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Full text of "Revue des deux mondes"

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MMH' 


AV      'il^-^l^., 


Ibw<r$ita  (rf  Caltî^^inïa* 


No. 


J^jy 


Division 

Range 

S/tel/. 

Received  o^yjyi,  ^tA 187;^ 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXXIV*  ANNÉE.   —   SECONDE   PÉRIODE 


TOME    CINQUANTIÈME 


PARIS 


BUREÀE   DE  LA  REVDE  DES  DEUX  MONDES 

KDB    SAIIIT-BBHOIT,    20 
1864 


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ET 


LA  VIE  ANGLAISE 


MŒURS   ET  PATSACfES   DE  XA   CQJlNOllAILJLS*  ;  'iJt 

II.  —  LES  PÊCHEURS  BE  LA  CÔTE  E^"  I'e  PlLC^^'AIlb.  ' 


L'Angleterre  doit  à  son  littoral  une  grande  partie  de  ses  richesses; 
elle  lui  doit  aussi  des  beautés  naturelles  souvent  célébrées  par  les 
poètes  et  par  les  romanciers.  Pour  ne  parler  ici  que  des  côtes  du 
sud-ouest,  il  serait  difficile  de  trouver  ailleurs  une  succession  de 
points  de  \'ue  tour  à  tour  plus  grandioses  ou  plus  chàrmans.  Les 
Anglais,  qui  ne  cultivent  guère  l'art  pour  l'art,  n'biit  point  manqué 
de  tirer  avantage  de  ces  sites  pittoresques.  Dans  ces  baies  j^roforides, 
baignées  par  des  eaux  abondantes,  ils  ont  bâti  des  villes  et  èreasé 
des  ports  qui  attirent  et  invitent  en  quelque  sorte  tous  les  vaisseaùic 
de  la  terre.  D'autres  anses  plus  étroites,  mais  non  moins  intéres- 
santes pour  le  paysagiste,  étaient  occupées  à  une  époque  di^jàah- 
cienne  par  des  pêcheurs.  Depuis  surtout  un  demi-siècle,  ce  terraiïi 
leur  a  été  vivement  disputé.  De  somptueuses  villes  de  bains,  ce  que 
nos  voisins  appellent  watering  places^  ont  remplacé  les  village^  de 
pécheurs,  relégués  aujourd'hui  sur  le  second  plan  et  masqués  par  de 
riches  terrasses,  des  rangées  de  maisons  neuves  disposées  en  crois- 


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6  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

sant,  des  esplanades  entourées  de  bâtimens  magnifiques.  La  mer 
est  le  grand  médecin  des  Anglais;  c'est  à  elle  qu'ils  demandent  la 
santé,  le  renouvellement  des  forces,  le  repos  de  Tâme  après  une 
année  de  fatigues.  C'est  ainsi  que  Sidmouth,  Exmouth,  Dawlish, 
Teignmouth,  Torquay,  Ilfracombe  et  d'autres  villes  du  Devon,  ré- 
pondant à  ce  besoin  impérieux,  sont  devenues,  malgré  une  distance 
assez  considérable  de  Londres,  les  grands  rendez-vous  de  la  société 
qui  ne  s'arrête  point  à  Hastings  ou  à  Brighton.  Dans  ces  modernes 
cités,  qui  ont  surgi  en  quelque  sorte  du  sein  de  la  mer  avec  leurs 
orgueilleuses  falaises  couronnées  de  villas  et  de  palais,  la  richesse,  la 
mode,  les  plaisirs  ont  imprimé  depuis  quelques  années  au  commerce 
une  impulsion  vraiment  merveilleuse.  Il  s'est  formé  ainsi  un  bril- 
lant milieu  où  l'on  ne  s'occupe  guère  des  pêcheurs.  C'est  pourtant 
sur  cette  classe  d'hommes  naïfs,  courageusement  utiles  et  trop  sou- 
vent victimes  des  perfides  beautés  de  la  mer,  que  je  voudrais  appe- 
ler cette  fois  l'attention.  Entre  eux  et  les  mineurs  (1),  on  remarque 
comme  un  air  de  famille  :  les  uns  et  les  autres  vivent  souvent  dans 
les  mêmes  villages,  réunis  par  le  lien  des  dangers,  des  austères  de- 
voirs et  des  mœurs  simples  qui  commandent  le  respect.  La  pêche 
sur  les  côtes  de  l'ouest  se  distingue  par  des  traits  particuliers  qu'il 
importe  d'étudier  successivement  :  le  caractère  des  roches  sur  les- 
quelles reposent  les  hameaux,  la  nature  des  filets,  enfin  le  genre 
des  poissons  qui  visitent  lé  rivage.  Parmi  ces  derniers,  il  en  est  un 
qui  appartient  bien  à  la  Cornouaille,  c'est  le  pilchard,  A  cet  obscur 
habitant  des  mers,  peu  connu  même  dans  la  Grande-Bretagne,  se 
rattache  pourtant  une  branche  d'industrie  très  considérable  qui 
donne  à  des  populations  entières  du  pain  et  du  travail. 

L 

Avant  d'entrer  dans  la  Cornouaille,  je  m^étais  arrêté  à  Brixham, 
une  ancienne  ville  de  pêcheurs,  située  sur  les  côtes  du  Devonshire, 
près  du  bassin  de  Torbay.  Assise,  ou,  pour  mieux  dire,  pelotonnée 
au  fond  d'une  vallée  qui  s'ouvre  sur  la  mer,  elle  forme  à  peu  près 
un  long  parallélogramme  dominé  par  de  hautes  falaises  de  calcaire 
grossier  riches  en  minerai  de  fer  qu'on  extrait  journellement  pour 
le  commerce.  Les  maisons,  trop  pressées  dans  ce  pli  de  terrain  et 
s'étendant  à  près  d'un  mille,  ont  dû  se  répandre  avec  le  temps  sur 
les  collines  environnantes  qui  enferment  le  port.  Quelques-unes  font 
à  droite  et  à  gauche  l'école  buissonnière  sur  les  hauteurs;  blanches 
et  pointues  par  le  toit,  elles  ressemblent  de  loin  à  des  oiseaux  de 

(1)  Voyez  la  livraisoD  du  i5  novembre  1863. 


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L  ANGLETERRE    ET  LA   TIE   ANGLAISE.  7 

mer  perchés  sur  le  bord  des  précipices.  Pour  y  atteindre,  il  a  fallu 
ouvrir  des  rues,  c'est-à-dire  creuser  des  escaliers  dans  la  roche. 
Une  de  ces  rues  que  j'escaladai  a,  si  j'ai  bien  compté,  cent  seize 
marches  ;  die  est  coupée  d'étage  en  étage  par  des  terrasses  égale- 
ment twllées  dans  la  pierre  et  bordées  d'un  côté  par  im  parapet, 
de  Vautre  par  des  cottages  de  pécheurs  adossés  à  la  masse  raide  et 
presque  perpendiculabe  des  falaises  qui  surplombent.  Ces  maisons, 
crépies  à  la  chaux,  ont  un  air  de  propreté;  mais  elles  sont  froides  et 
nues  :  sur  le  devant  s'alignent  de  petits  jardins  sans  fleurs.  De  telles 
habitations  participent  en  quelque  sorte  à  la  rigidité  de  la  roche, 
où  elles  semblent  enracinées.  A  défaut  d'arbustes  et  de  verdure, 
on  voit  çà  et  là  s'agiter  au  vent  dans  ces  carrés  de  terrain  du  linge 
blanc  qui  sèche,  des  chemises  bleues,  quelquefois  même  des  guir- 
landes de  poissons  salés  maintenues  en  l'air  par  de  grandes  perches. 
Tout  ici  parle  de  la  navigation  et  de  la  pèche.  Du  haut  de  la  der- 
nière terrasse,  la  vue  embrasse  presque  toute  la  ville  de  Brixham, 
—  un  damier  de  maisons  avec  des  cours  étroites  et  des  escaliers  en 
plein  air;  —  mais  le  regard  s'arrête  de  préférence  sur  le  port,  qui 
ofiùre  vraiment  une  scène  intéressante. 

Ce  port  est  un  large  bassin  encadré  du  côté  de  la  ville  par  des 
quais  solidement  construits  en  pierre  de  taille,  et  du  côté  de  la 
mer  défendu  par  une  puissante  jetée  {pier)  élevée  en  1803  (1).  Sur 
ces  eaux  tranquilles  dorment  à  l'abri  des  vents  les  bateaux  ou  se- 
moquer  [fishing  gmacks)  qui  pour  le  moment  ne  sont  point  occu- 
pés aux  travaux  de  la  pêche.  Il  y  a  dix  ans,  Brixham  était  une  des 
villes  de  pêcheurs  les  plus  florissantes  de  la  côte;  elle  est  aujour- 
d'hui en  décadence.  Les  poissons  se  retirent  et  s'en  vont  vers  des 
eaux  plus  profondes.  A  l'époque  où  je  visitai  le  bassin  de  Torbay, 
une  circonstance  ajoutait  encore  à  la  consternation  des  habitans. 
Depuis  douze  mois,  le  vent  s'était  tout  à  fait  abaissé,  et  avec  le  sys- 
tème de  filets  adopté  par  les  pêcheurs  de  Brixham,  on  ne  prend 
rien  quand  ne  souffle  point  une  bonne  et  vigoureuse  brise.  Ce  calme 
obstiné  se  traduisait  en  conséquences  fatales.  Je  vis  sur  le  port  plu- 
sieurs smocks  en  faillite  :  les  armateurs  avaient  emprunté  sur  leurs 
barques  de  pêche  plus  que  ces  barques  elles-mêmes  ne  valaient, 
et  maintenant,  saisis  par  les  créanciers,  démâtés,  obligés  de  gar- 
der le  rivage,  les  pauvres  smacks  faisaient  la  triste  figure  d'un 
prisonnier  pour  dettes  dans  les  cours  de  QueerCs  Bench.  Un  état 

(1)  Une  pierre  chargée  d*une  inscription  perpétue  le  souvenir  des  faits  qui  se  rat- 
tachent à  cet  oavrage  d'utilité  puhlique.  LMnscription  dit  que  la  jetée  fut  érigée  par  les 
habitaas  de  Brixham  aa  moyen  d'une  souscription  divisée  en  actions  de  100  livres  ster- 
ling; elle  ajoute  que  M.  John  Mathews,  un  bourgeois  de  la  ville,  s'est  signalé  par  son 
ardeur  et  sa  noble  conduite  en  prenant  l'initiative  d'une  teUe  entreprise. 


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8  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

d'inaction  si  regrettable  me  permit  du  moins  de  visiter  à  loisir  ces 
bâtimens ,  qui  se  composent  de  trois  parties  principales,  —  une 
chambre  de  devant  [fore  cabin)^  dans  laquelle  on  emmagasine  les 
voiles  et  les  cordages,  une  cale  [hold)  où  Ton  dépose  le  poisson, 
et  une  autre  chambre  à  l'arrière  du  bateau  [back  cabin)^  dans 
laquelle  se  tiennent  les  pêcheurs.  Cette  dernière  cabine  est  relati- 
vement très  petite  et  entourée  de  bancs;  les  lits  plats  et  revêtus 
d'une  rude  couverture  brune  s'étendent  de  chaque  côté  dans  des 
cases  étroites  et  obscures.  Le  personnel  formant  l'équipage  de  pêche 
varie  selon  la  taille  et  l'importance  du  smack;  mais  en  général  il  se 
compose  de  trois  hommes  et  d'un  boy  (garçon  ou  mousse).  Ces  bâ- 
timens restent  quelquefois  six  jours  et  six  nuits  en  mer,  et  s'éloi- 
gnent à  vingt  ou  trente  milles  du  rivage.  Durant  la  nuit,  un  des 
quatre  marins  demeure  sur  le  pont,  tandis  que  les  trois  autres  vont 
dormir  dans  la  cabine.  Si  le  vent  s'élève,  il  prévient  ses  camarades, 
qui  sont  aussitôt  sur  pied  et  jettent  allègrement  les  filets  dans  la 
mer. 

Le  smack  appartient  généralement  à  un  maître  qui  fournit  les 
vivres  à  l'équipage,  mais  qui  déduit  tant  pour  la  nourriture  sur  le 
gain  de  chaque  homme.  Quel  est  maintenant  le  mode  de  rétribu- 
tion? Les  pêcheurs  sont  payés  d'après  ce  qu'ils  prennent.  C'est  une 
loterie  dont  le  vent  et  d'autres  accidens  de  la  nature  font  en  grande 
partie  les  bonnes  ou  mauvaises  chances.  Deux  tonnes  de  poissons 
par  voyage  sont  ordinairement  considérées  comme  une  bonne  pê- 
che. Le  butin  est  alors  divisé  en  sept  parts,  dont  quatre  appartien- 
nent à  l'équipage  et  trois  au  propriétaire  du  smack.  La  part  de  l'é- 
quipage se  subdivise  elle-même  selon  l'importance  des  mains ^  le 
patron  [skipper)  recevant  plus  que  l'aide  [maté)^  et  ce  dernier  plus 
que  l'homme  qui  vient  au  troisième  rang  dans  la  hiérarchie  de  la 
pêche.  Quant  au  mousse,  il  touche  7  shillings  par  semaine  et  est 
nourri  par  l'armateur.  Le  partage  se  fait  en  argent;  aussi  attend-on 
pour  cela  que  le  poisson  soit  vendu.  Le  marché  se  tient  à  gauche 
du  port,  sur  le  quai,  dans  un  endroit  pavé  de  larges  dalles  et 
recouvert  d'une  voûte  en  fer  supportée  par  de  lourds  piliers  de 
métal.  Au  milieu  de  cette  même  place  du  marché,  on  montrait  au- 
trefois la  pierre  sur  laquelle  débarqua,  le  5  novembre  1688,  Guil- 
laume III,  alors  prince  d'Orange,  quand  il  vint  en  Angleterre  détrô- 
ner le  faible  et  despotique  Jacques  II.  Comme  cette  pierre  gênait  la 
circulation,  elle  a  été  transportée  vers  le  centre  de  la  jetée,  où  elle 
s'élève  encadrée  dans  un  obélisque  de  granit.  C'est  surtout  le  sa- 
medi soir  qu'il  faut  voir  le  marché  aux  poissons  de  Brixham;  tous  les 
smacks  qui  peuvent  se  frayer  un  chemin  et  trouver  de  la  place  en- 
trent bravement  dans  le  port,  tandis  que  le  reste  de  la  flotte  mouille 


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L'ANGLETERRE    ET    LA   VIE    ANGLAISE.  9 

à  l'embouchure  de  la  baie.  Cependant  on  débarque  toute  sorte  de 
fruits  de  la  mer,  des  soles,  des  rougets,  des  merlans,  des  monstres 
aux  écailles  luisantes.  Le  quai  présente  alors  une  scène  vive  et  pit- 
toresque :  les  poissons  empilés  par  longs  tas,  les  poissonnières  les 
vendant  à  la  criée,  les  hommes  et  les  femmes  les  emballant  dans 
des  corbeilles,  les  charrettes  les  attendant  pour  les  conduire  au 
chemin  de  fer,  tout  cela  avait  fourni,  il  y  a  quelques  années,  au 
peintre  anglais  Collins  le  sujet  d'un  joli  tableau  de  genre.  Aujour- 
d'hui le  nombre  des  smacks  et  des  charrettes  a  malheureusement 
diminué;  mais  les  femmes  chargées  de  vendre  le  poisson  aux  en- 
chères ont  conservé  un  caractère  particuUer,  de  hautes  couleurs, 
des  manières  viriles,  ainsi  qu'un  goût  décidé  pour  les  étoffes  voyantes 
et  les  joyaux  d'or. 

Je  liai  plus  d'une  fois  la  conversation  avec  les  groupes  de  pé- 
cheurs qui  se  promènent  le  long  des  quais  d'un  air  sombre  et  dés- 
œuvré. Tous  déplorent  le  déclin  d'une  industrie  atteinte  par  des 
causes  difficiles  à  pénétrer.  Ils  sont  pauvres,  mais  dignes.  Parmi 
eux,  on  me  présenta  un  des  lords  de  Brixham.  Un  lord  en  gros  sou- 
liers, en  chemise  e^  en  pantalon  de  flanelle  bleue,  avec  des  mains 
durcies  par  le  travail  et  un  visage  hàlé  par  la  brise  de  mer,  était 
un  type  assez  nouveau  de  l'aristocratie  anglaise  pour  que  j'ouvrisse 
de  grands  yeux.  On  lut  sans  doute  quelque  étonnement  sur  mon  vi- 
sage, car  on  se  prit  à  sourire,  et  l'un  des  assistans  m'expliqua  l'ori- 
gine de  cette  noblesse.  Un  quart  du  manoir  seigneurial  de  Brixham 
fut,  il  y  a  plusieurs  années,  acheté  par  douze  pêcheurs.  Depuis  ce 
temps,  leurs  actions  ont  été  divisées  et  subdivisées,  de  telle  sorte 
que  le  titre  ou  du  moins  une  portion  du  titre  a  passé  dans  un  assez 
grand  nombre  de  familles.  Ces  braves  gens,  devenus  lords  à  peu  de 
frais,  n'en  sont  pas  moins  traités  avec  égards  par  leurs  confrères, 
qui  les  désignent  volontiers  aux  étrangers. 

Quoique  la  vie  du  pêcheur  soit  plus  soumise  que  toute  autre  aux 
accidens  et  aux  revers  de  fortune,  ces  hommes,  qui  ont  placé  leur 
confiance  dans  la  mer,  négligent  beaucoup  trop  cependant  les  insti- 
tutions de  prévoyance  qui  existent  pour  toutes  les  autres  classes  dans 
la  Grande-Bretagne.  Ils  ont  bien  à  Brixham  des  clubs  pour  venir  au 
secours  des  malades  et  pour  enterrer  les  morts  [sick  clubs  et  bu- 
rial  clubs)j  mais  ils  n'ont  point  même  d'hôpital.  Tout  est  à  peu  près 
abandonné  au  hasard  et  à  la  charité  des  pauvres  envers  les  pau- 
vres. Ils  semblent,  dans  leur  foi  naïve,  avoir  donné  plus  d'attention 
aux  besoins  de  l'âme  et  aux  devoirs  d'humanité  qu'aux  intérêts  ma- 
tériels. Au  penchant  d'une  des  falaises  qui  s'avancent  le  plus  loin 
dans  la  mer  s'élève  un  bâtiment  qu'on  est  en  train  de  construire, 
et  qui  doit  servir  en  même  temps  d'école  pour  les  missionnaires 


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( 


10  R£VU£   DES   DEUX   MONDES. 

{Jiome  missionaries)  et  d'asile  pour  les  orphelins.  Ces  missionnaires 
ne  sont  point  destinés  à  convertir  les  sauvages;  Us  doivent,  comme 
l'indique  le  mot  homcy  rester  dans  leur  pays  et  semer  parmi  leurs 
frères  la  parole  évangélique.  On  les  envoie  prêcher  à  bord  des  vais- 
seaux ou  des  barques  qui  stationnent  dans  la  baie.  L'un  d'eux,  ayant, 
de  l'avis  des  pêcheurs,  dépassé  dans  ses  discours  la  limite  des  con- 
venances, fut  dernièrement  suspendu  de  ses  fonctions.  Pour  se  ven- 
ger de  cette  disgrâce  ou  pour  donner  carrière  à  son  zèle,  il  a  bâti 
une  nouvelle  église  sur  la  pointe  d'une  des  falaises  les  plus  élevées 
et  de  l'accès  le  plus  difficile.  Peut-être  a-t-il  voulu  que  son  église, 
ainsi  que  le  royaume  des  cieux,  souffrit  violence^  et  qu'on  y  montât 
par  la  voie  raide  et  escarpée. 

Je  m'attendais  à  retrouver  chez  les  femmes  des  pécheurs  anglais 
quelques-uns  de  ces  costumes  caractéristiques  dont  la  vieille  Hol- 
lande se  montre  si  fière  et  si  jalouse;  mais  quel  ne  fut  pas  mon 
désenchantement I  Les  cheveux  lissés  sur  les  tempes,  relevés  par 
derrière  dans  un  filet,  les  femmes  de  Brixham,  vêtues  de  robes 
noires  à  manches  courtes,  avec  des  jupes  à  volans,  ressemblent, 
pour  la  coquetterie,  aux  ouvrières  de  Londres.  Réunies  par  grou- 
pes, assises  en  face  de  la  mer  sur  des  débris  de  voiles,  sur  des  mâts 
couchés  à  terre  ou  même  sur  des  chaînes  ou  des  ancres  rouillées, 
elles  s'occupent  à  tricoter  des  bas  de  grosse  ladne  bleue.  L'une 
d'elles,  la  plus  pauvre  de  toutes,  autant  que  j'en  pus  juger  par  les 
apparences,  avait  deux  enfans  dans  les  bras,  deux  jumeaux.  «  Si  du 
moins,  me  disait-elle,  le  ciel  m'en  eût  donné  trois  à  la  fois,  la  reine 
m'aurait  envoyé  un  cadeau  de  3  guinées  (1),  mais  de  telles  bonnes 
fortunes  ne  sont  point  faites  pour  les  femmes  de  Brixham.  Notre 
ville  est  condamnée;  les  poissons  s'en  vont,  et  les  enfans  viennent 
beaucoup  trop  vite.  »  Je  dois  ajouter  que  la  population  de  Brixham, 
hommes  et  femmes,  accepte  sans  découragement  l'épreuve  de  la 
mauvaise  fortune.  En  somme,  l'activité  de  la  ville  ne  s'est  point  ra- 
lentie. Du  côté  du  chantier  pour  la  construction  des  navires,  un 
bruit  de  scies  et  de  marteaux  porte  au  loin  sur  les  vagues  la  bonne 
nouvelle  du  travail;  on  élève  un  second  môle,  en  avant  du  pre- 
mier, pour  abriter  les  vaisseaux ,  qui  jettent  maintenant  l'ancre  à 
découvert  dans  l'embouchure  de  la  baie;  les  manufactures  de  voiles 
et  de  filets,  qui  sont  en  grande  partie  dans  la  main  des  femmes, 
présentent  des  théâtres  d'industrie  des  plus  animés.  Ces  filets,  con- 
nus sous  le  nom  de  trawlsy  impriment  un  caractère  tout  particulier 
à  la  pêche  du  Devonshire.  Le  trawl  a  de  trente  à  soixante-dix  pieds 
de  long,  et  présente  la  forme  d'un  sac.  On  le  promène  au  fond  de  la 

(i)  Cest  en  effet  la  coutume  dans  tout  le  royaume-uni. 

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L'ANGLETERRE    ET  LA   VIE   ANGLAISE.  11 

mer,  et  la  bouche  du  filet,  tenue  ouverte  au  moyen  d'un  ingénieux 
mécanisoie,  engloutit  tout  ce  qui  se  rencontre  sur  son  passage.  On  a 
dans  ces  derniers  temps  accusé  un  tel  système  d'avoir  appauvri  les 
mers,  qu'il  dépeuple  trop  rapidement.  Les  pécheurs  de  Brixham 
eux-mêmes  en  conviennent  dans  leur  langage  nsuf  :  —  le  poisson, 
disent-ils,  n'est  point  content  d'eux.  —  Si  le  traivl  a  suscité  des 
détracteurs,  il  a  trouvé  aussi  des  avocats.  Il  n'est  point  très  prouvé, 
comme  on  l'avait  cru  d'abord,  qu'en  balayant  la  profondeur  des 
eaux,  cet  appareil  détruise  le  frai;  l'instinct  des  poissons  les  pousse 
à  déposer  leur  semence  sur  les  rochers  sous -marins  et  non  sur  le 
sable;  or  les  pécheurs  se  gardent  bien  d'aventurer  dans  les  fonds  ro- 
cailleux leurs  filets,  qui  seraient  inévitablement  mis  en  pièces.  Le 
reproche  le  plus  sérieux  qu'on  puisse  faire  au  irawl  est  de  dévorer, 
comme  le  requin,  avec  une  gloutonnerie  aveugle  et  sans  choix.  Dans 
ses  abîmes  ouverts,  il  attire  tous  les  habitans  des  eaux,  et  cela,  il 
faut  le  dire,  à  des  états  très  différens  de  maturité.  Le  petit  poisson, 
qui  deviendrait  grand,  si  Dieu  lui  prêtait  vie,  y  passe  comme  le 
gros.  Le  remède  à  ce  système  de  destruction  brutale  et  impré- 
voyante serait  d'élargir  les  mailles  du  filet  de  telle  sorte  que  le  fre- 
tin pût  s'échapper  et  croître  en  liberté  jusqu'à  ce  qu'il  valût  la 
peine  d'être  pris.  On  empêcherait  ainsi  le  pêcheur  de  manger  son 
bien  en  herbe. 

Les  pêcheurs  de  Brixham  forment  une  race  d'hommes  braves  et 
aventureux.  L'un  d'eux,  nommé  Clément  Fine,  avait  été  dans  le 
nord  de  l'Angleterre  pour  tenter  la  fortune.  Il  se  livrait  donc  à  la 
pèche  sur  im  bâtiment  qui  lui  avait  été  loué  par  un  armateur.  Trou- 
vant néanmoins  le  poisson  rare  et  la  chance  mauvaise,  il  désespéra 
de  tenu-  ses  engagemens  et  rendit  le  sloop  au  propriétaire.  Avec 
2  livres  sterling,  —  c'était  tout  l'argent  qui  lui  restait,  —  il  acheta 
un  bateau  long  d'environ  quinze  pieds  anglais,  etl'équipa  lui-même 
pour  la  pêche;  puis  il  se  procura  des  lignes  et  des  hameçons,  comp- 
tant ainsi  gagner  sa  vie  et  celle  de  sa  famille.  En  cela,  il  fut  encore 
une  fois  déçu.  Ne  sachant  plus  que  faire  et  ne  voulant  ni  mendier  ni 
voler,  il  résolut  de  retourner  à  Brixham.  Fine  acheta  en  conséquence 
quelques  li\Tes  de  biscuit  de  mer,  quatre  livres  de  porc  salé  et  un 
baril  d'eau;  avec  ces  maigres  provisions,  il  mit  à  la  voile.  C'était  un 
voyage  long  et  périlleux,  surtout  dans  un  bateau  ouvert.  Comment 
put-il  se  tenir  éveillé  jour  et  nuit,  de  manière  à  tourner  le  gouver- 
nail de  sa  frêle  barque  dans  la  direction  convenable?  Il  s'arrêta  bien 
en  route  dans  deux  ou  trois  ports,  il  resta  même  quelques  jours  sur 
la  côte  pour  renouveler  ses  forces;  mais,  avec  la  persévérance  qui  ca- 
ractérise les  pêcheurs  de  Torbay,  il  se  remit  en  mer  et  continua  son 
voyage.  Une  fois,  assailli  par  une  tempête,  il  eut  l'une  de  ses  voiles 


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12  REVUE   DES   DEUr  MONDES. 

emportée  par  le  vent.  i\xeû  ne  Fébranla;  il  en  fut  quitte  pour  modi- 
fier les  agrès  de  son  bateau ,  et  bientôt  il  laboura  de  nouveau  les 
vagues  furieuses,  cherchant  son  chemin  à  travers  l'abîme.  Peu  de 
temps  après  avoir  mis  à  la  mer,  il  avait  découvert  et  ramassé  à  la 
surface  des  flots  un  vieux  baril.  Avec  les  cercles  de  fer  du  baril,  il 
construisit  un  gril,  et  avec  le  bois  il  fit  du  feu  pour  cuire  ses  ali- 
mens,  à  la  manière  de  Rôbioson  Crusoé.  Qui  eût  vu  cet  homme  seul 
au  centre  de  l'Océan,  perdu  dans  Timmensité  des  forces  de  la  na- 
ture et  les  domptant  par  Ténergie  encore  plus  irrésistible  de  sa  vo- 
lonté, eût  sans  doute  été  touché  d'admiration.  Après  un  voyage  de 
six  cents  milles, —  de  North  Sunderland  à  Brixham,  —  il  débarqua 
enfin  sain  et  sauf,  le  9  juillet  1863,  dans  la  baie  de  sa  ville  natale. 
Un  habitant  de  Saint-Austel  en  Cornouaille,  recevant  la  nouvelle 
de  cette  traversée  extraordinaire,  fit  offrir  à  Clément  Fine,  en  son 
nom  et  au  nom  d'autres  personnes  généreuses,  un  sloop  tout  équipé. 
UnB*  souscription  s'ouvrit  en  outre  pour  convertir  ce  sloop  en  un 
bateau  de  pêche.  «  Ce  serait  une  honte  pour  le  pays,  disait-on, 
qu'un  homme  qui  a  déployé  uae  telle  force  de  caractère  fût  privé 
des  moyens  de  gagner  sa  vie.  » 

Les  femmes  de  pécheurs,  les  fisherwomen  ou  poissonnières,  ne 
se  montrent  point  elles-mêmes  étrangères  à  ceâ  dispositions  vigou- 
reuses que  semble  développer  le  commerce  avec  la  mer.  Sur  ces 
mômes  côtes  du  Devon,  à  Êxmouth,  j'avais  rendu  visite,  dans  un 
des  pauvres  quartiers  de  la  ville,  à  une  vieille  marchande  de  pois- 
son, mistress  Ann  Perriam,  qui  a  été  dans  son  temps  une  héroïne. 
Elle  avait  dix-neuf  ans  quand  elle  fut  mariée  à  un  marin  nommé 
Hopping,  qui  servait  à  bord  du  Crescent,  vaisseau  de  guerre  com- 
mandé par  sir  James  Saumarez.  Après  avoir  croisé  longtemps  le 
long  des  côtes  de  France,  ce  vaisseau  fut  envoyé  à  Plymouth  pour 
être  réparé,  et  Ann  Perriam  put  rejoindre  son  mari.  Elle  obtint 
même  de  l'accompagner  en  mer.  Quelque  temps  après,  sir  James 
Saumarez  passa  du  navire  Crescent  sur  le  navire  YOn'on;  Ilopping 
et  sa  femme  le  suivirent.  Durant  cinq  années,  mistress  Perriam  ser- 
vit à  bord  de  ce  vaisseau  et  prit  part  à  de  grandes  batailles  navales. 
Le  23  juin  1795,  elle  était  à  Lorient.  Le  14  février  1797,  elle  assis- 
tait à  l'action  qui  s'engagea  devant  le  cap  Saint-Vincent.  Le  1**"  août 
1798,  elle  vit  la  bataille  du  Nil,  gagnée  par  Nelson.  Pendant  le  feu, 
sa  place  était  parmi  les  canonniers  et  les  hommes  des  magasins;  elle 
préparait  des  cartouches  pour  les  grosses  pièces  d'artillerie.  Son 
frère  combattait  avec  elle  sur  le  même  navire  avec  douze  autres 
jeunes  gens  d'Exmouth,  tous  volontaires.  L'un  d'eux  mourut  ami- 
ral. Ann  Perriam  est  la  seule  qui  leur  survive  :  elle  avait,  quand  je 
Tai  vue  (1863),  quatre-vingt-treize  ans.  Elle  a  été  mariée  deux  fois. 


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L'ANGLETERRE    ET  LA    VIE   ANGLAISE.  13 

Après  la  mort  de  son  second  mari,  elle  trouva  des  moyens  d'existence 
en  vendant  du  poisson  dans  les  rues  d'Exmouth,  sa  ville  natale.  Au- 
jourd'hui, accablée  par  Tâge,  elle  m'a  paru  réduite  à  un  état  bien 
voi^n  de  la  pauvreté.  Ses  traits  annoncent  une  grande  force  de  ca- 
ractère :  quand  on  lui  parle  des  événemens  historiques  dont  elle  a 
été  le  témoin,  sa  figure  s'anime,  un  sourire  d'orgueil  brille  à  travers 
ses  rides,  et  sa  mémoire,  qui  se  réveille  comme  par  éclairs,  retrace 
avec  vivacité  le  récit  des  batailles  dans  lesquelles  autrefois  elle  a 
joué  le  rôle  d'un  homme. 

La  pauvreté  à  la  suite  d'une  vie  de  luttes  et  d'exploits  ignorés, 
telle  est  trop  souvent  la  récompense  du  marin  et  du  pêcheur  an- 
glais. Je  m'étais  aussi  arrêté,  près  d'Axminster,  à  Seaton.  Durant 
l'été,  Seaton  est  un  petit  village  de  pêcheurs  qui,  égayé  par  un 
rayon  de  soleil,  cache  son  indigence  sous  les  falaises  blanches  et  le 
manteau  bleu  de  la  mer;  pendant  l'hiver,  c'est  un  lieu  sinistre  et 
lamentable.  L'hiver  est  pour  les  pêcheurs  la  saison  douloureuse; 
l'hiver,  l'Océan,  recouvert  de  tempêtes,  resserre  pour  ainsi  dire  ses 
entrailles,  et  refuse  de  nourrir  les  habitans  des  côtes.  Au  début 
même  de  cette  année  1864,  Seaton,  si  j'en  crois  les  lettres  qui  m' ar- 
rivent, est  cruellement  éprouvé.  Le  glas  retentit  de  moment  en  mo- 
ment dans  la  tour  de  l'église,  et  cinq  ou  six  enfans  sont  enterrés 
chaque  jour.  Quelques-uns  d'entre  eux  meurent  emportés  par  la 
rougeole;  mais  la  véritable,  la  plus  cruelle  maladie  de  tous  est  la 
faim.  Les  mères  parcourent  le  village  comme  des  louves  et  assistent 
insensibles  aux  cérémonies  funèbres  qui  se  succèdent.  Une  femme 
devant  laquelle  on  plaignait  ses  six  enfans,  maigres,  demi-nus  et 
serrés  contre  un  morne  feu  de  bruyères,  répondit  :  «  Grâce  à  Dieu, 
ils  ne  souffrent  point  autant  que  moi,  car  je  n'ai  rien  à  leur  donner; 
je  mangerais  volontiers  le  bois  de  la  table  I  »  Au  milieu  de  tout  cela, 
pas  un  murmure ,  pas  une  larme  :  la  faim  semble  avoir  desséché 
tous  les  cœurs  et  pétrifié  tous  les  visages.  Les  motifs  de  consolation, 
au  lieu  d'adoucir  de  telles  souffrances,  n'excitent  que  des  crises 
nerveuses.  Quand  on  dit  à  ces  pauvres  femmes  :  «  L'été  va  venir, 
et  le  ciel  vous  enverra  de  meilleurs  jours,  »  elles  sanglotent  et  tom- 
bent dans  des  accès  d'hystérie.  En  Angleterre,  Dieu  merci!  de  pa- 
reilles calamités  n'éclatent  point  sans  que,  grâce  à  la  liberté  de  la 
presse,  elles  ne  soient  bientôt  connues  du  pays,  et  alors  s'ouvrent 
les  sources  presque  inépuisables  de  la  charité  individuelle ^  Les  pê- 
cheurs de  Seaton  seront  l'objet  de  sympathies  et  de  secours  effi- 
caces; mais  qui  atteindra  la  racine  du  mal  ?  Le  mal  est  dans  l'ha- 
bitude qu'ont  les  populations  des  côtes  de  se  reposer  entièrement 
sur  les  ressources  de  la  mer. 

Le  trawl  est  le  filet  du  Devonshire ,  et  il  a  donné  son  nom  aux 


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1&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bateaux  de  pêche,  aux  irawlers.  Dans  la  Cornouaille,  j'allais  ren- 
contrer  d'autres  appareils,  le  drift-net  et  la  seincy  ainsi  qu'une  tout 
autre  configuration  des  côtes.  Le  banc  de  calcaire  grossier,  après 
s'être  étendu,  non  sans  plus  d'une  interruption,  jusqu'à  Plymouth, 
s'amincit  peu  à  peu  en  s'avançant  vers  l'ouest,  et  ne  tarde  point  à 
disparaître  vers  le  milieu  de  Whitesand-Bay.  Toute  la  région  ayant 
été  disloquée  par  d'anciennes  convulsions  géologiques,  on  y  cher- 
cherait en  vain  cette  succession  régulière  de  couches  qui  se  ren- 
contre dans  d'autres  provinces  de  la  Grande-Bretagne,  et  qui  repré- 
sente la  série  chronologique  des  événemens.  S'il  est  un  pays  qu'on 
puisse  comparer  à  la  Cornouaille  pour  le  désordre  des  roches,  c'est 
notre  Bretagne,  dont  les  falaises  s'élèvent  pêle-mêle  de  l'autre  côté 
du  détroit.  Ces  bouleversemens,  qui  ont  changé,  déchiré,  quelque- 
fois même  interverti  la  position  normale  et  primitive  des  terrains , 
ajoutent  après  tout  à  la  Cornouaille  un  aspect  de  grandeur  et  de 
variété.  Ce  dernier  caractère  éclate  principalement  dans  la  ceinture 
des  falaises,  sorte  de  forteresses  naturelles  qui  luttent  depuis  des 
siècles  contre  la  mer.  Trois  systèmes  de  roches  ont  marqué  le  litto- 
ral d'une  empreinte  particulière  :  la  serpentine,  qui  règne  au  cap 
du  Lizard;  le  granit,  dont  les  traits  imposans  se  développent  sur- 
tout au  Lands-End  (fin  de  la  terre);  les  masses  ardoisières  qui  ont 
formé  les  sauvages  promontoires  de  Boscastle  et  de  Tintagel.  Pla- 
cés, j'oserais  presque  dire  incrustés  dans  ces  chaînes  de  falaises,  les 
villages  de  pêcheurs  se  sont  plus  ou  moins  conformés,  pour  les  ha- 
bitudes et  pour  la  manière  de  vivre,  à  la  nature  du  paysage  qui  les 
entoure. 

II. 

C'est  par  Helston,  une  petite  ville  qui  s'élève  aux  abords  des 
mines,  dans  un  district  demi-industriel  et  demi-agricole,  que  je 
gagnai  le  cap  du  Lizard.  S'il  faut  en  croire  la  tradition ,  le  nom  de 
^cette  ville  indique  assez  qu'elle  doit  son  origine  à  l'enfer  (1).  —  Un 
jour,  dit  la  légende,  le  diable  voulut  se  livrer  à  une  de  ses  excur- 
sions favorites  par  monts  et  par  vaux  sur  le  territoire  de  la  Cor- 
nouaille. Trouvant  la  bouche  de  l'enfer  entièrement  fermée  par  une 
grosse  pierre,  il  emporta  la  pierre  dans  sa  main  et  se  mit  à  jouer 
avec  elle,  comme  avec  un  caillou,  tout  en  traversant  le  pays.  Ce- 
pendant il  rencontra  sur  son  chemin  l'archange  saint  Michel,  le 
patron  de  Helston;  un  combat  s'ensuivit  entre  les  deux  adversaires, 
et  le  diable,  après  avoir  été  vaincu  dans  la  lutte,  laissa  tomber  la 
pierre,  posant  ainsi  les  fondemens  de  la  ville. 

(i)  Rell  en  anglais  veut  dire  le  séjour  des  damnés. 


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L'ANGLETERRE   ET  LA   TIE  ANGLAISE.  15 

Tai  VU  cette  même  pierre  à  Helston,  dans  l'Hôtel  de  l'Ange  {the 
Angd)^  et  je  déclare  qu'elle  est  assez  noire  pour  venir  des  régions 
maudites.  Le  diable  au  reste  est  le  héros  de  plus  d'une  aventure 
dans  la  mythologie  populaire  de  la  Cômouaille;  sa  trace  se  re- 
trouve dans  la  plupart  des  noms  qui  ont  été  donnés  aux  abîmes  et 
aux  cavernes  du  pays.  Si  ses  visites  dans  l'intérieur  de  la  contrée 
sont  aujourd'hui  beaucoup  moins  fréquentes  qu'autrefois,  c'est 
qu'il  est  retenu,  dit-on,  par  la  crainte  bien  légitime  d'être  mangé. 
Les  habitans  de  la  Cômouaille  sont  tellement  avides  de  pâtisseries 
qu'ils  le  prendraient  et  le  mettraient  dans  un  pâté  (1).  Il  est  à  re- 
marquer d'ailleurs  qu'en  Angleterre  le  sentiment  du  merveilleux  se 
modÎQe  suivant  les  conditions  géologiques  des  provinces.  Dans  les 
régions  basses  et  marécageuses,  le  personnage  mystérieux  qui  joue 
le  plus  grand  rôle  parmi  les  légendes  est  le  feu  follet,  will  o*  the 
msp.  Dans  les  pays  de  montagnes,  comme  la  principauté  de  Galles, 
où  la  brume  se  découpe  en  formes  aériennes  et  diaphanes  autour 
des  gorges  sauvages,  ce  sont  les  fées  qui  régnent.  En  Cômouaille, 
pays  de  mines,  de  précipices  et  de  rochers,  le  diable  et  les  géans 
sont  censés  avoir  mis  la  mam  à  ces  sombres  prodiges.  Rapporter  à 
l'intervention  d'êtres  surnaturels  les  phénomènes  que  nous  attri- 
buons msdntenant  aux  forces  mêmes  de  la  nature  est  le  fait  de  l'en- 
fance des  races;  mais  il  faut  bien  convenir  qu'en  Cômouaille  le 
caractère  de  ces  esprits  bons  ou  mauvais  a  été  heureusement  ap- 
proprié aux  traits  du  paysage.  Un  des  plus  malfaisans  parmi  ces 
êtres  fabuleux  était  un  nommé  Tregeagle,  sur  le  compte  duquel  on 
raconte  en  Cômouaille  toute  sorte  d'histoires.  Ce  Tregeagle  rem- 
plissait, dit  la  chronique,  les  fonctions  d'intendant  ou  d'économe 
dans  un  château,  où  il  se  montrait  le  tyran  des  pauvres.  Ayant  un 
jour  reçu  d'un  tenancier  une  somme  d'argent,  il  moumt  avant  de 
l'avoir  inscrite  dans  son  livre  de  comptes.  Le  successeur  de  Tre- 
geagle réclama  le  montant  de  la  dette;  le  tenancier  refusa  de  payer 
une  seconde  fois,  et  les  poursuites  commencèrent.  L'aflfaire  fut  jugée 
par  un  tribunal,  et  le  débiteur  présumé  amena  devant  la  cour  un 
témoin  qu'on  n'attendaifguère  :  c'était  l'ombre  même  de  Tregeagle, 
qu'il  avait  réussi  à  évoguer.  Le  procès,  comme  on  pense  bien,  fut 
aasrâtôt  abandonné;  mais  la  difficulté  était  maintenant  de  se  dé- 
barrasser de  l'esprit  du  méchant  homme,  qui  était  resté  dans  là 
salie  des  séances.  On  s'adressa,  pour  le  faire  sortir,  à  l'accusé;  ce 
dernier  répondit  que  c'était  à  ceux  qui  avaient  rendu  l'apparition 

(i)  Pour  saisir  le  sens  de  cette  plaisanterie,  inventée  par  les  paysans  du  Devon,  il 
finit  saToir  qae  le  peuple  de  la  Cômouaille  fait  des  pâtés  avec  tout,  des  navets,  des 
carottes,  des  pommes  de  terre,  etc.  Le  diable,  si  dur  qu'il  soit,  y  passerait  ainsi  que 
le  reste. 


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16  BEVUE  DES  DEUX   MONDES* 

nécessaire  de  s'en  délivrer  comme  ils  pourraient.  Après  avoir  mû- 
rement délibéré,  les  juges  condamnèrent  Tregeagle  à  transporter 
d'une  anse  à  Tautre  de  la  côte  les  sables  que  la  mer  ramenait  tou- 
jours dans  le  même  endroit.  Pendant  que  Tregeagle  était  occupé 
à  remplir  cette  tâche  de  Sisyphe,  il  laissa  tomber  par  accident  un 
sac  de  sable  à  l'embouchure  de  la  rivière.  Ainsi  furent  formés  la 
barre  et  le  lac  rouge,  Loe  Pool,  qui  s'étendent  entre  Helston  et  la 
mer. 

La  ville  de  Helston,  non  contente  d'avoir  sa  légende,  conserve 
un  ancien  usage  dont  l'origine  a  été  rapportée  par  les  antiquaires 
soit  aux  fêtes  de  Flore,  soit  à  une  victoire  sur  les  Saxons,  soit  même 
à  une  vieille  coutume  celtique.  Toujours  est-il  que  le  8  mai  de 
chaque  année  toutes  les  boutiques  de  la  ville  sont  fermées  comme 
pour  la  célébration  du  dimanche.  Vers  sept  heures  du  matin,  des 
groupes  d*enfans,  qui  ont  été  dans  la  campagne  dès  la  pointe  du 
jour,  reviennent  chargés  de  branchages;  Us  annoncent  en  chan- 
tant que  u  l'hiver  est  passé,  et  qu'ils  ont  été  dans  le  joyeux  bois 
vert  pour  trouver  Tété  chez  lui.  »  A  une  heure  de  l'après-midi,  des 
hommes  et  des  femmes  en  habits  d'été,  tous  couverts  de  fleurs,  se 
rassemblent  devant  l'hôtel  de  ville.  Précédés  par  une  bande  de  mu- 
siciens, ils  se  livrent  à  un  genre  de  danse  tout  particulier  qu'on  ap- 
pelle la  furry  (1).  Ces  évolutions  chorégraphiques  ont  d'abord  lieu 
dans  la  rue;  mais,  entraînés  par  l'ardeur  de  la  bacchanale,  danseurs 
et  danseuses  entrent  quelquefois  dans  les  maisons  particulières, 
traversent,  musique  en  tête,  les  cours,  les  jardins,  où  ils  se  répan- 
dent sous  les  ébéniers  et  les  lilas  en  fleur.  La  fête  dure  jusqu'à  la 
nuit,  et  se  termine  par  un  grand  bal  dans  l'Hôtel  de  l'Ange.  D'an- 
née en  année,  il  faut  le  dire,  le  furry  day  (jour  de  danse)  perd  de 
son  ancienne  importance,  et  on  doit  le  regretter,  car  il  servait  à  rap- 
procher les  différentes  classes  de  la  société  anglaise.  L'air  que  jouent 
encore  les  ménétriers  à  la  tête  du  cortège ,  et  qui  est  connu  sous  le 
nom  de  furry  tune,  confirme  bien  Topinion  de  ceux  qui  regardent 
de  tels  rites  comme  un  débris  de  l'antiquité.  Cet  ancien  air  est  tra- 
ditionnel dans  le  pays  de  Galles,  et  aussi,  dit-on,  dans  notre  Bre- 
tagne. 

De  Helston  au  cap  du  Lizard,  la  route  est  monotone  et  peu  fré- 
quentée par  les  voitures.  Malgré  l'introduction,  d'ailleurs  assez  ré- 
cente, des  chemins  de  fer,  les  moyens  de  communication  de  la  Cor- 
nouaille  demeurent  encore,  sous  certains  rapports,  à  l'état  d'enfance. 
Autrefois  on  voyageait  dans  des  voitures  appelées  vam;  il  en  reste 

(1)  Ce  mot  même  a  donné  lieu  à  beaucoup  de  commentaires  :  quelques-uns  le  re« 
gardent  comme  une  corruption  de  fury  (furie);  d'autres,  avec  plus  de  vraisemblance, 
le  font  dériver  de  (eur  ou  de  [air,  une  foire  ou  une  fOte,  dons  l'ancien  langage  du  pays. 


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L'ANGLETERRE   ET  LA   YIE   ANGLAISE.  17 

qadques-unes  selon  rancien  système,  et  la  forme,  ou,  comme  di- 
sent les  Anglais,  le  style  de  ces  lourds  véhicules  a  quelque  chose 
de  singulièrement  primitif.  Us  consistent  en  un  grand  coflre  long 
posé  sur  des  roues  et  entièrement  ouvert  aux  deux  extrémités.  Un 
vieux  cheval  éreinté  traîne  ces  coches  tout  chargés  de  bagages  ;  on 
n'arriverait  jamais,  n'était  ime  circonstance  bien  simple.  De  deux 
choses  Tune,  la  route  monte  ou  descend  (les  routes  planes  n'exis- 
tent guère  en  Cornouaille)  :  quand  la  voie  descend,  la  voiture, 
entraînée  par  le  mouvement  des  roues,  tombe  sur  les  jambes  du 
cheval,  qu'eUe  force  bien  à  marcher;  quand  elle  monte,  le  conduc- 
teur prie  honnêtement  les  voyageurs  de  mettre  pied  à  terre  et  de 
pousser  eux-mêmes  la  machine.  L'omnibus  qui  me  conduisit  au  cap 
du  Lizard  appartenait,  je  l'avoue,  à  un  système  beaucoup  plus  mo- 
derne. Le  conducteur,  vrai  type  d'un  paysan  de  la  Cornouaille,  aux 
larges  épaules  et  au  dos  légèrement  courbé ,  était  un  petit  fermier 
des  environs  du  cap.  Il  excitait  ses  deux  chevaux  de  la  voix,  les  appe- 
lant chacun  par  son  nom  et  leur  donnant  toute  sorte  d'encouragemens 
pour  leur  faire  hâter  le  pas.  A  l'entendre,  il  n'y  avait  rien  de  tel  que 
de  prendre  les  bêtes  par  les  sentimens,  ce  qui  ne  l'empêchait  point, 
il  faut  le  dire,  de  leur  allonger  çà  et  là  de  bons  coups  de  fouet. 
Contrairement  au  caractère  général  de  la  Cornouaille,  cette  route 
est  plate  et  unie,  bordée  de  chaque  côté  par  des  bruyères,  quelques 
champs  et  de  maigres  vergers  avec  des  pommiers  rongés  par  les 
lichens.  Comme  je  m'étais  placé  sur  le  siège  auprès  du  conducteur, 
mon  regard  s'étendait  sur  des  espaces  immenses,  mais  je  n'avais  au- 
tour de  moi  que  la  solitude;  à  peine  si  nous  rencontrions  de  temps  en 
temps  un  troupeau  d'oies  s' ébattant  dans  une  mare  perdue  sous  les 
herbes  ou  quelques  ânes  à  la  mine  sauvage,  au  poil  hérissé,  qui 
paissaient  en  liberté  les  chardons.  Environ  à  mi-chemin  du  Lizard, 
les  ombrages  d'un  grand  parc,  sorte  d'oasis  dans  le  désert,  vinrent 
couper  un  moment  les  lignes  monotones  du  paysage.  En  sortant  de 
ce  parc,  au  pied  des  haies  de  tamaris  qui  bordent  la  route,  je  fus 
surpris  d'apercevoir  pour  la  première  fois  des  touffes  de  bruyère 
blanche  {erica  vagans)  :  nous  venions  d'entrer  dans  la  région  de 
la  serpentine.  La  sympathie  naturelle  qui  existe  entre  cette  plante 
et  cette  roche  est  un  fait  bien  connu  des  botanistes;  Tune  n'apparait 
guère  sans  l'autre.  Tout  à  coup  cette  vulgaire  perspective  de  ter- 
rains incultes  et  découverts  qui  nous  avait. suivis  depuis  Helston  prit 
comme  par  enchantement  une  grande  figure  :  à  tous  les  points  de 
l'horizon  ondulaient  devant  nous  les  immenses  lignes  de  la  mer.  Je 
.pus  alors  m'expliquer  le  nom  qui  a  été  donné  à  ce  cap  :  il  ressemble 
bien  en  effet  à  une  tête  plate  de  lézard  avançant  son  museau  pointu 
dans  les  vagues. 

Toai  L.  —  1864.  2 

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18  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Le  village  du  Lizard  se  compose  de  quelques  maisons  vagabondes, 
éparpillées  à  la  surface  d'un  sol  maigre  et  ingrat.  Les  habitans, 
surtout  les  femmes,  offrent  un  type  tout  particulier.  A  peine  a-t-on 
franchi  la  limite  du  Devon  et  s'est-on  avancé  sur  le  territoire  de  la 
Cornouaille  qu'on  est  frappé  d'un  changement  dans  la  physionomie 
humaine.  Sur  les  routes,  dans  les  auberges,  dans  les  wagons,  on 
rencontre  chemin  faisant  des  figures  ovales  aux  traits  allongés,  des 
cheveux  noirs,  des  yeux  gris,  des  nez  ssdllans,  des  bouches  grandes 
et  bien  ouvertes,  en  un  mot  le  type  celtique.  Sommes-nous  encore 
en  Angleterre?  On  pourrait  en  douter,  ne  trouvant  plus  autour  de 
soi  les  têtes  rondes  des  Anglo-Saxons,  aux  joues  pleines,  aux  che- 
veux et  aux  favoris  blonds  (1).  Ce  changement  dans  les  traits  exté- 
rieurs marque  évidemment  le  passage  d'une  race  à  une  autre  race, 
et  pourtant  la  langue,  l'industrie,  les  manières  de  la  population, 
tout  est  ici  frappé  d'un  cachet  bien  anglais.  La  famille  celtique  se 
présente  dans  le  royaume-uni  à  trois  états  très  distincts,  qui  î' éloi- 
gnent plus  ou  moins  de  la  société  anglo-saxonne.  Il  y  a  d'abord 
l'Irlande,  qui  appartient  bien  à  l'Angleterre,  mais  qui  lui  résiste 
sourdement  sur  le  terrain  des  idées  religieuses;  vient  ensuite  la 
principauté  de  Galles,  qui,  tout  en  adoptant  sans  arrière- pensée 
la  religion  et  les  lois  du  royaume,  a  néanmoins  conservé  sa  langue. 
Quant  à  la  Cornouaille,  elle  s'est  non-seulement  soumise  et  incor- 
porée depuis  longtemps  à  la  nation  anglaise ,  mais  de  plus  elle  a 
entièrement  perdu  son  ancien  idiome.  L'histoire,  qui  a  souvent  con- 
sacré des  pages  émouvantes  aux  guerres  enclavant  de  force  les  pro- 
vinces dans  un  état,  a  très  peu  remarqué  l'infiltration  lente  et  gra- 
duelle des  influences  qui  achèvent  vraiment  la  conquête.  La  langue 
étant  aux  nations  ce  que  le  style  est  aux  individus,  l'extinction 
d'un  idiome  ne  constitue  pourtant  point,  il  s'en  faut  de  beaucoup, 
un  fait  insignifiant  :  c'est  le  signe  d'une  ancienne  nationalité  qui 
abdique. 

La  langue  primitive  de  la  Cornouaille,  comish  languagcy  était  un 
dialecte  celtique.  Les  habitans  de  cette  province  ont  la  prétention 
d'avoir  été  civilisés  avant  tout  le  reste  de  la  Grande-Bretagne;  ils 
s'appuient  pour  cela  sur  divers  monumens  historiques.  Diodore  de 
Sicile  dit  que  «  les  naturels  de  cette  partie  de  la  Bretagne  étaient 
non-seulement  très  hospitaliers,  mais  aussi  très  cultivés  dans 
leurs  manières  à  cause  de  leurs  rapports  avec  les  marchands  étran- 
gers. ))  Il  fait  ici  allusion  sans  aucun  doute  au  commerce  des  mé- 

(1)  rai  recueilli,  en  visitant  le  Lizard,  un  fait  qui  confirme  pleinement  mes  pre- 
mières impressions  :  les  chapeaux  d*hommes  expédiés  de  Londres  pour  les  habitans  de 
la  Cornouaille  sont  d'un  modèle  plus  étroit  ({ue  les  chapeaux  commandés  pour  les  ha- 
bitans du  Deyonshire. 


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L'ANGLETERRE   ET  LA   VIE   ANGLAISE.  19 

taux,  qui  avait  attiré  sur  les  côtes  les  vaisseaux  des  Phéniciens 
et  peut-être  des  Grecs.  Les  érudits  de  la  GomouaUle  soutiennent 
en  outre  que  leur  langue  avait  une  richesse  de  mécanisme  et  de 
forme,  une  douceur  de  prononciation  qu'on  ne  retrouverait  pas  au 
même  degré  dans  le  pays  de  Galles  ou  dans  la  Bretagne  française. 
Cette  langue  fut  parlée  en  GomouaUle  jusque  vers  la  fin  du  xvii'  siè- 
cle. Menacée  de  jour  en  jour  par  l'invasion  de  l'anglsds,  elle  parait 
s'être  resserrée  et  maintenue  plus  longtemps  vers  les  côtes.  Le  rec- 
teur de  Landewednack,  près  du  Lizard,  est,  dit  Borlase  (1),  le  der- 
nier qui  prêcbadt  encore  en  celtique  un  peu  avant  1678.  Cet  idiome 
primitif  de  la  Cornouaille  est-il  même  aujourd'hui  une  langue  tout 
à  fait  éteinte?  Oui  et  non.  On  ne  le  parle  plus,  mais  un  vocabu- 
laire conservé  dans  la  bibliothèque  Cotton  et  d'autres  manuscrits 
lui  survivent.  Les  noms  qu'il  avait  donnés  aux  localités,  surtout 
aux  rochers  et  aux  promontoires,  sont  restés  vigoureusement  at- 
tachés à  ces  inébranlables  monumens  de  la  nature.  D'un  autre  côté, 
quelques-uns  de^  mots  celtiques  sont  en  quelque  sorte  rentrés  sous 
terre;  on  les  retrouve  au  fond  des  mines  dans  le  langage  familier 
des  briseurs  de  roches.  Des  proverbes  et  d'autres  débris  de  cette 
langue  vénérable  errent  en  outre  dans  l'idiome  moderne  des  habi- 
tans,  auquel  ils  donnent  un  caractère  sentencieux.  Je  ne  citerai  que 
deux  de  ces  maximes  bretonnes  :  «  En  été,  souviens-toi  de  l'hiver. 
—  N'attends  rien  de  bon  d'une  langue  trop  longue;  mais  un  homme 
sans  langue  perdra  sa  terre.  » 

La  race  celtique  s'étend  sur  toute  la  Cornouaille;  mais  c'est  de 
Falmouth  au  cap  du  Lizard  qu'elle  m'a  paru  offrir  le  type  le  plus 
pur,  surtout  parmi  les  femmes.  Dans  cette  dernière  localité,  la  tra- 
dition veut  encore  qu'il  y  ait  eu  autrefois  une  infusion  de  sang  es- 
pagnol. Cette  hypothèse  s'appuie  sur  certains  noms  castillans  qui 
se  sont  conservés  dans  quelques  famUles  du  hameau  et  sur  les 
traits  physiques  des  habitans.  Il  est  bien  avéré  qu'on  trouve  de 
temps  en  temps  avec  surprise  parmi  eux  des  traces  d'origine  méri- 
dionale, un  teint  bruni  par  exemple  et  une  riche  profusion  de  che- 
veux noirs.  C'est  toutefois,  en  l'absence  de  documens  consacrés  par 
Thistoire,  une  base  bien  fragile  pour  étayer  une  théorie  ethnologi- 
que. De  tels  caractères  peuvent  avoir  été  gravés  par  le  climat  :  ne 
rencontre-t-on  point  de  même  au  Lizard  des  plantes  sauvages  qui 
ne  croissent  nulle  autre  part  en  Angleterre  et  qui  appartiennent  es- 
sentieliemeut  aux  pays  chauds? 

(1)  Antiquaire  et  historien  de  la  Cornouaille,  né  en  1696  à  Pendeen.  Après  avoir  reçu 
les  ordres  en  1720,  Borlase  fut  durant  plusieurs  années  vicaire  de  Saint-Just  et  mourut 
en  1772.  Ses  principaux  ouvrages  sont  Antiquities  of  Comwall ,  Antiquities  of  Scilly 
hiands,  Nalural  History  of  Comwall, 


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20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'imagination  a  pourtant  été  encore  beaucoup  plus  loin  :  les  An- 
glais ont  cherché  dans  ces  derniers  temps  à  éclairer  par  les  noms 
propres  certaines  cpiestions  restées  obscures  dans  Tétude  des  races 
humaines.  La  tendance  est  certainement  excellente,  mais  il  ne  fau- 
drait point  en  abuser.  Miss  Yonge,  qui  a  publié  récemment  un  livre 
très  curieux  sur  Y  histoire  des  noms  de  baptême  (1),  croit  retrouver 
en  Cornouaille  des  traces  du  commerce  des  anciens  habitans  avec  la 
Phénicie,  et  ces  traces  sont  les  noms  d'Annibal  et  de  Zenobia  qui  se 
rencontrent  fort  souvent  dans  le  comté.  On  pourrait  faire  à  cette 
utopie  plus  d'une  objection,  et  pourtant  le  hasard  me  mit  en  rap- 
port avec  un  vieux  pêcheur  qui  partageait  tout  à  fait  la  même  ma- 
nière de  voir.  Comme  l'âge  avait  brisé  ses  forces,  il  confiait  le  plus 
souvent  à  son  fils  aîné  le  soin  de  jeter  les  filets  dans  les  eaux  du 
cap.  La  première  fois  que  je  le  rencontrai,  c'était  près  de  la  Ta- 
nière du  Lion,  Lion* s  den  ;  assis  sur  un  débris  de  roche,  il  contem- 
plait en  silence  la  mer  calme  à  ee  moment-là,  mais  agitée  jusque 
dans  le  repos,  comme  la  conscience  du  juste.  Sa  femme,  presque 
aussi  vieille  que  lui,  déclarait  qu'il  n'était  plus  bon  qu'à  conter  des 
histoires.  C'est  pour  entendre  quelques-uns  de  ses  récits  que  je  me 
rendis  plusieurs  fois  dans  sa  maison.  Cette  dernière  était  une  hutte 
bizarrement  construite  moitié  en  magnifiques  pierres  de  serpentine, 
moitié  en  boue  jaunâtre  séchée  au  soleil  et  recouverte  d'un  toit  de 
chaume.  Le  mur  de  pierre  soutenait  la  partie  de  la  maison  exposée 
aux  vents  de  mer,  tandis  que  les  autres  pignons  et  la  façade  étaient 
bâtis  en  argile.  Un  bon  feu  de  broussailles  pétillait  dans  la  che- 
minée pour  faire  bouillir  le  coquemar,  kettle^  et  c'est  au  coin  de  ce 
feu  que  le  brave  pêcheur  me  raconta  l'origine  des  habitans  de  la 
côte.  C'était  un  fait  authentique,  ajoutait-il,  et  la  preuve,  c'est  qu'il 
l'avait  entendu  raconter  à  son  grand-père. 

Une  reine  nommée  Zénobie  avait  entrepris  sur  mer  un  long  voyage 
pour  voir  par  elle-même  ces  fameuses  côtes  de  la  Cornouaille  qu'on 
lui  avait  représentées  comme  si  riches  en  métaux.  Venait-elle  de 
Tyr  ou  de  Sidon?  C'est  à  quoi  le  bon  pêcheur  ne  pouvait  répondre 
d'une  manière  bien  précise  :  il  y  avait  de  cela  si  longtemps!  Quoi 
qu'il  en  soit,  la  mer  qui  baigne  l'ouest  de  l'Angleterre  était  alors 
aussi  mauvaise  et  aussi  tempétueuse  qu'elle  l'est  aujourd'hui.  Le 
vaisseau  sur  lequel  était  la  reine  fit  naufrage  en  se  brisant  contre 
les  rochers.  Sur  ce  dernier  point,  le  pêcheur  était  beaucoup  plus 
positif  :  il  pouvait  même,  disait-il,  indiquer  la  place.  Tous  les  cour- 
tisans qui  accompagnaient  Zénobie  furent  noyés  dans  la  mer,  tan- 
dis que  les  matelots,  qui  étaient  bons  nageurs,  réussbrent  à  gagner 

(1)  History  of  Christian  Names,  1803. 


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L  ANGLETERRE    ET   LA   VIE   ANGLAISE.  21 

la  côte.  En  se  sauvant,  ils  eurent  soin  de  sauver  la  reine  et  deux  ou 
trois  de  ses  filles  d'honneur.  Jetés  sur  un  rivage  désert  et  inconnu, 
ils  n'oublièrent  point  de  préparer  pour  la  nuit  un  abri  sous  lequel 
leur  souveraine  pût  reposer  dignement.  On  repêcha  dans  la  mer 
une  grande  voile  qu'on  fit  sécher  et  qui  servit  de  tente.  Les  marins 
étendirent  leurs  vestes  sur  la  terre,  coupèrent  de  grosses  branches 
dans  les  forêts  qui  existaient  alors  et  formèrent  au-dessus  du  lit  de 
la  reine  comme  un  toit  de  feuillage.  Le  soir  venu,  la  reine,  touchée 
sans  doute  des  égards  et  du  dévQuement  de  ces  pauvres  sujets  qui 
ne  songeaient  qu'à  elle  dans  leur  désastre,  les  admit  à  l'honneur  de 
lui  baiser  la  main.  Les  rudes  matelots,  posant  un  genou  en  terre, 
vinrent  ainsi  s'acquitter  l'un  après  l'autre  du  cérémonial  qu'ils 
avaient  vu  pratiquer  avec  plus  de  grâce  par  les  seigneurs  à  bord 
du  vaisseau.  Cn  garçon  de  douze  ans,  qui  remplissait  durant  la 
traversée  les  fonctions  de  mousse,  fut  choisi  pour  page,  et,  un  ra- 
meau de  fougère  à  la  main,  éventa  l'auguste  visage  de  Zénobie, 
sans  doute  en  souvenir  d'un  pays  d'Orient  où  il  y  avait  des  mous- 
tiques et  où  la  chaleur  était  étouffante.  Au  reste,  la  reine,  épuisée 
de  fatigue,  dormît  profondément,  tout  aussi  bien  que  si  elle  eût  été 
couchée  sur  un  lit  de  pourpre.  Le  lendemain  matin ,  les  naufragés 
se  répandirent  sur  le  rivage,  mais  ils  n'aperçurent  que  les  débris  de 
leur  navire  et  les  vagues  qui  mugissaient  derrière  les  vagues.  Ils 
n'avaient  ni  les  outils  ni  les  moyens  nécessaires  pour  construire 
un  autre  vaisseau.  Pendant  des  journées  entières,  ils  regardaient 
fixement  la  mer,  cherchant  à  y  découvrir  au  loin  quelque  voile  ; 
au  bout  d'un  certain  temps,  ne  voyant  rien  venir,  ils  perdirent  l'es- 
poir de  retourner  dans  leur  contrée  et  se  mirent  à  bâtir  des  ca- 
banes. On  en  construisit  une  pour  la  reine  :  cette  hutte,  bâtie  en 
terre  et  en  bois,  ne  valait  point  son  ancien  château;  il  fallut  pour- 
tant bien  qu'elle  s'en  contentât.  On  cherchait  d'ailleurs  à  la  conso- 
ler en  lui  apportant  de  beaux  morceaux  d'étain,  des  pierres  rares 
et  des  cristaux.  Les  quelques  provisions  qu'on  avait  réussi  à  sauver 
du  naufrage  étant  épuisées,  il  fallut  qu'on  songeât  à  se  procurer 
des  moyens  d'existence.  Parmi  les  anciens  matelots,  quelques-uns 
s'élancèrent  à  la  poursuite  des  bêtes  sauvages.  Le  plus  grand  nom- 
bre toutefois  abattit  les  arbres  et  creusa  des  canots  pour  se  livrer  à 
la  pêche.  La  reine  vit  avec  tristesse  son  peuple  se  disperser;  le  zèle 
même  de  ses  anciens  sujets  ne  tarda  point  à  se  refroidir  au  milieu 
des  durs  travaux  imposés  par  la  nécessité.  Ses  riches  vêtemens  d'or 
et  de  soie  tombèrent  en  pièces,  et  elle  fut  trop  heureuse  de  les 
remplacer  par  des  peaux  de  phoque.  Ses  filles  d'honneur,  désespé- 
rant d'épouser  des  princes,  consentirent  après  quelque  hésitation  à 
se  marier  avec  de  pauvres  marins.  Dans  les  commencemens,  elles 


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22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quittaient  encore  volontiers  leur  hutte  une  ou  deux  fois  par  jour  et 
venaient  donner  un  coup  de  main  au  ménage  de  la  reine;  mais  avec 
les  années  les  enfans  vinrent,  et  elles  n'eurent  point  trop  de  tout 
leur  temps  pour  soigner  leur  propre  famille.  Le  page  de  Zénobie 
lui-même  s'ennuya  d'éventer  sa  souveraine  et  changea  le  rameau 
de  fougère  pour  un  aviron.  La  reine  se  plaignit  amèrement;  mais, 
voyant  que  ses  plaintes  ne  servaient  à  rien  et  que  toutes  les  mains 
étaient  occupées  ailleurs,  elle  prit  bravement  le  parti  de  se  servir 
elle-même.  Comme  elle  était  encore  jeune,  elle  fmit  par  se  lasser 
du  veuvage  et  devint  la  femme  d'dfn  pêcheur.  Pendant  que  ce  der- 
nier était  en  mer,  elle  cultivait  quelques  légumes  autour  de  la  hutte, 
faisait  la  soupe,  et  au  retour  elle  étendait  devant  le  feu  les  ha- 
bits mouillés  de  son  mari.  Us  s'aimaient;  aussi  ils  furent  heureux  et 
eurent  beaucoup  d* enfans.  Ces  enfans,  accoutumés  dès  l'âge  le  plus 
tendre  à  suivre  leur  père  dans  une  barque  et  à  jeter  les  filets  en 
mer,  devinrent  habiles  à  la  pêche;  ils  n'eurent  d'ailleurs  aucune 
peine  à  oublier  leurs  droits  au  trône  et  à  se  consoler  de  îa  perte  de 
grandeurs  qu'ils  n'avaient  jamais  connues.  C'est  pourtant  de  ce 
sang  royal,  à  en  croire  le  naïf  chroniqueur,  que  descendent  les  prin- 
cipales familles  de  pêcheurs  aujourd'hui  dispersées  sur  les  côtes  de 
la  Cornouaille. 

Malgré  ces  efforts  de  l'imagination  et  de  la  légende  pour  se  rat- 
tacher par  quelques  liens  à  une  origine  phénicienne,  il  est  très 
certain  que,  pris  en  masse,  les  habitans  de  la  Cornouaille  sont  tout 
simplement  d'anciens  Bretons  qui  se  sont  faits  Anglais.  On  les  a 
comparés  aux  Écossais  et  aux  naturels  du  pays  de  Galles,  avec  les- 
quels ils  offrent  sans  aucun  doute  un  air  de  famille;  mais  le  village 
du  Lizard  fait  surtout  songer  à  l'Irlande.  La  forme  des  huttes  est  à 
peu  près  la  même,  et,  pour  compléter  la  ressemblance,  de  braves 
porcs  errent  le  long  des  rues  avec  un  air  de  satisfaction  majestueuse. 
Quelques  traces  de  l'esprit  irlandais,  ce  que  les  Anglais  appellent 
irishisniy  se  rencontrent  même  de  temps  à  autre  dans  les  classés 
inférieures  de  la  population  (1).  Fins  et  insinuans,  ces  Bretons  de 
l'ouest  ont  heureusement  associé  les  traits  du  caractère  celtique  à 
la  force  de  volonté  qui  distingue  le  type  anglo-saxon.  Les  pêcheurs 
du  Lizard  se  trouvent  plus  ou  moins  dispersés  dans  le  village;  mais 
leur  lieu  de  rendez-vous  est  l'anse  connue  sous  le  nom  de  Lizard 

(1)  Il  est  très  difficile  d*ana1yser  ces  nuances  :  le  mieux  est  peut-être  de  citer  un 
exemple  qui  dispensera  d'y  insister.  Un  paysan  de  la  Cornouaille  avait  été  appelé  de- 
vant un  tribunal  en  qualité  de  témoin.  l\  s'agissait  d'un  jeune  garçon  poursuivi  pour 
quelque  mince  délit.  Le  juge  demanda  au  paysan  si  Tenfant  disait  d'ordinaire  la  vérité. 
«  Oui,  répondit  ce  dernier,  il  dit  la  vérité;  il  dit  mCme  quelquefois  un  peu  plus  que 
la  vérité.  »  Voilà  ce  que  les  Anglais  appellent  un  irishism. 


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L'ANGLETERRE   ET   LA   VIE   ANGLAISE.  23 

Fishing  Cove.  Cette  anse  profonde  et  retirée  s'ouvre  entre  deux 
murs  de  falaises  qui  Fabritent  des  vents.  Dn  clair  ruisseau  formant 
des  cascades  descend  par  un  escalier  de  pierre  qu'il  a  creusé  lui- 
même  le  long  des  flancs  rugueux  du  rocher.  Le  sommet  d'une  pe- 
tite colline  autour  de  laquelle  serpente  un  chemin  creux  est  occupé 
par  quelques  cottages  de  pêcheurs  joyeusement  tapissés  de  fuchsias 
et  de  géraniums;  mais  tout  à  coup  la  route  s'abaisse  et  se  précipite 
parmi  les  sables  vers  la  mer.  Dans  un  coin  s'élève  un  petit  bâtiment 
sans  portes  ni  fenêtres  sous  lequel  tourne  un  manège  avec  des  ca- 
bestans et  des  cordes  pour  tirer  les  barques  hors  de  l'eau  quand 
on  a  besoin  de  les  mettre  à  sec  sur  le  rivage.  Plus  loin  se  montre 
une  autre  construction  grossière,  moitié  pierre  et  moitié  boue,  cou- 
ronnée d'un  toit  angulaire  qui  s'appuie  sur  de  rudes  piliers  de  gra- 
nit :  c'est  le  fish  cellar,  où  l'on  conserve  et  sale  le  poisson.  L'entrée 
de  ce  port  en  miniature  est  gardée  du  côté  de  la  mer  par  d'énormes 
quartiers  de  roches  qui  s'avancent  dans  les  eaux  et  qui  forment  une 
espèce  de*quai.  Au  moment  où  je  visitai  le  cove^  c'est-à-dire  vers 
midi,  les  femmes  de  pêcheurs  attendaient  debout  ou  assises  sur  la 
roche  battue  des  vagues  que  leurs  maris  pussent  approcher.  Cepen- 
dant, comme  la  marée  était  haute  et  la  brise  sévère,  les  barques 
avaient  une  peine  extrême  à  toucher  ce  rivage  tout  hérissé  d'é- 
cueils.  Aussitôt  qu'une  de  ces  barques  pouvait  vaincre  l'obstacle, 
les  femmes  tendaient  aux  pêcheurs  un  panier  dans  lequel  se  trou- 
vait leur  dîner.  Ces  derniers  regagnaient  alors  le  large,  et,  après 
avoir  pris  leur  modeste  repas,  continuaient  de  jeter  leurs  filets.  C'é- 
tait, comme  disaient  les  femmes  elles-mêmes,  un  grand  spectacle  : 
quatre  bateaux  pêcheurs,  assistés  par  six  autres  barques  plus  petites 
qui  ressemblaient,  avec  leurs  avirons,  à  des  araignées  de  mer,  ma- 
nœuvraient balancés  sur  les  grosses  vagues  bleues.  Les  hommes 
traînaient  et  remuaient  à  brassées  d'interminables  filets  en  traçant 
des  cercles  sur  la  mer,  puis  dans  les  intervalles  ils  se  passaient  d'une 
barque  à  l'autre  une  bouteille  pleine  d'une  liqueur  réparatrice. 

Les  pécheurs  du  Lizard  ont  beaucoup  à  lutter  contre  les  grandeurs 
et  les  dangers  d'une  côte  formidable.  Le  cap  se  montre  en  quelque 
sorte  dentelé  d'abrupts  promontoires  entre  lesquels  se  creusent  en 
fer-à-cheval  des  criques  coupées  dans  la  masse  solide  des  roches. 
Pour  l'artiste  qui  n'a  en  vue  que  les  magnificences  de  la  nature, 
cette  configuration  est  admirable.  Kynance  Cove  par  exemple  défie 
toute  comparaison  avec  les  autres  anses  de  la  Cornouaille.  Qu'on  se 
figure  un  groupe  de  headlands  (promontoires)  échancrés  par  des 
précipices  et  s' élevant  en  face  de  rochers  écroulés  de  distance  en 
distance  dans  la  mer.  Les  pêcheurs,  ne  sachant  comment  expliquer 
cet  amas  de  ruines,  disent  que  le  diable  eut  un  jour  l'idée  de  bâtir 


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24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  pont  pour  les  contrebandiers  entre  la  France  et  l'Angleterre; 
mais,  comme  il  arrive  souvent  en  Gornouaille,  ses  projets  furent  dé- 
joués par  l'armée  des  esprits  célestes,  et,  poursuivi,  il  laissa  tomber 
toutes  les  pierres  à  l'entrée  de  Kynance  Cove.  Quelques-uns  de  ces 
rochers  ne  s'élèvent  guère  qu'à  la  surface  de  la  mer;  la  place  en 
est  alors  marquée  par  un  cercle  d'écume.  D'autres  tout  au  contraire 
se  dressent  hardiment  et  avec  des  reliefs  singuliers  au-dessus  des 
flots  courroucés  qui  les  couvrent  par  instans  d'une  frange  de  neige, 
puis  qui  retombent  en  cascade  sur  la  base  noirâtre  et  polie  de  ces 
monolithes.  Il  y  en  a  même  qui,  debout  comme  des  colonnes,  re- 
gardent la  vague  avec  un  air  de  défi  et  semblent  lui  dire  :  Tu  ne 
monteras  pas  jusqu'à  moi  I  De  toutes  les  merveilles  de  cette  côte 
aux  aspects  sauvages,  celles  qui  m'ont  le  plus  frappé  sont  encore 
les  cavernes. 

Ces  cavernes,  dont  quelques-unes  plongent  dans  des  précipices 
affreux  et  perpendiculaires,  ont  reçu  des  noms  particuliers,  tels  que 
Pigeons  hugo  (1)  (la  caverne  du  pigeon),  Raven's  hugo (la  caverne 
du  corbeau)  et  DeviVs  frying  pan  (la  poêle  à  frire  du  diable).  Cette 
dernière  est  située  près  de  Cadgwith,  un  petit  village  de  pêcheurs 
abrité  par  de  raides  collines  et  ayant  bien  ce  que  les  Anglais  ap- 
pellent un  caractère  romantique.  Là  je  frétai  une  barque;  la  mer 
était  parfaitement  calme,  et  nul  batelier  de  Cadgwith  ne  voudrait 
s'aventurer  tout  près  de  ces  côtes  dangereuses  par  un  temps  dou- 
teux. Nous  tournâmes  d'abord  le  frying  pan,  qui,  vu  de  la  mer, 
présente  à  coup  sûr  des  traits  grandioses  :  dans  la  sombre  masse 
des  rochers  s'ouvre  une  arche  complètement  évidée  qui  laisse  pas- 
ser la  lumière  du  jour  et  sous  laquelle  volent  des  oiseaux  de  mer. 
Nous  poursuivîmes  notre  voyage  par  eau  jusqu'à  Dolor  hugo,  dont 
le  vrai  nom  est  Dollah  hugo  (la  caverne  de  DoUah).  Celui  de  Dolor, 
qui  a  prévalu  dans  le  langage  vulgaire,  tient  peut-être  au  cachet 
de  mélancolie  farouche  empreint  sur  la  physionomie  générale  de 
cet  antre,  où  les  flots  se  précipitent  jour  et  nuit  comme  des  bêtes 
fauves.  L'entrée  est  formée  par  des  rochers  plissés  et  d'une  couleur 
magnifique,  dont  la  voûte  s'élève  à  une  hauteur  imposante.  Cette 
entrée  est  d'abord  assez  large  pour  qu'un  bateau  à  six  rangs  d'avi- 
rons puisse  y  passer;  mais  elle  se  rétrécit  bientôt,  et  l'extrémité  se 
perd  dans  les  ténèbres.  Si  loin  que  le  regard  puisse  s'aventurer  au 
fond  de  cette  cave,  l'eau  s'élève  et  retombe  avec  un  clapotement 
lugubre  contre  les  rochers.  J'étais  comme  perdu  dans  le  mystère  et 
la  solennité  de  cette  scène,  quand  je  me  sentis  réveillé  en  sursaut 
par  une  explosion  formidable.  Le  tonnerre  tombant  de  la  voûte 

(1)  Hugo  est  un  vieux  mot  qui,  dans  la  langue  du  pays,  signifie  caverne. 


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L  ANGLETERRE   ET   LA   VIE   ANGLAISE.  25 

n*aurait  point  fait  un  bruit  plus  épouvantable,  et  le  son  rebondit 
pour  ainâ  dire  de  pUier  en  pilier  comme  répercuté  par  tous  les 
échos  de  la  caverne.  A  travers  un  nuage  de  fumée  qui  s'abaissait, 
j'entrevis  la  figure  souriante  et  malicieuse  de  mon  batelier,  un 
jeune  pécheur  de  Cadgwith  qui,  sans  me  rien  dire,  s'était  amusé  à 
tirer  un  coup  de  pistolet.  11  avait  voulu  m'effrayer;  le  touriste  sur- 
pris par  cette  commotion  terrible  croit  en  effet  que  toute  la  ligne 
des  falaises  est  secouée  par  un  tremblement  de  terre  et  qu'elle  va 
tomber  en  ruine.  Mon  guide  cependant  refusa  d'aller  plus  loin,  et 
en  effet  la  barque  se  trouvait  resserrée  entre  deux  murs  de  rochers, 
le  lui  demandai  si  quelqu'un  avait  jamais  exploré  les  profondeurs 
de  la  caverne.  Il  faudrait  pour  cela,  me  répondit-il,  un  habile  et 
mtrépide  nageur.  Les  pêcheurs  de  Cadgwith  sont  braves,  mais  ils 
n'aiment  point  à  courir  des  dangers  inutiles,  et  nul  d'entre  eux  n'a 
pénétré  jusqu'ici  à  plus  de  quelques  mètres  dans  cette  embouchure 
sinistre. 

Les  roches  qui  forment  les  remparts  naturels  du  Lizard  sont  de 
nature  très  diverse  :  elles  se  composent  de  granit,  de  talc,  d'ardoise 
micacée,  de  diallage,  mais  surtout  de  serpentine.  Le  nom  lui  vient  de 
la  ressemblance  qu'on  a  cru  ti-ouver  entre  les  couleurs  de  cette  pierre 
et  celles  de  la  peau  du  serpent.  Rien  n'égale  en  effet  la  beauté  de  cette 
roche,  tigrée  de  noir,  de  blanc,  de  vert,  de  jaune,  de  rouge,  et  polie 
par  l'action  continuelle  de  la  mer.  Elle  n'a  qu'un  défaut  sur  les 
lieux,  celui  d'être  trop  commune.  Les  districts  envahis  par  la  pierre 
ont  cela  de  fâcheux  qu'on  y  perd  les  sentiers  bordés  de  haies  vives, 
un  des  charmes  du  paysage  anglais.  Ces  sentiers  frais  et  ombreux 
se  trouvent  remplacés  au  Lizard  par  des  murs  sur  lesquels  on  mar- 
che et  qui  servent  de  routes.  Marcher  sur  un  tnur  ne  paraît  point  au 
premier  coup  d'œil  un  exercice  bien  agréable.  Comme  pourtant  ces 
chemins  bâtis  de  main  d'homme  sont  suffisamment  lai'ges  et  tou- 
jours secs,  on  s'y  promène  encore  assez  volontiers.  La  serpentine 
n'est  d'ailleurs  pas  uniquement  employée  à  construire  des  chaus- 
sées ou  des  maisons;  les  plus  beaux  échantillons  sont  recueillis  avec 
soin  et  utilisés  dans  les  arts.  Un  jour  que  je  m'étais  perdu  sur  les 
collines  qui  couronnent  le  front  sourcilleux  des  falaises,  je  me  trou- 
vai surpris  par  un  orage.  Le  tonnerre  roulait  au-dessus  de  la  mer, 
précédé  d'éclairs  qui  enflammaient  la  surface  des  vagues  plombées. 
Je  cherchai  un  gîte  pour  m'y  réfugier;  mais,  si  loin  que  s'étendît  le 
regard,  on  ne  voyait  aucune  trace  d'habitation.  Je  ne  rencontrais  que 
des  moutons  effarés  qui  tâchaient  de  se  blottir  sous  les  monstrueux 
blocs  de  pierre  amassés  de  distance  en  distance  au  sommet  des  pré- 
cipices. Tout  trempé,  je  suivais  au  hasard  un  chemin  de  bruyères 
qui  descendait  le  long  d'un  ravin  profond  et  rapide,  quand  à  ma 


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26  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

grande  satisfaction  je  découvris  au  bord  de  la  mer,  de  l'autre  côté 
d'un  torrent  qui  tombait  en  murmurant  parmi  des  quartiers  de 
roche,  un  enfant  d'une  douzaine  d'années.  Il  me  faisait  des  signes 
pour  m'indiquer  la  direction  que  je  devais  prendre.  D'après  les  con- 
seils de  mon  guide,  je  passai,  sur  un  pont  naturel  de  pierres  trem- 
blantes, le  torrent  déjà  grossi  par  les  pluies,  et  je  me  trouvai  dans 
une  étroite  vallée  ou,  pour  mieux  dire,  dans  un  pli  de  terrain  res- 
serré à  droite  et  à  gauche  entre  d'épaisses  collines.  L'enfant  marcha 
bravement  devant  moi  et  me  conduisit  dans  une  humble  chaumière 
pittoresquement  assise  sur  un  rocher  tronqué  en  face  d'une  grande 
roue  de  moulm.  Là  je  m'assis  au  corn  du  feu,  me  rendant  à  l'invita- 
tion de  la  maîtresse  de  la  maison,  qui  était  la  mère  de  plusieurs 
petits  enfans  rassemblés  autour  d'elle  comme  une  couvée.  Son  mari 
avait  pour  industrie  de  polir  des  pierres  curieuses  et  de  tailler  dans 
la  serpentine  des  encriers,  des  vases, 'des  lampes  et  toute  sorte 
d'objets  d'art  que  la  femme  vendait  aux  voyageurs.  Il  existe  dans 
le  village  plusieurs  de  ces  boutiques  de  curiosités  locales.  Deux 
riches  compagnies  industrielles ,  Penzance  serpentine  company  et 
Lizard  serpentine  company^  se  sont  en  outre  établies  depuis  quel- 
ques années  pour  travailler  cette  pierre  en  grand  et  au  moyen  de 
puissantes  machines.  On  en  fait  aujourd'hui  des  colonnes,  des  de- 
vans  de  cheminée  et  d'autres  omemens  d'architecture. 

La  profession  de  lapidaire  est  avec  l'agriculture  et  la  pêche  ce 
qui  donne  aux  habitans  du  Lizard  les  moyens  de  vivre.  La  pêche  est 
assez  abondante  et  embrasse  une  riche  variété  de  poissons.  On  prend 
sur  ces  côtes  le  turbot,  mais  j'appris  avec  étonnement  que  les  pê- 
cheurs de  la  Gomouaille  n'en  font  point  un  très  grand  cas.  Ils  le 
coupent  souvent  en  morceaux  pour  tenter  la  gourmandise  des  ho- 
mards, ces  Lucullus  des  mers.  La  raison  d'un  tel  sacrifice  est  que 
les  pêcheurs  peuvent  aisément  tenir  en  vie  les  homards  et  attendre 
ainsi  les  demandes  des  marchands  de  Londres,  tandis  qu'ils  ont 
beaucoup  de  peine  à  conserver  les  turbots.  De  tous  les  poissons  qui 
alimentent  le  travail  de  la  pêche  en  Cornouaille,  un  seul  mérite 
d'ailleurs  de  fixer  notre  attention  comme  étant  particulier  aux  ri- 
vages britanniques  de  l'ouest,  et  ce  poisson  est  le  pilchard.  Le  pil- 
cbard  visite  les  côtes  du  Lizard,  et  6,500  barils,  contenant  chacun 
2,i00  ou  2,500  de  ces  poissons  salés,  ont  été  chargés  en  1862  à  Test 
du  Lizard  pour  l'Italie. 

C'est  au  Land's  End  (fin  de  la  terre)  que  les  masses  granitiques 
atteignent  tout  à  coup  un  développement  cyclopéen  et  formidable. 
Les  roches  qui  hérissent  ce  promontoire  forment  les  dernières  vertè- 
bres de  la  grande  épine  dorsale  de  l'Angleterre.  Une  chaîne  de  mon- 
tagnes qui  commence  au  Gumberland  élève  vers  le  nord  un  premier 


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L  ANGLETERRE    ET  LA   YIE   ANGLAISE.  27 

gnmpe  de  cimes  altières  et  sauvage,  interrompu  seulement  par  les 
terrains  bas  du  Lancashire  et  du  Gheshire  et  par  les  échancrures  du 
canal  de  Bristol.  Le  second  groupe,  appelé  système  cambrien,  s'é- 
tend en  s' abaissant  du  nord  vers  le  midi  de  la  principauté  de  GalleSé 
Un  troisième  système  de  montagnes  beaucoup  moins  hautes,  le  dé- 
vonien,  séparé  du  cambrien  par  le  canal  de  Bristol,  court  à  travers 
le  Gloucestershire,  le  Wiltshire,  le  Somerset,  le  Devon,  et  vient  mou- 
rir au  Ijmd^s  End  avec  la  terre  qui  finit.  Qu'on  ne  s'attende  pourtant 
point  à  trouver  ici  un  orgueilleux  promontoire  entassant  rochers  sur 
nxJiers,  ainsi  que  le  cap  de  Cornouaille.  Le  terrain  descend  au  con* 
traire  conmie  s'il  voulait  se  précipiter  humblement  vers  la  mer;  tout 
à  coup  pourtant  il  se  relève,  défendu  qu'il  est  par  une  double  ou 
triple  ligne  de  falaises  qui  opposent  aux  vagues  un  front  de  bataille. 
Ces  ossemens  du  globe,  qui  déchirent  brusquement  la  croûte  terres^ 
tre,  ont  un  caractère  auguste;  on  s'arrête  saisi  de  respect  devant  les 
vénérables  masses  de  granit,  premières  nées  des  choses  à  la  surface 
de  notre  planète.  Le  voyageur  arrive  au  promontoire  du  LandCs  Endy 
le  Bderium  des  Romains,  en  suivant  une  bruyère  sur  le  bord  de  la- 
quelle s'élèvent  des  pierres  grisâtres  ressemblant  à  des  tombes  an^ 
tiques.  Le  promontoire  lui-même,  head-landy  se  compose  d'une 
série  de  rochers  qui  s'avancent  dans  la  mer  comme  les  bastions 
d'une  forteresse.  Au  bout  de  ces  remparts  naturels,  on  aperçoit  les 
larges  lames  de  l'Atlantiaue  battant  le  mur  de  granit  avec  le  bruit 
sombre  et  monotone  de  l'éternité.  Ces  vagues  inquiètes  et  ces  ro- 
chers immobiles  représentent  bien  lé  contraste  du  mouveinent  et  de 
la  résistance.  A  voir  cette  armée  des  flots  se  précipiter  avec  une  furie 
aveugle  contre  les  récifs  et  battre  en  retraite  après  avoir  été  brisée 
et  divisée,  on  dirait  que  c'est  la  vague  qui  est  vaincue.  Qu'on  ne  s'y 
trompe  point  pourtant,  c'est  le  rocher.  Le  rocher  s'use,  et  la  vague 
ne  s'use  point.  La  défaite  est  lente,  je  l'avoue,  le  granit  prend 
même  à  la  surface  des  eaux  repoussées  comme  un  adr  d'empire  et  de 
triomphe;  mais  regardez  à  la  base,  elle  est  minée.  La  mer  creuse 
dans  ces  masses  solides  des  passages  mystérieux,  des  anfractuo^tés 
perfides  entre  lesquels  la  vague,  resserrée  et  tourmentée,  éclate  en 
un  sourd  mugissement;  elle  ronge  peu,  mais  elle  ronge  toujours. 
Ces  ravages  ajoutent  encore  à  la  solennité  de  la  scène. 

Le  Land*s  End  est  un  des  sites  les  plus  imposans  qu'on  rencontre 
sur  les  côtes  de  l'Angleterre.  Là,  sur  une  pierre  qu'on  montre  en^- 
core  aux  voyageurs,  le  pieux  docteur  John  Wesley  a  écrit  un  hymne; 
là  aussi  Tumer,  le  peintre  des  horizons  désolés,  a  célébré  Dieu  sous 
une  autre  forme  en  dessinant  ces  lignes  d'eau,  de  ciel  et  de  ro^ 
cbers.  Le  spectacle  est  en  effet  religieux  et  sublime.  Si  loin  qua 
s'étende  le  regard,  on  n'aperçoit  que  le  morne  désert  des  vagues 


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28  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

soulevées  au-dessus  desquelles  flotte  la  toison  dispersée  des  nuages. 
Il  faut  un  ciel  gris  à  ces  perspectives  fuyantes  de  la  mer,  à  cette  sai- 
sissante mélancolie  de  Timmensité.  Et  pourtant  le  nom  de  Land's 
End  est  un  mensonge  géographique;  derrière  cette  pointe  de  terre 
qui  finit,  une  autre  terre  recommence  ;  on  a  devant  soi  l'Amérique. 
A  ce  nouveau  monde  voilé  par  la  distance  et  comme  noyé  à  Tho- 
rizon  par  toutes  les  eaux  de  Tablme,  j'envoyai  mes  humbles  vœux  : 
puisse  la  société  américaine  sortir  des  guerres  civiles  glorieuse  et 
délivrée  des  ombres  de  l'esclavage,  comme  le  soleil  qui  brille  par 
instans  sur  l'Atlantique!  Le  Landes  End  n'est  d'ailleurs  point  la 
seule  merveille  qui  s'élève  à  l'extrémité  de  la  Gomouaille;  toute 
cette  côte  abonde  en  promontoires  hardis,  parmi  lesquels  je  citerai 
surtout  celui  de  Pardenick.  Le  caractère  du  granit  est  qu'il  se  pré- 
sente ici  en  blocs  rectangulaires,  posés  les  uns  au-dessus  des  autres 
de  manière  à  former  des  colonnes.  Les  Anglais  admirent  beaucoup 
cette  disposition  naturelle  des  roches,  et  en  effet  quelle  architecture 
est  supérieure  à  celle-là?  Dans  ces  entassemens  de  débris  qui  font 
face  à  la  mer,  l'œil  découvre  des  flèches,  des  arcades,  des  voûtes, 
des  piliers  presque  aussi  parfaits  que  s'ils  avaient  été  creusés  par  le 
ciseau,  en  un  mot  tous  les  types  des  édifices  historiques  (1).  L'ima- 
gination va  plus  loin  encore;  elle  croit  saisir  des  ressemblances 
entre  la  forme  de  ces  rochers  et  certaines  figures  humaines;  c'est 
ainsi  que  le  langage  populaire  de  la  Gornouaille  a  donné  le  nom 
de  «  docteur  Johnson  »  à  une  pierre  ronde  et  massive,  et  celui  de 
«  docteur  Syntaxe  »  à  un  bloc  de  granit  représentant  bien  la  tête 
d'un  vieux  maître  d'école.  La  sculpture  n'a  peut-être  pas  eu  d'autre 
origine;  les  premiers  hommes,  frappés  des  analogies  fortuites  qui 
existaient  entre  certains  blocs  de  pierre  brute  et  les  êtres  vivans 
qu'ils  avaient  sous  les  yeux,  ont  dû  concevoir  l'idée  des  statues. 
D'autres  masses  de  granit  écroulées  dans  la  mer  ont  également 
reçu  autour  du  Landes  End  des  noms  curieux  :  voici  le  Chevalier, 
Knighty  avec  son  armure  et  son  panache  de  pierre;  voici  encore  l'Ir- 
landaise, Irisk  Lady.  Sur  ce  dernier  roc,  s'il  faut  en  croire  la  tradi- 
tion, une  fille  de  l'Irlande  essaya  de  s'accrocher  avec  les  ongles 
à  la  suite  d'un  naufrage  dans  lequel  tous  les  passagers  à  bord  du 

(1)  Pour  bien  apprécier  les  beautés  de  cette  côte,  il  faut  souvent  descendre  jusqu'à 
la  base  des  rochers  par  des  sentiers  droits  et  bordés  de  précipices.  Un  Anglais  qui  se 
trouvait  en  même  temps  que  moi  au  Land's  End  avait  fait  de  cet  art  dangereux  une 
étude  toute  particulière  ;  il  savait,  à  ne  s'y  point  tromper,  la  pierre  sur  laquelle  on  de- 
vait mettre  le  pied  pour  ne  point  rouler  au  fond  de  la  mer.  Son  enthousiasme  l'excitait 
volontiers  à  remplir  les  fonctions  de  guide.  Toute  la  récompense  qu'il  tirait  de  ses 
services,  —  et  elle  lui  suffisait,  —  était  de  pouvoir  dire  :  Pai  conduit  lord  *'*  et  lady  *** 
à  la  base  de  Cam-Cowall  (un  des  rochers  les  plus  abrupts  dans  le  voisinage  du  Land's 
End);  ils  n'y  seraient  Jamais  allés  sans  moi. 


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L'ANGLETERRE   ET   LA.   VIE   ANGLAISE.  29 

même  vaisseau  avaient  péri.  Ce  fut  du  reste  un  vain  effort,  les  va- 
gues remportèrent,  et  aujourd'hui  encore  elle  erre  au  clair  de  la 
lune  sur  les  lames  tremblantes  avec  une  rose  blanche  à  la  lèvre. 
Plus  d*un  pécheur  l'a  vue,  et  rend  hardiment  témoignage  de  la  vé- 
rité du  fait. 

Près  du  Land*8  End  et  encore  plus  près  de  Vlrish  Lady  s'élève 
sur  la  côte,  distribué  d'étage  en  étage,  le  petit  village  de  Sennen, 
habité  uniquement  par  des  pêcheurs,  Sennen  fishing  village.  Il  con- 
siste en  un  groupe  de  maisons  grossièrement  taillées  dans  le  gra- 
nit; c'est  à  peine  si  les  pierres  de  ces  huttes  se  trouvent  jointes 
avec  du  ciment.  Si  pau\Te  qu'elle  soit,  la  maison  est  pour  le  pê- 
cheur ce  qu'est  le  nid  pour  l'oiseau  de  mer.  Construite  au  flanc 
d'un  rocher  ou  dans  le  creux  d'une  anse  abritée  des  vents,  elle  re- 
présente pour  lui  le  repos  après  la  tempête.  Aussi  tenais-je  à  m'in- 
troduire  dans  une  des  habitations  recouvertes  de  chaume  et  percées 
d'étroites  lucarnes  qui  forment  ici  le  type  de  l'architecture  domes- 
tique. Un  écriteau  annonçant  un  petit  commerce  de  détail  me  four- 
nit l'occasion  d'entrer  sans  paraître  indiscret.  Je  fus  agréablement 
surpris  :  l'intérieur  de  la  maison  valait  beaucoup  mieux  que  l'exté- 
rieur. Une  cheminée  avec  un  banc  et  dans  laquelle  brûlait  du  char- 
bon de  terre,  un  plafond  peint  en  bleu  le  long  duquel  le  poisson 
séchait  sur  une  sorte  de  claie,  un  pavé  sablé,  un  dressoir  chargé 
de  porcelaines  peintes  et  de  cristaux,  —  tout  respirait  dans  ce  cot- 
tage le  bien-être  et  la  propreté.  Une  humble  boutique  d'épiceries 
était  reléguée  dans  la  chambre  de  derrière.  Ce  village  de  pêcheurs 
appartient  tout  entier,  avec  les  maisons,  les  barques,  les  filets,  à 
un  seul  propriétaire,  — un  homme  sans  enfans,  —  ajoutait  la  femme 
qui  me  donnait  ces  détails  en  regardant  fièrement  sa  petite  famille. 
C'est  à  peine  si  les  habitans  de  Sennen  possèdent  quelques  minces 
bateaux  et  s'ils  peuvent  se  livrer  pour  leur  compte  à  la  pêche  à  la 
ligne.  Des  enfans  de  dix  ans  préparent  eux-mêmes  les  hameçons, 
et,  au  moyen  d'une  frêle  barque  chevauchant  sur  la  tempête,  at- 
trapent d'assez  gros  poissons  qu'ils  rapportent  tout  glorieux  à  leur 
mère.  En  vain  les  parens  rêvent  quelquefois  pour  ces  enfans  une 
autre  profession  que  celle  de  pêcheur  :  la  mer  les  attire,  me  di- 
sait-on, comme  la  rivière  attire  les  jeunes  canards.  Quelques-uns 
d'entre  eux  reçoivent  pourtant  une  certaine  éducation.  Comme  je 
me  promenais  sur  les  flancs  escarpés  du  village,  la  mer  prit  tout  à 
coup  un  aspect  inquiétant.  Le  soleil  disparut  du  ciel.  Un  brouillard 
noir  et  épais  s'abaissa  comme  un  voile  à  la  surface  de  la  mer  et 
eflaça  entièrement  deux  rochers  qui ,  sous  le  nom  de  Brisons  ou  de 
Sisters  (sœurs),  forment  un  des  traits  saillans  de  l'horizon.  C'était 
le  signe  précurseur  d'une  averse.  Je  me  réfugiai  sous  le  porche 


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30  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

d'une  vieille  maison  en  granit  où  se  tenait  l'école.  Invité  à  entrer, 
je  trouvai  une  chambre  aux  murs  nus  et  délabrés  avec  des  garçons 
et  des  filles  assis  des  deux  côtés  sur  des  bancs.  L'institutrice  se 
plaint  amèrement  du  local,  trop  chaud  l'été,  trop  froid  l'hiver,  en 
tout  temps  inhabitable.  La  pauvreté  de  cette  école  se  trouve  bien 
en  harmonie  avec  l'air  triste  et  sévère  du  village.  Quelques-uns  deà 
enfans  lisent  et  écrivent  passablement  :  ils  feraient  plus  de  progrès, 
s'ils  suivaient  plus  assidûment  les  classes;  mais,  dès  que  vient  la 
récolte  des  pommes  de  terre  ou  la  saison  de  la  pêche,  ils  s'envo- 
lent les  uns  dans  les  champs,  les  autres  sur  la  mer,  alors  toute 
palpitante  de  voiles.  Les  garçons  deviennent  en  peu  de  temps  d'har- 
biles  marins,  et  il  faut  qu'il  en  soit  ainsi,  car  ces  côtes  sont  héris- 
sées d'écueils  et  visitées  par  de  terribles  rafales.  Quand  le  vent 
souffle  au  Land's  Endy  il  souffle  bien,  et  «un  homme,  disent  les 
habitans  de  Sennen,  aurait  alors  besoin  de  deux  autres  hommes 
pour  lui  tenir  les  cheveux  sur  la  tête.  » 

De  tels  ouragans  donnent  nécessairement  lieu  à  bien  des  cata- 
strophes; On  entend  à  Sennen  des  récits  navrans.  Il  y  a  quelques 
années,  un  vaisseau  fut  entraîné  par  la  houle  dans  une  caverne 
creusée  au  flanc  d'un  rocher;  tout  l'équipage  périt  à  l'exception  de 
quatre  hommes.  Parmi  les  morts,  on  retrouva  deux  matelots  dans 
les  bras  l'un  de  l'autre  :  c'étaient  deux  amis  qui  avaient  passé  en- 
semble par  mille  daqgers;  ils  avaient  été  prisonniers  de  guerre  en 
France  sous  le  premier  empire  et  ensemble  aussi  ils  avaient  cher- 
ché à  se  sauver  du  naufrage  «  On  les  coucha  sous  le  gazon  au  pied 
de  la  falaise,  sans  les  désunir,  dans  la  position  même  où  ils  avaient 
été  trouvés.  Le  12  juin  1851,  un  autre  navire  heurta  contre  les 
BrisonSy  et  les  passagers  cherchèrent  un  refuge  sur  les  deux  rocs 
isolés  au  milieu  des  flots.  La  mer  était  si  furieuse  que  nul  ne  pou- 
vait s'approcher  d'eux,  et  qu'ils  furent  emportés  l'un  après  l'autre 
par  les  vagues,  à  l'exception  du  capitaine  Sanderson  et  de  sa  femme, 
qui  restèrent  pendant  deux  jours  en  vue  d'une  population  frémis- 
sante et  incapable  de  leur  porter  secours.  Enfin  les  braves  pêcheurs, 
au  grand  péril  de  leur  vie,  atteignirent  d'assez  près  les  rochers  avec 
leurs  barques  pour  jeter  une  corde  aux  deux  naufragés.  Ici  com- 
mença entre  le  capitaine  et  sa  femme  un  combat  sublime,  chacun 
des  deux  refusant  de  se  sauver  avant  l'autre.  Le  dévouement  de  la 
femme  l'emporta  :  elle  obligea  Sanderson  à  ceindre  la  corde,  et  il 
fut  aussitôt  tiré  à  travers  les  flots  par  les  pêcheurs,  qui  le  recueilli- 
rent sain  et  sauf.  C'était  maintenant  le  tour  de  la  fenune;  mais  soit 
qu'elle  eût  mal  lié  la  corde  autour  de  sa  taille,  soit  par  toute  autre 
cause,  elle  fut  noyée  avant  d'avoir  pu  atteindre  le  bateau  de  sauve- 
tage. Sa  tombe  est  maintenant  dans  le  cimetièi*e  avec  une  inscrip- 


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L'ANGLETERRE   ET   LA   VIE   ANGLAISE.  31 

tion  constatant  qu'elle  avait  trente-quatre  ans  et  qu'elle  venait  de 
Newcastle  on  Tyne.  Les  tempêtes,  on  le  devine,  n'épargnent  point 
les  pêcheurs  eux-mêmes  sur  ces  côtes  iUustrées  par  tant  de  dé- 
sastres. Le  maître  d'un  peut  public  home  à  l'enseigne  du  vaisseau, 
shipy  aujourd'hui  un  vieillard,  mais  autrefois  un  hardi  pêcheur,  a 
vu  son  père  et  son  frère,  adnsi  que  le  père  et  le  frère  de  sa  femme, 
périr  tous  ensemble  et  du  même  coup  de  vent  sur  le  même  bateau. 
On  ne  s'étonne  point  après  cela  de  trouver  sur  le  visage  des  habi- 
tans  de  Sennen  une  sorte  de  gravité  mélancolique..  Les  femmes 
surtout  ont  un  air  de  tristesse  et  de  sévérité  glaciale,  des  traits  durs 
comme  le  roc  et  le  front  ridé  avant  l'âge.  C'est  pourtant  un  spec- 
tacle curieux  et  animé  que  celui  d'une  flotte  de  soixante  bateaux 
s'éloignant  vers  le  soir  du  rivage  de  Sennen  avec  leurs  voiles  brunes 
et  tannées  pour  aller  se  livrer  à  la  pêche  de  nuit. 

Il  ne  faudrait  point  confondre  ce  village  de  pêcheurs,  souvent 
beaucoup  trop  négligé  par  les  touristes,  avec  un  autre  qui  porte  le 
même  nom  et  se  trouve  plus  loin  de  la  côte,  sur  la  hauteur.  11  y  a 
entre  les  deux  une  grande  différence  qui  s'accuse  aussi  bien  dans 
la  forme  des  maisons  que  dans  le  caractère  des  habitans.  Le  Sen- 
nen situé  dans  les  terres  est  le  rendez-vous  des  voyageurs  et  des 
étrangers.  Là  s'élève  une  vieille  auberge  appelée,  à  cause  de  sa 
position  excentrique,  la  première  et  la  dernière  auberge  de  V Angle-- 
terre.  Là  aussi,  près  d'une  humble  échoppe  où  un  forgeron  de  vil- 
lage bat  joyeusement  le  fer,  gît  un  énorme  bloc  de  granit  en  forme 
de  table  sur  lequel  la  tradition  veut  que  trois  rois  aient  un  jour 
dîné  ensemble.  L'un  était  le  roi  des  mers,  et  il  fit  servir  un  poisson 
péché  dans  son  empire;  l'autre  régnait  sur  un  pays  de  forêts,  et  il 
fournit  un  sanglier;  le  troisième  avait  des  états  qui  s'étendaient 
sous  le  soleil,  et  il  procura  les  fruits  et  le  vin.  Depuis  longtemps, 
une  jalousie  existait  entre  ces  souverains,  et  ils  avaient  souvent 
discuté  pour  savoir  quel  était  le  plus  grand  des  trois.  Au  premier 
service,  les  convives  déclarèrent  que  c'était  celui  qui  régnait  sur 
la  mer,  car  le  poisson  était  délicat;  au  second  service,  le  roi  des 
forêts  eut  l'avantage,  car  le  sanglier  était  d'une  viande  fine  et  suc- 
culente; mais  au  dessert,  ce  fut  le  roi  des  vignes  qui  réunit  tous 
les  hommages,  car  ses  vins  étaient  exquis.  Gomme  la  bonne  chère 
et  le  bon  vin  disposent  les  rivaux  eux-ihêmes  à  la  générosité,  les 
trois  rois  se  mirent  d'accord  à  la  fin  du  repas  en  convenant  qu'au 
lieu  de  disputer  sur  le  mérite  d'une  contrée  au  détriment  d'une 
autre,  le  mieux  était  de  les  unir  toutes  par  l'échange  des  produits. 


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32  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


III. 


La  masse  de  granit  qui  forme  la  pointe  du  Lands  End  s'étend  d'un 
côté  vers  le  cap  de  Gornouàille,  aux  abords  duquel  elle  disparaît  sous 
des  roches  plus  ou  moins  ardoisières,  et  de  l'autre  elle  s'avance 
en  tournant  vers  MounCs  Bay^  après  avoir  soulevé  en  face  de  la  mer 
des  promontoires  audacieux,  creusé  des  abîmes  en  forme  d'enton- 
noir et  laissé  sur  son  chemin  des  grottes  percées  d'étroites  fenêtres 
en  ogive  qui  laissent  enti'evoir  le  ciel  et  la  surface  houleuse  de  l'Océan. 
La  Baie  du  Mont,  Mount's  Bay  (ainsi  nommée  à  cause  du  Mont- 
Saint-Michel,  qui  en  est  voisin),  s'ouvre  en  face  de  la  ville  de  Pen- 
zance.  Cette  masse  d'eau  est  entourée  de  rivages  qui  présentent 
au  géologue  un  intérêt  particulier.  Une  ancienne  langue  de  terre, 
composée  surtout  de  sables  granitiques  et  appelée  le  Western 
Greeny  ne  forme  plus  maintenant  au  bord  de  la  baie  qu'une  grève 
insignifiante  et  stérile.  Il  y  avait  pourtant  là,  sous  le  règne  de 
Charles  II,  trente-six  acres  de  pâturages  qui,  dans  le  cours  de  deux 
ou  trois  siècles,  ont  été  successivement  balayés  par  les  vagues.  La 
tradition  affirme  aussi  que  le  Mont-Saint-Michel,  aujourd'hui  un 
rocher  isolé  au  milieu  des  flots,  était  jadis  situé  dans  un  bois  qui 
s'étendait  à  plusieurs  milles  de  la  mer  (1).  Entre  ce  mont  et  le  vil- 
lage de  Newlyn,  qui  s'élève  de  l'autre  côté  de  la  baie,  on  trouve 
sous  le  sable  une  noire  couche  de  terre  végétale  pleine  de  noisettes, 
de  branches,  de  feuilles,  de  troncs  et  de  racines  appartenant  à  des 
arbres  qui  poussent  encore  sur  le  sol  de  l'Angleterre.  De  tels  faits 
proclament  qu'il  y  a  eu  un  changement  dans  le  niveau  relatif  de  la 
terre  et  de  la  mer,  et  que  ce  changement  ne  remonte  pas  au-delà 
d'une  époque  où  les  plantes  étaient  ce  qu'elles  sont  aujourd'hui  en 
Cornouailie.  D'autres  particularités  semblent  même  indiquer  très 
clairement  qu'une  telle  révolution  a  eu  lieu  depuis  que  la  contrée 
était  habitée  par  l'homme  (2). 

Newlyn  et  Mousehole,  les  deux  villages  de  pêcheurs,  s'élèvent  sur 

(1)  Le  nom  celtique  confirme  pleinement  cette  tradition;  il  signifie  le  roc/ier  de  la 
forêt. 

(2)  J*ai  vu  dans  le  musée  de  Penzance,  appartenant  à  la  Société  géologique  de  la 
Cornouailie,  un  crâne  humain  trouvé  à  Sennen,  près  du  Land's  End,  dans  ce  qu*on 
croit  être  une  forêt  sous-marine.  Ce  crâne  est  d'une  forme  extrêmement  curieuse  et  pa^ 
ralt  bien  appartenir  au  type  le  plus  sauvage.  Toute  cette  côte  porte  les  traces  d'anciens 
ravages  qui  ont  été  attribués  à  une  inondation  déterminée  par  rabaissement  des  terres. 
Quant  à  l'époque  de  la  catastrophe,  il  est  très  difficile  de  la  fixer.  L'auteur  ou  les  au- 
teurs de  la  Chronique  saoconne  parlent  bien  d'une  irruption  de  la  mer  qui  aurait  eu  lieu 
en  1099;  mais  cet  événement  ou  cette  suite  d'événemens  doit  remonter  à  une  date 
beaucoup  plus  ancienne. 


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L'ANGLETERRE    ET   LA   YIE   ANGLAISE.  33 

la  rive  droite  de  la  baie.  On  y  va  de  Penzance  par  une  route  ou 
mieux  par  une  promenade  délicieuse  en  forme  de  terrasse,  adossée 
d'un  côté  à  la  base  rocheuse  des  collines  et  ouverte  de  l'autre  sur  les 
eaux  bleues  légèrement  dorées  çà  et  là  par  les  sables  ou  par  certaines 
influences  de  l'atmosphère.  Newlyn  s'annonce  par  un  vieux  pont 
de  pierre  jeté  sur  une  petite  rivière  où  barbotent  des  canards.  L'en- 
trée du  village  a  été  plus  d'une  fois  inondée  par  les  eaux  de  la  baie 
durant  les  gros  temps.  Assis  dans  une  crique,  U  décrit  la  forme  d'une 
demi-lune  ou  d'un  arc  tendu,  tandis  que  le  groupe  des  maisons  se 
trouve  dominé  sur  les  derrières  par  de  hautes  collines  aux  sentiers 
ombreux,  aux  pentes  raides  et  abruptes.  La  vue  dont  on  jouit  du 
haut  des  quais  est  admirable;  d'un  côté  se  dessine  sur  la  baie  la 
ville  de  Penzance  avec  son  groupe  de  mâts,  ses  maisons  et  son  église 
de  granit,  qui  semblent  flotter  à  la  surface  des  vagues  ;  en  face  se 
dresse,  du  côté  de  Marazion,  le  Mont-Saint-Michel,  couronné  de 
son  vieux  château  enraciné  dans  le  roc;  plus  loin,  du  côté  de  la 
mer,  s'avance  une  des  cornes  de  la  baie  formée  par  le  cap  Li- 
zard.  Dans  le  port,  ime  petite  flotte  de  pêche,  composée  d'environ 
cent-vingt  miacks  et  de  beaucoup  d'autres  minces  bateaux,  semble 
dormir  sur  les  flots  abrités  des  vents.  Mousehole,  qui  succède  à 
Newlyn  sur  le  même  rivage,  en  est  éloigné  d'à  peu  près  deux  milles. 
La  route,  qui  continue  de  côtoyer  et  de  dominer  la  baie,  s'ouvre 
entre  deux  bsdes  de  broussailles  et  de  mûriers  sauvages.  Ce  dernier 
village,  Mousehole,  se  courbe  en  amphithéâtre  dans  une  vallée  creu- 
sée et  écbancrée  par  les  eaux  amères,  mais  qui  se  relève  aussitôt 
en  un  cercle  de  hauteurs  verdoyantes,  déchirées  de  temps  en  temps 
par  des  rochers.  En  face  du  quai  s'élève  dans  la  baie  un  îlot  connu 
sous  le  nom  de  Saint  -  Clément  Island ,  dont  la  base  présente  une 
surface  de  pierre  lisse  à  moitié  enseveUe  sous  les  flots,  tandis  que  le 
sommet,  visité  par  des  nuées  de  mouettes,  se  montre  couvert  d'une 
herbe  drue  et  fine.  Ce  brise-lames  naturel  protège  du  côté  de  la  mer 
l'embouchure  du  port.  Non  contons  de  cette  ^médiocre  défense,  les 
pêcheurs  ont  construit  pour  eux-mêmes,  dans  ces  derniers  temps, 
une  grande  et  forte  jetée  qui  leur  a  coûté  l,âOO  livres  sterling.  Là 
reposent  pendant  le  jour- des  bateaux  à  l'ancre,  le  mât  debout  et  les 
voiles  repliées.  Mousehole  était  autrefois  la  métropole  de  la  baie,  et 
il  lui  reste  quelques  traces  de  son  ancienne  grandeur.  Aujourd'hui 
toutefois  c'est,  ainsi  que  Newlyn,  un  village  dont  les  habitans  vont 
chercher  le  pain  de  chaque  jour  sur  la  mer.  Dans  l'après-midi ,  ils 
ne  sont  guère  occupés  qu'à  faire  sécher  leurs  filets;  un  pêcheur  en- 
capuchonné d'un  de  ces  vastes  et  lourds  réseaux  marche  lente- 
ment, suivi  d'un  autre,  qui  déploie  et  étend  de  brassée  en  brassée 
toute  la  longueur  du  tissu  sur  les  rampes  du  quai.  Les  femmes  aux 

lOMB  L.  —  1864.  3 


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34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bras  nus,  un  chapeau  coquettement  posé  sur  le  devant  de  la  tête, 
une  robe  d'indienne  claire  serrée  autour  de  la  taille,  vont  laver  leur 
linge  ou  chercher  de  Teau  dans  des  cruches  à  un  limpide  ruisseau 
qui  descend  derrière  le  village  par  un  escalier  de  roches.  Des  cot- 
tages, les  uns  tournés  du  côté  de  la  baie,  les  autres  groupés  sur  la 
hauteur  comme  un  troupeau  de  chèvres,  sont  entourés  de  perrons 
formés  avec  des  pierres  brutes  et  tapissés  de  vignes  dont  les  grappes 
promettent  de  mûrir;  Us  ont  généralement  un  air  de  propreté 
joyeuse.  Le  nom  de  Mousehole  (trou  de  souris)  a  été  le  sujet  de  bien 
des  commentaires  (1).  Près  du  village  s'ouvre  dans  les  falaises  une 
caverne  dont  l'entrée  en  forme  d'arche  est  assez  élevée,  mais  dont 
la  voûte  s'abaisse  bientôt  et  se  resserre  en  un  étroit  passage,  con- 
duisant à  une  galerie  creusée  autrefois  par  des  mineurs.  Est-ce 
cette  caverne  qui  a  donné  son  nom  au  village?  Quoi  qu'il  en  soit , 
Newlyn  et  Mousehole  appartiennent  à  Mount's-Bai/y  un  des  princi- 
paux théâtres  de  la  pêche  du  pilchard. 

Qu'est-ce  maintenant  que  le  pilchard?  Ce  poisson  [clupea  pil-- 
chardus)  appartient  bien  à  la  famille  des  harengs;  mais  il  s'en  dé- 
tache par  quelques  caractères  extérieurs  :  il  a  la  tête  plus  courte, 
le  coi-ps  plus  trapu,  la  nageoire  dorsale  placée  plus  en  avant,  vers 
le  centre  de  gravité  ;  mais  il  est  surtout  recouvert  de  plus  longues 
écailles  que  le  hareng  ordinaire.  On  l'a  surnommé,  à  cause  de  ses 
mœurs  errantes,  le  vagabond  ou  le  gipsy  des  mers.  L'époque  de 
son  arrivée  et  celle  de  son  départ  varient  souvent  avec  les  années. 
D'où  vient-il?  où  va-t-il?  L'opinion  la  plus  générale  est  que  ces 
poissons  passent  la  plus  grande  partie  de  l'année  sur  les  rivages  de 
quelque  région  du  nord.  Un  naturaliste  de  la  Cornouaille,  M.  Couch, 
qui  a  beaucoup  étudié  cette  question,  croit  au  contraire  que  les 
pilchards  se  retirent  durant  l'hiver  dans  les  eaux  profondes,  à  l'ouest 
des  lies  Scilly.  Vers  le  milieu  du  printemps,  ils  éprouvent  le  besoin 
de  voyager  et  de  changer  d'horizon.  Ils  s'élèvent  alors  du  fond  des 
abîmes  de  l'Océan,  et  l'instinct  de  l'association  les  rassemble  en 
petites  bandes.  A  mesure  que  la  saison  avance ,  ces  bandes  se  réu- 
nissent à  des  troupes  plus  nombreuses,  et  vers  la  fin  de  juillet  ou 
le  commencement  d'août  les  pilchards  forment  une  grande  armée, 
qui,  sous  la  conduite  d'un  chef,  commence  ce  mouvement  extraor- 
dinaire de  migration,  donnant  lieu  chaque  année  à  la  plus  belle 
pêche  de  la  Cornouaille.  Poursuivis  par  des  oiseaux  de  proie ,  qui 
décrivent  dans  le  ciel  des  cercles  menaçans,  et  par  de  gros  poissons 
voraces,  ils  s'avancent  en  colonnes  serrées.  Cette  multitude  flot- 

(1)  Cet  endroit  s'appelait  autrefois  Porthenis  ou  Port-Enys.  Enys,  dans  le  langage 
primitif  de  la  Cornouaille,  veut  dire  une  lie.  C'était  sans  doute  une  allusion  à  Tllot  de 
Saint-Clément,  qui  se  dresse,  on  Ta  vu,  à  quelque  distance  du  port. 


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L'ANGLETERRE   ET   LA   VIE   ANGLAISE.  35 

tante  vient  d'abord  toucher  terre  à  l'est  du  cap  de  Cornouaille,  où 
un  détachement  tourne  vers  le  nord,  du  côté  de  Saint-Ives,  tandis 
que  le  corps  d'armée  passe  entre  les  îles  Scilly  et  le  Land's  Endy  et 
pénètre  dans  le  canal,  suivant  les  ondulations  de  la  côte  aussi  loin 
que  Bigbury-Bay  et  Start-Point.  Leur  ordre  de  marche  se  trouve 
plus  d'une  fois  modiCé  par  les  courans  ou  par  l'état  de  l'atmo- 
sphère :  tout  à  coup  ils  paraissent  s'évanouir;  mais  bientôt  ils  re- 
viennent et  s'approchent  de  la  côte  avec  des  forces  imposantes,  — 
des  myriades  d'êtres  vivans  poussées  par  des  myriades.  Tel  est  le 
nombre  prodigieux  de  ces  poissons  que  la  mer  en  change  de  cou- 
leur; l'eau  bout  et  saute,  disent  les  pécheurs,  comme  si  elle  chauf- 
fait au  feu  dans  un  chaudron.  Le  passage  de  ces  bataillons  sous- 
marins  communique  à  la  surface  des  vagues,  surtout  pendant  la 
nuit,  une  clarté  phosphorescente  que  les  uns  comparent  à  une  mon- 
tagne d'argent,  les  autres  à  une  lumière  liquide,  de  môme  que  si 
la  lune  s'était  fondue  et  dissoute  dans  la  masse  des  eaux.  Des  na- 
vires à  voile  ont  été  arrêtés  ou  contrariés  dans  leur  marche  par  ces 
bancs  de  pilchards  s' étendant  sur  une  surface  carrée  de  sept  ou  huit 
milles,  et  s'enfonçant  à  une  profondeur  de  deux  milles  dans  la  mer 
troublée.  On  dit  alors  que  les  eaux  viventy  tant  elles  palpitent  sous 
cette  masse  compacte  de  créatures  animées  qui  la  traversent,  toutes 
chargées  d'écaillés  et  d'étincelles. 

Au  moment  où  je  me  trouvais  à  Newlyn,  c'est-à-dire  vers  le  com- 
mencement de  septembre,  la  pêche  était  en  pleine  vigueur.  Cette 
pêche  du  pilchard  avait  été  mauvaise  à  Mount's-Bay  depuis  sept 
années;  mais  elle  s'annonçait  en  1863  sous  des  auspices  beaucoup 
plus  favorables,  et  depuis  une  semaine  on  avait  pris  beaucoup  de 
poissons.  Les  femmes  des  pêcheurs  me  faisaient  remarquer  la  sur- 
face de  la  baie  zébrée  de  bandes  rougeâlres  et  mouvantes  qui  indi- 
quent, selon  elles,  la  présence  des  bancs  de  pilchards.  Cette  pêche 
exige  trois  sortes  d'approvisionnemens  :  les  bateaux  et  les  filets,  qui 
constituent  l'équipement  de  mer,  et  le  cellier  à  poisson  {fish  cellar)^ 
qui  se  trouve  toujours  sur  le  rivage.  Il  y  a  dans  Mount's-Bay  envi- 
ron deux  cent  cinquante  smacks  de  douze  à  vingt-deux  tonneaux. 
Chacune  de  ces  barques  coûte,  avec  tous  les  accessoires,  préside 
4W)  li>Tes  sterling.  L'équipage  se  compose  de  quatre  ou  cinq  hommes 
et  d'un  mousse.  La  forme  de  ces  bâtimens,  peints  en  noir,  sveltes  et 
bons  voiliers,  n'a  d'ailleurs  rien  de  remarquable. 

Les  filets  présentent  deux  variétés  bien  tranchées,  correspondant 
à  deux  systèmes  de  pêche  tout  différens,  le  drift  net  et  la  seine.  On 
se  sert  plus  volontiers  du  premier  dans  les  temps  agités,  et  du  se- 
cond dans  les  temps  calmes  :  cela  dépend  de  la  saison,  de  la  pro- 
fondeur des  eaux  et  de  l'éloignement  des  côtes.  Gomme  le  drift  ca- 


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36  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ractérise  d'ailleurs  bien  la  pêche  de  Mounfs-Bayy  c'est  de  lui  qu'il 
faut  nous  occuper  d'abord.  Répond-t-il  bien  pourtant  à  l'idée  qu'on 
se  fait  ordinairement  d'un  filet?  Non,  surtout  si  on  le  compare  au 
trawly  ce  filet  du  Devon,  enveloppant  le  poisson  dans  ses  cavités 
perfides  comme  dans  un  abîme  tissé  par  la  main  de  l'homme.  Le 
drift  est  un  long  réseau,  ayant  à  un  bout  une  série  de  carrés  de 
liège,  et  à  l'autre  extrémité  des  morceaux  de  fer  ou  de  plomb.  Les 
carrés  de  liège  flottent  à  la  surface,  tandis  que  le  bas  du  filet  s'en- 
fonce sur  toute  la  ligne  et  le  maintient  dans  une  position  verticale. 
Il  forme,  étendu  de  la  sorte,  un  véritable  mur,  ayant  une  longueur 
de  trois  quarts  de  mille,  quelquefois  même  d'un  mille  et  demi,  et 
oppose  un  obstacle  à  la  marche  des  pilchards.  Ce  filet  ne  prend  point 
le  poisson,  c'est  au  contraire  le  poisson  qui  s'y  prend.  Telle  est  en 
effet  la  dimension  des  mailles  que  le  pilchard  peut  aisément  y  in- 
troduire sa  tête,  mais  qu'il  ne  peut  plus  ensuite  la  retirer,  retenu 
qu'il  est  par  les  branchies  comme  par  les  barbes  d'une  flèche.  Son 
ventre  étant  d'ailleurs  trop  gros  et  l'ouverture  de  la  maille  trop 
étroite,  il  reste  suspendu  et  accroché  à  une  muraille  flottante.  Il 
faut  qu'il  fasse  nuit  et  que  le  filet  soit  invisible  ou  se  confonde  avec 
les  flots  comme  un  brouillard,  pour  que  le  poisson  puisse  être  pris 
d'après  une  telle  méthode.  Les  beaux  clairs  de  lune  et  les  phéno- 
mènes lumineux  de  la  mer,  par  la  même  raison,  ne  sont  point  favo- 
rables à  cette  pêche.  Lorsque  les  eaux  sont  phosphorescentes,  le 
filet  brille  à  une  grande  profondeur  comme  une  dentelle  de  feu. 
Dans  ce  cas,  le  pilchard  s'alarme,  soupçonne  un  piège,  tourne  à 
droite  ou  à  gauche,  et  ne  continue  sa  route  que  quand  il  a  laissé 
derrière  lui  cette  clarté  de  mauvais  augure.  C'est  donc  à  la  tombée 
des  nuits  sombres  que  de  tels  filets  sont  tendus  dans  la  mer,  où  on 
les  laisse  dériver  avec  le  courant. 

Il  est  peu  de  spectacles  plus  intéressans  que  celui  d'une  petite 
flotte  de  pêche  bien  alerte,  toute  pimpante  sous  ses  agrès,  ses  larges 
voiles  brunes  et  carrées  gonflées  par  un  bon  vent,  s' éloignant  au 
coucher  du  soleil  sur  les  eaux  frémissantes  de  la  baie.  Au  commen- 
cement de  l'été,  les  pilchards  se  tiennent  à  une  assez  grande  dis- 
tance du  rivage,  et  il  faut  alors  les  poursuivre  en  mer.  A  mesure  que 
la  saison  avance,  ils  s'aventurent  au  contraire  plus  près  des  côtes.  Dn 
proverbe  de  la  Cornouaille  dit  que,  quand  le  blé  se  couche  sur  les 
sillons,  le  poisson  frétille  sur  le  roc.  Les  bateaux  pêcheurs  ne  s'éloi- 
gnent guère  alors  à  plus  d'un  mille  du  rivage  ;  beaucoup  d'entre 
eux  restent  même  dans  la  baie,  dont  les  eaux  pullulent  en  quelque 
sorte  de  matière  vivante.  Le  soir  où  je  surveillais  les  apprêts  de 
cette  pêche,  la  mer  était  calme  çt  comme  absorbée  dans  sa  magnifi- 
cence sous  les  derniers  rayons  du  soleil  roulé  à  l'horizon  dans  un 


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L'ANGLETERRE   ET   LA   VIE   ANGLAISE.  37 

nuage  d'où  s'échappaient  des  flots  de  lumière  livide.  On  tend  les  filets 
avec  méthode  de  manière  à  intercepter  sur  toute  la  ligne  la  migra- 
tion des  bancs  de  pilchards  appelés  ici  schools  (1).  Cette  tâche  ter- 
nûnëe,  quand  la  nuit  descend  avec  toutes  ses  ombres,  les  pêcheurs 
allument  du  feu  et  font  alors  leur  thé.  La  position  des  barques  à  la 
surface  des  vagues  se  trouve  désormais  indiquée  par  la  lueur  rou- 
geâtre  qui  s'échappe  de  leurs  petits  fourneaux.  Ces  clartés  qui  s'é- 
lèvent et  retombent  avec  le  mouvement  de  la  mer  sont  d'un  effet 
saisissant;  on  aime  à  retrouver  la  main  de  l'homme  et  ses  mœurs 
domestiques  dans  les  ténèbres  qui  couvrent  la  face  mobile  des  eaux. 
Pendant  que  la  pèche  se  pratique  ainsi  au  milieu  du  vent  et  du  ciel 
noir,  les  voiles  sont  ou  repliées  ou  tout  à  fait  abaissées,  et  les  barques 
se  trouvent  par  conséquent  incapables  de  changer  de  place  à  volonté. 
Qu'arriverait-il  si  un  vaisseau  venait  alors  à  passer  dans  les  eaux  cir- 
convenues par  les  lignes  frêles  et  prolongées  du  drift?  La  quille  du 
bâtiment  emporterait  à  coup  sûr  la  pêche  et  les  filets.  Pour  prévenir 
ce  danger,  on  a  recours  en  pareil  cas  à  un  signal.  Quand  un  bateau 
à  vapeur  ou  tout  autre  navire  s'avance  dans  la  direction  des  filets, 
on  l'avertit  de  s'éloigner  en  allumant  une  touffe  de  paille.  Vers  mi- 
nuit, on  lève  les  pièges  tendus  aux  poissons;  on  détache  ces  derniers 
des  mailles  du  drift  y  où  ils  se  sont  accrochés  par  les  branchies,  et, 
après  les  avoir  recueillis  dans  un  bateau  consacré  à  cet  usage,  on 
replonge  les  filets  dans  la  mer.  Les  pilchards  ne  voyagent  point 
seuls;  ils  attirent  â  leur  suite  une  bande  de  brigands,  tels  que  les 
morues,  les  merluches  et  de  gros  poissons  voraces  appelés  ici  pol- 
lacki.  Tous  ces  maraudeurs  attaquent  volontiers  leurs  ennemis  déjà 
pris  au  piège,  et  bien  des  fois,  en  relevant  les  filets,  on  a  trouvé 
beaucoup  de  pilchards  à  moitié  dévorés.  Si  l'occasion  est  belle  pour 
les  rôdeurs  des  mers,  elle  a  été  aussi  mise  à  profit  par  les  pêcheurs. 
Ces  derniers  jettent  quelquefois  la  ligne  pendant  la  nuit  autour  des 
filets  tendus,  et,  après  avoir  amorcé  l'hameçon  avec  un  délicat 
morceau  de  pilchard,  prennent  du  même  coup  le  tyran  et  la  vic- 
time. Il  faut  d'ailleurs  du  courage  pour  tirer  hors  de  l'eau  quelques- 
uns  de  ces  monstres,  par  exemple  le  conger  (anguille  de  mer),  qui 
lutte  comme  un  boa  et  pousse,  assure-t-on,  une  sorte  d'aboiement 
sourd.  Un  des  pêcheurs  de  la  côte  fut  saisi  à  la  gorge,  il  y  a  quel- 
ques années,  par  un  de  ces  rudes  athlètes  et  ne  se  délivra  qu'en  lui 
ouvrant  le  cou  avec  son  couteau.  La  pêche  du  drift ^  la  drift  fishery^ 
est  quelquefois  très  productive;  on  a  vu  jusqu'à  60,000  pilchards 
pris  en  une  nuit  par  un  seul  driving  boat.  Le  matin,  les  pêcheurs 
retournent  à  terre,  et  s'il  est  curieux  de  guetter  les  barques  s'éloi- 

(1)  ComiptioD  du  mot  anglais  shoals,  bancs  de  poissons. 

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38  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

gnant  vers  le  soir  du  rivage,  en  aime  encore  plus  à  les  voir  revenir 
au  soleil  levant  toutes  chargées  de  butin. 

Les  villages  de  Newlyn  et  de  Mousehole,  si  paisibles  aux  autres 
heures  du  jour,  se  trouvent  alors  convertis  en  un  marché  où  régnent  * 
le  mouvement,  le  tumulte  et  l'ardeur  commerciale.  Une  longue  file 
de  charrettes  s'étend  sur  la  grève  :  ces  voitures,  montées  sur  deux 
roues  et  auxquelles  sont  attachées  d'énormes  corbeilles  vides,  con- 
nues ici  sous  le  nom  de  maundsy  appartiennent  aux  jowsters  ou 
hawkersy  marchands  de  poisson.  Ces  derniers,  le  fouet  à  la  main, 
juchés  sur  les  débris  de  roche  ou  debout  sur  les  pierres  saillantes 
de  la  jetée,  examinent  d'un  œil  perçant  le  contenu  des  barques  et 
hurlent  de  toute  la  force  de  leurs  poumons,  criant  le  prix  qu'ils  veu- 
lent donner  du  poisson,  lequel  subit  sur  le  marché,  comme  toutes 
les  autres  marchandises,  la  loi  de  l'offre  et  de  la  demande.  Les  pé- 
cheurs, chaussés  de  leurs  grosses  bottes  de  mer  et  recouverts  de  leurs 
vestes  ou  de  leurs  manteaux  imperméables  {oit  skinsy  peaux  hui- 
leuses), s'agitent  de  leur  côté,  gravement  occupés  à  ranger  les  filets 
et  à  former  les  tas  de  poissons  qui  miroitent  au  soleil.  Des  femmes 
au  dos  courbé,  chargées  d'une  hotte  appelée  cowely  sans  doute  parce 
qu'on  a  cru  y  reconnaître  quelque  ressemblance  de  forme  avec  le  ca- 
puchon d'un  moine  {cowl)^  portent,  des  bateaux  sur  le  rivage,  des 
charges  énormesde  marchandise.  Tout  ce  monde  se  croise,  se  pousse, 
se  coudoie  avec  un  grand  bruit  de  paroles,  une  sorte  d'intonation  de 
voix  chantante  qui  est  particulière  à  la  Cornouaille.  Cependant  le 
dernier  bateau  pêcheur  est  arrivé  ;  la  dernière  charrette  s'éloigne 
avec  le  hawker^  qui  s'en  va  content  en  apparence  de  son  marché.  Le 
village  retombe  alors  dans  son  sommeil  habituel,  bercé  qu'il  est  par 
le  murmure  doux  et  monotone  de  la  baie.  Les  poissonnières  {fisher- 
women)^  allant  à  pied  et  étant  chargées  d'un  lourd  fardeau,  se  ren- 
contrent naturellement  plus  tard  que  les  autres  sur  la  route  de 
Newlyn  à  Penzance.  Elles  portaient  autrefois  un  costume  caracté- 
ristique, un  grand  chapeau  de  bergère  en  feutre  noir,  une  camisole 
d'indienne  peinte  de  joyeuses  couleurs,  un  gros  jupon  de  bure,  un 
tablier  et  des  souliers  à  boucle.  Ce  costume  a  disparu,  il  y  a  une 
dizaine  d'années,  avec  la  reine  des  poissonnières.  Tel  est  le  nom 
qu'on  donnait  à  une  vieille  femme  très  alerte  encore ,  quoique  oc- 
togénaire, et  célèbre  pour  son  attachement  aux  anciens  usages.  A  l'é- 
poque de  la  première  exposition  universelle  (1851),  elle  voulut  aller  à 
Londres,  car  elle  avait  juré  de  ne  point  mourir  avant  d'avoir  vu  la 
reine  d'Angleterre.  Dn  beau  jour  donc,  elle  partît  à  pied,  sa  hotte 
sur  le  dos,  —  une  poissonnière  de  Newlyn  ne  voyage  point  sans 
cela,  —  et,  après  avoir  fait  trois  cent  soixante  milles,  elle  arriva 
enfin  dans  la  grande  cité.  Son  costume,  ses  manières  originales, 


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l'ângleterre  et  la  yie  anglaise.  39 

son  air  honnête  et  délibéré,  tout  excita  l'attention;  elle  fut  présen- 
tée au  lord-maire  de  Londres.  Un  artiste  demanda  la  permission  de 
faire  son  portrait  :  la  femme  de  pêcheur  refusa  d'abord;  mais,  l'ar- 
tiste ayant  ajouté  qu'il  était  lui-même  un  enfant  de  la  Comouaille, 
a  je  n'aû  rien  à  refuser,  dit-elle  d'un  ton  vif  et  enjoué,  aux  amis  de 
ce  beau  pays-là!  »  Après  la  mort  de  la  reine  des  poissonnières,  l'an- 
cien costume  fut  tout  à  fait  abandonné  ;  mais  les  femme»  de  Newlyn 
présentent  encore  aujourd'hui  un  type  peu  commun  de  vigueur,  de 
courage  et  d'activité. 

Une  partie  de  la  récolte  du  pilchard  est  vendue  comme  poisson 
frais  dans  la  Comouaille.  Sa  chair  est  huileuse  et  d'un  haut  goût; 
mêlée  à  des  pommes  de  terre  et  assaisonnée  d'un  peu  de  sel  et 
de  vinaigre,  elle  relève  la  nourriture  habitueUe  des  campagnes. 
Le  pilchard  se  voit  très  rarement  sur  les  marchés  de  Londres. 
Somme  toute,  ce  poisson  de  l'Océan  est  beaucoup  moins  connu  en 
Angleterre  que  l'anchois;  il  est  vrai  qu'en  revanche  l'anchois  est 
moins  connu  sur  les  bords  de  la  Méditerranée  que  le  pilchard.  Les 
deux  mers  échangent  leurs  produits.  Étant  surtout  une  marchan- 
dise d'exportation,  le  pilchard  doit  tout  naturellement  subir  un  tra- 
vail préparatoire  avant  de  quitter  les  côtes  de  la  Grande-Bretagne. 
Le  curage,  curinçy  est  généralement  confié  à  la  main  des  femmes. 
C'est  ime  tâche  importante  et  qui  se  poursuit  quelquefois  jour  et 
nuit.  Le  poisson  débarqué  sur  le  rivage  est  aussitôt  transporté  sur 
des  brouettes  appelées  gurries  ou  dans  des  corbeilles  vers  le  /î*A- 
cellar.  Ce  cellier,  ordinairement  de  plaîn-pied  avec  la  rue,  est  une 
construction  grossière  en  forme  de  hangar  et  abritée  par  un  toit  de 
poutres  massives  appuyées  sur  des  murs  de  pierres  mal  jointes  ou 
sur  de  rudes  piliers  de  granit.  L'aire,  sorte  de  mosaïque  formée  avec 
les  cailloux  de  la  mer  incrustés  en  autant  d'ovales  noirs  et  luisans, 
a  été  balayée  avec  grand  soin  et  recouverte  d'une  couche  de  gros 
sel  qui  s'étend  à  cinq  ou  six  pieds  du  mur  d'appui.  Sur  ce  lit  de 
sel,  on  couche  plusieurs  rangées  de  pilchards,  la  queue  tournée  du 
côté  de  la  muraille,  et  se  suivant  les  unes  les  autres  à  fleur  de  terre 
avec  un  ordre  si  admirable  que  le  sol  est,  comme  on  dit,  pavé  de 
poissons.  C'est  le  fondement  de  l'édifice,  qui  varie  beaucoup  selon 
le  goût  de  l'architecte  ou  selon  la  disposition  des  lieux.  Le  plus 
souvent  les  pilchards  ainsi  empilés  s'élèvent  en  une  muraille  longue 
et  massive;  d'autres  fois  ils  s'arrondissent  en  demi-cercles  ou  en  co- 
lonnes présentant  toujours  leur  tête  à  la  surface  extérieure  des  di- 
verses constructions.  Ils  restent  ainsi  en  tas,  in  bulky  durant  quatre 
ou  cinq  semaines,  recouverts  de  couche  en  couche  par  un  lit  de  sel 
et  soumis  à  une  forte  pression.  Le  pavé  du  cellier  s'incline  en  pente 
douce  à  partir  du  mur  vers  le  centre  ;  cette  disposition  est  essen- 


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40  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tielle  :  Teau  et  Thuile  qui  s'échappent  chaque  jour  du  tas  de  pois- 
sons se  jettent  ainsi  dans  une  rigole  et  sont  conduites  à  l'orifice 
d'une  fosse,  pit^  où  elles  s'engloutissent  (1).  Quand  on  juge  le  pro- 
cédé de  la  salaison,  salting^  suffisamment  avancé,  on  retire  le  pil- 
chard  de  la  masse  construite  avec  tant  d'art,  et,  après  l'avoir  lavé 
et  nettoyé,  on  le  range  dans  des  barils  appelés  hogsheads.  Chacun 
de  ces  barils  doit  contenir  deux  mille  quatre  cents  poissons.  Pour 
réduire  le  volume  de  ces  poissons  et  pour  extraire  l'huile,  on  presse 
encore  durant  une  semaine  les  pilchards  ainsi  empaquetés  dans  les 
tonneaux.  Cette  dernière  opération  a  lieu  au  moyen  d'un  couvercle 
sur  lequel  pèse  une  longue  poutre  équilibrée  aux  deux  extrémités  par 
deux  grosses  boules  de  granit,  ii/eprésentant  chacune  un  poids  d'en- 
viron quatre  cents  livres.  Ceci  fait,  le  pilchard  est  prêt  pour  le  mar- 
ché. Très  peu  de  ce  poisson  salé  se  consomme  en  Angleterre;  il  est 
expédié  à  Naples,  où  il  fait  les  délices  des  lazzaroni,  et  sur  d'autres 
ports  de  la  Méditerranée.  Il  est  à  remarquer  que  ce  sont  surtout  les 
nations  protestantes  du  nord  qui  fournissent  aux  nations  catholi- 
ques du  midi  le  moyen  d'observer  l'abstinence  du  carême,  en  leur 
envoyant  le  produit  de  leur  pêche.  Le  rebut  du  pilchard,  qui  n'a  pu 
entrer  consciencieusement  dans  les  barils,  est  vendu  pour  fumer 
certaines  terres  de  la  Cornouaille  :  c'est  un  engrais  très  recherché. 
Le  sel  destiné  à  conserver  ce  poisson  vifent  généralement  de  Liver- 
pool.  Il  arrive  à  Newlyn  et  à  Mousehole  dans  de  petites  charrettes 
peintes  en  rouge,  tirées  par  un  vieux  cheval  et  construites  d'une 
manière  toute  primitive.  Les  femmes  le  déchargent  dans  leur  cagoule 
d'osier,  et  durant  toute  la  saison  du  pilchard  on  ne  voit  que  sel  et 
poisson  dans  le  village. 

Autrefois ,  c'est-à-dire  il  y  a  soixante  ou  quatre-vingts  ans,  le 
pilchard  restait  jusqu'à  Noël  sur  les  côtes  de  la  Cornouaille;  mais  ce 
poisson  est  capricieux  :  aujourd'hui  la  pêche  commence  vers  le  mois 
de  juillet  et  se  termme  avant  la  fin  de  novembre.  Tant  sur  terre 
que  sur  mer,  cette  pêche  donne  de  l'ouvrage  dans  Mounfs-Bay  à 
cinq  ou  six  mille  personnes,  hommes,  femmes  et  enfans.  Les  béné- 
fices sont  quelquefois  assez  considérables.  Le  mode  de  rétribution 
varie  beaucoup,  selon  les  arrangemens  et  les  conventions  particu- 
lières; mais  le  plus  souvent  il  est  fondé  sur  l'association  du  capital 
et  du  travail.  Parmi  les  associés,  les  uns  fournissent  le  bateau,  d'au- 
tres contribuent  à  l'achat  des  filets,  d'autres  enfin  n'apportent  que 
leurs  bras.  L'argent  du  poisson  vendu  sur  le  marché  est  divisé  en- 
tre tous  les  intéressés,  selon  la  valeur  qu'on  assigne  à  la  part  de 

(1)  Cette  huile  grossière  est  ensuite  employée  dans  les  fabriques,  où  elle  sert  à 
graisser  les  machines;  clarifiée  et  purifiée,  elle  est  même  quelquefois  vendue  à  Bristol 
comme  de  l'huile  de  lin.  Ce  dernier  fait  m'a  été  assuré  par  un  pécheur  de  Newlyn. 


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L'ANGLETERRE   ET   LA   VIE   ANGLAISE.  41 

chacun  soit  dans  le  matériel  de  pêche ,  soit  dans  la  pêche  elle- 
même.  Les  hommes  de  l'équipage  ne  sont  donc  point  des  salariés; 
ils  dépendent  pour  leur  gain  de  la  fortune  des  filets.  Aussi  remarque- 
t-on  parmi  les  pêcheurs  de  la  baie  un  air  d'aisance  et  de  fierté  qui 
contraste  singulièrement  avec  la  tristesse  et  l'humiliation  des  pê- 
cheurs du  Land's  End.  Les  uns  et  les  autres  vivent  presque  entière- 
ment de  la  mer;  mais  les  premiers  l'exploitent  en  maîtres,  et  les 
seconds  en  ouvriers. 

A  Newlyn,  un  vieux  pêcheur  à  figure  digne  et  respectable  m'of- 
frit cordialement  de  me  montrer  son  logis  et  les  dépendances.  11  pos- 
sédait deux  celliers,  l'un  pour  serrer  les  instrumens  de  pêche,  et 
l'autre  pour  saler  le  pilchard.  Sa  maison  était  petite,  mais  extrême- 
ment propre  et  commode.  Le  salon,  dans  lequel  pouvaient  tenir  à 
peine  quatre  personnes,  et  qui  ressemblait  sous  ce  rapport  à  une 
cabine  de  vaisseau,  était  meublé  avec  une  sorte  de  luxe  :  une  vieille 
horloge  faisait  son  joyeux  tic  tac  dans  une  cage  d'acajou;  une  grosse 
bible  splendidement  reliée  et  dorée  sur  tranche  luisait  sur  une  table 
recouverte  d'un  tapis  à  fleurs;  une  petite  armoire  vitrée  étalait  de 
riches  porcelaines  de  Chine,  et  dans  un  cadre  accroché  au  mur  figu- 
rait le  tableau  généalogique  de  la  famille  (1).  Cette  dernière  cir- 
constance indique  assez  un  trait  important  du  caractère  des  pê- 
cheurs :  ils  tiennent  beaucoup  à  la  naissance. 

Les  enfans  de  la  baie  se  distinguent  encore  par  un  grand  esprit 
d'entreprise  et  par  un  caractère  d'indépendance.  Il  y  a  quelques 
années,  sept  jeunes  pêcheurs  de  Newlyn  eurent  l'idée  d'aller  cher- 
cher fortune  en  Australie.  Comment  traverser  sans  argent  trois  mille 
milles  de  mer?  La  difficulté  fut  bientôt  résolue  :  ils  possédaient  entre 
eux  une  petite  barque  de  pêche  d'environ  douze  tonneaux  qu'ils  se 
mirent  à  ponter  et  à  gréer  pour  ce  long  voyage.  Ceci  fait,  ils  arbo- 
rèrent la  voile  et  perdirent  de  vue  les  tranquilles  maisons  du  ha- 
meau où  plus  d'un  cœur  s'alarmait  de  leur  départ.  En  plein  Océan, 
il  leur  fallut  tracer  eux-mêmes  de  tête  leur  carte  marine.  La  moitié 
de  l'équipage  dormait  sous  le  pont ,  tandis  que  l'autre  moitié  veil- 
lait, tenait  le  gouvernail  et  consultait  les  astres  ou  la  boussole.  A  la 
suite  d'incroyables  efforts,  ils  arrivèrent  en  Australie.  Je  fus  pré- 
senté à  l'un  de  ces  braves  navigateurs  sur  le  chemin  de  Newlyn,  où 
il  se  promenait  avec  sa  femme.  Après  être  resté  quatre  années  en 
Australie,  il  était  revenu  dans  la  Gornouaille,  où  il  jouit  maintenant 
d'une  bonne  position  à  bord  d'un  ancien  vaisseau  de  guerre.  Aller 
en  Australie  ou  à  la  Nouvelle-Zélande  est  d'ailleurs  une  sorte  de  jeu 

(1)  Les  noms  de  baptême  et  de  famille,  les  alliances,  tout  était  marqué  avec  autant 
de  soin  que  sur  Tarbro  généalogique  d'un  lord  tout  chargé  de  blasons. 


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42  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pour  les  personnes  nées  sur  ces  côtes.  11  y  a  très  peu  de  familles 
qui  n'aient  quelques-uns  de  leurs  membres  aux  antipodes.  Un 
voyage  sur  terre  les  ferait  reculer,  et  vous  trouvez  beaucoup  d'ha- 
bitans  de  Newlyn  ou  du  Lixard  qui  n'ont  jamais  été  à  Londres  ni 
même  dans  l'intérieur  du  comté;  mais  la  mer  est  ouverte  devant 
eux,  la  mer  qui  a  pour  ainsi  dire  mugi  autour  de  leur  berceau,  et 
ils  se  confient  volontiers  à  cette  ancienne  connaissance.  Les  femmes 
obéissent  aussi  bien  que  les  hommes  à  ces  séductions  de  l'espace, 
aux  rêves  de  fortune  et  de  bonheur  qui  flottent  parmi  les  nuages, 
derrière  les  montagnes  d'eau.  Il  y  a  environ  sept  années,  un  pê- 
cheur était  parti  pour  l'Australie  à  bord  d'un  vaisseau  d'émigrans, 
laissant  dans  un  des  villages  de  la  baie  une  jeune  fille  à  laquelle  il 
était  engagé.  N'entendant  plus  parler  de  lui  et  se  croyant  oubliée, 
celle-ci  amassa  quelque  argent  pour  la  traversée  et  alla  bravement 
le  rejoindre.  A  son  arrivée,  elle  apprit  que  le  jeune  homme  avait 
bien  vécu  quelque  temps  à  Victoria,  mais  qu'il  venait  de  retourner 
en  Angleterre.  Le  pêcheur  avait  en  effet  quitté  l'Australie,  il  reve- 
nait avec  des  intentions  de  mariage  :  quel  fut  son  désenchantement 
quand  il  découvrit  que  sa  fiancée  était  encore  aussi  loin  de  lui  !  L'a- 
raour  est  plus  fort  que  la  mer  et  que  les  distances  :  le  pêcheur  tra- 
vailla, et  avec  le  fruit  de  son  travail  il  acquit  les  moyens  de  refaire 
encore  le  voyage.  Cette  fois  il  retrouva  sa  fiancée,  qui  s'était  mise 
au  service  dans  une  famille  riche.  Tous  les  deux  tiennent  maintenant 
aux  environs  de  Penzance  une  petite  auberge  où  je  me  suis  arrêté 
quelques  jours. 

Les  pêcheurs  qui  ont  pu  échapper  aux  accidens  de  mer  atteignent 
généralement  un  grand  âge.  Les  côtes  de  la  Cornouaille  offrent,  sur- 
tout en  ce  qui  regarde  les  femmes,  des  exemples  très  remarquables 
de  longévité.  Cette  circonstance  a  été  attribuée  à  la  nourriture,  qui 
consiste  d'ordinaire  en  poisson,  à  une  vie  dure  et  active,  mais  aussi 
à  la  douceur  du  climat.  A  Mousehole  vivait  DoUy  Pentreath  (1),  une 
poissonnière  [fisherwoman)  très  célèbre  en  Cornouaille  comme  étant 
la  dernière  personne  qui  ait  parlé  le  langage  primitif  du  comté.  Elle 
mourut  en  1778,  à  l'âge  de  cent  deux  ans,  et  fut  enterrée  dans  le 
cimetière  de  Saint-Paul,  une  jolie  église  qui  couronne  le  sommet 
ardu  d'une  verte  colline.  En  dehors  du  cimetière,  et  enclavée  dans 
le  mur  d'enceinte,  s'élève  une  pyramide  érigée  par  le  prince  Louis- 
Lucien  Bonaparte  et  par  le  révérend  John  Carrett,  vicaire  de  Saint- 
Paul,  en  juin  1860.  Sur  cette  pierre,  consacrée  à  la  mémoire  de  Do- 
rothy  Pentreath,  il  est  dit  que  le  dialecte  de  la  Cornouaille  [cornish) 
s'éteignit  dans  cette  paroisse  au  xviii^  siècle.  Afin  de  montrer  d'ail- 

(i)  Dolly,  contraction  de  Dorotby,  Dorothée. 


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L'ANGLETERRE   ET  LA   VIE   ANGLAISE.  43 

leurs  que  ce  dialecte  n'est  point  tout  à  fait  perdu  pour  les  érudits, 
on  a  gravé  sur  le  granit  ce  verset  de  TExode ,  écrit  tour  à  tour  en 
anglais  et  dans  l'ancienne  langue  :  a  Honore  ton  père  et  ta  mère, 
pour  que  tes  jours  puissent  être  longs  sur  la  terre  que  le  Seigneur 
ton  Dieu  t'a  donnée.  »  Plus  d'une  objection  s'est  élevée  contre  ca 
monument,  ou  du  moins  contre  le  fait  dont  il  garde  le  souvenir.  Les 
langues,  a-t-on  dit,  ne  meurent  point  ainsi,  et  il  n'est  pas  bien 
certain  que  la  vieille  DoUy  Pentreath  ait  emporté  avec  elle  le  der- 
nier signe  de  la  nationalité  bretonne.  Quoi  qu'il  en  soit,  à  l'entrée 
de  ce  même  cimetière  se  trouve  une  pierre  de  granit  brut,  avec 
deux  bancs  de  chaque  côté,  consacrant  le  souvenir  d'un  ancien 
usage.  Sur  cette  pierre,  on  déposait  le  cercueil  lors  des  enterre- 
mens,  et  les  parens  ou  amis  s'asseyaient  à  l'entour  comme  pour 
dire  un  dernier  adieu  au  mort.  C'était  la  halte  suprême  sur  le  che- 
min de  l'éternité. 

Si  l'on  tient  à  se  faire  une  idée  de  l'élégance  qui  règne  dans  ces 
villages  de  pêcheurs,  c'est  surtout  le  dimanche  qu'il  faut  voir  New- 
lyn  et  Mousehole.  Ce  jour-là  toutes  les  maisons  ont  fait  leur  toilette. 
Hommes,  femmes,  enfans,  reluisent,  pour  ainsi  dire,  sous  le  linge 
blanc,  la  soie  et  les  dentelles.  La  célébration  du  dimanche  est  une 
des  grandes  pratiques  religieuses  de  la  Cornouaille.  Près  de  Liskeard, 
on  vous  montrera  trois  énormes  cercles  de  pierre  appelés  les  hur- 
ler$  (lanceurs),  et  la  tradition  maintient  que  ce  sont  des  hommes 
qui  ont  été  métamorphosés  de  la  sorte  pour  avoir  lancé  une  espèce 
de  balle  le  jour  du  sabbat  chrétien.  Non  loin  de  Saint-Just  est  un 
autre  cercle  du  même  genre  connu  sous  le  nom  de  Merry  maidens 
(les  joyeuses  fdles),  et  ces  filles  ont  été  aussi  changées  en  pierres  pour 
avoir  dansé  ce  jour-là.  Les  pêcheurs  de  Mount's-Bay  se  sont  montrés 
longtemps  insensibles,  il  faut  le  dire,  à  ces  terribles  menaces  :  ils 
fêtaient  volontiers  le  dimanche  au  milieu  des  plaisirs;  toutefois  de- 
puis quelques  années  un  grand  changement  s'est  introduit  chez  eux 
par  l'influence  des  wesleyens  ou  méthodistes.  John  Wesley  a  été  un 
réformateur  dans  la  réforme.  La  trace  de  ses  pas  se  retrouve  partout 
en  Cornouaille.  J'ai  vu  tout  près  de  Penzance,  dans  le  village  de  Hea, 
une  petite  chapelle  dans  laquelle  on  conserve  avec  dévotion  le  roc 
sur  lequel  Wesley  prêcha  l  Évangile  du  Christ  de  1743  à  1760  (1). 
A  Gwennap  s'étend  à  ciel  ouvert  un  vaste  amphithéâtre  de  forme 
ovale  où  il  a  également  semé  sa  parole  au  vent,  et  où  trente  mille 
de  ses  disciples  se  réunissent  encore  aujourd'hui  le  lundi  de  la  Pen- 
tecôte. A  Newlyn  et  à  Mousehole  s'élèvent  une  chapelle  wesleyenne 
et  une  école  du  dimanche  suivie  par  deux  ou  trois  cents  enfans  en- 

(1)  Ce  TOC  est  aujourd'hui  surmonté  d'une  chaire. 


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hh  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tièrement  sous  la  main  des  méthodistes.  En  France,  où  Ton  sup- 
porte peu  la  discussion,  on  pourrait  croire  que  de  tels  foyers  d'opi- 
nions dissidentes  alarment  et  désolent  l'église  anglicane,  et  pourtant 
j'aflîrme  qu'il  n'en  est  point  ainsi  :  dans  ce  pays  de  liberté,  le  clergé 
officiel  et  les  sectes  se  sont  en  quelque  sorte  partagé  la  vigne  du 
Seigneur.  Par  son  éducation,  sa  fortune,  la  forme  de  ses  discours,  le 
ministre  anglican  est  quelquefois  un  peu  loin  des  classes  populaires; 
ces  dernières  aiment  une  parole  plus  simple,  des  guides  sinon  très 
éclairés,  du  moins  participant  à  leurs  besoins  et  à  leurs  travaux. 
Elles  trouvent  tout  cela  dans  les  chapelles.  Le  méthodisme  est  un 
cercle  étroit  de  doctrines,  mais  nettement  et  vigoureusement  tracé. 
11  se  propose  moins  d'instruire  que  de  graver  dans  le  vif  sur  de 
rudes  natures  les  traits  essentiels  de  la  morale.  En  Cornouaille, 
les  prédicateurs  méthodistes  empruntent  volontiers  à  la  Bible  ces 
images  de  bouche  ouverte  de  Fabime^  d* esprit  flottant  sur  les  grandes 
eaux  y  qui  conviennent  si  bien  à  une  population  de  mineurs  et  de 
pêcheurs. 

C'est  la  pêche  au  drifty  on  l'a  vu,  qui  distingue  principalement 
MounCs'Bay.  Les  habitans  de  Newlyn  et  de  Mousehole  se  servent  bien 
aussi  de  la  seine^  qui  occupe  environ  mille  personnes  et  commande 
un  capital  de  8  à  10,000  livres  sterling;  mais  ce  dernier  système 
de  filets  règne  surtout  à  Saint-Ives.  C'est  donc  là  qu'il  faut  le  suivre 
pour  assister  dans  des  conditions  plus  favorables  à  un  grand  spec- 
tacle de  pêche.  En  allant  de  Penzance  à  Saint-Ives  par  Hayle,  on 
quitte  bientôt  les  rochers  pour  les  sables.  Ces  vagues  de  sables 
mouvans  ont  inondé  des  terres  autrefois  cultivées.  Dans  certains 
endroits,  elles  ont  laissé  des  collines  et  des  chaînes  de  dunes  qui 
s'élèvent  de  plusieurs  centaines  de  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer.  En  fouillant  ces  sables,  on  a  trouvé  les  ruines  d'anciens  édi- 
fices. Une  ferme  dans  le  voisinage  de  Saint-Gwithian  fut  attaquée 
durant  la  nuit  par  ce  déluge  sec  [dry  flood)^  et  la  famille  du  fer- 
mier fut  obligée  de  se  sauver  par  les  fenêtres.  Dans  l'hiver  de  1808, 
la  maison,  après  avoir  été  enterrée  pendant  un  siècle,  reparut  d'elle- 
même  à  la  lumière.  J'ai  vu  près  de  Hayle  la  vieille  église  de  Saint- 
Phillack  :  menacée  et  comme  accablée  par  les  masses  jaunâtres  qui 
l'entourent,  et  qu'on  appelle  ici  towans^  elle  semble  en  grand  dan- 
ger d'être  engloutie  un  jour,  ainsi  que  d'autres  qui  ont  disparu  de 
la  même  manière,  par  exemple  Téglise  perdue  de  Perranza-Buloe. 
On  a  pourtant  trouvé  depuis  quelques  années  le  moyen  de  fixer  l'hu- 
meur vagabonde  et  capricieuse  des  sables  en  plantant  Yarundo 
arenariay  une  sorte  d'herbe  ou  de  jonc  qui  croît  volontiers  dans  les 
dunes  et  au  bord  de  la  mer.  Sur  d'autres  points,  comme  à  New- 
Quay,  ces  mêmes  sables  se  durcissent  en  pierre,  grâce  à  un  oxyde 


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L  ANGLETERRE   ET   LA    VIE   ANGLAISE.  45 

de  fer  tenu  en  dissolution  dans  Feau  dont  ils  sont  pénétrés.  Ces 
pierres,  qu'on  voit  se  former  en  quelque  sorte  à  vue  d'œil,  ont  été 
jugées  assez  solides  pour  être  employées  à  bâtir  des  maisons. 

La  ville  de  Saint-Ives  se  présente  admirablement  au  fond  d'une 
bâe  où  elle  s'arrondit  en  croissant,  dominée  tout  à  l'entour  par  des 
collines  de  sable  bordées  de  falaises.  On  l'a  comparée  à  un  village 
grec.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  ciel  bleu,  la  mer  verte,  les 
côtes  aux  pentes  blanchâtres,  les  rochers  noirs  aux  lignes  vigou- 
reuses composent  avec  la  ville,  assise  dans  un  creux,  un  tableau  ra- 
vissant. Sur  les  quais  se  dresse  le  vieux  bâtiment  d'une  mine  aban- 
donnée; plus  loin,  l'église,  protégée  du  côté  de  la  mer  par  un  mur 
solide  et  entourée  d'un  cimetière,  présente  bravement  aux  vagues  ses 
anciens  vitraux,  plus  d'une  fois  battus  par  la  tempête.  Saint-Ives  ne 
gagne  point  malheureusement  à  être  vu  de  près  :  autant  sa  position 
est  belle,  autant  ses  rues  étroites  et  tortueuses  à  l'intérieur  semblent 
faites  pour  attrister  le  regard  et  dissiper  les  illusions.  C'est  bien  une 
ville  de  pécheurs  :  presque  toutes  les  maisons  ont  un  escalier  de 
pierre  extérieur  conduisant  au  premier  étage,  où  loge  la  famille, 
tandis  que  le  rez-de-chaussée  est  occupé  par  le  cellier  à  poisson.  Ce 
dernier  répand  dans  la  partie  habitée  du  logis  des  exhalaisons  qui 
sont  loin  d'être  agréables,  surtout  durant  la  saison  du  pilchard;  mais 
le  pécheur  trouve  à  ces  fruits  de  la  mer  un  parfum  qui  en  vaut  bien 
un  autre,  la  bonne  odeur  du  gain  et  de  la  propriété.  Les  bâtiraens  des- 
tinés à  recevoir  et  à  préparer  le  pilchard  atteignent  à  Saint-Ives  des 
proportions  considérables.  Je  pus  m'en  convaincre  lorsque  je  visitai 
les  celliers  et  les  magasins  de  M.  Bolitho.  Ces  celliers,  recouverts  d'une 
galerie  soutenue  par  des  colonnes  de  fer,  s'ouvrent  sur  une  cour 
carrée,  et  ressemblent  à  un  cloître  pour  la  grandeur  aussi  bien  que 
pour  la  solidité  de  l'architecture.  Là  vous  trouvez  des  montagnes  de 
sel  apporté  d'Espagne,  deux  fosses  {pils)  du  fond  desquelles  on  tire, 
dans  les  bonnes  années,  jusqu'à  quinze  cents  barils  d'huile;  puis, 
quand  la  saison  est  avancée,  s'élèvent  contre  les  murs  des  pyramides 
de  poissons.  Les  magasins  où  l'on  serre  les  filets  et  les  autres  ap- 
pareils sont  également  tenus  avec  un  soin  scrupuleux  et  s'étendent 
sur  une  vaste  échelle.  C'est  à  la  puissance  du  capital  employé  dans 
le  matériel  de  pêche  que  les  Anglais  doivent  en  gçande  partie  leur 
succès;  c'est  surtout  par  là  qu'ils  attirent  à  eux  les  richesses  de  la 
mer.  Dans  le  port  se  dressent  les  mâts  de  soixante  lougres  (/w^- 
gers)j  gros  bâtimens  qui  chaque  année,  du  mois  de  mars  au  mois 
de  juin,  donnent  la  chasse  au  maquereau.  Us  vont  ensuite  cher- 
cher le  hareng  en  Irlande,  et  reviennent  à  Saint-Ives  en  automne 
pour  pêcher  le  pilchard.  11  y  a  en  outre  deux  cent  quarante-neuf 
bateaux  qui,  à  cause  du  filet  dont  ils  se  servent,  ont  reçu  le  nom  de 


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seine-boats.  La  seine  diffère  du  drift-net  en  ce  que  les  mailles  sont 
beaucoup  plus  petites;  elle  attaque  d'ailleurs  sa  proie  en  de  tout 
autres  conditions.  Le  filet  de  Moura*s-Bay  est  un  mur;  le  filet  de 
Saint-Ives  est  une  tombe.  La  pêche  du  drift  a  lieu  dans  le  silence 
des  nuits  sombres;  la  pèche  de  la  seine  se  pratique  en  plein  jour  ou 
tout  au  moins  par  les  beaux  clairs  de  lune. 

Quand  j'arrivai  dans  la  ville,  toute  la  population  était  en  émoi;  on 
attendait  le  pilchard.  Il  vient  généralement  plus  tard  à  Saint-Ives 
que  sur  les  côtes  de  Newlyn  et  de  Mousehole;  il  y  a  même  des  années 
où  il  ne  vient  pas  du  tout  :  qu'on  juge  alors  de  la  consternation  des 
habitansl  Des  hommes  appelés  huers  ou  hewers  guettaient  son  arri- 
vée, postés  sur  le  sommet  des  collines  qui  dominent  la  baie  en  face 
de  la  ville.  Ces  hommes  ont  une  justesse  de  coup  d'oeil  extraordi- 
naire; ils  devinent  les  mouvemens  d'un  banc  de  pilchards  à  la  cou- 
leur de  la  mer  et  d'après  les  oiseaux  qui  volent  dans  le  ciel.  Comme 
une  telle  surveillance  demande  toutes  les  forces  de  l'attention,  ces 
vedettes  se  relèvent  de  trois  heures  en  trois  heures  ou  de  six  heures 
en  six  heures.  Pendant  que  les  huers  se  tiennent  ainsi  sur  le  qui- 
vive  au  haut  de  la  falaise,  trois  barques,  desservies  par  vingt-deux 
hommes  et  accompagnées  de  bateaux  plus  petits  dans  l'un  desquels 
j'avais  réussi  à  m'introduire,  flottaient  à  la  surface  de  la  baie.  Nous 
ne  faisions  d'ailleurs  que  suivre  le  mouvement  de  la  vague  sans 
presque  changer  de  place.  Les  regards  des  pêcheurs,  tournés  vers 
l'endroit  d'où  devait  partir  le  signal  d'agir,  étaient  pleins  d'impa- 
tience et  d'anxiété.  Nous  attendîmes  ainsi  durant  une  demi-journée 
qui  me  sembla  très  longue;  mes  compagnons  attendaient  depuis 
plus  d'une  semaine.  Enfin  deux  huers  parurent  sur  les  hauteurs  avec 
des  rameaux  blancs  à  la  main,  white  bushes;  c'est  le  nom  qu'on 
donne  à  des  branches  de  broussailles  revêtues  d'étoupe  ou  de  rubans 
de  couleur  blanche.  C'était  le  signal  :  le  cri  de  heva^  heva^  heva^ 
retentit  alors  de  vague  en  vague  et  de  rocher  en  rocher  sur  presque 
toute  l'étendue  de  la  baie,  répété  par  les  marins,  les  curieux  et 
les  habitans  de  la  ville,  qui  s'échappaient  en  toute  hâte  de  leurs 
maisons  pour  suivre  la  scène  du  haut  des  terrasses.  Toutes  les 
barques  s'élancèrent  à  la  fois,  courant  les  mêmes  bordées  et  se 
précipitant  vers  l'endroit  indiqué  comme  autant  d'oiseaux  de  proie. 
Les  eaux  de  la  baie  tressaillaient  autour  de  nous,  battues  avec  fu- 
reur par  les  rames  et  en  quelque  sorte  excitées  elles-mêmes  par  le 
mouvement  et  l'enthousiasme  général.  On  reconnut  pourtant  que 
c'était  une  fausse  alerte;  le  pilchard  s'était  bien  montré  à  l'embou- 
chure de  la  baie,  mais  il  avait  fait  volte-face,  et  comme  s'il  eût 
senti  les  filets,  il  s'éloignait  adroitement  vers  les  rochers  et  les 
eaux  profondes,  laissant  à  la  surface  tremblante  des  vagues  un 


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L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  47 

fourmillement  lumineux.  Le  poursuivre  dans  ces  conditions  eût  été 
lolie,  on  y  renonça.  Nous  allâmes  donc  reprendre  humblement  nos 
positions  au  fond  de  la  baie  et  en  vue  des  collines  où  se  trouvait  le 
poste  d'observation. 

Deux  jours  se  passèrent  ainsi:  le  troisième  jour,  même  signal  donné 
du  haut  des  falaises  par  les  rameaux  blancs,  même  empressement 
et  même  tumulte  sur  les  eaux  de  la  baie.  Cette  fois  le  banc  de  pil- 
chards  s'était  avancé  assez  loin  dans  les  sables  et  dans  les  hauts-fonds 
pour  qu'on  pût  l'attaquer  avec  toutes  les  chances  de  succès.  Trois 
hommes  déchargèrent  alors  les  filets  avec  la  rapidité  foudroyante 
des  armes  à  feu  autour  des  poissons  effrayés,  dont  quelques-uns 
cherchaient  à  tourner  d'un  autre  côté,  mais  se  trouvaient  aussitôt 
repoussés  par  les  bateaux  vers  la  masse  à  moitié  enveloppée  déjà 
par  la  seine.  Ces  filets  ont  généralement  cent  soixante  toises  de  lon- 
gueur sur  huit  ou  dix  toises  de  profondeur  :  arrangés  avec  art,  ils 
décrivent  un  cercle  fatal  et  enferment  loute  une  légion  de  pilchards 
ainsi  que  dans  une  fosse.  11  faut  maintenant  fixer  la  prison  mou- 
vante au  moyen  de  grapins  de  fer  ou  d'ancres  marines;  on  appelle 
cela,  dans  le  langage  technique,  amarrer  la  seine.  La  joie  se  répand 
aussitôt  sur  tous  les  visages;  montés  sur  des  barques  légères,  les 
pécheurs  cherchent  à  se  faire  une  idée  de  l'étendue  du  butin  et  à 
compter  à  peu  près  le  nombre  de  leurs  prisonniers  par  les  contours 
du  cercle  où  ces  derniers  se  débattent.  Les  poissons,  à  partir  de  ce 
moment,  sont  pris  et  bien  pris;  mais  on  ne  les  retire  point  de  l'eau 
tout  de  suite.  Il  arrive  quelquefois  que  quatre  ou  cinq  millions  de 
pilchards  sont  circonvenus^ par  la  seine;  qui  pourrait  soulever  à  la 
fois  toute  cette  masse?  Quand  le  banc  est  considérable,  les  heures, 
les  jours  même  se  passent  avant  qu'on  puisse  les  extraire  tous,  et 
la  difficulfé  est  alors  de  les  tenir  en  vie  dans  leur  tombeau,  où  ils  se 
trouvent  pressés  les  uns  contre  les  autres.  Des  barques  sillonnent 
la  surface  de  la  baie,  et  au  moyen  d'un  filet  beaucoup  plus  petit 
que  la  seine,  appelé  tuck-net  (de  tuck^  relever),  les  hommes  écu- 
ment  en  quelque  sorte  le  banc  de  poissons  et  les  jettent  par  pane- 
rées  dans  les  bateaux,  qui,  une  fois  pleins,  regagnent  aussitôt  le 
rivage.  Une  telle  opération  a  reçu  de  ce  second  filet  le  nom  de  tuc-^ 
king.  Les  poissons  ainsi  repêchés  sont  reçus  au  fur  et  à  mesure 
sur  les  bords  par  les  femmes  et  les  jeunes  filles  qui  s'empressent 
de  se  livrer  aux  travaux  du  curage.  C'est  une  autre  scène  de  mou- 
vement et  d'activité.  La  quantité  de  pilchards  saisis  dans  les  eaux 
de  Saint-lves  est  quelquefois  assez  considérable  pour  emplir  jus- 
qu'à 34,000  barils  ou  hogsheads;  il  est  vrai  que  je  parle  des  très 
bonnes  années,  et  que  dans  d'autfes  ces  mêmes  tonneaux  restent 


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hS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

absolument  vides.  C'est  alors  la  famine  qui  se  répand  sur  les  pau- 
vres quartiers  de  la  ville. 

On  peut  dire  de  la  Gornouaille  qu'elle  a  trois  moissons,  l'une  qui 
jaunit  à  la  surface  du  sol,  l'autre  que  l'on  recueille  dans  les  ténè- 
bres des  mines,  et  la  dernière  qui  mûrit  au  fond  de  la  mer.  De  ces 
trois  moissons,  la  pêche  n'est  pas  la  plus  fructueuse,  et  pourtant  les 
produits  n'en  sont  point  à  dédaigner.  En  1847;  la  récolte  du  pilchard 
s'était  élevée  à  41,623  hogsheads.  En  1862,  année  médiocre,  on  a 
exporté  des  côtes  de  la  Gornouaille,  sur  les  rives  de  la  Méditerranée 
et  de  l'Adriatique,  17,854  barils  de  pilchards,  représentant  chacun 
pour  les  cureurs  une  valeur  de  50  à  65  shillings.  Ces  résultats  ma- 
tériels ne  sont  point  les  seuls  qu'on  doive  envisager  :  la  pêche  en- 
tretient sur  les  côtes  ouest  de  l'Angleterre  une  population  vigou- 
reuse et  de  nobles  caractères  formés  à  la  dure  école  des  dangers 
sans  cesse  renaissans.  L'instruction  des  pêcheurs,  je  l'avoue,  n'est 
pas  très  étendue;  ils  n'ont  guère  étudié  que  deux  livres,  la  Bible  et 
la  mer.  Dans  la  Bible,  ces  hommes  de  foi  naïve  apprennent  tout  ce 
qu'ils  ont  besoin  de  savoir  sur  les  merveilles  de  la  création  et  sur 
leurs  destinées  futures.  La  mer,  qu'un  poète  de  la  Comouaille  appelle 
la  reine  des  apaisemens  et  des  graves  leçons,  leur  enseigne  d'un 
autre  côté  à  se  dominer  eux-mêmes,  à  lutter  contre  les  élémens  par 
l'indomptable  énergie  du  sang-froid  et  à  secourir  au  besoin  les  vais- 
seaux courbés  sous  la  tempête.  Par  les  mauvais  temps,  les  misères 
se  penchent  à  la  surface  de  l'abîme  vers  les  misères;  les  pêcheurs 
viennent  bravement  en  aide  aux  naufragés.  Un  assez  grand  nombre 
de  bateaux  de  sauvetage,  life  boatSy  manœuvrent  sur  les  côtes  sé- 
vères de  la  Comouaille,  dirigés  par  la  main  de  ces  hommes  intré- 
pides, qui  font  ainsi  apparaître  le  sourire  divin  de  l'espérance  jus- 
que dans  la  terrible  et  sanglante  lueur  des  éclairs. 

AlphOxNSe  Esquiros. 


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^     LES  VOIX  SECRÈTES 


JACQUES   LAMBERT 


L 

La  frégate  la  Magicienne^  après  une  courte  station  à  San-Fran- 
cisco,  était  à  la  veille  de  son  départ.  Un  de  ses  jeunes  ofBciers, 
René  Gerbaud,  qui  avait  paru  fort  préoccupé  toute  la  journée,  aborda 
vers  le  soir  un  de  ses  camarades. 

— Mon  cher  Lambert,  lui  dit-il,  j'ai  à  la  fois  une  confidence  à 
vous  faire  et  un  service  à  vous  demander. 

—  Parlez,  répondit  Lambert. 

—  Eh  bien  !  je  fais  cette  nuit  même  mes  adieux  à  une  femme  que 
j'aime  beaucoup.  Son  mari,  que  je  ne  connais  pas,  a  été  absent 
jusqu'à  présent;  mais  une  lettre  qu'elle  a  reçue  lui  annonce  son  re- 
tour d'un  moment  à  l'autre.  Après  avoir  voulu  renoncer  à  cette  en- 
trevue, j'ai  fini  par  céder.  Je  serai  très  prudent;  mais  nous  courons 
risque  d'être  surpris.  Je  désirerais,  afin  qu'un  malheur  n'arrivât 
point  à  la  pauvre  femme,  pouvoir  compter  sur  votre  aide.  Vous  vous 
tiendriez  à  portée  de  la  voix  aux  abords  de  la  maison.  Si  rien  de  fâ- 
cheux ne  survient,  comme  je  me  propose  de  ne  rester  que  quelques 
minutes  à  ce  dernier  rendez-vous,  je  vous  rejoindrais  sur  la  route, 
et  nous  rentrerions  ensemble  à  bord. 

II  lui  donna  ensuite  les  indications  nécessaires  pour  reconnaître 
la  maison.  Lambert  ne  répondit  à  son  camarade  qu'en  lui  serrant  la 
m^un  et  en  lui  disant  :  Soyez  tranquille,  j'y  serai. 

Jacques  Lambert  était  un  peu  plus  âgé  que  Gerbaud.  Il  pensa  que 
son  ami  en  était  sans  doute  à  sa  première  affaire  d'amour,  et  qu'il 

TOME  L.  —  iSGi.  4 

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60  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

s'exagérait  le  danger  de  la  situation.  Néanmoins  il  voulut  se  tenir 
prêt  à  tout  événement.  A  dix  heures,  ne  sachant  à  quoi  employer  sa 
soirée,  il  se  rendit  à  un  monte  (maison  de  jeu).  Il  s'était  mis  en  ha- 
bit bourgeois  afin  de  ne  point  attirer  les  regards,  et  s'assit  dans  un 
coin.  Le  spectacle  qu'un  morde  offrait  à  cette  époque,  — peu  de 
temps  après  la  découverte  de  l'or, —  était  vraiment  curieux.  La  fièvre 
du  jeu  était  extrême  et  la  défiance  excessive.  Tous  les  joueurs  sans 
exception  étaient  armés,  et  quelques-uns,  tout  en  tenant  les  cartes, 
avaient  à  côté  d'eux  leur  revolver  sur  la  table.  Des  enjeux  consi- 
dérables, représentés  par  des  masses  d'or,  allumaient  la  convoitise 
dans  tous  les  yeux.  Les  chances  du  jeu  amenaient  fréquemment  des 
scènes  de  désordre  ou  de  violence.  L'attention  de  Lambert  se  porta 
sur  une  table  placée  en  face  de  lui  à  l'autre  extrémité  de  la  salle. 
Il  s'y  groupait  une  trentaine  d'hommes  de  tout  âge,  de  tout  rang 
et  de  tout  costume.  Sans  doute  le  coup  qu'on  allait  jouer  était  dé- 
cisif, car  il  régnait  un  grand  silence  parmi  les  joueurs.  Le  regard 
de  Lambert  embrassait  tous  ces  hommes  en  général  sans  se  fixer  sur 
aucun  en  particulier.  Il  se  plaisait  à  ce  tableau  de  physionomies 
passionnées,  les  unes  réfléchies  et  concentrées  en  elles-mêmes,  les 
autres  haletantes  et  effarées.  Tout  à  coup  il  se  fit  un  grand  bruit 
mêlé  de  cris  et  d'imprécations.  Les  joueurs  se  ruèrent  sur  le  ban- 
quier, qui  tomba  frappé  d'un  coup  de  couteau.  Cette  scène  dura 
peu;  elle  cessa  sur  les  réclamations  des  assistans,  qui  se  plaignirent 
de  ne  pouvoir  jouer  en  paix.  La  table  où  le  banquier  avait  été  frappé 
fut  désertée,  et  le  malheureux  resta  étendu  sur  le  sol  sans  que  per- 
sonne s'inquiétât  de  lui. 

Lambert,  qui  avait  tiré  sa  montre,  s'aperçut  qu'il  était  minuit  et 
sortit  à  la  hâte.  La  maison  que  Gerbaud  lui  avait  indiquée  se  trou- 
vait à  quelque  distance  de  la  mer,  et  à  une  lieue  environ  de  San- 
Francisco.  La  route  était  bordée  de  petits  arbres  formant  futaie. 
Quoique  Lambert  marchât  vite,  il  éprouvait  un  grand  bien-être. 
Après  la  scène  de  meurtre  à  laquelle  il  venait  d'assister,  il  se  sen- 
tait comme  rafraîchi  par  la  limpidité  de  l'air,  la  transparence  de  la 
nuit,  bien  qu'il  n'y  eût  pas  de  lune,  le  silence  de  l'heure  et  la  sen- 
teur des  arbres.  Il  distingua  bientôt  la  maison  :  c'était  une  petite 
habitation  blanche  à  persiennes  vertes,  avec  une  galerie  extérieure, 
dans  le  genre  des  villas  italiennes.  Aucune  lumière  ne  brillait  aux 
fenêtres.  Lambert  sourit.  A  ce  moment  sans  doute,  son  ami  prenait 
congé  de  sa  belle  maîtresse.  Il  ralentissait  sa  marche,  lorsqu'un 
coup  de  feu ,  dont  il  put  voir  la  flamme,  partit  à  cinquante  pas  de 
lui.  Agité  d'un  sombre  pressentiment,  il  se  précipita,  et  trouva  Ger- 
baud la  face  contre  terre  et  la  poitrine  traversée  de  deux  balles. 
Lambert  le  souleva,  l'étreignit,  l'appela.  Gerbaud,  les  yeux  grand 


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LES  VOIX  SECRÈTES  DE  JACQUES  LAMBERT.  51 

oayerts,  mais  la  sueur  de  la  mort  sur  le  front,  reconnut  son  ami, 
fit  uD  suprême  effort  et  lui  dit  :  C'est  le  mari  qui  m*a  tué,  mais  vous 
me  vengerez. 

n  fit  un  dernier  mouvement,  se  renversa  en  arrière  et  expira. 
Lambert,  qui  s'était  courbé  vers  lui,  se  dressa  sur  ses  pieds.  Pris 
(Tune  subite  épouvante,  il  lui  semblait  qu'un  autre  coup  de  feu 
allait  aussi  l'atteindre;  mais  tout  était  calme.  Il  se  rassura  et  se 
demanda  ce  qu'il  allait  faire  du  corps  de  son  ami.  Il  ne  pouvait 
remporter,  et  il  lui  répugnait  de  l'abandonner.  Il  entendit  dors  au 
loin  un  bruit  cadencé  d'avirons.  Il  pensa,  —  ce  qui  était  vrai,  — 
que  Gerbaud  avait  demandé  une  embarcation  à  cet  endroit  de  la 
o5te,  et  que  cette  embarcation  arrivait.  Aussitôt  il  courut  au  rivage 
et  héla  le  canot  à  grands  cris.  Les  matelots  lui  répondirent  en  for- 
çant de  rames,  sautèrent  à  terre,  et,  conduits  par  lui,  se  dirigèrent 
vers  la  route.  A  l'instant  où  ils  en  gravissaient  le  talus,  ils  aper- 
çurent im  homme  penché  sur  le  cadavre  et  qui  l'examinait.  Cet 
homme,  dont  on  ne  put  voir  les  traits,  car  il  portait  une  partie  de 
son  poncho  rabattue  sur  le  visage,  s'enfuit  à  leur  approche.  On  le 
poursuivit,  mais  inutilement.  Lambert,  aidé  de  ses  matelots,  ra- 
mena le  corps  de  Gerbaud  à  bord  de  la  frégate.  Son  premier  soin 
fut  d'informer  le  commandant  du  triste  événement  de  la  nuit.  Le 
commandant  descendit  à  terre  et  pria  le  consul  d'agir  sur-le-champ. 
On  se  transporta  aussitôt  à  la  maison  habitée  par  la  femme  qui  était 
la  cause  involontaire  de  ce  drame;  mais  celle-ci  avait  disparu.  Le 
commandant  ne  put  qu'insister  auprès  du  consul  pour  qu'U  donnât 
suite  à  cette  affaire;  ses  instructions  ne  lui  permettaient  pas  de  dif- 
férer son  départ,  et  il  fut  même  décidé,  afin  de  ne  point  perdre  de 
temps,  que  les  funérailles  de  Gerbaud  se  feraient  à  bord. 

