fusion administrative du Slesvig et
du Holstein, et union personnelle des deux duchés à la couronne de Dane-
mark. Que les puissances amies de la paix voulussent accepter une telle so-
lution, c'est possible; mais les difficultés viendront à la fois et du Danemark
et da la diète de Francfort, représentant les moyens et petits états alle-
mands. La substitution du lien personnel au lien réel concernant le Slesvig
serait pour les Danois une profonde blessure, et léguerait à l'avenir de
graves embarras. — Nous ne nous battons point pour une question dynasti-
que, disent les Danois; peu nous importe que notre roi soit duc d'un état
allemand. Nous ne faisons point la guerre pour le Holstein, mais nous lut-
tons pour la possession du Slesvig, qui a toujours été terre danoise; nous
combattons pour l'indépendance et l'autonomie du Danemark-SIesvig. —
D'un autre côté, l'Allemagne qui n'est ni la Prusse ni l'Autriche, cette
Allemagne qui se cherche à travers ces complications, qui poursuit le
triomphe du principe des nationalités, et non un succès pour la politique
prussienne ou autrichienne, recevrait de cette solution un amer désap-
pointement.
L'impartialité nous oblige à reconnaître que tous les argumens puisés
dans le sentiment et les intérêts vraiment allemands s'élèvent contre la po-
litique de la Prusse et de l'Autriche. Les Allemands des duchés, disent les
ministres des états secondaires et les organes de la politique de la diète,
les Allemands des duchés ne veulent pas plus que les Danois de l'union
personnelle. Après ce qui s'est passé. Danois et Allemands ne peuvent plus
vivre ensemble. D'ailleurs jamais entre eux il n'a existé de véritable paix :
ils ont toujours été divisés par des jalousies querelleuses, par des rivalités
de cour, par la compétition des places; ils diffèrent par le caractère, par
la langue, par les mœurs. Copenhague est le foyer intellectuel des Danois ;
les Allemands sont entraînés dans l'orbite de la civilisation germanique, la
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h9h REVUE DES DEUX MONDES.
jeunesse des duchés va étudier dans les unirersités allemandes. Copen-
hague est la métropole du commerce danois; Hambourg est le marché
commercial des duchés. Quand même, en replaçant ces populations sou»
le sceptre du roi de Daneinarlc, on ferait un nouveau replâtrage, on n'au-
rait réussi qu'à créer dans cette partie de TEurope une situation précaire
où les troubles renaîtraient sans cesse. Ce qui rend les partisans de la po-
litique des états secondaires et de la diète plus vifs dans leurs protesta-
tions et leurs doléances, c'est la défiance que leur inspirent M. àe Bismark
et l'ambition prussienne.
Si M. de Bismaric a jamais eu le désir passionné de faire retentir son.
nom dans le monde et d'occuper l'Europe de lui, ses vœux aujourd'hui doi-
vent être comblés, et il peut goûter dès à présent le plaisir du succès. Il
n'y a pas en ce moment sur la scène politique de personnage plus original
et qui pique plus vivement la curiosité. Il serait Alcibiade, il aurait coupé
la queue de son chien, qu'on ne parlerait pas de lui davantage. On le tient
pour un homme d'initiative, d'aventures, nourrissant de mystérieux pro-
jets. On connaît ses liaisons avec la Russie. On vient de le voir entraînant
par un mouvement rapide de conversion M. de Rechberg, son ancien ad-
versaire de Francfort. La réaction, la politique féodale, le génie des vieilles
ligues absolutistes se figurent avoir trouvé en lui leur Cavour. C'est surtout
dans l'Allemagne des états secondaires que M. de Bismark est redouté et
surveillé. On y croit que le, ministre prussien convoite le Holstein, que s'il
a l'air de vouloir le laisser encore au roi de Danemark, ce n'est que pour
le réserver à la Prusse et se mépager l'avenir. Pour couper court à ces as-
pirations prussiennes, on soutient la candidature du duc d'Augustenbourg,
et la Saxe réclame la convocation immédiate des états du Holstein. Les
Danois ne tenant point au Holstein, les petites cours pensent qu'on pour-
rait régler la question de succession sans trop irriter le Danemark, en don-
nant satisfaction au sentiment allemand et en frustrant l'ambition prus-
sienne. Pourra-t-on faire valoir et faire réussir une combinaison semblable
dans la conférence? Cela ne nous paraît guère probable; mais pour la diète
et les petits états, l'efiTort vaut peut-être la peine d'être tenté. C'est un
motif pour la diète d'accepter la place qu'on se propose de lui offrir dans
la conférence. Les états secondaires de la confédération n'ont point été
heureux jusqu'à ce jour dans leur campagne anti-danoise. Ce sera un dé-
dommagement pour leur amour-propre de voir un de leurs représentans
s'asseoir dans la conférence à côté des ambassadeurs des grandes cours et
participer enfin en leur nom à la délibération d'une afi*aire européenne.
Le nouveau tour diplomatique que prend l'affaire du Danemark a coïn-
cidé avec des voyages de princes qui devraient être regardés comme des
événemens très heureux, s'ils pouvaient en effet contribuer à l'arrangement
pacifique des difiicultés pendantes. Le roi des Belges est en Angleterre ; le
frère du roi de Danemark va aussi à Londres, le duc de Saxe-Cobourg-
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REVUE. — CHRONIQUE. h96
<}otha est à Paris. Quels que soient les motifs apparens du déplacement
de ces personnages, les questions agitées en Europe ne peuvent être étran-
gères à de tels mouvemens, et laisseront des traces dans les impressions
de voyage de ces princes. Le roi Léopold est le grand médiateur de notre
époque, et nous voudrions que son influence équitable et sensée fût appe-
lée à s'exercer sur le conflit dano-allemand. Le duc de Gobourg-Gotha joue
depuis longtemps un rôle d'initiative en Allemagne. Il a été des premiers,
dit-on, à concevoir Tidée d'une troisième Allemagne qui pourrait faire équi-
libre à la Prusse et à TAutriche. C'est autour de cette conception que gra-
vitent les cours secondaires de la confédération; le roi Max de Bavière, qui
vient de mourir si subitement, était désigné pour prendre la tête de cette
sorte de Sonderbund, Cette utopie a dû récemment encore occuper les re-
présentans des petites cours dans leur réunion de Wârtzbourg. Nous ne
voudrions pas, quant à nous, que la politique française attachât une trop
grande importance à cette idée d'une troisième Allemagne. La diplomatie
peut badiner autouir de ce plan lorsque la tranquillité publique lui fait
des loisirs; mais dans les temps difficiles, quand on voit remuer de grands
<;orps tels que la Prusse et l'Autriche, avec la Russie dans le lointain,
chercher dans les fractions mobiles du fédéralisme excessif de l'Allemagne
les élémens d'une fragile unité, ce serait, à notre avis, ressembler à un
homme qui, tandis que sa fortune serait en jeu, s'amuserait à faire des
patiences. Que le duc de Cobourg-Gotha ait à proposer à la France une
combinaison où les droits des Danois et les aspirations germaniques se
puissent réunir en se faisant mutuellement le moins de tort possible, dût
M. de Bismark en être contrarié, nous le souhaitons de tout notre cœur.
Il est un autre voyage étranger aux afi*aires d'Allemagne, mais qui touche
plus directement aux intérêts français, et que nous aurions mauvaise
grâce à ne point mentionner. Nous voulons parler de la visite que l'ar-
chiduc Maximilien vient de faire à l'empereur. Décidément l'archiduc
Maximilien devient empereur du Mexique. Ici encore nous n'avons que
de bons souhaits à former, car demander un bon succès pour l'entreprise
du jeune prince autrichien , c'est demander du même coup que la France ,
soit dégagée le plus tût possible du fardeau du Mexique. Si nous étions
une fée et si nous étions invités â l'inauguration du nouvel empire, nous
donnerions au nouveau souverain le talisman du crédit. Nous voudrions
qu'à l'aide de notre amulette, le Mexique pût contracter à bon prix un très
gros emprunt, qu'il pût se donner une banque à l'instar de la Banque de
France, des institutions perfectionnées de crédit, et qu'après avoir tiré
tant d'argent de l'empire des Incas, la France et l'Angleterre reconnais-
santes, représentées par des banquiers enthousiastes et des capitalistes
généreux, y voulussent bien renvoyer quelques centaines de vrais millions.
La fée du crédit, l'empereur Maximilien la trouvera peut-être dans les
lanes de la Cité de Londres, si par hasard elle n'était point venue â lui des
riches hôtels de notre Ghaussée-d'Antin.
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A0Ô REVUE DES DEUX MONDES.
On avait eu, ces temps passés, quelques inquiétudes du côté de Tltalie.
On craignait que, TAutriche s^étant engagée dans la presquMle danoise,
ritalie n^allàt lui chercher querelle dans la Vénétie. Nous ne savons si c'est
parce que TAutriche n'est point assez engagée encore, mais le fait est que
les Italiens se montrent fort sages. Le gouvernement italien s'occupe avec
une louable persévérance des questions financières. M. Minghettl est en
train de mener à bonne fin son œuvre de la péréquation de Timpûl; fon-
cier. Cette loi financière, qui touche à tant d'intérêts, devait soulever
bien des contestations dans un pays où l'unité est si récente, et où par con-
séquent les méthodes de taxation avaient jusqu'à présent été si diverses.
Aussi un nombre prodigieux d'amendemens avait-il été présenté sur le pro-
jet de péréquation. Tous ces amendemens ont disparu, excepté celui auquel
le gouvernement s'était rallié. M. Minghetti a dû être utilement servi en
cette circonstance par la dextérité que le ministre de l'intérieur, M. Pe-
ruzzi, apporte dans la manœuvre parlementaire et dans la conduite de la
chambre. Le gouvernement italien ne se borne pas à fonder les bases du
revenu ordinaire du trésor; il s'occupe encore de réunir efl9cacement les
ressources extraordinaires qui lui sont nécessaires pendant la période de
transition qu'il traverse. Il y avait à placer le reliquat de 200 millions du
dernier emprunt, il y avait aussi à aliéner les chemins de fer qui apparte-
naient à l'état dans l'ancien Piémont : ces deux opérations sont conclues
ou à la veille de l'être dans des conditions qui assurent le présent financier
de l'Italie.
Rien n'est plus facile, comme c'est de mode aujourd'hui, que de se livrer
à de banales déclamations contre ce qu'on nomme les partis, de les re-
présenter comme une superfétation ennemie ou stérile, comme une com-
binaison malfaisante d'ambitions purement personnelles. Il n'y a qu'un
malheur, c'est que les partis sont l'organisme même de la vie publique;
leurs luttes sont la condition naturelle d'un régime réellement libre, et
si par eux, lorsqu'ils sont puissamment organisés, les gouvernemens sont
quelquefois tenus en échec, sans eux, ou lorsqu'ils sont affaiblis et dé-
composés , les ministères n'ont plus ni force , ni point d'appui , ni même
souvent raison d'être : la vie constitutionnelle n'est plus qu'une succession
de combinaisons arbitraires qui paraissent et disparaissent. C'est l'expé-
rience qui se fait en Espagne. Depuis plus de dix ans, au-delà des Pyrénées,
les partis décomposés en sont à retrouver un camp, un drapeau, une disci-
pline, une idée organique. Aussi, depuis un an, quatre ministères se sont
succédé, et le dernier date de quelques jours à peine.
Il y a eu, il est vrai, un cabinet, celui du général O'Donnell, qui a duré
près de cinq ans; il n'a résolu ce problème qu'en fondant, par l'autorité
d'un chef énergique, une multitude d'élémens disparates de tous les partis
sous le nom (Tunion libérale j et il n'a réussi à maintenir cette fusion arti-
ficielle qu'en agissant le moins possible, en bornant le plus souvent son
mbition à vivre. Le cabinet O'Donnell est tombé au commencement de
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REVUE. — CHRONIQUE. 497
1863 par les dissidences inévitables et croissantes d'un parti factice. Après
lui est venu un ministère présidé par le marquis de Miraflorès, et.des élec-
tions générales se sont faites. Quelle était la couleur de ce ministère? Il
avait de la peine à définir lui-môme sa propre couleur; il avait adopté pour
programme, selon ses déclarations, a une politique éminemment conserva-
trice et éminemment libérale, » ce qui est plus facile à mettre sur un pro-
gramme qu'à pratiquer. Le fait est que le jour où, après les élections, les
chambres se sont réunies de nouveau, lorsqu'une question sérieuse s'est
élevée, le ministère Miraflorès a sombré, et il est tombé pour avoir voulu
résoudre une question qui est restée dans la politique intérieure de l'Es-
pagne comme un perpétuel embarras. Il y a sept ans, un ministère qui ne
se croyait conservateur qu'à ce prix eut l'étrange idée de vouloir réformer
la constitution. Il fit voter quelques nouveaux articles constitutionnels, qui
introduisaient l'élément héréditaire dans le sénat, en attendant une restau-
ration des majorats à l'appui de cette hérédité nouvelle, et qui fixaient que
les règlemens des deux chambres seraient l'objet d'une loi. Ce n'était pas
tout de voter le principe de cette modification fondamentale; il fallait en
venir au rétablissement des majorats et au règlement des deux chambres.
C'est ce qui s'est appelé depuis quelques années au-del^ des Pyrénées la
question de la réforme constitutionnelle. Le cabinet O'Donnell a toujours
hésité à la résoudre. Le ministère Miraflorès proposait tout simplement
d'en finir en maintenant l'hérédité telle qu'elle existait dans le sénat et en
écartant définitivement tout le reste. C'est sous le poids de cette difiîculté
qu'il tombait il y a moins de deux mois, et à sa place venait un ministère
présidé par un magistrat éminent, quoique peu désigné pour la direction
des affaires, M. Lorenzo Arrazola. Celui-là s'annonçait comme le promo-
teur de la réorganisation des partis constitutionnels et comme représen-
tant, quant à lui, le parti modéré historique, suivant un mot récemment
imaginé. Cela ne voulait pas dire grand'chose, et lorsque ce ministère a
essayé de faire un pas, il est allé rejoindre le ministère Miraflorès; il est
tombé même avant toute discussion publique. Alors est venu, et il y a de
cela quinze jours, un cabinet nouveau formé par M. Mon, où figurent des
hommes d'un passé considérable, comme M. Joaquin Francisco Pacheco, et
d'autres plus jeunes dans la politique, comme M. Canovas del Castillo.
Voilà donc quatre ministères. Le premier avait duré cinq ans lorsqu'il est
tombé; le ministère Miraflorès a duré dix mois, le ministère Arrazola a
vécu quelques jours. Le ministère de M. Mon entre à peine au pouvoir.
Pour que chacun de ces cabinets ait sa politique distincte, il faut assuré-
ment qu'il y ait bien des politiques en Espagne. Au milieu de toutes ces
confusions néanmoins, il y a un fait sensible et éloquent : c'est la nécessité
d'un gouvernement libéral pour l'Espagne. Tout ce qui s'en éloigne est un
péril et ne rencontre qu'un médiocre appui. Un ancien ministre, M. Noce-
dal, a prêché un semi-absolutisme dans le congrès il y a deux mois, et 11 a
TOMB L. — 1864. 32
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A9S BEYUE DES DEUX MONDES.
réuni 13 voix. Le ministère Arrazola est tombé pour avoir paru avoir trop
d'affinité avec ce semi-absolutisme, qui se cache sous le nom de parti mo-
déré historique. Le général Narvaez s'est rendu peut-être impossible pour
avoir plaidé dans le sénat la cause de la réforme constitutionnelle avec
toutes ses conséquences. La moralité de tout cela, c'est qu'il faudrait con-
duire hardiment l'Espagne dans une voie nouvelle. Les premières déclara-
tions du cabinet de M. Mon devant les chambres ont été toutes libérales,
et plus il sera sincèrement et résolument libéral , plus il aura sans doute
de force dans les chambres d'abord, dans le pays ensuite, si la situation
anormale des partis faisait une nécessité de la dissolution du congrès. Des
hommes comme M. Mon, M. Pacheco, M. Canovas del Castillo, sont faits
pour ne pas reculer devant cette politique, où il semble y avoir de la har-
diesse et où il n'y a que de la prévoyance. b. forcade.
LES ASSOCIATIONS ANTI-DOUANIÈRES EN BELGIQUE.
Dans ces dernières années, la Belgique a été le théâtre d'un mouvement
économique remarquable, et qui, après avoir semblé n'offrir qu'un intérêt
purement local, en est venu peu à peu à se manifester au dehors. Il mérite
en effet de fixer l'attention des pays voisins. Fondée il y a sept ans, en 1856,
Vassociation douanière belge, qui ne s'était proposé d'abord que la réforme
des tarifs protecteurs, devint en 1863 une association internationale pour
la suppression des douanes, et, dans les récens congrès de Bruxelles et de
Gand, qui avaient réuni des hommes distingués de tous les pays, réussit à
faire publiquement discuter les graves questions soulevées par son pro-
gramme. Ce programme, conçu dans un esprit sincèrement libéral, se re-
commande à l'étude moins encore peut-être par le but que par les moyens
employés pour l'atteindre. Montrer ce qu'il est possible de faire en se ser-
vant des armes pacifiques et puissantes de la libre discussion, de l'associa-
tion, quand on sait les manier avec fermeté et prudence, ce ne sera point
sans doute remplir une tâche inutile dans notre pays, où l'on a pu voir,
au début même de cette année, la politique commerciale de la France
donner lieu à de si vifs débats au sein du corps législatif.
Chez nous, les doctrines protectionnistes sont loin d'être abandonnées,
et nos industriels se montrent plus disposés à combattre les réformes libé-
rales qu'à les défendre/La Belgique présente un spectacle tout contraire.
Aussi protectionniste d'abord que la France, ce pays en est venu à récla-
mer le libre échange absolu. Ce n'est plus seulement pour une réduction
de droits, c'est pour la suppression radicale de la douane que les chambres
de commerce se prononcent presque à l'unanimité. Comment s'est produite
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REVUE. — CHRONIQUE. 49^
une transformation si radicale? Les nombreux documens publiés par YAs-
socialian intemalianale nous permettent de raconter ce curieux épisode»
sinon en détail, au moins dans ses phases principales.
Pendant les premières années qui suivirent les événemens de 1815, l'Eu-
rope entière était au pouvoir du parti qui se disait conservateur. Partout
maîtresse, Taristocratie gouvernait partout dans son intérêt exclusif, et,
dans rimpossibilité de recouvrer complètement ses privilèges d'autrefois,
demandait une compensation au système protecteur, dont elle comptait bien
recueillir seule les bénéfices. Le gouvernement des Pays-Bas avait fait ex-
ception, car en 1822 il proposa aux chambres néerlandaises Tadoption d'un
tarif fort modéré, dont les droits les plus élevés ne dépassaient pas 6 pour
100. Ce tarif, contre lequel avaient d'ailleurs protesté les députés belges, ne
resta malheureusement pas longtemps en vigueur, car la législation doua-
nière de la France, en harmonie avec les principes économiques qui pré-
valaient alors chez nous, provoqua entre les deux pays une guerre de tarifs
qui dura jusqu'en 1830. Chacun d'eux se protégeait à l'envi contre les pro-
duits de l'autre, comme si leurs intérêts, pendant si longtemps confondus,
étaient devenus du jour au lendemain absolument inconciliables. La révo-
lution qui venait de fonder le royaume de Belgique fit succéder à cet état
de guerre le régime du droit commun; les deux gouvernemens, issus d'une
même origine, ne pouvaient continuer plus longtemps un système d'hosti-
lités avouées. Il fut même question d'aller plus loin et de contracter une
union douanière franco-belge; mais les résistances des manufacturiers fran-
çais firent avorter ce projet. On était donc de part et d'autre en plein ré-
gime protecteur.
Or on sait que ce régime a pour efibt, dans la répartition du prix des
produits, d'accroître d'une manière factice la part du capitaliste et celle
de l'entrepreneur au détriment de celle de l'ouvrier. Tout le monde, il est
vrai, finit bien par y perdre à la longue, puisque, faute de débouchés, la
production se ralentit nécessairement tût ou tard. Toutefois, dans un mo-
ment donné, ce régime ne tend pas moins à favoriser les classes qui vivent
de profits et de rentes au détriment de celles qui vivent de salaires. On
connaît la réponse de celles-ci en 1848.. Trop peu éclairées pour avoir con-
fiance dans la liberté, elles exigèrent à leur tour un privilège qu'il fallut
leur accorder, et le droit au travail fut proclamé. Cet acte, il ne faut pas
l'oublier pour la justification de ceux qui l'ont commis, n'était que la con-
séquence logique des lois douanières que la bourgeoisie avait, de la meil-
leure foi du monde, fait peser pendant trente ans sur le pays tout entier.
En Belgique, les mêmes fautes s'étaient succédé sans avoir eu néanmoins
les mêmes conséquences; mais, comme en France, les grands industriels
s'étaient ligués pour repousser les produits étrangers. Le tarif belge était
même à certains égards plus compliqué que le nôtre, ce qui n'est pas peu
dire. C'est en 1846 que les amis de la liberté commerciale essayèrent de
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500 REVUE DES DEUX MONDES.
commencer la lutte. Les réformes de Huskîsson, le triomphe de la ligue
contre les lois céréales en Angleterre avaient ranimé l'ardeur des écono-
mistes. Cobden parcourait l'Europe pour allumer les courages et prêcher
la guerre sainte contre le système protecteur. Des ligues se formèrent de
tous côtés: Paris, Bordeaux, Lyon, Marseille, Bruxelles, etc., eurent les
leurs, et, grâce à la prodigieuse activité de Bastiat et de ses amis, le mou-
vement gagnait de proche en proche, quand la révolution de février vint
l'arrêter court. Cependant, avant. de se dissoudre, l'association qui s'était
constituée en Belgique sous la présidence de M. de Brouckère provoqua
en 1869 la réunion à Bruxelles d'un congrès international qui, après trois
jours d'une discussion animée , se prononça en faveur de la liberté com-
merciale.
Peu après, en 1852, M. de Brouckère, alors bourgmestre de Bruxelles,
fonda au Musée de l'Industrie de cette ville un cours d'économie politique
qui devait tenir l'opinion publique en éveil, en attendant le moment op-
portun de rentrer en campagne. M. de Molinari fut chargé de ce cours.
Il commença par créer un journal, V Économiste belge, qui eut un rapide
succès, et devint en quelque sorte le point de ralliement autour duquel se
rangèrent tous ceux qui avaient des opinions libérales, et qui formèrent le
noyau d'une nouvelle association douanière. Cette association se constitua
le 20 janvier 1856, sous la présidence de M. Corr van der Maeren, négo-
ciant et juge au tribunal de commerce de Bruxelles. Le but auquel on ten-
dait alors était la réduction successive des droits d'importation , la sup-
pression des prohibitions à la sortie, et la transformation successive du
tarif jusqu'alors />ro(cc(eMr en un tarif /wca/, c'est-à-dire destiné seulement
à accroître les revenus du trésor et non à protéger l'industrie nationale.
L'association avait, comme partout, deux ennemis à combattre, l'ignorance
et la coalition des intérêts favorisés par le régime en vigueur. Pour exer-
cer sur tous les points une action plus efficace, elle se divisa en sous-
comités locaux chargés d'agir ^chacun dans un rayon déterminé sur l'opi-
nion publique. Un grand nombre d'adhérens lui vinrent de tous côtés, et
dès la première année l'association disposa d'un budget qui servit à pu-
blier des journaux et des brochures. Elle organisa en outre à Bruxelles
un bureau de renseignemens pour y centraliser toutes les publications et
tous les documens statistiques susceptibles d'éclairer le public et le gou-
vernement sur la situation industrielle et commerciale du pays. Elle créa
des conférences pour demander non-seulement la révision des tarifs, mais
la suppression de tous les abus, l'abrogation de toutes les lois surannées
qui paralysaient le commerce et entravaient l'expansion du travail. Enfin
elle provoqua en 1856 la réunion à Bruxelles d'un nouveau congrès inter-
national pour la réforme douanière. A la suite de ce congrès, il fut décidé
que des comités spéciaux seraient établis dans différens pays, afin d'agir
avec ensemble sur l'opinion; mais, les circonstances ne se prêtant pas à un
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REVUE. — CHRONIQUE. 501
mouvement général, VctssociaUon belge dut continuer seule Tœuvre qu'elle
avait entreprise.
Elle avait d'ailleurs affaire à forte partie, car les protectionnistes s'é-
taient groupés à leur tour pour repousser ses attaques. Les argumens dont
ils se servaient, nous les entendons encore chaque jour dans la bouche de
nos propres fabricans; ils forment une espèce de catéchisme dont les ré-
ponses stéréotypées s'appliquent à tous les temps et à tous les pays. C'est
à vaincre l'opiniâtreté de cette résistance que l'association s'attacha tout
d'abord. Sans négliger de traiter la question douanière au point de vue du
consommateur, qui est le plus important, elle chercha à prouver aux fabri-
cans que le système protecteur, tout en pesant lourdement sur le pays,
leur était en réalité très préjudiciable à eux-mêmes. S'adressant tour à
tour aux fabricans de drap de Verviers, aux filateurs de Gand, aux maîtres
de forges du Hainaut, aux agriculteurs des Flandres, elle leur prouva que
l'incidence des taxes les unes sur les autres surélève , dans toutes les in-
dustries, les frais de production, et qu'aucune d'elles ne reçoit jamais par
la protection l'équivalent des sacrifices qu'elle fait pour être protégée. Les
droits sur les houilles font hausser le prix du fer; les droits sur le fer re-
tombent sur les produits agricoles et manufacturés, qu'il faut par suite
protéger à leur tour, et tous ensemble pèsent de tout leur poids sur l'ou-
vrier, qui voit les prix hausser autour de lui sans que son salaire suive la
même progression. Il résulte de cette hausse générale que, si la protection
a bien pour effet de réserver à la fabrication indigène le marché intérieur,
elle grève en revanche les produits destinés à l'extérieur de frais énormes
qui les mettent souvent dans l'impossibilité de soutenir la concurrence
étrangère. C'est là un des résultats les plus fâcheux pour la prospérité
industrielle d'un pays comme la Belgique, qui, n'offrant qu'un marché res-
treint, doit chercher ses principaux débouchés au dehors. Les négocians,
plus particulièrement intéressés au développement des transactions, avaient
été les premiers auxiliaires de l'association; mais, en présence d'argumens
aussi péremptoires un certain nombre de fabricans ne tardèrent pas à se
ranger parmi ses adhérens, et devinrent eux-mêmes d'ardens promoteurs
de la réforme.
Les années 1857 et 1858 furent consacrées par les membres de l'associa-
tion à se transporter dans les différons centres industriels pour y traiter
la question du libre échange au point de vue des intérêts spéciaux de
chacun d'eux. Les questions des fers, des houilles, des draps, des tissus
de coton, furent successivement abordées dans des meetings tenus à
Bruxelles, Charleroi, Mons, Verviers, Namur, Anvers, Liège, Tournai,
Gand, etc. Dans cette dernière ville, centre de l'industrie cotonnière et
foyer principal de la protection, la séance fut des plus orageuses; inter-
rompus par des cris et des sifflets, les orateurs purent â peine se faire en-
tendre, et Ton fut sur le point de se porter sur eux à des voies de fait.
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502 REVUE DES DEUX MONDES.
A Tournai, rémotion publique fut plus vive encore; on menaça de jeter à
Peau ces apôtres de la liberté, et la municipalité, pour éviter de plus
grands désordres, empêcha la réunion qui devait avoir lieu. Il y eut à
cette occasion, à la chambre des députés, des interpellations qui servirent
à montrer combien le ministère avait le sentiment de sa responsabilité.
Sans se prononcer sur les doctrines en cause, il blâma énergiquement les
citoyens qui avaient eu si peu de respect pour la liberté de discussion, et
désavoua sans hésiter les autorités locales qui , par mesure d'ordre, s'é-
taient opposées à l'exercice d'un droit formellement reconnu par la consti-
tution du pays. Ces tentatives d'ailleurs, bien loin de nuire aux travaux de
l'association, ne firent qu'en accroître la force et l'importance. Parmi les
orateurs qui se firent remarquer dans ces discussions, il en est plusieurs
qui montrèrent une véritable éloquence; tels sont BfM. Masson, secrétaire
de la chambre de commerce de Verviers, Snoeck, fabricant de draps, et
plusieurs autres. Ce qui faisait surtout l'originalité de leurs discours, c'est
le caractère pratique qu'ils s'attachaient à leur donner. Que pouvait-on
répondre par exemple quand ils venaient démontrer que, par l'eflbt de la
protection, la houille belge coûtait plus cher en Belgique môme qu'en Hol-
lande, ou quand M. Gouvy, filateur de laine à Verviers, prouvait chifl^res
en main que les droits sur les fers surélevaient de 8,700 tr, le prix de ses
machines, et que, sous prétexte de favoriser le travail national , on lui im-
posait ainsi une amende annuelle de ^^35 francs?
Cette agitation porta ses fruits; les chambres de commerce, d'abord ultra-
protectionnistes, se mirent peu à peu de la partie, et, par leurs incessantes
réclamations, finirent par obtenir du gouvernement des réductions nom-
breuses, notamment sur les houilles et les fers. Une refonte complète du
tarif douanier était même promise quand la France,, modifiant sa politique
commerciale, entra elle-même dans la voie des réformes. Comme elle y
procédait par des traités de commerce, force fut bien à la Belgique de la
suivre momentanément sur ce terrain. La suppression des octrois, ces
douanes intérieures, si impopulaires partout, peut également être considé-
rée comme une des plus heureuses conséquences de cette agitation.
L'association ne s'en tint pas là (i), et ses premiers succès lui en firent
bientôt ambitionner d'autres. Non contente d'avoir atteint le résultat pour
lequel elle s'était constituée] dans l'origine, c'est-à-dire la réforme doua-
(1) Outre le concours qu'ils apportaient à l'œuvre commune, les membres de Tasso-
ciation douanière agissaient encore en quelque sorte chacun pour son propre compte et
dans sa sphère particulière. C'est ainsi que M. E. Sève, négociant à Bruxelles, entreprit
à ses frais, mais sous les auspices de la chambre de commerce, un voyage en Russie,
en Suède, en Norvège et en Danemark, pour y étudier la situation industrielle et com-
merciale de ces pays. Les renseignemens intéressans qu'il a recueillis ont été publiés
dans un ouvrage intitulé le Nord industriel et commercial (3 vol. in-S**, 1862. Bru-
xelles, Lacroix et compagnie; — Paris, Guillaumin).
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BËYUE. — CHRONIQUE. 50S
nière, elle veut aujourd'hui poursuivre, non plus seulement la diminution
des droits, mais Tabolition complète et absolue de la douane. En se consti-
tuant en 1856, elle avait pris le nom d'Association pour la réforme douor-
nière, et avait inscrit sur son drapeau : Transformation des tarifs protec-
teurs en tarifs fiscaux. Fidèle à son programme, elle n'avait combattu la
douane que comme instrument de protection industrielle, mais elle l'accep-
tait comme une source de revenus pour le trésor. Dans cette campagne,
elle avait eu le fisc avec elle, et sans nul doute un tel auxiliaire avait con-
tribué à son triomphe. Aujourd'hui c'est cet auxiliaire lui-même qu'elle at-
taque, et pour qu'il n'y ait aucun doute sur le but qu'elle poursuit, elle
a changé son nom primitif en celui d'Association internationale pour la sup-
pression des douanes; en même temps elle a chargé son bureau de travail-
ler par tous les moyens légaux à l'abolition des droits de douane et d'ac-
cise, non-seulement en Belgique, mais dans tous les pays.
Cette question, c'est la chambre de commerce d'Anvers qui l'a posée la
première en 1861, sur la proposition d'un de ses membres, M. A. Joflfroy, et
qui, après six séances d'une discussion très animée, s'est la première pro-
noncée dans le sens d'une liberté absolue. Le vœu émis par elle, adopté
par 12 voix contre 9, est ainsi conçu :
« La chambre de commerce émet le vœu que les lignes douanières qui
existent en Belgique puissent être complètement supprimées, tout en ré-
servant les droits d'accise;
« Cliarge son bureau de transmettre ce vœu au gouvernement, de lui
donner la plus grande publicité possible et de ne négliger aucune occa-
sion, dans les lettres, rapports et autres pièces émanant de la chambre,
d'indiquer nettement son intention à cet égard (1). i>
Il n'y a pas lieu d'être étonné de l'initiative prise par les négocians d'An-
vers. Autrefois port libre, cette ville comptait au xvi« siècle cent cinquante
mille habitans et jouissait d'une prospérité remarquable. A Ix suite du traité
de Westphalie, qui ferma l'Escaut, la population diminua peu à peu et ne
compta bientôt plus que trente -sept mille habitans. A partir de 1815, le
commerce reprit une marche ascendante, qui s'est sensiblement ralentie
dans ces dernières années. Le commerce de transit surtout, autrefois très
considérable, abandonne Anvers pour les ports rivaux de Brème, Ham-
bourg et Rotterdam. C'est aux droits de douane et à l'exagération des frais
maritimes qu'on attribue ce fâcheux résultat, car la douane, par les for-
malités qu'elle exige, décourage les négocians, éloigne les étrangers, chasse
le commerce de transit et accroît sensiblement les frais généraux. De tout
temps, les ports francs ont été beaucoup plus prospères que les autres, et
si Anvers ne veut abdiquer, il faut qu'il obtienne les mêmes avantages que
Hambourg, dont le sénat vient de voter l'abolition des droits de douane.
(i) Séance da 6 mai 1861.
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504 REVUE DES DEU\ MOXDI-S.
Un vœu est déjk quelque chose, mais, quand on s*en tient là, on est par-
fois exposé à eu attendre assez longtemps la réalisation. Aussi la chambre
de commerce d'Anvers pensa-t-elle que le meilleur moyen de le faire abou-
tir à un résultat pratique était un appel à Topinion publique : elle com-
mença par soumettre la question aux autres chambres de commerce de
Belgique, qui pour la plupart suivirent son exemple. Celles de Bruxelles,
de Liège, d'Alost, de Courtrai, de Termonde, d'Ypres, de Dixmude, formu-
lèrent des vœux analogues à ceux de la chambre d'Anvers, et entrèrent
résolument dans la voie libérale qu'elle avait ouverte. Ce n'est pas tout :
sur la demande de M. Joffroy, le promoteur de ce mouvement, cette ques-
tion fut inscrite sur le programme de V Association internationale pour l'a-
vancement des sciences sociales, et discutée en séance publique au con-
grès de Bruxelles en 1862 et à celui de Gand en 1863 (1).
Il n'est pas sans intérêt de reproduire ici les principaux argumens qui
ont été développés en cette circonstance. Tous les orateurs, sans reprendre
pour cela la thèse désormais épuisée de la liberté commerciale, ont fait
remarquer avec raison que, si modérés que soient les droits, ils n'en agis-
sent pas moins comme s'ils étaient protecteurs, et n'en tendent pas moins
à hausser d'une manière factice le prix des produits : ils font donc dévier
de son cours naturel l'industrie nationale, entravent les transactions et
portent une atteinte réelle à la richesse publique. Envisagés comme im-
pôts, ces droits ne valent pas mieux, car ils ont tous les inconvéniens des
impôts indirects. Comme eux, ils sont mal assis, contraires au principe de
la proportionnalité, et bien loin d'être volontaires, comme on se plaît à le
répéter si souvent, ils sont de ceux qui se paient, suivant l'expression de
Droz, non-seulement en argent, mais en pertes de temps et en vexations.
Dire qu'on les paie sans s'en apercevoir, cela n'est pas sérieux : il n'y en a
pas au contraire dont on s'aperçoive davantage , puisqu'on ne peut passer
la frontière ou déplacer une bouteille de vin sans rencontrer la main du
fisc et même sans la sentir sur sa personne. Ils sont plus nuisibles encore
par les transactions qu'ils empêchent que par les sommes cependant très
considérables qu'ils prélèvent.
Les taxes indirectes nécessitent des frais de perception considérables et
sont par conséquent très onéreuses pour le public, puisqu'elles lui enlè-
(1) V Association internationale pour l'avancement des sciences sociales est en quel*
que sorte issue du mouvement belge : elle a été fondée par Tinitiative de M. Corr van
der Maeren, dans la pensée de vulgariser partout Tétude des sciences sociales et de
comparer entre elles les institutions des divers peuples. Chaque année^ elle réunit en
congrès les hommes de tous les pays qui en font partie, et provoque la discussion des
diverses questions qui préoccupent Topinion. Elle se compose de cinq sections : la
législation comparée, l'instruction et l'éducation, l'hygiène et la bienfaisance, les beaux-
arts et la littérature, l'économie politique. Deux congrès ont déjà eu lieu, l'un à
Bruxelles, l'autre à Gand ; le prochain doit se tenir à Amsterdam, puis viendra le tour
de Turin, de Genève, etc.
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REVUE. — CHRONIQUE. 505
vent plus qu'elles ne rapportent en réalité au trésor. En France, les frais
de perception pour les douanes et contributions indirectes réunies (non
compris les tabacs et les poudres) s'élèvent à 6/i,800,000 francs pour un
produit brut de i!i89,900,000 francs ou à 13 pour 100; en Belgique , la pro-
portion atteint 15 pour 100, parce que les frontières y sont plus déve-
loppées proportionnellement à l'étendue du pays. En Italie, elle attein-
drait 42 pour 100, si Ton en croit une récente brochure de M. Semenza.
En présence de ces divers inconvéniens, on doit se demander si , sans pro-
céder à une refonte complète du système d'impôts, il ne serait pas pos-
sible de remédier à une partie d'entre eux. En y réfléchissant un peu, il
semble que cette tâche ne soit pas aussi difficile qu'elle paraît d'abord.
Tous les économistes ont reconnu en effet que l'impôt ne pèse pas toujours
sur celui qui en acquitte le montant entre les mains du fisc, et que c'est
même, en matière de contributions indirectes, le contraire qui se passe le
plus souvent. Lorsqu'on frappe le vin, par exemple, de droits de circulation
et de débit, ce n'est pas le marchand qui les paie en réalité, c'est le con-
sommateur, auquel il fait rembourser ses avances. Le môme effet se produit
avec les patentes, et dans certains cas même avec l'impôt foncier. Cette
incidence est si réelle que J.-B. Say est allé jusqu'à dire que l'impôt, étant
un fardeau dont tout le monde cherche à se débarrasser, retombe en défi-
nitive, quoi qu'on fasse, sur le consommateur, qui seul ne peut le repasser
à personne. Il en arrive à conclure qu'à quelque moment qu'on frappe
un produit, que ce soit quand on le fabrique, ou quand on le fait circuler,
ou quand on le vend, le résultat est en définitive toujours le même (1).
S'il en est ainsi, il est évident que rien ne justifie la conservation du
mode actuel de perception des contributions indirectes, et que, tout en en
faisant supporter le poids aux mêmes individus, on pourrait les transformer
en contributions directes, et économiser ainsi des frais considérables d'ad-
ministration. Voulez-vous frapper le vin? Au lieu de l'exercice et du droit
de circulation, augmentez l'impôt foncier des vignes et les patentes des
débitans, qui sauront bien se rattraper sur leurs cliens. Voulez- vous impo-
ser certains produits étrangers? Au lieu de percevoir à la frontière les
droits de douane dont il s'agit de les grever, faites-en payer le montant
aux marchands qui les revendent, en les taxant suivant l'importance de
leur commerce. C'est toujours le consommateur qui en fin de compte sera
atteint, car, il ne faut pas s'y tromper, ce ne sont pas les producteurs
du dehors, mais bien les consommateurs du dedans qui paient les droits
de douane, comme tous les autres. Cest à un expédient de ce genre que
M. Verckhen, secrétaire de la chambre de commerce d'Anvers , propose
d'avoir recours en Belgique. Dans une brochure qui a été distribuée à l'oc-
casion du congrès de Gand (2), il constate avec raison qu'on ne peut tou-
(i) Voyez à sujet les Études de M. de Pariea sur le système des impôts.
(2) Des Moyens prc^tus de supprimer la douane, par M. Léon Verckhen, secrétaire
de la chambre de coaimerce d'Anvers.
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506 REVUE DES DEUX MONDES.
cher à la douane sans modifier Taccise. Actuellement cet impôt est payé
en fabrique; ce sont 1« raffineur de sucre, le brasseur, le distillateur, qui
acquittent directement les droits dont leurs produits sont grevés. Si au
contraire on percevait ces droits chez les détaillans, on pourrait frapper du
même coup tous les similaires étrangers qui auront franchi la frontière.
Le meilleur moyen , suivant lui , d'atteindre ce but serait d'exiger, comme
en Angleterre, une licence pour débiter la bière et Teau-de-vie, et d'établir
une échelle de répartition par catégorie pour les 66,000 débits qui existent
en Belgique. De cette manière, le détaillant paierait l'accise au fisc et s'en
ferait rembourser par le consommateur. C'est, on le voit, un moyen fort
simple d'arriver à la suppression de la douane sans porter aucune pertur-
bation dans le système général des impôts et sans diminuer les revenus du
trésor. On peut faire valoir des considérations d'un autre ordre pour ré-
soudre la question financière que soulève cette mesure. Il n'est pas douteux
que le développement commercial qui serait la conséquence nécessaire de
Tabolition de toute entrave provoquerait dans le pays une prospérité dont
les autres branches du revenu public éprouveraient nécessairement le con-
tre-coup, si bien qu'au bout de quelques années le déficit causé par la sup-
pression des douanes serait infailliblement comblé.
Ces divers expédiens suffisent déjà pour montrer la possibilité pratique
^ de la réforme réclamée, mais la meilleure solution du problème financier
serait sans contredit dans les économies à faire sur les dépenses publiques
et notamment sur le budget de l'armée. Ces économies sont-elles possibles?
On pourrait en douter après les tentatives infructueuses dont nous avons
été plusieurs fois témoins en France même. Chaque fois en eflTet que nos
assemblées parlementaires ont essayé de réduire le budget, elles en sont
toujours arrivées, après une enquête minutieuse, à constater que la plu-
part des employés sont insuffisamment rétribués, et que, pour ce qu'ils ont
à faire, ils ne sont pas trop nombreux , en sorte qu'au lieu d'une diminu-
tion des charges publiques c'est à une aggravation qu'elles aboutissaient le
plus souvent. Faut-il cependant se tenir pour battu et admettre qu'il n'y a
pas d'économies à faire? Non, mais elies ne sont pas là où on les cherche.
Le point de départ de toute économie doit être l'étude consciencieuse et
approfondie de tout ce qui est essentiellement du domaine de l'état et la
limitation absolue de ses attributions à la sauvegarde des intérêts généraux
de la société. Il n'est pas douteux que l'on ne pût se passer de bien des
administrations, si l'on abandonnait à l'industrie privée le soin de nous
rendre les services en vue desquels elles ont été créées. La liberté des
cultes, celle de l'enseignement, celle des théâtres, etc., supprimeraient les
budgets correspondans; une autre organisation communale permettrait de
réduire le nombre des fonctionnaires; un autre système d'impôts rendrait
sans doute les frais de perception moins onéreux, etc. Quant aux adminis-
trations jugées utiles à conserver, il suffirait, pour en simplifier les rouages,
dMmposer aux agens la responsabilité de leurs actes.
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REYUE. — CHRONIQUE. 607
Néanmoins les économies à faire par les administrations civiles sont peu
importantes en comparaison de celles qu'on pourrait réaliser sur le budget
de la guerre. Les Belges, qu'on ne l'oublie pas, s'imaginent toujours que
leur pays doit être l'enjeu d'une conflagration européenne. Aussi redou-
tent-ils la guerre plus que tout au monde. N'ayant avec raison aucune
confiance dans l'adage : si vis pacem, para bellum, ils prêchent le désarme-
ment avec une persévérance qui, pour être intéressée, n'en est pas moins
digne d'éloges. La plupart, 11 est vrai, entendent parler d'un désarmement
général; mais il en est quelques-uns qui voudraient que la Belgique donn&t
l'exemple et qui prétendent que leur indépendance est mieux garantie par
leur neutralité que par leur armée. Dans leur opinion, celle-ci n'est pour
eux qu'un danger, car elle pourrait entraîner malgré lui le gouvernement à
prendre parti dans un conflit et par conséquent attirer sur le pays les mal-
heurs qu'elle a pour objet de prévenir. Ils ajoutent que la liberté commer-
ciale finirait par créer entre les peuples une telle solidarité qu'aucune
guerre ne serait bientôt plus possible, et que par conséquent la suppres-
sion de l'armée serait la conséquence logique de la suppression de la
douane.
Quoi qu'il en soit de ces argumens pour ou contre le désarmement, il est
permis, tout en écartant cette question d'un ordre trop général, de ne
pas constater sans une satisfaction sincère les progrès si remarquables
que l'esprit d'association et de discussion a fait faire en Belgique aux
questions économiques. Si cet esprit avait plus largement présidé en France
aux dernières réformes commerciales, peut-être seraient-elles mieux com-
prises aujourd'hui dans notre pays. C'est donc à tort qu'un orateur, tout
en vantant récemment au corps législatif les bienfaits de la liberté com-
merciale, a dit qu'on avait eu raison chez nous d'ajourner encore les autres
libertés. L'exemple de la Belgique prouve au contraire que ces libertés sont
elles-mêmes nécessaires pour rallier l'opinion publique à celles dont on
nous juge dignes. j. clavI
ESSAIS ET NOTICES.
UN ÉCRIT AMÉRICAIN SDR L*E8CLAVAGB. >
Depuis trois longues années déjà, une terrible guerre dont la première
cause est l'esclavage des noirs sévit dans les États-Unis, des milliers
d'hommes sont tombés sur les champs de bataille en expiation du crime
national commis contre la race africaine, et cependant le grave enseigne-
Ci) Les Étais confédérés et V Esclavage, par M. F.-W. Sargent, de Philadelphie. —
Paris, Hachette, 1864.
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508 REVUE DES DEUX MONDES.
ment que Thistoire de la lutte apporte avec elle n'a pas suffi pour éclai-
rer toutes les intelligences au sujet des véritables raisons de la crise. Au
risque d'être confondus avec la foulé des personnes qui se laissent aveu-
gler volontairement par leurs préjugés ou leurs passions, quelques hommes
vraiment sincères se demandent encore si la révolte des planteurs esclava-
gistes n'est pas l'explosion d'une nationalité nouvelle formée peu à peu
dans les états du sud sous l'influence de causes multiples, telles que le cli-
mat, le genre de vie, la prédominance du travail agricole, l'inégalité du
tarif douanier. Négligeant la servitude absolue de quatre millions d'hommes,
ils donnent en revanche une importance capitale à une misérable question
de droits d'entrée. A ceux qui partagent encore ces illusions, nous recom-
mandons la lecture de l'ouvrage de M. Sargent. Les connaissances profondes
de l'auteur et l'étude comparative des sociétés du nord et du sud, qu'il a
pu faire dans une ville libre située sur la frontière des états à esclaves,
autorisaient M. Sargent à traiter après tant d'autres les questions soulevées
par la crise actuelle. Il l'a fait avec une extrême conscience, une modéra-
tion parfaite; ses lecteurs pourront lui rendre le témoignage que la chaleur
de ses convictions ne nuit en aucune manière à l'équité de son jugement.
U n'a rien de ce patriotisme de mauvais aloi qui consiste à pallier les fautes
de ses concitoyens; il se contente de chercher la vérité, et nous croyons
qu'il l'a trouvée.
Armé de citations nombreuses tirées pour la plupart des ouvrages et des
discours des principaux hommes politiques du sud, M. Sargent démontre
que l'esclavage est bien la raison primordiale des incessantes dissensions
qui ont rempli l'histoire de la république américaine pendant les quarante
dernières années, et qui ont abouti à la formidable rébellion des états du
sud; il prouve que l'insurrection des planteurs, accomplie contrairement
au texte formel et à l'esprit de la constitution, n'avait pas simplement pour
but de leur assurer l'indépendance politique, mais qu'elle avait surtout une
portée sociale. Les grands propriétaires du sud voulaient s'assurer une
domination incontestée sur les noirs et sur les pauvres citoyens blancs,
étendre à leur gré « l'institution particulière, i> et promulguer à la face du
monde ce nouveau principe, que dans toute société la servitude des faibles
est une garantie nécessaire de la liberté des forts. Pendant la première
ferveur patriotique qui avait suivi la guerre de l'indépendance, les plan-
teurs du sud avaient reconnu avec tous les autres citoyens que le fait
monstrueux de l'esclavage devait être aboli; ils n'avaient pas même osé, en
dépit de leurs codes noirs , appuyer la servitude des nègres sur une seule
loi positive : pas une seule de leurs constitutions d'état ne reconnaissait
d'une manière formelle la légalité de l'esclavage; mais, lorsque l'enthou-
siasme révolutionnaire se fut calmé, les intérêts grossiers reprirent gra-
duellement le dessus, la triste condition des noirs ne fut plus aux yeux des
planteurs qu'un mal nécessaire, puis elle fut considérée comme un bien
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RETUE. — CHRONIQUE. 509
véritable, et finalement la condamnation de toute une race au travail forcé
devint un dogme social et religieux, la condition première de tout pro-
grès. A la devise «liberté, égalité, fraternité, » on substitua délibérément
celle de « subordination, esclavage, gouvernement. > L'élève de nègres qu'on
faisait dans les états du centre, et que des esclavagistes eux-mêmes ne crai-
gnaient pas d'appeler une « récolte de chair humaine, » devint une œuvre
juste, chrétienne, ennoblissant à la fois le maître et l'esclave. Emportés
par le vertige que donne le triomphe , des hommes du sud voyaient dans
l'esclavage une a institution divine; » ils lui rendaient « un culte comme à
la pierre angulaire de leurs libertés; » ils «l'adoraient, comme la seule
condition sociale sur laquelle il soit possible d'élever un gouvernement ré-
publicain durable. » Les coryphées de l'esclavage en étaient arrivés à «haïr
tout ce qui porte l'épithète de libre, culture libre, travail libre, société
libre, volonté libre, pensée libre, école libre; mais la pire de toutes ces
abominations était pour eux Yécole libre. » Sous l'influence de ces doc-
trines et de la diversité des intérêts, l'Union se partageait lentement en
deux nationalités distinctes : l'une, au nord, composée de citoyens égaux
et libres; l'autre, au sud, n'ayant que des maîtres et des esclaves. Le con-
tact de la servitude avait avili les populations méridionales. Les petits
blancs, qui formaient avec les noirs la grande majorité des habitans du
sud , devenaient par degrés les simples cliens des riches patriciens : igno-
rans, misérables, paresseux, ils n'avaient plus guère rien de commun avec
les énergiques Yarikees du nord. Ainsi que le dit M. Olmsted, « un grand
nombre d'entre eux étaient décidément inférieurs aux nègres sous tous les
rapports intellectuels et moraux.» Au nord et au sud, les esprits des
hommes d'initiative étaient si profondément divisés et les mœurs des po-
pulations étaient devenues si distinctes que le maintien du pacte fédéral
semblait tout à fait impossible : pour que la guerre civile n'ait pas éclaté
plus tôt entre les deux fractions de la république, il faut que les souve-
nirs d'un passé de gloire et de prospérité communes, peut-être aussi une
secrète frayeur de l'avenir, aient arrêté les fauteurs de la rébellion dans
l'accomplissement de leur acte.
Le travail forcé des noirs et ses conséquences sociales ont seuls pu di-
viser les États-Unis; une seule chose pourra les réconstituer, l'abolition de
l'esclavage. Certainement des victoires comme celles de Gettysburg et de
Missionary-Ridge exercent une grande influence sur la durée de la guerre :
elles affaiblissent les armées du sud et concentrent la rébellion dans un
espace plus étroit; mais tous les triomphes stratégiques finiraient par être
inutiles si la population du sud gardait l'esprit et les mœurs que lui a
donnés l'esclavage des Africains. Les véritables victoires sont celles qui
modifient la société méridionale dans son principe en remplaçant le travail
servile par le travail des hommes libres ; ce sont les décrets d'émancipa-
tion, les votes d'affranchissement, le transfert des propriétés aux mains
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510 REVUE DES DEUX MONDES.
des affranchis. Les généraux vainqueurs et leurs soldats ne sont pas les
seuls qui ont bien mérité de TUnion ; leurs services sont au moins égalés
par ceux des maîtres d'école et des instituteurs obscurs qui se rendent
dans le sud à la suite des armées, par ceux des humbles cultivateurs qui
s'établissent sur les propriétés abandonnées et labourent eux-mêmes le sol
qu'épuisait autrefois le travail esclave. Ce sont là les véritables conquérans,
car ce sont eux qui transforment la société du sud en l'arrachant à l'igno-
rance et à la paresse. Grâce à leur exemple, les petits blancs apprendront
la valeur de l'instruction et le prix du travail; ils n'auront plus besoin de
vivre aux gages des propriétaires de nègres, et l'amour de la grande patrie
américaine naîtra chez eux en même temps que le sentiment de la dignité
personnelle. Déjà plusieurs états à esclaves, jadis rebelles, le Tennessee, la
Louisiane, l'Arkansas, demandent à rentrer dans le sein de l'Union en abo-
lissant la servitude des noirs et en se reconstituant sur la base du travail
libre. L'esclavage, et non le climat, séparait les deux portions de la répu-
blique américaine : c'est à la liberté de les unir. Éusii rbclus.
LETTRES INÉDITES DE VOLTAIRE (i).
Byron a dit quelque part, dans des vers souvent cités : « Une fois com-
mencée, la bataille de la liberté, quoique souvent perdue, est toujours ga-
gnée. » Peut-être le contraire est-il plus vrai, et je ne sais si on n'ajoute-
rait pas à la justesse de la pensée en en renversant les termes. La bataille
de la liberté n'a jamais été si bien gagnée que la chance n^ait, au bout
de quelque temps, paru près de tourner de nouveau; ce triomphe dont on
était si fier semblait sur le point de se changer en défaite. Nous ne voulons
penser ici qu'à la première, à la plus précieuse de toutes les libertés, à la
liberté religieuse; à la liberté de conscience. Or, en dépit des certificats
que nous aimons à décerner à notre siècle, des congratulations que nous
nous adressons à nous-mêmes à propos des progrès accomplis, est-ce là donc
une cause si bien gagnée, un principe si universellement admis, qu'il soit
désormais inutile d'y revenir, pour montrer à quelles violences et à quelles
cruautés conduisent nécessairement les religions d'état et l'immixtion du
pouvoir civil dans les choses de la conscience ? Nous ne le pensons pas.
Bien des signes avertissent au contraire les défenseurs de la libre croyance
et de la libre pensée que l'heure n'est point venue de se reposer sur la foi
des traités. Pour répondre à l'incessante propagande de leurs adversaires,
(1) Voltaire, Lettres inédites sur la Tolérance, publiées avec une introduction et des
notes, par M. Athanase Coquerel fils, auteur de Jean Calas et sa Famille, — Sirven,
étude historique, d* après les documens originaux et la Correspondance de Voltaire^
par M. Camille Rabaud, pasteur à Mazamet; Paris, Cherbuliez.
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RETUE. — CHRONIQUE. 511
pour combattre ce persévérant effort qu^aucun échec n'a découragé, il est
bon de rappeler à la mémoire des générations nouvelles quels fruits Tin-
time alliance de Téglise et de Tétat portait encore, il y a un siècle à peine,
en France môme, dans une de nos plus intelligentes et de nos plus fières
cités; il est bon de leur montrer par combien de larmes et de sang, par
quelles souffrances noblement supportées, par quels généreux travaux ont
été préparés la victoire de la conscience et le triomphe du droit. C'est ce
que viennent de faire deux pasteurs de Téglise réformée de France,
MM. Athanase Goquerel fils et Camille Rabaud, en reprenant à nouveau la
douloureuse histoire des Calas et des Sirven, en examinant Tune après
Tautre toutes les pièces de la procédure. Ils ont su, malgré Témotion dont
il leur était impossible de se défendre en remuant ainsi les cendres des
martyrs, rester toujours maîtres de leur langage, s'interdire toute emphase,
se préserver de toute déclamation. Les faits ici parlaient d'eux-mêmes.
Malgré les affirmations dénuées de preuve et les insinuations mauvaises que
se permet encore à l'occasion une école qui excelle à fausser l'histoire, au-
cun esprit sérieux ne peut aujourd'hui conserver le moindre doute sur la
parfaite innocence de ce Galas qui périt sur la roue, de ce Sirven dont la
fuite seule épargna aux juges de Calas le malheur de charger leur con-
science et leur mémoire d'un second meurtre judiciaire.
L'étude de M. Goquerel sur Jean Calas et sa famille l'a naturellement
conduit à s'occuper de Voltaire et du rôle glorieux qu'il a joué dans le
procès en réhabilitation par lequel, en 1765, le parlement de Paris eut
l'honneur de venger la mémoire du martyr, et de rendre un premier hom-
mage au principe de la tolérance, qui se faisait jour à travers tous les
obstacles. M. Goquerel s'est trouvé conduit ainsi à se faire l'éditeur d'un
certain nombre de lettres nouvelles de Voltaire, toutes relatives au procès
des Calas. Dispersées dans différentes collections publiques ou privées, elles
étaient pour la plupart inédites, et celles qui avalent déjà été publiées
l'avaient été dans des recueils rares ou peu connus en France. Ces cent
vingt-huit lettres, sans rien ajouter d'important à la gloire de Voltaire,
forment un supplément intéressant à tout recueil de ses œuvres complètes,
et surtout nous^font encore mieux comprendre, par leur rapprochement
môme, quelle prodigieuse activité ce vieillard mit au service de cette noble
cause et de la malheureuse famille qui la représentait alors.
Il y aurait quelque chose de vraiment puéril à s'étonner de voir un
membre distingué d'un clergé chrétien, un croyant sincère et convaincu,
se faire l'éditeur empressé et respectueux de Voltaire, et rendre à sa mé-
moire un public hommage. C'est là, si je ne me trompe, une grande marque
de la puissance de cet esprit de justice et d'impartialité que l'étude de
Thistoire tend à développer autour de nous, et dont s'imprègnent de plus
en plus, comme par l'effet de l'air même qu'elles respirent, les générations
qui nous suivent. Le temps approche, nous l'espérons, où il sera enfin pos-
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512 REVUE DES DEUX MONDES.
sible de parler de Voltaire, comme de Lucien ou d'Érasme, avec une pleine
liberté de jugement. Beaucoup d'honnêtes gens, chaque fois qu'ils rencon-
trent sur leur chemin, dans l'histoire des lettres ou de la société, le grand
nom de Voltaire, se croient encore obligés de lever les bras au ciel et de
se voiler la face, ou de jeter en passant, par respect humain, une pierre à
la statue. On accuse d'avoir manqué de cœur l'homme qui, jusqu'à la fin
de sa vie, ne put voir commettre en Europe un acte de fanatisme et d'op-
pression sans se jeter aussitôt dans la mêlée pour défendre et sauver les
victimes, s'il en était encore temps, pour les venger, si, comme La Barre et
Pinfortuné Calas, elles avaient déjà succombé. On lui reproche d'avoir été
souvent Injuste; mais il était passionné, et si jamais grande et nécessaire
révolution n'a été faite que par les gens passionnés, peut-on demander à
ces mobiles et irritables natures, à ces flammes vivantes, un calme et une
froide impartialité qu'il nous est bien facile de garder, à nous qui sommes
faits d'une autre argile, et dont le pouls ne bat pas aussi vite? On lui re-
proche d'avoir attaqué et bafoué bien des choses respectables : cela est
vrai ; mais ces choses respectables, l'autorité civile et religieuse, comment
étaient-elles représentées? par quels bienfaits se manifestaient-elles alors?
Que valaient la royauté et ses ministres, le parlement, 1^ clergé, la Sor-
bonne? Le roi se plongeait dans les honteuses débauches du Parc-aux-
Cerfs, tombait de la Pompadour à la Dubarry, et par le pacte de famine
spéculait sur la faim de ses sujets; Gholseul était chassé pour d'Aiguillon ;
la Sorbonne condamnait tous les livres où il y avait quelque bon sens ; le
parlement et le clergé s'entendaient pour défendre obstinément tous les
vieux abus, pour faire rouer les ministres protestans surpris dans le
royaume, et pour assassiner La Barre et Calas. Et l'on s'étonne que Vol-
taire, engagé dans une lutte à mort contre un ordre qui n'était que du
désordre organisé, contre des préjugés qui dictaient des cruautés, ait sou-
vent manqué de mesure, qu'échauffé par sa raison révoltée et sa conscience
jndignée, il ne se soit pas toujours arrêté à temps sur la pente où l'empor-
taient sa verve effrénée et son ardente parole 1 En réalité, ce qu'il défen-
dait avec tant de chaleur, c'était la cause même de la tolérance; l'intérêt
des lettres inédites qu'on vient de réunir est précisément de faire mieux
comprendre Voltaire, et de rappeler quels grands principes étaient enga-
gés dans le débat où 11 intervenait avec une si vaillante énergie, g. perrot.
V. DE Mars.
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DÉVADATTA
SCÈNES ET RÉGIT DE LA VIE HINDOUE.
I. — L*ORPHBLIN.
Il y a déjà quelques années, au printemps, une épidémie meur-
trière ravagea plusieurs provinces de la presqu'fle indienne. Dans le
Tandjore surtout, la mortalité fut si grande que les vivans ne suffi-
saient plus à rendre les derniers devoirs aux morts. Les pagodes ne
retentissaient plus du bruit des instiiimens qui accompagnent les sa-
crifices; la conque marine ne résonnait plus sous les voûtes des tem-
ples. Les brahmanes, fatigués d'implorer en vain la miséricorde de
leurs dieux, renonçaient à déposer aux pieds des idoles les offrandes
accoutumées. A la confiance la plus aveugle dans l'effet des incanta-
tions et des prières magiqpies succédait le plus profond décourage-
ment; on ne voyait plus les femmes et les jeunes filles prendre leurs
ébats dans les eaux des étangs consacrés; sur les marches qui en-
tourent ces piscines révérées, gisaient quelques moribonds aban-
donnés de leurs proches. Durant le jour, les malades tremblant la
fièvre se traînaient hors de leurs demeures pour exhaler leur dernier
soupir à la clarté de ce soleil ardent qui semble l'image de la vie;
pendant les heures de la nuit, au milieu des ténèbres rendues trans-
parentes par l'éclat des astres, les bétes fauves se répandaient dans
les campagnes, oCi tout mouvement avait cessé, et poussaient des
hurlemens de joie; elles rôdaient autour des bûchers à demi éteints
sur lesquels brûlaient lentement des cadavres entassés. Cependant
le ciel était d'une sérénité parfaite, les oiseaux aux vives couleurs
brillaient comme des fleurs animées sous l'épais feuillage. Au flanc
des montagnes, les forêts arrondissaient en dômes azurés leurs ro-
bustes troncs gonflés d'une sève surabondante, et les ruisseaux,
TOME L. — !«' AVRIL 1864. 33
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51Â RETUE DES DEUX MONDES.
roulant en cascades au fond des ravins sous des berceaux de lianes,
portaient gaiement aux fleuves de la plaine le tribut de leurs ondes
bienfaisantes. Tout paraissait allègre et florissant dans la nature;
Thomme seul mourait sous l'influence mystérieuse d'un poison
subtil.
Ce qui mettait le comble à Texaspération de ces Hindous si cruel-
lement éprouvés, c'était de voir que le fléau qui les décimait ne
sévissait point avec la même intensité parmi les villages chrétiens
disséminés dans le Tandjore. Cette difiérence tenait sans doute à la
manière de vivre plus sage et mieux réglée des indigènes convertis
au christianisme. Ceux-ci usaient d'une nourriture plus substan-
tielle; résignés et confians dans la Providence, ils éloignaient de
leurs esprits la crainte et le découragement en se livrant à leurs tra-
vaux habituels. Les missionnaires qui dirigeaient ces petites chré-
tientés allaient et venaient d'un village à l'autre, visitant les ma-
lades, leur administrant quelques remèdes , les empêchant surtout
de prendre les drogues inefficaces et même dangereuses que les
empiriques du pays font boire aux patiens, quel que soit le mal dont
ils souffrent. 11 y avait donc parmi les chrétiens moins de victimes
que parmi les idolâtres, et ces derniers nourrissaient contre les sec-
tateurs de la foi nouvelle des sentimens de 'haine et de vengeance.
Aussi un missionnaire européen, le père Joseph, qui habitait la pro-
vince depuis longues années, ayant voulu traverser un village païen
dans ces tristes circonstances, la population valide s'ameuta sur son
passage. Le prêtre voyageait seul, monté sur un de ces petits che-
vaux de rinde, aux allures douces et rapides, que l'on nomme tattou.
Dès qu'il parut devant les premières maisons, un vieux brahmane
qui avait le front et la poitrine frottés de cendre, selon la cou-
tume des sectateurs de Civa, lui barra le chemin avec colère.
— Que viens-tu faire ici, envoyé de l'enfer, lui dit-il, toi dont la
présence sur le sol sacré de l'Inde a provoqué la vengeance de nos
dieux ?
— Arrière, arrière! crièrent à leur tour quelques gens de basse
caste accroupis devant leurs boutiques fermées, viens-tu ici pour
te réjouir du spectacle de nos maux ?
— Je viendrais plutôt pour les soulager, si vous consentiez à m'é-
couter, répondit le père Joseph ; vous ne savez pas vous traiter, et
vos remèdes font autant de victimes que la maladie...
— Vous voyez bien qu'il veut nous faire périr tous avec ses dro-
gues empoisonnées, interrompit une femme âgée qui essayait de se
soulever sur son bras débile; maudit soit l'impie, l'ennemi de nos
dieux! Va, et qu'à ta dernière heure la goutte d'eau que tu deman-
deras pour étancher ta soif te soit refusée!...
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SCÈNES ET RÉCIT DE LA VIE HINDOUE. 515
En achevant ces paroles de malédiction , elle gratta la terre avec
ses mains crispées, et essaya de lancer une pincée de poussière à
la face du prêtre étranger. A cette formule d'imprécations succéda
une clameur générale; des pierres furent jetées au père Joseph, qui
se retira lentement , sachant bien que les Hindous aiment à crier,
à maudire, à gesticuler, mais en viennent rarement à des voies de
fait. Bientôt les cris cessèrent, et cette population un instant sur-
excitée par la colère retomba dans un morne abattement. Quant au
missionnaire, il poursuivit sa route en faisant le tour du village in-
hospitalier qui lui avait refusé le passage. 11 était midi, la chaleur
devenait accablante. Les palmiers sauvages qui se dressaient par
bouquets sur le sol sablonneux ne répandaient au-dessous d'eux
qu'une ombre étroite : c'étaient comme autant de parasols suspen-
<ius à de trop grandes hauteurs pour abriter la tête du passant. Le
tattou et son cavalier commençaient à souffrir également de la faim
et de la soif; aussi, lorsque se présenta, au tournant de la route, un
petit ruisseau bordé sur ses deux rives d'une végétation plus abon-
dante, le cheval s'arrêta, et le père Joseph mit pied à terre.
Le lieu était bien choisi pour faire halte; ce petit coin de terre cou-
vert d'ombre et rafraîchi par une eau courante semblait une oasis
au milieu d'un pays brûlé par les feux d'un soleil impitoyable. Tan-
dis que le cheval, débarrassé de la bride, broutait quelques touffes
d'herbes, le père Joseph tira de son sac un pain blanc, des bananes,
avec deux ou trois de ces oranges monstrueuses, grosses comme des
melons, que les créoles ont nommées des pamplemousses. Dans ces
pays où l'homme respecte la vie des animaux même les plus nui-
sibles, les oiseaux se montrent familiers jusqu'à l'impertinence. Des
corneilles au dos luisant, à l'œil avisé, descendaient des arbres voisins
pour venir becqueter les miettes qui tombaient de la main du voya-
geur. Le coucou noir courait sur les branches, battant de l'aile, fai-
sant la roue avec sa longue queue, et répétant sans cesse son cri
assourdissant. Quelques vautours fatigués se tenaient stupidement
perchés sur des arbres morts, le bec ouvert, la paupière abaissée,
tandis que d'autres, flairant au loin une proie invisible, traçaient
sur l'azur d'un ciel profond de grands cercles, et montaient si haut
que l'œil ne pouvait plus les distinguer. Çà et là éclatait sous l'épais
feuillage un bruit sec accompagné de sourds glapissemens; c'étaient
de petits singes au pelage fauve qui brisaient sous leurs dents les
noyaux des fruits sauvages, et se poursuivaient en exécutant mille
gambades. A coup sûr, ce spectacle n'avait rien de nouveau pour
le missionnaire, qui parcourait depuis longtemps ces régions tropi-
cales, dont la vieille civilisation des Aryens n'a point changé l'as-
pect primitif; cependant il le contemplait avec un certain plaisir :
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516 REVUE DES DEUX MONDES.
tout homme aime à voir s'approcher de lui sans crainte et librement
les créatures que la Providence a établies sur cette terre, qui est
son domaine. Oubliant donc les menaces que les habitans du village
avaient proférées contre lui, habitué d'ailleurs aux périls comme aux
rudes labeurs de sa profession, le père Joseph savourait en paix
son fmgal repas. Il y a dans la vie militante du missionnaire qui va
porter aux païens la bonne nouvelle des heures pleines de calme
et de douceur : ce sont les instans où, livré à lui-même et voya-
geur sur une terre étrangère, il se sent parfaitement dispos de cœur
et d'esprit au milieu de sa pauvreté et de son isolement.
Après s'être rafraîchi les pieds et les mains dans les eaux lim-
pides du ruisseau qui coulait près de lui, le père Joseph remonta
sur son cheval et continua sa route. Il avait à traverser d'épais hal-
liers où les rajons du soleil ne versaient qu'une lumière furtive.
Aucune brise n'agitait les feuilles de ces buissons gigantesques
aux rameaux noirs et tortueux qui se mêlaient en tous sens. Sur
le sol rampaient des plantes bizarres aux couleurs foncées, les
unes hérissées de longues épines, les autres découpées en fines la-
nières; celles-ci, gonflées d'une sève vénéneuse, cachaient au fond
d'une corolle empourprée leur suc mortel; celles-là, desséchées et à
moitié réduites en poudre, exhalaient dans l'air une senteur vivi-
fiante. Le tattou s'avançait avec défiance au milieu du djungle; les
oreilles dressées, la tête basse et flairant le sol, il se tenait en garde
contre les reptiles cachés sous le feuillage sombre : tout à coup il
s'arrêta et hennit. Le père Joseph regarda autour de lui, et, n'aper-
cevant rien qui lui révélât l'apparence d'un péril quelconque, il s'ef-
força de pousser sa monture en avant; maïs la bête sagace demeurait
immobile.
— Il y a là quelque chose, se dit le père Joseph, mettons pied à
terre et cherchons. — Parlant ainsi, il descendit et fit quelques
pas en avant. L'instinct du tatlou n'était point en défaut; sous un
buisson épais se trouvait gisante une femme encore jeune, que ses
vêtemens blancs et sa tête rasée faisaient reconnaître pour une
veuve. Elle tenait entre ses bras un enfant d'un à deux ans qui pa-
raissait dormir sur le sein de sa mère. Le père Joseph se pencha
vers la pauvre femme et lui prit les mains.
— Qui êtes-vous? dit celle-ci d'une voix faible. Qui êtes-vous
donc, vous qui n'avez pas horreur d'une mounda (1)?
— Et vous , reprit le prêtre chrétien sans répondre à sa ques-
tion, d'où venez- vous? où allez-vous?
(1) Littéralement rasée, terme de mépris qui désigne les veuves, parce qu^elles ont
les cheveux rasés à la mort de leur mari.
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SCÈNES ET RÉCIT DE LA VIE HINDOUE. 517
— Mon mari est mort il y a un mois, repartit la veuve; l'épidé-
mie Ta enlevé à la fleur de l'âge!... Pourquoi m*a-t-il quittée?
pourquoi m'a-t-il laissée seule en ce monde, où je suis condamnée
à traîner une existence misérable?... Maudits soient les dieux qui
me Tont ravi!... Quand le corps de mon époux a été consumé sur
le bûcher, toutes les femmes de ma famille m'ont embrassée en
pleurant, puis elles m'ont arraché le cordon auquel était suspendu
le bijou que je portais à mon cou... Tout était fini; de femme ma-
riée, objet de respect pour toute ma caste, je tombais au rang mé-
prisable de mounda. Le barbier est venu, il a rasé ma chevelure.
Quand j'ai vu tomber ces cheveux si longs et si fins que j'avais por-
tés depuis mon enfance relevés en natte sur le sommet de ma tête,
j'ai ressenti une telle douleur que j'ai pris la fuite... J'ai couru,
couru comme une folle, droit devant moi, sans m'arrêter, en proie
au délire... Mais pourquoi vous raconter ces choses? pourquoi me
les demandez-vous?... Je suis presque morte de faim; ma vue est
troublée, je sens que je vais mourir...
— Prenez ce morceau de pain, dit le père Joseph; il faut vivre
pour votre enfant et pour vous-même...
— Mais qui êtes-vous? demanda de nouveau la veuve en fixant
sur son interlocuteur de grands yeux presque éteints. Ah! vous
portez la robe noire d'unjoadr^/... Je comprends que vous n'ayez
pas eu horreur d'une veuve... Vous enseignez des choses étranges,
vous autres; vous êtes pires que des parias, et vous seriez capables
de manger de la chair de bœuf... Éloignez-vous de moi; allez, allez,
vous dis-je, la veuve d'un brahmane ne peut supporter la souillure
de votre haleine...
Pendant que la brahmanie prononçait ces paroles avec une exal-
tation fiévreuse, le padre avait présenté à l'enfant le morceau dé
pain que sa mère refusait d'accepter. Celui-ci le mangea avide-
ment et but à longs traits l'eau fraîche que le missionnaire était
allé puiser au ruisseau voisin. La vie semblait renaître dans cette
frêle créature qu'un jeûne prolongé avait mise à deux doigts de la
mort. L'enfant regardait en souriant le prêtre étranger et lui ten-
dait ses petites mains. Le père Joseph cherchait un moyen de sau-
ver la malheureuse veuve, qui s'obstinait à périr de faim au fond
de ce hallier.
— Voyons, lui dit-il après un moment de réflexion , laissez-moi
vous placer sur mon cheval, et je vous conduirai dans le plus pro-
chain village...
— Non, répondit la veuve, non, laissez-moi mourir...
— Et votre enfant, reprit le padre, voulez-vous qu'il exph-e près
de vous dans ce d jungle pour y être dévoré par les chacals?
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518 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mon enfant, répliqua la veuve en fermant les yeux, mon en-
fant!... Je ne puis plus le porter, je n'ai rien à lui donner... Pour-
quoi son père est-il parti pour l'autre monde malgré mes larmes et
mes prières?... Ils ont rasé ma chevelure, ils ont fait de moi une
moundal,.. Allez, allez-vous-en!
— Votre enfant, répéta le padre^ votre enfant, que va-t-il deve-
nir?...
La veuve ne répondit rien; une fièvre ardente l'avait saisie, et
tous ses membres étaient agités d'un tremblement convulsif. Elle
balbutiait des paroles inarticulées, mêlées d'imprécations contre les
divinités qui lui avaient enlevé son époux. Dans son délire, elle
croyait être encore en face du corps de son mari, exprimant sa
douleur devant la famille assemblée, et prononçant avec les accens
d'une éloquence passionnée les discours incohérens, pleins d'apo-
strophes véhémentes et de violentes images, qui avaient servi d'o-
raison funèbre au défunt.
— Au moins sauvons l'enfant, — pensa le père Joseph, et, sai-
sissant le petit Hindou entre ses bras, il repartit au grand trot.
Avant la nuit, il avait atteint le village de Tirivelly, lieu de sa rési-
dence. Son premier soin fut de dépêcher quelques femmes auprès
de la veuve pour lui porter secours; mais celles-ci revinrent en di-
sant qu'elles n'avaient rien trouvé. Il retourna lui-même le lende-
main matin à l'endroit où il avait laissé la pauvre femme agonisante,
et ne fut pas plus heureux dans ses recherches. Avait-elle été ren-
contrée par quelques Hindous de sa caste qui s'étaient intéressés à
sa misère? Avait-elle repris sa course dans un accès de délire pour
aller tomber à quelques lieues plus loin? Il ne put recueillir aucun
indice de nature à lui faire connaître ce qu'était devenue la veuve.
Selon toute probabilité, elle avait dû périr, et l'enfant orphelin res-
tait à la charge de celui qui venait de le sauver.
— Eh bien! dit le père Joseph, ce petit brahmane fera un chré-
tien de plus... — Il le confia à une femme d'un âge respectable,
nommée Monique, et qui jouissait d'une grande considération parmi
les néophytes. Elle était chargée d'apprendre le catéchisme aux en-
fans et de surveiller les jeunes filles en l'absence de leurs parens.
L'orphelin portait, en sa qualité de fils de brahmane, le cordon
d'investiture, formé de trois brins d'une herbe appelée kouça^ signe
distinctif des castes régénérées, dont l'enfant doit être revêtu six
mois après sa naissance. Ce cordon lui fut enlevé, et la pauvre
créature que la Providence avait jetée dans les bras du mission-
naire reçut au baptême le nom de Déodat.
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SCÈNES ET RÉCIT DE LA. VIE HINDOUE. 519
II. — LA PAGODE
Entouré des plus tendres soins par la vieille Monique , Déodat
grandit sous Toeil du père Joseph. On lui apprit à lire et à écrire
les caractères tamouls, qui étaient ceux de sa race, et aussi les ca-
ractères romains. Â douze ans, il parlait bien sa langue naturelle,
s'exprimait assez correctement en français, et savait assez de latin
pour comprendre le sens des prières qu'il récitait par cœur. On
eût vainement cherché parmi tous les brahmanes de la presqu'île,
et même parmi ceux de Bénarès, un vieillard aussi instruit que
cet enfant. Il est vrai que Déodat ne connaissait guère les légendes
mythologiques des Pouranas^ il ignorait les divers systèmes de
philosophie qui ont partagé les savans hindous en écoles rivales;
mais il était initié aux vérités qui ont civilisé le monde : il avait
sur le bien et le mal , sur la morale et sur la vertu , des notions
certaines. Dans les humbles familles au milieu desquelles il vi-
vait régnaient des sentimens de justice et de charité qui contras-
taient de la façon la plus complète avec la dégradation des idolâ-
tres. Le jeune brahmane baptisé s'épanouissait donc, heureux et
libre, au sein de ce petit monde de frères d'où les préjugés de caste
étaient bannis. Parfois cependant il lui revenait à l'esprit qpi'il ap-
partenait à la puissante tribu brahmanique, parfois le démon de
l'orgueil lui soufflait à l'oreille que tous ces chrétiens, issus de basse
extraction, n'étaient que de viles créatures faites pour s'incliner de-
vant lui; mais les habitudes de soumission et d'obéissance le main-
tenaient dans le devoir. Il occupait d'ailleurs une place à part au
milieu des enfans de son âge : le père Joseph, qui lui reconnaissait
plus d'aptitude qu'aux autres, s'étudiait à développer son intelli-
gence. Il l'emmenait avec lui dans les voyages que les soins de son
ministère l'obligeaient à entreprendre chaque année, et Déodat,
avide d'apprendre, s'instruisait dans ce commerce de tous les in-
stans avec un homme doué d'un esprit solide et d'un grand cœur.
Quelquefois le maître s'étonnait des progrès que faisait son élève;
souvent aussi il s'inquiétait de surprendre en lui des instincts im-
périeux, des velléités d'indépendance qui trahissaient chez le jeune
Hindou une nature inquiète et égoïste. Aussi évitait-il le plus qu'il
pouvait de laisser son pupille aborder de trop près ces pagodes cé-
lèbres, sanctuaires de l'idolâtrie, où les brahmanes, réunis en grand
nombre, passent leur vie dans une fière oisiveté, plus redoutés du
reste des mortels que les divinités dont ils desservent les temples.
Mais, comme l'a dit un poète de l'Inde, « ce qpie le destin a écrit
est écrit sur la pierre, et nul ne peut l'effacer. » Une circonstance
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520 REVUE DES DEUX MONDES.
imprévue vint déjouer toutes les précautions que le père Joseph
avait prises pour tenir son pupille à l'abri des influences brahma-
niques. Les fatigues d'un ministère pénible, exercé pendant de lon-
gues années sous un climat dévorant avaient épuisé ses forces : le
missionnaire reçut de ses supérieurs Tordre d'aller à Pondichéry
pour s'y reposer, et il résolut d'emmener Déodat, qui saisit avide-
ment cette occasion de visiter Tune des plus agréables villes de la
côte de Coromandel.
— Mon cher fils, dit la vieille Monique au jeune néophyte au
moment de le quitter, aie grand soin du padre^ car c'est à lui que
tu dois la vie.
— Je vous le promets, répondît Déodat.
Tandis qu'elle pressait dans ses bras cet enfant qui avait grandi
près d'elle, une jeune fille à peine adolescente, au regard modeste,
drapée dans la longue robe blanche que portent les chrétiennes de
l'Inde, se tenait' immobile sur le seuil de la porte. — Tiens, ajouta
Monique, voilà la petite Nanny qui vient te faire ses adieux... Ah!
nous serons bien seules pendant ton absence ! Qui donc nous fera la
lecture chaque soir à l'ombre des cocotiers?
— Adieu, Nanny, dit Déodat en serrant la main delà jeune fille.
Tu prieras pour moi, n'est-ce pas?
La jeune fille répondit par un signe de tête, et se détourna pour
cacher ses larmes. Déodat avait toujours été pour elle comme un
frère; leur enfance s'était écoulée dans une douce et innocente inti-
mité, jusqu'au jour où, devenus l'un et l'autre plus avancés en
âge, il avait paru sage à l'austère Monique de s'interposer entre
eux comme une mère attentive.
Il fallut partir, et Déodat, en s' éloignant du village de Tirivelly,
se sentit le cœur gros. Lorsque les croix plantées sur les maisons
disparurent derrière le feuillage, il lui sembla qu'il laissait dans ce
lieu paisible la meilleure partie de lui-même. Pour qui n'a jamais
quitté le clocher natal, la moindre absence prend les proportions
d'un éternel adieu, surtout quand il s'agit de traverser des pays où
les moyens de locomotion sont ceux des temps primitifs. Les deux
voyageurs n'avaient qu'un cheval, sur lequel ils montaient tour à
tour. Ils allaient donc à petites journées. Déodat, dans toute la vi-
gueur de la jeunesse, — il venait d'entrer dans sa dix-huitième an-
née, — marchait assez vite pour suivre le trot du cheval ; mais la
pauvre bête ne pouvait courir longtemps sur les routes brûlantes
sans faire halte, et quand le père Joseph cédait sa place au néo-
phyte, il fallait que celui-ci maintînt la bête au pas, sous peine de
laisser bien loin en arrière le vieillard essoufflé. C'était un spectacle
touchant de voir ces deux hommes, l'un brisé par l'âge, l'autre en-
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SCÈNES ET RÉCIT DE LA VIE HINDOUE. 521
«.
core adolescent, Tun né en Europe et représentant de la civilisation
chrétienne, l'autre fils de TAsie et appartenant à la vieille race
brahmaniqpie, cheminer côte à côte, comme un père avec son fils,
et partager fraternellement une poignée de riz à Tombre d'un buis-
son. Le soir, ils s'arrêtaient dans les villages et allaient prendre
leur gîte de la nuit dans quelque chauderie (1) solitaire. Parfois il
s'y rencontrait xles voyageurs musulmans, des pèlerins hindous se
rendant à quelque pagode célèbre, des marchands attachés à la
secte dissidente des djainas; chacun se tenait tranquille dans son
coin, récitant ses prières et s' acquittant des pratiques de son culte,
sans affectation comme sans honte, avec cette parfaite liberté d'ac-
tion qui s'établit d'ordinaire dans les pays où plusieurs religions ont
successivement prévalu.
Cependant la santé du père Joseph, déjà fort ébranlée, s'altérait de
plus en plus. Il souffrait de la fièvre; ses jambes ne pouvaient plus
le soutenir, et le mouvement du cheval lui devenait insupportable.
Parvenu à une vingtaine de lieues de Pondichéry, il dut renoncer à
continuer sa route. 11 se trouvait alors à Chillambaram, ville renom-
mée dans toute l'Inde pour la magnificence de ses pagodes.
— Déodat, dit-il à son jeune disciple, il m'est impossible de faire
un pas de plus; la fatigue m'accable.
— Qu'allons-nous faire, padre? demanda celui-ci. Ordonnez, je
suis prêt à obéir...
— Tu vas écrire à Pondichéry pour que Ton m'envoie un palan-
quin... C'est pourtant un luxe que je me suis toujours interdit.
Déodat écrivit la lettre que lui dicta le vieillard; elle partit le jour
même, emportée par un de ces coureurs infatigables qui font le ser-
vice des dépêcÈes à pied, tantôt au milieu des torrens de pluie que
verse la mousson, tantôt sous les rayons d'un soleil assez ardent
pour fendre les pierres. Étendu sur une natte dans cette misérable
chauderie, le missionnaire y attendit avec résignation la venue du
palanquin, qui ne pouvait arriver avant une semaine; mais Déodat
trouvait les journées longues. Assis sur ses talons auprès du vieillard
malade, il apercevait au-dessus des palmiers les pagodes de Chil-
lambaram, qui découpaient sur l'azur du ciel leurs dômes revêtus
de cuivre et leurs portiques gigantesques. Cette vue l'attirait; il
avait tant entendu parler de ces temples incomparables, visités cha-
que année par des milliers de pèlerins ! Un matin donc, étant sorti
pour aller acheter quelques provisions au bazar, Déodat se dirigea
machinalement et comme malgré lui vers les pagodes. L'aspect de
ices sanctuaires consacrés à l'idolâtrie lui inspira d'abord une sorte
de terreur. Il en faisait le tour avec inquiétude et jetait un regard
(1) Caravansérail, lieu do repos ouvert aux voyageurs.
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522 RETUE DES DEUX MONDES.
furtif par les portes entr'ouvertes. Les statues placées dans les ni-
ches, images bizarres, grossières ou menaçantes, avaient l'air de le
regarder avec un sourire de pitié et de colère. Il y en avait aussi
d'abominables devant lesquelles il baissait les yeux en rougissant.
Le néophyte voyait les brahmanes remonter les marches qui entou-
rent les étangs sacrés, traîner sur les dalles de pierre leurs longs
pagnes blancs bordés de rouge, et se perdre comme des fantômes
sous les sombres colonnades. Ces personnages à la démarche grave
et sereine, qui laissaient tout simplement sécher sur eux leurs vê-
temens humides, passaient et repassaient comme des sages plon-
gés dans des méditations profondes. L'habitude de la domination
qu'ils exercent de père en fils depuis tant de siècles sur les popula-
tions ignorantes leur a donné cette apparence de dignité qui tout
d'abord inspire le respect. Occupés durant tout le jour du soin de
leurs corps, ils se baignent, se frottent de diverses essences, man-
gent, dorment et se promènent avec une étonnante solennité, parce
que ces actes naturels sont pour eux autant de pratiques religieuses.
Un peu revenu de sa première impression de frayeur, Déodat
considéra avec une certaine complaisance ces prêtres idolâtres qui
affectaient des airs de divinité. Il fit un retour sur lui-même et
compara la douce existence de ces hommes privilégiés avec la vie
précaire que lui imposait sa qualité de chrétien. Lui, fils de brah-
mane, il devait renoncer à jouir de la considération si enviée à la-
quelle sa naissance lui donnait des droits ; il n'osait pénétrer dans
l'enceinte de ces temples magnifiques où ceux de sa caste vivaient
libres et fiers comme des demi-dieux I En versant sur son front Feau
du baptême, le père Joseph ne l'avait-il pas dépouillé de toutes les
prérogatives de sa caste? N'était-il pas tombé aussi bas qu'un paria?
Des larmes montaient à ses yeux tandis que ces réflexions troublaient
son esprit, et il s'assit sur une pierre pour pleurer. A ce moment re-
tentit au milieu de cet amas de pagodes séparées entre elles par des
étangs la conque sonore dans laquelle soufflent les prêtres hindous
pour appeler la foule aux cérémonies de leur culte; les voûtes des
temples se renvoyaient en échos prolongés les vibrations de ce
rauque instrument pareilles au mugissement affaibli d'un taureau.
Déodat se leva et vit de loin l'idole de Dourgâ, la terrible divinité
aux huit bras, se balancer dans un palanquin somptueux que soute-
naient douze porteurs. Les bayadères dansaient comme des bac-
chantes devant la statue; l'air était imprégné de l'odeur pénétrante
des parfums qui brûlaient de toutes parts, des gongs et des trom-
pettes de cuivre terminées par des gueules de monstres résonnaient
par mtervalles comme des clameurs mêlées de sanglots. La splen-
dide clarté du soleil faisait scintiller les paillettes d'or qui constel-
laient les robes transparentes des danseuses; sur les bras et sur les
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SCÈNES ET RÉCIT DE LA VIE HLNDOUE. 523
jambes nues de ces aimées à la peau noire étincelaient des brace-
lets et des anneaux enroulés comme des serpens. En proie à une
sorte de délire, ces femmes, consacrées dès leur enfance au service
des dieux, rejetaient violemment leurs têtes en arrière, agitaient les
boucles suspendues à leurs oreilles, et chantaient avec une grâce
nonchalante, entr'ouvrant et demi leurs bouches rougies par le bé-
tel. Il y avait dans le tumulte de cette procession ce qui se trouve
au fond de toutes les âmes tourmentées par les passions, une agita-
tion fébrile cachée sous les dehors d'une folle joie.
Déodat était dans Tâge où l'imagination s'exalte facilement; quoi-
que saisi d'une secrète épouvante à la vue de cette idole armée de
symboles redoutables , il prêtait l'oreille aux voix des jeunes bac-
chantes qui représentaient, par la douceur de leurs accens et la vi-
vacité de leurs danses, toutes les séductions de la vie. Élevé dans
la foi chrétienne, sous la tutelle austère du père Joseph, il ne con-
naissait d'autres joies que le calme d'une conscience tranquille et
la douce allégresse des fêtes du culte catholique. Cette musique
bruyante, cette cérémonie tumultueuse capable de jeter le trouble
dans l'âme la plus recueillie, remuaient le cœur du néophyte comme
le vent de la tempête secoue les arbustes mal abrités. 11 oubliait,
plongé dans une muette rêverie, le vieux prêtre malade qui l'avait
élevé, les soins maternels dont une femme chrétienne avait entouré
son berceau, et la jeune fille qui avait promis de prier pour lui. L'in-
stinct de la race reprenant le dessus, Déodat subissait une crise dou-
loureuse dont il n'avait pas conscience. Il était donc là, ^résolu,
entraîné par de vagues pensées et comme flottant dans l'espace il-
limité, lorsque la foule commença de se disperser. La cérémonie ve-
nait de finir; un brahmane qui passa près de lui le regarda d'un œil
de dédain et lui dit brusquement :
— Qui es-tu, toi. qui ne portes au front ni la marque de Civa, ni
celle de Vichnou?
Déodat baissa la tête sans rien répondre.
— Si tu n'es qu'un paria, poursuivit le brahmane d'un ton de
colère, comment oses-tu approcher de cette enceinte sacrée?
— Je ne suis pas un paria, répliqua Déodat profondément blessé;
le sang qui coule dans mes veines est celui des Aryens...
— En effet, interrompit le brahmane, ta peau est moins noire que
celle des gens de basse extraction, et la forme de tes traits indique
que tu appartiens aux castes des deux fois nés (1)... Pourquoi ne
pôrtes-tu le symbole d'aucune secte?... Je ne vois point non plus
sur ton épaule le cordon d'inve3titure.
Déodat, déconcerté par ces questions, fit un mouvement pour
(1) Ceux qui oDt reçu comme une seconde naissance par la cérémonie de Tinvestiture.
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52& REVUE DES DEUX MONDES.
s'éloigner; mais d'autres brahmanes arrivèrent, et il se vit entouré
par eux. — Sans aucun doute, dirent-ils tout d'une voix, ce jeune
homme a commis quelque mauvaise action qui Ta fait exclure de sa
caste... Chassons-le d'ici comme un chien...
— Attendez, reprit celui qui le premier avait interpellé Déodat;
je vois une petite croix sous son vêtement : ce pauvre diable est un
chrétien!...
— C'est-à-dire un idiot ou un vaurien ! ajoutèrent quelques brah-
manes avec un sourire de pitié ; les prêtres du Christ ne recrutent-
ils pas leurs adeptes parmi ce qu'il y a de plus misérable?... Parias,
vagabonds, gens stupides ou déclassés, tout leur est bon!...
Ces invectives arrachèrent à Déodat des larmes de honte et de
colère. Il franchit d'un pas rapide le cercle qui l'entourait et s'éloi-
gna au plus vite. Dans sa précipitation, il heurta une femme aux
yeux égarés , qui marchait comme au hasard en faisant des gestes
extravagans.
— Holà ! Kalavatty ! eh ! la folle ! crièrent les brahmanes s'adres-
sant à la pauvre femme ; toi qui as perdu ton enfant et qui le cher-
ches toujours, veux-tu prendre celui-là?... Il n'est à personne...
Cette apostrophe fit sur la folle une impression singulière. Elle
ramena sur sa tête rasée le pan de sa longue tunique blanche, et,
tournant ses regards vers le groupe de brahmanes qui se faisaient
un plaisir d'insulter à sa misère : — Si vous l'avez trouvé, reprit-
elle tristement, dites-moi où il est... C'est pour vous moquer que
vous parlez ainsi...
— Tiens, vois ce grand garçon qui s'en va là-bas, repartirent les
brahmanes; cours, cours donc, Kalavatty, il va t' échapper...
Déodat en effet s'était mis à courir; mais la femme en habits de
veuve s'élança sur ses traces avec l'impétuosité que donne la folie.
Elle voulait le rejoindre à tout prix, et Déodat, qui fuyait devant
cette pauvre créature idiote, semblait, lui aussi, avoir perdu la rai-
son. Serré- de près par Kalavatty, il lui jeta quelques pièces de
monnaie, espérant ainsi se dérober à ses poursuites.
— Garde ton argent, dit la pauvre folle, je ne suis point une
mendiante... Est-ce vrai que tu es mon fils? 11 y a longtemps que
je l'ai perdu, et je le cherche dans tout le pays...
Parlant ainsi, elle le saisit par le bras et le considéra avec atten-
tion. — Si tu étais mon fils, dit-elle à demi-voix, tu porterais le •
trident rouge et bleu (1) , symbole de la secte de Vichnou , qui bril-
lait comme un arc-en-ciel sur le front de ton père... Va, tu n'es
qu'un être dégradé, un étranger sur la terre de l'Inde...
(1) n est formé de trois lignes, celle du milieu rouge, les deux autres blanches, qui
se réunissent à leur base.
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SCÈNES ET RÉCIT DE LA VIE HINDOUE. 525
— Mon Dieu, dit en soupirant Déodat, tout le monde me repousse
et me rejette parce que je suis chrétien !
— Eh bien! répondit une voix, cesse de l'être...
Déodat se retourna brusquement; il avait devant lui le chef des
desservans de la pagode, un sacrificateur ou pourohita vénéré parmi
le peuple , et considéré parmi ses collègues à cause de sa grande
science.
III. — LE POUROHITA.
C'était sans le vouloir, sans en avoir conscience que Déodat avait
prononcé à haute voix ces paroles amères : « tout le monde me re-
pousse parce que je suis chrétien! » Il resta donc comme interdit
en entendant la réponse que lui faisait le pourohita. Celui-ci avait
vu de loin la petite scène qui venait de se passer; la physionomie
intelligente et les traits finement dessinés de Déodat avaient attiré
son attention.
— Voyons, lui dit-il avec un accent de bonhomie, par -quel ha-
sard es*tu chrétien? D'abord quel est ton nom?
— Je me nomme Dévadatta, répliqua le jeune homme, traduisant
en sanscrit son nom de baptême afin de ne pas effaroucher le brah-
mane.... Si je suis chrétien, c'est par hasard... Un prêtre étranger
m'a recueilli orphelin...
— 11 t'a volé sur quelque route déserte...
— On m'a raconté que je portais sur l'épaule le cordon d'inves-
titure, et que je suis le fils d'un brahmane... Voilà tout ce que je
puis dire, n'ayant jamais su le nom de mes parens. Le prêtre qui
m'a élevé me traite comme un fils; il est malade à la chauderie, et
je me hâte de retourner à ses côtés.
— Très bien, dit le pourohita^ notre loi enseigne aussi qu'il faut
avoir pour son précepteur spirituel les mêmes égards que Ton doit
à un père... Va, je t'accompagnerai jusqu'à la porte de la chau-
derie...
Us firent ensemble quelques pas sans rien dire. Déodat se trou-
vait mal à l'aise avec ce brahmane, à la parole sentencieuse, qui
tenait ses regards attachés sur lui comme s'il eût voulu pénétrer
ses plus intimes pensées. Après un court silence , le pourohita re-
prit : — Quelle vie mènes-tu avec ton padre?
— Une vie simple et austère...
— Tu es confondu avec des gens de basse caste; il règne parmi
vous une égalité honteuse... Fils de brahmane, n'as-tu donc jamais
entendu répéter cette formule : l'univers est soumis aux dieux, les
dieux sont soumis aux invocations magiques, les invocations ma-
giques appartiennent aux brahmanes, donc les brahmanes sont des
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526 REYUE DES DEUX MONDES.
divinités (1)? Ces invocations ne sont autre chose que la science ré-
sumée dans des formules ; elles sont plus fortes que les dieux, puis-
que ceux-ci ne sont eux-mêmes que les puissances de la nature en
qui tout se résume. Celui qui connaît les lois étemelles par les-
quelles est régi l'univers ne se place-t-il pas au-dessus de la créa-
tion elle-même? 11 est donc véritablement dieu, puisqu'il occupe le
premier rang dans cet univers destiné à se détruire et à renaître
toujours! Ce sont là des secrets dont la connaissance se perpétue
dans nos familles; aussi, tandis .que les autres castes végètent au-
dessous de nous dans l'ignorance et l'abjection , nous vivons dans
une glorieuse indépendance, partageant avec les divinités symbo-
liques de notre culte les adorations de la foule...
— Oui, répondit Déodat; mais vous ne connaissez pas la charité,
qui nous fait aimer tous nos semblables comme des frères!
— Que dis-tu là? répliqua. le pourohita. Nous enveloppons tout
ce qui est créé dans une même affection. Nous nous abstenons de
tuer les animaux; nous regardons comme un crime abominable de
manger la chair de ces créatures animées ainsi que nous du souffle
émané de la Divinité. Pour nous, la charité consiste à aimer la na-
ture dans ses manifestations les plus éclatantes et à réjouir nos sens
en cédant à nos instincts et à nos appétits... Pauvre ignorant! es-
pères-tu donc retrouver dans une autre vie ces joies enivrantes, ces
plaisirs enchanteurs sans lesquels tous nos jours ne seraient qu'une
suite de souffrances et d'ennuis? Vois-tu passer là-bas ces jeunes
filles qui dansaient tout à l'heure devant le palanquin de Dourgâ?...
Elles appartiennent au temple, et tout ce que renferme le temple
appartient aux brahmanes!...
Quel est l'adolescent qui n'a entendu des voix mystérieuses mur-
murer à son oreille des paroles semblables à celles que le pouro-
hita prononçait en accompagnant Déodat? Celui-ci, peu habitué à
ce langage hardi et mal préparé pour y répondre , baissait la tête
et restait muet. Tout en parlant, le brahmane épiait l'effet que ses
discours produisaient sur le néophyte. Enfin il reprit le chemin de
la pagode, et fit signe à Déodat de continuer sa route. Celui-ci s'ér
loigna lentement, agité de pensées contraires. Les doctrines énon-
cées par le pourohita n'avaient pas produit une grande impression
sur son esprit, mais elles avaient réveillé en lui les instincts orgueil-
leux de sa race et rempli son cœur d'aspirations inconnues. 11 res-
sentait un vague ennui, un abattement profond, comme il arrive à
celui qui voit s'évanouir sa plus chère espérance. Quand il traversa
le bazar pour y prendre les provisions dont il avait besoin, il lui
sembla que les marchands de fruits le prenaient en pitié. En un
(1) Devâdlnâm Djagat sarvam, Mantrâdînam ta Ddvatà, Tan Mantram Bràhmanâdî-
nàm BrÂbmanû nama Dévatà.
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SCENES ET RÉCIT DE LA VIE HINDOUE. 527
instant, il eut terminé ses emplettes, et, nouant dans son mouchoir
une douzaine de mangues et de bananes, il retourna à la cbauderie.
Le père Joseph , à demi couché sur sa natte , le dos appuyé contre
la muraille, dormait d'un sommeil ^gité. Le bruit que fit Déodat en
entrant le réveilla en sursaut.
— Mon enfant, lui dit-il, le soleil est bien haut;. tu as été long-
temps dehors, et je craignais qu'il ne te fût arrivé quelque malheur.
— Je n'ai pas beaucoup tardé, répliqua Déodat avec humeur; le
bazar est loin d'ici.
— Il y a eu du côté des pagodes, reprit le vieillard, un grand
vacarme de gongs et de trompettes qui a troublé mon sommeil...
N'as-tu pas eu la curiosité de voir quelque cérémonie païenne?
— Padrey répondit le néophyte, je ne suis pas comme vous un
étranger sur la terre de l'Inde; est-il étonnant que j'aie eu le désir
de voir ces belles pagodes dont j'ai entendu parler si souvent?...
— Et tu as assisté aux cérémonies de ce culte abominable?
— De loin, dit Déodat.
— Mon fils, reprit le vieillard, viens ici, mets ta main dans la
mienne. Il se passe en toi quelque chose qui m'inquiète... Tu t'en-
nuies peut-être de suivre un vieux prêtre malade, de partager sa
pauvreté et son abandon? Je t'ai recueilli dans la forêt mourant de
faim sur le sein de ta mère, à demi morte elle-même. Pendant dix-
sept années, tu as fait ma joie et ma consolation... Encore un peu
de patience, et je t'établirai dans quelque ville, à Pondichéry, si tu
le désires; là, tu jouiras d'une existence indépendante et honorable. . .
Le père Joseph fut interrompu par l'arrivée du pourohita^ qui
franchissait le seuil de la porte. — Que demandez -vous? dit le
vieillard.
— Toi-même, répliqua l'Hindou.
Déodat lâcha la main du vieux padre et se cacha dans un angle
de l'appartement.
— Viens ici, Dévadatta, dit le pourohita^ c'est de toi qu'il s'agit;
puis, se tournant vers le missionnaire : Où as-tu volé cet enfant?
demanda-t-il d'une voix menaçante.
— Je ne l'ai point volé, reprit le vieillard. La Providence, qui
gouverne toutes choses en ce monde, ou, si tu l'aimes mieux, le
Dieu suprême, qui prend soin de ses créatures, a jeté cet enfant dans
mes bras... Sa mère, en proie à une fièvre délirante, ne pouvait
plus ni le nourrir ni le porter... Je l'ai ramassé comme un fruit
tombé de l'arbre I...
— Qu'est devenue sa mère?
— La pauvre femme était mourante quand je l'ai rencontrée, et
j'ai vainement essayé de retrouver ses traces. Elle aura péri dans le
d jungle...
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528 REYUE DES DEUX MONDES.
— Cet enfant portait le cordon d'investiture?
— Oui, dit le missionnaire, et je le lui ai enlevé pour lui donner
le baptême.
— Puisses-tu périr comme un chien ! s'écria le pourohila avec
indignation. Vous ne respectez plus rien, vous autres étrangers.
Prends des chaikilyas (1), des chandalaSy des parias; ramasse sar
les routes les lépreux, les paralytiques, tous les êtres hideux qui
expient dans cette vie les fautes d'une existence antérieure, peu
nous importe; mais dégrader l'enfant d'un brahmane !...
— Mon cher (ils,! dit le missionnaire en s'adressant à Déodat, il
faut pardonner ces injures; cet homme ne sait ce qu'il dit... Te
trouves-tu dégradé parce que tu portes la croix sur ta poitrine?
Le pourohilay exaspéré par ces paroles, arracha la croix que Déo-
dat portait sous son vêtement. — Ce jeune homme ne t'appartient
pas! s'écria-t-il; il est à nous, tu n'as aucun droit sur lui...
— Cela est vrai, dit le prêtre : il s'est attaché à moi librement, et
je ne lui ferai aucune violence ; mais toi, respecte aussi sa volonté.
— Dévadatta, reprit le brahmane, si tu renies ta caste, si tu es
parjure envers les dieux de ton pays, puisses-tu parcourir les sept
cercles de l'enfer!... Puisses-tu être plongé dans une nuit éternelle
où tu n'entendras que des cris et des gémissemens ! Que deux pointes
aiguës de rocher t'écrasent et t'aplatissent sans que la mort vienne
détruire ta soufirance ! Que tes yeux soient éternellement rongés
par des vautours au bec crochu!...
Ces imprécations, prononcées d'une voix que la colère rendait
plus vibrante, causèrent à Déodat une véritable terreur. Le pouro-
hita se tenait debout, drapé dans son pagne comme un augure de
l'ancienne Rome enveloppé des plis de sa toge; son regard étince-
lait, sa main étendue sur la tête du néophyte appelait sur celui-ci
la vengeance des dieux avec un geste de conviction et d'autorité.
Voyant le jeune homme agité d'un trouble secret, le brahmane re-
prit avec un accent de tendresse paternelle : Si tu reviens parmi
nous, Dévadatta, ta présence réjouira toute la caste des deux fois
nés!... Tu seras rétabli dans tous les honneurs auxquels ta nais-.
sance te donne le droit de prétendre... Viens, viens, ô mon fils! tu
consoleras ma vieillesse... Il ne me reste plus de postérité, et je
t'adopterai pour mon enfant. Tous mes biens t'appartiendront, mon
nom sera le tien... Une grande joie deviendra ton partage dès cette
vie... Viens!
— Déodat, dit doucement le père Joseph, tu es libre, choisis.
Écoute la voix de ta conscience; décide-toi...
(i) Savetiers, gens dégnidt^s parce qu'ils travaiUent le cuir. Chandala est uneépi-
thète injurieuse qui s'appUque à tous les hommes avilis et n'appartenant à aucuoe
des quatre castes; il est à peu près synonyme de paria, qui signifie étranger.
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SCENES ET RECIT DE lA YIE HINDOUE. 529
Ces quelques mots ramenèrent la sérénité dans Tâme de Déodat;
il tomba à genoux auprès de la natte sur laquelle était étendu le
padrcy prit ses mains brûlantes et les couvrit de larmes.
— Pauvre enfant! dit le brahmane avec un geste de pitié, il n'a
plus de volonté; ce padre fait de lui ce qu'il veut. Patience ! il ne
sera pas dit qu'un pourohila aura été vaincu par un vieillard hé-
bété. Nous verrons bien si la corneille saura garder la proie que
l'aigle veut lui enlever.
Le brahmane se retira, cachant sous une impassibilité apparente
son désappointement et sa colère. Fatigué par cette scène violente,
le père Joseph se recueillit et garda le silence; de son côté, Déodat,
en proie à une vive émotion, sentait s'agiter au dedans de lui des
pensées tumultueuses. La journée s'acheva lentement pour le néo-
phyte. 11 se passait en lui quelque chose d'inexplicable; l'ennui
l'accablait. Un coup d'œil indiscret sur la vie bruyante du dehors
avait suffi à lui ravir sa tranquillité d'esprit, et les suggestions du
pourohila^ quoique repoussées avec un effort courageux, ne s'effa-
çaient pas de son souvenir. Quand le soir vint, il vit passer les
épouses et les filles des brahmanes parées de bracelets d'or, le
front et les joues frottés de poudre de sandal; elles marchaient
avec dignité portant sur leurs hanches les vases de cuivre pleins
d'eau puisée aux étangs des pagodes. Ces femmes aux traits fins et
délicats, vêtues d'étoffes rayées transversalement comme le corsage
de la guêpe, allaient droit devant elles, sérieuses et calmes; leurs
petits pieds se posaient sans bruit sur la poussière qui en gardait
la fine empreinte; à peine si le cliquetis des anneaux attachés au-
dessus de leurs chevilles trahissait leur approche. Puis dans le loin-
tain résonnait par intervalles la conque sonore, et Déodat croyait
entendre la voix de la grande famille brahmanique qui l'appelait
dans son sein. Peu à peu l'obscurité envahit l'horizon; les insectes
bourdonnans commencèrent à voltiger dans les airs avec un mur-
mure strident et harmonieux dans son ensemble comme les notes
voilées d'une harpe dont les cordes vibrent au souffle de la brise.
Déjà le vent du soir soufflant par bouffées inégales répandait à flots
la senteur pénétrante des fleurs tropicales. C'est à ces heures- là
surtout que la jeunesse aspire au bonheur; mais sous le climat de
l'Inde les nuits versent dans l'âme des philtres enivrans. 11 semble
que la nature entière vit et respire; l'homme, énervé par la chaleur
du jour, reste plongé dans un état de langueur indicible qui n'est ni
le sommeil ni la veille. La pensée acquiert en quelque sorte la té-
nuité d'un rêve, et l'imagination, rendue plus active encore par l'af-
faissement du corps, déploie librement ses ailes. Ces mystérieuses
influences de l'heure et du climat, Déodat les subissait aussi. Pour
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530 REYUE DES DEUX MONDES.
la première fois de sa vie, il éprouvait un besoin impérieux, irré-
sistible, d'entrer dans ce monde bon ou mauvads qu'il ignorait, près
duquel U glissait sous la direction du père Joseph, comme passe
auprès d'un séduisant rivage celui qu'emporte un courant rapide.
Et c'était dans le silence de la nuit que ce monde lui apparaissait
avec tous ses enchantemens, parce que ce qu'il voulait, ce qui fai-
sait le fond de ses aspirations tenait plus de l'illusion que de la
réalité.
Tandis que des rêves inquiets traversaient le cerveau de Déodat,
le pourohita cherchait avec ardeur les moyens de faire rentrer le
néophyte dans la caste brahmanique. La lutte était engagée entre
lui et le prêtre chrétien ; son honneur et celui de la caste tout en-
tière eussent été compromis par une défaite. Il consulta quelques-
uns de ses collègues en qui il avait le plus de confiance ; ceux-ci
déclarèrent qu'il fallait se porter en masse auprès du vieux mission-
naire et enlever de force le jeune Déodat, qu'ils affectaient de
nommer Dévadatta, comme si déjà il eût repris son r^ng parmi les
idolâtres; mais le pourohita rejeta leur plan.
— Pas de violence, dit-il; ayons plutôt recours à la ruse. Vous
connaissez tous Kalavatty, la folle dont l'enfant a péri dans la grande
épidémie qui a fait tant de victimes il y a dix-sept ans?... La pauvre
femme a failli succomber elle-même, et comme elle n'a pas eu con-
naissance de la mort de son fils, elle s'obstine à croire qu'il vit tou-
jours... Eh bien! persuadons-lui que Dévadatta est cet enfant re-
gretté qu'elle s'en va cherchant partout... Amenez-la ici, et je me
charge du reste.
Au point du jour, Kalavatty fut amenée. Elle était assez calme;
on eût pu croire qu'elle possédait la plénitude de sa raison. Le pou-
rohita, prenant avec lui trois de ses acolytes, fit signe à la pauvre
femme de le suivre. Celle-ci obéit sans hésitation, et ils arrivèrent
tous les cinq à la chauderie. Couché sur la natte et toujours souf-
frant, le père Joseph récitait ses prières, tandis que Déodat, seul
dans un coin de la cour, s'occupait à cuire le riz pour le repas du
matin.
— Kalavatty, dit brusquement le pourohita, voilà ton fils!... —
La pauvre femme secoua la tête. — Je te dis que c'est lui, reprit le
brahmane.
— Non, non, répéta la veuve idiote en se détournant pour pleurer.
Le pourohita, s'approchant de Déodat, lui traça vivement sur le
front le trident de Vichnou, lui jeta sur l'épaule le cordon fait de
trois brins d'herbe, et le drapa dans une longue pièce de toile
blanche à bordure rouge; puis il interpella de nouveau la veuve.
— Kalavatty, pour la troisième fois, au nom des dieux, je t'ad-
jure de nous répondre. Ce jeune homme n'est-il pas ton fils?
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SCÈNES ET RÉCIT DE LA VIE HINDOUE. 631
Effrayée par cette sommation, que le pourohita prononçait d'une
voix terrible, Kalavatty s'avança lentement. Elle resta quelques se-
condes immobile devant Déodat, que les trois brahmanes tenaient
par les bras pour l'empêcher de fuir, leva les yeux vers le ciel,
comme si elle eût voulu recueillir ses souvenirs, puis elle jeta un
cri perçant : — C'est là l'image de l'époux que j'ai perdu! Je re-
connais ce signe qu'il portait au front I
— C'est ton fils, reprit le pourohita ^ les dieux te l'ont rendu!
— Oh! oui, répéta la pauvre idiote. Vous en êtes bien sûrs?
— Elle l'a reconnu, dit le pouroki/a^ cela nous suffit; mais il faut
maintenant que l'imposture du prêtre chrétien soit confondue...
Entrons!
Au bruit que firent les brahmanes en s'avançant tumultueuse-
ment vers lui, le père Joseph se redressa sur son lit de douleur. —
Qu'est ceci? que me veulent ces gens? demanda-t-il en français.
Déodat n'osait s'approcher du missionnaire. — Mon enfant, re-
prit celui-ci, réponds-moi : que me veulent ces païens?... Ah! mon
Dieu, mon Dieu! répéta-t-il en joignant ses mains, que la fièvre
rendait tremblantes, tu portes au front le signe de l'idolâtrie!...
Que signifie ce costume?
Les brahmanes n'avaient pas compris ces paroles, prononcées en
français, mais ils en devinaient le sens. — La mère de ce jeune
homme est ici, dit le pourohita; elle réclame ce fils que tu lui as
dérobé.
— Qu'elle vienne I répondit le père Joseph. .
Kalavatty fut introduite. — Non, reprit le vieillard, cette femme
ne ressemble en rien à celle que j'ai rencontrée dans le djungle. Ce
n'est pas elle...
— Eh bien! interrompit le pourohita^ il y â un moyen de con-
naître la vérité : quand la raison humaine ne suffit pas à éclaircir
un mystère, les dieux lui viennent en aide.
Parlant ainsi, il ouvrit furtivement un panier que portait l'un de
ses compagnons, et y laissa tomber une pièce de monnaie. — Quelle
jonglerie veux-tu faire là? demanda le père Joseph.
— Silence ! cria le pourohita. Les dieux vont faire éclater la vé-
rité. Entre l'assertion de cette femme et tes dénégations réitérées,
c'est à eux de juger.
Aussitôt il banda les yeux de Kalavatty, qui se laissa faire ma-
chinalement , et lui dit d'une voix solennelle : — Plonge ton bras
au fond de ce panier, dans lequel est enfermé un serpent, et retires-
en la pièce de monnaie que je viens d'y jeter. Si la bête venimeuse
ne t'a pas mordue, ta parole sera reconnue vraie dans les trois
mondes : ce jeune homme est bien ton fils.
La pauvre femme paraissait n'avoh* pas compris le sens de ces
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532 REVUE DES DEUX MONDES.
paroles.. Quand sa main toucha la peau froide du reptile, qui tordait
ses anneaux en cherchant à fuir, elle la retira précipitamment, ar-
racha le bandeau qui couvrait ses yeux, et tomba évanouie aux
pieds du pourohita.
— Malheureuse idiote! murmura celui-ci, elle n'a pas deviné
que ce serpent est aussi inoffensif qu'un lézard!
Puis, se redressant avec dignité : — Je prends sur moi les périls
de l'épreuve, ajouta-t-il; que les dieux me protègent!
Il se mit alors à prononcer d'une voix rauque et gutturale la for-
mule magique à laquelle les Hindous attachent une puissance irré-
sistible : H'honiy h'rhomy sh'hriim, sho'hriniy ramayay namahal En
achevant cette incantation, il plongea lentement la main dans le
panier.
Les assistans paraissaient attendre avec anxiété les résultats de
l'épreuve, à l'exception du père Joseph, qui, connaissant de longue
date les supercheries des brahmanes, s'indignait qu'on le forçât
d'être témoin d'une scène aussi dérisoire. La pauvre idiote, que l'on
ne songeait pas à relever, demeurait sans mouvement sur le sol.
Quant à Déodat, bien qu'il eût reçu une éducation chrétienne, il ne
pouvait s'empêcher de croire à la vertu diabolique de ces paroles
bizarres, que pour rien au monde il n'eût voulu répéter, de peur
d'évoquer le malin esprit. Le serpent, maudit par la Bible et consi-
déré par les Hindous comme un animal surnaturel, lui inspirait à
la fois de la répulsion et du respect. Dans cette circonstance, qui
pouvait avoir pour lui des suites si sérieuses, le néophyte redeve-
nait aussi crédule qu'un idolâtre. Aussi, quand il vit \q pourohita
retirer tranquillement sa main et montrer d'un air triomphant la
pièce de monnaie qu'il tenait entre ses doigts, il fut ébahi. La pen-
sée que Kalavatty l'idiote était sa mère pénétra profondément dans
son esprit, et, saisi de pitié, il s'élança vers elle pour lui prodiguer
ses soins.
— Tout cela n'est que mensonge et jonglerie, répéta avec énergie
le père Joseph. Apportez le serpent, et je risque l'épreuve, moi
aussi!... Déodat, tu es la victime d'un odieux complot!
— Padre^ dit le néophyte à voix basse, cette femme est ma
mère, n'est-ce pas?... Je dois la suivre.
— Non, répondit le vieillard, cette femme ne peut être ta mère,
j'en ai la conviction. La mère ou plutôt la marâtre qui te réclame,
qui veut t' arracher d'auprès de moi, c'est l'idolâtrie avec ses joies
mauvaises et ses plaisirs honteux, vers lesquels il te tarde de t'é-
lancer.
— Padrcy reprit le jeune homme, je ne fais qu'obéir au devoir...
N'allez pas me maudire!
— Je ne te maudirai pas, enfant, répondit le missionnaire; je
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SCÈNES ET RÉCIT DE LA VIE HINDOUE. 533
laisse aux païens les malédictions et les formules magiques qui te
font si grand' peur... Non, je ne puis maudire celui que j'ai tant
aimé, mais je dois pleurer sur lui...
Déodat était ému jusqu'aux larmes. Prêt à franchir le cercle étroit
dans lequel son existence avait été circonscrite, il se sentait encore
retenu par les liens du respect et de l'obéissance. Il voulut, à ce
moment suprême, se jeter dans les bras du vieillard qu'il allait
quitter. — Non, non, lui dit celui-ci, tu ne peux toucher avec le
signe de réprobation qui souille ton front la croix attachée sur ma
poitrine.
— Dévadatta, crièrent du dehors les brahmanes impatiens, ta
mère t'attend; il faut partir!
Le jeune homme, répondant à ce nom qui devait être le sien dé-
sormais, sortit pour rejoindre Kalavatty. Celle-ci marchait lente-
ment, la tête basse, sans paraître avoir conscience de ce qui venait
de se passer; mais les brahmanes et surtout le pourohila se mon-
traient pleins de joie : il y avait un chrétien de moins sur le sol de
l'Inde.
IV. — L*éTANG DE COMB ACON AH.
Le premier devoir pour un Hindou est de se marier afin d'obtenir
une postérité et de laisser après lui quelqu'un qui offre à son inten-
tion des sacrifices aux dieux. Les brahmanes surtout tiennent à
perpétuer leur race, et ceux d'entre eux qui n'ont pas d'enfans ou
qui les ont perdus s'empressent d'en adopter un, choisi dans leur
propre caste. Le pourohita avait vu mourir les siens; devenu vieux
et se trouvant sans héritier, son choix se porta sur Dévadatta. Ce
fut cet orphelin, solennellement réintégré dans la tribu brahmani-
que, qu'il lui prit fantabie de s'attacher par les liens de l'adoption,
ainsi qu'il le lui avait promis. Dans les cérémonies qui accompa-
gnent ce grand acte, le rôle principal revient à la mère, parce que,
d'après la loi indienne, c'est à la mère qu'appartient l'enfant : elle
a seule le droit de l'accorder à celui qui veut le fah'e entrer dans sa
propre famille. Voilà pourquoi le pourohita avait eu recours au men-
songe et à la supercherie pour établir que Dévadatta était bien réel-
lement le fils de Kalavatty l'idiote. Celle-ci répéta machinalement
et sans les comprendre les paroles sacramentelles qui constituent
l'abandon de l'enfant entre les mains du père adoptif. On lui donna
en échange et à titre de gages de nourrice, selon l'usage consacré,
un habillement neuf et une centaine de pièces d'argent, après quoi
la pauvre femme, se trouvant de nouveau abandonnée, retomba
plus profondément que jamais dans sa folie. Elle se mit à courir,
comme auparavant, de village en village, s' arrêtant aux portes des
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53â REYUE DES DEUX MONDES.
pagodes pour redemander ce fils un instant retrouvé, disait-elle, et
qui lui avait été ravi une seconde fois. Dévadàtta se montra tout
d'abord sincèrement affligé de sa disparition; il fallut que les brah-
manes, pour calmer son chagrin, lui avouassent qu'il n'existait au-
cune parenté entre lui et la malheureuse idiote. C'était pourtant à
cause d'elle, et pour obéir aux sentimens de la piété filiale, qu'il
avait abandonné son véritable père adoptif , le vieux prêtre à qui il
devait la vie !
— Qu'as-tu à regretter? lui dit le pourohiia; hier encore tu n'é-
tais rien qu'un être déclassé, aujourd'hui te voilà élevé au premier
rang parmi les hommes. Il nous fallait une femme qui jouât le rôle
de mère, et j'ai pris cette folle... Elle est partie, que t'importe,
puisque tu n'es pas son fils?... Ta vraie mère est morte; elle a péri
dans le djungle où ton padre l'avait rencontrée. Il y a longtemps
que nous le savons... Quant à ce vieux fou qui avait fait de toi son
disciple, il mourra sans doute avant d'arriver à Pondichéry, et tu
n'entendras plus parler de lui... Oublie-le donc... N'as- tu pas re-
trouvé ici une famille? et quelle famille!
Le pourohiia en effet comptait parmi les brahmanes de Chillam-
baram beaucoup de parens qui témoignaient à Dévadàtta une cer-
taine bienveillance. Les transfuges sont toujours bien accueillis
dans le camp opposé. Chaque jour, le nouvel adepte du polythéisme
allait avec ses collègues laver les idoles des pagodes et vaquer aux
autres cérémonies du culte païen; puis venaient les ablutions dans
les étangs sacrés, les soins à donner à ce corps mortel que les brah-
manes traitent si délicatement, les repas succulens et la sieste sur
les bancs de pierre, à l'ombre des toiles tendues devant les mai-
sons. Ces occupations très peu pénibles, ces pratiques purement
extérieures, qui n'exigent ni recueillement ni contrainte des sens,
ne tardèrent pas à produire leur effet sur Dévadàtta. Les scrupules
qui d'abord avaient troublé sa conscience s'assoupirent peu à peu.
Il prit plaisir à étudier les légendes relatives aux divinités avec les-
quelles il vivait dans un commerce de tous les instans, et les tradi-
tions qui attribuent à notre globe une antiquité si reculée. Ces fic-
tions extravagantes, mais souvent grandioses et toujours empreintes
d'un naturalisme mystique rehaussé de poésie, les brahmanes les
lui racontaient avec enthousiasme. Dévadàtta les écoutait d'une
oreille attentive; elles agissaient sur son imagination naïve et peu-
plaient son esprit de vagues symboles. Entre le pourohiia et lui
s^établissaient des conversations sérieuses et animées dans lesquelles
les grands problèmes de la destinée humaine étaient franchement
abordés. Doué d'ime intelligence vive et facile à séduire, Dévadàtta
ouvrait son âme à des doctrines à demi fatalistes, incohérentes, sou-
vent contradictoires, qui excusent les faiblesses humaines tout en
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SCÈNES ET RÉCIT DE LA VIE HINDOUE. 535
prêchant la vertu. Peu à peu ce jeune homme, élevé dans les prin-
cipes austères du christianisme, se laissa aller sans résistance à une
vie molle et contemplative, rêvant à Taise sous les voûtes silen-
cieuses de ces temples où des milliers de statues, les unes colos-
sales et monstrueuses, les autres finemeat sculptées et réduites aux
proportions de la nature humaine, représentent, sous une forme
visible et palpable, toutes les hallucinations du paganisme. Dans
l'enceinte de ces pagodes où les brahmanes ne cèdent le pas qu'aux
taureaux sacrés, nonchalamment étendus sous les longues colon-
nades, les bruits du dehors ne pénétraient guère. Il régnait parmi
les hôtes de ces lieux tranquilles une sorte de fraternité , celle qui
résulte de l'égalité de naissance et de l'esprit de corps. Ces prêtres
païens, qui naguère encore inspiraient à Dévadatta tant d'horreur,
étaient donc au demeurant d'assez bons diables, un peu menteurs
peut-être, fort insoucians, mais instruits, amis du beau langage,
distingués dans leurs manières , une race intelligente et choisie à
laquelle on pouvait être fier d'appartenir. Sortir des rangs infimes de
la société et se trouver tout à coup porté au premier rang, c'était,
à tout prendre, un beau rêve, et ce rêve venait de se réaliser pour
Dévadatta. Aussi, quoiqu'il lui fût impossible de prendre au sérieux
les chimères de l'idolâtrie, dont chaque jour il accomplissait les
pratiques, il voyait s'obscurcir dans son esprit les croyances de sa
jeunesse. Il y avait d'ailleurs dans ce milieu indolent et vaniteux
qui l'entourait une atmosphère d'épicurisme capable d'énerver les
natures les mieux trempées. Dévadatta en vint à se créer une phi-
losophie à lui, dans laquelle il mit un peu de tout ce qu'il avait ap-
pris depuis son enfance, et ce système informe, qui manquait de
base, se résumait tantôt en un doute immense, tantôt en un pan-
théisme absolu dont il était lui-même le centre.
Cependant la contemplation de ses propres perfections ne peut
convenir longtemps à un simple mortel que sa faiblesse ramène
sans cesse au sentiment de son impuissance. Élevé dans le village
chrétien de Tirivelly, dans ce petit monde à part dont tous les
membres éprouvaient les uns pour les autres une affectueuse et
tendre sympathie , Dévadatta se trouvait isolé au sein de cette so-
ciété brahmanique, égoïste et altière, qui l'avait adopté. Là, pas
d'épanchement, pas d'intimité; chacun vivait pour soi, cherchant
dans la fréquentation de ses égaux une distraction et un aliment à
son orgueil. L'état d'infériorité presque dégradant auquel les femmes
hindoues sont réduites dans les castes supérieures inspirait à Déva-
datta une pitié profonde ; lui qui avait vu la femme, réhabilitée par
le christianisme, prendre part aux cérémonies du culte, adoucir par
sa présence la rudesse naturelle à l'homme et se vouer au service de
ses frères soufTrans, il ne pouvait s'habituer à la morne attitude, à
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536 REVUE DES DEUX MOIiDES.
la démarche solennelle des brafamanies, qui passaient silencieuses,
avec des visages peints et enluminés comme ceux des idoles. Sous
les dehors imposans, sous l'apparente dignité qui l'avaient séduit tout
d'abord, il ne trouvait rien qu'une vie factice, et comme une image
de la mort. Aussi, quand il se fut bien repu de la satisfaction vani-
teuse qui consiste à s'élancer vers l'avenir le front haut, sans joug
et sans frein, il commença de sentir au fond de son cœur un grand
vide. Parfois, dans le silence des nuits tièdes et sereines, il songesdt
à la vieille Monique, la pieuse matrone qu'animait une charité ar-
dente; il se voyait près d'elle, côte à côte avec la petite Nanny,
priant tous les trois devant l'image du Christ; la figure du père Jo-
seph se multipliant pour soulager toutes les misères lui apparais-
sait également, comme une douce vision. Dans ce temps- là, il était
rejeté, honni à cause de sa croyance; mais son âme se dilauit, et
il y avait jusque dans les souffrances de Tamour-propre blessé un
charme secret. Désormais les joies pures que donne le devoir coura-
geusement accompli n'existaient plus pour Dévadatta. Il n'avait
plus à lutter; tout se courbait, tout s'humiliait ^devant ses pas, et
il s'engourdissait dans une torpeur maladive. Les ressorts de son
esprit se détendaient; il vivait d'une existence machinale et apa-
thique. Peu à peu l'ennui s'empara de tout son être, et il demeurait
des jours entiers plongé dans une mélancolie profonde. Il n'y avait
pas autour de lui un seul être à qui il pût dévoiler ces mystérieuses
angoisses d'un cœur aimant et comprimé. Personne, parmi les
brahmanes de Ghillambaram, ne comprenait pourquoi ce fils adoptif
d'un pourohita respecté s'abandonnait à de pareilles tristesses.
Depuis deux ans qu'il habitait la pagode, Dévadatta éprouvait les
effets de cette souffrance morale, lorsqu'un jour le pourohita^ le pre-
nant à pai*t lui dit d'un ton sérieux : Mon fils, il reste en toi quelque
trace des souillures que tu as contractées parmi les chrétiens, et
dont les effets se manifestent de plus en plus.
Dévadatta leva les épaules sans répondre.
— Prends garde, poursuivit le pourohita^ quand on est brahmane,
on doit donner l'exemple. Nous avons un proverbe qui dit : a Le
rat de la pagode n'a pas peur des dieux ! » Nous-mêmes nous ne les
craignons pas beaucoup; mais il y a des gens simples, ignorans,
qu'il ne faut pas blesser par des dehors d'incrédulité... Je te con-
seille d'entreprendre un pèlerinage...
— Aux sources du Gange, à Bénarès? demanda Dévadatta.
— Non, pas si loin. Dans le Tandjore, il existe un étang sacré,
celui de Combaconam, dont tu as entendu parler; il n'est qu'àjquel-
ques lieues du village de Tirivelly, où tu as été élevé. Tous les douze
ans, l'eau de cet étang a le pouvoir de purifier tous ceux qui s'y
baignent des souillures spirituelles et corpoi-elles les plus invétérées;
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SCÈNES ET RÉCIT DE LA VIE HINDOUE. 537
elle enlève jusqu'aux maladies du corps produites par les péchés des
existences antérieures. Voici l'époque où cette source fameuse jouit
de son entière efficacité... D'innombrables pèlerins iront s'y plon-
ger ; pars, mon fils, et tu nous reviendras délivré du malaise dont tu
souiïres...
Poussé par le désir de chercher au dehors un peu de distraction,
Dévadatta se montra docile aux conseils de son père adoptif. Il se
sentait à l'étroit dans ces pagodes, jointes entre elles par une mu-
raille épaisse qui donne à leur ensemble l'apparence d'une forteresse.
La saison d'hiver, si délicieuse dans l'Inde par sa sérénité et sa fraî-
cheur comparative, rendait d'ailleurs le voyage moins pénible. Il
s'agissait de Taire une cinquantaine de lieues tout au plus au milieu
d'un grand concours de peuple qui rendait la route moins ennuyeuse
et plus sûre. — Peu m'importent l'étang de Gombaconam et ses eaux
merveilleuses, se disait Dévadatta; ce que je veux, c'est changer
d'air et contempler encore à mon aise ces campagnes tranquilles
que j'ai parcourues si souvent dans mon enfance. — Par-delà l'é-
tang et le village de Gombaconam, lui apparaissait, sans qu'il se
l'avouât, le gracieux et pur visage de Nanny, toujours présent à son
souvenir. Une fois sorti de l'enceinte des pagodes de Chillambaram,
il reprit l'entière possession de lui-même, et marcha d'un pas léger
sur ces chemins poudreux que remplissait déjà un nombreux cor-
tège de pèlerins de tout âge et de tout rang. Il se trouvait enfin au
milieu de ses semblables, dans la véritable acception du mot : c'é-
tait l'humanité et non plus une caste privilégiée qui s'agitait autour
de lui.
A mesure qu'il s'avançait, le flot des voyageurs allait grossissant.
Toutes les misères, toutes les hideuses maladies de l'Inde étaient
représentées dans cette foule avide de guérison qui se hâtait vers la
piscine miraculeuse. Il y a dans le cœur de l'homme un invincible
besoin de croire à une vertu surnaturelle, de se confier en une Pro-
vidence qui veille sur lui et qui doit exaucer ses prières. La diffé-
rence qui existe sur ce point entre les chrétiens et les idolâtres,
c'est que ceux-ci exigent des dieux auxquels ils offrpnt des sacri-
fices l'accomplissement de leurs souhaits à heure fixe, sous peine
d'invectives et de révolte, tandis que ceux-là s'humilient par la
prière, et, se courbant sous la main qui les afflige, tâchent de mé-
riter par l'exercice des vertus lès grâces qu'ils demandent. Déva-
datta avait connu et pratiqué la prière qui s'élève du fond d'un
cœur contrit et touché ; aussi considérait-il avec des sentimens de
compassion ces milliers de pèlerins courant en désordre , avec des
cris confus et des chants licencieux, vers le point désiré où une di-
vinité mal définie devait opérer tant de miracles. Au fond de son
âme, il rougissait de cette crédulité stupide qu'il avait l'air de par-
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538 REVUE DES DEUX MONDES.
tager avec la foule. Tout ce monde semblait en proie au vertige;
une force aveugle poussait en avant ces voyageurs harassés et pou-
dreux qui encombraient la route, pareils à un troupeau sans pas-
teur, peuple abandonné à qui jamais il n* avait été adressé une pa-
role de consolation. Ému par ce spectacle, Dévadatta s'assit au pied
d*un arbre, et le discours sur la montagne lui revint à la mémoire.
L'Évangile, renié par lui, se montrait à son intelligence dans sa se-
reine grandeur, dans sa majesté divine. La vie facile et en appa-
rence si heureuse qu'il avait menée pendant deux ans dans les pa-
godes de Cfaillambaram lui faisait l'efTet d'un songe pénible. Depuis
le jour de son entrée au milieu des brahmanes, il ne lui était pas
arrivé d'accomplir une seule action noble et désintéressée, dont le
souvenir l'élevât à ses propres yeux. Et les pèlerins souillés de tant
de fautes honteuses dont ils n'avaient pas conscience, dont ils ne
songeaient pas à se purifier, défilaient pêle-mêle, bruyans, hébétés,
prodiguant les marques de leur respectueuse déférence à ce jeune
homme soucieux et attendri, qu'ils prenaient pour un brahmane
orthodoxe remerciant les dieux de l'avoir créé si puissant et si sage.
Aux voyageurs que la dévotion conduisait vers l'étang de Com-
baconam s'étaient joints des marchands venus des provinces les
plus reculées de la presqu'île indienne. Us établirent dans le voisi-
nage un bazar qui prit bientôt les proportions d'une ville commer-
çante, avec ses longues rues, son mouvement et son bruit. Les mi-
lans affamés s'y abattirent de toutes parts, cherchant à enlever
jusque dans les paniers des vendeurs les débris de poisson salé que
leur disputaient les corneilles, et de la pagode du village sortaient
les singes familiers qui commettaient mille larcins dans les bouti-
ques. Au jour fixé par l'almanach brahmanique, la foule se préci-
pita avec empressement dans les eaux sacrées, qui ne tardèrent pas
à devenir horriblement troubles : tant de pécheurs y avaient laissé
les souillures de leurs âmes et de leurs corps! Puis, comme il ar-
rive toujours en pareille circonstance, le choléra fit son appari-
tion au milieu de cette population agglomérée sur un espace étroit.
Bien des pèlerins moururent à quelques pas du lieu où ils étaient
venus chercher la santé; les autres ne tardèrent pas à reprendre le
chemin de leur pays, et le silence régna de nouveau dans le village
de Gombaconam, dont l'étang devait rester durant douze années
privé de sa vertu miraculeuse.
V. — LE POUGOL.
Tandis que le pourohila se félicitait avec ses collègues de la
pieuse résolution qu'avait prise Dévadatta, celui-ci restait à Gom-
baconam assez indifférent à la sainteté du lieu , et tout simplement
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* SCÈNES ET RÉCIT DE LA VIE HINDOUE. 539
pour s'y reposer des fatigues d'une longue marche. Il s'était bien
donné de garde de se plonger dans les eaux malpropres de l'étang;
il ne se croyait entaché d'aucune souillure, et d'ailleurs il lui deve-
nait de plus en plus impossible de se conformer aux préceptes de
l'idolâtrie. La pensée de se remettre sous le joug de la religion
chrétienne se présentait quelquefois à son esprit; mais il la repous-
sait comme une faiblesse, et il évitait de diriger ses pas du côté du
village de Tirivelly, dont le nom seul troublait son cœur. Dévadatta
avait alors vingt ans, et il y a dans la jeunesse de ces momens
où la liberté d'agir et de penser apparaît comme le plus grand des
biens. Cependant il fallait prendre un parti, rentrer à Chillambaram
parmi les brahmanes, ou chercher ailleurs des moyens d'existence.
Dégoûté de tout au début de la vie, inquiet de l'avenir, ennuyé du
présent, Dévadatta s'abandonnait à des accès d'une mélancolie sau-
vage qui s'exaltait encore dans la solitude. 11 éprouvait le besoin
de se créer un rôle actif au milieu de ses semblables ; mais dans ce
monde qui l'entourait il ne rencontrait que des intelligences assou-
pies et comme embourbées dans les traditions confuses que les siè-
cles ont accumulées sur le sol de l'Inde.
Un soir, errant au bord d'un ruisseau, il aperçut un Hindou age-
nouillé dans l'herbe,' qui se penchait pour aspirer l'eau au travers
d'un linge posé sur sa bouche. Il s'approcha de lui. — Tu appartiens
à la secte des djainas^ toi qui crains d'avaler quelque être vivant
contenu dans l'eau de ce ruisseau?
— Oui, répondit l'étranger sans se troubler, tout ce qui a vie est
divin; la matière ne possède-t-elle pas la qualité d'être éternelle,
puisque ce qui existe a toujours existé et existera toujours? Vous
autres brahmanes qui vous dites orthodoxes, vous avez inventé des
symboles ridicules et repoussans!... Vous fatiguez de vos prières
vos dieux inutiles... Dieu, — car il n'y en a qu'un, — Dieu, qui est
l'âme suprême, ne prend nul souci de nos actions; que lui font nos
vertus et nos vices?
— Après la mort que devient l'homme? demanda Dévadatta.
— L'homme ne meurt pas, répliqua le djaïna, il recommence une
autre vie, et selon que ses actions ont été bonnes ou mauvaises,
il monte ou descend dans l'échelle des êtres... Celui qui pourrait
atteindre à un état parfait de pureté, — mais il n'y en a plus de
nos jours! — finirait par s'absorber dans le grand Tout, et alors il
cesserait de tourner dans le cercle des existences terrestres...
Ayant ainsi parlé, le djaïna s'éloigna à pas lents, dans l'attitude
d'un sage qui a le sentiment de sa supériorité. — Si ce que dit ce
sectaire est vrai, pensa Dévadatta, le dernier mot de cette vie sans
cesse renouvelée sera le néant, et la vertu n'aura d'autre récom-
pense que de nous y faire arriver plus vite I Idée consolante en vé-
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540 REVUE DES DEUX MONDES.
rite, et bien faite pour soutenir Thomme dans ses jours d'angoisses
et de douleurs!
Ainsi songeait Dévadatta, en proie au découragement. Il écrasait
sous ses pieds avec une colère concentrée les petits insectes qui se
mouvaient dans Therbe, comme si ces pauvres êtres étaient respon-
sables du dogme de l'anéantissement final tant prôné par les djainas.
— Mourez, disait-il avec un sourire ironique, mourez, créatures in-
formes, pour renaître encore; en vous détruisant ainsi, je hâte le
moment de votre délivrance !
Et il allait toujours, suivant le bord du ruisseau profond et en-
caissé qui roulait au milieu des pierres ses eaux écumeuses. Une
solitude profonde Tenvironnait, la nuit s'étendait sur les campagnes
coupées de buissons arrondis et de palmiers élancés, dont les pa-
naches, agités par la brise, semblaient autant d'oiseaux battant de
l'aile. Les chacals commençaient à glapir autour des villages; c'était
l'heure où une vague terreur s'empare de l'esprit des timides Hin-
dous, et Dévadatta, qui cherchait à s'élever par la pensée au-dessus
de ce monde de misères en sondant les problèmes de la vie et de
la mort, éprouvait, lui aussi, une secrète épouvante. Tout à coup
des feux de joie éclatèrent du milieu des pagodes que renferme l'é-
tang de Combaconam, et des cris joyeux se firent entendre : on célé-
brait la grande fête du solstice d'hiver, la fête du PongoL Le mois
qui précède cette époque si vivement attendue , mois entièrement
composé de jours néfastes, venait enfin de s'achever, et les Hin-
dous, délivrés des craintes qui les avaient assiégés durant ces ter-
ribles semaines, s'abandonnaient à la plus bruyante allégresse. Le
premier des trois jours consacrés à cette fête, on se visite, on se
fait des présens; ce ne sont partout que divertissemens et plaisirs.
— Il y a donc des gens heureux, des gens qui s'amusent dans ce
monde de douleur et d'ennui? se dit Dévadatta en se dirigeant vers
le village. Une nouvelle année va commencer, qu'y a-t-il donc là de
si réjouissant?
Il se mit à parcourir le village, et l'aspect des visages rayonnans
de bonheur lui fit faire un retour sur lui-même. Deux fois j'ai connu
la joie, pensa-t-il, dans l'austérité et dans les plaisirs, auprès du
père Joseph et dans les pagodes de Chillambaram , dans le bien et
dans le mal... L'homme peut donc se lasser de tout, de la vertu et
du vice?... Aujourd'hui toutes ces démonstrations me fatiguent et
m'irritent. Je n'ai plus de famille, je suis sans amis ; aucun lien sé-
rieux ne m'unit b.u pourohitûy qui a voulu m'attacher à lui par un
mensonge; celui qui m'unissait à mon premier maître et aux gens
de Tirivelly est à jamais rompu... Sur cette terre de l'Inde, qui est
ma patrie, me voilà seul. . .
Ces amères réflexions lui arrachèrent quelques larmes; quand
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SCENES ET RECIT DE LA VIE HINDOUE. 541
tout était en fête autour de lui, il demeurait plongé dans une rê-
verie douloureuse. Le lendemain, il y eut dans le village une ani-
mation plus grande encore; c'était le jour où Ton célèbre le premier
pas que fait le soleil vers Thémisphère boréal. Les femmes mariées
vont se purifier dans des étangs où elles se plongent avec leurs vê-
temens, et, sortant de l'eau toutes mouillées, elles font cuire en plein
air du riz mêlé avec du lait. Il faut voir toutes ces mères de famille,
penchées sur le vase qui chauffe, guetter le premier signe d'ébuUi-
tion. Dès que le riz commence à bouillir, de grands cris retentissent,
et les mots pongolj o pongoll (il bout, oui, il bout!), répétés par
toutes ces voix féminines, annoncent à la population impatiente la
fameuse nouvelle. Chaque femme alors enlève le vase où le riz a
bouilli, on le porte dans le temple, devant l'idole, à qui l'on offre
une partie de. cette nourriture sacrée; une autre partie est donnée
aux vaches, et les gens de la maison se partagent le reste. Alors on
se visite encore , on s'aborde en se demandant si le riz a bouilli , et
chacun de répondre avec exaltation : Pongolj pongoll (il a bouilli!)
Le jour suivant, les femmes cèdent la place aux hommes, et une
nouvelle cérémonie s'accomplit, plus variée , plus divertissante que
celle de la veille. Dans un grand vase rempli d'eau, on jette de la
poudre de curcuma, de la graine de l'arbre appelé /?«râr/y et des
feuilles de margousier; après avoir bien mêlé ensemble ces trois
substances, on en arrose les bœufs et les vaches, dont on fait trois
fois le tour.
Tous les habitans de la maison, — moins les femmes, qui sont
exclues, — se placent successivement aux quatre points cardinaux
et exécutent quatre fois devant les animaux qu'ils viennent d'as-
perger la grande salutation, qui consiste à se prosterner à terre
tout de son long. Puis on s'applique à peindre les cornes des vaches
de toute sorte de couleurs, on leur suspend au cou des guirlandes
de feuillages verts entremêlés de fleurs; à ces guirlandes sont at-
tachés des gâteaux, des cocos, des fruits de diverses espèces. Les
vaches, troublées par les honneurs qu'on leur rend, épouvantées
par les objets sans nombre dont on a chargé leurs cornes, se dé-
battent et dispersent autour d'elles les fruits, les gâteaux, les fleurs,
les branches d'arbres. Alors la foule ramasse ces précieux débris et
les mange avidement comme une manne sacrée. Il y a dans cette
fête quelque chose de touchant et de grotesque. N'est-il pas juste
que les bœufs, après les travaux du labourage, reçoivent les hom-
mages de ceux dont ils ont préparé la récolte ? Et les vaches, qui
par leur lait fournissent une nourriture abondante et saine aux po-
pulations si sobres de l'Inde, n'ont-elles pas le droit de se voir pa-
rées, attifées, traitées avec égard au moins un seul jour dans l'année
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5A2 REVUE DES DEUX MONDES.
par les laboureurs dont elles font la richesse? Mais ces pauvres ani-
maux, que ne tourmentent ni le sentiment de la vanité ni celui de
la coquetterie, se montrent peu sensibles aux honneurs qu'on leur
rend. L'œil hébété, la langue pendante, ils s'en vont au hasard,
beuglant et galopant, embarrassés dans leur course par ces ome-
mens importuns qu'ils ont hâte de jeter au vent. Les idolâtres ont
beau les honorer comme des divinités, se prosterner dans la pous-
sière devant eux et regarder comme sacré tout ce qui sort de leur
corps : ces honnêtes quadrupèdes ne se montrent ni plus fiers, ni
moins gauches dans leurs allures.
Mêlé à la foule, Dévadatta suivait d'un œil moins attristé cette
fête pastorale, naïve et décente à ses débuts : il caressait au pas-
sage les vaches effarouchées qui s'arrêtaient par instans, baissaient
la tête et frappaient la terre de leurs pieds fourchus; mais bientôt de
nouveaux cris se firent entendre : Aux champs, aux champs les
vaches! C'était la folie qui succédait à la joie. Les vaches, conduites
en troupe hors du village par toute la population rassemblée, furent
poussées de droite et de gauche à travers la campagne. Un tapage
assourdissant de gongs, de trompettes, de tambours de toute forme,
ébranla les échos des collines, et les pauvres bêtes épouvantées se
dispersèrent en désordre, foulant les récoltes, culbutant les clôtures
des champs. Qu'elles s'en aillent paître où bon leur semble, qu'elles
commettent toute sorte de dégâts dans les cultures; elles sont libres,
personne n'osera les arrêter dans leur fuite. Puis, quand les vaches
ont disparu, chassées à grand bruit par ceux-là mêmes qui se pro-
sternaient devant elles quelques heures auparavant, les idoles sont
retirées du sanctuaire et promenées solennellement sur leurs chars
au son de cette même musique infernale qui a effrayé le bétail. Les
danseuses du temple marchent en tête du cortège. Cette fois la folie
fait place au délire, qui se trahit dans les poses effrontées de ces
femmes, devenues le point de mire de tous les regards, car elles
sont toujours choisies parmi les plus jeunes et les plus jolies. Tandis
qu'elles édifient la foule par leurs chants voluptueux, on s'occupe
de ramener les vaches à l'étable, puis l'idole est remisée, et la fête
du pongol se termine au milieu des acclamations de ce peuple
idolâtre, fatalement épris d'un culte qui n'omet jamais dans ses cé-
rémonies de flatter la sensualité et d'exciter les passions.
Le lendemain, tout rentrait dans le calme, et les laboureurs al-
laient reprendre leurs travaux interrompus depuis trois jours, lors-
qu'une rumeur sinistre se répandit dans le village de Combaconam.
Un grand crime, disait-on, avait été commis durant la nuit. Parmi
les vaches décorées la veille avec tant de soin , puis lancées dans la
campagne, il en manquait une, et la bête sacrée avait été tuée par
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SCÈNES ET RÉCIT DE LA VIE HINDOUE. 543
les chrétiens de Tirivelly ! Les brahmanes, prenant parti pour l'a-
nimal objet de leur vénération, jetèrent des cris de détresse, la po-
pulation s'assembla tumultueusement. Il fut résolu que, pour venger
les dieux outragés par le meurtre d'une vache, on marcherait contre
les chrétiens auteurs de cet odieux sacrilège. L'indignation était à
son comble; une animation extraordinaire régnait dans le village et
dans les environs. Dévadatta ne put s' empocher de sourire d'abord
à la vue de cette colère subite qui changeait en furieux les paisibles
habitans de Gombaconam au lendemain de la joyeuse fête du pon-
gol; mais il ne tarda point à se convaincre que la foule, excitée par les
brahmanes, pourrait bien se porter aux dernières extrémités. Cette
pensée l'effraya, et il sortit spontanément de la neutralité dans la-
quelle il trouvait plus facile de se tenir renfermé. Pour qui allait-il
prendre parti dans cette lutte du plus fort contre le plus faible?
La population exaspérée se disposait à se mettre en marche pour
aller châtier les chrétiens, lorsque Dévadatta s'avança hardiment :
— Êtes- vous sûrs que les gens de Tirivelly ont commis le crime
dont vous les accusez? demanda-t-il. De sauvages clameurs lui ré-
pondirent, et il comprit tout de suite qu'il était impossible d'arrêter
ce peuple excité par ses brahmanes et avide de vengeance. Faisant
alors un geste solennel : — Eh bien! dit-il, suivez-moi... Dévadatta
était jeune, alerte; d'un pas rapide il s'avance seul en avant, poussé
par le courageux désir non d'attaquer le premier, mais de sauver,
s'il se peut, les gens de Tirivelly. Ne les connaît-il pas tous? ne les
a-t-il pas longtemps nommés ses frères?... N'a-t-il pas appris au
milieu d'eux que la vraie grandeur consiste à se dévouer pour le
salut d'autrui?... Il ne se demande point si la foi qu'il a désertée
s'est tout à coup ranimée dans son cœur, si ce n'est pas la charité
qui le guide. 11 vole vers ce village sans défense, qu'une horde
aveugle, dans sa haine veut envahir et saccager. Là est Nanny, la
jeune fille qu'il n'a pu oublier, et devant laquelle il n'osait plus re-
paraître, et lui, qui, la veille encore, découragé, ennuyé du présent
et redoutant l'avenir, flottait au gré de ses rêves attristés, le voilà
plein d'énergie : il n'hésite plus. Du fond de sa conscience qui som-
meillait, une voix s'est élevée qui lui crie : Déodat, tes frères t'ap-
pellent!
Les habitans de Tirivelly ne soupçonnaient rien de ce qui se tra-
mait contre eux; ils n'avaient pas même repoussé les vaches errantes
que le vacarme delà musique païenne avait chassées jusque sur leur
territoire. C'était fête aussi chez eux ce jour-là, c'était la grande
fête de la Noël, et, tous réunis dans l'église, ils la célébraient pieu-
sement. L'office allait finir, lorsque Dévadatta, qui n'avait pas un
seul instant ralenti sa course précipitée, parut devant la porte du
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bhh REVUE DES DEUX MONDES.
temple chrétien. A ce moment, le père Joseph levait la main pour
bénir les fidèles agenouillés; sa voix défaillante se faisait à peine
entendre au milieu du silence, il tenait les yeux levés vers le ciel.
Quand il les abaissa sur la foule, un cri s'échappa de sa poitrine :
— Pas d'idolâtre ici!...
Dévadatta haletant, le front couvert de sueur, inclina sa tête, et
d'une voix émue : — Padre^ s'écria-t-il, et vous tous, frères, écou-
tez-moi ! L'ennemi arrive, vous êtes perdus I
En un instant, l'église fut vide : Déodat, c'est Déodat, répétait-on
de tous côtés, et les chrétiens se pressaient autour du père Joseph,
qui s'entretenait avec son ancien disciple. La vieille Monique était
là, debout, transie de crainte, serrant dans ses bras la petite Nanny,
qui fixait ses yeux troublés sur Dévadatta.
— Nous n'avons pas tué la vache dont tu parles, dit tout à coup
un laboureur; arrivée sur le territoire de notre village, elle s'est em-
barrassée dans un buisson, et cette nuit les chacals l'ont attaquée,
voilà la vérité...
— Le temps presse, mesenfans, interrompit le père Joseph; nous
ne ferons pas entendre raison à ces païens... Que chacun de vous
s'enfuie dans la campagne en emportant ce qu'il a de plus précieux.
— Padrey dit Dévadatta, vous êtes accablé par l'âge, comment
pourrez-vous fuir?
— Moi, répondit le vieillard, je resterai; que mon troupeau
échappe à la mort, et je mourrai tranquille...
Tandis que les gens de Tirivelly se dispersaient au loin, ceux de
Gombaconam commençaient à paraître; un nuage de poussière en-
veloppait la troupe ennemie, conduite par les brahmanes. Quand
l'église du village chrétien se montra à leurs regards, ceux-ci écla-
tèrent en invectives.
— Voilà leur prêtre, s'écrièrent-ils en montrant du doigt le père
Joseph, voilà celui qui a fait tout le mal! Tiens-le bien, Dévadatta!
Mort à celui qui a tué la vache...
— Mais toi, demanda le père Joseph à son ancien disciple, que
fais-tu à mes côtés? Ne vois-tu pas qu'ils vont tourner contre moi
toute leur fureur? Retire-toi...
— Ote-toi de là, Dévadatta, s'écrièrent à leur tour les brah-
manes ; les pierres lancées par ceux qui nous suivent vont pleuvoir
sur toi.
— Qu'ils frappent, répondit Dévadatta en couvTant de son corps
le vieux prêtre, et vous-mêmes, frappez aussi; je ne bougerai pas
de cette place. En vérité, je vous dis que les chrétiens n'ont pas
commis la faute que vous leur reprochez, la vache a été dévorée
par les bêtes sauvages.
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SCENES ET RECIT DE LÀ YIE HINDOUE. 5&&
— Mensonge, mensonge ! répétèrent les brahmanes et ceux qui
les entouraient. C'est une ruse pour nous éloigner... Dévadatta, tu
n'es qu'un traître!...
Les gens de Gombaconam n'étaient pas venus de si loin pour re-
noncer à leur vengeance; quelques-uns mirent le feu aux premières
cabanes du village, d'autres ramassèrent des pierres pour les lancer
sur le père Joseph. Une grêle de cailloux siffla dans l'air, mais aucun
ne porta; cette foule aveuglée par la passion dirigeait ses coups au
hasard. Le père Joseph fit le signe de la croix.
— Il a fait un geste pour invoquer son Dieu, dirent quelques
Hindous; mais nos divinités sont plus puissantes que la sienne! —
Parlant ainsi, ils renouvelèrent leur attaque, et Dévadatta, atteint
au front, tomba aux pieds du père Joseph, rougissant la terre de
son sang.
A cette vue, les assaillans épouvantés prirent la fuite ; celui qui
gisait sanglant devant eux était lui-même un brahmane, et pour
venger la mort d'un animal sacré ils avaient frappé un deux fois
néy une image vivante de la divinité! Ils abandonnèrent donc le
champ de bataille, honteux et déconcertés comme des vaincus. Une
terreur superstitieuse s'était emparée de ces Hindous à l'esprit mo-
bile, plus sujets que les autres peuples aux paniques subites.
Dès que l'ennemi commença de battre en retraite, les chrétiens
se hâtèrent de rentrer au village pour éteindre le feu qui consumait
çà et là quelques chaumières. Penché sur le blessé, le père Joseph
cherchait à étancher le sang qui coulait du front de celui-ci. Mo-
nique accourut vers le padre^ et, voyant le jeune homme à terre et
sans mouvement, elle appela quelques femmes qui l'aidèrent à
l'emporter dans sa maison.
— Déodat, mon cher enfant, toi que j'ai bercé tout petit dans
mes bras! disait-elle en versant des larmes...
Déodat rouvrit les yeux et prit les mains de la vieille Monique,
qui, à force de laver le sang dont son front était couvert, en avait
effacé les trois lignes symbole de l'idolâtrie. — Ma mère, dit-il
d'une voix faible, vous m'aimez donc toujours?...
— Mon cher fils, dit le père Joseph en s'approchant de lui, il ne
s'est pas passé un seul jour que ton nom n'ait été prononcé dans
nos prières!... Mais garde le silence; ta blessure demande du repos
et des soins.
Pendant une semaine, la vie de Déodat fut en danger. Monique,
assise près de lui, le veillait avec une sollicitude maternelle, et
souvent, lorsqu'il était endormi, Nanny, s'approchant doucement
de la porte, venait demander des nouvelles de celui qu'elle n'osait
plus nommer son frère. La jeune fille était devenue grande; mo-
TOJci L. — 1864. 35
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546 REVUE DES DEUX MONDES.
destement vêtue de la longue pièce de toile qui couvre les chré-
tiennes de rinde depuis l'épaule jusqu'à la cheville, elle se faisait
remarquer au milieu de ses compagnes par la grâce naïve de son
maintien. Cette dignité un peu sauvage, particulière aux femmes de
l'Inde, était tempérée en elle par l'effet d'une éducation chrétienne;
on eût dit une antilope des djungles, mais apprivoisée, quoique
timide encore. Sa peau d'un brun foncé avait juste assez de transpa-
rence pour que la rougeur causée par l'émotion se laissât deviner
sur ses joues. Aussi, lorsque Dévadatta, — redevenu le Déodat des
premiers jours pour tous ses anciens amis, — commença enfin à se
remettre de sa blessure, il demeura comme ébloui par les charmes
de la jeune fille : la convalescence est un temps propice aux senti-
mens doux et affectueux. Les furtives et discrètes apparitions de
Nanny ne firent que rendre plus vif encore l'amour qu'il éprouvait
pour elle.
Cependant on s'inquiétait à Chillambaram de l'absence prolongée
de Dévadatta. Un jour qu'il était assis sur le seuil de la porte, au-
près de la vieille Monique, le pourohita se montra tout à coup de-
vant lui. — Salut à toi, Dévadatta! lui dit-il; je suis venu pour
t' emmener... Es-tu en état de me suivre?
— Ma blessure est en voie de guérison, répondit le jeune homme;
mais je ne vous suivrai pas.
— Insensé, dit le pourohita^ n'esrtu pas mon fils par la voie de
l'adoption?... Nous t'attendons tous là-bas.
— Non, répliqua Déodat, aucun lien sérieux ne m'unit à vous...
Vous avez usé de fratide pour me retenir dans vos pagodes.
— Ingrat, fils ingrat! s'écria le pourohita, ne t'ai-je pas déclaré
héritier de mes biens? N'as-tu pas joui près de moi de tous les bon-
heurs de la vie ?
— Hélas! ce que vous dites est vrai, répondit le jeune homme :
vous m'avez associé à votre existence agréable et facile ; mais en-
core une fois je ne puis vous appartenir...
Puis, le père Joseph ayant paru sur le seuil de la porte : — Te-
nez, ajouta-t-il, voilà mon père, et cette femme vénérable qui m'a
élevé avec tant de tendresse, cette femme est vraiment ma mère.
— 11 est fou! murmura le pourohita... On l'a ensorcelé ici!...
Voyons, Dévadatta, fils de brahmane par la naissance et par l'adop-
tion, veux-tu pourrir dans ce misérable hameau?
— Je veux y vivre. Ici on sait aimer ses semblables...
— Prends garde, interrompit le pourohita d'un ton de colère,
nous saurons bien t' arracher de ce lieu où tu as causé tant de scan-
dale à toute notre caste!... Ceux de Combaconam avaient raison de
le dire : tu as perdu la tête, et tu as juré de nous couvrir de honte.
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SCÈNES ET RÉCIT DE LA VIE HINDOUE. 547
— Je VOUS l'ai déclaré au nom de ma conscience et avec la pléni-
tude de ma raison, reprit tranquillement Déodat, j'ai retrouvé ici la
famille que vos conseils perfides m'avaient fait abandonner, je ne la
quitterai plus désormais. Oui, j'ai près de moi dans ce village un
père et une mère; tous les habitans de Tirivelly sont pour moi des
.frères, entendez-vous?
Le pourohita demeurait confondu de tant de folie et d'audace. A
ses yeux, Déodat n'était qu'un fou, et il s'éloigna en répétant : —
Pauvre insensé! Tu renaîtras dans le corps d'un hibou, et tu pous-
seras la nuit à travers les forêts ce cri sinistre qui ressemble à la
Toix d'un désespéré.
— Ma mère, dit Déodat à la vieille Monique, tandis que le brah-
mane se retirait avec une lenteur affectée, et vous, padre^ vous
avez entendu mes paroles... Voulez-vous de moi? me pardonnez-
vous ma fuite en pays ennemi?... Oui; eh bien! un mot encore...
Nanny a été pour moi une sœur; dites-lui que je l'aime autrement
désormais...
— Mon fils, dit le père Joseph, tu ne serais pas en sûreté parmi
nous; il faut que tu t'éloignes pour quelque temps...
— Oh! mon Dieu, fépliqua Déodat, m'en aller d'ici!
— Oui, pour un temps, il le faut. Tu reviendras, mon enfant...
Si je suis mort, car ma fin approche, la bonne Monique te recevra
une fois encore sous son toit... Mais non, ton absence ne sera pas
longue; tu reviendras bientôt, Déodat, et j'espère que je pourrai,
avant de fermer les yeux, bénir ton union avec celle que tu choisis
pour ta compagne.
Les prévisions du père Joseph se réalisèrent. Après quelques mois
d'absence, Déodat revint à Tirivelly. La colère des brahmanes s'é-
tait apaisée; d'ailleurs, pour se consoler de leur défaite, ils firent
semblant de croire que Déodat était réellement fou. Ils le répétèreot
si souvent qu'ils finirent peut-être par se le persuader. Le père Jo-
seph, accablé d'années, put unir par le lien indissoluble du mariage
Déodat et Nanny, et peu de jours après il s'éteignit doucement au
milieu des larmes et des bénédictions de tous ses chers enfans de
Tirivelly. Avant de mourir, il avait songé à placer convenablement
le jeune couple. Un emploi honorable attendait Déodat dans la ville
de Pondichéry. Le jour fixé pour le départ, un petit chariot cou-
vert, attelé de deux bœufs blancs aux fines cornes, au dos bossu,
fut amené devant la porte : c'était l'équipage qui allait conduire
Déodat et sa femme dans la capitale des établissemens français. La
vieille Monique, désormais trop âgée pour continuer à Tirivelly ses
pieuses fonctions de mère des pauvres et des orphelins, suivit les
jeunes époux. Elle prit place au fond du chariot, à côté de Nanny.
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hhS REYUE DES DEUX MONDES.
Déodat, assis sur le timon, les jambes croisées, excitait les bœufs
du geste et de la voix. De temps à autre il tournait la tête en ar-
rière pour regarder Nanny, qui lui répondait par un sourire. Ils
voyagèrent ainsi à petites journées. Ghillambaram se trouvait sur
leur route; mais Déodat eut soin d'y passer pendant la nuit: le sou-
venir du séjour qu'il y avait fait lui était devenu insupportable.
Après avoir traversé le gros village de Cuddalore, planté de beaux
arbres, et la rivière d'Ariacouppam, dont les rives sablonneuses
sont semées de palmiers sauvages, le chariot roula sur la grande
route ombragée qui annonce les abords de Pondichéry. Tout à coup
un sourd murmure retentit aux oreilles de Nanny, et une immense
étendue, aussi bleue que le ciel, se déploya à ses regards surpris.
— Qu'est cela? demanda-t-elle en se penchant vers Déodat.
— C'est la mer, répondit-il.
— Et ce qui flotte là-bas?
— C'est le pavillon de la France , du pays qui nous a envoyé
notre meilleur ami. Pauvre père Joseph!...
Quelques momens après, le chariot débouchait sur la magnifique
place au milieu de laquelle s'élève le palais du gouverneur. Déodat,
faisant tourner à gauche ses petits bœufs fringans, se dirigea vers
cet assemblage confus de maisons blanches et de huttes sombres, à
moitié cachées sous les cocotiers et les manguiers, que l'on nomme
la ville noire y et il s'arrêta tout près de l'église des missions, de-
vant une porte marquée d'une croix. C'était la demeure de l'évêque
et le presbytère. La vieille Monique y fut accueillie avec les égards
dus à ses vertus et à son âge, Déodat et Nanny avec l'intérêt qu'in-
spire un jeune couple qui s'aime; puis on les conduisit dans la mai-
son qui leur avait été préparée, habitation gracieuse et simple,
adossée à un jardin où mûrissaient les bananes, les pamplemousses
et les cocos. 11 y avait là encore autour d'eux des pagodes où se cé-
lébraient les fêtes tumultueuses du paganisme; mais le bruit de ces
cérémonies extravagantes ne troublait plus l'imagination calmée du
néophyte. Déodat, installé tout le jour chez un négociant dont il
écrivait les comptes en tamoul et en français, maniant le calame et
la plume avec une égale aisance, rentrait chaque soir plein de joie
dans sa paisible retraite, où il était sûr de retrouver les deux grands
biens de la vie, l'affection d'une mère et la tendresse d'une femme
sûmée.
Th. Pavie.
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NAPLES
ET LE BRIGANDAGE
DE 1860 A 1864
I.
L'ancien Môle de Naples, avant la chute du gouvernement des
Bourbons, était le rendez-vous des lazzaroniy qui s'y assemblaient
après la pêche et le repas quotidien pour se reposer, faire leurs
dévotions, se distraire, attroupés autour du prêtre ambulant ou de
Polichinelle, quand ils ne dormaient pas au soleil dans leurs grands
paniers d'osier; mais si l'improvisateur, le chante -histoires arri-
vait, brandissant sa béquille en signe de commandement, Polichi-
nelle et le prêtre perdaient aussitôt leur auditoire. Les enfans quit-
taient leups jeux, le pêcheur était debout, son panier sur l'épaule;
la fille du bord de l'eau, la marinarelley accourait avec sa chaise et
sa quenouille, et cette foule bruyante, apaisée par enchantement, se
pressait autour du conteur merveilleux, suspendue tout entière à
ses paroles, tandis que derrière elle, à travers la forêt de mâts sor-
tant du port, bleuissait la double tête immobile et comme attentive
du Vésuve, qui fumait toujours. Que racontait donc le citante-his-
toires? Souvent les poèmes de l'Arioste, mais plus souvent encore
des aventures de brigands, les hauts faits des Titta Grieco, des
Spicciarelli, des Angelo del Duca, des Bartolomeo Romano, des
Pietro Mancini, tous malandrins illustres. L'assistance écoutait des
oreilles et des yeux, avec une sorte d'angoisse, et poussait des
cris d'admiration à chaque nouveau meurtre commis par un des hé-
ros que j'ai nommés. Le peuple de Naples a cela de commun avec
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550 REVUE DES DEUX MONDES.
beaucoup d'autres, bien plus policés : il aime les histoires où Ton
s'entre- tue. Ce peuple s'améliore cependant, il s'éclairç surtout,
et le jour approche où l'improvisateur aura grand'peine à réunir
ses crédules auditeurs d'autrefois. Quant aux brigands qui pour-
raient lui fournir le sujet de tragiques histoires, ils auront bien-
tôt disparu à leur tour. Les trois années qui viennent de s'écouler
ont vu le brigandage tenter, pour prendre un rôle politique, un ef-
fort qui l'a conduit à sa perte. Réprimé par d'énergiques moyens
militaires, il voit aujourd'hui s'achever sa ruine, grâce à un heu-
reux concours de progrès matériels et de progrès moraux.
Pour connaître ce qu'était le brigandage sous l'ancien régime, il
n'est pas besoin d'aller sur le Môle de Naples. Plusieurs des bizarres
histoires qu'enrichissait de mille détails la verve infatigable des
improvisateurs nous ont été conservées par l'impression. Ce sont en
général des poèmes en octaves, violant toutes les lois de la syntaxe
et de la prosodie, écrits dans une double langue, mi-partie d'ita-
lien et de patois, que ne comprendraient certes pas les étrangers.
Je prends au hasard un de ces poèmes, l'histoire des aventures
d'Agostino Avossa : il suflira pour donner une idée de l'ancien bri-
gandage et aussi de ces épopées de carrefour qui ont charmé long-
temps les oisifs du Môle.
Le poète commence par proclamer ce qu'il chante, à la manière
des classiques; jamais il n'y aura rien de comparable aux aventures
de son héros. Vient alors l'invocation habituelle, qui ne s'adresse
point aux dieux de l'Olympe, mais à Notre-Seigneur Jésus-Christ. 11
nous apprend ensuite qu'Agostino Avossa fut Napolitain, fils d'un
riche boucher. Il avait deux chiens élevés avec grand amour. Un
grand seigneur nommé l'Erario (le fisc, l'autorité joue toujours le
rôle odieux daïis la poésie populaire), rencontrant un jour Avossa,
lui dit : « Mon ami , donne-moi, s'il te platt, un de tes chiens pour
ma chasse. » Avossa refuse. « Ce chien, répond-il, est le cœur de ma
vie; prenez mon sang, si vous voulez, mais cette bête est à moi. »
Quelques jours après , les deux chiens sont tués par l'ordre du
grand seigneur. Cet acte de l'Erario, dans la langue du peuple na-
politain, s'appelle un tradimento, une trahison. Au tradimento ré-
pond la vendeltay la vengeance. Dans l'opinion du lazzarone, le tra-
dimento est infâme, la vendetta généreuse (1). Avossa se venge donc
(1) Sous les Bourbons, le plébéien ne croirait Tii aux commissaires ni aux magistrats;
il se faisait justice lui-même. La Justice faite, le meurtre commis, il avait pour lui
toute sa caste, il passait pour un homme de cœur. Un procès criminel et môme le
bagne ne le fli^trissaient point. Je rencontrai un Jour un forçat libéré depuis plusieurs
. mois, il portait encore sa veste rouge. Je lui demandai pourquoi il ne la quittait pas;
il me répondit qu'elle était encore bonne.
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NAPLES ET LE BRIGANDAGE. 551
en tuant l'Erario; dès lors il devient fuorgiudicato j c'est-à-dirt
bandit, outlaw^ et prend la fuite. Il vit d'abord à Rome, où il conti-
nue son métier de pourfendeur; ayant détruit deux de ses eanemis,
il doit quitter la ville éternelle. 11 revient à Naples, bien muni de
poudre et de balles, et doit s'arrêter en chemin, dans un monas-
tère, où il est bien traité par tous les religieux, qui sous tous les ré-
gimes, on ne sait trop pourquoi, ont protégé les bandits. Cependant
Agostino Avossa s'éprend bientôt d'une jeune fille de Borgo di Lo-
reto. Ils s'aiment tant, dit le poète, qu'ils paraissent mari et femme;
c'est le plus haut point de la passion :- tout est singulier dans ce
pays. Avossa sort souvent du saint lieu pour aller voir sa bien-ai-
mée. Avertie du fait, la cour (on nomme ainsi le gouvernement dans
les poèmes du Môle) envoie quatre capitaines et quarante soldats
pour arrêter le bandit. A partir de ce moment, toute la vie de ce ter-
rible homme n'est qu'une suite d'étranges prouesses; il tue un des
soldats de l'escouade, saute par une fenêtre, chasse trois sbires en
brandissant son fusil et enfonce la porte d'un couvent. Les moines
tremblent. « Ne craignez rien, leur dit-il, vous devez me connaître ;
je suis Agostino. » Rassurés, les religieux l'accueillent; mais survient
la cour (toujours la force armée), et le fugitif est prisonnier. On le
conduit aux prisons de l'archevêché, et le peuple accourt en foule
pour le voir, en disant avec admiration que cet homme seul remplis-
sait le monde de son nom. A peine enfermé, Agostino s'aperçoit que
deux autres détenus veulent le faire mourir (c'est un tradimento);
il les tue (c'est une vendetta). « Comme Judas trahit Jésus pour un
peu d'argent, ces deux traîtres voulaient me donner la mort; je les
ai châtiés, dit Agostino à l'abbé des prisons, qui l'attendait pour se
mettre à table : maintenant dînons ! » Mais la cour y en apprenant
ces nouvelles prouesses, est assez barbare pour mettre des fers aux
pieds du héros; il les brise, il enfonce les murs et va échapper en-
core une fois, quand il est repris par malheur et jeté dans un fossé
du château Saint-Elme. Avossa ne se décourage pas pour si peu de
chose ; il suborne un factionnaire allemand qui gardait la forteresse
et s'évade avec lui un beau matin. On voit que les désertions, si
fréquentes aujourd'hui, datent de loin ; le peuple les trouve toutes
naturelles. A peine libre, que fait le brigand? Il se rend à Bosco,
chez un curé de ses amis , qui le serre dans ses bras en le couvrant
de baisers et de larmes. « Mon cher fils béni {raro figlio benedetto)^
lui dit le prêtre avec un pur amour {conpuro amore)^ pense à ta
vie! )) Cette première visite faite, Agostino va voir ses parens et ses
amis, reçoit de l'argent, des armes et des munitions, et court les
montagnes. Attaqué par les troupes royales, il fait des prodiges de
valeur. Il se précipite enfin du haut d'un rocher et tombe de chute
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552 REVUE DES DEUX MONDES.
en chute au fond d'une gorge, tout meurtri, mais vivant encore.
Trahi par un paysan, il est pris, garrotté, conduit à Naples en voi-
ture; les caporaux, les soldats tirent des coups de fusil en signe
de joie, et le peuple proteste par ses larmes. La justice s'assemble
et prononce l'arrêt de mort, qui s'exécute presque aussitôt devant
une foule désolée.
Ce récit populaire, choisi entre mille, montre bien quel singulier
prestige entourait le bandit il y a quelques années. On ne le regar-
dait pas comme un malfaiteur, mais comme un poétique déclassé
pareil aux flibustiers de Byron. Aimé par les femmes, béni par les
prêtres, il était acclamé par le peuple. Maintenant même, dans
bien des campagnes, contre les parois blanchies à la chaux des mai-
sons de paysans, s'étalent de grossières lithographies qui rappel-
lent les hauts faits de Mammone ou de Fra-Diavolo (1). Le bandit
ménageait les pauvres et attaquait les riches; il trouvait partout des
complices et des adhérons. Quelquefois il mourait de faim, il était
alors secouru par les indigens ses confrères. Il arrivait même que
les gens de la campagne exerçaient le brigandage comme un métier
et ne s'en cachaient pas devant les autorités civiles. Un préfet na-
politain (c'est Stendhal qui raconte le fait) reproche à un paysan de
ne pas payer ses impôts. « Que voulez-vous que je fasse, monsieur?
répond le paysan : la grande route ne produit rien, il ne passe per-
sonne, j'y vais cependant tous les jours avec mon fusil; mais je
vous promets d'y aller chaque soir, jusqu'à ce que j'aie ramassé les
13 ducats qu'il vous faut. » Très souvent, après quelques années
de cette vie irrégulière , le bandit rentrait dans son village , où il
vivait impunément de ses rentes. Le soir, il s'asseyait dans la rue
pour prendre le frais, et toutes les filles et les enfans de l'endroit
faisaient cercle autour de lui quand il voulait bien raconter ses ex-
péditions qu'il appelait ses campagnes.
Des brigands de cette famille rôdaient autrefois un peu partout,
seuls ou par bandes; les déserteurs, les réfractaires, les repris de
justice, connaissaient le chemin de la Sila, du Matese et cette fa-
meuse route de Rome, qui eut de tout temps une mauvaise répu-
tation; ils s'y rencontraient en nombre et formaient une compagnie
anonyme exploitant le pays en dépit des gardes urbaines et des
gendarmes. Quelques-unes de ces bandes ne purent jamais être dé-
(1) Le général La Marmora me racontait qu'un jour, dans une tournée militaire à
travers le pays de Bénévent, il rencontra un bourgeois qu'il fit causer, lui demandant
ce qu'on disait de Caruso, de Schiavone, que l'on confond souvent à tort avec Chiavone,
et d'autres brigands qui venaient de désoler la province. « Eux des brigands! s'écria le
bourgeois indigné d'entendre ainsi profaner ce beau nom, ce sont tout bonnement des
scélérats et des misérables! »
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NAPLES ET LE BRIGANDAGE. , 553
truites par le gouvernement des Bourbons, qui fut réduit à traiter
avec elles : on sait par quelle trahison fut massacrée celle de Van-
darelli, et par quelle honteuse capitulation celle de Talarico fut dis-
soute (1). Une autre demeura plusieurs années sur le Vésuve, où les
voyageurs ne se risquaient pas vers 1845 sans être escortés par un
gendarme. L'ancien gouvernement ne se donnait pas beaucoup de
peine pour combattre ces petites troupes de malfaiteurà; il n'armait
de soldats contre elles que lorsqu'elles grossissaient au point d'in-
quiéter, non plus seulement les particuliers, mais l'état, comme il
arriva en 1856 et en 1857 dans les Galabres. Le général Vial fut
alors envoyé dans ces provinces avec des forces considérables; mais
cet adroit officier ne fatigua point ses soldats dans une chasse in-
grate, qui les aurait exténués sans profit : il se servit des gardes
urbaines et des propriétaires, il organisa les unes en fortes es-
couades et menaça les autres de les arrêter, si les brigands ne se
rendaient pas. Le système réussit complètement; seulement il arriva
quelques années après que ce furent les escouades de gardes ur-
baines qui désolèrent les campagnes.
Tel était donc le brigandage ordinaire, celui qui exista de tout
temps dans l'ancien royaume de Naples à l'état sporadique en quel-
que sorte. Pour qu'il tournât en épidémie, il fallait une excitation
quelconque, un désordre social, une révolution politique où le parti
vaincu ne dédaignât pas d'ameuter les bandits sous son drapeau. Il
n'est pas besoin de rappeler que le fait s'est reproduit à plus d'une
époque dans l'histoire napolitaine. Les vieillards de notre temps ont
vu à trois reprises ce fléau terrible suscité par le gouvernement des
Bourbons, la première fois en 1799 contrôla république de Naples, la
seconde fois en 180S contre l'occupation française, la troisième fois
en 1861 contre Tunité de l'Italie. Ces excitations ont donné aux sou-
lèvemens une apparence de guerre civile, qu'ils ne peuvent plus
garder depuis que de curieux et authentiques documens (2) sont
venus montrer quel est le vrai caractère du brigandage napolitain,
quelles sont les causes de sa faiblesse comme arme politique, de sa
funeste persistance comme danger social.
Dès que le pouvoir italien se fut établi à Naples, dès que l'armée
régulière eut balayé les assiégés de Gapoue jusque dans Gaëte,
(1) Voyez à ce snjet une étude de M. Maxime Du Camp, Revue des Deux Mondes
du 1" septembre 1862.
(2) Parmi ces documens, citons en première ligne le remarquable rapport de M. Mas-
sari : Relazione letta alla caméra nel Comitato segreto dei 5 e 4 maggio 1863^ le dossier
des brigands recueilli par le député Castagnola, les brochures de MM. Carcani et de
Honestis, enfin une étude instructive e; judicieuse publiée en français à Turin sous ce
titre : Des Causes du brigandage dans les provinces napolitaines, pxr G. L. R.
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55i RETUE DES DEUX MONDES.
François II, sans prévoir les calamités inutiles dont il allait accabler
son pays, permit l'organisation de bandes armées; mais ces pre-
mières bandes, formées surtout de soldats et de gendarmes, furent
nettement politiques et commandées par des hommes qu'on peut
avouer. On peut citer parmi ces derniers le comte Emile de Chris-
ten. Le général napolitain Luvarà ne dédaigna pas de diriger une
de ces expéditions où quelques royalistes de bonne foi se battirent
en gens de cœur. Des élémens mauvais s'étaient déjà glissés sans
doute dans ces troupes de partisans, les saccageurs [saceheggiatori)
de Giorgi se recrutèrent en partie dans les bagnes; mais l'on n'en
doit pas moins distinguer cette première explosion des tristes équi-
pées qui se succédèrent plus tard. Quant à la guerre de partisans
qui fut tentée près des frontières romaines pendant le siège de
Gaëte, elle ne se rattache pas directement à l'histoire du brigan-
dage. Ce fut une diversion, une longue sortie des assiégés, et non
pas un soulèvement d'assassins et de voleurs. Aussi le mouvement
fut-il réprimé très vite, et les chefs de guérillas, rejetés dans les
états pontificaux, posèrent les armes après la reddition de Gaëte.
Leur tâche était accomplie, le roi proscrit les avait relevés de leur
serment.
Le véritable brigandage napolitain, qu'on essaya plus tard de
ti'ansformer et d'astreindre à une organisation militaire, se recruta
d'abord parmi d'anciens galériens. Plusieurs d'entre eux s'étaient
évadés pendant la révolution, d'autres avaient été graciés par le
dernier décret du dernier roi ; quelques-uns s'étaient faits garibal-
diens, et on les avait vus se battre devant Capoue. Après la guerre,
ils demandèrent des gratifications et des places; le pouvoir régulier
examina leurs titres et voulut les renvoyer en prison : alors ils se
sauvèrent dans les bois et formèrent des bandes. Ainsi commencè-
rent plusieurs brigands, entre autres le fameux Crocco, qui est
devenu chevalier de Saint-George et général en chef de tous les
malandrins du pays. Il fut des premiers à se mettre en campagne.
Le licenciement* des troupes après la reddition de Gaëte renforça
les bandes, moins pourtant qu'on ne l'a cru. Bon nombre de sol-
dats bourboniens, en rentrant dans leur village, incapables désor-
mais de reprendre la bêche et le marteau, se joignirent aux bandits
qui couraient déjà les grandes routes. Bien plus, ceux qui consen-
taient à servir encore et qui se présentèrent aux autorités de leurs
villages, aussitôt qu'ils furent appelés ou rappelés, durent souvent
retourner chez eux, faute de dépôts où l'on pût les recevoir; il y
en eut qui furent renvoyés jusqu'à trois fois et qui se firent bri-
gands parce qu'on ne voulait pas d'eux comme militaires. D'autres
s'enfuyaient munis de congés que des faussaires habiles leur fa-
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NAPLES ET LE BRIGANDAGE. 555
briquaient pour un écu. Lorsque Tordre fut rétabli et la fraude
découverte, on se mit à compter le nombre de ces exemptions s^o^
cryphes; il y en avait trente mille. Toutes ces circonstances grossi-
rent les bandes ; cependant les deux élémens qui les composèrent
d'abord ne purent jamais se fondre ni s'accorder. La plupart des
militaires, il faut le dire à leur éloge, quittèrent la campagne; il n'y
resta que des malfaiteurs de race, ceux qui étaient nés voleurs.
C'est dans cet état que la réaction trouva les bandes quand elle
résolut de les exploiter et de les conduire ; elle fut exploitée par
elles et ne les conduisit pas. Les montagnards ne refusèrent pas
l'argent de Rome et de Naples, et consentirent à arborer des dra-
peaux blancs; mais ils n'acceptèrent jamais ni frein ni discipline :
leur unique pensée était le pillage. Jamais les comités bourboniens
ne purent leur imposer un plan quelconque, une combinaison d'ef-
forts, une action commune. Jamais ils ne purent les retenir dans un
village ni même sur une pointe de rocher où le drapeau blanc de-
meurât huit jours. Il arriva im moment, en septembre 1861, où,
pour les réunir sous un chef reconnu, le comité de Rome eut l'idée
de leur envoyer un capitaine. Aucun Napolitain ne voulut se charger
de l'entreprise. Il ne manquait cependant pas de généraux à Rome,
mais les généraux bourboniens, qui connaissaient le pays, ne vou-
laient point y risquer leur honneur. Il fallut recourir au zèle d'un
Espagnol, rude soldat et honnête homme, qui ne demandait qu'à
marcher. 11 se nommait Rorjès. On connaît son histoire, écrite par
lui-même en courant, au jour le jour, sur des pages volantes, en
courtes notes qu'il nous a été permis de publier. Rien de plus cu-
rieux ni de plus instructif que ce journal saccadé, haletant, rien de
plus péremptoire contre cette opinion erronée qui assimilait et assi-
mile encore le voleur de grand chemin, Crocco par exemple, au par-
tisan royaliste, à Rorjès. L'Espagnol partit sur la foi d'un faux rapport
qui lui annonçait l'existence d'une armée en Galabre; il n'y trouva
qu'une bande de voleurs qui refusèrqpt de le suivre, qui le retin-
rent prisonnier pendant plusieurs jours. Échappé de leurs mains, il
se sauva dans les montagnes, où il vécut à grand*peine, sans trouver
de secours ni d'appui nulle part; il gagna ainsi péniblement la Ra-
silicate, où Crocco se fit prier longtemps pour se joindre à lui. La
jonction opérée, Crocco fut le maître, et, loin de céder à l'autorité
du plus digne, il traîna d'incendie en incendie, de pillage en pil-
lage, ce malheureux Rorjès, qui devint brigand lui-même, brigand
malgré lui, jusqu'au jour où la bande de Crocco, battue, affamée,
se jeta sur celle de l'Espagnol, et lui vola ses fusils et ses piastres,
puis s'enfonça dans les bois, où elle rôde encore, tandis que le vrai
royaliste, quittant avec horreur cette compagnie infâme, alla se
faire fusiller dans les Abruzzes, à quelques pas du sol romain.
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556 BETUE DES DEUX MONDES.
Depuis rexécution de Borjès (décembre 1861), aucun partisan ne
s'est plus montré dans Tintérieur de l'ancien royaume. Le brigan-
dage y put prendre ses coudées franches sans être gêné par les
scrupules de la faction qui aurait voulu le discipliner et le morali-
ser. Aussi, depuis lors, toute la conspiration royaliste ne fut-elle
plus qu'une honteuse spéculation, non pas au profit, mais aux dé-
pens du prince déchu qu'il s'agissait de rétablir sur son trône. Les
procès publics des conspirateurs plus ou mieux sérieux arrêtés en
divers temps par la police et jugés par les cours d'assises ont révélé
toutes les vulgaires escroqueries qui se commettaient à Naples et à
Rome sous prétexte de royalisme et de nationalité. Tantôt c'était
un prélat qui organisait des souscriptions pour la bonne cause et
qui en dépensait le produit en petits soupers dans une villa du Pau-
sUippe avec des faquins et une fille de joie, tantôt c'était xm indus-
triel quelconque promettant au roi une armée de quatre-vingt mille
hommes, si on lui envoyait beaucoup d'argent, de fusils et de dé-
corations, tantôt un immense complot aboutissant à jeter dans les
rues, devant les théâtres ou dans la cour des palais de gros pétards
dont l'explosion effrayait les femmes. D'autres fois quelques pla-
cards étaient affichés nuitamment, quelques imprimés séditieux
étaient jetés dans les carrefours; le plus souvent les agitateurs se
bornaient à répandre d'absurdes nouvelles : une levée de boucliers
dans le nord, l'entrée des Français dans la terre de Labour ou des
Autrichiens dans les Abruzzes, que sais-je encore? C'était pour ob-
tenir ces résultats qu'on entretenait des comités partout : chaque
chef-lieu de province avait le sien, dépendant de celui de Naples, et
celui de Naples obéissait à celui de Rome; il y avait une hiérarchie
de conspirateurs, des degrés d'affiliation, toute une fantasmagorie
maçonnique, des épreuves, des sermens, des gestes mystérieux; il
y avait surtout (c'était l'important) des centaines d'agens soudoyés,
sans compter les prêtres, et tout l'argent de Rome s'en allait ainsi,
pièce à pièce, dans les pochas de misérables intrigans sans foi ni
loi. Le conspirateur faisait son métier d'un côté, le brigand de
l'autre, chacun pour son compte et à son profit. 11 existait bien
quelques rapports entre eux : les comités enrôlaient des hommes,
donnaient des avis, prodiguaient les excitations et les encourage-
mens; mais ces rapports étaient si minces, si décousus, qu'on n'en a
jamais pu découvrir parfaitement la trace. Parmi les liasses de pa-
piers saisis dans les maisons suspectes ou sur les bandits arrêtés, on
a trouvé beaucoup d'hyperboles, de cadres fantastiques et de bur-
lesques énormités destinées à tromper la crédulité du roi ou l'igno-
rance du peuple, mais jamais rien qui révêlât clairement des intelli-
gences suivies entre les hommes qui manœuvraient dans les villes et
ceux qui se battaient dans les bois. Aux frontières seulement, il y
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NAPLES £T LE BRIGANDAGE. 557
eut toujours des bandes en communication directe et constante avec
le comité de Rome. On sait exactement de quelle manière elles étaient
recrutées, équipées, entretenues, quel marchand du Ghetto four-
nissait les uniformes, par quel subterfuge ces capotes militaires se
vendaient publiquement et impunément, quel apothicaire très connu
tenait un bureau d'enrôlement dans sa boutique, et comment dans
Rome même était organisée toute cette conspiration bourbonienne
entre la famille détrônée, les émigrés actifs, la police pontificale et
tous les principaux coryphées de la réaction. Des lettres interceptées
prouvent la connivence des autorités romaines, dénoncent les pré-
lats qui secondaient ces entreprises insensées, désignent les couvens
où les bandes étaient accueillies, hébergées et cachées dans des
asiles inviolables, dont l'accès était interdit aux troupes françaises
aussi bien qu'aux troupes italiennes. On a môme des dépêches offi-
cielles de gendarmes pontificaux, portant les armes du pape, dans
lesquelles tel brigadier traite d'excellence le signer don Luigi Chia-
vone, général en chef des armées de François II; tel autre commu-
nique à son commandant le soin qu'il a pris d'escorter un convoi de
bandits en échappant à la vigilance des soldats français. Tout prouve
enfin que les comités bourboniens et la cour de Rome assistaient de
toute manière cette légion sacrée d'aventuriers venant de tous les
pays du monde et rôdant sur toute la ligne des frontières, d'où elle
s'élançait à l'improviste tantôt sur quelque point dégarni de troupes,
tantôt sur quelque village où les autorités étaient souvent du com-
plot (1).
Malgré l'insuccès de Borjès, on ne renonçait pas cependant à dis-
cipliner les brigands. Le comité leur envoya un autre Espagnol,
(!) On n'assistait pas seulement les bandes, on les affichait en quelque sorte. « Cest
la bande montre (écrivait un habitant du pays) que Ton fait passer en revue par les
amis qui viennent à Rome et veulent avoir une idée de Tarmée des fidèles en cam-
pagne: elle compte beaucoup plus d'officiers que de soldats; les colonels et les capi-
taines d'état-major y foisonnent; c'est à elle que sont attachés tous les brigands ama-
teurs de la légitimité; elle se maintient sur les hauteurs entre Frosinone et Sora, mais
sur le territoire romain, afin d'être à l'abri de toute surprise et de permettre à ces
messieurs de dormir sur leurs deux oreilles. Les beaux officiers sont en courses conti-
nuelles de la montagne à Rome et de Rome à la montagne (affaire de quelques heurea
de voiture) pour porter les dépêches échangées entre le général Chiavone et sa majesté
François II. On sait ce qu'est Chiavone : une plaisante invention de Févêque de Sora^
derrière laquelle se cachent les sommités militaires du brigandage officiel, qui ont tou-
jours tenu à ne pas s'éloigner de la caisse et de Rome. Cela vaut à Chiavone de pouvoir
arracher de temps à autre quelques sommes au ministre de la guerre in partibus de
François II, et franchement on les doit bien au pauvre diable, car sa bande, plus pru-
dente que les autres, fût morte de faim, si elle n'avait eu pour se soutenir que sea
propres exploits; les deux ou trois fois qu'elle a eu la malencontreuse idée d'en tenter
elle en a rudement payé les frais, n
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558 REVUE DE« DEUX MONDES.
Tristany, qu'il avait chargé de cette tâche difficile. C'était au géné-
ral Chiavone que Tristany devait avoir affaire. Désespérant d'exercer
jamais quelque ascendant sur cet homme inculte, sur ce bandit in^
comgible, qui brigandait jusque dans les états du pape, il le fit ju-
ger militairement et fusiller. Cet acte de justice lui valut beaucoup
d'ennemis dans la bande, même à Rome, et l'officier espagnol dut
abandonner la partie (1).
Que conclure de ces expériences faites avec Tristany et Borjès?
C'est que le brigandage militaire n'a rien de redoutable. Il est per-
mis de sourire de ces équipées de légitimistes qui arrivaient en voi-
ture jusqu'aux frontières, et les franchissaient étourdiment Tépée
à la main. C'était sans doute un vif crève-cœur pour les Piémontais
(ainsi qu'on les appelle à Rome) d'être attaqués chez eux à tout
moment par des poignées d'étrangers qui leur tuaient quelques
hommes et se sauvaient ensuite impunément dans les états ro-
mains, où il leur était permis de rentrer, mais où il était défendu
de les suivre, si bien que les soldats de l'Italie devaient revenir sur
leurs pas quand ils étaient arrivés à la frontière et reculer comme
des vaincus devant les fuyards. Malgré cette humiliation, si l'armée
italienne n'avait rencontré d'autres bandes sur son chemin que celles
qui venaient de Rome, le brigandage eût été détruit d'un coup, dès
la première année, par la vigoureuse répression du général Pinelli.
Par malheur il n'en est point ainsi : les étrangers, les partisans, on
ne le répétera jamais assez, car il s'agit de détruire une erreur très
répandue non-seulement en France, mais en Italie, ne ressemblaient
d'aucune sorte et n'étaient attachés par aucun lien sérieux aux bri-
gands de l'ancien royaume de Naples; ils ont tous été battus, chas-
sés, détruits en quelques rencontres; ils n'ont fait que passer dans
le pays. Le vrai brigandage, celui qui persiste et qui reste, est in-
digène. Ce n'est pas une guerre de partisans, c'est une guerre de
paysans. Il faut donc quitter les frontières et s'enfoncer dans l'inté-
rieur de l'ancien royaume pour étudier cette anarchie permanente
qui trouble depuis trois ans plusieurs provinces dans l'Italie du
(1) Je tiens d'un général italien que Tristany était un vieux soldat, très sensé, très
ferme: il essayait sérieusement de discipliner les bandes, \\ n*y réussit point; mais
IMnsuccès ne Tavait jamais découragé. On lui attribuait ce mot généreux : « quand on
a juré de défendre une cause aux jours heureux, c'est un crime de l'abandonner, fût-
elle perdue. » n était en perpétuel mouvement le long de la frontière. H fit sonder
plusieurs fois le Liri (rivière qui sépare les deux états) pour chercher un endroit
guéable, mais il ne le traversa jamais. Un jour, une vingtaine d'hommes /Com-
mandés par un Espagnol poussèrent une reconnaissance jusqu'au Monte - Cesima ;
mal vêtus, mal armés, ils furent battus; quelques-uns restèrent prisonniers; deux
d'entre eux portaient des brevets d'officiers tout neufs délivrés au nom de François II
par « Tristany, maréchal-de-camp de sa majesté sicilienne. »
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NAPLES ET LE BRIGANDAGE. 559
midi. Or, comme un désordre pareil ne peut être expliqué que par
la connivence ou du moins par un extrême relâchement des po-
pulations, il importe de rechercher avant tout les causes de cette
complicité morale.
IL
Quelle est donc cette guerre de paysans? Quels sont les faits qui
Tcnt provoquée et maintenue? Avant tout, Fétat affligeant des cam-
pagnes, rignorance, la misère, la haine contre la bourgeoisie, puis
les folles espérances fondées sur la révolution, les excitations ve-
nues de Rome, enfm et surtout la peur. Ce sont autant de points à
développer pour que Ton connaisse mieux l'origine du mal, et que
l'on soit moins surpris de le voir résister à des efforts dont le succès
définitif n'est pas moins certain.