Au  point  du  jour,  la  frégate  partit.  Pendant  les  heures  qui  sui- 
virent le  départ,  les  officiers  s'entretinrent  longuement  de  Gerbaud, 
de  sa  fin  funeste  et  des  circonstances  mystérieuses  qui  entouraient 
sa  mort.  La  cérémonie  de  l'immersion  avait  été  fixée  au  coucher  du 
soleil.  Cette  cérémonie  est  simple  et  touchante.  L'état-major  et  l'é- 
quipage se  réunissent  dans  la  batterie  pour  dire  à  leur  camarade 
un  dernier  adieu.  L'aumônier  récite  sur  le  corps  les  prières  des 
morts,  puis,  au  moment  où  le  soleil  disparaît,  le  corps  lui-même, 
enveloppé  d'un  pavillon  national  et  rapidement  entraîné  par  un 
boulet  que  l'on  attache  à  ses  pieds,  glisse  au  fond  de  son  humide 
tombeau.  Quelques  minutes  avant  l'heure  convenue,  Lambert,  qui 
avait  fort  recommandé  qu'on  le  prévînt,  était  seul  dans  sa  chambre 
et  s'habillait.  Il  venait  de  mettre  son  chapeau  et  son  épée  lorsqu'il 
entendit  le  bruit  sourd  d'un  corps  tombant  à  l'eau.  Il  eut  un  frisson 
de  colère  et  de  douleur,  car  il  se  douta  aussitôt  que  la  cérémonie  se 


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52  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

faisait  sans  lui.  En  môme  temps  et  d'un  mouvement  machinal  il 
se  précipita  à  son  hublot,  comme  si,  par  cette  étroite  ouverture,  il 
eût  pu  apercevoir  le  corps  une  dernière  fois;  mais,  avant  qu'il  eût 
atteint  la  petite  fenêtre,  il  vit  s'y  coller,  les  cheveux  trempés  d'eau, 
les  yeux  glauques,  un  doigt  sur  la  tempe,  la  face  livide  de  Ger- 
baud.  Lés  lèvres  lui  crièrent  :  Souviens-toi  de  me  venger!  —  La 
terrifiante  vision  s'évanouit  rapide  comme  un  éclah-.  Jacques  s'élança 
hors  de  sa  chambre,  et,  à  mi-chemin  du  pont,  rencontra  le  timo- 
nier qui  avait  oublié  de  le  prévenir.  En  voyant  la  physionomie  bou- 
leversée de  l'officier,  cet  homme  trembla  et  s'excusa  en  balbutiant. 
Jacques  ne  le  punit  pas.  A  quoi  bon?  Ce  qui  était  fait  ne  pouvait  se 
réparer. 

Pendant  la  plus  grande  partie  de  la  soirée,  il  ne  put  réagir  contre 
l'impression  de  terreur  qu'il  avait  ressentie  si.  soudaine  et  si  vive; 
mais  à  la  longue  il  s'irrita  de  ce  malaise.  Jacques  avait  l'esprit  sé- 
rieux et  voulut  se  rendre  compte  de  sa  souffrance.  Il  y  réussit.  Il 
comprit  cjue,  par  une  évolution  rapide  de  sa  pensée,  l'image  de 
l'infortuné  Gerbaud,  tel  qu'il  l'avait  vu  à  ses  derniers  instans  et  tel 
qu'il  se  l'était  représenté  coulant  au  fond  des  flots,  avait  pu  lui  ap- 
paraître. Son  hublot,  le  seul  point  éclairé  de  sa  chambre,  avait  dû, 
comme  une  toile  toute  préparée,  se  prêter  à  cette  illusion  de  ses 
sens.  Quant  aux  paroles  qu'il  avait  cru  entendre,  c'était  l'hallucina- 
tion de  l'ouïe  complétant  l'hallucination  de  la  vue.  Cependant  ces 
paroles  ne  sortaient  pas  de  sa  mémoire  et  l'impatientaient.  Certes 
il  était  naturel  que  Gerbaud  mourant  lui  eût  exprimé  le  désir  d'être 
vengé;  mais  de  quelle  façon  pouvait-il  se  conformer  à  ce  désir?  Où 
était  le  meurtrier?  Le  connaissait-il?  le  connaîtrait-il  jamais?  Pro- 
bablement non.  11  ne  fallait  donc  pas  attacher  à  ces  paroles  plus 
d'importance  qu'elles  n'en  méritaient.  D'où  venait  donc  qu'il  s'en 
préoccupât?  En  quoi  l' engageaient-elles?  D'ailleurs  Gerbaud  n'avait 
tout  au  plus  été  que  son  camarade.  Ce  n'était  pas  sa  faute  si  le 
malheureux  avait  été  assassiné  au  coin  d'un  bois.  Là  pourtant  Jac- 
ques hésitait.  S'il  se  fût  hâté  davantage  au  rendez-vous,  il  eût  peut- 
être  empêché  le  crime  de  se  commettre.  Ce  demi-remords,  qu'il  ne 
s'était  point  avoué  jusque-là,  lui  expliquait  comment  il  avait  en- 
tendu les  paroles  dont  il  se  tourmentait.  C'était  le  sentiment  de  sa 
faute  involontaire  qui  s'était  réveillé  tout  à  coup  et  qui  lui  avait  rap- 
pelé ces  paroles  en  lui  présentant  comme  une  expiation  possible 
l'accomplissement  d'un  devoir  de  vengeance;  mais,  après  y  avoir 
réfléchi,  Jacques  se  courrouça  presque  de  ces  excessifs  scrupules 
de  conscience.  En  somme,  il  n'était  point  autrement  coupable,  et, 
s'en  remettant  à  l'avenir  pour  les  suites  de  cette  tragique  aventure, 
il  se  promit  de  chasser  autant  qu'il  le  pourrait  de  son  esprit  ces 


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LES   VOIX   SECRETES   DE   JACQUES   LAMBERT.  53 

visions  et  ces  fatigans  souvenirs  qui  ne  lui  suscitaient  pour  les  con- 
jurer aucun  expédient  pratique. 

Au  bout  de  quelques  jours,  Jacques  avait  repris  en  effet  sa  vie 
accoutumée.  L'existence  de  mer,  avec  sa  régularité  sérieuse  et  les 
énergiques  décisions  auxquelles  les  circonstances  obligent,  est  le 
meilleur  remède  contre  le  trouble  de  Timagination.  La  poésie  des 
flots  est  mâle  et  fortifiante ,  et  laissse  peu  de  place  aux  chimères. 
On  voit  de  trop  près  le  danger  réel  pour  garder  longtemps  la  crainte 
puérile  des  fantômes.  Jacques  se  le  disait  du  moins,  et  s'il  pensait 
encore  à  Gerbaud,  c'était  par  curiosité,  par  cet  attrait  inquiet  que 
les  faits  en  dehors  du  cours  ordinaire  de  la  vie  ont  pour  nous.  Ce- 
pendant il  y  songeait.  La  nuit,  pendant  ses  longues  heures  de  quart, 
ou  lorsqu'il  était  redescendu  dans  sa  chambre,  il  se  demandait  quel 
était  l'assassin,  et  comme  il  jugeait  impossible  de  le  découvrir  ja- 
mais, il  s'applaudissait  de  ne  pas  prendre  au  sérieux  plus  qu'il  ne 
le  faisait  le  legs  de  vengeance  de  son  camarade.  Certes  il  n'admet- 
tait pas  que  Gerbaud  lui  eût  apparu;  mais  en  ce  cas  c'eût  été  le 
moins  que  le  spectre  menaçant  lui  eût  dit  à  quels  indices  il  recon- 
naîtrait son  meurtrier.  Alors,  avec  un  ennui  singulier  et  suivant 
qu'il  était  sur  le  pont  ou  dans  sa  chambre,  il  continuait  sa  pro- 
menade ou  se  couchait.  Or  un  soir  ses  méditations  habituelles 
Tavaient  plus  vivement  absorbé,  et  il  allait  s'endormir  quand  il 
eut  tout  à  coup  la  révélation  du  meurtrier  inconnu.  L'image  de  cet 
homme,  nette,  lumineuse,  parfaitement  accusée,  s'offrit  à  son  es- 
prit. Ce  fut  une  vision  tout  intérieure,  car  elle  n'avait  rien  de  ces 
formes  que  l'on  se  crée  la  nuit  quand  le  regard  cherche  à  per- 
cer l'obscurité.  Lambert,  recueilli,  avait  les  yeux  fermés.  Le  visage 
de  l'assassin  était  pâle  et  légèrement  bilieux;  les  cheveux  étaient 
abondans  et  crépus,  le  nez  droit,  l'œil,  morne,  froid  et  méditatif, 
et  un  sourire  de  sarcasme  et  de  haine  plissait  les  lèvres.  D'ail- 
leurs, s'il  était  devant  Lambert,  il  ne  le  regardait  pas,  et  pour 
ainsi  dire  ne  s'apercevait  pas  qu'il  fût  là.  Le  premier  moment 
passé,  Jacques  ne  fut  point  trop  ému.  Ces  évocations,  aux  appro- 
ches du  sommeil  et  quand  la  pensée  s'engourdit,  ne  sont  point 
rares  :  elles  sont  pour  la  plupart  empruntées  à  nos  souvenirs,  qui 
se  traduisent  alors  d'une  façon  sensible.  L'ébranlement  que  chacune 
de  nos  sensations  imprime  à  nos  nerfs  se  continue  par  des  vibra- 
tions de  plus  en  plus  faibles  que  l'on  ne  constate  bientôt  plus  dans 
l'état  de  veille  et  qui  redeviennent  perceptibles  aux  heures  de  calme 
et  de  silence;  mais  ce  qui  étonnait  Lambert,  c'est  que  l'apparition 
ne  se  rattachait  pour  lui  à  aucun  souvenir.  Pas  plus  qu'auparavant, 
lorsqu'il  n'avait  aucune  idée  des  traits  et  de  la  physionomie  du 
meurtrier,  il  ne  se  rappelait  l'avoir  rencontré  ni  connu.  11  se  pou- 


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54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vait  donc,  ce  qui  arrive  aussi,  que  révocation  résultât  simplement 
de  certaines  combinaisons  de  sa  pensée.  Il  est  facile  en  effet,  avec 
un  peu  d'efforts,  dans  le  domaine  de  Timagination  pure,  de  se  com- 
poser n'importe  quel  type.  On  n'y  réussit  toutefois  qu'après  quel- 
ques tâtonnemens,  tandis  que  le  visage  de  l'assassin  avait  surgi 
tout  d'une  pièce.  Cela  troublait  Lambert  et  le  rejetait  dans  le  doute. 

Jacques  chercha  longtemps  une  solution,  ne  la  trouva  pas  et 
s'endormit  de  lassitude.  A  partir  de  ce  moment,  l'image  qui  lui 
était  apparue  ne  le  quitta  plus.  Très  distincte  pendant  le  jour,  elle 
recevait  de  la  nuit,  pendant  les  rêves  qu'il  faisait,  des  contours 
mieux  définis  encore;  mais  elle  ne  se  mêlait  en  rien  à  l'existence 
factice  que  lui  créaient  ces  rêves.  Elle  y  gardait  son  attitude  isolée. 
Jacques  la  voyait,  n'était  point  vu  d'elle.  Il  lui  semblait  pourtant,  à 
la  considérer  ainsi  dans  son  immobilité,  qu'elle  était  pour  lui  un 
danger  futur,  et  que  ce  sombre  personnage  entrerait  tôt  ou  tard 
dans  sa  vie  d'une  façon  redoutable.  Il  attendait  avec  impatience  que 
ce  moment  se  présentât,  au  moins  en  rêve,  comme  s'il  eût  pu  y  sai- 
sir quelque  indication  de  son  avenir.  Ce  morne  visage,  sa  présence 
constante  lui  devinrent  une  obsession,  et  il  s'acheminait  peu  à  peu 
vers  un  état  maladif  de  surexcitation  nerveuse,  quand  une  réflexion 
dont  il  ne  s'était  point  encore  avisé  lui  fit  beaucoup  de  bien.  11  se 
dit  que  cette  fantastique  apparition  n'était  due  qu'à  une  simple  as- 
sociation d'idées.  N'était-il  pas  probable  que  quelques  jours  aupa- 
ravant, lorsqu'il  cherchait  avec  le  plus  d'ardeur  quel  pouvait  être 
le  meurtrier  de  Gerbaud,  une  image  quelconque,  empruntée  à  des 
souvenirs  qui  lui  échappaient  ou  née  d'un  caprice  de  son  imagina- 
tion, s'était  offerte  à  lui?  La  simultanéité  de  la  création  de  cette 
image  et  de  la  question  qu'il  s'adressait  lui  avait  fait  croire  à  l'évo- 
cation de  l'assassin  lui-même.  Il  n'y  avait  là'qu'ime  coïncidence 
spécieuse  qui  l'avait  induit  en  erreur,  et  l'explication  qu'il  se  don- 
nait maintenant  était  la  seule  vraie  et  la  seule  raisonnable. 

Jacques  éprouva  un  réel  soulagement  d'esprit;  mais,  afin  de  se 
rassurer  complètement,  il  voulut  se  bien  convaincre  que  des  souve- 
nirs oubliés  depuis  longtemps,  et  dont  on  ne  ressaisit  pas  la  trace, 
peuvent  inopinément  surgir  devant  nous.  Il  était  persuadé  que,  par 
une  étude  attentive  de  soi-même  et  par  l'observation  des  faits  qui 
nous  entourent,  on  peut  se  rendre  compte  des  aspects  bizarres 
qu'offre  parfois  la  vie  de  l'intelligence  ainsi  que  des  illusions  des 
sens.  Peut-être  aussi  espérait-il,  en  analysant  le  mécanisme  de  la 
mémoire,  en  forçant  cette  dernière  à  un  exercice  régulier  et  réfléchi 
de  ses  facultés,  retrouver  à  point  nommé  dans  sa  vie  antérieure 
cette  singulière  physionomie  de  l'inconnu  dont  il  subissait  souvent 
encore  la  sinistre  fascination.  C'eût  été  la  meilleure  preuve  de  l'ina- 


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LES    VOIX    SECRÈTES    DE   JACQUES   LA&IfiERT.  55 

nité  de  ses  craintes.  Certes  ces  souvenirs  que  Ton  constate  sans 
qu'on  puisse  en  découvrir  Torigine  ne  constituent  point  par  eux- 
mêmes  des  événemens  qui  nous  aient  vivement  affectés.  Ce  sont 
des  impressions  fugitives,  qui  tomberaient  bientôt  dans  un  complet 
oabli,  â  elles  ne  se  reliaient  d'une  façon  imperceptible,  mais  du- 
rable, à  des  faits  d'une  importance  beaucoup  plus  grave.  L'émotion 
d'un  seul  jet  qui  remue  profondément  le  cœur  ne  s'accuse  que  plus 
tard  dans  ses  nuances  diverses  de  sentiment  et  de  passion.  Tel  pay- 
sage que  l'on  admire  d'un  rapide  regard  ne  se  révèle  que  longtemps 
après  dans  la  grâce  ou  l'originalité  de  ses  détails.  Ce  n'est  que  par 
un  minutieux  retour  vers  le  passé  qu'on  s'en  pénètre  entièrement. 
Cette  faculté  si  rare  de  vision  rétrospective  qu'ont  le  philosophe  et 
le  peintre,  Jacques  s'efforça  de  l'acquérir.  Quoique  réduit  aux  pro- 
portions d'un  navire,  le  champ  d'exploration  qui  s'offrait  à  lui  était 
excellent,  car  beaucoup  d'acteurs  s'y  pressaient  dans  un  espace  res- 
treint. Dès  lors,  soit  que  quelque  manœuvre  critique  appelât  l'équi- 
page sur  le  pont,  soit  qu'aux  heures  de  repos  il  s'y  groupât  pares- 
seusement, Jacques  s'exerçait  à  saisir  d'un  coup  d'œil,  à  fixer  dans 
son  esprit,  par  une  impression  spontanée,  cet  ensemble  de  physio- 
nomies diversement  expressives.  Il  laissait  quelque  temps  s'écouler, 
puis,  le  soir,  seul  avec  lui-même,  il  revenait  sur  le  tableau  qu'il 
avait  contemplé,  il  en  reproduisait  vite  les  principaux  traits,  et,  sol- 
licitant ensuite  ses  souvenirs,  il  les  amenait  à  se  dresser  devant  lui 
avec  un  imprévu  et  une  vérité  qui  le  charmaient.  Mille  détails  qu'il 
eût  négligés  ressuscitaient  pour  lui.  Il  arriva  en  outre  à  un  résultat 
qu'il  n'avait  pas  pressenti  :  en  se  rappelant  l'attitude  et  la  physio- 
nomie de  certains  hommes  frappés  de  peines  assez  graves  peu  de 
temps  après  l'heure  où  il  les  avait  observés,  il  découvrait  en  germe 
dans  cette  physionomie  et  cette  attitude  l'acte  d'indiscipline  qu'ils 
devaient  commettre,  la  conduite  ultérieure  qu'ils  avaient  tenue. 
Cette  divination  après  coup,  qu'il  eut  lieu  de  constater  par  maints 
exemples,  était  pour  lui  d'un  grand  intérêt.  A  en  juger  par  ses 
études,  il  y  voyait  un  indice  que  la  physionomie  de  l'inconnu,  si 
&x)idement  cruelle  dans  sa  méditation,  heureuse  déjà  du  crime 
qu'elle  semblait  avoir  en  perspective,  était  bien  celle  du  meurtrier 
de  Gerbaud.  Il  fallait  donc  qu'il  l'eût  vue  quelques  heures  peut- 
être  avant  l'assassinat;  mais  où?  Là,  quelque  effort  qu'il  Ht,  sa 
mémoire  le  trahissait,  et  il  s'interrogeait  en  vain. 

Cependant  l'apparition  lui  était  toujours  présente;  mais,  l'ayant 
acceptée  comme  un  phénomène  de  mémoire  dont  il  n'avait  point 
encore  la  clé,  il  s'en  souciait  peu.  D'ailleurs  le  temps  avait  marché. 
La  frégate ,  après  avoir  doublé  le  cap  Horn ,  avait  relâché  à  Bahia. 
Les  plaisirs  de  cette  grande  ville  offraient  à  Jacques  de  nombreux 


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56  REVUE   DES  JDEUX   MONDES. 

moyens  de  se  distraire.  Il  y  avait  de  plus  retrouvé  un  de  ses  meil- 
leurs camarades  d'école,  Achille  Herbin.  Herbin,  un  peu  souffrant 
des  fièvres,  avait  obtenu  de  débarquer  du  brick  le  JanuSy  où  il  était, 
et  de  revenir  sur  la  Magicienne.  Pendant  la  traversée  de  Bahia  en 
France ,  Herbin  et  Jacques  se  lièrent  intimement.  Herbin  avait  le 
caractère  ouvert  et  expansif  ;  sa  gaîté  franche,  son  affection,  devin- 
rent un  besoin  pour  Jacques.  De  son  côté,  Herbin,  d'une  intelligence 
sûre  et  pratique,  se  plaisait,  bien  qu'en  les  raillant  doucement,  aux 
spéculations  transcendantes  de  son  ami,  dont  il  ne  pouvait  mécon- 
naître toutefois  le  côté  original  et  saisissant.  Naturellement  Jacques 
lui  avait  raconté  l'aventure  de  San-Francisco.  Les  deux  amis  la  dis- 
cutaient souvent,  et  leur  entretien  se  prolongeait  parfois  fort  avant 
dans  la  nuit. 

Un  soir,  Jacques  parlait  à  Herbin  de  rêves  assez  fréquens  qu'il 
faisait,  et  dans  lesquels  la  sombre  figure  intervenait  toujours  en 
spectatrice,  telle  qu'une  muette  et  menaçante  énigme.  —  Je  suis 
sûr,  dit-il,  que,  si  je  rencontrais  un  jour  cet  homme,  je  me  com- 
porterais envers  lui  avec  une  réserve  qui  ne  serait  pas  exempte  de 
terreur. 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  C'est  que,  à  mon  avis,  certains  rêves  qui  reviennent  périodi- 
quement ou  à  des  intervalles  plus  ou  moins  éloignés,  mais  toujours 
les  mêmes,  nous  indiquent,  d'après  les  sentimens  qu'ils  nous  font 
éprouver,  de  quelle  façon  nous  agirons  dans  des  ch-constances  ana- 
logues de  la  vie  réelle.  En  ce  sens,  on  peut  dire  que  les  songes  an- 
noncent l'avenir,  car,  si  les  circonstances  auxquelles  ils  ont  trait  se 
présentent,  ils  ont  sur  nous  une  influence  d'habitude.  Nous  ne  nous 
dérobons  qu'avec  peine  aux  impressions  que  nous  y  avons  subies, 
aux  déterminations  que  nous  y  avons  prises. 

—  Il  faudrait  pour  cela  que  les  situations  de  ces  rêves  se  fissent 
réalité,  et  c'est  ce^qui  n'arrive  pas. 

—  C'est  ce  qui  peut  arriver.  Si  mes  déductions  sont  justes,  cet 
homme  que  je  vois,  j'ai  dû  l'apercevoir  déjà  :  il  peut  être  l'assassin 
de  Gerbaud,  et  je  puis  tôt  ou  tard  me  rencontrer  avec  lui;  mais,  en 
laissant  de  côté  cette  question  des  rêves,  il  se  passe  dans  la  vie  or- 
dinaire quelque  chose  d'équivalent.  Il  y  a  des  impressions  en  ap- 
parence non  motivées  qui  nous  viennent  à  l'improviste,  nous  émeu- 
vent puissamment,  que  désormais  nous  ne  chassons  plus,  et  d'où 
naissent  pour  nous  certains  pressentimens  qui  parfois  ne  trompent 
pas.  En  veux- tu  un  exemple? 

—  Oui. 

—  Eh  bien!  à  quatorze  ou  quinze  ans,  avant  d'entrer  à  l'école 
navale,  j'avais  un  camarade  de  collège.  Il  venait  de  lire  avec  grand 


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LES    VOIX    SECRETES   DE   JACQUES   LAMBERT.  57 

plaisir  le  Pilote  de  Gooper  et  en  était  aux  dernières  pages  du  roman, 
où  Vauteur,  en  forme  de  conclusion,  raconte  ce  que  devint  par  la 
suite  chacun  de  ses  personnages.  Mon  camarade  s'était  particulière- 
ment intéressé  au  jeune  midshipman  Merry.  Par  une  fantaisie  de 
romancier,  Gooper,  probablement  embarrassé  de  Merry,  le  fait  tuer 
en  duel.  Cette  fin  tragique,  que  rien  ne  permet  de  prévoir,  surprit 
brusquement  et  douloureusement  mon  ami.  Par  sympathie  d*âge, 
par  caprice  d'imagination,  il  s'était  presqu'identifié  avec  Merry.  Il  lui 
sembla  que  lui  aussi  serait  tué  en  duel.  Cette  impression  lui  resta, 
et  souvent  il  m'a  dit  que,  s'il  avait  une  affaire,  il  ne  se  battrait  qu'a- 
vec répugnance.  Tu  le  vois,  cela  se  passe  exactement  comme  dans 
le  rêve,  et  le  pressentiment  a  sa  raison  d'être.  Qu'une  affaire  sur- 
vienne, avec  l'impression  fâcheuse  qui  persiste,  on  a  des  chances 
de  mal  tenir  son  épée,  et,  si  on  tient  mal  son  épée,  on  court  le  ris- 
que d'être  tué.  Gela  est  est  simple  et  logique. 

—  Certes,  mais  ton  exemple  n'a  qu'un  tort.  C'est  que  ton  ami 
d'enfance  est  bien  portant. 

—  Non,  dit  lAmbert  sérieux.  Il  s'est  battu  avec  un  de  ses  cama- 
rades en  sortant  de  Saint-Cyr,  et  il  a  été  tué. 

—  Diable!...  fit  Herbin. 

Et  les  deux  amis,  cessant  de  parler,  demeurèrent  en  proie  à  une 
émotion  plus  grande  qu'ils  n'eussent  voulu  se  l'avouer. 


II. 

Quand  la  Magicienne  arriva  en  France,  Herbin  et  Jacques  prirent 
un  congé.  Jacques,  qui  n'avait  plus  ses  parens,  vint  à  Paris,  où  de- 
meurait d'ailleurs  son  ami.  La  famille  Herbin  le  reçut  admirable- 
ment. M.  Herbin  était  banquier.  C'était  un  homme  de  cinquante 
ans  très  aimable  et  très  bon.  M'"*  Herbin  était  une  de  ces  excellentes 
femmes  qui  adorent  leur  ménage,  dont  toute  la  joie  est  dans  le  luxe 
et  le  bien-être  de  leur  intérieur.  Sa  fille  Hermance  lui  ressemblait, 
mais  elle  avait  le  charme  de  ses  vingt  ans,  de  grands  beaux  yeux 
bleus  et  des  cheveux  châtains.  Au  bout  de  quelque  temps,  elle  ac- 
cueillit Jacques  comme  un  camarade,  avec  les  nuances  tendres  et 
coquettes  d'une  amitié  de  femme.  Évidemment  elle  était  heureuse 
de  Je  voir  et  toute  prête  à  l'aimer.  Jacques  fut  séduit  par  le  tableau 
calme  et  rafraîchissant  de  cette  vie  de  famille  autant  que  par  la 
beauté  d'Hermance.  Depuis  dix  ans  qu'il  naviguait,  il  n'avait  jamais 
eu  que  de  fugitifs  plaisirs  et  des  liaisons  sans  lendemain.  A  la  place 
de  cet  isolement,  il  entrevit  dans  son  union  avec  la  jeune  fille  une 
affection  loyale  et  sûre  qui  ne  lui  manquerait  point.  Par  sa  douceur. 


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58  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

sa  sincérité  et  sa  franchise,  Hermance  n'était-elle  point  cette  vraie 
compagne  du  marin  dont  le  caractère  doit  être  à  la  hauteur  des 
longues  et  dures  épreuves  de  Tabsence  et  du  danger?  Peut-être 
aussi  Jacques,  assombri  par  les  pensées  qui  l'avaient  assailli  depuis 
la  mort  de  Gerbaud,  avait -il  besoin,  pour  les  oublier,  d'aimer  et 
d'être  aimé.  Il  se  confia  donc  à  son  ami.  Herbin  fut  enchanté,  et 
s'engagea  aussitôt  k  demander  pour  lui  à  ses  parens  la  main  de  sa 
sœur.  Au  grand  émoi  de  Jacques,  il  le  fit  en  sa  présence  le  soir 
même.  Sans  doute  cette  demande  était  prévue  et  désh-ée,  car  M.  et 
M"*  Herbin  sourirent  et  dirent  à  Jacques  d'aller  chercher  le  con- 
sentement d'Hermance.  La  jeune  fille,  toute  rougissante,  leva  sur 
Jacques  ses  yeux  humides  de  plaisir  et  d'émotion  et  lui  abandonna 
sa  main.  Ces  jolies  et  rapides  fiançailles  terminée»,  il  fut  convenu 
que  Ton  se  marierait  le  plus  tôt  possible,  et,  s'il  n'eût  été  trop  tard, 
Jacques  serait  allé  tout  de  suite  solliciter  l'autorisation  du  ministre 
de  la  marine. 

Dès  ce  moment,  il  fit  partie  de  la  famille  et  y  prit  ses  repas.  Dans 
la  journée,  il  courait  les  magasins  et  faisait  des  choix  pour  la  cor- 
beille d'Hermance.  Le  soir,  il  restait  auprès  d'elle  et  ne  comprenait 
pas  pourquoi  les  heures  s'envolaient  si  vite.  Jamais  il  n'avait  été 
si  heureux.  Aussi  ne  concevait-il  plus  les  inquiétudes  et  l'effroi  que 
lui  avaient  causés  les  dernières  recommandations  de  Gerbaud.  Il  ne 
savait  même  plus  si  Gerbaud  les  lui  avait  faites,  car  il  n'aperce- 
vait que  dans  une  sorte  de  brouillard  cette  figure  du  meurtrier  in- 
connu dont  il  avait  été  si  longtemps  obsédé.  C'était  certes  à  de  bien 
stériles  études  qu'il  s'était  livré  depuis  un  an,  et  dont  les  ambi- 
tieuses visées  ne  valaient  ni  .un  regard  ni  un  sourire  de  la  jeune 
fille  qu'il  aimait.  Ce  n'était  plus  maintenant,  en  face  du  bonheur 
dont  il  jouissait,  qu'il  serait  assez  fou  pour  se  tourmenter  ainsi.  Il 
se  disait  cela  quand  il  était  seul,  et  hâtait  le  pas  pour  rentrer  chez 
sa  fiancée.  Un  soir,  M.  Herbin  arriva  un  peu  après  l'heure  du  dîner. 
Tout  en  se  mettant  à  table ,  il  s'excusa  :  —  Ce  n'est  pas  ma  faute, 
dit-il,  j'ai  rencontré  ce  pauvre  de  Girard.  Le  voilà  de  retour  en 
France.  Nous  avons  causé  très  longuement,  il  lui  a  été  impossible 
de  venir  aujourd'hui  ;  mais  vous  le  verrez  demain. 

Ni  M"**  Herbin  ni  sa  fille  ne  lui  répondirent. 

—  M.  de  Girard,  fit  alors  M.  Herbin  en  s' adressant  à  Jacques  Lam- 
bert, est  un  créole  de  La  Martinique.  En  1848 ,  il  m'a  rendu  un  im- 
mense service;  sans  lui,  j'étais  perdu  :  il  m'a  prêté  une  somme  im- 
portante avec  laquelle  j'ai  rétabli  mes  affaires.  Grâce  à  Dieu,  j'ai  pu 
lui  rendre  son  argent,  mais  je  ne  lui  en  garde  pas  moms  une  éter- 
nelle reconnaissance. 

Jacques  n'avait  rien  à  répondre.  Hermance  et  M"*  Herbin  conti- 


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LES    VOIX    SECBÈTES   DE   JACQUES   LAMBERT.  59 

nuaient  à  se  taire.  M.  Herbin,  un  peu  embarrassé,  changea  le  tour 
de  la  conversation.  Quand  le  dîner  fut  terminé,  Hermance  s'appro- 
cha de  son  fiancé  :  —  Monsieur  Jacques,  lui  dit-elle,  je  ne  dois  pas 
avoir  de  secret  pour  vous,  surtout  quand  ce  secret  ne  peut  vous 
causer  aucune  peine.  Après  le  service  qu'il  avait  rendu  à  mon  père, 
M.  de  Girard  m'a  demandée  en  mariage.  J'avais  pour  lui  une  grande 
reconnaissance  et  le  tenais  pour  un  parfait  honnête  homme  ;  mais 
j'éprouvais  en  même  temps  une  indéfinissable  répugnance  à  devenir 
sa  femme,  et  je  refusai.  Les  choses  en  restèrent  là.  M.  de  Girard 
partit  pour  l'Amérique.  Nous  avons  appris  qu'il  s'y  était  marié,  et 
que  peu  après  il  avait  perdu  sa  femme.  Si,  ma  mère  et  moi,  nous 
avons  gardé  le  silence  pendant  le  dîner,  c'est  que  mon  père  m'en  a 
voulu  assez  longtemps  d'avoir  refusé  M.  de  Girard  et  que  nous  n'ai- 
mons pas  à  entendre  parler  de  lui.  Vous  voyez  qu'il  n'y  a  en  tout 
ceci  rien  qui  puisse  vous  fâcher. 

Cela  étaût  vrai.  Aussi  Jacques  Lambert  remercia  M"*  Herbin  de  la 
confidence  qu'elle  lui  avait  faite.  Toutefois  il  ne  put  se  défendre,  à 
l'endroit  de  ce  M.  de  Girard  dont  il  venait  d'entendre  parler  pour 
la  première  fois,  d'une  impression  pénible  et  d'une  crainte  vague. 

Le  lendemain,  vers  six  heures  du  soir,  quand  il  entra  dans  le  sa- 
lon, il  aperçut  un  étranger  assis  près  du  feu,  à  côté  de  M™*  Herbin. 
On  était  à  la  fin  d'avril,  et  le  jour  commençait  à  baisser.  A  l'aspect 
de  Jacques,  l'étranger  se  leva  :  —  Monsieur,  lui  dit-il.  M™*  Herbin 
vient  de  m'apprendre  votre  prochain  mariage  avec  M"'  Hermance. 
Permettez-moi  de  vous  en  faire  mon  bien  sincère  compliment  et 
d'espérer  qu'en  ma  qualité  d'ami  de  la  famille  vous  voudrez  bien 
aussi  me  (jpnsidérer  comme  votre  ami. 

n  tendait  la  main  au  jeune  homme.  Jacques  la  prit,  mais  en  même 
temps  il  distingua  confusément  les  traits  de  l'étranger.  Un  frisson 
lui  courut  par  tout  le  corps,  et  il  ne  put  trouver  une  parole.  11  avait 
devant  lui  cette  tête  pâle  aux  cheveux  crépus,  aux  yeux  ternes,  qu'il 
était  presque  parvenu  à  oublier,  et  qui  se  rappelait  à  lui  d'une  fa- 
çon foudroyante  en  lui  apparaissant  vivante  et  réelle.  Jacques  toute- 
fois avait  un  grand  empire  sur  lui-même.  11  craignit  que  l'étranger 
ne  sentit  sa  main  trembler  dans  la  sienne  et  balbutia  quelques  mots. 
N'était-il  point  d'ailleurs  le  jouet  d'une  illusion  ?  Ne  pouvait-il  pas 
s'être  trompé?  Il  en  était  certainement  ainsi.  Il  s'assit  et  regarda  le 
feu  pour  ne  point  regarder  M.  de  Girard,  attendant  avec  une  im- 
patience fébrile  qu'on  apportât  de  la  lumière.  Ce  fut  Hermance  elle- 
même  qui  entra  et  posa  la  lampe  sur  la  chemmée.  Jacques  leva 
lentement  les  yeux  sur  l'étranger.  Il  ne  s'était  point  trompé,  c'é- 
tait bien  là  le  visage  de  l'assassin.  Quant  à  M.  de  Girard,  il  examina 
Jacques  avec  curiosité  et  une  sorte  d'étonnement. 


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60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  dîner,  la  conversation  fut  générale,  et  Jacques  ne  laissa  pa- 
raître aucune  émotion.  Seulement,  dans  la  soirée,  il  prit  Achille  à 
part.  —  Sais-tu  au  juste  ce  que  c'est  que  M.  de  Girard?  lui  de- 
manda-t-il. 

—  Je  sais  qu'il  a  rendu  un  service  d'argent  à  mon  père  et  qu'il  a 
voulu  épouser  ma  sœur. 

—  Tu  ne  sais  rien  de  plus? 

—  Non  ;  nous  autres  marins;  je  ne  devrais  pas  avoir  besoin  de  te 
l'apprendre,  nous  ignorons  presque  toujours  ce  que  font  nos  fa- 
milles. On  s'y  marie,  on  s'y  ruine,  on  s'y  enrichit  pendant  notre 
absence,  et  ce  n'est  qu'au  retour  que  nous  en  sommes  instruits. 

Achille  croyait  que  Jacques  était  jaloux  et  qu'il  plaisantait. 

—  Tu  as  raison,  reprit  Jacques;  mais,  dis-moi,  tu  n'as  point 
parlé  de  mon  aventure  de  San-Francisco? 

—  Non,  répondit  Achille. 

Il  n'en  avait  point  parlé  en  effet.  Comme  depuis  longtemps  déjà 
il  avait  eu  l'intention  de  marier  son  ami  à  sa  sœur,  il  n'avait  point 
voulu  que  celle-ci  fût  au  courant  des  idées,  un  peu  folles  selon  lui, 
qui  germaient  parfois  dans  le  cerveau  de  Jacques,  ni  qu'elle  s'in- 
quiétât de  la  singulière  mission  de  vengeance  que  Gerbaud  lui  avait 
donnée. , 

—  Eh  bien!  dit  Jacques,  fais-moi  le  plaisir  de  n'en  pas  parler,  et 
tâche  d'avoir  quelques  renseignemens  plus  précis  sur  le  compte  de 
M.  de  Girard. 

Achille  ne  put  retenir  un  mouvement  de  surprise.  Il  se  douta  de 
la  vérité  :  il  regarda  M.  de  Girard  et  lui  trouva  une  certaine  res- 
semblance avec  le  portrait  que  Jacques  lui  avait  fait  si  iouvent  du 
fantastique  assassin  de  Gerbaud;  mais  il  ne  dit  point  sa  pensée  à  ce 
sujet,  ir  eût  craint  de  pousser  Jacques  plus  avant  dans  la  voie  de 
suppositions  dangereuses  où  il  semblait  prêt  à  s'engager. 

Quelques  jours  s'écoulèrent,  et  Achille  n'aurait  point  reparlé  de 
M.  de  Girard  à  Jacques,  si  celui-ci  ne  l'eût  interrogé.  Achille  n'était 
guère  plus  avancé  qu'auparavant.  M.  de  Girard,  parmi  le  peu  de 
personnes  qui  le  connaissaient  à  Paris,  avait  simplement  la  réputa- 
tion d'un  homme  froid  et  poli.  Achille  avait  fait  causer  M.  de  Girard. 
Celui-ci,  apparemment  sans  défiance,  lui  avait  dit  avoir  voyagé 
dans  toute  l'Amérique  et  même  séjourné  à  San-Francisco.  Achille 
n'avait  point  insisté.  Au  fond,  il  ne  désirait  nullement  éclaircir  les 
circonstances  de  la  mort  de  Gerbaud.  S'il  les  eût  éclaircies  de  façon 
à  mettre  en  cause  M.  de  Girard,  il  ne  l'eût  point  dit  à  Jacques.  Enfin 
il  avait  appris  au  ministère  de  la  marine  que  M.  de  Girard  sollicitait 
un  consulat,  et  que,  par  sa  fortune  et  ses  relations  très  honorables  à 
la  Martinique,  il  avait  de  grandes  chances  de  l'obtenir.  Jacques  ne 


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LES    VOIX    SECRÈTES   DE   JACQUES   LAMBERT.  61 

fat  pas  dupe  de  la  réserve  où  se  tenait  son  ami,  mais  il  n'essaya  pas 
de  l'en  faire  sortir.  Il  avait  quelque  honte  de  lui  découvrir  le  trouble 
d'esprit  où  le  jetaient  des  soupçons  sans  fondement. 

En  outre  les  renseignemens  favorables  à  M.  de  Girard  qu'Achille 
lui  avait  donnés,  si  incomplets  qu'ils  fussent,  le  faisaient  hésiter. 
La  ressemblance  de  cet  homme  avec  l'apparition  était  manifeste  à  ses 
yeux;  mais  elle  pouvait  être  toute  fortuite.  Il  y  avait  même  des 
momens  où  il  doutait  qu'elle  fût  réelle.  Ce  qui  l'en  faisait  douter, 
c'est  qu'il  ne  pouvait  comparer  les  deux  images  l'une  à  l'autre. 
Elles  se  fondaient  tellement  ensemble  que,  par  suite  même  de  leur 
complète  identité,  il  était  tenté  de  croh-e  à  un  parti  pris  de  son 
imagination.  Il  se  révoltait  alors  contre  la  puissance  occulte  qui  le 
poussait  à  de  fatales  recherches,  et  ne  se  pardonnait  point  de  se 
forger,  ainsi  qu'il  le  faisait,  de  tels  tourmens  en  plein  bonheur. 

Malheureusement  pour  Jacques  il  voyait  souvent  M.  de  Girard, 
que  M.  Herbin  recevait  dans  l'intimité  et  qu'il  ne  lui  était  point 
possible  d'éviter.  Or,  tandis  qu'il  ressentait  à  son  égard  une  anti- 
pathie qui  croissait  chaque  jour,  M.  de  Girard  avait  pour  lui  d'ex- 
cessives prévenances  et  une  amabilité  presque  obséquieuse.  Cela 
irritait  Jacques.  Un  soir  qu'il  y  avait  chez  M.  Herbin  un  assez  grand 
nombre  d'invités,  il  n'y  put  tenir.  On  venait  de  parler  de  la  marine, 
et  M.  de  Girard  n'avait  point  tari  en  éloges  sur  la  carrière  du  marin 
en  général  et  sur  certains  faits  particuliers  à  Jacques.  Le  cercle 
des  auditeurs  s'était  rompu,  et  M.  de  Girard  continuait  toujours. 
Jacques,  le  laissant  au  nîilieu  de  ses  complimens,  tourna  sur  ses 
talons  et  fit  quelques  pas;  mais  presque  aussitôt  il  se  retourna  brus- 
quement et  le  regarda.  La  caressante  expression  de  la  physionomie 
du  créole  avait  tout  à  fait  disparu.  Ses  sourcils  froncés,  ses  yeux 
brillant  d'un  feu  sombre,  ses  lèvres  serrées  témoignaient  d'un  amer 
ressentiment.  Jacques  marcha  droit  à  lui  :  —  Ah  I  j'en  étais  bien 
sûr,  lui  dit-il,  vous  me  haïssez. 

Les  traits  de  M.  de  Girard  se  détendirent.  —  Non,  dit-il  froide- 
ment, je  ne  vous  hais  pas;  mais  il  est  concevable  que  je  sois  froissé 
de  vos  procédés  avec  moi. 

—  Non,  non,  reprit  Jacques,  je  suis  sûr  de  ce  que  j'avance,  et 
vous  ne  me  ferez  point  prendre  le  change.  En  me  retournant,  je  n'ai 
pas  agi  sans  dessein.  Je  sais  trop  comment  on  démasque  les  hypo- 
crites. 

—  Monsieur!  s*écria  M.  de  Girard. 

Cette  scène  n'avait  point  passé  entièrement  inaperçue;  entre  au- 
tres témoins,  elle  avait  eu  Hermance.  La  jeune  fille  emmena  le 
créole,  et  à  la  fin  de  la  soirée  elle  gronda  Jacques.  —  Vous  êtes  un 
méchant,  lui  dit-elle. 


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62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  aussi  le  croyait  jaloux.  Jacques  sourit  avec  mélancolie  et  lui 
promit  de  ne  plus  chercher  querelle  à  M.  de  Girard. 

Jacques  s'attendait  presque  à  une  provocation  ;  M.  de  Girard  ne 
lui  en  fit  point  et  se  contenta  d'être  très  cérémonieux.  Cependant, 
quoi  qu'il  fît  pour  leur  résister,  les  soupçons  de  Jacques  grandis- 
saient. Cette  aversion  de  M.  de  Girard  pour  lui,  prise  sur  le  fait, 
Téclairait.  Si  tous  deux  se  haïssaient  sans  cause,  n'était-ce  point 
que  le  vengeur  et  le  meurtrier  se  devinaient  d'instinct?  A  certaines 
heures  toutefois  il  sentait  ce  que  de  telles  idées  avaient  de  funeste, 
ce  que  ses  déductions  avaient  de  puéril.  Puisque  ses  souvenirs, 
scrutés  sans  relâche,  ne  lui  fournissaient  aucun  indice  positif,  puis- 
qu'il ne  pouvait  appuyer  sur  aucun  fait  une  accusation  plausible,  il 
était  aussi  fou  que  coupable  de  ne  point  s'arracher  à  des  chimères; 
mais  c'est  en  vain  qu'il  se  raisonnait  lui-même  :  il  se  complaisait 
fatalement  à  ces  chimères.  Elles  l'attiraient  comme  un  abîme  de 
doute  au  fond  duquel  il  voulait  malgré  lui  descendre. 

Un  soir  la  bonne  M'°*  Herbin  commit  une  maladresse.  Elle  s'était 
aperçue  de  la  répulsion  de  Jacques  pour  M.  de  Girard,  et  crut  en 
prévenir  toute  suite  fâcheuse  en  répétant  ce  que  le  créole  lui  avait 
dit  par  hasard.  Il  y  avait  quelques  années,  il  s'était  battu  deux  fois 
en  duel,  et  chaque  fois  avait  tué  son  adversaire.  Ainsi  c'était  un 
duelliste  exercé  qui  ne  manquait  jamais  son  homme.  Jacques  fut  en 
quelque  sorte  pris  au  dépourvu  par  ce  récit.  Jusque-là  il  ne  s'était 
point  imaginé  avoir  d'autre  rôle  à  jouer  que  celui  du  juge  frappant 
un  coupable,  et  n'avait  pas  entrevu  la  possibilité  d'une  lutte  per- 
sonnelle. Il  se  mit  à  rire,  mais  il  eut  un  involontaire  serrement  de 
cœur.  Néanmoins,  à  cause  de  cette  émotion  même  de  son  corps  que 
son  âme  était  incapable  de  ressentir,  il  affecta,  lorsque  l'occasion 
s'en  présenta,  de  jeter  sur  M.  de  Girard  des  regards  plus  méprisans 
et  plus  hautains.  Alors,  comme  sa  haine,  acharnée  à  la  découverte 
d'un  secret,  était  fort  lucide,  il  remarqua  qu'aux  mêmes  instans 
M.  de  Gh-ard  le  regardait  d'une  façon  singulière  avec  la  persistance 
et  le  soin  d'un  homme  qui  s'efforce  d'en  reconnaître  un  autre.  — 
Ahl  se  dit-il,  lui  aussi  m'aurait-il  donc  vu?  Serions-nous  tous  les 
deux  à  la  recherche  d'un  souvenu-,  d'une  impression  dont  nous 
n'aurions  pas  eu  conscience? 

Il  frissonna  d'impatience  et  de  douleur.  —  Cette  situation  ne 
saurait  durer,  se  dit-il  encore;  il  faut  y  mettre  fin  d'une  manière 
ou  d'une  autre. 

Le  lendemain,  tout  sembla  devoir  se  terminer.  Comme  Jacques 
entrait  chez  sa  fiancée,  celle-ci  accourut  à  lui  toute  joyeuse.  — Mon 
ami,  lui  dit-elle,  j'ai  une  bonne  nouvelle  à  vous  annoncer. 

—  Laquelle? 


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LES    VOIX    SECRÈTES   DE   JACQUES   LAMBERT.  6$ 

—  M.  de  Girard  est  nommé  au  poste  qu'il  sollicitait,  et  va  partir. 
C'était  en  effet  une  bonne  nouvelle  pour  Jacques.  11  en  était  ar- 

rifé  à  ce  degré  d'irritation  sourde  où  la  prudence  et  la  volonté, 
impuissantes  à  conjurer  un  éclat,  le  retardent  au  plus  de  quelques 
heures.  Ce  départ  le  sauvait.  Sous  l'influence  des  idées  singu- 
lières dont  il  s'était  fait  une  habitude,  il  y  vit  une  sorte  de  fata- 
lité heureuse.  Ainsi  le  péril  s'éloignait  de  lui  comme  il  était  venu, 
tout  d'un  coup.  Il  eut  un  apaisement  subit  de  cœur  et  de  pensée, 
et  ne  voulut  plus  songer  à  M.  de  Girard.  11  en  vint  décidément  à 
croire  que  les  suppositions  qu'il  avait  faites  à  son  sujet  n'étaient 
que  le  produit  de  son  imagination  malade,  et  que  cette  ressem- 
blance dont  il  avait  été  poursuivi  ne  s'était  si  vivement  présentée  à 
lui  que  dans  le  vertige  de  la  peur,  dans  la  défaillance  de  sa  raison. 
Cet  homme  partant,  il  redevenait  libre,  et  les  apparences  dont  il 
avait  été  la  dupe  n'étaient  plus  qu'un  mauvais  rêve.  Ces  réflexions 
se  succédèrent  dans  son  esprit  avec  une  extrême  rapidité,  et,  ras- 
suré, rendu  à  lui-même,  U  n'eut  plus  devant  lui  que  la  beauté 
d'Hermance  qui  lui  souriait.  Son  visage  exprima  un  bonheur  si 
complet  que  la  jeune  fille  s'en  étonna  presque.  —  Étiez-vous  donc 
jaloux  à  ce  point?  lui  dit-elle. 

—  Non,  répondit  Jacques;  mais  j'ai  pour  cet  homme  une  aversion 
inexplicable,  une  aversion  que  vous  avez  eue  vous-même,  et  je 
suis  content  qu'il  parte. 

Quelques  jours  à  peine  séparaient  Jacques  de  la  célébration  de  son 
mariage.  Achille^  heureux  de  voir  son  ami  délivré  de  ses  idées  noires 
et  craignant  qu'il  n'y  retombât,  l'occupait  de  courses  et  de  plaisirs 
pendant  toutes  les  heures  où  il  ne  restait  pas  auprès  de  sa  fiancée. 
Jacques  se  prêtait  d'autant  plus  volontiers  à  cette  vie  douce  et  facile 
que  nulle  part  il  ne  rencontrait  M.  de  Girard ,  retenu  sans  doute 
chez  lui  par  les  préparatifs  de  son  départ.  Peut-être  aussi  cher- 
chait-il à  s'étourdir,  car  quelquefois  encore  il  songeait  au  créole. 
Un  soir,  Achille  le  mena  chez  un  de  leurs  amis  communs.  11  y  avait 
eu  un  grand  dîner,  et  l'on  venait  de  dresser  les  tables  de  jeu  lorsque 
M.  de  Girard  entra.  Sa  présence  fut  très  désagréable  à  Jacques.  Si 
la  soirée  eût  été  plus  avancée,  il  serait  parti.  Voulant  être  le  moins 
possible  en  contact  avec  M.  de  Girard,  il  s'assit  à  l'écart  et  tenta  de 
s'isoler  dans  l'heureuse  pensée  de  son  prochain  mariage.  11  s'y  ab- 
sorba bientôt  et  n'accordait  que  très  peu  d'attention  à  ce  qu'on  fai- 
sait autour  de  lui,  quand  Achille  le  tira  de  sa  rêverie. — Que  fais-tu 
dans  ton  coin?  lui  dit-il.  11  y  a  là-bas  une  partie  fort  intéressante. 

—  Cela  m'est  bien  égal,  répondit  Jacques. 

Cependant  il  regarda.  La  plupart  des  hommes  s'étaient  réunis  à 
une  table  et  suivaient  le  jeu  sans  prononcer  une  parole.  Dans  ce 


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6i  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

groupe  de  physionomies  agitées,  Jacques  en  vit  une  sérieuse  et 
froide  :  c'était  celle  du  créole.  Si  l'issue  de  la  partie  éveillait  chez 
lui  quelque  curiosité,  cette  curiosité  était  morne  et  distraite.  Évi- 
demment sa  pensée  était  ailleurs.  Il  était  assis,  la  tempe  appuyée 
sur  sa  main  gauche,  et  avait  sur  les  lèvres  ce  sourire  ironique  et 
incertain  qui  lui  était  habituel.  Jacques  tressaillit  de  la  tête  aux 
pieds.  Il  venait  de  se  souvenir  de  l'endroit  où  il  avait  déjà  rencon- 
tré M.  de  Girard  :  c'était  dans  une  circonstance  analogue,  au  monte 
de  San-Francisco,  une  heure  avant  l'assassinat  de  Gerbaud.  Son 
émotion  fut  si  forte  qu'il  se  redressa  comme  en  sursaut.  En  même 
temps  ses  regards  s'attachèrent  sur  M.  de  Girard  avec  une  fixité  ter- 
rible. Il  s'aperçut  alors  que  M.  de  Girard  le  regardait  aussi.  Les  deux 
hommes  se  levèrent  à  la  fois  comme  attirés  l'un  vers  l'autre. 

—  Monsieur,  fit  M.  de  Girard,  pourquoi  me  regardez-vous  ainsi? 

—  Qui  vous  dit,  répondit  Jacques  d'une  voix  sourde,  que  je  n'aie 
point  mes  raisons  pour  cela? 

M.  de  Girard  passa  la  main  sur  son  front  avec  une  sorte  d'impa- 
tience». —  Eh!  que  savez-vous,  répliqua-t-il ,  si  je  n'ai  pas  aussi 
les  miennes? 

A  ce  moment,  Achille,  inquiet,  accourut.  M.  de  Girard  et  Jacques 
se  mesurèrent  des  yeux  quelques  instans  encore  et  se  séparèrent 
menaçans. 


III. 

Jacques  rentra  chez  lui  dans  un  état  d'abattement  et  d'exaltation 
extrêmes.  Ainsi  cette  réalité  qu'il  avait  voulu  fuir  se  dressait  inexo- 
rable. Cette  ressemblance  fatale  ne  provenait  ni  d'un  hasard  ni  du 
caprice  de  son  imagination.  M.  de  Girard  était  non  plus  seulement 
le  fantôme  de  ses  veilles,  mais  un  homme  qu'il  avait  vu  quelques 
instans  avant  le  meurtre.  Maintenant  était-ce  l'assassin?  Jacques 
n'hésitait  pas  à  le  croire.  Il  avait  trop  pris  l'habitude  de  démêler  sur 
des  physionomies  humaines  le  dessein  qui  doit  s'accomplir  plus  tard. 
A  la  jaillissante  clarté  du  souvenir,  il  voyait  trop  bien  cet  homme 
assis  à  la  table  de  jeu,  étranger  à  ce  qui  se  passait  auprès  de  lui, 
les  traits  sinistres,  méditant  un  crime.  Quand  l'esprit,  se  nourris- 
sant d'abstractions,  a  suivi  une  certaine  pente,  il  ne  doute  plus  de 
ses  déductions,  et  Jacques  ne  doutait  plus  des  siennes. 

Qu'allait-il  fah-e? 

Il  songea  d'abord  à  livrer  M.  de  Girard  à  la  justice,  et  renonça 
vite  à  cette  pensée.  A  quel  titre  le  livrerait-il,  puisque  toute  preuve 
manquait?  Il  faudrait  donc  qu'il  allât  trouver  un  magistrat,  qu'il 


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LES   YOIX  SECRETES   DE  JACQUES  LAMBERT.  05 

lui  racontât  toute  une  longue  histoire,  et  qu'il  le  déterminftt,  rien 
qu'en  lui  confiant  des  soupçons  fantastiques,  à  faire  arrêter  un 
homme  riche,  honoré,  investi  en  ce  moment  même  d*une  fonction 
publique  1  11  ne  réussirait  pas.  Encore  si  le  crime  eût  été  commis 
en  France;  mais  c'était  en  Californie,  au  bout  du  monde,  dans  une 
ville  d'aventuriers  où  les  lois  étaient  ignorées,  où  régnait  seul  le 
droit  du  plus  fort.  En  admettant  qu'on  fit  des  recherches  et  qu'elles 
aboutissent  à  quelque  accusation  contre  M.  de  Girard,  elles  pren- 
draient de  longs  mois,  des  années  entières.  Pendant  ce  temps, 
M.  de  Girard  aurait  vingt  fois  l'occasion  de  s'échapper,  ou  plutôt  il 
ne  fuirait  pas  ;  trop  habile  pour  s'irriter,  il  se  poserait  en  victime, 
ferait  passer  Jacques  pour  un  fou  et  rirait  de  lui.  A  la  pensée  que 
cet  homme  si  hautain  pourrait  affecter  à  son  égard  une  insultante 
pitié,  Jacques  se  sentit  tout  ému  de  colère.  Dans  la  longue  pour- 
suite à  laquelle  il  s'était  acharné  pour  découvrir  en  lui  un  assassin, 
la  cause  de  Gerbaud  était  devenue  la  sienne.  Il  haïssait  pour  son 
propre  compte  M.  de  Girard  autant  que  l'aurait  haï  Gerbaud,  s'il 
ne  fut  pas  mort!...  Non,  il  ne  fallait  pas  troubler  la  justice.  C'était 
à  lui  de  frapper  le  coupable.  11  le  devait,  puisque  le  crime  n'était 
pas  douteux  à  ses  yeux.  Il  n'avait  qu'à  provoquer  M.  de  Girard,  et, 
si  Dieu  était  juste,  il  le  tuerait... 

Mais  si  Dieu  avait  arrêté  dans  ses  desseins  que  ce  fût  Jacques  qui 
dut  succomber!  Ù  frissonna.  Une  subite  terreur  de  ce  duel  le  saisit: 
il  mourrait  donc  à  la  veille  d'être  heureux.  Quelle  dérision  du  sort! 
Et  s'il  triomphait,  n'allait-il  pas  tuer  le  bienfaiteur  du  père  de  sa 
fiancée,  et  compromettre  ainsi  le  bonheur  même  qu'il  redoutait  de 
perdre  au  point  de  n'oser  risquer  sa  vie  dans  une  rencontre  avec 
l'homme  qu'il  détestait?  De  toute  façon,  ce  duel  était  odieux  ou  ri- 
dicule. Il  n'y  avait  pas  à  y  songer. 

Cependant,  s'il  ne  se  bat  point  avec  H.  de  Girard,  s'il  ne  le  livre 
point  à  la  justice  des  hommes,  que  fera-t-il  donc?  Rien.  Il  le  lais- 
sera partir.  N'était-ce  point  ce  qu'il  avait  résolu  la  veille,  et  en  vi- 
vrait-il moins  paisible?  Pourquoi  n'agirait-il  pas  aujourd'hui  comme 
il  agissait  hier?  C'est  qu'aujourd'hui  le  doute  ne  lui  est  plus  per- 
mis... Le  souvenir  de  Gerbaud  lui  revint  alors  lugubre  et  menaçant. 
11  revit  l'infortuné  jeune  homme,  il  le  revit,  sanglant  et  pâle,  lui 
léguant  le  soin  de  le  venger.  Déjà  il  était  arrivé  trop  tard  à  l'en- 
droit où  son  compagnon  périssait.  S'il  laissait  l'assassin  impuni,  ne 
se  faisait- il  pas  lui-même  complice  du  meurtre?  Jacques  réagit 
contre  ces  importuns  scrupules.  Est-on  donc  engagé  parce  qu'il 
plaît  au  premier  mourant  venu  de  vous  lancer  dans  une  aventure 
pleine  d'obstacles  et  de  périls?  Que  lui  était  en  effet  ce  Gerbaud? 
Pas  même  un  ami,  un  camarade  tout  au  plus.  N'avait-il  donc  pas 

TOME  u  —  1864.  5 


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M  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

de  plus  chers  intérêts  à  sauvegarder  dans  sa  vie  que  le  vœu  de  ce 
mourant?  N'était-il  point  aimé  d'Hermance?  N'avait-il  pas,  avant 
tout,  à  l'aimer,  à  se  conserver  pour  elle?  —  Accuser  M.  de  Girard 
est  inutile,  se  battre  avec  lui  est  insensé.  Il  ne  l'accusera  point,  et 
surtout  il  ne  se  battra  pas. 

Pourquoi  surtout?...  Jacques  s'est  interrogé  trop  souvent  pour  ne 
pas  se  répondre.  Il  voit  trop  bien  alors  que  les  raisons  qu'il  se  donne 
sont  mauvaises  ou  spécieuses  :  il  ne  se  bat  point,  parce  qu'il  a  peur 
de  se  battre,  peur  d'être  tué.  Uniquement  pour  cela!  Lui,  un  marin, 
un  homme  d'épée  î  C'est  indigne.  Il  se  battra.  La  chance  d'ailleurs 
peut  lui  être  favorable.  Si  M.  de  Girard  est  un  duelliste,  Jacques, 
depuis  un  certain  nombre  d'années  et  dans  la  vague  prévision  de 
circonstances  pareilles  à  celles  où  il  se  trouve,  s'est  lui-même  exercé 
aux  armes;  il  les  connaît,  et  sur  le  terrain  ce  n'est  pas  le  sang-froid 
qui  lui  manquera...  Non,  c'est  la  confiance;  le  sort  lui  sera  contraire. 
U  le  sent;  il  en  croit,  sans  pouvoir  l'analyser,  la  sombre  tristesse 
qui  l'envahit,  l'amer  regret  de  ces  joies  qui  étaient  à  sa  portée,  et 
qu'il  va  perdre.  Et  pourtant,  s'il  le  veut,  elles  peuvent  encore  lui 
appartenir;  il  ne  dépend  que  de  lui  de  se  taire,  et,  si  M.  de  Girard 
s'est  jugé  offensé,  d'attendre  sa  provocation;  mais  il  sait  aussi  que 
M.  de  Girard  ne  le  provoquera  pas.  Ce  n'est  donc  là  qu'un  faux- 
fuyant,  un  prétexte  que  la  peur  lui  suggère.  —  Qu'importe?  se  dit- 
il,  las  de  lutter.  Personne  n'en  saura  rien.  —  Qu'importe?...  Jac- 
ques se  trompe  en  parlant  ainsi  :  un  homme  d'honneur  n'entre  pas 
en  compromis  avec  lui-même,  et  n'a  pas  le  droit  de  passer  pour 
brave  aux  yeux  de  tous,  s'il  se  sait  pusillanime  au  fond  de  l'âme. 

La  nuit  tout  entière  s'écoula  pour  Jacques  dans  ces  combats  inté- 
rieurs. Le  matin  l'y  surprit.  U  haussa  les  épaules  à  ce  brillant  so- 
leil de  mai,  qui  resplendissait  à  peine  levé,  inondant  la  chambre  de 
ses  rayons.  A  quoi  bon  cet  éclat  d'un  nouveau  jour  qui  peut-être 
pour  lui  n'aurait  pas  de  lendemain?  Cependant  cette  sereine  lu- 
mière lui  fit  du  bien  :  il  eut  moins  froid  et  fut  moins  hanté  des  fu- 
nèbres visions  de  la  nuit.  Son  excitation  tomba;  cédant  à  la  fatigue, 
il  s'assoupit. 

Quand  il  se  réveilla,  son  ami  Achille  était  auprès  de  lui.  Achille 
venait  inquiet  de  la  scène  de  la  soirée  entre  Jacques  et  M.  de  Gi- 
rard. D'abord  Jacques  ne  lui  avoua  pas  la  vérité.  —  Je  ne  dois  pas 
supporter  l'insolence  de  M.  de  Girard,  lui  dit-il,  et  j'ai  des  raisons 
suffisantes  de  me  battre  avec  lui. 

—  Mais  c'est  une  folie!  s'écria  Achille.  L'agression  vient  de  ta 
part  autant  que  de  la  sienne.  Tu  as  un  autre  motif? 

—  Oui,  répondit  froidement  Jacques  :  M.  de  Girard  est  l'assassin 
de  Gerbaud. 


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LES   VOIX    SECBÉTES   DE   JACQUES   LAMBERT.  67 

—  Allons  donc!  Tu  perds  la  tête! 

—  Tu  sais  que  dans  ces  suppositions ,  si  étranges  qu'elles  soient 
«n  apparence,  je  ne  me  trompe  guère;  mais  depuis  hier  ce  ne  sont 
plus  seulement  des  suppositions  que  je  fais,  c'est  une  conviction 
que  j'ai. 

Et  il  raconta  comment  il  avait  enfîn  reconnu  M.  de  Girard.  11 
fit  part  à  son  2uni  de  tous  les  indices  qu'il  avait  recueillis  un  à  un, 
les  groupa,  en  déduisit  les  conséquences  probables,  et  conclut  à 
l'effrayante  révélation  qui  ne  lui  permettait  plus  de  douter.  Jacques 
parlait  avec  un  calme  lucide,  une  sûreté  de  dialectique,  une  force 
d'argumens  qu'il  n'avait  jamais  eus  à  un  si  haut  degré.  On  eût  dit 
qu'il  s'écoutait  parler  et  s'admirait  avec  une  secrète  horreur.  Son 
geste,  sa  voix,  ce  récit  aux  circonstances  extraordinaire!  qui  s'en- 
chaînaient étroitement  les  unes  aux  autres,  portaient  dans  l'esprit 
d'Achille  une  persuasion  presque  vertigineuse.  —  Mais  si  c'est  l'as- 
sassin, fit-il,  pourquoi  ne  le  dénonces-tu  pas? 

—  J'y  ai  songé  et  j'y  ai  renoncé.  La  justice  ne  saurait  procéder 
d'après  de  seules  inductions  morales.  Il  lui  faut  des  preuves  qu'elle 
voie  et  qu'elle  touche,  et  je  n'en  ai  pas  à  lui  donner. 

Achille  se  secoua  comme  pour  se  soustraire  à  un  mauvais  rêve. 
—  Tu  me  rendrais  fou,  dit-il,  si  je  t'écoutais  plus  longtemps. 
Puisque  la  justice  ne  saurait  rien  avoir  à  démêler  avec  cet  homme, 
laîsse-le  en  psdx.  Que  t'importe  en  fin  de  compte  cette  absurde  af- 
faire? 

—  Je  me  suis  dit  cela. 

—  Eh  bien!  alors? 

—  Achille,  reprit  Jacques  tristement,  te  souviens-tu  de  cet  ami 
d'enfance  dont  je  te  parlais ,  qui ,  en  lisant  le  Pilote  de  Cooper, 
avait  reçu  une  impression  si  vive  de  la  fin  tragique  du  midshipman 
Merry? 

—  Oui,  je  m'en  souviens. 

—  Cet  ami  n'existait  pas.  C'est  de  moi-même  que  je  parlais. 

—  De  toi! 

—  Oui,  de  moi.  Je  te  disais  que  depuis  lors  cet  ami  avait  éprouvé, 
à  la  seule  idée  d'une  rencontre,  une  répugnance  qui  approchait  de 
la  crainte.  Eh  bien!  je  veux  me  battre  avec  M.  de  Girard,  moins 
pour  venger  Gerbaud,  —  ce  dont  après  tout  je  me  soucie  peu,  fit-il 
avec  un  geste  brusque,  —  que  pour  mon  propre  honneur.  Je  me 
battrai  parce  que  je  ne  veux  pas  avoir  peur  d'un  duel. 

Achille  était  ébranlé.  Il  se  rattacha  pourtant  au  dernier  mot  de 
son  ami.  —  Si  tu  reculais,  dit-il,  peut-être  ;  mais  tu  ne  recules  pas. 
Rien  ne  t'oblige  à  ce  duel. 

—  Non,  reprit  Jacques  avec  emportement,  rien  qu'une  fatalité  à 


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68  RETUE   DES  DEUX  MONDES. 

laquelle  on  ne  se  dérobe  pas.  Cela  nous  arrive  à  tous.  Nous  savons 
souvent  que  telle  parole,  si  nous  la  prononçons,  ne  peut  que  nous 
faire  du  tort,  et  cependant  nous  la  disons.  Nous  apercevons  une 
planche  branlante  jetée  sur  un  torrent;  nous  sommes  pris  de  je  ne 
sais  quel  désir  de  nous  y  aventurer,  et  nous  la  franchissons.  Heureu- 
sement qu'il  ne  nous  survient  point  toujours  malheur  de  ce  que 
nous  bravons  ainsi  la  destinée.  C'est  bien  là-dessus  que  je  compte, 
ajouta-t-il  en  essayant  de  sourire.  Va,  laisse-moi  me  battre,  et  il 
n'en  résultera  rien  de  fâcheux. 

Depuis  quelques  instans,  Achille  réfléchissait.  Il  parut  avoir  pris 
son  parti.  —  Soit,  dit-il;  nous  £0  nmes  des  enfans  de  discuter.  Bats- 
toi,  puisque  tu  le  veux.  Tu  as  raison;  tout  ira  bien.  Je  vais  aller 
voir  M.  d^  Girard  en  ton  nom. 

Achille  avait  son  plan.  Quoiqu'il  fût  loin  d'être  intimement  lié 
avec  M.  de  Girard,  il  le  connaissait  assez  pour  obtenir  de  lui  la  ré- 
ponse qu'il  voudrait.  Il  lui  porterait  le  cartel  de  Jacques,  msds  en 
termes  qui  n'auraient  rien  d'offensant.  Il  se  rejetterait  sur  la  trop 
visible  exaltation  d'esprit  de  son  ami.  Il  amènerait  ainsi  M.  de 
Girard  non  point  à  des  excuses  pour  des  torts  dont  Jacques  s'exa- 
gérait assurément  la  gravité,  mais  à  des  paroles  de  conciliation 
et  de  regret.  11  réussit  ainsi  qu'il  l'espérait,  et  au  bout  d'une 
heure  il  était  de  retour  auprès  de  Jacques.  Celui-ci  l'interrogea 
aussitôt. 

—  Ce  que  je  prévoyais  a  eu  lieu,  répondit  Achille.  M.  de  Girard 
a  été  étonné  de  ma  démarche,  et  déplore  ce  qui  s'est  passé  hier 
entre  vous;  mais  il  refuse  de  se  battre,  parce  qu'il  ne  voit  point  à 
cela  de  motifs  assez  sérieux. 

Jacques  frappa  du  pied  avec  colère. 

—  Ah  !  c'en  est  trop  !  fit  Achille.  Ce  n'est  plus  même  là  une 
subtilité  de  point  d'honneur  qu'on  pouvait  défendre  à  |a  rigueur; 
c'est  un  pur  entêtement.  Puisqu'il  refuse  de  se  battre,  ta  suscep- 
tibilité de  bravQure,  si  ombrageuse  qu'elle  soit,  doit  se  tenir  pour 
satisfaite. 

Jacques  ne  répondait  pas. 

—  Voyons,  reprit  affectueusement  Achille,  cesse  de  te  tourmen- 
ter ainsi;  tu  n'entendras  plus  parler  de  lui.  Il  part  demain  et  ne  re- 
viendra  peut-être  jamais. 

—  Alors,  dit  Jacques  d'une  façon  distraite,  si  véritablement  il  a 
tué  Gerbaud,  je  le  laisse  échapper  à  tout  châtiment?... 

—  Mais,  fit  Achille  surpris,  ne  m'as-tu  pas  dit  tout  à  l'heure  que 
tu  te  souciais  peu  de  cela?  D'ailleurs  tu  ne  peux  être  certain  qu'il 
Tait  tué.  Si  tu  en  avais  quelque  preuve  évidente,  je  concevrais  tes 
scrupules;  mais  tu  ne  l'as  pas  et  ne  saurais  l'avoir. 


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LES    YOIX   SECRETES   DE   JACQUES   LAMBERT.  69 

—  Cest  peut-être  que  je  n'ai  point  su  la  trouver,  peut-être  aussi 
qae  tout  n*est  point  terminé  entre  lui  et  moi. 

Achille  allait  se  récrier.  Jacques  vint  à  lui.  —  Mon  ami,  lui  dit-il, 
pardonne -moi  tout  Tennui  que  je  te  cause.  C'est  qu'il  y  a  des 
iDstans  où  cette  aventure  me  trouble  les  idées  et  où  je  ne  m'appar- 
tiens plus.  Je  ne  devrais  plus  songer  à  tout  ceci.  Il  faut  que  je  sois 
heureux  sans  arrière-pensée,  et  je  veux  l'être,  car  je  suis  un  ingrat 
envers  ta  famille,  envers  toi,  envers  ta  sœur  surtout,  et  Dieu  m'est 
témoin  pourtant  que  j'aime  de  tout  cœur  ma  chère  Hermance. 

—  A  la  bonne  heure,  reprit  Achille,  et,  puisque  tu  l'aimes,  ne  reste 
point  seul  avec  tes  idées  noires;  viens  la  voir  le  plus  tôt  possible. 

Jacques  laissa  partir  son  ami  et  voulut  suivre  son  conseil.  Il  em- 
ploya sa  matinée  à  quelques  courses,  rentra  chez  lui  et  s'habilla 
pour  aller  voir  sa  fiancée;  mais,  malgré  tous  ses  efforts,  il.  était, 
sinon  sans  courage,  du  moins  sans  espérance.  Il  lui  semblait  que 
chaque  heure  qpii  s'enfuyait  n'était  qu'un  répit  que  lui  accordait  sa 
destinée,  et  qu'il  n'arriverait  point  à  ce  lendemain  où  il  serait  à  ja- 
mais débarrassé  de  M.  de  Girard  sans  se  retrouver  une  dernière  fois 
d'une  façon  formidable  et  décisive  face  à  face  avec  lui. 


IV. 

Cependant,  tandis  que  Jacques  s'agitait  ainsi  dans  un  cercle  d'hér 
sitations  cruelles  et  d'angoisses,  sa  vie  ordinaire  continuait.  Tout 
était  prêt  pour  son  mariage,  qui  devait  avoir  lieu  le  surlendemain. 
Par  une  douce  superstition  de  jeune  fille,  Hermance  avait  voulu 
qu'il  se  célébrât  au  petit  village  de  Villeroy,  près  de  Meaux,  où  ses 
parens  avaient  leur  maison  de  campagne.  Son  enfance  s'était  écou- 
lée dans  cette  maison,  elle  y  avait  grandi,  et  elle  pensait  que  les 
premiers  jours  de  son  union  avec  Jacques  seraient  plus  heureux, 
s'ils  se  passaient  dans  la  solitude,  sous  ce  beau  ciel  qu'elle  aimait, 
au  milieu  des  arbres  et  des  fleurs.  M.  et  M*"*  Herbin  avaient  cédé  à 
ce  désir  de  leur  fille;  dès  la  veille,  ils  étaient  partis  avec  elle  pour 
Villeroy.  Ils  ne  se  doutaient  point  des  tourmens  de  Jacques,  que 
celui-ci  leur  cachait  d'ailleurs  avec  le  plus  grand  soin,  ou,  s'ils  re- 
marquaient parfois  sa  préoccupation,  ne  l'attribuaient  qu'à  l'attente 
de  son  prochain  mariage.  Jacques,  descendu  à  Meaux  vers  quatre 
heures  de  l'après-midi,  voulut  faire  à  pied  les  deux  lieues  qui  le 
séparaient  de  Villeroy.  Peu  à  peu  la  marche,  le  grand  air,  l'aspect 
de  cette  riche  nature  épanouie  au  soleil  lui  apportèrent  le  calme  et 
l'espoir.  En  face  de  ces  grands  horizons  de  la  verdure  et  du  prin- 
temps, il  oublia  les  combats  qu'il  s'était  livrés,  et  son  cœur  s'ouvrit 


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70  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

à  la  tendresse  et  à  la  joie.  Cette  belle  journéet  pleine  d'éclats  et  de 
parfums,  donnait  un  démenti  à  ses  craintes  et  l'accusait  de  folie.  11 
eut  hâte  d'être  heureux  et  pressa  le  pas.  Il  distinguait  de  loin,  à 
demi  cachée  dans  un  parc,  la  maison  de  M.  Herbin.  Bientôt,  sur 
une  petite  éminence,  à  l'extrémité  d'une  longue  allée,  il  vit  Her- 
mance  en  robe  blanche ,  coiffée  d'un  chapeau  de  paille  dont  les 
brides  flottaient  au  vent.  Elle  lui  faisait  signe  avec  son  mouchoir;  il 
lui  répondit  de  même.  Quelques  instans  plus  tard,  il  la  rejoignait  et 
lui  serrait  les  mains  avec  émotion.  Elle  était  si  jolie  sous  son  frais 
costume  qu'il  ne  se  lassait  point  de  l'admirer.  Il  avait  peur  que 
M.  et  M""*  Herbin,  qui  se  promenaient  à  l'autre  bout  de  l'allée,  ne 
vinssent  le  troubler;  mais  Hermance  fit  à  ses  parens  un  geste  amical 
et  mutin ,  et  entraîna  en  riant  son  fiancé  sous  les  arbres.  —  Eh 
bien!  lui  dit-eMe,  étes-vous  content? 

Ils  eurent  alors  une  intime  causerie  à  demi  attendrie,  à  demi 
joyeuse.  C'étaient  des  projets  pour  l'avenir  et  déjà  des  retours  vers 
le  passé,  car  tous  deux  se  vantaient  de  s'être  aimés  longtemps  avant 
de  se  connaître;  puis  Hermance  gronda  Jacques  de  la  tristesse 
qu'elle  avait  quelquefois  remarquée  en  lui. 

—  Vous  ne  serez  plus  ainsi  désormais,  lui  dit-elle,  car  ce  vilain 
homme  est  enfin  parti. 

—  Je  ne  pensais  plus  à  lui,  répondit  Jacques,  et  je  n'y  penserai 
plus  jamsds,  je  vous  le  jure. 

Ils  entendirent  la  cloche  du  diner  et  revinrent  en  se  donnant  le 
bras.  L'on  s'était  mis  gaiment  à  table,  lorsque  le  domestique  an- 
nonça M.  de  Girard.  Ce  fut  un  coup  de  foudre  pour  Jacques.  11  pâlit, 
et  Hermance  ne  put  s'empêcher  de  trembler.  M.  Herbin  alla  avec 
empressement  au-devant  de  son  hôte. 

—  Mon  cher  ami,  disait  M.  de  Girard,  je  pars  demain,  et  je  ne 
croyais  pas  pouvoir  vous  faire  cette  dernière  visite;  mais  il  m'est 
arrivé  quelques  heures  de  liberté,  et  j'en  ai  aussitôt  profité. 

U  s'assit,  mais  avec  une  attitude  singulière.  Il  était  placé  vis-à- 
vis  de  Jacques,  et  fréquemment  l'examinait  à  la  dérobée.  Sa  phy- 
sionomie trahissait  une  curiosité  inquiète,  très  éveillée  et  cherchant 
avec  obstination  à  se  satisfaire.  Évidemment  les  paroles  banales 
qu'il  avait  prononcées  en  entrant  étaient  un  prétexte  à  sa  visite.  On 
l'eût  dit  amené  malgré  lui  dans  cette  maison  par  l'irrésistible  désir 
de  savoir  enfin  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  compte  de  cet  homme  dont 
il  était  haï,  qu'il  haïssait  lui-même.  Certes  Jacques  était  pour  lui 
une  irritante  énigme  autant  qu'il  en  était  une  pour  Jacques.  Achille, 
sans  deviner  quel  but  se  proposait  M.  de  Girard,  ne  se  sentait  pas  à 
l'aise.  Il  savait  trop  qu'en  s'acquittant  le  matm  du  message  de  Jac- 
ques, il  ne  s'était  que  très  imparfîûtement  conformé  aux  intentions 


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LES  VOIX  SECRETES  DE  JACQUES  LAMBERT.  71 

de  son  ami.  Ausâ,  redoutant  une  explication  entre  les  deux  hommes, 
il  Toulut  la  prévenir.  Afin  de  dissiper  l'espèce  de  froideur  qui  ga- 
gnait les  convives,  il  se  mit  en  frais  de  verve  et  d'entrain,  excita 
tout  le  monde  à  boire  et  se  grisa  un  peu  lui-môme.  Son  dessein 
était  de  réconcilier  pleinement  les  deux  adversaires  après  le  dîner. 
Cela  lui  parut  d'autant  moins  difficile  que  Jacques  et  M.  de  Girard 
semblèrent  d'un  commun  accord  le  seconder  dans  son  projet.  La 
conversation  s'anima,  et  une  gatté  bruyante,  mais  fausse,  présida 
au  repas. 

Après  le  dîner,  on  passa  sur  la  terrasse.  De  la  hauteur  où  l'cm 
était,  on  dominait  une  assez  vaste  étendue  de  terrain  et  le  cours 
d'une  petite  rivière  qui,  encaissée  dans  ses  rives  argileuses  et  bor- 
dée de  grands  saules,  traversait  le  parc.  Quoique  la  nuit  fût  belle, 
une  brume  légère  se  répandait  dans  l'air.  Elle  s'épaissit  bientôt  au 
point  de  prolonger  en  largeur  l'horizon  de  la  rivière.  Ainsi  agrandie 
et  entrevue  au  travers  des  saules,  la  nappe  d'eau  apparaissait 
comme  une  mer  houleuse  et  chargée  de  vapeurs.  Tandis  qu'Achille 
préparait  de  son  mieux  M.  de  Girard,  qui  l'écoutait  avec  complai- 
sance, Jacques  contemplait  le  paysage  avec  une  attention  que  mo- 
tivaient sans  doute  de  lointains  souvenirs.  11  revenait  à  ses  pensées 
habituelles,  et  trouvait  aux  lieux  où  il  était  une  certaine  analogie 
avec  ce  chemin  planté  d'arbres  au-delà  duquel  on  apercevait  la  mer 
et  où  Gerbaud  avait  été  tué.  En  môme  temps,  soit  hasard,  soit  as- 
sociation d'idées,  il  se  souvint  de  ces  mots  qu'Achille  lui  avait  dits 
le  matin  :  n  Si  encore  tu  pouvais  être  assuré  que  ce  fût  l'assassin, 
je  comprendrais  que  tu  voulusses  te  battre  avec  lui.  »  Il  s'émut 
comme  à  une  illumination  soudidne,  descendit  rapidement  au  jar- 
din et  appela  le  domestique  d'Achille.  C'était  un  ancien  matelot  de 
la  Magicienne  que  le  jeune  homme  avait  gardé  à  son  service.  Jac- 
ques lui  parla  bas  quelques  indtans,  et,  quoique  le  marin  parût 
étonné  de  l'ordre  que  lui  donnait  l'oflBcier,  il  répondit  affirmative- 
ment. Jacques  remonta  alors.  Justement  Achille  le  cherchait  des 
yeux  pour  lui  amener  M.  de  Girard. 

—  Mon  cher  Jacques,  lui  dit-il,  je  n'aurais  rempli  qu'à  demi  le 
rôle  d'ambassadeur  que  tu  m'as  confié  ce  matin ,  si  je  n'établissais 
pour  l'avenir  de  bonnes  relations  entre  deux  hommes  dont  rien  n'ex- 
pUque  la  mésintelligence. 

—  Pour  ma  part,  monsieur,  dit  le  créole,  je  regrette  infiniment 
notre  altercation  d'hier. 

—  Moi  aussi,  répondit  Jacques. 

Us  ne  se  donnèrent  pourtant  pas  la  main. 
En  ce  moment,  la  fraîcheur  devint  assez  intense  pour  que  les 
femmes  rentrassent  au  salon.  M.  Herbin  vint  à  M.  de  Girard  et  à 


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72  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Jacques,  et  leur  dit  :  Je  vais  faire  comme  ces  dames;  mais,  si  la 
fraîcheur  ne  vous  effraie  pas  trop,  rien  ne  vous  empêche  de  fu- 
mer vos  cigares. 

Quant  à  Achille,  enchanté  d*avoir  pu  mettre  en  présence  d'une 
façon  amicale  M.  de  Girard  et  Jacques,  il  s'était  esquivé. 

—  Voulez-vous  faire  un  tour  de  jardin?  demanda  Jacques  à  M.  de 
Girard. 

—  Volontiers. 

Ils  marchèrent  quelque  temps  silencieux  en  se  dirigeant  vers  la 
petite  rivière. 

—  Monsieur,  dit  M.  de  Girard  avec  bonhomie,  je  pars  demain,  et 
nous  ne  nous  reverrons  peut-être  jamais.  Eh  bien  1  je  vous  l'avoue, 
je  cherche  avec  curiosité  le  motif  de  Féloignement  qui  a  existé  entre 
nous.  Il  faut,  quand  j'y  réfléchis,  que  nous  nous  soyons  déjà  rencon- 
trés dans  quelque  circonstance  parfaitement  oubliée  de  nous  deux, 
et  où,  à  notre  insu,  nous  ayons  eu  à  nous  plaindre  l'un  de  l'autre. 

—  Je  l'ai  pensé  également,  repartit  Jacques,  et  j'admire  com- 
ment, en  nous  livrant  aux  mêmes  recherches,  nous  arrivons  à  des 
conclusions  semblables.  Nous  avons  dû  en  effet  nous  rencontrer. 

—  Mais  où?  C'est  ce  que  j'ignore  absolument. 

—  Ah  voilà!  Tenez,  je  crois  qu'il  en  est  des  lieux  comme  des  per- 
sonnes. Tels  paysages  que  nous  voyons  pour  la  première  fois  nous 
sont  pourtant  familiers.  C'est  qu'ils  éveillent  en  nous  directement 
ou  par  analogie  des  souvenirs  presque  effacés,  et  qu'il  faut  tout 
d'abord  un  certain  effort  de  mémoire  pour  ressaisir.  Ce  paysage-ci, 
par  exemple,  m'a  tout  à  l'heure  vivement  frappé;  à  mesure  que  la 
brume,  traversant  la  rangée  de  saules,  gagnait  l'horizon,  il  se  trans- 
formait dans  ma  pensée  et  servait  de  cadre  à  une  aventure  dont  j'ai 
été  témoin  en  Californie.  Vous  avez  été,  je  crois,  en  Californie.  Cette 
aventure  pourra  donc  vous  intéresser,  et,  si  vous  le  voulez,  je  yaàa 
TOUS  la  raconter. 

—  Faites,  dit  simplement  M.  de  Girard. 

—  Représentez-vous  bien  les  lieux  :  à  droite  des  massifs  d'ar- 
bustes un  peu  ras  comme  ceux-ci;  à  gauche,  la  mer  au  travers  des 
arbres  comme  cette  plaine  couverte  de  brume;  devant,  une  petite 
maison  isolée  semblable  à  ce  pavillon  de  chasse.  Vous  voyez  cela? 

—  Oui,  fit  M.  de  Girard,  en  apparence  très  calme. 

—  Bh  bien  1  j'allais  auprès  de  cette  maison  à  un  rendez-vous 
qu'un  de  mes  amis  m'avait  donné.  Il  faisait  ses  adieUx  à  une  femme 
qu'il  aimait,  et  je  devais  l'accompagner  à  sa  sortie,  car  il  redoutait 
que  le  mari  ne  lui  eût  dressé  quelque  embûche  dans  la  nuit.  Par 
malheur  je  m'étais  quelque  peu  attardé  dans  un  monte  de  San-Fran- 
cisco  où  une  scène  de  désordre  avait  eu  lieu. 


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LES  VOIX  SECRETES  DE  JACQUES  LAIOERT.  73 

Jacques  s'arrêta  avec  intention.  M.  de  Girard  se  pencha  avide- 
ment de  son  côté,  mais  ne  put,  dans  l'obscurité,  distinguer  ses  traits 
autant  qu'il  l'eût  désiré  peut-être. 

—  Toutefois,  poursuivit  Jacques,  je  marchais  sans  inquiétude  et 
j'approchsûs  de  la  maison,  loi-squ'à  cinquante  pas  à  peu  près,  à  la 
distance  de  ce  fourré  là-bas,  un  coup  de  feu  retentit  qui  atteignait 
mon  ami  dans  l'ombre  et  retendait  mort. 

A  ces  mots  que  Jacques  avait  prononcés  à  haute  voix  et  comme 
s'ils  eussent  été  un  signal,  une  détonation  se  fit  entendre  à  l'en- 
droit même  dont  il  parlait,  et  une  vive  traînée  de  lumière  sillonna 
le  chemin. 

H.  de  Girard  s'agita  comme  à  un  choc  inattendu,  bondit  en  ar- 
rière, tout  prêt  à  se  défendre,  et  pâlit  outre  mesure  en  fixant  sur  Jac- 
ques des  yeux  hagards. 

—  Ah  !  j'en  étais  sûr,  s'écria  Jacques  en  marchant  sur  lui,  c'est 
bien  vous  qui  avez  assassiné  Gerbaud. 

Mais  M.  de  Girard  ne  répondit  pas  à  cette  accusation.  Il  regardait 
toujours  Jacques.  Son  trouble  se  dissipait  par  degrés.  Il  se  frappa 
le  front  et  à  son  tour  s'écria  presque  avec  joie  :  —  Je  sais  enfin  où 
je  vous  ai  vu.  C'est  sur  la  route  de  San-Francisco  lorsque  vous  en 
gravissiez  le  talus  avec  vos  hommes. 

—  \ous  avouez  donc?... 

—  Quoi?  demanda  M.  de  Girard  comme  surpris  de  la  question. 

—  Que  vous  êtes  le  meurtrier  de  mon  ami... 

M.  de  Girard  avait  recouvré  tout  son  calme.  Il  hésita  pourtant  à 
répondre.  — Et  pourquoi  pas?  dit-il  enfin,  M.  Gerbaud  était  l'amant 
db  ma  femme.  Je  l'ai  tué.  C'était  mon  droit.  Je  ne  suis  pas  assez 
fou  pour  me  battre  avec  l'homme  qui  me  déshonore...  Mais  ce  n'est 
plus  de  lui  qu'il  s'agit,  c'est  de  nous  deux.  Je  comprends  mainte- 
nant votre  conduite.  Depuis  trois  mois,  vous  m'avez  poursuivi,  vous 
avez  épié  le  moindre  indice.  Vous  venez  aujourd'hui  de  me  tendre 
un  piège,  et  vous  m'y  avez  fait  tomber.  Vous  me  dénonceriez  de- 
main, et  bientôt  peut-être  vous  me  susciteriez  au  sujet  de  cette  af- 
faire je  ne  sais  quels  ennuis  de  procédure.  Puisque  vous  savez  mon 
secret,  il  faut  que  je  vous  tue. 

—  Ah!  dit  Jacques  avec  ironie,  c'est  regrettable,  vous  n'avez 
point  d'arme,  car  vous  m'assassineriez  sans  doute  comme  vous  avez 
tué  Gerbaud;  mais,  soyez  tranquille,  je  ne  vous  livrerai  point  à  la 
justice.  Ce  serait  trop  long,  et  vous  pourriez  échapper.  C'est  à  moi 
qu'il  appartient  de  venger  mon  ami,  et  je  consens  à  me  battre  avec 
vous. 

—  A  demain  donc!  s'écria  M.  de  Girard. 

—  A  demain,  répondit  Jacques. 


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7&  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

Us  rentrèrent  au  salon.  Depub  que  ce  duel  était  décidé,  Jacques 
était  délivré  de  ses  irrésolutions.  Il  contemplait  le  danger  face  à  face 
et  ne  le  redoutait  plus.  Il  aborda  gatment  Achille  et  lui  conta  ce  qui 
s'était  passé.  Achille  fut  d'abord  atterré;  mais  en  voyant  son  ami  la 
confiance  dans  les  yeux,  le  sourire  sur  les  lèvres,  il  se  rassura.  Ce 
dénoûment  pouvait  être  le  meilleur.  Jacques,  au  pis  aller,  en  serait 
quitte  pour  un  coup  d'épée.  Achille  pensait  que  désormais  du  moins 
l'avenir  de  son  ami,  le  bonheur  peut-être  de  sa  sœur,  ne  seraient 
plus  compromis  par  ces  appréhensions  étranges  d'un  malheur  in- 
connu, par  ces  hésitations  d'âme  qui  pesaient  depuis  si  longtemps 
sur  la  vie  de  Jacques. 

Le  lendemain,  les  adversaires,  suivis  de  leurs  témoins,  se  rencon- 
trèrent. M.  de  Girard  paraissait  sous  l'empire  d'un  froid  ressenti- 
ment. Quant  à  Jacques,  il  n'était  plus  le  même  que  la  veille;  sans 
doute  ses  voix  secrètes  lui  avaient  parlé  pendant  la  nuit.  En  pre- 
nant son  épée,  il  regarda  doucement  et  trbtement  Achille.  Celui-ci, 
effrayé,  se  plaça,  une  canne  à  la  main,  de  manière  à  interrompre  le 
combat  à  la  plus  légère  blessure.  Malheureusement  cette  précaution 
devait  être  inutile.  Les  deux  hommes  s'attaquèrent  avec  une  vio- 
lence extrême.  Le  jeu  de  M.  de  Girard  était  serré  et  foudroyant.  On 
voyait  que  la  colère  le  surexcitait,  msds  ne  l'aveuglait  pas.  Jacques 
maniait  son  épée  avec  ime  ardeur  fébrile,  ne  songeant  qu'à  frapper 
vite,  ne  se  couvrant  qu'à  peine.  Bientôt  il  fut  atteint,  mais  tout  en 
tombant  il  étendit  le  bras,  et  M.  de  Girard,  entraîné  par  son  élan 
dans  le  coup  qu'il  portait  à  Jacques,  s'enferra  de  part  en  part. 

Achille  avait  reçu  son  ami  dans  ses  bras.  —  Ah  !  lui  dit  Jacques 
d'une  voix  mourante,  j'ai  vengé  Gerbaud;  mais  je  savais  bien  que  je 
serais  tué  en  duel. 

Henri  Ritiârk. 


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UNE 


FÊTE  DE  LA  SCIENCE 

DANS  LA  HAUTE-ENGADINE 


Qoaraota-septièmtt  réanion  ë«  U  Société  helrétique  das  sciences  naturelles  à  Samaden, 
«anton  des  Oiisons. 


A  l'extrémité  orientale  de  la  Suisse,  sur  les  confins  du  Tyrol  et  de 
la  Haute-Italie,  s'étend  une  longue  vallée  que  Tlnn  parcourt  dans 
toute  sa  longueur.  Vallis  in  capiie  Œniy  disaient  les  anciens  :  de 
làingiadina  et  enfin  Engadine,  comme  on  dit  aujourd'hui.  La  partie 
supérieure  de  la  vallée,  large  et  évasée,  est  élevée  en  moyenne  de 
1,650  mètres  au-dessus  de  la  mer;  elle  prend  le  nom  de  Haute- 
Engadine,  et  se  termine  vers  le  sud  au  passage  du  Maloya,  dont 
l'altitude  est  de  1,835  mètres.  Ce  col  conduit  directement  en  Italie 
par  Chiavenna  et  les  bords  du  lac  de  Gôme.  Au  nord,  la  Haute- 
Engadine  se  continue  avec  la  Basse-Engadine  ;  celle-ci  aboutit  aux 
gorges  de  Finstermunz  en  Tyrol,  où  l'Inn  coule  encore  sous  le  pont 
de  Saint-Martin,  à  1,020  mètres  au-dessus  de  la  mer.  L'Engadine 
est  la  plus  élevée  des  grandes  vallées  de  la  Suisse  qui  soit  habitée 
pendant  toute  l'année. 

Issue  du  puissant  massif  des  Alpes  qui  donne  naissance  aux  deux 
grands  fleuves  de  l'Europe  moyenne,  le  Rhône  et  le  Rhin,  l'Inn  de- 
vrait porter  le  nom  du  Danube,  car  celui-ci  n'est  d'abord  qu'une 
faible  rivière  née  dans  la  cour  d'un  château  princier,  sur  les  hum- 
bles coUines  du  versant  méridional  de  la  Forêt-Noire;  mais  dans 


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76  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  plaines  de  la  Bavière  il  s'unit  à  la  puissante  fiUe  des  Alpes.  Dé- 
sormais rinn  portera  le  nom  de  celui  dont  elle  fait  la  grandeur,  et 
leurs  eaux  confondues  formeront  le  large  fleuve  dont  les  trois  em- 
bouchures versent  dans  la  Mer-Noire  les  eaux  de  soixante  afiluens. 
A  sa  source,  Tlnn,  émissaire  d'un  petit  lac  du  Septimer,  se  pré- 
cipite le  long  des  pentes  du  Maloya;  alimentée  par  les  eaux  pro- 
venant des  glaciers  voisins,  elle  traverse  les  jolis  lacs  de  Silz,  de 
Silva-Plana  et  de  Saint-Maurice,  encadrés  dans  un  gazon  court  et 
fin  d'une  incomparable  verdure.  Les  lacs  sont  séparés  l'un  de  l'au- 
tre par  les  moraines  des  anciens  glaciers  qui  jadis  descendaient 
dans  la  vallée  de  l'Inn.  Composées  d'énormes  blocs  amenés  des 
montagnes  voisines  et  entassés  les  uns  sur  les  autres,  ces  moraines 
ont  créé  les  lacs  en  barrant  le  cours  du  jeune  fleuve.  Avec  le  temps, 
ces  digues,  élevées  par  lar  glace,  se  sont  couvertes  de  mélèzes  et 
d'airolles  {pinus  cembro)^  les  seuls  arbres  qui  puissent  vivre  en- 
core sous  ce  climat,  trop  âpre  pour  les  pins  et  les  sapins  du  nord; 
sous  leur  ombrage  croissent  les  myrtilles,  les  airelles,  quelques  saules 
et  chèvrefeuilles  alpins.  La  belle  végétation  qui  entoure  les  blocs 
monstrueux  descendus  des  cimes  du  Bernina  finit  par  les  envahir 
eux-mêmes.  Les  lichens  et  les  mousses  commencent  l'attaque;  ils 
se  fixent  sur  la  pierre,  qu'ils  désagrègent  en  s'y  incrustant;  des 
graminées  germent  sur  le  terreau  formé  par  les  élémens  dissociés 
de  la  roche  mélangés  avec  l'humus,  résultat  de  la  décomposition 
des  débris  qu'ont  laissés  les  premiers  colons.  De  petites  herbes 
annuelles  poussent*  les  premières  sur  ce  nouveau  sol,  puis  des 
plantes  vivaces,  ensuite  des  arbustes,  enfin  des  arbres.  Souvent  on 
voit  un  groupe  de  pins  ou  de  mélèzes  couronnant  un  énorme  mo- 
nolithe de  granit.  C'est  l'œuvre  du  temps  :  il  a  changé  l'aride  mo- 
raine en  une  forêt  pittoresque.  Que  de  siècles  il  a  fallu  pour  cette 
transformation!  L'été  est  si  court,  la  croissance  des  arbres  est  si 
lente,  car  en  Engadine  l'hiver  dure  huit  mois.  La  neige,  tourbillon- 
nant des  journées  entières  dans  les  airs,  s'entasse  à  la  hauteur  de 
2  ou  3  mètres.  Le  thermomètre  descend  à  20  et  même  à  30  degrés 
au-dessous  de  zéro;  la  vallée  tout  entière  reste  ensevelie  pendant 
la  moitié  de  l'année  sous  un  épais  linceul  qui  s'étend  sur  les  lacs 
glacés,  nivelle  les  aspérités  du  sol,  et  condamne  à  une  réclusion 
complète  les  animaux  et  souvent  les  hommes  eux-mêmes.  En  mai, 
la  neige  commence  à  fondre  :  toutefois  ce  n'est  qu'à  la  fin  de  juin 
qu'elle  disparaît  du  fond  de  la  vallée,  tandis  qu'elle  couvre  encore 
toutes  les  sommités  voisines;  mais  alors  les  prairies,  délivrées  de 
cette  neige  qui  les  a  protégées  contre  le  froid  en  hiver  et  arrosées 
au  printemps,  rient  au  soleil  et  s'émaillent  des  premières  fleurs  al- 
pines. Les  mélèzes  poussent  des  houppes  de  feuilles  du  vert  le  plus 


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UNE   FÊTE   DE   LA   SCIENCE.  77 

tendre,  Tairolle  relève  ses  branches  affaissées  sous  le  poids  des  fri- 
mas et  dresse  vers  le  ciel  ses  cônes  violacés.  Les  vaches  s  achemi- 
nent lentement  vers  les  pâturages  alpins,  les  grands  troupeaux  de 
moutons  bergamasques  montent  vers  la  montagne  :  Tété  est  enfin 
venu;  malheureusement  la  durée  en  est  bien  courte.  Jamais  Tah*  ni 
le  sol  ne  tiédissent  complètement  :  les  rayons  du  soleil,  plus  chauds 
et  plus  brillans  que  dans  la  plaine,  activent  la  végétation  pendant  le 
jour;  mais  la  nuit  le  thermomètre  redescend  toujours  aux  environs 
de  zéro,  et  la  végétation  s'arrête.  Pendant  ces  trois  mois  d*été,  la' 
prairie  n'est  fauchée  qu'une  seule  fois,  et  l'orge  ou  le  seigle ,  qu'on 
cultive  sur  des  terrasses  exposées  au  midi,  mûrissent  à  peine  leurs 
maigres  épis. 

Six  mois  de  neige  et  de  glace,  trois  mois  de  pluie  ou  de  froid 
et  trois  mois  d'un  été  sans  chaleur,  tel  est  le  climat  de  la  Haute- 
Engadine.  Dne  coupe  de  foin,  un  peu  d'orge  et  de  seigle,  du  bois 
qu'il  faut  ménager  précieusement,  tant  il  crott  lentement,  telles 
sont  les  ressources  indigènes.  Le  voyageur  qui  descend  des  som- 
mets du  Juliers  s'attend  à  trouver  une  de  ces  hautes  vallées  habi- 
tées quelques  mois  de  l'année  seulement.  Dans  ces  vallées  alpines, 
on  ne  voit  guère  que  des  chalets  épars  ou  des  villages  d'été  dont  les 
maisons  de  bois,  brunies  par  le  temps,  serrées  les  unes  contre  les 
autres  et  appuyées  à  la  montagne,  semblent  vouloir  se  réchauffer 
mutuellement.  A  Silva-Plana,  l'étonnement  commence;  un  beau  vil- 
lage est  assis  entre  deux  lacs;  de  grandes  maisons  en  pierre  blan- 
che entourées  de  jardins,  habitées  chacune  par  une  seule  famille, 
bordent  la  route.  Une  exquise  propreté,  une  apparence  de  bien-être 
annoncent  l'^sance  des  habitans.  Le  voyageur  descend  la  vallée 
sur  une  route  magnifique,  il  aperçoit  un  grand  établissement  de 
bains  situé  sur  les  bords  du  second  lac,  arrive  à  Saint -Maurice, 
composé  en  partie  d'hôtels  à  l'usage  des  baigneurs,  traverse  le  joli 
village  de  Celerina,  et  atteint  enfin  le  bourg  de  Samaden,  le  plus 
considérable  de  la  vallée.  —  Ici  son  étonnement  redouble.  Dans  la 
Suisse  protestante ,  où  les  villages  sont  si  beaux  et  si  propres ,  il 
n'en  est  point  de  comparable  à  celui  de  Samaden,  ni  à  tous  ceux 
qui  lui  succèdent ,  Bevers ,  Sutz ,  Scanfs  et  Ponte.  Quelle  est  l'ori- 
gine de  cette  prospérité  inouie  dans  une  vallée  alpine  qui  ne  produit 
rien?  L'industrie.  L'Engadine  compte  peu  d'habitans  sédentaires; 
la  plupart  émigrent,  ils  vont  à  l'étranger  exercer  les  professions 
de  confiseurs,  pâtissiers,  cafetiers;  leur  fortune  faite,  ils  reviennent 
dans  leur  vallée,  chacun  dans  le  village  qui  l'a  vu  naître,  construi- 
sent une  belle  maison  et  la  meublent  suivant  le  goût  du  pays  où  ils 
ont  acquis  la  richesse.  En  entrant  dans  ces  comfortables  demeu- 
res, vous  retrouvez  les  usages  et  les  habitudes  de  la  ville  où  le 


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78  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

propriétaire  a  passé  les  années  laborieuses  de  sa  vie.  L'aisance  est 
générale  dans  cette  heureuse  vallée.  Un  savant  genevois,  assistant  à 
TofSce  divin  dans  le  temple  de  Bevers,  s'étonne  de  ne  point  enten- 
dre prononcer  la  prière  pour  les  pauvres  qui  termine  la  liturgie 
protestante  :  Toffice  s'achève,  et  Ton  ne  fait  pas  de  quête;  il  s'in- 
forme et  apprend  qu'il  n'y  a  point  de  pauvres  en  Engadine  ;  il  est 
donc  inutile  de  prier  et  de  quêter  pour  eux. 

Parlant  toutes  les  langues  de  l'Europe,  les  habitans  de  FEngadine 
ne  sont  point  restés  étrangers  au  mouvement  intellectuel  du  siècle, 
et  ces  industriels,  ces  commerçans,  désormais  retirés  des  affaires, 
ont  sollicité  l'honneur  de  recevoir  en  1863,  au  milieu  d'eux,  la  So- 
ciété helvétique  des  sciences  naturelles.  Ils  ont  compris  que  les  let- 
tres, les  sciences  et  les  arts  sont  la  vraie  gloire  de  l'humanité,  la 
seule  dont  l'avenir  avouera  l'héritage;  ils  ont  voulu  s'honorer  eux- 
mêmes  en  offrant  l'hospitalité  à  de  modestes  savans  accourus  de  la 
Suisse,  de  l'Italie  et  de  l'Allemagne,  pour  se  communiquer  récipro- 
quement le  résultat  de  leurs  travaux  dans  le  domaine  des  sciences 
physiques  et  naturelles. 

L'origine  de  la  Société  helvétique  remonte  à  1815.  Genève,  ren- 
due à  la  liberté,  venait  d'entrer  dans  la  confédération.  Des  sociétés 
locales  existaient  déjà  dans  les  cantons;  un  médecin  genevois.  Gosse, 
correspondant  de  l'Académie  des  sciences  de  Paris,  conçut  la  pen- 
sée d'une  association  qui  réunirait  tous  les  naturalistes  de  la  Suisse. 
Il  leur  adresse  l'invitation  de  se  trouver  le  4  octobre  à  Genève  ; 
trente-cinq  personnes  seulement  répondent  à  son  appel.  Il  ne  ^e 
décourage  pas.  Les  premières  conférences  eurent  lieu  dans  le  salon 
de  la  Société  de  physique  et  d'histoire  naturelle,  où  les  bases  des 
statuts  de  l'association  furent  définitivement  arrêtées;  mais  le  6  oc- 
tobre Gosse  convoque  les  naturalistes  à  sa  maison  de  campagne, 
située  sur  le  territoire  savoisien,  derrière  la  montagne  du  Petit- 
Salève,  près  du  village  de  Mornex.  Au  haut  d'un  monticule  semé 
de  blocs  erratiques  descendus  du  Mont-Blanc,  en  face  de  ce  co- 
losse de  la  chaîne  des  Alpes  et  en  vue  du  lac  Léman,  sont  les 
ruines  d'un  ancien  château  féodal.  Sur  ces  ruines  s'élève  un  pavil- 
lon dont  le  toit  est  soutenu  par  huit  colonnes.  Le  buste  de  Linné  est 
au  milieu  de  la  rotonde;  ceux  des  grands  naturalistes  de  la  Suisse, 
Haller,  Bonnet,  Rousseau  et  de  Saussure,  sont  rangés  autour  de 
lui.  Gosse,  homme  d'initiative  et  d'enthousiasme,  adresse  à  ses  con- 
citoyens le  discours  suivant;  je  le  transcris  tout  entier,  c'est  un  cu- 
rieux spécimen  du  style  et  des  idées  de  l'époque.  «  Sublime  in- 
telligence qui  as  été,  qui  es  et  qui  seras!  cause  première  de  tout 
ce  qui  existe,  toi  qui  t'occupes  sans  cesse  du  bonheur  de  toutes  les 
créatures,  daigne  recevoir  mes  hommages  et  ma  profonde  recon- 


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U^E   FÊTE   DE   LA   SCIENCE.  79 

naissance  pour  avoir  conservé  jusqu'à  ce  jour  de  félicité  ma  frêle 
existence.  Accorde  à  cette  réunion  d'hommes  instruits  ta  précieuse 
bénédiction,  et  fais  que  chacun  de  ces  savans  ait  dans  ses  travaux 
le  succès  auquel  il  aspire.  Et  toi,  illustre  et  immortel  Linné,  dont 
Vàme  sans  doute  plane  sur  cette  intéressante  assemblée,  puisse  le 
feu  de  ton  génie  universel  se  répandre  sur  chacun  de  nous  en  par- 
ticulier! En  plaçant  ton  buste  avec  celui  des  quatre  grands  hommes 
qui  nous  environnent,  dans  ce  temple  que  j'ai  érigé  à  la  bonne  na- 
ture, puissions-nous  tous  être  électrisés  par  les  lumières  que  tu  as 
répandues  I  Plongés  dans  l'admiration  des  œuvres  inimitables  de  ce 
grand  créateur,  pénétrés  de  zèle  et  de  persévérance  dans  nos  tra- 
vaux, puissions-nous  les  rendre  utiles  à  la  commune  patrie!  » 

L'émotion  de  l'orateur  se  communique  aux  assiatans;  en  présence 
du  spectacle  grandiose  des  Alpes  et  du  lac  Léman,  le  souvenir  des 
séances  tenues  à  la  ville  s'eiTaçe,  l'image  du  poétique  pavillon  de 
Mornex  reste  gravée  dans  la  mémoire  de  tous,  et  devient  pour  eux 
le  véritable  berceau  de  la  société  naissante.  C'est  là  qu'elle  naquit, 
la  tradition  le  veut,  et  c'est  là  qu'elle  fêtera  dans  deux  ans  le  cin- 
quantième anniversaire  de  sa  fondation.  Aujourd'hui  Mornex  fait 
partie  du  département  de  la  Haute-Savoie,  et  (je  m'en  réjouis  pour 
mon  pays)  cet  anniversaire  pacifique  sera  célébré  en  1865  sur  une 
terre  d^ormais  française.  II  n*est  point  de  savant  qui  ne  partage  ma 
satisfaction  après  avoir  lu  à  la  fin  de  cette  étude  l'analyse  des  travaux 
accomplis  par  la  Société  helvétique  dans  le  domaine  des  sciences  phy- 
siques et  naturelles  :  elle  est  la  première  qui,  voyageant  chaque  an- 
née, contribue  ainsi  à  la  diOusion  des  connaissances  positives,  semant 
des  germes  féconds  à  la  surface  du  pays  et  popularisant  les  résultats 
de  ses  recherches  dans  des  séances  publiques.  Depuis,  d'autres  so« 
ciétésont  suivi  cet  exemple  :  en  France,  la  Société  géologique,  la  So- 
ciété botanique  et  le  congrès  des  sociétés  savantes;  en  Angleterre,  la 
British  association'^  en  Allemagne,  la  réunion  annuelle  des  médecins 
et  des  naturalistes  allemands;  en  Italie,  la  société  des  Scienziati  ita^ 
liani'j  en  Scandinavie,  celle  des  savans  du  Danemark,  de  la  Suède  et 
de  la  Norvège.  Dans  la  Suisse,  divisée  en  vingt-deux  petits  cantons, 
où  l'on  parle  quatre  langues,  le  français,  l'allemand,  l'italien  et  le  ro- 
man, la  Société  helvétique  était  un  moyen  de  centralisation;  elle  de* 
vait  réunir,  rapprocher,  mettre  en  rapport  direct  les  ims  avec  les  au- 
tres des  hommes  occupés  des  mêmes  études  et  tendant  vers  un  même 
but  :  le  progrès  intellectuel,  moral  et  matériel  du  pays.  En  Suisse, 
en  Italie  et  en  Scandinavie,  c'est  le  besoin  d'unité  qui  a  créé  ces 
sociétés  nomades  dont  le  lieu  de  réunion  change  tous  les  ans,  mais 
dont  l'esprit  est  le  même.  En  France  et  en  Angleterre,  un  besoin 
contraire  les  a  fait  naître;  la  province  essaie  de  réagir  contre  la  pré- 


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80  RETUB   DES   DEUX  MONDES. 

pondérance  excessive  de  ces  immenses  capitales  qui  menacent  d'ab- 
sorber peu  à  peu  toutes  les  forces  vives  d'une  nation. 

La  constitution  de  la  Société  helvétique  est  fort  simple.  Pour  être 
élus,  les  membres  ordinaires  doivent  être  nés  en  Suisse  ou  y  rem- 
plir des  fonctions  publiques;  ils  sont  maintenant  au  nombre  de 
huit  cent  neuf.  Les  étrangers  ont  le  titre  de  membres  extraordi- 
naires ou  honoraires.  Les  séances  sont  publiques.  Depuis  1815,  la 
Société  helvétique  s'est  réunie  quarante -sept  fois.  Jusqu'en  1828, 
elle  visita  successivement  tous  les  chefs-lieux  des  cantons;  mais  en 
1829  la  réunion  eut  lieu  à  l'hospice  du  Grand- Saint-Bernard,  à 
2,A7&  mètres  au-dessus  de  la  mer.  Soixante  et  onze  personnes  joui- 
rent de  l'hospitalité  du  couvent,  et  inaugurèrent  les  observations 
météorologiques,  que  les  religieux  continuent  depuis  1830  avec  une 
persévérance  dont  la  science  a  déjà  recueilli  les  fruits.  Des  villes 
secondaires,  telles  que  Winterthur,  Porentruy,  la  Ghaux-de-Fonds, 
Trogen,  avaient  sollicité  l'honneur  de  posséder  la  société  dans  leurs 
murs;  mais  jamais  un  village  n'avait  témoigné  ce  désir  en  accep- 
tant les  charges  très  réelles  de  ces  réunions.  Samaden  est  le  pre- 
mier :  il  s'est  fait  un  titre  de  sa  situation  à  l'extrémité  de  la  Suisse 
et  dans  une  des  vallées  les  plus  élevées  de  ses  montagnes.  Son  ap- 
pel a  été  entendu.  Tous  les  villages  de  la  Haute-Engadine  s'étaient 
associés  à  celui  de  Samaden  pour  donner  l'hospitalité  aux  membres 
de  la  société,  et  quel  que  fut  le  nombre  des  arrivans,  la  vallée  était 
prête  à  les  recevoir.  Gent  vingt-six  seulement  se  présentèrent,  sa- 
voir :  quatre-vingt-quinze  Suisses,  seize  Allemands,  quatorze  Ita- 
liens et  un  Français,  celui  qui  écrit  ces  lignes.  Le  milieu  de  juillet 
avait  été  pluvieux.  Le  bruit  s'était  répandu  qu'en  Engadine  cette 
pluie,  tombant  à  l'état  de  neige,  avait  couvert  le  sol  d'une  couche 
de  deux  pieds  d'épaisseur.  La  nouvelle  était  exacte;  mais  cette 
neige  récente  devait  ajouter  un  charme  de  plus  à  ce  paysage  alpin. 
Lorsque  je  descendis  du  haut  du  Jullers  le  23  août  avec  mes  amis 
Vogt  et  Desor,  la  neige  était  fondue  dans  la  vallée.  L'herbe,  ré- 
cemment humectée,  avait  repris  sa  fraîcheur  printanière.  Les  mas- 
sifs élevés  des  montagnes  n'étaient  plus  maculés  par  ces  lambeaux 
de  glaciers  et  de  névés  salis  par  la  poussière,  aspect  caractéristique 
de  l'automne  dans  les  hautes  régions.  Une  couche  de  neige  blanche, 
immaculée,  resplendissant  au  soleil,  enveloppait  de  ses  replis  toutes 
les  cimes  supérieures  à  la  limite  des  forêts.  Le  groupe  du  Bernina 
étincelait  comme  un  diamant  au-dessus  des  lacs  aux  teintes  d'éme- 
raude.  Gs  spectacle  absorbait  toute  notre  attention  lorsque  nous  ar- 
rivâmes à  l'entrée  de  Samaden.  Déjà  nous  avions  passé  sous  les  arcs 
de  verdure  dressés  aux  portes  de  Saint-Maurice  et  de  Gelerina;  celui 
de  Samaden  portait  le  drapeau  des  ligues  grises,  gris,  bleu  et  blanc. 


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UNS   FÊTE   DE  LA  SCIENCE.  81 

et  te  drapeau  fédéral,  rouge  avec  la  croix  blanche  au  milieu.  Le  vil- 
lage avait  un  air  de  fête;  partout  des  guirlandes,  les  drapeaux  fran- 
çais, italiens,  allemands,  flottaient  aux  fenêtres,  ornées  de  magni- 
fiques fleurs  élevées  comme  dans  une  serre  entre  les  doubles  vitrages 
qu'on  lusse  en  place  pendant  toute  l'année.  En  arrivant,  des  com- 
missaires nous  assignaient  notre  logement;  un  hôte  empressé  rece- 
vait le  naturaliste  qui  lui  était  adressé,  et  la  cordialité  de  l'accueil 
était  telle  que  chacun  croyait  rentrer  dans  un  home  nouveau  créé 
par  l'hospitalité.  Le  soir,  tous  les  arrivans  se  réunirent  à  l'hôtel 
Bemina.  D'anciens  amis  se  retrouvaient  avec  bonheur,  des  hommes 
qui  se  connaissaient  par  leurs  travaux,  mais  n'avaient  d'autre  point 
de  contact  que  l'amour  de  la  science,  se  liaient  étroitement  en  quel- 
ques heures. 

I.   —  LA    SESSION    DE    SAMADEPf. 

La  séance  d'ouverture  eut  lieu  le  lendemain,  2à  août,  dans  l'é- 
glise de  Samaden.  Le  fût  des  colonnes  était  entouré  de  guirlandes, 
des  échantillons  de  minéralogie  couvraient  les  piédestaux,  la  croix 
fédérale  brillait  au-devant  de  la  chaire,  convertie  en  corbeille  de 
fleurs  :  le  temple  de  Dieu  était  devenu  le  temple  de  la  science. 
M.  Rodolphe  de  Planta,  représentant  de  l'une  des  plus  anciennes 
familles  de  l'Engadine  et  membre  du  conseil  national  de  la  Suisse, 
avait  été  nommé  président  de  la  session  :  le  règlement  a  sagement 
décidé  que  ce  président  serait  toujours  choisi  dans  la  localité  où  la 
société  se  réunit.  Son  discours  d'inauguration  était  l'histoire  abré- 
gée, mais  fidèle,  des  populations  au  milieu  desquelles  nous  allions 
passer  quelques  jours.  Deux  races  ont  pénétré  dans  les  vallées  qui 
découpent  les  Alpes  rhétiques  :  le  versant  nord  est  occupé  par  des 
Celtes  qui  s'avancèrent  jusque  dans  la  Haute-Italie,  lorsque  Bellove- 
sus,  suivi  de  ses  sept  clans  gaulois,  conquit  le  pays  et  fonda  Milan. 
Aussi  retrouve-t-on  dans  l'Engadine  des  noms  de  famille  d'origine 
celtique,  et  ceux  de  plusieurs  montagnes,  le  Juliers,  l'Adula,  le  Lux- 
magnus  ou  Lukmanier,  indiquent  des  passages  où  le  Celte  voya- 
geur sacrifiait  à  Jul,  dieu  du  soleil.  L'immigration  des  Étrusques 
du  côté  du  sud  est  encore  plus  certaine.  Chassés  par  les  invasions 
successives  des  barbares  du  nord,  ils  se  réfugièrent  dans  ces  hautes 
vallées  sous  la  conduite  d'un  chef  appelé  Rhœtus,  d'où  le  nom  de 
Rhaetia,  que  portait  dans  le  moyen  âge  le  canton  actuel  des  Gri- 
sons. Thusis  dans  la  vallée  de  Domleschg  {Vallis  domeslicà),  les 
trois  forts  de  Reams  [Rhœlia  amplà),  Realta  [Rhœtia  alta)  et  Rhae- 
zuns  [Rhœtia  imà)  sont  des  appellations  dérivées  du  latin.  La  plu- 
part des  villes  et  des  villages  le  long  de  Tlnn,  de  l'Adige  et  de  l'Adda 

TOMB  L.  —  1864.  6 

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82  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

portent  encore  des  noms  identiques  à  ceux  des  villes  de  l'Ombrie,  du 
Latium  et  de  la  Campante  :  ainsi  de  nos  jours  tous  les  noms  des  villes 
de  l'Europe  prennent  place  successivement  sur  la  carte  des  États- 
Unis  d'Amérique;  mais  c'est  une  phrase  de  Pline  qui  constitue  le 
plus  irrécusable  titre  de  noblesse  latine  de  ces  populations  primi- 
tives. Pline,  né  à  Côme,  habitant  sur  les  bords  du  lac  pendant  l'été 
la  villa  qui  porte  son  nom,  voisin  par  conséquent  du  pays  dont  il 
parle,  a  dit  :  VettoneSy  Cemelani^  Lamnii^  Œnotriij  SentinateSy 
Suillates  mnt  populi  de  regione  Umbria  quos  Tusci  debellarunt. 
Gomment  ne  pas  reconnaître  dans  ces  dénominations  les  noms  des 
villages  engadinois  de  Fettan,  Cernetz,  Lavin,  Nauders,  Sent  et 
Scuol?  Il  serait  difficile  de  savoir  quels  élémens  de  civilisation  les 
Étrusques  ont  apportés  dans  ces  montagnes;  mais  la  culture  des 
champs  en  terrasse  peut  être  considérée  comme  un  reste  des  cou- 
tumes agricoles  de  la  Toscane.  Pendant  quatre  cents  ans,  ces  po- 
pulations firent  partie  de  l'empire  romain.  La  langue  latine  devait 
nécessairement  devenir  prédominante  parmi  des  hommes  déjà  en 
possession  d'un  idiome  issu  de  la  même  souche;  cependant  c'est  le 
latin  populaire  {lingua  romana  rustica)  qui  l'emporta.  Cinquante 
mille  habitans  du  canton  des  Grisons  parlent  le  roman  ou  grison, 
c'est-à-dire  une  langue  d'origine  latine  ayant  les  plus  grandes  affi- 
nités avec  le  provençal  du  midi  de  la  France,  les  patois  de  l'Italie, 
de  l'Espagne  et  le  roumain  des  Valaques  sur  les  bords  du  Danube. 
Gette  langue  possède  une  littérature;  on  renseigne  dans  les  écoles 
concurremment  avec  l'allemand  et  le  français.  11  y  a  plus,  un  journal 
hebdomadaire,  Foegl  d'Engiadina^  contribue  à  conserver  ce  curieux 
spécimen  de  linguistique  archéologique.  On  me  pardonnera  cette 
expression,  car  les  langues  sont  des  monumens  plus  anciens  et  plus 
durables  que  ceux  de  pierre  ou  de  bronze;  elles  sont  aussi  plus  ri- 
ches en  enseignemens  sur  l'origine  et  les  vicissitudes  des  nations. 
Ges  efforts  pour  perpétuer  dans  un  coin^  de  la  Suisse  un  idiome  an- 
cien auront  l'approbation  des  philologues  :  ils  voient  avec  peine 
disparaître  ces  langues  de  transition  qui  jettent  une  si  vive  lumière 
sur  celles  qu'on  parle  actuellement. 

Théodoric  appelait  la  Rhastie  le  boulevard  de  l'Italie,  et  en  effet 
elle  est  la  barrière  tour  à  tour  franchie  par  les  envahisseurs  de  la 
péninsule  et  par  les  armées  romaines  envoyées  pour  soumettre  le 
nord  de  l'Europe.  A  la  chute  de  l'empire  franc,  les  Magyars  et  les 
Sarrasins  pénétrèrent  dans  TEngadine  et  s'emparèrent  des  passages 
les  plus  importans.  Le  nom  du  village  de  Pontresina,  qui  commande 
la  route  du  Bernina,  n'est  qu'une  altération  de  Pons  Sarracenorunty 
et  celui  de  la  famille  Saraz,  l'une  des  principales  de  Pontresina, 
n'indique  pas  moins  clairement  son  origine.  Les  empereurs  d'Alle- 


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UNE   FÊTE   DE    LA   SCIENCE.  83 

magne  de  la  famille  de  Hohenstaufen  fondèrent  sur  le  Septîmer  et 
le  Lukmanier  des  hospices  pour  recevoir  les  voyageurs.  Ces  deux 
cols  sont  en  effet  le  trajet  le  plus  facile  et  le  plus  direct  de  TAI- 
iemagne  occidentale  en  Italie.  Quand  les  liospices  du  xi'  siècle 
seront  remplacés  par  la  voie  ferrée  qui  traversera  les  Alpes,  c'est 
l'une  de  ces  deux  montagnes  qui  sera  percée  par  un  tunnel  plus 
direct,  moins  long  et  moins  dispendieux  que  celui  qui  entamerait 
rénorme  massif  du  Saint-Gothard.  Puisse-t-il  ne  jamais  seiTir  au 
passage  des  armées  qui  se  sont  si  souvent  rencontrées  dans  les  Alpes 
rbétiques  !  Partout  des  forts  ruinés,  des  traces  d'anciennes  redoutes 
rappellent  les  guerres  de  la  France,  de  l'Autriche  et  de  l'Espagne. 
Le  13  juillet  1620,  tous  les  protestans  de  la  Valteline»  sans  distinc- 
tion d'âge  ni  de  sexe,  sont  massacrés  par  les  catholiques.  Les  Espa- 
gnols occupent  le  pays  ;  mais  le  duc  de  Rohan ,  pénétrant  par  l'En- 
gadine  à  la  tête  d'une  armée  française,  les  chasse  en  1628,  et  l'on 
peut  voir  encore  au-dessus  de  Bormio ,  sur  la  Scala  di  Fraele^  les 
tours  qu'il  fit  ériger  à  cette  époque.  En  1790,  les  généraux  Belle- 
garde  et  Lecourbe  se  rencontrèrent  dans  la  vallée  de  l'inn,  et  des 
vieillards  se  rappellent  avoir  vu  dans  leur  enfance  les  canons  fran- 
çais rouler  au  mois  de  mai  sur  la  glace  du  lac  de  Silz.  Le  môme  jour, 
les  Autrichiens  traversaient  près  de  Sutz  les  eaux  de  l'Inn ,  telle- 
ment froides  dans  cette  saison  qu'un  grand  nombre  de  soldats  eu- 
rent les  pieds  gelés.  Depuis  le  commencement  du  siècle,  la  paix 
règne  dans  ces  paisibles  vallées,  et  l'émigration  régulière  des  ha- 
bitans,  qui  rapportent  dans  leur  village  les  richesses  acquises  à 
l'étranger,  accroît  sans  cesse  la  prospérité  de  l'Engadine. 

Nous  ne  suivrons  pas  M.  de  Planta  dans  l'énumération  détaillée 
des  hommes  utiles  ou  célèbres  auxquels  l'Engadine  a  donné  nais- 
sance. C'est  de  la  réforme  que  date  ce  mouvement  intellectuel. 
En  1560,  le  Nouveau-Testament  est  traduit  en  roman.  L'évêque  de 
Capo-d'lstria,  Pierre-Paul  Vergerio,  envoyé  d'Italie  pour  ramener 
Luther  à  la  foi  catholique,  se  convertit  lui-même  au  protestantisme. 
11  se  réfugie  dans  l'Engadine,  y  traduit  en  italien  les  œuvres  de  Lu- 
ther, d'Érasme,  de  Zwingle.  Dès  1550,  une  imprimerie  avait  été 
fondée  à  Poschiavo,  au  pied  méridional  du  Bernina,  par  un  autre 
Italien,  Dolfmo  Landolfi.  Les  œuvres  des  réformateurs  sont  multi- 
pliées par  la  voie  de  l'impression  et  répandues  avec  profusion  en 
Italie.  Vergerio,  appelé  en  Allemagne,  meurt  chancelier  de  l'uni- 
.  versité  de  Tubingue.  En  1755,  un  Martin  Planta,  de  Suss,  dans  la 
Basse-Engadine,  construit  une  machine  électrique  munie  d'un  pla- 
teau de  verre,  et  en  1765,  quatre  années  avant  que  Watt  prît  son 
brevet,  il  présente  au  roi  Louis  XV  le  plan  d'une  machine  à  vapeur 
capable  de  mouvoir  des  bateaux  et  des  wagons.  Des  commissaires 


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8&  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

nommés  pour  examiner  son  projet  le  déclarèrent  inexécutable.  Ce 
verdict  enleva  à  Martin  Planta  la  gloire  d'avoir  appliqué  les  idées 
de  Papin  et  résolu  le  plus  grand  problème  de  la  mécanique  mo- 
derne. Je  passe  des  noms  inconnus  au  dehors,  mais  vénérés  dans 
leur  patrie,  gloires  modestes  qui  fleurissent  loin  du  monde  comme 
les  fleurs  des  sommets  alpins;  mais  je  dois  remercier  M.  de  Planta 
d'avoir  nommé  celui  qui  fut  mon  maître,  Laurent  Biett  de  Scanfs, 
médecin  d^  l'hôpital  Saint-Louis,  où  il  contribua  puissamment  à  la 
connaissance  et  à  la  thérapeutique  des  maladies  de  la  peau.  Mort 
jeune  encore  en  18â0  à  Paris,  ce  médecin  a  laissé  parmi  ses  élèves, 
ses  amis  et  ses  cliens  des  souvenirs  qui  lui  survivront  longtemps. 

Ce  discours  du  président  inaugurait  la  session.  Après  lui,  le 
professeur  Studer,  de  Berne,  fit  un  rapport  sur  les  travaux  de  la 
commission  chargée  de  la  carte  géologique  de  la  Suisse.  Déjà  le 
public  scientifique  possède  une  excellente  carte  de  ce  pays,  due  à 
MM.  Studer  et  Escher  de  la  Linth  ;  mais  la  petitesse  de  l'échelle  sur 
laquelle  elle  a  été  faite  ne  permettait  pas  d'y  marquer  les  subdivi- 
sions des  principaux  terrains.  Le  gouvernement  fédéral  a  donc  voté 
des  fonds  pour  la  confection  d'une  carte  à  l'échelle  de  1/100,000*. 
C'est  l'échelle  des  admirables  feuilles  qui  se  publient  sous  la  direc- 
tion du  général  Dufour.  Grâce  à  l'appui  du  gouvernement  fédéral  et 
au  zèle  des  nombreux  géologues  répandus  à  la  surface  de  la  Suisse, 
ce  pays  sera  doté  à  peu  de  frais  d'une  excellente  carte  également 
utile  aux  géologues  et  aux  voyageurs  intelligens  et  curieux  qui  vi- 
sitent annuellement  ce  beau  pays. 

A  son  tour,  M.  Mousson,  professeur  de  physique  à  l'université  de 
Zurich ,  vint  rendre  compte  des  résultats  obtenus  par  la  commission 
météorologique  instituée  pour  couvrir  la  Suisse  d'un  réseau  d'ob- 
servatoires où  l'on  note  chaque  jour  la  température  et  l'humidité  de 
l'air,  la  pression  atmosphérique,  la  direction  du  vent  et  la  quantité 
de  pluie  ou  d^  neige  tombée.  Nul  pays  mieux  que  la  Suisse  ne  se  prête 
à  des  observations  de  ce  genre.  Embrassant  tout  le  massif  central  des 
Alpes,  elle  participe,  dans  le  canton  du  Tessin,  aux  climats  les  plus 
doux  du  nord  de  l'Italie,  et  par  ses  cantons  septentrionaux  à  celui 
de  l'Allemagne  méridionale.  A  l'ouest,  elle  confine  à  la  Franche- 
Comté,  àr  l'est  aux  montagnes  du  Tyrol,  et  le  climat  de  Genève,  si- 
tuée sur  le  Rhône,  a  des  traits  communs  avec  celui  du  midi  de  la 
France.  Un  plus  grand  avantage,  pour  lequel  aucun  pays  ne  peut 
rivaliser  avec  elle,  c'est  que  la  Suisse  renferme  les  plus  hautes  mon- 
tagnes de  TEurope,  et  possède,  grâce  au  zèle  de  ses  habitans,  les  sta- 
tions météorologiques  les  plus  élevées  de  notre  continent.  Le  nom- 
bre total  des  stations  est  de  quatre-vingt-huit,  parmi  lesquelles  on 
en  compte  quatre  comprises  entre  1,800  et  2,000  mètres  au-dessus 


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UNE   FÊTE   DE    LA   SCIENCE.  85 

de  la  mer,  quatre  entre  2,000  et  2,200,  deux  entre  2,200  et  2,400, 
et  une  à  2,474  :  c'est  celle  de  Thospice  du  Saint-Bernard.  Quelques- 
unes  de  ces  stations  sont  de  premier  ordre  :  ce  sont  les  observatoires 
de  Berne,  Genève,  Neuchâtel  et  Zurich;  les  autres  sont  desservies  par 
des  hommes  de  bonne  volonté  qui  n'auront  d'autre  récompense  que 
le  sentiment  d'être  utiles  à  la  science  et  à  leur  pays.  Il  est  curieux 
de  ?oir  quel  contingent  les  différentes  classes  de  la  société  ont  fourni 
à  cette  utile  phalange  de  volontaires  qui  s'astreignent  à  observer 
trois  fois  par  jour  les  instrumens  qui  leur  sont  confiés.  11  y  a  d'abord 
parmi  ces  météorologistes  bénévoles  seize  curés  ou  pasteurs,  treize 
professeurs,  treize  régens,  six  médecins,  cinq  pharmaciens,  dix  au* 
bergist^  et  seize  personnes  de  professions  diverses  ;  il  y  a  aussi  cinq 
couvens  et  quatre  observatoires  qui  leur  prêtent  leur  concours. 
Ajoutons,  pour  l'instruction  des  pays  qui  ne  possèdent  pas  de  ré- 
seau météorologique,  que  26,200  fr.  ont  suffi  à  toutes  les  dépenses 
d'installation  des  quatre-vingt-huit  stations. 

Le  professeur  Vogt  prit  ensuite  la  parole  pour  exposer  les  résul- 
tats de  ses  recherches  sur  l'homme,  son  rang  dans  la  création  et  son 
rôle  dans  l'histoire  de  la  terre.  Des  crânes  humains  ont  été  trouvés 
dans  des  cavernes  mêlés  avec  des  ossemens  d'espèces  d'éléphans 
(elephas  primigenius)  ^  de  rhinocéros  [rhinocéros  tichorhinus)  et 
d'ours  [ursus  spelœus)  qui  n'existent  plus  actuellement.  Deux  de 
ces  crânes  sont  particulièrement  célèbres  :  celui  exhumé  dans  une 
caverne  près  de  Liège  par  Schmerling  et  celui  du  Neander-Thal. 
La  petitesse,  l'allongement  de  ces  crânes,  l'étroitesse  du  front,  le 
développement  des  arcades  sourcilières,  indiquent  une  race  très 
inférieure,  comme  celles  de  l'Australie,  continent  dont  la  création 
est  antérieure  à  celle  de  l'Asie  et  par  conséquent  de  l'Europe.  En 
Australie,  tous  les  êtres  organisés,  animaux  et  végétaux,  appartien- 
nent à  des  types  dégradés;  il  en  est  de  même  pour  l'homme.  Le 
sauvage  de  la  Nouvelle-Hollande  est  inférieur,  sous  tous  les  rap- 
ports, à  toutes  les  autres  races,  et  sa  capacité  crânienne  est  la  plus 
petite  connue.  Les  crânes  trouvés  dans  plusieurs  localités  avec  des 
silex  et  des  haches  taillés  dénotent  également  des  races  peu  déve- 
loppées. Ainsi  donc,  avant  l'avènement  des  civilisations  phénicienne, 
grecque  ou  étrusque,  dont  quelques  lueurs  éclairaient  les  parties 
méridionales  du  continent,  la  population  autochthone  de  TEurope 
centrale  se  composait  de  races  diverses,  mais  inférieures  sous  le 
point  de  vue  cérébral  aux  populations  actuelles.  L'espèce  humaine 
est  donc  perfectible,  et  avec  Darwin,  Huxley  et  beaucoup  d'anthro- 
pologistes  modernes  le  professeur  Vogt  se  demande  si  cet  être  mo- 
difiable et  perfectible  ne  proviendrait  pas  originairement  d'un  type 
inférieur  dont  les  singes  anthropomorphes,  l'orang,  le  chimpanzé 


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86  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  le  gorille,  sont  les  représentans  actuels.  Posée  dans  une  église 
chrétienne,  la  question  produisit  une  certaine  sensation  ;  mais  nul 
ne  se  récria,  car  la  libre  discussion  est  l'essence  même  d'un  peuple 
et  d'une  religion  affranchis  du  joug  de  l'autorité.  Parmi  les  audi- 
teurs se  trouvait  le  professeur  Hengstenberg,  le  fougueux  prédica- 
teur de  la  cour  de  Berlin  :  apôtre  du  piétisme  le  plus  exagéré,  c'est 
lui  qui  a  poussé  le  roi  de  Pfusse  dans  la  voie  funeste  où  il  s'est  en- 
gagé; mais,  comme  le  dit  Hegel,  toutes  les  antinomies  finissent  par 
se  résoudre,  et  l'on  peut  voir  sur  le  livre  des  étrangers  aux  eaux  de 
Poschiavo,  près  de  Samaden,  les  noms  de  MM.  Vogt  et  Hengsten- 
berg unis  par  une  fraternelle  accolade.  C'est  la  réconciliation  mo- 
mentanée du  piétisme  le  plus  étroit  avec  le  matérialisme  le  plus  ra- 
dical; c'est  le  rapprochement  de  deux  antipodes  intellectuels. 

Après  cette  séance  d'ouverture,  M.  de  Planta  reçut  la  société  à 
sa  table  hospitalière;  puis  soixante -deux  voitures  appartenant  aux 
habitans  de  Samaden  et  des  environs  transportèrent  les  invités  au 
pied  du  magnifique  glacier  de  Morteratsch.  Le  joyeux  convoi  tra- 
versa d'abord  la  vallée  et  le  joli  village  de  Pontresina,  dont  les  fe- 
nêtres regorgeaient  de  géranium  ^  de  pelargonium  et  de  pétunia 
magnifiques;  longeant  ensuite  une  ancienne  moraine  couverte  de 
mélèzes,  nous  arrivâmes  au  pied  de  l'escarpement  terminal  du  gla- 
cier. Descendu  des  sommets  du  Bemina,  ce  glacier  transporte  d'é- 
normes blocs  de  pierre  détachés  de  la  montagne;  quelques-uns, 
parvenus  à  l'extrémité,  roulent  du  haut  de  ce  rempart  de  glace  et 
tombent  dans  le  lit  du  torrent,  alimenté  par  la  fonte  du  glacier. 
Quelques  savans  italiens  ont  émis  récemment  l'opinion  que  les  lacs 
du  revers  méridional  des  Alpes,  le  Lac-Majeur,  celui  de'Lugano, 
le  lac  de  Gôme  et  ceux  d'Iseo  et  de  Garde,  avaient  été  creusés  par 
les  immenses  glaciers  qui,  à  une  époque  géologique  relativement 
récente,  sont  descendus  dans  les  plaines  de  l'Italie.  L'action  de 
ces  glaciers  gigantesques,  dont  ceux  que  nous  voyons  sont  encore 
les  restes,  est  identique  à  celle  des  glaciers  actuels;  l'échelle  seule 
des  effets  produits  est  réduite  proportionnellement  à  la  grandeur 
des  agens.  Si  donc  ces  anciens  glaciers  ont  creusé  des  lacs,  les  gla- 
ciers actuels  doivent  en  creuser  aussi.  Or  le  glacier  de  Morteratsch 
repose,  à  son  extrémité  terminale,  sur  une  nappe  de  cailloux  rou- 
lés par  le  torrent  qui,  coulant  d'abord  sous  la  glace,  apparaît  au 
jour  en  aval  de  l'eiscarpement  terminal.  Plusieurs  membres  remar- 
quèrent, avec  M.  Desor,  que  le  glacier  ne  creuse  pas  la  nappe  dilu- 
viale  qu'il  pourrait  si  facilement  entamer.  11  se  tient  au-dessus  de 
cette  nappe;  un  intervalle  existe  toujours  entre  la  glace  et  les  cail- 
loux. Il  y  a  plus,  le  glacier  passe  même  par-dessus  les  blocs  tombés 
du  haut  de  l'escarpement  dans  le  lit  du  torrent.  Ainsi  donc  un  gla- 


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UNE  FÊTE   DE   LA   SCIENCE.  87 

der  ne  pénètxe  pas  dans  un  terrain  meuble  à  la  manière  d'un  soc 
de  charrue  qui  entame  le  sol  et  l'affouille  :  il  agit  comme  un  grand 
polissoir  qui  le  nivelle.  Tous  les  observateurs  ont  été  frappés  de 
rborizonialité  des  terrains  meubles  sur  lesquels  les  glaciers  ont 
glissé  pendant  quelque  temps;  ce  sont,  pour  employer  le  langage 
des  in^oieura,  des  surfaces  réglées.  Les  montagnards  de  la  Suisse 
allemande  désignent  ces  anciens  lits  d^  glaciers  par  un  nom  spé- 
cial :  ils  les  appellent  boden  y  ce  qui  veut  dire  plancher.  Comme  la 
plupart  des  glaciers  de  la  Suisse,  celui  de  Morteratsch  a  progressé  ; 
les  babitans  de  Pontresina  estiment  qu'il  s'est  avancé  d'un  kilo- 
mètre depuis  trente  ans  environ.  En  183&,  lors  d'une  crue  du  tor- 
rent, on  vit  sortir  de  la  voûte  du  glacier  des  planches,  restes  d'un 
chalet  pastoral  envahi  depuis  longtemps  et  recouvert  actuellement 
par  la  glace.  Des  documens  du  xv*  et  du  xvi'  siècle  indiquent  la 
situation  et  les  limites  de  Yalpe  ou  pâturage  disparu. 

Pendant  que  les  géologues  étudiaient  les  bases  du  glacier,  les  bota- 
nistes parcouraient  les  bois,  quelques  dessinateurs  s'étsdent  installés 
avec  leurs  albums  sur  les  genoux.  Les  jeunes  gens  avaient  escaladé 
les  rochers  de  la  rive  gauche,  et  s'étaient  avancés  sur  la  glace  au 
milieu  du  labyrinthe  de  blocs  dont  la  surface  est  couverte.  L'appro- 
che de  la  nuit  les  rappela  sur  la  terre  ferme,  et  peu  à  peu  toutes  les 
voitures,  Uaversant  de  nouveau  Pontresina,  ramenèrent  à  Samaden 
les  savans  et  leurs  hôtes,  également  enchantés  de  cette  belle  ex- 
cursion où  rmtelllgence  et  l'imagination  avaient  été  largement  sa- 
tisfaites. 

Le  lendemain,  la  société  se  divisa  en  sections  qui  se  réunirent 
s^arément.  La  section  de  zoologie  était  présidée  par  le  professeur 
de  Siebold,  de  Munich,  dont  les  beaux  travaux  sur  les  vers  intesti- 
naux et  la  parthénogenèse  sont  connus  du  monde  savant.  La  pre- 
mière communication  du  président  se  rattachait  à  cette  dernière 
théorie,  d'après  laquelle  des  œufs  non  fécondés  peuvent  cependant 
éclore  et  donner  des  produits  vivans..H.  de  Siebold  a  observé  une 
roche,  âgée  de  quatre  ans,  qui  fournissait  constamment  un  grand 
nombre  d'hermaphrodites.  Ces  malheureuses  créatures  sont  immé- 
diatement jetées  au  dehors  par  les  ouvrières.  Aucune  ne  ressemble 
à  l'autre.  Tantôt  elles  sont  moitié  mâles,  moitié  femelles  ;  la  partie 
antérieure  du  corps  est  celle  d'un  bourdon,  la  partie  postérieure  celle 
d'une  ouvrière.  Quelquefois  c'est  l'inverse  ;  le  devant  est  femeUe, 
le  derrière  est  mâle.  Dans  d'autres  cas,  la  partie  droite  est  mâle, 
la  partie  gauche  femelle  :  on  remarque  à  cet  égard  toutes  les  varié- 
tés imaginables,  et  sur  quelques  abeilles  les  anneaux  sont  alterna- 
tivement mâles  et  femelles.  Même  variabilité  pour  les  organes  re- 
producteurs; ces  hermaphrodites  ont  tantôt  l'aiguillon  des  ouvrières, 


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88  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tantôt  Torganisation  des  bourdons,  tantôt  tous  les  deux  à  la  fois. 
Souvent  rhermaphrodite,  étant  mâle  à  droite  et  femelle  à  gauche  à 
l'extérieur,  oITre  une  disposition  contraire  à  l'intérieur.  En  un  mot, 
Tesprit  peut  supposer  toutes  les  combinaisons  possibles  de  sexua- 
lité externe  ou  interne  :  on  les  trouvait  réalisées  dans  ces  abeilles 
anormales.  Une  seule  chose  est  constante  chez  toutes,  c'est  que  ces 
hermaphrodites  ne  contiennent  pas  d'oeufs  comme  les  ouvrières  ordi- 
naires. Voici  l'explication  de  ces  anomalies.  On  sait  qu'une  féconda- 
tion complète  engendre  les  ouvrières,  qui  ne  sont  que  des  femelles 
stériles;  l'absence  de  fécondation  produit  des  mâles.  Ces  herma- 
phrodites proviennent  d'oeufs  pondus  dans  des  cellules  d'ouvrières; 
mais,  la  fécondation  étant  incomplète  ou  trop  tardive  pour  des  rai- 
sons qu'on  ignore,  il  en  résulte  les  hermaphrodites  dont  nous  avons 
parlé.  La  discussion  s'est  établie  sur  cet  intéressant  sujet.  M.  de 
Filippi  a  cité  des  exemples  d'œufs  de  vers  à  soie  qui  ont  éclos  sans 
avoir  été  fécondés.  On  à  rapproché  ces  faits  de  ceux  observés  derniè- 
rement sur  les  vaches  par  M.  Thury  de  Genève;  ils  tendent  à  mon- 
trer que  ces  animaux  engendrent  des  mâles  ou  des  femelles  suivant 
le  degré  de  maturité  de  l'œuf.  Il  serait  donc  possible  de  leur  faire 
procréer  à  volonté  des  vaches  ou  des  taureaux.  On  comprend  toute 
l'importance  d'un  pareil  résultat  pour  l'agriculture,  et  l'on  espère 
que  les  expériences  de  M.  Thury  seront  mises  à  l'épreuve  sur  une 
grande  échelle.  —  M.  le  professeur  Jules  Pictet,  l'auteur  universel- 
lement estimé  du  meilleur  et  du  plus  complet  traité  de  paléontolo- 
gie que  nous  ayons,  parla  ensuite  des  coquilles  fossiles  enroulées  et 
connues  sous  le  nom  ^ ammonites^  de  toxoceras  et  ^ancyloceras. 
Des  échantillons  très  complets  lui  ont  appris  que  le  genre  toxoceras 
devait  être  rayé  de  la  liste  des  mollusques  céphalopodes.  Le  genre 
crioceras  mérite  d'être  conservé  malgré  ses  étroites  affinités  avec 
les  ammonites. 

Nous  eûmes  nous -même  à  entretenir  la  section  de  zoologie  d'une 
découverte  importante  faite  en  1862  par  M.  Charles  Rouget,  profes- 
seur de  physiologie  à  la  faculté  de  Montpellier.  On  ne  savait  point 
comment  se  terminent  les  nerfs  qui  se  rendent  à  nos  muscles  et 
leur  transmettent  les  ordres  de  la  volonté.  A  l'œil  nu,  on  voit  le 
nerf  entrer  dans  le  muscle,  pénétrer  dans  l'intérieur,  s'y  diviser  en 
rameaux  de  plus  en  plus  déliés;  mais  l'œil,  quoique  armé  du  mi- 
croscope, n'avait  pas  encore  aperçu  la  terminaison  même  du  nerf:  on 
ignorait  donc  comment  l'organe  moteur  s'unit  avec  celui  qu'il  met 
en  mouvement.  Le  scalpel,  dans  ce  genre  de  recherches,  est  un  in- 
strument dangereux  :  il  divise,  déchire  et  détruit  ces  organismes  si 
fins  et  si  délicats.  A  force  d'études  dirigées  avec  sagacité,  M.  Rou- 
get est  parvenu  à  voir  nettement  la  terminaison  des  nerfs  dans  des 


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UNE   FETE   DE   LÀ    SCIENCE.  89 

masdes  très  minces  et  très  transparens  des  reptiles,  ensuite  dans  les 
mammilères,  et  enfin  dans  Thomme.  Les  nerfs  moteurs  percent  d'a- 
bord Tenveloppe  de  la  fibre  musculaire,  puis  se  renflent  en  une  sorte 
de  disque  qui  s*étale  sur  la  fibre  elle-même.  Ce  disque  rappelle  celui 
qui  termine  les  fils  métalliques  conducteurs  de  Télectricité  qu'on  ap- 
plique sur  la  peau.  Tout  le  mécanisme  de  la  contraction  musculaire 
se  rattache  donc  étroitement  aux  phénomènes  électriques  que  nous 
connaissons.  Un  certain  nombre  d'anatomistes  allemands  ont  vérifié 
depuis  l'exactitude  des  observations  de  M.  Rouget;  mais,  au  lieu  de 
rendre  franchement  à  l'auteur  de  cette  découverte  la  justice  qui  lui 
est  due,  plusieurs  d'entre  eux  l'ont  présentée  sous  une  forme  telle 
que  le  lecteur  dépaysé  ne  saurait  démêler  si  c'est  à  eux  ou  à  un  sa- 
vant français  qu'appartient  l'honneur  de  cette  conquête  scientifique. 

.Nous  exposâmes  ensuite  des  recherches  qui  nous  sont  propres  sur 
les  racines  aérifères  de  quelques  espèces  du  genre  jussiœa.  Ces 
plantes,  originaires  de  la  Virginie  et  de  l'Orient,  sont  aquatiques  et 
rappellent  les  œnothères  :  elles  ont  des  racines  ordinaii*es  qui  s'en- 
foncent dans  la  vase;  mais  d'autres  deviennent  spongieuses,  se  rem- 
plissent d'air,  sont  dressées  verticalement  dans  l'eau  et  font  flotter  à 
la  surface  les  branches  auxquelles  elles  sont  attachées,  remplissant 
à  leur  égard  le  rôle  de  ces  vessies  placées  sous  les  aisselles  du  na- 
geur timide  qui  se  méfie  de  ses  forces.  Dans  d'autres  plantes,  telles 
que  la  châtaigne  d'eau  {trapa  natans)^  le  pontederia  crassipeSy  Val- 
dravanda  vesictdoêaj  ce  sont  les  pétioles  des  feuilles  qui  se  rem- 
plissent d'air  â  une  certaine  époque  et  font  flotter  la  plante.  Dans 
lesjussiœa,  un  autre  organe  accomplit  la  même  fonction  :  la  racine 
se  transforme  en  vessie  natatoire.  11  serait  naturel  de  penser  que 
l'air  contenu  dans  les  lacunes  de  ces  racines  ofire  la  même  compo- 
âtion  que  l'air  dissous  dans  l'eau  ou  l'air  atmosphérique;  mais  il 
n'en  est  rien.  Un  jeune  chimiste,  M.  Albert  Montessier,  s'est  assuré 
que  cet  air  est  toujours  plus  pauvre  en  oxygène  que  l'air  atmosphé- 
rique ou  celui  qui  se  trouve  dissous  dans  l'eau.  Cette  observation, 
nouvelle  pour  la  science,  a  vivement  intéressé  les  illustres  chimi- 
stes Lîebig  et  Woehler,  à  qui  je  l'ai  communiquée. 

M.  le  professeur  Heer,  de  Zurich,  dont  les  botanistes  et  les  géolo- 
gues admirent  les  beaux  travaux  sur  les  végétaux  fossiles,  entretint 
la  section  après  nous  des  plantes  arctiques  qui  se  trouvent  dans  les 
Alpes  de  la  Suisse  :  il  en  a  compté  quatre-vingts  en  Engadine  seule- 
ment. Dans  le  nombre  se  trouvent  un  arbre,  le  sorbier  des  oiseleurs, 
et  trois  arbustes,  le  saule  des  Lapons,  le  saule  pentandre  et  le  gro- 
seillier des  Alpes.  Quelques  espèces  arctiques  sont  répandues  dans 
toute  la  Suisse  :  je  me  contenterai  de  citer  le  carnillet  moussier 
(iilene  acaulis).  Il  n'est  aucun  voyageur  qui  n'ait  admiré  près  de 


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90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  limite  des  neiges  éternelles  ces  petits  dômes  de  gazon  semés  de 
fleurs  roses,  parure  des  derniers  rochers  surgissant  au  milieu  des 
névés;  mais  oh  rencontre  quelquefois  des  plantes  arctiques  sur  des 
sommets  isolés  et  à  des  hauteurs  où  le  climat  est  beaucoup  plus 
doux  que  celui  des  régions  boréales,  leur  véritable  patrie.  Ces  faits 
viennent  en  aide  aux  idées  émises  pour  la  première  fois. par  un  na- 
turaliste anglais,  Edouard  Forbes,  enlevé  jeune  encore  aux  sciences 
naturelles.  Forbes  pensait  que  les  plantes  arctiques  existant  actuel- 
lement dans  les  montagnes  de  TÉcosse  et  de  la  Suisse,  dans  les  Car- 
pathes  et  les  Pyrénées,  se  sont  propagées  du  nord  au  sud  pendant 
Ift  période  de  l'ancienne  extension  des  glaciers.  Quand  ceux-ci  se 
sont  fondus,  les  plantes  ont  disparu  presque  toutes  sous  l'influence 
d'un  climat  trop  chaud  pour  elles;  mais  quelques-unes  se  sont  main- 
tenues sur  des  points  moins  défavorables  à  leur  existence.  Ces 
points  forment  des  îlots  épars  et  isolés  au  milieu  d'un  pays  dont  la 
végétation  est  celle  de  la  zone  tempérée. 

La  section  de  géologie  a  toujours  le  privilège  de  réunir  le  plus 
grand  nombre  d'assistans  et  de  donner  lieu  aux  discussions  les  plus 
animées.  Gomment  en  serait-il  autrement?  Les  Alpes  ne  sont-elles 
pas  le  problème  le  plus  difficile  que  la  géologie  ait  à  résoudre?  La 
constitution,  l'origine,  l'âge  des  Alpes,  rien  n'est  complètement 
connu  ni  définitivement  acquis  à  la  science.  Le  sphinx  gigantesque 
n'a  pas  encore  été  vaincu  malgré  le  génie  de  ceux  qui  ont  cherché 
à  le  deviner.  Peu  à  peu  cependant  la  lumière  se  fait.  Dans  ces  en- 
tassemens  chaotiques  de  sommets,  dans  ce  lacis  confus  de  vallées, 
on  commence  à  entrevoir  certaines  formes  primordiales.  La  succes- 
sion de  couches  est  soumise  à  des  lois  fixes  (1).  M.  Desor,  compa- 
rant le  versant  méridional  des  Alpes  aux  environs  de  Varese,  en 
Lombardie,  avec  le  revers  septentrional,  constate  que  Tapparence  et 
la  constitution  minéralogique  des  terrains  sont  complètement  difl^é- 
rentes.  Quelques  étages,  la  grande  oolithe  et  le  corallien,  manquent 
tout  à  fait;  mais,  en  se  laissant  guider  par  l'étude  des  fossiles, 
on  trouve  que  l'ordre  de  succession  est  le  même.  Seulement  tout 
semble  démontrer  qu'au  nord  des  Alpes  les  terrains  se  déposaient 
dans  une  mer  agitée,  riche  en  coraux  et  en  coquilles,  tandis  que 
dans  le  sud  des  vases  limoneuses  se  précipitaient  au  fond  des  eaux 
tranquilles  d'un  golfe  sans  orages.  Une  discussion  s'engagea  sur  la 
position  d'un  terrain  qui  fait  depuis  longtemps  le  désespoir  des  géo- 
logues suisses,  et  auquel  ils  ont  donné  le  nom  de  flysch.  Les  fos- 
siles manquent  ou  ne  sont  pas  reconnaissables.  M.  Heer,  d'après 

(1)  Voyez  sur  ce  sujet  Desor,  de  l'Orographie  des  Alpes  dans  ses  rapports  avec  la 
géologie,  et  en  anglais  dans  BalVs  Guide  to  the  western  Atps, 


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UNE   FÊTE   DE   LA   SCIENCE.  91 

des  échantillons  d'algues  marines,  déclare  le  flysch  tertiaire,  et 
M.  Studer,  le  plus  autorisé  de  tous  quand  il  s'agit  des  Alpes,  arrive 
au  même  résultat  par  l'étude  des  superpositions.  Près  de  Varese, 
ce  flysch  est  recouvert  par  l'étage  inférieur  de  la  craie.  C'est  aux 
géologues  italiens,  en  particulier  au  jeune  et  savant  abbé  Stoppani, 
qu'est  réservé  l'honneur  de  faire  disparaître  cette  contradiction  ap- 
parente. 

L'orographie  a  sa  langue  comme  toute  autre  science.  Elle  appelle 
cltiscy  avec  les  paysans  jurassiens,  une  gorge  qui  coupe  un  chaînon 
de  montagnes  perpendiculairement  à  sa  direction  et  fait  communi- 
quer entre  elles  deux  vallées  parallèles.  La  cluse  est  l'effet  d'une  rup- 
ture, et  sur  ses  escarpemens  on  voit  la  tranche  des  couches  brisées  : 
les  supérieures  appartiennent  toujours  à  des  terrains  plus  récens 
que  les  inférieures.  Ces  escarpemens,  impropres  à  la  culture,  sont 
en  général  couverts  de  bois  et  de  taillis.  Quand  un  torrent  traverse 
la  cluse,  l'eau  creuse  l'étroit  canal  où  elle  se  précipite  le  plus  souvent 
en  cascades  d'une  vallée  à  l'autre.  Sous  la  paroi,  formée  de  couches 
saillantes  et  brisées,  on  aperçoit  alors  une  seconde  paroi  lisse,  ver- 
ticale, et  seulement  creusée  çà  et  là  de  larges  sillons  ou  de  grandes 
excavations  arrondies.  Cette  paroi  inférieure  est  l'ouvrage  de  l'eau. 
M.  Desor  a  proposé  le  mot  roman  de  rofla  pour  désigner  les  cluses 
dont  le  fond  a  été  profondément  creusé  par  les  eaux  :  c'est  le  nom 
que  portent  dans  les  Grisons  plusieurs  gorges  à  travers  lesquelles  se 
précipitent  les  torrens  impétueux  dont  la  réunion  forme  le  Rhin  en 
amont  de  la  ville  de  Coire. 

L'auteur  de  cette  étude  mit  sous  les  yeux  de  la  section  deux  belles 
cartes  du  littoral  méditerranéen,  dues  à  nos  ingénieurs  hydrogra- 
phes, et  qui  embrassent  l'espace  compris  entre  l'embouchure  de  l'Hé- 
rault et  celle  du  Rhône.  Une  série  de  tnarais  salans  borde  la  côte. 
Ces  lacs  d'eau  saumâtre  sont  séparés  de  la  mer  par  un  mince  cor- 
don littoral  formé  de  dunes  dont  la  hauteur  ne  dépasse  pas  8  ou 
10  mètres.  Toute  la  côte  est  calcaire,  mais  le  sable  des  dunes  est 
siliceux.  D'où  peut  provenir  cette  silice?  Où  sont  les  rochers  qui 
l'ont  produite?  C'est  dans  les  Alpes  qu'il  faut  chercher  leur  origine. 
Lorsque  les  anciens  glaciers  sont  descendus  dans  les  vallées  jus- 
qu'aux bords  du  Rhône,  entre  Lyon  et  Vienne,  mais  moins  bas  dans 
les  vallées  méridionales,  ils  ont  laissé  sur  place  tous  les  débris,  blocs, 
cailloux,  sable,  qu'ils  transportaient  sur  leur  dos,  ou  charriaient 
dans  leurs  flancs.  Quand  ces  glaciers  fondirent  et  reculèrent,  tous 
ces  débris  accumulés  furent  entraînés  vers  la  mer  par  les  eaux  ré- 
sultant de  cette  fonte  prodigieuse.  Les  roches  friables,  les  calcaires 
tendres,  les  grès,  furent  réduits  en  poudre  par  le  frottement  avant 
d'arriver  au  débouché  des  vallées;  mais  les  roches  dures  en  par- 


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92  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

ticulier  les  roches  siliceuses,  les  quartzites,  parvinrent  sous  forme 
de  cailloux  arrondis  dans  la  plaine  du  Rhône  :  ils  y  formèrent  de 
grandes  nappes  dont  la  Crau  est  la  plus  étendue  et  la  plus  célèbre. 
Ces  cailloux  ne  s'arrêtèrent  pas  au  bord  de  la  mer,  ils  dépassèrent 
le  rivage.  Depuis  cette  époque,  des  milliers  d'années  se  sont  écou- 
lées; ces  cailloux,  balancés  par  le  flot,  s'usèrent  réciproquement  et 
prirent  la  forme  de  galets  aplatis;  mais  le  sable,  résultat  de  cette 
usure,  emporté  par  les  vents,  a  formé  les  dunes  que  nous  voyons. 
Les  cailloux  générateurs  du  sable  n'ont  pas  tous  disparu  de  la  plage  : 
non  loin  de  Montpellier,  on  les  trouve  mêlés  aux  coquilles;  aussi  le 
sable  des  dunes  est-il  formé  de  75  pour  100  environ  de  silice  et  de 
•  25  pour  100  de  calcaire,  provenant  en  grande  partie  des  coquilles 
que  le  flot  broie  contre  le  rivage.  Ainsi  tout  se  lie  à  la  surface  du 
globe,  et  les  dunes  des  rivages  languedociens  doivent  leur  origine 
aux  débris  accumulés  d'abord  dans  les  vallées  par  les  anciens  gla- 
ciers des  Alpes,  puis  entraînés  jusqu'à  la  mer  par  les  torrens  gigan- 
tesques auxquels  la  fonte  de  ces  glaciers  a  donné  naissance. 

La  Société  helvétique,  pendant  sa  session  de  1863,  a  reçu  bien 
d'autres  communications  intéressantes,  parmi  lesquelles  je  dois 
mentionner  celles  de  MM.  Omboni  de  Milan,  Strobel  de  Pavie  et 
Hoesch  d'Aarau.  Le  professeur  Theobald  de  Coire,  aussi  intrépide 
montagnard  que  bon  géologue,  s'est  voué  principalement  à  l'étude 
des  puissans  massifs  dû  canton  des  Grisons.  Ministre  du  saint  Évan- 
gile, il  a,  comme  l'abbé  Stoppani,  abandonné  la  théologie  pour  la 
géologie,  et  si  tous  deux  trouvent  dans  cette  nouvelle  étude  des 
doutes  comme  dans  la  première ,  ils  ont  au  moins  la  consolation  de 
pouvoir  les  contrôler  par  l'observation  directe.  Leurs  travaux  con- 
tribuent aux  progrès  d'une  science  qui  suivait  encore,  il  y  a  trente 
ans,  les  erremens  de  celle  qu'ils  ont  abandonnée  :  en  effet,  la  géo- 
logie est  à  peine  sortie  de  cette  période  initiale  où  les  généralisations 
hâtives  remplacent  l'étude  sincère  et  patiente  de  la  nature,  période 
stérile ,  mais  inévitable,  car  il  n'est  aucune  des  connaissances  hu- 
maines qui  ne  l'ait  traversée.  La  géologie  moderne ,  c'est  l'examen 
méthodique  des  couches  du  globe  et  des  êtres  dont  elles  renferment 
les  débris,  c'est  l'analyse  des  phénomènes  qui  se  passent  actuelle- 
ment à  la  surface  de  la  terre  et  la  comparaison  des  effets  qu'ils 
produisent  avec  ceux  dont  nous  voyons  les  traces  dans  les  divers 
terrains.  Jadis  chaque  géologue  avait  son  système  s'appliquant  au 
globe  tout  entier,  et  s'étendant  même  quelquefois  à  la  lune;  aujour- 
d'hui personne  n'a  de  système,  mais  chacun  étudie  son  pays  ou  une 
contrée  déterminée.  Les  faits  généraux  ressortent  naturellement  de 
ces  travaux  particuliers,  et  quand  le  globe  sera  bien  connu,  les  phé- 
nomènes actuels  bien  appréciés,  la  géologie  sera  faite. 


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UNE   FÊTE   DE   LA   SCIENCE.  93 

Les  séances  de  la  section  de  physique  et  de  chimie  n*ont  pas  été 
moins  intéressantes  que  celles  des  autres.  M.  Dufour  de  Lausanne 
a  parlé  d'un  coup  de  foudre  tombé  à  Clarens  sur  les  bords  du  lac 
Léman,  et  qui  a  frappé  cent  cinquante  pieds  de  vigne.  Plusieurs 
membres  ont  rappelé  des  faits  analogues.  M.  le  professeur  Clausius 
a  exposé  le  second  principe  de  la  théorie  mécanique  de  la  chaleur, 
et  M.  Adolphe  de  Planta  a  traité  de  la  composition  chimique  de  plu- 
sieurs eaux  minérales  du  canton  des  Grisons.  Le  soir  même,  la  so- 
ciété visita  Tune  des  plus  curieuses  de  ces  sources.  L'administration 
des  eaux  ferrugineuses  de  Saint-Maurice  l'avait  invitée  à  se  réunir 
avec  la  section  de  médecine  pour  examiner  l'établissement  dans  tous 
ses  détails.  Une  longue  Aie  de  voitures  se  déroula  comme  un  serpent 
sur  la  route  qui  longe  le  pied  des  montagnes  entre  Samadeh  et  Ce- 
lerina;  elle  atteignit  bientôt  Saint-Maurice,  puis  l'établissement  des 
bains,  situé  au  milieu  de  la  vallée,  entre  les  lacs  de  Silz  et  de  Saint- 
Maurice.  Là  s'élèvent  de  vastes  constructions,  déjà  insuffisantes 
pour  contenir  le  grand  nombre  de  baigneurs  qui  affluent  à  ces  eaux. 
De  nouveaux  bâtimens  s'ajoutent  aux  anciens,  et  dans  le  village 
de  Saint -Maurice  les  hôtels  se  multiplient  chaque  année.  Ces 
eaux  sont  froides,  limpides,  inodores,  à  saveur  piquante  et  astrin- 
gente; elles  contiennent  à  la  fois  des  carbonates,  des  sulfates  alca- 
lins et  de  plus  du  carbonate  de  fer  :  elles  sont  donc  essentiellement 
toniques  et  conviennent  singulièrement  aux  constitutions  faibles  ou 
débilitées.  L'action  de  l'air  vient  s'ajouter  à  celle  de  l'eau,  et  nous 
n'étonnerons  aucun  médecin  en  disant  que  l'on  a  constaté  l'heureux 
effet  de  cette  double  influence.  L'eau  ferrugineuse  restitue  au  sang 
la  proportion  de  fer  sans  laquelle  il  ne  saurait  vivifier  les  organes, 
et  l'air  aussi  bien  que  l'eau,  ranimant  les  forces  digestives,  concou- 
rent au  rétablissement  général  d'une  constitution  délicate  ou  déla- 
brée. Le  repas  qui  nous  réunissait  dans  la  grande  salle  des  eaux 
était  un  repas  de  baptême.  Le  grand  chimiste  et  médecin  Paracelse, 
né  à  Einsiedeln,  dans  le  canton  de  Schwitz,  en  1&93,  est  le  premier 
qui  ait  reconnu  et  préconisé  les  eaux  de  Saint-Maurice.  Sur  l'invi- 
tation de  M.  de  Planta ,  la  Société  helvétique  voulut  bien  être  la 
marraine  de  l'une  des  trois  sources.  En  lui  donnant  le  nom  de  Pa- 
racelse, la  société  rendait  hommage  à  l'un  des  hommes  les  plus 
remarquables  et  à  l'un  des  plus  grands  caractères  de  l'ancienne 
Helvétie.  Paracelse,  le  réformateur  des  sciences  chimiques  et  mé- 
dicales, le  premier  qui  s'éleva  contre  la  routine  des  écoles  pour  ra- 
mener les  médecins  à  l'étude  et  à  l'observation  de  la  nature,  était 
digne  d'un  pareil  hommage.  La  source  bienfaisante  qu'il  a  révélée  à 
l'humanité  souffrante  fera  bénir  à  jamais  son  nom  par  ceux  qui  lui 
devront  la  santé.  Un  tel  monument  est  plus  durable  que  les  statues 


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94  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  marbre  ou  de  bronze  élevées  à  tant  d'illustres  inconnus  dont  le 
genre  humain  ne  gardera  pas  le  souvenir.  Après  le  banquet,  on  se 
rendit,  en  suivant  les  bords  du  lac  de  Saint-Maurice,  à  une  maison 
rustique  qui  s'élève  dans  une  prairie  entourée  de  bois.  Des  chœurs 
de  jeunes  gens  de  la  vallée  saluèrent  la  société  de  leurs  chants  har- 
monieux, et  le  soir  des  groupes  formés  par  le  hasard  ou  les  affinités 
électives  de  leurs  études  communes  regagnèrent  à  travers  la  forêt 
les  maisons  hospitalières  de  Samaden  et  de  Celerina. 

Le  lendemain  était  le  dernier  jour  de  cette  session,  trop  courte  au 
gré  des  savans,  qui  auraient  voulu  entendre  encore  leurs  confrères 
ou  leur  communiquer  le  résultat  de  ces  travaux  commencés  que  la 
discussion  éclaire  si  souvent  de  lumières  imprévues;  mais  les  habi- 
tans  de  Samaden,  jaloux  de  montrer  à  leurs  hôtes  toutes  les  beau- 
tés de  leur  vallée,  avaient  attelé  leurs  chevaux.  Les  voitures  se 
mirent  en  mouvement  comme  la  veille  pour  descendre  le  long  de 
rinn  vers  les  limites  de  la  Basse-Engadine.  Tous  les  villages  étaient 
parés  de  drapeaux  et  de  feuillages;  des  inscriptions  témoignaient 
de  la  joie  des  populations  accourues  pour  saluer  de  modestes  natu- 
ralistes. Au-dessus  de  l'arc  de  triomphe  de  Sutz,  un  ours  brun,  tué 
dans  le  voisinage,  avait  été  placé  en  vedette.  A  Capella,  le  dernier 
hameau  de  la  Haute-Engadine,  un  grand  cultivateur,  notre  hôte  ce 
jour-là,  avait  inscrit  sur  sa  maison  cette  sentence  que  la  société  ne 
pouvait  désavouer  :  «  La  nature  est  le  livre  de  la  sagesse.  )^  Toutes 
les  populations  des  environs  se  trouvaient  réunies  ;  elles  ét^ent  ac- 
courues de  la  Basse  et  de  la  Haute-Engadine  pour  assister  à  cette 
fête  de  la  science  ;  les  dames  circulaient  autour  des  tables  dressées 
dans  la  prairie,  et  de  nombreux  discours  improvisés  célébrèrent 
tour  à  tour  l'étude  de  la  nature,  la  liberté,  la  Suisse,  l'Italie,  la 
fraternité  de  la  science  et  du  travail. 

La  session  était  close,  et  le  lendemain  les  uns  traversaient  le  Ju- 
liers  ou  l'Albula  pour  retourner  en  Suisse,  d'autres  franchirent  les 
cols  du  Bernina  et  du  Maloya  et  descendirent  vers  le  lac  de  Côme.  Le 
contraste  entre  les  villages  sévères  de  la  froide  Engadine  et  les  élé- 
gantes villas  italiennes,  entourées  de  chênes  verts,  d'oliviers,  d'oran- 
gers, de  lauriers-roses  et  d'aloès-pitte,  est  un  des  plus  saisissans  qui 
existent  dans  le  monde.  Sur  les  bords  des  lacs  italiens,  les  Alpes  font 
l'effet  d'un  espalier  colossal  qui  abrite  les  végétaux  frileux  contre 
les  vents  du  nord;  de  plus  les  eaux  profondes  des  lacs  Majeur,  de 
Lugano,  de  Côme,  d'iseo  et  de  Garde,  véritables  réservoirs  de  cha- 
leur, adoucissent  encore  la  rigueur  des  hivers.  De  là  un  climat  ex- 
ceptionnel pour  cette  latitude,  comme  celui  d'Hyères  et  de  toute  la 
côte  ligurienne  depuis  Nice  jusqu'à  Pise.  Un  voyageur  qui,  partant 
de  la  Norvège  septentrionale,  arriverait  à  Fondi,  dans  le  royaume  de 


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UNE   FÊTE   DE   LA   SCIENCE.  Q5 

Naples,  où  Ton  voit  les  premiers  orangers  croissant  en  plaine  et  sans 
abri,  serait  moins  surpris,  parce  que  la  transition,  sans  être  plus 
forte,  est  plus  lente  et  plus  ménagée.  Les  illustres  chimistes  Liebig, 
de  Munich,  et  Woehler,  de  Gœttingue,  se  trouvaient  à  Lugano  :  un 
grand  nombre  de  savans  vinrent  les  saluer,  et  un  petit  congrès  sup- 
plémentaire suivit  et  compléta  le  grand  congrès  de  Samaden. 

II.  — TBATAUX   »B   LA    SOCIÉTÉ    BELTiStIQUB    DBS    SClBlfCES    NATIBBLLBS. 

Ma  tâche  n'est  point  finie.  Dussé-je  être  abandonné  du  lecteur 
fatigué,  je  dois  faire  connaître  les  travaux  scientifiques  publiés  par 
les  membres' de  la  Société  helvétique  des  sciences  naturelles.  Je  ne 
puis  songer  à  une  analyse  détaillée,  je  me  bornerai  à  un  coup  d'œil 
général.  Les  publications  de  la  société  commencèrent  en  1817.  Le 
professeur  Meisner  de  Berne  faisait  paraître  un  annuaire  qui  rendait 
un  compte  sommaire  des  communications  faites  pendant  les  ses- 
sions. Cet  annuaire  s'arrêta  en  1824.  Lés  Mémoires  de  la  Société 
helvétique  datent  de  1829;  ils  forment  actuellement  dix-neuf  vo- 
lumes in-quarto  avec  de  nombreuses  planches  et  un  certain  nombre 
de  cartes.  Dans  ce  recueil,  c'est  la  géologie  qui  domine,  et  surtout 
la  géologie  de  la  Suisse.  Le  massif  du  Saint-Gothard  est  le  sujet  de 
recherches  contenues  dans  les  premiers  volumes  :  elles  sont  dues 
à  MM.  Lusser  et  Lardy,  Tous  deux  se  sont  attachés  à*  étudier  ce 
groupe  de  montagnes  qui  semble  former  le  centre  ou  le  nœud  des 
Alpes  suisses.  Ces  travaux  ont  mis  hors  de  doute  un  fait  important 
qui  s'est  généralisé  depuis  :  c'est  la  structure  en  éventail  des  grandes 
masses  alpines.  Je  m'explique.  Le  voyageur  revenant  d'Italie  pour 
traverser  le  Saint-Gothard  remarque,  à  partir  d'Ahrolo,  au  pied 
méridional  du  passage,  que  les  couches  de  gneiss  et  de  schistes 
qui  le  composent  s'enfoncent  pour  ainsi  dire  dans  les  flancs  de  la 
montagne,  et  plongent  par  conséquent  vers  le  nord  ;  à  mesure  qu'il 
monte ,  les  couches  semblent  se  relever,  et  quand  il  atteint  le  som- 
met, elles  sont  verticales  et  ne  plongent  plus  ni  vers  le  nord  ni  vers 
le  sud.  En  redescendant  sur  le  versant  septentrional,  le  même  voya- 
geur constate  que  les  couches  s'inclinent  de  plus  en  plus;  mais 
l'inclinaison  est  précisément  en  sens  opposé  de  celles  du  versant 
méridional  :  elles  plongent  vers  le  sud  et  se  renversent  vers  le  nord. 
La  montagne  offre  donc  la  structure  d'un  éventail.  La  force  colos- 
sale qui  l'a  comprimée  latéralement  a  produit  des  effets  visibles  aux 
yeux  les  plus  inattentifs.  Quels  sont  les  voyageurs  qui  n'ont  point 
été  frappés  du  contournement  des  couches  de  l'Axenberg  en  face  de 
Flaelen?  Sur  le  pont  du  bateau  à  vapeur  qui  fait  le  trajet  de  Fluelen 


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96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  Lucerne,  il  en  est  peu  qui  ne  remarquent  les  couches  arquées  qui 
dominent  Beroldingen,  celles  du  Seelisberg,  au-dessus  de  la  célèbre 
prairie  du  Grûlli,  berceau  de  la  liberté  helvétique.  Ce  sont  les  feuil- 
lets septentrionaux  du  Saint- Gotbard  qui,  en  se  renversant,  ont 
refoulé  ces  couches  calcaires.  Sous  cette  énorme  pression ,  elles  se 
sont  tordues  et  pliées  comme  une  molle  argile.  Des  contournemens 
semblables  se  voient  souvent  dans  le  voisinage  des  Alpes  centrales, 
car  le  Saint-Gothard  n'est  pas  le  seul  massif  qui  présente  la  struc- 
ture en  éventail.  Le  Grimsel,  où  TAar  prend  naissance,  le  Gallen- 
stock,  au-dessus  du  glacier  du  Rhône,  le  Gelmerhorn,  situé  entre 
les  deux,  le  Mont-Blanc  lui-môme,  en  sont  des  exemples  plus  ou 
moins  évidens,  et  cette  structure  est  probablement  commune  à  tous 
les  massifs  cristallins  des  Alpes  qui  se  relient  au  Saint-Gothard. 
La  description  du  groupe  montagneux  de  Davos,  par  M.  Studer,  et 
les  études  de  MM.  Escher  de  la  Linth  et  Théobald  sur  les  Grisons 
et  le  Vorarlberg,  se  rattachent  à  celles  du  Saint-Gothard;  mais  ces 
travaux  descriptifs  se  refusent  à  l'analyse  et  n'ont  d'intérêt  que 
pour  les  savans  de  profession. 

Dans  un  mémoire  de  M.  Rutimeyer  sur  la  géologie  des  rives  sep- 
tentrionales du  lac  de  Thun,  on  trouve  un  beau  modèle  de  ces  pay- 
sages géologiques  dont  les  Anglais  nous  ont  donné  les  premiers 
l'exemple.  Quand  il  s'agit  d'une  contrée  limitée,  au  lieu  d'une  carte 
ou  de  coupes,  on  met  sous  les  yeux  du  lecteur  un  paysage,  une  vue 
du  pays  coloriée  géologiquement,  c'est-à-dire  où  les  différens  ter- 
rains sont  indiqués  par  certaines  teintes  convenues.  En  présence  de 
la  nature,  ce  paysage  géologique  à  la  main,  tout  le  monde  peut  se 
reconnaître  et  retrouver  les  limites  des  formations.  Ainsi  M.  Ruti- 
meyer nous  présente  la  vue  des  bords  du  lac  de  Thun  et  des  mon- 
tagnes qui  le  dominent  entre  Ralligen  et  Merlingen.  Par  des  cou- 
leurs appropriées,  il  nous  montre  que  les  collines  qui  dominent  la 
tour  de  Ralligen  sont  formées  de  molasse  et  de  nagelflue;  des  grès 
occupent  la  partie  moyenne  de  la  montagne,  et  les  sommets  ap- 
partiennent au  terrain  nummulitique.  Les  vallées  sont  creusées 
dans  le  terrain  crétacé. 

Un  géologue  justement  célèbre,  Léopold  de  Buch,  avait  décrit  en 
1827  les  porphyres  rouges  des  environs  de  Lugano.  Il  donnait  le 
nom  de  melaphyres  aux  porphyres  noirs  de  la  même  contrée.  Les 
porphyres  sont  aux  yeux  de  tous  les  géologues  des  roches  ignées , 
produites  uniquement  par  le  feu,  comme  les  roches  volcaniques  du 
Vésuve  ou  de  TEtna.  Ces  roches  éruptives  ^e  trouvent  sur  les  bords 
du  lac  de  Lugano  au  pied  d'une  montagne  couronnée  d'une  cha- 
pelle ;  c'est  le  mont  Salvadore;  il  se  compose  de  dolomie  ou  calcaire 
contenant  de  la  magnésie.  Cédant  à  cet  esprit  de  généralisation  exa- 


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UN£  FÊTE   DE   LA  SCIENCE.  97 

géré,  caractère  de  la  géologie  des  trente  premières  années  du  siècle» 
Léopold  de  Buch  en  concluait  que  toutes  les  dolomies  étaient  dues 
à  Taction  chimique  d'une  roche  ignée  incandescente  sur  du  calcaire 
ou  carbonate  de  chaux  ordinaire.  Cette  théorie  des  dolomies  avait 
été  acceptée  pour  ainsi  dire  de  confiance.  M.  Brunner,  reprenant 
Tétude  de  la  contrée,  a  ébranlé  une  conviction  trop  légèrement  for- 
mée :  il  a  démontré  qu^'elle  ne  peut  même  pas  résister  à  Texamen 
consciencieux^ de  la  localité  considérée  par  M.  Léopold  de  Buch 
comme  fournissant  des  preuves  irrécusables  de  la  vérité  d'une  théo- 
rie naguère  encore  en  faveur. 

De  la  promenade  de  Berne,  on  voit  en  face  de  soi  le  groupe  du 
Stockhom,  avant-garde  des  Alpes  de  l'Oberland  et  de  la  Gemmi  ; 
M.  Brunner  en  a  aussi  donné  la  description,  et  il  considère  la  mon- 
tagne comme  le  résultat  de  pressions  latérales  lentes  de  même  origine 
que  celles  dont  le  massif  central  porte  l'empreinte.  Dans  un  mé- 
moire sur  la  molasse  tertiaire  de  la  plaine  suisse,  M.  KauOmann,  de 
Luceme,  arrive  aux  mêmes  conclusions. 

Les  Alpes,  malgré  les  travaux  remarquables  dont  elles  ont  été  l'ob- 
jet, présentent  encore  au  géologue  une  foule  de  problèmes  à  résoudre 
et  d'obscurités  à  dissiper.  Il  n'en  est  pas  de  même  du  Jura.  C'est  la 
chaîne  la  mieux  connue  de  l'Europe.  Grâce  au  grand  nombre  des 
fossiles  qu'elle  renferme,  les  étages  en  sont  faciles  à  caractériser,  et 
le  nom  de  terrains  jurassiques  est  employé  dans  le  monde  entier  pour 
dénommer  des  formations  contemporaines  de  celles  du  Jura.  Cette 
chaîne  est  devenue  un  type.  Les  formes  du  relief  étudiées  par  Thur- 
mann,  Gressly,  Desor  et  leurs  successeurs  sont  la  base  de  l'orogra- 
phie moderne.  Le  Jura  est  le  seul  système  de  montagnes  que  le  géo- 
logue puisse  déplisser  comme  un  mouchoir  et  réduire  à  une  surface 
plane.  Originairement  tous  ces  terrains  se  sont  déposés  horizonta- 
lement dans  les  mers  où  vivaient  les  nombreux  animaux  dont  les 
débris  remplissent  des  couches  actuellement  relevées,  contournées 
et  déplacées.  Quelle  est  la  cause  de  ces  soulëvemensV  Ici  encore  nous 
retrouvons  T action  affaiblie  de  ces  pressions  latérales  que  nous  avons 
reconnues  dans  le  voisinage  du  Saint-Gothard.  Les  chaînons  paral- 
lèles du  Jura,  dont  la  hauteur  va  en  diminuant  dans  la  direction  de 
Test  à  l'ouest  ou  de  la  Suisse  vers  la  France,  sont  un  effet  de 
l'apparition  des  Alpes.  Les  Alpes  sont  la  grande  vague,  les  chaînons 
du  Jura  ne  sont  que  les  rides  produites  dans  une  eau  tranquille,  et 
qui  s'abaissent  à  mesure  qu  elles  s'éloignent  du  flot  principal,  dont 
elles  offrent  l'image  affaiblie. 

La  paléontologie  ou  la  connaissance  des  corps  organisés  fossiles 
doit  une  grande  partie  de  ses  progrès  à  l'étude  minutieuse  des  cou- 
ches du  Jura.  C'est  là  que  M.  Gressly,  en  suivant  une  même  assise 

TOME  u  —  1864.  7 


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9S  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  toute  son  étendue  et  en  examinant  un  à  un  les  êtres  orga- 
nisés qu'elle  renferme,  a  reconnu  les  faciès  différens  des  faunes 
éteintes.  11  a  vu  que,  dans  une  même  couche,  les  populations  va- 
riaient suivant  la  nature  des  dépôts  formés  au  sein  de  la  mer  géolo- 
gique. Ainsi  les  limons  que  les  cours  d'eau  entraînaient  dans  les 
mers  anciennes,  — comme  le  Rhône,  le  Nil,  le  Hississipi,  les  versent 
sous  nos  yeux  dans  les  mers  actuelles,  — forment  des  fonds  vaseux 
ou  littoraicx.  C'est  dans  cette  vase  qu'habitaient  les  espèces  libres 
à  coquilles  minces  et  fragiles,  les  solen,  les  myes,  les  moules,  les 
tellines,  les  ammonites  et  les  reptiles  marins.  Le  terrain  dit  oxfor- 
dien  est  le  type  de  ce  genre  de  formation.  L'Océan-^Pacifique  nous 
offre  de  nombreux  exemples  d'un  faciès  bien  différent  du  premier. 
Toutes  les  lies  de  la  Mer  du  Sud  et  les  côtes  de  la  Floride  sont  en- 
tourées d'une  ceinture  rocheuse  construite  pour  des  animaux  agré- 
gés, les  coraux  ou  polypiers.  Il  en  était  de  même  dans  les  mers 
géologiques;  on  reconnaît  ces  anciens  rivages  au  grand  nombre  de 
polypiers,  d'huîtres  et  de  coquilles  perforantes  dont  ils  sont  bordés. 
D'autres  animaux  d'une  structure  plus  délicate,  des  oursins,  des  bé- 
lemnites,  des  encrines,  vivaient  à  l'abri  de  ces  digues  de  polypiers 
qui  les  défendaient  contre  le  flot.  C'est  le  faciès  corallien  qui  ca- 
ractérise un  étage  des  terrains  jurassiques.  Le  corallien  des  envi- 
rons de  Neuchitel,  celui  de  Saint-Mihiel  en  Lorraine,  sont  des  types 
de  ces  terrains.  Aujourd'hui  comme  jadis,  la  haute  mer  est  le  dé- 
sert de  l'Océan.  Les  pêcheurs  et  les  zoologistes  le  savent  bien,  car 
les  animaux  y  sont  rares  et  peu  variés.  Dans  les  couches  qui  s'y  sont 
déposées,  on  ne  trouve  que  des  débris  de  coraux  et  de  polypiers 
spongieux,  des  bélemnites  et  des  ammonites;  c'est  le  faciès  pela- 
gique.  Ainsi,  conclut  M.  Gressly,  dans  une  même  assise  géologique 
déposée  à  la  même  époque,  on  reconnaît  les  débris  de  populations 
diverses  suivant  qu'on  parcourt  les  districts  littoraux  vaseux,  coral- 
liens ou  pélagiques  de  cette  assise.  Souvent  ces  faunes  diffèrent 
plus  entre  elles  que  des  faunes  correspondant  à  des  époques  dis- 
tinctes. Cette  idée  féconde  a  été  appliquée  aux  recherches  stratigra- 
pbiques  dans  le  monde  entier,  et  a  profondément  modifié  les  idées 
des  géologues.  On  ne  se  borne  plus  à  reconnaître  et  à  caractériser 
les  terrains  au  moyen  de  quelques  espèces  seulement;  on  s'efforce 
d'embrasser  l'ensemble  des  faunes  contemporaines  de  chaque  for- 
mation d'eau  douce  ou  d'eau  salée. 

La  géologie  du  Jura  doit  encore  beaucoup  aux  travaux  de  MM.  Me- 
rian,  Agassiz,  Desor,  Pictet,  Renevier,  Mousson,  Greppin,  dont  les 
mémoires  ont  été  recueillis  et  publiés  par  la  Société  helvétique. 
M.  Renevier  a  décrit  la  perte  du  Rhône,  qui  se  trouve  en  France.  Le 
Rhône  et  la  Valserine,  en  creusant  profondément  les  terrains  qu'ils 


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UNE   FÊTE   DE    lA  SCIENCE.  90 

traversent,  ont  produit  une  caupe  naturelle  où  le  géologue  voit  la 
superposition  de  tous  les  étages,  depuis  la  craie  inférieure  jusqu'à 
la  molasse  tertiaire.  Ces  couches  sont  on  ne  peut  plus  riches  en  fos- 
siles :  M*  Renevier  y  a  reconnu  trois  cent  quarante-quatre  espèces. 