Commençons par l'état des campagnes, et rappelons ce qu'elles
étaient il y a trois ans. A mesure qu'on s'éloignait de Naples, on
voyait disparaître peu à peu non-seulement la magnificence d'une
grande ville, mais l'apparence même d'un pays civilisé. Les voies
ferrées s'arrêtaient au bout d'une heure ou deux, et débouchaient
dans de grandes routes poudreuses; les routes se resserraient au
pied des montagnes en chemins difficiles, les chemins se transfor-
maient en sentiers que les mulets seuls pouvaient gravir. Au bout
d'une vingtaine de lieues, on rencontrait des provinces entières où,
à l'exception de la grande route de Naples, n'existait aucune voie de
communication. Il était et il est encore impossible au moindre ca-
briolet de s'aventurer dans la partie méridionale de la Basilicate et
de gagner par là le bord de la mer. Cette province, aussi grande que
la Toscane, est en quelque sorte isolée des autres. Sur 124 com-
munes, elle en compte 91 dépourvues de routes, et d'autres pro-
vinces, encore plus négligées, envient son sort. Dans celle de Ca-
tanzaro par exemple, les routes manquent à 92 communes sur 108,
et à 60 sur 75 dans celle de Teranao. Pas le moindre chemin ne
descendait en 1861 des Abruzzes dans les Fouilles : on devait venir
& Naples pour aller de Chieti à Foggia. Supposez qu'il faille passer
par Bordeaux pour aller de Paris à Lyon , ce serait exactement le
même détour. L'inconvénient n'était pas énorme pour le voyageur
qui avait de l'argent à dépenser, mais il était grave pour les bergers
qui, deux fois par an, mènent leurs troupeaux d'une province à
l'autre. Ils devaient faire ce trajet en escaladant des rochers. Un
chef de brigands, nommé Tamburrino, les attendait avec sa bande,
et percevait un péage en têtes de bétail. Conçoit-on bien l'état
de ces campagnes désertes où, pour aller d'un village à l'autre, il
fallait souvent une journée de chemin? Le lien social était bribé dans
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560 REVUE DES DEUX MONDES.
cette dispersion farouche, et des rivalités haineuses qui durent en-
core, qui comptent parmi les principales causes du brigandage , se
substituaient à ces relations d'intérêts et de famille qu'on voit s'è-
tablh: dans d'autres pays entre les villages voisins. Chaque com-
mune du royaume ressemblait à une forteresse et presque à un
couvent où la population se trouvait confinée. Que pouvait-on es-
pérer d'une claustration pareille, où rien ne pénétrait pour éclairer
ces foules inertes ? Le roi Ferdinand l'a écrit de sa propre main, il
ne voulait pas d'écoles primaires dans les endroits habités par de
simples paysans. Voilà pour les villages; mais que dire des campa-
gnes où les bergers nomades vivaient seuls, bestialement, au milieu
de leurs troupeaux, et passaient ainsi des saisons entières sans trou-
ver une âme vivante à qui parler?
L'ignorance est sans doute une plaie grave; une autre, plus pro-
fonde, est la misère. Le paysan, le cafone^ comme on l'appelle par
dérision, est d'une pauvreté qui révolte. — Dans les Fouilles par
exemple, à Foggia, à Cerignola, à San-Marco in Lamis, existe une
classe infime de prolétaires qu'on appelle les terrazzani, gens sans
feu ni lieu qui, s'ils ne volaient pas, ne pourraient pas vivre. « Dans
la seule ville de Foggia, dit M. Massari, le nombre des terrazzani
s'élève à plusieurs milliers d'hommes. Grande culture, aucun fer-
mier et beaucoup de misérables qui ne savent où trouver leur pain...
— Les terrazzani et les cafoni^ nous disait le directeur des do-
maines de Foggia, ont du pain de telle qualité que les chiens n'en
mangeraient pas... » Je pourrais ajouter qu'aux environs de Naples
j'ai connu des ouvrières pour qui le pain même était un mets de luxe.
Or les classes pauvres odieusement exploitées par les classes riches
couvent une haine profonde contre les galantuomini ^ c'est-à-dire
contre les bourgeois. Cet antagonisme est surexcité daus certains
endroits par des abus qui datent de loin, par tout ce qui reste, en
un mot, de la féodalité mal détruite. Lorsqu'on abattit les grands
barons et qu'on morcela leurs baronies, le partage de ces propriétés,
improvisé dans un moment de crise et suspendu sans être fixé défi-
nitivement, donna lieu à des usurpations et par suite à des procès
qui durent depuis un demi-siècle. Les propriétaires, les prêtres, les
communes, les villages entre eux, se disputent depuis lors des lam-
beaux de terrain auxquels ils ont tous quelque droit; les paysans
surtout, à qui l'on avait promis depuis longtemps , à qui Ton pro-
met toujours le partage des biens communaux, demandent que la
cour^ quelle qu'elle soit, tienne enfin cette promesse. Lorsque la
commission parlementaire envoyée pour étudier le brigandage par-
courut en février 1862 les provinces napolitaines, les campagnards
lui criaient partout en la voyant passer : « Nous voulons des terres I »
Et ils avaient raison, ces pauvres serfs non encore aflranchis dans
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NAPLES. ET LE BRIGANDAGE. 561
des contrées à moitié barbares, où le moyen âge n*est aboli que de
nom, où les grandes propriétés continuent les envahissemens des
grandes baronies, où les anciens abus se perpétuent sous' de nou-
velles formes, en vertu d'une sorte de droit coutumier qui main-
tient l'ancien droit féodal. Pour le paysan, rien ne semble changé :
c'est toujours lui qui travaille et qui souffre. Seigneur ou bourgeois,
le maître est toujours un tyran pour lui (1)!...
Dans de pareilles conditions, ce qui doit étonner les esprits sé-
rieux, ce n'est pas que le brigandage endémique ait tourné en guerre
sociale, mais que cette guerre sociale ait éclaté si tard. Les mêmes
élémens de dissolution existaient déjà sous Ferdinand II; pourquoi
donc ce monarque, heureux entre tous, demeura-t-il trente années
et mourut-il sur le trône? Pour répondre à cette question, quelques
mots suffisent, et nous laisserons parler le roi lui-même : « Si je dois
quitter mon royaume, dit-il un jour au prince Dentice, je léguerai à
mes successeurs cinquante ans d'anarchie. » Ferdinand sentait le
mal, mais il ne fit rien pour le combattre, il se contenta d'en ajourner
l'explosion. Il persécuta les bourgeois, caressa les pauvres, soutint
les prêtres, et, enrôlant les hommes d'énergie qui seraient devenus
brigands, il en composa son armée, sa police et ses milices rurales.
Il en résulta que ces tyranneaux embrigadés firent à peu près ce
que feraient les loups, si on leur confiait la garde des moutons.
(1) Il est si vrai que le brigandage est un soulèvement de pauvres, une guerre sociale,
f[u*il n*a éclaté dans aucun endroit où un certain bien-être régnait parmi les popula-
tions. Dans les Abruzzes par exemple, où le propriétaire et le paysan s*associaient poor
la culture du sol et s*en partageaient les produits équitablement, les embaucheurs
trouvèrent peu de recrues. On peut citer encore deux villages de la province de Chieti,
Bomba et Montazzoli : dans le premier, les pauvres étaient bien traités, mal dans Tautre.
Bomba fournit à peine quelques hommes aux bandes, Montazzoli leur offrit une grande
partie de ses habitans. Bien des pays relativement heureux, tels qu*Erchia et San-Vito,
dans la terre d*Otrante, repoussèrent eux-mêmes les agressions; Atina, dans la terre de
Labour, ne voulut même point de soldats pour la défendre. Orsara (Capitanate), où le
partage des bien communaux s*était fait depuis longtemps, n*a donné que deux bandits.
Encore une fois, ce cri jeté par les paysans aux députés qui venaient étudier leurs
besoins : « Nous voulons des terres! » ce n*est pas une exclamation de socialistes, c'est
une réclamation de pauvres gens qui rappellent humblement ce qu'on leur a promis.
— « Donnez un morceau de terrain à ces campagnards, disait M. Castagnola, le député
conservateur, au parlement de Turin, et vous en ferez les hommes les plus heureux du
monde. » Ces paroles furent couvertes d'applaudissemens, la chambre sentit que l'ora-
teur avait touché juste. Un fait tout récent vient à l'appui de cette idée. On sait que
la culture du coton a pris cette année un grand développement dans l'Italie méridio-
nale, et qu'en Sicile, dans les Fouilles, autour du Vésuve, elle a quintuplé les revenus
des fermiers. Eh bien ! ces paysans, qui ne sont pas des héros, mais qui tenaient aux
récoltes, ont veillé tous les jours et toutes les nuits dans leurs champs, le fysil sur
l'épaule, et pas un maraudeur n'est venu les attaquer. Le souci de leur bien 1/ a ren-
dus intrépides. Tous deviendront socialement et môme politiquement conserva^ mis, si
l'Italie leur donne quelque chose à conserver.
TOME L. — 1864. 36
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562 RETUE DES DEUX MONDES.
Ferdinand mourut, et François II fut forcé de donner une consti-
tution. La guerre sociale éclata aussitôt sur plusieurs points de son
royaume: A Bovino par exemple, un mouvement populaire eut lieu
contre les riches : il y eut déjà du pillage et du sang versé. Gari-
baldi, qui avait enlevé la Sicile en trois victoires, passa sur le con-
tinent; aussitôt le magnifique échafaudage soutenu par le roi mort
s'écroula, le clergé même adora la lumière nouvelle. Ce fut dans
tout l'ancien royaume une explosion de joie; le peuple, qui voyait
en Garibaldi l'homme de son rêve, le pauvre devenu roi, se jeta tout
entier sur les pas du vainqueur et lui fit une apothéose éclatante.
La victoire sociale était obtenue aux yeux des lazzaroni et des pay-
sans : on donna aux premiers du pain, des illuminations et le droit
de vivre à leur aise ; on ne supprima la loterie qu'en paroles et on
abaissa le prix du sel ; on promit aux seconds le partage des biens
communaux, et on leur dit : Plus de misère !
Le peuple, habitué à ne voir dans les révolutions que des complots
de bourgeois réclamant des libertés politiques dont pour sa part il
n'avait que faire, crut que son heure était enfin venue, et que cette
fois du moins on s'était soulevé pour lui. Il fut donc franchement
garibaldien, il l'est encore. L'avènement du pouvoir régulier trompa
toutes ses espérances. 11 assista tristement, à l'écart, sans toucher
sa part du butin, à l'installation de toute sorte de choses étrangères
qu'il ne pouvait comprendre et qui ne le regardaient pas. Il avait
attendu je ne sais quelle réparation sociale, et il voyait venir un
remaniement politique. Au lieu de Garibaldi et des tuniques rouges,
on lui donnait une armée grise et un roi absent; au lieu de pain
assuré pour tous les jours, d'un coin de terre au soleil, et, pour
égayer ses loisirs, d'une procession ou deux par semaine avec des
torches et des drapeaux, on lui donnait un parlement à Turin, des
ordonnances contre les attroupemens, le suffrage restreint, le jury
pour les causes criminelles et mille autres bienfaits dont il ne se
souciait nullement; on lui donnait de plus la liberté de la presse, et
il ne savait pas lire ! Il se dit avec amertume : Encore une révolu-
tion de bourgeois! et il retomba dans cette apathie, frondeuse chez
les citadins, stupide chez les campagnards, qui en temps ordinaire
est son attitude politique.
Une révolution de bourgeois I Ce fut le principal grief des plé-
béiens contre le mouvement de 1860, qui continuait pour eux le
mouvement de 1848. Un seul fait les frappa, Tinstallation d'un cer-
tain norrfbre d'habits à basques (des giamberghey comme les appe-
lait Ferdinand) s'étalant sur les sièges du pouvoir. C'était une opi-
nion très accréditée dans la rue que ces révolutions n'étaient que
simples débats entre la bourgeoisie et le souverain, si accréditée
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NAPLES ET LE BRIGANDAGE. 563
même que lorsqu'en 1859 la conspiration libérale fit quelques pas
pour se concilier l'appui des lazzaroni, les chefs de ceux-ci répon-^
dirent très nettement : « Nous serons des vôtres à la condition que
vous ne recommencerez pas l'affaire de 1848, et qu'iï y ait aussi
quelque chose pour nous! » On le voit, les idées ne comptaient guère
dans les ambitions de la plèbe; celle-ci demandait nettement des
piastres et vaguement son droit dans les émeutes, celui de piller
une heure ou deux.
La plèbe napolitaine n'obtint rien de tout cela, mais elle vit partir
le héros populaire qui lui avait promis tant de choses et arriver le re-
galanluomo (le « roi-monsieur, » le « roi des messieurs, » compre-
nait-elle), qui lui ordonnait de se tenir tranquille, et qui distribuait
des places et des décorations aux hommes bien vêtus. Ce fut donc un
amer désenchantement; mais dans les provinces, dans les campagnes
surtout, il y eut des oppositions provoquées par des mécontente-
mens plus justes. Le bourgeois y devint bien réellement le roi du
village ; il se forma une oligarchie de petits seigneurs autrefois op-
primés et opprimant à leur tour avec toute l'aigreur d'une colère
longtemps refoulée. Cependant le simple villageois, le paysan, le
berger, restaient aussi pauvres qu'autrefois; l'ancienne ignorance
n'avait pu se dissiper en quelques jours, l'ancienne misère persis-
tait avec toutes ses excitations sinistres. En même temps le frein
était rompu, la circulation était libre, des colporteurs vendaient de
la poudre et des balles, des carabines et des revolvers; puis toutes
les vieilles haines contenues par la ruse ou la force venaient de se
réveiller tout à coup, secouées et débridées par la révolution; elles
s'exaltèrent jusqu'à la rage. — Les villages qui se disputaient un
champ ou un bois depuis cinquante ans, les familles qui s'exécraient
pour des questions de préséance, profitèrent de l'agitation générale
pour en venir aux mains; toute rancune privée prit un masque po-
litique, toute vengeance personnelle s'assouvit au nom de Victor-
Emmanuel ou de François II. Les anciennes mœurs (il faut le dire,
hélas! en mots violens) se maintinrent longtemps dans toute leur
infamie. Quand un hobereau sans courage avait un ennemi sous les
Bourbons, il le dénonçait comme libéral, et par ce moyen l'envoyait
aux galères ; les mêmes dénonciations furent continuées sous le nou-
veau régime : seulement l'homme dont on voulait se défaire était
accusé d'être bourbonien. Il en résulta beaucoup d'injustices com-
mises , beaucoup de persécutions et de lâchetés ; or les bois étaient
proches, les montagnes offraient un refuge aux opprimés, qui ne
songeaient qu'à fuir, et des bandes s'y formaient déjà, grossissaient
d'heure en heure, appelaient toutes les victimes de la société, mal-
faiteurs ou indigens, galériens ou soldats, leur offrant des fêtes, des
piastres, des filles, des armes, des moyens de vengeance, du sang à
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56& RETUE DES DEUX MONDES.
verser, tout ce qu'ils voulaient. Ainsi se forma ou plutôt se réveilla
ce brigandage indigène, le seul qui soit vraiment sérieux, vraiment
terrible, et qui, n'étant politique que d'occasion, se perpétuera, plus
ou moins développé, sous toutes les dynasties, tant que le peuple
aura faim.
Si Ferdinand II avait pu ajourner la crise, c'est qu'il tenait dans
sa main la police et le clergé : ces deux recours manquèrent au
nouveau régime. Abattue dans les villes et dans les campagnes
par la rancune des lazzaroni et des paysans, l'ancienne police four-
nit ses renforts au brigandage; on vit les sbires et les gardes ur*
baines se jeter dans les bois avec les malfaiteurs qu'ils avaient
autrefois combattus. La police nouvelle, improvisée pendant la ré-
volution, fut détestable. Elle se recruta dans les villes parmi les ca-
morristes et dans les campagnes parmi des hommes sans ressources
et sans valeur, qui se laissaient trop aisément tromper ou corrom-
pre. Jamais policier ne sut dire aux soldats italiens en quel endroit
étaient cachés les brigands, qui entretenaient impunément des in-
telligences partout, et qui disparaissaient, à peine entrevus, comme
dans des trappes. Quant au clergé, au lieu de servir la société contre
le brigandage, il se tint à l'écart, dans une abstention coupable, et
servit plutôt le brigandage contre la société. Il est vrai que le pou-
voir se comporta avec lui d'une façon forcément embarrassée, ne
sachant s'il devait le combattre ou le ménager. Tantôt caressé,
tantôt maltraité, le clergé comprit qu'il avait affaire à une hostilité
tempérée par la faiblesse. Rien ne rend plus hardi qu'une agression
irrésolue; les prêtres subissaient d'ailleurs l'influence de Rome. De
force ou de gré, par devoir ou par rancune, ils en vinrent donc à
déclarer la guerre au nouveau maître. La guerre une fois déclarée,
ils ne tardèrent point à seconder le brigandage, au moins par une
sorte de complicité passive qui se bornait à le laisser faire ; mais
dans bien des endroits cette tolérance alla jusqu'à l'absolution, et
dans quelques autres, activée par le fanatisme, elle tourna en exci-
tation violente; on enrôlait des bandits au confessionnal. Bien plus,
on vantait leurs tristes exploits du haut de la chaire (1). Il y a tou-
(1) En décembre 1862, dans une des églises de Naples, devant une foule compacte,
un prédicateur osa dire : « Nos frères les brigands remportent la victoire dans plusieurs
provinces de Tltalie, et ils la remporteront toujours, parce quMIs se battent contre le
roi usurpateur. La Madone nous fera le miracle de chasser Tusurpateur du royaume. »
A Naples encore, dans une autre église, durant la neuvaine de Vimmaculée'-concepiion,
un autre prédicateur se laissa entraîner à cette apostrophe : « Vierge immaculée, je ne
te croirai plus vierge, si tu ne fais pas revenir nos souverains adorés, Marie-Sophie et
François II. » Les bandits avaient quelquefois des aumôniers ; Tun des chefs les plus
connus, Pasquale Romano, qui exerçait son métier dans la terre de Bari, faisait dire
une messe régulière et périodique (il la payait exactement) dans une chapelle rurale;
on rappelait dans le pays la messe des brigands. Un autre, surnommé le prince Louis
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NAPLES ET LE BRIGANDAGE. 565
jours sans doute des exceptions honorables, je pourrais nommer,
bien des pasteurs, notamment des évoques des Calabres, qui ont
fait des efforts sérieux contre le brig^dage et obtenu la soumis-
sion de bandes entières; j'en connais d'autres qui font le coup de
feu contre les malfaiteurs; j'en pourrais nommer un qui partait
bravement, son fusil sur l'épaule, en quête des scélérats du pays,
qu'il connaissait tous. S'il en avisait quelque part, il les couchait
en joue et les manquait rarement; puis, voyant tomber son homme,
il courait à lui, recevait sa confession, si le moribond pouvait la
faire encore, et lui donnait l'absolution catholique, après quoi il
l'achevait. Ces exemples sont rares. Le plus souvent c'est le bandit
qui est le favori du prêtre, et le bandit mérite en général cette fa-
veur par une dévotion vraiment édifiante. Les jours maigres, il tue
sans scrupule un homme, mais il ne mangerait certes pas de viande.
11 a de saintes images sur la poitrine, il chante des litanies dans les
bois, se confesse exactement et fait pénitence. Avant de se mettre
en campagne, il se courbe sous la bénédiction d'un prêtre, et ce
prêtre le rend invulnérable par l'inoculation d'une parcelle d'hostie
consacrée qui lui est insinuée dans le pouce de la main.
Ainsi les deux puissances dont s'était servi Ferdinand pour main-
tenir l'ordre dans son pays, la police et le clergé, travaillèrent,
depuis la révolution, pour le désordre. Les anciens sbires se firent
brigands; les nouveaux, par maladresse ou par mauvaise foi, furent
inutiles. Les prêtres s'éloignèrent du feu : loin de l'éteindre, quand
ils s'en approchaient, ce fut trop souvent pour le raviver. On vit des
capucins fournir aux bandits non-seulement un asile, mais des vi-
vres et des munitions. Des soldats se déguisèrent en brigands pour
les surprendre; ils furent reçus dans le couvent (c'était l'an dernier,
dans la province de Salerne) avec des effusions de joie et d'amour.
« Nous avons ici, leur dit-on, assez de provisions pour accueillir une
bande de quatre cents hommes. » On vit même en novembre 1862,
aux environs de Lucera (Capitanate), dans un combat où les lanciers
de Montebello défirent une forte bande, quelques prêtres furieux
dans les rangs des malandrins. Avec de pareilles excitations, faut-il
s'étonner que tant de paysans incultes et farouches, n'ayant d'autre
frein religieux et moral que la peur de l'enfer, se soient jetés dans
la campagne? En guerroyant à leur manière, ils se vengeaient des
bourgeois, prenaient leur argent, leurs chevaux, leur bétail, au
{il principe Luigi)^ ayant échappé aux lanciers de Montebello, fit peindre un tableau où
il était représenté lui-même arraché d*entre les mains des Piémontais par la vierge des
Carmes, qui accourait à son secours. Il se trouva un peintre pour exécuter la scène; il
se trouva même un prêtre qui reçut Timage sacrilège et la fit solennellement placer
dans une église publique, celle de Monte-Sant*Angelo. Le peintre et le prêtre furent
appelés devant les Juges de Lucera, qui les acquittèrent.
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566 REYUE DES DEUX MONDES.
besoin leurs femmes, et par-dessus le marché gagnaient lecid.
Outre les prêtres, les anciens sbires, les anciens forçats, lesré-
fractaires, les paysans énergiques, les conspirateurs bourboniens,]
les bandes avaient encore d'autres complices : elles en comptaient j
même parmi les propriétaires, qui, le voulant ou ne le voulant pas, j
leur tenaient la main^ comme on dit à Naples : d'où leur nom de]
manutengoli. Ces riches bourgeois, souvent à contre -cœur, four-
nissaient des armes, des vêtemens, des munitions, et ravitaillaient
ainsi perpétuellement les corps-francs de Tincendie et du pillage.
On a prétendu que ces secours étaient offerts avec enthousiasme, et
que ces tributau'es se laissaient périodiquement rançonner par fidé-
lité au roi déchu; il n'est pas besoin de discuter cette assertion, lien
était sans doute qui, déplacés et amoindris par la révolution, pous-
sèrent au désordre; mais ce fut le petit nombre : un propriétaire ne
peut sympathiser de bonne foi avec les ennemis de la propriété. Les
manutengoli^ pour la plupart, étaient des hommes très malheureux,
qui, n'ayant pas assez d'énergie pour repousser les sommations des
bandits, leur cédaient par faiblesse. Ils tenaient à leurs champs et
à leurs maisons, ils tenaient surtout à la vie, ils savaient qu'on leur
prendrait de force ce qu'ils n'auraient pas donné de bonne grâce,
et qu'on leur couperait la gorge après les avoir dépouillés violem-
ment; ils ouvraient donc leurs tiroirs avec un air de bonne humeur
et de complaisance. Quelques-uns payaient des tributs réguliers
pour n'être point inquiétés; d'autres, que j'ai connus, prenaient les
parens des brigands à leur service; on vit même des libéraux dé-
clarés, des gardes nationaux, des autorités communales (1) entrete-
nir des relations secrètes avec les voleurs de grand chemin. On cite,
il est vrai, de nobles exceptions à cette règle déshonorante de pol-
tronnerie : le prince de San-Severo, par exemple, qui ne permit
jamais que sur ses terres on donnât une seule piastre aux gens de
Caruso; les propriétaires des Calabres, qui armèrent leurs paysans
et se défendirent eux-mêmes en prenant sur eux toute la peine et
tout l'honneur de la répression; le syndic d'Anzano, qui, recevant
(1) Parmi ces autorités, on pourrait citer tel syndic qui accueillit les brigands, lc$
retint, assure-t-on, deux ou trois jours, et les pria enfin de s*en aller, puis, quand ils
furent partis, relevant aussitôt les écussons italiens, appela contre eux les troupes. On
pourrait citer le municipe de Camerota (province de Salerne) qui, à l'approche d'un«
bande (celle de Tardio), adressa la dépêche suivante, du 4 juillet 18G2, — portant U
signature de tous les officiers municipaux, — à un assesseur nommé don Paolo Am-
brosano : '« Monsieur, on vous envoie deux femmes que vous chargerez en toute bàt«
de la plus forte provision de pain possible devant servir à la troupe armée prête i
Tenir dans cette commune; bien entendu que la commune en paiera la valeur.»
Toute Tadministration d'ailleurs, horriblement corrompue, n*a commencé à se mora-
liser qu'en ces derniers temps. Le jour où éclata la révolution, les arciens employés de
tous grades avaient adhéré en masse au nouveau régime et ppôté serment à Victor-Em-
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NAPLES ET L£ BRIGANDAGE. 567
des brigands une forte réquisition d'argent à payer sous peine d'in-
cendie, leur envoya un paquet d'allumettes. Cependant, si la con-
nivence volontaire des uns était rare» la résistance courageuse des
autres l'était davantage encore , et la conduite générale des popu-
lations envers les brigands fut une sorte de complaisance inspirée
par la peur.
Oui, la peur, voilà ce qui perpétue le mal. La peur abattait les
populations, les autorités, même les juges. On a vu des magistrats
pâlir devant des criminels plus terribles, mieux armés que la loi.
Sans cette honteuse complicité, le brigandage aurait disparu de-
puis longtemps des campagnes. Partout où il a rencontré, je ne dis
pas des patriotes et des citoyens, mais des hommes à combattre, il
n'a rien pu tenter; il est tombé en Calabre sous les balles du simple
paysan qui défendait sa famille et sa maison. La douceur même des
populations rurales, leurs habitudes de dissémination et d'isole-
ment, les traditions de l'ancien régime, qui avait brisé le lien social
en détruisant l'union, c'est-à-dire la force, voilà ce qui maintint
si longtemps cet affreux déchaînement de toutes les passions mau-
vaises débridées par la réaction et soulevées contre l'Italie ou plu-
tôt contre la société. Avec tant d'excitations politiques, religieuses,
légitimant, sanctifiant ses ravages, et ces encouragemens plus effi-
caces encore qui venaient de l'inertie et de la peur, ce n'est pas la
violence et la durée du fléau qui étonnent, c'en est plutôt l'im-
puissance et la vanité. Il devait envahir l'ancien royaume tout en-
tier, et il n'a pu demeurer trois jours dans le moindre village. Il faut
le réduire à ses vraies proportions par l'histoire de ses prouesses.
III.
Le brigandage indigène éclata dans plusieurs provinces à la fois
après le siège de Gaëte. Parmi ses premiers chefs, on rencontre Gi-
priano La Gala, ancien gardeur de vaches de Rionero en Basilicate,
ancien voleur, ancien meurtrier, repris de justice, puis Crocco Do-
manuel ; ils lui furent fidèles comme ils Tavaient été à François II. Dépouillés peu à
peu de leurs passe-droits, ils ne tardèrent pas à regretter l'ancien maître. Il y eut
presque une émeute à Foggia, chez les huissiers de la préfecture, quand on leur défendit
d*accepter le pourboire qu'ils avaient reçu jusqu'alors pour procurer des audiences ou
transmettre des pétitions. Les employés subalternes avaient conservé leurs habitudes
de malversation. A Casalvieri, les secrétaires municipaux délivraient des passeports pour
faciliter Témigration des réfractaires. A Pico, tel chancelier communal acceptait des pa-
rens de ceux qui devaient tirer à la conscription une gratification de 6 ducats, dont il
donnait quittance en promettant de faire tout son possible pour empêcher les fils de
partir; en cas de réussite, le père s'engageait à rendre la quittance au chancelier « arec
quelque autre rémunération qui lui parût équitable et nécessaire. »
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568 REVUE DES DEUX MONDES.
natelli, un moment garibaldien, car il avait espéré obtenir l'impu-
nité sous la tunique rouge, mais bientôt contre son attente enfermé
dans les prisons de Cerignola, d*où il s'échappa pour reprendre son
métier. Cet homme fut un des premiers à lever le drapeau blanc. Il
réunit une grosse bande en Basilicate dès le mois d'avril 1861; il
entra dans plusieurs villages et même dans deux petites villes, Ve-
nosa et Melfi, où il changea l'administration et vida les caisses. Ce
furent les plus grands succès du brigandage, qui depuis n'obtint
et ne tenta rien de pareil. Crocco resta trois jours à Melfi, puis, ap-
prenant que les troupes arrivaient, disparut en toute hâte. On ne le
revit que plusieurs mois après avec Borjès.
Cependant la plupart des bandes s'étaient formées. On ne peut
ici les nommer toutes, on ne peut préciser le nombre et l'impor-
tance de celles qui prirent les armes à la première heure. Les do-
cumens de 1860, incertains et vagues, jettent peu de lumière. Tout
au plus pouvons-nous nommer les principaux chefs qui un peu plus
tôt ou un peu plus tard désolèrent le pays. Dès 1861, Chiavone était
aux frontières; Centrillo, Conte, Cuccitto, Maccherone, Fuoco, Tam-
burrino, dans les Abruzzes et dans la terre de Labour; Cimino, le
Padre Santo^ Albanese, d'Agostino, Nunzio di Paola, de Lillis, opé-
raient dans le Matese, vaste système de montagnes commandant
quatre ou cinq provinces, et offrant un sûr refuge aux bandits. Sur
les montagnes du Vitolanese et du Tabumo,* dont le groupe princi-
pal forme un large cratère, un excellent point d'appui pour les
bandes qui, chassées des Pouilles, veulent se jeter dans le Matese,
à Ariano ou à Bénévent, passaient continuellement les hommes de
Marzanella, de Martini, de Plensich (tué par la garde nationale de
Guardia, un jour qu'il était entré dans ce pays, déguisé en femme),
de Marco de Masi, d'Elia, de Struzzo. Dans les bois de Petacciato,
Demanio et Tecchio s'enfonçaient avec leurs gens le fameux Pizzo-
lungo, les Abruzzais Casalanguida et Primiano, sans compter un
repris de justice, Pinzio. Dans la forêt de la Grotte, selva délia
Grotla^ se jetaient les malandrins des Pouilles et du comté de Mo-
lise : Minelli, Vanarelli, Pizzi, Cascione, Layala. La plupart de ces
chefs n'avaient avec eux que vingt compagnons. Ce chiffre marque
l'importance moyenne des bandes. La Capitanate, moins ravagée
qu'elle ne le fut plus tard , était pourtant déjà menacée par les
malfaiteurs du Gargano. Dans la terre de Bari, un sergent nommé
Romano entra le 28 juillet 1861 dans Gioia, sa ville natale, et s'y
campa si bien qu'il fallut pour l'en chasser un siège en règle, où cin-
quante-quatre brigands périrent. Plus bas, dsyis la terre d'Otrante,
se réunirent bientôt les comitivcs (c'est le nom consacré) de Pizzi-
chicchio, de Capraio, de Carbone. Dans le massif de la Sila, en Ca-
labre, aire d'oiseaux de proie sous tous les régimes, terrain tour-
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NAPLES ET LE BRIGANDAGE. 569
mente, hérissé de grands bois (1), régnait le fameux Muraca, ancien
chef urbain et chasseur de bandits, puis bandit lui-même; dans
d'autres parties des Calabres rôdaient Mittica et Monaco. Dans la
province de Salerne, un débarquement jeta au pied du Cilento le
jeune Tardio, qui venait de Civita-Vecchia avec vingt-sept hommes :
c'était un étudiant en droit, le seul lettré du pays qui se fût trouvé
parmi les brigands, et connu par des proclamations ridicules. L'ar-
rondissement de Campagna fut infesté presque en même temps par
Ricci et Marcantonio. Sur les hauteurs qui dominent Amalfi se mon-
traient force paysans armés; Barone et Pilone inquiétaient les pentes
du Vésuve ; des voleurs s'embusquaient dans les . bois des Camal-
dules. Aux environs de Nola se mamtenaient audacieusement Ci-
priano La Gala et d'autres chefs de bandes, qui venaient attaquer
jusqu'aux stations du chemin de fer de Caser te; mais les provinces
les plus maltraitées par l'éruption du brigandage furent toujours
celles de l'intérieur. Les rives de l'Ofanto et du Fortore virent s'a-
masser bientôt les plus fortes bandes. Des bords de TOfanto, elles
se jetèrent dès lors en ordre dans les arrondiasemens de Melfi, de
Sant' Angelo de' Lombardi, d'Altamura et de Bai-letta, de Foggia et
de Bovino, menaçant ainsi et ravageant quatre provinces. Des bords
du Fortore, elles se précipitèrent d'un côté sur les Fouilles, de
l'autre sur le comté de Molise et l'ancienne principauté de Béné-
vent. Crocco, Coppa, Sacchitiello, finirent par résider dans la vallée
de l'Ofanto, d'où ils allaient joindre de temps en temps Ninco-Nanco,
qui occupait le bois de Lagopesole. Schiavone (qu'il ne faut pas,
comme on l'a déjà dit, confondre avec Chiavone) allait et venait,
toujours en marche, entre Ariano ei Bovino. Caruso et Titta Vara-
nelli se tenaient sur les rives du Fortore, d'où ils firent plus tard
de nombreuses expéditions en tout sens, mais principalement en
Capitanate. Coppolone et Serravalle erraient dans l'arrondissement
de Matera, en Basilicate; au midi de cette province galopait avec
ses cavaliers le féroce Cavalcante ; Tortora se cachait dans les bois
de Ripacandida. Les autres bois de la contrée, ceux de Policoro, de
Montemilone, de San-Cataldo, de Monticchio, servaient de refuge
et d'asile h, des centaines de malfaiteurs. Enfin, pour compléter tout
ce désordre, encouragé par l'impuissance ou l'indécision des pre-
miers lieutenans du roi, la réaction se mit de la partie, et le 7 juil-
let 1861, dans la seule province d'Avellino, trente et une communes
se soulevèrent à la fois en arborant le drapeau blanc.
C'est alors que le général Cialdini arrivait à Naples (juillet 1861).
La santa-fedcy c'est-à-dire la populace déchaînée, triomphait dans
(i) Parmi ces bois, on compte le Cariglionc, qui fut toujours appelé le Château des
brigands.
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570 REVUE DES DEUX MONDES.
la province d'Avellino, promettant le pillage aux vainqueurs, Tin-
cendie aux vaincus. Le général porta au brigandage par quelques
actes énergiques un coup décisif. 11 lui enleva son caractère poli-
tique, et depuis sa lieutenance aucune bande indigène ne put pas-
ser aux yeux des hommes de bonne foi pour une troupe d'insurgés.
Les comités bourboniens ne siégeaient plus que pour la forme, et
ne servaient qu'à inquiéter la police italienne. Ils sont demeurés
sans doute en rapport avec quelques chefs, notamment avec
Crocco (1), mais ils ne peuvent ni les arrêter ni les conduire : ils
les poussent au feu, voilà tout.
Le commandement du général La Marmora fut inauguré, comme
celui de Cialdini, par de brillans résultats. La formidable bande de
Borjès et de Crocco fut détruite. On pouvait croire le brigandage
vaincu, et il ne tarda cependant pas à reparaître en 1862 avec
une sorte de plan concerté. 11 paraît certain qu'un débarquement
de bourboniens recrutés à Malte ou à Trieste devait s'opérer sur
les côtes de la Basilicate, où le Basente et TAgri se jettent dans le
golfe de Tarente. Crocco et Cavalcante avaient donné rendez-vous à
toutes leurs forces, disséminées pendant l'hiver, dans le grand bois
de Policoro, qui s'allonge et s'épaissit non loin du rivage. Le pre-
mier de ces chefs, le généralissime, quittant sa résidence habi-
tuelle, s'avança jusqu'à la campagne San-Basile, sur la rive gauche
du Basente, à quatre milles des côtes; on le vit plusieurs fois, sa
lunette à la main, interroger la mer. Trompé dans son attente et
chassé par les troupes, il rôda quelque temps eiitre TAgri et le Ba-
sente, puis se jeta dans les Fouilles, qui furent le champ de ba-
taille du brigandage en 1862. Au mois de juin, Coppa, Ninco-
Nanco, Caruso, étaient en Capitanate, et ravageaient ces vastes
plaines qu'ils parcouraient à cheval. Us y commirent des atrocités
sans nom, mais ils prouvèrent par ces excès mêmes et par l'inex-
plicable caprice de leurs mouvemens que le brigandage avait tout à
(1) On a trouvé dans les papiers de Crocco une correspondance curieuse, entre
autres la lettre que voici : « Très respectable monsieur le général, après vous avoir
chèrement embrassé, je viens en peu de lignes vous faire part de ce qui suit. Les
affaires de la cause à laquelle nous appartenons tous en travaillant pour notre uuguste
roi François H, que Dieu garde, ont été déjà décidées par les puissances du Nord, et
François II a été reconnu comme roi des Deux-Siciles. Le motif pour lequel nous ne
l'avons pas encore vu revenir est que précisément on attend la chute de Napoléon dans
le Mexique et la révolution populaire en France. Tout ce qui se fera de beau en notre
faveur sous d'autres signes (?) vous sera connu; je vous en tiendrai au courant de Na-
ples, où je vais. Je partirai mardi, s*il plaît à Dieu, sans quoi j'aurais fait mon devoir
en allant vous embrasser et vous parler de vive voix; mais en attendant vous pouvez
pleinement disposer de moi et de ma maison à Naples, et ne craignez rien, car ici sont
les vrais hommes et les vrais amis. — J'attends vos ordres précieux, et, vous embras-
sant et vous serrant contre mon cœur, je signe votre serviteur, Gaetano Clémente. »
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NAPLES ET LE BRIGANDAGE. 571
fait perdu son caractère politique. Il cessa de raisonner ses dépré-
dations et ses ravages, attaquant indifféremment les propriétés de
tous les partis : il ne menaça plus les villes et n'assaillit plus ou
presque plus les villages; il s'inquiéta beaucoup moins du pape et
de François II, mais il brûla les fermes et les récoltes.
Tels furent les principaux exploits des bandits en 1862 dans les
provinces qui souffrirent le plus de leurs incursions, c'est-à-dire
dans le centre du royaume et particulièrement sur le versant orien-
tal des 'Apennins déclinant vers l'Adriatique. Les Calabres restèrent
tranquilles : un hardi chasseur d'hommes, le colonel Fumel, qui
faisait cette guerre en amateur avec une poignée de Calabrais, y
suffisait pour contenir les brigands. Aux environs de Naples, Pilone
se promenait toujours autour du Vésuve, où son fameux corps dob-
serval ion faisait plus de peur que de mal. Un autre chef beaucoup
plus redoutable, nommé Varrone, qui rôdait non loin de là, fut
tué par un de ses hommes. Dans la province de Salerne, Tardio re-
parut tout à coup et traversa quelques villages; mais sa forte bande
fut mise en pièces au premier choc, et trois cents brigands se lais-
sèrent prendre en un moment. Au mois de septembre 1862, la fatale
entreprise de Garibaldi dégarnit un instant de troupes l'intérieur
du pays : il s'ensuivit une légère recrudescence du brigandage;
mais après Aspromonte l'état de siège permit d'arrêter les manu-
tengoliy c'est-à-dire les complices, receleurs ou banquiers des vo-
leurs, et ces derniers se soumirent. A la fin de la même année,
Grocco, Ninco-Nanco, battus dans plusieurs rencontres, — une fois
entre autres par les volontaires hongrois, qui leur firent beaucoup
de mal, — étaient rentrés dans leurs bois. Cavalcante, dégoûté du
métier, s'était fait prendre dans Naples même, à la préfecture de
police, où il était venu effrontément demander un passeport; il
comptait aller vivre de ses rentes en France. Les forces des préten-
dus insurgés dans la Principauté-Citérieure et dans la Basilicate se
réduisaient à une quarantaine de vieux routiers sur le territoire de
Melfi, quelques vagabonds dans les districts de Sala, de Campagna,
et une vingtaine de voleurs entre Amalfi et Castellamare. Il y en avait
eu deux cents en campagne au commencement de l'année 1862 et
douze cents vers la fin de l'année 1861, réunis sous les ordres de
Grocco et de Borjès. Plus haut, autour de Bénévent et de Campo-
basso, les innombrables troupes de malandrins avaient disparu :
treize chefs sur dix-neuf étaient morts. Dans les Fourches-Caudines,
l'illustre Picciocco, qui, après avoir tué son collègue Zappatore,
avait perdu dans un combat son ami Calabrese, ne traînait plus
derrière lui qu'une dizaine de pauvres diables, derniers débris de
la fameuse brigade du général Gipriano La Gala. Dans la terre de
Bari, rès effrayée un moment par une incursion de Garuso, la forte
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572 REVUE DES DEUX MONDES.
bande de Romano,' mise en pièces et en déroute, avait laissé
soixante-quatorze chevaux au pouvoir des soldats. Enfin les plus
terribles condoUieri de la terre de Labour, Cuccitto, Conte, Cen-
trillo, etc., qui s'étaient réfugiés dans les états romains, avaient
été arrêtés par les Français et livrés aux autorités italiennes. Tous
les rapports militaires que j'ai pu consulter, — rapports très sincères
et très affligeans pour la plupart, — ont constaté cette décroissance
du brigandage, et si les faits ne suffisent pas et qu'on veuille des
chiffres, voici ceux qui sont donnés par des documens officiels et
encore inédits : ils marquent les pertes des brigands, le nombre
total ou partagé en diverses catégories de ceux qui furent tués, fu-
sillés, arrêtés, ou qui se soumirent volontairement, dans les sept
zones ou divisions militaires, durant le second semestre de 1861 et
le cours entier de l'année suivante.
« Terre de Labour (Gaëte). — 1861, second semestre : 109 morts, 46 exé-
cutions, 120 arrestations, 106 présentations volontaires. Chiffre total : 381.
— 1862, année entière : 61 morts, /i5 exécutions, 88 arrestations; 135 sou-
missions volontaires. Chiffre total : 329.
« Terre de Labour (Caserte), Molîse et Bénévent. — De septembre 1861 à
décembre 1862, chiffre total : 533 (les détails manquent dans les rap-
ports).
« Abruzzes. — 1861, second semestre, chiffre total : 1184. — 1862, année
entière, 452.
« Salerne et Basilicate. — 1861, second semestre : 508 morts, 258 exécu-
tions, 887 arrestations, 620 soumissions volontaires. Chiffre total : 2,273. —
1862, année entière : 327 morts, 249 exécutions, 767 arrestations, 546 sou-
missions volontaires. Chiffre total : 1889.
a Capitanate. — 1861, dernier trimestre : 30 morts et 7 exécutions. —
1862, année entière: 322 morts, 136 exécutions, 9 arrestations, 281 sou-
missions volontaires. C'est la seule province où le mal ait empiré dans la
seconde année.
« Terre de Bari. — 1861, second semestre, chiffre total : 168. — 1862, an-
née entière, 173.
« Calabres. — 1861, second semestre : 75 morts, 97 exécutions, 360 ar-
restations, 814 soumissions volontaires. Chiffre total : 1346. — 1862, année
entière : 59 morts, 27 exécutions, 100 arrestations, 31 soumissions volon-
taires. Chiffre total : 217. »
L'année 1863 fut marquée par de nouveaux progrès dans la ré-
pression du brigandage. En 186L, les bandes entraient dans les
communes, en pillaient les caisses, désarmaient les gardes natio-
naux et emportaient leurs fusils : c'était presque une guerre civile
attaquant les autorités nouvelles. — En 1862, les bandes s'éloignè-
rent des endroits habités pour dévaster les campagnes et couper
les arbres, égorger les bestiaux, brûler les moissons : ce ne fut plus
qu'une guerre sociale contre les riches. — En 1863, les récoltes
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NÀPLES ET LE BRIGANDAGE. 573
furent sauvées, et les actes ordinaires des prétendus bourboniens
se réduisirent à des enlèvemens de personnes emmenées dans les
bois et rendues contre rançons : ce n'étaient plus que des spécu-
lations violentes, des coups de main de hardis voleurs. Aux fron-
tières, le brigandage politique ou étranger a cessé presque com-
plètement, grâce au concours loyal de l'armée française. On n'a
entendu parler que de deux expéditions, qui se sont terminées par
une double déroute, celle des chefs Stramenga et Serragante. Dans
l'intérieur du royaume , le brigandage indigène diminue sensible-
ment, et l'armée italienne, après trois ans de campagne, peut au-
jourd'hui être rappelée dans le nord.
Nous avons parcourii le champ de bataille ; ne voudra-t-on pas
maintenant jeter un regard sur les combattans? Le lecteur sait
déjà que les bandits appartiennent tous aux classes incultes et pau-
vres, parce que l'ignorance et la misère sont les principales causes
du mal. Les rancunes qui poussent au mal varient suivant les pro-
vinces. Ainsi, dans les Calabres, les manans s'insurgent à peu près
comme les anciens plébéiens de Rome, réclamant l'exécution des
lois agraires promulguées contre les envahissemens du patriciat.
Ailleurs, dans les Fouilles, le berger et le laboureur ne gagnent pas
de quoi vivre; c'est la faim qui leur donne de mauvais conseils. Plus
haut, dans les Abruzzes, ceux qui se soulèvent sont surtout les con-
trebandiers ruinés par la suppression des frontières entre Ascoli et
Teramo. En réalité, le brigand indigène ne porte un drapeau que
pour se donner une contenance ; il s'enrôle quelquefois par dévo-
tion, plus souvent par force. Emmené violemment sur la montagne
et compromis par quelques expéditions criminelles, il reste alors
avec les autres, craignant d'être fusillé, s'il retourne dans son pays;
mais au bout d'un mois ou deux, horriblement dépravés par l'exem-
ple, les meilleurs ne sont plus que des gens de sac et de corde qui
disent à leurs prisonniers avec un cynisme révoltant : Vulimmo san-
gue e denaro (nous voulons du sang et de l'argent). Quand ils se
battent, ils n'en veulent pas même aux soldats, qu'ils évitent; ils
ne tuent que des paysans. Jamais on ne les voit suivre un plan ; ils
vont au hasard, chacun pour soi, ne cherchant qu'à inspirer la ter-
reur, et se faisant par là d'innombrables complices. Leur police est
cependant admirable. « Quand nous nous mettons en marche contre
eux, me disait un officier italien, ils en sont avertis par le vent qui
passe; ils ont disparu avant que nous soyons à cheval. Nous avi-
sons un paysan dans la campagne; nous lui demandons : « Où sont
les brigands? » L'homme hausse les épaules, lève les yeux au ciel
et avance la lèvre inférieure avec une indéfinissable expression de
niaiserie : Non saccio (je ne sais pas). Nous passons outre. Survien-
nent les brigands, qui, avisant le même paysan, lui demandent où
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57A REVUE DES DEUX MOKDES.
sont les troupes. Si l'homme leur répond son fameux non sacciOy
ils le tuent. » Ayant des espions dans tout le pays, ils obtiennent
des secours, des munitions, des vivres. Le métier est excellent, et
tente les pauvres : il est des endroits où tous plus ou moins s'y li-
vrent, même ceux qui ont d'autres moyens d'existence, Je berger,
le moissonneur ou le bûcheron. Ils gardent leurs vaches, fauchent
leurs blés ou coupent du bois pendant le jour; mais ils ont leur fusil
caché dans un sillon ou sur un arbre : ils joignent les bandes à la
brune, ou courent seuls les grandes routes pour leur propre compte.
Malheur aux passans attardés! Ces brigands d'occasion sont cepen-
dant connus, enregistrés; ils travaillent, ils vont le dimanche à la
messe; le curé les patronne et répond d'eux; puis leurs fusils sont
si bien cachés! Quant aux bandits de profession dans l'ancien
royaume, vous en aurez deux ou trois cents au plus; mais si vous
voulez compter la tourbe flottante des dilettantiy peut-être en au-
rez-vous jusqu'à dix mille.
Et parmi ces dix mille scélérats, c'est à peine si l'on trouvera de
quatre à cinq hommes qui ne soient pas des bêtes fauves. L'ancien
étudiant Tardio, qui écrivait sottement, mais qui du moins savait
écrire, est une de ces rares exceptions; encore, à force de hurler
avec les loups, finit-il par mordre comme eux : il mit au pillage le
bourg de Sacco, dans la province de Salerne. Cipriano La Gala, ar-
rêté ^yjiVAuniSy puis livré à la France et rendu à l'Italie, passait
pour l'un des moins féroces; il était cependant accusé de dix-sept
crimes divers, meurtres, incendies, vols qualifiés, etc. C'est lui qui
un jour habilla ses hommes en gardes nationaux et osa se présen-
ter à la prison de Caserte en feignant d'y amener un prisonnier. Or
Caserte, grande ville et résidence d'un préfet, est exactement à
Naples ce que Versailles est à Paris. La prison s'ouvrit aussitôt, et
Cipriano eut l'audace d'y entrer avec ses compagnons et de rendre
la liberté aux détenus, parmi lesquels se trouvait son propre frère.
Les prisonniers délivrés, il les emmena sur les montagnes avant
que la force publique eût le temps de se rassembler pour lui barrer
le chemin. Ce fut un coup de maître hardiment conçu et vaillam-
ment exécuté. Cipriano par malheur avait d'autres titres à une triste
célébrité : il séquestrait les gens et les mutilait sans pitié pour hâ-
ter le paiement de leur rançon ; il les faisait même rôtir, ont dit des
témoins devant la cour de Santa-Maria, qui l'a récemment con-
damné à mort.
Un autre chef beaucoup moins connu valait mieux, c'était Cen-
trillo ou plutôt Domenico Coja (tous les bandits ont un nom de
guerre). Ce villageois de Cardito, ancien soldat dans un régiment
de ligne, avait en 1848 crié : vive la liberté! un peu plus fort que
les autres. On le mit en prison ; il en sortit royaliste et devint chef
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NAPLES ET LE BRIGANDAGE. 575
urbain. Destitué en 1861, il se mit en campagne Tannée suivante,
au mois d'avril , avec soixante hommes. 11 pratiquait modérément
le brigandage, ne volant que le strict nécessaire et ne tuant point
ceux qui lui refusaient de Targent. Rien de plus singulier que son
expédition de Vallerotonda. 11 entra une nuit dans ce village sur
la prière de quelques habitans; il n'avait avec lui que vingt-cinq
compagnons, tous sans armes. Il se rendit au corps de garde, qu'il
trouva par hasard ouvert et désert; il y prit dix-huit fusils, après
quoi, sans colère, sans violence, il alla visiter un à un dans leurs
maisons tous les gardes nationaux, les priant de lui livrer leurs
armes. Tous obéirent, et Ceutrillo rassembla ainsi cinquante-sept
mauvais fusils, la plupart hors de service, qu'il emporta tranquille-
ment. 11 fit ensuite une réquisition de pain, de fromage et de vin
pour sa bande, prit fort peu d'argent (50 ducats en tout), et s'en
alla comme il était venu, sans faire de mal à personne. La troupe
était à quelques milles de Vallerotonda : elle fut avertie de ce qui
était arrivé par le syndic d'un village voisin trente-six heures après.
L'entrée de Centrillo à Cardito, son village natal, n'est pas moins
curieuse. 11 s'y rendit en plein soleil un beau jour de juillet, et
ne demanda que du pain, du fromage et du vin, qu'il but tranquil-
lement avec ses hommes; puis il fit le tour du village, confisqua
en passant des fusils et accepta quelque argent du caissier commu-
nal, qui voulut bien le lui offrir; il en donna quittance. Apercevant
le portrait de Victor-Emmanuel, loin de le décrocher et de le mettre
en pièces, comme eussent fait Chiavone et les autres, il le salua
poliment. Après sa promenade, il resta deux heures encore à Car-
dito, trinquant avec ses amis, puis il remonta sur les hauteurs de
Mainarde. 11 attaqua bien deux ou trois maisons de campagne, mais
je ne crois pas qu'il ait commis d'autres méfaits. Battu par les
troupes, il se réfugia dans les états romains, où les Français le pri-
rent et ne voulurent pas le rendre au général Govone, qui le récla-
mait; cependant ils le consignèrent plus tard à la frontière toscane.
En visitant, il y a quelques mois, la prison de la Vicaria, il m'a été
permis de le voir et de causer avec Iui{ j'avoue qu'il m'a gagné par
un air de bonne humeur et de franchise. Avec son front carré, ses
yeux très vifs, il paraît alerte et résolu, mais rien en lui ne repousse.
Parmi les bandits honnêtes, on cite encore Pasquale Romano,
surnommé le sergent de Gioia; sa bande fut détruite le 5 janvier
186â par une charge brillante de chevau-légers de Saluées, admi-
rablement secondés par les gardes nationaux. Pasquale Romano
tomba mort avec vingt et un de ses compagnons; on trouva sur lui
divers papiers, une formule de serment très étendue et une suite de
notes intitulées mélancoliquement le mie Disgrazie (mes malheurs).
J'en extrais textuellement les lignes suivantes :
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576 REVUE DES DEUX MONDES.
« Après un an environ de solitude dans les bois, je vis venir un jour
treize brigands (masnadieri) plus ou moins armés, qui se présentèrent à
moi comme défenseurs de François II et de la sainte église catholique ro-
maine. Désireux de former une compagnie pour Vexacle défense de ces
droits à laquelle j*étais tout disposé depuis longtemps, comme il est connu
de tout le monde, j'accueillis ces hommes, et je me mis sur-le-champ, de
tout mon zèle, à m'occuper de tout ce qui me convenait, si bien que
ceux-ci m'acceptèrent pour leur chef. Ils devaient rester sous mon obéis-
sance dans tous les commandemens émanés de moi pour le bien de noire roi
et de leur propre vie; mais comme en ces gens (je traduis mot à mot) exis-
tait Je seul sentiment de voler, et non, conformément au mien, celui de se
faire honneur, ils commencèrent à s'agiter contre moi, se permettant de
dire entre eux : « Nous sommes entrés en campagne, nous sommes appelés
voleurs et nous devons voler, et si notre chef ne fait pas comme nous di-
sons, il finira mal ou il restera seul. » — Une pareille conspiration se tra-
mait contre moi sans que j'en fusse informé. Ils se permettaient aussi de
commettre des vols à mon insu, quand j'ordonnais de marcher régulière-
ment et militairement, avec éducation; mais voici que Dieu, n'ayant jamais
permis la fausseté, a démontré soudain que celui qui croyait tromper est
trompé lui-même. — Et comme ceux-là me trompaient et me trahissaient,
moi qui cherchais à me faire honneur, ainsi, par uq traître encore plus mau-
vais qu'eux, ils ont été trahis amèrement et défaits à mon grand déplaisir,
et presque tous ont péri de mort atroce... Et cependant Dieu, toujours
loué, permit que, resté seul dans le plus affreux et cruel combat, je fusse
sauvé par sa protection, etc. »
Si le sergent de Gioia n'était qu'un fanatique, que dire de ses
compagnons? Lâches presque tous et fuyant à rapproche des trou-
pes, ces hommes ne se jetaient sur elles, comme il arriva cinq ou
six fois en trois années de campagne, que lorsqu'ils étaient pour
le moins dix contre un. Ils n'ont ni stratégie, ni discipline, se bat-
tent à l'aventure, à la débandade, se réunissent pour un mauvais
coup, et, le coup fait, se disséminent par les campagnes, où ils s'é-
vanouissent en un clin d'œil. Leur habileté suprême est dans la dis-
persion; leur triomphe, c'est la déroute. Les troupes leur donnent
la chasse et combinent contre eux leurs mouvemens; des détache-
mens partent de tous les points et marchent les uns vers les autres ;
la bande doit être cernée, le cercle se resserre de moment en mo-
ment; oa crie déjà : Victoire! Tous les détachemens se rejoignent;
ils n'ont pas rencontré un seul brigand, la bande entière a disparu.
De pareils mécomptes se répètent tous les jours. La seule comitive
vraiment courageuse et aguerrie était celle de Caruso et de Schia-
vone, maintenant détruite : ces deux chefs, tantôt réunis, tantôt sé-
parés, avaient passé plusieurs fois de Bénévent en Capitanate et de
Capitanate en Bénévent à travers les troupes qui les enveloppaient.
Ils se battaient comme des vétérans, mais frappaient en aveugles.
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NAPLES ET LE BRIGANDAGE. 577
Ceux qui restent suivent leur exemple : vieillards, enfans, paysans,
bourgeois, tout ce qu'ils rencontrent, ils le tuent sans pitié; s'ils
trouvent une femme sur leur chemin, ils lui sautent à la gorge et
l'étranglent. Caruso frappa un jour de sa main avec un rasoir dix-
sept pauvres paysans qui ne lui avaient rien fait. Interrogé sur le
motif de cette cruauté, il répondit : « Pour faire peur aux autres! »
Voilà les hommes de la réaction ; tournons-nous maintenant vers
ces soldats italiens qu'on traite à leur tour de brigands, et qui se li-
vrent à une chasse ingrate, pleine de fatigues et de périls, sans re-
pos ni trêve, avec des alertes continuelles, des courses incessantes
dans les ravins, dans les broussailles, des escalades effrayantes sous
un soleil de feu , avec de longues nuits dans la neige et dans la
boue. Veut-on des chiffres désolans pour apprécier les joies de ces
« bourreaux » qui excitent tant de colères : un colonel comman-
dait l'an dernier 1,800 hommes en Capitanate; il avait quelque-
fois 500 hommes malades à la fois. Chaque compagnie aurait dû se
composer de 100 fusiliers, mais n'en fournissait que 35 au plus
capables de marcher. Dans un seul mois périrent exténués 3 offi-
ciers et 80 soldats. Les hôpitaux manquaient; pendant des mois en-
tiers, les malades eux-mêmes ne purent ni quitter leurs vêtemens,
ni seulement coucher sur un peu de paille. Ce régiment avait un
, périmètre de cent milles de circonférence à garder, sans compter les
prisons de Lucera, où veillaient continuellement 60 hommes. Dne
nuit, le nombre des malades s'accrut à tel point qu'il fallut mettre les
tambours et les trompettes en sentinelle devant ces prisons'. Dans le
temps des semailles et des moissons, les soldats devenaient gardes
champêtres et passaient leurs nuits dans la campagne. Cependant
les marches sans fin, les perquisitions, les battues, les escarmou-
ches, les, embuscades, la petite guerre en un mot, cent fois plus
pénible que la grande, continuait de l'aube au soir et du soir à
l'aube, sans un moment de relâche, du printemps jusqu'à l'hiver.
Et ce que faisait ce régiment, toute l'armée devait le faire aussi :
plus de 65,000 hommes, parmi lesquels 5,000 malades, étaient en
mouvement au printemps de 1863, partagés en zones et en sous-
zones fractionnées en subdivisions et en détachemens, dont chacun
avait sa liberté d'action et sa responsabilité personnelle : tous ainsi,'
sur tous les degrés de la hiérarchie, depuis le dernier fusilier jus-
qu'au commandant suprême , étaient chargés d'une lourde tâche ,
sous laquelle ils n'ont jamais fléchi. A la tête de ces troupes excel-
lentes, dont l'organisation est en grande partie son œuvre, le gé-
néral Alphonse de La Marmora, qui s'était habitué, sur d'autres
champs de bataille, à combattre des ennemis plus dignes, et qui,
après une longue carrière noblement parcourue, élevé aux premières
TOMi L. — 1864. 37
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578 REVUE DES DEUX MONDES.
fonctions du royaume, ne pouvait attendre ni surcroît de crédit, ni
surplus d'honneur des campagnes commandées contre le brigan-
dage, n'en a pas moins accepté la peine et le souci, le travail
incessant, l'énorme responsabilité de cette humble mission, et la
remplit avec une infatigable abnégation, qu'il a su communiquer
jusqu'aux derniers rangs de son armée. Sous lui, les généraux Vil-
larey, Reccagni, Mazé de La Roche, Avenati, Sirtori, Franzini, Pal-
lavicino, se multiplient modestement dans d'innombrables expédi-
tions.
Un seul épisode suffira pour montrer comment savent agir les
S|Oldats italiens aux prises avec les brigands. C'était en 1862, le
6 avril; deux cents bandits environ, ramassés dans les états ro-
ipains, ayant passé les frontières à l'improviste, étaient tombés sur
le petit village de Luco, au bord du lac Fucin. La garnison se com-
posait de vingt soldats de ligne, dont cinq étaient absens; le ser-
gent qui les commandait se barricada dans la caserne. Survinrent
les brigands, qui leur crièrent de se rendre. Le sergent répondit :
« Venez nous prendre ! » Aussitôt la porte fut attaquée ; mais elle
résista aux coups de fusil conune aux coups de hache. Les brigands
montèrent alors sur le toit et enlevèrent les tuiles, puis, par une
brèche, ils jetèrent des fascines allumées dans la caserne. La fumée
devint étouiîante, le toit flamba; les soldats, invités à faire leur
soumission, ne répondaient qu'en tirant sur leurs adversaires, sa-
chant qu'ils allaient mourir. Le combat dura trois heures; le toit
brûlant allait crouler sur les assiégés, quand arriva une patrouille
sortie du village voisin de Trasacco. Le caporal qui la conduisait
s'était, au bruit de la fusillade, dirigé vers Luco, et, avant d'y en-
trer, avait demandé ce qui s'y passait; on lui avait dit que quinze
soldats attaqués par des milliers de brigands allaient être brûlés
yivans dans une caserne. Alors il s'était tourné vers ses hommes en
leur demandant: — Allons-nous? — Allons! avaient répondu ces
braves, et au cri de « Savoie! )> ils étaient entrés dans le village.
Les sentinelles des brigands, frappées de stupeur, donnèrent l'a-
larme ; ceux qui étaient sur le toit roulèrent dans la rue, ceux qui
étaient devant la caserne s'enfuirent dans la campagne, et tous
pêle-mêle, chassés dans tous les sens, jetant derrière eux leurs fu-
sils et leur butin, se précipitèrent au hasard. Les quinze soldats dé-
livrés se mirent à les poursuivre. La bande dispersée et décimée ne
repassa plus jamais les frontières; l'homme qui la commandait,
lieutenant de Chiavone, fut pris et fusillé; Chiavone lui-même ne
se montra plus nulle part depuis lors : tout cela grâce à un coup
d'audace tenté par une patrouille qui passait d'aventure près de
Luco, et cette patrouille se composait de cinq honunes !
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NAPLEâ ET LE BRIGANDAGE. 579
Ce seul exemple montre que les brigands ont affaire à unç armée
vraiment héroïque *y le mot est d'un ancien conseiller de Fran-
çois II, Antonio Spinelli. Cette armée, c'est l'Italie déjà faite; c'est
l'unité nationale organisée, disciplinée, prête à combattre et réunis-
sant déjà trois cent mille hommes de toutes les provinces étroite-
ment serrés par la fraternité des armes et par la religion du dra-
peau. L'armée cependant n'est pas seule contre les brigands. Les
gardes nationales, formées à la hâte aux premiers jours de la révo-
lution, étaient quelquefois timides, au moins dans les villages, ou
violentes comme les gardes urbaines qu'elles remplaçaient, parfoi3
même complices des malfaiteurs qu'elles avaient à combattre. Elles
laissaient désarmer les postes et piller les maisons, quitte à partager
le butin. Elles sont maintenant réformées, aguerries, elles se bat-
tent. La garde nationale de Naples réunit vingt mille jeunes gens,
la fleur du pays, admirablement assidus, dévoués et fidèles depuis
trois ans, trois années d'épreuves où ils ont subi de rudes corvées
et traversé de mauvais jours : celles des Calabres et des Abruzzes
se défendent toutes seules, celles de Pietragalla, de Gioia, etc.,. ont
fait vaillamment leur devoir. Partout d'ailleurs s'éveille une ému-
lation de zèle et de bon vouloir : ne fût-ce que le point d'honneur,
c'est quelque chose. Dans la plupart des provinces, notamment dans
celle de Molise, autrefois cruellement' ravagée, aujourd'hui tran-
quille, l'esprit public est tout à fait relevé, le pouvoir a décidément
le dessus. L'administration réformée se conduit presque bien; les
tribunaux épurés rendent la justice; les maires rassurés se mettent
eux-mêmes à la tête de leurs hommes quand il y a une agression
à repousser. La complicité des autorités dans le brigandage est un
scandale*qui ne se reproduit plus nulle part. La police dans les pro-
vmces n'a pu encore s'organiser fortement, mais elle est remplacée
par la vigilance des populations et par le zèle admirable des carabi-
niers royaux.
Enfin le terrain même, si propice au brigandage, se réforme peu
à peu sous l'influence du nouveau régime. Ainsi le Gargano (l'épe-
ron de la botte italienne), autrefois peuplé de larrons, en est main-
tenant complètement délivré, grâce aux routes militaires que le
général Mazé de La Roche a fait ouvrir par les sapeurs du génie dans
ces montueuses solitudes. La selva délia GroUa^ forêt vierge qui
aurait pu couvrir une armée en déroute, est maintenant praticable,
percée de clairières et défendue par une sorte de blockhaus dont le
parapet et le fossé suffisent pour arrêter les brigands. La province
de Bénévent sera bientôt sillonnée de larges voies qui partent déjà
dans toutes les directions et qui la défendront contre les incursions
à venir, car les brigands évitent toute espèce de chemin frayé; ce
qui gêne le plus leur ciculation, ce sont les routes. Enfin le railway
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580 BETUE DES DEUX MONDES.
de Turin à Foggia (1) a rendu non-seuletoent la paix, mais la vie à
tout le littoral de TAdriatique.
Il ne faut pas se hâter cependant de crier victoire : le fléau décroît
chaque jour, mais dure encore, et on ne peut malheureusement
contester la nécessité de mesures exceptionnelles pour le combattre
énergiquement. Ces rigueurs ont diminué toutefois sous le com-
mandement du général La Marmora; Ton n'a plus fusillé, depuis
son avènement, que les brigands pris les armes à la main, et le
parlement italien , en exigeant la formation de conseils de guerre
appelés à juger tous les prisonniers, a fort diminué le nombre des
condamnations capitales (2). Tout porte à croire que le système des
jugemens militaires sera bientôt abandonné. C'est à la cause per-
manente du mal qu'il importe de s'attaquer, si l'on veut abréger la
lutte, et pour atteindre ce but il faut autre chose qu'une vaillante
armée et une répression vigoureuse; il faut une œuvre de civilisation
et de moralisation que l'unité italienne est seule capable d'accom-
plir. La misère, l'ignorance, voilà ses véritables ennemis, et c'est
à l'Italie seule qu'il appartient de les détruire. Pourquoi n'a-t-elle
point réussi encore dans l'œuvre commencée? Essayons de l'ex-
pliquer.
Lorsqu'il s'établit à Naples, à la fin de 1860, le gouvernement
italien se trouva fort embarrassé. Il succédait à une révolution in-
achevée qu'il devait à la fois arrêter et accomplir. Cette œuvre
double, qu'il poursuivit longtemps à travers toute sorte de difficul-
tés et de trop visibles perplexités, l'empêcha de trouver d'un côté
ou de l'autre un appui solide, et souleva contre lui le parti de l'ac-
tion et celui de la réaction. Ce n'est pas tout, et il y eut un motif
plus sérieux de mécontentement chez les populations méridionales,
qui virent bientôt une sorte de malentendu dans le plébiscite. Les
Italiens et les Napolitains ne s'étaient pas compris. Les Napolitains
avaient vu dans Garibaldi un sauveur qui venait les afl*ranchir des
Bourbons et leur apporter la liberté et le bien-être. Les Italiens
suivaient une idée patriotique rêvée dès le moyen âge , dès l'anti-
(1) Victor-Emmanuel, qui est venu Tinaugurer solennellement, a pu traverser toute»
les provinces les plus ravagées Tan dernier sans rencontrer un seul malfaiteur embus-
qué dans les bois pour l'attendre. Du Tronto Jusqu'à Naples, le chemin parcouru par le
cortège royal était peuplé comme une rue immense, et des groupes de paysans armés
s'y montraient à chaque pas. Les ministres étrangers qui étaient du voyage regardaient
avec surprise, et peut-être même avec un peu d'inquiétude, ces milliers de fusils qui
auraient pu partir par mégarde ou en signe de Joie et envoyer une grêle de balles dans
la voiture du souverain. Il n'arriva rien de pareil, et d'un bout à l'autre de ce pays de
brigands les multitudes armées s'écrièrent d'une seule voix, presque sans intemip-
tion : « Vive Victor-Emmanuel! vive l'Italie! »
(2) Le l'apport de M. Massari compte 1,038 exécutions depuis Texplosion du bri-
gandage.
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NAPLES ET LE BRIGANDAGE. 581
quîté même, par tous les grands esprits de leur race; ils tradui-
saient en réalités les poèmes de Dante et les traités de Machiavel.
Ces deux intérêts très dilTérens, Tun national, l'autre local, ne pou-
vaient se concilier et se fondre dès le premier jour. Il y eut donc
beaucoup de vœux déçus, beaucoup de vanités humiliées, sans
compter l'immense froissement d'intérêts produit par la révolution
d'abord, puis par l'annexion, la suppression des douanes, etc. Le
gouvernement était naturellement avec les Italiens , dont il suivait
l'idée; son premier soin fut d'organiser l'unité le plus complète-
ment possible et de couper les liens qui attachaient ensemble et qui
nouaient à Naples les quinze provinces de l'ancien royaume pour les
détacher l'une de l'autre et les nouer fortement à Turin. Ce travail
précipité augmenta le trouble et la confusion qu'il cherchait à répa-
rer, et fit régner quelque temps dans le pays une véritable anat-chie
administrative. Au lieu des bienfaits attendus, les Napolitains ne
sentirent d'abord que les inconvéniens du nouveau régime, et ne
virent plus dans la révolution qu'une sorte d' exploitation étrangère
augmentant aux dépens du midi la richesse et l'importance du nord.
De leur côté, les Italiens attendaient toujours, toujours en vain,
Rome et Venise.
Tels furent les inévitables embarras de la première heure ; mais
depuis lors, depuis le travail d'unification, les populations méridio-
nales ont commencé à sentir les bienfaits du nouveau régime. Le
pouvoir a compris quelle mission lui était assignée dans ses pro-
vinces du midi, et que, pour fermer les deux plaies qui les déchi-
rent, il fallait avant tout donner au peuple des écoles et du tra-
vail. Il s'est mis à l'œuvre avec une activité dont il faut lui tenir
compte. Les écoles s'ouvrent partout, même dans les provinces les
plus attardées. Naples en compte à elle seule plus de cinquante
entretenues par la municipalité; seize écoles du soir accueillent des
milliers d'artisans qui, en un clin d'œil, avec la souple intelligence
du midi, apprennent les lettres et les chiffres; il en est qui au bout
de deux mois non-seulement savent lire, mais encore, sur le sys-
tème décimal et métrique , embarrassent leurs examinateurs. Neuf
asiles arrachent des centaines d'enfans du peuple aux dangers du
vagabondage et aux mauvais conseils de la rue. Chaque province a
son lycée, quelques-unes en ont deux; les écoles techniques com-
mencent à se fonder; l'université de Naples, où régnait il y a trois
ans le silence dans le désert, est aujourd'hui la première de l'Italie;
deux de ses facultés, celle des sciences naturelles et celle des
sciences mathématiques, affronteraient la comparaison avec les plus
célèbres de France et d'Allemagne; les autres comptent des profes-
seurs éminens, celle de droit deux ministres, MM. Manna et Pisa-
jielli. Toutes ces facultés ensemble forment enfin un magnifique
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582 REVUE DES DEUX MONDES.
atelier de science où s'élèvent plus de soixante chaires autour des-
quelles se pressent jusqu'à douze mille étudians. Voilà ce qu'on fait
contre l'ignorance.
Voici maintenant ce qu'on a fait contre la misère. La mendicité
d'abord est vaillamment combattue par des hommes de bien dont
l'infatigable dévouement remporte chaque jour de nouvelles vic-
toires. Lorsque François II quitta sa capitale, il y laissa de 13 à
14,000 mendians. C'est tout au plus s'il en reste à cette heure quel-
ques centaines. Toutes les institutions de bienfaisance, désormais
réformées, ne sont plus comme autrefois d'ignobles taudis où un
monde d'employés sans foi ni cœur dévorait l'argent des pauvres.
L'hospice des enfans trouvés, qui tuait naguère 75 nouveau-nés sur
100, est devenu, sous la direction gratuite de M. Vincenzo Paladino,
le plus beau d'Italie et peut-être du monde. La prostitution est enfin
surveillée et disciplinée, le vagabondage réprimé par des lois sé-
vères. Toutes ces abjectes manifestations du même vice social, dont
le brigandage n'est que l'explosion violente, vont s'effaçant de jour
en jour sous la vigilance de la police et de la charité; mais ce n'est
là qu'un des côtés de la question. Ce qu'il faut aux malheureux,
c'est plus que les secours passagers de l'aumône, c'est le pain quo-
tidien, le travail de chaque jour. Eh bien ! même en ce point, malgré
les embarras financiers, les troubles politiques et les déchiremens
administratifs, l'activité du pouvoir a décuplé sous le nouveau ré-
gime. Le chemin de fer qui s'arrêtait à Vietri va maintenant de Sa-
lerne à Eboli, jusqu'au pied des montagnes. Foggia, qui ne tenait
pas même aux Abruzzes par une simple route, tient aujourd'hui à
Turin par une grande voie ferrée. Les wagons, qui depuis douze
ans ne dépassaient pas Capoue, roulent jusqu'à Rome. Confié à une
compagnie sérieuse, le réseau ferré des Calabres occupe déjà le
monde laborieux des ingénieurs. Des lignes transversales doivent
couper, au moins sur deux points, la partie méridionale de la pé-
ninsule. Quelques routes nouvelles sont achevées, beaucoup d'au-
tres sont entreprises. On en signale cinq partant de Bénévent. Les
ports se creusent, les phares s'allument, les chantiers et les arse-
naux travaillent; le far niente du bon vieux temps n'existe plus,
même dans les cloîtres, convertis en vastes ateliers. Les prisons,
assainies, disciplinées, moralisées, ne sont plus ces bouges hon-
teux qu'a décrits M. Gladstone : la camorra^ cette iniquité bar-
bare, n'y existe plus; les détenus sont traités d'une façon chrétienne.
L'état économique du pays change d'heure en heure; le prix des
vivres, des terrains, des bestiaux, de la main-d'œuvre, augmente, et
la valeur de l'argent diminue à vue d'œil, ce qui n'a jamais été, que
je sache, un signe de dépérissement. La population des villes s'ac-
croît dans une proportion considérable ; les Italiens du nord inon-
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NAPLES ET LE BRIGANDAGE. 583
dent le midi de la péninsule, apportant avec eux des ressources et
des industries qui certes n'appauvrissent pas le pays. Les étrangers
arrivent plus nombreux que jamais (1).
La civilisation, qui se répand, crée des besoins que le peuple labo-
rieux est appelé à satisfaire : ainsi Naples veut être éclairée au gaz.
Il s'agit de creuser et de placer les tuyaux pour une canalisation de
lâO kilomètres : cet immense travail, entrepris il y a quelques mois,
doit être achevé en 1864; je laisse à penser le nombre de bras qui
y sont employés. Grâce à leur chemin de fer, les Fouilles et les
Abruzzes ont pris une vie nouvelle; le voyageur qui retourne dans
ces provinces ne les reconnaît plus : elles n'ont rien gardé du passé,
ne comptent que par centimes et par mètres, ne veulent plus en-
tendre parler des vieilles cannes ni des vieux duccUSy et sont tout à
fait détachées de leur ancienne capitale. En un mot, tout se fait peu
à peu dans ces pays, où tout, hélas! était à faire, et les capitaux
étrangers affluent pour seconder cette révolution matérielle, qui ren-
dra le brigandage impossible d'ici à peu de temps. L'agriculture
s'éveille, des compagnies sérieuses s'organisent pour dessécher les
marais et les canaliser en rivières, les terrains abandonnés vont re-
vivre, des colonies lombardes s'établissent déjà pour donner à de
vastes plaines désolées la plantureuse apparence des environs de
Milan; la culture du coton vient d'enrichir des milliers de paysans;
les récoltes, qui ont quintuplé en 1863, décupleront en 1864, et sont
achetées d'avance par les grands manufacturiers de l'Alsace. Enfin,
quand on songe à tout ce qui est en projet ou en cours d'exécution à
Naples seulement, — les maisons ouvrières entreprises par M. Marino
Turchi, les hôpitaux inaugurés par le roi lui-même, — on entre-
voit pour les provinces toute une suite de progrès matériels et mo-
raux dont les amis de l'Italie ne peuvent que se réjouir.
C'est par là que s'affermit de jour en jour l'unité nationale. Un
plaisant disait, il y a trois ans : « Mettez un Napolitain et un Pié-
montais dans la même marmite, vous aurez deux bouillons. » Cette
boutade aujourd'hui n'aurait plus de sens. Le mouvement des idées
et des hommes, la pacifique invasion des septentrionaux dans le
midi, des méridionaux dans le nord (on comptait à Turin, au der-
nier recensement, plus de 20,000 Napolitains), la fusion des in-
térêts, l'unification de la rente, la révolution administrative, les
grandes entreprises industrielles, — toutes ces circonstances ren-
dent impossible une nouvelle dislocation, qui serait un boulever-
sement formidable, la ruine du pays tout entier. Les ennemis de
(1) Naples comptait en 1858 326 auberges et 166 maisons meublées; en 1863, le nom-
bre des auberges s'est élevé à 418, celui des maisons meublées à 313.
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Ô8& REVUE DES DEUX MONDES.
l'unité commencent à le reconnaître, et de force ou de gré toute
activité sérieuse concourt à l'œuvre italienne. Le parti de l'intelli-
gence et du travail est pour l'Italie une et pour le roi national. Les
oppositions sincères (elles n'ont pas toujours tort) ne sont au fond
que des impatiences; il n'existe entre les partis qu'une différence
d'allure.
Ainsi les discordes italiennes ne se produisent qu'à fleur d*eau :
le courant est le même, tous y roulent, — jusqu'aux populations na-
politaines, qui s'arment maintenant partout pour la défense de la
patrie commune et de la société. On a beaucoup écrit contre elles en
les jugeant sur de tristes apparences; on leur a demandé avec une
extrême exigence les vertus acquises qu'elles p'ont point encore, sans
prendre garde aux vertus natives qu'elles pourraient enseigner non-
seulement aux Italiens du nord, mais aux peuples de tous les pays.
Sans évoquer le glorieux contingent de héros que Naples a fournis
au martyrologe de l'Italie, et pour ne parler que des classes incultes
et pauvres, où en trouvera-t-on qui les vaillent? Le peuple napoli-
tain est bon, dans la plus haute acception de ce mot, dont on abuse :
il se donne volontiers avec une effusion de cœur que je cherche en
vain dans les pays froids; il a des accès d'enthousiasme et de géné-
rosité qui le rendent capable de tous les sacrifices. On le dit fai-
néant, on se trompe; il ne demande que du travail. Lorsqu'un chef
de fabrique a besoin de vingt ouvriers, il en trouve cent sous la
main. Non, ce peuple n'est point fainéant, il n'est point lâche. Quand
on voulut lui imposer l'inquisition, il se souleva pour ne pas la su-
bir, et ne la subit pas; quand il se battit dans Venise assiégée, il
fut héroïque; il se conduit en Italien dans l'armée italienne. Et que
dire des intrépides scélérats qui suivaient en novembre 1863 Ga-
ruso et Schiavone? Quels soldats ils feraient, si on leur avait donné
ridée de l'honneur !
C'est cette idée qu'il s'agit de répandre. L'Italie a charge d'âmes,
elle doit accomplir la régénération sociale de ce pays. C'est ce qu'elle
fait en détruisant le brigandage, et voilà pourquoi le brigandage
résiste : il en veut à la cause de l'unité parce que c'est la cause de
la société; mais on vient de voir l'impuissance de ses efforts. 11 ne
sera pas donné à quelques bandits d'anéantir la pensée de Dante et
de Machiavel, l'œuvre de Garibaldi et de Cavour, ni d'étouffer ce
rêve généreux qui fut la souffrance de tant de siècles, et dont la
réalisation sera la gloire du nôtre. Ce pays n'a plus rien à craindre
de la réaction, Naples est définitivement italienne.
Marc Monnier.
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GUSTAVE III
IT
LA COUR DE FRANCE
III.
LE COUP D'ETAT DU 19 AOUT 1772.
1.
En traversant l'Allemagne pour rentrer dans ses états (1), le
nouveau roi de Suède ne pouvait refuser à son oncle, le grand Fré-
déric, l'hommage d'une visite. Dne vive sympathie ne l'attirait pas
à Potsdam et à Berlin comme à Paris et à Versailles; il n'abordait au
contraire qu'avec une défiance très légitime le redouté roi de Prusse.
Catherine II et lui étaient les deux terribles voisins contre lesquels
Gustave pressentait qu'il aurait à lutter, s'il ne voulait pas accepter
l'abaissement et peut-être la ruine entière de son propre royaume.
Frédéric, dans ses entretiens familiers, ne manqua pas d'insister
sur les dangers que Gustave III, à son avis, attirerait sur la Suède
et sur lui-même, s'il faisait quelque entreprise contre la fameuse
constitution de 1720. On se rappelle que cette constitution, imposée
après les désastres du règne de Charles XII, sous l'influence d'une
impuissante et aveugle aristocratie devenue pour un temps mal-
tresse, était de nature à fomenter en Suède une périlleuse anarchie;
les cabinets de Berlin et de Pétersbourg s'étaient empressés d'en
garantir le maintien, comme ils s'étaient imis pour garantir les dé-
Ci) Voyez la Revue du 15 février et du 1*' mars.
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586 REVUE DES DEUX MONDES.
plorables lois polonaises, et les traités secrètement conclus entre
eux dans les années 1764 et 1769, aujourd'hui connus, témoignent
assez quelle était leur impatience de se partager la Suède aussi bien
que la Pologne.
Frédéric II se garda bien de révéler à son neveu tout le complot;
mais, faisant allusion aux efTorts déjà tentés par Gustave sous le
règne précédent pour obtenir une augmentation de la puissance
royale, il rappela du moins les engagemens contractés par la Rus-
sie et la Prusse, de concert avec le Danemark, pour conserver l'œu-
vre de 1720, et il rappela aussi les sermens que Gustave lui-même,
comme prince royal et ensuite comme roi, avait dû prêter en vue de
l'inébranlable maintien de cette constitution : politique doublement
perfide, puisque Frédéric II et Catherine entendaient bien, après
avoir fait durer la charte de 1720 jusqu'à ce que l'anarchie sué-
doise fût devenue extrême, laisser naître ou susciter quelque viola-
tion de ce même acte qui leur donnât le prétexte d'une intervention
active. Destiné à bafouer, en les ruinant, ces hypocrites desseins,
Gustave opposa aux dangereux conseils du roi de Prusse une égale
dissimulation : il affirma sur tout ce qui lui était le plus sacré qu'il
n'avait contracté avec le cabinet de Versailles aucune liaison nou-
velle, qu'il ne formait pas de projets hostiles contre les lois fonda-
mentales de son pays, et que sa ferme intention était de vivre en
paix avec ses voisins : il avait seulement à cœur de réconcilier les
partis en Suède, et d'y rétablir le gouvernement sur le même pied
où l'avaient mis les législateurs de 1720. Frédéric II, malgré sa
vieille expérience, paraît avoir été trompé : plusieurs lettres, qu'il
écrivit peu de temps après le départ de son neveu, le montrent
renouvelant auprès du jeune roi ses équivoques assurances d'af-
fection, et se portant auprès de l'impératrice Catherine garant de
la résignation inolTensive qu'on lui avait témoignée.
Gustave III avait pu déjouer pour un instant la vigilance de ses
ennemis du dehors; de retour dans sa capitale le 30 mai 1771, il se
trouva en présence des difficultés intérieures. La mort du roi Adol-
phe-Frédéric, au mois de février, avait surpris le parti des bonnets,
toujours soutenus par la Russie, l'Angleterre et le Danemark (1), au
(1) Le chargé d^afTaires de Danemark à Stockholm écrit en date du 12 avril 1771 :
«Le comte d'Ostermann (ministre de Russie) m*ayant fait l'honneur de passer hier
chez moi, Je lui ai fait confidence de la volonté du roi de payer les 10,000 écus que sa
majesté avait promis de vouloir fournir pour sa part à la caisse commune, selon le
plan concerté à Stockholm en avril dernier. Je lui témoignai en même temps que c'était
vis-à-vis de la Russie plutôt qu'avec TAngleterre que sa majesté se croyait engagée à
concourir aux opérations en Suède. » n parle aussi des « pensionnaires » que le roi de
Danemark avait à Stockholm. (Archives des affaires étrangères à Copenhague, corres-
pondance de Suède.)
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GUSTAVE ni ET LA COUR DE FRANCE. 587
moment où ils croyaient obtenir un triomphe définitif. Ils avaient
tout à craindre de Gustave et ne doutaient pas que son voyage à
Paris ne lui eût procuré contre eux des forces nouvelles. Ils avaient
donc tenté, dès la mort du roi, d'empêcher que le prince royal
montât sur le trône; leurs émissaires s'étaient répandus parmi le
peuple en insinuant une absurde accusation de parricide : un poison
lent avait été administré au feu roi, disaient-ils; on parlait tout bas
de ce que Tautopsie, pratiquée par le célèbre docteur Acrell, avait
révélé (1); Gustave s'était éloigné à dessein jusqu'à l'entier accom-
plissement du crime; il n'oserait pas revenir dans la capitale, et on
pressait le prince Charles, son frère, de prendre la couronne. « En-
voyez-nous vite de l'argent, écrivait un ami de Gustave au comte
de Creutz, ministre suédois à Paris, afin que nous puissions déjouer
les plans de nos adversaires, et que le roi, à son retour, ne trouve
pas la Suède vendue à la Russie. » Proclamé en dépit de ces viles
intrigues, Gustave III avait encore devant lui la perspective d'une
diète qui pouvait lui devenir fatale, si une puissante majorité y était
acquise à ses ennemis : c'était sur cette assemblée qu'ils reportaient
leiu-s espérances; ils comptaient empêcher le couronnement, et for-
cer tout au moins Gustave à une abdication en découvrant de graves
illégalités dans ses actes antérieurs, ou bien en lui imposant une
série de conditions absolument inacceptables.
Pour résister à leurs suprêmes efforts, quels étaient les secours
dont le nouveau roi disposait? Son meilleur allié devait être M. de
Vergennes. Doué d'un esprit étendu et solide, d'une grande sûreté
de caractère et d'une probité recctonue, appliqué aux affaires, at-
tentif aux grands intérêts, soucieux des bonnes traditions dans un
temps où l'insouciance, qui devenait générale, commençait à les
mettre en oubli, M. de Vergennes fut un des derniers grands repré-
sentans de notre ancienne diplomatie. Ses mémoires sur la Loui-
siane et sur le Canada montrent qu'il savait prévoir et avertir; mais
sa gloire principale a été de remplir dignement le poste difficile
d'ambassadeur à Constantinople. Dès cette époque, c'était par l'im-
pulsion qu'elle imprimait aux ministres de la Porte-Ottomane que
la France communiquait à la politique du reste de l'Europe le mou-
vement le plus conforme à ses vues. Vergennes fut alors pour le ca-
binet de Versailles un interprète prudent et sûr. Ses lenteurs me-
surées impatientaient quelquefois l'impétueux Choiseul, ministre
des affaires étrangères, qui toutefois ne tardait pas à reconnaître
son dévouement en lui rendant justice. « Le comte de Vergennes
trouve toujours des raisons contre ce qu'on lui propose, disait-il,
mais jamais des difficultés pour l'exécuter. Si nous lui demandions
(1) Archives royales à Dresde, correspondance de Suède, 22 février 1771.
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588 REVUE DES DEUX MONDES. ,
demain la tête du grand-vizir, il nous écrirait que cela est dange-
reux, mais il nous l'enverrait. » Une solidarité constante unissait la
Turquie et la Suède, toutes deux menacées par de communs enne-
mis, surtout par les Russes, et liées entre elles par un échange né-
cessaire de diversions réciproques. Aussi M. de Vergennes, après
avoir combattu de Constantinople la ligue du Nord, se trouva-t-il
naturellement désigné pour aller lutter en Suède contre les mêmes
adversaires. Le crédit de Choiseul avait récemment procuré cette
ambassade à M. d'Dsson, fort accueilli de Gustave III lors de son
voyage en France; mais le duc d'Aiguillon , qui cWait volontiers à
ce plaisir secret de défaire tout ce qu'a fait un prédécesseur, ne
confirma pas le choix de M. d'Usson, qui déjà se préparait à partir,
et M. de Vergennes, que Choiseul avait depuis deux années rappelé
de Constantinople, fut nommé à sa place (mars 1771). Ses instruc-
tions, probablement rédigées par lui-même, étaient ainsi con-
çues (1) :
«... Bien que les deux partis qui ont divisé la Suède aient concouru
presque également à Tavilissement et à la décadence de leur patrie, ces
maux ne seraient cependant pas incurables, si la nation voulait enfin se
réunir sous les auspices de son roi dans des principes uniformes de zèle
pour le bien général. Il faudrait, pour cet effet, déraciner les partis, et
qu'ils ne s*occupassent de concert que des moyens de rétablir Tancienne
considération de leur royaume soit au dehors soit dans Tintérieur. C'est un
objet important que le comte de Vergennes ne doit pas perdre de vue. Il doit
travailler à rapprocher les esprits et à faire sentir aux deux cabales, qui ont
violé tour à tour les lois d'une saine politique, détruit la confiance et le
crédit, ruiné le commerce, découragé l'industrie, que tous ces désordres
sont le fruit honteux de leur diversité d'opinions et de sentimens, qu'il est
plus que temps qu'on ne connaisse plus les Suédois par ces noms ridicules
de chapeaux et de bonnets, et qu'on y substitue la dénomination naturelle
de zélés et vertueux citoyens. A cette condition seulement, le roi consent à
regarder toujours la Suède comme son ancienne amie et son alliée la plus
constante... Sa majesté a résolu de payer les arrérages des subsides qui
restaient dus à la Suède et qui avaient été suspendus; elle a destiné pour
cela une somme de 1,500,000 francs par an, qui seront acquittés successi-
vement, à commencer du quartier de janvier 1772. Indépendamment de
cela, le roi appuiera de ses finances le succès de la prochaine diète. —
M. le comte de Vergennes passera à Copenhague. Il serait de l'intérêt réci-
proque de la Suède et du Danemark de se tenir étroitement unis pour main-
tenir l'équilibre du Nord contre les vues de la Russie et pour mettre un
frein à ses projets d'ambition et de despotisme. La France avait autrefois
efficacement contribué à établir entre ces deux anciennes couronnes une
liaison si analogue à leurs avantages ; il serait fort à désirer que leur union
politique fût une suite des liens du sang qui subsistent entre les deux sou-
verains. i>
(i) Archives des affaires étrangères à Paris.
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GUSTAVE m ET LA COUR DE FRANCE. 589
On voit que le cabinet de Versailles ne savait pas jusqu'où le Dane-
mark était engagé dans la ligue formée contre la Suède; ses projets
sincères de conciliation allaient échouer contre des haines hérédi-
taires que les ambitieux voisins de Gustave III avaient su raviver et
envenimer. — Le 7 juin 1771, quelques jours seulement après que le
nouveau roi était de retour à Stockholm, M. de Vergennes écrivait
de cette même ville au duc d'Aiguillon, ministre des affaires étran-
gères de France :
a Je suis arrivé à Stockholm aujourd'hui vers le midi. J'ai fait toute la
diligence qui était en mon pouvoir pour me rendre un moment plus tôt à
ma destination ; mais les postes sont si mal servies en Allemagne et les che-
mins y sont si détestables que, malgré le sacrifice de plusieurs nuits, je
n'ai pas avancé autant que je l'aurais désiré. Tai aussi essuyé quelques
contradictions sur la mer. Tai surmonté toutes celles qu'il dépendait de
moi d'aplanir; mais il en est qui sont supérieures à ma volonté et ^ mon
zèle. Je me trouve ici sans équipages, sans aucune nouvelle du vaisseau
qui me les apporte, et peut-être sans moyens de suppléer à ce qui me
manque. »
La plus grande promptitude avait été en effet recommandée au
nouvel ambassadeur, parce que les préparatifs de la prochaine
diète, déjà engagés, allaient offrir des circonstances critiques,
dont il fallait s'emparer habilement. D'ailleurs un parti de la cour,
détaché de l'ancien parti des chapeaux, s'était formé depuis quel-
ques années déjà, grâce aux efforts intelligens de Gustave et à la
coopération du cabinet de Versailles. Déjà le comte de Modène, mi-
nistre de France à Stockholm de 1768 à 1770, avait eu au château,
dans les appartemens de Beylon, lecteur de la reine Louise-Ulrique,
plusieurs entretiens secrets et nocturnes avec le prince et les chefs
de ce parti, pour préparer une révolution. Choiseul avait même
plus d'une fois cru voir ces desseins aboutir; il était pressant et s'ir-
ritait des retards. « Le moment favorable pour la révolution est ar-
rivé, mandait-il dès le 4 décembre 1768; c'est de cette cour que
nous doivent venir les projets d'exécution. » Le 7 septembre 1769,
il écrivait avec une visible mauvaise humeur : « On a manqué le mo-
ment de faire la révolution. La France ne veut pas se ruiner pour
ses amis, qui ne veulent pas se sauver. La France avait donné de
l'occupation à la Russie en Pologne et contre les Turcs... Si la ré-
volution ne se fait pas dans un mois, on ne donnera plus un sou (1). »
Mais le péril était plus grand que ne le pensait Choiseul; l'échafaud
de 1756 pouvait se relever entre les mains du parti des bonnets, et le
prince royal pouvait perdre à ce jeu sa couronne : il fallut que Choi-
seul se résignât à attendre. Beylon, tout dévoué à Gustave, et par qui
(1) Archives des affaires étrangères.
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590 RETUE DES DEUX MONDES.
notre gouvernement était informé des lettres dangereuses que la
reine recevait du roi de Prusse son frère, vint à Versailles conférer
avec Choiseul lui-même et prépara le voyage du prince royal en
France. Tels furent les commencemens du parti de la cour ou des pa-
triotes, comme ils s'appelaient. Ce parti, en faveur duquel la France
avait consenti à de nouvelles largesses, était encore imparfaitement
uni. Une dépêche de M. de Yergennes nous apprend quels en étaient
les principaux chefs dans les premiers temps de la diète nouvelk;
nous connaissons déjà quelques-uns d'entre eux, que nous rencon-
trerons plus d'une fois encore dans la suite de notre récit. Cette
dépêche montre aussi avec quelle sérieuse attention la correspon-
dance diplomatique, ranimée sous Choiseul, était encore écrite, ce
qu'elle devenait sous la plume du nouvel ambassadeur de France en
Suède, et quel désordre s'offrait à lui lors de son arrivée à Stock-
holm.
Le premier chef du parti de la cour était le comte Charles-Fré-
déric Scheffer, qui avait accompagné Gustave pendant son voyage
à Paris. M. de* Yergennes loue son honnêteté, son dévouement, ses
talens supérieurs; mais tant d'éminentes qualités étaient compro-
mises, dit-il, par une légèreté et une indiscrétion qui lui faisaient
perdre tout ascendant. Ce témoignage de Yergennes est grave; il
est d'accord avec ce que nous avons dit du comte Scheffer comme
gouverneur du prince royal, et il nous fait prévoir quelles pourront
être plus tard l'inconsistance et la mobilité de Gustave III ayant au-
près de lui un tel conseiller.
« Le baron Ulric ScheflTer, son frère, n'a pas des qualités aussi brillantes,
continue Vergennes, mais il en a de plus solides; ses vues sont justes et pro-
fondes; personne, à mon avis, ne saisit mieux que lui le vrai point d'one
affaire, ses rapports, ses conséquences, et n'est plus capable d'une réso-
lution ferme et courageuse; mais un fonds de paresse et d'indolence, le
goût du plaisir et de la dissipation, l'éloignent le plus souvent de son ob-
jet. Ces deux frères, l'un pour être trop ouvert et trop franc, l'autre pour
ne l'être pas assez, n'ont pas, à beaucoup près, dans le parti toute la con-
sidération et tout le crédit qu'ils devraient avoir. Le seul dessein sur
lequel leur activité ne s'endort point est de s'assurer exclusivement la
confiance du roi leur mattre, ou du moins, de ne la partager qu'avec des
jens qui ne puissent leur faire ombrage, et surtout d'empêcher que le ma-
réchal comte de Fersen n'y fasse trop de progrès.
« Le maréchal comte de Fersen (if, le citoyen le plus illustre par le rôle
principal qu'il a joué si longtemps dans sa patrie comme chef du parti des
chapeaux, est l'homme peut-être le plus difficile à bien définir. C'est avec
regret que je me vois dans l'obligation de tracer une esquisse d'un caractère
qui me semble réunir bien des contrastes. Pour ne rien donner au hasard,
(1) Père du célèbre et malheureux Axel Fersen, si dévoué à Louis XVI et à Marie-
Antoinette, et que nous connaîtrons plus tard.
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GUSTAVE m ET LA COUR DE FRANCE. 591
je réunirai sous un même point de vue les reproches qu'on lui fait, et je
récapitulerai sommairement tout ce qu^on peut dire à sa justification ou à
son avantage. On ne Tattaque ni dans sa capacité ni dans son intégrité,
mais on lui reproche une faiblesse de caractère qui le porte à négocier
lorsqu'il faudrait agir, et qui lui a fait perdre en plus d'une rencontre des
momens précieux et décisifs. On l'accuse d'une déférence aveugle pour
quelques amis qui ne devraient pas avoir sa confiance, et que l'on dit plus
zélés pour leurs intérêts particuliers que pour l'avancement du bien pu-
blic. On lui soupçonne un orgueil indomptable qui ne lui laisserait voir
dans l'accroissement de la prérogative royale qu'un maître dont l'autorité
lui serait insupportable; ce sont ses créatures, dit-on, qui, ayant eu la
direction principale des élections dans les provinces, y ont fait des dé-
penser considérables qui n'ont produit, pour la plupart, que peu ou point
de succès. On attribue à une autre de ses créatures la défection des pay-
sans au moment de l'élection de l'orateur de leur ordre; la veille, on était
assuré de 130 voix : plus de 60 ont manqué à leur engagement et à leur
parti. On veut aussi que ce soit un autre de ses amis, chargé de la négo-
ciation avec les prêtres, qui nous ait fait perdre la supériorité dans cet
ordre en pressant l'élection de l'orateur et en retardant la formation du
comité secret, le tout à contre-temps. On en conclut les soupçons les plus
odieux sur les intentions du maréchal et de ses amis. Cependant je dois
dire que ces traits conviennent peu à l'idée que je me fais de son carac-
tère. Il a quelquefois très bien su tirer parti des conjonctures; il a un
grand fonds d'amour-propre, peut-être même d'orgueil, cela est vrai ; mais
je crois qu'il ne manque pas de droiture et d'honnêteté. Attaché à sa pa-
trie, il en connaît assez les vrais intérêts pour ne pas se méprendre sur les
liaisons étrangères qu'il lui convient de préférer. — Il n'a pas le cœur du
roi, qui voit en lui un rival dont il faut circonscrire le crédit. »
Telles étaient les divisions du parti de la cour; elles avaient
exercé une influence funeste sur les élections de la diète, qui s'é-
tait réunie le 25 juin 1771 avec des dispositions fort peu favo-
rables envers le pouvoir royal. Heureusement pour Gustave III,
une extrême anarchie régnait aussi parmi ses adversaires ^ chacun
des quatre ordres dont la représentation nationale se composait
voulant escompter le triomphe commun, qu'il estimait prochain,
pour usurper d'importans privilèges : les paysans réclamaient la
possession des hemman ou anciennes terres domaniales de la cou-
ronne, sur lesquelles la noblesse élevait également des prétentions,
et de graves questions sociales venaient ainsi créer des inimitiés re-
doutables entre les différentes classes de la nation. La riche corres-
pondance de M. de Vergennes contient encore à ce sujet d'utiles
remarques, fruits d'une étude consciencieuse et dévouée (1). La
(i) a Ces anciennes terres domaniales formaient, dit-il, la plus grande partie du pays.
Jusqu^à Tavénement d'UIrique-Éléonore, sœur de Charles XII, les paysans ne tenaient
ces hemman en ferme qu'à titre d'économes ; ils pouvaient en être dépouillés à volonté.
En 1723, ils obtinrent qu'en payant six années des fruits de la terre ils en auraient la
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592 REVUE DES DEUX MONDES.
bourgeoisie, de son côté, voulait qu'en dehors de ses corporations
étroites, qui ne dépassaient pas les murailles des villes, il n'y eût
ni industrie ni commerce; elle exigeait par exemple que la cour prit
l'engagement de ne commander aucune fourniture ni aucune em-
plette, fût-ce pour la vie de chaque jour, qu'en s' adressant direc-
tement à elle. Bien plus, les rivalités enfantent ici encore d'ab-
surdes haines, la bourgeoisie, devenue plus riche que la noblesse,
entendait qu'il fût interdit aux filles de bourgeois de se mésallier
en contractant mariage avec des nobles. — Quant aux ordres infé-
rieurs, ils affectaient une complète indépendance, dit M. de Ver-
gennes, et ne respiraient que la démocratie : ils réclamaient leur
part des privilèges, prétendaient à l'égalité avec la noblesse, et
voulaient l'avilir.
Ainsi une animosité commune réunissait contre la noblesse les
trois derniers ordres, car le clergé ne s'était pas en cela distingué
des paysans ni des bourgeois. La passion d'une révolte longtemps
préparée contre les prérogatives traditionnelles du premier ordre de
l'état commençait à se répandre; une presse exaltée, enchérissant
sur les lieux communs mis en faveur par l'école philosophique fran-
çaise du XVIII* siècle, revendiquait l'égalité politique et l'égalité
civile. Cette agitation funeste enfanta bientôt l'esprit d'insurrection
jusque dans les rangs de l'armée; les soldats exprimèrent, eux aussi,
leurs griefs, et d'insolens pamphlets rédigés en leur nom dénon-
cèrent avec violence l'orgueil des officiers, qui, pour la plupart,
étaient nobles. Une de ces publications, qui avait beaucoup échauffé
les esprits, fut traduite en justice; mais le procès traîna plus d'une
année, pendant laquelle l'auteur, ayant à l'insu du gouvernement
une libre entrée aux archives des tribunaux militaires, fit paraître
en brochures mensuelles, avidement recherchées, des iBxtraits de
récits et de rapports plus ou moins officiels qui, au milieu du dés-
ordre, passaient pour des preuves authentiques à l'appui des ac-
cusations émises. L'importation anglaise des clubs préparait enfin
des échos aux scandales et aux divagations politiques, et érigeait en
face du pouvoir royal des puissances dangereuses bien qu'éphé-
possession mobilière pour eux, leurs enfans et leur postérité à Tinfini, sans pouvoir
en être déplacés, s'ils payaient exactement le prix de la ferme suivant le contrat pri-
mitif. D'autre part, les privilèges de la noblesse, qui datent de la même année 1723,
lui assuraient non-seulement le droit de posséder des hemman aux mômes conditions
que les paysans, mais encore celui de pouvoir les obtenir par voie d'échange et les
réunir à leurs terres. Or il arriva que, des paysans ayant acquis de tels hemman,
quelques gentilshommes qui avaient acquis ultérieurement la possession foncière de
ces mûmes terres par voie d'échange en voulurent faire déguerpir les paysans. Ceux-ci
prétendirent que la noblesse renonçîit à la possession de ces domaines, ce qui était
contraire à ses privilèges; il était injuste également que les paysans ne pussent Jouir
en paix d'avantages tout à fait légaux... »
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GUSTAVE m ET LU COUR DE FRANCE. 593
mères. Il fallait à Gustave III et à M. de Vergennes, en présence
d'une telle anarchie, des précautions extrêmes; tout pouvait être
perdu sans retour, s'ils découvraient imprudemment leurs projets
et leur plan de conduite.
Gustave se montra fort habile. En dépit des cabales, il avait été
bien accueilli à son retour de France par le peuple de Stockholm ;
son affabilité, son facile accès, même sa première harangue aux
états assemblés, avaient confirmé cette heureuse impression. La
foule applaudissait volontiers un prince né Suédois et parlant enfin,
après deux rois allemands, la langue nationale. Aux excès parle-
mentaires, dans le moment où ils étaient encore pour lui très dan-
gereux, Gustave savait fort bien opposer l'apparente indolence d'un
prince bénévole qui se voyait avec plaisir déchargé d'une partie de
son fardeau, ou bien la légèreté feinte d'un étourdi livré à de petites
choses : on le voyait alors s'occuper de dessin, de broderie, de cos-
tumes de théâtre, tout au plus de quelque cérémonial à régler;
c'est ainsi qu'il dessina lui-même, dans ces premiers mois, la dé-
coration de l'ordre de Vasa, qu'il venait d'instituer. S'il se mêlait
des affaires, c'était uniquement, semblait-il, pour réconcilier les
partis, remplir le rôle de médiateur et sauvegarder la liberté. « Le
dernier terme de mon ambition, disait-il le 25 juin, à l'ouverture
de la diète, est de gouverner un peuple libre. Ne croyez pas que
ce soient là de vaines paroles que démentiraient mes secrets senti-
mens; elles sont le fidèle langage d'un cœur trop sincère pour n'être
pas de bonne foi dans ses promesses, et trop fier pour y manquer ja-
mais. » Cinq mois plus tard, le 2S novembre 1771, l'anarchie étant
à son comble entre les différens ordres de la diète, il réunit le sénat
et les présidens des quatre chambres : u Si mes intentions étaient
moins droites et moins pures, leur dit-il, je pourrais attendre les
événemens et profiter de vos divisions aux dépens des lois et de la
liberté; mais la première fois que je saluai les états en qualité de roi,
je contractai avec eux un engagement d'autant plus sacré qu'il était
libre, engagement trop solennel pour me permettre d'oublier ce
que mon honneur m'impose, et, bien plus, ce qu'exigent de moi les
sentimens de mon cœur... Je ne demande rien pour moi-même; dé-
gagé de tout intérêt personnel, j'aspire à faire revivre entre le roi
et les sujets cette mutuelle confiance que les derniers temps ont
détruite. »
A ces paroles conciliantes Gustave mêla toutefois, dans cette
circonstance même, d'assez vifs reproches sur les dissensions intes-
tines, sur l'anarchie qui en résultait, et sur la misère du peuple,
dont il rendait les représentans de la nation responsables. Cette
partie de sa harangue, habilement préparée, s'adressait à l'opinion
TOUS L. — 1864. 38
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Ô9A REVUE DES DEUX MONDES.
publique : il voulut la faire imprimer, mais ses adversaires lui op-
posèrent alors une équivoque légalité; l'impression dut se faire en
secret, ainsi que la distribution d'innombrables exemplaires. Les
états poursuivirent l'éditeur sans oser monter jusqu'au roi, et le
but que Gustave se proposait commença d'être atteint : il passa dès
lors pour le vrai protecteur du peuple contre ses nombreux tyrans.
La presse politique, dont ses adversaires faisaient un perpétuel usage,
était un organe trop puissant pour qu'il négligeât de s'en servir; U
eut, lui aussi, ses pamphlétaires anonymes, qui réfutaient pied à
pied les doctrines des états. Thiébaut, l'auteur des Souvenirs sur
Frédéric le Grand^ raconte que la mère de Gustave III, présente à
Berlin, le chargea un jour, bien à l'improviste, de lui composer très
vite une brochure destinée pour la Suède, et où serait démontrée
la nécessité d'une royauté forte pour le bonheur des peuples. Son
embarras était grand, dit-il, vu qu'il n'avait jamais réfléchi aux
théories politiques; mais la sœur du grand Frédéric le sermonna si
bien, avec une telle énergie d'expression et de pensée, qu'il n'eut
pas de peine à lui apporter après quelques jours un pamphlet
très convenable. Thiébaut ne dit pas qui des deux fit les frais d'in-
vention pour le titre : Les adieux du duc de Bourgogne et de Féne-
Ion, son précepteur y ou Dialogue sur les différentes formes de gou-
vernement. Une première édition fut imprimée clandestinement à
Berlin pour être aussitôt envoyée et distribuée en Suède; une se-
conde parut plus tard à Paris, en 1788, pour préparer les voies à un
Second coup d'état de Gustave IIL Parmi les pamphlets composés
en Suède même sous l'inspiration immédiate du roi et le plus sou-
vent en français, il faut signaler celui qui a pour titre : Réflexions
sur la corruption des mœurs des Romains vers la fin de la repu-
bliquCy et sur le renversement de leur gouvernement républicain^
qui en fut la suite naturelle. Une lettre d'un des frères de Gustave III,
datée du mois d'août 1771, et qu'on a imprimée, félicite l'auteur
pour l'à-propos et la dextérité des allusions mêlées à sa prédication
indirecte, et prouve en même temps que dès cette époque le jeune
roi, épiant l'occasion d'opérer quelque grande et subite réforme,
faisait provision d'argumens pour présenter une telle entreprise
comme fondée en droit et comme autorisée par des précédens his-
toriques.
Gustave eut soin surtout d'entretenir les bonnes dispositions du
cabinet de Versailles; au milieu de sa lutte patiente contre les états,
il écrivait à Louis XV (1) :
(1) Les originaux autographes de cette lettre de Gustave lïl et de celles qui vont
suivre sont conservés dans la correspondance politique de Suède, aux archives des
affaires étrangères de France.
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GUSTAVE m ET LA COUR DE FRANGE. 595
<r Stockholm, 2/i octobre 1771. — Monsieur mon frère et cousin, j'a-
Toue sincèrement à votre majesté que j'avais besoin d'une consolation
comme celle que j'ai trouvée dans la lettre que son ambassadeur m'a re-
mise de sa part. J'ajouterai encore à cet aveu que si j'ai pu montrer quel-
que courage dans les conjonctures difficiles où je me trouve, ce n'est que
parce que j'ai été persuadé qu'avec une bonne cause et un allié tel que
votre majesté, on doit triompher enfin de tous les obstacles. Si j'y réussis,
ce sera un grand avantage pour mes affaires, mais ce sera une plus douce
satisfaction encore pour mon cœur de sentir toutes les obligations que
j'aurai à votre majesté. Quant à la situation politique dans ce moment, je
m'en rapporte aux relations de l'ambassadeur de votre majesté, dont je ne
puis assez louer la sagesse et la bonne conduite. Rien ne peut être ajouté
à l'étendue des sentimens avec lesquels je serai toute ma vie, etc.. »
On le voit, deux mois après, implorer de Louis XV le paiement
par avance, du premier quartier des subsides, car c'était toujours
l'argent qui manquait pour agir sur la diète et contre-balancer les
largesses des ministres étrangers.
« Stockholm, 19 décembre 1771. — Monsieur mon frère et cousin, je
prie votre majesté de se faire rapporter par le duc d'Aiguillon le mémoire
que je lui fais adresser aujourd'hui pour être mis sous les yeux de votre
majesté. Elle verra que j'ai besoin dans ce moment de toute son autorité
et de toute l'assistance que votre majesté m'a fait espérer dès les premiers
instans de mon règne avec une tendresse paternelle dont mon cœur restera
pénétré tant que je vivrai. La nature de l'affaire dont il s'agit ne me per-
met pas d'en dire davantage ici; seulement je puis assurer votre majesté
qu'elle n'en aura plus jamais de pareille à agiter pour moi ni par rapport
à moi. J'ai pris la ferme résolution de ne plus consentir qu'on emploie,
pour avancer mes intérêts, des moyens qui ne servent qu'à perpétuer le mal
au lieu de le déraciner. Tattends tout de votre majesté elle-même, de sa
sagesse à prévoir toutes les suites dont je suis menacé, et de l'intérêt
qu'elle prend à ma sûreté personnelle, qui pourrait être compromise. Plein
de cette confiance, je ne porte mes regards que sur un avenir plus heureux
et qui me donnera sans doute les moyens de convaincre votre majesté des
sentimens avec lesquels, etc. »
Cependant une dépêche écrite par le comte de Creutz, ministre
de Suède en France, au commencement de janvier 1771, montre
qu'on ne voulait pas à Paris avancer inutilement les fonds, et qu'on
réclamait toujours avec impatience là révolution tant de fois pro-
mise. Creutz, qui était tout zèle, tout ardeur, tout enthousiasme
pour son roi, s'ingéniait à inventer les moyens de surmonter les ob-
stacles.
« Cest le désespoir, dit-il, qui me fait expédier ce courrier. M. d'Aiguil-
lon m'a assuré qu'il était impossible d'accorder ce que demandait votre
majesté, que l'argent manquait absolument, que tout ce qu'on dépensait en
Suède ne servait qu'à perpétuer la corruption, à détruire l'esprit national,
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&96 REVUE DES DEUX MONDES.
à intéresser la cupidité. Le duc d'Aiguillon a insisté sur la nécessité de
mettre fin à cette déplorable diète; il supplie votre majesté d'y employer
tous les moyens qui sont en son pouvoir. Il a môme dit que si votre ma-
jesté vient à bout de terminer immédiatement la diète, le roi de France
voudra bien alors avancer le premier quartier des subsides. Dans cette ter-
rible position, voici les expédions que je propose à votre majesté : c'est,
en renvoyant le courrier, 1«» d'écrire une lettre très touchante au roi, une
très flatteuse à M"** Du Barry, et une pleine de confiance et d'anjitié à M. le
duc d'Aiguillon : cela est de la dernière nécessité; 2° en cas que tout cela
fût sans fruit, de m'envoyer par le même courrier une lettre pour M. de
Laborde (le banquier), dans laquelle votre majesté lui rappellera ses offres
de service, et le priera de lui faire, pour un temps déterminé, l'avance
de 375,000 livres, laquelle somme répond à celle du premier quartier des
subsides (1). »
Enfin, le 16 janvier, Creutz mande, tout joyeux, que les letti-es
écrites par Gustave III ont produit l'effet désirable; même « la dame
qui a la confiance du roi » prend Tintérèt le plus vif à tout ce qui
intéresse le roi de Suède. « Elle m'en parle san^ cesse, dit-il, et m'a
chargé d'exprimer ses vœux à votre majesté. » Mais si le cabinet de
Versailles faisait une concession, il en devenait plus exigeant, et de-
mandait en échange l'accomplissement du coup d'état, qui devait,
selon ses vœux, mettre à néant les projets conçus par la ligue du
Nord, et rendre quelque efficacité à l'ancienne alliance de la France
avec la Suède. On écrivait donc de Versailles au comte de Ver-
gennes dès le 23 février 1772 :
« Les choses en sont venues à un point si critique qu'il n'y a peut-être
que des moyens violons qui puissent y remédier. Vous en avez assez dit au
roi de Suède pour lui faire sentir tous les inconvéniens auxquels il s'expo-
serait en prenant prématurément des partis de vigueur, et votre conduite
ne saurait être trop sage ni trop circonspecte : vous devez continuer de lui
donner, dans l'occasion, des conseils de modération, mais sans contredire
les mesures que vous aurez lieu de juger qu'il se propose de suivre pour
parvenir à son but. »
En réalité, Gustave III lui-même était très résolu. 11 avait déjà
communiqué plusieurs plans à M. de Vergennes. « Le roi est fort
actif, mandait celui-ci; il ne m'a pas caché que son penchant est
pour les cas hasardeux... Il n'aspire pas au pouvoir absolu de
Charles XI et de Charles XII , mais il veut avoir, comme le roi
d'Angleterre, les mains liées pour le mal, libres pour le bien... Il
se rapproche adroitement de l'armée. » Les préparatifs de Gustave
étaient fort avancés quand plusieurs circonstances extérieures vin-
Ci) Archives royales à Stockholm; correspondance de France. —Les volumes 35, 36,
37, in-4*', de la collection des papiers de Gustave III à Upsal sont aussi composés des
lettres de Creutz.
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GUSTAVE III ET LA COUR DE FRANCE. 597
rent l'émouvoir et le déterminer à brusquer Tentreprise qu on atten-
dait de lui.
IL
De graves changemens, qui avaient dû attirer l'attention de Gus-
tave III, étaient survenus en Danemark. Ce royaume était alors
cruellement avili. Nous avons dit que rinfluence de la Russie et de
la Prusse y avait été toute-puissante, et avait fait du cabinet de Co-
penhague, dans les dernières années du règne de Frédéric V et au
début de celui de Christian YII, un mortel ennemi de la Suède. La
nationalité danoise subissait une de ces périodes d'asservissement à
l'influence allemande et de dissolution intérieure contre l'effet des-
quelles nous la voyons réagir et se débattre aujourd'hui. Le mal-
heureux Christian, dont le triste et long règne avait commencé en
1766 (1), n'était pas capable d'affranchir son pays de cette dange-
reuse vassalité. C'est dans les mémoires de Reverdil, devenu son
précepteur après le Genevois Malle t, qu'il faut lire les incroyables
détails de sa triste enfance. Devenu roi à dix-sept ans, il avait donné
depuis longtemps déjà des signes d'imbécillité. L'homme de cour
qui, suivant l'usage de ce temps, avait les fonctions de gouverneur,
M. de Reventlow, lui avait infligé la plus brutale éducation : il le
meurtrissait de coups, et le malheureux prince, dans sa démence,
avait pour suprême idéal de voir son corps devenir invulnérable et
endurci; il palpait son ventre pour savoir s'il avançait y disait -il,
vers cet état de perfection. Nul délassement, nul plaisir conforme
à son âge ne lui était offert. « Les amusemens d'hier, disait- il un
jour à son précepteur, ont considérablement ennuyé mon altesse
royale I » Vers la fin de 1770, un favori allemand, le célèbre Struen-
sée, prit en main le pouvoir que ces débiles mains ne pouvaient
retenir. Bien que son administration ait été souvent inspirée par
l'esprit libéral de son temps, on ne peut lui savoir beaucoup de gré
de réformes accomplies avec une précipitation qui jeta partout le
désordre, et l'on ne saurait oublier qu'après avoir déshonoré la
cour et la maison royale, Struensée laissa après lui les germes d'une
profonde corruption.
Gustave III était le beau-frère de Christian VII; il avait vu de
ses yeux, lors de son passage à Copenhague, commencer l'inso-
lente domination du favori. « La cour, dit Reverdil, était devenue
une maison bourgeoise où l'on voyait la société du comte Struen-
sée. Gustave, ayant appris qu'il était invité chez le roi avec une
ou deux femmes de négocians, demanda s'il n'y avait point aussi
de juifs dans la compagnie; une de ces femmes lui reprocha obli-
(1) n devait se prolonger jusqu'en 1808.
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598 EEVUE DES DEUX MONDES.
geamment de ne lui avoir point fait visite. On voulut qu'il fût té-
moin des merveilles de l'éducation du prince royal de Danemark (1).
Struensée le mena sans façon au travers de la cour du palais, sous
la pluie, dans Tappartement du petit Fritz... En un mot, ajoute Re-
verdil, Struensée était chez lui, et le gouvernement de l'état était
un accessoire de sa position. » Ce spectacle avait inspiré au prince
de Suède un réel dégoût. Cette cour prostituée, qui n'avait rien
conservé ni du luxe ni de la dignité royale, ce roi faible d'esprit
et ne rachetant sa honte par aucun retour de volonté virile, cette
reine alors déjà soupçonnée, sinon coupable, ce parvenu qui ré-
gnait en maître, qui traitait avec lui sur un pied d'égalité et lui
faisait avec une insolente aisance les honneurs du palais des rois de
Danemark, tout cela avait profondément blessé Gustave. Le cabi-
net de Copenhague lui était déjà suspect pour ses anciennes liai-
sons avec les ennemis de la Suède; il souffrit plus que jamais d'être
allié par le sang à une telle cour, et, devenu roi, il ne dissimula pas
les expressions de son mépris. Et pourtant la politique de Struensée
s'était éloignée de la Russie pour se rapprocher de l'alliance fran-
çaise et suédoise. Ce fut donc pour Gustave III, quand il apprit
qu'une révolution de cour avait renversé en Danemark ce qu'une
faveur de cour y avait fait naître, à la fois un soulagement et un
nouveau péril, et dans tous les cas un avertissement, une excita-
tion puissante. Il avait suffi, pour mettre un terme à une domination
honteuse, de l'énergie d'une femme, de cette reine qui, avec quel-
ques serviteurs seulement, à la suite d'un bal, avait fait arrêter
Struensée et quelques complices. Des supplices barbares avaient
suivi cette révolution de palais (17 janvier — 28 avril 1772); Gus-
tave se flattait de n'avoir pas besoin de sévir de la sorte, et son
caractère assurément y répugnait, mais il se promettait bien d'avoir
au moins autant d'énergie qu'on en avait eu à Copenhague, et le
spectacle d'un si prompt changement acquis par un seul coup de
vigueur lui inspirait, en vue d'une cause meilleure et plus haute,
un ferme espoir. D'ailleurs le nouveau gouvernement du Danemark
allait reprendre sans aucun doute ses anciennes traditions d'al-
liance étroite avec la Russie et la Prusse, et c'était à Gustave d'em-
pêcher un nouveau rapprochement entre ses ennemis.
Un autre incident politique , le premier partage de la Pologne ,
irrévocablement décidé par le traité signé à Pétersbourg le 25 juillet
(5 août) 1772, fut pour lui l'avertissement suprême. Avant même
que la Prusse et la Russie eussent préparé par des négociations se-
crètes le démembrement de la Suède comme celui de la Pologne, la
communauté de péril pour ces deux pays était évidente; elle n'a-
(1) Plus tard Frédéric VI; il avait alors trois ans.
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GUSTAVE III ET LA COUR DE FRANCE. 599
vait pas échappé à Gustave : dès sa jeunesse, il avait suivi avec une
grave attention les douloureuses péripéties de Tanarchie polonaise.
On lit déjà dans son journal de 1768 :
« 18 avril. — Les nouvelles arrivées de Pologne parlent d'une grande
confédération à Kaminieç. On a tenu à Varsovie deux conseils, et le résultat
des délibérations a été que le roi et le sénat de la république invoqueraient
la protection de Timpératrice de Russie. C'est une infamie I... Ah! Stanislas-
Auguste, tu n'es ni roi ni même citoyen! Meurs pour sauver l'indépen-
dance de ta patrie, et n'accepte pas un joug indigne dans le vain espoir de
conserver une ombre de puissance qu'un ordre venu de Moscou suflSra pour
faire évanouir I »
a 7 novembre. — Nouvelles de Pologne toujours pareilles : anarchie et
corruption I Voilà notre sort à nous-mêmes, si des mesures vigoureuses ne
viennent bientôt nous secourir ! »
Gustave n'était pas le seul à comparer les destinées des deux pays;
un journal très répandu à Stockholm s'écriait au commencement de
1772 :
« Il est temps de regarder à notre lendemain. Nous sommes menacés du
môme sort que les Polonais , mais nous pouvons aussi retrouver un Gus-
tave-Adolphe. Qui a fait le malheur de la Pologne? L'instabilité des lois,
l'abaissement continu du pouvoir royal, et par suite l'intervention inévi-
table de puissans voisins dans les affaires intérieures. La Suède est à l'abri
de telles destinées tant que nous n'aurons pas renié notre roi et notre pa-
trie : nous avons une antique patrie à défendre et un grand roi à sauver.
Concitoyens I si la mémoire de Gustave-Adolphe est encore présente dans
vos cœurs, tournez-vous vers son tombeau. De sa cendre, que recouvrent
les trophées de la guerre civile et ceux de la guerre étrangère, sort une voix
qui crie à chacun de vous que l'heure est enfin venue l »
• Dès le 21 mai de cette année, M. de Vergennes reçut la confi-
dence d'une partie du plan qui fut exécuté trois mois après, dans la
fameuse journée du 19 août 1772 :
a Gustave III m'a fait ces jours-ci, écrit-il à cette date, la révélation d'un
projet véritablement hardi. Quoique j'aie promis à ce prince le plus pro-
fond secret, mon devoir me prescrit, monsieur le duc, de vous le dévoi-
ler. — La forteresse de Sveaborg, en Finlande, vis-à-vis d'Helsingfors, si-
tuée au milieu de la mer, est l'arsenal destiné à la défense maritime de
cette province. Elle est gardée par une garnison de 1,500 hommes, tous
étrangers. Les officiers et les soldats, que la parcimonie de la diète menace
d'une réforme, sont mécontens et disposés à toute entreprise. Il s'agit de
les soulever, et, à la faveur des bâtimens dont ils disposent, de les faire ar-
river en vue de Stockholm avant qu'on puisse y avoir avis du soulèvement;
la chose est possible pour peu que les vents d'est, ordinaires dans cette
saison, soient favorables. On profitera de la surprise pour s'assurer des
personnages les plus suspects dans l'assemblée des états, puis on proposera
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600 REVUE DES DEUX MONDES.
à la diète un plan de constitution très modéré, qui, réservant la liberté
civile et tous les droits des différens ordres, ne leur ôtera que le pou-
voir de faire le mal et de trahir l'intérêt public. On s'attend que la frayeur
leur fera tout accepter; la chose faite, on les renverra chez eux, en recu-
lant de quatre années l'ouverture d'une nouvelle diète. Si les révoltés de
Sveaborg étaient empêchés ou détournés par les vicissitudes de la mer, le
roi de Suède ferait mine de marcher contre eux à la tête de son régiment
des gardes, sous prétexte d'empêcher leur débarquement; il réunirait à son
régiment de la garde plusieurs corps armés, postés à quelque distance de
Stockholm et gagnés d'avance, puis il reviendrait en force avec eux sur la
capitale et mettrait la dernière main à son entreprise. »
Une autre insurrection devait coïncider avec celle de Sveaborg.
Un jeune capitaine nommé Hellichius , commandant la garnison de
Christianstadt, forteresse importante de Scanie(l), s'engageait à
soulever ses soldats au nom du roi, et promettait d'entraîner toutes
les campagnes voisines, qui attribuaient au mauvais gouvernement
des états leur misère et la cherté des grains. Les deux frères du
roi, Charles et Frédéric, se trouveraient dans les provinces : le
prince Frédéric en Ostrogothie pour prendre les eaux de Medevi,
le prince Charles en Scanie pour attendre le retour de la reine sa
mère, en visite à Berlin. L'un et l'autre s'appliqueraient à préparer
les esprits. Le prince Charles, dès qu'il apprendrait le mouvement
de Christianstadt, en prendrait immédiatement prétexte pour réu-
nir sous ses ordres les régimens les plus voisins et ceux que le
prince Frédéric pourrait lui amener, ce que la constitution ne lui
eût permis en aucun autre cas; il tiendrait secret son but réel et ne
parlerait que de marcher en toute hâte contre les révoltés jusqu'à
ce que Gustave III lui-môme eût réussi dans la capitale. En même
temps on ferait circuler dans les provinces des bruits de complot
contre le roi. De la sorte, si la tentative de Stockholm venait à
échouer, les mesures que les états prendraient infailliblement contre
la personne même du roi paraîtraient une confirmation de leurs des-
seins supposés, et on pourrait encore espérer, par un autre coup de
main, délivrer Gustave et réparer son échec. Le prince Charles, en
quittant Stockholm, emporta la moitié d'un petit écu de France,
dont l'autre moitié resta entre les mains de Gustave III, qui devait
la joindre à tout message non suspect qu'il voudrait adresser à son
frère. C'était une précaution utile, en cas d'échec, contre l'exécution
possible d'ordres imposés par les états (2).
Ce plan fort habile paraît, à la vérité, avoir eu pour premier au-
teur, non pas Gustave III lui-même, mais un énergique ennemi des
(1) La province de Scanie est située à Textrémité sud-ouest de la péninsule suédoise.
(2) Cet écu brisé a été conservé depuis au cabinet des médailles, au ch&teau de
Drottningholm.
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GUSTAVE III ET LA COUR DE FRANCE. COI
bonnets, le colonel Sprengtporten. Depuis le mois de juin 1772, cet
officier en discutait tout le détail avec le roi, qui lui communiquait
aussi ses projets de constitution; mais les deux révoltes de Finlande
et de Scanie, ainsi que les mesures confiées aux princes Charles et
Frédéric, n'étaient après tout que des annexes de la principale en-
treprise, c'est-à-dire du coup d'état dans la capitale, que Gus-
tave m semble bien avoir seul médité et qu'il a seul exécuté, avec
toute la dissimulation et toute la bravoure nécessaires.
Dès le milieu de juillet, les états commençaient à soupçonner va-
guement ses projets; mais, déjà livrés à ce vertige qui présage et
prépare les défaites, ils commettaient à leur insu les fautes les plus
grossières. Une lettre où Gustave s'ouvrait à Louis XV, en termes gé-
néraux il est vrai, tomba entre les mains de l'ambassadeur d'Angle-
terre à Paris, qui informa par l'agent anglais à Stockholm les chefs
des bonnets. Cet avis coïncidait avec de sourdes rumeurs et avec
de violens pamphlets, où s'exhalait le mécontentement public. Les
états résolurent donc de surveiller de très près Gustave III, déter-
minés qu'ils étaient à user de violence envers lui, s'ils découvraient
dans sa conduite quelque démarche tendant à renverser la constitu-
tion. Leur plus grave mesure fut de désigner, pour remplacer pro-
chainement la garnison du château, le régiment d'Upland, com-
mandé par le baron Gederstrôm, un des leurs, et auquel ses soldats
auraient obéi. Heureusement l'activité de Gustave 111 prévint l'ar-
rivée de ces hommes dans la capitale; le régiment se trouvait toute-
fois à quatre heures de Stockholm quand le coup d'état s'achevait : ce
fut le plus sérieux danger que courut le roi de Suède. Les états fu-
rent plus mal inspirés quand ils éloignèrent le colonel Sprengtporten,
dont les fréquentes visites au château ne leur avaient pas échappé;
on savait d'ailleurs qu'il était à la tête d'un club de jeunes officiers
fort dévoués à Gustave. Us crurent faire un coup de parti, dit M. de
Vergennes dans sa dépêche du 23 juillet, en le désignant pour aller
rétablir le calme dans la Finlande, où le mécontentement paraissait
augmenter de manière à inquiéter la diète. Sprengtporten feignit
de recevoir cet ordre avec mécontentement; mais il partit sans re-
tard : les états lui procuraient de la sorte le moyen d'aller mettre le
feu à la mine qu'il avait préparée lui-même, et ils entraient dans le
jeu du roi, qui de son côté s'empressait de calmer leurs alarmes,
rendant plus rares, après qu'elles lui avaient fait de nombreux amis,
ses entrevues avec les jeunes officiers de la garnison, et se livrant
en apparence tout entier aux fêtes et aux plaisirs.
Sprengtporten avait quitté Stockholm emportant un plein pouvoir
signé du roi, auquel était joint ce billet :
« 29 juillet 1772. — Je remets entre vos mains le secret de ma vie, et
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602 REVUE DES DEUX MONDAIS.
je n'ai sur ce point aucune crainte. Je vous prie encore une fois de vous
épargner et de ne point exposer vos jours, qui en ce moment sont si inti-
mement liés au bien de Tétat. Si vous rencontrez de la résistance, il vaut
mieux abandonner l'entreprise que d'exposer votre sort au hasard. Tes-
père que vous anéantirez en ce cas le papier que je vous ai remis, comme
aussi dans le cas où vous auriez cessé d'en faire usage. »
Sprengtporten et Hellichius une fois partis de Stockholm avec les
ordres relatifs aux révoltes de Scanie et de Finlande, tout était
dit : il fallait que la destinée de Gustave s'accomplît et qu'il ne se
manquât pas à lui-même. L'ambassadeur russe, comte Ostermann,
étant venu le saluer, il l'entretint avec bonhomie d'un projet de
voyage; il lui annonça qu'il allait immédiatement demander au sé-
nat l'autorisation de s'absenter quelques semaines, et dépista de la
sorte ses premiers soupçons.
Sauf l'entreprise de Finlande, qui fut retardée et se trouva inu-
tile, le plan adopté par Gustave III réussit de tous points. Le capi-
taine Hellichius n'eut pas de peine, dans une province fort mal
disposée d'avance, à souffler la révolte : la garnison de Christianstadt
se déclara le 12 août; son chef publia un manifeste refusant fidélité
aux soi-disant états du royaume, coupables envers le pays, qu'ils
avaient ruiné, et envers le roi, dont ils avaient usurpé les droits légi-
times. « Braves Suédois, disait-il en s'adressant aux habitans de la
ville et des campagnes voisines, le sort en est jeté. Aussi longtemps
que le roi et la patrie n'auront pas recouvré ce qui leur appartient,
chacun de nous fait serment de mourir plutôt que de déposer les
armes. Venez à nous, croyez à notre loyauté, et faisons cause
commune! » Hellichius avait pris soin d'expédier aussitôt un mes-
sager vers le prince Charles, qui , sans expliquer autour de lui ses
intentions, avait réuni promptement sous ses ordres jusqu'à cinq
régimens, qui stationnaient dans la province. Cependant le baron
Rudbeck, envoyé par les états pour s'assurer si rien ne se tramait
en Scanie, avait voulu visiter en passant la forteresse de Christian-
stadt. Quel ne fut pas son étonnement en se voyant refuser l'en-
trée de la place et en lisant le manifeste d' Hellichius! Il reprit en
toute hâte le chemin de Stockholm, où il rentra dans la soirée du 16.
L'extrême péril commençait pour Gustave III ; le sénat et les états
n'avaient aucune preuve de sa complicité, et néanmoins plusieurs
voix s'élevaient déjà pour demander qu'on s'assurât de sa per-
sonne. Le baron Rudbeck alla dès le 17 au matin lui apprendre lui-
môme ce qui était arrivé. Le roi témoigna d'une telle indignation,
l'embrassa et lui serra les mains avec tant d'effusion, et le remercia
si bien d'avoir sauvé le pays en apportant le premier une telle nou-
velle, que le vieux général se retira très convaincu de la parfaite
innocence de Gustave. Le soir même, au souper de la cour, le duc
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GUSTAVE III ET LA COUR DE FRANCE. 603
d'Hessenstein et le sénateur comte Ribbing firent tomber la conver-
sation sur la révolte de Christianstadt. Gomme le roi répétait ces
seuls mots : « cela est étrange, cela est singulier, » le comte Rib-
bing, fixant sur lui de hardis regards, osa dire à haute voix que le
plus singulier et le plus étrange était le récit de Tofficier de garde
à la porte de la forteresse, lequel avait affirmé que rien ne s'était
fait que par Tordre du roi lui-même. « Vous vous trompez, répondit
aussitôt Gustave sans se troubler un instant; j'étais présent quand
Rudbeck fit son rapport devant le sénat : c'est la sentinelle qui a
dit cela et non l'officier; le mieux informé devait être certainement
l'officier. » Le lendemain 18, nouvelle et longue visite du baron
Rudbeck. Gustave lui parut cette fois évidemment distrait : il était
tout occupé d'un point de broderie dont il avait promis le dessin
pour le soir même à une dame de la cour. Rudbeck ne manqua
pas de rapporter ce détail aux chefs du parti, en leur assurant du
fond de son âme que « le personnage ne serait jamais dangereux. »
Ce fut seulement dans la journée du 18 que Gustave III reçut le
message du prince Charles, qui lui apprenait la réunion sous ses
ordres de cinq régimens, sans l'appui desquels rien ne pouvait être
sagement tenté dans la capitale. Les états, de leur côté, avaient pris
de graves mesures : envoi de troupes pour châtier Hellichius, ordre à
deux bataillons casernes dans les provinces voisines d'accourir, rap-
pel des deux frères du roi, invitation formelle à Gustave lui-même
de ne pas quitter la ville ; de plus, le régiment de Cederstrôm de-
vait être à peu de distance : chaque parti observait l'autre, et il ne
s'agissait plus que de savoir lequel agirait le plus sûrement et le
plus vite. Gustave prit donc une résolution définitive pour le len-
demain. Sa dissimulation fut parfaite pendant les dernières heures
qui précédaient l'acte suprême d'où sa destinée et sans aucun doute
celle de son pays dépendaient. Le soir même du 18, il assista à la
représentation du premier opéra donné en langue suédoise : Thélis
et Pelée; un brillant souper réunit ensuite toute la cour ; Gustave
témoigna une insouciante gaîté, joua gros jeu pendant le reste de la
soirée, et gagna une forte somme à la baronne Pechlin, femme du
plus redoutable d'entre ses adversaires. La nuit fut bien employée :
une fois ses invités partis, Gustave écrivit quelques lettres; par celle
qu'il destinait à son frère Charles, il exprimait son espoir du suc-
cès, mais il le conjurait, dans le cas contraire, de ne pas venger sa
mort. Un billet avertissait M. de Vergennes de la décision prise ir-
révocablement pour le lendemain. Gustave sortit ensuite du château
pour aller, comme il le faisait depuis quelque temps, visiter les dif-
férens postes de la ville ; nul ne pouvait apparemment lui reprocher
de veiller de sa personne aux précautions de sûreté publique, et il y
gagnait de connaître par lui-même les dispositions de ses ennemis.
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OOâ BEVUE DES DEUX MONDES.
Les événemens du 19 sont bien connus : vers dix heures du ma-
tin, Gustave monte à cheval et se rend à l'arsenal, où il assiste à
quelques exercices; entouré d'un grand nombre de jeunes officiers
dévoués qu'il a fait prévenir, il traverse la ville en saluant avec
grâce partout sur son passage, puis rentre au château. La garde
montante venait d'arriver, celle qu'elle devait relever n'était pas
partie encore. Gustave rassemble les officiers dans le poste, il les
harangue ; sauf trois d'entre eux, ils prêtent immédiatement un
nouveau serment de fidélité. Il s'adresse ensuite aux soldats; une
seule réponse négative est couverte par les exclamations favorables.
Le bruit avait attiré le peuple, qui, après avoir entendu les der-
nières paroles de Gustave, mêle ses cris à ceux de la garde. Les
sénateurs étaient déjà réunis comme à l'ordinaire dans le château
même; ils veulent accourir pour savoir la cause d'un si grand tu-
multe, mais ils trouvent aux portes une trentaine de grenadiers qui,
croisant la baïonnette, leur apprennent qu'ils sont gardés à vue.
Pendant ce temps, Gustave, suivi d'une grande foule d'officiers et
de citoyens, avec un mouchoir blanc au bras en signe de ralliement,
se dirige vers les principaux postes de la ville, et partout on l'ac-
clame sans nulle résistance. U adresse la parole aux groupes popu-
laires, répétant qu'il s'agit seulement de mettre fin à l'anarchie,
qu'il refuse le pouvoir absolu, et qu'il veut mériter la confiance,
l'amour de ses sujets : tout cela dit avec chaleur, avec entraînement,
et en langue suédoise, chose inaccoutumée avec une cour qui était
depuis si longtemps française ou allemande. U arrive enfin au parc
d'artillerie et y prend quelques mesures militaires qui seront inu-
tiles, car il suffit qu'il ait fait arrêter les principaux chefs ou parti-
sans des états, y compris le baron Rudbeck, devenu un instant re-
doutable par une tentative de résistance armée; les sénateurs sont
prisonniers dans la chambre du conseil pour trois jours, et les mem-
bres du comité secret, loin de chercher à se réunir, ne songent qu'à
leur propre salut; en moins d'une heure, toute la capitale a fait sa
soumission.
La journée du 20 fut consacrée à recueillir les sermens et à pré-
venir les dangers les plus pressans hors de la capitale. U restait à
faire accepter une constitution nouvelle ; Gustave en avait trois dans
sa poche quand il parut en costume royal devant les membres de la
diète, convoqués pour le 21 dans la grande salle du château; le
choix de l'exemplaire, c'est-à-dire probablement d'une constitution
plus ou moins libérale, devait dépendre des dispositions qu'il ren-
contrerait. Le projet dont il donna lecture avait été préparé par
lui-même; à la manière dont il fut accueilli, on eût dit que cette
assemblée n'avait jamais compté que des partisans dévoués de la
cause royaliste. Sauf un amendement qu'un membre de la noblesse
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GUSTAVE m ET LA COUR DE FRANCE. 605
proposa et qui ne fut pas écouté, nul signe d'opposition n'apparut,
et la nouvelle charte, en 57 articles, fut adoptée au milieu dés
applaudissemens, puis signée du maréchal de la diète, président
de Tordre de la noblesse, ainsi que des^orateurâ des trois ordres
inférieurs. Cela fait, Gustave III se leva et dit : « Puisqu'il a plu à
la divine Providence de renouer les liens qui unissaient ancienne-
ment le roi et son peuple, il est de notre devoir à tous de lui rendre
ici de justes actions de grâces. » Otant alors de sa tête la couronne,
il tira son livre de prières, et ordonna à l'évêque placé à ses côtés
d'entonner le Te Deum^ que toute l'assemblée continua avec lui;
la séance se termina par un baise-main royal. Le consentement de
la diète une fois obtenu, celui des provinces ne se fit pas attendre,
et la révolution se trouva tout entière accomplie sans une seule
goutte de sang versée. Gustave ne manqua pas d'écrire dès le 21
une lettre à Louis XV pour lui annoncer sa victoire :
« Monsieur mon frère et cousin, je serais bien ingrat, si, dans ces pre-
miers momens de la révolution la plus heureuse pour moi et mon état, je
ne témoignais à votre majesté ma sensible et vraie reconnaissance pour la
part qu'elle a bien voulu y prendre. Le temps ne me permet pas de rien
ajouter davantage; je me rapporte entièrement à ce que l'ambassadeur de
votre majesté lui marquera sur le détail d'un événement dont je me flatte
que les suites convaincront votre majesté bien pleinement des sentimens
avec lesquels je suis, etc. »
Gustave III, au moment décisif, ne s'était donc pas manqué à
lui-même; M. de Vergennes avait été tout surpris d'un si rapide
succès, et les récits anecdotiques nous le représentent, dans la jour-
née du 19 août 1772, debout sur une échelle appliquée au mur du
parc d'artillerie, suivant d'un regard inquiet les mouvemens de
Gustave et des troupes, et se rassurant aux exclamations enthou-
siastes qui allaient décider le succès. Il restait néanmoins à soutenir
l'acte vigoureux du jeune roi, à défendre la révolution contre les
rancunes étrangères. La vieille alliance du cabinet de Versailles,
qui avait encouragé et soutenu Gustave dans la préparation de son
œuvre, ne lui fit pas défaut non plus quand il fallut, par un nouvel
effort, consolider l'entreprise commune.
IH.
Gustave III avait tout à craindre du ressentiment des cours dont
il venait de déjouer les secrètes espérances, et leurs réponses aux
messages officiels qui leur avaient porté la nouvelle du coup d'état
ne laissarient pas que d'être fort peu rassurantes. Catherine II ac-
cusa simplement réception, sans ajouter un seul mot de compliment
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606 REVUE DES DEUX MONDES.
ni (le blâme. Elle se bornait à exprimer sèchement le vœu qu'il fût
encore possible de maintenir la paix; mais sa mauvaise humeur
était visible, et se montre tout entière dans sa correspondance, où
on la trouve balancée , il est vrai, à cette date, par la satisfaction
qu'elle ressent de Faffaire de Pologne. 11 faut voir de quel ton dé-
gagé, avec persiflage et colère, elle parle, à travers cent nouvelles,
littéraires ou autres, des deux graves épisodes qui préoccupaient
les contemporains. « Je viens d'acheter, écrit-elle à Voltaire (1) le
1/12 septembre 1772, la collection de tableaux de feu M. de Gro-
zat, et je suis en marché d'un diamant de la grosseur d'un œuf.
Il est vrai qu'en augmentant ainsi ma dépense , d'un autre côté
mes possessions se sont accrues un peu par un accord fait entre
la cour de Vienne, le roi de Prusse et moi; nous n'avons pas trouvé
d'autre moyen de garantir nos frontières que de les étendre. - — A
propos, que dites-vous de la révolution de Suède ? Voilà une nation
qui perd en moins d'un quart d'heure sa constitution et sa liberté.
Les états, entourés de troupes et de canons, ont délibéré vingt mi-
nutes sur cinquante-sept points, qu'ils ont signés, comme de raison.
Je ne sais pas si cela peut s'appeler une douce violence, mais je
vous garantis la Suède sans liberté et son roi aussi despotique que
celui de France, et cela deux mois après que le souverain et la na-
tion s'étaient juré réciproquement la stricte conservation de leurs
droits. — Le père Adam (2) ne trouve-t-il pas que voilà bien des
consciences en danger? »
Le roi de Prusse dissimula moins encore que l'impératrice quel
était son dépit. Suivant M. de Vergennes, Frédéric 11, avant même
d'être informé entièrement, assurait à sa soeur, la mère de Gus-
tave m, en répondant à ses vœux en faveur d'une révolution, que
si les choses tournaient à l'avantage du roi de Suède, il ne pourrait
se dispenser de joindre ses armées à celles de la Russie pour s'y
opposer, ses engagemens avec cette puissance lui en faisant un de-
voir indispensable. Quant à Gustave III, il s'attendait à de telles
dispositions, et dès les premières menaces il avait adressé la lettre
suivante au vieux roi Louis XV, son unique allié.
a 18 septembre 1772. — Monsieur mon frère et cousin, il m'est bien
a^éable de pouvoir saisir toutes les occasions qui se présentent pour re-
nouveler à votre majesté les assurances de la vive amitié et de la sincère
reconnaissance dont je suis pénétré pour elle... Vous êtes déjà informé du
(1) Voyez le supplément de la Correspondance de Grimm et Diderot, iû-8°, Paris,
1814, où se trouvent ces lignes parmi les morceaux de ses lettres supprimés par Cathe-
rine elle-même dans les précédens recueils, et qui sont restitués dans ce volume.
(2) On sait que ce jésuite avait à Ferney le joli métier d^aumônier de Voltaire, qui
faisait avec lui sa partie d*échec8.
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GUSTAVE m ET LA COUR DE FRANCE. 607
premier succès de mon entreprise; la suite en a encore été heureuse, et la
main de la Providence, qui m'a si visiblement soutenu, m'a conduit jusqu'à
ce moment. Il n'y a personne dans tous mes états qui ne témoigne la joie
la plus marquée et la confiance la plus entière en ma personne. Il serait
heureux que mes voisins fussent dans les mêmes sentimens; mais il né me
reste que trop d'incertitude sur leur façon de penser. Le roi de Danemark,
à la vérité, a déjà témoigné une satisfaction entière sUr le grand change-
ment qui vient de se faire ici ; mais pour les sentimens de l'impératrice de
Russie et du roi de Prusse, je les ignore encore, n'ayant point eu de ré-
ponse aux lettres que je leur al d'abord écrites après l'événement du
21 août dernier, et qui étaient pleines d'assurances de mes vues pacifiques
à leur égard. Je dois pourtant juger, par les éclaircissemens qui me sont
venus par la reine ma mère, que le roi de Prusse est médiocrement con-
tent de ce qui s'est fait Ici. On parle môme d'un traité conclu en 1769 entre
lui et la Russie, qui doit les engager mutuellement à perpétuer les désordres
dans mon royaume en soutenant la constitution anarchique que je viens
d'abolir. Malgré cela, j'ai trop bonne opinion de la sagesse et de l'équité de
ces deux cours pour imaginer qu'elles voudront m'inquiéter, dans la situa-
tion où elles se trouvent en ce moment, au sujet d'un arrangement qui ne
regarde que l'administration intérieure de mes états, dans laquelle elles
n'ont aucun droit de se mêler. Je suis résolu d'user envers- elles de la mo-
dération la plus parfaite, afin de les convaincre encore davantage de la
droiture de mes vues; mais si, malgré mon attente, malgré mes soins, mal-
gré l'équité, le droit des gens et les liens de la nature, elles voulaient m'in-
quiéter, forcé à une juste défense, je me trouverais contraint à opposer la
force à la force. Je me flatte que votre majesté ne m'abandonnera pas à la
fureur d'ennemis qui ne le sont que parce qu'ils connaissent mon attache-
ment inviolable pour elle, et que je trouverais toujours dans son cœur les
mêmes sentimens dont elle m'a si souvent donné des preuves si évidentes,
et dont l'assurance a soutenu mon courage parmi tous les dangers que j'ai
courus. Il me sera toujours doux de pouvoir y compter, tout comme je ne
désire rien avec plus d'ardeur que de pouvoir convaincre votre majesté de
la haute estime et de la tendre amitié avec lesquelles je suis, etc. »
Quelques jours après, des bruits de préparatifs hostiles arrivaient
au cabinet de Stockholm , et Gustave se hâtait d'en faire part à
Louis XV.
t 8 octobre. — J'avoue que je ne comprends rien à la conduite du roi de
Danemark à mon égard. Il a, par son ministre, donné à votre majesté des
assurances qui, dans d'autres circonstances, devraient paraître suffisantes;
il vient d'en donner également au mien, et, malgré cela, il fait faire des
préparatifs si formidables en Norvège, que tous mes sujets sur la frontière
en sont alarmés. Si c'est de concert avec quelque autre cour, ou si l'on se
flatte de pouvoir exciter quelques mécontentemens dans l'intérieur de mes
états, je l'ignore; mais en attendant j'ai cru essentiel de me présenter moi-
même sur la frontière. »
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608 REVUE DES DEUX MONDES.
Les soupçons de Gustave contre ses voisins ne purent qu'être
augmentés par les lettres amères et menaçantes que Frédéric II et le
prince Henri lui adressèrent ainsi qu'à Louise-Ulrique. Nous avons
déjà cité plus d'une fois ici même ces lettres, qui sont maintenant
bien connues. On se rappelle que Frédéric II et son frère y faisaient
enfin connaître les stipulations secrètes par lesquelles, de concert
avec la Russie et le Danemark, la Prusse avait garanti la constitu-
tion de 1720. Frédéric II y protestait de son désintéressement. « Ce
n'était assurément pas ce petit morceau de la Poméranie, disait-il,
bon tout au plus pour un cadet de famille, qu'il pouvait ambition-
ner; mais le moyen de ne pas remplir ses saints engagemens et de
souffrir une révolution grâce à laquelle, si la Suède conservait la
paix pendant dix ans, elle deviendrait puissance prépondérante ! »
On perçait le cowir de Frédéric II et celui du prince Henri en les
mettant dans l'obligation de combattre un neveu qui leur était si
cher, et la nature répugnait en eux à l'accomplissement de devoirs
que leur loyauté rendait inévitables! Double hypocrisie et double
mensonge : outre les sentimens que lui inspirait sa politique, Fré-
déric II détestait personnellement Gustave; il écrit maintes fois à son
frère que les fils de sa sœur ne lui ont jamais plu, qu'il n'a jamais
rien senti pour ces princes de Suède, et il n'est pas rare qu'il traite
fort lestement dans sa correspondance Gustave III en particulier,
jusqu'à s'emporter contre « ce monsieur Gustave, cette vipère en-
venimée, cette créature atroce. » Bien qu'il se contraignît dans ses
premières réponses, le roi de Prusse y montrait un dépit qui ne
laissait pas d'être fort redoutable; une guerre pouvait renverser
tout l'édifice qui venait d'être élevé, et creuser pour la Suède et
pour son roi un profond abîme. Aussi M. de Vergennes exprimait-il
tout d'abord à sa cour, avec l'indignation qu'il ressentait de la per-
fidie des puissances confédérées, l'inquiétude que lui inspiraient la
faiblesse de la Suède et la nécessité où se trouverait la France de
supporter à peu près tout le fardeau.
« Je croîs, monsieur le duc, qu'il est sans exemple que des puissances
se soient avisées de faire des transactions entre elles sur le compte d'un
tiers sans en être requises et sans l'en prévenir. La Russie ni la Prusse
n'ont aucun titre pour s'ingérer dans les affaires intérieures de la Suède;
leur prétendue garantie clandestine n'est donc qu'un attentat aux droits
imprescriptibles d'une nation libre, et môme une violation de la constitu-
tion dont on prétend être les gardiens et les garans. Les états de Suède,
en faisant la constitution de 1720, ne se sont-ils pas réservé le droit d'y
changer et d'y ajouter ce qu'ils croiraient convenable? Et on leur fera la
guerre parce qu'en 1772 ils trouvent bon de substituer à des lois versa-
tiles, source intarissable d'abus, des lois fixes et nerveuses d'où doit dé-
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GUSTAVE III ET LA COUR DE FRANCE. 609
couler le bien public!... Mais on invoquerait vainement des sentimens de
justice de la part de deux puissances qui paraissent en avoir abjuré les no-
tions les plus communes ; leur^ convenance fait leur droit public : c'est elle
qui, après avoir déterminé le démembrement de la Pologne, voudra aussi
déchirer la Suède et se partager ses plus belles provinces, si l'on n'y op-
pose les obstacles les plus puissans. — La Pomér^ie est étrangère au
changement fait en Suède; elle conserve les lois allemandes qui l'ont régie
avant et depuis la conquête. Le roi de Prusse ne peut donc en emprunter
aucune cause, aucun prétexte d'inquiétude; mais, quoi qu'il dise, ce « petit
coin de terre » qu'il affecte de dédaigner est à sa bienséance : il pique son
ambition. — Le roi de Suède demande s'il ne faut pas faire quelques dé-
marches à Vienne. L'impératrice-reine est engagée, par la convention de
1757, à la garantie de la Poméranie et des autres états suédois en Alle-
magne. Le roi espère beaucoup des offices que M. Durand a ordre de lui
rendre à Pétersbourg...
a Le roi de Suède compte avoir avant quelques mois quarante mille
hommes en état d'entrer en campagne et une escadre de quatorze ou quinze
vaisseaux de ligne; il aura quelques magasins en Finlande et près de la fron-
tière de Norvège... J'avoue toutefois, monsieur le duc, que je suis effrayé
quand je considère tout ce qu'il faudrait pour donner de la consistance à
un corps qui est impuissant par lui-môme à faire un effort vigoureux et
salutaire. La Suède n'est aujourd'hui qu'un squelette gigantesque dont les
membres disproportionnés sont incapables de se prêter un secours et un
appui mutuels. Minée par cinquante ans d'anarchie, elle se voit accablée
par la misère la plus affreuse : la famine dévore la plupart de ses provinces;
les ravages en sont effrayans ; la rentrée des contributions ordinaires se
fait très difficilement. Il faut donc des coups de vigueur; la Suède ne peut
traîner longtemps sans être épuisée. Cronstadt n'est qu'en bois, et quel-
ques boulets rouges le détruiraient; il est vrai que la Russie n'a pas de
marine ou l'a mauvaise. Si du moins la Suède était délivrée de l'épine du
Danemark I...J»
Les craintes exprimées par Vergennes n'étaient pas sans raisons :
de jour en jour, les périls semblaient s'accumuler. Le comte d'Os-
termann, ministre russe à Stockholm, avait pris une attitude très
menaçante; il avait déclaré au cabinet suédois, par ordre de son
gouvernement, que l'impératrice regarderait toute agression contre
le Danemark comme dirigée contre elle-même; il continuait à en-
tretenir dans Stockholm des clubs où se réunissaient encore quel-
ques désœuvrés dont il payait la turbulence et les calomnies; il ne
s'abstenait pas enfin de dire et de faire répéter autour de lui qu'il
y avait lieu de soudoyer des révoltes dans chaque province de Suède,
si les confédérés ne s'entendaient pas pour organiser la guerre ex-
térieure (1) , car il fallait à tout prix relever la liberté suédoise ,
(1) L*envoyé danois à Stockholm écrit le 22 août 1772, immédiatement donc après la
révolution : « Le comte d*Ostermann m*a communiqué confidemment le projet d'entre-
TOMB L. — 1864. 39
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610 REYUE DES DEUX MONDES.
rétablir cette constitution de 1720, qui en était le plus sûr rem^
part, et châtier Timprudent souverain qui avait osé dépouiller un
peuple. On ne doit point oublier que la Russie n'avait pas seule-
ment en vue, par ses traités avec la Prusse et le Danemark, un
prochain démembrement de la Suède; elle avait aussi ambitionné
l'honneur de former une puissante ligue du Nord, d'où l'influence
française fût entièrement exclue. Si Gustave III avait consenti à ré-
pudier l'alliance française, il eût conjuré le danger présent : M. de
Vergennes, dans sa correspondance, répète à chaque instant que
M. d'Ostermann ne perdait aucune occasion d'insinuer cette pensée
non-seulement à Gustave III, mais à ceux qui entouraient le roi, et,
s'il était possible, à la nation suédoise elle-même. Aussi Gustave
était-il écouté à Versailles lorsqu'il réclamait directement auprès
de Louis XY notre secours pour une cause qui était plus que jamais
commune.
« Ulricsdal, 17 mars 1773. ^ Monsieur mon frère et cousin, des circon-
stances dont Tamb&ssadeur de votre majesté lui rendra compte m^obligent
à réclamer aujourd'hui de nouveau et de la manière la plus pressante cette
amitié que votre majesté m'a accoutumé à regarder comme le plus sûr et
le plus ferme appui de mon trône. Je dois y compter dans ce moment avec
d'autant plus de confiance qu'il ne s'agit pas de mon' intérêt seul, mais que
ma cause est réellement celle de l'Europe entière, menacée des efforts réu-
nis d'une ligue qui paraît avoir une domination universelle pour objet. La
puissance de votlre majesté seule peut mettre des bornes à des vues si am-
bitieuses et si injustes. (7est d'elle que j'attends et les conseils et l'assis-
tance dont j'ai besoin, étant du reste, avec des sentimens fortifiés tous les
jours par la reconnaissance, monsieur mon frère, etc. »
Le gouvernement français ne refusa pas de reconnaître l'évidente
solidarité qui l'unissait à la Suède, et entama de nouvelles négocia-
tions. En février 1773, une convention de subsides vint s'ajouter à
celle que Gustave III avait personnellement conclue lors de son voyage
à Versailles, et le mois suivant on lui proposa un trsdté défensif : la
France fournirait 12,000 fantassins ou un secours en argent avec
une escadre de douze vaisseaux et de six frégates. Suivant une dé-
pèche de Creutz, le quatrième article stipulait formellement que le
casus fœderis aurait lieu, si quelque puissance attaquait la Suède
<c en haine de sa nouvelle constitution, » qui devenait ainsi la base de
tenir une fermentation dans les provinces : sa cour iigirait en Finlande, la mienne en
Scanie, celle de Prusse en PoméraDie. Ce concert éclaterait partout en môme temps, au
moment décisif, avec l'appui de manifestes et de déclarations signés des trois puis-
sances. — 23 octobre. Jo crois me conformer aux ordres du cabinet en ni*abstenant de
toute démarche qui pourrait démasquer les intentions secrètes de nos maîtres. Je ne
désespère pas au reste d*un mécontentement dans ce pays dont nous pourrions tirer
parti en notre faveur, n
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GUSTAVE m ET LA COUR DE FRANCE. 611
tout le traité. De plus, une partie de la négociation devait rester se-
crète. Voici ce qu'on écrivait de Versailles à ce propos : « Si la France
attaquait les Russes dans la Baltique, il pouvait en résulter une
guerre entre elle et l'Angleterre; pour éviter ce grave danger, il
valait mieux, dans l'intérêt de Gustave III lui-même, qne l'escadre
française fût employée dans l'Archipel contre les vaisseaux russes,
qui infest^dent depuis trois ans ces parages au détriment du com-
merce européen dans le Levant et au grand dommage de la Porte-
Ottomane en particulier. Le grand-seigneur, encouragé par cette
entreprise de la France, redoublerait d'eflforts contre la Russie, et
aiderait eflîcacement la Suède. Le ministère français proposait à
Gustave III d'inscrire cette diversion dans un article secret; toute
la convention serait en outre antidatée de six mois, afin de lui don-
ner à l'égard de la Russie ou des autres cours un caractère moins
agressif. » On a vainement cherché dans les archives diplomatiques
l'instrument de ce traité; l'examen comparé des dépêches de M. de
Vergennes et du comte de Creutz donne à penser qu'il n'a pas abouti.
Je lis en effet dans la correspondance française : « 5 avril 1773. M. de
Scheffer (qui dirigeait les affaires étrangères à Stockholm) croit qu'il
serait prématuré de signer le traité définitif; il croit utile de ména-
ger l'Angleterre, qui paraît bienveillante, et représente que des
traités signés restent difficilement secrets. — 24 avril. Le roi de
Suède, lié par l'article 0 de la constitution à ne faire aucun traité
sans le communiquer au sénat, ne peut garantir le secret. » La vé-
rité est que la conclusion de ce traité devint finalement inutile. La
France fit de sérieuses promesses de secours en cas d'attaque contre
la Suède; Tordre fut envoyé à Toulon d'équiper douze vaisseaux de
ligne et six frégates; la flotte de Brest dut aussi se tenir prête à
partir. En même temps notre diplomatie intervenait partout pour
empêcher toute entreprise contre Gustave III. L'Espagne , notre al-
liée, avait adopté sa cause et contribuait même aux subsides. M. de
Martange fut envoyé en Angleterre, et, si ce diplomate n'obtint
pas l'assentiment du cabinet de Londres à ime expédition maritime
dans la mer Baltique, lés dissensions qui agitaient alors la Grande-
Bretagne détournèrent du moins l'attention jalouse de ses hommes
d'état. Entre une opposition conduite par le premier Pitt, Burke et
Fox, et des ministres égoïstes comme lord North et ses collègues,
tout était désordre chez les Anglais et tout passait inaperçu, sauf
la haine contre la France, qu'on n'aurait pour rien au monde laissé
remporter des victoires navales dans la Baltique. A Pétersbourg,
notre chargé d'affaires, M. Durand, multiplia ses déclarations et ses
notes; on contint le Danemark par des menaces formelles. M. de
Saint -Priest surtout, depuis quatre ans ambassadeur à Constanti-
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612 REVUE DES DEUX MONDES.
nople, soutint les efforts opiniâtres des Turcs contre la Russie, les
détourna de traiter, quand s'assemblèrent, en août et octobre 1773,
les congrès de Fokschani et de Bucharest, et parvint de la sorte à
entretenir une guerre ardente qui força Catherine II à réunir vers
le même objet toutes ses forces; elle dut renoncer absolument à
toute prochaine entreprise contre la Suède dès que la révolte de
Pugatchev vint s'ajouter pour elle aux difficultés extérieures.
Quant à Frédéric II, il n'avait pas fait tout d'abord de préparatifs
militaires, parce qu'il comptait sans doute, pour s'emparer sans
grand effort de la Poméranie suédoise, sur les occupations que don-
nerait à Gustave III la mauvaise volonté de l'impératrice de Russie.
Il ne s'était pas soucié d'ailleurs de concerter une action commune
avec Catherine, parce que, n'aspirant pour cette fois qu'à une pro-
vince qui se trouvait sous sa main, il n'avait nulle raison de travail-
ler à la conquête de la Finlande pour le plus grand profit des Russes.
De profondes jalousies divisaient donc les adversaires de Gustave III,
et c'est ce qui ne contribua^ pas médiocrement à son salut. Il y avait
eu jusqu'alors, il est vrai, des liens étroits entre Frédéric II et Ca-
therine; le roi de Prusse avait beaucoup fait pour s'assurer l'amitié
de l'impératrice : « petits soins, éloges directs ou détournés, atten-
tions fines et délicates, enthousiasme joué, condescendances, res-
pects, déférences aveugles, tout avait été dirigé par le grand Fré-
déric, dit un diplomate contemporain (1), vers ce but en apparence
unique. Je doute vraiment, ajoute-t-il, que l'homme le plus con-
sommé dans le commerce des femmes ait jamais déployé tant d'art
pour subjuguer une maîtresse coqpiette que n'en a montré le roi
de Prusse pour triompher ici. » Tout cela n'empêchait pas que Fré-
déric II, lors du premier partage de la Pologne, trouvât désormais
la frontière russe trop voisine de ses états, et Catherine de son côté,
avertie par les prétentions du roi de Prusse sur la Courlande, le
soupçonnait de vouloir reprendre pièce à pièce tout ce que l'ordre
teutonique, dont il se disait le représentant, avait possédé en quel-
que temps et à quelque titre que ce fût. Ces divisions entre les
ennemis de la Suède et les haines qu'enfantait déjà parmi eux le
démembrement de la Pologne, la ferme attitude du jeune roi de
Suède, les eflorts à,\x gouvernement français, les embarras suscités
à la Russie du côté du Danube, l'égoïste indifférence enfin de Fré-
déric II, qui savait faire céder son amour-propre à sa politique,
voilà ce qui sauva l'œuvre de Gustave III. Il n'est pas bien sûr que
la France des dernières années de Louis XV, si épuisée, eût procuré
(Ij Voyez CatheiHne [[, sa Cour et la Russie en 177$, par Sabathier de Castres,
Berlin 1862.
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GUSTAVE III ET LA COUR DE FRANCE. 618
à la Suède, en cas de guerre, une assistance bien efficace. « Cette
cour n'aura de longtemps, disait Voltaire à Catherine II, assez d'ar-
gent pour seconder ses bonnes intentions, à moins cju'on ne vous
vende, madame, le diamant nommé le Piit ou le Régent-^ mais il
n'est gros que comme un œuf de pigeon, et le vôtre est plus gros
qu'un œuf de poule. » Mais enfin, les complications de l'Europe orien-
tale aidant, il avait paru dans les mesures prises par le duc d'Ai-
guillon assez de vive énergie pour qu'on pût leur attribuer une
grande part du succès. « Nos voisins ont été confondus de l'arme-
ment de Toulon, mande Gustave III au comte de Creutz le là mai
1773; il a déconcerté tous leurs desseins. Je vous charge d'en té-
moigner au roi toute ma reconnaissance. Quoique, dans le moment
présent, je puisse me flatter de n'avoir pas besoin de son puissant
secours, j'espère pouvoir y compter dans des occasions où il me
deviendrait indispensable. La fermeté et la vigueur que sa majesté
très chrétienne met dans sa conduite m'obligent à ime reconnais-
sance sans bornes. Elles deviendront une barrière formidable contre
l'oppression et l'injustice et feront respecter de toutes les puissances
de l'Europe une monarchie si fidèle à ses alliés. » Quelques mois
plus tard, Gustave III adressa à Louis XV la lettre suivante, qui
peut servir à marquer la fin du remarquable épisode par où s'inau-
gura son règne :
a 2 novembre 1773. — Monsieur mon frère et cousin, on vient actuel-
lement d'achever la médaille que les derniers états assemblés me deman-
dèrent la permission de frapper, en mémoire du jour où ils convinrent
unanimement avec moi de rétablir les anciennes lois, et jurèrent la nou-
velle constitution. Cette époque m'est trop intéressante pour que je puisse
perdre le souvenir d'aucune des circonstances qui l'ont amenée. J'ai senti
alors combien votre majesté se plait à concourir à l'avantage de ses alliés;
c'est dans cette vue que j'ai la satisfaction d'envoyer à votre majesté une
de ces médailles que la banque, au nom des états, vient de me présenter,
afin que, si vous jugez à propos de lui donner une place dans votre mé-
daillier, votre majesté y puisse conserver un monument de plus de sa
gloire, rappelant à la postérité un événement auquel votre majesté a eu tant
de part. Je suis, etc. »
Ici se terminerait le récit de l'intervention française dans les af«-
faires suédoises au commencement du règne de Gustave III, si un
autre épisode, fort curieux, de notre histoure diplomatique ne s'y
rattachait encore. On sait aujourd'hui ce que fut sous Louis XV la
fameuse « diplomatie secrète; » ce malheureux roi, dont l'insigne
faiblesse étouffait la réelle intelligence, avait, à côté de son ministre
avoué des affaires étrangères, un pareil ministre non déclaré, avec
des agens secrets répandus dans les diverses cours de l'Europe. A
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61i BEYCE DES DEUX MONDES.
l'aide de ce personnel inconnu, Louis XV aimait à diriger lui-même
avec une certaine attention les principales affaires; peut-être, jaloux
de tous ceux qui l'entouraient, favoris et maîtresses, goûtait-il le
plaisir de pouvoir les contrarier et led combattre sans s'imposer
l'effort de leur résister ouvertement. Sa politique cachée se trouva
fréquemment plus honorable que la politique avouée du cabinet de
Versailles, comme si, ressentant l'humiliation de son gouvernement
officiel, Louis XV eût voulu se réserver les moyens de céder quel-
quefois, sans permettre qu'on le sût, à des velléités qui le rame-
naient vers le bien. A ce qu'on savait de cette singulière histoire,
les dépêches du comte de Creutz, ministre suédois à Paris, ajoutent
de nombreux détails. La diplomatie secrète faillit être découverte
en 1773, précisément par suite des efforts que le roi voulait tenter
en faveur de Gustave IIL U s'agissait de savoir comment on ferait
passer en Suède, si cela devenait nécessaire, les secours qui avaient
été promis. Le duc d'Aiguillon, soucieux avant tout de ne point
blesser l'Angleterre, se résignait à embarquer nos soldats sur des
navires britanniques; d'autres conseillers de Louis XV et le roi
lui-même voyaient au contraire dans cette démarche un aveu de
faiblesse trop humiliant. Le duc d'Aiguillon, devenu ministre par la
seule faveur de M"* Du Barry, n'avait jamais été initié à la diplo-
matie secrète et n'en savait absolument rien; mais son collègue
M. de Monteynard, ministre de la guerre, en faisait partie, et tenta
par ce moyen de rendre inutiles toutes les mesures de d'Aiguillon,
en faisant lever en Allemagne un régiment étranger qu'on enver-
rait de là directement en Suède. Dumouriez, qui préludait à sa cé-
lébrité prochaine par une vie d'aventures, chargé^de se rendre pour
ce dessein à Hambourg et dans le Nord, vint demander à Creutz
des lettres de recommandation, sans révéler son but secret, pré-
textant au contraire un voyage de plaisir ou d'aflaires personnelles.
Greutz conçut fort maladroitement des soupçons et avertit le pre-
mier ministre, que certains autres indices, particulièrement des
lettres détournées par M"« Du Barry, avaient déjà mis en garde.
D'Aiguillon aperçut une partie de la vérité, mais ne put se dissimu-
ler que le roi était derrière ces intrigues. Voulant néanmoins sa-
tisfaire son dépit en arrêtant, s'il le pouvait, des menées qui lui
étaient contraires, assuré d'ailleurs par M"** Du Barry de n'avoir
rien à redouter pour lui-même de la faiblesse de Louis XV, qu'elle
surveillerait,- il se détermina à frapper ceux que le hasard offrit à
ses coups.
Sous le prétexte d'un grave complot découvert, il fît arrêter Du-
mouriez avec deux ou trois autres personnages qui furent enfermés
à la Bastille. Le comte de Broglie, sur le témoignage de quelques
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GUSTAYE III ET LA COUR DE FRANGE. 615
lettres qui paraissaient se rapporter aussi aux affaires de Suède, fut
accusé publiquement de s'être mis à la tète de la coni^iration, dans
laquelle d'Aiguillon parvint à enyelopper son ennemi dans le ca-^
binet, M, de Monteynard. Louis XY, conmie toujours, céda devant
l'orage» quel qu'il fût. Le comte de Broglie fut exilé dans sa terre de
Ruffec, mais un billet du roi tout confidentiel l'informait en même
temps qu'il n'avait rien perdu de la confiance royale. Bien plus, il
devait continuer, du fond de son exil, la direction de cette diploma-
tie secrète à laquelle, malgré de nombreux déboires, Louis XV ne
voulait pas renoncer. Quant à Monteynard, Creutz ne revenait pas de
son indignation et de son étonnement en le voyant rester en place.
Louis XV hésitait à .frapper celui qui n'avait été que son serviteur
intime et dévoué; il assurait toutefois qu'il Fallait remplacer inces-
samment, et disait avec son habituelle insouciance : « Monteynard est
le seul honnête homme de mon conseil, mais il ne résistera pas long-
temps, il n'y a que moi qui le soutiens. » D'Aiguillon triompha en
effet à la fin du mois de janvier 1774, et réunit, par le renvoi de Mon-
teynard, les deux portefeuilles de la guerre et des affaires étran-
gères; au mois de mai suivant, Louis XV mourut, et la diplomatie se-
crète s'interrompit. Le comte de Broglie, qui en avait été le ministre
dirigeant, fut rappelé de son exil et justifié, et Ton sut alors quels
avaient été le mécanisme et l'histoire de cette mystérieuse institu-
tion. Elle avait commencé vers 1740, quand le prince de Conti avait
entretenu avec le roi une correspondance secrète concernant la suc-
cession de Pologne, à laqueUe ce prince aspirait. Le comte de Bro-
glie avait été chargé en 1756 de continuer cette correspondance, qui
s'était alors étendue : il y avait eu bientôt des agens aifidés dans
toutes les cours; quelquefois c'était le ministre résident lui-même,
à l'insu du ministre titulaire des affaires étrangères; plus souvent
c'était un employé subalterne de légation, qui devenait ainsi l'espion
de son chef immédiat. M. d'Ogny, directeur du bureau secret à la
poste, reconnaissait à un signe extérieur les dépêches des diplo-
mates initiés; elles étaient envoyées au comte de Broglie par Gui-
nard, garçon du château, déchiffrées dans le cabinet du comte, puis
renvoyées à Louis XV avec les projets de réponses, auxquels le roi
mettait chaque fois son visa après corrections. Le duc de Choiseul,
le comte Desalleurs, ambassadeur à Constantinople, le baron de Bre-
teuil, ambassadeur en Suède en 1766, et à qui le roi avait recom-
mandé de suivre avec beaucoup d'attention les affaires de ce pays,
M. de Saint-Priest, M. de Vergennes enfin, avaient fait partie de la
diplomatie secrète; mais elle avait compté parmi ses agens infé-
rieurs, comme on peut le croire, beaucoup d'aventuriers, notamment
le chevalier d'Éon. La diplomatie secrète s'était occupée de toutes
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616 REVUE DES DEUX MONDES.
les grandes affaires contemporaines. Le comte de Broglie était en
correspondance avec les insurgens d'Amérique, et les excitait à pro-
clamer leur indépendance; la cause de la Pologne surtout avait été
sans cesse défendue auprès de Louis XV par son conseil secret : les
avis généreux ne coûtent rien aux agens irresponsables, et Tocca-
sion de donner un avis honorable était cette fois trop belle pour
qu'on la laissât échapper (1).
En résumé, malgré les craintes imaginaires de Creutz, la diplo-
matie secrète du règne de Louis XV s'était trouvée d'accord avec sa
politique déclarée pour offiir à la Suède un prompt secours en cas
d'agression étrangère contre l'œuvre accomplie de concert avec Gus-
tave III. Ce qui restait au cabinet de Versailles de son vieil ascen-
dant, un instant ranimé par Choiseul et soutenu soit par les velléités
secrètes que ce dernier épisode diplomatique vient de nous révéler,
soit par des agens tels que M. de Saint-Priest et M. de Vergennes,
avait écarté les suprêmes périls : la Suède était déli\Tée de l'anar-
chie; la France avait maintenu l'indépendance d'une ancienne alliée,
rompu la ligue du Nord, rétabli l'équilibre si gravement menacé.
Par malheur il n'y avait là qu'un effort partiel, auquel l'habileté
de quelques hommes avait assuré le succès. C'était contre le dé-
membrement de la Pologne, accompli précisément à la même épo-
que, qu'il eût fallu être habile et résolu; ce dernier mal une fois
commis, la balance de l'Europe, comme on disait alors, avait perdu
son contre-poids. L'œuvre accomplie en Suède était insuffisante au
point de vue de la politique générale; considérée en elle-même, elle
était incomplète aussi : le cabinet de Versailles donna, par cette in-
tervention, un témoignage d'énergie qui fut le dernier avant la
guerre d'Amérique, et Gustave III ne sut ni étouffer entièrement
les germes funestes que laisse d'ordinaire à sa suite un coup d'état,
ni s' abstenu- d'un rôle irréfléchi dans les affaires de l'Europe. Il
est vrai que les temps devenaient singulièrement difficiles et al-
laient offrir des complications inouies, où nous verrons Gustave III
s'embarrasser et se perdre.
A. Geffroy.
(l) Voyez les études de M. Alexis de Saint-Priest sur le Partage de la Pologne dans
la UevMe du i*»" et 15 octobre 1849. Voyez aussi, pour l'histoire de la diplomatie secrète,
les Mémoires du maréchal de Richelieu, et Touvrage publié par M. de Ségur sous ce
titre : Politique de tous les cabinets de l'Europe pendant les règnes de Louis XV et de
Louis XVI, 2 vol. in-8«, 1793, ou 3 vol. in-S", 1802. On y trouve, au tome I«% un
mémoire sur les avantages qui résulteront de la révolution de Suède. Parmi les des-
seins particuliers auxquels la diplomatie secrète avait été employée, se trouve un cu-
rieux projet de mariage, en 1770, entre Tarchiduchesse Elisabeth, sœur de Marie-Antoi-
nette, et le vieux Louis XV, que le parti des dévots voulut aussi marier, en 1772, à la
princesse de Lamballe.
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LES
CARTES GÉOGRAPHIQUES
LA lESDRB ET LA BEPRÉSENTATIOII DD GLOBE TERRESTRE.
Certaines sciences se présentent sous une forme modeste, et ne
se révèlent que par des résultats simples et clairs, où il ne reste
plus aucune trace des grands travaux qui en ont assuré le dévelop-
pement. De ce nombre est la science géographique. Les cartes qui
en expliquent jusqu'aux plus récentes découvertes sont entre toutes
les mains. Le touriste les consulte pour ses voyages, le général pour
ses plans de bataille, l'ingénieur pour ses projets; l'homme du
monde y jette souvent les yeux, car la géographie est une des études
les plus familières et les plus attrayantes. Néanmoins on ignore en
général comment ces cartes se font et quel degré de confiance il est
permis d'accorder aux indications qu'elles fournissent. On sent
bien, il est vrai, qu'il a fallu des observations délicates pour rele-
ver les principaux linéamens du globe, mers, vallées et plateaux,
et pour les reporter à leur place sur une feuille de papier, pour es-
pacer les villes dans une juste mesure et représenter d'une façon
correcte les sinuosités des fleuves ou la forme des montagnes ; mais
on ne saurait apprécier l'exactitude du dessin, si l'on ignore les pro-
cédés qui sont en usage pour ces diverses opérations. Il y a d'ail-
leurs dans le dessin topographique des signes de convention dont il
importe de connaître la valeur pour savoir lire sur le papier tout ce
que le géographe y a mis; les cartes ont leur alphabet et une langue
qui leur est propre. Faire connaître ces côtés trop négligés de la
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science géographique, ce n'est peut-être pas la montrer sous un de
ses aspects les moins attrayans : on verra qu'elle repose sur les ob-
servations les plus minutieuses de l'astronomie, et qu'elle pousse la
précision jusqu'aux plus extrêmes limites que nos sens puissent at-
teindre.
Les cartes ont été pendant longtemps des dessins d'imagination
où l'on figurait, avec des procédés empruntés à la perspective, les
villages par des clochers et les montagnes par des masses d'ombre
fortement accusées; la belle carte de France de Cassîni nous offre
encore une application de ces méthodes imparfaites. Sous l'influence
de nouveaux besoins que faisait sentir plus vivement l'extension
donnée aux grands travaux publics, routes, canaux et fortifications,
on reconnut qu'il était utile de peindre les mouvemens de terrain
avec plus de vérité. La carte dut devenir assez parfaite pour donner
la position d'un village ^ quelques mètres près, et non plus avec
une approximation grossière. Il ne suffisait plus à l'ingénieur de
savoir qu'un pays est montagneux, il fallait encore qu'il connût les
moindres replis du sol et les limites exactes des vallées. Ces perfec-
tionnemens dans le dessin topographique sont l'œuvre des géogra-
phes français, qui fixèrent, au commencement de ce siècle, les bases
de tous les travaux exécutés depuis cette époque. En faisant de la
géographie une science exacte, ils ont préparé des matériaux pour
la solution d'un problème agité depuis longtemps : la vraie forme
de la terre.
1.
Homère, on le sait, considérait la terre comme un disque rond
entouré par la mer océane et supporté par une colonnade que gar-
dait Atlas. Hérodote en faisait une plaine d'une immense étendue.
L'observation des astres conduisit peu à peu vers des idées plus
saines. Après avoir remarqué qu'il existe dans le ciel une étoile qui
reste seule immobile et sert de pivot, de pôle, au mouvement ap-
parent des globes célestes, les premiers astronomes ne tardèrent pas
à reconnaître que cette étoile s'abaissait d'autant plus que l'on s'a-
vançait vers le sud, et qu'elle s'élevait au contraire sur l'horizon à
mesure que Ton se dh-igeait vers le nord. Ce changement d'horizon
ne pouvait se concilier avec l'idée d'une surface terrestre plane : la
terre devait donc être circulaire. On ne tarda pas à s'apercevoir
aussi que le soleil se lève plus tôt pour les peuples qui habitent
plus à l'est : c'était encore une preuve de la rondeur de la terre. Au
temps d'Aristote, on en était déjà venu à considérer la terre comme
un globe d'immense dimension isolé dans l'espace. On peut faire re-
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LES CARTES GEOGRAPHIQUES. 619
monter à la même époque la division de la surface terrestre par des
méridiens qui s'étendent d'un pôle à l'autre et par des cerdes pa-
i*aUëles à l'équateur, et comme les contrées connues des anciens
étaient supposées, peut-être à tort, s'étendre beaucoup moins du
nord au sud que de l'est à l'ouest, les premières divisions reçurent
le nom de degrés de longitude, et les secondes furent appelées de-
grés de latitude. Dans l'un et l'autre sens, la circonférence fut di-
visée en trois cent soixante parties. C'est ce qu'on appelle les coor^
données géographiques, dont on fait encore usage aujourd'hui. La
situation d'une ville, d'une montagne ou d'un port de mer est dé-
terminée sur le globe et sur la carte lorsqu'on en connaît la longi^
tude et la latitude.
L'un des premiers sujets d'étude que devait se proposer l'ac-
tivité des astronomes était de mesurer les dimensions du globe
terrestre, c'est-à-dire de mesurer le diamètre ou la circonférence
de cette sphère immense sous la forme de laquelle on se figurait
la terre. Le premier essai de ce genre remonte loin. Ératosthëne
avait remarqué qu'à Syène le soleil ne projetait aucune ombre au
moment du solstice d'été, et il en avait conclu avec raison que
cette ville était située sous le tropique. Ayant mesuré en outre la
longueur d'ombre que donnait le soleil à Alexandrie à la même épo-
que de l'année, il avait calculé qu'Alexandrie est à 7^ 12' au nord
de Syène; puis en évaluant assez arbitrairement la distance de ces
deux villes, qu'il supposait être sous le même méridien, il était ar-
rivé à donner à la circonférence terrestre une longueur de 250,000
stades environ. D'autres astronomes contemporains obtinrent par
des observations analogues des résultats un peu différens. Ces me-
sures grossières manquaient naturellement de précision, et l'on peut
d'autant moins en apprécier l'exactitude que la vraie valeur du
stade, unité de mesure employée par les Grecs, nous est inconnue.
Les observations astronomiques dont dépendent les mesures géo-
désiques ne purent faire de 'progrès sensibles jusqu'à l'invention
des lunettes. 11 s'agit, dans les opérations de ce genre, de mesu-
rer avec une extrême justesse certains angles, et la lunette est in-
dispensable, moins pour grossir les objets que pour en donner avec
ime parfaite netteté la direction. Au xvi* siècle, Tycho-Brahé me-
surait les angles à l'œil nu à une minute près; ses contemporains,
moins habiles, étment loin d'obtenir cette approximation, tandis
qu'aujourd'hui il est aisé de pousser jusqu'aux secondes et même
aux très petites fractions de la seconde la précision des mesures
angulaires.
L'invention des lunettes datant de 1609, la mesure de la terre
ne fut reprise avec succès qu'au xvii* siècle. Avant d'énumérer
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620 . REVUE DES DEUX MONDES.
les tentatives nombreuses qui ont été faites en vue de résoudre ce
problème, il importe d'exposer le principe même de la méthode que
Ton emploie. On choisit deux points de repère suffisamment dis-
tans; on détermine, séparément pour chacun de ces points, la lon-
gitude et la latitude au moyen d'observations astronomiques ; on
en conclut la distance en degrés, minutes et secondes. Si l'on me-
sure ensuite la distance réelle à la surface du sol, on sait aussitôt
combien un degré contient de fois le mètre, et par suite quelle est
Ja longueur totale de la circonférence terrestre; mais comme il serait
trop long et trop pénible de mesurer en ligne droite à la surface du
sol la distance des deux points, que l'on choisit d'habitude à des cen-
taines de kilomètres l'un de l'autre, on se contente de mesurer une
base de quelques milliers de mètres, on prend cette base pour ori-
gine d'une série de triangles qui s'enchaînent les uns aux autres sur
toute l'étendue de la distance à franchir, et l'on n'a plus qu'à mesu-
rer les angles de ces triangles. Telle est la méthode qui fut adoptée
dès les premiers travaux géodésiques et qui est encore en usage, sauf
des modifications légères dont l'expérience a montré l'utilité.
La première opération géodésique fut entreprise en 1669 par Pi-
card, de l'Académie des sciences de Paris, qui prit pour lieux ex-
trêmes d'observation Sourdon en Picardie et Malvoisine dans le
» Gâtinais. Le résultat qu'il obtint fut que le degré terrestre avait
57,060 toises de longueur. Ce travail, exécuté avec des soins minu-
tieux, semblait définitif, lorsqu'on vint à douter que la terre fût ri-
goureusement sphérique. Une horloge qui avait été réglée à Paris
sur le mouvement moyen du soleil ayant été transportée à Cayenne
par l'astronome Richer, ce savant reconnut qu'elle retardait de deux
minutes et demie par jour. Il découvrit aussi que le pendule, pour
battre juste la seconde, devait être plus court à Cayenne qu'à Paris.
Il en résultait que la force de la pesanteur devait être plus intense
en France qu'à î'équateur, et par conséquent que la terre était apla-
tie vers le pôle. L'hypothèse de l'aplatissement des pôles paraissait
d'ailleurs rationnelle aux géomètres, comme conséquence naturelle
de la rotation de notre planète, masse semi-fluide, autour de son
axe. Huyghens émit le premier cette idée, et Newton la confirma
bientôt par des raisonnemens appuyés sur des observations pure-
ment astronomiques.
Ceci compliquait singulièrement les recherches relatives à la me-
sure de la circonférence terrestre et infirmait les calculs établis par
Picard. Du moment qu'il fallait considérer la terre comme un sphé-
roïde et non comme une sphère , tous les degrés n'étaient plus de
la même longueur; ils s'allongeaient d'autant plus que l'on se rap-
prochait du pôle. Il ne suffisait donc plus d'en mesurer un à la sur-
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LES CARTES GEOGRAPHIQUES. 621
face de la France; il fallait en mesurer un autre près de Téquateur,
puis un autre dans les régions polaires. Par ces opérations compa-
rées entre elles, on espérait déterminer la vraie figure du méridien
terrestre, que Ton supposait pour le moment être une ellipse. Le but
qu'il s'agissait d'atteindre était double : il fallait connaître le grand
axe de cette ellipse, c'est-à-dire le diamètre terrestre dans le plan
de l'équateur, et en outre le petit axe, qui est le diamètre d'un pôle
à l'autre.
Cette question de la mesure de la terre fut au siècle dernier l'une
des grandes préoccupations des savans, et surtout des savans fran-
çais. Il n'est que juste de rappeler que la géodésie est une science
éminemment française, et que les astronomes de notre pays furent
à peu près seuls pendant longtemps à s'en occuper. Maintenant en-
core les étrangers ne font qu'appliquer sans modifications impor-
tantes les procédés inventés par nos compatriotes. En 1736, l'Aca-
démie des sciences reprit avec persévérance l'examen de la question ;
plusieurs de ses membres furent chargés d'expéditions lointaines,
Maupertuis en Laponie, Bouguer et La Gondamine au Pérou, tandis
que Cassini prolongeait la triangulation de Picard d'une extrémité
à l'autre de la France. Vers la même époque, l'abbé Lacaille mesu-
rait un degré au cap de Bonne-Espérance, et des opérations ana-
logues étaient faites en Amérique, dans l'état de Pensylvanie, et en
Italie. Par malheur les résultats de ces travaux s'accordaient mal.
Maupertuis, contrarié par la rigueur du climat, n'avait pas prolongé
ses triangles assez loin. L'arc mesuré par lacaille était aussi trop
court. Bref, l'incertitude était telle sur la valeur véritable du méri-
dien terrestre qu'en 1792, lorsque la convention nationale voulut
créer le nouveau système de mesures décimales, dont le mètre (dix
millionième partie du quart du méridien terrestre) devait être la
base, il fut indispensable de recommencer avec plus de soin les opé-
rations antérieures qui se contredisaient. L'arc mesuré au Pérou par
Bouguer et La Gondamine étant admis comme bon, on résolut de re-
prendre la mesure de l'arc français entre Dunkerque et Barcelone.
Delambre et Méchain furent chargés de ce travail. G'est d'après
leurs calculs que fut fixée la longueur légale du mètre. Il faut re-
marquer à ce sujet que la convention s'était assigné un but quelque
peu illusoire lorsqu'elle se proposait d'adopter une unité de mesure
prise dans la nature qui ne fût ni spéciale à une contrée, ni va-
riable avec le temps. D'abord la détermination rigoureuse de cette
unité présentait de si grandes difficultés qu'il est presque certain
qu'on obtiendrait aujourd'hui un résultat un peu différent avec des
instrumens et des méthodes perfectionnés. Il faut encore tenir compte
des erreurs de calcul qui se glissent involontairement dans un tra-
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622 REVUE DES DEUX MONDES.
yail si ardu. On sait que Puissant a relevé une erreur de cette na-
ture dans les travaux de Delambre et Méchain, erreur telle que la
valeur positive du mètre devrait être augmentée d'un sixième de mil-
limètre. Enfin il a été reconnu que les méridiens terrestres parais-
sent avoir des longueurs inégales : celui qui paâse par Paris serait
plus grand que celui qui passe par New-York. — L'invariabilité de
la base n'est donc pas un argument à invoquer en faveur du sys-
tème métrique, qui possède au reste assez d'autres avantages pour
qu'il soit indifférent de renoncer à celui-là.
Les travaux géodésiques dont il a été question jusqu'ici sont assez
anciens pour qu'il ait suffi de les rappeler brièvement. On aurait
même pu croire que la question était épuisée, et qu'après les opé-
rations si minutieuses de Delambre et Mécbsôn sur la grande méri-
dienne de France entre Dunkerque et Barcelone, la vraie figure de
la terre était suffisamment connue. Il est probable en effet que per-
sonne n'eût entrepris une nouvelle triangulation uniquement pour
étudier la courbure d'un méridien terrestre; mais peu à peu tous
les gôuvememens européens sentirent le besoin de dresser rigou-
reusement une carte correcte de leur territoire. La France com-
mençait ce vaste travail dès le premier emph-e; après elle vint l'An-
gleterre, puis l'Allemagne et la Russie; l'Espagne ne s'est mise que
récemment à l'œuvre. Ce n'est pas en Europe seulement que la to-
pographie faisait des progrès. Aux Indes, au cap de Bonne-Espé-
rance, aux États-Unis, dans l'Amérique centrale et en Egypte, par-
tout enfin où la civilisation s'est étendue, partout où la colonisation
fait naître les routes, les chemins de fer et les canaux, le lever du
terrain est considéré comme le début nécessaire des travaux pu-
blics. Or les grandes triangulations qui servent de canevas à la to-
pographie sont précisément ce que le géomètre met en œuvi*e pour
étudier la forme du globe terrestre. 11 ne faut donc p^s s'étonner
que les opérations géodésiques aient été continuées sans interrup-
tion et se poursuivent encore de nos jours.
. Le désaccord que les astronomes du xviii» siècle observèrent
entre les indications fournies par les arcs de la France, du Pérou, de
la Laponie et du Gap pouvait tenir pour beaucoup à la faible étendue
de ces arcs. 11 est aisé de concevoir que les résultats sont d'autant
moins justes que la longueur mesurée est plus courte, car les irré-
gularités locales jouent un plus grand rôle sur un petit arc que sur
un grand. Les savans cherchèrent donc d'abord à étendre leurs ob-
servations sur un plus long parcours. Ainsi la méridienne française,
qui s'arrêtait à Barcelone, fut prolongée par Biot et Arago vers le
sud jusqu'aux îles deFormentera et d'Iviça; au nord, elle fut reliée
à la triangulation que les Anglais ont terminée depuis la Manche
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LES CARTES GÉOGRAPHIQUES. 62$
jusqu'aux îles Shetland, en sorte que cet arc total, mesuré avec
une extrême précision, s'étend aujourd'hui sur 22 degrés de lati-
tude. Au lieu du petit arc de Laponie, mesuré par Maupertuis en
1737, on possède maintenant un arc de 25 degrés de longueur qui
traverse toute la Russie et la presqu'île Scandinave. Les Anglais ont
encore mesuré 21 degrés aux Indes et 5 au cap de Bonne-Espé-
rance. Ces travaux permettent de traiter la question à un point de
vue plus général ; mais trop de contrées restent inexplorées pour
qu'il soit possible d'obtenir dès à présent une certitude complète.
Après avoir démontré que la terre est aplatie vers les pôles, il est
bizarre que les académiciens du xvin* siècle aient admis sans con-
testation qu'elle était parfaitement circulaire à l'équateur. Us ne
paraissent pas avoir soupçonné que notre globe pourrait bien avoir
aussi dans sa zone tropicale des renflemens et des aplatissèmens*
Cependant c'est cette dernière hypothèse qui paraît aujourd'hui la
plus probable et la plus conforme aux faits observés. Au lieu d'être
un ellipsoïde de révolution, la terre serait un ellipsoïde à trois axes
inégaux; l'équateur et les sections parallèles qui tracent à la surface
les degrés de latitude deviendraient des eUipses et ne seraient plus
des cercles, comme on l'avait cru jusqu'à ce jour. On peut objecter,
il est vrai, à cette nouvelle théorie, qu'aucune considération méca-
nique prise en dehors de la géodésie ne vient la confirmer. Quoi
qu'il en soit, l'idée des trois axes inégaux, émise par le général
russe de Schubert, a été discutée de nouveau par le capitaine
Glarke, ingénieur anglais attaché à la géodésie des îles britanni-
ques. D'après les calculs de ce savant, le plus grand méridien ter-
restre serait situé par 12 degrés de longitude est, et le plus petit
méridien, perpendiculaire à celui-là, par 102 degrés de longitude.
Ici il faut citer des chiffres pour faire comprendre la valeur approxi-
mative de ces aplatissemens. L'axe polaire ayant une longueur de
6,522,362 toises, le plus grand diamètre de l'équateur aurait
6,545,088 toises, et le plus petit 6,543,428 toises. Entre les deux
diamètres extrêmes de l'équateur, il n'y aurait ainsi qu'une diffé-
rence de 1,660 toises (1). Si la terre n'est pas une sphère parfaite,
elle s'en rapproche du moins de très près. Sur un globe d'un mètre
de diamètre, l'aplatissement polaire se modèlerait en enlevant une
couche de 3 à 4 millimètres d'épaisseur aux extrémités d'un dia-
mètre, et on figurerait le renflement elliptique de l'équateur en
ajoutant aux extrémités d'un diamètre perpendiculaire au précé-
(1) Dans la géodésie, tout est français, les méthodes et les instrumens. L'unité de
mesure universellement adoptée par les savans de toutes les nations, sauf en Angle-
terre, est la toise du Pérou ^ qui a conservé ce nom depuis que Bouguer et La Cou-
damine l'employèrent à la mesure d'un méridien terrestre dans FAmérique du Sud.
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62& BEVUE DES DEUX MONDES.
dent une couche d'un centième de millimètre d'épaisseur. Aussi les
géographes peuvent-ils négliger cette correction sur les mappe-
mondes et les cartes d'ensemble; l'effet n'en devient sensible que
sur les cartes topographiques à grande échelle qui embrassent une
vaste étendue de pays.
Cette hypothèse, assez séduisante en apparence, de considérer le
globe terrestre comme un ellipsoïde à trois axes inégaux, repose
jusqu'à présent, il faut l'avouer, sur des observations trop incer-
taines et surtout trop restreintes pour que les savans s'en conten-
tent. Comme complément indispensable des observations délicates
et des calculs arides sur lesquels le géodète s'appuie, il faut tou-
jours considérer l'approximation du résultat qu'il a obtenu, c*est4-
dire l'amplitude de l'erreur que les défauts des instrumens et l'in-
certitude des calculs font naître. On sait, à n'en pouvoir douter,
que l'aplatissement des pôles, tel qu'on l'a calculé jusqu'à ce jour,
est exact à moins d'un centième près, tandis que l'aplatissement
hypothétique de l'équateur n'a pu être déterminé qu'avec une ap-
proximation tellement insuffisante qu'il est même encore permis de
douter que cet aplatissement existe. Au reste, il est assez singulier
que ces calculs purement théoriques, qui signalent à notre atten-
tion particulière les méridiens de 12 et de 102 degrés de longitude
orientale, reçoivent une première confirmation par l'aspect phy-
sique du globe. En jetant les yeux sur une mappemonde, on remar-
quera que le méridien de 12 degrés coupe l'Europe et l'Afrique sur
une petite longueur, et que sur tout le reste de son parcours, y
compris l'hémisphère qui nous est opposé, il traverse des océans.