A  partir  de  Genève^  le  Jura  se  rappt-oche  des  Alpes,  et  les  deux 
chaînes  se  joignent  et  se  confondent  aux  environs  du  lac  du  Bour- 
get  et  alla  Grande-Chartreuse  de  Grenoble.  Rien  de  plus  intéressant 
pctar  Toi'ographie  que  d'étudier  cotnment  elles  se  soudent,  et  com- 
ment les  formes  de  Tune  passent  à  celles  de  l'autre-  Les  travaux  de 
M.  Alphonse  Favre  s^r  le  Salève,  sa  carte  géologique  du  pays  com- 
pris entre  le  lac  de  Genève  et  le  Mont-Blanc,  les  études  de  M.  Mous- 
son sur  les  environs. d'Aix  en  Savoie,  concourent  à  la  solution  du 
problème.  Les  géologue^  français  ne  restent  pas  inaictife  :  M.  Lory 
en  Dauphiné,  MM.  Chamoussét,  Vallet  et  Pillet  en  Savoie,  explorent 
avec  un  zèle  infatigable  cette  zone  intéressante,  et,  grâce  à  eux, 
nous  aurons  un  jour  une  orographie  alpine  aussi  claire,  aussi  simple 
que  celle  du  Jura.  Ce  sera  un  grand  pas  de  fait,  un  acheminement 
considérable  vers  T intelligence,  du  mode  de  formation  ^esi chaînes 
de  montagnes,  dont  l'ancienne  théorie  des  soulèvemejns  suivant  la 
verticale  ne  saurait  rçndre  compte  dans  Tétat  actuel  de  nos  con- 
naissances. 

La  physique  du  globe  est  Tinitiatrice  delà  géologie,  et  l'étude 
des  phénomènes  actuels  nous  dévoile  ceux  dont  nouis  voyons  les 
traces  à  la  surface  de  la  terre.  Un  mémoire  de  M.  Venetz,  inséré  en 
1835  dans  Jef  premier  volume  du  recueil,  traite  des  variations  de  la 
température  dans  les  Alpes  de  la  Suisse.  L'auteur,  ingénieur  des 
ponts  et  chaussées  du  Valais,  reconnut  le  premier  que  les  glaciers 
de  la  Suisse  étaient  jadis  plus  étendus  qu'ils  ne  le  sont  aujourd'hui. 
n  s'assura  qu'ils  descendaient  autrefois  dans  des  vallées  valaisanes 
dont  ils  n'occupent  actuellement  que  la  partie  supérieure.  Ce  phé- 
nomène, en  apparence  local,  limité  originairement  au  Valais,  a  été 
bientôt  constaté  dans  toute  la  Suisse,  les  Vosges,  les  Pyrénées,  les 
montagnes  de  l'Ecosse  et  de  la  Scandinavie,  le  Caucase,  l'Himalaya, 
le  nord  et  le  sud  de  l'Amérique.  La  terre,  avant  ou  depuis  l'appari- 
tion de  l'homme,  a  donc  passé  par  une  période  de  froid  dont  les 
causes  sont  encore  à  rechercher,  mais  dont  la  réalité  n'est  plus  con- 
testée (1). 

La  paléontologie  animale  et  végétale  occupe  une  grande  place 
dans  les  mémoires  de  la  Société  helvétique.  Le  professeur  Heer  de 
Zurich  y  a  fait  connaître  les  nombreux  insectes  fossiles  dont  les 

<1)  Voyez,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  !•'  mars  1847,  Recherches  sur  Ja  pé- 
riode ifiaciaire. 


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100  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

couches  d'OEningen  sur  les  bords  du  lac  de  Constance  ont  conservé 
les  délicates  empreintes.  Avant  d'avoir  ressuscité  les  anciennes  fo- 
rêts helvétiques  qui  révèlent  un  climat  plus  chaud  que  celui  du  midi 
de  l'Europe,  M.  Heer  nous  avait  dévoilé  les  formes  des  insectes  qui 
bourdonnaient  en  Suisse,  à  l'époque  tertiaire,  dans  la  cime  des 
canneliers,  des  figuiers,  des  plaqueminiers  et  des  légumineuses  exo- 
tiques :  les  congénères  de  ces  arbres  habitent  actuellement  les 
zones  intertropicales.  MM.  Gaudin  et  Carlo  Strozzi,  étudiant  des 
couches  du  Val  d'Amo  près  de  Florence ,  y  découvrent  une  flore 
analogue  à  celle  de  Ténériffe  et  des  zones  tempérées  de  l'Amérique 
septentrionale.  Ce  sont  là  des  preuves  d'un  climat  plus  chaud,  ca- 
ractérisé par  de  nombreuses  espèces  de  lauriers.  L'époque  glaciaire 
des  Alpes,  abaissant  la  température  de  la  Toscane,  a  tué  toutes 
les  espèces  délicates,  mais  épargné  les  plus  robustes,  qui  forment 
la  végétation  actuelle  du  pays.  Ces  travaux  rattachent  intimement 
la  flore  actuelle  à  celles  qui  l'ont  précédée  sur  le  globe.  Désormais 
on  ne  saurait  parler  de  géographie  botanique  sans  s'occuper  des 
végétaux  qui  sont  enfouis  dans  les  couches  terrestres.  M.  Alphonse 
de  CandoUe  propose  le  nom  à* épiontologie  pour  désigner  une  nou- 
velle science  qui  comprendrait  la  paléontologie  et  la  géographie 
des  êtres  organisés;  ce  serait  l'histoire  de  leur  apparition  succes- 
sive aux  diverses  époques  de  la  vie  du  globe  et  leur  distribution 
présente  à  la  surface  de  la  terre.  Ces  deux  études  se  touchent  de 
près;  la  faune  et  la  flore  qui  nous  entourent  se  lient  étroitement  aux 
dernières  faunes  et  aux  dernières  flores  perdues.  Par  leurs  formes , 
par  leur  structure,  beaucoup  d'animaux,  un  grand  nombre  de  plantes 
sont  réellement  des  animaux  et  des  plantes  fossiles.  Ces  êtres  ont 
survécu  aux  derniers  changemens  de  température  et  d'humidité  qui 
ont  eu  lieu  à  la  surface  du  globe  ;  mais  leur  organisation  tout  en- 
tière est  celle  des  végétaux  et  des  animaux  qui  ont  existé  avant  la 
plupart  de  ceux  qui  vivent  aujourd'hui. 

Telle  est  l'analyse  très  sommaire  de  la  partie  géologique  des  mé- 
moires de  la  Société  helvétique;  elle  suffit  néanmoins  pour  donner 
une  idée  du  nombre  et  de  l'importance  des  travaux  qu'ils  con- 
tiennent. 

La  part  de  la  botanique  est  moins  grande.  La  Suisse  cependant 
est  aussi  riche  en  botanistes  qu'en  géologues;  mais  la  nature  même 
de  cette  science  se  prête  moins  aux  travaux  limités  à  une  localité 
restreinte.  Une  flore  locale  n'est  qu'une  pierre  apportée  à  l'édifice 
de  la  flore  générale  d'une  région  naturelle,  et  un  pays  comme  la 
Suisse  ne  saurait,  malgré  la  végétation  variée  qui  le  distingue,  oc- 
cuper les  loisirs  de  tous  ses  botanistes.  Ils  ont  dû  étendre  le  champ 
de  leurs  travaux  au-delà  de  leur  patrie.  On  trouve  dans  les  mé- 


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UNE    FÊTE   DE   LA   SUENCE.  101 

moires  de  la  Société  helvétique  une  énumération  des  espèces  suisses 
du  genre  Cirsium  de  M.  Naegeli  et  un  catalogue  des  Chara  de 
Jl.  Alexandre  Braun.  Le  premier  de  ces  deux  savans  a  donné  un 
grand  travail  sur  la  classification  des  algues,  et  M.  Jean  MûIIer  une 
monographie  des  résédacées. 

Dans  la  partie  zoologique,  on  remarque  Ténumération  des  mam- 
mifères, des  oiseaux,  des  reptiles  et  des  poissons  de  la  Suisse  par 
M.  Scbinz,  et  celle  des  mollusques  terrestres  et  fluviatiles  par  M.  de 
Charpentier.  L'infatigable  professeur  Heer  de  Zurich  a  fait  connaître 
les  coléoptères  vivans  de  la  Suisse;  MM.  Meyer-Dûrr  et  de  La  Harpe, 
les  lépidoptères  ou  papillons.  On  doit  aussi  à  MM.  Valentin,  Vogt, 
Koelliker  et  Neuwyler  quelques  mémoires  d'anatomie  comptée. 

Je  ne  saurais  passer  sous  silence  un  grand  travail  tenant  à  la  fois 
de  la  zoologie  et  de  la  paléontologie  :  il  appartient  à  une  subdivision 
des  connaissances  humaines  que  je  serais  tenté  d'appeler  la  zoo- 
logie archéologique.  Les  lecteurs  de  la  Revue  n'ont  pas  oublié  un 
article  de  M.  Elisée  Reclus  (1)  sur  les  cités  lacustres  de  la  Suisse;  ils 
se  rappellent  que  dans  Thiver  si  sec  de  1853  à  1854  on  remarqua 
d'abord  près  de  Meilen,  sur  les  bords  du  lac  de  Zurich,  des  pilotis 
que  les  basses  eaux- avaient  mis  à  sec.  Entre  ces  pilotis,  on  décou- 
vrit bientôt  des  débris  de  poteries  et  toutes  les  traces  d'habitations 
fort  anciennes.  L'attention  une  fois  éveillée,  il  se  trouva  que  partout 
les  riversdns  des  lacs  et  particulièrement  les  bateliers  Rivaient  con- 
servé le  souvenir  d'indices  semblables.  Des  stations  lacustres  furent 
signalées  sur  les  lacs  de  Neuchâtel,  de  Sienne,  de  Morat,  de  Sem- 
pacb,  de  Genève,  de  Constance,  etc.  On  reconnut  ensuite  que,  dans 
certaines  de  ces  stations,  les  pieux  n'étaient  que  des  arbres  à  peine 
équarris  et  enfoncés  au  milieu  de  grosses  pierres  accumulées  for- 
mant au  fond  de  l'eau  des  monticules  auxquels  les  pêcheurs  don- 
naient depuis  longtemps  le  nom  de  steinberg.  Entre  ces  pieux ,  on 
trouve  des  poteries  grossières  et  des  haches  ou  des  pointes  de  flè- 
ches fabriquées  avec  les  silex  de  la  craie.  Dans  d'autres  stations,  les 
pilotis  sont  mieux  travaillés  et  enfoncés  directement  dans  la  vase. 
Là  on  retire  du  fond  de  l'eau  des  poteries  plus  soignées,  des  haches 
en  bronze,  des  épingles,  des  agrafes,  des  poignées  faites  du  même 
métal.  Enfin,  dans  le  lac  de  Neuchâtel,  près  de  Marin,  on  a  décou- 
vert une  station  où  toutes  les  armes  et  tous  les  ustensiles  sont  en 
fer,  métal  inconnu  dans  les  ruines  des  bourgades  lacustres  appar- 
tenant à  l'âge  de  pierre  ou  de  bronze.  Les  antiquaires  ont  donc 
distingué  trois  âges,  celui  de  pierre,  correspondant  à  une  civili- 
sation à  peine  ébauchée ,  comme  celle  des  sauvages  de  la  Nouvelle- 

(1j  Demie  des  Deux  Mondes,  15  février  18G2. 


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102  BEYUE   DES   DEUX   MONDES. 

Zélande;  celui  de  bronze,  qui  annonce  un  état  social  beaucoup  plus 
avancé,  et  enfin  celui  de  fer,  contemporain  de  l'époque  gauloise.  Ces 
trois  âges  sont  certainement  antérieurs  à  T  invasion  romaine.  Des 
fouilles  faîtes  récèmtnent  dans  les  lacs  tourbeux  du  canton  de  Zu- 
rich et  de  Berne  ont  jeté  un  nouveau  jour  sur  le  genre  de  vie  de 
ces  preniierô  habitatts  dfe  ràDti<|ue  Helvétie.  Des  fruits,  des  graines, 
des  fragmens  ée  filets  et  de  tissas  se  sont  conservés  dans  la  tourbe. 
On  a  reconnu  des  gt^înes  de  plantes  économiques, — ^^le  froment, 
l'orge,  le  lin,  ^-^dès  fruits  comestibles  et  cultivés,  tels  que  des  pobres, 
des  pommes,  des  fraises.  Ces  peuples  avaient  donc  une  agriculture. 
M.  Rutimeyer  nous  ap|^rend  qu'ils  possédaient  également  des  ani- 
maux domestiques. 

L'étude  des  squelettes  dont  on  trouve  les  débris  dans  les  stations 
lacustres  du  nord  de  la  Suisse  était  d'un  immense  intérêt.  En  effet, 
tous  nos  animaux  domestiques  sont  les  descendans,  profondément 
modifiés  par  l'homme  et  par  le  temps,  de  types  sauvages  dont  la  plu- 
part sont  inconnus.  Le  mouton,  le  bœuf,  le  cheval,  le  chien  et  le  co- 
chon avaient  été  déjà  asservis  par  l'habitant  des  cités  lacustres.  Le 
bœuf  ressemblait  aux  petites  races  de  montagne  du  canton  des  Gri- 
sons, de  l'Appenzell  et  de  la  Forêt-Noire,  et  il  est  permis  de  présumer 
que  le  gros  bétail  de  la  plaine,  celui  de  Fribourg  et  du  Simmenthal, 
n'est  qu'un  perfectionnement  de  ces  petites  races  montagnardes. 
Toutes  deux  ne  saiuraient  être  dérivées  de  l'aurochs  ou  urus  et  du  bi- 
son, qui  vivaient  jadis  dans  les  forêts  de  la  Suisse  comme  dans  celles 
du  nord  de  l'Europe.  La  souche  du  bœuf  domestique  de  l'Europe  est 
probablement  une  espèce  appelée  par  M.  Owen  bos  longifrons.  On 
trouve  ses  os  dans  les  tourbières  de  l'Angleterre,  mais  on  ne  les  a 
pas  encore  rencontrés  dans  celles  de  la  Suisse.  Les  peuplades  la- 
custres chassaient  le  bison  et  l'aurochs,  dont  on  trouve  les  os  brisés 
au  milieu  des  pilotis.  Le  cochon  n'était  probablement  pas  à  l'état 
domestique;  mais  la  dentition  de  ce  cochon  sauvage  est  celle  d'un 
animal  plus  frugivore  et  par  conséquent  moins  farouche  que  notre 
sanglier.  Ce  cochon  sauvage  {sus  torfaceus)  a  disparu  peu  à  peu,  et 
notre  cochon  domestique  est  un  descendant  du  sanglier,  dont  les 
instincts  féroces  se  réveillent  souvent  en  lui.  Les  fouilles  faites  dans 
les  stations  tourbeuses  démontrent  aussi  que  l'élan,  le  cerf»  la  biche 
et  le  daim  animaient  jadis  les  solitudes  boisées  de  la  Suisse.  Le  cas- 
tor élevait  ses  digues  dans  les  cours  d'eau  rétrécis  et  sur  le  bord 
des  lacs,  et  la  loutre  y  habitait  comme  maintenant.  L'ours,  si  rare 
de  nos  jours,  était  alors  commun  dans  les  forêts  montagneuses, 
ainsi  que  le  loup,  le  renard  et  le  chat  sauvage.  Le  chien  des  habi- 
tations lacustres  appartenait  à  une  race  de  grandeur  moyenne,  à 
tête  allongée.  Il  était  à  l'état  domestique,  comme  le  mouton,  la 


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UNE   FÊTE  DE   LA   SCIENCE.  103 

xîhèvre  et  la  vache,  et  peut-être  le  cochon.  Le  cheval  est  d'une  in- 
troduction postérieure,  et  la  multiplication  des  autres  races  domes- 
tiques coïncide  avec  son  apparition.  Quelques-uns  de  ces  animaux 
étaient  déjà  contemporains  des  rhinocéros  et  des  éléphans  à  l'époque 
où  la  Suisse  jouissait  d'un  climat  beaucoup  plus  tempéré  que  celui 
qui  règne  aujourd'hui.  Une  période  de  froid  amena  l'ancienne  ex- 
tension des  glaciers  qui,  descendant  le  long  des  vallées,  couvrirent 
la  plaine  suisse  d'un  manteau  de  glace.  Les  éléphans  et  les  rhino- 
céros disparurent;  mais  le  cerf,  le  renne,  le  daim,  le  cochon,  le 
loap,  le  renard,  le  castor,  le  lièvre,  dont  les  os  sont  mêlés  dans  les 
cavernes  avec  ceux  des  grands  pachydermes,  survécurent  à  la  pé- 
riode de  froid;  ils  repeuplèrent  les  nouvelle»  forêts  qui  envahirent 
le  terrain  abandonné  par  la  glace,  et  plusieurs  d'entre  eux  se  sont 
perpétués  jusqu'à  nous. 

Ce  rapide  exposé  ne  donne  pas  sans  doute  une  idée  complète  des 
travaux  publiés  depuis  1827  par  la  Société  helvétique;  mais  nous 
en  avons  dit  assez  pour  montrer  quels  services  de  pareilles  associa- 
tions peuvent  rendre  à  l'histoire  naturelle.  En  France,  nos  sociétés 
de  géologie,  de  botanique  et  de  météorologie  sont  là  pour  le  prou- 
ver. Par  la  force  des  choses,  par  la  puissance  irrésistible  de  la  liberté, 
elles  sont  devenues  le  centre  d'activité  des  hommes  voués  à  l'une  ou 
l'autre  de  ces  sciences;  c'est  dans  leur  sein  que  les  questions  se  dis- 
cutent et  que  les  problèmes  se  résolvent  :  elles  sont  l'avant-garde 
des  académies  et  des  corps  officiels,  véritables  aristocraties  intel- 
lectuelles chargées  de  modérer  l'élan  du  peuple  scientifique,  mais 
dépourvues  de  cette  jeunesse  et  de  cette  initiative  qui  ouvrent  des 
voies  nouvelles.  Les  deux  genres  d'associations  sont  d'ailleurs  égale- 
ment utilçs  et  nécessaires;  elles  exercent  l'une  sur  l'autre  une  in- 
fluence qui  se  traduit  par  les  progrès  rapides  dont  nous  sommes 
témoins. 

En  Suisse,  la  Société  helvétique  des  sciences  naturelles  a  été  le 
lien  des  savans  éparpillés  dans  les  différens  cantons  :  elle  a  doublé 
leurs  forces  et  leur  zèle  en  les  mettant  directement  en  contact  les 
uns  avec  les  autres.  Les  réunions  annuelles  ont  eu  lieu  successive- 
ment dans  la  plupart  des  villes  de  la  confédération;  chaque  fois  l'a- 
gitation scientifique  a  fait  naître  d'abord  la  curiosité,  puis  l'action 
individuelle  ou  collective.  Le  talent,  engourdi  par  la  lourde  atmo- 
sphère des  petites  villes,  s'est  réveillé  au  souffle  vivifiant  de  la 
science.  On  connaissait  la  Suisse  pittoresque  ;  la  société,  reprenant 
l'œuvre  de  Scheuchzer,  de  Saussure  et  de  Haller,  achève  le  tableau 
de  la  Suisse  géographique,  géologique,  botanique  et  météorolo- 
gique. Ne  se  bornant  pas  à  des  recherches  purement  scientifiques, 
elle  a  provoqué  la  réforme  monétaire,  celle  des  poids  et  mesures  et 


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lOA  REnJE   DES   DEUX   MONDES. 

fondé  quatre-vingt-huit  stations  météorologiques  où  l'on  observe 
aux  .mêmes  heures  et  avec  les  mêmes  instrumens.  Une  commission 
hydrographique  s'occupe  du  régime  des  rivières,  de  la  crue  des 
lacs,  des  causes  des  inondations,  et  des  moyens  de  les  prévenir.  La 
triangulation  de  la  Suisse,  achevée  et  publiée  en  18A0,  a  été  refaite 
en  partie  et  reliée  aux  travaux  géodésiques  exécutés  dans  le  duché 
de  Bade  et  en  Italie.  Les  magnifiques  cartes  fédérales  publiées  sous 
la  direction  du  général  Dufour  forment  un  atlas  qui  restera  comme 
un  des  raoniunens  cartographiques  de  notre  siècle.  C'est  encore 
par  l'initiative  et  grâce  à  l'appui  de  la  Société  helvétique  auprès  du 
gouvernement  fédéral  que  cette  œuvre  aura  été  conçue,  entreprise 
et  terminée.  La  section  de  médecine  a  mis  à  l'ordre  du  jour  deux 
grandes  questions  :  les  eaux  minérales  et  le  crétinisme.  Il  est  peu 
de  sources  qui  n'aient  été  analysées,  et  dont  les  propriétés  médi- 
cales ne  soient  appréciées  à  leur  juste  valeur.  Si  les  causes  du  cré- 
tinisme sont  encore  obscures,  les  moyens  de  le  prévenir  et  de  le 
guérir  ne  le  sont  plus.  L'établissement  situé  sur  l'Abendberg,  près 
d'Interlaken,  à  1,100  mètres  au-dessus  de  la  mer,  en  a  donné  la 
preuve.  La  constitution  d'un  grand  nombre  d'enfans  a  été  trans- 
formée ou  sensiblement  améliorée. 

En  un  mot,  la  Société  helvétique  des  sciences  naturelles  a  été  le 
centre  et  l'origine  du  grand  mouvement  scientifique  dont  la  Suisse 
est  aujourd'hui  le  théâtre.  Dans  le  siècle  dernier,  quelques  savans 
éminens,  les  Bernouilli,  Haller,  de  Saussure,  Bonnet,  Deluc,  Pictet 
et  Senebier,  étaient  les  glorieux  représentans  de  leur  patrie  dans 
les  mathématiques,  la  physique  et  F  histoire  naturelle;  mais  la 
science  n'était  point  universellement  cultivée  :  il  y  avait  des  géné- 
raux, l'armée  n'existait  pas  encore;  c'est  la  Société  helvétique  qui 
l'a  créée.  Actuellement  il  n'est  point  de  village  qui  n'ait  son  curieux 
de  la  nature.  Quand*  ce  n'est  pas  le  médecin,  c'est  le  pharmacien, 
le  pasteur,  le  maître  d'école,  et  à  leur  défaut  un  citoyen  auquel  ses 
occupations  laissent  quelque  loisir.  L'on  peut  dire  sans  métaphore 
que  la  Suisse  compte  autant  de  naturalistes  que  de  clochers;  mais 
ce  peuple  de  travailleurs  est  inégalement  répandu  à  la  surface  du 
territoire  de  la  confédération.  Si  l'on  marquait  sur  une  carte  les 
villes,  les  villages  et  les  hameaux  où  habitent  les  membres  actifs  de 
la  Société  helvétique,  on  verrait  ces  points  s'éclah^cir  et  même  dis- 
paraître dans  les  districts  catholiques,  se  multiplier  et  se  resserrer 
dans  les  parties  protestantes  :  ainsi  Appenzell  catholique,  Schwitz, 
Obwalden  et  Bâle-Gampagne  (protestant)  ne  comptent  aucun  mem- 
bre dans  la  société.  Les  quatre  cantons  de  Genève,  Neuchâtel,  Bâle- 
Ville  et  Zurich  sont  représentés  par  299  sociétaires,  tandis  que  six 
cantons  entièrement  catholiques,  d'une  superficie,  bien  plus  grande, 


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UNE   FÊTE    DE    LA   SCIENCE.  105 

et  d'une  population  égale,  Lucerne,  Zug,  Uri,  le  Tessin,  Fribourg 
et  le  Valais,  n'en  comptent  que  106.  Je  n'ai  point  à  rechercher  les 
causes  de  cette  différence,  je  me  borne  à  la  constater.  L'Académie 
des  sciences  de  Paris  ne  compte  que  huit  associés  étrangers;  ce  sont 
les  plus  grands  noms  du  monde  savant,  et  ce  titre  est  des  plus 
enviés.  M.  Alph(îtîse  de  CandoUe,  publiant  les  mémoires  de  son  père, 
a  fait  dans  une  note  la  statistique  de  ces  associés  étrangers  suivant 
leur  patrie;  il  trouve  que  c'est  la  Hollande,  la  Suède  et  la  Suisse  qui 
proportionnellement  ont  fourni  le  plus  grand  nombre  d'associés  à 
la  classe  des  sciences  de  l'Institut  de  France,  et  sa  conclusion  mé~ 
rite  d'être  citée  (1).  «  Pour  le  développement  des  hommes  qui  éten- 
dent le  domaine  de  l'esprit  humain  et  sortent  d'une  manière  in- 
contestable de  la  moyenne  des  savans,  il  faut  la  réunion  de  deux 
conditions  :  1**  une  émancipation  préliminaire  des  esprits  par  une 
influence  libérale  religieuse,  comme  la  réforme  au  xvi*  siècle,  ou 
philosophique  comme  la  France  et  l'Italie  au  xviii*;  2<*  un  état  qui 
ne  soit  ni  l'absolutisme  d'un  seul,  ni  la  pression  et  l'agitation  d'une 
multitude.  Les  grands  travaux  intellectuels  ne  s'exécutent  ni  sous 
les  verrous  ni  dans  la  rue.  En  d'autres  termes,  et  pour  abandonner 
le  style  figuré,  le  despotisme  n'aime  pas  les  questions  abstraites  ni 
l'indépendance  d'esprit  des  savans.  La  démocratie  tient  moins  à 
avancer  les  sciences  qu'à  les  répandre  :  elle  fait  du  même  homme 
un  militaire  et  un  civil,  un  orateur  et  un  professeur,  un  magistrat  et 
un  homme  d'affaires;  obligeant  et  sollicitant  tout  le  monde  à  s'oc- 
cuper de  tout,  elle  arrête  le  développement  des  hommes  spéciaux. 
Il  est  donc  naturel  que  les  grandes  illustrations  scientifiques  sur- 
gissent principalement  dans  les  époques  de  transition  entre  ces 
deux  régimes,  l'absolutisme  et  la  démocratie.  »  Cette  conclusion  est 
la  mienne;  avec  quelques  modifications,  elle  s'applique  aussi  bien 
à  de  petits  cantons  qu'à  de  grands  états. 

J'ai  essayé  de  peindre  la  physionomie  d'une  session  de  la  Société 
helvétique  dans  une  haute  vallée  de  la  Suisse.  En  1864,  à  Zurich, 
cette  physionomie  ne  sera  plus  la  même  :  elle  varie  suivant  les  lieux 
et  les  temps.  Si  j'ai  fait  naître  dans  l'esprit  de  quelques  lecteurs 
l'envie  d'assister  à  l'une  de  ces  réunions,  si  d'autres  se  sont  con- 
vaincus de  l'utilité  de  ces  sociétés  libres,  ouvertes  à  tous,  nomades 
comme  le  naturaliste  lui-même,  mon  but  est  atteint  :  j'aurai  tra- 
vaillé pour  l'avenir. 

Charles  Martins. 

(1)  Mémoires  et  souvenirs  d'Augustin  Pyramus  de  CandoUe,  publiés  par  son  fils. 


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'    /     AUSTIN  ELLIOT 


ÉTUDE  DE   LA*  TIE  ARISTOCRATIQUE   ANGLAISE  (1). 


I. 

Dans  les  premiers  jours  du  printemps  de  la  mémorable  année 
1789,  trois  jeunes  gens  de  grand  courage  et  de  grande  espérance, 
curieux  de  la  vie  et  l'envisageant  d'avance  sous  ses  plus  rians  as- 
pects, se  séparèrent  aux  poiles  de  Christ-Churchy  un  des  collèges 
d'Oxford,  pour  marcher  sur  les  routes  différentes  qui  s'offraient  à 
leur  ardeur.  Le  premier,  nommé  Jenkinson, — mais  que  peu  de  per- 
sonnes connaissent  sous  ce  nom, —  s'appela  plus  tard  lord  Hawkes- 
bury  et  mourut  comte  de  Liverpool.  Le  rôle  important  qu'il  a  joué 
dans  les  affaires  européennes  lui  a  mérité  mainte  notice  biogra- 
phique :  nous  n'avons  donc  pas  à  nous  occuper  ici  de  sa  destinée, 
mais  nous  parlerons  avec  plus  de  détail  des  deux  autres.    . 

George  Hilton,  le  plus  beau,  le  plus  intelligent  des  deux,  passa 
sur  le  continent  presque  aussitôt  après  sa  sortie  d'Oxford.  Il  ren- 
contra son  ami  Jenkinson  sous  les  murs  de  la  Bastille  assiégée,  et 
revint  en  Angleterre  au  mois  de  septembre,  ramenant  pour  femme 
une  aimable  et  délicate  créature,  frêle  rejeton  enlevé  à  Tune  dea 
plus  hautes  tiges  de  l'aristocratie  française.  Son  père  l'avait  volon- 
tiers donnée  à  ce  jeune  et  riche  négociant  anglais,  pour  la  soustraire 
aux  dangers  et  aux  misères  de  la  crise  politique  alors  imminente.  Il 
ne  prévoyait  pourtant  pas  que  les  fêtes  de  la  Noël  ne  la  retrouveraient 

(1)  Â^stin  Ellioi,  by  Henry  Kingsley,  2  vol.  London  andOambridge,  Macmillan  and  C\ 
1863.  —  Ce  nouveau  roman  de  Fauteur  d'Alton  Locke  nous  a  paru  se  prêter  à  un  mode 
dUnterprétation  que  nos  lecteurs  connaissent  déjà,  et  que  nous  appliquons  volontiers 
aux  œuvres  d'élite.  Sans  donner  ni  le  récit  même  ni  tout  ce  qu'il  comporte  de  dévelop- 
pemens,  un  travail  de  ce  genre  permet  de  l'apprécier  dans  son  ensemble  et  d'en  pres- 
sentir la  portée  morale  aussi  bien  que  le  mérite  littéraire. 


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AUSTIN  £LLIOT.  107 

plus  ici-bas;  il  ne  prévoyait  pas  non  plus  que  lui-même,  trois  ans 
plus  tard,  dans  les  cachots  de  la  Conciergerie  et  sur  les  marches  de 
l'échafaud,  s'applaudirait  de  cette  mort  précoce,  en  songeant  qu'elle 
leur  épargnait  à  elle  et  à  lui  d'immenses  regrets.  George  Hilton,  at- 
teint dans  sa  première  félicité,  prit  en  dégoût  les  choses  humaines, 
et  par  ennui  se  jeta  résolument  au  plus  épais  de  la  mêlée  commer- 
ciale. 

Son  assiduité,  sa  pénétration,  son  audace,  firent  heureusement 
traverser  à  la  maison  fondée  par  son  père  les  péripéties  terribles 
de  ces  temps  de  révolution.  11  avait  pris  un  ascendant  irrésistible 
sur  les  deux  vieillards  qui  l'avaient  jusque-là  dirigée,  et  qui,  peu 
à  peu  domptés  par  la  volonté  calme,  la  réserve  silencieuse  de  ce 
jeune  homme  au  front  sévère,  se  laissaient  entraîner  sur  ses  pas 
et  d'après  ses  conseils  à  des  témérités  dont  la  seule  conception  les 
eût'fait  pâlir  d'efiroi.  L'une  d'elles,  il  faut  le  reconnaître,  produisit 
sur  l'opinion  un  effet  assea  défavorable.  Le  jour  où  l'Angleterre  ap- 
prit avec  stupeur  le  résultat  de  la  bataille  d' Austerlitz,  George  Hilton 
ne  put  retenir  un  cri  de  joie  qui  lui  échappa  devant  ses  associés  stu- 
péfaits. Et  il  avait  bien  quelque  droit  de  se  réjouir,  puisque  deux  ou 
trois  mois  plus  tôt,  devinant  de  quel  côté  se  rangerait  la  victoire,  il 
s'était  avisé  d'envoyer  à  son  beau-frère,  le  duc  de  T...,  devenu  un 
des  plus  brillans  officiers  de  l'empire,  une  somme  considérable  pour 
spéculer  sur  la  hausse  des  fonds  français.  La  défaite  de  la  coalition 
rapportait  donc  A0,000  liv.  sterl.,  soit  1  million  de  francs,  à  la  mai- 
son Hilton  et  C^  Jamais  encore  on  n'avait  mieux  déjoué  la  rigueur  des 
clauses  pénales  inscrites  dans  Yacte  de  trahison  de  1792.  Ainsi  que 
nous  l'avons  dit,  cette  combinaison,  répugnant  au  patriotisme  britan- 
nique, n'avait  pas  laissé  de  jeter  un  certain  discrédit  moral  sur  l'ha- 
bile homme  qui  se  l'était  permise.  Les  Israélites  du  Boyaf  Exchange 
continuaient,  il  est  virai,  à  le  suivre  obséquieusement  d'arcade  en 
arcade,  le  corps  penché,  l'oreille  tendue,  cherchant  à  surprendre, 
au  moment  où  elle  sortirait  de  ses  lèvres,  une  de  ces  indications 
qui  valent  de  l'or;  mais  les  chrétiens  ne  lui  témoignaient  plus 
qu'une  politesse  assez  dédaigneuse,  et  lord  Hawkesbury  eut  grand'- 
peiue  à  lui  pardonner  cet  acte  de  lèse-majesté  nationale.  George  ' 
Hilton,  arrivé  au  parlement,  avait  toujours  trouvé,  jusqu'en  1806,  à 
échanger  avec  sa  seigneurie  un  sourire  amical,  une  plaisanterie  fa- 
milière. A  partir  de  cette  date,  leurs  rapports  ne  furent  plus  qu'un 
shnple  commerce  de  paroles  banales,  et  en  1808,  —  lorsque  l'ami 
de  sa  jeimesse  fut  appelé  à  la  chambre  des  lords,  —  George  Hilton 
se  trouva  parfaitement  isolé  parmi  ses  collègues  des  communes. 
Onze  ans  après,  parvenu  à  la  cinquantaine  et  légèrement  encrassé 
par  l'or  qu'il  avait  manié  toute  sa  vie,  il  passait  pour  un  froid  cal- 


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108  KEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

cdateur,  un  égoïste  bizarre  et  généralement  peu  goûté,  homme  de 
sens  d'ailleurs,  orateur  précis,  statisticien  correct,  «  et  qui,  disait- 
on,  avait  refusé  un  portefeuille.  »  Ce  fut  alors  que,  las  de  n'avoir 
personne  à  aimer  et  de  n'être  aimé  de  personne,  il  jugea  convenable 
de  se  remarier.  Sa  seconde  femme  fut  encore  une  Française,  cou- 
sine de  celle  qu'il  avait  perdue  jadis  et  fille  d'un  ancien  émigré. 
Deux  enfans,  Eleanor  et  Robert,  naquirent  de  cette  union,  contrac- 
tée sous  de  meilleurs  auspices  que  la  première. 

Lorsque  nous  avons  dit  que  pas  un  ami  ne  restait  à  George  Hilton, 
nous  aurions  dû  faire  une  exception  en  faveur  de  James  EUiot,  le 
dernier  de  ces  trois  condisciples  qui  s'étaient  séparés  en  1789  à  la 
porte  de  Christ-Church.  Celui-ci,  avec  moins  d'énergie  et  de  talent 
que  son  camarade,  avait  fini  par  conquérir  une  position  sociale  plus 
élevée.  Rentré  tout  d'abord  à  l'université,  où  les  émolumens  de  sa 
studentshipy  grossis  d'un  revenu  modique,  lui  permirent  de  vivre 
très  à  l'aise,  il  dut  cependant  refréner  le  penchant  impérieux  qui 
l'entraînait  vers  la  carrière  politique;  mais  il  entretenait  une  cor- 
respondance suivie  avec  ceux  de  ses  anciens  condisciples  qu'une 
fortune  plus  solide  ou  des  protections  mieux  assises  avaient  appelés 
au  maniement  des  affaires  publiques.  Aussi,  du  fond  de  sa  retraite 
studieuse,  suivait-il  toujours  avec  un  vif  intérêt  la  marche  des  évé- 
nemens.  Un  jour,  l'idée  lui  vint  de  donner  son  avis  sur  une  des 
questions  qui  préoccupaient  l'opinion  et  partageaient  les  esprits  :  il 
le  consigna  dans  un  pamphlet  de  quelques  pages,  anonyme  comme 
le  sont  tous  les  pamplets,  mais  qui,  venant  à  propos  et  savamment 
relevé  par  tous  les  artifices  du  style,  produisit  une  vive  sensation. 
Ceci  lui  parut  charmant,  et  il  saisit  la  première  occasion  de  revenir  à 
la  charge.  Peu  à  peu  son  talent  de  publiciste  se  développa  et  mûrit. 
On  se  demanda  quel  était  l'auteur  de  ces  mordantes  satires,  em- 
preintes du  torysme  le  plus  pur,  et  comme  M.  Jenkinson  (devenu 
lord  Hawkesbury  depuis  1796)  était  le  seul  homme  d'état  qui  s'y 
trouvât  constamment  épargné ,  on  lie  manqua  pas  de  les  lui  attri- 
buer; mais  l'écrivain  pseudonyme  (il  signait  Bêta)  ne  manqua  point 
de  rectifier  cette  erreur,  et,  —  probablement  avec  la  permission  de 
'  lord  Hawkesbury,  —  de  le  comprendre  parmi  les  victimes  des  pam- 
phlets qui  suivirent.  Ceci  n'empêcha  pas  lord  Liverpool,  en  1808, 
d'offrir  à  son  vieil  ami  et  correspondant  James  EUiot,  —  avec  le  con- 
sentement de  tous  ses  collègues,  —  la  place  d'inspecteur  des  bancs 
de  sables  et  sables  mou  vans  :  admirable  emploi  qui,  sans  donner 
trop  de  souci,  rapportait  quinze  mille  bonnes  livres  sterling  par  an- 
née. Quand  Elliot  devint  ainsi  un  des  fonctionnaires  de  l'état,  il 
avait  quarante  ans  sonnés,  et  ne  savait  pas  le  premier  mot  de  la  be- 
sogne à  laquelle  on  l'appelait;  mais  ses  habitudes  laborieuses  et 


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AUSTIN   ELLIOT.  109 

la  vigueur  de  son  intelligence  la  lui  rendirent  bientôt  familière. 
Habitué  à  généraliser  les  faits,  à  dégager  là  vérité  des  détails  qui 
l'obscurcissent,  il  porta  Tordre  et  la  conciliation  dans  une  branche 
administrative  où  le  culte  aveugle  de  la  tradition  avait  entretenu 
jusqu  alors  des  habitudes  tracassières,  un  odieux  esprit  de  chicane 
et  de  malveillance.  Aussi,  de  tous  les  choix  que  lord  Liverpool  avait 
faits  dans  le  cours  de  sa  longue  carrière  ministérielle,  celui  de 
James  Elliot  fut  le  plus  généralement  approuvé.  Le  ministre  lui- 
même  disait  volontiers ,  posant  la  main  sur  Tépaule  de  son  ancien 
camarade  :  —  Voilà  mon  homme,  messieurs!...  Voilà  ceux  dont 
j*aime  à  faire  la  fortune  !...  —  Absorbé  néanmoins  par  les  fonctions 
qu'il  remplissait  avec  tant  de  succès,  James  Elliot  n'eut  pas  le  loi- 
sir, pendant  les  cinq  premières  années,  de  songer  à  prendre  femme. 
Au  bout  de  ce  temps,  il  épousa  miss  Beverley,  une  personne  de 
trente  et  un  ans,  pareille  à  lui  et  digne  de  lui,  qui  lui  donna,  le 
jour  même  où  il  atteignait  sa  quarante-neuvième  année,  un  su- 
perbe petit  garçon.  C'est  celui-ci,  Austin  Elliot,  et  la  fille  de  George 
H'dton,  Eleanor,  qui  désormais  nous  occuperont  en  première  ligne. 

IL 

AustVn  n'avait  pas  dix  ans  que  son  père,  toujours  préoccupé  de 
politique,  le  voua  secrètement  à  la  carrière  dont  sa  médiocre  for- 
tune l'avait  écarté  bien  malgré  lui.  Doué  d'une  intelligence  précoce, 
cet  enfant  recevrait  l'éducation  qui  fait  les  hommes  d'état.  Et,  qui 
sait?  élevé  par  un  tel  père ,  objet  de  tant  de  soins  et  de  soins  si 
bien  entendus,  peut-être  deviendrait-il  un  jour,  comme  George 
Canning...  Ici,  confus  lui-même  de  ses  visées  chimériques,  James 
Elliot  se  refusait  à  compléter  sa  pensée;  mais  elle  restait  inscrite, 
et  tout  entière,  dans  le  radieux  sourire  avec  lequel  il  contemplait 
ensuite  les  charbons  mcandescens  du  foyer.  Vers  cette  époque,  mis- 
tress  Elliot  venant  à  mourir,  l'enfant  demeura  plus  strictement  sous 
le  contrôle  paternel  et  n'entendit  plus  parler  que  politique.  Pas  un 
grand  débat  dont  il  ne  fut  appelé  à  suivre  les  péripéties,  et  quand 
Robert  Peel,  au  sujet  de  l'émancipation  des  catholiques,  rompit  tout 
à  coup  avec  les  traditions  de  son  parti,  le  jeune  Austin,  qui  l'en- 
tendit accabler  de  toutes  les  malédictions  dues  aux  renégats,  se  le 
figura  provisoirement  comme  une  espèce  de  Guy-Fawkes,  bon  à 
brûler  en  place  publique.  Dans  l'intervalle  des  leçons  que  lui  don- 
nait son  père,  l'enfant  passait  la  plus  grande  partie  de  son  existence 
avec  Eleanor  et  Robert  Hilton,  chez  lesquels  on  l'envoyait  jouer, 
car  depuis  la  mort  de  lord  Liverpool,  l'intimité  de  ces  deux  anciens 
compagnons  d'étude,  —  refroidie  pendant  plusieurs  années  par  la 


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IIO'  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

terrible  affaire  des  n  fonds  français,  »  —  s'était  resserrée  de  plus 
belle.  Eleanor  Hilton  n'était  pas  ce  qu'on  appelle  une  jolie  enfant, 
ses  traits  avaient  quelque  chose  de  trop  particmlier,  de  trop  accen- 
tué pour  cela;  maiB  nulle  part  on  n'eût  pu  trouver  créature  plus 
douce,  plus  sensible  et  plus  intelligente.  Robert  au  contraire  joi- 
gnait ^  un  entéteâient  remarquable  une  certaine  violence  de  carac- 
tère. 11  manifestait! aussi  un  penchant  naturel  au  mensonge,  pen- 
chant illogique  et  capricieux,! car. il  lui  arrivait  jTréquemment  de  ne 
pas  vouloir  trahir  la  vérité  pouor  échapper  à  quelque  punition,  et 
plus  fréquemtnent  encore  de  mentir  sans  aucun  tmotif  appréciable. 
Un  autre  vice,  non  moins  fatal,  devait  se.  développer  en  lui  ;  mais 
ceci  n'arriva  iqite  pliiâ  tardu  !    i     i        .    )  -    . 

Quand  Eleanor  eut  douze  ans  et  Robert;  dix,  jl^  eurent  le  malheur 
d€)  perdre  leur  mère.  Presqu'à  la  màme  époque  Austin  Elliot  partit 
pour  Eton,i où  Robert  devait  16)  suivre  deux  ans  plus  tard.  Là  se 
trouvait  dans  la  même  classe  qu'Âustin  un  certain  lord,  Charles 
Barty,  le  fils  puîné  du  duc  de  Gheshire.  Tous  deux  étaient  du  même 
âge,  et  leurs  traits  offraient  une  vague  ressemblance.  Us  se  lièrent 
rapidement  et  en  vertu  de  ce  puissant  attrait  que  les  nobles  cœurs 
ont  toujours  eu  l'un  pour  l'autre.  A  l'arrivée  de  Robert  Hilton, 
Charles  Barty,  d'abord  un  peu  jaloux  de  l'affection  d' Austin  pour 
ce  camar^^de  d'ei^fapce^  réagit  bientôit  contre  un  sentiment  indigne 
de  lui,  et  se  constitua  pour  moitié  le  protecteur  chevaleresque  du 
nouveau  venu.  Malheureusement  l'objet  de  cette  protection  frater- 
nelle ne  tarda  pouit  à  montrer  qu'U  ne  la  méritait  guère.  Ses  mé- 
faits, d'abord  légei's,  prirent  assez  vite  un  caractère  plus  grave. 
Trois  mois  après  son  entrée  à  l'école,  Robert  fut  surpris  un  beau 
jour  dans  la  chambre  de  Charles  3arty,  fouillant  le  pupitre  de  son 
camarade,  que  retenait  dans  les  cours  une  partie  de  cricket  vive- 
ment disputée.  L'alarme  aussitôt  donnée,  on  fit  dans  les  caisses  du 
jeune  déprédateur  une  perquisition  rigoureuse,  et  on  y  découvrit 
une  grande  partie  des  objets  qui  avaient  disparu  depuis  son  admis- 
sion. Lorsqu' Austin  et  Charles  Barty  rentrèrent  en  riapt  de  leur 
partie  de  jeu,  la  mine  venait  d'éclater  sous  leurs  pieds  :  leur  pro- 
tégé n'était  en  somme  qu'un  petit  voleur.  Pour  swver  le  mauvais 
garçon  qu'ils  n'aimaient  plus  guère,  chacun  d'eux  eût  sacrifié  son 
bras  droit;  mais  désormais  il  était  trop  tard.  Ils  plaidèrent  cependant 
pour  lui  les  circonstances  atténuantes,  et  firent  valoir  son  extrême 
jeunesse  auprès  des  élèves  qu'il  avait  rendus  victimes  de  ses  lar- 
cins. Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  comment  leur  requête  fut  accueillie, 
s' adressant  à  des  cœurs  anglais  :  pas  un  des  volés  ne  souilla  mot, 
et  Robert  fut  simplement  renvoyé  chez  lui,  pur  de  toute  publicité 
déshonorante. 


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AUSTITf   ELLIOT.  Hl 

Geoi^e  Hilton  n'en  ressentit  pas  avec  moins  de  vivacité  le  dur 
châtiment  que  recevait  ainsi,  dans  la  personne  de  soa  uaique  fila» 
cette  passion  du  gain,  cette  avidité  désordonnée  qui  avait  été  Tunl*- 
que  mobile  et  presque  l'Unique  vice  de  sa  brillante  carrière.  Atteiiut 
en  plein  cœur,  il  se  cuirassa  le  mieux  qu'il  put,  refusa,  plusieurs 
mois  dorant,  de  voir  l'enfant  dcHit  la  précoce  perversité  lui  caosail; 
de  si  cruelles  angoisses,  et  ne  le  vit  guère  en  effet  de  ce  moment  i 
celui  de  sa  mort.  Un  révérend  ecclésiastique,  d'humeur  accommo^ 
dante  et  facile,  entreprit  l'achèvement  de  cette  éducation  si  com*- 
promise  par  un  désastreux  début.  C'était  un  homme  iateUigent  et 
discret,  fermant  les  yeux  à  propos,  dissimulant  volontiers  les  véri- 
tés désagréables  :  il  s'était  chargé  de  reiEsiire  en  cinq  ans,  et  moyeor 
nimt  mille  livres  sterling,  la  moralité  avariée  qu'on  lui  confiait.  A.u 
bout  de  ces  cinq  ans,  passés  dans  une  cure  du  comté  d'Essex,  à 
l'abri  de  toutes  tentations,  Robert  reparut  plus  blanc  que  neige  aux 
yeux  du  monde,  avec  un  certificat  de  bonne  vie  qui  le  recomman^ 
dadt  très  suffisamment  à  la  confiance  des  imbéciles.  Notre  vieil  ami 
James  Elliot,  qui  n'était  pas  de  cette  catégorie,  conseilla  expressé- 
ment à  son  fils  de  ne  pas  renouveler  connaissance  avec  son  ancien 
camarade.  Austin  obéit  ponctuellement,  et  comme  George  Hilton  le- 
vait à  de  très  longs  intervalles  la  consigne  qui  retenait  Robert  hors 
de  la  maison  paternelle,  les  deux  jeunes  gens  n'eurent  jamais  occa- 
sion de  se  revoir  après  ce  fâcheux  départ  d'Eton.  Il  en  eût  été  tout 
autrement  si  le  jeune  Hilton  fût  rentré  auprès  de  son  père,  car  l'a;^ 
tachement  d'Austin  pour  Eleanor  poussait  chaque  jour  de  plus  pro- 
fondes racines,  et  il  ne  manquait  guère  une  occasion  de  se  trouver 
avec  elle.  Précisément  à  l'époque  où  il  allait  partir  pour  Oxford,  Elea- 
nor HUton  lui  écrivit  que  la  réconciliation  de  son  père  et  de  son 
frère  venait  enfin  d'avoir  lieu  :  ce  dernier  embrassait  la  carrière  des 
armes,  et  sa  commission  était  signée;  mais  alors  s'écroula  le  labo- 
rieux et  fantastique  édifice  élevé  par  le  révérend  précepteur.  Robert 
n'était  pas  au  service  depuis  plus  de  trois  mois,  que  de  mauvais 
bruits  commencèrent  à  circuler  sur  son  compte.  A  ces  rumeurs  suc- 
cédèrent des  accusations  formelles,  accusations  dont  un  conseil  de 
gaerre  eut  bientôt  à  connaître.  Le  dénoûment  fut  aussi  prompt  qu'il 
était  inévitable.  Robert  Hilton  fut  honteusement  chassé  de  l'armée^ 

III. 

James  Elliot,  un  jour  qu'il  remplissait  à  bord  de  son  yacht  offi- 
ciel, et  en  compagnie  de  quelques-uns  des  lords  de  l'amirauté ,  je 
ne  sais  quelle  mission  administrative  fort  importante,  nous  devons 
le  croire,  imagina  d'emmener  son  fils.  Un  de  ces  hauts  fonction- 


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112  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

naires,  — M.  Gecil,  notabilité  parlementaire  des  plus  éminentes,  — 
frappé  de  la  bonne  mine  d'Âustin  et  surpris  de  le  trouver  si  versé 
dans  une  foule  de  connaissances  généralement  étrangères  à  un  étu- 
diant de  cet  âge,  l'invita  gracieusement  à  débarquer  avec  lui  sur  la 
côte  du  pays  de  Galles  et  à  venir  passer  une  quinzaine  dans  son 
château  situé  parmi  les  montagnes  de  Merionethshire.  Austin  était 
un  ambitieux  en  herbe;  il  savait  à  merveille  que  parmi  les  chemins 
qui  mènent  aux  grandeurs  politiques,  un  des  plus  sûrs  est  d'être 
bien  vu  dans  certains  cercles  ordinairement  fort  exclusifs  ;  mais  il 
n'était  nullement  intrigant  et  savait  aussi  que  pour  être  sur  un  bon 
pied  dans  telle  ou  telle  maison,  il  faut  y  entrer  par  la  grande  porte, 
non  s'y  faufiler  par  quelque  issue  dérobée.  C'est  ainsi  que  depuis 
trois  ans,  malgré  son  amitié  pour  Charles  Barty,  —  toujours  déve- 
loppée à  mesure  qu'ils  se  connaissaient  mieux,  —  il  s'était  soigneu- 
sement abstenu  de  paraître  à  Cheshire-House,  où  il  se  réservait 
d'arriver  plus  tard,  sous  un  patronage  plus  imposant  que  celui  de 
son  jeune  camarade.  Dans  de  telles  dispositions,  les  flatteuses  pré- 
venances de  M.  Cecil  lui  parurent  une  victoh-e  de  bon  aloi.  Pré- 
senté à  ce  grand  homme  depuis  quatre  jours,  ils  n'étaient  que  de 
la  veille  dans  des  termes  un  peu  familiers,  et  vingt-quatre  heures 
avaient  suffi  pour  créer  entre  eux  des  rapports  qui  semblaient  ap- 
pelés à  devenir  de  plus  en  plus  infimes.  N'y  avait-il  pas  là  de  quoi 
lui  monter  la  tète?  Ce  fut  donc  pour  lui  une  grande  journée  que 
celle  où,  dans  la  calèche  de  M.  Cecil,  à  côté  de  ce  personnage  il- 
lustre, le  jeune  enthousiaste  vit  pour  la  première  fois  de  sa  vie  se 
dérouler  sous  ses  yeux  cette  imposante  série  de  paysages  que  les 
montagnes  seules  peuvent  offrir.  Dérogeant  à  sa  gravité  habituelle, 
l'opulent  propriétaire  souriait  aux  élans  d'admiration  qu'Austin  ne 
se  donnait  pas  la  peine  de  féprimer,  et,  —  cela  se  voit  souvent  chez 
les  ciceroniy  —  tirait  de  toutes  ces  splendeurs  auxquelles  il  l'ini- 
tiait une  sorte  de  vanité  paternelle.  Ils  arrivèrent  ainsi  à  l'entrée  du 
parc  de  Tyri-y-Rhaïadr  (la  Ferme  de  la  Montagne)  au  moment  où 
le  soleil  allait  disparaître  derrière  le  sommet  du  Snowdon.  Austin 
ne  pouvait  détacher  ses  yeux  de  cette  montagne  sublime  que  l'ombre 
envahissait  peu  à  peu,  mais  dont  la  cime  couronnée  d'une  éblouis- 
sante auréole  semblait  le  théâtre  d'un  vaste  incendie.  —  Allons, 
allons,  jeune  homme,  lui  dit  M.  Cecil,  qui  venait  de  lui  faire  mettre 
pied  à  terre,  marchons  un  peu,  je  vous  prie!...  Je  compta  vous 
montrer  avant  le  dîner  quelque  chose  de  plus  beau  que  tout  cela... 
Il  voulait  parler  d'une  admirable  cascade  tombant  de  cent  mètres 
de  haut,  le  long  d'une  pente  de  granit,  au  fond  d'une  espèce  de 
faille  perpendiculaire,  formée  par  des  rochers  revêtus  d'un  taillis 
sombre;  mais  ce  fut  d'une  autre  façon  qu'il  tint  sa  parole.  En  effet. 


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AUSTIN  ELUOT.  H3 

au  moment  où  le  bouillonnement  furieux  des  eaux  brisées  venait  de 
lui  arracher  un  cri  de  surprise,  Austin  sentit  une  main  se  poser  sur 
son  épaule,  et  comme  il  se  retournait  vivement,  croyant  ne  s'a- 
dresser qu'à  son  hôte  :  —  Ma  fille I...  lui  dit  tranquillement  celui-ci 
en  lui  montrant  suspendue  à  son  cou  une  des  plus  ravissantes  créa- 
tures que  le  jeune  étudiant  eût  jamais  vues,  même  dans  ses  rêves. 
Je  pourrais,  narrateur  moins  scrupuleux,  décrire  ici  minutieu- 
sement toutes  les  sensations  qui  accompagnent  a  un  coup  de  fou- 
dre; »  mais  Austin,  si  prompt  qu'il  fût  d'ordinaire  à  prendre  feu,  — 
ceci  lui  arrivait  tous  les  trois  ou  quatre  mois,  à  tort  et  à  travers,  — 
ne  fut  nullement  foudroyé,  du  moins  sur  le  coup.  11  dtna  de  fort 
bon  appétit,  causa  très  gaîment,  et  s'il  veilla  un  peu  tard  à  sa  fe- 
nêtre, c'est  que  des  balcons  de  Tyn-y-Rhaiadr,  par  une  belle  nuit 
d'été,  le  Snowdon  est  admirable  à  voir,  avec  ses  irisations  presti- 
gieuses qui  font  parcourir  à  l'œil  toute  la  gamme  des  tons  orangés, 
pourpres  et  roses.  Déjà  cependant  il  s'inquiétait  de  sa  belle  hôtesse, 
et,  cherchant  à  se  rappeler  tout  ce  qu'il  en  pouvait  savoir,  ne  trou- 
vait guère  que  ceci  :  elle  était  fille  unique,  et,  dans  quatre  comtés 
diiTérens,  autant  de  grands  domaines  devaient  revenir  un  jour  à 
cette  charmante  héritière.  Pour  un  jeune  homme  imbu  des  idées  du 
monde  et  familiarisé  avec  la  logique  des  salons,  il  y  avait  là  un  pré- 
servatif, im  conseil  de  prudence, — un  réfrigérant,  si  vous  voulez,  — 
qui  eût  arrêté  dans  leur  essor  des  espérances  trop  probablement 
chimériques;  mais  Austin,  jeune  et  naïf  comme  il  l'était  encore,  ne 
pouvait  comprendre  qu'on  fît  entrer  en  ligne  de  compte,  dans  un 
certain  ordre  de  relations,  la  différence  des  rangs  et  des  fortunes. 
Aussi,  dès  le  lendemain  matin,  comblé  de  prévenances  par  la  ravis- 
sante miss  Fanny  et  se  laissant  aller  au  charme  de  la  plus  cordiale 
hospitalité,  le  jeune  étudiant  se  mit-il  à  ébaucher  dans  sa  pensée  je 
ne  sais  quelle  vague  combinaison  ne  comportant  ni  plans  arrêtés,  ni 
projets  définis,  mais  qui  lui  ouvrait  dans  un  avenir  féerique  les  per- 
spectives les  plus  agréables.  Bien  des  circonstances  pourraient  ex- 
pliquer sa  présomption.  Miss  Cecil,  beaucoup  plus  jeune  que  lui, 
avait  déjà  passé  deux  saisons  dans  ce  monde  aristocratique  de  Lon- 
dres où  il  n'avait  pas  encore  mis  le  pied.  De  prime  abord  elle  avait 
revendiqué  le  bénéfice  de  cette  initiation  précoce  qui  la  plaçait  vis- 
à-vis  de  lui  comme  une  espèce  d'oracle;  elle  souriait  à  son  inexpé- 
rience, elle  lui  donnait  des  conseils  presque  maternels,  et,  complè- 
tement rassurée  par  le  sentiment  de  sa  supériorité,  lui  laissait  voir, 
sans  la  moindre  réserve,  le  goi^t  très  naturel  qu'elle  avait  pour  lui, 
pour  sa  franchise  étourdie,  pour  sa  bonne  grâce  chevaleresque,  pour 
sa  gaîté  d'enfant,  çà  et  là  tempérée  par  quelques  retours  de  gravité 
virile,  toujours  imprévus  et  d'un  effet  très  original.  Ajoutons  qu'elle 

TOME  L.  —  186  i.  8 

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IIA  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

le  connaissait  déjà  indirectement  avant  de  l'avoir  vu  chez  son  père^ 
Liée  par  des  circonstances  fortuites  avec  Eleanor  Hilton  et  restée  en 
correspondance  avec  elle,  miss  Cecil  avait  pressenti  dans  les  lettres 
de  son  amie,  où  le  nom  d'Austin  i-evenait  à  chaque  p^e,  un  senti- 
ment plus  tendre  que  la  sympathie  purement  fraternelle  dont  Elea- 
nor réitérait  si  volontiers  l'expression.  Les  propos  du  monde  confir- 
maient d'ailleurs  cette  conjecture  ;  depuis  quelque  temps  déjà,  ils 
mariaient  la  fille  de  George  Hilton  au  fils  de  James  Elliot  :  autant  de 
motifs  pour  que  miss  Cecil  n'éprouvât  aucune  gène  à  manifester 
hautement,  devant  ce  dernier,  la  chaleureuse  bienveillance  dont 
elle  se  sentait  animée  à  son  égard.  Si  Austin  avait  été  assez  fat  pour 
prendre  au  pied  de  la  lettre  tout  ce  qu'elle  lui  disait  de  gracieux, 
il  n'eût  tenu  qu'à  lui  de  se  croire  adoré;  s'il  avait  eu  plus  d'expé- 
rience, il  se  serait  méfié  de  cet  excessif  abandon  :  tel  qu'il  était  et 
avec  ses  idées  un  peu  «  jacobines  »  en  amour,  il  en  vint,  après  deux 
ou  trois  jours  de  cette  familiarité  charmante,  à  concevoir  des  espé- 
rances dont  l'absurdité,  qui  choquera  peut-être  quelques  lecteurs, 
ne  lui  paraissait  pas  autrement  démontrée. 

—  Çà,  lui  dit  un  beau  matin  miss  Cecil,  je  ne  vous  ai  pas  encore 
montré  nos  chiens,  et  c'est  pourtant  une  des  curiosités  du  pays... 
Vous  plairait-il  les  venir  voir  avec  moi?...  Vunder-graduate  d'Ox- 
ford, fin  connaisseur  en  ces  matières,  accepta  la  proposition  avec 
enthousiasme.  Le  chenil  du  château  pouvait  en  eflet  passer  pour  une 
merveille.  On  y  voyait  toutes  les  variétés  de  l'espèce,  depuis  ces 
dogues  à  babines  maillées,  à  l'œil  perdu  sous  la  chair,  au  front  tra- 
versé de  rides  profondes,  dont  l'aboiement  sonore  est  un  signal  de 
mort  pour  l'esclave  fugitif  dans  les  jungles  de  la  Havane,  jusqu'aux 
chiens  du  Saint-Bernard,  —  ces  chiens  du  tourbillon  de  neige  et  de 
l'avalanche, —  animaux  philanthropes  à  la  mine  grave  et  recueillie, 
mais  qui  n'en  sont  pas  moins, — comme  tant  d'autres,  hélas!  — des 
idiots  de  premier  ordre.  Le  buU  anglais  s'y  trouvait  aussi  avec  sa  robe 
blanche  et  ses  yeux  myopes,  si  myopes  qu'il  flaire  au  lieu  de  re- 
garder et  donne  le  frisson  à  ceux  dont  il  vient  frôler  ainsi  les  mol- 
lets. Puis  venait  une  collection  de  terriers  y  parmi  lesquels  il  en  était 
un  d'une  si  merveilleuse  beauté,  qu' Austin  ne  put  retenir  un  cri 
d'ébahissement.  —  Voilà,  disait-il,  le  terrier  de  mes  rêves!...  Jus- 
qu'à présent  je  n'avais  encore  rien  vu  d'aussi  complet. 

—  Permettez-moi  donc  de  vous  l'offrir,  repartit  à  l'instant  miss  Ce- 
cil; promettez  seulement  de  me  donner  une  pensée  toutes  les  fois  que 
vous  vous  sentirez  pour  cet  animal  lyi  bon  mouvement  d'affection. 

—  Recommandation  parfaitement  inutile  1  dit  Austin,  légèrement 
embarrassé  de  se  voir  ainsi  pris  au  mot.  Je  n'ai  pas  besoin  de  chien 
pour  songer  à  vous...  Mais  c'est  là  un  cadeau  tout  à  fait  royal,  et 
je  ne  sais  si  je  dois... 


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AUSTIN  ELUOT.  1^5 

—  Vos  scrupules  viennent  trop  tard,  interrompit  en  riant  la  jeune 
fille  ;  vous  n'avez  plus  qu'à  vous  emparer  de  votre  nouvelle  acqui- 
sition.... 

Malgré  sa  répugnance  à  recevoir  un  présent,  de  cette  valeur, 
Austin,  dompté  par  un  regard  doucement  impérieux,:  s'était  déjà 
penché  pour  se  saisir  du  charmant  petit  animal,*  lorsqu'il  entendit 
retenUr  dansées  massifs  de  feuillage  un  joyeux  et  sauvage  aboie- 
ment suivi  d'un  bruit  de  ramures  brisées,  comme  si  quelque  aigle 
eût  balayé  les  bosquets  de  ses  ailes  puissantes.  Presque  aussitôt,  en- 
veloppant les  deux  promeneurs  de  cercles  toujours  plus  étroits, 
parut  un  chien,  différent  de  tous  les  autres^  iqui  vint  bondir  près 
d'eux  et  les  couvrir  de  caresses.  11  s'aperçut  bien  vite  qu'Austin  était 
une  connaissance  à  faiire,  et  s'arrêta  pour  l'examiner  à  loisir;  mais 
un  moment  après,  dressé  sur  ses  ps^tes  de  derrière^  il  posa  sa  tète 
contre  la  poitrine  du  jeune  homme,  à  qui  ses  grands  yeux  couleur 
de  noisette  semblaient  dire  avec  instance  :  Prenez-moi,  prenez-moi 
de  préférence  à  tous{...  Compagnon  plus  fidèle  et  plup  dévoué,  ja- 
mais vous  ne  le  trouverez,  croyez^-moi  bieml  ^ —  C'était  un  de  ces 
beaux  chiens  de  berger  qu'on  rencontre  parfois  dans  les  montagnes 
d'Ecosse,  noir,  fauve  et  blanc,  avec  une  tête  fine  et  lisse  dont  le  poil, 
qui  commence  à  friser  autour  des  oreilles,  enveloppe  ensuite  le  poi- 
trail et  le  cou  d'une  crinière  ample  et  fourrée.  Si  vous  voulez  vous 
en  faire  une  idée  exacte;  regardez  le  tableau  de  Landseer  intitulé  : 
the  Shepherd's  Bible^  —  et  cependant  le  chien  que  je  décris  ici 
d'après  nature  est  encore  plus  beau  que  celui  dont  le  peintre  a  fait 
son  modèle.  —  Décidément  c'est  celui-ci  qu'il  me  faut,  s'écria 
Austin  tout  à  coup  hors  de  garde...  Je  ne  sais  ce  que  je  donnerais 
d'un  pareil  animal...  Regardez-moi  ces  yeux,  miss  Cecillé»*  Peut-on 
l'acheter?  A  qui  est-il  ? 

— 11  est  à  vous,  répondit-elle  avec  un  nouvel  éclat  de  rire^,  et  je 
vous  sais  gré  de  l'avoir  choisi.  Mon  Rohm  vaut  tous  les  terriers 
Uancs  de  la  création... 

Ainsi  s'accomplit  en  quelques  secondes  un  choix  bien  plus  impor- 
tant qu'il  ne  paraissait  l'être  au  premier  abord.  L'instant  d'après, 
une  voix  dure  s'éleva  derrière  les  deux  jeunes  gens  :  —  «  Votre 
santé,  miss  Cecil?...  Voilà  ce  qu'on  peut  appeler  un  chien  de  race! 
n  voulait  d'abord  se  jetef  sur  moi,  mais  au  premier  ordre  de  votre 
père  il  a  pris  docilement  la  piste  et  m'a  mené  droit  à  vous  comme 
un  \Tai  limier  de  peau-rouge...  11  vous  appartient  sans  doute,  miss 
Cecil?  ^ 

—  Il  appartient  à  M.  Elliot,  répliqua-t-elle  avec  une  froideur 
marquée...  Gomment  vous  portez- vous,  capitaine  Hertford? 


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116  RETUB   DES   DEUX  MONDES. 


IV. 


Le  nouveau  venu  était  un  de  ces  hommes  corpulens  et  trapus,  sur 
l'extérieur  desquels  on  n'est  pas  tenté  de  s'appesantir.  Ses  yeux 
bleu  clair,  profondément  enfouis  dans  leurs  orbites,  lançaient  à  tra- 
vers des  sourcils  touffus  un  regard  qui  n'avait  rien  de  miséricordieux. 
Ses  lèvres  épaisses  et  grossièrement  dessinées  s'entrevoyaient  à 
peine  sous  de  longues  moustaches  rousses  qui  allaient  rejoindre  des 
favoris  d'une  nuance  plus  vive  encore.  Il  regardait  Austin  avec  une 
ardente  curiosité;  celui-ci  l'observait  de  beaucoup  moins  près,  sans 
quoi  il  l'eût  vu  se  mordre  les  lèvres  par  un  mouvement  d'impatience. 
C'était  là  un  hommage  indirect  à  la  remarquable  beauté  du  jeune 
étudiant.  —  Au  diable  sa  jolie  figure!  se  disait  à  part  lui  le  capi- 
taine, j'espérais  ne  pas  le  trouver  si  bien... 

Ici  commença  une  conversation  à  laquelle  le  sous-gradué  d'Ox- 
ford ne  comprit  pas  grand'chose.  Il  y  était  question  d'un  certain 
Mewstone  que  le  capitaine  avait  accompagné  en  Belgique  pour  y 
faire  d'énormes  emplettes  de  dentelles,  et  qu'il  avait  ensuite  laissé 
à  Londres,  chez  les  célèbres  orfèvres  Rundell  et  Bridges,  s' occupant 
de  choisir  une  magnifique  argenterie.  Après  ces  intéressans  détails, 
le  dialogue  changea  tout  à  coup  de  sujet.  —  Pendant  que  votre 
compagnon  de  voyage  courait  après  le  point  de  Malines,  vous  êtes 
resté  à  Bruxelles?  avait  demandé  miss  Gecil...  Peut-on  connaître 
le  motif  de  cette  séparation? 

—  Une  affaire  très  désagréable,  où  -mon  honneur  était  engagé, 
repartit  le  capitaine. 

—  Encore  quelque  rencontre?  reprit -elle  en  se  tournant  brus- 
quement vers  lui. 

—  Pas  le  moins  du  monde,  répliqua-t-il.  Un  jeune  homme,  un 
compatriote,  avait  contrefait  la  signature  de  Mewstone  pour  une 
somme  considérable.  J'ai  dû  le  poursuivre  jusqu'à  Namur  et  tâcher 
de  lui  faire  rendre  gorge.  Une  fois  là,  notre  fugitif  s'est  dérobé.  J'a- 
vais cependant  à  cœur  de  le  rattraper,  car  c'est  par  moi  qu'il  avait 
fait  la  connaissance  de  Mewstone. 

•^  Et  vous  ne  l'avez  pas  suivi  plus  loin? 

—  C'eût  été,  je  vous  assure,  peine  perdue...  Quant  à  Mewstone, 
il  sera  ici  sous  peu  de  jours...  Et  maintenant,  chère  miss,  veuillez 
me  présenter  à*  M.  EUiot. . . 

L' «  introduction  »  eut  lieu  selon  toutes  les  règles.  Le  capitaine 
Hertford,  dont  la  physionomie  était  en  général  insolemment  dédai- 
gneuse, arbora  pour  Austin  le  plus  doux  sourire  de  sa  collection. 
Austin  de  son  côté,  bien  que  ce  sourire  lui  agréât  on  ne  peut  moins, 
désirait  cultiver  la  connaissance  d'i^j?  «  homme  du  monde  »  assez 


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AU8TIN   ELUOT.  117 

habile  pour  captiver  dix  minutes  de  suite  l'attention  de  miss  Gecil 
et  lui  faire  prendre  intérêt  à  ses  moindres  paroles.  Ce  gentleman  lui 
déplaisait  à  coup  sûr,  mais  il  n'en  était  pas  moins  disposé  à  profiter 
de  ses  leçons.  Ainsi  mutuellement  attirés  l'un  vers  l'autre,  ou,  pour 
mieux  dire,  pressés  de  nouer  des  relations  plus  intimes,  ils  se  mi- 
rent, après  avoir  reconduit  miss  Gecil,  à  se  promener  côte  à  côte, 
chacun  fumant  son  cigare,  le  long  des  allées  du  parc.  Robin  les  sui- 
vait tête  basse,  déjà  soumis  à  son  nouveau  maître,  pour  lequel  il 
s'était  senti  dès  l'abord  une  de  ces  inexplicables  sympathies,  une  de 
ces  affections  spontanées  et  sans  motif  dont  la  race  canine  nous  offre 
de  fréquens  exemples.  On  eût  pu  supposer  au  capitaine  Hertford  les 
mêmes  penchans  affectueux;  mais,  en  ce  qui  le  concernait,  nous 
aurons  bientôt  le  mot  de  l'énigme.  Sur  sa  face  rouge  et  massive,  à 
mesure  qu'il  contemplait  son  jeune  interlocuteur,  les  sourires  de 
commande  alternaient  avec  des  froncemens  de  sourcils  presque  hai- 
neux. En  d'autres  circonstances,  peut-être  eût-il  cédé  à  l'attrait 
vainqueur  de  cette  confiante  sérénité,  de  cette  beauté  radieuse, 
qui  plaisaient  si  fort  à  miss  Gecil,  et  dont  Robin  lui-même  semblait 
touché;  mais  Austin,  nous  Talions  voir,  devait,  par  ses  agrémens 
mêmes,  lui  porter  ombrage.  —  Vous  connaissez  les  Hilton?  lui  de- 
manda le  capitaine  après  quelques  propos  insignifians  et  comme 
pour  tâter  le  terrain. 

—  Ce  sont  pour  moi  des  amis  et  non  de  simples  connaissances, 
répondit  Austin. 

—  En  ce  cas,  reprit  son  interlocuteur,  nous  allons  entrer  en  re- 
lations sous  d'assez  fâcheux  auspices...  Vous  m'avez  entendu  parler 
tout  à  l'heure  d'un  jeune  Anglais  dont  les  méfaits  m'ont  retenu  à 
Bruxelles?... 

—  Certainement. 

—  Et  Robert  Hilton  sans  doute  ne  vous  est  pas  inconnu? 

—  Il  était  de  mes  camarades  à  l'école  d'Eton;  mais  depuis  lors  je 
n'ai  plus  revu  ce  pauvre  garçon. 

—  Je  ne  pense  pas  que  vous  soyez  appelé  à  le  revoir  jamais. 

—  Que  voulez-vous  dire,  capitaine  Hertford?...  Est-ce  sa  mort 
que  vous  m'annoncez  ainsi? 

—  Un  peu  plus  de  sang-froid,  â'il  vous  plaît,  mon  jeune  amil... 
Dans  le  monde  où  vous  entrez,  il  faut  envisager  avec  calme  des 
incidens  plus  terribles  encore...  Adossez-vous  à  cette  roche  et  re- 
gardez-moi bien  en  face!...  Robert  Hilton  s'est  suicidé,  à  Namur, 
dans  le  courant  de  la  semaine  passée. 

—  Impossible  1  ou  du  moins  je  ne  lui  aurais  jamais  supposé  assez 
de  courage...  Pauvre  enfant!  Et  comment  cela  s'est-il  fait?..* 
Avait-il  à  se  reprocher  de  nouvelles  fautes?  S'était-il  exposé  à  de 
nouvelles  poursuites? 

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118  RETUE  DES  DEUX  HOin)ES. 

—  Précisément,  et  }*allais  vous  le  dire.  Le  faussaire  que  j'ai  suivi 
à  Namur  n'était  autre  que  ce  malheureux.  Il  m'avait  exaspéré...  J'ai 
reçu  de  lui,  chemin  faisant,  une  lettre  où  il  menaçait,  si  on  le  pous- 
sait à  bout,  de  se  brûler  la  cervelle...  Prenant  ceci  pour  un  vain 
stratagème,  je  n'en  ai  couru  que  plus  vite...  En  arrivant  à  Namur, 
j'ai  su,  malheureusement  trop  tard,  qu'il  ne  m'avah  pas  trompé. 

—  M.  Hilton  est-il  informé  de  ceci? 

—  J'ai  dû  l'en  instruire  avant  tout  autre...  Il  a  pris  la  chose 
moins  à  cowir  que  vous  ne  le  supposez  peut-^tre...  Cet  enfant,  ce 
mauvais  sujet^  n'existait  plus  pour  lui  depuis  des  années. 

—  Pauvre  Eleanorl  s'écria  Austin  avec  une  espèce  de  sanglot. 

—  Vous  voulez  probablement  parler  de  miss  Hilton?  reprit  le  ca- 
pitaine... Pour  elle,  je  dois  le  dire,  l'atteinte  a  été  plus  rude...  Elle 
s'en  remettra  cependant...  Ceci  lui  assure,  à  la  mort  de  son  père, 
un  beau  revenu  de  neuf  mille  livres  sterling,  franc  et  quitte  de  toute 
discussion. 

—  Neuf  mille  ou  neuf  millions,  ce  serait  tout  un,  mis  en  balance 
avec  la  vie  de  son  frère...  Si  vous  en  doutez,  capitaine  Hertford, 
vous  ne  connaissez  guère  la  personne  dont  vous  parlez. 

—  Ni  vous  celle  qui  vous  parle,  repartit  l'autre  en  riant.  Ai-je  dit 
que  miss  Hilton  eût  songé  à  mettre  en  balance  avec  la  vie  de  son 
frère  une  somme  d'argent  quelconque?  Ai-je  dit  que  pour  le  ressus- 
citer elle  ne  sacrifierait  pas  tout  ce  qu'elle  a  de  fortune?...  J'ai  sim- 
plement affirmé  qu'elle  finirait  par  se  consoler,  et  c'est  là,  vous 
pourrez  vous  en  assurer  avec  le  temps,  une  vérité  inexorable. 

—  Au  fait,  dit  Austin,  je  suis  tenté  de  vous  croûre...  Ce  malheu- 
reux était  pour  eux  tous  une  source  d'anxiété»  permanentes...  Il 
est  peut-être  à  souhaiter  qu'elle  l'oublie. 

—  Enfant  que  vous  êtes!  s'écria  le  capitaine  Hertford,  je  vous  ai 
vu  tout  à  l'heure  sur  le  point  de  me  sauter  aux  yeux  pour  avoir  dit 
exactement  ce  que  vous  venez  de  répéter,  peut-être  même  un  peu 
moins...  Aurez-vous  le  bon  goût  d'en  convenir?... 

Austin  fut  obligé  de  baisser  la  tête  devant  cette  terrible  vérité. 

—  Je  devrais  partir  au  plus  vite,  dit-il  après  un  moment  de  silence. 

—  Et  pourquoi  cela?  demanda  le  capitaine. 

—  Mais,...  je  ne  puis  dire...  J'aimerais  à  n'être  pas  loin  d'Eleanor 
quand  je  la  sais  affligée. 

—  Diable,  diable!  dit  le  capitaine.  A-t-elle  tant  de  droits  sur 
votre  cœur?... 

Et,  tournant  la  tête  d'un  autre  côté,  il  ajouta  négligemment  :  — 
Je  ne  vois  pas  que  notre  hôte  ait  par  ici  grande  abondance  de 
gr ornes  (1). 

(1)  Espèce  de  coq  de  bruyère. 

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AUSTIN   EUIOT.  119 

—  En  véritét  noD*  répondit  Austin  sans  faire  attention  à  cette  der-^ 
nière  remarque...  Mais,  voyez-TOus»  on  nous  a  élevés  comme  frère 
et  sœur»  miss  Hilton  et  moi,  oontinua-t-il  avec  quelque  iiésitation, 
et  non  sansroagir  un  peu. 

—  C'est  donc  pour  cela  qu'on  m'a  tant  parlé  de  votre  bonne  ami- 
tié... Savez-vous  que  miss  Cecil  est*bien  belle? 

—  Ah!  certes...  Il  n'y  a  pas  deux  avis  là-dessus. 

—  Vous  seriez-vous  laissé  prendre  à  tant  de  charmes? 

—  Y  songez-vous?  En  si  peu  de  temps?... 

C'est  tout  au  plus  si  Austin  put  ajouter  d'une  voix  contrainte  : 
—  J'espère  bien  être  libre  encore. 

—  Tant  pis  pour  vous,  mon  bon  Elliotl...  Je  vous  aurais  cru 
mieux  avisé,  repartit  le  capitaine. 

Dans  la  longue  lettre  de  condoléance  qu' Austin  écrivit  le  jour 
même  à  Eleanor,  c'est  tout  au  plus  s'il  faisait  mention  de  miss  Ce- 
cil,  dérogeant  ainsi  à  l'habitude  qu'il  avait  prise  de  lui  confier,  à 
mesure  qu'elles  se  succédaient,  toutes  ses  fantaisies  amoureuses. 
IfUss  Hilton  se  tenait  à  merveille  dans  son  humble  rôle,  embarrassée 
seulement  de  se  reconnaître  au  milieu  de  tant  de  péripéties  di- 
verses, et  ne  parvenant  pas  toujours  à  mettre  sous  leurs  véritables 
noms  les  conseils  prudens,  les  félicitations,  les  consolations  qu'elle 
adressait  tour  à  tour  à  ce  «  frère  »  volage.  Ce  fut  cette  fois  lord 
Charles  Barty  qu'il  choisit  pour  confident.  L'épttre  où  il  lui  peignait 
éloquemment  les  symptômes  de  sa  passion  naissante  alla  chercher 
son  ami  dans  la  capitale  du  Piémont,  où  le  duc  et  la  duchesse  de 
Cheshire  faisaient  alors  les  préparatifs  d'une  véritable  «  campagne 
d'Italie  »  entreprise  à  la  tête  d'une  armée  de  peintres  et  d'érudits. 
Lord  Charles  fr^^pa  du  pied  en  lisant  les  périodes  sentimentales 
de  son  imprudent  camarade,  et  les  plaça  immédiatement  sous  les 
jeux  de  son  père,  qui  prit  à  son  tour  un  air  très  soucieux.  Ce  di- 
gne seigneur  manquait  d'esprit,  —  les  Barty,  généralement  par- 
lant, ne  brillent  pas  de  ce  côté,  —  mais  il  avait  au  plus  haut  point, 
qualité  bien  autrement  précieuse,  un  sentiment  très  élevé  de  droi- 
ture et  d'honneur.  Il  déclara  que  dans  cette  affaire  un  blâme  sérieux 
avait  été  encouru  soit  par  M.  Cecil,  soit  par  miss  Cecil,  soit  par  Aus- 
tin. Dans  tous  les  cas,  il  fallait  prévenir  au  plus  vite  ce  dernier. 
Lord  Charles,  bien  convaincu  de  ceci,  aurait  fait  jouer  le  télégraphe, 
si  le  télégraphe  eût  existé  en  1844  de  Turin  à  Londres.  Faute  de 
mieux,  il  écrivit,  et  sa  lettre,  arrivée  en  temps  utile,  aurait  eu 
l'effet  le  plus  salutaire.  Malheureusement,  tandis  qu'elle  courait  la 
poste,  Austin  passait  la  plus  grande  partie  de  ses  journées  avec  miss 
Cecil  dans  de  longs  tête-à-tête  que  le  capitaine  Hertford  mettait  un 
soin  perfide  à  leur  ménager  en  accompagnant  exactement  M.  Cecil, 
lorçque  ce  dernier  allait  faire  ses  tournées  agricoles.  Certain  jour 

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120  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'Austin,  par  un  juste  sentiment  des  convenances,  avait  cru  devoir 
sortir  avec  eux,  un  des  fermiers,  plaidant  pour  l'adoption  de  je  ne 
sais  quel  assolement,  s'adressa  directement  à  lui  avec  une  défé- 
rence, des  coups  de  chapeau,  des  sourires  inexplicables  ;  puis,  sur 
un  mot  que  l'intendant  lui  dit  à  l'oreille,  cet  homme  rengaina  ses 
complimens  et  ses  révérences,  qui  firent  place  à  l'indifférence  la 
plus  maussade.  Cet  incident,  qui  sous  diverses  formes  s'était  repro- 
duit trois  ou  quatre  fois,  sollicita  naturellement  la  curiosité  d'Aus- 
tin.  —  Il  faut,  disait-il  au  capitaine,  tandis  qu'ils  s'en  revenaient 
bras  dessus,  bras  dessous,  il  faut  qu'un  individu  porteur  du  nom 
d'Elliot  ait  commis  dans  ces  contrées  quelque  forfait  haïssable. 
Avant  qpi'on  ne  sache  qui  je  suis,  chacun  m'accable  de  prévenances 
et  de  civilités;  m'a-t-on  nommé,  les  sourires  disparaissent,  les  phy- 
sionomies se  ferment,  on  me  traite  avec  une  négligence  qui  res- 
semble à  du  mépris...  Pourriez-vous  par  hasard  m' expliquer  ce  phé- 
nomène? 

—  C'est  tout  au  plus  si  une  conjecture  m'est  permise,  répondit 
le  capitaine  après  un  moment  d'hésitation.  J'imagine,  —  notez  bien 
ceci,  j'imagine,  —  que,  voyant  au  bras  de  M.  Cecil  un  jeune  dandy 
aussi  bien  tourné,  les  gens  dont  vous  parlez  supposent  qu'il  vous  a 
choisi  pour  gendre. 

—  Soit,  reprit  Austin;  mais  pourquoi  perdent-ils  cette  flatteuse 
idée  aussitôt  que  mon  nom  est  prononcé  devant  eux?... 

Cette  question  si  précise  ne  laissa  pas  de  gêner  le  capitaine,  qui 
pouvait  fort  bien,  mais  ne  voulait  pas  y  répondre.  Pour  rompre  les 
chiens,  il  feignit  une  distraction,  et  par  quelque  allusion  blessante 
à  la  beauté  de  Robin,  plaçant  Austin  sur  la  défensive,  il  lui  fit  per- 
dre de  vue  le  sujet  qu'ils  venaient  d'aborder  ensemble.  D'après 
ses  calculs,  il  avait  encore  devant  lui  trois  ou  quatre  jours.  Il  les 
lui  fallait  pour  qu' Austin  devînt  éperdument  amoureux  de  miss 
Cecil,  et  risquât  une  démarche  décisive,  de  nature  à  le  perdre 
dans  l'esprit  d'Eleanor  Hilton.  Celle-ci  devait  hériter  et  probable- 
ment hériter  bientôt  d'une  magnifique  fortune.  Plus  ou  moins  im- 
pliqué dans  le  récent  trépas  de  son  frère  et  tenu  de  se  justifier 
auprès  d'elle,  le  capitaine  avait  par  là  même  une  occasion  toute 
simple  de  se  créer  des  relations  avec  la  famille.  On  peut  suivre  d'ici 
la  marche  de  ses  idées  et  deviner  maintenant  pourquoi  il  avait  inté- 
rêt à  laisser  sur  les  yeux  d'Austin  le  bandeau  de  ses  illusions  juvé- 
niles. Ce  bandeau  tomba  le  huitième  jour,  et  voici  comment  :  c'était 
un  dimanche,  et  M.  Cecil  ainsi  que  le  capitaine  s' étant  dispensés 
d'aller  au  service,  sous  prétexte  qu'on  officiait  en  langue  galloise, 
Austin  escorta  naturellement  sa  jeune  hôtesse.  Comme  ils  s'en  re- 
venaient par  le  petit  sentier  qui  passe  au  pied  de  la  cascade,  et 
comme  ils  traversaient  ^e  pont  de  bois  où  les  deux  jeunes  gens 

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AU6TIN   ELUOT.  121 

avaieût  été  présentés  l'un  à  l'autre,  un  gentleman  de  haute  taille 
et  de  belle  prestance  parut  tout  à  coup  à  la  cime  de  la  montée  qu'ils 
allaient  gravir.  Dès  qu'elle  l'eut  aperçu,  miss  Cecil  laissa  échapper 
un  léger  cri,  et  à  peine  Austin  eut-il  surpris,  sous  l'ampleur  du 
chile  qui  les  recouvrait,  le  frémissement  de  ses  petites  mains  gan- 
tées, qu'il  eut  pleine  conscience  de  sa  déplorable  erreur.  Ces  petites 
mains  émues  venaient  de  porter  le  coup  de  mort  à  son  amour  nais- 
sant, et  d'une  manière  aussi  sûre  que  s'il  eût  vu  ce  cavalier,  vers 
lequel  semblait  les  attirer  une  force  irrésistible,  prendre  la  jeune 
fille  dans  ses  bras  et  plonger  avec  elle  au  fond  du  gouffre  écumant 
qui  s'ouvrait  à  leurs  pieds. 

En  homme  bien  élevé  qu'il  était,  il  tourna  la  tête  du  côté  de  la 
cascade  pour  ne  pas  gêner  leur  rencontre  par  des  regards  indiscrets. 
Quand  il  \ts  revit,  ils  étaient  debout,  leurs  mains  enlacées,  leurs 
regards  pour  ainsi  dire  mêlés,  —  rayonnans  de  beauté,  resplendis- 
sans  de  tendresse.  11  crut  comprendre  qu'ils  parlaient  de  lui.  Et  en 
effet,  se  rapprochant  d'eux,  il  fut  officiellement  présenté  par  miss 
Cecil  à  lord  Mewstone. 

V. 

Le  malheureux  était  seul  à  ignorer  un  mariage  convenu  depuis 
quatre  mois,  et  dont  la  cour  et  la  ville  s'étaient  occupées  jusqu'à 
satiété  :  —  arrangement  de  famille,  car  les  domaines  de  M.  Cecil  et 
de  lord  Mewstone  étaient  contigus  sur  plusieurs  points;  —  combi- 
naison politique,  attendu  que  M.  Cecil,  n'ayant  pas  de  fils,  ne  se 
souciait  pas  de  quitter  encore  la  chambre  des  communes  pour  celle 
des  lords,  et  que  ce  mariage  de  sa  fille  avec  un  membre  de  la  pairie 
lui  laissait  le  loisir  d'ajourner  sa  retraite  à  des  temps  moins  trou- 
blés. Que  venait  donc  faire  Austin  avec  ses  visées  au  milieu  de  si 
grosses  considérations,  encore  étayées  par  la  solide  et  sincère  affec- 
tion que  se  portaient  les  deux  fiancés?  11  comprit  si  bien  sa  bévue 
que  le  soir  même  il  prit  congé  de  ses  hôtes,  prétextant  la  nécessité 
de  se  remettre  à  ses  études  et  de  conquérir  au  plus  tôt  son  dernier 
grade  universitaû-e.  Le  capitaine  Hertford  voulut  l'accompagner 
jusqu'à  Chester,  où  il  allait  retrouver  le  chemin  de  fer  qui  en  1844 
ne  s'étendait  pas  au-delà  de  cette  ville. 

Quand  ils  furent  ensemble  sur  la  même  banquette ,  le  capitaine 
regarda  Austin  à  la  dérobée.  Un  grand  changement  s'était  fait  de- 
puis vingt-quatre  heures  dans  cette  physionomie  hier  encore  si  ra- 
dieuse et  si  insouciante.  Elle  était  belle  de  calme  concentré,  de  dé- 
pit amer,  de  passion  contenue.  Telle  devait  être  à  peu  près  celle  de 
Bonaparte  foudroyant  lord  Whitworth,  et  l'œil  d'aigle  du  premier 
consul  ne  jetait  certainement  pas  plus  d'éclairs  que  ceux  de  notre 

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122  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

amoureux  déçu,  —  ces  grands  yeux  bleus  cerclés  de  bistre.  Chaque 
fois  que  le  capitaine  lui  adressait  la  parole,  ils  semblaient  lui  lancer 
un  injurieux  défi.  —  Gomment  vous  permettez-vous  de  troubler  ma 
douleur?  lui  disaient-ils  éloquemment.  —  Et  ils  finirent  par  impo- 
ser silence  à  ce  vétéran  des  guerres  indiennes,  à  ce  duelliste  sans 
remords.  —  Ce  garçon-là  ira  loin,  murmurait-il  sous  sa  moustache; 
il  a  du  nerf,  le  diable  m'emporte!  —  Après  quelques  tnilts  silen- 
cieusement franchis,  un  changement  subit  s'opéra  dans  les  disposi- 
tions d'Austin.  Dût-il  parler  à  ce  soldat  grossier  dont  il  entrevoyait 
<îependant  les  basses  menées,  la  duplicité  mystérieuse,  il  fallait  qu'il 
s'épanchât.  Après  tout  c'était  un  homme,  un  homme  qui  savait  te- 
nir un  sabre,  un  homme  dont  on  vantait  la  témérité  guerrière.  Aussi, 
levant  les  yeux  tout  à  coup  et  lissant  de  la  main  la  tête  soyeuse  que 
Robin  venait  de  poser  sur  ses  genoux,  il  articula  ces  paroles  à  voix 
presque  basse  :  —  J'étais  réellement  fou  de  cette  femme!... 

Hertford  jeta  du  côté  du  cocher  un  regard  significatif;  mais  Aus- 
tin  avait  tout  exprès  mesuré  l'accent  de  ses  paroles  et  la  portée  de 
son  organe  vibrant.  —  Parions  que  vous  êtes  furieux  contre  moi  ! 
dit  alors  le  capitaine  sur  le  même  ton. 

—  Contre  vous?...  Pas  le  moins  du  monde.  Je  ne  m'en  prends 
qu'à  moi-môme. 

—  Vous  pourriez  m'en  vouloir  de  ne  pas  vous  avoir  dit  qu'elle 
était  fiancée  à  mon  ami. 

—  Non...  Cela  ne  vous  regardait  en  rien;  vous  avez  agi  en  homme 
du  monde...  Mais  moi,  moi,...  de  quelle  niaiserie  j'ai  fait  preuve  ! 

—  Pas  tant  que.  vous  croyez...  Vous  êtes  joli  garçon,  vous  êtes 
ambitieux,  rien  de  plus  naturel  et  de  plus  légitime...  Voyez  plutôt 
ce  qui  est  arrivé  à  Charles  Bâtes... 

Et  il  entama  là-dessus  une  interminable  histoire.  Je  ne  voudrais 
pas  assurer  que  cette  forme  de  consolation  fût  très  goûtée  d'Austin 
Elliot;  mais  je  n'en  connais  pas  d'efficace  en  pareille  matière  et  en 
pareille  circonstance. 

En  arrivant  à  Londres,  Austin  trouva  chez  lui  une  lettre  qu'on 
venait  d'y  déposer  à  tout  hasard.  Elle  était  d'Eleanor  et  ne  conte- 
nait que  ces  mots  :  «  Mon  père  est  malade.  Venez  au  plus  vite.  E.  H.  » 
Dix  minutes  après,  il  sonnait  à  la  porte  de  ses  amis,  logés  dans  Wil- 
ton-Crescent.  Chose  étrange,  l'idée  de  revoir  Eleanor  lui  inspirait 
une  sorte  de  répugnance.  Il  aurait  à  lui  conter  sa  dernière  aventure, 
et  ne  savait  comment  s'y  prendre.  Son  cœur  battit  de  crainte,  oui, 
de  crainte,  quand  le  bruit  d'une  robe  de  soie  l'avertit  qu'en  se  re- 
tournant il  allait  se  trouver  face  à  face  avec  cette  terrible  personne... 

Elle  était  là,  délicate,  mignonne  et  brune,  mise  avec  un  soin  ex- 
quis, sans  aucune  couleur  voyante,  frêle  petit  argus  aux  ailes  gri- 
sâtres, qu'on  semblait  pouvoir  écraser  du  doigt.  Sans  prononcer  une 

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AUSTIN   EIXIOT.  12$ 

parole,  cette  fée  mouché  avait  joint  machinalement  ses  mains  de- 
vant elle.  Si  le  regard  d'Austin  fût  tombé  sur  ces  mains  frémis- 
santes, elles  lui  eussent  certainement  appris  quelque  chose  dont  il 
ne  se  dautait  point.  Il  aurait  reconnu  cette  émotion  qui,  deux  jours 
plus  tôt,  au  pied  de  la  cascade,  avait  si  cruellement  dissipé  ses  folles 
espérances;  mais  il  ne  vit  pas  ces  mains,  et  par  une  bonne  raison  : 
c'est  qu'il  s'était  enjoint  de  la  regarder  au  visage^  Nous  avons  déjà 
dit  que  ce  visage  n'était  pas  ce  qu'on  appelle  joli.  En  revanche  et 
malgré  ses  irrégularités,  —  malgré  cette  lèvre  supérieure  un  peu 
trop  rapprochée  du  nez,  malgré  le  menton  plus  court  et  plus  fuyant 
qu'il  ne  Teût  fallu,  —  il  avait  son  incontestable  beauté,  principale- 
ment due  à  l'humble  et  doux  langage  de  ses  grands  yeux  de  gazelle, 
bruns  et  lustrés.  Ce  langage  pouvait  se  traduire  ainsi  :  «  je  suis  un 
pauvre  petit  être  disgracié,  bien  chétif  et  bien  laid  peut-être;  mais 
si  vous  le  vouliez,  mon  Dieu  !  comme  je  saurais  vous  aimer I...  » 

Ce  ne  fut  pourtant  pas  là  ce  qu'elle  dit  à  Aust'm.  Elle  prit  dans 
les  siennes  les  deux  mains  qu'il  lui  tendait  à  la  fois,  et  prononça 
lentement  ces  mots:  «J'étais  sûre  de  vous  voir  aujourd'hui...  » 

Et  comme  il  se  hâtait  de  s'informer  du  malade,  la  tante  Maria  fit 
son  entrée.  Elle  était  imbue  de  cette  idée  qu'il  ne  faut  jamais  lais- 
ser durer  le  tête-à-tête  de  deux  jeunes  gens.  Nez  romain,  menton 
proéminent^  face  couperosée ,  embonpomt  majestueux ,  héiissée  de 
broches,  sonnant  l'orfèvrerie  à  chaque  pas,  toujours  enveloppée 
d'un  châle  et  promenant  autour  d'elle  une  atmosphère  imprégnée 
de  patchouli,  telle  était  cette  femme  impérieuse  devant  qui,  dès  sa 
première  enfance,  Eleanor  avait  appris  à  trembler.  EUe  avait  en  ce 
moment  sa  mine  la  plus  imposante,  et  d'un  geste  congédia  sa  nièce. 
—  Ce  pauvre  frère  est  au  plus  mal,  mon  cher  Austin,  dit-elle  au 
jeune  homme..*  Il  demande  à  chaque  minute  votre  père...  Com- 
ment nous  tirer  de  là  ?.. . 

—  Impossible...  Mon  père  a  dû  partir  pour  les  Hébrides...  Per- 
mettez-vous que  je  monte  ? 

—  Ce  serait  peut-être  une  imprudence,..  Je  ne  sais  vraiment 
pas...  Due  figure  étrangère... 

—  Je  ne  suis  pourtant  pas  un  étranger  pour  lui,  reprit  Austin, 
luttant  avec  effort  contre  les  répugnances  visibles  de  la  chère  tante. 

—  Par  quel  hasard  vous  trouvez -vous  ici?  continua-t-elle  de 
mauvaise  grâce  et  d'un  air  soupçonneux,  qui  devint  un  air  tout  à 
fait  contrarié  lorsqu'elle  sut  qu'Ëleanor  avait  écrit  à  Austin. 

Le  médecin,  qui  vint  à  passer  en  ce  moment,  trancha  la  difficulté; 
il  autorisa  Austin  à  se  rendre  auprès  du  malade  aussitôt  que  celui- 
ci  serait  sorti  de  l'espèce  de  stupeur  somnolente  que  l'on  cherchait 
à  combattre.  Le  révdl  n'eut  lieu  qu'une  ou  deux  heures  plus  tard. 
Austin  trouva  le  moribond  sur  son  séant,  et  lui  supposa  d'abord,, 


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12&  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tant  son  attitude  était  calme,  la  pleine  conscience  de  lui-même; 
mais  aux  premiers  mots  il  s'aperçut  de  son  erreur.  George  Hilton  le 
prenait  pour  James  Elliot.  —  Je  comptais  sur  vous,  lui  dit-il,  je  sa- 
vais que  vous  me  seriez  fidèle  jusqu'au  bout...  A  propos,  ils  sont 
venus,  les  deux  autres...  Pourquoi  n'étiez-vous  pas  avec  eux?... 
Âustin  murmura  quelques  paroles  inintelligibles. 

—  C'est  étonnant,  reprit  le  moribond,  comme  vous  parlez  tous 
d'une  manière  confuse...  A  peine  puis-je  saisir  ce  que  vous  dites... 
Bientôt  nous  nous  entendrons  mieux,  je  l'espère...  L'entrevue  a  été 
fort  gaie,  croyez-le  bien...  Eleanor  était  là,  elle  pourra  vous  le 
dire...  N'est-ce  pas,  mon  enfant,  vous  étiez  là,  au  milieu  de  la 
nuit?... 

Fort  pâle  et  baissant  les  yeux,  elle  répondit  par  un  geste  aflir- 
matif. 

—  Vous  étiez  là,  je  me  le  rappelle  bien,  assise  sur  le  lit...  Us 
étaient,  eux,  sur  ces  deux  fauteuils...  Vous  savez  de  qui  je  veux 
parler? 

—  Non,  balbutia  Austin,  qui,  devant  ce  délire  de  l'agonie,  sen- 
tait ses  cheveux  se  hérisser. 

-^Comment!  non?...  Et  qui  donc,  à  votre  avis,  ce  pourrait-il 
être?...  Jenkinson  dans  ce  fauteuil-là,...  Ganning  dans  celui-ci... 
Nous  avons  bien  ri,  je  vous  assure,...  et  si  fort  que  ma  fille  s'est 
éveillée...  C'est  alors  qu'elle  est  venue  s'asseoir  sur  le  lit...  Deman- 
dez-lui plutôt!...  Jenkinson  portait  son  fameux  habit  brun,  et  Gan- 
ning se  moquait  de  lui...  Chose  étrange,  ils  avaient  perdu  cet  air 
de  fatigue  et  d'ennui,  cette  pâleur  maladive  de  leurs  dernières  an- 
nées... Vous  nous  eussiez  retrouvés,  figures  imberbes  et  joyeuses, 
tels  que  nous  étions  tous  les  quatre  à  Oxford  il  y  a  cinquante-cinq 
ans...  Vous  ne  savez  pas?...  L'affaire  d'Austerlitz  est  oubliée,  par- 
donnée  il  y  a  longtemps...  Je  voudrais  maintenant  me  rendormir 
un  peu  avant  de  m' éveiller  pour  en  finir... 

Et  il  se  laissa  retomber  sur  l'oreiller;  mais  la  minute  d'après, 
tournant  vers  Austin  un  inquiet  regard  :  — Elliot,  Elliot!...  êtes- 
vous  encore  là? 

—  Oui,  répondit  aussitôt  le  jeune  homme,  qui  jugea  inutile  de 
le  détromper. 

•     —  J'allais  oublier  le  plus  essentiel,  reprit  Hilton...  Croyez-vous, 
Elliot,  que  votre  fils  voulût  épouser  ma  fille?... 
Austin  demeura  muet  devant  cette  question  imprévue. 

—  Vous  dites?...  Je  n'entends  pas  bien,...  recommença  l'agoni- 
sant. Elle  n'est  pas  jolie,  je  le  sais;  mais  sa  douceur,  sa  bonté  pas- 
sent tout  ce  qu'on  peut  imaginer...  Vous  savez  qu'elle  sera  immen- 
sément riche...  Il  a  bon  cœur,  il  est  plein  d'esprit,  il  doit  être 
ambitieux...  Enrichi  par  elle,  s'il  veut  travailler  dur,  il  deviendra 


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AUSTIN   ELUOT.  125 

premier  ministre...  Je  souhaiterais  que  tout  cela  pût  s'arranger... 
Jenkinson  prétend  qu'elle  est  jolie,  mais  il  ne  s'y  connaît  pas...  Il  est 
de  mon  avis  quant  au  jeune  homme...  Voyons,  que  dites-vous?... 
Parlez  plus  haut!...  Avec  l'argent  de  ma  fille,  il  aura  le  monde  à 
ses  pieds;  sans  cet  argent,  il  ne  sera  jamais  qu'un  chercheur  de 
places...  Ne  regrettez  pas  miss  Cecil!...  Jamais  son  père  n'a  songé 
à  vous  la  donner...  On  s'est  joué  de  votre  pauvre  garçon;  mais, 
s'il  épouse  Eleanor,  il  aura  de  quoi  prendre  sa  revanche  contre  cin- 
quante Mewstone...  Voyez  cela,...  voyez...  Bonne  nuit!... 

Ainsi  se  termina  cette  carrière  dont  nous  avons  esquissé  les  bril- 
lans  débuts.  George  Hilton  s'endormit  effectivement,  et  ne  se  ré- 
veilla que  «  pour  en  finir.  » 

Si  Ton  veut  bien  songer  qu'Austin  avait  été  dès  le  berceau  fa- 
çonné à  l'ambition  politique,  on  se  rendra  peut-être  compte  de 
l'effet  qu'avaient  produit  en  lui  ces  deux  phrases  :  «enrichi  par  elle, 
il  sera  premier  ministre,  »  et  :  «  s'il  épouse  Eleanor,  il  aura  de  quoi 
prendre  sa  revanche  contre  cinquante  Mewstone.  »  Elles  tintaient 
continuellement  à  ses  oreilles  et  parlaient  à  ses  plus  énergiques 
instincts.  Par  cela  même  que  la  tentation  était  forte,  il  s'en  méfia 
cependant,  et,  quinze  jours  après  les  funérailles  de  M.  Hilton,  ses 
amis  auraient  pu  le  voir,  non  sans  quelque  orgueil,  galoper  dans  la 
direction  d'Esher,  qu'habitait  alors  l'héritière  en  deuil,  pour  lui  no- 
tifier, avec  tous  les  égards  dus  à  l'amitié,  qu'il  entendait  bien  ne 
l'épouser  jamais. 

Ce  fut  le  vieux  James  qui  vint  lui  ouvrir  la  porte,  —  un  ancien 
serviteur  blanchi  au  service  de  M.  Hilton,  et  qui  tout  enfant  avait 
assisté,  lui  aussi,  à  la  prise  de  la  Bastille.  Quand  il  reconnut  Austin, 
son  visage  ridé  s'illumina  d'un  sourire.  —  Vous  arrivez  bien,  lui 
dit-il  avec  un  regard  d'intelligence;  ils  ne  vous  verront  pas,...  ils 
sont  du  côté  des  écuries. 

—  De  qui  parlez-vous?  demanda  Austin,  égayé  par  cette  mysté- 
rieuse apostrophe. 

—  De  qui  parlerais-je,  si  ce  n'est  de  la  tante  et  du  capitaine 
Hertford?... 

Jamais,  par  parenthèse,  le  valet  de  chambre  émérite  ne  pronon- 
çait le  nom  de  miss  Maria  Hilton,  la  tante  d' Eleanor.  Toute  formule 
de  respect  répugnait  à  l'aversion  qu'il  lui  çivait  vouée. 

—  Ah!  diable!  pensa  Austin.  Et  qui  est  le  capitaine  Hertford? 
demanda-t-il  ensuite  avec  une  feinte  curiosité. 

—  Le  même  que  vous  avez  rencontré  il  y  a  quinze  jours  dans  le 
pays  de  Galles,  quand  vous  vous  fûtes  épris  de  miss  Cecil,  le  même 
(pii  vous  accompagna  au  retour  et  à  qui  vous  fîtes  si  adroitement 
vos  confidences...  Soyez  tranquille,  elles  n'ont  pas  été  perdues... 


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126  REVUE  DBS  DEUX  HONDES. 

Puisque  vous  voulez  le  savoir,  master  Austin,  voilà  ce  que  c'est  que 
le  capitaine  Hertford. 

—  Et  que  fait-il  ici?  reprit  Austin  à  demi-voix. 

—  Naturellement,  fépliqua  James  d'un  ton  sardonique,  il  fait  la 
cour  à  la  tante...  £t  maintenant,  si  vous  voulez  voir  à  votre  aise 
miss  Eleanor,  dépêchez  -  vous  d'entrer  avant  qu'il  ne  vous  ait 
aperçu...      :        i  i 

En  mtoie  temps  qu'il  prononçait  ces  paroles,  il  ouvrit  la  porte  du 
salon  et  annonça  :  a  Jftw/^  Austin.  » 

Eleanor  se  leva  pour  venir  au-devant  de  ce  visiteur  toujours  bien 
accueilli;  elle  tendit  ses  mains  ve^s  lui,  mais  cela  ne  suffisait  pas; 
elle  prit  les  deux  mains  qu'il  lui  offrait,  mais  cela  ne  suffisait  pas 
encore,-t-si  bien  que,  la  voyant  tout  à  coup  fondre  en  larmes,  Aus- 
tin la  saisit  dans  ses  bi^as  et  posa  un  baiser  sur  soq  front. 

—  Je  suis  bien  triste,  allez,  lui  ditr-elle.  Vous  avez  bien  fait» 
cher  frère,  de  me  venir  voir. 

—  Et  moi  donc,  chère  sœur  !  repartit  le  jeune  homme  avec  une 
entière  franchise,  bien  que  sa  tristesse  eût  pu  paraître  une  énigme  à 
ceux  qui  l'eussent  vu  quelques  instans  auparavant,,  lancé  à  toute 
bride  sur  les  routes  verdoyantes  du  Surrey,  franchir  les  barrières 
de  quelque  route  conununale  et  siffler  Robin,  qui  s'égarait. 

—  Contez-moi  donc  bien  vite  vos  peiues,  dit  Eleanor,  séchant  ses 
larmes.  En  me  parlant  de  vos  chagrins,  vous  me  ferez  oublier  ma 
douleur...  Il  s'agit,  n'est-il  pas  vrai,  de  Fanny  Cecil?...  En  recevant 
vos  dernières  lettres,  empreintes  de  tant  de  mélancolie  et  où  jamais 
il  n'était  question  d'elle,  je  me  suis  bien  doutée... 

— Et  vous  ne  vous  trompiez  pas,  interrompit  Austin,  peu  curieux 
d'entendre  la  fin  de  la  phrase...  Mais  d'où  vous  vient,  s'il  vous 
plaît,  une  si  rare  pénétration?... 

<(  De  ce  que  je  vous  aime,  »  eût  pu  répondre  Eleanor,  simos  deux 
jeunes  gens  se  fussent  trouvés  en  ce  moment  dans  le  palais  de  la 
Vérité;  mais  la  scène  se  passait  dans  une  villa  du  Surrey,  et  on  pou- 
vait voir,  des  fenêtres  du  salon,  la  tante  Maria  se  promener  bras  des- 
sus, bras  dessous  avec  le  capitaine  Hertford.  Aussi  la  jeune  fille  ne 
dit-elle  rien  de  semblable. 

—  Pour  qui  connaît  Fanny  Cecil,  reprit -elle,  pareille  énigme 
n'avait  rien  de  mystérieux. ...  Si  j'avais  prévu  que  le  hasard  vous 
jetterait  sur  son  chemin,  j'aurais  pu,  cher  frère,  vous  instruire  du 
mariage  déjà  convenu  et  vous  épargner  une  déception  cruelle... 
Maintenant,  Austin,  continua-t-elle  avec  beaucoup  de  calme,  j'ai 
quelque  chose  de  très  essentiel  à  vous  dire... 

Levant  aussitôt  les  yeux  sur  elle,  le  jeune  honune  fut  frappé  de 
l'espèce  de  contraction  qui  transformait  en  un  masque  p&le  et  ri- 


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AUSTIN   ELUOT.  127 

gide  le  doux  visage  d'Ëleanor.  Il  la  voyait,  se  dit-il,  comme  elle 
serait  sans  doute  dans  quelque  lointain  avenir.  Ce  qu'elle  pensait 
en  ce  moment,  nous  allons  le  révéler.  Préférant  Âustin  à  toute  autre 
p^soone  au  monde,  et  le  préférant  surtout  à  elle-même,  elle  se  di- 
sait qu'avec  irn  peu,  très  peu  d'adresse,  elle  pourrait  devenir  sa 
femme,  lui  donner  la  richesse ,  les  joies  de  l'ambition,  se  mettre  de 
moitié  dans  ses  triomphes  et  de  moitié  dans  ses  revers,  lui  montrer 
les  voies  du  monde  et  leurs  pièges  cachés,  —  mieux  encore ,  ra- 
mener au  pied  du  même  autel,  lui  apprendre  à  prier  le  même  Dieu, 
à  espérer  le  même  salut;  —  elle  pouvait  tout  cela,  et  cependant  elle 
s'apprétsût  à  briser  pour  jamais  jusqu'à  la  dernière  chance  d'un  pa- 
reil avenir,  —  sauf  une  réserve  mentale  dont  elle  avait  à  peine  con- 
science. Et  pourquoi?  Parce  qu'il  était  impossible  qu' Austin  l'aimât 
jamais,  parce  que,  ne  l'aimant  pas,  il  l'épouserait  uniquement  pour 
sa  fortune.  Et  dans  ce  cas  la  conviction  intime  de  s'être  manqué 
à  lui-même,  le  minant  peu  à  peu,  le  rabaissant  à  ses  propres  yeux, 
faussant  ses  notions  morales,  mêlant  à  sa  vie  im  perpétuel  men- 
songe, devaût  lerendre  profondément  malheureux. 

Ainsi  raisonnait  la  noble  petite  créature,  armée  d'une  logique 
rigoureuse  et  loyale.  Son  cœur  néanmoins  protestait  tout  bas  et  di- 
sait en  sourdine  :  —  Pour  m' obtenir,  il  faudra  qu'il  m'aime,  il  fau- 
dra qu'il  me  supplie...  Alors,  mais  seulement  alors  nous  aviserons. 

Jamais  Austin  ne  se  serait  attendu  à  lui  voir  aborder  elle-même 
le  sujet  dont  D  venait  l'entretenir.  Ce  fut  pourtant  ce  qui  arriva. 
—  Vous  vous  rappelez,  lui  dit- elle,  ce  qui  s'est  passé  au  lit  de 
mort  de  mon  père?...  Oui,  n'est-ce  pas?  Eh  bien!  nous  pouvons  en 
parler  à  cœur  ouvert,  maintenant  que  nous  n'avons  plus  de  secrets 
l'un  pour  l'autre...  Il  faut  oublier,  complètement  oublier  cette  fatale 
journée,  oublier  tout  ce  qui  fut  dit,  les  ouvertures  qui  vous  furent 
faites,  les  suggestions  qu'une  voix  mourante  vous  fit  entendre... 
11  faut  les  oublier,  ou  nous  séparer  dès  ce  moment  pour  ne  plus 
nous  revoir. 

—  Je  le  sais,  répondit  Austin...  Je  venais  précisément  pour  vous 
faire  cet  aveu  pénible...  Vous  m'aurez  toute  votre  vie  pour  servi- 
teur et  pour  frère,  je  marcherai  sans  cesse  à  vos  côtés,  votre  époux, 
s'il  le  veut,  sera  mon  meilleur  ami;  mais  votre  opulence  place  entre 
nous  une  barrière  infranchissable...  Ceci  une  fois  dit,  pourquoi  ne 
poursuivrions-nous  pas  notre  route  en  nous  tenant  la  main ,  frère 
et  sœur  comme  jadis? 

—  Je  ne  demande  pas  mieux,  mon  bon  Austin...  Je  serai  votre 
sœur  et  la  tante  de  vos  enfans;  mais  ne  m'abandonnez  pas,  ne  m'iso- 
lez pas  de  vous!...  Je  ne  veux  et  n'aurai  jamais  d'ami  plus  cher... 
Vous  voyez,  frère,  avec  quel  abandon  je  vous  parle,  et  ce  que  vous 
gagnez  à  ne  plus  me  faire  peur... 

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^28  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

L'arrivée  de  la  tante  Maria  mit  seule  un  terme  à  cette  conférence 
amicale  où  venait  d'être  conclu,  à  la  satisfaction  mutuelle  des  deux 
parties,  un  arrangement  digne  de  Platon  lui-même. 

Deux  minutes  après  qu'Austin  fut  parti,  Eleanor  courut  s'enfermer 
dans  sa  chambre  pour  pleurer  tout  à  son  aise,  la  tête  enfouie  parmi 
ses  oreillers.  Elle  maudissait  le  jour  de  sa  naissance,  la  rencontre 
fortuite  d'Austin  et  de  miss  Cecil,  la  nécessité  de  survivre  à  cette 
rencontre,  et  s'en  prenait  à  toute  la  terre,  si  ce  n'est  à  Austin  lui- 
même...  On  voit  qu'elle  était  éminemment  satisfaite.    ' 

De  son  côté,  Austin,  à  peine  rentré  dans  Londres,  courut  chez  lord 
Charles  Barty,  dont  il  avait  appris  le  retour,  et  avec  lequel  il  partit 
en  poste  pour  la  petite  ville  de  Bangor,  où  ils  allaient  préparer  en- 
semble, —  sous  la  direction  d'un  professeur  spécial  et  avec  une 
demi-douzaine  de  leurs  condisciples,  —  leurs  derniers  examens 
universitaires.  Pendant  plus  de  huit  jours,  morose,  farouche  et 
sombre,  on  ne  put  tirer  de  lui  ni  une  plaisanterie  ni  une  parole  rai- 
sonnable :  d'où  l'on  peut  conclure,  ce  nous  semble,  qu'il  était  éga- 
lement très  satisfait  des  résultats  de  son  entrevue  avec  miss  Hilton. 

VL 

Lord  Charles  Barty  appartenait  à  une  grande  famille  whig;  Austin 
était  le  fils  d'un  tory  de  l'ancienne  école.  Son  père  n'avait  rien  ou- 
blié, nous  l'avons  dit,  pour  lui  infiltrer  dès  l'âge  le  plus  tendre  les 
principes  dont  lui-même  était  imbu,  travail  presque  sacrilège  à 
notre  avis,  et  qui  fut  cette  fois  singulièrement  rétribué.  De  par  cet 
esprit  de  contradiction,  de  rébellion  instinctive  qui  est  si  naturel 
aux  enfans,  Austin  prit  en  horreur  les  grands  hommes  qu'on  lui 
vantait  sans  cesse,  les  théories  dont  on  lui  rebattait  les  oreilles. 
Une  fois  à  Eton,  Charles  Barty,  qui  n'avait  pas,  à  beaucoup  près,  la 
même  dose  d'intelligence,  mais  qui  recueillait  avec  assez  de  discer- 
nement les  propos  tenus  à  la  table  de  son  père,  fournit  à  son  cama- 
rade les  argumens  plus  ou  moins  sérieux  qui  pouvaient  servir  de 
réfutation  aux  doctrines  de  James  Elliot.  La  controverse,  une  fois 
établie,  alla  toujours  s' aggravant,  et  parfaitement  unis  d'ailleurs, 
les  deux  Elliot,  père  et  fils,  se  trouvèrent  à  la  longue  en  parfait  dis- 
sentiment politique.  Comme  beaucoup  d'autres  jeunes  gens,  — je 
parle  de  ceux  qui  étaient  jeunes  en  1844,  —  lord  Charles  et  son 
ami,  tous  deux  whigs  ardens,  d'une  nuance  confinant  au  radica- 
lisme, s'étaient  rangés  sous  la  bannière  de  sir  Robert  Peel.  Ils  devi- 
naient en  lui,  sous  les  dehors  du  torysme,  un  révolutionnaire  actif 
et  résolu.  Toutefois,  malgré  le  scandale  que  causaient  à  l'université 
leurs  théories  subversives,  il  leur  manquait,  pour  être  de  purs  radi- 
caux, —  des  radicaux  bleus^  comme  on  les  appelle,  —  de  pousser  à 


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AUSTIN   ELLIOT.  129 

leurs  dernières  conséquences  les  principes  qu'ils  prétendaient  défen- 
dre. D'ailleurs  ils  ne  les  comprenaient  pas  tout  à  fait  de  la  même 
manière.  Lord  Charles  voulait  renverser  de  fond  en  comble  l'édifice 
politique  pour  tout  reconstruire  à  nouveau,  sans  trop  s'inquiéter 
d'avance  ni  du  plan  qu'il  faudrait  adopter,  ni  des  matériaux  qu'on 
aurait  à  sa  disposition;  il  rêvait  un  ordre  gouvernemental  où  chaque 
fonction  serait  remplie  par  l'homme  le  plus  capable  et  à  l'exclusion 
de  tout  autre  droit.  Austin  trouvait  que  c'était  aller  un  peu  loin  : 

—  Songez,  objectait-il,  à  ce  que  nous  pourrions  devenir,  vous  et 
moi,  si  cette  règle  était  appliquée. 

— Et  qu'importe?  répliquait  le  jeune  enthousiaste.  Comparé  à  ce- 
lui de  la  grande  cause,  q[u' importe  le  sort  de  quelques  indignes 
martyrs  comme  nous?... 

Austin  était  radical  de  bon  aloi,  mais  ne  voulait  ni  outrer  ni  hâter 
l'application  de  ses  principes.  Il  aimait  aussi  à  prendre  son  ami  en 
flagrant  délit  d'inconséquence.  Lord  Charles,  admettant  l'unité  par- 
faite de  la  race  humaine,  ne  voyait  pas  qu'on  pût,  en  vertu  des 
distinctions  du  rang,  gêner  l'amour  réciproque  de  deux  êtres  qui 
se  sentiraient  appelés  à  s'aimer  pour  la  vie.  Il  admirait,  disait-il, 
le  nobleman  assez  intrépide  pour  épouser  la  fille  de  son  jardinier. 

—  Fort  bien,  répliquait  Austin,  et  dans  ce  cas  si  une  sœur  à  vous 
s'éprenait  d'un  jardinier  employé  chez  votre  père?... 

—  Allons  donc,  quelle  absurdité!  interrompait,  se  récriant,  le  so- 
cialiste pris  à  court.  Ce  que  vous  dites-là  n'est  pas  sérieux...  Moins 
que  personne,  d'ailleurs,  vous  devriez  soutenir  la  thèse  contraire  à  la 
mienne. 

—  Je  comprends,  reprit  Austin,  rougissant  à  son  tour,  mais  avec 
un  rire  qui  n'avait  rien  de  trop  forcé,  vous  faites  allusion  à  miss... 
ou  plutôt  à  lady  Mewstone?...  Eh  bien!  sur  ce  terrain-là  tout  spé- 
cialement je  suis  de  votre  avis,  mon  cher  démocrate...  Je  vaux  lord 
Mewstone,  et,  si  vous  voulez  sâvoh*  ce  que  j'en  pense,  j'aurais  dû 
l'emporter  sur  lui. 

—  Pas  le  moins  du  monde...  Vous  valez  infiniment  mieux  que 
lui,  et  cependant  vous  n'aviez^aucun  droit  sur  la  personne  dont  il 
est  question,  puisque  en  somme  elle  vous  le  préférait...  Vous  méri- 
tiez d'ailleurs  cet  échec  pour  avoir  songé  à  la  fille  de  ce  rusé  poli- 
tique, lorsque  vous  aviez  dix  fois  mieux  à  votre  discrétion. 

—  Ne  suis-je  pas  depuis  longtemps  convenu  de  mon  erreur?  Ne 
vous  ai-je  pas  dit  que  si  Eleanor...  Combien  de  fois  faudra- t-il  en 
faire  amende  honorable?... 

—  Une  amende  honorable  ne  me  suffit  pas...  Et  puisque  vous 
convenez  de  votre  bévue,  il  faudrait  la  réparer...  Le  meilleur  moyen, 
àraon  avis,  serait  d'empêcher  que  certaine  petite  personne,  digne 

TOME  L.  —  1864.  9 


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130  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

de  tout  intérêt,  ne  finisse  de  guerre  lasse,  cédant  à  l'oppression,  à 
la  tyrannie  obstinée  de  sa  tante,  par  épouser  un  affreux  matamore. 

—  Allons  donc!...  Quelle  apparence?...  Vous  êtes  fou,  mon  bon 
Charles. 

—  Fou  si  vous  voulez,  mais  fou  véridique.  La  tante  Maria  est,  je 
ne  sais  comment,  dans  la  dépendance  de  ce  drôle  d'Hertford,  sur 
qui,  d'autre  part,  elle  exerce  une  influence  considérable...  Une  ligue 
offensive  et  défensive  existe  entre  eux,  et  le  mariage  dont  je  vous 
parle  est  l'objet  de  leurs  efforts  communs. 

—  Si  cela  était... 

—  Gela  est,  mon  cher  Âustin...  Faites  fond  sur  mon  amitié  pour 
ne  pas  me  tromper  à  cet  égard...  Je  tiens  la  chose  de  très  bonne 
source. 

—  Qui  vous  a  conté  ces  histoires? 

—  Personne  et  tout  le  monde.  Vous  ne  vous  doutez  pas  encore 
de  ce  qu'on  peut  apprendre  en  prêtant  l'oreille,  sans  trop  se  mon- 
trer attentif,  aux  commérages  de  mesdames  les  douairières...  Un  fil 
par  ci,  un  fil  par  là,  l'écheveau  se  débrouille  peu  à  peu...  Vous  igno- 
riez, n'est-il  pas  vrai?  que  miss  Maria  Hilton,  plus  jeune  alors  de 
vingt  ans,  suivit  autrefois  jusque  dans  l'Inde  un  cadet  dont  elle  pré- 
tendait faire  son  mari,  et  qui  n'a  pas  voulu  d'elle?...  Devinez-vous 
de  qui  je  veux  parler?...  Vous  ne  savez  pas  davantage  que,  voyant 
sa  cause  perdue  à  Calcutta,  elle  essaya  plus  tard^  revenue  à  Lon- 
dres, de  déterminer  certain  veuf,  votre  très  proche  parent,  à  con- 
voler avec  elle  en  secondes  noces,...  demandez  plutôt  à  M.  James 
Elliot!...  Allez,  allez,  grâce  aux  douairières  et  à  ce  qu'on  pourrait 
appeler  <(  les  chroniques  du  moyen  âge,  »  je  connais  aussi  bien  les 
vues  actuelles  de  cette  femme  égoïste  et  sans  principes  que  son 
passé  légèrement  équivoque...  C'est  pour  cela  que  je  vous  adjure 
de  sauver  d'un  mariage  indigne,  auquel  la  réduiront  peu  à  peu  de 
continuelles  obsessions,  l'aimable  enfant  qu'un  sort  injuste  a  placée 
sous  sa  tutelle... 

Austin  ne  répondit  que  par  un  regard ,  mais  ce  regard  en  disait 
long.  Le  soir  même,  il  écrivait  à  son  père  pour  lui  expliquer  la  situa- 
tion. «  Vous  êtes,  lui  disait-il,  le  subrogé-tuteiu*  de  miss  Hilton, 
vous  devez  mieux  que  moi  savoir  comment  on  peut  la  mettre  à  l'abri 
d'une  odieuse  intrigue.  N'importe  cependant  :  si  les  examens  qui 
approchent  ne  me  retenaient  ici,  je  serais  déjà  sur  la  route  de 
Londres,  et  je  ne  m'en  fierais  à  personne  pour  trancher  définitive- 
ment la  question.  L'idée  seule  de  voir  Eleanor  devenir  la  proie  de 
ce  mécréant  me  donne  le  vertige,  et  fait  trembler  ma  plume  dans 
mes  mains...  Veillez  sur  elle,  mon  père,  comme  sur  une  fille  chérie. 
Mettez-moi  bien  exactement  au  courant  de  la  situation  qui  lui  est 


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AUSTIN   ELLIOT.  181 

faite.  Vous  devez  pouvoir  maintenir  les  choses  dans  leur  état  actuel 
jusqu'au  moment  où  nous  serons  gradués ^  Charles  et  moi.  Je  ne 
vous  en  demande  pas  davantage.  Une  fois  libre  de  mes  mouvemens, 
je  vous  relèverai  de  garde,  et  ne  connais  pas  de  sabreur  indien  qui 
s'avise  alors  impunément  de  porter  atteinte  à  la  liberté  de  u  ma 
sœur.  0 

«  Passez  en  paix  vos  examens,  répondit  simplement  James  Elliot, 
et  fiez-vous  absolument  à  ma  vigilance.  Si  vos  paroles  n'ont  pas 
trahi  votre  pensée,  je  vous  vois  enfin,  débarrassé  d'une  sotte  préoc- 
cupation, revenir  à  une  ligne  de  conduite  qui  aurait  toujours  dû 
être  la  vètre.  Sur  cette  nouvelle  voie  où  vous  entrez  un  peu  tard, 
je  ne  demande  pas  mieux  que  de  vous  guider;  je  commencerai  môme 
dès  aujourd'hui.  Vos  examens  une  fois  passés,  —  et  si,  comme  je  le 
suppose,  ils  ont  une  heureuse  issue,  —  vous  prendrez  immédiate- 
ment le  chemin  de  fer  de  Glasgow.  Là  des  chevaux  de  poste  vous 
conduiront  sur  la  côte,  en  face  de  l'Ile  de  Ronaldsay.  Vous  traver- 
serez le  détroit,  —  le  kyle^  comme  disent  les  Écossais,  —  sur  une 
barque  de  pêche,  et  vous  attendrez  mes  ordres  dans  ce  pays  de 
sauvages,  où  devraient  abonder  les  peintres  et  les  philanthropes. 
Vous  vous  y  ennuierez  beaucoup,  si  vous  n'y  faites  du  bien.  Tâ- 
chez de  vous  amuser.  Votre  séjour  d'ailleurs  n'y  sera  pas  éternel, 
et  vous  serez  ensuite  payé  de  vos  peines,  si  je  ne  m'abuse  pas  trop 
sur  le  succès  probable  de  certaine  diplomatie  que  je  tiens  en  ré- 
serve pour  les  grandes  occasions.  » 

Austin  et  Charles  furent  reçus  «  seconds  (1)  »  avec  tous  les  hon- 
neurs de  la  guerre.  Le  jeune  lord  partit  pour  Londres  après  avoir 
fait  jurer  à  son  ami,  —  sauf  empêchement  essentiel,  —  de  l'accom- 
pagner en  Orient,  où  il  préméditait  un  pèlerinage  de  quelques  se- 
maines. Austin ,  exécutant  mot  pour  mot  la  consigne  de  son  père, 
—  de  son  «  gouverneur,  »  pour  parler  le  jargon  moderne,  —  se  ré- 
veilla trois  jours  après  sous  les  rayons  du  soleil  matinal,  qui  teignait 
de  pourpre  les  côtes  du  comté  d'Argyle  et  le  Ben-More  de  Ronaldsay, 

VIL 

Une  quinzaine  s'était  à  peine  écoulée  lorsque  le  Pélican  vint  jeter 
l'ancre  devant  la  petite  Ue  écossaise.  Le  Pélican  était  un  yacht  à 
hélice  dont  les  constructeurs  actuels  dénigreraient  sans  doute  les 
proportions  et  l'allure,  mais  qui  passait  à  son  époque  pour  le  nec 
plus  ultra  de  l'élégance.  Il  était  affecté  au  service  des  officiers  de 
l'amirauté,  plus  spécialement  aux  navigations  côtières  de  M.  James 
Elliot.  A  peine  avait-il  été  signalé  que  le  bouillant  Austin,  quittant 

(1)  n  y  a  quatre  classes  de  gradués. 

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132  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

à  la  hâte  les  nouveaux  amis  que  sa  cordiale  générosité  lui  avait  déjà 
faits  parmi  ces  montagnards  des  Hébrides  si  endurcis  à  la  misère, 
si  reconnaissans  des  bienfaits  qui  l'allègent,  prit  une  barque  pour 
se  rendre  à  bord.  Chemin  faisant,  il  croisa  son  père,  qui  justement 
se  faisait  conduire  en  canot  à  Ronaldsay.  Les  deux  embarcations  se 
hélèrent.  —  Continuez,  cria  M.  EUiot  à  son  fils.  Vous  trouverez  là- 
bas  de  quoi  vous  distraire...  Et  ces  mots  furent  expliqués  à  l'heu- 
reux Austin  lorsqu'à  l'arrière  du  yacht  il  aperçut  la  pâle  et  paisible 
Ëleanor.  Sa  surprise  fut  d'autant  plus  vive,  sa  joie  d'autant  plus 
complète  que,  contrairement  à  l'usage  établi,  elle  s'y  trouvait  seule. 
La  farouche  tante,  dans  un  moment  de  vivacité  grondeuse,  s'était 
laissé  choir  de  la  dunette,  et  une  entorse,  à  peu  près  guérie  d'ail- 
leurs, la  retenait  sur  les  moelleux  sofas  de  la  Indiens  room.  L'équi- 
page, composé  de  vieux  amis  d' Austin,  salua  comme  un  heureux 
présage  l'énergique  poignée  de  main  que  les  deux  jeunes  gens 
échangèrent.  A  partir  de  là,  pas  un  des  matelots  ne  se  permit  de 
regarder  de  leur  côté.  Le  couple  fortuné  passait  et  repassait  invi- 
sible parmi  ces  braves  gens  volontairement  aveugles.  Un  seul  les 
épiait  d'un  œil  bienveillant;  c'était  le  pilote,  qui  les  vit,  après  un 
assez  long  entretien,  tomber  tout  à  coup  dans  les  bras  l'un  de  l'au- 
tre par  un  mouvement  irrésistible. 

—  Vous  savez  que  j'ai  droit  à  vos  confidences,  venait  de  dire 
Eleanor,  non  sans  un  pressentiment  secret  qui  communiquait  à  sa 
voix  je  ne  sais  quelle  émotion  inusitée...  Vous  ne  sauriez  être  aussi 
complètement  guéri  que  vous  le  prétendez,  si  quelque  nouvel  amour 
n'a  effacé  de  votre  cœur  un  souvenir  encore  bien  récent.  A  cet  égard, 
je  ne  dois  rien  ignorer...  Nos  précédens  le  veulent  ainsi,  et  l'usage, 
vous  le  savez,  a  force  de  loi.  Voyons,  Austin,  pas  de  réticences! 

—  Il  est  vrai,  répondit-il  après  quelques  secondes  d'hésitation, 
j'aime  enfin,  et  cette  fois  pour  tout  de  bon... 

Ce  fut  alors  qu'ils  se  regardèrent,  et  le  pilote  ne  put  se  tromper 
à  l'expression  de  leurs  yeux.  Un  sourire  d'intelligence  passa  sur  son 
visage  hâlé. 

—  Je  voudrais  bien  savoir  le  nom  de  cette  préférée  ! 

—  Vous  le  savez. 

—  Je  voudrais  la  voir! 

-7-  Vous  la  verrez...  Regardez-moi  bien!....  Vous  la  voyez... 

Eleanor  ne  feignit  point  de  ne  pas  comprendre.  Son  cœur  débor- 
dait d'ime  joie  immense  et  pure.  Elle  n'écouta  que  lui,  et,  s' aban- 
donnant aux  mains  brûlantes  qui  l'attiraient,  posa  doucement  sa 
tête  sur  la  poitrine  d'Austin.  Le  pilote  alors  détourna  son  regard 
vers  l'horizon.  Son  front  devint  soucieux. 

—  J'aimerais  autant,  dit-il  entre  ses  dents,  que  le  patron  ne  nous 
ilt  pas  attendre...  Et  il  prit  la  lunette  pour  regarder  du  côté  du 


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AUSTIN  ELLIOT.  1S3 

phare  autour  duquel  M.  Elliot  se  promenait  tranquillemen  ,  exami- 
Dant  à  loisir  chaque  détail,  questionnant,  donnant  ses  ordres  sans 
s'inquiéter  de  Taspect  menaçant  que  le  ciel  avait  pris  peu  à  peu.  — 
Par  Jupiter!  monsieur,  dit  le  maître  voilier  à  Austin,  qu'Eleanor  ve- 
nait de  quitter,  je  voudrais  nous  voir  à  dix  miles  de  cette  côte  mal- 
saine... Contre-maître,  hissez  bien  vite  la  seconde  flamme  et  le  si- 
gnal 3&7&I...  Ce  qui  fut  fait  aussitôt;  mais  M.  Elliot  y  prit  à  peine 
garde.  On  le  vit  arpenter  le  jardin  potager  des  gardiens  du  phare 
pour  aller  planter  un  jalon.  —  Il  est  donc  aveugle,  murmura  le  pi-  • 
lote...  Voyons  s'il  est  sourd...  Dégagez  le  canon,  et  faites  feul... 
M.  Elliot  parut  n'avoir  pas  entendu  le  nouveau  signal  et  se  rembar- 
qua, son  opération  terminée,  avec  une  lenteur  provoquante.  Deux 
rafales  avaient  déjà  passé  sur  le  yacht  lorsqu'il  y  remonta,  et  quoi- 
que poussé  à  toute  vapeur,  le  léger  bâtiment  cessa  bientôt  de  faire 
route,  tant  la  résistance  du  vent  devint  puissante.  —  Je  crains  de 
m'étre  attardé ,  dit  M.  Elliot,  jetant  un  coup  d'oeil  inquiet  vers  les  ro- 
ches de  Benbecula,  qui  n'étaient  pas  à  plus  d'un  demi-mi7^  sous  le 
vent...  Oserez-vous  mettre  le  cap  sur  Monach?  ajouta-t-il,  s'adres- 
sant  au  maître,  qui  le  suivait. 

—  Nous  donnerions  infailliblement  contre  Grimness,  et  ceci  en    . 
moins  de  dix  minutes,  repartit  le  marin  expérimenté. 

—  En  ce  cas.  Dieu  me  pardonne  mes  lenteurs!  s'écria  M.  Elliot, 
qui  descendit  aussitôt  dans  la  cabine. 

Le  fait  est  qu'il  avait  à  s'accuser  d*un  retard  périlleux.  Dès  quatre 
heures  de  l'après-midi,  une  lutte  à  mort  s'établit  entre  la  mer  et  le 
yacht,  lutte  où  ce  demiet  semblait  devoir  succomber,  car  la  nuit 
arrivait,  la  tempête  redoublait  de  violence,  et  on  ne  s'éloignait 
guère  des  récifs  écumeux  dans  le  voisinage  desquels  une  force  ir- 
résistible semblait  maintenir  le  bâtiment  condamné.  M.  Elliot  et  le 
maître  comprenaient  le  danger  dans  toute  son  étendue  ;  Âustin  le 
devinait  à  peu  près,  mais  il  affectait  un  calme  dont  Eleanor  fut  heu- 
reusement la  dupe.  Elle  était  remontée  sur  le  pont,  et  à  travers 
tout  ce  désordre  des  élémens  déchaînés,  enveloppée  dans  le  même 
plaid  que  son  fiancé,  causait  paisiblement  avec  lui.  Le  bruit  du 
vent  et  des  vagues,  le  grincement  des  cordages,  le  gémissement  des 
charpentes  sonores  laissaient  arriver  à  l'oreille  de  l'un  ou  de  l'autre 
les  paroles  qu'ils  échangeaient  de  si  près,  comme  s'ils  se  fussent 
promenés,  par  quelque  tranquille  soirée  d'été,  dans  une  allée  de 
jardin. 

Lorsqu'il  fit  tout  à  fait  nuit,  Eleanor  crut  devoir  aller  jeter  un 
coup  d'œil  dans  la  cabine  de  sa  tante  ;  celle-ci  dormait  profondé- 
ment, n'ayant  pas  conscience  du  moindre  danger.  D'autant  plus 
rassurée,  la  jeune  fille  se  retira  pour  se  livrer,  elle  aussi,  au  som- 
meil. Comment  aurait-elle  pu  se  croire  en  péril?  Elle  venait  de  voir 

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an  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

M.  EUiot,  par  la  porte  vitrée  de  sa  cabine,  assis  à  une  table  chargée 
de  papiers  qu'il  avait  l'air  de  compulser  attentivement.  En  réalité, 
il  ne  les  regardait  seulement  pas,  et  attendait  avec  une  impatience 
fébrile  que  le  sailing-master  vînt  lui  rendre  compte  de  la  situation. 
Celui-ci  parut  bientôt.  —  Nous  avons  beau  faire,  dit-il;  de  temps 
en  temps  nous  marchons  à  la  dérive...  Plus  nous  allons,  plus  la  mer 
nous  domine...  Et  encore  si  nous  pouvions  jeter  l'ancre!...  mais 
nous  sommes  en  eau  bleue...  En  supposant  que  rien  ne  change  d'ici 
aune  heure,  monsieur,  nous  pouvons  nous  regarder  comme  perdus. 

—  Et  tout  cela  par  ma  faute!  répéta  M.  Elliot. 

—  Allons  donc,  monsieur,  ne  parlez  pas  ainsi  :  c'est  votre  devoir 
qui  vous  retenait  à  terre. 

—  Voilà  ce  qu'il  faut  se  dire  en  effet...  Et  vous  pensez  que  tout 
sera  fini  dans  une  heure? 

—  Une  heure,  une  heure  et  quart,  plus  ou  moins,  repartit  l'autre 
avec  un  calme  parfait. 

A  peine  était-il  sorti  que  le  vieillard,  inclinant  la  tête,  se  mit  à 
prier.  Il  implorait  le  ciel  pour  son  Austîn,  pour  cette  carrière  si  bien 
commencée,  et  dont  une  mort  prématurée  allait  arrêter  l'essor.  S'il 
lui  eût  été  donné  de  lire  dans  les  ténèbres  de-l' avenir,  peut-être 
aurait-il  souhaité  que  le  dénoûment  fatal  s'accomplît  à  l'ipstant 
même,  et  que  les  vagues  de  l'Atlantique,  l'engloutissant  avec  son 
fils,  leur  servissent  d'abri  contre  les  coups  de  la  fortune. 

Le  tumulte  grandissait  toujours;  le  bâtiment  craquait  dans  toutes 
ses  jointures.  Au-dessous  du  fauteuil  où  M.  Elliot  était  assis ,  l'hé- 
lice perçait  et  frappait  les  flots,  parfois  sortant  de  l'onde  avec  un 
sifflement  irrité,  parfois,  à  dix  pieds  au-dessous  de  la  surface, 
frayant  sa  voie  avec  je  ne  sais  quelles  palpitations  fiévreuses.  Tous 
ces  bruits  assourdissaient  le  digne  inspecteur,  et,  sans  avoir  en- 
tendu personne  entrer  dans  la  cabine,  il  sentit  une  main  se  poser 
sur  son  bras  :  —c'était  celle  de  la  tante  Maria,  qu'il  vit  tout  à  coup 
devant  lui  en  levant  les  yeux,  mais  telle  que  jamais  encore  elle  ne 
lui  était  apparue.  Une  méchante  robe  de  chambre  en  flanelle  dra- 
pait tant  bien  que  mal  ses  larges  épaules,  sur  sa  tête  au  contraire 
un  léger  chapeau  couvert  de  marabouts  et  de  fleurs,  dans  ses  mains 
un  éventail  ciselé  qu'elle  tenait  le  manche  en  l'air;  mais,  plus  en- 
core que  le  désordre  de  sa  toilette,  le  changement  de  ses  traits 
frappa  vivement  M.  Elliot  :  il  y  avait  quelque  chose  d'égaré  dans  le 
regard  mobile  de  ses  petits  yeux  abrités  par  d'épais  sourcils,  et  son 
teint,  si  animé  d'ordinaire,  avait  en  ce  moment  les  nuances  mala- 
dives de  l'ivoire  jauni  par  le  temps.  On  eût  dit  une  folle  échappée 
de  son  cabanon. 

M.  Elliot  se  leva  fort  alarmé,  tâchant  de  faire  en  sorte  que  leurs 
yeux  se  rencontrassent;  mais  elle  évitait  de  le  regarder  au  visage. 


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ADSTIN   ELLIOT,  135 

et,  lui  parlant  la  première  d'une  voix  rauque  et  mal  assise  :  —  J'ai 
entendu,  lui  dit-elle,  le  rapport  qui  vient  de  vous  être  fait...  J'en- 
tends bien  des  choses  et  je  vois  bien  des  choses  qu'on  veut  me  ca- 
cher... Je  sais  maintenant  pourquoi  vous  m'avez  fait  faire  le  voyage 
où  nous  allons  tous  trouver  la  mort...  Ma  nièce,  que  je  suis  allée 
surprendre  dans  son  premier  sommeil,  n'a  pu  me  rien  dissimuler 
de  ce  qui  s'est  passé  aujourd'hui...  Je  m'en  veux  d'avoir  prêté  l'o- 
reille à  vos  paroles  courtoises  et  .de  n'avoir  pas  deviné  le  piège  que 
vous  me  tendiez...  Mais  ce  mariage,  objet  de  toutes  vos  convoitises, 
savez-vous  au  fond  ce  qu'il  est?  Vous  doutez-vous  du  discrédit  qu'il 
jetterait  sur  ce  nom  dont  vous  êtes  déjà  si  fier  et  que  vous  espérez 
voir  grandir  encore?...  Non,  n'est-ce  pas?  vous  ne  savez  rien? 

—  Rien  au  monde,  répliqua  M.  Elliot,  la  regardant  plus  fixement 
que  jamais. 

—  Je  vais  donc  vous  le  dire  tout  bas,  reprit-elle  penchée  vers 
lui,  mais  se  dérobant  toujours  à  ce  regard  qu'elle  semblait  ne  pou- 
voir supporter.  Il  l'écoutait  silencieusement,  de  plus  en  plus  grave 
à  mesure  qu'elle  parlait... 

—  Qu'en  dites- vous  à  présent?  continua- t-elle  haussant  la  voix. 
Si  quelque  merveilleux  hasard  nous  tirait  d'affaire,  laisseriez-vous 
s'accomplir  cette  union  ? 

—  Pourquoi  pas?  demanda  M.  Elliot. 

— Je  croyais  que  votre  plus  grand  souci  était  la  carrière  politique 
de  votre  fils. 

—  Vous  ne  vous  trompez  pas;  mais  encore... 

—  Avec  ceci  autour  du  cou,  elle  promet  d'être  brillante! 

—  Là-dessus  les  avis  sont  libres;  nous  pouvons  avoir  chacun  le 
nôtre. ..  Mais  si  vous  supposez  que  nous  devons  périr  dans  une  heure, 
à  quoi  bon  me  révéler  ce  secret? 

—  Parce  que  je  vous  hais,  parce  que  je  vous  ai  toujours  détesté  I 

—  Toujours?  demanda  M.  Elliot,  se  laissant  aller  à  je  ne  sais 
quelle  ironique  réminiscence. 

—  Non,  répliqua-t-elle  avec  emportement.  Il  fut  un  temps  où  je 
vous  sdmais.^-  Comment  osez-vous  me  le  rappeler?...  J'ai  eu  le  tort 
de  laisser  voû:  cet  amour  dédaigné...  Vous  en  avez  ri,  vous  et  Jen- 
kinson...  Bien  hardi  qui  réveille  de  pareils  souvenirs!...  Oui,  c'est 
parce  que  vous  n'avez  pas  une  heure  à  vivre,  c'est  poiir  empoison- 
ner vos  derniers  momens  que  je  suis  venue  vous  dire  ceci. 

—  Dieu  vous  pardonne  comme  je  vous  pardonne  moi-même! 
s'écria  le  vieUlard.  Et  au  moment  où  il  la  vit  se  diriger  vers  la 
porte  :  —  Voyons,  Maria,  reprit-il,  en  mémoire  de  cette  affection 
qui  n'est  plus,  ne  nous  ferons-nous  pas  d'autres  adieux?... 

Cet  appel  amical  ne  fut  pas  tout  à  fait  perdu.  La  tante  Maria, 


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136  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

laissant  échapper  quelques  paroles  incohérentes,  se  prit  à  gémir  et 
à  pleurer.  Son  éventail  se  tordit  et  se  brisa  dans  ses  mains  crispées. 
Tantôt  se  reprochant  avec  amertume  son  manque  d'attraits,  son 
âge,  ses  caprices,  tantôt  accusant  ceux  qu'elle  avait  aimés  de  n'a- 
voir jamais  su  la  comprendre,  mêlant  de  folles  Imprécations  à  des 
plaintes  confuses,  à  des  sanglots  convulsifs,  elle  se  traîna  vers  sa 
cabine. 

— Pauvre  créature!  se  disait  le  bon  EUiot...  Je  voudrais  l'arracher 
aux  serres  de  ce  vautour  d'Hertford...  Besogne  difficile  après  tout! 
Il  faudra  bien  un  jour  ou  l'autre  avertir  Austin  de  tout  ceci...  Ne 
nous  pressons  pas  cependant...  Son  amour,  qui  vient  à  peine  de 
naître,  rie  résisterait  peut-être  pas  à  un  pareil  choc...  J'attendrai 
pour  parler  que  cet  attachement  soit  devenu  partie  intégrante  de 
son  être...  Eh  mais!  reprit-il,  se  ravisant  tout  à  coup,  j'oubliais  que 
nous  sommes  à  deux  doigts  de  notre  perte;  j'oubliais  que  d'ici  à 
une  demi-heure  nous  donnerons  peut-être  sur  les  récifs  de  Ben- 
becula. 

Au  moment  où  M.  EUiot  parlait  ainsi,  c'est-à-dire  vers  minuit, 
le  yacht,  au  lieu  de  se  laisser  entraîner  vers  la  côte  de  Benbecula, 
courait  droit  vers  cette  portion  de  l'Atlantique  où  les  géographes  du 
moyen  âge,  démentis  jusqu'à  présent  par  toutes  les  reclierches 
contemporaines,  plaçaient  l'île  de  Saint-Borondon.  Austin,  qui  ne 
trouvait  plus  le  pont  tenable,  était  descendu  dans  l'intérieur  de  la 
machine,  et,  suivant  de  l'œil  la  manœuvre,  constatait,  non  sans 
surprise,  la  rapidité  inouie  de  la  marche  imprimée  au  navire.  — 
Nous  sommes  donc  très  décidément  en  danger?  demanda-t-il  au 
vieux  Murray,  qu'absorbait  le  jeu  de  ses  crans  et  de  ses  pistons. 

—  Pourvu  que  rien  n'éclate!  —  répondit  simplement  Vmgineer 
sans  retourner  la  tête.  Au  même  moment ,  on  entendit  la  voix  du 
«  maître,  »  qui  réclamait  M.  Austin  pour  lui  montrer  quelque  chose 
de  curieux.  Remontant  aussitôt  sur  le  pont,  où  la  violence  du  vent 
le  suffoquait  presque,  notre  jeune  homme  ne  vit  qu'un  ciel  noir 
comme  de  l'encre,  et  sur  la  mer  qui  les  entourait  une  espèce  de 
brouillard  agité  que  formaient  les  blanches  écumes.  Le  maître  lui 
cria  dans  l'oreille  :  —  Regardez  en  avant,  et  au-dessus  de  vous!  — 
Dans  la  direction  indiquée  se  dessinait  sur  le  ciel  ténébreux  une 
échancrure  bleue  où  l'on  pouvait  discerner  trois  ou  quatre  étoiles 
qui  semblaient  vaciller,  plonger,  émerger  encore,  selon  que  celui 
qui  les  regardait  venait  à  glisser  de  côté  ou  d'autre  sur  le  pont  ruis- 
selant d'eau.  Devant  ce  coin  du  ciel  à  peine  entrevu,  les  nuages 
orageux  passaient  et  repassaient,  rapides  comme  l'éclair;  mais,  par 
un  singulier  phénomène,  au  lieu  de  courir  dans  la  direction  du 
vent,  ils  semblaient  emportés  de  droite  à  gauche,  presque  à  Topposé 


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AUSTIN   ELLIOT.  137 

de  l'impulsion  qu'ils  eussent  dû  recevoir.  —  Eh  !  mon  Dieu!  s'écria 
Austin,  d'où  vient  que  ces  vapeurs  marchent  ainsi  vent  debout? 

—  Ne  les  perdez  pas  de  vue!  reprit  le  maître.  Pour  assister  à 
pareille  scène,  il  faut,  généralement  parlant,  naviguer  dans  la  mer 
des  Indes.  Voilà  ce  que  j'appelle  un  typhon...  Et  maintenant,  mon- 
sieur, soyez  attentif  à  ce  qui  va  se  passer!... 

Le  lambeau  d'azur  se  rapprochait  d'eux,  bien  qu'assez  lentement, 
et  à  mesure  qu'il  se  rapprochait  d'eux,  il  augmentait  d'étendue.  Ils 
finirent  par  l'avoir  au-dessus  de  leurs  têtes,  et  lorsqu'ils  furent  par- 
venus ainsi  au  centre  de  l'espèce  d'entonnoir  renversé  que  dres- 
saient vers  le  ciel  les  spirales  de  la  trombe,  le  yacht  se  trouva  comme 
sur  un  lac  paisible  miraculeusement  formé  au  sein  de  l'Océan  tu- 
multueux. Le  bâtiment  filait  sans  la  moindre  difficulté  le  cap  au 
sud-ouest;  mais,  vingt  minutes  plus  tard,  on  n'alla  plus  qu'à  moitié 
vapeur,  et  on  vira  au  nord-ouest  du  côté  de  l'île,  naguère  encore  si 
redoutée.  Dix  minutes  ensuite,  l'orage  arriva  de  ce  même  côté  plus 
violent  que  jamais,  et  le  brave  Pélican^  qui  venait  de  réduire  en- 
core au  quart  de  vitesse  l'activité  de  sa  machine,  se  laissa  pousser 
à  la  dérive.  Il  avait  l'Atlantique  devant  lui;  autant  dire  qu'il  était 
sauvé.  Le  matin  venu,  quand  la  tempête  se  fut  apaisée,  ce  yacht 
modèle  courait  au  sud  et  bondissait  gaîment  sur  les  vagues  étince- 
lantes.  Austin,  donnant  le  bras  à  Eleanor,  se  promenait  sur  le  pont, 
et  ni  l'un  ni  l'autre  n'accordait  maintenant  une  pensée  aux  hor- 
reurs de  la  nuit  qui  venait  de  finir. 

Pénétrée  de  reconnaissance  pour  Charles  Barty,  Eleanor  avait 
exigé  que  la  tournée  d'Orient  se  fît  telle  qu'on  l'avait  projetée.  Aus- 
tin partit  donc  avec  son  ami  dans  le  mois  qui  suivit  sa  rentrée  à 
Londres;  mais  une  lettre  qui  le  rejoignit  à  Alexandrie  lui  apporta 
la  nouvelle  que  son  père  venait  de  tomber  malade,  et  les  deux  amis, 
renonçant  à  leur  excursion  commencée,  reprirent  ensemble  tout  aus- 
sitôt le  chemin  du  pays  natal.  En  relâchant  à  Malte,  ils  furent  infor- 
més que  James  Elliot  n'était  plus.  La  douleur  d'Austin  fut  celle  d'un 
enfant  qui  s'abandonne  naïvement  à  ses  impressions  et  laisse  cou- 
ler ses  pleurs  sans  aucune  fausse  honte.  Ni  les  soins,  ni  les  conso- 
lations ne  lui  manquèrent.  Charles  Barty  ne  le  quittait  pas  un  seul 
jour.  Quand  ils  débarquèrent  en  Angleterre,  les  funérailles  avaient 
eujieu  depuis  quelque  temps  déjà.  Il  ne  restait  plus  qu'à  prendre 
possession  de  l'héritage. 

Tout  ceci  se  passait  au  printemps  de  1845.  C'est  en  1846  que  va 
se  renouer  le  fil,  un  moment  interrompu,  de  ce  véridique  récit. 

E.-D.    FORGUES. 

(La  seconde  partie  au  prochain  n®.) 


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DE 

L'ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL 

EN  FRANCE 


I.  Rapport  de  M.  le  général  Morin  et  de  M.  Tresea,  professeurs  au  Conserraloire  des  arts  et 
métiers,  fait  à  la  suite  de  l'exposition  de  Londres  de  1862;  tome  VI.  —  Rapport  du  jury. 
—  II.  Working  men's  collèges,  by  David  Chadwick;  MaBchester  1862.  —  III.  Eeonomical 
Statistics  of  Glasgow,  bj  John  Strand  ;  Glasgow  1863.  —  lY.  Docomens  administratifs. 


Notre  temps  a  un  goût  marqué  pour  les  méthodes  expéditives  : 
en  toute  chose,  on  veut  arriver  vite,  n'importe  par  quels  moyens. 
Pour  l'enseignement,  par  exemple,  que  semble-t-on  désormais  se 
proposer?  D'accélérer  les  études  plutôt  que  de  les  fortifier,  d'abréger 
les  délais,  d'appliquer  aux  élèves  des  procédés  d'entraînement  qui 
les  rendent  aptes  à  fournir  à  jour  fixe  un  service  déterminé.  En  vain 
s'en  défendrait-on  :  c'est  là  l'esprit  qui  règne,  outré  ou  mitigé  sui- 
vant les  hommes,  très  persistant  au  fond  parce  qu'il  tient  à  un  sys- 
tème. Naguère  encore  il  y  avait,  pour  les  classes  aisées,  un  en- 
semble commun  de  connaissances  qu'il  fallait  d'abord  acquérir,  et 
au-delà  duquel  les  vocations  se  décidaient.  Maintenant  les  vocations 
se  préjugent,  et,  le  choix  fait,  le  faisceau  des  études  se  rompt.lfant 
pis  pour  qui  s'est  mal  engagé  :  un  retour  est  bien  difficile,  et  bon 
gré,  mal  gré,  le  sujet  porte  la  peine  d'une  option  prématurée.  La 
communauté  n'en  souffre  pas  moins  :  si  heureuses  qu'elles  soient, 
les  cultures  de  détail  ne  peuvent  remplacer  la  grande  culture  où  le 
génie  de  notre  langue  s'est  formé,  et  le  niveau  des  intelligences  dé- 


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l'enseignement  professionnel  en   FRANCE,  139 

cline  en  même  temps  que  s'affaiblit  par  la  dispersion  la  sève  de 
renseignement. 

Parmi  les  incîdens  de  cette  expérience,  aucun  n'est  plus  curieux 
quel'essm  d'enseignement  professionnel  dont  on  s'occupe  en  France 
depuis  quelque  temps.  Des  projets  sont  à  l'examen;  il  est  question 
d'une  loi  :  l'enseignement  professionnel  paraît  donc  devoir  prendre 
parmi  nous  quelque  consistance.  On  y  a  été  conduit  par  la  marche 
des  faits.  A  force  de  descendre  du  général  au  spécial,  on  est  arrivé  à 
celte  limite  où,  au  lieu  de  meubler  l'esprit,  il  s'agit  de  préparer  la 
main.  Sous  l'empire  des  vieilles  règles,  franchir  ce  pas,  pour  l'Uni- 
versité c'eût  été  déchoir.  Non-seulement  elle  l'a  franchi,  mais,  pres- 
sée d'un  beau  zèle,  elle  a  pris  les  devans.  Sa  préoccupation  la  plus 
visible  a  été  qu'on  ne  lui  fit  pas  une  part  suffisante  dans  l'œuvre 
projetée;  elle  a  donc  voulu  affermir  sa  compétence  contre  les  reven- 
dications. D'autres  droits  évidens  se  montraient  à  côté  des  siens. 
Dès  qu'on  touchait  à  l'instruction  manuelle,  le  ministère  du  com- 
merce, qui  a  dans  son  ressort  les  écoles  des  arts  et  métiers,  était 
fondé  à  dire  qu'on  empiétait  sur  ses  domaines  et  à  demander  im 
règlement  d'attributions.  La  matière  s'est  ainsi  compliquée.  D'un 
côté,  il  fallait  définir  cet  enseignement  professionnel,  en  fixer  les 
cadres,  donner  du  corps  à  ce  qui  n'est  qu'une  ombre,  de  l'autre 
vider  le  conflit  entre  les  prétendans,  et  assigner  à  chacun  d'eux  le 
lot  qui  lui  revient  naturellement  et  légitimement.  Il  fallait  en  outre 
s'assurer  si  les  exemples  empruntés  aux  pays  étrangers  sont  vrai- 
ment péremptoires,  et  dans  tous  les  cas  s'ils  répondent  à  nos  be- 
soins, à  nos  habitudes,  à  notre  tempérament.  Il  y  avait  enfin  à  s'en- 
tendre sur  les  moyens  d'exécution.  La  tâche,  on  le  voit,  était  vaste 
et  délicate.  Après  quelques  circulaires  échangées,  une  commission 
en  a  été  saisie.  Les  noms  de  ses  membres  sont  la  garantie  d'un  exa- 
men sérieux;  il  en  est  dans  le  nombre  qui  ont  eu  l'occasion  de  trai- 
ter le  sujet  en  litige  à  propos  de  la  dernière  exposition  de  Londres, 
BI.  Mérimée  pour  les  beaux-arts,  M.  le  général  Morin  et  M.  Tresca 
pour  l'industrie.  Les  autres  commissaires  étaient  désignés  ou  par 
leurs  fonctions  ou  par  leurs  études.  Si  nos  informations  sont  exactes, 
des  délibérations  'ont  été  prises  et  sont  consignées  dans  un  dossier 
qui  est  soumis  au  conseil  d'état.  A  ses  divers  degrés,  le  travail  est 
assez  avancé  pour  qu'il  puisse  être  porté  sans  retard  devatit  le  corps 
législatif.  Le  débat  est  donc  opportun  et  éclairé  par  des  pièces  à 
l'appui.  Nous  pouvons  rechercher,  en  connaissance  de  cause,  ce 
qu'il  y  a  de  sérieux  ou  d'illusoire  dans  les  institutions  en  projet, 
ce  qu'il  faut,  à  notre  sens,  en  admettre  ou  en  écarter  pour  aboutir 
à  de  moindres  charges  et  laisser  le  moins  de  prise  possible  à  d'iné- 
vitables déceptions. 


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l&O  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 


I. 


Pour  tomber  d'accord  sur  les  faits,  il  est  bon  de  s'entendre  d'abord 
sur  les  mots.  Que  veut-on  dire  par  «  enseignement  professionnel?  » 
Dans  leur  généralité,  ces  mots  prêtent  à  l'équivoque;  la  significa- 
tion en  reste  vague,  précisément  parce  qu'ils  signifient  trop.  L'élas- 
ticité dégénère  ici  en  impropriété.  Si  l'on  désigne  ainsi  la  prépara- 
tion à  toutes  les  carrières,  cet  enseignement  existe  dans  de  larges 
proportions,  et  dans  bien  des  cas  il  n'est  plus  à  créer.  On  n'en  était 
pas  venu  jusqu'à  ce  jour  sans  comprendre  qu'au-delà  de  l'instruction 
fondamentale,  qui  est  le  lien  et  le  titre  des  communautés  lettrées, 
un  partage  doit  s'opérer  dans  les  études,  et  que  dans  un  libre  choix 
chacun  obéit  alors  à  ses  goûts,  à  ses  dispositions,  à  ses  intérêts.  Les 
uns  vont  vers  le  barreau,  d'autres  vers  l'armée;  ceux-ci  seront  ma- 
gistrats, médecins,  ingénieurs,  ceux-là  savans,  professeurs  ou  ar- 
tistes. Quelque  destination  qu'ils  prennent,  des  établissemens  leur 
sont  ouverts  pour  des  études  spécifiées  et  la  collation  des  grades. 
Sous  des  noms  divers,  —  facultés,  écoles  normales,  écoles  militaires, 
écoles  d'application,  grands  séminaires, — ces  établissemens  se  con- 
fondent dans  le  même  objet,  qui  est  de  former  des  hommes  à  l'exer- 
cice des  fonctions  par  lesquelles  une  société  pense,  agit,  s'administre 
et  se  gouveiTie.  C'est  là  incontestablement  de  l'enseignement  pro- 
fessionnel, d'autant  plus  élevé  qu'il  touche  à  la  vie  morale.  Est-ce 
de  celui-là  qu'il  s'agit?  Non,  il  est  fortement  constitué.  Serait-ce  en 
faveur  de  l'agriculture  que  l'on  revendique  le  nom  avec  la  pensée 
d'en  tirer  toutes  les  conséquences?  Les  illusions,  à  ce  qu'il  semble, 
ne  vont  pas  jusque-là.  L'agriculture  s'apprend  moins  sur  les  bancs 
que  dans  ce  vaste  atelier  dont  la  nature  fait  libéralement  les  frais, 
et  où  les  méthodes  se  jugent  par  leurs  fruits.  L'agriculture  n'est  pas 
d'ailleurs  si  dépourvue  qu'on  le  croit;  elle  a  dans  Paris  même  les 
chaires  du  Conservatoire  des  arts  et  métiers,  en  province  les  cours 
et  les  sociétés  libres,  les  concours  régionaux,  les  fermes-modèles, 
les  fermes-écoles,  où  se  donnent,  sur  le  terrain,  les  meilleures  et 
les  plus  profitables  leçons.  S'il  y  a  un  vide  dans  l'éducation  agro- 
nomique, c'est  celui  qu'a  causé  la  suppression  de  l'Institut  de  Ver- 
sailles, qui  a  duré  si  peu  et  dans  son  passage  a  rendu  tant  de  ser- 
vices. Voilà  déjà  bien  des  classes,  puissantes  par  le  nombre  et  les 
lumières,  qui  ne  sont  pour  rien  dans  l'agitation  dont  l'enseignement 
professionnel  a  été  le  drapeau.  Que  reste-t-il  en  dehors?  En  cher- 
chant bien,  on  ne  trouve  guère  que  l'industrie  et  le  commerce. 
C'est  donc  en  vue  de  l'industrie  et  du  commerce  qu'on  a  mené  ce 
bruit,  créé  des  rivalités  administratives,  usurpé  un  nom  qui  est 


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l'enseignement   professionnel  en   FRANCE.  lâl 

et  doit  rester  commun  à  toutes  les  formes  que  revêt  l'activité  du 
pays. 

Ce  n'est  point  là  une  vaine  querelle;  la  confusion  des  mots  passe 
toujours  dans  les  choses.  On  l'a  vu  quand  le  débat  s'est  ouvert  dans 
le  sein  de  la  commission  et  entre  les  deux  ministères  en  présence.  Il 
a  été  aussi  difficile  de  s'accorder  sur  les  désignations  que  sur  la 
compétence.  Gomme  règle  à  suivre,  on  disait  que  l'enseignement  pro- 
fessionnel, dans  son  acception  populaire,  ne  s'applique  qu'au  tra- 
vail des  mains,  et  qu'ainsi  désigné,  il  ne  relevait  que  du  ministre 
du  commerce.  On  admettait  bien  que  le  ministre  de  l'instruction 
publique  s'adressât  aux  mêmes  catégories  de  cliens,  mais  sous  des 
emblèmes  et  avec  un  signalement  distincts,  l'enseignement  spécial 
par  exemple.  Sur  un  terrain  plus  libre,  MM.  Morin  et  Tresca  ont 
montré  la  même  hésitation.  Ayant  à  qualifier  l'enseignement  dont 
ils  étaient  les  partisans  zélés,  ils  ne  l'ont  nommé  ni  professionnel 
ni  spécial;  à  leurs  yeux,  ces  termes  manquaient  de  justesse,  et  pour 
mieux  le  caractériser  ils  s'en  sont  tenus  à  la  désignation  «  d'ensei- 
gnement industriel,  »  ce  gui  n'est  qu'une  autre  nuance  dans  l'im- 
propriété. D'un  sens  trop  absolu  ils  tombaient  dans  un  sens  trop 
restreint.  On  conçoit  par  ces  détails  ce  que  la  question  avait  d'em- 
barrassant à  l'origine  :  il  était  aussi  malaisé  de  la  poser  que  de  la 
résoudre,  et  personne,  parmi  les  plus  autorisés,  n'eût  pu  dh-e  avec 
précision  ce  qu'elle  était  et  de  qui  elle  relevait.  Ni  les  rapports,  ni 
les  circulaires,  ni  ce  que  l'on  sait  des  délibérations  pendantes  n'en 
ont  changé  la  nature,  et  ce  ne  sera  pas  une  tâche  facile  que  d'en 
dégager  les  ambiguïtés.  ' 

Quand  on  cherche  d'où  sont  partis  ces  projets  et  à  quel  besoin 
ils  répondent,  on  ne  trouve  d'abord  que  cet  entraînement  vers  les 
nouveautés  qui  s'imposent  au  public  et  au  gouvernement  à  force 
d'obsessions.  Dieu  sait  quel  chemin  font  ces  nouveautés  quand  l'en- 
gouement s'en  mêle  !  Cependant  il  y  a  ici  autre  chose  dont  il  con- 
vient de  tenir  compte;  il  y  a  en  présence  un  bon  et  un  mauvais 
sentiment.  Le  mauvais  sentiment  est  l'esprit  de  dénigrement  qui, 
depuis  dix  ans  surtout,  s'attache  à  la  culture  des  lettres  classiques. 
Peu  s'en  faut  qu'on  ne  les  accuse  de  fausser  le  jugement  par  les 
influences  qu'elles  exercent,  et  qu'on  ne  regarde  comme  indigne  des 
modernes  de  vivre  si  obstinément  dans  le  commerce  des  anciens. 
C'est  en  partie  de  ces  préventions  que  cette  agitation  est  venue. 
L'autre  sentiment  dont  elle  émane  est  de  beaucoup  meilleur.  Il  est 
constant  que,  dans  une  instruction  plus  universellement  répandue, 
un  traitement  à  part  peut  et  doit  être  ménagé  aux  enfans  dont  les 
familles  n'ont  les  moyens  de  supporter  ni  les  frais  ni  les  délais  de 
l'enseignement  des  collèges  et  des  lycées.  Évidemment  il  y  avait  là 


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142  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

un  besoin  nouveau.  L'aisance  qui  gagne  les  régions  moyennes  com- 
porte un  degré  de  culture  de  plus,  et  l'encouragement  le  plus  naturel 
est  de  mesurer  les  dépenses  aux  ressources.  Entre  l'école  primaire 
et  l'école  secondaire,  une  combinaison  était  donc  à  imaginer  qui  fût 
nioins  que  celle-ci  et  plus  que  celle-là.  Dans  cette  vue,  il  allait  de 
soi  que  les  programmes  fussent  simplifiés  et  que  la  durée  des  cours 
fût  renfermée  dans  de  strictes  limites.  Quant  aux  langues  mortes, 
elles  pouvaient  être  ou  éliminées  ou  ramenées  à  leurs  premiers  élé- 
mens.  Dès  qu'on  vise  à  l'économie,  les  formes  sommaires  sont  de 
rigueur,  et  le  choix  des  matières  a  pour  condition  déterminante 
l'utilité  immédiate.  Jusque-là  point  de  dissentiment;  un  besoin  se 
produit,  qu'il  y  soit  pourvu;  reste  seulement  à  savoir  par  quelles 
mains  ou  dans  quel  mode.  Il  s'en  présentait  deux  très  distincts  : 
l'un  consistait  à  laisser  ce  besoin  se  prononcer  assez  vivement  et 
sur  une  assez  grande  échelle  pour  que  l'industrie  particulière  trou- 
vât une  convenance  naturelle  à  le  défrayer  et  y  procédât  librement, 
en  variant  les  types  suivant  les  lieux,  les  races  et  le  genre  d'activité. 
L'autre  mode,  et  c'est  parmi  nous  le  plus  commun,  consistait  à 
créer  tout  d'une  pièce,  au  nom  et  aux  frais  de  l'état,  des  cadres 
uniformes  et  artificiels  pour  des  besoins  à  naître ,  encore  mal  dé- 
finis et  dont  on  n'a  pas  l'entière  conscience.  C'est  à  ce  dernier  parti 
qu'on  s'est  arrêté;  le  génie  administratif,  peu  délié  de  sa  nature, 
s'exerce  aujourd'hui  sur  une  œuvre  qui  plus  qu'une  autre  eût  exigé 
toutes  les  souplesses  du  génie  privé. 

Il  est  à  regretter  que  le  ministre  de  l'instruction  publique  se  soit 
mêlé  à  ce  mouvement  au  point  d'y  figurer  en  première  ligne.  Au- 
tant que  personne  j'applaudis  à  la  tolérance  éclairée,  à  la  droiture 
d'intentions,  à  la  vigueur  qu'il  apporte  dans  la  liquidation  d'un  hé- 
ritage embarrassé;  mais  il  s'agit  moins  ici  de  la  personne  que  de  la 
fonction.  Dans  cette  mêlée  de  projets  éclos  ou  à  éclore,  il  serait  bon 
de  s'entendre  sur  le  rôle  du  chef  de  l'Université.  A  mon  sens,  il  est 
avant  tout  le  gardien  des  fortes  études;  ce  devoir  prime  les  autres 
et  quelquefois  les  exclut.  Ces  humanités  que  la  tradition  nous  a  lé- 
guées comme  le  meilleur  aliment  des  esprits,  il  a  charge  de  les  dé- 
fendre contre  le  caprice  ou  la  raillerie,  la  mobilité  des  goûts  et  des 
intérêts;  il  ne  saurait  voir  d'un  œil  indifférent  qu'on  y  touche  et 
qu'on  les  mutile;  dans  aucun  cas,  il  ne  devrait  prêter  les  mains  à 
ces  remaniemens  et  à  ces  mutilations.  Est-il  d'obligation  pour  l'Uni- 
versité d'aller  au-devant  de  toutes  les  velléités  qui  se  déclarent,  de 
leur  donner  de  la  consistance  en  y  attachant  son  nom,  de  prendre 
tout  à  faire,  au  risque  d'aboutir  à  des  avortemens?  Non,  son  esprit 
s'y  prête  mal ,  sa  dignité  y  répugne.  Ces  poursuites  aléatoires  sont 
du  domaine  de  la  spéculation  libre,  qui  s'y  engage  isolément  et 


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l'enseignement   PROFESSIOiNxNEL   EN   FRANCE.  14S 

s'amende  quand  elle  se  trompe  :  c'est  là  qu'il  faut  les  laisser.  Pour 
riniversité  mieux  vaut  se  dessaisir  en  pareil  cas,  et  se  dessaisir 
pleinement.  Là-dessus  encore  son  éducation  est  à  faire.  Il  est  dans 
ses  habitudes  de  donner  et  de  retenir,  et  de  troubler  par  ses  ingé- 
rences ce  qui  échappe  à  sa  direction.  Elle  ne  supporte  pas  volontiers 
ce  qui  réussit  par  d'autres  mains  que  les  siennes,  et  n'a  de  cesse 
qu'elle  ne  se  le  soit  approprié  quand  elle  ne  parvient  pas  à  l'énerver 
à  force  d'ombrages.  Ce  sont  là  de  véritables  contradictions,  lorsque 
d'autre  part  on  encourage  l'enseignement  à  briser  ses  vieux  cadres, 
à  multiplier  ses  formes,  à  réchauffer  tous  les  germes  des  imagma- 
tions  en  travail.  En  de  telles  matières,  rien  ne  se  vivifie  que  par 
l'effort  individuel  et  ne  se  féconde  que  par  le  souffle  de  la  liberté. 

L'Université  a  mi3ux  aimé  courir  elle-même  les  chances  de  l'en- 
treprise et  s'en  réserver. les  honneurs.  Voyons  donc  ce  qu'elle  se 
propose  et  comment  elle  entend  procéder.  Les  plans  de  détail  sont 
résumés  dans  deux  documens.  L'un  est  le  modèle  des  programmes 
de  l'enseignement  professionnel,  l'autre  est  une  circulaire  aux  rec- 
teurs, en  date  du  2  octobre  1863,  dans  laquelle  le  nainistre  s'explique 
sur  les  moyens  d'application.  Son  premier  soin  est  de  définir  la  pen- 
sée et  de  fixer  les  origines  de  cet  enseignement.  Il  rappelle  que  si 
r Université  a  toujours  résisté,  comme  son  fondateur  le  lui  conseil- 
lait, aux  petites  fièvres  de  la  mode,  elle  n'a  jamais  repoussé  les  in- 
novations que  le  vœu  public  ou  les  besoins  de  l'état  lui  recomman- 
daient. Or  ce  besoin  n'est  pas  né  d'hier;  la  convention  en  avait  eu  le 
pressentiment,  et  dans  un  décret  de  1793  elle  avait  établi  «  un  pre- 
mier degré  d'instruction  pour  les  connaissances  indispensables  aux 
artistes  et  aux  ouvriers  de  tout  genre.  »  Jusqu'en  1808,  dos  écoles 
centrales  en  furent  le  foyer.  En  1821,  la  combinaison  fut  reprise; 
on  décida  qu'au  sortir  de  la  troisième  les  élèves  pourraient  entrer 
dans  un  cours  spécial;  c'était  introduire  sous  une  première  forme  ce 
qu'on  a  nommé  depuis  la  bifurcation.  En  1829,  on  alla  plus  loin  :  le 
collège  de  Nancy  devint  le  siège  d'un  enseignement  véritablement 
professionnel  «  en  faveur  des  élèves  qui,  après  avoir  suivi  les  pre- 
mières années  des  cours  communs,  voudraient  se  livrer  au  com- 
merce, aux  divers  arts  industriels  ou  à  une  profession  quelconque, 
pour  laquelle  l'étude  approfondie  des  langues  anciennes  ne  serait 
point  indispensable.  »  Le  gouvernement  de  1830  ne  répudia  point 
ce  legs;  les  collèges  de  Versailles  et  de  La  Rochelle  ouvrirent  leurs 
portes  à  cet  enseignement  mixte,  et  en  1847  il  avait  été  arrêté  en 
principe  qu'il  serait  appliqué  à  tous  les  collèges  royaux  et  commu- 
naux. A  quelques  années  de  là,  la  loi  du  15  mars  1850  à  son  tour 
classa  cet  ordre  d'études  dans  notre  système  d'éducation,  mais,  en 
enregistrant  le  nom,  elle  ne  fixa  point  le  mode  :  il  y  est  dit  seule- 


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iàà  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ment  que  des  jurys  particuliers  seront  constitués  pour  renseigne- 
ment professionnel.  Point  de  dotation  spéciale,  rien  de  précis  non 
plus  sur  les  moyens  d'exécution.  Ces  jurys  particuliers  restèrent  une 
lettre  morte,  et  des  commissions  nommées  avec  quelque  bruit  s'é- 
teignirent dans  le  silence;  leurs  travaux,  s'il  en  existe,  n'ont  pas 
été  livrés  à  la  publicité.  Tout  se  réduisit  à  des  annexes  facultatives 
que  64  de  nos  lycées  sur  74  greffèrent  sur  leurs  autres  cours,  ici 
séparées,  là  confondues,  partout  disparates.  Même  dans  ces  condi- 
tions informes,  l'essai  réussit;  le  sixième  des  élèves  passait  par  cette 
voie  comme  la  plus  expéditive.  «  C'est  une  marée  montante,  écri- 
vaient les  inspecteurs- généraux;  il  faut  lui  ouvrir  un  large  lit.  » 
Peut-être  eût-il  mieux  valu  conseiller  de  rendre  ce  lit  plus  profond 
au  lieu  de  l'élargir;  l'aveu^en  échappe  au  ministre  lui-même.  A  bien 
peu  d'exceptions  près,  cet  enseignement  distribué  au  hasard  n'a 
donné  que  des  résultats  stériles. 

Les  choses  en  sont  là;  une  expérience  de  soixante  et  dix  années 
n'a  pu  conduire  ni  à  une  législation  positive,  ni  à  une  organisation 
régulière.  11  en  a  été  de  l'enseignement  professionnel  comme  de  la 
direction  des  aérostats  :  cet  enseignement  est  entré  dans  les  préju- 
gés populaires,  on  l'a  cru  et  on  le  croit  possible;  jusqu'ici  pourtant 
il  n'a  connu  que  des  échecs.  Faut-il  pour  cela  y  renoncer?  L'Uni- 
versité ne  le  pense  pas,  et  d'ailleurs  comment  y  renoncer  en  pré- 
sence de  besoins  démontrés?  L'industrie  est  une  puissance  avec 
laquelle  on  doit  compter.  On  cite  à  ce  propos  quelques  chiffres  sans 
doute  exagérés.  Il  existerait,  en  face  de  la  propriété  foncière,  pour 
80  ou  100  milliards  de  valeurs  mobilières,  au  lieu  de  20  ou  30  mil- 
liards qui  formaient  notre  avoir  mobilier  en  1830.  Même  accroisse- 
ment dans  le  matériel  et  le  personnel  affectés  au  travail  manufac- 
turier. La  France  aurait  aujourd'hui  (je  cite  sans  rien  garantir) 
150,000  usines,  1,500,000  ouvriers  de  fabrique,  sans  compter  5  mil- 
lions d'hommes  ou  de  femmes  occupés  par  la  petite  industrie  et  le 
commerce,  et  500,000  chevaux-vapeur  qui  peuvent  représenter  le 
travail  de  10  millions  d'hommes.  Quelque  discutable  que  soit  cette 
statistique,  la  conclusion  du  ministre  de  l'instruction  publique  n'en 
est  pas  moins  fondée;  il  faut  ménager  une  place  dans  l'enseigne- 
ment à  ce  qui  en  occupe  une  si  considérable  dans  la  communauté. 
Le  problème  est  impérieusement  posé,  il  est  urgent  de  le  résoudre. 
Rien  n'est  prêt,  il  est  vrai,  pour  un  régime  définitif;  des  délîûs  sont 
à  prévoir,  des  sanctions  sont  à  obtenir,  les  crédits  nécessaires  pour 
ime  transformation  ne  peuvent  être  votés  que  pour  1865.  N'importe, 
un  effort  immédiat  est  nécessaire.  Il  est  temps  de  mettre  un  terme 
à  la  confusion  dont  les  cours  annexés  donnent  çà  et  là  le  spectacle. 
L'enseignement  professionnel,  quoi  qu'il  arrive,  aura  du  moins  ses 


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l'enseignement   professionnel   en   FRANCE.  145 

programmes.  Dès  à  présent  les  recteurs  seront  saisis;  ils  les  met- 
tront à  l'épreuve  autant  que  le  comportent  les  ressources  des  lycées 
et  les  éclaireront  par  une  première  expérience. 

En  quoi  consiste  le  système  du  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique? En  apparence  rien  de  plus  simple.  Le  plan  d'études  adopté 
en  1852,  et  qui,  sous  le  nom  de  bifurcatioriy  a  soulevé  tant  de 
plaintes,  lui  paraît  être  une  erreur.  11  s'en  sépare  résolument.  Ce 
n'est,  à  tout  prendre,  qu'une  bifurcation  artificielle;  on  a  bâti  Chal- 
cédoine  quand  on  avait  l'emplacement  de  Byzance  sous  les  yeux. 
Une  bifurcation  naturelle  existait  dans  la  législation  de  1793  et  de 
l'an  m,  reproduite  et  prescrite  en  1850,  livrée  depuis  aux  aventures 
et  appliquée  empiriquement.  Il  suffit  d'y  revenir  et  de  l'affermir;  Sur 
la  base  de  l'enseignement  primaire  s'élèveraient  parallèlement  deux 
enseignemens  secondaires,  l'un  classique  pour  les  carrières  libé- 
rales, l'autre  professionnel  pour  les  carrières  du  commerce,  de  l'in- 
dustrie et  de  l'agriculture.  Cet  enseignement  professionnel,  qui 
aurait  une  durée  de  quatre  années,  comprendrait  la  langue  et  la 
littérature  françaises,  les  langues  vivantes,  l'histoire  et  la  géogra- 
phie, des  notions  élémentaires  de  morale,  d'économie  et  de  législa- 
tion industrielle,  la  comptabilité,  les  mathématiques  appliquées,  la 
physique,  la  chimie,  l'histoire  naturelle,  le  dessin  linéaire,  d'orne- 
ment et  d'imitation,  la  gymnastique  et  le  chant.  L'uniformité  des 
programmes  n'exclurait  pas  les  études  particulières  à  l'usage  d'in- 
dustries locales.  Déjà,  au  lycée  du  Puy,  le  dessin  des  dentelles  est 
compris  dans  les  leçons;  à  La  Rochelle,  il  y  a  des  cours  d'hydrogra- 
phie et  de  construction  navale.  Ces  exemples  seraient  suivis.  Dans 
la  vallée  du  Rhône,  on  insisterait  sur  ce  qui  touche  l'industrie  de  la 
soie,  dans  les  bassins  du  Forez  sur  les  applications  de  la  métallurgie, 
dans  les  villes  maritimes  sur  la  géographie  et  la  législation  com- 
merciale. Pour  mieux  assurer  cette  élasticité  des  règlemens ,  un 
conseil  de  perfectionnement  serait  institué  auprès  de  chacun  des 
collèges  français,  et  des  chefs  d'industrie  et  de  commerce  seraient 
appelés  à  y  figurer.  Enfin,  comme  dernière  sanction,  un  diplôme  es 
arts  serait  délivré  par  un  jury  spécial  aux  élèves  les  plus  méritans, 
et  il  y  aurait  lieu  d'examiner  plus  tard  si  ce  diplôme  n'ouvrirait  pas 
aux  titulaires  l'accès  de  certaines  carrières  admi;iistratives. 

Quant  au  siège  de  cet  enseignement,  il  est  tout  désigné;  les  lycées 
lui  seraient  ouverts.  Toute  autre  combinaison  semble  impraticable. 
Comment,  dans  l'état  de  nos  finances,  demander  au  corps  législatif 
50  ou  60  millions  pour  l'érection  de  quatre-vingt-neuf  maisons  nou- 
velles, à  ne  compter  qu'un  seul  collège  français  par  département? 
Ce  ne  serait  là  d'ailleurs  qu'une  portion  de  la  dépense  ;  à  ces  bâti- 
roens  neufs  il  faudrait  attacher  un  personnel  administratif  et  ensei- 

TOMB  L.  —  1864.  10 


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146  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

gnant  que  T Université,  prise  au  dépourvu,  ne  pourrait  pas  fournir 
ou  ne  formerait  qu'à  grands  frais.  Les  deux  enseignemens  devraient 
donc  s'accommoder  de  la  môme  maison,  y  vivre  juxtaposés  sous  des 
maîtres  soit  communs,  soit  distincts.  Non-seulement  le  ministre  se 
résigne  à  cet  arrangement,  mais  il  y  voit  un  avantage  :  c'est  à  ses 
yeux  un  gage  et  un  signe  de  plus  de  cette  égalité  que  notre  pays 
aime  tant.  On  vient  au  lycée  de  tous  les  rangs  de  la  société,  et  en 
établissant  des  maisons  séparées  pour  les  deux  ordres  d'enseigne- 
ment, l'un  des  deux  serait  nécessairement  considéré  comme  infé- 
rieur à  l'autre.  Dès  lors  les  familles  se  feraient  un  point  d'honneur 
de  donner  la  préférence  à  celui  qui  serait  le  mieux  placé  dans  l'o- 
pinion. La  vanité  jetterait  du  trouble  dans  le  choix  des  carrières;  on 
ajouterait  par  ton  plus  d'un  chapitre  à  l'histoire  des  vocations  man- 
quées.  Ce  préjugé  ne  saurait  être  combattu  qu'en  mettant  les  deux 
enseignemens  sur  le  même  pied,  en  rangeant  sous  la  même  disci- 
pline, dans  une  communauté  de  goûts  et  de  sentimens,  des  enfans 
d'origine  et  de  destination  différentes.  Le  lycée  resterait  ce  qu'il  est, 
avec  une  affectation  de  plus;  à  la  culture  désintéressée  de  l'esprit  il 
joindrait  une  préparation  plus  directe  aux.  combats  et  aux  nécessités 
de  la  vie.  Sur  un  point,  le  rapprochement  aurait  tout  son  effet  :  ce 
serait  dans  cette  partie  de  l'éducation  qui  comprend  les  devoirs 
moraux  où  l'homme  et  le  citoyen  puisent  leurs  règles  de  conduite. 
Tel  est  le  plan  qu'il  s'agirait  de  réaliser,  et  il  prête  le  flanc  à 
plusieurs  objections.  Ce  qui  frappe  d'abord,  c'est  qu'il  s'appuie  sur 
une  hypothèse.  Dans  ce  plan,  la  bifurcation  des  études,  telle  qu'elle 
existe,  est  implicitement  condamnée.  En  réalité,  cette  bifurcation  a 
plusieurs  années  à  courir,  et  il  se  peut  que,  par  la  force  des  habi- 
tudes et  en  raison  des  influences  établies,  elle  ne  succombe  pas  de 
sitôt.  Les  lycées  auraient  alors  à  mener  de  front  trois  sortes  d'en- 
seignement, l'enseignement  des  lettres  classiques  dans  son  inté- 
grité, l'enseignement  des  lettres  scindé  en  seconde  et  dérivant  vers 
les  sciences,  enfin  l'enseignement  professionnel,  c'est-à-dire  l'en- 
seignement français.  N'est-ce  pas  beaucoup  embrasser,  et  est-on 
bien  assuré  de  pouvoir  tout  étreindre?  De  cet  amalgame  d'élèves  et 
de  cours  il  est  douteux  que  les  proviseurs  puissent  faire  sortir  l'har- 
monie. L'effort  s'énerve  toujours  quand  il  est  dispersé,  et  rarement 
il  y  a  lieu  de  s'applaudir  d'un  cumul  de  tâches.  Admettons  que  la 
bifurcation  actuelle  disparaisse  définitivement;  nous  resterions  en 
présence  de  deux  enseignemens,  —  l'enseignement  classique,  l'en- 
seignement français.  Le  terrain  serait  moins  obstrué  sans  être  meil- 
leur pour  cela;  l'Université  ne  ferait  que  descendre  d'un  degré  de 
plus.  Avec  la  bifurcation  en  troisième  ou  en  seconde,  l'élève  avait 
du  moins  le  temps  de  montrer  ses  dispositions  pour  les  lettres; 


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l'enseignement   PROFESSIONNEL   EN   FRANCE.  147 

avec  un  enseignement  purement  français,  il  serait  soustrait  à  cette 
épreuve.  Dans  un  passage  de  sa  circulaire  aux  recteurs,  le  ministre 
parle  avec  quelque  dédain  des  mauvais  lettrés.  Les  mauvais  lettrés! 
mais  c'est  l'élément  dont  le  gros  du  public  se  compose,  c'est  cet 
auditoire  qui  ne  garde  des  études  qu'il  a  faites  qu'un  sentiment  gé- 
néral, un  goût  presque  involontaire.  Les  mauvais  lettrés  servent  à 
élever,  dans  les  pays  où  ils  abondent,  la  valeur  moyenne  des  opi- 
nions et  des  idées  :  pour  peu  que  leurs  lèvres  aient  touché  à  la  coupe, 
il  leur  reste  la  saveur  de  ce  qu'elle  contenait.  Les  mauvais  lettrés! 
mais  pour  en  former  de  bons,  encore  faudrait-il  les  essayer,  et  en 
les  vouant  au  français,  en  les  rivant  à  des  programmes  dont  les 
langues  mortes  sont  exclues,  l'Université  s'expose  à  étouffer  en 
germe  des  talens  qui  lui  feraient  honneur  et  répandraient  de  l'éclat 
sur  la  communauté. 

Si  encore,  au  moyen  de  ces  sacrifices,  on  obtenait  cet  enseigne- 
ment professionnel  qui  est  la  passion  et  la  fantaisie  du  temps,  une 
compensation  serait  acquise;  mais  là-dessus  aucune  illusion  n'est 
possible  :  le  plan  proposé  n'a  rien  de  professionnel;  il  n'est  que  l'a- 
brégé des  programmes  en  vigueur;  il  conduit  à  beaucoup  de  pro- 
fessions et  n'en  spécifie  aucune.  C'est  un  coup  de  crible  donné  aux 
études  pour  en  élaguer  la  partie  la  plus  raffinée,  la  réduction  sur 
une  moindre  échelle  de  ce  qu'on  enseigne  déjà.  Au  bout  de  ces 
quatre  années  de  cours,  les  élèves  ne  seraient  pas  plus  fixés  sur 
leur  destination  que  s'ils  avaient  suivi  la  section  des  sciences  et 
même  celle  des  lettres.  Il  y  à  là  un  achoppement,  et  c'était  inévi- 
table. L'Université  n'est  pas,  ne  peut  pas  être  une  école  d'applica- 
tion. Le  ministre  l'a  senti,  et  il  cherche  à  tromper  ses  propres 
scrupules.  Il  demande,  comme  on  l'a  vu,  que  l'on  s'occupe  de  la 
dentelle  au  Puy,  de  la  soie  à  Lyon,  de  l'hydrographie  à  La  Rochelle; 
il  s'efforce  de  pénétrer  par  quelques  détails  dans  un  domaine  qui 
lui  est  interdit.  Ce  qui  n'est  pas  dans  les  leçons,  il  veut  qu'on  le 
trouve  dans  la  manière  de  les  donner,  il  indique  en  passant  quel- 
ques moyens  d'arriver  par  la  pédagogie  à  l'initiation  professionnelle. 
Ainsi  les  élèves  seraient  conduits  dans  un  laboratoire  de  chimie 
pour  faire  des  manipulations,  sur  le  terrain  pour  lever  des  plans,  à 
la  campagne  pour  étudier  certaines  cultures,  dans  les  usines  pour 
voir  fonctionner  les  appareils;  au  lieu  de  s'en  tenir  aux  livres  pour 
les  langues  vivantes,  on  les  leur  ferait  parler.  Cet  enseignement  en 
action  n'est  pas  nouveau,  et,  partout  où  il  a  été  essayé,  il  s'est  ar- 
rêté à  la  superficie.  Il  peut  éveiller  l'attention  des  enfans,  piquer 
leur  curiosité,  rien  de  plus.  On  le  raffinerait,  on  le  rendrait  plus  in- 
génieux qu'on  n'en  rencontrerait  pas  moins  cette  limite  où  de  l'é- 
tude des  sciences,  si  élémentaires  qu'elles  soient,  il  faut  passer  à 


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148  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

l'exercice  d'un  art.  Alors  les  incompatibilités  commencent  non-seu- 
lement dans  les  matières  enseignées ,  mais  dans  les  maîtres  char- 
gés de  l'enseignement.  Ceux  que  l'Université  forme  et  délègue  par- 
lent plus  couramment  la  langue  des  facultés  que  celle  des  ateliers  : 
la  plupart  sont  étrangers  au  travail  manuel  ou  n'en  ont  que  des  no- 
tions très  insuffisantes  ;  ils  seraient  fort  empruntés,  si  des  théories 
ils  étaient  obligés  de  descendre  à  la  pratique.  Les  grades  qu'ils  ont 
pris  ne  les  y  préparaient  pas,  et  leur  chaire  serait  mieux  remplie 
par  un  contre-maître. 

Voilà  bien  des  faiblesses,  bien  des  concessions,  et  en  résumé  le 
but  n'est  pas  atteint.  Il  ne  l'est  ni  par  l'exclusion  des  langues  an- 
ciennes, ni  par  les  programmes  réduits,  ni  par  une  moindre  durée 
des  études,  ni  par  des  exercices  superficiels  sous  forme  de  récréa- 
tions, ni  par  les  recommandations  données  aux  professeurs.  On  a 
beau  se  rapetisser,  l'enseignement  que  l'on  rêve,  qu'indique  sans 
le  définir  le  sentiment  populaire,  échappe  toujours.  Il  s'agit,  pour 
en  trouver  l'analogue,  de  descendre  encore,  de  se  mettre  à  la  por- 
tée de  besoins  plus  modestes.  Par  l'enchaînement  des  faits,  on  est 
amené  à  des  écoles  d'application  vraiment  sérieuses  et  en  tout 
genre,  en  d'autres  termes  à  des  ateliers  d'apprentissage.  Ici  du 
moins  l'Université  résiste  :  non,  elle  ne  sera  pas  une  succursale  de 
l'administration  des  travaux  publics;  elle  ne  mettra  aux  mains  de 
ses  élèves  ni  le  ciseau,  ni  le  tour,  ni  la  lime;  elle  ne  fera  ni  des 
mineurs,  ni  des  mécaniciens.  Elle  sait  par  de  nombreux  exemples 
où  peut  mener  ce^oût  pour  les  aventures.  Les  instituteurs  de  cam- 
pagne ne  demandaient-ils  pas,  eux  aussi,  qu'on  mît  un  petit  champ 
à  leur  disposition  pour  qu'ils  pussent  varier  leurs  classes  de  gram- 
maire par  des  leçons  de  culture?  Toutes  les  fantaisies  s'engendrent; 
une  fois  l'élan  donné,  c'est  à  qui  s'évertuera.  Il  est  bon  que  l'on 
sache,  à  ne  plus  s'y  méprendre,  que  l'Université  forme  les  esprits 
et  non  les  bras,  et  que  dans  tous  les  cas  elle  aimera  mieux  se  dé- 
sister que  déchoir.  Peut-être  même  devrait- elle  couvrir  par  une 
défense  plus  résolue  cette  culture  supérieure  qui  est  son  plus  beau 
titre  et  son  fonds  le  plus  sûr.  Quand  on  l'accuse  de  faire  des  Grecs 
et  des  Romains  plutôt  que  des  hommes  de  notre  temps,  c'est  à  elle 
de  relever  le  défi  et  de  venger  l'injure  commune.  Ces  hommes  à 
qui  l'antiquité  est  familière  sont  de  notre  temps  comme  les  autres, 
mieux  que  les  autres;  ils  en  sont  la  lumière  et  l'honneur;  ils  gar- 
dent, dans  nos  civilisations  positives,  au  moins  la  notion  des  tra- 
ditions intellectuelles  et  des  influences  morales  auxquelles  l'espèce 
humaine  doit  la  meilleure  partie  de  sa  grandeur. 

Pour  beaucoup  de  motif'^,  il  est  donc  à  désirer  que  l'enseigne- 
ment purement  français  n'aille  pas  au-delà  de  ses  programmes.  Il 


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l'enseignement   professionnel   en   FRANCE.  149 

nuirait  aux  lettres  sans  profiter  aux  arts;  il  servirait  de  prétexte  à 
ceux  qui,  même  avec  les  moyens  d'en  faire  les  frais,  préfèrent  à  de 
pleines  études  des  études  plus  faciles  et  moins  coûteuses;  aux  excès 
de  l'imagination  il  substituerait  les  excès  du  calcul,  et,  tout  bien 
considéré,  la  société  n'a  rien  à  gagner  au  change.  De  toutes  les  ma- 
nières, il  ne  remplirait  pas  son  objet  et  n'aurait  point  de  caractère 
professionnel.  Que  l'enseignement  français  soit  mis  en  vigueur  ou 
non,  le  problème  reste  ce  qu'il  est;  c'est  par  d'autres  voies  et  d'au- 
tres mains  qu'il  faudra  essayer  de  le  résoudre. 

II. 

L'Université  une  fois  dessaisie,  le  champ  devient  libre  pour  le 
ministère  du  commerce  et  des  travaux  publics,  qui  se  trouve  là  du 
moins  dans  son  élément  naturel  vis-à-vis  des  hommes  et  des  in- 
térêts dont  il  est  particulièrement  chargé,  vis-à-vis  des  chefs  d'in- 
dustrie, des  contre-maîtres,  des  ouvriers.  La  grande  et  la  petite  in- 
dustrie ont  par  elles-mêmes  une  vie,  une  activité  qui  n'ont  besoin 
ni  d'assistance  ni  de  conseils;  elles  ont  la  conscience  et  l'expérience 
des  services  qu'elles  doivent  rendre.  Ce  qu'elles  demandent,  quand 
elles  sont  bien  inspirées,  c'est  qu'on  les  laisse  juges  de  leurs  intérêts 
et  libres  dans  le  choix  des  moyens.  Pour  se  convaincre  que,  d'une  fa- 
çon ou  d'une  autre,  le  degré  de  l'instruction  s'y  élèvera  même  sans 
encouragement  officiel,  il  suffit  de  réfléchir  à  ce  fait,  que  l'ignorance 
en  matière  d'industrie  est  un  moindre  profit,  lorsqu'elle  n'est  pas 
une  cause  de  dommage.  Pour  le  patron  comme  pour  l'ouvrier,  toute 
conquête  en  ce  genre  est  une  perspective  de  bénéfices,  et  la  partie 
est  si  heureusement  liée  que  ce  que  les  uns  ajoutent  à  la  somme  de 
leurs  connaissances  sert  aux  autres,  et  réciproquement.  On  pourrait 
à  la  rigueur  s'en  remettre,  pour  l'avancement  de  l'éducation,  à  cette 
convenance  mutuelle  qui  a  déjà  beaucoup  agi  et  agira  de  plus  en 
plus.  Les  dépenses  ne  sont  pas  un  obstacle;  la  grande  industrie,  la 
preuve  en  est  faite,  y  souscrira;  l'argent  s'offre  en  pareil  cas,  et  il 
est  d'autant  plus  prompt  que  c'est  de  l'argent  bien  placé.  Il  en  est 
de  même  du  commerce  dans  un  cercle  plus  étroit.  Le  succès  dans 
ces  carrières  est  si  inséparable  du  degré  d'instruction ,  qu'on  pour- 
rait en  laisser  la  responsabilité  et  le  soin  à  ceux  qui  y  sont  directe- 
ment intéressés.  Ils  frapperaient  plus  juste,  et  s'attacheraient  à  leur 
œuvre  en  raison  de  ce  qu'elle  leur  aurait  coûté.  Ces  garanties  échap- 
pent dans  une  œuvre  administrative,  qui  va  toujours  au  hasard,  au 
gré  des  systèmes  et  des  influences.  Voyons  pourtant  où  en  sont  les 
choses  sous  ce  dernier  rapport,  quels  sont  les  établissement  dont 
Tétat  dispose,  et  en  quoi  il  est  possible  de  les  fortifier. 


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150  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Les  classes  qui  relèvent  du  ministère  du  commerce  lui  arrivent 
formées  à  un  certain  point  par  les  mains  de  TOniversité.  Les  chefs 
d'industrie,  presque 'tous  dans  l'aisance,  ont  envoyé  leurs  enfans 
dans  les  lycées  ou  dans  des  institutions  qui  en  sont  à  peu  près  l'é- 
quivalent. Beaucoup  d'entre  eux  ont  suivi  jusqu'au  bout  renseigne- 
ment des  lettres,  et  il  est  heureux  que  les  préjugés  de  métier  ne  les 
en  aient  pas  détournés.  Plus  tard,  parvenus  à  la  fortune,  ils  auraient 
senti  ce  vide,  comme  la  chose  est  arrivée  à  Joseph  Kœchlm,  mort 
récemment  maire  de  Mulhouse.  Retiré  des  affaires,  ayant  pris  goût 
à  la  géologie,  il  ne  pouvait  se  consoler  de  n'avoir  pas  donné  plus  tôt 
cette  distraction  à  ses  loisirs,  cet  appui  à  ses  études,  cet  ornement  à 
son  esprit.  Quant  aux  ouvriers,  avant  d'arriver  aux  fabriques,  ils 
ont  passé  par  les  écoles  primaires,  ou  en  suivent  tant  bien  que  mal 
les  cours,  tout  en  fréquentant  les  ateliers.  C'est  à  ce  moment  que 
l'industrie  s'empare  des  uns  et  des  autres.  Les  ouvriers  savent  lire, 
écrire  et  compter;  sur  le  métier,  ils  apprendront  le  reste.  Parmi  les 
fils  d'industriels,  il  en  est  qui  seront  entraînés  vers  d'autres  voca- 
tions. A  ceux  qui  prendront  la  suite  des  affaires  paternelles,  l'Uni- 
versité ouvre  encore  les  portes  d'un  enseignement  supérieur.  A  Pa- 
ris, ils  n'ont  que  l'embarras  du  choix  :  dans  quelques  dépariemens, 
ils  ont  les  facultés  des  sciences;  mais  ces  études  gardent,  et  c'est 
leur  titre,  un  caractère  spéculatif,  même  quand  on  les  désigne  sous 
le  nom  d'études  appliquées.  Elles  roulent  sur  les  lois  du  mouve- 
ment, les  propriétés  des  corps,  plutôt  que  sur  le  produit  de  ces  pro- 
priétés et  de  ces  lois.  Tout  au  plus  comportent-elles  quelques  expé- 
riences de  laboratoire.  L'Université  ne  saurait,  dans  sa  constitution 
actuelle,  aller  au-delà,  et  ici  commencent  les  attributions  du  minis- 
tère du  commerce  et  des  travaux  publics. 

Ce  ministère  a  dans  son  ressort  le  Conservatoire  des  arts  et  mé- 
tiers, l'École  centrale  des  arts  et  manufactures,  les  écoles  des  ponts 
et  chaussées  et  des  mines,  trois  écoles  des  arts  et  métiers  à  Châ- 
lons,  Aix  et  Angers,  l'École  des  mineurs  à  Saint-Étienne,  l'École  des 
maîtres  mineurs  à  Alais.  Au  Conservatoire,  trois  chaires  sont  consa- 
crées à  l'agriculture,  qui  a  en  outre  trois  écoles  spéciales  à  Grignon, 
à  Granjouan  et  à  La  Saulsaye.  Voilà  de  quoi  se  composent  les  éta- 
blissemens  de  l'état  pour  les  arts  industriels  et  agricoles.  MM.  Mo- 
rln  et  Tresca  ont  cherché  à  se  rendre  compte  du  nombre  d'élèves 
qui  en  sortent  chaque  année.  Pour  le  Conservatoire,  le  chiffre  n'est 
pas  appréciable;  il  n'a  qu'un  auditoire  mobile,  et  qui  varie  suivant 
les  cours,  les  saisons  et  le  nom  des  professeurs.  L'École  centrale  dé- 
livre cent  diplômes,  les  écoles  d'arts  et  métiers  distribuent  trois 
cents  certificats  d'étude,  et,  en  y  ajoutant  trois  cents  élèves  libres 
pour  les  ponts  et  chaussées  et  les  mines,  répartis  sur  quatre  écoles 


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l'enseignement   professionnel    en    FRANCE.  151 

d'application,  on  obtient  un  total  de  six  cents  jeunes  gens  que  ces 
institutions  versent  annuellement  dans  l'industrie.  Maintenant  si 
Ton  estime  à  douze  cent  mille  le  nombre  des  personnes  engagées 
dans  ces  carrières,  cet  état-major  à  divers  degrés  représente  un 
deux-millième  de  la  population  de  nos  usines.  En  admettant  que  la 
durée  moyenne  des  services  soit  de  vingt-cinq  ans,  pour  les  uns 
comme  pour  les  autres,  on  arrive  à  cette  conséquence  qu'il  y  aurait 
un  homme  instruit  sur  quatre-vingts,  c'est-à-dire  un  groupe  de 
caporaux  et  un  très  petit  nombre  de  capitaines.  Du  rapprochement 
de  ces  chiffres  MM.  Morin  et  Tresca  concluent  qu'il  y  a  une  insuffi- 
sance évidente  de  sujets,  et  qu'il  est  temps  de  mettre  les  cadres  au 
niveau  des  besoins.  Ce  calcul  est  plus  ingénieux  que  vrai;  il  sup- 
pose que,  hors  des  brevets  de  l'état,  il  n'y  a  que  routine  et  empi- 
risme. Il  néglige  les  hommes  que  les  institutions  particulières  ont 
formés,  et  qui  ont  achevé  dans  des  cours  publics  ou  libres  leur  édu- 
cation industrielle,  y  ne  tient  pas  compte  non  plus  de  ces  laborieux 
artisans  qui,  par  une  pratique  assidue,  sont  arrivés  à  une  science 
relative,  ont  pris  leurs  grades  dans  les  ateliers,  et  en  sont  devenus 
les  meilleurs,  les  plus  sûrs  agens.  Tout  n'est  pas  profit  avec  les 
élèves  à  diplôme,  et  combien  d'entre  eux  trouvent  dans  les  fabri- 
ques des  contre-maîtres  capables  de  leur  donner  des  leçons  !  Puis- 
qu'il s'agit  de  caporaux,  en  voilà  une  légion  toute  trouvée,  avec  des 
chevrons  gagnés  sur  le  terrain,  et  qui  feraient  dans  les  rangs  une 
aussi  bonne  figure  que  ceux  qui  sortent  des  écoles.  Les  chilTres  de 
MM.  Morin  et  Tresca  en  seraient  profondément  modifiés.  Prenons- 
les  comme  ils  sont,  dans  les  catégories  où  ils  sont  renfermés;  ad- 
mettons avec  eux  que  l'état  ne  fournit  pas  assez  d'auxiliaires  à  l'in- 
dustrie. Quels  moyens  a-t-il  à  sa  disposition  pour  suppléer  à  cette 
insuffisance  ? 

Dans  l'enseignement  supérieur,  le  Conservatoire  des  arts  et  mé- 
tiers est  un  modèle  dont  il  serait  difficile  d'approcher.  Le  choix  des 
professeurs,  l'éclat  des  leçons,  lui  ont  valu  le  nom  de  Sorbonne  in- 
dustrielle. C'est  une  institution  à  part  qui  honore  le  pays,  et  qui  doit 
rester  sans  analogue.  Nulle  part  en  province  on  ne  trouverait  les 
élémens  de  succursales,  si  on  imaginait  de  lui  en  créer.  Il  serait  im- 
possible également  de  reproduire  en  diminutif  l'École  des  ponts  et 
chaussées,  en  la  mettant  à  la  portée  des  conducteurs  et  des  pi- 
queurs.  Avec  ses  cours  libres,  cette  école  suffit  aujourd'hui  à  tous 
les  senices,  soit  qu'elle  donne  un  enseignement  complet  pour  les 
carrières  publiques,  soit  qu'elle  en  détache  quelques  parties  à  l'u- 
sage des  carrières  privées.  Reste  l'École  centrale  des  arts  et  manu- 
factures, pépinière  d'ingénieurs  civils,  et  dont  l'histoire  est  une  le- 
çon. On  y  voit  un  témoignage  significatif  de  ce  que  peut  l'effort 


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152  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

individuel,  quand  il  est  sem  par  Tintelligence  et  la  fermeté.  Rien 
de  pareil  n'existait  en  1829,  quand  M.  Lavallée  conçut  un  plan  d'é- 
tudes préparatoires  pour  l'industrie,  et  se  mit  à  l'œuvre  avec  ses 
seules  ressource^,  sans  le  concours  de  l'état,  et  en  s'entourant  de 
collaborateurs  libres  comme  lui.  Il  n'avait  qu'une  force  à  ses  dé- 
buts :  c'était  d'être  le  maître  de  ses  mouvemens  et  de  ne  relever  que 
de  ses  inspirations.  Cette  force  a  suffi  pour  assurer  le  succès  de  l'é- 
tablissement, dont  son  nom  est  inséparable.  Quand  il  s'est  démis, 
il  y  a  peu  d'années,  entre  les  mains  du  gouvernement,  le  crédit  de 
l'école  était  à  son  apogée;  elle  obéit  aujourd'hui  au  mouvement 
qu'il  lui  a  imprimé,  elle  vit  de  ses  traditions,  et,  avec  une  certaine 
indépendance,  garde  son  caractère  d'universalité.  Elle  est  ouverte 
aux  Français  et  aux  étrangers,  sans  distinction.  La  durée  des  études 
y  est  de  trois  ans;  elle  ne  reçoit,  suivant  la  coutume  allemande, 
que  des  externes.  On  y  entre  sur  un  examen,  on  en  sort  avec  un  di- 
plôme. Pour  les  résultats,  ses  preuves  sont  faites;  dans  aucun  autre 
pays,  on  n'en  trouve  l'équivalent  :  elle  est  pour  notre  industrie  un 
honneur  et  une  force.  Voilà  donc  un  type  bien  réussi;  serait-il  pos- 
sible d'en  multiplier  les  exemplaires?  L'objection  est  la  même  que 
pour  le  Conservatoire.  Le  titre  essentiel  de  l'École  centrale  est  la  réu- 
nion de  professeurs  éminens  que  leurs  noms  et  leurs  fonctions  en- 
chaînent à  la  résidence  de  Paris.  Ils  y  attirent  de  tous  les  coins  de 
la  France  et  de  l'Europe  la  fleur  des  élèves.  A  fonder  ailleurs  des 
écoles  semblables,  on  rencontrerait  le  double  inconvénient  d'avoir 
des  maîtres  et  des  élèves  d'un  moindre  degré.  Il  se  peut  môme  que 
le  nombre  de  ces  derniers  ne  fût  en  province  nulle  part  suffisant 
pour  fournir  un  auditoire  aux  chaires  créées.  On  serait  allé  au-de- 
vant d'une  hypothèse  pour  n'aboutir  qu'à  des^essais  coûteux.  Si  ail- 
leurs ce  besoin  existe  et  là  où  il  existe,  pourquoi  ne  suivrait-on  pas 
l'exemple  de  Paris?  On  vient  de  voir  jusqu'où  va  la  puissance  d'un 
homme  bien  inspiré.  Le  fondateur  de  l'Ecole  centrale  peut  trouver 
hors  de  Paris  des  imitateurs  qui  glaneront  là  où  il  a  moissonné.  Des 
écoles  des  arts  et  manufactures  sur  une  échelle  réduite  ont  quelque 
chance  de  réussb  dans  des  localités  bien  choisies,  à  la  condition 
qu'elles  y  naîtront  naturellement,  par  l'effet  d'une  convenance  dé- 
•montrée.  La  spéculation  privée  est  seule  bon  juge  du  temps,  du 
lieu  et  des  moyens.  Comme  elle  s'y  engage  avec  ses  ressources, 
toute  erreur  lui  serait  un  dommage,  souvent  une  ruine  :  aussi  n'a- 
gira-t-elle  qu'à  coup  sûr,  et  sur  un  terrain  bien  étudié.  Pour  l'état, 
ce  sera  tout  profit  de  s'en  remettre  à  ces  éclaireurs;  il  s'épargnera 
des  dépenses  faites  à  l'aventure  et  laissera  une  porte  ouverte  à  l'ef- 
fort volontaire,  que  l'on  chasse  de  position  en  position. 
Dans  l'enseignement  supérieur,  l'expectative  est  donc  le  parti  le 


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l'enseignement   professionnel   en   FRANCE.  153 

plus  sage;  les  cadres  actuels  suffisent  aux  ingénieurs  civils,  et,  s'il 
y  avait  affluence ,  on  pourrait  élargir  ces  cadres  sans  recourir  à  de 
nouvelles  créations.  Voyons  si  le  cas  est  le  même  pour  les  contre- 
maîtres et  les  ouvriers.  Trois  écoles  des  arts  et  métiers  en  reçoivent 
un  certain  nombre,  trois  cents  par  école,  neuf  cents  en  tout.  L'in- 
struction y  est  essentiellement  pratique;  cinq  heures  trois  quarts 
par  jour  sont  consacrées  à  la  théorie,  sept  heures  à  l'apprentissage 
manuel.  La  durée  des  études  est  de  trois  ans;  le  travail  he  porte 
que  sur  le  fer  et  le  bois,  dans  quatre  ateliers  distincts,  celui  du  tour 
et  des  modèles,  celui  de  la  fonderie,  celui  de  la  forge,  celui  de  l'a- 
justage; l'enseignement  du  dessin  est  triennal.  Chaque  année,  ces 
trois  écoles  versent  dans  les  ateliers  des  machines  trois  cents  jeunes 
gens  dont  la  main  et  le  jugement  sont  formés;  les  uns  entrent, 
comme  mécaniciens,  au  service  de  la  flotte,  des  compagnies  de  na- 
vigation ou  de  chemins  de  fer,  c'est  l'élite;  d'autres  exploitent  pour 
leur  compte  de  petits  établissemens  de  serrurerie  ou  de  menuiserie, 
d'autres  deviennent  contre-maîtres  dans  les  fabriques,  d'autres  en- 
fin, et  c'est  le  plus  grand  nombre,  se  placent  comme  dessinateurs 
et  acquièrent  une  grande  habileté  dans  la  composition  des  pièces. 
Quant  aux  écoles  des  mines,  elles  se  renferment  exclusivement  dans 
leur  objet;  Saint-Étienne  prépare  des  gardes-mines  et  des  direc- 
teurs d'exploitations  métallurgiques,  Mais  des  maîtres  mineurs. 
Pour  ces  derniers,  un  régime  à  part  est  en  vigueur  :  les  élèves  res- 
tent ou\Tiers  dans  les  mines  et  doivent  suffire  par  leur  salaire  à  leur 
nourriture  et  à  leur  entretien  ;  les  frais  à  la  charge  de  l'état  sont 
ainsi  réduits  au  strict  nécessaire,  et  l'école  ne  prend  que  les  heures 
dont  le  chantier  ne  dispose  pas.  Tous  ces  établissemens  remplissent 
pleinement  leur  objet;  l'enseignement  y  est  ce  qu'il  doit  être,  élé- 
mentaire ,  mais  approprié ,  professionnel  dans  toute  la  rigueur  du 
mot.  Les  ouvriers,  quand  ils  en  sortent,  sont  assurés  de  trouver  de 
l'emploi  à  des  conditions  avantageuses.  Leur  certificat  d'étude  est 
un  titre  qui  a  cours  dans  le  domaine  de  la  main-d'œuvre,  et  dont  la 
valeur  est  désormais  vérifiée  :  il  constate  à  quoi  ils  sont  propres  et 
quel  fond  on  peut  faire  sur  leur  travail. 

De  toutes  les  épreuves,  aucune  n'a  été  ni  plus  concluante  ni  plus 
heureuse;  c'est  bien  là  un  exercice  manuel,  un  apprentissage  sé- 
rieux. Il  semblerait  naturel  d'en  conclure  que,  puisque  le  type  est 
reconnu  bon,  il  n'y  a  plus  qu'à  le  reproduire.  On  retendrait  d'abord 
aux  matières  déjà  essayées,  le  fer  et  le  bois,  puis  à  d'autres  arts  qui 
ne  sont  pas  moins  essentiels,  l'art  du  bâtiment,  l'art  du  tissage,  de 
l'impression  et  de  la  teinture;  on  pourrait  le  pousser  jusqu'à  des 
arts  plus  délicats,  les  arts  de  précision  et  d'ornement,  le  traitement 
des  métaux;  enfin  on  irait  dans  une  certaine  mesure  jusqu'aux  arts 


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154  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

agricoles.  On  aurait  ainsi,  dans  toutes  les  branches,  des  maisons 
de  noviciat  où  les  ouvriers  passeraient  non  plus  par  centaines,  mais 
par  milliers,  et  dont  l'influence  changerait  avant  peu  la  physio- 
nomie de  l'activité  industrielle.  Le  rêve  est  séduisant,  mais  ce  n'est 
qu'un  rêve.  Un  régime  constitué  sur  ce  pied  manquerait  forcément 
d'équilibre.  Il  est  des  tâches  qui  n'exigent  ni  tant  de  savoir  ni  tant 
d'habileté,  et  qui,  quoi  qu'on  fasse,  resteront  à  peu  près  machi- 
nales; il  faut  des  bras  pour  les  remplir,  et  c'est  le  lot  du  plus  grand 
nombre.  L'industrie  est  comme  une  armée,  les  grades  doivent  être 
en  proportion  avec  la  troupe.  Non  pas  que,  dans  l'état  des  choses, 
il  n'y  ait  place  pour  une  plus  grande  quantité  d'hommes  de  choix, 
ayant  la  conscience  de  ce  qu'ils  font  :  c'est  un  progrès  qui  s'opère 
tous  les  jours  et  qui  pourrait  s'accélérer  par  les  mains  de  l'état; 
seulement,  si  l'état  s'en  mêle,  le  mouvement  aura  bientôt  ren- 
contré une  limite.  Deux  obstacles  s'opposent  au  développernent  des 
écoles  des  arts  et  métiers  :  la  dépense  et  un  échec  porté  à  l'indus- 
trie régulière.  La  dépense  n'effraie  pas,  il  est  vrai,  les  donneurs  de 
conseils,  et  ils  ne  manquent  pas  de  dire  qu'en  raison  de  l'intérêt 
en  jeu  c'est  une  très  petite  considération.  Il  est  bon  cependant 
de  compter.  Chacune  des  écoles  existantes  coûte  par  an  à  l'état 
250,000  francs  pour  trois  cents  élèves,  et  300,000  francs  au  moins 
si  l'on  y  comprend  l'amortissement  des  sommes  engagées.  C'est  sen- 
siblement 1,000  francs  par  élève,  autant  et  même  plus  que  dans  les 
lycées.  Pour  des  écoles  nouvelles,  cette  dépense  serait  de  beaucoup 
dépassée.  Les  communes  n'auraient  pas  toutes  des  locaux  à  donner; 
il  faudrait  en  acquérir  et  passer  par  les  fourches  caudines  de  l'ex- 
propriation. L'outillage  serait  à  créer,  et  pour  plus  d'une  industrie 
il  doublerait  le  prix  de  l'immeuble.  Ce  n'est  pas  exagérer  que  de 
porter  à  300,000  francs  par  école  ce  surcroît  de  dépense.  Suppo- 
sons maintenant  qu'il  s'agisse  de  fonder  vingt  écoles  :  c'est  bien  le 
moins,  si  l'on  prétend  embrasser  toutes  les  industries  et  si  l'on  ac- 
cède aux  demandes  des  localités  qui  y  ont  droit.  On  aurait  alors  six 
mille  élèves  de  plus  avec  un  coût  de  1,700  francs  par  élève  pour  la 
première  année,  et  1,200  francs  au  moins  pour  les  années  suivantes. 
Évidemment  le  sacrifice  ne  serait  pas  en  rapport  avec  les  résultats, 
et  encore  les  élèves  admis  seraient-ils  des  privilégiés,  mot  mal- 
sonnant que  les  ouvriers  éconduits  ne  prononceraient  pas  sans  mur- 
mure. 

Ce  n'est  là  qu'un  des  empêchemens;  en  voici  un  autre  qui  n'est 
pas  moins  grave.  Par  le  fait  de  la  multiplication  des  écoles,  l'état 
deviendrait  un  véritable  entrepreneur  d'industries;  il  prendrait  rang 
sur  le  marché.  Avec  ses  trois  cents  apprentis,  sa  concurrence  est  in- 
sensible ;  elle  serait  réelle  avec  sept  mille  apprentis  dans  tous  les 


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l'enseignement    professionnel   en   FRANCE.  155 

genres  et  distribués  dans  les  divers  centres  de  fabrication.  L'état  en 
viendrait  forcément  à  acheter  des  matières  et  à  vendre  des  produits 
sur  une  assez  grande  écljelle.  Ces  opérations  cadreraient  mal  avec 
ses  habitudes  de  comptabilité  et  les  garanties  qu'il  cherche  dans  les 
adjudications  publiques;  par  la  force  des  choses,  il  serait  conduit  à 
donner  à  ses  agens  plus  de  latitude,  une  délégation  moins  étroite,  à 
placer  sa  confiance  dans  les  hommes. et  non  dans  les  rëglemens.  De 
là  des  abus  possibles  et  un  certain  trouble  jeté  dans  la  production; 
par  leurs  achats  ou  leurs  ventes ,  les  ateliers  officiels  pèseraient  sur 
les  cours,  en  affecteraient  la  marche.  Quel  sujet  de  plaintes  et  d'om- 
brages! L'industrie  n'est  pas  tolérante  de  sa  nature  et  ne  souffre 
guère  d'empiétemens.  On  se  souvient  des  doléances  qu'elle  fit  enten- 
dre à  propos  du  travail  des  couvens  et  des  prisons  :  comment  s'accom- 
moderait-elle d'une  concurrence  établie  sur  vingt  points  à  la  fois,  et 
qui  offrirait  à  tout  prix,  d'une  manière  incessante,  les  produits  im- 
parfaits de  l'apprentissage?  L'état  en  ferait  l'essai,  qu'il  serait  con- 
traint de  s'arrêter  devant  les  clameurs.  Ces  usines  administratives 
donneraient  lieu  d'ailleurs  à  une  assez  triste  réminiscence.  Ce  serait 
comme  un  chapitre  détaché  du  volume  de  M.  Louis  Blanc  sur  l'or- 
ganisation du  travail.  L'auteur,  qui  voyait  dans  la  concurrence  un 
fléau,  voulait  l'anéantir  dans  un  monopole  exercé  par  l'état;  son 
plan  était  conforme  aux  convictions  qui  l'animaient.  11  proposait  la 
création  d'ateliers,  publics  qui  auraient  été  à  la  fois  des  modèles  et 
des  régulateurs.  Bien  gérés,  bien  armés,  ils  auraiept  graduellement 
et  sans  violence  absorbé  les  ateliers  privés  ;  ils  auraient  dais  tous 
les  cas  fourni  des  types  et  préservé  les  ouvriers  des  fluctuations  et 
des  crises  du  salaire.  Sans  forcer  le  rapprochement,  n'y  aurait-il 
pas  quelques  traits  analogues  dans  la  multiplication  exagérée  des 
écoles  des  arts  et  métiers?  Ne  serait-ce  pas  également  l'état  entrant 
de  plsûn-pied  dans  l'industrie  et  devenu  malgré  lui  entrepreneur  et 
spéculateur?  Que  le  gouvernement  produise  de  ses  mains  ce  qu'il 
doit  consommer  lui-môme,  c'est  rarement  un  avantage  :  c'est  quel- 
quefois une  nécessité,  comme  pour  les  services  militaires  et  mari- 
times; mais,  s'U  produit  pour  revendre,  il  prend  vis-à-vis  des  tiers 
une  position  abusive  qui  n'est  tolérable  que  pour  un  petit  nombre 
d'exceptions. 

L'impression  que  laisse  ce  coup  d'œil  jeté  sur  les  établissemens 
qui  dépendent  du  ministère  du  commerce  et  des  travaux  publics, 
c'est  que,  tout  considéré,  ils  ne  sont  pas  susceptibles  d'un  notable 
accroissement.  Tout  au  plus  serait-il  expédient  d'ajouter  quelques 
unités  soit  aux  écoles  des  arts  et  métiers,  soit  à  l'école  centrale  des 
arts  et  manufactures,  comme  on  vient  de  le  faire  à  Lyon.  Des  combi- 
nions mixtes  peuvent  en  outre  associer  l'état  et  les  communes  dans 


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156  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

des  fondations  isolées,  après  des  études  faites  et  sous  des  conditions 
mûrement  débattues.  La  règle  déterminante  serait  l'opportunité; 
elle  exclurait  les  plans  généraux,  les  cadres  en  l'air,  plus  faciles  à 
imaginer  qu'à  remplir.  Cette  campagne  en  faveur  de  l'éducation 
professionnelle  se  réduirait  ainsi  à  ce  qui  se  fait  le  plus  naturelle- 
ment du  monde.  A  quoi  se  prendre  et  que  reste-t-il  en  dehors  du 
domaine  que  nous  venons  de  parcourir?  Dans  un  récent  discours,  le 
ministre  de  l'instruction  publique  citait  les  écoles  des  manufac- 
tures et  s'attachait  à  elles  comme  à  une  dernière  ressource;  mais  les 
écoles  des  manufactures  n'ont  ni  l'importance,  ni  les  prétentions 
qu'on  leur  suppose.  Elles  n'existent  qu'à  l'état  d'exception,  à  titre 
d'octroi  seulement,  au  gré  de  l'entrepreneur  :  comme  aucune  loi  ne 
les  prescrit,  elles  échappent  aux  rigueurs  des  règlemens  et  se  fer- 
meraient plutôt  que  de  supporter  les  plus  petites  violences;  elles  ne 
sont. ni  maniables,  ni  susceptibles  de  prendre,  dans  leurs  conditions 
actuelles,  un  caractère  général.  On  en  rencontre  plusieurs  en  Alsace, 
moins  dans  la  Flandre,  quelques-unes  en  Normandie.  Partout  où 
l'instruction  primaire  est  à  portée,  il  s'en  fonde  peu;  elles  sont  pres- 
que toutes  créées  en  vue  des  dérangemens  que  causent  les  distances. 
On  rapproche  alors  l'école  de  l'atelier  par  convenance  et  par  une 
libéralité  bien  entendue.  Dans  ce  cas,  ce  n'est  pas  l'école,  c'est  l'a- 
telier qui  est  professionnel.  Les  entrepreneurs  n'ont  point  d'illu- 
sions à  ce  sujet;  ils  savent  que  les  véritables  leçons  se  prennent  de- 
vant le  métier,  dans  un  ensemble  d'opérations  où  la  vue  se  forme 
comme  la  main,  où  tout  est  sérienx  depuis  la  façon  la  plus  élémen- 
taire jusqu'à  la  façon  la  plus  définitive.  Pour  le  jugement  comme 
pour  les  bras,  rien  ne  supplée  cet  apprentissage;  c'est  le  plus  sim- 
ple et  aussi  le  meilleur.  Quant  aux  écoles  annexées  aux  manufactu- 
res, elles  apprennent  aux  enfans  à  lire,  à  écrire  et  à  calculer;  leur 
ambition  ne  va  point  au-delà.  Tels  sont  les  faits;  songerait-on  à  le^ 
modifier?  Ferait-on  à  l'entrepreneur  une  obligation  de  ce  qui  n'est 
qu'une  faculté  ?  On  irait  de  propos  délibéré  au-devant  de  difficultés 
dont  on  n'a  pas  la  conscience.  Il  s'agirait  d'abord  de  fixer  la  limite 
où  commence  l'industrie  en  groupe  et  où  elle  finit,  de  mettre  les 
charges  en  rapport  avec  le  nombre  ;  il  resterait  ensuite  à  prendre 
d'autres  dispositions  pour  l'industrie  disséminée,  pour  l'industrie 
en  chambre.  Tout  serait  obstacle.  Si  les  fabricans  devaient  faire 
les  frais  de  ces  écoles,  l'impôt  serait  lourd  et  donnerait  ouverture 
à  des  dédommagemens;  si  c'est  le  trésor,  la  dépense  excéderait  tous 
les  calculs  préalables.  A  nos  quarante  mille  écoles  primaires,  il 
faudrait  ajouter  au  moins  cinq  mille  écoles  des  manufactures,  qui 
n'auraient  de  professionnel  que  le  nom.  L'atelier  n'en  resterait  pas 
moins  le  siège  réel  de  l'apprentissage.  On  aura  beau  s'agiter,  aller 


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l'enseignement   professionnel   en   FRANCE.  157 

de  projets  en  projets,  se  mettre  en  frais  d'éloquence;  on  aura  tou- 
jours affaire  à  des  hommes  qui  ne  se  paient  pas  de  mots.  Ils  savent 
ce  qui  leur  convient,  ce  qui  convient  à  leurs  ouvriers  mieux  que  ceux 
qui  veulent  stipuler  pour  eux  et  sans  eux.  En  fait  d'arrangemens, 
ils  n'accepteront  que  les  mieux  vérifiés,  les  plus  compatibles  avec 
leur  position  ;  le  reste  se  brisera  contre  la  nature  des  choses. 

III. 

Après  avoir  dégagé  le  concours  de  l'état  des  témérités  où  on  l'im- 
plique et  montré  dans  quelles  bornes  ce  concours  doit  être  renfermé, 
il  reste  à  voir  s'il  n'y  aurait  rien  à  tenter  par  d'autres  moyens  et  d'au- 
tres mains.  Se  refuser  à  toute  nouveauté  serait  aussi  peu  sensé  que 
d'accueillir  toutes  celles  qui  se  présentent.  Dès  qu'il  est  constant 
qu'un  enseignement  simplifié,  accessible  aux  petites  bourses,  est 
dans  les  vœux  des  sociétés  modernes,  c'est  un  devoir  étroit  de  re- 
chercher comment  et  par  qui  cet  enseignement  doit  être  donné. 
L'inconvénient,  quand  les  gouvernemens  s'en  mêlent,  est  d'agir  sur 
un  trop  grand  pied,  de  procéder  par  improvisations,  d'adopter  des 
cadres  trop  vastes  et  trop  rigides,  d'astreindre  à  des  règles  com- 
munes ce  qui  aurait  surtout  besoin  de  variété  et  de  liberté.  Ceci 
reconnu,  qu'y  a-t-il  donc  à  faire?  Changer  résolument  de  méthode 
et  aller  droit  aux  moyens  qui  laisseraient  plus  d'aisance  dans  des 
cadres  plus  réduits.  Trois  modes  d'action  s'offrent  dans  ce  cas,  que 
l'on  peut  ou  combiner  ou  séparer  :  l'action  privée,  l'action  corpora- 
tive, l'action  communale.  Mes  préférences  seraient  pour  le  premier. 
On  n'a  pas  la  conscience  parmi  nous  du  parti  que  l'on  pourrait  tirer 
du  génie  individuel,  si  on  lui  enlevait  ses  lisières,  de  cette  énergie 
latente  qui  se  perd  faute  d'aliment.  L'état,  en  voulant  le  devancer, 
en  se  substituant  à  lui,  l'étouffé  ou  le  paralyse.  Nos  organes  ne  s'a- 
niment plus  que  par  le  souffle  officiel;  notre  vie  comme  corps  de 
nation  est  une  vie  d'emprunt,  soutenue  par  un  certain  artifice;  nous 
ne  respirons  pas  à  pleins  poumons,  largement,  régulièrement.  Il  se- 
rait temps  d'y  réfléchir  et  d'appliquer  à  ce  malaise  un  traitement 
qui  le  soulage.  Peut-être  suffirait-il,  pour  cela,  de  se  former  une 
notion  plus  juste  de  la  responsabilité,  de  vérifier  comment  elle  agit 
et  ce  qu'elle  produit.  Là  où  un  homme  est  en  nom,  elle  est  directe; 
cet  homme  répond  de  ce  qu'il  fait,  il  y  engage  sa  personne,  ses  fa- 
cultés, son  honneur;  il  aura  en  propre  le  profit  et  la  notoriété,  s'il 
réussit;  il  supportera  le  dommage  et  le  discrédit,  s'il  échoue.  On 
conçoit  à  quel  point  cette  responsabilité  nominative  excite  l'effort  et 
affermit  la  volonté,  quelles  ressources  ingénieuses  elle  suggère,  ce 
qu'elle  comporte  de  souplesse,  de  vigilance,  à  quel  point  elle  solli- 


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158  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

cite  la  réflexion  et  F  imagination.  Une  entreprise  dans  ces  conditions 
prend  le  caractère  d'une  idée  fixe  dont  rien  ne  distrait,  et  que  ne 
découragent  pas  les  obstacles;  l'homme  peut  se  tromper,  l'entre- 
prise avorter,  mais  la  limite  de  ce  qu'il  peut  et  de  ce  qu'elle  vaut 
est  du  moins  atteinte. 

Avec  une  responsabilité  collective,  comme  celle  d'une  société  et 
d'un  corps  constitué,  l'effort  est  déjà  moindre,  le  partage  l'affaiblit, 
l'intérêt  cesse  d'être  direct.  Volontiers  on  s'en  remet  les  uns  aux 
autres  du  soin  de  remplir  la  tâche  commune;  on  a  des  faiblesses  et 
des  oublis;  on  y  va  mollement,  et  non  avec  la  pénétrante  activité 
d'un  seul  engagé.  Cependant,  quand  on  a  l'œuvre  sous  les  yeux  et 
l'opinion  publique  pour  appui,  l'esprit  de  corps  supplée,  égale  quel- 
quefois l'inspiration  personnelle;  il  engendre  le  dévouement  et  s'^af- 
firme  par  des  sacrifices.  Des  sociétés  libres  par  les  mains  de  leurs 
comités,  les  communes  sous  l'influence  d'un  maire  noblement  animé, 
ont  créé,  soutenu,  mené  à  bien  d'utiles  institutions.  Même  là,  si 
l'on  remontait  aux  origines,  on  trouverait  un  homme,  plus  actif, 
plus  opiniâtre  que  les  autres,  sans  lequel  la  semence  eût  dépéri. 
Cette  responsabilité  collective  n'en  est  pas  moins,  à  un  certain  de- 
gré, douée  de  vertu  et  pleine  de  ressort  ;  il  faut  d'autant  plus  l'ho- 
norer qu'elle  est  volontaire.  En  dehors  et  au-delà,  il  ne  reste  que 
la  plus  effacée  et  la  plus  inerte  de  toutes,  celle  de  l'état,  que  l'on 
peut  nommer  la  responsabilité  anonyme.  Elle  l'est  en  effet;  à  peine 
de  lo|n  en  loin  s'y  rattache-t-il  le  nom  d'un  grand  ministre  qui 
passe;  elle  s'anéantit  par  la  dispersion,  et  d'une  réalité  qu'elle  était 
dans  l'individu,  elle  devient  une  abstraction  dans  l'état.  La  respon- 
sabilité a  une  limite  et  une  mesure,  c'est  la  liberté  dont  on  jouit; 
dans  l'obéissance,  elle -ne  va  pas  au-delà  des  devoirs  imposés.  Que 
s'ensuit-il?  C'est  que  l'effort  n'est  plus  en  proportion  des  facultés, 
et  que  l'activité  s'émousse  même  quand  le  caractère  ne  décline  pas. 
Pour  l'homme,  c'est^une  atrophie;  pour  la  communauté,  c'est  un 
préjudice,  et  il  serait  difficile  de  calculer  la  somme  des  énergies 
qui  se  perdent  dans  cette  défaillance  des  volontés.  La  gradation  est 
donc  bien  accusée.  Avec  la  responsabilité  directe,  l'individu  montre 
pleinement  ce  qu'il  est  :  tout  ce  qu'il  y  a  en  lui  de  puissance  est  lié 
à  l'acte  qu'il  accomplît;  avec  la  responsabilité  indirecte,  l'individu 
se  ménage  et  se  réduit,  il  ne  porte  à  la  fonction  qu'un  intérêt  rela- 
tif, et  presque  toujours  il  demeure  en-deçà  des  services  qu'il  pour- 
rait rendre. 

A  l'appui  de  notre  opinion,  il  serait  facile  d'établir  que  les  dé- 
couvertes dont  le  genre  humain  s'enorgueillit  ont  eu  pour  auteurs 
des  esprits  indépendans,  plutôt  entravés  qu'encouragés  dans  leurs 
travaux;  c'est  d'eux  également  que  proviennent  des  découvertes 


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L  ENSEIGNEMENT   PROFESSIONNEL   EN   FRANCE.  159 

plus  modestes,  et  non  moins  utiles.  Pour  renseignement  profession- 
nel, il  n'en  a  pas  été  autrement;  ce  qu'il  y  a  de  possible  a  été  pré- 
paré et  réalisé  par  des  mains  libres.  On  a  vu  la  part  qu'y  a  prise 
M.  Lavallée  jusqu'au  moment  où,  avec  un  désintéressement  exem- 
plaire, il  a  livré  à  l'état  un  établissement  arrivé  à  sa  maturité.  Un 
autre  nom  est  à  citer  près  du  sien,  c'est  celui  de  M.  Tabareau  :  ce 
que  M.  Lavallée  a  fait  pour  les  ingénieurs  civils,  M.  Tabareau  l'a 
fait  pour  les  contre -maîtres  et  les  ouvriers.  L'école  de  La  Marti- 
nière,  à  Lyon,  est  une  création  dont  il  a  été  l'âme  et  sur  laquelle  il 
a  un  droit  de  pateraité  que  personne  ne  conteste.  Un  legs  du  ma- 
jor-général Martin,  mort  dans  l'Inde  au  service  de  l'Angleterre,  a 
formé  le  fonds  des  premières  dépenses  et  de  la  dotation  annuelle, 
nécessaire  au  roulement.  Le  testament  portait  une  affectation  pré- 
cise, et  la  commune  instituée  légataire  était  chargée  de  l'exécution 
des  volontés  du  défunt.  Plus  d'un  embarras  s'attachait  à  ce  devoir, 
il  s'agissait  de  respecter  la  lettre  des  dispositions  et  d'en  interpréter 
l'esprit  dans  une  œuvre  qui  n'avait  point  d'analogue.  Tout  fut  aplani 
par  le  choix  de  M.  Tabareau.  C'était  en  faveur  des  ouvriers  que  le 
major- général,  né  dans  cette  classe,  avait  voulu  faire  un  acte  de 
libéralité;  les  combinaisons  du  directeur  furent  toutes  dirigées  vers 
ce  but.  Pour  accroître  le  nombre  des  élèves,  il  ne  fit  de  l'école  qu'un 
externat  purement  gratuit  et  ouvert  à  des  sujets  de  toutes  les  classes; 
il  calcula  les  heures  des  leçons  de  manière  à  les  concilier  avec  le 
travail  des  ateliers  et  les  habitudes  de  la  famille.  Son  enseignement 
eut  pour  objet  de  porter  promptement  et  sûrement  à  la  connaissance 
des  apprentis  ce  qu'il  est  utile  de  savoir  pour  devenir  des  ouvriers 
habiles,  et  en  première  ligne  le  sentiment  du  prix  du  temps.  Par  des 
méthodes  particulières,  il  s'efforça  de  fixer  l'attention  des  élèves  et 
de  reconnaître  dans  leurs  rangs  ceux  qui  se  laissaient  distraire.  Sur 
les  bancs,  pas  une  minute  n'était  perdue,  et  les  récréations  étaient 
remplies  par  un  travail  manuel.  C'est  au  dessin  surtout  qu'il  s'at- 
tacha, comme  au  nerf  des  arts  locaux,  et  il  exigea  que  la  main  y 
obéît  à  une  réflexion  intelligente,  née  de  l'analyse  du  modèle;  il  y 
joignit  assez  de  mathématiques  et  d'histoire  naturelle  pour  faire  une 
part  convenable  à  l'exactitude  et  à  l'observation.  C'est  dans  cet  es- 
prit que  l'école  de  La  Martinière  fut  constituée,  c'est  sous  cette 
impulsion  qu'elle  vit.  Son  succès  a  dépassé  toute  attente;  à  elle 
seule,  elle  fournit  cinq  cents  élèves  par  an  pour  des  destinations 
très  variées;  les  trois  écoles  de  l'état  réunies  n'en  produisent  que 
neuf  cents.  Ainsi  les  types  de  quelque  valeur  pour  Tenseigilement 
professionnel  sont  sortis  de  mains  privées;  deux  noms  s'y  sont  iden- 
tifiés, et  ils  n'ont  point  d'attache  administrative.  De  tels  hommes 
sont  rares,  dira-t-on.  Ils  seraient  moins  rares,  si  l'état  i  ^^  s©  des- 


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160  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

saisissant  plus  souvent,  leur  permettait  de  se  produire,  s'il  n'épiait 
pas  avec  un  sentiment  de  jalousie  ce  qui  se  fait  sans  lUi  et  en  de- 
hors de  lui.  Notre  régime  actuel  n'a  pas  de  plaie  plus  profonde  :  le 
terrain  manque  sous  les  pieds  de  ceux  qui  veulent  se  lancer  hors 
des  voies  battues,  et  ceux  qui  marchent  dans  les  rangs  officiels  sont 
enchaînés  à  de  médiocres  positions  et  à  des  tâches  banales.  Nos  prin- 
cipaux ingénieurs  n'ont  donné  la  mesure  de  leur  force  et  ne  se  sont 
fait  un  nom  que  lorsqu'on  les  a  détachés  des  carrières  publiques. 
Ils  ont  construit  alors  notre  réseau  de  chemins  de  fer  et  concouru  à 
la  construction  du  réseau  étranger  :  restés  dans  les  cadres,  ils  n'au- 
raient eu  ni  cette  chance,  ni  cette  fortune. 

Pour  ouvrir  des  sillons  nouveaux,  il  faut  des  instrumens  plus  ma- 
niables que  ceux  dont  les  gouvernemens  disposent;  ces  exemples  le 
prouvent.  Dans  l'enseignement  professionnel,  non-seulement  tout 
est' nouveau,  mais  ingrat,  contesté,  «sujet  à  des  conflits  de  compé- 
tence. Qu'on  le  laisse  alors  dans  le  domaine  libre,  sur  le  sol  où  il 
est  né,  qu'on  ne  le  soumette  pas  à  des  transplantations  hâtives.  Il 
trouvera  sans  doute  ailleurs  un  sol  analogue,  les  mêmes  soins,  la 
même  culture,  et,  si  on  ne  lui  fait  pas  violence,  le  même  succès. 
L'essentiel  est  de  savoir  attendre,  de  donner  à  la  semence  le  temps 
d'éclore  en  détail  au  lieu  de  la  faire  lever  en  bloc.  Cet  enseignement 
français,  par  exemple,  dont  le  ministre  de  l'instruction  publique  a 
tracé  l'esquisse  et  qu'il  nous  montre  à  de  prochains  horizons,  pour- 
quoi ne  pas  l'abandonner  aux  institutions  particulières?  Il  y  serait 
mieux  à  sa  place  que  dans  les  lycées.  Si  le  besoin  est  sérieux  et  par- 
tout où  il  sera  sérieux,  la  spéculation  s'en  mêlera;  des  .écoles  s'ou- 
vriront pour  ce  service,  d'anciennes  s'y  adapteront;  leur  nombre 
sera  en  rapport  des  cliens,  leur  siège  là  où  existent  des  élémens 
de  réussite.  Nulle  nécessité  d'imposer  des  arrangemens  et  de  ré- 
diger des  programmes;  sur  ce  point  aussi,  tout  serait  relatif  :  ici 
des  internats,  là  des  externats  comme  de  l'autre  côté  du  Rhin;  ici 
des  études  plus  complètes,  là  plus  sommaires  suivant  les  catégories 
d'élèves  et  le  degré  d'aisance  des  parens.  Le  plus  grand  écueil  serait 
de  jeter  ces  maisons  dans  le  même  moule.  Une  fois  du  moins  on 
aurait*  essayé  ce  que  peut  et  ce  que  vaut,  dans  cet  ordre  d'intérêts, 
l'esprit  d'entreprise  quand  ses  franchises  lui  sont  restituées.  Pour 
l'Université,. ce  serait,  de  l'aveu  de  ses  amis  les  plus  sincères,  un 
véritable  soulagement;  en  se  démettant  à  propos,  elle  aurait  épar- 
gné à  ses  vieilles  traditions  un  échec,  à  ses  études  principales  une 
concurrence,  aux  élèves  dés  chocs  d'amour-propre ,  aux  maîtres  la 
confusion  des  langues.  N'eût-on  même,  pour  cet  enseignement  fran- 
çais, qu'une  médiocre  confiance  dans  les  institutions  particulières, 
l'Université  aurait  encore  un  suppléant  tout  prêt  dans  la  commune^ 


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l'enseignement  professionnel  en  frange.  161 

non  pas  la  commune  asservie  aux  rëglemens  et  à  des  formes  com- 
mandées, mais  la  commune  prenant  à  cœur  de  gouverner  ses  écoles 
comme  elle  l'entend  et  à  l'abri  de  toute  pression  gênante,  la  com- 
mune agissant  par  elle-même  ou  par  un  conseil  de  perfectionne- 
ment auquel  elle  délègue  ses  pouvoirs. 

Le  collège  Chaptal  et  l'école  Turgot,  fondés  et  entretenus  par  la 
préfecture  de  la  Seine,  témoignent  de  ce  que  contient  en  germe 
ce  régime  d'émancipation  tempérée.  Au  début,  il  ne  s'agissait  que 
d'écoles  primaires  fortement  constituées  et  dotées  assez  généreuse- 
ment pour  qu'elles  devinssent  des  modèles.  Le  résultat  a  été  non-, 
seulement  atteint,  mais  dépassé.  Dans  les  mains  de  directeurs  zélés 
et  judicieux,  les  deux  établissemens  ont  vu  leur  destination  grandir, 
et  leur  nom  se  répandre;  seulement  il  s'est  fait  entre  eux  comme  un. 
partage  d'attributions  qui  tenait  à  la  clientèle.  Établie  au  cœur  de 
quartiers  populeux,  l'institution  Turgot  est  restée  une  école  primaire 
d'un  degré  supérieur,  avec  des  professeurs  de  choix  et  des  matières 
d'enseignement  poussées  à  la  limite  qu'utilement  il  était  pefrmis, 
d'atteindre.  Elle  compte  aujourd'hui  sept  cent  quarante  élèves,  tous 
externes  et  appartenant  aux  classes  que  la  municipalité  avait  en  vue 
de  favoriser.  La  rétribution  scolaire  est  des  plus  modiques,  et  pour- 
tant, par  suite  d'une  allluence  soutenue,  on  est  amvé  graduellement 
à  une  meilleure  balance  entre  les  dépenses  et  les  recettes.  La  ville 
s'en  tire  avec  quelques  milliers  de  francs  de  sacrifices.  Situé  dans, 
un  quartier  riche,  le  collège  Chaptal  a  visé  et  dû  viser  plus  haut;  il. 
est  devenu  l'équivalent  d'un  lycée  avec  des  internes  et  des  externes, . 
six  cents  des  premiers,  trois  cent  cinquante  des  seconds.  Toutes  les 
conditions  y  sont  représentées.  Sous  ce  rapport,  il  allait  de  soi  qu'on . 
élevât  le  niveau  de  l'enseignement,  qu'on  y  comprît  plus  de  ma- 
tières, et  que  la  durée  des  études  fût  prolongée  :  c'est  ce  qui  a  été. 
fait.  Le  collège  Chaptal,  dans  ses  divisions  intérieures,  résume  toutes 
les  carrières.  11  reste  élémentaire  pour  les  élèves  qui  ne  peuvent  pas 
aller  au-delà,  ouvre  des  classes  de  latin  à  ceux  qui  y  ont  quelque 
disposition,  et  des  cours  préparatoires  pour  ceux  qui  se  destinent 
aux  grandes  écoles  de  l'état.  Cette  éducation  est  calculée  de  manière 
à  être  complète  dans  ses  trois  parties  et  à  remplir  son  objet,  même 
quand  on  l'abandonne  en  chemin;  elle  est  fortifiée  à  tous  les  degrés, 
par  des  conférences  littéraires  qui  servent  de  contre-poids  aux  no- 
tions techniques.  Les  aperçus  généraux  y  sont  placés,  au  seuil  des 
sciences,  comme  iitroduction ;  la  philosophie,  l'économie  politique,; 
figurent  dans  les  programmes  comme  des  hardiesses  de  bon  goût. 
Dans  tout  ceci,  le  collège  Chaptal  a  été  justifié  par  le  succès  ;  il  donne 
par  an  100,000  francs  de  bénéfice.  La  ville,  qui  comptait  sur  une 
charge,  se  trouve  avoir  fait  une  bonne  affaire.  Voilà  le  fruit  d'une 

TOME  L.  —  1864.  11 


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162  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

certaine  indépendaDce;  il  est  vrai  que,  pour  la  maintenir,  il  a  fallu 
vaincre  bien  des  susceptibilités  et  triompher  de  plus  d'une  petite 
chicane.  Toutes  les  communes  ne  sont  pas  aussi  heureuses  ni  aussi 
ibrtes  que  la  commune  de  Paris.  L'exemple  n'en  est  pas  moins  ac- 
quis; on  voit  comment  peut  se  comporter  la  commune  livrée  à  elle- 
même,  on  voit  qu'en  fait  d'enseignement  elle  sait  au  besoin  marcher 
sans  lisières,  trouver  ses  méthodes,  ses  auxiliaires,  ses  règles  pro- 
j>res,  et  dans  une  instruction  scientifique  ménager  une  place  aux 
lettres,  qui  ne  gâtent  jamais  rien.  Si,  pour  son  enseignement  fran- 
çais, l'Université  se  tient  en  garde  contre  la  spéculation  privée  comme 
inhabile  ou  impuissante,  qu'elle  s'en  remette  alors  à  la  commune, 
qui  a  fait  ses  preuves,  et  qui  les  fera  d'autant  mieux  que  sa  liberté 
sera  plus  grande,  sa  responsabilité  plus  directement  engagée. 

Pour  ajourner  ce  désistement  de  l'état,  il  serait  inexact  de  dire  que 
Paris  n'est  qu'une  exception;  d'autres  communes  ont  aussi  leurs 
titres  et  dans  un  sens  plus  conforme  à  l'objet  qu'on  se  propose, 
c'est-à-dire  plus  professionnel.  C'est  le  cas  de  Mulhouse.  Cette  ville 
a  une  école  qui,  parallèlement  aux  autres  études,  entretient  quel- 
ques travaux  d'atelier.  Les  langues  vivantes,  les  sciences  appliquée» 
y  sont  le  fond  de  l'enseignement,  et  d'année  en  année  il  pénètre 
plus  avant  dans  les  diverses  branches  où  le  commerce  et  la  manu- 
facture sont  intéressés.  A  Lille,  une  école  du  même  genre  recueille, 
au  sortir  des  lycées,  les  jeunes  gens  qui  se  destinent  aux  services 
qu'embrasse  l'industrie  locale,  construction  de  machines,  filature 
et  tissage,  chimie  industrielle  et  agricole,  exploitation  des  mines. 
Le  département  et  la  ville  se  sont  partagé  les  dépenses  d'installation 
et  d'entretien.  Pour  Lille  comme  pour  Mulhouse,  l'administration 
ajoute  aux  sacrifices  des  municipalités  le  concours  de  professeiu^ 
qu'elle  détache  et  une  subvention  en  argent.  A  Castres,  on  re- 
trouve des  combinaisons  analogues,  et  dans  beaucoup  d'autres  com- 
munes des  cours  annexés  aux  collèges  en  vue  des  mêmes  besoins.  Il 
est  donc  constant  que,  par  la  force  des  choses,  un  mouvement  se 
produisait,  et  que,  bien  secondé,  il  eût  suffi  à  des  desseins  raisonna- 
bles. Les  corps  constitués,  les  sociétés  libres  s'y  prêtaient  volontiers; 
partout  ils  allaient  au-devant  des  désirs  les  plus  impatiens.  A  Amiens, 
à  Rouen,  des  écoles  de  tissage  se  créaient;  Mulhouse,  si  bien  pour- 
vue, en  préparait  une  qui  est  presque  une  superfétation;  à  Lyon,  les 
écoles  de  théorie  se  multipliaient  pour  la  fabrication  des  tissus; 
Nantes,  Marseille,  Bordeaux  et  Le  Havre  développaient  leurs  écoles 
de  mousses.  Tantôt  c'étaient  les  chambres  de  commerce  qui  faisaient 
les  frais  de  ces  établissemens,  les  administraient,  les  surveillaient  ; 
tantôt  c'étaient  des  associations  privées  qui  ne  se  montraient  ni 
moins  actives  ni  moins  généreuses.  Il  y  avait  donc  sur  beaucoup  de 
points  un  véritable  élan ,  une  sorte  de  concert  d'intentions  et  de 


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l'enseignement   professionnel   en  FRANCE.  165 

faits.  Ce  concert,  cet  élan  sont  déjà  moindres  depuis  qu'il  a  été  de 
notoriété  publique  que  le  gouvernement  allait,  dans  un  plan  géné- 
ral, englober  jusqu'aux  apparences  du  travail  professionnel,  et  non- 
seulement  lui  donner  une  charte,  mais  lui  imprimer  le  mouvement. 
Comment  les  communes,  les  chambres  de  commerce,  les  sociétés 
libres  n'auraient-elles  pas  désarmé  devant  deux  ministères  qui  se 
disputaient  l'honneur  de  fonder  coup  sur  coup  et  à  l'envi  des  écoles 
de  français,  des  écoles  d'application,  même  des  ateliers  d'apprentis- 
sage? Ce  temps  d'arrêt  peut  aller  jusqu'à  l'abandon,  si  les  projets 
ofliciels  sont  maintenus,  ne  fût-ce  que  comme  menace;  l'esprit  local 
et  corporatif  s'éteindra,  il  ne  se  fera  plus  rien  de  nouveau,  et  ce  qui 
est  ancien  peut  être  ébranlé.  J'ai  beaucoup  insisté  là-dessus,  j'y 
insiste  encore;  c'est  le  vif  de  la  question.  Tant  qu'elle  ne  sera  pas 
vidée,  l'activité  du  pays  sera  mêlée  d'un  certain  trouble  et  languira 
dans  des  équivoques. 

A  l'appui  des  réformes  qui  se  méditent ,  on  a  souvent  invoqué 
l'exemple  des  pays  étrangers;  il  est  bon  d'éclairer  cette  partie  du 
sujet.  Comme  d'ordinaire,  on  a  forcé  les  preuves  et  tiré  de  quelques 
faits  avérés  des  conclusions  excessives.  En  réalité,  on  n'est  pas  plus 
avancé  ailleurs  que  parmi  nous  sur  l'économie  de  l'enseignement 
professionnel,  sur  ce  qu'il  comporte  et  ce  qu'il  doit  être.  Des  jurés 
français,  à  leur  retour  de  Londres,  ont  beaucoup  insisté  sur  les 
nombreuses  écoles  de  dessin  que  l'Angleterre  a  improvisées  et  sur 
les  quatre -vingt  douze  mille  élèves  qu'elles  forment.  L'avis  était 
bon ,  l'alarme  a  été  trop  vive.  Il  importe  moins  d'avoir  des  légions 
de  médiocres  dessinateurs  que  d'en  avoir  une  élite.  Sur  ce  point, 
nous  ne  sommes  pas  aussi  déchus  qu'on  a  pu  le  croire;  il  suffît, 
pour  s'en  convaincre ,  de  rapprocher  nos  tissus  de  luxe  et  nos  ob- 
jets d'art  de  ceux  dont  l'industrie  anglaise  nous  a  envoyé  des  échan- 
tillons. Partout  la  comparaison  pourrait  être  soutenue.  Un  témoi- 
gnage du  rangque  nous  occupons,  c'est  que  souvent  on  nous  copie: 
notre  Conservatoire,  notre  École  centrale  ont  eu  des  imitateurs. 
En  Autriche ,  l'enseignement  est  plutôt  polytechnique  ;  il  y  a  pour- 
tant des  écoles  intermédiaires,  et  à  Brunn,  en  Moravie,  une  école 
de  tissage,  fondée  par  la  chambre  de  commerce.  Le  Wurtemberg  est 
sur  la  voie  d'un  enseignement  plus  directement  industriel;  une  com- 
mission royale  dirige  dans  ce  sens  le  mouvement  des  esprits.  L'Ita- 
lie compte  plusieurs  établissemens  techniques,  et  entre  autres  l'é- 
^le  des  arts  et  métiers  de  Naples,  organisée  à  l'instar  des  nôtres. 
Les  instituts  polytechniques  de  Madrid  et  de  Lisbonne  ont  l'un  et 
l'autre  des  ateliers  à  leur  disposition,  et  y  préparent  un  certain 
nombre  d'élèves.  En  Russie,  l'institut  technologique  de  Saint-Pé- 
tersbourg et  l'école  des  mines  de  Moscou  ont  aussi  le  travail  ma- 
nuel dans  leurs  attributs,  et  l'école  royale  de  Stockholm  a  adopté 

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16&  R£VUE   DES   DEUX   MONDES. 

cette  combinaison.  Nous  avons  non-seulement  l'analogue  de  tout 
cela,  mais  nous  en  avons  fourni  les  premiers  modèles.  La  Belgique 
seule  nous  devance  sur  un  point  :  iniférieure  pour  les  sciences  d'ap- 
plication, elle  a  poussé  plus  loin  les  écoles  d'apprentissage.  On  n'en 
compte  pas  moins  de  soixante-huit  en  divers  genres.  Les  enfans  y 
travaillent  pour  le  compte  d'entrepreneurs  sous  la  surveillance  des 
autorité  locales.  Dans  la  plupart  des  collèges  communaux,  l'exercice 
des  professions  manuelles  prend  une  partie  du  temps  des  élèves. 
€'est  du  sein  des  municipalités  que  le  mouvement  est  sorti,  c'est 
par  leurs  soins  et  au  moyen  de  leur  argent  qu'il  se  développe.  La 
vie  locale,  si  active  chez  les  Belges,  n'a  pas  négligé  cet  aliment. 
Liège  se  fait  remarquer  par  l'énergie  et  l'intelligence  qu'elle  apporte 
à  multiplier  les  fondations  utiles.  Son  école  est  particulièrement 
pratique;  on  y  a  récemment  adjoint  un  laboratoire  public  pour  les 
manipulations  de  la  chimie  industrielle.  Dans  tout  cela,  rien  de  gé- 
néral ni  qui  ressemble  à  un  système;  les  fabriques,  les  villes,  les 
compagnies  ne  prennent  conseil  que  d'elles-mêmes  :  nulle  part  on 
n'aperçoit  la  main  de  l'état. 

En  Allemagne,  il  existe  une  institution  qui  s'y  rattache  plus  étroi- 
tement :  ce  sont  les  Real  Schulen,  c'est-à-dire  les  écoles  réelles 
ou  positives.  La  Prusse,  la  confédération  germanique,  les  parties 
allemandes  de  l'empire  autrichien  en  entretiennent  un  assez  grand 
nombre  ;  leur  nom  sert  d'argument,  et  fait  assez  bonne  figure  dans 
les  plaidoyers  en  faveur  de  l'enseignement  professionnel.  11  ne  faut 
ni  surfaire  ni  déprécier  ces  écoles;  elles  rendent  des  services,  leur 
action  est  sérieuse,  quoique  restreinte.  Ce  qui  les  distingue  d'a- 
bord, c'est  que  la  pensée  n'est  nulle  part  venue  aux  gouvernemens 
de  les  confondre  avec  les  lycées  et  les  gymnases;  les  gymnases  et 
les  lycées  sont  le  siège  exclusif  de  la  grande  éducation ,  les  écoles 
réelles  ne  s'ouvrent  qu'à  la  petite.  Les  élèves  pas  plus  que  les 
maîtres  ne  s'accommoderaient  du  contact,  et  puisqu'on  cite  l'Alle- 
.magne,  il  conviendrait  de  profiter  de  la  leçon  qu'elle  donne;  on  n'y 
admet  ni  le  mélange  ni  la  confusion.  Pendant  que  les  lycées  et  les 
gymnases  ont  huit  classes  de  latin  et  de  grec,  au  bout  desquelles, 
après  un  examen ,  l'étudiant  arrive  à  ce  que  l'on  nomme  un  certi- 
ficat de  maturité  supérieur  à  notre  baccalauréat,  et  qui  l'introduit 
dans  les  carrières  universitaires,  les  écoles  réelles,  plus  modestes, 
plus  humbles,  se  renferment  dans  une  instruction  technique  des- 
.tinée  à  former  des  industriels,  des  commerçans,  des  agriculteurs. 
On  les  désigne  dans  quelques  états  sous  le  nom  d'écoles  bour- 
geoises pour  les  distinguer  des  écoles  populaires;  les  études  y 
sont  plus  fortes  que  dans  ces  dernières,  mais,  au  lieu  de  conduire 
aux  universités,  elles  ne  donnent  accès  que  dans  les  instituts  poly- 
techniques. Cet  ensemble  est  rigoureusement  ordonné;  aucime  com- 

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l'enseignement  professionnel   en    FRANCE.     ^  165 

binaison  mixte  n'y  serait  supportée;  l'organisation  de  l'enseigne- 
ment ne  s'y  prêterait  pas.  Il  relève  de  l'état  et  a  l'externat  pour 
base.  Peu  de  pensionnats  privés  où  les  empiétemens  seraient  pos- 
sibles; ceux  qui  existent  sont  pour  la  plupart  réservés  aux  étran- 
gers et  soumis  d'ailleurs  à  une  autorisation  préalable,  où  les  plans 
sont  débattus  et  quelquefois  limités.  De  là  des  cadres  rigides  d'où 
il  est  dilTîcile  de  sortir;  la  liberté  ne  se  retrouve  que  chez  les  pro- 
fesseurs; leurs  leçons  échappent  à  la  servitude  des  livres  officiels. 
Telle  est  la  pédagogie  allemande,  formaliste  dans  ses  variétés,  gou- 
vernée par  un  esprit  de  caste;  la  symétrie  y  est  en  honneur  plus 
qu'on  ne  le  suppose.  Ces  Real  Schulen,  puisqu'il  s'agit  d'elles,  ne 
sauraient  dès  lors,  dans  leur  isolement  et  par  le  rang  qu'elles  oc- 
cupent, passer  pour  l'analogue  des  institutions  qui  nous  sont  mon- 
trées en  perspective.  Quand  on  a  visité  l'Allemagne,  on  sait  qu'elle 
est  loin  de  s'en  enorgueillir,  et  que,  sans  contester  leur  utilité,  elle 
ne  se  dissimule  pas  leurs  imperfections.  L'instruction  qu'on  y  donne 
est  très  succincte,  et  n'aboutit  que  superficiellement  à  l'exercice 
d'une  profession.  L'objet  est  manqué  dans  ce  qu'il  a  de  plus  carac- 
téristique, et  cela  devait  être.  L'Allemagne  appartient  moins  à  la 
grande  qu'à  la  petite  industrie,  et  cette  dernière  trouve  dans  les 
ateliers  en  chambre  son  apprentissage  naturel,  qu'on  essaierait  vai- 
nement de  suppléer. 

Dans  les  comtés  anglais  où  la  grande  industrie  domine,  le  même 
empêchement  reparaît,  quoique  le  motif  diffère.  On  s'occupe  de 
l'enseignement  professionnel  en  France;  d'où  vient  qu'en  Angleterre 
personne  n'y  songe,  même  à  l'état  de  vœu?  L'intérêt  est  plus  direct, 
plus  pressant  qu'ailleurs,  et  un  peuple  dont  le  calcul  est  si  prompt, 
le  tact  si  consommé,  ne  met  pas  ordinairement  tant  de  lenteur  à  dé- 
couvrir ce  qui  lui  profite.  Évidemment  il  y  a  une  cause  à  cela,  et  la 
cause  est  simple;  ces  difficultés  autour  desquelles  nous  tournons, 
nos  voisins  les  ont  depuis  longtemps  aperçues,  jugées  et  franchies; 
la  poursuite  leur  a  paru  un  leurre,  ils  l'ont  abandonnée;  leur  opi- 
nion est  faite,  on  ne  l'ébranlera  pas.  Ils  sont  convaincus  qu'un  art 
manuel  s'apprend  et  s'enseigne  mieux  qu'ailleurs  dans  le  siège  où 
il  s'exerce.  C'est  bien  élémentaire,  et  les  esprits  raffinés  trouveront 
que  cette  façon  de  voir  manque  de  profondeur.  Elle  exclut  l'attirail 
des  programmes,  les  gradations  ingénieuses,  les  garanties  des  exa- 
mens, les  certificats,  les  diplômes.  Voilà  de  grands  vides,  et  les  in- 
dustries qui  s'y  résignent  devraient  être  bien  dépourvues.  Ces  in- 
dustries marchent  pourtant  et  d'une  allure  qui  ne  les  laisse  point  en 
arrière.  On  dit  qu'elles  abusent  de  leurs  auxiliaires;  leur  manière 
d'en  abuser  est  de  les  prendre  bruts,  de  les  dégrossir  et  de  les  for- 
mer; elles  font  d'un  apprenti  un  ouvrier,  d'un  ouvrier  habile  un 
contre-maître;  les  grades  se  gagnent  sur  le  métier;  ce  concours  en 

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166  -  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vaut  un  autre.  Dans  les  éducations  préparatoires,  où  le  produit  du 
travail  est  presque  nul,  l'ouvrier  donne  son  temps  et  son  argent; 
l'éducation  en  fabrique,  dans  le  roulement  de  ses  profits,  peut  le 
rétribuer  dès  le  premier  jour  et  accroître  graduellement  son  salaire. 
La  méthode  est  plus  avantageuse,  si  elle  est  moins  perfectionnée. 
Telle  est  donc  la  part  des  bras;  voyons  maintenant  celle  de  l'in- 
telligence. Ici  encore  les  Anglais  procèdent  à  l'inverse  de  nous;  ils 
se  rattachent  à  ce  que  nous  abandonnons;  ils  ne  s'occupent  plus  de 
l'ouvrier  comme  ouvrier,  ils  s'en  occupent  comme  homme.  Tout  ce 
qu'ils  ont  imaginé  d'institutions  en  sa  faveur  est  en  partie  pour  le 
distraire  de  ce  travail  professionnel  qui  nous  assiège  comme  une 
idée  fixe;  ils  veulent  qu'il  trouve  au  dehors  autre  chose  que  des  ré- 
miniscences de  l'atelier.  Dans  les  instituts  mécaniques,  il  y  a  bien 
ce  qui  sert,  la  grammaire,  la  géométrie,  les  sciences  d'application; 
mais  il  y  a  aussi  ce  qui  élève  les  idées  et  les  sentimens,  ce  qui  est 
supérieur  au  métier,  la  géographie,  l'histoire,  l'astronomie  avec  des 
mappemondes  et  des  tables  synoptiques  ;  il  y  a  également  ce  qui 
délasse,  des  jeux  d'adresse  et  de  calcul,  la  danse,  la  musique,  et 
souvent  des  thés  le  soir  accompagnés  de  lectures.  Les  fatigues  du 
corps  ont  pour  soulagement  les  exercices  de  l'esprit;  le  tout  vient 
en  son  lieu,  dans  son  ordre,  avec  des  attentions  et  des  ménage- 
mens  infinis.  En  fabrique,  l'ouvrier  est  chez  le  patron;  dans  les  in- 
stituts mécaniques,  il  est  chez  lui,  quoique  le  local  et  les  principaux 
frais  soient  le  produit  de  libéralités  particulières.  C'est  beaucoup; 
on  est  allé  plus  loin  encore  :  des  collèges  ont  été  fondés  pour  les 
ouvriers;  on  a  voulu  atteindre  un  degré  de  plus  dans  la  culture  de 
leurs  facultés.  Trois  de  ces  collèges  existent  à  Manchester;  je  les  ai 
visités  en  détail  :  ils  étaient  récens,  et  les  classes  étaient  déjà  gar- 
nies. Les  matières  enseignées  portaient  sur  les  lettres  autant  que 
sur  les  sciences.  Une  chrconstance  y  frappait  surtout  et  mérite  d'être 
remarquée  :  le  latin  y  figurait  comme  il  figure  d'ailleurs  dans  les 
programmes  de  plusieurs  instituts  mécaniques.  Comprendre  le  latin 
dans  des  cours  faits  à  des  ouvriers,  c'est  une  hardiesse  qui  doit 
donner  à  réfléchir  avant  de  le  supprimer  dans  nos  lycées.  De  toutes 
les  manières  il  demeure  constant  que  si  en  Angleterre  l'apprentis- 
sage manuel  ne  dépasse  pas  le  seuil  de  la  fabrique,  si  on  a  le  pré- 
jugé de  croire  que  l'éducation  des  bras  atteint  dans  cette  école  un 
degré  de  perfection  suflisant,  d'amples  compensations  sont  ména- 
gées à  l'ouvrier  quand  il  a  fini  sa  journée,  soit  qu'il  veuille  se  raf- 
fermir dans  la  théorie,  soit  qu'il  préfère  trouver  dans  les  lettres 
élémentaires,  dans  les  arts  d'agrément,  une  diversion  à  ses  pénibles 
travaux.  Maintenant  qui  des  Anglais  ou  de  nous  suit  la  meilleure 
voie?  On  peut  en  juger.  N'entrer  dans  la  manufacture  qu'avec  un 
fonds  d'instruction  acquis,  c'est  un  tribut  préalable  d'argent,  de 

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l'enseignement  professionnel  en  FRANCE.  167 

temps  et  de  forces;  acquérir  ce  fonds  dans  l'atelier  même,  c'est  at- 
teindre l'objet  non-seulement  sans  dépense,  mais  avec  un  bénéfice 
de  l'emploi  des  forces  et  du  temps;  c'est  aussi  supprimer,  pour 
l'état  ou  les  communes,  le  cdut  et  l'embarras  des  apprentissages 
préparatoires.  Reste  à  savoir  ce  que  valent  les  hommes  dans  les 
deux  cas.  Or  pour  l'habileté  manuelle,  la  vigueur  de  l'intelligence, 
Tempreinte  du  sens  moral,  aucun  peuple  ne  serait  fondé  à  dédai- 
gner l'équivalent  de  ce  qui  se  rencontre  chez  les  ouvriers  et  les 
contre-maîtres  du  royaume-uni. 

Récapitulation  faite,  l'exemple  des  pays  étrangers  n'est  pas  de 
nature  à  nous  pousser  vers  les  imitations.  Danc  les  institutions  su- 
périeures, ils  ont  suivi  nos  modèles  sans  les  égaler,  presque  sans  les 
modifier;  nos  ingénieurs  n'ont  rien  à  redouter  d'un  rapprochement, 
et  la  preuve,  c'est  qu'on  nous  les  emprunte  pour  les  travaux  de 
quelque  importance.  Parmi  les  écoles  qui  préparent  à  l'exercice  des 
professions,  Châlons,  Angers  et  Aix  demeurent  sans  émules,  on 
pourrait  dire  sans  analogues;  elles  sont  le  fruit  d'idées  généreuses 
qui  ne  germent  guère  que  sur  notre  sol.  L'Allemagne  n'a  dans  ses 
écoles  réelles  qu'une  ébauche  imparfaite;  l'Angleterre  maintient 
comme  règle  que  chaque  mode  d'industrie  trouve  en  lui-même  de 
quoi  se  suffire,  que,  disposant  de  ses  actes  dans  les  limites  légales, 
il  doit  par  conséquent  en  répondre.  Où  trouver  en  tout  cela  les  élé- 
mens  d'un  système  qui  nous  soit  approprié?  Celui  de  l'Angleterre 
est  incompatible,  dit-on,  avec  notre  tempérament  national;  ailleurs 
il  n'en  est  aucun  auquel  on  puisse  se  rattacher  :  le  premier  nous  est 
interdit,  les  autres  sont  défectueux;  glaner  çà  et  là  ce  qu'ils  ont  de 
bon  serait  se  condamner  à  une  tâche  laborieuse  pour  aboutir  à  une 
œuvre  bâtarde.  Que  faire  dès  lors,  et  comment  conclure?  Ce  serait 
beaucoup  gagner  ici  que  d'obtenir  de  l'état  que  d'agent  principal  il 
se  résignât  à  n'être  qu'un  auxiliaire.  N'importe  où,  chez  l'individu, 
dans  les  sociétés  libres,  dans  les  chambres  de  commerce,  dans  la 
commune  ou  les  réunions  de  communes,  il  se  produirait  un  effort 
utile,  méritoire,  accompagné  (Je  sacrifices,  l'état  y  ajouterait  ses  en- 
coiuagemens.  Il  y  aurait  des  subventions,  des  primes  pour  les  mai- 
sons d'enseignement  professionnel  à  un  certain  degré  d'épreuve  et 
sous  des  garanties  déterminées.  De  ses  attributs,  l'administration 
ne  garderait  qu'un  droit  de  contrôle  en  retour  de  subsides  condi- 
tionnels. Pratiquée  sincèrement,  cette  conduite  introduirait  dans 
nos  habitudes  un  pli  nouveau.  Peut-être  la  responsabilité  partagée 
ferait-elle  mieux  sentir  le  prix  et  répandrait- elle  le  goût  de  la  res- 
ponsabilité directe,  qui  seule  a  une  pleine  vertu.  L'occasion  serait 
bonne  de  donner  cette  assiette  à  l'éducation  du  pays. 

Une  réflexion  se  présente  à  l'issue  de  l'examen  qui  vient  d'être 
fait.  Les  plans  proposés,  officiels  ou  non,  peuvent  se  résumer  en  un 


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168  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mot  :  c'est  un  procès  que  les  sciences  veulent  intenter  aux  lettres. 
Les  lettres  et  les  sciences  étaient  autrefois  deux  sœurs  qui  se  par- 
tageaient, inégalement  peut-être,  mais  amiablement,  le  domaine 
de  l'éducation.  Les  lettres,  comme  aînées  de  la  famille,  y  mettaient 
bien  quelques  excès  de  prétention,  accompagnés  de  grands  airs; 
volontiers  elles  réduisaient  leurs  cadettes  à  la  portion  congrue. 
Celles-ci  se  contentaient,  sans  humeur,  sans  jalousie,  de  ce  qui  leur 
était  laissé,  visaient  au  solide  et  augmentaient  silencieusement  leur 
part  d'héritage.  Aujourd'hui,  avec  le  succès,  l'ambition  est  venue; 
les  sciences  exercent  des  droits  de  reprise,  discutent  les  titres, 
plaident  leur  cause  devant  le  public.  L'heure  est  habilement  choi- 
sie, le  courant  les  porte  :  les  lettres  sont  surtout  un  ornement,  les 
sciences  sont  une  source  de  profits,  et  il  y  a  bien  des  chances  pour 
qu'elles  gagnent  leur  cause.  Voilà  le  débat  qui  s'agite  dans  l'Univer- 
sité, hors  de  l'Université,  devant  l'opinion  et  jusque  dans  le  sein 
des  familles.  Or  est-ce  le  cas  et  le  moment  d'assister  celle  des  deux 
parties  qui  est  dans  la  meilleure  veine?  Pour  peu  qu'on  ait  observé 
la  marche  de  l'esprit  technique,  on  sait  quel  chemin  il  a  fait  depuis 
dix  ans,  quelles  mains  le  favorisent,  et  jusqu'où  il  pousse  ses  pré- 
tentions. Il  suffit  également  de  regarder  autour  de  soi  pour  se  con- 
vaincre que  les  études  désintéressées  ont  perdu  de  leur  crédit,  et 
qu'on  court  de  préférence  à  celles  qui  sont  d'une  utilité  prochaine. 
Les  sciences  elles-mêmes  s'en  plaignent  par  leurs  organes  les  plus 
dignes  de  respect  :  elles  sont  menacées  d'être  ensevelies  dans  leur 
triomphe.  La  science  pure,  celle  qui  ne  mène  qu'à  la  considération, 
est  chaque  jour  plus  délaissée  pour  la  science  d'application ,  qui 
conduit  à  la  fortune.  Quand  un  mouvement  s'accuse  avec  une  telle 
puissance,  à  quoi  bon  lui  venir  en  aide?  Quoi  qu'on  fasse,  il  abou- 
tira, et  si  par  la  suite  il  nous  donnait  des  calculateurs  en  trop  grand 
nombre,  l'état  n'aurait  pas  le  regret  d'avoir  contribué  de  ses  deniers 
à  enlever  à  notre  nation  une  partie  de  sa  légèreté  et  de  sa  grâce. 

On  assure,  il  est  vrai,  que  les  lettres  ne  périclitent  pas  et  que 
les  bacheliers  foisonnent.  Qu'ils  soient  les  bienvenus,  ils  savent  du 
moins  quelque  latin  :  peu  importe  l'industrie  qui  les  façonne  ;  les 
moules  même  en  seront  à  regretter,  si  l'enseignement  purement 
français  prévaut  quelque  jour  dans  nos  lycées.  Triste  jour  si  jamais 
il  luit  que  celui  où  la  fleur  d'une  génération  sera  coupée  en  deux 
tronçons  qui  ne  pourront  plus  se  rejoindre!  Au  bout  d'un  certain 
temps,  à  peine  se  comprendra-t-on;  c'est  dans  la  force  des  choses. 
II.  n'y  aurait  pas  seulement  deux  enseignemens,  il  y  aurait  deux 
langues,  la  langue  des  lettres,  la  langue  des  sciences,  cette  dernière 
subdivisée  en  une  foule  de  technologies.  Déjà  cet  écart  est  sensible, 
il  ira  croissant,  et  comment  l'empêcher?  La  langue,  la  vraie  langue, 
qu'ont  lentement  formée  nos  ancêtres  et  que  des  chefs-d'œuvre  ont 


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l'enseigivement  professionnel  en  frange.  160 

consacrée,  tient  à  l'antiquité  par  ses  racines;  elle  en  a  la  saveur  et 
le  parfum  que  nous  sentons,  que  nous  goûtons  sans  bien  les  définir 
et  comme  une  jouissance  familière.  Ces  figures,  ces  images,  ces 
allégories  qui  circulent  dans  le  langage  pour  lui  donner  de  l'éclat, 
de  la  transparence  et  du  mouvement,  sont  des  emprunts  faits  au 
génie  antique  :  horè  de  l'éducation  classique,  le  sens  en  échappe. 
L'éducation  classique  unit  pour  un  temps  ce  qui  doit  être  plus  tard 
divisé,  fournit  un  diapason  commun  contre  les  discordances  de  la 
vie.  Elle  a  un  autre  titre  supérieur  encore  :  si  elle  est  la  clé  de  la 
langue ,  elle  est  celle  aussi  des  idées  et  des  sentimens  où  vient  se 
résumer  l'expérience  des  siècles,  et  qui  sont  le  patrimoine  respecté 
des  peuples  mûrs  pour  la  civilisation. 

Autant  que  possible  mettons  ce  dépôt  hors  d'atteinte,  préservons- 
le  de  ce  qui  pourrait  l'altérer.  Si  l'enseignement  professionnel  est, 
comme  on  le  dit,  un  besoin  qui  s'impose,  qu'on  ménage  à  cet  en- 
seignement un  traitement  à  part ,  sans  le  confondre  avec  ce  qui  est 
éprouvé.  On  a  vu  quelles  voies'cet  enseignement  se  fraie  de  l'ap- 
prenti à  l'ouvrier,  de  l'ouvrier  au  contre-maître,  du  contre-maître 
à  l'ingénieur,  par  des  moyens  directs  et  naturels  :  il  n'est  ni  aussi 
dépourvu  ni  aussi  insuffisant  qu'on  le  représente;  il  existe  déjà,  sous 
des  formes  variées,  dans  les  cours  du  soir,  les  cours  du  dimanche, 
les  cours  spéciaux  ou  supérieurs;  il  prendra  une  force  de  plus  dans 
les  bibliothèques  communales,  quand  elles  se  seront  multipliées 
sous  l'influence  de  cœurs  généreux  auxquels  on  ne  saurait  trop  ap- 
plaudir. De  ces  institutions,  les  unes  sont  anciennes,  les  autres  ré- 
centes; aucune  n'a  porté  tous  ses  fruits.  Au  fond,  ce  qui  manque 
aux  populations,  c'est  moins  le  moyen  que  la  volonté  de  s'instruire; 
à  quoi  serviraient  de  nouveaux  cadres,  s'ils  ne  devaient  pas  se  rem- 
plir? L'urgence  n'en  est  pas  démontrée,  et  on  peut  sans  risque  sou- 
scrire à  un  ajournement.  En  attendant,  il  est  du  devoir  de  ceux  qui 
tiennent  en  honneur  les  grandes  études  de  les  défendre  contre  ce 
qui  les  affecte  ou  les  menace  :  nous  leur  devons  ce  que  nous  sommes; 
elles  nous  mettent  en  communion  avec  les  esprits  cultivés  du  monde 
entier;  elles  répondent  à  un  goût  profond  même  chez  les  peuples  les 
plus  affairés,  les  plus  avares  de  leur  temps,  témoin  les  Anglais,  si 
épris  de  l'antiquité  grecque  et  latine.  Ce  n'est  pas  que  ces  grandes 
études  aient  manqué  de  détracteurs  :  les  puissances  établies  en  ont 
toujours.  On  les  accuse  de  trop  abonder  dans  les  jouissances  de  l'es- 
prit et  d'aller  jusqu'aux  régions  où  il  s'égare,  de  faire  à  l'imagi- 
nation une  place  qui  serait  mieux  remplie  par  les  réalités.  Qu'on 
laisse  agir  le  temps  et  le  courant  des  intérêts;  ils  auront  bientôt  em- 
porté ce  travers,  et  le  terrain  deviendra  libre  alors  devant  ces  géné- 
rations positives  dont  il  est  au  moins  inutile  de  hâter  l'avènement. 

Louis   ReYBÂUD,    do   rinstitut. 

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ESSAIS 


DE 


MORALE  ET  DE  LITTÉRATURE 


III. 

CARàCTÈRB  historique  BT  moral  du  don  QUICHOTTE. 


Don  Quichotte  de  la  Manche  de  don  Miguel  Cervantei  de  SaaTedn,  atec  les  deerias 
de  OosUTe  Doré,  %  toI.  in-folio;  Paris,  Hachette,  1864. 


On  peut  dire  de  la  littérature  de  l'Espagne  qu'elle  a  partagé  exac- 
tement les  destinées  de  cette  grande  monarchie,  qui  autrefois  tint  le 
monde  sous  la  terreur  de  sa  domination,  en  sorte  que  cette  nation 
magnanime  n'a  pas  moins  souffert  dans  son  âme  que  dans  son  corps. 
Ses  sentimens  ont  sombré  comme  sa  grandeur,  ses  pensées  ont  pâli 
conune  sa  puissance,  ses  visions  se  sont  éteintes  conmie  le  feu  de 
ses  atiio-da-fé  et  le  zèle  de  son  fanatisme.  Cependant  il  n'y  a  pas 
eu  de  littérature  plus  riche,  plus  variée,  plus  amusante,  et  il  n'y 
a  guère  eu  d'esprit  mieux  doué  pour  la  littérature  que  l'esprit  es- 
pagnol. L'Espagne  a  possédé  trois  génies  bien  distincts  qui  d'ordi- 
naire se  trouvent  rarement  unis  ensemble,  et  dont  un  seul  suffirait 
à  la  gloire  d'un  peuple  et  à  la  fortune  d'une  littérature  :  le  génie 
mystique,  le  génie  de  la  réalité  et  de  l'observation,  le  génie  hé- 
roïque. Et  ces  trois  génies,  elle  les  a  possédés  non  partiellement,  à 
l'état  de  mélange  et  de  nuance,  mais  entiers,  complets,  et  avec  tout 
l'excès  de  développement  qu'ils  peuvent  atteindre.  Les  hardiesses 
et  les  violences  de  ses  mystiques  n'ont  jamais  été  égalées,  les  pem- 
tures  que  dans  d'autres  pays  on  a  tracées  de  la  réalité  pâlissent  de- 


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ESSAIS   DE   MORALE   ET   DE  LITTÉRATURE.  171 

yant  la  franchise  et  la  fougue  cyniques  de  ses  romans  de  mœurs,  et 
la  noblesse  de  ses  héros  tragiques  s'impose  avec  une  fierté,  une  au- 
torité et  un  accent  dominateur  qui  n*ont  jamais  été  connus  chez  les 
autres  peuples.  Les  provinces  de  cette  littérature  sont  aussi  nom* 
breuses  et  aussi  riches  que  le  furent  les  provinces  de  l'ancienne 
monarchie  espagnole;  elle  a  ses  récits  picaresques  comparables  à  de 
joyeuses  Flandres,  ses  caprices  et  ses  fantaisies,  ses  saynètes  et  ses 
comédies  de  cape  et  d'épée  comparables  à  un  brillant  royaume  de 
Naples,  son  théâtre  tragique  et  religieux  comparable  à  un  Nouveau- 
Monde  aux  riches  mines  d'or  et  d'argent,  et  enfin  sa  littérature 
mystique  et  sacrée  comparable  à  cette  domination  religieuse  qui  fit 
connaître  à  Rome  même  les  douleu^rs  de  l'asservissement  et  qui  gar- 
rotta l'église  des  liens  de  l'infaillibilité  pontificale.  Cependant  toutes 
ces  richesses  ont  sombré  comme  dans  un  immense  naufrage. 

Qu'entendons-nous  par  là?  Voulons-nous  dire  qu'elles  ont  péri 
matériellement?  Non,  mais  nous  voulons  dire  qu'elles  ne  sont  ja- 
mais entrées  dans  la  circulation  générale  des  richesses  de  l'huma- 
nité. Elles  sont  restées  enfouies  en  Espagne  comme  ces  trésors  de 
piastres  et  de  ducats  qu'avant  leur  expulsion  les  Morisques  étaient 
accusés  d'enfouir  sous  terre  pour  se  rendre  maîtres  de  la  fortune 
des  chrétiens.  Il  n'en  a  passé  dans  la  circulation  européenne  que 
quelque  menue  monnaie,  et  cependant  cette  monnaie  a  été  suffisante 
pour  commencer  la  fortune  d'un  Corneille  et  pour  fonder  l'honnête 
aisance  d'un  Le  Sage.  Toutes  ces  œuvres  si  fortes,  si  énergiques,  si 
originales,  sont  donc  restées  inconnues  ou  ont  été  oubliées  après 
avoir  brillé  un  instant,  si  bien  inconnues  et  oubliées  qu'un  des  titres 
de  gloire  de  Guillaume  Schlegel,  et  non  le  moins  enviable,  est 
d'avoir  compris  le  génie  de  Galderon  et  de  l'avoir  révélé  à  l'Europe. 
Sa  découverte  parut  dans  son  genre  aussi  surprenante  que  celle  de 
la  littérature  sanscrite  ou  de  la  langue  zend,  et  lui  valut  le  même 
honneur.  Et  cependant  il  s'agissait  d'un  poète  qui  avait  vécu  en 
plein  XVII*  siècle,  et  qui  était  à  peine  séparé  de  nous  par  deux  géné- 
rations d'hommes.  Mais  cette  admirable  découverte  de  Schlegel  elle- 
même  n'a  pas  eu  tous  les  résultats  qu'on  aurait  pu  en  attendre  et 
qu'ont  eus  d'autres  grandes  découvertes  analogues,  celle  de  Shaks- 
peare  par  exemple.  Le  trésor  de  ces  drames  héroïques  et  mystiques 
n'a  pas  grossi  le  patrimoine  moral  de  l'humanité.  La  sublimité  du 
Prince  Constant^  le  fanatisme  farouche  de  la  Dévotion  à  la  croix^ 
l'orageux  délire  du  Sorcier  merveilleux^  la  haute  et  fière  mélanco- 
lie de  la  Vie  est  un  songCy  ne  sont  sentis  et  ne  peuvent  être  sentis 
que  par  les  critiques,  les  érudits  Imaginatifs,  les  dilettanti  qui  ont 
l'instinct  de  la  grandeur,  les  lecteurs  éclairés  dont  la  pensée  peut 
replacer  sans  efforts  de  telles  œuvres  dans  leur  milieu  naturel,  et 


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172  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ressusciter  les  flammes  de  ce  foyer  d'énergie  et  de  religion  dont  elles 
furent  la  suprême  lueur.  Nous  savons  bien  qu'en  tête  des  œuvres 
de  tout  grand  poète  il  faudrait  écrira:  terrain  consacré,  interdit 
aux  profanes;  mais,  dans  le  cas  de  Calderon,  les  profanes  ne  sont 
rien  moins  que  la  masse  de  l'humanité.  Ainsi  tandis  que  les  œu- 
vres de  Shakspeare  gagnent  chaque  jour  plus  de  lecteurs  capables 
de  les  comprendre  et  de  les  aim^r,  les  œuvres  du  plus  grand  poète 
dramatique  de  l'Espagne  deviennent  d'heure  en  heure  plus  inacces- 
sibles même  à  ce  public  restreint  auquel  elles  s'adressent.  Chaque 
tour  de  roue  du  temps,  en  nous  éloignant  davantage  des  hommes 
pour  qui  elles  furent  écrites,  les  rend  plus  difficiles  à  comprendre, 
si  bien  qu'on  peut  prévoir  le  jour  où  les  inspirations  du  plus  grand 
homme  qu'ait  eu  l'Espagne  après  Cervantes  ne  seront  plus  que  le 
partage  d'une  rare  élite  de  privilégiés  de  l'imagination  et  de  l'en- 
thousiasme. 

Cependant,  parmi  ces  richesses  qu'elle  n'a  jamais  empruntées 
qu'un  moment,  et  qu'elle  a  toujours  rendues  presque  en  même 
temps  qu'elle  les  empruntait,  comme  un  bien  qui  ne  lui  appartenait 
pas  et  dont  elle  se  sentait  scrupule  de  faire  usage,  l'humanité  a  dis- 
tingué un  livre,  un  seul,  dont  elle  s'est  emparée,  et  qu'elle  a  cette 
fois  refusé  de  rendre.  —  Toutes  les  autres  œuvres,  a-t-elle  semblé 
penser,  étaient  marquées  au  coin  de  l'Espagne  seule;  mais  celui-là 
était  marqué  à  son  coin  à  elle  et  lui  appartenait  légitimement.  Ce 
livre  s'appelle  Don  Quichotte  de  la  Manche  y  et  la  popularité  du- 
rable qu'il  s'est  acquise  est  à  la  fois  la  gloire  et  le  châtiment  du 
pays  qui  l'a  produit. 

Pourquoi  en  effet  les  œuvres  de  la  littérature  espagnole  n'ont- 
elles  jamais  pu  conserver  au-delà  d'une  génération  de  lecteurs  la 
faveur  dont  elles  ont  joui  à  plusieurs  reprises?  Est-ce  parce  qu'elles 
sont  trop  exclusivement  ^espagnoles ,  qu'elles  nous  ramènent  trop 
obstinément  à  un  passé  disparu,  qu'elles  peignent  trop  partiale- 
ment un  certain  homme  particulier  qui  n'a  été  que  d'un  temps  et 
d'un  pays?  Sans  doute  ce  sont  là  queîcpies-unes  des  causes  qui  ont 
contribué  à  les  laisser  dans  l'ombre.  Cependant  il  y  a  d'autres  lit- 
tératures qui  sont  aussi  exclusivement  nationales  que  la  littérature 
espagnole,  et  qui  n'ont  point  rencontré  les  mêmes  résistances  au 
dehors,  la  littérature  anglaise  par  exemple.  Les  grands  poètes  an- 
glais, Shakspeare  en  tête,  nous  ramènent  à  une  époque  historique 
encore  plus  éloignée  que  celle  que  peint  la  littérature  espagnole,  et 
nous  présentent  un  homme  particulier  encore  plus  différent  de  nous, 
s'il  est  possible.  S'il  est  difficile  de  se  faire  Espagnol  du  xvi*  et  du 
XVII*  siècle,  il  n'est  guère  moins  difficile,  ce  semble,  de  se  faire 
Écossais  et  Scandinave  du  xi*  siècle,  ou  Italien  du  xiv^  ou  Anglais 


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ESSAIS  DE   MORALE    ET  DE   UTTÉRATURE.  173 

du  XV*  avec  Shakspeare.  C'est  donc  dans  les  différences  des  senti- 
mens  qui  animent  les  deux  littératures  qu*il  faut  chercher  la  raison 
des  différences  de  leurs  fortunes.  Une  robuste  sympathie  respire  dans 
la  littérature  anglaise,  quelque  nationale  et  exclusive  qu  elle  soit. 
Cet  homme  du  moyen  âge  que  me  présente  Shakspeare  ne  m'est  ni 
étranger  ni  hostile.  Il  se  laisse  aborder  familièrement,  il  ne  m'ef- 
fraie ni  ne  me  gène.  Un  échange  smgulier  de  communications  sym- 
paUiiques  s'opère  entre  nous,  il  me  ramène  à  lui,  et,  chose  étrange, 
je  le  ramène  à  moi.  Je  découvre  qu'il  est  autre  que  je  ne  suis,  et 
que  pourtant  il  est  le  même  que  je  suis.  L'homme  particulier  qui 
est  en  lui,  sans  diminuer  son  individualité  ni  effacer  son  caractère, 
rejoint  aisément  l'homme  éternel.  Je  puis  vivre»  combattre,  aimer 
avec  lui,  et  je  n'aurais  aucune  aversion  à  le  choisir  pour  mon  com- 
pagnon ,  mon  maître  et  mon  seigneur.  Mais  combien  sont  différens 
les  sentimens  qu'inspirent  les  personnages  de  la  littérature  espa- 
gnole! Ces  personnages,  quels  qu'ils  soient,  depuis  les  héros  jus- 
qu'aux mendians,  repoussent  toute  familiarité  et  dédaignent  toute 
sympathie  qui  ne  vient  pas  de  leurs  égaux  et  de  leurs  proches.  Ce 
sont  les  aristocrates  les  plus  exclusifs  qu'il  y  ait  au  monde.  Ils  ne 
semblent  pas  désirer  que  je  les  aborde,  et  je  n'ose  vraiment  les  abor- 
der. Je  suis  contraint  de  m'avouer  avec  une  certaine  timidité  humble 
que  je  ne  suis  rattaché  à  eux  par  aucun  lien,  qu'ils  ne  sont  ni  mes 
égaux  ni  mes  frères,  et  je  me  tiens  à  distance  convenable,  partagé 
entre  la  terreur  et  le  respect.  Non-seulement  ces  hommes  sont  d'une 
autre  époque  que  moi,  mais  ils  sont  d'une  autre  substance  d'âme. 
Dans  les  héros  de  Shakspeare ,  je  retrouve  à  la  fois  l'homme  que  je 
suis  et  l'homme  que  j'aimerais  à  êtl-e;  mais  je  n'ai  pas  la  même  res- 
source avec  les  héros  de  Calderon.  Ils  dédaigneraient  d'être  l'homme 
que  je  suis,  et  je  ne  puis  avoir  ni  la  prétention  ni  la  sottise  d'être  ja- 
mais ce  cpi'ils  sont.  Je  n'en  ai  pas  la  prétention,  et  même  je  n'en  ai 
pas  le  désir.  Oh  !  que  ce  noble  orgueil  doit  être  un  lourd  fardeau  1 
Que  cette  hautaine  susceptibilité  doit  être  un  poison  corrosif!  Que 
les  flammes  de  ce  fanatisme  doivent  être  dévorantes!  Vraiment,  à 
mesure  que  je  les  contemple,  je  me  sens  presque  pénétrer  par  le 
sentiment  du  bon  Sancho  Pança  après  qu'il  eut  goûté  du  gouver- 
nement de  l'île  de  Barataria  :  cette  grandeur,  cette  noblesse,  cette 
passion,  loin  de  m'attirer,  m'effraient,  et  je  m'estime  heureux  de 
ne  pas  les  partager. 

On  sait  qu'un  vice  affreux,  la  cruauté,  a  déparé  les  magnanimes 
qualités  de  cette  Espagne  héroïque  du  xvi®  siècle.  Oserai -je  dire 
qu'il  y  a  dans  sa  littérature  un  vice  analogue  à  celui-là,  et  qu'elfe 
manque  de  cette  vertu  qui  s'appelle  l'humanité?  Elle  est  noble, 
élevée,  chevaleresque  jusqu'à  la  folie,  religieuse  jusqu'à  l'extase. 


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17&  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

franche  jusqu'à  la  crudité,  sincère  jusqu'au  cynisme;  elle  n'est  pas 
humaine,  et  par  là  j'entends  qu'ellç  ne  possède  pas  cette  fibre  que 
remuent  en  nous  les  douleurs  et  les  joies  de  nos  semblables.  Les 
conteurs  picaresques  tracent  des  peintures  qui  font  frémir  par  leur 
tranquille  dureté;  il  secouent  les  guenilles  avec  une  joie  jîèroce,  et 
plaisantent  sur  la  faim  avec  une  bonne  humeur  qui  épouvante.  Dans 
cette  canaille  pittoresque  qui  grouille  sous  leurs  yeux,  ils  ne  voient 
que  des  haillons  bariolés,  des  grimaces  plaisantes,  des  groupes  amu- 
sans  à  décrire.  La  même  sécheresse  envahit  les  mystiques  Espa- 
gnols; ils  connaissent  le  nom  de  la  charité,  ils  ne  connaissent  pas  la 
chose,  et  on  pourrait  dire,  en  jouant  sur  les  mots,  qu'elle  est  plutôt 
chez  eux  une  vertu  théologique  que  théologale.  On  me  faisait  re- 
marquer tout  récemment  que  sainte  Thérèse  n'avait  à  aucun  degré 
Tamour  des  pauvres,  et  cette  remarque,  qui  peut  paraître  étrange, 
est  de  la  plus  parfsdte  exactitude  :  cette  âme  chrétienne  qui  reçoit 
les  visites  du  Sauveur  ignore  absolument  l'existence  de  cçux  que 
l'église  nomme  les  membres  soufifrans  de  Jésus-Christ.  Le  zèle  reli- 
gieux des  écrivains  espagnols  ignore  la  charité,  leur  passion  ignore 
la  tendresse.  Dans  tous  les  drames  et  dans  tous  les  récits  où  l'amour 
joue  un  rôle,  on  chercherait  en  vain  un  de  ces  mots  qui  font  jaillir 
la  source  des  larmes.  Les  âmes  sont  de  feu  et  les  cœurs  semblent  de 
bronze.  Les  orages  de  cette  passion  sont  des  orages  secs  et  sans  eau, 
tout  à  fait  comparables  aux  tourbillons  des  plaines  arides  et  brûlées, 
si  bien  que  les  sentimens  de  l'homme  semblent  s'être-  formés  sur 
le  modèle  des  phénomènes  du  climat.  Un  vent  embrasé  souffle  en  fu- 
rieux et  passe  en  soulevant  des  nuages  de  sable  chaud  qui  entraî- 
nent et  engloutissent  tout  sur  leur  passage,  et  lorsque  l'orage  a 
cessé  sans  qu'une  goutte  de  pluie  soit  tombée,  on  aperçoit  des  ca- 
jiavres  couchés  à  terre  ou  des  fous  menaçans  qui  escaladent  les  ro- 
chers, ou  des  coupables  qui  fuient  à  toute  bride  devant  la  vengeance, 
au  milieu  d'un  paysage  sec,  violent  et  austère. 

Comprenez-vous  maintenant  pourquoi,  par  un  privilège  tout  ex- 
ceptionnel. Don  Quichotte  jouit  d'une  popularité  universelle,  pour- 
quoi l'humanité  a  séparé  ce  livre  de  tous  les  autres  livres  de  la  lit-  ^ 
térature  espagnole,  et  pourquoi  nous  avons  pu  dh-e  qu'il  était  à  la 
fois  la  gloire  et  le  châtiment  de  l'Espagne?  — Ohl  qu'on  est  bien 
plus  à  Taise  avec  le  bon  chevalier  qu'avec  tous  les  Eusèbe,  tous  les 
Cyprien,  tous  les  Sigismond,  tous  les  Fernand  de  Calderon,  et 
comme  on  aime  mieux  la  compagnie  de  son  écuyer  que  celle  des 
Pablo  de  Ségovie,  des  Guzman  d'Alfarache,  des  Lazarille  de  Termes, 
des  Rinconète  et  des  Cortadillo,  bien  que  ces  derniers  soient  issus 
du  même  père!  Vous  pouvez  sans  crainte  vous  approcher  du  bon 
hidalgo,  car  il  est  fier  sans  morgue,  bien  appris  sans  orgueil,  et 


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ESSAIS   DE   MORALE    ET  DE   LITTERATURE.  175 

pour  peu  que  vous  soyez  malheureux,  opprimé  et  souffrant,  vous 
trouverez  auprès  de  lui  compassion  et  appui.  Il  est  fou  sans  doute 
et  il  rêve;  mais  il  est  à  remarquer  qu'il  est  fou  des  choses  sur  les- 
quelles Tordre  même  du  monde  est  établi,  des  choses  que  vous  avez 
invoquées  dans  vos  momens  d'infortune  comme  le  droit  naturel  de 
tout  homme.  Plût  au  ciel  que  son  rêve  fût  une  réalité,  et  qu'il  ren- 
dît en  effet  justice  aussi  bien  qu'il  se  flatte  de  la  rendre!  Tous  tant 
que  nous  sommes,  nous  ne  désirons  pas  autre  chose  que  ce  qu'il 
désire,  nous  n'aimons  pas  autre  chose  que  ce  qu'il  aime,  et  si  par 
hasard  nos  affections  ont  d'autres  objets,  nous  nous  taisons  hypocri- 
tement et  nous  nous  gardons  bien  d'en  faire  l'aveu.  Don  Quichotte 
est  donc  un  des  nôtres,  c'est  un  frère  en  humanité,  car  nous  pou- 
vons pleurer  sur  lui,  et,  ce  qui  est  plus  cher  encore  à  l'humaine  ma- 
lice et  le  rapproche  davantage  encore  de  nous,  nous  pouvons  rire 
et  nous  égayer  de  lui.  Ah  1  s'il  forçait  tyranniquement  notre  admi- 
ration, s'il  nous  imposait  le  respect,  D  nous  fatiguerait  peut-être; 
mais  il  fournit  à  notre  roture  la  ressource  de  nous  moquer  de  lui,  et 
par  conséquent  il  nous  devient  d'autant  plus  cher.  Sa  générosité  en 
fait  notre  champion,  nos  quolibets  en  font  notre  victime.  Tout  lec- 
teur peut  être  pour  lui,  à  sa  volonté,  un  malicieux  Samson  Carasco 
ou  même  un  rustre  Yangois.  Si  nous  ne  pouvons  nous  élever  jus- 
qu'à lui,  nous  pouvons  au  moins  le  rabaisser  jusqu'à  nous.  Il  touche 
donc  à  l'humanité  par  tous  les  points,  car  l'enthousiasme,  l'admira- 
tion, la  malice  et  la  sottise  peuvent  également  trouver  leur  compte 
avec  lui. 

Ce  don  Quichotte  est  cependant  très  Espagnol,  et  l'humanité  l'a 
aimé  encore  à  cause  de  ce  titre  même.  Le  chevalier  de  la  Manche 
résume  en  effet  tout  ce  que  l'Espagne  du  xvi*  siècle  eut  d'excellent 
et  de  noble,  tout  ce  que  la  postérité  a  voulu  en  connaître  et  en 
aimer.  Don  Quichotte  a  toutes  les  qualités  qui  plaisent  à  l'humanité 
dans  le  caractère  espagnol,  sans  aucun  des  défauts  et  des  vices 
qu'elle  a  condamnés.  —  Il  a  la  vaillance,  la  fierté,  la  magnanimité, 
le  désintéressement,  une  loyauté  sans  tache,  une  fidélité  à  toute 
épreuve,  un  honneur  aussi  intact  que  l'inïiocence  d'une  vierge.  — 
Il  ignore  l'arrogance,  la  haine,  la  cruauté;  son  esprit  est  exempt  de 
cette  susceptibilité  ombrageuse  dans  laquelle  la  vanité  a  trouvé  sa 
forme  la  plus  redoutable,  et  les  désirs  de  la  vengeance  n'ont  jamais 
tourmenté  son  cœur.  Don  Quichotte,  c'est  vraiment  l'Espagnol  sans 
reproche  comme  sans  peur.  Sa  folie  ne  connaît  pas  les  rêves  mal- 
séans,  et  ses  chimères,  vertueuses  comme  son  âme,  sont,  parmi 
toutes  les  chimères  qui  hantèrent  la  forte  imagination  de  l'Espagne, 
les  seules  dont  nos  rêveries  aiment  encore  à  se  bercer.  Don  Qui- 
chotte est  exalté,  il  n'est  pas  superstitieux;  il  est  religieux,  il  n'est 


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176  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pas  fanatique;  il  est  fou  de  chevalerie,  mais  il  est  exempt  de  préju- 
gés; ses  visions  nagent  dans  une  belle  lumière  qui,  en  même  temps 
qu'elle  les  rend  plus  distinctes  à  ses  yeux  et  qu'elle  lui  fait  croire 
davantage  à  leur  existence,  lui  montre  aussi  dans  leur  plein  jour  les 
éternelles  réalités  de  ce  monde.  Don  Quichotte,  c'est  donc  l'Espagne 
qui  est  restée  chère  à  l'humanité,  celle  que  nos  pères  ont  admirée 
et  aimée,  non  celle  qu'ils  ont  combattue  et  détestée;  c'est  l'Espagne 
sans  la  fièvre  de  domination  universelle,  sans  l'esprit  de  persécu- 
tion, sans  l'inquisition,  sans  les  bûchers.  Ainsi  ce  don  Quichotte 
ironiquement  nommé  par  Cervantes  la  fleur  des  chevaliers  errans 
de  la  Manche  se  trouve  en  réalité  la  fleur  du  génie  espagnol;  il  est 
le  témoin  de  l'Espagne  en  face  de  la  postérité,  et  il  confibat  après  sa 
mort  pour  son  honneur  et  sa  renommée  mieux  encore  qu'il  ne  com- 
battit de  son  vivant  pour  la  délivrance  des  princesses  enchantées  et 
la  vengeance  des  opprimés. 

Ce  livre  a  tenté  la  verve  imaginative  et  fertile  de  M.  Gustave 
Doré,  l'heureux  illustrateur  de  Dante,  et  nous  le  concevons  sans 
peine.  C'est  un  li\Te  avec  lequel  tout  artiste  doit  aimer  à  se  mesu- 
rer, un  livre  qui  se  présente  tout  naturellement  à  la  pensée  comme 
un  thème  fécond  d'inspirations  pittoresques.  Tout  lecteur  de.  Don 
Quichotte  à  qui  un  crayon  obéit  docilement  doit  sentir  les  doigts 
lui  démanger  plus  d'une  fois  à  mesure  que  se  déroulent  devant  son 
imagination  les  aventures  du  chevaleresque  hidalgo  et  de  son  ingé- 
nieux écuyer.  Un  exemplaire  de  Don  Quichotte  possédé  par  un  ar- 
tiste et  dont  les  marges  seraient  restées  vierges  de  dessins  trahirait 
chez  son  propriétaire  une  étrange  langueur  d'imagination.  On  peut 
lire  ou  contempler  les  plus  belles  choses  du  monde  sans  être  tenté 
de  les  reproduire  ou  de  les  interpréter;  mais  Don  Quichotte  et  San- 
cho  Pança  sont  plus  heureux  à  cet  égard  que  les  plus  belles  choses 
du  monde,  car  une  sorte  d'instinct  irrésistible,  et  qu'eux  seuls,  parmi 
tous  les  personnages  inventés  par  les  grands  poètes,  ont,  je  crois, 
le  privilège  d'éveiller,  excite  notre  imagination  à  se  représenter 
matériellement  les  figures  des  deux  héros  de  Cervantes.  La  sympa- 
thie railleuse  qu'ils  nous  inspirent  met  en  mouvement  à  la  fois  notre 
enthousiasme  et  notre  sentiment  du  ridicule,  et  du  même  aiguillon 
dont  elle  éveille  la  verve  du  peintre  pique  la  bonne  humeur  du  ca- 
ricaturiste. Les  doigts  poussent  d'instinct  le  crayon  moitié  dans  le 
désir  de  tracer  un  portrait  fidèle,  moitié  par  envie  d'amusement  et 
par  obéissance  à  une  pensée  de  satire.  Nous  ne  sommes  donc  pas 
étonné  que  ce  livre  sollicite  de  préférence  à  tout  autre  la  fantaisie 
de  l'artiste,  et  se  présente  à  lui  avec  mille  promesses  d'inspirations 
pittoresques.  Eh  bien  !  ces  promesses  sont  en  partie  mensongères, 
et  ce  sujet  qui  semble  se  prêter  si  naturellement  à  l'interprétation 


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ESSAIS   DE   MORALE    ET  DE   LITTERATURE.  177 

cache  plusieurs  écueils  contre  lesquels  tout  illustrateur  viendra 
donner,  et  que  M.  Doré  n'a  pu  éviter  entièrement. 

Un  de  ces  écueils  est  une  inévitable  monotonie.  Quelles  que  soient 
en  effet  la  souplesse  et  Thabileté  de  l'artiste,  son  sujet  le  ramènera 
toujours  forcément  à  deux  personnages  qu'il  lui  faudra  représenter 
dans  des  situations  à  peu  près  identiques.  Le  fond  principal  de  ses 
dessins  restera  forcément  toujours  le  même,  les  accessoires  seuls 
différeront.  J'ai  dit  que  don  Quichotte  et  Sancho  donnaient  irrésis- 
tiblement envie  de  les  dessiner;  mais  autre  chose  est  de  dessiner 
leur  portrait  et  autre  chose  de  les  suivre  d'étape  en  étape  dans 
leur  longue  et  bizarre  odyssée.  Don  Quichotte  et  Sancho,  dans  le  ro- 
man de>Gervantes,  sont,  on  peut  dire,  presque  toujours  solitaires, 
en  ce  sens  qu'ils  concentrent  sur  eux  seuls  l'attention  du  lecteur.  Us 
ne  rencontrent  jamais  leurs  semblables  qu'en  passant,  et  tout  juste 
le  temps  nécessaire  pour  recevoir  la  volée  de  coups  de  bâton  obligée 
à  laquelle  est  condamné  don  Quichotte  en  punition  de  son  amour 
déréglé  pour  la  justice.  A  quelques  exceptions  près,  tous  les  person- 
nages du  roman  ne  sont  que  des  comparses  avec  lesquels  Cervantes 
ne  nous  donne  pas  le  temps  de  nouer  connaissance;  lis  traversent  le 
roman,  ils  n'y  séjournent  pas;  ils  ne  sont  là  que  pour  donner  à  la 
folie  de  don  Quichotte  l'occasion  d'éclater  et  répondre  à  $es  défis 
par  quelques  gourmades.  Leurs  fonctions  accomplies,  ils  disparais- 
sent, et  nous  n'entendons  plus  parler  d'eux.  Le  dessinateur  éprou- 
vera donc  une  grande  difficulté  à  éviter  la  monotonie,  s'il  s'attache 
obstinément  aux  pas  des  deux  héros,  et  s'il  prétend  ne  laisser  pas- 
ser sans  la  reproduire  aucune  de  leurs  aventures.  Ce  sera  toujours 
don  Quichotte  et  Sancho  cheminant  et  devisant  ensemble,  don  Qui- 
chotte et  Sancho  rossés  et  laissés  sur  place.  11  n'y  aura  guère  d'au- 
tres différences  entre  une  scène  et  une  autre  que  les  divers  paysages 
au  milieu  desquels  elles  se  passent  et  le  genre  particulier  d'étri- 
vières  que  reçoit  don  Quichotte;  mais  ces  différences  seront-elles 
suffisantes  pour  introduire  la  variété  dans  un  sujet  qui  la  repousse 
formellement?  M.  Doré  me  montre  don  Quichotte  et  Sancho  devisant 
%M  cheminant  sur  une  plaine  sèche  et  nue  au  milieu  des  ardeurs 
du  raidi,  puis  le  long  d'un  ruisseau  plein  d'ombre  et  de  fraîcheur, 
puis  entre  des  gorges  de  montagnes  escarpées  et  sauvages.  Je  vois 
bien  trois  paysages  différens,  mais  je  ne  vois  qu'une  seule  et  môme 
action  dans  ces  trois  dessins.  De  même,  que  don  Quichotte  soit 
moulu  à  coups  de  poing,  rossé  à  coups  de  bâton  ou  lapidé  à  coups 
de  pierres,  le  résultat  de  ces  mésaventures  ne  donnera  jamais  à 
l'artiste  qu'un  unique  sujet  décomposition.  Quoique  le  livre  de  Cer- 
vantes soit  un  chef-d'œuvre,  il  n'est  pas  sans  défaut,  et  il  est  permis 
de  trouver  des  taches  dans  ce  soleil.  Les  bastonnades  infiniment 

TOMB  L.   —  1864.  12 

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178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trop  multipliées  de  don  Quichotte  finissent  par  fatiguer  le  lecteur 
et  par  produire  sur  lui  la  plus  désagréable  impression  de  monoto- 
nie. On  peut  défier  qui  que  ce  soit  de  lire  Don  Quichotte  sans  s'y 
reprendre  à  plusieurs  fois.  Comment  donc  le  dessinateur,  qui  ne 
peut  que  nous  faire  voir  don  Quichotte  et  Sancho,  échapperait-il  au 
défaut  que  n'a  pu  éviter  l'écrivain,  qui  a  cependant  la  ressource 
non-seulement  de  nous  les  faire  voir,  mais  de  nous  les  faire  en- 
tendre? 

A  la  vérité  on  peut  dire  que  le  Don  Quichotte  abonde  en  épisodes 
qui  permettent  à  l'artiste  de  rompre  cette  monotonie  ;  l'histoire  du 
captif  y  la  nouvelle  du  curieux  malavisé  ^  le  double  épisode  des 
amours  de  Lucinde  et  de  Gardenio,  de  Dorothée  et  de  Femand,  peu- 
vent fournir  des  sujets  de  composition  où  don  Quichotte  et  Sancho 
n'auront  pas  à  figurer.  Cela  est  vrai,  et  M.  Doré  s'est  très  habile- 
ment servi  des  ressources  que  lui  offrait  la  composition  décousue  et 
légèrement  défectueuse  des  derniers  livres  de  la  première  partie  de 
Don  Quichotte.  Qu'arrive-t-il  cependant?  C'est  qu'on  est  tenté  de 
faire  au  dessinateur  exactement  le  même  reproche  qu'on  fait  à  l'é- 
crivain, et  de  lui  demander  si  c'est  l'histoire  du  chevalier  de  la  Man- 
che qu'il  illustre,  ou  un  recueil  de  nouvelles  amoureuses  et  romar- 
nesques.  Tout  à  l'heure  on  se  plaignait  d'être  ramené  sans  trêve  et 
sans  merci  à  don  Quichotte  et  à  Sancho  Pança,  maintenant  on  se 
plaint  de  ne  plus  les  rencontrer.  On  cherche  quel  rapport  ces  images 
où  sont  représentés  des  hommes  en  turbans  debout  au  bord  de  la 
mer  et  gesticulant  avec  passion,  des  cavaliers  qui  soutiennent  dans 
leurs  bras  des  dames  pâmées  d'effroi  ou  brisées  de  douleur,  ont  avec 
l'histoire  de  l'ingénieux  hidalgo.  Il  y  a  mieux  :  dans  les  épisodes 
auxquels  don  Quichotte  n'est  mêlé  que  d'une  manière  indirecte, 
comme  celui  des  noces  de  Gamache,  on  est  désappointé  et  presque 
humilié  de  voir  le  dhevalier  figurer  au  second  plan,  et  réduit  au  rôle 
de  comparse.  Ce  type  est  tellement  caractérisé  que  l'imagination  a 
peine  à  l'écarter,  même  momentanément,  pour  regarder  agir  ou 
écouter  parler  d'autres  personnages.  Cervantes  a  commis  cepen- 
dant, me  dira-t-on,  cette  impertinence  envers  son  héros.  Les  der- 
niers livres  de  la  première  partie  du  roman  nous  entretiennent  de 
tout  autres  aventures  que  des  aventures  de  don  Quichotte.  Oui, 
Cervantes  a  commis  cette  impertinence  envers  son  héros,  mais  au 
détriment  de  son  livre.  Le  lecteur,  qui  accepte  d'abord  docilement 
la  compagnie  de  Cardenio,  de  don  Femand,  de  Lucinde  et  de  Doro- 
thée, finit  par  trouver  que  ces  nobles  personnages  lui  prennent  trop 
de  temps  et  réclame  don  Quichotte  avec  impatience.  Or  le  dessi- 
nateur qui  suit  pas  à  pas  le  romancier,  et  qui  donne  à  ces  épisodes 
un  peu  parasites  une  aussi  grande  importance  qu'aux  autres  parties 


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ESSAIS  DE   MORALE   ET  DE   LITTERATURE.  179 

du  récit  ne  tombe-t-il  pas  dans  la  même  erreur  et  dans  la  même  in- 
justice que  Cervantes? 

Tels  sont  les  deux  écueils  entre  lesquels  devra  fatalement  navi- 
guer tout  illustrateur  de  Don  Quichotte.  Si  l'artiste  ramène  trop 
souvent  sous  nos  yeux  don  Quichotte  et  Sancho ,  il  fatiguera  notr« 
attention;  s'il  écarte  un  instant  les  deux  héros,  aussitôt  nous  serons 
étonnés  de  ne  plus  les  voir.  Voilà  une  difficulté  inextricable ,  à  ce 
qu'il  semble!  Peut-être  la  solution  de  cette  difficulté  consisterait-elle 
à  ne  pas  épuiser  le  sujet  et  à  ne  pas  trop  multiplier  les  gravures. 
De  cette  façon,  le  dessinateur,  restant  libre  de  choish:  les  épisodes 
qu'il  lui  plairait,  pourrait  satisfaire  à  la  fois  à  ces  deux  conditions 
contraires.  Peut-être  la  véritable  illustration  de  Don  Quichotte  de- 
vrait-elle consister  en  deux  portraits  fortement  conçus  et  longtemps 
médités  du  chevalier  de  la  Manche  et  de  son  écuyer,  et  dans  la  re- 
production de  leurs  aventures  principales.  Une  dizaine  de  planches 
suffiraient  à  cet  objet;  or  les  dessins,  grands  ou  petits,  de  M.  Doré 
sont  au  nombre  d'environ  quatre  cents.  Don  Quichotte  est  un  per- 
sonnage très  considérable  dans  le  monde  de  l'imagination,  cela  est 
vrai;  cependant  ce  nombre  de  dessins  semble  hors  de  proportion 
avec  son  importance. 

Les  observations  qui  précèdent  ne  portent  que  sur  la  manière 
dont  M.  Doré  a  compris  l'interprétation  générale  de  son  sujet;  mais 
nous  avons  à  lui  faire  une  querelle  plus  particulière.  Il  a  oublié  de 
choisir  parmi  les  représentations  diverses  que  son  imagination  s'est 
créées  de  la  personne  de  don  Quichotte.  Au  lieu  d'en  prendre  une  et 
de  s'y  tenir,  il  a  fait  défiler  la  galerie  entière  des  fantômes  de  sa  rê- 
verie. Son  don  Quichotte  manque  d'unité  et  d'identité  :  il  varie  d'une 
planche  à  l'autre  et  ne  se  ressemble  jamais  à  lui-même  :  il  n'a  ni 
les  mêmes  traits,  ni  la  même  physionomie,  ni  le  même  âge,  ni  la 
même  armure.  Tantôt  c'est  le  sec  et  long  hidalgo  qui  a  dépassé  le 
méridien  de  la  vie,  celui-là  même  que  nous  présente  Cervantes; 
tantôt  c'est  un  homme  qui  a  dépassé  à  peine  la  première  jeunesse, 
et  qui  est  encore  éloigné  d'au  moins  quinze  années  de  l'époque  où 
Cervantes  prend  son  héros  pour  l'introduire  devant  le  lecteur.  Nous 
avons  ainsi  une  série  de  portraits  rétrospectifs  de  don  Quichotte  aux 
âges  de  sa  vie  antérieurs  à  sa  folie  chevaleresque,  de  don  Quichotte 
à  l'époque  où  il  s'appelait  simplement  le  seigneur  Quijada,  fort  in- 
téressante sans  doute,  mais  qui  ne  répond  plus  à  la  personne  pré- 
sente de  l'invincible  chevalier  de  la  Manche.  11  y  en  a  de  plaisans  et 
de  comiques,  il  y  en  a  de  nobles  et  de  sévères,  et  il  y  en  a,  ma  foi, 
de  très  jolis  et  de  tout  à  fait  propres  à  toucher  la  dureté  de  la  se- 
nora  Dulcinée  du  Toboso,  ou  à  changer  en  affection  sincère  l'hy- 
pocrisie amoureuse  de  l'artificieuse  Altisidore.  Parmi  tous  ces  don 
Quichotte,  l'imagination  du  lecteur  choisira  celui  qu'elle  voudra  : 

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180  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  dessinateur  semble  avoir  volontairement  renoncé  au  privilège  de 
lui  en  imposer  un. 

Nous  avons  dit  les  critiques  qu'on  peut  élever  contre  Tœuvre  nou- 
velle de  M.  Doré;  mais  ces  défauts,  qui  portent  principalement  sur 
la  partie  humaine  des  dessins,  sont  amplement  rachetés  par  la  par- 
tie pittoresque,  qui  est  la  grande  nouveauté  de  cette  illustralion. 
On  a  là  sous  les  yeux  la  topographie  vivante,  pour  ainsi  dire,  du 
pays  où  vécut  et  combattit  don  Quichotte.  Voici  les  vrais  paysages 
de  la  Manche,  la  vraie  plaine  de  Montiel,  les  vrais  rocher^  de  la 
Sierra-Morena,  les  bois  et  les  ruisseaux  qui  longent  la  route  con- 
duisant à  Barcelone.  Le  crayon  de  M.  Doré  a  reproduit  vigoureuse- 
ment cette  âpre  et  chaude  nature  avec  sa  végétation  rare  d'arbres 
nains  ou  d'herbes  grasses  et  piquantes,  ses  rochers  nus  et  chauves, 
sans  verdure  et  sans  fleurs;  mais  cette  nature  n'est  pas  tout  âpreté 
et  violence,  elle  a  ses  douceurs  et  ses  sourires,  et  M.  Doré  sait  les 
saisir  au  passage  et  les  fixer  avec  autant  de  mollesse  et  de  grâce 
qu'il  met  de  vigueur  à  reproduire  ses  traits  sévères.  Les  bois  et  les 
retraites  où  hommes  et  troupeaux  fuient  les  ardeurs  meurtrières 
de  ce  soleil  voisin  de  l'Afrique  lui  ont  livré  tous  les  secrets  de  la 
transparence  de  leur  atmosphère,  de  la  fraîcheur  de  leurs  eaux,  du 
crépuscule  de  leurs  ombres.  On  se  lasserait  de  compter  les  déli- 
cieux paysages  qui  abondent  dans  cette  illustration.  Gomme  la  lune 
qui  éclaire  cette  nuit  grotesquement  célèbre  où  don  Quichotte  fit 
la  veillée  des  armes  jette  une  lumière  à  la  fois  malicieuse  et  sym- 
pathique! Elle  rit  sous  cape,  cette  bonne  lune,  pendant  que  des 
nuages  qui  affectent  vaguement  la  forme  de  dragons  passent  sur 
son  disque,  et  qu'elle  éclaire  spirituellement  tous  les 'détails  et  tous 
les  accessoires  vulgaires  qui  nous  font  finement  comprendre  tout  ce 
qu'a  de  comique  la  folie  du  chevalier.  Le  dessin  qui  représente  don 
Quichotte  et  Sancho  à  leur  première  sortie,  descendant  un  chemin 
en  pente  aux  premières  heures  du  jour,  a  toute  la  fraîcheur  de 
l'aube.  Quelle  transparence  et  quelle  légèreté  d'atmosphère  dans  le 
délicieux  paysage  où  la  belle  Dorothée  vient  chercher  la  solitude 
et  le  silence  !  Quelle  mélancolie  sombre  dans  le  dessin  où  don  Qui- 
chotte, après  sa  défaite  par  le  chevalier  de  la  Blanche-Lune,  con- 
temple les  flots  et  laisse  échapper  ces  paroles  navrantes  :  «  Là  tomba 
son  bonheur  pour  ne  plus  se  relever!  »  Je  n'indique  que  quelques- 
uns  de  ces  paysages;  il  y  en  a  bien  d'autres  non  moins  poétiques 
et  beaux  qpie  ceux-là.  Toutefois,  en  accordant  nos  éloges  absolus  à 
cette  partie  de  l'œuvre,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  faire  une 
observation.  L'auteur  de  ces  dessins  incline  trop  à  sacrifier  la  partie 
humaine,  qui  devrait  être  l'essentielle,  à  la  partie  pittoresque,  qui 
ne  devrait  être  que  l'accessoire.  11  s'arrête  à  toute  ligne  du  texte  qui 
lui  permet  de  dessiner  non  une  action  nette  et  déterminée,  mais 


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ESSAIS   DE    MORALE    ET   DE    LITTÉRATURE.  181 

une  plaine,  une  gorge  de  montagnes,  une  prairie,  un  effet  de  lu- 
mière. Cette  préoccupation  du  paysage,  parfaitement  légitime  dans 
des  sujets  tels  que  VAtala^  s'explique  beaucoup  moins  dans  des  su- 
jets tels  que  les  Contes  de  Perrault  et  le  Don  Quichotte.  Nous  lui  si- 
gnalons cette  inclination  de  plus  en  plus  prononcée  de  son  esprit  (1). 
Et  maintenant  que  nous  en  avons  fmi  avec  la  nouvelle  illustration, 
tournons-nous  un  instant  vers  Don  Quichotte  lui-même,  et  essayons 
par  quelques  interrogation^  discrètes  d'apprendre  de  lui  le  secret  de 
sa  folie  et  de  sa  grandeur. 

Les  critiques  modernes  ont  à  diverses  reprises  découvert  dans 
Don  Quichotte  bien  des  symboles  ingénieux  et  bien  des  significa- 
tions profondes.  Quelques-unes  de  ces  significations  sont  parfaite- 
ment fondées ,  d'autres  restent  plus  douteuses.  Il  est  très  vrai  par 
exemple  que  Don  Quichotte,  chevalier  à  une  époque  où  il  n'y  a  plus 
de  chevalerie,  représente  l'enthousiaste  rétrospectif,  il  est  très  vrai 
encore  qu'il  finit  par  symboliser  le  douloureux  contraste  qui  existe 
entre  les  aspirations  des  âmes  nobles  et  les  platitudei^  de  la  réalité; 
mais  il  est  moins  certain  que  ce  livre  représente  la  lutte  des  deux 
principes,  ou  qu'il  faille  prendre  le  chevalier  pour  le  symbole  de 
l'âme  et  son  écuyer  pour  le  symbole  du  corps.  Nous  écarterons 
donc  toutes  les  significations  arbitraires  pour  nous  en  tenir  aux  plus 
apparentes,  à  celles  qui  frappent  les  yeux  et  s'offrent  d'elles-mêmes 
à  l'imagination  la  moins  subtile.  Elles  sont  encore  très  diverses,  très 
nombreuses  et  très  belles. 

Don  Quichotte  est  en  effet  le  symbole  de  bien  des  choses,  et  d'a- 
bord il  est  la  personnification  même  de  son  auteur.  Nous  ne  voulons 
pas  dire  seulement  par  là  que  les  déboires  de  Cervantes  ont  une 
grande  analogie  avec  ceux  de  don  Quichotte,  et  qu'on  peut  tirer 
de  leurs  deux  existences  la  môme  triste  et  affligeante  moralité.  Ce 
mince  gentilhomme,  soldat  du  régiment  de  don  Lope  de  Figueroa, 
estimé  de  don  Juan  d'Autriche  et  de  ses  supérieurs  hiérarchiques  à 
peu  près  de  la  même  façon  que  don  Quichotte  par  le  duc  et  la  du- 
chesse, retenu  par  la  pauvreté  et  la  fatalité  du  sort  dans  les  rangs 
inférieurs  de  l'armée  et  de  l'administration,  blessé  à  Lépante,  cap- 
tif chez  les  Maures,  dévoué  à  ses  compagnons  d'infortune  jusqu'à 
prendre  leurs  fautes  à  son  compte  et  à  détourner  sur  sa  tête  le  châ- 
timent qui  les  attend,  bassement  persécuté  et  recevant,  pour  prix 
de  tant  de  grandeur  d'âme,  de  courage  et  d'héroïsme,  les  bons  té- 

(\)  Une  autre  partie  de  Tœuvre  qu'il  faut  louer  encore,  ce  sont  les  petits  dessins  qui 
ornent  les  têtes  et  les  fins  de  chapitres,  et  qui  en  résument  allégoriquement  d*ordinaire 
les  aventures  et  le  sens.  Il  y  a  beaucoup  d'esprit,  souvent  du  plus  ingénieux  et  du  plus 
subtil,  dans  ces  petites  allégories  gravées  comme  le  reste  de  l'œuvre  par  M.  Pisan,  un 
artiste  hors  ligne  dans  ce  genre  si  ingrat  et  si  difficile  de  la  gravure  sur  bois,  et  qu'il 
D*est  que  juste  d'associer  au  succès  du  dessinateur. 


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182  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

moignages  de  la  calomnie  et  Thospitalité  des  prisons,  présente  une 
ressemblance  frappante,  et  qui  dispense  d'insister,  avec  ce  maigre 
hidalgo  si  généreux,  si  courtois,  qui  sort  de  sa  bourgade  pour  pur- 
ger la  terre  de  ses  tyrans,  et  qui  reçoit  pour  récompense  les  ho- 
rions de  toutes  les  victimes  qu'il  délivre,  qui  cherche  partout  des 
chevaliers  félons  et  ne  rencontre  que  des  rustres  pour  adversaires, 
dont  rimagination  vit  familièrement  avec  les  héros  de  tous  les 
temps,  et  qui  est  réduit,  pour  imique  société,  à  la  compagnie  de  la 
canaille  des  hôtelleries  et  des  grandes  routes.  La  ressemblance  tou- 
tefois ne  s'arrête  pas  aux  deux  personnes  de  l'auteur  et  du  héros, 
elle  est  moins  extérieure  et  plus  morale.  Don  Quichotte  est  l'ex- 
pression même  de  l'esprit  de  Cervantes,  la  figure  de  son  talent,  la 
forme  visible  de  son  imagination,  une  des  plus  étranges  qu'il  y  ait 
eu  au  monde. 

Pour  former  cette  imagination,  le  génie  héroïque  et  le  génie  pi- 
caresque de  l'Espagne  se  sont  unis  par  un  mariage  extraordinaire  et 
presque  contre  nature.  Cette  union  n'est  pas  une  de  ces  unions  re- 
lâchées et  libres  comme  celle  de  deux  amis  mal  assortis,  c'est  une 
fusion  complète.  Ces  deux  génies  contraires  ne  conservent  pas  dans 
leur  association  leur  personnalité  distincte,  ils  sont  fondus  l'un  dans 
l'autre,  comme  l'âme  dans  le  corps,  si  bien  qu'on  ne  peut  les  con- 
cevoir l'un  sans  l'autre  de  même  qu'on  ne  peut  loger  l'enthou- 
siasme de  don  Quichotte  ailleurs  que  dans  un  corps  sec  et  long. 
C'est  quelque  chose  de  très  noble  et  de  très  trivial,  de  très  élevé  et 
de  très  bas,  de  très  sensé  et  de  très  fantasque,  qui  produit  une  im- 
pression unique  de  saisissante  originalité.  On  admire  ce  mélange 
comme  une  merveille  dont  le  modèle  ne  se  rencontrerait  pas  dans 
le  monde  moral ,  et  dont  on  chercherait  vainement  le  secret  dans 
la  nature.  On  se  dit  que,  pour  former  une  telle  combinaison,  la 
nature  en  effet  n'aurait  pas  suffi,  et  qu'il  y  a  fallu  encore  l'action  de 
la  fortune  et  les  jeux  du  hasard.  Née  forte,  sensée  et  noble,  cette 
imagination  est  sortie  des  mains  de  la  fortune  martelée,  bossuée, 
mordue  de  rouille,  toute  semblable  à  l'armure  de  don  Quichotte, 
qui  est  à  la  fois  une  armure  de  chevalier  véritable  et  une  défroque 
en  ferraille  propre  à  servir  de  travestissement  dans  une  mascarade 
historique.  Pour  se  figurer  exactement  cette  forme  d'imagination, 
il  est  nécessaire  d'unir  en  un  seul  personnage  les  contrastes  les  plus 
baroques.  Représentez-vous  par  exemple  un  grand  seigneur  en  hail- 
lons, Alexandre  roulant  le  tonneau  de  Diogène,  le  Cid  parlant  l'argot 
de  Guzman  d'Alfarache,  un  héros  de  Corneille  qui  porte  l'habit  des 
camarades  de  Gil  Blas.  Ou  bien  encore  figurez-vous  les  contrastes 
que  présente  le  faubourg  d'une  vieille  ville  d'Espagne,  loin  des 
quartiers  brillans  et  des  palais  des  grands,  à  ce  point  où  la  ville 
rejoint  la  campagne,  où  l'œil  peut  contempler  à  la  fois  les  aspects 


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ESSAIS  DE   MORALE   ET  DE   UTTERATURE.  183 

les  plus  abjects  de  la  civilisation  et  les  aspects  les  plus  rians  de 
la  nature.  Voici  la  sale  posada  t)ù  V académie  des  thons  tient  ses 
séances.  Voici  l'hôpital  de  la  Résurrection,  où  les  deux  chiens  Sci- 
pion  et  Berganza  dissertent  la  nuit  si  savamment  sur  l'espèce  hu- 
maine. Ces  deux  enfans  déguenillés  qui  se  faufilent  dans  cette  allée 
obscure  ne  sont-ils  pas  Rinconète  et  Gortadillo  d'infâme  mémoire, 
et  cette  vieille  qui  se  traîne  jetant  un  regard  oblique  et  tendre  sur 
tous  les  chiens  qui  passent,  ne  serait-ce  pas  la  Ganizarès  qui  pour- 
suit la  recherche  du  (ils  de  son  amie  la  sorcière,  qu'elle  sait  en- 
chanté sous  cette  forme  abjecte?  Cependant  au  milieu  dés  vociféra- 
tions et  des  propos  sordides  de  cette  canaille  on  peut  distinguer  la 
voix  d'un  poète  famélique  et  enthousiaste  invoquant  les  noms  sa- 
crés des  Muses  et  d'Apollon,  ou  celle  plus  sympathique  encore  de 
quelque  vétéran  en  loques  qui  parle  des  campagnes  de  Flandre,  de 
la  gloire  de  Lépante  ou  des  splendeurs  du  Nouveau-Monde.  Quelle 
que  soit  la  trivialité  de  ce  spectacle,  l'âme  ne  se  sent  ni  enlaidie  ni 
sïbîdssée.  Une  note  héroïque  suffit  pour  la  remettre  au  diapason  nor- 
mal de  l'humanité  et  pour  lui  faire  garder  sa  dignité  et  son  rang. 
D'ailleurs  un  beau  soleil,  tombant  d'aplomb  sur  toutes  ces  guenilles 
et  toutes  ces  immondices,  leur  enlève  une  partie  de  leur  laideur, 
entretient  dans  l'âme  la  joie,  la  liberté,  l'enthousiasme  de  la  beauté, 
l'amour  de  la  vie,  et  la  splendeur  des  horizons  qui  se  déploient  dans 
le  lointain  l'invite  à  prendre  la  clé  des  champs  et  à  partir,  comme 
don  Quichotte,  à  la  recherche  des  aventures.  Voilà,  décrite  aussi 
exactement  qu'il  nous  est  possible,  la  forme  d'imagination  de  Cer- 
vantes et  l'impression  qu'elle  fait  sur  nous. 

Si  jamais  héros  de  roman  ou  de  poème  fut  le  fils  légitime  de  son 
auteur,  ce  fut  bien  ce  don  Quichotte  que,  dans  le  prologue  de  son 
livre,  Cervantes  présente  si  plaisamment  au  lecteur.  «  Ce  fils  mai- 
gre, rabougri,  sec,  fantasque,  plein  de  pensées  étranges,  tel  enfin 
qu'il  pouvait  s'engendrer  dans  le  silence  d'une  prison  où  tout  bruit 
sinistre  fait  sa  demeure,  »  est  bien  la  chair  et  le  sang  de  Cervantes. 
11  est  sorti  de  son  cerveau  à  peu  près  comme  Minerve  du  cerveau  de 
Jupiter.  Le  génie  fier,  libre  et  joyeux  de  Cervantes^  fini  par  s'ou- 
vrir sous  les  coups  d'une  adversité  continue,  et  l'étrange  créature 
est  venue  au  monde  semblable  de  tout  point  à  son  père  par  la  tour- 
nure, le  caractère  et  le  tempérament.  Sa  maigreur  et  sa  fièvre  té- 
moignent des  longs  jeûnes  et  de  la  misère  prolongée  de  Cervantes, 
comme  les  scrofules  des  enfans  témoignent  du  tempérament  malsain 
de  leurs  parens.  Il  présente,  comme  son  père,  le  spectacle  touchant 
etrisible  d'une  âme  noble  emprisonnée  dans  une  condition  misérable, 
dont  toutes  les  pensées  sont  nécessahrement  des  chimères  et  tous 
les  désirs  des  rêves.  Ses  discours  sont  une  fête  pour  l'intelligence  et 
son  accoutrement  un  scandale  pour  l'œil,  et  vraiment  rien  n'est 

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18&  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

plus  déconcertant  que  l'aspect  de  cet  homme  qui  parle  si  bien  et  qui 
porte  une  cuirasse  grotesque  raccordée  par  des  ficelles,  des  chausses 
reprisées  et  un  habit  de  gros  drap  de  la  Manche.  L'ange  de  l'en- 
thousiasme l'enlève  par  les  cheveux,  comme  autrefois  le  prophète, 
pendant  que  le  monde  picaresque  s'accroche  à  ses  pieds,  et,  ainsi 
tiré  en  double  sens,  son  maigre  corps  s'allonge  encore  et  présente 
le  tableau  le  plus  comique  qui  se  puisse  concevoir.  Ses  vaiilans  pa- 
trons eux-mêmes,  Amadis  de  Gaule  ou  don  Bélianis,  ne  pourraient 
s'empêcher  de  rire  en  le  voyant  ainsi  tiraillé  entre  Merlin  et  Mari- 
tome.  Don  Quichotte  ne  s'est  jamais  plaint  de  sa  pauvreté;  mais 
Cervantes,  on  le  voit,  a  durement  ressenti  à  sa  place  l'odieuse  vérité 
de  cette  parole  du  poète  latin  :  «  nil  habet  paitpertas  durius  in  se^ 
quant  quod  ridirulos  hommes  facit;  la  pauvreté  a  cela  de  plus  par- 
ticulièrement dur  qu'elle  rend  les  hommes  ridicules.  »  Voilà  bien 
l'exact  portrait  de  l'imagination  de  Cervantes,  ce  composé  bizarre  de 
trivialité  et  d'héroïsme,  de  réalité  positive  et  de  rêverie  fantasque. 
Voilà  bien  aussi  l'enfant  de  la  solitude,  de  la  prison  et  du  malheur, 
engendré  sur  un  grabat,  dans  les  visions  de  la  fièvre,^ par  un  esprit 
noble  que  la  muse  compatissante  et  sans  hypocrisie  a  visité  comme 
un  succube  bienfaisant.  A  mesure  que  l'on  contemple  ce  corps  ba- 
roque et  cette  physionomie  vaillante  et  folle,  on  est  frappé  de  l'idée 
que  ce  personnage,  comme  certains  de  ces  héros  de  romans  de  che- 
valerie qu'il  aimait  tant,  le  roi  Arthur  ou  le  sage  Merlin,  doit  sa 
naissance  non  à  l'accomplissement  d'une  loi  de  la  nature,  mais  à 
une  opération  de  la  magie,  tant  il  est  excentrique  et  différent  des 
autres  humains,  même  fous  et  chimériques.  On  s'ingénie  volontiers 
pour  lui  supposer  des  parens,  et,  le  souvenir  des  vieilles  allégories 
revenant  à  l'esprit,  on  s'arrête  à  l'hypothèse  qu'un  jour  Chevalerie 
épousa  Guignon,  et  que  de  cette  union  naquit  le  héros  de  la  Manche. 
Dès  lors  tout  s'explique,  sa  folie  et  sa  noblesse,  ses  longues  jambes 
et  ses  belles  pensées,  l'admiration  qu'il  inspire  et  les  innombrables 
coups  de  bâton  qu'il  reçoit. 

Ce  don  Quichotte,  portrait  de  l'imagination  de  Cervantes,  est 
aussi  le  miroir  de  son  cœur.  C'est  un  livre  amer  et  doux  où  on  peut 
lire  les  impressions  que  la  vie  a  faites  sur  l'homme  qui  Ta  écrit  et 
le  genre  particulier  de  misanthropie  qu'elle  lui  a  inspiré.  Il  n'y  en 
a  guère  eu  de  plus  riante  et  de  plus  gaie.  Les  coups  redoublés  du 
malheur  n'ont  pu  dompter  la  liberté  ni  éteindre  la  lumière  de  cette 
âme  magnanime  et  joyeuse.  Sa  candeur  hardie  a  traversé  les  pires 
marais  de  la  vie  sans  que  sa  pureté  ait  reçu  une  éclaboussure  de 
leurs  fanges,  et  sa  santé  une  atteinte  de  leurs  exhalaisons.  Il  n'y  a 
dans  Cervantes  nul  fiel  et  nulle  rancune,  nulle  âpreté  et  nulle  vio- 
lence. A  côté  de  ce  grand  homme  qui  connut  toutes  les  duretés  du 
malheur,  les  misanthropes  les  plus  modérés,  Molière  par  exemple, 

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ESSAIS   DE    MORALE    ET   DE    LITTÉRATURE.  185 

paraissent  presque  sinistres.  Une  certaine  tristesse  le  distingue,  il 
est  vrai,  mais  si  lumineuse,  si  semblable  à  une  belle  journée  de 
printemps,  qu'elle  fait  épanouir  le  cœur  au  lieu  de  le  contracter,  et 
que  les  hommes,  qui  n'ont  pas  le  temps  d'y  regarder  de  si  près, 
l'ont  toujours  prise  pour  la  bonne  humeur.  Pourtant  une  fibre  sen- 
sible a  été  blessée  et  saigne  aisément,  celle  que  fait  vibrer  l'âpre 
parole  du  poète  que  nous  avons  déjà  cité  :  ml  habel  paupertas  dû- 
rius,  etc..  Une  sorte  d'idée  fixe  est  entrée  en  lui  qui  ne  manque  ja- 
mais de  se  montrer  à  la  plus  légère  occasion  :  cette  idée,  c'est  que 
sans  doute  la  pauvreté  n'est  pas  un  malheur,  mais  un  vice,  à  voir 
la  manière  dont  les  hommes  en  agissent  avec  elle.  Il  parlera  d'un 
pauvre  honorable,  et  se  hâtera  de  demander  si  un  pauvre  peut  avoir 
de  l'honneur.  Il  fait  hardiment  de  pauvre  le  synonyme  de  vil  et  de 
bas,  et  ce  qu'il  y  a  de  très  particulier  dans  cette  assimilation  bles- 
sante, c'est  qu'elle  n'est  pas  une  boutade,  mais  une  sorte  de  con- 
viction très  arrêtée  qui  se  retrouve  dans  tous  ses  écrits  et  notam- 
ment dans  le  Don  Quichotte,  De  tout  temps,  les  sages  ont  donné  aux 
pauvres  le  conseil  de  n'avoir  que  des  désirs  en  rapport  avec  leur  si- 
tuation et  des  besoins  en  rapport  avec  leur  fortune.  «  Sois  modeste, 
frugal,  laborieux,  disent-ils  au  pauvre,  évite  la  vanité,  la  sensualité 
et  la  paresse.  »  Cervantes  va  beaucoup  plus  loin,  il  conseille  nette- 
ment au  pauvre  d'être  franchement  vil  et  bas.  Un  pauvre  qui  a  des 
sentimens  élevés  et  généreux  est  un  insensé  qui  n'est  pas  en  équi- 
libre avec  lui-même,  puisque  ses  sentimens  ne  sont  pas  en  accord 
avec  ses  moyens  d'action.  Quelle  différence  y  a-t-il  entre  un  pauvre 
qui  est  gourmand  ou  sensuel  et  un  pauvre  qui  est  généreux?  Aucune, 
si  ce  n'est  que  le  premier  est  un  vicieux  et  que  le  second  est  un  fou. 
Une  des  conclusions  qui  sort  naturellement  du  Don  Quichotte  et  la 
plus  attristante  de  toutes,  c'est  que  des  sentimens  nobles  sont  pour 
un  homme  de  condition  inférieure  non-seulement  un  danger,  mais 
un  ridicule  ineffable.  Laissez,  dit -il,  laissez  aux  rois  les  pensées 
royales  et  aux  nobles  les  pensées  nobles.  Sois  franchement  ce  que 
tu  es,  si  tu  veux  éviter  le  malheur.  Tu  es  roturier  de  naissance, 
sois  aussi  roturier  de  cœur;  tu  es  plébéien,  sois  franchement  ignoble 
ou  butor.  La  hiérarchie  des  sentimens  doit  être  réglée  sur  la  hié- 
rarchie des  conditions.  Joue  donc  le  rôle  que  le  sort  t'a  donné  à 
jouer,  et  non  celui  d'un  autre,  et  tu  sortiras  de  l'humanité  avec  la 
réputation  d'un  bon  comédien,  sans  avoir  à  te  repentir  à  ton  lit  de 
mort,  comme  le  valeureux  don  Quichotte  de  la  Manche,  d'avoir  man- 
qué ta  vie.  Don  Quichotte  prête  à  rire;  pourquoi?  Est-ce  que  ses 
sentimens  sont  ridicules?  Non,  c'est  que  ces  sentimens,  qui  seraient 
parfaitement  à  leur  place  dans  le  cœur  d'un  Gid  Campeador  ou  d'un 
don  Juan  d'Autriche,  sont  vraiment  grotesques  chez  un  mince  hi- 
dalgo qui  soupe  tous  les  soirs  d'une  vinaigrette  et  dîne  le  dimanche 


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186  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'abatis  de  bœuf.  Combien  plus  sages  sont  les  muletiers  qui  le  rouent 
de  coups,  les  Maritornes  qui  le  bernent  et  les  aimables  plaisans  qui 
se  jouent  de  lui  I 

On  peut  aussi  considérer  don  Quichotte  commo^  une  personnifica- 
tion de  l'Espagne  du  xW  siècle,  sans  avoir  besoin  de  trop  torturer 
la  lettre  de  ce  livre.  La  tragique  histoire  de  l'âme  espagnole  y  est 
racontée  tout  au  long  avec  une  rage  silencieuse  et  une  amertume 
concentrée  par  un  témoin,  sympathique  et  sévère  à  la  fois,  qui  a 
pénétré  le  néant  de  cette  grandeur  et  la  folie  de  cet  héroïsme.  Le 
Don  Quichotte  parait  juste  à  la  fin  de  ces  prodiges  de  vaillance  et 
d'énergie  qui  avaient  duré  tout  un  siècle,  au  moment  même- où  l'Es- 
pagne voit  sa  gloire  s'éclipser,  et  peut  dire  comme  le  chevalier  de 
la  Manche  après  son  combat  avec  le  chevalier  de  la  Blanche-Lune, 
en  regardant  la  mer  pour  la  dernière  fois  et  en  retournant  triste- 
ment à  son  logis  :  «  Ici  tomba  mon  bonheur  pour  ne  se  relever  ja- 
mais. »  Les  jours  sont  loin  où  elle  avait  fait  sa  première  sortie, 
l'âme  pleine  d'espérances,  et  où  elle  s'était  élancée  à  la  conquête 
du  monde  sur  la  parole  d'un  monarque  ambitieux.  Depuis  ce  jour, 
un  siècle  s'est  écoulé;  la  fortune,  d'abord  souriante,  n'a  pas  tenu 
toutes  ses  promesses,  les  déceptions  ordinaires  de  la  vie  qui  attei- 
gnent les  nations  comme  les  simples  individus  ont  lassé  cette  éner- 
gie qui  avait  fait  trembler  la  terre  et  porté  l'incrédulité  dans  ces 
cœurs  que  rien  ne  semblait  pouvoh:  ébranler.  L'Espagne  a  éprouvé 
défaites  sur  défaites,  et  l'humiliation  qu'elle  en  a  ressentie  a  été  en 
proportion  de  cet  orgueil  qui  la  portait  à  se  croire  invincible  :  quant 
au  monde,  il  en  a  ri,  de  ce  rire  qui  est  d'autant  plus  insultant  que 
l'adversaire  a  été  plus  longtemps  victorieux. 

Avez-vous  remarqué  que  les  déboires  de  don  Quichotte  s'expli- 
quent en  partie  par  sa  manière  de  procéder,  qui  est  une  des  plus 
irritantes  qu'il  y  ait  au  monde  et  d^  plus  propres  à  provoquer  l'in- 
dignation? D'ordinaire  il  lance  un  défi  à  un  passant  inoflensif  qui 
ne  sait  ni  quel  il  est  ni  ce  qu'il  demande,  et  puis  immédiatement, 
sans  crier  gare,  il  se  précipite  sur  lui  la  lance  en  avant.  Le  passant 
ainsi  surpris  par  une  attaque  qu'il  juge  à  bon  droit  brutale,  et  dont  il 
n'a  pas  le  loisir  de  rechercher  le  mobile,  se  rue  sur  le  chevalier  et  le 
laisse  moulu  de  coups  sur  place,  à  la  grande  hilarité  des  spectateurs, 
qui  trouvent,  non  sans  quelque  raison,  que  cette  volée  est  le  juste 
châtiment  de  ses  provocations.  Cette  manière  de  procéder  fut  à  peu 
près  celle  de  l'Espagne.  Aussi  les  peuples  ont-ils  fini  par  s'indigner 
contre  les  assauts  de  cette  nation,  qui  les  défie  sans  qu'ils  sachent 
pourquoi,  se  lance  sur  eux  à  tort  et  à  travers,  prend  des  moulins  à 
vent  pour  des  géans,  des  bourgeois  paisibles  pour  des  fils  de  Satan, 
et  des  différences  d'opinion  pour  des  crimes  de  lèse-divinité.  Alors 
l'Espagne  est  rentrée  chez  elle  comme  don  Quichotte,  moulue  de 


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ESSAIS  DE   MORALE   ET   DE   LITTERATURE.  187 

coups,  harassée  et  malade.  Non,  il  n'y  a  rien  de  plus  navrant  au 
monde  et  qui  se  ressemble  davantage  que  le  retour  de  don  Qui- 
chotte à  son  donjon  de  la  Manche  et  la  décadence  de  l'Espagne 
après  la  défaite  de  Y  Armada  et  la  perte  des  Provinces-Unies.  Sam- 
son  Garrasco,  le  neveu  du  barbier,  a  terrassé  cette  vaillance  que  des 
muletiers,  des  chevriers  et  des  valets  d'hôtellerie  avaient  déjà  si  fort 
ébranlée;  des  roturiers  huguenots,  des  rustres  anglais,  des  mari- 
tomes  flamandes,  ont  eu  raison  de  la  noble  Espagne.  En  ce  mo- 
ment, tous  les  échos  de  l'Europe,  lui  crient  le  mot  cruel  qui  acheva 
le  cœur  de  don  Quichotte  à  son  entrée  dans  son  village  :  «  elle  est 
morte,  ta  dame,  et  tu  ne  la  reverras  plus!  »  L'esprit  chevaleresque, 
avec  don  Quichotte ,  peut  se  mettre  au  lit  et  mourir. 

Telle  est  la  sombre  histoire  qui  se  laisse  lire  sans  effort  sous  les 
voiles  transparens  de  l'allégorie  romanesque.  Le  Don  Quichotte  est 
l'œuvre  d'un  patriote  attristé  dont  la  raison  est  en  lutte  avec  le  cœur, 
et  qui  ne  peut  se  défendre  d'aimer  ce  qu'il  maudit.  Vous  étonnez- 
vous  qu'il  n'y  ait  pas  d'unité  dans  le  caractère  de  don  Quichotte, 
que  ce  fou  soit  si  sage,  que  cet  homme  de  tant  d'intelligence  ne 
soit  cependant  qu'un  pauvre  insensé?  C'est  qu'il  y  a  deux  Cervantes 
comme  il  y  a  deux  don  Quichotte,  et  que  l'un  et  l'autre  prennent 
alternativement  la  parole.  11  y  a  un  chevalier  fou  de  bravoure,  de 
magnanimité ,  de  générosité ,  celui  qui  donne  la  prédominance  aux 
armes  sur  les  lettres  par  la  bouche  de  don  Quichotte  et  un  homme  de 
génie  qui  sent  avec  irritation  les  dangers  de  cet  héroïsme  absurde. 
Son  cœur  de  Castillan  et  de  vieux  chrétien  triomphe  et  s'alarme  en 
même  temps,  et  il  raille  ce  qu'applaudit  son  orgueil  patriotique.  A 
ce  moment  suprênae  où  tournent  les  destinées  de  l'Espagne ,  Cer- 
vantes fut  la  voix  qui  exprima  le  touchant  et  douloureux  mélange 
de  sentimens  du  peuple  espagnol  à  l'égard  de  ses  mattres,  voix 
discrète  et  singulièrement  respectueuse  qui  s'enveloppe  d'allégories 
et  que  la  postérité  seule  a  pu  entendre.  Quel  touchant  symbole  de 
la  fidélité  du  peuple  espagnol  à  ses  rois  que  la  personne  de  ce  bon 
Sancho  Pança,  qui,  malgré  son  peu  d'amour  pour  les  coups  et  les 
jeûnes  inutiles,  consent  à  suivre  son  maître  par  des  chemins  où, 
pour  parler  son  langage  populaire,  il  y  a  à  rencontrer  plus  d* amandes 
de  rivière  que  de  biscuits!  A  la  cour  de  la  duchesse,  après  avoir  ra- 
conté toutes  les  folies  de  son  mattre,  il  termina  son  discours  par  ces 
paroles  admirables  :  «  Eh  bien  !  tel  qu'il  est  cependant,  je  l'aime,  et 
jamais  rien  ne  nous  séparera  jusqu'à  ce  qu'une  même  bêche  et  une 
même  pioche  nous  creusent  un  même  lit.  »  Voilà  les  sentimens  po- 
litiques du  peuple  espagnol  et  sa  fidélité  monarchique.  On  lui  dit, 
comme  à  Sancho,  qu'il  faut  qu'il  se  donne  trois  mille  coups  de  fouet 
pour  désenchanter  Dulcinée  et  quinze  coups  d'épingle  pour  ressus- 
citer l'amoureuse  Altisidore;  il  demande  ce  que  sa  chair  peut  avoir 

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188  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  commun  avec  Dulcinée  ou  Altisidore ,  et  il  cède  cependant  par 
reconnaissance  pour  ce  maître  généreux  dont  il  mange  le  pain  sec, 
et  qui,  ne  pouvant  lui  donner  encore  Tlle  qu'il  lui  a  promise,  lui 
fait  partager  libéralement  les  coups  de  bâton  qu'il  reçoit.  Ce  dé- 
vouement est  fait  pour  surprendre;  mais,  si  vous  connaissiez  ce 
maître,  si  vous  aviez  vu  comme  il  châtia  l'audace  du  Biscaïen,  avec 
quelle  aisance  il  désarçonna  le  chevalier  des  Miroirs  et  avec  quelle 
intrépidité  il  entra  dans  la  cage  des  lions!  Par-dessus  tout,  si  vous 
saviez  quelle  tranquillité  il  oppose  à  la  mauvaise  fortune,  et  quelle 
résignation  il  oppose  au  besoin  !  Il  n'a  jamais  envie  de  boire  ni  de 
manger,  il  peut  se  passer  de  dormir,  et  il  est  toujours  prêt  à  don- 
ner sa  bourse  et  son  manteau.  Il  n'y  a  que  le  plat  à  barbe  qui  lui 
sert  de  casque  et  sa  vieille  rondache  qu'on  ne  pourrait  lui  arracher, 
ni  par  force  ni  par  prière.  Parfois,  il  est  vrai,  on  a  bien  envie  de 
regimber  contre  ses  lubies;  mais  alors  il  tourne  sur  vous  des  regards 
si  pleins  de  reproches  et  il  vous  dit  d'une  voix  si  sévère  :  «  Quand 
donc,  ami  Sancho,  te  corrigeras-tu  de  ces  sentimens  de  roturier?  » 
qu'on  se  sent  humilié  et  tout  honteux.  Que  faire  avec  un  tel  maître? 
Se  taire,  admirer  et  suivre.  C'est  ce  que  fait  Sancho  Pança,  et  c'est 
ce  que  fait  aussi  Cervantes. 

Jamais  homme  de  génie  ne  s'est  trouvé  dans  une  plus  pénible  si- 
tuation d'âme  et  de  cœur  que  Cervantes.  Ses  sentimens  et  ses  facul- 
tés sont  un  amalgame  d'élémens  contraires  qui  s'arrangent  comme 
ils  peuvent,  et  finissent  par  s'équilibrer  dans  une  harmonie  fan- 
tasque. Il  y  a  en  lui  un  patriote  dont  la  clairvoyance  contrarie  l'en- 
thousiasme, il  y  a  en  lui  un  libéral  dont  les  préjugés  nationaux 
contrarient  le  libéralisme.  Libéral  et  libéralisme  sont  des  mots  bien 
modernes;  cependant  je  n'hésite  pas  à  les  employer  pour  caracté- 
riser le  sentiment  d'humanité  qui  est  propre  à  Cervantes.  Il  est 
vraiment  libéral,  et  il  est  même,  je  crois,  le  seul  des  Espagnols  de 
la  grande  époque  auquel  on  puisse  donner  ce  titre.  Le  phénomène 
qu'il  présente  est  comparable  à  celui  de  la  coque  verte  de  la  rose 
qui  se  brise  progressivement  pour  laisser  épanouir  le  bourgeon. 
Figurez-vous  un  homme  qui  se  fendrait  comme  une  croûte  sèche, 
comme  une  enveloppe  qui  bientôt  sera  hors  d'usage,  et  dont  les 
fissures  laisseraient  voir  un  autre  homme  encore  replié  sur  lui- 
même.  Cervantes  est  placé  à  ce  point  de  transition  où  la  chevale- 
rie, qui  n'est  qu'une  forme  du  libéralisme  étemel,  se  fend  pour 
ainsi  dire  comme  une  écorce  pour  laisser  jaillir  l'esprit  des  temps 
nouveaux  qu'elle  protège  et  contraint  encore.  Cervantes  n'a  possédé 
que  deux  des  trois  génies  particuliers  à  l'Espagne,  et  les  deux  qui, 
par  leur  combinaison,  pouvaient  le  mieux  engendrer  un  homme  des 
temps  modernes,  le  génie  héroïque  et  le  génie  picaresque.  Le  génie 
mystique  n'a  jamais  pesé  sur  son  esprit;  il  n'y  a  pas  dans  ses  écrits 

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ESSAIS   DE   MORALE    ET  DE    UTTERATURE.  180 

une  seule  ligne  où  Ton  sente  le  visionnaire  et  le  fanatique.  Il  laisse 
percer  des  sentimens  religieux,  mais  qui  s'arrêtent  à  un  noble  en- 
thousiasme et  qui  aiment  encore  à  revêtir  les  belles  formes  de  l'es- 
prit chevaleresque,  comme  dans  cette  scène  où  don  Quichotte  dis- 
serte si  éloquemment  sur  les  statuettes  de  plâtre  de  saint  George, 
de  saint  Martin,  de  saint  Jacques,  de  saint  Paul  et  autres  grands 
chevaliers  des  escadrons  du  Christ,  ainsi  qu'il  les  appelle  lui-même. 
Une  seule  fois  il  a  pris  pour  sujet  d'une  de  ses  pièces  de  théâtre  un 
de  ces  thèmes  théologiques  qui  ont  fourni  au  génie  violent  et  mys- 
tique de  Calderon  tant  de  chefs-d'œuvre  ;  mais  l'inclination  de  son 
esprit  est  tellement  chevaleresque  et  humaine  que  ce  sombre  sujet 
s'est  transformé  sous  sa  plume,  et  que  la  conception  du  Don  Qui- 
chotte a  trouvé  moyen  de  se  faire  jour  dans  la  seule  œuvre  mystique 
qu'il  ait  écrite.  11  s'agit  d'un  vaurien  favorisé  du  ciel  qui  se  convertit 
et  qui  demande  à  Dieu  de  prendre  à  son  compte  les  horribles  ma- 
ladies d'une  pécheresse  à  la  condition  que  son  âme  sera  sauvée. 
Don  Cristoval  (c'est  le  nom  de  Yheureux  vaurien),  devenu  le  père 
de  la  Croix,  est  le  don  Quichotte  de  l'ascétisme  :  il  donne  tout  dans 
ce  troc  sublime,  les  mérites  de  ses  prières,  de  ses  macérations,  de 
ses  jeûnes,  pour  devenir  l'acquéreur  d'infirmités  repoussantes.  Mais 
l'humanité  de  ce  fier  esprit  est  garrottée  par  mille  liens  invisibles. 
Les  préjugés  de  l'Espagnol,  l'orgueil  du  sang  et  de  la  race  pèsent 
sur  lui  d'un  poids  plus  lourd  que  ne  l'exigerait  le  patriotisme.  Croi- 
rait-on qu'il  partage  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  de  pur  sang  de  vieux 
chrétien,  et  spécialement  pour  les  Morisqueâ,  l'aversion  générale 
de  ses  contemporains?  Dans  le  dialogue  des  deux  chiem  Scipion 
et  Berganzttj  il  applaudit  formellement  par  avance  à  leur  future 
extermination.  Rappelez-vous  la  manière  méprisante  dont  Sancho 
traite  son  ami  le  Morisque  Ricoie,  lorsqu'il  le  rencontre  après  son 
départ  de  l'île  de  Barataria,  et  comme  il  lui  fait  sentir  à  mots  cou- 
verts, mais  nets,  qu'ils  n'appartiennent  pas  à  la  même  franc-ma- 
çonnerie, et  qu'ils  doivent  aller  chacun  de  son  côté.  Rappelez-vous 
encore  Y  histoire  du  captif  et  les  louanges  prodiguées  à  la  belle 
Zoraïde  pour  avoir  trahi  son  pays,  son  père  et  sa  religion.  Ce  mal- 
heureux père  surtout  est  traité  avec  autant  de  dureté  par  le  nar- 
rateur que  par  sa  fille.  Il  n'y  a  pas  une  larme  pour  cette  grande 
et  légitime  douleur,  pas  un  accent  d'humanité,  et  un  silence  im- 
pitoyable est  la  seule  réponse  qu'obtiennent  ses  sanglots  et  son 
désespoir. 

Don  Quichotte  n'est  pas  seulement  un  symbole  de  l'Espagne;  il  a 
été,  et  en  plus  d'un  sens,  un  personnage  historique  et  qui  a  réelle- 
ment vécu  :  par  exemple  il  croit  aux  récits  des  romans  de  chevalerie; 
mais  a-t-il  donc  si  grand  tort  d'y  croire  ?  Non-seulement  tous  ses  con- 
temporains aimaient  ces  récits,  à  commencer  par  son  père  Cervantes, 

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190  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qui  en  sauve  le  plus  qu'il  peut  de  Tauto-da-fé  du  curé  et  du  barbier» 
grands  connaisseurs  eux-raêmes,  et  à  terminer  par  cet  érudit  licen- 
.  cié  qui  expose  avec  tant  de  bon  sens  comment  ces  livres,  tout  ab- 
surdes qu'ils  sont,  seraient  des  cadres  admirablement  trouvés  pour 
le  poème  épiq[ue  ;  mais  beaucoup  y  croyaient  aussi  fermement  que 
don  Quichotte  lui-même.  Rappelez -vous  l'incrédulité  de  l'hôteUer 
lorsqu'on  veut  lui  prouver  que  ces  récits  sont  faux*  Il  veut  bien  ad- 
mettre que  don  Quichotte  est  fou ,  mais  non  pas  que  les  chevaliers 
errans  n'ont  jamais  existé.  L'hôtelier  et  don  Quichotte  ont  raison  l'un 
et  l'autre.  Qu'est-ce  donc  que  l'histoire  de  l'Espagne  au  xvi«  siècle, 
sinon  l'histoire  d'une  multitude  de  don  Quichotte  sérieux?  La  seule 
diflférence  qu'il  y  ait  entre  eux  et  lui,  c'est  que  la  réalité  de  leur  vie 
s'est  trouvée  d'accord  avec  leur  rêve.  Don  Quichotte  croit  à  l'exis- 
tence d'Amadis  de  Gaule;  mais  pourquoi,  aurait-il  pu  répondre,  n'y 
croirais-je  pas,  puisqu' aussi  bien  je  suis  obligé  de  croire  à  l'exis- 
tence de  Fernand  Gortez?  En  quoi  l'un  est-il  plus  merveilleux  que 
l'autre?  Si  Gortez  est  historique,  pourquoi  3onc  Amadis  serait-il 
apocryphe?  Les  romans  de  chevalerie  sont  pleins  de  cabrioles  mer- 
veilleuses, de  bonds  prodigieux,  de  chevaliers  qui  se  précipitent  du 
haut  des  tours  et  touchent  terre  sans  se  faire  le  moindre  mal.  Eh 
bien!  pourquoi  pas?  Rappelez-vous  le  saut  d'Alvarado.  Dans  un 
combat  contre  les  Mexicains,  Alvarado  se  trouva  seul  en  face  des 
ennemis,  séparé  de  ses  compagnons  par  un  fossé  en  apparence  in- 
franchissable; alors,  fixant  sa  lance  en  terre  et  s'en  servant  comme 
de  point  d'appui,  il  sauta  le  fossé  d'un  bond  prodigieux,  au  grand 
ébahissement  des  Mexicains,  et  mérita  ainsi  de  porter  désormais 
dans  l'histoire  le  nom  d'Alvarado  del  Salto.  Don  Quichotte  croit  aux 
andriaques  et  autres  monstres  merveilleux  sur  la  foi  des  romans  de 
chevalerie;  mais  demandez  à  sainte  Thérèse  si  ces  monstres  n'exis- 
tent pas.  Elle  les  nomme  autrement,  voilà  tout.  Plusieurs  fois  elle 
fut  assaillie  du  démon  :  un  jour,  elle  l'aperçut  à  ses  côtés  sous  la 
forme  d'une  énorme  bête  qui  vomissait  le  feu;  une  autre  fois, 
comme  elle  le  sentait  rôder  autour  d'elle,  elle  se  retourna  et  vit 
un  petit  nègre  qui  grimaçait  en  la  regardant.  Elle,  d'un  cœur  in- 
trépide, se  mit  à  rire,  et  le  petit  nègre  s'évanouit.  Doutez-vous  des 
enchanteurs,  la  même  sainte  vous  apprendra  ce  qu'il  faut  en  pen- 
ser. Un  jour,  un  prêtre  en  état  de  péché  mortel  lui  ouvrit  son  &me  : 
sainte  Thérèse  se  fit  remettre  une  amulette  magique  qu'il  portait 
sur  lui,  la  jeta  au  fond  d'un  puits,  et  dès  lors  les  obsessions  du  pé- 
ché disparurent.  Don  Quichotte  croit  à  la  chevalerie  errante;  Ignace 
de  Loyola,  chevalier  errant  lui-même,  y  croyait  aussi.  Que  pensez- 
vous  qu'il  voulût  fonder  lorsqu'il  alla  faire  la  veillée  des  armes  au 
pied  des  autels  de  la  Vierge?  Un  ordre  monastique  ou  un  ordre  de 
chevalerie?  L'esprit  de  la  chevalerie  fut  non  pas  le  moyen,  comme 


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ESSAIS  DE   MORALE   ET   DE   UTTERATURE.  191 

on  Ta  fflt,  mais  le  principe  de  son  institution,  et  il  créa  vraiment 
Tordre  des  chevaliers  errans  de  la  Vierge  et  de  Jésus.  Un  dernier 
exemple.  Je  demande  laquelle  des  rêveries  saugrenues  de  don  Qui- 
chotte peut  se  comparer  à  la  rêverie  qui  donna  lieu  à  la  première 
exploration  de  la  Floride.  Le  capitaine  Ponce  de  Léon,  gouverneur 
d'une  des  provinces  de  l'Amérique  espagnole,  apprend  que  la  fon- 
taine de  Jouvence  existe  en  réalité,  et  qu'elle  se  trouve  dans  le  pays 
encore  inexploré  que  nous  connaissons  sous  le  nom  de  Floride. 
Alors  un  irrésistible  désir  de  découvrir  la  source  merveilleuse  s'em- 
pare de  lui,  il  s'embarque,  aborde  en  Floride,  ne  trouve  rien  et  s'en 
retourne  confus.  Cependant  la  chimère  romanesque  survécut  à  cette 
première  déception  :  dix  ans  plus  tard  il  s'embarque  pour  la  seconde 
fois,  et  à  son  arrivée  en  Floride  il  est  reçu  par  les  sauvages  à  coups 
de  flèches.  Il  tombe  mortellement  blessé  et  trouve  vra'unent  cette 
fois  le  breuvage  de  l'immortalité.  On  pourrait  multiplier  les  exem- 
ples à  l'infini.  Convenez  que  si  don  Quichotte  est  fou,  sa  folie  est 
bien  légitime,  et  qu'il  était  excusable  d'être  épris  de  chimères  qui 
étaient  si  voisines  de  la  très  historique  réalité. 

Don  Quichotte  est  un  personnage  historique  non-seulement  pour 
l'Espagne,  mais  pour  l'Europe  entière.  Les  personnages  qui  faisaient 
les  délices  de  son  imagination  avaient  vécu  pendant  les  générations 
qui  avaient  précédé  immédiatement  la  sienne;  mais  lui-même  vivait 
réellement  en  chair  et  en  os  au  moment  où  parut  le  livre  de  Cer- 
vantes. Sa  situation  en  face  du  monde  est  celle  de  toutes  les  aris- 
tocraties européennes  en  face  de  la  monarchie  grandissante  et  de 
l'esprit  des  temps  nouveaux.  Ces  aristocraties  turbulentes  et  entre- 
prenantes ont  alors  à  changer  de  mœurs.  Elles  se  soumettent  en 
résistant  à  ces  écrasantes  machines  administratives  qui  commen- 
cent à  remplacer  l'action  irrégulière  de  l'individu;  eUes  se  voient 
forcées  d'apprendre  les  vertus  de  la  discipline.  Ce  n'était  pas  assez, 
parait-il,  de  l'invention  de  cette  artillerie,  que  Cervantes  maudit  par 
la  bouche  de  don  Quichotte,  comme  il  y  a  un  siècle  Arioste  par  la 
bouche  de  Roland.  Ce  que  l'artillerie  a  fait  pour  la  valeur  militaire, 
l'administration  moderne  va  le  faire  pour  l'indépendance  morale  de 
l'homme.  Plus  moyen  de  courir  la  plus  petite  aventure;  des  saintes- 
hermandads  sans  nombre  ferment  partout  les  avenues.  L'esprit  de 
chevalerie  ainsi  cerné  de  toutes  parts  languit,  mais  ne  se  rend  pas. 
Plutôt  que  de  périr,  il  prendra  les  formes  odieuses  du  duel  et  de 
la  guerre  civile.  Les  vieilles  habitudes  féodales  persistent  et  se  font 
jour  à  tort  et  à  travers  de  la  manière  la  plus  inattendue.  Gentils- 
hommes français,  grands  seigneurs  anglais,  cavaliers  espagnols, 
sont  tous  soumis  à  cette  époque  d'une  manière  intermittente  à  la 
folie  de  don  Quichotte.  Subitement  la  chevalerie  leur  monte  au  cer- 
veau, et  alors  malheur  à  ceux  qui  se  trouvent  en  leur  présence,  car 


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192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  plupart  ont  de  meilleures  armes  que  don  Quichotte,  de  meil- 
leures montures  que  Rossinante,  et  beaucoup  n'ont  pas  la  généro- 
sité et  le  cœur  magnanime  autant  qu'intrépide  du  chevalier  de  la 
Manche. 