De tous les méridiens terrestres, c'est à peu près celui qui est le
plus océanique. Au contraire, le méridien de 102 degrés coupe
l'Asie parallèlement aux longues chaînes de montagnes de l'empire
birman, il passe près de l'Australie, et, dans l'autre hémisphère,
côtoie les deux Amériques en coïncidant presque avec le système
montagneux des Andes, que les géologues considèrent comme le
produit le plus récent des cataclysmes terrestres. Ce méridien tra-
verse les continens sur une plus grande longueur qu'aucun autre.
Il y a dans ces faits un rapprochement peut-être fortuit, mais à
coup sûr ingénieux, entre deux sciences, la géodésie et la géologie,
qui étudient l'une et l'autre notre planète à un point de vue très
différent. Il ne serait pas téméraire de supposer que les dernières
révolutions du globe ont altéré la figure circulaire de la terre pri-
mitive, et lui ont donné à son équateur cette forme elliptique que
les géographes semblent découvrir aujourd'hui.
Il reste cependant un doute à écarter avant d'admettre le prin-
cipe même de l'ellipticité de l'équateur. Cette hypothèse repose tout
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LES CARTES GÉOGRAPHIQUES. 625
entière sur la différence de longueur qu'auraient les méridiens ter-
restres, et le moyen de connaître la longueur de ces méridiens,
c'est, on l'a vu plus haut, de mesurer d'une part la distance en
mètres ou en toises qui en sépare les points extrêmes, d'autre part
de déterminer la latitude de ces points, ou autrement de déterminer
l'angle que font les verticales. Or il n'est pas aussi facile qu'on pour-
rait le supposer de reconnaître la verticale. Lorsque Newton eut éta-
bli les lois de la gravitation universelle, il en conclut comme une
conséquence immédiate que le fil-à-plomb devait être dévié par l'at-
traction des montagnes voisines. Par des observations très précises
faites au Pérou, près du Chimborazo, Bouguer et La Condamine s'as-
surèrent que le fait était vrai; mais, la déviation observée dans ce
cas étant très faible, ils furent portés à croire que ces montagnes
volcaniques renferment d'immenses cavités. L'attraction des mon-
tagnes fut reconnue postérieurement par beaucoup d'autres astro-
nomes, et, ce qui est plus curieux, on a remarqué récemment que
le fil-à-plomb peut même être dévié de la verticale dans un pays
plat, comme s'il existait à l'intérieur de la terre des parties lourdes
et des parties légères qui attirent plus ou moins énergiquement les
corps situés à la surface. M. de Struve, géomètre russe, a signalé
récemment une perturbation de ce genre qui vient d'être remarquée
aux environs de Moscou , au milieu d'une vaste plaine dont le sol
n'est caractérisé que par des ondulations très faibles. On ne peut
expliquer ces anomalies que par l'existence dans les régipns souter-
raines de grandes cavités ou de masses très pesantes qui rompent
l'homogénéité du globe. Quoi qu'il en soit, les observations astro-
nomiques qui ont pour but de déterminer la longitude et la latitude
d'un lieu sont fatalement entachées d'erreurs assez considérables.
La déviation du fil-à-plomb a atteint 54 secondes près du Caucase.
Toutes les conséquences qui résultaient de la comparaison des arcs
de méridien mesurés en divers pays se trouvent infirmées par l'in-
exactitude des observations premières, si l'observateur n'a pas tenu
compte de cette cause de perturbation. Ces discordances locales, où
l'on croyait reconnaître l'effet d'une déformation générale du globe,
peuvent s'expliquer aussi bien par des variations inattendues dans
l'intensité et la direction de la pesanteur.
Cette grande question de la forme du globe terrestre, le problème
le plus élevé que comporte la géographie, n'est donc pas encore ré-
solue après plus d'un siècle de travaux assidus. Les astronomes ont
pensé plusieurs fois qu'ils avaient enfin obtenu des chiffres défini-
tifs; mais les difficultés naissent à mesure que les méthodes d'ob-
servation s'améliorent et que les instrumens, en se perfectionnant,
se prêtent à des études plus délicates. Les expériences qui se pour-
TOIIE L. — iSGi. 40
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626 BEVUE DES DEUX MONDES.
suivent encore à cette heure en Allemagne, en Angleterre, en France,
donneront sans doute avant peu d'années des résultats plus com-
plets; dès à présent, on peut admettre que notre planète tf est pas |
un globe parfait, et qu'il y a, soit dans sa forme, soit dans sa con-
stitution géologique, des irrégularités partielles ou générales dont
l'influence s'exerce sur toutes nos mesures géodésiques.
IL
Que la terre soit une sphère parfaite, comme le supposaient les
anciens, ou un ellipsoïde de révolution autour de Taxe des pôles,
ainsi que l'admettaient les astronomes du dernier siècle» ou bien
encore un ellipsoïde à trois axes inégaux, suivant la théorie sug-
gérée par les dernières observations,' il n'en est pas moins certain
qu'il est impossible de représenter fidèlement sur une feuille plane
une portion un peu étendue du sol. La courbure de la surface ne
permet pas de conserver sur un plan les véritables distances des
lieux et l'étendue relative des diverses régions. La forme ou la gran-
deur des contrées se trouve nécessairement altérée sur les caries
géographiques. Les géomètres ont inventé un nombre infini de mé-
thodes pour remédier à ce défaut et tracer le canevas des cartes,
méthodes qui ont toutes quelques inconvéniens et des avantages
qui leur sont propres. Ainsi, pour le planisphère en particulier, on
peut employer la projection orthographique y inventée par Hip-
parque, qui rétrécit les bords de la mappemonde et en élargit le
milieu : elle est rarement appliquée par les géographes, quoiqu'elle
fasse ressortir la rotondité du globe avec une vérité saisissante. U
y a encore la projection stêréographiqucy non moins ancienne, et
d'un usage plus général aujourd'hui, qui produit une déformation
précisément contraire, et la projection homalographique, qui est
due au géomètre MoUweide, et qui a obtenu dans ces dernières
années un succès mérité , parce qu'elle renferme dans rintérieur
d'une seule ellipse l'ensemble de la terre, qui était autrefois séparé
dans les deux cercles d'une mappemonde. Cette dernière méthode
conserve, il est vrai, l'étendue relative des parties du globe, mais
en produisant sur les bords de la carte une déformation très sensible
à laquelle l'œil a peine à s'habituer. Le tracé du canevas des cartes
géographiques est une question purement théorique, et qui inté-
resse surtout les mathématiciens. U s'agit de choisir pour chaque
région de la terre le tracé qui en altère le moins les formes et les
dimensions. Pour la mappemonde, il est assez indifférent que les
régions polaires n'aient pas leurs Justes proportions, pourvu que
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us CARTES GEOGRAPHIQUES. 627
les zones équatoriales et tempérées soient rendues avec fidélité.
Pour les cartes moins étendues, une méthode de tracé avantageuse
à la France ou & rAngleterre peut être mal appropriée à la Russie.
C'est ainsi que le dépôt de la guerre a fait choix pour la grande
carte de France, qui s'achève en ce moment, d'une projection par-
ticulière qui ne pourrait être étendue aux états limitrophes sans
quelques modifications.
Quelle que soit la projection adoptée, le tracé du canevas se
borne à figurer sur la carte les méridiens et les parallèles qui en di-
visent la surface en quadrilatères curvilignes ou mixtilignes entre
lesquels le géographe inscrira les villes, les montagnes, les routes
et les fleuves, tous les accidens du sol, toutes les constructions faites
de main d'homme, même les diverses cultures, et en particulier
les bois, les prairies, les terres labourables. La place qu'occupent
ces détails est proportionnée aux dimensions mêmes du cadre; mais
en principe toutes ces indications doivent se retrouver sur les cartes
à grande échelle, et les cartes à petite échelle, qui ne sont ou qui
ne devraient être qu'une réduction des précédentes, conservent seu-
lement les détails qui peuvent s'y introduire sans confusion. Les
cartes à grande échelle sont donc l'expression la plus correcte de
la géographie et la peinture la plus fidèle du territoire que nous
habitons.
Au commencement de ce siècle, l'empereur Napoléon I*% qui at-
tachait une extrême importance à la topographie en raison des ser-
vices qu'elle rend aux opérations militaires et stratégiques, résolut
de faire exécuter une carte de la France à grande échelle. Jl s'agissait
de représenter fidèlement le sol de notre pays avec les moindres
détails, comme le plan d'un jardin, et avec l'exactitude rigoureuse
que permettent les observations astronomiques les plus délicates.
On ne possédait alors, en fait de cartes à grande échelle, que celle
des Gassini, œuvre remarquable à bien des égards pour l'époque à
laquelle on l'avait pu terminer; mais, exécutée en grande partie au
moyen d'anciens plans d'une authenticité douteuse, elle était insuf-
fisante par les détails comme par l'ensemble; d'ailleurs elle avait
vieilli, et n'indiquait plus qu'imparfaitement le tracé des voies de
communication. On prenait déjà l'habitude d'exécuter de bons tra-
vaux topographiques. Il existait un corps d'ingénieurs géographes
qui étaient attachés aux états-majors des armées en campagne pour
lever le plan des contrées peu connues où nous conduisaient les ha-
sards de la guerre. Pendant la paix, ces oflSciers pouvaient se livrer
en France à des travaux de même nature, en y apportant le savoir
et la ponctualité qu'exigeaient les besoins actuels. Ce projet, en-
travé d'abord par les événemens politiques, fut ajourné jusqu'en
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628 REVUE DES DEUX MONDES.
1817, époque à laquelle le gouvernement, voulant faire étudiera
l'avance les bases et le mode d'exécution d'une telle entreprise, en
confia l'examen à une commission présidée par l'illustre Lapke,
et composée de quatorze membres appartenant aux divers senictô
publics qu'intéressait la description topographique du pays. 11 fut
décidé par cette commission que la nouvelle carte serait faite de
toutes pièces, sans qu'on s'aidât en aucune manière des anciens
plans ou dessins dont l'authenticité était contestable. L'arpentage
des géomètres du cadastre, commencé depuis 1808 dans tous les
départemens de l'empire, pouvait seul être utilisé comme moyen
accessoire d'obtenir à moins de frais la planimétrie du terrain. Le
canevas trigonométrique devait avoir pour base la grande méri-
dienne mesurée par Delambre et Méchain entre Dunkerque et Bar-
celone; d'autres chaînes de triangles, déterminées avec le même
soin et les mêmes garanties, seraient espacées de 200 kilomètres,
tant du nord au sud que de l'est à l'ouest. C'était là la trian-
gulation de premier ordre; puis les quadrilatères ainsi formés se-
raient remplis par une triangulation secondaire, exécutée avec des
instrumens moins parfaits et plus expéditifs, et enfin ces triangles
secondaires seraient divisés à leur tour en triangles de troisième
ordre, qui seraient encore moins soignés, comme ayant moins d'é-
tendue et d'importance, et qui donneraient des points de repère aux
ingénieurs chargés des dernière détails du lever. Tout était étudié et
calculé pour que chaque partie de l'opération eût un degré d'exac-
titude proportionné à son importance, et ainsi pour que les er-
reurs ne s'accumulassent pas d'un bout à l'autre de la France. La
carte d'un grand pays doit être en effet une œuvre d'ensemble. Lors-
qu'on Angleterre on voulut faire séparément la topographie de
chaque comté, on reconnut bien vite que toutes ces feuilles isofe
manquaient de symétrie, et qu'elles ne pouvaient être rapprochées
l'une de l'autre sans présenter dans leurs parties communes des
anomalies choquantes.
Les travaux de la carte de France, commencés en 1818, ont été
poursuivis sans interruption depuis cette époque, d'abord par les
ingénieurs-géographes seuls, puis, à pa,rtir de 1831, grâce au con-
cours des officiers d'état-major avec lesquels les premiers se virent
fusionnés. La triangulation du premier ordre, base primordiale de
l'œuvre, fut terminée en 1845, après vingt-sept années de travaux.
Le lever du terrain serait aujourd'hui complet, si l'on n'avait eu de-
puis 1860 à y comprendre les trois départemens annexés. Les pre-
mières feuilles gravées parurent en 1833, et les dernières ne seront
probablement pas publiées avant sept ou huit ans. Il aura donc
fallu plus de cinquante années pour exécuter la topographie coni-
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LES CARTES GÉOGRAPUIQUES. 629
plète de la France, quoiqu'il y ait eu souvent jusqu'à quatre-vingts
officiers employés à ce travail (1).
La partie la plus importante et la plus délicate d'une carte géo-
graphique est la triangulation du premier ordre qui a pour but de
fixer les positions relatives des points les plus éloignés. Il a été dit
plus haut que, pour exécuter ce travail, on part d'une base mesu-
rée à la surface du sol et qu'on s'avance de triangle en triangle, en
mesurant seulement les angles, jusqu'à l'extrémité opposée du ter-
ritoire, où l'on mesure une nouvelle base qui sert de vérification à
l'exactitude de toutes les opérations intermédiaires. Cette manière
d'opérer repose sur ce principe que l'on peut calculer tous les côtés
d'un triangle lorsqu'on en connaît seulement un côté et deux an-
gles. De plus, la somme des angles d'un triangle étant de 180**, il
suffirait de mesurer deux angles pour en déduire le troisième; mais
dans les réseaux géodésiques de grande étendue on a pris l'habitude
de mesurer directement les trois angles de chaque triangle, afin
d'avoir une première vérification qui permette d'apprécier la jus-
tesse des opérations. La géodésie a donc à mesurer des bases et
des angles; quelques détails feront apprécier les difficultés qui se
présentent dans la pratique.
L'exactitude de tout l'ensemble dépend de la précision avec la-
quelle la base a été mesurée, cette base étant la seule longueur dé-
terminée par l'observation directe. Pour la méridienne française, De-
lambre et Méchain firent usage de quatre règles en platine qui sont
encore conservées comme étalons au bureau des longitudes pour ser-
vir à la comparaison des règles géodésiques employées dans les tra-
vaux plus récens. Ces règles étaient posées bout à bout sur des sup-
ports le long de la ligne à mesurer; mais, comme la dilatation du
métal en fait varier la longueur, il fallait regarder chaque fois le ther-
momètre et corriger en conséquence la longueur observée. Depuis,
on a employé des règles formées de deux métaux différens, cuivre et
fer, qui, se dilatant inégalement, constituent un véritable thermo-
mètre métallique. Les Anglais ont essayé des tubes en verre, qui ont
l'avantage de se dilater très peu. En France, l'état-major a dans
ces dernières années adopté des règles en bois de sapin imprégnées
d'huile bouillante et de vernis; elles ont quatre mètres de longueur
(1) n serait difficile de se rendre compte des frais de Topération, car il y est pour\'u
sur divers chapitres du budget de Tétat. A raison de 40,000 ou 50,000 francs par feuille,
on peut évaluer que la dépense totale est de 10 ou 12 millions; mais il est certain
qu'elle a déjà été largement compensée par les économies réalisées sur les avant-
projets des voies de communication. Les ingénieurs chargés de Tétude d*une route,
d'un canal, d*un chemin de fer, trouvent sur ces feuilles les renseignemens et les in-
dications qu'il leur faudrait relever sur le terrain pour chaque entreprise particulière.
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630 REVUE DES DEUX MONDES.
et sont terminées par des languettes mobiles, afin d'éviter, au mo-
ment où Ton met deux règles successives en contact, les chocs et les
mouvemens brusques qui pourraient déranger le système. Bien d'au-
tres précautions sont nécessaires pour assurer le succès : il faut que
l'horizontalité des règles soit parfaite; il faut éviter que les rayons
du soleil les frappent directement. La mesure d'une base est un tra-
vail long et fastidieux, même quand on a trouvé un terrain favorable.
S'il fallait maintenant recommencer une opération de cette nature
dans un pays civilisé, le tracé des chemins de fer fournirait aisé-
ment de longs alignemens droits qui simplifieraient le travail. D'ail-
leurs on a reconnu que les bases peuvent être beaucoup plus courtes
qu'on ne le supposait autrefois. Au commencement de ce siècle, les
géographes français croyaient qu'il était indispensable de mesurer
une longueur de 15 à 20 kilomètres; dans les travaux très récens
exécutés en Espagne pour le lever de ce pays, on a reconnu qu'il
suffit d'opérer sur 3,000 ou â,000 mètres. Par compensation, l'exac-
titude est devenue plus grande. On se contentait d'une approxima-
tion d'un centimètre sur la longueur totale, et maintenant on dé-
termine la longueur à im millimètre près. Pour faire comprendre à
quelle précision on est arrivé, un seul exemple suffira. On eut der-
nièrement à mesurer en Espagne une base de 2,838 mètres au
moyen d'une règle construite par M. Brunner. L'opération, faite
d'abord dans un sens, fut ensuite recommencée en sens contraire;
les deux résultats obtenus s'accordèrent à deux dixièmes de nûlii-
mè,tre près. Cet accord vraiment merveilleux prouve combien les
travaux géodésiques ont été perfectionnés depuis cinquante ans.
La mesure des angles, opération qui se présente le plus fréquem-
ment dans les travaux géodésiques et astronomiques, a été poussée
à un degré d'exactitude qu'il serait difficile de se figurer, de même
qu'on ne peut guère concevoir, sans les avoir manœuvres soinmôme,
les précautions infinement délicates qu'exigent les instrumens dont
on fait usage pour, cet objet. Ces instrumens consistent en une lu-
nette, pour viser alternativement les deux directions dont on veut
connaître l'angle, et en un cercle divisé, sur lequel on lit le nombre
des degrés, minutes et secondes, à l'aide de plusieurs verniers (1)
systématiquement espacés sur la circonférence. Tel était le principe
du cercle répétiteur de Borda, qui, après avoir été longtemps em-
ployé par les géodètes, a été remplacé par le théodolite y appareil
im peu différent, dont l'invention est due au physicien anglais
Ramsden. Les ingénieurs anglais se servent encore d'un de ces in-
(1) Sorte do micromètre oa instrument de rédaction ainsi nommé da nom de l'in-
venteur.
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LES CARTES GÉOGRAPHIQUES. . 631
strumens construit par Tinventeur lui-même, et qui se trouve, après
soixante-quinze ans de service, aussi bon que le premier jour; mais
les théodolites de Ramsden sont d'une dimension colossale qui en
rend l'usage et le transport incommodes. Ce fut un des principaux
titres de gloire de notre compatriote Gambey d'avoir perfectionné
cet appareil en le réduisant i des proportions plus appropriées au
service extérieur. Les nombreux instrumens construits par Gambey
ont beaucoup contribué aux progrès de la géodésie j la précision
inouie qu'ils conservent sous un volume restreint fait l'admiration
de tous ceux qui en font usage et le désespoir des constructeurs
modernes qui essaient de les imiter.
Les erreurs que l'on peut commettre en mesurant un angle sont
de plusieurs sortes. D'abord se présente l'erreur du pointé. Quoique
la lunette avec laquelle on vise porte à son foyer un réticule de fils
très fins sur lesquels on amène l'image du signal, il est admis qu'a-
vec un théodolite de dimension commune « dont la lunette grossit
de vingt à trente fois les objets, le pointé ne peut se faire qu'à deux
secondes près à droite ou à gauche de la vraie direction. En lisant
sur le cercle divisé l'angle décrit entre les deux directions que l'on
a visées, on commettra encore une erreur de 2 à 3 secondes. Enfin
les divisions du cercle ne peuvent être parfaitement régulières; elles
sont im peu plus grandes ou un peu plus petites qu'elles ne de-
vraient être. L'amplitude de l'erreur qui en résulte dépend, on le
conçoit, de la qualité de l'instrument que l'observateur a entre les
mains, et dans les meilleurs théodolites de Gambey cette erreur
peut encore s'élever à 5 secondes. En récapitulant ces trois causes
d'erreur qui peuvent s'ajouter les unes aux autres, on voit qu'il se-
rdt impossible de mesurer directement un angle avec une approxi-
mation plus petite que 9 secondes. Ce degré de précision serait
insuffisant pour les besoins de la géodésie, où les grandes triangula-
tions doivent fournir des angles exacts à moins d'une seconde près.
Les astronomes, qui ont dans leurs observatoires de grands cercles
divisés de 2 mètres de diamètre avec des lunettes qui grossissent de
deux cents à deux cent cinquante fois, arrivent aisément à une plus
grande perfection ; mais les instrumens gigantesques dont ils dis-
posent ne pourraient être transportés tour à tour dans tous les ob-
servatoires provisoires d'un réseau géodésique. Il faut donc recourir
à des méthodes détournées.
Borda, marin et astronome français du xvin* siècle, eut recours,
pour remédier à ce défaut d'exactitude, à la méthode de répétition
qui avait été inventée par un astronome allemand, Tobie Mayer, et
il en fit la base de tous les instrumens géodésiques. Le principe de
cette méthode est bien simple : quand on mesure un angle, on ne
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632 . REVUE DES DEUX MONDES.
commet d'erreur qu'aux deux extrémités de cet angle, quelle qu'en
soit la grandeur, en sorte que, s'il était possible de l'ajouter un
grand nombre de fois à lui-même, la mesure de l'angle total ne se-
rait ni plus ni moins exacte que celle de l'angle simple : on l'obtien-
drait par exemple à 9 secondes près; mais, comme pour avoir l'angle
simple, il faudrait diviser l'angle total par le nombre de fois qu'il a
été répété, l'erreur serait divisée dans la même proportion, et ne
serait plus que de 0,9 seconde, si l'angle a été répété dix fois. Cette
méthode fut acceptée comme bonne pendant longtemps, et les in-
génieurs géographes rappliquèrent avec persévérance, malgré la
monotonie fastidieuse des opérations qu'elle leur imposait (1). On
s'aperçut au bout de quelques années que la précision des mesures
n'augmentait pas en proportion du temps que l'on y consacrait. Les
erreurs que l'on commet sont les unes accidentelles, c'est-à-dire
qu'elles influent tantôt en plus, tantôt en moins sur le résultat, et
celles-là, la répétition les fait décroître indéfiniment; mais il y a
d'autres erreurs, que l'on nomme systématiques, qui influent tou-
jours en plus ou toujours en moins, et la répétition n'a pas le pouvoir
de les corriger. Ces erreurs systématiques tiennent soit à l'instru-
ment, soit à l'observateur lui-même. Par exemple, tel observateur,
par aberration ou par mauvaise habitude de l'organe visuel, visera
toujours un peu à gauche du signal réel.
Le désir d'échapper à ces erreurs systématiques a fait abandonner
la méthode de répétition des angles dans la géodésie. On y a sub-
stitué la méthode de réitération , qui consiste simplement à recom-
mencer dix fois ou cent fois, suivant la précision exigée, la mesure
du même angle, en changeant un peu chaque fois la position du
cercle divisé pour éviter l'influence des mêmes causes d'erreur. Ces
procédés de répétition et de réitération, au moyen desquels l'ingé-
nieur géographe corrige les erreurs qu'il commet, ne sont au fond
que l'application rationnelle des principes dont chacun de nous se
sert pour contrôler son propre travail. Toute œuvre matérielle que
l'homme, servi par des organes imparfaits, veut entreprendre est
entachée d'erreurs régulières ou accidentelles. Éliminer les unes en
réitérant ou répétant les opérations, annuler les autres par l'emploi
de méthodes ou d'instrumens convenables, ce sont des procédés
pour ainsi dire instinctifs, que nous appliquons souvent sans en
avoir conscience et sans nous en rendre compte. Les astronomes
ont systématisé les principes d'observation. Ne pouvant s'aflranchir
de l'influence exercée par Taberration des sens et par les vices des
(i) Ccrtair.s angles de la grande triangulation française ont été répétés des milliers
de fois.
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LES CARTES GÉOGRAPHIQUES. 633
înstrumens, ils ont étudié les lois qui régissent ces erreurs inévita-
bles. G*est ainsi que l'astronomie et les .sciences qui en dérivent
sont arrivées à la plus exquise perfection.
Du reste, il est admis maintenant que la précision des mesures
dépend surtout de Tétude approfondie que l'ingénieur géographe
a faite de son appareil, et de la scrupuleuse sincérité qu'il apporte
dans ses observations individuelles. L'œil, armé d'une lunette, est
en réalité le plus parfait des sens; c'est un organe d'une subtilité
merveilleuse qui dépasse peut-être en délicatesse la limite de nos
besoins. Les mouvemens les plus faibles ne peuvent lui échapper.
En veut-on des preuves? Il a été possible de mesurer par expé-
rience la quantité dont un canon suspendu par ses deux bouts flé-
chit en son milieu. Il n'y a plus moyen de trouver l'immobilité
dans la nature. L'astronome Bouguer, voulant un jour prendre pour
repère une des lignes verticales du dôme du Val-de-Grâce, recon-
nut avec étonnement que ce dôme tourne, comme l'héliotrope, avec
le soleil; il se déplace infiniment peu, il est vrai, mais cette rota-
tion infinitésimale est appréciable. Que serait-ce de nos jours dans
Paris avec la circulation croissante de nos lourds véhicules? On
peut affirmer qu'il n'est pas au centre de la capitale un monument
assez solide pour échapper aux agitations continuelles de la voie pu-
blique, assez ferme pour donner un point d'appui immuable aux
appareils géodésiques. Aussi les hommes initiés à la délicatesse des
opérations trigonométriques s'étonnèrent-ils quand, il y a quelques
années, furent élevés en divers points de Paris de hauts échafau-
dages en charpente du sommet desquels on devait lever le plan de
la ville. Il était aisé de prévoir que les trépidations du sol rendraient
les mesures imparfaites.
Dans les campagnes, il est moins difficile d'organiser un observa-
toire où l'on puisse asseoir solidement le théodolite et faire des ob-
servations dignes de confiance. En général, les points que l'ingé-
nieur choisit comme sommets de triangle sont situés au faite d'une
montagne, à une grande élévation, afin que la vue puisse porter au
loin. L'installation se borne alors à consolider le sol, qui se trouve
parfois trop mobile, et à dresser une espèce de cabane en charpente
de 7 à 8 mètres de haut, qui sert à la fois d'abri à l'ingénieur et
de signal pour reconnaître au loin cette station. Ces observatoires
sont les meilleurs, parce que rien n'ébranle l'instrument; mais dans
les pays très accidentés c'est souvent un séjour pénible, dangereux
même pour l'opérateur que le sentiment du devoir et l'amour de la
science y retiennent pendant plusieurs semaines. Qu'on se figure
Vexistence de ces officiers qui, dans les Alpes notamment, passaient
quelques mois sous la tente à 2,500 et môme à 3,000 mètres de
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63i lŒYUE DES DEUX MONDES.
hauteur, au milieu des torrens, des glaciers et des précipices (1)!
Dans les contrées où les montagnes sont peu élerées, où les arbres
interceptent les rayons visuels, il est nécessaire d'édifier des écha-
faudages en charpente de 20 à 30 mètres de haut. Ces échafaudages
sont quelquefois composés de deux parties s' emboîtant Tune dans
l'autre sans se toucher. La première porte l'instrument, et l'autre
les observateurs, qui peuvent cbrculer tout autour, monter et des-
cendre sans que l'ébranlement produit pat la marche se conununique
au théodolite. D'autres fois on s'établit sur un monument public, au
sommet d'une tour d'église. Dans le tableau des coordonnées géo-
graphiques que reproduit chaque année Y Annuaire du bureau des
longitudes j la position de chaque ville est déterminée par la longi-
tude et la latitude du cbcher qui a servi de ^gnal pendant la trian*
gulation. A Paris, quoique l'Observatoire soit le point de départ de
toutes les longitudes ihmçaises, c'est au sommet de la lanterne du
Panthéon que fut placée la station géodésique. Il importait que la
situation de tous ces observatoires temporaires fût soigneusement
conservée, car on aura sans doute besoin par la suite de vérifier à
nouveau une partie de la triangulation. Dans les villes, l'emplace-
ment des signaux placés sur les édifices sera aisé à reconnaître tant
que ces monumens resteront debout. Dans les campagnes, on a
marqué le point où les signaux avaient été dressés par une borne
en pierre à la surface supérieure de laquelle sont tracées deux lignes
dont l'intersection correspond mathématiquement à la pointe du fil-
à-plomb descendant de l'instrument. Au-dessous de ce même point,
on a enfoui du charbon, substance inaltérable, qui servirait de re-
père au cas où la borne serait déplacée. En dépit de toutes ces pré-
cautions, on a reconnu, dans une occasion récente, où l'on eut
besoin de rechercher les sonmaets des triangles primitifs, que les re-
pères ont souvent disparu. Des clochers ont été déplacés ou démolis
sans que les architectes aient pris soin d'en indiquer l'ancien em-
placement; les bornes ont été arrachées par les agriculteurs dont
elles gênaient les travaux. Le dépôt de la guerre dut prendre, sur
les instances de l'Académie des sciences, de nouvelles mesures pour
conserver à la surface du sol les traces du réseau géodésique.
Dans la triangulation de premier ordre, les sommets des trian-
(1) Dans rœa?re collective d'an corps savant, il est difficile de discerner la part indi-
viduelle de tous ceux qui ont coopéré aux travaux. Cependant il n'est que Juste de
citer, parmi tant d'officiers du corps d'état-major qui ont été employés à la carte de
France, M. Brousseaud, dont les observations géodésiques sur le parallèle moyen de
Cordouan à Belley se distinguent par une originalité et une précision remarquables,
M. Bonne, inventeur du système de figuré du terrain qui est encore en usage, MM. Co-
rabœuf, Henry, Peytier, etc., qui ont consacré presque toute leur carrière à la géo-
désie.
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LES CARTES GÉOGRAPHIQUES. 635
gles sont choisis de telle sorte que les côtés aient de 20 à 50 kilo-
mètres de long. Cependant il semble démontré maintenant qu'on
obtient plus d'exactitude en augmentant le nombre des triangles,
dont l'étendue est ainsi diminuée. Quelquefois la disposition du ter-
rain exige que les signaux soient bien plus espacés. Lorsque Biot
et Arago prolongèrent la méridienne française jusqu'aux Baléares,
ils formèrent entre la côte d'Espagne et les îles d'Iviça et de For-
mentera de grands triangles dont un côté mesurait plus de 160 kilo-
mètres. Dans la triangulation anglaise, les signaux du mont Snowdon
(pays de Galles) et du Bérule (île de Man) sont distans de plus de
120 kilomètres. Dans les contrées où l'atmosphère est généralement
brumeuse, en Angleterre par exemple, il serait impossible de re-
connaître à de telles distances un signal obscur, quand bien même
on disposerait des lunettes les plus puissantes. On fait usage alors
de l'héliostat, miroir tournant qui réfléchit les rayons du soleil dans
la direction du point d'où l'observateur veut être aperçu. C'est au
moyen du même instrument que l'on a pu relier les côtes d'Angle-
terre à celles de France et de Belgique en envoyant des rayons lu-
mineux par-dessus la Manche; mais la surface de la mer émet en
toute saison des brouillards tels qu'il s'offre à peine dans un mois
quelques heures d'atmosphère sereine dont l'ingénieur géographe
puisse profiter. Confiné dans son observatoire pendant des journées
entières, il attend patiemment que les nuages se dissipent, et il épie
le moment où la brume donnera passage au rayon lumineux sur
lequel il doit viser sa lunette.
Quels sont maintenant les résultats de ces opérations si longues
et si délicates? La précision que l'on obtient est-elle en rapport
avec les soins minutieux qui ont été pris? Quelques chiffres per-
mettront d'en juger. Sur la chaîne de triangles qui s'étend de Brest
à Strasbourg, on a mesuré trois bases : l'une d'elles étant seule né-
cessaire pour calculer la longueur des côtés de tous les triangles,
les deux autres ont servi de vérification. Si, partant de la base de
Melun, qui est au milieu du parallèle dont il s'agit, on chemine de
sommet en sommet jusqu'à la base d'Ensisheim, en Alsace, on trouve
que cette dernière doit avoir 19,04â" 13; la mesure directe a donné
19,044" 40 : la difiFérence n'est que la 70,535« partie de la longueur
totale. En s'avançant de Melun vers Brest, la base de Plouescat, près
du cap Finistère, a été trouvée par le calcul de 10,527" 16, et par la
mesure directe de 10,527" 33; la différence n'est que la 61,924*
partie de la longueur totale. Toutes les autres chaînes de triangles
du réseau géodésique français ont été contrôlées de même par des
bases de vérification, et ont donné un accord aussi satisfaisant. On
croyait à cette époque qu'une telle approximation était suffisante;
mais avec les méthodes et les instrumens perfectionnés qui ont été
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636 REVUE DES DEUX MONDES.
mis en usage depuis quelques années, il est permis d'exiger un ac-
cord plus parfait entre les résultats du calcul et ceux de Tobser-
vation directe. Aussi a-t-on déjà senti la nécessité de reprendre en
beaucoup de points les mesures géodésiques terminées il y a vingt
ans environ.
On connaît donc, à un mètre près, la longitude et la latitude de
tous les points géographiques qui font partie de la triangulation
principale. On sait au juste quelle position il faut donner sur la
carte à Paris, Brest, Strasbourg, Bordeaux, Rhodez, enfin à deux
ou trois cents localités éparses sur toute la surface du pays. Les in-
tervalles entre ces points de premier ordre ont ensuite été remplis
par la triangulation secondaire, qui exigeait moins de soin, parce
que les distances étaient moins grandes, et que les erreurs d'obser-
vation ne pouvaient plus s'accumuler autant. L'excessive précision
des mesures précédentes n'étant plus nécessaire, on a pu choisir
des méthodes plus expéditives, répéter moins souvent les angles et
faire usage d'instrumens plus portatifs. Il est à remarquer qu'on n'a
trouvé dans toute l'étendue de la France qu'un très petit espace où
la triangulation fût d'une exécution difficile : c'est la plaine très
plate qui s'étend entre Meaux, Ghâlons et Reims. Comme il eût
fallu élever des signaux d'une hauteur démesurée et d'un prix exor-
bitant, on a laissé là un vide qui est sans importance dans le réseau
général. La triangulation de deuxième ordre a donné environ quatre
cents points toujoifrs très exacts, et de chacune de ces stations on
a relevé enfin avec moins d'application et plus rapidement encore
tous les clochers que Ton pouvait viser, tous les lieux remarquables
qui, reportés sur la carte, servent de repère et de canevas pour le
lever définitif des détails du terrain.
On s.'étonnerait de l'extrême minutie de ces divers travaux, si Ton
ne savait par expérience combien d'erreurs contiennent les cartes
qui n'ont pas eu pour canevas un bon réseau trigonométrique. Il
y a encore peu de pays qui aient été levés par des procédés géodé-
siques, et la plupart des cartes que nous avons entre les mains ont
été dressées à Taide de méthodes beaucoup moins parfaites. Lors-
qu'il n'est pas indispensable d'obtenir une exactitude rigoureuse,
on peut se contenter en effet de reporter sur le papier les localités
importantes d'une contrée au moyen de la longitude et de la lati-
tude telles que les fournit l'observation des astres. Les marins fixent
par ce procédé la situation des ports de mer, des caps, des phares,
des embouchures de rivière, des hautes montagnes, de tous les lieux
en un mot qui attirent le plus directement l'attention du voyageur.
En réalité, les cartes d'ensemble des continens et les planisphères
ne sont pas établis sur d'autres données; mais ces observations,
auxquelles il manque un contrôle commun, sont toujours douteuses.
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LKS CARTES GEOGRAPHIQUES. 637
Le navigateur, perdu à la surface de rOcéan, peut bien se conten-
ter d'indications approximatives, parce qu'une erreur de quelques
kilomètres en plus ou en moins e§t insignifiante à ses yeux tant
qu'il est en pleine mer, et que dans le voisinage des terres il rec-
tifie sa position d'après l'aspect de la côte; on comprend qu'il n'en
est plus ainsi sur la terre ferme, et qu'une erreur de 100 mètres sur
la distance de Paris à Orléans ne laisserait pas d'avoir de l'impor-
tance. Ce n'est pas que les observations astronomiques ne soient ex-
cellentes lorsqu'elles se font avec des instrumens bien montés et
qu'on a le temps de les prolonger sufiîsamment. La latitude, qui
ne dépend que d'une mesure relativement facile, celle de la hau-
teur du soleil ou d'une étoile au-dessus de l'horizon, est en général
assez exactement indiquée. Sur la longitude au contraire, les er-
reurs sont souvent graves. On a découvert récemment qu'il y a une
erreur de 30 à 35 secondes, c'est-à-dire de 700 à 800 mètres, sur
la longitude que toutes les cartes modernes assignent à Madrid par
rapport au méridien de Paris.
Les horloges de deux villes, dont l'une est située plus à l'ouest
que l'autre, ne marquent pas, on le sait, la même heure, et la dif-
férence d'heure est d'autant plus grande que ces deux villes sont
plus éloignées dans le sens de la longitude. La marche des chemins
de fer, réglée uniformément en France sur l'heure de Paris, a rendu
ce phénomène très sensible; à la frontière rhénane, l'heure du che-
min de fer français est à Wissembourg en retard de 27 minutes et à
Kehl en retard de 32 minutes sur l'heure du chemin allemand. De
même les horloges de Berlin avancent de 50 minutes sur celles de
Paris, et celles de Saint-Pétersbourg de 1 heure 7 minutes sur
celles de Berlin, Mesurer cette différence d'heure est une des mé-
thodes que l'on emploie pour déterminer la longitude, et l'un des
moyens les plus simples de la mettre en pratique consiste à trans-
porter successivement en divers lieux une montre bien réglée. C'est
ainsi qu'agissent les marins; ils ont d'habitude à bord de leur bâ-
timent deux chronomètres qui se contrôlent mutuellement et se sup-
pléent en cas d'accident; mais, lorsqu'une grande précision est né-
cessaire, il faut des soins infinis. Aussi, quand on a voulu connaître
par ce procédé la différence de longitude entre deux points éloignés
^et importans, on a dû faire de véritables expéditions chronomé-
triques. Telle est celle qiie le gouvernement russe a fait exécuter
en 1843 entre l'observatoire impérial de Poulkova , près de Saint-
Pétersbourg, et l'observatoire danois d'Altona. On fit quinze voyages
en transportant chaque fois soixante-huit chronomètres d'une sta-
tion à l'autre.
On peut encore déterminer la longitude en observant de deux
stations différentes l'heure à laquelle se produit un phénomène cé-
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63& REVUE DES DEUX MONDES.
leste, tel qu'une éclipse, dont Teffet est instantané pour tous les
lieux de la terre. Les éclipses des satellites de Jupiter fournissent
d'utiles indications aux navigateurs; mais, les phénomènes de ce
genre n'étant pas assez fréquens pour les usages de la géodésie,
on y supplée au moyen de signant artificiels, comme une fusée que
l'on fait partir pendant la nuit entre deux observateurs qui pointent
l'heure où elle leur est apparue. Cette méthode fut essayée en
France en 182â et 1825 par les ingénieurs géographes qui déter-
minèrent les longitudes sur le parallèle moyen et sur le parallèle
de Paris à Brest. On en fit une autre application en 1825 entre les
observatoires de Paris et de Greenwich. Aujourd'hui les fusées sont
remplacées par des signaux télégraphiques. Il n'est pas, on le con-
çoit aisément , de procédé plus parfait que le télégraphe électrique
pour produire des signaux instantanés en deux localités éloignées,
fussent-elles distantes de plusieurs centaines de kilomètres. C'est
un système très expéditif et moins coûteux que la triangulation géo-
désique. Les Américains du nord n'ont pas employé d'autre mé-
thode sur leur immense continent, et ils prétendent être arrivés à
connaître la longitude aussi exactement que la latitude. En Europe,
où les réseaux géodésiques étaient achevés en général avant que
l'on eût songé à transmettre les signaux par l'électricité, la méthode
télégraphique ne peut que vérifier les résultats déjà connus. En
France, on en a déjà fait quelques applications; mais les opérations
entreprises en dehors des deux corps savans, le bureau des longi-
tudes et le dépôt de la guerre, qui conservent les saines traditions
géodésiques, ne sont que des essais sans importance, plus propres
à mettre en relief les avantages du système qu'à contrôler systéma-
tiquement les calculs de l'ancienne triangulation.
Les ingénieurs disposent donc de plusieurs méthodes propres à
contrôler les mesures de. triangles qu'ils ont faites sur la surface
du pays. La géodésie, qui fournit la longitude et la latitude de cha-
que signal, a encore l'avantage d'en donner l'altitude, c'est-à-dii*e
l'élévation au-dessus du niveau moyen des mers. La hauteur des
montagnes s'obtient ainsi avec autant de rigueur que par les ni-
vellemens les plus délicats. Dans le lever de la carte des îles bri-
tanniques, la hauteur d'un des principaux sommets de l'Ecosse, le
Ben-Macdui, fut trouvée par le calcul géodésique de l,â00"'46, et ^
deux nivellemens opérés sur la même montagne, l'un de bas en haut
et l'autre de haut en bas sur un autre versant, donnèrent le même
chifire à & ou 5 centimètres près. La mesure des altitudes est une
des|parties les plus importantes de la géographie, car il ne suffirait
pasjde dessiner sur le papier l'emplacement des villes, le tracé des
routes, le cours des rivières; il faut encore peindre les accidens du
terrain et rendre sous une forme sensible à l'œil le creux des val*
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LES CARTES GÉOGRAPHIQUES. 639
lées et le soulèvement des montagnes. Les nivellemens à grande
distance présentent au reste un autre intérêt : ils permettent de
comparer le niveau relatif des différentes mers. On avait cru pen-
dant longtemps que la Méditerranée est à quelques mètres plus
haut que l'Océan. La triangulation de la carte de France a prouvé
que ces deux mers, en les supposant dans un état de repos absolu,
ne formeraient qu'une seule et même surface de niveau. Cette sur-
face, que l'on suppose, par une conception idéale, prolongée sans
interruption au-dessous du sol de la France, est le repère auquel
sont rapportées les altitudes de tous les autres points du territoire.
C'est après que la géodésie a fixé les coordonnées géographiques
des points principaux du pays que commence le travail de la topo- ^
graphie proprement dite, d'abord la planimétrie, que l'ingénieur
exécute en explorant le pays et dessinant à mesure sur le papier,
puis le modelé du sol, qui a pour but de représenter les pentes des '
montagnes et les ondulations des plaines. Ce travail, nécessairement
moins parfait que la triangulation qui lui sert de canevas (les er-
reurs sont locales et ne peuvent s'ajouter), doit néanmoins donner
une image du terrain aussi fidèle que possible. C'est sur le terrain
même que se dessinent les cartes à grande échelle que nous avons
entre les mains; mais, pour rendre sur une feuille de dimension très
restreinte l'infinie variété d'apparence du sol, il a fallu établir des
signes conventionnels, une sorte de dessin figuré dont le sens n'est
pas assez généralement connu pow que la lecture en soit toujours
facile. Pour lire les cartes et y déchiffrer toutes les indications
qu'elles contienîient, il faut une étude préliminaire et la connais-
sance des signes qui ont été employés par le topographe.
IIL
Lorsqu'on examine les cartes anciennes, l'attention se porte d'a-
bord sur quelques bizarreries de dessin. Des monstres marins d'une
forme fantastique nagent sur la surface blanche de la mer, de pe-
tits clochers figurent les villages; les montagnes sont posées en per-
spective au milieu des plaines, avec des contours nets et bien arrê-
tés, comme si la nature ne procédait pas toujours par pentes douces
et par gradations presque insensibles. On ne saurait mesurer sur
ces cartes la largeur d'une vallée, fixer l'emplacement d'un col, ni
tracer les limites du bassin d'une rivière. Les cartes topographiques
étaient un tableau, une sorte de paysage; elles sont devenues un
plan géométrique aussi vrai dans les détails que le plan d'un édi-
fice. C'est aux géographes français que revient surtout le mérite de
cette transformation. Le principe posé étant que la carte doit être
ime figure semblable au terrain que l'on veut représenter, des in-
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6Â0 BEVUE DES DEUX MONDES.
structions très minutieuses ont été rédigées par le dépôt de la
guerre, et ont prescrit, pour tous les travaux qui s'exécutent dans
cet établissement, là largeur à donner aux routes et aux chemins
de communication de toute classe, le mode de représentation des
villes et des villages, des châteaux et des fermes, les dess'ms con-
ventionnels qui figurent les bois, les prairies, les rochers et les sa-
bles. La forme et la dimension des écritures à placer sur la carte
ont été rigoureusement fixées suivant l'échelle et l'importance des
objets. Les limites des états sont indiquées par d'autres traits que
les limites des départemens. Grâce à ces conventions très claires et
très nettes, on peut réunir sur une carte de petit format tous les
traits saillans, tous les caractères distinctifs d'une grande étendue
de terrain. Il importe seulement que celui qui consulte la carte ail
la clé de ce système conventionnel.
^ C'est surtout par l'expression des formes du terrain que les cartes
modernes diffèrent des cartes anciennes. Dans le système qui était
autrefois en usage, les montagnes étaient figurées par de petites
élévations de profil qui supposaient l'œil du spectateur dans le plan
de la carte; la direction des chaînes était mal indiquée; les cols et
les sommets se devinaient à peine. Les géographes du dernier siècle
rendirent cette méthode plus expressive en changeant la position du
centre de perspective d'où l'œil du spectateur est supposé regar-
der le tableau. Ils inventèrent la topographie à lumière oblique, où
les montagnes sont dessinées avec un côté éclairé et l'autre dans
l'ombre, et ils obtinrent des effets pittoresques des plus heureux
par cette opposition de l'ombre et de la lumière.
Vers la même époque, Buache, géographe français, indiqua un
procédé tout différent pour exprimer les ondulations du sol. Ayant
à faire comprendre ses idées sur la topographie sous-marine du
Pas-de-Calais, il imagina, dans lin mémoire qui date de 1744, de
tracer sur la carte la limite qu'occuperaient les eaux, si le niveau
s'en abaissait de 10 toises, puis de 20, de 30 toises, etc. Il obtint
par ce moyen des courbes horizontales très espacées lorsque le ter-
rain était faiblement incliné, et très rapprochées au contraire lors-
que la pente était rapide. Sur les continens, on peut obtenir le tracé
de ces mêmes courbes en supposant que les eaux de l'Océan s'élè-
vent peu à peu au-dessus du niveau actuel. C'est en quelque sorte
une représentation géométrique et mathématiquement exacte des
ondulations du sol; aussi les ingénieurs civils et militaires lui ont-ils
unanimement donné la préférence pour tous les plans topographi-
ques où l'on trace les projets de routes, de canaux et de fortifica-
tions; mais les cartes dessinées d'après cette méthode ne convien-
draient peut-être pas pour l'usage habituel.
A l'époque où l'on préparait les premières feuilles de la nouvelle
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LES CARTES GÉOGRAPHIQUES. 641
carte de France, de graves discussions s'élevèrent au sujet du sys-
tème qu'il convenait de suivre pour figurer le relief. Le soin de
terminer le débat fut confié à une commission nommée en 1826 par
le ministre de la guerre. Il fut décidé que les minutes des cartes,
c'est-à-dire le travail fait sur le terrain, seraient toujours dessi-
nées avec des courbes horizontales, mais que sur les cartes gravées,
ces courbes disparaîtraient, et que l'intervalle qui les sépare serait
rempli par des hachures dont l'espacement et la grosseur seraient
gradués suivant l'inclinaison des pentes (1). Tel est le système de
représentation du sol qui a été mis en pratique pour le dessin de la
carte de France qu'achève le dépôt de la guerre. Quoique la con-
ception en soit rigoureusement exacte, on est forcé de reconnaître
que cette méthode est trop conventionnelle, et contribue à rendre
les cartes confuses. Il est permis de croire que, si la question était
de nouveau soumise à la discussion, on accorderait la préférence à
une méthode différente. L'éclairement du sol par lumière oblique,
dont la commission de 1826 n'a pas voulu, a été adopté en pays
étrangers, particulièrement en Suisse et dans les états sardes, ce
qui donnerait à croire que ce procédé convient très bien aux pays
de montagnes (2).
Il n'y a donc pas uniformité dans les méthodes que les géogra-
phes des divers pays emploient pour exprimer, par des signes con-
ventionnels, les formes du terrain et les accidens du sol. L'unifor-
mité n'existe pas davantage, on le sait, dans l'orthographe des
noms que l'on inscrit sur les cartes. Combien de villes, de rivières,
de montagnes, dont le nom varie d'une langue à l'autre? Pour n'en
prendre qu'un exemple, le fleuve qui pour nous se nomme le Rhin
est appelé par les Allemands Rhein^ par les Anglais Rhine, par les
Hollandais Rijn^ par les Espagnols Rirty et par les Portugais Rheno.
Autant de peuples, autant de mots différons. Encore cette termino-
logie multiple s'expliquerait- elle lorsqu'il s'agit d'un cours d'eau
qui appartient successivement à plusieurs puissances : on compren-
drait même que chaque peuple se fît une orthographe à part pour
(1) Pour que des pentes égales dessinées par des mains différentes sur deux feuilles
séparées fussent toujours exprimées par des teintes uniformes et des hachures de môme
force, on adopta Téchelle des teintes proposée par le colonel Bonne.
(2) On peut citer notamment, parmi les travaux exécutés suivant cette méthode, la
carte de Suisse dressée par le bureau topographique fédéral sous la direction scien-
tifique du général Dufour. Des effets de lumière en Ulanc marquent avec une grande
netteté le sommet des montagnes, et si Ton combine ce système avec des^ teintes bis-
trées étendues sur le creux des vallées, on peut obtenir quelquefois un effet de relief
surprenant. En France môme, bien des ingénieurs conservent encore, malgré ses dé-
fauts, Tancienne carte de Cassini, parce que le figuré du terrain y ressort d'une façon
plus saisissante que sur la carte nouvelle.
TOME L. — 1864. 41
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êh2 BEVUE DES DEUX MONDES.
les mots empruntés aux idiomes persans, arabes ou indiens qui
ont un alphabet différent du nôtre; mais ces bizarreries de la no-
menclature géographique n*ont plus de raison d'être au sein de
l'Europe entre des populations dont les rapports sont fréquens. Sans
encourir le reproche de chercher à outrance la couleur locale, on
peut dés'u:er que Londres, Vienne, Cologne, reprennent sur nos
cartes le nom qui leur est propre, et dans le discours la pronon-
ciation que les indigènes leur donnent. 11 résulte des habitudes or-
thographiques actuelles que les cartes exotiques sont quelquefois
indéchiffrables pour des lecteurs français.
11 y a aussi un désaccord regrettable entre les travaux topogra-
phiques des divers états en ce qui concerne l'échelle des cartes. On
admet que le terrain ne peut être représenté avec assez de détails,
si l'échelle n'est plus grande que le 100,000^ Au-dessous de cette
limite, on n'a plus que des cartes d'ensemble, des cartes chorogra-
phiques, qui sont utiles sans contredit lorsqu'on veut étudier la sur-
face entière d'une contrée ou l'aspect général d'une province, mais
qui ne peuvent contenu* toutes les indications propres à faire appré-
cier la nature et la configuration du sol. En France, on a d'une fa-
çon absolue adopté les échelles décimales (1). La surface entière de
la Trance comprend deux cent soixante-huit feuilles, à l'échelle du
80,000*, dont sept sont consacrées aux départemens récemment an-
nexés, chaque feuille représentant une surface de 40 kilomètres de
haut sur 6à kilomètres de large. L'ensemble de cette carte, si l'on
en réunissait toutes les parties bout à bout, couvrirait un espace
de 11 mètres sur 13; mais les feuilles sont faites pour être consul-
tées isolément, pour être examinées de près, et non pour être réu-
nies les unes aux autres.
Le cadastre français, qui fut une entreprise locale poursuivie avec
les fonds que votaient chaque année les conseils-généraux des dé-
partemens, n'a rien eu de commun avec les travaux géodésiques. 11
en résulte peu d'inconvéniens, car il n'importe guère que le plan
d'ensemble du cadastre soit imparfait, pourvu que l'arpentage des
parcelles soit juste et que le plan de chaque commune ne contienne
pas d'erreur sensible. En Angleterre, ces deux opérations, topogra-
phîer et lever des plans cadastraux , ont été confondues. Après de
longues discussions et plusieurs enquêtes parlementaires, il fut dé-
(1) Le cadastre est au 1,000*; les plans spéciaux d'une ville, d'une place forte, se
font au 2,000« ou au 2,500* ; pour la carte de rétat-major, les levers ont été faits dans
Torigine au 10,000*, pais au 20,000* et enfin au 40,000«; les feuilles gravées, réduites
d*aprè8 les minutes, sont au 80,000*. On s*accorde à reconnaître que cette dimension est
bien suffisante pour les usages habituels, pour les travaux publics et pour les opérationa
militaires.
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LES CARTES GEOGRAPHIQUES. 6A3
cidé que la carte des îles britanniques serait publiée à trois échelles
différentes : d'abord à l'échelle de 25 pouces par mille (soit au
2,500* environ), pour servir à l'établissement de l'impôt et à la dé-
limitation des héritages, puis à l'échelle de 6 pouces par mille, pour
les opérations militaires et les travaux publics, et enfin à l'échelle
de 1 pouce par mille (c'est-à-dire au 63,360«), ce. qui donne une
véritable carte topographique dans des conditions analogues à la
nôtre (1).
L'exécution de cette carte à triple échelle est confiée à une ad-
ministration spéciale {ordnance survey office)^ sous l'habile direc-
tion d'un ingénieur, sir Henry James, qui, pour accélérer le travail
sans en diminuer la précision , a su mettre en pratique d*heureux
perfectionnemens. Il est de principe que les cartes-minutes dressées
sur le terrain ne peuvent être amplifiées, parce qu'en élargissant
le dessin on risquerait d'en altérer les proportions. Elles peuvent
seulement être réduites à une échelle moindre, pourvu qu'à chaque
réduction on supprime tous les détails trop minutieux qui surchar-
geraient une feuille de moindre étendue et y produiraient la con-
fusion. Les minutes sont par conséquent levées à l'échelle cadastrale
et subissent des réductions successives. Jusqu'à ce jour, les réduc-
tions d'échelle étaient faites au moyen du pantographe, instrument
sûr, mais lent, dont les graveurs font un usage fréquent pour re-
produire les dessins avec des dimensions variables. On s'est servi
pour les cartes anglaises d'une méthode différente qui donne d'ex-
cellens résultats. — Voici, en résumé, la série complète des opé-
rations. Après que la triangulation de troisième ordre a donné la
position de tous les objets remarquables d'une contrée, clochers,
arbres isolés, etc., des arpenteurs retournent sur le terrain pour
relever avec la chaîne, qui est le plus simple des instrumens topo-
graphiques, les détails de tous ces petits triangles que forment les
signaux géodésiques. Les distances, ainsi mesurées et inscrites sur
(1) n a été reconnu qu*il était avantageux de posséder de bonnes cartes h l*éche1Ie
cadastrage, avec des indications complètes sur les pentes du terrain et tous les accidens
du sol, parce que les ingénieurs sont alors dispensés de lever les plans spéciaux dont
ils ont besoin pour les travaux de drainage, de mines, de fortifications, etc. Par mal-
heur, le gouvernement anglais ne s*est décidé à entreprendre le plan cadastral de tout
le royaume qu*cn 1862, à une époque où la plus grande partie du territoire était déjà
levée à Téchelle de six pouces, ou même seulement d*un pouce par mille. Tous les tra-
vaux topographiques exécutés plus anciennement devront être recommencés, et Topé-
ration entière, dont la dépense est évaluée à 35 millions de francs, ne peut durer moins
d^une vingtaine d'années, quelque activité que déploient les ingénieurs géographes, et
quelque régulières que soient les allocations budgétaires. II n*est pas hors de propos
de rappeler que le comité d'enquête, dont le rapport a provoqué Tadoption de cette
mesure, s'exprimait ainsi à Toccasion de la dépense quMl prévoyait : « Si considérable
que soit le prix de revient d'une carte cadastrale, les avantages en sont si grands pour
le pays que c'est un Judicieux emploi de la fortune publique. »
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6A& REVUE DES DEUX MONDES.
un carnet, sont vérifiées par des procédés très simples, puis repor-
tées sur le canevas que Ton a préparé. Le dessin en est fait à TeDcre
lithographique. On inscrit en même temps, avec des timbres pré-
parés à l'avance, les indications qui se représentent le plus fré-
quemment, et tout ce travail est si simple qu'il peut être fait par
de jeunes enfans. Il ne reste au dessinateur qu'à introduire les dé-
tails spéciaux qui réclament une main exercée. Ensuite la feuille est
décalquée sur une plaque de zinc, ce métal ayant sur les pierres
lithographiques l'avantage du bon marché et de la légèreté. Ooen
tire autant d'épreuves qu'il est nécessaire. Voilà donc le plan cadas-
tral établi , lithographie et mis à la disposition de tous les proprié-
taires intéressés qui veulent l'acheter, ce qui est déjà une amélio-
ration notable. Les feuilles du cadastre français n'ayant pas été
reproduites par l'impression, on ne peut s'en procurer une copie
qu'avec des frais assez considérables.
Pour passer du plan cadastral, qui est à l'échelle de 25 pouces
par mille, à la carte topographique à l'échelle de 6 pouces, Yord-
nonce survey emploie les procédés de la photozincographie^ appli-
cation nouvelle de la photographie. Gomme il eût été impossible de
construire un objectif d'assez grand diamètre pour donner, sans dé-
formation appréciable, l'image d'une grande planche, la feuille est
divisée en petits rectangles qui viennent passer tour à tour, par une
disposition ingénieuse, devant l'appareil photographique. L'image
négative réduite que l'on obtient sur le collodion est reportée sur
une plaque en zinc, puis sur une planche de cuivre, que le graveur
burine à la manière habituelle. On a pensé que l'impression sur
zinc donnerait des résultats imparfaits pour ces feuilles déjà sur-
chargées de détails délicats, et que la touche moelleuse et fine des
planches en cuivre pouvait seule produire des lignes nettennent ac-
centuées. Du reste, certains perfectionnemens accélèrent et simpli-
fient le travail de la gravure. Ainsi les semis de points qui repré-
sentent les sables, les signes conventionnels qui indiquent les
arbres, les rochers, sont exécutés avec une machine à style d'acier
que peut manœuvrer un enfant, au lieu d'être fouillés par le graveur
lui-même. Ces procédés expéditifs diminuent assurément le prix de
revient du travail; mais il est à croire que la perfection y perd. On
a remarqué en effet que les artistes qui s'adonnent spécialement
à la gravure topographique acquièrent un sentiment instinctif des
formes du terrain en vertu duquel ils rectifient bien des erreurs qui
avaient échappé au géographe. La carte de 6 pouces par mille est
à son tour réduite par la photographie pour donner l'échelle d'un
pouce, après qu'on a eu soin d'y figurer les hachures qui simulent
les ondulations du sol.
Un perfectionnement nouveau, non moins ingénieux et plus atOe
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LES CARTES GEOGRAPHIQUES. 645
encore que les précédons, est la reproduction galvanoplastique des
planches elles-mêmes. Les planches en cuivre de la carte de France,
qui coûtent chacune, — lever, dessin et gravure, — de 40,000 à
50,000 francs, ne peuvent fournir qu'un nombre très limité d'é-
preuves, 2,000 ou 3,000 au plus; pour obtenir un nouveau tirage,
il faudrait graver la feuille une seconde fois. Cet inconvénient, qui
s'était fait sentir depuis longtemps non-seulement pour les cartes
topographiques, mais aussi pour toute sorte de plans et de dessins
gravés a été habilement surmonté en ces dernières années au moyen
de l'électrotypie. Maintenant on peut, quand les planches sont en-
core neuves, en obtenir un fac-similé identique (1). Les reproduc-
tions galvanoplastiques ont encore l'avantage de faciliter les correc-
tions que l'on doit, d'année en année, faire subir aux planches pour
que les feuilles de chaque nouveau tirage soient modifiées d'après
les changemens survenus à la topographie du pays. Il est long et
pénible, on le sait, de corriger une planche gravée en creux, tandis
que les corrections se font très promptement sur le cliché en relief
que l'on obtient du premier coup par l'immersion dans un bain gal-
vanique. Pour toutes les cartes de grande valeur, pour les plans to-
pographiques que font exécuter les gouvememens européens, on
en viendra à ne considérer la planche type, œuvre du graveur, que
comme un étalon qui doit être conservé précieusement aux archives
et d'où l'on tire successivement, à mesure que le besoin s'en fait
sentir, autant de clichés qu'il est nécessaire. On peut espérer que
ce perfectionnement amènera une réduction notable dans le prix des
feuilles de ces cartes, qui est encore beaucoup trop élevé pour les
usages habituels, quoiqu'elles soient vendues en général bien au-
dessous de la valeur réelle. Il n'est pas à craindre d'ailleurs que
ces reproductions successives altèrent en quoi que ce soit la pureté
du dessin. Le dépôt de la guerre montrait à l'exposition universelle
de 1855 deux épreuves d'une même carte, l'une tirée sur la planche-
mère et l'autre sur la planche électro-typique, et l'observateur le
plus attentif ne pouvait découvrir la plus légère différence entre ces
deux spécimens.
Pour compléter l'énumération des perfectionnemens industriels
introduits dans la fabrication des cartes, il faut dire quelques mots
(1) On vient d'essayer en France un procédé plus simple et moins dispendieux qui
permet de multiplier presque indéfiniment Timpression sans user la planche. Il con-
siste à aciérer la surface gravée, c*est-à-dire à la recouvrir par la galvanoplastie d*une
couche d*acier, ou plus probablement de fer, qui est si faible que les traits les plus fins
de la gravure n*en sont pas altérés. Les planches en cuivre qui ont subi cette prépa-
ration ont autant de durée que les planches en acier, et conservent néanmoins le ton
et le moelleux qui font que Ton préfère pour les œuvres d*art la gravure sur cuivre à
la gravure sur acier.
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6&6 BEYUE DES DEUX MONDES.
de la chromo-lithographie ou impression en couleur. Les teintes de
diverses couleurs rentrent dans la classe des signes conventionnels
dont il a été question plus haut. Elles ont été employées depuis
longtemps sur les cartes vulgaires pour marquer les limites des
états. On a été amené peu à peu à en faire un usage plus délicat et
plus complexe. Ainsi les teintes servent à indiquer sur les cartes
géologiques la nature variée des sols. Dans les pays montagneux,
un coloris léger étalé sur les vallées fsdt ressortir plus nettement les
ondulations du territoire. On commence même à introduire le des-
sin en couleur dans les œuvres topographiques les plus soignées,
afin d'éviter que trop d'indications réunies dans un cadre restreint
ne nuisent à la clarté. Il devient possible, grâce aux nuances, de di-
minuer la dimension des feuilles sans sacrifier des détails essentiels.
La fabrication matérielle des cartes n'a pas fait en définitive moins
de progrès que la science topographique proprement dite : il reste
à examiner dans quelles limites ces perfectionnemens ont été ap-
pliqués.
IV.
La topographie fut dans l'origine une branche accessoire de Fart
militaire. Pour combiner les mouvemens stratégiques d'une année,
choisir un champ de bataille favorable, apprécier les travaux de
défense les plus propres à couvrir une frontière, le général doit
connaître le terrain où il opère. Il faut qu'il soit renseigné sur la m-
deur des pentes, sur le tracé et la viabilité des routes; il faut même
qu'il sache quelles cultures recouvrent le sol. Les cartes furent
donc tout d'abord dressées au point de vue de l'utilité qu'elles ont
pour la guerre, et, conséquence naturelle, on crut longtemps qu'elles
devaient être conservées secrètement comme les documens qui im-
portent à la défense du territoire. Les cartes réduites, qui représen-
taient une grande contrée sur une feuille de médiocre étendue, ne
pouvaient être établies que sur des observations astronomiques sou-
vent imparfaites, et plus souvent encore sur des évaluations arbi-
traires qui ne méritaient aucune confiance. On a maintenant des
idées moins exclusives sur l'utilité des études topographiques. Elles
sont encore d'un usage fréquent à la guerre, et la preuve en est que
dans presque tous les états de l'Europe les ingénieurs géographes
appartiennent à l'armée; mais on a senti que les cartes doivent être
livrées à la publicité pour le profit de toutes les classes de la so-
ciété, pour l'ingénieur qui y étudie les projets de route, pour l'in-
dustriel qui fait construire une usine sur le cours d'une rivière,
pour l'administrateur et le magistrat dont elles guident les inves-
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LES CARTES GEOGRAPHIQUES. 6&7
tigations, et même pour le propriétaire terrien qui retrouve sur un
plan cadastral les titres les plus clairs, et l'inventaire, en quelque
sorte, de sa propriété. La topographie à grande échelle satisfait à
tous ces besoins, et elle fournit encore, après que le dessin en a
été réduit dans de justes proportions, le canevas mathématiquement
exact des feuilles d'ensemble ou cartes réduites sur lesquelles nous
étudions la configuration d'une province, d'un état ou même d'un
continent tout entier. Il est à peine besoin de dire qu'il n'y a encore
qu'une très petite portion de la surface terrestre qui soit décrite
sur le papier avec la précision des méthodes géodésiques modernes;
mais les progrès accomplis depuis cinquante ans sont déjà considé-
rables et répondent aux besoins les plus pressans.
En France, la carte de l'état- major, dont les premiers travaux
remontent à 1818, dont les premières feuilles gravées parurent en
1833, et qui, après avoir été poursuivie sans interruption pendant
cette longue période, n'est pas encore achevée, — la carte de l'état-
major n'est pas la seule œuvre topographique de notre pays. Des
plans spéciaux, à l'échelle du 20,000«, représentent avec des détails
plus complets les environs des villes importantes. La grande carte
a aussi été réduite et copiée sous différentes formes par les dépar-
temens ou par les divers services publics, qui en ont extrait des
plans mieux appropriés à leurs exigences particulières. Le dépôt de
la guerre exécute lui-même une réduction au quart, c'est-à-dire
à l'échelle du 320,000% qui rentre dès lors dans la classe des cartes
chorographiques. On trouve encore sur cette réduction le tracé des
cours d'eau, les principales formes du terrain et toutes les indica-
tions locales qui ont pu prendre place, sans l'encombrer, sur une
feuille de moindre format. Enfin cette carte, déjà réduite au quart,
sera encore réduite de façon à donner une carte géographique por-
tative, où la rigueur du dessin et la multiplicité des détails seront
proportionnés à la grandeur du format.
En même temps que s'accomplissait l'exploration topographique
du territoire continental de la France, les ofiîciers du corps d'état-
major exécutîdent, à la suite des armées, des travaux d'égale impor-
tance en divers pays. Pour l'Algérie, il n'y eut pendant longtemps
que des cartes très imparfaites, dressées pour ainsi dire à vol d'oi-
seau. On a levé d'abord les environs des villes, puis on a entrepris
de faire la topographie complète de cette colonie en s' appuyant
sur des mesures géodésiques aussi rigoureuses que celles qui ont
servi de base à la topographie de la France; la triangulation du
premier ordre est déjà terminée. A la suite des expéditions de Chine
^t de Syrie, il a aussi été dressé des cartes du terrain occupé par
les troupes. Ce ne sont, il est vrai, que des ébauches topographiques
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6A8 BEYUE DES DEUX MONDES.
rédigées d'après les itinéraires que dessinent les oiSciers en par-
courant le pays dans tous les sens. Ne pouvant exécuter une trian-
gulation régulière, ils prennent pour base quelques observations
astronomiques; ils mesurent les hauteurs avec le baromètre, ils
évaluent les distances d'après le temps employé pour les parcourir.
Pour les cantons qu'ils ne peuvent visiter eux-mêmes, ils mettent
en œuvre les renseignemens fournis par les babitans. Néanmoins
ces reconnaissances militaires sont toujours précieuses pour la géo-
graphie et sont d'autant plus utiles qu'elles se font en général dans
des contrées presque inconnues auparavant.
La triangulation géodésique de l'Angleterre, commencée en 178Î,
n'a été terminée qu'en 1858. Après de nombreux levers partiels qui
sont devenus inutiles faute d'avoir été coordonnés et rapportés à un
plan commun, après de longues hésitations quant à l'échelle qu'il
convenait d'adopter, il a été décidé , comme on l'a dit plus haut,
que des cartes cadastrales et topographiques à trois échelles diffé-
rentes seraient publiées simultanément. Cette vaste entreprise eii-
gera bien des années de travail. Quelques feuilles en sont déjà pu-
bliées. Quoique dessinées avec un certain luxe, il faut reconnaître
qu'elles ne sont pas aussi satisfaisantes d'aspect que les cartes fran-
çaises. 11 y a toujours dans la gravure quelque chose de dur et de
heurté, et lorsque les couleurs y sont employées, en particulier
dans les cartes géologiques, on y remarque une crudité de tons qui
fatigue l'œil. Les Anglais poursuivent en outre des travaux topogra-
phiques considérables dans leurs colonies, et notamment aux Indes
orientales. Après avoir exécuté dans cet immense empire une trian-
gulation très étendue, et après avoir mesuré des arcs terrestres
d'une grande amplitude, tant du nord au sud que de l'est à l'ouest,
ils ont résolu de continuer leurs opérations géodésiques vers le nord,
à travers le Turkestan chinois, jusqu'aux frontières des possessions
russes. On ne pourra manquer d'obtenir ainsi d'importantes notions
sur la géographie encore obscure de l'Asie centrale.
Les états qui composent le centre de l'Allemagne se sont entendus
récemment pour entreprendre en commun des mesures géodésiques,
afin d'étudier les irrégularités de forme du globe terrestre. Outre
les conséquences purement théoriques qu'on pourra en tirer sur
une question si souvent débattue, les observations nouvelles auront
l'avantage de relier entre elles les triangulations de diverses con-
trées. On se propose de déterminer avec beaucoup de soin, par U
naéthode télégraphique, les longitudes des principales villes, Leip-
zig, Berlin, Prague, Vienne. Grâce aux travaux persévérans du gé-
néral de Bayer, le territoire prussien est déjà couvert d'un réseau
géodésique dont Texécution ne laisse rien à désirer, et qui s'étend
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LES CARTES GÉOGRAPHIQUES. 649
de la Silésie à la frontière rhénane. L'Autriche a aussi à peu près
terminé sa triangulation; mais les ingénieurs de l'institut impé-
rial et royal de géographie militaire ont reconnu qu'il était devenu
nécessaire d'en recommencer certaines parties d'une exactitude
douteuse, et ils ont senti surtout qu'il serait utile de contrôler leur
travail en se reliant vers le midi au réseau italien, de même qu'ils
se joignent vers le nord au réseau prussien. Les cartes topogra-
phiques que publient les gouvernemens de l'Allemagne seront ainsi
rattachées les unes aux autres. Il est à regretter qu'elles soient
dressées en général à des échelles différentes. La Prusse a dessiné
au 80,000® les feuilles des provinces rhénanes, et au 100,000® les
feuilles des provinces orientales; l'Autriche a adopté les échelles du
144,000*' et du 288,000% qui sont assurément trop petites pour des
plans topographiques. Les états de moindre importance, le grand-
duché de Bade, la Saxe, le Wurtemberg, qui n'avaient à explorer
qu'un territoire restreint, ont, pour la plupart, fait choix d'une
échelle plus grande, le 50,000® ou même le 25,000% et ont, pour
la même raison, terminé promptement leurs travaux. Les petites
principajutés ont presque toutes pris des arrangemens avec leurs
puissans voisins pour que leur surface fût levée et publiée en même
temps que celle des royaumes où ces principautés sont enclavées.
Toutes ces cartes sont les unes achevées, les autres très avancées,
et la topographie allemande sera complète d'ici à quelques années.
De tous les pays, c'est peut-être la Russie qui dans ces derniers
temps s'est montrée le plus favorable aux travaux géodésiques. On
doit ce résultat principalement au zèle et à l'habileté de quelques
savans astronomes, parmi lesquels il est juste de citer spécialement
M. le général de Schubert et M. de Struve, directeur de l'observatoire
impérial de Poulkova. Mesure d'un arc de méridien de 25** 20' entre
Ismaïl, à l'embouchure du Danube, et Fugleuaes, à l'extrémité sep-
tentrionale de la presqu'île Scandinave, nivellement des pays com-
pris entre la Mer-Noire et la Mer-Caspienne, observations astrono-
miques nombreuses en Sibérie e£ au Caucase, expéditions chro-
nométriques entre Poulkova, Altona et Greenwich, triangulation
presque complète des provinces européennes et d'une partie du
pays transcaucasien, tels sont les immenses travaux, d'une valeur
scientifique incontestable, par lesquels se sont signalés les astro-
nomes de l'empire des tsars. Quelque vastes que soient les posses-
sions russes en Europe, la topographie en est déjà très avancée, et la
publication de l'œuvre totale ne se fera pas beaucoup attendre. En
même temps, la Société impériale de géographie de Saint-Péters-
bourg coopère aux explorations topographiques, et fait lever une
carte de la Sibérie orientale jusqu'à l'embouchure du fleuve Amour.
*
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650 RETUE DES DEUX MONDES.
L'Espagne, dont le sol montagneux présentait bien des difficultés,
n'en est encore qu'à la géodésie. La Hollande a presque terminé
sa carte, où les nivellemens sont l'objet d'un soin tout particulier,
en raison de la nature presque plate du territoire, qui l'expose à de
grandes inondations. Il faut encore citer la Suède, dont le réseau
géodésique présente cette particularité intéressante, que l'une des
bases fut mesurée en hiver sur la surface glacée d'un lac. En Ita-
lie, les anciens états sardes sont entièrement levés à l'échelle du
50,000'. La Lombardie et les provinces centrales l'ont été par le
gouvernement autrichien au 86,&00*. Le royaume de Naples était
resté seul en dehors de ces travaux ; mais les études topograpbi-
ques viennent d'être reprises par le gouvernement du roi Victor-
Emmanuel sur toute l'étendue de la péninsule. La Belgique, qui
s'était longtemps contentée de cartes particulières, vient aussi d*ea-
treprendre sa carte officielle. En résumé, les deux tiers de l'Europe
sont déjà représentés sur le papier, et dans quelques années la to-
pographie aura terminé son œuvre sur ce continent. Dès à présent,
la triangulation des états de l'Europe forme un canevas continu qui
s'étend en hauteur, du nord au sud, sur 35 degrés de latitude, et
en largeur, de l'est à l'ouest, sur 70 degrés de longitude. Ce n'est
guère pourtant que la cinquantième partie de la surface totale da
globe.
La topographie est, on le voit, presque exclusivement l'œuvre des
gouvernemens, sauf un petit nombre de cas exceptionnels où les
sociétés savantes ont pris une part directe dans ses travaux. La rai-
son principale en est sans doute dans la dépense considérable qu'oc-
casionnent la géodésie et le lever du terrain. On ne peut évaluer le
prix de rerient d'une bonne carte topographique à moins de 20 ou
30 francs par kilomètre carré, la dépense étant plus ou moins
grande suivant la nature du sol. Les cartes détaillées sont d'ailleurs
d'une utilité incontestable dans les pays civilisés pour les quesûons
de propriété et de travaux publics; aussi aucune nation ne saurait-
elle s'en passer. En dehors de ces œuvres officielles qui s'exécutent
aujourd'hui chez toutes les nations européennes et dans leurs colo-
nies, on n'a plus pour guides et pour renseignemens que les itiné-
raires des voyageurs, documens consciencieux sans doute, dqsûs
souvent imparfaits. Les hommes qui consacrent leurs loisirs et leur
fortune à des voyages lointains ne possèdent pas toujours les con-
naissances indispensables à qui veut faire de bonnes observations
astronomiques, ou ils n'ont pas entre les mains les instrumeos né-
cessaires. Les trois quarts du monde habitable ne nous sont connus
que par les récits des voyageurs. De là proviennent tant d'erreurs
grossières qui se sont conservées sur les cartes géographiques. On
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LES CARTES GÉOGRAPHIQUES. 651
s'en fera une assez juste idée en comparant une carte ancienne de
l'Afrique avec celles plus récentes qui ont été rectifiées d'après les
explorateurs modernes. Une critique judicieuse sait faire un choix
entre les renseignemens topographiques qui lui sont offerts, et elle
élimine ou signale comme douteuses les indications qui ne parais-
sent pas dignes de foi. C'est en cela, plus que dans la perfection du
dessin, que consiste le mérite d'une bonne carte géographique (1).
11 n'a été question jusqu'ici que des cartes terrestres qui mon-
trent la surface des continens; mais les océans ont aussi leur géo-
graphie. L'hydrographie , tel est le nom qui a été donné à cette
étude, a pour but d'explorer et de représenter sur le papier la sur-
face et les profondeurs de l'Océan, et en particulier les rivages de
la mer. De même que la topographie terrestre a pour mission spé-
ciale de faciliter Texécution des travaux publics à faire sur le ter-
rain solide, de même l'hydrographie est principalement destinée à
guider les navigateurs. Elle signale à leur attention les roches sous-
marines et les bas-fonds dangereux; elle leur trace la route à sui-
vre pour entrer dans une rivière ou dans un port. Combinée avec la
météorologie, elle s'occupe encore des vents et des courans qui
contrarient ou facilitent la marche des bâtimens. Cette science fut
en honneur dès les premiers temps de la navigation lointaine. Les
anciens pilotes consignaient les observations qu'ils avaient recueil-
lies sur des cartes qu'ils nommaient Flambeau de la mer^ Routier
de rOcéariy parce qu'en effet ces documens semblaient éclairer et
jalonner en quelque sorte la course aventureuse des marins. Les
études hydrographiques, auxquelles le développement de la marine
commerciale a donné plus d'importance, sont devenues l'une des
grandes préoccupations des nations maritimes, et ont été confiées à
des ingénieurs spéciaux, savans modestes dont les travaux restent
presque inconnus en dehors du petit nombre d'hommes qui en pro-
fitent directement.
Les cartes marines diffèrent beaucoup par l'aspect des cartes ter-
restres. Sur celles-ci, les continents occupent la plus grande place;
sur les autres, c'est la surface des mers qui domine. Des accidens
du sol, montagnes et vallées, il ne reste que ce que le marin
peut apercevoir de la haute mer; le reste ne lui est d'aucun inté-
(1) n ne manque pas en France, en Angleterre, en Allemagne, d'éditeurs instruits,
qui soumettent à un contrôle rigoureux les renseignemens inscrits sur les feuilles qu'ils
publient, et qui rectifient les anciennes erreurs à mesure que les découvertes nouvelles
se produisent. Par malheur, ce travail, dont les résultats sont en quelque sorte latens,
ne frappe pas les yeux et peut passer inaperçu. Aussi voyons-nous fréquemment des
cartes défectueuses, grossièrement reproduites d'après des documens anciens, obtenir
autant de succès que celles dont le dessin a été soumis à une critique scrupuleuse.
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652 BEYUE DES DEUX MONDEE.
rêt. Le système de projection est aussi différent, car on n'emploie
pour les cartes à petite échelle que la projection de Mercator, qui
élargit démesurément les contrées éloignées de Téquateur. Il ne
s'agit plus de figurer la terre telle qu elle est; l'objet principal est
que la position du navire puisse être marquée chaque jour par sa
longitude et sa latitude, et que le pilote voie immédiatement la route
qu'il doit suivre. Sur les cartes à grande échelle que l'on dresse
pour les côtes fréquentées, pour les îles et les archipels, en un mot
pour toutes les portions de l'Océan où des détails spéciaux sont
utiles, la forme des rivages est dessinée avec le plus grand soin, les
roches isolées sont marquées à leur place précise, la profondeur des
eaux est indiquée par de nombreuses cotes de sondage; enfin des
vues de la côte en perspective complètent les indications dont le
marin a besoin pour reconnaître où il se trouve et pour savoir où il
doit se diriger.
Les états qui possèdent des marines puissantes ont senti qu'il ne
suffisait pas d'explorer leurs propres rivages, et qu'il fallait encore
lever le plan de tous les parages où les navires peuvent être poussés
par les vents ou les courans. Ainsi on a fait l'hydrographie de tout
le pourtour de la Méditerranée, même des côtes inhospitalières du
Maroc, où l'on ne pouvait descendre à terre, ni faire une triangula-
tion, ni mesurer une base. On supplée alors aux mesures directes
par divers artifices : on évalue les distances en observant de loin
la hauteur du mât d'un navire ou le temps que le son met à fran-
chir l'intervalle entre deux stations. Dans les parages inconnus, l'hy-
drographe est souvent réduit à esquisser un croquis du terrain
devant lequel le navhre passe rapidement.
Ce fut après les événemens politiques de 1815 que l'hydrogn-
phie, comme la topographie terrestre, reçut une vigoureuse im-
pulsion. Les cartes anciennes de nos côtes étaient fautives ; les
ingénieurs de la marine débutèrent donc par une reconnaissance
minutieuse de toutes les côtes de France, et ce grand trava'd les
occupa pendant près de trente ans. Pour faire apprécier l'exactitude
et l'utilité des opérations hydrographiques, il suffira de dire que
l'on découvrit pendant cette exploration un grand nombre de bancs
de sable et de roches sous-marines que les pilotes du pays ne con-
naissaient même pas. Les côtes de nos colonies ont ensuite été re-
levées avec le même soin. En Angleterre, l'amirauté a aussi consacré
plusieurs navires et a dépensé des sommes considérables pour les
reconnaissances hydrographiques de ses côtes et des rivages les
plus fréquentés du globe. Aux États-Unis d'Amérique, le coasl
survey^ sous l'habile direction du professeur Bâche , a exécuté des
travaux importans. Possesseurs de rivages étendus sur le Pacifique
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LES CARTES GÉOGRAPHIQUES. 653
et l'Atlantique, les Américains ont senti la nécessité d'une prompte
exploration des rivières, des ports et des rades que leurs bâti mens
de commerce parcourent sans cesse. Us se sont mis à l'œuvre sur
tous les points à la fois, dans les états du nord, en Californie et dans
le golfe du Mexique : ils ont exécuté une foule de triangulations
partielles qui se relient et se contrôlent mutuellement, et dont l'en-
semble donnera plus tard, si les événemens politiques permettent
que l'œuvre s'achève, les positions géographiques des principaux
points de ce vaste continent. Le lever des côtes de l'Union améri-
caine est commencé depuis 1832, et n'était encore qu'à moitié fait
lorsque la guerre actuelle éclata, quoiqu'on ait mis en usage les
méthodes les plus promptes et les procédés les plus expéditifs.
Malgré l'activité imprimée depuis cinquante ans aux travaux géo-
désiques et à l'exploration topographique de la surface terrestre,
la planète que nous habitons est, on a pu s'en convaincre par cette
étude, encore peu connue. En dehors de l'Europe et des colonies
européennes, nous ne pouvons tracer sur le papier que les grands
linéamens du terrain; la configuration du sol, la hauteur et la di-
rection des montagnes ne sont que grossièrement représentées sur
les cartes. Quelques portions centrales des continens restent môme
encore en blanc. Ces lacunes se comblent de jour en jour; mais les
travaux topographiques entraînent des lenteurs telles qu'il n'est
pas permis d'entrevoir encore l'achèvement de cette entreprise im-
mense, — la mesure et la représentation du globe terrestre. Les
travaux de nos topographes modernes sont-ils au moins définitifs,
ou bien deviendra-t-il nécessaire de recommencer dans un avenir
plus ou moins proche la carte de France de l'état-major, de même
qu'on a recommencé la carte de Gassini? Il n'y a pas de doute que
les méthodes et les instrumens, en se perfectionnant progressive-
ment, permettront d'atteindre une exactitude plus grande. On ne
se contente plus aujourd'hui des approximations qui suffisaient à
Delàmbre et à Méchain au commencement de ce siècle. Il est ques-
tion déjà de réviser les longitudes au moyen de signaux électriques.
On a reconnu que les hauteurs, sauf celles des points géodésiques,
n'étaient pas. assez bien fixées, et l'on a entrepris un nivellement
général du territoire, qui est déjà terminé sur les grandes voies de
communication et s'étendra plus tard sur toute la surface du pays.
Les cartes seront refaites peu à peu et maintenues au niveau des
besoins de l'époque.
Ce qu'il y a peut-être de plus regrettable à cette heure, c'est
l'isolement dans lequel se renferment la plupart des nations qui
contribuent aux opérations de ce genre. Autant de pays, autant de
mesures différentes, autant d'échelles et de conventions variables
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65& REVUE DES DEUX MONDES.
pour les cartes. Cependant la géodésie ne peut être une entreprise
locale; elle franchit aisément les frontières, et gagne en précision
en môpfie temps qu'en étendue. La coordination des travaux topo-
graphiques exécutés par les divers états dépend en partie de l'uni-
formité des poids et des mesures, question que la géodésie elle-
même a essayé de résoudre, et qui est des plus graves pour les
progrès de la science, pour l'extension du commerce et de l'indus-
trie. Le système décimal des mesures, des poids et des monnaies,
dont l'existence légale en France remonte déjà loin, n'a encore été
accepté que par quelques nations européennes, la Belgique, la Hol-
lande, la Suisse et l'Italie, et par des états nouveaux de l'Amérique
du Sud, qui l'ont en partie modifié et accommodé à leurs usages
locaux. On attribue volontiers à des préjugés nationaux le retard
que mettent les autres nations à s'approprier le système métrique.
Cette opinion peut avoir quelque fondement; mais les préjugés et
même les habitudes ne sont pas le seul obstacle à la généralisation
de nos mesures décimales. La géodésie nous a fait voir qu'il y a un
certain degré d'arbitraire dans l'évaluation primitive de l'unité de
longueur métrique. Enfin une nouvelle théorie vient d'apparaître,
qui considère les forces physiques comme des manifestations va-
riées d'un seul et unique pouvoir (1). A ce titre, les unités de
temps, de longueur, de force, de chaleur, de lumière, d'électricité,
sont connexes, et doivent s'enchaîner l'une à l'autre au moyen de
certains nombres appelés coefficien» ou équivalens^ que l'observa-
tion fera connaître. Nous avons pris dans la nature l'unité de lon-
gueur; d'autres, y prenant l'unité de force, créeront un système de
mesures différent du nôtre et cependant aussi naturel. Par mal-
heur, la détermination des équivalens physiques est un problème
trop complexe et trop délicat pour que la solution en soit pro-
chaine. II faut, pour le moment, que nous nous contentions de
poids et de mesures arbitrairement fixés. Malgré ses imperfiections,
notre système décimal peut donc encore réclamer la suprématie, et
tous ceux qui s'intéressent au progrès des sciences géographiques
doivent faire des vœux pour qu'il se propage, car on comprend
aisément quelle force elles puiseraient dans une meilleure coordi-
nation des travaux si délicats et si variés qui leur servent de base.
H. Bl^RZY.
(1) Voyez la Aetma da l'^- mai 1863.
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L'ÉCONOMIE RURALE
EN NÉERLANDE
SOkRIS BT SOOTHIBS B'VI TOTAOB AtBIOOLB.
IV.
LES CULTURES ET LA PRODUCTIOM HOLLANDAISES.
La Hollande était autrefois, avec Venise, l'état européen qui de-
vait la plus grande part de sa richesse au commerce et la moindre
à ragriculture. Ce qui permettait au pays de subsister, ce n'était
pas la charrue ouvrant à grand effort le sein d'une terre trop hu-
mide et sans cesse menacée par les eaux, c'était le navire sillonnant
librement les flots de toutes les mers. Un ancien écrivain hollan-
dais, pour dissimuler l'infériorité de sa patrie au point de vue agri-
cole, disait dans ce latin relevé d'antithèses qu'on aimait alors :
« Hollandia non floret agricultura^ sed agricullura floret in Hol^
landia (la Hollande ne prospère pas par l'agriculture, mais l'agri-
culture prospère en Hollande). » Un de ses compatriotes, esprit
éminent et trop peu connu, un des précurseurs de l'économie po-
litique au xvii® siècle, l'ami et le collaborateur de Jean de Witt,
Pieter de La Court, avoue, lui, franchement, que, sans le com-
merce, le sol de son pays ne vaudrait pas la peine d'être mis en cul-
ture, et cette idée revient sans cesse dans les publications du temps.
Ni l'état ni les particuliers ne songent à encourager ou à protéger
cette branche de la production nationale, complètement abandonnée
aux mains des paysans.
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056 BETUE DES DEUX MOHDES.
n faut arriver à une époque récente pour voir la disposition des
esprits changer à ce sujet : cette époque est celle du déclin, delà
chute môme de la république des Provinces-Unies. Elle qui am
vaincu l'Espagne, glorieusement ré^té à la France et à l'Angleterre
coalisées, succomba lentement, on le sait, sous les mortelles at-
teintes d'une guerre de tarifs. Les droits différentiels et l'acte de na-
vigation repoussèrent ses navires de tous les ports; son commerce
fut anéanti, sa marine détruite. A la fin du mu* siècle, la Hol-
lande était arrivée au plus aflligeant degré de faiblesse, et la con-
quête française, sous l'empire, acheva de la ruiner en livrant ses
colonies à l'Angleterre. C'est précisément alors cependant que l'agri-
culture, autrefois si dédaignée, vint lui ouvrir de nouvelles sources
de prospérité et de richesse. On a vu souvent des hommes politi-
ques, ministres ou même souverains, trouver dans la vie rurale une
nouvelle jeunesse et cette pensée consolatrice, que, pour son hamble
part, on contribue à fertiliser le sol de la patrie et à augmenter
le bien -être de ses semblables. Il en est des nations comme des
hommes. Le sort leur a-t-il été contraire, ont-elles succombé dans
une lutte inégale, leur conunence, leur industrie, ontnls décliné
sous l'empire de circonstances adverses, il est encore à leur dis-
position une source inépuisable de profits et de bien-être qui com-
pensera toutes leurs pertes, qui guérira leurs blessures, et que ne
pourront jamais tarir les hasards de la guerre ou les vicissitudes
des traités : c'est la terre mise en valeur et toujours prête à récom-
penser au décuple tous les sacrifices intelligens qu'on consent à loi
faire; en un mot, c'est l'agriculture. C'est elle en effet qui a soutenu
autrefois la Lombardie et la Belgique, asservies à l'étranger et pri-
vées de leurs anciennes industries, et c'est elle aussi qui, plus ré-
cemment, a relevé la Hollande déchue de son antique grandeur
commerciale. Peu à peu, à l'insu de l'étranger et du pays lui-même,
sans bruit, sans éclat, mais par des améliorations poursuivies de
tous les côtés à la fois, la Néerlande, qui ne vivait jadis que par le
trafic, est devenue une des nations agricoles les plus avancées de
l'Europe, et celle qui relativement exporte le plus de produits de
son sol. Le café et le sucre de ses belles colonies, le beurre, lefto-
.mage et le bétail de ses gras pâturages, voilà maintenant les élé-
mens solides de sa prospérité. Déjà (1), en parcourant le pays, en
décrivant ses différentes régions, la région verte de la Frise et de
H Hollande, les riches cultures de la Zélande et de la Groniogne,
en constatant le bien-être répandu dans beaucoup de fermes, nous
.avons signalé les symptômes de cette grande révolution économique.
(1) Voyex la AeuiM du 15 septembre et l** noyembre 1^, et du 15 JanTîer 1864.
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L'ÉCONOMtE RURALE EN NÉERLANDE. 657
Nous voudrions en chercher les preuves directes et irréfutables dans
les chiffres et dans les faits qu'ont pu recueillir les statistiques offi-
cielles. Au retour d'un voyage entrepris pour étudier Téconomie ru-
rale d'un état étranger, on aime à contrôler ses observations person-
nelles en les comparant aux données les plus exactes émanées du
pays même qu'il s'agit de faire connaître. C'est le meiUeur moyen
de se rapprocher de la vérité et de présenter au lecteur un tableau
fidèle, dont il peut lui-même apprécier les élémens.
I.
Quelle est d'abord l'étendue du domaine agricole de la Néerlande,
et quelle place y occupe chaque genre de culture? Le territoire du
royaume des Pays-Bas mesurait 3,275,533 hectares en 1858; mais il
faut remarquer que ce chiffre change d'année en année : il s'accroît
en moyenne de 1,000 hectares par an, grâce aux conqpiétes faites
sur les eaux. La terre, on le sait, est encore ici en voie de forma-
tion, et les fleuves travaillent de concert avec l'homme à étendre le
fonds productif dont celui-ci peut disposer. Les chemins, les lacs,
lès canaux, les maisons, prennent 169,000 hectares; reste donc
pour la superficie susceptible de livrer quelque produit à l'agricul-
ture un peu plus de 3 millions d'hectares, ce qui fait dix-sept fois
moins que la France, qui compte environ 50 millions d'hectares
imposables, et 400,000 hectares de plus que la Belgique, qui n'en
a que 2,600,000. D'après un document dont les données restent
encore aujourd'hui opportunes et significatives, le domaine agricole
de la Néerlande en 1859 se partageait ainsi :
Froment 85,000 hectares.
Seigle et sarrasin 255,000 —
Avoine et orge 1^9,000 —
Légamineuscs, panais, racines 80,000 —
Pommes de terre 100,000 —
Plantes indastrielles 60,000 —
Jachère 21,000 —
Prairies permanentes 1,352,000 —
Bois 225,000 —
Terres vagues 702,000 —
Ce tableau montre qu'avec la Suisse, la Néerlande est le pays où
les herbages occupent le plus de place. En y ajoutant les racines
fourragères et les prairies artificielles, on trouve que la superficie
consacrée à nourrir les animaux domestiques est de 1,400,000 hec-
tares, c'est^-à-dire deux fois aussi grande que celle destinée à des
TOMB L. — 1861. 42
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658 BEYUE DES DEUX MONDES.
produits servant immédiatement à satisfaire les besoins des popn-
lations. La terre arable est très peu étendue, puisqu'elle ne com-
prend que 700,000 hectares environ, soit moins du quart de la su-
perficie totale susceptible d'être mise en valeur. Sauf les contrée»
couvertes de hautes montagnes, on ne rencontre guère en Europe
de pays où la charrue joue un rôle aussi secondaire.
Les bois occupent également une place très restreinte : tandis
qu'en France et en Belgique ils s'étendent sur le sixième du ter-
ritoire, ici ils n'en prennent que la quatorzième partie. C'est très
peu à coup sûr. A l'époque anté-historique, la plus grande partie
de la contrée semble avoir été couverte d'épaisses forêts de chênes,
de pins et d'aunes, car au fond des tourbières on trouve une couche
pour ainsi dire continue de gros troncs d'arbres étendus presque
tous dans le même sens. On suppose que ces arbres poussaient sur
un terrain peu consistant, et que les tempêtes les auront renversés
dans les eaux des marais, qui les auront conservés et où ils se se-
ront ensevelis peu à peu sous les détritus accumulés. C'est un phé-
nomène naturel dont on peut suivre encore la marche dans les
grandes forêts marécageuses de la Louisiane et dans le dimal
swamp de la Virginie, où les ouragans abattent parfois par milliers
les gigantesques taxodiums aux fûts élancés comme des mâts de
navire et aux racines en forme d'arcs-boutans. Même jusqu'au
commencement du moyen âge, la plus grande partie de la région
sablonneuse, maintenant presque tout à fait dépouillée et transfor-
mée en landes nues ou en sables mouvans, était occupée par de
grands bois dont il ne reste plus que quelques lambeaux. Les ba-
giographes et les anciennes chroniques nous représentent les apô-
tres de l'Évangile et les chasseurs égarés à la poursuite du gros
gibier marchant des journées entières en de vastes forêts qui ont
disparu sans laisser de traces. Aujourd'hui il y a des provinces où
les bois font complètement défaut. Ainsi la Drenthe n'en possède
que 5,000 hectares, et la Groningue qu'un millier d'hectares seu-
lement. Cela est d'autant plus regrettable que la Hollande a besoin
de beaucoup de bois, d'abord pour ses constructions navales, ensuite
pour tous ses travaux de défense contre la mer et les fleuves, en6fl
pour ses bâtimens de tout genre où le bois entre dans une grande
proportion , à cause de la difficulté de se procurer d'autres maté-
riaux et aussi de la mobilité du terrain, qui, en beaucoup de loca-
lités, ne supporterait pas des murs trop pesans. L'importation du
bois, qui vient principalement du Nord, s'élève, année moyenne,
à 15 ou 20 millions de francs, somme énorme pour un si petit pays.
En examinant encore le tableau de la répartition des cultures,
on peut remarquer que les ponunes de terre entrent pour une large
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l'économie rurale en néerlande. 659
part dans ralimentation des classes les plus nombreuses, car on leur
destine autant de terrain qu'au froment. Prise dans son ensemble,
cette répartition des cultures est extrêmement favorable. Comme
€n Angleterre, et par suite aussi de la prédominance des herbages,
elle assure aux cultivateurs de riches produits sans exiger beau-
coup de travail, car dans les prairies c'est la fertilité du sol et l'hu-
midité du climat qui font nattre spontanément les plantes dont les
animaux se nourrissent, et qui produisent ainsi le lait et la viande,
dont les prix augmentent bien plus rapidement que ceux des cé-
réales. En effet, les régions les plus lointaines, les fertiles plaines
de l'ouest des États-Unis ou du sud de la Russie peuvent envoyer
des blés sur les marchés de l'Europe occidentale, et empêcher en
conséquence les prix de cette denrée de s'élever en raison de l'ac-
croissement rapide de la population; mais il n'en est pas de même
pour le beurre et la viande fraîche, qui ne supportent pas d'aussi
longs trajets. Le cercle des pays producteurs est beaucoup plus li-
mité, et l'offre ne peut s'accroître aussi rapidement que la demande,
qui va sans cesse s'étendant à mesure que l'augmentation si rapide
des capitaux crée de nouveaux consommateurs. Les contrées où les
pâturages dominent profitent donc plus largement que les autres
des progrès économiques des sociétés modernes.
Si l'agriculture néerlandaise jouit ainsi d'incontestables avantages*
on regrette d'autant plus de rencontrer de si vastes étendues de
landes qui ne lui livrent pour tout produit que quelques mottes de
bruyère employées à former des fumiers de composts. Les terres
vagues prennent encore le quart du domaine agricole, tandis qu'en
France elles n'en occupent que la sixième partie, et en Belgique la
neuvième seulement. Ces lacunes, ces taches de terrains improduc-
tifs qui frappent désagréablement quaud on étudie la belle carte
rurale du pays dressée par M. Staring, s'expliquent par l'action de
deux causes qui, réunies, ont dû arrêter ou au moins retarder sin-
gulièrement toute nouvelle conquête de la culture. La première de
ces causes est la qualité détestable du sol : ainsi qu'on l'a vu, il est
en général formé d'un sable aride qui, abandonné à lui-même, se
couvre à peine d'une maigre végétation, et qu'on ne parvient à
mettre en valeur qu'au prix de beaucoup de sacrifices et des plus
persévérans efforts. La seconde de ces causes, nous la trouvons dans
l'ancienne constitution de la propriété. — Aussi longtemps que la
lande demeurait le bien commun et indivis des cohéritiers de la
tnarke, aucun de ceux-ci, et nul autre à plus forte raison, ne pou-
vait songer à employer à cette terre rebelle le capital considérable
nécessaire pour la défricher. Comme la stérilité naturelle ne peut
être vaincue que peu à peu, à force d'engrais et de travail, il faut
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^0 REVUE DES DEUX MONDES.
que r énergique stimulant de la propriété privée intervienne. Main-
tenant du moins l'obstacle qui résultait des institutions locales a
disparu en grande partie, et déjà l'étendue des terrains improdac-
tifs diminue chaque année.
L'examen de la répartition des cultures suffit pour faire deviner
que les produits végétaux entrent dans le chiffre total de la produc-
tion agricole pour une moins forte part que les produits animam,
et en effet les statistiques montrent que la Hollande récolte peu è
céréales, surtout extrêmement peu de froment. Comme le froment
n'est cultivé que dans la région fertile, le produit moyen est élevé:
il monte à 22 hectolitres par hectare; mais dans la région basse il est
peu de terres qui conviennent à cette céréale : les terres légères sont
trop maigres et les terres grasses des polders sont trop fortes, sur-
tout quand elles sont nouvellement endiguées. Il y a même des pro-
vinces entières qui n'en cultivent pour ainsi dire point du tout,
comme la Drenthe et l'Over-Yssel. La récolte totale du froment ne
dépasse pas 1,800,000 hectolitres, ce qui fait à peine un demi-hec-
tolitre par habitant. C'est moitié moins qu'en Belgique, et seule-
ment le quart de la proportion qu'on a constatée en France. Il est
vrai que le pain de froment est un aliment de luxe qu'on ne ren-
contre que dans les maisons riches, et encore en très petite quantité.
On consomme généralement du pain de seigle, non-seulement dans
les campagnes, mais encore dans les villes. Aussi la récolte de cette
céréale est-elle deux fois plus considérable que celle du froment:
elle dépasse 3 millions 1/2 d'hectolitres, soit environ 1 hectolitre
par habitant. Quoique en Hollande on mange relativement peu de
pain, et qu'il faille encore tenir compte d'environ 1 million 1/2 d'hec-
tolitres de sarrasin, dont une grande partie sert à l'alimentation des
populations rurales, la récolte totale des céréales est insuffisante
pour faire face aux besoins de la consommation. Cette insuffisance
de la production nationale date de l'affranchissement des Provinces-
Unies, et du prodigieux développement de population et de richesse
qui en fut la suite. Les grandes villes commerciales étaient toutes
placées le long des côtes, dans la région des pâturages, qui ne pro-
duisaient guère de céréales; les communications avec l'intérieur du
pays étaient rares, difficiles, et il était bien plus aisé aux mar-
chands d'Amsterdam de tirer les approvisionnemens de la Baltique et
même de la Mer-Blanche que de la région haute, qui d'ailleurs avait
peine à suffire à ses propres besoins. Les navires hollandais trans-
portaient les grains de la Russie en Flandre, en France, jusque dans
la Méditerranée, et pendant le xvi* et le xvii* siècle on put dire sans
exagération que la Hollande, qui ne cultivait pas de blé, n'en était
pas moins le grenier d'abondance de toute l'Europe. L'ambassadeur
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l'économie rurale en néerlande. 661
d'Angleterre, le chevalier Temple, cet excellent et profond observa-
teur, croyait même que la Hollande de son temps ne produisait pas
assez de grain pour nourrir les ouvriers employés à la conservation
de ses digues. D'autres affirmaient que la production agricole ré-
pondait environ au cinquième des besoins de la consommation. Les
opulentes cités de la région basse et même les campagnes, dont le
beurre et le fromage constituaient les seuls produits, s'habituè-
rent ainsi à puiser dans les vastes approvisionnemens que le com-
merce de transit mettait à leur disposition, et elles pouvaient se
vanter avec raison de manger du pain à meilleur compte que les
autres nations, surtout à un prix moins variable, elles qui n'en ré-
coltaient pas elles-mêmes. Depuis le xviii' siècle heureusement, la
production des céréales a beaucoup augmenté dans les Pays-Bas;
des terres nouvelles, propres à cette culture, ont été conquises sur
les eaux ; on a ouvert de bonnes routes, reliant l'intérieur du pays
aux marchés de la côte, et l'on peut prévoir le temps où la Néer-
lande se suffira sous ce rapport à elle-même. Déjà elle ne demande
plus à l'étranger, année moyenne, que de 800 à 900,000 hectoli-
tres de céréales. C'est à peu près la même proportion qu'en Angle-
terre; mais c'est quatre fois moins qu'en Suisse, où l'importation
s'élève à 1 hectolitre par tête.
La pomme de terre, avons-nous vu, entre pour une grande part
dans l'alimentation publique; aux repas de midi et du soir, elle
tient lieu de pain. Dans les dîners mêmes qui se composent de plu-
sieurs plats, elle sert d'accompagnement obligé à chaque mets.
Aussi le chilfre de la récolte totale est-il très élevé; il monte à plus
de douze millions d'hectolitres, ce qui fait environ quatre hectolitres
par tête. On cultive encore beaucoup d'avoine et d'orge. Le produit
de la première de ces céréales est de trois millions et demi d'hecto-
litres, et celui de la seconde d'un million et demi. Parmi les plantes
industrielles, les plus importantes sont le colza,» le lin, la garance et
le tabac, qui donnent une valeur annuelle de trente à quarante mil-
lions de francs; mais il est d'autres produits dont s'enorgueillit avec
non moins de raison l'agriculture néerlandaise et qui donnent lieu à
un immense commerce d'exportation : ce sont ceux des innombrables
et magnifiques troupeaux répandus dans ses vastes et riches pâtu-
rages. Je n'ai trouvé nulle part une estimation satisfaisante de la
valeur de ces produits ; il faut donc se résoudre à la fixer approxi-
mativement et par voie de comparaison. Je crois qu'on peut porter
la quantité de lait que donne une vache en Hollande à environ
2,000 litres par an (1), ce qui, au prix de 10 centimes, ferait un
(!) Je sais parfaitement qu'il n'est pas rare de trouver en Hollande des vaches nou*
vellement volées qui donnent la quantité énorme de 24, même de 30 Utrea par jour, et
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662 REVUE DES DEUX MONDES.
total annuel de 200 francs : comme on comptait dans le pays, en
1860, 856,000 vaches, on arriverait de cette façon à un produit de
170 millions. On peut contrôler ce résultat en le comparant à celui
qu'on a constaté dans les autres pays pour lesquels le laitage est
aussi le principal produit de l'espèce bovine. En Lombardie, on a
estimé que les vaches, au nombre de 256,000, livraient en 185&
une valeur annuelle de 80 millions de francs, ce qui ferait 350 Cr.
par tête. Sans doute les animaux qui paissent dans les gras pâtu-
rages des bords du Pô sont d'origine suisse et de première qualité,
les herbages sont excellens et en grande partie arrosés, et le fro-
mage de Parmesan se vend très cher; mais néanmoins le chiffre de
350 fr. parait trop élevé. En Belgique, on a porté le produit de
680,000 vaches à 90 millions, soit 132 fr. par tête, et en Suisse on a
inscrit 100 millions pour 525,000 vaches, ce qui fait 190 fr. par tête.
Le chiffre adopté pour la Hollande se rapprocherait donc beaucoup
de celui qu'on a cru pouvoir constater en Suisse; il le dépasserait
même un peu, parce que si la nourriture est de moins bonne qua-
lité que celle des pâturages alpestres, elle est beaucoup plus abon-
dante. Il serait notablement supérieur à celui de la Belgique, parce
que, sauf en Flandre et dans la Gampine, les vaches y sont mial nour-
ries l'hiver et donnent ainsi peu de lait pendant le tiers de l'année.
Si l'on veut maintenant se faire une idée suffisamment exacte du
produit brut de la Néerlande considérée comme territoire agricole,
il ne reste plus qu'à former un tableau dont les détails qui viennent
d'être exposés ont fourni la base.
Produits végétaux.
Céréales (semence déduite) 90,000,000 fr.
Plantes industrielles, fruite, etc 50,000,000
Pommes de terre, légumes 70,000,000
Bois 10,000,000
Produits animaux.
Lait, beurre, fromage 170,000,000
Viande 60,000,000
Laines, volailles, peaux, etc 1 8,00 J ,000
Jeunes chevaux 13,000,000
Total 481,000,000 fr.
qui arrivent au bout de Tannée à 4,000 ou 5,000 litres; mais ce sont là des exceptions.
J'ai sous les yeux des tableaux faits avec soin qui indiquent le produit annuel de chaque
vache dans différentes étables des deux provinces de Hollande, et les chiffres varient
entre 5,000 et 2,000 litres. On pourrait donc me reprocher de m'être arrêté au chiffre
le plus bas et de ne pas avoir pris la moyenne; mais les deux Hollandes sont les pro-
vinces où se rencontrent évidemment les vaches les plus lactifères, et ce n'est pas
d'après celles-ci qu'il faut juger celles de la Drenthe, de l'Over-Yssel, àe la Gueldre
et du Brabant. Les animaux de dernière qualité de la Hollande ou de Ir. Frise peuvent
être pris, me scmble-t-il, comme moyenne pour tout le pays.
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l'économie rurale en NÉERLANDE. 66}
Ces résultats méritent, à plus d'un égard, de fixer l'attention. Ils
montrent que l'agriculture de la Néerlande, si peu connue de l'é-
tranger, la classe dès aujourd'hui parmi les nations les plus avan-
cées sous ce rapport, car le produit brut s'élève à 150 francs par
hectare de la superficie totale, tandis que dans les îles britanniques
il ne va qu'à 135 francs, et en France à 100 francs. Les Pays-Bas
ne le céderaient donc qu'à l'Angleterre proprement dite, prise in-
dépendamment de l'Ecosse et de l'Irlande, à la Belgique et à la
Lombardie. Si l'on ne considérait que la superficie productive, dé-
duction faite des terrains vagues, on arriverait au magnifique ré-
sultat de 240 francs par hectare. Ce sont les belles prairies de la
Hollande et de la Frise, les riches terres d'alluvion de la Zélande et
de la Groningue, qui compensent la stérilité naturelle de la région
sablonneuse et qui contribuent principalement à élever la moyenne
aussi haut. Il est encore un fait qui vient confirmer les données pré-
cédentes, et qui étonnera ceux qui sont habitués à considérer la
Néerlande comme un pays qui tire sa principale richesse du com-
merce : c'est que nul autre état en Europe n'exporte relativement
une égale quantité .de produits agricoles. Le chiffre de ces expor-
tations s'est élevé en 1860 à plus de 100 millions de francs. Dans
ce total, le fromage entrait jiour 18 millions, le beurre pour 21, la
garance pour 13, le lin pour 13, l'avoine pour 5, et le bétail pour
21 millions.
L'accroissement de la population est encore un indice qui permet
de mesurer les progrès de l'agriculture, principalement quand l'im-
portation des denrées alimentaires a diminué sans que la condition
des classes inférieures ait empiré. Or les Pays-Bas présentent sous
ce rapport des faits extrêmement remarquables : il y a telles pro-
vinces qui ont été pour ainsi dire créées par le travail agricole, la
Groningue et l'Over-Yssel par exemple. Il ne faut pas oublier que
tout le poids des formidables luttes contre l'Espagne d'abord, puis
contre l'Angleterre et la France, a été supporté presque en totalité
par trois provinces, la Hollande, la Zélande et la Frise. Dans les
dépenses de la fédération, sur 100 florins, la Hollande seule en
payait 58, et la Gueldre, la Groningue, l'Over-Yssel ensemble, à
peine 18, c'est-à-dire moins du tiers. Ces quatre provinces for-
maient en grande partie de vastes déserts, des landes à moitié re-
couvertes de tourbières, de marais et de dunes de sables mouvans.
On rencontrait de distance en distance , au milieu de la marke^ une
oasis, un village qui se suflisait à lui-même, mais qui n'avait rien
à exporter, et qui manquait par conséquent de capital disponible
et de numéraire. Même vers la fin du siècle dernier, la province
de Groningue ne comptait que 110,000 habitans, et celle d'Over-
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66& REVUE DES DEUX MONDES.
Yssel 120,000; la Drenthe n'en avait pas 40,000, dont 6,000 seu-
lement dans les villes. Dans cette dernière région, la population a
plus que doublé en un demi-siècle, tandis qu'en même temps la
condition des habitans s'améliorait beaucoup, et cet accroissement
s'est produit, non comme dans d'autres pays par le développement
de l'industrie et du commerce, mais uniqpiement par les progrès de
l'agiiculture. On sait comment le sol arable de certaines régions de
la Néerlande a été conquis pas à pas sur la mer, sur les sables et sur
les tourbières, offrant au cultivateur ici une argile d'une merveil-
leuse fécondité, là un terrain tout à fait artificiel, mais composé avec
tant d'art et si convenablement fumé que ses produits égalent ceux
de la région la plus favorisée. La population ne s'est donc pas accu-
mulée sur une superficie immuable en s' avançant ainsi, comme le
prophétisent les économistes, vers une gêne croissante : elle s'est
répandue sur des espaces nouveaux tirés du néant, pour ainsi dire,
par son propre labeur, elle a colonisé le territoire même du pays.
L'étendue de la surface productive s'est accrue plus rapidement
encore que le chiffre de la population, circonstance qui ne peut
manquer de favoriser le bien-être de la nation tout entière (1). Main-
tenant les Pays-Bas figurent parmi les états les plus peuplés relati-
vement à l'étendue du territoire. Au 30r décembre 1860, la Néerlande
comptait 3,336,000 habitans, ce qui fait exactement un habitant par
hectare. C'est la même proportion qu'en Angleterre, soit environ un
tiers de plus qu'en France et un tiers de moins qu'en Belgique. La
population des villes forme le tiers du chiffre total, les deux autres
tiers appartiennent aux classes rurales, de sorte qu'on trouve à
la campagne précisément un habitant par hectare de terrain pro-
ductif, ce qui ferait une moyenne de A hectares 1/2 par famille.
Si l'on tient compte de la fertilité exceptionnelle d'une partie du
royaume, cette proportion prise comme moyenne paraît suffisante.
Aussi la condition des populations rurales est-elle en général assez
heureuse : elles consomment une grande quantité de produits ani-
maux sous forme de lard, de poisson, de lait et de fromage. Les
boissons seulement laissent beaucoup à désirer. Les habitans des
campagnes néerlandaises n'en ont point de généreuses ou de forti-
(1) II est bien remarquable que malgré le déclin si rapide de son énorme commerce
de transports maritimes, la ville d*Amsterdam n*ait point vu sa population diminuer
pendant le xviii« siècle, tandis qu'en des circonstances analogues Anvers, Gand, Bruges,
perdaient les deux tiers de leurs habitans; c'est qu'elles avaient cessé d'être libres,
tandis qu'Amsterdam l'était restée malgré ses revers. Avant l'époque de la réforme,
ce n'était qu'une insignifiante bourgade perdue dans les marais de l'Y; en 1G57, elle
avait 145,000 habitans, en 1685 185,009, et en ilii 241,000, chiffre qui s'est maintenu
jusqu'à la fin du siècle. Cela fait supposer que l'accroissement de la production inté-
rieure compensait la décadence du commerce extérieur.
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L*ÉCON05IIE RURALE EN NÉERLANDE. 665
fiantes comme le vin ou la bière; ils boivent du café et du thé
très faibles et du genièvre, dont souvent ils abusent. Les petits ta-
bleaux de l'école hollandaise, les Ostade, les Téniers, les Wouver-
mans, m'avaient fait croire, comme à tout le monde, que les com-
patriotes de ces peintres si exacts, si minutieux dans tous les détails,
devaient être grands buveurs de bière. En réalité, soit que les habi-
tudes aient changé, soit que les peintres qu'on appelle flamands
s'inspirassent plutôt de la Flandre, il est certain que la bière est
en Hollande une boisson de luxe qui se vend relativement cher, et il
m'est arrivé souvent de n'en point trouver d'aucune sorte dans les
villages de la Groningue et de la Frise (1).
Ce qui frappe l'étranger, c'est la part relativement très forte que
chaque famille, même parmi les moins aisées et dans les campagnes
les plus reculées, consacre à l'entretien de son habitation et de tout
ce qui la garnit. Tandis que souvent ailleurs les demeures des ou-
vriers, et même celles des fermiers ou des métayers, ne présentent
que quelques meubles grossiers et sales et des ustensiles ébréchés,
ici on trouve jusque dans les plus humbles chaumières tous les bois
parfaitement peints, frottés, lustrés, époussetés, les ustensiles de
cuivre et d'étain brillans comme de l'or ou de l'argent. Il est peu
de ménages qui ne conservent quelque ancien bahut datant de l'é-
poque de la splendeur de la république, c'est-à-dire du xvii« siè-
cle, et des porcelaines de Chine du même temps. Ce trait de mœurs
date de loin, car Texcellent observateur qu'il faut toujours citer
quand il s'agit de l'ancienne Hollande, le chevalier Temple, l'a
déjà noté. « De ce qu'ils peuvent épargner, dit-il, après la dépense
nécessaire de la maison, ils emploient une partie à augmenter leurs
fonds et revenus, et l'autre à embellir et meubler leurs demeures,
et de cette façon non-seulement ils accroissent la fortune de leur
famille, mais ils contribuent aussi à la beauté et à l'ornement du
pays. )) Tous les économistes sont d'accord pour donner la préfé-
rence à ce genre de dépenses, qu'ils appellent des consommations
lentes, par opposition aux consommations rapides, qui sont celles
qu'exige la satisfaction des besoins journaliers. Dans le nord, et sur-
tout dans un climat humide comme celui des Pays-Bas, la demeure,
le home^ a une bien autre importance que dans le midi, oîi l'on vit
en plein air, et déjà les anciennes lois frisonnes parlent avec amour
et respect de la chaude habitation où l'on se réfugie quand au dehors
tombe la neige et souffle la tempête.
(1) Ce fait, en apparence accessoire, est pourtant d'une grande importance, car le dé-
faut d'une bonne boisson pour le peuple est une regrettable lacune dans Talimentation
publique : il a pour effet de favoriser la consommation des liqueurs alcooliques, si nui-
sibles en même temps à la santé et à la moralité.
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666 BEVUE DES DEUX MONDES.
Si l'on consulte les données fournies par la statistique, on voit
qu'elles viennent confirmer ce que nous avait révélé l'observation
directe, c'est-à-dire que la population en Hollande est en moyenne
un peu mieux pourvue que celle des autres états européens, l'An-
gleterre exceptée. En effet, le chiffre du produit brut, divisé par
celui qui représente le nombre des habitans, donne pour résultat
150 francs par tête. C'est plus qu'en France, où la répartition par
tête ne donne que 140 francs, et bien plus aussi qu'en Belgique, où
Ton n'arrive qu'à 110 francs. Toutefois il ne faut pas oublier que la
Néerlande exporte en Ailgleterre une notable partie de ses produits
agricoles, en échange desquels elle reçoit, il est vrai, du numéraire
ou des marchandises, mais qui sont néanmoins enlevés à la masse
des denrées alimentaires que le pays consomme. On peut donc con-
clure de ces faits que si l'abondance et le haut prix de ses produits
agricoles permettent à la Néerlande d'augmenter son capital, néan-
moins, sous le rapport de l'alimentation publique, elle ne s'élève
qu'un peu au-dessus de la moyenne des états de l'Europe occiden-
tale.
II.
On vient de voir toute l'importance de la production agricole de la
Néerlande ; un seul fait suffit pour expliquer cette prospérité : c'est
le nombre considérable d'animaux domestiques qu'on trouve dans
les Pays-Bas, et qui, relativement à la superficie, surpasse celui
qu'on rencontre dans les autres pays, sauf en Belgique. En 1859,
on comptait dans les onze provinces néerlandaises 239,000 che-
vaux, soit 7 par 100 hectares de superficie totale. C'est encore un
de plus que dans les îles britanniques, où l'on n'en a que 6 sur
la môme étendue. Si l'on se( rappelle que la moitié du territoire
est en prairies permanentes, on sera fondé à conclure que le chiffre
de 7 chevaux par 100 hectares est très élevé. Plusieurs causes ten-
dent à produire ce résultat. D'abord, sauf en Zélande, les chevaux
ne sont pas très forts; ce ne sont pas de ces puissans animaux
de trait comme en produisent le Boulonnais et la Flandre : il faut
donc en atteler davantage pour disposer de la même force. Ensuite,
comme on l'a vu , les cultivateurs entretiennent beaucoup de che-
vaux pour leur usage personnel, et enfin, dans plusieurs provinces,
on élève des poulains pour l'exportation. Parmi les races de che-
vaux hollandais, celle qui présente les caractères distinctifs les plus
marqués est la race frisonne. Elle a la robe noire, luisante comme
l'aile du corbeau, et le col de cygne toujours gracieusement re-
courbé. Quoique les chevaux de cette race aient les pieds trop plats,
ils sont excellens trotteurs, et les plus rapides forment ces fameux
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l'économie rurale en néerlande. 667
hard (travers si recherchés dans tout le nord du pays. La conforma-
tion de la race indique qu'elle s'est perpétuée depuis longtemps dans
une région marécageuse, et qu'elle doit fournir d'excellens nageurs;
elle descend probablement de ces coursiers bataves qui, sous les or-
dres de Gariovalda, traversaient le Rhin à la vue des légions romaines
étonnées. Le bœuf n'est employé au labour que dans le Brabant sep-
tentrional, le Limbourg, la Gueldre et TOver-Yssel, et encore en ti'ès
petit nombre : on n'en trouve en tout dans le royaume que 11,000
employés comme bêtes de trait; mais l'orgueil, la richesse de l'agri-
culture néerlandaise , ce sont ses vaches, de cette race renommée à
juste titre pour la quantité de lait qu'elle produit : lourdes, flegma-
tiques, la tête petite et les cornes flnes, la panse rebondie, ces bêtes
paisibles sont de véritables machines lactifères. Elles engloutissent
des quantités incroyables de fourrages qui se transforment aussitôt
en lait et en crème. Le chiff're total des vaches est de 856,000. Mal-
heureusement toutes ne valent pas les magnifiques animaux de la
Hollande ou de la Frise : la petite vache de la région sablonneuse,
zandkoeiyej donne moitié moins de profit; elle se contente aussi,
il est vrai, de moitié moins de nourriture. On essaie depuis quel-
ques années de communiquer à la race hollandaise , au moyen de
croisemens avec les durham, plus d'aptitude à l'engraissement. On
comprend que les éleveurs s'efforcent d'obtenir un pareil résultat,
car presque tous les pâturages de la zone basse sont assez nourris-
sans pour engraisser des animaux de boucherie, et plus vite on ar-
rive à leur faire acquérir le poids voulu, plus le profit est grand et
peut se renouveler souvent.
Le chiffre total de l'espèce bovine monte à 1,220,000 têtes, ce
qui fait 37 têtes par 100 hectares de superficie totale et 53 têtes
par 100 hectares de superficie productive. Les provinces néerlan-
daises entretiennent en outre environ un million de moutons et de
chèvres et 300,000 porcs. En réduisant les têtes du jeune et du
petit bétail au type commun d'une bête adulte de l'espèce bovine,
on arrive encore à un total de 1,361,000, ce qui fait Al têtes par
100 hectares de surface totale et 59 par 100 hectares de superficie
productive. Ce sont là des proportions très élevées et qu'on ne ren-
contre nulle part ailleurs, sauf en Belgique. D'après ces chiffres,
on serait disposé à placer la Néerlande au tout premier rang des
nations agricoles, puisqu'on mesure généralement l'intensité de la
culture sur la quantité du bétail ; mais il ne faut pas oublier que la
prédominance des herbages place les Pays-Bas dans des conditions
exceptionnelles sous ce rapport, et que dans les régions où domine
la terre labourée on a trop souvent lieu de regretter que les étables
ne soient pas plus garnies.
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668 REVUE DES DEUX MONDES.
Le prix des terres est encore un indice assez exact de Tavance-
ment de Tagriculture, aujourd'hui que, grâce à la facilité des com-
munications et à la mobilité des capitaux, une moyenne générale
tend à s'établir en Europe. Malheureusement les publications hol-
landaises contiennent bien peu de renseignemens à ce sujet. 11 faut
donc nous contenter d'une estimation approximative et appliquée à
de grandes divisions du territoire. La zone argileuse, formée par les
alluvions de la mer et des fleuves, est à peu près partout d'une très
grande fertilité; elle se vend de 3,000 à 5,000 fr. l'hectare, ce qui
donnerait une moyenne de à,000 fr. pour les 1,500,000 hectares
de la région basse. Les 1,500,000 hectares qui forment la zone sa-
blonneuse sont loin cependant d'atteindre à une telle valeur, d'au-
tant plus que la moitié à peu près en est encore inculte. Comme une
partie de ces landes contient de la tourbe, on ne pourrait cepen-
dant les porter au-dessous de 300 fr. l'hectare. En attribuant aux
terres cultivées une valeur de 1,600 francs, on arriverait pour la
superficie totale du domaine agricole à une valeur d'environ 9 mil-
liards, chiffre énorme relativement à l'étendue du territoire, et
qu'on ne rencontre guère ailleurs. Ce qui explique ce total si con-
sidérable, c'est la merveilleuse fécondité du limon que les fleuves
ont apporté ici, et qui est formé de la fine fleur de la terre d'une
partie de l'Europe. L'Escaut, la Meuse et le Rhin, semblables à trois
divinités bienfaisantes, enlèvent aux contrées plus élevées les élé-
mens les plus précieux de leur fertilité, et viennent les déposer aux
pieds de la Hollande, qui hérite par là des dépouilles des nations
voisines. Ainsi procède la nature, fée toute-puissante et toujours
active, qui, par d'invisibles opérations, ravit aux uns ce qu'elle
donne aux autres.
Il n'est point de pays où le prix de la terre ait plus augmenté
qu'en Néerlande, et la raison n'en est pas difficile à découvrir. Outre
les causes générales, conséquences de la paix et du progrès de l'in-
dustrie, qui ont agi partout en Europe, telles que l'accroissement
de la population, l'avilissement du numéraire, l'augmentation des
produits, l'amélioration des moyens de communication, il est des
circonstances particulières aux Pays-Bas, et qui les ont singulière-
ment favorisés. D'abord, tandis que le prix des céréales augmentait
très peu, celui de la viande, du beurre et du fromage doublait, et
au-delà. Or, comme la plus grande partie du territoire néerlandais
est consacrée à la production de ces denrées si recherchées, il a dû
participer plus que tout autre à la hausse générale du prix des
terres. Ensuite, jusqu'à présent, le capitaliste hollandais n'achetait
la terre que quand elle lui rapportait A pour 100, tandis qu'ailleurs
on se contentait de 3 et de 2 1/2. A un placement qui le soumet-
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L ECONOMIE RURALE EN NEERLANDE. 669
tait au paiement de T impôt foncier, des droits de succession et des
frais d'entretien de tout genre, il préférait les rentes sur l'état, ne
lui produisant que 3 pour 100, ou des fonds étrangers, qui donnaient
un plus fort intérêt. Il n'était habitué à porter en compte ni la dé-
préciation certaine et continue du numéraire , ni la hausse rapide
des fonds de terre. 11 s'en est suivi que tous ceux qui, il y a quel-
ques années, ont acheté des biens ruraux touchent aujourd'hui 6
et 7 pour 100 de leur capital; mais déjà il n'en est plus ainsi : l'at-
tention s'est portée de ce côté, et la concurrence des pères de famille
économes, en quête d'un bon placement pour leurs épargnes, con-
tinuera à faire monter le prix des terres. Remarquons toutefois que
cette hausse ne sera féconde en bons résultats que si elle est ac-
compagnée de travaux d'amélioration ayant pour but d'augmenter
en même temps la production agricole.
Il est à peine nécessaire de rappeler ici l'influence vraiment mer-
veilleuse que de bonnes routes exercent sur l'agriculture. On sait
aujourd'hui à quel point elles favorisent ses progrès en ouvrant de
nouveaux débouchés à ses produits; mais comment améliorer les
routes dans un pays où les matériaux nécessaires manquent com-
plètement, et ou la terre n'est qu'une boue figée, encore noyée pen-
dant une partie de l'année? C'est cette boue même qui en a fourni
les moyens : cuite dans des fours fermés avec un feu de tourbe, elle
donne des briques excellentes et si dures qu'elles résonnent comme
du métal, d'où leur vient le nom de klinkers. On a exhaussé les
routes au-dessus du niveau des eaux en creusant un canal à côté,
et on les a pavées de ces klinkersy ce qui fait des voies admirables.
Un gazon fin, uni et très productif, parce qu'il est toujours arrosé
d'engrais, encadre ce pavé de briquettes, sur lequel on roule aussi
doucement que sur les dalles de Naples et de Florence. On n'est ja-
mais incommodé par la boue ou par la poussière, et le chemin lui-
même n'est point perdu pour la nourriture du bétail, car le foin qu'il
produit, et qu'on fauche deux fois, est loué à un très haut prix.
Impossible, on le voit, de mieux joindre en ce genre l'utile à l'a-
gréable, car il n'est pas de chemins, même dans un parc anglais,
qui pour l'état d'entretien valent ces routes de la Néerlande. Les
côtés en sont partout plantés d'arbres et souvent aussi d'un taillis
qui, scrupuleusement respecté par le passant, est coupé tous les huit
ou neuf ans. Dans mes courses à pied jusque dans les provinces
du nord, en Frise, en Drenthe ou dans les lies de la Zélande, je ne
pouvais me lasser d'admirer ces voies charmantes, fraîches et om-
bragées, qui forment un si frappant contraste avec les routes tour à
tour poudreuses ou boueuses de la plupart des autres pays; mais
ces chemins ne servent qu'aux voitures légères, les seules qui, à
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jparr
n'ait!
aYCcf"
670 REVUE DES DEUX MONDES.
vrai dire, existent en Hollande. Les gros transports se font tous
eau, et dans toute la région basse il n'est pas une ferme qui n'ai
creusé son bout de fossé, afin de se mettre en communication avec
le canal le plus rapproché. Comme les statistiques ne tiennent pas-'
compte de ces innombrables fossés navigables, on ne peut, tfaprèS;
les chiffres qu'elles donnent, se faire une idée des facilités de
transport dont jouit l'agriculture dans cette contrée. Au xvi* etaa
XVII* siècle, quand ailleurs les charrois ne se faisaient qu'à grand
renfort de chevaux, et que les marquises en voyage devaient en at-
teler huit à leur carrosse, qui ne s'en embourbait pas moins, alon
déjà les étrangers s'étonnaient de voir ces routes si admirablement
entretenues, ces canaux sans cesse animés d'une foule innombrable
de bateaux, et très semblables pour le mouvement aux ruesd'ane
grande ville.
Malheureusement la région haute était restée dans son isolement,
et, faute de matériaux, ses seules voies de commtinication étaient
l'ancien chemin de sable serpentant à travers la bruyère; mais ré-
cemment on a songé à tirer parti des pierres et du gravier que le
diluvium du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut avait enfouis dans le
sol, et avec ces petits fragmens roulés de silex, de granit et de ba-
salte , on fait d'excellentes routes macadamisées {grindiregni). Par-
tout ailleurs c'est dans les régions argileuses qu'on trouve les che-
mins de terre les plus défoncés, les plus coupés d'ornières et les
plus impraticables. Ici on a trouvé moyen de les rendre aussi durs,
aussi unis, aussi bons qu'un dallage d'asphalte, grâce à la bonne
entente des cultivateurs et à leur esprit de prévoyance. De temps en
temps, dès que de petites ornières se forment, et surtout au prin-
temps, on donne aux chemins un léger labour avec une forte berse
de fer, on les dispose en dos d'âne, puis on les foule avec de granè
rouleaux de bois ou de pierre ; l'eau s'écoule , le soleil durcit Tar-
gile et la transforme en une sorte de ciment, sur lequel on roule
comme sur le meilleur macadam. Pour obtenir cet excellent résul-
tat, auquel on pourrait arriver dans toutes les régions de terre
forte, le travail à exécuter est, on le voit, extrêmement facile et
peu dispendieux; mais il doit être fait à temps. On comptait dans les
Pays-Bas, à la fin de 1861, 8,716 kilomètres de routes pavées oa
empierrées, 362 de chemins de fer et 2,916 de canaux, sans compter
les innombrables fossés navigables de la région basse. Ce grand
golfe intérieur, le Zuyderzée, et les grands estuaires des fleuves of-
frent aussi à l'agriculture des facilités extrêmes. Les rivières ne sont
pas seulement ici, comme dit Pascal, des chemins qui marchent; ce
sont des chemins qui, grâce à la marée, vont et viennent dans les
deux sens, de sorte qu'on peut toujours partir avec le flux et rev^e-
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l'économie rurale en néerlande. 671
nir avec le reflux. Jusqu'à présent, les chemins de fer ont fait dé-
faut dans la plus grande partie du pays; mais, quand le réseau sera
terminé, l'agriculture néerlandaise se trouvera, sous le rapport des
voies de communication, dans les meilleures conditions.
Ce qui fait encore bien présumer de Tavenir, c'est le nombre vrai-
ment étonnant des membres que comptent les différentes associa-
tions agricoles qui existent en Néerlande; ce nombre dépasse 20,000.
La Société d'agriculture des deux provinces de Hollande, de Hol-
landsche Maatschappy van landbouiv, avait à elle seule en 1860
plus de 7,000 associés sur une population de 1,141,000 âmes, tan-
dis que la Société royale d'agriculture d'Angleterre n'en avait que
6,000, et tous les comices et sociétés belges réunis que 6,000. Cha-
que province de la Néerlande possède au moins une société, ordinai-
rement divisée en autant de sections qu'il y a de régions distinctes.
Ces sections se réunissent plusieurs fois dans l'année, pour exami-
ner les questions à l'ordre du jour. S'agit-il d'une amélioration nou-
velle, chacun apporte le tribut de ses lumières, expose les résultats
de ses expériences, et s'instruit en prenant connaissance de ceux
qu'on a obtenus ailleurs. Petits et grands cultivateurs, fermiers et
propriétaires se rencontrent; la fusion des classes tend à s'établir;
des notions pratiques appuyées d'exemples et présentées sous une
forme vivante pénètrent peu à peu dans les campagnes; tous les
griefs peuvent se produire, se discuter librement; une opinion pu-
blique éclairée se forme parmi l'élife des populations rurales. L'es-
prit de routine est attaqué sur son propre terrain, et ne tarde pas à
perdre son empire; les bons effets de ces modestes institutions sont
donc incalculables, et on ne saurait trop en encourager la multipli-
cation. Une ou deux fois par an, l'association centrale réunit les
membres des sections en une assemblée générale ordinairement
suivie d'une exposition de produits agricoles ou d'animaux domes-
tiques, d'un concours ou d'essais d'instrumens aratoires. Ce sont là
les fêtes utiles et instructives de l'agriculture moderne. On parle
maintenant dans les Pays-Bas de réunir en une puissante fédération
les 20,000 membres des associations provinciales, dont le nombre
s'élèverait bientôt, espère-t-on, à 40,000, si la cotisation annuelle
n'était que de 1 florin. On arriverait ainsi, sans l'intervention de
l'état, à disposer d'une somme importante qu'on pourrait consacrer
à distribuer des primes, à récompenser des inventions nouvelles ou
des livres utiles à l'agriculture, et à organiser de magnifiques ex-
positions. Dès ce moment, le congrès agricole néerlandais, qui tient
5es séances une fois par an, tour à tour dans chaque province, ré-
pond au but qu'on a en vue ; mais ce serait un moyen de lui donner
plus d'éclat, de ressources et d'action.
Parmi les influences qui tendent à favoriser les progrès de la cul-
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(572 REVUE DES DEUX MONDES.
ture, a ne faut pas oublier non plus celle des publications agricoles.
On compte beaucoup de ces publications en Néerlande, et cela ne
doit point surprendre, car chacun sait combien le goût de la lecture
est répandu dans ce pays. Beaucoup d'associations agricoles font
paraître un bulletin de leurs travaux. Toutes les questions qui se
rattachent à l'économie rurale sont traitées dans une quantité de
brochures et de livres hollandab, et les ouvi'ages importans de l'é-
tranger sont traduits. On publie aussi plusieurs recueils et journaux
d'agriculture , parmi lesquels il faut citer en première ligne : de
Vriend van den Landman de M. Enkelaar, le LMndbouw-Courant et
le Boeren-Goudmyn de M. L. Mulder, professeur de botanique à De-
venter et directeur du jardin d'essais [Proefluin)y qui rend de si
grands services en étudiant les plantes et les variétés nouvelles et
en multipliant les graines de toutes les espèces reconnues réelle-
ment utiles, — enfin le Magazyn voor landbouw en kruidkunde de
M. J.-C. Ballot, qui paraît à Utrecht. Le nombre croissant des lec-
teurs que comptent la plupart de ces publications périodiques prouve
bien que les cultivateurs comprennent de plus en plus la nécessité
de suivre attentivement ce qui se fait ailleurs et de modifier les pra-
tiques vicieuses ou arriérées, en adoptant les réformes qui ont déjà
donné de bons résultats.
J'ai essayé de montrer, en m'appuyant sur des chifires, la transfor-
mation économique qui a fait de la Néerlande un des pays agricoles
les plus productifs de l'Europe. J'ai indiqué les progrès accomplis et
les facilités qui existent pour en réaliser de nouveaux. Maintenant il
faudrait en terminant porter un jugement d'ensemble sur l'agricul-
ture néerlandaise au point où elle s'est élevée; mais elle s'exerce sur
un sol d'une nature si spéciale et dans des conditions si exception-
nelles qu'il est presque impossible de la comparer à celle des autres
pays. La région verte y la zone des herbages , est d'une extrême fé-
condité : seulement cet avantge est dû tout entier à la nature. L'ex-
ploitation pastorale est simple et ne comporte pas de grands perfec-
tionnemens. Le point principal est le choix du bétail; or ici la race qui
s'est développée dans la contrée, sous l'action des influences^ locales,
est parfaitement adaptée au climat et à la qualité de la nourriture,
et elle répond complètement au but qu'on s'est surtout proposé, la
fabrication du beurre et du fromage. Ce qu'on peut reprocher aux
cultivateurs de toute la région basse, c'est leur négligence à re-
cueillir les engrais. Je sais qu'il ne peut être question de fumier
proprement dit, puisque Ton n'a pas de paille pour donner une li-
tière au bétail, lequel, étant d'ailleurs nuit et jour au pâturage, de-
puis mai jusqu'en novembre, engraisse naturellement les prés qu'il
pâture; mais il faudrait des fosses maçonnées pour recueillir le pu-
rin l'hiver, quand les animaux restent à l'étable. Que de fois j'ai vu
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l'économie rurale en néerlande. 673
ainsi de précieux élémens de fertilité s'écouler dans le fossé voisin,
dont ils gâtaient les eaux! On cite dans le pays le mot d'un agro-
nome hollandais à une fermière trop avare de son beurre : u Ne
voyez-vous pas, lui disait-il, que votre mari laisse se perdre beau-
coup plus de crème qu'il n'en faudrait pour la consommation de
toute la famille ? » Le conseil de mieux recueillir les engrais liquides
a été répété si souvent dans les publications agronomiques et au
sein des associations et des congrès agricoles qu'il commence à être
écouté et suivi. — Dans la région haute, l'engrais est beaucoup
mieux soigné, et on l'augmente en préparant des composts avec
toute sorte de détritus végétaux ; mais dans cette zone si rebelle et
si maigre, ce qui est vicieux, c'est l'assolement, qui tend à lui en-
lever toujours le peu de fertilité qu'on lui communique à grand'-
peine. Les céréales reviennent trop souvent sur la même terre, les
prairies artificielles sont à peu près inconnues, et ainsi l'hiver on
n'a pas assez de nourriture pour augmenter le chiffre du bétail, ce
qui serait le premier pas à faire , si l'on veut marcher décidément
en avant. La culture du trèfle semble tout à fait ignorée; on croit
généralement que ce précieux fourrage ne peut prospérer sur les
terres légères du diluviuniy et néanmoins dans le pays limitrophe,
en Belgique, on en obtient des récoltes magnifiques sur des terres
exactement pareilles; seulement on y met du purin et des cendres,
des cendres de tourbe notamment, qu'on achète en Hollande. Quand
les cultivateurs hollandais auront appris à faire usage de cet excel-
lent amendement au lieu de le laisser sortir du pays, ils auront des
trèfles tout aussi bien que leurs voisins.
Il est temps aussi que la Néerlande se mette sérieusement à
l'œuvre pour rendre productifs les 700,000 hectares de terrains
vagues qu'elle possède encore. Le quart du territoire, livré à la
vaine pâture et ne donnant que quelques mottes de bruyère tous
les dix ou douze ans, c'est une lacune qui ne peut continuer à sub-
sister dans un pays qui a de si admirables ressources et où le sol
tend à acquérir une si grande valeur. Seulement, qu'on y fasse at-
tention, il ne faut point prétendre brusquer la marche naturelle des
choses. Deux économistes allemands, von Thunen et M, Roscher,
et un agronome français, M. Royer, ont montré les premiers qu'à
mesure qu'un pays se peuplait, la culture devenait plus intensive^
c'est-à-dire employait plus de capital sur une même étendue, pas-
sant ainsi par une série de périodes très nettement caractérisées.
La première époque est celle des forêts, la seconde celle des pâtu-
rages; à la troisième apparaît la culture des céréales avec jachère,
à la quatrième la culture des céréales avec engrais remplaçant la
jachère, à la c'mquième les plantes industrielles; enfin arrive la
TOMB L. — 1804. 43
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67A REVUE DES DEUX MONDES.
culture maraîchère. Ces économistes ont très bien démontré que,
lorsqu'il s'agit de mettre des terres en valeur dans une contrée iso-
lée et peu peuplée, on ne peut intervertir cet ordre et commen-
cer par la culture de la quatrième ou de la cinquième époque sans
s'exposer à de cruels mécomptes, ou en tout cas à des sacriGces
très longtemps prolongés. Or c'est ce qu'on a fait assez fréquem-
ment dans les Pays-Bas, où l'on a trop négligé la plantation des
bois dans les landes. A cet effet, le pin sylvestre offre cependant
d'incontestables avantages; il permet d'établir des massifs forestiers
à peu de frais. La création, l'entretien, l'exploitation de ces massifs
appellent quelques familles d'ouvriers qui forment peu à peu la co-
lonie dont les bras mettront plus tard le sol déboisé en culture. Le
chiffre énorme auquel monte l'importation des bois étrangers mon-
tre suffisamment qu'il y a là un besoin que la production forestière
du pays devrait s'efforcer de satisfaire, car les forêts de la Suède
et de la Norvège commencent à s'épuiser; le prix des poutres du
Nord s'élève d'année en année, et d'autre part les progrès de l'in-
dustrie et de la richesse publique augmentent la consommation
du bois dans toute l'Europe. Il est donc temps de songer à l'ave-
nir. Les propriétaires prévoyans qui auront établi des plantations
sur leurs domaines seront assurés de laisser à leurs enfans des
biens dont la valeur s'accroîtra rapidement, et ils pourront en outre
se rendre ce témoignage, qu'ils auront contribué à la prospérité de
leur patrie. Quand il s'agit de hautes futaies, le choix de l'essence
à propager offre, il est vrai, d'assez grandes difficultés. En Hollande
comme ailleurs, on avait cru tout concilier en prenant le mélèze,
qui semblait réunir tous les avantages, puisque le bois en est aussi
durable que celui du chêne et qu'il pousse quatre fois aussi vite;
mais cet arbre, originaire des hauteurs de la Suisse, où on ne le
trouve que sur les rochers de formation cristalline et au-dessus de
5,000 pieds d'altitude, semble, comme les montagnards, regretter
partout le souffle froid des glaciers et le repos des longs hivers; il
ne peut s'habituer au printemps précoce et à l'air épais des plaines.
Atteint d'une sorte de nostalgie, après quelques années de crois-
sance rapide, il languit et cesse de grossir (1). Heureusement la syl-
(1) La section de l*Over-Veluwe de la Société d*agriculture de la Gueldre 8*est occupée,
dans sa réunion du 2G Janvier 1864, de la culture du mélèze, qui a tant d'importance
pour cette partie du pays, et il résulte des intéressantes discussions auxquelles cette
question a donné lieu que cet arbre n*a réussi que dans quelques endroits qu*on cite à
titre d'exception. Le mélèze ne semble prospérer que dans le nord de TÉcosse, où il
trouve un sol et un climat plus analogues à ceux des Alpes. On ne saurait trop s'occuper
du choix des essences forestières, car il s'agit pour l'avenir d'un produit du sol dont la
valeur se comptera par centaines de millions , si on établit les plantations avec soin.
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l'économie rurale en néerlande. 675
yiculture a fait de nouvelles conquêtes, et Tune des plus précieuses
est le pin d'Autriche [pinus nigra aus(riaca), qui se développe aussi
très vite et qui se contente des plus maigres terres. Avec ces deux
résineux, le pin sylvestre pour les bois légers et le pin d'Autriche
pour les hautes futaies, la Hollande doit faire la conquête de ses
landes et les transformer peu à peu en forêts assez étendues pour ré-
pondre en grande partie aux besoins de la consommation Intérieure.
En résumé, un meilleur assolement dans la région des sables,
plus de soin à recueillir les engrais dans la région de l'argile et plus
de plantations dans les landes encore trop étendues, voilà les amé-
liorations principales que réclame l'économie rurale de la Néerlande.
Déjà de divers côtés on travaille dans ce sens, et tout indique que
les efforts seront couronnés de suecès. Par suite de la configuration
du pays et plus encore des circonstances, les classes aisées s'étaient
vouées presque exclusivement au commerce, et cependant le Hol-
landais, non moins que l'Anglais ou l'Allemand, aime la campagne;
il est, comme on dit de l'autre côté du Rhin, naturfreundy c'est-
à-dire ami de la nature. Sa littérature même le prouve, car on y ren-
<;ontre tout un groupe spécial de poésies destinées à célébrer les
délices de la vie champêtre et les caractères propres de chaque pro-
vince, de chaque district. Ces bucoliques s'appelaient des arcadiasy
et quoique la plupart soient d'un goût suranné et un peu trop sur-
chargées de souvenirs mythologiques, il s'en trouve dans le nombre
quelques-unes qui sont naïves et vraies. Le nombre immense des
maisons de campagne et le soin minutieux qui y préside à l'entre-
tien des fleurs et des bosquets révèlent aussi le goût de la vie rurale.
Sans doute on ne trouve guère ici de ces châteaux accouplés à une
vaste ferme dont ils dominent la cour, comme on en voit tant en-
core en France et dans le sud-est de la Belgique ; mais il ne faut
pas oublier que la noblesse féodale a disparu de bonne heure, et
que les riches commerçans qui lui ont succédé tiraient leurs profits
du trafic avec l'étranger et non du sol de leur pays. La terre était
restée ainsi entre les mains des paysans, qui s'enrichissaient sans as-
pirer à changer d'état et sans songer à vendre leurs biens. Toutes les
grandes villes étaient d'ailleurs situées dans la zone des herbages,
qui ne comportait qu'une exploitation pastorale extrêmement sim-
ple et peu de nature à tenter l'activité des capitalistes qui auraient
pu s'occuper d'améliorations agricoles. On se contentait d'avoir
près des villes, à l'abri des dunes ou sur quelque relèvement sa-
blonneux au-dessus du niveau des hautes eaux d'hiver, une maison
des champs, ou même un petit pavillon, koepeltjey fefuge verdoyant
et tout orné de fleurs, où l'homme d'affaû*es venait se reposer du
mouvement trop aride des transactions commerciales et financières.
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676 REVUE DES DEUX MONDES.
Comme on ne pouvait aller chercher les arbres dans la forêt, on les
amenait jusque dans Fintérieur des villes, on en plantait les rues,
les bords des canaux, et on aménageait aux portes de la cité des
bois tels que ceux de Harlem et de La Haye, où des foules silen-
cieuses et paisibles viennent respirer la fraîcheur sous les vastes ra-
meaux des hêtres et des chênes. Depuis qu'elles ont pu abattre
leurs murailles, élevées autrefois pour repousser les Espagnols, les
villes hollandaises ont pris un caractère tout à fait agreste. Les rem-
parts sont convertis en promenades, en pelouses vertes qui se ma-
rient par échappées aux prairies des environs; les bastions démolis
se sont changés en petites collines plantées d'arbres exotiques aoi
feuillages des teintes les plus variées; les fossés, de divers côtés réu-
nis aux canaux qui traversent le pays, reflètent ces gracieux paysages
dans le miroir de leurs eaux immobiles, qu'animent de temps à au-
ti'e un bateau aux vives couleurs ou quelques cygnes que les jeunes
filles apprivoisent et nourrissent comme dans les légendes du Nord.
Partout des corbeilles de plantes rares, que les écoles publiques
apprennent aux enfans à respecter, embaument l'air ou charment
les yeux et donnent à l'ensemble un cacliet de soin et d'élégance qui
ravit. La^campagne embrasse et envahit la ville, qui, tout enfouie
sous ses verts ombrages, ressemble avec ses vieux clochers à quel-
que antique manoir féodal de l'Angleterre posé au milieu d'un parc
immense. Ce n'est qu'en donnant un caractère champêtre aux lieux
de leur résidence habituelle qu'a pu se manifester ici l'amour de la
nature, si prononcé même chez les populations urbaines de la Néer-
lande; mais quand le chemin de fer aura relié les différentes parties
du pays, il faudra que le capital accumulé dans la zone de l'argile
aille féconder la maigre région des sables. Trop longtemps ce ca-
pital est allé chercher dans les emprunts des états étrangers un pla-
cement hasardeux, souvent suivi de pertes effectives et toujours
atteint d'une dépréciation inévitable et continue; appliqué à la mise
en valeur du sol national, il donnera des profits bien plus sûrs et
non moins élevés.
Tel est, dans ses traits généraux, le spectacle qu'offre le domaine
agricole de la Hollande. On le voit, dans le grand mouvement de
progrès matériel qui caractérise notre époque, la Néerlande marde
au premier rang. Pour s'y maintenir, elle a tout ce qu'il faut : la li-
berté, la prévoyance, l'esprit d'association, l'instruction, le capital,
des bras, et des espaces à conquérir, non l'épée à la main sur des
peuples voisins, mais avec la bêche et la charrue sur la stérilité des
sables et des lasdes.
Éhile de Laveleye.
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(
LA FIN
I
DE
LA LIBERTÉ A ROME
POMPÉE, CICÉRON ET CÉSAR
Pin da consulat de Cicéron. — César consul, sa loi agraire, scènes dans la Curie et dans le
Forum. — Cicéron pendant son exil tom'ours à Rome par la pensée. — César en Oaule, Pompée
à Rome. — Violences de Clodius, rappel de Cicéron, son retour triomphal. — Cicéron plaide
pour rentrer en possession de sa maison du Palatin. — Villa de Tusculum. — Union de César,
de Pompée et de Crassus. — Pompée et Crassus élus consuls, bataille dans le Cbamp-de-Mars.
— Guerre de César en Oaule, enthousiasme populaire, protestation de Caton, soumission de
Cicéron. — Cicéron écrivain. — ThéAtre de Pompée. — Pompée impopulaire et mécontent. —
Guerre de Milon et de Clodius dans le Forum. — Milon tue Clodius sur la voie Appienne.—
Plaidoyer de Cicéron pour Milon. — Le sénat veut s'opposer à l'ambition de César. — C^ar
achète Curion et iEmilius PauUus. — Cicéron préteur en Cilicie.— César fait des conditions au
sénat — Pompée quitte Rolne; César poursuit Pompée, qui passe en éplre. — César revient à
Rome et prend le trésor. — Terreurs dans la ville. — Incertitudes de Cicéron, il finit par aller
rejoindre Pompée. — Le camp de Pompée. — Bataille de Pharsale, Pompée assassiné en égypte,
son tombeau près d'Albano. — Caton, sa vie et sa mort. — La morale dans la politique.
I.
A l'approche des dernières luttes où allait succomber la liberté
romaine, trois hommes qui devaient tenir une grande place dans
ces luttes (1) se trouvaient à Rome. Pompée était revenu d'Orient
avec une immense gloire. Absent, il semblait devoir être l'arbitre
(i) Cette étude est en quelque sorte le testament littéraire de ni»tre cher et regret-
table collaborateur. En même temps que M. Ampère la préparait à Pau pour la Hevuê,
il mettait la dernière main à son nouveau volume sur l'Histoire romaine à Rome, qui
doit paraître prochainement à la librairie Michel Lévy, et dans lequel ce trarail aura sa
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678 REVUE DES DEUX MONDES.
de la république; mais sa présence le diminuait. U ne savait pas se
rendre populaire, et les efforts qu'il faisait pour le devenir blessaient
de plus en plus le sénat. Cicéron avait joué le premier rôle pendant
son consulat, un coup hardi avait un moment ébloui la foule et lui-
même tout le premier; mais il lui étaH impossible de rester au rang
où les événemens et son courage l'avaient porté. Les patriciens ne
subissaient qu'à regret la reconnaissance qu'ils ne pouvaient lui re-
fuser. Les hommes de guerre n'étaient pas disposés à prendre pour
drapeau la toge du consulaire, à laquelle ils n'admettaient pas que
dussent céder les armes (1). César, jusque-là, n'avait pas joué un
rôle militaire qui pût être comparé à celui de Pompée, ni un rôle
politique égal à celui de Cicéron. U n'avait pas été consul; mais,
par une habileté toujours sûre et qu'aucun scrupule n'arrêtait, il
avait miné le terrain sous les pas de ses rivaux, compromis Cicéron
et le sénat, enfin attiré à lui la popularité, que Pompée, ce grand
conquérant, n'avait pas su conquérir.
Le jour où expirait son consulat, Cicéron se présenta au pied de
la tribune pour y monter et, suivant l'usage, rendre compte au
peuple de ce qu'il avait fait pendant la durée de sa charge. Le tri-
bun Metellus y avait pris place et lui défendit de parler : celui qui
avait fait mettre à mort des citoyens romains sans les entendre ne
méritait pas d'être entendu. Cet outrage était un avant-coureur des
récriminations qui attendaient le consul dès qu'il aurait déposé le
pouvoir; mais ce fut pour Cicéron un dernier triomphe. Il insista
sur son droit de jurer que dans l'office qu'il venait de remplir il
n'avait point démérité; U fallut y consentir. A la tribune, à côté
d'un ennemi acharné, en présence de ce peuple ébranlé, Cicéron
eut un mouvement sublime, et, changeant la formule ordinaire du
serment, il s'écria : « Je jure qu'à moi seul j'ai sauvé la république
et cette ville! » Ce cri d'un noble orgueil alla au cœur du peuple,
qui lui répondit par des acclamations, et quand, simple citoyen, il
rentra dans la maison des Carines, où il logeait encore, la foule
l'escorta comme au jour où il avait triomphé de la conjuration de
Catilina. A partir de ce moment, Cicéron cesse de jouer un rôle po-
litique; pénétré du sentiment de sa faiblesse, il se résigne à plier
sous César et Pompée, mais non sans amertume. N'ayant pour se
place. Le 26 mars au matin , nous recevions les dernières corrections de M. Ampère , et
le 27 la triste nouvelle d'une mort prématurée que rien ne faisait prévoir.
Voyeï, pour cette série, les Commencemens de la liberté à Rome dans la Bévue du
1** décembre 1801 et les iMttes de la liberté (!*' septembre 1863). Voyez aussi dans la
série sur V Histoire romaine à Rome les Derniers temps de la République (15 juillet 1855].
(i) Cédant arma togœ, avait dit Cicéron dans le poème qui était une gloriflcation de
son consulat.
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LA FIN DE LA LIBERTE A ROME. 679
consoler de l'ingratitude qu'il sentait venir autre chose que la con-
science de sa gloire, n'était-il pas excusable de revenir trop souvent
sur le grand acte qui l'a justement immortalisé, et de se rendre à
lui-même, avec trop de complaisance sans doute, une justice que
tout le monde ne lui rendait point?
César voulait être consul; pour cela, il était revenu en toute hâte
d'Espagne, il avait sacrifié le triomphe au Capitole pour le triomphe
au Champ-de-Mars : il l'avait obtenu, il était consul. Maintenant,
ce dont il avait besoin, c'était de triompher au Forum. Avant d'y
paraître, il proposa dans le sénat une loi agraire qui n'était plus,
comme au temps des Gracques , une revendication des terres usur-
pées par les riches sur l'état, mais une aliénation des terres de l'état
au profit des plébéiens pauvres et chargés d'enfans. C'était une loi
populaire, le consul se faisait tribun. La loi était sage et ses dispo-
sitions habilement combinées. Il semble que Caton eut tort de s'y
opposer; mais sa clairvoyance, à laquelle on n'a pas rendu justice,
découvrait le but auquel César voulait arriver par la popularité. Il
vint donc dans la curie avec son intrépidité ordinaire pour le com-
battre ; il était seul, toutes les autres voix ou approuvaient ou se
taisaient. César, le traitant comme un perturbateur, donna l'ordre à
un licteur de l'arrêter et de le conduire en prison. Caton se leva
tranquillement pour marcher vers la prison. Ce spectacle émut et
indigna; beaucoup de sénateurs se levèrent aussi et le suivirent; un
d'eux s'écria généreusement qu'il aimait mieux être en prison avec
Caton que dans la curie avec César. César, qui s'arrêtait toujours à
temps, fit relâcher Caton. a Puisqu'on m'y force, dit-il, je vais re-
courir au peuple. »
Le jour des comices, César avait pris ses précautions : un grand
nombre de gladiateurs, d'esclaves et de plébéiens armés de poi-
gnards occupaient le Forum. César parut sur les marches du temple
de Castor et harangua le peuple. Ce jour-là, Caton n'était pas seul;
le collègue de César, Bibulus, dont le temple de Castor rappelait
l'impuissance (1), montra un vrai courage contre cette populace, je
suis bien tenté de dire cette canaille , qui le fit rouler au bas du
temple de Castor, lui jeta sur la tête un panier d'ordures, brisa les
faisceaux de ses licteurs sans que son collègue César intervînt pour
le protéger; ses amis le sauvèrent de la furie populaire, qu'il bravait
résolument, etr l'entraînèrent par la voie Sacrée dans le temple de
Jupiter Stator. Caton, fendant la foule, réussit à gagner un lieu élevé
et essaya de parler au milieu de ce tumulte. Les césariens le saisi-
(1) On comparait Bibulus, consul sans importance, à PoUux, auquel était aussi dédié
ce temple, que dans Tusage on appelait seulement temple de Castor.
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680 REVUE DES DEUX MONDES.
rent et l'emportèrent. Lui, rentrant par un autre côté, s* élança à
la tribune, mais ne put se faire entendre. On voulut le chasser vio-
lemment du Forum; cependant il en sortit le dernier, ferme et in-
domptable jusqu'au bout.
Pompée avait figuré dans la scène du Forum, dans cette scène
tragique mêlée d'incidens burlesques, et il y avait joué, j'en de-
mande pardon à sa grande ombre, le rôle du niais. Tout glorieux
de paraître protéger César, dont il faisait les affaires sans s'en dou-
ter, il était venu se placer à côté de lui et déclarer qu'il approuvait
la loi; elle donnait des terres en Campanie à vingt mille de ses vé-
térans. — Et si l'on résiste à cette loi, lui demanda César, ne vien-
dras-tu pas au secours du peuple? — J'y viendrai avec l'épée et le
bouclier, répondit Pompée : rodomontade séditieuse et maladroite.
Peu de temps après, César s'attachait Pompée par un lien de plus
en lui donnant sa fille Julia.
Cicéron s'était prudemment absenté de Rome pour n'avoir pas à
combattre en face César et Pompée. On le voit à cette époque aller
d'une de ses villas à l'autre, de Tusculum à Antium, d'Antium à
Formies, de Formies à Arpinum. Ses villas étaient son refuge dans
les momens critiques. Les séjours qu'il y a faits tiennent une grande
place dans sa vie politique ; ils en marquent souvent les défaillances.
Pour se consoler, il écrivait en grec l'histoire de son consulat, qu'il
célébra aussi en latin. Atticus lui conseillait un ouvrage difficile
comme le plus propre à distraire de lui-même son attention en l'ab-
sorbant, et le pauvre Cicéron essayait d'un traité de géographie
mathématique; mais ce travail ne l'intéressait pas autant que ses
mémoires, dans lesquels il se proposait, pour se venger, de faire
une histoire secrète de son temps pareille à celle de Théopompe,
mais encore plus remplie d'amertume. Il déclarait ne plus vouloir
songer aux affaires désespérées de l'état et se mourait du désir
d'avoir des nouvelles de Rome, où il vivait constamment par la pen-
sée, et d'où, à vrai dire, durant ses visites à ses villas, ce qui me
donne le droit de l'y suivre, il n'était jamais sorti. « Quand je lis tes
lettres, écrivait-il à Atticus, je crois être à Rome. » A Antium, Pom-
pée lui avait fait en passant une visite, et lui avait renouvelé, au
sujet de Clodius, ces promesses qu'il ne tenait jamais; puis Cicéron
revenait dans la curie, il trouvait César cherchant à le gagner par
des offres qu'il était par momens tenté d'écouter, mais dont l'ac-
ceptation l'aurait compromis, et que le point d'honneur le forçait
de repousser un peu à regret. Alors il s'écriait : « J'aime mieux com-
battre I » Il remarquait qu'au théâtre on avait mollement applaudi
César et saisi une allusion fâcheuse pour Pompée; s'il se retournait
vers Pompée, les irrésolutions de celui-ci augmentaient les siennes.
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LA FIN DE LÀ LIBERTE A ROME. 681
César, qui, lui, n'était pas irrésolu, faisait jouer tous les jours
quelque machine. Un certain Vettius parut dans le Forum, et, avec
la permission du consul César, à la tribune, montrant un poignard
que, disait-il, lui avaient donné Bibulus, Caton et Cicéron pour as-
sassiner César et Pompée. C'était, à en croire Appien, un moyen
dont se servait César pour exciter le peuple. Ce qu'il y a de sûr,
c'est que Vettius, qui avait été arrêté et devait être jugé le lende-
main, fut tué pendant la nuit dans sa prison. Cicéron a formelle-
ment accusé Vatinius, créature de César, d'avoir fait mettre à mort
un f^ux témoin dont il craignait les révélations.
Cicéron allait cependant être livré à Clodius : des deux nouveaux
consuls, l'un, PÎson, appartenait à César, l'autre, Gabinius, à Pom-
pée. César fit agir et Pompée laissa agir Clodius. La loi agraire de
César pouvait se défendre; mais son but secret fut trahi quand on vit
que la plus grande partie des terres de la Campanie était distribuée
aux vétérans de Pompée. En cajolant le peuple. César voulait payer
une dette de son complaisant rival et achever de le séduire. Du reste,
toute sa conduite à ce moment est celle d'un démagogue accompli.
Consul, U cesse de paraître dans la curie et transporte le gouverne-
ment dans le Forum ; il remet à ces traitans enrichis par le pillage
des provinces qu'on appelait les chevaliers un tiers de leur ferme;
il appuie Clodius, qui avait déshonoré sa femme, mais qui l'aida
aussi à obtenir la province de la Gaule et l'illyrie pour cinq ans avec
quatre légions. C'est là ce que voulait César et ce qui relève par
la grandeur du but les manœuvres peu dignes auxquelles il avait fait
descendre sa politique. Par cette émeute du Forum à laquelle il
avait présidé, il s'était assuré la Gaule à soumettre ; il avait conquis
sa future conquête.
César avait eu besoin de Clodius et avait porté la loi qui le trans-
férait dans une famille plébéienne. Suivant la coutume antique, le
père de Clodius aurait paru avec lui dans le Champ-de-Mars, de-
vant les centuries assemblées, et aurait dit trois fois : « Je te vends
{mancipo) ce fils qui est mien. » Et le père adoptif, mettant la main
sur Clodius, eût répondu en jetant dans une balance une pièce de
monnaie : « Je déclare que cet homme est mien par le droit des
Quirites, et que je l'ai acheté avec cette pièce d'airain et cette ba-
lance d'airain, » car on achetait un fils à peu près comme un es-
clave. L'année d'avant, un tribun avait voulu évoquer l'affaire de-
vant les centuries au Champ-de-Mars; mais tout se passa autrement.
Cicéron venait de prononcer un discours sur le malheur des temps.
César était consul; le discours lui déplut, et sur-le-champ, par une
loi curiatay il déclara Clodius plébéien. Tout se passa dans le comi-
tium, avec l'approbation des trente licteurs qui représentaient les
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682 REVUE DES DEUX MONDES.
trente curies. Désormais Clodius ne faisait plus partie de la gens
Claudia; il était plébéien et pouvait être tribun. C'était Mirabeau
prenant une patente de drapier pour pouvoir représenter le tiers-
état.
Avant de quitter Rome, César voulait en éloigner Cicéron; il ne
pouvait refuser cela à son ami Clodius, auquel il devait tant. D'ail-
leurs il ne se souciait pas de laisser derrière lui le défenseur élo-
quent du sénat, dont les paroles, plus hardies que la conduite,
pourraient en son absence avoir quelque danger et peut-être en-
traîner Pompée. César campa donc durant plusieurs mois aux iv)rtes
de Rome avec son armée, qu'il avait mise sous les (jpdres d'un frère
de Clodius, de manière à pouvoir assister aux assemblées tenues
hors de la ville et soutenir de sa présence les manœuvres du fac-
tieux tribun. Clodius convoqua les plébéiens dans le cirque Flami-
nius, qui était hors des murs, et où César pouvait paraître; il les
harangua avec sa violence accoutumée, et provoqua chez quelques-
uns une désapprobation que Cicéron a peut-être exagérée. César
dit qu'on savait ce qu'il pensait, que la mort des conjurés était con-
traire aux lois (1); puis il conseilla l'oubli des choses passées, s'en
reposant sur les consuls du soin d'accuser ouvertement Cicéron. Le
fils de Crassus prononça quelques mots en sa faveur, et Pompée
l'abandonna. Cicéron alla implorer son appui dans sa villa près
d'AJbe, et, il nous l'apprend lui-même, tomba à ses genoux. Pom-
pée, sans daigner le relever, lui répondit qu'il ne pouvait rien faire
contre la volonté de César. Lorsque Cicéron se présenta de nouveau
à la porte de VAlbanuniy Pompée, pour ne pas le recevoir, à en
croire Plutarque, pendant que Cicéron entrait par une porte, sortit
par une autre.
Le consul Gabinius convoqua le sénat dans le temple de la Con-
corde, « ce temple, disait Cicéron, qui rendait présente la mémoire
de mon consulat. » Le sénat était pour lui, mais timidement. Gabi-
nius refusa l'entrée du temple à une députation composée d'un cer-
tain nombre de chevaliers, conduite par plusieurs sénateurs, parmi
lesquels on aime à voir le rival de Cicéron, Hortensius. Comme ils
se retiraient, Clodius fondit sur eux avec sa bande, Hortensius
courut quelque danger, et un autre sénateur fut si maltraité qu'il
en mourut. Dans le temple, on discutait avec violence; Gabinius,
qu'irritait la résistance du sénat, s'emporta, et déclara que Cicéron
était coupable. Alors les sénateurs décidèrent qu'ils prendraient le
deuil. Gabinius, furieux, laisse là le sénat rassemblé par son ordre,
(i) A Rome, on avait toujours le droit, pour les crimes politiques, d'échapper à la
mort par Texil.
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LA FIN DE LÀ UBERTE A ROME. 683
descend au Forum, monte à la tribune, dit que le sénat importe
peu, que les chevaliers expieront leur audace, que le temps de la
vengeance est venu, et, par un édit rendu avec soncollègue Pison,
il interdit le deuil aux sénateurs. Cicéron ne voulut pas prolonger
une lutte impossible, et résolut de s'exiler volontairement; mais,
avant de partir, il monta au Gapitole et dédia dans le temple de
Jupiter une statue de Minerve. Mettant Rome sous la protection de
la déesse de la sagesse pendant qu'elle serait privée de sa propre
sagesse, il sortit de la ville à pied, de grand matin, par la porte
Capène, et suivit la voie Appienne pour gagner la Campanie et la
Sicile. Quelles durent être ses pensées dans ce triste départ, s'il se
retourna pour regarder une dernière fois le Palatin, où il laissait sa
belle maison, sa femme, son (ils, sa fille, qu'il aimait si passionné-
ment, et ce Gapitole où il avait obtenu, malgré César, la condam-
nation des complices de Catilina! César prenait aujourd'hui sa re-
vanche. Je n'ai pas à suivrç Cicéron dans son exil, et j'en éprouve
peu de regrets; 11 y montra un abattement, une faiblesse, une occu-
pation de soi et un oubli de la chose publique dont les témoignages
arrivaient trop souvent à Rome dans ses lettres. Il se reprochait de
vivre, il se regrettait et pour ainsi dire se pleurait lui-même. Cette
faiblesse n'était pas suffisamment excusée par sa tendresse pour les
siens et par ce besoin d'être à Rome que Cicéron trahit à chaque
page de sa correspondance, tout en affirmant que nul lieu n'est plus
triste à habiter pour un bon citoyen.
Dès que Cicéron eut quitté Rome d'un côté, César s'en éloigna
de l'autre et partit pour la Gaule, où tant de gloire l'attendait. Ci-
céron avait été, après son départ, banni à perpétuité, et Clodius
avait affiché sur la porte de la curie une défense de rapporter
jamais la loi qui le frappait. La belle maison qu'il avait achetée
après son consulat sur le Palatin fut mise au pillage, puis incendiée
et renversée. Sa courageuse femme Terentia fut obligée de se réfu-
gier dans le collège des vestales, heureusement peu éloigné de sa
demeure, et dans lequel était sa sœur Fabia. Elle en fut arrachée
et traînée chez un des banquiers du Forum pour déclarer qu'elle
garantissait qu'il ne serait pas touché à l'argent laissé par Cicéron.
Enfin, dernière insulte, une misérable créature de Clodius éleva sur
l'emplacement de sa maison rasée une statue à ce patron bien digne
de lui, et Clodius y érigea une statue à la Liberté; ce qui faisait dire
à Cicéron : <( La liberté est dans ma maison comme la concorde est
dans la curie. » Cette statue de la Liberté était le portrait d'une
courtisane grecque enlevé à un tombeau par le frère de Clodius. Les
villas que Cicéron possédait près de Tusculum et à Formies éprou-
vèrent le même sort que sa maison du Palatin. A Tusculum, Gabi-
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68â REVUE DES DEUX MONDES.
nius, son voisin , fit transporter des arbres de la villa de Cicéron
dans sa propre vUla.
Cicéron en Grèce , Caton dans Tlle de Chypre et César en Gaule,
Pompée était resté seul à Rome; mais il s'y trouva plus embarrassé \
que jamais. Clodius, à qui lâchement il avait livré Cicéron, ayant
obtenu de sa faiblesse ce qu'il voulait, se tourna contre lui. Pompée
fut assiégé dans sa propre demeure. Clodius la fit entourer par une
troupe de bandits, à la tête desquels était un de ses affranchis, et que
le préteur Flavius tenta en vain de repousser. Clodius menaça Pom-
pée de jeter par terre sa maison des Carines , comme il avait fait
abattre celle de Cicéron sur le Palatin. C'était un grand nivdeur
que ce Clodius. Gagné par Tigrane, roi d'Arménie, que Pompée gar-
dait dans son Albanum, Clodius alla l'enlever. Le sénateur chargé de
la garde du roi captif voulut le reprendre : il s'ensuivit une bataille
sur la voie Appienne, au quatrième mille, et un ami de Pompée,
Papirius, périt dans la mêlée. On arrêta un esclave de Clodius armé
d'un poignard qui confessa avoir eu le dessein de tuer Pompée dans
le temple de Castor, au milieu du sénat. Clodius s'empara de ce
temple, en détruisit l'escalier, y transporta des armes et en fit une
forteresse de l'émeute. Devant le tribunal, siège de la justice, il en-
rôlait publiquement des hommes perdus. Il attaqua le consul Gabi-
nius lui-même et brisa ses faisceaux. Pompée, soit qu'il redoutât
les violences de Clodius, soit plutôt qu'il voulût paraître les craindre,
ne sortait plus, restait enfermé dans ses jardins d'en haut, et s'y en-
tourait d'une garde nombreuse.
Cicéron a fait de la situation de Rome, avant son départ et pour
le justifier, une peinture oratoire sans doute, mais où il n'y a pas
beaucoup d'exagération, et que l'on peut tenir pour vraie dans les
principaux traits. « Dans une ville où le sénat était sans pouvoir, où
tout était impuni, où on ne rendait plus la justice, où le Forum était
livré à la violence et au glaive, où les particuliers étaient protégés
par les murs de leur maison, non par le secours des lois, où les tri-
buns du peuple étaient blessés sous vos yeux , quand on marchait
contre la demeure des magistrats le fer et le feu à la main, quand les
faisceaux des consuls étaient brisés et 'qu'on incendiait les temples
des dieux immortels, j'ai pensé que l'état n'existait plus. » Cicéron,
pendant son exil encore plus que lorsqu'il séjournait dans ses villas,
est tout entier à Rome. « Que se fait-il? que penses-tu de ce qui se
fait? écrit-il sans cesse à son ami Atticus. Où en est l'affaire de mon
rappel ? » Telles sont les questions qui remplissent toutes ses lettres.
« Reverrai-je ma femme, ma fille, mon fils? Me rendra-t-on mes
biens, ma maison? » De loin il assiste avec anxiété à chaque péri-
pétie politique; en ce qui le concerne, il voit toutes les difficultés,
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LA HN DE LA LIBERTÉ A ROME. 685
toutes les complications : s'il accepte l'appui que lui offrent quel-
ques grands personnages, cela ne le brouillera-t-il pas avec les tri-
buns qui ont pris son parti, et comment refuser cet appui? « Fais
sonder Pompée, dit-il à Atticus, par son affranchi Théophane; in-
forme-toi des intentions de César auprès de ses amis, des disposi-
tions de Clodius auprès de sa sœur Clodia. » Pomponius Atticus , le
correspondant principal de Gicéron, convenait admirablement à ce
rôle et était très en mesure de lui apprendre ce qui se passait à
Rome, car Atticus était ami de tout le monde (1). Ce fut un modéré
qui sut traverser les derniers temps de la république, si remplis de
luttes et de vicissitudes, sans se brouiller avec aucun parti, et qui
finit par marier sa fille avec le favori d'Auguste, Agrippa; homme
prudent, peu disposé à la résistance, dont il détourna trop souvent
Cicéron, mais conservant une certaine dignité et fidèle à ses amis
dans les disgrâces qu'il ne voulait point partager avec eux. Quand
Atticus n'était pas à Athènes ou en Épire, il vivait dans une belle
maison, située sur le Quirinal, à laquelle était joint un grand parc,
et dans une villa aux pointes de Rome. Il fut enterré dans la tombe
des Caecilii, sur la voie Appienne, vers le cinquième mille, par con-
séquent près du tombeau de Caecilia Metella. Atticus avait placé
dans sa bibliothèque le portrait d'Aristote. Il devait goûter la morale
de celui qui mit la vertu dans un sage milieu. Comptant des amis
dans tous les partis, il avait aussi chez lui les portraits du premier
Brutus, le fondateur de la liberté, et de Sfervilius Ahala, le vengeur
de l'aristocratie.
L'hostilité insolente de Clodius ramena Pompée à Cicéron. Les
premiers qui proposèrent de le rappeler furent des tribuns. L'un
d'eux, Fabricius, vint avant le jour s'établir dans les rostres pour
présenter une rogation en faveur de son retour; mais déjà Clodius,
escorté d'hommes armés, était là : ils avaient occupé pendant la
nuit le Forum, le comitium et la curie. Us empêchent le tribun Cis-
pius d'entrer dans le Forum , se jettent sur son collègue Fabricius
et vont cherchant le frère de Cicéron pour le tuer. Quintus monte à
la tribune, aussitôt on l'en précipite; il va tomber dans le comitium
et s'échappe à grand' peine, protégé par les esclaves et les affran-
chis qui l'accompagnent. Beaucoup de personnes périrent dans cette
mêlée nocturne; les cadavres encombraient les égouts et le Tibre, il
fallut éponger le sang dans le Forum. Un autre jour, le tribun Ses-
tius, favorable à Cicéron, étant venu sans suite au temple de Castor.,
fut attaqué par Clodius et ses sicaires, armés de bâtons, d'épées et
des débris de l'enceinte en bois qu'on dressait dans le Forum pour
(1) Voyez, sur Aïticm, l'étude de M. G. Boissier dans la Aevue du i^'^juin 1863.
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686 REVUE DES DEUX MONDES*
les élections, et qui ce jour-là fut brisée par ces furieux. Sestius»
couvert de blessures, fut laissé pour mort sur la place. On conçoit
que plus tard Gicéron ait plaidé pour lui.
Tandis que Sestius et Milon opposaient leurs bandes aux bandes
de Clodius, le sénat se réunit dans le temple de la Vertu et de l'Hon-
neur, élevé par Marins, le grand parvenu d'Arpinum, le compatriote
populaire de Gicéron. Il y avait dans le choix de ce lieu d'assemblée
une allusion bienveillante au mérite par lequel Gicéron, comme Ma-
rins , s'était élevé aux honneurs. Le sénat invita toutes les villes
d'Italie à bien accueillir sa personne et les habitans des municipes
à venir à Rome, unique moyen de contre-balancer l'ascendant de la
populace urbaine. L'opinion, de plus en plus favorable à Gicéron,
osa se manifester au théâtre : des allusions à son retour y furent
saisies avec empressement; on lui appliqua un vers de tragédie
sur le roi Servius, appelé comme lui Tuliius et qui avait établi la
liberté. Dans le Brutus d'Attius, Facteur ayant prononcé le nom de
Gicéron au lieu de celui de Brutus, on fit répéter plusieurs fois le
vers, et l'on applaudit beaucoup. Des applaudissemens accueillirent
aussi Sestius quand, remis de ses blessures, il parut dans le Forum
pendant un combat de gladiateurs ; ces applaudissemens s'élevèrent
depuis le pied du Gapitole jusqu'à l'extrémité opposée du Forum.
Clodius fut hué et sifflé à son tour, et la petite rue par laquelle il
descendait du Palatin au Forum appelée dérisoirement, du nom de
sa gensy viaAppia. Le sénat tint une séance solennelle dans le temple
le plus auguste de Rome, celui de Jupiter Gapitolin. Pompée, ou-
bliant sa conduite passée, déclara que Gicéron avait agi justement.
Dn autre jour, le sénat décida dans la^curie qu'il rappelait Gicéron.
Après la séance, plusieurs sénateurs descendirent au Forum, haran-
guèrent le peuple et lui communiquèrent la décision du sénat. Gé-
sar avait fait savoir qu'il approuvait.
Vint le grand jour où les centuries, convoquées dans le Ghamp-
de-Mars, devaient prononcer. L'assemblée, grâce aux Italiens ap-
pelés à Rome par le sénat, fut nombreuse, et, grâce aux gladiateurs
de MUon, fut tranquille. Plusieurs personnages considérables sur-
veillèrent les votes. Une seule voix, avec celle de Glodius, s'éleva
contre Gicéron. Pompée fit son éloge et pria toutes les classes de ra-
tifier la rogation appuyée par le sénat; elle fut ratifiée. Le retour
de Gicéron ressembla littéralement à un triomphe, car U lui fut per-
mis d'entrer dans Rome sur un char doré traîné par des chevaux
magnifiquement caparaçonnés. Le tableau de cette entrée brillante
n'a rien perdu sans doute à être retracé par Gicéron lui-même; il a
peint la foule couvrant les toits et les degrés des temples, tandis
qu'il s'avançait de la porte Gapène, suivant la voie des triomphes.
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LA FIN DE LA LIBERTÉ À ROME. 687
la voie Sacrée, traversant le Forum et montant au Capitole pour y
aller rendre grâces aux dieux comme un général victorieux. Il re-
prit la statue de Minerve, qu'il y avait déposée le jour de son départ
pour l'exil, puis rentra sans doute dans la demeure paternelle des
€arines, alors propriété de son frère, car dans cette ville où il triom-
phait il n'avait point de foyer. Sa maison du Palatin n'existait plus,
mais il était dans Rome; il venait de franchir cette porte Capène
par laquelle il en était sorti si tristement seize mois auparavant,
par laquelle il y rentrait si glorieusement aujourd'hui. Le lende-
main, il parla dans le Forum et dans la curie; il avait repris posses-
sion de ses deux anciens champs de triomphe.
Clodius, vaincu dans le sénat et dans le Champ-de-Mars, ne se
découragea point; la rue lui restait. Il y avait alors une disette de
blé à Rome; Clodius en rejetait la faute sur Pompée, et le peuple
au théâtre l'en accusait. Clodius affirmait que les Italiens accourus
dans l'intérêt de Cicéron avaient affamé la ville. Il organisa des
troupes d'enfans, nous dirions de gamins^ qui allèrent crier sous
les fenêtres de Cicéron : « Du blé I du blél » Une foule furieuse se
précipita dans l'enceinte où l'on célébrait les jeux mégalésiens, et,
•interrompant peut-être une pièce de Térence, se rua sur la scène.
Conduite par Clodius, elle assiégea le sénat dans le temple de la
Concorde; mais un grand nombre de citoyens se porta vers le Capi-
tole et la dispersa. Cicéron retrouvait Rome aussi turbulente qu'il
ravait laissée. C'est sous le coup de la terreur inspirée par de pa-
reils désordres, c'est dans cette séance menacée du Capitole, que
€icéron proposa de conférer pour cinq ans à Pompée un pouvoir ab-
solu en tout ce qui concernait l'alimentation publique. Cicéron s'é-
tait d'abord renfermé chez lui; mais, sommé de paraître au sénat,
apprenant d'ailleurs que la bande de Clodius avait été rejetée dans
le Champ-de-Mars, il vint donner cette marque de confiance et de
reconnaissance à Pompée.
La grande affaire de Cicéron après son retour fut d'obtenir l'an-
nulation des mesures qui l'avaient dépouillé. Peut-être le voit-on
trop occupé à cette époque de cet intérêt particulier; mais ce n'était .
pas seulement pour lui une question d'argent, il y allait de sa di-
gnité. On l'avait traité comme un outlaw^ Clodius avait fait raser sa
maison du Palatin après y avoir mis le feu; par une dérision inso-
lente, il avait consacré le terrain qu'elle occupait à la Liberté : c'é-
tait déclarer la mort des complices de Catilina un acte de tyrannie, la
plus odieuse, la plus dangereuse des accusations à Rome, et contre
laquelle Cicéron se devait à lui-même de protester. D'ailleurs cette
maison lui était chère; il s'écriait dans son exil : « Je regrette la lu-
mière (de Rome), le Forum, ma maison. » C'est, écrivait-il, ce que
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688 KETOE DES DEUX MONDES.
j'aime le plus au monde; aussi il disait s'être surpassé dans le dis-
cours qu'il prononça pour que l'emplacement du moins lui en fût
rendu. Elle était le symbole de son élévation; en quittant les Ca-
nnes, après son consulat, pour le Palatin, il avait passé du quartier
de la finance dans le quartier patricien. Ce changement de demeure
avait été comme le sceau de son anoblissement. Aussi Clodius troa-
vait-il que c'était une grande impertinence à un manant d'Arpinum
de loger sur le Palatin. En effet, le Palatin, et surtout cette partie
occidentale du Palatin, était habité par les plus grandes familles de
Rome. Tout à côté de la maison de Gicéron s'élevaient celle de Car
tulus avec son portique triomphal orné des dépouilles des Cimbres
et un toit en dôme, celle d'^milius Scaurus, de qui la magnificence
était célèbre autant que la probité suspecte, et que Cicéron eut le
tort de défendre. Celle-ci fut achetée par Clodius; elle se trouvait
derrière la maison de Cicéron, qui en fit l'occasion d'un moi:
« j'élèverai mon toit non pour te regarder d'en haut [despiciam],
mais pour que tu ne puisses voir [aspicias) cette ville dont tu as
voulu la ruine. » A côté de Clodius demeurait sa sœur Clodia,ce
qui donnait lieu à Cicéron d'injurier son ennemi de plusieurs fa-
çons, tantôt lui reprochant trop de tendresse pour cette sœur que
dans le discours pour Cœlius il peint comme une déboutée capable
de tous les crimes, ayant des jardins aux bords du Tibre pour voir
nager les jeunes Romains, et qu'il appelle la Médée du Palatin, tan-
tôt accusant Clodius d'avoir élevé à travers le vestibule de Clodia
un mur qui l'empé^îhait d'entrer chez elle.
La maison de Cicéron avait été occupée par l'orateur Grassos,
un des devanciers de Cicéron dans l'éloquence, puis par Crassusle
tx'iumvir, avec Pompée et César un des trois plus grands person-
nages de Rome et le plus riche. Elle était ornée de colonnes de
marbre grec, ce qui avait fait appeler l'orateur Crassus la Vénus du
Palatin. C'était une fort belle maison, comme devait être celle de
Crassus, dives^ le riche. Elle était sans doute tournée au midi, po-
sition alors, comme aujourd'hui, désirajble à Rome pendant l'hiver;
l'été, Cicéron avait à choisir entre ses nombreuses villas. De ses fe-
nêtres, il voyait le brUlant quartier étrusque et le mouvement du
port marchand sur le Tibre. De l'autre côté, il avait la vue du Forum
et de la tribune; aussi dit-il que sa maison est en vue de toute la ville,
dont elle regarde la partie la plus importante et la plus fréquentée,
et cette position de sa demeure lui fournissait des apostrophes élo-
quentes. Les fenêtres étaient étroites, ce que son architecte C}TUS
soutenait être favorable à la perspective. Cicéron y logea un fils de
roi, le fils d'Ariobarzane, roi d'Arménie, selon l'usage romain de
mettre ainsi ces hôtes illustres dans la demeure des citoyens con-
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROME. 689
sidérables et sous leur garde. Si l'on en croyait une anecdote rap-
portée par Aulu-Gelle, certaines circonstances de l'achat de cette
maison ne feraient pas grand honneur à Cicéron. Pour la payer, il
aurait reçu clandestinement un prêt considérable d'un accusé qu'il
s'était chargé de défendre, P. Sylla, et comme la chose transpirait,
il aurait affirmé n'avoir rien reçu, a aussi vrai, aurait-il ajouté, que
je n'achèterai pas la maison. » Plus tard, il eût répondu aux repro-
ches que ce jésuitisme méritait : a Un père de famille prudent doit
toujours dire qu'il ne veut pas acheter, afin d'éviter la concurrence.»
Méprisons cette anecdote, et faisons comme César, qui, dans le re-
cueil des bons mots de Cicéron circulant par la ville, reconnaissait
sur-le-champ ceux qui n'étaient point de lui.
Cicéron plaida pour être réintégré dans sa propriété du Palatin
devant un tribunal ecclésiastique, le collège des pontifes, probable-
ment dans la Curia Calabra. Le grand-pontife César était absent,
il guerroyait contre les Gaulois; sans cela, c'est lui qui aurait jugé
Cicéron. Clodius, en consacrant le terrain où s'élevait la maison du
consulaire à la Liberté, prétendait lui avoir donné une attribution
sacrée qui devait empêcher tout retour au propriétaire. Heureuse-
ment pour Cicéron, le tribun, peu au courant de la procédure reli-
gieuse, avait négligé quelques formalités; les pontifes lui donnèrent
tort sur ce qu'on pourrait appeler le point de droit canonique : au
civil, le sénat prononça, dans le même sens, un arrêt en faveur de
Cicéron.
Ce procès au sujet de la maison de Cicéron offre quelques détails
qui peignent le temps et font connaître ce que pouvait se permettre
un homme tel que Clodius. Clodius, dont la maison était placée der-
rière celle de Cicéron et par conséquent y touchait presque, avait
voulu profiter de l'exil de son ennemi pour s'arrondir à ses dépens;
mais la maison de Cicéron ne lui suffisait pas, d'ailleurs une partie
du terrain avait été consacrée à la Liberté. Clodius eut envie d'une
maison attenante, celle d'un nommé Sejus. Sejus déclara qu'il ne la
vendrait pas, et que Clodius ne l'aurait jamais de son vivant. Clo-
dius le prit au mot, l'empoisonna, et acheta sa maison sous un nom
emprunté. Il put ainsi établir un portique de trois cents pieds qui
allait rejoindre celui de Catulus et rappelait de moins glorieux sou-
venirs. Le portique de Catulus lui-même avait été détruit par Clo-
dius. Catulus était dans le parti du sénat; les consuls, complices du
séditieux tribun, avaient fermé les yeux. Cicéron se hâta de faire
reconstruire sa maison. Il indique plusieurs fois dans ses lettres à
quel point cette reconstruction est arrivée, et de sa villa de Cumes
écrit à Atticus pour le remercier de ce qu'il est allé fréquemment
surveiller les travaux. Après la décision des pontifes, Clodius, avec
TOM£ L. — 1864. 44
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690 REVUE DES DEUX MONDES,
une effronterie sans pareille, vint déclarer à la tribune qu'ils avaient
jugé en sa faveur et que Cicéron songeait à s'installer par la force,
qu'il fallait aller lui résister, défendre la Liberté et son temple. On
ne le suivit pas. Le lendemain, il parla trois heures dans la curie
contre le décret du sénat; mais l'impatience des sénateurs fut si
grande, l'on fit tant de bruit, que le démagogue fut obligé de se
taire et de laisser voter le décret. Le portique de Catulus devait être
relevé aux frais de l'état. On n'en fit pas autant pour la demeure de
Cicéron; Cicéron n'était pas un aussi grand seigneur que Catulus, il
semble même qu'une aristocratie ingrate ait trouvé mauvais qu'il se
permît d'habiter là où habitait un Catulus. On lui conseillait de ne
pas la reconstruire, de vendre le terrain. Une indemnité lui fut ac-
cordée (environ 400,000 francs) pour cette maison du Palatin : elle
lui avait coûté près du double; il reçut 100,000 francs pour sa villa
de Tusculum et 50,000 francs pour sa villa de Formies. Cicéron dé-
clare que les deux dernières sommes étaient très insuffisantes.
Clodius, lui qui ne respectait rien, voulut soulever contre Cicéron
la superstition populaire. Des signes funestes avaient paru, et des
aruspices, ces devins de bas étage, murmuraient que les dieux
étaient irrités parce qu'on avait rendu à un usage profane un lieu
consacré. Clodius s'en faisait une arme contre Cicéron. Cicéron, qui
était augure et connaissait la science augurale, sur laquelle il a
écrit un livre, réfuta ces accusations ridicules par un discours sur
les réponses des aruspices qui fut prononcé dans le sénat. Clodius
ne se tint pas pour battu. A la tête d'un ramas de bandits armés
d'épées et de bâtons, il attaqua Cicéron tandis qu'il descendait la
voie Sacrée et le contraignit à se réfugier dans le vestibule d'une
maison de cette rue dont les amis du consulaire défendirent l'en-
trée. Quand Cicéron voulut rebâtir sa demeure, Clodius arriva avec
son monde, chassa les maçons, renversa le portique de Catulus, déjà
relevé jusqu'au toit, et fit même jeter des torches dans la maison
du frère de Cicéron, qui fut en grande partie brûlée. Quintus avait
conservé le domicile paternel dans les Carines ; mais il l'avait loué
et était venu habiter à côté de son frère sur le Palatin. L'amitié des
deux frères les portait à se rapprocher; ils demeuraient l'un près de
l'autre à Rome et à Tusculum. Cette amitié ne fut que passagère-
ment troublée, et ils se retrouvèrent pour mourir.
La villa de Tusculum tient une grande place dans la vie de Cicé-
ron. Ce nom, consacré par lui dans les TusculaneSy nous représente
son existence philosophique et littéraire, bien que nous sachions
que plusieurs de ses ouvrages ont été composés dans d'autres villas.
Toutes sont liées à la vie de l'écrivain et à l'existence du politique;
elles virent les travaux du premier, elles recueillirent les absences
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LA FIN DE LA LIBERTE A ROME. 601
souvent calculées du second; il y reçut Pompée et Brutus. Le Tus-
culanum de Cicéron était sa villa préférée. « Là, disait-il, je me re-
pose de toutes mes fatigues et de tous mes ennuis; non-seulement
l'habitation, mais la seule pensée de ce lieu me charme. » Cette re-
traite était toujours à sa portée, il pouvait en deux heures échapper
aux agitations, aux inquiétudes que lui faisaient une situation diffi-
cile, un caractère d'autant plus irrésolu que son esprit était plus
pénétrant, et là, à cinq lieues de la ville, recevoir des nouvelles
toutes fraîches, écouter de près tous les bruits de Rome, dont il était
singulièrement avide. La villa de Cicéron avait appartenu à Publius
Sylla, et probablement avant lui au dictateur. Elle était destinée à
passer du plus impitoyable des hommes à l'un des plus humains.
Cette villa, qui contenait un xyste^ c'est-à-dire un parterre avec des
allées couvertes, était formée de terrasses, comme Tétaient presque
toujours les villas antiques, et comme le sont fréquemment aussi les
villas modernes. Cicéron, plein des souvenirs d'Athènes, avait ap-
pelé la terrasse supérieure le Lycée et l'inférieure Y Académie. Il se
plaisait à orner sa demeure champêtre de statues, de tableaux, de
terres cuites, d'objets d'art de toute espèce, qu'il priait son ami At-
ticus de lui envoyer de Çrèce, mais dans lesquels il semble n'avoir
jamais vu qu'un moyen de décoration (1).
On montre, aux lieux où fut Tusculum, des ruines qu'on appelle
la maison de Cicéron, Ce ne sont ni les ruines de la maison de Ci-
céron, ni même les ruines d'une villa; comme on n'en peut douter,
quand on les voit avec M. Rosa, ce sont des conserves d'eau au-des-
sus desquelles était Yarea d'un temple. La villa de Cicéron, située
sur le flanc de la montagne qui domine Frascati, et non au som-
met de cette montagne, était beaucoup plus bas que ces préten-
dues ruines; tout porte à la placer dans une des villas qui sont au-
dessous de la Rufinella, laquelle aurait remplacé la grande villa
de Gabinius, et quelque part dans le voisinage de la belle villa Al-
dobrandini, où l'eau Grabra, mentionnée par Cicéron, coule encore,
et, unie aux fraîches ondes de l'Algide, chanté par Horace, forme la
belle cascade qui tombe en face du Casin. C'est donc là qu'il faut
aller chercher Cicéron; c'est là qu'il était tout entier avec sa double
condition d'homme politique et d'homme littéraire, l'une qui lui
causa tant de mécomptes, l'autre qui lui à donné tant de gloire. Là
on le suit sous ses ombrages, occupé jusqu'à la passion des grands
intérêts de Rome et aussi de toutes les intrigues qui viennent les
(i) Cependant il faisait passer quelquefois la beauté de Tart avant le mérite de la
convenance ; il avait acheté des bacchantes pour décorer sa bibliothèque : des muses
auraient mieux valu, dit-il, mais les bacchantes sont bien Jolies, pulcheUœ sunt, {Ad
Fam.y vn, 23.)
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692 REVUE DES DEUX MONDES.
traverser, ou plongé dans l'étude de la philosophie et des lettres.
La littérature le console, et la politique Tafllige presque toujours;
mais, cela soit dit en son honneur et pour servir de leçon à tous
ceux qui tiennent une plume, Tune ne lui fit jamais oublier Tautre.
Depuis son retour de Fexil, la situation politique de Cicéron était
bien abaissée : il était rentré à Rome par la protection de Pompée
et par le pardon de César; Glodius le menaçait et l'effrayait tou-
jours. Cicéron se voyait forcé à bien des complaisances pour se
ménager l'appui de deux hommes dont il avait eu à se plaindre et
dont il avait besoin. Dans la première ardeur du succès, il l'avait
pris d'assez haut : il était allé au Capitole arracher les tables de
bronze sur lesquelles étaient gravées les lois de Clodius; il avait en
toute occasion célébré à pleine voix sa conduite dans l'affaire de
Catilina, ce qui ne pouvait plaire à César; il avait traité avec la der-
nière violence Vatinius, un de ses instrumens; il avait pris part au
projet de révoquer la loi agraire de Campanie. Bientôt pourtant cette
belle ardeur s'était refroidie, et pendant la discussion de cette loi
il avait fait comme il faisait volontiers toutes les fois que son rôle
dans la curie l'embarrassait : il était allé visiter ses villas. Cette
fois il avait éprouvé tout à coup le besoin d* arranger sa bibliothèque
d'Antium. Enfin il se rapprocha décidément de son ancien persé-
cuteur. Dans le discours sur les provinces comulaireSy Cicéron de-
manda qu'on laissât la Gaule à César, et profita de cette occasion
pour se réconcilier avec lui en plein sénat, ce qui était se donner,
après lui avoir envoyé un poème en son honneur composé en grand
secret à la campagne, et dont l'auteur avait fait mystère même à
son fidèle Àtticus.
La situation de Pompée n'était pas meilleure que celle de Cicéron.
Cette intendance des vivres qu'on lui avait accordée pour cinq ans
n'était point ce qu'il lui fallait; elle ne servait qu'à le rendre aux
yeux de la foule responsable de la disette et de la hausse du prix
des blés. Il aurait voulu un grand commandement; mais cette pro-
position, mise en avant par un tribun de ses amis, déplut tellement
au sénat, dont la défiance croissait toujours, que Pompée fut obligé
de la désavouer. Pour avoir une flotte et une armée, il désirait être
chargé de replacer sur le trône d'Egypte Ptolémée Auletès, que son
frère en avait chassé. Ce roi fugitif demeurait dans la villa albainc
de Pompée ; il y tenait un comptoir de corruption, empruntant pour
acheter les sénateurs. Un jour, il prit la fuite, tandis que Pompée
était en Sicile occupé à surveiller des envois de grains, et probable-
ment d'accord avec lui; mais l'on découvrit que les livres sibyllins
défendaient la guerre, et Pompée dut renoncer à la faire. Il retrou-
vait Clodius toujours menaçant, le sénat toujours mal disposé. H
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LA FIN DE LA LIBERTE A ROME. 695
finit par avoir tout le monde, même Cicéron, contre lui. De déses-
poir, il se jeta dans les bras de César : c'est ce que César attendait.
Pompée alla le rejoindre à Lucques, qui faisait partie de la pro-
vince de Gaule et où César venait T hiver, aussi rapproché de Rome
que la loi le permettait, compléter par ses intrigues les résultats de
ses victoires. Crassus y vint aussi de son côté. Un pacte fut formé
entre eux, tout au profit de César : il aiderait de son influence à
Rome et de l'or des Gaulois l'élection de Pompée et de Crassus au
consulat, eux feraient prolonger de cinq ans son commandement en
Gaule, et obtiendraient les troupes et l'argent dont il aurait besoin.
Pompée et Crassus furent en effet nommés consuls; mais, après
une bataille dans le Champ-de-Mars et une victoire moins glorieuse
que celles de César en Gaule, Caton, jugeant avec raison qu'il y avait
là un combat à livrer pour la liberté à des ambitieux ligués contre
elle, se rendit, avec son candidat Domitius, dans ce même Champ-
de-Mars avant le jour. Des hommes armés y étaient déjà embusqués
pour les repousser; les torches qui fes précédaient furent éteintes,
un de ceux qui les portaient fut tué. Caton, blessé au bras droit,
tint ferme et encouragea Domitius à l'imiter; mais celui-ci eut peur
et se sauva. Bientôt après, ce fut Caton qui sollicita la préture pour
résister aux consuls et pour empêcher qu'elle ne fût donnée à cette
âme damnée de César, Vatinius, à qui son impopularité faisait cruel-
lement expier sa bassesse , à tel point qu'il fut obligé de demander
aux édiles d'obtenir du peuple qu'on ne lui jetât plus de pierres,
mais seulement des fruits à la tête. La première tribu appelée
ayant voté pour Caton, — l'on considérait ce vote comme très im-
portant, souvent il était décisif, — Pompée prétendit qu'il avait
entendu tonner, et l'élection fut remise à un autre jour. Cette fois-
là. Pompée et Crassus « ayant, dit Plutarque, répandu beaucoup
d'argent et chassé du Champ-de-Mars tous les gens honnêtes, »
Vatinius fut nommé par la violence. L'indignation était générale.
Une assemblée populaire se forma dans le Champ-de-Mars sous la
présidence d'un tribun; on voulait tuer Crassus et Pompée. Caton
apnonça les maux qui allaient fondre sur la république; il fut re-
conduit dans la ville et jusqu'à sa maison par une foule immense.
Quand on croit que pour être politique il est nécessaire de n'être
pas honnête, on traite Caton de rêveur; Caton au contraire jugeait
parfaitement la situation de l'état romain. Il voyait les périls, seu-
lement il ne pensait pas que se livrer fût se sauver. Il prédit très
clairement à Pompée ce qui adviendrait de sa complicité avec César,
l'avertissant qu'il se mettait César sur le cou et lui annonçant le
jour où il ne voudrait plus le porter et ne pourrait pas le jeter par
terre. Dans la mêlée, le vêtement de Pompée fut taché de sang. Ce
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69A REYUE DES DEUX MONDES.
vêtement, rapporté dans sa maison, fit croire à Julie que son époux
était dangereusement blessé; elle était grosse, la terreur détermina
un accident qui, dit-on, amena sa mort après une seconde gros-
sesse. Il paraît que la fille de César, unie à Pompée dans un des-
sein politique, aimait sincèrement son mari; les sentimens naturels
rencontrés au milieu des haines de parti font du bien.
Gaton est un intrépide soldat de la liberté, d'une liberté sans doute
orageuse et menacée, mais qui, malgré ses abus et ses dangers, va-
lait mieux que la servitude, car, pour qui porte uu cœur d'honmfie,
tout vaut mieux que la servitude. Gaton combat vaillamment et sans
relâche dans la curie, dans le Ghamp-de-Mars, dans le Forum. Tre-
bonius, un tribun gagné par Pompée, vint proposer de lui accorder
par une loi, pour son commandement en Espagne, où il n'était pas
allé, l'illégale prolongation accordée à Gésar pour son commande-
ment dans la Gaule, qu'il avait en partie soumise. Pompée, par va-
nité, voulait obtenir ce qu'avait obtenu Gésar, sans voir que l'éga-
lité du titre ne lui donnerait pas l'égalité de la gloire. Gaton résolut
de s'opposer à cette insolente prétention , que rien ne justifiait. 11
alla au Forum, et demanda deux heures pour parler contre la loi
proposée et faire connaître tous les maux qu'elle entraînait. G'étaît
beaucoup attendre de la patience de ses adversahres; il fut bientôt
interrompu, mais refusa de quitter les rostres. Un licteur vint l'en
arracher. Il continua à parler du pied de la tribune. Le licteur le
saisit et l'entraîna hors du Forum; mais il y rentra, remonta même
à la tribune et invita tous les bons citoyens à le soutenir. Gette fois
Trebonius ordonna, comme dans une autre occasion avait fait Gésar,
de conduire Gaton en prison. Gaton, en y marchant, continuait à
haranguer le peuple, qui le suivait. Il fallut le relâcher.
Le lendemain, la violence consulaire triompha. Aquilius Gallus,
un autre tribun, décidé à s'opposer à Trebonius, s'était caché dans
la curie, qui touchait au Forum, pour être là au moment où le peu-
ple serait rassemblé; on l'y enferma. Gaton, voyant que la loi allait
passer, cria qu'il entendait tonner. J'ai peine à croire qu'il ait eu
recours au stratagème patricien qu'avait employé Pompée; peut-
être tonnait-il en effet, ou prit-il pour le tonnerre quelque bruit du
Forum. Un citoyen le souleva dans ses bras, et il répéta son affir-
mation. Alors le carnage commença. Le tribun Aquilius, qui était
parvenu à s'échapper de la curie, fut blessé, le sang d'un sénateur
coula sous les coups de Grassus, et la loi passa; mais ceux que ré-
voltaient ces indignités se précipitèrent du côté des rostres, où était
la statue de Pompée. Us voulaient la mettre en pièces; Gaton les en
empêcha.
Cependant César avait trouvé dans la Gaule un théâtre digne de
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROME. 695
lui, et il commença d'une manière brillante ces campagnes où il
devait déployer le génie militaire qu'il avait reçu du ciel, comme
tous les autres dons de l'intelligence. A Rome, nous n'avons guère
vu que l'admirable intrigant : en Gaule, s'il nous était permis de l'y
suivre, nous admirerions le grand capitaine; mais il a été mieux
admiré et mieux jugé par un émule de sa gloire. Napoléon. Retenus
à Rome, nous pouvons du moins y observer l'effet qu'y produisirent
ses merveilleuses victoires. Du reste, César absent y était toujours
par la pensée. Toutes ses victoires avaient un but, et ce but était à
Rome. En conquérant la Gaule, César voulait conquérir le pouvoir
suprême, et il ne subjugua les Gaulois que pour subjuguer les Ro-
mains.
César aimait la gloire, mais il aimait encore plus la puissance,
La gloire était pour lui un moyen comme l'intrigue; seulement
c'était un moyen plus noble. Pendant les neuf ans qu'il mit à sou-
mettre la Gaule, César occupa constamment l'imagination des Ro-
mains par des victoires dans un pays à peu près inconnu, rempor-
tées sur un peuple belliqueux dont le nom avait laissé à Rome une
grande terreur, car, seul de tous les peuples du monde, il avait oc-
cupé Rome et fait payer une rançon aux défenseurs du Capîtole.
Quand il commença cette suite de campagnes immortelles. César
laissait à Rome beaucoup d'ennemis; mais, pour le moment, ils
étaient réduits à l'impuissance. Crassus lui appartenait. Pompée
était son allié. Bien qu'il se crût son rival. Pompée ne faisait plus
rien de grand; Clodius soulevait le peuple contre lui; le sénat le
ménageait encore, mais au fond le haïssait et le craignait. Cicéron,
dégoûté de Pompée, se sentait attiré vers César. César, qui le con-
naissait et qui, s'il l'avait desservi comme chef d'un parti contraire,
voulait bien de lui comme instrument. César commençait avec Cicé-
ron ce manège de coquetterie auquel celui-ci ne sut jamais résister.
De cette curie où régnait une aristocratie mécontente de son chef
et n'osant se brouiller avec lui, parce qu'elle n'en avait pas d'autre,
de ce Forum turbulent, de ce Champ-de-Mars où le sang cou-
lait pendant les élections, les yeux des Romains se détournaient
pour se fixer sur le théâtre (J'^ï^e guerre glorieuse, et en même
temps que César entretenait par des succès continuels l'admiration
et l'étonnement, il ne négligeait rien pour satisfaire les ambitions
qui se donnaient à lui. Après' avoir arrêté les Helvétiens aux bords
du Léman et repoussé Arioviste au-delà du Rhin, il revenait dans la
Gaule d'Italie, et là, dit Plutarque, il jouait le rôle de démagogue^
accordant à ceux qui allaient vers lui ce qu'il leur fallait et les ren-
voyant satisfaits de ce qu'ils avaient reçu ou pleins d'espérances.
A la nouvelle des succès de César, une grande joie remplit Rome.
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696 REVUE DES DEUX MONDES.
L'enthousiasme dut être bien vif pour forcer le sénat à décréter
quinze jours d'actions de grâces, ce qui était sans exemple. On n'en
avait accordé que dix à Pompée après la guerre de Mithridate. Ce
fut Cicéron qui demanda cette augmentation : le sénat n'osa pas la
refuser; mais son mauvais vouloir à l'égard de César ne tarda point
à se montrer. Un tribun vint dans la curie proposer l'abrogatioD de
la loi agraire de César, et en attaqua sans ménagement l'auteur. D
ne fut point interrompu. Le sénat écouta en silence; ce silence était
une approbation timide sans doute, mais c'était une approbation.
Le tribun revint à la charge. Cette fois Cicéron fit un discours vé-
hément, mais contre Clodius et non contre César. Tout à coijp on
entendit de la Grécostase, voisine de la curie, les cris que pous-
saient les gens de Clodius, et les sénateurs se retirèrent chez eux.
Pompée était allé à Lucques, où il avait trouvé César entouré de
ce que Rome avait de plus considérable, et ayant déjà une cour avant
d'être souverain. Ce spectacle ne le fit pas réfléchir au danger d'une
alliance qui lui donnait un maître, et il revint à Rome, avec Gras-
sus, servir sans le vouloir les plans de celui qu'il ne savait pas
craindre, aveuglé par sa présomption. 11 fut encore question dans la
curie de l'abrogation de la loi de César, mais cette fois sans qu'on
donnât suite à ce dessein. Les deux cents sénateurs qui étaient allés
complimenter César à Lucques ne pouvaient lui faire une opposl-
tioA bien vive. César fit rappeler à Cicéron par son frère Quintus,
dont il avait fait son lieutenant, la condition qu'il avait mise au
rappel de l'exil : le silence sur la loi de Campanie. Cicéron comprit
le devoir que lui imposait la reconnaissance, comme il l'écrivit à
Lentulus, et partit pour une de ses villas. Il reparut dans la curie
pour appuyer toutes les demandes de César en hommes et en ar-
gent, ainsi que la seconde prolongation de son commandement, puis
de nouveau s'absenta de Rome, où il ne se montra guère que pour
assister aux jeux donnés par Pompée.
Un nouvel étonnement vint saisir les Romains. César avait passé
le Rhin pour aller chercher les Germains dans leurs forêts, qu'on
croyait impénétrables. En dix jours, il avait construit un pont en
bois de son invention sur le fleuve. Il avait fait plus, il avait franchi
la mer et abordé le premier dans cette île de Bretagne qu'on disait,
encore après lui, séparée du monde :
Et penitus loto dirisos orbe Britannos.
Cette double expédition dans une contrée inconnue qui commu-
nique maintenant avec Rome en quelques heures, mais qui sem-
blait alors comme un autre univers, comme une Amérique lointaine
à l'existence de laquelle quelques-uns ne croyaient point, cette ex-
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROME. 697
pédition, assez inutile, ce me semble, au point de vue militaire,
fut très bien conçue au point de vue politique : elle frappa vivement
les imaginations populaires. On dut en parler beaucoup à Rome dans
les boutiques des barbiers et parmi les oisifs qui se rassemblaient
devant la tribune , au bord du canal; ce fut en petit la campagne
d'Egypte du Bonaparte romain. De plus, il paraît qu'on espérait
trouver dans Tîle de Bretagne une sorte d'Eldorado, des mines d'or
et d'argent. Ces richesses, dans la pensée de César, étaient sans
doute destinées à appuyer au Forum et au Champ-de-Mars les can-
didatures de ses partisans. L'enthousiasme à Rome allait croissant,
car cette fois le sénat dut décréter non plus quinze, mais vingt jours
d'actions de grâces. Durant ces vingt jours de fêtes, les travaux ces-
saient; tous les temples étaient ouverts; la foule allait de l'un à
l'autre, chacun selon sa dévotion particulière. Certains momens de
l'année romaine pendant lesquels se succèdent des solennités très
rapprochées peuvent donner quelque idée de l'aspect que la ville
offrait alors. Les exploits de César furent vingt jours durant racon-
tés, commentés, exaltés de mille façons, sans doute avec accompa-
gnement de récits merveilleux et d'aventures incroyables.
Ce transport du peuple romain pour les hauts faits prodigieux
de César était bien naturel, mais il préparait l'asservissement de
Rome. La gloire militaire est la plus dangereuse sirène pour les peu-
ples libres. Caton ne s'y trompa point. Au milieu de l'enivrenoent
général, il éleva une voix sévère. César, après avoir promis à des
ambassadeurs germains de ne pas attaquer avant leur retour, avait
profité d'une agression partielle et désavouée pour violer sa pro-
messe. Peut-être y était-il autorisé par ce qu'on appelle le droit de
la guerre, et qui ressemble beaucoup au droit du plus fort; mais
Caton, qui n'aimait pas ces victoires (car il sentait très bien qu'elles
étaient remportées sur la république, et que c'était la liberté de
Rome qui périssait dans les Gaules et en Germanie), Caton se leva
au sein de la curie et prononça ces paroles : « Je demande que Cé-
sar soit livré aux Barbares, pour que la malédiction qui s'attache
au parjure soit détournée de nous et retombe sur son auteur. » Ce
que rapporte Suétone des extorsions et des pillages de César dans
les Gaules justifie la colère de Caton.
La mort de la fille de César fournit à ceux qui ne pensaient point
comme Caton, et ils étaient en grand nombre, une occasion de mon-
trer leur sympathie pour le glorieux conquérant. La voix des tri-
buns entraîna le peuple; du Forum il se précipita vers les Carines,
qui en étaient très proches, et où Julie était morte dans la maison
de Pompée. Le corps fut enlevé et porté dans le Champ-de-Mars,
où l'on n'enterrait que les personnages considérables. Elle alla y at-
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698 REVUE DES DEUX MOINDES.
tendre son père, qui devait être porté au même lieu après elle. On
vit dans ce malheur privé un présage de la division qui allait s'ac-
complir entre César et Pompée, et d'où sortit la guerre civile. Si
Julie eût vécu, elle n'eût rien empêché sans doute ; mais la multi-
tude aime à donner de petites causes aux grands événemens. Cepen-
dant il est possible que cette mort et celle que bientôt après Crassus
alla chercher parmi les Parthes aient hâté une rupture inévitable.
César et Pompée se trouvèrent face à face, sans lien, sans intermé-
diaire, et leur dissentiment ne tarda pas à se montrer; mais avant
de suivre les progrès de ce dissentiment, d'abord voilé, faisons un
retour vers Cicéron et Pompée.
II.
Cicéron s'était peu à peu laissé gagner aux séductions de César;
dans le discours pour les provinces consulaires y il avait hautement
déclaré à la curie sa réconciliation. L'occasion était bonne : on vou-
lait ôter à César l'une de ses deux provinces pour la donner à Ga-
binius, ennemi de Cicéron. En s'opposant à un pareil projet, Ci-
céron satisfaisait son ressentiment, et ne semblait céder qu'à la
justice et à la gloire. Tous les plaidoyers qu'il prononça vers cette
époque prouvent son envie de se rendre agréable à César sans ces-
ser de plaire à Pompée. Il plaida pour Cornélius Balbus, ami de
tous deux, en avouant que c'était surtout par déférence pour Pom-
pée, — de qui Balbus tenait le droit de cité qu'on lui disputât avec
raison, — non sans de grands éloges de César et l'expression un
peu trop vive d'une résignation trop complète à ce qui n'avait pu
s'empêcher. Cicéron défendit Rabirius Posthumus, un usurier chassé
d'Egypte pour ses extorsions, mais que soutenait César. Il défendit,
par un sentiment de reconnaissance personnelle, Plancius, qui lui
avait été fidèle dans son exil. Il eut le malheur de plaider pour Va-
tinius, à qui il avait prodigué les dernières injures, mais que César
protégeait, et à la suite d'une visite de Pompée. Cicéron avait dit
dans son invective contre Vatinius que ce serait une honte de le
défendre, et il le défendit; comme il l'avouait, sa haine n'était pas
libre.
Les faiblesses politiques de Cicéron l'entraînaient à de singulières
faiblesses oratoires; Caton avait eu raison de désapprouver Cicéron,
consul, défendant Murena en dépit d'une loi dont lui-même était
l'auteur. Ce fut bien pis quand il se vanta d'avoir, par un discours
très, élégant [ornatissime)^ fait absoudre Scaurus, qui, du propre
aveu de son défenseur, avait, pour être élu, distribué de l'argent
au peuple. Scaurus s'était entendu avec d'autres candidats pour
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROME. 699
briguer le consulat à frais communs, et Cicéron disait d'eux à Atti-
cus : « Ils seront absous ; mais après cela on ne pourra plus con-
damner personne, n II ajoutait : a Tu me demandes ce que je pour-
rai dire pour eux; que je meure si je le sais! » Malgré le désir de
Pompée, il ne plaida point pour Gabinius, son ennemi mortel, tant
outragé par lui, et qu'il avait accusé d'avoir sacrifié un enfant aux
dieux infernaux; mais il témoigna en sa faveur : c'était déjà trop.
La cause était si mauvaise que les jardins de son gendre Crassipès,
situés près de la porte Capène, ayant été atteints par un débor-
dement extraordinaire , Cicéron disait que Jupiter avait puni ainsi
l'absolution de Gabinius, et lui-même avait concouru à cette scan-
daleuse absolution ! Dn tel rôle ne convient pas à Cicéron ; mais il
l'accepte et le subit. « Tu me demanderas comment je supporte tout
cela. Très bien, et je m'applaudis d'être ainsi. Nous avons, mon
cher Atticus, perdu non pas seulement la sève et le sang, mais jus-
qu'à l'apparence et à la couleur de notre ancienne Rome. Rien dans
la politique ne me plaît, rien ne me satisfait, et je m'en arrange
parfaitement, car je me rappelle combien la république était belle
quand nous la gouvernions, et quel gré on m'en a su! Je ne m'af-
flige point qu'un seul puisse tout, car ceux qui ont vu avec peine
que je pusse quelque chose crèvent de dépit... » Je ne suis pas de
ceux qui insultent Cicéron, et qui, sans tenir compte à cette géné-
reuse et brillante nature de ses intentions droites, de ses nobles as-
pirations, l'accablent sous l'aveu de ses faiblesses : c'est écraser un
oiseau avec la pierre qu'il a fait tomber; je ne consens pas à voir
son dernier mot dans une boutade échappée au découragement et
au désespoir, mais j'aimerais mieux que Cicéron n'eût pas écrit
cette lettre, car, si elle eût été surprise, elle eût réjoui les parti-
sans intéressés de César, qui valaient moins que Cicéron.
On l'applaudissait encore parfois au théâtre, et il s'attachait à ces
dernières marques de la faveur qui lui échappait, comme une co-
quette sur le retour s'attache aux derniers hommages qu'elle reçoit.
« Un envieux seul, écrivait-il, a pu dire que c'était Curion et non
pas moi qu'on a applaudi. » Cicéron, à cette époque de détresse où
il avait besoin de tous les appuis et ne pouvait être mal avec per-
sonne, se réconcilia aussi avec Crassus, qui l'avait autrefois ménagé,
quand César et Pompée l'abandonnaient, pour leur faire contre-
poids, mais qui l'avait abandonné à son tour. La réconciliation fut
scellée par un souper dans les jardins de Crassipès la veille du dé-
part de Crassus pour cette expédition chez les Parthes qui lui coûta
la vie, et simplifia la situation de César en ne lui laissant qu'un rival
à jouer, et un rival bien maladroit. Ce départ de Crassus avait eu
lieu sous des auspices menaçans. Au Capitole, le tribun Ateius Ca-
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700 REVUE DES DEUX MONDES.
pito lui annonça des signes funestes. Arrivé à la porte de la ville,
le peuple ne voulait pas le laisser partir, et il ne put la passer que
protégé par les soldats de Pompée. Le tribun le somma encore de
s'arrêter, ordonna aux serviteurs publics de le saisir et le voua aui
dieux infernaux.
Ce furent les tristesses de sa situation politique qui firent de Ci-
céron un écrivain. Son premier écrit considérable est le Traité de
VOrateur. Gicéron a placé les interlocuteurs de ce dialogue dans la
villa de L. Crassus, près de son cher Tusculanum, non loin duquel
le jurisconsulte Scaevola, un des personnages du dialogue, avait, lui
aussi, une maison. L. Crassus, dont Téloquence était célèbre, et
d'autres Romains de la génération qui avait précédé Cicéron, dis-
cutent sur l'art oratoire sous un beau platane, tel qu'on en pour-
rait trouver encore aux environs de Frascati, non pas, comme les
interlocuteurs du Phèdre de Platon, étendus avec le laisser-aller
des mœurs grecques sur un gazon odorant aux bords de l'Ilissus,
mais gravement assis, dans leur majesté sénatoriale, sur des cous-
sins. Le lendemain du jour qui avait vu le premier de ces entre-
tiens, Crassus, tombé soudainement malade, était couché dans sa
villa de Tusculum. Le jeune Sulpicius et l'orateur Antonius se pro-
menaient sous le portique quand arrivèrent de Rome Q. Ca^us
et C. Julius César Strabo; ayant entendu parler des conversations
de la veille, ils venaient écouter et Crassus et l'autre grand ora-
teur Antonius, qui devait ce jour-là parler sur toutes les parties
de l'éloquence. Crassus y consent à la condition qu'ils passeront
la journée entière chez lui. Cette invitation est faite et acceptée
avec cette courtoisie grave et fine qui était X urbanité romaine, qui
règne dans tout l'ouvrage et qu'on aime à retrouver parmi ces grands
personnages en sortant, comme eux, des violences de la curie et
des turbulences du Forum. On se sépare un peu avant midi : c'est
l'heure en effet où la chaleur se fait sentir le plus vivement à
Rome; puis, après deux heures de repos, on se réunit dans la forêt
voisine, et on reprend les discours du matin dans cet endroit om-
breux et frais [opacus et frigidm ). Cette mise en scène n'offre pas
le charme exquis de celle qu'on admire dans quelques dialogues de
Platon ; mais elle a aussi le sien, elle est locale et vraie. Comme il
est doux de lire le Phèdre au bord de l'ilissus, il y a plaisir à lire
le de Oratore sous les platanes et dans la forêt de Frascati, dont il
reste un peu plus que des beaux arbres qui, au temps de Platon,
ornaient les rives aujourd'hui dépouillées de l'ilissus.
Pendant les neuf ans employés par César à soumettre la Gaule.
Pompée ne fit qu'une chose, son théâtre. C'était sans doute une
grande captation pour les Romains que ce premier théâtre en pierre
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROME. 701
qui contenait quarante mille spectateurs, et était disposé de telle
manière qu'il pouvait servir d'arène, se prêter aux combats de gla-
diateurs, aux exhibitions et aux chasses d'animaux étrangers, comme
aux représentations moins goûtées de l'art dramatique; mais César
donnait d'autres spectacles et montrait de loin au public de Rome
un autre drame : la conquête de la Gaule, intermède héroïque dans
la grande tragi-comédie où il jouait le principal rôle, et dont le dé-
noûment devait être sa mort et celle de la liberté.
Le théâtre de Pompée fut un souvenir de ses Campagnes d'Asie
et de ses anciens succès, qu'il aimait à se rappeler pour se consoler
de n'en plus obtenir d'autres. Tandis qu'il était à Mitylène, après
avoir vaincu Mithridate, il y avait institué, parmi les poètes du lieu,
un concours littéraire dont le thème unique était les hauts faits de
Pompée. Cette circonstance lui avait rendu chère cette ville, qui
était aussi la patrie de l'affranchi Théophane, un Grec auquel il était
fort attaché, et qui avait auprès de lui beaucoup de crédit. Aussi ce
fut le théâtre de Mitylène qu'il voulut imiter à Rome, mais en l'a-
grandissant et l'accommodant aux goûts des Romains. Malgré l'im-
portance et la grande situation de Pompée, bâtir un théâtre avec
des gradins était une innovation hardie. Déjà la tentative avait été
faite et avait échoué devant la sévérité des magistrats, qui crai-
gnaient que, si le peuple pouvait s'asseoir au théâtre, il n'en voulût
plus sortir. Pompée éluda la difficulté par un artifice bien ingénieux
pour lui, et dont l'idée appartenait peut-être à son affranchi Théo-
phane. Au dessus des gradins, il plaça un temple dédié à Vénus
victorieuse : il fallait qu'il y eût du victorieux dans tout ce qui
concernait Pompée. Les gradins se trouvèrent ainsi transformés en
degrés du temple, la scène n'en fut plus qu'un accessoire, et les
jeux, qui à Rome étaient toujours liés à la religion, purent être con-
sidérés comme faisant partie du culte de la déesse.
A en croire Varron, cité par Aulu-Gelle, Pompée, au moment de
faire inscrire sur son théâtre : a pour la troisième fois consul, » au-
rait hésité entre tertio et tertium^ « timidement, » dit Varron, comme
pour indiquer que l'adversaire de César n'osait rien décider, pas
même cela. Cicéron, consulté, pour ne mécontenter aucune opi-
nion, aurait proposé d'écrire seulement tcrt. Cette anecdote de
grammairien est suspecte, mais elle peint bien le caractère de
Pompée, indécis dans les petites choses comme dans les grandes,
et montre Cicéron tel qu'il était alors, très désireux de vivre bien
avec tout le monde et de ne déplaire à personne.
Selon le précepte de Vitruve , le portique du théâtre était der-
rière la scène, et des rangées d'arbres l'embellissaient : il est cité
comme un des lieux de promenade où se rassemblaient de préfé- •
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702 REVUE DES DEUX MONDES*
rence les oisifs de Rome. Cicéron met sur la même ligne une pro-
menade sous le portique de Pompée et une promenade dans le
Champ-de-Mars. Catulle dit à son ami Camerius : « Je t'ai cherché
dans le cirque, dans toutes les boutiques de libraires, dans le petit
Champ-de-Mars, dans le temple sacré de Jupiter, dans la prome-
nade de Pompée. » Ovide en vante la fraîcheur pendant l'été; il
conseille à celui qui veut plaire aux dames romaines d'aller flâner
à l'ombre de ce portique et sous les arbres qui l'entouraient. Pro-
perce emploie à peu près les mêmes termes en indiquant qu'on s'y
promenait en toilette {cultu8)\ la jalouse Cynthie lui défend de se
promener, élégamment vêtu, à l'ombre du portique de Pompée. Le
portique de Pompée était bordé de deux rangs de platanes, panni
lesquels on avait placé des figures d'animaux; des tapisseries étaient
suspendues entre les colonnes. On peut se faire une idée de l'effet
qu'elles produisaient par les tentures qui ornent le portique de
Saint-Pierre pendant la procession de la Fête-Dieu. Ce monument
était l'orgueil de Pompée; il croyait s'être assuré la faveur du peu-
ple de Rome en assurant ses plaisirs. Les applaudissemens qui Fac-
cueillaient quand il paraissait dans son théâtre retentissaient en-
core de loin à son oreille après qu'il eut fui de Rome devant César
pour n'y plus rentrer : il en rêva la veille de Pharsale; mais, tou-
jours incertain, il douta du présage, parce que dans ce songe il or-
nait son temple de Vénus; il craignait que ce ne fût un signe favo-
rable pour César, qui descendait de Vénus, et il lui sembla que ces
applaudissemens résonnaient comme une plainte. « 11 se revoyîût
jeune, dit Lucain, tel qu'il était quand, vainqueur de Sertorius, il
recevait, simple chevalier, les applaudissemens du sénat. Mîûnte-
nant il ne devait plus revoir sa patrie, et c'est ainsi que la fortune
lui donna Rome! »
Pompée inaugiu'a son théâtre par des jeux magnifiques, auxquels
Cicéron, quittant la campagne, venait assister, non par goût pour
le spectacle des combats d'animaux (on sait qu'il ne l'aimait point),
mais parce que c'était faire une politesse à Pompée, et qu'il entrait
alors dans son plan de conduite, tout en s'adoucissant pour César,
de ne pas négliger Pompée. Dans ces jeux, on tua cinq cents lions
et vingt éléphans. Le peuple, qui voyait avec plaisir mourir les
hommes, s'attendrît aux gémissemens et aux attitudes suppliantes
des éléphans. C'est que les hommes mouraient sans se plsûndre.
Les lamentations de M"* Du Barry émurent la féroce populace que
ne touchait point la pieuse résignation de la reine' ou la fermeté
stoïque de M"*' Roland. Et puis ce fut une occasion de maudire pu-
bliquement Pompée; l'irritation populaire se soulagea en s'en pre-
• nant à lui de la mort des éléphans.
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROME. 703
Du reste, même les applaudissemens, et Pompée dut en recevoir
quand il était encore glorieux et semblait puissant, retentissent
tristement à notre oreille, à travers les siècles, parmi les ruines de
son théâtre, car nous savons la fin lamentable qui l'attendait, et
Lucain a eu raison de dire : « Pourquoi ceux qui remplissaient ton
théâtre ne t'ont-ils pas pleuré? n
Qui te non pleno pariter planxere theatro?
Ces jeux ne plurent point à Gicéron, qui en ce moment était fort
mécontent de Pompée et de tout le monde. On avait, selon lui,
déployé un grand appareil pour peu d'effet. Il avait vu sur la scène
des personnages qu'il croyait ne pas devoir s'y trouver, et cette
vue l'avait indisposé contre le spectacle, les pièces et les acteurs;
la gaité manquait. Ésope ne savait pas son rôle ; la mise en scène
de Clytemnestre avec six cents mulets, les trois mille cratères du
Cheval de Troie^ le déploiement de l'infanterie et de la cavalerie
lui avaient semblé ridicules. Nous reconnaissons bien Pompée dans
ce fastueux étalage. Pompée voulait la dictature: son ambition,
plus lente et plus douce que celle de César, comme dit Montesquieu,
n'était pas moindre; seulement il désirait qu'on lui offrît la toute-
puissance, que César finit par prendre ; mais le sénat, et c'est là sa
gloire, ne voulait pas d'un maître. Pompée employait toute sorte de
ruses pour arriver au but qu'il ne devait jamais atteindre. Des tri-
buns qui lui étaient dévoués, sous prétexte de signes funestes, re-
tardaient l'élection des consuls; ils prolongèrent l'interrègne de sept
mois. Un d'eux proposa enfin que Pompée fût dictateur. Caton et le
sénat s'y opposèrent, et Pompée alla bouder dans sa villa d'Alsium.
A mesure que son importance réelle diminuait, il prenait des airs
plm importans. Jusqu'à son triomphe, il avait vécu simplement
dans sa maison des Carines, si modestement ornée que son succes-
seur (c'était, il est vrai, le voluptueux Antoine) s'écria : « Où donc
soupait Pompée? » Mais après ce triomphe, première date du dé-
clin de ses prospérités. Pompée renonça vite à cette simplicité : qui
avait jusque-là formé un honorable contraste avec les profusions de
César, et il se fit construire une maison beaucoup plus belle que la
première auprès de son théâtre. C'était, à vrai dire, un suburba-
nuniy car le théâtre était hors de la ville, mais très voisin de la porte
Carmentale. Cette résidence convenait par là môme à Pompée, qui
affectait de se tenir à l'écart, et il trouvait commode, pour ses me-
nées dans les élections, de n'être pas trop en vue. Ceux dont il
achetait le suffrage savaient bien l'aller trouver dans ses nouveaux
jardins, où il leur en payait le prix.
En présence des incertitudes et des mollesses de Pompée, Tagi-
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70& REVUE DES DEUX MONDES.
tation des rues durait toujours. Cela ne lui déplaisait point; il es-
pérait que ces désordres feraient sentir le besoin de lui donner le
pouvoir de les réprimer. Une telle conduite, sans lui concilier la
multitude, exaspérait tout ce qu'il y avait d'honnête dans le sénat;
Bibulus, le vieux Curion et d'autres, que soutenait secrètement la
jalousie de Crassus, se plaignirent hautement dans la curie des
manœuvres de Pompée. Pompée était absent. Huit jours après, il
assista à une séance dans le temple d'Apollon. Là le tribun G. Cato
lui adressa les plus vifs reproches, auxquels Pompée répondit très
aigrement. Un autre jour, il était bafoué dans le Forum par Clodias
et hué par sa bande. Ce calcul peu noble de Pompée devait échouer
comme tous ses autres calculs; mais, s'il désirait le trouble poar
en profiter, il était servi à souhait par deux hommes, Milon et Glo-
dius, qui aspiraient, le premier à la préture, le second au consulat,
et qui soutenaient leurs prétentions aux plus hautes magistratures
de l'état par la violence.
C'est alors qu'eut lieu entre ces deux hommes la rencontre où
Clodius fut tué. Voici comment fut amené cet événement, que le
plaidoyer de Gicéron en faveur de Milon a rendu célèbre. Milon
était, comme Clodius, de race sabellique; fils d'un Samnite, il avait
été adopté par un Annius, son aïeul maternel. La gens Annia était
plébéienne, et, elle aussi, sabellique, originaire de Setia, ville du
pays des Volsques. C'était le plébéien Milon qui soutenait la cause
de l'aristocratie et le descendant des Claudii qui l'attaquait. Du
reste, les moyens employés par tous deux étaient les mômes : l'un
comme l'autre avait à ses ordres une troupe de gladiateurs; seule-
ment, il faut le reconnaître, Milon faisait de la sienne un meilleur
emploi, et c'est pour se défendre contre Clodius qu'il avait pris le
parti de l'imiter.
Clodius briguait l'édilité pour échapper aux poursuites que lui
attiraient ses violences. Milon, afin de l'empêcher d'être nommé,
voulait qu'il fut jugé avant l'assemblée des comices. Le jour de
l'élection venu, Milon se rendit à minuit dans le Champ-de-Mars
avec sa bande et y resta le lendemain jusqu'à midi. Clodius ne pa-
rut point. Le consul Metellus, qui s'entendait avec lui, se retira en
annonçant que, s'il y avait opposition, le jour suivant il recevrait les
réclamations dans le comitium. Milon transporta sa troupe dans le
Forum pendant la nuit pour y attendre Clodius; mais il apprit qu*fl
avait été joué, et que le consul se dirigeait, par des rues écartées,
vers le Champ-de-Mars. Il l'atteignit sur le Capitole pour lui pré-
senter son opposition. Le consul, pris en flagrant délit de perfidie,
s'éloigna au milieu des insultes. Quelques jours après, Cicéron écri-
vait à Atticus que M'don était dans le Champ-de-Mars, et qu'à la
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROME. 706
porte de la maison de Glodius il n'y avait qu'un ramas de gens en
guenilles avec une lanterne, tandis que dormait encore Marcellus,
un des candidats, car Cicéron l'entendait ronfler. La présence de
Milon empêcha qu'on tint les comices dans le Champ-de-Mars ce
jour-là. Le sénat s'assembla en petit nombre. Les amis de Cicéron
soutenaient que Clodius devait être jugé avant les comices, les par-
tisans de Clodius demandaient que l'on procédât sans retard à l'é-
lection. Cicéron et Clodius étaient en présence dans la curie : le pre-
mier parla, le second répondit. Pendant son discours, on entendit
les cris des siens, qui hurlaient dans le Forum. 11 n'y eut cette an-
née-là ni jugement ni élection. Le sénat ne décida rien.
Au commencement de l'année suivante, Clodius parvint à se faire
nommer édile. A son tour, il voulut accuser Milon de violences.
Tous deux comparurent devant le tribunal , escortés de leurs gla-
diateurs. Gaton et Pompée défendirent Milon. Pompée, interrompu
par les clameurs des partisans de Clodius, ne se laissa point inti-
mider; recommençant plusieurs fois son discours, il réussit à se
faire écouter. Clodius parla durant deux heures, interrompu aussi
à tous momens par des injures, par des quolibets et des vers satiri-
ques sur lui et sa sœur Clodia. Pâle de colère, de sa voix furieuse,
il finit par dominer les cris. Plutôt que de s'adresser à ses juges, il
se tourna vers le peuple, et, montant sur xm lieu élevé, probablement
les marches du temple de Castor, il dit : « Qui est un autocrate im-
puni? Qui fait mourir le peuple de faim? Qui se gratte la tète avec
son doigt? » A toutes ces questions, à d'autres encore plus inju-
rieuses, le peuple, frémissant de rage ou éclatant de rire, répon-
dait : « C'est Pompée! c'est Pompée! » Puis les gens de Clodius se
mirent à cracher au visage de leurs adversaires; ce fut le signal
d'une mêlée générale dans laquelle ils eurent le dessous et se vi-
rent forcés de vider le Forum. Dans la curie, on n'accusa ni Clo-
dius ni Milon, mais on accusa Pompée, dont le discours avait aigri
le peuple. Le sénat lui-même pardonnait tout bas à Clodius, parce
qu'il gênait Pompée.
Un autre jour, celui-ci vint se défendre devant les sénateurs
réunis au Champ-de-Mars, dans le temple d'Apollon. Attaqué vive-
ment par un tribun et soutenu par Cicéron, Pompée, qui devenait
énergique lorsqu'il se mettait en colère, fit entendre des menaces
et s'en prit à Crassus, n'osant s'en prendre à César; mais la visite
à Lucques le réconcilia avec Clodius, que protégeait César. Clodius,
de son côté, se déclara l'ami et le soutien de Pompée, qu'après son
enrôlement dans le parti de César il n'avait plus de raisons pour
combattre. Son audace contre le sénat et les consuls s'en accrut.
Un jour qu'on l'avait interrompu à la tribune, il se précipita comme
TOME L. — 1864. 45
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706 REVUE DES DEUX MONDES.
un furieux dans la curie : il fut entouré, et, doublement odieux
aux sénateurs depuis qu'il prenait le parti de Pompée, il aurait pu
avoir le sort de Romulus; mais la populace vint à son aide avec des
cris et des torches, Tenleva du sein de la curie et le ramena au Fo-
rum en triomphe.
Par suite du rapprochement de Pompée et de Glodius, la haine
de celui-ci et de Milon avait paru dormir; elle se réveilla au mo-
ment où tous deux se trouvèrent candidats, Tun à la préture et
l'autre au consulat. Milon, qui était le plus riche, donnait des jeux
et gardait ses gladiateurs; Glodius faisait venir de ses possessions
d'Étrurie des esclaves pour les armer. Les bandes de celui qui aspi-
rait à être le chef de la justice et de celui qui prétendait à gouverner
l'état se rencontraient chaque jour et chaque jour en venaient aux
mains. Les consuls ne pouvaient instituer les comices; eux-mêmes
se mêlaient à ces bagarres, où l'un d'eux fut blessé.
Pompée, on le sait, aurait bien désiré qu'on lui offrît la dictature,
pour pouvoir renverser la constitution sans paraître la violer. Il s'é-
loigna des murs de Rome pendant que deux tribuns, ses instrumens,
proposaient qu'on le nommât dictateur, voulant paraître étranger à
cette manœuvre. C'était encore une imitation de Sylla; mais Caton
parut à la tribune et souleva l'indignation du peuple, qui menaça
de déposer les tribuns. L'année précédente, un tribun, pour avoir
appelé Pompée dictateur, avait failli être tué dans le Forum. Caton
consentit à ce que Pompée fût seul cotisul. Grâce à sa coupable po-
litique, qui consistait à empêcher sous main les élections des ma-
gistrats, pour que l'anarchie conduisît à la dictature, Rome n'avait
eu pendant plusieurs mois ni consuls ni préteur. Milon et Glodius
se faisaient librement la guerre dans le Forum et dans les rues.
Personne ne dut être fort étonné quand on apprit qu'un de ces
deux chefs de partisans avait été frappé par l'autre, et Gicéron moins
que personne, car il avait écrit à Atticus ru Si Milon rencontre Glo-
dius, il le tuera. »
Glodius était allé à Aricia pour je ne sais quelle affaire. Le len-
demain, il s'était arrêté dans sa villa, voisine du mont Albain, où
il devait coucher. La nouvelle de la mort de son architecte le fit
partir assez tard. A peine avait-il commencé à suivre la voie Ap-
pienne, qu'il se croisa près de Bovile avec Milon. Celui-ci se ren-
dait à Lanuvium, d'où il était originaire, pour y installer dans sa
charge un prêtre de la déesse du lieu, Junon Sospita. Je crois que
les deux ennemis ne s'attendaient pas à se rencontrer. Milon était
en voiture avec sa femme, escorté par ses esclaves, parmi lesquels
se trouvaient deux gladiateurs renommés. Dans la situation où il
était vis-à-vis de Glodius, cette escorte n'avait rien d'extraordi-
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROME. 707
naire. Cloclius était à cheval, suivi de trois amis et d'une trentaine
d'esclaves. Les deux adversaires s'étaient dépassés sans se rien dire.
Une querelle s'engagea entre ceux qui formaient leur suite. Selon
Gicéron , un grand nombre des gens de Clodius attaquèrent Milon
d'un lieu qui dominait la route. Son cocher fut tué; Milon sauta à
terre pour se défendre ; les gens de Clodius coururent vers la voi-
ture pour attaquer Milon, et commencèrent à frapper ses esclaves à
coups d'épée. Ce fut alors que le gladiateur Birria, attaquant Clo-
dius par derrière, lui perça l'épaule. Les serviteurs de Clodius,
beaucoup moins nombreux, s'enfuirent et emportèrent leur maître
dans une hôtellerie; l'hôtellerie fut assiégée par les hommes de Mi-
lon, l'hôtelier fut tué. Clodius, arraché de cet asile, fut ramené sur
la route et là criblé de blessures. Milon ne fit rien pour empêcher
le meurtre. On dit plus tard qu'après l'attentat il était allé dans
la villa de son ennemi, qui était tout proche, pour chercher son
enfant et l'égorger, que, ne le trouvant pas, il avait torturé ses
esclaves; mais ces accusations n'ont aucune vraisemblance.
La suite de Clodius s'était dispersée. Un sénateur qui passait par
là trouva son corps gisant sur la route, et le fit reporter dans sa
maison du Palatin. La foule s'y. précipita. Fulvie parut, poussant
des cris et montrant au peuple les blessures de son époux. Le len-
demain, la foule était encore plus grande. Un sénateur fut écrasé;
deux tribuns, dont l'un, Plancus, était attaché à Pompée, firent
porter le corps dans le Forum. On Texposa, couvert de sang et de
boue, devant les rostres. Les tribuns y montèrent et haranguèrent
la multitude, qui, conduite par le frère de Clodius, prit le cadavre
et l'alla brûler dans la curie pour braver le sénat. On forma le
bûcher d'un amas de tables, de bancs et de papiers. Le cadavre ne
fut qu'à demi consumé par ce bûcher improvisé, mais le feu prit à
la curie. Selon Dion Cassius, il avait été allumé dans ce dessein.
La curie, monument vénérable fondé par le roi TuUus Hostilius,
dont il portait encore le nom, fut brûlée; avec elle brûlèrent la ba-
silique Porcia et d'autres bâtimens voisins de la Curia Hostilia. Pen-
dant ce temps, les tribuns continuaient à exciter le peuple et n'a-
bandonnèrent les rostres que lorsqu'ils en furent chassés par les
flammes ; puis les partisans de Clodius dressèrent dans le Forum
des tables pour le festin funèbre, à la lueur de l'incendie.
On nomma un interrex; ce fut Lépide. Comme il tardait à dé-
signer des consuls, les satellites de Clodius, réunis à ceux des ri-
vaux de Milon pour le consulat, Hypsaeus et Scipion , assiégèrent la
maison de Lépide, brisèrent les portes, entrèrent dans l'atrium,
jetèrent à bas les images des ancêtres de la gens jEmiliay parmi
lesquelles devaient se trouver celles de Paul-Émile et de Scipiôn
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708 REVUE DES DEUX MONDES.
Émilien; puis, prenant les faisceaux consulaires sur le lit funéraire
de Clodius, où on les avait placés, ils allèrent les porter à Hypsaeus,
à Scipion, à Pompée, qu'ils furent trouver dans ses jardins, ses
nouveaux jardins, près de son théâtre, hors de la porte Carmen-
taie. Avant que Milon fût durant là nuit rentré à Rome, on avait
voulu brûler sa maison; mais des sénateurs et des chevaliers l'a-
vaient défendue. Milon était brave ; il osa paraître au Forum quand
la curie fumait encore, pour se justifier de toute préméditation dans
le meurtre de Clodius. Il accusa intrépidement les incendiaires qui
l'accusaient. Deux tribuns, deux amis de Clodius, ne lui laissèrent
pas achever son discours; ils se ruèrent dans le Forum à la tête
d'une bande, en chassèrent Milon et son ami le tribun Cœlius. Ayant
pris des vêtemens d'esclaves, tous deux parvinrent à s'échapper.
Sous prétexte de les poursuivre, on entra dans les maisons particu-
lières, on les pilla; on se jetait sur tous ceux qui étaient bien vêtus
et portaient des anneaux d'or. Pendant plusieurs jours, Rome fut
livrée au fer et au feu.
Pompée s'était retiré dans sa villa d'Alsium. Quand il revint à
Rome, le sénat se rassembla dans le Champ-de-Mars, près de son
théâtre, sans doute dans la curie qui portait son nom. C'est là que
César devait être frappé. Le sénat décida qu'on donnerait la sépul-
ture à Clodius, que la Curia Hostilia, qu'avait réparée Sylla, serait
relevée par son fils Faustus, et que du nom de celui-ci elle s'appel-
lerait cornélienne, de peur sans doute qu'elle ne s'appelât pom-
péienne. Effrayé du désordre populaire, le sénat semblait vouloir se
réfugier derrière le nom de celui qui avait tenu le peuple sous ses
pieds; mais Faustus n'acheva point la nouvelle curie, et elle ne
s'appela point Cornelia. Ce retour posthume vers le nom et le sou-
venir de Sylla ne laissa pas plus de trace que sa sanguinaire et im-
puissante réaction n'en avait laissé. Pompée, qui, singulière poli-
tique pour un illustre général, jouait la peur, affecta une grande
crainte de Milon. Il refusa de le voir dans ses jardins, qui bientôt
ressemblèrent à un camp. Là, il délibérait avec ses amis sur ce
qu'il devait faire pour sa défense et pour celle de l'état, espérant
toujours qu'on lui offrirait la dictature; mais on ne la lui offrait
point. Il fit répandre le bruit que Milon avait formé le dessein de
l'assassiner. Un pauvre diable de victimaire ou de cabaretier du
quartier étrusque affirmait que des esclaves de Milon qui s'étaient
enivrés chez lui avaient avoué ce dessein, l'avaient maltraité et me-
nacé de la mort, s'il parlait. Milon fut obligé de montrer en plein
sénat qu'il ne portait point un poignard caché sous sa tunique.
Pompée vint lui-même à la tribune entretenir le peuple de ses pro-
pres dangers. Ses créatures proposèrent timidement sa dictature
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LA FIN DE L\ LIBERTÉ A R03IE. 709
dans le sénat; mais cette proposition indigna tellement que Pompée
fut obligé de la désavouer. Ce fut alors que Ton consentit à le nom-
mer seul consul. C'était fort différent. Le pouvoir d'un consul n'é-
galait point, à beaucoup près, la puissance absolue d'un dictateur.
Depuis que Milon avait voulu être consul sans sa permission, Pom-
pée voulait le perdre; il institua une question touchant le meurtre
commis sur la voie Appienne; puis il désigna les trois cent soixante
jurés qui devaient juger Milon et le quœsitor chargé de présider au
jugement. Pour la première fois, le procès commença par l'audition
des témoins : jusque-là elle n'avait lieu qu'après les plaidoiries;
mais elle fut troublée par la fureur des amis de Clodius. Un des
défenseurs de Milon se vit obligé de se réfugier dans le tribunal,
et on demanda que Pompée, assis près du temple de Saturne, d'où
il voyait le tumulte et semblait présider au Forum, vînt avec une
force armée assurer la tranquillité des débats. Il vint en effet avec
des soldats le lendemain. Ce jour-là, Rome avait un air d'émeute;
toutes les boutiques étaient fermées. Pompée avait placé des sol-
dats à toutes les issues et devant tous les temples du Forum. Cicé-
ron prononça un discours plein d'habileté, mais où l'on sent un
peu d'embarras, car tantôt il disculpe, tantôt il loue Milon d'avoir
tué Clodius. On peut croire que cet embarras fut encore plus grand
en présence d'une foule dans laquelle beaucoup regrettaient Clo-
dius, et en présence de bandits contre lesquels il ne se sentait pro-
tégé que par l'ennemi de Milon. En effet, le commencement de son
discours fut accueilli par d'immenses huées, et le silence ne se
rétablit dans cette multitude que lorsqu'elle eut senti le fer des
soldats. Cicéron put alors reprendre son exorde; mais il y avait
dans cet incident de quoi troubler l'avocat.
Qu'on se figure bien la situation et le lieu de la scène. Domitîus,
qui préside le débat, est sur le tribunal, à la droite du Forum , de-
vant le temple de Castor, dont trois colonnes indiquent aujourd'hui
l'emplacement. Au pied du Capitole, du côté de l'iErarium, c'est-à-
dire du temple de Saturne, dont huit colonnes sont encore debout.
Pompée est assis, comme la veille, entouré de soldats. En présence
des lieux, on s'explique pourquoi Cicéron, s'adressant à lui, disait :
« J'élève la voix pour que tu m'entendes. » En effet, il y avait entre
eux plus de la demi-longueur du Forum. C'était ce même Forum
dans lequel peu de temps auparavant avaient eu lieu les scènes de
désordre qui suivirent la mort de Clodius; Cicéron, en l'accusant
d'avoir incendié mort le temple du sénat qu'il voulait renverser
vivant, pouvait montrer les ruines de la curie embrasée par ses
funérailles.
On le sait, le discours que nous admirons n'est point celui que
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710 REVUE DES DEUX MONDES.
Cicéron prononça, et probablement on peut en dire autant delà plu-
part de ses autres discours. En général, ils n'étaient point lus (1)
et n'étaient pas non plus entièrement appris par cœur comme ceux
de nos prédicateurs. Improvisés (2), au moins en partie, ik furent
ensuite retouchés par l'auteur avant d'être publiés. Plusieurs allu-
sions aux circonstances des jugemens ont dû être suggérées par
l'aspect des lieux mêmes ; en les voyant tels qu'ils sont, en se les
représentant tels qu'ils étaient, on comprend mieux, et surtout on
sent plus vivement, les mouvemens d'éloquence qu'il ont inspirés à
l'orateur ; on voit naître cette inspiration, on en surprend le secreU
Si l'on veut se faire une idée vraie de tout l'efTet oratoire produit
par les discours de Cicéron, il faut placer sur cette scène, pour ainsi
dire ressuscitée, les personnages qui y figurent avec leur physio-
nomie, leur attitude ; il faut voir dans le procès de Sestius ud de
ses témoins se lever du tabouret où il était assis près de l'accusé et
jurer qu'il l'appuiera jusqu'au bout, dans le procès de Plancius
une vestale sortir de sa sainte demeure pour venir embrasser son
frère en pleurant devant le peuple ému de pitié et de religion,
enfin, dans le procès qui nous occupe, Milon, ferme et farouche,
refusant de rien faire pour attendrir ses juges, et Cicéron, éperdu,
éploré, répandant devant les jurés ces larmes auxquelles dédaigne
d'avoir recours la fierté de son ami.
Quand on va de Rome à Albano, on traverse le lieu de Ja ren-
contre homicide que Cicéron retrace si vivement, mais au point de
vue de la défense. M. Rosa a déterminé ce lieu avec une grande pré-
cision. L'événement se passa, dit Cicéron, devant le terrain appar-
tenant à Clodius, sur lequel il construisait une villa. Là étaient, à
droite en allant à Rome, au-dessus de la route qu'elles dominaient,
les substructions démesurées [insanas substrurtiones) dont parle
l'orateur. Les défenseurs de Clodius cherchaient à tirer parti du ha-
sard qui l'avait fait tomber sur cette route construite par un autre
Claudius, Appius Cœcus, dont elle portait le nom, et, comme on di-
sait, parmi les souvenirs de ses ancêtres. Cicéron répondait : « Ap-
pius Claudius Cœcus a-t-il construit cette voie pour l'utilité du peu-
ple romain ou pour l'impunité du brigandage de ses descendans? »
Et il rappelait que, sur cette même voie Appienne, lors de l'évasioD
(1) On les lisait quelquefois, mais c'était une exception dont le motif est indiqof.
Ainsi Suétone a soin de remarquer qu*Auguste lisait les siens : on pensait leur donner
par là plus de poids; Cicéron, en parlant d'un discours prononcé par lui dans le séwî.
dit q'il Ta lu à cause de Timportance du sujet : « propter rei magnitudinem iix^ ^
scripto est. » (Pr. PL, 30.)
(2) LMmprovisation est évidente quand Cicéron fait allusion à quelque incident iffl-
prévu des débats.
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROME. 711
de Tigrane, confié à la garde de Pompée, le noble descendant des
Glaudii avait donné la mort à un honnête chevalier romain. Enfin,
évoquant, lui aussi, les souvenirs que cette voie faisait naître, l'o-
ratçur attestait les tombeaux, les autels enfouis des Curiaces, qui
n'existaient déjà plus de son temps, et leurs bois sacrés, que Clodius
avait fait disparaître sous ses substructions insensées; il adjurait
ces tombeaux, qui existaient donc alors, et dont ce passage indique
où il faudrait chercher les restes; enfin il adjurait, contre Clodius,
le Jupiter du mont Albain, de la belle montagne où s'élevait il y a
cent ans le temple de Jupiter, et qui se dresse encore au-dessus de
ce lac, le lac d' Albano, que Cicéron accusait Clodius d'avoir profané
par ses coupables plaish's. Enfin Cicéron dit que le lieu est rempli
de voleurs, par où nous voyons que, de ce côté, les environs de
Rome étaient encore moins sûrs de son temps qu'ils ne le sont au-
jourd'hui.
III.
C'est à dater du procès de Milon que le parti du sénat montre
plus clairement sa défiance de César et que Pompée commence con-
tre son habile rival cette guerre sourde et maladroite qui devait le
perdre. Pendant ce consulat sans partage d'autorité. Pompée prit
plusieurs mesures qui sentaient le dictateur. Il mit un frein à la
parole en bornant la durée du discours des orateurs, et défendit de
porter des armes dans la ville, sage mesure, mais qui ne paraît
point avoir été exécutée ; elle a été prise il y a quelques années par
un général français à Rome, où l'usage du couteau ne rappelle que
trop de nos jours l'emploi de la sica au temps de Clodius.
A cette même époque. César livrait des batailles plus glorieuses
que celles qui ensanglantaient le Forum romain. La Gaule, presque
entièrement soumise, se soulevait tout entière, unie pour la pre-
mière fois sous la main d'un chef suprême, Vercingétorix. César dé-
ploya dans cette nouvelle phase de sa conquête une habileté et une
activité extraordinaires, et écrasa, s'il faut l'en croire, sous les murs
d'Alesia, une armée de trois cent quatre-vingt mille hommes (1).
A Rome, vingt jours d'actions de grâces furent décrétés; un historien
dit même soixante. Cette victoire permettait de considérer la con-
quête de la Gaule comme terminée, et dès ce moment la pensée
constante du sénat fut d'arracher à César sa province et son armée.
C'était bien ce que désirait Pompée, mais il n'osait le dire ouverte-
(i) Un capitaine digne de le juger, Napoléon, ne Ta pas cru. (Précis des campagnes
de César, p. 110.)
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712 REVUE DES DEUX MONDES.
ment : sa vanité d'ailleurs et son peu de perspicacité concouraient
à le rassurer.
Les victoires n'étaient pas le seul moyen auquel eut recours l'am-
bition de César : il avait soumis la Gaule, il fallait acheter Rome.
Vers ce temps, il fit deux acquisitions : Tune peu importante, celle
du consul iEmilius Paullus, frère de Lépide le triumvir, dont il paya
cependant sept millions et demi de francs la neutralité équivoque, et
qui ne gagna même pas l'argent que César lui donnait; l'autre, très
considérable, celle de l'éloquent tribun Curion, qui avait été jusque-
là le plus hardi champion du sénat, et qui se vendit : triste exemple
de ces défections qui affligent d'autant plus qu'elles forcent à mé-
priser le talent! Curion coûta à César deux millions seloB Velleius
Paterculus, douze millions suivant Valère-Maxime. Ce double marché
fut profitable à la splendeur monumentale de Rome ; Curion et Paul-
lus employèrent une partie de ce bien mal acquis à l'orner : l'un fut
l'auteur de ce double théâtre sur pivot dont les deux parties rappro-
chées formèrent le premier amphithéâtre romain; l'autre construisit,
derrière les boutiques du Forum, une basilique qui, du nom d'iEmi-
lius Paullus, s'appela la basilique ^Emilia : deux moyens de gagner
le peuple; dans ce temps-là, quand on se vendait, c'était pour l'ache-
ter. Les deux théâtres étaient en bois, et on n'en parla plus après
Curion; mais la basilique ^Emilia, avec ses colonnes de marbre
phrygien [pavonazzetto) qu'on a cru retrouver dans celle de Saint-
Paul, excitait encore l'admiration de Pline. iEmilius Paullus s'était
ruiné pour l'élever, il se vendit pour la continuer. La basilique iEmi-
lia portait aussi le nom de basilique de Paullus. Il est triste d'être
immortalisé par un souvenir de corruption quand on s'appelle comme
Paul-Émile. Malgré les quinze cents talens reçus de César, Paullus
ne put achever ce monument de sa honte : la guerre civile vint tout
interrompre. Ayant abandonné le parti de César, comme il avait
abandonné le parti de Pompée, il se brouilla avec son frère, qui le
fit placer sur la liste des proscrits; il parvint à s'échapper et mourut
obscurément dans l'exil. Son fils adoptif dédia la basilique ^Erailia
après sa mort.
On n'aime pas à rencontrer Cicéron dans l'histoire d'iEmilius
Paullus et de sa basilique, lui qui avait gémi sur la défection
d'iEmilius et de Curion. Cicéron, — dans une lettre à Atticus où il
s'appelle l'ami de César, « quand tu devrais en crever de rire, »
a-t-il soin d'ajouter, — parle, à propos de ce monument qu'il ap-
pelle très glorieux, des soins que lui-même a pris pour acheter le
terrain destiné au forum de César. Je préférerais ne pas le voir oc-
cupé à obliger celui dont il devait applaudir les meurtriers ; mais
c'est, je crois, à tort qu'on lui a reproché d'avoir manié ces fonds
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LA. FIX DE LA LIBERTÉ A ROME. 713
dont César laissait volontiers une partie dans les mains par les-
quelles il les faisait passer. Dans la vie de Cicéron , il y a beaucoup
de faiblesses, mais pas une trace de vénalité. 11 n'était question
alors que d'agrandir le Forum romain, Cicéron ne dit rien autre
chose : « pour agrandir le Forum et l'étendre jusqu'à l'atrium de la
Liberté, nous n'avons pas regardé à soixante millions de sesterces »
(douze millions). César, proconsul de la république, ne pouvait en-
core mettre un forum qui portât son nom à côté de celui du peuple
romain. Cela n'était possible qu'après Pharsale : aussi ne fut-il dé-
dié qu'alors. Cependant, dès Tépoque où nous sommes, César com-
mençait à acheter le terrain destiné à son forum à venir. Si quelque
chose aide à croire que dès lors César visait au pouvoir suprême,
c'est bien cela. Le proconsul pouvait aussi remplacer les septa^ où
se tenaient les assemblées du Champ-de-Mars, par un édifice en
marbre avec un toit et un portique de cinq mille pieds. C'est ce que
César voulait entreprendre, et il avait confié encore à Cicéron l'exé-
cution de ce projet, qui fut réalisé par Lépide. Les septa furent
dédiés par Auguste; les comices eurent un palais de marbre avec
un toit et im portique, mais bientôt on ne les rassembla plus. Afin
de rassurer sur son retour et d'endormir les craintes du sénat,
comme s'il n'eût dû songer désormais qu'à jouir de son repos et de
sa gloire. César faisait aussi construire près de Nemi une villa qu'il
fit détruire quand elle fut achevée, parce qu'elle ne se trouva pas
telle qu'il l'aurait voulue, ou plutôt parce que l'effet qu'il l'avait
destinée à produire était produit. Il reste de cette fantaisie toute
politique,' sous les eaux du lac, une construction en bois qu'on a ap-
pelée le vaisseau de Tibère ou de Trajan. Selon les habitudes que
prit le luxe romain sous les empereurs, et que César lui faisait
prendre déjà, il avait voulu bâtir sa villa dans le lac même, ainsi
que l'on bâtit plus tard tant de villas dans la mer.
Cicéron était alors proconsul en Cilicie. Son correspondant Cœlius
lui faisait parvenir les on dit de Rome : « on dit tout bas que César
a été battu en Gaule, qu'il est entouré; le bruit s'est répandu que
toi-même avais péri. » Les auteurs de cette nouvelle étaient les sub-
roslrani (les oisifs qui se tenaient sous la tribune). Cœlius, pour
les séances du sénat, renvoyait Cicéron à la gazette de Romey dont
il lui adressait plusieurs numérosy l'engageant à passer les inutilités
qui s'y trouvaient, les listes des décès et le compte-rendu des pièces
tombées. Au milieu des gorges de la Cilicie, Cicéron d'ailleurs était
agréablement occupé auprès du public et auprès d'Atticus du suc-
cès de son livre sur F état ou la société politique (c'est le vrai sens
du de Bepublica). Ici le lieu de la scène est dans les jardins, nous
dirions la villa de Scipion Émilien, probablement près de la porte
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714 REVUE DES DEUX MONDES.
Capène, non loin du tombeau des Scipîons. C'est le temps des fériés
latines. Scipion Émilien reçoit quelques amis qui pendant ces jours
de loisir viennent le visiter. Quand Furius, l'un d'eux, paraît,
Scipion se lève, le prend par la main et le fait asseoir sur son lit,
la place d'honneur à Rome, comme le canapé en Allemagne; puis,
lorsqu'un esclave annonce que Laelius est sorti de sa maison et vient
le voir, Scipion met sa chaussure, prend sa toge et va Tattendre
sous le portique. A son arrivée, il le salue ainsi que ceux qui l'ac-
compagnent, se retourne alors, et, debout sous le portique, pré-
sente Laelius à ses autres amis. Un nouveau personnage survient,
tous le saluent, et, comme on était en hiver, la grave compagnie
va chercher le soleil dans un petit pré. Les interlocuteurs de V Ora-
teur avaient cherché l'ombre à Tusculum : l'ombre et le soleil jouent
un grand rôle dans la vie des peuples méridionaux et en particu-
lier des Romains.
Cicéron revint d'Asie à Rome, tout occupé de son triomphe peu
mérité, dont Caton lui refusait l'innocente satisfaction, cpie César
par lettres et Pompée de vive voix lui faisaient espérer. Cajolé par
les chefs des deux partis , sans influence sur l'un ni sur l'autre , il
se flattait de la paix, qui était devenue impossible, et aspirait au
rôle de médiateur, qu'il n'était pas en mesure de jouer. On vint en
foule à sa rencontre, et son entrée, dit-il, fut aussi belle qu'il
pouvait le désirer; mais il tomba dans le feu de la discorde civile.
Le moment suprême de la vieille constitution était proche; la lutte
allait s'engager entre la république et l'empire, entre Rome et Cé-
sar, entre la liberté, mal protégée contre la tyrannie des factions,
et le pouvoir absolu d'un maître. La liberté était malade, elle allait
mourir. Il était clair pour quiconque avait les yeux ouverts que
César était son ennemi; mais comment la sauver de César? Si Cé-
sar eût été un Washington ou un citoyen de l'ancienne république
romaine, à l'expiration de son commandement il fût rentré dans
Rome comme un simple citoyen , protégé seulement par sa gloire
et son immense popularité; mais on ne pouvait attendre cela de
lui, et il semblait sage de ne pas le pousser à bout. C'est pourquoi
Pompée appuya la demande que fit César d'être nommé consul,
quoique absent. Cependant on comprit bientôt le danger qu'il y
avait à le laisser revenir à la tête de son armée victorieuse, en-
touré de la faveur populaire, revêtu du premier pouvoir de l'état :
c'était lui livrer la république. Pour la conserver, il fallait à tout
prix lui enlever sa province et son armée; mais ce parti violent don-
nait à la cause de l'ennemi de l'état une apparence d'équité : on s'y
prenait trop tard ou trop tôt; on devançait l'événement pour préve-
nir le danger. Après avoir laissé César grandir et se fortifier, on
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROME. 715
voulut tout à coup Tarrêter et le détruire; on le mit dans la néces-
sité qu il attendait de dominer pour se conserver et d'attaquer pour
se défendre.
Le rappel de César devint la grande question; il fut soutenu par
le consul Marcellus, ennemi acharné de César, et combattu par son
collègue Sulpicius. Pompée était absent, ce qui le dispensait de
se prononcer. Quand il reparut dans la curie, son langage fut éva-
sif : il était embarrassé de son personnage, car il avait l'Espagne
pour cinq ans au même titre que César avait la Gaule, et cela par la
violation d'une loi dont lui-même était l'auteur. Curion, vendu à
César, ne paraissait point l'être; Marcellus ayant demandé que César
déposât son commandement, Curion approuva Marcellus, mais de-
manda que Pompée déposât le sien. Cela fit hésiter le sénat, qui
ne décida rien. Pompée s'en alla en Campanie; il y tomba malade,
peut-être de dépit. Quand il revint après sa guérison, tout le long
de la voie Appienne, il fut accueilli par des signes d'allégresse. Dans
tous les lieux qu'il traversait, on oflrait des sacrifices sur son pas-
sage, on le recevait avec des couronnes et des flambeaux, on lui je-
tait des fleurs; ces hommages achevèrent de lui tourner la tête et
de l'aveugler. En arrivant à Rome, il déclara qu'il était prêt à re-
noncer à sa province et ne doutait pas que César en fît autant. Cu-
rion répondit à Pompée qu'il fallait donner l'exemple en exécutant
ce qu'il promettait. Personne n'était de bonne foi, chacun des deux
rivaux voulait tromper l'autre, et Curion comptait peut-être sur le
refus de Pompée pour autoriser celui de César. Pompée montra de
l'humeur et se retira dans sa villa albaine, s' éloignant selon son
usage quand il était mécontent. Le sénat s'assemble en son ab-
sence; la proposition de Curion, repoussée d'abord, est enfin accep-
tée. Marcellus sort furieux en s' écriant : « Eh bien ! que César soit
votre maître ! » Curion alla dans le Forum, où l'on savait déjà ce
qui s'était passé dans la curie; il fut reçu avec des applaudisse-
mens, et quand il eut déclamé en chaud républicain contre la ty«-
rannie de Pompée, on le reconduisit à sa maison en lui jetant des
fleurs, comme on en jetait naguère sur la voie Appienne à ce même
Pompée.
Le bruit se répandit dans Rome que César avait passé les Alpes et
marchait sur la ville; Cicéron même le crut déjà à Plaisance. Cette
nouvelle, qui causa un grand efli'oi, était de celles qui ne sont pas
encore vraies, mais qui ne tardent pas à l'être. Pompée était tou-
jours hors de la ville; les consuls se rendirent auprès de lui, Mar-
cellus lui remit un glaive en lui disant : « Nous t'ordonnons d'aller
combattre César; nous te donnons le commandement des troupes
qui sont en Italie et le pouvoir d'en lever d'autres autant que tu le
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jugeras convenable. » Pompée répondit : « J'obéirai aux consuls, »
et il ajouta : a S'il est nécessaire, » soutenant son personnage de
modéré irrésolu jusqu'au bout. Curion, après avoir démenti le faux
bruit de l'arrivée de César, après s'être plaint des armemens que la
république faisait pour sa défense, après avoir, comme tribun, dé-
fendu d'obéir aux consuls, retourna vers César : il avait bien gagné
son argent.
Le dénoûment approchait. Antoine était tribun, comme Curion
l'avait été; son langage au Forum fut encore plus violent contre
Pompée, ce proconsul d'Espagne qui campait aux portes de Rome
avec une armée. Pompée commençait à craindre César, mais trop
tard, comme disait Cicéron. On n'avait rien fait pour le désarmer,
on n'avait su que l'irriter; cela ne lui donnait aucun droit, mais lui
créait une grande force. De Ravenne, il se mit à traiter avec le sé-
nat et lui fit connaître par une lettre ses conditions : Pompée et lui
déposeraient le pouvoir proconsulaire, mais jusqu'à l'élection des
consuls on lui laisserait deux légions, la Gaule cisalpine et l'Ulyrie,
au moins l'Ulyrie et une légion. Si le sénat acceptait. César, sûr
d'être nommé consul, ayant pour lui la faveur de l'armée et du peu-
ple, était le maître, et la république romaine avait cessé d'exister.
Tous ceux qui ne voulaient point d'un maître, qui voulaient con-
server la constitution de leur pays, quoique ébranlée, et sa liberté,
quoique orageuse, tous ceux-là devaient repousser des conditions
qu'un général, quelque habile et quelque heureux qu'il eût été, n'a-
vait nullement qualité pour imposer. Cette lettre était une somma-
tion à Pompée de déposer le pouvoir, une promesse en ce cas de le
déposer également, et, si Pompée n'y consentait point, une menace
de venir à Rome venger les injures faites à lui, César, et à ses amis.
On refusa d'abord d'entendre la lecture de la lettre; deux tribuns
qui appartenaient à César, Cassius Longinus et Antoine, en obtin-
rent la lecture : elle fut regardée avec raison comme une déclara-
tion de guerre à laquelle il n'y avait pas à répondre. Ici commence
une suite de délibérations orageuses dont le lieu n'est point indiqué,
et qui durent se passer dans dilTérens temples, peut-être dans la
curie de Pompée; la Curia Hostilia, incendiée aux funérailles de
Clodius, n'était pas encore relevée. Il semblait que le sénat, quand
la dernière heure de son importance politique était près de sonner,
en fût averti par le sort qui lui enlevait le lieu ordinaire de ses réu-
nions : la curie n'existait plus, et bientôt le sénat n'existerait plus
que de nom. Dans ces séances agitées, un petit nombre de voix s'é-
levèrent en vain pour que l'on donnât du temps à César, qu'on cher-
chât à s'entendre avec lui. Toute entente était impossible entre ceux
qui voulaient conserver la constitution et celui qui la minait depuis
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROME. 717
si longtemps et avait résolu de la renverser. Enfin le sénat , sur la
proposition de Scipion, beau-père de Pompée, décréta que César
eût à revenir au terme qui lui serait fixé, sans quoi il serait consi-
déré comme ennemi de l'état. Les deux tribuns voulurent user de
leur droit d'intercession pour empêcher l'effet de la loi; on n'en
tint compte. Le mot sacramentel des grands périls et souvent des
grandes violences fut prononcé : « que les magistrats avisent,... la
république est en danger. »
A ce moment, aucune vie n'étant plus assurée, les consuls in-
vitèrent les tribuns à se retirer. Antoine, toujours plein d'audace,
s'élance de son siège au milieu de l'assemblée et proteste contre
cette atteinte portée à l'autorité du proconsul, disant que les auteurs
du décret qui vient d'être rendu doivent être chassés de la curie
comme des homicides et des scélérats, annonçant la guerre, les
exils f les proscriptions, et dévouant aux puissances infernales les
auteurs de tant de maux; puis il sortit avec Gassius et Gurion. Un
détachement de pompéiens entourait la curie ; ils furent obligés de
revêtir des habits d'esclaves pour se sauver, et allèrent trouver Cé-
sar dans une voiture de louage. Pompée, que Yimperium retenait
hors des murs de la ville, n'avait pas paru dans le sénat. Rome, par
son ordre, se remplit de soldats, protection dangereuse de la liberté :
aussi n'entend-on pas parler en ce moment d'assemblée au Forum;
le Forum est muet, tout se passe dans le sénat. Le sénat fut convo-
qué hors de la ville, probablement dans la curie de Pompée, près de
sa maison. Cette fois Pompée parut, approuva tout, et sembla plein
d'espoir; le trésor public fut mis à sa disposition. Caton tança verte-
ment le préteur Roscius, qui demandait qu'on envoyât une députa-
tion à César. Les principaux sénateurs se rendirent dans diverses
parties de l'Italie pour lever des troupes et recueillir de l'argent.
Cicéron choisit la côte de Campanie, où il avait des propriétés et où
étaient sa villa de Cumes et sa villa de Pompéi.
César avait passé le Rubicon et semblait marcher sur Rome. La
terreur y était grande; les prodiges abondaient, on pressentait la
fin de la république, on voyait déjà César vengeant ses injaires par
des proscriptions et livrant à ses Gaulois le Capitole; les grands
personnages s'enfuyaient dans leurs villas, et des gens sans aveu
accouraient dans Rome pour aider à la piller. Telle était la physio-
nomie de la ville, forma urbis{ï). La maison de Pompée était as-
siégée par les sénateurs; chacun lui apportait une nouvelle, tantôt
rassurante, tantôt alarmante; chacun lui adressait une excitation ou
un reproche. Cicéron, qui de loin partageait toutes ces alternatives
(1) « Formam mihi urbis c?:p3Das« » {Ad AU.^ vu, 12.)
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718 REVUE DES DEUX MONDES.
de confiance et de découragement, a peint la politique de Pompée
en deux mots : « timidité et confusion (1), » et l'état de Rome en
disant : « Tout est plein de terreur et d'aveuglement (2). » 11 y a
de ces momens pour les peuples.
Sans attendre César, qui était encore loin. Pompée déclara le
siège du gouvernement transporté à Gapoue, et, sur un faux bruit
de l'approche de César, quitta précipitamment Rome avec les deux
consuls et toutes les autorités, sans prendre le temps d'emporter le
trésor. Rome est livrée à elle-même et dans une situation où elle ne
s'était jamais vue jusque-là; Cicéron a justement appelé ce départ,
auquel il tenta de s'opposer, une fuite très honteuse : fugam ab urbe
iurpissimam. Les inquiétudes de ceux qui demeuraient étaient af-
freuses, le désespoir de ceux qui s'éloignaient fut profond; pendant
toute la nuit, ils errèrent tumultueusement dans la ville; le matin,
ils allèrent dans les temples, invoquant les dieux, les priant, baisant
le pavé (on se croit dans la Rome de nos jours) et pleurant leur pa-
trie, qu'il fallait quitter. « Il y eut beaucoup de larmes aux portes,
dit Dion Cassius; les uns s'embrassaient et saluaient Rome encore
une fois , les autres pleuraient sur eux-mêmes et mêlaient le^irs
prières à ceUes de leurs amis qui partaient; on criait à la trahison
et on en maudissait les auteurs. Vous eussiez dit deux villes et deux
peuples, l'un en marche et en fuite, l'autre abandonné qui restait
pour mourir. »
César laissa Rome sur sa droite, et, suivant la côte, alla chercher
Pompée à Rrindes. Pompée ne l'attendit pas et passa en Épire, où
César, qui n'avait point de vaisseaux sous la main et ne voulait pas
que l'armée d'Espagne pût menacer la Gaule et l'Italie, s'abstint de
le suivre : il jugea plus prudent de revenir à Rome préparer les
moyens de le vaincre. Cette marche de soixante jours à traversllta-
lie presque sans coup férir, les troupes et les généraux enroyés
contre lui passant de son côté, ressemble beaucoup à la marche en
vingt jours de Cannes à Paris; cependant elle est moins meneil-
leuse. Il y a entre elles une autre différence : César était bien cou-
pable, car il marchait sur Rome au mépris des lois; mais il ne ve-
nait pas jouer le sort de son pays contre l'Europe, encore sous les
armes, hélas I et, malgré des prodiges de résistance, y amener l'en-
nemi.
A Rome, César convoqua ce qu'il appelle dans ses mémoires le
(1) « Nihil esse timidius constat, nihil perturbatius. » {Ad Att.^ vii, 13.)
(2) « Plena timons et errons omnia » (tbtd., 12). L'aveuglement de Cicéron lui-mèine,
hélasî était bien grand, car il se flattait encore de jouer le rôle de conciliateur, et de-
mandait à Atticus de lui envoyer le livre de Démétrius Magnés sur la Concorde pour
y chercher des argumens. (Ad AtLy viu, 12.)
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROME. 719
sénat, c'est-à-dire les poltrons et les traîtres à la république qui
n'avaient pas suivi les consuls et Pompée. Dans un discours con-
servé par lui, il se plaignait beaucoup de ses ennemis; mais parce
qu'un général a de justes sujets de mécontentement, son mécon-
tentement lui donne-t-il le droit d'attaquer à main armée les auto-
rités régulièrement constituées et la constitution elle-même? Quoi
que pût dire César, sa présence à Rome était un crime contre Tétat
{violata respublicà).
Sur sa route et à son arrivée, par cette clémence calculée, insi-'
diosa clementidy disait encore Cicéron, dont César savait toujours
se servir à propos, comme en Gaule il se servit plus d'une fois de la
cruauté, il eut bientôt rassuré ceux qui craignaient de voir dans cet
ambitieux sans colère un furieux comme Marins. César pourtant
montra que la violence ne lui coûtait rien lorsqu'elle lui était utile,
et que les scrupules religieux ne l'arrêtaient point. Le trésor de
l'état, qui s'appelait le « trésor très saint, » était renfermé dans
l'iEràrium, attenant au temple de Saturne, dieu de l'âge d'or, âge
où l'on ne volait point; mais l'âge d'or était passé, et les deux Ma-
rins avaient donné l'exemple du pillage de l'iErarium. César or-
donna que le trésor lui fût livré; le tribun Metellus eut le courage
de se placer devant la porte du temple. César, peu clément ce jour-
là, le menaça de le tuer, ajoutant : u Tu m'appartiens, toi et tous
ceux qui se sont armés contre moi. » Il était difficile de fouler aux
pieds plus insolemment tout droit. Les consuls, dans leur simpli-
cité, avaient pris la précaution d'emporter la clé du trésor; César
fit briser les portes. Si jamais il y eut vol, et vol avec effraction, ce
fut ce jour-là. Le vol du trésor, les menaces de meurtre adressées
au tribun firent un certain effet sur le peuple, qui s'irritait encore
de la tyrannie en la subissant. Le sénat de César lui-même laissa
voir quelque humeur, car César partit pour l'Espagne très mécon-
tent de lui. De retour à Marseille, César apprit qu'il avait, selon son
désir, été nommé dictateur de la manière la plus illégale; mais
qu'importait la légalité? Le temps du droit était passé sans retour.
Il fut plusieurs fois dictateur et plusieurs fois consul. Ces titres
étaient peu sérieux. César fut le maître absolu de Rome jusqu'au
jour où il tomba : il n'y a que cela de réel pour l'histoire.
César avait laissé Antoine à Rome pour y commander en son ab-
sence; celui-ci y avait étalé ses vices et avait paru en public pré-
cédé par les licteurs, accompagné de la courtisane Cytheris et de
bouffons. Il est fâcheux que Cicéron raconte gaîment avoir assisté à
un souper où était cette femme. César ne fit aucun reproche à An-
toine : Antoine était dévoué, et en fait de mœurs César n'avait pas
le droit de se montrer sévère. Revenu à Rome pendant un court sé-
jour, il promulgua plusieurs lois empreintes de cette modération
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720 REVUE DES DEUX MONDES.
qui ne justifie point le despotisme usurpé, mais qui honore l'usur-
pateur sans l'absoudre. On s'attendait qu'il abolirait les dettes; il ne
le fit pas, et seulement adoucit la condition des débiteurs. Il dis-
tribua du blé à la multitude et se paya de ses dons avec les ex-
voto des temples : ce ne fut pas là son plus grand crime. Quand il
partit pour aller s'embarquer à Brindes, lejpeuple l'accompagna en
criant : w La paix! » La guerre civile allait commencer, et les en-
fans, divisés en pompéiens et césariens, se battaient dans les rues
de Rome.
Gicéron était bien embarrassé. Fallait-il suivre Pompée, qui avait
livré Rome, déserté l'Italie, et duquel il n'attendait rien de bon?
« Tous deux veulent régner, » disait-il avec raison. Fallait-il attendre
César, qui apportait certainement la servitude et dont la clémence (1)
le rassurait peu, car Curion l'avait averti qu'il ne devait pas s'y
fier (2)? De plus, il traînait avec lui six licteurs auxquels il ne voulait
point renoncer et qui embarrassaient sa fuite. Incertain de la con-
duite à tenir, il s'occupait à écrire en latin et en grec les motifs de
partir et les motifs de rester. Dans ses lettres, Cicéron nous peint
par ses propres inquiétudes ce qui se passait à Rome dans bien des
âmes. Beaucoup se disaient ainsi que lui : Que va-t-il advenir? que
veut Pompée? pourquoi a-t-il fui devant César? que fera César? que
deviendront nos villas? Comme lui, on était tenté d'aller rejoindre
Pompée, et l'on ne partait point : on avait une TuUie, un Atticus,
une fille, un ami, qui tantôt vous exhortaient à faire votre devoir,
tantôt vous conseillaient d'attendre et de voir comment les choses
' tourneraient. César ne demandait à Cicéron que la neutralité; mais
c'était lui demander de s'annuler. César eût bien voulu le voir à
Rome dans son sénat de renégats : ceci était trop honteux, et Cicé-
ron, qui correspondait avec le vainqueur, le suppliait de l'en dis-
penser. Il avait d'abord eu l'intention de renvoyer sa femme et sa
fille à Rome; mais il jugea que cela ferait parler et paraîtrait un
premier pas vers son retour, et il y renonça. En attendant, il for-
mait le projet de visiter l'une après l'autre ses villas, qu'il avait dés-
espéré de revoir; mais il ne sortait point de ses perplexités et ne
pouvait s'arrêter à aucun parti. Rome lui apparaissait, au milieu de
son incertitude, sous les aspects les plus contraires. Tantôt c'était
une ville sans lois, où il n'y avait plus ni tribunal ni droit, une ville
abandonnée au pillage et aux incendies; tantôt il s'écriait : « Et cette
ville est debout! les préteurs y jugent, les édiles y préparent des
(1) Elle charmait les municipes {Ad Ait.^ viii, 1G); mais quel droit avait César de
pardonner? u Sa clémence même fut insultante, » dit Montesquieu.
(2) Curion lui avait dit : « César n'est pas clément par nature; la clémence est pour
lui un moyen de popularité; le jour où il cessera d'Otre populaire, il sera cruel. » (.1 .
Att,, X, 4.)
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROME. 721
jeux, les gens honnêtes y enregistrent les intérêts payés de leur
argent! » Enfin il se décida, par point d'honneur, à rejoindre Pom-
pée avec la conviction qu'il courait à sa perte.
Dans le camp de Pompée, il trouva une apparence de Rome : les
consuls, la majorité des sénateurs, un grand nombre de cheva-
liers, les envoyés de diverses villes de Grèce et d'Asie. Plusieurs
de ces rois dont on voyait toujours quelques-uns à Rome complé-
taient la ressemblance, et Pompée pouvait croire, comme il le crut
en effet, que Rome l'avait suivi. Le camp de Pompée était le refuge
de rémigration républicaine; on y trouvait toutes les illusions des
émigrés : César allait être abandonné de ses troupes, bientôt ré-
duites à mourir de faim ! On se donnait des airs de Sylla et on se
répandait en menaces à exécuter quand on serait revenu à Rome;
on s'y croyait presque déjà. Les pompéiens, qui transportaient dans
leurs tentes de Pharsale les recherches de la vie élégante de Rome,
espéraient les y retrouver bientôt ; sûrs de la victoire, ils couron-
naient leurs tentes de lauriers et par avance faisaient louer des mai-
sons dans le beau quartier, se partageaient les dignités de la répu-
blique, se disputaient le titre de grand-pontife porté par César, dont
Lentulus s'adjugeait par avance les jardins et les villas; il y joignait
la maison d'Hortensius, et disposait même de celle du prudent At-
ticus. Cicéron, mal vu pour sa lenteur à rejoindre son parti, ne
jouant aucun rôle dans la guerre, reportait aussi, mais plus triste-
ment, sa pensée vers Rome, où ses affaires étaient comme toujours
assez dérangées, où ses créanciers devenaient importuns, où il ne
trouvait personne qui voulût acheter ses terres, où sa fille, ruinée
par un époux prodigue, était dans la gêne, où il craignait toujours
que sa chère maison et ses chères villas ne fussent confisquées.
Je n'ai pas à raconter cette campagne d'Épire et de Thessalie
dans laquelle César, battu d'abord à Dyrrachium, sut tirer parti de
ce revers en le pardonnant à ses soldats et en leur faisant attendre
comme une grâce l'occasion de le réparer, — dans laquelle Pompée,
plein tout à la fois de confiance et d'irrésolution, quand son plan
était d'affamer et de lasser l'armée de son ennemi, se laissa entraî-
ner à une bataille qui fut la mémorable défaite de Pharsale. Pompée
était vaincu et avec lui toute chance de liberté détruite : non que
ses intentions fussent meilleures que celles de César, lui aussi vou-
lait la toute-puissance; seulement il attendait toujours qu'on la lui
offrît, et César attendait le jour où il pourrait la prendre. Pompée,
grand général si l'on veut, mais pauvre politique et mauvais citoyen,
était cependant le dernier espoir et comme le dernier asile de la ré-
publique. Il eût sans doute cherché à la détruire, s'il eût triomphé :
il rêvait la dictature de son maître Sylla; mais son inhabileté eût
TOME L. — 18(j'k iO
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722 REVUE DES DEUX MONDES.
mis des obstacles à sa coupable entreprise. La prodigieuse habileté
de César triompha de tout. L'un et l'autre jouaient le même jeu;
seulement César jouait bien et Pompée jouait mal. César ne fit pas
une faute, et Pompée n'en manqua pas une.
Le parti vaincu à Pharsale était le bon parti, celui de la constitu-
tion, qu'il fallait réformer, transformer, s'il était possible, et non
détruire, car en la détruisant on créait le pouvoir absolu, le mal
sans remède. La corruption était partout, chez les nobiles comme
chez les hommes nouveaux. Les premiers comptaient pourtant dans
leurs rangs quelques honnêtes gens : ils avaient Caton, la vertu
même; dans le parti contraire, je ne puis découvrir un honnête
homme. Et il ne faut pas que ce mot nobiles fasse illusion; cette
aristocratie n'était point fermée; la naissance n'était nullement né-
cessaire pour y prendre place et y jouer un grand rôle : Marius,
Cicéron, Pompée même le prouvent assez. Il n'y avait alors à Rome
nul privilège, nulle inégalité; toutes les fonctions étaient acces-
sibles à tous. Les justes droits de la vraie démocratie n'étaient donc
point en cause, et quant à ce que l'on confond souvent avec eux,
l'empire de la multitude, il n'était que trop grand, car c'est parlai,
comme il arrive presque toujours, que devait s'établir le despotisme.
Après Pharsale, Cicéron revint en Italie avec une précipitation
que lui-même s'est amèrement reprochée, profondément décourîçé,
désespérant de l'avenir, fort inquiet de la manière dont il serait
traité par César et de l'opinion qu'on allait avoir de lui, attendant
avec impatience le moment de rentrer à Rome, cette ville où il avait
fait de grandes choses , où il retrouverait son ami Atticus et sfô
livres, ces autres vieux amis. Il y arriva enfin après s'être arrêté
quelque temps dans sa villa de Tusculum, où sa femme vint le re-
trouver, se plongea et, comme il le disait, se cacha dans l'étude des
lettres, cette consolation à laquelle il fut toujours sensible, mais
qui ne lui avait pas toujours suffi. Maintenant il se rejetait sur la
littérature, dans laquelle il croyait par momens trouver un repos
agréable et complet; mais on sent que c'était un pis aller. Au sein
de l'étude, il regrettait l'éloquence, la curie, le Forum, où il tf y
avait plus de place pour lui; Cicéron revenait à la philosophie comme
le joueur revient à sa maîtresse; lui aussi, ayant perdu la partie,
s'écriait : O ma chère Angélique l
Pendant ce temps-là, César battait les pompéiens en Afrique,
et Caton échappait à la servitude par la mort. En Asie, César triom-
phait de Pharnace avec une rapidité qu'a immortalisée un mot cé-
lèbre : « je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu. » A Rome, toutes les haines
n'étaient pas désarmées, puisque ses amis lui écrivaient de ne point
débarquer à Alsium, dans la villa de Pompée, car là on pourrait lui
faire un mauvais parti. César écouta leurs conseils et prit terre à
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A ROBIE. 723
Ostie. Peu de jours après que Caton était mort pour demeurer libre,
Cicéron, moins héroïque, tout en écrivant un livre à la louange de
Caton, se consolait en soupant, c'est lui qui nous Tapprend, chez
les vainqueurs. « Que faire? ajoutait-il; il faut se conformer au
temps [tempori serviendum est). » Cicéron, et cela le relève un peu,
ne pouvait éteindre dans son âme faible, mais naturellement géné-
reuse, le sentiment de sa déchéance. Vers la même époque, il écri-
vait à un de ses amis : « Tu me parles de Catulus et de ces temps,
qu'y a-t-il aujourd'hui de semblable?... Nous étions à la poupe et
tenions le gouvernail; aujourd'hui à peine avons-nous une place
dans la sentine du vaisseau, n II ajoute tristement : « La face de
Rome est changée, on ne trouve plus dans Yurbs aucune urbanité-^
elle prend un aspect étranger, toute remplie qu'elle est de Trans-
alpins, de Gaulois qui portent des braies. » Il a le projet de quitter
Rome et d'acheter près de Naples une villa pour s'y retirer. « A quoi
sert d'aller au sénat? Tandis que je suis les débats du Foinim ou
que j'écris, j'apprends qu'on a reçu en Arménie, en Syrie, un sé-
natus-consulte pour lequel on dit que j'ai voté et dont je n'ai jamais
entendu parler. » Les sénatus-consultes se fabriquaient chez César.
A cet enjouement douloureux succédait l'amertume de l'humiliation,
que les lettres d'Atticus cherchaient à adoucir. « Quand je les lis,
lui écrivait Cicéron, je rougis moins de moi-même {minus mihi
turpis videor). » Ce sentiment de tristesse se retrouve dans le traité
de Cicéron sur les orateurs illustres^ auquel il a donné le nom de
Brutus. La scène de ce dialogue entre Brutus, Cicéron et Atticus est
à Rome, dans le jardin de Cicéron, au-dessous d'une statue de Pla-
ton. Cicéron y fait l'histoire de l'éloquence romaine, maintenant
muette; il déplore d'être né trop tard et d'être tombé dans cette
nuit de la chose publique.
En effet. César était tout-puissant. Pompée était mort en Egypte
et Caton dans Dtique. La sépulture de Pompée est près de Rome.
Avant d'entrer dans Albano, on voit, à gauche, le squelette d'un
grand tombeau qui était revêtu de marbre; il est, selon Nibby, dis-
posé comme un bûcher à quatre étages. On donnait parfois aux
tombeaux cette apparence de bûcher : fut- elle choisie à dessein
pour consoler l'ombre du grand capitaine qui, sur la plage d'Egypte,
n'avait eu pour bûcher funèbre que quelques planches d'une vieille
barque échouée comme sa fortune , auxquelles avait mis le feu la
main d'un affranchi fidèle? Cornélie apporta d'Egypte les cendres
de ce cadavre dont la tête manquait : elle avait été coupée par un
traître et portée à César dans Alexandrie. César avait d'abord consi-
déré cette tête avec attention pour s'assurer qu'on ne le trompait
point, puis, se détournant, avait répandu des larmes, qu'en dépit
de Lucain je crois sincères. César ne jouait pas la comédie pour
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72â REVUE DES DEUX MONDES.
rien : le spectacle de cette fin misérable d'une destinée mêlée à la
sienne dut le toucher; d'ailleurs
H est aisé de plaindre
Le sort d'an ennemi quand il n'est plus à craindre.
César fit brûler la tête avec des parfums et ordonna que les cendres
fussent placées dans un sanctuaire élevé par lui, devant la porte
d'Alexandrie, à Némésis, la déesse inexorable qui abat toutes les
grandeurs et qui devait bientôt abattre la sienne. En Egypte, des
mains pieuses, celles de l'affranchi Philippe et d'un ancien ques-
teur de Pompée, avaient construit pour ce qui restait de son ada-
vre, qu'ils brûlèrent après l'avoir retiré du Nil, où il avait été jeté,
un petit monument sur lequel on traça cette épitaphe : a pour celui
qui avait des temples, quel pauvre tombeau! » C'est de là que Cor-
nélie avait apporté les os de son époux dans le magnifique sépulcre
d'Albano. Pompée vint donc reposer près de cette villa où il était
allé si souvent chercher un asile contre les agitations de Rome,
porter ses rêves ambitieux et ses éternelles incertitudes. Il avait
désiré que les cendres de Julia y fussent déposées; mais le peuple
les avait mises au Ghamp-de-Mars, dans la tombe des Jules : pour
le peuple, elle était moins la femme de Pompée que la fille de Cé-
sar. Aujourd'hui, dans le tombeau destiné à Julia, une autre épouse
déposait les restes de Pompée.
Pour Gaton, aucun monument ne rappelle à Rome cette mort ad-
mirable, ce suicide que Dante, le grand poète catholique, n'a pas
osé condamner, accompli avec un calme, une sérénité, une douceur
qui élève l'âme et l'attendrit. Ge suicide fut cependant une erreur;
tout n'était pas perdu par la prise d'Utique. L'Espagne et une armée
restaient aux fils de Pompée; Gésar, victorieux et tout-puissant, se
crut obligé d'aller en personne les soumettre. Dans cette dernière
lutte, la victoire et la vie faillirent lui échapper. Caton aurait du
être là ; mais il avait cru la liberté anéantie et l'avènement du pou-
voir d'un seul établi sans retour. Il faut tâcher de comprendre que
pour une âme fière comme la sienne c'était la dernière des hontes;
il n'avait pas voulu la voir. Après avoir tout disposé pour la fuite
de ses amis et s'être occupé d'eux jusqu'au dernier instant, au sor-
tir d'un souper rempli par de graves et calmes entretiens, il s'était
retiré dans sa chambre, avait lu le Pkédon, s'était endormi jusqu'à
l'aube et alors s'était tranquillement percé de son épée ; puis, ses
amis et son fils étant accourus, l'ayant trouvé encore vivant et vou-
lant le secourir, il avait déchiré ses entrailles et l'appareil mis sur
sa blessure, sans emportement, mais parce que, Rome recevant un
maître, il avait résolu de ne plus vivre. Tout cela s'était passé dans
une petite ville d'Afrique; mais il n'y a rien de plus romain dans
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LA FIN DE LA LIBERTÉ A HOME. 725
l'histoire de Rome. D'ailleurs à Rome le souvenir de Gaton est par-
tout : dans le Ghamp-de-Mars, dans le Forum, où il combattit de
ses discours et de sa personne la démagogie, qui, comme toujours,
préparait la tyrannie , où il brava les fureurs et les insultes de la
populace, et se fit traîner un jour de la curie à l'arc de Fabius, la
plus grande longueur du Forum; — dans la curie, où il éleva sou-
vent sa voix austère contre les corruptions aristocratiques qui dés-
honoraient la liberté, sans être lui-même, et c'est là pour moi sa
grandeur, jamais disposé à l'abandonner; — au Gapitole, où il ap-
puya de sa parole le courage que Gicéron montra cette fois contre
l'abominable parti de Gatilina; — enfin jusqu'au comitium, dans
lequel il joua philosophiquement à la balle le jour où un autre que
lui fut nommé préteur. Quand César envoya insolemment son ulti-
matum au sénat, Gaton déclara dans la curie qu'il aimerait mieux
mourir que se soumettre à ces conditions.
Tel fut Gaton, inflexible et immuable jusqu'à la fin parmi la mo-
bilité des hommes et des événemens. Nemo mutatum Catoneni loties
mutata republica vidity a dit Sénèque. Sénèque, serviteur trop dé-
voué de l'empire et apologiste trop complaisant d'un empereur, a
rendu justice à Gaton. « Les uns, dit-il, penchaient pour César, les
autres pour Pompée; Gaton seul était avec la république. » Salluste,
qui du moins savait admirer les vertus qu'il ne pratiquait pas, le
césarien Salluste a fait de César et de Gaton un parallèle qu'il ter-
mine ainsi : « Gaton aimait mieux être que paraître honnête. » Ho-
race, l'aimable courtisan d'Auguste, a célébré l'âme inébranlable et
la noble mort de Gaton; il pensait sans doute à l'oncle de son an-
cien général Brutus en peignant Fhomme juste et ferme en son pro-
pos dont ni l'emportement d'une multitude voulant l'injustice, ni un
tyran qui menace, ne font sortir l'âme de sa ferme assiette; mente
quatit solida. Les historiens de tous les temps (hors le nôtre, j'en
suis fâché pour lui) se sont inclinés avec respect devant ce type de
la virilité morale.
Un dernier trait du caractère de Gaton : il y avait dans cette âme
si forte un grand fonds de tendresse, qualité si rai'e chez les Ro-
mains; il adorait son frère et montra un vrai désespoir quand il le
perdit. Ceux à qui déplaît la constance dans les sentimens, ceux
qu'irrite la fermeté du caractère, qui jugent habile d'abjurer à pro-
pos des convictions gênantes, trouvent que Gaton était un esprit'
borné, parce qu'il a conservé les siennes : ils en ont fait une espèce
de fou chimérique; mais, je l'ai déjà dit, nul ne fut plus clairvoyant
que Gaton : il avertit Pompée de son aveuglement quand il appuyait
la démagogie de César; il lui prédit qu'en grandissant César il se
perdait, et dix ans après Pompée avoua que Gaton avait eu raison.
A ceux qui redoutaient les divisions de César et de Pompée, il ré-
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726 REVUE DES DEUX MONDES.
pondit avec un grand bon sens que c'était leur union qu'on devait
craindre. Tous deux voulaient la ruine de la république ; lui, qui
voulait la conserver, résista à tous deux, sans se faire illusion sur
les dangers qu'elle courait, mais ne croyant pas, parce que la liberté
était en péril, qu'il fallait la trahir, y renoncer parce qu'elle était
déréglée, la tuer parce qu'elle était malade.
Je demande au lecteur la permission de placer ici quelques vers
qui résument la politique de Gaton, et désignent nettement le point
de vue moral où il faut se mettre, selon moi, pour juger l'histoire
des derniers temps de la république romaine. Ils font partie d'un
ouvrage sorti des mêmes études, et dans lequel j'ai cherché à faire
revivre, avec leur physionomie vraie, le temps et les hommes. J'ai
pu y développer ce qu'il ne m'était permis que d'indiquer ici, et il
complète pour cette époque, par l'histoire romaine hors de Rome,
l'histoire romaine à Rome.
Quand j'ai vu clairement le chemin du devoir,
Ty marche, et par-delà je ne yeux plus rien voir.
Des hommes, des partis, que fait l'ingratitude?
D'un peuple fatigué que fait la lassitude?
Est-ce pour le succès qu'on est honnùte? et rien
Ferat-il que le bien soit mal et le mal bien?
Que l'avenir inspire espoir ou défiance.
Gela n'a rien à faire avec la conscience.
Mais nul ne veut vraiment la grandeur de l'état!
Mais chacun songe à soi ! — Que m'importe? Un soldat,
Lorsqu'il voit que l'armée éprouve une défaite.
Doit-il abandonner sou poste, ou tenir tète
A l'ennemi vainqueur jusqu'au dernier moment.
Et mourir ignoré sur le retranchement?
Rome de liberté, dit-on, n'est plus capable.
S'il en était ainsi, Rome serait coupable;
Elle serait punie et l'aurait mérité.
Biais faut-il pour cela trahir la liberté?
Parce qu'autour de moi je la vois menacée.
Est-elle donc moins sainte au fond de ma pensée?
C'est le contraire, et plus je la sens en danger.
Plus je sens qu'il la faut défendre ou la venger (1).
Un historien anglais d'une grande modération, M. Merivale, a
écrit ces paroles : « On enterre les morts, et d'autres vivent à leur
place ; mais quand la liberté est enterrée, rien ne vit plus. » Je ter-
mine ici l'histoire de la république romaine, car, le sénat vaincu et
Gaton mort, pour employer un mot de notre temps et d'un homme
qui est aujourd'hui l'honneur et l'espoir de la tribune française,
M. Thiers, « l'empire était fait. »
J.-J. Ampère.
(1) César, scènes historiques, p. 149,
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LES
IDÉES LIBÉRALES
LA LITTÉRATURE NOUVELLE
DEUX PUBLICISTES.
I. '- Études et Portraits politiques, par M. P. Lanfrey; 1 voL in-8o.
II. — Le Progrès t par M. Bdmond Aboat, 1 vol. in-^.
Ce qui amvera de notre temps et de notre pays, la bien-aimée
France, l'héroïne et quelquefois la victime de toutes les expérimen-
tations publiques, — la prévoyance la plus sûre d'elle-même n'ose-
rait le dire, tant une fortune variable nous promène à travers tous
les contrastes et toutes les réactions. Certes cette France mobile, en
apparence inconséquente et toujours irrésistible, est bien faite pour
étonner par l'imprévu de ses évolutions. On la croit en pleine sécu-
rité, en pleine et définitive possession d'une vie libre, et tout d'un
coup elle tombe dans quelque fondrière inaperçue ; elle se prend à
oublier tout ce qu'elle pensait, tout ce qu'elle sentait la veille, ne
demandant qu'un pouvoir fort pour la protéger, n'aspirant qu'aux
douceurs du repos absolu et du silence. C'est à peine si pour le
moment elle peut souffrir l'indépendance et le mouvement de l'es-
prit. On croit que, fatiguée d'agitation, ayant retrouvé enfin l'ordre
auquel elle aspirait, bien protégée, bien gardée et largement pour-
vue de tout ce qui est luxe ou bien-être, elle va se reposer indéfi-
niment sans songer à rien, et aussitôt elle se relève, elle s'inquiète,
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728 REVUE DES DEUX MONDES.
OU si elle ne. s'inquiète pas, elle sent tout au moins se remuer en
elle des désirs nouveaux, si bien que celui qui aurait vu la France
il y a douze ans et qui la reverrait aujourd'hui se demanderait si
c'est la même nation. Ce contraste est peut-être le phénomène ac-
tuel le plus saillant et le plus curieux. On n'en peut plus douter en
effet : si grandes qu'aient été dans ces dernières années les révolu-
tions d'intérêts et d'aspect matériel, il y a un changement bien au-
trement grave qui s'accomplit par degrés dans l'atmosphère morale.
Ce n'est nullement une métamorphose capricieuse et inconséquente
de génie et d'idées, et c'est bien moins encore un artifice de vieux
partis-^ c'est tout simplement la France qui revient à elle-même,
qui se retrouve avec la vivacité de son tempérament souple et éner-
gique. Elle s'intéresse de nouveau à se^ propres affaires, aux direc-
tions de sa politique et aux choses de la pensée, à tout ce qui fait
la dignité de la vie et à tout ce qui en fait le charme. Les fantômes
se sont évanouis, elle n'a plus peur du mouvement, ni des journaux
et de leurs polémiques, ni même des brochures de M. Proudhon. Le
spectacle tranquille du développement des prospérités matérielles
ne lui suffit plus, et elle n'a pas assez des inaugurations de boule-
vards grandioses. Le débat public de ses intérêts l'attire, et les luttes
de l'esprit, de la science, ont pour elle un attrait excitant. Que des
conférences libres s'ouvrent quelque part, formant une sorte d'en-
seignement indépendant à côté de l'enseignement constitué, on se
presse, on accourt, même en payant et en payant de meilleur cœur
encore quand c'est un moyen d'attester une sympathie pour une
grande et noble cause. Il y a des livres qui deviennent tout à coup
des événemens, il y a des fêtes littéraires auxquelles on prend
goût et qu'on recherche. C'est un réveil, c'est peut-être le com-
mencement d'une efflorescence nouvelle, et comme ce mouvement,
plus instinctif encore que précis, a son sens politique, il a aussi sa
signification dans l'ordre intellectuel.
Il ne faut pas s'y méprendre : cette sorte de renaissance, qui est
un pressentiment, a tous les caractères d'une transition, elle en a
les inconvéniens et les avantages. Si l'essence du génie et des in-
stincts de la France est restée entière et vivace, que de choses sont
changées, moins encore peut-être au point de vue politique que
sous le rapport littéraire, au point de vue de la formation du talent
et de son action ! Nous avons traversé et nous n'avons point entiè-
rement dépassé une crise qui a transformé toutes les conditions de
l'esprit, qui a commencé par la confusion et le trouble en créant,
au lendemain d'une période privilégiée d'activité et d'éclat, une
indéfinissable atonie, où les idées semblaient perdre de leur puis-
sance, où tous les groupas se dissolvaient, où la vie morale et lit-
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NOUVEAUX PUBLICISTES. 729
téraire se fractionnait à Tinfini, où l'énergie de l'intelligence parais-
sait languir sans direction et sans appui. — Ce n'est pas qu'il y eût
une éclipse de talent, que les sources de l'esprit fussent taries, et
que nous fussions destinés à mener le deuil de toutes nos grandeurs
littéraires, comme nous en avons été bien des fois menacés, comme
chacun de nous a pu le craindre aux heures de découragement. Le
talent n'avait point disparu, il y en avait au moins autant le lende-
main que la veille; mais tout était pour le moment moins favorable,
et les intelligences se sentaient dans une sorte d'isolement au sein
de la dispersion universelle.
La compensation de ce mal de la dispersion et de la confusion,
qui a été la dangereuse faiblesse de notre temps, c'est que les es-
prits vraiment bien doués se trouvaient contraints à un sérieux ef-
fort sur eux-mêmes pour garder leur intégrité. Ils ont eu à se re-
faire une éducation intérieure sur toute chose. S'ils n'avaient plus
pour les stimuler et les soutenir l'influence d'une atmosphère pro-
pice, l'appui des groupes et des écoles, où les forces se doublent
par la solidarité dans l'action et dans le succès, ils avaient l'in-
dépendance, où se retrempe la virilité. S'ils ne vivaient plus dans
une de ces époques faciles où la route est toute tracée, où la mé-
diocrité elle-même prospère quelquefois dans la marche commune,
ils étaient heureusement obligés, à leurs risques et périls, de se
frayer une voie à travers les débris de doctrines, d'institutions qui
encombraient leur siècle. Ce qui est vrai pour les talens qui se sont
élevés depuis quinze ans et qui s'élèvent encore tous les jours, c'est
qu'ils sont conduits par une fatalité de situation à ne plus accepter
des idées toutes faites, à ne plus subir des fascinations consacrées,
à s'émanciper des banales complaisances, à ne plus recevoir enfin
l'héritage des hommes et des choses qu'avec le droit d'une révision
indépendante. 11 faut nécessairement qu'ils se refassent une con-
science, une pensée, un jugement : œuvre difficile sans doute, in-
grate souvent, semée de pièges et de tentations, mais qui n'est pas
sans noblesse, qui est toujours faite pour tenter les âmes viriles, et
où les esprits peuvent retrouver avec une originalité nouvelle les
moyens d'un ascendant rajeuni. C'est là peut-être l'idéal compli-
qué et sévère des générations peu favorisées qui, succédant à des
époques brillantes, qu'elles ont vues s'évanouir sans avoir pu y jouer
un rôle, se trouvent jetées avec leurs incertitudes et leurs impa-
tiences dans le tourbillonnement des transitions morales et intellec-
tuelles. On s'est plaint quelquefois de tout ce qui a manqué à ces
générations, de leurs faiblesses et de leurs entraînemens; il faudrait
plutôt s'étonner de ce qu'elles ont gardé de sève et de tout ce
qu'elles ont tenté, de cette lutte intime et obscure dans des condi-
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730 REYUE DES DEUX MONDES.
tions ingrates, de ce travail qui fait que, le jour où Tinstinct public
se réveille, il se trouve des talens variés, habiles, prêts à reprendre
l'œuvre en apparence interrompue, remuant à leur tour les pro-
blèmes de la science, de F histoire, de la philosophie, de la poli-
tique, auxquels le monde ne cesse un instant de s'intéresser que
pour y revenir bientôt avec une ardeur plus vive.
Que cette littérature, qui est aujourd'hui en voie de formation, ait
déjà ses caractères et ses mœurs où les influences du temps ont
laissé leur empreinte, que chez ceux qui aspirent à entrer dans ces
légions nouvelles ou qui en sont les héros il y ait parfois un mé-
lange d'indécision et d'audace, parfois de la présomption, du scep-
ticisme et une certaine crudité intempérante de pensée ou d'ob-
servation, ce n'est point peut-être un phénomène extraordinaire
dans une société momentanément alanguie et livrée . à toutes les
inspirations positives. Il y a aussi sans nul doute des esprits sérieu-
sement doués et ouverts à une inspiration morale supérieure. M. Lan-
frey est un des jeunes représentans de ces générations qui s'élèvent,
et c'est justement parce qu'il a en quelque sorte le tourment de
cet idéal dont je parlais, parce qu'il prend au sérieux le rôle intel-
lectuel de la génération à laquelle il appartient, que l'auteur des
Eludes et Portraits politiques est un des jeunes écrivains les mieux
faits pour être les témoins de leur temps. Ce n'est point un nou-
veau venu d'hier; il a déjà fait plus d'une tentative ou livré plus
d'un combat dans cette carrière de l'homme studieux et réfléchi à
la recherche de la vérité dans l'histoire comme dans la politique.
Un des traits de son esprit, c'est l'ardeur résolue de la conviction,
la netteté vigoureuse et indépendante de la pensée. M. Lanfrey a
commencé il y a bientôt dix ans, si je ne me trompe, par une étude
sur lEglise et les Philosophes au dix-huitième siècle (1), une œuvre
d'histoire passionnée où il y avait une certaine âpre té de jeunesse,
une verve impétueuse dans l'interprétation et la défense des idées
du dernier siècle. Lui aussi, comme bien d'autres, avant de s'en-
gager plus avant dans les luttes de notre époque^ il a voulu remon-
ter à la grande source d'où tout découle, le bien et le mal, et après
iien d'autres il a écrit un Essai sur la révolution française. Ce n'est
point une œuvre d'historien, c'est un exposé des dogmes, des idées,
des conquêtes définitives de la révolution française, et en évoquant
ce redoutable passé l'auteur ne cache pas qu'il y cherche l'éclau"-
cissement des mystérieux problèmes qui nous divisent encore, qu'il
a toujours le regard tourné vers le temps présent. En entrant dans
cette étude, il se souvient qu'il a coudoyé le tribun Gracchus Ba-
(1) Voyez sur ce livre la Revue du 15 mai 1855.
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NOUVEAUX PUBLICISTES. 731
beuf, le publiciste Marat, Péthion roi de l^aris, qu'il a cru vague-
ment reconnaître l'accent de Vergnîaud, le geste de Danton, la
sentimentalité et les conceptions étroites de Robespierre. Lorsque
s'est élevée plus récemment cette autre grande question de la pa-
pauté temporelle qui s'agite encore et dont la solution est, à ce
qu'il semble, plus facile à entrevoir dans la théorie cfue dans la pra-
tique, M. Lanfrey a écrit une Histoire politique des papes. Je ne
parle pas d'un livre qui est une sorte de roman de philosophie ou
d'observation morale, de certaines Lettres à Èverardy méditations
d'une couleur un peu sombre et d'un pessimisme parfois un peu
extrême.
C'est dans cette suite de travaux que s'est formé un talent ner-
veux et habile, dont le dernier et le meilleur fruit est sans nul
doute ce livre d'Etudes et Portraits, aussi substantiel de pensée
que brillant de forme. Ce n'est pas que dans ces divers essais qui
analysent, qui jugent des livres éminens tels que V Histoire du Con-
sulat et de VEmpire, ou qui font revivre certaines figures telles que
Carnot, Armand Carrel , Daunou , M. Lanfrey recherche le pitto-
resque, l'éclat des descriptions ou la finesse nuancée des disserta-
tions psychologiques. Sa forme naturelle est celle de la discussion
philosophique et politique; mais c'est une discussion animée, pleine
de feu et de verve, hardie dans ses procédés et ses déductions, et
c'est de la condensation des traits, de l'analyse morale que l'auteur
fait jaillir la vérité d'une époque ou d'une figure. Tout ce qui est
détail, anecdote, particularité intime, disparaît dans ce que j'appel-
lerai le drame des opinions ou l'anatomie philosophique des événe-
mens. Par la nature des sujets qui passent devant lui, qu'il touche à
l'empire avec M. Thiers, à la révolution avec Carnot, à la monarchie
de juillet avec Armand Carrel, à des questions plus récentes avec
M. Guizot ou M. Proudhon, M. Lanfrey se trouve conduit à envisager
presque tout entier, du moins dans ses phases critiques et décisives,
le cours de l'histoire contemporaine depuis les grandes dates de la
fin du dernier siècle. Parmi ces études, toutes n'ont pas sans doute
un égal intérêt; il en est qui ne sont que des fragmens de polémique
relevés de la poussière des combats d'hier; d'autres, comme celle
sur Armand Carrel, sont des études d'une large et supérieure cri-
tique, d'une fermeté et d'une élévation singulières, et dans son en-
semble ce livre est certainement un de ceux qui décrivent avec le
plus d'animation saisissante, non les vicissitudes et les accidens
dramatiques, mais le sens général de l'histoire de notre temps.
L'auteur des Études et Portraits politiques n'est point un histo-
rien, disais-je, quoiqu'il s'attache à saisir le caractère des événe-
mens et que son regard ne se détourne pas de cette réalité vivante;
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732 REVUE DES DEUX MONDES.
ce n'est pas non plus un philosophe, quoiqu'il cherche de préférence
dans les révolutions les principes et les idées, ni un écrivain litté-
raire facilement subjugué par le côté esthétique des choses. C'est un
publiciste, et c'est précisément en cela que son talent est bien le fils
de la société où il vit et des mouvemens intellectuels les plus ré-
cens. Qu'est-ce donc que cette société nouvelle telle qu'elle tend à
se dégager de plus en plus et à se former? C'est un monde qui ne
s'est point subitement métamorphosé sans doute dans ses mobiles
permanens et dans ses tendances générales, mais qui s'est prodi-
gieusement élargi et modifié dans ses cadres, dans ses perspectives
et dans toutes ses conditions morales ou matérielles, — un monde qui
n'exclut pas assurément les plus savantes et les plus patientes re-
cherches de l'histoire, ni les plus hautes spéculations d'une philo-
sophie désintéressée, mais oui es loish^ sont rares, où les goûts sont
multiples, où les questions se pressent, où la vie est dévorante et
rapide, où la littérature devient l'expression complexe de ce mou-
vement nouveau en même temps que l'auxiliau-e, la complice d'une
pensée universelle toujours en travail.
Qu'est-ce donc aussi qu'un publiciste? C'est un écrivain particu-
lièrement des temps nouveaux, un homme qui, sans être exclusive-
ment un historien ou un philosophe, est souvent l'un et l'autre, qui
mêle la philosophie, la littérature et l'histoire, rassemblant sous une
forme saisissante et rapide tous les élémens des questions à mesure
qu'elles se succèdent , condensant parfois en quelques pages la vie
d'une époque ou la vie d'un homme, suivant d'un esprit préparé par
l'étude les luttes de l'intelligence, les évolutions de la pensée aussi
bien que les événemens, mettant enfin un art invisible dans cette
œuvre toujours nouvelle d'un enseignement substantiel et varié.
De ce travail incessant que reste -t -il? Bien des fragmens dispa-
raissent sans doute dans le tourbillon de tous les jours; il en reste
assez pour former toute une littérature qui est peut-être la forme
la plus originale de l'intelligence de notre temps. Il y a eu en effet,
et sans sortir de notre siècle, des momens où l'imagination avait
plus de fécondité et d'éclat, où l'intelligence littéraire se concen-
trait dans des œuvres plus achevées, plus savamment coordonnées.
Je ne sais s'il y a eu bien des époques où se soient rencontrés à la
fois plus de publicistes habiles à la discussion, plus d'esprits brillans
ou sérieux portant dans l'étude courante des choses une sagacité
délicatement ou énergiquement pénétrante, et l'auteur des Études
et Portraits politiques est de cette légion nouvelle.
Je ne dis pas que dans cette carrière, qui a ses hasards, M. Lan-
frey n'aille parfois, avec une intrépidité un peu dangereuse, jus-
qu'au bout de sa pensée, qu'il n'ait des vivacités extrêmes de ju-
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NOUVEAUX PUBLICISÏES. 733
gement, que ses exécutions sommaires soient toujours le dernier
mot de Téquité appliquée aux affaires humaines. L'auteur des Etudes
a ce qu'on pourrait appeler des lignes droites : il y a des considéra-
tions politiques et littéraires dont il tient peut-être peu de compte,
ou qu il méconnaît; mais ce qui fait le charme sévère de son talent,
c'est qu'il entre dans l'étude de l'histoire contemporaine avec ces
deux choses que rien ne remplace, un sens supérieur de la mora-
lité humaine et un goût viril, réfléchi et ardent de la liberté. C'est
avec ces deux flambeaux, dont la lumière est trop souvent obscur-
cie, que M. Lanfrey pénètre dans ce prodigieux amas d'événemens,
mêlés de tant de grandeur et de tant de désastres, de tant d'hé-
roïsme et de si crians excès. Il y a bien des années déjà, M. Royer-
CoUard représentait le dernier demi-siècle, à partir de la révolu-
tion française, comme une grande école d'immoralité. Ce n'est pas
certainement l'humiliant privilège de ce demi-siècle; d'autres pé-
riodes, sans avoir les mêmes grandeurs, n'ont pas été des écoles de
morale, et M. Royer-Gollard , après tout, se servait d'une expres-
sion grossissante pour caractériser d'un trait une époque où tout a
pu arriver, où tout est arrivé en effet, où la conscience publique a
plié également, et souvent sans protester, sous les catastrophes les
plus diverses. C'est pour que cette école d'immoralité ne se perpé-
tue pas par une sorte de transfiguration des faits, que celui qui ra-
conte, devenant juge, est tenu, sous peine de se faire complice,
de mesurer les événemens à la règle souveraine de la justice et
du droit, non selon le succès et la durée.
Quelle que soit en principe la légitimité de la révolution française,
cette légitimité ne suffit pas à couvrir les excès, les crimes qui ont
été commis en son nom, qui se sont parés du voile trompeur de la
nécessité, et qui se sont mis quelquefois à l'abri sous la probité re-
connue des hommes. Carnot est justement un des témoins qu'invo-
que M. Lanfrey en étudiant sa vie. C'est assurément un des hommes
les plus intègres, les plus dévoués, et qui en fnême temps, mem-
bre du comité de salut public, prête sa signature à des exécutions
contre lesquelles son honnêteté se révolte en secret, qu'il ne ratifie,
comme on l'a dit pour expliquer sa conduite, que pour ne pas affai-
blir le gouvernement, pour ne pas rompre le lien de solidarité du
terrible comité devant Jennemi. Les services rendus par Carnot
comme organisateur militaire, sa probité et son désintéressement
privé, suffisent-ils à absoudre ces ratifications muettes par patrio-
tisme, ce stoïcisme singulier qui livre les victimes pour ne pas éle-
ver une voix discordante au sein du comité? « Que cela soit d'une
grande âme, dit M. Lanfrey, je le veux bien;... mais supposez que
Carnot, au lieu d'être un héros, n'eût été qu'un caractère pusilla-
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734 REVUE DES DEUX MONDES.
nime, comment se serait-il conduit dans ces circonstances et dans les
occasions si nombreuses où il ne refusa pas sa signature? Il n'eût
pas agi autrement quil n*a fait Si une telle réhabilitation est
acceptée, il ne faut plus parler de morale politique. » Poursuivons
encore : certes Napoléon a surchargé la France de grandeur et de
gloire au point de fasciner les regards du monde, et cependant ni
gloire, ni grandeur, ni éblouissemens, ni prodiges du génie ne suf-
fisent à absoudre dans l'histoire des actes comme Texécution du duc
d'Enghien et la guerre d'Espagne. 11 n'est point de résolution hu-
maine, si protégée qu'elle soit par les prestiges du génie, parles
complaisantes nécessités d'état ou par une prétendue fatalité, qui ne
vienne se heurter contre une puissance supérieure devant laquelle
elle reprend son vrai caractère; cette puissance, c'est la loi mo-
rale. C'est là une vieille histoire, direz-vous; nous n'avons plus
rien à voir dans le passé, occupons-nous de nos propres affaires et
de notre vie présente. — Détrompez-vous : ce sont vos affau-es plus
que vous ne le pensez. Vous êtes- vous jamais demandé ce que les
excès, les violences, les entraînemens d'arbitraire, les attentats
contre le droit d'un homme ou d'un peuple ont jeté dans notre ^^e
de troubles et d'obstacles contre lesquels nous nous débattons en-
core sans en soupçonner souvent la nature et les causes? Juger pour
ce qu'elles sont ces scandaleuses violations de la loi morale dans
l'histoire, c'est apprendre à ne plus les subir. M. Lanfrej> et c'est
son mérite, a un instinct très haut, très fier, presque intraitable, de
cette moralité, en dehors de laquelle la force et le hasard, de quel-
que nom qu'ils se déguisent, sont les dangereux mattres des hommes.
Il y a chez l'auteur des Éludes et Portraits un autre sentiment
profond et vif qui trouve son complément et sa règle dans cet in-
stinct de la moralité dans l'histoire et dans la politique : c'est le
goût, l'intelligence de la liberté, et ce n'est pas sans raison que
M. Lanfrey dit dans une page qui ouvre ses essais : « Je n'ai pas été
sans payer aussi moh tribut au goût de notre génération pour les
apologies. Ces travaux, de ton et de sujets si divers, ont tous été
écrits à la louange d'un seul et même personnage. Par lui, ce livre
a son unité ni plus ni moins qu'une fiction, car chacun de ces frag-
mens ne reflète qu'une seule image, et par lui j'aurai eu, moi au^i,
mon héros! Mon héros, c'est la liberté... »> Il faut s'entendre sur ce
mot, qu'il est de bon air d'invoquer, que tout le monde met sur son
drapeau, car il est bien clair aujourd'hui que tout le monde n'aime
et ne veut que la liberté , même ceux qui la tiendraient éterneUe-
ment en lisière dans la prévoyante pensée de la préserver des faux
pas. Ce que j'appelle le goût sérieux et réfléchi de la liberté, c'est
le sentiment des conditions nécessaires sans lesquelles il n'y a point
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NOUVEAUX PUBLICISTES. 735
de vie réellement libre. La liberté, elle n'est point certainement
dans les diminutions inintelligentes du pouvoir là où le pouvoir a
un rôle naturel et légitime, mais dans tout ce qui étend la sphère
de l'action indépendante de l'homme, dans tout ce qui fortifie l'ini-
tiative et les garanties individuelles, dans tout ce qui réduit cette
tutelle ombrageuse et absorbante de l'état, qui dévore les gouver-
nemens eux-mêmes. Au fond, c'est là le vrai et simple libéralisme,
celui auquel se rattache M. Lanfrey. De là les sévérités de l'auteur
des études pour le consulat et l'empire, où tout se tient à ses yeux,
où entre le commencement et la fin il ne distingue pas ces nuances
qui ont pourtant quelque degré de vérité, où tout réside dès le pre-
mier jour dans ce pouvoir absolu, conçu et servi par le génie, qui
conduit logiquement, fatalement à l'absorption de tous les droits po-
litiques à l'intérieur et à la dictature à l'extérieur, c'est-à-dire à la
mort sous le poids des impossibilités nées de son principe même; de
là encore l'antipathie de l'auteur pour les doctrines et la politique
du jacobinisme dans la révolution d'autrefois aussi bien que pour
les doctrines du socialisme dans les temps nouveaux. C'est un jeune
girondin jugeant les événemens à cette mesure, pour ce qu'ils ont
fait en faveur de la liberté, dans leur rapport avec ce grand principe
qui a inspb:é et dominé la révolution française, et sans lequel l'éga-
lité elle-même n'est qu'un élément de servitude.
Sentiment supérieur de la moralité humaine, goût de la liberté,
ce sont là les deux choses qui se retrouvent dans cette critique phi-
losophique et politique, qui font son originalité et lui donnent un
accent d'indépendance poussé parfois jusqu'à une certaine verdeur
d'expression, et si on reproche par instans à l'auteur la sévérité de
ses jugemens, il répondra que « par ce temps de critique relâchée
ce qui semble excès de rigueur pourrait bien n'être que stricte jus-
tice. » Ce que le jeune écrivain poursuit donc dans l'histoire comme
dans le présent, c'est la prédominance de la loi morale et de la li-
berté. Il a certes choisi deux clientes qui ont le droit de ne s'abais-
ser devant rien, ni devant le génie, ni devant le succès. Ce sont les
deux nobles ouvrières de toutes les grandes choses qui se font dans
le monde, et sans elles rien ne se fonde, rien ne dure ; le progrès
lui-même, le tout-puissant progrès, est diminué dans sa significa-
tion et redevient, je le crains, cet assemblage assez confus, un peu
subalterne, auquel M. Edmond About vient de chanter un hymne
en cinq cents pages, — l'hymne d'un homme positif, spirituel, con-
tent de lui et assez habile pour ne se brouiller ni avec la répu-
blique, ni avec les puissances du jour, en remuant toutes les ques-
tions de liberté et de progrès. On est ici, si je ne me trompe, dans
une atmosphère bien différente de celle où se complaît l'énergique
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736 REVUE DES DEUX MONDES.
et sérieuse pensée de M. Lanfrey; on est avec un écrivain qui veut
s'amuser et amuser en mettant en roman les problèmes politiques
et les chiffres eux-mêmes. C'est là, au demeurant, ce livre du Pro-
grès ^ où il y a un peu de tout, où l'auteur entreprend d'éclairer et
de conduire le monde en l'égayant.
De ces jeunes écrivains qui ont grandi depuis moins de quinze
ans, M. Edmond About est assurément un des plus brillans, des
mieux armés et des plus heureux. Né dans l'Université, nourri de
sérieuses études, il a secoué un jour cette enveloppe classique
comme il aurait dépouillé la robe du professeur, et il est resté un
esprit hardi et piquant , ayant l'allure indisciplinée d'un émancipé
de la veille, aimant le bruit et le cherchant, libre de crainte et d'en-
thousiasme. Il est entré dans la vie littéraire en se jouant, et le
succès qu'il a trouvé au premier pas, il l'a obtenu aux dépens de
cette pauvre Grèce, qui avait pourtant donné l'hospitalité à ses
jeunes années. Ce fut sa première œuvre et ce fut son coup de maî-
tre. Depuis ce moment, M. Edmond About a multiplié les tentatives
dans la satire et dans le roman, au théâtre et dans la polémique
politique. Il n'a point été également heureux dans toutes ses cam-
pagnes littéraires; mais il a rencontré chemin faisant assez de succès
et assez de défaites pour se créer une personnalité distincte. Le ro-
man surtout l'a tenté, et assez récemment encore il racontait cette
étrange histoire de MadeloUy où un réalisme d'une crudité sinistre
apparaît à travers tous les pétillemens d'un sarcasme audacieux.
M. Edmond About, sans avoir une invention féconde, a certainement
la hardiesse de l'observation et le don du récit. C'est un conteur
facile, léger et éblouissant d'ironie. Un des côtés les plus curieut
de cet esprit cependant, une des choses qui expliquent le mieux
comment, à travers toutes les aventures littéraires, il revient sans
cesse à la politique ou à un certain genre de politique, écrivant
tantôt la Question romaine j tantôt le Progrès j c'est qu'au fond il
est moins encore un romancier qu'un polémiste.
Le vrai romancier a un bien autre caractère : il est tout entier à
son observation et s'absorbe dans son œuvre; il dépouille en quel-
que sorte sa personnalité pour vivre de la vie des personnages qu'il
met en scène, pour s'identifier avec eux, et ne leur prêter que les
passions, les sentimens, le caractère et le langage de leur rôle. Il
arrive ainsi quelquefois, par la puissance de l'observation et de
l'imagination désintéressée, à un degré de vérité saisissante qui fait
du roman la simple et fidèle peinture de la vie humaine. M. Ed-
mond About n'est point, lui, de cette nature d'artistes désintéressés
qui s'effacent dans leur oeuvre ; il a au contraire une personnalité
impatiente de paraître, de piquer la curiosité et de prospérer. H
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NOUVEAUX PUBLICISTES. 737
parle par la bouche de ses personnages, il met son cachet dans leur
manière de sentir et d'agir, il les promène d'une main ironique.
Toutes les fantaisies de son esprit, ses préoccupations du moment,
passent dans ses fictions. Si peu qu'on l'en prie, il mettra en roman
et avec la môme verve courante le drainage des landes ou les mer-
veilles de l'association agricole. Une raillerie légère, mordante, sub-
tile et quelquefois prétentieuse est le trait essentiel de son talent.
C'est une nature de polémiste qui passe de la politique à la littéra-
ture, de la fantaisie d'imagination à l'économie rurale ou sociale,
de la guerre de broussailles à la réorganisation de l'Europe. Il en
résulte que ses romans sont quelquefois des traités d'économie pu-
blique et qup ses livres de politique sont des romans. M. Edmond
About se croit évidemment le fils le plus direct et le plus légitime
de Voltaire. Un fils, c'est un peu trop; un petit-fils, c'est beaucoup
dire encore; un neveu, un arrière -neveu, on peut l'admettre, et
c'est ainsi que par droit de famille t Homme aux quarante écuSy
cette boutade étincelante de raison et d'ironie, qui avait déjà in-
spiré à l'auteur des Mariages de Paris l'histoire des Échasses de
maitre Pierre^ se trouve aujourd'hui reprise et délayée dans le
Progrès! Seulement l'Homme aux quarante écus tenait en quelques
feuillets; le Progrès se déroule en cinq cents pages! Cinq cents
pages de gaîté et d'amusement sur le budget, sur la part contri-
butive des citoyens, sur la répartition du travail et sur le méca-
nisme administratif! M. Edmond About craint un peu de ne pas
réussir et de n'être pas pris au sérieux parce qu'il ne fait pas
bâiller. « Le Français, dit- il, veut être assommé, comme le lapin
demande à être écorché vif: il n'estime pas ceux qui l'amusent. »
Il n'est pohit certainement nécessaire d'instruire en ennuyant son
monde, et l'esprit n'est jamais de trop, même dans les discussions
les plus sérieuses. Qui sait pourtant si le badinage prolongé sur des
questions qui ne prêtent pas absolument à rire ne finit pas par pro-
duire le même effet que la gravité prétentieuse?
Le malheur de M. Edmond About en réalité, ce n'est pas de trai-
ter d'une plume vive et légère les affaires sérieuses de son temps,
c'est de ne point atteindre autant qu'il le croit à son idéal d'agré-
ment, de laisser dans l'esprit une impression tourbillonnante et
confuse, d'exagérer certaines choses, d'en oublier beaucoup d'au-
tres, de se perdre dans mille détails et de ne point faire avancer
notablement en fin de compte le problème qu'il traîne après lui de
sa verve fringante et agile. Qu'est-ce donc que ce livre du Progrès?
C'est un hymne mêlé de chiffres et de calculs. M. Edmond About
s'est dit sans doute que pour intéresser des hommes comme nous,
des citoyens d'une société affairée, il fallait entrer dans le vif de
TOMB u — 4864. 47
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738 REVUE DES DEUX MONDES.
toute chose, et il s'est mis à nous parler commerce, industrie, bud
get, procédés agricoles, association, chemins de fer, colonies, et le I
reste. C'est un homme singulièrement instruit, plein de connais-
sances variées , et d'abord il commence par une profession de foi
quelque peu présomptueuse peut-être. «L'école à laquelle j'appar-
tiens, dit-il, se compose d'esprits positifs, rebelles à toutes les sé-
ductions de l'hypothèse, résolus à ne tenir compte que desCaits
démontrés. » M. Edmond About, pour ne point sortir du domaine
des faits naturels et démontrés, vous dira donc ce que c'est que le
budget et en quoi il se décompose, quelle est votre part personnelle
et distincte de contribution, ce que vous payez pour la liste civile,
pour l'armée, pour la magistrature, pour votre préfet, pour les arts,
pour l'Institut, pour le garde champêtre, pour l'exécuteur des hautfô
œuvres : 3 francs pour ceci, 5 francs pour cela, 20 centimes pour
le bourreau! Il vous dira bien d'autres choses, ce que vous payez si
vous consommez du sucre indigène, ce que doit et peut dépenser
chaque ménage de campagne, ce que le purin a de vertu pour les
terres, comment le progrès peut s'accomplir par rassociation, qui
centuple la richesse publique, par l'assainissement, qui diminue la
mortalité, par le développement de l'initiative individuelle substi-
tuée à l'action de l'état, par les chemins de fer, qui multiplient les
communications. M. Edmond About vous dira tout cela, et son idéal
de progrès n'est point après tout d'un ordre démesuré : c'est un
omnibus. « En vérité, je vous le dis, l'omnibus n'est pas seulement
une voiture à quatre roues, c'est le char du progrès, le symbole de
l'association pacifique fondée sur la liberté. On y entre quand on
veut, on en sort sans demander la permission de personne, tous les
voyageurs ont les mêmes droits... Le conducteur, autorité modèle,
obéit poliment au public qui le nourrit... Ce fonctionnaire tout privé
n'a pas d'opinion, ne fait pas de zèle, ne commet pas d'abus, at-
tendu que l'omnibus est une association étrangère à la poUtique et
à toutes ses absurdes conséquences. Comprenez-vous maintenant
pourquoi les émeutiers, gent stupide et brutale, préludent toujours
au renversement des lois par la culbute des omnibus ? »
Ce livre est vraiment plein de choses instructives et inattendues.
Je ne méconnais pas assurément la haute signification morale de
l'omnibus, ainsi troublé dans sa modestie par ce dithyrambe humo-
ristique. Je ne me méprends pas du tout sur la part qu'ont dans le
progrès général et définitif tous les avantages partiels et matériels
qu'énumère la verve un peu prolixe de M. Edmond About. Que
Tassociation transforme et accroisse la richesse publique, que la
mortalité diminue encore après avoir diminué depuis un demi-
siècle, que les perfectionnemens agricoles et le bien-être se déve-
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NOUVEAUX PUBLICISTES. 739
loppent dans les campagnes, que les chemins de fer et les fils
électriques arrivent jusqu'aux derniers confins de la France et de
l'Europe, ce seront de grands biens sans doute. Est-ce là cependant
tout le progrès? S'il n'était que cela, il n'enflammerait pas tant d'es-
prits généreux, toujours occupés à en rechercher les lois et les con-
ditions; il perdrait la signification qu'il a pour les intelligences
viriles, — celle de l'élévation graduée du niveau moral parmi les
hommes, du développement de la justice parmi les peuples, de la
prédominance croissante du droit sur la force. Il n'y a plus de doute
alors, le chiffre de la production et de la consommation est la me-
sure du progrès! M. Edmond About, de sa plume preste et tran-
chante , a révélé lui-même la faiblesse de son ouvrage en disant :
u Vous remarquerez peut-être, si vous lisez ce livre jusqu'au bout,
que j'évite le mot devoir y quoiqu'il soit très sonore, très clair et
très noble. C'est que je me suis interdit la plus furtive excursion
dans la métaphysique. » Voilà le devoir exilé dans la métaphysique,
dans le domaine des choses non démontrées I Toute une partie mo-
rale de la civilisation disparaît comme une excroissance inutile, et
c'est ainsi que cette liberté même, qui est l'idée-mère du livre de
M. About, — puisque c'est par la liberté, par l'émancipation de
l'initiative individuelle que l'auteur d Tolla cherche le progrès, —
c'est ainsi que cette liberté devient un fait subalterne, matériel, un
moyen de dégager le bien-être universel, de tirer le meilleur parti
possible « d'une humble condition et d'une cpurte vie. » C'est ainsi
en même temps que cette œuvre sur le progrès est un mélange sin-
gulier où cb-culent une multitude d'idées justes ingénieusement
mises en lumière, et où l'ensemble est indigeste et confus. Dans
cette carrière où il prodigue une impatiente activité, et où il sème
les fniits de son imagination, M. Edmond About a trouvé déjà plus
d'une mésaventure, sans compter le demi-succès qui attend vrai-
semblablement le Progrès. Jeune, hardi, gai, aimant l'aventure,
il n'a pas toujours réussi auprès de la jeunesse elle-même, et il
ne s'est pas demandé d'où lui venaient ces soudaines bourrasques
d'impopularité littéraire. Il y a eu bien des causes peut-être; il y
en a une qui tient au talent de l'auteur du Roi des Montagnes: c'est
qu'avec de la netteté, de la sûreté et de la verve, il n'a pas ce qui
atth-e, ce qui popularise un écrivain se servant de l'imagination pour
répandre une idée sérieuse. Son talent pétille sans éclairer et sans
échauffer; il s'agite sans émouvoir, parce qu'il a plus d'habileté, de
subtilité et de sécheresse que de passion et d'élan. Avec ses éclats
d'ironie, ses saillies étincelantes, c'est un esprit d'un ordre moyen,
de l'ordre positif, comme il le dit, un esprit qui aime le succès, qui
le cherche sous toutes les formes, et qui, après l'avoir vu fuir au
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7&0 BE7UE DES DEUX MONDES.
théâtre, après l'avoir vivement conquis dans le roman, risque de ne
pas le trouver dans l'économie sociale et la politique, même quand
il cherche à répandre des idées justes, quand il s'attache à une
cause qui est celle de tous. Il manquait évidemment quelque chose
à M. Edmond About pour se donner le luxe d'élever en cinq cents
pages un monument au dieu Progrès.
Ce qui est certain et ce qui ressort bien plus encore de toute une
situation générale que de quelques œuvres jetées dans le mouve-
ment de tous les jours, c'est qu'un souffle nouveau s'est élevé; un
nouveau courant d'idées se forme, grossit à chaque instant, et ce
courant porte vers la liberté. Bien des nuances peuvent se produire,
bien des contestations de doctrines peuvent retentir encore; au fond,
toutes les divergences s'effacent dans un sentiment unique qui se
révèle à une multitude de signes, faits de la vie publique, discus-
sions philosophiques et religieuses, travail des esprits. Ce n'est pas
un ferment de révolte, c'est l'instinct gradué, tranquille et ferme
de la nécessité d'une condition élargie. Si vous voulez être de votre
temps, du temps d'aujourd'hui, et rester dans le vrai des choses,
laïques et hommes d'église, il faut entrer sans crainte dans ce cou-
rant et y marcher avec la confiance d'esprits que la liberté n'effraie
pas. Faites appel aux forces indépendantes de la raison. Agissez par
la propagande du savoir, de l'éloquence, de la persuasion, et sur-
tout n'appelez pas à votre aide la puissance des répressions, là pé-
rilleuse intervention des lois pénales. D'abord vous ne réussiriez
pas; vous ne trouveriez pas même l'appui de quelque libéral en
retraite converti sur ses vieux jours à l'excellence du droit de sup-
primer ou d'avertir les journaux. Et puis vous ressembleriez à quel-
que exhumation archéologique, à la résurrection étrange d'hommes
reprenant un dialogue d'il y a quinze ans, d'il y a quatre-vingts
ans peut-être, au sein d'une société qui se réveille et où la liberté
redevient l'air vital aspiré et désiré par les âmes.
Cu. DE Mazade.
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 mars 1864.
On ne saisirait point le vrai caractère du réveil intellectuel et politique
dont nous avons eu, dans ces derniers temps, à indiquer et décrire les pre-
miers symptômes, si Ton perdait de vue un curieux phénomène au milieu
duquel il se produit, et avec lequel il contraste. A mesure que le sentiment
libéral redevient en France vigilant, alerte et confiant, il se passe dans les
régions gouvernementales de l'Europe des choses étranges. Tandis qu'en
bas les signes de vie se manifestent avec une fraîcheur pleine de promesses,
en haut régnent l'indécision, l'incohérence, le décousu. Depuis une dou-
zaine d'années, on s'était accoutumé à voir les gouvernemens donner l'im-
pulsion aux événemens; c'était d'eux que l'on attendait une certaine direc-
tion des choses. Depuis bientôt une année, cette direction est en train de
leur échapper. On ne comprend rien à leurs desseins, s'ils en ont, ou plu-
tôt ils semblent n'en point avoir. Les gouvernemens sont atteints d'une cu-
rieuse mollesse, ne laissent percer que leurs hésitations, et paraissent avoir
perdu la faculté d'établir entre eux un concert quelconque. S'il fallait dé-
finir d'un mot cet état de choses, on dirait que l'action gouvernante et di-
rigeante en Europe est en proie à une anarchie indolente. C'est cette si-
multanéité et ce contraste d'un mouvement libéral prenant son point de
départ au foyer intérieur de la France et de cette anarchie indolente tra-
vaillant sourdement les sphères gouvernementales qui marquent le trait de
la situation. On n'a qu'à jeter un coup d'oeil sur les principaux faits du
moment pour se convaincre que nous donnons à cette situation son nom
véritable.
Commençons par le fait extérieur qui en ce moment a pour la France
l'intérêt le plus prochain, l'organisation de l'empire du Mexique au profit de
l'archiduc Maximilien. Quand l'archiduc a eu terminé sa visite à Paris,
n'auralt-on pas cru que tout était fini? Les arrangemens politiques avaient
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742 REVUE DES DEUX MONDES.
même reçu la sanction la plus positive de notre époque, la consécration
financière. Le nouvel empereur avait trouvé un banquier, et, qui mieux
est, un banquier anglais. Une des plus anciennes et des plus honorables
fimis de la Cité, la maison Glyn, se chargeait de prêter au nouvel em-
pire mexicain environ 120 millions de francs effectifs contre livraison de
12 millions de rentes mexicaines. On créait un 6 pour 100 mexicain que
Ton se proposait d'émettre à 63. Pour assurer le crédit du nouveau fonds
d'état, on retenait ici à notre caisse des dépôts et consignations une
somme suffisante pour payer les deux premières annuités de l'emprunt et
subvenir aussi au paiement pendant deux années des arrérages des an-
ciens fonds mexicains, arrérages qui depuis dix ans ne sont plus sol-
dés. Une portion de l'emprunt était réservée pour la France et devait être
mise en souscription publique par un de nos établissemens les plus popu-
laires, le comptoir d'escompte. Tout allait donc à merveille. Nous allions
en finir avec les soucis et les charges de notre aventure mexicaine. Nous
pouvions entrevoir le terme de nos sacrifices, nous pouvions espérer de
revoir enfin nos soldats. Nous donnions du même coup au Mexique un em-
pereur, une armée sous forme de légion étrangère et un trésor. Nous
avions même le délicat plaisir de présenter ainsi de nos propres mains,
avec la couronne de plumes des Incas, une magnifique indemnité au prince
jeune, éclairé, réputé libéral, que nous avions dû déposséder de la vice-
royauté lombarde en faisant en 1859 la guerre d'Italie. Candide aurait dit
que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, lors-
qu'un incident nouveau est venu, pour un court moment nous l'espérons,
embrouiller la péripétie de ce beau roman mexicain.
Pourquoi cet incident est-il survenu si tard? pourquoi n'avait-il pas été
prévu et tourné depuis longtemps? Voilà la critique que nous nous per-
mettrons d'adresser à l'indolente anarchie qui préside à la direction de
l'Europe. La famille impériale et la cour d'Autriche ont voulu, avant que
l'archiduc Maximilien n'allât tenter sa nouvelle fortune, fixer la situation
de ce prince en face des chances dynastiques que lui donnait sa position si
voisine du trône d'Autriche. L'archiduc, en devenant empereur du Mexique,
conserverait-il ou abandonnerait-il ses droits éventuels à la couronne d'Au-
triche? Telle était la question. Que l'archiduc Maximilen eût préféré par-
tir en laissant la question indécise, cela se comprend. On ne comprend
pas moins que le gouvernement autrichien et la famille impériale aient
demandé à l'archiduc une renonciation expresse à ses droits de succession
en Autriche. Si les fils de François-Joseph venaient à mourir, si l'archiduc
Maximilien était appelé au trône, ce ne serait pas un mince embarras pour
le gouvernement autrichien d'attendre qu'un empereur lui arrivât du Mexi-
que. La profession d'empereur mexicain n'est probablement point le meil-
leur apprentissage que l'on puisse souhaiter à Vienne pour un empereur
d'Autriche; puis il y a l'inconvénient d'un interrègne, lequel pourrait être
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REVUE. — CHRONIQUE, 743
très grave pour une monarchie exposée comme la monarchie autrichienne
à d'incessans périls. Enfin, et c'est l'objection politique la plus grave au
point de vue des intérêts autrichiens, s'il prenait fantaisie à l'empereur du
Mexique, soudainement appelé au trône d'Autriche, de cumuler les deux
couronnes, dans quelles ruineuses complications la politique autrichienne
ne serait-elle pas engagée I Se figure-t-on l'Autriche entraînée par le caprice
de son souverain à lutter pour conserver en Amérique une domination que
l'Espagne, après une possession de plusieurs siècles, a été obligée d'aban-
donner! Imagine-t-on TAutriche encourant la chance d'entreprendre et de
soutenir au Mexique des expéditions dans le goût de celle qui a tant pesé à la
France! Nous ne sommes donc point surpris de ce qui vient de se passer à
Vienne. Un conseil de famille, un conseil composé de nous ne savons com-
bien d'archiducs, a décidé que l'archiduc Maximillen devrait, en acceptant
la couronne du Mexique, faire l'abandon de ses droits héréditaires en Au-
triche. Cette décision nous paraît juste et sage. On prétend qu'elle a étonné
l'archiduc Maximilien; on prétend qu'à la suite de la résolution du conseil
des archiducs' une vive controverse s'est engagée à coups de télégrammes
entre Miramar, Paris et Vienne. Au point où les choses étaient arrivées, ce
subit émoi nous étonne. L'archiduc Maximilien ne peut plus refuser ni de
partir pour le Mexique, ni de donner la renonciation que sa famille et son
pays lui demandent. Il ne faudrait pas que l'archiduc mît en avant le sacri-
fice de ses prétentions dynastiques en Autriche pour obtenir comme com-
pensation du gouvernement français des engagemens positifs d'avenir qui
accroîtraient encore la charge des engagemens moraux que nous avons
contractés envers lui. En acceptant l'œuvre qui s'offre à lui au Mexique, et
qui, si elle est hérissée de difficultés, n'est point sans promesse de gloire, il
convient à l'archiduc Maximilien de ne point frapper dès le début son en-
treprise de discrédit. Or comment l'archiduc serait-il en droit d'obtenir
pour son nouvel empire la confiance des Mexicains, des capitalistes d'Eu-
rope et des gouvernemens, s'il se montrait lui-môme défiant de l'avenir, et
s'il laissait lire dans son cœur, en quittant l'Europe, une intime pensée de
retour? — La renonciation aux droits dynastiques autrichiens, l'archiduc
Maximilien la doit au Mexique et à la France bien plus encore qu'à sa fa-
mille et à l'Autriche. Lorsque l'on a voulu ou consenti à vouloir être em-
pereur du Mexique, il faut faire de la couleur locale, il faut imiter Fernand
Cortez, il faut brûler ses vaisseaux.
Nous nous refusons donc à croire que cette complication, qui semble
avoir été une surprise pour les politiques de profession aussi bien que
pour l'opinion publique, ajourne longtemps l'acceptation définitive de l'ar-
chiduc Maximilien, et retarde la solution au moins momentanée de l'affaire
mexicaine. Si de la question du Mexique nous passons à la question dana-
allemande, on nous dispensera de justifier sur ce point le reproche général
d'incohérence et de confusion que nous adressons à l'action gouvernemen-
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744 REVUE DES DEUX MONDES.
taie européenne. Toutes les conséquences de la faiblesse de cette action
gouvernementale s'étalent depuis six mois dans cette triste affaire des du-
chés. Ici le désordre politique et le scandale d'hostilités sanglantes gratui-
tement entreprises touchent-ils à leur fin? Il n'est peut-être pas interdit
de l'espérer. L'engagement militaire le plus grave de la campagne vient
d'avoir lieu à Dûppel. Les Danois ont bravement repoussé un violent et opi-
niâtre assaut des Prussiens. C'est au moment où cette guerre fait verser
sans utilité le plus de sang que la réunion de la conférence devient enfin
vraisemblable. Les invitations de l'Angleterre assignent le 12 avril prochain
comme la date de cette réunion. La conférence est acceptée par les bel-
ligérans, la Prusse et l'Autriche d'une part, le Danemark de l'autre, sur
la base élastique de l'intégrité de la monarchie danoise. Le consentement
de la Russie et de la France ne fait point de doute. Il n'y a plus en sus-
pens que l'adhésion de la diète de Francfort. Que fera la diète? La Prusse
et l'Autriche ont-elles récemment acquis plus d'ascendant sur leurs confé-
dérés et entraîneront -elles la majorité de la diète vers l'acceptation? Les
hommes qui dirigent les états moyens et petits de l'Allemagne se trou-
vent en présence d'une grave respoHsabilité. Le courant habituel de leurs
prétentions, qui les porte à vouloir jouer un rôle dans les grandes déli-
bérations européennes, devrait les décider à bien accueillir l'invitation qui
leur est adressée. L'occasion qui s'oflfre à eux de prendre part à une con-
férence européenne et de faire consacrer à ce point de vue par un pré-
cédent solennel le droit qu'ils revendiquent depuis si longtemps, cette
occasion est unique, et, s'ils la laissent échapper, ils ne pourront plus
désormais s'en prendre qu'à eux-mêmes de l'abaissement et de l'annula-
tion des états secondaires. La seule objection qu'ils puissent alléguer pour
se tenir à l'écart de la conférence, c'est que la base adoptée de l'intégrité
de la monarchie danoise est contraire à l'opinion qu'ils ont jusqu'à pré-
sent manifestée sur la question de succession dans les duchés. C'est ici
qu'on va voir si l'esprit politique l'emporte en eux sur l'esplVit de pédan-
tisme. La conférence, en se formant sur une base vague, réserve évi-
demment une grande latitude à ses délibérations. Son véritable objet, un
objet d'humanité et de conciliation pacifique, est de mettre fin à la guerre.
La question de l'intégrité de la monarchie danoise est susceptible, on le
sait, de plusieurs interprétations. Nous avons déjà dit que l'une de ces
interprétations, le système de l'union personnelle, ne répugne pas moins
aux Danois qu'aux états secondaires : la nation danoise irait jusqu'à pré-
férer à ce système la séparation complète du Holstein. La discussion au
sein de la conférence paraît donc devoir modifier la base aujourd'hui pro-
posée, et les états secondaires perdraient volontairement le bénéfice des
modifications possibles et probables, si la diète s'excluait elle-même de la
conférence. Nous ne voulons donc point nous attendre à un refus incon-
sidéré de la diète ; nous ne voulons pas croire non plus que la diète puisse
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REVUE. — CHRONIQUE. 7âô
être encouragée dans une méticuleuse résistance par un grand gouverne-
ment. Les états secondaires d'Allemagne ont été récemment représentés
à Paris par un prince actif et influent. Le duc de Saxe-Cobourg est venu
sans doute plaider auprès de Tempereur la thèse et la cause des cours
secondaires: mais nous ne croyons point trop nous avancer en affirmant
qu'il n'est pas en France une tête politique sensée qui voulût prendre la
responsabilité de perpétuer le désordre en Allemagne et dans le nord de
l'Europe par des encouragemens puérils donnés à toutes les prétentions
vétilleuses que les petites cours ont émises à propos du règlement de la
question danoise. Si la politique de la France a toujours été de soutenir
les petits états allemands dans la défense de leurs droits et de leurs légi-
times intérêts, ce serait tromper gravement ces petits états que de leur
laisser croire que cette politique pourrait jamais être mise au service de
leurs préjugés ou de leurs rancunes intestines. La France elle-même, son
histoire et le sentiment de la balance des forces en Europe le lui disent as-
sez, serait la première dupe et la première victime d'une telle aberration.
La place que la politique française a donnée au principe des nationalités
nous permettra peut-être, dans l'afTaire du Holstein, de ménager des com-
binaisons compatibles avec les vœux de l'Allemagne; mais ce même prin-
cipe des nationalités, si brutalement violé dans le Slesvig contre les popu-
lations de race danoise par les armées d'occupation de Prusse et d'Autriche,
nous trace la limite au-delà de laquelle nous ne pouvons, en aucun cas,
suivre les aspirations allemandes.
Nous avons, quant à nous, un motif particulier de souhaiter la prompte
réunion de la conférence : il nous tarde en effet de voir la politique fran-
çaise sortir enfin de l'attitude effacée et presque boudeuse qu'elle a gardée
jusqu'à ce jour devant le différend dano-allemand. Une pareille attitude
peut bien, pour un certain temps, ressembler à une manœuvre diploma-
tique; mais à la longue la manœuvre cesserait d'être habile et finirait par
paraître mesquine. Le soin de notre dignité, l'intérêt de notre autorité
morale, exigent que nous ayons sur l'équilibre du Nord une politique dé-
finie, décidée, hautement avouée. De deux choses l'une : ou la conférence
réussira ou elle échouera. Dans les deux cas, l'événement ne tournerait ni
à notre profit ni à notre honneur, si nous avions assisté au différend bou-
tonnés, inertes, passifs, avec mauvaise grâce. Dans l'hypothèse du succès,
comme nous aurions tout laissé faire à l'Angleterre, c'est à la politique an-
glaise que reviendrait tout le mérite; une réaction s'opérerait au profit de
cette politique dans l'opinion européenne. Naguère elle excitait la raillerie,
on la montrait s'épuisant dans une agitation stérile, on raillait ses impuis-
sans efforts, on la disait déconsidérée; mais le succès changerait la phy-
sionomie des choses. On dirait alors à l'avantage de cette politique qu'elle
aurait pacifié le nord de l'Europe sans risquer une guerre générale ; on la
louerait de ne s'être point laissé décourager par de nombreux déboires.
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746 REVUE DES DEUX MONDES.
on vanterait sa modestie laborieuse, on lui saurait gré de n'avoir pas
douté de l'esprit de notre époque et de n'avoir pas désespéré de la force
morale de la discussion. En cas d'insuccès, on finirait par accuser l'abs-
tention systématique de la France, et nous ne voyons pas quels avantages
cette abstention aurait pu nous procurer au point de vue des alliances.
Enfin l'esprit français, les intérêts économiques français soufiTrent de cette
longue réserve silencieuse. C'est le premier besoin de ce pays de voir clair
devant lui. U veut savoir où on le mène. 11 devient nerveux et impatient
lorsqu'il est réduit à percer de ses conjectures incertaines les méditations
secrètes de son gouvernement, lorsqu'il est arrêté trop longtemps devant
ces trois questions comme en un carrefour : le gouvernement pense peut-
être à quelque chose, peut-être à tout, peut-être à rien. La réunion de la
conférence ferait cesser cette incertitude vraiment anxieuse de l'opinion
publique. Une autre occasion d'obtenir des éclaircissemens nécessaires se
présentera quand viendra devant le corps législatif la discussion du budget.
A mesure qu'éclatait le conflit dano-allemand, l'Italie a tenu pendant
quelque temps une grande place dans les préoccupations inquiètes de l'o-
pinion. On redoutait que l'Italie ne vît dans les opérations militaires de
l'Autriche dans le Slesvig une de ces occasions que le roi Victor-Emma-
nuel appelait publiquement au début de cette année avec une impatience
prophétique. Ces alarmes sont aujourd'hui beaucoup calmées; la bonne
conduite du gouvernement italien a rassuré les esprits. Le ministère ita-
lien travaille avec une fort louable activité à l'organisation financière du
pays. Aux projets de loi de M. Minghetti dont nous avons parlé, nous de-
vons ajouter celui que le ministre du commerce, M. Manna, a présenté et
fait passer au sénat. Chose curieuse , au moment où en France des finan-
ciers, soutenus en cela par des économistes qui ont des idées assez peu
claires, assez peu saines en matière de crédit, cherchent à se servir parmi
nous de la Banque de Savoie pour préconiser et établir le système de la
pluralité ou plutôt de la dualité des banques, et tandis qu'avec cette polé-
mique intempestive on a contrarié dans une période difficile le crédit de
la Banque de France et le crédit de l'état, l'Italie et son ministre du com-
merce, qui est un économiste éminent, ont travaillé à réaliser l'unification
des banques. Il reste au projet de M. Manna à subir l'épreuve du vote de
la chambre des députés. Peut-être recevra-t-il dans cette chambre quel-
ques modifications de détail; mais ('organisation unitaire de la Banque
d'Italie est dès à présent assurée, et l'on peut prédire qu'elle fonctionnera
en 1865. L'Italie est donc tranquille; la seule exception au repos intérieur
dont elle jouit se présente encore dans quelques provinces napolitaines où
le brigandage essaie de reparaître. Il est certain que les brigands signalés
sont partis de Rome, et ont profité de l'odieux droit d'asile dont ils jouis-
sent dans les possessions pontificales pour s'abattre de nouveau sur les
provinces napolitaines. On sait v aujourd'hui ce qu'est le brigandage par
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REVUE. — CHRONIQUE. 7^7
les horreurs qui viennent d'être révélées dans le long procès des frère&
La Gala et des passagers de VAunis. Que ces monstrueux assassins aient
joui de la protection du gouvernement pontifical, et que cette protection
s'étende encore sur les recrues des bandes qui se reforment au sud de
ritalie, n'est-ce point le plus triste exemple de l'anarchie morale dont nous
parlions en commençant? L'inquiétude la plus récente qui nous soit venue
du côté de l'Italie a pour objet la santé déclinante du pape ; nous croyons
que les nouvelles peu rassurantes qui depuis quelque temps ont été répan-
dues à ce sujet sont malheureusement exactes : c'est dire que les préoc-
cupations que peut exciter un si grand et si grave intérêt sont fondées.
Un incident qui n'est point étranger aux affaires italiennes est le voyage
annoncé de Garibaldi en Angleterre. L'épisode qui se prépare de l'autre
côté du détroit ne nous paraît point devoir produire de conséquences po-
litiques; il ne sera qu'un des phénomènes moraux caractéristiques de ce
temps-ci. U va sans dire que Garibaldi rencontrera en Angleterre et de la
part de toutes les classes de la population un accueil enthousiaste. Les ova-
tions qui attendent Garibaldi ne doivent pas nous surprendre^ et nous ne
doutons point qu'il n'en obtînt de semblables des populations des grandes
villes françaises. Entre les masses et des hommes tels que Garibaldi il y a
d'impétueux courans d'électricité qu'aucune puissance humaine ne peut
interrompre. Une grande simplicité d'esprit, une inflexible droiture de des-
sein, un enthousiasme inépuisable , un désintéressement absolu, une exis-
tence d'aventures semée des péripéties les plus surprenantes, le chef traqué
de 1849 conquérant dix ans plus tard un royaume en malle-poste et en che-
min de fer, et deux ans après encore tombant blessé et prisonnier dans une
folle entreprise accomplie pour l'idée qui est l'unité de sa vie, il y a là plus
de qualités morales et de merveilleux qu'il n'en faut pour s'emparer du
cœur et de l'imagination des peuples. Mais ce qui est étrange, c'est que
l'homme singulier qui est aujourd'hui le saint et le héros des causes ré-
volutionnaires soit conduit en triomphe au sein de la société la plus con-
servatrice qu'il y ait au monde, par le peuple le moins révolutionnaire qui
ait jamais existé. Ce contraste ne sera pas l'aspect le moins bizarre du spec-
tacle que l'Angleterre s'apprête à nous donner. L'entière et imperturbable
sécurité dont l'Angleterre jouit à l'endroit des révolutions est probable-
ment une des causes de l'empressement candide avec lequel elle va saluer
la plus grande figure des révolutions contemporaines. Un révolutionnaire
de ce tempérament et de cette ampleur est en effet ce qui ressemble le
moins aux Anglais, c'est la curiosité politique la plus extraordinaire qu'il
. puisse leur être donné de contempler. Garibaldi sera un peu pour eux
ce que le prince de Galles fut, il y a quelques années, pour les masses
républicaines des États-Unis. On est quelquefois choqué sur le continent
de l'hospitalité que des révolutionnaires européens reçoivent dans la so-
ciété anglaise; on y voit à tort la preuve de sympathies que l'on regarde
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7à8 REVUE DES DEUX MONDES.
comme immorales et scandaleuses. C'est bien plus parles disparates qi
par les ressemblances que se forment souvent ces liaisons qui noos cb(
quent. Un proscrit, un conspirateur européen devient facilement à Lom
le lion d'une saison. La société anglaise ne comprend guère nos luttes et
nos animosités politiques. Elle a vu souvent aussi le banni et le conspi*
rateur de la veille devenir dans son pays le grand personnage du leode^
main; on la mettrait dans un cruel embarras, si on l'obligeait àdefiner
d'avance ceux qui seront les favoris de la fortune, et à ne réserrer s»
égards que pour ceux-là. Du reste, si la société anglaise est exposée à cob-
mettre à cet égard quelques imprudences, une fois ces imprudences re»
connues, elle les juge avec une juste sévérité. Garîbaldi arrive en Angle-
terre au moment même où la société politique anglaise est encore ém«
de la révélation des rapports regrettables qui ont existé entre un membre
du parlement et du ministère, M. Stansfeld, et M. Mazzini. Dans les circon-
stances actuelles, il faudra, croyons-nous, que Garibaldi fasse preuve de
beaucoup de discrétion et de tact, s'il ne veut point s'exposer i perdre
brusquement la faveur de la nation anglaise.
Cet incident des relations de M. Stansfeld avec M. Mazzini, remis ea
lumière par le procès de Greco, a paru devoir compromettre un iûsunt
l'existence du cabinet de lord Palmerston. Sans doute personne n'a cra
dans le parlement que M. Stansfeld pût être le confidefXt des conspiratioiu
auxquelles M. Mazzini est directement ou indirectement mêlé ; mais Tboo-
neur anglais a été blessé à l'idée que l'adresse d'un membre de h cbambre
des communes et du gouvernement pût se trouver dans la poche de misé-
rables auteurs de complots de meurtre comme un moyen naturel de cor-
respondre avec M. Mazzini. Que M. Mazzini soit coupable ou non des compli-
cités qu'on lui reproche, il est un bien maladroit conspirateur, un homme
bien compromettant, puisque les couvertures de lettres que lui prêtent ses
amis sont à la disposition des plus vils criminels. Il suffit d'ailleurs, pour
que M. Mazzini soit justement suspect et excite la défiance, de rappeler,
comme l'a fait sir H. Stracey d'après la Revue des Deux Mondes, l'aveu iro-
nique qu'il publia, il y a quelques années, du concours qu'il prêta autrefois
à un projet de complot contre la vie du roi Charles-Albert. La découverte
des relations de M. Stansfeld avec M. Mazzini a donc été pour la société
anglaise une pénible surprise. M. Stansfeld a rendu cet incident plus désa-
gréable, pour la chambre, le ministère et lui-même, en n'y coupant point
court tout de suite par l'exposé complet des rapports qu'il a eus avec le
conspirateur italien, par l'expression du regret qu'a dû lui laisser une com-
plaisance inconsidérée. Cet incident a été un contre-temps douloureux
pour le cabinet de lord Palmerston. M. Stansfeld représente dans le gou-
vernement la portion des membres radicaux de la chambre qui soutien-
nent le ministère. C'est un homme d'un talent réel, qui, comme lord de
l'amirauté, a rendu dans le département de la marine des services positi/s
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REVUE, — CHRONIQUE, 749
en réalisant des économies goûtées par le parti radical, qui marche avec
lui. La retraite de M. Stansfeld eût tendu à ébranler la majorité, déjà si
faible, qui soutient le cabinet. Lord Palmerston, qui a toujours vaillam-
ment couvert ses amis en détresse, n'a pas voulu accepter la retraite de
M. Stansfeld. Nous croyons cependant que l'enseignement qui ressort de
cet incident regrettable ne sera point perdu. On doit rendre au gouverne-
ment français cette justice, qu'il s'est conduit dans cette circonstance avec
une discrétion habile et de bon goût; il a laissé ainsi la société anglaise
faire seule justice de l'imprudence de l'un de ses membres. Il faut en-
core porter cette aventure au compte de l'anarchie actuelle, anarchie dont
le ministère anglais a donné plusieurs fois le spectacle dans ces derniers
temps, et qui semblait annoncer sa chute prochaine. Le membre le plus
brillant de ce cabinet, M. Gladstone, n'a point échappé lui-môme à la mau-
vaise influence qui règne dans les sphères gouvernementales. M. Gladstone
a présenté cette année un admirable projet de loi, une de ces mesures qui
honoreront le plus son illustre carrière, en proposant en faveur des ouvriers
une institution d'assurance sur la vie qui doit être administrée par l'état.
Malheureusement, dans le beau discours qu'il a prononcé à cette occasion,
il a glissé sans utilité et sans motifs une allusion à un membre de la cham-
bre des communes, laquelle, relevée avec vigueur et talent par le député
attaqué, a donné matière à un fâcheux débat personnel qui s'est terminé
par la rétractation loyale du chancelier de l'échiquier. C'est cependant sur
M. Gladstone qu'il faut compter pour donner du lustre à la seconde partie
de la session du parlement anglais. Il va présenter son budget : en Angle-
terre, un budget fait ou défait la popularité d'un cabinet. Le sort du mi-
nistère anglais est donc attaché en grande partie au prochain budget de
M. Gladstone.
La politique intérieure aurait entièrement chômé chez nous depuis quinze
jours sans les récentes élections parisiennes et sans une discussion impor-
tante soulevée au sénat par le rapport d'une pétition. Les élections de Paris
ne peuvent donner lieu à aucune observation; il n'y avait pas de luttes
de partis et de candidatures; le résultat était connu d'avance. Quant à la
discussion du sénat, on ne saurait la passer sous silence, car elle montre
combien les principes fondamentaux de la société moderne sont loin en-
core d'avoir pénétré môme parmi ceux qui sont appelés aujourd'hui, par
la place qu'ils occupent dans les grands corps de l'état, à influer sur la di-
rection de la France. L'auteur de la pétition présentée au sénat demandait
que les publications récentes soutenant des doctrines contraires à la reli-
gion fussent l'objet d'une répression publique. Cette pétition était un des
échos de la bruyante réaction qu'a soulevée le livra fameux de M. Renan,
la Vie de Jésus, Un cardinal, M. de Boanechose, n'a point hésité à deman-
der pour lé dogme catholique l'appui du pouvoir politique; M. Delangle et
le commissaire du gouvernement ont victorieusement soutanu le véritable
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750 RETUE DES DEUX MONDES.
principe moderne, la neutralité en matière de dogme. Les personnes et 1»
opinions des orateurs n'appartiennent point à notre contrôle, puisque nous
ne pourrions essayer de juger les unes et d'apprécier les autres sans noos
exposer au péril d'un compte-rendu illicite; mais le fait capital de cette
discussion subsiste : des chefs de l'église catholique et à leur suite des ca-
tholiques laïques s'obstinent à ne point vouloir comprendre où finissent en
matière religieuse les droits de l'état et où commencent les droits de la con-
science. L'état doit aux cultes sa protection contre l'injure et l'outrage,
et non contre les dissidences religieuses ou scientifiques. L'état vis-à-fis
de ces dissidences n'a aucun droit d'intervention, non, comme on le disait
autrefois avec amertume, que l'état professe l'indiiTérence à l'égard des re-
ligions, non qu'il soit athée : l'état est tout simplement incompétent Le
royaume de Dieu n'est pas de ce monde, les sanctions des croyances reli-
gieuses prennent l'homme à partir de la tombe; le royaume de l'état n'est
que de ce monde , ses sanctions ne suivent l'homme que jusqu'à la tombe.
La puissance politique agissant au profit d'une croyance religieuse contre
une autre croyance et une autre doctrine ne pourrait que faire acte d'in-
tolérance, de persécution, d'injustice, puisqu'elle envahirait sans compé-
tence et sans discernement le domaine de la conscience individuelle. Quand
une croyance religieuse dénonce dans une doctrine qui nie ses dogmes
une attaque dirigée contre elle, c'est son afilaire de se défendre par la con-
troverse, par l'évocation du sentiment religieux, par les moyens spirituels
et moraux dont elle dispose; à moins de prétendre à dominer l'état, elle ne
saurait l'appeler à son secours que contre l'insulte. Si un cardinal faisait
partie d'une assemblée politique dans un pays jouissant de la plénitude de
la liberté religieuse, aux États-Unis par exemple, jamais il ne pourrait lui
venir à l'esprit d'émettre des réclamations semblables à celles que le sénat
français a entendues. Comment arrive-t-il donc que malgré l'œuvre accom-
plie par la révolution française , malgré les principes de notre droit, mal-
gré l'admirable clarté avec laquelle la limite des deux souverainetés et
des deux compétences a été tracée par M. Royer-Collard dans son discours
sur la loi du sacrilège, l'église en France maintienne des prétentions si
blessantes pour la société moderne? Peut-être n'est-elle point seule cou-
pable d'un aveuglement si obstiné et si compromettant pour elle. Le mal
vient de la situation illogique de notre organisation des cultes reconnus
et salariés par l'état. L'intervention de l'état dans la reconnaissance et dans
le salaire des cultes est la cause de la méprise de l'église. De ce qu'elle
est reconnue, l'église est toujours portée à se figurer que la vérité de ses
dogmes est acceptée par l'état. Cette situation et le malentendu qui en dé-
coule sans cesse sont, à notre avis, funestes à la religion et à la science,
funestes aux âmes. Dans cette situation, les âmes ne trouvent point à se
classer dans la diversité naturelle et vivante des formes religieuses. Tout
ce qui est perdu pour la foi catholique est également perdu pour la reli-
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REVUE, — CHRONIQUE. 751
gion. Quiconque sort du cadre catholique n'entre dans aucun autre culte.
Cet état de choses n'est point naturel, et il contribue étrangement en
France à l'inertie et à la déperdition du sentiment religieux.
Une autre conséquence, c'est que la philosophie et la science perdent
parmi nous, dans la position qui leur est faite vis-à-vis de l'église, quelque
chose de leur sérénité et de l'impartialité qui ne devrait jamais cesser de
les animer. La philosophie et la science n'ont point à traiter les religions
en ennemies, leur domaine est distinct de celui des religions; leur œuvre
naturelle est différente de l'œuvre religieuse, et elles ne seraient ni la
science ni la philosophie, si elles méconnaissaient l'existence indestruc-
tible des sentimens et des faits religieux au sein de l'humanité, et si elles
avaient la prétention de retirer à ces sentimens et à ces faits la liberté de
leurs développemens. Cependant, grâce aux contradictions de notre orga-
nisation des églises, il est incontestable qu'en France le travail philoso
phique et scientifique présente toujours, en opposition à la religion, un
caractère violent, agressif, révolutionnaire. Quand sortirons-nous de cette
fausse et douloureuse position? Nous ne le savons; mais précisément parce
que nous n'en sommes point sortis, nous devons défendre sans fléchir dans
la personne des écrivains et des membres du haut enseignement attaqués
par la réaction religieuse les droits de la science et de la liberté.
Nous sommes encore sous l'impression du procès qui vient d'être jugé à
Aix , et de, l'arrêt de la cour prononçant au civil qui a suivi le verdict du
jury. Personne n'ignore que des faits qui n'ont point donné lieu à une con-
damnation au criminel peuvent justement soumettre leurs auteurs à des
réparations civiles. La cour d'Aix, dans l'arrêt qu'elle vient de rendre à la
suite du procès Armand, a entendu observer cette distinction, consacrée
par la jurisprudence; mais la conscience publique répugne à une telle dis-
tinction dans un procès où l'existence des actes imputés à l'accusé entraî-
nait sa culpabilité, et où le verdict du jury, déclarant l'innocence, niait
implicitement la participation de l'accusé aux faits qui étaient la base de
l'accusation. Entre un verdict et un arrêt qui paraissent contradictoires, la
conscience publique a été, pour ainsi dire, déchirée. De telles anomalies
sont faites pour troubler parmi nous la notion du juste. Il n'est pas bon
que de tels conflits se produisent entre l'autorité souveraine du jury et
les organes les plus élevés de la justice. Le dangereux problème posé par
la cour d'Aix sera résolu sans doute par la cour de cassation ; mais quand
on voudra mettre la main à la réforme de notre procédure criminelle et à
la réorganisation de la magistrature en France, on aura de curieux ensei-
gnemens à chercher dans les dossiers et les débats de l'affaire Armand.
Les lettres viennent de faire une perte cruelle. M. Ampère est mort su-
bitement à Pau dimanche 27 mars. Nous ne pouvons consacrer ici qu'une
parole de douloureux regret à cet éminent collaborateur, dont les lecteurs
de la Revue ressentiront aussi vivement que nous la perte soudaine. M. Am-
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752 REVUE DES DEUX MONDES.
père a été un des hommes les plus remarquables de ce siècle par la variété
de ses aptitudes : il connaissait toutes les langues, toutes les littératures:
il avait la passion des voyages, et Ton sait quel butin d'impressions poéti-
ques, d'observations morales, et au besoin, comme cela lui est arrivé pour
les États-Unis, d'appréciations politiques il rapportait de ses excursions
lointaines et multipliées. Son séjour de prédilection fut Rome. Personne
n^a connu mieux que lui la ville éternelle et n'a su la mieux recoDstnure
dans ses divers âges. Il lisait, nos lecteurs s'en souviennent, dans ses mo-
numens comme en de parlantes chroniques, et c'est par un dernier frag-
ment de cette histoire de Rome illustrée par les documens de son archi-
tecture qu'il a fait, pour ainsi dire, ses adieux à la Revue. l rmcAM
REVUE MUSICALE.
Le là mars, on a exécuté dans l'hôtel princier de M. le comte Pillet-Will
une messe à quatre parties de Rossini. J'ignore à quelle époque le grand
mattre s'est occupé d'une œuvre qui marquera non-seulement dans la rie
de l'auteur de Moïse et de Guillaume Tell, mais qui sera une date dans l'his-
toire de la musique religieuse. Les admirateurs les plus sincères de Rossini
n'auraient pu deviner que ce génie, le plus fécond et le plus varié qui ait
écrit pour le théâtre, aborderait â soixante-douze ans un genre de composi-
tion dans lequel il n'avait produit que le Siabat, Le Slabal, qui a été exécuté
dans tonte l'Europe, est certainement une œuvre remarquable, mais le s^-
timent religieux^tel que le comprend le christianisme, n'y est exprimé que
faiblement, et il n'y a guère que le quatuor sans accompagnement, — qtimdo
corpus morieiur, — qui soit pénétré un peu de l'esprit de l'Évangile.
Rossini donne plaisamment à sa nouvelle œuvre, qui renferme orne mor-
ceaux fort développés, le titre de petite messe solennelle. Dès le Kfrit,
qui débute par un chœur vigoureux, on sent la main du maître, elle Glom
se termine par une fugue d'une durée peut-être un peu excessive, mais qui
produit néanmoins un efifet puissant, parce que Rossini a su relever cette
forme scolastique d'harmonies et de modulations modernes d'une ha^
diesse inouie. Dans tous les morceaux de cette grande composition, Rossini
a mêlé les formes dialectiques de l'ancienne musique religieuse au coloris,
aux riches développemens de l'art moderne. Le public d'élite qui écoutiit
cette merveille fit recommencer la fugue dont nous venons de parler; elle
se termine parle premier mouvement du Gloria. Un trio remarquable, pour
soprano, ténor et basse, exprime d'une manière nouvelle le Gratias; le Do-
mine est rendu par un air de ténor dont il n'y a pas grand'chose à dire,
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REVUE. — CHRONIQUE, 753
mais le duo pour soprano et contralto sur les paroles — qui tollis peccata
mundi, miserere no6i>^ — nous a paru le plus religieux de la première par-
tie du programme.
Le credo est une conception presque nouvelle par la distribution habile
des effets et des épisodes. Ainsi le Crucifianés donne lieu à un air de soprano
fort beau , où Ton remarque surtout — passas et sepuUus, — d'un accent
profond et pénétrant, et le chœur qui reprend ensuite à ces paroles — el
resurrexit tertia die — produit un effet qu'il est impossible de décrire,
tant il y a de beautés partielles qui pétillent dans Tintérieur de cette
masse puissante. Après un prélude de l'orgue, qu'on exécute pendant l'of-
fertoire, fragment symphoniqne d'un beau caractère, vient le Sanchis,
suivi du Benedictus, intermède à deux voix, qui est d'une couleur tou-
chante. L'œuvre s'achève par VAgnus Dei, dont le motif est remarquable
aussi par la suavité, car cette phrase, qui est d'abord produite par une
voix de contralto, va se réunir à un chœur puissant qui a ce texte pour
appui : — miserere nobis, dana nobis pacem.
L'exécution de cette belle œuvre était confiée aux deux sœurs Marchisio;
M. Gardoni chantait le ténor, et M. Agnesi, du Théâtre-Italien, était chargé
de la partie de basse. L'harmonicorde-Debain a été tenu par M. Lavignac.
Malgré l'exiguïté des moyens dont on a pu disposer, l'auditoire qui rem-
plissait les salons du bel hôtel où se passait la scène a fait répéter trois
morceaux, — le Cum sanclo, le Sanclus et VAgnus Dei, — L'émotion a été
grande, et les témoignages d'admiration n'ont pas manqué à cette messe,
dont les proportions exigent absolument un accompagnement d'orchestre.
Le maître du coloris voudra sans doute compléter son œuvre par une in-
strumentation qu'il saura approprier au caractère des différens épisodes qui
composent le drame de l'église. Il n'y a que de pauvres esprits qui aient
méconnu et qui méconnaissent encore la faculté dramatique du plus fé-
cond et du plus varié des compositeurs de théâtre. Qu'on prenne la parti-
tion de Rossini qu'on voudra, Tancredi, par exempte, qui a été son début
à Venise en 1813, et l'on y trouvera des scènes, des duos, des airs et des
chœurs qui ont plus de charme et de vérité de style qu'il n'y en a dans dix
opéras modernes comme Mireille de M. Gounod, dont j'aurai bientôt à
m'occuper. — Ci nvedremo, ci parleremo!
Puisque nous venons de parler d'un chef-d'œuvre de la musique reli-
gieuse, il n'est pas hors de propos de dire quelques mots d'une Société
académique de musique sacrée, qui s'est fondée en 1863, sous la direction
de M. Vervoitte, maître de chapelle à l'église de Saint-Roch. Cette société,
composée d'amateurs et de quelques artistes qu'elle s'adjoint, a pour but
de concourir â une œuvre pieuse par des souscriptions et par le produit
des concerts qu'elle donne chaque année. C'est le 7 mars, dans la salle de
M. Herz, qu'a eu lieu la première séance de cette année. Le programme,
divisé en deux parties, était assez bien composé. C'est par un Kyrie d'une
TOME L. — 1864. 48
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75& REVUE DES DEUX MONDES.
messe d'Haydn qu'on a inauguré la fête ; un Tantum ergo, chœur à quatre
parties, sans accompagnement, a rempli le second numéro du programme.
Ce morceau original, qui a été assez bien rendu, est d'un compositeur russe
Bortniansky, qui a été le réformateur de la chapelle impériale de Saint-
Pétersbourg. Il a laissé, parmi des œuvres nombreuses, quarante-cinq
psaumes qui lui ont valu une réputation presque européenne. Bortniansky
est mort à Saint-Pétersbourg le 9 octobre 1828, âgé de soixante-quatorze
ans. Nous ne dirons rien d'un fragment du Miserere de Jomelli, pas plus
que d'un Dominus Deus de l'abbé Clari, deux morceaux qui, pour être bien
interprétés, exigent des artistes familiers avec le style de ces maîtres du
xvnr siècle. Après une chanson française à quatre parties d'Orlando di
Lasso, les Vendanges, où l'on reconnaît l'imagination riante du contempo-
rain de Palestrîna, sont venus des fragmens de l'oratorio Élie de Mendels-
sohn, dont l'exécution a laissé beaucoup à désirer. En général il semble que
l'honorable M. Vervoitte n'ait pas un instinct assez sûr pour indiquer les vrais
mouvemens d'une grande composition; il hésite, et ses gestes sont indécis et
manquent de vigueur. La seconde partie du programme contenait d'abord un
fragment d'un psaume de Pergolèse, Dixil Dominus, sextuor avec accom-
pagnement d'orchestre. Écrit dans le style connu de ce doux génie, qui a
écrit la Serva Padrona et le Stabat, le sextuor a été chanté avec justesse et
ensemble. Un chœur à quatre voix, GaudeamiM, est une composition origi-
nale de Garissimi, où le bel esprit a mêlé la gafté aimable avec la prière;
après ce piquant badinage, on a chanté un quatuor tiré d'un psaume d*Ai-
blinger, compositeur allemand d'un grand mérite. Je l'ai connu à Munich
vers 1826, où il remplissait les fonctions de sous-maître de chapelle. Aiblin-
ger est allé plusieurs fois en Italie, où il s'est fait connaître par des opéras
qui ont eu un certain succès; mais c'est dans la musique religieuse que ce
maître a mérité la belle réputation dont il jouit en Allemagne. Un chœur
de Lulli, Après l'hiver, et des fragmens du Samson de Haendel ont été les
derniers morceaux de la séance dont nous venons de rendre compte. M. Bat-
taille, à qui était confiée l'exécution d'un air magnifique, — Reviens, dieu
des combats, — a été ridicule comme il l'est au théâtre depuis longtemps.
Ce troisième concert de la Société académique n'a pas répondu à ce qu'on
attendait du zèle de M. Vervoitte.
Nous faisons des vœux cependant pour que cette association d'amateurs
distingués, qui s'est proposé un si noble but, se maintienne et continue à
remplir sa mission de faire entendre à un public choisi les monumens de
la musique religieuse. L'école de Choron avait été fondée en 1816, préci-
sément pour propager et faire connaître les œuvres des maîtres des xtT,
xvii« et xvnr siècles, et c'est dans cette institution célèbre qu'on entendit
pour la première fois, en France, des fragmens de Palestrina, d'Orlando di
Lasso, de Scarlatti, de Porpora, de Pergolèse, de Haendel, de Bach, de
Graun, et de tous les compositeurs qui ont précédé l'époque où nous vi-
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RETUE. — CHRONIQUE, 755
vons. Les exercices ou séances musicales qui se donnaient tous les quinze
jours, pendant la saison d'hiver, attiraient dans la rue de Vaugirard, où
était rétablissement de Choron, un public d'élite qui était composé de pré-
lats, de gentilshommes, d'artistes de toute sorte et surtout de composi-
teurs et d'écrivains de goût, comme l'était M. Miel. J'y ai vu, à ces séances
très courues, M. Fétis, qui était l'ami de Choron, qu'il a souvent défendu
contre le Conservatoire et d'autres adversaires jaloux des succès qu'obte-
nait cette célèbre compagnie. Boïeldieu aussi y venait souvent, et son
aimable figure s'épanouissait lorsqu'un passage lui plaisait. Rossini y est
venu une ou deux fois , et le grand maître a conservé pour Choron une
estime réelle. Il l'a défendu un jour contre un homme important qui vou-
lait, je crois, supprimer l'institution de Choron. — Protégez plutôt un
homme intelligent et dévoué qui seul, à Paris, sait aimer la musique, —
répondit Rossini, qui fut écouté et qui eut le plaisir d'écarter le danger qui
planait sur une école dont la fondation marque une date dans l'histoire de
la musique classique en France.
Nous avons cette année de beaux et de nombreux concerts. Les plaisirs
qu'ils nous offrent sont bien supérieurs à ceux que nous imposent les mé-
lodrames qu'on donne aux théâtres sous le titre fallacieux d'opéras- co-
miques. A la cinquième séance du Conservatoire, qui a été fort brillante, on
a entendu M"»« Massart exécuter avec une bravoure admirable un morceau
de piano avec accompagnement d'orchestre de Weber. Cette belle composi-
tion, où brille l'imagination chevaleresque de ce poète musicien, a produit
un grand effet, et M"* Massart a été fort applaudie. Le concert a fini par la
symphonie de Mozart en sol mineur, une merveille de grâce et de senti-
ment que l'orchestre a rendue et exécutée avec une perfection qu'on ne
peut dépasser.
Les concerts populaires de musique classique attirent toujours à cette
grande salle du cirque Napoléon ce public intéressant qui contient les
divers élémens de la société française. Quand M. Pasdeloup ne cède pas à
de fâcheuses influences, ses programmes sont plus variés que ceux du Con-
servatoire, qui reproduisent toujours des vieilleries insupportables, parce
qu'on les a trop entendues. Le concert spirituel du vendredi saint qui s'est
donné au cirque Napoléon à huit heures du soir a été le plus brillant de
l'année. Le programme contenait d'abord l'ouverture diOberan, qui a été
suivie d'un psaume de Marcello d'un beau caractère. On a exécuté ensuite
un andante religioso de Mendelssohn, d'une douceur pénétrante, auquel
morceau a succédé l'air di Ckiesa de Stradella, que M. Délie Sedie a chanté
avec un goût parfait. Je passe sur un chœur de M. Gounod, Super flumina,
pour signaler les fragmens du septuor de Beethoven, dont le thème, les
variations et le scherzo sont des merveilles d'imagination. L'exécution a
été si bonne que le public a fait répéter le scherzo; mais l'événement de
la soirée a été Sivori exécutant la prière de Moïse arrangée par Paganini.
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756 REVUE DES DEUX MONDES.
11 serait impossible de décrire avec des paroles la bravoure de c« virtuose
merveilleux, qui est le premier de TEurope. Cest un prestidigitateur qui
réalise les plus grandes difficultés avec un calme qui double le plaisir et
rétonnement. Il chante admirablement; il pleure, il rit avec un naturel
qu'on ne saurait trop admirer, et il joint à ces qualités précieuses une jus-
tesse irréprochable et une sonorité que les Italiens seuls possèdent. Aussi
à peine avait -il frappé le dernier accord que la salle tout entière éclaU
en applaudissemens frénétiques. Je n'ai jamais vu un pareil spectacle de
trois mille spectateurs frappant sur leurs mains comme une armée disci-
plinée. Sivorl a été rappelé quatre fois, et on lui a demandé de recommen-
cer. Il s'est soumis au désir du public; mais, après quelques mesures, on a
senti qu'il jouait un nouveau morceau qui était une partie de l'œuvre de
Paganini. On l'a encore accompagné par de vifs applaudissemens qui n'ont
cessé qu'à la disparition du virtuose merveilleux.
Ce n'est pas avec le môme enthousiasme qu'un violoniste allemand *
M. Beeker, a été accueilli au deuxième concert spirituel du Conservatoire,
où il a abordé témérairement le concerto de Beethoven. M. Beeker, qui est
de Manheim , est venu à Paris il y a quelques années. Il a donné plusieurs
séances dans les salons d'Érard, où il a fait preuve d'un talent hardi et va-
rié. Lorsque je vis le nom de M. Beeker sur les affiches de la Société des
Concerts, j'espérais qu'il aurait fait des progrès depuis que je ne IVais
entendu. Hélas ! que j'ai été désabusé ! Ce virtuose a perdu la tête, il a suc-
combé sous le poids d'une composition qui dépasse son talent de cent cou-
dées. M. Beeker a un petit style, des sons maigres, et dans le fameux point
d'orgue il ne savait plus comment s'en tirer. Le public, qui restait calme
devant ce spectacle d'un artiste qui succombe , s'est réveillé tout à coop
pour réprimer des applaudissemens qui partaient de ce groupe de pré-
tendus amis qui sont la plaie des théâtres et de toutes les représentations
publiques. La leçon a été bonne, surtout pour le comité de la société, qui
a grand besoin qu'on le surveille, car il ne se distingue pas par Tactivité.
Malgré le désastre de M. Beeker , malgré un chœur de M. Gounod, Ave te-
ram, malgré la vieille niaiserie antique O filii de Leisring qu'on repro-
duit tous les ans, le concert a été brillant. L'ouverture de Zampa surtout,
ce chef-d'œuvre d'un vrai génie, a été exécutée avec une précision et une
fougue admirables. La salle a éclaté en cris d'enthousiasme et a rends
hommage au compositeur le plus charmant qu'ait produit la France. L'ombre
d'Hérold heureusement n'a point été troublée par ces éloges excessifs qui
blessent la raison et la conscience publique.
Un mot maintenant sur les deux concerts spirituels qui ont été donnés
au Théâtre -Italien le vendredi saint et le jour de Pâques. Le programin*
contenait le Stabal de Pergolèse, des fragmens d'Haydn, et le Stabal de Ro?-
sini. Les chanteurs sont trop de notre temps pour avoir compris le style
de Pergolèse, ils ont été plus habiles à rendre les beautés du StabtU de Ros-
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REVUE. — CHRONIQUE. 757
sini, œuvre puissante comme musique, et qui n'est pas dépourvue, comme
on Ta dit, de tout sentiment religieux. Le quatuor sans a<5compagnement,
— quando corpus morietur, — est l'expression profonde du texte sacré , et
le duo charmant pour deux voix de femme, — quis est homo, — est aussi
religieux que la musique de Cherubini. Les sœurs Marchisio ont chanté ce
duo avec la perfection qu'elles mettent dans le duo de Sémiramis, Carlotta,
qui possède une des plus belles voix de soprano qu'on puisse entendre, a
chanté l'air avec chœur, — In/lammaltis, — avec un éclat de sons purs qui
éblouissent l'oreille sans la blesser. Dans le finale, elle n'a pas été moins
heureuse que dans les morceaux précédons, et son succès a été grand et
mérité.
Les nouveautés musicales n'ont pas manqué cette quinzaine au théâtre;
mais nous avons besoin de revoir, d'entendre encore ces œuvres fraîche-
ment écloses. Pour le moment, il nous reste à dire que Fraschini est de
retour et qu'il a reparu aux Italiens le 30 mars dans le rôle de Manrico du
Trovaiore, Il a été rappelé plusieurs fois, ainsi que Carlotta Marchisio, qui
a déployé aussi les plus rares qualités. La soirée a été belle, et quelques
parties de ce drame vigoureux ont produit un grand effet. p. scodo.
ESSAIS ET NOTICES.
DE QUELQUES OPINIONS SUR LA JEUNESSE CONTEMPORAINE.
La jeunesse aujourd'hui donne à ses pères de grands soucis, et il faut
avouer que cette inquiétude est bien naturelle à une heure où nulle chose
ne semble définitive, où les hommes, déçus et mécontens, demeurent tour-
nés vers l'avenir comme dans l'attente d'une réparation. Un livre publié il
y a quelque temps reproduit cette grave préoccupation que les nouveau-
venus inspirent aux anciens. L'auteur, M. Achille Gournot, reconnaît que
cette jeunesse, avec laquelle il est nécessaire de compter, paraît se présen-
ter sous un vilain jour à ceux qui veulent l'étudier. Aussi ne se fait-on pas
faute de la malmener. Ce sont les jeunes gens que le doigt désigne quand
le mot décadence est sur les lèvres, et toutes les fois que Ton parle d'eux,
ce n'est qu'avec cette tristesse mêlée de mépris qui achève les méchantes
réputations. La jeunesse pourtant, s'il faut en croire du moins des hommes
sortis de ses rangs et qui parlent en sa faveur, ne s'effraie pas trop de ces
malveillans pronostics; elle pense que l'heure est venue de connaître la
vérité. A-t-elle décliné la tâche qui lui revenait et le rôle qu'elle avait à
prendre? ou bien a-t-elle l'attitude logique de la situation, celle de son
droit et de son devoir? Ce qui est certain, c'est que l'on trouve dans le
passé des comparaisons qui semblent accablantes pour elle, et que l'on
évoque volontiers ses devanciers de 1830 en lui disant : «11 fallait les voir
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758 RETUE DES DEUX MONDES.
à votre âgel Quelles luttes littéraires ils entreprenaient! Quelle flamme
allumaient en eux^les seuls mots d'art et de poésie! Qu'avez-vous fait de
cet enthousiasme? Rien! Vous êtes comme ces champs en friche du Nou-
veau-Monde, sur lesquels il faut promener Tincendie pour les préparer
aux nouvelles moissons! »
Le livre de M. Gournot, plaidoyer vague, abstrait et déclamatoire, n'est
guère propre à ramener d'emblée vers la jeunesse ceux qui s'en éloignent
en maugréant. Le côté historique de la question demeure en dehors des
horizons de l'auteur; on ne voit pas assez dans son livré comment les jeunes
gens sont devenus et devaient devenir ce qu'ils sont. Si l'atmosphère a ses
variations, le milieu social a les siennes, dont les ftmes subissent le contre-
coup, et l'âme atteinte, nous le savons, ne se refait pas comme le corps.
Ceux dont la jeunesse a fleuri au beau soleil de 1820 à 1830 ont pu voir
comment les esprits depuis cette époque se sont assombris insensiblement
avec le ciel ; mais ils ne sont pas trop à plaindre : ils ont conservé de la
pure lumière qui les éclairait au début je ne sais quelle lueur qui les dis-
pense encore aujourd'hui d'aller à tâtons, là où nous trébuchons; leur oreille
a gardé l'écho des féconds tumultes qui la remplirent autrefois, et en ce
temps d'apparente torpeur ils se réfugient dans le passé, ils réveillent leurs
jeunes impressions; ils soulèvent encore sous leurs pieds un brait de
feuilles mortes qui les rassérène, et le souvenir illumine leur vie.
Ce fut, il faut en convenir, une noble race d'hommes que cette race de
1815 à 1830. Elle eut toutes les qualités, et put les montrer à son aise. Elle
vécut sans quitter la botte et l'éperon; elle eut, et c'était son droit, l'opi-
niâtre innocence des illusions, la magnanimité de l'effort commun, la naï-
veté de toutes les confiances, et par-dessus tout une triomphale entrée dans
les lettres et la renommée. Écolier la veille, on était le lendemain apdtre
et réformateur; après les grandes batailles de l'empire, la France était
lasse de brutalités : il lui fallait, car ce n'est qu'ainsi qu'elle se délasse, de
nouvelles passions pour la reposer des anciennes. Or voici que des hommes
inspirés se lèvent, et elle tressaille, s'échauffe, reprend ses marches for-
cées, mais cette fois â travers un monde plus vaste que celui qui s'étend
du Caire à Moscou, à travers le monde des idées et des utopies. Si Ton
étudie, abstraction faite du milieu et des circonstances, le caractère de
la jeunesse, on sent qu'elle vit avant tout de franchise et de liberté; elle
veut avoir la bride sur le cou, bondir sans encombre et comme il lui pls^t;
mais elle a besoin aussi d'un mot d'ordre et d'émulation , d'un guide qui»
sans l'asservir, l'anime et l'entraîne. De 1815 à 1830, elle eut non-seule-
ment la faculté de se mouvoir à sa guise, mais encore elle reçut de l'art,
de la poésie, le coup de fouet qui cingle l'intelligence, et trouva partout
autour d'elle ce je ne sais quoi qui pince les âmes et les afi)*iande. Dans
sa fougue instinctive, elle ne savait guère où elle allait, mais elle allait,
et toujours pluslouUre, accomplissant une loi de nature, comme le flot qui
coule et le vent qui souffle. Si le but entrevu par cette jeunesse ne fut pas
atteint, qu'importe, puisque l'intention mérite le respect à l'égal du fait?