Don  Quichotte  est-il  fou,  ne  Test-il  pas?  Un  mot  sur  cette  question 
controversée.  Don  Quichotte  n'est  réellement  fou  que  pendant  les 
trois  premiers  livres  de  la  première  partie.  Il  n'est  pas  douteux  que 
Cervantes  n'ait  eu  d'abord  l'intention  de  ti'acer  le  portrait  d'un  fou 
complet.  La  prison  d'Argamasilla  lui  aura  fait  prendre  sans  doute 
pendant  un  moment  la  vie  tout  à  fait  au  tragique,  et  il  aura  maudit 
cette  chevalerie  qui  lui  était  chère.  «  Fou  à  lier,  aura-t-il  pensé, 
celui  qui  croit  à  de  telles  chimères  décevantes  !  »  et  il  a  écrit  comme 
il  sentait;  puis,  à  mesure  qu'il  soulageait  son  cœur  en  punissant  son 
héros  de  sa  généreuse  sottise,  le  repentir  lui  est  venu,  le  remords 
et  peut-être  aussi  un  sentiment  de  pitié  pour  ce  pauvre  chevalier 
qu'il  faisait  bâtonner  sans  merci.  «Après  tout,  aura-t-il  dit,  chimère 
pour  chimère,  mieux  vaut  encore  celle  de  la  chevalerie  qu'une  autre; 
tous  les  hommes  n'ont-ils  pas  la  leur,  ces  rustres  eux-mêmes  et  ces 
muletiers  qui  combattent  avec  le  gourdin  contre  la  lance  de  mon 
héros?  Ne  sommes-nous  pas  tous  plus  ou  moins  fous?  Qu'est-ce  que 
l'amour  par  exemple,  et  de  quel  nom  appeler  les  excès  auxquels  il 
nous  porte?  »  Alors  il  a  placé  en  face  de  la  folie  d'héroïsme  la  folie 
d'amour,  représentée  par  Gardenio,  et  ce  contraste  se  prolonge  pen- 
dant la  seconde  moitié  de  la  première  partie  du  livre.  A  partir  de 
ce  moment,  don  Quichotte  s'est  relevé  dans  l'estime  de  Cervantes, 
et  il  devient  le  fou  éloquent  qui  prononce  le  discours  sur  les  armes 
et  les  lettres,  le  fou  courtois  et  bien  appris  qui  donne  de  si  sages 
conseils  à  Sancho  partant  pour  son  gouvernement.  Le  premier  don 
Quichotte  a  plus  d*unité  peut-être,  mais  il  n'est  que  comique,  et  en 
outre  il  est  le  produit  d'une  boutade  de  misanthropie  excessive;  le 
second  est  touchant  et  sublime,  et  représente  mieux  le  vrai  génie 
moral  de  Cervantes.  Je  crois  qu'on  peut  indiquer  l'apparition  de 
Cardenio  comme  le  point  précis  du  roman  où  la  conception  de  Cer- 
vantes s'est  transformée  dans  son  esprit. 

Nous  sommes  tous  plus  ou  moins  fous,  car  tous  nous  caressons 
une  certaine  chimère  :  chimère  de  chevalerie  comme  don  Quichotte, 
chimère  d'amour  comme  Cardenio,  chimère  de  cupiclité  comme 
Sancho  Pança.  Nous  ressemblons  tous  à  don  Quichotte,  en  ce  sens 
que  nous  sommes  tous  très  sensés  dans  l'appréciation  des  choses 
qui  ne  nous  touchent  pas  directement  ou  qui  nous  laissent  indiffé- 
rens;  mais  que  la  chimère  secrète  vienne  à  nous  démanger,  notre 
imagination  la  grattera  avec  frénésie,  et  alors  adieu  le  bon  sens  ! 
Voyez  Sancho  Pança  par  exemple.  On  s'accorde  généralement  à  re- 
connaître que  dans  le  livre  de  Cervantes  il  représente  le  bon  sens  et 


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ESSAIS   DE   MORALE   ET   DE   UTTERATURE.  193 

la  sagesse  pratique;  cependant»  en  dépit  dé  cette  réputation  si  bien 
établie,  Técuyer  vaut  le  maître,  et  il  y  a  des  momens  où  Ton  se 
demande  quel  est  le  plus  fou  des  deux.  Ce  personnage  est  le  résultat 
d'une  d'observation  admirable  et  résume  toute  une  loi  de  notre  na- 
ture morale.  Oui,  Sancho  est  clairvoyant,  madré  et  sournois;  tou- 
chez pourtant  à  sa  chimère  de  cupidité,  et  le  fou  va  soudain  vous 
apparaître.  Sancho  sait  parfaitement  que  son  maître  est  insensé,  il 
ne  croit  pas  un  mot  des  merveilles  qu'il  lui  raconte;  mais  don  Qui- 
chotte lui  a  promis  une  île,  et  il  s'accroche  à  cette  promesse  chimé- 
rique avec  un  acharnement  cupide  des  plus  comiques.  Toutes  les 
billevesées  chevaleresques  de  don  Quichotte  sont  mensongères,  ex- 
cepté celle  qui  l'intéresse,  lui,  Sancho  Pança.  11  n'y  a  pas  de  géans, 
il  n'y  a  pas  d'enchanteurs,  il  n'y  a  pas  de  Dulcinée;  mais  il  y  a 
quelque  part  une  île  qui  l'attend.  Ne  sommes-nous  pas  tous  comme 
le  bon  Sancho?  n'avons-nous  pas  tous  une  île  qui  nous  attend?  Ouel 
droit  avons-nous  donc  de  nous  moquer  de  don  Quichotte?  La  seule 
différence  qu'il  y  ait  entre  lui  et  nous  n'est-elle  pas  tout  à  l'avantage 
du  bon  chevalier?  Ses  chhnères  sont  nobles,  les  nôtres  pour  la  plu- 
part sont  vulgaires.  Ce  serait  le  cas  d'enfiler,  à  l'imitation  de  Sancho 
Pança,  la  série  des  proverbes  qui  prouvent  que  tout  le  monde  con- 
naît son  voisin,  mais  que  nul  ne  se  connaît,  et  de  se  rappeler  l'op- 
position évangélique  entre  la  paille  qui  est  dans  l'œil  de  notre  frère 
et  la  poutre  qui  est  dans  le  nôtre.  * 

Le  personnage  de  Sancho  a,  comme  celui  de  don  Quichotte,  subi 
une  transformation  complète,  et  présente  sous  une  autre  forme  le 
môme  admirable  spectacle.  Le  Sancho  de  la  première  partie  est  un 
véritable  rustre,  cupide,  avare,  glouton,  quelque  peu  voleur,  avec 
une  certaine  inclination  à  la  dureté  et  à  la  cruauté.  Don  Quichotte  lui 
reproche  à  bon  droit  d'avoir  des  sentimens  bas  et  des  instincts  de 
roturier.  Si  don  Quichotte  quitte  l'hôtellerie  qu'il  a  prise  pour  un 
château  sans  vouloir  payer  son  écot,  il  a  du  moins  une  excuse  dans  sa 
folie,  tandis  que  Sancho,  qui  l'imite,  n'en  a  aucune.  11  sait  fort  bien 
qu'on  ne  quitte  pas  une  auberge  sans  payer  sa  dépense,  et  que  les 
privilèges  des  écuyers  de  chevaliers  errans  qu'il  met  en  avant  pour 
s'en  dispenser  n'ont  jamais  été  admis  par  les  hôteliers.  Lorsque 
don  Quichotte  a  renversé  de  son  cheval  le  pauvre  moine  qu'il  prend 
pour  un  enchanteur,  le  premier  mouvement  de  Sancho  est  de  se 
précipiter  sur  la  victime  pour  lui  enlever  son  froc  et  ses  chausses, 
sous  ce  beau  prétexte  que  les  dépouilles  des  vaincus  appartiennent 
aux  écuyers  des  chevaliers  errans.  Plus  tard,  quand  Dorothée,  tra- 
vestie en  princesse  Micomicona,  fait  luire  à  ses  yeux  la  perspective 
prochaine  de  Tîle  désirée,  qu'il  croit  peuplée  de  noirs,  il  médite 
déjà  de  vendre  ses  sujets  comme  esclaves  pour  s'en  faire  de  gros 

TOME  L.  —  1864.  13 


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19&  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

revenus.  Pourtant  ce  rustre  n'est  pas  soumis  en  vain  à  l'influence  de 
la  forte  imagination  et  de  la  nature  morale  élevée  de  don  Quichotte  : 
peu  à  peu,  au  contact  de  son  maître,  Sancho  prend  une  autre  na- 
ture, il  s'épure  et  s'ennoblit,  et  il  devient  enfin  le  gentil,  ingénieux 
et  subtil  écuyer  que  nous  admirons  dans  la  seconde  partie.  Ce  pay- 
san, qui  ne  sait  ni  lire  ni  écrire,  a  fini,  à  force  d'entendre  parler  son 
maître,  par  devenir  aussi  savant  que  lui  en  matière  de  romans  de 
chevalerie  et  de  lois  chevaleresques.  Il  a  raison,  le  bon  Sancho, 
d'être  dévoué  et  ne  pas  trop  tenir  à  ses  gages ,  car  don  Quichotte 
a  payé  ses  services  d'un  salaire  inestimable  :  il  lui  a  donné  une 
âme,  et  il  l'a  initié  aux  vertus  de  l'humanité. 

Quant  à  la  folie  de  don  Quichotte,  elle  m'a  toujours  donné  envie 
de  consulter  un  physiologiste.  Il  y  a  une  notable  différence  entre  la 
folie  et  l'hallucination,  qui  nous  paraît  la  véritable  maladie  de  don 
Quichotte.  En  tout  cas,  s'il  est  fou,  l'ingénieux  hidalgo  constitue 
une  exception  remarquable  dans  le  monde  de  la  folie.  Les  physio- 
logistes s'accordent  à  dire  que  la  vanité  est  toujours  au  fond  de 
toutes  les  variétés  de  la  folie.  Or  la  vanité  est  absolmnent  absente 
de  l'âme  exaltée  de  don  Quichotte.  Jamais  âme  plus  noble  ne  fut  en 
même  temps  plus  modeste.  Les  romans  de  chevalerie  ont  causé  le 
désordre  de  son  intelligence  ;  vous  croyez  peut-être'  qu'ébloui  par 
leurs  splendeurs  et  leurs  merveilles,  il  a  rêvé  les  titres  les  plus 
éclatans  et  qu'il  médite  d'être  empereur  ou  à  tout  le  moins  duc  et 
grand  d'Espagne.  Pas  du  tout  :  il  a  choisi  la  plus  pauvre  de  toutes 
les  noblesses,  la  plus  conforme  à  sa  condition  de  simple  hidalgo, 
celle  de  chevalier  errant.  Ni  l'or  ni  les  commodités  du  luxe  ne  l'at- 
tirent; il  se  résigne  joyeusement  à  la  faim  et  à  la  soif,  aux  ardeurs  du 
soleil  et  aux  froides  atteintes  de  la  pluie,  qui  sont  les  misères  habi- 
tuelles de  la  vie  du  chevalier  errant.  Il  ne  demande  qu'à  se  dévouer 
au  service  des  faibles  et  des  opprimés,  à  faire  respecter  la  justice, 
à  découvrir  et  à  soulager  l'infortune.  Certes  jamais  folie  ne  fut 
moins  exigeante  et  ne  se  rapprocha  davantage  de  ce  désintéresse- 
ment que  nous  estimons  chez  les  sages  comme  la  parfaite  vertu. 

Oui,  il  y  a  en  vérité  une  profonde  sagesse  dans  la  folie  de  don 
Quichotte,  et  les  leçons  de  sa  vie  peuvent  profiter  à  tous.  Les  gran- 
deurs et  la  puissance  sont  le  privilège  de  quelques-uns  seulement, 
et  don  Quichotte  ne  les  ambitionne  pas;  mais  il  est  une  noblesse 
que  tout  homme  peut  justement  ambitionner,  celle  du  chevalier  er- 
rant. C'est  le  droit  de  tout  homme,  et  c'est  même  son  devoir,  que 
d'aspirer  à  cette  noblesse.  Chacun  de  nous  en  effet  ne  peut-il  pas 
être,  dans  sa  sphère  d'action  et  d'influence,  un  véritable  chevalier 
errant?  Pour  cela,  il  ne  faut  ni  grande  fortune  ni  puissans  moyens 
d'action;  le  petit  bien  et  les  vieilles  armes  de  don  Quichotte  y  suf- 


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ESSAIS   DE   MORALE   ET   DE   LITTÉRATURE.  195 

fisent,  et  rindigence  même  de  Cervantes  n'est  pas  un  obstacle. 
Qu'est-ce  qui  nous  empêche  de  supporter  patiemment  le  chaud  et 
le  froid,  la  faim  et  la  soif,  les  déceptions  de  la  vie  et  les  rigueurs  de 
la  fortune,  de  chercher,  chacun  en  ce  qui  nous  concerne,  le  triom- 
phe de  la  justice?  L'état  de  chevalier  errant  ne  réclame  rien  qu'une 
âme  et  un  cœur,  et  on  s'accorde  à  penser  que  ces  dons  ont  été  libé- 
ralement octroyés  par  Dieu  et  la  nature  à  chacun  de  nous.  La  che- 
valerie errante  est  donc  en  un  sens  toujours  vivante,  et  don  Qui- 
chotte a  eu  raison  de  croire  à  son  existence.  Sans  doute  il  s'est 
trompé  en  prenant  une  des  formes  de  cette  éternelle  chevalerie  pour 
cette  chevalerie  elle-même;  pourtant  son  erreur  n'est-eUe  pas  excu- 
sable, et  ne  se  renouvelle-t-elle  pas  à  chaque  minute  dans  l'histoire? 
Ne  l'avons-nous  pas  vu  commettre  autour  de  nous?  ne  l'avons-nous 
pas  commise  nous-mêmes?  Il  naît  toujours  des  âmes  nobles;  mais 
le  présent,  qui  nous  écrase  tous  de  ses  exigences  mesquines,  leur 
fournit  rarement  l'occasion  de  se  manifester  comme  elles  le  dési- 
raient, et  conquiert  rarement  leurs  sympathies.  Jamais  elles  ne 
trouvent  en  lui  l'idéal  de  noblesse,  de  justice,  de  perfection  morale, 
qu'elles  poursuivent,  et  alors  elles  se  tournent  pour  le  chercher  vers 
les  lointains  du  passé  ou  les  vagues  perspectives  de  l'avenir.  Quel 
moyen  avons-nous  donc  d'échapper  à  Terreur  de  don  Quichotte? 
Nous  sommes  tous  forcément  des  utopistes  rétrogrades  ou  des  uto- 
pistes chimériques,  nous  sommes  tous  les  chevaliers  d'une  idée  qui 
n'existe  plus  ou  les  chevaliers  d'une  idée  qui  n'existe  pas  encore. 
Nous  n'avons  qu'un  moyen,  un  seul,  d'éviter  l'erreur  de  don  Qui- 
chotte :  c'est  d'être  persuadés  de  la  vérité  qui  le  frappa  seulement 
à  l'heure  de  sa  mort.  Illuminé  par  l'approche  du  ciel,  le  brave  hi- 
dalgo reconnut,  nous  dit  Cervantes,  la  folie  de  sa  vie  tout  entière. 
Il  vit  qu'il  aurait  pu  être  un  parfait  chevalier  sans  sortir  de  son  petit 
bourg  de  la  Manche.  Pour  cela,  il  lui  suffisait  d'accomplir  noblement 
la  tâche  de  chaque  jour,  d'aimer  ses  proches  plus  qu'il  ne  l'avait 
fait,  de  redresser  les  torts  de  son  village,  d'aider  ses  voisins  et  de 
vivre  chrétiennement  en  paix  avec  eux.  Or  il  paraît  que  ce  moyen 
d'échapper  à  l'erreur  est  bien  difficile,  car  les  hommes  y  songent 
bien  rarement,  et  nous  voyons  que  d'ordinaire  ils  aiment  mieux  se 
faire  les  chevaliers  du  passé  et  de  l'avenir  que  les  chevaliers  du 
présent.  Ainsi  notre  propre  conduite  justifie  celle  du  bon  don  Qui- 
chotte, et  la  leçon  de  sa  vie  trouve  encore  journellement  son  appli- 
cation dans  la  vie  de  chacun  de  nous. 

Emile  Montégut. 


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GUSTAVE  III 


LA    COUR    DE    FRANCE 


IL 

l'esprit   français    eu    suède.  —  l'éducation    de    GUSTAVE    III. 
—  son  PREMIER  VOYAGE   A  PARIS. 


I. 

Ce  n'est  pas  du  règne  de  Gustave  III  que  date  rimitation  des 
mœurs  et  de  l'esprit  français  en  Suède.  Sans  remonter  jusqu'au 
temps  de  la  reine  Christine,  la  période  qui  s'était  écoulée  depuis 
la  mort  de  Charles  XII  avait  vu  la  Suède  faire  appel  aux  influences 
étrangères,  particulièrement  à  celle  de  la  civilisation  brillante  qui 
atthrait  tous  les  regards  de  l'Europe  vers  la  France  du  xviii*  siècle. 
Nous  avons  dit,  il  est  vrai,  que  l'époque  de  la  liberté  fut  en  Suède 
un  temps  de  profonde  anarchie,  qui  rendait  ce  pays  inutile  à  ses 
alliés  et  accumulait  sur  lui  de  graves  dangers  extérieurs  (1)  ;  mais  la 
corruption  politique  dont  nous  avons  tracé  le  tableau  ne  dura  pas 
assez  longtemps  pour  étouffer  l'énergie  intellectuelle  dont  un  peu- 
ple encore  jeune  se  sentait  animé,  et  les  rapports  intimes  qui  uni- 
rent alors  la  France  et  la  Suède  contribuèrent,  avec  l'ardeur  d'un 
siècle  si  fécond,  à  soutenu:  et  à  développer  cette  énergie.  Avant  de 
mettre  un  terme  aux  abus  et  de  prévenir  les  dangers  qu'avait  en- 
fantés l'anarchie,  Gustave  devait  ressentir  les  effets  de  cette  activité 
nouvelle,  et  son  éducation,  d'accord  avec  ses  intérêts  politiques,  di- 

(1)  Voyez  la  Rame  du  15  février. 

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GUSTAVE    III   ET   LA   COUR   DE    FRANCE.  197 

rigea  de  bonne  heure  ses  sympathies  et  ses  pensées  vers  Paris  et 
vers  la  cour  de  Versailles. 

Pendant  le  xvii"  siècle,  notre  influence  s'était  exercée  principa- 
lement sur  les  cours  par  notre  politique,  et  sur  les  esprits  d'élite 
par  notre  littérature.  S'élargissant  sur  une  si  ferme  base,  cette  in- 
fluence se  répandit  au  loin  pendant  le  siècle  suivant;  elle  descendit 
parmi  les  peuples,  dans  les  classes  moyennes;  elle  servit  d'organe 
à  quelques-unes  des  idées  les  plus  conformes  à  la  justice  étemelle 
et  au  bon  sens,  et  si  elle  ne  fut  pas  sans  mélange,  c'était  à  ceux  qui 
la  recevaient  de  faire  leur  choix  et  de  se  défendre,  car,  loin  de  dé- 
truhre  chez  les  nations  l'originalité  propre,  elle  tendait  au  contraire 
à  l'encourager  et  à  la  soutenir;  elle  excitait  plus  encore  qu'elle  ne 
dominait,  elle  éveillait  au  lieu  d'assoupir;  elle  était  de  nature  à  se- 
couer la  lenteur,  à  enhardir  la  timidité,  à  rassurer  l'inexpérience  en 
la  dirigeant,  bien  plutôt  qu'à  éteindre  le  génie  national;  elle  était 
en  un  mot  désintéressée  dans  son  œuvre.  La  preuve  en  est  que  le 
moment  de  son  action  la  plus  intense  a  été  immédiatement  suivi, 
comme  on  l'a  vu  au  commencement  du  xix*  siècle ,  d'un  réveil  du 
sentiment  individuel  plus  énergique  et  plus  profond  que  jamais  dans 
chacune  des  nations  de  la  famille  européenne.  Il  en  a  été  ainsi  pour 
les  peuples  du  Nord  en  particulier;  ils  ont  eu,  après  leur  période 
d'imitation  française,  une  efllorescence  remarquable  d'originalité 
vive.  La  Suède,  même  pendant  sa  servitude  apparente,  avait  ses 
libres  esprits,  ses  oiseaux  sauvages  qui  parcouraient  les  airs  :  Swe- 
denborg et  Bellman;  on  ne  saurait  soutenir  que  l'influence  française 
au  xviii*  siècle  l'ait  corrompue,  et  l'on  peut  d'autant  moins  accuser 
Gustave  III  que  cette  influence  était  puissante  en  Suède  longtemps 
avant  lui.  Charles  XII  prenait  grand  plaisir  à  des  mascarades  copiées 
sur  les  fêtes  somptueuses  de  Versailles,  ou  bien  aux  représentations 
du  Bourgeois  gentilhomme ^  qu'on  jouait  à  sa  cour  avec  tous  les  in- 
termèdes et  «  agrémens;  »  il  se  faisait  lire  les  tragédies  de  Racine 
dans  ses  campagnes,  et  nulle  ne  lui  plaisait  plus,  on  le  comprend, 
que  Mithridatey  où  il  goûtait  fort  le  grand  projet  médité  par  le  roi 
barbare  contre  les  Romains.  On  lui  lisait  aussi  Boileau;  mais,  arrivé 
un  jour  à  ce  passage  de  la  huitième  satire  où  l'auteur  traite  d'écer- 
velé,  en  vers  fort  plats  à  vrai  dire,  le  héros  macédonien,  il  arracha 
le  livre  des  mains  de  son  lecteur  Fabrice  et  le  mit  en  pièces.  Char- 
les XII  signait  de  Bender,  comme  Napoléon  de  Moscou ,  des  ordon- 
nances concernant  sa  troupe  ordinaire  de  comédiens  français;  c'était 
là  ce  même  roi  qui  refusait  de  parler  aux  ambassadeurs  étrangers 
autrement  que  dans  sa  langue,  et  qui  ne  consentait  pas  surtout  à 
parler  français  malgré  l'usage  presque  constant  déjà  de  la  diplo- 
matie. Avec  sa  rudesse  naïve,  qu'il  ne  pratiquait  d'ailleurs  qu'en- 
vers lui-même  (car  il  était  doux  et  bon  envers  les  autres),  avec 

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198  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

son  orgueil  national  un  peu  farouche,  et  vis-à-vis  des  cours  souvent 
intraitable,  épris  cependant  d'un  goût,  au  moins  passager,  pour  nos 
fêtes  et  d'un  respect  plus  durable  pour  notre  littérature,  Charles  XII 
représente  bien  cette  Suède  et  peut-être  même  cette  Europe  du 
commencement  du  xriii'  siècle,  rendant  un  hommage  spontané  et 
presque  involontaire  à  la  France,  sans  toutefois  se  laisser  asservir. 
Immédiatement  après  lui,  la  période  de  la  liberté,  qu'on  oppose 
quelquefois  au  règne  de  Gustave  comme  plus  originale,  a  dû  préci- 
sément à  rinfluence  française  quelques-uns  de  ses  meilleurs  fruits. 
Ce  serait  une  longue  et  curieuse  histoire  que  celle  de  cette  invasion 
de  l'esprit  français  chez  un  peuple  lointain  et  ami;  il  ne  serait  pas 
impossible  (mais  cette  tâche  excéderait  nos  limites)  de  la  recon- 
struire tout  entière.  La  philosophie  française  avait  rencontré  de 
bonne  heure  en  Suède  des  disciples  întelligens  et  dévoués.  L'an- 
cienne scolastique,  qu'avait  à  peine  ébranlée  la  doctrine  de  Ramus, 
y  fut  vaincue  par  le  cartésianisme  pendant  les  vingt  dernières  an- 
nées du  xvii*'  siècle,  non  sans  de  rudes  combats,  dont  seraient  té- 
moins les  centaines  de  liasses  intitulées  cartesiana  qui  couvrent  les 
tablettes  de  la  bibliothèque  d'Upsal.  L'influence  de  la  nouvelle  phi- 
losophie se  fit  immédiatement  sentir  dans  l'enseignement  et  dans 
la  science.  Une  logique  plus  rigoureuse  et  plus  conforme  à  la  rai- 
son, un  langage  plus  élevé  à  la  fois  et  plus  simple  régnèrent  dans 
les  universités.  «  Il  y  a  un  certain  nombre  de  vérités  primordiales 
auxquelles  se  rapporte  la  science  humaine  et  qui  la  contiennent 
tout  entière.  Elles  sont  comme  les  indestructibles  Hermès  mar- 
quant le  chemin  royal  que  doit  suivre  toute  recherche  intellectuelle 
jalouse  d'atteindre  le  but;  ce  but  est  la  vérité,  vers  laquelle  ten- 
dent toute  pensée  humaine,  tout  soupir  incessant  de  la  créature, 
tout  effort,  même  obscur,  de  la  création.  Il  ne  faut  point  chercher 
la  vérité  dans  la  multiplicité  et  la  variété  infinies,  elles  n'en  peu- 
vent offrir  (jue  le  fugitif  reflet;  mais  il  y  a  au  fond  des  connais- 
sances humaines  quelque  chose  d'impérissable,  et  le  choix  est  né- 
cessaire d'un  petit  nombre  d'idées  maîtresses,  seules  capables  de 
nous  conduire  hors  du  labyrinthe  des  philosophies.  De  même  qu'à 
mon  avis  c'est  l'objet  des  sciences  naturelles  de  comprendre  tous  les 
phénomènes  sous  le  plus  petit  nombre  de  lois  possible,  de  même  je 
crois  que  la  logique  et  la  métaphysique  doivent  tendre  à  ramener 
à  quelques  principes  et  à  quelques  idées  élémentaires  ce  superflu 
d'argumens  et  de  formules  qui  embarrassent  mamtenant  la  simple 
vérité...  »  Ainsi  s'exprimait  vers  1730  un  des  premiers  cartésiens 
en  Suède,  un  professeur  de  l'université  de  Lund,  nommé  Rydelius, 
dont  on  pourrait  citer  beaucoup  de  pages  semblables,  et  que  les 
Suédois  comparent  à  notre  Fénelon.  Ce  ferme  langage,  qui  con- 
trastait avec  les  habitudes  d'une  scolastique  confuse,  causait  une 

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GUSTAVE  m  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  109 

-vive  sensation  et  marquait  le  point  de  départ  d'une  période  nou- 
Telle.  La  vraie  méthode  philosophique  devait  profiter  d'abord  à  la 
science  :  Linné  s'en  empara.  Voilà  le  grand  esprit  qui,  pendant  la 
période  de  la  liberté,  représenta  fidèlement  en  Suède,  avec  une  ori- 
ginalité incontestable,  les  meilleures  inspirations  du  xtiii**  siècle, 
son  ardente  curiosité  d'esprit,  son  goût  de  logique  rigoureuse  et 
claire,  son  amour  de  l'humanité.  Il  partagea  les  faiblesses  de  son 
temps,  non  pas  l'indifférence  religieuse  ni  le  scepticisme,  mais  au 
contraire  une  certaine  superstition  fort  commune  dans  un  siècle  qui 
prétendait  s'être  affranchi  de  tous  préjugés  et  de  toute  discipline. 
Ce  que  d'autres  avaient  mérité  par  l'orgueil  ;  il  le  subit  par  une 
sorte  de  timidité.  Contemporain  de  Voltaire ,  compatriote  de  Swe- 
denborg, il  eut  à  un  très  haut  degré  la  clairvoyance  et  la  perspica- 
cité qui  semblaient  être  alors  les  apanages  de  l'esprit  français,  et, 
par  un  singulier  contraste,  il  céda  en  même  temps  à  ces  tendances 
mystiques  que  les  peuples  du  Nord  commençaient  à  répandre  en 
Europe  (1). 

La  Suède  s'était  familiarisée  avec  notre  littérature  comme  avec 
notre  philosophie;  on  jouait  à  Stockholm  Molière  et  Racine;  Boileau 
était  traduit,  et  des  poètes  nationaux  comme  Creutz  et  Gyllenborg 
adoptaient  les  préceptes  les  plus  sévères  de  notre  versification  et 
de  notre  goût.  Voltaire,  par  l'avènement  de  la  mère  de  Gustave  III, 
avait  pris  possession  pour  ainsi  dire  d'une  province  nouvelle,  et 
régnait  désormais  à  Ulricsdal  et  à  Drottningholm,  où  résidait  la 
cour  suédoise,  aussi  bien  qu'à  Potsdam.  Il  comptait  depuis  long-  • 
temps  Louise  Ulrique,  comme  ses  sœurs,  la  princesse  Amélie  et 
la  margrave  de  Bayreuth ,  dans  sa  clientèle  princière  :  il  lui  adres- 
sait de  petits  vers,  un  quatrain  sur  les  premiers  cheveux  blancs  du 
grand  Frédéric,  un  impromptu  sur  une  rose  que  ce  héros  avait  dé- 
sirée; elle  lui  répondait  par  des  épîtres  où  les  neuf  sœurs.  Mars, 
Morphée,  l'Hélicon  et  Gythère  étaient  invoqués  sans  cesse.  Vol- 
taure  l'encourageait  :  «  Quoi!  vous  faites  des  vers,  madame!  et  vous 
en  faites  comme  le  roi  votre  frère!  C'est  Apollon  qui  a  les  muses 
pour  sœurs.  »  Depuis  qu'ils  avaient  une  reine  philosophe  et  depuis 
que  leurs  poètes  se  proclamaient  ses  élèves.  Voltaire  trouvait  de 
l'esprit  aux  Suédois;  il  poussait  la  condescendance  jusqu'à  pro- 
mettre de  refaire  son  Charles  XII .  C'est  le  théâtre  surtout,  pendant 
le  XVIII*  siècle,  qui,  avec  ses  séductions  de  tout  genre,  popularisa 
au  loin  notre  esprit  et  nos  mœurs.  Il  paraît  qu'on  avait  songé  pour 
la  première  fois  en  1699,  sous  Charles  XII,  à  faire  venir  à  Stock- 
holm une  troupe  française,  et,  malgré  la  série  de  guerres  qui  s'ou- 

(1)  Nous  avons  fait  connaître  son  curieux  écrit  inédit,  Nemesis  divina,  dans  la  /ievu# 
dn  !•»  mars  1861. 

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200  REYUE  DES  DEUX  MO^DI^S. 

vrit  dès  Fannée  suivante,  les  représentations  continuèrent  jusqu'en 
1705;  mais  alors  la  disette  d'argent  et  les  malheurs  publics  y  mirent 
un  terme.  Rosidor,  chef  de  la  troupe,  revint  en  France  avec  ses 
camarades  Savigny  et  Duchemin,  ce  dernier  pour  faire  depuis  une 
certaine  fortune  à  Paris  dans  les  rôles  à  manteau.  Après  deux  nou- 
velles tentatives,  la  comédie  française  fit  enfin  un  établissement 
durable  au  temps  de  la  jeunesse  de  Gustave  lll.  Tout  était  profit 
pour  la  Suède  dans  cette  importation  :  l'art  dramatique  avait  été  ex- 
ploité jusque-là  dans  ce  pays  par  des  troupes  allemandes;  elles  re- 
présentaient dans  un  jargon  informe  le  Docteur  Faust ^  F  Homme 
riche  et  Lazare^  Nos  Pères  avant  la  chute j  débris  des  anciens  mys- 
tères, qui  n'apparaissaient  plus  que  comme  des  bouffonneries  sans 
nom.  Les  novateurs,  parmi  ces  comédiens  errans,  avaient  toutefois 
commencé  à  jouer  dans  les  villes  suédoises  les  comédies  du  poète 
danois  contemporain  Holberg,  et  c'était  frayer  les  voies  à  la  co- 
médie française,  car  Holberg,  avec  son  originalité  réelle  et  pro- 
fonde, est  en  même  temps  et  s'intitule  lui-même  disciple  de  Mo- 
lière. D'autre  part,  les  beaux  esprits  suédois,  grands  seigneurs  et 
courtisans,  s'étaient  épris  de  la  scène  française  à  Paris  même,  grâce 
à  de  nombreux  voyages.  Le  comte  Charles  Fersen,  un  des  chefs  du 
parti  des  chapeaux,  et  que  le  baron  de  Breteuil  appelait  dans  ses  dé- 
pêches «  un  grand  républicain,  »  doué  d'une  belle  physionomie  et 
d'une  taille  imposante,  avait  cédé  à  cette  passion  jusqu'à  s'engager 
sous  un  faux  nom  dans  plusieurs  théâtres  des  provinces  de  France. 
Ce  farouche  partisan,  avant  de  tonner  dans  les  diètes  suédoises,  avait 
interprété  sur  nos  scènes  les  principaux  personnages  de  la  tragédie 
classique.  De  retour  dans  sa  patrie,  il  avait  mis  cet  amusement  à  la 
mode  et  fait  jouer  nos  pièces  par  les  cavaliers  et  les  dames  dé  la 
cour.  Lors  donc  que  des  troupes  de  comédiens  français  voulurent 
s'établh-  définitivement  en  Suède,  elles  trouvèrent  les  esprits  tout 
préparés,  et  firent  promptement  disparaître  les  troupes  allemandes, 
qui  ne  pouvaient  lutter  avec  elles.  Leur  influence  éveilla  le  goût 
public  et  suscita  peu  à  peupla  création  d'une  scène  nationale.  Dalin 
et  Gyllenborg  traduisirent  d'abord,  il  est  vrai,  un  bon  nombre  d'ou- 
vrages français;  mais  bientôt  ils  composèrent,  sur  les  données  que 
leur  fournissaient  en  abondance  les  annales  de  leur  patrie,  des 
pièces  bien  supérieures  à  ce  qu'on  avait  écrit  jusqu'alors,  et  la 
Suède  fut  en  possession  d'une  littérature  dramatique. 

Le  goût  des  beaux-arts  devait  se  développer  aussi  à  la  suite  des 
rapports  devenus  intimes  entre  Stockholm  et  Versailles.  La  Suède 
avait  reçu  indirectement  une  première  leçon  de  l'Italie  :  les  glorieux 
capitaines  de  Gustave-Adolphe  avaient,  pendant  la  guerre  de  trente 
ans,  dépouillé  l'Allemagne  méridionale  et  surtout  la  Bohême,  où  Ro- 
dolphe II  avait  voulu  ériger  une  nouvelle  Athènes.  Quelques-uns  des 

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GUSTAVE   m   ET   LA   COUR  DE   FRANCE.  201 

chefs-d'œuvre  de  la  renaissance  s'étaient  trouvés  ainsi  transportés 
sous  le  climat  du  Nord.  Pour  les  recevoir,  leurs  nouveaux  posses- 
seurs construisirent  de  riches  habitations,  dont  les  nîodèles  furent 
empruntés  d'abord  à  l'architecture  italienne;  un  peu  plus  tard  seu- 
lement, on  imita  la  France  de  Louis  XIV.  Si  l'on  veut  constater  en 
quelle  mesure  ces  divers  enseignemens  profitèrent  à  la  Suède,  on 
n'a  qu'à  feuilleter  les  trois  beaux  volumes  in-folio  de  l'ouvrage  du 
comte  Dahlberg,  Suecia  antiqua  et  hodierna  [la  Suède  d'autrefois 
et  d'aujourd'hui).  Dahlberg  était  contemporain  et  rival  de  Vauban 
et  de  Cohom;  il  a  construit  d'innombrables  fortifications  depuis  les 
frontières  de  la  Laponie  jusqu'à  Brème  et  des  côtes  du  Gattegat  aux 
rives  du  Ladoga;  le  marquis  de  Montalembert  passe  pour  avoir  repris 
quelques-unes  de  ses  traditions.  Il  était  en  même  temps  dessinateur 
fort  habile;  après  avoir,  avec  le  secours  de  nombreux  graveurs  fran- 
çais, composé  pour  plusieurs  grandes  publications  historiques  dps 
dessins  aujourd'hui  recherchés,  figurant  les  fêtes  et  les  batailles,  il 
s'occupa  exclusivement  du  Suecia^  son  principal  ouvrage.  Ce  beau 
livre  se  compose  de  trors  cent  cinquante-trois  gravures  représen- 
tant les  villes,  châteaux  et  églises  de  la  Suède  vers  le  commence- 
ment du  xvîii*  siècle.  Le  célèbre  artiste  français  Sébastien  Leclerc, 
le  même  qui  a  gravé  les  Batailles  d'Alexandre  d'après  Lebrun,  les 
Conquêtes  de  Louis  XI V^  les  Médailles^  jetons  et  monnaies  de 
France^  etc.,  fut  son  principal  auxiliaire.  Dahlberg  acheva  seu- 
lement quelques  mois  avant  sa  mort,  en  1702,  cette  œuvre  de  cin- 
quante-deux années,  qui  ne  fut  publiée  qu'en  1716.  Un  tel  monu- 
ment étonna  l'Europe;  donné  en  présent  à  toutes  les  cours,  ainsi 
qu'aux  hommes  les  plus  éminens  en  France,  en  Angleterre,  en 
Allemagne  et  en  Italie,  il  montra  aux  regards  surpris  une  Suède 
somptueuse,  avec  un  nombre  infini  de  résidences  magnifiques,  ri- 
vales de  Fontainebleau,  de  Marly  et  de  Versailles.  La  réalité  répon- 
dait-elle à  ces  représentations  fastueuses?  Oui,  en  partie.  Il  est  vrai 
que  maint  propriétaire  noble  avait  transmis  à  Dahlberg  le  plan  de 
son  château  non  pas  tel  qu'il  était  véritablement,  mais  tel  qu'il  de- 
vait être  un  jour;  maint  édifice  encore  aujourd'hui  incomplet  figure 
dans  l'ouvrage  comme  s'il  était  achevé.  Il  n'y  avait  sans  doute  pas 
en  Suède  autant  de  Le  Nôtre  que  ces  dessins  en  feraient  supposer; 
cependant  le  tableau  est  véridique  à  tout  prendre  :  il  nous  montre 
ce  que  l'aristocratie  avait  jadis  possédé  de  richesse  effective ,  et  par 
quel  luxe  éclaûré  elle  avait  contribué  à  former  le  goût  de  la  nation. 
La  Suède  a  conservé  jusqu'à  notre  temps  de  beaux  vestiges  de  cette 
ancienne  grandeur;  on  en  peut  juger  par  l'admirable  résidence  de 
la  famille  de  Brahé,  à  Skokloster  (1). 

(i)  Un  habile  artiste  suédois,  M.  Billmark,  a  publié  ea  1863  à  Paris  une  iutéres- 

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202  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  royauté  avait  continué  ces  traditions  de  la  noblesse  suédoise; 
le  château  royal  de  Stockholm,  avant  et  après  le  grand  incendie 
du  18  mai  1697,  dut  reproduire  l'idée  d'une  monarchie  qui  venait 
d'usurper  et  qui  affichait  la  toute-puissance.  On  convia  pour  l'em- 
bellissement de  ce  palais  et  d'autres  résidences  royales  ou  prin- 
cières  les  principaux  disciples  et  quelques-uns  des  maîtres  de  l'é- 
cole française;  beaucoup  de  leurs  travaux,  achevés  pendant  la 
période  qui  précéda  immédiatement  le  règne  de  Gustave  III,  sub- 
sistent aujourd'hui,  de  sorte  qu'en  visitant  ces  belles  galeries  con- 
struites au  XVIII*  siècle,  le  voyageur  français  croit  retrouver  à  cinq 
cents  lieues  de  Paris  quelque  Versailles  inconnu.  Non-seulement  la 
cour  de  Suède  faisait  de  nombreuses  commandes  à  Coysevox,  Na- 
toire,  Chardin,  Oudry,  Boucher,  mais  des  artistes  distingués  allaient 
s'établir  à  Stockholm,  où  les  attiraient  des  offres  avantageuses. 
On  eut  ainsi  la  famille  des  Chauveau,  qui  méritèrent  une  grande 
estime  et  obtinrent  certains  privilèges  étendus  plus  tard  à  tous  les 
étrangers  résidens,  les  deux  peintres  Thomas  et  Hugues  Taraval,  et 
le  sculpteur  Philippe  Bouchardon;  l'académie  suédoise  de  dessin  dut 
sa  constitution  définitive  à  ces  deux  derniers  artistes.  Philippe  Bou- 
chardon porta  depuis  17A1  le  titre  de  c(  statuaire  de  la  cour  de 
Suède;  »  après  sa  mort  en  1753,  son  emploi  fut  offert  au  sculpteur 
Larchevêque.  Celui-ci,  après  un  contrat  passé  avec  le  ministre  de 
Suède  à  Paris,  alla  s'établir  pour  vingt-deux  années  à  Stockholm, 
où  il  devint  directeur  de  l'académie  de  peinture  et  de  sculpture. 
Cette  capitale  lui  doit,  sans  compter  ses  travaux  dans  le  château 
royal,  plusieurs  des  statues  qui  la  décorent  aujourd'hui  :  le  Gustave 
Vasaj  sur  la  Place  des  Nobles,  fondu  en  1770,  œuvre  un  peu  lourde, 
mais  grave  et  imposante  (M"'  de  Staël  l'appelait  le  Jupiter  Oljpn^ 
pien  de  la  Suède)  et  la  belle  statue  équestre  de  Gustave- Adolphe^ 
sur  la  grande  place  qui  fait  face  au  pont  principal  et  au  château. 

Un  développement  économique  et  industriel  avait  accompagné  le 
mouvement  de  la  littérature  et  de  l'art,  car  l'effervescence  générale 
du  xviii*  siècle,  ayant  gagné  la  Suède,  s'y  manifestait  dans  toutes 
les  directions,  et  c'était  encore  à  la  France  qu'on  venait  demander, 
en  vue  de  cet  autre  essor,  des  exemples  et  des  encouragemens. 
Déjà,  pendant  les  premières  années  du  siècle,  l'illustre  ingénieur 
Polhem  (1),  après  avoir  étonné  à  Versailles  Louis  XIV  et  Perrault 
par  d'habiles  travaux  de  mécanique,  avait  mis  la  première  main  à 
l'œuvre  de  canalisation  qui  réunit  aujourd'hui  de  Gothenbourg  à 
Stockholm  les  eaux  de  la  Baltique  et  celles  de  la  Mer  du  Nord.  Un 
autre  grand  citoyen  fut  Jonas  Alstrômer.  Sa  carrière  industrielle 

santé  série  d*estampes  représentant  les  différens  aspects  de  ce  magnifique  château, 
avec  les  détails  de  Tameublement,  qui  date  du  xvii*  siècle  ou  de  la  fin  du  xvi«. 
(1)  Mort  en  1751,  à  quatre-vingt-dix  ans. 

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GUSTAVE  m  ET  LA  COUR  DE  FRANGE.  203 

ne  commença  qu'après  qu'il  eut  étudié  l'Angleterre  et  visité  avec 
soin  la  France;  il  vint  s'enquérir  à  Tours  de  nos  fabriques  de  soie, 
et  à  Saint -Germain  de  nos  fabriques  de  bas,  dont  il  essaya  d'en- 
gager plusieurs  ouvriers.  Il  quittait  la  France  en  toute  hâte  au 
mois  de  juillet  1723,  sur  la  nouvelle  qu'on  le  poursuivait  à  l'occa- 
sion d'une  telle  tentative,  sévèrement  interdite;  mais,  pendant  le 
voyage  même  de  Paris  à  la  frontière,  il  avait  remarqué  les  vigognes 
de  la  ménagerie  de  Chantilly,  et  résolu  d'acclimater  dans  le  Nord 
ces  utiles  animaux;  il  avait  vu  fabriquer  dans  Abbeville  nos  plus 
fines  draperies,  et  rêvé  de  doter  sa  patrie  d'une  semblable  fabri- 
cation. De  retour  avec  le  projet  arrêté  de  créer  en  Suède  l'indus- 
trie du  coton  et  de  la  laine,  il  lui  fallait  à  toute  force,  en  dépit  des 
précautions  égoïstes  avec  lesquelles  chaque  nation  s'effbrçîût  alors 
de  cacher  aux  yeux  des  étrangers  ses  procédés  industriels,  se  pro- 
curer au  dehors  des  métiers,  des  instrumens  à  carder,  à  fouler,  à 
peigner  la  laine,  puis  la  laine  elle-même,  les  drogues  nécessaires  à 
la  teinture,  les  ouvriers  enfin.  C'était  de  France  et  de  Hollande  qu'il 
obtenait  clandestinement,  et  au  prix  de  véritables  dangers,  ce  pré- 
cieux butin.  Il  devait  traverser  vingt  fois  la  mer,  échapper  à  d'ac- 
tivés poursuites,  soustraire  à  la  rigueur  des  lois,  avec  les  ouvriers 
qu'il  embauchait,  tout  un  matériel  acquis  à  des  prix  exorbitans,  par 
contrebande;  mais  après  toutes  ces  peines  il  rapportait  dans  son 
pays  une  source  de  richesse  que  les  vingt  années  de  paix  intérieure 
dont  la  mort  de  Charles  XII  fut  suivie  allaient  permettre  de  déve- 
lopper. 

Dans  son  pays  même,  Alstrômer  eut  à  vaincre  de  nombreux  ob- 
stacles. S^s  entrer  dans  le  détail  de  ses  efforts,  dont  le  récit  serait 
dramatique,  il  suffira  de  dire  qu'une  visite  du  roi,  en  1728,  dans  une 
bourgade  voisine  de  Gothenbourg,  transformée  en  moins  de  quatre 
années,  marqua  définitivement  son  triomphe.  La  petite  ville  suédoise 
d'Alingsos  offrait  alors  des  filatures  de  coton,  des  fabriques  d'étoffes 
de  laine,  de  draps,  de  passementerie,  de  rubans,  des  teintureries , 
des  mégisseries  :  elle  devait  grandir  rapidement;  on  y  comptait 
quatorze  mille  ouvriers  en  1754,  dix -huit  mille  en  1761.  Afin  que 
la  Suède  cessât  d'être  asservie  à  l'étranger  pour  la  matière  pre- 
mière, Alstrômer  avait  acclimaté  les  moutons  anglais,  ceux  d'Es- 
pagne et  de  Maroc,  les  chèvres  d'Angora,  encore 'inconnues  en  Eu- 
rope, sauf  un  seul  individu  apporté  par  Tournefort  à  Paris.  Bien 
plus,  il  avait  envoyé  de  France,  dès  1723,  des  plants  de  pommes  de 
terre,  qui  avaient  prospéré  dans  tout  le  territoire  d'Alingsos,  tandis 
qu'on  montrait  encore  ce  tubercule  dans  la  plupart  des  jardins  bo- 
taniques d'Europe  comme  une  plante  rare  du  Pérou.  Il  parait  qu'il 
rencontra  d'abord  en  Suède,  à  l'occasion  de  cette  dernière  culture, 
certaines  résistances  analogues  à  celles  que  Linné  avait  déjà  trou- 

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20A  REVUE   DES  DEUX   MONDES» 

vées  sur  sa  route,  quand  des  fanatiques  lui  avaient  reproché  d'avoir 
fait  connaître  les  racines  comestibles  qui  poussent  dans  le  Nord  à 
l'état  sauvage  :  il  ne  convenait  pas,  à  leur  avis,  de  contrarier  les  ju- 
gemens  de  Dieu,  à  qui  il  pouvait  plaire  de  châtier  par  la  famine  les 
péchés  des  hommes.  Un  autre  contemporain  affirme  que  lorsqu'on 
institua  pour  la  première  fois  en  Suède,  sur  Tordre  des  états,  le  bu- 
reau de  statistique,  des  consciences  timorées  craignhrent  pour  la  na- 
tion tout  entière  le  châtiment  que  David  attira  jadis  sur  son  peuple 
quand  il  en  ordonna  le  dénombrement.  De  pareils  témoignages  doi- 
vent servir  à  faire  mesurer  la  valeur  des  efforts  que  tentaient  des 
patriotes  comme  Alstrômer. 

Son  infatigable  ardeur  ne  connut  pas  de  limites  une  fois  les  pre- 
miers obstacles  vaincus  :  il  introduisit  en  Suède  la  culture  du  ta- 
bac, perfectionna  par  les  procédés  anglais  la  fabrication  du  fer, 
multiplia  les  raffineries  de  sucre,  raviva  la  construction  maritime 
et  la  marine  marchande  nationale,  en  faisant  adopter  une  légis- 
lation qui  rappelait  le  fameux  acte  de  navigation  de  Cromwell.  Ses 
efforts  contribuèrent  à  faire  conclure  avec  la  France  (25  avril  1741) 
ime  convention  qui  resta  pour  un  long  temps  le  seul  acte  réglant 
les  rapports  commerciaux  des  deux  pays.  L'Angleterre  avait  été 
la  première  à  comprendre  quelles  richesses  contenait  le  sol  de  la 
Suède;  elle  avait  envoyé  ses  spéculateurs  s'emparer  de  l'exploita- 
tion des  mines,  et  bientôt,  à  la  faveur  de  ces  relations  nouvelles^ 
elle  avait  attiré  dans  sa  marine  beaucoup  de  matelots  suédois.  Averti 
par  cet  exemple  et  par  le  spectacle  de  l'activité  qui  régnait  dans  le 
Nord,  le  gouvernement  français  prit  l'éveil,  rechercha  des  liens  plus 
étroits  avec  la  Suède,  et  obtint  la  franchise  du  port  de  Wismar  pour 
ses  marchandises  et  denrées,  avec  des  conditions  égales  pour  ses 
armateurs  à  celles  des  nations  les  plus  favorisées.  C'est  Jonas  Als- 
trômer qui,  en  faisant  conclure  un  traité  de  paix  avec  Alger,  ouvrit 
la  Méditerranée  au  pavillon  national  et  provoqua  la  création  de  la 
première  compagnie  suédoise  du  Levant,  dont  il  devint  un  des  chefs, 
comme  il  l'était  de  la  première  compagnie  des  Indes  orientales; 
c'est  lui  qui  fit  acheter  le  territoire  de  Barima,  au  sud  de  l'Oré- 
noque,  dans  la  Guyane  du  nord,  territoire  qui  appartient  encore 
aujourd'hui  à  la  Suède,  mais  sans  avoir  jamais  servi,  comme  il 
l'espérait,  à  un  établissement  colonial.  Il  mourut  en  1761,  comblé 
d'honneurs  et  de  richesse,  non  sans  laisser  à  ses  concitoyens  quel- 
ques avis  consignés  dans  un  livre  qu'il  intitulait  la  Prospérité  de  la 
Suèdey  si  elle  le  veut  bien;  la  Suède  ou  plutôt  les  partis  qui  la  di- 
visaient ne  le  voulurent  pas,  et  la  mort  épargna  au  grand  citoyen 
le  chagrin  de  voir  ruiner  par  les  guerres  civiles  une  grande  partie 
des  établissemens  qu'il  avait  fondés.  Sa  puissante  impulsion  ne 
devait  pas  toutefois  rester  entièrement  inactive,  et  quelques  restes 

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GUSTATE   m  ET   lA  COUK   DE   FRANCE.  20& 

importans  de  ses  créations  subsistèrent  jusqu'à  la  fin  du  xriii^  siè- 
cle :  nos  archives  des  affaires  étrangères  contiennent  les  curieux  té- 
moignages des  efforts  que  tenta  M.  de  Galonné,  de  1785  à  1787, 
pour  faire  rentrer  en  France,  de  gré  ou  de  force,  ceux  de  nos  ou- 
vriers qui  étaient  allés  s'établir  dans  la  ville  d'Alingsos,  et  y  avaient 
monté  des  manufactures  de  bas  de  soie  dont  la  concurrence  donnait 
alors  à  la  fabrique  lyonnaise  les  plus  vives  alarmes  (1). 

Le  mélange  intime  des  peuples,  non-seulement  par  les  idées  po- 
litiques et  morales,  mais  par  la  communauté  des  in^^rêts  matériels, 
par  la  navigation  et  le  commerce,  ne  suffisait  pas  à  la  ferveur  du 
XVIII*  siècle;  il  excitait  encore,  on  l'a  vu,  le  développement  inté- 
rieur de  chaque  pays,  afin  que  de  toutes  parts  des  ressources  parti- 
culières utilement  exploitées  vinssent  concourir  à  la  propriété  com- 
mune :  son  génie  d'initiative  et  d'invention  a  enfanté  l'industrie 
moderne,  et  l'on  sait  de  quelle  façon  il  a  recommandé  le  retour  à 
l'agriculture,  la  réforme  de  ses  procédés,  toute  la  science  nouvelle 
qui  se  rapporte  à  l'économie  domestique  :  Joseph  II  labourait  un 
champ  en  dirigeant  de  ses  propres  mains  la  charrue,  et  l'on  se  rap- 
pelle quel  était  l'engouement  de  la  France  pour  les  innovations  agri- 
coles, que  la  mode  elle-même  adoptait.  Il  n'en  était  pas  autrement 
en  Suède,  d'après  le  curieux  témoignage  du  comte  Tessin,  qui,  de 
Stockholm,  écrivait  ces  lignes  en  1762  : 

«  Jamais  ragromanie  n'a  compté  un  si  grand  nombre  d'adeptes;  c'est  la 
maladie  épidémique  de  nos  jours.  Les  modèles  multipliés  de  charrues  à  dé- 
fricher, à  creuser,  à  labourer,  les  aratoires,  les  sarcloirs,  les  semoirs  ima- 
ginés par  Tull,  par  Du  Hamel,  par  Châteauvieux ,  par  La  Plombanie,  par 
nos  Suédois  et  par  tant  d'autres,  sont  d'une  exécution  dispendieuse  et  ne 
servent  qu'à  embrouiller.  Pourquoi  rendre  compliqué  un  ouvrage  dont  la 
simplicité  fait  l'âme  et  le  succès?  Que  deux  ou  trois  personnes  sensées  de 
chaque  pays  donnent  des  avis  digérés  à  leurs  compatriotes,  il  faut  être  de 
bien  mauvaise  humeur  pour  y  trouver  à  redire;  mais  que  la  mode  fasse 
écrire  à  tout  le  monde  des  songes  creux,  et  qu'un  essaim  de  législateurs  en 
agriculture  nous  fasse  tourner  la  cervelle ,  c'est  à  quoi  je  ne  saurais  m'ac- 
coutumer.  Cette  manie  passera  comme  toute  autre ,  après  avoir  laissé  son 
empreinte  à  notre  siècle...  Plus  le  monde  est  avide  de  projets,  plus  il  faut 
être  réservé  à  en  donner  :  un  repas  d'affamé^  ne  doit  pas  être  servi  trop 
chaud.  « 

Bien  qu'ils  fussent  d'un  moraliste  un  peu  morose,  ces  conseils 
n'étaient  peut-être  pas  hors  de  propos.  Comme  la  France  de  Louis  XV, 
la  Suède,  vers  le  milieu  du  xviii*  siècle,  était  tourmentée  d'une  ar- 
deur impatiente,  d'une  ambition  d'esprit  malaisée  à  satisfaire,  d'un 
désir  de  prospérité  matérielle  surexcité  par  le  souvenir  des  maux 

'  (1)  Nous  donnerons  à  part  tout  le  développement  et  les  preuves  de  cet  intéressant 
épisode  des  mœurs  industrielles  du  xvm*  siècle. 


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206  «ETUE  DES   DEUX  MONDES. 

qu'elle  avsdt  subis  et  par  le  sentiment  de  ceux  que  les  discordes  in- 
térieures lui  imposaient  encore.  L'éducation  de  Gustave  III  allait  se 
faire  au  milieu  de  tant  d'excitations  diverses,  dans  le  désordre  des 
guerres  civiles,  dans  T effervescence  d'un  siècle  ami  des  réformes  et 
des  imitations  étrangères,  dans  le  bruit  et  le  tumulte,  qui  risquent 
d'empêcher  toute  culture  féconde.  Cette  éducation  devait  souffirir 
assurément  de  tant  d'influences  extérieures,  non  pas  assez  cepen- 
dant pour  étouffer  dans  le  cœur  du  jeune  prince  un  vif  sentiment  de 
patriotisme,  ni  pour  affaiblir  Tintelligente  sympathie  qui  l'entraînait 
vers  ses  naturels  alliés. 

II. 

Dès  sa  première  enfance,  Gustave  III  fut  privé  d'une  sérieuse  di- 
rection, intellectuelle  ou  morale.  Le  roi  son  père,  Adolphe-Frédé- 
ric, indolent  et  incapable,  avait  accepté  à  contre-cœu^la  domination 
que  les  états  faisaient  peser  sur  lui;  il  déclarait  tout  net  qu'il  eut 
mieux  aimé  être  «  tambour  en  Allemagne  »  que  roi  de  Suède,  et  il 
profitait  des  loisirs  qu'on  procurait  à  la  royauté  pour  se  livrer  à  ja 
pratique  de  vulgaires  métiers  dans  sa  belle  résidence  de  Drottning- 
holm.  La  reine,  Louise-Ulrique,  la  sœur  du  grand  Frédéric,  était 
belle  et  spirituelle,  mais  fière  et  dédaigneuse,  et  le  dépit  qu'elle 
avait  de  régner  sans  grandeur  en  Suède  la  préparait  mal  à  veiller 
avec  sollicitude  sur  le  jeune  prince  auquel  revenait  un  héritage 
qu'elle  tenait  pour  peu  enviable  et  même  pour  mcertain.  Une  vive 
intelligence,  fort  digne  de  son  temps,  faisait  de  cette  princesse  une 
protectrice  dévouée  des  sciences,  des  lettres  et  des  arts;  mais  elle 
avait  aussi  emprunté  de  son  siècle  une  inquiète  curiosité  qui  la  ren- 
dait accessible  aux  théories  les  plus  téméraires  :  on  la  vit,  au  lieu 
de  s'enfermer  dans  les  soins  d'une  éducation  maternelle,  expéri- 
menter les  doctrines  de  Rousseau  sur  un  malheureux  enfant  nègre 
qu'elle  avait  reçu  en  cadeau  de  quelque  voyageur.  Elle  voulut  savoir 
ce  que  produirait  chez  cet  être  abandonné  le  naturel  se  dévelop- 
pant à  l'aventure;  elle  imagina  de  le  sevrer  de  toute  sorte  d'instruc- 
tion intellectuelle,  morale  ou  religieuse,  et,  comme  l'expérience  se 
faisait  dans  l'atmosphère  coirompue  des  antichambres  ou  des  alcôves 
de  palais,  son  misérable  jouet  devint,  comme  on  pouvait  le  prévoir, 
un  triste  et  vil  héros  d'intrigue. 

Gustave,  né  le  24  janvier  1746,  avait  deux  frères  €i  une  sœur  (1); 

(1)  Le  prince  Charles,  né  le  7  octobre  1748,  dac  de  Sadermanie  en  1772,  et  qui 
devint  régent  après  la  mort  de  Gustave  III,  puis  roi  sons  le  nom  de  Charles  xni;  le 
prince  Frédéric-Adolphe,  né  le  18  Juillet  1750,  duc  d'Ostrogothie  en  1772,  mort  en 
1803,  et  la  princesse  Sophie-Albertine,  née  le  8  octobre  1753,  destinée  à  mourir  seules 
ment  en  1829,  après  «voir  été  témoin  des  nombreuses  infortunes  de  sa  famiUe. 

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GUSTATE  III  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  207 

mais  le  cérémonial  des  cours,  observé  rigoureusement  alors,  exi- 
geait que  rhéritier  de  la  couronne  reçût  xme  éducation  tout  à  fait 
séparée.  Gustave  rencontrait  d'ailleurs  dans  son  frère  Charles  une 
faiblesse  de  caractère  et  d'esprit  qui  lui  rendit  toujours  son  com- 
merce peu  sûr;  il  n'eut  aussi  que  plus  tard  des  rapports  de  confiance 
mutuelle  et  d'amitié  avec  le  prince  Frédéric  et  la  princesse  Alber- 
tine.  Jusqu'à  l'âge  de  quatre  ans,  il  fut  confié  à  une  gouvernante 
qui  observait  avec  scrupule  les  traditions  de  cérémonial  dont  l'épo- 
que de  la  souveraineté  royale  avait  laissé  le  souvenir.  Au  sortir  de 
la  main  des  femmes,  le  soin  de  son  éducation  fut  revendiqué  par  les 
états,  à  qui  la  constitution  de  1720  l'attribuait.  C'était  le  moment 
où  la  diète,  jalouse  d'un  pouvoir  qu'elle  sentait  éphémère,  exerçait 
une  domination  oppressive.  Après  avoir  asservi  la  presse  au  nom 
d'une  fausse  liberté,  elle  voulut  prendre  en  mains  l'éducation  pu- 
blique; elle  se  plaignit  de  ce  que  les  idées  monarchiques  servissent 
encore  de  base  à  l'enseignement  des  écoles,  et  une  loi  prescrivit 
partout  une  lecture  assidue  de  la  constitution  de  1720  dans  tous  les 
tribunaux,  et  du  haut  des  chaires  dans  toutes  les  églises.  On  devait 
l'expliquer  selon  l'esprit  et  selon  la  lettre  dans  les  écoles  et  acadé- 
mies du  royaume;  un  livre  officiel  fut  préparé  pour  diriger  ce  nou- 
vel enseignement,  et,  jusqu'à  la  publication  de  ce  manuel,  rien  ne 
pouvait  être  imprimé  sur  ce  sujet.  Le  premier  dogme  imposé  était 
l'irresponsabilité  des  états;  sur  cette  base,  on  luttait  d'orthodoxie, 
et  un  évêque  établissait  en  principe,  pendant  la  diète  de  1751,  que 
l'idée  que  les  états  pourraient  faillir  était  contraire  à  la  loi  fonda- 
mentale du  royaume.  L'éducation  du  prince  royal  n'importait  pas 
moins  que  l'éducation  publique,  car  il  fallait  se  préparer  un  souve- 
rain docile;  cette  importante  mission  fut  confiée  par  les  états  succes- 
sivement à  deux  gouverneurs,  au  comte  Teâsin  et  au  comte  Scheffer, 
tous  deux  chefs  du  parti  des  chapeaux.  Voyons  quelles  idées  et  quelles 
influences  ils  appelèrent  à  leur  aide;  Tessin  surtout  nous  appartient» 
non  pas  seulement  à  cause  de  son  rôle  principal  auprès  de  Gustave, 
mais  parce  qu'il  s'était  fait  le  brillant  élève  de  notre  xviii*  siècle, 
et  qu'il  a  lui-même  assez  écrit  en  français  pour  être  compté  comme 
un  des  représentans  actifs  de  notre  littérature  à  l'étranger. 

Charles-Gustave  Tessin  était  le  troisième  et  dernier  représentant 
d'une  famille  qui  brilla,  en  Suède  et,  on  peut  le  dire,  en  Europe, 
d'un  très  vif  éclat.  Son  aïeul,  qu'on  appelle  souvent  le  premier  Tes- 
sin, avait  été  célèbre  architecte  de  la  cour  suédoise  sous  la  reine 
Christine;  un  reproche  pèse  toutefois  sur  sa  mémoire  :  c'est  lui  qui 
modernisa^  comme  on  dit  à  Rome,  les  monumens  gothiques  légués  à 
la  Suède  par  son  moyen  âge.  Le  second  Tessin  avait  acquis,  notam- 
ment par  la  construction  du  château  royal  à  Stockholm,  une  telle  re- 
nonmaée  au  dehors  que  Louis  XIV  le  recevait  à  Versailles  comme  un 

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208  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

grand  personnage  et  faisait  jouer  les  grandes  eaux  pour  lui  ;  cette 
gloire  lui  avait  valu  des  lettres  de  noblesse  et  une  position  très  éle- 
vée. Le  troisième  Tessin  hérita  de  son  crédit;  tout  en  restant  protec- 
teur des  arts,  auxquels  il  devait  sa  haute  fortune,  il  s'engagea  dans 
la  vie  politique  et  se  trouva  porté  rapidement  aux  premières  fonc- 
tions. C'est  à  la  France  qu'il  emprunta  particulièrement  les  sédui- 
sans  dehors,  le  goût  éclairé,  le  respect  des  choses  de  l'esprit  qui  lui 
assurèrent  parmi  ses  compatriotes  une  influence  longtemps  incon- 
testée :  son  parent,  le  maréchal  comte  Éric  Sparre,  ambassadeur  de 
Suède  à  Paris,  dont  Saint-Simon  rapporte  les  reparties  spirituelles, 
le  faisait  venir  dès  1715  (il  n'avait  encore  que  vingt  ans)  et  le  pré- 
sentait à  Versailles.  Tessin  figurait  comme  ambassadeur  lui-même  à 
la  cour  de  France  de  1739  à  1742,  et,  grâce  au  crédit  dans  lequel  il 
savait  s'y  maintenir,  il  y  obtenait  pour  sa  patrie  d'importans  avan- 
tages. Les  écrivains  et  les  artistes  rencontraient  dans  ses  salons  la 
plus  magnifique  hospitalité,  ou  bien  il  les  allait  trouver  lui-même 
dans  les  cercles  à  la  mode,  lisant  ici  et  là  ses  œuvres  françaises, 
comédies  et  contes  :  le  vieux  Fontenelle,  Marivaux,  Piron,  Favart, 
le  comte  de  Caylus,  Boucher,  étaient  de  ses  amis.  Il  s'occupait  en 
môme  temps  de  réunir  d'importantes  collections  d'objets  d'art;  à  la 
mort  de  Crozat,  en  1740,  il  acquit  une  bonne  partie  de  son  riche  ca- 
binet, et  les  admirables  dessins  de  maîtres  qu'il  obtint  de  la  sorte, 
dispersés  ensuite,  se  retrouvent  aujourd'hui  soit  au  musée  royal  de 
Stockholm,  soit  dans  nos  galeries  du  Louvre.  C'était  d'ailleurs  par 
son  entremise  et  le  plus  souvent  sur  son  avis,  fort  éclairé,  que  les 
commandes  du  gouvernement  suédois  parvenaient  aux  artistes  pari- 
siens. Tout  cela  contribuait  à  lui  donner  au  milieu  de  notre  société 
française  une  grande  situation  ;  il  y  était  devenu,  comme  l'appeUe 
d'Argenson,  le  Lucullus  suédois ^  le  maître  des  élégances,  magister 
elegantiarum.  Telle  était  aussi  sa  renommée  au  dehors  que  Frédé- 
ric II,  lors  du  mariage  de  sa  sœur  avec  l'héritier  de  la  couronne 
de  Suède,  en  juillet  1744,  demanda  qu'il  vînt  représenter  sa  cour 
pendant  les  fêtes  qui  devaient  avoir  lieu  à  Berlin.  Arrivés  en  Suède, 
Adolphe-Frédéric  et  Louise-Ulrique  honorèrent  d'abord  Tessin  d'une 
amitié  toute  familière  :  aux  fêtes  de  Noël  1745,  la  princesse,  dé- 
guisée en  chauve-souris,  une  lanterne  dans  une  main,  une  canne 
dans  l'autre,  venait  le  surprendre  et  s'attabler  chez  lui  au  repas  de 
famille.  Quelques  semaines  après,  et  le  jour  même  de  la  naissance 
de  Gustave  111,  elle  envoyait  à  Tessin  une  plume  d'or  enrichie  de 
pierreries  avec  laquelle  il  dut  signer,  suivant  une  promesse  anté- 
rieure, l'engagement  d'accepter  la  charge  de  gouverneur  auprès  du 
futur  héritier  de  la  couronne.  Toutefois,  quand  le  père  et  la  mère 
de  Gustave  III  montèrent  sur  le  trône  en  1751,  Tessin  avait  pris 
un  rôle  marqué  dans  les  factions  intérieures,  et  ce  rôle  n'avait  pas 

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GUSTAVE  ni  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  209 

toujours  été  d'accord  avec  les  intérêts  de  la  royauté  :  Tintimité  dont 
a  avait  joui  auprès  de  la  jeune  cour  s'était  donc  refroidie;  mais  il 
n'en  resta  pas  moins  gouverneur  du  prince  royal  de  par  les  états, 
dont  la  confiance,  par  complicité  de  parti,  lui  était  acquise. 

Nous  avons  de  Tessin  plusieurs  écrits  qui  ont  de  quoi  nous  inté- 
resser. 11  y  a  peu  de  chose  à  dire  d'un  petit  roman  intitulé  Faunil- 
lane  ou  l  Infante  jaune ^  écrit  en  français,  et  pour  lequel  le  peintre 
Boucher  avait  préparé  une  série  de  dessins  :  œuvre  nullement  dis- 
tincte des  fictions  puériles  que  produisait,  sous  prétexte  de  badi- 
nage,  certaine  classe  d'écrivains  de  troisième  ordre  au  xviii»  siècle. 
Mais  Tessin  a  laissé  un  immense  Journal  manuscrit,  en  vingt-neuf 
volumes  in-folio,  duquel  on  a  formé,  par  des  extraits  bien  choisis, 
deux  volumes  agréables  (1),  qui  font  connaître  l'ensemble  de  sa  vie 
et  de  ses  idées.  Nous  avons  de  plus  ses  Lettres  d'un  vieillard  à  un 
jeune  prince^  écrites  de  1751  à  1755,  publiées  aussitôt  en  Suède  et 
traduites  dans  toute  l'Europe.  Sexagénaire  et  souvent  mal  en  cour  à 
cette  époque,  Tessin  vivait  dans  une  terre  à  quelque  distance  de  la 
capitale,  et  rédigeait  de  là  pour  son  élève,  qui  avait  de  cinq  à  neuf 
ans,  des  instructions  graduées,  tantôt  sous  forme  de  fables  imitées 
ou  traduites  de  Lamotte,  tantôt  sous  forme  d'épîtres  auxquelles 
Gustave  répondait  quelquefois  par  des  billets  dont  quelques-uns 
figurent  dans  ce  recueil.  Le  Journal  pouvant  servh:  à  corriger  ce 
que  le  volume  des  Lettres  présenterait  de  factice  et  d'apprêté, 
l'examen  comparé  des  deux  ouvrages  nous  permet  d'apprécier  l'es- 
prit et  le  caractère  de  Tessin  et  l'influence  qu'il  a  pu  exercer  sur 
l'éducation  de  Gustave  III.  Or  cette  influence  est  toute  française  par 
l'inspiration  première,  par  le  ton  général,  par  le  tour  habituel  de  la 
pensée  et  du  langage.  Bien  que  la  plus  grande  partie  des  deux  ou- 
vrages soit  rédigée  en  suédois,  un  assez  grand  nombre  de  pages  y 
sont  écrites  çà  et  là  en  français;  d'ailleurs  plusieurs  traductions  des 
Lettres  d'un  vieillard  y  traductions  publiées  dès  1755,  en  avaient 
tellement  répandu  chez  nous  la  lecture,  que  l'auteur  était  presque 
compté  comme  un  des  nôtres. 

Non-seulement  Tessin  a  été  mêlé  aux  temps  les  plus  brillans  de  la 
cour  dç  Louis  XV,  mais  il  a  vu  Louis  XIV  et  Fénelon  ;  c'est  le  précep- 
teur du  duc  de  Bourgogne,  c'est  le  gouverneur  du  dauphin,  M.  de 
Montausier,  qu'il  prétend  imiter  dans  ses  écrits  destinés  au  prince. 
Il  suflTit  de  feuilleter  au  hasard  le  Journal  et  les  Lettres  pour  se  con- 
vaincre qu'un  souvenir  respectueux  et  cher  reporte  constamment 
sa  pensée  vers  les  premières  années  du  siècle  : 

(i)  Tessin  och  Tessiniana,  publié  à  Stockholm  en  4819,  et  Tessins  Dagbok,  4767,  ou 
Joumai  de  Tessin  pour  /7S7,  Stockholm  1824,  chacun  de  ces  deux  recueils  formmt 
un  volume  in-octavo. 

TOME  L.  —  1864.  i* 

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210  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

ff  ...  11  est  sûr,  dit-il,  que  Louis  XIV  prenait  plaisir  à  terrasser  les  gens  par 
ses  regards.  Je  le  sais  d'expérience,  m'étant  trouvé  un  jour  à  son  dîner  yis- 
à-yls  de  lui  :  il  ne  détacha  pas  ses  yeux  de  dessus  moi,  me  reconnaissant 
sans  doute  pour  un<  étranger.  Je  me  souviendrai  toute  ma  vie  de  ce  regarda 
tant  il  était  perçant.  U  mangeait  d'ordinaire  vite,  parlait  peu,  et  semblait 
chercher  un  objet  pour  essayer  sur  lui  la  force  de  son  regard.  » 

«  Je  conserve  un  souvenir  flatteur  d'avoir  vu  M.  de  Fénelon,  archevêque 
de  Cambrai,  prélat  aussi  pur  dans  ses  mœurs  que  dans  ses  écrits.  Il  s'est 
parfaitement  caractérisé  lui-même  en  disant  :  Taime  mieux  ma  famille  que 
moi-même,  j^aime  mieux  ma  patrie  que  ma  famille;  mais  j'aime  encore 
mieux  le  genre  humain  que  ma  patrie.  » 

ff  rai  vu  représenter  à  Paris  deux  fameuses  pièces  de  thé&tre  dans  leur 
nouveauté,  savoir  VAthalie  de  Racine  en  1716  et  VŒdipe  de  Voltaire  en 
1718.  La  même  année  (1718),  on  donna  pour  la  première  fois,  le  31  dé- 
cembre, la  petite  comédie  de  Legrand  intitulée  le  Roi  de  Cocagne.  Je  con- 
serverai éternellement  un  souvenir  douloureux  de  cette  nouveauté,  car  ce 
fut  ce  soir  même,  dans  la  salle  de  la  Comédie,  qu'on  me  remit  un  billet  de 
M.  de  Cronstrom,  envoyé  de  Suède  à  Paris,  par  lequel  il  m'annonça  la 
perte  de  Charles  XII,  ce  prince  si  regretté  de  l'univers,  si  cher  à  son 
royaume,  si  coûteux  à  son  peuple,  si  grand  dans  son  malheur,  si  redou- 
table à  ses  ennemis  et  si  bon  à  ses  serviteurs.  Voltaire  serait  de  la  moitié 
plus  estimable  s'il  ne  se  fût  jamais  avisé  d'écrire  l'histoire  de  ce  héros.  Lui 
seul  est  capable  de  réparer  le  mal  qu'il  a  fait  en  la  refondant,  car  où  est-ce 
qu'un  autre  que  lui  prendrait  les  charmes  de  son  style?  U  faut  détruire  un 
enchantement  par  un  autre  du  même  magicien.  » 

ff  M.  le  maréchal  de  Sparre  mourut  à  Stockholm  le  U  août  1726.  Sa  mé- 
moire est  aussi  chère  en  France  que  parmi  nous.  Son  portrait  en  buste  et 
en  cuirasse,  tenant  à  la  main  un  bâton  de  commandement,  est  un  original 
du  fameux  Largllllère,  peint  en  1717.  M.  de  Sparre  était  sans  contredit  le 
plus  bel  homme  de  son  temps;  destiné,  quand  ce  n'eût  été  que  par  sa  seule 
figure,  à  faire  fortune  en  France,  son  esprit  et  son  courage  achevèrent  ce 
que  sa  bonne  mine  semblait  annoncer.  Ses  saillies  étalent  des  mots  excel- 
lens,  qui  conservent  encore  toute  leur  force  et  leur  finesse...  Entre  mille 
reparties,  je  me  souviendrai  toujours  de  celle  qu'il  fit  au  roi  de  France 
Louis  XV.  Au  diner  de  ce  prince,  où  M.  de  Sparre  se  trouva  avec  les  autres 
ambassadeurs,  ministres  et  courtisans,  le  roi  l'attaqua  de  conversation  et 
lui  dit,  se  rappelant  sans  doute  quelque  propos  qu'on  lui  avait  tenu  :  «  Mon- 
sieur de  Sparre,  vous  n'êtes  pas  de  la  même  religion  que  moi,  j'en  suis  fâ- 
ché. J'Irai  un  jour  au  ciel,  et  je  ne  vous  y  trouverai  pas.»  L'ambassadeur 
n'hésita  pas  un  moment  pour  répondre  :  a  Pardonnez-moi,  sire,  le  roi  mon 
maître  m'a  ordonné  de  vous  suivre  partout.  »  Un  mot  comme  celui-là  ne 
tombe  pas  à  terre  dans  un  pays  comme  Versailles;  aussi  est-il  encore  de 
nos  jours  en  l'air...  » 

On  voit,  d'après  ces  lignes,  empruntées  à  son  journal  et  écrites 
par  lui-même  en  français,  combien  revenaient  fréquemment  sous  la 
plume  de  Tessin,  et  certainement  aussi  dans  ses  entretiens  avec  son 


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GUSTikYE   m   ET  LA   COUR   DE   FRANGE.  211 

élève,  ses  souvenirs  personnels  d'un  moment  si  brillant  dans  l'his- 
toire de  la  société  française  et  de  la  cour  de  Versailles.  Dans  ses  let- 
tres aussi,  quand  il  veut  offrir  au  prince  les  modèles  des  vertus  hé- 
roïques et  royales,  c'est  saint  Louis,  Henri  IV,  Louis  XIV,  Turenne  et 
Gondé,  aussi  bien  que  Gustave  Vasa,  Gustave-Adolphe  et  Charles  XII, 
dont  il  invoque  les  exemples.  Il  admire  franchement  et  interprète  bien 
Molière;  il  cite  M"**  de  Sévigné  sans  cesse,  et  paraphrase  les  meilleurs 
préceptes  de  Boileau  :  ce  sont  déjà  pour  lui  des  classiques;  il  semble 
qu'il  comprenne  quelle  place  utile  ils  doivent  occuper  dans  une 
éducation  libérale,  et  ils  figurent  dans  ses  lettres  beaucoup  plus 
souvent  que  les  écrivains  du  xviii*  siècle.  Il  est  plein  d'estime  pour 
notre  littérature  historique  et  pour  notre  érudition  :  dans  une  lettre 
énumérant  les  ouvrages  qui  devront  faire  partie  de  la  bibliothèque 
du  prince,  il  ne  manque  pas  de  lui  recommander  les  belles  éditions 
ad  umm  Delphini^  il  énumère  toutes  les  principales  sources  de 
notre  histoire,  depuis  la  chronique  de  Turpin  jusqu'aux  mémoires 
du  XVI*  siècle ,  en  désignant  les  meilleures  éditions  et  en  signalant 
même  les  divers  manuscrits  conservés  dans  la  bibliothèque  du  roi, 
à  Paris;  il  a  soin  d'y  ajouter,  en  vue  d'une  connaissance  complète 
des  premiers  siècles  de  l'histoire  de  France,  les  grandes  collections 
de  Du  Ghesne  et  de  dom  Bouquet.  Tessin  est  donc  un  lettré,  à  qui 
une  certaine  culture  d'esprit  a  laissé  de  salutaires  impressions  et 
d'utiles  souvenirs  :  il  s'est  épris  de  la  France  de  son  temps,  qui  atti- 
rait de  partout  les  regards;  mais  il  a  connu  aussi  une  autre  France, 
dont  la  majesté  ne  lui  a  pas  échappé.  C'est  pour  cela  que  sa  morale, 
souvent  douce  et  grave,  le  met  à  l'abri  des  erreurs  les  plus  fâcheuses 
où  tombent  ses  contemporains;  c'est  pour  cela  qu'il  est  resté  chré- 
tien et  que  l'élévation  de  ses  sentimens  se  traduit  quelquefois  par 
une  certaine  hauteur  d'expression ,  comme  dans  ces  lignes  : 

ff  Que  penserez-YOUs,  monseigneur,  de  ces  prétendus  philosophes  qui 
ne  veulent  pas  seulement  voir  ce  que  les  païens  voient,  qui  s'imaginent 
qu'il  est  d'un  esprit  fort  et  du  bel  air  de  donner  tout  aux  préjugés  et  à  l'é- 
ducation, de  se  refuser  à  la  révélation,  et  de  se  jouer  également  de  Dieu  et 
d'eux-mêmes?...  Que  votre  altesse  royale  ne  prête  point  ses  oreilles  aux 
discours  de  ces  railleurs  téméraires,  qui  s'étourdissent  eux-mêmes  pour  ne 
pas  reconnaître  d'autre  divinité  que  celle  qu'ils  se  sont  forgée...  » 

Et  ailleurs  : 

«  Malgré  tant  d'événemens  qui  se  sont  si  rapidement  succédé,  les  siècles 
futurs  auront  encore  des  nouveautés  dans  lesquelles  nos  descendans  recon- 
naîtront, ainsi  que  nous  le  faisons,  que  Dieu  en  est  le  seul  moteur,  et  que 
mille  accidens  que  nous  ne  saurions  prévoir  sont  autant  de  preuves  de  sa 
sagesse  et  de  son  attention  à  réveiller  notre  confiance  en  lui,  et  à  nous 
encourager  à  faire  usage  de  toute  l'étendue  de  notre  raison  et  de  tous  les 


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212  RETUE   DES  DEUX   MONDES. 

ressorts  de  notre  esprit.  Tremblez,  monseigneur,  et  armez-vous  de  vertus 
contre  les  événemens  de  vos  jours,  afin  qu'ils  ne  vous  prennent  pas  au  dé- 
pourvu. Comptez  que  ce  que  les  hommes  ont  déjà  vu  n'est  encore  rien ,  et 
que  Dieu  s'est  réservé  des  opérations  à  lui  seul  connues  pour  éprouver 
notre  foi  et  notre  fermeté.  » 

Ce  sont  là  de  belles  paroles  assurément,  d'un  accent  religieux,  et 
qui  sembleraient  indiquer  Taustérité  de  Tesprit  et  du  cœur.  Pourtant 
de  tels  passages  sous  la  plume  de  Tessin  ne  sont  pas  les  plus  fré- 
quens,  et  Ton  reconnaît  assez  vite  en  lui,  à  côté  de  l'observateur 
instruit  qui  se  souvient  et  médite,  l'homme  de  cour  et  le  bel  esprit 
du  XVIII*  siècle.  Par  exemple,  il  aime  le  théâtre  comme  l'aimait  son 
temps,  c'est-à-dire  avec  passion  :  lui  qui  jadis  avait  joué  et  composé 
des  comédies,  il  est  encore  tout  feu  pour  une  cause  qui  lui  est  chère; 
il  écrit  à  Piron  pour  le  presser,  lui  et  ses  confrères  en  littérature 
dramatique,  de  consacrer  désormais  à  la  vertu  triomphante  les 
mêmes  talens  avec  lesquels  ils  montraient  jusqu'ici  la  laideur  du 
vice.  Suivant  lui,  le  théâtre  doit  contribuer  à  l'amélioration  du  genre 
humain;  il  doit  servir  à  l'éducation  privée  comme  à  l'éducation  pu- 
blique, et  c'est  avec  une  prédilection  évidente  qu'il  revient  souvent, 
dans  ses  lettres,  aux  anecdotes,  aux  préceptes,  aux  descriptions  que 
ce  sujet  comporte.  Il  va  jusqu'à  l'excès  quand  il  se  plaît  à  discuter 
avec  son  jeune  élève,  âgé  de  sept  ans,  les  conditions  de  l'art  dra- 
matique, et  particulièrement  de  deux  genres  nouveaux  qui  s'annon- 
çaient alors  sur  la  scène  française  :  le  drame  et  l'opéra  de  senti- 
ment; il  est  clair  que  ses  préoccupations  l'entraînent.  Sa  lettre  est 
curieuse  en  même  temps  pour  l'histoire  littéraire  et  comme  témoi- 
gnage des  leçons  qu'il  offrait  à  Gustave  III  : 

«  Monseigneur  (1),  depuis  que  je  n'ai  eu  l'honneur  de  vous  voir,  j'ai  ap- 
pris que  votre  altesse  royale  s'était  fait  un  nouveau  plaisir  en  se  mettant 
au  fait  des  comédies  françaises.  On  m'a  écrit  qu'on  en  a  représenté  plu- 
sieurs, tant  à  Ulricsdal  qu'à  Drottningholra.  Je  ne  suis  point  du  nombre  de 
ceux  qui  sont  persuadés  que  dans  la  plupart  des  spectacles  il  y  a  un  poison 
secret  qui  ne  tend  qu'à  corrompre  les  mœurs.  Je  pense  au  contraire  que, 
comme  le  corps  a  besoin  de  mouvement»et  d'exercice,  l'àme  veut  du  repos 
et  du  plaisir.  Je  regarde  donc  le  spectacle  comme  on  regarde  un  dessert 
agréable ,  servi  pour  amuser  les  convives  après  qu'on  a  ôté  les  mets  so- 
lides... Dans  son  origine,  la  comédie  n'avait  d'autre  but  que  de  purifier  la 
morale  et  d'en  inspirer  la  pratique  ;  mais,  comme  le  spectateur  paraissait  y 
prendre  plus  d'ennui  que  de  plaisir,  elle  souffrit  qu'on  mêlât  à  ses  jeux  des 
critiques  scandaleuses  sur  les  mœurs  et  sur  la  conduite  des  particuliers. 
Vous  trouverez  par  exemple  dans  Aristophane  une  muse  mordante  qui  s'at- 
tache à  rendre  odieux  et  ridicules  les  plus  grands  hommes  de  son  siècle.  Si 
ce  poète  eût  vécu  sous  le  règne  de  Louis  XIV,  il  eût  mis  un  frein  à  sa 

(1)  Lettre  66,  du  23  août  1753. 

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GUSTAYE   m   ET  LA  COUR   DE  FRANGE.  213 

plume,  et  il  se  serait  contenu  par  l'exemple  de  Biancolelle  (1),  qui,  pour 
s'être  permis  une  critique  insultante,  fut  condamné  à  ramer  le  reste  de  ses 
jours  sur  les  galères  de  Marseille...  Molière  doit  passer  sans  contredit  pour 
Fauteur  des  meilleures  pièces  de  théâtre  que  nous  ayons  aujourd'hui.  Re- 
gnard  est  celui  qui  l'a  suivi  de  plus  près;  on  doit  regarder  celui-ci  comme 
le  Plaute,  et  celui-là  comme  le  Térence  du  théâtre  français...  On  a  intro- 
duit depuis  peu  sur  ce  théâtre  un  nouveau  genre  qu'on  appelle  le  comiijue 
larmoyant j  et  qui  voudrait  tenir  le  milieu  entre  le  tragique  et  le  comique; 
mais,  comme  ces  sortes  de  pièces  n'ont  ni  la  force  des  tragédies  ni  l'en- 
jouement des  comédies,  elles  ne  peuvent  se  soutenir  longtemps.  Je  sou- 
haiterais quelques  réformes  à  la  scène  française.  Je  voudrais  qu'on  écartât 
cette  quantité  prodigieuse  d'aventures  romanesques,  si  rebattues  et  si  en- 
nuyeuses, et  qu'on  suivît  de  plus  près  et  avec  plus  d'étude  l'histoire  dans 
les  tragédies.  Je  sais  de  quelle  conséquence  est  l'unité,  qui  borne  une 
seule  action  à  vingt-quatre  heures,  et  la  scène  à  un  seul  et  môme  lieu; 
mais,  comme  cette  règle  n'est  établie  que  pour  garder  la  vraisemblance, 
il  me  paraît  que  cette  unité  pourrait  se  relâcher  dans  certains  endroits, 
La  vraisemblance  a-t-elle  lieu  lorsque  je  suis  convaincu  que  tout  ce  qui 
m'est  représenté  n'est  qu'un  jeu  de  l'invention?  Qui  peut  croire  par 
exemple  que  le  Théâtre-Français  soit  la  maison  de  ville  de  Rome?  Qui  peut 
se  mettre  dans  la  tête  qu'une  grande  perruque  française  et  le  large  panier 
d'un  acteur  forment  les  habillemens  d'un  empereur  romain?  Qui  ne  voit 
aussi  que  des  violons  et  une  grande  musique  ne  s'accordent  pas  avec  une 
tragédie  lamentable  et  lugubre?...  » 

Ces  observations  sont  de  nature  à  intéresser  aujourd'hui  l'histo- 
rien de  la  littérature  et  des  mœurs;  on  voit  que  Tessin  a  suivi  avec 
une  attention  singulière  le  développement  et  les  innovations  de  notre 
scène  :  il  pense  évidemment  aux  pièces  de  La  Chaussée  et  aux  opé- 
ras de  Rameau.  La  Chaussée  avait  le  premier,  dans  la  Fausse  anti- 
pathie^ dans  le  Préjugé  à  la  modcy  dans  VÉcole  des  Mères^  fait 
pleurer,  comme  on  disait,  à  la  comédie,  —  larmes  factices,  qui  ne 
partaient  pas  d'une  sincère  émotion  :  u  le  mot  de  comédie  larmoyante 
est  du  temps,  dit  un  spirituel  critique;  larmoyer  n'est  pas  pleurer; 
ces  gens-là  le  savaient  bien.  »  C'était  le  moment  où  notre  théâtre, 
s' ouvrant  à  beaucoup  de  nouveautés,  allait  admettre,  avec  Debelloy, 
Laharpe,  Lemierre,  les  sujets  nationaux,  les  allusions  politiques,  les 
imitations  étrangères,  avec  Diderot  le  drame  sentimental  et  bour- 
geois. 11  est  curieux,  à  la  vérité,  de  voir  un  étranger  suivre  pas  à 
pas  ce  développement  littéraire  ;  mais  quelle  figure  ces  pages  fai- 
saient-elles dans  une  série  de  lettres  adressées  à  un  enfant  de  sept 
ans?  Elles  attestaient  chez  Tessin  toute  une  série  de  souvenirs  peu 
d'accord  avec  sa  mission  principale,  et  elles  trahissaient  peut-être 
une  légèreté  d'esprit  qui,  du  gouverneur,  risquait  fort  de  passer  à 
l'élève. 

(i)  Joseph  Biancolelli,  dit  Dominique,  le  célèbre  acteur  de  la  Ck)médie-ItalieDne. 

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21&  BETUE   DES   DEUX   MONDES» 

Tessin  est  encore  l'esclave  de  son  temps  par  sa  foi  excessive  dans 
les  maximes  qui  recommandaient  alors  d'instruire  les  enfaûs  sans 
leur  imposer  la  peine  et  le  travail.  Il  raconte  lui-même  que  tous  les 
matins,  pendant  la  toilette  de  son  jeune  élève,  il  lui  faisait  connaître 
les  principaux  métiers  en  lui  montrant  des  gravures  et  en  imitant 
par  le  geste  et  la  voix  les  dilTérens  travaux  ;  sans  aucun  doute  il  ne 
faisait  que  disperser  ainsi  l'attention  de  l'enfant  et  l'accoutumer  à 
un  genre  d'instruction  des  plus  superficiels.  Son  livre  décèle  encore 
une  confiance  exagérée  dans  les  moralités  trop  vagues  ou  trop 
hautes  qui  résultent  de  ses  apologues.  On  sait  combien  le  xviii^  siè- 
cle se  complaisait  aux  formules;  elles  convenaient  à  sa  prédication, 
parce  qu'elles  revêtaient  d'enveloppes  à  la  fois  transparentes  et  lé- 
gères les  idées  philosophiques  et  morales  qu'il  avait  mission  de  ré- 
pandre, et  qu'il  confiait  à  tous  les  vents  :  il  jetait  le  grain,  laissant 
à  d'autres  le  soin  de  labourer  assidûment  la  terre.  Jamais  plus  de 
maximes  d'éducation  n'ont  vu  le  jour,  et  jamais  peut-être  l'insta- 
bilité des  caractères  et  des  esprits  n'a  plus  empêché  la  commu- 
nauté de  travail  silencieux,  patient,  dévoué,  qui  fait  le  vrai  fonds  de 
l'éducation  humaine.  De  là  le  peu  de  solidité  des  doctrines  de  Rous- 
seau, et  de  là  aussi  la  vanité  des  creux  préceptes  dont  les  livres  de 
Marmontel,  de  Berquin  et  de  M'"*  de  Genlis  sont  remplis.  Enfans, 
ne  lisions-nous  pas  dans  Berquin  «  qu'on  devient  plus  vertueux  en 
se  rapprochant  de  la  nature,  »  et  M"™*  de  Genlis  ne  prétendait-elle 
pas,  par  le  récit  de  ses  aventures  romanesques,  enseigner  à  nos 
sœurs,  avant  leur  huitième  ou  neuvième  année,  «  qu'il  faut  avoir  de 
l'empire  sur  soi-même,  dominer  les  mouvemens  de  son  cœur  et 
les  élans  de  sa  passion  ?  »  Tessin  a  mérité  de  pareils  reproches  :  son 
livre  est  rempli  de  vagues  axiomes  qui  ne  devaient  avoir  aucune 
prise  sérieuse  sur  le  caractère  d'un  prince  enfant.  Son  équivoque  sa- 
gesse faisait  à  son  insu  de  nombreuses  concessions  aux  faiblesses 
de  son  temps.  S'il  ne  donnait  pas  tête  baissée  et  avec  un  visible  ex- 
cès dans  les  vices  contemporains,  il  n'échappait  pas  assez  à  l'affec- 
tation générale  du  goût  et  du  style;  elle  se  trahit  fréquemment 
dans  sa  prose  entremêlée  de  petits  vers  : 

Aux  cris  des  malheureux  ouvre  ton  tendre  cœur  (i); 

Goûte  le  suprême  bonheur 
De  dispenser  des  dons,  de  répandre  des  grâces; 

Prends  pour  guide  le  Sentiment. 

Ce  n'est  qu'en  marchant  sur  ces  traces 

Qu'on  est  un  prince  vraiment  grand... 

«Il  est  d'autant  plus  nécessaire,  mon  très  cher  prince,  que  la  tendre 
humanité  touche  votre  cœur,  que  vous  serez  entouré  d'une  foule  de  gens 

(i)  Lettre  57,  du  30  juin  1753. 

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GUSTAYE  III  ET  LA  COUR  DE  FRANGE.  216 

avides  qui  chercheront  à  fonder  leur  fortune  sur  les  débris  des  autres.  Il» 
n'épargneront  ni  sourdes  intrigues  ni  ressorts  secrets  pour  empêcher  que 
ia  faveur  de  leur  maître  ne  s*étende  au  loin,  et  pour  qu'elle  se  fixe  seule- 
ment sur  eux  et  leurs  amis.  Découvrez-les  et  éloignez-les...  J'aurais  plus 
lieu  de  craindre  que  votre  cœur  ne  fût  pas  assez  fort  contre  d'autres  atta- 
ques, et*qu'il  se  laissât  trop  aisément  attendrir. 

Si  le  fils  de  Cythérée, 

Cet  enfant  qui  loamet  l'anivers  à  ses  lois, 

De  llnsecte  au  lion,  des  bergers  Jasqa'aux  rois, 

Te  fait  sentir  sa  flamme  et  sa  flèche  dorée, 

Garde-toi  de  livref  ton  cœur 
Aux  charmes  dangereux,  au  langage  flatteur 
D*une  beauté  souvent  moins  touchante  qu'habile. 
Aime  en  héros,  en  roi.  Que  ton  àme  tranquiUe 
Méprise  la  douceur  de  ce  fatal  poison! 

Crains  une  trop  vive  tendresse. 

Que  Jamais  une  folle  iyresse 
Dans  de  honteux  plaisirs  n'endorme  ta  raison! 

Voilà  de  petits  vers  qui  ont  le  tort  de  rappeler  et  le  style  et  la 
fausse  sagesse  des  romances  et  des  opéras-comiques.  Encore  une  fois 
Vélèwe  de  Tessin  avait  sept  ans  lorsque  son  gouverneur  venait  ainsi 
lui  recommander  de  n'aimer  qu'en  héros  et  qu'en  roi  les  beautés 
habiles!  Dira-t-on  que  les  lettres  de  Tessin  étaient  écrites  pour  le 
prince  en  vue  d'un  âge  plus  avancé  ?  Je  croirais  plutôt  qu'elles  étaient 
destinées  à  d'autres  lecteurs,  et  que  nous  n'avons  pas  en  tête  de  cha- 
que épître  la  véritable  adresse.  L'idée  et  la  forme  même  de  l'ouvrage 
répondaient  à  une  des  plus  vives  et,  disons-le,  des  plus  nobles 
préoccupations  du  xviii*  siècle ,  celle  de  la  perfectibilité  humaine 
par  l'éducation.  Le  bel  esprit  marchant  de  pair  avec  la  philosophie 
morale,  on  accueillait  avec  un  grand  empressement  les.  théories  et 
les  maximes  de  pédagogie,  solides  ou  vaines,  quand  elles  étaient 
présentées  sous  une  forme  agréable  et  familière  ;  la  faveur  publique 
leur  était  surtout  assurée  s'il  s'agissait  d'une  éducation  de  prince  ou 
de  roi,  à  qui  l'on  parût  donner  pour  bases  les  mêmes  principes  d'é- 
galité et  de  libéralisme  auxquels  toute  l'Europe  intelligente  s'ou- 
vrait alors.  Cette  direction  des  esprits,  qui  allait  triompher  avec  la 
publication  de  Y  Emile  en  1762,  a  suscité  le  livre  de  Tessin  et  en 
explique  le  succès  :  imprimé  par  l'ordre  des  états,  il  fit  une  in- 
croyable sensation  au  dehors;  on  le  traduisit  immédiatement  dans 
toute  l'Europe;  la  traduction  allemande  fut  adoptée  en  Russie  pour 
les  écoles  de  la  jeune  noblesse,  et  les  revues  anglaises,  qui  pas- 
saient alors  pour  être  de  sévères  oracles,  traitèrent  ce  livre  d'in- 
comparable. Tant  de  bruit  ne  convenait  pas  autour  de  l'éducation 
d'un  tout  jeune  prince,  et  fait  qu'on  se  demande  si  l'ouvrage  de 
Tessin  n'était  pas  une  sorte  de  manifeste,  non -seulement  sur  un 


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216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sujet  littéraire  et  moral  dont  le  xvin'  siècle  était  particulièrement 
épris,  mais  encore  en  vue  d'un  certain  intérêt  politique,  les  états 
de  la  Suède  étant  bien  aises  de  voir  constater  et  célébrer  leur  domi- 
nation suprême  sur  les  affaires  les  plus  intimes  de  la  famille  royale. 

Gustave  eut  après  Tessin,  et  de  1756  à  1762,  c'est-à-dire  de  dix 
à  seize  ans,  le  comte  Charles-Frédéric  Scheffer  pour  gouverneur. 
Plus  que  jamais  la  diète  se  montrait  jalouse  de  l'autorité  que  la  con- 
stitution lui  attribuait  sur  l'éducation  du  prince,  et  le  comte  Schef- 
fer n'était  que  son  mandataire  dans  ces  hautes  fonctions.  Déjà  Tes- 
sin n'avait  omis  aucune  occasion  d'inculquer  à  son  élève  le  respect 
des  quatre  ordres  du  royaume,  qu'il  comparait  aux  quatre  élémens  : 
<(  la  noblesse  feu  par  son  ardeur  guerrière,  le  clergé  eau  par  la  tran- 
quillité de  son  état  et  par  son  devoir  de  modérer  l'ardeur  des  pas- 
sions, la  bourgeoisie  air  par  son  industrie  à  étendre  son  commerce 
vers  tous  les  climats  du  monde,  les  paysans  terre  par  l'attachement 
qu'ils  ont  à  la  culture.  »  Le  nouveau  gouverneur  fut  encore  plus 
absolu;  dans  l'instruction  qu'il  rédigea^pour  fixer  les  principes  qui 
régleraient  les  travaux  du  prince,  il  proclama  surtout  la  nécessité 
d'une  obéissance  entière  envers  les  états.  «  Contre  les  excès  du  des- 
potisme, qui  avaient  comblé  la  mesure,  dit-il,  la  nation  n'a  rien  eu 
plus  à  cœur  que  de  limiter  l'autorité  royale  de  telle  sorte  qu'aucun 
attentat  contre  les  libertés  publiques  ne  fût  plus  désormais  possible. 
Aussi  les  états  sont-ils  souverains  avec  un  pouvoir  illimité  ;  ils  ont 
autorité  pour  annuler  et  pour  faire  la  loi,  non  pour  agir  contre  la 
loi.  Si  toutefois  ce  dernier  cas  se  présentait,  il  n'y  aurait  dans  le 
royaume  aucun  pouvoir  ayant  le  droit  de  s'y  opposer.  »  Les  états 
ne  se  contentaient  pas  d'intervenir  dans  l'éducation  du  prince  par 
de  telles  maximes;  leur  autorité  tracassière  veillait  encore  contre 
l'ingérence  d'aucune  autre  volonté;  ils  exigeaient  que  le  gouverneur 
leur  adressât  de  fréquens  rapports,  et  ordonnaient  des  examens  qui 
se  faisaient  à  leur  barre,  afin  de  s'assurer  par  les  réponses  de  l'en- 
fant de  la  manière  dont  leurs  prescriptions  avaient  été  obéies.  De 
son  côté,  la  cour,  fort  excitée  contre  eux,  s'irritait  de  leur  tyrannie, 
et  Gustave  entendait  chaque  jour  les  expressiorts  de  colère  impuis- 
sante par  lesquelles  la  reine  sa  mère  se  vengeait  des  états  et  de 
leur  fier  représentant. 

Scheffer  paraît  d'ailleurs  avoir  tout  négligé  ou  dédaigné  dans  cette 
éducation,  sauf  son  étroit  dessein  politique  :  le  programme  qu'il 
a  dressé  pour  régler  la  nature  et  la  répartition  des  études  présente 
l'image  d'un  singulier  désordre.  Les  leçons  doivent  commencer  à  dix 
heures  du  matin;  un  instituteur  particulier  se  charge  d'abord  de 
l'enseignement  religieux.  Viennent  ensuite  l'histoire  de  Suède,  This- 
toire  universelle  «  d'après  la  méthode  et  le  livre  du  célèbre  évêque 
de  Meaux,  M.  Bossuet,  »  les  élémens  du  droit  de  la  nature  et  du 


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GUSTAVE  m  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  217 

droit  des  gens  d'après  un  extrait  fait  par  le  comte  lui-même  des 
ouvrages  de  Wolff,  Locke,  Burlamachi  et  autres,  la  morale,  la  lo- 
gique et  la  métaphysique,  puis  l'arithmétique,  la  physique,  l'agri- 
culture, le  commerce,  l'industrie.  Bien  que  le  latin  soit  devenu 
beaucoup  moins  nécessaire  qu'autrefois,  a  comme  c'est  la  langue  des 
savans  de  tous  les  pays  et  celle  dont  on  se  sert  dans  les  exercices 
.  des  universités,  pour  les  légendes  des  médailles,  pour  les  inscrip- 
tions des  monumens,  son  altesse  royale  ne  peut  se  dispenser  de 
l'apprendre...  On  se  flatte  d'ailleurs  d'assurer  ainsi  au  latin  un  pro- 
tecteur qui  le  préservera  de  l'oubli  dont  il  semble  menacé,  au  moins 
en  Suède.  »  Malheureusement,  à  côté  de  ce  trop  riche  programme 
et  de  ces  belles  espérances,  nous  rencontrons  un  triste  rapport 
adressé  par  le  nouveau  gouverneur  au  comité  des  états  :  «  le  prince 
royal  est  fort  inhabile  en  écriture,  en  orthographe  et  en  gram- 
maire; il  ne  sait  à  peu  près  rien  en  géographie;  son  horreur  pour  le 
travail  est  invincible;  éloigné  de  toute  sérieuse  pensée,  de  tout  reli- 
gieux sentiment,  il  a  le  cœur  vide  aussi  bien  que  l'esprit.  »  Voilà  ce 
que  Tessin  ou  plutôt  le  désordre  des  temps  avait  fait  de  cette  édu- 
cation royale;  Scheffer,  homme  de  cour  et  esprit  léger,  comme  son 
prédécesseur,  ne  devait  pas,  pendant  les  six  années  qu'il  passa  au- 
près de  Gustave,  réparer  entièrement  le  mal  déjà  commis.  La  dé- 
plorable anarchie  de  la  Suède,  après  avoir  exercé  une  funeste  in- 
fluence sur  l'éducation  de  Gustave  III ,  acheva  de  compromettre  son 
avenir  en  imposant  au  jeune  prince  un  mariage  qui  ne  lui  procura 
jamais  aucun  bonheur  privé.  Les  chefs  du  parti  des  chapeaux  l'a- 
vaient fiancé  en  1754,  lorsqu'il  n'avait  encore  que  huit  ans,  à  la 
princesse  Sophie-Madeleine ,  fille  du  roi  Frédéric  V  de  Danemark. 
Ils  voulaient,  par  cette  union  des  deux  maisons  royales,  séparer  le 
Danemark  de  la  Russie  et  le  ramener  vers  eux;  mais  les  haines  qui 
divisaient  depuis  si  longtemps  les  peuples  du  Nord  étaient  encore 
trop  vives  pour  s'éteindre  si  aisément,  et  le  cabinet  de  Copenhague 
était  plus  que  jamais  soupçonné,  à  bon  droit,  nous  le  savons,  de 
vouloir  tirer  profit  des  agitations  intérieures  d'un  pays  rival  (1).  Le 
mariage  s'accomplit  cependant  en  1766  malgré  le  roi  et  la  reine 
de  Suède,  qui  avaient  été  à  peine  consultés.  Louise-Ulrique  en  ma- 
nifesta une  irritation  que  les  années  ne  firent  qu'augmenter  sans 
cesse,  et  Gustave  lui-même,  sur  qui  la  reine  sa  mère  exerça  tou- 
jours un  grand  ascendant,  ne  sut  ni  se  refuser  à  des  liens  détestés  ni 
oublier  de  funestes  préventions;  il  négligea  de  recueillir  ce  qu'une 
épouse  fort  timide,  entourée  d'inimitiés  et  de  soupçons,  mais  inof- 

(i)  Voyez  le  premier  article  de  cette  série,  où  nous  avons  démontré  la  complicité  du 
Danemark  avec  la  Russie  et  la  Prusse  dans  le  projet  de  démembrer  la  Suède  aussi  bien 
que  la  Pologne  {Revue  du  15  février). 


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218  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

fensive  et  douce,  pouvait  encore  lui  apporter  de  confiance  person- 
nelle et  de  solide  bonheur. 

Malheureux  dans  sa  famille  et  dans  son  intérieur,  d'abord  entre 
une  mère  acariâti^  et  dominatrice,  un  père  indolent  et  sans  dignité, 
et  des  gouverneurs  à  la  fois  faibles  et  tyranniques,  puis  à  côté  d'une 
épouse  accablée  de  dédains,* Gustave,  à  défaut  des  ressources  que 
procure  une  éducation  sévère,  trouvait-il  en  lui-même  une  force 
morale  suffisante  pour  réagir  contre  tant  de  périls?  Nous  avons  vu 
ses  premières  années  livrées  aux  seules  influences  d'un  pédantisme 
égoïste  et  superficiel  :  ses  gouverneurs  n'avaient  songé,  dans  le 
cours  de  leur  mission,  qu'à  maintenir  leur  crédit  politique.  C'étaient, 
à  tout  prendre,  d'élégans  ambitieux,  qui  se  paraient  des  maximes 
du  xvni*  siècle,  et  les  faisaient  bégayer  à  leur  élève  sans  les  avoir 
beaucoup  méditées  eux-mêmes.  Aucun  travail  assidu  n'ayant  jamais 
fixé  l'attention  de  Gustave,  il  avait  contracté  l'habitude  d'une  incu- 
rable légèreté  de  caractère  et  d'esprit;  en  même  temps  un  sentiment 
de  vanité  excessive  qui  lui  était  naturel,  et  qui  se  développait  sous 
les  pompeux  dehors  d'un  vide  enseignement,  le  préparait  à  conce- 
voir une  idée  fort  exagérée  de  ses  agrémens  personnels,  de  son 
influence  et  de  ses  prérogatives.  Cependant,  comme  il  était  doué 
d'une  intelligence  vive  et  droite,  il  avait  saisi  et  s'était  assimilé 
quelques  parties  de  la  généreuse  prédication  du  xviii®  siècle  :  c'est 
ce  qui  le  rendit  capable  de  passer,  quelquefois  subitement,  d'un 
état  de  mollesse  efféminée  à  des  coups  de  vigueur,  d'une  sorte  d'in- 
difiérence  mélancolique  à  de  nobles  sentimens,  d'une  froideur  gla- 
ciale à  des  démonstrations  exaltées,  d'une  maussade  humeur  à  l'a- 
mabilité et  à  la  grâce  même,  quand  ses  grands  yeux  d'un  bleu  pâle 
et  sa  vague  physionomie  s'animaient.  Inconsistant  et  inégal,  à  la 
fois  rêveur  et  obstiné  dans  ses  vues,  capable  de  dissimulation,  mais 
aussi  de  confiance  intime  et  d'abandon ,  avide  tantôt  d'une  ambi- 
tieuse activité,  tantôt  de  futiles  pldsirs,  c'était  le  caractère  de 
prince  le  mieux  fait  pour  donner  prise  au  malheur  public  ou  privé, 
—  à  l'ingratitude  et  aux  longs  ressentimens  vis-à-vis  de  lui-même, 
aux  embûches  diplomatiques  et  aux  guerres  funestes  en  ce  qui  re- 
gardait son  peuple,  —  et  pour  atteindre  néanmoins,  par  quelques 
actions  d'éclat,  à  une  certaine  grandeur  en  méritant,  dans  un  siècle 
d'intelligence  et  de  lumière,  de  très  vives  sympathies  et  de  l'admi- 
ration même.  Il  allait  devenir  en  un  mot,  sur  la  scène  variée  de  son 
temps,  un  personnage  des  plus  attachans  et  des  plus  dramatiques. 

Humilié  par  l'anarchie  de  la  Suède  et  le  despotisme  des  états, 
il  avait  cherché  de  bonne  heure,  dans  un  commerce  sympathique 
avec  les  idées  que  la  France  représentait  et  dans  ses  relations  avec 
le  cabinet  de  Versailles,  le  seul  rafraîchissement  d'esprit  et  le  seul 


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GUSTAVE  III  ET  LA  COUR  DE  FRANGE.  219 

motif  d'espérance  politique  qu'il  pût  goûter.  Ce  perpétuel  recours 
au  souvenir  et  à  l'influence  de  notre  littérature  qui  avait  occupé 
un  si  grand  rôle  dans  son  éducation,  il  l'avait  évidemment  accueilli 
avec  ardeur;  par  là  du  moins  Tessin  et  Scheffer  ne  lui  avaient  pas 
déplu.  Comme  eux,  il  était  amoureux  de  nos  fêtes  et  de  notre 
théâtre  :  l'usage  de  notre  langue  lui  était  devenu  aussi  familier  que 
celui  de  sa  langue  maternelle;  il  acceptait  le  renom  de  disciple  de 
Voltaire  et  des  encyclopédistes,  et  le  rôle  de  protecteur  de  la  phi- 
losophie. Dès  1763,  le  comte  de  Creutz,  poète  distingué  lui-même 
et  ministre  de  Suède  à  Madrid,  traversant  Paris  pour  se  rendre  à 
son  poste,  écrivait  au  prince,  qui  n'avait  que  dix-sept  ans  alors  : 
«  L'exemple  de  Voltaure  prouve  combien  votre  altesse  sait  éveiller 
la  sympathie  des  littérateurs.  Ce  célèbre  vieillard  a  versé  des  larmes 
en  apprenant  que  votre  altesse  royale  avait  appris  par  cœur  la  Hen- 
riade.  Il  est  vrai,  a-t-il  ditr  que  je  l'avais  écrite  pour  qu'elle  servit 
à  l'instruction  des  rois,  mais  je  n'espérais  pas  qu'elle  portât  ses 
fruits  jusque  dans  le  Nord;  je  me  trompais,  le  Nord  a  enfanté  main- 
tenant des  héros  et  des  grands  hommes.  Je  suis  vieux  et  aveugle; 
mais,  si  tout  ce  que  vous  me  dites  est  vrai,  je  meurs  content,  car 
dans  cinquante  ans  il  n'y  aura  plus  de  préjugés  en  Europe.  » 

Creutz  devmt  ministre  à  Paris  en  1766,  et  Gustave  eut  en  lui 
son  chargé  d'affaires  auprès  de  cette  société  française  dont  il  s'était 
fait,  à  défaut  d'autres  sérieux  maîtres,  le  zélé  disciple.  Dans  les  sa- 
lons depuis  longtemps  renommés  de  la  légation  suédoise,  Creutz 
recevait,  comme  autrefois  Tessin  et  Scheffer,  la  fleur  de  la  société 
parisienne,  les  artistes  et  les  hommes  de  lettres.  Par  lui,  le  prince 
correspondit  avec  Voltaire;  pas  une  épigramme  du  patriarche  de 
Femey  ne  voyait  le  jour  qu'elle  ne  fût  envoyée  à  Stockhohn  avec 
les  dépêches  politiques;  il  en  était  de  même  pour  chaque  volume  de 
Y  Encyclopédie  y  où  Creutz  prenait  la  peine  de  noter  et  de  signaler 
les  meilleurs  articles.  Creutz  était  l'hôte  familier  de  M"'  Geolfrin, 
et,  s'il  faut  en  croire  Marmontel,  il  faisait  dans  cette  maison  une 
excellente  figure  : 

«  Un  des  hommes  que  j'ai  le  plus  tendrement  aimés  a  été  le  comte  de 
Creutz;  il  était  de  la  société  littéraire  et  des  dîners  de  W^  Geoffrin...  Jeune 
encore,  et  Tesprit  orné  d'une  instruction  prodigieuse,  parlant  le  français 
comme  nous,  et  presque  toutes  les  langues  de  l'Europe  comme  la  sienne, 
sans  compter  les  langues  savantes,  versé  dans  tous  les  genres  de  littérature 
ancienne  et  moderne,  parlant  de  chimie  en  chimiste,  d'histoire  naturelle 
en  disciple  de  Llnneus,  il  était  pour  nous  une  source  d'instructions  em- 
bellies par  rélocution  la  plus  brillante...  Sa  patrie  et  son  roi,  la  Suède  et 
Gustave,  objets  de  son  idolâtrie,  étaient  les  deux  sujets  dont  il  parlait  le 
plus  éloquemment  et  avec  le  plus  de  délices.  L'enthousiasme  avec  lequel  il 
en  faisait  l'éloge  s'emparait  si  bien  de  mes  esprits  et  de  mes  sens  que  vo» 

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220  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lontiers  je  Taurais  suivi  au-delà  de  la  mer  Baltique...  Un  de  ses  goûts  pas- 
sionnés était  Tamour  de  la  musique  ;  un  jour  il  vint  me  conjurer  au  nom 
de  notre  amitié  de  tendre  la  main  à  un  jeune  homme,  musicien  plein  de 
talent,  disait-il,  à  qui  il  avait  avancé  quelques  louis  et  qui  était  dans  la 
misère;  je  connus  de  la  sorte  Grétry...  » 

Cette  page  de  Marmontel  nous  est  précieuse  :  c'est  dès  à  présent, 
dans  notre  récit,  une  vue  directe  sur  cette  société  française,  de  sym- 
pathies et  d'amitiés  promptes,  spirituelle,  enthousiaste,  confiante, 
s* ouvrant  à  tous,  où  l'intelligence  régnait  en  souveraine  maîtresse, 
où  l'écrivain  marchait  de  pair  avec  le  grand  seigneur,  où  l'étran- 
ger, devenu  notre  disciple,  trouvait  une  seconde  patrie.  C'est  aussi 
une  vive  peinture  des  relations  déjà  intimes  qui  introduisaient  les 
Suédois  au  milieu  de  nous.  Ils  vont  se  montrer  sous  les  mêmes  traits 
que  Marmontel  prête  au  comte  de  Creutz,  c'est-à-dire  avec  une 
ouverture  naturelle  d'esprit  et  une  pointe  d'enthousiasme  un  peu 
facile,  unies  à  beaucoup  de  loyauté  et  de  franchise,  qui  vont  char- 
mer Paris  et  Versailles.  Creutz  reprenait  la  tradition  du  brillant 
comte  de  Tessin  ;  il  paraissait  en  protecteur  des  lettres  et  des  arts, 
et  savait  bien  qu'il  plaisait  de  la  sorte  au  jeune  prince  royal  de 
Suède  :  désormais  il  n'y  avait  pas  de  gloire  supérieure,  aux  yeux  de 
Gustave,  à  celle  que  l'opinion  de  la  France  pouvait  décerner.  Il  est 
vrai  que  le  complaisant  diplomate  acceptait  encore  un  autre  office  : 
il  devait  se  tenir  au  courant  des  modes  de  Versailles,  et,  de  concert 
avec  le  tailleur  de  la  cour,  composer  pour  Gustave  III  tous  ses  habits 
de  gala,  préférant  à  propos,  suivant  le  goût  du  jour,  les  riches  «  ve- 
lours de  printemps  »  ou  les  «  pluies  d'argent  et  d'or,  w  assortissant 
avec  attention  les  dentelles,  et  ne  confiant  qu'à  un  courrier  exprès, 
comme  il  eût  fait  pour  la  plus  grave  dépêche,  les  boutons  de  dia- 
mant qui  complétaient  la  parure  destinée  à  la  prochaine  fête  d'Ul- 
ricsdal;  c'était  pour  lui  une  grosse  affaire  quand  il  fallait,  pour 
quelque  cérémonie  publique  en  Suède,  rechercher  quel  costume 
le  dauphin  de  France  avait  porté  en  circonstance  pareille,  en  faire 
exécuter  un  qui  fût  absolument  semblable,  et  l'expédier  à  temps. 
Gustave  en  effet  ne  se  contentait  pas  d'apprendre  les  maximes  de 
Voltaire,  de  d'Alembert  et  de  Diderot;  il  voulait  s'approprier  aussi 
les  dehors  élégans  de  la  société  française,  et  paraître  tout  à  fait  un 
des  nôtres  en  copiant  à  la  fois  Versailles  et  Y  Encyclopédie. 

N'oublions  pas  que  ses  intérêts  politiques  étaient  en  parfait  accord 
avec  ses  sympathies  personnelles.  On  a  vu  que  Gustave,  en  dépit 
de  son  imparfaite  éducation,  avait  puisé,  soit  dans  les  leçons  du 
xviu*  siècle  soit  dans  son  propre  cœur,  une  intelligence  des  droits 
de  son  peuple  et  des  siens  et  un  sentiment  de  fierté  naturelle  que  les 
humiliations  infligées  par  la  diète  au  roi  son  père  blessaient  pro- 
iondément.  La  collection  de  ses  papiers,  conservés  à  la  bibliothèq[ue 


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GUSTAVE  III  ET  LA  COUR  DE  FRANGE.  221 

d'Opsal,  le  montre  préoccupé  de  bonne  heure  de  l'avenir  politique 
et  des  intérêts  de  sa  couronne.  S'il  écrit  des  plans  d'opéras  ou  de 
tragédies  et  une  histoire, de  Gustave  Yasa,  il  entretient  aussi  une 
vaste  correspondance,  consacrée  surtout  aux  affaires;  il  rédige  une 
sorte  d'autobiographie  où  se  retrouvent  aujourd'hui  la  trace  de  ses 
émotions  et  la  preuve  de  ses  calculs;  il  s'indigne  du  sort  que  la  Rus- 
sie et  la  Prusse  ont  préparé  à  la  Pologne,  et  entrevoit  les  secrets 
desseins  de  ces  deux  puissances  contre  son  pays;  il  comprend  enfin 
qu'il  ne  doit  espérer  de  secours  que  du  côté  de  la  France,  à  la  con- 
dition qu'il  s'aidera  lui-même  en  se  séparant  des  a,nciens  partis. 
Bientôt  le  ministre  de  France  à  Stockholm  devient  son  confident  et 
son  conseiller;  c'est  avec  lui  que,  dès  1768,  il  médite  des  mesures 
hardies  :  il  rédige  des  plans  de  coups  d'état,  des  projets  de  consti- 
tution ;  il  relit  avec  une  fiévreuse  ardeur  les  mémoires  du  cardinal 
de  Retz.  C'est  au  milieu  de  cette  agitation  d'esprit  qu'il  reçoit  du 
comte  de  Creutz  une  dépêche  en  date  du  9  février  1769,  à  laquelle 
est  jointe  une  apostille  ainsi  conçue  :  «  M.  de  Choiseul  conjure  votre 
altesse  royale  de  faire  un  voyage  en  France  pour  voir  le  roi  :  je 
vous  assure,  m'a-t-il  dit,  que  cela  en  vaut  la  peine;  il  en  résultera 
les  plus  grands  avantages  pour  la  Suède.  En  se  voyant,  on  fera  avec 
la  plus  grande  facilité,  dans  un  seul  jour,  ce  qu'on  ne  ferait  pas  à 
distance  en  un  siècle.  Nous  travaillerons  ensemble  au  bonheur  et  à 
la  gloire  des  deux  royaumes,  nous  préparerons  à  la  Suède  le  destin 
le  plus  brillant;  mais  il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre  :  si  le  prince 
royal  voulait  faire  le  voyage  absolument  incognito,  et  sans  suite, 
avec  le  sénateur  Scheffer,  que  le  roi  de  France  aime,  ce  serait  le 
mieux.  Il  faudrait  partir  tout  de  suite,  sans  que  personne  en  sût 
rien,  excepté  le  roi  de  France...  »  Après  avoir  rapporté  ces  paroles 
de  Choiseul,  Creutz  ajoute  :  «  Je  reverrai  donc  un  prince  adoré!  » 
Gustave  lui-même  croyait  toucher  à  l'accomplissement  de  tous  ses 
vœux.  Tous  ces  enchantemens  de  Paris,  de  Trianon  et  de  Versailles, 
dont  il  ne  connaissait  encore  que  les  pâles  reflets,  il  les  allait  voir 
de  ses  yeux.  Ces  merveilles  allaient  briller  pour  lui  et  chercher  à  lui 
plaire;  il  y  mêlerait  son  élégance  et  sa  jeunesse;  il  montrerait  à  cette 
société  française  son  élève,  son  royal  émule,  venu  de  si  loin,  et  il 
remporterait  en  récompense  quelques-uns  de  ses  suffrages!  Gusr- 
tave  pouvait  s'abandonner  à  ces  rêves,  auxquels  le  solide  fond  d'une 
plus  étroite  intimité  politique  donnait  une  légitime  raison  :  il  était 
vrai  que  le  cabinet  de  Versailles,  fatigué  du  long  règne  d'Adolphe- 
Frédéric,  qui  prolongeait  l'anarchie  et  l'inaction  de  la  Suède,  était 
déterminé  à  prendre,  de  concert  avec  le  prince  royal,  quelque  ré- 
solution définitive,  sans  attendre  l'occasion  incertaine  d'un  nouvel 
avènement.  Gustave,  qui  avait  tout  à  gagner,  se  montrait  fort  ré- 
solu; il  accepta  donc  l'invitation  qui  lui  était  secrètement  adressée: 

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222  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

ce  fut  son  premier  pas  dans  la  difficile  entreprise  que  devait  ache- 
Ter  son  coup  d'état, 

III. 

Gustave,  accompagné  du  prince  Frédéric,  son  plus  jeune  frère, 
quitta  Stockholm  le  8  novembre  1770,  après  avoir  obtenu,  non 
sans  peine,  l'autorisation  des  états  pour  un  voyage  qui  leur  inspi- 
rait une  vive  défiance.  En  descendant  le  grand  escalier  du  château, 
il  dit  au  comte  Bielke  :  «  Je  ne  veux  pas  remonter  ici  avant  que  ce 
gouvernement  de  femmes  n'ait  disparu.  »  Les  deux  princes  avaient 
pris  pour  toute  la  durée  de  leur  voyage  l'incognito,  Gustave  sous  le 
nom  de  comte  de  Gothland,  Frédéric  sous  celui  de  comte  d'Oeland; 
leur  suite  se  composait  du  comte  Scheffer,  l'ancien  gouverneur  du 
prince  royal,  devenu  le  confident  de  ses  projets  politiques,  des  ba- 
rons Ehrensvârd  et  Taube,  et  de  cinq  autres  personnes.  Après  avoir 
visité  Copenhague,  Hambourg*,  Brunswick  et  plusieurs  petites  cours 
d'Allemagne,  ils  entrèrent  dans  Paris  le  lundi  soir  à  février  1771, 
et  descendirent  à  la  légation  de  Suède,  chez  le  comte  de  Creutz. 

L'arrivée  de  Gustave  coïncidait  avec  une  agitation  des  esprits  et 
un  mouvement  d'opinion  d'un  grave  et  redoutable  intérêt.  Le  duc 
de  Choiseul  avait  été  renversé,  le  24  décembre  1770,  par  une  in- 
trigue du  duc  d' Aiguillon,  du  chancelier  Maupeou  et  de  l'abbé  Ter- 
ray,  et  la  disgrâce  des  parlemens  avait  éclaté  un  mois  après.  L'es- 
prit public  s'était  mis  du  côté  des  vaincus;  Choiseul,  qui  n'avait 
pas  voulu  plier  devant  la  maîtresse  en  titre,  confiné  dans  sa  terre  de 
Chànteloup,  y  recevait,  malgré  le  nouveau  ministère  et  la  cour, 
d'innombrables  et  bruyans  hommages.  Quant  aux  parlemens,  l'opi- 
nion n'avait  pas  cessé  de  voir  dans  ces  corps,  malgré  leurs  fautes, 
des  barrières  utiles  contre  l'excès  de  la  puissance  royale  et  de  na- 
turels organes  des  droits  imprescriptibles  des  peuples.  On  avait  donc 
fort  mal  auguré  de  leur  abaissement,  et  les  inutiles  duretés  dont  le 
chancelier  Maupeou  avait  fait  usage  augmentaient  encore  l'irritation 
générale  ;  on  rappelait  cette  triste  nuit  du  21  janvier  1771 ,  qui 
avait  porté  le  deuil  dans  toute  la  magistrature,  ces  raffinemens  dans 
les  sentences  d'exil  :  un  président  envoyé  dans  un  lieu  sauvage, 
près  de  Lyon,  sur  le  haut  d'un  rocher,  où  il  n'avait  pu  parvenir  qu'à 
cheval  et  sa  femme  en  chaise  à  porteurs,  un  conseiller  relégué  dans 
une  île  de  l'Océan,  un  autre  dans  un  lieu  perdu  parmi  les  neiges 
de  l'Auvergne.  Toutes  ces  rigueurs  étaient  mises  sur  le  compte  du 
pouvoir  absolu,  et  l'on  s'animait,  en  agitant  les  récentes  théories 
politiques,  à  chercher  les  moyens  de  sauvegarder  l'avenir.  Tels 
étaient  les  sentimens  dont  retentissaient  les  salons  où  Gustave  allait 
paraître  ;  les  femmes  distinguées  qui  présidaient  à  la  société  polie 


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GUSTAVE  III  ET  LA  COUR  DE  FRANGE.  223 

$'en  faisaient  eUes-mômes  les  interprètes  avec  une  incroyable  ar- 
deur, u  Elles  ne  manquaient  pas  une  si  belle  occasion,  dit  Bezenval 
en  se  moquant,  de  se  faire  les  soutiens  de  ce  qu'elles  appelaient 
les  constitutions  fondamentales  de  l'état.  Dans  les  conversations, 
dans  les  soupers,  on  ne  parlait  pas  d'autre  chose;  les  assemblées  de 
société  ou  de  plaisir  étaient  devenues  de  petits  états-généraux  où 
les  femmes,  transformées  en  législateurs,  débitaient  des  maximes 
de  droit  public  et  établissaient  des  principes  avec  l'assurance  et 
l'audace  que  leur  donnait  le  désir  de  dominer  et  de  se  faire  remar- 
quer, désir  encore  échauffé  par  F  importance  de  la  matière  et  sa  cé- 
lébrité. I)  La  matière  était  importante  en  effet,  plus  que  le  superficiel 
Bezenval  ne  le  soupçonnait  sans  doute,  et  nous  serions  aujourd'hui 
moins  portés  à  prendre  légèrement  en  dédain  le  chaleureux  mou- 
vement d'opinion  qui  se  manifestait  alors.  On  ne  peut  en  vérité  con- 
sidérer sans  une  vive  et  sympathique  émotion  cette  heure  solen- 
nelle, dans  l'histoire  de  notre  ancienne  monarchie,  qui  comprend 
la  fin  du  règne  de  Louis  XV  et  le  commencement  du  règne  de 
Louis  XVI.  Ce  fut  peut-être,  s'il  y  en  eut  un  jamais,  le  seul  moment 
où  des  esprits  éclairés  et  sincères  purent  croire  qu'il  était  temps 
encore  de  détourner  une  révolution  déjà  prévue  et  redoutée.  Be- 
zenval lui-même  atteste  qu'une  réaction  très  vive  contre  les  excès 
de  tout  genre  commis  pendant  le  long  règne  de  Louis  XV  marquait 
les  dernières  années  de  cette  désastreuse  époque.  La  mode  n'était 
plus,  comme  naguère,  à  la  débauche,  et  le  vice  n'était  plus  com- 
mandé par  le  bon  ton  ;  au  contraire  on  commençait  à  louer  le  ma- 
réchal et  la  maréchale  de  Biron  d'être  restés  sévères,  et  la  maré- 
chale de  Luxembourg  de  l'être  devenue.  Il  était  naturel  qu'à  la  tête 
d'un  mouvement  de  réforme  toute  morale,  où  la  dignité  de  leur 
sexe  était  si  fort  engagée,  on  vît  se  placer  les  femmes  que  leur 
naissance  et  leur  esprit  avaient  mises  aux  premiers  rangs  de  la  so- 
ciété d'alors.  La  revendication  des  droits  individuels  n'avait  jamais 
été  séparée  de  celle  des  droits  publics  dans  les  enseignemens  qu'a- 
vait popularisés  la  philosophie  du  xviii*  siècle,  et  l'on  savait  déjà, 
au  moins  dans  la  sphère  la  plus  élevée  de  la  nation,  que  la  cause  de 
l'individu,  celle  du  citoyen,  ne  se  séparait  aucunement  de  la  cause 
de  l'état. 

Gustave  reçut  de  la  cour  tout  l'accueil  que  son  incognito  permet- 
tait :  le  9  février,  visite  à  Versailles  et  souper  avec  le  roi;  le  12, 
bal  chez  la  jeune  dauphine  Marie-Antoinette;  le  18,  chasse  à  Ver- 
sailles et  spectacle  à  la  cour;  invitation  à  Marly  le  13,  à  Choisy 
le  22.  Le  vieux  roi  Louis  XV  témoignait  personnellement  au  prince 
royal  de  Suède  une  grande  bienveillance,  et  paraissait  tout  préparé 
à  poursuivre  avec  lui  les  négociations  intimes  en  vue  desquelles  il 
était  venu.  Le  ministère  avait  changé  :  le  duc  de  La  Vrillière  fai- 


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22&  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

sait  rintérim  des  affaires  étrangères,  et  le  duc  d'Aiguillon,  créa- 
ture de  M'"*  Du  Barry,  allait  lui  succéder.  C'était  un  fâcheux  con- 
tre-temps pour  Gustave,  dont  Choiseul  avait  désiré  sincèrement  le 
succès.  Toutefois  le  comte  Scheffer,  pendant  son  ambassade  en 
France,  avait  beaucoup  connu  la  mère  du  duc  d'Aiguillon,  et  ce  fut 
la  première  amitié  qui  accueillit  à  Paris  les  princes  suédois  :  Gustave 
eut  ainsi  de  nouveau  une  ouverture  particulière  vers  le  principal 
ministre.  Il  n'avait  pas  non  plus  négligé  de  se  ménager  l'accès  au- 
près de  la  maîtresse  dirigeante,  et  il  obtint  même  de  pouvoir  offrir 
un  riche  collier  au  petit  chien  de  M™*  Du  Barry;  mais  ses  goûts, 
d'accord  avec  ses  intérêts,  l'appelaient  encore  ailleura.  Il  fallait  se 
montrer  dans  ce  Paris  que  venaient  visiter  les  rois,  il  fallait  pa- 
raître au  milieu  de  cette  société  polie  qui  prononçait  des  arrêts 
par-devant  l'Europe  :  Gustave  aspirait  à  connaître,  à  partager  ses 
sentimens  et  ses  plaisirs;  il  voulait  être  adopté  par  eUe.  Dès  le  len- 
demain de  son  arrivée,  U  était  au  bal  masqué  de  l'Opéra;^ il  s'em- 
pressa de  visiter  la  vieille  M"*  Du  Deffand,  et  se  fit  présenter  dans 
les  principaux  salons  parisiens,  où  se  rencontraient,  mêlés  au  grand 
monde,  les  hommes  de  lettres  et  les  philosophes.  Gustave  se  donnait 
pour  un  des  leurs,  défendant  Voltaire  contre  le  maréchal  de  Broglie, 
qui  lui  imputait  tout  le  mal  des  dernières  années,  écoutant  d'Alem- 
bert  et  les  encyclopédistes,  comme  un  de  leurs  plus  ardens  secta- 
teurs, acceptant  de  Marmontel  la  dédicace  des  Incas^  après  avoir 
déjà  fait  bon  accueil,  quatre  ans  plus  tôt,  au  Bélisaire,  que  Versailles 
et  la  Sorbonne,  Frédéric  et  Catherine  II,  avaient  trouvé  si  hardi,  et 
recevant  enfin,  comme  insigne  récompense  d'un  si  beau  zèle,  l'hon- 
neur exceptionnel  d'une  visite  de  Rousseau,  que  Rulhière  lui  amena. 
Rulhière,  avec  Scheffer  et  Creutz,  fut  pour  Gustave  un  guide  utile 
dans  les  salons  de  la  plus  haute  société  parisienne,  auprès  de  laquelle 
un  récent  épisode  l'avait  mis  en  faveur.  Étant  secrétaire  d'ambassade 
à  Saint-Pétersbourg,  il  avait  écrit  une  histoire  détaillée  de  ce  dont  il 
avait  été  le  témoin  bien  informé  lors  de  l'avènement  de  Catherine  II. 
L'impératrice,  qui  redoutait  la  publication  d'un  tel  ouvrage,  lui  avait 
fait  offrir  par  son  agent  à  Paris,  le  baron  Grimm,  30,000  livres  pour 
qu'il  fit  certaines  suppressions;  il  avait  refusé,  et  l'on  n'avait  pu 
obtenir  de  lui  autre  chose  que  la  promesse  de  ne  point  publier  son 
livre  avant  la  mort  de  Catherine.  Ce  trait  de  désintéressement  et 
de  courage  avait  fait  sa  fortune  auprès  de  l'opinion,  et  le  duc  de 
La  Rochefoucauld,  pendant  un  voyage  à  Stockholm  en  1769,  Tavait 
désigné  au  choix  de  Louise-Ulrique  pour  écrire  l'histoire  de  Suède. 
Par  lui,  Gustave  fit  la  connaissance  de  la  comtesse  d'Egmont,  la 
célèbre  fille  du  maréchal  de  Richelieu,  qui  allait  devenir  sa  plus 
ardente  amie.  U  lia  également  un  commerce  d'esprit,  dont  nous 
verrons  plus  tard  les  curieux  témoignages,  avec  la  comtesse  de 


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GUSTAVE  III  ET  LÀ  COUR  DE  FRANCE.  225 

Boufflers,  qui  faisait  les  honneurs  des  salons  du  Temple,  chez  le 
prince  de  Conti  ;  là  encore  il  voyait  les  gens  de  lettres  et  les  philo- 
sophes; il  rencontrait  au  contraire  chez  la  comtesse  de  La  Marck, 
qui  était  de  la  famille  de  Noailles,  les  représentans  et  les  amis  de 
la  vieille  cour  :  c'était  une  autre  sorte  d'opposition,  celle  de  ce  qu'on 
appelait  alors  le  a  parti  des  dévots.  »  M'"*  de  Brionne  enfin,  de  la 
maison  de  Lorraine,  M"'  de  Mesmes,  d'autres  encore,  cherchaient 
à  l'attu-er  vers  Choiseul  et  vers  l'opposition  parlementaire.  Gustave, 
pris  à  partie,  non -seulement  comme  un  arbitre  autorisé,  mais 
comme  une  précieuse  recrue  à  gagner  et  à  convaincre ,  était  trop 
personnellement  intéressé,  à  vrai  dire,  pour  être  fort  impartial,  et 
il  se  contentait  avec  raison  d'écouter  de  bonne  grâce  tous  les  plai- 
doyers ;  mais  on  conçoit  que  les  parlemens,  par  exemple,  avaient  le 
tort  infiniment  grave,  à  ses  yeux,  de  ressembler  de  loin  aux  diètes 
suédoises,  qu'il  espérait  bien  dompter.  Cela  ne  l'empêchait  pas  de 
répéter  avec  aisance  les  lieux  communs  déjà  fort  en  honneur  sur 
les  droits  des  nations  et  sur  la  liberté;  il  souffrait  volontiers  qu'on 
le  prémunit  contre  l'enivrement  de  la  puissance  royale,  et  qu'on 
lui  demandât  à  l'avance  l'engagement  de  ne  pas  abuser  du  pouvoir 
dont  il  serait  un  jour  investi. 

Ses  libérales  institutrices  n'attendirent  pas  longtemps  le  moment 
où  il  serait  mis  en  demeure  d'appliquer  leurs  doctrines.  A  peine 
était-il  depuis  quelques  semaines  à  Paris  que  la  mort  subite  du  roi 
Adolphe-Frédéric,  son  père,  mit  un  terme  à  son  voyage  en  l'ap- 
pelant au  trône.  Il  était  dans  la  loge  de  la  comtesse  d'Egmont,  à 
rOpéra,  quand  le  comte  de  Creutz  vint,  le  1"  mars  1771,  lui  ap- 
porter cette  nouvelle.  M™*  d'Egmont  lui  dit  :  «  Contentez -vous, 
sire,  d'être  absolu  par  la  séduction,  ne  le  réclamez  jamais  comme 
un  droit.  »  Le  comte  Scheffer  partit  immédiatement  pour  Versailles, 
où  il  n'arriva  qu'à  près  de  minuit;  le  roi  lui  donna  audience,  quoi- 
qu'il fût  déjà  couché,  grâce  si  singulière,  dit  M"*  Du  Deffand,  qu'elle 
n'avait  encore  été  accordée  à  personne.  Louis  XV  s'informa  com- 
ment le  nouveau  roi  de  Suède  voulait  être  traité  :  si  c'était  en  roi, 
il  irait  le  visiter  dès  le  lendemain,  et,  lorsqu'il  viendrait  à  la  cour, 
il  lui  donnerait  la  droite;  mais  Scheffer  répondit  que  sa  majesté 
suédoise  continuerait  à  garder  l'incognito. 

L'hôtel  de  la  légation  suédoise  n'en  fut  pas  moins  désormais 
comme  une  résidence  royale,  vers  laquelle  affluaient  tous  les  hom- 
mages. Gustave  y  passa  les  premiers  jours  de  son  nouvel  état  dans 
un  deuil  et  une  solitude  pendant  lesquels  il  n'admit  d'autre  société 
que  celle  de  Marmontel.  Le  tableau  que  ce  dernier  a  tracé  dans  ses 
mémoires  de  la  douleur  du  prince  et  de  son  dégoût  de  la  royauté 
respire  un  parfum  de  banalité  philosophique  et  sentimentale  que  la 

TOMB  L.  —  1864.  15 


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226  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

réalité  ne  démentait  peut-être  pas  entièrement.  Cette  courte  retraite 
achevée,  le  nouveau  roi  ne  se  hâta  pas  de  quitter  Paris  :  les  négo- 
ciations pour  lesquelles  il  avait  fait  le  voyage  étaient  en  effet  à  peine 
engagées,  et  il  n'acceptait  pas  sans  un  vif  regret  la  nécessité  de  se 
séparer  si  tôt  de  cette  société  française  dont  les  charmes  et  le  cor- 
dial accueil  avaient  dépassé  tout  ce  qu'il  en  attendait.  Il  reprit  donc 
avec  une  nouveUe  ardeur  le  cours  de  ses  visites  dans  Paris;  la  Co- 
médie-Française et  l'Opéra  entraient  naturellement  pour  une  grande 
part  dans  l'hospitalité  parisienne.  Lors  du  voyage  du  roi  de  Dane- 
mark, en  novembre  1768,  le  duc  de  Duras,  chargé  de  le  conduire  à 
toutes  les  «  galanteries  »  de  la  capitale,  l'avait  accablé  de  specta- 
cles :  dix-sept  actes  en  un  jour,  tant  en  prose  qu'en  vers,  en  décla- 
mation, chant,  musique,  etc.,  en  italien  et  en  français  (1).  Gustave 
échappait  par  son  incognito  à  cette  servitude,  et  il  ne  trouvait  que 
cbarme  à  nos  théâtres,  où  le  parterre  et  les  loges  l'acclamaient, 
où,  s'il  arrivait  la  toile  levée,  le  public  faisait  recommencer  les  ac- 
teurs, car  l'opinion  publique  l'avait  proclamé  le  roi-philosophe,  et 
ses  liaisons  avec  les  oppositions  diverses  l'avaient  rendu  populaire. 
Le  6  et  le  7  mars,  il  visita  l'Académie  des  sciences  et  l'Académie 
française,  où  d'Alembert  prononça  deux  fois  son  éloge.  Il  avait  par- 
ticulièrement mérité  la  reconnaissance  de  ces  deux  illustres  com- 
pagnies par  le  soin  qu'il  avait  pris,  peu  de  temps  avant  son  départ 
de  Suède,  de  faire  élever  à  ses  frais  un  monument  à  Descartes.  Il 
n'oubliait  pas  d'ailleurs  ses  spirituelles  amies,  témoin  cette  lettre 
de  M™*  Du  Deffand  à  la  duchesse  de  Ghoiseul,  qui  nous  introduit  de 
plain-pied  dans  les  salons  de  l'hôtel  de  Suède  : 

«  Vendredi  18  mars  1771.  —  Le  roi  de  Suède  me  fit  prier  hier  à  souper, 
rétais  engagée  ailleurs,  mais  je  n'hésitai  pas  à  Taccepter.  Le  souper  fut 
très  gai  ;  rien  de  si  aimable  que  le  roi  de  Suède.  Je  suis  désolée  que  vous 
ne  le  connaissiez  pas;  je  suis  sûre  que  vous  en  seriez  charmée.  M*"*  de 
Beauvau  vous  en  aura  sans  doute  beaucoup  parlé  et  fait  Téloge.  Il  me  traita 
à  merveille.  Je  rapportai  à  mon  attachement  pour  vous  et  le  grand-papa  (2) 
le  bon  accueil,  les  politesses,  les  attentions  qu'il  eut  pour  moi.  M"*  d'Ai- 
guillon la  mère  fut  charmante,...  et  je  fus  aussi  à  mon  aise  que  je  le  suis 
avec  vous.  D  n'y  avait  de  compagnie  que  le  petit  prince  (3),  BIM.  d'Eises- 
tein  (/i),  de  Scheffer  et  de  Greutz;  ce  dernier  ne  se  mit  point  à  table.  Avant 
souper,  nous  lûmes  le  discours  que  d'Alembert  avait  fait  la  veille  à  l'Aca- 
démie des  sciences,  où  le  roi  avait  été.  Je  vis  qu'il  en  portait  un  très  bon 
jugement,  et  qu'il  n'est  point  entêté  de  la  philosophie  moderne,  dont  ce 

(1)  Mémoires  secrets  pour  servir  à  Vhistoire  de  la  république  des  lettres,  tome  IV^ 
page  137;  10  novembre  1768. 

(2)  On  sait  que  M°**  Du  Deffand  désigne  ainsi  familièrement  le  duc  de  Ghoiseul. 

(3)  Le  prince  Frédéric,  frère  de  Gustave  ni. 

(4)  Le  duc  d'Hessenstein,  fils  reconnu  de  Frédéric  I«%  qui  avait  régné  en  Suède  de 
1720  à  1751.  Voyez  Ristel,  Anecdotes  et  Caractères  de  la  cour  de  Suède,  Paris  1790. 


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GUSTAVE   m   ET  LA   COUR  DE   FRANCE.  227 

discours  fait  Téloge.  Après  le  souper,  M.  de  Creutz  lut  une  lettre  de  M.  d'An- 
gevillers  où  le  roi  de  Suède  est  loué  avec  une  emphase,  une  exagération 
épouvantable,  et  qui  ne  plut  nullement  au  roi.  On  parla  du  chevalier  de 
Boufflers,  on  chanta  son  ambassade,  et  puis  M"»»  d'Aiguillon  fit  chanter  la 
chanson  des  Philosophes,,.  On  dit  des  vers  de  Voltaire  que  je  ne  connais- 
sais pas  :  je  t&cherai  de  les  avoir  et  de  vous  les  envoyer.  On  se  retira  à  mi- 
nuit; les  dames  partirent  les  premières;  le  roi  alors  s'approcha  de  moi  et 
me  dit  :  c  Je  vous  prie,  quand  vous  écrirez  à  Ghanteloup,  de  dire  à  M.  de 
€hoiseul  combien  je  lui  suis  attaché,  et  le  regret  infini  que  j'ai  de  ne  le 
point  voir.  Dites-en  autant  à  M"**  de  Ghoiseul;  j'aurais  été  charmé  de  la 
connaître.  » 

a  U"^  de  Luxembourg,  M™*  de  Lauzun  et  la  comtesse  de  BouflQers  soupe- 
ront  ce  soir  chez  lui.  Demain  il  soupera  à  Ruel  :  la  compagnie  sera 
M"^  d'Aiguillon  et  MM.  de  Richelieu  et  de  Maurepas,  et  après-demain  il 
aura  chez  lui  M"*»  de  Brionne  et  d'Egmont.  On  dit  qu'il  partira  lundi,  mais 
je  n'en  crois  rien;  plusieurs  raisons  peuvent  l'arrêter  :  il  attend  un  frère 
de  M.  de  Scheffer,  qui  lui  apporte  je  ne  sais  quoi  de  nécessaire,  et  puis  j'ai 
dans  l'idée  qu'il  attend  encore  autre  chose  :  la  nomination  d'un  ministre 
des  affaires  étrangères.  Il  croyait  ces  jours  passés  qu'il  serait  nommé  au- 
jourd'hui, et,  sur  la  parole  de  M.  de  Creutz,  j'avais  parié  un  louis  qu'il  le 
serait  dimanche  matin.  Je  ne  doute  pas  que  mon  pari  ne  soit  perdu  :  non- 
seulement  dimanche  il  ne  sera  pas  nommé,  mais  peut-être  d'un,  deux,  trois 
ou  quatre  mois.  On  ne  doute  nullement  que  ce  ne  soit  M.  d'Aiguillon;  de 
deviner  pourquoi  ces  délais,  cela  est  diflacile.  » 

On  voit  que  Gustave  III,  n'oubliant  pas  les  soins  de  sa  politique, 
trouvait  moyen  de  se  ménager  également  l'amitié  du  duc  de  Ghoi- 
seul, qui  conservait  un  grand  parti,  et  celle  du  duc  d'Aiguillon,  fu- 
tur ministre  des  affaires  étrangères.  Il  s'acquittait  en  même  temps 
de  certains  actes  que  le  gouvernement  suédois  exigeait  de  lui;  le 
15  mars,  il  dut  adresser  au  sénat  de  Stockholm  une  déclaration 
ainsi  conçue  : 

a  Appelé  en  qualité  d'héritier  à  la  succession  royale,  et  mes  vues  étant 
fort  éloignées  de  tout  pouvoir  arbitraire,  je  déclare  par  cet  acte  solennel, 
et  sur  ma  parole  de  roi,  que  je  suis  entièrement  dans  le  dessein  de  gouver- 
ner mon  royaimie  en  observant  tout  ce  que  prescrivent  les  lois  de  la  Suède 
et  particulièrement  la  constitution  de  l'année  1720,  à  laquelle  j'ai  déjà  prêté 
serment.  Je  regarderai  comme  ennemis  déclarés  de  ma  personne  et  comme 
traîtres  envers  l'état  ceux  qui,  ouvertement  ou  secrètement,  et  sous  quel- 
que prétexte  que  ce  fût,  chercheraient  à  rétablir  la  souveraineté,  » 

Voilà  ce  «  je  ne  sais  quoi  de  nécessaire  »  dont  M"®  Du  Deffand 
avait  entendu  parler  :  Gustave  n'eût  pas  été  proclamé  à  Stockholm 
sans  la  prompte  soumission  que  les  états  lui  demandaient;  mais  en 
même  temps  qu'il  jurait  de  nouveau  fidélité  à  la  constitution  de 
1720,  il  prenait  secrètement  avec  la  cour  de  Versailles  toutes  les 
mesures  qui  permettraient  de  la  renverser.  Nous  avons  vu  que  le 


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228  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

paiement  des  subsides  français  avait  été  interrompu  en  1766,  alors 
que  le  ministère,  sous  la  conduite  de  Choiseul,  avait  résolu  de  ne 
plus  nourrir  en  Suède  une  stérile  anarchie;  on  consentit  à  les  ac- 
quitter de  nouveau  pour  grouper  autour  du  nouveau  roi  toutes  les 
forces  de  la  nation  :  suivant  les  termes  de  la  dernière  convention, 
conclue  en  1764,  et  que  Ton  reprit  alors,  une  somme  de  10  millions 
1/2  restait  à  payer;  U  fut  convenu  qu'elle  serait  remise  au  gouver- 
nement suédois  par  appoints  de  1  million  et  1/2  par  an  à  partir  du 
1®*^  janvier  1772;  une  somme  de  750,000  livres  fut  comptée  immé- 
diatement et  par  avance  au  jeune  roi;  on  destina  en  outre  une  somme 
de  3  millions  pour  disposer  les  esprits  en  faveur  de  Gustave  III  dans  la 
diète  qui  allait  s'ouvrir.  Enfin,  pour  donner  Uu  protégé  de  la  France 
une  marque  publique  d'intérêt,  mais  en  même  temps  pour  diriger 
sa  conduite,  pour  former  et  guider  le  parti  royaliste,  pour  surveil- 
ler l'emploi  des  subsides,  on  remplaça  M.  d'Ûsson  à  la  légation  de 
Stockholm  par  M.  de  Vergennes,  un  des  grands  noms  de  notre  di- 
plomatie. Les  vues  de  Choiseul  sur  les  affaires  de  Suède  et  sur  les 
conditions  de  l'équilibre  politique  dans  le  nord  de  l'Europe  s'étaient 
transmises  à  ses  successeurs,  et  le  cabinet  de  Versailles  était  décidé 
à  renouveler  le  plus  promptement  possible  la  force  intérieure  de  la 
Suède  par  une  révolution  qui  paraissait  nécessaire.  Gustave  III 
quitta  Paris  le  18  mars  1771;  avant  de  passer  la  frontière,  il  écri- 
vit à  Louis  XV  (1)  : 

ff  26  mars.  —  Monsieur  mon  frère  et  cousin,  je  ne  quitterai  pas  les  états 
de  votre  majesté  sans  lui  témoigner  encore  une  fois  ma  vive  reconnaissance 
pour  toutes  les  marques  qu'elle  m'a  données  d'une  amitié  dont  aucun  sou- 
verain ne  connaît  le  prix  mieux  que  moi.  Si  Dieu  me  permet  de  rentrer 
sans  aucun  fâcheux  accident  parmi  les  miens,  je  m'emploierai  sans  relâche 
à  affermir  des  liaisons  que  mes  sentimens  personnels  vont  rendre  désormais 
indissolubles.  Je  me  plairai  surtout  à  cultiver  la  correspondance  directe 
que  votre  majesté  m'a  permis  d'entretenir  avec  elle,  et  qui  me  fournira 
plus  xi'une  occasion  de  lui  rappeler  le  tendre  attachement  avec  lequel  je 
serai  toujours,  monsieur  mon  frère  et  cousin,  de  votre  majesté,  le  bon 
frère  et  cousin,  Gustave.  » 

Gustave  III  avait  réussi,  malgré  la  courte  durée  de  ce  voyage, 
dans  le  double  dessein  qui  lui  tenait  au  cœur  :  il  avait  utilement 
resserré  les  liens  diplomatiques  qui  unissaient  depuis  si  longtemps 
son  pays  et  le  nôtre,  et  il  avait  mérité  la  chaleureuse  adoption  de 
cette  société  française  dont  il  était  plus  que  jamais  épris. 

A.  Geffroy. 

(1)  Archives  des  affaires  étrangères,  d  Paris,  Correspondance  de  Suède,  i77i.  Cette 
lettre  ne  se  trouve  pas  dans  la  Collection  des  écrits  de  Gustave  IIl,  en  cinq  volumes 
in-8S  Stockholm  1803-1805. 


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J^  CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


29  février  1864. 

Parmi  les  belles  pages  qui  ouvrent  le  nouveau  volume  que  M.  Guizot 
vient  d*ajouter  aux  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  mon  temps,  il  est 
des  considérations  élevées  qui  s'adressent  en  ce  moment  avec  une  merveil- 
leuse opportunité  au  monde  politique  européen,  a  L'esprit  de  conquête, 
dit  M.  Guizot,  l'esprit  de  propagande,  l'esprit  de  système,  tels  ont  été  jus- 
qu'ici les  mobiles  et  les  maîtres  de  la  politique  extérieure  des  états... 
Qu'on  jette  de  haut  un  coup  d'oeil  sur  l'histoire  des  rapports  internatio- 
naux européens,  on  verra  l'esprit  de  conquête,  ou  l'esprit  de  propagande 
armée,  ou  quelque  dessein  systématique  sur  l'organisation  territoriale  de 
l'Europe,  inspirer  et  déterminer  la  politique  extérieure  des  gouvernemens. 
Et,  soit' que  l'un  ou  l'autre  de  ces  esprits  ait  dominé,  les  gouvernemens  ont 
disposé  arbitrairement  du  sort  des  peuples  ;  la  guerre  a  été  leur  indispen- 
sable moyen  d'action...  Que  ce  cours  des  choses  ait  été  le  résultat  des  pas- 
sions des  hommes,  et  que,  malgré  ces  passions  et  les  maux  qu'elles  ont  in- 
fligés aux  peuples,  la  civilisation  européenne  n'ait  pas  lafbsé  de  grandir  et 
de  prospérer,  et  puisse  grandir  et  prospérer  encore,  je  le  sais  ;  c'est  l'hon- 
neur du  monde  chrétien  que  le  mal  n'y  étouffe  pas  le  bien...  Mais  je  tiens 
en  même  temps  pour  certain  que  ces  divers  mobiles  ne  sont  plus  en  har- 
monie avec  l'état  actuel  des  mœurs,  des  idées,  des  intérêts,  des  instincts 
sociaux...  L'étendue  et  l'activité  de  l'industrie  et  du  commerce,  le  besoin 
du  bien-être  général,  l'habitude  des  relations  fréquentes,  faciles,  promptes 
et  régulières  entre  les  peuples,  le  goût  invincible  de  l'association  libre,  de 
Texamen,  de  la  discussion,  de  la  publicité,  ces  faits  caractéristiques  de  la 
grande  société  moderne,  exercent  déjà  et  exerceront  de  plus  en  plus  contre 
les  fantaisies  guerrières  ou  diplomatiques  de  la  politique  extérieure  une  in- 
fluence prépondérante.  »  On  se  réconforte  avec  plaisir,  aux  accens  de  ce 
haut  et  confiant  langage,  dans  la  situation  incertaine  où  nous  nous  trou- 
vons. 


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230  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

Cette  situation  est  en  effet  aussi  bizarre  que  pénible.  Les  instincts  et  les 
intérêts  pacifiques  des  sociétés  modernes  y  sont  aux  prises  avec  de  sourdes 
et  incessantes  appréhensions  de  guerre,  et  ce  qui  est  étrange,  c'est  que  le 
motif  de  cette  anxiété  générale  est  un  phénomène  tout  particulier  à  notre 
époque  que  M.  Guizot  a  omis  parmi  les  causes  qu'il  assigne  aux  entraîne- 
mens  ou  aux  calculs  d'une  politique  belliqueuse.  Il  n'est  pas  question  main- 
tenant de  l'esprit  de  conquête;  l'esprit  de  propagande  ne  lance  point  ses 
ardentes  provocations  :  ce  qui  fait  le  plus  notoirement  défaut  dans  les  évo- 
lutions de  la  politique  européenne,  c'est,  à  en  juger  par  toutes  les  appa- 
rences, l'esprit  de  système.  Un  fonds  général  d'irrésolution  où  l'on  demeure 
à  la  merci  de  boutades  isolées  ou  d'incidens  imprévus,  voilà  l'état  poli- 
tique où  nous  sommes  et  dont  les  nations  européennes  souffirent  très  po- 
sitivement. On  a  bien  la  paix,  mais  on  n'a  pas  l'assurance  de  la  conserver. 
On  assiste  à  des  combinaisons  diplomatiques  qui  mettent  la  paix  en  péril; 
mais  on  ferait  trop  d'honneur  à  ces  combinaisons,  si  on  les  attribuait  à 
des  vues  systématiques,  car  ce  que  redoutent  le  plus  ceux  qui  les  tentent, 
c'est  de  suivre  la  logique  de  leurs  paroles  et  de  leurs  actes,  et  de  poser 
des  conclusions  nettes.  On  ne  voit  clair  dans  rien;  l'esprit  public  n'est 
nulle  part  porté  et  afiérmi  par  l'aveu  d'une  politique  décidée.  On  a  ri  sou- 
vent du  vague,  de  la  confusion  et  de  l'enchevêtrement  de  la  politique  inté- 
rieure de  la  confédération  germanique  :  nous  ne  savons  si  cela  provient 
de  ce  que  la  question  dominante  du  jour  esrt  une  question  allemande;  mais 
le  fait  est  que  pour  le  moment  l'Europe  entière,  plongée  dans  une  confu- 
sion dont  elle  ne  peut  plus  se  débrouiller,  semble  être  devenue  une  im- 
mense Allemagne. 
.     Le  malheureux  conflit  de  l'Allemagne  et  du  Danemark  restera  comme  la 
révélation  humiliante  de  la  triste  situation  que  nous  essayons  de  décrire.  Il 
est  déplorable  qu'un  procès  comme  celui  qui  se  débat  entre  l'Allemagne  et 
f  le  Danemark  n'ait  pu,  dans  l'Europe  moderne,  se  vider  pacifiquement  par  la 
«  seule  action  des  forces  morales.  U  est  déplorable  qu'on  n'ait  su  ni  prévoir 
f  ni  prévenir  l'extrémité  odieuse  d'une  lutte  si  dispropoilionnée.  Il  est  hon- 
'^  teux  que  sous  le  regard  de  grandes  nations  éclairées,  libérales,  puissantes, 
;  un  tel  débat  ait  fait  verser  du  sang.  Ce  sang,  si  gratuitement,  si  étourdi- 
ment,  si  cruellement  répandu,  crie  vengeance.  Ce  sang  laissera  une  tache 
sur  la  politique  contemporaine.  Or,  si  l'on  y  réfléchit,  ce  malheur  est  la 
faute  de  l'irrésolution  universelle;  c'est  la  conséquence  d'un  état  de  choses 
où  les  intérêts  se  divisent  sans  avoir  l'excuse  des  ambitions  énergiques,  où 
des  scissions  d'opinions  s'accomplissent  pour  des  motifs  futiles  entre  les 
peuples  qui  semblaient  appelés  à  diriger  la  civilisation  moderne,  où  l'esprit 
public  manque  de  lumière  et  de  chaleur,  où  les  malfaisans  caprices  des 
gouvememens  semblent  échapper  de  plus  en  plus  au  contrôle  affaibli  de  la 
conscience  européenne. 
Ceux  qui  ont  commis  contre  le  Danemark  l'agression  qui  inquiète  l'Eu- 


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REYDE.   —  CHRONIQUE.  231 

rope  ne  peuvent  pas  même  essayer  de  se  justifier  par  IMllusion  d^une  poli- 
tique à  système.  Que  veulent  en  effet  la  Prusse  et  rAutriche?  Interrogées 
par  les  diplomaties  de  France  et  d'Angleterre  sur  la  portée  de  leur  al- 
liancef  elles  protestent  que  cette  alliance  n'est  qu'un  fait  accidentel  et 
limité.  Elles  nient  que  leur  union  ait  un  objet  qui  dépasse  leur  querelle 
avec  le  Danemark.  Leurs  représentans  affirment  qu'elles  ne  sont  liées  que 
par  une  convention  militaire;  ils  se  plaignent  d'ailleurs  que  cette  conven« 
tion  ait  été  rédigée  précipitamment,  qu'on  ne  l'ait  point  combinée  avec 
attention,  qu'on  ait  négligé  d'y  insérer  des  clauses  exigées  par  la  plus  or- 
dinaire prudence.  Nous  n'avons  pas  de  peine  à  croire  à  ces  explications 
rassurantes  des  diplomates  autrichiens  et  prussiens,  nous  ne  pensons  pas 
qu'aucun  projet  menaçant  contre  la  France  ou  l'Angleterre  ait  pu  se  mêler 
à  leurs  arrangemens;  mais  ont-ils  au  moins  des  vues  plus  nettes  dans  leur 
politique  envers  le  Danemark?  Nous  en  doutons.  Les  ministres  de  Prusse 
et  d'Autriche  sont  fort  embarrassés  quand  on  les  presse  sur  ce  point.  Ils 
n'ont  rien  de  précis  à  demander  au  Danemark  ;  ils  accordent  l'intégrité  de 
la  monarchie  danoise,  ils  reconnaissent  la  succession  établie  par  le  traité 
de  1852,  ils  ne  vont  même  pas  jusqu'à  demander  pour  le  Slesvig  et  le  Hol- 
stein  la  substitution  du  lien  personnel  au  lien  réel;  ils  n'ont  pas  l'air  de 
vouloir  sortir  des  vagues  engagemens  de  1852  tels  qu'ils  sont  exposés  dans 
la  dépêche  du  prince  Schwarzenberg  dont  nous  avons  signalé  précédem- 
ment les  points  principaux.  A  quoi  bon  alors  cette  guerre  sanguinaire? 
Quelle  figure  feront  l'Autriche  et  la  Prusse  lorsqu'il  faudra  enfin  s'asseoir 
pour  négocier  autour  de  la  table  dont  lord  Palmerston  parlait  l'autre  jour? 
Après  avoir  dépensé  leurs  trésors  et  fait  tuer  leurs  soldats,  elles  seront 
réduites  à  reconnaître  les  droits  du  Danemark,  elles  seront  serrées  dans  le 
cercle  des  engagemens  diplomatiques  qu'elles  ont  contractés  en  commun 
avec  la  France  et  l'Angleterre.  Cette  perspective,  vers  laquelle  les  cabinets 
de  Prusse  et  d'Autriche  marchent  les  yeux  ouverts,  n'est-elle  pas  dès  à 
présent  la  condamnation  de  leur  entreprise,  et  ne  leur  présage- t-elle  pas, 
en  fin  de  compte,  une  humiliante  confusion?  n  faudra  peut-être  alors  cher- 
cher ailleurs  le  mot  de  la  conduite  des  deux  puissances  allemandes.  On  dé- 
couvrira peut-être  qu'en  ayant  l'air  de  combattre  le  Danemark,  au  fond 
c'était  à  leurs  propres  confédérés,  aux  états  moyens  et  petits  de  l'Allemagne, 
qu'elles  faisaient  réellement  la  guerre.  Cest  à  ces  états  qu'elles  voulaient 
donner  une  leçon  :  elles  entendaient  réprimer  les  velléités  d'initiative  et 
d'indépendance  des  cours  secondaires;  elles  voulaient  leur  apprendre  une 
bonne  fois  que  les  petits  cabinets  allemands  n'ont  pas  voix  dans  les  grandes 
transactions  européennes.  Tel  sera  en  effbt,  suivant  toute  vraisemblance^ 
et  si  quelque  diversion  imprévue  ne  se  vient  mettre  à  la  traverse,  l'ensei- 
gnement que  la  question  dano-allemande  aura  donné  encore  une  fois  aux 
états  secondaires;  mais  valait-il  bien  la  peine  de  jouer  si  gros  jeu  pour  ar- 
river à  un  pareil  résultat,  et  ce  résultat  ne  jettera-t-il  pas  au  sein  de  la 
confédération  germanique  de  nouveaux  fermons  de  discorde  et  de  désordre  î 


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232  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Les  choses  tournant  ainsi,  la  question  dano  -  allemande ,  que  les  cours  se- 
condaires avaient  saisie  avec  une  hâte  étourdie,  comme  une  occasion  uni- 
que de  conquérir  la  popularité  à  l'intérieur  et  Timportance  au  dehors, 
n'aura  été  pour  elles  au  contraire  qu'une  source  de  déceptions  et  une  cause 
d'abaissement.  C'est  en  vain  que  M.  de  Beust  et  M.  de  Pfordten  auront  joué 
au  rôle  de  ministres  de  grandes  puissances,  c'est  en  vain  qu'ils  auront  fait 
mine,  par  la  conférence  de  Wurtzbourg,  de  former  une  troisième  puis- 
sance au  sein  de  la  confédération;  il  faudra  bien  reconnaître  à  la  fin  l'ina- 
nité de  ces  efforts  et  de  ces  prétentions.  Le  ministre  saxon  a  déjà  eu,  dans 
les  façons  brutales  que  le  gouvernement  prussien  a  prises  envers  lui,  un 
avant-goût  des  déboires  qui  lui  sont  réservés.  On  peut  répéter  pour  le  parti 
libéral  allemand  les  prédictions  que  l'on  adresse  aux  cours  secondaires. 
L'affaire  danoise,  à  l'aide  de  laquelle  il  avait  espéré  réveiller  et  diriger  le 
mouvement  patriotique  et  réformateur,  ne  lui  apportera  que  des  désappoin- 
temens.  Le  pressentiment  de  ces  conséquences  a  déjà  frappé  de  décourage- 
ment le  parti  libéral.  En  somme,  il  ne  semble  pas  que  la  politique  adoptée 
contre  le  Danemark  doive  porter  bonheur  à  personne  en  Allemagne.  Les 
fautes  commises  dans  cette  question  ne  sont  pas  faites  pour  donner  au 
monde  une  haute  idée  de  la  capacité  politique  des  hommes  d'état  alle- 
mands. La  politique  des  cabinets  allemands  a  été  marquée  par  une  vio- 
lence et  une  imprévoyance  également  enfantines  :  on  n'y  reconnaît  point 
les  vues  et  la  conduite  d'hommes  trempés  par  le  sentiment  moral  de  la 
responsabilité.  La  liberté  n'a  point  encore  assez  mûri  les  politiques  de  la 
confédération.  Le  spectacle  qu'ils  nous  donnent  depuis  trois  mois  est  la 
confirmation  éclatante  du  profond  jugement  que  M.  Guizot,  dans  son  dernier 
volume,  porte  sur  les  hommes  d'état  comparés  des  pays  libres  et  des  gou- 
vememens  absolus.  Nous  détachons  quelques  traits  de  cette  belle  page  : 
ff  La  différence  est  grande  entre  les  hommes  politiques  qui  se  sont  formés 
dans  un  régime  de  liberté,  au  milieu  de  ses  exigences  et  de  ses  combats,  et 
ceux  qui  ont  vécu,  loin  de  toute  arène  publique  et  lumineuse,  dans  l'exer- 
cice d'un  pouvoir  exempt  de  contrôle  et  de  responsabilité.  Pour  suffire  à 
leur  tâche,  ils  ont  besoin  les  uns  et  les  autres  d'une  réelle  supériorité;  la 
vie  politique  est  difficile,  même  dans  les  cours,  et  le  pouvoir  silencieux 
n'est  pas  dispensé  d'être  habile.  Mais  le  gouvernement  libre  forme  des 
mœurs  viriles  et  des  esprits  difficiles  pour  eux-mêmes  comme  pour  les  au- 
tres; il  lui  faut  absolument  des  hommes.  Le  pouvoir  absolu  admet  et  suscite 
bien  plus  de  légèreté,  de  caprice,  d'inconséquence,  de  faiblesse,  et  les  plus 
éminens  y  conservent  de  grands  restes  des  dispositions  des  enfans.  »  Cest 
à  propos  de  M.  de  Metternich  lui-même  que  M.  Guizot  ne  craint  pas  d'é- 
crire ces  lignes  sévères  :  que  n'aurait-on  pas  le  droit  de  dire  des  étroites 
vues,  des  dissimulations,  des  boutades  brutales,  des  forfanteries  puériles, 
par  lesquelles  se  distinguent  sous  nos  yeux  les  hommes  qui  dirigent  au- 
jourd'hui la  politique  de  l'Allemagne  ! 
Quand  on  songe  aux  avortemens  qui  attendent  la  politique  désordonnée 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  233 

des  grandes  puissances  et  des  petites  cours  allemandes,  on  a  moins  de  re- 
gret à  voir  échouer  pour  le  moment  l'idée  d'une  conférence  mise  récem- 
ment en  avant  par  le  cabinet  anglais.  L'opinion  a  commis  au  premier  abord 
une  méprise  au  sujet  de  cette  conférence,  on  a  cru  qu'elle  avait  été  de- 
mandée à  tous  les  signataires  du  traité  de  1852.  Il  n'en  était  rien .  Le  mi- 
nistère anglais  devait  adresser  sa  proposition  aux  belligérans  avant  d'en 
faire  part  ofiBciellement  aux  puissances  neutres.  La  Prusse  et  l'Autriche, 
consultées  les  premières,  ont  accepté  la  conférence,  mais  sans  suspension 
des  hostilités.  Le  Danemark  a  refusé  une  conférence  qui  ne  serait  point 
accompagnée  d'un  armistice  et  de  l'évacuation  des  duchés.  On  avait  eu 
l'idée  d'appeler  la  diète  germanique  à  se  faire  représenter  en  cette  occa- 
sion dans  le  conseil  des  puissances.  Que  cette  idée  ait  pu  être  agréable  à 
la  Prusse  et  à  l'Autriche,  il  est  permis  d'en  douter.  La  diète  ayant  jusqu'à 
présent  manifesté  la  résolution  la  plus  contraire  aux  arrangemens  de  1852, 
on  peut  dire  que  l'invitation  de  siéger  dans  une  conférence  où  elle  serait 
seule  de  son  avis  ne  serait  envers  elle  qu'une  simple  formule  de  politesse; 
cet  acte  de  courtoisie  semblerait  cependant  devoir  être  bien  accueilli  par 
les  petites  cours  allemandes,  qui  obtiendraient  ainsi  l'admission  d'un  prin- 
cipe qu'elles  ont  depuis  si  longtemps  à  cœur,  celui  de  la  représentation  di- 
recte de  la  portion  de  l'Allemagne  qui  n'est  ni  autrichienne  ni  prussienne 
dans  les  délibérations  européennes.  Ce  qui  est  certain  pourtant,  c'est  que 
la  réponse  de  la  diète  à  une  telle  proposition  entraînerait  de  mortels  dé- 
lais, et  enlèverait  à  la  conférence  l'efficacité  pacificatrice  immédiate  que  le 
public  en  avait  espérée.  La  proposition  ne  devait  être  officiellement  soumise 
à  la  France  que  lorsqu'elle  aurait  été  acceptée  par  les  belligérans.  Le  refus 
du  Danemark  a  empêché  que  cette  communication  nous  fût  faite.  La  France, 
nious  n'en  doutons  point,  aurait  répondu  favorablement.  Pour  l'hypothèse 
où  la  conférence  aurait  lieu,  nous  croyons  que  la  France,  l'Angleterre  et 
l'Autriche,  après  avoir  mutuellement  sondé  leurs  dispositions,  avaient 
l'intention  de  demander  en  commun,  dès  la  première  séance,  la  suspen- 
sion des  hostilités.  Aux  ouvertures  qui  lui  ont  été  faites  sur  la  question  de 
l'armistice,  la  Prusse  a  jusqu'à  présent  fait  la  sourde  oreille.  Voici  donc 
en  résumé,  à  propos  de  la  conférence,  l'état  de  la  question  :  la  Prusse  et 
l'Autriche  acceptent  le  projet  sans  armistice;  le  Danemark  le  décline  tem- 
porairement; l'accession  de  la  diète  entraînerait  d'inévitables  délais.  En 
dépit  de  la  conférence  proposée,  la  guerre  est  destinée  à  continuer.  La 
conférence  ne  plane  sur  la  situation  qu'à  l'état  d'idée  en  l'air. 

Au  milieu  de  ces  débiles  efibrts  diplomatiques,  il  faut  rendre  justice  à  la 
ferme  attitude  du  peuple  danois.  Tant  que  la  conférence  flotte  sous  la  forme 
d'un  projet,  qu'elle  n'a  pas  recueilli  les  adhésions  qui  pourront  la  rendre 
efficace,  qu'elle  n'est  pas  en  mesure  de  se  mettre  à  l'œuvre  et  d'inaugurer  son 
travail  par  une  déclaration  d'armistice,  le  sentiment  de  dignité  le  plus  élé- 
mentaire interdit  au  Danemark  de  faire  des  concessions  en  vue  de  résul- 


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23i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tats  illusoires;  venant  de  sa  part,  de  telles  concessions  annonceraient  des 
craintes,  une  défaillance,  une  lassitude,  qui  sont  loin  de  son  cœur.  La  na- 
tion danoise  a  pris  son  parti  de  la  crise  actuelle;  il  faut  qu'elle  en  sorte 
affranchie  des  tracasseries  qui  la  troublent  depuis  douze  années,  ou  qu'elle 
succombe.  Si  Tissue  de  la  lutte  devait  détacher  le  Holstein  de  la  monar- 
chie, le  Danemark  ressentirait  profondément  sans  doute  Taffaiblissement 
que  lui  infligerait  cette  perte;  mais  il  s'y  résignerait  en  se  voyant  délivré 
de  la  fatigue  des  chicanes  allemandes,  et  il  regarderait  l'avenir  avec  con- 
fiance en  songeant  qu'au  prix  de  ce  sacrifice  il  aurait  conquis  son  indépen- 
dance et  la  liberté  de  ses  développemens  intérieurs.  Si  un  malheur  plus 
grand  attendait  le  Danemark,  s'il  devait  être  aussi  dépouillé  du  Slesvig,  il 
considérerait  sa  ruine  comme  infaillible,  ce  serait  la  fin  de  la  monarchie 
danoise.  Il  préférerait  encore  cette  révolution  à  l'expédient  bâtard  de  l'u- 
nion personnelle  du  Slesvig  substituée  à  l'union  réelle.  Les  patriotes  da- 
nois professent  sur  cette  combinaison  l'opinion  qu'en  devraient  avoir  tous 
les  hommes  d'état  occidentaux.  L'union  personnelle  ne  terminerait  rlop; 
elle  livrerait  indéfiniment  le  Danemark  aux  désordres  intérieurs  qui  l'ont 
si  longtemps  troublé,  et  qui  retentissent  aujourd'hui  sur  la  politique  eu- 
ropéenne. L'ennemi  serait  introduit  au  cœur  de  la  place.  La  monarchie  da- 
noise serait  livrée  à  la  politique  allemande.  Les  Danois  veulent  donc  que 
la  lutte  soit  décisive.  Ils  refusent  les  armistices  dilatoires,  ils  repoussent 
}  l'amusement  des  négociations  temporisatrices.  Vivre  maîtres  d'eux-mêmes 
,    ou  périr  avec  éclat,  c'est  la  seule  alternative  qu'ils  admettent. 

Mais  les  Danois,  et  ils  le  savent  bien,  ne  sont  point  seuls  intéressés  dans 
ce  dilemme.  La  conservation  du  Danemark  importe  à  l'Angleterre  et  à  la 
France.  Après  les  démonstrations  si  extraordinairement  actives  et  si  prodi- 
gieusement impuissantes  que  le  cabinet  anglais  vient  de  faire  pour  le  lÀ- 
nemark,  l'intérôt  anglais  engagé  dans  la  question  ne  saurait  être  nié.  Mal- 
gré la  réserve  expectante  que  la  France  a  observée  devant  cette  crise,  nous 
croyons  également  que  l'intérêt  français  est  incontestable.  Le  Danemark  a 
été  l'un  de  nos  plus  constans  alliés  parmi  ces  états  secondaires  qui  ont  si 
longtemps  formé  la  clientèle  de  la  France.  S'il  venait  à  disparaître,  ce  ne 
serait  point  une  consolation  digne  de  nous  que  de  venir  dire  qu'après  tout 
nous  ne  nous  sommes  point  compromis  pour  lui,  et  que,  plus  prudens  que 
les  Anglais,  nous  avons  du  moins  épargné  à  notre  amour-propre  dans 
cette  occurrence  la  blessure  d'un  échec  diplomatique.  A  un  certain  point 
de  vue,  nous  sommes  en  effet  en  train  de  prendre  notre  revanche  des  pro- 
cédés de  mauvais  camarade  que  l'Angleterre  a  eus  envers  nous  l'année  der- 
nière dans  la  question  polonaise.  Nous  aussi,  nous  avons  échoué  l'année 
dernière  dans  les  efforts  que  nous  avons  tentés  en  faveur  d^une  nation  as- 
servie et  opprimée  au  mépris  de  la  justice  et  des  traités.  L'Angleterre  avait 
frappé  d'avancé  notre  politique  de  stérilité  en  annonçant  qu'elle  ne  nous 
donnerait  qu'un  concours  moral,  qu'en  aucun  cas  elle  ne  soutiendrait  par 


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BETUE.   —   CHRONIQUE.  Î85 

la  guerre  ses  réclamations  et  les  nôtres.  Nous  aussi,  Tannée  dernière,  nous 
avons  commis  une  faute  en  faisant  une  grande  démonstration  contre  la 
Russie  sans  nous  être  antérieurement  assurés  de  Tassistance  active  de 
TAngleterre.  Nous  avons  eu  le  tort  de  croire  que  Talliance  anglaise  nous 
viendrait  avec  le  temps,  gr&ce  au  développement  des  faits  et  à  la  faveur 
des  incidens.  Quand  arriva  le  moment  de  conclure,  les  incidens  nous  avaient 
fait  défaut,  et,  après  avoir  commis  la  généreuse  imprudence  de  prendre 
Tinitiative  diplomatique  des  négociations  polonaises,  nous  fûmes  obligés 
d'accepter  à  notre  compte  un  grand  échec  et  de  couvrir  notre  retraite  par 
la  soudaine  proposition  du  congrès  universel. 

La  chance  a  complètement  tourné  aujourd'hui.  Les  Anglais  se  sont  mis, 
à  propos  du  Danemark,  dans  un  embarras  semblable  à  celui  où  nous  nous 
trouvions,  il  y  a  quatre  mois,  à  propos  de  la  Pologne.  Il  était  manifeste 
pour  TEurope  entière  qu'entre  eux  et  nous  une  alliance  active  immédiate 
était  impossible.  Cette  conviction  générale  a  fait  beau  jeu  aux  petites  cours 
allemandes,  à  la  Prusse  et  à  TAutriche.  Quand  les  deux  puissances  occiden- 
tales sont  séparées,  lorsqu'elles  sont  coupées,  le  reste  de  l'Europe  peut 
passer  au  travers,  et  l'on  se  permet  bien  des  fantaisies.  C'est  donc  en  vain 
que  lord  Russell  a  pris  en  main  la  cause  du  Danemark;  c'est  en  vain  qu'il 
a  accumulé  les  démarches,  les  représentations,  les  propositions.  A  Franc- 
fort, à  Berlin,  à  Vienne,  même  à  Dresde,  on  s'est  ri  de  lui.  L'Allemagne, 
bien  sûre  que  la  France  ne  remuerait  pas,  s'est  sentie  émancipée,  s'est  jetée 
dans  l'action  avec  une  rare  gaillardise,  et  a  montré  à  l'Angleterre  le  cas  que 
l'on  fait  dans  le  monde  de  l'autorité  morale  des  conseils  lorsqu'ils  ne  doi- 
vent pas  être  soutenus  par  un  supplément  de  force  matérielle.  La  diplo- 
matie anglaise  a  été  couverte  de  confusion  :  elle  est  poursuivie  par  les 
sarcasmes  des  cours  secondaires  d'Allemagne;  elle  est  narguée  par  M.  de 
Bismark.  C'est  une  déroute.  Voici  que  les  Grecs  et  les  Turcs  s'en  mêlent 
à  leur  tour  et  se  demandent  à  quoi  sert  l'amitié  d'une  puissance  qui  n'est 
bonne  qu'à  compromettre  ses  alliés  et  non  à  les  défendre.  Par  contre, 
c'est  de  l'attitude  de  la  France  que  l'on  commence  à  s'inquiéter.  De  Vienne 
à  Berlin,  dans  les  petites  cours  de  la  confédération,  quand  il  s'agit  de 
prendre  un  parti,  on  s'interroge  sur  nos  intentions.  «  Que  fera  la  France?» 
c'est  la  question  qui  est  sur  toutes  les  lèvres.  Notre  position  extérieure, 
un  peu  dérangée  par  la  conclusion  de  la  négociation  polonaise,  est  donc 
bien  rétablie.  Nous  avons  eu  notre  revanche,  nous  avons  rendu  la  pareille 
à  l'Angleterre,  nous  sommes  quittes  envers  elle;  mais  ne  nous  paierions- 
nous  point  d'une  puérile  et  vaine  satisfaction,  si  nous  demeurions  trop  long- 
temps à  nous  amuser  des  déboires  de  la  diplomatie  anglaise?  En  vérité,  les 
Anglais  ont  remporté  une  bien  utile  victoire  sur  nous,  lorsqu'ils  ont  dit  : 
Tant  pis  pour  la  France,  s'il  n'y  a  plus  de  Pologne!  Et  nous  nous  glorifie- 
rions d'un  beau  triomphe,  en  disant  à  notre  tour  :  Tant  pis  pour  l'An-- 
gleterre,  s'il  n'y  a  plus  de  Danemark!  Une  politique  de  petites  niches  peut- 


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236  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

elle  convenir  à rintelligence,  aux  intérêts,  à  Thonneurdes  deux  pius  grands 
états,  des  deux  plus  grands  peuples  du  monde? 

L'enseignement  qui  sort  donc  avec  une  lumineuse  évidence  de  la  confu- 
sion politique  dont  nous  sommes  témoins,  c'est  que  le  maintien  de  la  paix 
3t  de  Tordre  en  Europe,  c'est  que  la  conservation  du  prestige  et  de  l'in- 
fluence des  deux  nations  occidentales  sont  au  prix  de  la  bonne  entente  de 
la  France  et  de  l'Angleterre.  Ni  la  France  ni  l'Angleterre  ne  peuvent  s'en- 
gager avec  succès  en  Europe  dans  des  entreprises  politiques  importantes, 
si  d'avance  elles  ne  sont  sûres  de  leurs  bons  sentimens  mutuels,  et  si  l'in- 
fluence de  leur  accord  ne  domine  pas  et  ne  contient  point  les  autres  puis- 
sances. Cet  enseignement,  nous  l'espérons,  ne  sera  perdu  ni  pour  les  Anglais 
ni  pour  nous.  Nous  croyons  que  l'œuvre  du  rapprochement  des  deux  poli- 
tiques fait  des  progrès  réels.  Les  faits  déplorables  qui  se  sont  passés  entre 
l'Allemagne  et  le  Danemark  auraient  été  prévenus  assurément,  si  la  mort 
du  roi  Frédéric  VII  eût  trouvé  la  France  et  l'Angleterre  décidées  à  marcher 
d'accord;  mais  les  pires  conséquences  que  l'on  peut  redouter  du  conflit 
dano-allemand  ne  seront  conjurées  que  par  l'alliance  intime  et  active  des 
deux  pays. 

Un  des  traits  les  moins  curieux  de  ce  temps-ci  ne  sera  pas  le  silence  qui 
a  été  gardé  au  sein  de  notre  corps  législatif  pendant  la  discussion  de  l'a- 
dresse sur  la  question  dano-allemande.  C'était  l'afiuire  critique  du  présent, 
c'était  la  difficulté  de  laquelle,  suivant  la  juste  indication  de  M.  Thiers,  la 
guerre,  échappant  au  libre  arbitre  de  la  France,  pouvait  sortir  à  l'impro- 
viste,  —  et  cependant,  sur  cette  question  actuelle  et  brûlante,  qui  émeut  de- 
puis un  mois  les  Intérêts  industriels  et  financiers  de  l'Europe,  on  s'est  com- 
plètement tu.  Il  eût  été  pourtant  très  utile  que  des  voix  autorisées  fussent 
venues  éclairer  l'opinion,  fort  peu  édifiée  sur  cet  obscur  litige.  Il  eût  été 
utile  que  l'on  eût  appris  au  public  dans  quelle  mesure  et  jusqu'à  quel  de- 
gré les  intérêts,  les  traditions,  l'honneur  de  la  France,  étaient  engagés 
dans  la  question.  Il  eût  été  utile  que  l'on  eût  jeté  un  aperçu  sur  la  façon 
dont  la  question  danoise  se  mêlait  à  la  politique  générale  de  l'Europe  et  au 
système  de  nos  alliances.  L'esprit  public  eût  été  tiré  d'incertitude  par  une 
discussion  semblable,  et  peut-être  la  politique  du  gouvernement  en  eût 
été  afibrmie.  Mais,  et  c'est  un  inconvénient  que  nous  avons  plus  d'une  fois 
signalé,  nos  discussions  de  l'adresse  sont  des  débats  rétrospectifs;  il  serait 
à  désirer  que  la  chambre  pût  être  associée  par  une  autre  combinaison  par- 
lementaire à  la  délibération  des  afl'aires  courantes,  des  afi*aires  qui  sont  en 
train  de  se  développer  et  vis-à-vis  desquelles  le  pays  conserve  encore  sa 
liberté  d'action.  On  fait  un  autre  reproche  aux  débats  de  l'adresse,  on  se 
plaint  de  leur  durée  ;  c'est  trop  de  temps,  dit-on,  perdu  pour  les  afiîEdres. 
Le  reproche  est  fondé,  mais  il  est  telle  autre  partie  de  l'organisation  du 
travail  parlementaire,  qui  ne  présente  pas  un  moindre  défaut.  N'abuse-t-on 
point  par  exemple  du  système  des  commissions?  Voici  à  peu  près  un  mois 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  287 

que  les  séances  du  corps  législatif  sont  suspendues.  Tout  le  travail  parle- 
mentaire est  concentré  dans  le  huis  clos  des  commissions.  C'est  là  que  Ton 
étudie  le  budget,  c'est  là  qu'on  prépare  Tamendement  de  la  loi  sur  les  coa- 
litions, c'est  là  qu'on  remanie  encore  une  fois  la  loi  des  sucres.  L'impor- 
tance des  questions  ainsi  élaborées  est  incontestable;  mais  cette  longue 
étude  des  commissions  n'est-elle  pas  exagérée?  n'entraîne- t-elle  pas  d'inu- 
tiles pertes  de  temps?  n'empiète-t-elle  pas  un  peu  sur  les  discussions  pu- 
bliques, 4ul  sont  la  véritable  affaire  et  le  vrai  procédé  d'élaboration  des 
assemblées  représentatives? 