D'ailleurs ne vivons-nous pas dans un pays où les ailes repoussent à Icare
pour tomber et repousser encore?
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RETUE. — CHRONIQUE. 759
C'est là ce que M. Gournot aurait dû nous dire; nous aurions voulu, en-
core une fois, trouver dans son livre un peu moins de phrases et plus de
faits; il eût pu remonter davantage dans le passé, dégager Torigine des
choses et des hommes, expliquer les fils par les pères. La tâche avait son
attrait, car il n'y eut peut-être jamais un siècle de physionomie aussi mo-
bile et ondoyante que le xix*. On pouvait croire il y a trente ans qu'il al-
lait conquérir définitivement sa forme, son originalité, résoudre tous les
problèmes. Aux messies de Tordre littéraire succédaient les messies de
Tordre social et politique, aspirant à refondre lois, morale, religion, usages
et idées : c'était donc toujours affaire d'enthousiasme et d'inspiration, et le
moment continuait d'être propice pour la jeunesse. Aussi, pendant une pé-
riode de quinze années (1833-1848), se produit un riche développement,
suivant la ligne du sens pratique, des talens et des facultés. Le xviir siècle
aristocratique et monarchique s'était éteint avec cette parole du neveu de
Rameau : « Que le diable m'emporte si je sais au fond ce que je suisi » A la
date où nous nous plaçons dans le xix«, les hommes ont ressaisi nettement
la conscience d'eux-mêmes. Dégagés du mouvement un peu confus des
premières années de la renaissance, connaissant leurs droits et leurs de-
voirs, ils veulent reconstruire l'édifice social : ils appliquent à coups de
marteau la forme à Tidée; ils travaillent jusqu'au jour imprévu où, sur le
point de toucher le but, leurs mains tendues embrassent le vide.
A ce jour s'arrête Thistoire des jeunes gens de la seconde période (de 1833
à 1868). Nous avions affaire tout à Theure à des hommes qui portent main-
tenant des cheveux blancs; ici se présentent à nous des esprits de pleine
maturité. A ceux-là surtout paraît étrange la léthargie de l'époque pré-
sente : pour eux, hier est encore si près d'aujourd'hui ! La transition leur a dû
être d'autant plus dure, que, moins bruyans, moins démonstratifs que leurs
devanciers de 1830, ils avaient, comme eux, l'audace de l'action et de la
pensée. Ce sont eux qui regardent les jeunes gens du jour dans la prunelle
et les interrogent en silence. Ils semblent dire : « Voilà, vraiment, de tristes
licteurs à faire marcher en avant du progrès. Quelles sont ces âmes paraly-
tiques! De quelle mal' aria morale sont-elles atteintes? Leur nature a-t-elle
un besoin obstiné de sommeil, ou sont-ils moins richement approvisionnés
de pensées, de science et de sentiment? » Non ; mais il faut ici prononcer
un mot qui fait du ravage dans bien des consciences : c'est le mot scepii-
<iisme, La jeunesse a perdu, dit-on, ce qui est le propre de la jeunesse,
cette foi naïve à la tradition qui, seule, assure Tavenir. Elle présente au-
jourd'hui, dit M. Gournot, la figure inquiète et maladive d'Uamlet : « Voyez-
le accablé d'événemens, essayant un pâle amour aussitôt étouffé ; rien ne
Tattire, le tracas des affaires et des hommes moins encore que le reste ; il
entrevoit la vérité, et la vérité lui échappe; il est supérieur au monde qui
l'entoure, et le monde le repousse ; il faudrait agir, et l'action est au-dessus
de ses forces; le moindre incident l'arrête, le plus petit phénomène de-
vient pour lui un sujet de dissertation et de rêverie. Comme un homme
qui voyage dans la nuit, il s'écoute marcher, il s'émeut lui-même au bruit
de ses pas; sa pensée s'exhale et s'évapore en subtilités voisines de l'hallu-
cination. B
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760 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout cela cependant ne nous autorise pas à répéter, avec le héros de
Shakspeare, que le temps est hors de ses gonds, La vérité est que, sans re-
monter au XVIII» siècle, la résurrection de cet esprit d'analyse et de scep-
ticisme date, en ce siècle même, de plus de vingt-cinq années. Dès Tan
I8/1O, les comptes- rendus de la critique signalent la nouvelle tendance de
la jeunesse. Seulement elle s'est depuis si bien fortifiée, que nous voici,
à l'heure qu'il est, en face d'une jeunesse purement chercheuse, rationa-
liste, toujours en éveil, sans esprit public, et ne posant le pied qu'à bon
escient. On se demande où aboutira cette débauche d'incrédulité et d'a-
nalyse. En effet, la jeunesse, que sa nature porte aux extrémités, exagère
à plaisir en elle l'esprit critique de l'époque; mais le symptôme n'a rien
d'effrayant. Les jeunes gens de 1830 n'abusèrent-ils pas, au même titre, de
deux choses d'ailleurs bonnes en soi , du lyrisme et de l'enthousiasme? La
nature n'a pas changé en un quart de siècle : si les prémisses se sont mo-
difiées, les conclusions sont toujours logiques. D'ailleurs, quand on entend
dire : Les dieux s'en vont! on est tenté de leur ouvrir la porte à deux bat-
tans, de les pousser un peu par derrière. S'ils s'en vont, c'est qu'apparem-
ment ils n'ont rien à faire parmi nous et qu'on leur montre un méchant
visage. A certaines époques de l'histoire , on a signalé de la même façon
la retraite de dieux qu'on n'a plus revus et que nul n'a pu retenir. Les
dieux qui s'en vont en ce moment, ne serait-ce pas le reste des supersti-
tions et des préjugés qui ont mis tant de fois en échec le génie du progrès
et de la vérité? Pascal disait : « Rien n'est sûr, donc croyons à l'absurde. •
Aujourd'hui l'on dit : 0 Quelque chose est sûr, cherchons-le. » Et en vérité,
dans cette recherche, des allures pythiques ne sont guère de mise; il faut,
avant tout, se ménager un bagage de science et de patience, avoir toujours
du courage de reste et ne pas prononcer prématurément le fiât lux qui
conclut.
Puisque l'enthousiasme n'a rien fondé, la nouvelle génération veut voir
sans doute ce qui sortira de la froide raison. Selon elle, il vaut mieux allon-
ger sa route, naviguer un peu plus longtemps dans les solitudes de Tocéan,
et qu'un coup de vent imprévu ne ramène pas derechef en arrière, par-
delà les caps dangereux qu'on croyait doublés à jamais, le navire qui trace
son sillon. Quand la jeunesse repasse l'histoire de notre pays, queUe im-
pression lui en reste-t-il? Elle voit toutes nos exaltations se heurter contre
une réalité qui, à cause même de notre foi , n'a pu entrer dans nos cal-
culs; elle voit tous les grands événemens accomplis à l'issue des sièclse
chercheurs et incrédules, le xviu* siècle par exemple aboutissant à 89; elle
voit au contraire l'enthousiasme guerrier et conquérant amener l'amoin-
drissement matériel et moral de 1815. En remontant plus loin dans le
passé, elle remarque que l'exaltation religieuse, qu'on essaie en valu de
ranimer en elle aujourd'hui, n'a produit que non-sens en politique et que
contre-sens en morale. Elle a vu tomber tour à tour la noblesse et la bour-
geoisie, les rois et les empereurs, les monarchies de toute origine et de
toute couleur, constitutionnelles et de droit divin; elle a vu crouler les
autels despotiques et révolutionnaires, les dieux d'or et de boue. Elle-même
a grandi parmi les décombres les plus disparates; elle a pu tenir dans sa
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REVLE. — CHRONIQUE. 761
main d'enfant la cendre de tout ce qui avait brillé et dominé. Eh bien!
est-ce indifférence ou résignation? elle n'a ni murmuré ni récriminé; mais,
rejetant à haute voix toute fâcheuse solidarité, elle est rentrée en elle-
même, s'est repliée sur sa conscience, a revendiqué son libre arbitre et
son libre effort. Quelles que soient les leçons que l'histoire ait pu lui don-
ner, la jeunesse n'est pas fataliste, ses défenseurs l'affirment du moins; elle
pense que des fautes ont été commises, et que c'est elle qui les expie ; elle
est née en pleine crise, n'a recueilli pour tout patrimoine qu'amertume et
désenchantement, et elle a de plus la douleur de voir ses anciens douter
de son sens et de Son courage. En politique, en religion, en littérature, elle
n'est la fidèle d'aucun temple; elle écarte tout symbole préparé d'avance,
elle aime avant tout la discussion, et son esprit, quoi qu'on dise, ne s'ac-
commode pas du scellé. Elle est, il est vrai, en désaccord avec cette pa-
role, tant répétée : « il faut savoir montrer l'esprit de son âge et le fruit
de sa saison ; » mais, ses défenseurs appuient sur ce point, quand la tête
des hommes mûrs est pleine de chaos, quand les idées ont reçu des faits
un démenti provisoire, la jeunesse n'a-t-elle donc qu'à rire, à chanter ou
à folâtrer? Dans la situation que les choses lui font, elle montre sa force
par son silence et son recueillement. Elle n'ignore pas que ce certain ex-
cédant de pensées et d'aspirations qu'elle sent fermenter en elle ne peut
pas être une non -valeur; elle sait que l'âme est comme le budget d'un
gouvernement, qu'elle a ses dépenses ordinaires et ses dépenses extraordi-
naires : les premières, c'est tout simplement cette activité que l'on déploie
dans le train de la vie commune et banale; les autres, c'est ce flux inter-
mittent d'idées et de passions qui monte en nous, comme ces grandes ma-
rées qui dépassent à de certains jours le niveau marqué dans nos ports.
Ce dernier fonds, la jeunesse le tient en réserve, l'économise à dessein.
En faut- il conclure qu'elle demeure indifférente â toute question, à
tout intérêt d'un ordre élevé? Kst-ce sa faute, à elle, dit M. Gournot dans
son livre, « si la fonction réservée aux hommes mûrs ne s'est point faite?
Là où la jeunesse devait trouver une œuvre commencée et d'un dessin
ferme, une route ouverte, une marche décidée et sûre, elle a recueilli le
vide, l'indécision, les contradictions, l'indifférence. Le patrimoine commun
des générations a manqué aux dernières venues. Les mains de nos prédé-
cesseurs étaient vides avant les nôtres : la chaîne était brisée. >»
Que faire alors? Lire, étudier, observer, se pétrir le cœur et l'esprit à
l'image des hommes que l'on respecte. Tel est le travail silencieux des
jeunes gens d'aujourd'hui, de ceux-là du moins avec lesquels il faudra
compter. Ces allures, sans fixer sur eux l'attention, ne les rendent pas
moins originaux; elles permettent de les reconnaître, comme les jeunes
gens de toutes les époques, à un je ne sais quoi qui leur est propre : leur
attitude, leur sourire, leur silence même les désignent à qui a des yeux;
ils se taisent et ils attendent : quum lacent , clamant, eût dit Cicéron en les
regardant.
Ne jugeons donc pas une génération sans considérer le milieu social où
elle vit et se meut; les âmes, pour s'affirmer au dehors, ont besoin de
l'aveu des circonstances. Qui sait ce que notre jeunesse pourrait produire.
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7(52 REVUE DES DEUX MONDES.
si plus d'ouverture était laissée aux intelligences, si elles étaient emportées,
comme autrefois, dans un entrain libre et universel? Quelque jour, il faut
l'espérer, un rayon de soleil bienfaisant traversera le nuage qui nous enve-
loppe; ceux qui se taisent parleront, ceux qui dorment ou semblent dormir
sortiront de leur assoupissement, et, délivrés des entraves funestes qui
paralysaient leurs mouvemens, montreront que ni le courage ni l'intelli-
gence ne leur font défaut; mais que les jeunes gens s'en souviennent» ce
qui trempe fortement les âmes, les revêt d'une armure solide, c'est l'al-
liance de l'esprit littéraire et de l'esprit politique. On ne sépare pas sans
dommage deux choses qui doivent marcher de front et se prêter un mutuel
appui. N'est-ce pas un des beaux côtés de l'éducation britannique que ce
mélange de deux forces qui se complètent en s'équilibrant? Et nous ne par-
lons pas ici de cette politique haletante, de parti-pris, qui milite avec des
passions, frappe d'estoc et de taille; nous prenons la science générale,
absolue et spéculative, d'où naît pourtant le sens pratique, et qui dote l'es-
prit d'expérience sans lui ôte^r sa sérénité. Ces hommes de 1830, dont l'é-
nergie nous étonne, passèrent par ce double apprentissage qui prépare à la
fois à la vie d'action et d'étude. Les plus fermes d'entre eux furent non-
seulen^ent des lettrés, mais des politiques. Le secret de leur puissance fut
sans doute dans ce développement parallèle de leurs facultés, et si tel talent
s'arrêta court dans sa marche ou ne s'éleva pas aux hauteurs qu'il pouvait ,
atteindre , c'est peut-être qu'il fut nourri exclusivement de la moelle des
lettres. Que voyons -nous aujourd'hui? Les esprits subissent une mutila-
tion ; on a coupé en deux par une barrière ce vaste monde du savoir et de
l'intelligence. Je vois là deux hémisphères qui vivent en quelque façon
étrangers l'un à l'autre, et il arrive pour la culture et l'initiation intellec-
tuelles ce qui arriverait à une partie de la terre habitée, si on la privait
des ressources et des productions qu'elle emprunte à l'autre. Oubliera-t-on
longtemps encore que la vie morale se soutient, aussi bien que la vie phy-
sique, par un échange et par un courant incessant de forces et de sève? Si
les œuvres littéraires de notre jeunesse paraissent pâles et débiles, si les
jeunes poitrines manquent de souffle, n'est-ce pas que l'air qu'elles respi-
rent a perdu quelque principe essentiel? Parce que le forum n'a plus de
tumultes et que le milieu politique n'attire ni ne forme plus, pourquoi
laisser cependant retomber sa tête et ses bras? Que chacun, en vue de
l'avenir, par la lecture, la méditation, l'étude de ces sciences sociales et
politiques auxquelles appartient le monde futur, se refasse chez sol un
forum et une vie d'affaires. jcles coimMat.
LA PHILOSOPHIE DD DIX-HDITifeVE SIÈCLE.
La philosophie du xviii» siècle est encore aujourd'hui et sera pendant
longtemps un des plus grands problèmes de la critique. Démêler le vrai du
faux, le bien du mal dans cette époque extraordinaire est une œuvre d'au-
tant plus difficile, qu'on ne l'aborde guère en général sans passion et sans
prévention, soit dans un sens, soit dans l'autre. On adore le xviii* siècle ou
on l'abhorre, on ne le juge pas. Ceux qui voudront se faire une opinion
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REVUE. — CHRONIQUE. 76S
juste de la philosophie de ce temps consulteront avec fruit les ingénieux,
solides et consciencieux Mémoires (1) qu'un de nos philosophes les plus re-
grettés, M. Damiron, avait publiés, il y a quelques années, sur cette époque
intéressante, et dont le troisième volume posthume nous est donné aujour-
d'hui. Le véritable intérêt de ces Mémoires est précisément le partage si
décidé et si sincère que l'auteur a su faire entre toutes les opinions du
xviii« siècle. Autant il adopte avec foi, je dirais presque avec enthousiasme,
les grandes idées libérales du xvui* siècle, autant il répudie avec énergie
ses théories matérialistes et athées. Ce partage, que l'école de Rousseau, de
M*"* de Staël, de M. Cousin et de M. Jouffroy avait cru pouvoir faire au com-
mencement de notre siècle, est de nouveau mis en question; de nouveau
la liberté de penser paraît s'engager dans toutes les négations. Les con-
seils fermes et purs d'un noble esprit sont donc d'une parfaite opportunité.
Tel est l'attrait des Mémoires de M. Damiron, où l'on ne trouvera pas sans
doute le feu de la jeunesse et l'élan d'une pensée téméraire, mais le doux
éclat d'un esprit reposé, la sérénité de l'âge, sans aucun mélange de ce dés-
enchantement et de cette amertume qu'il apporte souvent avec lui.
L'auteur de Vintrodmlion qui précède ce dernier volume, M. Ch. Gouraud,
a signalé avec justesse et bonheur le remarquable caractère de ces écrits,
où il semble que la réfutation du faux sorte beaucoup moins des argumens
de l'auteur que de l'esprit de haute moralité qu'il a maintenu partout sans
effort en présence de cette société équivoque des d'Holbach, des Lamettrie,
des Diderot, dans laquelle son sujet l'obligeait à vivre : « Rien que cette
attitude, dit M. Charles Gouraud, d'une âme pure et d'un esprit bien fait
au milieu de ces intelligences intempérantes, faibles ou déréglées, forme
un enseignement ou un spectacle dont la pureté parle au cœur et subjugue
la raison. Je ne crois pas qu'on ait jamais vu dans aucun livre de critique
morale la police des idées basses se faire ainsi d'elle-même avec cette ai-
sance et cette autorité, par la seule vertu de l'intervention au milieu d'elles
d'une conscience parfaitement pure et d'une raison parfaitement droite. »
Cet excellent jugement est le vrai. C'est bien là l'originalité de ces Mé^
moires^ qui ont été le dernier ouvrage de M. Damiron, et qui resteront
comme le meilleur de ses écrits. Dans cet ouvrage, M. Damiron est prêtre
pour ainsi dire par l'onction, par le sentiment, par une sorte de foi pleine
de candeur et de douceur; mais il est philosophe par la tolérance, par
l'équité de la critique, par l'effort qu'il fait pour avoir raison, par l'ab-
sence d'anathèmes pour ses adversaires, par le respect de la pensée, même
dans ses égaremens.
Le volume posthume sur la Philosophie au dix-huitième siècle se com-
pose de trois mémoires, l'un sur Maupertuis, l'autre sur Dumarsais, le
troisième sur Condillac. Ce troisième mémoire est le dernier de l'auteur, et,
par une circonstance bien touchante, il a été en quelque sorte le dernier
adieu du philosophe. Il le lisait à l'Académie le jour même de sa mort, que
rien au monde ne faisait prévoir. A peine rentré chez lui, il va se reposer
(1) Mémoires pour servir à l histoire de la Philosophie au dix-huitième siècle, par
M. Ph. Damiron, de Tlnstitut, avec une introduction de M. Ch. Gouraud.
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764 REVUE DES DEUX MONDES.
quelques instans dans son cabinet. Il s'assoit dans son fauteuil, penche
la tête et meurt. « Nous avons perdu un sage, » dit le duc de Broglieen
apprenant sa mort. La dernière phrase que M. Damiron ait prononcée
Ici-bas, celle par laquelle se termine le mémoire sur Condillac ne pour-
rait-elle pas, légèrement modifiée, lui être appliquée : « Avoir bien vécu,
disait-il, et n'avoir eu que des pensées irréprochables, en faut-il plus pour
laisser une noble et digne mémoire? »
Les trois études que contient le nouveau volume n'ont peut-être pas un
aussi grand intérêt que celles des volumes déjà publiés. Cependant Mauper-
tuis, plus connu par ses démêlés avec Voltaire que par ses propres écrits,
est bien loin d'être un penseur méprisable. 11 y a en lui des germes d'idées,
et le travail de M. Damiron donne le désir de le mieux connaître. La pré-
tention de démontrer l'existence de Dieu par le principe mathématique de
la moindre action, principe dont il est l'inventeur, est une prétention, pro-
bablement erronée , mais qui mérite cependant d'être considérée d'un peu
près. Son Essai sur le Bonheur contient des observations fines; enfin ses
vues, quoique vagues, sur l'essence de la matière, par leurs analogies avec
celles de Bonnet, de Leibnitz et de Diderot, ont de quoi nous Intéresser.
Le mémoire sur Condillac a aussi son intérêt. L'auteur a borné son examen
au Traité des systèmes, et il n'a pas de peine à démontrer combien l'igno-
rance de l'histoire de la philosophie rendait les jugemens des meilleurs
esprits courts, étroits , exclusifs, insuffisans. La lecture du Traité des sj/s-
témes est la meilleure justification qui se puisse donner des travaux con-
sidérables de notre temps sur l'histoire de la philosophie. Comme on se
lasse de tout, on est aujourd'hui las des recherches de la philosophie sur
sa propre histoire, et on lui demande d'oublier un peu le passé pour le
présent et pour l'avenir. Je ne dis point que l'on ait tort, et je suis volon-
tiers d'avis qu'il faut étudier les problèmes en eux-mêmes; mais cette nou-
velle disposition ne doit point nous rendre injustes, et nous devons recon-
naître qu'il était nécessaire pour la philosophie -de revenir sur elle-même,
de se rendre bien compte de son passé, et, par une critique exacte de ses
travaux antérieurs , de bien mesurer où elle en est arrivée et ce qu'il lui
reste à faire.
J'ai déjà dit que ce troisième volume de M. Damiron est précédé d'une
introduction où M. Ch. Gouraud apprécie avec un grand sens les travaux
d'un philosophe qu'il a aimé et vénéré. 11 relève aussi avec chaleur rim*
portance de ces nobles travaux dans un temps où, pour employer une
expression célèbre, le matérialisme coule à pleins bords. J'adhère entiè-
rement à ce qu'il dit sur ce sujet. Seulement je ne serais pas tout à fait d'ac-
cord avec Itii sur les causes qu'il assigne à ce triste phénomène. 11 parait en
imputer la plus grande responsabilité à l'économie politique, et il en veut
surtout à cette science, ou du moins à quelques-uns de ses représentans,
de la célèbre théorie de la production immatérielle. On sait en effet que
certains économistes ont considéré Tintelligence comme un capital, et ses
œuvres comme des produits; mais cette théorie ne me paraît avoir rien à
faire dans le matérialisme actuel. Le mal a son origine non dans récouoroie
politique, mais dans le développement des sciences physiques et naturelles,
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REVUE. — CHROMQUE. 765
et il a été surtout provoqué par l'exemple remarquable de certaines généra-
lisations scientifiques. On a vu des phénomènes très différens ramenés à une
môme cause, le magnétisme à l'électricité, la chaleur à la lumière, et tous ces
phénomènes au mouvement. On en a conclu qu'il pourrait bien en être ainsi
de la pensée. Telle est la vraie cause scientifique du matérialisme actuel.
L'économie politique n'a rien à y voir. On peut môme dire au contraire que
cette science s'est de plus en plus rapprochée du spiritualisme, car, en
montrant que la richesse a pour principale cause le travail humain, et que
le travail c'est la volonté humaine, l'intelligence, l'âme enfin, on spiritua-
lisait la richesse. Qu'y a-t-il d'étonnant alors que l'intelligence elle-même
dans un ordre plus élevé et dans ses propres œuvres puisse être une source
de richesse? Et qui pourrait contester que le peintre qui fait payer son ta-
bleau, l'artiste son chant, le médecin ses visites, ne possèdent vraiment
un capital, et ne soient dans toute la force du terme de véritables pro-
ducteurs? Attacher tant d'importance aux mots, quand on est obligé de re-
connaître les choses, ne me paraît pas un scrupule vraiment scientifique;
mais, cette réserve faite, on lit avec plaisir l'introduction de M. Gouraud,
où l'élévation de la pensée est en harmonie avec l'esprit de l'excellent et
généreux ouvrage auprès duquel il nous introduit.
Padl Janet, de riDStitnt.
' ^ LA PRéDICATIOR FRANÇAISE AVANT BOSSUET (1).
Il ne faudrait pas se laisser tromper par le titre donné au livre de M. Jac-
quinet sur les Prédicateurs au dix-septième siècle avant Bossuet, ni par
la thèse que ce titre semble annoncer. Il y a là tout d'abord un nuage qu'il
importe de dissiper, et dont il reste d'ailleurs fort peu de chose après la
lecture; ce peu est cependant à noter et à peser, parce qu'il pourrait sub-
sister comme prétexte d'une objection générale contre tout l'ouvrage. La
thèse qui paraîtrait au premier abord impliquée dans le titre serait celle-ci :
qu'une réforme de la prédication chrétienne s'étant manifestée au com-
mencement du XVI r siècle, avec un affranchissement progressif des défauts
inhérens à la chaire pendant le siècle précédent, un progrès continu a
élevé ce genre d'éloquence jusqu'à une région dont l'atmosphère purifiée
aurait été préparée pour un Bossuet. Pour deux raisons, M. Jacquinet
s'est gardé d'instituer dans toute sa rigueur une pareille thèse. D'abord
son admiration raisonnée place trop soigneusement Bossuet hors de pair
en présence des orateurs de la chaire chrétienne ses contemporains pour
admettre que ses prédécesseurs immédiats, par exemple, se soient trou-
vés, en vertu d'un progrès commun, élevés sur des hauteurs qui fussent
presque de plain-pied avec les siennes. En second lieu , M. Jacquinet n'a
pas non plus entrepris de démontrer que toute la partie du xvii« siècle
qui a précédé Bossuet ait été absolument nécessaire pour déblayer le ter-
rain, bannir les locutions vicieuses, préparer les esprits et le goût, car il
nous fait voir au contraire dans la prédication des pères de l'Oratoire, par-
ticulièrement dans celle de Pierre de BéruUe, une école déjà excellente,
(1) Des Prédicateurs au dix-septième siècle avant Bossuet , par M. Jacquinet, 1 vol.
in-8», Didier, 1863.
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766 REVUE DES DEUX MONDES.
débarrassée des vices ordinaires de celle qui Ta précédée. Bien plus, mil-
gré la gravité et le bon sens de cette école , l'éloquence chrétienne se
trouve compromise, au moment où Bossuet parait, par d'autres défauts
auxquels les récentes vicissitudes du goût littéraire ont donné naissance.
Déjà en effet cette flamme qui avait animé les esprits et les &mes dans
toute la première moitié du xvii* siècle est enfermée dans des formes con-
venues qui menacent d'amoindrir son intensité et de nuire à son édat;
M. Jacqulnet a fort bien montré Tinfluence de Balzac et même celle de
l'Académie, risquant de faire pénétrer à nouveau dans l'éloquence chré-
tienne une froide rhétorique, un pédantisme étroit, une politesse affectée.
Il est bien vrai qu'il avait fallu, au commencement du xvir siècle, un tra-
vail d'épuration de la langue et d'éducation du goût, sans lequel Bossuet,
tel du moins que nous le connaissons, ne se serait pas montré; mais ce
travail a été fort vite achevé, et n'a pas extirpé des imperfections, attri-
buts inévitables de la médiocrité communément inhérente à la nature hu-
maine, et qu'attestent les sermons des contemporains de La Bruyère et de
M*"* de Sévigné aussi bien que ceux des prédécesseurs de Bossuet. Le génie
de Bossuet s'est élevé au-dessus des faiblesses de son temps, en dépit des-
quelles il a dédaigné ce que l'on commençait d'adorer autour de lui, et a
ranimé en lui-même cette libre ardeur d'imagination qui avait déjà brillé
chez le vieux Corneille; sans doute à cause de cette supériorité même, il
parait n'avoir pas été, comme prédicateur, estimé à sa juste valeur par ses
contemporains. Bourdaloue, si fort admiré par M"« de Sévigné, qui parle à
peine des sermons de Bossuet, lui a été longtemps préféré. Bussy mande le
31 mars 1687 que, suivant ce qu'il a entendu raconter, l'oraison funèbre de
Condé « n'a fait honneur ni au mort ni à l'orateur. » La Bruyère paraît bien-
en certaine page du chapitre de la chaire, décrire avec une admiration sin,
cère l'éloquence de Bossuet, lorsqu'il veut que l'orateur chrétien choisisse
pour chaque discours une vérité unique, terrible ou instructive, — qa'il
se rende « si maitre de sa matière que le tour et les expressions naissent
dans l'action et coulent de source, — qu'il se livre après une certaine
préparation à son génie et au mouvement qu'un grand sujet peut inspirer, '
— qu'il jette enfin, «par un bel enthousiasme, la persuasion dans les es-
prits et l'alarme dans le cœur, et touche ses auditeurs d'une tout antre
crainte que de celle de le voir, après des efforts prodigieux de mémoire,
demeurer court. » H semble à la vérité qu'il y ait dans ces lignes an ma-
gnifique témoignage pour Bossuet et une critique de Bourdaloue, qui fer-
mait les yeux en prêchant de peur de perdre le fil ; mais, dans d'autres pas-
sages, La Bruyère parait se conformer à l'opinion de son temps, et tenir
tout au moins la balance égale entre les deux orateurs.
Ainsi deux sortes de preuves contrediraient le système qui représente-
rait la prédication de Bossuet comme le couronnement du progrès contina
d'un genre particulier d'éloquence; le génie de Bossuet est de ceux qui ne
se laissent pas classer ni préparer lentement à l'avance , et Bossuet n'est
pas venu dans le temps précis où son éloquence comme prédicateur aurait
été le mieux accueillie et le plus admirée. L'éloquence de Bossuet a été,
dans l'histoire de la prédication chrétienne au xvii« siècle, un de ces acci-
dens qui déjouent toutes les théories d'histoire littéraire; aussi M. J>c-
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REVUE. — CHROINIQUE. 767
quinet, ennemi des idées préconçues, s'est-il arrêté en présence d'un tel
accident, sans tenir bon, malgré tout, pour une théorie qui l'eût conduit
jusqu'à Bourdaloue, le vrai prédicateur approprié à son temps, et dont
l'éloquence résume en réalité les progrès faits jusqu'à lui.
L'auteur des Prédicateurs français au dix-septième siècle s'est borné à
montrer, par l'examen détaillé des œuvres qu'elle a produites, les vicissi-
tudes de réloquence de la chaire depuis la fin du xvi« siècle jusqu'au mo-
ment où parut Bossuet. Après avoir constaté l'abaissement de la prédica-
tion au commencement de cette période, il met habilement en relief les
principaux traits de ce qu'on a justement appelé la réforme catholique, qui
a produit un renouvellement fécond des croyances chrétiennes et de l'es-
prit chrétien au sein de la société du xvii* siècle. Avec quelle ardeur ce
mouvement s'est produit, personne ne l'ignore : c'est l'époque de saint
Vincent de Paul , de César de Bus , de M*"» de Chantai , c'est-à-dire de la
charité la plus ingénieuse et la plus sincère, et de quelques-unes des plus
importantes fondations religieuses, — enfans trouvés, prêtres des missions,
sœurs de charité. M. Jacquinet réserve avec raison une large place aux
doctrines et à l'action des grands réformateurs du clergé français : à ce
titre, Pierre de BéruUe et Saint-Cyran, outre saint Vincent de Paul, figu-
rent dans son livre à côté des plus célèbres sermonnaires qui , de 1610 à
1650, sortent de l'Oratoire, de Port-Royal ou de la société de Jésus, à côté
du père Le Jeune, dont nos jeunes prêtres étudient encore assidûment les
œuvres, de Singlin, de Lingendes, etc. Chemin faisant, l'auteur apprécie,
dès qu'il les rencontre, les diverses circonstances et les influences exté-
rieures qui viennent favoriser ou entraver les progrès de la chaire : domi-
nation de l'hôtel de Rambouillet ou de l'Académie française, règne de la
rhétorique fastueuse à l'exemple de Balzac, et même renaissance inattendue
de la prédication burlesque dans les plus turbulentes années de la régence.
Le livre s'arrête vers la fin de la minorité de Louis XIY, au moment où pré-
vaut l'esprit de ces utiles précurseurs qui , à défaut du génie et du talent
créateurs, eurent la sévérité des principes, l'ardeur de la foi et la sincérité
du langage.
Le cadre du livre est, comme on volt, assez beau, et M. Jacquinet l'a
étendu suivant des proportions justement calculées. Le sujet même est des
plus attachans : contenu habilement dans les limites du domaine littéraire,
il ofifre une intéressante succession d'aspects, tant est varié l'accent de la
parole religieuse dans cette vivante époque dont personne, avant M. Jac-
quinet, n'avait entrepris l'étude à ce point de vue. Le nombre est d'ailleurs
considérable des pages excellentes qui pourraient être détachées des Pré-
dicateurs au dix-septième siècle pour justifier ce que nous avons dit en
commençant du sérieux mérite de son ouvrage. J'en choisirai deux ou trois
seulement où se trouvent appréciés des orateurs fort divers, et qui par là
mettront au jour à la fois l'agréable variété du livre et le talent flexible
de l'auteur. La première est celle où les visibles défauts de l'éloquence
charmante de saint François de Sales sont confessés et absous. « Chez lui,
dit M. Jacquinet, les pensées subtiles, les images raffinées n'ont rien de
pédantesque : le bel esprit dans ses sermons n'est point affecté, au sens
propre du mot, et n'a rien d'ambitieux... On retrouve, on sent jusque dans
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763 REVUE DES DEUX MONDES.
ses combinaisons d'idées ou d'images les plus singulières, dans ses para-
phrases et ses paraboles les plus inattendues et les moins simples, la plus
parfaite simplicité d'âme, une exquise candeur, l'oubli de soi le plus com-
plet, une onction tendre et charmante qui gagne le cœur. Grâce à ce ca-
ractère d'affectueuse naïveté partout répandu, les défauts même de cette
éloquence deviennent aimables, et quelque chose de plus encore : dulcia et
sancla vilia, »
Après ce jugement, remarquable par la délicatesse et la mesure, voici,
sous la rubrique du goût chez les jésuites , un arrêt spirituel et fin : f Le
goût chez eux fut â l'origine, et longtemps, très au-dessous du zèle, et laissa
place, dans leur enseignement public comme dans leurs écrits, à bien des
grâces douteuses et â de singuliers écarts d'imagination. Rien ne rappelle
leurs sermons comme certaines églises bâties alors sous l'inspiration de
leur esprit. Dans l'œuvre de l'architecte comme dans celle de l'orateur,
c'est la même surabondance de fleurs, la même profusion d'arabesques dé-
votes; c'est le même déluge de figures allégoriques et d'emblèmes repré-
sentant aux yeux, avec une réalité parfois bizarre ou peu séante, les plus
intimes émotions de la vie religieuse et ses plus délicats mystères. » Devant
les jésuites enfin, M. Jacquinet place l'école toute contraire de Port-Rojal,
et dessine d'un mot avec une heureuse fermeté la virile figure de Saint-
Cyran. « Sa méthode, dit-il, est d'aller tout droit des principes les plus éle-
vés â la pratique. » Et voici comment l'auteur, ne quittant pas de vue son
sujet, interprète ensuite les leçons que recevaient les religieux de Port-
Royal en vue de la prédication : « un des ennemis auxquels M. de Saiot-
Cyran a juré une guerre implacable, c'est cette espèce d'amour-propre,
le plus subtil de tous et le plus dangereux, qui se développe dans les plus
hautes et les plus saintes occupations de l'esprit, et en corrompt tout le mé-
rite. Il connaît bien cet ennemi-là, pour en avoir étudié la fidèle image chez
les meilleurs maîtres de la vie morale, surtout pour l'avoir attentivement
observé chez les autres et dans lui-même, et n'ignore rien de ses pièges dé-
licats, de ses secrètes surprises... Méditer longtemps en silence devant Dieu
et prier, prière et méditation confondues, voilà la meilleure préparation,
et presque la seule utile, avant de parler aux âmes. »
L'excès visible d'une telle théorie n'échappe pas à M. Jacquinet, et, après
avoir rendu justice aux vertueux stoïciens du christianisme, il se garde
bien d'omettre, même à leur endroit, les devoirs que lui impose la critique.
C'est qu'en effet l'esprit et le goût vraiment littéraires ne sont jamais chcx
lui mis en défaut ou distraits de leur calme et vigilante observation parlfô
séductions d'une théorie particulière, quelque majesté que lui donne le
caractère de ceux qui la soutiennent. Aussi y a-t-il iin grand plaisir en
même temps qu'un grand profit à lire son livre, qui n'est pas seulement une
œuvre de sérieuse et forte doctrine littéraire, fruit d'une méditation sin-
cère et d'une critique à la fois délicate et élevée, mais qui offre encore, au
point de vue de l'exécution et de la forme, un harmonieux ensemble où cha-
que détail occupe la place et prend le relief qui convient, a. gbffiot.
V. DE Mars.
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/ PORTRAITS DE POÈTES CONTEMPORAINS
ALFRED DE VIGNY
Je me suis dit souvent que les portraits devaient être Ikits selon
Je ton et Tesprit du modèle : si Ton appliquait ce précepte et ce
procédé à l'étude de M. de Vigny, son portrait serait bien simple et
tout idéal; il est douteux même qu'on dût y employer d'autres
lignes et d'autres couleurs que celles qu'a fournies le poète. Il ne
permettait guère à la critique, même la plus bienveillante et la plus
admirative, de prendre ses mesures, et encore moins à la biographie
de s'orienter autour de son œuvre ou de sa personne; il a défendu,
même au plus pieux et au plus filial des éditeurs, qu'un seul mot de
préface f&t mis en tête de ses œuvres posthun^s : il considérait vo-
lontiers tout appareil de ce genre comme un tréteau au pied d'une
statue, comme une baraque au pied d'an temple; mais lui-même,
et ne se confiant qu'à lui seul, il dégageait et dressait amoureuse-
ment sur son socle de marbre blanc une figure élevée, pure, une
image sereine, chaste, éblouissante, austère et sans tache, sa forme
incorporelle, .si l'on peut dire. Il a accompli de son propre ciseau
cette sort^ de transfiguration et d'apothéose de soi-même dans la
pièce fort belle qui termine et couronne son œuvre dernière, le livre
des Destinées, et qui a pour titre F Esprit pur. Sous prétexte de ne
faire aucun cas de ses nobles aïeux et de les subordonner tous dans
leur ordre de noblesse à ce qui est de l'ordre de l'esprit, il les a
montrés et déroulés en une longue lignée, mais pour les replonger
aussitôt dans la nuit, et il s'est représenté, lui, le dernier, comme
Tom L. — 15 AVRIL 1864. 49
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770 BETUE DES DEUX MONDES.
le seul glorieux, le seul vraiment ancêtre et dont on se souviendra,
car seul il a gravé son nom sur le pur tableau des livres de Vapriu
11 s'est promis par là une gloire immortelle et toujours renouvelée
au gré de chaque jeune génération, qui reviendra de dix en dix ans,
comme en pèlerinage, pour contempler et couronner son monu-
ment :
Flots d*aini8 renaissans! puissent mes destinées
Vous amener à moi, de dix en dix années.
Attentifs à mon œuvre, et pour moi c'est assez !
Ni l'oubli ni le bruit; une sorte de discrétion respectueuse jusque
dans la célébrité, je ne sais quoi de rare, de fidèle et de solennel,
c'était son vœu et aussi son ferme espoir.
Noble, foi! noble vœu! Mais nul désormais n'a droit de s'impo-
ser ainsi tbut sculpté, façonné de ses propres mains, et une fois
pour toutes, au culte des contemporains et de la postérité. Le libre
examen, qui n'épargne pas même les religions et les dieux, ne sau-
rait être interdit à l'égard des poètes. La recherche est permise, le
champ est ouvert à la curiosité. Il y a près de trente ans que j*en
ai fait l'essai et la tentative ici même, dans cette Revue (1), à l'occa-
sion d'un écrit en prose de l'illustre poète. J'étais bien timide alors,
et je ne m'approchais qu'en tremblant pour faire quelques remar-
ques et observations à demi voilées. Je suis devenu plus hardi, plus
libre avec le temps. Je vais donc repasser sur quelques-uns des
mêmes traits en appuyant davantage, en insistant et en complétant
partout où je le pourrai. 11 en est de la pointe de l'esprit comme
d'un crayon; il faut recommencer à le tailler sans cesse.
I.
Et tout d'abord j'avais été induit en erreur sur la date de la nais-
sance. J'avais cru M. de Vigny né le 27 mars 1799; je le rajeunis-
sais de deux années. Il était né le 28 mars 1797. Personne, pas
même celui qui y était le plus iniéressé, ne m'éclaira sur cette faute.
Les poètes sont quelquefois jaloux de'a6«*ober une année ou deux,
comme les femmes. Je n'ai guère rien trouvé à ajouter depuis aux
très brefs renseignemens de famille que j'ai donnés c^ors. Le nom
de Yigny se présente rarement dans les mémoires historiques du der-
nier siècle. Je le rencontre une ou deux fois dans le Journal ai: duc
de Luynes par exemple, à la date du vendredi 8 avril 17â0. «L^
roi, nous dit M. de Luynes, vient d'accorder une pension de 1,200 li-
vres à M. de Vigny, écuyer de quartier, fils de M. de Vigny, lieu-
Ci) 15 octobre 1835.
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ALFRED DE VIGNY. 771
tenant-général de bombardiers, à qui Ton doit l'invention des car--
casses (espèce de bombe de forme oblongue et chargée de mitraille).
M. de Vigny est écuyer du roi depuis environ trente ans. C'est lui qui
a fait le Voyage avec Madame jusqu'à la frontière d'Espagne... » —
Dans la Correspondance de Garrick, je trouve, au tome second, une
lettre adressée au grand acteur par un gentilhomme du nom de Vi-
gny, qui, retenu pour dettes à Londres, a l'idée de recourir à la gé*
nérosité de l'artiste célèbre. Cette lettre est d'un tour original et
distingué. 11 serait curieux qu'elle fût d'un parent, d'un oncle peut-
être de celui qui fera un jour Chatterton et qui réhabilitera l'artiste
en regard du gentilhomme (1). Élevé à l'institution Hix, d*où il sui-
vait le lycée Bonaparte, le jeune de Vigny eut de bonne heure les
instincts militaires et poétiques. « Nous avons élevé cet enfant pour
le roi, M écrivait sa mère au ministre de la guerre en 1814; elle de-
mandait l'admission de son fils dans les gendarmes de la maison
rouge; il y entra avec brevet de lieutenant le 1^' juin 18l«à l'âge
de dix-sept ans. Le Moniteur de VArmée^ auquel j'emprunte ces
détails, nous a donné, par la plume de M. A. de Forges, le résumé
des états de service du jeune officier. Au 20 mars 1816, bien que
très souffrant encore d'une chute de cheval, il escorta avec sa com-
pagnie le roi jusqu'à la frontière. Après les cent jours, à la fin de
1815, licencié avec ce corps par trop aristocratique des compagnies
fougos, il entra presque aussitôt (mars 1816) dans la garde royale
à pied avec le grade de sous-lieutenant. Devenu lieutenant en juil-
(1) La lettre est longue; J'en citerai qaelqaes parties : « Monsieur^ voua trouTerez
sans doute bien extraordinaire que quelqu'un qui n'est nullement connu de vous,
vous prie de lui rendre un service; mais si je vous suis inconnu, vous ne me Tètee
point. J*ai si souvent entendu faire Téloge de votre àme, que Je vous ai trouvé aussi
célèbre par vos sentimens que par vos talens. D'après cette persuasion, J'ai cru pouvoir
vous confier ma peine : peut-être vous touchera-t-elle, et Je craindrais de vous offenser
en en doutant. Je suis ici, depuis dix mois, pour 300 p. : J'ai éprouvé tout ce qui peut
affliger un cœur tendre et sensible; si vous joignez à cela de manquer du nécessaire
depuis deux mois, vous jugerez de quel prix serait le service que vous me rendriez. J'ai
caché à ma famille et à mes amis en France ma détention. J'ai cru devoir le faire...
Étranger dans ces lieux, personne ne me tend ane main secourable; victime d'un cruel
préjugé contre ma nation, qui confond tous les Français, Je suis obligé de le combattre
par les preuves de mon éducation; J'ai beau faire, Je suis souvent vaincu. Je crois
en vous seul, et J'y fonde mon espoir. Si cette occasion pouvait me procurer l'honneur
de vous connaître, J'en serais bien flatté; Je l'ai désiré bien des fois quand j'étais heu-
reux. L'infortune n'a changé que mon état. Sf vous n'avex point de répugnance pour
venir ici, faites-moi cette faveur. J'ai souvent vécu, et partout, avec les hommes célè-
bres. Je m'instruirai à penser comme vous, si Je ne puis agir aussi grandement... »
Cette lettre, qui porte la date du 5 septembre 1766, avec désignation du lieu : « King's
Bench, in State-House, number 7, n est signée « Jean-René de Vigny, ancien mousque-
taire et officier dans une des compagnies de la garde du roi de France, n te nom n'est
précédé d'aucun titre.
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772 REV0E DES DEUX MONDES.
Jet 1822, il passa l'année suivante (mars 1823) au 55' de ligne
avec le grade de capitaine; il espérait servir dans Texpédition d'Es-
pagne. Étant demeuré quatre années sans avancement, il se fit ré-
former pour cause de délicatesse de santé, le 22 avril 1827, à Tâge
de trente ans. Il en avait passé treize sous les drapeaux. Est-il be-
soin d'ajouter que ses notes militaires le présentaient comme un
officier de la plus grande distinction? « Les événemens que je cher-
chais, a-t-il dit lui-même, ne me vinrent pas aussi grands qu'il me
les eût fallu. Qu'y faire? » Il ne lui manqua pour parvenir aux grades
les plus élevés qu'une santé plus aguerrie, le temps, Toccasion, et
un moindre talent qui le sollicitât ailleurs. Ses deux vocations le
tiraient en sens contraire : il dut opter entre elles à une certaine
heure. Il avait bien compté, ai-je dit, faire la guerre d'Espagne;
mais il eut l'ennui de rester en sentinelle sur la frontière. Il se dé-
dommagea de cette inaction forcée par quelques-uns de ses pre-
miers 0 de ses plus beaux poèmes^ et cette vue des Pyrénées hâta
peut-être aussi l'idée du roman de Cinq-Mars.
Le début d'Alfred de Vigny en littérature date de 1822; son pre-
mier recueil poétique parut sans nom d'auteur (1). Il payait, par
son poème d'Hélénay son tribut d'enthousiasme à la cause des
Grecs; en même temps, par les pièces de la Dryade^ de Symétha, il
jouait de la flûte sur le mode d'André Chénier, ressuscité depuis
quelques années et mis en lumière. La vraie date authentique de
ces poèmes néo-grecs de M. de Vigny est celle de leur publication,
et il n'y a pas lieu, pour l'historien littéraire qui tient à être exact,
de recourir aux dates antérieures et un peu arbitraires que le poète
a cru devoir leur assigner depuis. M. de Vigny en effet, en les ré-
imprimant dans l'édition de 1829 et ensuite dans ses œuvres com-
plètes, a jugé bon de les vieillir après coup de quelques années. D
a mis au bas de cette pièce de la Dryade ces mots: «écrit en
1815. » Il a mis au bas de Symétha la môme remarque. Ponr/r
Bain d*une jeune Romaine y il fait plus, il note la journée précise où
elle aurait été composée « le 20 mai 1817. » La Dryade y prend
pour second titre celui d'idylle « dans le goût de Théocrite. » Pour-
quoi ces minutieuses précautions rétroactives? Pour échapper sans
doute au reproche (si c'en est un) d'imitation et de ressemblance
prochaine, pour qu'on ne dise pas qu'il s'est inspiré directement
d'André Chénier, dont les poésies avaient été données par M. ^
Latouche en 1819. Tout cela, c'est de la coquetterie encore. Pi-
quante contradiction! d'une part on se rajeunit volontiers de denx
(1) Voici le titre exact : Pokms, — H<LiiiA, U SimnambuU, la FiUê de Jêfkif,^*
Femme adultère, le Bal, la Prison, etc.; un mince in-8», 1822.
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ALFRED DE VIGNY. 773
ans, et de l'autre on vieillit ses poésies de quatre ou de cinq. C'est
preuve qu'on était bien précoce; les sources deviennent ainsi toutes
mystérieuses. Mais le critique, qui croit le moins possible sur pa-
role, et que cet excès même de précaution met sur ses gardes, ne
considère que les dates publiques et constatées par l'impression.
Notez bien que ces jolies pièces de Symitha et de la Dryade sont
infiniment supérieures par le style au poème d*Héléna^ qui ne sau-
rait être antérieur à 1821, et il serait bien singulier qu'elles eussent
précédé de plusieurs années. Le goût s'y refuse. Heureusement l'o-
riginalité de M. de Vigny ne tient pas à si peu de chose : il com-
mença par s'inspirer d'André Chénier, il le nierait en vain, c'est
évident; mais il allait trouver sa propre manière, sa propre origina-
lité dans Moisey Doloriday Éloa, et bien d'autres poèmes qui ne
sont qu'à lui et qui portent sa marque irréfragable.
Dans une jolie pièce, le Baly il se montrait d'une grâce aimable,
et en même temps plus moderne, plus direct d'inspiration, plus
souple de ton qu'il ne se permettra de l'être dans la suite. C'est bien
Alfred de Vigny dans un salon, à vingt-cinq ans; le poète s'adresse
en idée aux belles danseuses :
Dansez, et couronnez de fleurs vos fronts d*alb&tre;
liez au blanc muguet Thyacinthe bleuâtre,
Et que vos pas moelleux, délices de Tamant,
Sur le chêne poli glissent légèrement;
Dansez, car dès demain vos mères exigeantes
A vos J.eunes travaux vous diront négligentes;
L*aiguille détestée aura fui do vos doigts,
Ou, de la mélodie interrompant les lois.
Sur rinstrument mobile, harmonieux ivoire.
Vos mains auront perdu la touche blanche et noire;
Demain, sous Thumble habit du jour laborieux,
Un livre, sans plaisir, fatiguera vos yeux...
Que ceux qui tiennent à étudier les nuances poétiques et les pro-
gressions fugitives du goût relisent tout le morceau ; ils y verront,
dans le plus gracieux exemple, cette poésie choisie, élégante, mais
de transition, qui cherchait à s'insinuer dans la vie, dans les senti-
mens et les mœurs du jour, en évitant toutefois le mot propre : poé-
sie des Soumet, des Pichald , des Guiraud, de ceux qui louvoyaient
encore. M. de Vigny en a donné là un échantillon charmant.
Dans le poème du TrappislCy publié en 1823 au bénéfice des Trap-
pistes d'Espagne, il fit acte de poète royaliste au moment où il se
croyait près de faire acte de soldat en faveur de la même cause de
la légitimité espagnole. Cette pièce, qui donne le degré de chaleur
de ses opinions politiques d'alors, est curieuse dans sa vie morale :
on peut la rapprocher de celle des Destinées qui a pour titre les
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Oracles et qui semble une leçon à l'adresse de tous les rois : Et
nuncy regesy intelligite. Le poète ne se montre pas plus favorable
dans un cas que dans l'autre aux assemblées politiques ni aux cortès
d'aucun temps; mais en dernier lieu il est évident que toute sa foi
royaliste s'était retirée de lui. Légitimité ou quasi légitimité , il en
avait fait pareillement son deuil. Je dis là ce que chacun sait. Ainsi
M. de Vigny lui-même, cette noble nature qui n'eut d'autre visée
que de rester une et fidèle à son premier mot une fois proféré ,
ainsi, pareil en cela à plus d'un, il vit se voiler en lui ses religions,
s'éclipser et s'éteindre ses soleils, et il fut réduit comme un autre
à dire non ei jamais après avoir dit oui et toujours.
Éloa ou la Sœur des Angesy mystère^ parut en 1824, cette fois
avec le nom de l'auteur : la forme était religieuse, la forme seule;
pour le fond, on était et l'on nageait en pure poésie. Le sujet pou-
vait sembler étrange et bien nouveau , même après Lamartine et
Chateaubriand. Jésus a versé une larme en voyant Lazare mort, et
bien qu'il sût en son cœur qu'il allait bientôt le réveiller. Or, cette
larme donnée par l'amitié, cette larme divine du Fils, recueillie dans
Turne de diamant des séraphins et portée aussitôt aux pieds de
l'Éternel, s'anime sous le rayon de l'Esprit-Saint et devient tout d'un
coup une forme blanche et grandissante , un ange , qui répond au
nom d'Éloa. C'est tout une chrétienne et mystique métamorphose.
Faut-il chercher un sens moral, philosophique, à ce poème? faut-
il n'y voir qu'un thème magnifique et neuf de poésie ? Éloa , cette
créature d'amour et de pitié, cette âme née d'une larme, se sent
le besoin d'aimer un affligé, de consoler un inconsolable, et, parmi
tous les anges, son instinct est de choisir celui précisément qui a
failli, celui qu'on n'ose nommer dans le ciel, Lucifer lui-même.
Elle n'en a entendu dire que du mal à ses frères les anges, qui ont
eu l'imprudence de lui en parler un jour : c'est assez pour que déjà
elle se destine à lui et qu'elle l'aime. Tout ange qu'elle est, Eloa
est bien femme; ce n'est qu'une nouvelle Eve créée par le Fils,
comme la première l'avait été par le Père, et qui, comme Eve,
tombe aussi , mais de plus haut et avec mfiniinent plus de charme.
Satan aussi cette fois se montre plus séduisant que le serpent; c'est
un Lovelace enchanteur, un don Juan qui a de célestes murmures.
A un moment, il s'en faut même de peu que le bon principe ne l'em-
porte sur le mauvais, qu'Éloa n'attendrisse son tentateur, que la
vierge angélique ne rouvre le ciel au criminel repentant :
Qui sait? le mal peut-être eût cessé d'exister!
Mais elle manque l'instant propice; le démon redevient plus démon
que jamais, et c'est elle-même qui tombe, qui est entraînée par le
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ALFRED DE YIGNY. 775
ravisseur au fond de l'abîme, non repentante malgré tout, je le
crains, et heureuse jusque dans sa faute de se perdre à jamais avec
lui.
Qu'est-ce que tout cela prouve? dira un géomètre ou même un
moraliste. Rien sans doute; ou tout au plus un moraliste satirique,
un auteur de contes et de fabliaux dirait, en tirant à soi, que cela
prouve une seule chose, ce que Pope et tant d'autres avant lui ont
dénoncé il y a beau jour, que toute femme est plus ou moms friponne
dans le cœur et que la plus pure a un faible pour les mauvais su-
jets. Mais loin d'ici de pareilles malices! il s'agit bien vraiment de
plaisanter! Les poètes romantiques de 182& ne plaisantent pas, ils
n'ont pas le plus petit mot pour rke; et M. de Vigny moins encore
que personne. Qu'a-t-il donc voulu ce poète sérieux, exemplaire,
dans ce mystère rajeuni et renouvelé? Encore une fois rien, si ce
n'est faire acte de haute poésie. Mais aussi que de beaux tableaux!
que d'admirables comparaisons! que de couplets majestueux ou
pleins de grâce! Éloa, dans ses courses rêveuses à travers les
mondes et les déserts étoiles, prenant l'essor avec ses jeunes ailes,
est comparée au colibri qui sort tout nouvellement du nid et qui
voltige à travers les forêts vierges. Je rappelle, pour ceux qui le
savent moins, ce que tous nous savions par cœur autrefois :
Ainsi dans les forêts de la Louisiane,
Bercé sous les bambous et la longue liane,
Ayant rompu Tœuf d*or par le soleil mûri,
Sort de son nid de fleurs Téclatant colibri ;
Une verte émeraude a couronné sa tête,
Des ailes sur son dos la pourpre est déjà prête,
La cuirasse d'azur garnit son jeune cœur;
Pour les luttes de Pair Toiseau part en vainqueur...
n promène en des lieux voisins de la lumière
Ses plumes de corail qui craignent la poussière ;
Sous son abri sauvage étonnant le ramier,
Le hardi voyageur visite le palmier.
La plaine des parfums est d*abord délaissée,
n passe, ambitieux, de Térable à Talcée...
Et le reste. Vous avez tous les noms d'arbres les plus harmonieux,
les plus doux à l'oreille. C'est éblouissant de ton, de touche, et d'une
magnificence élégante que la poésie française n'avait point connue
jusqu'alors. — Et au chant ii, cette autre comparaison d'Éloa se
mirant dans le chaos avec la fille des montagnes se mirant dans
un puits naturel et profond où l'eau pure amassée réfléchit les
étoiles : elle s'y voit, comme dans un ciel, le front entouré d'un
brillant diadème. — Et dans le même chant, cette comparaison en-
core (car les comparaisons ici se succèdent et ne tarissent pas) de
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776 REVUB DES DEUX MONDES.
la jeune Écossaise vaguement apparue au chasseur dans la nuée, au
sein de Tarc-en-ciel, avec la belle forme vaporeuse de Tange téné-
breux aperçu de loin d'abord par Éloa, — et au chant m, cette der-
nière image enfin, cette description si large et si fière de l'aigle
blessé qui tente un moment de surmonter sa douleur, et qui res-
semble plus ou moins au même archange infernal avec sa plsde im-
mortelle :
Sur 1» neige des monts, couronne des hameAux,
L'Espagnol a blessé Taigle des Asturies,
Dont le vol menaçait ses blanches bergeries;
Hérissé, Toiseau part et fait pleuvoir le sang.
Monte aussi vite an ciel que Téclair en descend,
Regarde son soleil, d'un bec ouvert Taspire,
Croit reprendre la vie au flamboyant empire;
Dans un fluide d'or il nage puissamment,
Et parmi les rayons se balance. un moment :
Mais l'homme Ta frappé d*une atteinte trop sûre ;
n sent le plomb chasseur fondre dans sa blessure;
Son aile se dépouille, et son royal manteau
Vole comme un duvet qu'arrache le couteau ;
Dépossédé des airs, son poids le précipite ;
Dans la neige du mont il s'enfonce et palpite.
Et la glace terrestre a d'un pesant sommeil
Fermé cet csil puissant respecté du soleil.
— Tel, retrouvant ses maux an fond de sa mémoire.
L'ange maudit pencha sa chevelure noire.
Et se 'dit
C'est merveilleux d'essor, de grandeur et, si j'ose dire, d'enver-
gure. Monte aussi vite au ciel que V éclair en descendj est un de ces
vers immenses, d'une seule venue, qui embrassent en un clin d'œil
les deux pôles. M. de Vigny aura jusqu'à la fin, et même dans sa
• période déclinante, de ces beaux vers larges qui signent sa poésie.
On n'avait pas encore en français, si l'on excepte quelques beaux
endroits des Martyrs^ d'aussi éclatans produits d'un art tout pur et
désintéressé. S'il y a réminiscence de Milton et de Klopstock, ou
encore, parmi les modernes, de Thomas Moore et de Byron, la com-
binaison que l'imitateur en avait su tirer montrait qu'on avait af-
faire ici à une maltresse abeille et qu'un coin de génie existait. J'ai
dit l'abeille, c'est le cygne que j'aurais dû dire. Cette image du
cygne, volontiers employée par lui dans ses vers, était son propre
emblème et revenait involontairement à la pensée en le lisant.
Un tel poète ne pouvait prétendre pourtant à être compris de
tous et à se voir populaire, même dans la sphère dite éclairée.
M. de Vigny le savait bien , et en donnant en 1826 ses Poèmes an-
tiques et modernes^ dont quelques-uns déjà connus et d'autres iné-
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ALFRED DE VIGNY. 777
dits, il idéalisa sous la figure de Moïse le rôle du pontificat litté-
raire et poétique, tel qu'il le concevait avec ses prérogatives et ses
sacrifices. Dans ce poème dédié à Victor Hugo, Moïse , conversant
avec Dieu face à face sur la montagne, se plaignait de sa charge
terrible de conducteur de nation et de sa grandeur solitaire, et il
n'était pas malaisé de deviner le personnage agrandi du poète sous
le masque du prophète.
Sitôt que votre souffle a rempli le berger.
Les hommes se sont dit : n nous est étranger.
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas! d*y voir plus que mon &me.
J*ai vu Tamour s*éteindre et Tamitié tarir,
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M'enveloppant alors de la colonne noire.
J'ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j'ai dit dans mon cœur : Que vouloir à présent?
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant.
Ha main laisse Teffroi sur la main qu'elle touche.
L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche;
Aussi, loin de m'aimer, voilà qu'ils tremblent tous.
Et quand j'ouvre les bras on tombe à mes genoux.
O Seigneur! j'ai vécu puissant et solitaire.
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre!
Le bon sens dira ce qu'il voudra de cette prétention ambitieuse,
en supposant que Tinterprétation que je donne soit juste; il trou-
vera que c'est étrangement s'octroyer les droits et privilèges d'oint
du Seigneur, et se faire à soi-même avec un suprême dédain les
honneurs de la terre; cela conduira plus tard M. de Vigny à sa
théorie exagérée du poète, et finalement à cet Exegi monumentum
des Destinées : je sais les abus qu'on a vus sortir et qu'a trop tôt
engendrés cette doctrine superbe tant de l'omnipotence que de l'i-
solement du génie; mais ici, dans ce poème de Moiscy l'idée ne
paraissait qu'enveloppée, revêtue du plus beau voile; l'inspiration
se déployait grande et haute; elle restait dans son lointain hébraï-
que et comme suspendue à l'état de nuage sacré. Moîse^ après tout,
n'exprimait dans sa généralité que « cette mélancolie de la toute-
puissance, comme l'a très bien définie M. Magnin, cette tristesse
d'une supériorité surhumaine qui isole, ce pesant dégoût du génie,
du commandement, de la gloire, de toutes ces choses qui font du
poète, du guerrier, du législateur un être gigantesque et solitaire,
un paria de la grandeur. » L'arrière-pensée littéraire et personnelle,
si elle y était déjà, perçait à peine et n'est sortie qu'après.
Dans Doloriday dans cette scène à l'espagnole d'une épouse
amante qui se venge et qui verse à son infidèle un poison sûr dont
elle s'est réservé le reste pour elle-même, la forme si dramatique
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778 REVUE DES DEUX MONDES.
est pourtant bien cherchée, bien compliquée, et le dernier vers, qui
est tout un drame, a été préparé avec un art infini, mais un peu
prétentieux. Le sanctuaire tend déjà à devenir un labyrinthe.
Le roman de Cinq-Mar$y qui parut en 1826, fit plus que tous
les poèmes pour la réputation de M. de Vigny : très lu dans le
monde du faubourg Saint-Germain et dans la jeunesse aristocra-
tique, ce roman eut une vogue élégante qui ne fut pourtant pas ^
confirmée par des suffrages plus difficiles. L'école historique des
Thierry, des Thiers, des Guizot et de leurs amis n'y reconnut en
rien le véritable esprit du genre. Dois-je le rappeler ici? écrivant
dans le Globe à cette date, une censure sévère du roman de M. de
Vigny, censure qui affaiblissait encore et adoucissait sur quelques
points ce que j'entendais dire autour de moi, fut im de mes pre-
miers faits d'armes en critique (1). Quoique bien novice et inexpé-
rimenté alors en matière d'histoire et en jugement politique, quoi-
que mal édifié sur la vraie grandeur de Richelieu, j'en savais assez
déjà pour relever dans cet ingénieux roman la fausseté de la cou-
leur, le travestissement des caractères, les anachronismes de ton
perpétuels : non, quoi que de complaisans amis pussent dire, non,
ce n'était pas là du Walter Scott français; M. de Vigny n'eut jamais,
pour réussir à pareil rôle, la première des conditions, le sentiment
et la vue de la réalité, — j'entends aussi cette seconde vue qui s'ap-
plique au passé. Il n'avait que de l'imagination et de la poésie, et
aussi, tout en blâmant beaucoup, je louai de grand cœur à ce deiv
nier titre le début du xxiii* livre, V Absence y dont le mouvement est
si heureux et qui ressemble à un motif d'élégie :
(( Qui de nous n^a trouvé du charme à suivre des yeux les nuages du ciel?
Qui ne leur a envié la liberté de leurs voyages au milieu des airs, soit lors-
que, roulés en masse par les vents et colorés par le soleil, ils s^avancent
paisiblement comme une flotte de sombres navires dont la proue serait do-
rée, soit lorsque, parsemés en légers groupes, ils glissent avec vitesse,
sveltes et allongés comme des oiseaux de passage?... L'homme est un lent
voyageur qui envie ces passagers rapides; rapides moins encore que son
imagination, ils ont vu pourtant, en un seul jour, tous les lieux qu'il aime
par le souvenir ou Tespérance...
« Où vont-ils les nuages bleus et sombres de cet orage des Pyrénées?
C'est le vent d'Afrique qui les pousse devant lui avec une haleine enflam-
mée; ils volent, ils roulent sur eux-mêmes en grondant, jettent des éclairs
devant eux...
— <K 0 madame I disait Marie de Mantoue à la reine, voyez- vous quel orage
vient du midi? d — « Vous regardez souvent de ce côté, ma chère, répondît
Anne d'Autriche, appuyée sur le balcon... »
(1) 8 JuUlet 18^.
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ALFRED DE VIGNY. 779
Hors de là, et à part ces scènes délicates, le roman de Cbiq-^
Mars est tout à fait manqué en tant qu'historique, et pour tout es-
prit ami de la vérité il ne saurait se relire aujourd'hui.
Il n'en était pas moins, dans sa nouveauté, un très spécieux et
très brillant apanage du poète. A cette heure de 1826, M. de Vigny,
âgé de vingt-neuf ans, jouissait d'un rare bonheur et d'une perspec-
tive à souhait telle que l'imagination la peut rêver. Il avait fait ses
trois plus beaux poèmes, Éloa^ Moisey Dolorida : il avait atteint
un sommet de l'art au-dessus duquel il ne devait pas s'élever. Peu
connu du grand et du gros public, ignoré même entièrement de la
foule (ce qui est un charme), apprécié seulement d'une noble et chère
élite, il occupait dans la jeune école de poésie, entre Lamartine, déjà
régnant, et Victor Hugo, qu'on voyait grandir, une position élevée, ori-
ginale, à laquelle son épaulette, qu'il ne quitta que l'année suivante,
ajoutait une distinction de plus. Fort lié depuis plusieurs années déjà
avec le groupe de poètes qui précéda la recrue de 1829 et qui eut
quelque temps son centre et son organe à la Muse Française^ il y
trouvait pour son talent une émulation pleine de caresses, un audi-
toire tendrement sympathique et comme à son choix. Tant qu'il avait
été dans la garde royale, c'est-à-dire jusqu'en 1823, il avait vécu à
Paris et dans les cercles littéraires, où il rencontrait habituellement
Soumet, Guiraud, les frères Deschamps et cette charmante et mer-
veilleuse muse, Delphine Gay, alors dans la fleur naissante de son
talent poétique et dans le premier épanouissement de sa beauté.
Le temps écoulé, — presque un demi-siècle, hélas! — suffit-il à
justifier ici une légère confidence? M"* Sophie Gay écrivait, en août
1823, à son amie M"* Desbordes- Valmore qui était en ce moment
à Bordeaux, où M. de Vigny lui-même était depuis peu en gar-
nison :
«Je présume que M. D... (un ami d'Emile Deschamps) vous a déjà
amené le poète-guerrier. Je vous le dis bien bas, c'est le plus aimable de
tous, et malheureusement un jeune cœur qui vous aime tendrement et que
vous protégez beaucoup s'est aperçu de cette amabilité parfaite. Tant de
talent, de grâces, joints à une bonne dose de coquetterie, ont enchanté
cette âme si pure, et la poésie est venue déifier tout cela. La pauvre enfant
était loin de prévoir qu'une rêverie si douce lui coûterait des larmes; mais
cette rêverie s'emparait de sa vie. Je l'ai vu, j'en ai tremblé, et après m'être
assurée que ce rêve ne pouvait se réaliser, j'ai hâté le réveil. — Pourquoi ?
me direz-vous. — Hélas! il le faUait. Peu de fortune de chaque côté : de
l'un assez d'ambition, une mère ultra- vaine de son titre, de son fils, et
rayant déjà promis à une parente riche, en voilà plus qu'il ne faut pour
triompher d'une admiration plus vive que tendre; de l'autre, un sentiment
si pudique qu'il ne s'est jamais trahi que par ime rougeur subite, et dans
quelques vers où la même image se reproduisait sans cesse,.. »
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780 REYUE DES DEUX MONDES.
Et la mère, dans son légitime orgueil, ajoutait :
« Comment, pensais-je, n'est-on pas ravi d*animer, de troubler une per-
sonne semblable? Gomment ne devine-t-on pas, ne partage-t-on pas ce
trouble? Et malgré moi j'éprouvais une sorte de rancune pour celui qui
dédaigne tant de biens. Sans doute il ignore l'excès de cette préférence,
mais il en sait assez pour regretter un jour d'avoir sacrifié le plus divin
sentiment qu'on puisse inspirer aux méprisables intérêts du grand monde. »
M. de Vigny ne se maria qu'en quittant le service : il n'épousa pas
sa riche parente, mais une Anglaise qu'il avait rencontrée dans le
midi et dont le père, grand original, assure-t-on, avait parfois quel-
que peine à se rappeler le nom du poète son gendre. Un jour à Flo-
rence, à un dîner où était M. de Lamartine, comme on parlait des
jeunes poètes français du moment : n Et moi aussi, disait-il, j'en ai
un qui a épousé ma fille. » — « Et son nom? » lui demanda-t-on aus-
sitôt. Et comme il cherchait dans sa tête sans trouver, il fallut qu'on
lui en nommât plusieurs pour qu'il dît au passage : n C'est lui. »
Je n'eus l'honneur de connaître M. de Vigny qu'en 1828; je m'é-
tais fait pardonner, par l'admiration bien sincère que j'avais pour sa
poésie, mon jugement antérieur sur Cinq-Mars. Je viens de relire
une douzaine de lettres de lui qui se rapportent à cette année et aux
suivantes, et j'y ai retrouvé toute une image de ces temps de vive
ardeur et de sympathie mutuelle, les témoignages précieux d'une
expansion trop réprimée dans la suite et trop combattue. Pourquoi,
me suis-je demandé souvent ^ pourquoi donc suis-je un critique?
pourquoi n'ai-je pas continué à demeurer le servant officieux et le
défenseur dévoué des mêmes gloires? pourquoi ce besoin d'analyser,
de regarder dedans et derrière les cœurs que M. de Vigny, à propos
de la préface des Consolations^ me reprochait déjà, et que j'ai ap-
pliqué aussi, pour mon malheur et pour mes péchés, à l'intime per-
scrutation des talens? Mais pourquoi eux-mêmes ces talens aimés,
ces poètes adoptés , pourquoi les plus fidèles d'entre eux ont41s
également changé et varié avec les saisons? pourquoi l'esprit obéitr-il
à sa pente? pourquoi la vie a-t-elle son cours irrésistible? pour-
quoi, dès qu'on en sort un instant, ne saurait-on rentrer dans le
fleuve au même endroit du rivage et dans les mêmes flots ?
IL
Le théâtre, avec ses concurrences inévitables, fut ce qui apporta
la première division sensible entre les illustres amitiés de 1829.
M. de Vigny eut de ce côté de grandes ambitions; il ne les réalisa
qu'en partie. 11 oSrit Shakspeare sur notre scène plus fidèlement
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ALFRED DE TIGNY. 781
qu'on ne l'avait osé faire jusqu'alors; son Othello y représenté le
24 octobre 1829, précéda de peu Hernani. C'était, dans sa pensée,
un simple prélude pour des œuvres originales; mais de plus hardis,
de plus puissans le devancèrent et livrèrent les premiers le grand
combat. L'idée de rivalité se glissa dès lors dans son esprit et n'en
sortit plus. Sa Maréchale dH Ancre ne fut elle-même qu'une tenta-
tive (25 juin 1831 ). En général, au théâtre, M. de Vigny tâtonna jus-
qu'à ce qu'il eût obtenu son succès enfin, un succès des plus vifs et
des plus saisissans, par son Chatterton^ représenté le 12 février 1835.
Il eut là véritablement ce qu'il appelait « sa soirée, » un triomphe
public qui peut se discuter, non se contester. Il en demeura sur
cette victoire unique et s'y reposa comme sur une ère mémorable
et solennelle, sur une hégire de laquelle il aimait à dater.
Cependant des élémens nouveaux, et qu'on n'aurait guère pré-
vus, s'étaient introduits dans sa vie et dans son talent. Dès 1829,
M. de Vigny avait été touché et comme mis à l'épreuve par les
écoles philosophiques nouvelles qui s'essayaient et qui cherchaient
des alliés dans l'art. M. Bûchez et ses amis avaient remarqué au
sein de la jeune école romantique la haute personnalité de M. de
Vigny et avaient tenté de l'acquérir : il résista, mais il fut amené
dès lors à s'occuper de certaines questions sociales plus qu'il ne
l'avait fait jusque là, et quand il Voccupait une fois d'une idée, il
ne s'en détachait plus aisément. La chute de la royauté légitime
en 1830 exerça sur lui et sur sa pensée une grande influence : cette
première monarchie, si elle avait été plus intelligente, était bien le
cadre naturel qui lui aurait convenu, un cadre noble, digne, élé-
gant, orné et un peu resserré, plus en hauteur qu'en largeur. En
se brisant par sa faute, elle l'obligea à chercher d'autres points
d'appui pour son art, d'autres points de vue. Elle lui laissa, somme
toute, moins de regrets que de réflexions de toute sorte qu'il se mit
à agiter en tout sens. Il se demanda d'abord ce qu'il aurait fait en
ces journées critiques et sanglantes de juillet 1830, s'il était resté
dans cette garde royale où il comptait tant d'amis. La lutte de l'hon-
neur et de la raison, du devoir et de l'humanité, se posa clairement
à sa vue. De ses souvenirs de sa vie de soldat et des problèmes
qu'il y rattachait, sortit ce livre de Grandeur et Servitude militairesy
un noble livre, tout plein de choses fières, fines, maniérées et char-
mantes, où il sculpta d'un ciseau coquet et qu'il croyait sévère la
statue de l'Honneur, le dernier dieu qu'il eût aimé à voir debout et
respecté au milieu des ruines.
Rien de ce qui est histoire n'y est exact, rien n'y est vu naturel-
lement ni simplement rendu : l'auteur ne voit la réalité qu'à tra-
vers un prisme de cristal qui en change le ton, la couleur, les
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lignes; il transforme ce qu'il regarde; mais, malgré tout, la prisée
comme l'expression ont i chaque page une élévation et un lustre
qui attestent un écrivain de prix. Si M. de Vigny altère et fausse
l'histoire, ce n'est jamais par frivolité, c'est par trop de réflexion •.
c'est qu'il cherche comme l'alchimiste à transmuer les métaux, à
faire de l'or avec de la terre, du diamant avec du charbon.
Il est des sources dites autrefois merveilleuses, dans lesquelles
si l'on plonge une baguette, un rameau vert, on ne les retire que
chargés de sels brillans et à facettes , d'aiguilles diamantées, d'iiH
crustations élégantes et bizarres : c'est à croire à une magie, à un
jeu de la nature. L'esprit de M. de Vigny ressemblait à ces sources :
on n'y introduisait impunément aucun fait, aucune particularité
positive, aucune anecdote réelle : elles en ressortaient tout autres
et méconnaissables pour celui même qui les y avsdt fait entrer.
C'est ainsi, pour prendre un exemple saillant et qui se rapporte à
un autre de ses livres, que sur André Chénier et sur sa prison i
Saint-Lazare , tout le récit qu'on lui en avait faut se transform.
M. Gabriel de Chénier dans une rude brochure, M. Holé dans sa ré-
ponse académique à M. de Vigny, M. Pasquier en ses mémoires, tous
ceux qui ont vu et su se sont élevés contre cette transmutation delà
vérité. Lui, il ne pouvait comprendre pourquoi on réclamait si fort
et où était la différence. On n'est jamais parvenu à l'éclairer et aie
redresser sur un fait. L'idée lui faisait nuage et lui cachsût tout.
Les esprits jeunes, poétiques, exclusivement littéraires, les es-
prits plus ou moins féminins et non critiques, lui donnaient r^n
aussi par leur émotion. Des divers épisodes qui composent le volume
de Grandeur et Servitude militaireSy celui de Laurette ou le Cachet
rougey au moment où il parut dans cette Revue (mars 1833), obtint
un succès marqué d'attendrissement et de larmes, n Que me de-
mandez-vous de plus? pouvait répondre M. de Vigny à ceux qui lui
opposaient un goût plus difficile; on a lu, on a cru, on a pleuré. »
Un autre problème l'occupait alors et lui tenait encore plus à cœur
que celui des destinées du soldat, le problème de l'homme de let-
tres, du poète, et de sa situation dans la société : c'est de là que na-
quirent les Consultations de son Docteur noir auprès du spleenique et
vaporeux Stello. Dans ce livre, M. de Vigny essaya de tracer comme
l'évangile littéraire moderne : il y posa l'antithèse perpétuelle du
poète et du politique, de l'homme de pensée et de Uhomme de pou-
voir; celui-ci n'était que le pharisien; il assigna au premier sa mis-
sion toute sainte, toute désintéressée, toute pure. Dans les exemples
de Gilbert, de Chatterton et d'André Chénier, il étalait complaisam-
ment l'image du poète-martyr; il se faisait le pontife des jeunes es-
prits douloureux.
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ALFRED DE VIGNY. 783
1830 avait suscité et voyait s'essayer de toutes parts bien des
prophètes et même des demi-dieux. On ne saurait se le dissimuler,
M. de Vigny, à sa manière et dans sa sphère toute pure et sereine,
avait été saisi alors d'un sentiment analogue, d'un accès de cette
fièvre sociale et religieuse. L'archange avait été tenté, à son tour,
de se faire révélateur. Il avait cru à sa mission, à son apostolat; les
ims prêchaient pour le prolétaire, les autres pour la femme; lui, il
s'était dit qu'il y avait à prêcher pour le poète. On n'a qu'à lire, si
l'on en doutait, la préface qu'il mit au drame de Chatterton^ et qui
a pour titre : Dernière nuit de travail. — Dul^ au ZOjuin 1834.
Le caractère et les termes en sont tout mystiques. Il avait d'ailleurs
touché une corde vive. Son Chatterton^ une fois mis sur le théâtre
et admirablement servi par l'actrice qui faisait Kitty Bell, alla aux
nues; il méritait les applaudissemens et une larme par des scènes
touchantes, dramatiques même vers la fin. C'était éloquent à en-
tendre, émouvant avoir; mais il faut ajouter que c'était maladif,
vaniteux, douloureux : de la souffrance au lieu de passion. Cela sen-
tait des pieds jusqu'à la tête le rhumatisme littéraire, la migraine
poétique, dont le poète avait déjà décrit les pointillemens aux tempes
de son Stello. L'effet n'en était que plus vif et plus aigu auprès d'uie
génération littéraire atteinte du même mal et très surexcitée. On au-
rait plus d'une anecdote curieuse à raconter à ce sujet. Dne Revuh
s' étant montrée alors assez sévère, l'irritation dans le camp des néo-
phytes fut extrême, et peu s'en fallut qu'un jeune auteur de son-
nets ne provoquât en duel le directeur. Le ministre de l'intérieur,
M. Thiers, reçut les jours suivans lettres sur lettres de tous les Chat-
terton en herbe, qui lui écrivaient : « Du secours, ou je me tue! «
— « Il me faudrait renvoyer tout cela à M. de Vigny, » disait-il en
montrant cette masse de demandes.
Je constate la vogue et le succès : ce n'est pas le moment de dis-
cuter ici la théorie. Eh I sans doute, pour le poète, pour l'homme
de lettres véritable, dans cette société où nous sommes, la tâche est
rude, et il y a pour les talens plus d'une forme de suicide ou de
demi-suicide. En vérité, à la bien voir, cette vie n'est qu'une suite
de jougs; on croit s'en délivrer en en changeant. A qui le dites-
vous? aurais-je pu répondre tout le premier à M. de Vigny; poète
à mes débuts, je l'ai trop éprouvé : j'y ai perdu de bonne heure non
mon feu, mais mes ailes. Et combien d'autres que je pourrais nom-
mer, esprits délicats, esprits légers, mis au régime de la corvée, en
ont souffert comme moi et en souffrent encore! Et pourtant je n'ai
jamais pu entrer dans cette idée, dans ce mode de prédication et
d'apostolat où donna M. de Vigny à partir d'un certain jour. Le
danger est trop grand, en voulant favoriser le talent, de fomenter
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78i REVUE DES DEUX MONDES.
et d'exciter du même coup la médiocrité ou la sottise. Prenez gaide
qu'elles ne s'élèvent par essaims, et que la nuée des moucherons et
des frelons n'évince et n'étouffe encore une fois les abeilles. Et puis,
pour parer au mal, il faudrait, à la tête de cet ordre de la société
et dans les premiers rangs du pouvoir, je ne sais quel personnage
de tact, de goût à la fois et de bonté, qui choisît, qui devinât, qui
sût, qui fût comme s'il était du métier et qui n'en fût pas, qui aimit
les belles choses pour elles-mêmes, qui discernât les talens, qui les
protégeât sans leur rien demander en retour, ni flatterie, ni éloge,
ni dépendance..., un Mécène comme il ne s'en est jamais vu. Avei-
yous rencontré jamais rien qui ressemblât à un tel homme?
Quant à M. de Vigny, dès cette époque et depuis, il ne me parut
plus le même que ce poète que nous avions connu dans les der-
nières années de la restauration, homme du monde, aimable, éleyé,
solitaire, vivant en dehors des petites passions du jour, et s'enrolant
à certaines heures dans sa voie lactée : le militaire et le gentilhomme
avaient fait place à l'homme de lettres solennel qui se croyait in-
vesti à demeure d'un ministère sacré; il avait en lui, je le répète,
du pontife. Son esprit comme sa parole avait acquis je ne sais quoi
de lent, de tenace et de compassé, et aussi une sorte d'aigreur iro-
nique qui me faisait dire que « son albâtre était chagriné. »
Cette ironie, d'une nature très fine, mérite peut-être d'être ana-
lysée dans quelques-uns de ses principes et de ses élémens. Et
comment M. de Vigny n'aurait-il pas été ironique en effet?
l"" 11 était, par goût et par instinct primitif, le poète catholique
des mystères, le chantre d!Éloay de Moisey du Déluge y des grandes
scènes sacrées, et au fond il ne croyait pas. Son imagination allait
d'un côté, son intelligence de l'autre. 11 aurait volontiers senti par
l'imagination, et aussi par aristocratie de nature, conmie Joseph de
Maistre, et il n'avait pas même au fond la religion de Voltaire; il
n'avait le plus souvent, en présence de l'univers et de la nature,
que le regard silencieux de Lucrèce, avec l'agonie et le dédain de
plus.
2'' Il était le poète monarchique né à la vie sociale avec ISli et
rien qu'avec 1814; il avait servi, chanté même la légitimité; il au-
rait aimé par les dehors du moins, par la noblesse de ses goûts, à
rester fidèle à l'antique tradition, à toutes les vieilles religions de
race et d'honneur: et il en était venu, par l'expérience et en respi-
rant l'air du siècle, à ne croire que bien peu aux dynasties et aut
chefs d'état, et à concevoir même un sentiment de répugnance ou
d'hostilité secrète contre tout ce qui est proprement politique, contre
ce qui n'est pas de l'ordre pur de l'esprit.
3° Philosophe et penseur, se rattachant à quelques égards aux
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ALFRED DE YIGNY. 785
écoles du progrès et de Tavenir, à la religion de l'esprit, il repous-
sait, par une sorte de contradiction au moins apparente, les voies
et moyens de ce progrès moderne et plusieurs des résultats; il s'en
prenait aux débats publics, aux discussions éclatantes, aux chemins
de fer qui accélèrent cependant les communications humaines et les
échanges de la pensée, au développement accéléré et aux conquêtes
de la démocratie. Il regrettait de l'ordre ancien plus de choses en-
core qu'il n'en espérait de l'ordre nouveau; il voulait et il ne vou-
lait pas.
b!* Il éiait devenu, il avait voulu devenir poète dramatique, et,
malgré un succès brillant une fois obtenu et comme surpris, il sen-
tait bien qu'il ne pouvait saisir la foule, qu'il n'était pas de taille à
l'enlever, à s'enlacer à elle dans un de ces jeux prolongés, dans une
de ces luttes athlétiques où la souplesse s'unit à la force et où les
alternatives journalières se résolvent par de fréquens triomphes.
Lui, il était resté sous le coup d'un triomphe unique; il y avait mis
son signet et avait fermé le livre, ne le rouvrant plus jamais qu'à la
même place et se donnant mille prétextes pour ne pas continuer et
récidiver.
Enfm, s'il faut bien le dire, il était amoureux, et sans nous per-
mettre assurément de regarder dans les choix délicats qu'il a pu
faire, ni parmi les tendres beautés qu'il a célébrées sous les noms
d!Éva ou i'Éloay il est impossible de ne pas voir ce qui fait partie
de sa vie de théâtre et ce qui a éclaté. Il s'était avisé un jour de
porter dévotement son cœur et son culte à une personne d'un grand
talent, mais des moins préparées à coup sûr pour une telle offrande,
et qui elle-même, si on avait pu l'ignorer, am^ait divulgué le mys-
tère (1). L'illusion de sa part dura des années : on avait beau se dire
dans ce monde des poètes que la passion explique tout, excuse tout,
purifie tout, le contraste ici était trop frappant, et plus d'un ancien
admirateur d'Éloa ne pouvait s'empêcher de murmurer dans son
cœur : « Sur quel sein cette larme de Jésus-Christ est-elle allée
tomber! » M. de Vigny s'en aperçut lui-même un peu tard, mais il
s'en aperçut : son poème de la Colère de Samson l'atteste.
De tous ces élémens contradictoires combinés et pétris ensemble,
et de bien d'autres que j'ignore, il était résulté à la longue dans
cette nature poétique et fine une infiltration sensible, une ironie
particulière qui n'était qu'à lui, — l'ironie de l'ange dont la lèvre
a bu à l'éponge imbibée de vinaigre et de fiel. Pendant plus de
vingt-cinq ans, à qui l'observait bien, l'auteur de Stello et de Chat-
(1) Voir au tome XVUI' des Mémoires d*AIexandre Dumas, pages 157 et suivantes.
M. de Vigny put lire ces pages publiées à BruxeUes en 1853.
Ton L. — 18G4. 50
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786 REYUE DBS DEUX MONDES.
terton, retranché dans sa discrétion hautaine, put paraître un ma-
lade lui-même, d'un genre de maladie subtile et rare, propre aux
choses précieuses, a II est malade, me disait un jour quelque un qui
le connaissait bien, de la maladie des perles. On ne les guérit qa en
les portant. »
Si on le portait en effet, c'est-à-dire si on l'écout^dt, si on con-
sentait à ne rien perdre de ses paroles, si l'on perçait par-delà cette
couche première et comme ce premier enduit d'un amour-^propre à
la fois satisfait et souffrant, on retrouvait l'amabilité, la distinction
poétique infinie, les images, les comparaisons ingénieuses et médi-
tées. Quelqu'un a dit : « 11 faut écrire comme on parle, et ne pas
trop parler comme on écrit. » M. de Vigny ne suivait pas le pré-
cepte : il conversait conmie il écrivait; il pointillait chaque mot; il
laissait peu pénétrer d'idées étrangères dans le tissu serré et le fin
réseau de sa métaphore ou de son raisonnement. Mais ce qui est
certain, c'est que dans le tête-à-tête il dévidait devant vous de fort
jolies choses, des choses pensées f t perlées, lorsqu'on lui laissait le
temps de les dire et qu'on avait la patience de les entendre.
III.
Le discours de réception de M. de Vigny à l'Académie française
est devenu le sujet de mille commentaires et presque d'une lé-
gende : étant parfaitement informé de tout ce qui se rapporte à cet
événement littéraire, je demande à dire ce que je sais, en invoquant
au besoin d'autres témoins qui pourront dire si je m'écarte en rien
du vrai et si j'exagère.
Il est bon, pour bien comprendre la situation académique de
M. de Vigny, de remonter un peu plus haut. L'école romantique
avait forcé les portes de l'Académie, mais sans entrer en masse et
tout d'un flot : la porte s'ouvrait ou plutôt s'entre-bâillait de temps
en temps, puis se refermait pour ne se rouvrir que d'intervalle en
intervalle. On aurait dit d'une loi cachée qui avait ses intermit-
tences et ses échelons. Lamartine, s'il est permis de le rapporter à
aucune école, avait été accueilli dès 182d : Charles Nodier fut ad-
mis sans difficulté en 1884; Victor Hugo, tant combattu, entra par
la brèche en 1841. Le plus fort semblait fait. Deux fauteuils étaient
vacans en 1844 par la mort de Casimir Delavigne et de Charles No-
dier lui-même : M. Mérimée et moi, nous étions sur les rangs;
M. de Vigny s'y mettait aussi. Je ne me ferai pas plus modeste que
je ne le suis, mais si M. de Vigny avait eu la moindre chance d'en-
trer à ce moment, je me fusse volontiers et à l'instant effacé devant
lui, accordant le pas à l'éminence du talent, ou même seulement à,
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ALFRED DE VIGNY. 78y
la prééminence de la poésie; car ce n'était pas à titre de poète que
mes amis me présentaient, c'était comme un simple critique et pro-
sateur. Je me serais donc gardé d'engager la lutte avec un si noble
devancier; mais M. de Vigny, à vue d'œil et malgré l'éclat de ses
titres, n'avait aucune chance de succès à ce moment-là. M. Victor
Hugo pourtant croyait devoir à une ancienne amitié et à l'ordre des
mérites de le porter, de le mettre en avant. C'est dans cette situation
que des amis de M. Mérimée et de moi, — et pourquoi ne nomme-
rais-je pas le principal d'entre eux, celui qui nous honorait le plus
hautement alors de son appui, M. le comte Mole? — c'est alors,
dis-je, que ces académiciens de nos amis songèrent à promettre leur
prochain concours à la nomination du poète : notre propre nomina-
tion à nous-mêmes en devenait plus assurée. M. Mole, deux jours
avant notre élection, en alla causer avec M. Hugo à la Place-Royale,
et, loin de se montrer contraire à M. de Vigny, il fit M. Hugo con-
fident de tout son bon vouloir, et lui garantit même celui de quel-
ques-uns de ses amis pour la prochaine occasion. Cette occasion
s'offrit bientôt : nous étions nommés à peine, M. Mérimée et moi,
qu'un nouveau fauteuil devenait vacant par le décès de M. Etienne,
et les bonnes paroles dites en faveur de M. de Vigny se réalisaient; il
se voyait nommé (1845) par le concours de M. Mole et de ses amis,
tant il est faux de dire qu'il y ait eu de ce côté hostilité d'école ou
de principes littéraires contre lui et contre la nature de son talent.
M. Mole, qui se trouvait directeur de l'Académie, avait donc en
cette qualité à recevoir M. de Vigny, qu'il avait efficacement con-
tribué à faire nommer et pour qui il avait voté lui-même : voilà le
point de départ véritable et des moins compliqués. Dans l'intervalle
de l'élection de M. de Vigny à sa réception, que se passa-t-il? Le
poète dut sans doute envoyer le recueil de ses œuvres à M. Mole et
les accompagner de quelques visites. Je ne répondrais pas que dans
ces visites M. de Vigny ne se soit pas montré plus homme de lettres
qu'il ne convenait peut-être à un homme du monde, qu'il n'ait
point essayé de parler de lui comme il aurait désiré qu'on en par-
lât, qu'il n'ait point offert peut-être de donner une clé de sa pensée
et de ses écrits à l'homme d'esprit qui se croyait fort en état de
s'en passer ou de la trouver de lui même. Je soupçonne fort qu'il
en fut ainsi : aux yeux de M. de Vigny, toute son œuvre se présen-
tait comme une suite de cellules plus ou moins mystérieuses ou de
sanctuaires qui se commandaient et dont l'un menait nécessaire-
ment à l'autre; il y fallait, selon lui, quelque initiation. M. Mole
n'était pas homme à se laisser initier, ni à recevoir de la main à la
main le fil conducteur. Jeune, il avait vécu dans l'intimité de Fon-
tanes, de Joubert, de Chateaubriand; il était resté des plus délicats
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788 REVUE DES DEUX MONDES.
en matière littéraire, et même chatouilleux, si Ton peut dire. D
n'aurait supporté de la part de personne qu'on lui fit sa leçon sar
ce chapitre, et M. de Vigny, par trop d'insistance , put bien com-
mencer dès lors à l'agacer un peu. Quoi qu'il en soit, les discours
faits, ils durent être lus avant la séance publique, et selon l'usage,
devant une commission de l'Académie. Je puis assurer que, dans
cette réunion qui précéda de deux ou trois jours la séance solen-
nelle, ces deux discours, qui devaient prendre une physionomie à
accentuée en public, lus sans emphase et sans mordant, et comme
il convenait à des lecteurs assis en petit comité autour d'un tapis
vert, ne choquèrent personne, pas même le récipiendaire. Quelques
observations furent faites qui n'avaient aucune intention blessante,
ni aucun caractère d'hostilité ni d'aigreur : elles portèrent unique-
ment sur l'exactitude de certains faits et de certaines interpréta-
tions historiques. En se levant après la lecture, M. de Vigny prit
non pas la main, mais les deux mains de M. Mole, en le remerciant
et en l'assurant qu'il n'avait pas moins attendu de sa courtoisie et
de sa bienveillance. Bien que fort contredit dans cette réponse du
directeur, il ne crut pas sans doute qu'elle pût nuire à son succès.
Comment put-il donc se faire qu'à la séance publique les discours
aient rendu un effet et un son tout différens? A cela je dirai pour
réponse : Comment se fait-il que la première représentation d'une
œu\Te dramatique trompe si souvent la prévision et l'attente de
ceux» qui ont assisté à une répétition générale? C'est une seule et
même question. La séance publique fut ici, en eflet, des plus dra-
matiques; elle le devint, et voici comment.
Et dans ce qui suit, ou je me trompe fort, on peut trouver une
leçon d'art et de goût oratoire, un petit supplément anecdotique à
ajouter à toutes les rhétoriques connues. J'y voudrais un chapitre
qui aurait pour titre : Des effets (ï audience j et ceci, en ferait partie.
M. de Vigny avait écrit un discours fort long, dont le sujet prin-
cipal, comme on sait, était l'éloge de M. Etienne; ce discours, le
plus long qui se fût jusqu'alors produit dans une cérémonie de ré-
ception, il ti'ouva moyen de l'allonger encore singulièrement par la
lenteur et la solennité de son débit. Qui ne l'a pas entendu ce jour-là
n'est pas juge. L'éloquence, on le sait, est tout entière dans le geste,
dans le jeu, dans l'action. M. de Vigny était volontiers formaliste et
sur l'étiquette : il le fut cent fois plus en ce jour où il semblait con-
tracter les nœuds de l'hyménée académique. Je me rappelle que,
quelques instans avant la séance, M. de Vigny en costume, mais
ayant gardé la cravate noire, « par un reste d'habitude militaire, »
disait-il, rencontra dans la galerie de la bibliothèque de l'Institut,
et au milieu de la foule des académiciens, Spontini, également en
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ALFRED DE VIGNY. 789
grand costume et affublé de tous ses ordres et cordons (1); il alla à
lui les bras ouverts et lui dit d'un air rayonnant : a Spontini, caro
amicOj décidément Tuniforme est dans la nature. » Ce mot, qui de
la part d'un autre eût été une plaisanterie, n'en était pas une pom*
lui et eût pu s'appliquer à lui-même. La cérémonie commença.
S(jn discours élégant et compassé fut débité de façon à donner bien-
tôt sur les nerfs d'un public qui était arrivé favorable. M. de Vigny
était naturellement presbyte, et, ne voulant ni lunettes ni lorgnon,
il tenait son papier à distance. Qui ne l'a pas ouï et vu, ce jour-là,
avec son débit précieux, son cahier immense lentement déployé et
ce porte-crayon d'or avec lequel il marquait les endroits qui étaient
d'abord accueillis par des murmures flatteurs ou des applaudisse-
mens (car, je le répète, la salle n'était pas mal disposée), ne peut
juger, encore une fois, de l'effet graduellement produit et de l'alté-
ration croissante dans les dispositions d'alentour. L'orateur, sans
se douter en rien de l'impression générale, et comme s'il avait ap-
porté avec kii son atmosphère à part, comme s'il parlait enveloppé
d'un nimbe, redoublait, en avançant, de complaisance visible, de
satisfaction séraphique; il distillait chaque mot, il adonisait chaque
phrase. Le public, qui avait d'abord applaudi à d'heureux traits,
avait fini par être impatienté, excédé, et, pour tout dire, irrité. Le
désaccord entre l'orateur et lui était au comble. Lorsque M. Mole,
qui sans doute, en sa qualité d'homme délicat, avait sa part de cette
irritation générale, commença d'un ton net et vibrant, ce fut une
détente subite et comme une décharge d'électricité. L'auditoire se
mit à respirer, à sourire, à applaudir, à donner à chaque parole, de-
puis le commencement jusqu'à la fin, une intention et une portée
qu'elle n'avait pas eues, et que personne n'aurait soupçonnées à la
lecture devant la commission. C'était exactement le même discours,
et il paraissait tout autre. Chaque auditeur était devenu un collabo-
rateur qui ajoutait son sel le plus piquant et qui avait à se venger de
son ennui. Je ne dis rien ici qui ne soit littéralement exact. Il y a
dans tout succès dramatique (et ce fut un succès dramatique que
celui du discours de M. Mole), il y a ce qui est dans l'œuvre même
et ce qui est à côté, et cette dernière part est souvent celle qui
compte le plus. Le discours de M. de Vigny, avec les circonstances
du débit, fut la principale cause du succès de l'orateur rival, devenu
tout d'un coup adversaire. Après un spirituel discours de M. de Vi-
gny, débité avec bon goût et bonne grâce, on eût trouvé M. Mole
trop sec et trop sobre d'éloges : on le trouva juste au contraire; que
dis-je? on le trouva vengeur et charmant.
(1) Spontini ne portait pas seulement Tliabit académique, il était le seul de tout
rinstitut qui portât aussi le pantalon à palmes vertes.
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790 REYUE DES DEUX MONDES.
Une circonstance particulière et que j'allais oublier avait contii-
bué, dès les premiers momens du discours de M. Mole, à armer ce
discours en guerre, à l'amorcer en ce sens. Il faut savoir en effet
que les discoiu*s communiqués à l'avance, une fois lus et arrêtés, od
n'y doit plus rien changer. Or M. de Vigny, ayant réfléchi à (jud-
ques-unes des objections qu'on lui avait faites devant la comnusàoQ
sur certains faits graves imputés par lui au premier empire, av^t, tout
bien considéré, supprimé au dernier moment une des phrases qu'il
devait lire; il n'en avait point fait part à M. Mole, coomie il l'auiait
dû, et celui-ci se trouvait ainsi répondre à une phrase qui était re-
tirée. Quand il en fut à cet endroit de sa lecture, il en fit la remarque
dans une parenthèse qui fut avidement saisie; mais ce ne fut li
qu'im incident, et le courant électrique se prononçsdt déjà dans
l'assemblée, en vertu d'une influence à laquelle personne, parmi
les présens, n'échappa. Voici quelques-uns des mots qu'on distin-
guait dans le chorus universel. Le poète Gmraud, l'ami de E de
Vigny, disait en sortant de la séance : u Mon amitié a soufiert, mais
ma justice a été satisfaite. » M. Mérimée disait plaisanunent que
a M. Mole avait sauvé la vie à M. de Vigny; car si le directeor de
l'Académie n'avait pas fait cette ei^écution, le public était si irrité
qu'il se serait fait justice de ses propres mains. » M. Droz, l'indul-
gent Droz, le moins épigrammatique des hommes, traduisait ainsi
l'impression qu'il avait reçue de ce discours : « M. de Vigny a com-
mencé par dire que le public était venu là pour contempler son
visage, et il a fini en disant que la littérature firançaise avait com-
mencé avec lui. » — « On me dit que M. de Vigny a été inmiolé i
cette séance, ajoutait un autre académicien; pour moi, je n'ai tu eo
lui qu'un pontife, et rien ne ressemblait moins à un martyr. ■
Le récipiendaire fut quelque temps à se faire illusion et à s'aper-
cevoir de la réalité des choses. Un de ses amis l'abordant au sortir
de la séance : « Eh bien, je vous l'avais bien dit que votre discours
était un peu long. » — « Mais je vous assure, mon cher, répondit-il
magnifiquement, que je ne suis pas du tout fatigué. » Il en était
encore à se rendre compte que c'était de l'effet sur le public qu*il
s'agissait. Il n'avsdt donc pas entendu le murmure d'approbation
qui avait salué'au passage cette phrase de M. Mole s'excusant d'être
un peu long : « Mais j'oublie trop, je le crains, la fatigue de cette
assemblée. »- L'assemblée avait témoigné, à n'en pouvoir douter,
combien elle donnait son assentiment à cette parole, qui, dans tout
autre cas, eût passé inaperçue et n'eût semblé qu'une politesse ora-
toire.
Cependant il n'y eut pas moyen pour lui de se méprendre plus
longtemps sur l'impression générale, lorsque des amis Teureut
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ALFRED DE VIGNY. 791
éclairé de toutes parts, comme on avait éclairé autrefois M. de
Noyon; mais ici il n'y avait rien eu de prémédité, comme cela avait
eu lieu pour M. de Noyon, raillé et joué par Tabbé de Caumartin :
la seule opposition sérieuse et réelle avait été dans la contradiction
nécessaire et, s'il faut le dire, l'incompatibilité d'un esprit fin, net,
positif, pratique, tel que celui de M. Mole, en face d'un talent élevé,
mais amoureux d'illusions et sujet aux chimères. La malice et l'irri-
tabilité du public avaient fait le reste. M. de Vigny, m'assure-t-on,
prétendait, par suite de cette même illusion encore, que le discours
devenu si désagréable pour lui n'était plus exactement le même
que celui qu'il avait entendu à huis clos deux jours auparavant, et
dont il avait remercié spontanément l'auteur. Il se crut mystifié,
sans qu'on pût jamais le détromper là-dessus. Il refusa obstiné-
ment d'être pnésenté au roi, comme c'était l'usage, par le même
directeur qui l'avait reçu. Pendant trois séances consécutives (fé-
vrier 1846), l'Académie eut à s'occuper de cette affaire et de ce
refus : rien n'y fit. Nous eûmes là sous les yeux, comme matière
de méditation, au besoin, et comme sujet d'étude morale, la plaie
exposée à nu, l'image d'une mortification froide et incurable.
Ayant eu à rendre compte dans la Revue de la séance de récep-
tion (1), je le fis avec tous les ménàgemens qu'on devait à un homme
d'un talent aussi élevé et en passant aussi légèrement que je pus
sur la blessure. Je doute qu'il m'en ait su gré.
Aujourd'hui les choses ont changé de point de vue : les deux ac-
teurs du drame académique ont disparu de la scène du monde. Ce-
lui des deux qui n'était pas homme de lettres est volontiers sacrifié
dorénavant par ceux qui sont du métier et qui prennent parti selon
leurs préventions, sans savoir ni le premier ni le dernier mot de la
comédie. Les discours écrits ont repris toute leur froideur sur le
papier, et il est difficile, en les lisant, et même en y remarquant
l'opposition constante des points de vue, d'y deviner l'occasion et
le prétexte de tant de vivacité égayée et bruyante. J'ai dû, comme
je l'aurab fait dans une page de mémoires, rappeler, puisque je
l'avais très présente, Y action elle-même, et surtout ne pas laisser
travestir et dénaturer le personnage de M. Mole, de l'homme d'une
rare distinction, qui eut de son côté ce jour-là, comme cela lui ar-
riva souvent, le véritable esprit français, le tact et le goût. Il n'y
eut d'un peu trop acéré dans son fait que l'accent; mais que vou-
lez-vous? une heure et demie d'impatience et d'agacement, cela se
paie comme on peut : on n'est pas Français pour rien, et M. Mole
l'était jusqu'au bout des ongles. Sans doute, si l'on considérait les
(1) Dans le n<> du 1» féyrier 1846; la séance avait eu lieu le 29 Janyier.
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702 REVUE DES DEUX MONDES.
gens de lettres comme solidaires entre eux et faisant corps oa secte
(ainsi que M. de Vigny y inclinait), il faudrait se boucher les yeox
et les oreilles et se soutenir les uns les autres quand mêmey en-
yers et contre tous. Ce n'est pas mon cas, et il y a longtemps, grâce
à Dieu, que je ne suis d'aucun couvent. Aussi ai-je mon avis, et je
l'exprime au naturel. Dans ce duel si fortuitement engagé avec
H. Mole, les supériorités poétiques de M. de Vigny sont hors de
cause et demeurent hors d'atteinte; mais dans les sphères humaines
et même littéraires, c'est quelque chose aussi qu'un esprit fin, un
esprit juste et un bon esprit.
IV.
Les Destinées j recueil posthume de M. de Vigny et dont les pièces,
pour la plupart, avaient paru déjà dans cette Bevue^ ont été géné-
ralement bien jugées par la critique : elles sont un déclin, mais un
déclin très bien soutenu; rien n'y surpasse ni même (si l'on excepte
un poème ou deux) n'égale ses inspirations premières, rien n'y dé-
roge non plus ni ne les dément. Le recueil est digne du poète. La
première pièce, qui a donné le titre au volume, a quelque chose de
fatidique et d'énigmatique comme les oracles. Les Destmées, ces
antiques déesses qui tenaient les races et les peuples sous leur on-
gle de fer, régnaient visiblement sur le monde; mais la terre a tres-
sailli, elle a engendré son sauveur, le Christ est né! Les filles du
Destin se croient dépossédées du coup et vaincues; elles remontent
au ciel pour y prendre le nouveau mot d'ordre et demander la loi
de l'avenir; mais elles redescendent bientôt sous un nouveau titre :
la Grâce les renvoie et les autorise de nouveau. Ce que le chrétien
appelle la Grâce n'est en effet que la fatalité baptisée d'un nouveau
nom. Les Destinées, moyennant détour, ressaisissent donc leur em-
pire, et il reste douteux que, môme sous la loi de grâce, l'homme
soit plus libre et plus maître de soi qu'auparavant :
Oh ! dans quel désespoir noos sommes encor toos!
Vous ayez élargi le collier qui nous lie.
Mais qui donc tient la chaîne? — Ah! Dieu Juste, est-ce tous!
La réponse ne vient pas. Le poète, dans tout ce recueil, n'obtient à
ses questions aucune réponse consolante. — Cette pièce des Des-
tinées est du plus grand style et rappelle les mythes antiques, ce
qu'on lit dans Eschyle, dans Hésiode, ce qu'on se figure de la poé-
sie orphique, de celle des Musée et des Linus. J'y vois encore la
contre-partie de l'Églogue à PoUion : Virgile entr'ouvrait le ciel sur
la terre, M. de Vigny le referme.
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ALFRED DE VIGNY. 793
Les mêmes questions redoutables reviennent dans la pièce qui a
pour titre le Mont des Oliviers et qui nous rend l'agonie du Christ.
Le Christ demande à son Père le prix de sa venue : il pose les éter-
nels problèmes du bien et du mal, de la vérité et du doute, de la
vie et de la mort, de la Providence et du Hasard, tous les pourquoi
possibles, en philosophie naturelle, en philosophie morale, en po-
litique :
Et si les natifs sont des femmes guidées
Par les étoiles d*or des divines idées.
Ou de folles enfans sans lampes dans la nuit.
Se heurtant et pleurant, et que rien ne conduit?.....
Ce poème est des plus beaux par la pensée. Jésus, à toutes les ques-
tions qu'il adresse au Père dans son angoisse, ne reçoit aucune ré-
ponse; et pour trancher l'agonie, au milieu de cette nature muette,
c'est Judas seul qu'on entend rôdant déjà avec sa torche : d'où le
poète conclut que, puisque le Ciel a laissé sans réponse le Fils de
l'homme, dorénavant
Le Juste opposera le dédain à Tabsence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence étemel de la Divinité.
M. de Vigny, dans cette pièce écrite en 1862, dix-huit mois en-
viron avant sa mort, gravait en quelque sorte son testament philo-
sophique, et lui-même il a pratiqué ce silence austère dans son année
finale de souffrance et d'agonie. 11 a dit quelque part encore ailleurs,
dans ce volume :
Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse!
Il y a trois beaux silences chez les grands auteurs de l'antiquité :
celui d'Ajax aux enfers dans YOdyssée^ lorsqu'à jamais furieux et
dans sa rancune jalouse pour Théritage perdu des armes d'Achille
il dédaigne de répondre aux avances d'Ulysse; celui d'Eurydice dans
YAntigone de Sophocle, lorsqu' apprenant la mort de son fils, elle
sort sans dire un seul mot pour se tuer; celui enfin de Didon aux
Champs-Elysées de Virgile, lorsqu'elle ne répond aux tendresses tar-
dives d'Énée que par un muet regard de mépris. Dans les trois cas
sublimes, un même effet est produit par la haine orgueilleuse d'un
héros, par la douleur délirante d'une mère, par le ressentiment im-
placable d'une amante. M. de Vigny a trouvé un quatrième et non
moins superbe silence : celui du poète.
Un grand désespoir est l'inspiration générale de ces pièces des
dernières années, — un sentiment d'abnégation, combattu par je
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79i REVUE DES DEUX MONDES.
ne sais quel autre sentiment qui dit au poète d'espérer en l'esprit,
en l'avenir de l'esprit, et contre toute espérance même. La Bouteille
à la mer exprime sous une forme saisissante cette disposition stoîque
et funèbre. On est dans un grand naufrage; qui que tu sois, passa-
ger ou capitaine, lutte jusqu'au bout, fais ce que dois; qui sait?...
peut-être!
La Mort du Loupy qui est dans la même intention stoîque, mar-
que un peu trop le parti-pris de chercher partout des sujets de poé-
sie philosophique et méditative; l'apostrophe aux sublimes animaux
vient un peu singulièrement à propos de cet animal féroce que je
n'avais jamais vu tant idéalisé que cela. Les chasseurs en savent là-
dessus plus long que moi; mais ici il me parait qu'il y a un peu trop
de désaccord entre la bête prise pour emblème et la moralité trop
quintessenciée.
La Sauvage^ qui exprime le contraste de la vie errante primitive
avec la colonisation la plus civilisée, est mieux conçue et contras-
tée : c'est l'éloge de la famille anglaise, du corn fort anglais, de la
religion biblique anglicane. L'idée y est supérieure à l'exécution;
la pièce parait longue, et un peu d'ennui s'y glisse. Une grave
inexactitude s'y fait remarquer : Caïn y est représenté comme la-
boureur, et c'est à bon droit; mais Abel, le pastoral Abel, y est
donné comme chasseur et hantant les forêts, ce qui n'est pas juste.
Dans le joueur de Flûte^ le poète a essayé de la poésie familière;
im sentiment d'humilité et de fraternité qui ne lui est pas habituel
Ta inspiré : il explique par une image sensible, empruntée à l'in-
strument de buis, les désaccords, les fautes et les gaucheries de
l'exécution en toute œuvre de l'esprit et de l'art. Il s'en prend, en
général, des imperfections moins au joueur lui-même qu'à la flûte.
Les derniers vers, où il montre le pauvre mendiant, tout réopiiforté
et encouragé par de bonnes paroles, se remettant à jouer et jouant
mieux qu'il n'avait jamais fait, sont des plus heureux :
Son regard attendri paraissait inspiré,
La note était plus juste et le souflQe assuré.
Il y a pourtant quelques gaucheries dans cette pièce même. En
un endroit, on se demande ce que c'est que
Le bon Sens qui se ?oit, la Candeur qui Tayoue,
avec leurs majuscules. Ce n'est pas seulement prétentieux, c'est au
rebours de l'intention ; car, précisément, le bon sens et la candeur
vont tout droit leur chemin et n'ont pas de grandes lettres sur leur
chapeau.
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ALFRED DE VIGNY. ' 795
La Maison du Berger y dédiée à Éva, débute par un beau mouve-
ment :
Si ton cœur, gémissant du poids de notre vie.
Se traîne et bq débat comme un aigle blessé.
Portant comme le mien, sur son aile asservie.
Tout un monde fatal, écrasant et glacé;
S'il ne bat qu'en saignant par sa plaie immortelle,...
si tu souffres trop enfin, viens, lui dit -il; laisse là les cités; la
nature t'attend dans son silence et ses solitudes. — Et c'est alors
qu'il offre à la belle et pâle voyageuse, comme aux premiers jours
du monde, la hutte roulante du berger. L'invective contre les che-
mins de fer suit de près; il s'y voit de bien beaux vers :
Évitons ces chemins. Leur voyage est sans grâces,
Puisqu*il est aussi prompt, sur ses lignes de fer,
Que la flèche lancée à travers les espaces
Qui va de Varc au but en faisant siffler Vair.
On n'entendra jamais piaffer sur une route
Le pied vif du cheval 5t^ les pavés en feu;
Adieu, voyages lents, bruits lointains qu'on écoute.
Le rire du passant, les retards de l'essieu...
Tout ce passage est charmant; il y en a de très élevés : la nature
parle et dit d'admirables choses dans son impassible dédain pour la
fourmilière humaine :
On me dit une mère, et Je suis une tombe!
Il revient, vers la fin, à sa maison de berger, qui est, il faut en
convenir, un véhicule plus poétique que commode; mais de beaux
vers ^t tout pardonner. Il promet à Éva de lui lire ses propres
poèmes, assis tous deux au seuil de la maison roulante :
Tous les tableaux humains qu'un Esprit pur m'apporte
S'animeront pour toi quand, devant notre porte.
Les grands pays muets longuement s'étendront.
Voilà un vers à joindre au Pontum adspectabarU fientes de Vir-
gile, à ces longues vallées sacrées que l'errant Ulysse voit si sou-
vent se dérouler devant ses yeux dans les contrées désertes qu'il a
à traverser chez Homère, un vers presque égal lui-même à l'im-
mensité. C'est ce côté de M. de Vigny qu'il faut maintenu:, et que
tous les échecs académiques ne sauraient atteindre. Il avait du grand
sous le pointillé.
Mais la pièce, selon moi, la plus belle du recueil, et au moins
égale, je le crois, à n'importe lequel de ses anciens poèmes, c'est
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796 ^ REVUE DES DEUX MONDES.
la Colère de Samsoriy écrite en 1839 et restée inédite jusqu'ici. Le
poète a été trompé par la femme; il a été trahi et vendu ou du
moins raillé, et il le dira; il le dira à sa manière, sous un masque
grandiose, hébraïque, impersonnel : c'est l'antique Samson qui par-
lera pour lui. Samson est assis dans sa tente au désert, et Dsdila,
la tête appuyée sur les genoux de l'homme puissant, repose avec
nonchalance. L'heure, le moment, l'attitude, sont décrits par un
poète qui a retrouvé ses plus jeunes pinceaux. Samson se plaît à
bercer la belle esclave et lui chante en hébreu une chanson funèbre
dont elle ne saisit pas le sens :
Elle ne comprend pas la parole étrangère,
Mais le chant verse un somme en sa tète légère.
Et cependant Samson, à ce moment où il montre tant de douceur
et de complaisance, sait tout : il sait la ruse de la femme, ses per-
fides confidences à son sujet, ses intelligences avec l'ennemi, et que
la femme est et sera toujours Dalila. Trois fois déjà il a tout su,
trois fois il l'a vue en pleurs et lui a pardonné. Que voulez-vous? le
plus fort, à ce jeu, est aussi le plus faible :
L*homme a toujours besoin de caresse et d*amour...
Quand set yeux sont en pleurs, il lui faut un baiser...
Dalila pourtant, cette Dalila qui dort sur ses genoux, s'est cruel-
lement jouée de lui; elle s'est vantée, entre autres choses, de tout
lui inspirer sans rien ressentir :
A sa plus belle amie elle en a fait Tayeu :
Elle se fait aimer sans aimer elle-même ;
Un maître lui fait peur. C*est le plaisir qu*elle aime; ^
L*Homme est rude et le prend sans savoir le donner.
Un sacrifice illustre et fait pour étonner
Rehausse mieux que Tor, aux yeux de ses pareilles,
La beauté qui produit tant d'étranges menreilles...
En un mot, Dalila est fière de Samson, voilà tout; il lui fait hon-
neur devant le monde, il la décore et la rehausse en public; mais
elle ne l'aime pas ; il ne l'amuse pas : elle met ses goûts moins
haut. Cette Dalila des Philistins est capable, comme une Dalila de
Paris, de dire à sa meilleure amie ce mot du cœur qui a été dit bien
réellement et qui peint toutes les Dalila : « Vois-tu, ma chère, plus
je vais, et plus je sens qu'on ne peut bien aimer que celui qu'on
n'estime pas. »
Samson est donc à bout, non de pardon, mais de courage; il a la
nausée de tout; il donnerait sa vie pour rien; il ne daigne plus la
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ALFRED DE VIGNY. • 797
préserver ni la défendre, et il le dit en des termes d'une superbe
amertume, qui rappellent en leur genre le Moise du poète et ses
lassitudes mortelles :
Mais enfin Je suis las. J*ai Tàme si pesante.
Que mon corps gigantesque et ma tète puissante,
Qui soutiennent le poids des colonnes d*airain,
Ne la peuvent porter avec tout son chagrin.
Toujours voir serpenter la vipère dorée
Qui se traîne en sa fange et 8*y croit ignorée;
Toujours ce compagnon dont le cœur n*est pas sûr,
La Femme, enfant malade et douze fois impur!...
M. Michelet envierait ce dernier vers. Aristophane a dès longtemps
appelé les femmes Ta; oùJev Oyiàç, les rien-de-sain.
Danton disait : « Je suis saoul des hommes. » Samson, à sa ma-
nière, le dit des femmes; il a trouvé la femme « plus amère que la
mort. » 11 s'abandonne, de guerre lasse, à sa destinée, et Dalila le
livre. Mais si sa carrière de défenseur et d'athlète d'Israël est per-
due, si ses yeux sont à jamais éteints, les cheveux ont repoussé à
Samson et avec eux ses forces : il renverse un jour le temple de Da-
gon, écrase d'un seul coup ses trois mille ennemis, et il est vengé.
Ce Samson va rejoindre, dans l'œuvre de M. de Vigny, son Moise,
et si j'avais aujourd'hui à nommer ses trois plus beaux et plus par-
faits poèmes, je dirais : Éloa, Moïse et la Colère de Samson. 11 se
sent même, dans ce dernier, un feu et un mordant qui le rend bien
autrement vivant que les deux autres. La forme est idéale toujours;
mais elle a comme sa trempe d'amertume; le vase porte, cette fois,
les marques de la flamme. Si Samson est le pendant de Moïse, Da-
lila est la revanche d'Éloa. — Ce Samson, me dit un connaisseur,
est une belle chose; il y a la griffe.
Je parle au point de vue de l'art : il est un autre point de vue
encore. Quand on vient de lire ce dernier volume de M. de Vigny
et de s'y rafraîchir l'idée et la mémoire de son talent, on comprend
le cas que les esprits élevés et ceux même des nouvelles écoles phi-
losophiques ou religieuses font et feront de lui. Il a compris quel-
ques-uns des grands problèmes de notre âge et se les est posés
dans leur étendue. Le poème du Mont des Oliviers les assemble et
les suspend comme dans un nuage. Il est de cette élite de poètes
qui ont dit des choses dignes de Minerve. Les philosophes ne le
chasseront pas de leur république future. Il a mérité que M. Littré
commençât sa Vie d'Auguste Comte par une belle parole empruntée
de lui : « Qu'est-ce qu'une grande vie? Une pensée de la jeunesse
réalisée par l'âge mûr. »
J'ai épuisé non pas tout ce que j'avais à dire^ mais ce qu'il y a
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798 REVUE DES DEUX MONDES.
d'ei^sentiel dans ma manière propre de considérer l'homme et le
poète et de les juger. Je voyais peu M. de Vigny dans les dernières
années; je ne le rencontrais qu'à TAcadémie, où il était fort exact
et le plus consciencieux de nos confrères. On était tenté de loi
en vouloir par momens de cet excès de conscience et de l'inva-
riable obstination qu'il mett^dt en toute rencontre à maintenir
son opinion et son idée, même lorsqu'il était seul contre tous, ce
qui lui arrivait quelquefois. Il nous donnait par là tout loisir de
l'observer, et souvent un peu plus qu'on ne l'aurait désiré; j'ai re-
tenu plus d'un trait qui achèverait de le peindre, en amenant sur
les lèvres le sourire; mais un sentiment supérieur l'emporte sur
cette vérité de détail qui ne s'adresse qu'à des défauts ou des fai-
blesses désormais évanouies, et, puisque nous avons été reportés
par ce dernier recueil aux sommets mêmes de son esprit, aux meil-
leures et aux plus durables parties de son talent, je m'en tiendrai,
en finissant, à la réflexion la plus naturelle qui s'oQre à son sujet et
qui devient aussi la plus juste et la plus digne des concluâons.
Il est un feu sacré d'une nature particulière qui, chez quelques
mortels privilégiés, accompagne et rehausse l'étincelle commune
de la vie. Par malheur, ce feu divin, chez tous ceux qu'il visite, est
loin d'embrasser et d'égaler la durée de la vie elle-même. Chez
quelques-uns, il n'existe et ne se dégage que dans la jeunesse, i
l'état de vive flamme, et il n'excelle qu'un moment. Chez la plupart,
il s'éclipse vite, il se voile trop tôt, il s'entoure de brouillards
opaques; on dirait qu'il se nourrit d'élémens plus ternes, il s'é-
paissit. Passé la première heure si éclatante et si belle, qudcpe
chose s'obscurcit ou se fige en nous. 11 en est très peu que le feu
divin illumine durant toute une longue carrière, ou chez qui il se
change du moins et se distribue en chaleur égale et bienfaisante
pour donner aux divers âges humains toutes leurs moissons. Hais
c'est déjà beaucoup d'avoir reçu le don et le rayon à une certaine
heure, d'avoir atteint d'un jet lumineux, ne fût-ce que deux et
trois fois, les sphères étoilées, et d'avoir inscrit son nom, en lan-
gues de feu, parmi les plus hauts, sur la coupole idéale de Fart.
M. de Vigny a été de ceux là, et lui aussi, U a eu le droit de dire à
certain jour et de se répéter à son heure dernière : « J'ai frappé les
astres du front. »
Sainte-Beutb.
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LA POLICE
SOUS LOUIS XIV
NICOLAS DE LA REYNIE.
On connaît les vers pleins de mouvement et de verve où Boileau
décrit les bruits» les embarras et les dangers des rues de Paris
en 1660, à l'aurore de ce règne qui devait, par ses grandeurs comme
par ses fautes, mais surtout grâce à sa phalange d'incomparables
écrivains, prendre une si large part dans l'histoire. Expression vive
et juste des aspirations d'une société désireuse d'ordre, de paix in-
térieure, de sécurité, ce cri d'alarme du jeune poète ne fut perdu
ni pour Louis XIV, ni pour Colbert, et en 1667 Nicolas de La Reynie
était noimné lieutenant de police. La création de cette charge, qui
répondait à un besoin public et qui était confiée dès l'origine à des
midns si habiles, fut pour la capitale du royaume, on peut le dire
sans exagération, le point de départ d'une ère nouvelle. Un an au-
paravant, Colbert avait voulu remédier au défaut de sûreté et à l'in-
salubrité des rues; mais ses réformes n'obtinrent pas l'assentiment
général, et, comme il arrive souvent, ceux-là crièrent le plus qui
devaient en profiter davantage. Après avoir constaté , à la date du
26 septembre 1666, qu'on tenait des conseils pour la police de Paris
chez le chancelier, et qu'un oncle de Colbert, le sévère Pussort, y
avait la haute main, un contemporain dont le journal abonde en par-
ticularités instructives, Olivier d'Ormesson, exprimait la crainte que
ce ne fût pour mettre Pussort en possession de la charge de lieute-
jaant civil. Il ajoutait que a des conseillers d'état faisoient nettoyer
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800 REVUE DES DEUX MONDES.
les rues, ôter toutes les pierres anciennes, ce qui faisoit murmurer
le petit peuple; » mais Olivier d'Ormesson se trompait en croyant
que Colbert ménageait la place de lieutenant civil à son oncle. La
rigidité, la dureté de Pussort (1) auraient bientôt rendu adieux aux
Parisiens le régulateur bourru, despotique, quoique très droit et
très éclairé, du conseil d'état.
Dans une ville comptant déjà plus de cinq cent mille habitaus,
où les moyens de surveillance étaient encore si bornés, où s'éle-
vaient chaque jour d'importantes questions de justice et de voirie,
les attributions administratives et judiciaires du lieutenant civil du
prévôt paraissaient excéder désormais la capacité et les forces d'un
seul homme. Le sieur Daubray ayant été empoisonné par la mar-
quise de Brinvilliers sa fille, un édit du 15 mars 1667 dédoubla sa
charge; celle de lieutenant civil fut conservée, mais restreinte i on
pouvoir uniquement judiciaire, et confiée à Antoine Daubray, qui
devait avoir, trois ans après, le triste sort de son père. On créa en
même temps un lieutenant pour la police, qui devint, quelques an-
nées plus tard, ce lieutenant-général de police dont les attributions
ont été maintenues à peu près intactes jusqu'en 1789. Plus consi-
dérables que celles du lieuteùant civil, qui avait cependant la pré-
séance sur lui, mais sans commandement, elles représenteraient
assez bien celles dont le préfet de police était encore investi il y a
quelques années, si le lieutenant-général de police n'avait eu en
outre le droit de juger sommairement les cas de flagrant délit n'eo-
tiulnant aucune peine alllictive.
Au début d'une organisation dont le succès intéressait à un si
haut point le gouvernement, il importait de confier les nouvelles
fonctions à un homme doué de l'intelligence nécessaire pour en
bien marquer les limites et d'une grande fermeté pour les faire
respecter. Le corps des maîtres des requêtes de Thôtel, distinct du
conseil d'état, était alors en possession de fournir les intendans et
les administrateurs pour les postes difficiles. Chargés de juger les
procès des officiers de la couronne et des maisons royales, em-
ployés dans les bureaux de la chancellerie, rapporteurs des affaires
sur lesquelles le conseil d'état avait à rendre des arrêts, rempla-
çant au besoin les présidons des sénéchaussées et des bailliages,
envoyés enfin par les ministres en mission extraordinaire soitàTin-
térieur, soit aux armées, les maîtres des requêtes de Thôtel pas-
saient par les fonctions les plus diverses et pouvaient y donner la
mesure de leur capacité. Ils comptaient dans leurs rangs, en 1667,
(i) Le président de Lamoignon et le duc de Saint-Simon ont fait chacun de Posfiort
un portrait dont Tidentité prouve que Saint-Simon ne forçait pas toujours les couleon.
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NICOLAS DE LA REYNIE. 801
un homme déjà remarqué par ses services, Nicolas de La Reynie,
que Colbert avait dû envoyer, l'année précédente, dans les ports du
royaume pour réorganiser la juridiction des amirautés, entachée de
mille abus. Cette mission, dont la durée fut de plusieurs années,
ayant été ajournée, Colbert, qui avait reconnu le mérite du jeune
maître des requêtes, le proposa pour les fonctions de lieutenant de
police. C'était sans contredit un coup de fortune pour celui que le
tout-puissant ministre tirait ainsi de la foule, et qui allait attacher
son nom aux mesures d'ordre, de police et de réformation intérieure
qui marquèrent les glorieux débuts du règne; mais ce choix ne fut
pas moins heureux pour le gouvernement et pour les Parisiens, qui
trouvèrent dans le nouveau magistrat un administrateur ferme et
modéré, inflexible contre les vieux abus, vigilant, passionné parfois
dans l'exercice de sa charge, évitant néanmoins le plus possible de
faire du zèle dans une place où le zèle pouvait être si funeste, d'une
intégrité enfin que les contemporains eux-mêmes ne suspectèrent
pas.
Notre époque, si pauvre en beaux portraits habilement gravés,
contraste avec le siècle de Louis XIV, qui nous en a légué un nombre
prodigieux. J'ai là, devant moi, messire Gabriel -Nicolas de La
ReyniCy conseiller du roy^ maisire des requestes, peint par Pierre
Mignard, son ami, et admirablement buriné par van Schuppen. L'air
du visage est sérieux sans être sombre, la physionomie ouverte;
l'œil, pénétrant et scrutateur, est bien d'un magistrat; les traits,
nobles et réguliers, ont une nuance de hauteur, mais de hauteur
gracieuse; l'épaisseur de la lèvre et du menton annonce une vo-
lonté énergique (1). En admettant que le peintre ait idéalisé son
modèle, on est encore bien loin de cette tête de diable imaginée par
la vindicative duchesse de Bouillon, et devenue traditionnelle grâce
à Voltaire.
L'homme que ce portrait représente était né le 25 mai 1625, à
Limoges, d'une bonne famille de robe. Son père, Jean-Nicolas,
sieur de Tralage et de La Reynie, exerçait la charge de conseiller
du roi en la sénéchaussée et présidial de la ville. Élevé à Bordeaux,
le jeune Nicolas s'y était, après ses études, établi comme avocat.
Le 4 janvier 16A5, il épousait, âgé de vingt ans, Antoinette des
Barats, fille d'un avocat au parlement de Bordeaux, à laquelle ses
parens constituèrent une dot de 24,000 livres. Quant à lui, il eut de
son père le fief de La Reynie, valant 200 livres de rente, dont il se
hâta de prendre le nom, plus sonore et de meilleure figure que celui
(1) L'original de ce portrait, parfaitement conservé, appartient à M. Octave de Roche-
brune, à Fontenay (Vendée), par héritage de la succession du fils de La Reynie.
TOME L. — 1864. 51
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802 REVUE DES DEUX MONDES.
de Nicolas. A peine marié, il paraît avoir acheté une charge au pré-
sidial d'Angoulême. On le retrouve Tannée suivante à Bordeaux pré-
sident de la sénéchaussée de Guienne. Quand leâ troubles de la fronde
éclatèrent, La Reynie, qui avait pris sagement parti pour l'autorité
royale, tint tête au parlement, tout dévoué au prince de Condé; mais
les rebelles eurent le dessus, et sa maison fut pillée. Dans cette ex-
trémité, il se vit forcé de chercher un refuge chez le duc d'Épemon,
gouverneur de la province, qui le présenta au roi, à la reine, et le
fit son intendant. Tels sont les rares détails que nous avons sur les
commencemens du jeune magistrat. Le duc d'Épernon était trop
détesté dans la Guienne pour pouvoir y rester, même après la dé-
faite des frondeurs. Appelé au gouvernement de la Bourgogne , il
emmena avec lui La Reynie, qui, plein de résolution, désireux de
parvenir, aspirait à montrer sa capacité sur une scène moins étroite.
Au mois d'août 1657, d'Épernon, pour lui complaire, le recomman-
dait au dispensateur de toutes les grâces, à Mazarin; mais la re-
commandation fut sans effet, et, bon gré, mal gré, La Reynie de-
meura attaché au gouverneur de Bourgogne jusqu'à sa mort. 11
avait, s'il faut en croire un factum écrit à l'occasion d'un procès de
famille, grandement accru sa fortune par des spéculations commer-
ciales pendant son séjour à Bordeaux. Dès que la mort du duc
d'Épernon lui eut rendu sa liberté (juillet 1661), il acheta la charge
de maître des requêtes, qui ne lui coûta pas moins de 320,000 livres.
Placé désormais sur un théâtre où ses qualités pouvaient se pro-
duire, apprécié par Colbert, il ne pouvait tarder à voir s'offrir l'oc-
casion que rarement la fortune refuse à ceux qui en sont dignes.
« Il avoit beaucoup d'esprit et de manège, dit le marquis de Sour-
ches, grand-prévôt de France ; il parloit peu et avoit un grand air
de gravité. » Enfin son heure vint, et au lieu d'une intendance, visée
ordinaire des maîtres des requêtes, qui, si importante qu'elle eût
pu être, l'aurait relégué au fond d'une province, il obtint à Paris
même la magistrature la plus considérable après celle de premier
président et de procureur-général du parlement, et se trouva ainsi
du premier coup en rapports fréquens et secrets avec le roi. Si l'at-
tente de l'ambitieux maître des requêtes avait été longue au gré de
ses désirs, le dédommagement était proportionné, et dépassait sans
doute ses prévisions.
I.
L'édit du 15 mars 1667, qui avait réorganisé la police de Paris,
traçait aussi exactement que possible la ligne de démarcation entre
les fonctions du magistrat chargé de veiller à la sûreté publique et
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NICOLAS DE LA REYNIE. 803
celles du lieutenant civil; mais il ne suffisait pas, dans ces matières
délicates où la sécurité des citoyens et le bon ordre de la capitale
étaient directement engagés, de procéder à une répartition d'attri-
butions plus ou moins bien étudiée, il fallait voir à l'œuvre l'orga-
nisation nouvelle. Une lettre du 24 juin 1667 au chancelier Séguier,
la première qu'on ait de La Reynie, montre son activité ferme et
prudente. Après avoir informé le chancelier que les assemblées qui
jusque-là s'étaient réunies pour s'occuper de la propreté des rues
de Paris lui paraissaient désormais inutiles, il ajoutait : « Nous
faisons tous les jours quelque progrès dans les matières de police,
et le bien qui peut en réussir est d'autant plus considérable qu'il se
fait sg,ns bruit et qu'il donne lieu à tous les habitans de cette ville
d'espérer un fruit considérable de la bonté que le roi a eue de vou-
loir établir l'ordre et la règle dans Paris. » Établir Yordre et la
rêgley tel fut en effet le but des premières mesures de La Reynie.
Quelle était à cette époque l'organisation administrative de la police
parisienne ? De quel personnel disposait le magistrat placé à sa tête?
La dépense affectée à ce service était-elle considérable? Autant de
questions intéressantes que nous nous sommes posées; mais rien,
dans les documens connus, n'y répond avec toute la précision dé-
sirable, et il est bien à craindre que les pièces qui en auraient
fourni les moyens n'aient été détruites. Si l'on remonte au xvi® Siè-
cle, on voit le guet des métiers organisé sur le pied d'une milice
urbaine; mais son insuffisance, sa faiblesse peut-être, ayant été
constatée, on créa un guet royal composé d'abord de 20 sergens
à pied et de 20 sergens à cheval, qui fonctionna concurremment
avec celui des métiers. Une organisation pareille ne pouvait durer
longtemps sans amener des conflits dangereux. Henri II décida que
le guet royal porté à 272 hommes, dont 32 à cheval, serait seul
chargé de veiller à la sûreté des Parisiens. Réduit on ne sait pour-
quoi par Charles IX, modifié sans doute encore après lui, ce corps
fut augmenté par Colbert de 120 cavaliers et de 160 fantassins, qui
prirent le nom d'archers du guet. Les auxiliaires du lieutenant-
général vers la fin du xvii* siècle étaient des conseillei-s, des com-
missaires, des inspecteurs, des greffiers, des officiers gradués. Les
derniers enfin dans la hiérarchie, mais les plus redoutables aux mal-
faiteurs, étaient les exempts chargés d'opérer les arrestations. Quant
à la dépense, les budgets du temps ne la donnent que pour un
seul point, le pavage de Paris, qui s'éleva à 137,000 livres la pre-
mière année du ministère de Colbert, et qui, déclinant sans cesse
depuis, était tombée, vingt ans après, à 50,000 livres.
Deux déclarations, l'une de 1660 et l'autre de 1666, avaient in-
terdit le port d'armes aux particuliers. Cependant les laquais et
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80A REVUE DES DEUX MONDES.
domestiques des grandes maisons continuaient de porter l'épée. La
Reynie annonça, dès le début, l'intention de faire quitter l'épée
aux valets et autres personnes capables de causer du désordre, de
faire sortir de Paris les gens sans aveu qui pouvaient servir le roi
dans ses armées et de purger ainsi la ville de tous les vagabonds.
Ces principes posés et nettement proclamés, il s'agissait de mon-
trer qu'ils ne seraient pas lettre morte. Une occasion se présenta
bientôt. Un laquais du duc de Roquelaure et un page de la duchesse
de Chevreuse avaient battu et blessé un étudiant sur le Pont-Neuf.
Ils furent appréhendés, condamnés à être pendus et exécutés sans
miséricorde, malgré les plaintes de leurs maîtres, dont la dignité
se prétendait offensée (tant les instincts féodaux étaient difliciles à
refréner) par cette application du droit commun à leur domesticité.
Deux ans après, le 5 juin 1669, La Reynie remettait en vigueur
d'anciennes ordonnances défendant aux domestiques de quitter leurs
maîtres sans congé, et aux maîtres de prendre des domestiques sans
livret régulier. Si l'esprit de réglementation était en ce cas exces-
sif, il témoigne du moins de l'état des mœurs. La violence et l'inso-
lence des laquais de grande maison étaient en effet tellement enra-
cinées que, le 25 mars 1673, le lieutenant-général de police dut
leur défendre de nouveau de s'attrouper sous peine de la vie, et de
porter des cannes ou bâtons sous peine de punition corporelle, indé-
pendamment d'une amende de trois cents livres contre leurs maî-
tres. L'ordonnance était motivée sur ce que la défense d'avoir des
bâtons, faite plusieurs fois aux laquais, et le châtiment exemplaire
que quelques-uns avaient encouru ne suffisaient pas pour empêcher
un certain nombre d'entre eux d'en porter et de se livrera des actes
de brutalité intolérables sur les bourgeois, et même sur les personnes
de qualité. Cependant le désordre continua, et l'on vit en 1682 les
laquais commettre de nouvelles insolences envers de jeunes filles et
des dames de la cour à la porte même des Tuileries. Plus tard enfin,
en 1693 et 1696, des ordonnances interdirent aux domestiques d'en-
trer dans les jardins publics, et il fallut encore leur réitérer la dé-
fense de porter des bâtons.
Après les crimes et les désordres de la rue, le soin de prévenir et
de réprimer les pamphlets et libelles fut la partie la plus importante
et la plus délicate des attributions de La Reynie, celle qui exigea
de sa part , du premier au dernier jour de son administration , la
surveillance la plus sévère. Malgré le prestige et la force incontes-
tables du gouvernement, l'esprit de la fronde n'était nullement
éteint, et bien des germes d'opposition couvaient çà et là. La durée
excessive du procès de Fouquet et les violences faites à quelques
juges, les récriminations des grands financiers soumis à des resti-
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NICOLAS DE LA REYNIE, 805
tutions qui s'élevaient pour quelques-uns à plusieurs millions de
livres, la réduction arbitraire et spoliatrice des rentes de l'Hôtel-
de- Ville, le mécontentement de la noblesse des provinces privée de
toute influence , la défaveur des protestans de jour en jour plus
marquée, les querelles sans cesse renaissantes du jansénisme et la
persécution contre Port-Royal, tels étaient les motifs principaux
qui excitaient les malintentionnés de toute sorte et provoquaient de
nombreux libelles. Ces causes d'irritation, Colbert aurait pu les at-
ténuer par d'habiles ménagemens; mais, tout entier à la poursuite
de ses desseins, fier des résultats déjà obtenus, il ne tenait à cette
époque nul compte des résistances, et laissait à La Reynie le soin
d'y mettre bon ordre. Celui-ci n'y épargna rien et poussa souvent
la répression jusqu'aux extrêmes limites.
Un arrêt de 1666 avait autorisé, par exception, « les officiers
ordinaires à juger en dernier ressort ceux qui écri voient des nou-
velles et des gazettes. » D'après quels principes? sur quelles bases?
On l'ignore. Ce que l'on sait, par des preuves nombreuses, c'est la
multiplicité des libelles. L'arrêt de 1666 n'avait été rendu que pour
une année. Quatre ans après, La Reynie conseillait à Colbert de le
remettre en vigueur et de faire savoir au procureur-général Talon
« de quelle importance il étoit pour le service du roi et pour le bien
de l'état de réprimer par les voies les plus rigoureuses la licence
que l'on continuoit de se donner de semer dans le royaume et d'en-
voyer dans les pay^ étrangers des libelles manuscrits. » C'était
aussi l'avis de Colbert, qui ne demandait pas mieux que àQ faire
punir sévèrement les auteurs et distributeurs de gazettes à la main
et de libelles. Il y était porté tout à la fois par ses souvenirs de la
fronde et par ses dispositions naturelles; les dénonciations ne
manquaient point d'ailleurs pour exciter son ^zèle. Le 16 février
1665, un habitant de Toulouse l'avertissait de l'arrivée d'un poète,
du nom de Boyer, qui débitait avec effronterie des satires contre le
roi et le contrôleur général. « Ne permettez pas, disait Thonnête
anonyme, que ces petits fripons se raillent plus longtemps de leur
roi ni de vous. » Et il désignait du même coup le premier président
de Lamoignon (alors suspect d'opposition à Colbert) pour avoir chez
lui un autre satirique, nommé La Chapelle, qui poétisait aussi.
Cependant ni les amendes, ni l'exil, ni la Bastille, n'imposaient si-
lence aux libellistes. Le 23 avril 1670, La Reynie informait Colbert
qu'il venait de faire arrêter plusieurs écrivains porteurs « d'un très
grand nombre de pièces manuscrites, et en général de tout ce qui
avoit été fait d'infâme et de méchant depuis quelques années. » De
son côté, le marquis de Seignelay stimulait sans cesse le lieutenant-
général de police, et les recommandations fréquentes qu'il lui adres-
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806 REVUE DES DEUX MONDES.
sait prouvent que l'audace toujours croissante des pamphlétaires
avait fini par inquiéter le gouvernement. Si encore la politique seule
eût été matière à libelles! mais les questions purement religieuses
faisaient éclore une multitude de publications non moins vives, et les
prêtres eux-mêmes n'étaient pas les moins ardens à la controverse.
Le 21 avril 1683, Louis XIV autorisa La Reynie à juger « plusieurs
ecclésiastiques et libraires qui se mêloient de composer divers écrits
et libelles diiTamatoires contenant des maximes contraires au bien
du service, au repos des sujets du roi, et attaquant l'honneur et la
réputation de diverses personnes constituées en dignité. » Nous sa-
vons par une lettre de Seignelay que deux des prévenus (l'un d'eux
était aumônier de l'Hôtel-Dieu de Saint-Denis) furent condamnés
aux galères. Une autre lettre de La Reynie à Louvois au sujet de
Bayle prouve que, chez le lieutenant de police, la passion politique
n'étouffait pas les goûts littéraires. Le gouvernement avait cru de-
voir empêcher la distribution de quelques opuscules du hardi pen-
seur. En prévenant Louvois des mesures prises à cet égard, La Rey-
nie ajoutait; «Sa lettre sur les comètes, sa critique de Calvin
même et les Nouvelles de la république des lettres peuvent bien
faire juger de son habileté; mais la finesse et la délicatesse de ces
mêmes écrits ne les rendent pas moins suspects, et, bien qu'il
se soit beaucoup contraint dans son journal pour le faire recevoir
en France, il n'a pu cependant si bien cacher sa mauvaise volonté
et son dessein que M. le chancelier ne s'en soit aperçu. »> Par mal-
heur, les condamnations aux galères, châtiment déjà bien sévère,
n'étaient pas toujours jugées suffisantes. Plus d'une fois le bûcher et
la potence punh-ent des crimes qui, si détestables qu'ils pussent
être, ne méritaient pas du moins cette atroce pénalité. Un avocat
du temps, Antoine Bruneau, a consigné dans un journal dont de
rares fragmens sont parvenus jusqu'à nous quelques-unes de ces
condamnations capitales. C'était sans doute, par une exception rare
dans sa profession, un esprit très peu libéral et très inhumain; la
satisfaction naïve avec laquelle il enregistre ces rigueurs mérite
néanmoins d'être notée; c'est un renseignement dont il faut tenir
compte et comme un jour ouvert sur l'opinion des contemporains.
ff Novembie 169/i. — Le vendredi 19, sur les six heures du soir, par sen-
tence de M. de La Reynie, lieutenant de police-, au souverain, furent pen-
dus à la Grève un compagnon imprimeur de chez la veuve Charmot, rue
de la Vieille-Boucherie, nommé Rambault, de Lyon, et un garçon relieur
de chez Bourdon, bedeau de la communauté des libraires, nommé Larcher,
deux condamnés à être conduits aux galères, et sursis au jugement de
cinq jusqu'après l'exécution, les deux pendus ayant eu la question ordi-
naire et extraordinaire pour avoir révélation des auteurs, pour avoir im-
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NICOLAS DE LA REYNIE. 807
primé, relié, vendu et débité un libelle infâme contre le roi, l'Ombre de
M. Scarron (1), avec une planche gravée de la statue de la place des Vic-
toires; mais au lieu des quatre figures qui sont aux angles du piédestal,
c'étoient quatre femmes qui tenoient le roi enchaîné, M°»« de La Vallière,
l|me (Je Fontanges, M""* de Montespan et M™« de Maintenon. Le graveur est
en fuite. J'estime qu'on ne peut assez punir ces insolences contre le sou-
verain, puisque, par les ordonnances, le moindre particulier est en droit
de demander réparation des libelles diffamatoires qui seroient faits contre
lui. On a trouvé des paquets de ce libelle jetés la nuit dans la rivière, entre
le pont Notre-Dame et le Pont-au-Change.
a Décembre. —Le lundi 20, le non^né Ghavance, garçon libraire,, natif
de Lyon, fut condamné, par sentence de M. de La Reynie, à être pendu et
mis à la question pour l'affaire des livres mentionnés en novembre ; il eut
la question et jasa, accusant des moines. La potence fut plantée à la Grève
et la charrette menée au Châtelet. Survint un ordre de surseoir à l'exécu-
tion et au jugement de La Roque, autre accusé, fils d'un ministre de Vitré
et de Rouen, qui a fait la préface de ces impudens livres. On dit que Gha-
vance est parent ou allié du père La Ghaise, confesseur du roi, qui a obtenu
la surséance... »
Plus on s'éloigne d'une époque, surtout quand la période inter-
médiaire s'appelle le xviii® siècle, plus il importe de tenir compte
de la différence des milieux et de la modification des idées sur les
points fondamentaux. Il serait donc tout à fait injuste d'imputer ces
condamnations capitales qui frappaient des imprimeurs et des li-
braires à La Reynie, simple instrument, subissant l'influence des
passions de son temps, suflîsamment attestées par les aveux de l'a-
vocat Bruneau. Si La Reynie avait été naturellement dur et inhu-
main, ce sentiment aurait trouvé mille occasions de se faire jour
dans ses nombreuses lettres, ainsi que cela est arrivé à Louvois,
chez qui la pensée des scènes les plus déchirantes, triste consé-
quence de ses ordres barbares, n'excite jamais un mouvement de
pitié. Au surplus, pendant que La Reynie, pour remplir les pé-
nibles devoirs de sa charge, se laissait aller à trop de sévérité dans
la répression des excès de l'imprimerie, il protégeait efficacement
les imprimeurs zélés pour le progrès de leur art. Le 19 novembre
1671, il écrivait à Colbert au sujet du sieur Vitré : « Sa longue ex-
périence et la connaissance qu'il a des causes qui ont maintenu ou
détruit l'imprimerie dans le royaume, selon la diversité des temps,
ne nous ont pas été d'un médiocre secours. » Il proposait en consé-
quence d'augmenter sa pension, a qui étoit médiocre, » et d'allouer
aux sieurs Thierry et Petit, pour la belle impression de leurs livres,
(1) l\ existe un pamphlet intitulé : Scarron apparu à madame de Maintenotif et les
reproches qu'il lui fait sur ses amours; Cologne, Jean Le Blanc, 1694, in-12 de trente-
six pages, y compris la gravure. — C'est peut-être de celui-là qu'il s'agissait.
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SOS REVUE DES DEUX MONDES.
une gratification qui produii'ait un excellent effet. On reconnaît là
le bibliophile intelligent à qui la France doit la conservation des
textes primitifs de Molière. Gomme lieutenant-général de police,
La Reynie devait veiller à ce que les œuvres du poète subissent,
quel que fût le généreux patronage dont le roi le couvrait, certaines
corrections; mais le discret appréciateur de Bayle, Tamateur de li-
vres, le curieux conservait précieusement pour lui seul les textes
originaux, et c'est grâce à son exemplaire, heureusement parvenu
jusqu'à nous, qu'on possède dans leur pureté native la pensée et la
forme mêmes du grand peintre de l'humanité (1).
Un des traits qui caractérisent le mieux le zèle du lieutenant
de police à défendre la morale publique fut sa lutte contre les
joueurs. Les désordres de la surintendance de Fouquet et les for-
tunes scandaleuses qui en étaient sorties avaient développé à un
degré incroyable la passion du jeu. Gourville nous apprend, dans
ses curieux mémoires, qu'on jouait, même en carrosse, des sommes
exorbitantes. Le retour de l'ordre matériel et de la régularité dans
l'administration calma pour un temps ces ardeurs de gain insen-
sées. Louis XIV d'ailleurs était jeune, amoureux; d'autres plaisirs
l'attiraient. Plus tard, quand les premières effervescences de la
jeunesse furent passées, le goût du jeu lui vint et alla sans cesse
grandissant. Les courtisans , cela va sans dire , suivirent l'exemple
du maître. Bientôt les escrocs se mêlèrent aux parties et nécessi-
tèrent l'intervention d'un fonctionnaire, le grand -prévôt, attaché
à la cour pour juger, assisté des maîtres des requêtes de l'hôtel,
tous les délits qui s'y commettaient. Le 31 mars 1671, La Rey-
nie informa Colbert, de la part du grand-prévôt, que le roi leur
avait ordonné de conférer ensemble « pour essayer de trouver quel-
que moyen d'empêcher les tromperies qui se faisoient au jeu. » En
même temps, La Reynie envoyait à Colbert un mémoire signalant
les fraudes auxquelles donnaient lieu les jeux de cartes, de dés et
le hoca (2). Pour les cartes, La Reynie conseillait d'enjoindre aux
fabricans de les disposer par couleurs , pour obliger les joueurs à
les mêler, et de n'employer qu'un même papier, dans le même sens.
« Il y a des cartiers, ajoutait- il, qui travaillent dans des hôtels
et dans quelques autres lieux privilégiés. C'est un abus considé-
rable, et il sera bien à propos de leur défendre de travailler ailleurs
(1) Cet exemplaire était devenu, après bien des pc^régrinations, la propriété d'un
bibliophile distingué, M. Armand Berlin ; il appartient aujourd'hui à M. le comte de
Montalivet.
(2) « Le hoca, dit le Dictionnaire de Trévoux, est composé de trente points marqués
de suite sur une table, et il se joue avec trente petites boules dans chacune desquelles
on enferme un billet de parchemin où il y a un chiffre. »
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NICOLAS DE LA REYNIE. 809
que dans leurs maisons et boutiques. » Les fraudes du jeu de dés
paraissaient à La Reynie plus difficiles à réprimer. On pouvait cepen-
dant interdire aux fabricaos d'en faire de chargés ou de faux , avec
ordre de dénoncer les personnes qui leur en demanderaient de cette
qualité. Quant au jeu de hoca, il le considérait comme le plus dan-
gereux de tous. « Les Italiens, disait-il, capables de juger des raffi-
nemens des jeux de hasard, ont reconnu en celui-ci tant de moyens
différens de tromper, qu'ils avoient été contraints de le bannir de
leur pays. Deux papes de suite , après avoir connu les friponneries
qui s'y étoient faites dans Rome, l'ont défendu sous des peines ri-
goureuses, et ils ont même obligé quelques ambassadeurs de chas-
ser de leurs maisons des teneurs de hoca qui s'y étoient retirés... »
La Reynie ajoutait que, toléré un instant dans Paris il y avait quel-
ques années, ce jeu causait de tels désordres que le parlement, les
magistrats et les six corps de marchands en demandèrent l'inter-
diction. Que serait-ce $i la cour l'adoptait? Les bourgeois, les mar-
chands et les artisans ne manqueraient pas d'y jouer aussi, et les
désordres recommenceraient plus grands que jamais.
La demande de La Reynie ne fut pas écoutée. La cour avait be-
soin de distractions: le hoca y fut admis avec plusieurs autres jeux
de hasard non moins dangereux, le lansquenet, le portique, le
trou-madame. 11 faut voir, à chaque page du Journal de Dangeauy
la place qu'ils tenaient dans les amusemens du roi, des princes,
des courtisans. Quand le dauphin eut grandi, sa passion pour le
hoca et le lansquenet égala presque celle qu'il avait pour la chasse.
De son côté, la favorite y déployait toutes les audaces de son ca-
ractère. « Le jeu de M™* de Montespan, écrivait le 13 janvier
1679 le comte de Rebenac, est monté à un tel excès que les pertes
de 100,000 écus sont communes. Le jour de Noël, elle perdoit
700,000 écus; elle joua sur trois cartes 150,000 pistoles et les
gagna (1). Et à ce jeu-là (sans doute le lansquenet ou le hoca) on
peut perdre ou gagner cinquante ou soixante fois en un quart
d'heure. » Une autre fois un correspondant de Bussy-Rabutin lui
annonce qu'en une seule nuit M'"* de Montespan regagna 5 millions
qu'elle avait perdus. N'y avait-il pas là quelque exagération? Un
correspondant anonyme parle aussi de ces jeux, d'autant moins
excusables qu'en cas de perte c'était en définitive le trésor royal
qui payait. « M""' de Montespan, écrit-il à la date du à mai 1682, a
(1) La pistole yalait 10 livres, ou de 40 à 50 francs de nos jours. H y a près de trente
ans, un savant correspondant de Tlnstitut, M. Leber, évaluait la valeur ou pouvoir des
monnaies vers la fin du \\n* siècle à près de quatre fois cette valeur en 1835. Tout le
monde peut reconnaître aujourd'hui que, par suite de causes variées et complexes, le
pouvoir des mo maies a encore baissé depuis une vingtaine d'années.
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810 REVUE DES DEUX MONDES.
perdu, dit-on, au hoca plus de 50,000 écus. Le roi l'a trouvé fort
mauvais et s'est fort fâché contre elle (1).» M"® de Sévigné nou3
apprend aussi que Louis XIV blâmait ces excès; puis elle ajoute :
« Monsieur a mis toutes ses pierreries en gage. » On savait de plus
que celui-ci, pendant une campagne, avait perdu 100,000 écus
contre Dangeau et Langlée.
Cela n'empêchait pas de défendre les jeux de hasard partout ail-
leurs qu'à la cour, mais on se figure la difficulté de la répression
alors que l'exemple partait de si haut. Un gentilhomme avait obtenu
d'établir dans Paris un nombre illimité de jeux dits de géométrie ou
de lignes; La Reynie les restreignit à deux et fut approuvé. Un sieur
de Bragelonne, une demoiselle Dalidor donnaient à jouer; on le leur
défendit, et le lieutenant de police eut ordre de surveiller la demoi-
selle Dalidor pour l'expulser de Paris, si elle continuait. Dans la
même année (1678), le duc de Ventadour, dénoncé comme Cdsant
jouer le hoca, ayant persisté malgré un avertissement du roi, Sei-
gnelay écrivit à La Reynie : « Sa majesté fera parler si fortement à
M. de Ventadour sur le jeu de hoca qu'il a établi chez lui, qu'elle
n'a pas lieu de douter qu'il ne finisse entièrement ce commerce à
l'avenir (2). » Au lieu de cela, les parties devinrent plus animées
que jamais. Pouvait-il en être autrement? Le jeu redoublait à Ver-
sailles, et Paris ne l'ignorait pas. A mesure que Louis XIV vieil-
lissait, il cherchait dans le jeu les distractions que la galanterie ne
lui donnait plus. « Sa majesté résolut, dit le marquis de Sourches
(novembre 1686), pour donner quelque amusement à sa cour, de
faire recommencer les appartemens (3) aussitôt qu'elle seroit de
retour à Versailles, et même d'y jouer elle-même un très gros jeu
au reversi, pour lequel chaque joueur feroit un fonds de 5,000 pis-
toles. Les joueurs dévoient être le roi. Monseigneur, Monsieur, le
marquis de Dangeau et Langlée, maréchal des logis des camps et
armées du roi. » Le marquis de Sourches ajoute que, les avances
étant considérables, les joueurs s'associaient entre eux, et que le roi
eut la bonté de mettre de moitié avec lui quelques personnes, no-
tamment le maître des requêtes Chamillart.
Ce que l'on devait prévoir ne manqua pas d'arriver, et les joueurs
se multiplièrent à l'infini. La Reynie punissait les petits et dénon-
çait les plus haut placés, devant lesquels s'arrêtait son pouvoir;
mais ceux-ci se tû-aient toujours d'aflaire et recommençaient aussi-
(1) Bibliothèqae impériale, Mss. F.F. 10,265; Lettres historiques et anecdotiques sur
le règne de Louis XIV.
(2) Depping, Correspondance administrative sous Louis XIV, t. H, p. 563, 571, 573.
(3) Nom donné aux Jours où le roi invitait à quelque dirertissement dans son grand
appartement de Versailles.
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NICOLAS DE LA RETNIB. 811
tôt. En 1697, au moment de céder sa charge à d'Argenson, il in-
sista sur les désordres qu'occasionnait le jeu et sur la pécessité d'y
remédier. Le chancelier, c'était alors Pontchartrain, partageait ses
idées, et il aurait bien voulu les faire prévaloir, a Sur le compte
que j'ai rendu au roi de vos trois dernières lettres, lui répondit-il,
sa majesté m'a ordonné de vous écrire qu'elle veut plus que jamais
empêcher absolument les jeux publics. Sa volonté est donc qu'a-
vant que vous quittiez la charge de lieutenant de police, vous m'en-
voyiez un mémoire exact de tous les lieux où l'on joue, de ceux
qui y tiennent le jeu, et par quelle protection, afin que, par son
autorité, elle renverse une bonne fois tous ces établissemens faits
contre son intention. » En effet, le 14 février 1697, Pontchartrain
écrivit à La Reynie que le roi avait invité le duc dé Chartres,
M. d'Effiat et plusieurs autres à ne plus laisser jouer chez eux; mais
la seule mesure efficace, la suppression des jeux de hasard à la cour,
ne fut pas prise : aussi, malgré les ordres du chancelier et quelques
exemples sévères, d'Argenson fut tout aussi impuissant que son
prédécesseur à corriger le mal.
Par la nature de ses fonctions, La Rejniie était appelé à s'occu-
per des détails les plus divers. Ainsi les difficultés soiûevées par les
încidens des l'eprésentations théâtrales s'imposèrent plus d'une fois
à son attention. Dirigés d'une manière à peu près arbitraire, les
théâtres étaient souvent l'objet de sévérités extrêmes. A l'époque
où La Reynie fut nommé, une question qui a pris l'importance d'un
événement historique passionnait les Parisiens. Dn chef-d'œuvre, le
Tartuffe^ achevé depuis 1664, ne pouvait se produire à la scène. 11
eût été curieux de savoir quel rôle joua La Reynie dans ce mémo-
rable débat, et s'il prit parti pour le grand poète. Sa correspon-
dance est muette à cet égard. On sait qu'un troisième placet, pré-
senté au roi le 5 février 1669, eut enfin un plein succès. Malgré
l'intolérance des faux dévots et l'opposition de quelques gens de
bien timorés, comme le président de Lamoignon, la comédie la plus
réformatrice qui ait jamab été jouée, celle qui a le plus intimidé le
vice honteux auquel elle s'attaque, était enfin autorisée. Ce jour-là,
Louis XIV avait remporté une de ces victoh-es qui marquent parmi
les plus glorieuses d'un règne et que la postérité n'oublie pas.
Les questions de théâtre n'étaient pas toutes de cette importance.
Un agent de La Reynie, dépassant peut-être ses intentions, avait dé-
fendu les marionnettes. Louis XIV, à qui Brioché s'adressa, fut plus
indulgent, et lui permit (16 octobre 1676) de se livrer à son industrie
dans le lieu qui lui serait assigné. Une autre fois (4 février 1679), le
roi autorisait le nommé Allart à représenter en public, à la foire de
Saint-Germain, « les sauts, accompagnés de quelques discours, qu'il
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812 REVUE DES DEUX MONDES.
avoit joués devant sa majesté, à condition que Ton n'y chanteroit,
ni danseroit. » La police les avait donc interdits- Le 6 décembre 1690,
le chancelier Pontchartrain prévenait La Reynie qu'on devait don-
ner au premier jour une comédie où figureraient d'une manière ri-
dicule les princes de l'Europe ligués contre la France, mais que le
roi ne voulait ni le souffrir, ni le défendre ouvertement. « Il faut,
disait Pontchartrain, que ce soit vous qui, de votre chef et sans
bruit, mandiez quelques-uns des comédiens pour vous donner celte
pièce à lire, après quoi, de vous-même et sous d'autres prétextes,
vous leur direz de ne pas la jouer. » Enfin le droit de siffler au
théâtre, que Boileau croyait avoir à jamais consacré, n'était pas si
bien établi que les ordonnances de police n'y apportassent quelque-
fois des restrictions essentielles. Un nommé Caraque s'était permis
de siffler à la comédie. « Le roi, écrit Pontchartrain à La Reynie
(17 septembre 1696), m'ordonne de vous dire de le faire mettre en
liberté, s'il n'est détenu pour autre cause. Sa détention de trois se-
maines, avec une réprimande que vous lui ferez, le rendront sage. »
S'il est un lieu en France où le sentiment des convenances règne
aujourd'hui d'une manière absolue, c'est, grâce à la piété des uns
et à la respectueuse déférence des autres, l'église et le temple. Les
toilettes extravagantes osent à peine s'y aventurer, et les femmes
qui s y présenteraient la gorge et les bras nus, comme au théâtre
ou au bal , seraient conspuées. Malgré son intolérance et ses pré-
tentions à l'orthodoxie, le xvii® siècle excitait, sous ce rapport, les
justes colères des prédicateurs. L'œil ouvert sur tous les abus, la
police avait informé le roi que, sous prétexte de dévotion aux âmes
du purgatoire, les théatins faisaient chanter un véritable opéra dans
leur église, qu'on s'y rendait pour la musique, que les chaises y
étaient louées dix sous, et qu'à chaque changement on faisait des
affiches comme pour une nouvelle représentation. En signalant ce
fait à l'archevêque de Paris (6 novembre 1685), le marquis de Sei-
gnelay ajoutait qu'à raison des bonnes dispositions des religion-
naires u il seroit bon d'éviter ces sortes de représentations publi-
ques, qui leur faisoient de la peine et pouvoient augmenter leur
éloignement pour la religion. » Un mandement des vicaires-géné-
raux de Toulouse, du 13 mars 1670, constate des faits non moins re-
grettables. Après s'être vivement élevés contre les femmes qui, a vio-
lant pour ainsi dire l'immunité des églises, portoient, par la nudité
de leurs bras et de leur gorge, le feu de l'amour impur dans les
cœurs des fidèles qui s'y retiroient comme dans des asiles consacrés
à la prière et à la sainteté, » les vicaires- généraux défendaient,
sous peine d'excommunication, d'y entrer et de se présenter aux
sacremens en cet état d'immodestie et d'indécence. On lit en outre
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NICOLAS DE LA BETNIE. 813
dans un livre curieux, imprimé pour la première fois à Bruxelles
cinq ans après, et attribué à Tabbé Boileau, frère du'J[)oète : « Ce
n*est pas seulement dans les maisons particulières, dans les bals,
dans les ruelles, dans les promenades, que les femmes paroissent
la gorge nue; il y en a qui, par une témérité effroyable, viennent
insulter à Jésus-Christ jusqu'au pied des autels. Les tribunaux mêmes
de la pénitence, qui devroient être arrosés des larmes de ces
femmes mondaines, sont profanés par leur nudité,. • » Et non-seu-
lement des femmes provoquaient de pareilles réprimandes; plus au-
dacieuses encore, quelques-unes osaient pénétrer dans les églises
avec un masque. C'est ce que fit entre autres, vers les derniers jours
de février 1683, la femme du procureur-général des monnaies. Dans
son indignation, La Reynie avait proposé de la mettre à l'amende.
Seignelay lui répondit que « le roi ne le vouloit pas, n'y ayant point
encore d'ordonnance sur ce sujet; mais sa majesté vouloit qu'il en
rendit une, portant telle amende qu'il estimeroità propos contre
tous masques qui entreroient dans l'église, et qu'il la fît publier in-
cessamment. » Enfin, le 30 novembre de la même année, le pape
Innocent XI crut devoir, tant le mal dénoncé par les vicaires-géné-
raux de Toulouse était diflicile à guérir, venir en aide aux évêques
de France, et fuhnina à son tour les mêmes peines canoniques contre
les femmes qui paraîtraient dans les églises avec des toilettes in-
convenantes.
Chaque jour, on a déjà pu s'en convaincre, suggérait à La Reynie
de nouveaux sujets de réforme ou d'améliorations. Il avait proposé,
au mois de novembre 1687, divers moyens pour arrêter le fléau
toujours croissant de la prostitution à Paris. Seignelay lui répondit
que le roi approuvait les conclusions de son rapport et voulait qu'il
lui soumît tous ses plans « pour l'établissement du bon ordre dans
cette grande ville sur toute sorte de matières, afin d'empêcher, au-
tant que cela dépendoit de son autorité, la dépravation publique. »
Le lieutenant-général de police s'était depuis longtemps fait à lui-
même ces sages recommandations, et l'on peut dire que l'établisse-
ment du bon ordre dans Paris fut le but constant de ses eflbrts. Sa
correspondance avec Colbert, Seignelay, de Harlay, montre le zèle
qu'il déployait dans l'exercice de ses délicates fonctions. Ce se-
rait une erreur de croire que la population parisienne fût alors
plus facile à administrer que de nos jours. Dans maintes circon-
stances, elle échappait complètement à l'action de ses magistrats.
Au mois d'août 1686, elle insulta l'ambassadeur de Siam, arrêta un
de ses carrosses, battit son cocher. Le roi, fort mécontent, fit écrire
à La Reynie de prévenir le retour de ces désordres, et de publier,
si c'était nécessaire, une ordonnance à cet égard. Quelques années
après, pendant la guerre avec le Piémont, la princesse de Carignan
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81& REVUE DES DEUX MONDES.
était attaquée par la populace, traitée de Savoyarde^ menacée d'être
menée en prison. Vers la même époque, le peuple avait fait des feux
de joie sur le faux avis de la mort du prince d'Orange. Bien que
ces mouvemens eussent un caractère patriotique, ils déplaisaient à
Louis XIV, qui avait toujours présent le souvenir des désordres de
la fronde. Au sujet de Tinsulte faite à la princesse de Carignan,
Seignelay écrivit à La Reyoie (16 août 1690) que « cela, joint à ce
qui étoit arrivé à l'occasion du prince d'Orange, avoit décidé sa ma-
jesté à réprimer l'insolence du peuple; elle lui ordonnoit donc d'in-
former sur ce qui s'étoit passé à l'égard de la princesse de Carignan,
et, si les faits étoient vrais, de poursuivre les auteurs de ces vio-
lences. » Puis le 22 il écrivait : a Le roi vient d'apprendre la nou-
velle d'une victoire remportée en Savoie par M. de Catinat, et comme
sa majesté appréhende que la populace ne tombe dans le même in-
convénient que ces jours passés à l'occasion de la fausse nouvelle
de la mort du prince d'Orange, elle m'ordonne de vous écrire de
prendre vos mesures pour empêcher qu'on ne fasse aucuns feux,
à moins que sa majesté n'en envoie les ordres aux magistrats en la
manière ordinaire. »
Un exemple sufiira pour montrer que l'action de la police sous
Louis XIV avait souvent à s'exercer dans un ordre de faits où ni la
politique, ni la religion, rien enfin de ce qui passionne les esprits
n'était atteint. Pour favoriser le débit des étoffes de soie, un édit au
moins singulier avait défendu, en 1694, de se servir pour les habits
de boutons d'étoffe, au lieu des boutons de soie employés jusqu'a-
lors. Le sens droit de La Reynie lui fit comprendre que la régle-
mentation, poussée à cet excès, dépassait le but, et il écrivit en
conséquence à Pontchartrain, qui lui fit cette réponse significative :
« 9 juillet 1696. — Tai lu au roi votre lettre entière au sujet des bou-
tons d'étoffe. Elle a fait un effet tout contraire ^ ce qu'il sembloit que vous
TOUS étiez proposé, car sa majesté m'a dit et répété très sérieusement,
malgré toutes vos raisons, qu'elle veut être obéie en ce point comme en
toutes autres choses, et que, sans distinction, vous devez confisquer tous
les habits neufs et vieux où il s'est trouvé des boutons d'étoffe et condam-
ner à l'amende les tailleurs qui en ont été trouvés saisis. Ne proposez donc
plus sur cette matière des expédiens, et condamnez avec rigueur tous ceux
qui ont été ou qui pourront être trouvés en contravention. »
On est confondu de voir l'autorité d'un souverain dont le règne
compte de si belles pages appliquée à de telles futilités. Qu'aurait
fait Golbert, s'il avait pu prévoir que son système industriel serait
exagéré à ce point et, on peut le dire, jusqu'au ridicule? Comment
s'étonner après cela qu'une ordonnance du 24 février 1683 con-
damne à la prison tout détenteur de viandes, volailles ou gibier
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NICOLAS DE LA REYNIE. 815
pendant le carême, à moins de permission spéciale? Les tiôtels des
princes et seigneurs de la cour devaient être, il est yrai, visités
comme les plus modestes hôtelleries; mais à qui croyait-on per-
suader que l'ordonnance serait exécutée envers tous avec impar-
tialité?
II.
Malgré les excellons résultats obtenus par La Reynie, une ordon-
nance du mois de mars 1674 créa un second lieutenant de police et
l'investit des mêmes fonctions, des mêmes prérogatives que le pre-
mier. C'était le temps où Golbert, réduit aux plus fâcheux expé-
diens de la guerre de Hollande, que prolongeaient la politique hau-
taine et les exigences imprévoyantes de Louvois, faisait argent de tout
et dédoublait, moyennant finance, la plupart des grandes charges.
Ici la mesure était trop directement contraire à la nature des choses;
au bout de quelques semaines d'essai, les deux offices furent réunis,
« par le motif, disait la déclaration du 18 avril de la même année,
que la police, qui a pour objet principal la sûreté, tranquillité, sub-
sistance et commodité des habitans, doit être générale et uniforme
dans toute l'étendue de la ville de Paris, et qu'elle ne pourroit être
divisée et partagée sans que le public en reçût un notable préju-
dice. » Ces principes, aujourd'hui élémentaires, n'auraient certes pas
été méconnus, si la question d'argent n'avait paru prépondérante.
La même déclaration donnait à La Reynie , jusqu'alors simple lieu-
tenant de police, le titre de lieutenant-général de police de la ville,
prévôté et vicomte de Paris. Il n'avait pas attendu cette réorganisa-
tion pour aviser aux moyens de débarrasser la capitale des coupe-
jarrets qui en rendaient le séjour si peu sûr aux honnêtes gens. Un
mémoire « pour remédier aux vols et assassinats qui se commettent
de nuit dans la ville de Paris par le nfoyen de corps de garde qu'on
pourra établir pour ce sujet » confirme la description de Boileau, et
va même au-delà. Ce mémoire, qui remonte aux premières années
du ministère de Colbert, débute ainsi : « Le plus grand désordre
de la ville de Paris se rencontre dans la saison de l'hiver, pendant
lequel, les jours étant courts, les habitans et étrangers sont obli-
gés de se servir des premières heures de la nuit pour vaquer à leurs
affaires, et lors se commettent plusieurs meurtres, vols et sembla-
bles rencontres, d'autant que les soldats du régiment des gardes»
les cavaliers venant de leur garnison, les pages et laquais, en sont
les principaux auteurs. » Quelques années auparavant (1655), Gui
Patin prétendait qu'il était impossible d'empêcher le vol dans une
ville où les compagnies du régiment des gardes volaient elles-mêmes
impunément. Plus tard, le 26 septembre 1664 j il écrivait : «Jour et
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gj^Q REVUE DES DEUX MONDES.
nuit on vole et on tue ici... On dit que ce sont des soldats du ré-
riment des gardes et des mousquetaires. Nous sommes arrivés à k
lie de tous les siècles... » Voilà comment un homme spirituel, mais
passionné et atrabilaire, qualifiait la plus brillante époque du grand
règne. U faut entendre encore Gui Patin sur d'autres misères so-
ciales, suites de la déljauche et de l'immoralité. En 1655, une de-
moiselle de la cour, séduite par le duc de Vitry, étant morte d'un
avortement, la sage-femme à qui la malheureuse avait eu recours
fut pendue. « A ce sujet, disait le terrible docteur, les vicaires-gé-
néraux se sont allés plaindre au premier président que, depuis un
an, six cents femmes, de compte fait, se sont confessées d avoir
tué et étouffé leur fruit. »
La création d'un hôpital des enfans trouvés à Paris (juin 1679)
diminua sans doute le nombre des infanticides. Quant aux assassins
et aux voleurs, La Reynie avait obtenu des résultats remarquables
par l'établissement d'une garde de nuit et de lanternes publiques.
« U créa, dit Voltaire, une garde continuelle, à pied et à cheval,
pour veiller à la sûreté des Parisiens. » Le cadre formé, La Reynie
ne négligea rien pour l'agrandir. « La garde de nuit de cette ville,
écrivit -il à Golbert le 21 novembre 1679, demande aussi quelque
augmentation de dépense, et il est extrêmement à craindre que,
dans ces longues nuits de la saison, on ne vienne à découvrir qu'il
n'y a que bien peu de gens sur pied, et qu'on peut entreprendre
presque sans danger contre la sûreté publique. Personne ne peut
savoir aussi bien que vous de quelle conséquence il est pour le ser-
vice du roi et pour la satisfaction des habitans de Paris de maintenir
la tranquillité et la douceur dans laquelle ils vivent depuis quelque
temps, et il est bien plus aisé de la conserver présentenaent qu'il
ne seroit facile de la rétablir, si elle étoit une fois troublée. » Dn
arrêt du conseil du 28 janvier 1668 avait ordonné le dénombre-
ment des lanternes posées l'année précédente et mis la dépense à la
charge des quartiers, comme pour le nettoiement des rues. Pour con-
sacrer et perpétuer ce souvenir, Louis XIV fit frapper une médaille
avec la légende : securitas et nitor. Bientôt l'éclairage public se
généralisa : un édit de juin 1697 constate que, de toutes les amé-
liorations, aucune n'avait été plus utile et mieux appréciée. Conâ-
dérant comme un devoir d'aviser aussi à la sûreté et commodité
des autres villes du royaume, Louis XIV ordonnait «d'y faire le
même établissement et de les mettre à même de le soutenir à per-
pétuité. )) Les six mille cinq cents lanteraes (1) qui éclairaient Paris
vers la fin du xvii* siècle étaient garnies de chandelles. Rien ne
(1) Le nombre des becs de gaz était, à la flû de 1363, de 24,800 pour une popula-
tioQ de 1,700,000 habitans.
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NICOLAS DE LA REYNIE. 817
rendant exigeant comme le progrès, cet éclairage excitait souvent
des plaintes, dont le lieutenant -général de police supportait le
contre-coup. « On a dit à sa majesté, lui écrivait Seignelay (jan-
vier 1688), que les lanternes de Paris sont à présent bien mal ré-
glées, qu'il y en a beaucoup dont les chandelles ne brûlent pas à
cause de leur mauvaise qualité et du peu de soin qu'on en prend :
sur quoi elle m'ordonne de vous écrire d'y donner l'ordre que vous
jugerez nécessaire. » Malgré ces plaintes inévitables, l'éclairage ré-
gulier et continu des rues de Paris n'en constitua pas moins une
innovation des plus importantes, à laquelle le nom de La Reynie
est resté attaché.
Prévenir les attaques des assassins et des voleurs, ce n'était pas
tout : il fallait réprimer l'importunité et l'insolence invétérée des
mendians et vagabonds. Habitués à une longue tolérance, jouissant
de certaines immunités et organisés en bandes avec lesquelles la jus-
tice était obligée de compter, ils avaient, au centre même de Paris,
un refuge d'où ils bravaient l'autorité. La Reynie fit, peu après sa
nomination, une rude guerre à ces vieux abus. On raconte qu'après
avoir envoyé par trois fois à la Cour des Miracles des commissaires
et des détachemens trois fois repoussés à coups de pierres, il y alla
lui-même un matin, accompagné de cent cinquante soldats du guet,
d'un demi-escadron de soldats de maréchaussée, d'une escouade de
sapeurs pour forcer les portes, d'un commissaire et de quelques
exempts. Malgré la résistance des truands , la sape ouvrit bientôt
leurs murs, et La Reynie aurait pu les prendre tous; mais il préféra
les laisser fuir, se contentant de raser leur retraite, triste vestige
de la barbarie d'un autre âge. Il y avait d'autres lieux de refuge
plus diflîciles à atteindre que les cours des miracles : c'étaient les
enclos du Temple et de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, l'hôtel
de Soissons, le Louvre même et les Tuileries. Un édit de 1674 sup-
prima, il est vrai, toutes les justices seigneuriales de la capitale;
mais l'esprit féodal, battu dans ses derniers retranchemens, refusait
de se soumettre à la loi nouvelle. L'hôtel de Soissons, propriété de
la maison de Savoie, affecta notamment, pour affirmer son droit, de
donner asile à des voleurs, et la police eut souvent à lutter contre
ses prétentions : peut-on s'en étonner quand on voit, en 1682, Col-
bert lui-même déplorer que le château des Tuileries servît de re-
traite à des gens que poursuivait la justice? Enfin deux ans après,
c'est Seignelay qui nous l'apprend, Louis XIV recevait des plaintes
fréquentes sur la diflîcile exécution des mandats contre les réfugiés
de l'enclos du Temple : la menace d'en faire briser les portes, si les
plaintes continuaient, donna sans doute à réfléchir, et peu à peu
les derniers lieux d'asile disparurent.
TOME L. — 1864. 52
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818 REYUE DES DEUX MONDES.
L'ordonnance criminelle de 1670 portait que les prisons seraient
disposées de telle sorte que la santé des prisonniers n'en pourradt
souffrir : en fait, rien de plus contraire à la vérité. Un tableau des
prisons de Paris tracé par un magistrat du xvm* siècle est doulou-
reusement instructif sur ce point. Entassés dans des antres humides,
privés d'air et de lumière, les détenus se communiquaient inévita-
blement les maladies dont ils étaient infectés. Au For-l'Évêque, le
préau affecté à la promenade de quatre ou cinq cents prisonniers
était dominé par des bâtimens très élevés; les prisonniers sans res-
sources étaient jetés dans des trous obscurs, sous les marches de
l'escalier ou dans des cachots, au niveau de la rivière. Si tel était
l'état des prisons de Paris au xviii« siècle, que devait -il être
au XVII' I De nombreuses lettres de Colbert attestent que , de son
temps, le gouvernement laissait l'entretien des prisons aux com-
munes, qui, de leur côté, prétendaient s'exonérer de cette charge.
Quant à la surveillance intérieure de celles de la capitale, un docu-
ment contemporain constate que, pendant la fronde, le lieutenant
civil étant uniquement occupé de ses fonctions politiques et de cher-
cher des partisans au roi, les geôliers laissaient sortir, pour de l'ar-
gent, les prisonniers confiés à leur garde. Lorsque l'ordre eut repris
le dessus, ces irrégularités cessèrent, et l'on voit en 1690 des com-
missaires du Châtelet chargés de la visite des prisons; toutefois
celles qui renfermaient les prisonniers d'état et les individus dé-
tenus en vertu d'une lettre de cachet, comme la Bastille, le For-
l'Évêque, Vincennes, Bicêtre et Charenton, leur étaient interdites.
Les deux dernières étaient spécialement affectées aux fous ou à
ceux qu'on voulait, en raison des faits mis à leur charge, faire
passer pour tels; l'Hôpital-Général et le Refuge recevaient les pri-
sonniers malades. Par intervalles, les directeurs des prisons d'état
envoyaient des notes sur leurs prisonniers au ministi-e, qui mainte-
nait la détention ou prononçait l'élargissement; mais un inconce-
vable désordre régnait dans cette partie de l'administration. Au mois
de mai 1688, Seignelay prévint La Reynie que le roi désirait savoir
la cause de la détention d'un sieur Gérard, prêtre, et du nommé
Pierre Rolland, enfermés à la Bastille, le premier depuis huit ans, le
second depuis trois ans. « Je ne trouve point ce dernier, ajoutait-il,
sur les rôles que M. de Besmaux (le gouverneur de la Bastille)
donne tous les mois pour être payé de la nourriture; il faut qu'il
y soit sous quelque autre nom. A l'égard de Gérard, il marque dans
quelques mémoires, qu'il m'a ci-devant donnés, qu'il est retenu
pour l'affaire du poison (1). » Seignelay terminait en demandant un
(1) L'affaire de la VoisîD, jugée en 1682.
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NICOLAS DE LA REYNIE. 819
relevé général des prisonniers de la Bastille avec les motifs de leur
détention. Une autre lettre de Pontchartrain du 11 novembre 1697
confirme ce désordre, auquel on voudrait ne pas croire. La Reynie
n'était plus alors chargé de la police : il avait cédé la place à d'Ar-
genson; mais sa longue expérience lui valait d'être consulté dans les
affaires délicates. A la paix de Ryswick, qui semblait devoir assurer
à la France les bienfaits d'une longue tranquillité et qui fut, hélas!
de si courte durée, Louis XIV voulut faire participer à la joie géné-
rale les prisonniers les plus dignes d'intérêt. Or les élémens pour ce
travail manquaient, et il fallut les réclamer extraordinairement à
l'ancien lieutenant-général. Les détails fournis par la lettre de Pont-
chartrain, son inaltérable sérénité en parlant de ces prisonniers dont
le motif de détention est ignoré par ceux-là mêmes qui les ont fait
enfermer, paraîtront sans doute assez significatifs.
« La paix (écrivait-il) est une occasion pour mettre en liberté, autant
qu'il se peut, ceux qui se trouvent dans les prisons, et le roi a ordonné à
chacun des secrétaires d'état de lui rendre compte de ceux qui y sont par
ordres exprès signés d'eux. Je vous envoie la liste des hommes et femmes
qui sont enfermés à l'Hôpital -Général ou au Refuge, la plupart sur des
ordres signés de MM. Colbert, de Seignelay et de moi. On a mis à côté de
l'article d'un chacun ce que l'on a pu savoir au sujet de leur détention.
Presque toutes ces personnes vous doivent être connues, et je crois qu'il
en est de même de ceux qui ont été arrêtés sur des ordres signés de MM. de
Louvois, de Barbézieux, de Châteauneuf et de Torcy. Sa majesté veut que
vous preniez la peine d'aller sur les lieux pour examiner l'état d'un cha-
cun, afin déjuger ce qu'on peut faire à leur égard, après que vous Ips aurez
vus et entendus, et que les directeurs vous auront rendu témoignage de
leur bonne ou mauvaise conduite. Il sera nécessaire que M. d'Argenson
vous accompagne à cette visite pour s'instruire avec vous des sujets de dé-
tention de ces personnes^ et le yiémoire que vous ferez sera soigneusement
gardé avec les résolutions qui seront prises par sa majesté, pour s'en servir
dans les occasions. »
Trois ans auparavant, le gouverneur de la Bastille ayant fait con-
naître que de nouvelles prisons étaient indispensables, Pontchar-
train (on était alors en pleine guerre) lui avait répondu que le temps
n'était guère propice, et qu'il fallait attendre. Rien de plus juste :
d'abord le gouvernement s'épargnait une dépense considérable;
d'autre part, en admettant que les amnistiés, faute d'espace, ne fus-
sent pas victimes de haines privées ou d'erreurs judiciaires, n'é-
taient-ils pas déjà trop châtiés par une détention sans jugement, si
courte qu'elle eût été? Qui sait même si, parmi ceux que les divers
ministres avaient entassés dans les prisons d'état, et dont la paix de
Ryswick fit lever l'écrou, on n'en aurait pas trouvé plusieurs dignes
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820 REVUE DES DEUX MONDES.
de la même pitié que ce malheureux dont parle la correspondance
officielle, qui languissait depuis dix ans dans un cachot de la Bas-
tille pour avoir voulu transporter une de nos industries à l'étran-
ger? Soyons justes pourtant. Ces punitions terribles, empruntées au
muet despotisme de Venise, qui au besoin ne reculait pas môme de-
vant le poison, la France n'était pas seule à les infliger : une na-
tion voisine, dont Colbert eut le tort de suivre l'exemple, l'An-
gleterre, l'avait précédée dans cette voie et s'y était même engagée
plus avant, car elle punissait de la déportation ceux qui auraient
transporté de la laine à l'étranger. Pour le même crime, un Fran-
çais résidant en Angleterre avait le poing coupé, et la récidive en-
traînait la mort. La loi britannique en vint jusqu'à punir aussi de
mort l'importation d'un grand nombre de marchandises françaises :
rigueurs barbares, déplorables violences que la guerre nationale
la plus acharnée n'aurait pu ni justifier, ni excuser!
L'attention de La Reynie ne se portait pas toutefois uniquement
sur les nécessités de la répression, et son attitude vis-à-vis de la
population parisienne n'était pas toujours celle d'un justicier. Il
s'occupait surtout de son bien-être. Les travaux considérables qui
s'accomplissent à Paris sous nos yeux, ces grandes voies, ces îlots
de verdure semés çà et là pour la jouissance de tous à la place des
jardins privés, l'air et l'espace, le soleil et l'eau si libéralement pro-
digués, tout cet ensemble, improvisé pour notre agrément et pour
celui du monde entier, ne doit pas faire oublier qu'à diverses épo-
ques des transformations analogues donnèrent à la capitale de la
France le premier rang, qu'elle avait perdu depuis, et qu'elle vient
de reconquérir. Au xv« siècle, les ambassadeurs de Venise la dé-
peignaient comme une merveille devant laquelle s'éclipsaient les
plus belles cités de l'Italie. Si les derniers Valois firent peu pour
leur résidence habituelle, Henri IV et Louis XIII l'embellirent à
l'envi. La Place-Royale, qui fut pendant un siècle le quartier de la
cour et du monde élégant, le Pont-Neuf, la rue et la place Dauphine,
les hôpitaux de la Charité, de Saint-Louis, de la Santé, et un
grand nombre de couvens ornés d'églises remarquables datent de
Henri IV. Près de quarante couvens, congrégations, séminaires ou
hospices furent encore fondés par son successeur. Vers la même
époque, le palais du Luxembourg, le Jardin-des-Plantes, le Palais-
Royal, s'ajoutaient aux monumens des âges antérieurs. L'imprime-
rie royale, établie, non sous le règne de François I" (1), mais pen-
dant le ministère du duc de Luynes, avait été complétée par le
(i) François I«* avait institué des imprimeurs royaux, mais ce n*était pas encore
Vimprimerie royale.
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NICOLAS DE LA REYMIE. 821
cardinal de Richelieu dans l'intérêt spécial des lettres. De splendides
hôtels particuliers excitaient l'admiration, non moins par la beauté
de l'architecture que par les chefs-d'œuvre de toute sorte qu'ils of-
fraient à la curiosité des amateurs. Enfin sept théâtres , d'une im-
portance diverse, n'étaient pas le moindre des attraits que les Pa-
risiens , les provinciaux et les étrangers trouvaient réunis dans la
même cité.
Bien que Louis XIV l'ait à peine habitée, son gouvernement fit plus
encore pour elle qu'aucun autre. Le besoin de sécurité, l'accroisse-
ment de l'aisance publique, le goût de la propreté qui se répandait
dans les classes moyennes, l'influence bienfaisante des grands écri-
vains, imposaient des devoirs nouveaux. On regrette de ne trouver
aucune preuve de la part que le roi dut prendre à la rénovation ad-
ministrative et matérielle du vieux Paris. Tandis que de nombreuses
lettres à Colbert et à Louvois attestent la sollicitude avec laquelle il
suivait les travaux de Versailles, ni sa correspondance, ni ses //i-
structions au dauphin^ si curieuses à tant de titres malgré les re-
touches du président de Périgny et de Pellisson, ne prouvent qu'il
ait donné des soins personnels et particuliers à l'embellissement de
sa capitale. On sait pourtant que la place Vendôme fut heureuse-
ment rectifiée sur ses indications. Loin de nous la pensée que toute
initiative à ce sujet soit partie de ses ministres; mais il semble que
la passion ni le goût n'y étaient pour rien. Même pour ce qui re-
garde l'organisation de la police, les Instructions au daUphin ne
contiennent que des réflexions dépourvues d'intérêt. A l'entendre,
il se serait borné à rétablir quelques ordonnances tombées en dé-
suétude et à prendre des précautions pour les mieux faire observer
à ravenû-, surtout en ce qui touchait le port des armes et la pro-
preté des rues. Quoi qu'il en soit, activement secondé par Colbert
et Louvois, Louis XIV assainit Paris en F embellissant. Il fonda TOb-
servatoire et les Gobelins , fit construire la colonnade du Louvre,
l'hôtel des Invalides, les places Vendôme et des Victoires, les portes
Saint-Denis et Saint-Martin. En même temps des travaux d'un
ordrjB différent portèrent le mouvement et la vie dans de nombreux
quartiers où s'entassaient, privés d'air et de lumière, les milliers
d'individus livrés aux petits métiers que comporte l'industrie des
grandes villes. Un 'arrêt du 15 septembre 1667 décida que la butte
Saint-Roch serait aplanie ; par malheur, elle ne le fut qu'à moitié,
et l'insuflîsance de l'opération a légué aux ingénieurs du nouveau
Paris une immense difficulté. C'était néanmoins un travail considé-
rable, et qui dura dix ans; il procura l'ouverture de dix nouvelles
rues sur un point où la population se portait de préférence à cause
du jardin des Tuileries et des Champs-Elysées. La belle ligne de
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822 REYUE DES DEUX MONDES.
quais s' étendant de l'Institut à la place de la Concorde fut entre-
prise, et régularisa les rues qui viennent y aboutir. Sur l'autre rive
de la Seine, la rue de la Monnaie ouvrit une issue directe de l'église
Saint-Eustache à la rue Dauphine, du quartier des Halles à celui
des Écoles. Un vieux pont en bois, souvent compromis par les crues
du fleuve, reliait le quartier des Tuileries à la rue du Bac; il fut
remplacé par le Pont-Royal. Baignée par un grand fleuve, la ville
de Paris manquait d'eau; de nouvelles fontaines lui en fournirent.
Une vaste promenade était désirée à proximité des nouveaux quar-
tiers; c'est alors qu'on planta les Champs-Elysées. Ils étaient loin
de l'élégance actuelle; mais la foule, qu'effrayait encore la distance
de Boulogne et de Vincennes, accourait les jours de fête au Cours-
la-Reine, où se pressaient les carrosses de la cour et de la noblesse.
On a la preuve qu'au plus fort de ces travaux le gouvernement s'in-
quiéta de l'extrême développement de Paris. Le conseil délibéra,
et le 26 avril 1672 des lettres patentes défendirent de construire
au-delà des nouveaux faubourgs» par le motif «qu'il étoit à craindrp
que la ville de Paris, parvenue à cette excessive grandeur, n'eût le
sort des plus puissantes villes de l'antiquité qui avoient trouvé en
elles-mêmes le principe de leur ruine, étant très difficile que l'ordre
et la police se distribuent commodément dans toutes les parties d'un
si grand corps. » Que sont devenues ces appréhensions de la vieiUe
école administrative? Les sociétés modernes n'y songent guère.
Deux villes surtout, Londres et Paris, sont plus populeuses et plus
riches que telles nations de l'antiquité et du moyen âge qui ont
rempli le monde du bruit de leur nom. N'y a-t-il pas là, indépen-
damment du côté moral de la question , du vice qui engendre la
misère ou qui l'exploite, du luxe provoquant le luxe, du crime se
dérobant plus facilement aux enquêtes de la justice, des dangers
d'un autre ordre et plus graves peut-être? Le problème est posé,
l'avenir prononcera.
Un point important et souvent controversé depuis fut réglé par
un arrêt du conseil du 31 décembre 1672. Quand d'obscures et
étroites rues étaient élargies, les propriétaires des maisons qui pro-
fitaient de ces travaux onéreux à la ville devaient-ils contribuer à
la dépense? Déjà résolue plusieurs fois affirmativement, la question
restait néamoins sujette à interprétation. L'arrêt du conseil la tran-
cha définitivement en décidant que les propriétaires de quelques
maisons de la rue des Arcis, situées en face de maisons démolies,
supporteraient leur part de la dépense en proportion de l'avantage
qu'ils en recevaient. Prise pour un cas particulier, cette décision fit
règle; quelques années après (27 mai 1678), un arrêt du conseil
enjoignait aux propriétaires de la rue Neuve-Saint-Roch de payer.
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NICOLAS DE LA REYNIE. 823
d'après un rôle arrêté par le roi, la somme de 37,515 livres à dis-
tribuer entre diverses personnes « tenues de retirer leurs bâtimens
et héritages et laisser la place nécessaire pour l'élargissement de
ladite rue... » Une autre mesure d'une importance considérable
avait été adoptée deux ans plus tôt. L'alignement des anciennes
rues et la construction des nouveaux quartiers s'étaient faits jus-
qu'alors sans vue d'ensemble, sans plan régulier. Il en résultait
que, les rues principales ne se reliant pas entre elles, Paris était
plutôt la réunion de plusieurs cités juxtaposées qu'une grande et
unique ville construite ou agrandie avec une certaine harmonie.
Des lettres patentes du mois de juillet 1676 approuvèrent un plan
de Paris qui devait désormais servir de base aux améliorations.
(( Après avoir, disait Louis XIV, donné la paix à nos peuples par la
force de nos armes, nous avons considéré les ouvrages publics et
tout ce qui pouvoit procurer les commodités à notre royaume comme
un objet digne de notre application, et nous l'avons employée parti-
culièrement pour nptre bonne ville de Paris, afin que la capitale de
nos états en pût mieux faire connoître la grandeur aux étrangers
par le nombre et la beauté de ces ouvrages, et marquer à la posté-
rité le bonheur de notre règne. » Colbert reconnaissait dès 1671
que la capitale donnait le mouvement au royaume, et que toutes
les difficultés suscitées au gouvernement avaient leur point de dé-
part dans les grandes compagnies dont elle était le siège. Il est in-
contestable que les travaux exécutés sous son ministère et la sécurité
dont on était redevable à La Reynie durent augmenter Timportance
politique et la population de Paris.
Quel était alors le chiffre de cette population parisienne? Dn do-
cument officiel, remontant à 1670, constate qu'il y avait eu dans
l'année 16,810 baptêmes, 3,930 mariages et 21,461 morts (1).
Frappée de cet excédant considérable des morts sur les naissances,
l'administration l'expliquait par la grande quantité d'étrangers qui
faisaient de Paris leur séjour habituel. Les calculs les plus vrai-
semblables permettent de croire que la population ne dépassait
guère, vers la fin du xvii* siècle, le chiffre de 500,000 habitans. Il
est plus malaisé de déterminer, même approximativement, le nombre
de gens assistés par la charité publique, soit dans les temps ordi-
naires, soit aux époques de disette. En 1693, à la suite de quelques
mauvaises récoltes, les mendians de la campagne affluèrent dans la
capitale. On aurait bien voulu les refouler dans leurs villages; mais,
comme il s'agissait pour eux de ne pas mourir de faûn, ils résis-
(i) État général des baptêmes, mariages et mortuaires des paroisses et faubourgs de
Paris en 1670. (Bibliothèque imp., Mss. Mélanges Cîairambault, yoL 159.)
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824 REVUE DES DEUX MONDES.
talent à toutes les injonctions. « Peut-être, écrivait le chancelier
Pontchartrain à M. de Hariay, juçerez-vous à propos de donner un
arrêt qui oblige les mendians invalides du dehors à se retirer. Peut-
être croirez-vous encore qu'il faut apporter quelques autres pré-
cautions pour l'exécution sûre d'un si bon dessein. » Quelques mois
après, il fallut recourir à un arrêt pour « purger Paris des pauvres
du dehors; » mais on ne put l'exécuter. De Harlay ayant cru devoir
recourir à la ressource extrême des ateliers publics, Pontchartrain,
dont le rôle se bornait à tout approuver, lui écrivit (22 janvier 169i):
(( Les ateliers publics sont sans doute un des plus efficaces moyens
pour ôter la fainéantise et la mendicité. Tout ce que vous ferez là-
dessus ne vous sera qu'honorable et utile au public, w Cependant
les pauvres de la campagne s'obstinaient à rester dans Paris malgré
le gouvernement. Les rigueurs de l'hiver, jointes à la cherté du blé,
en avaient encore accru le nombre. Le 30 mars, La Reynie transmit
à M. de Harlay (car Pontchartrain, découragé, s'effaçait de plus en
plus) un état par quartiers du nombre de ces malheureux : le chiffre
total s'élevait à 3,376, y compris les femmes et les enfans. Les dé-
tails fournis par le lieutenant-général de police montrent avec quel
soin se faisaient déjà les recherches statistiques. La Reynie assurait
que les visites pour connaître le nombre des pauvres du dehors ré-
pandus dans les rues et dans les églises de Paris avaient été opérées
aussi exactement qu'une chose de cette nature le pouvait être, qu'il
avait pris à cet égard beaucoup de précautions, et qu'une instruc-
tion ample et détaillée avait été donnée par écrit à ses agens plu-
sieurs jours avant l'exécution. Il ajoutait que, s'il ne s'était pas
trouvé plus de pauvres de la campagne, c'est qu'il en était mort
une partie, que les hôpitaux en renfermaient un certain nombre, et
que d'autres n'avaient pas attendu les perquisitions. Enfin, après
deux années d'angoisses, les craintes de disette s'étant apaisées,
les mendians forains reprirent la route des villages d'où la faim les
avait chassés, et Paris n'eut plus à nourrir que les siens. C'était bien
assez pour les ressources dont la charité publique pouvait disposer.