On  doit  féliciter  l'honorable  ministre  de  l'intérieur,  M.  Boudet,  de  n'avoir 
point  attendu  l'expiration  du  délai  légal  pour  convoquer  les  électeurs  de 
Paris  appelés  à  remplir  les  deux  sièges  laissés  vacans  par  les  doubles  élec- 
tions. La  perspective  des  nouvelles  élections  parisiennes  a  provoqué  de  la 
part  d'un  certain  nombre  d'ouvriers  une  manifestation  qui  est  à  cette 
heure  vivement  discutée  par  la  presse  quotidienne.  Cette  manifestation  a 
été  la  publication  d'un  programme  où  l'on  réclame  les  candidatures  ou- 
vrières. Il  y  a  dans  ce  programme  deux  choses  à  distinguer  :  on  y  voit  les 
traces  de  doctrines  économiques  et  sociales  erronées,  de  doctrines  qui  ten- 
dent à  partager  la  société  en  deux  camps  antagonistes,  le  travail  et  le  ca- 
pital ;  on  y  remarque  aussi  le  désir  d'une  portion  considérable  de  la  po- 
pulation qui  voudrait  participer,  par  quelques-uns  de  ses  membres,  à  la 
tâche  et  à  l'honneur  de  la  représentation  nationale.  Il  importe,  à  notre 
avis,  de  ne  point  perdre  de  vue  cette  distinction,  si  l'on  veut  apprécier 
avec  équité  et  sans  préjugé  la  réclamation  qui  vient  de  se  produire.  Dans 
l'examen  de  cette  question  délicate,  ce  qu'il  faut  en  effet  s'efforcer  d'éviter 
avant  tout,  c'est  d'aigrir  et  d'irriter  toute  une  catégorie  intéressante  de 
citoyens  laborieux  en  condamnant  des  prétentions  politiques  qui  pour- 
raient être  justes  sous  le  prétexte  qu'elles  se  produisent  avec  un  bagage 
d'opinions  économiques  dangereuses  et  fausses. 

Il  faut  être  franc  et  net  envers  les  rédacteurs  du  programme  des  candi- 
datures ouvrières.  S'ils  considèrent  les  ouvriers  comme  une  classe  au  sein 
de  la  nation,  ayant  des  intérêts  distincts  de  classe  opposés  à  ceux  d'autres 
catégories  de  citoyens,  ils  commettent  une  grave  erreur,  et  ils  entrent 
sans  s'en  douter  dans  une  voie  rétrograde.  La  fortune  et  l'honneur  de  la 
démocratie  française  sont  d'avoir  fait  disparaître  dans  notre  pays  les 
odieuses  et  blessantes  distinctions  de  classes;  ceux  qui  voudraient  faire 
revivre  ces  distinctions  au  nom  même  de  la  démocratie  commettraient  le 
contre-sens  le  plus  monstrueux  et  le  plus  déplorable.  En  invoquant  pour 
eux-mêmes  des  préjugés  qui  n'ont  rien  dont  leur  dignité  bien  entendue  se 
puisse  honorer,  ils  iraient  réveiller  ailleurs  des  préjugés,  heureusement 
détruits,  dont  ils  auraient  à  souffrir  les  premiers.  Ils  déferaient  de  leurs 
propres  mains  l'œuvre  de  la  révolution  française.  Ils  travailleraient  à  trou- 
bler cette  condition  fondamentale  de  notre  paix  publique  qui  repose  dans 
le  sentiment  universel  de  l'égalité.  Leur  faute  ne  serait  pas  moins  funeste, 


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238  REYUE   DES  DEUX  MONDES. 

si,  déçus  par  une  mauvaise  routine  de  langage,  ils  allaient  transporter  sur 
le  terrain  économique  et  social  un  antagonisme  que  notre  droit  politique 
n^admet  plus.  Il  est  faux  que  la  société  se  prête  à  la  division  simple  et  ar- 
bitraire que  quelques  auteurs  de  systèmes  se  sont  plu  à  établir  entre  ceux 
qui  travaillent  de  leurs  mains  et  les  détenteurs  des  capitaux.  Deux  camps 
aussi  positivement  tranchés  n'existent  point  dans  la  société  :  le  capital  et 
le  travail  sont  partout  mêlés;  le  capital  est  la  réserve  des  instrumens  de 
travail  et  des  produits  à  consommer,  dont  vit  le  travail  lui-même.  Rien  de 
variable  et  de  mobile  d'ailleurs  comme  les  classes  de  ceux  qui  détiennent, 
les  capitaux  et  de  ceux  qui  en  vivent  par  le  ti'avail.  Avec  l'épargne,  qui  est 
le  produit  réservé  du  travail,  des  capitaux  se  forment  sans  cesse  en  de  nou- 
velles mains,  tandis  qu'en  d'autres  mains,  par  l'inconduite,  la  négligence, 
l'inhabileté,  les  erreurs  commerciales,  des  accumulations  de  capitaux  se 
dispersent  et  s'évanouissent.  Ce  n'est  donc  point  sur  une  opposition  nor- 
male des  intérêts  du  capital  et  des  intérêts  du  travail  que  des  hommes 
intelligens  et  fiers  peuvent  fonder  leur  prétention  à  être  représentés  par 
des  ouvriers  dans  les  assemblées  politiques. 

Une  fois  ces  points  écartés  énergiquement,  il  nous  semble  que  la  question 
des  candidatures  ouvrières  n'a  rien  dont  on  doive  s'offusquer  outre  mesure. 
Nous  vivons  sous  le  suffrage  universel;  il  ne  nous  paraît  guère  possible  que, 
sous  le  régime  du  suffrage  universel  pratiqué  librement,  il  ne  se  produise 
point  dans  de  grandes  agglomérations  des  candidatures  ouvrières.  Le  suf- 
frage universel,  qui  est  notre  mattre,  n'admet  pas  plus  d'exclusion  pour 
les  éligibles  que  pour  les  électeurs.  Le  premier  devoir  des  électeurs  est  de 
confier  la  députation  à  ceux  qu'ils  jugent  le  plus  dignes  et  le  plus  capables 
d^en  remplir  les  fonctions,  en  se  plaçant  au  point  de  vue  des  intérêts  les  plus 
élevés  et  les  plus  généraux  du  pays.  Une  fois  faite  la  part  de  l'intérêt  poli- 
tique et  national  dans  le  choix  des  candidats,  il  est  naturel  que  les  électeurs 
consultent  aussi  des  convenances  secondaires  et  se  décident  en  vue  xl'inté- 
rêts  spéciaux  et  locaux.  Personne  ne  s'étonnera  que  certaines  circonscrip- 
tions nomment  des  députés  protectionistes,  que  d'autres  nomment  des  dépu- 
tés partisans  de  la  liberté  commerciale.  Il  peut  arriver  ainsi  que  l'influence 
d'intérêts  collectifs,  mais  d'une  nature  particulière,  se  fasse  sentir  dans  une 
élection,  soit  par  la  façon  dont  les  votes  se  grouperont,  soit  par  le  choix 
d'un  candidat  qui  se  recommandera  par  une  aptitude  spéciale.  Qu'à  la  veille 
d'une  élection  générale,  une  question  soit  agitée  qui  intéresse  une  catégorie 
influente  ou  nombreuse  de  citoyens,  supposez  que  cette  question  soit  celle 
de  l'abolition  de  la  vénalité  des  oflaces,  on  verra  tous  les  officiers  ministé- 
riels se  réunir  pour  agir  sur  le  corps  électoral,  et  plusieurs  même  briguer 
la  candidature  pour  mieux  défendre  leurs  légitimes  intérêts.  Si  la  question 
à  l'ordre  du  jour  est  ou  une  taxe  sur  un  objet  de  grande  consommation, 
ou  la  réglementation  des  heures  de  travail  dans  les  ateliers,  il  sera  fort 
naturel  que  des  ouvriers  se  concertent  pour  se  faire  représenter  par  un 
ouvrier.  Au-dessus  de  ces  circonstances  spéciales,  il  y  a  une  considération 


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REVUE.    —  CHRONIQUE.  2S9 

plus  élevée,  une  considération  d^un  ordre  moral  qui  peut  faire  souhaiter 
la  députation  à  des  ouvriers.  La  députation  est  à  la  fois  un  moyen  de  ser- 
vir le  pays  et  un  honneur  public.  Une  émulation  généreuse  peut  bien  in- 
spirer à  un  ouvrier  le  désir  de  remplir  ce  devoir  et  de  mériter  cet  honneur. 
Et  qui  oserait  dire  que  ceux  qui  travaillent  de  leurs  mains  ne  se  sentiraient 
point  moralement  élevés  en  se  voyant  ainsi  représentés  par  un  homme  de 
leur  profession,  en  ayant  sous  les  yeux  ce  saisissant  exemple  d'égalité  po- 
litique 7  La  société  n'aurait,  croyons-nous,  rien  à  perdre  au  succès  de  pa- 
reilles candidatures,  qui  ne  feraient  au  contraire  que  resserrer  les  liens  de 
la  solidarité  sociale.  Ainsi  comprises,  et  nous  croyons  que  nous  en  avons 
donné  la  seule  interprétation  légitime,  la  question  des  candidatures  ou- 
vrières ne  peut  pas  soulever  d'objections.  Les  candidatures  demandées  par 
les  ouvriers  se  réduisent,  comme  les  autres,  à  une  affaire  de  convenance 
temporaire  ou  locale;  elles  sont  soumises  aux  combinaisons  que  com- 
porte le  système  électoral;  elles  dépendent  des  chances  pratiques  de  suc- 
cès, et  doivent  enfin  se  subordonner  à  l'intérêt  politique  et  patriotique 
supérieur  du  moment.  Si  des  candidatures  ouvrières  ne  devaient  obtenir 
qu'une  impuissante  minorité,  si  elles  devaient  affaiblir  en  le  divisant  le  parti 
libéral  et  démocratique,  les  ouvriers,  en  y  persistant,  n'agiraient  point 
patriotiquement,  se  donneraient  devant  l'opinion  les  torts  d'une  classe 
égoïste  et  exclusive,  et  travailleraient  en  réalité  contre  eux-mêmes;  mais 
nous  ne  croyons  pas  nous  tromper  en  disant  que  l'intelligence  et  le  pa- 
triotisme des  ouvriers  de  Paris,  de  ces  ouvriers  d'élite  qui  sont  de  délicats 
artistes  dans  les  jours  de  paix  et  d'héroïques  soldats  quand  un  péril  natio- 
nal les  appelle,  les  mettent  à  l'abri  d'une  si  fâcheuse  méprise. 

Nous  sommes  en  retard  pour  annoncer  la  publication  du  livre  remar- 
quable de  M.  Dupont- White  :  La  liberté  politique  considérée  dans  ses  rap^ 
ports  avec  V administration.  Le  titre  de  cet  ouvrage,  dont  les  diverses  parties 
sont  connues  des  lecteurs  de  la  Revue,  dit  clairement  que  M.  Dupont- 
White  s'est  attaqué  résolument  au  problème  politique  le  plus  délicat  et  le 
plus  difficile  de  l'organisation  de  la  France.  M.  Dupont- White  est  un  des 
rares  esprits  que  préoccupent  parmi  nous  la  vertu  théorique  et  le  progrès 
pratique  des  institutions.  Partisan  de  la  centralisation  française,  il  est  en 
même  temps  un  des  amis  les  plus  décidés  et  les  plus  éclairés  de  la  liberté. 
Il  a  en  outre  cet  avantage  sur  ceux  qui  n'opposent  trop  souvent  que  des 
déclamations  à  notre  système  centralisateur,  qu'il  connaît  à  fond  le  méca- 
nisme des  pays  organisés  d'après  le  régime  municipal,  et  surtout  les  in- 
stitutions anglaises.  Quant  à  nous,  nous  sommes  de  ceux  qui  croient  qu'en 
matière  de  centralisation  ou  de  décentralisation  la  franche  liberté  rectifie 
les  abus  et  donne  l'essentiel.  Les  gouvernemens  libres  qui  vivent  par  la  pa- 
role et  par  l'opinion  possèdent  la  meilleure  des  centralisations,  la  centrali- 
sation morale,  celle  qui  corrige  les  excès  d'un  mécanisme  bureaucratique 
trop  rigide,  ou  qui  supplée  aux  défauts  d'un  lien  administratif  trop  relâché. 

B.  FORCADB. 


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2A0  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

REVUE  MUSICALE. 


La  saison  s^avance,  et  Tannée  s'écoulera  probablement  sans  laisser  un 
bien  vif  souvenir  dans  les  annales  de  Tart  et  surtout  de  la  musique  drama- 
tique. Rien  en  effet  ne  s'annonce;  aucun  homme,  aucune  œuvre  ne  s'élève 
au-dessus  de  Thorizon,  et  les  théâtres,  nous  l'avons  déjà  dit,  ne  vivent  que 
if  de  leur  ancien  répertoire,  dont  les  chefs-d'œuvre  sont  bien  souvent  défi- 
,  curés  par  une  exécution  misérable.  Il  faut  avoir  assisté  à  quelques  repré- 
sentations de  Robert  le  Diable,  des  Huguenots,  du  Comte  Ory,  il  faut  en- 
tendre Zampa  à  l'Opéra-Comîque  et  le  Barbier  de  Séville  aux  Italiens  pour 
se  faire  une  idée  de  l'état  où  se  trouve  aigourd'hui  le  goût  de  ce  public 
composite,  qui  remplit  les  salles  de  spectacle.  Il  ne  juge  plus,  ce  public 
formé  d'élémens  divers,  où  domine  le  voyageur  des  chemins  de  fer;  il  s'a- 
muse ou  il  s'ennuie  de  ce  qu'il  voit  et  de  ce  qu'il  entend ,  il  se  laisse  aller 
à  la  sensation  qu'il  éprouve  sans  se  soucier  de  l'apprécier  en  lui  assignant 
un  rang  dans  la  hiérarchie  des  émotions  qu'éveille  l'art  dramatique  dans 
ses  diverses  manifestations.  Il  y  aurait  bien  d'autres  réflexions  à  faire  sur 
un  sujet  qui  touche  à  toute  l'économie  des  plaisirs  publics.  Faute  de  mieux 
et  pour  varier  un  peu  son  répertoire,  l'Opéra  a  donné  le  19  février  un 
nouveau  ballet,  la  Maschera  ou  les  Nuits  de  Venise,  en  trois  actes  et  six 
tableaux.  Le  scénario  est  de  M.  Saint -George  et  de  l'Italien  M.  Rota.  La 
scène  se  passe  à  Venise,  et  voici  sur  quelle  donnée  quasi  historique  les 
auteurs  ont  bâti  leur  scénario.  Dans  l'année  1730,  il  y  avait  à  Venise  une 
célèbre  danseuse  qui  portait  le  nom  de  la  Zanzara,  Elle  était  l'idole  du 
public,  qui  accourait  chaque  soir  au  théâtre  où  elle  produisait  son  mer- 
veilleux talent.  La  Zanzara,  devenue  riche  grâce  à  la  munificence  de  ses 
noçibreux  admirateurs,  acheta  un  beau  palais  où  elle  recevait  les  premiers 
personnages  de  Venise.  On  dit  qu'il  se  leva  une  rivale,  une  zingara  de  Bo- 
hême, qui  parut  sur  la  place  de  Saint-Marc  le  visage  couvert  d'un  loup  de 
velours  noir  qu'elle  ne  quittait  jamais.  Un  jeune  seigneur  voulut  un  jour,  à 
ce  qu'il  paraît,  soulever  le  masque  de  cette  ballerine  mystérieuse  qui  exci- 
tait la  curiosité  générale;  mais  la  zingara  se  défendit  en  repoussant  le 
téméraire  par  un  coup  de  poignard  qui  aurait  blessé  grièvement  le  jeune 
seigneur;  mais  ce  qui  paraît  encore  plus  plaisant  dans  cette  historiette, 
c'est  qu'on  aurait  découvert,  quelques  années  après  l'événement,  que  la 
mystérieuse  bohémienne  était  la  Zanzara  elle-même,  qui,  éprise  d'un  gon- 
dolier, se  déguisait  et  se  masquait  pour  voir  avec  plus  de  sécurité  son 
obscur  amant.  Se  non  è  vero,  je  ne  me  charge  pas  de  prouver  le  contraire. 
Voici  en  quelques  mots  comment  est  distribué  le  scénario  de  MM.  Saint- 
George  et  Rota.  Le  rideau  se  lève  sur  une  place  de  Venise  où  une  foule 
joyeuse  attend  Donato  Rizzi,  jeune  peintre  qui  revient  dans  sa  patrie  après 
avoir  été  couronné  aux  concours  de  Rome  et  de  Florence.  Lorsque  Donato 


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RBVUE.   —  CHRONIQUE.  241 

traverse  la  place  où  ses  amis  se  groupent  autour  de  lui,  il  voit  tomber  à 
ses  pieds  un  bouquet  qu'une  main  invisible  lui  a  jeté  du  haut  d'une  fe- 
nêtre. L'artiste  ramasse  le  bouquet»  et  cherche  du  regard  d'où  peut  lui 
venir  ce  témoignage  de  galanterie. 

Après  d'autres  incidens  sur  lesquels  il  est  inutile  de  s'arrêter,  on  voit 
arriver  sur  la  place  une  troupe  de  bohémiennes  commandées  par  une  reine 
qui  porte  un  masque  en  velours  noir.  Tout  à  coup  elle  aperçoit  le  jeune 
peintre  occupé  à  reproduire  les  traits  d'un  pauvre  vieillard  qui  mendie 
dans  les  rues.  Curieuse  comme  le  sont  toutes  les  femmes,  l'inconnue  s'ap- 
proche du  peintre  en  lui  disant  :  —  Veux-tu  faire  mon  portrait?  —  Volon- 
tiers, répond  l'artiste,  pourvu  que  tu  ôtes  ton  masque.  —  C'est  impossible. 

—  Alors  tu  es  laide,  puisque  tu  crains  de  montrer  ton  visage.  —  Si  tu  veux 
absolument  voir  mes  traits,  réplique  la  ballerine,  viens  au  rendez-vous  que 
je  vais  te  donner.  Lorsque  la  nuit  couvrira  de  ses  ombres  la  belle  Venise, 
tu  suivras  les  gens  que  je  t'enverrai,  et  que  tu  reconnaîtras  à  cette  écharpe. 

—  Et  elle  lui  montre  sa  ceinture,  qu'elle  vient  de  détacher.  Le  peintre  Do- 
nato  va  se  trouver  dans  une  position  critique.  Fîls  d'une  famille  honorable 
de  bourgeois,  il  devait  épouser  sa  cousine  Marfetta,  à  qui  il  était  fiancé 
depuis  son  enfance.  C'est  entre  ces  deux  femmes,  Marietta  et  l'inconnue, 
que  va  s'engager  une  lutte  violente  qui  est  le  nœud  de  la  fable.  Il  nous 
suffira  de  dire  qu'après  une  suite  d'épisodes  où  la  féerie  intervient  dans  le 
jeu  des  passions  d'une  manière  absurde,  Donato  finit  par  épouser  sa  cou- 
sine Marietta  grâce  au  dévouement  héroïque  de  la  virtuose.  Une  scène 
charmante,  et  je  dirai  même  touchante,  est  celle  du  bal  masqué,  à  la  fin 
du  troisième  acte.  La  danseuse  Lucilla,  touchée  de  la  douleur  de  la  pauvre 
Marietta,  qui,  par  désespoir  de  se  voir  abandonnée  par  Donato,  s'est  jetée 
dans  le  canal,  sacrifie  son  amour  au  bonheur  de  la  jeune  fille  qu'elle 
vient  de  sauver.— Rassure-toi,  mon  enfant,  lui  dit-elle  en  la  pressant  con- 
tre son  cœur,  tu  épouseras  celui  que  tu  aimes.  —  Mais,  lui  répond  en  san- 
glotant la  jeune  fiancée,  peut-il  m'aimer  après  vous?  —  Il  t'aimera,  je  le 
jure  devant  Dieu.  —  Voilà  un  mot  bien  éloquent  pour  une  zingara.  Quoi 
qu'il  en  soit,  les  deux  femmes,  déguisées  avec  le  même  costume  et  portant 
le  même  masque  noir,  se  rendent  au  bal  où  doit  se  trouver  Donato,  à  qui 
les  deux  rivales  ont  donné  un  rendez- vous  particulier.  Voilà  le  peintre  au 
milieu  de  la  foule,  cherchant  à  reconnaître  la  personne  chérie,  et  il  s'ap- 
proche d'un  masque  qu'il  croit  être  Lucilla.  Au  moment  où  il  prend  la 
main  de  cette  femme  survient  un  masque  tout  à  fait  semblable,  qui  fait  à 
Donato  les  mêmes  signes  d'intelligence.  Ce  jeu  dure  assez  longtemps,  et 
rien  n'est  plus  comique  que  l'indécision  du  peintre,  qui  va  de  Charybde  en 
Scylla,  et  qui  ne  sait  à  quel  masque  il  doit  promettre  un  amour  éternel. 
Enfin,  ceci  est  touchant,  en  embrassant,  en  étreignant  contre  son  cœur 
tantôt  l'une  et  tantôt  l'autre  de  ces  deux  femmes ,  il  sent  tout  à  coup  une 
émotion  si  profonde  qu'il  est  persuadé  que  le  masque  qu'il  tient  pour  le 

TOMI  L.  —  1861.  lô 


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2A2  REYDE  DES   DEUX   MONDES. 

moment  dans  ses  bras  est  celle  qui  Taime  le  plus.  A  cette  réflexion ,  elle 
ôte  son  masque»  et  Donato  reconnaît  Marietta,  sa  fiancée.  ~  Voilà  celle  que 
tu  dois  aimer  l  —  dit  la  ballerine  en  se  découvrant  le  visage.  Pâle,  trem- 
blante et  désespérée  de  ce  grand  sacrifice,  elle  se  sauve,  tenant  à  la  main 
un  laurier  d*or  que  vient  de  lui  remettre  un  grand  admirateur  de  son  ta- 
lent, et  eRe  s^écrie  :  «  Plus  d'amour!  L'art  et  la  gloire,  voilà  ma  seule  pen- 
sée désormais!  »  Avouons  que  Mignon,  la  divine  zingarella,  ne  se  serait 
pas  mieux  conduite  que  la  Zanzara  dans  une  pareille  circonstance. 

Tavouerai,  en  finissant  cette  analyse  rapide,  que  le  ballet  est  intéressant, 
et  qu'il  y  a  dans  ces  trois  actes  des  situations  dignes  vraiment  d'une  œuvre 
d'art.  Les  décors  sont  beaux,  les  costumes  très  variés,  et  il  y  a  parmi  les 
tableaux  qui  se  succèdent  dans  ces  trois  actes  une  scène  vraiment  origi- 
nale :  c'est  le  bal  masqué  de  la  fin,  où  apparaissent  sous  leur  costume  pit- 
toresque tous  les  types  de  l'ancienne  commeiia  deWarle,  les  pierrots,  les 
pantalons,  les  arlequins,  les  colombines,  dont  chaque  groupe  danse  sur  un 
rhythme  particulier;  l'ensemble  est  gai  et  d'un  effet  vraiment  comique.  La 
musique,  sans  être  bien  distinguée  de  style,  est  facile,  suffisamment  co- 
lorée et  bien  rhythmée  surtout,  qualité  indispensable  dans  l'accompa- 
gnement d'un  ballet.  C'est  l'œuvre  d'un  compositeur  italien  très  fécond, 
M.  Giôrza,  qui  a  écrit  la  musique  d'un  grand  nombre  de  ballets  accueillis 
toujours  avec  beaucoup  de  succès  en  Italie.  Quant  à  M.  Rota,  qui  est  le 
véritable  auteur  de  la  Maschera,  c'est  un  artiste  plus  célèbre  encore  que 
le  musicien,  car,  dans  les  nombreux  scénario  qu'on  a  représentés  de  lui,  il  a 
mis  de  la  poésie  et  une  entente  habile  de  l'ordonnance  de  groupes  dansans. 
L'auteur  de  la  Maschera,  qui  se  présente  pour  la  première  fois  au  public 
parisien,  a  produit  un  ballet  :  les  Blancs  el  les  Noirs,  qui  a  été  reçu  avec 
enthousiasme  dans  toutes  les  grandes  villes  de  l'Italie.  Amina  Boschetti , 
pour  qui  je  crois  a  été  tracé  le  rôle  de  la  Zanzara,  jouissait  aussi  d'une 
grande  réputation  dans  son  pays.  C'est  une  femme  d'une  taille  moyenne, 
bien  prise  et  vigoureuse.  Douée  d'une  physionomie  mobile,  elle  exprime 
avec  énergie  et  vérité  les  divers  sentimens  qu'elle  éprouve,  et  sa  pantomime 
vraiment  italienne  rappelle  la  ferme  accentuation  de  la  Ristori.  Ceux  qui 
n'ont  pas  peur  de  l'originalité  et  qui  savent  apprécier  les  forces  vives  de  la 
nature  dirigées  par  un  art  incontestable ,  ceux-là  trouveront  dans  M"*  Bos- 
chetti un  talent  curioux  et  piquant.  Elle  va,  elle  vient,  elle  bondit  comme 
une  lionne  et  retombe  sur  ses  pieds  solides  avec  une  rapidité  vertiginieuse. 
Elle  est  aussi  étonnante  de  précision  quand  elle  se  suspend  au  cou  de  son 
partenaire,  M.  Mérante,  et  quand  elle  exécute  un  point  d'orgue  d'en/re- 
chats,  dont  les  mouvemens  sont  aussi  serrés  qu'un  trille  aigu  de  M^^«  Patti; 
mais  ce  que  la  cantatrice  ne  pourra  jamais  réaliser,  c'est  de  courir  à  recu- 
lons sur  la  pointe  de  ses  orteils  et  de  faire  ainsi  des  voltiges  qui  excitent 
l'étonnement  même  de  cette  minorité  de  la  fashion  qui  juge  en  premier  et 
dernier  ressort  les  danseuses  qui  passent  sur  la  scène  de  l'Opéra.  Recon- 
naissons aussi  que  les  plus  célèbres  danseuses  qu'on  a  admirées  à  Paris  de* 


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REVUE.    —  CHRONIQUE.  243 

pais  cinquante  ans  venaient  de  Fltalie.  M""'  Boschetti  peut  être  classée 
parmi  les  danseuses  réalistes  qui  rappellent  un  type  de  l'ancienne  comédie 
delVarte  dont  Torigine  remonte  aux  atellanes,  que  les  Romains  avalent  em- 
pruntées aux  Étrusques.  On  voit  par  ces  rapprochemens  que  la  Zanzara  de 
Milan  vient  de  loin. 

Le  Théâtre-Italien  a  montré  depuis  quelque  temps  une  activité  dont  il  faut 
tenir  compte  à  Tadministration  de  M.  Bagier,  qui  a  compris  quMl  faut  bien 
des  efforts  pour  relever  une  institution  sur  son  déclin.  Nous  Pavons  dit  sou- 
vent :  ce  n'est  pas  le  public  qui  manque  à  Paris  gour  faire  réussir  une 
entreprise  d'art  qui  lui  offi^  un  plaisir  certain.  Voyez  les  concerts  populaires 
de  musique  classique  où  se  rendent,  tous  les  dimanches,  trois  mille  audi- 
teurs, puisés  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  pour  entendre  les  chefs- 
d'œuvre  de  la  musique  instrumentale  I  N'est-ce  pas  là  un  signe  éclatant  des 
progrès  immenses  qu'a  faits  en  France  cet  art  éminemment  civilisateur? 
Les  sociétés  consacrées  à  l'exécution  de  la  musique  instrumentale  dans 
toutes  ses  formes  sont  très  nombreuses  à  Paris,  et  toutes  ont  un  public 
affidé  qui  chaque  jour  devient  plus  nombreux.  Le  Théâtre-Italien,  auquel  il 
faut  revenir,  a  pu  se  convaincre  aussi  que  l'exécution  soignée  d'un  ouvrage 
connu  obtient  un  succès  fructueux  et  durable,  parce  qu'on  ne  se  fatigue 
pas  d'entendre  un  délicieux  chef-d'œuvre  comme />on  Pasquale^oix  M^^"  Patti 
est  ravissante  de  naturel,  de  brio  et  d'espièglerie  piquante. 

Ce  rôle  de  Norina  a  été  écrit  pour  la  Grisi,  puissante- et  admirable  can- 
^  tatrice,  auprès  de  laquelle  M"«  Patti  n'est  qu'une  enfant  mutine.  M.  Mario, 
qui  paraissait  aussi  dans  ce  rôle  d'Ernesto  qu'il  a  chanté  jadis  avec  un 
charme  que  les  femmes  n'ont  pas  oublié,  a  retrouvé  dans  le  duo  et  dans  la 
délicieuse  sérénade  du  troisième  acte  quelques  accens  émus  que  le  public 
a  salués  comme  un  souvenir  d'une  époque  incomparable  dans  l'histoire  du 
Théâtre-Italien.  C'est  pour  Lablache,  Tamburini,  Mario  et  même  Grisi  que 
Donizetti  a  composé  Don  Pasquale  en  1863.  Le  rôle  si  difficile  du  vieil 
amoureux  est  rempli  avec  talent  par  M.  Scalese,  et  M.  Delle-Sedie  est  dans 
le  personnage  du  docteur  ce  qu'il  est  partout,  un  chanteur  de  goût  et  un 
comédien  intelligent.  On  a  repris  aussi  tout  récemment  la  Semiramide  de 
Rossini  pour  les  deux  sœurs  Marchisio,  que  nous  avons  vues  sur  la  scène  de 
l'Opéra  11  y  a  deux  années.  Depuis  lors,  elles  ont  beaucoup  voyagé  et 
chanté  sur  plusieurs  théâtres  de  l'Italie.  Elles  viennent  aujourd'hui  directe- 
ment d'Espagne,  où  elles  ont  été  fort  appréciées,  ce  qui  n'a  rien  d'éton- 
nant, puisque  M™«  de  Lagrange  y  fait  merveille  avec  une  voix  acérée  et  de 
faux  transports.  La  nature  a  fait  de  ces  deux  filles  de  l'Italie,'—  elles  sont 
nées  à  Turin,  —  un  soprano  et  un  contralto  d'une  inégale  beauté,  mais 
dont  elles  ont  appris  à  fondre  les  timbres  dans  un  harmonieux  accord.  C'est 
Barbara,  le  contralto,  qui  est  montée  la  première  sur  la  scène  et  débuta 
sur  le  théâtre  de  Madrid.  Carlotta,  le  soprano,  qui  s'était  vouée  d'abord  à 
l'étude  du  piano  sous  la  direction  de  son  frère,  suivit  bientôt  l'exemple  de 
Barbara,  et  toutes  deux  parurent  ensemble  au  théâtre  San-Benedetto  à  Ye- 


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244  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nise.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  commenccmens  modestes  des  deux  sœurs, 
elles  sont  aujourd'hui  parvenues  à  une  certaine  célébrité.  Carlotta,  plus 
grande  et  plus  agréable,  possède  une  voix  de  soprano  fort  étendue  et  d'une 
flexibilité  naturelle  que  l'art  a  perfectionnée.  Elle  réalise  sans  trop  d'ef- 
forts les  diflBcultés  vocales  les  plus  compliquées,  et  les  sons  supérieurs  sont 
aussi  justes  et  presque  aussi  nourris  que  les  notes  de  la  partie  moyenne  de 
son  échelle.  C'est  une  artiste  d'un  vrai  talent,  mais  elle  manque  un  peu  de 
passion.  Elle  chante  en  honnête  femme  qui  ne  veut  pas  éveiller  de  trop 
fortes  émotions  sur  un  public  qui  l'accueille  du  reste  avec  une  juste  es- 
time. La  voix  de  Barbara  au  contraire  est  un  contralto  fort  inégal,  dont  les 
deux  registres  qui  composent  son  clavier  sont  mal  joints.  Elle  est  d'ail- 
leurs moins  bien  douée  au  physique  que  Carlotta,  et  elle  ajoute  à  ce  dés- 
avantage un  défaut  de  prononciation  qui  rend  sa  voix  plus  sourde  que 
ne  l'a  faite  la  nature.  On  ne  sait  vraiment  dans  quelle  langue  elle  chante, 
et  c'est  aussi  le  reproche  qu'on  peut  faire  à  M"»*  Meric-Lablache,  qui,  par  ce 
défaut  d'articulation,  affaiblit  une  partie  de  l'effet  que  produirait  son  talent 
vraiment  dramatique.  Carlotta  a  chanté  avec  un  très  grand  éclat  l'air  Bel 
raggio  lusinghiero,  et  dans  le  duo  Eh  hen!  elles  ont  été  admirables  par 
la  perfection  avec  laquelle  les  deux  voix  s'unissent  et  se  fondent  en  un  ac- 
cord ravissant.  On  leur  a  fait  répéter  ce  duo,  et  si  les  autres  chanteurs 
qui  contribuent  à  l'exécution  de  ce  grand  ouvrage  étaient  moins  médiocres, 
la  reprise  de  Semiramide  aurait  eu  plus  de  succès.  M.  Agnesi ,  qui  est  un 
Belge,  je  crois,  a  été  chargé  du  rôie  d'Assur.  M.  Agnesi,  qui  a  une  grosse 
voix  de  basse  assez  étendue ,  ne  sait  pas  encore  s'en  servir,  et  il  a  grand 
besoin  d'étudier  l'art  de  phraser,  qu'il  paraît  ignorer.  Je  mentionnerai  seu- 
lement le  nom  d'une  cantatrice  émérite,  M™«  Spezzia,  qui  a  débuté  dans  il 
Trovatore,  où  elle  a  crié  tant  qu'elle  a  pu,  car  sa  voix  ruinée  ne  lui  permet 
plus  de  chanter.  Enfin  le  Théâtre-Italien  a  repris  aussi  Maria,  de  M.  de 
Flottow.  Nous  l'avons  déjà  entendue  plusieurs  fois,  cette  musique  agréable, 
qui  manque  absolument  de  style  et  d'originalité.  M^^*"  Patti  a  chanté  la  fa- 
meuse romance  de  la  Rose  avec  une  simplicité  d'accent  qui  a  étonné  et 
charmé  le  public.  M.  Mario  est  aussi  agréable  à  voir  et  à  entendre  dans 
le  rôle  de  Lyonnell,  et  en  général  l'opéra  de  M.  de  Flottow  est  assez  bien 
interprété.  p.  sccdo. 


"^         LES  FINANCES  DE  LA  RUSSIE.* 

On  ne  saurait  traiter  des  finances  de  la  Russie  sans  s'exposer  à  de  vives 
réponses,  et  notre  modération  môme  en  pareille  matière  a  été  présentée 
comme  suspecte.  A  quelles  amères  critiques  ne  faudrait-il  donc  pas  s'at- 
tendre, si,  au  lieu  de  se  contenter  de  l'éloquence  des  faits,  on  empruntait 

(i)  Voyez  la  Revue  dû  15  janvier  1864. 


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HEVUE.    —   CHRONIQUE.  245 

le  langage  des  fonctionnaires  russes  les  plus  considérables!  Ce  langage  est 
significatif,  on  en  jugera  par  un  seul  exemple,  emprunté  à  une  récente 
correspondance  de  Saint-Pétersbourg.  Il  y  a  un  mois  à  peine,  on  offrait  au 
général  Tchevlcine,  l'ancien  ministre  des  travaux  publics,  de  le  charger  de 
Tadministration  des  finances;  il  répondit  :  a  Pour  accepter  le  portefeuille 
des  finances  dans  Tétat  de  choses  actuel,  il  faut  être  un  homme  de  génie  ou 
un  fou,  et,  comme  je  ne  suis  ni  Tun  ni  Tautre,  je  le  refuse.  » 

En  essayant  d'exposer  ici  l'état  réel  des  finances  russes,  nous  n'étions  pas, 
malgré  notre  soin  scrupuleux  de  n'admettre  que  des  faits  sévèrement  con- 
trôlés, à  l'abri  de  quelque  inquiétude.  Une  erreur  involontaire,  n'eût-elle 
porté  que  sur  des  données  d'une  faible  importance,  risquait,  auprès  d'es- 
prits prévenus,  de  répandre  quelque  ombre  sur  le  travail  tout  entier;  nous 
dirons  naïvement  ce  que  nous  avons  fait  pour  éviter  cet  écueil.  Chaque  fois 
que  les  calculs  ne  nous  semblaient  point  décisifs,  nous  avons  adopté  le 
chiffre  le  moins  défavorable  à  la  Russie.  C'est  une  faute  que  de  vouloir  dis- 
simuler ou  abaisser  les  ressources  de  ceux  qu'on  peut  avoir  à  combattre  ; 
c'est  une  faute  non  moins  grande  que  d'exalter  outre  mesure  les  forces  de 
son  pays  :  on  arrive  ainsi  à  créer  une  fausse  sécurité,  ou  à  susciter  de  té- 
méraires espérances.  Rien  n'est  beau  que  le  vrai,  dit  le  poète;  l'on  peut 
ajouter  que  rien  n'est  utile  en  dehors  de  la  vérité.  Aussi  devons-nous  re- 
mercier les  nombreux  organes  de  la  presse  russe  qui,  au  lieu  de  contester 
le  résultat  numérique  de  nos  recherches,  n'ont  réussi  qu'à  l'affermir.  Ils 
nous  ont  délivré  de  toute  appréhension  au  sujet  des  données  que  nous 
avons  recueillies.  «  Le  ton  de  l'article  est  modéré,  dit  le  plus  compétent 
des  écrivains  qui  ont  pris  la  plume  pour  nous  répondre,  M.  de  Thoerner  (1), 
les  chiffres  sont  exacts  et  puisés  à  des  documens  officiels;  »  mais  il  ajoute  : 
«  Cependant,  pour  être  impartial,  il  ne  suffit  point  de  tenir  un  langage  mo- 
déré et  de  s'abstenir  de  citer  des  faits  qui  pouvaient  être  facilement  con- 
testés. En  puisant  aux  sources  officielles  des  faits  et  des  données  qui'  par- 
lent en  notre  défaveur  (et  quel  est  le  pays  qui  peut  se  flatter  d'en  être 
exempt?),  l'auteur  prend  soin  de  passer  sous  silence  tout  ce  qui  peut  don- 
ner l'explication  de  ces  faits.  En  relevant  ainsi  l'état  de  la  Russie  seule- 
ment d'après  les  points  obscurs,  il  tend  à  produire  par  cette  apparente 
modération  une  impression  d'autant  plus  désavantageuse.  » 

Nous  connaissons  M.  de  Thoerner,  nous  apprécions  son  mérite  et  sa  com- 
pétence; aussi  aurions-nous  désiré  qu'il  fît  ressortir  les  points  lumineux 
destinés  à  éclairer  d'une  nouvelle  splendeur  la  situation  des  finances  russes. 
Nous  nous  serions  empressé  de  rectifier  les  indications  erronées  qui  au- 
raient pu  se  glisser  dans  notre  étude.  Pourquoi  faut-il  que  tout  se  borne  à 
ui^  plaidoyer  de  circonstances  atténuantes  au  sujet  de  l'émission  désordon- 
née du  papier-monnaie,  que  M.  de  Thoerner  n'approuve  point,  et  à  l'an-  , 
nonce  d'un  surcroît  de  8  millions  de  roubles  dans  la  perception  de  l'impôt 
sur  l'eau-de-vie  en  1863?  Nous  n'avions  parlé  que  des  prévisions  budgétaires; 
quant  au  résultat  final  de  l'exercice,  il  nous  aurait  été  difficile  de  le  con- 
naître à  Paris  dans  les  premiers  jours  de  janvier  186/i.  Ce  résultat  ne  suffit 

(1)  Dans  V Invalide  russe. 


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2A6  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

point  d'ailleurs  pour  effacer  un  déficit  avoué  de  15  millions  de  roubles  sur 
l'ensemble  du  budget,  et  l'on  ne  saurait  encourir  le  reproche  d'un  excès 
de  prudence  en  disant  qu'il  faut  attendre  le  compte  général  pour  arrêter 
la  balance.  Il  est  en  effet  probable  que  d'autres  branches  du  revenu  n'auront 
pas  atteint  en  1863  les  chiffres  inscrits;  ce  qui  est  certain,  c'est  que  les 
dépenses  auront  singulièrement  dépassé  les  prévisions  budgétaires.  On  en 
trouve  la  preuve  dans  une  nouvelle  émission  de  douze  séries  de  billets  du 
trésor  pour  une  somme  totale  de  36  millions  de  roubles  {ilih  millions  de 
francs),  qui  aggrave  d'autant  la  dette  flottante  de  l'empire.  L'oukase  du 
16  janvier  1856,  qui  prescrit  cette  émission,  fournit ,  ce  semble ,  un  com- 
mentaire significatif  à  nos  observations  du  15  janvier.  Nous  ne  demandons 
pas  mieux  que  d'être  éclairé  sur  la  situation  financière  de  la  Russie;  aussi 
prions-nous  les  écrivains  qui  ont  bien  voulu  s'occuper  de  nos  recherches, 
et  cela  même  au  risque  de  paraître  indiscret,  de  nous  apprendre  quel  est  le 
véritable  chiffre  des  billets  du  trésor  en  Russie.  Nous  ne  l'avions  porté  qu'à 
135  millions  de  roubles,  y  compris  les  15  millions  émis  pour  combler  le 
déficit  de  1863;  mais  nous  trouvons,  dans  le  budget  pour  le  service  de  la 
dette  publique  imprimé  au  commencement  de  1863,  que  les  bons  du  trésor 
s'élevaient  dès  lors  à  138  millions  de  roubles  :  nous  en  aurions  donc  atté- 
nué le  chi£fre  de  18  millions  de  roubles.  En  y  ajoutant  les  15  millions 
créés  l'année  dernière  et  les  36  millions  actuellement  décrétés  par  l'oukase 
du  15  janvier,  on  arrive  à  un  total  de  189  millions  de  roubles,  c'est-à-dire 
de  plus  de  750  millions  de  francs.  De  ce  chef,  le  chiffre  de  la  dette  flottante 
se  trouve  dépasser  de  moitié  celui  que  nous  avions  admis.  Quant  à  la  pré- 
tendue confusion  que  nous  aurions  commise  en  portant  les  268  millions  de 
roubles  de  billets  à  5  pour  100  au  compte  de  la  dette  de  l'état,  alors  que  ce 
serait  une  dette  hypothécaire  couverte  avec  un  excédant  par  les  356  mil- 
lions de  roubles  que  les  propriétaires  doivent  à  la  banque,  nous  en  deman- 
dons pardon  à  M.  de  Thoerner,  mais  nous  n'avons  rien  omis  ni  rien  con- 
fondu. Les  obligations  sont  dues  par  l'état,  que  les  propriétaires  paient 
ou  ne  paient  point;  aussi  disions-nous  :  a  Comment  lui  rentreront  dans 
les  circonstances  actuelles  les  357  millions  de  roubles  (1),  solde  des  em- 
prunts faits  par  des  particuliers,  et  payables  en  divers  termes  de  quinze 
à  trente-sept  ans?  »  Cette  rentrée  est  fort  aventurée  :  en  grande  partie, 
les  créances  de  la  banque  se  compenseront  avec  les  indemnités  dues  aux 
propriétaires  par  suite  de  l'émancipation  des  paysans.  Loin  d'être  en  état 
de  se  libérer  du  surplus,  les  propriétaires  ont  un  besoin  urgent  de  nou- 
velles avances  pour  transformer  les  anciens  procédés  de  culture,  assis 
sur  le  servage,  et  toutes  les  sources  du  crédit  sont  taries!... 

«Personne  n'ira  contester  à  M.  Wolowski,  ajoute  M.  de  Thoerner,  que 
la  dette  flottante  ne  soit  considérable  et  que  le  pays  ne  souffre  d'une  sur- 
abondance de  papier-monnaie.»  Le  publiciste  russe  va  plus  loin  que  nous- 
même  :  il  avoue  que  le  goût  de  l'économie  est  peu  développé  en  Russie, 

(1)  On  voit  que  nous  n'avons  pas  atténué  le  chiffre.  M.  de  Thoerner  oublie  de  faire 
figurer  à  côté  des  obligations  5  pour  iOO  celles  à  4  pour  100,  qui  proviennent  de  la 
même  source,  et  qui  font  aussi  compensation  à  la  dette  des  propriétaires  fonciers. 


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REYCE.    —  CHRONIQUE.  247 

qu*on  y  est  habitué  à  vivre  largement,  que  raccumulation  des  capitaux 
s*y  produit  avec  lenteur.  U  compte,  pour  modifier  cette  situation,  sur  les 
effets  de  la  crise  pénible  que  la  Russie  traverse  en  ce  moment;  la  nation  y 
puisera,  dit-il,  une  leçon  d^économie  et  de  travail.  Tels  doivent  être  en 
effet  partout  les  résultats  de  la  liberté;  mais  il  faut  que  celle-ci  ne  se  borne 
point  à  être  inscrite  sur  le  papier  :  il  faut  qu'elle  vivifie  les  institutions, 
qu'elle  épure  les  mœurs,  qu'elle  relève  les  âmes,  qu'elle  éclaire  les  intelli- 
gences. La  liberté  n'agit  point  avec  une  baguette  magique,  et  ne  dispense 
ni  d'efforts  ni  de  sacrifices.  Elle  se  borne  à  briser  les  entraves,  pour  per- 
mettre à  l'homme  de  conquérir  la  destinée  dont  il  sait  se  rendre  digne; 
elle  ne  dispense  ses  bienfaits  qu'à  ceux  qui  savent  secouer  les  tristes  tra- 
ditions de  l'esclavage,  l'indolence  et  l'apathie;  elle  veut  des  cœurs  éner- 
giques et  des  bras  robustes;  elle  exige  tout  un  ensemble  de  réformes  dont 
la  Russie  possède  à  peine  le  germe.  Si  elle  n'excite  point  à  faire  plus  et 
mieux,  le  mal  qu'elle  prétend  guérir  s'aggrave  encore.  Le  parallèle  qu'on 
essaie  d'établir  entre  les  résultats  de  la  révolution  française  et  ceux  de  la 
mesure  prise  par  l'empereur  Alexandre  II,  et  à  laquelle  nous  avons  été  les 
premiers  à  rendre  pleine  justice,  est  donc  entièrement  inexact  :  1789  n'a 
fait  que  traduire  en  droit  le  progrès  accompli  déjà  dans  lès  esprits.  En 
Russie,  l'émancipation  doit  seulement  servir  de  point  de  départ  au  progrès; 
elle  n'a  pas  le  pouvoir  de  tout  changer  du  jour  au  lendemain. 

Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  refusent  de  croire  à  l'avenir  de  la  nation 
russe;  mais  il  faut  qu'elle  accomplisse  un  long  et  pénible  travail  qui  finira 
par  la  rendre  plus  forte  et  plus  riche  qu'elle  ne  l'a  jamais  été,  à  la  condi- 
tion toutefois  de  savoir  faire  face  aux  difficultés  de  l'époque  de  transition. 
Ces  difficultés  sont  assez  nombreuses  pour  que  M.  de  Thoerner  convienne 
lui-même  avec  nous  qu'en  présence  des  réformes  intérieures  qui  s'y  ac- 
complissent, la  Russie  a  besoin  de  la  paix.  Il  va  même  plus  loin,  il  montre 
comment,  par  suite  de  sa  position,  de  l'étendue  de  ses  frontières,  de  sa 
population  clair-semée,  la  Russie  ne  saurait  jouer  un  rôle  agressif  dans  la 
politique  européenne.  «Dans  toute  lutte  agressive,  dit-il,  elle  serait  né- 
cessairement faible;  d  mais  les  mêmes  conditions  seraient  pour  elle  une 
cause  de  force  et  de  puissance  dans  une  guerre  défensive  conduite  sur  son 
propre  terrain,  et  où  ses  intérêts  nationaux  seraient  en  jeu.  C'est  un  ordre 
d'idées  étranger  à  notre  premier  travail,  et  dans  lequel  nous  ne  voulons 
pas  nous  engager.  U  ne  nous  en  coûterait  pas  de  dire  que  notre  pensée  se 
rapprocherait  à  cet  égard  de  celle  de  M.  de  Thoerujîr,  pourvu  qu'on  s'en 
tint  à  la  lettre  même  des  termes  où  il  a  posé  la  question,  et  que  la  Russie 
n'eût  à  défendre  que  le  territoire  qui  lui  est  propre,  sans  contestation 
aucune. 

Nous  ne  voulons  pas  abandonner  l'écrit  de  M.  de  Thoerner  sans  ajouter 
que  si,  comme  il  le  reconnaît,  les  faits  et  les  données  produits  dans  notre 
premier  travail  sont  exacts  (et  comment  ne  le  seraient-ils  pas,  puisque 
nous  n'avons  eu  recours  qu'aux  sources  officielles?),  nous  n'avons  rien  passé 
sous  silence  de  ce  qui  pouvait  servir  à  une  appréciation  sincère.  Pourquoi 
le  dissimuler?  Oui,  c'est  avec  un  sentiment  de  vive  satisfaction  qu'on  ar- 
rive à  reconnaître,  non  que  le  colosse  devant  lequel  beaucoup  s'inclinent 


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2A8  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

avait  des  pieds  d'argile,  mais  qu'il  ne  possédait  çoint  cette  force  d'action  ni 
cette  constitution  robuste  devant  lesquelles  le  droit  public  de  l'Europe  de- 
vrait s'effacer.  La  grandeur  prépondérante  de  la  Russie  est  une  question 
d'avenir,  elle  n'est  point  du  domaine  de  la  réalité  présente.  Il  faudrait, 
pour  qu'elle  pût  jamais  s'établir,  beaucoup  de  faiblesse  et  d'imprévoyance 
de  la  part  des  autres  nations.  S'il  est  un  reproche  auquel  nous  nous  soyons 
sciemment  exposé,  c'est  celui  de  rester  au-dessous  de  la  réalité.  Nos  con- 
tradicteurs, s'ils  ont  lu  notre  travail  autrement  que  sous  l'empire  d'une 
idée  préconçue,  n'ont  pu  y  voir  autre  chose  qu'un  avertissement  sérieux: 
le  pays  le  plus  intéressé  à  se  bien  connaître,  c'est  la  Russie  elle-même;  elle 
ne  doit  point  agir  comme  ces  enfans  qui  croient  éviter  le  péril  en  fermant 
les  yeux.  Si  elle  a  cessé  d'être  l'empire  du  silence,  si  les  discussions  exté- 
rieures peuvent  y  pénétrer,  qu'elle  ne  se  laisse  point  égarer  par  un  faux 
sentiment  d'amour-propre;  constater  le  mal,  c'est  empêcher  des  fautes 
nouvelles  qui  s'aggravent,  c'est  préparer  le  remède.  Nous  repoussons  le 
procès  de  tendance  qu'on  prétend  nous  intenter;  ce  n'est  pas  notre  faute  si 
les  faits  parlent  aussi  haut,  et  nous  laissons  l'art  de  les  grouper  avec  une 
habileté  que  n'accompagne  peut-être  pas  toujours  la  conviction  à  ceux  qui 
essaient  de  jpallier  le  mal  et  de  voiler  la  situation  véritable. 

Avant  M.  de  Thoemer,  le  gouverneur  de  la  banque  de  Saint-Pétersbourg, 
le  baron  Stieglitz,  avait  essayé  d'expliquer  les  mesures  prises  par  ce  grand 
établissement  à  l'égard  de  l'échange  des  billets  contre  espèces.  Tous  ceux 
qui  ont  lu  sa  lettre  du  22  janvier  1864  comprendront  pourquoi  nous  n'a- 
vons pas  cru  qu'il  fût  urgent  d'y  répondre,  d'autant  plus  que  M.  Stieglitz 
déclarait  qu'il  ne  voulait  point  continuer  une  discussion  à  ce  sujet.  Le  gou- 
verneur de  la  banque  de  Saint-Pétersbourg  commence  par  dire  qu'il  ne  s'ar- 
rêtera pas  à  rénumération  des  fautes  commises  dans  l'administration  des 
finances  russes,  a  car  quel  état  n'a  pas  commis  quelques  graves  erreurs, 
avec  leur  cortège  de  circonstances  fâcheuses?  »  Il  reconnaît  l'énorme  ac- 
croissement du  papier-monnaie;  mais  il  le  présente  «  comme  une  nécessité 
absolue  dont  il  serait  injuste  de  critiquer  les  conséquences,  car  les  guerres 
ne  se  laissent  jamais  arrêter  par  des  considérations  pécuniaires.  On  est 
obligé  d'y  pourvoir  quand  même.  »  On  pourrait  répondre  que  c'est  un 
motif  de  plus  pour  ne  point  nourrir  des  velléités  injustes  et  envahissantes. 
Quant  à  la  situation  des  finances  russes,  rien  dans  les  explications  don- 
nées par  M.  Stieglitz  n'infirme  l'exactitude  de  nos  renseignemens.  Gomme 
nous  l'avons  expliqué,  la  Russie  a  conclu  en  1862  un  emprunt  de  15  mil- 
lions de  livres  sterling  (375  millions  de  francs)  dans  le  dessein  d'arriver  i 
l'échange  des  billets  de  banque  contre  du  numéraire.  Soit  dit  en  passant, 
cela  prouve  qu'elle  n'appréciait  pas  les  avantages  et  la  nécessité  du  papier- 
monnaie  fion  remboursable  que  célèbrent,  aujourd'hui  que  la  reprise  des 
paiemens  a  échoué,  certains  écrivains. 

Le  point  essentiel,  le  seul  qui  ait  réellement  engagé  M.  Stieglitz  à  nous 
répondre,  c'est  la  singulière  opération  en  vertu  de  laquelle,  sachant  à 
merveille  qu'elle  ne  pourrait  point  continuer  le  remboursement  en  es- 
pèces, la  banque  de  Pétersbourg  a  devancé  le  moment  indiqué  pour  le  paie- 
ment au  pair,  sauf  à  ne  plus  payer  les  billets  à  aucun  prix  au  bout  de 


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REVCE.   —   CHRONIQUE.  249 

deux  mois.  «  Et  que  serions-nous  devenus,  remarque  vivement  M.  Stîeglitz, 
si  nous  avions  suivi  l'échelle  progressive  jusqu'au  1"  janvier  1866,  au 
lieu  d'en  rapprocher  le  terme  au  1"  septembre,  comme  nous  en  avions  le 
droit,  je  le  répète?  On  nous  aurait  enlevé  tout  notre  encaisse  métallique  l 
De  mois  en  mois,  cette  échelle  ne  faisait  qu'exciter  la  spéculation.  Le  seul 
moyen  d'arriver  était  de  devancer  l'échelle...  Il  n'y  avait  aucune  position 
obscure,  puisque  nous  avions  atteint  le  pair,  et  pendant  comme  après  l'é- 
chelle il  n'y  avait  personne  qui  fût  mieux  instruit  ou  plus  avisé  que  le 
public.  Chacun  pouvait  se  présenter  au  guichet  de  la  banque,  et  la  faculté 
d'y  puiser  était  égale  pour  tous.  » 

Nous  avons  voulu  laisser  parler  M.  Stîeglitz  lui-même.  Il  se  rejette  sur 
les  embarras  financiers  de  l'Europe  entière;  mais,  si  ces  embarras  pou- 
vaient servir  d'excuse  à  un  échec  trop  prévu,  comment  y  puiser  un  motif 
pour  accélérer  la  reprise  du  paiement  au  pair?  N'était-ce  point,  en  es- 
sayant ainsi  de  faire  bonne  mine  à  mauvais  jeu,  risquer  d'induire  en  erreur 
les  gens  moins  initiés  dans  les  arcanes  de  la  finance?  Nous  n'avions  fait  à 
cet  égard  que  reproduire  les  critiques  dont  cette  mesure  a  été  l'objet  en 
Russie  :  il  ne  nous  semble  point  que  la  lettre  de  M.  Stieglitz,  soit  de  na- 
ture à  les  écarter. 

Le  gouverneur  de  la  banque  de  Pétersbourg  craint  encore  pour  son  pays 
des  allures  trop  fiévreuses,  «  Ne  détruisons  pas,  dit-il,  notre  ancienne  de- 
meure avant  d'avoir  construit  la  nouvelle.  »  Nous  ignorons  ce  qui  suscite 
ses  alarmes  et  quelles  sont  les  innovations  qui  les  justifient  :  jusqu'à  pré- 
sent au  contraire,  en  finances  comme  en  politique,  on  ne  paraît  que  trop 
fidèlement  s'attacher  aux  erremens  du  passé.  La  Russie  demeure  toujours 
voisine  d'un  état  d'enfance  dont  le  tableau  fidèle  aurait  sans  doute  été 
taxé  d'exagération,  s'il  s'était  présenté  sous  notre  plume.  Nous  en  avons 
rencontré  les  traits  curieux  dans  une  réponse  à  notre  travail  publiée  par 
le  Journal  de  Saint-Pétersbourg  du  13  février,  et  annoncée  Immédiatement 
à  l'Europe  entière  par  une  dépèche  télégraphique  l  Notre  surprise  a  été 
grande  en  lisant  cet  écrit,  signé  par  un  banquier  d'Odessa.  Franchement, 
on  aurait  pu  s'épargner  les  frais  du  télégramme.  Une  citation  presque  in- 
tégrale permettra  d'apprécier  la  valeur  de  ces  observations,  sur  l'effet  des- 
quelles on  paraît  avoir  beaucoup  compté  en  Russie;  nous*sommes  sans 
doute  mauvais  juge,  car  l'écrit  de  M.  de  Thoerner  nous  semble  beaucoup 
plus  digne  d'attention. 

«  M.  Wolowski,  dit  le  publiciste  de  la  feuille  russe,  prétend  que  la  cir- 
culation du  papier-monnaie  s'élevant  en  Russie  à  635  millions  de  roubles 
(  environ  2  milliards  et  demi  en  francs)  est  fort  exagérée.  A  son  avis,  Il  ert 
résulte  pour  la  Russie  de  grands  périls  financiers.  En  Angleterre,  dit-Il,  Il 
n'y  a  que  1  milliard  de  papier-monnaie,  en  France  900  millions  de  francs. 
En  approfondissant  les  besoins  et  les  lois  de  la  circulation  en  Russie  ainsi 
que  la  marche  des  transactions  commerciales  du  pays,  on  arrive  à  des  con- 
clusions d'une  tout  autre  nature.  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  en  pre- 
mier lieu  que  ces  635  millions  de  roubles  de  papier-monnaie  circulent  dans 
un  empire  dont  l'étendue  est  immense,  qu'ils  sont  distribués  parmi  une 
population  de  70  millions  d'hommes  auxquels  la  plupart  des  Inventions  mo- 


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250  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dernes  du  crédit  sont  inconnues.  Il  faut  prendre  également  en  considé- 
ration que  cette  masse  de  papier-monnaie  supplée  à  toutes  les  autres  va- 
leurs pécuniaires  qui  existent  ailleurs,  et  qu'elle  constitue  en  Russie  une 
espèce  de  dette  consolidée  qui,  sans  être  obérée  d'intérêts,  répond  à  peine, 
défalcation  faite  des  72  millions  de  fonds  d'échange,  aux  exigences  du 
pays.  Les  caisses  d'épargne  n'existent  presque  pas  en  Russie;  le  crédit 
n'est  pas  démocratisé  comme  en  France  et  en  Allemagne.  Les  paysans,  les 
bourgeois,  les  petits  employés,  les  domestiques,  en  un  mot  toute  la  masse 
de  la  nation  ne  sait  pas  encore  ce  que  c'est  qu'une  action  ou  un  coupon 
de  rente.  U  faut  observer  à  cette  occasion  que  tandis  qu'il  y  a  en  France 
des  coupons  de  10  francs  et  même  de  6  francs  maintenant  (  soit  une  va- 
leur de  200  et  130  fr.),  en  Russie  le  plus  petit  coupon  était  de  500  roubles 
de  capital  (soit  2,000  fr.).  Ce  n'est  que  depuis  quelque  temps  qu'il  y  a  été 
émis  des  billets  de  100  roubles  à  5  pour  100  (soit  /lOO  francs).  Toute  l'é- 
pargne nationale  est  placée  en  billets  de  crédit.  Il  serait  difficile  d'évaluer 
exactement  le  chiffre  auquel  elle  s'élève;  mais  70  millions  d'habitans,  dont 
l'épargne  est  assez  considérable^  doivent  absorber  une  quantité  de  billets 
de  crédit  s'élevant  en  minimum  au  tiers,  sinon  à  la  moitié,  de  tout  le  pa- 
pier-monnaie circulant. 

«  Le  crédit  n'est  pas  développé  en  Russie,  nous  le  répétons,  comme  dans 
les  pays  cités  par  M.  Wolov^ski.  Pour  tous  les  paiemens  de  ville  en  ville, 
on  se  sert  d'un  moyen  abandonné  par  tout  le  reste  de  l'Europe.  On  envoie 
l'argent  en  papier-monnaie  par  la  poste.  Les  traites  et  les  remises  sont  in- 
connues, et  il  n'est  pas  un  seul  pays  au  monde  où  d'aussi  considérables  en- 
vois d'argent  se  fassent  par  la  poste.  A  peine  s'il  y  a  dans  cinq  ou  six 
villes  des  comptoirs  de  la  banque  d'état  qui  délivrent  des  transferts.  En- 
core la  banque  est-elle  obligée  de  munir  les  succursales  de  fonds  envoyés 
par  la  poste  ou  par  une  expédition  au  comptant  escortée  d'un  caissier  de 
la  banque.  En  France,  les  banquiers,  la  Banque  même  et  ses  succursales, 
en  dernier  lieu  aussi  les  mandats  de  la  poste,  remplacent,  au  grand  avan- 
tage du  public,  les  moyens  primitifs  dont  se  servent  encore  les  Russes.  11 
n'en  résulte  pas  moins  qu'une  grosse  somme  de  papier-monnaie  se  trouve 
mise  en  dehors  de  la  circulation,  et  l'on  doit  le  reconnaître,  si  l'on  prend 
en  considération  la  lenteur  des  communications  et  les  immenses  distances 
à  parcourir.  C'est  à  peine  s'il  existe  maintenant  en  France  des  trajets  de 
plus  de  deux  ou  trois  jours  de  durée;  mais  en  Russie  les  distances  sont 
de  dix,  vingt,  trente  et  même  soixante  jours,  ce  qui  fait  que  de  fortes 
sommes  sont  soustraites  à  la  circulation,  et  que  les  besoins  financiers  du 
pays  en  réclameraient  peut-être  le  remplacement. 

«  Aussitôt  perçues,  les  recettes  du  trésor  français  sont  versées  au  crédit 
de  l'état  à  la  Banque  de  France  ou  dans  ses  succursales.  C'est  ce  qui  ' 
n'existe  pas  encore  en  Russie.  11  y  a  de  six  cents  à  sept  cents  caisses  de 
district  et  de  province  qui  reçoivent  les  impôts;  chaque  administration  de 
gouvernement  ou  de  ville  a  sa  caisse  à  elle,  et  comme  cet  argent  ne  rentre 
au  trésor  qu'à  certains  intervalles,  il  y  a  de  très  fortes  sommes  mises  hors 
de  circulation  de  cette  manière-là  aussi.  Ces  trois  considérations  prises 
dans  leur  ensemble  amènent  à  réduire  de  UOO  ou  /i50  millions  le  chifiï^ 


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HEYUE.    —   CHRONIQUE.  251 

réel  du  papier- monnaie  circulant,  qui  ne  s'élève  par  conséquent  qu'à  200 
ou  250  millions  de  roubles,  chiffre  restreint  plutôt  qu'exagéré,  et  qui  ex- 
plique la  pénurie  numéraire  ainsi  que  le  taux  élevé  de  l'escompte  à  l'inté- 
rieur et  même  à  la  bourse  de  Saint-Pétersbourg  et  d'Odessa. 

a  La  trop  grande  abondance  de  papier-monnaie  se  manifeste  par  la  dé- 
préciation de  ce  papier.  Or  à  l'intérieur  la  confiance  qu'il  inspire  est  iné- 
branlable. Ce  qui  le  prouve,  c'est  que,  depuis  le  1"  septembre  jusqu'aux 
derniers  jours  d'octobre  1863,  alors  que  la  banque  donnait  l'argent  au 
pair,  le  pays  n'a  rien  échangé.  Toutes  les  demandes  étaient  pour  l'exté- 
rieur et  affectées  au  solde  des  importations  étrangères.  La  hausse  du 
change  en  1862-1863  a  donné  une  prime  de  5  à  10  pour  100  aux  importa- 
teurs de  marchandises,  et  la  bonne  récolte  en  1862-1863,  en  France  et  en 
Angleterre,  ayant  ralenti  les  expéditions  des  céréales  russes,  il  fallait  payer 
à  l'étranger,  en  or  ou  en  traites  de  la  banque,  le  déficit  de  notre  bilan 
commercial.  Voilà  tout  le  mystère  de  cette  mesure  non  réussie  d'échange 
dans  laquelle  le  pays  même  n'est  entré  pour  rien... 

a  Tandis  qu'en  France  les  transactions  commerciales  se  font  à  trois  mois 
de  terme  tout  au  plus,  en  Russie  elles  se  font  ordinairement  à  six ,  neuf, 
quelquefois  même  à  douze  mois  de  terme,  la  plupart  du  temps  les  paie- 
mens  sont  fixés  à  l'époque  de  réunion  des  grandes  foires,  telles  que  celles 
de  Nijni,  de  Kharlcov,  de  Poltava,  d'Irbit,  etc.  Dans  le  cas  même  où  l'ar- 
gent est  disponible  deux  ou  trois  mois  avant  le  terme  désigné,  le  négociant 
russe  ne  le  fait  pas  valoir,  le  gardant  jusqu'à  échéance,  en  sorte  que  si 
un  billet  de  la  Banque  de  France  circule  constamment  et  rapidement ,  le 
papier-monnaie  russe  suit  une  voie  tout  oppQsée,  ce  qui  fait  qu'il  en  faut 
beaucoup  plus.  En  France,  chaque  boutiquier,  chaque  négociant  se 'sert 
de  la  Banque  de  France  ou  de  l'intermédiaire  des  banquiers.  Ces  derniers 
font  aussitôt  valoir  les  dépôts  qu'ils  ont  reçus.  Tout  cela  est  complètement 
inconnu  en  Russie,  de  même  que  la  lettre  de  crédit.  En  Russie,  les  habitudes 
sont  autres.  Tous  les  produits  agricoles  se  paient  au  comptant,  et  l'ache- 
teur doit  emporter  les  sommes  qui  lui  sont  nécessaires  en  billets  de  crédit 
qui  restent  en  portefeuille  pendant  toute  la  durée <i'un  long  voyage... 

«  M.  Wolov^ski  ne  cite,  il  est  vrai,  que  des  chiffres  officiels  et  produits 
par  le  gouvernement  russe  lui-même,  mais  il  les  groupe  et  les  interprète  de 
manière  à  en  déduire  les  conclusions  les  plus  arbitraires.  Affirmer  d'abord 
que  la  Russie  est  un  pays  pauvre,  le  répéter  plus  de  trois  fois  à  la  même 
page,  c'est  commencer  par  prouver  qu'on  s'est  laissé  entraîner  par  des 
sympathies  politiques  qu'expliquent  le  nom  et  l'origine  de  l'auteur...  Les 
richesses  nationales  de  la  Russie  avec  ses  70  millions  d'habitans  sont,  toutes 
proportions  gardées,  équivalentes  à  celles  des  pays  les  plus  favorisés.  La 
seule  différence  réelle,  c'est  que  ces  richesses  n'ont  pas  atteint  le  même 
degré  d'exploitation,  de  développement  et  surtout  d'imposition.  Les  ma- 
gnifiques provinces  situées  entre  le  Volga  et  la  Dvina,  le  Dniester  et  le  Bug, 
dont  la  superficie  égaie  celle  de  la  moitié  de  l'Europe,  possèdent  un  sol  ad- 
mirable, qui  n'a  même  pas  besoin  d'engrais  pour  produire  les  plus  riches 
récoltes...  Jamais  les  paysans  n'ont  autant  ensemencé  et  récolté  qu'en  1862- 
1863.  Qant  aux  propriétaires,  M.  Wolowski  se  trompe  encore  en  affirmant 


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252  RErUE   DES   DEUX  MONDES. 

que  leurs  ensemencemens  ont  diminué  de  beaucoup.  Peut-être  serait -il 
juste  de  dire  qu'ils  n'ont  pas  cultivé  autant  de  terrain  qu'auparavant;  mais 
en  limitant  la  culture  ils  ont  pu,  grâce  au  travail  libre,  l'améliorer  consi- 
dérablement et  récupérer  ainsi  par  la  qualité  ce  qu'ils  ont  pu  perdre  sur  la 
quantité.  Pour  l'application  des  forces  mécaniques  à  l'agriculture,  la  Russie, 
dans  ces  derniers  temps  surtout,  a  fait  des  progrès  immenses.  En  dehors 
de  l'Angleterre,  il  est  peu  de  pays  peut-être  qui  soient  munis  d'un  plus 
grand  nombre  de  locomobiles,  de  batteuses  et  de  moulins  à  vapeur.  Gela 
est  si  vrai  que  l'achat  de  ces  machines  à  l'étranger  a  fait  sortir  de  Russie 
des  sommes  immenses,  ce  qui  a  pesé  fort  lourdement  sur  le  bilan  commer- 
cial de  l'empire.  Nulle  part  les  impôts  ne  sont  aussi  modiques  qu'en  Russie. 
Si  M.  Wolowski  voulait  établir  un  parallèle  entre  les  impôts  d'un  contri- 
buable français  et  ceux  d'un  contribuable  russe ,  il  serait  frappé  du  con- 
traste qui  en  résulterait  tout  à  l'avantage  des  Russes.  » 

Nous  avons  tenu  à  reproduire  dans  ce  qu'elle  a  d'essentiel  la  réponse  du 
Journal  de  Saint-Pétersbourg;  chacun  peut  juger  de  la  puissance  des  argu- 
mens  qu'on  y  développe.  Dans  notre  premier  travail,  nous  avons  laissé 
parler  les  données  officielles;  ici  nous  avons  cédé  la  parole  aux  défenseurs 
avoués  de  l'administration  russe.  Que  voudrait-on  de  plus?  Sommes-nous 
responsable  du  triste  état  des  choses  dont  témoignent  des  chiffres  re- 
connus exacts,  ou  de  ce  qu'une  défense  trop  difficile  peut  laisser  à  dési- 
rer? Il  est  vrai  que,  dans  un  premier  article  du  25  février  1866  (1),  un  pro- 
fesseur d'économie  politique  connu  par  des  travaux  estimables,  M.  Bunge, 
s'exprime  ainsi  :  «  Conclure  à  l'absence  des  moyens  pour  nous  faire  sortir 
des  difficultés  contre  lesquelles  lutte  notre  administration  financière,  n'est- 
ce  pas  proclamer  hautement  la  stérilité  de  son  savoir?  »  Ce  reproche,  nous 
l'acceptons.  Oui,  notre  savoir  est  stérile  pour  une  pareille  œuvre,  et  nous 
admirerons  l'habileté  de  M.  Bunge,  s'il  réussit  à  l'accomplir.  Ce  sera  l'homme 
de  génie  attendu  par  le  général  Tchevkine,  et  l'empereur  Alexandre  II  de- 
vra se  hâter  de  lui  confier  le  portefeuille  des  finances. 

Dans  la  multitude  d'écrits  russes  sur  la  question  soulevée  par  nofk*e 
étude,  c'est  toujours  le  même  argument  qui  reparaît.  Personne  ne  conteste 
les  chiffres,  mais  on  s'attaque  aux  inductions,  et  l'on  prétend  que  nous  n'a- 
vons pas  tout  dit.  Le  Journal  de  Saint-Pétersbourg  et  M.  de  Thoerner  in- 
sistent sur  les  nécessités  qu'imposent  â  la  circulation  monétaire  de  la  Russie 
l'étendue  de  l'empire,  l'absence  des  voies  de  communication  et  l'absence 
plus  complète  encore  du  crédit;  mais  tout  s'équilibre,  et  ce  triste  reflet  de 
la  barbarie,  qui  jette  une  ombre  si  épaisse  sur  la  Russie,  n'exerce-t-il  point 
aussi  quelque  influence  sur  la  formation  de  la  richesse  ?  L'amour-propre 
national  se  révolte  contre  ces  paroles  :  «  La  Russie  est  pauvre.  »  Certes  ce 
ne  sont  pas  des  peintures  comme  celles  du  Journal  de  Saint-Pétersbourg 
qui  sont  de  nature  à  inspirer  une  conviction  contraire.  Dans  sa  naïveté, 
l'aveu  est  instructif  :  il  ne  faut  point  être  pessimiste  pour  éprouver  une 
surprise  peu  agréable  en  présence  de  ces  procédés  rudimentaires,  qui  dé- 
notent une  société  se  dégageant  à  peine  des  langes  de  la  barbarie  :  tout 

(1)  Réponse  à  M.  Wolowski,  publiée  dans  le  Journal  le  Nord. 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  255 

ce  qui  fait  la  force  de  rOccident  y  reste  inconnu ,  tous  les  rouages  sont 

d'une  grossièreté  primitive. 

n  est  un  moyen  dont  les  écrivains  russes  usent  volontiers  quand  ils  veu- 
lent se  soustraire  aux  embarras  d'une  discussion  sur  les  ressources  et  sur 
fadministration  financière  de  leur  pays.  «C'est  bien  pis  en  Autriche,  di- 
seot-ils.  Et  puis  la  France  et  l'Angleterre  n'ont-elles  pas  eu  leur  papier- 
monnaie?  »  L'Autriche  a  le  droit  de  se  trouver  humiliée  d'un  semblable 
parallèle;  si  elle  souffre  du  papier-monnaie,  elle  s'applique  à  s'en  débar- 
rasser, au  lieu  de  chercher  à  masquer  par  un  faux  système  une  situation 
déplorable.  L'Autriche  travaille,  elle  produit  bien  et  beaucoup;  aucune  des 
forces  de  la  civilisation  moderne  ne  lui  demeure  étrangère,  et  les  produc- 
teurs de  blé  en  Russie  savent  combien  leur  devient  périlleuse  la  concur- 
rence des  céréales  de  la  Hongrie,  aidée  par  les  voies  perfectionnées  de 
communication. 

La  révolution  française  a  souffert  de  la  grande  erreur  des  assignats, 
mais  ses  idées  ont  labouré  le  monde,  mais  son  génie  a  plus  créé  que  ses 
fautes  financières  n'ont  pu  détruire.  Celles-ci  n'ont  été  qu'un  détail  secon- 
daire dans  le  majestueux  ensemble  d'une  œuvre  de  géans. 

L'Angleterre  a  eu  son  papier-monnaie  ;  mais  sait-on  dans  quelle  quotité  7 
A  l'époque  même  où  les  assignats  russes  se  multiplièrent  par  milliards,  les 
billets  à  cours  forcé  de  la  banque  de  Londres  ne  dépassèrent  le  chiffre  de 
20  millions  sterling  (500  millions  de  francs)  qu'en  1810,  et  ils  n'ont  jamais 
atteint  28  millions  sterling  (700  millions  de  francs)  jusqu'au  moment  de  la 
reprise  des  paiemens  en  espèces  en  1822.  Cependant  les  mécaniques  an- 
glaises, grâce  au  génie  de  Watt  et  d'Arkwright,  filaient  de  l'or.  Où  se  trou- 
vent donc  les  nouvelles  et  abondantes  sources  de  la  richesse  en  Russie 
pour  faire  équilibre  à  la  masse,  écrasante  du  papier-monnaie?  11  est  vrai 
que  le  Journal  de  Saint-Pétenbourg  nous  rassure,  a  Les  richesses  nationales 
de  la  Russie  sont,  dit-il,  toutes  proportions  gardées,  équivalentes  à  celles 
des  pays  les  plus  favorisés.  La  seule  di/fërerice  réelle,  c'est  que  ces  ri- 
chesses n'ont  pas  acquis  le  même  degré  d'exploitation,  de  développement  et 
surtout  d'imposition.  »  En  d'autres  termes,  la  seule  différence  réelle,  c'est 
que  ces  richesses  n'existent  pas,  car  que  sont-elles  à  l'état  brut,  quand  le 
génie  de  l'homme  ne  les  a  pas  encore  fécondées,  quand  elles  ne  sont  ni 
exploitées,  ni  développées?  A  ce  titre,  les  contrées  les  plus  riches  seraient 
les  déserts  du  Nouveau-Monde.  Il  est  vrai  que  le  Journal  de  Saint-Péters- 
bourg promet  un  nouveau  degré  dîUmposition,  et  c'est  certainement  l'avan- 
tage le  plus  facile  à  décréter. 

Faisons  justice  en  passant  des  idylles  qui  nous  présentent  le  bien-être 
de  la  Russie  comme  soudainement  accru  par  l'abolition  du  servage.  On  sait 
à  quoi  s'en  tenir  sur  les  effets  d'une  mesure  digne  de  respect,  mais  sujette 
aux  dangers  inséparables  d'un  régime  de  transition.  Les  paysans  conti- 
nuent de  travailler  sur  leurs  propres  sillons,  d'accord  ;  mais  c'est  pour  se 
nourrir,  et  non  pour  enrichir  le  pays.  Quant  aux  propriétaires,  nous  n'a- 
Tons  entendu  qu'un  concert  unanime  de  plaintes  sur  les  pertes  subies,  à 
n'envisager  que  le  côté  matériel  de  la  question.  Ils  sont  forcés  de  réduire 
leurs  cultures,  et  le  prix  de  la  main-d'œuvre  renchérit  au  point  d'affecter 
d'one  manière  sensible  le  prix  du  blé. 


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25&  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

Pour  en  revenir  au  papier-monnaie  non  remboursable,  nous  nous  bor- 
nerons à  demander  à  ceux  qui  l'exaltent  aujourd'hui  pourquoi  ils  applau- 
dissaient, il  y  a  un  an,  aux  efforts  tentés  pour  guérir  cette  plaie,  aux  em- 
prunts contractés  en  numéraire  pour  reprendre  le  paiement  en.  espèces. 
Us  voulaient  donc  appauvrir  la  Russie  en  la  privant  de  ce  précieux  inslrur- 
ment  dont  elle  a  pu  à  plusieurs  reprises  apprécier  déjà  le  principal  bien- 
fait, la  hideuse  banqueroute!  Il  est  vrai  quMls  n'avaient  pas  fait  encore  la 
découverte  que  Ton  thésaurisait  des  billets  sans  valeur  intrinsèque  aucune 
et  dépourvus  de  tout  revenu!  U  faut  bien  le  reconnaître,  si  les  Russes  se 
livrent  à  cette  fantaisie  et  s'ils  y  consacrent  des  milliards,  la  Russie  n'est 
pas  un  pays  comme  un  autre,  et  le  capital  n'y  rencontre  guère  d'emploi. 
En  admettant  pour  le  moment,  d'accord  avec  une  fiction  hardie,  que  près 
de  2  milliards  de  billets  se  trouvent  ainsi  gardés  en  réserve,  que  devien- 
drait la  circulation  le  jour  où  ils  en  tripleraient  la  masse  effective,  alors 
que,  lassés  de  leur  inactivité,  ils  ne  pourraient  ni  s'écouler  sur  les  mar- 
chés étrangers,  ni  ôtre  utilisés  sur  le  marché  intérieur?  De  toutes  les  sup- 
positions, celle  imaginée  par  l'article  du  Journal  de  Sainl-Pétersbourg  est 
sans  contredit  la  plus  extraordinaire  et  la  plus  périlleuse.' 

Vers  la  fin  de  décembre  1863,  les  hommes  qui  s'occupent  des  questions 
d'économie  et  de  finance  se  sont  réunis  à  Saint*-Pétersbourg  pour  discuter 
ces  graves  problèmes.  Ils  n'ont  point  partagé  des  illusions  naïves,  si  elles 
sont  sincères.  Ils  ont  déploré  la  nouvelle  nécessité  qui  faisait  suspendre 
l'échange  des  billets,  et  ils  en  ont  indiqué  la  cause  première  (1).  L'emprunt 
contracté  à  Londres  devait  être  intégralement  employé  à  remplacer  une 
somme  équivalente  de  billets;  mais  les  besoins  du  trésor,  accrus  par  la 
guerre  de  Pologne,  l'ont  conduit  à  ce  que  le  correspondant  du  Times 
nomme  this  secret  fmancial  opération  :  ils  ont  fait  donner  une  autre  desti- 
nation à  l'argent  produit  par  l'emprunt.  On  comprend  les  embarras  qui  en 
sont  résultés. 

La  nécessité  de  plusieurs  milliards  de  papier -monnaie  non  remboursable 
est  une  invention  de  date  récente;  elle  fait  peu  honneur  à  ceux  qui  s^en 
rendent  les  éditeurs  responsables,  et  nous  acceptons  la  condamnation  sous 
laquelle  ils  croient  nous  accabler  en  prétendant  que  nous  ignorons  les 
causes  réelles  des  effets  financiers  dont  nous  avons  fait  l'analyse.  Nous  es- 
pérons les  ignorer  toujours  et  n'avoir  jamais  à  faire  valoir  de  pareils  ar- 
gumens.  Le  plu^  curieux,  c'est  que  l'on  arrive  jusqu'à  dire  que  la  baisse  du 
change  est  étrangère  à  l'existence  du  papier  non  remboursable.  On  invoque 
le  souvenir  de  1856  et  de  1857  pour  rappeler  que  le  change  est  monté  alors 
jusqu'à /il6.  Il  n'aurait  pas  été  superflu  d'ajouter  pendant  combien  de  temps, 
et  si  ce  météore  accidentel  n'a  point  été  amené  par  la  vente  soudaine  des 
réserves  de  blé  accumulées  pendant  la  campagne  d'Orient. 

Enfin  on  répète  avec  insistance  que  nulle  part  les  impôts  ne  sont  aussi 
modérés  qu^en  Russie.  Ce  raisonnement  n'est  pas  plus  sérieux  que  si  l'on 
disait  qu'ils  sont  encore  plus  modérés  parmi  les  tribus  sauvages  de  l'Amé- 
rique. Il  ne  s'agit  point  de  savoir  quel  est  le  chiffre  absolu  de  la  redevance 

(1)  Voyez  la  correspondance  du  7tfiiM  datée  de  Saint-Pétersbourg  le  21  décembre 
1863,  et  pubUée  le  8  Janvier  1864. 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  255 

payée  par  tête  à  Tétat  (ce  chiffre  se  réduit  réellement  à  environ  20  francs 
en  Russie,  tandis  quMl  s'élève  à  plus  du  double  en  France),  mais  de  con- 
naître la  part  relative  ainsi  prélevée  sur  chacun,  ce  qui  renverse  la  pro- 
portion, et  certes  aucun  contribuable  français  ne  voudrait,  toutes  choses 
égales  d'ailleurs,  échanger  sa  position  contre  celle  d'un  contribuable  russe. 

On  parle  ^income-taxe  et  d'octrois  qui  n'existent  pas  en  Russie.  Ignore- 
t-on  que  Vincome-iaxe  est  un  obstacle  à  la  formation  des  capitaux,  ce  pre- 
mier besoin  de  la  Russie,  et  qu'elle  ne  saurait  être  productive  là  où  le 
revenu  national  est  si  restreint?  Quant  aux  octrois,  oublie-t-on  qu'ils  con- 
stituent une  source  de  profits  pour  les  villes,  mais  qu'ils  rapportent  fort  peu 
à  l'état?  Le  tabac  et  le  sel  sont,  dit-on,  faiblement  imposés  en  Russie  ;  ce 
n'est  pas  la  bonne  envie,  mais  la  possibilité  qui  manque  pour  accroître 
cette  branche  de  revenu.  En  revanche,  l'impôt  des  boissons  devient  de  plus 
en  plus  productif,  et  le  prix  de  l'eau-de-vie  baisse,  ce  qui  fait  qu'on  en 
consomme  des  quantités  de  plus  en  plus  effrayantes.  C'est  là  un  profit  que 
la  richesse  nationale  paie  cher  par  l'abaissement  intellectuel  et  moral  de 
la  population  livrée  à  de  pareils  excès  I 

Quant  aux  doléances  du  Journal  de  Saint-Pétersbourg  sur  la  balance  du 
commerce,  une  feuille  russe,  la  Gazette  de  la  Bourse,  nous  dispense  de 
nous  y  arrêter;  elle  a  suflisamment  prouvé  tout  le  vide  de  cette  argumenta- 
tion (1).  La  môme  feuille  constate  que,  dans  l'appréciation  des  forces  ma- 
térielles de  la  Russie,  notre  point  de  départ  est  celui  de  presque  tous  les 
publicistes  russes.  Au  lieu  d'exagérer  l'expression  de  leur  pensée,  nous  l'a- 
vons adoucie.  Cest  en  vain  que  nos  contradicteurs  essaient  de  jeter  de  la 
confusion  dans  le  débat  en  mêlant  tout,  pour  empêcher  une  vue  nette  du 
siget;  c'est  en  vain  qu'ils  nous  accusent,  en  termes  qui  ne  perdraient  rien 
quelquefois  à  être  plus  polis,  d^omissions  volontaires  et  d'oublis  prémédi- 
tés. Nous  en  avons  vainement  cherché  la  preuve  dans  leurs  réponses  (2). 
Qu'ils  nous  vantent  complaisamment  l'abondance  des  récoltes,  et  qu'ils  y 
voient  une  mine  féconde  pour  la  Russie  ;  il  nous  suffira  de  leur  demander 
quelle  transformation  s'est  opérée  depuis  l'époque  où  un  économiste  dont 
on  ne  déclinera  pas  la  compétence,  M.  de  Tengoborski,  estimait  au-dessous 
de  quatre  grains  le  rendement  moyen  des  cultures.  Nous  nous  bornerons 

(1)  Son  article  a  été  reproduit  dans  le  Nord  du  21  féyrier  1864. 

(2)  Le  dernier  venu,  M.  Bunge,  se  montre  le  moins  réservé  dans  son  langage  et  le 
moins  décisif  dans  ses  critiques.  On  aurait  mieux  attendu  d*un  économiste  dont  les 
écrits  ont  été  souvent  remarqués.  Nous  lui  demanderions  surtout  à  Tavenir,  sMl  veut 
encore  nous  faire  parler,  de  citer  ce  que  nous  avons  dit,  au  lieu  d*en  présenter  un  ré- 
sumé de  fantaisie  :  ce  sera  plus  exact  et  plus  concluant.  Nous  n*avons  Jamais  confondu 
l'actif  et  le  passif  de  la  banque  avec  Tactif  et  le  passif  de  Tétat;  mais,  nous  sommes 
bien  obligé  de  le  dire,  sauf  une  portion  minime,  Tactif  de  la  banque  consiste  presque 
en  totalité  en  sommes  qui  sont  dues  par  le  trésor.  Du  reste,  il  faudrait  avoir  les 
tableaux  sous  les  yeux  pour  saisir  d*un  coup  d*GBil  Tensemble  de  la  situation.  Bor- 
nons-nous à  une  seule  remarque  pour  le  moment  :  il  est  un  chapitre  des  revenus  ac- 
tuels de  la  Russie  que  M.  Bunge  aurait  mieux  fait  de  passer  sous  silence,  ce  sont  les 
contributions  qui  ont  frappé,  comme  il  le  rappelle,  les  propriétaires  des  gouvememens 
de  Vouest  et  du  sud-ouest  de  l'empire,  c'est-à-dire  des  provinces  lithuaniennes  et  polo- 
naises. L'Europe  ne  sait  que  trop  que  ces  contributions  ont  été  productives. 


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256  RE?UE   DES  DEUX   MONDES. 

aussi  à  rappeler  les  jugemens  portés  sur  Tagriculture  russe  par  M.  de  Moli- 
nari,  adversaire  décidé  de  la  caiise  polonaise  et  plein  de  bon  vouloir  pour 
la  Russie.  Dans  le  Rousski  Viestnick  (novembre  1862),  il  en  présente  un 
tableau  très  sombre.  «  Que  fera,  dit-il,  le  propriétaire  sans  lumières^  sans 
capital,  sans  mainr-d' œuvre}., ^  La  récolte  est  toujours  chétive!  » 

Est-il  besoin  de  répondre  à  d'autres  observations,  aux  reproches  de  ceux 
qui  nous  accusent  de  n'avoir  pas  tout  dit?  C'est  dans  le  Nouvelliste  de  Mos- 
cou que  nous  trouvons  ces  reproches,  et  nous  pouvons  lui  assurer  que  nous 
n'avons  rien  omis  d'essentiel.  Ainsi  nous  ne  nous  sommes  pas  contenté 
d'invoquer  le  témoignage  autorisé  de  M.  Kolb  dans  notre  appréciation  des 
forces  militaires  de  l'empire,  nous  l'avons  contrôlé,  et  nous  avons  admis 
qu'elles  s'élèvent  à  environ  600,000  hommes  avec  le  corps  des  Cosaques  et 
la  cavalerie  colonisée.  Le  journal  russe  présente  un  chiffre  pareil  comme 
le  résultat  d'armemens  récens;  mais  il  laisse  en  dehors  90,000  Cosaques 
et  l'armée  du  Caucase.  Nous  persistons  à  penser  qu'il  y  a  exagération  dans 
ces  données,  bien  qu'elles  soient  loin  encore  d'atteindre  le  fameux  million 
de  soldats  dont  on  a  si  souvent  parlé  !  Il  y  avait  un  moyen  fort  simple  de 
lever  tous  les  doutes  :  c'était  de  publier  les  états  de  l'armée.  Aurait-on 
craint  les  rapprochemens  que  permettent  de  faire  les  documens  peu  nom- 
breux, mais  significatifs  que  le  gouvernement  russe  a  déjà  mis  au  jour?  Ce 
qui  est  certain,  c'est  que  les  finances  de  la  Russie  doivent  se  ressentir  rude- 
ment du  surcroit  de  dépense  amené  par  la  levée  de  nouvelles  troupes  et 
pour  la  construction  hâtive  de  fortifications  plus  solides.  Nous  désirerions 
fort  voir  Vétat  au  vrai  du  règlement  des  recettes  et  des  dépenses  de  1863  ; 
après  l'avoir  étudié,  on  cessera  de  nous  taxer  de  pessimisme. 

En  définitive,  la  situation  ne  s'améliore  pas  pour  la  Russie,  quoi  que 
puissent  prétendre  les  apologistes  d'un  ordre  de  choses  qui  ne  saurait  faire 
désormais  illusion  à  personne.  Serait-il  vrai  que,  vers  la  fin  de  1863,  le 
gouvernement  a  consenti  une  remise  notable  aux  détenteurs  d'eaux-de-vie 
en  dépôt  pour  les  engager  à  payer  le  droit  d'accise  avant  le  1*'  janvier?  On 
ne  saurait  voir  l'indice  d'une  grande  prospérité  dans  l'émission  de  nou- 
veaux bons  du  trésor  pour  36  millions  de  roubles  (IM  millions  de  francs) 
avec  la  clause  que  les  caisses  du  gouvernement  ne  peuvent  les  recevoir  en 
paiement,  à  moins  que  la  somme  à  payer  n'égale  au  moins  le  principal  et 
les  intérêts  des  billets.  On  a  beau  épuiser  les  palliatifs  et  multiplier  les  dé- 
monstrations destinées  à  éblouir  le  monde,  l'abîme  du  déficit  se  creuse  de 
plus  en  plus,  la  force  des  choses  et  la  vérité  ne  perdent  point  leur  empire^ 
et  la  Russie  risque  fort  d'être  amenée  trop  tard  à  le  reconnaître. 

L.  WOLOWSKI,  de  riostitat. 


V.  DE  Mars. 


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LE       .    , 

1       •      X 


PECHE  DE  MADELEINE 


I. 


La  première  fois  que  je  vis  Robert  Wall,  ce  fut  un  soir  du  mois  de 
décembre.  Il  était  environ  sept  heures;  ma  cousine  et  moi,  blot- 
ties sous  les  rideaux  de  la  fenêtre,  nous  regardions  avec  impatience 
tomber  la  neige,  qui  ensevelissait  sans  bruit  la  cour  de  rhôtel. 

J'avais  vingt-deux  ans,  et  Louise  dix-sept.  Elle  était  vêtue,  — je 
la  vois  encore,  —  d'une  robe  de  soie  d'un  rose  pâle;  ses  épaules 
délicates  et  sa  jolie  tête  blonde  sortaient  de  cette  robe  comme  un 
lis  blanc  d'un  bouquet  de  roses.  Elle  était  bien  charmante,  et  je  le 
lui  disais  :  alors  elle  courait  en  riant  s'admirer  dans  la  glace,  puis 
elle  revenait,  et,  appuyant  son  visage  contre  les  vitres,  «  il  ne  vien- 
dra pas,  »  disait-elle  avec  un  soupir. 

Pour  tromper  son  ennui,  je  lui  parlais  du  bonheur  qui  l'attendait, 
de  ses  toilettes,  de  la  vie  de  plaisir  qu'elle  pourrait  mener  après  son 
mariage;  mais  elle  m* écoutait  à  peine.  —  S'il  allait  ne  pas  me 
plaire!  disait-elle;  songç  donc,  Madeleine,  nous  sommes  presque 
mariés  déjà,  et  nous  ne  nous  connaissons  pas.  —  Tout  à  coup  elle 
tressaillit.  —  Le  voici,  s*écria-t-elle,  c'est  lui,  c'est  Robert! 

La  porte  cochère  venait  de  s'ouvrir  lourdement;  une  voiture  en- 
tra dans  la  cour  et  s'arrêta  au  perron,  juste  au-dessous  de  nos  fe- 
nêtres. Un  homme  descendit  rapidement;  mais  la  marquise  qui  pro- 
tégeait le  perron  nous  empêcha  de  le  voir.  Une  rougeur  fugitive 
éclairait  le  visage  ordinairement  pâle  de  Louise.  —  Je  n'ose  pas 
descendre,  murmura- t-elle  d'une  voix  émue:  dire  que  c'est  ma 

TOHE  L.  —   15  MARS   1864.  17 


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258  BEYUE   DES   DEUX  MONDES. 

destinée  qui  est  là,  sous  les  traits  de  cet  homme,  et  que  dans  un 
instant  je  vais  le  voir  face  à  face  1 

—  Que  crains-tu?  lui  répondis-je  :  n'es-tu  pas  libre? 

Pourtant  je  tremblais  comme  elle.  Le  mariage  de  Louise  et  de 
Robert  Wall,  résolu  depuis  si  longtemps,  annoncé  à  demi- voix  à 
tous  nos  amis,  avait  à  mes  yeux  Fautorité  d'un  fait  accompli,  et  ce- 
pendant Louise  et  Robert  ne  s'étaient  jamais  vus.  Leurs  pères,  amis 
d'enfance  et  associés  au  début  de  leur  carrière,  avaient  ensemble 
commencé  leur  fortune.  Plus  tard,  à  la  suite  de  quelques  revers,  ils 
s'étaient  séparés  sans  que  leur  amitié  en  ressentît  nulle  atteinte. 
M.  Wall  était  allé  s'établir  à  New-York  avec  son  fils,  alors  âgé  de 
quatre  ans.  Mon  oncle,  resté  en  France,  lui  rendit  à  plusieurs  re- 
prises, et  malgré  la  distance,  quelques-uns  de  ces  services  qu'une 
âme  élevée  ne  saurait  oublier.  La  naissance  de  Louise,  qui  coûta  la 
vie  à  sa  mère,  créa  entre  mon  oncle  et  M.  Wall,  veuf  lui-même  de- 
puis quelques  années,  un  nouveau  lien,  puissant  et  douloureux.  La 
petite  orpheline  fut  dès  son  premier  jour,  dans  la  pensée  de  ces 
deux  hommes,  la  compagne  prédestinée  de  Robert,  et  ce  mariage 
qui  devait  fondre  en  une  seule  famille  ces  deux  vies  si  pareillement 
éprouvées  devint  leur  rêve,  le  but  unique  de  leurs  efforts.  Louise  et 
Robert  apprirent  à  s'aimer  en  apprenant  à  vivre. 

Les  affaires  toujours  embarrassées  de  M.  Wall  le  retinrent  loin  de 
France  pendant  de  longues  années,  et  lorsqu'enfin  il  se  croyait  libre 
de  partir,  la  mort  le  surprit.  Robert,  obligé  de  faire  face  aux  diffi- 
cultés de  cette  lourde  succession,  dut  rester  plusieurs  mois  encore 
seul  à  New-York;  mais  il  ne  perdait  pas  de  vue  le  dernier  vœu  de 
son  père,  et  dès  que  les  obstacles  furent  aplanis,  sa  première  pen- 
sée fut  pour  la  France,  pour  sa  jeune  fiancée,  pour  cette  famille 
inconnue  qui  l'attendait  avec  impatience. 

Louise,  habituée  à  entendre  chaque  jour  parler  de  Robert,  s'était 
insensiblement  attachée  à  lui  par  tant  de  liens  subtils  et  forts, 
qu'elle  se  fût  sentie  malheureuse  et  comme  dépossédée  de  son  bon- 
heur, si  on  lui  eût  annoncé  que  ce  mariage  était  impossible.  Et 
pourtant  une  angoisse  soudaine  s'emparait  d'elle  au  moment  de 
voh:  Robert.  —  Qu'allait- il  rester  de  son  cher  idéal?  Ce  jeune 
homme,  qui  l'attendait  tout  près  de  là,  était-il  bien  tel  qu'elle  l'a- 
vait rêvé?  Était-ce  bien  celui  qu'elle  aimait  depuis  si  longtemps 
avec  tant  d'ignorance  et  de  foi?  Elle  était  libre  encore,  il  est  vrai; 
mais  cette  liberté,  pouvait-elle  en  user?  Avait -elle  réellement  le 
pouvoir  de  répudier  tout  à  coup  tant  de  songes  et  d'espoirs  qui  for- 
maient la  trame  même  de  sa  vie?  Elle  sentait  confusément,  et  je 
sentais  comme  elle,  que  sa  destinée  lui  avait  échappé  à  son  insu,  et 
qu'il  était  bien  tard  pour  tenter  de  la  reprendre. 


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LE   Tient   DE   MADELEINE.  259 

Je  r aimais  tendrement.  Il  y  avait  dix  ans  et  plus  que  nous  vivions 
comme  deux  sœurs,  depuis  le  jour  où  j'avais  été  recueillie,  orphe- 
line et  pauvre,  par  la  pitié  de  mon  oncle.  Aucune  des  pensées  de 
Louise  ne  m'était  étrangère,  et  mon  cœur  battait  de  la  même  émo- 
tion que  le  sien.  Nous  nous  regardions  sans  parler.  —  Allons,  dit- 
elle  enfm,  autant  tout  de  suite  que  plus  tard.  —  Elle  me  prit  la 
main,  et  nous  descendîmes  lentement.  Elle  s'arrêta  néanmoins,  hé- 
sitante encore,  sur  le  seuil  du  petit  salon  où  quelques  parens  et  quel- 
ques vieux  amis  se  trouvaient  réunis;  mais  j'écartai  la  portière,  et 
je  la  poussai  en  avant. 

Robert  Wall  était  devant  nous,  debout  au  coin  de  la  cheminée  et 
un  peu  penché  vers  mon  oncle.  Il  ne  me  sembla  point  au  premier 
coup  d'œil  qu'il  fût  beau,  et  pourtant  cette  figure  irrégulière,  en- 
cadrée par  d'épaisses  torsades  de  cheveux  noirs,  me  frappa  par  un 
caractère  de  volonté  et  de  force.  Mon  oncle  le  présenta  à  sa  fille,  et 
ils  causèrent  tous  trois.  Je  ne  crois  pas  que  le  regard  de  Robert  se 
soit  arrêté  sur  moi  une  seule  minute  pendant  la  première  moitié  de 
la  soirée;  je  pus  donc  l'examiner  à  l'aise.  Il  avait  une  taille  moyenne, 
souple  et  nerveuse,  l'air  un  peu  hautain;  mais  par  momens  quelque 
chose  de  tendre  et  de  velouté  voilait  tout  à  coup  l'éclat  un  peu  froid 
de  ses  yeux.  Son  sourire  aussi  avait  une  douceur  particulière  et 
imprévue  qui  lui  donnait  beaucoup  de  charme.  Mon  oncle  l'inter- 
rogea sur  sa  vie  aux  États-Unis,  et  il  répondit  avec  cet  accent  de 
sincérité  scrupuleuse  qui  inspire  la  confiance.  Il  raconta  en  termes 
simples  et  pourtant  pittoresques  plusieurs  aventures  qui  lui  étaient 
personnelles,  les  unes  burlesques,  les  autres  sanglantes,  toutes  de 
nature  à  nous  donner  une  idée  exacte  de  ces  mœurs  étranges  où  la 
force  individuelle  vaut  souvent  mieux  que  le  droit ,  et  où  chacun 
lutte  seul,  à  ses  risques  et  périls,  au  milieu  de  cette  mêlée  d'hommes 
et  d'intérêts  confus.  Un  trait  qui  me  frappait  en  lui,  c'était  son  in- 
différence, son  mépris  même  pour  la  vie  humaine.  Jeté  dès  l'en- 
fance au  milieu  de  ces  combats  sans  merci  où  l'égoîsme  le  plus 
féroce  n'est  souvent  que  l'instinct  de  la  conservation  surexcité  par 
le  péril,  il  s'était  habitué  à  ne  craindre  la  mort  ni  pour  lui  ni  pour 
les  autres;  c'était  un  enjeu ,  rien  de  plus. 

Certes  Robert  Wall  tombant  inopinément  dans  notre  salon  pari- 
sien était  bien  le  contraire  du  banal  :  sans  avoir  rien  d'excentrique, 
sans  viser  à  l'effet,  il  y  avait  en  lui  une  étrangeté  piquante,  une  sa- 
veur à  demi  sauvage  qui  éveillait  l'intérêt.  Parfois ,  au  récit  d'un 
épisode  de  sa  vie  passée ,  ses  yeux  s'allumaient  tout  à  coup,  un  pli 
profond  se  creusait  entre  les  sourcils,  et  l'on  sentait  que  d'ardentes 
passions  se  cachaient  sous  la  calme  gravité  de  ce  visage.  Je  me  tour- 
nais alors  instinctivement  vers  Louise,  et  je  pensais  malgré  moi 
qu'elle  était  bien  frôle  pour  marcher  dans  la  vie  d'un  pas  égal  à 

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260  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

celui  de  ce  jeune  faomme.  Je  me  Tétais  figuré  tout  autrement,  moins 
robuste,  moins  résolu,  plus  semblable  à  Louise,  qui  était  la  grâce 
même  et  la  faiblesse.  Que  de  fois  Louise  et  moi  nous  nous  étions 
dépeint  mutuellement  Rbbert!  Les  lettres  de  M.  Wall,  toutes  triom- 
phantes d'orgueil  paternel,  avaient  fourni  plusieurs  traits  de  ce  por- 
trait idéal;  mais  notre  jeune  imagination  l'avait  complété,  ou  plutôt 
refait  à  sa  fantaisie.  Aussi  avec  queUe  curiosité  je  l'observais  ce  pre- 
mier soir! 

11  était  assis  près  de  Louise ,  et  je  souriais  involontairemcRt  à 
voir  comme  celle-ci  m'oubliait  vite  en  l'écoutant.  Qu'avait-elle 
besoin  de  moi  en  effet?  C'est  à  cette  heure  que  se  place  le  premier 
sentiment  vif  de  mon  isolement  dans  la  vie,  de  ma  profonde  inuti- 
lité dans  l'avenir.  Jusqu'alors  ma  reconnaissance  pour  mon  oncle, 
ma  tendresse  pour  Louise,  avaient  rempli  tout  mon  cœur  :  il  ne  me 
semblait  pas  qu'il  pût  admettre  une  affection  nouvelle;  mais  à  l'as- 
pect de  ce  jeune  bonheur  naissant  à  mes  côtés  une  inquiétude 
étrange  s'empara  de  moi.  Appuyée  sur  le  fauteuil  de  mon  oncle,  je 
suivais  d'un  œil  distrait  la  silencieuse  partie  de  whist;  je  regardais 
tomber  une  à  une  les  cartes  que  les  joueurs  ramassaient  sans  bruit, 
et  j'écoutais  les  murmures  des  voix  de  Louise  et  de  Robert,  qui  se 
confondaient  ou  se  répondaient.  Que  pouvaient-ils  se  dire? 

Un  temps  bien  long  s'écoula  ainsi;  puis,  mon  oncle  m' ayant  priée 
de  chanter,  je  me  levai  avec  empressement,  heureuse  d'échapper  à 
mon  inexplicable  ennui,  et,  ouvrant  im  cahier  au  hasard,  je  tombai 
sur  im  fragment  d*Alceste.  Je  ne  sais  quelle  émotion  puissante, 
quelles  facultés  endormies  s'éveillèrent  alors  au  souffle  du  génie  de 
Gluck  dans  mon  âme  troublée  de  pressentimens;  je  trouvai,  pour 
rendre  les  immortels  sanglots  d'Alceste,  des  accens  que  je  ne  me 
connaissais  pas,  et  les  larmes  me  gagnaient,  lorsque,  levant  par  ha- 
sai'd  les  yeux  vers  la  glace  à  demi  noyée  dans  l'ombre  qui  se  trou- 
vait en  face,  j'aperçus  les  yeux  de  Robert  fixés  sur  moi  avec  une 
expression  profonde  de  surprise  et  d'admiration  :  j'en  ressentis  un 
frisson  d'orgueil,  puis  une  insurmontable  timidité  s'empara  de  mon 
esprit,  et  je  m'arrêtai  brusquement.  Bien  des  années  se  sont  écou- 
lées depuis  ce  jour,  d'irréparables  événemens  se  sont  accomplis, 
des  déchiremens  cruels  ont  emporté  mon  âme  en  lambeaux  ;  mais 
je  ne  puis  oublier  ce  premier  regard,  surpris  dans  un  miroir  obscur, 
et  dont  je  ne  soupçonnais  pas  alors  le  fatal  pouvoir. 

Dès  le  lendemain,  Robert  revint,  puis  le  surlendemain  et  les  jours 
suivans.  11  prit  ainsi  en  peu  de  temps,  au  milieu  de  la  famille,  l'at- 
titude d'un  prétendant  déclaré.  Mon  oncle  ne  songea  point  à  élever 
la  moindre  objection  contre  ces  visites  assidues.  Ne  fallait-il  pas  que 
ces  deux  jeunes  gens  se  connussent  avant  de  se  lier  l'un  à  l'autre? 
Louise,  du  reste,  ne  cherchait  ni  à  combattre  ni  à  cacher  la  vive 

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LE    PÉCHÉ    DE    MADELEINE.  261 

sympathie  qui  l'entraînait  vers  Robert.  —  Pourvu  qu'il  m'aime!  di- 
sait-elle quelquefois  avec  un  demi-sourire,  et  cette  défiance  d'elle- 
même  me  semblait  le  premier  symptôme  de  l'amoiîr. 

Chaque  jour,  Robert  nous  devint  plus  chpr  à  tous;  chacun  de  nous 
subit  l'influence  de  cette  nature  vive  et  tendre,  de  cette  volonté 
forte,  mais  douce,  qui  dominait  sans  combattre.  Sa  vie  s'écoulait 
au  coin  de  notre  feu;  c'est  à  peine  si  dans  les  heures  inévitablement 
désœuvrées  du  matin  il  daignait  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  splen- 
deurs de  Paris  :  les  seuls  instans  qui  lui  semblassent  dignes  d'ê- 
tre comptés  étaient  ceux  qu'il  passait  dans  le  petit  hôtel  de  la  rue 
de  Grenelle,  entre  Louise  et  moi.  Il  arrivait  d'ordinaire  vers  trois 
heures;  à  peine  entré,  il  lui  fallait  raconter  en  détail  les  courses 
ou  les  flâneries  de  sa  matmée.  De  son  côté,  il  exigeait  le  récit  des 
grands  événemens  survenus  depuis  la  veille.  Quelquefois  nous  pre- 
nions un  livre,  et  l'un  de  nous  lisait  à  voix  haute;  mais  bientôt 
mille  questions,  les  folies  et  les  rires,  se  croisaient  entre  nous,  et 
la  lecture  restait  inachevée;  toute  visite  était  malvenue,  qui  déran- 
geait notre  chère  intimité.  Je  garde  encore  de  ces  heures  écoulées 
d'impérissables  souvenirs  dont  toute  l'amertume  de  ma  vie  ne  sau- 
rait me  faire  maudire  la  douceur. 

Quand  le  soir  était  venu,  nous  allions  au  spectacle  ou  au  con- 
cert, ou  bien,  si  nous  ne  sortions  pas,  je  me  mettais  au  piano,  et 
Louise  et  moi  nous  chantions,  tandis  que  mon  oncle  faisait  son  inva- 
riable partie  de  whist.  C'étaient  nos  meilleurs  momens.  Plus  d'une 
fois  il  m'arriva,  pendant  que  je  chantais,  de  rencontrer  de  nouveau 
les  yeux  de  Robert  fixés  sur  moi  avec  une  expression  singulière; 
mais  c'étaient  de  rapides  instans,  et  le  trouble  qu'il?  faisaient  naître 
ne  leur  survivait  guère.  Robert  néanmoins  me  donnait  peu  d'éloges 
et  parlait  rarement  de  ma  voix.  Un  jour  seulement,  comme  je  lui 
reprochais  sa  froideur  distraite  quand  Louise  chantait,  il  sourit.  — 
C'est  que  la  musique  pour  moi  n'est  pas  un  art,  dit-il,  c'est  une 
passion;  vous  aussi,  Madeleine,  vous  avez  la  passion...  —  Louise 
était  près  de  nous,  et  il  n'ajouta  rien. 

Peu  à  peu  j'en  vins  à  attendre  l'arrivée  de  Robert  Wall  avec  la 
même  impatience  que  Louise  elle-même  ;  je  reconnaissais  son  pas 
longtemps  avant  tout  le  monde.  Une  sensation  indéfinissable  m'aver- 
tissait de  son  approche.  Comment  il  se  fit  que  de  si  vives  émotions, 
et  si  nouvelles,  n'éveillèrent  en  moi  aucune  sérieuse  inquiétude, 
c'est  ce  que  je  ne  puis  dire.  Sans  doute  mon  inexpérience  de  l'a- 
mour contribuait  à  m'abuser  :  je  n'avais  nulle  défiance  contre  le 
sentiment  qui  grandissait  en  moi;  Robert  ne  devait-il  pas  être  le 
mari  de  Louise,  presque  un  frère,  et  ne  devais-je  pas  l'aimer? 
Peut-être  aussi  quelque  secrète  faiblesse  prolongea  mon  erreur  :  je 
cédai  sans  doute  à  ce  lâche  instinct  qui  nous  porte  à  fermer  les  yeux 


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262  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

devant  un  danger  qu'on  prescent  et  qu'on  n'ose  pas  définir.  Notre 
vie  d'ailleurs  coulait  si  doucement  :  les  semaines  succédaient  aux 
semaines,  sans  que  personne  songeât  à  les  compter.  Mon  oncle  fai- 
sait préparer  à  petit  bruit'le  second  étage  de  l'hôtel,  qu'il  destinait 
au  jeune  ménage;  les  apprêts  du  mariage  se  faisaient  discrète- 
ment, on  en  parlait  à  demi-voix,  comme  si  on  eût  craint  d'effa- 
roucher le  bonheur  en  le  nommant  trop  haut;  mais  à  tout  moment 
d'involontaires  allusions  venaient  rappeler  à  chacun  la  pensée  de 
tous.  Louise  était  radieuse,  et  moi  j'aurais  voulu  éterniser  cette 
paix  enchantée. 

II. 

Un  soir  nous  étions,  ma  cousine  et  moi,  dans  notre  appartement, 
occupées  à  notre  toilette  :  nous  allions  aux  Italiens;  mais,  tout  ani- 
mées par  je  ne  sais  quelles  folies,  nous  avions  laissé  fuir  l'heure 
sans  y  songer,  et  notre  confusion  fut  grande  quand  mon  oncle  nous 
fit  avertir  qu'il  nous  attendait.  Je  m'enfuis  dans  ma  chambre,  et  en 
peu  d'instans  je  fus  prête.  Louise,  moins  prompte,  plus  coquette 
peut-être,  était  loin  d'être  aussi  avancée.  Je  lui  proposai  de  l'ai- 
der, mais  elle  refusa.  —  Envoie-moi  Justine,  dit-elle;  vite,  vite! 
et  va  faire  prendre  patience  à  ces  messieurs. 

Je  descendis  en  fredonnant,  et,  après  avoir  averti  la  femme  de 
chambre  que  Louise  l'attendait,  je  traversai  rapidement  le  premier 
salon  et  j'entrai  dans  le  boudoir.  A  ma  grande  surprise,  il  n'y  avait 
pas  de  lumière,  et  je  pensai  que  mon  oncle  et  Robert  étaient  restés 
à  fumer  dans  la  serre.  J'entrai  en  tâtonnant,  et,  m'accoudant  sur  la 
cheminée,  j'étendis  le  pied  vers  les  tisons  épars.  J'étais  là  depuis  un 
instant  à  peine,  quand  un  bruit  léger  me  fit  tressaillir,  et  tout  près 
de  moi  je  vis  une  forme  indécise  se  mouvoir  dans  l'obscurité,  tandis 
qu'une  voix,  si  basse  que  je  la  reconnus  à  peine,  murmura  ces  mots  : 
—  Madeleine,  chère  Madeleine,  il  faut  que  je  vous  parle;  il  en  est 
temps.  Peut-être  ai-je  déjà  trop  tardé... 

—  Quoi!  c'est  vous,  Robert?  m'écriai -je  après  la  première  sur- 
prise; vous  m'avez  vraiment  fait  peur.  Que  faites-vous  donc  là,  dans 
l'ombre,  comme  un  conspirateur? 

—  Je  pensais  à  vous,  dit-il  d'une  voix  sérieuse,  et  je  crois  en 
vérité  que  c'est  Dieu  même  qui  vous  amène  ici.  Quand  je  vous  ai 
vue  venir  vers  moi  tout  à  l'heure,  comme  si  vous  répondiez  à  mon 
secret  appel,  lorsque  j'ai  reconnu  votre  démarche  souple  et  lente, 
ces  grands  yeux  qui  éclairent  pour  moi  jusqu'aux  ténèbres,  je  me 
suis  dit  que  c'était  l'heure  de  parler,  et  que  toutes  les  incertitudes 
devaient  cesser.  Et  pourtant,  voyez  comme  je  tremble,  Madeleine... 
Mon  Dieu!  n'avez-vous  donc  rien  deviné?...  Si  vous  savez  mon  se- 


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LE    PÉCHÉ   DE   MADELEINE.  26S 

cret,  par  pitié  dites-le.  Est-ce  que  vous  n'avez  pas  compris?  Est-ce 
que  vous  n*avez  pas  lu  tout  mon  cœur  dans  mes  yeux? 
J'étais  frappée  de  stupeur;  je  n'osais  comprendre. 

—  Que  dites- vous?...  balbutiai -je  dans  mon  trouble;  Louise, 
Louise  vous  aime,...  vous  le  savez.  Vous  êtes  foui... 

—  Peut-être,  dit-il  doucement;  mais  n'aurez- vous  pas  pitié  de 
ma  folie?  Si  vous  saviez  ce  que  j'ai  souffert  en  sentant  naître  et  gran- 
dir en  moi  cet  amour  ! 

—  Robert,  dis-je  d'un  ton  sévère  et  en  essayant  d'affermir  ma 
voix  malgré  les  battemens  précipités  de  mon  cœur,  pas  un  mot  de 
plus!  Chacune  de  vos  paroles  est  une  offense...  Comment  ne  l'avez- 
vous  pas  compris?  comment  osez- vous  me  parler  d'amour? 

—  Pardon,  murmura-t-il,  je  suis  un  pauvre  fou,  vous  l'avez  dit; 
mais  je  vous  respecte  et  je  vous  adore.  —  Écoutez-moi;  consentez 
à  m'entendre...  Puis-je  offrir  à  Louise  un  cœur  qui  est  à  vous?  Se- 
rait-ce loyal,  dites?  Le  puis-je?  Sais-je  seulement  si  elle  tient  à 
moi?  C'est  une  entant;  est-ce  qu'oq  aime  à  son  âge?  est-ce  qu'on 
sait  aimer?  Madeleine,  je  suis  libre  encore,  songez-y,  et  je  vous 
aime  à  en  mourir. 

—  Assez!  m'écriai-je  en  le  repoussant,  car  il  était  presque  à  mes 
pieds;  je  ne  veux  pas  vous  entendre.  Tout  cela  est  une  trahison 
envers  ma  sœur,  et  pour  moi  un  outrage. 

Je  fis  un  mouvement  pour  sortir. 

—  Vous  ne  voulez  pas  m'entendre!  s'écria-t-il  avec  un  éclat  su- 
bit dans  la  voix  et  en  saisissant  mes  deux  mains,  qu'il  retint  for- 
tement dans  les  siennes.  Vous  êtes  cruelle,  Madeleine;  mais,  sa- 
chez-le, mon  amour  n'est  pas  de  ceux  qu'on  décourage.  Je  vous 
aimerai  malgré  vous,  et  je  vous  forcerai  à  m'aimer...  Oh!  vous  al- 
lez me  railler,  je  le  sais  ;  mais  vous  ne  connaissez  pas  la  passion. 
Vous  croyez  qu'on  peut  nouer  et  dénouer  ces  chaînes  en  souriant  ou 
en  secouant  dédaigneusement  la  tête!...  Vous  croyez  qu'on  peut 
dire  à  un  homme  :  Aimez  ici,  et  n'aimez  pas  là!  L'amour  ne  choisit 
pas,  Madeleine;  il  vient  d'en  haut  et  nous  terrasse.  Ne  riez  pas,  im- 
prudente, cela  vous  porterait  malheur. 

Tandis  qu'il  parlait,  je  me  sentais  troublée,  à  demi  vaincue  déjà. 
Ces  paroles  enflammées,  cet  emportement  jusqu'alors  inconnu  trou- 
vaient un  secret  complice  dans  la  faiblesse  de  mon  cœur;  mais  je 
me  raidis  contre  moi-même,  et,  affectant  une  froideur  hautaine,  je 
dégageai  mes  mains,  qu'il  tenait  encore.  A  cet  instant,  un  rayon  de 
lumière  qui  glissa  entre  les  deux  portières  et  le  frôlement  d'une 
robe  sur  le  tapis  du  salon  voisin  nous  avertirent  de  l'approche  de 
Louise.  —  Madeleine,  dit-il  précipitamment,  un  mot  encore,  un 
seul!  En  quoi  mon  amour  vous  offenserait-il,  si  Louise  y  consentait? 
'  Laissez-moi.  •• 


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264  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Silence  au  nom  du  ciel!  m'écriai-je  avec  effroi.  La  portière 
soulevée  nous  laissa  voir  la  tête  souriante  de  Louise. 

—  Gomment!  vous  êtes  là,  tous  deux,  dans  Fobscurîté?  dit-elle 
naïvement;  puis,  sans  remarquer  notre  trouble  :  — Mon  père  attend; 
vite,  dépêchons-nous  !  Je  suis  sûre  qu'ils  dormaient  là  tous  les  deux, 
ajouta-t-elle  en  prenant  le  bras  de  Robert,  qu'elle  entraîna  gaîment. 

Je  les  suivis  plus  lentement,  heureuse  de  cet  instant  de  solitude 
qui  me  permettait  de  cacher  ma  rougeur. 

Cette  soirée  des  Italiens  fut  Tune  des  plus  pénibles  dont  je  me 
souvienne.  L'étincelante  musique  du  Barbier^  sa  folle  gaîté,  irri- 
taient mes  nerfs  ébranlés;  la  sécurité  de  Louise  me  navrait.  Robert 
affectait  de  ne  s'occuper  que  de  moi,  de  ne  regarder  que  moi,  comme 
s'il  lui  était  indifférent  que  cela  fût  remarqué.  Je  tremblais  que  mon 
oncle  et  Louise  elle-même  ne  finissent  par  s'apercevoir  de  cette 
affectation;  quelquefois  il  me  semblait  que  mon  oncle  était  d'une 
tristesse  inaccoutumée,  et  je  me  persuadais  qu'il  soupçonnait  déjà 
notre  secret  :  dans  ses  moti?  les  plus  simples,  je  croyais  voir  une 
allusion  ou  un  reproche.  Je  regardais  Louise,  et,  en  la  voyant  sou- 
rire, un  attendrissement  involontaire  me  gagnait  ;  puis,  au  milieu 
de  tout  cela,  c'était  comme  un  ravissement  intérieur  dont  je  m'in- 
dignais. Je  souffrais,  et  j'étais  heureuse.  Une  joie  sans  nom  rem- 
plissait tout  mon  être,  et  pourtant  quelque  chose  d'aigu  et  de  poi- 
gnant se  mêlait  à  mon  bonheur. 

Enfin  le  spectacle  s'acheva.  J'avais  besoin  de  silence,  d'obscurité, 
de  solitude  surtout.  A  peine  de  retour  à  l'hôtel,  je  prétextai  la  fa- 
tigue, et  je  courus  m'enfermer  dans  ma  chambre.  Là,  je  tombai  à 
genoux,  et,  cachant  ma  tête  dans  mes  mains,  j'essayai  de  recueillir 
mes  pensées.  Ce  n'était  pas  un  conseil  divin  que  j'implorais  ainsi  : 
mon  cœur  orgueilleux  ne  demandait  point  de  secours.  Ce  qui  m'ac- 
cablait, c'était  le  poids  soudain  d'émotions  écrasantes,  c'était  le  be- 
soin irréfléchi  de  prendre  Dieu  à  témoin  d'une  félicité  que  je  ne 
pouvais  confier  à  personne.  Je  ne  sais  s'il  se  produisit  jamais  une 
plus  violente  révélation  de  l'amour;  ma  pensée  bondissait,  empor- 
tée dans  un  tourbillon  de  joies  folles,  d'allégresses  sans  nom.  Ai- 
mer! être  aimée!  Ces  mots  m'ouvraient  des  espaces  infinis  où  mon 
âme  fuyait  comme  une  chose  ailée,  et  je  m'épuisais  en  efforts  pour 
la  suivre  ou  la  retenir.  En  un  instant,  j'eus  honte  et  pitié  de  ma  vie 
passée,  de  ces  années  lentement  effeuillées  dans  la  paix  et  le  silence 
iu  cœur.  Il  me  semblait  que  je  venais  seulement  de  comprendre  le 
prix  de  la  vie,  et  que  tout,  devoir,  dignité,  bonheur,  se  résumait 
âans  la  joie  d'être  aimée.  La  nuit  entière  s'écoula  ainsi.  Vers  le 
matin  seulement,  je  m'assoupis. 

Que  se  passa -t-il  en  moi  pendant  ces  courts  instans  d'un  som- 
meil agité?  quelle  mystérieuse  révolution  s'accomplit  à  mon  insu? 


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LE    P£CUÉ   DE   MADELEINE.  265r 

A  mon  réveil,  mes  impressions  étaient  toutes  changées.  L'exaltation 
de  la  veille  faisait  place  à  une  lassitude  humiliée,  et  un  singulier 
malaise  m'oppressait.  Je  me  levai,  et  j'ouvris  fei  fenêtre.  Le  ciel  était 
gris,  et  une  pluie  glacée  me  frappa  au  visage.  Je  refermai  la  fenêtre 
et  me  jetai  en  frissonnant  sur  mon  lit  ;  mes  paupiëiles  appesanties 
s'abaissèrent  d'elles-mêmes,  mais  je  ne  parvins  pas  à  me  rendor- 
mir. Mille  idées  confuses  s'agitaient  lourdement  dans  mon  cerveau, 
sans  que  je  pusse  arrêter  ce  ti^vail  incessant  de  la  lièvre.  Parmi  les 
pensées  qui  s'entre-choquaient  ainsi,  la  plus  importune,  la  plus  dou- 
loureuse, c'était  le  souvenir  de  Louise.  Je  voulais  en  vain  l'écarter; 
elle  revenait  toujours,  et  je  rougissais  d'avoir  pu  songer  à  être  heu- 
reuse à  sa  place  ;  je  me  reprochais  amèrement  cet  espoir  presque 
criminel,  auquel  mon  âme  s'était  soudainement  livrée,  et  pourtant 
je  ne  pouvais  me  résoudre  à  lui  sacrifier  mon  cœur,  car  je  savais 
enfin  que  j'aimais,  et  de  quel  amour...  Je  me  rappelais  une  à  une 
toutes  les  heures  écoulées  depuis  l'arrivée  de  Robert  parmi  nous;  je 
suivais  Louise  pas  à  pas  durant  cette  longue  suite  de  jours,  cher- 
chant des  indices,  épiant  des  symptômes  et  voulant  me  persuader 
qu'elle  n'aimait  pas  autant  que  j'aimais  moi-même.  Je  me  redisais 
ces  mots  de  Robert  dont  j'avais  été  frappée  :  —  C'est  une  enfant; 
est-ce  qu'on  aime  à  son  âge?  —  Mais  je  ne  parvenais  pas  à  me 
rassurer.  Je  connaissais  trop  la  tendre  et  délicate  nature  de  Louise, 
cette  sensibilité  profonde  qui  souvent,  pour  des  peines  légères, 
nous  avait  fait  trembler,  et  en  songeant  à  toutes  ces  choses  des 
larmes  brûlantes  tombaient  de  mes  paupières  fermées. 

En  ce  moment,  un  souffle  léger  passa  sur  mon  front;  j'ouvris  les 
yeux,  et  je  vis  Louise  qui  se  penchait  vers  moi.  —  Qu'as-tu  donc? 
tu  pleures?  me  dit-elle  avec  une  douce  inquiétude.  As-tu  quelque 
chagrin?  es- tu  malade? 

—  Non,  répondis-je  en  essayant  de  sourire.  Je  pensais  à  toi,  ma 
petite  Louise.  Sais-tu  qu'il  faudra  nous  séparer  bientôt?  Un  senti- 
ment nouveau  va  sans  doute  diviser  nos  vies  comme  nos  cœurs. 

—  Tais-toi,  méchante!  s'écria-t-eUe  vivement;  est-ce  que  je 
pourrais  vivre  sans  toi,  sans  t' aimer,  sans  te  confier,  comme  autre- 
fois, toutes  mes  pensées? —  Tenez,  ingrate,  voyez  quel  moment 
vous  choisissez  pour  me  dire  de  si  dures  paroles...  Je  vous  apporte 
mon  cadeau  de  noces. 

Et  elle  mit  dans  mes  mains  une  liasse  de  papiers  que  je  pris  ma- 
chinalement. Chacune  de  ses  paroles,  sa  sécurité,  son  air  joyeux  et 
tendre  me  navraient. — Si  je  lui  prends  son  bonheur,  me  disais-je, 
qui  la  consolera?  Elle,  sans  soupçonner  l'amertume  de  mes  pen- 
sées, s'empara  doucement  de  mes  deux  mains.  —  Écoute,  reprit- 
elle  avec  son  charmant  sourire,  te  rappelles-tu  une  petite  maison 
grise,  toute  tapissée  dç  vigne  et  cachée  sous  des  châtaigniers,  pour 

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266  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

laquelle  tu  t'étais  prise  de  si  folle  passion  pendant  notre  séjour  à 
Vannes? 

—  Oui,  répondis-je,  je  la  vois  encore. 

—  Et  la  lande  qui  s'étend  tout  alentour,  et  le  maigre  ruisseau 
qui  parfois  s'égare  au  milieu  du  sentier? 

—  Oui ,  je  me  souviens.  J'aimais  l'air  triste  et  recueilli  de  ce 
pauvre  logis. 

—  Eh  bien!  s'écria  Louise  en  frappant  joyeusement  dans  ses 
mains,  ta  chère  maisonnette,  la  voilà  !  Je  te  l'apporte  avec  son  petit 
jardin  de  curé  qui  avait  fait  ta  conquête  ;  elle  est  dans  ce  rouleau 
de  papiers.  Mon  père  s'est  adressé  au  propriétaire,  qui  a  consenti 
à  la  lui  vendre.  Qu'en  pouvait-il  faire?...  Un  vrai  nid  à  rêves!... 
C'est  bon  pour  une  tête  romanesque  comme  la  nôtre.  Quel  bonheur, 
n'est-ce  pas?  quand  j'irai  avec  Robert  te  visiter  dans  ton  domaine! 
Tu  nous  en  feras  les  honneurs  avec  cette  grâce  de  reine  qui  vous 
distingue,  mademoiselle...  Ah  !  je  voudrais  être  déjà  mariée!  —  Et 
sais-tu?  ajouta-t-elle  d'un  ton  de  confidence,  je  crois  que  cela  ne 
tardera  guère;  mon  père  me  disait  hier  qu'il  désirait  que  ce  fût  fait 
avant  l'été. 

Je  froissai  les  papiers  épars  sur  mon  lit. 

—  Oh!  tout  est  bien  en  règle,  continua-t-elle  croyant  que  je 
voulais  les  lire.  Voilà  les  titres  de  vos  propriétés,  mademoiselle... 
Embrasse-moi  donc,  Madeleine;  dis-moi  que  cela  te  fait  plaisir,  dis- 
moi  que  tu  m'aimes.  Oh  !  moi,  je  t'adore,  vois-tu;  je  voudrais  que 
tu  fusses  heureuse,...  heureuse  comme  moi,  mon  amie! 

Je  serrai  contre  moi  sa  jolie  tête  en  pleurant;  mais  cette  fois  mes 
larmes  ne  l'inquiétèrent  pas,  elle  les  attribuait  à  la  joie. 

—  Louise,  dis-je  tout  à  coup  en  la  regardant  fixement  comme 
pour  lire  au  fond  de  son  âme,  il  y  a  une  idée,  une  folie,  quelque 
chose  qui  m'obsède.  Il  faut  que  tu  m'aides  à  sortir  de  cette  an- 
goisse. Songe  bien  qu'il  y  va  du  bonheur  de  ma  vie,  de  la  tienne 
aussi.  Réfléchis  avant  de  répondre. 

—  Tu  m'effraies!  s'écria-t-elle  en  essayant  de  fuir  mon  regard; 
mais  je  la  retins  fortement. 

—  Louise,  repris-je  d'une  voix  grave,  es-tu  bien  sûre  d'aimer  Ro- 
bert? 

Elle  resta  interdite,  cherchant  à  deviner  où  j'en  voulais  venir. 

—  Pourquoi  me  demander  cela  ?  Ne  le  sais-tu  pas  comme  je  le 
sais  moi-même?  Ne  te  l'ai-je  pas  dit  mille  fois?  —  Si  je  l'aime!... 
oh!  de  toute  mon  âme!  A  quoi  bon  cette  question,  cet  air  so- 
lennel? 

Elle  me  regardait  à  son  tour  avec  de  grands  yeux  brillans  d'in- 
quiétude. —  Qu'as -tu  à  m' apprendre?  parle!...  fst-il  malade? 
Sais-tu  quelque  chose ?...  Crois-tu  donc  qu'il  ne  m'aime  pas,  lui? 

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LE   PECHE   DE   MADELEINE.  267 

Sa  voix  était  altérée  :  on  eût  dit  qu'elle  attendait  la  sentence  qui 
devait  la  faire  vivre  ou  mourir. 

—  Eh  bien  I  dis-je  lentement,  si  en  effet  il  en  aimait  une  autre?... 

Elle  jeta  un  cri,  et  devint  toute  tremblante  et  pâle  comme  une 
morte.  —  Il  vaudrait  mieux  mourir,  balbutia-t-elle  d'une  voix 
étouffée  et  avec  un  accent  qui  me  déchira  le  cœur.  0  Madeleine!... 

Elle  joignit  les  mains,  et  sans  pouvoir  ajouter  un  mot  elle  me 
regardait  avec  un  elfroi  suppliant. 

Je  ne  pus  résister  à  ce  regard.  —  Rassure-toi,  dis-je  en  l'attirant 
sur  mon  cœur;  je  vois  bien  que  tu  l'aimes;  pardonne-moi  d'en  avoir 
douté,  de  t'avoir  effrayée...  Oui,  toute  incertitude  doit  cesser...  Tu 
seras  heureuse,  ma  Louise;  va,  sois  tranquille. 

Je  l'embrassai  à  plusieurs  reprises  et  la  calmai  aisément.  La 
sereine  confiance  de  la  jeunesse  remplaça  vite  cette  passagère  in- 
quiétude que  j'avais  fait  naître.  Peu  d'instans  après,  Louise  me 
quittait,  légère  et  déjà  consolée.  Restée  seule,  je  me  dis  que  j'étais 
bien  perdue.  Je  devais  tout  à  mon  oncle,  à  Louise  elle-même;  pou- 
vais-je  ravir  à  ma  sœur  celui  qu'elle  aimait?  —  Car  elle  l'aime! 
—  me  disais-je.  Je  me  dois  cette  justice  que  je  ne  faiblis  pas  de- 
vant le  sacrifice.  Quand  je  crus  comprendre  quel  était  mon  devoir, 
je  l'acceptai  sans  lâcheté.  Je  repoussai  courageusement  toute  pen- 
sée qui  eût  pu  m'attendrir  sur  moi-même,  et  je  songeai  résolument 
à  mettre  l'impossible  entre  Robert  et  moi. 

L'heure  de  rejoindre  la  famille  me  surprit  au  milieu  de  ces  ré- 
flexions. Je  ramassai  tristement  les  titres  de  propriété  que  Louise 
m'avait  apportés  et  que  j'avais  laissés  tomber  sur  le  parquet,  et  je 
me  dis  que  peut-être  un  jour  j'irais  ensevelir  dans  cette  solitude 
mon  cœur  anéanti;  mais  je  chassai  vite  cette  pensée  avec  un  fier  sou- 
rire :  je  me  sentais  l'âme  si  bien  trempée,  qu'il  ne  me  semblait  pas 
que  la  douleur  pût  me  vaincre.  J'avais  hâte  de  revoir  Robert  pour 
fixer  irrévocablement  mon  sort.  La  douleur  du  sacrifice  dispa- 
raissait presque  dans  l'orgueil  du  devoir  accompli. 

A  trois  heures,  Robert  vint  comme  chaque  jour.  Il  était  fort  pâle, 
et  Louise  le  plaisanta  sur  ce  qu'elle  appelait  son  air  fatal.  Pour 
moi,  je  n'osais  ni  le  regarder,  de  peur  de  faiblir,  ni  parler.  Chez 
Robert,  une  légère  contraction  des  lèvres  et  des  sourcils  trahissait 
une  préoccupation  inaccoutumée.  11  attendait,  comme  moi  sans 
doute,  l'instant  où  nous  nous  trouverions  seuls;  mais  l'occasion  ne 
venait  pas.  Mon  oncle  était  sorti;  comment  éloigner  Louise?  Les 
heures  se  traînaient  péniblement.  La  causerie  languissante,  l'air 
inquiet  de  Louise,  qui  ressentait  notre  malaise  sans  le  comprendre, 
ma  propre  émotion,  tout  rendait  l'attente  insupportable.  Si  ma  vo- 
lonté ne  fléchissait  pas,  je  sentais  du  moins  mes  forces  faiblir.  En- 
fin Louise  se  leva,  fatiguée  peut-être  à  son  insu  par  le  poids  de 

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268  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

celte  longue  journée  ;  un  nuage  obscurcit  ma  vu«  quand  la  porte 
se  referma  derrière  elle  :  nous  étions  seuls.  Je  levai  involontairement 
les  yeux  sur  Robert,  et  je  rencontrai  les  siens  fixés  sur  moi  avec 
une  expression  inquiète  qui  me  toucha.  —  Eh  bien!  dit-il,  qu'avez- 
vous  résolu,  Madeleine?  que  dois-je  craindre? 

Je  gardai  le  silence  :  une  chaîne  de  fer  semblait  sceller  mes  lè- 
vres. Je  voulais  lui  dire  :  —  Je  ne  vous  aime  pas,  —  et  je  ne  pou- 
vais me  résoudre  à  prononcer  de  tels  mots;  je  les  repoussais,  et  il 
ne  m'en  venait  point  d'autres.  Un  lourd  silence  pesait  sur  nous,  le 
temps  passait,  et  Louise  pouvait  revenir. 

—  Madeleine,  reprit-il,  n'avez- vous  donc  rien  à  me  dire? 

—  Que  vous  dirai-je?  répondis-je  en  essayant  de  sourire.  Cet 
amour  dont  vous  me  parliez  hier,  cet  amour  si  récent  n'est  pas  en- 
core, grâce  à  Dieu,  de  ceux  qui  ne  peuvent  mourir.  Oublions-le... 

—  Oublier  !  et  le  puis-je?  s'écria-t-il  avec  l'accent  d'une  douleur 
véritable.  Qu'avez- vous  dit?  Est-ce  là  votre  sentence?  Ne  me  laissez- 
vous  aucun  espoir? 

Il  s'arrêta,  et  comme  je  gardais  le  silence  :  —  C'est  donc  vrai  que 
vous  ne  m'aimez  pas?  Ah  !  quel  mal  vous  me  faites!...  Si  je  pouvais 
croire  que  c'est  Louise  qui  nous  sépare!...  Laissez-moi  tenter...  Si 
elle  me  déliait  de  mes  engagemens,  consentiriez-vous?... 

—  Non,  non!  I^uise  ne  saurait  rien  changer  à  ce  qui  est... 

—  Mais  c'est  de  la  haine,  murmura-t-il;  que  vous  ai-je  fait? 

—  Vous  venez  trop  tard,  répliquai-je  en  détournant  la  tête. 

—  Trop  tard! 

—  Je  vous  dois  la  vérité,  repris-je  avec  effort;  aussi  bien  il  faut 
en  finir!...  Sachez  donc  que  ce  cœur,  auquel  vraiment  vous  atta- 
chez trop  de  prix,  je  l'ai  donné. 

Je  ne  sais  comment  ce  mensonge  s'échappa  de  mes  lèvres. 
J'étais,  il  est  vrai,  décidée  à  ôter  à  Robert  toute  espérance;  mais  je 
n'avais  rien  imaginé,  rien  résolu  pour  cela.  Ce  fut  comme  une  in- 
spiration subite,  et  l'effet  fut  plus  grand  que  je  ne  pouvais  l'at- 
tendre. 

—  C'est  impossible,  dit-il,  c'est  impossible!  Quoi?  ces  yeux  lim- 
pides et  profonds  m'ont  à  ce  point  trompé  !  Us  ont  si  bien  caché  vqs 
secrets!  Comment  n' ai-je  rien  su,  rien  soupçonné? 

—  Tout  le  monde  l'ignore,  répondis-je  précipitamment,  tant  j'a- 
vais hâte  d'échapper  à  cette  nécessité  de  faire  mentir  mon  cœur  et 
ma  bouche.  Robert,  c'est  à  votre  honneur  que  je  confie  cet  aveu. 

Il  s'inclina  sans  répondre;  nous  gardâmes  le  silence  longtemps. 

—  Allons!  reprit-il,  tout  est  donc  fini!  Adieu,  mon  beau  rêve! 

Il  fit  quelques  pas  vers  la  porte,  puis,  revenant  soudain  :  —  Je  le 
connaîtrai,  s*écria-t-il,  celui  que  vous  me  préférez;  je  le  connaîtrai! 

—  Et  quand  cela  serait,  dis-je  avec  calme,  vous  vous  souvien- 

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LE   PECHE   DE   MADELEINE.  269 

drez,  je  pense,  qu'en  vous  confiant  mon  secret,  je  ne  vous  ai  pas 
donné  le  droit  d'en  abuser  contre  moi. 

Il  se  laissa  tomber  sur  un  siège.  —  Je  partirai,  dit-il,  vous  n'au- 
rez rien  à  redouter  de  moi. 

—  Pourquoi  partir?  Qu'irez-vous  chercher  loin  de  nous?  N'avez- 
vous  pas  une  famille  ici?  N'avez-vous  pas  une  douce  et  adorable 
femme,  la  meilleure,  la  plus  parfaite  que  vous  puissiez  rêver?  Et 
une  sœur  loyale,  Robert,  ajoutai-je  en  lui  tendant  la  main,  —  une 
fidèle  amie,  croyez-le  !  Laissez-vous  aimer,  restez. 

—  Pour  être  témoin  de  votre  bonheur,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oh  !  m'écriai-je  imprudemment,  Dieu  sait  que  le  spectacle  de 
mon  bonheur  ne  vous  offensera  sans  doute  jamais. 

—  Est-ce  possible?...  Vous  aimez  sans  espoir,  dites-vous?  Oui, 
je  resterai;  qui  sait  si  l'avenir... 

—  Non,  n'espérez  rien,  Robert,  car,  sachez-le,  il  y  a  plus  de 
bonheur  pour  moi  dans  cette  seule  attente,  dût-elle  être  étemelle, 
qu'il  n'y  en  aurait  dans  toutes  les  félicités  de  la  terre... 

—  Assez,  assez!  murmura-t-il  d'une  voix  étouffée;  tant  de  cruauté 
n'est  pas  nécessaire.  —  Et  il  sortit. 

Robert  ne  revint  pas  le  lendemain.  Dans  un  biUet  très  laconique, 
où  le  nom  de  Louise  était  assez  froidement  amené,  il  écrivit  qu'il 
était  malade.  Mon  oncle  alla  le  voir,  accompagné  du  médecin  de  la 
famille;  ils  le  trouvèrent  levé,  mais  avec  un  peu  de  fièvre.  Ce  ma- 
laise, feint  ou  réel,  se  prolongea;  mon  oncle  le  visitait  chaque  jour, 
mais  Robert  s'informait  à  peine  de  nous  et  ne  parlait  pas  de  nous 
revoir.  Louise  commença  bientôt  à  s'inquiéter.  Cette  froideur  subite 
après  tant  d'empressement  était  inexplicable  pour  tout  autre  que 
moi.  Mon  oncle  aussi  devint  soucieux,  et  je  tremblais  que,  dans 
une  de  ses  visites  matinales,  il  n'abordât  franchement  une  explica- 
tion. Que  voulait  Robert?  Faire  pressentir  sa  retraite  sans  doute? 
Cette  idée,  la  seule  vraisemblable,  me  torturait.  En  cette  anxiété, 
je  résolus  de  lui  écrire;  forte  de  mes  intentions  et  de  mon  dévoue- 
ment, je  me  lançai  sans  hésiter  en  dehors  des  usages  et  des  routes 
battues.  «  Revenez,  lui  écrivais-je,  Louise  vous  aime,  et  meurt  de 
votre  absence.  Vous  avez  laissé  croître  et  s'enraciner,  sans  souci 
de  ce  qu'elle  en  pourrait  souffrir,  un  amour  que  tout  encoura- 
geait en  elle;  vous  n'avez  pas  le  droit  maintenant  de  fuir  en  em- 
portant la  paix  de  sa  jeune  âme.  »  Et  je  continuai  ainsi,  écrivant 
sans  ordre  tout  ce  que  la  tendresse  la  plus  profonde  pour  Louise 
pouvait  m'inspirer.  Cette  flamme  nouvelle,  cette  ardeur  inconnue 
que  je  sentais  circuler  dans  mes  veines  depuis  que  j'étais  aimée,  je 
la  laissai  déborder  à  flots  au  nom  de  Louise  et  pour  elle.  «  Qu'atten- 
dez-vous de  l'avenir?  disais-je encore.  Qu'irez-vous  chercher  parle 


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270  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

monde?  Le  bonheur  est  là  :  il  vous  sourit  et  vous  tend  la  main,  le 
bonheur  tel  que  votre  père  Ta  rêvé  pour  vous,  celui-là  même  que 
vous  êtes  venu  chercher,  plus  beau,  meilleur  que  vous  ne  pouviez 
le  rêver,  et  vous  le  dédaignez  pour  une  chimère,  car  je  ne  suis  pas 
telle  que  vous  l'avez  cru  :  vous  aimiez  en  moi  une  âme  neuve,  igno- 
rante de  l'amour;  j'en  connais  les  douceurs  et  les  tourmens.  Qu'avez- 
vous  donc  aimé?  et  que  ferez-vous  maintenant  de  votre  vie?  Voua 
la  jetterez  aux  quatre  vents  du  ciel  peut-être?  Ah  I  Robert,  vous  ne 
serez  pas  heureux,  et  vous  aurez  tué  une  enfant  innocente  !  Gom- 
ment n'avez-vous  pas  songé,  imprudent,  qu'elle  ne  pourrait  vous 
voir  chaque  jour  sans  vous  aimer?  » 

J'écrivis  plusieurs  lettres  qui  restèrent  sans  réponse,  et  que  je 
dus,  bien  malgré  moi,  confier  aux  gens  de  la  maison  pour  être  re- 
mises à  leur  adresse.  Je  n'avais  pas  l'habitude  de  sortir  seule,  et 
Louise  ne  me  quittait  guère;  puis  le  temps  pressait.  Ce  ne  fut  pas 
sans  répugnance  et  sans  appréhension  pourtant  que  je  me  résignai 
à  mettre  les  domestiques  dans  la  confidence  de  cette  démarche.  Il 
était  impossible  qu'ils  n'eussent  pas  remarqué  l'absence  prolongée 
de  Robert,  et  la  coïncidence  de  mes  lettres  mystérieuses  avec  cette 
absence  pouvait  donner  lieu  à  de  malveillans  soupçons.  Un  ah*  d'in- 
telligence impertinente  que  je  surpris  au  moment  où  Justine  rece- 
vait mon  dernier  billet  me  prouva  que  je  ne  m'étais  pas  inquiétée  à 
tort.  Je  ne  me  repentis  pas  cependant,  et  la  droiture  de  mes  inten- 
tions me  rassura. 

Ce  qui  me  tourmentait  bien  plus,  c'était  le  silence  singulier  de 
Robert  et  la  tristesse  croissante  de  Louise.  Elle  l'attendait  toujours  : 
le  moindre  bruit  la  faisait  tressaillir;  chaque  fois  que  la  porte  du  sa- 
lon s'ouvrait,  une  rougeur  brûlante  couvrait  son  visage;  je  ne  sa- 
vais que  dire,  que  répondre  à  ses  questions,  à  son  regard  inquiet,, 
douloureusement  fixé  sur  moi,  comme  si  elle  eût  deviné,  pauvre  en- 
fant, que  je  savais  seule  le  secret  qui  la  faisait  souffrir. 

Mon  oncle  aussi  devenait  de  plus  en  plus  préoccupé;  il  y  avait 
plusieurs  jours  qu'il  n'était  allé  voir  Robert,  et  il  évitait  de  pronon- 
cer son  nom.  La  situation  était  intolérable,  et  je  sentais  qu'elle  ne 
pouvait  se  prolonger.  Que  faire?  J'étais  découragée.  Je  me  voyais 
impuissante  à  sauver  Louise  ;  mais  l'idée  ne  me  vint  pas  d'élever 
mon  bonheur  sur  les  débris  du  sien  :  je  sentais  crouler  l'édifice  de 
nos  joies  intimes,  et,  ne  pouvant  rien  conjurer,  je  m'ensevelissais 
résolument  sous  les  ruines. 

Dn  soir,  nous  étions  tous  les  trois  au  salon.  Louise ,  agitée  et 
souffrante,  s'était  jetée  sur  une  causeuse  et  tenait  les  yeux  fermés; 
peut-être  voulait-elle  échapper  par  le  sommeil  à  la  longueur  du 
temps;  peut-être,  en  feignant  de  dormir,  espérait-elle  seulement  se 


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LE   PÉCHÉ   DE   MADELEINE.  271 

soustraire  à  la  nécessité  de  prendre  part  à  la  vie  commune.  Mon 
oncle  lisait,  et  moi  je  brodais  en  songeant.  Un  profond  silence  ré- 
gnait parmi  nous,  quand  vers  dix  heures  la  porte  s'ouvrit,  et  Robert 
entra.  Je  ne  pus  retenir  un  cri  de  surprise,  et  Louise  se  leva  en 
proie  à  une  émotion  si  vive  qu'elle  m'effraya,  tant  elle  révélait  de 
craintes  et  de  souffrances  passées.  Rien  ne  peut  rendre  l'expression 
de  joie  qui  illumina  son  visage  :  je  ne  sais  si  la  fille  de  Jaïre  éprouva 
une  telle  ivresse  quand  la  voix  du  maître  la  fit  sortir  des  ombres 
de  la  mort. 

Robert  ne  me  parut  pas  changé  :  il  causa  avec  son  aisance  et  son 
naturel  accoutumés,  et  aux  timides  reproches  que  lui  adressait 
Louise  :  —  J'étais  malade,  répondit-il  simplement,  je  souffrais, 
chère  Louise  ;  mais  tout  est  fini,  et  je  ne  vous  quitterai  plus.  —  Il 
baisa  en  souriant  le  bout  de  ses  doigts. 

L'accueil  de  mon  oncle  fut  d'abord  très  froid;  mais  sa  rancune 
ne  tint  pas  devant  l'émotion  radieuse  de  son  enfant.  Pauvre  et 
chère  Louise!  elle  aimait  trop  pour  savoir  feindre;  elle  n'en  eut 
même  pas  la  pensée.  Robert  revenu,  elle  oublia  ce  qu'elle  avait 
souffert,  et  se  montra  aussi  joyeuse,  aussi  douce  qu'autrefois.  A 
les  voir  ensemble,  on  eût  dit  qu'ils  s'étaient  quittés  la  veille,  et  que 
rien  d'étrange  ne  s'était  passé  entre  eux.  La  soirée  s'écoula  familiè- 
rement, comme  tant  d'autres  toutes  semblables,  mais  avec  un  sen- 
timent plus  vif  de  ce  bonheur  que  nous  avions  cru  perdu. 

A  partir  de  cette  soirée,  Robert  revint  comme  autrefois  :  tout  re- 
prit le  train  habituel,  et  ces  jours  douloureux  furent  comme  s'ils 
n'avaient  pas  existé.  Il  me  semblait  même  que  Robert  était  plus  gai, 
plus  expansif  qu'auparavant;  je  l'observais,  ne  sachant  si  je  devais 
m'en  réjouir  ou  m'en  effrayer. 

'  —  Vous  aviez  raison,  me  dit-il  la  première  fois  que  nous  nous 
trouvâmes  seuls,  je  poursuivais  une  chimère;  mais  tout  est  fini,  bien 
fini,  je  vous  jure.  Un  instant  j'ai  songé  à  m' enfuir;  puis,  au  moment 
de  partir,  je  me  suis  aperçu  qu'en  dehors  de  vous  quelque  chose 
me  retenait  encore  dans  cette  France  que  vous  m'avez  fait  aimer. 
Ma  vie  est  désormais  liée  à  celle  de  Louise,  à  la  vôtre,  à  cet  en- 
semble d'êtres  et  de  sentimens  que  j'ai  connus  ici,  et  que  je  ne  re- 
trouverais plus...  Vos  lettres  sont  venues,  et  je  les  bénis;  elles  m'ont 
ouvert  les  yeux.  Oui,  j'aimerai  Louise,  je  l'aime  déjà.  Ne  serais-je 
pas  insensé  et  criminel  de  fuir  cette  charmante  créature,  cette  âme 
blanche  où  mon  regard  peut  plonger  sans  crainte  de  rencontrer 
même  une  ombre  étrangère?  Merci,  Madeleine,  de  m' avoir  éclairé; 
vous  m'avez  tout  confié  loyalement,  sans  fausse  pruderie;  vous  êtes 
un  brave  cœur,  et  vous  aurez  en^  moi  le  plus  dévoué  et  le  plus  res- 
pectueux des  frères. 

11  souligna  de  la  voix  ces  derniers  mots,  comme  pour  me  rassu- 

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272  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rer  sur  Tavenir  et  effacer  le  passé.  —  Je  vous  crois,  dis-je  en  lui 
tendant  la  main. 
Le  soir  même,  il  demanda  officiellement  Louise  en  mariage. 

m. 

Je  ne  m'appesantirai  pas  sur  les  jours  qui  suivirent.  Les  prépa- 
ratifs du  trousseau,  le  choix  de  la  corbeille,  dont  je  fus  chargée,  me 
fournirent  de  continuels  prétextes  pour  m' absenter  sans  affectation 
et  laisser  souvent  les  deux  jeunes  gens  seuls.  Je  présidai  moi-même 
à  r installation  de  leur  appartement,  et  je  surveillai  tous  les  détails 
avec  la  sollicitude  d'une  mère.  Grâce  à  la  générosité  de  mon  oncle, 
je  leur  préparai  un  nid  d'une  merveilleuse  élégance;  rien  ne  me 
semblait  assez  beau,  assez  parfait  de  formes,  assez  harmonieux  de 
couleur. 

Plus  d'une  fois  pourtant,  alors  que  les  ouvriers  s'agitaient  autour 
de  moi,  attendant  et  exécutant  mes  ordres,  je  sentis  des  larmes 
monter  tout  à  coup  à  mes  yeux.  Plus  d'une  fois  aussi,  quand,  fati- 
guée de  la  journée,  j'allais  me  reposer  près  de  Louise  et  de  Robert, 
j'éprouvai  un  douloureux  serrement  de  cœur  en  les  surprenant  dou- 
cement inclinés  l'un  vers  l'autre  et  causant  à  demi-voix.  Cependant 
Robert  n'affectait  point  près  d'elle  une  passion  qu'il  ne  ressentait 
sans  doute  pas  encore;  mais  il  lui  témoignait  une  tendresse  atten- 
tive et  indulgente.  Louise  en  était  heureuse,  ignorant  dans  sa  can- 
deur que  l'amour  pût  avoir  d'autres  regards  et  parler  un  autre  lan- 
gage. Moi,  je  mettais  tous  mes  soins  à  réprimer  certains  retours 
de  faiblesse  qui  surprenaient  parfois  mon  courage;  j'aurais  voulu 
me  les  cacher  à  moi-même.  Entre  Robert  et  moi,  tout  était  oublié; 
nos  rapports  furent  ce  qu'ils  devaient  être,  affectueux  et  simples. 

Le  mariage  était  fixé  au  20  juillet.  Je  l'appelais  de  tous  mes  vœux, 
espérant  retrouver  le  calme  dans  le  sentiment  de  l'irréparable.  Ce 
jour  arriva  enfin.  J'habillai  Louise  moi-même,  je  la  parai  des  flots 
de  dentelles  de  sa  robe  de  mariée,  et  je  posai  sur  sa  tête  sa  cou- 
ronne blanche.  Je  ne  l'avais  jamais  vue  si  belle. 

On  partit  pour  l'église.  Je  n'essaierai  pas  de  raconter  ce  cpie  je 
souffris  pendant  cette  cérémonie  religieuse.  Ces  douleurs-là  passent 
la  parole  humaine.  L'espèce  d'enthousiasme  qui  m'avait  soutenue 
jusqu'alors  tomba  tout  à  coup,  et  je  me  trouvai  brusquement  en 
face  d'une  réalité  effroyable.  Robert  était  là,  devant  moi;  je  l'aimais, 
et  il  était  perdu  pour  moi.  Son  calme,  son  front  impassible  et  hau- 
tain m'irritaient;  j'aurais  voulu  surprendre  au  moins  quelque  trace 
de  doute,  quelque  ombre  de  regret.  J'en  voulais  à  Louise  de  n'avoir 
pas  su  deviner  ce  que  je  faisais  pour  elle;  j'accusais  le  monde  en- 
tier. Je  me  disais  que  le  ciel  ne  permettrait  pas  qu'un  tel  mariage 


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LE    PÉCUÉ    DE   JIADELEINE.  273 

s'accomplît,  et  j'appelais  à  mon  aide  un  coup  de  foudre  divin.  A  ge- 
noux, la  tête  cachée  dans  mes  deux  mains,  je  semblais  prier  tandis 
que  toutes  les  puissances  révoltées  de  mon  être  se  soulevaient  en 
moi.  Et  pourtant  ce  mariage  s'accomplit  au  milieu  de  la  joie  de  tous 
et  sous  les  bénédictions  du  prêtre.  Dieu  n'intervint  pas  pour  l'em- 
pêcher, le  soleil  continua  de  répandre  à  flots  ses  rayons  sur  nous, 
et  personne  ne  soupçonna  mon  désespoir. 

Le  reste  du  jour  s'écoula  dans  les  préparatifs  du  bal  pour  le  soir. 
Malgré  la  saison  avancée,  Louise  avait  tenu  à  réunir  autour  d'elle 
toutes  ses  amies,  et  les  invités  se  trouvèrent  nombreux.  L'hôtel  et 
le  jardin  furent  splendidement  illuminés.  Louise  avait,  sous  les  dia- 
mans  dont  elle  était  chargée,  un  éclat  vraiment  surnaturel;  son  re- 
gard et  son  sourire  étincelaient.  Je  n'ai  gardé  de  cette  fête  qu'un 
souvenir  confus;  je  circulais  parmi  les  groupes  comme  une  somnam- 
bule, sans  voir  et  sans  penser;  j'avais  une  lourdeur  de  tête  insup- 
portable. 

Vers  la  fin  du  bal,  je  me  retirai,  brisée,  dans  un  coin  du  boudoir, 
de  ce  même  boudoir  où  Robert  un  soir  m'avait  fait  l'aveu  de  son 
amour,  et  là,  seule,  cachée  à  demi  par  d'immenses  vases  de  fleurs, 
oubliée  de  tous,  au  bruit  de  la  fête,  je  me  retraçai  cette  scène  ra- 
pide et  funeste.  De  quel  espoir  insensé  mon  âme  s'était  un  instant 
enivrée!  Était-il  donc  vrai  que  tout  était  perdu,  perdu  sans  retour, 
et  que  je  l'avais  voulu?  Ma  tête  s'égarait;  tout  ce  qui  m'entourait 
m'apparaissait  comme  revêtu  de  deuil,  et  la  valse,  qui  entraînait 
dans  son  tourbillon  un  flot  de  couples  joyeux,  retentissait  dans  mon 
cerveau  malade  comme  un  air  funèbre;  mes  artères  battaient  avec 
violence,  et  il  me  semblait  entendre  le  bruit  répété  des  cloches.  Au 
milieu  du  nuage  qui  s'épaississait  sur  mes  yeux,  j'aperçus  mon  on- 
cle, qui  me  cherchait;  je  fis  un  effort  pour  aller  vers  lui,  mais  je  ne 
parvins  pas  à  me  lever,  et  je  fus  obligée  de  m' attacher  à  son  bras 
pour  me  soutenir.  —  Qu'as-tu  donc,  ma  bonne  fille?  me  dit-il  ten- 
drement; tu  parais  souffrante?...  C'est  la  fatigue,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  la  fatigue,...  sans  doute,  balbutiai-je  sans  savoir  ce  que 
je  disais. 

—  Il  faut  aller  te  reposer,  ma  pauvre  Madeleine,  tu  ne  te  soutiens 
plus.  Aussi  bien  cette  rude  journée  est  passée,  bien  passée,  grâce 
à  Dieu,  et  nous  allons  te  gâter  maintenant;  tu  t'es  donné  tant  de 
peine,  tu  as  été  parfaite,  admirable...  Dieu  te  bénira,  mon  enfant ^ 
et  ton  vieil  oncle  passera  sa  vie  à  te  rendre  heureuse. 

Il  me  semblait  que  j'allais  mourir.  —  Écoute,  ma  fillette,  dit-il 
encore  en  baissant  la  voix,  Louise  est  bien  fatiguée  aussi,  la  pauvre 
petite!  Va,  ma  bonne  Madeleine,  lui  tenir  lieu  une  fois  encore  de  la 
mère  qu'elle  n'a  plus.  Emmène-la,  et  conduis-la  chez  elle. 

TOME  L.  —  1864.  18 

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27&  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Je  n'eus  pas  la  force  de  répondre;  cependant  j'en  trouvai  encore 
pour  obéir.  J'appelai  Louise,  et  la  conduisis  jusqu'au  seuil  de  son 
appartement;  mais  là  une  puissance  invincible  m'arrêta  :  je  voulus 
qu'elle  entrât  seule  dans  ce  royaume  où  seule  elle  devait  régner,  et 
que  rien  de  moi  n'y  pût  pénétrer,  pas  même  le  fugitif  parfum  de 
mon  bouquet.  Je  l'embrassai  et  m'enfuis  dans  ma  chambre,  où  je 
tombai  sans  connaissance. 

La  nuit,  une  maladie  grave  se  déclara  et  me  tint,  pendant  plu- 
sieurs semaines,  plus  près  de  la  mort  que  de  la  vie;  j'eus  presque 
constamment  le  délire,  et  dans  mes  rares  instans  lucides  j'étais  ob- 
sédée par  la  crainte  d'avoir  trahi  mon  secret;  mon  oncle  et  Louise 
ne  me  quittaient  guère  :  au  sortir  de  mes  crises,  je  les  trouvais  tou- 
jours près  de  moi,  épiant  les  symptômes  du  mal.  Deux  ou  trois  fois 
aussi  il  me  sembla  voir  Robert.  Quand  je  revenais  à  moi,  et  que  je 
rencontrais  leurs  yeux  inquiets  fixés  sur  les  miens,  loin  de  leur  être 
reconnaissante,  je  m'irritais  d'avoir  tant  de  témoins  des  transports 
de  mon  esprit.  La  douleur,  les  larmes  de  ceux  qui  m'entouraient 
ne  me  touchaient  pas  :  elles  m'annonçaient  le  danger  sans  que 
j'en  fusse  émue  ;  je  voyais  la  mort  approcher  sans  éprouver  ni  plai- 
sh:  ni  regret.  Au  milieu  des  symptômes  d'une  dissolution  prochaine, 
une  seule  idée  me  restait,  c'est  que  j'aimais  Robert  et  que  je  de- 
vais le  taire  éternellement. 

La  maladie  diminua,  mais  la  crainte  d'avoir  parlé  dans  mon  délire 
m'était  insupportable.  J'interrogeai  ceux  qui  m'entouraient;  j'obser- 
vai surtout  mon  oncle  et  Louise,  croyant  toujours  saisir  sur  leurs 
visages  quelque  expression  inaccoutumée,  quelque  signe  révéla- 
teur. Je  recommençai  sans  fin  mes  investigations  avec  cette  téna- 
cité et  ces  ruses  particulières  aux  monomanes.  Ils  ne  compre- 
naient rien  à  ma  singulière  préoccupation,  et  me  répondaient  avec 
une  complaisance  infatigable,  n'accusant  que  la  fièvre  du  désordre 
de  mes  facultés.  J'eus  beau  les  interroger  ensemble  ou  séparément, 
tourner  et  retourner  leurs  réponses,  essayer  mille  manières  de  les 
surprendre  :  je  ne  découvris  rien,  et  je  finis  peu  à  peu  par  me  ras- 
surer. Cette  conviction  hâta  ma  convalescence.  Je  me  laissai  aller 
enfin  à  la  douceur  de  revivre,  à  cet  incomparable  état  de  bien-être 
que  connaissent  seuls  ceux  qui  viennent  d'échapper  aux  étreintes 
de  la  mort.  Aussitôt  que  je  pus  me  lever,  les  médecins  conseillèrent 
de  me  transporter  à  la  campagne. 

On  était  arrivé  au  jnois  de  septembre.  Ce  fut  par  une  belle  et 
tiède  journée  que  nous  partîmes  pour  Ville-Ferny.  Mon  oncle,  crai- 
gnant pour  moi  la  fatigue,  ne  voulut  pas  que  nous  prissions  le  che- 
min de  fer,  et  il  me  fit  conduire  avec  Louise  en  calèche.  Lui-même, 
retenu  par  des  affaires,  ne  devait  nous  rejoindre  que  le  lendemain; 


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LE  PÉCHÉ   DE   MADELEINE.  275 

Robert  prit  les  devans  dès  le  matin.  Il  nous  attendait  au  perron 
quand  nous  arrivâmes  le  soir,  vers  sept  heures;  il  m'aida  à  des- 
cendre de  voiture  et  me  conduisit  à  mon  appartement.  On  avait,  par 
son  ordre,  dressé  le  couvert  dans  le  petit  salon  de  travail  qui  pré- 
cédait ma  chambre  à  coucher.  Les  candélabres,  chargés  de  bougies 
allumées,  donnaient  à  Fappartement  un  air  de  fête.  Je  remarquai 
qu'on  avait  rempli  les  jardinières  de  mes  fleurs  préférées,  et  que 
des  livres,  choisis  parmi  ceux  que  j'aimais,  étaient  placés  sur  un 
guéridon,  à  portée  de  ma  chaise  longue.  On  apporta  le  souper.  Ro- 
bert et  Louise  renvoyèrent  les  domestiques  et  prirent  plaisir  à  me 
servir  eux-mêmes,  attentifs  à  prévenir  mes  désirs  et  à  m'épargner 
jusqu'à  la  fatigue  d'un  mouvement.  Cette  soirée  est  parmi  les  plus 
belles  dont  j'aie  gardé  mémoire.  Je  ne  pouvais  me  résoudre  à  quit- 
ter mes  deux  amis  et  à  prendre  du  repos;  je  les  retenais  avec  des 
instances  d'enfant  gâté;  je  m'attachais  à  Louise;  j'inventais  mille 
prétextes  pour  rester  encore  :  il  fallut  pourtant  se  séparer. 

Plusieurs  semaines  s'écoulèrent  dans  un  état  de  délicieuse  lan- 
gueur; ma  faiblesse  m'ôtait  la  faculté  de  penser  et  de  me  souvenir. 
Peu  à  peu  cependant  les  forces  revinrent,  et  avec  elles  un  sentiment 
aigu  de  mon  existence.  Je  commençai  à  observer;  tout  naturelle- 
ment ce  furent  Louise  et  Robert  qui  fixèrent  d'abord  mon  attention  : 
ils  me  semblèrent  l'un  et  l'autre  parfaitement  heureux.  J'essayai  de 
m'en  réjouir;  mais  j'eus  à  lutter  souvent  contre  des  accès  d'amer 
découragement  qui  me  rendirent  à  charge  à  moi-même. 

Ce  fut  dans  ces  dispositions  que  je  revins  à  Paris.  Louise  et  Ro- 
bert, jeunes  et  beaux  tous  les  deux,  furent  fêtés  et  recherchés  du 
monde  élégant  :  chaque  soir,  de  nouveaux  plaisirs  les  enlevaient  à 
la  famille.  4e  voulus  d'abord  les  suivre;  mais  cette  vie  bruyante 
et  banale  me  fatiguait  sans  me  distraire,  et  j'y  renonçai  bientôt. 
Je  prétextai  le  mauvais  état  de  ma  santé,  et,  tandis  que  Louise  et 
son  mari  brillaient  dans  des  fêtes  sans  cesse  renaissantes,  je  tins 
compagnie  à  mon  oncle.  C'est  ainsi  qu'obstinément  repliée  sur  moi- 
même,  je  passai  mes  longues  soirées  d'hiver  dans  la  contemplation 
de  mon  mal.  L'altération  visible  de  ma  santé  inquiéta  ceux  qui 
m'entouraient.  Ils  redoublèrent  de  soins;  mais  la  source  du  mal 
était  inconnue  et  profonde,  leurs  efforts  demeurèrent  stériles. 

Le  printemps  reparut;  les  salons  se  fermèrent  tour  à  tour,  et  la 
campagne  rajeunie  attira  de  nouveau  ses  hôtes  inconstans  :  moi 
seule,  je  ne  changeai  pas.  J'allais  et  venais,  j'agissais,  je  riais 
même;  mais  l'âme  était  absente.  Tandis  que  mes  forces  semblaient 
renaître  dans  la  paix  embaumée  des  champs,  au  souffle  rafraîchis- 
sant d'un  air  plus  pur,  mon  être  moral  se  dissolvait  rapidement, 
aux  prises  avec  ma  secrète  et  unique  pensée  :  les  instincts  égoïstes 
qui  donnent  dans  l'âme  se  dressaient,  chaque  jour  plus  mollement 

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276  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

combattus,  tt  pîirr^rtissaient  à  mon  insu  ma  rolonté.  Moi,  qui  m'é- 
tais si  follement  complu  dans  le  silence  de  mon  sacrifice,  je  m'a- 
bandonnais maintenant  aux  plus  lâches  regrets.  L'orgueil  seul  me 
restait  :  ce  fut  seulement  quand  je  le  sentis  prêt  à  me  trahir  à  son 
tour  que  je  compris  avec  terreur  à  quel  degré  d'abaissement  moral 
j'étais  pas  à  pas  descendue. 

Un  jour,  j'avais  fait  à  cheval  une  assez  longue  promenade  en 
compagnie  de  Louise  et  de  Robert,  et  nous  revenions  au  pas,  sans 
nous  presser.  Je  leur  avais  laissé  prendre  les  devans,  et  les  suivais 
à  quelque  distance.  Depuis  longtemps  déjà  je  m'imaginais  que  Ro- 
bert, après  avoir  cru  m'aimer,  s'était  pris  pour  moi  d'une  aversion 
véritable;  je  remarquais  qu'il  me  fuyait.  Plusieurs  fois  je  l'avais 
surpris  me  regardant  avec  une  expression  si  sombre  que  j'en  avais 
été  saisie;  mais  il  avait  aussitôt  détourné  les  yeux  avec  impatience. 
Il  me  semblait  d'ailleurs  qu'il  était  plus  tendre,  plus  expansif  avec 
sa  femme,  s'étudiant  à'multiplier  près  d'elle  les  preuves  de  son 
affection.  Aussi  était-ce  avec  intention  que  j'étais  restée  en  arrière, 
mettant  autant  de  soin  à  l'éviter  qu'il  en  mettait  à  me  fuir.  Avant  de 
rentrer  dans  le  parc,  il  fallait  traverser  un  petit  pont  fort  raide,  jeté, 
à  une  grande  hauteur,  sur  la  voie  du  chemin  de  fer.  Robert  venait  de 
le  franchir  ainsi  que  Louise  :  j'allais  m'y  engager  à  mon  tour,  quand 
mon  cheval,  effrayé  peut-être  par  le  sifflement  d'une  locomotive  qui 
approchait,  fit  un  brusque  écart.  Je  voulus  le  ramener  et  l'obliger  à 
passer,  mais  il  se  cabra  en  se  renversant  contre  le  parapet  du  pont, 
et  j'allais  sans  nul  doute  être  précipitée,  quand  Robert  accourut, 
saisit  le  cheval  à  la  bride  et  le  maintint  d'une  main  ferme.  En  cet 
instant,  l'expression  de  son  visage  jne  frappa  ;  il  avait  pâli,  et  il  me 
sembla  que  ses  lèvres  frémissaient  de  colère.  —  En  vérité,  dit- il 
brusquement,  on  dirait  que  vous  voulez  vous  tuer,  et  que  vous  pre- 
nez plaisir  à  nous  voir  trembler  pour  vous. 

Sans  répondre,  je  donnai  un  coup  de  cravache  à  mon  cheval,  qui 
en  deux  bonds  franchit  la  passerelle.  Louise,  effrayée,  attendait  im- 
mobile; elle  me  reprocha  doucement  mon  imprudence.  — Tu  es  une 
enfant,  lui  dis-je  avec  un  peu  d'impatience,  suis-je  jamais  tombée? 
Laisse  à  d'autres  ces  frayeurs  ridicules. — Robert  entendit  ces  mots, 
mais  il  né  les  releva  pas,  et  nous  rentrâmes  silencieusegient  au 
château. 

Le  soir,  quelques  voisins  de  campagne  dînaient  à  Ville-Ferny,  et 
je  me  rappelle  qu'on  parla  d'une  aventure  scandaleuse  qui  occupait 
tout  Paris.  Une  jeune  femme,  riche  et  belle,  tenant  par  sa  naissance 
aux  plus  nobles  maisons  du  faubourg  Saint-Germain,  venait  de  s'en- 
fuir avec  son  amant.  La  fureur  du  mari  trompé,  le  désespoir  de  la 
famille,  le  triomphe  de  ses  ennemis,  tout  était  noté,  raconté,  dé- 
taillé. Nous  avions  autrefois  connu  cette  jeune  femme,  et,  quoique 

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LE   PKCHE   DE   MADELEINE.  277 

nous  l'eussions  depuis  longtemps  perdue  de  vue,  ce  drame  de  fa- 
mille, à  la  fois  vulgaire  et  terrible,  nous  causa  une  impression  dou- 
loureuse. Ce  qui  aggravait  encore  la  faute  de  Charlotte  de  L , 

c'est  qu'elle  avait  un  enfant,  une  petite  fille  de  quelques  mois,  dont 
les  sourires  auraient  dû  l'arrêter  au  bord  de  l'abîme.  Aussi  n'était- 
ce  de  tous  côtés  qu'une  réprobation  :  Louise  elle-même  osait  à  peine 
lui  chercher  des  excuses.  Pour  moi,  je  gardais  le  silence;  humiliée 
par  de  secrètes  défaites,  je  ne  me  sentais  le  courage  de  condamner 
personne.  J'écoutais  toutes  ces  voix  indignées,  et  j'enviais  à  ces 
femmes  le  calme  de  leur  conscience,  qui  leur  donnait  le  droit  de 
juger  et  de  flétrir. 

Peu  à  peu  la  conversation  dévia,  comme  il  arrive  toujours  en 
pareille  circonstance,  et  l'on  entama  une  grande  discussion  sur  le 
mariage  ;  quelques  hommes  soutenaient  que  c'était  une  institution 
contre  nature,  presque  immorale,  et  qui  rapetissait  l'âme  humaine 
en  restreignant  sa  liberté.  Les  femmes  et  Louise  surtout  défen- 
daient avec  vivacité  la  cause  contraire.  Tous  les  lieux  communs  en 
usage  dans  ces  sortes  de  querelles  furent  mis  en  avant  de  part  et 
d'autre.  —  Il  n'y  a  de  vraie  dignité,  disaient  les  uns,  que  dans 
l'union  libre  de  deux  êtres  attachés  l'un  à  l'autre  par  le  lien  idéal 
d'un  amour  partagé  ;  quant  à  ces  époux  maussades,  résignés  de 
mauvaise  grâce,  et  qui  souvent  éludant  en  secret  les  obligations  que 
la  loi  leur  impose,  ils  n'inspirent  et  ne  méritent  aucun  égard;  ils 
sont  grotesques,  voilà  tout. 

—  Quoi!  s'écriait  Louise,  ne  voyez-vous  aucune  grandeur  dans 
cette  téméraire  promesse  d'aimer  pour  toujours,  pour  la  vie,  pour 
l'éternité,  dans  cet  abandon  sans  retour,  sans  arrièrp-pensée?  Cela 
n'est-il  pas*plus  noble,  plus  digne  de  respect  que  cette  prudence 
mesquine  qui  calcule  si  savamment  les  hasards  de  l'inconstance? 

—  ll^a  chère  enfant,  répondait  en  souriant  M.  de  Chervière,  l'un 
de  nos  voisins,  qui  peut  promettre  de  bonne  foi  qu'il  ne  changera 
jamais?  Autant  vaudrait  jurer  de  ne  point  vieillir. 

—  Qu'en  pensez-vous,  mons^3ur  Wall?  demanda  tout  à  coup  la 
douairière  de  Briare. 

Robert,  qui  jusqu'alors  n'avait  point  pris  part  à  la  conversation, 
tressaillit  en  s' entendant  interpeller,  et  j'attendis  avec  quelque  émo- 
tion sa  réponse. 

—  Je  pense,  dit-il  après  une  légère  hésitation,  qu'il  n'y  a  dans 
ce  monde  qu'une  chose  grande  et  vraie,  c'est  l'amour.  Heureux  ceux 
que  la  société  unit  quand  le  cœur  le  désire  !  c'est  un  rêve  du  ciel 
réalisé;  mais  heureux  aussi  ceux  qui  savent  aimer  malgré  les  obsta- 
cles, les  contradictions  et  les  lois  imaginaires  de  la  morale  !  La  vé- 
rité est  d'aimer;  le  reste  est  pure  convention. — Et,  se  tournant  vers 
sa  femme  :  Vous  aimerais-je  moins,  mon  enfant,  aurais-je  pour  vous 

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278  aETUE   DES  DEUX  MONDES. 

moins  de  respect,  si  vous  aviez  sacrifié  famille,  honneur  et  repos 
pour  moi!  Si,  condamnée  par  tous,  vous  vous  étiez  jetée,  confiante 
et  résolue  dans  mes  bras,  croyez-vous,  Louise,  que  vous  me  seriez 
moins  chère? 

—  Voilà,  mon  cher  Robert,  dit  en  riant  mon  oncle,  des  principes 
de  morale  que  je  ne  vous  conseillerai  pas  de  transmettre  à  vos  fils. 

—  Mes  fils  sauront  bien  les  trouver  d'eux-mêmes,  n'en  doutez 
pas.  Quand  même  ma  sagesse  vieillie  parlerait  un  jour  un  autre  lan- 
gage, s'ils  ont  le  cœur  sincère,  ils  penseront  comme  moi... 

—  S'ils  sont  sincères,  m*écriai-je  malgré  moi,  s'ils  ont  le  cou- 
rage de  regarder  en  eux  et  autour  d'eux,  ils  sauront  vite  que  l'a- 
mour n'est  que  le  rêve  de  la  vie,  si  plutôt  il  n'en  est  pas  l'éternel 
mensonge.  Et  s'il  m'était  permis  de  guider  un  jour  vos  fils,  Robert, 
je  leur  dirais,  moi  :  Ne  croyez  pas  à  l'amour,  mais  faites-y  croire 
les  autres;  ne  donnez  pas  votre  cœur  et  gardez-vous  d'oublier  les 
trompeuses  paroles  dont  vous  aiu'ez  bercé  quelque  âme  ingénue; 
d'autres  encore  s'y  laisseront  prendre.  Ne  vous  attardez  pas  à  re- 
garder en  arrière;  jouez  sans  remords  l'éternelle  comédie  de  votre 
passion;  faites  aujourd'hui  les  sermens  que  vous  faisiez  hier.  Ne 
gardez  du  passé  que  le  souvenir  de  vos  triomphes;  tant  pis  pour  qui 
les  paie  de  ses  larmes  ou  de  sa  vie  ! 

—  Tudieul  quelle  harangue!  s'écria  mon  oncle  en  riant. 

—  Ma  chère,  dit  M'"®  de  Chervière,  votre  thèse  n'est  pas  neuve, 
elle  traîne  dans  tous  les  mauvais  romans,  et  franchement  elle  est 
un  peu  passée  de  mode  pour  de  jolies  lèvres  roses  comme  les 
vôtres. 

—  Eh  !  mademoiselle,  dit  galamment  M.  de  Chervière,  laissez- 
nous  vous  assurer  que  l'amour  existe;  veuillez  nous  croire  sur  pa- 
role en  attendant  qu'un  autre,  plus  heureux,  soit  admis  à  vous  le 
prouver.  Votre  jeune  misanthropie  n'a  pas  le  droit  de  contredire 
notre  expérience. 

—  Mon  Dieu,  messieurs,  repris-je,  je  ne  demande  pas  mieux  que 
de  vous  croire;  mais  regardez  autour  de  vous.  Qui  donc  sait  aimer? 
Est-ce  Charlotte  de  L....  par  exemple?  Mais  qui  aime-t-elle?  Son 
mari  ou  son  amant?  Avant  de  répondre,  laissez  passer  un  an  sur  sa 
fuite,  moins  encore  peut-être.  Et  vous,  messieurs,  vous  maudissez 
le  mariage,  et  vous  trouvez  la  vie  trop  longue  pour  qu'un  seul 
amour  puisse  la  remplir?  Je  n'ai  pas  d'expérience,  dites-vous?  soit; 
mais  j'ai  regardé  autour  de  moi,  j'ai  écouté,  j'ai  compris.  Est-ce 
ma  faute?  Et,  si  vous  ne  savez  pas  aimer,  est-ce  que  je  vous  accuse? 
Je  vous  plains,  voilà  tout.  Le  monde  est  vieux  et  a  tout  usé;  nous 
naissons  vieux,  et  nous  trouvons  toutes  choses  finies.  Le  nom  seul 
des  choses  nous  reste,  triste  héritage  :  on  parle  d'amour,  mais  per- 
sonne n'aime. 


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LE   PECHE   DE   MADELEINE.  279 

—  Et  moi?  dit  tout  doucement  Louise. 
Je  tressaillis;  je  l'avais  oubliée. 

—  Toi,  oui,  toi  seule,  répondis-je  après  un  court  silence,  et  je 
sortis  du  salon,  laissant  chacun  fort  scandalisé  de  cette  liberté  de 
tout  dire  que  m'accordait  mon  oncle. 

J'allai  m' accouder  sur  la  balustrade  de  la  terrasse,  et  je  donnai 
libre  cours  à  mes  larmes.  L'air  était  lourd;  pas  un  souffle  de  vent. 
Les  fleurs,  alanguies  par  la  chaleur  du  jour,  n'envoyaient  que 
d'acres  parfums;  un  malaise  orageux  pesait  sur  la  nature  entière. 
Le  ciel,  où  mes  yeux  cherchaient  en  vain  un  encouragement,  était 
sombre,  et  par  momens  un  éclair  silencieux  rayait  les  masses  noires 
des  nuages,  qui  s'amoncelaient  lentement.  Je  me  laissai  glisser  sur 
un  banc,  à  l'angle  de  la  terrasse. 

—  C'est  blasphémer  que  de  nier  l'amour  quand  on  aime,  Made- 
leine !  me  dit  Robert,  qui  s'était  approché  sans  que  je  le  visse,  et 
qui  s'assit  près  de  moi.  Avez-vous  songé  à  ce  qu'aurait  souffert  ce- 
lui... dont  vous  m'avez  parlé  un  jour,...  celui  que  vous  aimez,  s'il 
vous  avait  entendue  tout  à  l'heure  reniant  sa  foi  et  brûlant  ce  que 
votre  cœur  adore? 

—  Vous  prenez  trop  de  soin  pour  lui  ;  rassurez-vous,  répondis-je. 
Celui  que  j'aime  ne  s'inquiète  guère  de  moi,  je  vous  jure;  il  est 
heureux,  il  m'oublie. 

—  Vous  l'aimez  donc  toujours?  dit-il  tout  bas. 

—  Si  je  l'aime?  m'écriai-je  avec  désespoir;  mais  j'en  meurs!... 
Vous  ne  le  voyez  donc  pas?  Personne  ne  le  voit,  personne  ne  le 
comprend...  Ah!  que  ne  suis-je  déjà  un  atome  de  cette  poussière 
que  je  foule  à  mes  pieds  ! . . . 

—  Madeleine,  on  ne  doit  pas  parler  de  la  mort  à  votre  âge. 

—  C'est  vrai,  repris-je  amèrement;  il  faut  rire,  n'est-ce  pas?  et 
ne  pas  importuner  les  heureux...  Qu'ai-je  fait  pour  tant  souffrir?... 
Mais  la  paix  se  fera  un  jour,  bientôt,  je  le  sens...  Peut-être  alors 
comprendrez-vous,  Robert,  de  quoi  l'on  meurt  à  mon  âge... 

Je  m'arrêtai  éperdue  devant  le  regard  qu'il  attacha  sur  moi,  et 
je  m'enfuis  dans  ma  chambre.  — Qu'ai-je  fait?  me  dis-je  en  tombant 
sur  mes  genoux,  écrasée  par  la  honte;  me  suis-je  trahie?  En  suis-je 
donc  à  ce  point  d'abaissement?...  Ah!  ce  regard,  il  me  brûle;  si  je 
pouvais  l'effacer  de  tout  mon  sang  !  Cœur  misérable,  tu  t'es  livré!... 
Eh  bien  !  il  faut  fuir,  partir  à  tout  prix  ;  je  ne  m'exposerai  pas  à 
rencontrer  de  nouveau  ces  yeux...  Je  ne  veux  pas  rougir  devant  lui. 

Je  réfléchis  quelque  temps,  puis,  prenant  une  résolution  sou- 
daine, je  me  levai,  et  j'écrivis  au  docteur  Bruneau,  que  je  connais- 
sais depuis  mon  enfance  et  qui  m'aimait  comme  un  père  :  «  J'ai 
besoin  de  vous;  venez!  »  Quand  ce  billet  fut  parti,  je  me  sentis  plus 
calme.  Je  me  couchai,  bien  décidée  à  garder  la  chambre  le  lende- 

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280  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

main  et  les  jours  suivons,  jusqu'à  ce  que  j'eusse  arrêté  un  plan  de 
conduite. 

Le  lendemain,  de  très  bonne  heure,  le  docteur  arriva.  Il  recula 
en  m' apercevant. 

—  Vous  le  voyez,  dis-je  en  lui  tendant  la  main,  je  m'en  vais  de 
ce  pas  au  cimetière. 

—  Que  se  passe- t-il  donc?  dit-il  en  me  faisant  asseoir  à  ses  côtés. 
Ce  changement  est  incroyable;  avouez  tout  de  suite  que  vous  avez 
commis  quelque  imprudence,  ou  bien  vous  me  cachez  un  gros  cha- 
grin?... Dites-moi  la  vérité,  ma  bonne  fille... 

—  Rien,  docteur,  rien  de  tout  cela. 

Il  me  regardait  en  secouant  la  tête,  tandis  que  ses  doigts  comp- 
taient les  folles  pulsations  de  mes  artères. 

—  Venez,  docteur,  dis-je  brusquement;  si  vous  voulez  me  sau- 
ver, vous  le  pouvez.  Cela  ne  dépend  que  de  vous...  Dites  un  mot,  et 
votre  Madeleine  revient  à  la  santé. 

—  Voyons!  Qu'est-ce  que  c'est?...  Quelque  folie? 

—  Oui,  une  folie,  mais  une  folie  inoffensive,  qui  ne  fera  de  mal 
à  personne,  au  contraire...  Je  voudrais  voyager...  Ne  riez  pas,  doc- 
teur; ce  que  je  dis  là  est  la  vérité  même.  L'ennui  me  tue;  il  dévore 
mes  jours  et  mes  nuits;  un  ennui  lourd  comme  le  plomb,  voyez- 
vous?...  Vous  ne  connaissez  pas  cette  maladie-là,  vous! 

—  Si,  si,  elle  a  un  vilain  nom,  ma  pauvre  Madeleine. 

—  Ah  !  la  maladie  est  plus  laide  que  le  nom,  croyez-le.  Docteur, 
si  vous  êtes  mon  ami,  vous  persuaderez  à  mon  oncle  de  m* emmener, 
n'importe  où,  pourvu  que  ce  soit  bien  loin,  en  Espagne ,  en  Italie, 
en  Chine,  si  vous  voulez. 

—  Allons!  allons!  la  chose  n'est  pas  impossible,  et  le  moyen 
n'est  pas  mauvais. 

—  Oui,  mais,  docteur,  il  faut  que  ce  soit  tout  de  suite;  je  ne 
veux  pas  rester  ici  quatre  jours;  je  serais  morte  avant... 

—  Quel  volcan!  Et  pourquoi  n'arrangez-vous  pas  cela  vous- 
même  avec  votre  oncle?  Il  ne  sait  rien  vous  refuser. 