III.
La question des subsistances joue un grand et triste rôle dans
l'histoire de l'ancienne monarchie. Aux époques les plus florissantes
et pendant les règnes les plus illustres, la famine apparaît avec ^n
cortège hideux de populations hâves, désolées, frappées à mort. Le
règne de Louis XIV n'échappa point à ces misères, causées par les
troubles civils ou la guerre, aggravées par la difficulté des commu-
nications, et surtout, en ce qui concernait l'exportation et le com-
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NICOLAS DE LA REYNIE. 825
merce des céréales, par une législation de la plus déplorable mobi-
lité et les préjugés les plus funestes. Dans les premiers temps du
ministère de Golbert, de graves embarras, suscités par la cherté
des grains, avaient exigé des mesures extraordinaires; ils se repro-
duisirent avec un caractère plus alarmant vers la fin de l'adminis-
tration de La Reynie. La disette avait pourtant été plus grande en
1661 et en 1662; mais on était au début du règne, et nonobstant
les inquiétudes généralement répandues la population de Paris se
borna, avec une résignation passive, à se porter en foule aux dis-
tributions de pain. De pressans appels faits à la charité des con-
temporains constatent la déplorable situation des provinces. Même
en faisant la part d'une pieuse exagération, les misères durent être
affreuses, et dans le Blaisois, en Touraine, en Anjou, elles dépas-
sèrent tout ce que l'imagination peut rêver de plus douloureux.
« Les pauvres, disait une relation de l'année 1662, sont sans lits,
sans habits, sans linge, sans meubles, enfin dénués de tout. Plu-
sieurs femmes et enfans ont été trouvés morts sur les chemins et
dans les blés, la bouche pleine d'herbes... Depuis cinq cents ans, il
ne s'est pas vu une misère pareille à celle de ce pays... »
Les quinze premières années de l'administration de La Reynie
s'étaient écoulées sans que l'approvisionnement de Paris lui eût créé
de sérieux sujets d'inquiétude. Pour dissiper quelques craintes con-
çues sans motif en 1684, il avait suffi d'un achat de grains fait par
le gouvernement à l'étranger. Vendu d'abord à 28 livres le setier
(1 hectolitre 56 cent.), le blé du roi, comme on l'appelait, avait
amené promptement la baisse du blé des marchands, qui était tombé
bientôt à 16 livres. Cette concurrence faite au commerce de bonne
foi n'était cependant ni juste ni prudente, car elle devait le décou-
rager. Bonne contre un mal chimérique ou insignifiant, elle ne pou-
vait qu'accroître les illusions -et détourner du vrai remède. Aussi,
quand en 1692 on voulut y revenir, La Reynie se trouva aux prises
avec les difficultés les plus sérieuses qu'il eût encore rencontrées.
Ses lettres, celles du chancelier Pontchartrain, du président de
Harlay, et les précieux documens recueillis par le commissaire De-
lamare contiennent les éclaircissemens les plus complets sur la crise
des subsistances que le gouvernement allait traverser (1).
Les premières inquiétudes se manifestèrent vers la fin du prin-
temps : le bruit courait alors que les blés avaient été niellés. Le
public s'alarma; les marchands de Paris s'empressèrent d'acheter
(1) Dans la première partie d'une étude sur le Pain à Paris (Revue du 15 août 1863)»
M. André Cochut a signalé avec raison, à propos de cette crise, les fautes de Tadminis-
tration et les dangers des innombrables règlemens soi-disant tutélaires qui entravaient
l'industrie des marchands de blés et des boulangers sous l'ancien régime.
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826 REVUE DES DEUX MONDES.
les restes de la. récolte précédente et, ce qui était contraire aux or-
donnances, d'arrher les blés en herbe. Par suite, le prix du froment
ne tarda pas à s'élever, et il se vendait, après la moisson, 24 livres
le setier, les autres grains en proportion. Le gouvernement recourut
alors aux moyens accoutumés. Le 13 septembre 1692, il interdit
l'exportation; mais, comme d'ordinaire, la mesure ne produisit pas
grand effet. Le pain continua d'enchérir, et bientôt les désordres
de la rue commencèrent. Le 12 novembre, la place Maubert (c'était
déjà, avec le faubourg Saint-Antoine, le quartier le plus difficile à
gouverner) fut le théâtre d'une sédition d'autant plus grave que les
meneurs étaient des soldats aux gardes. Suivis d'une quantité con-
sidérable de menu peuple, ils ne s'étaient pas bornés à piller le
pain des boulangers, ils leur avaient encore extorqué de l'argent.
Les craintes du gouvernement n'étaient, on le voit, que trop fon-
dées. Il avait sollicité en pareille circonstance, lors de la disette de
' 1662, les avis d'une assemblée mixte, qui, si elle ne supprimait pas
les difficultés, donnait du moins une grande force morale aux dé-
cisions prises sous son patronage. Une assemblée analogue fut con-
voquée et se réunit dans la chambre de Saint-Louis au Palais. Com-
posée des présidens du parlement, de la cour des comptes et de la
cour des aides, du prévôt des marchands, des échevins, de mes-
sieurs de la ville, des commissaires du Châtelet, de députés des cha-
pitres de Notre-Dame, de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Victor,
de Sainte-Geneviève, elle statua qu'il y avait lieu de pourvoir à la
subsistance des pauvres, — de rétablir l'abondance sur les marchés
de Pari^ en forçant les laboureurs et les marchands d'y amener leurs
grains, avec défense expresse d'en vendre ailleurs, — de veiller à la
sûreté publique et surtout à celle des boulangers. Quelques bonnes
mesures furent prises pour venir en aide aux plus nécessiteux.
Quant à rétablir par la force et la terreur l'abondance sur les mar-
chés en y traînant les propriétaires de grains, si résolu qu'il fût à
tout oser, le gouvernement reculait devant une pareille entreprise.
Seule, la répression des vols de grains et de pain était possible, et
die ne se fit pas attendre. Le 28 novembre, La Reynie condamnait
à mort trois soldats pris en flagrant délit. L'arrêt, soumis au pai'le-
ment, fut confirmé en ce qui concernait l'un des coupables; les deux
autres furent envoyés aux galères après avoir assisté à Texécution.
Quelques gardes furent mis au carcan ou battus de verges. On pou-
vait croire que ces actes de sévérité allaient prévenir de nouveaux
excès; il n'en fut rien. Quatre jours après, huit soldats attaquaient,
l'épée à la main, la femme d'un boulanger de Vaugirard, qui condui-
sait au marché une charrette de pain. Tels étaient, à la fin de 1692,
les exploits des soldats français au cœur même de Paris ! Louvois, à
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NICOLAS DE LA REYNIE. 827
la vérité, n'était plus; mais toute discipline avait-elle donc disparu
avec lui? On se demande enfin ce qui devait se passer dans les pro-
vinces, puisque l'insubordination était poussée à ce point sous les
yeux mêmes du gouvernement.
L'année 1693 fut plus agitée et plus difficile encore que celle qui
venait de finir. Vainement la "police escortait les boulangers sur les
routes et les protégeait pendant la durée des marchés; la détresse
était telle que la crainte des châtimens et de la mort même n'était
plus un frein suffisant. Vers la fin de mars, les soldats des gardes
(toujours des soldats!) se livrèrent à de graves désordres dans di-
vers marchés. « Ils s'attroupèrent au Marché-Neuf, dit La Reynie,
et après s'être répartis par pelotons ils enlevèrent de force du pain
et du poisson, et quelques-uns de ces soldats se jetèrent sur l'ar-
gent que l'on comptoit à une vendeuse de marée. » La Reynie ajoute
que le blé avait été rare aux halles, et que les prix, stationnaires
depuis quelques mois, s'étaient élevés de vingt sols par setier, ce
que quelques personnes attribuaient au mauvais temps. « On a ap-
pris cependant, disait-il à M. de Harlay, qu'il a passé des gens in-
connus aux habitans des lieux d'où il vient des blés à Paris, qui ont
affecté de les enchérir, et qui ont promis d'enlever tout au même
prix. Il pourroit être avantageux au public qu'il vous plût de vous en
faire rendre compte. » Le fantôme des accapareurs se dressait de
nouveau, et troublait toutes les têtes. Depuis le commencement de
l'année, de nombreux arrêts avaient été rendus contre les mar-
chands de blés, moyen infaillible pour empêcher que le commerce
vînt en aide aux populations. D'autre part, la répression ne faiblis-
sait pas. Le 14 mai, un ouvrier avait forcé, à la tête d'un attrou-
pement, la boutique d'un boulanger de la rue de Lourcine, et pillé
le pain et les meubles. Il fut condamné par La Reynie à être pendu
au carrefour de la porte Saint-Marcel, et l'arrêt, confirmé par la
cour du parlement, fut exécuté le lendemain même. Quelques jours
après, le 29 mai, on ouvrait des ateliers publics aux pauvres va-
lides, à la condition qu'ils ne sortiraient pas aux heures de repos
pour aller mendier. Par malheur, la nouvelle récolte fut encore plus
mauvaise que la précédente, et la situation ne fit qu'empirer. Pen-
dant plusieurs mois, les lettres de La Reynie et de Harlay sont
pleines de détails navrans et montrent que le gouvernement ne sa-
vait jamais la veille s'il y aurait du pain à la halle le lendemain.
Sollicité de proposer un remède au mal, le lieutenant de police
proposa d'enjoindre : — à tous les laboureurs et fermiers, à huit
lieues à la ronde , d'amener sans délai leurs grains aux halles et
autres marchés les plus rapprochés de leurs domiciles, sous peine
d'amende et de confiscation -y — aux marchands de blés de déclarer
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828 BEYUE DES DEUX MONDES.
dans trois jours la quantité qu'ils en avaient, avec obligation d'en-
voyer incessamment à Paris les grains nécessaires. Sur ces divers
points, La Reynie ne fut que trop écouté. Un arrêt du parlement du
27 juillet donna force de loi aux dispositions qu'il avait suggérées,
et décida que les blés seraient vendus d'autorité, au prix moyen
des marchés, du 25 juin au 8 juillet. Veçt-on savoir le résultat de
ces fatales mesures? Le 20 juillet, le prix du setier était de vingt-
quatre livres; un mois après, il s'élevait à quarante-deux livTes.
Les faits économiques obéissent en effet à des lois naturelles qu'on
ne fausse pas impunément, et sur ce terrain la force brutale se
brise impuissante. Gomme toujours en pareil cas, les résultats obte-
nus furent donc bien différens de ceux qu'on avait espérés. A bout
d* expédions, le gouvernement chargea (5 septembre 1693) les con-
seillers d'état Pussort, d'Aguesseau, de Harlay fils et Phélypeaux
d'aviser aux moyens « d'obliger sans délai ceux qui avoient des ma-
gasins de blé à le vendre, et d'en faciliter la circulation dans les pro-
vinces. » Un second arrêt ordonnait de nommer dans toutes les villes
et communes du royaume des personnes de probité pour visiter les
fermes, abbayes et maisons, dresser procès-verbal de la quantité de
grains qui s'y trouveraient et les faire porter aux marchés. S'il eût
été possible d'ajouter au mal, de telles mesures l'eussent fait; elles
restèrent à peu près partout lettre morte. La défense aux brasseurs,
ceux des Flandres exceptés, d'employer du blé ou de l'orge à la
fabrication des bières, la suppression de tous droits d'entrée et
autres levées tant au profit du roi que des villes, communautés ou
seigneurs particuliers, firent sans doute quelque bien ; mais les vio-
lences continuaient. Le 16 septembre, à la nuit, deux cents femmes
attaquèrent à coup de pierres la maison d'un boulanger de la rue
des Gravilliers. Le lendemain , nouveaux troubles , nouveaux pil-
lages de boulangeries par des femmes. Les journées suivantes ne fu-
rent pas moins agitées. Le 24, La Reynie, envoyant à M. de Harlay
un pain de seigle et d'orge qui ne revenait qu'à deux sous, lui man-
dait : « La chaleur paroît grande du côté du faubourg Saint-Marcel.
Ce sont des femmes et des veuves de soldats qui souffrent vérita-
blement et qui sont d'une vivacité extraordinaire. Il en est venu ce
matin devant ma porte, auxquelles il a fallu nécessairement que
j'aie parlé, après avoir entendu la plus hardie, qui portoit la parole
pour toutes les autres, lesquelles n'avoient point osé la suivre, de
crainte qu'on ne le trouvât mauvais, quoique, à ce qu'elle m'a dit,
ces femmes, qui avoient vu périr une partie de leurs enfans, fussent
peu en peine de leur propre vie, à cause de la misère extrême
qu'elles souffroient... »
Si ces faits étaient purement accidentels, il n'y aurait qu'aies
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NICOLAS DE LA REYNIE. 829
laisser dans la poussière des in-folio; mais ils se représentaient à
chaque disette, et Dieu sait si les disettes étaient nombreuses, grâce
à TépouvantaU des accaparemens. Ils nous permettent d'ailleurs
d'étudier de près, dans la partie la plus difficile de son œuvre, un
administrateur justement célèbre. La situation s' aggravant toujours,
la surexcitation des populations devint telle qu'il fallut, chose inouie
depuis la mort de Mazarin , composer avec les révoltés. Sur l'avis
de La Reynie, deux perturbateurs, que le chancelier voulait punir
exemplairement, furent graciés, parce que le moment eût été mal
choisi. En 1662, Louis XIV avait fait fabriquer du pain qui devait
être distribué à prix réduit : on recourut de nouveau à ce moyen
extrême. On bâtit encore une fois des fours dans la cour du Louvre,
et on y fit cuire cent mille livres de pain par jour, qui furent ven-
dues 2 sols la livre, moitié du prix d'achat, avec défense d'en acheter
pour le revendre. Malgré les précautions, de graves désordres eu-
rent lieu. Ainsi, le 28 octobre, une femme, que la curiosité avait
attirée près du Louvre, périt étouffée. Son mari et son fils furent
blessés. Un arrêt destiné à empêcher ces violences porte que beau-
coup de personnes aisées profitaient du bas prix de ce pain pour
en acheter le plus possible, et que les véritables pauvres perdaient
ainsi leurs journées. Pour empêcher ce trafic, on fit distribuer le
pain par les curés des paroisses avec le concours de personnes cha-
ritables du quartier. Quinze jours après (14 novembre 1693), nouvel
arrêt substituant les distributions d'argent à celles de pain. Au lieu
de cent mille livres de pain par jour, les pauvres de Paris eurent
120,000 livres d'argent deux fois par semaine. Quelques mois s'é-
coulèrent, et l'on reconnut alors que, loin de parer aux difficultés,
ces distributions n'avaient fait que les compliquer. La police, à bout
d' expédions, s'en prenait aux accapareurs, et on ne saurait trop dé-
plorer les récriminations constantes contre les gens soupçonnés d'a-
voir du blé chez eux. Non-seulement elles faisaient le vide sur les
marchés, mais que de fois elles appelèrent d'injustes rigueurs sur
d'honnêtes citoyens! Au mois de mars 1694, un protestant fut si-
gnalé comme accapareur, et La Reynie reçut l'ordre de s'expliquer
sur la convenance de le faire arrêter à cause de sa mauvaise conduite
sur le fait des blés. 11 le connaissait sans doute pour un homme
de bien, car, saisi d'indignation à cette pensée, il répond qu'il re-
garde la mesure proposée comme odieuse, plus dangereuse même
que le mal auquel on voulait porter remède. 11 eût été honorable
pour La Reynie de protester jusqu'à la fin contre cette violence ;
mais, la cour ayant insisté, il faiblit, et, l'esprit séduit par l'illusion
commune, il finit par écrire que « la détention de cet homme, dont
on avoit saisi tous les papiers, ne laissoit pas de faire quelque exem-
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830 REVUE DES DEUX MONDES.
pie. » Singulier exemple en vérité, puisque, vers la même époque
(juin 1694), le seiier de blé se vendit 57 livres! C'est aussi à cette
époque que le prévôt de Paris et le lieutenant-général furent invi-
tés à poursuivre ceux qui, « par de faux bruits et des discours sé-
ditieux, avoient, la veiUe d'une récolte abondante, fait renchérir
considérablement le blé à Paris et dans les marchés voisins. » Quel-
ques jours après, six commissaires au Châtelet se transportaient
dans les provinces pour faire venir des blés à Paris et informer contre
ceux qui en causaient la cherté. Suivant Delamare, qui visita la Bour-
gogne et la Champagne, ils trouvèrent partout, dans les fermes
comme dans les villes, des blés vieux de plusieurs récoltes, qu'ils
firent porter aux marchés les plus proches, où i^s rétablirent ainsi
l'abondance. Disait-il la vérité? Ne pliait-il pas les faits dans le sens
de ses préjugés? Une lettre de La Reynie (23 juillet 1694) prouve
que cette abondance, tant vantée dans les relations faites après
coup, n'était rien moins que réelle. On peut voir par vingt passages
de sa correspondance quelle passion instinctive, irréfléchie, l'ani-
mait contre les marchands de blé. Un de ces marchands, le sieur
Legendre, de Rouen, consentit à envoyer du blé à Paris; mais il ré-
clama sans doute des garanties, et il eut bien raison. C'est alors que,
dompté enfin par l'évidence et par la force des choses, La Reynie
écrivit à M. de Harlay cette lettre que les lieutenans- généraux de
police auraient dû faire imprimer en lettres d'or, mais qu'aucun
d'eux ne connut probablement :
a J'exécuterai Tordre que vous me faites l'honneur de me donner à l'é-
gard du blé du sieur Legendre autant qu'il peut dépendre de moi... C'est
là le cas où un bon marchand, qui n'est d'aucun complot ni d'aucune
cabale, amenant sa marchandise à Paris, doit y avoir, ainsi que tous les
autres en général, une entière et pleine liberté de la vendre et débitera
tel prix qu'il le peut et le plus avantageux pour lui, en observant les
règles établies dans le lieu où il fait son commerce. La moindre contrainte
au-delà sera toujours vicieuse et d'un grand préjudice au public, car elle
empêcheroit le bon effet qui lui doit revenir de la liberté de chaque mar-
chand et de la liberté réciproque des acheteurs. Il est encore de l'intérêt
public, ainsi que vous le jugez, aussi bien que de l'intérêt du marchand,
qu'il vende promptement, afin qu'il revienne bientôt rapporter d'autre
marchandise. »
Sages et judicieuses réflexions pour les subalternes; mais étaient-
ils assez éclairés pour en profiter? Pour sa part, le commissaire De-
lamare continua de voir partout des monopoleurs. « Toutes leurs
ruses étant découvertes, dit-il, ils furent obligés de rentrer dans
Tordre et la discipline d'un légitime commerce. » Se figurant que
les mesures auxquelles il se glorifie d'avoir pris part avaient ramené
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NICOLAS DE LA REYNIE. 831
l*abondance et les bas prix, Delamare ajoute naïvement : « Par
toutes ces diligences, le prix du blé tomba à Paris, dix jours après
le départ des commissaires, de 54 livres le setier à 36, deux jours
après à 32, dans la même semaine à 28, et au bout d'un mois à
20 livres. Cette diminution continua toujours jusqu'à la Saint-
Martin, que le plus beau blé ne se vendoit plus que 15 et 16 livres,
et ce fut ainsi que finit cette disette apparente et cette véritable
cherté qui avoit duré près de deux ans. » Ce fut ainsi, ajouterai-je,
et telle est la leçon à tirer de ce triste épisode, ce fut grâce à ces
appréciations erronées et à cette malheureuse disposition à nier le
mal et à persécuter ceux dont il aurait fallu au contraire stimuler
les efforts, que de nouvelles disettes, plus cruelles que les précé-
dentes, vinrent en 1698, en 1699 et surtout en 1709, mettre à une
rude épreuve le successeur de La Reynie, et, ce qui était bien plus
fâcheux encore, faire peser sur les populations affamées des misères
que d'autres principes et d'autres erremens leur auraient épargnées,
du moins en partie.
IV.
Si, aux prises avec la plus grave difficulté économique, La' Reynie
s'était montré, comme tant d'autres, inférieur à cette lourde tâche,
il retrouvait sa vigueur morale dans les affaires qui ne réclamaient
que le zèle et la vigilance du juge, dans celle des poisons par exem-
ple, qui a déjà été pour nous l'objet d'une étude spéciale (1). D'au-
tres procès, des procès politiques, ou, comme on disait alors, pour
crime de lèse-majesté, troublèrent par intervalles la longue quiétude
du règne de Louis XIV. Dans quelques-uns, comme celui du cheva-
lier de Rohan, La Reynie joua un rôle important, que sa corres{ion-
dance éclaire d'un jour curieux et tout nouveau. Quelques détails
sur les conspirations des premiers temps du règne nous aideront
à faire mieux apprécier le caractère du tragique événement où l'in-
tervention de La Reynie fut prépondérante.
Entourées, l'on s'en doute bien, d'un mystère impénétrable, la
plupart des conspirations contre la personne ou l'autorité du roi
s'éteignaient d'ordinaire dans les sombres profondeurs des prisons
d'état. Quelquefois pourtant elles faisaient explosion et venaient
finir en place de Grève. La première remonte à 1659. Se rappelant
une promesse solennelle faite pendant la fronde à un moment où
l'on avait besoin de son appui, la noblesse de Normandie, d'Anjou,
du Poitou, rêvait la convocation des états-généraux ; mais le péril
était loin, et Mazarin avait complètement oublié les engagemens de
1651. Pour ôter toute illusion à la noblesse, un arrêt du conseil du
(1) Voyez la Rwue du 15 janvier.
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832 BEVUE DES DEUX MONDES.
23 juin 1658 avait interdit « à tous gentilshommes et autres de faire
aucune assemblée, sous peine de vie, sans permission du roi. » On
apprit cependant, Tannée suivante, que des nobles de la Norman-
die et de plusieurs provinces se réunissaient secrètement. Pendant
plusieurs mois, la correspondance de Golbert et de Mazarin roula
sur « cette révolte des gentilshommes. » L'un des plus compromis
était un marquis de Bonnesson, zélé huguenot, dont Golbert faisait
activement épier les démarches. « J*ai travaillé jusqu'à minuit à
donner des ordres et à prendre les mesures justes pour arrêter
Bonnesson, écrivait-il au cardinal le 1**^ septembre 1659. En signant
cette dépêche à cinq heures du matin, l'on me donne a\is qu'il
vient d'être arrêté avec Laubarderie et Lézanville... Je ressens
beaucoup de joie d'avoir réussi en cela par la satisfaction que votre
éminence en aura. » Le marquis de Bonnesson avait dit, quand on
se saisit de lui, que son emprisonnement « étoit l'affaire de la no-
blesse et qu'on en entendroit parler. » Quelques grands person-
nages, les comtes d'Harcourt, de Matignon et de Saint-Âignan, furent
soupçonnés; mais, pour ne pas donner à l'affaire trop de gravité, on
résolut de ne pas les impliquer dans les poursuites. Cependant
beaucoup d'accusés étaient parvenus à sortir du royaume. Traduits
exceptionnellement devant le grand -conseil, composé de maîtres
des requêtes de l'hôtel, espèce de commission dévouée au ministre,
ils furent condamnés à mort et exécutés en effigie à la Croix-du-
Trahoir. Eu même tems, et c'était là le point essentiel pour la cour,
on fit raser sans délai leurs châteaux et leurs bois, bien qu'aux
termes des lois en vigueur, il eût fallu attendre cinq ans à partir
du jour de leur condamnation ; mais l'occasion était bonne pour
écraser la queue de la fronde, et Golbert, en l'absence de Mazarin,
ne la laissa pas échapper.
Restaient le marquis de Bonnesson et quelques autres. Après avoir
fait traîner l'affaire en longueur et porté ses prétentions, disent les
correspondances officielles, jusqu'à demander un avocat, Bonnesson
fut condamné à mort et exécuté le 13 décembre 1659. a II a été as-
sez fier en mourant, écrivit à Le Tellier le président de la commis-
sion, et n'a jamais voulu se convertir. G'est une affah-e faite, qui
auroit pu déjà finir il y a quelques jours; mais messieurs du grand-
conseil ont gardé toutes les formalités imaginables, lesquelles enfin
ne doivent point être condamnées, puisque l'événement fait si bien
paroître l'intention droite des juges. » Notons que ceux-ci avaient
été menacés, s'ils ne voulaient pas en finir, d'être obligés de suivie
la cour à Fontainebleau (1). De son côté, Gui Patin écrivit: «Le
(1) J'ai publié de nombreuses lettres sur cette affaire, peu connue jusqu*à ce jo«r,
dans le premier volume des Lettres de Colbert, texte et appendice, année 1659; iowh
duction, Lxxu.
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NICOLAS DE LA REYNIE. 833
marquis de Bonnesson a eu la tête tranchée à la Croix-du-Trahoir;
il est mort huguenot, et n'a jamais voulu entendre le docteur de
Sorbonne qui a voulu le convertir, afin qu'il mourût à la romaine.
11 n'a point voulu être bandé. Je pense qu'il a été vu de tout Paris,
car on l'a mené de la Bastille, dans une charrette fort élevée, jus-
qu'au lieu du supplice. 11 avoit un livre entre ses mains, dans le-
quel il lisoit... » Avec lui s'éteignit le dernier souffle de ce qu'il pou-
vait y avoir eu d'aspirations honnêtes et libérales dans les premiers
temps de la fronde. Grâce aux folles ambitions du cardinal de Retz
et des princes, le pouvoir absolu était désormais si bien établi,
qu'une révolution impitoyable, qui couvrit la France de ruines fé-
condes, était seule capable de le briser.
Une nouvelle exécution pour crime de lèse-majesté eut lieu à Pa-
ris dix ans après. En 1668, l'ambassadeur de France à Londres
avait signalé l'arrivée en Angleterre « d'un des sujets les plus mal-
intentionnés du monde. » Il s'agissait encore d'un protestant. Roux
de Marcilly, né à Nîmes, qui, alléguant l'injustice des procédés du
gouvernement à l'égard de ses coreligionnaires, n'avait imaginé
rien de mieux, pour y mettre fin, que de tuer le roi. L'ambassa-
deur ajoutait que, caché dans un cabinet chez un de ses amis où se
trouvait Roux de Marcilly, il avait obtenu, à l'aide d'une série de
questions concertées, les renseignemens les plus complets sur les
projets du conspirateur. Celui-ci, étant rentré en France pour les
mettre à exécution, fut arrêté, jugé et condamné à mort. Le procu-
reur du roi au Ghâtelet, qui avait soutenu l'accusation, écrivit à
Colbert que, « de l'avis de tous messieurs les conseillers, il n'y avoit
point de supplice assez grand pour expier le crime dudit Roux de
Marcilly, lequel étoit si foible que l'on n'avoit pu lui donner la
question. » Ce crime était, d'après les termes mêmes du jugement,
« d'avoir pris part à des négociations secrètes contre le service du
roi et de l'état, et d'avoir tenu des discours pernicieux qui mar-
quoient ses desseins abominables contre la sacrée personne de sa
majesté. » Roux de Marcilly fut exécuté le 21 juin 1669. u 11 avoua,
dit le procès-verbal de son exécution, qu'il avoit tout fait pour sus-
citer des ennemis au roi, qu'il mouroit dans la volonté de le persé-
cuter jusqu'à l'extrémité, puisqu'il poussoit à outrance ceux de sa
religion, et que, s'il étoit encore en état, il n'y auroit rien qu'il
épargnât et qu'il ne fit contre cela. »
Cinq ans plus tard, un aventurier du nom de Sardan s'engageait,
avec le prince d'Orange ^t avec le roi d'Espagne, à faire soulever
la Guienne, le Languedoc, le Dauphiné et la Provence. Protestant
comme Bonnesson et Roux de Marcilly, originaire du Languedoc
ainsi que ce dernier, il débuta chez un de ses oncles, greffier de la
TOME L. — 186i. 53
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SSft REVUS BES^ DSCX JfaNBES»
cour des aides de Montpellier; nommé ensuite recevear des tailles
au Puy, il avait été chargé d'accompagner des fonds ([ue les états de
Langijtedoc envoyaient à Paris* Une fois da&s la capitale, il dissipa
cet argent, passa^ prudemment en Flandre, et fut condamné par
txmtumace à la peine de mort (i)« Trois mois après, le 20 avril 1674,
cet intrigant concluait avec le prince d'Orange un traité où il lai
promettait de faire soulever quatre grandes provinces. Un autre
traité, signé à lladrid le 2S juillet suivant, portait que ces proTinces
étaient écrasées d'knpôts, que le gouvernement français avait sup-
primé les états de Guienne et du Dauphiné, énervé ceux de Pro-
vence et de Languedoc, réduit tous les pariemens au silence, et que
les habitans, représentés par diverses personnes^ avaient résolu de
demander la convocation des états-généraux dans une ville libre. Le
roi d'Espagne accordait en retour au oomte de Sardan une pension
annuelle de cent âiille livres pour frais de premier soulèvement, un
million pour chacune des années suivantes, et cent mille livres i un
habitant de Bordeaux qui aiderait à ^'emparer d'une place forte dans-
la province. Si les confédérés parvenaient à former un état particu-
lier ou une république, le roi d'Espagne devait leur continuer sa
protection, comme les rois de France avaîeift £ût, disait le tnûté, i
l'égard des états de Hollande, sous des prétextes moins justes. En-
fin lé prétendu ccHnte de Sardan s'obligeait, en qualité de syndic
général des confédérés du Languedoc et député de la confédératioD,
à susciter ^ns délai, dans les montagnes des Cévennes et du Viva-
rais, un soulèvement de douze i»ille Jiommes pour surprendre le&
postes de la rivière du fihdne et* des autres places de la province et
des provinces voisines»
Par un hasard étrange, cette* chimérique conspiration courdda,
et c'est sans doute ce qui donna tant de confiance au gouvernement
espagnol, avec celle du chevalier de fiohan. D'une des plus illustres
familles du royaume, admb dans sa jeunesse aux jeux de Louis XIV,
objet des faveurs des plus belles <et des plus grandes dames, parmi
lesquelles on nommait la duchesse de Mazarin, qu'il avait k pre-
mier enlevée à son mari, l'^ectrice de Bavière, et, s'il faut s'en rap-
porter aux bruits du temps. M"* de Thianges et jusqu'à M"* de Mon-
tespan, Louis de Rohan s'était fait comme à plaisir^ par sa hauteur
et ses dédains, des ennemis nombreux, implacables, en têle des-
(1) Dans une mppliqueaQ parlemeAt de^Bterie Vosser, vemie du sîear4e S«Dt4jio-
Tcnt, ancien receye«r-général du clergé, il est questioaP^dHm nommé Pianl Sardan, inciefl
rece?eur des tailles en Languedoc, qui, de 1667 à 1670, aurait été lié a?ec Godin de
Sainte-Croix, amant de la ^arquise de Brinvilliers, et Reich de Penautier, recerear-
général du clergé, compromis dans raffaire de la BrinWlliers. Ce Sardan ne serait-il p»
l'intrigant dont le prince d'Orange et le roi d'Espagne furent les dupes?
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NIG0LA:6 DE lA BEYNIE« 83 &
quels figurait le roi. Ses folles prodigalités Tavaieat réduit aux der-
niers expédiens ({uaad il tomba entre les mains d'un gentilhomme
normand, George du Hamel, sieur de La Tréaumont, militaire ré-
formé, perdu de dettes comme lui^ ne rêvant qu'à refaire sa fortune.
^L'idée leur vint de faciliter à la Hollande et à l'Espagne une des-
cente en Normandie myoyennant un million. Une dame de Villars,
un chevalier de Préaux, son amant, étaient du complot et promet-
taient leur influence auprès de la noblesse normande, très douteuse
depuis la fronde et fort mécontente en ce moment à cause de quel-
ques nouveaux impôts. Les correspondances par la poste étant dan-
gereuses^ il fallait un émissaire. Un vieux professeur hollandais,
AfBnius van den Enden, retiré à Paris, où il avait fondé une insti-
tution, fut envoyé à Bruxelles pour s'entendre avec le général Mon-
terey sur la descente des Hollandais. Le 10 septembre 167 A, van
den Enden reprit le chemin de Paris, la tôte pleine d'illusions;
mais, à peine arrivé à la barrière^ il fut arrêté. Le chevalier de Ro-
han avaât été fait prisonnier la veille en sortant de la chapelle de
Versailles, et le lendemain La Tréaumont, alors à Rouen, fut sur-
pris au lit. Blessé dans la lutte, il mourut dix-huit heures après,
sans avoir fait le moindre aveu, mais laissant les papiers les plus
compromettans.
Si ridicule que fut cette conspiration^ Louia XIY, depuis long-
temps outré contre le chevalier de Rohan^ voulut qu'elle fût jugée
avec éclat. Une commission extraordinaire fut immédiatement for-
mée, et deux mattres des requêtes les plus habiles» de Bezons et de
Pomereu, eurent ordre d'instruire.. Le roi, qui appréciait chaque
jour davantage le lieutenant de police, lui confia l'emploi de procu-
reur-général de la commission. Le premier soin de La Reynie fut de
circonscrire l'affaire dans la crainte de l'éterniser et de manquer le
but principal. Persuadée que la noblesse normande était de conni-
vence avec les agitateurs, la cour n'avait rien épargné pour provo-
. quer des révélations. Pins de soixante personnes avaient été arrêtées,
et FaSiaire, surchargée de tant d'uiterrogatoires, avançait à peine.
Effrayé du développement qu'elle avait pris malgré lui, La Reynie
démontra par d'excellentes raisons les inconvéniens de la marche
suivie jusque-là. « Je ne sais, écrivait-il à Golbeii; le 16 octobre
1Ô7&, s'il est bien à propos de faire le procès à tant de gens à la
fois, de remplir ain^ les prisons, et si, au lieu de la justice que tout
le monde attend de ceux qui se trouveront coupables et de la ter-
reur-qu'elle doit imprimer, on ne ^trouvera point quelque chose
d'affreux dans cette multitude d'accusés et de criminels, et s'ils ne
deviendront pas moins criminels au publie, par le nombre* »
Malheureusement pour le chevalier de Rohan, sa culpabilité
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836 REVUE DES DEUX MONDES.
n'était pas même douteuse. Deux de ses complices, van den Enden
et de Préaux, le chargèrent à outrance. Le premier raconta les dé-
tails du voyage à Bruxelles, où il n'était allé, disait-il, que parce
que le chevalier de Rohan l'avait menacé de mort. 11 précisa le
chiffre des pensions promises par le comte de Monterey : trente
mille écus pour le chevalier, vingt mille pour La Tréauraont. Les
révélations du chevalier de Préaux furent d'une autre nature. Se
voyant perdu sans retour, il avoua que Rohan et La Tréaumont
s'étaient souvent entretenus en sa présence de la possibilité d'enle-
ver la reine et le dauphin pendant que le roi était à la tête de ses
ai'mées, qu'ils avaient composé ensemble les placards aflScbés en
Normandie, où ils disaient aux nobles que, s'ils continuaient à tout
endurer, le roi les traiterait comme en Turquie. Suivant lui, et ses
déclarations étaient d'ailleurs confirmées par des projets de pi-ocla-
mations trouvés dans les papiers de La Tréaumont, le plan des con-
spirateurs était, après avoir renversé le gouvernement, de convoquer
une chambre de la liberté^ où tous les différends des gentilshommes
seraient réglés sous la présidence du chevalier de Rohan, qu'ils
comptaient bien faire investir par le peuple d'une autorité à peu
près illimitée. « Quand la noblesse sera à cheval, avait dit La Tréau-
mont, il faudra venir faire révolter Paris et demander les états-gé-
néraux. » Enfin le chevalier de Rohan aurait dit en se frottant les
mains : « Je mourrois content, si je pouvois une fois tirer l'épée con-
tre le roi dans une bonne révolte. »
Pressé de tous côtés, espérant fléchir Louis XIV par un aveu,
Rohan se décida à parler. Après leé plus grandes protestations d'at-
tachement pour le roi, il dit que s'il avait proféré quelques plaintes
contre lui, c'était « en quelque sorte par un emportement de ten-
dresse et pour ainsi dire de jalousie, comme un amant en auroit
pour sa maltresse, i> qu'il avait eu néanmoins le malheur de lui
déplaire, et que, chaque fois qu'il lui avait demandé une grâce, il
s'était vu refuser. Désespéré, l'idée lui était venue d'exploiter le
mécontentement de la Normandie et d'envoyer van den Enden en
Flandre, mais, ajoutait-il, « sans prendre d'engagement, et seule-
ment pour voir ce que les Espagnols diroient. » Ces aveux ne lui
ayant, à sa grande surprise, servi de rien , il essaya plus tard d'en
atténuer la portée. Vains efforts! la conspiration était flagrante, et
sa culpabilité, de même que celle du chevalier de Préaux, de M"* de
Villars et de van den Enden, étaient avérées. Le droit de défense eût-
il existé, les avocats les plus habiles ne les auraient pas fait absoudre.
La clémence royale pouvait leur faire grâce, la justice devait sévir.
Une lettre de La Reynie à Colbert du 26 novembre 1674 lui ap-
prit qu'ils seraient condamnés, les trois premiers à avoir la tête
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I
MCOLAS DE LA REYNIE. 837
tranchée, le dernier à être pendu devant la Bastille, de Préaux et
van den Enden devant être préalablement soumis à la question. La
Reynie aurait voulu qu'il en fût de môme pour le chevalier de Rohan:
mais la chambre de l'Arsenal lui en épargna l'humiliation et les
douleurs. La Reynie prévenait en outre Golbert que l'arrêt était
ajourné au lendemain, afin que l'exécution pût avoir lieu le même
jour. « Je vous supplie, ajoutait-il, de me faire savoir s'il y a quel-
que choix particulier à faire d'un confesseur pour M. de Rohan; le
père Bourdaloue n'en était pas encore satisfait à midi. » A partir de
cet instant jusqu'à la dernière heure, les lettres de La Reynie se
succèdent. Le 27 novembre, à sept heures du matin, il écrit à un
de ses agens : « Faites-moi savoir par le sieur Desgrez tout ce qui
se passera à la prononciation de l'arrêt, particulièrement à l'égard
de M. de Rohan, et, s'il y a quelque chose d'important, écrivez-
moi sur un morceau de papier, et mettez-le entre les mains du
sieur Desgrez, que je ferai tenir à la Bastille pour cela. 11 y a ici un
courrier de Saint-Germain qui attend ce que je vous demande, et
que je ferai partir sur-le-champ... » Un contemporain a prétendu
que Louis XIV aurait fait grâce au chevalier de Rohan, s'il n'eût
craint de paraître céder à l'influence de Golbert, qu'on supposait
s'y intéresser à cause de son gendre, le duc de Ghevreuse, dont le
chevalier de Rohan était parent. Pour ôter tout prétexte aux com-
mentaires, Golbert quitta Ja cour pendant quelques jours, et c'est à
Seignelay que La Reynie adressa ses dernières lettres. Noble pri-
vilège du génie! on essaya d'une représentation de CinnUy mais
Louis XIV demeura inflexible, alléguant, dit-on, qu'il s'agissait de
la France, non de lui, et qu'il n'était pas libre de pardonner à des
hommes qui avaient comploté avec l'étranger. Les ordres suprêmes
furent donc donnés. Le 27 novembre, à dix heures du matin, La
Reynie prévint Seignelay que toutes les dispositions étaient prises,
les troupes commandées, les chaînes des principales avenues abou-
tissant à la rue Saint-Antoine tendues. 11 l'informait en même temps
que le chevalier de Rohan, humble et courageux tout à la fois,
avait communié avec de grands sentimens de piété, et que le père
Bourdaloue était invité à ne rien négliger pour provoquer, au der-
nier moment, ses aveux concernant le crime d'état. Une autre lettre
annonçait à Seignelay que van den Enden, mis à la question, avait
encore chargé le chevalier de Rohan, à qui il aurait ouï dire à plu-
sieurs reprises : Si nous pouvions avoir le roi! Enfin à sept heures
La Reynie rendit compte de l'exécution. Rohan était mort en chré-
tien, avec une fermeté modeste, mais sans avoir pu prendre sur lui
de regarder de sang-froid son dénonciateur. Pour éviter quelque
récrimination violente, on mit, d'après La Reynie, « ce misérable
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838 REYUE DES DEUX MONDES.
étranger dans un lieu séparé, » et ce fut le seul, quoi qu'on en ait
dit, qui mourut lâchement. Bien que le concours de la population
eut été immense, l'exécution s'était faite au milieu d'un calme in-
usité. Revenant le lendemain sur les accusés qui restaient à juger,
La Reynie conclut pour leur mise en liberté en faisant observer que,
si l'arrêt n'en avait pas même parlé, c'était à raison de leur inno-
cence présumée.
Ce sage conseil, qui honore le magistrat, prévalut sans doute,
car aucun document ne mentionne des condamnations nouvelles se
rattachant à l'affaire du chevalier de Rohan. D'autres complots mar-
quèrent-ils cette période du grand règne? On peut l'affirmer hardi-
ment, et d'ailleurs la certitude existe que des passions mauvaises
continuèrent à fermenter. Ainsi le 20 février 1682 cet auditeur à la
chambre des comptes dont il a été question dans le procès des poi-
sons, Jean Maillard, fut condamné à mort pour n'avoir pas ré?élé
des projets criminels contre le roi. Sept années plus tard, le 4 oc-
tobre 1689, le marquis de Seignelay écrivait à La Reynie pour re-
former d'une conspiration contre Louis XIV et contre l'état. « Il y a
sept personnes, ajoutait-il, qui doivent être arrêtées et conduites à
Vincennes, et comme il est important qu'elles n'aient aucune com-
munication , le roi veut que vous y alliez vous-même pour faire
préparer les logemens... (1) » Heureusement aucun de ces projets
n'aboutit, et sauf quelques cas exceptionnels, comme dans les af-
faires de Bonnesson, de Roux de MarciUy et du chevalier de Rohan,
ils restèrent le secret de la police. Ce règne, l'un des plus longs de
nos annales, et qui eut aussi ses agitations, aujourd'hui trop ou-
bliées, ne fut souillé par aucune tentative sérieuse d'assassinat. Ces
fureurs criminelle^, qui ont , hélas ! réveillé tant de fois en sursaut
la France du xix* siècle, s'arrêtèrent devant Louis XIV. Leur der-
nière explosion avait, il est vrai, été terrible, car en frappant dans
la force de l'âge, le 14 mai 1610, le prince chez qui tant de fermeté
et de courage, de bon sens et de grandes vues s*unissaât aux plus
vives qualités de l'esprit, le monstre du fanatisme avait fait à la
France, au triple point de vue de son influence extérieure, de sa
prospérité et du développement régulier des libertés publiques, une
blessure que nulle autre n'égala jamais.
C'est encore pendant l'administration de La Reynie que survint
un des plus graves incidens qui aient troublé notre pays. Tant que
vécut Turenne, la question religieuse, traitée avec les ménagem»»
que commandait la raison politique, ne causa au gouvernement de
Louis XIV que des difficultés d'un ordre secondaire. A la mort deTu-
(1) Archive» de Pempire, Registres des secrétaires d'état, 16«9.
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NICOLAS DE LA REYNIE. 839
renne (1675), les mauvaises dispositions du chancelier Le Tellier et de
Louvois contre les protestans devinrent plus marquées; mais Colbert,
dont la tolérance s'étendait jusqu'aux juifs en faveur de l'industrie,
continua de résister au nom de cet intérêt considérable. « M. Colbert,
écrivait un jour M""* de Maintenon, ne pense qu'à ses finances, et
presque jamais à la religion. » Peu à peu les exigences des catholi-
ques exclusifs, que le chancelier soutenait ouvertement, s'accrurent.
Au mois de septembre 1680, une protestante qui demeurait au fau-
bourg Saint-Germain étant tombée malade, des prêtres de Saint-
Sulpice pénétrèrent chez elle sans y être appelés. Il s'ensuivît quel-
ques désordres au sujet desquels Colbert demanda des explications
à La Reynie. Quoique très réservée, sa lettre renfermait un blâme
réel contre les prêtres qui forçaient ainsi la porte des malades. Une
famille industrielle restée célèbre, celle de van Robais, dont le chef
avait initié la France à la fabrication des beaux draps de Hollande,
était protestante. Tout en désirant sa conversion, Colbert la proté-
gea jusqu'au bout contre les capucins d'Abbeville, qui, suivant ses
expressions, la pressaient trop. Le moment vint pourtant où il céda
au torrent, et l'on a, de ses dernières années, beaucoup de lettres
par lesquelles il ordonne d'expulser des finances et des fermes tous
les religionnaires. De son côté, le marquis de Seignelay, qui diri-
geait la marine sous ses ordres, écrivit le 4 juillet 1680 à l'inten-
dant de Brest : « Sa majesté attendra encore un mois ou deux que
les officiers de la religion prétendue réformée se mettent en état de
profiter de la grâce qu'elle a bien voulu leur accorder, et elle chas^
sera ceux qui auront persévéré dans leur opiniâtreté. » Une seule
exception était faite à l'égard de Du Quesne à cause du besom qu'on
avait de ses services, et combien de fois elle lui fut, sinon repro-
chée, du moins rappelée ! Mais quand la mort dç Colbert, véritable
calamité nationale, eut laissé le champ libre à l'influence du vieux
Le Tellier et de l'impétueux Louvois, les édits contre les protestans
se multiplièrent. Même avant la révocation de l'édit de Nantes, la
persécution avait atteint un degré de violence dont la seule excuse,
s'il pouvait y en avoir une, serait dahs la complicité de la popula-
tion, depuis les classes les plus éclairées jusqu'aux plus ignorantes.
Un fait digne de remarque, c'est que, d'après le dernier article de
l'édit de révocation, les protestans pouvaient, « en attendant qu'il
plût à Dieu de les éclairer comme les autres^ demeurer dans le
royaume, y continuer leur commerce et jouir de leurs biens, sans
pouvoir être troublés ni empêchés, à condition de ne point s'assem-
bler sous prétexte de prière ou de culte. » Or cet article était en
contradiction formelle avec le plein pouvoir donné précédemment
aux intendans d'expulser du royaume tous ceux qui résisteraient à
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8&0 REVUE DES DEUX MONDES.
la grâce. Quelques intendans ayant demandé des instructions plus
précises, Louvois dissipa tous les scrupules en leur écrivant qu'il
ne doutait pas que quelques logemens un peu forts ne détrompas-
sent les religionnaires de leur erreur sur Tédit que M. de Château-
neuf (c'était le secrétaire d'état ayant les affaires de religion dans
ses attributions) leur avoit dressé. « Sa majesté, ajoutait Louvois,
désire que vous vous expliquiez fort durement contre ceux qui vou-
dront être les derniers à professer une religion qui lui déplaît et
dont elle a défendu l'exercice par tout son royaume. » Recomman-
dations bien dignes du ministre impitoyable qui, dans le temps même
où il était livré aux grands tourbillons de la vie et des passions hu-
maines, écrivait à un commandant de province : « Sa majesté veut
qu'on fasse sentir les dernières rigueurs à ceux qui ne voudront pas
suivre sa religion, et ceux qui auront la sotte gloire de vouloir res-
ter les derniers doivent être poussés jusqu'à la dernière extrémité. »
Était-on assez loin des temps heureux où le jeune roi, suivant de
confiance les inspirations de Colbert, invoquait, pour dissuader
Charles II d'épouser les rancunes religieuses de son parlement,
« la douceur et la considération avec lesquelles les princes catho-
liques traitoient dans leurs états ceux de leurs sujets qui profes-
soient une autre croyance (1) ! »
La Reynie, on s'en doute bien, fut activement mêlé aux affaires
de religion dans Paris. Une intrigue ministérielle les lui avait un
moment soustraites , une autre intrigue les lui rendit. Le spectacle
intime des rivalités et des jalousies qui troublent la sphère des
hommes appelés à gouverner sera toujours un curieux sujet d'étude.
Quel intérêt ne doit-il pas s'y attacher quand ces rivalités se pro-
duisent à l'occasion d'un fait tel que la révocation de l'édit de Nantes,
qui fut accueilli avec une si aveugle faveur par les multitudes, avec
de si justes imprécations par ceux qui en étaient victimes, et qui
est resté l'un des événemens les plus considérables d'un règne à
jamais célèbre? Un contemporain, le marquis de Sourches, grand-
prévôt de la cour et en position de bien voir, raconte que, les
affaires de religion étant, vers 1685, les seules de quelque impor-
tance, chacune des factions du ministère, toujours partagé entre
les influences jalouses des familles Colbert et Le Tellier, essayait
d'en attirer à soi la direction et le détail. Par sa charge de secré-
taire d'état ayant l'Ile-de-France dans ses attributions, le marquis
de Seignelay devait connaître de toutes les questions intéressant les
protestans de Paria. S'il faut en croire le grand-prévôt, La Reynie,
(1) Bibliothèque impériale, Mss. FF., 10,266. BecuBÛ de LeUres de Louis XIV;
lettre du 24 mars 1663.
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MCOLAS DE LA REYNIE. 8U
dont Colbert avait fait la fortune, s'était mis depuis dans les inté-
rêts de Louvois, et celui-ci l'aurait récompensé en lui faisant don-
ner l'affaire des poisons, qui, de son propre aveu, lui causa les plus
grands ennuis. Outré de cette ingratitude, Seignelay résolut de lui
ôter les affaires des protestans pour les confier au lieutenant civil
Le Camus, son adversaire déclaré, et Louis XIV approuva la substi-
tution. Écoutons maintenant le marquis de Sourches.
a M. de Harlay, dit-il, procureur-général du parlement de Paris (1), en-
nemi mortel de M. Le Camus, ne put souffrir cette préférence. Il vint trou-
ver M. de Louvois, avec lequel il avoit de grandes liaisons, lui représenta
le tort que Ton faisoit à M. de La Reynie parce qu'il étoit attaché à ses in-
térêts, et que M. de Seignelay triomphoit et mettoit M. Le Camus sur le
pinacle. M. de Louvois convint avec lui de faire son possible pour détrôner
M. Le Camus, et en même temps M. le procureur-général alla trouver le
roi, et lui insinua adroitement, entre beaucoup d'autres choses, que c'étoit
faire un tort signalé à M. de La Reyuie que de lui ôter la commission des
huguenots, qui étoit un véritable fait de police, et qu'assurément il s'en
acquitteroit pour le moins aussi bien que M. Le Camus. Comme ils en rai-
sonnoient encore, M. de Louvois, qui avoit donné rendez-vous chez le roi à
M. le procureur-général, entra dans le cabinet, et, se mêlant dans la con-
versation, appuya le sentiment de M. le procureur-général si fortement
que le roi, sur-le-champ, lui fit expédier un ordre par lequel il attribuoit
la connoissance des affaires des huguenots à M. de La Reynie, avec défense
à M. Le Camus de s'en mêler à l'avenir. »
Le tour était joué. C'est ainsi que, par amour-propre et pour
ne pas se laisser amoindrir, La Reynie se trouva chargé des con-
versions et abjurations dans Paris. Un volumineux recueil (2) con-
tenant, avec de nombreux rapports de police, des lettres de Har-
lay, de Pellisson et de Besmaux , gouverneur de la Bastille , une
prodigieuse quantité d'actes de foi et bien d'autres pièces, prouve la
part beaucoup trop grande que La Reynie prit à ces malheureuses
affaires. Il prouve en outre que, si la passion contre les religion-
naires était ardente chez les agens du gouvernement, elle l'était
plus encore dans les masses. Le fanatisme qui avait armé leurs bras
cent ans auparavant subsistait encore, quoique affaibli, et le pouvoir,
si violent qu'il fût, était plus modéré que la multitude; il est vrai
qu'il n'avait pas les mêmes excuses. Un rapport de police du 28 sep-
tembre 1682 jette sur ces dispositions de la population parisienne une
triste lumière. Le garçon d'un marchand de vin du faubourg Saint-
(1) Il ne fut nommé premier président qu'en 1089.
(2) Bibliothèque impériale, Mss. S. F., 7,050. Révocation d$ Védit de Nantes, 6 vo-
lumes in-folio. Ces manuscrits, également désignés sous le nom de a Papiers de Lu
Reynie, » sont exclusivement relatifs aux affaires de religion.
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8i2 REVUE DES DEUX MONDES.
Marcel, professant comme son patron la religion réformée, avait
reçu un coup d'épée mortel dans une rixe. Dn vicaire de Saint-Mé-
dard l'alla voir et ne put le décider à se confesser. « Le menu peuple,
dit le rapport, en ayant eu connoissance, s'assembla en un moment
au nombre de sept à huit cents, un peu plus ou moins, et étant de-
vant la maison du blessé, ils firent toutes les violences qu'on se peut
imaginer, frappèrent à coups de pierres, bâtons et règles, contre les
portes, qu'ils rompirent à quelques endroits, cassèrent toutes les
vitres, et s'efforcèrent d'entrer dans la maison, s' écriant : a Ce sont
des huguenots et parpaillots qu'il faut assommer, même mettre le feu
aux portes, s'ils ne nous rendent le blessé. » L'arrivée d'im com-
missaire mit la populace en fuite. Quant au malade, il persista dans
son refus et mourut le lendemain. Les scènes de ce genre se renou-
velaient souvent. Le 2à juin 1690, le fils d'un nouveau converti en ap--
parence voyait passer une procession, le chapeau sous le bras, mais
debout. Sur le refus de se mettre à genoux, il fut insulté et rentra
chez lui. La madson allait être forcée et brûlée quand l'arrivée d'un
commissaire, appuyé d'agens déterminés, dissipa l'attroupement.
Une autre lettre de La Reynie à M. de Harlay portait que le peuple
continuait d'insulter les nouveaux catholiques et que beaucoup de
gens avaient la tête troublée par l'excès du vin et de l'eau-de-vie.
<(Les fourbisseurs, ajoutait-il, ont marché par les rues avec des
enseignes et l'épée nue. Le mena peuple du quartier Montmartre
et du quartier Saint-Denis est sans raison, et ce sera un très grand
bonheur si le reste du jour se passe sans désordre. J'ai fait avertir
les brigades qui sont établies pour la sûreté des grands chemins de
se trouver chacune en un lieu marqué hors des faubourgs où Ton
pourroit les trouver en cas de besoin. Les cavaliers du guet sont pa-
reillement avertis, et j'ai chargé les commissaires de demeurer dans
leurs quartiers et d'avertir de tout ce qui méritera la moindre at-
tention, et j'aurai aussitôt l'honneur de vous en rendre compte. » Ne
dirait-on jas une .scène de la Saint-Barthélémy î
Les derniers édits n'admettant pas qu'il pût y avoir encore dans
le royaume des personnes pratiquant une religion qui, comme le di-
sait le pieux Louvois, dèplaisoit au roi y l'administration appelait
nouveaux catholiques non-seulement ceux qu'on supposait n'avoir
fait semblant de se convertir que pour échapper à la rigueur des
ordonnanc es, mais encore ceux qui n'avaient fait aucun acte de con-
version. Il suffit de lire ces ordonnances pour être édifié sur les
procédés que les agens du gouvernement étaient autorisés à mettre
en œuvre. Il fallait avant tout ne rien négliger pour que Louvois
conservât a prépondérance dans le conseil. Naturellement les let-
tres de ca«'het, les ordres d'exil étaient la monnaie courante des
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NICOLAS DE LA REYNIE. 8&3
convertisseurs, et Ton en trouve un grand nombre dans les papiers
de La Reynie. Le 20 novembre 1685, une conférence avait eu lieu
chez le procureur -général de Harlay pour étudier les moyens de
bâter les, conversions. D'après La Reynie, quelques-unes des per-
sonnes présentes prétendirent qu'on ne parviendrait à rien, « si
Ton ne faisoit entrer des troupes dans Paris, » C'était, on le voit,
le germe des dragonnades. Moins absolu sur ce point, La Reynie dit
qu'il lui paraissait sui&sant de prévenir les protestans qu'on ferait
élever leurs enfans par des catholiques, qu'une punition exemplsdre
frapperait ceux qui essaieraient de passer à l'étranger, que la maî-
trise serait retirée aux artisans protestans déjà reçus maîtres, et
qu'elle serait conférée sans frais aux nouveaux convertis. II propo-
sait encore de réunir chez lui les convertis, par cinquante ou soixante,
avec un pareil nombre de protestans déjà ébranlés, dans l'espoir de
les entraîner par l'exemple. Il croyait en outre nécessaire de faire
distribuer quelques aumônes au nom du roi à ceux qui étaient
dans le besoin. Suivant lui (et son opinion était relativement très
modérée), cet ensemble de mesures rendrait inutile la coopération
des soldats.
Ces conseils furent entendus, du moins en ce qui concernait Pa-
.ris, et le spectacle des conversions par logemens paraît avoir été,
sauf pourtant quelques exceptions, épargné à la capitale. Par con-
tre, celles à prix d'argent, dont le gouvernement se contentait
pour le moment, espérant que le temps ferait le reste, abondèrent,
et il en existe bien des preuves authentiques. Un ancien protes-
tant, jadis très compromis à la cour pour son dévouement à Fou-
quet, mais depuis rentré en grâce et très bien auprès de Louis XIV,
dont il était devenu le rédacteur intime, Pellisson, avait été chargé
de la distribution des aumônes royales à ceux qui feraient acte de
foi catholique. On doit à La Reynie la conservation de beaucoup de
ces actes de foi. Les uns sont très développés, et c'étaient ceux
qu'on exigeait sans doute des protestans relaps; les autres, non
moins catégoriques et positifs, mais très concis, imprimés d'ail-
leurs comme les premiers, de telle sorte que les nouveaux convertis
n'avaient qu'à signer, sont ainsi conçus : « Je crois de ferme foi
tout ce que l'église catholique, apostolique et romaine professe. Je
rejette sincèrement toutes les hérésies et opinions erronées que la
même église a condamnées et rejetées. Ainsi Dieu soit à mon aide
et ses saints Évangiles, sur lesquels je jure de vivre et de mourh:
dans la profession de cette même foi! » Les rôles indiquant par quar-
tier le nom des personnes qui se convertissaient et des sommes qui
leur étaient allouées ont également été conservés. Quand au con-
traire un protestant refusait de se convertir, une lettre de cachet
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Shh REVUE DES DEUX MONDES.
l'envoyait à la Bastille ou au For-rÉvêque. Les plus heureux, ceux
qu'un protecteur puissant prenait sous son patronage, en étaient
quittes pour un ordre d*exil.
En môme temps qu'on soumettait à de misérablçs séductions les
protestans besoigneux, rien n'était épargné pour ramener au catho-
licisme ceux qu'on avait cru devoir, à raison de leur obstination ou
de quelque motif particulier, faire enfermer à la Bastille. La cor-
respondance de M. de Besmaux est là-dessus très explicite. Le h mars
1686, il prévenait La Reynie qu'un des prêtres admis à la Bastille
pour la conversion des prisonniers pressait fort M. Masclary, M. de
Bessé et sa femme, et en espérait beaucoup. « Je m'y appliquerai
de mon mieux, ajoutait-il, et vous avertirai de la suite. » De la part
d'un commandant de citadelle, cette application était au moins sin-
gulière. Sur ces entrefaites, un exempt de robe courte avait reçu
je ne sais quel ordre concernant M'" de Bessé. « Je vous supplie ,
écrit alors Besmaux à La Reynie, que M. Auzillon n'exécute pas
l'ordre qu'il a pour M'"* de Bessé. M. l'abbé de Lamon l'a mise
à la raison, aussi bien que son mari. Tous deux méritent de la
louange d'avoir très fort combattu et d'avoir pris cette résolution.
M""' de Bourneau, aussi éclairée que M"»* de Bessé, est de la partie,
et si M. (l'abbé) Gervais a le loisir, vous saurez bientôt l'exécution.
Je lui écris. » Veut-on avoir une idée des complications et des con-
tradictions où cette malheureuse affaire avait jeté le gouvernement?
A la même époque, Louvois conjurait M. de Barillon, ambassadeur
en Angleterre, de décider les ouvriers français qui s'y étaient ré-
fugiés pour cause de religion à rentrer en France, et M. de Barillon
lui répondait (9 janvier 1687) qu'il s'y employait de son mieux, mais
que les Anglais ne négligeaient rien de leur côté pour les retenir.-
Le 7 août suivant, l'ambassadeur annonçait à Louvois, comme une
victoire, qu'il avait déterminé trois ouvriers papetiers à rentrer en
France. Fallait-il donc commettre tant d'iniquités pour faire en-
suite, parce qu'on avait besoin d'eux, de telles avances à des arti-
sans que la crainte de la confiscation et de la mort n'avait pas em-
pêchés d'aller chercher du travail hors de leur pays?
Quelle était la pensée intime de La Reynie sur les violences dont
il fut le trop docile instrument? Sa correspondance avec Louvois
nous Taurait peut-être appris; on ne sait ce qu'elle est devenue.
La conférence où il combattit l'appel des troupes à Paris pour pro-
voquer des conversions, sa mauvaise humeur contre les indiscrets
zélés qui compromettaient tout, les soins qu'il prenait pour empê-
cher les brutalités de la populace parisienne envers les protestans
iidèles à leur croyance, indiquent assez qu'il était opposé aux ri-
gueurs. Catholique convaincu (son testament en fournit la preuve).
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NICOLAS DE LA REYNIE. 845
conciliant, mais ferme, il avait sans doute, comme le roi et la plu-
part de ses contemporains, embrassé avec joie Fidée de voir la
France entière professer la même religion. Par malheur, le sys-
tème adopté n'était pas fait pour amener un tel résultat. Vers 1690,
quand la persécution eut aigri, exaspéré les esprits, le gouverne-
ment, alors en guerre avec les puissances protestantes, crut que
les protestans de l'intérieur faisaient des vœux pour elles contre lui:
ils furent même accusés, car il faut tout dire, de se cotiser pour ve-
nir en aide aux ennemis. « On a donné au roi, écrivait Pontchar-
train le 31 août 1692, un mémoire touchant les assemblées de nou-
veaux catholiques qui se font à Paris et les sommes qu'on prétend
qu'ils amassent pour les envoyer en Angleterre... )rCinq ans après,
l'année même où La Reynie fut remplacé, Pontchartrain écrivait
encore à.son successeur : « Le roi ayant été informé qu'il se faisoit
des collectes d'argent entre les nouveaux catholiques pour les en-
nemis, sa majesté a envoyé ordre à M. Phélypeaux de faire arrêter
Lefranc et le notaire Briet. Le roi veut que vous alliez les interro-
ger pour connoître leur commerce (1). » L'accusation était-elle fon-
dée? Ce qui est certain, c'est que le soupçon seul d'un acte pareil
était fait pour rendre odieux les religionnaires. Quant à La Reynie,
s'il remplit souvent à leur égard le rôle de modérateur, on doit con-
venir qu'il ne leur épargna pas toujours les tracasseries ni les per-
sécutions. 11 eût mieux fait à coup sûr, si les passions religieuses
lui paraissaient excessives, de se retirer; mais ces passions, il les
partageait dans une certaine mesure. Un homme seul, c'était, à vrai
dire, le plus généreux de tous, Vauban, conseillait ouvertement à
Louvols la tolérance; mais Louvois, principal auteur des mesures
dont il reconnut trop tard le mauvais effet, n'osait pas dire la vérité
au roi, et le mal allait sans cesse en s' aggravant.
On pense bien que les conséquences économiques de ces persé-
cutions ne se firent pas attendre. Non-seulement les manufactu-
riers protestans étaient les plus riches, leurs coreligionnaires étaient
aussi les ouvriers les plus industrieux. L'expatriation des uns et des
autres priva donc gratuitement le royaume des capitaux et des bras
les plus intelligens. Alors, et en pleine paix, commença cette dé-
cadence matérielle de la France que les coalitions étrangères et les
disettes portèrent vers la fin du siècle à un excès qui fut la grande
tristesse de La Bruyère, de Fénelon, de Racine, et qui provoqua
les mâles protestations de Vauban et de Boisguilbert. Nous n'avons
pas les réflexions sur l'état de la France remises par Racine à M""® de
Maintenon et par elle-même au roi, qui les reçut si mal; tous deux
s honorèrent par cette tentative avortée, dont le contre-coup abré-
(I) Arch. de Tempire. I^istres des secrétaires d'ét<U. Lettre du 15 septembre 1697»
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8ft6 RETUE DES- DEUX MONBES.
gea, dit-on-, les jours du noble €ft tendre poète. Une pièce non a-
gnée et restée Jusqu'à ce jour încownue y suppléerait, si rien pou-
vait remplacer un écrit tle Racine. On trouve pafmi les papiers de-
Louvois, à la date de jaqner 1^586, un mémoire sans signature, res-
pectueux dans la forme, exagéré Bans doute dans Texposé des faits,
mais projetant sur ccftte^oque, où les malheurs du règne se dessi-
naient à peine, de tristes lueurs qui font {M^sentir ceux des années^
suivantes, quand la guerre, cette guerre fhneste qui devait durer
plus de vingt ans, commença à sévir;
ff La France (disait l'autear du mémoire), qui étoit naguère le magasia
des richesses et l'habitation des plus heureux peuples de la terre, semble
dégénérer sous le règne du plus grand des rois par une fatalité dont on
ressent les effets sans en pénétrer la cause. En effet, on ne voit partout
que des fermes abandonnées, des nobles ruinés, des marchands en faillite,
des créanciers désespérés, des pauvres moribonds, des paysans désolés,
des maisons en ruine... Vn François zélé pour la gloire de son souverain,
s'est transporté à diverses reprises dans toutes ies provinces de FVanoe et
dans tous les états qui ravoisinent à dessein de découvrir cette cause, et il est
en état de démontrer d'où Tient qu^en France For et l'argent deviennent si
rares, que les grands seigneurs sont dans une espèce d'indigence, et que les
artisans, faute de travail, vont établir chez les étrangers tant de riches ma-
nufactures, pourquoi les plus grands marchands ont fait banqueroute de-
puis vingt ans, par quelle raison les terres qui valoient dix mille livres de
rente bien payées n'en valent pas six mal payées... »
L'auteur du mémoire insistait ensuite sur la dépopulation des
villes, l'engorgement des hôpitaux, Témigration des catholiques
eux-n^mes, et il s'oilrait enfm pour conjurer tant de maux. Je
sais le cas qu'il faut faire des donneurs d'avis, et combien ils tien-
nent de près aux utopistes; mais, les couleurs du tableau fussent-
elles chargées, la situation bien connue des années qui suivirent ne
permet pas de tout nier. Il n'est que trop certain que la révocation
dé redit de Nantes avait porté un coup fatal à l'industrie et au com-
merce, restaurés, au prix de tant de sacrifices, par le patriotisme
énergique et patient de Golbert; il -est certain encore que deux ans
après, quand la guerre de 1688 éclata, le contrôleur-général Le
Peletier, qui n'avait pu traverser sans d'extrêmes difficultés une
période de paix, déclina le fardeau malgré les instances réitérées
de Louis XIV. Pourquoi donc (car on ne saurait trop le redire, et
ces retours vers le passé peuvent être utiles dans les situations les
plus différentes), pourquoi les sages avis de Turenne, de Golbert,
de Vauban, n'avaient-ils pas été suivis et leur avait-on préféré ceux
de Le Tellier et de Louvois? L'habileté suprême n'est-elle pas de
conquérir les cœurs par la persuasion, par les voies de douceur,,
avec l'aide du temps, en réservant la rigueur pour les cas extrêmes
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«IGOLAS M LK REYNIE. 847
OÙ la \dolcnce provoque la lutte? Or on n'en était pas là en 1685,
et les protestans, c'est une justice à leur rendre, n'avaient jamais
été plus soumis et moins à craindi:e. Pour revenir à La Reynie et à
la mission qu'il eut à remplir dans ces conflits, modéré, si on le
compare à ceux qui l'entouraient, il empêcha sans doute bien des
excès; mais il en laissa aussi commettre beaucoup trop et eut la fai-
blesse de s'y associer.
V.
Cependant les difficultés augmentaient pour le lieutenant-géné-^
rai de police avec la continuation de la guerre et la durée du règne;
mais, semblable à tous les hommes en place, il ne paraissait pas
disposé à prendre sa retraite, comme si l'expérience, sauf quelques
exceptions éclatantes, pouvait remplacer la vigueur de l'esprit et
du corps. Longtemps les ministres l'avaient habitué aux compli-
mens les plus flatteurs, à l'approbation la plus complète. Quand en
1689 Pontchartrain devint contrôleur- général, les choses changè-
rent d'aspect. Aimable, spirituel, plein de grâce et de feu dans le
monde, mais tranchant et cassant dans les affaires, Pontchartrain
ne ménagea pas La Reynie, et semble n'avoir rien négligé pour re-
conduire. A l'occasion des troubles suscités en 16^2 par la cherté
du pain, il écrivait au premier président de Harlay : a II ne faut
pas que M. de La Reynie se plaigne que le service de la police ne
se fait point, sous prétexte qu'on en a disqpensé quelques officiers.
Pareilles querelles d'Allemand ne me vont point; on en a substitué
un bien plus grand nombre que celui qu'on en a dispensé. C'est à
lui à se faire servir par les voies d'amende et d'aptorité qui lui sont
confiées, et il ne doit pas compter que ses faux prétextes lui ser-
vent d'excuses là-dessus. » La Reynie lui-même ne semblait pas
très rassuré non plus sur les dispositions de M. de Harlay, à qui il
écrivait assez humblement (20 juin 1692) au sujet de mesures contre
les vagabonds de Paris : a Par malheur pour le public et pour vous-
même, vous ne sauriez nous rendre tels que vous voudriez que nous
fussions, et tels que nous devrions être. »
Conseiller d'état ordinaire depuis 1686, La Reynie était alors âgé
de soixante-sept ans, et il y en avait vingt-cinq qu'il occupait l'em-
ploi de lieutenant-général de police. Au mois de décembre 1690 ,
Jérôme Bignon en avait eu la survivance, à la demande du titu-
laire, qui, d'après Dangeau, « avoit prié le roi de le soulager dans
les fonctions de cette charge, qui étoit fort pénible, » d'où l'on peut
conclure qu'il songeait parfois à s'en démettre, mais que le charme
irrésistible du pouvoir le retenait. Quoi qu'il en soit de ces indéci-
sions, le moment de la retraite arriva. J^me Bignon ayant pré-
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848 REVUE DES DEUX MONDES.
féré et obtenu une intendance, La Reynie vendit sa charge à d'\r-
genson moyennant 50,000 écus (janvier 1697). Il restait d'ailleurs
conseiller d'état en service ordinaire, et ces fonctions devaient lui
faire une vieillesse encore suffisamment occupée. Dans Tannée qui
suivit, il fut chargé d'interroger à la Bastille la célèbre M** Guyon.
Un an après, le chancelier Boucherat étant mort, La Reynie fut cité
avec plusieurs autres personnages pour le remplacer; mais Pont-
chartrain, fatigué des finances, aspirait aux honneurs de la chan-
cellerie, et fut préféré par le roi, qui avait besoin de sa place pour
Chamillart. Douze années s'étaient écoulées depuis que La Rejmie
avait résigné ses fonctions actives, et, son énergie morale persévé-
rant, il refusait de se plier aux conséquences de l'âge et des infir-
mités. Plus ses forces le trahissaient, plus il se rattachait aux affw-
res. 11 fallut que Pontcharirain l'en arrachât par un coup d'autorité.
« J'espérois vous voir au conseil à Paris jeudi dernier, lui écrivit-il
le 2 décembre 1708, et je m'en faisois le plaisir cpie vous savez que
j'ai toujours quand je vous vois. J'appris avec douleur que votre
santé, qui malheureusement s'altère tous les jours, vous avoit em-
pêché d'y venir, et cela me confirme avec grand regret dans l'exé-
cution d'une pensée que je vous aurois simplement communiquée,
si je vous avois vu. Cette pensée est de vous soulager malgré vous-
même dans votre travail, et de le diminuer, quelque utile qu'il soit
au public. Vous tenez trois bureaux, celui des vacations, un des
parties, un des finances. Souffrez que je vous soulage du premier:
c'est celui qui vous fatigue le plus. Il exige même plus que tous
les autres, pour le bien de la justice et pour l'honneur des cours
dont on attaque les arrêts, que celui de messieurs les conseillers
d'état qui a l'honneur de présider à ce bureau soit régulièrement et
exactement présent au conseil et à toutes les cassations qui s'y
rapportent. Vous savez cependant, et nous ne l'éprouvons qu'avec
trop de douleur, que vous ne venez plus au conseil depuis très long-
temps... »
L'avertissement était formel , et force fut à La Reynie de s'exé-
cuter. Dépossédé pour n'avoir pas su se retirer à temps des fonc-
tions qu'il avait prétendu conserver au-delà des limites natureDes,
il dut, tout en se plaignant et récriminant, se replier sur lui-même
et attendre l'heure finale. 11 avait fait le 1" septembre 1696 un tes-
tament dont quelques dispositions ont été remarquées. En premier
lieu, son corps devait être enterré dans le cimetière de sa paroisse
et non dans l'église, « ne voulant pas, disait-il, que son cadavre fût
rais dans les lieux où les fidèles s'assembloient, et que la pourriture
de son corps y augmentât la corruption de l'air et par conséquent
le danger pour les ministres de l'église et pour le peuple. » On re-
connaît dans ces recommandations dernières la sollicitude du ma-
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MCOLVS DE LA REVNIE. 849
gistrat qui avait tant fait pour la salubrité de Paris. Ne pouvant
réformer un abus enraciné dans la vanité, La Reynie protestait du
moins par son exemple. Après avoir expliqué les libéralités qu'il
entendait faire aux pauvres et à divers établissemens charitables, il
défendait que l'église fût tendue en noir pour lui, se bornant à de-
mander, le jour de son inhumation, autant de messes qu'il poitrroit
en être dit. Veuf en 1658 d& sa première femme, il avait épousé,
dix ans après, Gabrielle de Garibal, fille d'un maître des requêtes,
dont il eut un fils et une fille. Il laissa à son fils, outre sa part de
succession, ses livres imprimés et reliés et ses livres d'estampes,
évalués à 20,000 francs environ, « quoiqu'il n'eût pas, disait-il avec
douleur dans son testament, déféré jusque-là à ses avis. » On sait
en effet par Saint-Simon que ce fils, « qui ne voulut jamais rien
faire, pas même venir recueillir la succession de son père, étoit allé,
longtemps avant la mort de celui-ci, s'enterrer dans les curiosités
de Rome, où il avoit passé sa vie, non-seulement dans le mépris du
bien, mais dans l'obscurité et sans s'être marié. »
Le véritable créateur de la police parisienne, celui qui avait pour
ainsi dire organisé la sécurité dans la capitale, et dont une multi-
tude de règlemens encore en vigueur, notamment sur les jeux,
les théâtres, la mendicité, etc., attestent la sagesse et l'activité,
mourut à Paris le 14 juin 1709, âgé de quatre-vingt-quatre ans.
On a pu voir, par ces règlemens mêmes et par sa correspondance,
qu'il était de la race des administrateurs dont le nom mérite de
survivre. D'une honnêteté qu'aucun soupçon n'effleura, vigilant et
conciliant tout à la fois, instrument habile et énergique, quoique
d'une fidélité douteuse dans ses amitiés, car il passa dans le camp
de Louvois après avoir épuisé les grâces de Golbert vieillissant, les
trente années où il dirigea la police furent, on peut le dire, celles
où les crimes et les violences diminuèrent dans la plus forte propor-
tion, où l'ordre fit le plus de progrès, où le développement de la vie
sociale fut le plus sensible. On l'a vu dans une circonstance solen-
nelle, l'affaire des poisons, en butte aux reproches acerbes des en-
nemis de Louvois, et l'on n'a pas oublié ce que disait M'"* de Sé-
vigné de sa réputation abominable-, mais on a pu voir aussi (ce
qu'ignoraient ses contemporains) que ses sévérités avaient pour mo-
bile les recommandations réitérées de Louis XIV, et il a constaté,
avec une bonne foi touchante , ses indécisions et ses doutes. Quand
en 1697 d'Argenson fut nommé lieutenant-général de police, Saint-
Simon fit, au sujet de son prédécesseur, ces réflexions qui ont ici
leur place marquée : « La Reynie, conseiller d'état, si connu pour
avoir tiré le premier la charge de lieutenant de police de son bas
état naturel pour en faire une sorte de ministère, et fort important
TOMB L. — 1864. 5i
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850 EETUE DES DEUX MONDES.
par la confiance du roi, ses relations continuelles ayec la cour, et le
nombre de choses dont il se mêle, où il peut servir ou nuirç infini-
ment aux gens les plus conaidérables, obtint enfin, à quatre-vingts
ans (1), la permission de quitter un si pénible emploi, qu'il a?oit
le premier ennobli par l'équité, la modestie et le désintéressement
avec lequel il l'avoit rempli, sans se relâcher de la plus grande
exactitude ni faire de mal que le moins et le plus rarement qu'il loi
étoit possible. Aussi étoit-ce un homme d'une grande vertu et d*ane
grande capacité, qui, dans ime place qu'il avoit pour ain$i dire créée,
devoit s'attirer la haine publique, et s'acquit pourtant l'estime uni-
verselle. » Ailleurs cependant Saint-Simon reproche à La Rejnie de
s'être noyé dans les détails d'une inquisition qui, comme œlle de
saint Dominique, « dégénéra en plaie mortifère et en fléau d'ét&t.i
Le marquis de Soorches, en louant « son manège, son esprit, sa gra-
vité, » fait remarquer qu'il parlait peu. Il a par contre beaucoup tra-
vaillé, beaucoup écrit, et laissé assez de matériaux pour recon-
stituer en quelque sorte son administration. Ce qui en ressort avec
évidence, c'est que, tout en inclinant par caractère aux vmes delà
douceur, il seconda, avec l'activité minutieuse qu'il portait partout,
les vues de Le Tellier et de Louvois dans la révocation de l'édit de
Nantes, cette grande iaule du règne. On l'eût à la vérité brisé sans
pitié, s'il avait osé contrarier l'esprit d'intolérance qui emportait la
nation entière; mais il ne l'a pas essayé, se contentant die faire le
peu de bien qu'il pouvait, et, comme dit Saint-Simon, le moins de
mal possible. Sous ces réserves, on ne saurait trop louer son intel-
ligence des besoins de la société nouvelle, son dévouement à la
chose publique, son zèle, que les glaces de l'âge ne purent refroi-
dir. Le moyen enfin de refuser ses sympathies « à ce magistrat des
anciens temps, comme dit encore Saint-Simon, si redoutable aux
vrais criminels par ses lumières et sa capacité? » Les magistrats des
anciens temps avaient, n'en déplaise à Saint-Simon, moins de ver-
tus et de lumières que ceux du xtii' siècle; mais l'inteotion du
grand chroniqueur n'en mérite pas moins d'être notée, et l'éloge,
avec la signification qu'il lui donne, a une valeur que je ne veux
pas lui dter. Honnête et désintéressé, novateur pratique, ne croyant
pas au bien absolu et infatigable à la recherche du mieux, La Rey-
nie est en définitive, sauf, bien entendu, les préjugés économiques
et les passions religieuses de son temps, un adininistrateur digne
d'être pris pour modèle, et qu'il y aura toujours gloire à imiter.
PiERBE Clément.
(i) Né en 1925, La R^yiiîe B*ami alors que soixante-doue ans.
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LA
BANQUE DE FRANCE
BT
LES BANQUES DÉPARTEMENTALES
S'il y a quelquefois de rinconvénient à trop discuter, il y en a
encore plus à ne pas discuter assez. On commence à s'en aperce-
voir un peu tard à propos de la loi qui a prorogé le privilège de la
Banque de France jusqu'en 1897. Le corps législatif l'a votée dans
une demi-séance, à la fin de la session de 1857, bien qu'elle aliénât
pour trente ans un des droits les plus importans de l'état, et les
questions vitales qu'elle soulevait ont été à peine abordées. On peut
affirmer que le corps législatif ferait un peu plus de difficulté au-
jourd'hui. Un incident inattendu a réveUlé tout à coup les pro-
blèmes endormis par quinze ans de silence, et, bien qu'il ne soit
plus temps de les résoudre législadvement, il n'est plus possible de
les oublier. Quelques-unes de ces questions délicates ont été dis-
cutées dans la Revue en pleine connaissance de cause (1). Je par-
tage la plupart des opinions de M. Victor Bonnet, et je n'entrepren-
drai pas de redire ce qu'il a très bien dit; mais je diffère avec lui
sur im point qui me parait des plus importans : je veux parler de la
question de savoir si, dans un grand pays comme la France, plu-
sieurs banques valent mieux qu'une. Je l'examinerai en dehors de
toute préoccupation relative à la Banque de Savoie proprement dite,
(1) La Liberté des banques d'émission et le Taux de VimUrét, pir M. Victor Bonnet,
livraison du i*' janvier 1864. On comprend que nous appelions, sur un sujet de cette
importance , toutes les opinions désintéressées qui peuTeni Téclairer utilement pour le
pays.
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852 REVUE DES DEUX MONDES.
la dilTiculté soulevée pai* cet incident ayant eu pour effet de réveiller
la discussion générale.
Je suis de ceux qui pensent que plusieurs banques rendraient
plus de services qu'une seule, et, pour bien marquer dès le début
le point en litige, je n'entends pas parler de banques libres, établies
et régies à volonté par le premier venu, mais d'un nombre restreint
de banques publiques, constituées et réglementées par la loi, em-
brassant dans leurs opérations un rayon déterminé, telles enfin
qu'elles étaient sorties de la loi de l'an xi et qu'elles ont existé jus-
qu'en 1848, sauf les modifications dont l'expérience a démontré la
nécessité , et que le temps aurait à coup sûr introduites dans leur
mécanisme. Quel devrait en être le nombre ? Une enquête ouverte
dans toute la France pourrait seule répondre. Les uns demanderaient
une banque par département, les autres en voudraient seulement
une par ressort de cour d'appel ou vingt-huit en tout; d'autres en
admettraient moins encore, huit ou dix par exemple, dessenant
chacune dix ou douze départemens, et instituant autour d'elles des
succursales dans le rayon qui leur serait assigné. Ce dernier système
me parait le meilleur, du moins pour le moment. Au sortir d'un mo-
nopole rigoureux, ce qui se rapproche le plus de l'unité mérite la
préférence, pour éviter les changemens trop brusques.
Ce qui est certain dans tous les cas, c'est qu'une banque unique
peut dilTicilement suffire, dans un pays de 54 millions d'hectares et
de 37 millions d'habitans, à une œuvre aussi immense, aussi com-
pliquée, avec le progrès croissant des affaires, que l'entreprise gé-
nérale des escomptes, des émissions et des comptes courans sur
toute la surface du territoire. La Banque de France n'a encore pu
réaliser qu'une bien petite part de son gigantesque programme : elle
n'a fondé hors de Paris que cinquante -trois comptoirs ou succur-
sales, et, hors de ces cinquante -trois places, tout le reste pâtit (1).
Même dans les villes qui possèdent des comptoirs, le commerce
local se plaint d'être sacrifié au centre. L'extrême centralisation du
crédit ne peut produire, suivant un mot bien connu, que rapoplexie
(tu centre et la paralysie aux extrémités. Que dis-je? le centre lui-
même souffre de ce monopole absolu, en ce sens que les ressources
de la banque unique, au lieu de se concentrer sur Paris et les en-
(1) Voici CCS cinquante-trois succursales dans Tordre de leur importance : LyoD,Blar-
scille, Lille, Bordeaux, Le Havre, Nantes, Rouen, Sti*asbourg, Saint-Quentiu, Mulhouse,
Valencieniu's, Besançon, Montpellier, Saint-Étienne, Toulouse, Reims, Nîmes, Caen,
Angouléme, Avignon, Amiens, Le Mans, Orléans, Toulon, Angers, Clcrniont, Dijon,
Bar-le-Duc, Nancy, Dunkerque, Sedan, MeU, Troyes, Grenoble, Limoges, Tours, La
Rochelle, Rayonne, Saint-Lô, Rennes, Arras, Poitiers, Carcassoune, Nice, Nevers, Agen,
Laval, Chàteauroux, Brest, Bastia, Annonay, Chalon-sur-Saône, Fiers.
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LES BANQUES DEPARTEMENTALES. SîS'À
virons, se dispersent d'un bout de la France à l'autre. De toutes
parts, des réclamations s'élèvent; le faisceau mal lié se dissout, et,
pour avoir voulu être partout à la fois, on finit par ne plus suffire
nulle part.
La Banque de France a fait en 1863 pour 5 milliards 688 millions
d'escomptes. C'est un beau chiffre, mais qui aurait pu être doublé, si
tous les besoins légitimes avaient reçu satisfaction. Les escomptes de
Paris y figurent pour les trois septièmes (2 milliards 455 millions),
ceux des départemens pour quatre septièmes (3 milliards 233 mil-
lions). Peut-on croire de bonne foi que ce soit la proportion natu-
relle? Si riche que soit la ville de Paris, il est bien difficile d'ad-
mettre qu'elle fasse à elle seule presque autant d'affaires que tout
le reste de la France. En réalité, les trois quarts du territoire man-
quent des facilités que donne au commerce la proximité d'une ban-
que. Cinquante départemens seulement possèdent des succursales,
car le département du Nord en a trois et celui de la Seine-Infé-
rieure deux. Trente-six départemens, non compris ceux de la Sa-
voie et de la Haute-Savoie, en sont privés (1). La loi de 1857 impose
à la Banque l'obligation d'ouvrir une succursale par département.
On voit combien elle est loin de compte, et au train dont elle y va,
il lui faudrait plus de vingt ans encore pour remplir son engage-
ment. On se tromperait d'ailleurs en croyant qu'une succursale
dessert tout le département où elle se trouve. Son action s'arrête
au contraire dans un rayon très étroit, et il est plus facile d'y es-
compter du papier sur Paris ou sur une autre succursale que sur
les petites villes voisines. Ce n'est déjà plus assez qu'un comptoir
par département, il en faudrait un dans les principaux chefs-lieux
d'arrondissement, et le moment approche où chaque arrondisse-
ment réclamera le sien. La France se divise en 373 arrondissemens.
(Juand un petit pays comme l'Ecosse, qui n'a pas le dixième de notr<-
population, alimente iôO comptoirs ou un par 8,000 habitans, ce
n'est pas une prétention bien exorbitante que d'en demander pour
la France 373 ou un pour 100,000 habitans. Alors seulement l'or-
ganisation du crédit embrassera l'ensemble du territoire; jusque-là
on ne fera rien que de partiel et d'incomplet.
Il suffit de 4 à 5 millions d'escomptes par an pour payer les frais
d'un comptoir; la Banque de Fi*ance en donne elle-même la preuve,
puisque sa succursale de Bastia n'a fait en 1863 que 4,682,000 fr.
(1) Ces départemens sont : Ain, Allier, Basses- Alpes, Hautes-Alpes, Ariége, Aveyron,
Cantal, Cher, Corrèze, Côtes-du-Nord , Creuse, Dordogne, Drùme, Eure, Eure-et-Loir,
Gers, Jura, Landes, Loir-et-Cher, Haute-Loire, Lot, Lozère, Haute-Marne, Morbihan,
Oise, Hautes-Pyrénées, Pyrénées-Orientales, Hauto-Saùue, Seiue-et-Oisc, Seinc-n-
Marne, Deux-Sèvres, Tarn, Tarn-et-Garoniie, Vendée, Vosges, Yonne.
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85A E£VUE DEC DEUX MONDES.
d'escomptes et celle de Châteauroux 4,388,000. Ces deux succur-
sales paient leurs frais et donnent un léger bénéfice. Il y a en
France bien peu d'arrondissemens qui ne puissent fournir, sinon
peut-être immédiatement, du moins à bref délai, 5 millions d'es-
comptes par an. La Banque nous le prouve encore, car nous voyons
la succursale de Saint-Lô, située dans une ville de 8 à 10,000 âmes,
Cadre pour plus de 22 millions d'escomptes. La plupart des succur-
sales existantes sont placées dans des chefs-lieux de département;
mais il en est, comme celles de Bayonne et de Chalon-sur-Saône,
dans des chefs-lieux d'arrondissement, et même, conune celles de
Fiers et d'Annonay, dans de simples chefs-lieux de canton. Hors des
grandes places commerciales, on ne comprend pas toujours les mo-
tifs qui ont décidé les choix. On voit des villes de 10 à 15,000 âmes
avoir des comptoirs, quand des villes de 20,000, 30,000, &0,000 âmes
n'en ont pas. Pourquoi un comptoir à Laval , par exemple , quand
on en refuse à Roubaix, à Cherbourg, à Boulogne, à Bourges, à Bé-
ziers, à Castres, à Dieppe, à Abbeville, à Montluçon, et à tant d'au-
tres places non moins importantes?
La multiplicité des comptoirs devient d'autant plus nécessaire
qu'ils n'auraient pas seulement pour effet d'étendre le crédit com-
mercial, mais de fonder le crédit agricole. On parle beaucoup de-
puis quelques années du crédit agricole. Il ne se répand pourtant
pas. Pourquoi? Parce que nos cultivateurs n'ont pas à leur portée
les moyens d'escompter leur papier à de bonnes conditions. Les
petites succursales seraient les véritables instrumens du crédit agri-
cole. Quand chaque arrondissement aura son comptoir, il arrivera
partout ce qui arrive à Saint-Lô, dont le comptoir est principale-
ment alimenté par les herbagers. Ici , c'est le bétail qui fournit la
matière première des escomptes; ailleurs, ce sera le blé ou le vin,
la laine ou la soie, suivant l'infinie diversité des cultures.
Voit-on maintenant la banque unique entreprenant de diriger
ces 373 succursales ou seulement les 90 qui lui sont imposées par
la loi! 11 ne s'agira bientôt plus de 5 milliards d'escomptes, mais
du double, du triple, car le mouvement des affaires va en s' accélé-
rant. Avec la meilleure volonté du monde, un seul établissement
peut-il prétendre à tout prévoir et à tout faire, de manière à mettre
partout les ressources au niveau des besoms? Même dans l'état ac-
tuel, l'impossibilité devient chaque jour manifeste. N'est-U pas re-
grettable que quand la Banque a de grandes demandes à satisfaire
à Paris, elle réduise ses escomptes à Marseille, à Bordeaux, à Lyon,
qui n'en peuvent mais? Ne voyons-nous pas ce phénomène singulier
que, si elle se croit forcée de hausser son escompte à Paris , elle le
hausse par ce seul fait dans toutes ses succursales? Parce qu'il y a
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LES BANQUES OÉPARTEMENTAiLES. 855
crise à Paris, faut-11 de toute nécessité que l'escompte monte aussitôt
àBayonne, à Nice, à Agen, à Bastia? Dans une ville de 1*20,000 habi-
tans, à Toulouse, la Banque a imaginé récemment de n'admettre à
l'escompte que trois jours par semaine. La chambre de commerce a
réclamé, et la Banque a cédé de mauvaise gr&ce. Cet exemple n'est
pas le seul. Qu'on interroge les chambres de commerce, on verra
ce qu'elles rendront.
Un des signes les plus frappans de ceitte impossibilité ioatérielle
est ce qui arrive pour les encaisses. C'est déjà une entreprise diffi-
cile que de maintenir dans une seule ciôsse le numéraire suffisant
pour acquitter tous les billets qui peuvent se présenter. La difficulté
centuple quand il faut se tenir prêt sur tous les points à la fois. La
Banque n'a pas seulement une caisse, die en a cinquante-quatre
dispersées aux deux bouts du territoire, et elle •devrait en avoir
beaucoup plus. De là des inquiétudes continuelles et d'intermina-
bles embarras. De ce centre unique, il faut sans fm ni trêve veiller
à l'état de ces cinquante-quatre caisses, diriger à tout moment des
espèces sur celles qui en manquent, en retirer de celles qui en ont
trop, et après bien des ordres télégraphiques donnés dans tous les
sens on est toujours exposé à l'aOront de voir un créancier inattendu
frapper à une caisse vide. Ici les succursales prennent leur revanche,
ce sont elles qui épuisent la caisse centrale. Le quart seulement de
l'argent monnayé reste à Paris, les succursales en absorbent les trois
quarts, de sorte que c'est le point où circulât ie plus de billets et
où il se fait le plus d'affaires qui conserve le moins d'espèces : nou-
velle et bizarre conséquence du monopole.
Le seul moyen d'alléger ce fardeau est de le partager. Ce qu'une
banque ne peut faire, plusieurs pourraient l'accomplir. Rien de plus
facile que de diviser la France en huit ou dix régions ayant chacune
leur banque-mère. Dès ce moment, tout devient possible. Moins
nombreuses et moins éloignées , les succursales de chaque banque
présenteraient moins de difficultés, et leur réseau s'étendrait beau-
coup plus vite. A raison 4e vingt nouveaux comptwrs par an (^
deux en moyenne par chaque région , il faudrait encore seize ans
pour en fonder un par arrondissement en commençant par les plus
riches; dans un temps où tout marche si vil», serait-ce y mettre
trop de précipitation?
La Banque de France ne perdrait pas autant qu'on pourrait croire
à cette nouvelle organisation ; elle n'y laisserait qu'une chimère
impraticable en s' affranchissant d'une effrayante responsabilité. Elle
conserverait dans le partage des régions la ville de Paris et les dé-
partemens les plus riches de France. Son rayon s'étendrait sur neuf
millions d'habitans, tandis que le rayon des banques locales n'en
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SÔ6 BEVUE DES DEUX MONDES.
romprendrait en moyenne que le tiers. Cette part suffirait pour
([u'elle fit bientôt autant d'affaires qu'aujourd'hui. Elle n'aurait plus,
il est vrai, ses grandes succursales de Lyon, de Marseille, de Bor-
deaux, de Nantes, de Toulouse; mais elle pourrait conserver celles de
Lille, du Havre, de Rouen, de Saint-Quentin, de Valenciennes, qui
n'ont pas beaucoup moins d'importance ; elle se délivrerait de qua-
rante succursales lointaines et peu actives qui lui donnent plus de
soucis que de profits, en les remplaçant par des villes plus rap-
prochées. Croit-on que Versailles, Chartres, Évreux, Beauvais,Laofl.
Alençon, Melun, Fontainebleau, Meaux, Étampes, Soissons, Lisieui
r.ompiègne, Yvetot, Louviers, Pontoise, Corbeil, ne pourraient pas
alimenter un comptoir tout aussi bien qu'Agen ou Chàteauroux? Je
ne prétends pas rechercher ici jusqu'à quel point les t^mes de la
loi de 1857 donnent à la Banque le privilège unique et exclusif
dont elle se prétend investie (1). Je reconnais sans difficulté que, si
elle n'a pas pour elle le texte de la loi, elle a l'usage, la posses-
sion, le sous-entendu : elle peut invoquer le principe error commu-
nia facit Jus ; mais le moment n'est peut-être pas éloigné où elle y
renoncera d'elle-même. C'est dans trois ans, en 1867, que le gou-
vernement pourra exiger d'elle une succursale par départemeot.
Elle aura alors à examiner, dans son propre intérêt, si les charges
du monopole n'excèdent pas les avantages. Rien n'empêche que ses
actionnaires soient appelés, à titre de compensation, à verser en
tout ou en partie le capital des banques nouvelles, ce qui facilitera
peut-être une transaction.
Les objections qu'on oppose aux banques multiples sont de deux
s<3rtes : l'une porte sur la sécurité, qui serait moindre, dit-on, avec
plusieurs banques qu'avec une, l'autre sur les avantages que pré-
sente pour la circulation l'unité du billet de banque. Ces objections
n'ont quelque valeur qu'autant qu'on affecte de comparer la banque
unique avec un nombre illimité d'entreprises libres agissant sans
règle et sans mesure. Dès qu'il ne s'agit que d'un petit nombre de
compagnies autorisées, tout change de face. On ne peut voir de diffé-
rence pour la sécurité entre une ou plusieurs banques également
constituées par la loi, sinon que plusieurs donnent plus de garan-
ties qu'une seule. Toute banque présente des dangers; diviser les
binques, c'est diviser le risque. Tout le monde connaît ce proverbe
1 ) L*article f*»" de la loi de 1857 est ainsi conçu : « Le privilège cooféré à la Banque
«i«- France par les lois du 24 germinal an xi, 22 ayril 1806 et 30 juin 1840, doat la
iUirée expirait le 30 décembre 1867, est proroge et ne prendra fin que le 31 décembrr
1.^*^7. m Quand on se reporte aux lois de germinal an xi et de juin 18$0, on trwiTf
•lue tout -s deux. Tune dans son article 31 et Tautre dans son article 8, réserreot for-
in<Mle:Ticnt Pexistence des banques départementales.
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LES BANQUES DÉPARTEMENTALES. 857
A'ulgaire : il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier.
Si, pour une cause ou pour une autre, la confiance du public dans la
l)anque unique vient à s'altérer, tout s'arrête à la fois sur l'étendue
entière du territoire; la crise est immense et universelle. Dans le
système de la pluralité, les fautes commises par une banque ne réa-
gissent sur les autres qu'indirectement; elles peuvent se secourir ei
se soutenir dans les momens difficiles, et dans le cours ordinaire
des choses elles s'instruisent par leurs exemples et se contrôlent par
la comparaison. On n'essaiera pas sans doute de prétendre que.
dans l'état actuel des affaires, nos premières villes commerciales
ne peuvent fournir des hommes en état de diriger une banque aussi
bien que les administrateurs, si habiles qu'ils soient, de la Banque
de France. Rien n'est d'ailleurs plus facile que de leur imposer par
la loi des règles plus sévères et plus efficaces que celles qui prési-
dent à notre grand établissement de crédit.
La constitution de la Banque de France présente deux vices fon-
damentaux. L'un est l'immobilisation de son capital, l'autre le droit
illimité d'émission sans aucune proportion exigée avec l'encaisse
métallique. Le capital versé par les actionnaires est de 182 mil-
lions, portés à plus de 200 par les réserves accumulées. De cette
somme il ne reste pas un sou dans les caisses de la Banque; 150 mil-
lions sont placés en rentes sur l'état, 10 millions en immeubles,
60 millions avancés au trésor public; dans un moment de crise, la
réalisation de ces gages serait fort difficile. En même temps l'é-
mission des billets peut s'accroître sans limites, de telle sorte que
nous avons vu tout récemment un découvert d'un milliard (800 mil-
lions en billets et 200 millions en dépôts exigibles) représenté par
un encaisse métallique de moins de 200 millions. De pareils faits
sont en opposition ouverte avec tous les principes admis en cette
matière : ils peuvent n'avoir pas dans la pratique de grands dan-
gers à cause de la confiance qu'inspire à bon droit Tadministration
de la Banque; mais une constitution qui offre de pareils défauts ne
saurait être donnée comme un modèle. L'organisation des banques
départementales pourrait aisément être bien meilleure. Il suffirait
de Remonter à leur origine pour trouver les exemples à suivre.
D'après leurs anciens statuts, la somme de leurs billets en circula-
tion et de leurs autres engagemens exigibles ne devait jamais excé-
der le triple de leur encaisse métallique.* Il va sans dire que leur
état de situation devrait être publié tous les mois et même toutes
les semaines, et avec les détails nécessaires pour mettre le public an
courant de tout ce qu'il doit savoir.
Toute banque qui se trouve près du siège du gouvernement pré-
sente des dangers particuliers. L'état a de grands besoins, il use
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858 BETUE MS DUX MONDES.
souvent de son autorité pour absorber les leseources à sa portée.
Tant qu'a duré le gouvernement de 1830, après la crise des pre-
mières années, k trésor public n'a demandé à U Banque aucune
avance; après la révolution de 18&8, les avance» ont commencé.
Elles n'ont été d'abord que provisoires: puis le moiMnt est vota où,
le trésor ne pouvant pas s'acquitter, il a iallu les consolider, et c'est
ainâ que le capital de la Banque, même doublé en 1857, y a passi
tout entier. Lc^ banques départementales seraient, il Eaut l'e^er,
un peu plus à l'abri de ces exigences; elles pourraient conaerrer la
plus grande partie de leur cafûtal en numéraire.
Reste le grand cbeval de bataille, l'unité du billet de banque. Je
ne conteste en aucune façon les avantages de celte unité, b^ que
je n'admette pas l'assimilation du billet de banque à la monnaie.
Le billet de banque n'est une monnaie qu'autant qu'il a cours forcé,
et tout le monde repousse le cours forcé. Ce qui est vrai, c'est que
le billet de banque, étant plus commode que la monnaie, se sub-
stitue avantageusement à eUe dans un grand nombre de transactions,
et cette substitution rencontre d'autant plusse facilité que le l)illet
de banque est plus généralement connu et accepté; mais il n'est ni
impossible ni même difficile de concilier avec la pluralité des ban-
ques, sinon l'unité proprement dite, du moins tous les avantages
de l'unité. Il suffit que la loi constitutive les oblige à s'ouvrir réci-
proquement des crédits, à rembourser leurs billets à présentation,
à tirer les unes sur les autres, sous la condition expresse de ré-
gler leurs OHnptes tous les mois ou même tous les quinze jouis.
Un mécanisme analogue existe de temps imménoorial en Ecosse et y
fonctionne parfaitement. On peut (ordonner, en outre, coniormément
à la loi de l'an xi, que les billets se fabriqueront tous dans le même
établissement sous la surveillance d'un syndicat, qu'ils auront tous
la même apparence extérieure et ne se distingueront les uns des
autres que par le nom de la banque et les signatures des adminis-
trateurs. Croit-on que, dans ces conditions, ces huit ou dix e^)ëces
de billets ne circuleraient pas tout aussi bien qu'une seule? On a
parlé de billets émis par le gouvernement et distribués aux banques
sous certaines conditions, comme à New-York. Cet expédient résou-
drait encore la difficulté, mais il n'est pas nécessaire. L'association
suffit.
Les défenseurs du billet unique distinguent entre les opérations
des banques. Ils réclament pour une seude le droit d'émission, et
font bon marché du reste. « Si l'émission n'est pas libre, disent-'ds,
le dépôt et l'escompte le sont. Faites autant de banques de dépôt et
d'escompte que vous voudrez, vous en avez le droit, mais à condi-
tion que vous n'émettrez pas de billets de banque. » Cette thèse n'est
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LES BANQUES DÉPARTEMENTALES. 859
]>as sérieuse. Qui ne sait que, dans Tétat actuel de nos habitudes,
une banque locale, privée du droit d'émission, ne peut s'établir
qu'avec beaucoup de peine et n'agir qu'avec des moyens insuf-
fisans? Qu'en Angleterre et en Amérique des banques puissent se
soutenir avec la seule ressource des comptes courans, ce n'est pas
une raison pour qu'il en soit de même en France, hors de Paris et
de quatre ou cinq grandes places de commerce. Nous voyons que,
même en Angleterre et en Amérique, les banques réunissent pres-
que toujours la ressource des émissions à celle des comptes courans,
et certainement l'usage du chèque n'aurait pas pris tant de déve-
loppement, si le droit d'émission ne l'avait précédé. Si la Banque
de France n'avait que ses comptes courans, elle ne ferait pas le cin-
quième de ses affaires; son immense émission fait toute sa puis-
sance. Les petits banquiers de nos petites villes n'offrent aucune
garantie, ils le prouvent tous les jours par le nombre de leurs fail-
lites. Rien ne limite le prix qu'ils mettent à leurs services, et le
bruit public les accuse souvent de profits usuraires. C'est préci-
sément pour débarrasser le commerce de ces secours équivoques
qu'on réclame des banques autorisées et réglées par la loi. Un jour
viendra peut-être où le droit d'émission sera moins exigé, mais
pour le moment c'est la condition nécessaire de tout développement
sérieux.
On se sert quelquefois, à l'appui de la banque unique, de l'exem-
ple des lois rendues en Angleterre, en 18Ai et 18A5, sur la propo-
sition de sir Robert Peel, pour réglementer l'industrie des banques.
*Cet exemple ne dit pas ce qu'on veut lui faire dire, il dit même le
contraire. Il prouve que les Anglais ont senti la nécessité de mettre
des limites aux émissions , qui étaient auparavant tout à fait arbi-
traires; mais la pluralité des banques n'entratne nullement l'émis-
sion illimitée. C'est la Banque de France qui jouit de ce droit ex-
cessif, et l'exemple des lois de sir Robert Peel tourne directement
contre elle. Il est vrai que cet homme d'état s'est montré peu favo-
rable à l'extrême multiplicité des banques anglaises et qu'il a ma-
nifesté le désir d'en réduire le nombre; mais ce nombre, quel
était-il? Dans un pays grand comme le quart de la France, il y avait
et il y a encore plus de deux cents banques ayant le droit d'émis-
sion, sans compter les succursales ou branches. On comprend sans
peine que, devant une pareille diversité, sir Robert Peel ait reculé.
A-t-il supprimé une seule banque? Pas une seule. Il s'est borné à
empêcher qu'on n'en créât de nouvelles. Si la France avait autant
de banques d'émission que l'Angleterre proportionnellement à sa
surface, elle en aurait mille. Nous n'en demandons pas tant.
Après l'Angleterre, on cite la Belgique. La Belgique est, comme
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HI50 BEVUE DES DEUX MONDES.
♦^tendue, le dix-huitième de la France, et le huitième comme popu-
lation. C'est à peu près l'équivalent de ce que serait une de nos
i>^gions. Une seule banque d'émission y suffit, sans qu'on puisse en
rien conclure. 11 est seulement à remarquer que, dans ce petit pays,
la banque centrale a 27 succursales; si nous en avions autant, nous
en aurions p^us de 500. Voilà encore un exemple assez mal choisi.
1/ Allemagne vit sous le régime des banques multiples, sans que la
circulation en souffre sensiblement. Il faut aller en Autoriche et en
Russie pour retrouver le principe de la banque unique appliqué à
de grands empires, et nous n'avons pas l'habitude d'aller chercher
de ce côté-là les modèles à suivTe en fait d'administration finan-
cière.
Quand même la pluralité des banques n'aurait pas pour eOet de
faire baisser le taux de T intérêt, elle rendrait déjà d*assez grands
services en généralisant l'usage du crédit. Aurait-elle aussi une in-
fluence favorable sur le taux de l'intérêt? Il est permis de l'espérer.
M. Victor Bonnet a très bien montré les illusions qui ont cours sur
les effets du papier-monnaie. On sait maintenant que le billet de
banque n'a pas le pouvoir magique de créer les capitaux; c'est pu-
rement et simplement la substitution d'une créance à une autre,
une promesse de payer rédigée sous une nouvelle forme qui la rend
d'une circulation plus facile. Cette transformation doit avoir *des
limites qu'il ne faut pas dépasser. D'un autre côté, M. Clément
Juglar a démontré, dans un livre couronné par l'Académie des
Sciences morales et politiques, que les crises commerciales obéis-
sent à des lois qui les rendent en quelque sorte périodiques, b
science économique enseigne depuis longtemps que toute action
péremptoire sur le taux de l'intérêt est impuissante et nuisible, et
que si les capitaux deviennent rares, il faut se résigner à les payer
cher. Ce sont là des vérités incontestables; mais, tout en écartant
les promesses et les espérances chimériques, n'y a-t-il absolument
rien à faire pour travailler, dans la mesure du possible, à la baisse
de l'intérêt et à l'adoucissement des crises? Si la Banque de France,
au lieu d'embrasser les quatre-vingt-neuf départemens, concentrait
les ressources dont elle dispose sur Paris et la région environnante,
la verrions-nous aussi souvent porter le taux de ses escomptes au-
delà de 4 ou 5 pour 100? Les opérations des autres banques con-
tribueraient-elles, en augmentant les moyens de crédit, à maintenir
l'intérêt le plus bas possible? Telles sont les questions qu'il n'est
pas interdit d'examiner, et dont la solution peut parfaitement se con-
cilier avec les principes généraux rappelés par M. Victor Bonnet.
Sans prétendre que l'émission puisse jamais être indéfinie, on
peut affirmer que, dans l'état actuel de la France, la somme des
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LES BANQUES DÉPARTEMENTALES. 861
billets en circulation peut s'accroître d'une quantité inconnue, mais
qui arrive probablement à 2 ou 300 millions, à la seule condition
qu'ils soient représentés par de suffisantes réserves métalliques.
Or, bien qu'illimitée en droit, l'émission de la Banque de France a
évidemment atteint et même dépassé son maximum, tant que ses
conditions d'existence n'auront pas changé. Elle-même travaille à
se réduire, et elle a bien raison. De 864 millions au mois de jan-
vier 1863, sa circulation est descendue à 746 millions au mois de
mars 1864. Faut- il en conclure que de nouvelles banques, en ver-
sant un nouveau capital, ne pourraient pas constituer de nouvelles
réserves métalliques, et par conséquent justifier de nouvelles émis-
sions? Il y a un mot dont on fait aujourd'hui un grand usage, un de
ces mots commodes qui ont l'air de rendre compte de tout, celui de
crise monétaire. La France est sans comparai son 'le pays de l'Europe
qui possède le plus d'or et d'argent; elle en a à elle seule auUmt
que tout le reste de l'Europe ensemble. D'où vient cependant que la
Banque de France en manque à tout moment? 11 n'est pas impos-
sible que l'exportation du numéraire y soit pour quelque chose;
mais il se peut aussi que la constitution de la Banque y soit pour
beaucoup plus. Nous ne le saurons exactement que quand nous
pourrons lui comparer d'autres banques qui auront leur capital
libre et réalisé en argent. Qui n'entend qu'une cloche n'entend
qu'un son. L'exportation du numéraire, telle du moins que l'a con-
statée la douane, n'a pas atteint en 1863 100 millions, c'est-à-dire
le soixantième de notre capital métallique, qui ne doit pas être au-
dessous de 6 milliards (1). Voilà une bien petite cause pour produire
de si grands effets.
C'est beaucoup moins par des émissions, comme l'a remarqué
M. Victor Bonnet, que par des dépôts en comptes courans que doit
désormais s'étendre le crédit. A cet égard encore, la Banque de
France a touché sa limite; elle recule au lieu d'avancer. Il y a
quelques années, les comptes courans des particuliers atteignaient
300 millions; ils ne sont plus que de 150. Pourquoi? Tout le monde
le sait, parce que la Banque ne donne pas d'intérêt. De grands éta-
blissemens se sont formés à côté d'elle pour intercepter les capitaux
flottans en leur accordant un intérêt. Ces établissemens ne des-
servent guère que la ville de Paris, et même imparfaitement, car
on cherche encore les moyens d'y populariser l'usage du chèque^ si
répandu en Angleterre et en Amérique. Pour la province, il n'y a
rien ou à peu près rien. La province renferme pourtant beaucoup
(1) Exportation des métaux précieux en 1863, 618 millions; importation, 532 mil-'
lions; différence, 86 millions. Dans la période de 1848 à 1862, Timportation a excédé
Texportation de plus de 2 mUliards, qui ont dû rester en France.
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862 E£VUE DES DEUX MONDES.
plus que Paris cette multitude de petites épargnes cachées qui for-
meraient par leur réunion d'immenses capitaux. Rien ne les engage
à sortir de leurs retndtes. Sur les 150 millions de dépôts que reçoit
la Banque, 25 seulement viennent des succursales. C'est un résultat
misérable. Des banques locales, en multipliant les comptoirs, met-
traient leurs caisses à portée des moindres capitalistes, et, en payant
un intérêt, exciteraient les capitaux enfouis à se montrer.
Cette considération est décisive. Je m'étonne qu'elle n'ût pas
frappé M. Victor Bonnet. Elle seule devrait amener l'établissement
le plus prompt possible d'un cqmptoir par arrondissement, car si
les banques anglaises et américaines reçoivent de si nombreux dé-
pôts, c'est qu'on les trouve partout. Il y a bien en France 700 caisses
d'épargne en y comprenant les succursales , pourquoi n'y aurait-il
pas 373 comptoirs d'escompte et de dépôt? Les administrateurs des
caisses d'épargne ont eu une louable émulation qui a manqué à la
Banque; la bienfaisance a été plus ingénieuse et plus active que la
spéculation, parce qu'elle a eu plus de liberté.
Plus il est dii&cile d'échapper aux crises véritables, plus il im-
porte de supprimer les crises factices qui résultent d'une mauvaise
organisation. Quand la masse des capitaux circulans se sera ac-
crue, l'intérêt baissera naturellement. Rien n'obligera les banques
à avoir toutes à la fois le même taux d'intérêt. Sous ce rapport
comme sous tous les autres, on comparera les diverses gestions,
et on verra dans quelles circonstances le commerce trouvera sans
danger les conditions les plus favorables. Il y a sans doute de nos
jours une certaine solidarité entre les grandes places commerciales,
mais le lien qui les unit n'est pas tout à fait aussi étroit qu'on le
dit. L'expérience prouve que l'escompte peut varier de 2 pour 100
entre la Banque de France et la Banque d'Angleterre; cette diffé-
rence suffit. Nous voyons la Banque de France admettre à l'escompte
les bons du trésor, les bons de la caisse de la boulangerie, les bons
de la caisse des travaux publics; nous la voyons faire de grandes
avances sur dépôts de rentes et d'autres valeurs. Il se peut que le
milieu où elle se trouve lui en fasse une nécessité; les banques dé-
partementales ne seraient- pas tout à fait dans le même cas : elles
pourraient réserver davantage leurs ressources pour l'escompte du
papier de commerce, qui est le véritable but de l'institution. La
Banque de France tient à ses statuts; qu'elle les conserve, mais
qu'elle n'empêche pas les tentatives nouvelles pour élargir le champ
du crédit. Avec une banque unique, tout essai prend une telle gra-
vité qu'on doit y renoncer. Avec plusieurs, les expériences devien-
nent Ynoins formidables.
La fixité du taux de l'escompte n'est pas encore, quoi qu'on en
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LES BANQUES DEPABTEMniTAlES. 863
dise, une question résolue, non pour le marché général des capitauip
où l'intérêt doit être libre, mais pour un établissement privilégié.
La Banque de France a vécu longtemps sous le régime de l'intérêt
fixe, et elle ne s*en est pas si mal trouvée. Qu'on élève le taux de
l'intérêt quand on apporte au commerce de nouvelles ressources,
cela se comprend et se justifie : mieux vaut avoir à 10 pour 100
100,000 firancs dont on a besoin que 50,000 à 5 pour 100 seule-
ment; mais ce n'est pas ainsi que procède la Banque de France* Au
lieu d'augmenter la somme de ses escomptes en élevant son intérêt,
elle la réduit, de sorte que le commerce trouve moins de secours
en même temps qu'il les paie plus cher. Une expérience tentée par
deux fois en Angleterre montre qu'il ne serait pas impossible de
mieux faire. La limitation rigoureuse de l'émission , si nécessaire
pour fonder le crédit des banques, pourrait être maintenue en temps
ordinaire, et alors le taux de l'escompte n'excéderait pas un maxi^
mum déterminé. En temps de crise, le gouvernement pourrait auto-
riser les banques à augmenter leur émission en élevant le taux de
leurs escomptes, à la condition de rentrer le plus tôt possible dans
leurs limites régulières, soit pour l'escompte, soit pour l'émission.
C'est à peu près ce qui s'est passé en 18A7 et 1857, quand le gou-
vernement anglds a suspendu temporairement l'acte de 18AA. Be
cette façon, la hausse de l'intérêt deviendrait légitime, comme com-
pensation d'un nouveau risque et d'un jQouveau service, et au lieu
d'une brusque restriction le commerce trouverait plus de ressources
au moment où il en a besoin. Ce serait comme un réservoir qui se
remplirait en temps ordinaire et qui se viderait en temps de crise.
Les combinaisons possibles sont infinies, et nous avons encore beau-
coup à apprendre pour le mécanisme du crédit.
Encore im coup, le régime de la banque umque est tout récent, il
ne date que de 14A8. La pluralité était au contraire la législation
de la France jusqu'à la révolution de février. Neuf banques locales
fonctionnaient au commencement de 18A8, à Rotien, à Nantes, à
Bordeaux, à Lyon, à Marseille, à Lille, au Havre, à Toulouse et à
Orléans. Quelques-unes avaient déjà trente ans de durée, d'autres
ne dataient que de dix ou douze ans. On pouvait signaler dans leur
constitution plusieurs défauts graves; elles avaient un capital trop
faible et un rayon trop restreint, elles ne pouvaient ni instituer de
comptoirs ni correspondre entre elles. Ces vices tenaient à l'inex-
périence générale en matière de crédit, ils se seraient corrigés avec
le temps, car ils commençaient à frapper tous les yeux, et, le privi-
lège de chaque banque n'étant prorogé que pour quinze ou vingt
ans, l'occasion se présentait périodiquement d'y introduire les ré-
formes utiles. Telles qu'elles étaient, elles avaient pofté leurs es-
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86A REVUE DES DEUX MONDES.
comptes à 850 millions et leurs billets de circulation à 90 milIioDs
en 1847.
11 n*est pas inutile de rappeler dans quelles circonstances on les
a supprimées. Quand éclata la révolution de février, la Banque de
France ne put pas rembourser ses billets, et le gouvernement pro-
visoire décréta le cours forcé le 15 mars. Dix jours après, un second
décret donna aussi le cours forcé aux billets des banques locales,
mais seulement dans la circonscription du département où chacune
avait son siège. Cette mesure irréfléchie amena une situation into-
lérable. Il en résultait que si l'on avait à recevoir à Rouen et à payer
à Paris, on était payé à Rouen en billets de la banque locale, qu'on
ne pouvait pas refuser, et qui n'avaient point cours à Paris. Toutes
les affaires de place à place s'arrêtèrent. Un cri universel s'éleva.
En présence de cette difficulté dont il était lui-même le principal
auteur, le gouvernement provisoire trancha la question au lieu de
la dénouer, et par un nouveau décret en date du 27 avril il sup-
prima les banques locales et les réunit à la Banque de France.
Ce fut là un acte révolutionnaire, accompli sans examen, sans
discussion, sans contrôle, uniquement par le bon plaisir et la science
du gouvernement provisoire, sous l'excuse d'une apparente né-
cessité. Rien n'était plus facile que d'y échapper en décrétant le
cours forcé, puisqu'on y était, pour les billets de toutes les banques
dans la France entière. L'émission des banques départementales
étant strictement limitée, comme celle de la banque centrale, par
le décret qui instituait le cours forcé, il n'y avait aucun motif pour
favoriser les uns aux dépens des autres. Si dans la crise universelle
certains billets présentaient plus de garanties, c'étaient ceui des
banques locales, qui n'en avaient émis que pour 90 millions, tandis
que la banque centrale en avait pour 350. Les banques essayèrent
de se défendre, leur résistance fut vaincue par la situation impos-
sible où les plaçait le décret du 25 mars. Celles de Nantes et de
Bordeaux, qui tinrent bon un peu plus que les autres, ne purent
retarder leur chute que de quelques jours. L'incontestable lacune
que présentait leur constitution n'avait pas de grands inconvéniens
tant que leurs billets étaient convertibles en argent. C'est le cours
forcé dans un rayon limité qui avait fait tout le mal, et il serait in-
juste d'attribuer à la nature des choses ce qui n*a été que Teffet
d'une volonté arbitraire , intervenant étourdiment au milieu d'une
crise violente. Sans aucun doute , si les banques avaient survécu à
la tempête, elles auraient porté remède, avec le concours du pou-
voir législatif, à ce qui pouvait leur manquer. Le cours forcé même
leur aurait servi, comme il a servi à la banque centrale, pour faire
connaître et accepter partout leurs billets.
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LES BANQUES DÉPARTEMENTALES. 865
On fait beaucoup valoir, à l'honneur de la banque unique, les
progrès qu'ont faits depuis 1848 les opérations de crédit. Il est vrai
que, de 2 milliards 660 millions en 1847, les escomptes se sont
élevés à 5 milliards 688 millions en 1863 : ils ont plus que doublé;
mais il ne faut pas oublier qu'il s'agit ici d'une période de seize ans,
et le cours de ces seize années a vu le plus grand événement écono-
mique des temps modernes, qui a donné dans le monde entier une
impulsion inouie au commerce, l'établissement des chemins de
fer. Les progrès auraient-ils été plus ou moins rapides avec plu-
sieurs banques qu'avec une? Voilà la véritable question. 11 ne paraît
pas douteux que si, au lieu de se concentrer dans un seul foyer et
de rayonner sur un petit nombre de satellites, le crédit avait pu
s'étendre plus également sur toute la surface du territoire, il aurait
donné encore plus de résultats. Ce qui le prouve, c'est que les es-
comptes de la banque centrale n'ont pas tout à fait doublé, tandis
que ceux des succursales ont presque triplé. Puisqu'un pareil ac-
croissement a pu se produire dans cinquante-trois succursales, dont
plusieurs ne datent que de quelques années, qu'aurait-on pu at-
tendre des banques multiples! De ce que les banques locales n'a-
vaient pas le droit d'établir des comptoirs, il ne faut pas en con-
clure qu'elles ne l'auraient jamais eu. On voit au contraire poindre
le germe des comptoirs bien avant 1848. L'article 7 de la loi de
1842 sur la banque de Rouen portait que les opérations de la banque
consisteraient à escompter des lettres de change et autres effets de
commerce payables à Rouen, à Paris, au Havre, à Elbeuf, à Dame-
tal, à Yvetot, à Rolbec, à Fécamp, à Dieppe et à Louviers. Ce n'é-
taient pas encore des comptoirs, mais peu s'en fallait; il ne s'agis-
sait pas seulement de chef-lieux d'arrondissement comme Le Ha\Te,
Dieppe , Yvetot ou Louviers, mais de chefs-lieux de cantop comme
Elbeuf, Dametal, Rolbec et Fécamp.
On peut d'autant mieux juger l'administration des banques locales
qu'on peut les comparer aux comptoirs de Ja Ranque de France, qui
existaient en même temps. La Ranque de France avait dès lors le
droit d'établir des comptoirs où elle le jugeait à propos, et elle en
avait usé suivant ses convenances. Elle en avait institué quatorze en
tout. Les escomptes de ces quatorze comptoirs s'élevaient en 1847
à 479 millions, tandis que ceux des neuf banques départementales
atteignaient 850 millions; les uns ne dépassaient guère la moitié
des autres. Si la Ranque de France n'avait pas établi plus de comp-
toirs, c'est qu'elle n'avait pas voulu. Plusieurs villes s'étaient adres-
sées à elle pour en obtenir un, et elle avait refusé. C'est à son défaut
qu'on avait eu recours aux banques départementales.
Les partisans du monopole se placent sous la protection de Napo-
TOME L. — i86i. 55
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866 * REVUE DES DEUX MONDES.
léon I". Le grand empereur a été en effet le principal et à peu près
Tunique auteur de cette idée. Le nom de Banque de France y donné
.à rétablissement créé en l'an xi, indique assez rintention de son
fondateur. Reste à savoir jusqu'à quel point une telle origine doit
être une recommandation au point de vue économique et financier.
Il y aurait un rapprochement curieux à faire entre la constituUonde
la Banque, telle que l'a conçue Napoléon, et celle de la caisse £eh
compte y fondée en 1776 par Turgot, et qui avait succombé pen-
dant la révolution. Tout l'avantage resterait à l'ancienne caisse d'es-
compte, telle du moins qu'elle fut sous l'administration de Turgot
et de Necker et avant que Galonné y eût touché; mais cette digres-
sion historique nous mènerait trop loin. Disons seulement qu'en
cette occasion comme en toute autre Napoléon , en rétablissant les
institutions de l'ancien régime, écarta ce qu'elles pouvaient avoir
de libéral et conserva, en Texagérant, leur côté centralisateur et des-
potique. Un reste de l'esprit de liberté fit insérer dans la loi de
l'an xï l'article 31, qui posait le principe des banques départemen-
tales (1). Tant que dura l'empire, cet article resta une lettre morte.
Sous la restauration, il reprit quelque vie avec le gouvernement con-
stitutionnel ; trois banques départementales furent instituées par
ordonnance royale. Après la révolution de juillet, un nouvel élan
donna naissance aux six autres.
Même alors, je ne le nie pas, un fort parti poussait à l'absorption
des banques : ce parti, qui avait sa racine dans les traditions de la
centralisation impériale, rencontrait dans les institutions parlemen-
taires un obstacle tout -puissant. Tous les intérêts avaient alors les
moyens de se défendre, et ils en usaient. Gréées et dirigées par le
commerce local, les banques départementales luttaient avec énergie
contre Ip mauvais vouloir administratif; elles grandiss^dent à ?ue
d'œil, et l'expérience se prononçait pour elles de plus en plus. A
plusieurs reprises, la question avait été agitée dans les chambres; le
principe de la pluralité avait toujours prévalu. La loi du 30 juin
1840, en renouvelant le privilège de la Banque de France, avait
consacré l'existence des banques départementales en ordonnant
qu'elles seraient à l'avenir constituées et prorogées par une loi. En
1842, une loi spéciale avait renouvelé le privilège de la banque de
Rouen, et en 1848, au moment où éclata la révolution de février, la
chambre des députés délibérait sur un autre projet de loi portant
renouvellement du privilège de la banque de Bordeaux. Il n'est donc
(1) Cet article, qui n*est pas abrogé, est ainsi conçu : « Aucune banque ira poam
se former dans les départemens sans Tautorisation du gouvernement, qui peat leur
en accorder le privilège, et les émissions de ses billets ne pourront excéder la somme
qu*il aura déterminée. 71 ne pourra en être fabriqué ailleurs qu*à Paris. »
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LES BANQUES DÉPARTEMENTALES. 867
pas exact de dire, comme on Tinsinue quelquefois, que Tabsorption
fut déjà un fait à moitié consommé en 18A8.
Ce qui a permis la confusion, c'est que, dans l'opinion des hommes
les plus éclairés, l'organisation des banques ne pouvait pas être
laissée dans l'anarchie. On voulait une réglementation sévère. La
trop grande multiplicité des banques effrayait à bon droit. On sen-
tait la nécessité de se rapprocher le plus possible de l'unité de cir-
culation ; mais de là à supprimer les banques existantes il y avait
loin. Les administrateurs des banques départementales allaient eux-
mêmes au-devant d'une modification de leurs statuts. Dans les dis-
cussions préliminaires delà loi de 1840, les délégués de huit banques
sur neuf avaient demandé qu'elles pussent payer réciproquem«it
leurs billets à ordre et leurs billets au porteur, avec l'obligation
d'équilibrer leurs comptes au moins une fois par mois. C'était sup-
primer le fâcheux isolement dont on devait se faire une arme terri-
ble en 18A8. A cette demande si naturelle et si légitime, les banques
en ajoutaient d'autres qui auraient été aussi de véritables progrès,
comme la faculté d'escompter des effets à deux signatures accom-
pagnées de garanties spéciales, et de servir un faible intérêt aux
comptes courans. Le rapporteur de la loi à la chambre des députés,
M. Dufaure, ne rejeta pas ces propositions; il les ajourna sans les
discuter, par le motif que la loi proposée ne s'occupait que de la
Banque de France. Les chambres ne se sentaient pas assez éclairées;
elles attendaient du temps de nouvelles lumières.
On invoque quelquefois, en faveur de la banque unique, le rap-
port que fit alors M. Rossi à la chambre des pairs. Ce rapport ne
concluait nullement à l'extinction des banques départementales.
« Quoiqu'il convienne au pays, disait en propres termes M. Rossi,
de persévérer dans le système des institutions locales^ il n'est pas
moins vrai qu'il faut tendre, si ce n'est vers l'unité, du moins vers
l'uniformité. On peut multiplier les banques, il serait imprudent de
multiplier les systèmes. Un jour peut-être tous ces établissemens,
ainsi que ceux qui surgiront plus tard, pourront se coordonner entre
eux et former, j'oserais presque dire une sorte de système plané-
taire. » M. Rossi n'admettait pas seulement la conservation des
banques existantes, il supposait qu'on pourrait en créer de nouvelles;
il demandait seulement qu'elles fussent toutes soumises au même
régime, présentant ainsi, suivant sa belle comparaison, cette unité
dans la variété qui anime le système du monde.
Mais c'est surtout dans la discussion de février 1848 qu'il faut
chercher le dernier mot du gouvernement parlementaire sur cette
question. La loi pour le renouvellement de la banque de Bordeaux
avait été proposée par M. Cunin-Gridaine, ministre du commerce.
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868 BEYUE DES DEUX MONDES.
a La demande de la banque de Bordeaux, disait l'exposé des motils,
a été soumise à toutes les formalités d'une longue et attentive in-
struction. La chambre de commerce, le juge le plus compétent des
besoins de cette grande ville maritime, le préfet de la Gironde, le
conseil d'état, ont émis des avis favorables au renouvellement de
cette banque, et tous les intérêts attendent avec sécurité, mais avec
une légitime impatience, le résultat à intervenir. » Voici en quels
termes la chambre de commerce avait donné son avis : a La banque
de Bordeaux existe depuis vingt-sept ans; elle a traversé des époques
bien difficiles, et il est impossible de méconnaître les immenses ser-
yices qu'elle a rendus au commerce de cette place. Dans toutes les
crises commerciales, elle s'est fait un devoir de maintenir les es-
comptes au taux le plus bas possible (A pour 100) (1), d'augmenter les
facilités des négociations en restant cependant dans les bornes de la
prudence, de faire venir à grands frais du numéraire sur la place,
afin d'y entretenir la confiance par une abondante circulation d'es-
pèces. Grâce à cette conduite sage et éclairée, la gêne financière est
devenue rare dans notre ville, et, pour ne citer qu'un exemple bien
près de nous, la crise commerciale qui vient de se faire sentir non-
seulement en France, mais à l'étranger, est passée inaperçue sur la
place de Bordeaux. » M. Clapier, député de Marseille, rapporteur
de la loi, conclut à l'adoption ; il examina le système de la banque
unique et le combattit. « C'est une pensée, dit-il, qui ne manque ni
d'éclat ni de grandeur que celle de constituer en France un vaste
établissement de crédit destiné à couvrir de ses rameaux le pays tout
entier. Cette pensée flatte à première vue ce goût de centralisation
et d'unité dont l'influeçce a longtemps dominé tous les esprits, et
qui, pour n'être plus aujourd'hui aussi exclusif et aussi absolu, n'en
forme pas moins le trait distinctif de nos institutions. Cependant,
examiné de près, soumis à une rigoureuse analyse, ce système ne
réalise pas tous les avantages que pourrait faire supposer un coup
d'œil superficiel. Au point de vue politique, il peut n'être pas con-
venable d'élever à côté du gouvernement une vaste et puissante
institution, dont les ramifications et les employés couvrent la France
entière, et qui, devenant l'arbitre souverain du crédit, et par le cré-
dit de toutes les fortunes industrielles et commerciales, finirait par
acquérir une influence excessive. Au point de vue commercial, les
départemens auraient peut-être un juste sujet d'alarmes de voir le
sort de leur commerce et de leur industrie lié tout entier à celui
d'un seul établissement, à se sentir condamnés à subir la solidarité
(i) La banque de Lyon avait fait mieux, elle avait soutenu ses escomptes à 3 i/2
et même 3 pour 100.
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LES BANQUES DEPARTEMENTALES. 869
de ses fautes et le contre-coup de ses embarras. Au point de vue
administratif, il n'est pas bon de renforcer le système de centrali-
sation qui enlace tout le pays, dont les exagérations nuisent à la
juste répartition du bien-être et du mouvement social, et qui, à
force de faire refluer au cœur tout ce que le pays renferme de force
et de vie, doit finir par enlever aux extrémités toute vigueur et toute
énergie. »
La discussion commença le 21 février. MM. d'Eichthal et Benoist-
d'Azy se prononcèrent pour l'unité, MM. Ducos et Blanqui parlèrent
contre. Dans la séance du 23, la chambre vota l'article l" de la loi
qui décidait la question en faveur des banques départementales.
La révolution éclata le lendemain, et la discussion en resta là.
Un des orateurs entendus alors, M. Léon Faucher, avait pris une
position intermédiaire. Voici comment il s'exprimait dans son dis-
cours du 22 février : « L'établissement des banques départemen-
tales a rendu de très grands services au pays. Ces banques ont eu
le courage de fonder des institutions de crédit dans des villes où les
premiers efforts de la Banque de France avaient échoué. Elles ont
groupé les forces locales et ont commencé le réveil de l'esprit d'as-
sociation hors de la capitale. Je crois que nous leur devons une vé-
ritable reconnaissance, et, quand je songe aux services passés, je
me pénètre plus que jamais de la conviction qu'il y aurait vraiment de
l'ingratitude à les détruire. Ce n'est pas leur destruction que Je de-
mande y c'est leur transformation. » Dans un autre passage du même
discours, il disait encore : « Les comptoirs de la Banque de France
n'ont pas de racines dans les localités qu'ils desservent, ils n'y sont
pas nés. Ce sont de véritables colonies de la métropole. Ils ne dis-
posent pas de l'influence que pourrait leur apporter le concours
puissant du commerce local. C'est ce qui est, je le reconnais sans
difficulté, une des principales causes de leur infériorité par rap-
port à la circulation des banques départementales. » Le système pro-
posé par M. Léon Faucher se rapprochait beaucoup de celui qu'avait
indiqué M. Rossi; il le définissait lui-même la fédération des ban-
ques. Confédérer n'est pas supprimer.
Tel est en peu de mots l'historique de la question. On voit de
quel côté les faits se prononcent. 11 s'agit beaucoup moins aujour-
d'hui de ce qu'ont été les banques départementales que de ce qu'elles
pourraient être, mais il n'était pas sans intérêt d'appeler le passé au
secours de l'avenir.
LÉONCE DE LaVERGNE.
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L'EXAMEN DE CONSCIENCE
D'UN EMPEREUR ROMAIN
I. Les Peiiièet de Marc-Aorèle. — II. Ui ArUonins, par M. le comte de Clumpagny, 186$.
Depuis quelques années, l'attention a été plus (Tune fois attirée
sur Marc-Aurèle, grâce à des publications diversement intéressantes
qui ont fait connaître avec plus de précision Fempereur et le phi-
losophe. M. Ampère, dont la perte récente est en ce moment l'ob-
jet de tous les regrets, et M. Noël Des Vergers ont cherché des
lumières nouvelles sur ce règne, l'un dans l'archéologie, l'autre
dans les monumens épigraphiques. Les Pensées de Marc-Aurèle ont
été traduites avec fermeté par M. Pierron (4), sa doctrine exactement
exposée par un professeur distingué, M. de Suckau (2). Enfin M. de
Champagny dans son nouvel ouvrage, les AntoninSy vient de faire
sur Marc-Aurèle une longue étude historique et morale que nous
avons lue avec un vif intérêt, mais non sans déplaisir et tristesse.
L'auteur de ce livre ne manque sans doute ni de convictions gé-
néreuses, ni d'une certaine éloquence; il juge les institutions et les
mœurs de l'empire en politique, en honnête homme et en chrétien :
il a eu le courage, devenu rare, de réserver dans son histoire une
grande place à la primitive église, donnant ainsi une idée plus com-
(1) n faut lire Marc-Aurèle dans la tradaction de M. Pierron, qai est plus exacte,
plus virile, plus vraie que celle de Dacier.
(2) n y a peu de jours encore, à une soirée lUtéraire de la Sorbonne, notre cdUbo-
rateur M. Boissier faisait une excellente et spirituelle leçon sur la correspondance de
Marc-Aurèle et de Fronton.
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L*EXÂBIEN DE CONSCIENCE D'UN^EMPEREUR ROMAIN. 871
plète de la société romaine; mais, par cela même qu'il est le défen-
seur et l'ardent avocat du christianisme naissant, il s'est fait l'ac-
cusateur injuste de la philosophie profane. Afin de mieux prouver
que la foi chrétienne était nécessaire pour renouveler le monde, ce
que nous sommes loin de contester, M. de Ghampagny a déprécié
plus qu'il n'est permis les choses et les hommes de l'antiquité.
Gomme si l'étonnante pureté de Marc-Aurèle était un embarras pour
cette thèse historique, l'auteur semble avoir cru prudent d'ôter à
l'empereur et au sage le prestige dont l'avait entouré l'admiration
unanime de la postérité. Sans doute ce n'est pas de propos déli-
béré que M. de Ghampagny dépouille un grand homme de ses qua-
lités, il a fait de lui çà et là une peinture où manque peut-être la
chaleur, non la vérité; mais, après avoir rendu à Marc-Aurèle des
hommages décens qui lui coûtent d'autant moins que ces vertus
qu'il admire lui paraissent inspirées par, le christianisme, il rabaisse
son caractère ou ses idées insensiblement, sans trop s'en aperce-
voir lui-même. Marc-Aurèle n'est plus à ses yeux qu'un écolier bien
élevé, un prince d'une incurable faiblesse, qui ne connaît pas les
hommes, dont l'esprit n'est pas droit, ni la volonté ferme; on parle
ironiquement de sa piété, on conclut enfin que par son aveuglement
et sa débonnaireté c'est lui qui perdit l'empire romain. Le lecteur
est tout surpris de rencontrer même des mots déplaisans, d'une du-
reté choquante, les mots d'hypocrisie et de sottise. De restrictions
en restrictions, de retouche en retouche, l'image de Marc-Aurèle,
par un procédé connu en peinture, devient presque risible. Dans ses
jugemens successifs, M. de Ghampagny passe de la sympathie à la
courtoisie, de la courtoisie à la sévérité, de là même à l'injustice,
pour finir par l'inexactitude. Après avoir lu ce livre, notre premier
mouvement a été de vouloir le réfuter et de rétablir les faits mé-
connus; mais comme une discussion de détail dépasserait le cadre
qui convient à cette étude, pour soulager du moins notre peine, nous
nous sommes plongé, sans plus nous occuper de l'histoire de M. de
Ghampagny, dans la lecture des Pensées y qui partout respirent le
pardon des offenses, et nous esquissons rapidement le portrait de
Marc-Aurèle pour faire du moins une légère réparation au plus noble
des hommes.
I.
Il faut s'arrêter devant cette âme si haute et si pure pour contem-
pler dans son dernier et dans son plus doux éclat la vertu antique,
pour voir à quelle délicatesse morale ont abouti les doctrines pro-
fanes, comment elles se sont dépouillées de leur orgueil et quelle
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872 REVUE 1[)ES DEUX MONDES.
grâce pénétrante elles ont trouvée dans leur simplicité nouvelle.
Pour que l'exemple en fût plus frappant, la Providence, qui, selon
les stoïciens, ne fait rien au hasard, voulut que le modèle de ces
simples vertus brillât au milieu de toutes les grandeurs humaines,
que la charité fût enseignée par le successeur des sanglans césars
et l'humilité par un empereur.
Nous ne venons pas raconter l'histoire, d'ailleurs connue, d'un
prince dont Montesquieu a pu dire : « Faites pour un moment abs-
traction des vérités révélées, cherchez dans toute la nature, et vous
n'y trouverez pas de plus grand objet que les Antonins... On sent
en soi-même un plaisir secret lorsqu'on parle de cet empereur; on
ne peut lire sa vie sans une espèce d'attendrissement. Tel est l'effet
qu'elle. produit qu'on a meilleure opinion de soi-même parce qu'on
a meilleure opinion des hommes. » Bien qu'il soit opportun en tout
temps de peindre une si belle vie, il n'entre pas dans notre dessein
de toucher à ce règne sans exemple d*un souverain qui se conduisit
toujours en sage, qui, sans pédantisme et sans utopie, fit couler
dans ses lois, ses règlemens, son administration, les principes rêvés
par les philosophes, fut doux autant que ferme, sut faire la guerre
sans l'aimer, gouverna le plus immense empire en magistrat d'une
république, ne garda du pouvoir suprême que les soucis et les
peines, et remplit les plus grands devoirs qui puissent être imposés
à un homme, comme on remplit une modeste fonction, simplement,
virilement, sans faste , même sans le faste de la vertu. On ne veut
voir ici que le moraliste empereur qui, dans son livre des Peméesy
dévoile ingénument son âme, non pour la montrer au public, mais
pour la connaître lui-même, pour en surveiller les faiblesses, pour
s'exciter au bien, qui, dans le silence de ses nuits, sans confidens
et sans témoins, se faisait comparaître devant sa conscience, mé-
ditait sur les grands problèmes de la vie et de la mort, et dont les
observations morales, les notes intimes jetées ainsi sur le papier
sans ordre, sans suite, selon ses préoccupations du jour, composent
aujourd'hui pour nous un des plus aimables livres de l'antiquité,
livre unique, qui est à la fois un soliloque souvent sublime et un
examen de conscience.
L'examen de conscience n'était pas une coutume nouvelle, et de-
puis longtemps la philosophie recommandait cet exercice spirituel,
qui semble n'avoir été pratiqué avec ferveur que sous l'empire ro-
main. La politique n'offrant plus d'aliment aux esprits ni de matière
à l'activité des citoyens, les réflexions morales et les exercices inté-
rieurs de la pensée parurent avoir plus de prix. Le despotisme , en
comprimant de toutes parts les âmes, les rejetait, les refoulait sur
elles-mêmes. De là vient sans doute que cette vieille prescription
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l'examen de conscience d'un empereur romain. 873
pythagoricienne, sortie d'une école mystique, se répandit et fut
adoptée par les autres sectes. Le bon Horace, moins léger qu'on ne
pense, et qui avait aussi ses heures sérieuses, faisait à sa manière son
examen de conscience, lorsque, dans son lit ou dans ses promenades
solitaires, il songeait à se rendre meilleur, et se grondait doucement
en homme du monde qui voudrait être honnête et en épicurien qui
voudrait être sage. Un philosophe plus sévère, un des maîtres de
Sénèque, Sextius, se confessait lui-même tous les soirs, se deman-
dait un compte exact de ses journées, et procédait à un interroga-
toire de criminel. Sénèque nous a laissé un charmant tableau où il
se met en scène, remplit envers lui-même les fonctions déjuge, et
se cite à son propre tribunal. « Quand on a emporté la lumière de
ma chambre, que ma femme, par égard pour ma coutume, a fait
silence, je commence une enquête sur toute ma journée, je reviens
sur toutes mes actions et mes paroles. Je ne me dissimule rien; je
ne me passe rien. Eh I pourquoi craindrais-je d'envisager une seule
de mes fautes, quand je puis me dire : Prends garde de recommen-
cer; pour aujourd'hui, je te pardonne? » Bien des âmes éprises de
perfection morale ont dû imiter les philosophes de profession. 11 faut
que la coutume soit devenue assez générale alors, puisque le mor-
dant Épictète, dans une spirituelle parodie, nous fait assister à l'exa-
men de conscience du courtisan qui s'est proposé un idéal de bas-
sesse comme un honnête homme se propose un idéal de vertu, qui
s'interroge et se gourmande lui-même en voyant que son âme n'est
point parfaite encore, c'est-à-dire entièrement conforme aux lois de
la servilité. « Qu'ai-je omis, se dit-il, en fait de flatterie?... Aurais-je
par hasard agi en homme indépendant, en homme de cœur? m Et s'il
se trouve qu'il s'est conduit de la sorte, il se le reproche, il s'en
accuse. « Qu'avais-tu besoin de parler ainsi? se dit-il; ne pouvais-tu
pas mentir (!)?)> Ironie bien piquante, mais qui eût été incompré-
hensible, si cette peinture d'un examen de conscience fait à rebours
n'avait été une allusion à un usage très connu. Enfin on vit par un
illustre exemple, par le livre de Marc-Aurèle, quelles pouvaient
être les pensées d'une âme païenne recueillie en face d'elle-même,
quels scrupules nouveaux tourmentaient les consciences, et de quel
ton l'on s'encourageait à la perfection morale.
Cependant, si l'on veut pénétrer dans ce livre si simple, il faut le
lire avec simplicité, écarter les discussions philosophiques, ne pas
regarder au système qu'il renferme. On fait tort à Marc-Aurèle quand
on rajuste en corps de doctrine ces pensées décousues, et que de
(1) Les Entretiens (T Épictète recwillis par Arrien, traduction nouvelle par M. Cour-
daveaux.
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87& REVUE DES DEUX MONDES.
ces libres et paisibles effusions on fait un sujet d'érudition ou de
controverse. Ce n'est pas une œuvre de philosophie, mais, si l'on
peut dire, de piété stoïque. On ne le comprend que si on le lit avec
le cœur. Une âme qui se retire dans la solitude, qui veut oublier
les jugemens des hommes, les livres, le monde, qui ne s'entre-
tient qu'avec elle-même et avec Dieu, ne doit pas être l'objet de cu-
riosités vaines. Il y a comme une bienséance morale à l'écouter
comme elle parle , avec candeur, à se laisser charmer par son ac-
cent. Serait-ce donc se montrer trop profane que d'apporter à la
lecture et à l'étude de ce livre si pur quelques-uns des sentimens
que nous croyons nécessaires pour bien goûter la mysticité de Ger-
son ou de Fénelon?
L'antiquité n'a jamais produit un homme qui fût plus naturelle-
ment porté vers les méditations morales et plus amoureux du bien.
Les circonstances de sa vie, ses parens et ses maîtres, les besoins
de son époque aussi bien que son caractère, auraient fait de lui un
philosophe de profession, si l'adoption d'Antonin ne l'avait élevé à
l'empire. On a quelquefois remarqué dans la biographie des grands
docteurs chrétiens qu'ils ont été comme prédestinés à devenir la
lumière et l'honneur de l'église, et qu'ils ont eu une sainte enfance.
De même Marc-Aurèle semble avoir passé ses premières années à
l'ombre du temple, parmi les images de la religion et les enseigne-
mens de la philosophie. A l'âge de huit ans, on l'avait fait entrer
par un honneur précoce dans le collège des prêtres de Mars, où il
chantait les hymnes consacrés et figurait dans les processions reli-
gieuses. Il aurait pu dire, comme le petit Joas :
J*entends chanter de Dieu les grandeurs infinies,
Je vois Tordre pompeux de ses cérémonies.
A douze ans, il était déjà un néophyte de la philosophie; il adopta les
usages austères et le costume des stoïciens, il entra pour ainsi dire
dans leur ordre. Malgré sa chétive santé, il couchait sur le plan-
cher, et il fallut les instances et les larmes de sa mère pour qu'il
consentît à dormir sur un petit lit couvert de peau. Du reste, sa
famille semble avoir pris plaisir à protéger de toutes parts sa nais-
sante vertu et la candeur de ce beau naturel. On ne l'envoya point
aux écoles publiques, et il fut élevé dans la maison paternelle, où
furent appelés auprès de lui les maîtres les plus célèbres, gram-
mairiens, philosophes, peintres même et musiciens. Il passa une
partie de sa jeunesse à la campagne, dans cette noble villa de Lo-
rium, où l'empereur Antonin, son père adoptif, aimait à vivre sans
cour, avec ses amis, en simple particulier, tout en remplissant avec
fermeté ses devoirs de souverain. Combien l'exemple de ce prince
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l'examen de conscience d'un empereur romain. 875
si laborieux et si simple agit sur son âme, Marc-Aurèle nous le dit
lui-même dans ses Pensées, Nous savons aussi par les lettres qu'il
écrivait alors à son maître Fronton quelles étaient ses occupations
à la campagne, comment il partageait ses journées entre les plai-
sirs champêtres et l'étude. 11 chasse , il pêche , il s'exerce au pu-
gilat, à la lutte, il se mêle aux vendangeurs. « J'ai dîné d'un peu de
pain... Nous avons bien sué, bien crié, et nous avons laissé pendre
aux treilles quelques survivans de la vendange (il pense à faire la part
du pauvre)... Revenu à la maison, j'ai un peu étudié, et cela sans
fruit. Ensuite j'ai beaucoup causé avec ma petite mère, qui était sur
son lit. » Puérilités, dira-t-on, fade innocence! Non, de pareils dé-
tails ne peuvent être indifférons à ceux qui savent que la simplicité
du cœur dans la jeunesse n'est pas seulement une grâce, mais une
force, et que les plus hautes vertus des grands hommes n'ont été
d'abord que d'aimables qualités. Et qui sait si ces causeries du
jeune homme avec sa mère ont été inutiles au bonheur du monde?
Marc-Aurèle empereur, à la fin de sa vie, se recueillant et se tra-
çant ses maximes, commence à peu près son journal par ces mots :
a Imiter ma mère, m'abstenir comme elle non-seulement de faire le
mal, mais même d'en concevoir la pensée. » Au milieu de ces calmes
influences de la famille, de la campagne et de la philosophie, Marc-
Aurèle garda cette pureté de l'âme et du corps à laquelle il atta-
chait un si grand prix, que dans sa vieillesse il lui rendait encore
hommage, lorsque, remerciant les dieux de tous les biens dont ils
l'avaient comblé, il n'oubliait pas d'écrire : « Je leur dois encore
d'avoir conservé pure la fleur de ma jeunesse, de ne m'être pas fait
homme avant l'âge, d'avoir différé au-delà même : » curieux témoi-
gnage où la pudeur de l'expression embellit encore la délicatesse
du sentiment. Malgré l'universelle corruption, la philosophie, de
plus en plus épurée et scrupuleuse, commence à comprendre que la
chasteté peut être la parure même de la jeunesse virile, et ses en-
seignemens sur ce point sont assez efficaces déjà pour conjurer tous
les périls qui assiègent en tout temps un jeune et bel héritier de la
puissance suprême.
Ce qui nous plaît et nous touche dans cette précoce sagesse, c'est
qu'elle n'a pas été le fruit d'une éducation timide, efféminée ou
étroite. La jeunesse de Marc-Aurèle fut celle d'un Romain, non as-
servie à des prescriptions minutieuses, mais libre, occupée de belles
études, allant droit au bien volontairement, sans contrainte et
comme attirée par la beauté morale. En toutes choses, dans les
sciences, dans les arts, dans les lettres, il considère seulement tout
ce qui peut élever l'âme et former les mœurs. Il le fait bien voir
dans son livre lorsque, reportant sa pensée sur sa jeunesse et son
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n
874
ces libres et paisibles
controverse. Ce nV
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REVUE DES T>FT
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-^ iui a donné le mépris de la
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<:^es sciences purement spéculatives
'/j rhétorique ; il lui a prêté le livre
^^.
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quen^
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T
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, _^/;r, à ce qu'il paraît, dans la vie de
^/^^^reur, après tant d'années, croit devoir,
■■^foer tant de reconnaissance. Ce qu'il aime
^ de ses maîtres, ce sont leurs qualités person-
. ^'^'Çiriples, qui l'ont encore plus touché que leurs
r^ ^'^^. fertneté ou égalité d*âme, douceur, bienfaisance,
^ .'^^^J^^jeî philosophe et d'homme du monde, voilà ce qu'il
ir ;;^u.t^ *' ^^ eux avec une complaisance encore émue, voilà ce
^*^*^^5|7pris. On a eu le courage de dire que cet hommage
^ i^"" ^jgtsi cordial de la reconnaissance envers ses parens et ses
^^ f^'^j'est que l'expression méditée de la vanité qui s'admire et
#*f^g/i gui contemple et veut faire contempler aux autres ses
♦*" ^^perfections. Il faut être bien prévenu contre cette âme sin-
^^nuif selon nous, bien loin de vouloir se parer de ses vertus, se
^gQ0e au contraire de ses mérites pour les attribuer à ceux dont
.yj^ été que l'imitateur et le disciple. Un Marc-Aurèle qui a vécu
^ grand jour sur les hauteurs d'un trône, sous les yeux de tout
j'^iopire, dont les maximes et la conduite conforme à ses maximes
^ent connues et célébrées dans le monde entier, aurait-il eu be-
5oifl de recourir à ce détour misérable de la vanité et de se décer-
ner à lui-même, avant de mourir, des louanges que personne ne
songeait à lui refuser? N'est-ce pas lui qui a dit : « La fausse mo-
destie est la forme la plus insupportable de l'orgueil! » Tant de
simplicité dans un stoïcien et un prince peut étonner sans doute;
mais faut-il donc se défier des sentimens d'un homme parce qu'ils
sont exquis? et la grandeur d'âme doit-elle être suspecte parce
qu'elle est humble?
Si nous apercevions dans cet examen de conscience la moindre
trace de vanité, nous n'aurions plus le courage de toucher à ce
livre; mais rien n'est plus contraire à ce soupçon que la vie de
Marc-Aurèle et son caractère connu. Tout enfant, quand il portait
encore le nom de son aïeul Verus, on remarquait déjà sa bonne foi,
et l'empereur Adrien faisait sur son nom un gentil jeu de mots et
l'appelait Verissimus. Plus tard, entouré, selon l'usage antique, de
rhéteurs savans dans l'art d'orner les pensées, il se félicite de ne
pas s'être laissé prendre à l'élégance affectée du style, et remercie
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l'examen de conscience d'un empereur romain. 877
un de ses maîtres de lui avoir appris à écrire simplement ses let-
tres. Dans son manuel, où il se parle à lui-même, il s'exhorte sans
cesse à la vérité. Le moindre mensonge, fût-il dicté par les conve-
nances officielles, lui parait un outrage fait à sa propre dignité, au
génie qui réside en lui. u Que toutes tes paroles aient un accent
d'héroïque vérité. » Il s'indigne contre lui-même quand par hasard
il se trouve en faute. « Seras-tu quelque jour enfin, ô mon âme,
toute nue, plus visible à l'œil que le corps qui t'enveloppe? » Il se
sent mal à l'aise derrière les conventions de langage, les bienséances
de cour qui l'obligent à dérober quelquefois aux hommes ses véri-
tables sentimens et se fait là-dessus des gronderies charmantes :
(c On doit pouvoir lire dans tes yeux à l'instant ce que tu as dans
l'âme, comme un amant saisit dans un regard les pensées de sa
maîtresse. » Tel fut son amour pour la vérité, et si constant est chez
lui le besoin de se découvrir qu'il a dû souvent renoncer au rôle
étudié d'un souverain, pour n'avoir pas à subir vis-à-vis de lui-
même l'humiliation secrète d'un mensonge même innocent. Dans cet
examen de conscience qui est rempli de luttes paisibles et d'émo-
tions intérieures, on sent partout ce conflit de l'homme qui voudrait
être toujours sincère et de l'empereur qui n'a pas le droit de se
montrer trop candide.
Quand on parcourt d'un esprit recueilli les Pensées de Marc-Au-
rèle, on croit entrer dans un monde qui n'est plus celui de l'anti-
quité. C'est encore la doctrine de Sénèque et d'Épictète; mais le
stoïcisme a pour ainsi dire désarmé. Les mêmes principes ont perdu
leur âpreté, leur raideur, leur pointe. Le stoïcisme n'a plus rien de
menaçant; il ne poursuit plus le vice, il a renoncé aux formules ab-
solues , à l'hyperbole , au faste , aux injures altières. On se sent
comme enveloppé d'influences clémentes, on dirait que la fibre hu-
maine s'est amollie. Peut-être le règne de cinq bons princes a-t-il
pacifié les esprits et fait déposer les armes défensives d'une forte
philosophie. Peut-être aussi ce changement tient-il à la haute con-
dition de ce nouveau sage. Le doux et noble empereur, dans l'iso-
lement de sa grandeur, placé au-dessus des hommes et de leurs at-
teintes, prévoyant d'ailleurs sa fin prochaine, a trouvé sans doute
im plaisu: triste à s'entretenir avec lui-même, à rendre, avant de
quitter le monde, son âme conforme aux lois divines dont il nour-
rissait sa pensée, à se plonger enfin dans les calmes et sévères
délices de la t^ontemplation morale. Quoi qu'il en soit, le stoï-
cisme, jadis si fier, si provoquant, s'adoucit dans ce livre, devient
humble, se répand en amour, en mélancoliques tendresses et ren-
contre çà et là dans ses désirs de perfection un langage presque
mystique.
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878 REYUE DES DEUX MONDES.
Qu'on se garde pourtant de croire que Marc-Aurèle est un quié-
tiste assoupi sur le trône, qui cherche à former son âme sur le mo-
dèle d'un idéal plus ou moins chimérique et délaisse le monde qui
lui est confié pour ne vaquer qu'à lui-môme. Son examen de con-
science est celui d'un souverain qui se ramène sans cesse sous les
yeux son devoir royal et se recommande surtout les vertus actives :
tt Songe à toute heure qu'il faut agir en Romain, en homme... Ce
qui n'est point utile à la ruche n'est pas non plus utile à rabeUle.»
Loin de penser que la rêverie pieuse est agréable à la Divinité, û
ne croit pouvoir lui rendre un plus bel hommage que le travail :
(( Offre au dieu qui est au dedans de toi un être viril, un citoyen,
un empereur, un soldat à son poste, prêt à quitter la vie, si la trom-
pette sonne. » Il se redit souvent à lui-même qu'il a été mis à son
poste pour aider au salut de la communauté. Bien qu'il aime à rê-
ver à la fragilité humaine, ses rêveries mêmes le rappellent à son
labeur de souverain : <( La vie est courte ; le seul fruit de la ^e
terrestre est de maintenir son âme dans une disposition sainte et
de faire des actions utiles à la société. . . Veille au salut des hommes.»
Est-il un pur contemplateur, celui qui écrivait à son propre usage
qu'il faut faire consister sa joie et son repos à passer d'une bonne
"action à une autre bonne action ? Sa recherche de la perfection in-
térieure n'a rien coûté à ses devoirs d'empereur. C'est sous la tente,
en face des Barbares, à la veille d'une bataille peut-être, qu'il se
recueillait pour trouver de nouvelles raisons de bien faire, durant
ses longues et lointaines expéditions qui l'avaient entraîné au-delà
du Danube. Le premier chapitre par exemple, si doux et si tendre,
où il rappelle longuement tout ce qu'il doit à ses parens et à ses
maîtres , a été écrit pendant les loisirs d'un campement dans les
marais de la Hongrie actuelle, et on ne peut lire sans être touché
cette note finale, si insignifiante en apparence : « Ceci a été écrit
dans le camp, au pays des Quades, sur les bords du fleuve Granua.»
Ces pensées sont d'un homme qui ne décline pas sa charge royale,
qui se ressaisit de temps en temps dans le trouble des alMres ou
dans le tumulte des armes, et non pas d'un quiétiste enfermé dans
un oratoire philosophique.
En lisant les méditations d'un sage qui porta un si grand fardeau,
on ne peut se contenter de connaître le moraliste , et la première
curiosité est de -surprendre çà et là, si l'on peut, les pensées de
l'empereur. Il se laisse voir souvent, et il n'est pas impossible de se
figurer quelquefois avec vraisemblance les circonstances au milieu
desquelles il a fait telle ou telle réflexion. On le voit dans son lit, où
il se gronde de sa paresse, et l'on entend 'le souverain faire la le-
çon au contemplateur avec une familiarité dramatique. « Le matin,
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l'exâmën de conscience d'un empereur ro&iain. 879
quand tu as de la peine à te lever, dis-toi aussitôt : Je m'éveille
pour faire l'ouvrage d'un homme... Ai-je donc été mis dans le monde
pour me tenir bien chaudement sous mes couvertures? — Mais cela
fait plus de plaisir. — Tu es donc né pour le plaisir?... C'est que
tu ne t'aimes pas toi-même, autrement tu aimerais ta nature et la
fonction qu'elle t'a donnée... Vois les artisans qui oublient le man-
ger et le dormir pour le progrès de leur art... L'intérêt public te
paraît-il donc plus vil et moins digne de tes soins? » Dans ce dia-
logue, que j'abrège, où Marc-Aurèle s'accuse, se répond, s'accable,
on voit comment le souverain fait taire le rêveur qu'il porte en lui,
et à l'aide de quelle noble dialectique intérieure il s'arrache le matin
plus encore aux douceurs de la méditation oisive qu'à celles de la
paresse. On rencontre ainsi dans le manuel plus d'un précepte de
conduite qui s'adresse au prince et non au philosophe, et dont la
simplicité peut paraître surprenante à ceux qui savent ce qu'était
un empereur romain. Un jour qu'il avait sans doute quelque tenta-
tion de faire un acte arbitraire, il écrivait sur ses tablettes en for-
geant pour son usage une sorte de barbarisme admirable qui exprime
son horreur de la tyrannie : « Prends garde de césariser. » S'il faut
aux hommes un chef comme au monde un maître, au troupeau un
conducteur, ce chef n'est pas au-dessus des lois : « Ta vie séparée
du .corps de la société serait une vie factieuse. » En tout temps, en
tout pays, ce sont les gouvernés qui cherchent à circonscrire, à limi-
ter l'autorité souveraine, qui rappellent que le pouvoir absolu doit
être éclairé par des conseils, retenu par la critique, et quand il se
prononce dans le monde des paroles contre l'infaillibilité royale,
elles ne sortent pas de la bouche des rois. Ici c'est l'empereur qui
se donne ces leçons à lui-même, qui s'engage à se laisser redresser,
à changer de pensée, pourvu que le changement ait pour motif une
raison de justice. Les conseillers ne sont pas pour lui des importuns
qu'il subit, mais des soutiens dont il a besoin : « Ne rougis pas du se-
coure d' autrui; ton dessein, n'est-ce pas, c'est de faire ton devoir,
comme un soldat qui monte sur la brèche? Eh bieni que ferais-tu,
si, blessé à la jambe, tu ne pouvais monter seul sur le rempart et
si tu le pouvais aidé par un autre? » Marc-Aurèle, pour mieux rem-
plir son devoir, non-seulement veut aller au-devant des conseils
amis, mais son équitable raison prête même des motifs honorables
aux ennemis de son gouvernement, et s'explique noblement les pro-
testations et les murmures : « Si les matelots injuriaient le pilote, et
les malades leur médecin, ne serait-ce pas pour leur faire chercher un
moyen de sauver, celui-ci ses passagers, celui-là ses malades ? » Sa
magnanimité va plus loin encore, et, tout empereur qu'il est, il entre
en communion 4e sentimens avec les grands citoyens considérés
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880 REVUE DES DEUX MONDES.
comme les martyrs du patriotisme et de la liberté, avec les victimes
de cette puissance suprême dont il est lui-même revêtu, mais dont
il a résolu de faire un meilleur usage que ses prédécesseurs. Dans
le secret de sa conscience royale, il se félicite d'avoir pénétré dans
rame de Thraséas, d'Helvidius, de Caton, de Dion, de Brutus; c'est
à l'école de ces hommes qu'il a conçu l'idée « d'un état libre où la
règle c'est l'égalité naturelle de tous les citoyens, et l'égalité de leurs
droits, d*une royauté qui place avant tous les devoirs le respect de
la liberté. » Spectacle singulier, unique, que celui d'un prince qui,
dans l'immensité de son pouvoir incirconscrit, se surveille, se li-
mite, se jalouse, et, si Ton peut ainsi parler, est à lui-même un
Thraséas!
Si Marc-Aurèle avait laissé dépérb: l'autorité entre ses mains, s'il
avait été une de ces âmes débiles et fastueuses, comme o» en ren-
contre dans l'histoire, qui étalent de beaux principes pour couvrir
l'incertitude de leurs vues pratiques et la langueur de leur acûon
souveraine, qui désarment le pouvoir pour se le faire pardonner, et
trahissent leur devoir ou par détachement philosophique, ou pour
flatter l'opinion, ou pour se faire honneur de concessions spécieuses;
s'il avait été un utopiste, on pourrait n'avoir qu'une médiocre es-
time pour ses professions politiques si hautes et si désintéressées;
mais peu de monarques ont été plus que lui aux prises avec les ter-
ribles réalités du pouvoir, personne n'a rencontré plus d'occasions
d'éprouver la valeur de ces grandes pensées. Sans parler de toutes
les catastrophes qui ont affligé son règne, — pestes, disettes, débor-
demens de fleuves, tremblemens de terre, malheurs extraordinaires
qu'il fallait combattre ou réparer, — il a vu l'empire près de Im
échapper, les révoltes de ses généraux, un prétendant à la tête d'une
formidable armée, pendant que lui-même, loin de Rome, repoussait
les Barbares au-delà du Danube. Pendant un règne de dix-neuf ans,
il fut obligé d'étendre de tous côtés sa main bienfaisante ou armée,
envoyant des ordres précis, dirigeant le monde sans trouble, re-
poussant le mal, la rébellion, même sans esprit de vengeance, et de
plus en plus affermi dans les maximes où il trouvait sa force et sa
sécurité. 11 est si loin d'être un utopiste qu'il prend en pitié u ces
pauvres politiques qui prétendent traiter les affaires selon les
maximes de la philosophie; ce sont de vrais enfans... N'espère pas
qu'il y ait jamais une république de Platon; contente-toi de faire
avancer quelque peu les choses, et ne regarde pas comme sans im-
portance le moindre progrès. » Ainsi fait-il toujours, adoucissant
les lois, réformant les mœurs d'une manière insensible, accommo-
dant aux coutumes de son temps non-seulement sa politique, mais
sa conduite personnelle, et portant la condescendance jusqu'à
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l'examen de conscience d'un empereur romain. 881
prendre part à des plaisirs du peuple romain qui lui paraissaient
odieux, tant il craignait, en homme pratique, de vouloir devancer
son siècle. Gomme il ne pouvait supprimer par exemple les combats
de gladiateurs, il en diminua du moins l'horreur en donnant à ces
malheureux des fers émoussés. Combien le révoltaient la curiosité fé-
roce du peuple romain, le tumulte de ses joies inhumaines, il nous
le dit lui-même : « Tout cela est comme un os jeté en pâture aux
chiens, un morceau de pain dans un vivier... Assistes-y donc avec
un sentiment de bonté et sans mépris insolent. » Ce haut et tran-
quille esprit, si fort au-dessus de son peuple, sait se plier aux né-
cessités de sa condition. Magistrat et non philosophe, il n'a pas le
droit de rompre avec le siècle; il en observe les usages, tout en les
condamnant; il défend même à ses nobles dégoûts de paraître, n'ou-
bliant jamais qu'il s'agit de se montrer en prince et non en sage, et
que dans un chef d'empire une raison trop dédaigneuse des mœurs
publiques est pour le peuple la plus choquante des offenses. Ce se-
rait faire injure à un empereur de le proclamer le plus pur des mo-
ralistes, si on ne reconnaissait d'abord qu'il fut un souverain rai-
sonnable et laborieux.
Ce bon sens si ferme, cette activité sans défaillance, cette raison
judicieuse dans les petites comme dans les grandes choses est as-
surément ce qui peut le plus étonner dans un homme accoutumé
aux méditations morales, et qui fait de la philosophie sa plus chère
étude. N'était-il pas à craindre que ce sage, ce stoïcien couronné,
ne cédât à la tentation de réformer le monde, d'imposer sa doc-
trine, et de rendre les hommes meilleurs malgré eux? Entouré de
philosophes, ses maîtres, qui avaient dirigé sa conscience pendant
sa jeunesse, il aurait pu, comme certains princes chrétiens trop
zélés, rêver un royaume de Salente, une cité stoïcienne, et porter
de tous côtés les règles rigides de sa philosophie. Il sut résister
même à cet entraînement honnête , bien que le peuple romain eût
été de tout temps soumis à de pareilles tentatives, et que, familia-
risé avec l'antique magistrature de la censure républicaine et cer-
taines réformes morales essayées par quelques empereurs, il n'eût
rien trouvé de trop étrange dans un nouveau règlement sur les
mœurs publiques et privées. Marc-Aurèle comprit que les princes
doivent empêcher le mal sans décréter le bien, et que la contrainte
de la vertu serait la plus insupportable des tyrannies, si elle n'était
la plus impuissante et la plus inefficace. « Qui pourrait en effet chan-
ger les opinions des hommes, et, sans un libre consentement, qu'au-
rais-tu autre chose que des esclaves gémissant de leur servitude,
des hypocrites? » Malgré la bienveillance ordinaire de ses juge-
mens sur les hommes, il ne se fait sur eux aucune illusion, il les
TOME L. — 18d4. 56
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882 REVUE DES DEUX MONDES.
connaît, il connaît surtout son entourage, la cour qu'il juge. « Que
sont ces gens qui traitent de haut en bas les autres? A qui ne fai-
saient-ils pas la cour naguère, et pour quoi obtenir?... Des gens qm
se méprisent les uns les autres et se font des protestations d'amitié,
^i cherchent à se supplanter et se font des soumissions. » Ailleurs
il se parle à demi-mot, mais on devine sa pensée. « Voilà donc pour-
quoi ils nous aiment, ils nous honorent! Habitue-toi à considérer
dans leur nudité ces petites âmes. » Mais s'il connaît la cour, il con-
tient ses mépris, il se fait même une loi de n'en plus dire du mal. H
a trop cédé quelquefois à la tentation de blâmer; heureusement U
s'est ravisé. « Que personne ne t'entende plus critiquer la vie de la
cour! )) Non-seulement son austérité ne laisse point paraître de dé-
dain, mais il se met en garde contre les jugemens trop sévères qu'il
pourrait porter sur les hommes et se trace cette règle équitable : « II
y a mille circonstances dont il faut s'informer pour prononcer sur
les actions d* autrui. » Ne pas déclamer contre le vice, ne pas le
flatter non plus, voilà sa maxime, qu'il condense en un beau mot:
« Ne sois ni tragédien ni courtisane. »
En constatant que cet empereur philosophe n'a point trop prêché,
qu'il a même quelquefois désespéré des hommes et les a jugés avec
une certaine amertume, nous ne songeons pas à lui faire un mérite
d'avoir regardé de haut l'humanité. Rien n'est plus facile à un sou-
verain que de mépriser les hommes, de prendre en pitié le conflit
des convoitises qu'il a souvent le tort d'exciter volontairement lui-
même, et de rire des vices qu'il a créés autour de lui. Nous vou-
lons simplement remarquer le sens pratiqué d'un prince qui ap-
partient de cœur et d'esprit à une doctrine prêcheuse, qui, par son
éducation, ses études, ses préoccupations journalières, sa foi philo-
sophique, pouvait être tenté de faire de la propagande indiscrète et
qui a pris sur lui de s'en abstenir, comprenant qu'un souverain qui
veut régenter les âmes risque sa dignité, s'il est trop complaisam-
ment écouté par les hypocrites, et son autorité, s'il n'est pas obéi.
Sans commander toutefois, sans rien entreprendre sur la Uberté
intérieure de chacun, il ne s'est pas cru interdit d'agir en parti-
culier sur les cœurs capables de le comprendre. II se rappelle en
plus d'un endroit et se précise les règles de la persuasion morale:
({ Tâche d'émouvoir sa raison par la tienne, montre-lui sa faute,
rappelle-lui son devoir. S'il t' écoute, tu le guériras. » Par une in-
génieuse et belle comparaison , il montre ce qu'il faut dans cette
propagande intime d'inépuisable bonté, mais aussi de discrétion.
Une âme qui veut en éclairer une autre doit ressembler à un rayon
qui pénètre dans un lieu obscur. Le rayon s'allonge et is' applique
au corps opaque qui s'oppose à son passage : là il s'arrête sans dé-
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l'examen de conscience d'un empereur romain. 883
faillir, sans tomber; ainsi Tâme doit se verser, sans épuisement et
sans violence, en éclairant ce qui peut recevoir sa lumière; mais ce
n'est point assez pour la raison de Marc-Aurèle d'aller ainsi molle-
ment au-devant des âmes comme la lumière à la surface du solide,
il veut encore pénétrer l'obstacle et s'ouvrir les voies les plus fer-
mées par la force de l'amour, a Souviens-toi que la bonté est invin-
cible... Que pourrait faire le plus méchant des hommes, si dans
l'occasion, alors qu'il s'efforce de te nuire, tu lui disais d'un cœur
paisible : — Non, mon enfant, nous sommeà nés pour tout autre
chose; ce n'est pas à moi que tu feras du mal , c'est à toi-même,
mon enfant? Pas de moquerie, pas d'insulte, mais l'air d'une affec-
tion véritable. Ne prends pas un ton de docteur, ne cherche pas à
te faire admirer de ceux qui sont là, mais n'aie en vue que lui seul. »
En entendant cet accent nouveau, qui ne pardonnerait à Marc-Au-
rèle d'avoir ainsi prêché dans l'intimité et devant peu de témoins?
Une seule fois il sortit de cette réserve, malgré lui, dans une cir-
constance bien extraordinaire et mémorable. Alors que, déjà ruiné
par l'âge et la fatigue, il se préparait à partir pour sa dernière ex-
pédition contre les Marcomans, où il mourut, les philosophes et le
peuple romain, craignant, non sans raison , de ne plus revoir leur
chef vénéré, le supplièrent de vouloir bien exposer avant son dé-
part les préceptes de la morale, et l'on vit l'empereur, durant trois
jours, parler sur les devoirs des hommes, exhalant en une fois ses
grandes pensées devant les Romains, et, avant d'aller mourir sur
les frontières, laissant son âme à son peuple.
11 fallait dire quelque chose du souverain avant de parler du phi-
losophe. Un prince qui sur dix-neuf années de règne en a passé
douze aux extrémités de son. empire, sur le Danube et en Orient,
n'est ni un quiétîste, ni un utopiste, ni un pédant couronné. Ses
pensées ne sont pas des fantaisies d'imagination, des souvenirs d'é-
cole, des spéculations de moraliste oisif, mais le manuel pratique
d'un empereur qui voudrait rester homme et médite les lois divines
et humaines pour les mieux accomplir. Ces méditations n'ont rien
de subtil, ces scrupules rien de timoré; ce n'est pas une âme do-
lente et molle qui se tourmente , mais un cœur droit et ferme, qui
se possède, règne sur lui-même et garde sa force jusque dans ses
dégoûts et ses tristesses. La philosophie ne l'a pas éloigné, mais
rapproché des hommes, ou, si elle l'a élevé au-dessus d'eux, c'a été
pour lui faire contempler d'un regard plus clément, d'une vue plus
désintéressée, les choses humaines. « C'est la philosophie, écri-
vait-il, qui te rend la cour supportable, c'est elle qui te rend sup-
poi-table à la cour. » La méditation morale n'a donc été que la
source vive où cette âme active se purifiait, mais en se retrempant.
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88& BEVUE DES DEUX MONDES.
La phUosophie fut pour Marc-Aurèle ce que fut la religion pour saint
Louis.
IL
En Marc-Aurèle» le dernier des grands moralistes païens, il y a
deux hommes, celui des temps antiques qui regarde comme prin-
cipal devoir l'activité civique, celui des temps nouveaux qui aime à
se retirer en lui-même, à prendre soin de son âme, à se remplir de
charité, à méditer sur le néant du monde et sur la loi de Dieu. Son
livre est ple^in non d*idées, mais de dispositions chrétiennes. On di-
rait que le souffle errant de la foi nouvelle a rencontré et pénétré
ceux-là mêmes qui se souciaient le moins d'en être touchés. Sans
rien renier des principes de l'école, sans renoncer aux formules pré-
cises et consacrées, sans soupçonner même d'autres vérités, le stoï-
cisme de Marc-Aurèle inclinait à une sorte de mysticisme, si on peut
appeler ainsi le goût de la contemplation morale, TindifTérence au
monde, l'abandon à la Providence et la délectation d'une âme ra?ie
devant les lois divines.
Nous ne tenterons point de reconstruire un système de morale
avec ces pensées éparses, ni de refaire ce qui a été déjà fort bien
fait dans plus d'une étude philosophique. Selon nous, Marc-Aurèle
n'a rien inventé, n'a rien modifié de propos délibéré dans l'ensei-
gnement qu'il a reçu de ses maîtres. Il se croit en possession de la
vérité, et rarement un doute sur le fond du stoïcisme traverse son
esprit. Et pourtant combien peu il ressemble à Sénèque et même
à Épictète! Le ton a changé, l'accent n'est plus le même, et il se
trouve que les mêmes principes ont donné naissance à des penséfô
qui paraissent nouvelles. En général, dans l'étude des doctrines
morales, on ne tient pas assez compte des hommes qui les ont pro-
fessées. Les principes se transforment selon le caractère des adeptes,
et si la lettre subsiste, l'esprit varie. François de Sales et Fénelon,
quoique fidèles à l'église, diffèrent des autres docteurs. Et qui peut
dire jusqu'à quel point leurs ouvrages, pourtant orthodoxes, ont mo-
difié la manière dont on a compris depuis la doctrine chrétienne?
Ainsi Marc-Aurèle, tout stoïcien qu'il est, a renouvelé le stoïcisme
sans en altérer les dogmes. La doctrine en passant par son cœur s'est
imprégnée d'autres vertus. •
Jusqu'alors l'antiquité païenne n'estimait point assez la douœur,
qu'elle confondait souvent avec la faiblesse. Les citoyens au milieu
des luttes républicaines avaient surtout besoin de vertus fortes,
propres à l'attaque et à la défense, et dont le mérite suprême était
d'être indomptables. Sous le despotisme des césars, les âmes oppri-
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l'examen de conscience d'un empereur romain. 886
mées se ramassaient en soi, se raidissant contre la tyrannie, et te-
naient à paraître inflexibles. L'extrême liberté et l'extrême oppres-
sion demandaient également la dureté romaine. La philosophie dans
ses nobles redites recommandait sans cesse l'effort dans l'activité
civique ou dans la patience, comme on donne à des athlètes un rè-
glement de palestre. Quels sont en effet les modèles proposés par la
philosophie? Un Caton d'Utique/un Brutus, des fanatiques qui ont
poussé l'héroïsme jusqu'à la fureur, et d'autant plus vantés qu'ils
passaient pour plus insensibles; mais les esprits changent peu à peu.
Déjà Sénèque se plaît à tracer le portrait d'un sage plus doux; Thra-
séas réalise cet idéal, et l'on arrive ainsi au temps de Marc-Aurèle,
où la douceur est mise au rang des plus belles vertus. Elle n'est
plus, comme autrefois, renvoyée ou concédée aux femmes, elle
devient un ornement de l'homme. De là ce mot d^ Marc-Aurèle,
si peu antique, si inattendu : « La douceur et la bonté ont quelque
chose de plus màle. » Ce sont ces qualités surtout qu'il met en lu-
mière quand il fait le portrait de ses parens et de ses maîtres. Dans
son examen de conscience, sa préoccupation constante est de garder
avec la fermeté la bienveillance. Alors même qu'il médite sur des
vérités qui semblent le plus étrangères à ce sentiment, il en tire
des conséquences lointaines qui font voir le prix et la justice de la
bénignité, et, quelle que soit la longueur des détours, il revient sans
cesse à cette qualité qui l'attire. 11 cherche les pensées qui peuvent,
comme il dit, « le rendre plus doux envers tous les hommes. »
Cette vertu remplit si bien son cœur qu'il la déverse sur lui-même :
« Il n'est pas juste que je me chagrine, moi qui n'ai jamais volon-
tairement chagriné personne. » Partout dans ce livre les jugemens
sur les vices, sur le mal physique et moral, sur les désordres de la
nature et de la société, respirent une clémence affectueuse, et nous
allons voir comment cette âme élargie par l'amour enveloppe toutes
choses, l'univers et l'humanité dans son universelle mansuétude.
Marc-Aurèle ne bâtit qu'un temple, qu'il consacra à une divinité qui
à Rome n'avait pas encore de nom, à la Bordé.
Grâce à ce fonds de mansuétude et de tendresse naturelle, Marc-
Aurèlé a mieux compris que ses devanciers l'idée stoïcienne de la
fraternité humaine. On ne saurait trop redire que les plus belles
idées morales sont comme non avenues dans le monde tant qu'elles
ne se sont point incarnées dans un honime qui les comprend d'in-
stinct et qui retrouve dans cet idéal sa propre nature. La philoso-
phie a beau semer d'admirables principes, ils peuvent rester long-
temps stériles. Sans doute il se trouvera des esprits logiques pour
en tirer des conséquences, des orgueilleux pour s'en parer comme
d'une brillante nouveauté, des hommes d'éloquence et de style qui
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886 IlETUE DES DEUX MONDES.
en feront la matière de beaux discours; mais ces principes demeurent
à peu près sans vertu, s'ils ne tombent dans une âme naturellement
prête à les recevoir, qui les échauffe, les fasse germer et les nour-
risse de sa propre substance. Ainsi l'idée de la solidarité humaine
est vieille dans le monde, elle a passé de grands esprits en grands
esprits, comme le flambeau des jeux antiques allait de msdn en
main; les stoïciens romains et les déclamateurs mêmes en ont fait
le texte de leurs prédications morales. De Zenon à Épictète, la liste
est longue de tous les philosophes qui tour à tour ont célébré ces
vérités qui deviendront bientôt le fondement d'une société nouvelle;
mais combien sont inefficaces ces fastueuses formules et ces recom-
mandations froidement impérieuses I Ce ne sont que des conceptions
de l'esprit, des fantaisies d'imagination attendrie, des velléités de
bienveillance qui, pour être intermittentes, n'ont pas le temps de
pénétrer dans les âmes ni de les féconder. C'est que, pour bien par-
ler de l'amour, il faut de l'amour. Les plus nobles principes d'hu-
manité ne valent que dans un cœur vraiment humain, dont la bien-
veillance est native. Même dans les sociétés modernes et chrétiennes,
ne voyons-nous pas mille manières de concevoir la fraternité ou la
charité? Depuis la fraternité meurtrière de 98 jusqu'à la charité
pure, il est bien des degrés, et nous rencontrons successivement la
philanthropie théorique, la charité froide qui répète une formule
consacrée, la charité orgueilleuse qui se croit meilleure que les au-
tres, la charité mercenaire qui demande au ciel ou à la terre le pris
de ses bienfaits. 11 faut que de temps en temps une âme d'élite,
par de beaux exemples ou même par de beaux accens dans un livre,
nous fasse comprendre la fraternité véritable. De même, dans l'an-
tiquité païenne, l'idée de la charité régnait sur tous les grands es-
prits du stoïcisme, qui la répandaient tantôt avec une autorité sè-
chement doctrinale, tantôt avec une éloquence brusque et choquante,
presque toujours avec un dédain superbe pour les infirmités mo-
rales. Marc-Aurèle, tout pénétré de ces principes qu'il n'empruntait
pas à l'école, et qu'il trouvait dans son cœur, eut la gloire non-seu-
lement de les mieux comprendre, mais d'en trouver le langage. 11
sut parler de la charité avec charité.
Nous négligeons ici les principes philosophiques sur lesquels re-
pose cette charité et qui sont communs à tout le stoïcisme. On peut
les résumer en quelques mots : nous sommes tous parens, non par
le sang et la naissance, mais par notre commune participation à la
même intelligence, par notre prélèvement commun sur la nature
divine. De là tant de préceptes d'amour que Marc-Aurèle se donne
à lui-même, et qui surabondent dans cet examen de conscience
comme le sentiment qui les inspire : « Âhne les hommes, mais d'un
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l'examen de conscience d'un empereur romain. 887
amour véritable (1). » Il se reproche de ne pas savoir assez combien
est intime la solidarité humaine, et il se dit : a Tu n'aimes pas en-
core les hommes de tout ton cœur (2). » De là enfin le pardon des
injures : a Ce n'est point assez de pardonner,... il faut aimer ceux
qui nous offensent. » Les hommes se trompent, ils sont égarés par
leurs faux jugemens, et Marc-Aurèle rencontre le précepte évangé-
lique : Pardonnez-leur, puisqu'ils ne savent pas ce qu'ils font. Il
trouve des paroles de clémence môme pour les ingrats, les fourbes
et les traîtres : <( Contre l'ingratitude, la nature a donné la dou-
ceur... Si tu peux, corrige-les; sinon, souviens- toi que c'est pour
l'exercer envers eux que t'a été donnée la bienveillance. » En s' en-
courageant à bien traiter ceux-là mêmes qui l'offensent, il ne se
croit pas magnanime, il satisfait le plus noble égoïsme, le plus dé-
licat et le plus permis, qui consiste à se livrer sans contrainte à ses
bons sentimens : « c'est se faire du bien à soi-même que d'en faire
aux autres. » Lorsque dans son examen de conscience il s'interroge
et se demande comment il s'est comporté jusqu'à ce jour envers les
dieux et les hommes, il n'oublie pas d'ajouter « et envers mes ser-
viteurs. » La charité domine si bien ses pensées qu'il n'admet que
les prières où l'on demande à Dieu des biens pour d'autres encore
que pour soi : « il ne faut point prier, ou il faut prier ainsi simple-
ment et libéralement. » Quand il veut se prouver que la bienfai-
sance doit être gratuite, sans désir de reconnaissance ou de gloire,
il rencontre un sentiment et une image d'une simplicité ravissante :
« Il faut être comme la vigne, qui donne son fruit et puis ne de-
mande plus rien... Ainsi l'homme qui a fait le bien doit passer à
une autre bonne action, comme la vigne encore qui se prépare à
porter d'autres raisins dans la saison. Faut-il donc être du nombre
de ceux qui ne savent pas ce qu'ils font? — Oui. » Paroles d'autant
plus remarquables qu'un stoïcien se piquait de se conduire toujours
par des raisons précises, et traitait d'insensés tous ceux qui ne se
rendent pas exactement compte de leurs actions! Marc-Aurèle, en
tout fidèle à cette règle, en excepte la bienfaisance, rencontrant
ainsi cet autre précepte évangélique sur la main droite et la main
gauche. Nous versons ici presque au hasard toutes ces pensées cha-
ritables, sans les rattacher les unes aux autres ni aux principes phi-
losophiques dont elles dépendent. Il faut, pour en jouir, les voir
dans la liberté de leur effusion. Les pensées morales sorties du
cœur ne doivent pas être strictement enfermées dans les formes
d'une méthode scolastique ; pour laisser sentir leur vertu et leur
parfum, il faut qu'elles s'épanchent et se répandent.
(1) TovTOv; çCXêi àXX* àXrfivwiç, 1. vu, 13.
(^i) OuiCd) àic6 TMLÇ^OLÇ ^ÙtX^ TOÙC M^U/KW^j 1. VU, 13.
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888 BEVUE DES DEUX MONDES.
On ne connaît pas entièrement Marc-Aurèle quand on n'a par-
couru que les pensées du souverain et de rhorame sociable; il faut
le suivre dans ses réflexions plus intimes, plus religieuses, que Ton
est tenté d'appeler ses élévations. Sans doute il est plus facile dans
une lecture solitaire de goûter la substance morale de ces pensées
intérieures que de les exposer au grand jour et d'attirer sur ces
pieuses méditations la curiosité profane de certains lecteurs. Une
âme maîtresse de ses passions, qui fuit les troubles du monde, qui
se tient au-dessus des nuages terrestres de la vie humaine et se re-
cueille dans son apaisement, ne peut offrir aux yeux que l'unifor-
mité du calme; mais ce calme même n'a-t-il pas sa beauté et sa
grandeur? Quand on veut s'élever sur les hauteurs du sentiment
moral, il faut savoir supporter la monotonie de la sérénité.
Ce n'est pas un spectacle sans intérêt et sans nouveauté que celui
d'un païen si amoureux de perfection intérieiu'e, qui s'est fait une
solitude au milieu des affaires et des hommes , et , devant l'idéal de
vertu que la philosophie lui propose, travaille à son âme avec une
tendre sollicitude, comme un artiste qui voudrait accomplir un
chef-d'œuvre, et qui naïvement, sans vanité, pour se satisfaire lui-
même, retouche sans cesse son ouvrage. En sentant approcher la
fin de sa carrière : « Tu es vieux, se dit-il, songe que l'histoire de
ta vie est complète, que tu as consommé ton ministère... Pense à
ta dernière heure. » C'est dans ces dispositions suprêmes qu'il se
surveille, se gronde, s'encourage, se rassure, pour mettre la der-
nière main à sa culture morale.
Peu de nos livres de piété font aussi bien sentir ce qu'il peut y
avoir de profit moral et de tranquilles jouissances dans la solitude
que l'âme se fait à elle-même pour sanctifier ses pensées. Marc-
Aurèle ne veut plus avoir souci que de son âme. « Chasse loin de
toi la soif des livres... Il ne s'agit plus de discuter. » Comme YEc-
clésiasle^ il craint de trouver dans de trop longues études trouble
et aflliction d'esprit. « C'est au dedans de toi qu'il faut regarder; là
est la source du bien, source intarissable, pour\^u que tu creuses
toujours. » Mais ce n'est pas pour se livrer à de molles contempla-
tions et à de vagues extases. Il tient son âme entre ses mains, il la
possède, il ne la laisse pas errer, il la contraint « à soumettre les
choses à un solide examen. » Il garde sous ses yeux un certsûn
nombre de maximes courtes, fondamentales, qui assurent la séré-
nité de l'âme, « de même que les médecins ont toujours sous la
main leurs instrumens. » Il veut pouvou- dire à quoi il pense et
pouvoir se répondre toujours à cette question : « quel est l'usage
que je fais aujourd'hui de mgn âme? » Si la rêverie incertaine le
tente et risque de troubler la netteté de son esprit, il la chasse ou
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l'examen de conscience d*un empereur romain. 889
plutôt il réconduit avec une bonne grâce impérieuse, en maître qui,
sans s'irriter, sait se défendre contre les importuns. « Que fais- tu
donc ici, imagination? Va-t'en, au nom des dieux! Je ne me fâche
point contre toi; seulement va-t'en. » Il veut vivre en présence et
sous les yeux de sa raison, qui est une partie 'de Dieu. « Comprends
enfin qu'il y a en toi-même quelque chose d'excellent et de divin,
et qu'il faut vivre dans l'intime familiarité de celui qui a au dedans
de nous son temple. » Ainsi, dans cet examen de conscience, où l'a-
mour des idées morales va quelquefois jusqu'à l'attendrissement,
rien n'est pourtant livré aux aventures de l'imagination ni aux sub-
tilités du sentiment. En se retirant en lui-même , Marc-Aurèle se
rapproche de cette lumière que Dieu fait briller dans tous les
hommes, et dans l'éloignement du monde et le silence des passions
il veut contempler les lois de la raison pour les mieux aimer, pour
leur mieux obéir.
Mais quelles joies dans cette solitude intérieure, et comme il s'ex-
horte à goûter cette paix que procure la parfaite ordonnance de
l'âme! « On se cherche, dit-il, des retraites, chaumières rustiques,
rivages des mers, montagnes... Retire-toi plutôt en toi-même, nulle
part tu ne seras plus tranquille. » Comme il se tient en garde contre
les troubles, les dégoûts, le découragement, les tentations, pour se
donner tout entier à la contemplation des vertus dont il voudrait
faire la règle de sa vie ! « Si tu trouves dans la vie quelque chose
de meilleur que la justice et la vérité, tourne-toi de ce côté de toute
la puissance de ton âme;... mais, si tu ne vois rien de préférable,
choisis, te dis-je, comme un homme libre, ce bien suprême. » Ja-
mais Marc-Aurèle, malgré les délicatesses de ce qu'on pourrait ap-
peler sa spiritualité j ne parle de ces petites vertus raffinées que les
âmes qui travaillent trop sur elles-mêmes finissent par Imaginer.
La magnanimité, la liberté, le calme, la sainteté de la vie, voilà les
objets de ses désirs. La douce impatience de ces désirs donne quel-
quefois un certain pathétique aux apostrophes qu'il s'adresse à lui-
même : « 0 mon âme, quand seras- tu bonne et simple? » Quelque-
fois il se supplie lui-même de se donner au plus tôt des vertus qui
le ravissent. « Embellis-toi de simplicité, de pudeur, d'indifférence
pour tout ce qui n'est ni vice ni vertu. » 11 lui arrive même de s'ac-
cabler en pensant tout à coup que son terme est proche et qu'il
n'est pas encore détaché de toutes ses passions, comme s'il avait
horreur de mourir dans une sorte d'impénitence finale : « Couvre-
toi d'ignominie, ô mon âme, couvre- toi d'ignominie! tu n'auras plus
le temps de t'honorer. » On peut trouver dans l'antiquité des pen-
sées plus nouvelles, mais rien n'est plus nouveau que ces tendresses
morales , ces pudeurs de l'âme et ces accens ingénus avec virilité
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890 REVUE DES DEUX MONDES.
que réloquence stoïque n'avait pas encore rencontrés, et dont la
simplicité veut être sentie et non louée.
C'est assurément une infirmité littéraire de notre sujet qu'on ne
puisse parler de Marc-Aurèle sans avoir l'air de faire un panégy-
rique de saint. A notre époque surtout, où les grands hommes ne
paraissent plus intéressans que par leurs faiblesses, et où le goût
public ne supporte plus un éloge continu, ce n'est pas une entreprise
sans difficulté et sans péril que la peinture d'un homme à peu près
irréprochable, dont la raison fut si calme et la vertu si unie. Ce se-
rait pourtant une injustice de n'en pas dire assez par la crainte
d*en dire trop. Laissons-nous donc aller sans fausse honte aux sen-
timens que nous inspire ce beau livre, et achevons de faire con-
naître sans louanges une âme qui n'en a jamais demandé à per-
sonne.
Bossuet, traçant les règles de la vie chrétienne, s'écrie en plus
d'un endroit : a Commençons à nous détacher des sens et à vivre
selon cette partie divine et immortelle qui est en nous... Laissons
périr tout l'homme extérieur, la vie des sens, la vie du plaisir, la
vie de l'honneur. » Bossuet, sans le savoir, mais avec une exacti-
tude littérale, fait le portrait de Marc-Aurèle, qui, s'entretenant
sans cesse avec cette partie divine qui est en lui, a fermé son âme
à la vie des sens, à la vie de Yhonn$ur. La renommée, les acclama-
tions populaires, la gloire même et le jugement de la postérité
n'inspirent que des paroles de dédain à ce souverain si détaché du
monde et si profondément entré dans la contemplation des vérités
étemelles. On est tenté à chaque instant d'employer des expressions
chrétiennes pour peindre ce pur et haut état d'esprit, et la langue
de la philosophie antique ne suffit plus. Tout en remplissant tou-
jours avec une ferme attention sa magistrature souveraine, Marc-
Aurèle ne rêve que la vie cachée en Dieu , sans plus s'occuper des
jugemens humains. Aussi ne peut-on pas lui reprocher, comme à
d'autres philosophes, de n'avoir travaillé que pour la gloire et d'a-
voir sans cesse repoli ses vertus pour les faire briller aux yeux du
monde. Toutes les apostrophes et les railleries adressées par les
chrétiens au pbarisaïsme stoïque n'atteignent pas Marc-Aurèle, et
le fougueux Bossuet, dans ses emportemens contre Sénèque et l'or-
gueil de la sagesse stoïcienne, est trop juste ou trop prudent pour
rien hasarder contre lui. Sans doute l'empereur a dû beaucoup ai-
mer la gloire, et il eût été indigne de régner, si son âme avait été
indiff*érente à un beau nom; mais, après en avoir goûté les douceurs,
il en a été désabusé quand il connut quelque chose de meilleur. Il
a repoussé cette passion après toutes les autres, cette passion, se-
lon le mot de Tacite, qui est la dernière dont se dépouille le sage.
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l'ex/uien de conscience d'un empereur romain. 891
« As-tu donc oublié, ô homme, écrit Marc-Aurèle, ce que c'est que
la gloire ? Pour moi, j'en suis revenu. » Ne croyez pas qu'il va dé-
clamer contre elle et répéter les sentences convenues de l'école.