—  Ah!  mon  bon,  mon  excellent  ami,  c'est  que  ce  n'est  pas  tout 
encore...  Il  faut  persuader  aussi  à  mon  oncle  que  ce  voyage,  néces- 
saire pour  moi,  serait  funeste  à  Louise. 

—  Mais  non;  je  ne  peux  pas  dire  cela.  Louise  est  fraîche  comme 
l'aurore,  et  se  porte  à  merveille.  D'ailleurs,  je  la  connais,  rien  au 
monde  ne  pourrait  la  décider  à  vous  laisser  partir  sans  elle,  souf- 
frante comme  vous  l'êtes. 

—  Voilà  ce  que  je  craignais,  m'écriai -je  avec  découragement; 
eh  bien  !  renonçons  à  tout  cela.  Autant  rester  ici  et  en  finir  tout 
de  suite. 

—  Mais,  mon  enfant... 


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LE   PÉCHÉ   DE   MADELEINE.  281 

—  Tenez ,  docteur,  repris-je  avec  effort ,  pensez  de  moi  ce  que 
vous  voudrez,  que  je  suis  une  mauvaise  âme,  une  ingrate,  que 
sais-je?mais  c'est  elle,  c'est  Louise,  puisqu'il  faut  l'avouer  enfin, 
c'est  ma  sœur  dont  la  présence  me  tue.  Vous  ne  soupçonnez  pas  ma 
misère,  n'est-ce  pas?  Ah!  je  suis  bien  malade,  mon  bon  docteur. 
Oui,  Louise,  ma  chère  Louise,  que  j'aimais  tant  autrefois,  je  ne  peux 
plus  lavoir... 

—  Madeleine,  que  dites-vous?  Est-elle  donc  changée  pour  vous? 

—  Plus  tendre,  plus  parfaite  que  jamais...  Je  vous  fais  horreur? 
Si  vous  saviez  ce  que  ce  mal  odieux  m'a  fait  souffrir,  vous  auriez 
pitié  de  moi...  Faites-moi  partir;  je  reviendrai  guérie.  Je  vous  ra- 
mènerai votre  Madeleine  d'autrefois,  celle  que  vous  aimiez,  celle 
que  tout  le  monde  aimait. 

Je  pleurais  ;  il  s'efforça  de  me  calmer,  et  alla  trouver  mon  oncle. 
Je  ne  sais  ce  qu'il  lui  dit,  ce  qu'il  dit  à  Louise;  mais  le  soir  même 
mon  oncle  m'annonça  que  nous  partirions  tous  les  deux  dans  quel- 
ques jours  pour  l'Italie. 

IV. 

Je  commençai  tout  de  suite  mes  préparatifs  de  voyage,  mais  sans 
quitter  la  chambre;  Louise  était  avec  moi.  Je  craignais  que  Robert 
ne  demandât  la  permission  de  me  voir;  il  n'en  fit  rien,  et  je  lui  en 
sus  gré. 

Nous  atteignîmes  ainsi  le  2  septembre.  Il  avait  été  décidé  que  le 
soir  même  Robert  et  Louise  quitteraient  Ville-Ferny  et  iraient  m'at- 
tendre  à  Paris,  où  je  devais  les  rejoindre  avec  mon  oncle  dans  la 
matinée  du  lendemain.  Nous  partions  pour  l'Italie  deux  jours  après. 
Je  n'avais  donc  plus  que  quelques  heures  à  vivre  à  Ville-Ferny,  et 
Louise  insista  pour  que  je  descendisse,  et  que  cette  dernière  jour- 
née fût  passée  en  famille.  Mon  départ  était  si  proche,  que  je  me 
crus  assez  forte  pour  revoir  Robert,  et  je  cédai.  Quand  j'entrai  au 
salon,  appuyée  sur  le  bras  de  mon  oncle,  il  était  assis  dans  l'em- 
brasure d'une  fenêtre,  près  de  mon  métier  à  tapisserie,  et  roulant 
les  soies  d'une  main  distraite.  Il  leva  la  tête  au  bruit  de  mes  pas. 

J'arrivai,  cuirassée  d'orgueil,  décidée  à  ne  montrer  que  la  joie 
du  départ  jusqu'à  ce  qu'il  en  vînt  à  douter  de  ce  qu'il  avait  cru 
comprendre.  Mon  oncle  nie  conduisit  vers  la  fenêtre  où  se  tenait  Ro- 
bert, et  m'installa  doucement  dans  un  grand  fauteuil. 

—  Vous  sentez-vous  mieux?  me  demanda  Robert,  quand  je  me 
fus  assise,  et  que  Louise  eût  mis  à  ma  portée  des  livres  et  ma  bro- 
derie; vous  semblez  bien  faible  pour  vous  mettre  en  voyage? 

—  Je  suis  plus  forte  que  je  ne  le  parais,  répondis-je  d'une  voix 


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282  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

assez  ferme;  le  changement  d*air  d'ailleurs  et  la  distraction  me  re- 
mettront vite...  Nous  ferons  de  longues  courses  à  pied  dans  les  mon- 
tagnes, n'est-ce  pas,  mon  oncle? 

—  Dans  moins  de  huit  jours,  Madeleine  aura  escaladé  le  Mont- 
Blanc,  répondit-il  en  souriant. 

Nous  nous  mimes  alors  à  tracer  tous  ensemble  l'itinéraire  de  notre 
voyage  à  travers  les  Alpes  et  l'Italie;  d'après  nos  projets  de  séjour 
dans  diverses  villes,  nous  ne  devions  pas  arriver  à  Naples  avant  cinq 
mois. 

—  Et  après  que  ferez-vous?  demanda  Robert  avec  hésitation. 

—  Après?  dit  mon  oncle.  Madeleine  veut  m' emmener  en  Afrique, 
en  àsie,  je  ne  sais  où,  à  la  recherche  du  soleil.  Pourquoi  ne  ferions- 
nous  pas  le  tour  du  monde? 

—  Nous  permettrez -vous  du  moins  d'aller  vous  embrasser  à 
Naples,  quand  vous  prendrez  votre  vol  vers  l'Orient?  dit  Louise. 

—  Si  vous  êtes  bien  sages,...  nous  verrons,  répondit  mon  oncle 
en  nous  quittant  pour  faire  sa  promenade  de  chaque  jour.  Il  proposa 
à  Robert  de  l'accompagner,  mais  celui-ci  refusa. 

Louise,  très  occupée  de  mes  derniers  apprêts  de  voyage,  dont  elle 
voulait  m'épargner  la  fatigue,  allait  et  venait,  donnant  des  ordres 
sans  cesser  de  causer  avec  nous.  11  vint  un  moment  néanmoins  où 
elle  fut  obligée  de  monter  dans  sa  chambre  pour  écrire  quelques 
lettres,  et  nous  nous  trouvâmes  seuls,  Robert  et  moi.  Autour  de 
nous ,  dans  les  clairs  rayons  du  soleil ,  quelques  insectes  bourdon- 
naient joyeusement,  et  les  profondeurs  du  ciel,  un  peu  pâli  par 
l'approche  de  l'automne,  invitaient  à  la  confiance  et  à  la  paix. 

—  Quand  nous  re verrons-nous?  murmura  Robert. 

—  Mais...  demain,  répliquai-je  en  essayant  de  sourire. 

—  Oui,  et  après? 

Je  n'eus  pas  le  courage  de  répondre.  Il  me  regardait  tristement, 
sans  détourner  les  yeux,  comme  s'il  eût  voulu  graver  l'im  après 
l'autre  mes  traits  dans  sa  mémoire. 

Parmi  les  fleurs  qui  ornaient  la  terrasse,  un  gros  bouquet  de  pois 
odorans  blancs  et  roses,  détaché  de  son  appui  par  quelque  folle 
brise  et  mollement  balancé  sur  sa  tige  trop  frêle,  se  penchait  à  la 
fenêtre  entr'ouverte.  Robert  me  l'offrit,  et  comme  j'étendais  la  main 
pour  le  prendre,  il  saisit  mes  doigts,  et  les  contempla  longtemps; 
on  eût  dit  qu'il  cherchait  dans  le  réseau  bleuâtre  des  veines  une 
réponse  à  quelque  douloureux  problème.  Puis,  se  penchant  tout  à 
coup  vers  moi  et  relevant  les  yeux  :  C'était  donc  moi?  dit-il  si  bas 
que  je  l'entendis  à  peine;  c'était  moi  que  vous  aimiez,  Madeleine, 
et  vous  partez,  et  nous  sommes  séparés  à  jamais  I... 

J'aurais  voulu  protester,  que  mes  lèvres  glacées  m'en  eussent 


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LE   PECHE   DE   MADELEINE.  28S 

été  le  pouvoir;  mais  je  voyais  trop  bien  qu'il  possédait  mon  secret 
pour  tenter  de  le  défendre.  Je  retirai  la  main  qu'il  tenait  encore,  et 
je  m'en  couvris  le  visage. 

—  Pourquoi  détourner  la  tête?  reprit-il.  Pourquoi  me  cacher  vos 
pleurs?  A  quoi  bon  nous  tromper  encore?  Ah!  quel  courage  vous 
avez  eu  !  Pourquoi  donc  n'avoir  pas  parlé  avant  que  tout  fût  irré- 
parable? Nous  aurions  été  si  heureux!...  Je  vous  ai  tant  aimée!... 
Si  vous  aviez  su  combien  je  vous  aimais,  vous  n'auriez  pas  osé  ce 
que  vous  avez  fait.  Ah!  cruelle  et  adorée,  à  quel  dieu  inconnu 
avez-vous  sacrifié  ma  vie  avec  la  vôtre?  Quelle  fausse  grandeur 
vous  a  séduite? 

Il  s'était  laissé  glisser  à  mes  genoux.  Moi,  je  pleurais  ;  mes  larmes 
s'échappaient  sans  secousse  comme  d'une  source  trop  pleine,  et 
tombaient  goutte  à  goutte  sur  ses  cheveux. 

—  Quand  je  songe,  continua-t-il,  que  vous  allez  partir,  que  je  ne 
vous  verrai  plus,  et  qu'à  l'abîme  qui  nous  sépare  vous  allez  ajouter 
le  supplice  de  l'absence,  je  suis  prêt  à  vous  maudire...  Le  jour  où 
vous  m'avez  dit  que  vous  en  aimiez  un  autre,  j'ai  cru  qu'une  souf- 
france égale  à  celle-là  ne  m'atteindrait  plus  en  ce  monde;  mais  je 
me  trompais.  C'est  à  mesure  que  la  lumière  s'est  faite,  quand  des 
mots  sans  suite,  échappés  au  délire,  qui  n'avaient  un  sens  que  pour 
moi,  m'ont  mis  sur  la  trace  de  votre  héroïque  folie,  c'est  plus  tard, 
quand  j'ai  vu  votre  beauté  pâlir  dans  les  regrets,  quand  votre  gran- 
deur et  surtout  votre  faiblesse  m'ont  été  révélées,  c'est  alors,  Ma- 
deleine, que  j'ai  appris  ce  que  c'est  que  souffrir.  Et  j'ai  dû  me  taire, 
j'ai  refoulé  mon  désespoir;  je  voulais  être  digne  de  vous,  le  ciel 
m'en  est  témoin...  Si  je  parle  en  ce  moment,  Madeleine,  c'est  que 
mes  forces  m'ont  trahi,  c'est  que  mon  courage  est  vaincu  comme  le 
vôtre.  Je  vous  adore  et  je  vais  vous  perdre...  Ah!  laissons  une  fois 
au  moins  nos  larmes  et  nos  cœurs  se  confondre...  Madeleine,  n'est- 
ce  pas  que  vous  m'avez  bien  aimé? 

—  Robert,  par  pitié!  m'écriai-je  douloureusement,  je  suis  lâche; 
mais  ne  vous  faites  pas  une  arme  de  ma  faiblesse  pour  m'enlever  le 
peu  qui  me  reste  de  ma  propre  estime.  Laissez-moi  quitter  cette 
maison  sans  remords.  Que  le  souvenir  de  cette  heure  ne  s'élève  pas 
un  jour  entre  Louise  et  moi  !...  J'en  appelle  à  votre  honneur... 

Je  voulais  me  dégager  de  son  étreinte;  mais  il  me  retenait  avec 
force.  —  Ne  me  repoussez  pas,  disait-il;  mon  respect  est  profond. 
Vous  ai-je  jamais  offensée  par  un  mot?  Ne  me  suis-je  pas  fait  vio- 
lence à  chaque  minute  de  ma  vie?  N'ai-je  pas  mis  la  froideur  dans 
mon  regard,  l'indifférence  dans  mon  sourire,  à  tel  point  que  vous 
avez  été  jalouse,  pauvre  enfant?  Oh!  ne  niez  pas  :  j'ai  tout  lu  heure 
par  heure,  tout  entendu  soupir  par  soupir,  et  chaque  jour  vous 
m'êtes  devenue  plus  chère...  Laissez-moi  un  instant  à  vos  pieds; 

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28A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  m'enviez  pas  ce  triste  et  dernier  bonheur,  le  seul  que  vous  puis- 
siez me  donner,  le  seul  que  je  veuille  vous  demander. 

—  Robert,  au  nom  du  ciel,  laissez-moi!  N'entendez-vous  pas?  Il 
y  a  quelqu'un  là,  sur  cette  terrasse... 

Je  m'étais  levée,  pâle  d'effroi,  car  j'avais  cru  saisir  un  léger  bruit 
de  branches  froissées  près  de  la  fenêtre,  et  il  m'avait  semblé  voir 
passer  une  ombre  sur  le  rideau. 

—  Il  n'y  a  personne,  vous  vous  trompez,  dit  Robert  en  me  for- 
çant à  me  rasseoir. 

— J'ai  entendu  pourtant,  répétai-je  avec  terreur.  Si  c'était  Louise, 
ô  mon  Dieu!  ou  seulement  quelque  domestique!... 

—  Chère  folle  !  comme  vous  tremblez  !  dit-il  après  avoir,  pour 
me  calmer,  parcouru  de  l'œil  toute  la  terrasse.  —  Quel  mal  croyez- 
vous  donc  avoir  fait?  Votre  âme  est  pure  comme  le  ciel. 

—  iVous  étiez  à  mes  pieds,  Robert!... 

—  Que  craignez- vous  donc?  Il  n'y  a  jamais  personne  à  cette 
heure  de  ce  côté  du  château.  Voyons,  souriez-moi;  ce  regard  ef- 
frayé me  fait  trop  de  peine.  Avez- vous  songé,  Madeleine,  qu'un 
jour  viendra  où  nous  pourrons  nous  revoir  sans  péril,  où  nos  cœurs 
auront  vieilli?  Croyez-vous  que  ce  soit  possible,  dites?  Croyez-vous 
vraiment  que  nous  puissions  jamais  nous  serrer  la  main  sans  frémir 
et  nous  raconter  l'un  à  l'autre  les  orages  de  notre  vie,  comme  deux 
voyageurs  échappés  au  naufrage?  Ah!  vous  ne  l'espérez  guère, 
n'est-il  pas  vrai,  Madeleine?  Et  vous  avez  raison  de  me  fuir.  Vivre 
l'un  près  de  l'autre  sans  être  l'un  à  l'autre,  est-ce  que  cela  se  peut? 
Nous  lutterions  quelque  temps,  puis  un  beau  jour  je  vous  prendrais 
dans  mes  bras,  et  je  vous  emporterais  dans  mon  pays  à  demi  sau- 
vage; j'irais  cacher  mon  bonheur  au  plus  profond  de  nos  forêts... 
Ah!  Madeleine,  quel  rêve!  S'il  était  temps  encore!... 

Il  continua  de  parler  ainsi,  tantôt  à  demi  calmé,  tantôt  entraîné 
par  sa  fougueuse  nature,  mais  soumis  pourtant  à  notre  rude  destin. 

Le  jour  tomba  peu  à  peu,  et  l'heure  de  dîner  arriva.  Mon  oncle 
n'était  pas  rentré.  Il  était  parti  tard,  à  cheval,  nous  dit  le  valet  de 
chambre,  et  avait  recommandé  qu'on  ne  l'attendît  point  pour  se 
mettre  à  table,  parce  qu'il  avait  à  terminer  le  soir  même  une  grave 
affaire.  Pierre  ne  put  pas  nous  dire  de  quel  côté  il  s'était  dirigé,  et 
nous  fumes  un  peu  étonnés  de  cette  affaire  si  grave  qui  l' éloignait 
de  nous  si  inopmément. 

On  sait  que  Louise  et  Robert  partaient  le  soir  même  pour  Paris. 
Louise  était  toute  triste  de  ne  pas  voir  son  père  et  de  ne  pas  l'em- 
brasser avant  de  quitter  Ville-Ferny.  —  Il  faut  qu'il  ait  eu  quelque 
sérieuse  contrariété,  disait-elle  en  montant  en  voiture;  gronde-le 
bien  fort  de  ma  part...  A  dei^ain,  Madeleine!  ajouta-t-elle,  comme 
les  chevaux  partaient,  en  m' adressant  un  baiser  de  sa  petite  main 


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LE   PÉCHÉ   DE   MADELEINE.  2S5 

blanche.  Pauvre  chère  Louise,  elle  ne  se  doutait  guère,  et  moi  non 
plus  je  ne  le  croyais  pas,  que  nous  nous  étions  embrassées  pour  la 
dernière  fois,  et  que  je  ne  devais  plus  la  revoir! 

Je  la  suivis  longtemps  d'un  œil  rêveur,  même  après  que  la  ca- 
lèche eut  disparu  dans  les  détours  du  parc;  j'écoutai  longtemps  le 
bruit  des  roues  et  le  pas  des  clievaux ,  qui  allaient  s'éteignant  peu 
à  peu  :  la  frdcheur  et  le  silence  de  la  nuit  m'avertirent  enfin  de 
rentrer.  J'attendis  mon  oncle  très  avant  dans  la  soirée ,  mais  il  né 
revint  pas;  cela  me  préoccupa,  quoique  je  fusse  loin  de  soupçonner 
la  catastrophe  que  préparait  son  absence.  Quand  la  fatigue  m'o- 
bligea de  me  coucher,  je  recommandai  à  la  femme  de  chambre  de 
me  prévenir  aussitôt  que  mon  oncle  serait  de  retour.  Bientôt  je 
m'assoupis,  et  je  ne  sais  si  je  rêvai  ou  si  je  l'entendis  réellement 
rentrer;  mais  la  réalité  se  confondit  avec  le  rêve,  et  mon  sommeil 
était  si  profond  que  je  ne  parvins  pas  à  m'éveiller.  Dieu  m'accorda 
cette  trêve  entre  les  douleurs  du  passé  et  le  coup  qui  m'attendait 
à  mon  réveil. 


Au  moment  de  retracer  ce  qui  va  suivre,  je  me  sens  faiblir.  Quand 
je  songe  à  ce  qu'aurait  pu  être  ma  vie,  si  cette  chose  ne  fût  pas  ar- 
rivée, la  révolte  et  le  désespoir  étouffent  presque  mes  remords.  Oui, 
à  ce  moment  encore,  je  le  déclare,  mon  cœur  était  pur  malgré  ses 
défaillances;  je  n'avais  plus  la  force  de  combattre,  il  est  vrai,  mais 
j'avais  la  volonté  de  fuir. 

Quand  j'ouvris  les  yeux  après  quelques  heures  de  ce  calme  som- 
meil que  je  ne  connais  plus,  les  rayons  du  soleil  matinal  glissaient 
dans  ma  chambre  à  travers  les  rideaux;  des  bruits  vagues,  ces  allées 
et  venues  discrètes  qui  annoncent  le  réveil  d'une  maison  quand  les 
maîtres  dorment  encore,  arrivaient  jusqu'à  moi  sans  que  je  cher- 
chasse à  m'en  rendre  compte  :  je  m'efforçais  de  prolonger  cette  demi- 
torpeur  bienfaisante,  et  de  m'attarder  dans  une  dernière  rêverie 
avant  de  m'avouer  à  moi-même  que  le  soleil  avait  lui,  car  depuis 
longtemps  chaque  jour  nouveau  m'apportait  tant  de  peines  que  je 
le  redoutais  instinctivement  comme  un  ennemi.  Tout  à  coup  le  bruit 
d'une  voiture  roulant  sur  le  sable  et  le  pas  d'un  cheval  s' éloignant 
au  grand  trot  me  tirèrent  de  ma  somnolence;  je  sautai  hors  du  lit  et 
courus  à  la  fenêtre  juste  assez  tôt  pour  voir  l'américaine  disparaître 
au  tournant  d'une  allée,  mon  oncle  lui-même  conduisant,  et  Pierre, 
son  valet  de  chambre,  à  côté  de  lui.  Ce  fut  comme  une  vision  rapide, 
et  je  restai  quelque  temps  immobile,  cherchant  en  vain  à  me  rendre 
compte  de  ce  départ  matinal.  Enfin  je  sonnai. —  Mon  oncle  est  donc 
sorti?  dis-je  à  la  femme  de  chambre. 


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^86  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Oui,  mademoiselle,  monsieur  a  laissé  cette  lettre,  et  Pierre 
reviendra  tout  à  l'heure  prendre  les  ordres  de  mademoiselle. 

Je  la  congédiai  d'un  signe,  et,  m' asseyant  sur  le  bord  du  lit,  j'ou- 
vris la  lettre.  Plusieurs  billets  de  banque  s'en  échappèrent,  mais  je 
ne  les  vis  que  longtemps  après.  Dès  les  premiers  mots,  j'étais  res- 
tée comme  frappée  de  la  foudre,  recommençant  chaque  phrase  sans 
arriver  à  en  saisir  le  sens  :  ce  que  je  comprenais  pourtant,  c'est  que 
j'étais  perdue.  Voici  cette  lettre,  telle  que  la  colère  et  l'indignation 
l'avaient  dictée  à  mon  oncle;  elle  était  datée  de  la  veille. 

«  Je  sais  tout,  j'ai  tout  compris  enfin!  Je  vous  ai  surprise  tan- 
tôt dans  les  bras  de  votre  amant,  et  si  je  ne  vous  ai  pas  écraisés  tous 
les  deux  au  milieu  de  votre  honte,  c'est  que  j'aurais  tué  Louise  en 
vous  frappant.  C'est  pour  elle  seule  que  je  veux  épargner  votre 
complice  ;  mais  vous,  que  j'aimais  comme  une  fille  et  qui  trahissez 
votre  sœUr,  je  ne  veux  plus  vous  voir.  Était-ce  le  caprice  ou  le  re- 
mords qui  vous  avait  décidée  à  ce  long  voyage?  Étiez-vous  lasse  de 
votre  amant,  ou  quelque  honte  vous  était-elle  venue  enfin  de  trom- 
per ceux  qui  vous  aimaient  et  qui  se  livraient  à  vous  sans  défiance? 
Ah  I  j'ai  vu  hier  de  mes  yeux  ce  que  je  n'aurais  pu  croire  quand  le 
monde  entier  se  fût  levé  pour  l'attester... 

«  Vous  quitterez  Ville-Ferny  ce  matin  même,  et  vous  ferez  con- 
naître à  mon  notaire  le  lieu  de  votre  retraite;  il  aura  soin  que  vous 
puissiez  vivre  à  l'abri  de  toute  gêne  et  honnêtement,  s'il  se  peut; 
mais  lui  seul,  lui  seul,  entendez-vous,  doit  être  informé  de  ce  que 
vous  deviendrez.  Que  Louise,  que  son  mari  l'ignorent  à  jamais!  Ceci, 
je  l'exige,  Madeleine,  au  nom  de  tout  ce  qui  doit  vous  être  sacré  :  la 
mémoire  de  votre  mère,  votre  sœur  innocente,  un  reste  d'honneur, 
qui  survit  peut-être  encore  à  votre  chute. 

«   LOUIS  DE   LIVOT.   » 

Et  en  post'scriptum  il  ajoutait  :  a  Ëpargnez-vous  toute  tentative 
de  justification;  je  dois  vous  prévenir  que  vos  lettres  seraient  brû- 
lées sans  être  ouvertes.  » 

Je  ne  sais  combien  de  temps  je  restai  atterrée,  sans  pensée  et  sans 
larmes. 

Je  fus  arrachée  à  ma  torpeur  par  l'arrivée  de  la  femme  de  cham- 
bre. Elle  venait  me  prévenir  que  Pierre  attendait  mes  ordres.  — 
Qu'il  monte  quand  je  sonnerai!  — dis-je  avec  une  sorte  d'égare- 
ment. Je  m'habillai  en  toute  hâte,  et,  prenant  une  plume,  j'écrivis 
à  mon  oncle  les  choses  incohérentes  qui  me  vinrent  à  l'esprit  dans 
cette  heure  de  défaillance.  «  Oui,  j'ai  souffert,  j'ai  lutté,  j'ai  aimé 
et  je  me  suis  trahie,  disais-je.  Je  voulais  que  Louise  fût  heureuse; 
je  lui  ai  sacrifié  mon  bonheur,  mon  amour,  ma  vie  entière,  et  puis 
j'ai  tout  perdu  dans  une  heure  de  faiblesse.  Robert  m'aimait,  je  l'ai 

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L£   PÉCHÉ   DE   MADELEINE.  287 

repoussé  pour  le  donner  à  Louise;  j'ai  assisté  chaque  jour  au  spec- 
tacle de  leur  bonheur,  j'ai  vécu  près  d'eux  la  mort  dans  l'âme  et  le 
sourire  aux  lèvres,  et  si  je  voulais  fuir  avec  vous  loin  d'eux,  ce  n'é* 
tait  pas  devant  le  remords,  mais  devant  le  péril.  Comment  il  s'est 
fait  qu'au  moment  du  départ  mon  fatal  secret  s'est  échappé  de  mon 
cœur,  je  ne  puis  le  dire...  Vous  étiez  là,  vous  avez  surpris  ma  pre- 
mière faiblesse*. •  Dites  vous-même  si  le  châtiment  n'est  pas  égal  à 
la  faute!  Louise  ignore  tout  et  doit  tout  ignorer.  Jamais  un  mot  de 
moi  ne  viendra  troubler  sa  vie  ni  la  vôtre.  Adieu.  Pardonnez  si  je 
refuse  vos  dons  :  ils  seraient  trop  lourds  pour  mon  cœur,  quand  le 
vôtre  me  repousse...  Adieu,  vous  qui  m'avez  recueillie,  protégée, 
aimée.  Je  ne  puis  croire  que  vous  vieillirez  sans  moi;  mon  courage 
se  brise  à  cette  pensée.  » 

Je  ramassai  les  billets  de  banque  épars  à  mes  pieds  et  les  joignis 
à  cette  lettre.  Je  choisis  ensuite,  parmi  les  caisses  toutes  préparées 
pour  notre  voyage  d'Italie,  une  petite  malle  où  j'entassai  du  linge 
et  quelques  objets  de  toilette  fort  simples.  De  tous  mes  bijoux,  je 
ne  gardai  que  ma  montre;  c'était  celle  de  ma  mère  :  elle  était  bien 
à  moi.  J'avais  dans  une  bourse  à  part  une  faible  somme  prélevée 
sur  mes  dépenses  de  toilette  et  destinée  à  mes  aumônes  particu- 
lières; je  la  pris  pour  faire  face  à  mes  premiers  frais  de  voyage,  car 
je  voulais  quitter  Paris  à  l'instant  et  fuir  au  plus  loin.  Je  brûlai  quel- 
ques lettres,  quelques  papiers  sans  importance,  mais  où  j'avais 
tracé,  dans  de  meilleurs  jours,  bien  des  pensées  sereines,  bien  des 
rêves  de  bonheur;  je  fis  lentement  le  tour  de  cette  petite  chambre 
où  j'avais  vécu  si  longtemps  heureuse,  m' arrêtant  devant  chaque 
objet,  contemplant  chaque  meuble  avec  un  attendrissement  doulou- 
reux; puis  j'appelai  Pierre.  Il  prit  la  petite  caisse  que  je  lui  dési- 
gnai. Je  parcourus  ensuite  l'un  après  l'autre  les  appartemens  du 
château,  disant  à  chacun  un  adieu  éternel.  Dans  la  chambre  de 
Louise,  je  m'arrêtai  devant  un  petit  portrait  aux  deux  crayons  re- 
présentant Robert  en  habit  de  chasse  :  un  instant  j'eus  la  tentation 
de  détacher  ce  tableau  et  de  m'enfuir  avec  mon  trésor;  mais  non, 
rien  de  lui  ne  m'appartenait.  Je  sortis  lentement,  le  regardant  tou- 
jours; arrivée  à  la  porte,  je  ne  pouvais  me  décider  à  la  franchir  :  il 
me  semblait  que  ses  yeux  me  rappelaient  et  que  ses  lèvres  muettes 
s'ouvraient  pour  prononcer  mon  nom.  Dans  le  salon,  je  m'assis  une 
fois  encore  dans  ce  fauteuil  où  j'étais  la  veille  quand  il  se  tenait  à 
mes  pieds...  Enfin  il  fallut  partir. 

Personne  ne  m'attendait  à  mon  arrivée  à- Paris.  Pierre  fit  appro- 
cher une  voiture,  et  comme  il  se  disposait  à  monter  sur  le  siège  :  — 
Allez  de  votre  côté,  lui  dis-je,  je  ne  rentre  pas  à  l'hôtel. 

Il  me  regarda  avec  étonnement.  —  Mademoiselle  n'a  pas  besoin 
de  moi?  Où  faut-il  faire  conduire  mademoiselle? 


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288  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

J'hésitai  un  instant.  —  A  Saint-Roch,  répondis-je  à  tout  hasard. 

11  transmit  mon  ordre,  et  pendant  que  le  cheval  se  mettait  en 
mouvement,  je  pus  le  voir,  immobile  et  comme  pétrifié,  me  suivre 
d'un  œil  hébété. 

Au  premier  détour  de  la  rue,  j'arrêtai  le  cocher  et  lui  ordonnai 
de  me  conduire  à  la  gare  d'Orléans.  Là,  je  dus  attendre  quelques 
heures.  Le  train  de  Bretagne  ne  partait  que  dans  la  soirée.  Il  s'é- 
branla enfin  et  m'emporta  loin  de  Paris.  Dans  l'abandon  et  la  dé- 
tresse où  je  me  trouvais,  l'idée  m'était  venue  de  me  réfugier  provi- 
soirement dans  cette  petite  maison  de  La  Roche-Yvon  que  Louise 
m'avait  donnée  en  cadeau  de  noces,  non  pas  que  je  la  considérasse 
comme  ma  propriété  définitive,  car  j'avais  à  dessein  laissé  mes  ti- 
tres de  possession  avec  les  bijoux  que  je  tenais  de  la  libéralité  de 
mon  oncle;  mais  je  voulais  d'abord  et  à  tout  prix  mettre  une  longue 
distance  entre  moi  et  ceux  que  je  quittais.  Je  pensais  d'ailleurs 
qu'on  n'aurait  pas  l'idée  de  me  chercher  là,  en  supposant  que  quel- 
qu'un s'intéressât  encore  à  moi,  et  les  rapports  de  mon  oncle  avec 
la  vieille  femme  chargée  de  la  garde  du  petit  logis  étaient  si  rares 
qu'il  devait,  selon  toute  probabilité,  s'écouler  un  temps  assez  long 
avant  qu'il  fût  averti  de  mon  apparition  dans  le  pays.  Dans  l'inter- 
valle, j'espérais  bien  avoir  pris  un  parti  et  m'être  créé  des  ressources. 

Au  milieu  de  la  catastrophe  qui  bouleversait  ma  vie,  j'étais  plus 
calme  que  je  ne  l'avais  été  depuis  longtemps.  Devant  l'injustice  de 
ma  destinée,  mon  cœur  altier  protestait;  l'énormité  du  châtiment 
me  rendait  l'énergie.  J'avais  à  combattre  contre  des  obstacles  ma- 
tériels, la  pauvreté,  l'abandon.  Cela  me  semblait  chose  aisée  après 
cette  lutte  énervante  contre  une  secrète  passion  qui  grandissait  cha- 
que jour;  j'éprouvais,  malgré  ma  détresse,  comme  un  sentiment  de 
délivrance,  et  je  dormais  assez  paisiblement,  quand  le  train  s'ar- 
rêta à  Nantes.  Je  me  fis  conduire  aussitôt  au  bureau  de  la  diligence 
pour  Vannes,  qui  partait  le  soir  même.  Je  passai  une  grande  partie 
de  la  journée  dans  le  bureau,  assise  sur  des  paquets,  un  peu  ef- 
frayée de  me  trouver  pour  la  première  fois  sans  protection,  re- 
gardée curieusement  par  les  employés  et  heurtée  par  les  portefaix. 
Aussitôt  que  la  diligence  fut  chargée,  je  montai  dans  le  coupé,  où 
j'étais  seule  heureusement;  la  présence  d'un  être  riant,  respirant, 
agissant  à  mes  côtés,  m'eût  été  odieuse. 

A  peine  arrivée  à  Vannes,  je  me  procurais  une  voiture  et  me  mis 
en  route  pour  La  Roche-Yvon.  Une  pluie  fine  et  pénétrante  s'éten- 
dait en  épais  brouillard  sur  la  campagne;  les  feuilles  immobiles  des 
arbres  ruisselaient  silencieusement;  les  branches  des  ajoncs  em- 
mêlés de  fils  de  la  Vierge,  les  bruyères  et  les  herbes  étaient  char- 
gées d'une  lourde  rosée;  des  flaques  d'eau  brillaient  au  loin  d'un 
éclat  terne  sur  la  lande  brune;  le  ciel  était  bas,  gris,  sans  profon- 

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LE    PÉCHÉ   DE   BfADELEINE.  289 

deur.  Mon  guide,  jeune  garçon  de  dix-huit  à  vingt  ans,  au  visage 
maigre,  encadré  de  cheveux  longs  et  plats  cachés  en  partie  sous  le 
chapeau  de  feutre  à  larges  bords,  chantait  à  demi-voix  une  chan- 
son mélancolique  sur  un  air  monotone.  Le  jour  tombait  si  vite  qu'il 
était  nuit  close  quand  nous  arrivâmes  à  La  Roche-Yvon. 

Nous  eûmes  beaucoup  de  peine  à  nous  faire  ouvrir  par  la  vieille 
Marie-Anne,  et  plus  de  peine  encore  à  lui  faire  comprendre  qui  j'é- 
tais. Elle  était  un  peu  sourde,  et  je  serais  peut-être  même  demeu- 
rée plus  longtemps  à  parlementer  sur  le  seuil,  si  le  garçon  qui  dé- 
chargeait la  voiture  n'eût  apporté  de  la  cuisine  une  torche  de  résine 
enflammée.  Elle  me  regarda  un  instant  avec  surprise,  puis  elle  me 
reconnut.  C'était  la  veuve  d'un  ancien  fermier  de  mon  oncle,  à 
laquelle  il  avait,  sur  ma  demande,  accordé  la  garde  de  la  petite 
maison,  et  la  pauvre  vieille  femme  ne  savait  plus  comment  me  té- 
moigner sa  joie  de  me  revoir.  Je  lui  expliquai  que  j'avais  été  ma- 
lade, que  je  venais  en  Bretagne  pour  rétablir  ma  santé,  que  je  dési- 
rais ne  voir  personne,  et  que  je  la  priais  de  ne  pas  parler  de  mon 
arrivée.  Elle  me  demanda  si  mon  oncle  et  Louise  ne  me  rejoindraient 
pas  bientôt;  je  lui  fis  comprendre  qu'ils  ne  pouvaient  venir  main- 
tenant :  je  comptais  d'ailleurs  ne  demeurer  à  La  Roche-Yvon  que  le 
temps  de  reprendre  quelques  forces. 

Tandis  qu'elle  s'empressait  à  l'étage  supérieur  pour  préparer  ma 
chambre  et  que  j'entendais  ses  pas,  appesantis  par  l'âge,  faire  cra- 
quer le  plancher  mal  joint,  je  m'assis  dans  la  cuisine,  au  coin  de  la 
vaste  cheminée,  et  je  réchauffai  devant  une  flamme  claire  mes  mem- 
bres raidis  par  l'humidité.  Au  bout  d'un  certain  temps,  Marie-Anne 
reparut.  Ma  chambre  était  prête.  C'était  une  pièce  fort  grande, 
éclairée  par  deux  fenêtres  ouvrant  sur  le  petit  jardin,  et  tellement 
envahie  par  les  rameaux  d'une  vigne  antique  qu'au  premier  coup 
de  vent  l'on  entendait  les  feuilles  et  les  menues  branches  gratter 
les  étroits  carreaux  et  heurter  doucement,  comme  si  elles  cher- 
chaient à  entrer.  Le  plancher  se  composait  de  larges  ais  de  châ- 
taignier brunis  et  lustrés  par  le  temps;  les  poutres  du  plafond 
étaient  de  même  bois  et  de  même  couleur.  Dans  un  coin  de  la 
chambre  se  trouvait  le  vieux  lit  de  chêne  à  baldaquin  paré  d'étoffe 
de  laine  foncée  à  glands  et  passementeries  bleuâtres;  dans  un  autre 
coin,  un  bahut  à  la  serrure  démantelée,  une  table  et  quelques  sièges 
de  forme  massive  :  tel  était  le  mobilier.  Un  vieux  miroir,  au  cadre 
richement  sculpté,  mais  dont  la  dorure  avait  disparu,  ornait  la 
haute  cheminée.  L'aspect  de  cette  chambre  me  plut;  rien  ne  pou- 
vait m'y  distraire  de  mes  graves  pensées.  Je  souhaitai  le  bonsoir  à 
la  vieille  Marie-Anne,  mais  je  ne  dormis  guère  :  un  froid  humide  me 
pénétrait  dans  cette  grande  pièce,  depuis  longtemps  inhabitée.  Les 

TOMB  u  —  1864.  19 

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290  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

énormes  dimensions  de  cette  chambre,  accrues  encore  par  les  ténè- 
bres et  le  sentiment  de  ma  solitude,  me  causaient  une  sorte  d'ef- 
froi. Le  vent  s'était  élevé,  et,  s'engouffrant  dans  la  large  cheminée, 
agitait  jusqu'aux  lourds  rideaux  de  mon  lit;  ses  sifilemens  à  travers 
la  lande  me  faisaient  frissonner  :  il  me  semblait  que  j'entendais 
quelqu'un  pleurer  autour  de  moi. 

Le  jour  parut  enfin,  triste  et  pluvieux  comme  la  veille;  je  courus 
à  la  fenêtre.  A  travers  les  branchages  de  la  vigne,  j'aperçus  le  petit 
jardin  et  les  plates-bandes  bordées  de  buis.  Des  roses  pâles  à  demi 
effeuillées,  de  maigres  dahlias  et  quelques  arbustes  traînant  leurs 
branches  indisciplinées  dans  les  allées  étroites,  voilà  ce  que  je  vis 
du  premier  coup  d'œil.  A  droite,  la  lande  immense  que  nous  avions 
traversée  la  veille;  à  gauche,  l'épaisse  châtaigneraie  plantée  sur  le 
revers  du  coteau  et  descendant  en  pente  rapide  jusqu'au  ruisseau 
grossi  par  la  pluie.  Au  loin,  l'horizon,  noyé  dans  la  brume,  ne  lais- 
sait rien  deviner  de  l'aspect  du  pays.  Je  regagnai  mon  lit  et  j'y  res- 
tai à  songer  tristement  jusqu'à  l'heure  où  Marie-Anne  entra  dans  ma 
chambre. 

La  pluie  tombait  toujours.  J'essayai  de  sortir,  mais  je  rentrai 
bientôt,  découragée  par  la  boue  et  la  brume.  J'avais  emporté  quel- 
ques livres;  je  voulus  lire,  je  ne  pus  fixer  ma  pensée,  et  le  livre 
glissa  de  mes  mains.  L'incertitude  de  l'avenir  m'oppressait  :  j'étais 
sans  ressources,  il  fallait  à  tout  prix  m'en  créer,  car  j'aurais  mieux 
aimé  mourir  que  d'avoir  recours  à  mon  oncle.  Cependant  ma  réso- 
lution de  cacher  à  tout  jamais  mon  passé  m'interdisait  de  songer  à 
aucune  de  ces  positions  toutes  de  confiance  où  l'honorabilité  per- 
sonnelle et  les  recommandations  importent  autant  que  le  savoir. 
Que  me  restait-il,  si  ce  n'est  le  travail  des  doigts?  Le  courage  ne 
me  manquait  pas;  mais  quand  le  soir  je  me  retrouvai  dans  ma 
grande  chambre,  mal  éclairée  par  une  lumière  chétive,  et  que, 
jetant  un  regard  autour  de  moi,  je  me  sentis  si  abandonnée,  si 
bien  perdue  pour  tous  ceux  que  j'aimais,  quand  je  réfléchis  que 
cette  solitude  serait  éternelle,  je  tombai  dans  un  indicible  abatte- 
ment. Au  dehors,  tout  n'était  que  confusion  et  ténèbres.  Le  vent 
de  mer,  traversant  la  lande  déserte,  venait  se  heurter  aux  angles 
de  la  maison  avec  des  sifllemens  aigus;  la  pluie,  qui  n'avait  pas  cessé 
durant  tout  le  jour,  tombait  alors  à  flots.  Je  me  tenais  blottie  dans 
le  coin  de  la  vaste  cheminée,  et  je  suivais  des  yeux  la  fumée,  qui 
ô* élevait  en  lentes  spirales,  souvent  repoussée  par  les  rafales  du 
dehors,  mais  recueillant  ses  nuages  dispersés,  et  montant,  montant 
toujours. 

Marie-Anne  dormait  depuis  longtemps  sans  doute,  car  j'avais 
laissé  fuir  l'heure  sans  y  songer,  lorsque  je  crus  entendre  un  faible 
bruit  mêlé  au  tumulte  du  dehors.  J'écoutai  :  le  bruit  se  renouvela; 

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LE   PÉCHÉ   DE   MADELEINE.  291 

c'était  comme  un  pas  léger  sous  ma  fenêtre.  Qui  donc  était  là  par 
cette  nuit  affreuse?  Quelque  paysan  sans  doute  attardé  dans  les 
mauvais  chemins  et  sans  abri  contre  la  tempête.  Je  m'approchai  de 
la  croisée  et  m'efforçai  de  pénétrer  du  regard  l'effrayante  obscurité 
de  la  nuit.  En  ce  moment,  on  frappa  un  coup  à  l'un  des  volets  du 
rez-de-chaussée;  je  savais  que  de  la  cuisine,  où  elle  couchait,  Marie- 
Anne  ne  pouvait  entendre  cet  appel.  J'ouvris  la  fenêtre  et  me  pen- 
chai au  dehors  :  un  flot  de  pluie  impétueux  et  glacé  vint  m'aveu- 
gler  en  me  frappant  au  visage,  et  le  vent,  pénétrant  à  l'intérieur, 
éteignit  la  lumière.  Tandis  que  je  m'efforçais  de  la  rallumer,  la 
vigne  qui  tapissait  la  maison  s'agita  violemment  :  j'entendis  un 
bruit  de  feuillages  et  de  branches  froissées,  et  comme  je  me  retour- 
nais avec  effroi  vers  la  fenêtre ,  demeurée  ouverte ,  un  homme  la 
franchit  hardiment  et  se  tint  debout  devant  moi.  Je  jetai  un  cri,  et, 
tombant  à  genoux,  je  tendis  les  bras  vers  lui,  car  je  l'avais  reconnu 
à  travers  ses  cheveux  en  désordre  et  la  pluie  qui  ruisselait  sur  son 
visage.  Il  ferma  la  fenêtre,  puis,  me  soulevant  dans  ses  bras,  il 
m'emporta  près  du  feu. 

—  N'ayez  pas  peur,  c'est  moi,  dit-il,  en  rejetant  son  manteau 
souillé  de  boue  et  s' agenouillant  à  mes  pieds  sur  la  pierre  de  Tâtre; 
me  voici  près  de  vous,  Madeleine.  Je  vous  ai  retrouvée;  rien  au 
monde  ne  nous  séparera  plus. 

—  Robert!  comment  êtes-vous  là?  Qui  donc  vous  a  dit  de  venir? 
Mon  oncle?... 

Il  secoua  la  tête  tristement. 

—  Il  est  arrivé  quelque  malheur,  dis-je  en  me  levant  toute  pâle. 
Louise?... 

La  voix  expira  sur  mes  lèvres. 

—  Rassurez-vous;  votre  oncle,  votre  cousine  ne  courent  aucun 
danger...  Je  suis  parti  pour  vous  rejoindre,  Madeleine...  J'ai  quitté, 
pour  n'y  revenir  jamais,  la  demeure  d'où  l'on  vous  a  chassée... 

—  C'est  impossible;  vous  me  trompez...  Il  faut  retourner,  Ro- 
bert, partir  sur  le  champ.  Vous  me  perdez,  mon  Dieu!  j'ai  juré  à 
mon  oncle  de  ne  vous  revoir  jamais.  Qui  donc  a  pu  vous  dire?... 

—  Ah  !  que  vous  aimez  faiblement,  Madeleine  !  Je  viens  partager 
votre  abandon,  et  vous  me  parlez  de  vous  quitter! 

~7  Mais  j'ai  juré,  Robert,  j'ai  juré  d'être  morte  pour  tous...  Et 
plût  à  Dieu  que  je  le  fusse  en  effet!  Mon  oncle  va  me  maudire,  s'il 
sait  que  vous  êtes  ici  !  Et  Louise  ! .. . 

—  Votre  oncle  a  pris  soin  lui-même  de  briser  les  liens  qui  m'u- 
nissaient à  sa  fille,  dit  Robert  d'une  voix  dure  et  brève.  Jamais  je 
ne  le  reverrai. 

—  0  mon  Dieu  !  et  Louise? 

—  Louise!  reprit-il  avec  un  léger  frémissement.  Le  ciel  m'est  té- 

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292  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

moin  que  j'aurais  voulu  lui  épargner  cette  douleur.  Vous  le  savez, 
je  voulais  pour  elle  étouffer  notre  amour,  car  nous  nous  aimions, 
Madeleine;  mais  son  père  vous  a  chassée,  chassée  honteusement.  Et 
moi,  il  m'a  insulté...  Je  ne  m'exposerai  pas  à  subir  de  nouveau 
d'odieux  soupçons.  Votre  oncle  m'a  rendu  libre  par  ses  outrages,  et 
je  vous  apporte  ma  liberté. 
Je  l'écoutais  avec  stupeur. 

—  Que  vous  êtes  pile,  pauvre  enfant!  continua-t-il  en  me  regar- 
dant avec  une  tendre  pitié.  Quel  ravage  en  si  peu  de  temps!  Lais- 
sez-moi vofli  contempler,  mon  amie,  et  baiser  vos  petites  mains 
amaigries.  Nous  ne  nous  cpiitterons  plus,  Madeleine;  comprenez- 
vous?  La  fatalité,  la  Providence,  si  vous  l'aimez  mieux.  Dieu  lui- 
même  nous  réunit  malgré  les  hommes,  malgré  nous,  insensés  qui 
voulions  nous  fuir  I 

—  Ah!  Robert,  ne  mêlons  pas  Dieu  à  nos  tristes  passions.  Que 
parlez-vous  de  vivre  l'un  près  de  l'autre  sans  nous  quitter  jamais? 
Ne  savez-vous  pas  que  mon  devoir  est  de  vivre  et  souffrir  seule,  que 
votre  place  n'est  point  ici? 

—  Quoi!  s'écria-t-il,  offensés  et  méconnus  tous  les  deux,  sans  fa- 
mille désormais,  quand  la  destinée  s'obstine  à  nous  pousser  l'un  vers 
l'autre,  serons-nous  assez  fous  pour  nous  fuir?  N'avons-nous  pas 
trop  lutté  déjà,  trop  souffert?...  Ah  !  Madeleine,  laissez-vous  aimer... 

Il  s'assit  près  de  moi,  et,  mêlant  à  son  récit  les  transports  de  sa 
fougueuse  tendresse,  il  me  raconta  le  drame  qui  avait  suivi  mon 
départ  :  comment  mon  oncle,  pour  expliquer  mon  inexplicable  dis- 
parition, avait  persuadé  à  Louise  que  ma  raison,  ébranlée  depuis 
longtemps,  avait  succombé  le  matin  à  un  subit  accès  d'égarement, 
—  que,  sous  le  coup  de  cette  crise  mentale,  j'avais  refusé  de  sui- 
vre Pierre  à  l'hôtel.  —  L'altération  évidente  de  ma  santé,  quelques 
étrangetés  d'humeur  dans  les  derniers  temps  donnaient  du  crédit  à 
cette  fable.  J'appris  que  mon  oncle,  prêtant  l'oreille  à  certains  pro- 
pos échangés  entre  les  domestiques,  les  avait  interrogés  et  avait  su 
par  Justine  que  j'avais  eu  une  correspondance  secrète  avec  Robert 
avant  son  mariage.  Convaincu  alors  que  nous  nous  aimions  dès  cette 
époque,  il  accusa  Robert  de  nous  avoir  sacrifiées  toutes  les  deux  à 
de  vils  calculs.  J'étais  pauvre  en  effet,  et  Louise  était  riche.  Dans 
une  explication  qu'il  eut  avec  son  gendre ,  il  ne  put  lui  cacher  ses 
soupçons,  il  lui  jeta  cet  outrage  à  la  face.  Robert  pâlit  sous  cette 
mortelle  injure;  mais,  dédaigneux  d'y  répondre,  il  sortit  d'un  pas 
assuré,  descendit  les  escaliers,  traversa  la  cour  et  quitta  l'hôtel, 
sans  même  regarder  en  arrière.  Au  moment  où  il  franchissait  le 
seuil,  il  aperçut  Pierre,  et,  l'appelant  aussitôt,  il  le  questionna  sur 
ma  fuite.  Par  un  hasard  étrange,  celui-ci  avait  gardé  le  numéro  du 
fiacre  que  j'avais  pris  le  matin  même.  Robert  s'en  empara,  et  put 

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LE   PÉCHÉ   DE   MADELEINE.  29S 

ainsi,  après  quelques  heures  de  recherches,  ressaish*  mes  traces. 
Un  peu  de  réflexion ,  un  secret  pressentiment  peut-être  lui  fit  de- 
viner le  reste.  Vingt-quatre  heui-es  juste  après  moi,  il  prenait  la 
route  de  la  Bretagne.  A  Vannes,  il  eut  quelque  peine  à  se  rensei- 
gner sur  la  situation  exacte  de  La  Roche -Yvon,  et  ne  put  même 
pas  se  procurer  de  guide;  mais,  résolu  et  confiant  en  son  instinct 
de  demi-sauvage,  il  se  lança  seul,  malgré  l'obscurité,  dans  le  dé- 
dale des  chemins  creux  et  des  landes,  tantôt  arrêté  par  les  ronces 
et  les  buissons,  tantôt  se  heurtant  à  des  roches  de  granit.  11  cou- 
rait le  risque  d'errer  ainsi  jusqu'au  matin,  et  la  Isjde  commençait 
à  lui  sembler  sans  issue,  lorsqu'il  distingua  au  loin  la  faible  lueur 
que  projetait  ma  fenêtre  éclairée.  Il  marcha  dans  cette  direction  et 
se  trouva  bientôt  au  pied  du  Jogis.  Quoique  rien  ne  l'assurât  que 
cette  masse  confuse,  dont  il  ne  pouvait  distinguer  les  formes  à 
travers  la  nuit,  fût  La  Roche -Yvon,  il  était  résolu  à  demander  là 
l'hospitalité  et  à  y  attendre  le  jour.  C'est  alors  qu'il  avait  frappé. 
J'avais  ouvert  la  fenêtre,  et  lui,  me  reconnaissant,  avait  saisi  le  tronc 
noueux  de  la  vigne,  et  s'était  en  un  instant  trouvé  près  de  moi. 

Après  ce  long  récit,  il  me  fut  évident  que  mon  malheureux  oncle, 
dans  son  imprudente  colère,  avait  creusé  entre  Louise  et  son  mari 
un  abîme  qu'il  serait  bien  difficile  désormais  de  combler.  La  funeste 
passion  de  Robert  se  faisait  d'ailleurs  dans  cette  circonstance  com- 
plice de  son  orgueil. 

—  Il  faut  partir,  —  lui  disais-je;  mais  il  secouait  la  tête  d'un  air 
résolu. 

—  Ma  vie  est  où  vous  vivez,  répondait-il  :  je  resterai;  si  vous  me 
chassez,  je  me  réfugierai  dans  le  bois  voisin,  dans  une  chaumière, 
n'importe  où.  Je  respirerai  le  même  air  que  vous,  je  vous  verrai  de 
loin.  Quelquefois  je  passerai  près  de  vous,  et  je  vous  saluerai  comme 
font  les  paysans  qui  vous  rencontrent  sur  la  route.  M'envierez-vous 
cette  joie  des  pauvres  et  des  indifïérens? 

,  J'aurais  dû  le  repousser,  refuser  de  l'entendre,  lui  interdire  l'ac- 
cès de  ma  demeure;  mais  les  sophismes  de  la  passion,  les  défail- 
lances d'une  volonté  séduite  se  réunissaient  pour  me  perdre.  —  Je 
saurai  le  décider  à  partir,  pensais-je;  il  ne  me  faut  qu'un  peu  de 
temps.  Moi  seule  je  puis  faire  ce  miracle  de  fléchir  son  orgueil.  C'est 
ainsi  que  je  cédai  aux  artifices  de  mon  cœur,  et  je  consentis  à  revoir 
Robert.  Je  lui  indiquai  dans  la  châtaigneraie  un  endroit  écarté  où 
je  devais  le  rejoindre  vers  le  milieu  du  jour.  Les  premières  lueurs 
de  l'aube  blanchissaient  l'horizon;  il  était  temps  de  se  séparer.  D^s 
bruits  confus  encore  et  rares  annonçaient  le  retour  de  la  vie  active 
dans  l'immense  étendue.  Les  coqs  enroués  s'appelaient  déjà  d'une 
ferme  à  l'autre.  Nous  échangeâmes  un  adieu  avec  l'assurance  de 
nous  retrouver  dans  quelques  heures,  et  Robert,  enjambant  leste- 

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29&  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ment  la  fenêtre,  disparut  bientôt  derrière  une  haie  touffue  de  houx 
et  de  noisetiers. 

VI. 

Plusieurs  jours  se  passèrent  pendant  lesquels  nous  nous  vîmes  en 
toute  liberté.  L'humeur  chagrine  de  l'automne  semblait  s'être  dis- 
sipée, et  ses  tièdes  splendeurs  nous  invitaient  aux  longues  prome- 
nades. Nous  nous  fatiguions  à  gravir  les  coteaux  parés  de  bruyères 
roses  et  d'ajoncs  à  fleurs  d'or;  quelquefois  nous  nous  asseyions  à 
l'abri  d'un  buisSbn,  au  milieu  des  grandes  fougères  jaunies  qui  cra- 
quaient doucement  sous  nos  pas.  Nous  nous  racontions  l'un  à  l'autre 
nos  souffrances,  nos  combats,  ou  bien,  remontant  plus  loin  dans  le 
passé,  nous  nous  faisions  confidence*  de  nos  premiers  rêves,  nous 
étonnant  de  les  trouver  si  pareils.  Les  heures  s'envolaient  vite.  Le 
soir,  nous  revenions  lentement  sur  nos  pas  ;  grâce  aux  premières 
ombres  de  la  nuit,  Robert  osait  approcher  plus  près  de  ma  demeure, 
et  il  me  suivait  des  yeux  jusqu'à  ce  que  je  fusse  rentrée.  Alors  seu- 
lement il  s'éloignait  et  allait  chercher  un  gîte  dans  quelque  ferme 
écartée.  Moi,  je  m'enfermais  pour  rêver  en  attendant  le  lendemain; 
j'évitais  de  regarder  au-delà  :  l'avenir  n'existait  pas  pour  nous.  Je 
savais  que  Robert  devait  partir,  que  je  devais  hâter  son  départ.  Je 
me  promettais  d'employer  à  le  convaincre  le  jour  suivant;  mais, 
lorsque  le  moment  de  le  revoir  était  venu,  tout  mon  courage  tom- 
bait, une  angoisse  affreuse  arrêtait  les  paroles  sur  mes  lèvres,  et  la 
journée  passait  sans  que  j'eusse  rien  dit. 

Nous  n'avions  aucune  nouvelle  de  Paris;  il  semblait  que  nous  fus- 
sions seuls  au  monde,  et  par  instans  il  m'arrivait  d'oublier  les  souf- 
frances du  passé,  aussi  bien  que  les  menaces  de  l'avenir,  dans  l'en- 
chantement rapide  de  l'heure  présente.  L'attitude  respectueuse  et 
discrète  de  Robert  me  rassurait  et  calmait  mes  remords.  Je  buvais 
ainsi  à  longs  traits  à  la  coupe  perfide,  je  m'enivrais  du  subtil  poi- 
son, et  dans  ces  douces  ivresses,  auxquelles  nul  ne  prend  part  im- 
punément, mon  âme  perdait  sans  retour  sa  force  avec  sa  pureté.  La 
flamme  de  la  jeunesse,  l'incertitude  du  lendemain,  les  dangereux 
conseils  delà  solitude  et  de  l'amour,  tout  augmentait  le  péril.  Je  me 
félicitais  de  ma  victoùre,  et  je  ne  m'apercevais  pas  que  j'étais  vain- 
cue d'avance 

Le  châtiment  ne  se  fit  pas  attendre. 

S'il  est  une  infortune  digne  de  pitié,  c'est  pour  une  âme  fière  le 
sentiment  de  sa  déchéance.  Avoir  eu  l'ambition  du  sublime,  l'or- 
gueil d'un  grand  dévouement,  tant  de  dédain  pour  les  destinées 
simples  et  communes,  tant  de  hauteur  pour  juger  les  défaillances 
d' autrui,  et  se  trouver  sous  le  coup  du  mépris,  quel  châtiment!  Ce 
fut  là  désormais  le  supplice  de  ma  vie.  Le  soleil  me  devint  odieux, 

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LE   P£CU£   DE   MADELEINE.  295 

il  éclairait  ma  honte.  Je  n'osais  plus  regarder  en  face  la  vieille 
Marie-Anne,  ce  visage  d'honnête  femme  me  troublait.  Je  sus  alors 
quelles  sont  les  vraies  misères  de  ce  monde,  celles  dont  on  rougit 
et  qu'on  n'ose  avouer;  je  sus  qu'il  n'est  pas  de  plus  cruel  abandon 
que  celui  d'une  âme  qui  a  perdu  le  respect  d'elle-même,  qui  se 
juge  et  se  fuit.  Il  me  semblait  que  Robert  lui-même  devait  me  mé- 
priser ;  souvent  je  le  lui  disais,  et  tous  les  efforts  de  sa  tendresse  ne 
réussissaient  pas  à  me  rassurer.  Sitôt  qu'il  me  quittait,  je  tombais 
dans  de  cruels  désespoirs  ;  il  me  semblait  presque  que  je  le  haïs- 
sais. J'aurais  voulu  être  morte,  et  la  mort  me  faisait  peur.  Que 
n'aurais-je  pas  donné  pour  croire  au  néant! 

Tant  que  j'avais  été  pure,  je  m'étais  crue  invincible;  les  obstacles 
mêmes  accroissaient  mon  orgueil,  et  j'affrontais  le  péril  avec  une 
témérité  hautaine;  je  croyais  n'avoir  d'autres  conseils  à  prendre 
que  les  miens,  d'autre  juge  à  redouter  que  moi-même.  Cet  immense 
orgueil  ne  survécut  pas  à  ma  chute;  moi  tombée,  il  ne  me  resta 
rien.  Je  passai  subitement  d'une  confiance  insensée  à  un  abatte- 
ment désespéré,  et  je  commençai  à  flotter,  comme  une  chose  inerte, 
au  gié  des  plus  folles  terreurs,  des  contradictions  les  plus  doulou- 
reuses. J'essayais  de  regarder  au  ciel;  mais  Dieu  ne  m'apparaissait 
que  pour  me  condamner. 

Mes  nuits  s'écoulaient  dans  de  mortelles  insomnies  ou  d'effrayans 
cauchemars;  j'arrivais  au  matin  baignée  d'une  sueur  froide,  brisée 
de  corps  et  d'âme,  pour  reprendre  le  lourd  fardeau  de  mes  remords. 
Mon  mal  ne  fit  qu'augmenter,  et  Robert  s'en  alarma  malgré  les  ef- 
forts que  je  faisais  pour  le  cacher.  J'avais  perdu  le  gouvernement 
de  ma  volonté  :  parfois  j'accablais  Robert  de  tendresse  passionnée, 
puis  l'instant  d'après  tout  était  changé;  je  Taccueillais  d'un  air  ir- 
rité, ou  bien  je  le  repoussais  et  tombais  en  de  longues  crises  de 
larmes.  Je  ne  pouvais  rester  seule  dans  ma  chambre  sans  ressentir 
une  frayeur  maladive;  il  me  semblait  que  la  vengeance  divine  m'at- 
tendait dans  ce  lieu.  La  vie  me  devint  intolérable,  et  je  suppliai 
Robert  de  m'emmener.  —  Allons  plus  loin,  lui  dis-je  ;  la  mer  est 
devant  nous,  là-bas;  marchons  vers  elle.  Je  retrouverai  le  calme 
peut-être  au  spectacle  de  sa  grandeur  et  de  ses  orages. 

Nous  partîmes  dès  le  lendemain.  Quand  je  dis  adieu  à  Marie- 
Anne,  elle  m'embrassa  les  larmes  aux  yeux.  —  Vous  avez  raison  de 
retourner  à  Paris,  dit-elle  avec  sa  naïve  rudesse;  l'air  du  pays  n'est 
pas  bon  pour  vous,  mademoiselle.  Je  n'osais  pas  vous  le  dire,  mais 
je  crois  bien  que  vous  n'auriez  pas  vu  les  neiges,  si  vous  étiez  de- 
meurée ici  plus  longtemps. 

Je  la  quittai  sans  la  détromper  et  sans  lui  dire  que  je  restais  en 
Rretagne.  Nous  nous  arrêtâmes,  Robert  et  moi,  dans  un  hameau  de 
pêcheurs  où  de  braves  gens  consentirent  à  nous  recevoir.  Pendant 

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296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  premiers  jours,  j'éprouvai,  grâce  à  la  nouveauté  des  lieux,  à  la 
présence  continuelle  de  Robert,  un  véritable  soulagement.  Robert 
fit  venir  des  livres,  des  journaux,  des  crayons;  il  m'obligeait  à 
m*occuper,  à  sortir  de  moi.  Nous  flmes  de  longues  promenades, 
tantôt  à  pied  sur  la  grève  ou  les  falaises,  tantôt  en  mer,  dans  une 
barque  de  pêcheurs.  Dans  une  de  nos  excursions,  nous  découvrîmes 
une  grotte  creusée  par  les  vagues  dans  les  rochers,  où  nous  prîmes 
rhabitude  de  venir  chaque  jour;  quelquefois  la  marée  montait,  pen- 
dant que,  paresseusement  couchés  sur  le  sable,  nous  suivions  du 
regard  le  rapide  progrès  des  lames,  qui  s'amoncelaient  avec  fracas 
à  l'entrée  de  la  grotte;  quelques-unes  même,  s' allongeant  sur  le 
sable,  venaient  lécher  nos  pieds. 

Nous  étions  alors  prisonniers  pour  de  longues  heures,  et  rien  ne 
nous  plaisait  plus  que  cette  roche  creuse  où  nous  passions  nos  jour- 
nées, séparés  du  reste  du  monde.  Je  ne  pouvais  me  lasser  de  contem- 
pler la  mer,  cette  immensité  vivante,  qui  semblait,  par  sa  plainte 
éternelle,  s'associer  à  nos  peines  sans  les  troubler.  Trop  faible  pour 
m' élever  jusqu'à  Dieu,  je  m'adressais  à  la  nature  comme  à  un  inter- 
médiaire secourable,  et  je  puisais  quelque  douceur  dans  ces  épan- 
-chemens.  J'ai  retrouvé  un  jour,  dans  un  porte-feuille  oublié,  une 
de  ces  confidences,  poésie  sans  art,  où  débordait  mon  cœur  doulou- 
reux. Je  la  transcris  ici  parce  qu'elle  peint  assez  fidèlement  l'état 
de  mon  âme  : 

La  Duit  vient  de  tomber  sur  la  plage  endormie  ; 
Pas  un  rayon  au  ciel,  pas  une  étoile  amie! 
Dans  leurs  folles  fureurs  les  rafales  du  vent 
Tordent  les  tamaris  sur  leur  terrain  mouvant, 
Et  de  tes  profondeurs  un  flot  sombre  s'élève, 
Et  vient,  tout  éperdu,  se  briser  sur  la  grève, 
Avec  de  longs  soupirs,  des  cris  et  des  sanglots, 
Gomme  si  tu  roula's,  enchaînés  sous  tes  flots. 
Meurtris  par  ta  colère,  ô  mer  impitoyable, 
Des  milliers  de  cap'ifs  dans  leur  prison  de  sable, 
Rien  ne  peut  t*arrÔter.  Les  vagues  de  la  mer 
Montent,  montent  toujours...  Pareil  au  flot  amer 
Qui  creuse  le  rocher  en  ces  grottes  profondes, 
Un  mortel  souvenir  a,  sous  ses  lourdes  ondes, 
Plus  lourdes  chaque  jour,  enseveli  mon  cœur. 
Moins  clément  que  la  mer  pourtant,  le  flot  vengeur 
Ne  s*apaise  jamais,  jamais  ne  se  retire , 
Et,  quand  d*un  souffle  égal  ton  sein  calmé  respire, 
Que  dans  ta  couche,  6  mer,  tu  rentres  pas  à  pas. 
Sur  mon  cœur  sans  repos  la  paix  ne  descend  pas!... 
Si  tu  pouvais  du  moins  effacer  ma  souillure. 
Je  te  dirais  :  Accours,  prends  cette  vie  impure, 
Réveille  tes  fureurs  !  Dans  ton  flot  indompté 
Je  veux  trouver  la  mort  avec  la  liberté. 

J'essayai  vainement  d'exprimer  de  moins  cruelles  pensées;  je  ne 

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LE   PÉCHÉ   DE   MADELEINE.  297 

savais  chanter  ni  l'amour  ni  le  bonheur,  et  ne  trouvais  des  mots 
que  pour  exprimer  mes  souffrances.  Bientôt  je  devins  incapable 
même  de  ce  léger  effort.  Mon  mal  se  réveillait  avec  une  effroyable 
intensité.  La  vue  d'un  enfant,  celle  du  pauvre  ménage  qui  nous 
avait  accueillis,  me  faisaient  fondre  en  larmes.  Félicités  perdues 
pour  moi,  comme  elles  me  semblaient  douces!  Notre  hôte  avait  une 
petite  fille  de  trois  ans  que  j'embrassais  parfois  à  la  dérobée  ;  elle 
se  débattait,  effrayée  par  l'ardeur  de  mes  caresses. 

Il  arrivait  aussi  qu'irritée  de  tant  souffrir,  je  me  révoltais  contre 
l'injustice  de  mon  sort.  —  Si  le  ciel  me  repousse,  si  les  hommes  me 
maudissent,  me  disais-je,  jouissons  au  moins  des  jours  qui  me  res- 
tent à  vivre.  Je  suis  jeune,  j'aime  et  je  suis  aimée;  épuisons  les 
joies  de  l'amour  :  ne  les  ai-je  pas  assez  chèrement  achetées  ?  Mais  l'a- 
mour lui-même  semblait  me  trahir;  j'avais  trop  souffert  et  trop  long- 
temps; mon  cœur  était  aride,  et  n'avait  plus  la  force  d'être  heureux. 

Alors  j'accusais  Robert.  —  L'amour  n'est  pas  ce  que  j'ai  rêvé, 
disais-je.  Il  m'écoutait  sans  colère  :  cette  impétueuse  nature  se 
transformait  pour  moi;  mais  je  m'aperçus  qu'il  devenait  triste,  et, 
quand  je  le  vis  souffrir,  je  me  fis  horreur.  —  Écoute,  lui  dis-je  un 
jour  que  je  le  voyais  plus  abattu,  partons  encore  ;  allons  plus  loin. 
Veux-tu  m'emmener  dans  ton  pays,  dans  cette  Amérique  qui  t'est 
si  chère  ?  Mettons  l'infini  entre  le  passé  et  nous.  Nous  serons  heu- 
reux là-bas.  —  Il  me  serra  dans  ses  bras.  —  Tu  as  raison,  dit-il, 
l'air  de  France  te  tue,  et  je  meurs  de  ton  mal.  Envolons-nous  bien 
loin,  seuls,  tout  seuls  au  monde  ;  nous  commencerons  une  vie  nou- 
velle ;  nul  ne  saura  ce  qui  nous  touche,  et  nous  l'oublierons  nous- 
mêmes.  Il  y  a  longtemps  que  j'avais  ce  désir,  je  n'osais  pas  te  le  dire. 

Il  paraissait  si  heureux  que  je  me  sentis  calmée.  Nous  nous 
mimes  aussitôt  à  faire  des  rêves  et  à  nous  enchanter  par  avance 
d'une  félicité  idéale.  Robert  écrivit  au  Havre,  où  il  avait  eu  autre- 
fois des  correspondans,  pour  s'informer  des  prochains  départs.  En 
attendant  la  réponse,  nous  continuâmes  à  nous  entretenir  de  notre 
grand  projet,  à  choisir  la  province  où  nous  irions  nous  établir  et  les 
forêts  qui  abriteraient  notre  destinée  fugitive.  Je  retrouvai  de  l'acti- 
vité et  comme  une  élasticité  de  vie  pour  faire  nos  préparatifs.  La 
réponse  arriva,  nous  annonçant  qu'un  paquebot  devait  partir  pour 
New-York  le  30  octobre,  et  Robert  fit  aussitôt  retenir  notre  passage. 
Il  nous  restait  sept  jours  encore;  mais  nous  avions  tant  de  hâte  de 
nous  mettre  en  route  que  nous  résolûmes  de  quitter  sur-le-champ 
le  hameau  que  nous  habitions  et  de  voyager  à  petites  journées. 

Je  poussai  un  soupir  de  soulagement,  lorsque  le  lenuemain  je 
me  plaçai,  à  côté  de  Robert,  au  fond  de  la  carriole  qui  nous  em- 
portait. C'était  une  fraîche  et  claire  matinée  d'automne.  Une  légère 
gelée  blanche  couvrait  les  buissons  et  les  herbes,  et  se  changeait,, 

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298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  mesure  que  le  soleil  s'élevait,  en  brillantes  gouttes  de  rosée. 
Nous  plongions  de  longs  regards  au  creux  des  vallons  noyés  dans 
un  brouillard  transparent,  tandis  que  la  cime  des  coteaux  baignait 
dans  l'air  pur.  En  étendant  le  bras,  nous  pouvions  cueillir  au  pas- 
sage des  touffes  de  houx  ornées  de  baies  rouges,  ou  bien  nous  arra- 
chions une  feuille  aux  chênes  trapus  et  mutilés  qui  se  penchaient 
comme  des  sentinelles  au  bord  du  chemin.  Notre  petit  cheval  efflan- 
qué marchait  d'un  pas  joyeux,  en  secouant  ses  grelots,  tandis  que 
son  maître  sifflait  à  demi-voix  une  chanson  mélancolique.  La  paix 
de  la  campagne  me  gagnait;  il  y  avait  longtemps  que  je  ne  m'étais 
senti  l'esprit  si  léger.  Nous  voyageâmes  ainsi  à  travers  la  Bretagne, 
puis  la  Normandie;  évitant  les  voitures  publiques  et  les  grandes 
routes,  et  nous  faisant  conduire  de  préférence  par  les  chemins  dé- 
tournés. Nous  pouvions  échanger  librement  nos  impressions  :  le  plus 
souvent  un  regard  ou  un  sourire  suffisait.  Nous  goûtâmes  pendant 
ces  quelques  jours  comme  une  ombre  de  bonheur;  mais  l'âme  hu- 
maine est  ingénieuse  à  se  créer  des  tourmens  :  elle  a  mille  manières 
de  souffrir  d'une  même  blessure. 

A  mesure  que  le  terme  de  notre  voyage  approchait,  un  souvenir 
déchirant  se  dressait  devant  moi.  Louise  m' apparaissait  partout  :  je 
croyais  la  reconnaître  dans  chaque  femme  inconnue  qui  passait  près 
de  nous.  La  nuit,  je  l'entendais  gémir  à  mes  côtés.  Cette  chère  image 
me  devint  une  vision  vengeresse...  Je  n'avais  plus  entendu  parler 
d'elle  depuis  l'arrivée  de  Robert  à  La  Roche-Yvon.  En  quittant  Pa- 
ris, j'avais  résolu  d'écrire  à  mon  oncle  malgré  sa  défense.  La  né- 
cessité de  fixer  un  plan  de  vie  et  l'arrivée  de  Robert  firent  ajourner 
cette  lettre.  Plus  tard,  je  n'osai  plus  :  qu'aurais-je  pu  dire? 

Pendant  notre  station  au  bord  de  la  mer,  je  m'étais,  à  l'insu  de 
Robert,  adressée  au  curé  de  Ville-Ferny  pour  avoir  des  nouvelles; 
je  n'avais  pas  eu  de  réponse.  Peut-être  le  paysan  chargé  de  porter 
ma  lettre  à  la  poste  du  village  voisin  l' avait-il  perdue;  peut-être 
aussi  le  curé  de  Ville-Ferny  n'avait-il  pas  daigné  m'écrire.  Je  me 
figurais  souvent  que  Louise  était  morte,  et  cette  idée  me  rendait 
presque  folle. 

Vers  le  milieu  du  sixième  jour,  nous  nous  arrêtâmes  dans  une 
vieille  cité  normande  accroupie  dans  la  plaine,  un  peu  noire,  un 
peu  triste  malgré  les  flèches  élancées  de  ses  églises  gothiques.  C'est 
là  que  nous  devions  prendre  le  bateau  à  vapeur  pour  nous  rendre 
au  Havre;  le  steamer  partait  le  surlendemain.  Robert  me  proposa 
de  sortir;  mais  je  me  sentais  fatiguée,  et  il  me  laissa  en  promettant 
de  revenir  bientôt.  Quand  je  fus  seule  dans  cette  chambre  d'hôtel, 
froide,  un  peu  sombre,  n'ayant  d'autre  horizon  que  les  maisons 
voisines,  noircies  par  le  temps,  et  une  rue  tortueuse,  bruyante  sans 
gaîté,  mes  fantômes  familiers  revinrent  m' assaillir.  Je  voulus  les 


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LE   PÉCHÉ  DE   MADELEINE.  299 

repousser  :  mes  efforts  ne  servirent,  comme  il  arrive  d'ordinaire, 
qu'à  leur  donner  plus  de  prise  sur  mon  imagination  ébranlée;  bien- 
tôt je  n'y  pus  tenir,  et  la  tête  en  feu,  la  poitrine  oppressée,  je  pris 
à  la  bâte  un  chapeau,  et,  m'enveloppant  d'un  cbâle,  je  sortis. 

Je  marcbai  droit  devant  moi,  rapidement,  sans  rien  voir;  peu  à 
peu  Tair  et  le  mouvement  rafralcbirent  mon  front  :  le  bouillonne- 
ment intérieur  se  calma  dans  mes  veines.  J'étais  sur  d'immenses 
avenues  plantées  d'arbres  séculaires,  entourant  comme  d'une  cein- 
ture une  vaste  prairie,  dont  l'extrémité  se  perdait  au  loin  dans  la 
campagne.  Le  vent,  plus  humide  que  froid,  détachait  les  larges 
feuilles  des  platanes  et  les  roulait  devant  moi  en  soulevant  des  tour- 
billons de  poussière.  Au  ciel,  de  grands  nuages  noirs  couraient,  ra- 
pidement emportés.  Ces  longues  avenues  étaient  désertes,  et  cette 
solitude  me  plut;  je  ralentis  un  peu  ma  course.  Le  jour  baissait,  je 
ne  le  remarquais  point,  et,  quand  je  m'en  aperçus,  il  y  avait  long- 
temps déjà  que  j'avais  quitté  l'hôtel.  Je  voulus  revenir  sur  mes  pas; 
mais  je  ne  pus  retrouver  mon  chemin,  et,  marchant  toujours,  j'ar- 
rivai sur  le  port. 

La  marée  montait;  elle  refoulait  la  rivière,  qui  se  gonQait  en  sou- 
levant les  vaisseaux  à  l'ancre;  de  petites  vagues  bruyantes  clapo- 
taient contre  les  murs  du  quai.  Je  restai  à  les  considérer  longue- 
ment; l'eau  noire  reQétait  la  lueur  terne  des  réverbères  et  la  lumière 
rouge  des  feux  de  charbon  allumés  sur  les  navires.  Je  voyais  tout 
autour  les  matelots  s'agiter  comme  des  ombres.  Nul  ne  s'occupait 
de  moi,  nul  ne  semblait  me  voir.  Le  ciel  se  couvrait  de  plus  en  plus, 
et  l'obscurité  devenait  complète.  A  mesure  que  le  jour  baissait,  mes 
pensées  s'amoncelaient  en  orages.  Je  regardais  alternativement  le 
ciel,  qui  semblait  se  dérober  sous  les  brumes,  et  l'eau  noire  et  pro- 
fonde du  canal.  —  Fermer  les  yeux,  pensais-je,  et  marcher  en 
avant,  tout  droit,  deux  pas,  trois  au  plus,  puis  disparaître  pour 
toujours!  et  trouver  le  repos  peut-être!...  Qui  sait?...  Nul  n'enten- 
drait plus  parler  de  moi.  Une  malheureuse  qui  se  noie,  c'est  vul- 
gaire et  triste;  mais  se  sauver  avec  un  amant,  est-ce  moins  triste 
et  moins  vulgaire?...  Il  souffrirait,  lui,  je  le  sais  :  du  moins  je  ne 
le  verrais  plus  souffrir;  d'ailleurs  les  regrets  sont-ils  éternels?  Il 
est  jeune;  la  vie  est  longue...  Mais  le  repos  est-il  là  en  effet,  sous 
cette  eau  froide?  Est-il  vrai  que  nous  ayons  ainsi,  à  portée  de  notre 
volonté,  un  remède  à  tous  nos  maux,  un  refuge  assuré  contre  le  re- 
mords et  la  responsabilité  de  nos  actes?  Oh  !  si  je  savais  que  rien 
de  moi  ne  dût  survivre!  Je  l'ai  entendu  affirmer  autrefois  :  comment 
se  fait-il  que  je  n'y  peux  croire?  Quelle  est  donc  cette  partie  de 
mon  être  qui  proteste  contre  le  néant,  comme  elle  protestait  hier, 
tout  à  l'heure  encore,  contre  ma  vie  criminelle?  Est-ce  que  la  chair 
doit  s'élever  contre  les  œuvres  de  la  chair?  Est-ce  qu'elle  doit  re- 


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300  BETUE   DES   DEUX   MONDES. 

fuser  de  se  soumettre  à  ses  lois?...  Ah  !  mystère  cruel,  pourquoi  me 
tentes-tu? 

La  pluie  tombait  msdntenant  en  larges  gouttes,  comme  des  lar- 
mes tièdes;  les  rares  passans  se  bâtaient,  glissant  le  long  des  mai- 
sons pour  se  mettre  à  l'abri.  Appuyée  sur  une  borae  de  bronze  au- 
tour de  laquelle  s'enroulait  le  câble  d'un  navire,  je  n'avais  pas  le 
courage  de  faire  un  mouvement.  Robert  pourtant  m'attendait,  je 
devinais  son  inquiétude;  mais  que  faire?  —  Lui  porter  un  amour 
empoisonné  de  remords,  les  lâches  amertumes  d'un  cœur  sans 
énergie!  N'avoir  la  force  ni  de  vivre,  ni  de  mourir!  me  disais-je. 
Que  vais-je  devenir?... 

La  pluie  tombait  toujours,  et  je  commençais  à  frissonner  sous 
mes  vêtemens  mouillés;  je  regardai  autour  de  moi  pour  chercher 
un  abri.  Apercevant  une  faible  clarté  à  quelque  distance,  je  me  di- 
rigeai de  ce  côté  et  me  trouvai  bientôt  à  l'entrée  d'une  petite  cour 
pavée  et  dallée,  et  éclairée  par  une  lanterne  fumeuse.  De  hautes 
murailles  percées  d'étroites  ouvertures  l'entouraient  de  trois  côtés. 
A  droite,  une  porte  basse  était  entre-bâillée;  je  la  poussai,  et  j'en- 
trai dans  une  chapelle.  L'autel  était  éclairé,  et  un  vieux  prêtre  offi- 
ciait; mais  l'assemblée,  peu  nombreuse,  restait  dans  l'ombre.  A 
droite  de  l'autel ,  une  haute  grille,  derrière  laquelle  tombait  à  plis 
raides  un  rideau  de  serge,  annonçait  la  présence  de  religieuses  cloî- 
trées. Bientôt  leurs  voix,  un  peu  traînantes  et  plaintives,  se  mirent 
à  psalmodier  l'office  du  soir.  Je  m'agenouillai  dans  le  coin  le  plus 
obscur  de  l'étroite  nef,  et  je  me  laissai  bercer  par  ces  chants  qui 
s'élevaient  et  s'abaissaient  d'une  façon  monotone  sur  chaque  verset 
des  psaumes.  Il  y  avait  bien  longtemps  que  je  n'étais  entrée  dans 
une  église  :  la  dernière  fois,  Louise  m'accompagnait.  Quels  abîmes 
s'étaient  creusés  depuis  ce  jour  ! ...  Au  bruit  des  chants  et  des  prières, 
une  sorte  d'apaisement  se  faisait  en  moi  :  à  genoux,  les  paupières 
fermées,  les  lèvres  muettes,  j'osais  à  peine  respirer;  mais  bientôt 
le  silence  se  fît,  on  éteignait  les  cierges,  et  les  assistans  commen- 
çaient à  se  disperser.  Il  fallait  partir.  —  0  Dieu  !  m'écriai-je  dans 
un  élan  suprême.  Dieu  vivant  qui  entendez  nos  plaintes,  qui  par- 
donnez tous  nos  égaremens.  Dieu  de  Madeleine  et  de  la  femme 
adultère,  plus  miséricordieux  que  les  hommes,  plus  indulgent  que 
ma  propre  conscience.  Dieu  saint,  j'ai  profané  vos  dons,  je  n'ai  su 
faire  que  le  mal...  J'ai  vécu  d'orgueil,  et  l'orgueil  m'a  perdue.  Je 
crie  vers  vous.  Seigneur;  sauvez  l'ouvrage  de  vos  mains. 

Un  léger  coup  frappé  sur  mon  épaule  me  fit  tressaillir  :  c'était 
une  femme  vêtue  d'un  costume  moitié  laïque,  moitié  religieux.  — 
On  va  fermer,  dit-elle. 

—  Gomment  se  nomme  cette  église  ? 

—  La  Charité. 


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LE    PÉCHÉ    DE   MADELEINE.  301 

—  Un  hospice  sans  doute? 

—  Non,  madame,  c'est  une  maison  de  refuge  pour  les  filles  re- 
penties. 

Je  reculai  d'un  air  égaré  comme  si  elle  m'eût  frappée  en  pleine 
poitrine.  —  Ah!  balbutiai -je,  c'est  là  qu'on  enferme  ces...  mal- 
heureuses?... 

—  Oui,  madame;  il  y  en  a  pourtant  quelquefois  qui  viennent  ici 
d'elles-mêmes. 

Et,  sans  s'occuper  de  moi  davantage,  elle  se  mit  à  ranger  les 
chaises.  Je  sortis  en  chancelant,  et,  arrivée  dans  la  petite  cour  d'en- 
trée, je  fus  obligée  de  m'appuyer  contre  le  mur.  En  dehors  de  la 
cour,  par  la  porte  encore  ouverte,  j'apercevais  le  quai  désert  et  l'eau 
du  canal ,  à  l'intérieur  s'élevaient  des  bruits  vagues  qui  ressem- 
blaient à  l'écho  affaibli  des  psalmodies.  —  Y  a-t-il  vraiment  des 
femmes  qui  viennent  en  ce  lieu  d'elles-mêmes,  sans  y  être  con- 
traintes? Mais  quand?  sous  l'empire  de  quels  remords,  de  quels  dé- 
chiremens?  Y  a-t-il  donc  un  moment  précis  où  une  âme  se  dit  : 
Voilà  l'heure?  Y  a-t-il  quelqu'une  de  ces  pauvres  créatures  qui, 
aimée  et  le  cœur  plein  d'amour,  soit  entrée  là  volontairement?  — 
J'étais  si  absorbée  que  je  tressaillis  en  entendant  marcher  à  côté  de 
moi.  —  Étes-vous  malade?  qu'attendez-vous?  dit  la  tourière,  qui, 
près  de  fermer  les  portes,  m'avait  aperçue  dans  l'obscurité. 

Je  fis  un  mouvement  pour  sortir;  puis,  obéissant  à  je  ne  sais  quelle 
force  mystérieuse  :  —  Pourrait-on  parler  à  la  supérieure  ce  soir? 
demandai-je,  tandis  que  mon  cœur  battait  à  se  rompre  en  attendant' 
la  réponse.  Je  me  disais  :  Voilà  l'arrêt  de  la  fatalité.  Si  elle  dit  non, 
je  partirai  :  Robert  m'attend;  si  au  contraire...  Eh  bien  !  ce  sera  ma 
sentence. 

11  me  sembla  que  des  siècles  s'écoulaient  avant  qu'elle  ouvrît  la 
bouche,  et,  quand  elle  eut  parlé,  je  fus  obligée  de  lui  faire  répéter 
sa  réponse  :  je  ne  l'avais  pas  entendue.  —  A  cette  heure  !  avait-elle 
dit,  c'est  impossible.  —  Je  respirai  avec  force;  pourtant  je  ne  sortis 
pas. 

—  Il  s'agit,  ajoutai-je,  d'une  âme  à  sauvet.  Que  Dieu  vous  par- 
donne, ma  sœur,  si,  pouvant  m'introduire,  vous  m'avez  repoussée  I 

Je  m'éloignai.  EUef  me  rappela.  —  Entrez,  dit-elle.  Je  vais  de- 
mander si  ce  que  vous  voulez  est  possible. 

Un  nuage  passa  sur  mes  yeux.  La  terre  me  paraissait  tourner 
autour  de  moi,  et  je  fus  tentée  de  m'enfuir;  mais  elle  avait  ou- 
vert une  porte,  elle  marchait  devant  moi  :  je  la  suivis.  Elle  m'intro- 
duisit dans  un  parloir,  posa  une  petite  lampe  sur  la  table  de  bois 
blanc,  puis  elle  sortit.  Je  me  laissai  tomber  sur  une  chaise  de  paille, 
et  j'écoutai.  Une  cloche  tinta  à  l'intérieur  :  un  coup,  deux  coups, 
puis  quelques  pas  discrets  et  des  murmures  de  voix,  puis  le  silence 


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302  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  un  peu  après  une  autre  cloche,  plus  éloignée,  répétant  le  signal. 
Je  ne  sais  combien  de  temps  je  restai  là,  frémissante  et  n'enten- 
dant que  les  battemens  de  mon  cœur.  Enfin  le  bruit  d'une  porte 
tout  près  de  moi  me  fit  tourner  la  tête  vers  une  double  grille  noire 
qui  coupait  en  deux  parties  la  petite  pièce  où  j*étais.  Derrière  cette 
grille,  j'entendis  le  frôlement  d'une  robe  sur  les  dalles;  une  clé 
grinça  dans  une  serrure,  et  les  lourds  volets  qui  garnissaient  la  grille 
à  l'intérieur  s'ébranlèrent  et  se  replièrent  lentement.  Une  femme 
vêtue  d'une  tunique  de  laine  blanche  et  d'un  voile  noir  m'apparut 
à  travers  les  étroits  barreaux,  et  se  tint  debout  devant  moi,  sans 
parler.  Alors,  sous  l'empire  de  cette  puissance  inconnue  à  laquelle 
j'obéissais  malgré  moi,  je  lui  racontai  ma  triste  histoire,  cette  ten- 
tation de  mourir  qui  m'obsédait,  et  le  hasard  qui  m'avait  conduite 
dans  cette  demeure,  et  qui  me  poussait  encore  en  ce  moment  à  lui 
demander  conseil.  Elle  m'écouta  sans  m'interrompre. 

—  Dieu  vous  cherche,  ma  fille,  dit- elle  quand  j'eus  fini.  Écou- 
tez-le, abdiquez  à  ses  pieds  cette  liberté  dont  vous  avez  fait  un 
si  mauvais  usage;  donnez-vous  à  lui,  mais  librement,  non  par  sur- 
prise. Allez  et  méditez;  quand  votre  résolution  sera  prise,  vous 
viendrez,  et  notre  maison  vous  sera  ouverte. 

—  Si  je  pars,  je  sais  que  je  ne  reviendrai  pas,  m'écriai-je  en 
me  mettant  à  genoux  au  pied  de  la  grille.  Ma  mère,  décidez  pour 
moi  :  je  suis  faible,  car  j'aime.  Je  sens  mon  cœur  qui  m'échappe, 
retenez-moi.  Fermez  vos  grilles  sur  celle  qui  doit  disparaître  du 
.monde...  Qui  sait  si  je  rencontrerai  jamais  une  heure  comme 
celle-ci? 

Je  la  priais,  elle  méditait  sans  répondre,  et  j'espérais  lâchement 
qu'elle  ne  me  garderait  pas.  A  la  fin,  elle  céda.  —  Souvenez-vous, 
dit-elle,  que  vous  serez  libre  de  sortir  le  jour  où  vous  le  voudrez. 
—  Et  remarquant  ma  pâleur  :  —  Pauvre  fille,  ajouta-t-elle  douce- 
ment, vous  avez  raison  de  venir  à  nous,  personne  ne  vous  réclame,  et 
vous  êtes  pour  tous  une  occasion  de  chute  et  de  scandale.  —  Elle  me 
demanda  alors  si  je  n'avais  aucun  adieu  à  faire;  je  lui  sus  gré  de  cette 
pensée,  et  je  traçai  d'-une  main  défaillante  les  lignes  qui  suivent. 

Ceci  est  mon  testament, 

«  Je  vous  lègue  Louise  à  consoler. 

«  Je  vous  ai  trop  aimé,  Robert  :  cet  amour  a  été  notre  malheur  à 
tous.  Vous  avez  bien  soufliert  à  cause  de  moi,  pauvre  ami,  et  sou- 
vent je  me  suis  maudite  en  vous  voyant  si  triste  et  si  pâle.  Pardon- 
nez-moi le  mal  que  je  vous  ai  fait  et  celui  que  je  vais  encore  vous 
faire.  Je  n'avais  plus  la  force  de  vivre  ainsi;  les  larmes  de  Louise 
m'étouffaient. 

«  J'ai  tenté  le  sublime  et  j'ai  échoué  misérablement;  j'ai  été  un 


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LE    PÉCHÉ    DE   MADELEINE.  303 

être  inutile  et  malfaisant.  A  vous,  Robert,  de  réparer  le  mal  que 
j'ai  causé;  à  vous  de  faire  que  mon  âme,  cette  âme  dont  vous  avez 
été  la  trop  chère  idole,  repose  un  jour  en  paix!  » 

Bien  des  larmes  coulèrent  sur  ces  lignes,  et  dans  ma  hâte  d'en 
finir  j'étouffai  les  choses  que  j'aurais  voulu  dire.  La  supérieure  at- 
tendait :  je  lui  présentai  le  papier;  mais  elle  refusa  de  le  lire.  — Vous 
êtes  encore  libre,  dit-elle.  Je  mis  l'adresse,  et  la  priai  de  faire 
remettre  cette  lettre  le  même  soir  à  Robert,  mais  de  façon  qu'il 
ne  pût  voir  le  messager;  puis  je  quittai  le  parloir,  et  la  tourière 
m'introduisit  dans  l'intérieur  du  refuge,  où  je  retrouvai  la  supé- 
rieure. Elle  me  prit  la  main  et  me  conduisit  à  travers  d'étroits  cor- 
ridors et  de  longs  escaliers.  —  La  règle  de  la  maison  est  bien  aus- 
tère, me  dit-elle,  et  les  exercices  vous  sembleront  durs.  Je  voudrais 
les  alléger;  mais  ceci  dépasse  mon  pouvoir.  Pour  vous  donner  du 
courage,  mon  enfant,  vous  songerez  que  la  vie  est  courte,  et  que 
vous  avez  beaucoup  à  expier. 

Je  ne  répondis  pas.  Que  m'importait?  Ma  pensée  était  ailleurs: 
eUe  suivait  les  pas  du  messager,  elle  le  devançait  môme.  Ah  !  comme 
je  tremblais  pour  Robert!  Je  m'aperçus  à  peine  que  nous  entrions 
dans  un  dortoir,  et  que  nous  nous  arrêtions  devant  une  petite  cou- 
chette nue  et  froide;  je  ne  sais  comment  il  se  fit  que  je  me  trouvai 
déshabillée  et  couchée.  La  supérieure  s'était  retirée,  une  veilleuse 
seule  m'éclairait,  et  la  respiration  des  femmes  endormies  dans  cette 
immense  salle  faisait  autour  de  moi  comme  un  épais  murmure. 

Quelle  nuit!  Que  de  fois  je  me  soulevai,  décidée  à  reprendre  mes 
vêtemens  et  à  courir  vers  Robert!  Puis,  songeant  que  tout  le  monde 
dormait  et  que  je  ne  pouvais  sortir,  je  retombais  découragée. 

VIL 

J'appris  le  lendemain  que  Robert  m'avait  attendue  longtemps  la 
veille  sans  concevoir  d'inquiétude.  A  mesure  pourtant  que  la  soirée 
avançait,  il  devint  soucieux,  et  bientôt,  persuadé  que  je  m'étais 
égarée,  il  était  sorti  dans  l'espoir  de  me  rencontrer.  A  plusieurs  re- 
prises, il  était  rentré  à  l'hôtel,  et,  ne  m'y  trouvant  pas,  il  sortait 
chaque  fois  plus  agité;  il  avait  aussi  envoyé  au-devant  de  moi  dans 
différentes  directions.  Ce  fut  pendant  une  de  ses  absences  que  ma 
lettre  arriva,  et,  quand  il  rentra,  on  ne  put  lui  donner  aucun  ren- 
seignement sur  la  personne  qui  l'avait  apportée.  A  peine  l'eut-il 
lue  qu'il  s'élança  comme  un  fou  hors  de  l'hôtel,  et  passa  toute  la 
nuit  à  errer  dans  les  rues  de  la  ville.  Dès  le  matin,  il  fit  commencer 
les  plus  actives  recherches,  et  obtint  même  la  permission  de  faire 
sonder  le  canal  et  la  rivière  jusqu'à  une  assez  grande  distance. 


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30&  REVUE   DES  PEUX   MONDES. 

Tout  le  temps  qu'il  passa  dans  cette  ville ,  c'est-à-dire  près  d'une 
semaine,  j'eus  régulièrement  de  ses  nouvelles,  grâce  à  la  supé- 
rieure, qui,  par  pitié  pour  moi,  le  fit  surveiller  discrètement.  Per- 
dant enfin  tout  espoir  de  me  retrouver  et  convaincu  sans  doute  que 
j'avais  attenté  à  mes  jours,  il  partit. 

Je  priai  le  chapelain  de  la  maison  d'écrire  secrètement  au  curé  de 
Yille-Ferny,  et  je  sus  ainsi  que  Louise  vivait  à  la  campagne,  avec 
son  père,  fort  retirée,  ne  voyant  pas  même  ses  plus  proches  voi- 
sins; quelques  vieux  amis  seuls  étaient  admis  de  temps  à  autre. 
Louise  d'ailleurs  était  fort  souffrante  et  ne  quittait  pas  la  chaise 
longue.  Elle  commençait  à  l'époque  de  notre  fuite  une  grossesse 
que  personne  n'avait  soupçonnée,  et  qu'elle-même  peut-être  ne 
soupçonnait  pas  encore.  On  devine  le  coup  que  notre  cruelle  trahison 
dut  porter  à  cette  âme  si  tendre  au  moment  même  où  une  double 
vie  s'éveillait  en  elle.  Elle  ne  faisait  que  dépérir,  et  l'on  doutait 
qu'elle  pût  mener  à  terme  son  précieux  fardeau.  Si  mauvaises  que 
fussent  ces  nouvelles,  elles  me  calmèrent  un  peu.  Louise  vivait.  Le 
curé  ajoutait  qu'on  lui  avait  assuré  que  M.  Robert  Wall  était  à  Pa- 
ris; mais  il  ne  savait  rien  de  plus. 

De  longs  mois  s'écoulèrent,  pendant  lesquels  je  m'initiai  doulou- 
reusement à  ma  nouvelle  vie.  J'étais  bien  seule.  La  sainteté  des 
religieuses  me  décourageait,  et  le  respect  me  tenait  éloignée  d'elles. 
Les  femmes  qui  m'entouraient  au  contraire,  mes  compagnes  de 
misère,  m'inspiraient  une  répugnance  invincible;  ces  visages  vul- 
gaires, flétris  pour  la  plupart,  frappés  d'effronterie,  me  faisaient 
horreur.  Elles  avaient  essayé  d'abord  de  m'attirer  à  elles  en  pro- 
voquant une  confidence  par  le  récit  de  leurs  infortunes;  mais  devant 
mon  sauvage  silence  elles  s'étaient  lassées,  et  maintenant  elles  me 
fuyaient.  Aucun  bruit  du  dehors  ne  m'arrivait;  il  me  semblait  que 
j'étais  dans  ces  lieux  d'expiation  où  les  bruits  de  la  terre  expirent 
et  où  les  âmes  criminelles  attendent  l'heure  du  pardon.  J'appris  à 
travailler.  Courbée  dès  le  matin  sur  un  métier  ou  appliquée  à  un 
grossier  ouvrage  de  couture,  je  tuais  la  pensée  par  l'activité  maté- 
rielle. Les  nuits  surtout  m'étaient  odieuses;  cette  communauté  de 
vie  avec  des  êtres  moins  coupables  que  moi  peut-être,  mais  plus 
dégradés,  m'inspirait  une  invincible  répulsion.  Ces  femmes  sont  ré- 
parties en  plusieurs  classes  :  les  plus  jeunes,  celles  qu'on  enferme 
seulement  par  prudence,  sont  soigneusement  préservées  du  contact 
des  autres.  Il  y  a  une  classe  spéciale  aussi  pour  les  filles  réellement 
repenties,  celles  qui  depuis  de  longues  années  donnent  aux  autres 
le  bon  exemple,  et  qui  refusent  de  quitter  la  maison. 

Moi,  j'étais  parmi  les  Thais^  comme  on  les  appelle,  c'est-à-dire 
les  nouvelles  venues,  toutes  palpitantes  encore  de  leurs  passions  à 
peine  vaincues,  et  agitées  pour  la  plupart  du  désir  de  recouvrer  la 


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LE   PÉCHÉ    DE   BiADELEINE.  •      305 

liberté.  C'est  le  vice  encore  frémissant  :  à  les  voir,  à  les  entendre, 
le  dégoût  me  prenait;  mais  je  devais  rester  parmi  elles  :  ce  spec- 
tacle m'était  saiutaire.  Ah  !  si  Ton  savait  ce  que  deviennent  dans  les 
bas-fonds  de  la  société  ces  passions  que  nous  idéalisons  trop  sou- 
vent dans  le  monde!  Je  fus  longtemps  avant  de  m' avouer  que  l'or- 
gueilleuse Madeleine  était,  elle  aussi,  une  parcelle  de  cette  fange 
où  le-  vice  mal  assoupi  fermentait  sourdement  autour  de  moi.  Peu 
à  peu  pourtant  je  courbai  la  tête,  et  j'appris  à  prier... 

Un  matin,  je  reçus  une  lettre  du  curé  de  Ville-Ferny.  a  Les  voies 
de  Dieu  sont  mystérieuses,  écrivait-il;  il  fait  jaillir  la  lumière  des 
ténèbres  et  la  consolation  de  la  source  même  de  nos  larmes.  Votre 
cousine  a  donné  le  jour  à  un  fils.  Jusqu'au  dernier  moment,  on  crai- 
gnait qu'elle  ne  pût  vivre  assez  pour  voir  son  enfant;  mais  Dieu  lui 
a  accordé  cette  grâce. 

u  L'épreuve  a  été  terrible;  on  m'appela  en  toute  hâte.  Son  père 
était  là,  pâle  comme  un  marbre  :  je  n'oublierai  jamais  l'expression  de 
ce  visage.  U  contemplait  sa  fille  d'un  œil  sans  larmes  et  suivait  sur 
son  front  le  progrès  des  ombres  mystérieuses  qui  l'envahissaient. 
Je  priais  au  pied  du  lit.  Dans  la  pièce  voisine,  on  entendait  par  in- 
tervalles le  faible  vagissement  de  l'enfant  nouveau-né  et  des  voix  de 
femmes  chuchotant  entre  elles.  Dans  la  chambre  de  la  malade,  il 
régnait  au  contraire  un  silence  effrayant.  Tout  à  coup  elle  se  sou- 
leva, et,  fixant  sur  nous  un  regard  assuré  :  —  Mon  mari!  dit-elle 
avec  une  fermeté  inusitée,  je  voudrais  voir  mon  mari.  —  Son  père, 
sans  répondre,  'me  jeta  un  regard  plein  d'angoisses.  Nous  nous 
étions  rencontrés  dans  la  même  pensée  :  c'était  le  délire  qui  com- 
mençait; mais  elle ,  se  dressant  tout  à  fait  et  de  la  même  voix  nette 
et  calme  :  —  Je  veux  le  voir  et  lui  remettre  moi-même  son  fils,  dit- 
elle.  Puis,  cherchant  sous  son  oreiller  un  petit  portefeuille  dont  elle 
ne  se  séparait  jamais,  elle  y  prit  un  papier  soigneusement  plié,  et 
me  le  tendit.  C'était  l'adresse  de  M.  Wall,  et  je  ne  sais  encore  com- . 
ment  elle  se  l'était  procurée.  —  Monsieur  le  curé,  reprit- elle,  je 
vous  en  prie,  partez  sur-le-champ;  dites-lui  que  je  le  demande  :  il 
viendra,  je  le  connais.  Allez  vite,  le  temps  presse;  je  tâcherai  de 
vivre  jusqu'à  votre  retour. 

tt  Elle  se  laissa  retomber  sur  ses  oreillers;  je  consultai  son  père 
du  regard  :  il  hésitait  et  semblait  sous  l'empire  d'un  violent  com- 
bat intérieur.  Enfin  il  fit  un  signe ,  et  je  partis.  Il  était  nuit  quand 
j'arrivai  à  Paris;  je  courus  à  la  demeure  de  M.  Wall.  Je  tremblais 
qu'il  ne  fût  absent,  ou  qu'il  ne  refusât  de  mç  recevoir.  On  m'intro- 
duisit sur-le-champ.  M.  Wall  me  parut  vieilli,  quoique  l'expression 
de  son  visage  fût  la  même  qu'autrefois.  Je  ne  sais  s'il  me  reconnut, 
mais  il  ne  laissa  paraître  aucune  émotion  ;  il  se  leva  et  se  tint  de- 

TOMB  L.  —  1864.  20 


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306  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

bout,  sans  parler,  attendant  que  je  lui  expliquasse  le  motif  de  ma 
visite.  J'avais  songé  à  le  préparer  peu  à  peu  à  ce  que  j'avais  à  lui 
dire;  son  attitude  impatiente  et  hautaine  me  fît  changer  d'avis. 
Quand  il  apprit  que  sa  femme  était  mourante  et  le  demandait,  il 
tressaillit  :  une  pâleur  subite  couvrit  son  visage,  et  ses  lèvres  fré- 
mirent; mais,  lorsqu'il  sut  qu'il  avait  un  enfant,  il  cacha  son  front 
dans  ses  mains.  —  Un  fils!  s'écria-t-il,  j'ai  un  fils!  —  Puis,  d'une 
voix  profonde  :  —  Ah!  pauvre  femme!  pauvre  Louise! 

«Tout  à  coup  il  releva  la  tête.  — Partons,  monsieur,  partons  vite. 
—  Et,  sans  parler  à  personne,  sans  tarder  un  instant,  il  marcha  de- 
vant moi. 

«  Pendant  la  route,  il  m'adressa  de  nombreuses  questions  sur  sa 
femme  et  son.  enfant;  il  semblait  en  proie  à  une  véritable  fièvre. 
Sans  cesse  il  se  penchait  à  la  portière  du  wagon  et  plongeait  dans 
la  nuit  des  regards  inquiets;  puis  il  se  rasseyait  avec  un  de  ces  sou- 
pirs où  semblent  se  concentrer  toutes  les  énergies  et  les  angoisses 
de  l'âme.  —  Pensez-vous  que  j'arrive  à  temps?  me  demandait -il 
alors.  Si  elle  allait  croire  que  je  lui  ai  refusé  de  la  voir  dans  un  tel 
moment!  —  Elle  vous  attend,  répondais-je. 

«  Deux  heures  de  la  nuit  sonnaient  à  l'église  du  village  lorsque 
nous  arrivâmes  au  perron  du  château.  Avant  d'entrer,  il  s'arrêta,  et, 
me  prenant  le  bras  :  —  Croyez- vous  qu'elle  sache,...  qu'elle  soit 
informée?...  —  11  hésitait  et  ne  pouvait  achever.  Je  compris  sa  pen- 
sée. —  J'ai  lieu  de  croire  qu'elle  sait  tout,  lui  dis-je;  des  crises  de 
larmes  plus  fréquentes  dans  ces  derniers  temps,  et  sur  lesquelles 
elle  refusait  de  s'expliquer,  se  rattachaient  sans  doute  à  la  nouvelle 
de  cette  mort  funeste,  très  répandue  dans  le  pays. 

«  11  frémit,  et,  lâchant  mon  bras,  il  traversa  d'un  pas  rapide  la 
terrasse  jusqu'à  un  angle  où  il  s'appuya  comme  pour  se  soutenir, 
et  resta  la  tête  penchée  :  on  eût  dit  qu'il  cherchait  sur  un  banc 
voisin  quelque  trace  connue,  quelque  signe  familier  que  l'obscurité 
lui  dérobait. 

«  Je  l'appelai.  11  passa  la  main  sur  son  front  à  plusieurs  reprises, 
comme  pour  chasser  le  souvenir  qui  l'arrêtait  ainsi  au  seuil  de  cette 
demeure;  puis  ses  yeux  se  fixèrent  sur  une  fenêtre  faiblement  éclai- 
rée au  premier  étage.  11  se  rapprocha  lentement.  Nous  entrâmes. 
Rien  n'était  changé  dans  la  chambre  de  la  malade  depuis  mon  dé- 
part. Elle  semblait  dormir.  Son  père,  assis  près  d'elle,  gardait  une 
immobilité  de  statue;  il  ne  parut  pas  nous  voir. 

«  Pendant  un  temps  assez  long,  on  n'entendit  d'autre  bruit  que 
celui  de  notre  respiration  oppressée.  Aucun  de  nous  ne  parlait  ni 
n'osait  faire  un  mouvement.  Enfin  M'"*  Wall  ouvrit  les  yeux,  et, 
voyant  son  mari  penché  vers  elle,  elle  le  regarda  fixement,  comme 


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LE   PÉCHÉ   DE   MADELEINE.  307 

si  elle  eût  craint  d'être  dupe  d'un  songe;  puis  une  faible  rougeur 
passa  sur  son  visage,  elle  se  souleva,  et,  lui  tendant  la  main  : 
—  Pauvre  Robert!...  dit-elle.  —  Il  saisit  cette  petite  main,  et, 
tombant  à  genoux,  il  pleura  comme  un  enfant.  Elle  se  fit  alors  ap- 
porter son  fils,  et  appelant  votre  oncle  :  —  Père ,  dit-elle ,  voici 
l'heure  de  pardonner:  c'est  ma  faute,  vois-tu,  je  n'ai  pas  su  me 
faire  aimer.  Mon  fils,  j'espère,  sera  plus  heureux  que  moi.  —  S'a- 
dressant  alors  à  son  mari  :  —  Robert,  vous  n'avez  pas  vu  mon 
père?  —  Tous  les  deux  comprirent.  Ils  osèrent  se  regarder  pour  la 
première  fois  et  se  saluèrent. 

«  Peu  d'instans  après,  la  fièvre  vint,  puis  le  délire.  11  semblait 
que  l'agonie  allait  commencer;  mais  la  frêle  créature  résistait  à  la 
mort.  La  nuit,  le  jour  suivant  s'écoulèrent  dans  de  cruelles  alarmes. 
D'autres  nuits  et  d'autres  jours,  des  semaines  entières  ont  passé. 
Son  père  et  son  mari  ne  l'ont  pas  quittée.  Le  mieux  est  venu  et  a 
ramené  l'espoir  et  la  confiance...  Us  partent  tous  ensemble  pour 
l'Amérique  dans  la  seconde  semaine  de  ce  mois.  » 

Il  allait  donc  s'accomplir,  ce  voyage  autrefois  rêvé  par  Robert; 
mais  celle  qui  avait  dû  l'accompagner  d'abord  restait  seule  en  ar- 
rière, ombre  ignorée  du  passé. 

Je  regardai  la  date  de  cette  lettre  :  il  y  avait  deux  semaines  déjà 
qu'ils  étaient  en  mer. 

Bl&rs  18... 

Neuf  années  ont  passé,  neuf  années  toutes  semblables,  où  pas 
un  jour  n'a  différé  de  l'autre  :  j'ai  vécu  de  la  vie  de  mes  compa- 
gnes, accomplissant  comme  elles,  dans  un  ordre  calculé  et  à  des 
heures  invariables,  la  monotone  série  de  nos  travaux  et  de  nos 
prières.  Aujourd'hui  pourtant  je  vis  à  part  :  des  évanouissemens  su- 
bits et  prolongés  ont  causé  de  l'inquiétude  autour  de  moi,  et  on 
m'a  retirée  des  salles  communes.  J'ai  une  cellule  où  je  vis  seule  le 
jour,  où  je  dors  seule  la  nuit.  C'est  un  adoucissement  que  je  n'ai 
pas  demandé,  mais  dont  je  jouis  avec  bonheur. 

J'ai  employé  ce  temps  à  recueillir  mes  souvenirs,  à  écrire  cette 
longue  confession.  Peut-être  sera-t-elle  pour  d'autres  un  enseigne- 
ment profitable.  Peut-être  le  récit  de  mes  misères,  de  mes  remords, 
<ie  mon  expiation,  désarmera-t-il  ceux  que  j'ai  scandalisés  par  mes 
égaremens,  et  m' obtiendra- t-il  l'aumône  d'une  prière  :  l'indul- 
gence est  aisée  envers  les  morts,  et  quand  on  lira  ces  lignes,  celle 
qui  les  écrit  aura  depuis  longtemps  disparu  de  ce  monde. 

Il  m'en  a  coûté  de  remuer  toutes  ces  cendres;  je  l'ai  fait  pour- 
tant sans  rien  dissimuler.  Ma  tâche  est  terminée.  Il  y  a  des  états  de 


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308  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rame  sur  lesquels  le  temps  passe  en  vain  :  il  n'apporte  et  n'enlève 
rien.  Je  vivrais  vingt  ans  que  je  n'ajouterais  à  ce  qui  précède  ni 
un  sentiment  nouveau,  ni  un  événement  digne  de  remarque.  Je  ne 
désire  plus  rien,  pas  même  de  mourir... 

8  mai  18... 

Je  croyais  tout  fini;  je  me  trompais.  Une  nouvelle  inattendue 
m'a  tirée  de  ma  torpeur  :  ils  reviennent!  Louise  écrit  à  Ville-Ferny 
pour  annoncer  leur  arrivée,  qui  suivra  de  près  son  message.  Ils 
sont  heureux,  c'est  elle  qui  le  dit. 

Pourquoi  ce  trouble?  Je  croyais  mon  cœur  mort  à  toutes  choses, 
et  je  le  sens  frémir  à  leur  approche.  Louise,  me  dit-on,  parle  de 
son  père,  qui  les  accompagne  et  qui  se  fait  vieux,  puis  longuement 
de  ses  enfans.  Ils  en  ont  trois  maintenant. 

J'étouffe  dans  cette  cellule;  je  voudrais  pouvoir  marcher,  courir 
même...  Vain  effort!  je  retombe  sur  cette  chaise,  que  je  ne  quitte 
plus.  Par  ma  fenêtre  ouverte,  je  vois  plusieurs  religieuses  qui  se 
promènent  dans  les  allées  du  jardin;  leurs  visages  sont  paisibles; 
elles  rient,  même  les  plus  âgées,  d'un  rire  frais  et  jeune.  Que  c'est 
beau,  la  pureté  !  une  vie  pure,  un  cœur  pur  ! 

Plus  près  de  moi,  d'autres  bruits  me  frappent  :  des  métiers  s'a- 
gitent, et  des  voix  rudes  et  grondeuses...  Ce  sont  les  Thaïs  qui 
travaillent...  C'est  ma  famille,  à  moi!  0  Dieu  juste!... 

10  mai  18... 

Non,  je  ne  sortirai  plus  de  cette  cellule;  je  ne  peux  même  plus 
me  traîner  à  la  chapelle. 

Mon  horizon  se  resserre.  Je  le  trouvais  si  borné  déjà  quand  je 
pouvais  encore  parcourir  l'enceinte  du  refuge.  Les  limites  se  sont 
bien  rapprochées.  Les  quatre  murs  de  ma  cellule  et  une  étroite 
échappée  sur  les  arbres  du  jardin,  voilà  ce  qui  me-  reste  de  l'im- 
mense univers!  Il  ne  semble  pas  qu'un  être  humain  puisse  tenir 
moins  de  place  :  il  faudra  se  réduire  encore  pourtant;  l'espace  se 
rétrécira  de  plus  en  plus  jusqu'à  prendre  l'exacte  mesure  de  ce 
corps  amaigri.  Ce  sera  ma  dernière  demeure.  Quelquefois,  dans 
l'obscurité  de  mes  nuits  sans  sommeil,  je  crois  sentir  comme  l'ap- 
proche des  murs  qui  vont  m'enserrer  dans  leur  étreinte. 

Mon  heure  n'est  pas  éloignée...  Tantôt  j'étais  près  de  ma  fenêtre 
ouverte,  seule  comme  toujours,  et  je  poursuivais  dans  les  profon- 
deurs sans  tache  du  ciel  je  ne  sais  quelles  visions  qui  m'emportaient 
loin  de  la  terre.  En  abaissant  les  yeux  sur  la  vitre  appuyée  contre 
la  boiserie  noire,  j'ai  aperçu,  se  reflétant  comme  dans  un  miroir. 


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LE   PÉCHÉ    DE   MADELEINE.  309 

une  figure  dont  l'aspect  m'a  saisie  :  des  yeux  agrandis  outre  me- 
sure, une  bouche  sévère  et  douloureuse,  un  visage  aminci,  dont  les 
contours  se  confondaient  avec  les  linges  blancs  de  sa  coiffe.  Où  donc 
avais-je  autrefois  rencontré  cette  femme?  Elle  était  vêtue  de  l'ha- 
bit des  pénitentes  :  comment  ne  l' avais-je  pas  vue  déjà  dans  la 
maison?... 

Par  un  brusque  mouvement  de  curiosité,  je  me  suis  retournée  ; 
le  pâle  fantôme  s'est  retourné  comme  moi. 

Je  n'ai  pu  retenir  un  sourire.  —  Quoi!  c'est  vous,  Madeleine? 
Qu'avez -vous  fait  de  votre  jeunesse  et  de  votre  beauté,  pauvre 
fiUe?... 

Ce  visage  oublié  depuis  dix  ans,  je  l'ai  regardé  de  nouveau  :  il  ne 
semble  plus  appartenir  à  un  être  vivant.  Personne  au  monde  ne 
pourrait  maintenant  me  reconnaître,  —  non,  personne!... 

Ai-je  dit  que  le  temps  passait  sans  rien  enlever? 

11  a  tout  emporté  au  contraire,  sauf  la  douleur. 

12  mai  18... 

Si  j'allais  attendre  leur  arrivée  au  Havre  ?  Je  suis  libre  :  aucun 
vœu  ne  me  retient.  Je  me  cacherais  pour  les  voir  une  dernière  fois; 
ils  ne  se  douteront  pas  de  ma  présence ,  et,  quand  même  ils  passe- 
raient tout  près  de  moi,  que  pourrait  leur  dire  ce  visage  foudroyé? 
Pas  un  seulement  ne  tressaillerait  en  me  coudoyant  dans  la  foule. 
Il  me  semble  les  voir  :  mon  oncle  un  peu  courbé,  un  peu  blanchi; 
Louise  toujours  belle,  avec  ces  formes  un  peu  plus  amples  que  la 
seconde  jeunesse  apporte  aux  femmes;  ces  trois  beaux  enfans,  avec 
des  têtes  d'anges...  Et  lui?...  Non,  je  n'irai  pas! 

Quand  ils  mettront  le  pied  sur  la  terre  de  France,  j'aborderai, 
moi,  d'autres  rivages... 

13  mai  18... 

Je  ne  quitte  plus  mon  lit.  On  ne  me  laisse  plus  seule  :  il  y  a  tou- 
jours une  religieuse  priant  à  mes  côtés.  Le  chapelain  est  venu  ce 
matin,  il  reviendra  ce  soir  pour  les  dernières  prières.  C'est  moi  qui 
l'ai  demandé... 

Il  y  a  une  pensée  qui  m'obsède  et  que  je  ne  peux  chasser.  Je 
voudrais  savoir  s'il  m'a  réellement  aimée!  M'a-t-il  aimée,  hélas! 
comme  je  l'aimais?  Mais  qu'importe?...  Tout  est  fini  :  dors  en  paix, 
pauvre  Madeleine  ! 

P.  Albane. 


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LA  GRÈCE 

DEPUIS  LA  RÉVOLUTION  DE  1862 


IL 

LA  SOCIÉTÉ  GRECQUE  ET  LA  CHUTE  DU  ROI  OTHON  (I). 


La  Grèce  est  le  plus  petit  des  royaumes  de  l'Europe  ;  elle  n'a  pas 
1,200,000  habitans,  et  ses  revenus  montent  à  peine  à  20  millions. 
Si  on  ne  devait  la  considérer  qu'au  point  de  vue  de  la  puissance 
matérielle,  elle  serait  à  peine  digne  de  Tattention  des  hommes 
d'état.  Aujourd'hui  ce  petit  royaume  traverse  une  crise  grave,  à  la- 
quelle malgré  tout  il  faut  prévoir  dans  l'avenir  une  heureuse  issue, 
mais  qui  a  temporairement  le  résultat  de  toutes  les  révolutions, 
celui  d'affaiblir  le  pays  et  de  gêner  son  action  en  dehors  de  ses  fron- 
tières. Avec  ses  finances  délabrées  et  son  armée  désorganisée,  la 
Grèce  ne  saurait  de  longtemps  donner  à  la  Turquie  des  inquiétudes 
directes  au  point  de  vue  militaire.  Elle  n'aurait  pas  les  moyens  d'en- 
treprendre une  campagne  pour  affranchir  l'Épire,  la  Thessalie,  la 
Macédoine  ou  la  Crète,  ou  même  de  fomenter  et  de  soutenir  une 
insurrection  sérieuse  dans  ces  provinces  contre  l'autorité  de  la 
Porte.  Aussi  bien  des  gens,  après  avoir  cru  la  Grèce  capable  de  con- 
quérir à  elle  seule  une  grande  partie  de  l'empire  ottoman,  après 
s'être  fait  une  idée  trop  haute  de  ses  forces,  en  sont  venus,  par 
l'excès  contraire,  à  la  considérer  comme  un  pays  nul,  sans  influence 
et  sans  avenir,  condamné  à  végéter  dans  l'anarchie  sur  son  étroit 
territoire.  La  nation  grecque  paie  durement  aujourd'hui,  bien  plus 
'encore  que  certaines  fautes  de  ses  chefs  de  partis,  l'exagération  de 


(i)  Voyezla  Revtte  du  1*'  janvier. 


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LA   GRÈCE   DEPUIS   LA    RÉVOLUTION.  31t 

l'enthousiasme  dont  elle  a  été  l'objet  en  1821.  Ce  qu'on  reproche 
aux  Grecs,  sans  peut-être  y  avoir  bien  réfléchi,  c'est  de  n'avoir  pas 
réalisé  un  espoir  chimérique  et  recommencé  le  siècle  de  Périclès  au 
lendemain  de  l'indépendance.  Le  plus  grand  malheur  de  ce  peuple 
est  que,  tout  en  parlant  beaucoup  de  lui,  on  ne  l'a  jamais  suflisam- 
ment  étudié  ni  compris.  Et  cependant  les  races,  comme  les  hommes, 
gagnent  toujours  à  être  connues  dans  l'exacte  mesure  de  leurs  dé- 
fauts et  de  leurs  qualités,  telles  que  les  ont  faites  leur  naissance, 
leur  éducation,  les  vicissitudes  qu'elles  ont  traversées,  les  influences 
qu'elles  ont  subies. 

La  faiblesse,  nous  dirions  même  l'impuissance  matérielle  de  la 
Grèce,  n'est  pas  un  fait  nouveau,  conséquence  de  la  dernière  révo- 
lution. Le  royaume  hellénique  a  toujours  été  hors  d'état  d'engager 
avec  des  chances  de  succès  une  guerre  contre  la  Turquie  ;  depuis 
qu'il  a  repris  sa  place  parmi  les  nations  européennes,  on  Ta  con- 
stamment vu  déchiré  par  les  factions,  plongé  dans  le  chaos  de  sa 
formation  sociale,  sans  finances  et  sans  armée.  Tout  impuissante 
qu'elle  est,  la  Grèce  n'en  a  pas  moins  été  depuis  trente  ans  et  n'en 
est  pas  moins  encore  aujourd'hui  un  des  points  les  plus  irnportans 
de  la  politique  européenne;  incapable  d'enlever  violemment  une 
province  à  la  Turquie,  elle  tient  pourtant  dans  ses  mains  une  des 
clés  de  la  question  d'Orient.  Il  importe  de  rechercher  les  causes  de 
ce  phénomène  étrange,  de  préciser  quelle  est  dans  l'Orient  contem- 
porain la  situation  morale  de  la  Grèce  indépendante,  d'étudier  le 
caractère  de  la  nation  hellénique  avec  ses  qualités  et  ses  défauts, 
enfin  de  jeter  un  coup  d'œil  rapide  sur  le  gouvernement  qui  pen- 
dant trente  ans  a  présidé  aux  destinées  de  ce  pays,  car  c'est  dans  le 
passé  seulement  qu'on  peut  trouver  les  moyens  de  préjuger  l'avenir 
et  de  mieux  comprendre  le  présent. 

I. 

Le  rôle  de  la  race  grecque  dans  l'Orient  contemporain  oflre  une 
étroite  ressemblance  avec  celui  qu'elle  y  jouait  dans  l'antiquité. 
Qu'étaient -ce,  au  point  de  vue  des  ressources  matérielles,  que  les 
républiques  de  Sparte  et  d'Athènes,  qui,  sans  cesse  en  guerre  l'une 
contre  l'autre  et  troublées  de  plus  dans  leur  propre  sein  par  des 
dissensions  continuelles,  comptaient  à  peine  deux  cent  mille  ci- 
toyens chacune?  iNe  se  trouvaient-elles  pas,  à  l'égard  du  colossal 
empire  des  Perses,  dans  la  même  situation  que  la  Grèce  d'aujour- 
d'hui vis-à-vis  de  la  Turquie?  Par  un  sublime  eflbrt  de  patriotisme, 
elles  avaient  pu,  en  s' unissant,  repousser  l'invasion  de  Xerxès, 
comme  h  Grèce  moderne  a  pu  secouer  le  joug  des  sultans;  mais  la 
Grèce  anique  eût  été  incapable,  par  ses  propres  forces,  de  renver- 


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312  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ser  la  puissance  des  Achéménides,  si  elle  n'avait  appelé  à  son  aide 
le  bras  de  barbares  hellénisés,  qui  commencèrent  par  l'asservir. 
Peuple  essentiellement  marin,  les  Hellènes  s'étaient  répandus  le  long 
des  rivages  de  la  mer  sur  des  étendues  assez  vastes,  mais  étroites, 
où  ils  formaient  une  couche  sans  profondeur.  Toutes  les  fois  que  la 
population  prenait  un  trop  grand  accroissement  dans  les  cités  hel- 
léniques, un  besoin  inné  poussait  cet  excédant  loin  du  sol  natal;  des 
troupes  d'émigrans  s'en  allaient  fonder  des  villes  nouvelles,  véri- 
tables greffes  de  civilisation  entées  sur  des  souches  barbares,  au 
sein  desquelles  pénétrèrent  bientôt  l'esprit  et  les  mœurs  de  la  Grèce. 
A  la  suite  des  conquêtes  macédoniennes,  et  déjà  même  avant  cette 
époque,  les  Grecs  se  sont  dispersés  sur  un  espace  de  terrain  im- 
mense, agissant  partout  à  l'aide  de  leur  double  supériorité  intellec- 
tuelle et  commerciale ,  modifiant  par  leur  simple  contact  les  tribus 
les  plus  différentes  et  les  conquérant  à  Thellénisme ,  laissant  en  un 
mot  l'empreinte  indélébile  de  leur  passage  jusque  dans  les  régions 
les  plus  éloignées  du  monde  antique.  Cette  supériorité,  ils  la  de- 
vaient non  à  la  vigueur  ou  la  pureté  physique  de  leur  race,  à  la 
puissance  effective  de  leurs  cités,  mais  aux  forces  de  leur  âme  et  de 
leur  génie.  De  tout  temps,  ce  peuple  vraiment  privilégié  a  été  dis- 
séminé par  les  décrets  de  la  Providence  au  milieu  des  masses  pas- 
sives des  autres  peuples  comme  un  levain  qui  provoquait  en  elles  le 
développement,  comme  une  âme  qui  leur  communiquait  la  vie  et  le 
mouvement.  11  en  est  encore  ainsi  de  nos  jours.  Établis  en  colons 
sur  les  côtes  de  Syrie,  les  Grecs  ont  mis  les  Maronites  en  communi- 
cation avec  la  mer,  ils  sont  maîtres  d'une  grande  partie  du  com- 
merce de  l'Egypte,  et  de  là  ils  se  tendent  la  main  sur  une  ligne  non 
interrompue  depuis  Damas  et  Alexandrie  jusqu'à  Stamboul,  donnant 
à  chacune  des  cités  marchandes  du  Levant  le  caractère  d'une  ville 
avant  tout  grecque,  comme  l'étaient  sans  exception  toutes  les  cités 
du  littoral  asiatique  dans  l'antiquité.  Le  commerce  de  la  Mer-Noire 
est  pour  eux  presque  un  monopole ,  et  les  grandes  villes  commer- 
ciales de  la  Russie  du  midi,  telles  qiiK)dessa  et  Taganrog,  sont  réel- 
lement des  colonies  helléniques  établies  au  milieu  des  Moscovites,  de 
même  qu'Olbiopolis,  Théodosie  et  Panticapée  étaient  jadis  des  éta- 
blissemens  grecs  au  milieu  des  Scythes. 

La  race  grecque  représente  la  force  motrice  dans  l'empire  turc, 
comme,  il  y  a  vingt-deux  siècles,  elle  la  représentait  dans  l'Asie  des 
Perses;  elle  la  représente  même  dans  tout  ce  vaste  empire  russe 
auquel  elle  a  donné  sa  foi,  sa  civilisation,  ses  arts,  de  telle  façon 
que,  dans  un  sens  moral,  il  y  a  eu  presque  une  sorte  de  transforma- 
tion des  Slaves  en  Grecs.  Là  où  le  commerce,  l'industrie  et  la  civili- 
sation ont  été  portés  à  un  certain  degré  de  développement  dans  les 
pays  orientaux,  c'est  aux  Grecs  qu'en  revient  l'honneur.  Ecclésias- 


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LA  GRÈCE  DEPUIS  LA  RÉVOLUTION.  313 

tiques,  médecins,  changeurs,  marchands,  secrétaires  des  pachas, 
employés  de  flnances,  interprètes  dans  toute  la  Turquie,  les  Grecs 
ont  jeté  sur  ce  pays  comme  un  immense  réseau  qui  leur  permet 
d'accaparer  toutes  les  affaires,  de  prendre  en  main  le  fil  de  toutes 
les  intrigues  gouvernementales  et  de  toutes  les  tentatives  popu- 
laires. Ils  sont  même  destinés  à  raviver  le  sentiment  national  des 
autres  races  chrétiennes.  En  Servie,  les  germes  d*émancipation  et 
de  renaissance  ont  été  jetés  par  Rhigas  et  par  Thospodar  Constantin 
Ypsilantis  bien  avant  que  Ton  n'aperçût  les  premiers  symptômes  du 
mouvement  qui  s'est  manifesté  de  nos  jours  au  sein  des  populations 
slaves.  Les  Roumains  de  la  Moldavie  et  de  la  Valachie,  n'ont  com- 
mencé à  se  sentir  une  nation  qu'après  avoir  été  relevés  de  leur 
ignorance  et  de  leur  abaissement  par  les  princes  phanariotes,  après 
avoir  reçu  pendant  plus  d'un  siècle  une  éducation  exclusivement 
grecque,  après  que  Bucharest  eut  été  le  premier  centre  recon- 
stitué de  vie  hellénique.  Encore  aujourd'hui,  quelques  progrès 
qu'ils  aient  accomplis,  ils  parviendraient  difficilement  à  se  passer 
de  l'élément  d'activité  et  d'intelligence  que  maintiennent  les  colo- 
nies d'Hellènes  établies  dans  presque  toutes  leurs  grandes  villes,  où 
elles  ont  su  se  mettre  en  possession  du  commerce  et  d'un  grand 
nombre  de  professions  libérales,  telles  que  la  médecine.  Là  où  l'hel- 
lénisme a  fait  pénétrer  son  influence,  les  Bulgares  ont  aussi  été  re- 
levés à  leurs  propres  yeux;  dans  l'état  de  dépadence  où  la  servitude 
les  avait  réduits,  ils  n'avaient  eux-mêmes  presque  plus  l'amour  de 
la  patrie,  et  leurs  seuls  patriotes  sont  sortis  des  écoles  grecques.  Il 
serait  facile  de  montrer  l'action  des  Grecs,  aussi  grande  et  aussi 
féconde,  pénétrant  par  une  sorte  d'infiltration  latente  dans  l' Asie- 
Mineure  et  dans  la  Syrie,  au  sein  des  Maronites  du  Liban,  et  même 
plus  d'une  fois  auprès  des  chefs  musulmans  qui,  comme  Ali-Bey  et 
l'émir  Daher,  essayèrent  d'y  élever  le  drapeau  d'une  nationalité 
arabe  contre  la  Porte-Ottomane. 

De  toutes  les  races  qui  habitent  la  Turquie,  la  race  grecque  est  la 
plus  intelligente  et  celle  qui  possède  le  plus  remarquable  ensemble 
de  qualités.  Seuls  dans  l'empire  ottoman,  les  Grecs  s'occupent  acti- 
vement de  fabriquer;  ils  sont  plus  laborieux  qu'aucun  autre  peuple 
du  midi.  Dès  les  premiers  débuts  de  leur  régénération,  ils  se  sont 
montrés  tellement  supérieurs  dans  le  commerce  et  dans  la  naviga- 
tion, que  les  Anglais,  bons  juges  en  pareille  matière,  et  tout  éton- 
nés de  leur  habileté,  de  leur  persévérance,  de  leur  esprit  d'écono- 
mie, ont  prédit  à  leur  marine  un  succès  extraordinaire.  Et  cette 
prédiction,  nous  la  voyons  aujourd'hui  réalisée,  puisque  les  Grecs, 
tant  du  royaume  hellénique  que  des  ports  de  la  côte  de  Turquie, 
ont  actuellement  entre  leurs  mains  tout  le  cabotage  du  Levant  et 
font  même  une  concurrence  victorieuse  aux  autres  pavillons  dans  la 

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31i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

grande  navigation  entre  ces  contrées  et  les  ports  de  l'Europe  occi- 
dentale. Les  Grecs  ont  une  vie  de  famille  plus  intime,  plus  unie  et 
plus  pure  que  bien  des  peuples  méridionaux  plus  avancés  qu'eux; 
ils  traitent  les  femmes  avec  respect,  et  par  cette  seule  raison  il  est 
permis  d'affirmer  que  la  perspective  d'une  civilisation  supérieure 
leur  est  ouverte.  Ce  sont  là  les  traits  les  plus  caractéristiques  qui 
distinguent  le  Grec  du  Turc,  paresseux  et  craignant  la  mer,  de  l'Al- 
banais, sauvage,  grossier  et  perfide,  qui  avilit  sa  femme  jusqu'à  en 
faire  sa  servante  et  presque  sa  bête  de  somme,  du  Slave,  courageux, 
mais  sans  intelligence  politique,  et  jusqu'à  présent  incapable  de  dé- 
passer un  certain  degré  de  civilisation,  du  Roumain,  plongé  dans 
toutes  les  fanges  de  la  corruption  byzantine,  du  Juif  et  de  l'Armé- 
nien, cupides  tous  les  deux,  et  ne  sachant  pas  faire  du  produit  de 
leur  travail  un  usage  profitable  aux  autres.  Ce  sont  ces  qualités  qui, 
même  dans  la  servitude,  rapprochent  les  Grecs  des  sociétés  occiden- 
tales, et  qui  leur  ont  valu  des  sympathies  que  l'on  a  pu  ébranler, 
mais  non  jamais  entièrement  déraciner. 

Pour  quiconque  étudie  la  situation  de  la  Turquie  depuis  trente 
ans,  deux  faits  dominent  les  graves  événemens  qui  s'y  sont  accom- 
plis sans  amener  encore  la  solution  de  la  question  d'Orient  :  c'est 
la  décadence  de  plus  en  plus  irrémédiable  des  musulmans  et  en 
même  temps  les  progrès  de  la  population  chrétienne.  Ces  progrès 
se  sont  réalisés  dans  toutes  les  branches.  Depuis  trente  ans,  les 
chrétiens  de  la  Turquie  ont  grandi  en  nombre,  en  intelligence,  en 
moralité,  en  instruction,  en  richesse.  Ce  ne  sont  plus  les  rayas 
baissés  et  tremblans  du  début  de  ce  siècle  :  si  les  tanzimats,  les 
hatti-cherifs  et  les  hatti-houmayouns  sont  demeurés  lettre  morte, 
si  rien  n'a  été  réellement  fait  pour  établir  l'égalité  politique  tant  de 
fois  promise  des  religions  et  des  races,  ils  ont  aujourd'hui  le  senti- 
ment de  leur  force  et  de  l'impuissance  croissante  de  leurs  domina- 
teurs; ils  comprennent  que  la  prépondérance  passera  bientôt  entre 
leurs  mains.  Ainsi  se  prépare  l'unique  solution  praticable  et  juste 
du  grand  problème  oriental,  celle  qui  s'accomplira.par  la  régéné- 
ration et  l'affranchissement  des  races  de  l'Orient  sur  le  sol  qu'ont 
possédé  leurs  ancêtres.  Dans  ces  deux  faits  de  premier  ordre,  l'ini- 
tiative et  l'action  principale  appartiennent  incontestablement  à  l'élé- 
ment grec.  Lorsque  l'empire  turc  s'écroulera  définitivement,  et  que 
<ie  ses  débris  sortiront  de  jeunes  nations  chrétiennes,  la  part  terri- 
toriale des  Grecs  ne  sera  sans  doute  pas  celle  que  supposaient  les 
philhellènes  de  1821,  celle  que  les  Grecs  eux-mêmes  rêvent  dans 
leurs  aspirations  d'avenir  :  elle  sera  peut-être  la  plus  restreinte  de 
toutes;  mais  la  race  hellénique  n'en  aura  pas  moins  à  s'enorgueillir 
4' avoir  semé  une  moisson  dont  elle  ne  recueillera  pas  tous  les  fruits. 
£lle  aura  su  accomplir  en  Orient  une  œuvre  aussi  grande  et  aussi 

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LA   GRECE    DEPUIS  LA   RÉVOLUTION.  31& 

féconde  que  celle  de  ses  ancêtres,  et  elle  gardera  toujours  la  pri- 
mauté d'intelligence,  de  civilisation  et  d'influence  morale  sur  les 
peuples  qu'elle  aura  contribué  à  délivrer.  La  race  grecque  est  en 
effet  l'intermédiaire  obligé  par  lequel  les  idées  et  la  civilisation  de 
l'Europe  pénétrent  au  sein  des  peuples  chrétiens  de  l'Orient.  Le  con- 
tact direct  des  Européens  ne  produit  pas  sur  ces  peuples  un  effet 
aussi  heureux  :  il  corrompt  plus  qu'il  ne  civilise ,  il  porte  la  mort 
plutôt  que  la  vie.  C'est,  dans  le  grand  travail  de  décomposition  et 
de  recomposition  dont  les  contrées  qui  ont  été  le  berceau  de  no» 
connaissances  sont  aujourd'hui  le  théâtre,  un  réactif  trop  puissant, 
qui  brûle  tout  ce  qu'il  touche,  qui  détruit  sans  reformer.  Pour  avoir 
une  action  salutaire,  il  faut  peut-être  qu'il  se  soit  affaibli,  qu'en 
passant  par  l'intermédiaire  d'une  race  qui  tient  autant  de  l'Orient 
que  de  l'Europe,  il  soit  devenu  plus  propre  au  milieu  dans  lequel 
il  doit  agir. 

L'œuvre  des  Grecs  dans  les  contrées  orientales,  la  mission  qui 
leur  est  dévolue  et  qu'ils  s'appliquent  à  remplir  sans  peut-être  en 
comprendre  eux-mêmes  toute  la  portée,  est  donc  grande  et  belle; 
mais  une  nation  ne  saurait  travailler  avec  succès  à  une  œuvre  sem- 
blable, si  elle  ne  possède  pas  un  centre  de  vie  intellectuelle  et  mo- 
rale, un  point  d'où  rayonnent  tous  les  efforts  et  qui  leur  donne  à  la 
fois  l'impulsion  et  l'unité.  Ce  centre,  c'est  le  royaume  hellénique.  • 
C'est  pour  cela  que  le  microscopique  état  de  la  Grèce,  tout  faible, 
tout  troublé  qu'il  est,  demeure  d'une  importance  capitale  dans  les 
affaires  de  l'Orient,  et  ne  saurait  trop  attirer  l'attention  des  politi- 
ques. C'est  dans  ce  sens  que  l'on  peut  affirmer,  en  dépit  du  décou- 
ragement et  des  déceptions  de  quelques-uns  des  philhellènes,  que 
l'œuvre  commencée  à  Navarin  n'a  pas  été  perdue,  qu'elle  a  été  au 
contraire  le  point  de  départ  d'une  ère  nouvelle  pour  les  chrétiens 
de  la  Turquie.  Si  la  race  grecque  est  l'intermédiaire  et  comme  la 
distributrice  des  idées  de  l'Europe  parmi  les  Orientaux,  c'est  à 
Athènes^  qu'elle  les  reçoit,  qu'elle  se  les  approprie  ;  c'est  de  là  que, 
passant  du  rôle  de  disciple  à  celui  de  maître,  elle  les  répand  parmi 
ceux  qui  sont  moins  préparés  qu'elle  à  les  recueillir  de  première 
main. 

Pour  se  convaincre  du  rôle  important  que  joue  la  race  grecque  en 
Orient,  il  ne  faut  pas  se  borner  à  visiter  les  échelles  des  côtes  de  l'Asie- 
Mineure  et  de  la  Turquie,  à  suivre  la  ligne  des  bateaux  à  vapeur;  il 
faut  pénétrer  dans  l'intérieur  du  pays  et  vivre  au  sein  des  popula- 
tions. Alors  on  verra  que  chaque  ville  possède  un  médecin,  un  Grec 
élevé  à  Athènes,  que  chaque  ville  possède  un  maître  d'école,  un  Grec 
élevé  à  Athènes.  Si  on  rencontre  un  avocat  capable  de  soutenir  les 
procès  devant  les  tribunaux  consulaires,*  un  industriel,  un  commer- 
çant riche  et  faisant  de  grandes  affaires,  un  prêtre  s' élevant  au- 

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316  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

dessus  de  l'ignorance  commune,  un  homme  à  qui  son  instruction  a 
valu  l'influence  prépondérante  sur  ses  compatriotes,  ce  sera  encore 
un  Grec  élevé  à  Athènes.  Et  chez  les  personnes  qui  ont  quelque 
temture  des  choses  de  l'esprit,  que  trouvera-t-on  toujours  et  par- 
tout? Des  livres  grecs  imprimés  à  Athènes.  On  comprend  dès  lors 
ce  qu'est  en  réalité  ce  royaume  de  Grèce  que  les  diplomates  affec- 
tent de  dédaigner.  Autant  il  est  impuissant  dans  les  faits  de  chaque 
jour,  autant  il  est  puissant  sur  les  âmes  et  les  intelligences.  La 
Grèce  d'aujourd'hui  n'a  ni  argent,  ni  soldats,  ni  flottes;  mais  elle 
possède  une  force  plus  grande  et  d'une  sphère  plus  haute,  une 
force  plus  redoutable  pour  la  Turquie  :  c'est  l'université  d'Athènes. 
L'université  d'Athènes  est  à  peine  connue  des  nombreux  voya- 
geurs qui  traversent  chaque  année  en  courant  l'antique  cité  de  Mi- 
nerve. C'est  pourtant  le  plus  beau  et  le  plus  précieux  fruit  de  l'af- 
franchissement du  sol  classique  des  Hellènes.  Elle  compte  parmi  ses 
professeurs  des  hommes  tout  à  fait  éminens,  elle  peut  supporter 
sans  crainte  la  comparaison  avec  les  meilleures  universités  alle- 
mandes de  second  ordre;  mais  ce  qui  fait  son  extrême  importance, 
c'est  qu'elle  est  la  seule  institution  d'enseignement  supérieur  qui 
existe  en  Orient.  Chaque  année,  près  de  neuf  cents  jeunes  gens, 
dont  plus  des  deux  tiers  sortent  de  l'empire  ottoman,  viennent  y 
'  recevoir  les  notions  du  droit,  de  la  médecine,  des  lettres,  des 
sciences  et  de  la  théologie.  Athènes,  comme  ville  d'enseignement, 
offre  un  spectacle  unique  aujourd'hui  dans  le  monde,  et  qui  rap- 
pelle l'université  du  Paris  du  moyen  âge  et  de  la  renaissance ,  aux 
temps  fameux  des  écoles  de  la  rue  du  Fouarre  et  du  parvis  Notre- 
Dame.  Comme  ceux  du  Paris  d'autrefois,  les  étudians  y  jouissent  de 
privilèges  qui  leur  permettent  de  former  une  sorte  de  petite  répu- 
blique à  part.  Comme  eux,  ils  sont  turbulens,  indociles,  souvent 
gênans  pour  leurs  professeurs  et  même  pour  le  gouvernement.  On 
voit  éclater  chez  eux  ces  émeutes  universitaires  qui  tiennent  une  si 
grande  place  dans  l'histoire  de  notre  cité  parisienne;  mais  ils  ont 
la  même  soif  d'apprendre,  la  même  ardeur,  la  même  application, 
le  même  héroïsme  de  l'étude.  Combien  n'en  voit-on  pas,  fils  de 
pauvres  rayas  des  provinces  les  plus  reculées  de  la  Turquie,  à  qui 
leurs  familles  ne  peuvent  rien  donner  pour  les  aider  à  vivre,  sup- 
porter, comme  jadis  les  capets  de  Montaigu,  les  plus  dures  priva- 
tions, pour  arriver  à  se  repaître  du  pain  de  l'intelligence!  Il  y  en 
a  qui  se  font  ouvriers,  qui  manient  la  varlope  du  menuisier  ou  le 
marteau  du  forgeron,  et  qui  viennent  avec  leurs  mains  calleuses  et 
leurs  habits  de  travail  s'asseoir  sur  les  bancs  pour  entendre  les  cours 
où  se  développent  les  hautes  spéculations  de  la  philosophie  et  de 
l'histoire.  D'autres  s'engagent  comme  domestiques,  et  se  réservent 
dans  chaque  journée  quelques  heures  seulement  pour  suivre  les 


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LA  GRÈGE  DEPUIS  LA  RÉVOLUTION.  317 

cours.  Nous  en  avons  vu  qui  se  réduisaient  pendant  des  mois  en- 
tiers au  pain  et  à  Teau  pour  acheter  les  livres  nécessaires  à  leurs 
études.  Ce  n'est  qu'à  l'université  d'Athènes  qu'on  voit  se  renouve- 
ler presque  tous  les  jours  le  trait  de  Ronsard  et  de  Baïf  veillant  des 
nuits  entières  dans  leur  mansarde,  et  se  passant  tour  à  tour  leur 
unique  chandelle  pour  mener  à  bonne  fin  le  travail  commencé. 
Quand  ils  ont  terminé  les  trois  ans  de  leur  cours  d'études,  ces  vail- 
lans  étudians  retournent  dans  leur  pays  natal  pour  y  répandre  la 
civilisation,  les  sciences  et  les  idées  modernes.  Certes  le  vieux  Colo- 
cotronis  avait  bien  raison  quand  il  disait  le  jour  de  l'inauguration 
de  l'université  d'Athènes  :  «  Voilà  un  palais  qui  donnera  quelquefois 
de  l'embarras  à  celui  du  roi;  mais  c'est  lui  qui  dévorera  la  Turquie, 
et  il  fera  plus  pour  la  patrie  que  nous  autres  klephtes  ignorans 
nous  n'avons  pu  faire  avec  nos  sabres  et  nos  fusils.  » 

Il  y  a  peu  de  villes  en  Europe  qui  soient  le  théâtre  d'un  mouve- 
ment intellectuel  plus  actif  que  celui  d'Athènes.  Le  premier  travail 
des  Grecs  a  porté  sur  leur  propre  idiome.  Ils  n'ont  pas  été  plus  tôt 
délivrés  du  joug  ottoman  qu'ils  ont  affranchi  leur  langue  des  mots 
turcs  qui  l'avaient  envahie,  et,  par  la  môme  occasion,  des  mots  francs 
qui  en  altéraient  l'unité.  Jamais  décret  de  souverain  absolu  ne  fut 
plus  ponctuellement  obéi  que  ne  l'a  été  ce  vœu  de  quelques  puristes, 
et  cela  non  pas  seulement  dans  la  conversation  des  hommes  éclai- 
rés, mais  dans  le  langage  même  des  classes  inférieures.  Ce  qui  est 
remarquable,  c'est  que  les  hommes  du  barreau,  regardés  dans  les 
autres  pays  comme  les  plus  grands  corrupteurs  de  la  langue,  en 
ont  été  en  Grèce  les  réformateurs.  Le  peuple  d'Athènes  a  été  de 
tout  temps,  il  est  encore  aussi  ami  de  la  chicane  que  les  Nor- 
mands les  plus  processifs;  les  tribunaux  ne  désemplissent  pas  d'ac- 
teurs et  de  spectateurs.  Les  avocats  ont  tous  étudié  avec  amour  la 
langue  grecque  ancienne  et  fait  une  fréquente  lecture  de  ses  grands 
prosateurs ,  du  facile  Isocrate  en  particulier  :  leurs  discours  de- 
viennent donc  comme  une  école  pour  leurs  cliens  et  leurs  auditeurs. 
En  même  temps  l'église  est  une  autre  école  de  bon  langage,  grâce 
à  la  récitation  des  admirables  offices  de  saint  Jean  Chrysostome  et 
de  saint  Basile,  à  la  lecture  journalière  de  l'Évangile  dans  le  texte 
original.  Le  vieux  Goray  avait  commencé,  avant  l'affranchissement 
de  la  Grèce,  la  réforme  de  la  langue.  A  leur  rentrée  dans  leur  pays, 
ses  admirateurs  et  ses  disciples  ont  voulu  la  continuer,  et  leurs 
efforts  ont  été  encouragés  par  le  goût  général  pour  la  philologie , 
car  la  philologie  est  la  passion  de  tous  les  étudians  grecs,  non-seu- 
lement de  ceux  qui  se  vouent  au  professorat,  mais  de  ceux  qui  veu- 
lent se  consacrer  aux  lois,  à  la  médecine,  à  l'église  et  à  l'adminis- 
tration publique  :  le  beau  parler  grec  est  souvent  là  ce  qu'a  été 
chez  nous  à  certaines  époques  la  faconde  de  la  tribune.  En  France, 

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318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  grammaire,  dans  toutes  ses  difficultés,  n'est  bien  enseignée 
qu'aux  femmes;  quant  aux  hommes,  ils  n'apprennent  guère  leur 
langue  que  par  l'intermédiaire  d'une  autre  langue  savante.  11  en  est 
autrement  en  Grèce,  et  la  grammaire  grecque  y  siège  en  maîtresse 
à  la  base  et  au  faite  de  tout  enseignement.  De  là  un  dédain  beau- 
coup trop  grand  dans  la  génération  actuelle  pour  les  ouvrages  en 
grec  moderne  imprimés  avant  la  guerre  de  l'indépendance. 

Les  efforts  ne  se  bornent  pas  néanmoins  à  reconstituer  la  langue. 
Pour  donner  une  idée  de  l'importance  du  mouvement  littéraire  dans 
le  royaume  de  Grèce,  il  est  utile  de  citer  le  nombre  des  établisse- 
mens  industriels  qu'il  alimente.  Entre  Athènes  et  le  Pirée,  on  compte 
quatre  fonderies  de  caractères  et  vingt-cinq  imprimeries;  d'autres 
ateliers  typographiques  existent  à  Syra ,  Nauplie,  Tripolitza,  Cala- 
mata,  Patras,  Missolonghi  et  Lamia.  Athènes  a  dix-huit  journaux 
politiques,  et  une  dizaine  d'autres  se  publient  dans  le  reste  du  pays. 
11  est  vrai  que  bien  des  plaintes  s'élèvent  en  Grèce  même  contre  ce 
développement  de  la  presse  politique.  Elle  n'est  que  trop  souvent 
animée  d'un  dangereux  esprit  révolutionnaire,  violente,  injurieuse 
pour  les  hommes  les  plus  respectables,  dénuée  de  tout  sentiment 
de  respect  et  de  convenance;  mais  un  mauvais  journal,  toute  fâ- 
cheuse que  puisse  être  son  action ,  n'en  est  pas  moins  un  progrès 
dans  un  pays  qui  ne  connaissait,  il  y  a  quarante  ans,  ni  discussion, 
ni  publicité,  ni  vie  intellectuelle  ou  politique  d'aucune  sorte.  D'ail- 
leurs il  serait  injuste  de  condamner  en  bloc  la  presse  athénienne 
d'après  de  misérables  folliculaires.  Elle  compte  aussi  des  hommes 
honorables  et  des  organes  dignes  d'estime  :  la  Légalité  (EùvojjLia) , 
la  Régénération  (na^tyysveTta) ,  V Ami  du  Peuple  (4>t>oXaoç),  le  Grec 
patriote  («tiXdiraTpt;  *'E^\r,v) ,  la  Grèce  (journal  français),  défendent 
avec  beaucoup  de  courage  et  de  vrai  talent  la  cause  de  l'ordre  et  de 
la  liberté  constitutionnelle  contre  les  attaques  du  parti  révolution- 
naire; puis,  dans  un  ordre  plus  élevé  de  publications  périodiques, 
on  rencontre  un  journal  archéologique,  trois  recueils  littéraires» 
deux  de  médecine,  un  de  jurisprudence  et  un  de  théologie.  Toute- 
fois le  nombre  des  recueils  sérieux  qui  paraissent  à  Athènes  est 
trop  considérable  pour  que  le  public  en  soit  restreint  dans  un  petit 
état  de  douze  cent  mille  âmes;  c'est  en  pays  turc  que  se  trouve  la 
majorité  des  lecteurs  de  ces  publications,  qui  apportent  un  concours 
des  plus  puissans  à  la  propagande  intellectuelle  que  la  Grèce  pour- 
suit dans  le  Levant. 

C'est  le  grand  malheur  de  la  littérature  néo-hellénique  que  le 
grec  soit  aussi  peu  connu  qu'il  Test  en  Occident,  particulièrement 
en  France.  Un  bien  petit  nombre  de  personnes  sont  en  état  de  lire 
dans  le  texte  original,  et  sans  l'aide  d'une  traduction,  les  chefs- 
d'œuvre  de  l'antiquité  grecque;  on  ne  saurait  donc  s'étonner  que 

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LA    GRÈCE    DEPUIS    LA   RÉVOLUTION.  319 

nul  pour  ainsi  dire  chez  nous,  à  cinq  ou  six  exceptions  près,  n'ait 
ouvert  un  seul  volume  des  écrivains  de  la  Grèce  contemporaine.  La 
langue  d*Homère  commence  pourtant  à  retrouver  une  riche  littéra- 
ture, et,  si  elle  était  mieux  connue,  la  Grèce  se  relèverait  dans  l'o- 
pinion publique,,  car  il  serait  facile  de  voir,  par  ce  qu'elle  a  produit 
depuis  trente  ans  de  liberté,  qu'avant  un  siècle  elle  aura  reconquis 
dans  le  mouvement  des  lettres  et  des  sciences  en  Europe  la  place 
qui  convient  à  son  nom  et  à  ses  souvenirs.  Aucun  pays,  dans  les 
trente  dernières  années,  n'a  produit  plus  de  poètes  et  de  meilleurs. 
Les  noms  de  Solomos,  d'Alexandre  Soutzo,  de  Zalacosta,  de  Rhan- 
gabé,  de  Valaoritis,  sont  dignes  d'être  cités  avec  honneur.  Le  style 
de  la  prose,  comme  il  arrive  toujours  dans  l'enfance  des  littéra- 
tures, est  jusqu'à  présent  moins  fixé  que  celui  de  la  poésie,  bien 
qu'il  y  ait  déjà  dans  ce  genre  des  œuvres  qui  ne  disparaîtront  pas. 
V Histoire  de  la  Guerre  de  V Indépendance  de  M.  Tricoupis,  \ His- 
toire de  la  Nationalité  grecque  de  M.  Constantin  Paparrhigopoulos, 
la  Vie  de  Washington  de  M.  Dragoumis,  les  Etudes  byzantines  de 
M.  Zambelli,  le  Cyrille  Lucaris  de  M.  Renieris,  sont  d'excellens 
travaux  historiques,  qui  auraient  été  fort  remarqués,  s'ils  avaient 
paru  dans  quelqu'une  des  langues  de  l'Occident.  La  lutte  de  la  dé- 
livrance nationale  a  donné  naissance  à  toute  une  bibliothèque  de 
mémoires,  parmi  lesquels  se  distinguent  ceux  de  Colocotronis,  écrits 
sous  la  dictée  du  vieux  chef  péloponésien  par  M.  Tertzétis,  ainsi 
que  V Histoire  de  Souli  et  les  Mémoires  militaires  du  général  Per- 
rhévos,  objets  de  l'admiration  de  Niebuhr,  qui,  sous  la  barbarie  de 
la  langue,  y  découvrait  une  ressemblance  avec  le  livre  de  Thucy- 
dide. La  science  des  antiquités,  comme  il  était  naturel  en  Grèce, 
s'y  est  développée  la  première  et  y  compte  de  nombreux  adeptes. 
MM.  Coumanoudis,  Papadopoulos ,  Rhousopoulos ,  Pervanoglou, 
M.  Rhangabé  surtout,  à  qui  son  beau  livre  des  Antiquités  hellé- 
niques a  ouvert  les  portes  de  l'Institut  de  France,  seraient  considé- 
*  rés  partout  comme  des  archéologues  de  mérite.  Les  études  ne  se 
bornent  même  pas  aux  antiquités  nationales;  l'hébreu  est  enseigné 
dans  l'université  d'Athènes,  dans  cette  ville  où  les  lettrés  des  siècles 
classiques  professaient  un  si  absolu  dédain  pour  les  langues  des 
barbares.  Déjà  la  Grèce  a  possédé  un  s^nscritiste  habile,  Galanos, 
et  plusieurs  ouvrages  de  la  littérature  indienne  n'ont  encore  été 
traduits  que  dans  l'idiome  des  Hellènes.  M.  Braïlas,  de  Corfou,  re- 
nouvelle, sur  les  traces  de  l'école  spiritualiste  française,  la  science 
de  la  philosophie  dans  le  pays  de  Platon  et  d'Aristote.  Les  études 
de  jurisprudence  ne  sont  pas  moins  développées  dans  la  capitale  de 
la  Grèce,  Le  livre  de  Mx\I.  Rhallis  et  Potlis  sur  le  droit  ecclésiastique 
oriental  a  eu  cette  rare  bonne  fortune  d'être  proclamé,  dès  son  ap- 
parition, par  les  canonistes  des  pays  catholiques  et  des  pays  protes- 

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320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tans,  un  des  classiques  de  la  matière.  Les  ouvrages  de  M.  Calligas  sur 
le  droit  romain  tel  qu'il  est  encore  en  vigueur  en  Grèce,  de  M.  Pierre 
Paparrhigopoulos  sur  les  obligations,  de  M.  Phréarritis  sur  les  In- 
stitutes  de  Justinien,  de  M.  Navtis  sur  le  droit  commercial  dans  l'an- 
tiquité et  dans  les  temps  byzantins,  sont  cités  avec  estime  par  les 
jurisconsultes  de  l'Allemagne.  Tout  cela,  sans  doute,  n'est  que  l'a- 
nalogue de  ce  que  l'on  voit  dans  les  autres  pays  de  l'Europe;  mais 
ce  qui  serait  tout  naturel  ailleurs  frappe  à  bon  droit  en  Grèce,  lors- 
qu'on songe  au  point  de  départ,  encore  si  rapproché.  Aussi  l'une 
des  impressions  les  plus  vives  de  nos  voyages  a-t-elle  été  d'assister, 
à  Athènes,  aux  séances  d'une  commission  de  jurisconsultes  indi- 
gènes discutant  la  rédaction  d'un  code  civil  sur  les  bases  de  la  lé- 
gislation française  adaptée  aux  mœurs  du  pays,  dans  cette  ville  où 
trente  ans  plus  tôt  le  chef  des  eunuques  noirs  imposait  ses  caprices 
à  de  tremblans  esclaves. 

Dans  la  carrière  des  sciences  physiques  et  mathématiques,  en 
exceptant  la  médecine,  le  développement  est  moins  marqué.  11 
semble  que  ces  aptitudes  ne  se  soient  pas  encore  réveillées  comme 
celles  dont  nous  venons  de  parler.  La  Grèce  a  des  médecins  d'un 
vrai  mérite,  quelques  anatomistes,  un  botaniste,  un  astronome; 
mais  ni  dans  les  mathématiques,  ni  dans  la  chimie,  ni  dans  la  phy- 
sique, elle  n'a  jusqu'à  ce  jour  produit  de  travaux  originaux.  La  lit- 
térature de  cette  vaste  portion  des  connaissances  humaines  se 
compose  exclusivement  de  traductions.  C'est  en  effet  là  une  nature 
d'ouvrages  dont  il  faut  tenir  grand  compte  lorsqu'on  veut  apprécier 
le  mouvement  intellectuel  du  royaume  hellénique.  Les  traductions 
dans  toutes  les  langues  présentent  peu  d'intérêt  pour  les  étrangers, 
bien  qu'il  y  en  ait  quelquefois  qui  s'élèvent  au  rang  de  classiques; 
cependant  elles  ont  une  importance  particulière  en  un  pays  qui, 
comme  la  Grèce,  remplit  à  l'égard  de  nombreuses  populations  le 
rôle  d'intermédiaire  entre  la  civilisation  et  la  barbarie.  Les  livres 
les  plus  importans  qui  paraissent  en  France,  en  Allemagne,  en  An- 
gleterre, sont  immédiatement  traduits  à  Athènes,  et  c'est  sous  cette 
forme  qu'ils  se  répandent  dans  le  Levant. 

Toute  médaille  ici-bas  a  son  revers.  Ce  mouvement  d'études 
libérales,  qui  fait  la  véritable  force  de  la  Grèce  à  l'extérieur,  est  en 
même  temps  une  des  causes  de  sa  faiblesse  intérieure.  Le  royaume 
hellénique  est  en  réalité  une  tête  sans  corps,  et  le  contraste  de 
son  impuissance  matérielle  avec  l'étendue  de  son  influence  morale 
doit  être  compté  comme  une  des  premières,  sources  de  l'agitation 
presque  perpétuelle  où  il  se  débat.  Après  les  pays  Scandinaves  et 
l'Ecosse,  la  Grèce  est  peut-être  l'état  européen  où  l'instruction  est 
la  plus  répandue  dans  le  peuple.  Les  écoles  primaires  des  deux 
sexes,  tant  celles  du  gouvernement  que  les  écoles  privées,  y  sont  au 


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LA   GRÈCE   DEPUIS   LA   RÉVOLUTION.  321 

nombre  de  830,  et  sont  annuellement  fréquentées  par  64,000  élèves. 
Lorsque  nous  faisions,  il  y  a  trois  ans,  des  fouilles  à  Eleusis  pour  le 
compte  du  gouvernement  français,  sur  70  ouvriers  que  nous  em- 
ployions, et  que  nous  avions  uniquement  choisis  pour  leur  vigueur 
à  manier  la  pioche,  6  seulement  ne  savaient  pas  lire,  écrire  et 
compter.  Quand  la  génération  qui  s'élève  aujourd'hui  sera  arrivée 
à  l'âge  d'homme,  on  ne  rencontrera  plus  dans  le  pays  un  seul  indi- 
vidu absolument  illettré.  L'avidité  des  connaissances  est  incroyable 
parmi  les  rangs  populaires.  «  As-tu  jamais  rencontré  un  Grec  qui 
ne  fut  pas  capable  de  tout  apprendre?  »  nous  disait  avec  une  va- 
nité naïve  un  matelot  chez  lequel  nous  étions  étonné  de  trouver  des 
notions  tout  à  fait  étrangères  à  son  état.  On  lit  énormément  dans  le 
peuple  des  villes  et  même  des  campagnes,  mais  on  lit  un  peu  indis- 
tinctement, le  mauvais  comme  le  bon,  le  mauvais  en  politique,  vou- 
lons-nous dire,  car  la  Grèce  a  le  bonheur  d'être  préservée  jusqu'à 
présent  des  publicatiotfs  obscènes  qui  inondent  nos  campagnes.  Les 
journaux  surtout  sont  dévorés.  L'instruction  supérieure  est  distri- 
buée par  102  écoles  secondaires  dites  écoles  helléniques^  où  l'on 
enseigne  les  classiques  de  l'antiquité  grecque  et  le  frailtais,  et 
7  gymnases,  correspondant  à  nos  lycées.  Vient  ensuite  l'université* 
d'Athènes,  dont  les  cours  sont  si  fréquentés.  Ajoutons  que  plus  de 
200  jeunes  Grecs  se  rendent  chaque  année  dans  les  universités  de 
France  et  d'Allemagne,  où  partout  on  les  range  au  nombre  des 
élèves  les  plus  intelligens  et  les  plus  studieux. 

C'est  un  beau  spectacle  que  cette  passion  des  choses  de  l'esprit, 
mais  elle  est  poussée  en  Grèce  à  un  degré  fâcheux.  Chacun  aspire 
•^  aux  carrières  libérales  et  néglige  les  occupations  moins  relevées,  et 
en  même  temps  l'exiguïté  du  territoire  rend,  pour  les  gens  du  pays 
qui  n'iront  pas  ensuite  s'établir  en  Turquie,  ces  carrières  sans  dé- 
bouchés. La  Grèce  possède  des  littérateurs,  des  avocats,  des  méde- 
cins, des  journalistes,  des  théoriciens  politiques,  en  nombre  suffisant 
pour  défrayer  un  grand  empire;  mais,  bien  que  l'on  ait  importé 
dans  le  royaume  hellénique  les  rouages  compliqués  des  bureau- 
craties occidentales  et  que  l'on  y  ait  multiplié  les  places  du  gou- 
vernement sans  proportion  avec  les  ressources  du  budget,  le  pays 
est  si  petit  que  le  nombre  de  ces  places  ne  suffit  pas  aux  compéti- 
teurs. Toutes  les  voies  qui  y  conduisent  sont  encombrées  de  candi- 
dats dont  les  chances  de  succès,  en  temps  régulier,  seraient  presque 
nulles.  11  n'y  a  pas  non  plus  d'avancement  possible  dans  l'armée 
par  ordre  réglementaire.  Tous  ces  jeunes  gens,  qui  ne  trouvent 
pas  un  emploi  de  leurs  facultés  et  de  l'instruction  qu'ils  ont  reçue, 
et  qui  ne  se  résignent  pas  à  revenir  à  l'exercice  d'une  profession 
manuelle,  souffrent  et  s'agitent.  De  là  dans  la  jeunesse  d'Athènes 

TOME  L.  —  1804.  21 


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322  lŒTUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  des  autres  villes  le  désir  continuel  de  changemens  qui  renou- 
vellent l'administration  le  plus  souvent  possible,  de  là  l'assaut  du 
pouvoir,  l'âpre  avidité  des  ambitions  personnelles.  Les  avocats  sans 
causes,  les  médecins  sans  malades,  les  bacheliers  sans  carrière,  les 
sous-lieutenans  sans  perspective  d'avancement,  constituent  par  tous 
pays  les  premiers  élémens  du  parti  révolutionnaire,  et  la  Grèce  ne 
fait  pas  exception  sous  ce  rapport  à  la  règle  commune. 

II. 

Un  négociant  français,  établi  depuis  longues  années  à  Athènes» 
disait  plaisamment  des  Grecs  à  lord  Byron  :  «  C'est  toujours  la  même 
canaille  qu'au  temps  de  Thémistocle.  »  11  n'y  a  pas,  en  bien  et  en 
mal,  de  meilleur  jugement  sur  le  peuple  hellène.  Jamais  caractère 
national  n'a  moins  changé  que  celui  des  Grecs  au  travers  des  siècles 
et  des  vicissitudes  sans  nombre  qu'ils  ont  subies.  Ils  ont  la  même 
intelligence  que  leurs  ancêtres,  la  même  rapidité  de  conception,  la 
même  justesse  d'esprit,  le  môme  patriotisme;  mais  ils  ont  con- 
servé leurs  défauts  comme  leurs  qualités.  La  légèreté,  la  turbulence 
inquiète,  la  vanité,  l'esprit  personnel,  la  finesse  souvent  tortueuse, 
la  jalousie  démocratique,  sont  aussi  développés  dans  la  Grèce  de 
nos  jours  que  dans  les  républiques  de  Sparte  et  d'Athènes.  Le  pay- 
san qui  bannissait  Aristide  par  la  seule  raison  qu'il  était  fatigué 
de  l'entendre  appeler  le  Juste  se  retrouverait  à  un  grand  nombre 
d'exemplaires  dans  l'Athènes  contemporaine.  Les  Grecs  sont  tou- 
jours et  avant  tout  ce  peuple  essentiellement  complexe  que  person- 
nifiait le  démos  de  Parrhasius,  figure  célèbre,  dont  le  visage  por- 
tait à  la  fois  l'expression  de  tous  les  vices  et  de  toutes  les  vertus.  Ils 
unissent  les  défauts  et  les  qualités  en  apparence  les  plus  opposés; 
ils  sont  à  la  fois  avides  d'argent  et  prodigues  de  celui  qu'ils  ont  ac- 
quis, cupides  et  généreux,  égoïstes  et  disposés  au  sacrifice,  obsé- 
quieux et  fiers,  calculés  et  capables  d'entraînemens,  doués  de  bon 
sens  pratique  et  se  laissant  aller  à  des  chimères  insensées,  turbu- 
lens  et  faciles  à  conduire  pour  celui  qui  sait  agir  sur  leur  esprit^.  Le 
même  homme  chez  eux  sera  capable  des  plus  nobles  dévouemens 
patriotiques  et  n'hésitera  pas  à  conduire  le  pays  aux  abîmes  lors- 
qu'ils s'agira  pour  lui  d'une  question  d'orgueil  ou  d'ambition  per- 
sonnelle. C'est  pour  cela  que  l'on  a  porté  sur  eux  tant  de  jugemens 
contradictoires,  qui  contiennent  tous  une  part  de  vrai  et  une  part 
de  faux.  Il  n'y  a  pas  de  peuple  plus  difficile  à  bien  comprendre  pour 
un  étranger;  seul  un  long  séjour  au  milieu  des  Grecs  permet  de  pé- 
nétrer dans  la  connaissance  intime  de  leur  caractère  et  de  les  juger 
équîtablement. 

Non-seulement  le  fond  du  caractère  du  peuple  grec  est  resté  le 


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LA   GRÈCE   DEPOTS   LA   RÉVOLUTION.  323 

même,  mais  on  retrouve  dans  chaque  province  les  traits  saillans 
qui  dans  l'antiquité  en  distinguaient  les  habitans.  Le  Béotien  est 
toujours  pesant  et  laborieux,  TAcarnanien  belliqueux  et  pillard, 
r Arcadien  simple  et  droit  dans  sa  vie  pastorale ,  le  Spartiate  rude 
et  brave,  persévérant,  mais  sans  finesse;  Tindulgence  des  lois  de 
Lycurgue  pour  le  vol  dans  lequel  on  a  déployé  du  courage  est  res- 
tée empreinte  dans  les  mœurs  des  Maïnotes;  le  guerrier  de  la 
Phthiotide  et  de  la  chaîne  du  Pinde  a  la  violence  et  la  loyauté  de 
ses  ancêtres;  l'habitant  des  îles  montre  toute  la  délicatesse  du  génie 
ionien,  mais  en  même  temps  son  penchant  à  la  duplicité. 

Les  Grecs  modernes  ont  conservé  le  souvenir  de  leur  histoire  et 
jusqu'à  ces  traditions  poétiques  qui  peuplaient  de  divinités  les  sites 
les  plus  isolés,  les  forêts  les  plus  profondes  et  les  solitudes  de  la 
mer.  Même  de  nos  jours,  où  le  christianisme  a  depuis  bien  des  siè- 
cles réduit  l'antique  Olympe  en  poussière,  la  nature  n'est  pas  la 
nature  pour  ce  peuple  inventif  et  ingénieux  :  c'est  le  séjour  de  di- 
vinités fantastiques,  murmurant  avec  le  ruisseau,  soupirant  avec  la 
brise  et  bruissant  dans  le  feuillage  des  arbres.  Saint  George  et  saint 
Démétrius  ont  recueilli  la  succession  des  Dioscures,  saint  Nicolas 
celle  de  Neptune;  saint  Élie  remplace  l'antique  Hélios  sur  les  som- 
mets des  montagnes.  L'imagination  populaire  place  encore  des  né- 
réides dans  toutes  les  fontaines.  Les  paysans  d'Eleusis  racontent  la 
légende  de  sainte  Déméter  et  de  sa  fille,  qui  fut  enlevée  par  un 
aga  turc  de  la  Morée;  ceuxde  Corinthe,  l'histoire  de  M"*  Aphrodite 
et  de  ses  nombreux  amans.  Charon  est  toujours  le  messager  de  la 
mort,  qui  emporte  les  âmes  dans  les  sombres  demeures;  Pluton  n'a 
pas  encore  cédé  à  Lucifer  l'empire  des  régions  infernales,  qui  s'ap- 
pellent, comme  dans  l'antiquité,  Hadès  ou  le  Tartare.  Le  berger  voit 
encore  des  fantômes  se  dresser  dans  la  plaine  de  Marathon;  les  ma- 
lades offrent  des  bandelettes  à  une  colonne  anciennement  consacrée 
à  Esculape.  Vous  verriez  des  gens  curieux  de  l'avenir  se  diriger 
vers  l'endroit  où  s'élevaient  les  chênes  prophétiques  de  Dodone,  et 
vous  pourriez  rencontrer  des  femmes  stériles  en  pèlerinage  pour 
aller  s'asseoir,  afin  d'obtenir  des  enfans,  sur  un  rocher  qui  était 
autrefois  compris  dans  l'enceinte  d'un  temple  de  Diane.  Les  capi- 
taines de  pallikares  demandent  à  l'omoplate  du  mouton,  comme  les 
anciens  guerriers  aux  entrailles,  des  indices  sur  l'issue  d'un  com- 
bat, pour  lequel  leurs  hommes  se  parent  et  se  peignent,  comme 
faisaient  les  Spartiates  aux  Thermopyles,  leurs  cheveux  ramenés  en 
arrière  à  la  mode  des  Abantes.  Dans  les  fêtes  populaires,  la  profu- 
sion des  couronnes  de  fleurs  et  des  guirlandes,  les  chœurs  d'hommes 
et  de  femmes,  les  danses  conservées  par  une  tradition  bien  des  fois 
séculaire,  tout  rappelle  les  descriptions  des  écrivains  classiques. 

Qu'importent  après  cela  les  laborieuses  recherches  par  lesquelles 

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324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  savant  célèbre  de  TAUemagne,  Fallmerayer,  a  cru  pouvoir  prou- 
ver que  le  sang  des  habitans  de  la  Grèce  avait  été  profondément 
changé  pendant  le  cours  du  moyen  âge  par  des  invasions  multi- 
pliées, et  qu'il  y  avait  aujourd'hui  parmi  eux  plus  de  Slaves  que  de 
véritables  Grecs?  S'il  en  était  ainsi,  la  nation  hellénique  présente- 
rait le  plus  merveilleux  phénomène  de  l'histoire;  la  seule  force  de 
l'esprit  aurait  donné  de  nos  jours  aux  grands  hommes  de  l'antiquité 
grecque  des  enfans  qui  leur  seraient  étrangers,  et  cependant  les 
rappelleraient  par  tant  de  traits!  N'est-il  pas  plus  raisonnable  de 
croire  que,  malgré  des  mélanges  incontestables,  le  fond  de  la  po- 
pulation de  ces  contrées  célèbres  n'a  pas  essentiellement  été  mo- 
difié? Les  Grecs  ne  sont  devenus  ni  Albanais  par  l'influence  des  co- 
lons amantes,  ni  Osmanlis  par  l'influence  des  conquérans  turcs,  ni 
kaliens  par  celle  des  Vénitiens,  ni  Romans  par  celle  des  Français  et 
des  Catalans;  ils  ne  sont  pas  non  plus  devenus  Slaves.  Non-seule- 
ment ils  ont  fait  preuve  d'une  ténacité  extraordinaire  dans  la  résis- 
tance qu'ils  opposaient  aux  nationalités  étrangères,  mais  encore  ils 
ont  montré  qu'ils  possédaient  la  force  morale  nécessaire  pour  les 
absorber,  force  que  ne  possédaient  ni  les  Ottomans  ni  aucune  autre 
tribu  chrétienne  de  la  Turquie.  Leur  langue  a  vaincu  au  moyen  âge 
la  langue  slave;  plus  tard,  dans  un  grand  nombre  de  provinces,  elle 
a  vaincu  la  langue  turque,  même  dans  la  bouche  des  Turcs,  ainsi 
que  la  langue  albanaise,  privée  de  règles  et  d'alphabet.  La  population 
albanaise,  telle  qu  elle  se  trouve  actuellement  renfermée  dans  l'état 
grec,  est  sur  le  point  d'être  entièrement  assimilée  aux  Grecs,  comme, 
dans  un  contact  plus  immédiat,  les  Slaves  aussi  seraient  absorbés 
par  eux.  Parmi  les  hommes  de  la  guerre  de  l'indépendance,  il  y  en 
avait  de  presque  toutes  les  races  chrétiennes  de  l'Orient  européen  : 
Colettis  était  un  Valaque  du  Pinde,  Hadji-Christos  un  Bulgare,  Vasso 
un  Monténégrin  ;  les  hardis  marins  d'Hydra,  les  indomptables  pal- 
likares  de  Souli,  Miaoulis,  Tombazis,  Botzaris,  Tzavellas,  apparte- 
naient à  la  race  albanaise,  et  cependant  tous  ces  hommes,  sans  dis- 
tinction d'origine,  étaient  Grecs  de  sentimens,  d'esprit,  de  génie: 
ils  combattaient  pour  la  patrie  grecque,  et  ils  se  seraient  tenus  pour 
offensés,  si  l'on  avait  contesté  leur  nationalité.  C'est  qu'en  effet 
l'hellénisme  a  cpnservé  jusqu'à  nos  jours  son  plus  remarquable  et 
son  plus  précieux  apanage,  la  faculté  d'absorption  et  d'assimila- 
tion des  élémens  étrangers,  que  son  contact  sait  rendre  grecs. 

Les  philhellènes  de  1821  avaient  donc  raison  dans  leur  enthou- 
siasme, lorsqu'ils  croyaient  s'intéresser  aux  véritables  descendans 
des  Grecs  anciens;  mais  ils  se  trompaient  en  s'imaginant  que  ces 
Grecs  étaient  ceux  de  Miltiade  et  de  Périclès.  Rétrogradant  vers  la 
barbarie  pendant  quatre  siècles  de  domination  turque,  le  peuple 
hellène  est  revenu  aux  mœurs  de  l'âge  d'Homère.  Ce  n'est  pas  en 


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LA  GRECE  DEPUIS  LA  REVOLUTIOX.  32.7 

effet  Xénophon,  ni  Thucydide,  ni  même  Hérodote,  dont  le  souvenir 
revient  à  chaque  pas  dans  la  pensée  lorsque  l'on  parcourt  aujour- 
d'hui la  Grèce  ;  les  scènes  qui  se  reproduisent  sous  les  regards  du 
voyageur  sont  celles  de  Y  Iliade  et  de  Y  Odyssée.  On  rencontre  dans 
toutes  les  montagnes  des  cabanes  habitées  par  des  pâtres  comme 
Eumée,  on  y  est  accueilli,  comme  Ulysse  déguisé  en  mendiant,  par 
des  chiens  féroces  de  la  vraie  race  antique  des  molosses;  mais, 
comme  lui,  on  y  trouve  une  réception  d'autant  plus  hospitalière  de 
la  part  des  bergers,  qui  ne  demandent  le  nom  et  la  patrie  de  leurs 
hôtes  qu'après  les  avoir  admis  à  leur  foyer.  Le  pallikare  descendu 
des  monts  de  la  Thessalie  est  vêtu  à  peu  près  comme  les  anciens 
rois  de  la  Phthiotide  :  il  a  leur  caractère  belliqueux,  emporté,  hardi 
jusqu'à  la  témérité;  comme  eux,  il  provoque  ses  ennemis  par  des 
injures,  et  engage  un  dialogue  avec  ceux-ci  avant  d'entamer  le 
combat.  Seulement,  quand  son  ancêtre  Achille  marchait  à  la  1  ci- 
taille,  il  avait  des  armes  ciselées  par  Vulcain,  et  il  mettait  en  fuite 
les  guerriers  de  l'Asie  au  seul  bruit  de  sa  voix;  de  retour  au  camp, 
il  fallait  un  bœuf  entier  pour  apaiser  sa  faim  et  celle  de  ses  com])a- 
gnons.  L'Achille  moderne  s'abrite  derrière  un  cippe  antique  ou 
derrière  un  rocher  pour  faire  usage  de  sa  carabine,  qui  tient  lieu^ 
du  frêne  du  Pélion;  l'étoffe  a  remplacé  le  métal  dans  son  costume. 
De  retour  au  limer i^  c'est-à-dire  au  bivac,  il  égorge  et  fait  rôtir 
lui-même  un  mouton  de  la  même  manière  que  son  aïeul  s'y  prenait 
pour  sacrifier  un  bœuf;  la  proportion  est  gardée.  Le  farouche  Dio- 
mède  revit  dans  les  Maïnotes;  le  souvenir  de  la  race  tragique  des 
Atrides  se  réveille  lorsque  l'on  entend  l'histoire  de  cette  puissante 
famille  des  Mavromichalis ,  qui  laisse  la  pensée  incertaine  entre 
l'horreur  et  l'admiration,  tant  son  nom  rappelle  à  la  fois  de  crimes 
et  de  gloire  :  d'un  côté  les  meurtres  de  Capodistria,  de  Plapoutas 
et  de  Korphiotakis,  de  l'autre  douze  fils  tombés  sur  les  champs  de 
bataille  de  l'indépendance!  Mais,  de  tous  les  héros  d'Homère,  celui 
qui  personnifie  le  mieux  les  Grecs  d'aujourd'hui,  dans  leurs  qua- 
lités et  dans  leurs  défauts,  est  sans  contredit  Ulysse,  l'intrépide 
navigateur  qui  se  joue  des  flots  et  des  tempêtes,  marchand  dans 
Fâme,  madré  comme  un  vieux  renard,  amoureux  des  fables  à  tel 
point  qu'il  finit  ^ar  ajouter  foî  lui-même  à  ses  plus  invraisemblables 
récits,  beau  parleur,  brave  comme  pas  un  quand  la  nécessité  le 
réclame  absolument,  mais  préférant  toujours  se  tirer  d'affaire  par 
la  ruse  plutôt  que  par  le  courage. 

L'état  de  société  que  l'on  désigne  par  le  nom  A* âge  héroïque  est 
un  état  de  violence.  C'est  ce  qui  arrive  dans  certaines  parties  de  la 
Grèce.  La  vendetta  ravage  la  Laconie  et  la  Messénie  comme  la  Corse 
il  y  a  cinquante  ans.  Le  brigandage  reparaît  périodiquement  dans 
quelques  provinces  malgré  la  gendarmerie,  malgré  les  efforts  du 

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RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

gouvernement,  secondés  par  la  population  paisible,  pour  extirper 
du  pays  cette  plaie,  que  les  progrès  de  la  prospérité  matérielle  fe- 
ront seuls  entièrement  disparaître  en  intéressant  tous  les  citoyens 
au  maintien  de  la  -tranquillité  publique.  L'existence  du  brigandage 
est  le  grand  reproche  que  Ton  adresse  toujours  à  la  Grèce;  mais  il 
faut  reconnaître  qu'on  l'exagère  singulièrement.  A  en  croire  cer- 
tains récits,  on  ne  pourrait  faire  un  pas  hors  d'Athènes  sans  être 
attaqué  et  dépouillé;  rien  n'est  plus  inexact.  La  Grèce  vient  de  tra- 
verser douze  mois  entiers  sans  gouvernement,  sans  administration, 
sans  armée,  et  dans  cet  espace  de  temps  qui  lui  eût  été  si  favorable, 
le  brigandage  s'est  développé  sur  une  échelle  infiniment  moindre 
qu'il  n'existait,  il  y  a  douze  ou  quinze  ans,  dans  la  situation  nor- 
male des  choses.  On  parlait  beaucoup  de  brigands  en  1863  dans 
les  journaux  de  l'Occident,  on  en  parlait  beaucoup  aussi  à  Athènes, 
surtout  dans  la  colonie  européenne;  mais  en  fait  de  crimes  de  ce 
genre  bien  avérés,  on  ne  pouvait  en  citer  que  neuf  dans  toute  l'é- 
tendue du  pays  et  dans  l'année  entière.  Sortiez-vous  d'Athènes  pour 
aller  dans  les  provinces,  vous  trouviez  sur  les  routes  une  complète 
sécurité,  et  nous  pouvons  en  parler  pertinemment,  car  trois  mois  se 
sont  à  peine  écoulés  depuis  que  nous  avons  parcouru  une  grande 
partie  de  la  Grèce,  seul,  sans  escorte,  et  sans  y  faire  une  mauvaise 
rencontre.  Il  serait  d'ailleurs  bien  difficile  que  le  brigandage  fût  com- 
plètement déraciné  dans  le  royaume  hellénique.  11  y  a  quarante  ans, 
la  vie  de  klephte,  c'est-à-dire  d* outlaw,  de  bandit  sinon  de  brigand, 
était  la  seule  ouverte  à  l'homme  d'un  caractère  assez  généreux  pour 
ne  pas  courber  patiemment  la  tête  sous  le  joug  des  dominateurs 
étrangers,  elle  était  la  seule  forme  de  la  résistance  nationale  :  elle  est 
donc  entourée  d'une  auréole  de  gloire  chevaleresque.  Les  pères  de 
ceux  qui  arrivent  maintenant  à  l'âge  d'homme  l'ont  tous  menée,  et 
bien  des  anciens  klephtes  sont  encore  vivans  et  pleins  de  vigueur,  ra- 
contant à  la  jeunesse  leurs  exploits,  héroïques  sans  doute  et  ennoblis 
par  la  grandeur  de  la  cause  qu'ils  servaient,  mais  où  souvent  les 
conditions  et  les  nécessités  d'une  guerre  de  cette  nature  les  ont  ame- 
nés à  des  aventures  peu  compatibles  avec  un  état  de  société  régulier, 
quelquefois  même  avec  le  code  pénal.  La  durée  d'une  génération 
ne  suffit  pas  pour  effacer  des  impressions  de  ce  genre ,  pour  faire 
complètement  pénétrer  dans  toutes  les  couches  de  la  population 
l'idée  bien  nette  que,  la  condition  politique  du  pays  ayant  changé, 
la  révolte  contre  l'état  social  a  aussi  changé  de  nature,  et  pour  lui 
faire  comprendre  que  ce  qui  était  action  patriotique  chez  les  pères 
est  devenu  crime  chez  les  fils.  Cela  est  encore  plus  difficile  dans  les 
provinces  limitrophes  de  la  Turquie;  de  l'autre  côté  de  la  frontière 
(que  ne  marque  dans  toute  son  étendue  aucun  obstacle  naturel),  la 
situation  des  choses  est  la  même  qu'en  Grèce  avant  1821.  Ainsi  la 


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LA   GRÈCE   DEPUIS   LA   RÉVOLUTION.  327 

même  action  prend  un  caractère  moral  différent  des  deux  côtés 
d'une  ligne  purement  idéale;  ce  qui  est  patriotisme  et  courage  gé- 
néreux au-delà  est  en-deçà  brigandage.  On  ne  saurait  s'étonner  si 
quelques-uns  s'y  trompent  encore.  Au  reste,  lorsque  nous  parlons 
de  brigands,  nous  employons  une  expression  impropre  pour  nous 
conformer  à  l'usage  :  nous  devrions  nous  servir  des  mots  de  par- 
tisans politiques.  C'est  toujours  en  effet  au  nom  d'un  parti  ou  d'une 
passion  politique  qu'ont  lieu  en  Grèce  les  actes  de  violence  contre 
les  personnes  ou  les  propriétés  et  que  se  forment  les  bandes;  elles 
n'attaquent  presque  jamais  que  les  individus  du  parti  contraire.  Le 
brigandage  proprement  dit,  celui  qui  n'a  que  le  vol  pour  mobile, 
s'il  se  rencontre  quelquefois  en  Grèce,  n'y  est  pas  indigène;  il  vient 
de^  frontières  du  nord,  c'est-à-dire  de  la  Turquie,  car  ce  n'est  pas 
la  Grèce,  mais  la  Turquie,  qui  est  infestée  par  des  nuées  de  malfai- 
teurs armés  courant  les  campagnes  et  rançonnant  les  voyageurs.  Il 
n'y  a  plus  de  brigands  proprement  dits  dans  le  Péloponèse  et  dans 
les  îles  de  l'Archipel,  parce  que  le  Péloponèse  et  les  îles  ont  des 
frontières  naturelles  et  peuvent  se  défendre.  On  en  voit  dans  le 
nord  de  la  Grèce,  parce  qu'il  n'y  a  point  là  de  frontières  naturelles. 
Mais  qui  parle  des  brigands  des  environs  de  Gonstantinople  ou  de 
Smyrne?  La  mode  est  de  parler  de  ceux  de  la  Grèce.  «  Attendons  la 
fin  de  la  mode,  »  comme  écrivait  un  jour  M.  Saint-Marc  Girardin. 
Ce  que  nous  venons  de  dire  de  l'état  social  de  la  Grèce  paraîtra 
sans  doute  en  contradiction  avec  les  faits  et  les  chiffres  que  nous 
avons  donnés  sur  la  diffusion  de  l'instruction  dans  ce  pays;  mais  ce 
n'est  pas  la  première  fois  que  la  Grèce  aura  présenté  le  contraste 
d'un  développement  intellectuel  très  remarquable  avec  un  état  de 
société  dans  l'enfance,  et  l'on  peut  même  presque  dire  dans  la  bar- 
barie. A  une  époque  où  l'on  ne  savait  pas  encore  travailler  le  fer, 
qui  n'est  pas  nommé  une  seule  fois  dans  les  poèmes  d'Homère,  et 
où  l'on  immolait  des  hommes  aux  dieux  pour  obtenir  des  vents  fa- 
vorables, l'instrument  de  l'intelligence,  la  langue,  avait  devancé  si 
rapidement  par  ses  progrès  les  autres  instrumens  humains,  que  déjà 
Hésiode  et  Homère  pouvaient  faire  parler  toutes  les  passions  et 
décrire  toutes  les  œuvres  des  dieux  et  des  hommes.  Ainsi  la  culture 
intellectuelle  avait  précédé,  chez  les  anciens  Grecs,  toutes  les  autres 
cultures.  Le  même  phénomène  se  reproduit  aujourd'hui  chez  leurs 
descendans.  La  charrue  est  encore  celle  de  Triptolème,  le  vin  con- 
tinue à  être  renfermé  dans  les  outres  et  mêlé  de  résine;  toute  voi- 
ture, même  l'utile  brouette,  est  inconnue  hors  des  environs  d'Athènes 
et  de  deux  ou  trois  autres  villes;  à  peine  existe-t-il  vingt-cinq  lieues 
de  routes  dans  le  pays;  partout,  excepté  dans  les  villes,  les  ma- 
telas sont  une  invention  qui  ne  s'est  pas  fait  jour,  et  on  couche  par 
terre  sur  un  tapis  ou  enveloppé  dans  son  manteau.  Au  bas  de  Té* 

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328  REVDE    DES   DEUX   MONDES. 

difice  de  la  civilisation,  il  n'y  a  presque  rien  encore;  mais  il  en  est 
autrement  du  faîte  :  la  Grèce  semble  vouloir  avant  tout  des  acadé- 
miciens, des  philosophes,  des  poètes,  plus  tard  elle  fera  des  ingé- 
nieurs et  des  mécaniciens. 