Non, il est sur ce point en lutte avec lui-même; il se reproche d'être
encore sensible à l'approbation et au blâme, et prouve ainsi sa sin-
cérité. Quand il se sent tenté par la gloire, il se rappelle aussitôt
combien les hommes sont vains dans leurs jugemens , injustes, in-
conséquens. « Quoi ! c'est dans les âmes des autres que tu places
ta félicité!... Tu veux être loué par un homme qui trois fois par
heure se maudit lui-même!... Pénètre au fond de leurs âmes, et tu
verras quels juges tu crains... Il ne faut que quelques jours, et
ceux-là te regarderont comme un dieu qui te regardent aujour-
d'hui comme une bête farouche. » Ici ce ne sont encore que des pa-
roles de prince, de souverain qu'émeuvent sans doute certains mur-
mures populaires contre un édit nouveau, et qui s'exhorte à ne pas
se départir de ses bienfaisantes maximes, fussent-elles odieuses au
peuple, qui ne les comprend pas. Il le dit du reste lui-même avec
une fermeté pleine de grâce : « Ils te maudissent; qu'y a-t-il là qui
empêche ton âme de rester pure, sage, juste? C'est comme si quel-
qu'un s'avisait de dire des injures à une source limpide et douce;
elle ne cesserait pas pour cela de verser un breuvage salutaire. Et
quand il y jetterait du fumier, elle aurait bientôt fait de le dissiper,
de le laver : jamais elle n'en serait souillée. » Il a fini par se mettrç
si fort au-dessus des jugemens contemporains qu'il répète avec une
satisfaction visible ce mot célèbre d' Antisthènes : « C'est chose royale,
quand on a fait le bien, d'entendre dire du mal de soi. » On pour-
rait croire que ce ne sont là que les fières paroles d'un politique
qui méprise le peuple encore plus que la renommée, si on ne le
voyait si souvent mettre sous ses pieds toute espèce de gloire hu-
maine avec le détachement d'un homme à qui Dieu suffit.
Pour échapper à des tentations qui sans doute le sollicitent en-
core, Marc-Aurèle se fait comme un pieux devoir de promener son
esprit sur toutes les idées qui peuvent le désenchanter de la gloire.
Il aime à se répéter que petite est la renommée même la plus du-
rable, que tout passe en un jour, et le panégyrique et l'objet célé-
bré, que ce qui survient efface bientôt ce qui a précédé, que toutes
choses s'évanouissent, et il s'écrie enfin : « Après tout, que serait-ce
que l'immortalité même de notre mémoire? Une vanité. » Lui, l'em-
pereur guerrier, victorieux, qui s'est consumé dans de longues et
périlleuses expéditions, lui qui devait tenir, à ce qu'il semble, plus
que tout autre à sa renommée militaire, puisqu'il la payait de sa
santé, de sa vie, de son repos philosophique, il se prend en pitié,
et c'est en pensant peut-être à ses victoires remportées sur les Bar-
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892 REVUE DES DEUX MONDES.
bares qu'il écrivait ces mots cruels pour lui-même et d'une amer-
tume digne de Pascal : « Une araignée est fière pour avoir pris une
mouche, tel homme pour avoir pris un levraut, tel autre des ours,
tel autre des Sarmates. » C'est ainsi qu'en plus d'une occasion il
rabat son propre orgueil, et que, pour mieux se désabuser, il étale
devant lui-même et remue avec une sorte d'aigre plaisir toutes les
inanités de la gloire, ramenant sans cesse son âme sur ces hauteurs
d'où l'on voit à ses pieds les choses mortelles dans leur petitesse et
leur rapide passage. « Contemple d'un lieu élevé ces troupeaux in-
nombrables d'humains... Combien qui ne connaissent pas même
ton noml combien qui bientôt l'oublieront 1... Non, la gloire n'est
pas digne de nos soins, ni aucune chose au monde. » L'empereur
philosophe, comme le roi sage de l'Écriture, laisse ainsi échapper
son cri : Vanité des vanités, et tout est vanité; mais pourquoi ne di-
rions-nous pas que ce cri de Marc-Aurèle sort d'une âme plus pure,
moins incertaine et moins troublée? Tandis que le roi des Juifs,
rassasié de voluptés, de science et d'orgueil, ne fait entendre que
les amères paroles d'un épicurisme désabusé, qu'en accablant de
son scepticisme toutes les plus nobles choses humaines il ose affir-
mer que le plaisir de l'heure présente est encore ce qu'il y a de
moins vain, tandis qu'il n'est enfin poussé vers Dieu que par la ter-
reur et le désespoir, Marc-Aurèle, sans colère contre les voluptés,
qui lui sont indifférentes, plein de foi dans la raison et la justice,
méprise le monde, non pour en avoir abusé, mais parce qu'il con-
naît quelque chose de plus grand, de plus beau, de moins périssa-
ble, et se laisse porter par l'attrait et l'amour vers son dieu. Qu'im-
porte en ce moment que le dieu qu'il adore ne soit pas le nôtre?
Nous ne comparons pas ici les doctrines religieuses, mais les âmes
de deux hommes, et nous ne devons pas taire le sentiment que nous
inspire dans le stoïcien non-seulement ce renoncement magnanime
aux grandeurs humaines, mais encore cette adhésion si vive et si
douce aux lois divines, son obéissance à Dieu, et, pour employer un
mot chrétien, son entier abandon.
Ce n'est pas ici le lieu d'exposer ni de discuter ce qu'on pourrait
appeler les idées religieuses de Marc-Aurèle. Son dieu est la raison
universelle, dont notre raison egt une parcelle, la loi immuable de
la nature. Il gouverne le monde, dans lequel il réside, avec lequel
il se confond, il est le grand tout, il est la nature même considérée
dans sa sagesse, son ordre, son harmonie. Comment ses lois im-
muables peuvent s'accorder avec l'idée d'une Providence et laisser
place à la liberté humaine, comment cette Divinité peut devenir
l'objet de l'adoration et de la prière, c'est ce que ce moraliste pra-
tique, ennemi des spéculations métaphysiques, ne veut pas même
3
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L*EXAMEN DE CONSCIENCE d'uN EMPEREUR ROMAIN. 803
se demander, laissant volontiers ces inconséquences, ces contradic-
tions, se fondre et disparaître dans le vague, l'éloignement et la
hauteur des principes. Tout ce qu'il lui importe de savoir, c'est que
le monde est bien fait, qu'il forma comme une cité dont tous les
membres doivent obéissance à la loi, et que l'homme qui dérange le
plan de l'ensemble, soit en n'acceptant pas les accidens de la vie,
soit en commettant une injustice, est un révolté contre la nature et
un impie. <( Que cela te suffise, que ce soient là les seules vérités,...
afin de ne pas mourir en proférant des murmures, mais avec la vraie
paix de l'âme. » De là un optimisme religieux qu'on voudrait pou-
voir mieux s'expliquer, mais dont les effusions vous touchent tout
en vous surprenant. Le mal physique disparaît aux yeux de Marc-
Aurèle; il n'est plus un mal, mais une nécessité de l'ordre univer-
sel; les désordres de la nature ne sont qu'apparens, et sont appelés
désordres parce que nous ne voyons pas comment ils se rattachent
à l'harmonieux concert de tout l'ensemble. Mieux compris, ils au-
raient pour nous une sorte de grâce et d'attrait. « Ainsi le pain, du-
rant la cuisson, crève dans certaines parties, etces entre-bâillemens,
ces manquemens pour ainsi dire au dessein de la boulangerie, ont
je ne sais quel agrément qui aiguillonne l'appétit. » Telle est sa foi
en la justice divine, que, si elle lui paraît en défaut, il réprime aus-
sitôt sa pensée en se disant : « Tu vois bien toi-même que faire de
pareilles recherches, c'est disputer avec Dieu sur son droit. » Pour
lui, tout ce qui arrive arrive justement. Rien n'est défectueux ou
manqué dans l'ordre de la nature, et si tel arrangement qui nous
paraîtrait juste n'est pas, nous devons conclure qu'il ne pouvait,
qu'il ne devait pas être. Qu'un panthéiste, un stoïcien, accepte avec
une mâle résignation les lois générales de la nature, qu'il se sou-
mette sans trouble à ce qui est inévitable, qu'il se soumette même
de sa pleine et entière volonté à cet ordre universel qui l'opprime
et l'écrase, on conçoit qu'un citoyen du monde fasse ainsi avec un
sombre héroïsme tous les sacrifices que la cité lui demande; mais
Marc-Aurèle, dans la plénitude de sa foi, témoigne à ces lois non-
seulement de l'obéissance, mais de l'amour; c'est avec joie, avec
une douce . ivresse, qu'il court au-devant d'elles. « Je dis donc au
monde : J'aime ce que tu aimes.... Donne-moi ce que tu veux, re-
prends-moi ce que tu veux... Tout ce qui t'accommode, ô monde,
m'accommode moi-même. Tout vient de toi, tout est dans toi, tout
rentre en toi. Un personnage de théâtre dit : Bien-aimée cité de Cé-
cropsl Mais toi, ne diras-tu point : 0 bien-aimée cité de Jupiter 1 »
n y a dans ces exclamations pieuses autre chose que de la froide
soumission. Les âmes devenues plus affectueuses désirent aimer
Dieu, et dans l'entraînement de cet amour elles vont au seul dieu
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89& REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elles connaissent, sans se laisser rebuter par aaa insensibilité, et
pour le seul plaisir de s'immoler à ses lois.
Cet optimisme religieux, ce parfait abandon paraît surtout dans
les pensiées de Marc-Aurèle sur la mort, qui remplissent ce livre et
lui donnent un certain intérêt dramatique. On y voit partout que
l'empereur, aiïaibli par l'âge et par la maladie, se sent en présence
de la mort, qu'il s'exerce à l'envisager sans trouble, qu'il s'accou-
tume à elle et se prépare à lui faire bon accueil. Son manuel est plus
encore une préparation à la mort qu'un recueil de préceptes pour
la vie. S'il se hâte de purifier son âme, c'est qu'il lui reste peu de
temps à vivre; s'il cherche à te détacher entièrement du monde,
c'est qu'il veut pouvoir offrir & Dieu, au dernier moment, une sou-
mission sans regrets. Selon lui, il faut remplir avec noblesse, avec
dignité, avec une irréprochable correction toutes les fonctions mo-
rales que la raison divine nous impose et particulièrement la der-
nière de toutes, qui est de bien mourir. Il arrive ainsi peu à peu
à se rendre le plus doux des hommes envers la mprt. Et pourtant
la doctrine stoïcienne ne lui permet de rien espérer au-delà de cette
vie, si ce n'est une durée inconsciente dans le sein du grand tout.
Cette froide et peu consolante doctrine à laquelle il a donné sa foi,
et qu'il regarde comme la raison et la vérité mêmes, ne laisse pas
quelquefois de paraître insuffisante à cette âme si avide de justice
et d'amour : a Comment se fait-il que les dieux, qui ont ordonné si
bien toutes choses, et avec tant de bonté, pour les hommes, aient
négligé un seul point, à savoir que les gens de bien, d'une vertu
véritable, qui ont eu pendant leur vie une sorte de commerce avec
la Divinité, qui se sont fait aimer d'elle par leur piété, ne revivent
pas après leur mort et soient éteints pour jamais? » Il réprime aus-
sitôt ce murmure, mais il en dit assez pour laisser voir que son âme
aspire à un autre avenir qiie la triste immortalité promise par le
«toïcisme. Sa foi religieuse s'empresse de s'incliner devant la bonté
souveraine qui sait bien ce qu'elle fait et qui ne doit être ni inter-
rogée ni offensée par un doute. Jusque-là les stoïciens aimaient à
provoquer la mort avec emphase, avec une sorte de courage inso-
lent; ils couraient au-devant d'elle, et môme dans leur soumission
aux décrets de la nature il entrait souvent de la jactance ou de
l'indifférence théâtrale. Us méprisaient la mort, ils l'acceptaient en
personnages de tragédie. Marc-Ajirèle ne se montre pas en héros,
il ne témoigne à la vie ni attachement, ni répugnance; il ne parle
jamais du moment suprême qu'avec une simplicité placide, il a
même coutume de n'employer que les expressions les plus atté-
nuantes qui assimilent la mort aux fonctions les plus simples et les
plus ordinaires de la vie. S'il faut partir, dit-il, il partira avec la
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l'examen de conscience d'un empereur romain. 895
bonne grâce que demande tout acte conforme à l'honnêteté et à la
décence : « Ya-t'en donc avec un cœur doux et paisible, comme est
propice et doux le dieu cpii te congédie. » Ce sont les dernières lignes
du livre, interrompues peut-être par la maladie ou la mort. On se
figure volontiers Marc-Aurèle laissant tomber de ses lèvres, avant
de s'éteindre, un de ces beaux mots qu'on admire dans son manuel
et qui respirent une résignation tout aimable : « Il faut quitter la
vie comme l'olive mûre qui tombe en bénissant la terre sa nour-
rice et en rendant grâces à l'arbre qui Ta portée. » Peut-être
même, dans la crainte de demeurer trop longtemps dans un monde
corrupteur et de se laisser aller à quelque faiblesse, a-t-il répété
en mourant cet autre mot plus noble encore qu'il écrivait un jour
dans le recueil de ses pensées : « Viens au plus vite, ô mort! de
peur qu'à la fin je ne m'oublie moi-même. » Exclamation singu-
lière et touchante qui montre qu'à cette conscience délicate la mort
causait moins d'horreur qu'une faute contre les lois ou les bien-
séances morales! C'est ainsi que Marc-Aurèle, en se désaccoutu-
mant peu à peu de son corps, de ses passions, de la vie, est anûvé à
dire dans son langage, comme l'âme chrétienne que fait parler Bos-
suet : « 0 mort, tu ne troubles pas mes desseins, mais tu les ac-
complis. Achève donc, ô mort favorable!... nunc dimiitis. »
Mais, pour ne parler ici que la langue de la sagesse profane, tout
lecteur qui a vécu dans une intime familiarité avec les Pensées^ qui.
les a comprises et goûtées, trouvera qu'il ne parut jamais dans le
monde antique un homme plus digne que Marc-Aurèle de recevoir
l'éloquent et dernier hommage que Tacite rendait un jour à un sage
vaillant : « S'il est un asile pour les mânes des hommes pieux, si
les grandes âmes ne s'éteignent pas avec le corps, repose en paix...
et rappelle-nous à la contemplation de tes vertus. » De tous les
hommes magnanimes de Rome et de la Grèce, aucun ne s'est en
quelque sorte mieux préparé à cette vie future que l'antiquité en-
trevoyait quelquefois dans ses rêves. Et si la doctrine stoïque em-
pêchait Marc-Aurèle de l'espérer, il en a fait du moins l'objet de ses
désirs, il a travaillé pour la mériter. Aussi des chrétiens charita-
bles, touchés de ces singulières vertus, ont-ils osé demander pour
cette âme païenne la récompense des justes et imploré en sa faveur
la miséricorde divine. Marc-Aurèle a-t-il pu recevoir le prix de sa
bonne volonté, telle est la question qu'on a plus d'une fois agitée
en des livres chrétiens, question honorable pour lui, mais inutile et
même périlleuse, où la sévérité du dogme risque de n'être pas d'ac-
cord avec nos idées de justice, où trop de confiance peut être une
témérité, où le doute surtout est imprudent, car quel espoir reste-
rait-il aux vulgaires humains, si Marc-Aurèle n'avait pas trouvé
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896 BEVUE DES DEUX MONDES.
grâce, et si vous n'aviez pas été recueillie avec amour par le su-
prême juge de nos incertaines doctrines, ô vous de toutes les âmes
virilement actives la plus douce, la plus détachée de la terre et la
plus pleine de Dieu?
La nouveauté et le charme de ce livre consistent dans une certaine
mélancolie qui rappelle la tristesse chrétienne. Marc-Aurèle, en de-
hors de sa magistrature souveraine, qu'il exerce encore avec fermeté
et dévouement, ne connaît plus rien dans la vie qui vaille la peine
d'occuper ses pensées. 11 n'a trouvé le bonheur « ni dans Fétude du
raisonnement, ni dans la richesse, ni dans la gloire, ni dans les
jouissances, nulle part enfin. » Au milieu de ce monde changeant,
où tout lui paraît néant et fumée, il ne veut plus s'attacher à des
ombres passagères. « C'est comme si, dit-il, on se prenait d'amour
pour un de ces moineaux qui passent en volant ! » A tous les dé-
goûts d'un cœur que rien sur la terre ne peut remplir, s'ajoute en-
core une certaine lassitude, la fatigue de la vie et des hommes. Il
passe sans colère au milieu d'eux, il les supporte avec douceur;
mais il ne tient pas à demeurer plus longtemps parmi des compa-
gnons de misère qui ne partagent ni ses sentimens, ni ses prin-
cipes. Cette âme délicate se sent égarée au milieu de la corruption
contemporaine, solitaire dans sa grandeur, incomprise et abandon-
née. L'uniforme répétition des choses l'ennuie comme un spectacle
de l'amphithéâtre. Sa pensée, d'ordinaire si calme, rencontre par-
fois des paroles d'impatience pour peindre le rôle qu*il joue lui-
même sur la scène du monde : « assez de vie misérable , de la-
mentations, de grimaces ridicules! » Il lui tarde d'échapper à ces
ténèbres, à ces ordures, et finit par regarder la mort comme une
délivrance : « qu'y a-t-il donc qui te retienne ici?..,. Jusques à
quand? » Mais cette tristesse ne ressemble à aucune autre, elle
est presque toujours paisible et épanouie, si l'on peut dire. Ces
plaintes ne sont pas d'un misanthrope dépité, mais d'un souverain
accoutumé à contempler les choses de haut et de loin, et qui par
son élévation échappe aux agitations, aux chétives passions qui
l'entourent. On ne rencontre dans son livre rien de ce qui fait sou-
vent l'éloquence des autres stoïciens, ni recherche littéraire, ni dé-
clamation, ni savante ironie. C'est que Marc-Aurèle n'est pas un
combattant, mais un juge de la vie humaine. Il doit sa tranquillité
en face des hommes et des choses aux royales hauteurs où il a été
obligé de tenir son esprit, et sa mélancolie n'est que de la sérénité
voilée.
Ces désillusions et cette indifférence, qui finissent quelquefois par
gagner des sociétés entières , sont ordinairement chez les peuples,
comme chez les individus, les signes précurseurs du renouvelle-
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\
l'examen de conscience d'un empereur romain. 807
ment des âmes. Aiusi le monde antique, las de plaisirs, d'orgueil,
de science, se prenait en pitié par la bouche de son plus noble in-
terprète. Tout ce qui avait été l'idole de la Grèce et de Rome des-
cendait peu à peu dans le mépris. Par une sorte de juste expiation,
le découragement que le despotisme impérial avait répandu dans
le monde remonta jusqu'à l'innocent héritier de ce pouvoir acca-
blant, et ce fut un empereur qui recueillit et concentra dans son
âme tous ces dégoûts de la vie. Dans ce désabusement, on comprit
mieux le prix de la vie intérieure, on fut moins citoyen pour être
plus homme, on trouva un secours et des consolations dans la loi
morale, on s'attacha à des vérités étemelles confusément entrevues,
on s'inclina avec humilité devant la raison universelle, c'est-à-dire
devant le seul Dieu qu'on pût imaginer. Les âmes flottantes, si du
moins il y en eut beaucoup de semblables à celle de Marc-Aurële,
se sentaient attirées à l'amour divin , et, avant de rencontrer Dieu,
étaient déjà saisies par la piété.
Le christianisme ne sortit pas, comme on l'a prétendu, de ce mou-
vement des esprits, mais il devait à la longue en profiter. Il ne s' ac-
complit pas dans le monde une grande ^évolution morale qui ne soit
préparée, et les plus belles vérités passent devant les hommes sans
les pénétrer, s'ils n'ont déjà le cœur ouvert pour les recevoir. Les
pères de l'église qui ont été bien plus justes qu'on ne l'a été de-
puis envers la philosophie profane, qui ne craignaient pas de ren-
dre hommage à la sagesse humaine et ne pensaient pas qu'elle fût
l'ennemie de la loi divine, les pères ont reconnu que la philosophie
antique avait été une véritable préparation à la foi chrétienne. Ils
admettaient un christianisme naturel que Tertullien appelle testi^
monium animœ naturaliter christianœ; ils donnaient le nom de
chrétien à des sages tels que Socrate, qui avaient comme mar-
ché à la rencontre de la rsdson éternelle et du Verbe divin; ils
osaient dire, ces généreux adversaires, que Dieu avait suscité des
philosophes parmi les païens comme il avait donné des prophètes
aux Juifs pour les sauver. Aujourd'hui ces beaux sentimens de la
primitive église ne sont plus suivis, et les plus honnêtes défenseurs
de la foi s'imaginent, on ne sait pourquoi, que le discrédit de la sa-
gesse ancienne importe à la religion; ils se font un pieux devoir de
rabaisser les sages de l'antiquité païenne, de choisir surtout les
plus nobles pour les immoler sur l'autel, comme s'ils avaient la
pensée que, plus la victime est belle, plus l'holocauste est agréable
à Dieu.
Pour nous, qui ne croyons pas juste de demander à un sage païen
des vérités qu'il ignore et qu'il ne peut donner, nous nous laissons
simplement aller à la sympathie respectueuse que nous inspire un
Towi u — 1864. 57
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898 REVUE DES DEUX MONDES.
prince qui ne connut d'autres faiblesses que celles de la clémence,
auquel on n*a pu reprocher que l'excès de la vertu dont le monde
avait alors le plus besoin. Si comme philosophe il ne fut pas tou-
jours exact et conséquent, si sa raison, avide de vérités consolantes,
semble quelquefois flotter entre le Dieu du stoïcisme et celm de
Platon, c'est qu'elle cherche la lumière à tous les coins du cid. Son
esprit reste enfermé dans la doctrine stoïque, mais son âme s'en
échappe et veut aller au-delà. U n'est pas un philosophe rigoureux,
parce qu'il n'a pas d'entêtement doctrinal, et ses hésitations même
sont la marque de sa sincérité. U a pourtant renouvelé la morale
antique, non par la force de son génie,, mais par la pureté de son
âme. Le Portique prêchait déjà le mépris du monde, la fraternité,
la Providence, la soumission volontaire aux lois de Dieu. Marc-Au-
rèle, sans enseigner d'autres vérités, sans enrichir le stoïcisme d'un
dogme, lui prêta du moins un accent nouveau, et répandit dans ses
préceptes, durs encore, sa tendresse naturelle. Par son exemple
souverain aussi bien que par ses paroles, il essaya d'en faire une
loi d'amour, d'amour pour les hommes et pour la Divinité; il trouva
le langage de la charité et d^ l'effusion divine. Par lui, la philoso-
phie profane fut conduite jusqu'aux confins du christianisme. Ce qui
manquait encore à ces hommes de bonne volonté qui semblaient
effleurés par la grâce, c'est un dogme religieux que le panthéisme
stoïcien ne donnait pas. Ils avaient des désirs pieux et confus qui ne
savaient où se prendre, et qui ne rencontraient devant eux qu'un
Dieu obscur et sourd et un avenir sans espérance. A ce mépris du
monde il fallait un dédommagement, un objet à tant de vague
amour, à cette tristesse un espoir consolateur.
G. Mabtha.
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LES
FORCES DE L'ITALIE
ADMIKISTBATION ET ARMÉE. — FINANCES ET GOMMEEGE.
Anwuaire staUtiiguê Ualien. — 1858^864,
Il y a six ans, l'Italie n'était encore qu'une espérance, elle est
devenue une réalité. Pour estimer les forces qui doivent assurer
l'existence du royaume italien, on n'est plus réduit aux conjectures,
on a des faits. L'hypothèse est remplacée par la statistique. Les
chiffres au reste ont leur éloquence, et on n'en saurait douter après
avoir lu Y Annuaire que MM. Cesare Correnti et Pietro Maestri vien-
nent de publier pour 1864 : c'est le second volume d'une publica-
tion dont le premier a vu le jour en 1858. Que d'enseignemens on
doit rencontrer en étudiant l'état de la péninsule à ces deux dates
si rapprochées et pourtant si diverses, 1858 et 186& I D'ailleurs, on
ne saurait guère imaginer un spectacle plus attachant que celui que
nous donne un peuple assez jeune pour avoir une grande liberté
d'allures, assez mûr pour savoir réfléchir, et qui, placé au milieu
des exemples de toute sorte que lui offrent les sociétés modernes,
travaille avec zèle à fixer ses institutions.
Si ce spectacle est tel qu'il doive intéresser des hommes de toute
nation, il présente pour des Français un attrsût tout particulier. Ce
sont en effet nos lois, nos institutions , nos habitudes, que l'Italie ^
par une pente naturelle, se trouve portée à imiter. Ce qu'elle nous
emprunte, elle le modifie d'ordinaire en quelque partie; ce qu'elle
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900 REVUE DES DEUX MONDES.
n'adopte pas, elle le discute au moins. N'est-ce pas là pour nous
une épreuve des plus utiles? A ce titre, il nous importe de con-
naître comment les auteurs de Y Annuaire statistique de Tltalie
jugent la nation française. Us lui assignent, comme traits prin-
cipaux, « un esprit qui allie la précision avec la recherche des gé-
néralités, une humeur facile, incompatible avec l'austère orgueil
que demande la liberté, une horreur de la solitude qui efface les
personnalités et une recherche de la société qui rend presque ri-
dicule tout caractère fortement accusé , — l'amour de la symé-
trie, même dans les lettres et dans les arts , — le besoin de la
contradiction et en même temps la passion de l'autorité, l'aptitude
à faire de grandes choses à la condition de recevoir une forte im-
pulsion. » Avec ces dispositions, disent-ils, les Français devaient
naturellement a inscrire dans leurs constitutions l'admissibUité de
tous à toutes les charges, et ensuite subir la tyrannie du règle-
ment... La France en effet fut la terre classique de la centralisa-
tion... Les gouvernemens changent en France, la centralisation ne
change pas. » Sans chercher à faire, comme contre-partie de ce ta-
bleau, une peinture du peuple italien, nous apercevons dans le ca-
ractère de ce peuple deux traits qui se dessinent nettement. C'est
d'abord une grande habileté dans le maniement des intérêts et des
esprits. S'agit-il seulement de discuter, les Italiens se laissent aller
au plaisir de développer dans leur belle langue et d'épuiser jus-
qu'au dernier tous les sujets qu'une question peut soulever; s'agit-il
de prendre un parti, ils savent se borner au nécessaire, ils savent
obtenir, par de prudentes concessions, le résultat qu'ils désirent.
Cette politique qui ne dédaigne pas les moyens détournés, qui pré-
voit les occasions avec un soin perspicace et les attend ensuite avec
patience, qui sait que toute cause et tout effet commencent par être
petits avant de devenir grands, et qu'il est ainsi facile, en s'y pre-
nant de loin, de préparer les succès et d'étouffer les obstacles, cette
politique, disons-nous, est née autrefois en Italie et s'y est perpé-
tuée. Une autre particularité qu'on distingue dans le caractère des
Italiens explique l'impression que nous faisons sur eux : les Italiens,
quoique très sociables, ne laissent pas leur personnalité s'effacer
dans le milieu où ils vivent; ils ne sont point sujets aux engoue-
mens de la mode et ne connaissent guère le ridicule; ils restent ori-
ginaux; ils vivent et pensent à leur guise. Cette dispo^tion, très fa-
cile à reconnaître dans leur vie privée, se retrouve aussi dans leur
vie publique. Alors même qu'elle serait atténuée par les nouvelles
conditions où ils se voient placés, elle persistera suffisamment pour
donner à l'existence nationale beaucoup d'activité et de variété. Quoi
qu'il en soit d'ailleurs, et pour rentrer dans le domaine des faits,
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LES FORCES DE l'iTALIE. 901
on ne peut guère nier que depuis cinq ans les Italiens n'aient fait
sagement leurs affaires. On trouve quelquefois qu'ils y mettent de
la lenteur; mais il ne faut pas oublier que c'est un proverbe italien
celui qui nous apprend qu'on ne doit pas cheminer vite, si l'on veut
faire bonne route.
Une seule fois les Italiens ont été trop vite en besogne au gré
de leurs ennemis : c'est à l'époque des annexions. Est-il besoin de
dire que, si les faits ont été rapides, la préparation avait été longue?
Sans remonter aux siècles passés, nous pouvons dire que l'Italie
avait presque existé au commencement de ce siècle. L'épopée na-
poléonienne lui avait donné un semblant de vie. L'Italie avait eu une
armée, un drapeau, une sorte d'indépendance nationale. Lorsqu'a-
près 1815 les Italiens se trouvèrent réveillés de leur rêve de gran-
deur, ils ne perdirent pas l'idée de la patrie commune. L'histoire des
conspirations italiennes de 1815 à 1859 serait l'histoire de cette re-
cherche de l'unité. Ce n'étaient pas seulement les intelligences
d'élite qui songeaient à la patrie idéale, mais l'idée faisait son che-
min dans les masses; des martyrs, souvent obscurs et vulgaires,
tombaient en poussant le cri sacré du poète : « Italie ! Italie ! » Lors-
qu'arriva l'ébranlement de 1859, l'unité était faite dans le senti-
ment populaire sous l'apparente variété des régions, et il n'y eut
qu'à souffler sur les anciens gouvememens pour les faire dispa-
raître; mais, l'unité politique sdnsi réalisée, il s'agissait de la con-
solider et de lui faire porter ses fruits. C'est aux auteurs de YAn-
nuaire statistique que nous allons demander les résultats obtenus.
h
Jetons d'abord avec eux un coup d'œil sur les institutions admi-
nistratives proprement dites du nouveau royaume. Voyons par
quels liens administratifs les différentes parties sont rattachées au
centre. C'est là une question capitale, et quelques personnes se-
ront peut-être portées à s'étonner qu'elle n'ait point encore été ré-
solue par une législation qui ait un caractère durable. L'adminis-
tration provinciale et communale est en ce moment régie par la loi
du 23 octobre 1859, votée sous le ministère de M. Rattazzi; mais
l'opinion a toujours semblé n'attribuer à cette loi qu'un caractère
provisoire. Promulguée à l'origine pour les anciennes provinces et
pour la Lombardie,^ elle ne s'étendit aux autres parties du royaume
qu'avec les restrictions que les circonstances nécessitèrent. Le pu-
blic, la presse, les ministres, le parlement, n'ont cessé de s'occuper
d'une organisation plus générale et plus durable. La question reste
ainsi en suspens; nous pouvons l'examiner théoriquement, étudier
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902 REYUE DES DEUX MONDES.
le mouYement qu'elle a produit dans les esprits, essayer de prévoir
la solution qu'elle recevra.
Un premier fait domine cette question, et doit exercer une in-
fluence prépondérante : c'est la puissance de la vie municipale en
Italie. Évidemment, dans tout système administratif, on tiendra le
plus grand compte de cet élément. Qu'on veuille bien toutefois nous
permettre de hasarder une simple hypothèse : supposons qu'une
organisation pût se produire qui ne laissât point une assez grande
part d'influence aux municipes; on peut affirmer que dans ce cas
les mœurs seraient plus fortes que les lois, et que le municipe,
quelque garrotté qu'il fût, saurait se mouvoir assez pour s'affran-
chir de ses liens. Que l'on considère en efiet l'histoire italienne, en
remontant, si l'on veut, jusqu'aux Romains : on y reconnaît, à tra-
vers cette longue suite de siècles, une affirmation incessante de la
vitalité des municipes. L'organisation municipale fut la force de la
ci\dlisation romaine; sa tradition, non interrompue, se retrouve au
moyen âge : la commune italienne est puissante et florissante alors
que dans le reste de l'Europe les communes s'élèvent avec peine et
vivent misérablement, préservées de mille périls par leur seule obs-
curité. Dans la plupart des pays, ce fut le travail de royautés ty-
ranniques de rapprocher et de mêler jusqu'à un certain point les
seigneurs et le peuple. Les républiques italiennes accomplirent
cette œuvre par le seul prestige de leur vie municipale; de bonne
heure les châtelains descendirent de leurs montagnes, vinrent rési-
der dans les villes italiennes et s'inscrire sur les regbtres de leurs
corporations.
Les républiques italiennes du moyen âge, par leurs institutions,
par leur commerce, par l'invention du crédit, donnaient au monde
un spectacle nouveau et inauguraient les principes qui plus tard de-
vaient constituer la vie moderne' 11 faut même le dire, c'est à cause
de la vitalité propre de ces républiques que l'Italie resta divisée
alors que se formaient les grandes nations européennes. Quand, au
xv«, au XVI* siècle, les populations se furent i^unies en groupes,
quelquefois en principautés, pourquoi ne se forma- t-il point une
unité politique? pourquoi ne vit-on pas se traduire dans la réalité
cette patrie idéale qui existait déjà dans la langue, dans les arts,
dans la conscience des penseurs et des poètes? C'est qu'il y avait
dans chaque petit état une civilisation trop avancée pour qu'une
grande puissance politique pût se former par les moyens que les
grandes puissances politiques avaient alors à leur disposition. Com-
ment les artistes, les savans, les banquiers de Florence, n'auraient-
ils pas regardé comme une calamité le règne d'un baron féodal,
vassal de l'église ou de l'empereur? Comment Venise n'aurait-ellc
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LES FORGES DE l'ITALIE. 903
pas refusé d'incliner son aréopage de rois devant un Jean Galéas?
Chaque république, chaque prince un peu fort absorba ses Voisins
immédiats, puis se heurta à de plus puissans, et il s'établit une sorte
d'équilibre, fort troublé, il est vrai, et fort laborieux, de telle sorte
qu'à l'époque où le droit public international commençait à s'in-
scrire dans les traités européens, il s'y inscrivit sans les Italiens et
contre eux. « Aussi, disait M. Guizot dans Y Histoire de la civili-
sation en Europe^ beaucoup des Italiens les plus éclairés, les meil-
leurs patriotes de notre temps, déplorent -ils le régime républicain
de l'Italie au moyen âge comme la vraie cause qui l'a empêchée de
devenir une nation; elle s'est morcelée, disent-ils, en une multitude
de petits peuples trop peu maîtres de leurs passions pour se con-
fédérer et se constituer en corps d'état. Ils regrettent que leur pa-
trie n'ait pas passé, comme le reste de l'Europe, par une centrali-
sation despotique qui en aurait fait un peuple, et l'aurait rendue
indépendante de l'étranger. » Ainsi, par les malheurs mêmes qu*elle
cause, s'affirme dans l'histoire la vitalité des municipes italiens, qui
avait été le principe de l'organisation des républiques. On peut dire,
en se reportant aux événemens de ces dernières années, que cette
vitalité n'a rien perdu de son énergie; mais si elle peut être accusée
de tant de maux dans le passé, il ne lui reste plus, dans les condi-
tions nouvelles où l'Italie se trouve placée, que d'heureux fruits à
porter. Personne n'a peur aujourd'hui que Ferrare et Bologne des-
cendent en champ clos, personne ne craint que Livourne et Gênes
se livrent des batailles navales, personne ne suppose que Milan et
* Naples aient l'intention de défendre leurs intérêts respectifs autre-
ment que par des votes parlementaires. Tout le monde en revanche
sent quelles ressources offrent à un état tant de villes qui vivent par
elles-mêmes et qui peuvent se passer de l'impulsion du gouverne-
ment central. C'est là vraiment un des caractères originaux de l'Ita-
lie actuelle. Son unité ne s'étant point faite à une époque barbare,
mais en plein développement moderne, elle n'a point eu à lui sa-
crifier ces forces de la vie municipale qui ont été plus ou moins
énervées dans les autres nations par la formation même de l'unité
politique.
Voilà un premier fait dont tout plan d'organisation administrative
devra tenir compte. Il est un second élément qu'il faut s'attendre à
rencontrer dans les systèmes essayés ou étudiés pour organiser
l'administration générale : c'est l'influence piémontaise. Pendant
dix ans, un homme de génie a travaillé à faire du royaume de Sar-
daigne une sorte d'état modèle. Il a examiné d'un œil attentif toutes
les institutions de l'Europe, et il n'a rien négligé pour acclimater
dans son pays celles qui lui paraissaient les plus propres au rôle
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90& REVUE DES DEUX MONDES.
actif qu'il méditait. C'est par l'intermédiaire de cet état de Sar-
daigne, si ingénieusement organisé, que l'Italie est entrée dans le
concert de la diplomatie européenne; c'est sous ses dmpeaux qu'elle
est venue se grouper aux jours de la délivrance. Rien d'étonnant
dès lors que le système piémontais ait aussitôt prévalu , qu'il ait
semblé naturel de profiter d'une expérience couronnée de si bril-
lans résultats , que les institutions du nouveau royaume se soient
calquées jusqu'à un certain point sur celles des anciennes pro-
vinces.
L'énergie des institutions municipales, l'influence de l'organisation
piémontaise, voilà les deux faits que l'on doit nécessairement re-
trouver dans l'histoire des idées et des travaux qui se sont produits
depuis la paix de Villafranca au sujet de l'administration intérieure
de la péninsule. C'est un sujet qui depuis quatre ans a sans relâche
occupé les esprits, qui a été étudié dans une quantité innombrable
de publications, qui a été élaboré incessamment par des commis-
sions parlementaires. Pendant cette période, les questions relatives
à la décentralisation administrative ont été présentées sous mille
aspects divers, et s'il suffisait de discuter les questions pour les ré-
soudre, celles-là auraient reçu sans nul doute en Italie une solu-
tion satisfaisante.
Les partisans du pouvoir central alléguaient à l'appui de leur
thèse la force nécessaire à tout état, indispensable surtout à l'Italie,
qui pouvait être appelée dans un court délai à soutenir contre l'Au-
triche une guerre formidable. Au point de vue même de la vie or-
dinaire et des affaires courantes, disaient-ils, il n'y a de décisions
éclairées et impartiales que celles qui sont rendues par une admi-
nistration supérieure siégeant dans une grande capitale; les déci-
sions prises dans les provinces et dans les lieux mêmes où les inté-
rêts s'agitent sont d'ordinaire dictées par des passions mesquines
et aveugles. Ils ajoutaient que les diverses branches des service
publics, si elles ne sont pas concentrées dans les mains de l'état,
tombent au pouvoir de castes exclusives, que la justice, l'enseigne-
ment, le culte,* la bienfaisance publique, deviennent le privilège de
corporations ambitieuses. Il fallait donc faire résolument le sacri-
fice des coutumes et institutions locales qui ne peuvent pas trouver
place dans le dessin et les lignes régulières d'un grand état, et l'on
devait se regarder comme payé de ces sacrifices par l'agrandissement
même du royaume ; cet agrandissement n'était pas en effet seule-
ment une nécessité pour la défense de l'Italie, mais encore une
condition indispensable de prospérité et de civilisation dans un
temps où tout progrès matériel ou intellectuel ne se réalise que par
de vastes associations. Quoi de plus naturel dès lors que de tout sa-
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LES FORGES DE l'iTAUE. 905
crifîer à la plus grande de toutes les associations, à l'état? L'exemple
de la France était surtout cité par les publicistes de cette école, et
ils ne manquaient pas d'appeler l'attention sur la puissance de cette
nation où « au même instant le gouvernement veut, le ministre or-
donne, le préfet transmet, le maire exécute. » Ils ajoutaient que, si
l'esprit public parait actuellement demander en France que les
excès de cette centralisation soient atténués, un mouvement tout
contraire se produit en Angleterre, dans ce pays du self-govem-
ment.
On pense bien que de leur côté les partisans de la décentralisa-
tion administrative ne manquaient pas d'argumens. Les travaux
récens des économistes de tout pays leur fournissaient un arsenal
de théories sur le vjêritable rôle de l'état, qui doit réduire son ac-
tion à ce qui est nécessaire pour maintenir l'unité nationale et la
tranquillité publique. Le pouvoir central, disaient-ils, reste d'au-
tant plus fort qu'il se compromet moins dans les détails de l'admi-
nistration. Quelques-uns soutenaient, au point de vue du droit poli-
tique, que les nouvelles provinces, en s' annexant aux anciennes,
n'avaient abandonné que cette part de leurs privilèges dont le sa-
crifice était nécessaire pour former l'unité, et qu'elles s'en étaient
réservé l'autre partie. D'autres exprimaient les plus vifs regrets sur
ces franchises municipales que les gouvernemens déchus n'avaient
pu détruire et qui semblaient devoir s'effacer dans l'Italie nouvelle.
Les Lombards rappelaient que chez eux, sous le régime autrichien,
aucun représentant du pouvoir central n'entrait dans le conseil de
la commune ou de la province, que le contrôle supérieur et sans
appel des affaires communales et provinciales était confié à un tri-
bunal tout à fait indépendant du pouvoir politique, que les com-
munes rurales étaient administrées directement par la masse des
propriétaires dans des assemblées célèbres sous le nom de convo-
caliy qu'il n'y avait pas une commune qui ne pourvût de ses de-
niers à l'instruction primaire et au service médical des indigens, que
l'admirable, système des irrigations lombardes avait donné lieu à
des associations volontaires qui étaient devenues une des forces du
pays. En Toscane, à Naples, en Sicile, on faisait remarquer qu'on
avait donné à la vie communale une énergie toute particulière en
agrégeant les petites communes de telle sorte que les aggloméra-
tions municipales fussent en moyenne de 6,000 habitans. Les Par-
mesans demandaient que l'on n'oubliât point que chez eux seuls les
actes de l'état civil étaient confiés aux officiers municipaux. A Mo-
dène même, dans la terre classique de l'autocratie, on rencontrait
une magistrature judiciaire chargée de connaître en dernier ressort
des affaires contentieuses où l'administration était impliquée. Ainsi
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906 REVUE DES DEUX MONDES.
chacun présentait quelque particularité qu'il lui paraissait désirable
de conserver.
Les divers partisans de la décentralisation s'attachsdent d'ailleurs
à deux ordres d'idées principaux» dont l'un, qui tendmt à la forma-
tion des régions, a fini par être abandonné, tandis que l'autre, qui
était relatif à l'organisation municipale, a gardé toute son impor-
tance. La théorie des régions fut en laveur dans les premiers jours
qui suivirent la paix de Yillafiranca. La question se posait pour
sûnsi dire dans le domaine de la spéculation pure : il n'y avait pas,
à proprement parler, de parti en Italie; mais plus tard, après l'an-
nexion de Naples et de la Sicile, l'idée régionisle fut embrassée avec
enthousiasme par une partie de9 populations méridionales de la pé-
ninsule. Elle perdit alors du terrsdn dans le nord, et finit par s'y
effacer à peu près complètement.
Pendant la période où cette théorie eut quelque succès, les hommes
modérés demandaient pour chacune des régions, qui devaient être
alors le Piémont, la Ugurie, la Lombardie, la Toscane, l'Emilie et
la Sardaigne, un gouverneur investi de pouvoirs assez étendus pour
rapprocher l'administration des administrés, pour faire un certaîa
nombre de nominations, pour décider sur place la plupart de ces
questions qui vont d'ordinaire s'entasser dans les bureaux des mi-
nistères. A côté du gouverneur aurait été placé un conseil régional,
et, pour que ce conseil ne fût pas tenté de prendre des allures po-
litiques et de se donner des airs de parlement, il n'aurait pas été
élu directement par la masse des électeurs, mais il aurait été formé
de délégués nonunés par les conseils des diverses provinces de la
région. Quelques-uns demandaient plus : i l'état, l'armée, la di-
plomatie, la fixation et la répartition de l'impôt par régions; mais
tous les travaux publics qui ne présentent pas un caractère tout à
fait national, l'instruction des divers degrés, les établissemens de
bienfaisance, les soins de l'hygiène publique, les institutions de
crédit, la sous-répartition de l'impôt, étaient réservés à la région.
Quelques autres, tout à fait radicaux, imaginaient un consdl ré-
gional nonuné directement par les électeurs politiques et confiant
le pouvoir à une junie executive. Celle-ci aurait nommé les em-
ployés du trésor, de l'enregistrement, des douanes, des contribu-
tions directes, les ingénieurs, les professeurs, les juges; elle aurait
donné Tinvestiture laïque aux évoques; elle aurait dirigé le crédit
foncier, les caisses d'épargne, les caisses de dépôts et consigna-
tions; elle aurait réglé les comptes généraux et dirigé Fadministra-
tion souveraine de la justice. Telle fut la doctrine qui prédomina
dans le conseil extraordinaire {consiglio di stato) qui fût institué
en Sicile le 19 octobre 18M par la prodictature pour « aviser aux
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LES FORCES DE l'iTAUE. 907
moyens de concilier l'unité italienne avec les besoins de la Sicile. »
Ce conseil poussait ses idées sur la décentralisation jusqu'aux li-
mites du fédéralisme. Dans le projet qu'il rédigea, le gouverneur
de la région, sous le nom de lieutenant, avait des prérogatives
vraiment royales; quant à l'assemblée élective qui représentait la
région, elle formait un véritable parlement. Ces doctrines exces-
sives effrayèrent les esprits et contribuèrent à augmenter le discrédit
dans lequel finirent par tomber les partisans de Tidée régioniste.
Tout au plus quelques-uns, pour ne point s'avouer complètement
vaincus, arguent de l'isolement des lies de Sicile et de Sardaigne,
et demandent pour elles un régime exceptionnel; mais la Sardaigne
repousse cette idée avec énergie. On peut donc dire qu'il n'est plus
question de partager l'Italie en grandes circonscriptions correspon-
dant aux anciens états, et qu'elle restera divisée en provinces dont
l'étendue et la condition administrative peuvent être comparées à
ceDes des départemens français (1).
Quant à l'organisation municipale, il était naturel, d'après les
indications que nous avons données en commençant, qu'elle tint une
grande place dans tous les projets agités au sujet de la constitution
administrative du royaume. Tout le monde s'accordait pour deman-
der que de grands privilèges fussent concédés à la commune. On
citait volontiers comme modèle la commune belge : le conseil muni-
cipal a le droit de se réunir, si un tiers des conseillers le demande;
les séances sont publiques ; les délibérations du conseil ne peuvent
jamais être cassées par l'autorité administrative, mais seulement
suspendues et déférées au conseil provincial; le bourgmestre comme
ses conseillers sont nommés directement par les électeurs. Une des
principales préoccupations des publicistes était de faire en sorte que
la commune eût des dimensions convenables, assez restreintes pour
garder son homogénéité, assez étendues pour conserver quelque
force politique ou économique. Dans certaines parties de l'Italie, en
Toscane, dans l'Emilie, dans l'Ombrie, dans les Marches et même
dans les provinces méridionales, la fusion des petites communes a
été faite tant bien que mal par les gouvememens déchus; mais dans
les anciennes provinces et dans la Lombardie l'étendue moyenne du
territoire communal est restée trop petite. Cette partie du royaume,
qui ne compte pas beaucoup plus de 7 millions d'habitans, est di-
visée en près de i,500 communes; elle renferme plus de la moitié
du nombre total des communes de l'Italie actuelle, tandis qu'elle
(1) n y a maintenant en Italie cinquante-neuf provinces, assez inégales sous le rap*
port de la population et de la superficie : elles ont été instituées successivement, au Jour
le iour, sans plan d'ensemble; peut-être faudra-t-il procéder à un remaniement général
des limites de ces provinces, mais ce n'est là qu'une question secondaire.
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908 REVUE DES DEUX MONDES.
ne comprend qu'un tiers de la population et de la superficie du
royaume. On y compte près de 2,500 communes ayant moins de
1,000 habitans. Ces chiffres n'ont rien d'étonnant pour des Fran-
çais, puisque sur S8,000 communes nous en avons 20,000 qui ne
contiennent pas 500 âmes. Aussi observe-t-on généralement que la
vie communale est en France frappée d'impuissance. Quoi qu'il en
soit, tous les Italiens reconnsûssent qu'U est désirable, surtout dans
la partie septentrionale du royaume, d'augmenter la dimension
moyenne des agglomérations communales; mais comment se fera ce
travail d'agrégation? Le laissera-t-on se produire tout seul, en se
bornant à montrer aux populations l'intérêt qu'elles y doivent trou-
ver? On ne peut guère compter qu'ainsi livrées à elles-mêmes, les
habitudes locales arrivent à se changer spontanément. En France
par exemple, les communes ont des voies assez faciles pour s'ag-
glomérer; U ne paraît pas qu'on leur refuse, quand elles en font la
demande, le décret qui leur est nécessaire, si elles veulent s'agréger
sans se disloquer, ou la loi qui doit intervenir dans le cas contraire;
cependant depuis vingt années on n'a vu en France, sur les 38,000
communes, que 776 agrégations volontaires. Faudra-t-il donc for-
cer un peu la main aux paysans italiens pour les amener à se fondre
dans des associations moins restreintes? C'est là une solution in-
compatible avec l'idée même de la liberté municipale. De bons es-
prits ont proposé un moyen terme, qui est de donner aux grandes
communes des privilèges plus étendus qu'aux petites. Les premières
ont en effet plus de ressources, plus de lumières pour régler elles-
mêmes leurs affaires. On pourrait décider par exemple que les af-
faires des communes dont la population n'atteindrait pas un certûn
chiffre seraient seules soumises à un contrôle supérieur. Il faut dire
que cette marche parait contraire à la tendance générale des gou-
vememens, qui se montrent disposés à refuser aux grandes com-
munes les privilèges qu'ils accordent aux petites : elle trouvendt
néanmoins des précédens, et on peut citer à ce sujet la Belgique,
où l'autorité administrative exerce une surveillance spéciale sur les
communes dont la population est inférieure à 5,000 âmes, et où ces
communes seules doivent faire approuver leurs marchés et leurs
contrats par le conseil provincial. Beaucoup de publicistes italiens
ont donc proposé qu'on entrât dans cette voie, et qu'on fixât à 2,500
ou 3,000 âmes la population de la commune vraiment émancipée et
autonome. On a calculé que, pour amener à ce chiffre la population
moyenne de leurs communes, la Lombardie et les anciennes pro-
vinces auraient à en remanier les neuf dixièmes; la Toscane aurait
au contraire dès maintenant les trois quarts de ses communes dans
les conditions normales, l'Emilie et la Sicile plus de la moitié, les
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LES FORCES DE l' ITALIE. 909
provinces napolitaines un tiers, les Marches et TOmbrie un quart.
Quel que soit d'ailleurs le sort réservé à ces idées sur l'agrégation
communale, un résultat est hors de doute : c'est que les franchises
municipales seront libéralement distribuées aux communes, grandes
et petites.
Après avoir indiqué, dans ses traits généraux, le mouvement qui
s'est produit dans les esprits au sujet de l'organisation adminis-
trative du royaume, il reste à dire quelques mots des travaux du
parlement italien sur cette matière. Dès la première réunion des
députés italiens (18 février 1860), le roi, dans le discours de la
couronne, déclara que de grandes libertés administratives étaient
naturellement dans le programme du nouveau royaume. Tout le
monde reconnaissait que l'organisation faite ^ar M. Rattazzi à la fin
de 1859 devait être plus ou moins profondément modifiée. Une loi
du 2A juin 1860 adjoignit temporairement au conseil d'état une
commission législative chargée de ce travail. M. Farini fut le mem-
bre le plus actif de cette commission. Au mois d'août 1860, H. Fa-
rini, alors nûnistre de l'intérieur, adressait à ses collègues une note
qui indiquait les lignes principales de son projet. Il admettait les
régions, tout en recommandant de ne pas faire coïncider les divi-
sions administratives avec les frontières des anciens états. La ré-
gion ne devait point être dotée d'un conseil électif, mais elle aurait
un gouverneur muni de larges pouvoirs pour les nominations d'im-
portance secondaire et l'expédition des affaires locales. Au-dessous
de la région, la province était largement organisée. On lui confisdt
le soin des eaux et des routes, de l'hygiène publique, de l'instruc-
tion, des institutions de bienfaisance, le tout sous le contrôle de
l'intendant, chargé de veiller à ce qu'elle remplit ses devoirs et n'en
sortit pas. La tutelle des communes n'était point d'ailleurs confiée
aux conseils provinciaux, mais bien aux fonctionnaires du gouver-
nement central, aux intendans et sous-intendans.
M. Minghetti succéda comme ministre de l'intérieur à M. Farini,
et le 28 novembre 1860 il fournit à son tour à la commission légis-
lative une note destinée à donner une nouvelle impulsion à ses tra-
vaux. M. MinghetU se montrait décentralisateur résolu. Sa note in-
sistait sur les réductions qu'on pouvait faire dans les attributions
des quatre ministères de l'intérieur, de l'instruction publique, des
travaux publics et du commerce. Au premier, on pouvait ôter tout
ce qui regarde la bienfaisance, l'assistance publique, l'hygiène, les
théâtres, les règlemens sur la chasse et la pèche, les moDumens pu-
blics; au second, l'enseignement secondaire et professionnel, les uni-
versités, les académies des beaux -arts; au troisième, les eaux, les
routes, les ports secondaires; au quatrième, l'agriculture, la sylvi-
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910 R£YCE DES DEUX MONDES.
culture, la statistique. Le projet reportait toutes ces attributions,
suivant les cas, à la région, à la province, à la commune. Tout le
contentieux administratif idlait aux tribunaux ordinûres. La note
de M. Minghetti distinguait d'ailleurs très nettement les deux pro-
cédés ordinairement confondus sous le nom commun de décentrali-
sation, quoique très dififérens dans leur principe, dont l'un consiste
à déléguer aux fonctionnaires provinciaux une partie des privilèges
du pouvoir central, et l'autre à rendre aux populations mêmes le
soin d'une partie de leurs affaires. Les communes étaient divisées
en trois classes : conununes populeuses, communes moyennes,
conmiunes petites, celles-ci renfermant moins de 3,000 âmes. La
tutelle administrative allait en s'amoindrissant et s' effaçant des
dernières aux premières. L'assiette financière, disait le ministre,
s'établirait sur ce principe, que les localités se suffiraient avec leurs
propres revenus, les communes avec les taxes d'octroi, les pro-
vinces avec les taxes foncières. Le budget de la région devait être
formé par les contributions des provinces. Pour ce qui intéresse l'au-
torité administrative, la commune et la province devaient avoir
chacune un conseil délibérant et un conseil exécutif, élus tous deux.
La région n'avait qu'une commission de délégués choisis dans le
sein des conseils provinciaux, et qui ne se réunissait qu'une fois par
an pour délibérer sur deux matières spéciales, les routes et les eaux
d'une part, et de l'autre les étabUssemens d'instruction supérieure.
Le pouvoir exécutif était concentré dans les mains du gouverneur»
qui dirigeait tous les services publics de la région.
Cette note du ministre n'était qu'une sorte d'avant-projet. La
commission législative, pour répondre à une demande de M. Min-
ghetti, qui désirait un travail plus complet, nomma une sous-com*
mission, dont le rapport, rédigé pau: M. San-Martino et livré à la
publicité, forme un gros volume. C'est un traité complet de la ma-
tière : tousses aspects de la question y sont présentés et étudiés avec
un soin scrupuleux; mais ce rapport même fut longuement discuté
par la commission législative, qui publia à son tour les volumineux
procès-verbaux de ses séances. Pour le coup, la question se perdait
dans les détails. Toutes les pièces du mécanisme administratif étaient
décrites, même les plus imperceptibles; le jeu de tous les rouages
était analysé, tous les accidens possibles étaient prévus, les précau-
tions à prendre indiquées, les remèdes énumérés. On ne saurait
dire que tout ce labeur fût vraiment utile, car il importait plus de
s'accorder sur les traits principaux du projet que d'en tracer par le
menu toutes les particularités. Pour indiquer seulement par quel-
ques exemples les tendances de la commission, nous dirons qu'elle
voulait obliger le gouvernement à réunir aux communes voisines
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LES FORCES DE l'iTALIE. 911
toutes celles qui avaient moins de 1,500 habitans, qu'elle se pro-
nonçait d'ailleurs contre l'idée de donner aux communes d'impor-
tance diverse des degrés divers d'indépendance, qu'elle supprimait
les arrondissemens {circondarii) existant dans le système Rattazzi,
qu'elle élargissait les cadres des cantons {mandamenli) existant
dans le même système, de manière à en porter la population
moyenne à 30,000 habitans environ, qu'elle donnait des pouvoirs
spéciaux aux délégués cantonaux, et leur confiait notamment les
opérations relatives à l'assiette de l'impôt et à l'établissement des
listes électorales, qu'enfin, en constituant fortement la province,
elle diminuait beaucoup l'importance des assemblées régionales, et
ne leur laissait guère que le pouvoir d'émettre des vxbux sur les
changemens à introduire dans les lois relatives aux intérêts régio-
naux. On remarque aussi dans son projet un détail emprunté aux
mœurs lombardes : la commune étant essentiellement à ses yeux une
réunion d'intérêts, elle admet comme électeurs communaux toutes
les personnes inscrites sur les rôles des contributions directes; les
femmes et les corporatioas peuvent voter par procuration, les ab-
sens par acte authentique.
Appuyé sur l'immense travail de la commission, M. Minghetti
présenta au parlement, dans le mois de mars 1861, un ensemble
imposant de lois qui réglaient tous les détails de l'administration.
Quatre grands projets étaient en prenoière ligne : loi sur la division
du royaume et l'autorité centrale, loi sur l'administration commu-
nale et provinciale et sur les élections dans les communes et les
provinces, loi sur les associations contractées entre particuliers,
communes et provinces, pour cause d'utilité publique, loi sur l'ad-
ministration régionale. Puis venait une suite de règlemens sur le
contentieux administratif, sur la sûreté publique, sur les institutions
de bienfaisance, etc. Dans les lois de M. Minghetti, le rôle de la ré-
gion avait subi de nouveaux amoindrissemens. Au lieu d'avoir le
droit d'émettre des vœux comme dans le projet de la commission,
le conseil régional n'avait plus qu'à donner son avis quand il était
consulté. En revanche, les conseils électifs des provinces étaient in-
vestis d'attributions plus importantes et chargés de la tutelle des
communes. L'ensemble des lois Minghetti, après avoir été soumis
au parlement, fut retiré par ce ministre avant la discussion; peut-
être M. Minghetti eut-il peur de l'extrême complication de la ma-
chine qu'il avait imaginée.
Le 22 décembre 1861 , un projet sommaire était présenté par le
baron Ricasoli, alors président du conseil et ministre de l'intérieur.
M. Ricasoli ne se pique pas d'être un idéologue : il est volontiers
concis et va au plus pressé. Son projet ne contenait que seize a|w
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912 RETUE DES DEUX MONDES.
ticles, SOUS le titre de « modification à la loi du 2S octobre 1859 et
application de cette loi à tout le royaume. » La région avait complè-
tement disparu et la province était fortement constitaée, mais sur-
tout dans les mains de l'autorité administrative. La commi^on
de la chambre ne trouva pas le projet assez détaillé : elle voulut
rentrer dans l'examen de beaucoup de questions qui avaient été sou-
levées à propos des projets précédons; on ne s'entendit pas, et il fut
convenu que la commission renverrait son rapport à l'année 1863
pour présenter un travail nouveau.
A cette époque, M. Peruzzi avait pris le portefeuille de l'inté-
rieur, et dans le courant du mois de mars 1863 il présenta Ini-
méme un projet sur les modifications que la loi du 23 octobre 18d9
lui paraissait devoir subir pour devenir la loi organique du royaume.
Le projet Peruzri est assez éclectique; il touche aux divers pro-
grammes mis en avant par les ministres précédons. Des facUités
sont données pour l'agrégation des petites communes, et, afin de ne
pas effrayer les municipalités par des règles trop strictes, il est sti-
pulé que, si un discord survient au sujet des propriétés des com-
munes agrégées, des commissaires pourront être nonunés par les
parties dissidentes pour l'administration séparée des biens contro-
versés. La question de la tutelle des communes est résolue par une
sorte de compromis entre les solutions antérieures : le conseil de la
province {deputatione provinciale) veille aux rapports des com-
munes avec la province, le préfet est chargé de ce qui a rapport i
la gestion des biens communaux et à l'annulation des actes de
forme vicieuse ou contraires aux lois. Les juntes municipales et les
députations provinciales sont renouvelables chaque année par moi-
tié seulement, pour que la tradition des affaires puisse s'y conser-
ver. Dans le projet Peruzzi, comme dans le projet RicasoU, il n'est
plus question de régions; la province, dotée de privilèges étendus,
nomme une grande partie de ses employés et traite sur place un
grand nombre d'affaires jusqu'à leur complet achèvement. M. Pe-
ruzzi élargit d'ailleurs les cadres électoraux ; il y inscrit tous les ci-
toyens portés, à quelque titre que ce soit, sur les registres des con-
tributions directes (1).
Ainsi les projets et les contre-projets s'étaient entassés les ims
(i) La loi électorale qui régit encore le royaume est celle du 28 novembre 1859. Les
conditiont requises pour être électeur sont d*ôtre Agé de vingt-cinq ans accomplis, de
savoir lire et écrire (on mitigé cet article dans Tapplication), de payer un cens annuel
de 40 livres italiennes au moins. La loi confère d'ailleurs les droits électoraux aux pro-
fesseurs des académies, universités et établissemens d'instruction secondaire, aux fonc-
tionnaires et employés civils et militaires, aux membres des ordres de cheva'crle atix
gradés des académies, aux notaires et anti^ officiers ministériels, etc.
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LES FORCES DE L'iTALIE. 013
sur les autres, et, semblable à la toile de Pénélope, Forganisation
administrative du royaume restait toujours au même point. Peu à
peu d'ailleurs les esprits en étaient venus à être moins préoccupés de
l'urgence d'une solution. Aux premiers jours du nouveau royaume,
chacun avait cru qu'on ne pouvait se passer d'une réorganisation
immédiate et générale. On avait remarqué ensuite que le pays vivait
assez bien sous le régime auquel se rattachait le nom de M. Rat-
tazzi, et qui avait été étendu tant bien que mal à la plus grande
partie du royaume; on avait donc le temps d'étudier la question, et
il n'était besoin de rien précipiter. Il faut le dire aussi, l'état des
provinces méridionales rendait encore nécessaire la continuation
d'un régime exceptionnel en quelques points : tant qu'il en serait
ainsi, n'était-il pas prudent d'ajourner l'inauguration de change-
mens administratifs qu'on ne pourrait peut-être pas appliquer tout
de suite à certaines parties du royaume? Pour ces divers motifs, le
ministère, le parlement et le public semblent, d'un commun ac-
cord, avoir détourné leur attention de l'administration provinciale
et communale; le projet Peruzzi repose dans les cartons de la
chambre, et le silence s'est fait sur ce point.
On peut voir maintenant, après ce court exposé de la question,
comment elle est dominée par les deux faits que nous avons signa-
lés au début. C'est l'activité de la vie municipale qui a permis au
pays de prospérer sous un régime administratif regardé comme
provisoire, et d'autre part c'est l'organisation piémontaise, c'est
l'esprit méthodique de l'ancienne administration sarde, qui ont
donné jusqu'ici à ces institutions provisoires un jeu suffisamment
régulier. En raison de ces deux causes on a pu jusqu'ici retarder
l'établissement d'un système définitif. Ce retard profitera sans
doute aux institutions de l'Italie. Des lois administratives faites
trop rapidement, et sans une expérience suffisante des conditions
dans lesquelles doit vivre l'Italie nouvelle, n'auraient sans doute
pas répondu aux besoins de la pratique. Il est bon que de pareilles
lois, au lieu de jaillir toutes faites du cerveau d'un législateur,
puissent se modeler lentement sur les mœurs publiques. Ainsi les
Italiens verront s'appliquer chez eux, nous l'espérons, dans son
sens le plus favorable cette maxime, que les nations ont toujours
les institutions qu'elles méritent.
II.
Si l'Italie pouvait se donner le temps de réfléchir en matière
d'administration , on conçoit qu'elle n'avait pas un instant à perdre
pour organiser son armée. « Soyez soldats aujourd'hui, si vous vou-
TOMB u — 18G4. 58
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91& REVUE DES DEUX MONDES.
lez être citoyens demain ! » Cette parole domine encore la âtuation
de la péninsule. Quelles sont donc les forces militaires au moyen
desquelles l'Italie peut désormais défendre son autonomie? C'est là
un des premiers objets sur lesquels se porte naturellement l'atten-
tion, quand on cherche à reconnaître quels sont les divers progrès
que le nouveau royaume a pu réaliser depuis cinq ans.
Les Italiens deviennent-ils de bons soldats? Il ne manque pas de
gens qui prétendent qu'ils n'ont point d'aptitude à l'état militaire.
Ce fut du moins une opinion longtemps reçue dans toute TEurope,
et elle ne semble pas avoir encore perdu tout crédit. Il y a plusieurs
siècles, un historien national de l'Italie qui avait été mêlé aux guerres
de son temps aussi bien qu'aux affaires politiques, Guicbardiu, ne
craignit pas d'affirmer que trois soldats italiens ne valaient pas un
fantassin espagnol. On peut dire, pour expliquer ce jugement, que,
dans les guerres auxquelles Guichardin avait assisté, les années
italiennes, composées de confédérés, s'étaient trouvées d'ordinaire
paralysées par les dissentimens de leurs chefs : elles ne pouvaient
donc que céder aux troupes espagnoles, aguerries et bien comman-
dées. Guichardin, qui était, non un militaire, mais un homme d'é-
tat, ne jugeait de la valeur des troupes italiennes que par le résultat
des guerres. Pendant longtemps, l'Europe dut nécessairement faire
comme Guichardin. Cependant, lorsque sous r^apoléon I**^ on \it des
régimens italiens sur les grands champs de bat^dlle de l'Europe, on
trouva qu'ils faisaient bonne contenance. Les Italiens ont enregistré
avec orgueil le jugement que l'empereur porta sur eux dans une
circonstance mémorable. Pendant les guerres d'Espagne, Macdonald
et Suchet avaient demandé tous deux à avoir la division Palombini.
(( Deux de mes maréchaux^ dit Napoléon dans le conseil des mi-
nistres, se disputent une division italienne; je la donne à Sucbet,
qui a de plus grandes choses à faire. Les Italiens seront un jour les
premiers soldats de l'Europe. » Dans ce jugement, il faut sans doute
faire une certaine part à la politesse qu'un souverain est tenu de
montrer envers des troupes étrangères servant sous ses drapeaux;
mais il est certain que dans beaucoup d'autres occasions les maré-
chaux français rendirent bon témoignage des troupes italiennes.
Quoi qu'il en soit d'ailleurs du passé, c'est une question qui préoc-
cupe beaucoup de gens que de savoir comment une grande armée
italienne manœuvrerait dans une guerre contre l'Autriche. Qu'ad-
viendrait-U si des Romagnols, des Napolitains, des Siciliens, com-
battaient un jour sous la croix de Savoie dans ces grandes batailles
que nos temps comportent?
Il est inutile de faire remarquer quel solide noyau la petite armée
piémontaise a offert pour la formation de l'armée italienne; mab il
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LES FORCES DE L'iTALIE, 915
est intéressant d'étudier, avec les auteurs de Y Annuaire statistique^
quel fut le mouvement militaire qui se produisit dans les diverses
parties de la péninsule, lorsqu'en 18&8 et 18&9, puis plus tard en
1859, l'Italie fut appelée à conquérir sa liberté. En 1848, Palerme
donne le signal de l'insurrection , et la secousse se fait sentir tout
de suite dans le royaume lombardo-vénitien. La Lombardie se sou-
lève en masse, et 20,000 Autrichiens, qui occupaient Milan, sor-
tent de la ville pendant la nuit, précipitant leur retraite à marches
forcées. Venise oblige sa garnison à capituler, et le Piémont accourt
sur le Tessin, prenant en main pour la première fois la cause de
l'indépendance nationale. Le roi Charles-Albert avait à ce moment
une armée de &5,000 hommes, qui monta à 60,000 à la fm de la
campagne. Les états pontificaux, la Toscane, les duchés, lui four-
nirent environ 18,000 volontaires. Le gouvernement provisoire de
Milan improvisa un ministère de la guerre, et essaya de créer un
corps d'armée qui pût, sinon prendre une part active à la lutte,
du moins servir de réserve à l'armée qui combattait sur le Mincio.
n faut avouer que ses efforts furent couronnés d'un médiocre suc-
cès. On trouve bien dans les récits du temps que le gouvernement
milanais réunit trois régimens de ligne, un de chasseurs, qu'il
forma le noyau de deux régimens de cavalerie (dragons et chevau-
légers), qu'il eut même des détachemens de troupes d'artillerie et
du génie; ce fut un effectif de 8,000 hommes environ qui ne paraît
pas avoir rendu de grands services. Il y avait, il est vrai, dans le
camp piémontais de 7 à 8,000 volontaires des différentes provinces
de la Lombardie qui formaient des corps détachés sous des noms
divers, «légion des étudians, bataillon de. Côme, bataillon de la
Mort, corps de Thannberg, bataillon bergamasque, volontaires de
la Vdteline, vélites lombards, etc. » Lorqu'en 1849, à l'expiration
de l'armistice Salasco, la guerre recommença, Charles -Albert,
après avoir incorporé tous les volontaires dans son armée, comp-
tait 81,000 hommes en ligne avec 150 bouches à feu. On sait les
fautes qui compromirent cette année et qui aboutirent au désastre
de Novare.
La défense de Venise fut, on le sait, un des épisodes les plus bril-
lans de cette guerre. Dès les premiers jours de 1848, Venise, délivrée
des Autrichiens, avait réparé ses fortifications, élevé de nouveaux
forts, organisé une flotte et créé une petite armée; 17,000 hommes,
venus de toutes les parties de l'Italie, reçurent une organisation
régulière. Il n'y a pas à rappeler les prodiges de valeur que fit cette
garnison, autour de laquelle, après la bataille de Novare, les Autri-
chiens purent concentrer une grosse armée de siège; elle ne se
rendit que quand elle n'eut plus m vivres, r\\ munitîoîis, et tous le r
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916 REVUE DES DEUX MONDES.
livres techniques qui ont été écrits par les officiers autrichiens signa-
lent Teffroyable rigueur du bombardement qu'elle eut à supporter.
— Il faut mentionner encore la petite armée que la république ro-
maine mit sur pied après la fuite du pape. Quand le général Roselli
en prit le commandement au mois de mai 18&9, elle avait un effec-
tif de 18,000 hommes. Cette troupe fit bonne contenance devant
Tarmée française, et nos officiers se sont accordés à dire que les
cent pièces de canon qui défendirent Rome furent admirablement
servies. A cette même époque, Bologne et Ancône, où s'étaient jetés
3 ou A, 000 hommes qui avaient d'abord essayé de tenir la cam-
pagne, résistèrent au général autrichien Wimpfen et soutinrent des
sièges qui ne furent point sans gloire. — La Toscane de son côté
avait armé et équipé 25,000 hommes; mais elle n'eut point à oppo-
ser de résistance au retour du grand-duc : ce prince rentra dans
ses états sans bruit, comme il en était sorti.
De 1850 à 1859, le fait capital est la formation d'une nouvelle
armée sarde, et ce fut l'œuvre du général Alphonse La Marmora. Il
y introduisit cette discipline et cet esprit de solidarité entre officiers
et soldats qui font la force de l'armée française. Tous les privilèges
de l'ancien régime disparurent. Les soldats piémontais furent tenus
en haleine par des exercices continuels. On ne se contenta pas de
fortifier leur corps par la gymnastique, par l'escrime à la baïon-
nette ; on mit un soin tout particulier à leur apprendre à lire et à
écrire. En peu d'années, les écoles régimentaires réduisirent à un
sixième de l'effectif la proportion des soldats illettrés, qui était pré-
cédemment considérable. Infatigable au travail, le ministre s'occupa
sans relâche de tous les détails^de l'organisation militaire. Tout le
monde se rappelle quelle impression favorable fit sur l'Europe l'ar-
mée sarde qui prit part à la campagne de Crimée. Le général La
Marmora avait quitté le ministère de la guerre pour prendre lui-
même le commandement de ce corps expéditionnaire, qui était
chargé d'apprendre à l'Europe que l'Italie songeait à son réveil. U
l'avait composé, avec un soin minutieux, de 20,000 hommes choi-
sis parmi les meilleurs dans tous les régimens. A la Tchernaîa, à
Traktir, les troupes répondirent à l'espoir de leur chef. Justement
fier de cet essai, le général vint reprendre son travail avec une nou-
velle ardeur, et quand éclata la guerre de 1859, le Piémont mettait
en ligne une excellente armée de 48,000 hommes.
De cette campagne de 1859 nous ne dirons rien, sinon qu'à côté
de l'armée piéjjQontaise les volontaires italiens jouèrent un rôle qui
ne fut pas sans éclat. Le corps des chasseurs des Alpes, créé par
décret royal du 17 mars 1859 et commandé par Garibaldi, com-
prenait au commencement de la campagne 3,500 hommes environ,
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LES FORCES DE l'iTALIE. 917
et atteignit vers la fin de la guerre le chiffre de 0,000. Les combats
de Varèse, de San-Fermo, de Seriate, de Treponti, promettaient de
bonnes recrues à l'armée de l'Italie renaissante. L'Emilie et la Tos-
cane s'étaient délivrées elles-mêmes pendant la guerre. Tout de
suite elles formèrent de petites armées : la Toscane comptait
9,500 hommes; Parme, Modëne et Bologne 18,000 hommes; les
Romagnes 12,000. C'étaient en tout &0,000 hommes environ, qui
furent réunis sous le nom di armée de la ligue. Le général Fanti or-
ganisa ces forces en quelques mois, vêtit et arma les soldats, forti-
fia Rimini et Mirandola, fit des travaux de défense à Bologne et à
Plaisance, créa une fonderie de canons à Parme. Dès la fin de 1859,
les magasins de l'armée de la ligue étaient pleins, et elle avait des
provisions de guerre en abondance. En 1860, la campagne faite
dans les Marches et l'Ombrie amena la bataille de Gastelfidardo et
le siège d'Ancône, où la nouvelle marine italienne eut pour la pre-
mière fois occasion de se signaler : on n'a pas oublié ce coup hardi
de l'amiral Persane, qui vint détruire à bout portant les défenses
maritimes d'Ancône. Enfin cette même année 1860 nous présente
la campagne fabuleuse, légendaire, de Garibaldi, partant avec
1,000 hommes pour renverser le trône des Bourbons de Naples, et
le siège de Gaête, glorieux surtout pour les assiégés, vint clore di-
gnement la période militante de la régénération italienne. A dater
de la capitulation de Gaête, le nouveau royaume comptait 22 mil-
lions d'habitans.
L'armée napolitaine, qui en 1859 était forte de 85,000 hommes,
se trouva en grande partie licenciée, et une faible partie de cet effec-
tif seulement entra dans l'armée italienne; mais un nouvel élément
se présentait pour prendre place dans les rangs de cette armée:
c'étaient les soldats et les officiers de Garibaldi qui avaient reçu pen-
dant la campagne de 1860 le nom d'armée méridionale. Au mo-
ment où il livra sur le Vultume la bataille du 1*' et du 2 octobre,
Garibaldi avait 20,000 hommes en ligne, avec 26 pièces de canon et
8 obusiers de campagne. Cette petite armée avait une organisation
plus régulière et plus forte qu'on ne le pense généralement : il faut
bien qu'il en ait été ainsi pour qu'elle ait pu soutenir pendant deux
jours et gagner seule (1) contre des forces supérieures cette bataille
(1) Le colonel Rfistow, ofikier au service de la Suisse, après avoir suivi comme délé-
gué de son gouvernement dans le camp autrichien les événemens de la guerre de 1859,
prit une part active à la campagne de i860 comme colonel, puis comme général garibal-
dien, n a publié en langue allemande une histoire très détaillée de^tous les événemens
militaires dont il fut témoin ou acteur. Cette relation, précise, minutieusement straté-
gique, appuyée de cartes et de plans, jouit d*une grande autorité. De Texposé complet
que le colonel Rûstow présente de la bataille du Vultume, il résulte qu*un seul bataillon
piémontais prit part à Faction vers la fin de la Journée du 2 octobre.
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918 RETUE DES DEUX MONDES.
du Yulturne; mais à partir de cette époque l'armée du nord con-
tinua seule les opérations militaires, et les troupes méridionales se
replièrent derrière les lignes piémontaises. Les relations entre les
deux armées furent dès lors assez. difficiles. Les officiers de l'armée
du nord regardaient de haut les garibaldiens, et ceux-ci trouvaient
qu'on oubliait vite qu'ils venaient de conquérir un royaume. Dans
les premiers jours de novembre 1860, Garibaldi quitta Naples
pour retourner à Caprera; presque aussitôt un décret royal décida
que l'armée méridionale serait convertie en un corps spécial qui
ferait partie de l'armée régulière. Une commission composée de gé-
néraux de l'armée du nord et de généraux de l'armée méridionale
fut chargée d'examiner les titres que pouvaient avoir pour entrer
dans ce corps spécial tous ceux qui se donnsdent pour officiers gari-
baldiens. On allouait six mois de solde aux officiers ou soldats qui
voulaient retourner dans leurs foyers. Les soldats partirent presque
tous ; il ne resta guère que les Vénitiens et les Romains, qui ne pou-
vaient rentrer chez eux. Quant aux officiers, les deux tiers environ
demeurèrent. Beaucoup d'entre eux se plaignaient vivement d'être
obligés de subir un scrutin alors que les officiers de l'Italie centrale,
dont les états de service se bornaient à quelques mois de garnison,
étaient reçus dans l'armée sans examen, alors qu'on y admettait
d'emblée les officiers napolitains, qui avaient plus ou moins com-
battu contre le drapeau italien. Cependant les plus modérés étaient
forcés d'avouer que le travail de la commission ne serait pas inutile,
que la chancellerie militaire de Garibaldi n'avait pas toujours pu
fonctionner bien régulièrement, qu'il y avait beaucoup de désordre
dans les brevets, qu'il poussait derrière l'armée des officiers que
personne n'avait jamais vus au feu, qu'enfin ceux qui avaient fait
sérieusement la campagne n'avaient qu'à gagner à voir les titres de
chacun soigneusement examinés. En écartant les amateurs, il de-
vait rester deux mille candidats, et les officiers de l'armée régulière,
naturellement préoccupés de leur avancement, ne laissaient pas de
trouver que c'était là un fort contingent à introduire dans leurs
cadres. Il y eut donc de la part de ceux-ci quelque résistance. Les
restes de l'armée méridionale, officiers presque sans soldats, étaient
allés tenir garnison dans les villes du Piémont. L'état-major géné-
ral se trouvait à Turin. Des simulacres de régimens étsdent à Hon-
dovi, à Asti, à Biella, à Yerceil, un peu de cavalerie à Pignerole,
un peu d'artillerie à la Vénerie royale. La conmûssioa ne se hâtait
pas de terminer son travail. Garibaldi sortit deux ou trois fois de
Caprera, et vint au parlement pour élever la voix en faveur de ses
anciens compagnons. Peu à peu les obstacles s'aplanirent, des con-
rrs3:o'--> fiîront faites de pnrt et d'autre, et les garibaldiens finirent
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LES FORCES DE l'iTALIE. 919
par se fondre dans les rangs de l'armée italienne. Ils y ont apporté
sans contredit des élémens utiles, beaucoup de bravoure person-
nelle, l'habitude des marches rapides, cette décision de caractère
et ces ressources d'esprit qui s'acquièrent dans lés guerres de par-
tisans.
Telle est, résumée en quelques traits, l'histoire militaire de la
péninsule pendant ces quinze dernières années : elle laisse, si nous
ne nous trompons, cette impression, que ni les soldats ni les géné-
raux n'ont manqué à l'Italie. Sur tous les points où les circonstances
l'ont exigé, un mouvement militaire s'est produit, les populations
ont pris les armes, des armées se sont organisées spontanément. 11
faut compléter ce tableau par quelque^ détails sur les développe-
mens que l'armée italienne a pris depuis la fin de la période des
annexions.
Au commencement de l'année 1862, le nouveau royaume comp-
tait 255,000 hommes sous les armes. Les contingens venus des di-
verses parties de la péninsule se présentaient dans les proportions
suivantes : 110,000 hommes des anciennes provinces, 60,000 de la
Lombardie, 17,000 de l'Emilie, 15,000 de la Toscane, 5,000 de
rOmbrie et des Marches, A8,000 des provinces napolitaines et de la
Sicile. Peu à peu d'ailleurs la diversité d'origine s'efface dans ces
troupes. Au moment de la création des régimens et des brigades,
on leur a donné des noms qui indiquaient la provenance des soldats,
« lanciers de Milan, chevau-légers de Lucques, hussards de Plai-
sance, grenadiers de Naples, brigades d'Ombrie, des Marches, des
Abruzzes, etc.; » msds en même temps chaque régiment recevait son
numéro : le nom tend à disparaître, le numéro à prévaloir, d'autant
plus que les soldats des différentes provinces se mêlent de plus en
plus dans un même régiment (1).
C'est dans le rapport présenté sur le budget de la guerre pour
l'année 1863 parle général Petitti, alors ministre, qu'il faut cher-
cher les dernières données qui aient été publiées sur l'effectif de
l'armée italienne. Les chiffres mentionnés dans ce rapport peuvent
être considérés comme applicables à l'état de choses actuel, car
ils ont été admis par le général délia Rovere, qui a succédé au
comte Petitti. D'après les développemens présentés par le ministre
au sujet du budget de 1863, l'armée italienne, sur le pied de paix,
(i) Cette armée se troave répartie dans sept grands commandemens militaires, dont
les sièges sont à Turin, à Milan, à Parme, à Bologne, à Florence, à Naples et à Païenne,
nie de Sardaigne formant un commandement accessoire. Ces grandes circonscriptions
territoriales ont chacune à leur tête un général d'armée, dont le grade correspond à
celui de nos maréchaux de France. La hiérarchie est d'ailleurs en tout semblable &
celle de Tannée française.
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920 REVUE DES DEUX MONDES.
doit comprendre 244,000 hommes, dont 161,000 d'infanterie,
répartis en quatre-vingt-quatre régimens, 19,000 de cavalerie,
18,000 d'artillerie, 6,500 du génie et du train, 22,000 hommes de
troupes d'administration et carabiniers (gendarmes); le reste se
compose de corps sédentaires et corps accessoires. Cette armée
comprend 168 officiers-généraux. En passant du pied de paix au
pied de guerre, sans augmenter le nombre des régimens, mais en
grossissant seulement leur effectif, l'armée doit être portée à
378,000 hommes, dont 274,000 hommes d'infanterie de ligne,
30,000 bersaglierij 25,000 cavaliers, 31,000 soldats d'artillerie,
6,000 du génie et 10,000 du train. A cet effectif, il faut ajouter les
gardes nationales mobilisables en vertu d'une loi du 4 août 1861,
et qui doivent former deux cent vingt bataillons d'infanterie de
625 hommes chacun environ, c'est-à-dire un supplément de
137,000 combattans. On doit remarquer que cette garde nationale,
instituée à une époque où la guerre est dans les éventualités fami-
lières à l'opinion publique, est entretenue dans l'idée de fournir un
service actif. Ceux de ces bataillons qui ont été mobilisés dans les
provinces méridionales pour la répression du brigandage ont fait
un véritable service de campagne. A cette ressource vient s'ajouter
celle des douaniers, qui doivent, au nombre de 14,000, passer, en
cas d'hostilités, sous les ordres du ministre de la guerre. Ce n'est
pas là sans doute un million de fusils, mais c'est une armée fort res-
pectable. Si on la compare, sous le rapport de l'effectif, aux armées
de la France et de l'Autriche, on trouve que, sur le pied de guerre,
l'effectif italien est compris entre celui de la France et celui de l'Au-
triche. Le pied de guerre comporte en effet 600,000 hommes pour la
France, qui a 38 millions d'habitans, et 700,000 hommes pour l'Au-
triche, dont la population est de 35 millions d'âmes. L'effectif ita-
lien sur le pied de paix est très inférieur à celui qu'entretient l'Au-
triche ; U est à peu près égal, toutes proportions gardées, à celui
qu'entretient la France, et qui est de 400,000 hommes.
La formation des contingens et des réserves est d'ailleurs régie par
l'ancienne loi sarde du 24 mars 1854, appliquée à tout le royaume.
On appelle chaque année deux conscrits par mille âmes de popula-
tion ; cela fait pour le royaume, qui compte un peu plus de 22 mil-
lions d'habitans, un contingent annuel de 45,000 soldats ; c'est à
peu près le cinquième du nombre des jeunes gens qui se présen-
tent annuellement à la conscription. Les hommes compris dans
cette première catégorie sont sujets pendant onze ans au service mi-
litaire; les cinq premières années se passent au régiment; pendant
les six autres, les soldats restent dans leurs foyers, sous condition
de rejoindre les drapeaux au premier «ippel. Ainsi, en temps de
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LES FORCES DE l'iTALIE. 921
paix, l'armée se compose des cinq dernières levées, et en temps de
guerre les six précédentes, provisoirement congédiées, peuvent
être rappelées. A cette réserve de la première catégorie s'en ajoute
une autre. Dans chaque tirage, le second cinquième des conscrits
forme une levée dite de seconde catégorie. Ces hommes, en temps
ordinaire, après avoir reçu pendant six semaines l'instruction né-
cessaire au fantassin, sont renvoyés dans leurs foyers, où ils restent
pendant cinq ans à la disposition du ministre de la guerre : c'est
donc là une nouvelle réserve presque égale en nombre à la pre-
mière. Les corps spéciaux qui ont besoin de soldats exercés, les
bersagliersj la cavalerie, l'artillerie, le génie, le train, n'ont pas de
réserve dans la deuxième catégorie.
En examinant la proportion nujnérique qui existe dans l'armée
italienne entre les différentes armes, en comparant ces résultats à
ceux que donnent les armées étrangères, et notamment l'armée
française, les auteurs de Y Annuaire statistique ont fait ressortir
quelques particularités intéressantes pour les tacticiens (1). C'est
d'abord la très faible proportion de cavalerie que renferme l'armée
italienne. Il faut dire que l'armée française est, dans toute l'Eu-
rope, celle qui compte la cavalerie la plus nombreuse, et que c'est
une opinion qui parait s'être accréditée parmi les militaires, à la
suite des dernières campagnes, qu'on pourrait sans inconvénient en
supprime^ une partie. La facilité qu'un pays présente pour nourrir
des chevaux, la configuration des contrées qu*on peut avoir à dé-
fendre en cas d'invasion étrangère, influent naturellement sur la
quantité de cavalerie qu'une armée doit entretenir, et sous ce rap-
port on s'explique que la France et l'Italie ne soient pas dans les
mêmes conditions ; mais les chiffres font ressortir une différence
vraiment considérable, et c'est aux stratégistes à se demander sii
en admettant que la France pèche par excès, l'Italie ne pèche pas
par défaut. Il est bon de noter d'ailleurs qu'il ne s'agit pas là d'un
fait transitoire, mais bien d'un état normal. On pourrait être tenté
de croire en effet que l'Italie a été au plus pressé, qu'elle a formé
des fantassins avant de dresser des cavaliers; mais il n'en est pas
ainsi : il s'agit d'une proportion établie de propos délibéré par le
général Petitti et acceptée par son successeur. Une remarque du
même genre se présente, si on regarde les chiffres relatifs à l'artil-
(1) Si l*on eiprime en centièmes la composition de l*araiée italienne, on trouve que
rinfanterie y entre pour 83«,8, — la cavalerie pour 6«,9, — rartillerie pour 7«, — te
génie et le train pour 2<^,3. Et si Ton prend pour terme de comparaison Torganisation
miUtaire de la France, on reconnaît que dans Tarmée française l'infanterie entre
pour 71«, — la cavalerie pour i6S6, — rartillerie pour 1(K,8, — le génie et le train
pour i%6.
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922 REVUE DES DEUX MONDES.
lerie; la proportion italienne est notablement inférieure à celle qui
existe dans toutes les armées de l'Europe (1). Les généraux italiens
semblent donc penser qi^e le perfectionnement du matériel et du
tir permet de réduire le nombre des pièces. Il n*est pas inutile d'a-
jouter qu'à défaut de la quantité, Tarmée italienne parait pouvoir
compter sur la qualité des troupes d'artillerie. Pendant les campa-
gnes de 18&8 et 18&9, l'artillerie piëmontaise rendit les services
les plus signalés 9 et comme, d'après un usage que l'armée sarde a
transmis à l'armée italienne, des médailles militaires étaient atta-
chées aux drapeaux des régimens qui s'étaient le mieux montrés,
le corps entier de l'artiUerie reçut la médaille d'or pour sa con-
duite pendant la guerre. L'artillerie napolitaine s'était aussi ac-
quis une certaine réputation. Enfin on a remarqué, dans toutes les
circonstances, l'aptitude extraordinaire que les volontaires italieos
ont montrée pour le maniement des canons.
Les établissemens militaires ne manquent pas à l'Italie. On compte
trois arsenaux généraux pour la préparation du matériel de guerre,
à Turin, à Florence et à Naples, trois fonderies de canons, à Turin,
à Parme et à Naples, un laboratoire de pyrotechnie à Turin; trois
fabriques d'armes à Turin, à Brescia, à Torre-Annunziata (province
de Naples), deux poudreries à Fossano (Piémont) et à Scafati (prin-
cipauté citérieure), une raffinerie de salpêtre à Gênes « une fabrique
de pontons à Pavie. Une grande activité règne dans ces divers éta-
blissemens (2).
La jeunesse italienne afOne d'ailleurs dans les écoles militaires,
dont les principales sont : l'académie de Turin, qui fournit des offi-
ciers aux armes spéciales; l'école d'application d'état-major; les
deux écoles d'Ivrée et de Modène, où se recrutent les officiers d'in-
fanterie; l'école de cavalerie de Pignerole. On peut encore citer
l'école normale des bersaglierny placée à Livoume, et où s'instrui-
sent des officiers et des sous-officiers; les collèges militaires d'Asti,
de Milan, de Parme, de Florence, de Naples et de Païenne (ce der-
nier fondé par Garibaldi), qui forment des élèves pour l'académie
de Turin ; les deux bataillons de fils de militaires, placés l'un à Rac-
connigi (Piémont), l'autre à Maddaloni (province de Naples), et qui
préparent des sous-officiers.
(1) Le projet Petitti compte, comme artillerie de campagne, par i,000
i bouche k feu 3/4, tandis que TAutriche a, pour le même nombre de soldats, i cf
nous 1/8*, la Prusse 3 canons 1/2, la France à peu près autant.
(2) On peut en Juger par le travail des fonderies. Celle de Turin, dans les cinq années
qui se sont écoulées de 1859 à 1803, a fondu i,200 canons et en a rayé i,300; ceUe de
Naples, dans les quatre années i8G0-t863, en a fondu 650; celle de Parme, établie en
1800 par le gouyemement provisoire de rÉmilie, a, depuis son origine, fondu 450 piècei
et en a rayé 375,
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LES FORCES DE l'iTALIE. 92S
Quant à la marine militaire deTItalie, tout en se développant
depuis l'époque des annexions, elle est restée jusqu'ici dans des
proportions modestes. Il n'y a point en effet de motifs urgens pour
lui donner actuellement une grande extension; l'Autriche n'est point
une puissance navale de premier ordre , et le commerce maritime
de l'Italie, fort restreint encore, ne réclame pas la protection de
nombreux bâtimens de guerre. Pour le moment, la flotte italienne
comprend une petite escadre cuirassée formée de 12 frégates et
3 corvettes portant ensemble 358 canons, — 1& bâtimens à hélice,
dont un grand vaisseau de 6A, le Be GalarUuomOy 9 frégates et
A corvettes portant ensemble 510 canons, — 15 petites corvettes
à aubes et 10 bâtimens à voiles de petites dimensions, — enfin
8 canonnières à hélice armées chacune de A pièces. Cet ensemble
représente 1,220 canons. Puis viennent 39 transports et avisos. Le
personnel de la flotte, officiers, matelots, machinistes, etc., ne com-
prend pas plus de 13,000 hommes. Il y fi^ut ajouter deux régimens
d'infanterie de marine, dont on ne voit pas bien la destination, et
qu'il a été question plusieurs fois de supprimer. Si on cherche le
rang que l'Italie occupe parmi les puissances maritimes de l'Europe,
on trouve qu'elle vient en huitième ordre, après l'Angleterre, la
France, le royaume de Suède et de Norvège, la Russie, l'Espagne,
la Hollande et l'Autriche. Elle occuperait cependant un rang plus
élevé si on ne tenait compte que des gros bâtimens (1). Deux écoles
de marine, établies l'une à Gênes, l'autre à Naples, sont chargées
de fournir des officiers à la flotte; mais elles sont peu fréquentées :
elles ne comptaient ensemble en 1863 qu'une quarantaine d'élèves.
Cet examen des forces militaires de l'Italie nous montre donc
qu'elle s'est mise en état de faire face aux éventualités de sa situa-
tion. Le dieu des batailles peut se réjouir de voir sur la terre d'Eu-
rope une grande armée de plus; mais une consolation reste à ceux
qui ne veulent point me^urer le progrès des peuples d'après le nom-
bre de leurs soldats : c'est que cette armée, où domine jusqu'ici
l'esprit de sagesse et de modération qui distingue la nation ita-
lienne, sent elle-même qu'elle devra être considérablement réduite
dès que l'indépendance sera suffisamment assurée; dès que les ré-
ductions seront possibles, elle s'y prêtera sans résistance. Que cet
esprit puisse changer, si un désarmement se fait trop attendre, cela
(1) Les forces navales de l'Italie ont été réparties, par un décret da 22 février 1863,
entre trois arrondissemens maritimes, dont le premier, ayant son siège à Gènes, com-
prend le littoral qui s'étend de la frontière française à la frontière romaine; le second,
qui a Naples pour chef-lieu, s*étend de la frontière romaine au cap Sainte-Marie de
Leuca et comprend la Sicile; Ancône est le siège du troisième, qui va du cap Sainte-
Marie de Leuca aux bouches du Pô.
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92& REVUE DES DEUX MONDES.
est malheureusement certain, car c'est un fait trop évident que les
grosses armées, à mesure que leur existence se prolonge, s'estiment
de plus en plus nécessaires, et, par Tinfluence qu'elles acquièrent,
trouvent des facilités toujours croissantes pour s'enfler encore. La plé-
thore des cadres militaires, outre qu'elle ruine les budgets, nourrit
la passion des combats, et il arrive alors que ce ne sont plus les armées
qui sont faites pour les guerres, mais les guerres qui sont faites
pour les armées. Puisse la nécessité d'entretenir près de quatre cent
mille soldats ne pas devenir pour l'Italie un mal chronique ! C'est
le vœu qu'on forme tout naturellement dès que l'on considère la si-
tuation économique du nouveau royaume, l'état de ses finances, de
son commerce et de son industrie.
III.
Que les résultats politiques obtenus par l'Italie vaillent bien quel-
ques milliards, on l'accordera sans doute, et qu'il y ait eu un grand
désordre financier à l'époque de la constitution du nouveau royaume,
personne ne s'en étonnera; le moment est venu cependant où il fiaiut .
régler les dépenses d'après les recettes. Les anciens gouvernemens
ont laissé des budgets modestes, mais assez bien équilibrés. Les
gouvernemens provisoires qui précédèrent les annexions furent en-
traînés à augmenter les charges du trésor. Sans parler des taxes qui
se trouvaient supprimées par le fait de l'unité italienne, comme par
exemple les recettes des douanes intérieures, ils renoncèrent, pour
flatter les populations, à plusieurs sources de revenus; ils se hâtè-
rent, pendant la période de transition, de mettre le plus possible
à la charge du trésor les dépenses locales, et d'assigner au con-
traire aux provinces des revenus qui appartenaient précédemment
à l'état : ils multiplièrent les emplois, ils augmentèrent les trai-
temens. Tous ces précédens ont créé de véritables difHcultés pour
l'avenir. En 1861, il y eut un budget général présenté pour l'Italie
du nord et du centre, et deux budgets spéciaux, l'un pour les pro-
vinces méridionales, et l'autre pour la Sicile. En réunissant les ëlé-
mens de ces divers budgets, on arrive à un résultat qui s'exprime
faibilement en chiflres ronds. Au commencement de l'année 1861, la
dette du nouveau royaume était d'un peu plus de 2 milliards, dont
1 milliard seulement provenait des anciens gouvernemens, tandis
que l'autre appartenait à la période de la guerre et des annexions.
L'année 1861 donna par elle-même un demi-milliard de recettes et
1 milliard de dépenses. C'est, comme on voit, un compte aisé à éta-
blir; la dette s'accroissait d'un demi-milliard. 11 fallut dès cette an-
née faire un premier emprunt. En 1862, on fit un seul budget pour
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LES FORCES DE L' ITALIE, 925
tout le royaume; la situation ne s'améliora pas; les recettes ne furent
pas supérieures à celles de l'année précédente, les dépenses s'aug-
mentèrent de 100 millions, A la fin de cet exercice, après avoir
épuisé les ressources de l'emprunt (497 millions), aliéné 200 mil-
lions de biens domaniaux ou de rente, on laissait encore pour les
deux années 1861 et 1862 un déficit de 375 millions.
Il fallait aviser. L'opinion demandait énergiquement qu'un plan
fût tracé pour l'avenir. En tout pays, alors même que les budgets se
soldent par un excédant de dépenses, ils se votent avec un excédant
de recettes. L'Italie n'en était plus là, elle était réduite à voter des
budgets où la dépense était à peu près double de la recette. On ne
votait pas par année, mais par douzièmes provisoires, au jour le
jour; le résultat n'en était pas moins clair pour tout le monde. C'est
alors que fut mis au jour, avec une grande solennité, le plan finan-
cier de M. Minghetti. Le ministre des finances demanda un inter-
valle de quatre années, s' étendant de 1863 à 1866, pour faire ren-
trer dans son lit le torrent débordé. Les principaux traits de son
projet sont les suivans. Les budgets italiens sont désormais divisés,
à l'exemple de la France , en ordinaire et extraordinaire. Par une
série d'économies soigneusement étudiées, le ministre diminue gra-
duellement pendant les quatre années l'écart formidable qui existe
entre les dépenses et les recettes ordinaires. Les dépenses extra-
ordinaires sont limitées à 100 millions par an. D'après ces données,
les ressources que le ministre doit se procurer, pendant la période
transitoire des quatre années, en dehors des recettes prévues, se
montent à 1 milliard 200 millions (1), Il y pourvoit en faisant un
second emprunt de 700 millions, en émettant 150 millions de bons
du trésor, en aliénant 200 millions de biens domaniaux et 150 mil-
lions de biens appartenant à la caisse ecclésiastique. De semblables
plans, en attendant qu'ils allègent les finances, soulagent l'anxiété
publique; en marquant la gradation des économies à réaliser ou
des ressources à créer, en montrant ainsi de loin le but qu'U faut
atteindre, ils permettent à chacun de contrôler la marche des ser-
vices publics et de vérifier les résultats obtenus. Il serait préma-
turé d'émettre un avis sur l'issue qui est réservée à la tentative de
M. Minghetti. L'emprunt a réussi, c'était le principal.
Le ministre poursuit avec énergie l'exécution de ses desseins. II
•est bien clan:, quelques économies qu'il réalise, qu'il ne peut obtenir
l'équilibre cherché sans créer de nouveaux impôts. On peut citer à
(1) Ce sont les 375 millions qui constituent, comme on Ta vu, le déficit restant à
la fin de 1862, 400 millions de dépenses extraordinaires à raison de 100 millions i>ar
an, enfin 425 millions représentant, toutes moyennes faites, la somme des écarts
décroissans entre les recettes et les dépenses ordinaires.
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926 REVUE DES DEUX MONDES.
ce titre, comme un de ceux qui ont le plus attiré l'attention , Vun-
pôt qui vient d'être établi sur le revenu et qui doit produire 30 mil-
lions; il porte sur les rentes inscrites, les traitemens, pensions,
bénéfices ecclésiastiques, etc.; il doit se payer sur la déclaration
spontanée des contribuables, et, en cas de défaut ou d'insuffisance,
sur l'avis d'une commission de cinq membres instituée dans chaque
commune. Tout récemment, M. Minghetti vient de soutenir dans le
parlement une lutte vigoureuse pour la loi sur la péréquation de
l'impôt foncier, loi qui n'avait pas seulement pour but d'é^diserrim-
pôt, mais aussi d'en porter le produit de 90 à 110 millions. Ce n'est
pas sans peine qu'il a triomphé de tous les intérêts conjurés contre
cette loi. Pour la première fois peut-être, en cette circonstance on
a vu les députés voter en masse par région. La répartition de l'im-
pôt était des plus inégales : tandis que les Napolitains et les Lom-
bards payaient plus de 30 pour 100 du revenu de la terre, les
Toscans ne payaient que 10 et les Piémontais 7. Ceux-ci ont résisté
de toutes leurs forces; M. Rattazzi a attaqué le projet de loi au nom
des intérêts piémontais, le baron RicasoU est accouru du fond de sa
province pour défendre la Toscane. La péréquation est maintenant
un fait accompli; mais il faut ajouter que l'inégalité de l'impôt était
plus ou moins compensée par des mesures locales qui exigent à leur
tour un nouveau remaniement.
Quelle qui3 soit d'ailleurs la sagesse des plans ministériels, la
prospérité des budgets dépendra de l'accroissement que prendra la
richesse nationale. Que l'unité politique doive féconder les germes
de richesse que renfermaient les diverses parties de l'Italie, que
les forces autrefois isolées s'accroissent par leur réunion, qu'il en ré-
sulte un développement industriel et commercial qui soit en rap-
port avec l'importance que le nouveau royaume a prise en Europe,
c'est ce dont on ne saurait guère douter, et si l'on cherche dans les
faits actuels les symptômes de ce développement, on n'y trouve
rien que de rassurant.
Une' des premières nécessités de l'Italie était de se construire sans
délai un réseau de chemins de fer. La forme de son territou^ exi-
geait que de grands sacrifices fussent faits immédiatement pour as-
surer la rapidité des communications entre les diverses parties du
royaume. « La longueur de l'Italie, disait Napoléon à Sainte-Hélène,
est trop grande pour sa largeur. Si l'Italie finissait au mont Velin,
c'est-à-dire à peu près à la hauteur de Rome, et si tout le terrain
compris entre le mont Velin et la Mer-Ionienne, y compris la Sicile,
était transporté entre la Sardaigne, Gênes et la Toscane, on aurait
un pays dont le centre serait convenablement placé par rapport au
périmètre. » Napoléon en parlait, comme on voit, en homme habi-
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LES FORCES DE l'iTAUE. 927
tué à manier facilement les territoires. C'est avec des chemins de
fer, c'est avec des lignes de bateaux à vapeur, que l'Italie, devenue
maîtresse de ses destinées, s'est tout de suite efforcée de remédier
au défaut de sa configuration, aggravé par l'existence de l'enclave
romaine. En 1859, on avait à peine achevé la grande ligne de Suse
à Venise avec embranchement vers le sud sur Plaisance; U n'y avait
en outre que le petit réseau toscan et quelques tronçons isolés :
c'étaient en tout 1,472 kilomètres de voies ferrées. Depuis quatre
ans, 1,287 kilomètres nouveaux ont été mis en exploitation. Il y a
d'ailleurs 4,464 kilomètres de lignes en construction , ou décrétées
et concédées. En 1868 au plus tard , le nombre des kilomètres en
exploitation s'élèvera à plus de 8,000. Ce sera une moyenne de
24 kilomètres de voie ferrée par 1,000 kilomètres carrés de super-
ficie, chiffre fort respectable, puisqu'on France cette moyenne n'est
encore à peu près que de 17. Le système général du réseau italien
est indiqué par la configuration de la pénjinsule. Plaisance d'une
part, Bologne de l'autre, sont les deux têtes de ligne auxquelles
aboutit tout le réseau septentrional. Deux lignes parallèles partent
de ces deux villes, longeant, la première la iMer-Tyrrhénienne, la
seconde la Mer- Adriatique ; elles sont reliées entre elles par une
dizaine de lignes transversales construites à travers les Apennins.
Ce réseau ne se fait pas d'ailleurs sans que le trésor ne s'impose
d'énormes sacrifices; la garantie de l'état porte sur plus d'un mil-
liard de capital, et il est à craindre que, pendant plusieurs années,
cette garantie ne soit en grande partie effective. Cependant l'initia-
tive privée compte pour beaucoup dans le mouvement qui s'est pro-
duit. Les Italiens ont même mis une certaine coquetterie à se passer
des étrangers. Dans maintes circonstances où le gouvernement,
pressé d'agir, allait faire des concessions à des capitalistes françîûs
ou anglais, on a vu le parlement s'agiter, et, appliquant aux en-
treprises de chemins de fer l'ancienne maxime lialia fara da se^
parvenir à substituer des compagnies nationales aux compagnies
étrangères. A-t-il toujours eu raison de se priver ainsi d'un con-
cours puissant? C'est ce qui ne sera prouvé que quand les œuvres
commencées seront menées à bonne fin; en pareille matière, tout
est bien qui finit bien. Quant aux ingénieurs italiens, ils sont à la
hauteur des grands travaux qu'ils doivent conduire. Tandis qu'on a
vu la Russie, l'Autriche ^ avoir besoin des ingénieurs français pour
exécuter leurs chemins de fer, que les Espagnols , ordinairement
si jaloux de tout faire chez eux par eux-mêmes, nous ont emprunté
pour leur réseau un nombreux personnel, les Italiens se passent à
peu près de nous. L'exécution du réseau de la péninsule présente
en plusieurs points de grandes difficultés techniques. Le percement
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928 REVUE DES DEUX MONDES.
du Mont-Genis, uniquement dirigé par des Italiens « excite la plus
vive curiosité dans toute l'Europe. Il en est de même des études
ou des travaux poursuivis dans les divers passages des Apennins.
On ne s'étonnera point de ces résultats, si l'on réfléchit que l'art
de l'ingénieur est ancien dans la péninsule : ces mêmes artistes du
xvi"" siècle, qui ont laissé des peintures ou des sculptures admira-
bles, fortifiaient les villes, dressaient des cathédrales gigantesques,
et modifiaient par des travaux habiles le régime des canaux ou des
rivières.
En même temps que les chemins de fer, d'autres travaux se pour-
suivent. L'état fait beaucoup de routes : il en fait trop peut-être par
lui-même, car la loi du 23 octobre 1859 a mis à la charge du trésor,
dans le Piémont, dans la Lombardie et dans les duchés, les routes
qui sont ordinairement laissées à l'initiative locale, et qui le sont
en eflet dans le reste du royaume. Les provinces du midi ont reçu,
dans le cours de l'année 1863-, 20 millions à titre de subvention
pour construire des chemins. — Des soins intelligens ont été donnés
à tout ce qui peut aider la navigation. La mer est en effet comme
une grande route qui dessert une bonne partie des villes italiennes.
On a amélioré non-seulement les grands ports. Gênes, La Spezzia,
Livourne, Naples, Brindes, Ancône, mais encore une foule de ports
secondaires et de havres inférieurs. On songe à perfectionner par
de grands travaux le régime du Pô et de ses aflluens. Le Pô sert en
effet à une navigation intérieure qui, en se développant, peut ren-
dre les plus grands services à la Haute-Italie : par cette voie, des
bâtimens pontés remontent des rives de l'Adriatique jusqu'à Pavie
et à Milan, où ils se rencontrent avec les barques venues des lacs
alpestres. Parmi les travaux auxquels le Pô doit donner lieu, il faut
citer en première ligne le canal Cavour. Ce grand canal, qui coû-
tera 53 millions et qui sera sans doute achevé dans deux ans, sor-
tira du Pô près de Cbivasso et répandra d'abondantes irrigations
dans la grande plaine carrée qui est bornée au nord par les Alpes,
au sud par le fleuve, à l'orient par le Tessin et à l'occident par la
Dora-Bdtea; il permettra en môme temps de reverser sur la rive
lombarde une partie des eaux du Tessin. On n'estime pas à moins
dl 10 millions la plus-value annuelle que cette immense entreprise
doit donner aux terrains qui en bénéficieront.
La principale richesse de l'Italie a jusqu'ici consisté dans les pro-
duits naturels de son sol. Les agriculteurs italiens ont depuis long-
temps une très bonne opinion de leurs travaux et de leurs méthodes.
Sous l'ancien régime politique, ils étaient réduits à opérer isolé-
ment, et l'expérience acquise par les uns ne profitait guère aux au-
tres. Us s'éclairaient peu par l'étude des améliorations réalisées à
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LES FORCES DE L* ITALIE. 929
l'étranger. Chaque territoire d'ailleurs, par suite de la division de
la péninsule, était obligé de se plier à des cultures auxquelles il
n'était pas propre. Aussi pouvait-on constater des résultats peu sa-
tisfaisans. La moitié environ du territoire cultivé était affectée à la
production des céréales : c'est là une très forte proportion (1) ; ce-
pendant la récolte générale, comparée au chiffre de la population,
ne donnait guère que 3 hectolitres par bouche. La récolte d'une an-
née moyenne ne suffisait pas à la nourriture du pays; les meilleures
ne surpassaient guère que de deux mois les besoins de la consom-
mation. C'est encore là à peu près la situation de l'Italie; mais une
répartition plus intelligente des cultures s'opère peu à peu depuis
que les taxes intérieures ont disparu aux frontières des anciens états.
En même temps se répandent l'habitude du drainage, l'étude de la
chimie agricole, l'application de la vapeur aux travaux des champs.
La statistique constate qu'un sixième de la superficie du sol est in-
culte. Il est vrai qu'il faut comprendre dans ce lot les Apennins, les
Alpes, les lagunes, les sables; mais il n'est pas douteux qu'une no-
table partie de ce terrain ne puisse être restituée à la culture. Plu-
sieurs sociétés privées se sont fondées à cet effet dans ces derniers
temps. Des travaux sont entrepris dans les maremmes de la Tos-
cane. Un particulier, le prince Torlonht, poursuit la dessiccation du
lac Fucin, dans les Abruzzes, et s'il réussit, comme tout le fait
croire, il aura conquis 16,000 hectares de très bon terrain d'allu-
vion. Ultalie a peu de prés et partant peu de bétail; surtout lés
races de ce bétail, dont quelques-unes étaient autrefois célèbres,
comme les bœufs de l'Emilie, les races toscanes des maremmes,
semblaient s'être abâtardies pour avoir été isolées ou confinées dans
des espaces trop restreints. Des essais de croisement entre les races
indigènes sont depuis quelques années poursuivis avec succès. Les
provinces du midi renferment de nombreux troupeaux de jumens;
on y amène des étalons hongrois et anglais.
L'industrie de l'Italie, l'industrie manufacturière particulièrement,
est tout à fait à sa naissance. Aussi, dans le commerce avec l'étran-
ger, les exportations ne consistent guère qu'en produits naturels,
soit tout à fait bruts, soit du moins fort peu travaillés. On y voit
figurer comme articles principaux les soies et chanvres grèges du
Piémont et de la Lombardie, les riz des provinces voisines du Pô, les
pailles de Florence, les bois de construction des Alpes et des Apen-
nins, les huiles de Naples, les fruits, les vins, le soufre, le sumac,
la garance, le borax des provinces napolitaines et siciliennes. Non-
seulement l'Italie a besoin de se créer une industrie manufactu-
(I) Cette proportion n*c8t que du tiers en France.
TOMB u — 1804. 59
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930 REVUE DES DEUX MONDES.
rière, mais elle a même besoin de perfectionner les opérations simples
et primitives que demandent les produits naturels qu'elle exporte.
Quand l'Italien a donné à la terre les soins nécessaires pour en ob-
tenir le produit, il semble que tout soit terminé, et il néglige trop
de donner à son travail la dernière main. La culture du riz, fort
importante dans la Haute-Italie, offre un exemple de ce défaut. Ce
n'est que par des combinaisons ingénieuses et un peu factices qu'on
a pu faire prospérer presque au pied des Alpes cette culture des
pays chauds; il faut de grands soins pour laisser l'eau trop froide
des torrens se réchauffer dans des réservoirs artificiels, pour empê-
cher les infiltrations de cette eau attiédie et bienfaisante, pour en
tirer tout le parti possible en la promenant, suivant les besoins,
d'une rizière à l'autre. Quand par ces opérations l'Italien a obtenu
un riz d'excellente qualité, il néglige ou il ignore les moyens de le
monder, et il laisse ainsi sa marchandise se présenter dans de mau-
vaises conditions sur les marchés étrangers. Une remarque analogue
peut se faire au sujet des soufres naturels de Sicile, contre lesquels
luttent avec avantage les soufres fabriqués à Marseille au moyen
des pyrites de fer. Beaucoup d'autres faits de ce genre pourraient
être cités pour montrer que dès perfectionnemens, souvent facDes,
dans la production intérieure donneraient au commerce italien un
rapide développement.
Ce commerce compte de glorieux ancêtres, si Ton veut renoon-
ter jusqu'aux temps où les pavillons de Gènes et de Venise sillon-
naient victorieusement la Méditerranée et s'aventuraient dans les
parages inexplorés des deux mondes. Il est vrai qu'il est bien dé-
chu de son ancienne splendeur et qu'il a dormi d'un long sommeil.
On remarquera cependant que l'Italie compte parmi les premières
puissances qui sont entrées dans les voies de la liberté commerciale:
dès 1851, M. de Gavour, qui personnifiait alors l'Italie nouvelle,
commençait avec les diverses nations une série de traités de com-
merce dont les stipulations libérales étaient faites pour plaire aui
économistes. Les traités, conclus d'abord au nom du Piémont, se
sont trouvés naturellement étendus à toute la péninsule, quand le
royaume d'Italie a été reconnu par les diverses puissances. Il en est
sans doute résulté une crise pour le commerce du nouveau royaume.
Si Ton excepte la Toscane, où les théories de liberté commerciale
étaient déjà appliquées, les taxes d'entrée ou de sortie des marchan-
dises se sont trouvées brusquement abaissées dans une proportion
considérable, souvent des quatre cinquièmes. Gette mesure coïnci-
dait d'ailleurs avec la suppression de toutes les douanes intérieures.
Le malaise passager qui a pu en résulter dans quelques endroits
s'est perdu dans le tumulte des événemens, et l'Italie se trouve
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LES FORCES DE l'iTALIE. 931
maintenant placée pour l'avenir dans de saines conditions économi-
ques. Elle persévère naturellement dans la voie où elle est entrée,
et le traité franco-italien, récemment inauguré, présente dans son
ensemble la tarification la plus libérale qui ait encore été adoptée
en Europe. 11 est à noter que la marine marchande de l'Italie est dès
maintenant très supérteure aux besoins de son commerce. Son ma-
tériel naval se compose de plus de 16,000 bâtimens à voiles jau-
geant plus de 650,000 tonneaux; les pyroscapbes sont en très pe-
tit nombre, 50 peut-être , de construction toute récente, et d'assez
forte contenance. Il y a, comme on voit, grande disproportion entre
le nombre des bâtimens à voiles et celui des bâtimens à vapeur : c'est
que le feu coûte cher à l'Italie, qui manque de houille. Outre ses
relations avec l'Angleterre et la France, qui sont de beaucoup les
plus importantes, et qui comprennent à peu près la moitié des
échanges avec l'étranger (1), l'Italie a des rapports fréquens avec
l'Orient. La langue qu'on parle le plus généralement dans les
Échelles du Levant est une sorte de patois italien. Les marins de
l'Italie sont estimés et recherchés, pour la composition des équi-
pages, par tous les capitaines qui fréquentent la Méditerranée.
L'Italie est une des puissances à qui, toute proportion gardée, pro-
fitera le plus l'ouverture de l'isthme de Suez; elle s'y prépare, elle
noue des relations avec l'Egypte : un décret du 3 août 1862 a in-
stitué un grand service maritime entre Ancône et Alexandrie. Le
pavillon italien se montre aussi d'ailleurs hors de l'Europe : des re-
lations commerciales existent avec l'Amérique, surtout avec les ré-
publiques du Sud, et le nom de Garibaldi rappelle ces colonies ita-
liennes que l'on peut voir établies à Buenos-Ayres et à Montevideo.
Pour en revenir au mouvement industriel qui commence à se dé-
velopper sur le territoire italien, on peut dire qu'il est né dans
d'heureuses circonstances, au moment où les économistes voyaient
partout triompher leurs idées. Le comte de Cavour d'abord, ses suc-
cesseurs ensuite, ant laissé à ce mouvement le plus de liberté pos-
sible, ils lui ont épargné la dangereuse tutelle d'une réglementation
étroite. Si donc depuis quatre ou cinq années bien des tentatives
infructueuses ont été faites, si un assez grand nombre de sociétés
industrielles sont nées et mortes librement, le terrain se trouve
comme déblayé et l'industrie commence à marcher d'un pas plus
sûr. Les auteurs de Y Annuaire statistique comptent actuellement
dans le royaume 377 sociétés industrielles, dont 181 anonymes et
(1) En 1861, le commerce de l'Italie avec la France a été de 318 millions à peu près,
répartis également entre Timportation et Texportation. Le commerce avec TAngleterre
pendant la même année a été de 230 millions, dont les cinq septièmes environ repré-
sentent des importations faites en Italie. Les chiffres de 1862 sont à peu près les mêmes»
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032 REVUE DES DEUX MONDES.
96 en commandite, qui réunissent ensemble un capital de 1 mil-
liard 1/2. Dans cette somme, les compagnies de chemins de fer en-
trent pour 1 milliard, les institutions de crédit pour 225 millioûs.
Ne disposant jusqu'ici que d'un capital assez restreint, Tindusuie
italienne doit se préoccuper d'en tirer le meilleur parti possible en
perfectionnant ses institutions de crédit. Le bruit qui se fait aujour-
d'hui en Europe au sujet des questions de ce genre a son écho dans
la péninsule, et rien ne serait plus intéressant que d'examiner, avec
plus de détails que nous ne pouvons le faire ici, comment les Ita-
liens, placés entre les séductions de la théorie et les nécessités de
la pratique, ont résolu ces problèmes.
La Banque nationale est en Italie, comme en France, la pierre
angulaire de l'édifice du crédit. Elle se forma d'abord par la fusion
des banques de Turin et de Gênes; elle établit des sièges secon-
daires, à Milan en 1859, à Naples et à Palerme en 1861, et fonda
successivement dix-neuf succursales dans différentes villes. Enfin en
ce moment même (1) elle se réunit avec la banque toscane pour for-
mer, sous le nom de Banque d'Italie, un grand établissement pri-
vilégié. La Banque d'Italie se constitue avec un capital de 100 mil-
lions divisé en cent mille actions de 1,000 livres, dont soixante
mille sont données aux anciens actionnaires de la banque sarde,
quinze mille à ceux de la banque toscane; vingt mille actions doi-
vent être offertes à la souscription publique dans l'Emilie, les Mar-
ches et les provinces méridionales; les cinq mille dernières sont
mises en réserve pour le moment où « les derniers tronçons de l'Italie
seront réunis au corps commun. » La banque doit avoir son centre
dans « la capitale » du royaume; elle a d'ailleurs onze sièges [sedi]
principaux, dont chacun régit plusieurs succursales. Le gouverneur
et les deux vice-gouverneurs sont nommés par le roi. La banque
a le privilège d'émettre des billets, aucune autre société ne pouvant
y être autorisée que par une nouvelle loi. Ces billets sont reçus par
les caisses de l'état dans les villes, où il y a des sièges ou des suc-
cursales. La banque ne peut employer en fonds publics, outre son
fonds de réserve, plus du cinquième de son capital. La somme des
billets en circulation, jointe à celle des comptes courans payables à
vue et des mandats à ordre, ne peut excéder le triple de l'encaisse
métallique. Dans tous les cas, cette somme ne peut excéder le quin-
tuple du capital, à moins que l'excédant en billets ou mandats ne
soit représenté par un pareil excédant dans l'encaisse. L'état se ré-
serve d'ailleurs le droit de demander à la banque des avances de
(1) La loi est votée par le sénat, elle ne Test point encore par la chambre des députés;
mais le consentement de cette dernière parait certain.
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LES FORCES DE L*1TAUE. 933
numéraire jusqu'à concurrence de 40 millions contre dépôts de ti-
tres de fonds publics ou de bons du trésor; 15 millions sont exigi-
bles à la première requête, le reste après avis préalable.
La banque des Deux-Siciles, désignée ordinairement sous le nom
de banco di Napoliy vieil établissement qui date du xvi® siècle, a
été d'abord réorganisée en 1860 par un décret de lalieutenance. aux
termes de ce décret, qui ne faisait guère que maintenir Tétat exis-
tant, elle continuait à fonctionner comme banque de dépôt et d'es-
compte, et aussi comme banque de circulation, car elle émettait,
pour les dépôts reçus, des titres qui, sous le nom de fedi di credùoy
circulaient comme de véritables billets de banque. Elle était char-
gée de certaines fonctions administratives, comme par exemple
d'enregistrer tous les contrats relatifs à la propriété. Elle opérait en
même temps comme trésorerie générale de Tétat, des villes, des
communes, des hospices, des établissemens de bienfaisance, et il y
avait là une ingérence assez mal définie des divers pouvoirs publics.
C'était, comme on le voit, une institution d'un caractère mixte, pri-
vée à la fois et gouvernementale. C'était surtout, dit-on, sous les
anciens rois, une sorte de bouteille à l'encre; ses statuts mêmes
étaient aussi obscurs que ses comptes. Tout le monde cependant
s'accorde à dire que, si elle a été utile à ceux qui en tenaient les
clés, elle a aussi rendu des services au public. Depuis le décret de
la lieutenance, son organisation a été modifiée. Au commencement
de l'année 1862 , on étendit aux provinces méridionales les règle-
mens généraux de la comptabilité publique; alors cessèrent les opé-*
rations de trésorerie dont le banco di Napoli était chargé. Enfin un
décret du 27 avril 1863 lui a ôté tout caractère officiel et en a fait
un établissement privé simplement soumis à la surveillance de
l'état. Après quelques réformes indispensables , cette institution a
même acquis une grande importance, et les billets privilégiés de la
Banque d'Italie auront à compter, dans le midi du moins, avec les
fedi di credito.
Il suffit de mentionner en passant la caisse du commerce et de
l'industrie^ qui vit à Turin sans grand éclat. Un plus grand intérêt
s'attache aux caisses d'épargne de l'Italie, à l'une surtout, celle de
Milan, qui fonctionne comme une grande institution de crédit. Cette
caisse a eu des commencemens modestes. Une commission cen-
trale de bienfaisance, s'étant formée en Lombardie pour parer à
une disette en 1817, se trouva avoir un excédant de fonds lorsque
le fléau eut disparu. Elle fonda en 1823 la caisse d'épargne de Mi-
lan avec diverses succursales en Lombardie. Le capital qui servait
à garantir les dépôts était alors de 300,000 francs. Les livrets de
cette caisse, au lieu d'être nominaux, formaient de véritables titres
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93i REVUE DES DEUX MONDES.
au porteur, et tout était combiné pour en faciliter la circulation.
La prospérité de cet établissement alla toujours croissant; en 1859,
il avait en dépôt 50 millions; au commencement de 1863, il en
comptait plus de 100. Avec ces fonds, la caisse milanaise opère à
peu près comme une banque. Elle les emploie surtout en prêts sor
hypothèque; sur les 100 millions dont elle peut disposer actuelle-
ment, les trois quarts ont cette destination. Ces prêts, qui étaient
faits autrefois à courte échéance, sont maintenant remboursables
par annuités, et de grandes facilités sont données aux emprun-
teurs pour combiner les conditions de leur libération. La caisse mi-
lanaise devient donc une sorte de crédit foncier, et rend à la pro-
priété des services signalés. Elle est restée d'ailleurs une institution
de bienfaisance; elle n*a pas d'actionnaires, et ses administrateurs
ne reçoivent aucun traitement. Gomme elle donne ordinairement
3 1/2 pour 100 à ses déposans, et qu'elle retire 4 1/2 de son ar-
gent, elle emploie un cinquième de ses bénéfices en œuvres de
bienfaisance; le reste accroît le fonds de réserve appliqué à la ga-
rantie des dépôts. Dans quelques cas cependant l'administration de
la caisse grossit le budget de la bienfaisance ou l'intérêt servi aux
déposans (1). La caisse d'épargne de Milan, qui dispose, comme on
vient de le voir, d'un capital considérable, est de beaucoup la plus
importante du royaume. On en compte d'ailleurs cent cinquante
autres, dont un tiers établi depuis les annexions; celles de Toscane,
des Romagnes, de l'Ombrie, des Marches, sont, comme la caisse
lombarde, des institutions privées et opèrent d'une façon analogue;
celles des duchés appartiennent aux communes.
Arrivé au terme de cette étude, nous ne pouvons qu'applaudir à
cet esprit d'initiative individuelle et municipale qui donne à la na-
tion italienne un de ses caractères distinctifs. Pour nous rendre
compte des progrès que cette nation a réalisés depuis la guerre de
l'indépendance, nous avons pris quelques exemples choisis surtout
parmi les faits qui sont du domaine de la statistique. Nous avons vu
quelles bases les Italiens ont cherché à donner à leur édifice admi-
nistratif, comment ils ont formé leur armée, queUes sont leurs pre-
mières tentatives pour accroître la richesse nationale. En regard de
ces exemples du développement matériel, il a paru inutile de pla-
cer quelques indications sur le développement intellectuel du pays,
sur'le mouvement des lettres, des arts, des sciences (2). Les lettres,
les arts, les sciences, l'Italie n'est-elle pas leur terre classique? Ce
(1) C'est ainsi qu'au !«' janvier 1864 cet intérêt rient d'être p<irté à 4 pour 100.
(î) On trouvera d'intéressans détails sur les institutions scientifiques et universi-
taires de l'Italie dans l'étude d'un juge bien compétent en cette matière, M. Matteucd.
Voyez la Revue du !•' octobre 1863.
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LES FORGES DE l'ITALIE. 935
ii*est point à cette ancienne éducatrice de l'Europe, ce n'est point à
la patrie de tant d'écrivains, de tant d'artistes, de tant de savans
dont les œuvres sont devenues le patrimoine commun de l'humanité,
qu'il faut demander si elle conserve encore des forces pour les pro-
ductions de l'esprit et la culture des hautes études. Personne ne
s'étonnera d'ailleurs qu'en ce moment l'activité inteUectuelle des
Italiens soit principalement absorbée par l'organisation des forces
politiques et économiques du pays : à chaque jour suiGt sa tâche ;
mais nous n'en sonames plus à penser que le développement maté-
riel d'une société doive en étouffer le développement intellectuel.
Si l'on considère dans l'histoire des nations européennes d'une part
les améliorations de la vie politique et civile, ainsi que la produc-
tion croissante des moyens de bien-être, et d'autre part l'accroisse-
ment des connaissances, l'épanouissement de la pensée, on recon-
naît que les progrès qui sont de l'ordre des faits et les progrès qui
sont de l'ordre des idées ont entre eux une relation tellement in-
time qu'ils s'appellent et se complètent nécessairement. De ces
deux élémens de la civilisation, tantôt l'un, tantôt l'autre prédo-
mine; mais ce que l'un gagne profite à l'autre, et c'est un caractère
de notre époque que les conquêtes sociales et les conquêtes intel-
lectuelles y ont entre elles des rapports de plus en plus étroits et
ûnmédiats. Si l'Italie, après de longs siècles d'attente, a pu enfin
commencer à régler plus heureusement son existence intérieure, ne
le doit-elle pas en grande partie aux sympathies, à la gloire qu'elle
s'est acquises par son éclatante aptitude pour les travaux de la pen-
sée et les arts qui embellissent la vie? Cette aptitude séculaire, fa-
vorisée par les conditions nouvelles où se trouve placée la société
italienne, lui assure dans les destinées intellectuelles de l'Europe
un rôle digne de son passé.
Edgar Sayeney.
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LES
MÉPRISES DU CŒUR
I.
DE MAXIME D*HtfllBLLBS A VICTOE IfAKCT.
Mai 1858.
Puisque nous devons être longtemps séparés, je tiens ma pro-
messe, mon cher ami, et je me hâte de vous écrire. J'ai d'ailleurs i
vous raconter une aventure sérieuse et singulière. J'espère que vous
recevrez cette lettre avant votre départ pour TOcéanie, et que vous
. pourrez me donner sur la situation très grave où je me trouve votre
franc et sincère avis.
Vous vous souvenez sans doute de la famille Rebens. Elle habi-
tait Toulon la dernière année que j'ai passée au service, alors que
nous étions embarqués ensemble sur le Montebello. C'était à Té-
poque de la guerre de Crimée. M"* Laurence Rebens était une char-
mante et brillante jeune fille, très recherchée et très admirée dans
tous les bals : on la citait pour son esprit et sa beauté. Ses parens
n'avaient aucune fortune, et le commandant Rebens, qui était un
brave militaire, comptait pour marier sa fille sur les épaulettes de
colonel et de général. Afin de les gagner plus vite, il partit pour
l'Orient. Malheureusement il y fut tué. Si vous n'avez point oublié
tout cela, vous vous rappelez la pénible impression que causa sa
mort. M"* Rebens en était réduite pour toutes ressources à sa pen-
sion de veuve. La société toulonnaise s'émut. On organisa quel-
ques souscriptions et quelques loteries; mais, les frais de la mise en
scène de ces œuvres charitables une fois prélevés, il ne resta en dé-
finitive à M"* Rebens qu'une somme nette de douze cents francs.
Une sorte de déconsidération suit toujours l'aumône pour ceux qui
la subissent. Non-seulement on ne s'occupa plus de M"* et de
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LES MÉPRISES DU COEUR. , 937
M"*" Rebens, mais peu à peu on s'éloigna d'elles. Les mères évi-
tèrent pour leurs filles la société d'une jeune personne que sa pau-
vreté mettait dans une position subalterne et peut-être dangereuse.
Jamais pourtant le plus léger bruit n'effleura la réputation de ces
deux femmes, qui vivaient dans une retraite absolue. Un jour elles
quittèrent Toulon sans que personne le sût, et nul ne s'inquiéta de-
puis de ce qu'elles avaient pu devenir.
Il y a huit jours environ, quelques affaires de succession, que je
n'ai pa complètement terminer qu' avant-hier, m'appelèrent au pe-
tit village d'Oullins, près de Lyon. J'avais grande hâte de retourner
aux Chênes : aussi, dès que je fus libre, je songeai à partir; mais il
était trop tard pour que je pusse revenir en ville et prendre le che-
min de fer, et je dus remettre mon départ au lendemain. Le soir,
après mon dîner, je me promenais dans la campagne, à l'extrémité
du village, lorsque tout à coup j'entendis des cris perçans partir
d'une maison isolée sur le bord de la route. J'entrai aussitôt, et
j'arrivai au deuxième étage sans avoir rencontré personne, me diri-
geant à tâtons dans l'obscurité vers l'endroit d'où les cris partaient.
J'aperçus enfin une faible lueur à travers les fissures d'une porte;
je tournai précipitamment la clé et me trouvai dans une mansarde.
Devant moi, sur son lit de mort, une femme venait d'expirer, la
mère sans doute d'une jeune fille à genoux près d'elle et dont la
douleur éclatait en sanglots.
La jeune fille ne se doutait pas de ma présence et n'avait pas fait
un mouvement. Je ne la voyais que de dos , tandis que la lumière
posée près du lit éclairait le visage de la morte. Les traits de cette
femme, que je considérais avec curiosité, ne m'étaient point incon-
nus, bien que je ne pusse me rappeler où je l'avais vue. Je m'ap-
prochai et j'adressai quelques paroles de consolation à la jeune fille,
qui se retourna. Sa douleur était si vive qu'elle me vit d'abord
sans étonnement et presque sans comprendre ce que je lui disais;
mais, après m'avoir regardé, elle se leva soudain et se cacha la
figure dans les mains. — Monsieur d'Hérelles ! dit-elle. Monsieur
d'Hérellesl
C'était Laurence Rebens que j'avais devant moi. Son trouble fut
de courte durée. Après ce premier moment donné à la surprise et
peut-être à la confusion de me revoir ainsi à l'improviste, elle me
montra le lit du doigt et me dit simplement : — Ma mère !
Ce seul mot la rendit à sa douleur. Elle s'agenouilla de nouveau
et, silencieusement cette fois, se remit à pleurer. Presque au même
instant une vieille paysanne parut sur le seuil de la chambre. Je
prévins ses questions en lui expliquant comment j'étais accouru aux
cris de Laurence. — Ohl oui, me dit cette femme, j'avais été recon-
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938 REVUE DES DEUX MONDES.
duire le médecin, et la pauvre demoiselle était seule. — Je l'emme-
nai alors à quelques pas du lit et la priai de me raconter ce qu'elle
savait de M"* Rebens et de sa fille; elle mè dit que ces dames
habitaient Lyon et n'avaient loué qu'au commencement du mois la
chambre où nous étions. M"* Rebens, qui avait été très souffrante
tout l'hiver, était venue chercher à la campagne un air plus pur et
un peu de soleil. Elle avait d'abord paru se mieux porter, mais de-
puis la veille sa maladie avait pris un caractère d'intensité effrayant,
et elle y avait succombé.
Ce récit était à peine achevé que Laurence vint à nous avec un
calme concentré encore plus douloureux que ses larmes. — Mamte-
nant, dit-elle en étendant le bras du côté de sa mère, il faut que je
l'ensevelisse. Elle se tourna vers la paysanne et ajouta doucement :
— Madame, voulez-vous être assez bonne pour m'aider?
Je me retirai. Comme je franchissais la porte, Laurence me jeta
un regard de remerctment et de prière. Je lui fis signe que je la
comprenais et que je reviendrais bientôt. Je rentrai en effet lorsque
la tâche funèbre fut accomplie. Les deux femmes priaient près du
cadavre, qui se dessinait avec rigidité sous les draps.
— Voulez-vous me permettre, dis-je à Laurence, de veiller votre
mère avec vous cette nuit?
— Oui, me répondit-elle simplement.
Elle s'assit au chevet de la morte, moi aux pieds, et nous demeu-
râmes sans prononcer une parole. La vieille paysanne s'était cou-
:hée sur un lit de sangle et dormait. Vers minuit, Laurence, brisée
d'émotion et de fatigue, s'assoupit. Son visage s'inclinait sur sa poi-
trine; ses mains croisées reposaient sur ses genoux. Je pus alors me
rendre compte des ravages que le chagrin et la misère avaient faits
sur cette charmante fille. Les yeux, très enfoncés, étaient cerclés
de bleu, le nez mince, les lèvres blanches; son teint jauni avait par
places des nuances maladives. Des vêtemens fanés couvraient son
corps amaigri; ses mains effilées, sur lesquelles se projetait la lueur
de la lampe, semblaient diaphanes. Je la comparai involontairement
à ce qu'elle était autrefois, en toilette de bal, souriant sous les fleurs.
Le désastre était si grand que ma pensée ne pouvait le mesurer; je
croyais faire un rêve. Le lendemain je m'occupai de tous les tristes
détails de l'enterrement. Quand Laurence eut à se séparer de sa
mère, sa douleur, repliée sur elle-même, ne se répandit ni en
gestes, ni en cris. J'aimai cette contrainte qu'elle s'imposait. 11 y
avait là quelques personnes, le prêtre, les porteurs. En présence de
ces hommes, sa pudeur de jeune fille parlait plus haut que son dés-
espoir. J'accompagnai seul M"« Rebens jusqu'au cimetière. La céré-
monie achevée, je revins au plus vite auprès de Laurence. Dès
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LES MEPRISES DU COEUR. 939
qu'elle m'aperçut, elle se jeta en pleurant dans mes bras. J'étais de-
venu un ami pour elle. Je me sentis les yeux humides, et je fris-
sonnai de la tète aux pieds.
— Et que comptez-vous faire? lui dis-je. — Je travaillerai. —
N'avez-vous point quelques ressources? — J'ai deux cents francs qui
me reviennent de la pension de ma mère. — Et c'est là tout? —
— Oui. — Vous n'avez aucun parent auquel je puisse vous con-
duire? — Non. — Point d'amie? — J'en avais une; mais il y a quatre
ans que je n'ai reçu de ses nouvelles. Elle m'aura peut-être oubliée.
Je sortis attendri, bouleversé, et n'osant me livrer à la pensée qui
m'était venue. Cette pensée, cher ami, vous l'avez devinée, c'était
d'épouser Laurence. Dieu, qui l'avait placée si inopinément sur mon
chemin, ne me destinait-il pas à être son protecteur? Mais je son-
geais à mon âge, et je m'effrayais. Elle a vingt ans à peine et j'en
ai quarante- trois I J'étais trop vieux... Cependant fallait-il l'a-
bandonner seule et sans défense aux embarras, aux dangers de
la vie? Et si je ne l'abandonnais pas, à quel titre, sans l'épouser,
pouvais-je veiller sur elle? J'étais fort perplexe encore au moment
où je retournai chez M"* Rebens. J'ignorais ce que j'aDais y faire,
mais j'avais besoin de la voir. Laurence était triste. — J'ai écrit à
mon amie, fit-elle. Je lui demande de m'accorder un asile dans
sa maison pour quelques jours. Gabrielle est bonne, et j'espère
qu'elle ne me refusera pas... Mais, quoi qu'il arrive, continuâ-
t-elle d'un ton grave sous lequel se devinait une arrière -pensée
qu'elle voulait me cacher, je vous remercie de ce que vous avez fait
pour ma pauvre' mère , et je vous en garderai une éternelle re-
connaissance. — En prononçant ces mots, elle se détourna à demi.
C'était un congé qu'elle me donnait. Je ne pouvais en effet, sans
alarmer ses susceptibilités de jeune fille, me mêler plus longtemps
à son existence. Il y avait dans toute sa personne une tristesse si
vraie , une dignité si simple , que je ne fus plus maître de moi.
— Mademoiselle, lui ai-je dit, il est un moyen de ne nous point
quitter : voulez-vous être ma femme? — Laurence a rougi, a pâli.
— Moi, votre femme! a-t-elle répondu. Moi, dites- vous? — Oui,
je sais que je suis bien âgé pour vous; mais je suis seul au monde,
vous serez tout dans ma vie, j'aurai pour vous l'affection la plus
tendre. — Elle est restée quelques instans sans me répondre, le
sein palpitant, les yeux baissés. — Monsieur d'Hérelles, a-t-elle dit
enfin, permettez-moi de ne vous rien répondre encore. Laissez-moi
quelques jours pour réfléchir.
Voilà où j'en suis, Victor. Je ne me repens point de ce que j'ai
fait; loin de là, par instans j'ai peur qu'elle ne refuse. Serais-je
amoureux de Laurence? Je l'ai été de tant de femmes que cela ne
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9&0 REVUE DES DEUX MONDES.
m'étonnerait pas; mais je n'ai éprouvé pour aucune ce que je res-
sens pour elle. C'est une affection pleine de tendresse et d'abnéga-
tion. Je l'aime pour elle bien plus que pour moi. C'est justement là
ce qui m'effraie. Les hommes de mon âge sont à leur insu des pères
vis-à-vis de leurs femmes; ils les traitent en enfans gâtées qui plus
tard se montrent ingrates. Ingrate! voilà un ipot bien cruel! Certes
je ne spécule point sur la reconnaissance de Laurence; je ne prévois
ni ne redoute son ingratitude, je crains seulement qu'elle ne se re-
garde un jour comme enchaînée à mes côtés. Dans quelques années
je serai un vieillard; elle sera dans tout l'éclat de sa jeunesse... Je
tremble déjà qu'elle ne m'aime comme un bienfaiteur, tandis que
moi je suis prêt à l'aimer en amant. — Ah! tenez, si elle refusait,
c'est peut-être ce qu'il y aurait de plus heureux pour elle et pour
moi... Je trouverai un moyen de lui venir en aide, de lui rendre la
vie facile. Il est probable qu'elle refusera; elle doit en avoir quelque
dessein. Elle ne m'aurait point sans cela demandé à réfléchir. Pour-
quoi ne point m'accepter en effet comme je m'offrais, dans un élan
du cœur. C'était si simple. Pardonnez-moi, mon ami; tout ceci m'a
vraiment troublé. Me voilà donc voulant qu'une fille comme Lau-
rence m'aime tout d'un coup, ou se donne à moi sans m'aimer!
C'est également insensé. Je ne vous demande point de conseils, —
on ne les suit guère en général; — mais donnez-moi des raisons de
croire à mon bonheur, si j'épouse Laurence, ou des motifs de me
consoler, si je suis forcé de renoncer à eUe.
DE LAURENCE REBENS A GABRIELLE DORVOU.
Mai IS58.
Ma chère Gabrielle,
Tu as dû recevoir la lettre que je t'ai écrite il y a deux jours, et
j'espère que tu m'auras pardonné le long silence qu'elle a rompu.
Le malheur rend timide, et je n'eusse osé t'entretenir de mes cha-
grins et de mes souffrances. Il y a d'ailleurs un degré de misère
banale et persistante où le découragement est tel qu'on ne cherche
qu'à se faire oublier; mais avant-hier, après la mort de* ma pauvre
mère, je me suis sentie si seule au monde, si abandonnée, qu'il m'a
fallu épancher mon cœur dans le^tien : je savais que tu pleurenûs
en lisant ma lettre, et les larmes que je versais moi-même en étaient
moins amères.
Aujourd'hui je viens t'apprendre un événement qui peut changer
toute ma vie. Je t'ai dit de quelle façon imprévue j'avais fait la ren-
contre de M. d'HéreUes, combien il avait été bon pour moi; eh
bien ! il vient de me proposer de devenir sa femme ! J'ai été prise
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LES MÉPRISES DU COEUR. 941
d'un tel saisissement que je n'ai rien pu lui répondre. Je lui ai de-
mandé quelques jours pour réfléchir : il y en a déjà un d*écoulé, et
je ne sais encore à quoi me résoudre.
Ahl s'il ne s'agissait que de moi, je n'hésiterais pas. J'épouserais
sur-le-champ M. d'Hérelles, car la pauvreté est une horrible chose.
C'est un spectre qui nous hante tout le jour, qui, la nuit, nous ob-
sède de rêves funestes. J'ai pensé parfois que la faim suscitait ces
cauchemars. Je n'avais point assez mangé la veille. Hélas! ma pau-
vre mère et moi, nous en étions souvent là! Et cependant, du matin
jusqu'au soir, nous nous courbions sur de rudes travaux d'aiguille.
Les ouvrages de luxe nous étaient interdits, ils nous auraient pris
trop de temps, et il fallait vivre ! Et de quelle vie nous avons vécu
pendant trois ans! Le froid l'hiver, la chaleur accablante l'été, les
privations toujours. Il semble que, pour les femmes, la pauvreté
soit sans terme et sans issue comme un des cercles de l'enfer de
Dante. Et si ce n'était que celai II y a de pauvres créatures qui vé-
gètent ainsi sans se plaindre, car elles sont accoutumées dès l'en-
fance au dur sillon qu'elles creusent; mais moi, Gabrielle, moi!
Avoir le souvenir de toutes les joies de ce monde et ne plus en avoir
l'espérance! C'est une plaie au cœur toujours ouverte et toujours
saignante. Penser que ma jeunesse s'enfuit, que ma beauté se flé-
trit, que c'en est fait pour moi des élégances, des grâces, des déli-
catesses de la femme, voilà qui est aflreuxl Enfin, je te le dis tout
bas et en rougissant, la pauvreté, outre ses froides étreintes, ses
perspectives de deuil, a ses insinuations honteuses, ses révoltes
contre un Dieu qui frappe ainsi sans pitié. Il y a des heures où le
cœur se fait de marbre, où la tête s'égare, où le luxe et le plaisir,
— je ne parle même pas du bonheur, — qui passent sous vos fenê-
tres, vous attirent comme un abîme. Ah! Gabrielle, à celui qui
m'enlèverait à ce vertige de la souffrance sans fin et du déshonneur,
à celui qui, m' aimant d'un honnête amour, me proposerait de de-
venir sa femme, je répondrais, sans regarder ni devant ni derrière
moi : « Vous êtes mon sauveur! »
D'où vient donc que j'hésite quand il s'agit de M. d'Hérelles? Te
souviens-tu de lui, Gabrielle? Autrefois, à Toulon, nous le voyions
souvent dans le monde. A nous autres jeunes filles, il paraissait un
peu vieux. N'avait-il pas plus de quarante ans déjà? Il nous inspi-
rait un étonnement mêlé de frayeur; nous nous contions à l'oreille
les aventures et les succès qu'on lui prêtait. On le disait aimé de la
belle M"* R...; nous le connaissions assez peu d'ailleurs. Il nous
traitait en enfans, ne dansait jamais avec nous, et nous adressait
tout au plus quelques mots bienveillans quand les circonstances
l'amenaient à nous parler. Ce n'était sans doute que de l'indiffé-
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9i2 REVUE DES DEUX MONDES.
rence; mais cela, de sa part, ressemblait si fort au dédain qu'il ne
nous plaisait qu*à demi. Aujourd'hui il y a dans tous ses traits une
bonté émue, une pitié douce qui appellent la confiance et Taffec-
tion. Il s'est conduit envers moi comme un père, comme l'ami le
plus tendre. Tu le vois, je suis heureuse de parler de lui, et j'en
oublie presque mon chagrin. Je suis toute troublée en me rappelant
certains de ses regards, certaines intonations de sa voix. Je crois
qu'il m'aime, et j'en suis fière. L'aimerais-je donc aussi? Ah! je
voudrais en être sûre. Je sens bien que, si je l'épousais , je lui se-
rais dévouée et reconnaissante toute ma vie; mais ce n'est pas en
accomplissant ces faciles devoirs qu'on s'acquitte envers un homme
comme M. d'Hérelles. Il faut, pour qu'il soit heureux, que la fenune
qu'il aura choisie l'aime de cœur et sans partage. Serais-je cette
femme-là? 11 y a bien longtemps, ma Gabrielle, que je n'ai songé à
l'amour. J'en appelle pourtant à nos causeries d'autrefois : n'étions-
nous pomt d'avis que le bonheur dans le mariage dépend surtout
de la convenance des âges, qu'elle seule peut amener, sinon la com-
munauté, du moins la fusion probable des goûts, des sentimens, des
idées, et qu'enfin le soleil de l'amour ne saurait éclairer des mêmes
rayons le commencement d'une existence et le déclin d'une autre?
J'ignore si nous avions raison ou tort; mais je sais bien qu'aucun
intérêt ne pouvait m' aveugler alors, et que je jugeais en toute sin-
cérité une question qui ne me touchait pas encore. Cela seul ne
doit-il pas me dicter ma conduite? Dois-je épouser M. d'Hérelles,
lorsque j'ai vingt ans de moins que lui et que je serai peut-être
incapable de comprendre la maturité de sa raison, l'élévation de
ses vues, son expérience de la vie? Je dois résister au penchant
qui l'entraîne maintenant vers moi, et auquel la pitié a peut-être
autant de part que l'amour. Je ne veux point qu'il se repente plus
tard de sa générosité; je ne veux point, moi non plus, obéir à cet
égoïste et lâche désir de sortir à tout prix de mon isolement et de
ma pauvreté.
Je te dis cela, et cependant, à la douleur que j'éprouve de re-
noncer à lui, je sens trop que je l'aime ou que je suis prête à l'ai-
mer plus que je ne le croyais. Mon amie, ma sœur, tu vois tout ce
qui se passe dans mon âme; conseille-moi, guide-moi, sois indul-
gente ou sévère selon que tu en jugeras. Ce que tu croiras que je
dois faire, je le ferai*
DE GABRIELLE A LAURENCE.
Mai 1858.
Je t'ai écrit hier, Laurence. Tu sais à présent combien j'avais
souffert de ton silence et quelle part je prends à la perte que tu
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LES MÉPRISES DU COËLR. 9Â3
viens de faire. Mon enfant, il n'est point permis de désespérer de la
vie quand on peut compter sur l'amitié, et désormais, n'est-ce pas?
tu ne douteras plus de moi.
J'arrive à ta seconde lettre, que je reçois à l'instant, et je te
donne tout de suite mon avis. Épouse M. d'Hérelles, épouse-le sans
crainte. Tu l'aimes, sois-en sûre, c'est moi qui te le dis, et il serait
bien difficile, s'il n'était pas heureux avec toi. Maintenant, si le§
conseils de l'amitié et de ton propre cœur ne t'ont pas déjà convain-
cue, écoute ceux de la raison. J'ai toute autorité pour te les donner.
D'abord je suis ton aînée de six ans, et puis je suis mariée; j'ai
donc quelque peu de cette maturité de jugement et de cette expé-
rience de la vie que tu respectes tant chez M. d'Hérelles. Je ne te
parlerai pas de la position précaire et dangereuse qui t'est réservée,
«i tu restes fille : tu la vois sous des couleurs tout aussi sombres que
moi, et, si tu t'y résignes, c'est par un scrupule exagéré peut-être,
mais que je ne saurais condamner. J'aborderai le mariage en lui-
même. Il faut que je t'aime bien, ma chère Laurence, pour me dé-
cider à traiter cette question; j'ai besoin de me dire que je puis, en
t' éclairant, te sauver d'un coup de tête qui te perdrait. Il est en
^ffet des vérités tristes que l'on ne voudrait point s'avouer à soi-
même et des iUusions perdues sur lesquelles il en coûte de revenir.
Sache, ma chère, que, pour la plupart des femmes, le mariage n'est
du plus au moins que l'accomplissement d'un devoir. Nos rêves de
jeunes filles, toutes les poésies de l'imagination et du cœur n'y
prennent place qu'au début. Ils s'envolent bientôt, quoi qu'on fasse
pour les retenir. Ce n'est, je crois, ni l'homme ni la femme qu'il en
faut accuser, mais l'existence qu'ils sont forcés de mener. L'habi-
tude s'assied entre eux au foyer domestique et préside à tous leurs
actes. L'habitude est une calme divinité qui a deux masques, l'un
souriant, l'autre sombre; on ne l'aime ni on ne la déteste, on s'y
fait. C'est là le mot terrible, ma Laurence. Si, dans la nature, un
objet qui fixe délicieusement la vue ou qui frappe agréablement
l'oreille ne nous offre que des plaisirs dont la vivacité est bientôt
anéantie , il en est un peu de même dans l'ordre moral. Nos peines
et nos joies dépendent surtout de la comparaison que nous faisons
de notre présent à notre passé. A mesure que les émotions heu-
reuses ou tristes se répètent, cette comparaison devient moins sen-
sible et l'impression qui en résultait s'affaiblit. Malheureusement,
et c'est là le masque sombre dont je te parlais, le souvenir des
premiers bonheurs subsiste en entier et nous laisse froids devant
ceux que nous possédons encore. Il s'ensuit un malaise de l'âme,
une involontaire aspiration vers les jouissances que Ton a entrevues
ou goûtées, dont une honnête femme doit triompher, mais dont elle
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9&& REVUE DES DEUX MONDES.
ne triomphe qu'en se soumettant à son sort et par le sacrifice d'elle-
même. A cette condition , le mariage offre dans la pratique de la vie
des compensations relatives. On s'y sent honorée et respectée, et
Ton y éprouve quelque chose de cette tranquille satisfaction du ma-
rin qui contemple, du port où il s'est réfugié, les tempêtes de
rOcéan. Ceci établi, que le mariage est un état sérieux, tout à fait
étranger après un temps plus ou moins long, s'il ne l'a pas toujours^
été, au tumulte et aux enivrements de la passion, est-il nécessaire
d'épouser un homme jeune ? Oui certes , mais là encore il faut
distinguer. La jeunesse de caractère et de goûts vaut autant, si elle
ne vaut plus , que la jeunesse des années. Tel homme est vieux à
trente ans; tel autre est jeune à cinquante.
Là, tu devines que je fais un peu le procès à mon mari et le pa-
négyrique de M. d'Hérelles. Je ne puis nier que je ne sois heureuse
— dans l'acception consacrée du mot — avec Flavien, mais j'ai par-
faitement noté ses transformations successives depuis le premier
jour de notre mariage jusqu'à celui-ci. Un mari qui est à peu près
de notre âge nous traite trop souvent en égales. Nous avons notre
jeunesse, mais il a la sienne, et le sait bien. Certain de donner au-
tant qu'il reçoit, il se contente par degrés d'un facile bonheur dont
les plaisirs, s'ils ne sont pas très vifs, ne lui coûtent du moins pas
de peine. Son égoïsme, sa confiance en lui, une certaine tendance
à la domination, s'accommodent on ne peut mieux de ce repos cal-
culé auquel il nous condamne avec d'autant moins de scrupule qu'il
lui devient plus cher. Il y oublie trop que l'horizon du mariage est
le seul qu'une jeune femme connaisse de la vie, et que cet horizon,
à force d'être uniforme, peut lui paraître borné. M. d'Hérelles, pour
en venir à lui, a le grand avantage de ne pas s'être marié. Il n'est
plus jeune, c'est vrai, mais il n'a pas vieilli. Il a la taille svelte, l'es-
prit vif, la parole aimable, les manières séduisantes. Il a toujours eu
besoin de plaire aux femmes et ne s'endormira jamaùs dans les dé-
lices de Gapoue... Tiens, je ris, Laurence, mais je suis au fond sé-
rieuse et attendrie. J'aime M. d'Hérelles pour la proposition qu'il te
fait, j'aime ce noble cœur qui va d'un coup au-devant de ton isole-
ment et qui t'offre sans hésitation deux biens inestimables, la for-
tune et le nom d'un honnête homme. Ne le repousse donc pas. Je
me suis adressée tour à tour, tu le vois, à ton cœur et à ta raison;
mais n'ai-je pas pris une peine inutile, et ne suis-je pas comme ces
avocats qui s'escriment devant leurs juges pour plaider une cause
gagnée d'avance? Si cela est, Laurence, dis-le-moi, dis-le-moi bien
vite.
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LES MÉPRISES DU COEUR. 945
DE VICTOR A MAXIME.
Mai 1858.
Votre lettre, mon cher ami, m'a profondément ému. Je me rap-
pelle parfaitement M"* Laurence Rebens. C'est la plus remarquable
jeune Glle que j'aie jamais connue. Sa beauté avait au plus haut de-
gré un caractère intelligent et sympathique. Moi qui ne me mon-
trais pas aussi dédaigneux que vous à l'endroit de ces demoiselles,
je l'ai souvent entendue causer. Sa conversation abondait en traits
fins et spirituels. Elle réunissait, ce qui est si rare chez une jeune
fille, le charme de l'adolescence et de la candeur à la grâce exquise
de la femme. Tout en elle promettait pour l'avenir un mélange égal
d'énergie et de tendresse. Gela se révélait d'ailleurs dans sa phy-
sionomie. Ses yeux noirs étaient doux et profonds sous leurs sour-
cils délicatement arqués, son front haut, légèrement bombé, et en-
cadré de beaux cheveux. Sa bouche avait une ravissante expression
folâtre et sérieuse. Hélas! je vous la retrace telle que je l'ai vue,
lorsque ce jeune visage ne peignait que la confiance et la joie. Ce
n'est point le portrait que vous m'en faites; mais avec le bonheur,
avec votre affection, toute cette splendeur éclipsée brillera bientôt
d'un éclat plus vif et plus touchant. Les malheurs qui frappent la
jeunesse ressemblent aux orages du printemps, ils ne laissent d'au-
tres traces de leur passage que la radieuse sérénité qui leur suc-
cède. Vous ne vous étiez point trompé. Je n'ai eu besoin que de lire
la première moitié de votre lettre pour pressentir la pensée qui
vous viendrait. Ne sais-je point de longue date les élans et la géné-
rosité de votre cœur? La meilleure preuve que vous avez raison
d'épouser M"' Rebens, c'est qu'il ne manquera point de gens pour
vous blâmer. On dira que vous faites une folie. Que vous importe?
Laissez dire les sots et les méchans. Une folie! D'ailleurs en est-ce
une? Vous épousez une femme d'une famille honorable, admirable-
ment douée, éprouvée par le malheur, et qui vous aimera, mon
cher Maxime. De quoi vous effraieriez-vous donc, vous jusqu'à
ce jour si adulé, si courtisé par les femmçs? Serait-ce de votre
âge? Vous le portez plus vertement que bien des jeunes gens, vous
pouvez m'en croire. Ne me permettriez-vous pas de vous railler
doucement à ce sujet, et Taurais-je fait, si j'en avais eu quelque
véritable motif? M"' Rebens hésite, dites-vous. L'étonnant serait
qu'elle n'hésitât pas. Avec sa nature si droite et si sincère, ne doit-
elle pas, avant de se donner à vous, interroger sa conscience et son
cœur? Son orgueil et sa fierté légitime ne doivent-ils pas craindre
de céder au désir de reconquérir dans le monde la place qui lui ap-
TOME L. — 18W. GO
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9&6 REVUE DES DEUX MONDES.
partient plutôt qu'à une inclination vraie? Mais du moment qu'elle
hésite, elle est à vous.
Ce sont les vœux du voyageur que je vous envoie. La Guerrière
est en rade et sous le coup du télégraphe. Je ne saurais vous dire
ce que j'ai, mais je m'ennuie et je m'attriste. Je m'attriste surtout.
Il faut la première jeunesse pour être marin, pour trouver des
charmes à l'inconnu, pour croire à l'inconnu lui-même. Moi, je sais
trop ce qui m'attend pendant ces trois ans d'absence : de longues
heures de quart entre le ciel et l'eau, des relations d'un jour qu'on
oublie le lendemain, de changeans spectacles, au fond toujours les
mêmes. C'est la solitude et l'isolement, et je les redoute. La pensée
s'y replie trop sur elle-même, elle s'y fatigue, elle s'y use. Tenez,
je vois d'ici la mer qui se brise en écume sur les rochers, n'est-ce
point là le plus souvent l'image de la vie? Des efforts toujours hn-
puissans et stériles, toujours monotones. Vous devinez que je vous
écris dans une heure de doute et d'affaissement. Je vous porte en-
vie. Vous restez à terre, vous allez avoir une famille, vous vivrez
aux Chênes, dans cette belle résidence qui vous vit enfant, qui vous
verra vieillard. Vous tenez à quelque chose en ce monde, tandis que
je roule; comme le flot, d'horizon en horizon, sans qu'aucun m'attire
ou me retienne. Ah 1 je vous en veux en ce moment d'avoir donné
votre démission. Vous partiriez peut-être avec moi, et je partirais
joyeux. — Et vous, cher ami, si vous étiez toujours marin, vous
ne seriez pas exposé aujourd'hui à vous marier. C'est égal, je vous
embrasse, et depuis votre lettre je vous aune plus encore que par
le passé.
DB MADAME D*HéRELLBS A MADAVB DOKTOlf.
Août 1861.
Il n'y a guère que deux mois que je t'ai écrit, ma chère Gabrielle.
C'est bien peu de temps, et tu vas te demander comment il se fait
que tu reçoives si tôt une lettre de moi. D'ordinaire en effet nous
nous écrivons bien plus rarement; par une raison toute simple, nous
sommes heureuses. Il en est de l'histoire des femmes comme de
celle des peuples, le èonheur, au livre de leur vie, se résume en
pages blanches. Ne va pas croire cependant que j'aie quelque mal-
heur à t'annoncer, non. Je t'écris seulement ce que j'éprouve, afin
de bien m'en rendre compte à moi-même. C'est quelque chose dont
tu ne te doutes guère, de très singulier peut-être, mais à coup sûi
de fort irritant.
Te rappelles-tu la lettre que tu m'as écrite pour me décider i
épouser M. d'Hérellesî Je l'ai bien souvent méditée. Tu t'adressaû
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LES MEPRISES DU COEUR. 9/il7
d'abord à mon cœur, car tu avais deviné avant moi que j'aimais
Maxime; puis tu me préchais le mariage comme le parti le plus
convenable à prendre dans la vie d'une femme. Tu avoueras que, si
tes argumens étaient décisifs, ils n'étaient nullement encourageans
et tout à fait dénués de poésie. Aussi, une fois mariée, j'ai eu peur,
et j'aurais voulu ne rien savoir de tout ce que tu m'avais dit. Quel-
que éloge que tu m'eusses fait de M. d'Hérelles, j'étais malgré moi
à l'affût de l'inévitable et triste transformation qui, selon ce que tu
m'avais annoncé, devait s'opérer en lui. Tu jugeras donc de ma
surprise et de ma joie quand je ne vis se produire rien de semblable.
Si la destinée des époux est, comme le disent les poètes, de des-
cendre ensemble le fleuve de la vie, j'ai vogué sous un beau ciel à
travers des sites enchanteurs et toujours nouveaux. Je n'ai point
même ressenti au départ, — tu es femme, et tu me comprendras,
— cette émotion mêlée d'étonnement et d'hésitation que subis-
sent souvent les jeunes filles et qu'elles ont besoin d'oublier plus
tard. J'étais tellement en plein courant de bonheur que je ne m'ima-
ginais point avoir quitté la rive, et si l'image de ma pauvre mère
ne me fût restée, j'aurais perdu tout souvenir de mes années de mi-
sère. Dès les premiers temps de mon mariage, il m'a semblé que
j'avais toujours passé mes étés aux Chênes, mes hivers à Paris, et
que j'avais toujours eu les beaux chevaux qui me mènent au bois.
Parfois, il est vrai, au milieu d'une fête, je cherchais doucement
mon mari du regard. Ce n'était point de ma part une reconnais-
sance banale qui s'attachât à le payer ainsi des prévenances qu'il
avait pour moi, du luxe dont il m'entourait. Je songeais trop qu'il
m'avait non-seulement donné son cœur, mais développé mon intel-
ligence, qu'il m'avait initiée à toutes les élégances, et que je lui de-
vais d'être la femme brillante et distinguée à laquelle s'adressaient
tant d'hommages. Chose étrange, j'étais presque jalouse de lui. Je
me disais que, puisque je l'aimais, d'autres pouvaient l'aimer aussi.
En outre, j'avais pour lui je ne sais quelle crainte et quel respect.
C'est que Maxime est vraiment un homme supérieur. Quand on est
jeune fille et quelque peu jolie, on a volontiers de soi une très haute
opinion. À force d'en imposer à quelques jeunes gens timides et
d'écouter les faciles complimens des vieillards, on s'exagère le pou-
voir de ses charmes, de son caquetage; mais plus tard , si l'on aime
son mari et surtout si ce mari est un homme remarquable, la vie
change complètement d'aspect. On comprend combien il est diffi-
cile de se mettre à la hauteur de cette affection que les grâces de
la jeunesse vous ont si promptement acquise.. Spirituelle peut-être
et bien douée, mais à demi instruite et inexpérimentée, on est bien
loin de cet homme qui sait tout de la vie, qui en a sondé tous les
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948 BEVUE DES DEUX MONDES.
problèmes. On s'avoue inférieure à lui, même dans le monde des
sentimens où nous prétendons cependant régner en souveraines.
Chez nous en effet cette naïve poésie des impressions et des désirs
se formule à peine, ne se traduit qu'en aspirations vagues, essaie
tout au plus son vol , tandis que chez l'homme elle est sûre de son
langage, abonde en images vrsdes et justes, et, débarrassée d'en-
traves, pdane de haut sur tous les sujets. Alors, ma chère Gabrielle,
on devient, comme je le suis devenue, l'humble écolière de cet
homme, et l'on s'estime heureuse si l'on s'aperçoit qu'il vous juge
chaque jour plus digne de lui par le caractère et par rintelligence.
Voilà le but que je m'étais fixé et que je crois enfin avoir atteint,
car Maxime, en même temps qu'il me chérit comme sa femme,
semble voir en moi une compagne et une amie.
Que. te manque-t-il donc ! vas-tu t' écrier. Ah ! voilà, c'est da
commencement de l'hiver dernier que date le singulier malaise au-
quel j'ai eu beaucoup de peine à assigner une cause. Après m'être
interrogée avec soin, j'ai découvert que j'étais coquette, non point
de cœur, non point de tète, mais par curiosité, comme Eve a pa
l'être lorsqu'elle voulait savoir s'il n'existait pas de plus grand bon-
heur que celui dont elle jouissait avec Adam dans le paradis ter-
restre. Non, je vais trop loin; je ressemble plutôt à ces amateurs
passionnés des belles productions de l'art qui, après av.oir longtemps
convoité un chef-d'œuvre, le possèdent enfin. Ils en jouissent d'abord
avec délices et ne se lassent point de l'admirer; puis le doute les
gagne, et ils se prennent à penser que ce n'est peut-être point en-
core l'idéal qu'ils poursuivaient. Alors, afin de mieux constater la
valeur de leur trésor, ils le comparent dans des investigations nou-
velles, avec anxiété et même avec injustice, à tout ce qu'ils rencon-
trent d'extraordinaire ou de beau. Pour moi, ce chef-d'œuvre e^
mon mari. Je lui en veux presque du culte que je lui ai voué, et je
me révolte en riant contre la fascination qu'il exerce sur moi. Au-
trefois j'eusse fait cause commune avec ces Athéniens qui exilaient
Aristide. C'est triste à dire, mais j'ai comme la nostalgie du bon-
heur. Je serais satisfaite de trouver à quelqu'un des hommes qui
m'entourent une qualité que mon mari n'ait pas. Vois-tu, GabrieUe,
s'il m'est permis de glisser un mot sérieux dans ce badinage, il se-
rait à désirer qu'un chagrin quelconque menaçât parfois de nous
enlever à la félicité dont nous avons trop pris l'habitude, afin de
nous la faire estimer à son juste prix.
Je ne serais pas étonnée que Maxime se fût aperçu de ce bizarre
état de mon esprit, car il s'est prêté tout cet hiver avec une bonne
grâce parfaite à l'épreuve que je voulais tenter sur lui. Dès que
j'avais paru distinguer quelqu'un dans le monde qui m'.entourait, il
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LES MÉPRISES DU COEUR. 9A9
ne manquait jamais Toccasion que pouvaient lui offrir les causeries
de salon d'attaquer au* défaut de la cuirasse le chevalier de mon
choix. Souvent même il se contentait de mettre mes grands hommes
aux prises les uns avec les autres, et il suffisait de ce combat pour
que leur prétendue invulnérabilité ne fût plus que néant à mes yeux.
J'étais parfois si dépitée que je m'attachais, pour la faire triompher,
à une qualité purement extérieure; mais là encore Maxime avait le
dessus. A moins de lui faire un crime, ce qui eût été absurde, de
n'avoir plus vingt ans, il était l'homme le plus élégant de ton, de
mise, de manières, et, pour descendre à des enfantillages, quand il
valsait avec moi dans l'intimité, le meilleur danseur que je con-
nusse. On dirait qu'il tient à honneur de sortir victorieux des ten-
tatives vraiment folles où je l'engage, et je viens de m'apercevoir
que je jouais un jeu méchant et dangereux. On a fait grand bruit
dernièrement du mérite de sporstman du comte de V... En me pro-
menant à cheval aux Chênes avec Maxime, je lui parlais avec un
peu d'insistance taquine d'un fossé très large que le comte avait
franchi. Justement il y avait devant nous, non point un fossé, mais
un mur en pierres sèches de près de deux mètres de haut, un vrai
casse-cou. Maxime, sans me répondre, fit un temps de galop, ras-
sembla son cheval, l'enleva et disparut de l'autre côté du mur. Je
le rejoignis par une coupure, mais j'étais pale, tremblante et hon-
teuse de moi.
Après cette longue lettre que je viens de t'écrire, je ne sais en-
core que conclure. Il y a dans l'Arioste, au pays fabuleux où il place
les aventures de ses héros, un grand et vilain géant qui sort chaque
matin de son château pour détrousser ou rançonner les voyageurs.
De preux paladins viennent combattre ce brigand; mais le géant est
aussi un enchanteur, et c'est en vain qu'on le taille en pièces à
grands coups d'épée. Toutes les parties de son corps se rejoignent
un moment après qu'on les a séparées : les jambes et les bras se
rattachent au tronc, la tête se replace d'elle-même sur les épaules.
Le seul moyen de s'en emparer est de lui arracher un cheveu caché
au plus épais de sa rousse chevelure. Eh bien ! sur la tête de la plus
jolie et de la meilleure des femmes, blonde ou brune, il est un che-
veu que l'on appelle plaisamment le cheveu du diable, car c'est celui
que le malin tire quand il veut nous entraîner à quelque folle aven-
ture. Il faudrait m'arracher ce cheveu-là; mais j'ignore malheureu-
sement où il se trouve. Aide-moi donc à le chelrcher. A nous deux,
nous réussirons peut-être.
P.-5. Dis-moi donc si ton mari est entièrement rétabli; ta der-
nière lettre m'a laissé quelques inquiétudes sur sa santé. Rassure-
moi tout à fait.
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950 REVUE DES DEUX MONDES.
DB GABRIELLE A LAURENCE.
Août 18C1.
Laurence, je n'ai que le courage de t'écrire ces quelques lignes.
Je viens de perdre mon pauvre Flavien. Je suis toute seule, toute
désespérée. Je sais maintenant combien je l'aimais. Faut-il donc
que la mort rompe les liens qui nous étaient chers pour que mm
comprenions à quel point ils étaient serrés? Je regrette cet homme
excellent, si tendre pour moi, si heureux de mon bonheur. Je te
quitte pour retourner près de lui, pour le voir encore. 11 me semble
qu'il va me parler. C'est une chose affreuse que la mort. Elle est là
présente sous les yeux, qu'on ne se résigne pas à y croire. Que ne
t'ai-je avec moi pour me jeter dans tes bras et y pleurer avec moins
d'amertume I
DE LACREIfCB A 6ABBIELLB.
Août 1861.
Quand cette lettre t'arrivera, rien ne te retiendra plus chez toi.
Laisse donc ta maison, où tu rencontres à chaque pas les plus crueb
souvenirs. Viens près de nous, Gabrielle. Nous tâcherons, par nos
soins, d'adoucir ta douleur. Tu ne peux douter de notre amitié,
n'est-ce pas, et particulièrement de toute l'affection de ta Laurence?
DE VICTOR A MAXIME.
Janvier 1861
Je VOUS écris de Bourbon, mon cher ami. Nous attendons notre
relève au premier jour, et nous allons rentrer en France. J'irai vous
voir. Je veux, ne fût-Kîe qu'en marin qui passe vite, être témoin de
votre bonheur. Si ce bonheur pourtant allait me décider à me ma-
rier! Il opérerait là une vraie conversion, je vous jure. Il serait
temps d'ailleurs. Songez que j'ai bientôt trente-cinq ans. Mais à qui
dis-je cela? à vous, qui vous êtes marié à quarante-trois et qui êtes
heureux 1 II est vrai que vous êtes, que vous resterez éternellement
jeune, tandis que moi j'ai beaucoup de cheveux blancs et plus de
rides encore au caractère qu'au visage. Ces trois ans se sont écoulés
tels que je les prévoyais : un exU en plein océan et sur des côtes
sauvages. Je ne sais plus rien de la vie ni du monde. J'ignore s'il
existe encore des femmes. Je me remettrai entre vos mains, et vous
essaierez de faire quelque chose de moi; mais je doute fort que vous
y réussissiez.
En tout cas, mon cher d'Hérelles, à bientôt. Il est possible que je
vous paraisse très changé; mais ma vieille amitié pour vous sera du
moins toujours la même.
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LES MÉPRISES DU COEUR. 951
II.
Au printemps de 1862 , par une des plus belles soirées du mois
de mai, M. d'Hérelles et Laurence, Victor et M"** Dorvon étaient
réunis aux Chênes. Assis sur Tesplanade du château, non loin d'é-
pais massifs de fleurs, ils jouissaient avec délices de la fraîcheur
embaumée qui avait succédé à l'accablante chaleur du jour. Devant
eux s'étendaient les profondes charmilles du parc; puis, au-delà de
ces charmilles, par une échappée que ménageait la majestueuse
allée de chênes d'où le château avait reçu son nom, apparaissait,
tout argentée des rayons de la lune, la nappe d'eau d'un vaste
étang. La nuit venait, une de ces nuits calmes et sereines qui dis-
posent l'âme au far niente du bonheur ou la jettent dans le trouble
mélancolique des regrets. Victor racontait quelques épisodes de ses
voyages, et ses auditeurs l'écoutaient avec des sentimens divers.
M"* Dorvon, légèrement inclinée en avant, lui prêtait une attention
émue et souriante. De temps à autre, il s'échangeait entre elle et
lui de longs et tendres regards. A certains endroits de son récit,
Victor donnait à sa voix des inflexions plus douces, et par de fines
pensées, par des allusions délicates, s'adressait surtout à M"* Dor-
von. Celle-ci le remerciait d'un mot, d'un geste, par une expres-
sion plus caressante de toute sa physionomie. Maxime, dans une
sorte d'abandon heureux , fumait son cigare et les regardait avec
complaisance. Laurence était pensive. Ses yeux allaient tour à tour
de Gabrielle et de Victor à son mari. Elle observait ce dernier avec
impatience, et paraissait lui en vouloir de ce bien-être matériel où
il était plongé. Cet examen minutieux, persistant d*un homme an-
nonce à son égard chez la femme qui l'a aimé des préventions nais-
santes dont elle ne démêle point, dont elle n'ose s'avouer le motif,
mais à coup sûr il lui est défavorable; puis, à l'aspect de Gabrielle
et de Victor, en devinant l'entente qui existait entre eux, elle sou-
pirait. — Ils s'aiment donc! — semblait-elle se dire. Alors, comme
si, remontant vers le passé, elle se fût secrètement interrogée, elle
retombait dans une plus amère rêverie. C'est que Laurence avait vu
Victor venir aux Chênes avec une curiosité inquiète. Elle s'était
promis de juger cet homme que son mari lui vantait si souvent;
mais, mise en défiance par ces éloges mêmes, elle était d'abord
plus disposée peut-être à la critique qu'à l'admiration. Ce marin
qui, pendant trois années de mer, avait contracté une certaine sau-
vagerie de visage et de manières, que la solitude avait rendu à la
fois ardent et timide, dont l'esprit était d'une originalité brusque,
l'avait déroutée. Il difiérait essentiellement de tous les hommes
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952 RETUE DES DEUX MONDES.
qu'elle connaissait. Certes, si elle le comparait à Maxime, il n'avait
ni son élégante régularité de traits ni sa paifaite distinction : sa
tête, aux cheveux coupés ras, toute hâlée par le vent et le soleD,
était éclairée par des yeux pleins de flamme ; mais son corps, quoi-
que d'une grande liberté de mouvemens, était trapu, presque gros.
Victor, au premier abord, s'éloignait tellement du chevaJeresque
idéal de Laurence qu'elle s'était contentée de lui accorder son ami-
tié. Ce sentiment était d'autant plus naturel qae les premiers soins
du marin avaient été pour Gabrielle. Peu à peu toutefois l'opinion
qu'elle s'était formée à l'égard de Victor avait changé : par instans
elle avait surpris en lui cette magie du regard où revivent toutes
les émotions de l'âme et la séduction d'une voix sympathique et
vibrante. Elle s'était aperçue qu'il avait une instruction aussi variée
qu'étendue, l'imagination poétique, un caractère énergique et fier.
Pendant cette soirée, en voyant éclater en lui tant de jeunesse et de
sève , elle l'appréciait enfin à sa valeur et s'étonnait de s'être jus-
que-là ainsi trompée. Elle souflrait presque de n'être rien pour cet
homme que grandissait encore à ses yeux son amour -propre froissé.
En ce moment, Maxime, qui tenait à faire briller son ami, le priait
de raconter une belle action accomplie par lui, et qu'il omettait i
dessein. Il s'agissait d'un matelot blessé que, lors d'une affaire assez
chaude où l'on battait en retraite, Victor avait relevé sur le champ
de bataille et rapporté jusqu'au camp.
— Et, dit Victor en terminant, il était temps que j'arrivasse, car
mon homme était fort lourd.
— Victor n'en eût pourtant rien dit, si je n'eusse été là pour l'y
forcer, fit Maxime.
— C'est bien d'être modeste, dit à son tour M"' Dorvon; mais
c'est mal de priver vos amis d'une occasion de vous mieux aimer.
— Oh ! dans ce cas, madame, reprit Victor, je suis bien recon-
naissant à Maxime.
— Et tu as bien raison, dit Maxime en riant. — Il se leva, et,
s' adressant à Laurence : — Je rentre, ajouta-t-il, et vous?
— Tout à l'heure, répondit Laurence.
Pendant que Victor terminait son récit, elle n'avait pas prononcé
un seul mot. Au moment où son mari s'éloignait, elle s'écarta, les
larmes aux yeux, avec un léger tremblement. Mille pensées con-
fuses s'agitaient en elle. Souffrait-elle donc ainsi parce que le seul
homme qu'elle estimât digne d'elle s'occupait d'une autre? Cela
était triste et puéril. Elle s'approcha d'un rosier, et, avec un mou-
vement de brusquerie fiévreuse, cueillit une rose. Aussitôt elle
poussa un cri et retira sa main tout ensanglantée. Au cri de Lau-
rence, Gabrielle et Victor coururent à elle. Gabrielle enveloppa de
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LES MÉPRISES DU COEUR. 953
son mouchoir la main de son amie; mais cette fine batiste ne suifisait
pas. — Je vais chercher du linge, fit-elle. Monsieur Narcy, tenez-
lui bien la main et serrez-la.
Au contact de cette main blessée, une involontaire émotion saisit
Victor. Laurence pleurait de colère et de douleur. — Mais com-
ment se fait-il, lui dit Victor, que vous ayez si brusquement cueilli
cette rose?
Laurence tourna vers lui un visage bouleversé, Victor comprit
tout. Le sang lui afflua au cœur, il pâlit et prononça quelques mots
inintelligibles. Gabrielle revenait du château et se mit à panser elle-
même la main de Laurence.
Victor se retira chez lui dans un trouble extrême. Souvent, du-
rant sa longue absence, lorsqu'il recevait des lettres de son ami, il
avait songé à M"' d'Hérelles, et elle lui était apparue douée de
toutes les grâces. En se rappelant cette jeune fille d'une si éclatante
beauté, il se l'était représentée dans ces années de deuil qu'elle
avait traversées. Que ne s'était-il trouvé là au lieu de Maxime!
Dans l'isolement que lui faisaient ses lointains voyages, il avait
creusé cette idée et n'avait pu s'empêcher d'envier le sort de son
ami. Souvent il avait rêvé pour lui-même une femme semblable à
Laurence, mais en désespérant de la rencontrer jamais. Aussi était-
ce avec un serrement de cœur qu'il avait revu M"* d'Hérelles. Ce
n'est point qu'il eût un seul instant songé à être aimé d'elle. Il
n'imaginait pas que Laurence pût aimer un autre homme que
Maxime. 11 y a chez les femmes une mobilité superficielle de sen-
timens que les hommes soupçonnent rarement. Us ne savent point
assez que l'amour est pour elles, dams l'oisiveté de leur existence,
un insaisissable Protée dont chaque forme nouvelle les séduit et les
passionne, sauf, une heure après, à les laisser insensibles et froides.
En outre, Victor n'eût point )utté avec Maxime, dont il avait de tout
temps admis la supériorité. C'est alors qu'il avait fait attention à
Gabrielle. Blonde, un peu grasse, enjouée, naïvement coquette, elle
n'avait rien de Laurence. Elle ne perdait donc pas à lui être com-
parée. Elle ne s'était point cachée du penchant qu'elle avait pour
Victor, et peu à peu celui-ci s'était pris à l'aimer. Son intimité avec
la jeune femme s'était accrue chaque jour, et il s'y abandonnait
avec toute la vivacité d'un cœur longtemps privé d'affection. Il goû-
tait à cet amour les fraîches sensations d'un plaisir qu'aucun orage
ne menace. Parfois même il entrevoyait dans l'avenir une union
que lui conseillaient les charmantes qualités autant que la fortune
de M™' Dorvon. Et voilà que tout à coup Laurence venait à lui ! Ce
rêve auquel il n'avait point osé s'arrêter pouvait se changer en
réalité. Devant une telle perspective, Victor reculait ébloui, presque
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95A REVUE DES DEUX MONDES.
eflrayé. En pensant à Laurence, il aurait voulu n'avoir point connu
Gabrielle ou ne l'avoir point aimée.
Le lendemain, Laurence était radieuse. Depuis longtemps adulée,
accoutumée aux hommages, les recherchant pour eux-mêmes et ne
désirant rien au-delà, elle ne se croyait pas coupable. Elle était
tranquillement rentrée en possession d'un cœur qu'on avait eu l'au-
dace de lui disputer. Victor, embarrassé, doutait que la scène de
la veille se fût réellement passée. Ne s'était-il pas mépris d'ailleurs
aux paroles de Laurence? M"''' Dorvon étût sérieuse ; Maxime était
aimable comme toujours, avec une nuance d'observation peut-
être. La joie expansive de Laurence, la contrainte de Victor et de
Gabrielle l'inquiétaient. Cependant il fallait quelque temps pour
que la situation respective des différens hôtes des Chênes se des-
sinât nettement. L'existence qu'ils menaient au château les met-
tait presque constamment en présence les uns des autres, et les
obligeait à beaucoup de réserve. La soirée se prolongeait souvent
assez loin dans la nuit : on se levait tard, et l'après-midi était
employée à des promenades faites en commun. Maxime, qui sur-
veillait les travaux d'exploitation de ses terres , s'absentait parfois.
Soit qu'il n'eût pas de véritables soupçons, soit qu'il lui répugnât
de se poser en mari ombrageux, il continua le même genre de vie.
11 y avait donc de longues heures où Victor était seul entre les deux
femmes. Ces heures, autrefois si courtes pour eux trois, leur étaient
maintenant pénibles. Ils demeuraient silencieux, ou leur parole
avait de ces réticences perfides,, de ces traits acérés par lesquels se
trahit l'hostilité sourde. Gabrielle cependant était la moins forte à
ce combat. Victor et Laurence s'étaient tacitement alliés pour dé-
courager en elle toute prétention. Elle s'affligea bientôt. Ne voyait-
elle point s'évanouir en effet les doux projets qu'elle avait conçus?
Libre comme elle l'était de son cœur et de sa main, elle avait pensé
à les donner à Victor. Tout l'avait charmée en lui, sa physionomie
mâle, l'énergie de son caractère, jusqu'à ce besoin d'aiTection qu'il
confessait avec simplicité et qu'elle s'était flattée de satisfaire. Hé-
las ! elle n'avait été pour lui que le caprice de quelques jours et en
était tristement humiliée ; mais elle aussi se félicitait de ne s'être
point déclarée et surtout de n'avoir rien dit à Laurence. Elle pou-
vait du moins, sans que sa dignité fût compromise, laisser le champ
libre à ces amans. Elle le fit, mais non sans souffrir. Ses regrets,
son chagrin, trop souvent visibles malgré ses efforts, la rendaient
plus touchante, et Victor, honteux de sa conduite envers elle, s'a-
dressait ces inutiles reproches qui tourmentent, sans le ramener
en arrière, un cœur épris d'espérances nouvelles.
Néanmoins, au bout de quelques jours, Victor était, ainsi que Lau-
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LES MÉPRISES DU COEUR. 955
rence, dans une situation d'esprit pleine d'incertitude et d'anxiété.
Il en est du premier aveu que se font les amans comme d'un éclair
dans une nuit sombre. L'obscurité qui le suit est plus grande. S'é-
taient-ils donc avoué qu'ils s'aimaient? Il eût fallu que, pour la se-
conde fois, une émotion partagée leur en donnât la certitude. Or on
ne provoque pas à volonté ces heures d'épanchement où le cœur
se livre. Certaines périodes de gène et de timidité les précèdent.
Une après-midi cependant, Victor et Laurence, que Gabrielle venait
de quitter, étaient assis sur un banc de mousse, à l'ombre de grands
ai'bres. Ces chaudes heures du jour amènent avec elles la langueur
et le mystère. L'ardente lumière du soleil, tamisée par le feuillage,
ne répandait qu'une clarté voilée. C'est à peine si l'on entendait le
bourdonnement de quelque insecte ou le chant distrait d'un oiseau.
Laurence brodait, et Victor, placé à ses côtés, se penchait sur son
ouvrage.
Que se passait-il en eux? Ils étaient en proie à de tumultueuses
pensées, leurs relations de loyale amitié s'étaient si rapidement
transformées en un sentiment plus vif, mal défini encore, dont ils
n'osaient prévoir les suites, à l'existence duquel ils étaient pour-
tant pressés de croire ! Ne devaient-ils pas en effet puiser dans leur
amour, — si c'était de l'amour qu'ils avaient l'un pour l'autre, —
là force qui leur manquait de ne point s'inquiéter de l'avenir et de
ne songer qu'au présent? Toutefois ils ne se parlaient pas et n'ac-
cusaient que par d'involontaires mouvemens, par leur silence même,
le trouble profond de leurs âmes. Depuis quelques instans, le re-
gard de Victor s'attachait à Laurence. Elle le sentait peser sur elle;
mais, tremblant de le rencontrer, elle s'inclinait davantage sur sa
broderie.
— Ah! je m'étais trompé l'autre soir! s'écria tout à coup Victor
avec sa brusquerie naïve. Je comprends aujourd'hui que vous ne
sauriez m* aimer.
Laurence, les yeux toujours baissés, ne répondit pas. Victor es-
saya de lui prendre la main. Elle la retira. — Vous voyez bien,
s'écria-t-il.
Certes, quelques minutes auparavant, Victor n'était pas persuadé
qu'il aimât Laurence; mais on ne joue pas impunément la comédie
de l'amour. La défiance où il était de lui-même, le refus de Lau-
rence, son geste subit, lui causèrent une des plus pénibles impres-
sions qu'il eût jamais ressenties. Il se tut, et tout son visage s'altéra.^
Laurence releva la tête et ne supporta point l'idée de le laisser ainsi
s'abattre. Les femmes ont une extrême générosité de cœur pour ceux
qu'elles sont près d'aimer. Elle lui tendit la main : — Prenez-la
donc, puisque vous la voulez, dit-elle. Puis, trop faible pour affron-
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956 REyU£ DES DEUX MONDES.
ter le regard du marin, épouvantée de Fémotion qui la gagnait elle-
même, elle retira la main que Victor couvrait déjà de baisers et
s'enfuit en courant au château.
Laurence ne revit pas Maxime sans une imperceptible rougeur, et
Victor ne serra qu'en hésitant la main de son ami. Jusque-là en effet
Laui*ence et Victor n'avaient été coupables qu'en imagination; mais
depuis quelques heures ils Tétaient réellement et s'effrayaient à leur
insu des résultats que leur faute pourrait avoir. Les nobles cœurs
ne s'habituent point d'un seul coup à tromper, et le cri de la con-
science ne s'étouffe que par degrés. Ces agitations de l'âme s'apai-
sent à la longue ou plutôt s'usent d'elles-mêmes en se répétant;
mais au début elles se révèlent à ceux qui les partagent par une ar-
deur fébrile, par un désordre dont ils ne sont pas les maîtres. En les
surprenant chez Victor, Laurence eut une pensée cruelle. 11 la mé-
piiserait peut-être, puisqu'il se repentait. Cette pensée l'obséda
toute la nuit et lui inspira les résolutions les plus contraires. Elle
voulait prier Victor de tout oublier ou se l'attacher plus étroite-
ment encore. Quoiqu'elle ne se dissimulât pas la gravité de sa con-
duite, il se mêlait à ses angoisses une sensation délicieuse. Elle goû-
tait pour la première fois au fruit défendu avec autant de plais'u*
que de terreur. Jamais elle n'avait éprouvé rien de pareil pour
Maxime.
Le lendemain, quand elle fut lasse de projets et de rêves, elle
pensa qu'elle allait se retrouver en présence de Victor, et elle eut
peur. Aussi apprit-elle avec joie qu'il était parti avec Maxime, et
qu'ils ne rentreraient que le soir. C'était un répit dont elle se pro-
mit de profiter pour se tracer un plan de conduite ; mais lequel? La
journée se passa sans qu'elle se décidât à rien. Si ses rapports avec
Gabrielle eussent été tels qu'autrefois, elle lui eût demandé conseil;
mais elle n'avait plus le droit d'en agir ainsi. M"* Dorvon cependant
se montrait depuis quelque temps déjà, et surtout ce jour-là, si af-
fectueuse et si gaie, qu'elle semblait n'avoir jamais aimé Victor.
Certes, si Laurence avait été abandonnée par lui, elle ne se serait
pas consolée. Elle observa donc son amie , et se figura que si elle
avait eu quelque attachement passager pour M. Narcy, elle était
tout à fait guérie. Elle eût donné beaucoup pour que cela fut, car à
mesure que l'heure avançait, elle avait un besoin plus impérieux de
se confier à quelqu'un qui la guidât dans ses perplexités, qu'elle ne
savait point résoudre. Une fausse honte qu'elle ne pouvait vaincre
l'arrêtait encore, lorsque Gabrielle lui dit : — Tu es bien soucieuse,
ma chère Laurence. Qu'as-tu?
Laurence ne put retenir ses larmes.
— Tu as un secret que tu ne me dis pas. Tu te grossis les torts
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LES MÉPRISES DU COEUR. 957
que tu as eus envers moi, et que je t'ai pardonnes. Va, je suis tou-
jours ton amie.
Elle lui prit le bras, l'emmena sous la grande allée de chênes, et
lui dit : — Eh bien?
— Gabrielle, fit Laurence en somiant à travers ses larmes, j'aime
M. Narcy, et je vais. te dire comment cela est arrivé.
Et Laurence fit à Gabrielle un récit complet. M'"* Dorvon réprima
un mouvement nerveux que son amie, appuyée à son bras, aurait
pu sentir, et devint très sérieuse.
— Tu ne me réponds rien ? dit Laurence.
— Mon enfant, c'est que j'aurais de trop graves paroles à t' adres-
ser. Les circonstances seules de ton mariage te feraient un infran-
chissable devoir d'honnête femme de ne pas faillir, et tu es allée
déjà bien au-delà d'un simple manège de coquetterie; mais tout ce
que je pourrais te dire est maintenant inutile. Tu glisses sur une
pente qu'on ne remonte point. Tu périras...
Ces deux derniers mots furent savamment dits, avec une intona-
tion nette et froide qui fit frissonner Laurence. Ils terminèrent l'en-
tretien. Le soir, quand on fut réuni, Laurence ne parla point. Heu-
reusement pour elle, Victor et Maxime s'entretinrent de la course
qu'ils avaient faite. Victor d'ailleurs, comme s'il eût compris ce qui
se passait chez la jeune femme, ne chercha pas une seule fois son
regard, et évita tout ce qui lui eût rappelé leur intimité. Laurence
se retira de bonne heure dans sa chambre, tout entière à l'impres-
sion sinistre que les paroles de Gabrielle lui avaient laissée. Elle
était déterminée à rompre avec Victor; mais par quel moyen? Il y
en avait un héroïque : c'était d'avouer à son mari l'imprudence
qu'elle avait commise. N'avait-il pas toujours été pour elle l'ami le
plus indulgent et le meilleur? Jadis elle l'eût fait ; c'est qu'alors
elle était sûre de son propre cœur. Puis Maxime n'était plus à ses
yeux le même qu'autrefois. Elle le voyait inquiet et soupçonneux.
Au fond, avec l'injustice de la femme qui cesse d'aimer, elle le
trouvait vieilli et peu en état d'écouter une pareille confession au-
trement qu'en maître outragé et sévère. Enfin il lui eût fallu renon-
cer à cet amour qui lui causait de vrais tourmens, mais de si douces
jouissances, et qui la captivait par le danger même. Sous l'empire
d'un insensible courant d'idées, elle s'attendrit au souvenir de Vic-
tor; elle lé revit pendant le dîner, timide, respectueux, ayant l'in-
tuition du chagrin dont elle souffrait.. Avec un pareil homme, elle
n'avait rien à craindre. Elle se maintiendrait avec lui sur ces limites
indécises de la passion où les voluptés ne sont point coupables, et,
sans tomber dans le précipice gue Gabrielle, — insidieusement peut-
être, — lui montrait ouvert sous ses pas, elle cueillerait les fleurs
yivaces qui en paraient les bords. Elle résolut de lutter seule.
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95S REVUE DES DEUX MONDES.
Chez Gabrielle cependant, des blessures mal fermées (car elle s'é-
tait imaginé ne plus aimer Victor) s'étaient rouvertes. Elle avait à la
fois du dépit, de la colère et du chagrin. Son plan pour séparer
Laurence de Victor fut bientôt arrêté, et elle ne douta pas du succès,
si elle avait quelques jours devant elle. L'effroi qu*elle avait inspiré
à Laurence lui donnait le temps de tout disposer et surtout de pré-
parer Maxime au rôle important qu'elle lui réservait et qu'il devait
jouer sans le savoir. L'âge avait glissé sur Maxime. C'était encore
un homme d'une élégante tournure et d'une physionomie remar-
quable par sa jeunesse et par son feu. 11 y avait alors sur ses beaux
traits une ombre de mélancolie qui leur prétait un charme de plus.
Sa conversation, devenue un peu ironique, était brillante et spiri-
tuelle, et si son expérience du monde s'affirmait parfois d'une faroD
amère, la noblesse de sa nature se révélait par des éclairs de pas-
sion et de tendresse. Pour M"' Dorvon, qui voulait être impartiale,
il était presque supérieur à Victor. Comment se faisait-il que Lau-
rence fût tentée de le tromper? C'était là un de ces problèmes du
cœur féminin auquel une des lettres de Laurence avait d'aiUeurs
déjà répondu. On se lasse du bonheur comme de ces belles journées
de l'été qui se suivent splendides et pures, et dont on souhaiterait
qu'un nuage soudain troublât, ne fût-ce qu'une heure, l'immuable
sérénité.
Sûre de la conduite qu'elle avait à tenir, Gabrielle avait recouvré
son entrain et sa gaité. Elle donnait la réplique à Maxime ou l'ar-
rêtait court par ces objections naïvement préméditées des femmes
qui, décidant de tout avec leur cœur, renversent le raisonnement le
plus serré. Après l'avoir tenu en échec, elle se laissait battre avec
candeur, usait à son égard de délicates flatteries ou le malmenait
avec une feinte rudesse. — On voit bien, lui disait-elle que les
femmes ont toujours été vos très humbles servantes. Vous êtes tout
désarçonné quand on vous résiste. — Si Maxime, étonné de sa con-
duite, la regardait avec intention pour la provoquer à des aveux
plus complets, elle soutenait quelque peu son regard, puis s'en al-
lait tantôt rieuse, tantôt confuse. Maxime n'était point cependant
tout à fait la dupe de Gabrielle. Il sentait que, dans cette amabilité
pour lui, il y avait bien du dépit contre Victor. Elle s'était donc
aperçue comme lui des assiduités de Victor auprès de M"« d'Hérelles.
Peut-être aussi prenait-elle ce moyen détourné de lui venir en aide
en excitant la jalousie de Laurence. Hélas! Maxime ne croyait plus
même à cette jalousie. Il voyait avec douleur que cette fois sa
femme s'éloignait réellement de lui. Quant à la disputer à ce rival,
il n'y songeait pas. Les hommes qui ont eu de vrais succès auprès
des femmes sont sincères vis-à-vis d'eux-mêmes. Ils savent trop
qu'avec elles les plus séduisantes qualités ne prévalent point contre
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LES MEPRISES DU COEUR. 959
un engouement subit. Elles ne voient alors que Thomme qui leur
plaît, et c'est à peine si quelque circonstance décisive, en les per-
suadant de sa nullité ou de son manque de cœur, sufllt à les en dé-
tacher. Or Maxime ne pouvait se flatter qu'aucune épreuve de ce
genre réussît contre Victor. 11 lui restait à le congédier, mais c'était
confesser sa propre infériorité. C'était remplacer chez Laurence, par
un rappel à la stricte observation de ses devoirs, l'affection libre et
l'admiration qu'elle avait eues jusque-là pour lui. 11 attendait donc
avec anxiété le moment où il ne croirait plus possible d'agir autre-
ment et voulait espérer que ce moment ne \dendrait pas; mais cette
situation, fort dangereuse pour un mari et singulière pour Maxime,
qui ne l'avait jamais subie, lui était très dure. M^^'Dorvon se con-
duisit à l'égard de Maxime avec ime habileté toute féminine. Elle
reconnut que cet homme, qui avait longtemps goûté les joies pro-
fondes, mais un peu sévères de la passion, serait surtout séduit par
un commerce de galanterie aux allures tendres et faciles qui ne sol-
liciterait que son esprit et sa vanité. Elle suivit admirablement'
d'abord ce plan qui dénotait sa parfaite liberté de cœur. Elle mit à
point précis dans sa toilette, dans ses mouvemens, dans les chan-
geantes expressions de sa physionomie, la hardiesse et la grâce qui
devaient la rendre irrésistible. Il est rare néanmoins que de ces
luttes de sentiment, si courtoises qu'elles soient, on sorte sans bles-
sures. Le triomphe de Gabrielle était complet, mais elle n'y fut pas
aussi insensible qu'elle se l'était promis, et en eut à Maxime quel-
que reconnaissance. L'intimité à laquelle ils s'étaient conviés prit
le caractère particulier de cette sympathie qui, par les rêves qu'elle
évoque, par les désh's qu'elle fait naître, touche de si près à l'a-
mour. Si on leur eût dit qu'ils s'aimaient, ils eussent refusé de le
croire, et parfois cependant ils confondaient leurs pensées, ils
échangeaient d'ardens regards, comme sUlsle croyaient. Ils ne se
doutaient pas que le moment approchait où chacun d'eux, pour son
propre compte, serait pris au piège de cette coquetterie dont il au-
rait tenté de recueillir les avantages sans en courir les périls.
Un matin ils étaient partis à cheval pour une assez longue excur-
sion aux environs du château. Les incidens de cette promenade où
plusieurs fois, dans des passages difficiles qui les forçaient à mettre
pied à terre, Maxime soutint M"* Dorvon , le repas improvisé qu'ils
firent dans une ferme, cette solitude à deux loin de tout regard, les
avaient plus étroitement unis qu'ils ne l'avaient encore été. Quand
ils se retrouvèrent à l'entrée des grandes avenues du parc, ils eu-
rent le regret de cette journée si rapidement écoulée. D'un commun
accord, ils ralentirent l'allure de leurs chevaux. M"* Dorvon avait
dénoué les brides de son chapeau de paille, et ses beaux cheveux
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960 REVUE DES DEUX MONDES.
blonds, un peu dérangés « encadraient son visage, que la rapidité
du trajet avait aninoié et qu*alanguissaient pourtant de secrètes
émotions. Maxime l'admirait, et elle en était heureuse; mais bientôt
elle se cacha derrière un gros bouquet de fleurs des champs qu'elle
tenait à la main. Maxime alors se pencha vers elle. — Ah ! que c'est
mal ! lui dit-il; ôtez ces fleurs qui vous cachent, ou plutôt donnez-
les-moi : je les garderai comme un souvenir de ces belles heures
qui ont fui trop vite.
— Soit, répondit-elle en lui tendant le bouquet, pourvu que vous
ne me regardiez plus comme tout à l'heure.
Cependant les chevaux avaient continué de marcher sans bruit
sur l'épais sable jaune de l'avenue. Maxime et Gabrielle s'avan-
çaient donc silencieusement, lorsque tout à coup Victor et M"* d'Hé-
relles débouchèrent d'une allée transversale. Eux aussi marchaient
doucement l'un près de l'autre en causant à voix basse. En se ren-
contrant de la sorte à l'improviste, tous les quatre s'arrêtèrent.
Maxime rendit son bouquet à Gabrielle ; Victor s'éloigna de Lau-
rence. Ils essayèrent de composer leurs visages, mais trop tard
pour qu'ils ne se fussent devinés. Ce fut une révélation d'autant plus
complète qu'ils l'avaient moins prévue. Ils avaient en eflet espéré
devenir coupables à l'insu les uns des autres, et s'étaient flattés que
ceux qu'ils oubliaient ou trahissaient seraient plus lents ou moins
hardis à les imiter. L'arrivée de quelques serviteurs qui venaient
chercher les chevaux de M. d'Hérelles et de M"* Dorvon les enleva
heureusement à leur embarras. Victor s'approcha de M"** Dorvon
et l'aida à descendre. Maxime et Laurence ne se parlèrent pas. Ils
rentrèrent ensemble au salon, où ils restèrent seuls quelque temps.
Laurence chantait à demi-voix et arrangeait les fleurs d'une jardi-
nière ; Maxime se promenait en fouettant son pantalon du bout de
sa cravache. Ils se regardaient parfois à la dérobée, mais détour-
naient aussitôt les yeux. Ils étaient mécontens et hpnteux d'eux-
mêmes. Leur aflection avait été si vraie, ils avaient toujours eu l'un
dans l'autre une si grande confiance qu'ils étaient pris au dépourvu
par ce désaccord soudain. En ce moment, un mot de Maxime eût
jeté Laurence dans ses bras ; mais ce mot, il ne le dit pas. Faire un
pas vers Laurence, c'était sacrifier M"* Dorvon, et il ne pouvait s'y
résoudre. M"* d'Hérelles ne s'abusa pas sur l'attitude de son mari.
En démêlant les secrètes pensées de Maxime , elle fut froissée dans
son orgueil autant que dans son amour; mais d'avance aussi elle se
vit justifiée de toute faute qu'elle pourrait commettre par Tinfidélité
qu'il méditait, dont il était peut-être déjà coupable. Irritée et ja-
louse, ayant pour la première fois à douter de son mari , l'estimant
moins et malgré cela tenant à lui davantage , elle tourna avec une
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LES MÉPRISES DU COEUR. Ô61
sorte de fièvre toutes ses pensées vers Victor. Dès lors cependant
elle allait voir en lui moins l'amant qu'elle avait rêvé que l'homme
qui devait l'aider à se venger de Maxime.
Entre Victor et M"* Dorvon, il ne pouvait y avoir de pareils com-
bats. Une tendresse pleine et puissante, cimentée par de longues
années de bonheur, n'avait point poussé dans leurs cœurs d'assez
profondes racines. Néanmoins ils étaient en proie à un malaise ex-
trême. Ils avaient cherché à s'oublier, ils avaient cru un instant y
avoir réussi et constataient maintenant qu'ils avaient trop pré-
sumé de leurs forces. Ils s'étonnaient des singuliers mouvemens de
plaisir et de soufirance qu'ils avaient en présence l'un de l'autre. A
quoi bon ces souvenirs d'un passé dont ils s'étaient volontairement
séparés par des affections nouvelles? Est-ce que l'amour de Lau-
rence, de cette femme si remarquable par son esprit, son élégance
et sa beauté, n'était pas de nature à remplir tout entier le cœur de
l'homme qu'elle avait distingué? Et l'entraînement de Maxime, de
cet homme si renommé pour ses succès et si habile appréciateur du
mérite d'une femme, ne suffisait-il pas à cicatriser chez M"** Dorvon
de légères blessures d'amour-propre? Assurément cela devait être.
Victor et Gabrielle étaient donc heureux. Ils s estimaient tels, et pour-
tant gémissaient de leur bonheur. Ils étaient semblables à ces exilés
qui, même au sein des plaisirs et dans un pays enchanté, regrettent
la patrie qu'ils ont perdue et qu'ils doivent renoncer à revoir.
Quoi qu'il en fût de ces instinctifs remords, de ces révoltes de la
conscience contre des joies coupables, Maxime et Victor, Gabrielle et
Laurence persistaient dans la voie tortueuse où ils s'étaient enga-
gés. Cet abîme paré de fleurs les attirait. On eût dit qu'ils ne vou-
laient point perdre le bénéfice de ce qu'ils avaient déjà fait de mal.
Ils étaient repentans de leur faute, mais séduits par elle. On ne se
repent vraiment en effet que de la faute accomplie, quand les plai-
sirs en sont épuisés et qu'elle ne laisse après elle que le vide et les
déceptions. Ils s'observaient du reste avec un soin excessif. Tout les
y invitait : le respect des convenances que les gens de mœurs polies
n'abdiquent jamais, une certaine pudeur dans la préparation même
d'une œuvre de perfidie, et surtout peut-être, s'ils s'avançaient im-
prudemment, la crainte d'être frappés en retour dans leurs attache-
mens les plus profonds, les plus sincères. Situation étrange! Ils
n'étaient plus sous le charme de ces caprices d'imagination, de ces
fantaisies de sympathie qu'ils avaient d'abord caressés; ils n'avaient
plus de curiosités tendres ou coquettes, ne faisaient plus sur eux-
mêmes de mélancoliques retours. Loin d'eux était le temps où, sur
le seuil de l'infidélité, incertains encore de ce qu'ils feraient, ils
avaient tous les plaisirs, toutes les frayeurs de l'inconnu. Depuis le
TOME u — 1864. 61
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jour où ils s'étaient trahis les uns aux yeux des autres, ils se livraient
une véritable lutte. Chacun d'eux songeait moins à admer qu'à se
venger de celui qu'il avait délaissé, qui le délaissait à son tour. On
eût dit également que, sur ce dangereux terrain, ils s'efforçaient
avec une cauteleuse prudence de se gagner de vitesse, afin d'avoir
le temps de revenir sur leurs pas et de rendre impossible à ceux
qu'ils redoutaient la conduite qu'eux-mêmes auraient tenue. Aussi,
s'épiant d'autant plus qu'ils cherchaient davantage à se tromper, ils
ne sortaient que rarement, ne se quittaient qu'à peine, et se fussent
créé une existence intolérable de surveillance et de gêne» s'ils n'eus-
sent eu leur parti pris de dissimulation et de patience. Ils atten-
daient une occasion qui leur donnât quelques heures de liberté pen-
dant lesquelles, s'ils n'obtenaient pas pour leurs égoïstes visées un
dénoûment dont ils avaient peur presque autant qu'ils le désiraient.
Us pourraient du moins sortir de l'état d'incertitude et de souffrance
où ils se débattaient. C'était là pour eux une impérieuse nécessité,
car, en doutant des sentimens qu'ils ressentaient, ils en étaient ve-
nus à douter de ceux qu'ils inspiraient. Cette occasion qu'ils recher-
chaient avidement, la fête d'un village voisin la leur fournit.
La fête de ce petit village de Saint-Zéphyrin était en réputation.
11 y avait le soir un bal champêtre auquel on venait assister de plu-
sieurs lieues à la ronde. Les années précédentes, M. et M'"* d'Hé-
relles s'y étaient déjà rencontrés avec quelques châtelains des envi-
rons. Les habitans des Chênes convinrent d'y aller. Plusieurs jours
à l'avance, on affecta de parler de ce bal. C'était là un terrain de
conversation neutre que l'on s'empressait d'adopter. On s'égayait de
confiance à la pensée du spectacle et des réjouissances qu'offrirait
Saint-Zéphyrin; mais tous au fond, Victor et Maxime surtout, en se
proposant d'y aller, avaient un dessein arrêté.
Le jour de la fête arriva. Dans l'après-midi, Maxime saisit un
moment où il était seul avec Gabrielle. — 11 faut absolument que
nous nous voyions ce soir, lui dit-il.
M^c Dorvon, distraite, répondit presque machinalement : —
Comment ferons-nous?
— Nous choisirons pour nous dérober le moment le plus animé
du bal. Personne alors ne remarquera notre départ, et nous revien-
drons à pied aux Chênes.
— Est-ce sage? est-ce bien ? murmura lentement Gabrielle.
Elle semblait, en parlant ainsi, moins émettre une objection qu'o-
béir à d'intimes préoccupations.
Ce ton singulier avertit Maxime, qui reprit avec amertume :
Hélas! Gabrielle, je vous devine. Tenez-vous donc tant à l'amour
de Victor, et puisque vous hésitez maintenant, votre conduite envers
moi n'a-t-elle été qu'un jeu cruel?
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Gabrielle ne répondit pas à cette question, mais elle fixa un clair
regard sur M. d'Hérelles. — Et à vous, lui dit-elle, votre femme
vous est-elle donc indiflférente?
Ces quelques mots causèrent à Maxime une sensation aiguë et
froide. Ainsi M"* Dorvon prévoyait comme lui que, pendant leur ab-
sence, Laurence et Victor seraient libres. Maxime ne pouvait lui ap-
prendre qu'en priant quelques amis d'accompagner Laurence le soir
de la fête, il avait pris autant qu'il dépendait de lui ses mesures
contre im tel danger : c'eût été lui dire que, sans cette précaution,
il ne se fût point risqué là où il voulait l'entraîner; seulement ce
qui ressortait du maintien et du langage de M"* Dorvon, c'est que,
de son côté, elle ne voulait point laisser seuls M"* d'Hérelles et Vic-
tor. Maxime n'était donc pas aimé d'elle, comme il l'avait cru. Une
double jalousie le mordit au cœur : il se vit à la fois trahi par sa
femme et par Gabrielle; mais en ce moment il tenait plus à cette
dernière qu'à Laurence. En se voyant presque déchu de ses espé-
rances, il se sentit sous l'empire d'une convoitise haineuse et prête
à tout. »Aussi voulut-il engager irrévocablement Gabrielle. Il s'in-
clina vers elle et lui dit d'une voix vibrante : Je n'aime que vous.
— Il est rare que l'accent de la passion chez un homme supérieur
qui s'exprime moins en suppliant qu'en maître n'intimide point les
femmes. Dans la naïveté de leur amour-propre, elles sont sensibles
à ces sacrifices qu'on leur propose, si exagérés qu'ils soient. Ne
sont-ils pas un hommage à leur empire et à leur beauté? Puis pour
qui s'obstinait-elle à résister? Pour un ingrat qui n'hésiterait sans
doute point à la tromper, à qui de tels scrupules seraient inconnus.
Dans l'agitation où elle était, cette pensée de représailles la domina
tout entière. Elle prit d'un geste brusque la main de Maxime et la
lui serra avec force. — Eh bien! oui, dit-elle, à ce soir!
Et aussitôt, confuse et tremblante d'émotion, elle s'éloigna rapi-
dement.
La même scène à peu près s'était passée entre Laurence et Vic-
tor; mais à mesure que Victor la pressait davantage, les doutes de
Laurence augmentaient. Sa position n'était pas celle de M"* Dor-
von : elle n'était pas libre de fait, si elle croyait l'être de cœur.
Elle était liée non-seulement par ses devoirs envers son mari, mais
par son passé tout entier. Allait-elle donc, dans quelques heures,
payer par l'ingratitude et la trahison le dévouement et la générosité
de Maxime? Les terribles paroles que Gabrielle lui avait dites au-
trefois retentissaient à ses oreilles. Elle ne se souvenait que trop de
Farrêt qu'avait porté la jeune femme. Succomberait-elle donc? In-
dignée contre elle-même, rougissant de donner raison à sa rivale,
elle appelait toutes ses forces à son aide , et en quelque sorte les
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sentait venir. Si douces que lui fussent les paroles du jeune homme,
elle écoutait aussi cette autre voix de l'orgueil et de Thonneur qui
s'élevait en elle. Elle se fortifiait par l'idée même du renoncement
qu'elle s'imposait, et jugeait Victor assez grand pour la comprendre
et pour se soumettre au sacrifice qu'elle allait réclamer de lui. Vic-
tor, la voyant sérieuse et pensive, devança le coup. Il cessa ses
protestations et ses prières et lui dit : Vous ne m'aimez plus!
— Oh! fit Laurence.
Son visage se contracta si violemment que Victor s* en émut.
— Je vous aime, reprit-elle; mais vous ne pouvez exiger que
j'aille au-delà de cet aveu. Je ne le dois pas, et, puisque vous m'ai-
mez, vous ne devez point vouloir que j'oublie ce que mon mari a
fait pour moi. Je veux rester digne de vous, et je ne le serais plus.
Ses traits étaient empreints de tant de noblesse, tout en elle ac-
cusait une telle confiance dans la loyauté de Victor que celui-ci
n'eut qu'un mot à répondre : — Ah I je souffre trop, il faut que je
parte.
— Eh bien ! oui, fit résolument Laurence.
— Je partirai, dit-il en courbant la tête.
Ils se turent comme accablés de la courageuse résolution qu'ils
venaient de prendre. Il semblait qu'elle leur pesât et qu'ils cher-
chassent s'il ne pouvait pas y avoir quelque accommodement avec
cette extrémité. Enhardi par la mélancolie de Laurence, Victor re-
garda tendrement la jeune femme et lui dit : — Laurence, puisque
je dois partir, pourquoi me refuseriez-vous maintenant cette der-
nière entrevue que je vous demandais pour ce soir? Nous ne nous
verrons seuls que pour nous faire nos adieux; mais au moins je ne
partirai pas en étranger. Je pourrai, une seule fois dans ma vie,
vous serrer sur mon cœur. Vous savez bien que je vous obéirai en
toute chose et que vous n'avez rien à redouter.
— Vous me le promettez?
— Je vous le jure.
— Je le veux bien alors, dit-elle.
C'était là un compromis que Laurence envisageait sans crainte.
Victor seul en entrevoyait les conséquences possibles ; mab fatigué
de remords, d'indécision et de lutte, gagné par une sorte de ver-
tige, il ne voulait plus que marcher à une solution, quelque fatale
qu'elle pût être.
Maxime survint au moment où Victor, en se retirant, saluait
M"* d'Hérelles. Il ne dit rien à sa femme, et Laurence, sûre d'elle-
même et se croyant sûre de Victor, n'eut aucun de ces pressenti-
mens qui l'eussent autrefois portée à se confier à son mari.
Quelques instans avant le dîner, Victor rencontra Gabrielle dans
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LES MEPRISES DU COEUR. 965
le parc. Elle était assise sur un banc et pleurait. Elle n'aperçut
Victor que lorsqu'il fut auprès d'elle, mais ne cacha pas ses larmes.
— Vous pleurez? lui dit-il.
— Oui, j'ai des chagrins.
— Lesquels?
Ge fut au tour de Gabrielle, toute prête à parler, de l'interroger
des yeux; mais Victor n'ajouta rien. Alors à quoi bon lui répondre,
puisqu'il ne paraissait pas vouloir la comprendre? — C'est peu de
chose, dit-elle en se levant et en essuyant ses yeux. Rentrons, on
nous attend.
Le dîner fut triste et froid. La conversation passait sans transi-
tion d'un sujet à un autre, interrompue par de longs silences. Les
paroles hâtives, dites au hasard, dissimulaient mal la crainte et
l'anxiété. Après le dîner, on alla dans le parc. Il fallait tuer le
temps, c'était là le difficile. La fête du village ne devait en effet
commencer qu'à dix heures. A l'extrémité de la grande avenue des
Chênes, on s'arrêta sur les bords de l'étang à contempler les sombres
massifs du parc, dont l'aspect imposant et grave était en harmonie
avec les pensées de chacun. Entouré de tous côtés par des saules
magnifiques, dont les branches retombaient en pleurant, l'étang
formait un véritable lac. L'eau, d'un vert glauque, stagnante, moi-
rée çà et là de bandes de lumières, s'assombrissait à l'approche de
la nuit. Il y courait à peine une brise humide, et de légères vapeurs
s'en élevaient. Une barque, attachée à un pieu, se balançait près
de la rive. C'était un bateau à fond plat et en assez mauvais état. Il
n'avait point été réparé, car Maxime, voulant profiter des larges
dimensions de l'étang, qui permettaient d'y naviguer à la voile,
avait commandé à Paris un canot à quille que l'on attendait de jour
en jour. — Pourtant, dit Maxime après avoir donné ces détails à
Victor, cela ne doit pas nous empêcher de faire une promenade sur
l'eau.
La proposition fut accueillie avec empressement. C'était le moyen
de se soustraire à une contrainte de plus en plus gênante. Laurence
se plaça au gouvernail, Gabrielle alla s'asseoir tout à l'avant du ba-
teau. Les deux femmes s'isolaient l'une de l'autre. Maxime et Victor:
se mirent aux avirons. Les avirons, munis de longues poignées à
contre-poids, n'étaient pas disposés sur la même ligne. Maxime
prit le poste le plus voisin de Gabrielle , bien qu'il dût en ramant
lui tourner le dos. Victor, à l'aviron de l'arrière, avait Laurence
devant lui. Ils ramèrent d'abord avec lenteur; mais l'exercice les
anima bientôt. Peut-être aussi étaient -ils heureux de donner le
change par ce déploiement de forces physiques aux pensées qui se
pressaient en eux. L'embarcation glissait rapidement sur l'eau
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quand, dans un effort plus violent que fit Victor, le tolet de son avi-
ron se rompit. Victor fut emporté en arrière par la secousse, et la
rame lui sauta des mains. On n'eut pas de peine à la repêcher;
mais, comme il n'y avait pas de tolet de rechange, elle ne put être
qu'imparfaitement fixée au tronçon qui restait. Ce n'eût été là
qu'un très léger accident, si presque en même temps Maxime ne se
fût aperçu qu'ime planche à demi pourrie se détachait du fond. Il
la maintint avec ses pieds, mais l'eau entrait déjà par les fissures.
On était alors au milieu de l'étang : Maxime s'inquiéta. Ce n'était
pas que^'étang fût profond, mais il avait pour lit cette vase liquide
et gluante dans laquelle on enfonce par degrés et d'où U est presque
impossible de se retirer. — Ramons doucement, dit-il à Victor, et
tâchons de gagner le rivage.
Le femmes ne voyaient point le danger ou n'y prêtaient point
attention. Peu à peu d'ailleurs on se rapprochait du bord quand
tout à coup la planche, cédant à la pression de Veau, se souleva et
s'arracha avec bruit. En quelques secondes, le bateau se remplit.
Quelques secondes encore, il allait être submergé. Cet extrême pé-
ril était venu si vite que tout d'abord aucun de ceux qu'il menaçait
ne bougea. Ils semblaient y assister sans le comprendre. Cepen-
dant , après un espace de temps inappréciable comme durée , mais
où la gravité de leur situation leur apparut tout entière, Laurence,
la première, jeta dans un seul mot tout ce qu'elle avait au cœur
d'effroi, de remords et de passion : — Maxime! cria-t-elle.
A cet appel désespéré, et bien que Gabrielle, dans un mouvement
machinal de terreur, lui eût appuyé la main sur l'épaule, Maxime
â* élança vers sa femme. Victor, sans même songer au cri de Lau-
rence, avait retourné la tête. M°* Dorvon ne l'appelait point, mais
ses bras étaient tendus de son côté; elle fixait sur lui des yeux éga-
rés et supplians. En un bond, il fut auprès d'elle.
Ils étaient ainsi groupés aux deux extrémités du bateau, Lau-
rence et Gabrielle s' abritant dans les bras de Maxime et de Victor,
et ceux-ci guettant l'instant où le bateau coulerait, soit pour s'atta-
cher à lui s'il flottait entre deux eaux, soit pour user de ses avirons
comme d'une dernière ressource. 11 éclatait sur leurs traits un air
de défi à cet élément perfide dont ils avaient si souvent triomphé
dans leur vie, et comme une fierté étonnée et naïve de se trouver
enfin, fût-ce au seuil de la mort, dans le vrai chemin de leurs affec-
tions et de leur devoir.
Toutefois, au moment où l'eau intérieure qui le remplissait allait
dépasser ses bords, le canot cessa de s'abaisser et demeura immo-
bile. 11 venait d'échouer, et, son fond plat adhérant de toute sa sur-
face à la vase, il n'y avait plus aucun danger. Cette tragique aven-
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LES MEPRISES DU COEUE. 967
ture se dénouait ainsi paisiblement par une péripétie naturelle et
décisive. Maxime et Victor hélèrent le jardinier et les domestiques»
eu à Taide d'un second bateau dont on se servait pour aller faucher
les herbes de l'étang, le sauvetage s'opéra. Dès qu'ils furent sur la
rive, les deux couples, sans qu'il fût question de la fête du village,
s'acheminèrent vers le château. Arrivés à la terrasse, ils ne se di-
rent point un mot et se séparèrent. Laurence et Maxime rentrèrent;
Victor et Gabrielle restèrent un moment seuls. La réconciliation que
leurs cœurs avaient désirée en secret et que les circonstances avaient
^soudainement amenée se cimenta par d'intimes confidences et de
douces paroles. Ils se quittèrent en se disant : A demain.
Le déjeuner du lendemain ne ressembla nullement au dîner de
la veille. Il y régna pourtant un peu d'embarras , ce qui était dû
:sans doute à un désir de s'épancher qui n'osait se faire jour. A la
fin du repas, il y eut un assez long silence.
— Mon cher d'Hérelles, dit Victor, je prendrai congé aujourd'hui
de M™* d'Hérelles et de vous. Je pars.
— Et pourquoi cela?
— Je vais me marier.
— Cher ami, répondit Maxime, je ne vous demande«pas avec qui.
— Et toi , dit finement Laurence à Gabrielle , ne te marierais-tu
point aussi par hasard?
Gabrielle rougit, et, pour cacher sa rougeur, elle embrassa son
amie.
— Mais, reprit Maxime, vous nous reviendrez bientôt tous deux,
n'est-ce pas?
— Certes, dirent-ils.
Us ne revinrent pourtant pas. M. d'Hérelles et Laurence atten-
daient les nouveaux mariés lorsque Maxime reçut une lettre de Vic-
tor. Celui-ci lui annonçait qu'il était nommé capitaine de frégate et
gouverneur de la Nouvelle-Calédonie. La Calédonie était un peu
loin, mais il importait peu à Victor, car il lui était permis d'emme-
ner sa femme.
Cette lettre rendit Laurence et Maxime rêveurs. Ils l'avaient lue,
assis sur la terrasse, à la fin d'un beau jour.
— Nous ne les reverrons peut-être jamais, dit Maxime.
— C'est vrai, fit d'abord Laurence; mais ne sont-ils pas désor-
mais heureux,... heureux comme nous?...
— Oui, reprit gravement Maxime, car ils ont comme nous écouté,
à l'heure d'un danger suprême, la voix d'une affection sincère; ils
ont compris qu'un caprice n'est point l'amour, et l'on ne s'expose
pas deux fois à un naufrage où le bonheur peut périr.
Henri Rivière.
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LA
MISSION DE MADAGASCAR
SOUYEHIRS D*UI Y0TA6B DAHS L'OOEAI-IIDIBI.
En 1863, Fattention de TEurope s'est à deux reprises différentes
portée sur Madagascar. La nouvelle du traité d'amitié et de com-
merce signé par le roi Radama II avec le gouvernement français cau-
sait une première impression de surprise. Bientôt après on n'appre-
nait pas sans une vive émotion que ce roi reconnu par la France,
ce jeune prince ami de notre nation, était tombé avec tous ses fa-
voris sous le fer des assassins, au milieu d'une révolution de palais
dont les terribles incidens tenaient plutôt du drame antique que
de l'histoire contemporaine. A ce moment même, la France venait
d'envoyer vers la grande île africaine ime mission chargée de la
visiter, et les explorateurs avaient quitté Paris dans le courant du
mois de mai. Jusqu'alors nous n'avions expédié dans ces parages de
r Océan-Indien que des marins et des soldats, et cela sans aucun
succès. On s'adressait cette fois à des ingénieurs, à des industriels,
à des artistes, et c'est à l'aide de ces pacifiques conquérans que Ton
espérait réussir enfin dans une œuvre de colonisation où l'on était
las d'intervenir par les armes.
Divers événemens, que les lecteurs de là Revue connaissent, avaient
amené dans notre politique coloniale cet heureux changement (1).
Un Français, naguère encore l'un des plus riches planteurs de TUe
(i) Voyez, sur ces événemens et sur la politique française à Madagascar, rétade de
M. Galos dans la Revue du i" octobre 1863.
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LÀ MISSION CE MADAGASCAR. 969
Maurice, M. J. Lambert, avait eu occasion de rendre d'importans ser-
vices au prince Rakoute, fils de la reine Ranavalo. Le prince, pro-
clamé roi le 18 août 1861, à la mort de sa mère, sous le nom de
Radama II, n'avait pas oublié les services rendus, et par une charte
privée, qu'il avait ensuite solennellement signée et reconnue, il avait
concédé à M. Lambert les mines, les forêts, les terres en friche de
son royaume, avec le droit d'ouvrir des routes, des canaux, d'éta-
blir des ports, de fonder des usines, et même de battre monnaie.
Dans un élan de patriotique abandon, M. Lambert avait remis sa
charte entre les mains de l'empereur des Français, qui, désireux
peut-être de voir une fois au moins dans notre pays l'initiative indi-
viduelle abandonnée à ses propres forces, avait voulu qu'une société
libre de colonisation se formât à Paris. Une compagnie anonyme
s'était en effet constituée comme par enchantement, ainsi que jadis
son aînée la Compagnie française des Indes orientales^ et elle comp-
tait parmi ses membres des hommes cités à juste titre comme des
plus notables dans l'industrie et la finance. Un gouverneur avait été
nommé par décret : c'était le baron P. de Richemont-Desbassayns,
dont la famille a laissé de si brillans souvenirs dans l'administration
de nos colonies de l'Inde. Jalouse de tirer le parti à la fois le plus
prompt, le plus fructueux, de toutes les richesses naturelles accu-
mulées sur le sol madécasse et pour la plupart encore vierges, la
compagnie de Madagascar avait confié à quelques personnes choi-
sies par elle le soin d'aller visiter la grande île. J'avais l'honneur
d'être du nombre des heureux élus envoyés vers ce curieux pays,
et je voudrais retracer ici quelques incidens de notre voyage, quel-
ques scènes de mœurs, donner quelques détails sur les productions
de l'île, qui serviront sans doute à faire pressentir quel peut être
l'avenir de Madagascar comme théâtre de colonisation.
1.
La frégate française VHermione attendait dans les eaux de Suez
la mission de Madagascar. Quelques retardataires vinrent la rejoin-
dre à Aden le 10 juin, et nous fumes bientôt au complet. Ingénieurs
des mines, agens des ponts et chaussées, sériciculteurs, médecins,
agens forestiers et commerciaux, photographes, fondeurs, maîtres
mineurs, les uns au carré des officiers, les autres avec les tnaitresy
apportaient à ce navire hospitalier un contingent de quatorze pas-
sagers, sans compter les voyageurs déjà inscrits. Malheureusement,
comme sur un bâtiment de guerre le plus petit coin a sa destination
marquée d'avance, et que la frégate, pour parler le langage des ma-
rins, n'était pas un transport, aucune disposition n'avait été prise
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970 BETUE DES DEUX MONDES.
pour nous recevoir. On nous avait entassés pèle-mèle au beau milieu
de la batterie, nous donnant pour toute couchette un grabat d'hôpital
dégarni et pour voisins de chambre des canons rayés bien luisons,
mais qui nous laissaient fort peu d'espace. Quelques-uns de nous,
perdus autour des hamacs des matelots, réveillés la nuit par le chant
du quart, le matin à quatre heures par le tambour et les trompettes
sonnant ladiane, ne jouissaient pas d'un voisinage plus enviable,
et nul n'eut pour lui dans le navire un petit coin libre et indépen-
dant. Pas un endroit isolé où se recueillir une heure, vivre un in-
stant avec soi-même ! les anciens, malgré leur goût si connu pour
la vie au grand joiu*, auraient trouvé ce régime intolérable : je laisse
à juger à ceux qui ont fait de longs voyages en mer quelles souf-
frances morales nous dûmes endurer. La souffrance physique eut
son tour aussi, et le temps fut affreux pendant une quinzaine de
jours. A peine étions-nous en vue du cap Guardafui qu'ime véritable
tempête s'éleva. V Hermione^ dont un séjour de six mois sous le
ciel brûlant de Suez avait desséché et disjoint les bordages, faisait
eau de toutes parts, et les puissantes pompes de la frégate avaient
peine à étaler la voie.
Sous l'équateur, le temps devint plus calme; bientôt l'action des
vents alizés se fit sentir, et le navire, incliné sur l'un de ses flancs
et prenant le vent au plus près y mit le cap sur l'île Maurice. Le bâti-
ment ne marchait qu'à la voile pour ménager le charbon. Parfois un
grain venu de l'horizon nous surprenait tout à coup, la pluie tom-
bait à torrens, le vent soufflait avec violence, cassant les mâts de
perroquet et mettant les voiles en lambeaux; mais ces désastres
étaient bien vite réparés, car l'embellie ne tardait pas à venu-. Le sohr,
on assistait religieusement à la prière sur le pont dite par l'aumônier
du bord aux quatre cents hommes d'équipage qui l' écoutaient debout
et tête nue, puis l'on jouissait des couchers de soleil si beaux sous les
tropiques. A peine le globe d'or avait-il disparu sous la mer que l'ho-
rizon se colorait de teintes de pourpre et d'argent d'une douceur et
d'une variété infinies, inconnues sous nos climats : elles allaient se
fondant les unes dans les autres et montant jusque vers le zénith.
Étendus sur la dunette et zébrant à qui mieux mieux nos habits de
goudron (le règlement du bord défend les sièges même aux passa-
gers), nous admirions, souvent muets, les grands spectacles qu'offre
la mer. D'autres fois, réunis en rond et balancés par les mouvemens
du navire, nous bâtissions en commun des projets d'avenir, tout
entiers à Madagascar et aux choses que nous pensions y faire. C'est
de la sorte que tant bien que mal, bercés d'un côté par nos rêves,
de l'autre par le roulis, nous arrivâmes à l'île Maurice le 30 juin
au matin.
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LÀ MISSION DE MADAGASCAR. 971
A peine avions-nous jeté Fancre devant Port-Louis, admirant le
magnifique panorama que présentent la rade et cette ligne pittores-
<iue de hautes montagnes déchiquetées par les feux volcaniques qui
protège si heureuseusement la ville, qu'une barque venue vers nous
il force de rames s'arrêta à l'arrière de VHermione devant la galerie
du commandant.
— Connaissez-vous les nouvelles de Madagascar? nous fut-il de-
mandé.
— Non. Eh bien?
— Elles sont mauvaises. — Et un geste de tristesse vint com-
pléter cette laconique réponse.
Le chancelier du consulat de France, qui s'était ainsi abouché
avec nous, nous jeta des journaux et des lettres. Nous lui passâmes
les nôtres dans un seau où l'amirauté anglaise voulut voir verser
un litre de vinaigre, comme si nous venions d'un pays pestiféré,
et quelques heures après nous repartîmes pour Bourbon. Dans le
parcours entre Port-Louis et Saint-Denis, on s'arracha les jour-
naux, les lettres particulières, et tout le monde resta atterré au
récit des malheureux événemens qui s'étaient accomplis à Mada-
gascar avant même notre départ de France. La révolution de pa-
lais qui, le 12 mai, avait ensanglanté Tananarive, et dont la nou-
velle arrivait alors en Europe , nous fut ainsi révélée dans tous ses
affreux détails. Nous apprîmes du même coup et la mort du roi
étranglé la nuit dans le grand palais par les conjurés chefs du vieux
parti malgache, et l'assassinat successif de tous ses favoris ou me-
namassesy que Radama avait vainement protégés de son corps et
disputés pendant trois jours aux cris menaçans de la populace. Ces
jeunes hommes avaient été élevés avec lui et partageaient ses gé-
néreuses aspirations; pas plus que lui, ils ne trouvèrent grâce de-
vant la conjuration victorieuse. C'est qu'il existe à Madagascar un
parti de la réaction ennemi des réformes, opposé à la civilisation,
au progrès, contraire surtout à l'adoption des coutumes euro-
péennes. Ce parti, tout-puissant sous la reine Ranavalo, avait eu
un instant le dessous à sa mort; mais il s'était bientôt relevé avec
audace, et le malheureux Radama avait payé de sa vie le bon ac-
cueil qu'il avait fait aux étrangers et les mesures libérales dont il
voulait doter son pays.
En présence d' événemens si tristes et si imprévus, le comman- .
dant de VHermione^ M. Dupré, arrivé à Saint-Denis, essaya de
se mettre en rapports avec la reine Raboude, proclamée- sous le
nom de Rasoaherine. Il n'avait pas oublié que, neuf mois aupa-
ravant, alors qu'il avait signé, comme envoyé extraordinaire, le
traité d'amitié et de commerce entre la France et Madagascar,
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972 REVUE DES DEUX MONDES.
Raboude lui avait témoigné beaucoup d'égards : elle s'était mon-
trée à lui pleine d'amabilité et de grâce, plus sérieuse aussi que
son mari. M. Dupré avait donc toujours espéré que les bons conseils
de cette femme intelligente ne pourraient qu'agir puissamment sur
l'esprit de Radama , et soutiendraient ce jeune roi dans la difficile
mission qu'il s'était imposée; mais tout avait subitement changé
depuis. La reine, dominée par son premier ministre Rainivonpahi-
triniony et ayant peut-être eu quelque part à la révolution qui avait
emporté son mari, ne fit à l'envoyé de la France que des réponses
fort évasives. Ce qui semblait clair cependant, c'était que la cour
d'Émirne refusait de donner suite au traité de commerce que l'em-
pereur venait de ratifier, et qui portait la signature de Radama et
de ses ministres. On demandait des modifications qui rendaient le
traité nul et non avenu. Pour donner à ce revirement subit une
apparence de justice, on avait imaginé d'eflacer de l'histoire le
règne de Radama II : moyen ingénieux sans doute, mais qui de-
vait peu satisfaire la France, qui s'était tant avancée en reconnsds-
sant pour la première fois un roi de Madagascar et en signant un
traité avec lui (1).
Cependant une partie des colons de la Réunion, qui avaient vu
un moment se lever tous les obstacles jusque-là contraires au libre
commerce avec Madagascar, la terre nourricière de leur lie, les
membres de la mission eux-mêmes et à leur tête M. Lambert, rete-
nus à Saint-Denis, étaient impatiens d'agir et de voir M. Dupré pren-
dre une décision. De son côté, le commandant de YHermioney qui
devait trouver à Tamatave les réponses de la reine, quittait Saint-
Denis le 30 juillet. Monté à bord de sa frégate et convoyé par l'a-
viso à vapeur le Curieuxj il fit voile pour Madagascar, emmenant
une partie de la mission. Poussée par les brises de sud-est, qui à
cette époque de l'année soufflent régulièrement dans ces parages,
VHermione arriva le 1''^ août au soir à Tamatave, et vint mouiller
derrière le grand récif de corail qui. forme une jetée naturelle et un
excellent abri sur cette côte si peu hospitalière.
Nous touchions enfin à Madagascar, la terre de nos rêves. Aussi,
(1) Ce traité, conclu le 12 septembre 1862 à Tananarive et ratifié le il avril 1863, i
paru au Moniteur du 20 avril de la même année. Il est signé par M. Dupré au nom de
la France, et pour Madagascar par Radama II, qui voulut à toute force y apposer son
nom , lui donnant ainsi une ratification anticipée, puis par trois de ses ministres : Rai-
nilaîarivony, commandant en chef, Rabaniraka, ministre des affaires étrangères, et
Rainiketaka, ministre de la justice. Le premier parait avoir été Tun des prindpaox
instigateurs de la révolution du 12 mai, dans laquelle Rabaniraka est resté neutre. Rai-
niketaka, moins hei^reux, y a perdu la vie : il faisait d*ailleurs partie du corps des
menamasses; le fils de notre consul-général à Tananarive, M. Laborde, est le seul des
menamasses qui ait échappé.
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LA MISSION DE MADAGASCAR. 973
du plus loin que l'île fut signalée, la plupart d'entre nous ne la
perdirent plus de vue. Le panorama que nous avions devant les yeux
ne manquait ni de grandeur ni d'étrangeté. Le long d'une plage
basse, sablonneuse, s'étend une levée de dunes couronnées par des
arbustes tropicaux au feuillage épais et sombre, aux troncs noueux
et bas. A droite la pointe Tanio, à gauche celle du Mananzarës,
limitent une anse elliptique, qui compose, avec la barre ou les bri-
sans de coraux derrière lesquels nous étions mouillés, la rade de
Tamatave, et cette rade elle-même jouit, comme un port véritable,
de deux passes ou entrées, l'une au sud, que prennent d'habitude
les navires de commerce, l'autre au nord, que préfèrent quelquefois
les vaisseaux de guerre à cause de leur plus grand tirant d'eau.
Derrière la pointe Tanio, à l'horizon, on distingue l'embouchure
de la rivière Ivoluine et la vague silhouette de quelques cahutes au
bord de l'eau. Plus au loin, sur la mer, apparaît l'Ile aux Prunes.
Plate, couverte d'une végétation touffue, elle semble surnager
comme un énorme bouquet de feuilles abandonné à la surface de
l'eau. Devant nous se dressait la ville, perdue au milieu des man-
guiers, des orangers, des vacoas, des cocotiers, et dont les maisons
ou les cahutes, toutes construites en bois, sortaient de cette verdure
étincelante comme autant de points sombres qui servaient de re-
poussoirs au tableau. Çà et là, quelques maisons de plus belle ap-
parence dressaient leur faite hardi : celle de la princesse Juliette,
l'intelligente et bonne Malgache que nous retrouverons bientôt, celle
de M. Orieux, le riche traitant français (on la reconnaissait à l'élé-
gance de sa double galerie étagée autour de l'édifice), celle enfin
d'un magistrat malgache, le grand-juge Philibert, avec sa belle al-
lée de manguiers plantée jadis par Jean René, l'infortuné roi de Ta-
matave mis à mort par Radama !•'. Dans un coin plus modeste appa-
raissait la case de l'agent consulaire français. Le drapeau aux trois
couleurs, flottant sur une hampe élevée, en signalait la place pré-
cise. A côté, on apercevait la bannière à la double croix rouge et
blanche {double crossed flag) de l'agent britannique; puis, au bout
de la grande rue y appelée aussi la rue des marchands, la rue du
bazar, ou la rue royale, se dressait le drapeau constellé de l'Union.
La France, l'Angleterre et les États-Unis, les trois plus puissans
pays du globe, sont ks seuls qui aient encore envoyé des représen-
tans à Madagascar.
Devant la maison de l'agent consulaire américain s'étend celle
des missionnaires français, martyrs d'un dévouement inutile sur cette
terre livrée de longue date à l'indifférence religieuse. Non loin est
leur école, où quelques desservans modestes, parlant le malgache
mieux que les indigènes eux-mêmes, enseigneflt le français et la
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97i REYUE DES DEUX MONDES.
religion à de rares petits enfans que les parens veulent bien leur
envoyer. Les sœurs de Saint-Joseph de Cluny sont chargées de Té-
ducation des filles. Une rue sépare rétablissement des missionnaires
catholiques du fort ou de la batterie, vaste redoute circulaire à la
double enceinte, aux casemates couvertes, aux talus gazonnés, aux
barbettes garnies de vieux canons de fonte. Cette redoute a été
construite jadis par des Arabes de passage improvisés architectes
militaires pour le compte de Radama I*^ Dans le fort est la maison
du gouverneur de la province et des principaux officiers; au centre
flottait le drapeau blanc national, qu'on s'était empressé d'arborer
pour signaler notre arrivée, et où étaient inscrits en lettres rouges le
nom de la nouvelle reine et le millésime de l'année : Basoalierina
manjaka ny Madagascar y 1863. A côté du fort se présente le tri-
bunal civil; quant au village militaire ^ où sont cantonnés les sol-
dats avec leur famille, entouré d'une enceinte de pieux, il est caché
par la végétation des dunes, et l'on ne peut l'apercevoir de la mer.
Revenant le long du rivage, on passe devant une série d'assez vi-
laines cahutes, toutes dressées, suivant la coutume du pays, sur des
pilotis sortant du sol. Ce sont de sombres et sales réduits où grouil-
lent des Malgaches sans nombre et des Arabes des Comores ou de
Zanzibar que l'amour du gain et des affaires a portés jusque-là.
Enfin, avant d'arriver à la pointe Mananzarès, on trouve l'établisse-
ment de la douane, dont les constructions baignent presque dans
l'eau, sans doute pour mieux permettre aux douaniers de se faire
payer des traitans qui embarquent là leurs marchandises. Sur oe
point gisent aussi les pirogues du pays halées sm* la plage, où les
caresse la marée. Les canots des navires de commerce, aussi actiÉs
que les pirogues sont paresseuses, vont et viennent sur la rade, por-
tant à bord des bœufs qu'on traîne à la nage, des sacs de gomme
ou de riz. Une corvette à vapeur de guerre anglaise, la Gorgone j
mouillée dès la veille et détachée de l'île Maurice pour suivre sans
doute nos mouvemens, complétait le chiffre de la petite flotte com-
merciale et militaire que les besoins du négoce ou de la politique
avaient amenée devant Tamatave au mois d'août 1863. Tous ces
navires, au large les uns des autres , contribuaient singulièrement
à varier les détails du paysage, déjà si nouveau pour nous.
Pendant que VHermione jetait l'ancre et que, charmés de la vue
qui s'offrait à nos regards, nous essayions d'embrasser dans un
seul coup d'œil le vaste espace qui s'étend de l'île aux Prunes au
Mananzarès, un envoyé du gouverneur, monté sur une pirogue, se
présenta à bord. Cet officier, le vieux Ramare, chef de la police,
portait un brillant uniforme sillonné sur toutes les coutures des ara-
besques les plus compliquées. Le tricorne était garni de plumes
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LA MISSION DE MADAGASCAR. 975
multicolores, et des épaulettes d'or d'une longueur démesurée tom-
baient du haut de son habit jusqu'à la moitié des manches. Ce luxe
étincelant contrastait singulièrement avec l'état délabré de la pi-
rogue, qui disait eau de tous côtés, et avec le costume primitif des
rameurs, à peu près nus. Un mouchoir blanc et son chapeau dans
une main, Ramare monta l'échelle d'un pas tremblant, et, après
avoir subi l'affront de voir l'officier de quart se retirer devant la
main restée libre qu'il lui présentait, il vint se placer debout sur le
pont, flanqué de ses deux aides-de-camp. Ceux-ci étaient revêtus
d*un costume de fantaisie ayant la prétention de rappeler celui des
officiers de marine, comme Ramare avait voulu se montrer à nous
en uniforme de lieutenant-général. Ces trois envoyés témoignaient
d'ailleurs par leur teint bistré, leurs yeux en amande, leurs pom-
mettes saUlantes , leurs lèvres fines et leurs cheveux soyeux, qu'ils
appartenaient à la race supérieure du pays, celle des Hovas, ra-
meau détaché de la grande famille malaise à une époque de migra-
tion fort reculée.
Au lieu de recevoir ces braves gens, tout étonnés, tout émus de
leur mission, et qui s'efforçaient de nous sourire, le commandant
les fit congédier sans façon après un quart d'heure d'attente. Le
lendemain, même réception fut faite à Rasoule, ofîicier du palais,
porteur d'une lettre de la reine. Il vint aussi en grande tenue, et
debout isur la dunette, la tête découverte, il attendit avec plus de
calme et de dignité que l'envoyé de la veille que l'on voulût bien
lui donner congé. Le commandant de YHermione prétendait ne trai-
ter, en sa qualité d'envoyé extraordinaire, qu'avec le gouvernement
central, et se mit de nouveau en relation directement avec la reine et
M. Laborde à Tananarive. Dans l'intervalle eut lieu, le 30 août, dans
le fort de Tamatave, la proclamation officielle de Rasoaherine comme
reine de Madagascar. Nous assistâmes à la fête en curieux, et le
spectacle était vraiment magnifique. Autour d'une longue table
chargée de vins d'Europe, de pâtisseries et de fruits tropicaux,
étaient rangés tous les officiers de la province, en grande tenue,
habits brodés de drap ou de velours, sabres aux ciselures étince-
lantes, tricornes ^gantesques, épaulettes d'un pied de long. Un
Français, M. Estienne, naguère encore capitaine au long cours, et
qui aujourd'hui cumulait le titre de grand-amiral et commandant
du port de Tamatave avec celui de général de division des forces
malgaches, avait jusqu'à quatorze galons sur chaque manche, de-
puis le coude jusqu'au poignet. Le nombre des aiguillettes qui se
balançaient sur sa poitrine était en rapport ave(5 celui des galons.
Auprès de la table se tenait debout le mattre des cérémonies, qui
disparaissait dans une houppelande blanche à ramages que lui
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976 BEYUE DES DEUX MONDES.
auraient certainement enviée, s'ils l'avaient pu voir, les vieux ser-
viteurs de comédie de nos spectacles forains. Chez les ofliciers indi-
gènes, on distinguait ipielques bonnes figures, quelques types intel-
ligens, surtout parmi les Hovas, et au milieu d'eux l'ancien bouvier
Andrianmandrouze , gouverneur du fort, qui essayait d'animer la
fête. Lui-même se trémoussait, criait, gesticulait, armé d'un dessus
de table à thé orné de laques de Chine, et dont on lui avait fabriqué
un écu au moyen d'une poignée collée inférieurement, tout comme
on eût pu faire pour don Quichotte. Sa grande préoccupation était
d'exciter à des luttes guerrières les Antaïmoures, soldats d'une tribu
du sud alors cantonnés dans le fort. Bientôt des femmes se levèrent
et dansèrent en cadence, animées par la voix de leurs compagnes,
qui marquaient le pas en battant des mains. Je vis là pour la pre-
mière fois la danse de toiseauy danse nationale où la femme mal-
gache déploie tout ce qu'elle a de grâce et de molle volupté. Elle
ouvre les bras comme l'oiseau ses ailes, déploie les mains, les agite
avec souplesse comme l'oiseau qui s'essaie à voler, puis, étendant
les bras et les tournant en rond, reste quelque temps immobUe,
abandonnée à une douce langueur : c'est l'oiseau qui plane dans
la nue. Cette danse nous charma, et nous fûmes plus ravis encore
quand nous jetâmes les yeux autour de nous. Partout, sur les talus
gazonnés de la batterie, sur les plates-formes même les plus élevées,
le peuple assistait à la fête, libre, joyeux. La vue de tous ces vi-
sages noirs, de toutes ces têtes découvertes, les hommes drap^
dans leurs lambas ou manteaux blancs, bleus, rouges, de toutes
couleurs, les femmes dans leurs eimbous non moins multicolores,
tout cela, sous un brillant soleil des tropiques, formait ua pano-
rama vraiment magique; mais la fête se passa froidement : les Mal-
gaches sentaient dans la rade la présence de navires de guerre
français, et ils savaient que des relations amicales n'existaient plus
à cette heure entre la France et Madagascar.
Le peuple qui jugeait ainsi la situation et qui restait spectateur
presque impassible d'une fête où il se fût, en d'autres circonstances,
librement abandonné à une joie tout enfantine, était dans le vrai :
les bonnes relations étaient rompues avec la cour de Tananarive.
La réponse à la lettre de M. Dupré se fit attendre plus d'un nu)is,
et au bout de ce temps elle arriva fort peu satisfaisante : on persis-
tait à vouloir des modifications inacceptables au traité passé avec
la France, on n'accordait pas môme à nos nationaux l'inviolabilité
du domicile. Le gouvernement adressait du reste au commandant
de VHermione deux envoyés, dont l'un, Raharla, possédait la con-
fiance des deux partis; l'autre, homme à peu près nul, était Rai-
ûivoumiale, ancien gouverneur de Foulpointe. Deux tsimandasy à
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LA MISSION DE MADAGASCAR. 977
la fois esclaves et espions de la reine, rappelant par ce dernier
côté les ombres des ambassadeurs japonais^ ne devaient pas quitter
d'une minute les deux envoyés malgaches.
Ce fut un grand jour à Tamatave que celui où arrivèrent ces
quatre ambassadeurs. Depuis quelque temps déjà, des coureurs
expédiés en avant avaient annoncé la venue des illustres person-
nages. Le matin où ils firent leur entrée triomphale, des députa-
lions allèrent au-devant d'eux jusqu'à Ivondrou, à 6 kilomètres de
Tamatave, d'où le cortège partit. En tête marchaient les soldats, les
deux mains occupées, l'une portant la lance acérée, l'autre le fu-
sil à pierre. Ils étaient vêtus d'une blouse, et un double baudrier
blanc se croisait sur leur poitrine. Le capitaine qui les commandait
avait sur la tête un chapeau de soie noire cylindrique et de tons
mordorés, un mouchoir à la main, une redingote sur le dos, et tenait
un sabre nu. A la suite de la troupe venait la musique militaire,
faisant entendre sur des instrumens de cuivre des airs nationaux
assez mal exécutés, et derrière la musique, fermant la marche et
portés sur des palanquins, les personnages de distinction qui s'é-
taient joints au cortège, puis les deux tsimandosy enfin Rainivou-
miale et Baharla. A Madagascar, on le voit, les premiers sont les
derniers, comme dans l'Évangile. La princesse Juliette, vêtue de son
costume de gala, robe de velours rouge ornée de pierreries, parasol
de soie rouge, les cheveux poudrés à blanc, et une couronne d'or au
front, animait cette fête de sa joie et de ses lazzis (1). Nous recon-
naissant parmi les curieux, elle nous pressa d'entrer dans le fort, où
une collation était servie. Nous refusâmes poliment, et nous assis-
tâmes du dehors à la salve de treize coups de canon qui fut tirée
pour la circonstance. Les vieux pierriers de fonte, gisant sur les bar-
bettes du fort, sautaient sur leurs aiïùts (quands ils en avaient),
menaçant d'éventrer les artilleurs; l'un des canons descendit niême
jusqu'au bas des glacis; on le remonta à grand'peine et on le bourra
de nouveau. Pendant ce temps, il y avait un kabare au fort, c'est-
à-dire une grande assemblée à laquelle tout le peuple prit part,
suivant l'usage, et où se firent entendre divers orateurs. Après le
(1) La princesse Juliette descend des anciens rois de Tamatave. Elle est fille du
prfnce Fiche, assassiné avec Jean-René par ordre de Radama 1*"% quand celui-ci fit la
conquête de la côte est de Madagascar et brisa la confédération des Bétanimènes. Mode"
moiselle Juliette, comme on la nomme, est une fort gracieuse personne, pleine de verve
et d*esprit, portant bravement, sans qu'il y paraisse, le poids des années. Elle a été
élevée à La Réunion et à Maurice, elle parle et écrit le français avec beaucoup d'ai-
sance. Elle s'est toujours montrée fort aimable pour les membres de la mission, et sa
position était cependant très délicate. Depuis Tavénement de Radama II, elle a pris rang
à la cour comme princesse du sang royal, ce qui lui donne le droit de porter des vête-
mens et un parasol rouges.
Tom L. ~~ 1864. 62
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078 REYUE DES DEUX MONDES.
kabarây une collation fut servie, où Ton fêta les vins et les liquéois
d'Europe, depuis le vermouth jusqu'à Taî mousseux. Le vieil Andria-
mandrouze reçut ses nouveaux hôtes du mieux qu'il put, après quoi
il leur donna congé, et ceux-ci, sans débotter, prirent, musique en
tête, le chemin du port, où nous les vîmes s'embarquer pour se
rendre à bord de la frégate. Les tsimandos^ le chef couvert d'un
énorme turban, mais les pieds nus, étaient vêtus du lamba sacra-
mentel, manteau de soie aux couleurs bigarrées dans lequel ils se
drapaient comme de vieux Romains dans leurs toges. Raharla por-
tait avec beaucoup d'aisance un uniforme de sénateur françab qui
lui allait fort bien. Les jours suivans, il se montra aussi dans notre
costume bourgeois. Quant à Ramivoumiale, coiffé, suivant une inva-
riable habitude, d'une casquette galonnée, il avait l'air, grâce à son
pantalon à bandes et à sa redingote aux boutons d'or, grâce aussi à
son teint fortement basané et à sa taille trapue, d'un nègre de bonne
maison qui serait venu se perdre d'un hôtel des Champs-Elysées sur
le sable de Tamatave.
Le commandant de VHermione accueillit fort bien ces envoyés.
11 les honora du nombre de coups de canon dont on salue les am-
bassadeurs; il alla même^ oubliant sa réserve jusque-là si gi^ande,
recevoir à l'échelle son ami Raharla, chez qui il avait logé pendant
tout le temps de sa première mission à Madagascar. Les envoyés de
la reine et leurs ombres furent invités à un grand dîner. On leur
donna même au dessert le spectacle d'un branle-bas de combat dans
les règles, avec toutes les émotions de la lutte, abordage, incen-
die, etc.; mais ils n'y comprirent goutte, car on se borna à des â-
mulacres : on fit mine de tirer le canon sans brûler un gramme de
poudre. Presque chaque jour la compagnie de débarquement opé-
rait devant les ambassadeurs ébahis, sans plus de succès. Ces ma-
nœuvres étaient trop savantes pour des Malgaches, et la moindre
fantasia y avec les cris et les fusillades de rigueur, aurait bien mieux
fait leur affaire. Eux qui tant de fois avaient du voir les Antaîmoures,
cette tribu guerrière du sud, ou les Sakalaves indomptés de l'ouest,
armés de la sagaie à la pointe effilée et du bouclier de peau de
bœuf, se provoquer fièrement dans les fêtes publiques, bondissant
comme des lions et poussant des cris féroces, de quel œil indiffé-
rent ils devaient suivre la charge en cinq temps et cinq mouve-
mens et nos exercices militaires où tout procède avec une régularité
si froide, si mathématique !
Cependant les conférences allaient leur train en malgache ou en
anglais, Raharla et Rainivoumiale comprenant assez bien cette der-
nière langue, qulls ont apprise en Europe; mais on parlementa
beaucoup, et l'on ne fit rien. M. Laborde, descendu de Tananarive
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• LA MISSION DE MADAGASCAR. 979
avec les deux agens officiels, intervint vainement dans le débat, tan-
tôt comme conciliateur, tantôt comme interprète. A la fm, Baharla
demanda un sursis pour envoyer un exprès à Tananarive. Cette fois
la réponse ne se fit pas attendre. Le courrier chargé de porter la
dépêche fit à pied en dix jours le voyage d'aller et retour de Tama-
tave à la capitale. Il y a près de iOO kilomètres de distance à tra-
vers des sentiers souvent très difficiles, et l'altitude de Tananarive
est de lA à 1,500 mètres. La réponse fut négative sur tous les
points : la reine, à l'instigation de son premier ministre, rejetait les
«âges conseils de son agent, et nous adressait le projet de traité
déjà reconnu inacceptable (1). L'envoyé de la France avait fait ce-
pendant précéder son ultimatum d'une menace, menace terrible,
s'il l'eût mise à exécution. Il était venu s'embosser devant le fort
de Tamatave avec sa frégate, avec les avisos le Curieux et le
Surcoufy celui-ci récemment arrivé de Lorient. Un transport même,
la Licorne y attaché au port de Sauat-Denis et envoyé à Tlle Sainte-
Marie sur la côte est de Madagascar, était venu un moment, sur la
demande de M. Dupré, augmenter le chiffre de notre escadrille.
Rien n'épouvanta la cour d'Émime; mais le peuple de Tamatave
s' effraya beaucoup et s'enfuit dans la campagne, emportant, comme
le philosophe antique, sa maison sur son dos, c'est-'à-dire quel-
<iues bardes et la traditionnelle marmite en fonte où l'on fait cuire
le riz quotidien.
(1) Le traité signé entre la France et Radama H ne renferme pas moins de vingt-
deux articles; il rappelle par ses clauses les traités précédemment conclus dans des
occasions analogues, notamment avec Timan de Mascate et le roi de Siam. Le nouveau
traité que voulait faire le gouvernement malgache était réduit aux sept points qui sui-
vent, et dont nous donnons, d'après M. Laborde, la traduction littérale.
«Art. I*^ Il est défendu pour toujours d'exporter des esclaves de Madagascar, et
quant aux navires qui en importeront pour y être vendus, ils ne seront pas reçus dane
rne.
« Art. 2. Le tanghin est aboli à tout jamais.
(T Art. 3. On n'empêchera pas le peuple de prier comme il l'entendra. On ne forcera
non plus personne à suivre tel ou tel culte. Chacun sera libre de prier à sa guise.
« Art. 4. Le consul français pourra rester à Madagascar pour preuve de l'amitié qui
■existe avec la France, parce que cette amitié est vraie.
tt Art. 5. La France pourra faire du commerce avec Madagascar, puisque la bonne
intelligence existe entre les deux nations ; mais ses navires ne pourront aborder dans
les endroits où il n'y a pas de poste militaire.
« Art. 6. On prélèvera des droits de douane, car c'est un usage qui existe chez toutes
les nations.
« Art. 7. Le souverain de Madagascar pourra établir les lois qu'il lui plaira dans son
pays.»
Le tanghin, dont il est parlé à l'art. 2, est, on le sait, un poison végétal des plus ter-
ribles retiré de l'amande du tanghinia wneniflua, et que les Malgaches, sous Ra-
dama V* et Ranavalo, employèrent à de trop fréquentes épreuves judiciaires, assez
semblables à notre jugement de Dieu. Peut-être les effets parfois foudroyans du tanghin
«ont-ils dus à une grande quantité d*acide prussique que renferme l'amande.
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980 . REYDE DES DEUX MONDES.
Le tumulte augmenta encore quand on apprit les dernières nou-
velles, et qu'on sut que M. Dupré avait donné Tordre au consul
général de France d'amener son pavillon. Tamatave, d'ordinaire
fort calme, prit alors un aspect inaccoutumé. Les Antaîmoures, qui
ne demandaient que plaies et bosses, commencèrent par les rues de
la ville leurs promenades turbulentes, exécutant leurs danses mili-
taires même la nuit, à la clarté des torches. Des groupes d'habitaifô
plus paisibles se formèrent, on se réunit chez les traitans, et comme
les bruits, dans les pays privés de journaux, circulent encore assez
vite, on connut bientôt tous les détails de ce qui s'était passé dans
la capitale. C'est ainsi qu'on apprit que, dans le dernier kabare qui
avait eu lieu à Andohale , le forum de Tananarive , le premier mi-
nistre, opposé surtout à l'immixtion des Européens dans la coloni-
sation de Madagascar, avait prononcé contre nous le curieux dis-
cours que voici : « Laissez agir les vazas^ les blancs de France; ils
feront beaucoup de bruit pour rien. Ils n'ont d'autres navires que
ceux que leur prête l'Angleterre, d'autre poudre que celle qu'eUe
leur vend. Ils veulent venir exploiter notre sol; mais nous n'avons
pas besoin d'eux pour cela. Notre sol nous appartient, et nous l'ex-
ploitons bien nous-mêmes. On parle de nos mines d'or et d'argent!
Sans doute, et nous les connaissons; mais nos pères ont vécu sans
elles, nous pouvons nous en passer aussi. On nous accuse d'avoir
tué notre roi! Fort bien, et c'est là une affaire à vider entre Malga-
ches. En cela du reste nous n'avons fait qu'une révolution, comme
l'Europe nous en a tant de fois donné l'exemple : l'Angleterre a tué
Charles I*% la France a guillotiné Louis XVI. »
Ces paroles circulèrent de bouche en bouche à Madagascar, et je
n'ai pas besoin de dire quels commentaires elles reçurent dans un
pays où le peuple est à chaque instant appelé sur le forum, et où
l'éloquence politique, servie par une langue harmonieuse et savam-
ment construite, a été poussée aussi loin que dans les républiques
anciennes. Au reste, le parti de la réaction avait fait des objections
si habilement reproduites par le premier ministre le fond de ses at-
taques contre nous. Et ici il faut bien reconnaître que Radama, suc-
cédant à un gouvernement ombrageux et cruel, qui avait fini par
éloigner les étrangers, s'était peut-être trop pressé d'agir dans un
sens opposé dès son avènement au trône, et n'avait pas su assez mé-
nager la transition. On a trop aisément oublié en France combien
les mesures libérales de ce jeune roi avaient rencontré d'opposition
même dans son conseil, combien les grands, les nobles, redoutaient
à Madagascar l'affranchissement instantané des esclaves. Et dans quel
pays la même crainte d'une réforme lésant tant d'intérêts, mettant
peut-être tant de vies enjeu, n'aurait-elle pas existé? Ouvrir su-
bitement toute rUe^ aux étrangers par une charte aussi étendue
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LA MISSION DE MADAGASCAR. 981
que celle accordée à M. Lambert était une mesure encore trop hâtive.
Dans tous les cas, il était prématuré d'agir dès le début sur des
bases aussi larges dans cette grande île, où le blanc n'est pas vu de
bon œil par les indigènes. Enfin la suppression des droits de douane,
dont avaient vécu uniquement jusqu'alors les employés de la côte,
était un article du traité de commerce sur lequel la réflexion aurait
dû nous faire revenir. Il est vrai que ce fut Radama lui-même, dont
la part sur cet impôt s'égarait toujours sur le chemin du littoral à la
capitale, qui exigea, pour la durée de son règne, la suppression des
droits de douane en signant le traité, et en faisant de ce point déli-
cat l'objet d'un article additionnel ; mais il eût fallu avoir un peu
de bon sens pour lui, et, restreignant la charte Lambert, suppri-
mant l'article additionnel du traité de commerce relatif aux droits
de douane, assurer l'avenir de l'œuvre que Ton voulait fonder.
M. Dupré avait vu assez bien les choses lors de son premier
voyage, et presque deviné ce qui devait inévitablement arriver des
avantages trop facilement obtenus du roi Radama II. En politique
comme en mécanique, l'action appelle toujours la réaction. La ré-
volution malgache du 12 mai 1863, quelles que soient les raisons
qu'on ait voulu lui donner, n'a été qu'une réaction du parti des no-
bles, trop vite sacrifié par Radama II dans ce pays où la noblesse est
établie sur des bases aussi solides et se montre aussi jalouse de ses
droits qu'en Europe aux plus beaux temps de la féodalité. Le doute
pourrait-il exister à ce sujet quand on voit, dans la relation publiée
par M. Dupré sur sa première mission, que le roi, avant de conclure
le traité d'amitié et de commerce avec la France, ayant voulu le sou-
mettre à l'examen et à la discussion des principaux chefs, au nombre
de plus de deux cents, il y avait eu presque unanimité contre l'ac-
ceptation? (( La défiance qu'inspirent les blancs à Madagascar, la
crainte de les voir s'emparer par leur travail et leur industrie de
toutes les richesses du pays, de l'île elle-même peut-être, avaient
dicté l'opposition des chefs, nous dit M. Dupré, opposition si géné-
rale, si violente, que les hommes les plus éclairés n'avaient osé la
combattre (1). » Néanmoins le roi passa outre, pour montrer que sa
décision était irrévocable. On a vu comment huit mois après, jour
pour jour, l'infortuné monarque payait de sa vie ses généreuses
intentions et sa courageuse initiative.
IL
Le jour même où arrivait à Tamatave la nouvelle du rejet de
toutes les propositions du commandant Dupré, le 18 octobre 1863,
(1) Trois mois de séjour à Madagascar; Paris, Hachette, 1863.
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^82 REVUE DES DEUX MONDES.
les droits de douane, si cbers aux employés du littoral, furent so-
lennellement rétablis. Le canon fut tiré en signe de réjouissance,
et le gouverneur de la province fit prévenir par voie officielle les
consuls et agens consulaires de France, d'Angleterre et des États-
Unis, ainsi que les principaux traitans, que les anciens rëglemens
étaient remis en vigueur. Comme sous la vieille reine, le droit sur
les marchandises exportées fut fixé à 20 pour 100 et payable en ar-
gent, moitié par le vendeur, moitié par Tacbeteur. Pour les impor-
tations, on ne pouvait tout d*abord atteindre qu'une des parties, et
le droit fut réduit à 10 pour 100; mais il fut fixé à 30 pour les spiri-
tueux, les vins, les liqueurs et boissons fermentées., comme si les
Hovas voulaient à tout prix faire respecter Tarticle 1**^ de leur nou-
velle constitution, qui porte que la reine ne boira pas de liqueurs
fortes. Il faut avouer que dans ce curieux pays constitutions et rè-
glemens de douane renferment des articles bien étranges.
Dès le lendemain de la promulgation du décret rétablissant les
droits de douane, la mesure fut mise à exécution. On avait bien
voulu la faire exécuter sur l'beure, la veille, au son du premier
coup de canon; mais un vieux loup de mer provençal, le capitaine
Durand, en train d'embarquer des bœufs, des volailles et des porcs
pour Saint -Denis, persuada au chef de la douane que, dansJes
pays civilisés, on dormait toujours vingt-quatre heures de répit
aux ayants-cause pour se préparer à l'exécution d'une loi nouvelle.
Les douaniers de Tamatave, désireux de singer les blancs et flattés
^'agir à la façon des nations éclairées, se rendirent aux raisons pé-
remptoires du capitaine Durand. Celui-ci eut le temps d'achever
sa cargaison et partit le lendemain au grand ébahissement de la
-douane madécasse, qui en aura été quitte pour le faire payer dou-
ble à son second voyage. Il passe cependant pour bien madré, ce
bon capitaine Durand, ce pure nourricier de la colonie de Bour-
ton, comme il s'intitulait lui-môme modestement, ce père du ma-
rin, comme l'appellent ses matelots. Il prend si grand soin de son
équipage qu'il n'engage jamais un homme sans lui promettre des
MmirireSy filles malgaches inscrites à la douane de Tamatave. Ces
dames se disputent le soir l'insigne honneur de monter sur les ca-
nots des navires de commerce qui viennent les prendre à la plage
pour les conduire à bord, où elles égaient toute la nuit l'orgie
brutale des matelots. C'est une fête pour elles quand arrive le
Mascareignes, et elles reconnaissent avec des cris de joie les canots
<îu père Durand. « Eh bien! capitaine, quelles nouvelles? que de-
vient la mission? » lui demandaient quelquefois nos camarades tris-
tement restés à La Réunion, quand il venait déposer dans la rade
de Saint-Paul sa cargaison de bœufs. « Les nouvelles? répondait ce
iils de la Provence avec son accent caractéristique : si vous parlex
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LA FISSION DE MADAGASCAR, 98$
d'aflaires politiques, je ne vous entends pas; causons de poules, de
cochons, de bœufs : alors je suis votre homme. » Toujours désireux
de rester neutre pour continuer aussi longtemps que possible son
fructueux commerce avec les chefs de la grande Ûe, te capitaine
gardait une prudente réserve (1). « Voulez -vous savoir le prix des
bœufs à mon dernier voyage? continuait-il. En ce cas, c'est autre
chose, je vous entends. Il était de 15 piastres ou 75 francs par tête,
les gras comme les maigres; moi je ne prends que les gras, et je
laisse les maigres aux Anglais. » Ainsi répondait imperturbablement
à chaque voyage, en vrai diplomate, le commandant du Mascarei-
gnes'j puis il reprenait bravement la mer avec son vapeur, vieux na-
vire retraité qui finit noblement sa carrière en important bon an,
mal an, de Madagascar à La Réunion, cinq ou six mille bœufs, plu-
tôt maigres que gras, quoi qu'en dise le capitaine Durand.
L'ultimatum du commandant Dupré rejeté dans les circonstances
que Ton connaît, le traité de commerce et d'amitié avec la France
déchiré pour ainsi dire à notre face, deux voies seules nous étaient
ouvertes : obtenir par le canon vengeance de l'insulte qui nous
était faite, envoyer des prunes contre le fort de Tamatave, comme
le disait spirituellement la princesse Juliette, ou nous retirer. M. Du-
pré, obéissant sans doute à des instructions secrètes, où cependant
l'on n'avait guère pu prévoiries événemens qui venaient d'avoir lieu,,
préféra suivre la seconde voie, et la mission scientifique de Mada-
gascar dut se débander. Une partie rentra à l'île Bourbon, puis en
France; l'autre, conduite sur la côte ouest vers Bavatoubé, où exis-
tent des gisemens carbonifères très intéressans, ne tarda pas à suivre
ses devanciers, et bientôt il ne resta plus aucun de nous dans ces pa-
rages de la mer des Indes que nous avions cru un moment sillonner
en pionniers de la science et de l'industrie. Au moins avions-nous mis
à profit les deux mois passés à Tamatave en parcourant presque cha-
que jour, grâce à une sécurité complète, la ville et les environs, le
fort et le camp* des soldats, visitant les traitans, les pères jésuites,,
les officiers malgaches, observant les mœurs et les usages du pays,,
et, comme on l'a vu, assistant même à des fêtes nationales, faisant
enfin dans l'intérieur de la province quelques excursions pleines-
(1) «Je chauffe et Je ne chaaffe pas, répondit-il un Jour au commandant de YHer^
m\on9f qui devait lui remettre ses dépêches pour le lendemain et qui voyait un noir
panache de fumée se dégager de la cheminée de ses chaudières , ~ Je chauffe et Je ne
chauffe pas. Ces brigands, ajoutait-il en désignant les marchands de bœufs de Tama-^
tave, veulent me faire payer leurs bêtes cinq piastres de plus par tête. Je leur ai dit
que j'en avais à Bfananzary, dans le sud, pour le prix que je leur propose, et Je fais-
mine de chauffer pour le départ ; mais c'est feu de paille, et non de charbon. Tout ce^
qu'il me restait de vieux foin de mon dernier voyage, je Tai jeté sous mes chaudières.
Vnermione, c'est ma mère, et je me gai'derai bien de partir sans aller prendre ses
lettres. »
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98A REYUE DES DEUr MONDES*
d'intérêt. Au nombre de quatre ou cinq, montés sur des takom da
pays, palanquins au siège de toile, qu'enlevaient quatre vigoureux
porteurs, nous partions parfois le matin suivis d'une troupe d'es-
claves loués pour la journée. A ces compagnons de nos courses
était dévolu, outre le soin de nos personnes, celui des vivres et
des armes. Joyeux et bruyans, impatiens au départ comme la meute
qu'on va conduire au bois, nos hommes appartenaient pour la plu-
part à la tribu des Bétanimënes ou à celle des Betsimsaraks qui peu-
plaient la province de Tamatave avant la conquête de Radsîma V\
Rappelant par leurs traits le type de la race nègre, doués de mus-
cles d'acier, marcheurs infatigables, ils portaient des sobriquets
caractéristiques, et parmi eux on distinguait Gros-Bœuf^ l'athlète
de la troupe, et qui en était aussi le loustic, grâce à quelques mots
de français appris à La Réunion. Le signal du départ donné, on
nous enlevait sur nos sièges comme des saints partant pour uoe
procession, puis tous ceux de nos gens qui ne s'étaient pas attelés
à un palanquin s'emparaient d'un paquet à leur convenance. Ce-
lui-ci portait la caisse aux bouteilles, celui-là les sacs de riz, un
troisième les marmites. L'un tenait à l'extrémité d'un long bambou
des gerbes de poules ou de pintades qui se faisaient équilibre à la
mode chinoise ; un autre portait de la sorte le pain et la viande de
la journée. A côté de chacun de nous marchait le porteur du fusil
et des munitions. Nous allions armés non pour défendre notre vie,
qui ne courait aucun danger dans ce pays où tout blanc est réputé
un être supérieur, mais pour faire la guerre aux habitans de l'air,
comme dit le classique Boileau. Par momens, nous traversions un
bois épais comme une forêt vierge. Alors la caravane s'arrêtait, et
nous étions impitoyables : rapaces au bec recourbé et aux plumes
fauves, perroquets noirs, perruches vertes, merles et pigeons bleus,
tout recevait de notre plomb et venait grossir les provisions de la
journée. Ce que nous refusions était accepté de grand cœur par la
troupe qui nous suivait, car il n'est pas d'oiseau de*proie dont l'o-
deur et la chair répugnent à un gosier madécasse. Que l'on n'aille
pas croire du reste' que les perroquets et les perruches ne soient pas
dignes d'être appréciés des gourmets. Les émules de Brillât-Sava-
rin, les amateurs de bons morceaux, vont même jusqu'à ne pas
dédaigner les roussettes^ énormes chauves -souris du pays, et les
makeSy qui , dans ce centre de création particulier, représentent la
famille des singes, absente de Madagascar.
Nous avancions dans notre marche comme de véritables triom-
phateurs sur leurs chars, ou mieux comme des nababs de l'Inde
étendus dans leurs manchys^ à l'onibre de leur parasol. Nos braves
Malgaches, porteurs et marcheurs, allaient au pas ou au trot, sui-
vant les inégalités de la route, mais toujours alertes et de bonne
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LA MISSION DE MADAGASCAR. 985
humeur, chantant ou s'entretenant dans leur belle langue si so-
nore.
Qaand arri?ons-nous?
Quand arrivoas-noas?
Ce soir, co soir.
Tel est le refrain que chantent le plus volontiers en frappant du
plat de la main sur les longues barres du takon ces porteurs infati-
gables. Et ils vont ainsi par monts et par vaux, la tête le plus sou-
vent découverte sous ce soleil de feu, n'ayant d'autre vêtement
qu'un simple langouti ou ceinture de toile, qui remplace la feuille
de figuier. Vous pouvez leur confier hardiment votre vie. Ils entre-
ront dans l'eau ou dans la vase juscju'à mi-jambes, vous porteront
sur leurs épaules à travers d'effroyables précipices; mais n'ayez
crainte , vous ne courrez aucun risque , et l'on dit qu'il n'est pas
d'exemple dans tout Madagascar d'un accident qui soit survenu aux
voyageurs portés en takon.
Quand le soir vient, comme le plus souvent ou doit se remettre
en marche le lendemain, il serait naturel de croire que les porteurs
vont se livrer au repos. Il n'en est rien cependant. Le soir c'est le
moment des danses effrénées, des chants en plein air, de la musique
et des chœurs; chaque Malgache, excité par d'abondantes libations
de bessabesse^ rhum de basse qualité fabriqué avec d'impures mé-
lasses, se trémousse et s'en donne à cœur joie, et Ton peut voir
dans les haltes cet indigène de la grande île africaine, cet autoch-
thone des tropiques, fièrement drapé dans son lamba, se livrer à
ses danses étourdissantes, créant parfois des pas qui font honneur
au génie chorégraphique madécasse.
C'est ainsi qu'au milieu des cris et des jeux de notre troupe de
porteurs, brisés le plus souvent par la fatigue, nous finissions par
nous endormir le soir dans quelque mauvaise cabane, étendus sur
une natte et roulés dans notre manteau; mais nos infatigables Mal-
gaches dansaient et chantaient toujours. Ce n'était que bien avant
dans la nuit que s'éteignaient les derniers chants avec les dernières
danses. Le matin, tout était rentré dans l'ordre, et nos gens se trou-
vaient prêts, dès les premières lueurs de l'aurore, à recommencer
leur marche de la veille. Heureux ces gais enfans de l'Afrique! heu-
reux ces hommes insoucians à qui suffît le soleil avec tous les biens
qu'il donne ! La Providence n'a-t-elle pas pourvu à tous leurs be-
soins ? Une banane, une poignée de riz, une gorgée d'eau fraîche et le
sommeil sous les grands arbres, tout cela arrosé de bessabesse, cette
liqueur de feu qui excite à la danse et au chant, voilà tout ce que
demande le Malgache, et ses désirs sont facilement satisfaits.
Les promenades en takon ne furent pas les seules que nous entre-
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^86 REVUE DES DEUX MONDES.
prîmes. II y a au sud de Tamatave de grands lacs que nous dési-
rions visiter. Grâce à Tobligeance de M. Ferdinand Fiche, fils aine
^e la princesse Juliette, élevé en France, nous pûmes accomplir cette
course dans les meilleures conditions. De Tamatave à Ivondrou, nous
parcourûmes de vertes prairies où les bœufs madécasses, les zébus
au cou surmonté d'une bosse de graisse, paissaient en liberté, puis
nous traversâmes les lagunes, si nombreuses sur cette partie de la
côte, si difficiles à, dessécher à cause de la contre-pente du sol, et qui
•en été laissent échapper des émanations fiévreuses ; enfin , au sortir
d*un bois où les grands copaliers, les palmiers raffiay les cocotiers,
Itsravenals et d'autres arbres des tropiques croissaient simultané-
ment, nous nous trouvâmes sur les bords du grand lac d' Ivondrou.
M. Ferdinand Fiche nous attendait avec son frère Antoine , et en
quelques instans un déjeuner à la mode malgache fut préparé et
servi. Nous y fîmes honneur en convives venus de loin et dont la
promenade et l'air frais du matin avaient aiguisé l'appétit. Assis en
rond par terre, autour d'un pilau de riz jeté sur une large feuille de
ravenal qui tenait lieu de nappe, nous plongeâmes tous à la fois nos
cuillers dans le tas fumant. M. Fiche avait fait couper aussi des
feuilles de ravenal en carrés plus petits qui servirent d'assiettes;
enfin, ramenant les bords de ces carrés l'un vers l'autre, il nous
apprit à plier ces feuilles en forme de cuiller ou de conque. Les
gens de sa suite et lui-même buvaient et mangeaient ainsi avec
beaucoup de dextérité. Le ro malgache, entrée de poulet à la sauce
relevée de karry^ le bœuf à l'odeur de musc découpé en tranches
grillées, le poisson salé et fumé, servirent à fah-e passer le riz que
nous mangions en guise de pain. Pour compléter ce déjeuner indi-
gène et rester fidèles à la couleur locale, quelques-uns de nous
voulurent boire le ranampangOj sorte d'infusion préparée avec une
portion du riz qu'on laisse brûler dans la marmite. Rebelles à une
pareille boisson, amis quand même des produits de la patrie ab-
sente, la plupart des convives préférèrent se désaltérer avec du vin
de Bordeaux, dont M. Fiche n'avait pas oublié de se munir. Le
nectar des bords de la Garonne gagne à Madagascar un nouveau
bouquet, ayant deux fois passé les tropiques, et nous ne pûmes
rester insensibles à l'occasion qui nous était offerte de nous en con-
vaincre. En somme, M. Fiche fut de tous points un hôte accompli,
et nous parut mériter en fort bonne part le titre de Malgache pari-
sicHy sous lequel M"** Ida Pfeiffer a voulu le désigner.
A l'issue d'un repas qui inaugurait si bien notre excursion, nous
montâmes dans des pirogues contenant chacune cinquante vigou-
reux rameurs choisis parmi les plus robustes esclaves de notre hôte.
Ces bateaux, taillés dans un seul tronc d'arbre, sont de forme élan-
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LA MISSION DE MADAGASCAR, 987
cée et fort élégante. Les rameurs, munis chacun d'une palette ou
pagaie et disposés sur deux rangées, Tune à bâbord, l'autre à tri-
bord, battent l'eau en cadence en s'accompagnant de la voix. Nous
occupions le milieu, devisant et fumant, attentifs surtout à éviter
les mouvemens trop brusques qui auraient pu faire chavirer notre
légère embarcation.
Les mangliers, les palétuviers, ces amis des bas-fonds salins, que
l'on retrouve sous les tropiques dans tous les lieux humides et ma-
récageux, au bord et non loin de la mer, les ravenals aux feuilles
immenses qui servent à orner la table du Malgache et à recouvrir sa
maison, les vacoas aux lanières tombantes ou dressées en pyramide,
le raffitty dont le cœur, comme celui du palmiste, fournit un manger
délicieux, et dont les feuilles donnent les fibres qui servent à tresser
une partie des étoffes du pays, enfin Vurania aux palmes serrées
en éventail et retenant l'eau dans leurs pétioles, — ce qui lui a
valu le surnom heureux di arbre du voyageur y — toute cette végé-
tation des tropiques, marquée de tons vifs, éclatans, entourait l'une
et l'autre rive du lac. Aux troncs des vieux arbres se nouaient amou-
reusement des lianes aux allures capricieuses ou ces parasites aux
feuilles épaisses d'un vert sombre, aux corolles blanches épanouies,
les orchidées, dont certaines sont particulières à Madagascar. L'une
d'elles, Yangrœcum sesquipedale, produit des fleurs du port le plus
élégant, qui ont été jugées dignes d'être envoyées en Angleterre
pour orner une tôte royale. Elles figuraient à ce titre dans la cou-
ronne de fleurs naturelles tressée pour la princesse de Galles le jour
de son mariage, et elles y brillaient au premier rang. Sous l'eau, le
long des bords du lac, nous distinguions des plantes aquatiques
particulières aussi à la flore de Madagascar, entre autres Youvi-
randa fenestralisy dont les tiges sveltes promenaient au-dessus de
la nappe liquide, avec une sorte de curiosité coquette, leur tête
balancée par la brise. Les feuilles de ce gracieux végétal forment
l'un des plus remarquables ornemens de l'herbier du botaniste.
Elles sont toutes découpées à jour; leurs nervures déliées composent
une véritable dentelle; on dirait de ces feuilles desséchées réduite»^
à l'état de squelettes qu'on rencontre l'hiver aous les vieux arbres
de nos forêts. *
Mais quand la flore madécasse nous dévoilait ainsi le long du
chemin une partie des richesses de l'île, la faune restait presque
muette pour nous. Des canards sauvages, des poules d'eau, des sar-
celles se montraient bien en bandes à travera les bouquets de joncs,
nous vîmes bien aussi, voletant à travers les arbres ou rasant la
surface de l'eau, quelques-uns de ces papillons aux ailes étince-
lantes, aux riches couleurs, les plus beaux parmi les lépidoptères^
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988 . REVUE DES DEUX MONDES.
et que le Brésil lui-môme envie à Madagascar; mais nous ne pûmes,
ni cette fois ni en d'autres occasions, rencontrer au milieu des lacs
non-seulement aucun caïman, cet ignoble reptile qui excite toujours
la curiosité du touriste, mais même ce polype gélatineux, transpa-
rent, particulier aux lacs d'ivondrou, qui flotte presque invisible
dans Teau, s' attachant quelquefois à la peau de rbomme ou des ani-
maux comme une ceinture de Nessus qui les brûle et les tue. Aller à
Ivondrou sans voir ni caïman ni polype, c'était aller à Rome sans
voir le pape, comme dit si bien le proverbe. Peut-être aussi le po-
lype gélatineux est-il un animal légendaire, mais il- n'en est pas de
même des caïmans, dont les hommes et les bœufs ont si grand'peur
à Madagascar. Les bœufs, prévenus par leur instinct, ne traversent
jamais les lacs sans faire grand bruit en nageant, pour écarter ainsi
l'ennemi.
Si sur les lacs les caïmans affamés et les polypes aux ventouses
mortelles s'obstinèrent à se cacher à nos regards, dans les bois nous
ne fûmes guère plus favorisés, et nous ne vîmes ni le tenrec au dos
épineux comme celui du hérisson, ni Vaye-aye nocturne, sorte de
singe rongeur au cri perçant, aux yeux de lynx, aux griffes cruelles,
ni les makes frileuses, au museau de chien, au pelage fourni , qui
vont par compagnies dans les grands arbres, debout sur leurs pattes
de derrière, la queue en trompette comme les écureuils ou roulée
autour de leur cou. Ces gracieux quadrumanes affectent alors cet air
de douce mélancolie qui les caractérise, étalant paresseusement au
soleil leur robe proprette et leur queue bariolée aux anneaux noirs
et blancs. Dans les forêts de l'intérieur, outre les makes, on ren-
contre les babakoutes et les simepounes vel^s, qui font la nuit
retentir les échos de cris lamentables pareils à des vagissemens
d'enfans, et tous ensemble représentent la famille des lémuriens,
remplaçant ici les singes, comme YépiorniSy aujourd'hui disparu et
dont on ne retrouve plus que les œufs enfouis dans les sables des
rivières, représentait jadis l'autruche sur la terre de Madagascar.
La grande île africaine sur laquelle un illustre écrivain que les
sciences naturelles ont quelque droit de réclamer, George Sand, a
écrit de si belles pages dans ses Lettres d*un voyageur (1), forme
comme l'Australie un foyer distinct de création. « La nature, sui-
vant les paroles mêmes de Commerson dans sa lettre à Lalande sur
Madagascar, semble s'y être retirée comme dans un sanctuaire par-
ticulier, pour y travailler sur d'autres modèles que ceux auxquels
elle s'est asservie dans d'autres contrées. »
Aucun des habitans si intéressans des forêts madécasses, lému-
. (1) Voyez la lettre à Èverard dans la Revue da 15 juin 1835.
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LA MISSION DE AUDAGASCAR. 989
riens, aye-aye ou tenrecs, ne devait donc se montrer à nous dans
nos courses rapides et nous laisser étudier sur le vif des mœurs si
différentes de celles des animaux que nous connaissions jusque-là.
Dans nos chasses au milieu des bois, dans nos courses à travers les
prés, foulant les hautes herbes ou le sol vacillant des tourbières,
nous fûmes au moins plus heureux, et plus d'une fois nos guides
épouvantés nous montrèrent quelques-unes de ces araignées hi-
deuses particulières au pays, le menavoude et le fouque^ deux arach-
nides malfaisantes dont la morsure peut donner la mort. Ce sont
du reste les seuls animaux nuisibles de la grande lie, qui ne ren-
ferme, malgré sa position tropicale et si voisine de l'Afrique, ni
tigres, ni lions, ni serpens venimeux.
Cependant nos rameurs continuaient à pagayer en cadence, chan-
tant de gais refrains, et nos pirogues, à la file les unes des autres,
glissaient sur le lac, y traçant un sillage rectiligne dont la rapidité
de notre course nous empêchait de voir la fin. Bientôt nous débar-
quâmes à Ambavarane, où le chef du pays, vêtu mi-partie à l'euro-
péenne, mi-partie à la mode malgache, c'est-à-dire couvert à la
fois du haut-de-chausses et du lambaj vint nous offrir du riz et des
poules dans la maison royale. C'est une modeste cahute qui existe
dans chaque village et où les voyageurs de passage ont le droit de
s'installer au nom du gouvernement. Il est d*usage aussi que le
chef de l'endroit vienne faire des présens aux étrangers en pronon-
çant la formule consacrée que c'est le cœur qui donne et cest la
main qui offre. Nous répondîmes à ces gracieuses paroles par un
autre présent : des aiguilles anglaises, des épingles, des hameçons
furent acceptés avec joie; nous y joignîmes une pièce de 5 francs
qui ne fut pas non plus dédaignée, et nous trouvâmes dans le chef
d'Ambavarane, qui écorchait quelques mots de français, un sincère
et reconnaissant ami. Au lieu de donner simplement du riz et des
poules, il aurait bien voulu offrir un bœuf tout entier; mais les temps
étaient si durs, les affaires allaient si mal! Il n'en était pas moins
heureux d'avoir fait la connaissance de ces blancs illustres qui dai-
gnaient un moment s'arrêter dans son village. Il ferait connaître ce
grand événement aux officiers de la reine et à la reine elle-même,
s'U était appelé à Tananarive; il nous priait à son tour de parler de
lui dans notre pays, et de le citer dans nos récits de voyage quand
nous aurions repassé les mers.
L'usage veut qu'un speech soit toujours prononcé dans ces occa-
sions, et l'on voit que le chef d'Ambavarane, comme du reste tous
les Malgaches de quelque distinction, usait assez bien de la parole.
Après le discours vinrent les divertissemens, et dès le soir la place
du village fut en notre honneur le théâtre de bruyantes démonstra-
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990 BETUE DES DEUX MONDES.
tions. Les danses et les jeux se continuèrent fort avant dans la nuit..
Hommes et femmes, frappant dans leurs mains en cadence et s'ac-
compagnant de la voix, formaient une musique d'une tonalité
étrange et sauvage qui excitait singulièrement à la danse. La be$^
sabesscy distribuée à la ronde et bue fort élégamment dans des
feuilles de ravenal, animait aussi les musiciens tout en abreuvant
les danseurs, qui y puisaient de nouvelles forces. Le lendemain, re-
prenant notre course sur le lac d'ivondrou, nous la poursuivîmes
jusqu'à celui de Nossi-Vé et à l'Ile de Nossi-Malaze, où nous accos-
tâmes sans encombre. Le chef de l'ile nous accueillit avec plus d'em-
pressement encore que son confrère d'Ambavarane ; suivant une
habitude assez répandue dans le pays, il nous offrit tout chez lui,
sans en excepter ses jeunes filles, fort avenantes et fort jolies.
Comme chez les Espagnols, mais avec plus de vérité encore, il sem-
blait nous dire : la maison est toute à votre service, la casa esid à
la disposicion de Vd.
Sans vouloir multiplier ces récits d'excursions, je ne puis cepen-
dant passer sous silence notre visite à la sainte cruche dans l'ile à
Papaye, non loin du village d'Amboudifine. Cette merveille de l'art
céramique est un énorme vase rond en terre rouge, de plus d'un
mètre de diamètre. Selon les uns, il a été déposé là par un boutre
arabe naufragé qui y conservait l'eau potable, selon les autres,
par le géant Zaraiife, ancêtre des rois de Madagascar, et qui por-
tait sur ses épaules non-seulement des jarres de cette dimension,
mais encore de hautes montagnes, que ce rival d'Atlas, faisant
de la géographie à sa guise, déplaçait à volonté. Pendant que les
savans du pays, les antiquaires madécasses, discutaient à l'envi les
uns sur le boutre arabe, les autres sur le géant Zarafife, et, loin
de pouvoir s'entendre, en venaient déjà aux gros mots, la sainte
ampoule, vénérée par les Betsimsaraks comme une relique, entou-
rée de gris-griSy remplie de pièces de monnaie qu'y déposaient les
fidèles en voyage pour que Zarafife leur fût propice, fut un jour
éventrée par un voleur mécréant. Aujourd'hui, déchue de son rôle
de tirelire sacrée, elle bâille au soleil vide et informe.
En revenant de l'île à Papaye, on remonte la rivière d'ivondrou.
Nous ne retrouvions plus ici ce terrain sablonneux, à grains de quartz
blanc, parmi lesquels on distingue de brillantes paillettes de mica
et une poussière noire de minerai de fer magnétique, terrain qui
compose touà les environs de Tamatave, ainsi que les dunes du bord
de la mer, et qui provient de la désagrégation des roches granitique
de l'intérieur. Nous voyions apparaître, formant des coupes natu-
relles, des argiles bleues, des grès ferrugineux jaunâtres, des cal-
caires grenus, dépôts sédimentaires en place, et qui contrastaient
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LA. MISSION DE MADAGASCAR. 991
lieureusement , pour les amateurs de géologie, avec les allumons sili-
•ceuses jusque-là partout rencontrées. En divers points, ces terrains
avaient été soulevés et même déchirés par des éruptions volcani-
ques anciennes, et des fragmens de laves et de basalte roulés par
la rivière présentaient des coquilles fossiles collées à la roche, par-
ticularité dont il serait peut-être difficile de citer d'autres exemples.
Bientôt nous arrivâmes, sur la rive gauche de Tlvondrou, à la su-
crerie de M. Fiche. Des champs de cannes et de manioc s'étalaient
sur l'un et l'autre bord, à droite et à gauche du chemin qui menait à
l'habitation. Une maison un peu délabrée, mais dont les appartemens
avaient conservé leur air grandiose d'autrefois, nous ouvrit ses por-
tes hospitalières. Elle était bâtie de ce beau bois de natte, rival de
l'acajou , presque indestructible. A la façon dont la matière avait
été prodiguée, on sentait que c'étaient les forêts du pays qui avaient
été mises à contribution. L'architecte n'avait pas eu recours aux
formules de la science pour ménager ses matériaux, et les solives,
les planches formant les parquets ou les parois latérales, avaient
toutes de respectables dimensions. Nous arrivâmes à cette demeure
par une allée d'orangers, non sans nous être arrêtés un moment au
port, où des pirogues appartenant à notre hôte débarquaient le
poisson pris sur le fleuve et le lac, et en si grande abondance que
nous crûmes assister à une seconde édition de la pêche miracu-
leuse. Ce poisson, salé pu fumé, devait servir à la nourriture des
esclaves attachés à l'établissement.
Il était six heures du soir. Les travaux des champs avaient fini, et
les travailleurs, se rendant par groupes dans leur case, portaient
chacun sur la tête une gerbe de cannes qu'ils déposaient devant
l'usine. C'est un moyen de diminuer les frais de transport dans un
pays où les routes ne sont pas faciles, et où les chars, traînés par des
bœufs, rappellent assez bien, par leurs roues basses, massives, et
leur grossière construction, les chars antiques des premiers temps
<le l'Asie. Quelques esclaves, les pieds chargés de chaînes ou rete-
nus dans un anneau de fer, avaient peine à marcher. C'était pitié
<le les voir s'avancer lentement, gauchement, leur faix sur la tète.
Émus de ce spectacle inattendu, nous voulûmes du moins tenter la
•délivrance de l'un d'eux. Nous choisîmes le moins coupable, nous
demandâmes sa grâce à M. Fiche, et il nous l'accorda sur l'heure.
Le malheureux n'avait plus que pour quatre mois de chaîne !
L'établissement que dirige aujourd'hui M. Fiche a été fondé par
M. de Lastelle. Ce courageux colon, né à l'île Maurice au commen-
cement de ce siècle, mort à Madagascar en 1856, était, avec M. de
fionthaunay, négociant de l'Ile de La Réunion, avec M. Laborde
^t M. Lambert, un de ces hardis pionniers qui de la grande lie afri-
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caine voulaient faire une terre française. La sucrerie fondée par
MM. de Lastelle et Ronthaunay sur les bords de la rivière d*Ivon-
drou existe encore, on Ta vu; mais le souffle vivifiant a disparu
avec ces deux hommes : les ateliers tombent presque en ruine, les
machines sont presque hors de service, et malgré les quatre cents
esclaves attachés à l'habitation, les champs de cannes et de manioc
vont dépérissant chaque jour. M. Fiche, qui dirige les plantations et
l'usine pour le compte de sa mère, la princesse Juliette, l'une des
propriétaires, se borne à tirer des cannes un jus qu'il fait fermen-
ter et distiller. Il fabrique ainsi un rhum nauséabond et malsain qui
a peine à lutter avec l'arak de La Réunion, importé par quantités
considérables à Madagascar. Il est juste de dire aussi que le gou-
vernement local a, sous la vieille reine et aujourd'hui encore, en-
touré cette industrie de tant d'entraves qu'elle est presque impra-
ticable avec profit. Quoi qu'il en soit, il ressort des essais tentés par
M. de Lastelle un enseignement précieux : c'est que la culture de h
canne à sucre, cette précieuse graminée qui fait la fortune de
Maurice et de La Réunion, est des plus productives à Madagascar.
Le roseau y atteint même des dimensions inconnues ailleurs, et
nul doute qu'avec une culture intelligente et quelques mesures li-
bérales de la part du gouvernement du pays, la plantation des
cannes et la fabrication du sucre n'enrichissent un jour, entre tant
d'autres industries, les futurs colons de Madagascar. M. de Las-
telle a lutté vainement contre d'insurmontables difficultés, contre
les ombrageuses inquiétudes de la vieille Ranavalo, qui voulait bien
le favoriser, mais qui craignait qu'une réussite trop éclatante n'at-
tirât les Français à Madagascar, contre les lois fiscales du pays, qui
donnaient jusqu'à la moitié de la production à la reine, et ne per-
mettaient au planteur de cultiver le terrain qu'à titre d'amodiataire
passager, enfin contre les entraves de toute sorte suscitées comme
à plaisir par les gouverneurs locaux, gens tous âpres à la curée, et
dont il fallait acheter les complaisances à grand renfort de piastres,
d'autant mieux accueillies que ces cadeaux formaient la part la plus
claire de leurs appointemens. Après avoir essayé de surmonter
pendant près de trente années tant d'obstacles réunis, auxquels
venaient s'ajouter aussi un climat malsain, des esclaves pares-
seux, ignorant le travail des habitations, et qu'on ne pouvait former
qu'avec peine, enfin une foule de ces embarras de tout genre qu'on
rencontre dans les contrées sauvages, M. de Lastelle, à bout de
ressources et presque de courage , est mort à Madagascar. Il a été
enterré sur son habitation , où la princesse Juliette lui a fait élever
sur une éminence un élégant tombeau. Du milieu d'un bouquet de
rosiers se dégage une colonne de basalte surmontée d'une urne fu-
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LA MISSION DE MADAGASCAR. 993
néraire. L'un des côtés du dé formant la base de la colonne porte une
Inscription en français qui rappelle en termes modestes la vie la-
borieuse du défunt. Une traduction en malgache est sur la face oppo-
sée. A côté du tombeau sont encore les allées d'orangers, de caféiers
-et de manguiers plantés par M. de Lastelle, qui avait fait de ce
lieu sa retraite de prédilection. Au pied des arbres poussent les
ananas et les roses, et du haut de ce gracieux coteau on aperçoit à
ses pieds l'Ivondrou, qui décrit ses méandres jusqu'à la mer. Une
ligne nettement tracée de dunes sablonneuses dessine le rivage.
A droite et à gauche du spectateur, sur le relief moutonnant du sol
se déploie la végétation particulière à Madagascar, et dans les
plaines étroites, au pied de ces collines, des fourrés plus épais
masquent les flaques d'eau et les lagunes, sources des fièvres pa-
ludéennes. Çà et là se montre une cahute ou un pauvre village, et
à l'horizon, du côté opposé à la mer, une chaîne de hautes mon-
tagnes va courant du nord au sud, élevant comme une fortification
naturelle pour défendre par un obstacle de plus la province inté-
rieure d'Émirne. Tel est le lieu charmant que notre compatriote
affectionnait; c'est là qu'il aimait à se retirer au milieu des ennuis
de l'exil et de ses longs et courageux efforts, là qu'il venait jeter un
regard sur l'avenir et former des rêves de fortune qui devaient si
peu se réaliser; c'est là enfin qu'il a voulu reposer après sa mort,
€t que nous avons pu , non sans une vive émotion , contempler du
même coup d'oeil la tombe que lui a élevée Juliette et l'usine qu'il
^ fondée.
Les traitans de Tamatave, dont il faut bien dire ici quelques mots,
ne sont pas tous, comme M. de Lastelle, des modèles à citer. Plus
d'un parmi eux à été jeté sur les rives assez peu hospitalières de la
grande île par une peccadille qu'il y est venu cacher. 11 y a parmi
les Français de Madagascar plus d'un matelot déserteur, plus d'un
capitaine ayant vendu son navire, plus d'un marchand malheureux;
mais le travail et l'exil peuvent à la rigueur faire oublier le passé.
€e ne sont pas du reste les gens les plus favorisés du sort ou les
plus irréprochables qui président à la naissance des colonies, et l'on
sait de quelles hordes impures ont été peuplés à leur naissance deux
pays aujourd'hui cités parmi les plus tranquilles et les plus for-
tunés du monde, la Californie et l'Australie. Si à Madagascar l'ex-
ploitation de l'or n'est point encore venue appeler en nombre les
colons, il y a d'autres élémens capables de tenter les gens désireux
de faire fortune. Les grandes cultures industrielles particulières
aux tropiques peuvent toutes y réussir sur un sol où le sable même
est d'une étonnante fertilité, et le commerce avec la côte orientale
d'Afrique, les îles de la mer des Indes, l'Inde elle-même, ouvre
TOME L. — 180t. 63
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99h REVUE DES DEUX MONDES.
des horizons assez larges pour satisfaire les plus vastes ambitions.
Si'Ies traitans ne sont pas tous sans tache , ils se puriGeront par le
travail, qui tôt ou tard rend l'homme honnête, par la lutte contre les
diflicultés qu'on rencontre à la naissance de toute colonie, diflScultés
augmentées encore à Madagascar de l'insalubrité du climat sur la
côte. Il y a du reste, proclamons-le bien vite, parmi les Français de
Tamatave bon nombre d'honorables exceptions, et plus d'un de nos
compatriotes retiré dans ces parages pourrait être cité autant pour
sa profonde intelligence des affaires que pour sa haute moralité.
Des trois cents traitans environ établis sur cette partie de l'île, les
deux tiers sont Français; le reste est Anglais ou Américain . U y a aussi
des Arabes venus surtout de Zanzibar et des Gomores , des Hindous
et des Banians échappés de Bombay, enfm un Chinois, le seul, je
crois, mais dans tous les cas le plus laid , je l'affirme , parmi les
fils du Céleste-Empire, qui ait encore foulé le sol de Madagascar.
C'est un des plus fins marchands que j'aie jamais rencontras, uo
des plus heureux et des plus infatigables travailleurs aussi de cette
race patiente et laborieuse qui commence à s'épancher par le monde.
Ro-kong occupe dans la grande rue de Tamatave un magasin tou-
jours bien fourni. 11 vend de tout, mais au comptant : du vin et des
liqueurs de France, des drogues et des fruits du pays, des sau-
terelles grillées qu'on mange en guise de crevettes (1). Ko-kong
vend encore des nattes tressées avec le jonc indigène, des étoffes
ou rabanes tissées avec les fils du f'affiay du tabac en carotte et des
cigares de Tananarive; il vend des toiles d'Europe ou de l'Inde, du
riz, de la viande, des lambas Êibriqués avec le coton ou la soie
aux vives couleurs, des perroquets en cage, des makes captives, du
thé de la Chine, et tout cela le sourire sur ses grosses lèvres, avec
un louable effort pour se montrer gracieux à chacune de ses nom-
breuses pratiques. Notre Chinois, comme tous les enfans de l'Em-
pire du Milieu, est aussi quelque peu changeur : c'est toujours lui
qu'on va chercher quand on veut la menue monnaie d'une piastre;
il a toujours ses étuis de bambou bourrés de ces petits morceaux
d'argent que les Malgaches se plaisent à découper dans une pièce
de ô francs. Il prend l'or au pair, et, la balance indigène à la main,
vous en donne loyalement le poids. — Depuis combien de temps,
Ko-kong, es-tu à Tamatave? lui demandai-je un jour. — Aux pro-
chaines bananes, je crois bien qu'il y aura deux ans, répondit-il
créant ainsi une nouvelle façon de compter qu'on retrouve égale-
ment dans nos campagnes, et qui vaut bien celle des calendriers.
(1) En attendant quo la fabrication de la soie ait pris chez eux un plus grand déve-
loppement, les Malgaches mangent aussi des chrysalides.
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LA MISSION DE MADAGASCAR. 995
IIL
Si nous ne pûmes accomplir à Madagascar les travaux de tout
genre que comportait notre mandat, la cause en fut moins à l'état
de révolution du pays qu'à la direction que reçut fatalement notre
mission sous la conduite d'un chef militaire. Faisant dépendre le
succès d'une entreprise industrielle de la réussite préalable de la
tâche politique qui lui avait été confiée, le commandant de VHer-
mione devait presque inévitablement, en présence des événemens
qui s'étaient passés, ruiner tous les projets de la compagnie de Ma-
dagascar, et c'est ce qui est arrivé en effet. Les Anglais en pareille
matière procèdent tout autrement, et l'on ne saurait nous accuser en
cette occurrence d'aller maladroitement leur emprunter des inspi-
rations. Dans toutes les explorations anglaises dirigées, comme la
nôtre, par la marine militaire, une seule pensée a toujours animé
l'expédition : hommes de* science et hommes de mer ont marché
sur le même pied, et le commandant britannique a su à propos se
relâcher vis-à-vis des civilians des rigueurs et des exigences de la
discipline; mais les Anglais préfèrent encore les explorations isolées,
et ils en ont fait dans ces derniers temps qui méritent l'admiration
de tous les pays civilisés. On connaît les belles découvertes de Li-
vingstone dans l'Afrique australe; on sait comment Burton a fait
son excursion aux grands lacs de la région intérieure du même con-
tinent, Speke et Grant leur découverte des sources du Nil, comment
enfin Mac-Douall Stuart a trayersé du sud au nord la grande terre
d'Australie. Chacun de nous allant à Madagascar, sans avoir la pré-
tention de faire si grandes choses, ni d'acquérir si haute renom-
mée, avait cru un moment se trouver, comme l'un de ces voyageurs
aventureux^ abandonné à ses seules inspirations. Nous savions tous
que c'était au milieu des plus dures privations que devaient s'ac-
<:omplir nos travaux; tous nous en avions pris bravement notre parti.
Aussi, livrés à nous-mêmes ou pilotés par des navires de commerce,
nous eussions fait sans le moindre danger, les uns le tour de l'Ile,
les autres l'ascension de Tananarive, ceux-là l'étude des bassins
carbonifères de Bavatoubé ou celle des mines métalliques de Yohé-
mare. L'agent forestier aurait en paix exploré les bob du pays,
l'agent commercial les ports et les fleuves, en même temps qu'il
aurait noué des relations amicales avec les chefs militaires et les
gouverneurs des provinces. Le sériciculteur aurait pu se livrer à ses
recherches en toute liberté, et il aurait certainement piqué à l'ex-
trême la curiosité des indigènes, qui ne savent encore que travailler
grossièrement la soie, quand il aurait fait agir devant eux sa ma-
chine à étouffer et celle à dévider les cocons. Le sondeur aurait non
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996 REVUE DES DEUX MONDES.
moins étonné les Malgaches en ramenant des profondeurs du sol les
nappes artésiennes, qui eussent doublé la production des rizières et
fourni de Veau potable à tous les endroits habités. A ces races qui
ignorent presque l'emploi des simples et qui pratiquent plus volon-
tiers la divination et l'astrologie médicales, le médecin serait apparu
comme un sauveur envoyé du ciel ; on serait venu le consulter de
bien des lieux à la ronde, et l'application heureuse, la distribution
gratuite des remèdes d'Europe, auraient fait bénir le sikide blanc et
la compagnie qui l'envoyait. Le fondeur aurait appris aux habitans
de la province d'Émirne, déjà si habiles à forger le fer, l'art de le
fondre par nos méthodes, et le pays, tributaire jusqu'ici de Maurice
et de La Réunion pour une quantité d'objets en fonte, aurait pu les
produire avec économie et les expédier à son tour aux îles voisines.
Enfin il n'est aucun de nous qui n'eût, comme on dit, travaillé de
son art, et dans une contrée si curieuse, si intéressante, où tant de
richesses naturelles existent inexploitées, à peine étudiées, chacun
des membres de la mission aurait fait une ample récolte de faits
nouveaux. Des observations météorologiques, des coupes de ter-
rains, des vues photographiques, auraient enrichi les travaux com-
muns. Ceux d'entre nous qui auraient dû faire le tour de l'île, l'une
des plus grandes qui existent sur le globe, auraient, entre le cap
d'Ambre au nord et le cap Sainte-Marie au sud, assisté à plus d'un
intéressant spectacle. Sur la côte est, les plages sablonneuses se-
mées de dunes, aux mouillages souvent inhospitaliers, se seraient
déroulées à leurs yeux avec leur ceinture verte et fleurie, si bril-
lante sous le ciel des tropiques. Parfqis des baies profondes comme
la baie de Diego-Suarez, qui pourrait abriter plusieurs flottes, ou
celle d'Antongil, témoin au siècle dernier des exploits de Beniowski,
seraient venues agréablement varier ce long voyage de circumna-
vigation. Dans le sud, on aurait salué Fort-Dauphin, le premier
établissement des Français à Madagascar au xvii* siècle. Les po-
pulations paisibles des côtes, les Antankares, les Bëtanimènes, les
Betsimsaraks, les Antasimes, auraient reçu à bras ouverts les blancs
porteurs de piastres. Dans le canal de Mozambique» on aurait pu en-
tamer des relations avec la confédération guerrière des Sakalaves,
presque toujours amis de la France. Profitant des calmes qui faci-
litent la navigation du canal, on aurait pu toucher, sur la côte afri-
caine voisine, aux établissemens portugais, autrefois puissans, au-
jourd'hui en ruine, mais qui ont toujours conservé un certain
renom, — Sofala, où quelques archéologues voient l'Ophir de la
Bible, et Mozambique, le port aimé des négriers. Dans l'archipel
des Comores, on aurait séjourné à Mayotte et à Nossi-Bé, où flotte
depuis vingt ans le drapeau de la France, à Anjouan, convoité des
Anglaijs, à Mohéli, où domine notre protégée, la petite reine Jombé
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LA MISSION DE MADAGASCAR. 997
Souli, gardée à vue par un mari jaloux. Et si Von n'avait pu abor-
der à la grande Comore, ravie aux communications du dehors par
un despote ombrageux, on aurait plus loin touché aux Seychelles,
archipel autrefois français, et poussé enfin jusqu'à Zanzibar, où le
sultan notre allié, vassal de l'iman de Mascate, nous eût accueillis
avec joie. Pourquoi faut-il que tous les rêves faits au départ se
soient évanouis en route, et que nous n'ayons rapporté de notre
trop court voyage que quelques impressions fugitives?
Sur quelques points sans doute de la grande île, nos efforts eus-
sent été vains, et la défiance des Malgaches aurait continué de se
montrer intraitable. Ainsi nous n'aurions pu arriver certainement
du premier coup à l'exploitation des mines d'or et d'argent et à
l'ouverture de routes carrossables, surtout entre la mer et la capi-
tale. Depuis Radama I" en effet, la politique des Hovas n'a pas varié
à ce sujet, et ils ont compris avec juste rs^son que le travail des
mines de métaux précieux et le tracé des grandes voies de com-
munication fixeraient sur eux les regards des nations civilisées et
livreraient le pays à la colonisation des blancs. De là défense ex-
presse, sous Radama I" et Ranavalo, d'exploiter les mines et d'ou-
vrir des routes. Ces traditions s'étaient maintenues sous Radama H,
et l'on a vu comment la caste noble s'était opposée de toutes ses
forces à la signature du traité de commerce avec la France et à
la délivrance de la charte Lambert, deux actes par lesquels le
jeune roi abolissait les mesures restrictives adoptées par ses prédé-
cesseurs. Nous avions tous reçu de la compagnie l'ordre formel de
n'aborder qu'avec la plus grande circonspection, du moins au dé-
but de nos courses, l'étude géologique des filons d'or et d'argent,
ainsi que les nivellemens pour le tracé des routes, précaution qui
d'ailleurs a été superflue, car, à peine le roi Radama disparu, le
nouveau gouvernement remettait en vigueur les anciennes lois. 11
y a peine de mort aujourd'hui à Madagascar contre quiconque dé-
couvre, dénonce ou fouille une mine d'or ou d'argent. L'ouverture
de chemins carrossables est prohibée, et la reine actuelle peut
dire, comme Ranavalo, que ses deux meilleurs généraux contre l'in-
vasion des blancs sont toujours tazo et hazoy c'est-à-dire la fièvre
et les bois. Parmi ces bois, il y en a un, celui d'Anamazotre, sur
le chemin de Tamatave à Tananarive, qui est presque impénétra-
ble; il est semé d'affreux précipices, de nombreuses fondrières, et
il faut toute l'habileté et l'expérience des porteurs pour sortir de
ce mauvais pas.
Ce côté tout particulier de la question écarté, aucune autre diffi-
culté ne paraissait s'élever contre l'accomplissement de notre mis-
sion d'exploration; les embarras ne seraient venus que plus tard»
quand l'heure aurait sonné de l'exploitation du sol et de la coloni-
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908 REVUE DES DEUX MONDES.
satîon en grand du pays. Alors les Malgaches se seraient peut-être
levés contre les Européens, car le pionnier, on le sait, n'est pas
d'humeur facile et empiète volontiers sur le terrain d'autrui. Fran-
çais, Anglais et Américains ont là-dessus la même façon de voir, et
il est de la nature du blanc qui colonise de se montrer cruel et en-
vahisseur, pendant que le propriétaire naturel du sol essaie de ré-
sister pied à pied. Néanmoins jusqu'à ce moment, que la plupart
d'entre nous ne devaient point voir, puisque nous n'allions qu'en
explorateurs pour éclairer la voie, notre mission, toute scientifique
et même civilisatrice, eût infailliblement réussi. Si elle a manqué
son but, c'est par suite d'un côté vicieux de son mode d'organisa-
tion, sur lequel j'ai déjà suffisamment insisté. La compagnie du
reste avait été des mieux inspirées dans les instructions qu'elle avait
données à chacun de nous. En explorant la grande lie, nous de>ions
tous nous présenter fpmme des missionnaires de paix, bien plus,
comme les agens du roi, n'opérer qu'au nom de Radama 11, ne tra-
vailler qu'avec l'assentiment, la coopération des gouverneurs des
provinces, et de la sorte arriver en quelque façon par l'industrie et
par la science à la conquête morale du pays.
La colonisation de Madagascar par la France a été jusqu'ici fata-
lement arrêtée par une série de malheureuses vicissitudes, qui se
sont comme à plaisir toujours reproduites à point nommé, si bien
qu'aujourd'hui comme sous Richelieu, comme sous Colbert, comme
sous Louis XVI, tout est encore à faire. Un moment on a pu croire
que nos relations avec l'tle africaine allaient entrer dans une phase
nouvelle; mais Radama II, sur qui reposait la tâche de créer un
régime meilleur à Madagascar, paraît bien mort, car, malgré les
bruits qu'on a fait courir à plusieurs reprises sur son enlèvement et
son retour, et qui semblent maintenant se répandre avec plus de
persistance que jamais, on ne Ta pas encore vu reparaître dans sa
capitale à la tête de ses fidèles soldats, ni des deux mille Betsiléos
qui devaient l'aider à reconquérir son trône. Rasoaherine, dominée
par son premier ministre, qu'elle a secrètement épousé, écoutant
aussi les conseils d'un agent de l'Angleterre, le révérend Ellis, le
même qui combattait contre nous à Taïti avec M. Pritchard, est loin
de vouloir nous concéder les mêmes privilèges que nous avions ob-
tenus sous Radama II. Et si elle envoie des ambassadeurs en Eu-
rope, c'est pour obtenir le protectorat de l'Angleterre, pour deman-
der des modifications au traité signé avec la France, sans doute aussi
pour faire annuler en partie la charte octroyée à M. Lambert (1).
(1) Les deux ambassadeurs envoyés par la reine en Europe sont arrivés à Londres
dans les premiers jours de février 1864. Ils y sont encore et ne se sont pas montrés à Paris.
Quant à la résistance que les Anglais opposent à une colonisation de Madagascar par la
France, bien que passive en apparence, elle se continue toujours activement. Ua ont
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LA MISSION DE MADAGASCAR. 999
En cette occurrence, il ne faut pas cependant désespérer encore
du succès de la colonisation de Madagascar par la compagnie, qui
n'attend sans doute que le moment favorable de reprendre ses opé-
rations. Le pays n'est pas aussi barbare qu'on pourrait se l'imagi-
ner. Les classes élevées ne sont pas sans quelque instruction; plu-
sieurs des nobles hovas savent parler l'anglais, un peu le français et
écrivent couramment leur langue. Quelques-uns ont voyagé et sont
venus jusqu'en Europe, où les ont même accueillis dans le temps et
le roi Louis-Philippe et la reine Victoria. Des rudimens de littéra-
ture parlée sinon écrite, des rudimens d'industrie existent çà et là
dans la grande île. Le tissage et la teinture des étoffes y sont très
développés, et les indigènes savent préparer et travailler la soie. Le
pays renferme en richesses agricoles et minérales tout ce qui peut
attirer les pionniers entreprenans. Ces dernières surtout, qui sé-
duisent de préférence les esprits ardens, sont partout répandues. La
houille, le fer, le cuivre, le plomb, si nécessaires aujourd'hui à la
marine, à l'industrie, sont depuis longtemps signalés et en partie
exploités par les Malgaches. Non-seulement ils savent travailler le
beau minerai aciéreux de leur lie par des méthodes primitives que
l'on retrouve encore en Europe dans les montagnes de la Corse et de
la Catalogne ; mais ils fondent aussi les minerais de plomb et de
choisi pour théâtre de leurs opérations Tananarive, la capitale des Hovas, et avec le
système de forte centralisation mis en vigueur par la tribu aujourd'hui maîtresse de
Madagascar on comprend que de ce centre important les Anglais peuvent facilement
faire rayonner sur toute IMle les idées dont ils se sont faits les apôtres. A Tananarive
domine, on peut le dire, le révérend Ellis, le ministre méthodiste, aidé de son aller
ego, le révérend Cameron, et d'un médecin anglais, le docteur Davidson. Cette tiiade
est forte, unie, généreusement secourue par les subventions occultes du gouvernement
britannique et par les fonds qu'envoie ouvertement la mission méthodiste de Londres.
Nos pauvres missionnaires , presque abandonnés par la Propagation de la foi, luttent
en vain contre leurs fortunés rivaux. Ils vont mourir de la fièvre à Madagascar, vic-
times de leur dévouement, mais ils font peu de prosélytes. Les orgueilleux méthodistes
remportent, et M. EUis, avec une opiniâtreté que rien ne peut abattre, met en avant
toute sorte d'argumens contre nous. Profitant habilement de Tindifférence religieuse
des Hovas, partagée du reste par toutes les tribus malgaches, qui ne conçoivent plus
qu'un dualisme grossier et prient le mauvais génie plutôt que le bon, incapable, di-
sent-ils, de leur faire du mal, — le méthodiste anglais se permet dans ses proches les
plus burlesques divagations, et toujours pour en tirer parti contre nous, u Mes bons
amis, disait-il dernièrement aux Malgaches qui Técou talent, on vous parle souvent de
religion protestante et de relig'on catholique. A proprement parler, il n'y a que deux
religions, celle des Anglais et celle des Français; mais, allez-vous me demander, quelle
est la meilleure des deux? — C'est celle des Anglais, mes chers frères, et la raison
en est bien simple : Jésus- Christ est né en Angleterre, c'est là qu'il a vécu, qu'il a
prêché sa religion et fondé son église. Bien des fois les Français ont cherché à l'attirer
chez eux; mais il n'a jamais voulu venir à Paris, aimant mieux rester à Londres. Et
maintenant vous devinez pourquoi notre religion est la meilleure. » C'est sur les insti-
gations de ce plaisant missionnaire que les deux ambassadeurs mAlgaches ont été en-
voyés en Angleterre ; c'est lui aussi qui parait diriger la politique actuelle des Hoyas.
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cuivre et savent même rafliner ces deux métaux. L'or et l'argent, le
cristal de roche et les pierres précieuses ont été connus de tout
temps à Madagascar, et ne peuvent manquer de tenter un jour les
chercheurs aventureux, sur lesquels n'auraient aucun attrait les pai-
sibles travaux de l'agriculture, les occupations purement maritimes
ou commerciales. L'or et l'argent I ces deux métaux ont seuls per-
mis la colonisation de l'Amérique par les Espagnols, et plus récem-
ment la soif de l'or n'a-t-elle pas seule aussi conduit des milliers
de colons en Californie et en Australie? L'or ! voilà l'unique et grand
mobile qui peut entraîner les masses vers les pays lointains, et il
faut espérer que la découverte de riches placers aurifères ou gem-
mifères détournera bientôt le courant sur Madagascar. Ces placers
d'ailleurs sont déjà soupçonnés dans la grande lie, dont la ressem-
blance de certaines roches avec celles du Brésil a frappé plus d'im
géologue.
N'oublions pas qu'il suffit de quelques milliers d'émigrés intelll-
gens et industrieux pour donner naissance à de puissantes colonies.
Combien étaient les puritains quand ils débarquèrent en Amérique?
combien les Français qui fondèrent le Canada? L'élément indigène
entre toujours pour une très grande part dans la formation des
colonies. Le blanc n'apporte le plus souvent que son capital, son
industrie, son activité, son savoir. L'indigène fait presque tout
le travail manuel. Le vaste empire indo-britannique ne renferme
guère que 125,000 Anglais, dont plus des deux tiers sont des sol-
dats, et il lui reste au plus A0,000 civilians. De même, quelques
milliers d'Européens suffisent en Egypte pour tirer de ce magnifique
pays, par la grande industrie et le commerce, des profits que, li-
vrés à eux-mêmes, les Arabes n'auraient jamais rêvés. L'expérience
de ce que peut, en fait de colonisation, le génie français abandonné
à ses seules forces mériterait donc d'être tentée sur Madagascar. U
faudrait seulement laisser la plus grande liberté aux planteurs et aux
traitans. Déjà quatre ou cinq cents Français répandus sur toute l'île,
protégés par leur seul courage, font plus d'affaires que tous les co-
lons que le gouvernement de la métropole essaie d'appeler à grands
cris en Cochinchine ou dans la Nouvelle-Calédonie en les couvrant
de son égide. C'est par la liberté que s'épurent les grandes nations
et que se fondent les nouvelles. Que ce mot de liberté, aujourd'hui
si souvent prononcé, ne le soit pas plus longtemps en vain, et si la
compagnie de Madagascar reprend ses projets sur la grande ile,
objet de ses premières tentatives, peut-être s'assurera-t-on dans
une occasion solennelle de ce que la France peut attendre d'une
entreprise coloniale librement conçue et librement exécutée.
L. Simonin,
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 aTTil 1864.
La marche de la vie politique, si Ton veut donner ce nom au travail
intérieur des assemblées représentatives et aux événemens, est depuis
quelques mois d'une extrême lenteur. On voyait à peine couler les eaux
paresseuses de ce fleuve engourdi. Pour le moment, cette stagnation va
cesser. On dirait que la politique n'est point insensible à Tinfluence des
saisons : elle a ses lunes. On a remarqué depuis longtemps en Angleterre
que les fêtes et les vacances de Pâques divisent la session en deux part3
qui diflfôrent par le caractère et Timportance; c'est d'ordinaire après VEas-
ter recess, avec l'exposé finaneier du chancelier de l'Échiquier, que com-
mence la partie laborieuse de la session anglaise, celle où se décident les
luttes de partis. Cette année, par un effet du hasard, la vie politique offi-
cielle de l'Europe semble s'être conformée à cette division. Elle a eu ses
vacances de Pâques, et elle en sort â peu près partout modiflée d'une cer-
taine façon et avec quelques velléités d'activité. Nous allons avoir la confé-
rence si longtemps attendue à propos des affaires du Danemark : c'est le
20 avril qu'elle doit se réunir; les protocoles fleuriront avec les lilas. Le
cabinet anglais se présente à nous légèrement replâtré dans son person-
nel, sérieusement fortifié par le budget de M. Gladstone, un peu noyé dans
le pittoresque tumulte des ovations garibaldiennes. Notre corps législatif,
qui avait commencé ses vacances de Pâques à la Chandeleur, se réveille. Il
vient de voter la loi sur la caisse des retraites avec le luxe de science
abstraite qu'aurait pu montrer un mathématicien ferré sur le calcul des
probabilités ou Vacluary d'une société d'assurances sur la vie. Les rap-
ports sur la loi des sucres et sur le budget viennent de sortir enfin du labo-
ratoire des commissions. L'archiduc Maximilien est empereur du Mexique.
Si la grippe l'eût permis, il serait déjà parti pour aller demander au saint-
père sa bénédiction, et comme ses dernières offres ont paru acceptables
aux bondholders, les titres de son emprunt ne tarderont point à être émis
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1002 REVUE DES DEUX MONDES.
au Stock-Exchange de Londres et à la Bourse de Paris. Les choses prennent
donc un nouveau tour : nous allons avoir d'autres spectacles à contempler,
d'autres paroles à entendre, d'autres conjectures à former.
Dans ce renouveau, l'événement le plus digne d'intérêt est assurément
la réunion de la conférence. On prophétisera ce qu'on voudra sur l'eflaca-
cité politique de la conférence : pour le moment, ce qui nous importe, ce
n'est pas la fin, c'est le commencement de cette tentative diplomatique.
On est d'accord en effet que le premier acte de la conférence, celui qui
précédera toute délibération sur le fond ou la forme de la question dano-
allemande, sera le règlement d'un armistice entre les belligérans. Quant à
nous, nous avons considéré l'effùsioti si inutile de sang à laquelle on a vu
aboutir la discussion de l'Allemagne avec le Danemark comme un des faits
les plus tristes et les plus honteux de notre siècle. Cette guerre si dispro-
portionnée, si intempestive, cette guerre dont les résultats étaient domi-
nés d'avance par la nécessité d'une délibération européenne, laissera dans
l'histoire de notre temps le souvenir et la tache d'un crime absurde. Nous
n'eussions jamais cru, pour notre part, qu'un pareil mépris du sang humain
pût exister à notre époque parmi des gouvernemens européens, ou que, si
ce goût de la guerre arbitraire et sans scrupule existait quelque part, il ne
fût pas impérieusement contenu ou réprimé par le cri de la conscience
européenne. Malgré la cruelle déception que nous avons éprouvée à cet
égard, nous persistons à croire que le jour où les plénipotentiaires des
grandes puissances se rencontreront face à face, le jour où ils seront en
présence de la responsabilité que la continuation des hostilités fait peser
sur les ^uvernemens de l'Europe et de la honte véritable qu'elle doit cau-
ser aux plus puissans d'entre eux, il est impossible qu'il ne soit pas mis
fin immédiatement au scandale de cette guerre. Voilà le résultat, résultat
trop tardif, que nous attendons de la réunion de la conférence : on peut
envisager avec scepticisme et avec ironie l'œuvre politique que va entre-
prendre la diplomatie, quelques cabinets ont pu même en retarder la
réunion à la pensée des difficultés qu'elle rencontrerait dans l'accomplis-
sement de sa tâche; mais les questions d'humanité doivent l'emporter sur
les calculs de la politique. Ceux qui ont retardé la réunion de la confé-
rence ont mal agi ; ceux qui en décrient d'avance l'œuvre politique n'ont
pas plus de présence d'esprit que de justesse de sentiment. Il faut aller au
plus pressé : or le plus pressé ici, c'est la cessation de la guerre, c'est la
fin de ce monstrueux duel entre le petit Danemark et l'énorme Allemagne;
le plus pressé, c'est de pourvoir à la question d'humanité. C'est ce que
fera la conférence en marquant son début par la conclusion d'un armis-
tice, et l'armistice est le commencement et la garantie de la paix.
Quant à l'œuvre même de la conférence, tout le monde en connaît les
difficultés pour ainsi dire inextricables, si chaque partie engagée dans le
débat s'en tient aux prétentions qu'elle a mises en avant. Suivant nous, la
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R£¥UE. — CHRONIQUE. 1003
question dano-allemande, si elle est résolue, ne le sera point par les dis-
cussions spéciales et techniques que les plénipotentiaires engageront entre
eux; elle le sera uniquement par un accord entre quelque-unes des puis-
sances prépondérantes, accord qui devra s*établir en dehors et au-dessus
de la conférence elle-même. 11 sort de cette questipn danoise un très haut
et très utile enseignement. Cette question nous apprend que le conflit qui
a£Qige tous les esprits éclairés et les cœurs libéraux n'a pu éclater qu'à cause
d'une situation très étrange et très exceptionnelle de l'Europe. Parmi le^
cinq grandes puissances, il en est trois, et ce sont les plus fortes, la France,
l'Angleterre, la Russie, qui se trouvent vis-à-vis les unes des autres dans
de telles relations qu'il ne leur est pas possible en ce moment de se con-
certer à trois ou à deux dans une action commune, et qui sont, à vrai dire,
isolées dans leur politique. La séparation, l'isolement de la France, de l'An-
gleterre, de la Russie, enlèvent à l'action réciproque des divers états euro-
péens un contrôle, un contre-poids, une garantie. Quoique l'Europe soit
formée d'états indépendans, quoiqu'elle ne soit point une fédération d'états,
quoiqu'elle ne soit point soumise à une amphictyonie, on ne peut pas dire
qu'il n'y ait point une sorte de gouvernement supérieur de l'Europe, et
que ce gouvernement ne soit point nécessaire à la sécurité internationale.
Ce gouvernement est difficile à définir d'une façon précise; il se forme d'é-
lémens variables et mobiles. Si nos sociétés politiques étaient en véritable
voie de progrès, il agirait par la simple force morale, et la nécessité, de
faire appel à la force matérielle deviendrait de jour en jour plus rare pour
lui. Cette sorte de gouvernement supérieur de l'Europe qu'il est difficile
de définir, mais qui n'en est pas moins une réalité politique, ce gouver-
nement, composé d'élémens mobiles, qui donne à telle ou telle phase du
mouvement politique européen une stabilité et une sécurité relatives, qui
est capable de prévenir par son ascendant moral des désordres secondaires,
il résulte des combinaisons et des habitudes d'alliance qui existent entre
les grandes puissances. Notre génération l'a vu à l'œuvre, depuis un demi-
siècle , sous difl'érentes formes, au profit de causes diverses. Il suffit de
nommer la sainte-alliance, qui constituait ce gouvernement au profit de
l'absolutisme, et qui jusqu'à la révolution de juillet domina le continent. Il
suffit de nommer aussi l'alliance anglo-française, qui rétablit l'équilibre au
profit de la cause libérale, et qui, dans la guerre de Crimée, réussit même
à briser l'alliance des cours du Nord. Quand les phases du mouvement eu-
ropéen ont eu une certaine durée et ont joui d'une certaine sécurité, elles
l'ont toujours dû à l'existence et à la prédominance d'un système d'al-
liances agissant d'une façon plus ou moins avouée, plus ou moins discrète,
sur les affaires européennes, comme une sorte de gouvernement supérieur.
Lorsque cette haute influence vient à manquer, on dirait que le lien qui
réunit l'Europe en une société d'états est rompu ; on retombe dans l'état
de nature. C'est une situation semblable de l'Europe qui nous est révélée
aujourd'hui par la crise dano-germanique.
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100& REVUE DES DEUX MONDES.
Ce qui s'est passé entre rAlIemagne et le Danemark est, dans Tordre des
relations internationales au sein de l'Europe se croyant civilisée, un fait
de violente et grossière anarchie. Ce fait n'a pu se produire que parce
que, à droite aussi bien qu'à gauche, au point de vue libéra] comme au
point de vue conservateur, les élémens d'une influence dirigeante des af-
faires de l'Europe étaient désagrégés ou faisaient défaut. Dans l'intéres-
sante discussion à laquelle les affaires du Danemark ont donné lieu cette
semaine au sein de la chambre des lords, on a décrit l'anarchie, on n'en a
pas signalé nettement la cause supérieure. Des hommes éminens ont pris
cependant part à cette discussion, lord Grey, lord Russell, lord Derby, lord
Wodehouse. Lord Derby par exemple s'est plaint vaguement de rinfluence
que les passions révolutionnaires et démocratiques exercent sur les cours.
11 a déclaré que les affaires, sur notre continent, ne sont plus sous le con-
trôle d'hommes d'état ou de monarques guidés par la raison ; il a montré
toutes choses marchant aux extrémités sous l'impulsion des passions et au
hasard des incidens. A la pratique, il a fait voir le mouvement révolution-
naire agissant sur les petites cours allemandes à la fois par la persuasion,
par l'ambition et par la crainte; puis la Prusse, qui a des vues d'agrandis-
sement personnel, qui en outre espère enlever son venin au mouvement
révolutionnaire en se mettant à sa tête, qui d'aille'urs a la prétention de
confisquer le mouvement révolutionnaire à son profit, tout en restant elle-
même un état absolutiste et en combattant le Danemark parce qu'il est un
voisin trop infecté de démocratie pour elle; puis vient l'Autriche : celle-ci
n'aurait ni l'intérêt ni le goût d'une politique violente et agressive ; mais
r Autriche est naturellement jalouse de la Prusse. L'Autriche a peur, si
elle laisse la Prusse agir toute seule, de lui laisser prendre la direction
de l'Allemagne; elle a peur de perdre son ascendant sur les cours secon-
daires et d'être réduite à un rôle subordonné. Telle est donc l'anarchie ger-
manique décrite par lord Derby : d'abord la puissance du parti révolu-
tionnaire agissant sur les petits états, ensuite les petits états agissant sur
les jalousies mutuelles de la Prusse et de l'Autriche, enfin ces jalousies
elles-mêmes excitant entre les deux grandes puissances une émulation qui
les a entraînées à attaquer ensemble le Danemark, a Voilà, a dit lord Derby,
l'ensemble de circonstances qui crée pour l'Europe un danger grave et
imminent de guerre, quelle que soit la politique suivie par n'importe
quel gouvernement anglais. » Lord Derby s'est arrêté à moitié chemin dans
son analyse. Si l'anarchie allemande s'est donné carte blanche, si chacun
nn Allemagne a suivi sa' fantaisie, obéi à sa passion, cédé à sa jalousie,
c'est que pour le moment il n'y avait en Europe aucune influence régula-
trice et modératrice capable de contenir l'Allemagne par l'ascendant mo-
ral. Quand la Russie et l'empereur Nicolas conservaient leur prestige, rien
de pareil n'eût pu se produire : les arrangemens d'Olmûtz en sont la preuve.
Quand florissait l'alliance anglo-française, les inquiétudes des petits états
ne pouvaient aboutir à de tels événemens; elles allaient, comme à Bam-
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REVUE. — CHRONIQUE. 1005
berg, s'éteindre en de stériles conférences. Si lord Derby eût voulu mettre
le doigt sur le point vif de la situation, les aveux du comte Russell venaient
de lui faire beau jeu. Avec cette placidité candide qui parfois le distin-
gue, lord Russell venait de faire le compte en partie double de la France
et de l'Angleterre par rapport à la Pologne et au Danemark. L'an dernier,
l'Angleterre n'a pas adhéré à la politique proposée par la France dans la
question polonaise; la France voulait envoyer une note identique à la Russie
et concerter des moyens d'action , si la Russie refusait. L'Angleterre pré-
féra le système autrichien, qui consistait à laisser peser sur la Russie la
responsabilité de son refus : elle déclara franchement à la France qu'elle
ne jugeait pas convenable de faire la guerre pour la Pologne. De là mé-
contentement de la France, qui a de grandes sympathies pour la nation
polonaise, catholique comme elle. Cette année, c'est le tour du Dane-
mark. L'Angleterre a de grandes sympathies pour le peuple danois; c'est
un peuple vaillant, un peuple maritime, un peuple protestant comme l'An-
gleterre. La sympathie que la France a pour la Pologne, l'Angleterre l'a
pour le Danemark, et a de môme que l'année dernière, dit lord Russell,
nous avons refusé de nous unir à la France dans une proposition relative
à la Pologne, de même la France a refusé de s'unir à nous dans une pro-
position relative au Danemark. Nous n'avons à cet égard aucun reproche
à faire à la France. » Voilà un compte admirablement balancé : la France
et l'Angleterre se donnent là un glorieux quitus! Et, pour que le parallé-
lisme des deux conduites se poursuive jusqu'au bout, lord Russell ne dé-
daigne pas de nous emprunter la formule que nous avons mise à la mode
l'année dernière à propos de la Pologne. Nous avons répété à satiété que la
question polonaise était une question européenne, et que la France n'en-
treprendrait rien pour la résoudre, si les autres puissances n'agissaient pas
dans la même mesure qu'elle-même. Lord Russell trouve la formule merveil-
leuse, et la répète à propos du Danemark avec une égale conviction : a S'il
faut déreudre le Danemark au nom des intérêts et de l'équilibre de l'Eu-
rope, il est nécessaire que les puissances européennes s'unissent pour cet
objet; ce n'est pas à l'Angleterre d'entreprendre seule cette grande tâche. »
La diplomatie a inventé depuis un an deux formes de langage dont la France
et l'Angleterre se sont chargées à l'envi d'apprendre au monde le sens pro-
digieux. Désormais, quand on épousera la cause d'un peuple ou d'un état,
sans avoir cependant le dessein de passer du plaidoyer aux mesures actives,
on dira à ce peuple ou à cet état : Votre affaire est européenne, et je ne
peux m'y erfgager à un autre titre et dans une autre mesure que les autres
puissances européennes. Lorsque d'un autre côté on adressera des remon-
trances à un gouvernement sans avoir l'intention de donner à ses récla-
mations une sanction pratique, on préviendra cette puissance qu'on lui lais-
sera la responsabilité de son refus. Ainsi, Polonais et Danois, quand on
élève vos justes Intérêts à la hauteur dMne question européenne, vous n'i-
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1006 REYUE D£S DEUX MONDES.
gnorez pas que cela signifie pour vous l*abandon et le désespoir. Et vous^
Russes et Prussiens, quand on rejette sur vous le poids écrasant de la res-
ponsabilité de vos refus, vous savez bien que vous pouvez être tranquilles,
et que vous restez maitres d'agir comme bon vous semblera. On volt que
Tanarchie est bien plus haut que ne Tavouait lord Derby : elle est dans les
élémens du gouvernement supérieur de TEurope, elle est dans la question
des alliances.
Les alliances 1 tous les esprits élevés sentent en Europe que là est la
question considérable, grave, décisive du moment. En dehors de cette
question, tout dans la politique européenne n'est que hasard, jeu, intrigue,
surprise, violence. La conférence qui va se réunir à Londres n'a de chances
de succès que si, au-dessus des questions locales qu'elle agitera, il se re-
forme un système d'alliances. On n'est point à l'aise dans la presse, nos
lecteurs le comprendront sans peine, pour traiter au point de vue de la
France cette grave et délicate question. On n'y est point assez libre pour
indiquer par exemple les conditions du rétablissement de l'alliance active
de la France et de l'Angleterre. Nous avons signalé ici depuis longtemps le
point de rencontre qui doit se présenter à la marche des affaires étran-
gères et au développement libéral de notre vie politique intérieure. Notre
politique étrangère et notre politique intérieure, quoi qu'en puissent pen-
ser les frivoles et ridicules codini de l'absolutisme, sont solidaires l'une de
l'autre. Pour que la France ait au dehors la sécurité de sa situation et la
franchise du grand rôle que cette situation lui impose, il faut qu'elle jouisse
à l'intérieur d'une vie complètement libérale. Le libéralisme pratique ap-
pliqué dans ses institutions peut seul lui acquérir au dehors cette confiance
sans arrière-pensées qui est la condition des alliances efficaces et durables.
Mais nous abandonnons volontiers à nos députés libéraux le soin d'exposer
les rapports qui doivent exister entre notre politique étrangère et notre
politique intérieure. Ils jouissent de franchises de langage qui nous sont
refusées; puis la prochaine discussion du budget leur offrira l'occasion
naturelle, que, nous l'espérons, ils ne laisseront point échapper, de traiter
la question étrangère avec l'ampleur et le sérieux qu'elle comporte.
Nous croyons ne pas nous tromper en montrant dans le système des al-
liances le point par lequel la question étrangère peut être utilement abor-
dée en ce moment. Que si l'on entreprenait de discuter les solutions qui
peuvent être données à la question danoise, on irait se perdre dans une
confusion ennuyeuse et stérile. C'est à la conférence de débrouiller, si elle
le peut, ce chaos. On disait que la conférence se réunirait sans bases; le
défaut et le péril de ce petit congrès spécial seront au contraire d'avoir
trop de bases. Chacun s'y présentera avec la sienne. L'Angleterre y entre
avec le principe de l'intégrité de la monarchie danoise, qui, à en croire
lord Russell, serait encore accepté par l'Autriche et par la Prusse. Le Da-
nemark, au principe de l'intégrité formulé dans le traité de 1852, ajoute
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REVCE. — CHRONIQUE. 1007
les engagemens de 1851. Les états secondaires viendront soutenir Tunion
du SlesYîg et du Holstein et les prétentions du prince d^Àugustenbourg.
L'Autriche, qui par l'organe du prince Félix Schwarzenberg avait rédigé
les engagemens de 1851, aura bien de la peine à présenter une interpréta-
tion claire et raisonnable de cet arrangement ambigu. La France, en de-
mandant que les populations des duchés soient consultées , ne simplifiera
point ces difficultés enchevêtrées. Que fera la Prusse? On peut faire halte
devant cette question avec un mouvement de curiosité. Quelque jugement
que l'on porte sur le caractère et la politique du premier ministre du roi
de Prusse , il y aurait mauvaise grâce à ne point convenir que M. de Bis-
mark est, dans cette crise dano-allemande, le grand homme de la situation.
Il ne connaît point les captieuses défiances et les méticuleux scrupules qui
arrêtent tour à tour lord Russell ou M. Drouyn de Lhuys. Il n'a point l'es-
prit embrouillé de la théorie des questions européennes auxquelles chacun
ne doit prendre part qu'avec le concours des autres, et sa conscience port^
légèrement le poids de la responsabilité des refus. Lui seul a eu de l'ini-
tiative; il a créé les événemens. 11 a fait marcher l'Autriche, d'après la mé-
thode dont nous indiquions l'efficacité, il y a un an, à propos de la ques-
tion polonaise, en plaçant cette puissance entre deux peurs, en la forçant
d'opter pour la moindre et en l'entraînant dans sa propre action. S'il est
de l'école d'Alberoni ou s'il possède une étincelle du diabolique génie de
Frédéric II, c'est ce que l'avenir nous apprendra. En attendant, M. de
Bismark, qui a gardé à la Prusse l'alliance reconnaissante de la Russie et
qui lui a gagné l'alliance contrainte de l'Autriche, M. de Bismark, qui a
quelquefois l'audace de dire ce qu'il pense et quelquefois l'audace d'affi-
cher des dissimulations plus hardies que des aveux, M. de Bismark, qui ne
craint pas de faire des événemens, est un personnage considérable dont il
serait puéril et ridicule de contester l'importance. Le ministre prussien voit
trop clair dans le jeu des états secondaires, il tient trop à ménager à la
Prusse les occasions d'agrandissement dans l'avenir, s'il ne peut les mettre '
à profit dans le présent, pour que les prétentions du duc d'Augustenbourg
ne rencontrent point en lui un adversaire déclaré ou latent. Donnant le
bras à la Russie, allant au-devant de l'Angleterre, trop heureuse si elle
a quelque chance d'obtenir une satisfaction littérale pour le principe de
l'intégrité de la monarchie danoise, ramassant l'Autriche au moment oà
sera proposé un système intolérable à la cour de Vienne, celui des popula-
tions émettant leurs vœux sur une question de nationalité par le sufi'rage
universel, M. de Bismark a chance de rallier à certain moment décisif de
la délibération la majorité des voix dans la conférence. Cette perspective
nous efilarouche un peu, car c'est la France qui propose de consulter les
populations, proposition entièrement favorable au duc d'Augustenbourg^
au moins dans ses prétentions sur le Holstein. Notre véritable adversaire
au sein de la conférence sera donc M. de Bismark, et si la proposition de
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1008 REVUE DES DEUX MONDES.
la consQltaUoD du suffrage universel n'était point de notre part une de ces
propositions platoniques qui n'entraînent pour ceux qui les repoussent
que la responsabilité du refus, nous ne tirerions point un favorable augure
du rôle que nous irions jouer au meeting diplomatique de Londres. Espé-
rons néanmoins, tout en signalant le danger, que M. de Bismark sera
vaincu, s'il ose nous combattre. Les élémens d'une solution raisonnable de
la question dano-allemande ne manquent point, si en effet de tous les côtés
on veut être raisonnable. Au pis aller, les Danois divorceraient sans trop
de regret avec le Holstein, qui est contre leur propre nationalité une me-
nace permanente, tant qu'il demeure annexé à la monarchie et qu'il four-
nit un prétexte aux ingérences allemandes. Les meilleurs amis du Dane-
mark ne semblent plus pouvoir espérer qu'il sorte sans perte de cette
épreuve. Lord Wodehouse, qui a récemment rempli une mission extraor-
dinaire à Copenhague, n'a guère dissimulé ses craintes dans une récente
séance de la chambre des lords. Il s'est plaint que le Danemark n'eût point
fait de concessions opportunes; quand il cédait quelque chose, c'était tou-
jours trop tard. « Sans doute, disait lord Wodehouse, j'admets que la con-
duite des puissances allemandes a été mauvaise, qu'elle a été marquée par
la violence et une grande duplicité; mais je persiste à penser que, si lo
Danemark avait suivi une autre conduite, il aurait obtenu une conférence
avant que le Slesvig ne lui eût été enlevé. » Il faut tenir compte de ces
regrets et de ces craintes, car dans les courtes observations qu'il a pré-
sentées sur cette question, lord Wodehouse n'a point démenti la réputation
discrète encore d'homme d'état dont il jouit dans les cercles politiques.
Lord Wodehouse a prononcé un mot qui montre qu'il est préoccupé de la
dislocation des grandes alliances. « Dans la position, a-t-il dit, où se trou-
vent maintenant l'Angleterre, la Russie et la France, je doute beaucoup qu'il
nous convienne de prendre part à des traités tels que celui de 1852. L'An-
gleterre ne doit plus intervenir que le moins possible dans les diverses
affaires de l'Europe. » L'observation de lord Wodehouse n'est pas seule-
ment applicable à l'Angleterre. Les grandes alliances faisant défaut, toutes
les questions internationales deviennent des occasions de froissemens pé-
nibles pour Tamour-propre des cabinets ou de périls pour les solides inté-
rêts des peuples.
Sur le continent néanmoins, la politique d'abstention est accompagnée
d'un danger dont l'Angleterre peut se croire à l'abri : il peut arriver qu'un
état continental qui n'a pas su entretenir et conserver ses alliances se
trouve, sur une grande question, frappé d'isolement; sur le continent, une
politique isolée ne peut ni inspirer la sécurité, ni la posséder pour elle-
raôrae d'une façon durable. Ce danger touche peu l'Angleterre. Ce pays
jouit en effet de la vie politique intérieure la plus large, la plus active, la
plus saine : les progrès gigantesques et ininterrompus de son industrie, de
son commerce, sa prospérité financière, l'accroissement incessant de ses
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REVUE. — CHRONIQUE. 1009
capitaux et l'extension de ses entreprises dans toutes les parties du monde
lui tiennent amplement lieu de ces satisfactions que Timagination d'autres
peuples rêve ou cherche dans les expéditions militaires ou dans la propa-
gande des idées. La plus grande crise intérieure que l'Angleterre ait à re-
douter, c'est le spectacle intéressant des luttes de partis, c'est la victoire
d'un parti sur un autre, victoire qui s'accomplit par la substitution paci-
fique d'un nouveau ministère à un vieux cabinet. On s'était cru naguère à
Londres à la veille d'un changement de scène de cette sorte. Le ministère,
qui s'appuie sur une majorité peu considérable, était menacé d'un prochain
et pénible échec auquel il n'eût pu survivre. Une question personnelle met-
tait en péril le cabinet : c'était la présence persistante de M. Stansfeld dans
l'administration après le fâcheux éclat que venaient de recevoir ses rela-
tions avec M. Mazzini. Certes le caractère de M. Stansfeld était estimé
comme son talent : personne ne supposait un instant qu'il fût mêlé, même
indirectement, à de viles conspirations, on le considérait comme victime
d'un accident; mais un sentiment très vif de bienséance souffrait dans la
société anglaise de voir qu'il ne prit pas son parti de bonne grâce, et qu'il
ne sortit pas immédiatement, pour ainsi dire, du salon où était venue l'at-
teindre une éclaboussure très désagréable pour lui et pour ses voisins.
Ce sentiment en s'irritant était monté jusqu'à l'impatience, et pour se dé-
faire de cet hôte on eût bientôt congédié peu poliment les personnes de
sa compagnie, c'est-à-dire le cabinet. Les clémentes vacances de Pâques
ont arranjgé tout ceia. Pendant ce loisir, M. Stansfeld a compris qu'il ne
suffisait pas d'offrir, comme il l'avait fait, sa démission; il l'a donnée. Lord
Palmerston a profité de l'occasion pour remanier un peu son ministère en
le fortifiant. Le duc de Newcastle, ministre des colonies, était malade de-
puis longtemps; désespérant d'un rétablissement prochain, il a donné sa
démission. Si cette démission annonce une retraite absolue des affaires, le
monde politique anglais éprouve une perte sensible. Quand il n'était en-
core que lord Lincoln, le duc de Newcastle avait fait avec distinction son
apprentissage ministériel à l'école de sir Robert Peel. Il avait été sous lord
Aberdeen, et pendant l'expédition de Crimée, ministre de la guerre. C'est
lui qui fut chargé d'accompagner le prince de Galles dans son voyage aux
États-Unis. C'était un ministre laborieux, d'un caractère ferme, d'opinions
libérales très décidées, et son nom était prononcé parmi ceux des rares
personnages que l'on considère comme pouvant être un jour premiers
ministres d'un cabinet libéral. Le duc de Newcastle est remplacé par
M. Cardwell, un autre élève favori de Peel, qui occupait déjà dans le cabi-
net la sinécure de la chancellerie du duché de Lancastre. En laissant cette
sinécure vacante, M. Cardwell a permis à lord Palmerston d'obtenir une
accession importante. Lord Clarendon a accepté la chancellerie de Lan-
castre et un siège dans le cabinet. Lord Clarendon est aussi, en Angleterre,
de l'étoffe des hommes qui peuvent être premiers ministres, et l'on sait
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rintérêt qu'il ne cesse de prendre aux questions étrangères, qu'il a long-
temps dirigées. L'entrée de lord Garendon, en prouvant qu'il adhère à la
politique du cabinet, lui apporte une nouvelle force. Lord Qarendon n'eât
peut-être pas écrit, comme lord Russell, cent soixante-dix dépêches sur la
question danoise; mais il approuve évidemment la politique suivie dans
cette prodigieuse effusion diplomatique. Voilà donc le personnel du char
de rétat remis au complet; il est lesté du budget de M. Gladstone, et le
vieux Pam peut remonter sur le siège en mordillant de ses lèvres nar-
quoises une fleurette printanière.
On ne peut point analyser ces brillans discours que M. Gladstone pro-
nonce chaque session en présentant à la chambre des communes les voies
et moyens de Tannée. Gomment essayer de tirer la quintessence de ces
harangues qui s'étalent Joyeusement dans une douzaine de colonnes du
Times? G'est la statistique élevée à la poésie, c'est l'arithmétique illustrant
de totaux splendides la vie de ménage d'un peuple; ce sont des chants
économiques accompagnés de fanfares de chiffres. Gomme M. Gladstone est
à l'aise au milieu de ces millions qui produisent des milliards , avec queUe
prestesse il leur fait accomplir les manœuvres de l'addition, de la soustrac-
tion, de la multiplication et de la division! comme il sait et nous apprend
d'où ils viennent et où ils vont! Ceut-ci arrivent de telle cédule A, B, C ou
D de Yincome-lax, ceux-là descendent du thé, les uns du sucre, les autres
de la drèche. Et ce n'est pas tout de nous montrer ces magiques résidus
de la consommation qui se cristalUsent en livres sterling : chaque branche
du revenu, pour qui sait y lire comme M. Gladstone, est l'épopée du com-
merce, de l'industrie, de la marine et de la vie de la nation. Si le revenu a
donné tant, c'est qu'on a importé tant de la Chine et de la Russie, des
États-Unis et de l'Egypte, de l'Australie et de la France; mais si l'on a im-
porté tant, on a consommé tant dans le pays et exporté tant. Alors recom-
mence cette odyssée qui traverse toutes les mers et s'en va à tous les bouts
du monde. Puis tout cela se résume en quelques faits décisifs qui établis-
sent la marche de la politique gouvernementale; l'honneur, la gloire du
ministre financier sont triples : victoire si les dépenses ont diminué, vic-
toire si le revenu s'est accru, victoire enfin si l'excédant des recettes sur
les dépenses laisse dans le présent une ressource pour amortir la dette pu-
blique, et pour l'avenir la faculté de réduire les impôts! Gette triple vic-
toire, M. Gladstone l'a remportée cette année aux applaudissemens de l'An-
gleterre. Les dépenses sont en voie de diminution; elles ont été réduites
de 150 millions de francs depuis 1860; l'excédant des recettes est de plus
de 70 millions de francs; il sert à diminuer les droits sur le sucre, sur le
thé, à diminuer d'un penny par livre Vincome-lax. Le budget de M. Glad-
stone est en un mot l'exposé de cette situation économique si prodi-
gieusement prospère où se trouve l'Angleterre, et qui lui fait prendre en
répugnance et en dédain ces petites quepelles politiques de notre petit
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REVUE. — CHRONIQUE. lOU
continent qui pourraient venir déranger ce colossal atelier de richesse et
introduire de ruineuses soustractions dans les voies et moyens de M. Glad-
stone. Cet éloquent ministre ne sert pas seulement son pays par son esprit
de vigilante économie et par ses hardies et libérales conceptions; il rend
aussi service à la science financière par la lucide, chaude et séduisante
forme de ses exposés. Il nous montre par son exemple qu'il est possible de
traiter les questions financières autrement que d'une façon ennuyeuse.
C'est ce que Ton ne veut point encore comprendre dans nos corps politi-
ques. Que Ton compare les discours de M. Gladstone atix insipides et inu-
tiles rapports de nos commissions de finance. Ces rapports, nous en con-
venons, ont rarement à nous apprendre quelque chose d'agréable; chez
nous, les dépenses ne diminuent pas : au contraire la dette publique aug-
mente, les accroissemens du revenu, au lieu de fournir des ressources à la
réduction des impôts, ne suffisent point à remplir les insatiables décou-
verts; mais si toutes ces choses-là nous étaient dites d'une façon claire et
animée, avec l'intelligence et le sentiment qui remontent vivement des ef-
fets aux causes, le pays apprendrait dans les discussions du budget sa si-
tuation, ses besoins, ses droits, et sa volonté réagirait .vite sur la politique
dont un budget est la conséquence et l'expression. En quelques heures em-
ployées à la chambre des communes et avec quelques colonnes remplies dans
le Times j un chancelier de l'Échiquier apprend cela à l'Angleterre; chez
nous, une commission consacre trois mois à préparer sur la loi de finances
présentée en un volume, que les initiés seuls savent déchiAVer, un rapport
non moins indéchiffrable pour le public, et que le public n'a jamais lu.
Que dirons-nous de la réception faite par le peuple anglais à Garibaldi ?
Elle ne nous a point surpris. Cet enthousiasme s'adresse non certes à toutes
les idées de Garibaldi, mais aux qualités que tout le monde aime et ad-
mire dans son caractère, et à la vie d'aventures extraordinaire que lui
a faite son héroïque fanatisme. Comme symptôme moral, cet empressement
auprès d'un soldat qui n'a voulu être que l'homme d'une seule idée, ces
foules qui l'accompagnent, ces corporations municipales qui le félicitent,
ces palais qui l'abritent, ces sélect parties aristocratiques qui se réunissent
pour le recevoir, ces luncheons que les duchesses lui préparent dans leurs
villas, cette fête bruyante, bigarrée, mais cordiale, donnée ainsi par un
peuple entier à un homme du peuple sincère, vaillant et dévoué, compose
un spectacle qui laissera une page honorable dans l'histoire illustrée de ce
temps-ci. Nous croyons que Garibaldi , à travers son enthousiasme, a du
bon sens; son bon sens l'avertira, nous l'espérons, que les hommes d'état
anglais sont plus de la famille de Cavour que de la sienne, et que, s'il veut
faire durer auprès d'eux son succès, il doit se garder des excentricités ré-
volutionnaires.
M. Duvergier de Uauranne vient de publier le sixième volume de son
histoire parlementaire de la France. A mesure que ce grand ouvrage se
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1012 REVUE DES DEUX MONDES.
poursuit, on eu comprend mieux Timportance. M. Duvergier de Hauraone
fait, à proprement parler, aux générations nouvelles un cours de politique
expérimentale. Où pouvons-nous mieux apprendre les causes des échecs
que la liberté a subis en France dans le passé, et les raisons profondes qui
rendent son succès inévitable dans Tavenir, que dans le récit des tâtonne-
mens, des aspirations, des erreurs, des luttes à travers lesquelles notre
pays a si longtemps et si ardemment poursuivi rétablissement du régime
représentatif? Le sixième volume termine une curieuse phase politique de
la restauration, celle qui commence à Tordonnance du 5 septembre, à la
dissolution de la chambre introuvable, et qui se termine par ravénement de
M. de Vjllèle au ministère. Un grand effort fut fait durant cette phase par
une élite d^hommes sensés et modérés pour placer le gouvernement au-
dessus des deux partis, le parti royaliste et le parti révolutionnaire, qui ne
pouvaient triompher l'un ou l'autre que par le renversement de la charte
ou le renversement du trône. Dans ce volume, nous voyons le parti mo-
déré, le centre, succomber enfin sous les fougueuses et aveugles agres-
sions de la droite. A Tintérèt des luttes parlementaires, expliquées et ré-
sumées avec un grand art par M. Duvergier de Hauranne, s'ajoute le récit
des combinaisons particulières qui furent souvent le secret ressort des
événemens publics. C'est cette partie de son récit qui donne surtout un prix
réel à cet ouvrage ; une foule d'éclaircissemens y arrivent pour la pre-
mière fois à l'histoire; l'auteur a eu à sa disposition les papiers, les cor-
respondances, les mémoires des hommes d'état de ce temps, et personne
n'en pouvait tirer un meilleur parti. Les papiers de M. de Villèle lui ont
déjà fourni d'utiles indications; mais c'est dans les volumes suivans qu'il
aura surtout à en faire usage, et nous sommes curieux de voir la physio-
nomie définitive que ces révélations inédites donneront à cet habile mi-
nistre.
La publication du dernier volume de M. Duvergier de Hauranne a suivi
de près la séance de réception de M. Dufaure à l'Académie française ; c'est
une coïncidence, car l'homme distingué, M. Pasquier, dont M. Dufaure
avait à esquisser le portrait, remplit aussi le récent volume de l'historien
parlementaire. M. Pasquier n'a peut-être jamais eu à déployer plus d'ac-
tivité dans sa vie politique que sous le second ministère du duc de Riche-
lieu, au moment où le centre allait être supplanté au pouvoir par la
droite. Le discours de M. Dufaure a été grave, sobre, simple : peut-être
M. Pasquier était-il une nature trop souple, trop déliée, trop mondaine et
en môme temps pas assez saillante au point de vue du talent pour se
laisser saisir par le vigoureux avocat, mieux préparé par les habitudes de
sa vie aux mâles argumentations de la tribune ou du barreau qu'au dessin
des pastels académiques. A la façon remarquable dont l'orateur a défini et
décrit ce grand acte de l'esprit humain que l'on appelle l'improvisation , il
était visible qu'il était à la gêne dans le cadre du discours écrit. M, Dufaure
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REVUE. — CHRONIQUE. 1013
parait avoir fait des volumineux mémoires de M. Pasquier une lecture stu-
dieuse, et il en a tiré une biographie claire, exacte, mesurée. C*est M. Patin
qui a répondu à M. Dufaure. Bien qu*une excursion dans la vie politique
fût une aventure un peu nouvelle pour un homme voué aux recherches
et aux délicates voluptés de Térudition, M. Patin a mené son escapade à
très bonne fin. Il a su dignement marquer la place que M. Dufaure occupe
dans réioquence politique contemporaine, guidé par cette pénétration et
servi par cet art des nuances au moyen desquels le littérateur accompli
comprend tout et sait tout rendre. s. porcadb.
REVUE MUSICALE.
Il n'est pas trop tard encore pour parler d'un opéra en cinq actes re-
présenté au Théâtre -Lyrique le 19 mars. Tout le monde sait déjà que la
musique est de M. Gounod et que le librello a été arrangé par M. Michel
Carré. Le sujet de Mireille est tiré d'un poème écrit en langue provençale
par M. Frédéric Mistral. Ce petit chef-d'œuvre parut, je crois, en 1869, et
le poète du midi le dédiait à M. de Lamartine. « Je te consacre Mireille,
disait-il à l'auteur des Méditations : c'est mon cœur et mon âme, — c'est
la fleur de mes années, — c'est un raisin de Crau qu'avec toutes ses feuilles
t'offre un paysan. » Ces simples paroles indiquent déjà que M. Mistral s'est
nourri de la poésie grecque.
« Écoutez donc. — Je chante une jeune fille de Provence. — Dans les
amours de sa jeunesse, — à travers la Crau (i), vers la mer, dans les blés, —
humble écolier du grand homme, je veux la suivre. — Comme c'était seu-
lement une fille de la glèbe, — en dehors de la Crau il s'en est peu parlé...
« Au bord du Rhône, entre les peupliers — et les saulaies de la rive, —
dans une pauvre maisonnette rongée par l'eau, — un vannier demeurait,
— qui, avec son fils, passait ensuite de ferme en ferme, et raccommodait
— les corbeilles rompues et les paniers troués. — Ce vannier, Ambroise,
avait un fils, Vincent, qui — n'avait pas encore seize ans; mais, tant de
corps que de visage, c'était certes un beau gars et des mieux découplés,—
aux joues assez brunes. »
(i) La Crau (du grec kraûros, aride), vaste plaine aride et rocailleuse. C*est TArabie-
Pétrée de la France. Elle est traversée par le canal de Craponne, qui la parsème d'oasis.
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lOli REYUE DES DEUX MONDES.
L*héroîne de ce poème est Mireille, fille de maître Ramon, riche fermier.
t Mireille était dans ses quinze ans... Le gai soleil Tafait fait éclore pure
et ingénue; son visage avait deux fossettes; son regard était une rosée qai
dissipe toute douleur... Le rayon des étoiles est moins doux et moins pur.
— Fol&tre, sémillante et un peu sauvage, elle séduisait tous ceux qui Tap-
procliaient... »
Le riche Ramon, père de Mireille, reçoit un soir dans sa maison les labou-
reurs et les ouvriers qui travaillaient dans sa ferme. Cétait un homme fier,
rude, dont on craignait les emportemens. t Maître Ambroise, dit -il d*un
ton superbe, allons, laissez là les corbeilles; ne voyez -vous pas naître les
étoiles? Mireille, apporte une écuellel Allons, à table, car vous devez être
las. — Allons, dit le vannier. » Et tous s'avancent vers un coin de la tzble
de pierre. Mireille, leste et accorte, assaisonna avec Thulle des oliviers on
plat de féveroles qu'elle vint apporter elle-même. » Au milieu de ce repas
champêtre : t Eh bien! maître Ambroise, dirent quelques laboureurs, ne
nous chanterez- vous rien ce soir? » Gomme il ne répondait pas à la ques-
tion qu'on lui faisait : cDe grâce, maître Ambroise, dit Mireille, chantez
un peu, cela récrée. — Belle fillette, répondit Ambroise, ma voix est un
épi égrené; mais pour te plaire elle est déjà prête. » Aussitôt il conunença
cette chanson. Ambroise avait été marin, et la chanson qu'on lui de-
mande, c'est le récit d'un combat naval où il était présent sous le com-
mandement du bailli de SufTren. Après avoir terminé sa description, qui est
une des pages les plus belles du poème, les laboureurs se lèvent de table
pour aller abreuver leurs bêtes. Mireille reste seule avec Vincent, le fils de
maître Ambroise. Ils causaient entre eux, lorsque la jeune fille lui dit:
c Ah çàl Vincent, quand tu as sur le dos ta bourrée et que tu erres çà et là,
raccommodant les paniers, tu dois voir dans tes courses des châteaux an-
tiques, des lieux sauvages, des fêtes, des pardons?... Nous, nous ne sortons
jamais de notre colombier. » A cette question, d'une simplicité adorable,
Vincent répond par un long récit où il raconte sa vie et le genre de ses
travaux. « Dès que l'été vient, sitôt que les arbres d'olives se sont couverts
de fleurs,... nous allons chercher la cantharide... » Après avoir demandé à
Mireille si elle a jamais été aux Saintes, Vincent décrit une fête populaire,
les Saintes-Martes de la mer, qui se donnait le 23 mai de chaque année. Le
récit terminé, la jeune fille dit à sa mère : « Il m'est avis, ma mère, que,
pour un enfant d'un vannier, il parle merveilleusement... Écoutons, écou-
tons encore... Je passerais à l'entendre mes veillées et ma viel »
Ainsi se noua cet amour si chaste de la riche Mireille avec le fils du pauvre
Ambroise. Dans le deuxième chant se trouve la description de la cueillette
des mûriers, qui est aussi une fête joyeuse de la Provence. < Mireille esta
la feuillée; elle avait mis ce jour-là pour pendeloques deux cerises. > Vin-
cent ne tarde pas à apparaître avec son vêtement pittoresque : c Ohl Vin-
cent, lui crie Mireille du milieu des allées vertes, pourquoi passes-tu si
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REVUE. — CHRONIQUE^ 1015
vite? » Vincent se tourne aussitôt vers la plantation, où il découvre la fil-
lette tout au haut d'un mûrier. « Eh bien î Mireille, vient-elle bien la feuillée?
— Ah l peu à peu tout se dépouille. — Voulez-vous que je vous aide ? —
Oui. » Pendant qu'elle riait là-haut, Vincent grimpa sur l'arbre comme un
ioir.
Il s'engage ici entre les deux amans un dialogue d'une grâce et d'une
simplicité charmantes qui rappelle certaines scènes des romans grecs (1).
Après s'être questionnés sur leur famille et sur leur manière de vivre :
« Ressembles- tu à ta sœur? dit Mireille. —Qui? moi?... Il s'en faut I elle est
blondine, et mol je suis, vous le voyez, brun comme un puceron; mais
savez- vous qui elle rappelle, vous? Vos têtes éveillées comme les feuilles
du myrte, vos chevelures abondantes, on les dirait jumelles... — Ainsi tu
me trouves jolie, répond Mireille, plus jolie que ta sœur? — Beaucoup plus.
— Et qu'ai-je donc de plus? — Mère divine l et qu'a le chardonneret de
plus que le troglodyte grêle, sinon la beauté même, le chant et la grâce? »
Ce dialogue, d'une exquise fraîcheur, amène bientôt un incident qu'il est
bon de connaître. •
« Ils firent une halte dans leur travail, et, comme Ils mettaient les feuilles
cueillies dans le même sac , les doigts de la jeune fille rencontrèrent em-
mêlés les doigts brûlans de Vincent. Ils tressaillirent tous les deux de ce
contact imprévu, et leurs joues se colorèrent de la fleur d'amour. La jeune
fille retirant sa main du sac avec efl'rol : Qu'avez-vous? une guêpe cachée
vous a-t-elle piquée? — Je ne sais, dit-elle à voix basse et en baissant le
front... Et sans plus tarder chacun se met à cueillir de nouveau quelque
brindille... Avec des yeux malins, ils s'épiaient à qui rirait le premier. »
Quelle délicatesse! On ne peut mieux exprimer les nuances de deux jeunes
cœurs qui sont aussi purs que la lumière qui éclaire ce tableau d'une cou-
leur vraiment antique. « Vois, vois, s'écrie Mireille... — Qu'est-ce? répond
Vincent. — Le doigt sur la bouche, vive comme une locustelle sur un cep,
elle indique du bras un nid... Alors Vincent, retenant son souffle, plonge
sa main dans un trou. — - Qu'est-ce? demande Mireille toute haletante. —
Des pimparriens, — Comment? — De belles mésanges bleues. » Mireille
éclate de rire. — « Écoute, dit-elle, ne l'as-tu jamais entendu dire? lors-
qu'on trouve à deux un nid au faîte d'un mûrier ou de tout arbre pareil,
l'année ne se passe pas que la sainte église ne vous unisse. Un proverbe,
dit mon père, est toujours véridique. — Oui, réplique Vincent, mais il faut
ajouter que cet espoir peut se fondre, si avant d'être en cage ils s'échap-
pent. — Jésus mon Dieu I prends garde ! — Ma foi , répond le jouvenceau,
(i) U Chasseur ou Histoire eubéenns par exemple, conte moral de Dion Chrysos-
tome, qui parut avant Daphnis et Chloé, et qui lui est supérieur par la franchise des
peintures, la vérité du ton et la pureté des sentimens. On trouve dlntéressans détails k
ce sujet dans V Histoire du Roman de M. Chassang, maître de conférences à l'École
normale.
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lOlô BEYUE DES DEUX MONDES.
le meilleur endroit pour les serrer serait peut-être votre corsage. —Tiens,
oui, donne. » Et le garçon aussitôt plonge sa main dans le nid et en tire
quatre oiselets, t Bon Dieu! 8*écrie Mireille en tendant la main, oh! la gen-
tille nichée l ohl les jolies tètes bleues!... Et, blottie dans le sein de li
jeune fille, la couvée croit qu*on Ta remise au fond de son nid. »
Cet amour entre une riche héritière et le fils d'un pauvre vannier sera
traversé par trois prétendans : il y a d*abord le berger Alari, f qui pos-
sède mille bêtes à laine; on dit aussi qu'il a neuf tondeurs qui travail-
lent pour lui pendant trois jours. Je ne fais qu'indiquer une charmante
description où le poète a peint ce mouvement de la campagne si propre à
féconder Timagination. t Voilà Mireille qui va et vient, se dit le p&tre; ohl
Dieu! Ton m'a dit vrai, ni dans la plaine, ni sur les hauteurs, ni en pein-
ture, ni en réalité, je n'en aurai vu aucune qui aille à la ceinture de cette
jeune fille pour les manières, la grâce et la beauté. » Quand il fut devant
elle, il lui dit d'une voix tremblante : t Pourrais-tu me montrer un sentier
pour traverser les collines? Sinon, jeune fille, j'ai peur de ne pas en sor-
tir. — Il n'y a qu'à prendre le droit chemin... Voyez, répondit la fille des
champs, vous enfilez ensuite le désert de l'Iremale... — Ah! répondit le
pâtre, si j'avais l'heur que tu acceptasses ma livrée, je t'offrirais non pas
des bijoux d'or, mais un vase de buis que j'ai fait pour toi. — En vérité,
répondit Mireille, votre livrée tente la vue;... mais mon bien-aiméena
une plus belle,... son amour, pâtre l — Et la jeune fille disparut comme un
lutin, y»
Le second prétendant est Veran , le gardien de cavales, c II venait du
Sambuc, où il possédait cent cavales blanches... Un jour que Veran par-
courait la Grau jusqu'auprès de Mireille, dont il avait entendu louer la rare
beauté, il y vint fièrement, avec veste à l'arléslenne longue et blonde, et
jetée sur l'épaule en guise de manteau... Lorsqu'il fut devant le père de
Mireille : — Bonjour à vous et bien-être aussi l je suis le petit-Ms du gar-
dien Pierre. — J'ai connu ton aïeul, et certes j'avais avec lui une amidé de
longue main... — Ce n'est pas tout, dit le jeune homme, et vous ne savez
pas ce que je veux de vous... Les gens de Grau qui viennent au Sambuc
m'ont parlé souvent de votre Mireille, dont on m'a fait un portrait qui
m'inspire le désir de devenir votre gendre. — Veran, répondit le père,
puissé-je voir cela, car le rejeton de Pierre ne peut que m'honorer!— Puis,
levant les mains au ciel , Ramon ajouta : — Pourvu que tu plaises à la pe-
tite,... car, étant seule, elle est la bien-aimée... » Sur cela, il appelle sa
fille, et lui conte vite ce qui se traite. Pâle, tremblante d'appréhension,
elle lui dit : — « A quoi pense votre sainte intelligence pour vouloir ro'éloi-
gner de vous si jeune? La mère de Mireille approuve ces paroles, et le gar-
dien, en souriant : — Maître Ramon, répond-il, je me retire, car, je vous
le dis, un gardien camarguais connaît la piqûre. »
Un troisième prétendant sera le mauvais génie qui brisera la destinée
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REVUE. — CHRONIQUE. 1017
des deux enfans. Ourrias le toucheur vient aussi au nias pour voir la jeune
fille. Il vivait seul avec ses vaches qu'il conduisait lui-môme aux pâturages.
0 Élevé avec les bœufs, il en avait Tallure. 11 avait Tair sauvage, Tair re-
vêche et Pâme dure. » Et ce portrait se complète par le récit d'une lutte
homérique d'Ourrias contre un bœuf colossal, c Miséricorde I Vécrie le
poète, le bœuf remporte. L'homme a roulé devant lui, entraîné par Télan.
Fuis la mort, fuis la mort, lui crle-t-on; mais le bœuf avec ses pointes
Tenlève dans les airs et le lance en arrière à une grande distance. Le mal-
heureux tomba la face contre terre où il fut brisé. Il portait depuis lors
la cicatrice qui le défigurait. C'est ainsi qu'il vint voir Mireille, monté sur
sa cavale et armé de sa pique. »
On peut citer l'entrevue d'Ourrlas et de Mireille, le dialogue qui s'en-
gage entre eux comme une des pages de la poésie moderne qui se rap-
prochent le plus de la simplicité de l'art grec. Ce dialogue semble déta-
ché d'un chant dé VOdyssée, « Bonjour, dit Ourrias. Eh bien! vous rincez
vos éclisses... à cette source claire? Si vous le permettiez, j'abreuverais
ma bête blanche. — Oh! l'eau ne manque pas ici, répondit-elle, vous pou-
vez la faire boire dans l'écluse tant qu'il vous plaira. — Belle, dit le sau-
vage enfant, si comme épouse ou pèlerine vous veniez à Sylvaréal, où l'on
entend la mer, belle, vous n'auriez pas tant de peine, car la vache de race
noire, libre et farouche, on ne la trait jamais, et les femmes ont du bon
temps. — Jeune homme, au pays des bœufs, les jeunes filles meurent d'en-
nui. — Belle, il n'y a pas d'ennui quand on est deux. — Jeune homme, qui
s'égare dans ces contrées lointaines boit, dit-on, une eau amère, et le so-
leil brûle le visage. — Belle, vous vous tiendrez sous l'ombre des pins. —
Jeune homme, écoutez : ils sont trop loin, vos pins, de mes micocouliers.
— Belle, prêtres et filles ne peuvent savoir dans quelle patrie ils iront, dit
le proverbe, manger leur pain un jour. — Pourvu que je le mange avec
celui que j'aime, jeune homme, je ne demande rien de plus, pour me se-
vrer de mon nid. — Belle, s'il en est ainsi, donnez-moi votre amour. —
Jeune homme, vous l'aurez, dit Mireille; mais auparavant ces plantes de
nymphéa porteront des raisins colombins , votre trident jettera des pleurs,
ces collines s'amolliront comme la cire, et l'on ira par mer à la ville des
Baux. 1»
Ainsi, dans le poème de M. Mistral, les sentimens les plus exquis, la
force, la vérité, la grâce, s'unissent et forment une œuvre d'une origina-
lité incontestable. Sans prolonger cette analyse, il nous suffira de dire
qu'Ourrias tente d'assassiner Vincent, qui se conduit en héros sans perdre
la vie. Mireille, désespérée, quitte la maison paternelle et va se réfugier aux
Saintes-Mariés, où elle expire vierge et martyre, entourée de son père, de
sa mère et de Vincent, à qui elle adresse ces touchantes paroles : a Mon
bel ami, d'où viens-tu? dis, te souviens-tu des jours où nous causions là-
bas à la ferme, assis ensemble sous la treille? Si quelque mal te déconcerte.
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1018 REYUË DES D£UX MONDES.
me dis-tu, cours vite aux Saintes-Mariés;... tu auras vite du soulagement..
Ah! cher Vincent, que ne peux-tu voir dans mon cœur! mon amour est
une source qui déborde;... délices de toute sorte, grâces, bonheurs, j'en ai
en surcroît... — Elle est morte... ne voyez-vous pas qu'elle est morte? s'é-
cria Vincent, et avec toi le trOne de ma vie est tombé... Bons Sain tins, je
me confie en vous... pour un deuil pareil, ce n'est pas assez que les pleurs;...
creusez-nous dans l'arme pour tous deux un seul berceau;... élevez un tas
de pierres, afin que l'onde ne puisse jamais nous séparer... — Et hors de
lui le vannier vint éperdument se jeter sur le corps de Mireille, etrin-
fortuné serra la morte dans ses embrassemens frénétiques... Le cantique
là-bas, dans les vieilles églises, se fait entendre... »
Il est inutile maintenant que nous donnions une analyse du librelto de
M. Michel Carré, dont les personnages et les principales scènes sont tirés
du poème; c'est pourquoi nous allons aborder la musique de M. Gounod,
qui est la partie de l'œuvre qu'il nous importe le plus d'apprécier. D y a
/ une ouverture qui n'est pas un chef-d'œuvre, bien que le compositeur ait
essayé de se pénétrer de la poésie de son sujet. Le rideau se lève, et un
chœur de femmes chante le plaisir de la cueiHeUe, scène agréable dans
I le poème ; mais le motif de M. Gounod est d'une^ul^rité fâcheuse, ainsi
que le récit de la sorcière Taven. L'entrée de Mireille, nous prouve que cette
figure idéale est complètement défigurée par le pinceau gris de M. Gounod.
J'engage les amateurs de la bonne musique, qui ne sont pas inféodés à l'au-
teur de la Reitie de Saba, à parcourir la partition que nous avons sous le^
yeux; ils y verront des phrases boiteuses, laides, tourmentées, écrites avec
, une prétention au style qui double l'ennui. Le duo entre Mireille et Mn-
cent, qui dans le poème est une situation presque digne de Théocrite, o'a
que la grâce vulgaire d'un nocturne. Je ne connais rien de plus commun
et de plus prosaïque que la phrase par laquelle M. Gounod traduit ce dia-
logue charmant : c Ainsi tu me trouves gentille plus que ta sœur? — Beau-
coup plusl répond Vincent. — Et qu'ai- je de plus? — Mère divine! et qu'a
le chardonneret de plus que le troglodyte, sinon la beauté même, le chant
et la grâce? »
Le second acte s'ouvre par la farandole, fête qui se donne dans l'enceinte
des arènes d'Arles. On chante, on boit, on rit, et le chœur à trois voix est
d'un bon effet. Il y a dans l'accompagnement de cette introduction de jolis
détails d'instrumentation. De la chanson du Magali, qui est une petite mer-
veille dans le poème, où un seul personnage la chante, M. Gounod a fait
presque un duo entre Mireille et Vincent, soutenus par le chœur. La phrase
qui accompagne ces paroles : — VoUeau s'endort sous la ramée, — est do
plain-chant et non pas de la musique , et on chercherait vainement dans
cette longue complainte un rayon de lumière qui indique le pays béni où
se passe l'action. Une autre chanson, celle de la magicienne, n'est pas plus
originale que le Magali : c'est une mélopée en style syllabique qui serait
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REVUE. — CHRONIQUE. 1019
/ mieux placée dans une petite comédie que dans une légende poétique. L'air
' qui suit, et dans lequel Mireille exprime son amour pour Vincent, n'a
d'autre mérite que d'être trop long, trop développé, et surtout trop mo-
' dulé pour les ressources de la voix humaine. Dans le second mouvement en
/ mi bémol, où Mireille se dit : — A toi mon âme, je suis ta femme, —
\ M. Gounod a enveloppé ce texte vulgaire d'une mélopée qui n'est ni de la
mélodie franche, ni du récitatif cursif, qui est la forme de la déclamation
lyrique. Il ne manque rien à cet air pour être digne de la Mireille du
Théâtre-Lyrique : on y a mis des points d'orgue et de chétives fioritures.
Je passe sur des couplets pour voix de basse que chante Ourrias pour cé-
lébrer les filles d'Arles, et j'arrive au finale, dont le motif est la demande
de la main de Mireille par Ambroise, père de Vincent. Le refus de Ramon,
l'opposition que fait Ourrias, le désespoir de Mireille, sa résistance héroï-
que, les menaces de son père, tous ces épisodes sont encadrés 'dans un
grand tableau qui est la page la mieux réussie de l'ouvrage.
Le troisième acte représente le Val-d'Enfer. Cette scène de mélodrame !
est d'un style violent qui fatigue l'esprit sans produire aucune émotion..
Passons sur un duo entre Vincent et Ourrias qui ne mérite pas même une
mention honorable, et nous laisserons aussi aux amateurs des rêvasseries
de M. Gounod l'air de basse dans lequel Ourrias s'accuse d'avoir assassiné '
Vincent. Ce n'est pas une mélodie, ce n'est pas un chant, ce n'est pas un
récit cursif; c'est une mêlée de sons et d'accords dissonans, effet grossier
que M. Wagner lui-même blâmerait. Taime mieux le chœur des moisson-
neurs qui ouvre le quatrième acte : il est joli , et il produit un bon effet,
parce qu'il repose sur un motif bien accusé qui domine heureusement
l'harmonie de l'ensemble. Les parties marchent avec aisance, et ne font
pas dans ce morceau ces intervalles diminués dont abuse si souvent ,
M. Gounod. Ce chant est coupé par un chœur d'enfans qui ajoute à l'heu-
reux effet de l'introduction. J'estime moins le duo entre Mireille et Vince- '
nette : le chant en est commun, et la conclusion en la majeur manque
d'originalité. Une chanson de berger, d'un accent mélancolique, fait une
diversion piquante avec le duo qui précède. Que dire de tout ce qui reste
encore de morceaux et de scènes dans cet interminable quatrième acte?
La vision de Mireille est quelque chose d'inoui. Je signale aux artistes et
aux hommes de goût la partie de cette déclamation vulgaire qui commence
à la page 196 de la partition. «Marchons, marchons, » dit Mireille, et la
voilà partie sur une mélopée laide, commune, remplie d'intervalles crus
comme celui qui traduit ce mot : a sous le ciel qui rayonne. » Le morceau
étant en si majeur, le saut périlleux est sol dièse tombant sur si dièse!
O musique, où es-tu? On peut la trouver peut-être dans la marche reli-
gieuse et le chœur qui se chante à l'église des Saintes-Mariés au commen-
cement du cinquième acte. Clairement écrite sur un motif bien accusé,
cette scène est d'autant plus remarquable qu'elle tranche avec le style
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tourmenté de cette longue lamentation. Ni la cavatine que chante Vincent
ni le finale ne peuvent être le sujet d'une analyse sérieuse.
Voilà donc cette œuvre hybride, qui n'est ni un opéra ni un opéra-co-
, X mique, et dans les cinq actes dont se compose cette triste légende il n'y
1 I I a pas six morceaux qu'on puisse considérer comme de la musique drama-
^ > tique. L'action est presque nulle, et aucun des caractères que les auteurs
ont tirés du poème n'a conservé le type originel. La Mireille du Théâtre-
Lyrique n'est qu'une cantatrice parisienne de talent; elle a altéré cette
nature charmante de M fille de Raroon au point de la rendre méconnais-
sable. Que le dieu du goût et de la vérité pardonne à M"»* Carvalho ces con-
cetti de vocalisation, ces coups de gosier dont elle surcharge les trop nom-
breux morceaux qu'elle a exigés de la complaisance de M. Gounod. Pauvres
compositeurs, que vous êtes à plaindre d'être obligés de subir le contrôle
d'une virtuose qui manque d'idéal, et dont la voix aigre aspire à descendre!
C'est pourtant une savante artiste que M*"* Carvalho : sa carrière a été bril-
lante, et on peut encore la considérer comme la cantatrice la plus parfaite
qu'il y ait à Paris; mais le rôle de Mireille lui a porté malheur. J'aîroe
mieux M. Ismaêl, dont la voix mordante et l'intelligence dramatique font un
artiste distingué : aussi a-t-il assez bien saisi le caractère violent d'Ourrias.
M. Petit, qui possède une voix de basse sonore et du goût, s'est tiré avec
adresse du rôle de Ramon , qui exige de la fierté mêlée de bonhomie. Avec
le concours de M™« Faure-Lefebvre, sans oublier M. Wartel ni le ténor Mo-
rlni, on peut avouer que l'exécution est assez bonne. Les chœurs bien
dirigés, l'orchestre, des ballerines et de beaux décors forment un spec-
tacle qui fait mieux ressortir les grisailles de la partition de M. Gounod. 11
n'y a pas de soleil dans cette musique, il n'y a pas de verdure, et on dirait
que le compositeur n'a Jamais été dans le pays dont il a vouiu retracer les
mœurs et la nature. Le contraire est pourtant vrai, car il existe une lettre
de M. Gounod du 7 février 1863 où il dit à M. Mistral : « Tai tout d'abord
à vous remercier de l'adhésion que vous avez bien voulu donner à notre
projet de tirer une œuvre lyrique de votre adorable poème provençal. Mi-
reio.,. » Dans la réponse de M. Mistral, qui est datée de Maillane (Bouches-
du-Rhône), 25 février 1863, on remarque ces paroles : « Je suis ravi que
ma fillette vous ait plu, et encore vous ne l'avez vue que dans mes vers;
mais venez à Arles, à Avignon, à Saint-Remy, venez la voir le dimanche
quand elle sort de vêpres, et devant cette beauté, cette lumière et cette
gr&ce, vous comprendrez combien il est facile et charmant de recueillir
par ici des pages poétiques. Cela veut dire, maître, que la Provence et moi,
nous vous attendons au mois d'avril prochain. » Il paraît que la chose n'a
pas été aussi facile pour M. Gounod; le compositeur a bien regardé les
lieux, les êtres et les moeurs de la Provence, mais il n'a rien vu, car on
oe voit que par les yeux de l'imagination et par un cœur de poète qui
devine les secrets des caractères les plus compliqués. Bossinl n'a pas eu
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REVUE. — CHRONIQUE. 1021
besoin d'aller en Suisse pour écrire Guillaujtie Tell, M. Auber, qui n'est
jamais sorti de Paris, a fait la Muette et le Domino noir. Ce qui manque
à Fauteur de Mireille^ c'est cette inspiration divinatrice, et en quittant la
salle du Théâtre-Lyrique le soir de la première représentation, je ne pou-
vais m'empécher de m'écrier : o Vive Verdi I II y a plus de musique drama-
tique dans Rigoletto que dans toutes les œuvres de M. Gounod ! »
Si après avoir entendu Mireille au Théâtre-Lyrique on va à l'Opéra-Co-
mique le jour où l'on donne Lara, on sera bien étonné : Lara, opéra-co-
mique en trois actes, dit le livret, par MM. Cormon et Michel Carré, musique
de M. Aimé Maillard. C'est le 21 mars qu'a eu lieu la première représenta-
tion de Lara, et le public a paru, dès ce soir, accepter cette œuvre, qui
n'est, par le style, ni un opéra-comique ni un opéra comme on l'entend :
c'est un mélodrame vigoureux où M. Maillard a fait preuve d'un vrai talent
dramatique. M. Maillard, qui est né à Paris, je crois, a traversé l'école de
Choron avant d'aller au Conservatoire, où ses études patientes lui firent
remporter le premier prix de l'Institut. Revenu de Rome je ne sais en quelle
année, M. Maillard a composé une dizaine d'opéras dont un seul, les Dra-
gons de Villars, a obtenu un succès véritable qui dure encore. M. Mail-
lard est un artiste de talent et un homme honorable qui vit loin des intri-
gues du monde pour conserver une indépendance qui lui est chère. Je ne
puis aujourd'hui que dire quelques mots sur le mérite de Lara, dont le
succès s'est raffermi depuis son apparition. Le sujet est tiré d'un poème
de lord Byron, Lara, qu'on croit être la suite du Corsaire du môme poète.
Quoi qu'il en soit, la pièce de MM. Cormon et Michel Carré n'est pas sans
intérêt, et on y trouve des situations et des caractères très favorables au
compositeur. Dans ces trois actes de Lara, dont le dernier est intermi-
nable, on peut citer, non pas l'ouverture, qui n'est qu'un prélude sym-'
phonique, mais le chœur de l'introduction, qui a un rhythme vivant. Je
ne puis louer sans restriction la romance que chante Ezzelin par la voix
de M. Crosti :
Insoucieuse
De Tamour,
Folle et rieuse
Tour à tour,
car cette romance, comme beaucoup d'autres morceaux , est écrite dans
un style syllabique dont la persistance produit l'ennui. Du reste, on sent
dans tout l'ouvrage l'influence de Donizetti, d'Halévy, à qui M. Maillard a
pris une marche chromatique dont il ne peut se dépêtrer; enfin c'est à
Verdi surtout qu'il a fait des emprunts. Il a imité par exemple jusqu'à sa-
tiété les effets d'unisson qui sont même insupportables dans les ouvrages
nombreux du barde lombard. C'est au second acte qu'on trouve un petit
chef-d'œuvre, — une chanson arabe que chante Caled, être mystérieux qui
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suit Lara comme un ange protecteur. Caled est une femme qui, sous un
déguisement d'esclave arabe, aime Lara comme son maître et comme un
amant. Invitée par Lara et par la comtesse de Flor à chanter un air de son
pays, elle se met à chanter en s'accompagnant d'une mandoline que M
avait remise la comtesse de Flor, qui se trouve être la rivale de Caled :
A Tombre des verts platanes
Où donnent les caravanes,
Mohamed est de retour.
n ramène sons sa tente
Une épouse souriante
Et fière de son amour.
A ses pieds elle sommeille;
Mirza seule écoute et veille
Sur les rochers d*alentour.
Dans sa colère fatale,
Mirza frappe sa rivale
Et ferme ses yeux au jour..
A ces mots, la marquise s'élance précipitamment de sa chaise en s'é-
criant : « Lara, c'est une femme!...» Cette scène est touchante, et l'artiste
qui représente Caled, M"»* Galli -Marié, excelle à rendre les diverses nuances
de son cœur dans la position difficile où elle se trouve. Je m'arrête ici
pour laisser aux lecteurs une bonne impression du talent vigoureux de
M. Maillard. Comme la partition de Lara va bientôt paraître, je serai heu-
reux alors d'apprécier une œuvre dont le succès au théâtre semble assuré,
pour quelque temps du moins. p. sccdo.
V. DE Mars.
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TABLE DES MATIERES
CINQUANTIÈME VOLUME
SECONDE PÉRIODE. — XXXIV ANNÉE.
MARS — AVRIL I86/1.
UvrfttoOB 4a i» Mart.
L^ÀNGLETnAB ET LA ViE AlIGLAISB. — XXIII. — MCTORS ET PAYSAGES DE LA GOR-
MOUAiLLE. — II. — Les Pécheurs de la c6te et le Pilcuard, par M. Al-
phonse ESQUIROS 5
Les Voix secrètes de Jacques Lambert, par M. Henri RIVIERE 49
Une Fête de la Science dans la Uautb-ëngadime, 47* réunion de la Sociirt
HELVÉTIQUE DBS SCIENCES NATURELLES A SaMADEN , pRT M. ChARLES MARTINS. 75
AuSTiN Elliot, éruDE DE LA VIE ARISTOCRATIQUE ANGLAISE, première partie, par
M. E.-D. FORGUES 100
De l'Enseignement professionnel en France, par M. Louis REYBAUD, de l'In-
stitut. 138
Essais de Morale bt de Littérature. — III. — Caractère historique et moral
DU DON Quichotte, par M. Emile MONTÉGUT 170
Gustave III bt la Cour de France, d'après des papiers inédfts. — H. — L*Es-
prit français en Suède, l'Éducation de Gustave et son premier voyage a
Paris, par M. A. GEFFROY 196
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique et LrrrÉRAiRE. 229
Revue Musicale. ^ La Maschera, etc., par M. P. SCUDO 240
Les Finances de la Russie, Réponse a quelques pubucistes russes, par M. L.
WOLOWSKI, de l'Institut 244
Livraison dn IS Mart.
Le Péché de Madeleine, par M. *** 257
La Grèce depuis la révolution de 1862. — II. — La Société grecque contem-
poraine ET LA chute du ROI Othon , par M. F. LENORMANT 310
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1021 TABLE DES MATIÈRES.
AusTiN Elliot, éroDE DE LA VIE ARISTOCRATIQUE ANGLAISE, dernière partie, par
M. E.-D. FORGUES 349
Les Industries chimiques au \i\* siteLE. — Le Gaz D*écLAiRA6B, histoire et
PROGRÉS DE LA FABRICATION, D<VEiX>PPEMENT INDLSTRIEL ET CONDmONS ÉCORO-
HiQCEs DU GAZ , par M. PAYEN , de l*Académie des Sciences. 388
L*Ilr DE Crète, Souvenirs de voyages. — II. — Les habitaivs. Turcs et Cant"
TIENS, DEPUIS LA GUERRE DE L*iND^iPENDANCE , dernière partie, par M. George
PERROT 420
Amours, Chansons et Poèmes , par M. Edouard PAILLERON 465
Le ThiUtre contemporain. — L$ Marquis de VilUmer de Gkorge Sand et VAmi
des femmes d*ALEXANDRB Dumas hls, par M. Emile MONTÉGUT 471
Chronique de la Quiniaine. — Histoire poutique ht LrrrùiAniB 480
Les Associations anti-douanières en Belgique, par M. J. CLAVÉ 498
Essais et Notices 507
LIvralBon dn l" Avril.
D^VADATTA, Scènes et Rteir de la vie hindoue, par M. Théodore PAVIB 513
Naples rt le Brigandage de 1860 a 1864, par M. Marc MONNIER 549
Gustave III rr la cour de France d* après des papifrs iN^Drrs. — III. — Le
coup d'^at du 19 AOUT 1772, par M. A. GEFFROY 585
Les Cartes géographiques des divers états. — La Mesure et la REPRésEifTA-
TioN DU GLOBE TERRESTRE, par M. H. BLERZY 617
L*ÉCONOVIE RlRALfï EN NÉFRLANDR, ScÈNES ET SoiiVENIRS D*CN VOYAGE AGRICOLE.
— IV. — Les Cultures et la Production hollandaises, dernière partie,
par M. ÊuiLE de LAVELEYE 655
La Fin de la Liberté a Rome.— Pompée, Cicéron et César, par M. J.-J. AMPÈRE,
de l*Académie Française 677
Les Idées ubérales et la Nouvelle Littérature. — Deux PtBuasTES, par
M. Charles de MAZADE 727
Chronique db la Quinzaine. — Histoire poutique et uttérairb. 741
Revue Musicale. — La Musique reugieuse, par M. P. SCUDO 752
Essais et Notices 757
Mvralioii 4a 15 Avrn.
Portraits de Poètes contemporains. — Alfred de Yignt, par M. SAINTE-
BEUVE, de rAcadémie Française.. 769
La Pouce socs Louis XIV. — Nicolas de La Reynie, d*après de nouveaux
documens, par M. Pierre CLÉMENT. .....••.•••••.••• •.*• • • •• • • 7^
La Banque de France et les Banques départemkntales, par M. Léonce de LA-
VKRGNE, de l'Institut.... 851
Marc-Ai'rèle et l*Examen db conscience d*un empereur romain, par M. G.
MARTHA ■. 870
Les Forces de l'Itaije. — L*Administration , l* Armée, les Finances et le
Commerce du nouveau royaume, par M. Edgar SAVENEY 899
Les Méprises du coeur , par M. Henri RIVIÈRE 936
La Mission de Madagascar, Souvenirs .d'un Voyage dans l*Océan -Indien, par
M. L. SIMONIN 968
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et uttéraire 1001
Revue musicale. — Mireille de M. Gounod et Lara de M. Maillard, par M. P.
SCUDO 1013
Paris. — J. CLAYE, Imprimeur, 7 rue Saint-Benotl.
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u.c. BERKELEY LIBRARIES
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UNIVERSITY OF CALIFORNIA UBRARY
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