La  Grèce  d'ailleurs,  on  ne  saurait  trop  le  dire,  telle  qu'elle  est 
aujourd'hui,  travaillant  à  se  débrouiller  du  chaos  de  barbarie  où 
l'avait  jetée  la  domination  turque,  est  le  pays  des  contrastes.  11  n'y 
d?  pas  de  meilleure  image  de  l'état  de  la  Grèce  que  l'aspect  des  rues 
d'Athènes.  Près  d'une  boutique  à  la  turque,  dans  laquelle  le  mar- 
chand s'assied  sur  ses  genoux  en  déroulant  gravement  entre  ses 
doigts  les  grains  de  son  chapelet,  on  voit  une  marchande  de  modes 
de  Paris  ou  un  café  à  la  française  avec  un  billard  d'acajou.  Ici  un 
groupe  de  Maltais  accroupis  dans  la  rue  attendent  l'emploi  de  leur 
activité,  là  des  pallikares  à  la  blanche  fustanelle,  à  la  veste  dorée, 
aspirent  la  fumée  du  narguileh;  des  marins  de  l'Archipel,  portant 
leurs  gilets  rouges  et  leurs  larges  pantalons,  se  promènent  en  se 
tCHant  par  le  petit  doigt  avec  le  dandinement  qui  leur  est  particu- 
lier, tandis  que  d'autres  Grecs,  vêtus  à  l'européenne,  finissent  une 
bouteille  de  bière  en  fumant  la  cigarette  et  en  dissertant  en  fran- 
çais sur  les  journaux  de  Paris.  Celui-là  porte  le  costume  grec  avec 
un  chapeau  de  paille,  celui-ci  une  redingote  française  avec  la  fus- 
tanelle et  les  grandes  guêtres  qui  ont  remplacé  les  cnémides  an- 
tiques. Il  n'y  a  pas,  nous  le  répétons,  une  plus  juste  image  de  la 
société  grecque  dans  son  état  actuel.  A  côté  de  la  civilisation  la  plus 
raflinée,  on  y  rencontre  des  mœurs  presque  sauvages;  à  côté  d'un 
instinct  aussi  démocratique  que  celui  des  Américains,  on  y  voit  des 
existences  féodales  pareilles  à  celles  des  barons  du  x*  siècle,  fondées 
sur  la  violence  et  soutenues  par  la  rapine.  Comment  s'étonner  en- 
suite de  voir  ce  pays  dans  des  crises  si  fréquentes  ?  La  Grèce  est 
comme  une  chaudière  où  fermentent  les  élémens  d'une  société  nou- 
velle; il  faudra  peut-être  un  siècle  avant  que  l'amalgame  de  tous 
ces  élémens  divers  soit  consommé,  avant  qu'une  harmonie  parfaite 
s'établisse  entre  eux.  Jusque-là  on  verra  périodiquement  se  répéter 
des  agitations  et  des  crises  dont  on  ne  comprendra  pas  toujours  la 
cause ,  mais  qui  sont  celles  qu'ont  traversées  tous  les  pays  avant 
d'arriver  à  la  constitution  régulière  de  leur  état  social.  Par  mo- 
mens  elle  semblera  reculer,  comme  elle  le  fait  depuis  un  an;  mais 
quand  les  angoisses  et  les  difficultés  de  la  transition  seront  passées, 
on  verra  toujours  un  progrès  sortir  de  la  crise  qui  effrayait  les  amis 
de  la  Grèce  et  la  faisait  presque  douter  d'elle-même. 

En  essayant  ainsi  de  donner  une  idée  exacte  du  caractère  des 
Grecs,  nous  avons  négligé  le  reproche  qui  leur  est  peut-être  le  plus 
souvent  adressé,  celui  d'une  improbité  générale  dans  la  nation; 
mais  nous  n'avons  jamais,  pour  notre  part,  pu  parvenir  à  concilier 


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LA   GRÈCE    DEPUIS    LA    RÉVOLUTION.  329 

ce  reproche  avec  les  faits  que  nous  révélait  une  expérience  person- 
nelle. Nous  avons  trois  fois  voyagé  en  Grèce,  nous  y  avons  fait  de 
longs  séjours  dans  les  villes  et  dans  les  campagnes,  et  nous  n'y 
avons  jamais  rencontré  un  homme  qui  nous  ait  fait  tort  d'un  cen- 
time. C'est  au  point  de  vue  commercial,  il  est  vrai,  que  l'on  élève  le 
reproche  de  friponnerie  contre  les  Hellènes.  Cependant  nous  avons 
vu  d'assez  près  le  commerce  du  Levant  pour  savoir  quelles  en  sont 
les  habitudes,  combien  l'improbité  y  est  générale,  et  pour  affirmer 
que  ce  ne  sont  pas  les  négocians  européens  établis  dans  les  lilclielles 
qui  ont  le  droit  de  reprocher  aux  négocians  grecs  que  toutes  leurs 
opérations  ne  soient  pas  marquées  au  coin  de  la  plus  scrupuleuse 
honnêteté.  Lorsque  l'on  voit  d'ailleurs  la  situation  que  tiennent  les 
maisons  grecques  dans  toutes  les  grandes  villes  de  commerce  de 
l'Occident,  il  est  impossible  d'admettre  que  l'improbité  soit  la  loi 
constante  du  commerce  hellénique,  et  qu'il  ne  compte  pas  des 
hommes  aussi  honorables  que  celui  de  toutes  les  autres  nations. 

Il  y  a  certainement  beaucoup  de  corruption  en  Grèce,  principa- 
lement dans  les  villes,  comme  il  y  en  a  dans  tout  le  Levant.  Il  y  en 
a  parmi  les  commerçans  et  les  gens  d'affaires,  parmi  les  hommes 
politiques  et  dans  les  habitudes  de  l'administration.  Une  partie  de 
cette  corruption  découle  de  la  servitude,  une  autre  provient,  comme 
en  Russie,  du  contact  prématuré  de  la  civilisation  européenne  avec 
des  élémens  qui  n'étaient  pas  encore  suffisamment  préparés  à  se 
trouver  sous  sou  action  directe.  Nous  comprenons  que  les  voya- 
geurs et  les  diplomates  qui  n'ont  été  en  contact  qu'avec  certaines 
catégories  de  personnes  et  certaines  classes  de  la  société  grecque 
en  rapportent  des  impressions  défavorables;  mais  ceux  qui  connais- 
sent plus  à  fond  la  Grèce  savent  que  les  vices  et  la  corruption  qui 
se  voient  à  la  surface  n'existent  pas  dans  la  masse  du  pays,  et  dis- 
paraissent à  mesure  que  l'on  descend  dans  les  rangs  de  la  société. 
11  semble  que  ce  soit  surtout  l'exercice  du  pouvoir  qui,  faute  d'une 
bonne  organisation  et  de  principes  solides,  produise  un  effet  de  dé- 
moralisation,  justifiant  ainsi  le  proverbe  grec  qui  dit  :  «  C'est  par 
la  tête  que  pourrit  le  poisson.  » 

Les  classes  populaires  demeurent  étrangères  aux  agitations  poli- 
tiques; depuis  trente  ans,  le  paysan  ou  l'ouvrier  grec  a  pendu  au 
croc  dans  sa  chaumière  le  fusil  de  pallikare  avec  lequel  il  a  com- 
battu dans  les  légions  de  l'indépendance,  pour  reprendre  sa  charrue 
ou  ses  outils.  Ami  de  l'ordre  et  fermement  attaché  au  principe  mo- 
narchique, sentant  le  besoin  de  la  tranquillité  et  plein  de  bon  sens, 
il  suit  d'un  œil  dédaigneux  les  luttes  de  l'ambition  des  chefs  de  par- 
tis, et  il  s'abstient  de  s'y  mêler.  C'est  lui  qui  Tannée  dernière,  or- 
ganisé spontanément  en  garde  nationale,  a  sauvé  la  Grèce  de  l'a- 
narchie, empêché  la  guerre  civile,  étouffé  le  brigandage  et  contenu 

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330  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  soldats  débandés,  prêts  à  se  livrer  aux  plus  honteux  excès.  Pen- 
dant cinq  mois,  à  la  suite  des  journées  de  juin  1863,  Athènes  a  été 
exclusivement  gardée  par  sa  milice  citoyenne,  sans  un  soldat,  un 
gendarme  ou  un  sergent  de  ville;  dans  ses  annales,  on  ne  compte 
peut-être  pas  une  époque  où  l'ordre  et  la  sécurité  aient  été  plus 
grands,  où  il  y  ait  eu  moins  de  crimes  et  de  délits,  et  tous  ceux  qui 
ont  alors  visité  la  capitale  de  la  Grèce  peuvent  attester  comme  nous 
avec  quel  zèle,  quelle  discipline,  quelle  intelligence  et  quelle  poli- 
tesse les  gens  du  peuple  accomplissaient  leur  service,  infiniment 
actif  et  pénible,  de  gardes  nationaux.  Les  classes  populaires  dans 
le  royaume  hellénique  sont  laborieuses,  patientes,  sobres,  d'une 
chasteté  extraordinaire  pour  une  population  méridionale.  Dans  un 
état  de  société  plein  encore  de  rudesse  et  de  violence,  leurs  mœurs 
sont  douces  et  leur  caractère  vraiment  bon.  Affectueux  et  simples, 
les  gens  du  peuple,  surtout  dans  les  campagnes,  accueillent  le  voya- 
geur avec  un  empressement  touchant;  ils  le  soignent  comme  un 
frère,  s'il  est  malade;  ils  cherchent  à  le  distraire,  s'il  paraît  triste; 
ils  s'attachent  vite  à  celui  qui  leur  témoigne  de  l'intérêt,  et  ces 
hommes  qu'on  accuse  de  toujours  calculer  se  donnent  sans  réserve 
et  sans  arrière-pensée.  L'honnêteté  est  extrême  dans  les  rangs  in- 
férieurs ;  un  Anglais,  qui  est  établi  depuis  trente  ans  à  Athènes  et 
qui  est  loin  de  se  montrer  favorable  aux  Grecs,  nous  faisait  remar- 
quer que  le  vol  domestique  était  inconnu  parmi  eux.  Descendez 
dans  l'intérieur  des  familles,  vous  y  rencontrerez  des  sentimens  re- 
ligieux sans  hypocrisie,  des  vertus  réelles  sans  ostentation,  un  grand 
respect  pour  la  pureté  des  jeunes  filles  et  les  cheveux  blancs  des 
vieillards,  beaucoup  d'union  entre  les  frères,  une  confiance  réci- 
proque, un  grand  calme  d'existence  et  très  peu  de  tracasseries  do- 
mestiques. Ne  vous  croiriefe-vous  pas  alors  transporté  dans  un  de 
ces  pays  où  le  froid  amortit  la  fougue  des  passions  et  resserre  les 
liens  qui  unissent  les  hommes  par  le  sentiment  de  leurs  besoins  ré- 
ciproques? Et  cependant  jamais  un  azur  plus  serein  n'a  brillé  sur 
votre  tête,  jamais  une  atmosphère  plus  douce  et  plus  pure  n'a  ca- 
ressé vos  organes  :  c'est  la  zone  de  Sybaris  et  de  l'Ionie,  c'est  le 
climat  où  Cadix  et  Naples  retentissent  de  leurs  fêtes  éternelles, 

Littora  quœ  faerunt  castis  inimica  puellis, 

où  le  Turc,  indifférent  à  tout  le  reste,  ne  conserve  d' ardent-  que 
pour  ses  impures  et  insatiables  voluptés,  où  la  nature  enfin,  lasse 
de  produire  des  tempéramens  énergiques,  semble  engourdie  dans 
une  corruption  raffinée,  obstacle  éternel  aux  conquêtes  de  la  vertu, 
aux  efforts  du  patriotisme  et  de  la  liberté.  11  faut  donc  qu'un  travail 
bien  étrange  se  soit  opéré  sur  cette  terre,  il  faut  que  l'homme  qui 
l'occupe  y  ait  subi  un  renouvellement  bien  complet  pour  qu'il  ait 


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LA   GRECE   DEPUIS   lA   REYOLUTION.  331 

échappé  à  tant  de  périlleuses  influences.  Et  cet  homme  est  le  Grec; 
il  parle  la  langue  des  Hellènes,  la  race  la  plus  anciennement  civili- 
sée de  r Occident;  il  en  a  conservé  le  génie  et  les  usages.  Par  quel 
étrange  phénomène  se  montre-t-il  aujourd'hui,  malgré  tous  les  dé- 
fauts qu'on  peut  lui  reprocher,  non-seulement  supérieur  aux  maî- 
tres qui  l'ont  tenu  depuis  quatre  siècles  sous  leur  férule,  mais 
comme  régénéré  dans  les  souflrances  de  la  persécution  et  de  l'es- 
clavage, et  relevé  en  grande  partie  de  l'état  de  dégradation  où  il 
était  tombé  sous  la  domination  romaine,  puis  dans  les  siècles  de 
l'empire  byzantin? 

III. 

On  ne  saurait  condamner  une  nation  tout  entière  sur  la  conduite 
de  deux  ou  trois  cents  hommes  qui  font  métier  d'intrigues  politi- 
ques, et  qui  sopt  à  l'intérieur  la  plaie  du  pays  autant  qu'ils  lui  nui- 
sent dans  l'opinion  de  l'extérieur.  Ces  hommes  n'ont  d'autre  pensée 
que  de  renverser  leurs  rivaux  et  de  saisir  le  pouvoir  pour  en  sa- 
vourer les  jouissances  d'amour-propre  et  les  avantages  matériels. 
Le  gouvernement  qui  voudra  résolument  s'appuyer  sur  le  peuple 
grec  pour  mettre  fin  à  leur  règne  aura  une  force  immense  et  les  bri- 
sera sans  rémission.  D'ailleurs,  pour  juger  équitablement  ce  qu'on 
appelle  la  classe  politique  de  la  Grèce  et  ses  vices,  il  est  nécessaire 
de  tenir  compte  de  trois  faits  :  le  petit  nombre  d'années  qui  se  sont 
écoulées  depuis  que  l'état  hellénique  jouit  d'une  vie  indépendante, 
la  conduite  qu'ont  tenue  depuis  cette  époque  dans  les  affaires  inté- 
rieures du  pays  les  trois  puissances  protectrices,  enfin  la  nature  du 
gouvernement  qui  a  présidé  pendant  trente  ans  aux  destinées  de  la 
Grèce. 

Il  faut  que,  malgré  tout  ce  qu'on  dit  et  ce  qu'on  écrit  sur  les 
Grecs,  on  ait  d'eux  en  Occident  une  bien  haute  idée,  puisqu'on  s'é- 
tonne toujours  qu'un  peu  plus  d'un  quart  de  siècle  après  être  sortis 
du  plus  dur  esclavage  auquel  nation  puisse  être  soumise,  ils  n'aient 
pas  encore  la  sagesse,  l'expérience  et  la  moralité  politique  des  peu- 
ples qui  depuis  une  longue  suite  de  générations  vivent  de  la  vie  in- 
dépendante et  civilisée.  En  leur-  demandant  pareille  chose,  on  de- 
mande tout  simplement  aux  Hellènes  d'être  le  premier  peuple  du 
monde.  Nous  ne  saurions,  pour  notre  part,  être  aussi  exigeant.  Une 
nation  esclave  peut  trouver  dans  son  désespoir,  dans  sa  foi,  dans 
son  patriotisme,  les  vertus  héroïques  qui  servent  au  jour  des  com- 
bats, briser  ses  fers  et  chasser  l'étranger  :  de  1821  à  1830,  la  Grèce 
en  a  fourni  au  monde  un  admirable  exemple,  que  l'on  a  trop  vite 
oublié;  mais  il  faut  aux  esclaves  pour  régler  leur  liberté,  pour  ap- 
prendre à  en  user  avec  la  sagesse  des  hommes  libres  de  naissance, 


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332  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

un  temps  plus  long  que  pour  s'affranchir.  Jadis  la  loi  romaine  n'as- 
similait définitivement  les  anciens  esclaves  aux  hommes  libres  de 
race  qu'à  la  seconde  génération  née  depuis  l'affranchissement.  C'é- 
tait une  loi  profondément  philosophique  et  qui  doit  s'appliquer  aux 
peuples  comme  aux  individus.  En  Grèce,  l'indépendance  est  encore 
de  date  bien  récente  :  les  chefs  de  partis  politiques,  les  hommes  en 
possession  d'occuper  les  ministères  à  touv  de  rôle,  appartiennent 
presque  tous  à  la  génération  qui  a  vécu  jusqu'à  l'âge  d'homme  sous 
l'esclavage  ottoman,  et  ont  consené  le  pli  moral  reçu  dans  leur  en- 
fance; la  nouvelle  génération  qui  commence  à  poindre  est  née  au 
lendemain  même  de  l'affranchissement,  et  son  éducation,  loin  de  se 
faire  à  la  forte  école  de  la  liberté  constitutionnelle,  s'est  faite  sous 
un  gouvernement  qui  redoutait  avant  tout  les  aspirations  libérales, 
qui  semblait  prendre  à  tâche  d'éloigner  la  jeunesse  de  la  pratique 
des  choses  de  l'état.  Aussi  les  Grecs  ne  sont-ils,  à  proprement  par- 
ler, que  des  affranchis.  Ils  ont  la  ferme  volonté  de  s'inscrire  d'une 
manière  définitive  au  rang  des  peuples  libres,  et  ils  font,  pour  y  ar- 
river, de  louables  efforts;  mais  ils  ont  encore  les  défauts  des  affran- 
chis, leur  inexpérience,  leur  ruse  soupçonneuse,  traversée  de  temps 
à  autre  par  des  entraînemens  de  crédulité  irréfléchie,  leur  passion 
de  se  sentir  maîtres  à  leur  tour;  ils  en  ont  les  erreurs,  ils  en  com- 
mettent les  fautes.  Le  temps  seul  et  l'expérience,  acquise  souvent  à 
leurs  propres  dépens,  effaceront  chez  eux  ces  restes  de  la  condition 
servile  sous  laquelle  ils  ont  langui  pendant  quatre  siècles. 

L'Europe,  qui  avait  prêté  à  leur  délivrance  un  généreux  appui, 
avait  une  noble  mission  à  remplir  envers  eux,  celle  de  tutrice  dés- 
intéressée, de  guide  de  leurs  premiers  pas.  Tout  au  contraire,  les 
intrigues  rivales  des  gouvernemens  occidentaux  ont  été  une  triste 
école  pour  les  hommes  d'état  de  la  Grèce.  Dès  les  premiers  jours 
de  l'insurrection  grecque,  on  avait  vu  se  former  ce  que  l'on  a  nommé 
les  trois  partis  étrangers.  Il  était  évident  que  la  Grèce  ne  pourrait 
pas  indéfiniment  combattre  avec  ses  seules  forces  contre  les  forces 
immensément  supérieures  de  la  Turquie,  et  qu'un  jour  viendi-ait  où 
un  appui  extérieur  serait  la  condition  indispensable  de  son  salut. 
En  conséquence,  tous  ceux  qui  avaient  à  cœur  l'œuvre  entreprise  de 
reconstituer  la  nation,  qui  possédaient  quelque  connaissance  des  af- 
faires politiques,  cherchaient,  chacun  selon  ses  idées  ou  ses  sym- 
pathies individuelles,  à  lui  procurer  au  dehors  l'amitié  et  le  con- 
cours d'une  des  grandes  puissances  européennes.  L'existence  des 
trois  partis  était  donc  un  résultat  presque  nécessaire  des  circon- 
stances que  traversait  alors  la  Grèce,  et  des  dangers  auxquels  elle 
était  chaque  jour  exposée;  mais  les  partis  russe,  anglais  et  français 
auraient  cessé  avec  la  crise  qui  leur  avait  donné  naissance,  si  les 
gouvernemens  de  ces  trois  puissances  avaient  compris. que  les  de- 


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LA  GRÈCE  DEPUIS  LA  RÉVOLUTION.  333 

voirs  de  Tbonneur  et  de  rhumanité  leur  imposaient  de  ne  pas  dé- 
chirer par  leurs  intrigues  le  malheureux  pays  qu'ils  se  décidaient  à 
sauver,  et  de  ne  pas  y  armer  les  factions  les  unes  contre  les  autres. 
Loin  de  là,  dès  le  début  de  la  guerre  de  Tindépendance,  ils  sem- 
blèrent ne  voir  dans  la  Grèce  qu'un  nouveau  champ  de  bataille 
pour  leurs  luttes  d'influence. 

Aussi  des  guerres  civiles  où  les  intrigues  étrangères  avaient  une 
part  prépondérante  éclatèrent-elles  en  présence  même  de  l'ennemi. 
La  Providence  avait,  au  commencement  de  ce  siècle,  suscité  dans 
la  race  hellénique  un  grand  homme  d'état  :  il  fut,  à  la  fin  de  la  lutte 
de  l'indépendance,  appelé  au  gouvernement  de  la  Grèce;  mais  il 
avait  antérieurement  dirigé  les  affaires  d'une  des  premières  puis- 
sances de  l'Europe.  Tandis  que  la  Russie  lui  était  sympathique,  que 
le  gouvernement  du  roi  Charles  X  le  soutenait  moins  chaudement, 
mais  d'une  manière  loyale,  l'Angleterre  ne  voyait  en  lui  que  l'an- 
cien ministre  de  l'empereur  Alexandre,  au  lieu  d'y  voir  l'homme 
dont  le  génie  administratif  et  l'expérience  politique  pouvaient  seuls 
organiser  un  état  qui  semblait  n'avoir  échappé  au  joug  des  Otto- 
mans que  pour  tomber  dans  une  inextricable  anarchie.  Poussées 
avec  une  prodigieuse  activité,  les  intrigues  anglaises  soulevèrent 
contre  le  président  une  opposition  d'abord  imprudente  et  bientôt 
criminelle,  excitèrent  des  révoltes  et  déchaînèrent  les  passions  qui 
mirent  le  poignard  à  la  main  du  meurtrier  de  Capodistria.  L'assas- 
sinat de  Nauplie  fut  le  signal  d'une  anarchie  plus  effroyable  que 
celle  qui  avait  précédé  l'élection  du  président,  et  dans  laquelle  les 
influences  européennes  eurent  encore  une  triste  part.  Il  fallut,  pour 
sauver  alors  la  Grèce,  toute  l'énergie  de  Colettis,  jointe  à  l'interven- 
tion d'un  généreux  philhellène  allemand,  d'un  érudit  et  d'un  philo- 
logue célèbre,  M.  Thiersch,  qui,  par  une  noble  inspiration,  s'était 
arrogé  à  lui-môme  le  rôle  de  pacificateur  que  les  représentans  de 
TEurope  ne  savaient  pas  remplir. 

Pendant  que  ces  événemens  se  passaient  en  Grèce,  la  confé- 
rence de  Londres  avait  fait  définitivement  entrer  la  constitution  du 
royaume  hellénique  dans  le  droit  public  européen  ;  mais  c'était  en 
restreignant  son  territoire  à  des  proportions  qui  empêchèrent  l'ac- 
ceptation de  la  couronne  par  le  prince  Léopold  de  Saxe-Cobourg, 
devenu  depuis  roi  des  Belges,  dont  la  maturité  et  la  sagesse  poli- 
tique eussent  été  si  utiles  à  la  monarchie  grecque  dans  les  débuts 
de  son  existence.  Le  choix  de  l'Europe  tomba  alors  sur  un  enfant, 
et  condamna  la  Grèce,  pour  l'inauguration  de  sa  vie  monarchique, 
aux  hasards  d'une  régence.  C'était  une  grave  imprudence  que  d'en- 
voyer un  prince  allemand  gouverner  un  peuple  méridional.  Rien  de 
plus  opposé  que  le  caractère  germanique  et  le  caractère  grec  :  l'un 
flegmatique,  lent  et  réfléchi,  l'autre  ardent,  tout  de  passion  et  de 


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33i  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

premier  mouvement.  11  y  avait  vingt  chances  contre  une  que  la 
sympathie  ne  pût  jamais  s'établir  entre  le  pays  et  son  nouveau  sou- 
verain. C'était  une  beaucoup  plus  grande  imprudence  de  mettre  à  la 
tête  d'un  état  qui  demandait  par-dessus  tout  une  main  ferme  pour 
le  guider  dans  la  voie  de  la  renaissance  un  prince  trop  jeune  pour 
régner  par  lui-même.  Enfin,  puisque  le  choix  qu'on  avait  fait  obli- 
geait de  commencer  par  une  régence,  les  puissances  signataires  du 
traité  de  Londres  témoignaient  d'une  condescendance  bien  regret- 
table en  laissant  le  roi  Louis  de  Bavière  confier  exclusivement  la  ré- 
gence à  des  Allemands  qui  n'avaient  jamais  habité  la  Grèce,  et  ne 
savaient  rien  ni  de  ses  besoins  ni  de  son  caractère. 

On  a  rarement  vu  plus  mauvais  gouvernement  que  ne  le  fut  celui 
de  la  régence  :  les  Bavarois  semblaient  vraiment  ne  voir  dans  la 
Grèce  qu'une  ferme  à  exploiter;  ils  achevaient  de  l'épuiser  au  lieu 
de  travailler  à  la  relever  de  ses  ruines.  La  régence  compta  d'abord 
dans  son  sein  quelques  hommes  profondément  respectables,  comme 
Maurer  et  d'Abel;  mais  au  bout  de  peu  de  temps  ces  hommes  furent 
obligés  de  se  retirer  :  l'influence  funeste  du  comte  d'Armansberg  et 
de  Ruydhart  demeura  seule  maîtresse  du  terrain,  et  se  maintint 
pendant  les  premières  années  de  la  majorité  du  roi.  Le  triomphe  du 
système  de  germanisation  de  la  Grèce  fut  alors  complet  :  l'adminis- 
tration était  devenue  presque  entièrement  allemande;  l'armée,  en 
immense  majorité,  était  composée  de  Bavarois,  tandis  que  les  offi- 
ciers de  la  guerre  de  l'indépendance  n'avaient  pour  la  plupart  ni 
pensions  ni  grades  reconnus  par  l'état;  l'absolutisme  était  la  règle 
du  gouvernement;  l'emprunt  de  60  millions,  garanti  par  les  puis- 
sances protectrices,  était  dilapidé  presque  sans  profit  aucun. pour 
la  Grèce.  Et  cependant  l'Europe  ne  faisait  rien;  elle  laissait  la  ré- 
gence agir  à  sa  volonté,  et  les  puissances  se  bornaient  à  nouer  des , 
intrigues  pour  faire  prédominer  tel  membre  de  cette  régence  qu'elles 
croyaient  leur  être  favorable. 

Vint  enfin  le  moment  où  le  roi  prit  réellement  en  main  les  rênes 
du  pouvoir,  et  voulut  constituer  un  gouvernement  indigène.  Ce  mo- 
ment par  malheur  coïncida  avec  les  événemens  de  1840;  la  Grèce 
devint  plus  que  jamais  le  terrain  des  luttes  d'influence  entre  les 
diverses  puissances  de  l'Occident,  luttes  qui  avaient  pris  tant  de 
vivacité  à  l'occasion  des  affaires  égyptiennes.  Non -seulement  on 
intrigua  pour  faire  arriver  tel  ou  tel  parti  à  la  direction  des  affaires, 
mais  plusieurs  gouvernemens,  oubliant  le  devoir  que  leur  imposait 
le  titre  de  protecteurs  du  royaume  hellénique,  travaillèrent  à  jeter 
la  Grèce  dans  les  périls  d'une  révolution.  Ainsi  dans  les  années  1839 
et  1840  la  Russie  organisa  la  vaste  conspiration  des  philorihodoxes; 
en  1843,  la  Russie  et  l'Angleterre  coalisées  poussèrent  énergique- 
ment  au  mouvement  du  3  septembre,  que  le  bon  sens  et  le  patrio- 


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LA  GRÈG£  DEPUIS  LA  REYOLUTION.  335 

tisme  du  peuple  grec  surent  arrêter  à  temps  et  faire  tourner  au 
profit  du  pays,  mais  qui,  dans  la  pensée  des  cabinets  de  Londres 
et  de  Saint-Pétersbourg,  devait  se  terminer  par  le  renversement 
d'Othon  I*'.  Ainsi  en  1847  TAngleterre  excita  les  formidables  ré^ 
voltes  de  l'Eubée,  de  la  Phthiotide  et  de  TAchaïe;  en  1850,  lord  Pal- 
merston  envoya  la  flotte  britannique  devant  le  Pirée,  sous  prétexte 
d'appuyer  les  réclamations  ridicules  du  juif  Pacifico,  mais  en  réalité 
pour  amener  une  tentative  contre  la  couronne,  et  en  1852  la  Russie 
arma  contre  le  gouvernement  grec  Finsurrection  religieuse  du  moine 
Christophe  Papoulakis.  Nous  ne  nous  appesantirons  pas  sur  les  faits 
plus  récens;  mais  lorsqu'une  série  de  fautes  déplorables  eut  amené 
la  révolution  d'octobre  1862,  chacun  sait  si  les  intrigues  étrangères 
ont  peu  contribué  à  l'état  de  désordre  et  d'impuissance  où  le  pays 
s'est  débattu  pendant  douze  longs  mois. 

L'existence  politique  de  la  Grèce,  depuis  que  le  traité  du  7  mai 
1832  l'a  définitivement  introduite  dans  la  grande  famille  des  états 
européens,  se  divise  en  deux  périodes,  celle  du  pouvoir  absolu  et 
celle  du  gouvernement  constitutionnel.  Dans  la  première  phase,  la 
tâche  de  la  royauté  était  plus  facile  que  dans  la  seconde.  La  nation 
grecque,  épuisée  par  sa  guerre  héroïque  contre  les  Ottomans,  lassée 
par  dix  ans  de  troubles  et  surtout  par  l'inextricable  anarchie  qui 
avait  suivi  la  mort  du  président,  sentait  dans  tous  ses  rangs  le  be- 
soin d'une  autorité  forte  et  concentrée.  On  sortait  d'un  chaos  où 
rien  n'était  resté  debout,  et  on  avait  devant  soi  table  rase  pour  tout 
édifier.  Les  résistances  s'effaçaient  devant  le  prestige  monarchique, 
encore  sans  atteinte  et  tout  puissant  sur  les  hommes  rudes,  mais 
naïfs,  qui  avaient  fait  l'indépendance;  chacun  s'empressait  de  se- 
conder le  gouvernement  dans  l'œuvre  commune  du  rétablissement 
de  l'ordre  et  de  la  création  d'un  régime  normal.  Cette  lune  de  miel 
de  la  royauté  bavaroise,  qui  donnait  les  plus  belles  espérances,  ne 
dura  pas  un  an,  et  les  fautes  de  la  régence  perdirent  une  situation 
qui  ne  s'est  jamais  représentée  sous  un  jour  aussi  favorable.  11  ne 
servirait  de  rien  d'insister  sur  l'époque  où  le  gouvernement  de  la 
Grèce  fut  celui  de  la  monarchie  absolue  :  cette  époque,  flétrie  par 
les  Hellènes  du  nom  de  Bavarocraticy  a  légué  un  bien  lourd  héri- 
tage à  celle  qui  lui  a  succédé;  mais  ni  le  pays  ni  le  roi  ne  doivent 
en  être  tenus  pour  responsables  :  le  pays  n'avait  point  de  part  sé- 
rieuse aux  actes  d'une  autorité  entièrement  étrangère,  et  pour  le 
souverain,  sa  jeunesse  à  cette  époque  ne  permet  pas  de  faire  re- 
monter jusqu'à  lui  la  responsabilité  de  ce  que  ses  ministres  faisaient 
en  son  nom. 

Une  ère  nouvelle  commença  en  1843  pour  l'état  hellénique  avec 
l'expulsion  des  derniers  Bavarois;  ce  fut  le  début  et  en  même  temps 
le  plus  beau  moment  de  sa  vie  politique.  La  conviction  de  Tinsuffi- 

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336  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sance  de  la  royauté  à  gouverner  seule,  sans  contrôle;  avec  les  tradi- 
tions de  ses  débuts,  décida  des  hommes  d'un  esprit  ausd  pratique, 
d'une  intelligence  aussi  clairvoyante  et  d'un  caractère  aussi  désin- 
téressé que  Londos,  Mavrocordatos  et  Metaxa,  à  lui  imposer  une 
charte  malgré  les  difficultés  que  devait  rencontrer  la  marche  régu- 
lière du  régime  constitutionnel  dans  un  pays  en  voie  de  formation. 
Guidé  par  leur  main  ferme  et  prudente,  le  peuple  d'Athènes  se  leva 
dans  la  nuit  du  3  septembre  1843,  et  vint  au  palais  réclamer  du 
souverain  une  constitution.  Après  quelques  hésitations,  Othon  1" 
céda,  et  le  peuple  grec,  une  fois  ses  légitimes  demandes  obtenues, 
eut  la  sagesse  de  ne  pas  verser  dans  l'ornière  de  la  révolution.  Une 
assemblée  constituante  fut  immédiatement  convoquée,  et  arrêta 
d'accord  avec  le  pouvoir  royal  les  dispositions  du  pacte  qui  devait 
désormais  ser\'ir  de  base  au  gouvernement  de  l'état.  Les  délibéra- 
tions de  cette  assemblée  resteront  l'honneur  de  la  nation  hellé- 
nique; on  est  étonné,  lorsqu'on  en  lit  les  procès-verbaux,  du  bon 
sens,  de  l'honnêteté,  du  vrai  patriotisme,  qui  animaient  alors  les 
représentans  de  ce  peuple  encore  à  demi  sauvage.  Dominés  par  les 
trois  puissantes  figures  de  Colettis,  de  Metaxa  et  de  Mavrocordatos, 
les  débats  ont  une  gravité  solennelle  et  une  maturité  que  l'on  n'a 
plus  revues  dans  les  luttes  parlementaires  de  la  Grèce;  les  hommes 
les  plus  indisciplinés  et  les  plus  corrompus  semblent  comme  appri- 
voisés et  relevés  par  le  seul  nom  de  la  liberté  et  par  l'influence  des 
chefs  qui  dirigent  les  partis  ;  on  ne  découvre  ni  esprit  d'anarchie, 
ni  logomachie  stérile,  ni  rêves  creux  de  théoriciens;  les  discussions 
sont  sobres  et  pratiques,  à  tel  point  que  trois  mois  suffisent  pour 
les  nombreux  travaux  de  cette  assemblée.  En  un  mot,  les  actes  de 
la  constituante  de  1843  sont  dignes  des  nations  les  plus  avancées 
de  l'Europe,  et  semblent  promettre  à  la  Grèce  à  peine  naissante 
l'avenir  politique  le  plus  brillant.  Si  la  charte  rédigée  par  cette  as- 
semblée avait  été  réellement  pratiquée  de  part  et  d'autre,  et  par  le 
pouvoir  et  par  le  pays,  la  Grèce  aurait  joui  depuis  vingt  ans  d'un 
gouvernement  qui  eût  suffi  pour  changer  la  face  du  royaume.  Quand 
les  assemblées  chargées  d'établir  le  pacte  fondamental  d'un  pays 
se  réunissent  k  la  suite  d'une  insurrection  victorieuse,  elles  ne  sont 
que  trop  souvent  portées  à  multiplier  les  précautions  constitution- 
nelles contre  la  royauté  :  elles  défendent  aux  ministres  de  siéger 
dans  les  chambres,  où  elles  imposent  au  souverain  de  ne  les  pren- 
dre que  parmi  les  députés;  elles  ne  donnent  au  roi  qu'un  veto  sus- 
pensif; elles  instituent  une  seule  chambre,  élective,  afin  de  mettre 
le  prince  constamment  en  présence  du  vote  populaire,  et  elles  assu- 
rent à  cette  chambre  une  part  du  pouvoir  exécutif  en  lui  faisant 
décider  les  questions  de  paix  et  de  guerre,  en  lui  donnant  un  con- 
trôle sur  le  choix  des  fonctionnaires  supérieurs,  etc.  Les  constituans 


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LA  GRÈCE  DEPUIS  LA  REVOLUTION.  337 

grecs  de  1843  surent  ne  pas  abuser  de  leur  triomphe,  et  n'adoptè- 
rent aucune  de  ces  dispositions  ultra-révolutionnaires.  Aussi  y  eut- 
il  un  sentiment  unanime  d'enthousiasme  et  d'espérance  pour  saluer 
la  promulgation  de  la  charte  constitutionnelle.  Tout  souriait  alors  à 
la  Grèce  :  les  puissances  de  l'Europe  lui  donnaient  Un  appui  sympa- 
thique et  s'exagéraient  même  ce  qu'elle  était  capable  de  faire;  la 
nation  et  le  roi,  réconciliés  après  une  crise  heureusement  traversée, 
semblaient  devoir  marcher  désormais  dans  un  complet  accord;  le 
pays,  justement  fier  de  sa  conduite,  avait  foi  en  lui-même;  toutes 
ses  aspirations  d'avenir  s'étaient  réveillées;  il  se  sentait  digne  de 
la  liberté  qu'il  avait  conquise  et  capable  de  la  supporter;  il  saluait 
dans  l'établissement  de  cette  liberté  l'aurore  d'une  ère  d'agrandis- 
sement et  de  prospérité.  L'état  hellénique  eut  alors  une  de  ces  , 
heures  brillantes  et  sans  nuages  qui  ne  se  rencontrent  que  rarement 
dans  la  vie  des  peuples. 

Mais  les  espérances  de  1843  devaient  être  déçues.  Le  gouver- 
nement constitutionnel  ne  s'est  pas  encore  réellement  naturalisé 
en  Grèce;  après  vingt  ans  d'une  marche  troublée  et  imparfaite,  il 
s'est  écroulé  dans  une  catastrophe  qui  a  mis  le  pays  au  bord  de 
l'abîme.  Le  soulèvement  du  22  octobre  1862  a  révélé  les  plaies 
d'un  état  politique  bien  inférieur  à  celui  qui  s'était  manifesté  après 
le  3  septembre  1843.  Au  lieu  d'un  mouvement  légal,  on  a  vu  se 
produire  une  révolution;  l'ordre  qui  avait  été  conservé  alors  a  fait 
place  à  l'anarchie;  l'armée,  demeurée  intacte  après  le  mouvement 
constitutionnel,  est  tombée  en  dissolution;  l'administration  s'est 
désorganisée,  les  questions  de  personnes  se  sont  substituées  aux 
questions  de  principes.  Où  la  différence  des  deux  époques  est  la 
plus  frappante,  c'est  dans  la  comparaison  de  la  constituante  ac- 
tuelle avec  celle  de  1843  ;  les  vices  et  les  fautes  dont  l'assemblée 
d'il  y  a  vingt  ans  avait  su  se  préserver  ont  formé  les  caractères  les 
plus  saillans  de  la  conduite  de  celle  qui  cherche  maintenant  à  s'é- 
terniser, bien  que  son  mandat  soit  expiré  depuis  l'installation  du 
nouveau  roi.  Les  nobles  débats  de  la  première  constituante  ne  se 
sont  pas  renouvelés;  on  n'a  pour  ainsi  dire  assisté  qu'à  des  scènes 
de  déplorable  tumulte,  dégénérant  plus  d'une  fois  en  pugilat;  les 
anarchistes  sont  en  majorité  parmi  les  représentans ,  chez  qui  le 
patriotisme  semble  éteint  par  l'avidité  la  plus  vulgaire.  C'est  avec 
raison  que  le  sentiment  public  proteste  contre  les  actes  et  l'esprit 
d'une  assemblée  de  cette  nature,  qui  n'est  qu'une  fausse  représen- 
tation du  pays,  et  nous  doutons  qu'aucun  des  membres  qui  la  com- 
posent puisse  ouvrir  sans  confusion  le  recueil  des  procès -verbaux 
de  la 'constituante  de  1843.  Pour  conserver  la  conviction  que  la 
race  grecque  est  apte  à  la  liberté,  il  faut  depuis  un  an  détourner 

TOME  L.  —  1804.  22 


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338  R£VU£    DES   DEUX   MONDES. 

les  yeux  d'Athènes  pour  les  reporter  sur  les  Iles-Ioniennes;  mais 
dans  le  royaume  hellénique  on  ne  saurait  se  dissimuler  rinfériorité 
politique  de  la  génération  élevée  sous  la  royauté,  si  on  la  compare  à 
celle  qui  s'était  formée  dans  les  souffrances  de  la  tyrannie  étrangère 
et  les  épreuves  de  la  guerre  de  l'indépendance.  Sur  ce  point,  il  y  a 
eu  décadence,  tandis  qu'il  y  avait  progrès  dans  l'ordre  matériel  et 
dans'l'ordre  intellectuel.  Quelle  peut  être  la  cause  d'un  semblable 
contraste?  D'où  vient  l'échec  si  complet  de  l'expérience  du  régime 
constitutionnel  tentée  de  1843  à  1862  et  terminée  par  la  catastro- 
phe du  23  octobre?  Les  intrigues  étrangères  y  ont  eu  sans  doute 
une  part  considérable;  cependant  elles  ne  suffisent  pas  pour  l'expli- 
quer :  il  faut  qu'il  y  ait  eu  des  causes  intérieures  dont  la  responsa- 
bilité, comme  il  arrive  toujours,  doit  peser  en  partie  sur  la  royauté 
et  en  partie  sur  le  pays,  du  moins  sur  ses  hommes  politiques. 

Le  roi  Othon  était  un  prince  honnête,  qui  aimait  la  Grèce,  qui 
voulait  le  bien  de  son  pays  d'adoption,  qui  agissait  consciencieuse- 
ment dans  ce  qu'il  croyait  son  devoir  et  son  droit;  mais  il  suivait 
un  système  funeste  qu'il  n'avait  pas  créé,  qu'il  avait  reçu  tout  or- 
ganisé de  la  régence,  et  il  n'avait  pas  assez  de  fermeté  pour  rompre 
avec  les  traditions  de  ce  système.  Élevé  dans  un  pays  où  le  régime 
de  la  liberté  politique  n'était  pas  encore  en  vigueur,  formé  à  gou- 
verner sans  contrôle  et  sans  constitution  d'après  le  mode  absolutiste 
des  administrations  d'Armansberg  et  de  Ruydhart,  il  n'avait  jamais, 
quoiqu'il  en  eût  la  bonne  volonté,  pu  comprendre  le  rôle  véritable 
et  les  obligations  d'un  roi  constitutionnel.  Il  se  méprenait  sur  la 
nature  et  l'étendue  de  sa  prérogative  royale  à  tel  point  qu'il  croyait 
y  trouver  le  droit  de  prendre  et  de  laisser  ce  qu'il  voulait  dans  la 
charte  jurée  par  lui,  laquelle  ne  contenait  cependant  pas  d'article  14. 
Resté  Allemand  en  dépit  de  tous  ses  efforts  pour  devenu:  Grec,  et 
bîen  qu'en  1854  il  eût  un  moment  donné  des  gages  de  son  désir  de 
s'associer  aux  aspirations  nationales,  depuis  le  jour  de  son  avène- 
ment jusqu'à  celui  de  sa  chute,  il  n'avait  pas  réussi  à  sortir  de  la 
situation  d'un  prince  étranger  superposé  à  la  nation  hellénique  sans 
s'être  fondu  dans  ses  rangs. 

La  justice  oblige  de  reconnaître  qu'en  appelant  le  prince  Othon  de 
Bavière  au  trône  de  Grèce,  l'Europe  lui  avait  créé  de  sérieuses  diffi- 
cultés. En  se  décidant  à  constituer  chez  les  Hellènes  un  royaume  in- 
dépendant, une  partie  au  moins  des  puissances  qui  siégèrent  aux 
conférences  de  Londres  semble  avoir  cherché  à  placer  ce  royaume 
dans  des  conditions  où  il  ne  fût  pas  viable.  On  a  forcé  la  (Grèce  à  res- 
tituer aux  Turcs  des  contrées  qui  s'étaient  affranchies  du  joug  mu- 
sulman ;  on  n'assignait  qu'un  million  de  citoyens  au  royaume  grec, 
avec  un  territoire  dont  la  moitié  n'est  pas  susceptible  de  culture, 


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lA   GBECE   DEPUIS   LA   REYOLUTIOIi.  339 

tandis  qu'on  laissait  dans  la  part  des  Ottomans  tous  les  cantons  fer- 
tiles dont  les  produits  auraient  pu  devenir  une  source  de  revenus 
pour  le  gouvernement  hellénique.  Cependant  on  pouvait  vivre,  et 
tout  ce  que  la  nation  est  parvenue,  durant  ces  trente  années,  à  créer 
en  dehors  du  gouvernement  par  Tinitiative  des  particuliers  et  par 
la  puissance  de  Tesprit  d'association,  aussi  développé  chez  les  Grecs 
que  chez  les  Anglais,  donne  la  mesure  de  ce  qu'aurait  pu  faire  le 
pouvoir. 

Au  lieu  de  dépenser  une  partie  très  considérable  du  budget  à 
entretenir  une  armée  inactive,  trop  nombreuse  pour  le  chiffre  de  la 
.population  et  pour  les  revenus  de  l'état,  trop  faible  pour  enlever 
une  seule  province  à  la  Turquie,  on  pouvait,  en  adoptant  le  même 
système  que  la  Suisse,  en  ayant  seulement  un  très  petit  nombre  de 
soldats  en  service  permanent  et  une  landwehr  bien  exercée  par  des 
manœuvres  annuelles,  décupler  les  forces  militaires  du  pays  et  en 
même  temps  conserver  plusieurs  milliers  de  bras  à  l'agriculture, 
accroîti*e  les  forces  productives,  créer,  avec  une  partie  de  l'argent 
dépensé  pour  une  armée  insuffisante,  des  routes  qui  auraient  ré- 
pandu dans  les  provinces  les  plus  reculées  l'abondance  et  la  pros- 
périté. Au  lieu  d'entretenir  à  grands  frais  une  frégate,  trois  corvettes 
et  quelques  petits  bâtimens  à  voiles  et  à  vapeur,  on  pouvait  déve- 
lopper par  des  subventions  intelligentes  la  marine  à  vapeur  de  com- 
merce, qui  se  fondait  dans  le  port  de  Syra,  et  qui,  comptant  déjà 
douze  grands  navires  à  vapeur,  en  aurait  eu  bientôt  vingt  ou  trente 
avec  un  concours  actif  du  gouvernement,  de  telle  sorte  qu'en  cas  de 
guerre  elle  eût  fourni  bien  plus  de  ressources  en  bâtimens,  en  offi- 
ciers et  en  matelots  expérimentés,  que  ne  pouvait  en  donner  la  pe- 
tite marine  royale,  xiu  lieu  de  copier  la  centralisation  française  et 
de  couvrir  le  pays  des  rouages  compliqués  d'une  bureaucratie  qui, 
après  l'armée,  absorbe  la  presque  totalité  des  recettes,  la  royauté 
pouvait  créer  une  administration  simple  et  peu  coûteuse,  former  ses 
sujets  à  la  vie  politique  en  favorisant  le  développement  de  la  vie 
municipale,  à  laquelle  les  Grecs  sont  éminemment  aptes,  et  qui, 
préservée  sous  la  domination  turque,  a  été  détruite  par  la  régence. 
En  agissant  de  cette  manière,  elle  eût  notablement  augmenté  la 
puissance  morale  du  pays,  et  lui  eût  acquis  plus  de  sympathies  en 
Europe.  Elle  eût  ouvert  sans  violence  l'avenir  d'agrandissement  que 
rêve  la  Grèce  en  ajoutant  à  tous  les  élémens  de  dissolution  qui  mi- 
nent rempu*e  ottoman  l'exemple,  donné  à  ses  portes,  d'un  bon  gou- 
vernement, auquel  toutes  les  provinces  esclaves  auraient  tendu  à 
se  réunir;  elle  eût  opposé  enfin  un  argument  irréfutable  aux  poli- 
tiques qui  croient  à  la  nécessité  du  maintien  de  la  Turquie  pour 
l'équilibre  de  l'Europe  en  prouvant  la  possibilité  de  former  avec  les 
populations  orientales  elles-mêmes  des  états  forts  et  prospères  qui 


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340  REVUE   DES   DEDX    UONOES. 

puissent  garantir  le  Bosphore  contre  les  tentatives  de  toute  ambition 
conquérante. 

Convaincu  que  son  devoir  de  souverain  était  d'empêcher  toute 
opposition,  même  l'opposition  légale,  le  roi  Othon  n'a  jamais  voulu 
laisser  au  peuple  grec  la  liberté  des  élections.  Non-seulement  le  sys- 
tème des  candidatures  officielles  florissait  dans  le  royaume  hellé- 
nique, mais  l'administration  ne  se  bornait  pas,  quand  elle  voyait 
l'opposition  prendre  des  forces  sur  un  point,  à  une  simple  pression 
morale:  elle  allait  jusqu'aux  actes  matériels.  En  1857,  un  Anglais 
distingué,  M.  Nassau  Senior,  donnait  à  ce  sujet  quelques  détails  qu'il 
est  utile  de  reproduire,  et  nous  pouvons,  ayant  assisté  à  des  opéra- 
tions électorales  en  Grèce  dans  l'automne  de  1859,  attester  l'exac- 
titude de  ses  assertions.  «  Il  est  avéré  que  pendant  la  nuit  on  viole 
le  secret  des  urnes;  si  on  craint  qu'elles  ne  contiennent  pas  le  nom 
du  candidat  officiel,  on  y  introduit  des  bulletins  plus  corrects.  Quel- 
quefois on  glisse  dans  l'urne  des  bulletins  qui  portent  les  noms  des 
candidats  bien  pensans  avant  que  le  vote  ait  commencé.  Lors  de 
la  dernière  élection,  on  s'y  est  pris  si  grossièrement,  dans  certaines 
circonscriptions,  que  les  urnes  ont  contenu  plus  de  bulletins  qu'il 
n*y  avait  d'électeurs  inscrits.  On  s'est  arrangé  pour  empêcher  toute 
candidature  gênante...  Je  sais  beaucoup  d'élections  dans  lesquelles 
les  salles  du  vote  étaient  assiégées  par  des  bandes  de  gens  armés 
qui  empêchaient  les  électeurs  favorables  aux  candidats  ennemis  de 
la  cour  d'approcher  des  urnes.  » 

Les  ministres  n'étaient  réellement  que  des  commis  d'un  rang  su- 
périeur, travaillant  sous  les  yeux  du  roi  et  d'après  ses  ordres.  A 
part  un  -ministère  de  quelques  mois  présidé  par  M.  Metaxa,  et  qui 
suivit  la  révolution  du  3  septembre,  ainsi  qu'un  autre  ministère, 
également  court,  dirigé  par  M.  Mavrocordatos,  à  part  les  premiers 
temps  du  ministère  de  Colettis  avant  sa  rupture  avec  M.  Metaxa, 
le  ministère  de  l'amiral  Canaris  en  1848,  et  le  nouveau  ministère 
de  M.  Mavrocordatos,  imposé  en  1854  par  l'occupation  anglo-fran- 
çaise, la  Grèce,  en  dix-neuf  ans  de  possession  nominale  du  régime 
parlementaire,  n'a  jamais  vu  fonctionner  un  cabinet  vraiment  con- 
stitutionnel, gouvernant  par  lui-même  et  sous  sa  propre  responsa- 
bilité. Préoccupé  par-dessus  tout  du  droit,  qui  lui  appartenait  en 
effet  d'après  la  constitution,  de  choisir  ses  ministres  lui-même,  le 
roi  Othon,  pour  les  appeler  au  pouvoir,  ne  consultait  ni  les  chambres 
ni  le  pays.  Il  prenait  à  droite  et  à  gauche  des  hommes  sans  rap- 
ports antérieurs  les  uns  avec  les  autres,  mais  qui  lui  paraissaient 
propres  à  diriger  telle  branche  de  l'administration,  et  formait  ainsi 
des  cabinets  sans  homogénéité,  ne  représentant  ni  partis  ni  idées. 
Aussi  ces  ministères  laissaient-ils  toujours  apercevoir  la  personne 
du  prince  agissant  derrière  eux;  la  responsabilité  ministérielle  était 


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LA   GRÈCE    DEPUIS    LA    RÉVOLUTION.  3Û1 

devenue  une  fiction  à  laquelle  personne  n'attachait  de  valeur,  et  Ton 
avait  vu  se  poser  une  question  bien  grave,  qui  conduit  infaillible- 
ment les  peuples  à  de  grandes  crises  politiques,  la  question  de  la 
part  qui  doit  revenir  au  souverain  dans  le  gouvernement. 

Quoique  amoureux  de  la  liberté  autant  que  Tétaient  leurs  ancêtres, 
les  Grecs  (nous  parlons  ici  de  la  nation  même  et  non  de  quelques 
brouillons),  sentant  parfaitement  le  besoin  d'ordre  et  d'autorité  dans 
une  époque  de  formation  comme  celle  qu'ils  traversent,  se  seraient 
facilement  soumis  pour  un  certain  temps  au  gouvernement  absolu, 
s'ils  avaient  senti  découler  de  ce  gouvernement  des  bienfaits  réels; 
mais  il  eût  fallu  pour  cela  une  intelligence  des  intérêts  du  pays  plus 
juste  que  ne  se  l'était  formée  la  royauté  bavaroise.  Othon  I",  qui 
eût  pu  faire,  s'il  l'eût  voulu,  un  excellent  roi  constitutionnel,  n'a- 
vait d'ailleurs  aucune  des  qualités  ni  aucun  des  vices  qui  permet- 
tent aux  despotes  de  réussir  et  de  durer.  Il  n'avait  ni  la  promptitude 
de  résolution  ni  l'énergie  nécessaire  au  rôle  d'un  monarque  ab- 
solu. Sans  doute  son  gouvernement  a  donné  à  la  Grèce  une  pros- 
périté matérielle  qu'elle  ne  connaissait  pas  depuis  quatre  siècles, 
mais  cette  administration  ne  valait  que  par  comparaison  avec  celle 
qui  l'avait  précédée.  C'était  le  type  d'un  bon  gouvernement  à  la 
turque;  or  ce  n'est  pas  ce  que  la  Grèce  espérait  en  demandant  un 
roi  à  l'Europe.  Le  principal  défaut  du  pouvoir  royal  c'était  l'absence 
de  tout  système  régulier  et  de  principes  fixes;  il  vivait  au  jour  le 
jour,  faisant  face  à  la  difficulté  du  moment  sans  rien  prévoir  et  sans 
rien  fonder.  Au  lieu  de  chercher  à  diminuer  l'esprit  de  personnalité 
dans  les  hommes  politiques,  il  l'excitait  en  laissant  de  côté  les  ques- 
tions plus  élevées,  en  opposant  les  personnes  aux  personnes,  en  s'ef- 
forçant  uniquement  de  neutraliser  et  d'user  les  ambitions  par  les  am- 
bitions. Le  pouvoir  s'abaissait  en  devenant  le  prix  de  l'intrigue,  au 
lieu  d'être  la  récompense  des  services  administratifs,  des  capacités 
politiques  ou  même  des  talens  oratoires.  Le  prestige  de  la  royauté 
s'affaiblissait  par  son  immixtion  dans  les  affaires  journalières,  même 
les  moins  dignes.  Comment  le  respect  de  la  loi  aurait-il  passé  dans 
le  peuple,  puisqu'il  n'était  pas  dans  le  gouvernement?  La  moralité 
publique  ne  s'élevait  pas  non  plus,  puisque  les  protestations  les 
plus  mensongères  de  dévouement  à  la  personne  du  souverain  suffi- 
saient pour  couvrir  tle  toute  punition  les  fonctionnaires  prévarica- 
teurs. L'impunité  était  assurée  à  ceux  qui  savaient  se  rendre  assez 
puissans  pour  se  faire  craindre.  Une  déplorable  habitude  d'amnis- 
ties continuelles  rendait  la  répression  des  crimes  illusoire;  les  re- 
commandations de  personnages  politiques  dont  on  avait  besoin  dans 
le  moment  arrachaient  presque  toujours  les  coupables  au  cours  ré- 
gulier de  la  justice,  et  par  contre,  si  les  mauvais  demeuraient  im- 
punis, les  bons  étaient  sans  récompense.  Impuissant  à  réprimer,  le 


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3Â2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

gouvernement  pactisait  à  toute  heure  avec  le  brigandage  et  la  ré- 
bellion; à  la  fois  obstiné  et  faible,  il  n*accordait  rien  aux  demandes 
légales  et  cédait  tout  à  la  révolte.  Lorsqu'un  chef  de  parti  voulait 
être  appelé  dans  le  cabinet,  il  soudoyait  des  bandes;  lorsqu'un  ofB- 
cier  désirait  de  l'avancement,  il  insurgeait  ses  soldats.  On  le  voit, 
si  le  gouvernement  de  la  Grèce  était  absolu  sous  une  apparence 
constitutionnelle,  les  rênes  en  étaient  tenues  par  une  main  sans 
force  qui  voulait  tout  faire  et  ne  faisait  rien,  qui  tentait  de  diriger 
et  n'y  réussissait  pas.  Les  vices  de  la  royauté  bavaroise  n'étaient 
autres,  il  est  vrai ,  que  ceux  de  la  classe  politique  de  la  Grèce,  et 
une  large  part  de  responsabilité  retombe  ainsi  sur  les  hommes  d'é- 
tat indigènes;  mais  c'est  justement  en  prenant  l'empreinte  des  dé- 
fauts de  son  peuple  que  cette  royauté  a  complètement  manqué  à  la 
mission  qui  lui  avait  été  confiée.  Dans  un  pays  naissant,  une  royauté 
d'origine  européenne  avait  à  remplir  le  rôle  d'initiatrice  et  de  guide 
de  la  nation;  elle  devait  conduire  le  peuple  grec  et  le  former,  non 
se  mettre  à  sa  remorque  en  se  modelant  sur  ses  vices.  Si  elle  eût,  en 
suivant  cette  voie,  rencontré  des  difficultés  sérieuses  et  de  graves 
résistances,  la  masse  du  pays,  qui  veut  l'ordre  et  le  progrès  dans  la 
civilisation,  l'aurait  soutenue  et  lui  aurait  permis  de  triompher  des 
obstacles  :  dans  une  durée  de  trente  ans,  elle  eût  pu  faire  beaucoup 
pour  moraliser  les  classes  supérieures  et  pour  diminuer  les  défauts 
des  hommes  politiques  en  leur  donnant  de  meilleures  habitudes;  au 
contraire,  elle  n'a  fait  que  développer  les  vices  de  ces  hommes,  en 
leur  laissant  le  champ  libre  et  en  leur  permettant  de  continuer 
toutes  les  mauvaises  traditions  du  régime  turc. 

Ce  n'est  point  du  reste  les  hommes  qui  se  sont  emparés  du  pou- 
voir après  la  révolution  d'octobre  1862,  et  sur  lesquels  pèse  la  for- 
midable responsabilité  de  tous  les  excès  des  dix-huit  derniers  mois, 
qui  ont  le  droit  de  jeter  la  pierre  au  roi  Othon  et  à  son  gouverne- 
ment. A  part  quelques  jeunes  écervelés  à  peine  échappés  du  col- 
lège et  imbus  d'idées  révolutionnaires  incompatibles  avec  l'existence 
de  tout  gouvernement  régulier,  ils  avaient  été  jadis  les  principaux 
organes  du  système  contre  lequel  ils  déclamaient  avec  tant  d'ardeur, 
et  leur  opposition  venait  seulement  de  ce  que  le  roi  les  avait  laissés 
de  côté  pour  prendre  d'autres  instrumens.  Maîtres  de  l'autorité,  ils 
en  ont  honteusement  abusé;  ils  ont  écrasé  la  Grèce  sous  une  dicta- 
ture tyrannique,  sans  justifier  leur  despotisme  par  une  administra- 
tion régulière  et  par  le  maintien  de  l'ordre  ;  ils  ont  faussé  les  élec- 
tions avec  impudence  et  repris  à  leur  profit  toutes  les  mauvaises 
traditions  du  pouvoir  déchu,  en  les  poussant  à  un  degré  d'audace 
inconnu  jusque-là.  D'ailleurs  ces  hommes,  qui  s'intitulent  pom- 
peusement les  libérateurs  du  pays  et  veulent  exclure  tous  les  au- 
tres des  affaires,  s'attribuent  bien  à  tort  un  événement  qui  n'a  été 


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LA   GRECE   DEPUIS   LA   RÉVOLUTION.  343 

Tœuvre  exclusive  d'aucune  faction.  Ce  ne  sont  ni  les  conspirateurs 
ni  les  étudians  ameutés,  ni  les  quelques  centaines  de  soldats  avi- 
nés par  lesquels  a  été  proclamé  M.  Boulgaris,  qui  ont  renversé  la 
royauté  bavaroise  :  c'est  le  pays  tout  entier,  sans  distinction  de 
partis. 

Si  le  roi  Othon  avait  montré  plus  de  fermeté  dans  l'exercice  du 
pouvoir,  plus  de  respect  des- principes  constitutionnels,  s'il  avait  ac- 
cordé les  réformes  libérales  que  réclamait  la  Grèce  quand  il  pou- 
vait encore  le  faire  avec  honneur,  s'il  n'avait  pas  rejeté  l'opposition 
dans  la  rue  en  l'excluant  violemment  des  chambres,  s'il  avait  su 
réprimer  l'indiscipline  de  l'armée  et  tenir  les  promesses  qu'il  avait 
faites  après  l'insurrection  de  Nauplie,  il  serait  encore  aujourd'hui 
paisiblement  assis  sur  son  trône.  Les  révolutionnaires,  le  voyant  ap- 
puyé sur  le  sentiment  national,  n'auraient  pas  levé  la  tête,  ou,  s'ils 
l'avaient  tenté,  le  peuple  grec  se  serait  armé  contre  eux,  comme  il 
l'avait  fait  lors  des  soulèvemens  successifs  de  l'Acamanie,  de  Lé- 
pante,  dé  la  Phthiotide  et  de  l'Eubée,  de  la  Messénie,  du  Magne, 
de  Nauplie  enfin  et  des  îles  de  l'Archipel  en  1862.  Il  n'y  avait  pas, 
il  est  vrai,  de  dévouement  pour  la  personne  du  roi  Othon,  pas 
d'affection  pour  son  gouvernement  :  le  mécontentement  était  par- 
tout; mais  la  nation,  avec  un  grand  bon  sens,  maintenait,  sans  l'ai- 
mer, le  pouvoir  par  attachement  à  l'ordre  légal  et  dans  l'espoh: 
d'un  avenir  meilleur.  On  espérait  que  le  malentendu  qui,  depuis  le 
premier  jour  de  la  monarchie,  existait  entre  le  prince  et  le  peuple, 
irait  en  s'effaçant  de  plus  en  plus,  que  le  roi,  éclairé  sur  les  dangers 
de  sa  situation,  finirait  par  entrevoir  l'abîme  qui  s'ouvrait  sous  ses 
pieds,  qu'en  un  mot  il  réformerait  son  gouvernement.  Après  trente 
ans  d'attente,  lorsque  la  patience  fut  lassée,  lorsque  l'espoir  d'un 
changement  de  systèçie  eut  disparu ,  la  plupart  des  hommes  hon- 
nêtes et  capables  se  retirèrent  de  la  vie  publique,  le  pays  cessa  de 
soutenir  la  royauté,  et  la  révolution  s'accomplit  sans  combat  2  les 
«  hommes  du  23  octobre  »  n'eurent  d'autre  peine  que  de  s'emparer 
par  surprise  du  pouvoir  tombé  sous  le  poids  de  ses  propres  fautes. 

Les  avertissemens  n'avaient  pourtant  pas  manqué  à  la  royauté 
bavaroise  :  dans  l'espace  d'une  année,  on  avait  vu  se  succéder  trois 
conspirations,  comptant  dans  leurs  rangs  quelques-uns  des  officiers 
les  plus  distingués  de  l'armée  et  des  hommes  politiques  les  plus 
considérables;  l'attentat  commis  sur  la  personne  de  la  reine,  s'il  ne 
pouvait  en  bonne  justice  être  attribué  à  aucun  parti,  prouvait  du 
moins  à  quel  degré  d'exaltation  en  étaient  venus  les  esprits.  Au 
commencement  de  1862,  la  garnison  de  la  plus  importante  place 
de  guerre  du  royaume  hellénique  s'était  soulevée  au  nom  des 
réformes  constitutionnelles,  avait  derrière  ses  remparts  tenu  en 
échec  trois  mois  entiers  toutes  les  forces  de  la  monarchie ,  et  n'a- 


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344  RETUE    DES    DEUX    MONDES. 

vait  été  réduite  à  l'obéissance  que  par  une  transaction  ;  des  mou— 
vemens  graves  à  Syra,  c'est-à-dire  dans  la  première  cité  commer- 
ciale de  la  Grèce,  à  Athènes  môme,  avaient  coïncidé  avec  la  révolte 
de  Nauplie.  Le  cabinet  Miaoulis  avait  dû  se  retirer  après  de  vaines 
tentatives  pour  faire  comprendre  au  roi  Othon,  dont  il  partageait 
l'impopularité ,  la  nécessité  de  sortir  d'une  voie  qui  menait  infail- 
liblement à  la  catastrophe.  Le  ministère  Colocotronis,  qui  lui  avait 
succédé,  se  débattait  à  la  fois  contre  les  partis  de  plus  en  plus 
animés  et  contre  l'obstination  royale ,  sans  arriver  à  faire  plus  que 
ses  prédécesseurs.  Depuis  que  l'insurrection  de  Nauplie  s'était  ter- 
minée sans  amener  aucun  changement,  l'imminence  d'une  crise 
encore  plus  grave  ne  pouvait  être  méconnue  de  personne.  Aussi  les 
intrigues  les  plus  contradictoires  se  croisaient,  poussées  avec  une 
inconcevable  activité.  Le  roi  lui-même  conspirait  avec  le-parti  d'ac- 
tion italien  pour  détourner  vers  une  entreprise  extérieure  l'agita- 
tion des  esprits  et  pour  éviter  ainsi  la  nécessité  d'accorder  des  ré- 
formes libérales.  Des  agens  parcouraient  la  Turquie  afin  d'y  préparer 
un  soulèvement,  tandis  qu'une  correspondance  suivie  s'échangeait 
entre  Caprera  et  le  palais  d'Athènes.  Lorsqu'en  1862  Garibaldi  se 
rendit  en  Sicile,  une  portion  de  la  flotte  grecque  vint  jusqu'à  la 
pointe  méridionale  du  Péloponèse  pour  l'attendre  et  l'escorter  en 
Orient;  mais  le  célèbre  agitateur  changeait  bientôt  de  projets  et  se 
lançait  dans  la  folle  entreprise  qui  le  conduisit  à  l'échec  d'Aspro- 
monte.  Une  autre  intrigue,  ourdie  aussi  dans  le  palais  même,  ten- 
dait à  faire  passer  le  sceptre  de  la  maison  de  Wittelsbach  dans  celle 
d'Oldenbourg,  à  laquelle  appartenait  la  reine  Amélie.  En  revanche, 
la  légation  de  Bavière  était  en  relations  étroites  avec  les  révolu- 
tionnaires :  elle  les  flattait,  les  encourageait,  s'eflbrçait  de  leur 
servir  de  centre;  espérant  sauver  la  dynastie  en  sacrifiant  le  roi,  elle 
poussait  à  un  mouvement  qui  contraignît  Othon  à  abdiquer  en  fa- 
veur d'un  de  ses  neveux,  fils  du  prince  Luitpold.  Les  autres  am- 
bassades, au  lieu  de  chercher  à  détourner  la  crise,  travaillaient  à  en 
tirer  parti.  La  Turquie  fomentait  le  désordre  uniquement  pour  le 
désordre,  son  intérêt  étant  d'entraver  le  progrès,  qui,  en  se  déve- 
loppant en  Grèce,  devient  un  danger  pour  elle;  la  légation  d'Italie 
accueillait  les  mécontens  qui  parlaient  d'appeler  au  trône  un  prince 
de  la  maison  de  Savoie.  Quant  à  la  Russie,  elle  intriguait  en  faveur  du 
duc  de  Leuchtenberg,  un  prétendant  de  religion  grecque,  neveu  du 
roi  Othon,  proche  parent  du  tsar  et  de  l'empereur  des  Français ,  et 
la  légation  de  France,  si  elle  ne  s'associait  pas  activement  à  toutes 
ces  intrigues,  les  voyait  du  moins  d'un  œil  favorable.  Enfin  l'An- 
gleterre ne  s'endormait  pas  non  plus  ;  inactive  en  apparence,  elle 
ourdissait  une  trame  encore  plus  serrée  et  préparait  sous  main  la 
candidature  du  prince  Alfred.  Partis  intérieurs  et  gouvernemens 

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LA   GRÈCE    DEPUIS    LA    RÉVOLUTION.  3&5 

étrangers,  tous  étaient  d'accord  pour  porter  le  dernier  coup  à  une 
monarchie  qui  se  mourait;  mais  les  divisions  commençaient  dès 
qu  il  s'agissait  d'édifier  quelque  chose  à  la  place. 

L'Europe  a  vu  tant  de  révolutions  depuis  soixante-dix  ans  que 
les  événemens  de  ce  genre  n'offrent  plus  rien  de  nouveau  et  revien- 
nent toujours  à  deux  types  bien  connus,  les  mouvemens  partant  de 
la  capitale  à  la  façon  française  et  les  pronunciamenios  débutant 
dans  les  provinces  à  la  mode  espagnole  :  c'est  à  ce  dernier  type 
qu'appartient  la  révolution  de  Grèce.  Dans  le  courant  du  mois  d'oc- 
tobre 1862,  on  apprit  à  Athènes,  avec  certitude,  qu'un  mouve- 
ment était  sur  le  point  d'éclater  en  Acarnanie.  Aussitôt  le  roi  Othon, 
comptant  que  sa  seule  présence  suffirait  pour  déjouer  les  projets 
révolutionnaires,  résolut,  malgré  les  conseils  de  ses  ministres  et 
ceux  des  légations  étrangères,  de  se  rendre  à  Missolonghi  avec  une 
frégate  et  quelques  petits  bàtimens,  en  visitant  sur  sa  route  les  villes 
des  côtes  du  Péloponèse.  Il  était  à  peine  arrivé  à  Calamata,  lorsque, 
le  là  octobre,  le  général  Théodore  Grivas,  vieux  capitaine  de  parti- 
sans, indiscipliné,  ambitieux  et  avide,  véritable  seigneur  féodal 
d'une  grande  portion  de  l' Acarnanie,  que  Golettis  appelait  jadis  son 
((  tigre  en  laisse,  »  insurgea  la  garnison  de  Vonitza,  la  réunit  à  ses 
pallikares,  puis  marcha  sur  Missolonghi,  où  il  entra  le  lendemain 
sans  coup  férir  et  proclama  la  déchéance  d' Othon  I*^  Lépante  et  les 
deux  châteaux  de  Roumélie  et  de  Morée  se  prononcèrent  en  même 
temps,  comme  on  dit  en  Espagne.  Une  barque  porta  à  Patras  la 
nouvelle  des  événemens  d' Acarnanie;  cette  importante  place  de 
commerce  n'hésita  point  à  se  joindre  au  mouvement,  et  le  17  les 
principaux  négocians,  s'étant  réunis,  formèrent  un  gouvernement 
provisoire  à  la  tête  duquel  fut  placé  M.  Benizelos  Roufos,  l'un  des 
plus  grands  propriétaires  du  Péloponèse.  L'insurrection  s'étendit  de 
proche  en  proche  sur  les  rivages  du  golfe  de  Lépante,  sans  rencon- 
trer d'opposition  nulle  part,  et  atteignit  enfin  Gorinthe,  où  le  gou- 
vernement avait  intercepté  le  télégraphe  électrique  pour  empêcher 
les  nouvelles  des  provinces  occidentales  de  parvenir  à  Athènes  avant 
le  retour  du  roi,  que  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  Ghatziskos,  était 
allé  chercher  en  toute  hâte  sur  les  côtes  de  la  Messénie. 

Aussitôt  maîtres  de  Gorinthe,  les  révoltés  envoyèrent  à  leurs  amis 
d'Athènes  des  dépêches  qui  se  répandirent  immédiatement  dans  la 
ville.  G'était  le  22  octobre  au  matin;  toute  la  journée,  la  capitale  de 
l'état  hellénique  présenta  l'aspect  de  la  plus  vive  agitation.  Des  ras- 
semblemens  tumultueux  se  formaient  dans  les  rues,  sur  les  places, 
et  des  orateurs  montés  sur  des  chaises  y  donnaient  lecture  des  nou- 
velles reçues  de  Missolonghi,  de  Patras  et  de  Gorinthe.  L'attitude 
des  troupes  était  si  peu  douteuse  qu'on  n'osait  pas  les  faire  sortir 
de  leurs  casernes;  le  cabinet,  réuni  au  ministère  de  la  guerre,  dé- 


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346  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

libérait,  mais  il  ne  parvenait  à  prendre  aucune  mesure  de  résis- 
tance, car  il  ne  trouvait  nulle  part  un  point  d'appui,  et  le  bâtiment 
qui  portait  le  roi,  toujours  attendu,  n'apparaissait  point  à  rhorizon. 
A  sept  heures  du  soir,  les  soldats  donnèrent  le  signal  de  la  révolte 
ouverte;  malgré  les  efforts  des  officiers  supérieurs  pour  les  retenir, 
ils  parcoururent  les  rues  en  criant  :  «  Vive  la  liberté  I  à  bas  Othon!  » 
et  fraternisèrent  avec  la  population,  qui  commençait  à  s'armer.  La 
révolution  était  accomplie. 

En  ces  jours  de  péril,  le  peuple  sut  ne  poi^t  se  prêter  aux  ex- 
citations de  certains  hommes  qui  voulaient  le  pousser  à  d'autres 
excès.  On  n'eut  à  déplorer  qu'une  seule  mort,  celle  du  commandant 
du  Pirée,  M.  Karayannopoulos,  tué  d'un  coup  de  pistolet  par  un 
des  conspirateurs  de  l'armée  au  moment  où  il  essayait  de  haranguer 
ses  soldats  en  faveur  du  roi.  Malgré  le  désordre  inévitable  d'une 
crise  de  cette  nature,  on  ne  vit  se  produire  aucun  des  faits  honteux 
ou  sanglans  qui  ont  trop  souvent  souillé  les  troubles  politiques  de 
diverses  nations.  Le  palais  ne  fut  pas  pillé  comme  les  Tuileries  en 
février  1848;  la  nuit  même  du  mouvement,  tous  les  objets  apparte- 
nant au  roi  et  à  la  reine,  argenterie  et  diamans,  furent  inventoriés 
par  les  chefs  des  insurgés,  conjointement  avec  le  secrétaire  du  roi, 
M.  le  baron  de  Wendland,  et  rendus  aux  souverains  déchus.  Les 
fermes  de  Liosia  et  de  Tabakika,  propriétés  particulières  de  la  reine, 
ne  furent  ni  menacées  de  pillage,  ni  confisquées;  encore  aujour- 
d'hui elles  sont  paisiblement  administrées  pour  elle  par  un  homme 
d'affaires.  Les  serviteurs  de  la  couronne  et  les  ministres  ne  furent 
l'objet  d'aucune  violence  personnelle;  tous  les  Allemands  qui  s'é- 
taient établis  dans  le  pays  à  la  suite  des  souverains  et  qui  voulurent 
Y  rester  conservèrent  leurs  positions;  la  colonie  bavaroise  d'Hira- 
klion  ne  fut  point  inquiétée.  Au  milieu  même  de  la  confusion  du 
premier  jour,  des  élémens  de  résistance  à  l'anarchie  se  groupaient 
spontanément  et  veillaient  à  la  sûreté  publique.  Les  étudians  de 
l'université  formaient  sous  le  commandement  de  leurs  professeurs, 
et  d'après  le  conseil  de  M.  MavrocordîCtos,  une  légion  académique, 
occupaient  les  portes  de  la  ville,  faisaient  la  police  et  contenaient  les 
soldats  débandés.  En  même  temps  la  garde  nationale  s'organisait. 

A  côté  de  ces  faits  sérieux  et  honorables  pour  le  peuple  grec,  on 
vit,  dans  la  révolution  d'Athènes,  éclater  le  côté  d'enfantillage  dont 
est  encore  empreint  le  caractère  de  cette  nation.  A  entendre  la  fu- 
sillade désordonnée  dont  la  ville  retentit  sans  interruption  pendant 
la  nuit  du  22  au  23  octobre  et  la  journée  suivante,  on  eût  pu  croire 
qu'un  combat  des  plus  vifs  se  livrait  dans  les  rues.  11  n'en  était 
rien  cependant;  mais  les  Grecs,  comme  tous  les  Orientaux,  ont  la 
passion  du  bruit  et  surtout  des  coups  de  feu  :  pour  eux,  la  révo- 
lution était  un  jour  de  fête,  ils  brûlaient  de  la  poudre  en  signe  de 

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LA   GRÈCE    DEPUIS   LA    REVOLUTION.  347 

réjouissance  et  prenaient  pour  cibles  les  chenainées  des  maisons, 
ainsi  que  les  lanternes  à  gaz,  récemment  établies  (1).  Les  plus  à 
plaindre  sans  contredit  pendant  ces  journées  d'octobre ,  ce  furent 
les  cochers  de  fiacre,  qui  se  virent  forcés  de  promener  gratis  et  en 
armes  les  gens  du  peuple  et  les  soldats. 

Nous  avons  déjà  fait  remarquer  que  la  révolution  d'Athènes  se 
rattachait  beaucoup  plus  au  type  des  pronunciamentos  espagnols 
qu'à  celui  des  révolutions  françaises.  La  principale  différence  entre 
ces  deux  espèces  d'évolutions  violentes  dans  l'ordre  politique  réside 
en  ce  pomt,  que  les  influences  diplomatiques  ont  une  grande  part 
à  la  naissance  et  à  la  direction  des  pronunciamentos  y  tandis  que  les 
révolutions  du  type  français,  bonnes  ou  mauvaises,  sont  plus  so- 
ciales que  politiques,  et  sortent  par  conséquent  du  pays  lui-même, 
sans  que  l'action  étrangère  puisse  les  entraver  ou  en  changer  la 
tendance.  On  vient  de  voir  dans  quel  chaos  d'intrigues  les  puis- 
sances européennes  s'étaient  jetées  à  l'approche  de  là  chute  du  roi 
Othon;  dans  une  semblable  situation,  le  succès  et  le  pouvoir  de- 
vaient être  le  prix  de  la  course,  et  bien  habile  eût  été  celui  qui  le 
matin  du  22  octobre  eût  pu  prévoir  lequel  des  projets  de  l'Italie,  de 
la  Russie  ou  de  l'Angleterre  allait  triompher  quelques  heures  plus 
tard.  Théodore  Grivas,  l'ancien  ami  de  Colettis,  avait  toujours  ap- 
partenu au  parti  français,  et  s'était  montré  un  adversaire  déter- 
miné de  l'influence  de  la  Grande-Bretagne  :  ce  n'était  donc  pas 
l'intrigue  anglaise  qui  s'était  mise  à  la  tête  du  mouvement  à  son 
début  dans  l'Acarnanie.  Lorsque  Athènes  se  souleva  à  son  tour,  il 
n'y  avait  pas  encore  de  direction  politique  déterminée,  et  les  diffé- 
rens  partis  avaient  des  chances  égales  d'arriver  au  pouvoir.  Pour- 
tant, la  crise  une  fois  ouverte,  les  amis  de  l'Angleterre  furent  le  plus 
vite  prêts  et  montrèrent  le  plus  d'activité.  Le  vieil  amiral  Canaris, 
qui  était  de  tous  les  opposans  le  plus  populaire  et  eût  pu  diriger 
le  mouvement  dans  un  sens  favorable  à  la  France ,  hésita  devant 
la  responsabilité  d'une  révolution  complète;  pendant  qu'il  délibé- 
rait avec  ses  amis,  M.  Boulgaris,  plus  audacieux  avec  moins  de 
scrupules,  le  gagna  de  vitesse,  et,  soutenu  par  quelques  soldats  en 
désordre  et  par  les  hommes  du  parti  le  plus  avancé,  se  proclama 
chef  du  gouvernement  provisoire.  La  nécessité  d'une  autorité  quel- 

(I)  C'est  ce  que  racontait  sous  une  forme  plaisante  une  chanson  qui  était  encore 
très  populaire  à  Athènes  au  mois  d'octobre  1863  :  «  En  une  seule  nuit,  ne  trouvant  pas 
de  résistance,  ils  ont  taillé  en  pièces  au  lieu  d'ennemis  tous  les  réverbères  de  la  capitale.  » 

*Ev  (iiqji  wxtI  xai  (J.6vi(], 
'AvTiaraaewc  \l^  oOotic» 
'EdiroTav  àpei(tav(ovc 
Toù;  çovoùç  TTJ;  irpcinevouorric. 


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348  REVUE    DES   DEUX   3I0NDES. 

conque  le  fit  aussitôt  reconnaître,  et  c'est  ainsi  que  la  révolution  de 
Grèce  tomba  sous  TinQuence  exclusive  de  la  légation  britannique. 

Le  2â  au  matin,  la  frégate  royale  mouilla  dans  le  port  du  Pirée. 
Le  roi  apprit  en  y  arrivant  que  la  révolution  était  accomplie,  et  qu'il 
lui  était  impossible  de  rentrer  dans  son  palais.  Il  vit  bientôt  venir 
à  son  bord  les  représentans  des  puissances  européennes  accrédités 
auprès  de  lui,  qui,  loin  de  l'encourager,  lui  donnèrent  tous,  et  ce- 
lui de  Bavière  plus  vivement  que  les  autres,  le  conseil  de  partir  en 
renonçant  à  la  lutte.  Tout  cependant  n'était  peut-être  pas  fini  pour 
le  roi  Othon.  Les  paysans  de  certaines  provinces  se  seraient  levés 
à  sa  voix,  plusieurs  garnisons  importantes,  entre  autres  celle  de 
Nauplie,  demeuraient  fidèles;  en  s' enfermant  dans  cette  place,  la 
royauté  bavaroise  pouvait  conjurer  encore  la  mauvaise  fortune,  ou 
du  moins  donner  à  sa  chute  un  éclat  chevaleresque.  La  reine,  avec 
son  énergie  virile,  et  les  officiers  qui  entouraient  le  roi  le  pressaient 
de  prendre  ce  parti;  mais  la  bonté  faible  et  timide  d' Othon  recula 
devant  l'effusion  du  sang  :  il  considéra  sa  cause  comme  perdue, 
et,  acceptant  l'arrêt  de  déchéance  prononcé  par  l'insurrection,  il 
passa  sur  une  frégate  anglaise  qui  le  transporta  bientôt  à  Trieste. 

Qu'a  gagné  jusqu'à  présent  la  Grèce  à  cette  révolution  qui  l'oblige 
à  recommencer,  avec  beaucoup  plus  de  difficultés  qu'à  ses  débuts, 
l'essai  d'une  nouvelle  royauté?  Peut-être  une  expérience  salutaire, 
—  un  des  proverbes  les  plus  répandus  dans  le  peuple  hellène  ne 
dit-il  pas  que  «  les  souffrances  sont  des  leçons,  »  'rot  iraOvîjxaTa  [xa- 
Ô7)(jLaTa?  —  puis  l'annexion  des  Iles-Ioniennes.  Cette  adjonction  de 
territoire  apportera  en  Grèce  des  élémens  nouveaux;  elle  fera  en- 
trer dans  ses  assemblées  délibérantes  des  hommes  formés  à  la  vie 
parlementaire,  et  qui  relèveront  le  drapeau  des  principes  de  la  vraie 
liberté.  Ce  qui  manque  aujourd'hui  à  la  Grèce,  ce  n'est  ni  la  bonne 
volonté  ni  les  forces  nécessaires  pour  réagir  contre  l'anarchie  révo- 
lutionnaire :  ce  sont  des  chefs  qui  lui  montrent  le  vrai  chemin  et 
qui  pensent  au*  pays,  au  lieu  de  se  préoccuper  exclusivement  de 
leurs  intérêts.  Les  sept  îles  les  lui  fourniront,  car  les  Ioniens  ont 
fait  leurs  preuves  dans  une  lutte  inégale  de  dix  ans,  sur  le  terrain 
de  la iégalité  constitutionnelle. 

François  Lenormant. 


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AUSUN  ELLIOT 


ÉTUDE   DE   LA  VIE   ARISTOCRATIQUE    ANGLAISE. 


VIII. 

Au  moment  où  nous  reprenons  cette  histoire ,  en  1846,  —  un  an 
après  la  mort  de  James  Elliot  (1),  —  Eleanor  Hilton  habitait  la  mai- 
son que  son  père  avait  si  longtemps  occupée  dans  Wilton-Crescent. 
La  résidence  était  petite,  le  domestique  peu  nombreux.  La  riche 
héritière  y  menait  une  existence  très  retirée,  n'allant  jamais  dans 
le  monde,  et  recevant  à  peine  de  temps  à  autre  la  visite  de  quelque 
ancienne  camarade  de  pension.  Encore  ces  visites  étaient-elles  tout 
à  fait  spontanées,  car  elle  n'invitait  personne  à  venir  la  voir,  et 
n'insistait  jamais  pour  retenir  ceux  qui  se  rendaient  près  d'elle  sans 
être  appelés.  La  vie  de  miss  Hilton  avait  un  but  unique,  un  but 
sérieux,  qui  l'absorbait  tout  entière.  Elle  y  marchait  résolument  à 
travers  mille  obstacles,  mille  difficultés  humiliantes,  soutenue  par 
une  grande  tendresse  et  par  un  esprit  d'absolu  dévouement.  Pourvu 
que  la  confiance  d'Austin  ne  lui  manquât  jamais,  elle  se  croyait 
certaine  de  réussir;  mais  à  quelle  rude  épreuve  ne  fallait-il  pas 
mettre  cette  confiance!  Mainte  fois  depuis  quelque  temps  il  l'avait 
suppliée  de  réfléchir  aux  inconvéniens  de  la  position  où  elle  s'obs- 
tinait à  demeurer  :  ces  inconvéniens  n'étaient  que  trop  visibles,  et 
ils  allaient  s'aggravant  toujours.  La  tante  Maria  devenait  de  plus 
en  plus  capricieuse,  de  plus  en  plus  tyrannique.  Aux  yeux  de  bien 
des  gens,  elle  passait  pour  folle;  beaucoup  d'autres  la  regardaient 
comme  simplement  adonnée  à  d'ignobles  habitudes  d'intempérance. 
Ni  les  uns  ni  les  autres  ne  se  trompaient  tout  à  fait.  N'en  gardant 
pas  moins  quelques  dehors  et  maîtresse  d'elle-même  dans  les  cir- 
constances les  plus  décisives,  la  tante  Maria  conservait  sur  sa  nièce 

(i)  Voyez  la  Revw  du  i"  mars. 

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350  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

une  domination  qu*Austin  ne  pouvait  s'expliquer.  Il  ne  comprenait 
pas  cette  patience  infatigable,  cette  douceur  à  toute  épreuve  que  la 
jeune  fille  opposait  aux  éternelles  récriminations,  aux  durs  repro- 
ches, aux  insistances  agressives  de  cette  insupportable  parente.  !1 
ne  comprenait  pas  non  plus  qu'Eleanor  se  condamnât  à  subir  les 
assiduités  du  capitaine  Hertford,  assiduités  qui  la  gênaient  évi- 
demment, mais  contre  lesquelles  protestaient  seuls  sa  physionomie 
résignée,  ses  airs  de  découragement  et  d'ennui.  Une  délicatesse 
chevaleresque  lui  imposait  à  cet  égard  toute  espèce  de  réserve.  Il 
ne  voulait  ni  paraître  manquer  de  confiance,  ni  affecter  une  jalousie 
qui  n'était  pas  dans  son  cœur.  Comment  douter  de  l'affection  d'Elea- 
nor,  qui  lui  en  prodiguait  chaque  jour,  avec  une  candeur  enfan- 
tine, les  témoignages  les  moins  équivoques?  Gomment  ne  pas  se 
fier  à  l'engagement  qu'elle  avait  pris  envers  lui,  et  dont  elle  rap- 
pelait sans  cesse  le  souvenir,  tout  en  ajournant  à  des  temps  meil- 
leurs la  réalisation  désirée?  En  attendant,  elle  le  recevait  chaque 
jour  et  ne  semblait  vivre  que  pour  lui. 

Lord  Charles  Barty,  qui  venait  d'entrer  au  parlement  après  une 
élection  vivement  disputée,  et  lord  Edward  Barty,  un  de  ses  cadets, 
étaient  seuls  en  tiers  dans  cette  douce  et  fraternelle  intimité.  Lord 
Edward  était  un  beau  jeune  homme  de  dix -neuf  ans,  aveugle  de 
naissance  et  doué  par  la  nature  des  dispositions  musicales  les  plus 
éminentes.  Malheureusement  il  avait  perdu,  dès  l'âge  de  quinze 
ans,  une  voix  de  premier  ordre,  déjà  célèbre  dans  les  salons  de 
Londres.  Depuis  lors,  incapable  de  jouer  d'aucun  instrument,  mais 
toujours  absorbé  par  le  culte  de  son  art  favori,  sa  vie  se  passait  à 
(Chercher  l'occasion  d'entendre  ces  harmonies  sublimes  dojàt  il  ne 
pouvait  plus  se  faire  l'interprète.  La  musique  religieuse  l'attirait 
surtout,  et  comme  Eleanor  portait  volontiers  au  pied  de  l'autel  le 
fardeau  de  ses  tristesses  intimes,  de  ses  continuelles  préoccupa- 
tions, il  lui  arrivait  souvent  de  choisir  lord  Edward  pour  compa- 
gnon de  ses  pieuses  sorties.  En  les  voyant  passer  au  bras  l'un  de 
l'autre,  on  ne  pouvait  refuser  une  sympathie  attristée  à  l'infirmité 
du  jeune  homme,  au  zèle  inquiet,  aux  craintes  sans  cesse  éveillées 
de  celle  qui  le  guidait  ainsi,  choisissant  pour  lui  les  routes  les 
moins  périlleuses  et  lui  frayant  passage  parmi  les  rangs  de  la  foule 
affairée.  Ils  allaient  effectivement  toujours  à  pied,  marchaient  d'or- 
dinaire assez  vite,  et  prenaient  les  parcs  de  préférence  aux  rues, 
afin  d'éviter  la  rencontre  des  voitures.  Il  y  avait  sans  doute  là  de 
quoi  donner  prise  à  des  interprétations  malveillantes;  mais  la  mé- 
disance la  plus  hardie  reculait  devant  la  grâce  modeste  et  sérieuse, 
la  tenue  correcte  et  simple  de  cette  nouvelle  Antigone.  Bien  des 
gens  d'ailleurs  la  connaissaient  :  on  la  savait  fiancée  au  jeune  EUiot, 
qu'on  estimait  fort  heureux  d'avoir  su  lui  plaire.  On  avait  vu  la 

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AUSTIN   ELLIOT.  351 

noble  mère  de  lord  Edward  et  de  lord  Charles  attendre  à  la  porte 
de  Saint-Paul  le  passage  de  miss  Hilton  pour  l'aborder  amicale- 
ment et  lui  donner  en  public  une  marque  de  son  estime.  Personne 
après  cela  n'aurait  osé  se  permettre  le  plus  léger  propos,  car  la  di>- 
chesse  de  Cheshire  n'était  rien  moins  que  prodigue  de  ces  sortes 
de  faveurs,  et  on  lui  reconnaissait  en  certaines  matières  une  véri- 
table infaillibilité.  A  compter  de  ce  moment,  Eleanor  eût  pu  frapper 
sans  crainte  aux  portes  les  mieux  fermées,  réclamer  son  admission 
dans  les  sociétés  les  plus  exclusives;  mais  elle  n'y  songea  môme 
pas,  et,  comme  par  le  passé,  ne  se  montra  publiquement  qu'à  l'é- 
glise, à  Saint-Paul  le  dimanche  matin,  à  Westminster-Abbey  toutes 
les  fois  qu'un  organiste  célèbre  s'y  faisait  entendre. 

C'est  dans  ce  temple  magnifique,  à  l'issue  d'une  solennité  musi- 
cale où  lord  Edward  n'avait  pu  l'accompagner,  qu'Austin  vint  la 
chercher  par  une  belle  soirée  de  printemps.  Ils  renvoyèrent  d'un 
commun  accord  le  vieux  James,  et  s'en  revinrent  du  côté  de  Wilton- 
Crescent  en  traversant  le  Parc  (1),  qu'envahissaient  déjà  les  ombres 
légères  du  crépuscule.  A  peine  échangèrent-ils  une  parole  avant 
d'arriver  par  les  sinueusea  allées  des  shrubberies  au  bord  de  la 
pièce  d'eau  qu'on  c(^signe  sous  le  nom  de  lac;  mais,  une  fois  là, 
Austin  se  sentit  enfin  le  courage  nécessaire  à  une  explication  com- 
plète. Avec  beaucoup  de  douceur  et  de  ménagement,  il  plaça  sous 
les  yeux  d' Eleanor  le  résumé  fidèle  de  leur  situation  réciproque  :  — 
d'un  côté,  le  tort  qu'elle  se  faisait  en  continuant  à  vivre  sous  l'ap- 
parente protection  d'une  femme  que  le  désordre  de  son  esprit  et  de 
sa  vie  signalait  au  mépris  public ,  les  fausses  interprétations  aux- 
quelles pouvait  donner  lieu  la  tolérance  dont  elle  usait  vis-à-vis  du 
capitaine  Hertford,  personnage  suspect,  mais  redouté,  que  sa  répu- 
tation de  duelliste  maintenait  seule  dans  un  certain  monde;  —  de 
l'autre,  la  singulière  position  que  lui  faisait,  à  lui  Austin,  la  présence 
de  ces  deux  êtres  dans  une  maison  appelée  à  devenir  la  sienne,  mais 
où  il  n'avait  provisoirement  aucune  espèce  d'autorité...  Tandis  qu'il 
exposait  éloquemment  ses  griefs,  Eleanor  Técoutait  sans  mot  dire, 
les  yeux  baissés,  dissimulant  de  son  mieux  une  souffrance  inté- 
rieure que  révélait  néanmoins  sa  physionomie.  — Voyons,  lui  dit-elle 
enfin,  profitant  d'un  intervalle  de  silence,  croyez-vous  que  toutes 
ces  idées  ne  soient  pas  les  miennes?  Me  supposez-vous  moins  ac- 
cessible que  vous  ne  l'êtes  aux  sentimens  pénibles  que  vous  venez 
d'exprimer?...  Cette  séquestration  que  je  m'impose,  cet  isolement 
où  je  vis,  avez-vous  jamais  pensé  qu'ils  fussent  volontaires?...  En  ce 
cas,  mon  ami,  vous  vous  trompez...  Je  me  sens  au  contraire  attirée 
vers  ce  monde  où  ma  fortune  m'assure  une  place  éminente...  J'ai 

(1)  Saint  Jameïs  Park,  qu'on  désigne  ainsi  par  une  abréviation  familière,  de  même 
qn*à  Paris  «  le  Bois  »  signifie  le  bois  de  Boulogne. 


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352  REVUE  Des  deux  mondes. 

l'esprit  plus  ouvert,  Thumeur  plus  sociable,  j'ai  aussi  plus  d'instincts 
ambitieux  que  vous  ne  semblez  l'admettre...  Ces  deux  personnages 
dont  vous  me  parlez  me  pèsent  comme  à  vous  et  plus  qu'à  vous, 
soyez-en  sûr. 

—  Donnez-moi  donc  le  droit  de  vous  en  débarrasser!...  Au  lieu 
de  ces  ajournemens  qui  lassent  ma  patience,  au  lieu  de  ces  retards 
que  vous  me  forcez  d'accepter  les  yeux  fermés,  consentez  à  devenir 
ma  femme  sans  plus  de  délai...  Dès  le  lendemain,  ils  seront  bannis 
l'un  et  l'autre...  Les  anciens  amis  de  mon  père  viendront  se  grou- 
per autour  de  vous,  et  dans  ce  monde  que  vous  aimez,  dans  ce 
monde  prêt  à  vous  accueillir,  vous  aurez  le  rang  qui  vous  est  dû. 

—  Je  sais  tout  cela,  je  le  sais  de  reste,  mon  bon  Austin  ;...  mais, 
comme  je  vous  l'ai  dit,  il  m'est  impossible  de  vous  épouser  avant  le 
printemps  de  l'année  prochaîne...  Ne  me  demandez  pas  ce  qui  s'y 
oppose,  continua-t-elle  avec  une  hâte  fébrile  ?iu  moment  où  il  s'ap- 
prêtait à  l'interrompre;  j'ai  besoin  que  vous  vous  en  remettiez  aveu- 
glément à  ma  foi...  Vous  devez  aborder  la  vie  publique,  et  j'en  dois 
partager  avec  vous  toutes  les  chances...  Peut-être  serez- vous  un 
jour  assis  sur  les  bancs  de  la  pairie...  Dans  tous  les  cas,  vous  occu- 
perez une  position  élevée...  Mais  avant  de  nou6  mettre  en  route  il 
faut  voir  clair  devant  nous  et  dégager  notre  voie  de  tout  ce  qui 
peut  l'obstruer...  C'est  à  cela  que  je  travaille,  Austin  dear!...  un 
travail  souterrain,  un  vrai  travail  de  taupe  auquel  je  songe  nuit  et 
jour... 

—  D'autres  en  ont  le  secret... 

—  Ceux-là,  nous  pouvons  les  acheter...  Quant  à  vous,  si  vous 
consentez  à  l'ignorer  toujours,  vous  comblerez  le  plus  cher  de  mes 
vœux...  Chaque  famille,  vous  le  savez,  abrite  quelque  mystère...  La 
nôtre,  vous  le  savez  aussi,  n'a  pas  toujours  été  épargnée  par  les 
propos  du  monde...  Mon  père,  mon  malheureux  frère,  ma  tante,  ont 
servi  tour  à  tour  de  pâture  à  sa  malveillante  curiosité...  Je  vous  le 
répète,  Austin,  laissez-moi  le  soin  d'étouffer  ces  fâcheuses  rumeurs, 
d'enlever  toute  souillure  au  nom  que  je  vous  apporte...  Votre  bon- 
heur, le  mien,  dépendent  de  la  confiance  implicite  que  vous  m'ac- 
corderez aujourd'hui...  Je  ne  puis  vous  dire  pourquoi,  mais  il  me  la 
faut  tout  entière...  Dans  un  an,  si  vous  invoquez  encore  ma  pro- 
messe, —  et  si  vous  exigez  de  moi,  comme  époux,  une  révélation 
complète,  —  j'en  serai  réduite  à  ne  vous  rien  laisser  ignorer... 
Et  même  alors  cependant  il  vaudrait  mieux  pour  vous  ne  pas  me 
contraindre  à  rompre  le  silence...  Acceptez- vous  mes  conditions, 
cher  Austin  ? 

—  Je  les  accepte,  répondit-il  lentement,  et  je  ne  vous  adresserai 
plus  une  seule  question...  Il  me  semble  qu'agir  autrement  serait 
vous  flétrir  et  me  flétrir  moi-même. 


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AUSTIN    ELLIOT.  368 

—  Maintenant,  reprit-elle,  songez  que  j'ai  besoin  de  vous,  que 
vous  voir  sans  cesse  est  nécessaire  à  mon  courage,  et  que,  faible  par 
nature,  toujours  près  de  fléchir,  je  me  retrempe  quand  vous  êtes 
là...  N'oubliez  pas  ce  que  je  vous  ai  dit  bien  souvent  :  il  est  des  jours 
où  je  me  sens  lâche  et  où  cette  femme  obtient  de  moi,  par  la  vio- 
lence de  ses  paroles,  une  obéissance  dont  je  ne  sais  pas  me  défendre. 

—  Serait-il  donc  impossible  de  vous  affranchir  ? 

—  Rien  de  plus  impossible,  du  moins  jusqu'à  nouvel  ordre... 
C'est  de  silence  que  j'ai  besoin,  et  vous  savez  combien  sa  colère  est 
tapageuse;  mais  le  temps  viendra  peut-être,  Austin,  où  vous  brise- 
rez vous-même  ce  joug  odieux...  Seriez-vous  très  étonné,  reprit- 
elle  après  un  moment  de  silence,  seriez-vous  choqué  de  me  voir 
embrasser  un  jour  la  foi  catholique? 

—  Mais  cette  question... 

—  Oh!  rassurez-vous!...  Mon  abjuration  n'est  pas  encore  chose 
faite...  Ce  qui  me  tente,  ce  sont  ces  églises  toujours  ouvertes  où  l'on 
trouve  accès  chaque  fois  que  l'âme  fatiguée  a  besoin  de  prières...  Si 
vous  étiez  femme,  Austin,  et  si,  avec  une  tante  comme  la  mienne, 
vous  aviez  dans  le  cœur  une  amertume  secrète  dont  vous  ne  pour- 
riez faire  part  à  l'être  que  vous  aimez  le  mieux  au  monde ,  vous 
comprendriez  ce  que  je  viens  de  vous  dire...  En  ce  moment,  par 
exemple,  je  voudrais  entrer  avec  vous  dans  ce  temple  dont  nous  sé- 
pare une  grille  inexorable...  Je  voudrais  parler  à  Dieu,  vous  ayant 
à  mes  côtés...  Et,  tenez,  si  cela  ne  vous  déplaît  point,  venez  me 
chercher  demain  matin...  C'est  dimanche,...  nous  retournerons  en- 
semble à  Westminster- Abbey  I . . . 

IX. 

Austin  n'eut  garde  de  manquer  à  ce  pieux  rendez-vous,  mais  il  n'y 
porta  pas,  nous  devons  le  dire,  tout  le  recueillement  que  les  cir- 
constances semblaient  commander.  Tandis  qu'Eleanor  s'abandonnait 
tout  entière  aux  élans  de  sa  religieuse  nature,  Austin,  d'abord  ému 
par  la  tristesse,  l'anxiété,  qui  semblaient  la  dévorer,  finit  par  s'ab- 
sorber peu  à  peu  dans  la  contemplation  du  réseau  lumineux  que 
formaient  au  sein  de  l'atmosphère  épaisse  du  temple  les  rayons  du 
soleil  matinal.  Vaguement  il  ruminait  mille  indécises  pensées,  son- 
geant aux  merveilles  de  l'architecture  monastique,  à  la  foi  naïve 
des  siècles  qui  l'ont  fait  éclore,  —  et  cela  jusqu'à  un  moment  donné 
où  les  usances  de  la  liturgie  l'obligèrent  à  se  lever.  Ce  mouvement, 
tout  à  fait  machinal,  changea  le  cours  de  ses  idées  en  lui  rappelant 
l'orateur  qui  prend  la  parole.  Il  n'eut  plus  en  tête  que  le  discours 
d'abjuration  récemment  prononcé  par  sir  Robert  Peel,  et  qui  fut  le 

TOME  L.  —  1864.  23 


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Sbh  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

grand  événement  de  cette  époque  agitée.  Il  se  rassit,  pensant  à  la 
colère  du  duc  de  Wellington  contre  le  renégat  qui  allait  faire  crou- 
ler la  solide  forteresse  du  protectionisme  et  provoquer  l'adoption  du 
fameux  bill  sur  le  retrait  des  lois  céréales...  Bref,  il  était  en  pleine 
politique  lorsqu'il  fut  rappelé  à  lui-même  (en  rougissant  un  peu  de 
sa  distraction)  par  un  doigt  mignon  qui  lui  montrait  sur  le  prayer- 
book  ouvert  entre  les  deux  jeunes  gens  le  passage  de  la  litanie  que 
le  prêtre  entonnait  à  ce  moment-là  même  :  «  Qu'il  te  plaise  sauver 
de  tout  péril  celui  qui  voyage  par  terre  et  par  mer,  les  femmes  en 
travail,  les  infirmes  et  les  petits  en  bas  àgel  Qu'il  te  plaise  mani- 
fester ta  miséricorde  à  tous  les  prisonniers  et  captifs  !...  »  Cette  for- 
nniule,  apprise  par  cœur  dès  T enfance,  il  ne  se  doutait  pas  qu'elle 
pût  jamais  le  concerner  directement,  et  dès  qu'Eleanor  eut  retiré  le 
doigt,  dès  qu'il  ne  sentit  plus  sur  son  bras  la  légère  pression  de  la 
main  qu'elle  y  avait  posée,  il  retomba  dans  sa  distraction  première. 
L'image  qui  lui  revint  à  l'esprit  fut  celle  de  lord  Charles  Barty  cé- 
dant au  transport  d'indignation  qu'avaient  provoqué  chez  lui  les 
terribles  révélations  de  ces  femmes  du  Wiltshire,  obligées  par  la  di- 
sette à  nourrir  leurs  enfans  de  plantes  réputées  vénéneuses.  Devant 
ce  fait  énorme,  le  nouveau  membre  de  la  chambre  des  communes 
avait  littéralement  rugi  de  colère,  appelant  la  malédiction  du  ciel 
sur  les  défenseurs  du  monopole,  ces  «  mangeurs  de  peuple,  »  ces 
«  buveurs  de  sang  humain.  »  Ëleanor  ne  pensait  ni  aux  paysannes 
du  Wiltshire  ni  aux  harangues  du  duc  de  Richmond  ou  de  M.  Miles, 
les  champions  de  «  l'intérêt  agricole.  »  Appuyée  à  l'épaule  de  son 
fiancé,  cela  seul  la  calmait  et  lui  rendait  la  joie.  Encore  triste,  elle 
se  sentait  heureuse.  Elle  n'aurait  pas  mieux  demandé  que  de  rester 
ainsi  toujours,  de  s'envoler  ainsi  vers  Dieu  dans  le  calme  de  l'ex- 
tase aimante...  Le  service  finit  cependant.  Il  fallut  se  lever  et  re- 
prendre son  fardeau.  —  Mon  Eleanor  me  semble  bien  fatiguée  et 
bien  soucieuse,  lui  dit  Austih  quand  ils  furent  sortis  de  l'antique 
chapelle. 

—  En  efiet,  je  me  sens  un  peu  abattue,...  mais  cela  passe,  et  de- 
main il  n'y  paraîtra  plus. 

—  Pourrai-je  venir  dans  la  matinée? 

—  Non,  pas  demain...  Demain  est  un  jour  de  pénitence...  Vous 
vous  êtes  moqué  de  ma  rigidité,  cher  Austin,...  mais  je  fais  péni- 
tence une  fois  par  mois. 

—  Peut-on  savoir  en  quoi  cela  consiste?  demanda-t-il,  essayant 
une  innocente  plaisanterie. 

—  Un  pèlerinage,  et  c'est  tout. 

—  Où  donc? 

—  Je  ne  suis  pas  libre  de  vous  le  dire,  et  du  reste  il  vous  est  in- 
terdit de  me  suivre. 


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AUSTIN   ELUOT.  SÔ5 

—  Je  ne  vous  suivrai  certainement  pas,,  si  vous  me  le  défendez. 

—  Je  vous  le  défends  expressément 

Et  là-dessus  ils  se  séparèrent  sans  qu'Austin  conservât  à  cet  égard 
la  moindre  arrière-pensée:  non  qu'il  eût  pleine  satisfaction,  il  est  aisé 
de  le  voir,  non  qu'il  abdiquât  l'aversion  profonde  dont  il  était  animé 
contre  les  deux  misérables  êtres  qui  semblaient  se  placer  en,tre  lui 
et  son  bonheur,  mais  tout  simplement  parce  qu'il  était  saisi  depuis 
peu  d'une  fièvre  nouvelle,  la  fièvre  de  la  politique  et  de  l'ambition. 
Jusqu'alors  les  leçons  et  les  conseils  de  son  père  avaient  pu  sembler 
perdus  :  il  ne  s'était  occupé  qu'en  simple  amateur  des  affaires  con- 
temporaines; mais  l'élection  de  son  ami,  à  laquelle  il  avait  pris  part 
d'une  manière  très  active,  et  surtout  l'importance  vitale  des  ques- 
tions qu'avait  soulevées  la  soudaine  conversion  de  sir  Robert  Peel, 
venaient  de  faire  éclore  dans  son  âme  les  germes  que  le  vieil  Elliot 
y  avait  déposés  jadis  avec  tant  de  zèle.  Les  intérêts  de  son  amour, 
l'attention  qu'il  donnait  aux  affaires  d'Eleanor,  l'impatience  causée 
par  les  visites  d'Hertford,  le  sentiment  d'insécurité  qu'éveillaient  en 
lui  les  sourdes  menées  de  la  tante  Maria,  tout  cela,  momentané- 
ment primé  par  des  préoccupations  d'un  autre  ordre,  n'avait  plus  à 
ses  yeux  la  même  importance. 

Eleanor,  à  peine  rentrée,  se  trouva  aux  prises  avec  l'implacable 
tante. 

—  Çà,  disait  celle-ci,  quand  finu-ont  vos  momeries  amoureuses 
et  ces  continuels  tête-à-tête  sous  prétexte  de  religion  ? 

Eleanor  ne  se  défendait  jamais  des  insultes  que  par  le  silence. 
Elle  ne  répondit  rien  ;  mais  elle  n'en  resta  pas  moins  en  butte  à  un 
déluge  d'acrimonieuses  censures  et  de  brutales  railleries.  Assise, 
les  deux  mains  sur  ses  genoux,  drapée  dans  son  manteau  gris  qu'elle 
n'avait  pas  eu  le  temps  de  quitter  encore,  et  qui  l'enveloppait  de 
la  tête  aux  pieds,  gardant  une  attitude  impassible  qui  lui  était  par- 
ticulière, nous  l'avons  dit,  et  qui  semblait  l'idéal  de  la  grâce  rési- 
gnée, elle  laissait  passer  le  torrent  injurieux. 

—  Vous  savez  que  nous  sommes  le  quatorze?  finit  par  lui  dire  la 
tante  Maria,  lasse  de  parler  et  lasse  de  la  voir  se  taire. 

—  Comment  voulez-vous  que  je  l'oublie  ? 

—  Eh  bien?... 

—  Eh  bien!  ma  tante,  j'irai  comme  toujours...  J'ai  prié  le  capi- 
taine Hertford  de  m' accompagner. 

—  Vous  devriez  plus  souvent  recourir  à  lui...  Voilà  ce  que  j'ap- 
pelle un  homme!...  Et  cet  homme  est  à  vous  de  cœur  et  d'âme. 

—  C'est  sans  doute  un  grand  honneur  qu'U  méfait;  mais  je  le 
tiendrais  quitte  à  meilleur  marché...  Du  reste,  ma  tante,  je  lui  sais 
gré  de  sa  conduite  dans  cette  malheureuse  affaire...  Sans  me  per- 
mettre d'apprécier  ses  motifs,  je  reconnsds  que  ses  actions  ont  été 

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356  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

celles  d'un  galant  homme...  J'ai  fait,  je  ferai  de  mon  mieux  pour  ne 
pas  me  montrer  ingrate... 

—  Vous  y  venez  donc  enfin?... 

—  Oh!  ma  tante,  permettez!...  Il  s'agit  simplement  d'une  ré- 
compense pécuniaire...  Informée  des  embarras  où  le  jetait  l'ambi- 
tion qu'il  a  eue  d'entrer  au  parlement,  j'ai  prévenu  le  capitaine  qu'il 
pouvait  s'adresser  à  mon  homme  d'affaires,  chargé  de  solder  les 
comptes  de  son  élection  à  Glenport. 

—  Mais,  petite  sotte,  c'est  au  moins  trois  ou  quatre  miUe  livres 
sterling  que  vous  jetez  ainsi  par  la  fenêtre! 

—  Que  voulez-vous,  chère  tante?  la  tranquillité  ne  saurait  se 
payer  trop  cher.  Si  le  capitaine  a  le  moindre  cœur,  ou  même,  pour 
peu  qu'il  ait  droit  au  titre  de  gentleman^  il  doit,  une  fois  payé  de 
ses  peines,  renoncer  à  certaines  obsessions  dont  je  suis  lasse. 

—  Ce  dédain  vous  sied  en  vérité  !...  Un  homme  de  son  espèce  ne 
vaut-il  pas?... 

—  Laissons  cela,  ma  bonne  tante,  et  ne  commencez  pas  à  me 
gronder;  ce  serait  aujourd'hui  du  temps  perdu.  Xustin  m'a  promis 
de  revenir. 

—  Je  le  voudrais  à  six  pieds  sous  terre,  votre  Austin...  et  Charles 
Barty...  et  ce  lord  Edward  que  vous  transformez  en  valet  de  pied. 

—  Le  fait  est,  ma  tante,  que  si  ce  vœu  charitable  venait  à  être 
exaucé,  ou  si  seulement  j'étais  abandonnée  de  ces  trois  excellens 
amis,  les  seuls  que  j'aie  ici-bas,  vous  auriez  bon  marché  de  moi... 

Imprudentes  paroles  qui  ne  devaient  pas  être  perdues!  La  tante 
Maria  les  souligna  précieusement  dans  sa  mémoire,  et,  transmises  à 
qui  de  droit,  elles  coûtèrent  la  vie  d'un  homme. 

X. 

Jamais  Eleanor  et  les  trois  jeunes  amis  n'avaient  été  plus  heureux 
que  pendant  ces  mois  de  mars  et  d'avril  1846.  La  tante  grondait 
encore,  il  est  vrai  ;  mais  le  capitaine  Hertford,  absorbé  par  les  dé- 
buts de  sa  vie  parlementaire,  se  montrait  bien  plus  rarement  à 
Wilton-Grescent.  D'ailleurs  l'agitation  politique  allait  croissant  et 
laissait  moins  de  prise  aux  soucis  individuels.  Au  lieu  de  tourmen- 
ter Eleanor  des  inquiétudes  que  lui  causait  l'impénétrable  mystère 
de  son  pèlerinage  mensuel,  Austin  lui  racontait  les  luttes  ardentes 
dont  la  chambre  des  communes  était  devenue  le  théâtre,  et  qui,  ga- 
gnant de  proche  en  proche  d'abord  les  clubs  où  l'élite  de  la  société 
se  donne  rendez-vous,  puis  les  masses  populaires  ameutées  par  les 
orateurs  de  carrefours,  semblaient  présager  des  troubles  imminens. 
Le  fameux  corn-bill,  présenté  par  sir  Robert  Peel,  combattu  avec 
fureur  par  lord  George  Bentinck  et  M.  Disraeli,  subissait  alors  ses 

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AUSTIN   ELLIOT.  357 

dernières  épreuves.  On  croyait  la  chambre  des  lords  disposée  à  le 
rejeter;  elle  Tétait,  en  effet,  et  personne  ne  peut  dire  ce  qui  fût  ar- 
rivé en  1848,  si  au  lieu  d'écouter  la  voix  de  la  prudence,  elle  avait 
obéi  à  cette  fatale  inspiration. 

Dans  un  de  ces  débats  qui,  aux  premiers  jours  du  mois  de  mai 
1846,  prirent  de  part  et  d'autre  un  caractère  de  violence  hostile,  le 
capitaine  Hertford  imagina  de  venir  en  aide  à  lord  George  Bentinck, 
dont  M.  Goulburn, —  sur  une  question  toute  spéciale,  comportant 
beaucoup  de  statistique  et  de  chiffres ,  —  venait  de  rectifier  avec 
maints  sarcasmes  les  assertions  erronées.  A  peine  l'honorable  dé- 
puté de  Glenport  s'était-il  rassis,  que  lord  Charles  Barty,  qui  avait 
demandé  la  parole  pour  lui  répondre,  entama  une  philippique  des 
plus  amères  et  des  plus  personnelles.  Il  ne  parla  pas  aussi  bien  que 
de  coutume,  égaré  par  l'irritation  que  lui  causaient  la  voix  et  l'as- 
pect de  cet  odieux  personnage;  s'emportant  peu  à  peu,  il  passa 
toutes  les  bornes,  et  parmi  les  whigs  eux-mêmes,  —  bien  qu'ils  l'é- 
coutassent  ordinairement  avec  faveur,  —  suscita  des  rumeurs  hos- 
tiles. «  Barty,  vous  êtes  allé  trop  loin,  lui  dit  âon  voisin  au  moment 
où  il  se  rasseyait,  réduit  au  silence  par  de  violens  rappels  à  l'or- 
dre... Cet  homme  ne  manquera  pas  de  vous  demander  raison.  » 

Le  capitaine  Hertford  cependant  ne  parut  pas  prendre  en  mau- 
vaise part  l'avanie  qu'on  lui  avait  infligée.  Ces  sortes  de  virulences 
étaient  devenues  à  la  mode,  et  lord  Charles  après  tout  n'avait  pas 
pris  plus  de  licences  avec  le  capitaine  que  M.  Disraeli  n'en  prenait 
chaque  jour  avec  sir  Robert. 

Pour  s'expliquer  la  longanimité  du  «  sabreur  indien,  »  longani- 
mité si  contraire  à  ses  habitudes ,  il  aurait  fallu  être  en  tiers  dans 
une  conversation  qu'il  eut  au  sortir  de  la  séance  avec  un  de  ses  amis 
étonné  de  le  trouver  si  patient.  —  Vous  tuerez  sans  doute  ce  blanc- 
bec?  lui  disait  ce  dernier  au  moment  où  ils  entrèrent  dans  une  salle 
de  billard  voisine  du  parlement,  et  que  fréquentaient  volontiers  les 
membres  des  communes  soit  pendant  la  suspension  des  séances, 
soit  lorsqu'un  orateur  fastidieux  était  «  sur  ses  jambes...  »  Il  vous 
a  traité  de  Turc  à  More... 

Hertford  regarda  de  tous  côtés  et  constata  qu'ils  étaient  seuls 
avec  le  garçon  chargé  de  marquer  les  points.  —  Pour  le  moment, 
dit-il  ensuite,  prenant  soin  de  s'exprimer  en  français,  sa  seigneurie 
ne  court  aucune  espèce  de  danger...  D'autres  affaires  plus  essen- 
tielles m'empêchent  de  songer  à  ce  qui  la  concerne. 

—  Je  comprends,...  repartit  l'autre  dans  la  même  langue;  le  ma- 
riage dont  vous  m'avez  parlé,...  ce  mariage  tant  désiré  de  vos 
créanciers,  et  de  moi  par  conséquent...  Mais,  prenez-y  garde,  on 
prétend  que  vous  avez  un  dangereux  rival... 

—  Je  le  sais  aussi  bien  que  vous,  et  c'est  justement  de  lui  que  je 

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REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

m'occupe,  répliqua  le  capitaine,  qui  ne  put  s'empêcher,  abordant 
im  sujet  si  délicat,  de  jeter  du  côté  du  marqueur  un  coup  d'oeil 
inquiet. 

Son  interlocuteur  saisit  la  portée  de  ce  regard  furtif ,  et,  s' adres- 
sant à  ce  subalterne ,  toujours  en  français  :  —  Monsieur,  lui  dit-il, 
vient  de  faire  un  joli  coup... 

Il  eût  parlé  chinois  que  le  garçon  interpellé  de  la  sorte  n'aurait 
pas  eu  l'air  plus  ahuri.  —  /  beg  your  pardoriy  sir  y  répondit-il  avec 
un  embarras  évident,  et  il  se  tourna  du  côté  d'Hertford  comme 
pour  lui  demander  la  traduction  de  cette  apostrophe  inintelligible. 
Les  deux  joueurs,  désormais  rassurés,  continuèrent  à  parler  libre- 
ment, mais  sans  trop  élever  la  voix. 

—  Oui,  reprit  le  capitaine,  je  sais  parfaitement  à  qui  vous  faites 
allusion...  C'est  précisément  cet  EUiot  de  malheur  qui  m'empêche 
de  punir  comme  je  le  voudrais  l'insolence  de  lord  Charles  Barty... 
Une  affaire  avec  lui,  vous  en  devinez  d'avance  le  résultat,  me  for- 
cerait à  quitter  le  pays,  et  je  laisserais  le  champ  libre  à  mon  plus 
dangereux  adversaire...  C'est  au  contraire  Elliot  que  je  guette,  c'est 
de  lui  que  je  veux  me  débarrasser  tout  d'abord. 

—  Êtes-vous  bien  certain  de  vous  mettre  ainsi  dans  les  bonnes 
grâces  de  sa  prétendue? 

—  Non,  mais  j'ai  toute  chance  de  me  réconcilier  plus  tard  avec 
elle...  Vous  ne  savez  pas  de  quel  précieux  auxiliaire  je  dispose,  et 
par  quel  secret  je  la  domine...  Ce  secret-là,  voyez-vous,  en  suppo- 
sant même  qu'elle  s'obstine  à  refuser  ma  main,  la  met  absolument 
à  ma  discrétion  tant  qu'elle  n'est  pas  mariée...  J'ai  là,  bon  an  mal 
an,  trois  ou  quatre  mille  livres  sterling  de  rentes  bien  assurées... 

—  Mais,  objecta  l'autre,  en  supposant  même  qu'Austin  Elliot 
soit...  écarté,  ne  trouvera-t-elle  pas  un  protecteur  assidu  dans  la 
personne  de  lord  Charles?... 

—  Vous  oubliez  que,  selon  toute  apparence,  il  aura  été  le  témoin 
de  mon  rival,  et  que,  comme  tel,  il  devra  s'exiler  pour  quelques 
mois...  C'est  ce  temps-là  que  je  compte  mettre  à  profit. 

'  — Joli  plan  de  campagne,  et  d'une  conception  grandiose I...  Le 
moins  qu'il  puisse  valoir  est  bien  certainement  une  statue  que  nous 
vous  élèverons  en  cas  de  succès  :  Au  grand  homme  ses  créanciers 
reconnaissansl...  Qu'est-ce  donc,  et  pourquoi  ricaner?  ajouta  notre 
personnage  se  retournant  brusquement  vers  le  marqueur,  et,  comme 
cette  fois  il  avait  parlé  anglais,  celui-ci,  reprenant  aussitôt  l'impas- 
sibilité qui  convenait  à  son  rôle  :  —  Je  riais,  répondit-il,  d'une  er- 
reur que  vous  venez  de  commettre...  Vous  avez  joué  avec  la  bille 
de  votre  adversaire... 

Dn  débat  s'engagea  là-dessus,  la  partie  continua  de  plus  belle, 
et  les  joueurs,  se  ravisant,  ne  parlèrent  plus  que  leur  langue  natale^ 


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AUSTIN   ELLIOT.  359 

Malheureusement  pour  eux ,  il  était  trop  tard.  L'humble  témoin  de- 
vant lequel  ils  s'étaient  expliqués  si  librement  se  trouvait  être  un 
ancien  élève  d'Oxford  très  versé  dans  la  langue  de  M.  Paul  de  Kock, 
un  camarade  d'Austin  et  de  lord  Charles,  momentanément  déclassé 
par  sa  mauvaise  conduite ,  et  qui  n'avait  pas  eu  vainement  recours 
à  leur  protection.  Le  métier  qui  le  faisait  vivre,  il  le  devait  à  leur 
généreuse  entremise.  Aussi  ne  manqua-t-il  pas;  dès  le  lendemain, 
de  s'aller  embusquer  à  la  porte  de  Cheshire-House,  et  lorsqu'il  vit 
sortir  lord  Charles,  cigare  aux  dents,  rose  à  la  boutonnière,  fredon- 
nant je  ne  sais  quelle  chansonnette  et  cherchant  évidemment  à  bien 
employer  cette  radieuse  matinée  de  printemps,  il  lui  fit  part  de  la 
conversation  nocturne  qu'il  avait  surprise,  ou  tout  au  moins  de  ce 
qu'il  en  avait  compris  et  retenu. 

XL 

Avant  d'avertir  Austin,  lord  Charles  crut  devoir  conférer  avec  sott 
frère  au  sujet  de  cet  incident,  qui  modifiait  la  situation  d'une  ma- 
nière si  grave ,  et  ce  fut  lord  Edward  qui  se  chargea  d'en  parler  à 
leur  ami.  En  passant  successivement  par  tant  de  bouches,  l'entre- 
tien des  deux  joueurs  de  billard  s'était  quelque  peu  dénaturé.  Les 
propos  attribués  au  capitaine  se  résumaient  en  ceci,  «  qu'Eleanor 
lui  avait  promis  de  l'épouser,  et  qu'il  guettait  une  occasion  de  cher- 
cher querelle  à  Austin  pour  se  défaire  de  lui.  » 

La  première  de  ces  assertions  n'obtint  du  jeune  homme  ainsi  me- 
nacé qu'un  sourire  dédaigneux.  —  Je  ne  saurais  douter  d'Eleanor, 
dit-il  simplement;  mais,  reprit-il  ensuite,  la  menace  de  ce  drôle  a 
quelque  chose  de  plus  sérieux...  Il  est  dur  de  se  sentir  à  la  merci 
de  cette  dextérité  cruelle  qu'un  soubadhar  indien  (1)  pourrait  en 
quelques  leçons  communiquer  à  mon  groom...  Le  duel  est  une  cou- 
tume absurde...  Maudit  soit  l'imbécile  qui  l'inventa!  maudits  les 
imbéciles  qui  la  suivent!...  Notez  bien  que  je  suis  compris  dans  ma 
propre  malédiction,  car  enfin,  s'il  me  pousse  à  bout... 

—  Oh!  ne  parlez  pas  ainsi,  cher  Austin,  interrompit  vivement 
lord  Edward,  dont  les  mains,  par  un  mouvement  familier,  se  por- 
tèrent au  visage  de  son  ami  comme  pour  scruter  l'expression  de  ses 
traits...  Songez  à  ce  que  nous  deviendrions,  elle  et  moi,  si  vous 
tombiez  sous  la  balle  de  ce  misérable  !...  Cela  ne  se  peut  pas,  cela 
ne  doit  pas  être...  Si  je  croyais  ne  pouvoir  l'empêcher  autrement, 
je  prendrais  des  mesures... 

—  Des  mesures  qui  m'obligeraient  à  me  brûler  la  cervelle,  inter- 
rompit Austin  à  son  tour...  Songez-y  bien,  la  moindre  démarche 

(i)  Brigadier  de  cavalerie  cipaye. 

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360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  aurait  pour  but  d'empêcher  une  rencontre  entre  moi  et  cet 
homme  tournerait  à  ma  ruine  complète,  à  ma  honte  irrévocable... 

—  Je  le  sais...  Malheureusement  je  ne  le  sais  que  trop...  Mais 
promettez-moi  de  veiller  sur  vous. 

—  Soyez  tranquille,  répondit  Austin;  ma  fureur  s'est  évaporée 
dans  ce  dernier  éclat...  Si  vous  pouviez  me  voir,  vous  ne  garderiez 
aucun  doute  à  ce  sujet. 

Il  parlait  ainsi  en  toute  sincérité;  mais  le  soir-même,  une  fois 
dans  son  lit,  je  ne  sais  quelle  inexorable  hallucination  évoqua  de- 
vant lui  l'image  ïibhorrée  du  capitaine.  11  ne  s'endormit  que  fort 
tard,  agité  de  mille  pressentimens  sinistres. 

Lord  Edward  de  son  côté,  cherchant  une  issue  dans  l'espèce  de 
labyrinthe  qui  semblait  se  resserrer  autour  d'eux,  venait  de  conce- 
voir un  projet  singulier  que  pouvait  seule  expliquer  sa  complète 
inexpérience  des  choses  de  ce  monde.  Le  visage  d'Hertford  était 
pour  lui  un  livre  fermé  ;  sa  voix,  qu'il  avait  à  peine  entendue  en 
trois  ou  quatre  occasions,  et  toujours  chez  Eleanor,  —  devant  la- 
quelle le  capitaine  atténuait  soigneusement  les  âpres  intonations  de 
cette  voix  discordante,  —  ne  lui  avait  pas  révélé  l'esprit  obtus, 
l'âme  haineuse,  l'inQexible  cruauté,  qui  formaient  l'apanage  moral 
du  célèbre  duelliste.  Aussi  crut-il  pouvoir  s'adresser  à. lui  directe- 
ment, ce  qui  donna  lieu  à  une  scène  étrange,  dont  la  maison  de 
Wilton-Crescent  fut  quelques  jours  après  le  théâtre. 

Eleanor  s'y  trouvait  seule  avec  le  capitaine  Hertford,  qui  venait 
de  lui  apporter  des  jasmins  du  Gap.  Elle  l'avait  remercié  polimçnt, 
et  tous  deux,  en  face  l'un  de  l'autre,  n'ayant  plus  grand' chose  à  se 
dire,  avaient  laissé  tomber  la  conversation.  Ce  silence  semblait  gê- 
ner le  capitaine^  mais  ne  pesait  aucunement  à  Eleanor,  qui,  tran- 
quillement assise,  avec  cette  grâce  indifférente  dont  elle  avait  le 
secret,  eût  été  capable  de  rester  ainsi  deux  heures  de  suite  sans  ac- 
corder aucune  attention  à  son  hôte  et  sans  lui  donner  aucun  signe 
d'impatience  ou  d'ennui.  Fort  heureusement  pour  tous  deux  la  porte 
du  salon  s'ouvrit,  et  le  vieux  James  annonça  :  «  Lord  Edward!  lord 
Charles  !  »  Ce  dernier,  en  apercevant  Hertford,  s'arrêta  sur  le  seuil. 
Son  frère,  qui,  guidé  par  lui,  le  suivait  la  main  posée  sur  son  épaule, 
dut  nécessairement  s'arrêter  aussi.  Leurs  deux  têtes  se  touchaient 
presque,  et  semblaient  la  contre-épreuve  l'une  de  l'autre;  mais  l'hon- 
nête et  brillant  regard  qui  animait  les  yeux  bleus  de  lord  Cli$irles 
manquait  à  ceux  de  lord  Edward.  Impassibles  et  fixes  dans  leur  cé- 
cité native,  ceux-ci  faisaient  éprouver,  à  qui  contemplait  alternati- 
vement les  deux  frères,  la  même  impression  pénible,  le  même  dé- 
sappointement inquiet  dont  on  est  saisi  en  face  d'un  buste  de  marbre 
juxtaposé  au  visage  humain  que  le  sculpteur  s'est  donné  mission 
de  reproduire. 


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AUSTIX    ELLIOT.  361 

—  Miss  Hilton,  dit  lord  Charles,  je  vous  amène  Eddy  (1).  Ce  brave 
garçon  a  compté  sur  vous  pour  le  conduire  à  Téglise,  et  maintenant 
permettez-moi  de  prendre  congé,  car  j'ai  fort  à  faire... 

Hertford,  déjà  debout,  regardait  du  côté  de  la  porte;  Eleanor 
l'arrêta  par  un  mot,  et  il  se  rassit  avec  la  docilité  la  plus  méri- 
toire. Un  moment  après,  roffice  vint  à  sonner,  et  comme  Charles 
Barty  était  déjà  loin,  Eleanor,  s'excusant  auprès  du  capitaine,  monta 
chez  elle  pour  se  préparer  à  sortir. 

Les  deux  hommes  restèrent  seuls.  Hertford  regardait  avec  une 
sorte  d'ébahissement  le  jeune  aveugle,  qui,  cherchant  son  chemin 
à  tâtons  et  se  rapprochant  du  piano,  laissait  au  hasard  courir  ses 
doigts  sur  le  clavier  sonore.  11  ne  se  souciait  guère  d'adresser  la  pa- 
role au  frère  de  Thomme  qui  l'avait  insulté  récemment  et  se  bor- 
nait à  le  regarder  en  se  demandant  à  lui-môme  ce  que  pouvaient 
être  les  idées,  les  sensations  de  ces  infortunés  dont  l'existence  en- 
tière s'écoule  au  sein  d'impénétrables  ténèbres.  Tout  à  coup,  après 
avoir  ébauché  quelques  fragmens  de  musique  sacrée,  le  jeune  aveu- 
gle se  leva.  Ses  niains,  errant  dans  l'espace,  cherchèrent  une  table 
qu'il  savait  placée  près  de  lui;  sur  cette  table  étaient  divers  menus 
objets,  filigranes  et  porcelaines,  parmi  lesquels  se  promenèrent  avec 
précaution  les  longs  doigts  du  jeune  homme.  Son  visage,  attristé 
par  quelque  pensée  mystérieuse,  restait  invariablement  tourné  d'un 
seul  côté,  comme  s'il  eût  cherché  ces  mains  blanches,  ses  guides 
habituels,  ces  mains  que  jamais  il  n'avait  vues,  que  jamais  il  ne  * 
devait  voir.  Ce  contraste,  ou,  pour  mieux  dire,  cette  inconséquence, 
frappa  le  capitaine  et  le  fit  presque  frissonner.  11  éprouvait  une  es- 
pèce d'horreur  à  voir  se  rapprocher  insensiblement  de  lui,  le  long 
des  meubles  tour  à  tour  essayés  et  reconnus,  ce  pâle  aveugle  avec 
ses  mains  de  fantôme  effilées  et  blafardes.  Sur  la  table  où  elles 
glissaient  maintenant  parmi  les  livres  entr'ouverts,  les  presse-pa- 
piers, les  couteaux  d'ivoire  ou  de  nacre,  Hertford  avait  posé  une 
des  siennes,  un  poing  robuste  et  velu.  Il  l'y  laissa  malgré  la  me- 
nace d'un  contact  qui  lui  répugnait,  malgré  l'espèce  d'angoisse  qui 
gênait  déjà  sa  respiration,  dompté  par  les  grands  yeux  sans  re- 
gard qui  le  fascinaient  irrésistiblement.  Lord  Edward  enfin  toucha 
cette  main  et  la  saisit.  Hertford  le  laissa  faire.  Lord  Edward  prit  la 
parole,  Hertford  l'écouta,  et,  tout  courageux  qu'il  fût,  demeura 
muet  de  terreur  dès  les  premiers  mots. 

—  A  travers  les  ténèbres  qui  m'environnent,  disait  le  jeune  aveu- 
gle, j'ai  fini  par  rencontrer  la  main  d'un  homme...  Cette  main  a 
souvent  tenu  l'épée...  Aux  portes  même  de  la  tombe,  elle  la  tenait 
encore  et  frappait...  C'est  la  main  d'un  brave...  Et  bientôt  néan- 

(1)  Abréviation  d^Edward. 

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362  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

moins  elle  ruissellera  du  sang  innocent...  Bientôt  ce  sera  la  main 
d'un  assassin!... 

Avant  que  le  capitaine  Hertford  se  fût  bien  rendu  compte  de  cette 
apostrophe  solennelle,  et  tandis  qu'il  se  demandait  encore  s'il  avait 
affaire  à  un  fou,  lord  Edward  continua  :  Capitaine,  je  ne  puis  vous 
empêcher  de  tuer  Austin  EUiot;  avec  les  sentimens  d'honneur  que 
je  lui  connais,  mon  intervention,  si  elle  mettait  obstacle-à  une  ren- 
contre, lui  ferait  une  vie  pire  que  la  mort...  Je  ne  parle  donc  pas 
de  lui,  mais  de  vous...  Votre  plan  m'a  été  révélé  dans  tous  ses 
détails.  La  personne  à  qui  vous  en  avez  fait  confidence,  je  sais  où 
la  trouver...  Je  puis  donc  l'amener  au  pied  des  tribunaux  et  vous 
convaincre  ainsi  d'une  préméditation  de  meurtre...  Il  m'est  inter- 
dit de  sauver  Austin,  mais,  vous  devez  le  voir,  j'ai  de  quoi  le  ven- 
ger... Si  malheur  lui  arrivait,  votre  perte  est  assurée...  Tenez- 
Tous-le  pour  dit,  capitaine  Hertford,  et  faites-moi  connaître  dès 
maintenant  à  quel  parti  vous  vous  arrêtez... 

La  physionomie  du  capitaine  indiquait  assez  clairement  que  sa 
résolution,  prise  en  toute  liberté,  aurait  été  de  sauter  sur  lord  Ed- 
ward et  de  lui  briser  la  tête  contre  la  muraille;  mais  il  se  contenta 
de  balbutier  à  demi-voix  :  Un  moment,  mylord!  laissez-moi  le  temps 
de  la  réflexion...  Vous  vous  prévalez  un  peu  trop  de  votre  faiblesse... 
Il  examinait,  tout  en  parlant  ainsi,  les  mauvais  côtés  de  sa  posi- 
tion. Nul  doute  que,  trahi  par  son  interlocuteur  de  la  veille,  il  ne 
•pût  être  impliqué  dans  un  procès  criminel  pour  «  complot  de  meur- 
tre (1),  »  procès  bien  autrement  dangereux  que  celui  auquel  donne 
ouverture  un  duel  pur  et  simple.  Ses  projets  relativement  à  Austin 
se  trouvèrent  par  là  même  annulés  :  il  y  renonça  immédiatement, 
et  la  victime  désignée  devint  inviolable  pour  lui,  du  moins  sur  le 
sol  anglais.  Mais  il  avait  eu  peur,  peur  de  cet  enfant  désarmé  qui  se 
traînait  silencieusement  vers  lui  les  mains  étendues  :  or  chacun  sait 
que  chez  ces  pervers  la  réaction  de  la  peur  engendre  une  âpre  soif 
de  vengeance.  Il  eût  voulu  prendre  lord  Edward  à  partie,  et  ceci 
était  tout  simplement  impossible.  En  revanche...  en  revanche  il  y 
avait  le  frère  de  lord  Edward,  et  par  là  du  moins  il  pouvait  l'attein- 
dre. On  parlait  bien  de  rigueurs  nouvelles  à  introduire  dans  les  lois 
qui  répriment  le  duel;  mais  des  acquittemens  nombreux,  dont  quel- 
ques-uns étaient  tout  récens,  garantissaient  une  impunité  relative 
aux  rencontres  armées  des  législateurs  eux-mêmes.  Canning  et  Lon- 
donderry,  Wellington  et  Winchelsea,  bien  d'autres  encore  frayaient 
la  voie  aux  duels  politiques.  Or,  en  pleine  séance  du  parlement, 
lord  Charles  Barty  lui  avait  adressé  de  ces  paroles  qu'un  homme 
n'accepte  pas  sans  laisser  un  accroc  à  sa  renommée.  Hertford  les 

(i)  Le  mot  légal  est  conspiracy. 

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AUSTIN   ELLIOT.  363 

avait  tolérées  en  vue  d'un  combat  maintenant  impossible;  il  était  li- 
bre désormais  de  s'en  souvenir  et  d'en  demander  réparation.  Bien 
mieux,  dans  cette  nouvelle  combinaison,  il  entrevoyait  pour  Austin 
la  nécessité  absolue  de  quitter  momentanément  l'Angleterre,  et  une 
fois  sur  le  continent,  ne  trouverait-on  pas  moyen  de  lui  détacher 
quelque  bonne  lame?...  En  vertu  de  cette  vague  hypothèse,  le  ca- 
pitaine prit  son  parti  sur-le-champ  :  —  Lord  Edward,  dit-il... 

—  Je  vous  attends,  répondit  le  jeune  homme. 

—  Pesez  bien  l'engagement  que  je  prends  vis-à-vis  de  vous! 
Quelles  que  puissent  être  les  provocations  d' Austin  Elliot,  je  ne  me 
battrai  pas  avec  lui,  à  moins  quil  ne  passe  en  pays  étranger.  Ceci 
peut-il  vous  suffire? 

—  Je  n'en  demande  pas  davantage,  et  je  m'estime  heureux  de 
n'avoir  pas  vainement  compté  sur  vous...  Acceptez  cette  main  que 
je  vous  tends... 

—  Jamais,  interrompit  le  capitaine  ;  vous  m'avez  lâchement  in- 
sulté, sachant  que  mon  ressentiment  ne  pourrait  vous  atteindre... 
Vous  être  trop  habile  pour  moi,  lord  Edward;  je  n'aurai  plus  rien  à 
démêler  avec  vous... 

XII. 

Austin,  depuis  deux  ou  trois  jours,  se  sentait  irrité  contre  lui- 
même.  Il  attribuait  ce  vague  malaise  intérieur  aux  retards  que  su- 
bissait en  ce  moment  l'adoption  du  bill  des  céréales;  mais  au  fond 
le  capitaine  Hertford  en  était  cause...  Suivant  les  règles  strictes  du 
point  d'honneur,  le  pr^étendu  d'Eleanor  se  sentait  en  faute.  Le  bruit 
de  menaces  proférées  contre  lui  était  arrivé  jusqu'à  ses  oreilles,  et 
il  n'en  avait  point  tenu  compte.  La  chose  venant  à  s'ébruiter,  que 
penserait-on  de  pareille  négligence?  D'un  autre  côté,  ses  deux  amis 
avaient  reçu  de  lui  une  promesse  formelle  de  garder  la  paix  jusqu'à 
des  provocations  plus  directes.  Tout  ceci  l'agitait,  le  tourmentait  au 
dernier  point.  Sur  ces  entrefaites,  un  matin  qu'il  était  dans  sa  cham- 
bre avec  lord  Charles,  tous  deux  virent  entrer  un  de  leurs  anciens 
camarades  d'Eton,  un  de  ces  officieux  à  contre- temps  qui,  fort  peu 
attentifs  à  ce  qui  les  regarde,  ne  semblent  avoir  de  goût  que  pour 
lesaflaires  d'autrui.  Sans  trop  se  rendre  compte  du  résultat  possible 
de  sa  démarche  et  persuadé,  d'après  quelques  mots  échappés  à  lord 
Edward,  que  le  capitaine  Hertford  reculerait  toujours  devant  un 
duel  avec  Austin,  il  venait  prévenir  ce  dernier  de  quelques  propos 
indiscrets  tenus  au  club  universitaire  [United-University-Club)^  et 
où  son  nom  se  trouvait  compromis  en  même  temps  que  celui  de 
miss  Hilton.  Austin  écouta  ses  commérages  et  ses  conseils  avec  le 
plus^beau  sang-froid,  mais  quand  il  eut  tourné  les  talons  :  —  Vous 


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364  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

voyez,  dit-il  à  lord  Charles...  Vous  voyez  qu'il  n*y  a  pas  moyen  de 
reculer? 

—  J'ai  bien  peur  que  vous  n'ayez  raison,  repartit  l'autre.  Il  est 
clair  que  de  telles  paroles  demandent  explication...  Seulement  vous 
ne  devez  aller  sur  le  pré  qu'en  vertu  d'une  provocation  directe,  et 
il  est  possible  qu'elle  ne  vous  soit  pas  adressée... 

—  Arrive  ce  qui  pourra,  reprit  Austin  avec  un  soulagement  ma- 
nifeste; depuis  deux  jours,  je  menais  l'existence  d'uir  galérien.  A 
présent  que  l'affaire  se  dessine,  je  me  retrouve  moi-même...  D'ici 
à  dix  minutes,  le  tort  fait  à  ma  réputation  sera  complètement  ré- 
paré... Attendez-moi  là,  je  suis  à  vous  dans  l'instant... 

Lord  Charles,  resté  seul  pendant  que  son  ami  vaquait  à  quelques 
soins  de  toilette,  plongea  sa  tête  dans  ses  mains  et  se  mit  à  réflé- 
chir profondément.  Réfléchir  n'est  pas  le  mot  :  il  priait.  Et  ce  n'était 
pas  la  lumière  qu'il  demandait  au  ciel,  c'était  le  pardon.  Il  venait 
en  effet  de  prendre  une  résolution  décisive,  qui  était  d'empêcher 
à  tout  prix  la  rencontre  projetée.  Il  voulait,  dût-il  lui  en  coûter  la 
vie,  arracher  Austin,  sa  félicité  présente,  son  magnifique  avenir,  à 
un  impitoyable  bourreau.  Ces  dévouemens  extraordinaires,  apanage 
exclusif  de  la  première  jeunesse,  sont  difficiles  à  expliquer;  mais  on 
les  voit  se  produire,  sous  mille  formes  diverses,  à  tous  les  degrés 
de  l'échelle  sociale.  Et  s'ils  ont  leur  raison  d'être  pour  le  pauvre 
diable  qui  se  laisse  condamner  à  dix  ans  de  fers  plutôt  que  de  ré- 
véler le  nom  d'un  complice,  ils  doivent  se  concevoir  mieux  encore 
quand  il  s'agit  d'un  noble  enthousiaste  comme  lord  Charles.  Austin, 
au  retour,  le  trouva  moins  gai  qu'il  ne  l'eût  voulu  et  lui  en  fit  un 
reproche  amical.  —  Déloyal  ami,  lui  disait-il,  à  quoi  sert  de  pren- 
dre cette  mine  effarée?...  Je  ne  suis  pas  mort,  que  je  sache..  Est-ce 
ainsi  que  vous  relevez  mon  courage?...  Au  surplus,  je  comprends 
ce  qui  se  passe  en  vous,  car  j'aurais  quelque  peine  à  sourire,  si  je 
devais,  d'ici  à  vingt-quatre  heures,  vous  servir  de  second. 

Il  î\llèrent  au  club,  où,  par  voie  préliminaire,  Austin  manifesta 
devant  un  groupe  nombreux  l'intention  formelle  de  «  laver  la  tête  » 
au  capitaine  Hertford,  et  cela  dans  le  plus  bref  délai.  Jusqu'à  nou- 
vel ordre,  on  ne  pouvait  lui  rien  demander  de  plus.  Lord  Charles, 
se  dérobant  à  petit  bruit,  alla  frapper,  dans  Pall  iMall,  à  la  porte  du 
capitaine.  Ce  dernier  était  parti  dans  la  matinée;  mais  on  l'atten- 
dait le  soir  même. 

Le  lendemain,  lord  Charles,  levé  plus  tôt  que  de  coutume,  s'ha- 
billa longuement  et  avec  un  soin  minutieux;  puis,  à  travers  un  dé- 
dale de  corridors  et  d'escaliers  intérieurs,  il  monta  jusqu'à  la  nur- 
sery y  où  son  arrivée  fut  saluée  par  les  cris  joyeux  de  trois  ou  quatre 
bambins  éparpillés  sur  les  tapis  comme  autant  de  pommes  ver- 
me'dles.  L'un  d'eux,  qu'on  allait  plonger  dans  une  baignoire,  s'é- 


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AUSTIN   ELLIOT.  365 

chappa  tout  nu  pour  courir  au-devant  de  son  «  grand  frère,  »  et  en- 
suite, voyant  la  porte  entr'ouverte,  profita  de  Toccasion  pour  gagner 
le  corridor,  où  un  laquais  galonné  lui  barra  fort  heureusement  le 
passage.  Pendant  qu'on  était  à  sa  poursuite,  les  autres  petits  es- 
piègles, à  qui  donnait  beau  jeu  Fabsence  momentanée  de  leurs  gar- 
diennes, se  hâtèrent  de  «  baigner  »  une  magnifique  poupée  qui  resta 
du  coup  hors  de  service.  Lord  Charles,  souriant  tristement  à  leurs 
ébats  tumultueux,  les  embrassa  l'un  après  F  autre.  Son  frère  George 
était  à  Eton,  et  leur  aîné  à  tous,  lord  Wargrave,  voyageait  en  Italie. 
Il  ne  lui  restait  donc  plus  qu'à  prendre  congé  de  son  père  et  de  sa 
mère. 

Le  duc  venait  d'acheter  à  l'un  de  ses  collègues  de  la  pairie  une 
jument  pur  sang  de  la  plus  rare  beauté.  Cette  emplette  le  com- 
blait de  joie;  il  ne  pouvait  ce  matin-là  ni  penser  à  autre  chose,  ni 
parler  d'autre  chose.  Lord  Charles,  selon  lui,  aurait  dû  fausser 
compagnie  à  la  chambre  des  communes  pour  aller  secrètement  à 
Esham  vérifier  par  lui-même  les  qualités  hors  ligne  de  cet  animal 
remarquable.  Quant  à  la  duchesse,  elle  était  encore  dans  son  ca- 
binet de  toilette,  et  par  conséquent  inabordable.  A  la  voix  de  son 
fils,  elle  se  montra  cependant  et  le  pria  de  cueillir  dans  les  serres 
un  beau  bouquet  de  camélias  pour  «  la  petite  fiancée  d'Elliot.  »  Lord 
Charles,  venu  simplement,  disait-il,  pour  lui  souhaiter  le  bonjour, 
n'osa  pas  l'embrasser  en  la  quittant. 

Il  demanda  aux  domestiques  où  était  son  frère  Edward,  et  il  lui 
fut  répondu  que  «  sa  seigneurie  venait  de  partir  pour  l'église.  » 
Somme  toute,  cela  valait  mieux.  En  quittant  la  maison  de  son  père, 
cette  résidence  bien  ordonnée  où  les  affections  de  famille ,  les  tra- 
ditions d'honneur,  la  renommée  d'autrefois,  la  discipline,  la  dignité 
actuelles,  formaient  en  quelque  sorte  une  atmosphère  spéciale ,  — 
et  cela  pour  s'aller  commettre  avec  un  misérable  bravache  méprisé 
de  tous  les  honnêtes  gens,  —  il  se  demanda  malgré  lui  ce  que  cette 
maison  pourrait  être  le  lendemain,  à  la  même  heure,...  et  cette 
pensée  lui  serra  le  cœur,  mais  ne  le  fit  pas  reculer. 

Dans  cette  demeure  patriarcale,  les  serviteurs  prenaient  rang 
immédiatement  après  les  enfans.  Tous  ou  presque  tous  provenaient 
des  domaines  héréditaires;  à  tous  l'intervention  protectrice  de  lord 
Charles  imposait  quelque  bon  et  reconnaissant  souvenir.  Il  était 
adoré  d'eux,  et  attachait  un  certain  prix  à  leur  dévouement  affec- 
tueux. Ne  nous  étonnons  pas  s'il  voulut,  avant  de  partir,  échanger 
quelques  paroles  bienveillantes  avec  ceux  que  le  hasard  plaça  sur 
son  chemin;  il  fit  même  le  tour  des  écuries,  passant  en  revue  chaque 
stalle  et  caressant  de  la  voix  ou  du  geste  ses  animaux  favoris.  Puis 
il  retourna  chez  le  capitaine  Hertford. 

Celui-ci,  revenu  la  veille  au  soir,  était  sorti  le  matin  de  très 


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366  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

bonne  heure.  Il  ne  restait  plus  qu'à  rejoindre  Austin  et  à  ne  pas  le 
perdre  de  vue  pendant  le  reste  du  jour;  mais  Austin  était  sorti,  lui 
aussi,  et  son  domestique  ne  put  indiquer  où  on  le  trouverait.  Lord 
Charles  alla  déjeuner  au  club  dans  un  état  de  vive  impatience... 
Qu'arriverait-il  si  ces  deux  hommes  venaient  à  se  rencontrer?  Peut- 
être  même  se  cherchaient-ils.  Quelques-unes  de  ses  connaissances 
vinrent  lui  parler.  «  Le  corn-bill  passerait  sans  doute  ce  soir-là... 
On  prévoyait  une  discussion  orageuse,  de  nouvelles  passes  d'armes 
oratoires;  mais  le  bill  serait  lu  très  certainement.  »  C'était  là,  jus- 
qu'à nouvel  ordre,  le  moindre  souci  de  lord  Charles. 

Où  était  Austin  cependant?  Rentré  la  veille  chez  lui  et  fort  tard, 
il  avait  appris  avec  un  chagrin  véritable  la  disparition  de  son  cher 
Robin,  de  ce  beau  chien  d'Ecosse  que  lui  avait  donné  miss  Cecil.  Le 
matin,  à  peine  éveillé,  il  envoya  savoir  à  Wilton-Crescent  si  Robin, 
compagnon  assidu  de  ses  fréquentes  visites,  n'aurait  pas  pris  sur  lui 
d'y  aller  tout  seul.  La  réponse,  donnée  en  l'absence  d'Eleanor  par 
un  domestique  maladroit  et  inavisé,  fut  «  que  le  chien  n'avait  pas 
été  vu,  et  que  sa  maîtresse  était  sortie.  »  —  Au  fait,  se  dit  Austin  en 
se  frappant  le  front,  j'aurais  dû  songer  que  nous  sommes  aujour- 
d'hui le  quinze  du  mois,  le  jour  du  mystérieux  pèlerinage  auquel 
on  ne  manque  jamais...  — Si  quelqu'un  lui  eût  annoncé,  au  moment 
où  il  mit  lé  pied  dans  la  rue,  qu'il  allait  se  jeter  sur  les  pas  d'Elea- 
nor, ce  quelqu' un-là  très  certainement  se  fût  mal  trouvé  de  sa  pres- 
cience; il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  machinalement,  et  sous 
l'influence  d'une  sorte  d'agitation  fiévreuse,  il  se  dirigea  vers  le 
quartier  où  s'élève  la  prison  de  Millbank.  Il  y  avait  bien  alors  dans 
ces  parages  un  de  ces  personnages  équivoques  dont  l'apparente  mis- 
sion est  de  faire  retrouver  les  objets  perdus,  mais  qui  sont  au  fond 
pour  une  bonne  moitié  dans  la  perte  de  ces  mêmes  objets.  Le  mé- 
tier de  celui-ci,  métier  vulgarisé  depuis  lors,  consistait  à  faire  dis- 
paraître les  animaux  d'une  certaine  valeur  pour  les  rendre  ensuite, 
moyennant  prime,  à  leurs  propriétaires  désolés.  Était-ce  bien  chez 
lui  qu'allait  Austin?  Peut-être  le  croyait-il  et  de  bonne  foi;  mais  nous 
ne  pouvons  nous  dissimuler  que,  d'après  certains  mots  recueillis  çà 
et  là  dans  les  conversations  d'Eleanor,  il  savait  aussi,  à  n'en  pou- 
voir douter,  qu'elle  prenait  la  même  direction  chaque  mois,  quand 
revenait  son  «  jour  de  pénitence.  »  Ceci  dit,  nous  laisserons  à  de 
plus  pénétrans  le  soin  de  décider  quelles  pensées  le  poussaient, 
peut-être  à  son  insu,  le  long  de  Belgrave-Road  et  vers  Wauxhall- 
Bridge.  11  y  a  là  tout  un  quartier,  au  sud-est  de  Belgrave-Square, 
qui  était  encore,  à  l'époque  dont  nous  parlons,  et  malgré  le  voisi- 
nage presque  immédiat  des  rues  aristocratiques,  un  des  plus  mal 
habités,  un  des  plus  immondes  qu'on  pût  rencontrer  à  Londres. 
Austin  hésitait  à  se  plonger  dans  ce  dédale  de  maisons  lézardées  et 


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AUSTIN   ELLIOT.  367 

de  ruisseaux  fangeux,  lorsqu'il  vit  déboucher  à  l'angle  d'une  de 
ces  ruelles  étroites  qui  descendent  vers  la  rivière,  lancé  après  une 
poule  effarouchée,  le  chien  même  dont  il  était  en  peine,  Robin  en 
personne,  plus  triomphant  et  plus  folâtre  que  jamais,  puis,  avant 
qu'il  fût  remis  de  sa  surprise,  Eleanor.  Elle  donnait  le  bras  au  ca- 
pitaine Hertford  et  lui  parlait  avec  une  certaine  animation...  Ëlear- 
nor,  son  Eleanor,  fiancée  à  lui  par  le  plus  solennel  des  sermens, 
auprès  de  cet  homme  qui  s'était  promis  de  le  tuerl...  Eleanor  par- 
tageant avec  ce  coupe-jarret,  cet  assassin,  un  secret  honteux  sans 
doute,  dont  il  n'avait  pu  obtenu*  la  confidence  I...  Ahl  désormais  plus 
de  doutes,  plus  d'hésitations,  plus  de  scrupules!...  Ils  étaient,  cet 
homme  ou  lui,  de  trop  en  ce  monde...  Ainsi  du  moins  pensait-il,  et 
pour  penser  autrement  il  avait  besoin  d'une  leçon  sévère. 

Inutile  au  surplus  de  les  suivre.  Il  savait  où  retrouver  Hertford 
le  soir  même.  Revenu  chez  lui  tout  à  loisir,  il  y  reçut  bientôt  la  vir- 
site  de  lord  Charles,  dans  le  sein  duquel  il  épancha  ses  colères,  et 
qui  se  porta  vainement  garant  envers  lui  de  l'inaltérable  loyauté 
d'Eleanor.  La  journée  fut  longue;  elle  passa  cependant.  Vers  ciaq 
heures  et  demie ,  par  un  accord  tacite ,  ils  se  rendirent  ensemble  à 
Westminster,  lord  Charles  pour  prendre  son  siège  aux  communes, 
Austin  pour  se  frayer  à  grand'peine  l'accès  des  galeries  publiques. 
La  suite  des  événemens  était  livrée  au  hasard;  voici  comment  le 
hasard  en  disposa. 

Le  capitaine  Hertford  et  lord  Charles  cherchaient  avidement,  nous 
le  savons,  l'occasion  d'un  choc  quelconque  ;  mais  ce  dernier  vers  dix 
heures,  se  rappelant  que  son  père  devait  quitter  la  chambre  des 
lords  pour  se  rendre  à  je  ne  sais  quelle  fête,  voulut  tenter  de  le  re- 
voir encore.  11  jeta  cependant  les  yeux  du  côté  d' Austin,  qu'il  aper- 
çut solidement  encadré  dans  la  vivante  muraille  des  spectateurs  de 
la  galerie  ;  le  capitaine  Hertford,  plus  sombre  que  de  coutume,  sié- 
geait à  son  banc,  du  côté  opposé  :  on  pouvait  donc,  sans  aucun 
risque,  disposer  de  cinq  ou  six  minutes.  Austin  vit  son  ami  se  lever 
et  sortir;  il  vit  le  capitaine  Hertford  se  lever  à  son  tour  et  le  suivre 
sans  perdre  un  instant.  Aussitôt,  se  faisant  jour  à  coups  de  coude, 
il  se  précipita  lui-même  hors  de  la  galerie.  Une  fois  descendu,  et 
quand  le  vent  froid  de  la  nuit,  passant  sur  ses  tempes  fiévreuses,  lui 
eut  rendu  la  perception  nette  de  ce  qui  se  passait,  il  se  trouva  parmi 
les  groupes  inquiets  et  remuans  que  l'importance  des  débats  avait 
appelés  autour  de  la  chambre,  et  qui  spéculaient  en  sourdine  sur  le 
résultat  probable  du  vote.  Un  policeman  auquel  il  s'adressa  pour 
savoir  si  le  capitaine  Hertford  s'était  montré  de  ce  côté  porta  poli- 
ment la  main  à  son  chapeau,  et  lui  désigna  du  doigt  l'entrée  de  la 
chambre  des  lords.  C'était,  dans  le  temps  dont  nous  parlons,  un 
misérable  couloir  bordé  à  droite  par  une  palissade  en  planches,  à 

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REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

gauche  par  je  ne  sais  quelle  construction  provisoire  grossièrement 
charpentée.  Austin  s*y  jeta  d'un  pas  rapide;  mais  un  bruit  de  voix 
montées  au  diapason  de  la  querelle  l'avertit  qu'il  était  déjà  trop 
tard.  Un  groupe  de  trois  personnes  lui  barra  le  passage  :  c'était 
d'abord  un  des  pairs  qu'il  connaissait  d'aspect  et  de  nom,  puis  lord 
Charles  Barty,  adossé  à  la  palissade  dont  nous  venons  de  parler;  le 
capitaine  Hertford  se  tenait  debout  en  face  de  lord  Charles.  Il  avait 
la  parole  au  moment  où  Austin  arriva  sur  le  théâtre  de  l'alterca- 
tion. —  Vous  avez  entendu,  mylord?  disait-il...  J'ai  donné  à  mon- 
sieur le  démenti  le  plus  formel. 

—  Vous  savez  aussi,  lord  Sayton,  reprit  lord  Charles,  que,  mé 
trouvant  à  votre  bras  et  voyant  cet  homme  marcher  sur  nos  talons, 
je  lui  ai  dit,  sans  aucune  provocation  de  sa  part,  que  je  le  tenais 
pour  un  misérable  drôle...  Je  suppose  que  cela  suffit,  à  moins  que 
nous  ne  voulions  nous  injurier  et  nous  battre  comme  deux  croche- 
leurs. 

—  La  querelle  m'appartient,  dit  Austin,  encore  tout  haletant  de  sa 
course  précipitée. 

—  Je  serais  assez  de  cet  avis,  observa  lord  Sayton  ;  mais  vous 
arrivez  un  peu  tard. 

—  J'attends  ce  soir  votre  second,  reprit  lord  Charles,  s' adressant 
à  Hertford...  Veuillez  l'envoyer  à  Elliot;  je  ne  rentrerai  pas  chez 
moi. 

XIII. 

Arrivé  chez  Austin,  lord  Charles  se  mit  au  lit  sans  se  trop  faire 
prier.  Son  ami  veilla  pour  attendre  le  témoin  du  capitaine.  C'était 
un  officier  de  l'armée  des  Indes,  un  certain  major  Jackson,  célèbre 
chasseur  de  tigres,  shikaree  de  premier  ordre,  avec  qui  Austin  était 
assez  familier.  —  Voyez-vous,  lui  demanda-t-il  dès  l'abord,  une 
manière  quelconque  d'arranger  les  choses? 

—  A  mon  grand  regret,  je  n'en  vois  aucune.  Insultés  publique- 
ment une  première  fois,  nous  n'avons  pas  cru  devoir  relever  l'in- 
jure. En  se  réitérant,  elle  s'aggrave,  et  nous  devons  exiger  aujour- 
d'hui des  excuses  publiques. 

—  Vous  n'espérez  certainement  pas  les  obtenir,  répondit  Austin; 
mais  voici  ce  que  je  compte  faire...  Barty  est  couché  là-haut,  et  de- 
main matin,  avant  qu'il  ne  s'éveille,  j'irai  proposer  à  Hertford  d'é- 
changer une  ou  deux  balles  avec  moi. 

—  Ceci  a  été  prévu,  repartit  aussitôt  le  major  Jackson,  car  nous 
connaissons  la  noblesse  de  votre  caractère;  mais  vous  n'obtiendrez 
aucune  satisfaction  de  ce  genre...  Avant  toutes  choses,  il  nous  faut 
les  excuses  de  lord  Charles  Barty;  à  défaut  de  ses  excuses,  le  plaisir 
de  le  voir  face  à  face;  à  défaut  de  ce  plaisir... 

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AUSTIN    ELLIOT,  3C0 

—  Ah  !  Jackson,  taisez-vous  !.. .  et  que  Dieu  nous  vienne  en  aide  ! 

—  Amen!  dit  l'autre,  et  laissez-moi  faire!...  Vous  ne  vous  êtes 
jamais  trouvé  à  pareille  fête...  Peut-être  n'avez-vous  pas  de  pis- 
tolets? 

—  Non  vraiment. 

—  Je  m*en  doutais...  Les  miens  sont  à  votre  service...  Et  je  vous 
dirai  tout  bas  qu'ils  ne  valent  rien...  Peut-être  nous  tireront-ils 
d'affaire...  Vous  êtes- vous  occupé  de  vos  passeports? 

—  Nous  n'en  avons  point. 

—  L'étourderie  est  un  peu  forte  ;  heureusement  nous  sommes  à 
même  d'y  pourvoir.  Prévenu  hier  de  ce  qui  pourrait  arriver,  j'en  ai 
pris  un  pour  M.  Jones  père  et  ses  trois  fils...  M.  Jones,  c'est  le  ca- 
pitaine... Si  l'un  de  ses  «  enfans  »  est  indisposé,  nous  trouverons  un 
prétexte  à  sa  maladie.  Hertford,  vu  sa  réputation  en  ces  matières, 
prétend  déployer  toute  espèce  de  chevalerie...  Moyennant  ce  passe- 
port de  famille  et  l'usage  qui  doit  en  être  fait,  c'est  à  nous  de  régler 
la  question  de  temps  et  de  lieu...  Voulez-vous  sept  heures  et  de- 
mie?... Voulez-vous  le  petit  bois  de  sapins  sur  la  colline  d'Hamp- 
stead?...  L'affaire  a  déjà  fait  quelque  bruit,  et  il  faut  se  presser,  si 
nous  ne  voulons  être  empêchés...  En  cas  d'obstacle,  et  pour  peu 
qu'il  y  eût  de  notre  faute,  la  réputation  de  votre  ami  serait  com- 
promise de  la  manière  la  plus  grave... 

Ceci  ne  pouvait  se  nier.  Tout  fut  donc  réglé  comme  l'avait  voulu 
le  major,  et  Austin,  après  s'être  assuré  d'un  cabriolet  pour  le  len- 
demain cinq  heures,  revint  s'asseoir  au  chevet  du  lit  où  son  ami  dor- 
mait d'un  sommeil  profond.  Il  y  passa  le  reste  de  la  nuit,  songeant 
avec  stupeur  à  ce  qui  venait  de  se  passer  et  à  la  position  critique 
où  il  se  trouvait.  Quelle  que  fût  l'issue  de  l'affaire  engagée,  il  voyait 
sa  réputation  compromise,  son  honneur  flétri,  et  cette  pensée  le 
rendait  fou.  Un  autre,  son  ami  intime,  allait  s'exposer  à  sa  place 
dans  une  querelle  qui,  en  définitive,  était  sienne.  Averti  par  les 
menaces  réciproques  des  deux  antagonistes,  le  monde  avait  l'œil 
ouvert.  Il  s'attendait  à  voir  combattre  Austin  et  le  capitaine  ;  or  le 
monde  allait  apprendre  qu' Austin  avait  laissé  prendre  les  devans  à 
lord  Charles,  exposant  ainsi  aux  balles  de  l'un  des  meilleurs  tireurs 
d'Angleterre  un  ami  dont  le  dévouement  héroïque  devait  ajouter 
encore  au  scandale  d'une  pareille  substitution.  Sans  doute,  si  lord 
Charles  n'était  que  blessé,  le  fût-il  grièvement,  la  situation  ne  se- 
rait pas  absolument  sans  remède.  Il  pourrait  faire  appeler  le  vain- 
queur, il  pourrait  se  battre  à  son  tour,  et  il  y  était  bien  décidé;  mais 
alors  même,  si  lord  Charles  avait  péri,  pourrait-il  jamais  marcher 
tête  haute?...  11  se  promit  bien  dans  tous  les  cas  de  ne  pas  laisser 
renouveler  le  feu,  dût-il  se  jeter  au-devant  de  la  seconde  balle. 

TOME  L.  —  1864.  24 


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370  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  nuit  s'achevait;  l'aube  pointait  derrière  les  vitres,  les  oiseaux 
se  mirent  à  gazouiller  :  que  n'aurait  pas  donné  le  malheureux  jeune 
homme  pour  se  laisser  aller  au  sommeil,  qui  l'envahissait  malgré 
lui?  Mais  à  quoi  bon?  ne  fallait-il  pas,  dans  une  demi-heure,  qu'ib 
fussent  debout  l'un  et  l'autre?  Et  il  regarda  son  ami,  qui  donnait 
toujours.  Il  dormait  d'un  sommeil  d'enfant,  le  visage  tourné  du  côté 
d'Austin.  Un  de  ses  bras  nus  pendait  hors  du  lit;  l'autre,  replié  sous 
la  tête  du  dormeur,  disparaissait  à  moitié  sous  les  boucles  de  ses 
cheveux  bruns.  Il  souriait,  il  balbutiait  quelques  paroles  joyeuses. 
Austin  se  souvint  que  bien  des  fois,  à  Eton,  il  l'avait  ainsi  arraché  à 
des  rêves  d'écolier  pour  le  conduire,  soit  au  bain,  soit  à  quelque 
promenade  dans  les  bois.  Et  maintenant  il  fallait  l'éveiller  encore; 
mais  où  cette  fois  le  mènerait-il? 

Cependant  il  le  fallait;  l'aiguille  sur  le  cadran  bondissait  de  mi> 
nute  en  minute.  Aucun  retard  n'était  plus  permis.  N'importe  :  tou- 
cher à  ce  sommeil  sacré,  porter  la  main  sur  cette  victime,  cela  était 
au-dessus  des  forces  d'Austin.  Un  phénomène  bizarre  de  sa  mémoire 
lui  fournit  l'expédient  que  réclamait  la  situation.  11  se  sou\înt  d'a- 
voir lu,  dans  je  ne  sais  quel  vulgaire  traité  de  sporty  que  les  par- 
rains des  boxeurs,  le  jour  du  combat,  pour  leur  épargner  toute 
inutile  secousse,  évitent  de  les  réveiller  directement  :  ils  se  con- 
tentent d'ouvrir  la  fenêtre,  et  au  bout  de  peu  d'instans  la  fraîcheur 
de  la  brise  matinale  suffit  pour  que  ces  pauvres  diables  reviennent 
sans  auti'e  provocation  au  sentiment  de  l'existence.  Ainsi  fit  Austin, 
et  lord  Charles  effectivement,  après  s'être  une  ou  deux  fois  retourné 
dans  son  lit,  se  dressa  tout  à  coup  sur  son  séant.  Son  premier  re- 
gard, dirigé  vers  son  ami,  s'anima  d'un  affectueux  sourire;  mais  ce 
sourire  ne  dura  guère  :  il  fut  remplacé,  à  mesure  que  la  connais- 
sance lui  revenait,  par  une  expression  de  physionomie  où  perçaient 
une  anxiété  contrainte,  une  horreur  mal  dissimulée.  Austin  eût  pré- 
féré toutes  les  malédictions  du  monde  à  ce  témoignage  de  muette 
angoisse. 

Ils  étaient  pourtant  en  retard,  et  durent  partir  en  toute  hâte,  ce 
qui  fut  une  circonstance  atténuante.  On  remit  le  déjeuner  au  retour. 
Les  adversaires  s'étant  chargés  d'amener  un  médecin,  il  ne  s'agis- 
sait plus  que  de  pousser  vivement  le  cheval.  Austin  tenait  les  rênes; 
ils  parlèrent  fort  peu,  et  de  sujets  tout  àfait  indifférens.  Lord  Charles 
se  tourna  une  seule  fois  vers  l'arrière  du  caby  où  le  groom  était 
assis,  pour  commander  qu'on  lui  amenât,  à  un  moment  donné  de 
l'après-midi,  dans  un  endroit  qu'il  désignait,  son  trotteur  favori. 
Le  groom  fit  respectueusement  observer  que  «  sa  grâce  (le  duc), 
ayant  un  de  ses  chevaux  de  selle  chez  le  vétérinaire,  emprunterait 
peut-être  le  hcick  de  sa  seigneurie,  »  sur  quoi  a  sa  seigneurie  » 


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AUSTIN   ELLIOT.  371 

s'impatienta  quelque  peu,  et,  s' adressant  à  Austin,  se  plaignit  des 
emprunts  perpétuels  qu'on  faisait  à  son  écurie. 

Décidément  ils  étaient  en  retard.  En  arrivant  sur  la  lande,  ils 
virent,  groupés  derrière  un  dog-cart^  leurs  adversaires  qui  les  at- 
tendaient, ainsi  que  le  médecin.  —  «  Dépêchons-nous,  Elliot!  »  dit 
le  major  Jackson  à  Austin,  et  les  préparatifs  en  effet  furent  leste- 
ment menés.  Les  deux  antagonistes,  séparés  par  une  distance  de 
douze  pas  et  placés  dos  à  dos,  reçurent  leurs  pistolets  de  la  main 
des  témoins.  C'était  au  major  à  donner  le  signal.  Austin  et  lui  s'é- 
cartèrent. —  H  Êtes -vous  prêts,  messieurs?  »  demanda-t-il ,  puis 
immédiatement  il  commanda  le  feu.  Tous  deux  se  retournèrent  par 
un  seul  et  même  mouvement.  Charles  Barty  ne  connaissait  pas 
l'arme  imparfaite  dont  il  se  servait  ;  le  coup  releva  d'un  demi  yard 
au  bas  mot.  Le  capitame  Hertford,  mieux  au  courant,  il  est  permis 
de  le  croire,  visa  tout  à  son  aise  et  ne  fit  feu  qu'après  deux  se- 
condes écoulées.  Lord  Charles  bondit  à  un  pied  du  sol,  puis,  retom- 
bant sur  ses  talons,  qui  laissèrent  leur  double  empreinte  sur  le 
gazon  trempé  de  rosée ,  il  fut  lancé  en  avant,  et  une  fois  étendu 
sur  le  côté  gauche,  demeura  complètement  immobile. 

Il  était  déjà  mort  quand  Austm  accourut  près  de  lui.  En  retour- 
nant, pour  l'exposer  au  jour,  cette  tête  pesante,  il  y  constata  un 
dernier,  un  fugitif  vestige  de  la  vie  qui  s'éteignait.  Deux  nerfs,  au- 
dessous  de  la  paupière  inférieure,  gardèrent  encore  pendant  une 
demi-seconde  leur  contractilité  frémissante,  puis  ils  s'arrêtèrent,  et 
tout  fut  dit. 

Austin  se  trouvait  pour  la  première  fois  en  face  de  la  mort.  Sur 
cette  belle  tête  qu'il  tenait  à  deux  mains,  sur  ces  yeux  ouverts  qui 
ne  le  voyaient  plus,  il  attachait  un  regard  effaré  où  le  doute  et  l'hor- 
reur s'exprimaient  en  même  temps.  Hertford  et  son  témoin  étaient 
penchés  à  côté  de  lui.  —  Tout  s'est  passé  selon  les  règles,  disait  le 
premier...  Je  pars  maintenant  pour  la  France...  Jackson,  ce  tueur 
de  tigres,  pleurait  à  chaudes  larmes.  —  Pourquoi,  balbutiait-il, 
me  suis-je  mêlé  de  cette  affaire?  jamais,  non  jamais,  je  ne  m'en  con- 
solerai... Austin,  lui,  ne  disait  rien.  Appuyé  sur  un  genou  près  du 
cadavre,  tenant  toujours  à  deux  mains  la  tête  de  §on  ami,  le  mal- 
heureux sentait  son  cœur  dans  une  espèce  d'étau  et  comme  palpi- 
tant sous  la  serre  d'un  aigle.  Il  finit  par  comprendre  qu'on  le  pres- 
sait de  partir.  —  Non,  répondit-il,  je  resterai  où  je  suis...  Sur  de 
nouvelles  instances,  il  releva  la  tête  et  répéta  les  mêmes  paroles, 
accompagnées  d'un  regard  dont  le  capitaine  Hertford  n'avait  pas 
perdu  mémoire  depuis  cette  journée  où  ils  étaient  partis  ensemble 
de  Tyn-y-Rhraiadr.  —  J'ai  fait  mon  devoir,  dit  le  capitaine,  et 
maintenant,  Jackson,  nous  n'avons  plus  qu'à  décamper  au  plus 
vite...  A  quelques  instans  de  là,  le  major,  revenant  sur  ses  pas. 


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372  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

crut  devoir  insister  de  plus  belle.  —  Venez,  EUiot,  venez,  disait-il. 
Songez  aux  suites  d'une  pareille  affaire...  Nous  avons  un  passeport; 
profitez-en  ! 

—  Non,  répondit  encore  Austin,  je  ne  bougerai  pas  d'ici. 

—  C'est  insensé!...  Vous  n'avez  plus  la  tête  à  vous!  repartit 
l'autre. 

-^  Je  le  sais  fort  bien...  Laissez-moi!... 

Le  major  s'éloigna  de  nouveau,  quoique  à  regret. 

Puis  ce  fut  le  tour  du  groom,  qui  appartenait,  nous  l'avons  dit,  à 
lord  Charles.  Il  posa  la  main  sur  l'épaule  d' Austin.  —  Monsieur  El- 
liot,  disait-il,  mylord  serait-il  blessé? 

—  Il  est  mort!  répondit  Austin  en  le  regardant  au  visage. 

Cet  homme  s'agenouilla,  dénoua  la  cravate  de  son  maître  et  glissa 
la  main  sous  la  chemise  entre-bâillée,  pour  voir  si  le  cœur  ne  bat- 
tait plus,  après  quoi,  par  un  singulier  instinct,  il  ferma  ces  yeux 
ternis  qui  ne  devaient  plus  se  rouvrir.  —  Maintenant,  ajouta-t-il, 
que  faut-il  faire? 

Question  bien  simple,  bien  naturelle,  mais  à  laquelle  Austin  ne 
trouva  pas  de  réponse.  Le  problème  à  résoudre  était  l'enlèvement 
de  ce  cadavre,  sans  trop  de  scandale,  avant  qu'une  foule  indiscrète 
n'eût  été  appelée  sur  le  lieu  du  désastre.  Deux  policemen  intervin- 
rent fort  à  propos.  Austin  ne  leur  dissimula  rien  et  se  constitua  vo- 
lontairement leur  prisonnier.  Il  obtint  en  revanche,  d'un  inspecteur 
qui  arriva  presque  aussitôt,  que  le  groom  restât  libre,  et  pût  aller 
porter  la  fatale  nouvelle  aux  parens  du  mort.  Quant  à  lui,  suivant  à 
pied  la  charrette  de  boulanger  sur  laquelle  on  emportait  le  cadavre, 
—  ce  cadavre  dont  les  jambes,  pendant  au  dehors,  balayaient 
presque  la  terre,  —  il  arriva  ainsi  jusqu'au  bureau  de  police.  Tout 
le  reste  de  son  existence  lui  apparaissait  en  ce  moment  comme  un 
vain  mirage,  une  illusion  chimérique,  et  pour  la  première  fois,  à 
l'âge  de  vingt-trois  ans,  il  prenait  la  réalité  corps  à  corps.  La  réa- 
lité, c'était  ce  cortège  ignominieux,  ces  gens  de  police,  cette  char- 
rette vulgaire,  ces  voleurs  de  bas  étage,  ces  prostituées  à  côté 
desquelles  il  lui  fallut  s'asseoir  et  attendre  son  tour.  Il  écouta  ma- 
chinalement l'instruction  sommaire  d'un  ou  deux  délits  sans  impor- 
tance. On  interrogeait  entre  autres  la  femme  d'un  ramoneur,  à  peu 
près  assommée  par  son  brutal  mari.  La  tête  encore  enveloppée  de 
bandages  et  pouvant  à  peine  se  tenir  debout,  cette  misérable  créa- 
ture, livrée,  on  le  voyait,  à  tous  les  excès  de  l'ivrognerie,  es- 
sayait de  revenir  sur  ses  premières  dépositions,  et,  pour  sauver 
l'espèce  de  brute  auquel  le  sort  l'avait  unie,  entassait  mensonges 
sur  mensonges  avec  un  entêtement  héroïque,  malgré  les  menaces 
du  magistrat,  qui  allait,  disait-il,  la  faire  arrêter  comme  faux  té- 
moin. Austin  se  comparait  à  elle,  à  ce  rebut  des  cabai*ets,  à  cette 


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AUSTIN   ELLIOT.  373 

abjecte  harengère,  et  relativement  se  trouvait  petit.  —  Elle  mour- 
rait, se  disait-il,  pour  cet  abominable  vaurien,  tandis  que  moi,... 
moi,  grand  Dieu!... 

Son  tour  arriva.  On  exigea  de  lui  deux  cautions  de  cinq  cents  li- 
vres sterling.  Une  douzaine  au  moins  des  amis  de  son  père  accou- 
rurent pour  offrir  ces  garanties  pécuniaires,  et  Austin,  devenu  libre, 
put  s'occuper  aussitôt  des  préparatifs  de  son  départ.  Prévoyant  une 
condamnation,  qui  était,  à  vrai  dire,  inévitable,  il  enjoignit  à  son 
avocat  de  rédiger  un  acte  qui  transférait  tous  ses  biens  à  Eleanor  (1), 
acte  qu'il  promit  de  revenir  signer  en  temps  utile.  Pour  le  cas  où  il 
succomberait  avant  d'être  condamné,  il  dressa  un  testament  som- 
maire par  lequel  il  laissait  tous  ses  biens  à  la  même  personne ,  la 
priant  de  compenser,  sur  le  produit  du  legs,  le  dommage  subi  par 
les  personnes  qui  avaient  bien  voulu  lui  servir  de  caution.  Son  do- 
mestique, chargé  de  veiller  sur  Robin,  eut  ordre  de  le  conduire 
chez  miss  Hilton,  si  quelque  malheur  arrivait.  Cet  homme,  effrayé, 
demandait  en  pleurant  à  son  maître  la  permission  de  l'accompagner. 
Austin,  très  pâle,  mais  très  résolu,  la  lui  refusa  formellement. 

XIV. 

Ce  fut  un  voyage  bizarre,  une  course  haletante,  une  chasse  effré- 
née, —  d'abord  à  Calais,  où  le  capitaine  Hertford  n'était  point,  où  il 
n'avait  jamais  paru,  puis  à  Boulogne,  où  trois  jours  furent  perdus 
en  quêtes  inutiles.  De  Boulogne,  Austin  revint  à  Douvres  et  de  là 
courut  à  Brighton,  d'où  le  capitaine  avait  pu  s'embarquer  soit  pour 
Dieppe,  soit  pour  le  Havre.  Réduit  à  opter  entre  ces  deux  hypo- 
thèses, il  se  décida  pour  la  première,  et  prit  passage  à  bord  du  Ve- 
nezuelriy  que  les  flots  démens  ont  englouti,  je  l'espère,  car  jamais 
plus  odieux  steamer  n'a  fait  la  traversée  de  la  Manche.  A  Dieppe, 
mêmes  résultats  ou  plutôt  même  absence  de  résultats;  mais  au  mo- 
ment de  quitter  la  partie,  Austin  rencontra  un  de  ses  camarades 
d'université  qui,  par  grand  hasard,  lui  fournit  le  renseignement 
dont  il  avait  besoin.  —  Vous  avez  tort,  lui  dit  ce  jeune  homme,  de 
prendre  si  fort  à  cœur  les  bruits  qu'on  a  fait  courir  sur  votre  compte; 
nous  vous  connaissons  trop  bien,  moi  et  beaucoup  d'autres,  pour 
vous  soupçonner  d'avoir  mis  en  avant,  comme  champion  de  votre 

(1)  Ceci  demande  explication  :  les  propriétés  que  le  duelliste  possède  au  moment  de 
la  condamnation  demeurent  dévolues  à  la  couronne.  Il  est  douteux,  au  surplus,  que  la 
transmission  de  biens  souscrite  au  profit  d'un  tiers  par  un  prévenu  sous  caution  (under 
bail)  puisse  être  regardée  comme  valide.  Cette  question  n'est  pas  résolue  dans  le  remar- 
quable article  que  M.  Samuel  Warren,  l'avocat  romancier,  écrivait  il  y  a  plusieurs 
années  dans  le  Blackwood  à  propos  de  l'affaire  entre  lord  Cardigan  et  le  capitaine 
Tuckett,  aiiicle  qui  renferme  un  exposé  complet  des  mesures  législatives  adoptées  en 
Angleterre  contre  le  duel. 


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374  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

querelle,  ce  pauvre  don  Quichotte  si  malencontreux...  Quant  au  ca- 
pitaine, il  est  désolé...  Un  de  mes  cousins  qui  s'est  trouvé  avec  lui 
sur  le  bateau  d'Anvers... 

Austin  n'en  écouta  pas  davantage.  Sous  les  fenêtres  de  l'hôtel 
chauffait  un  paquebot  prêt  à  partir.  l\  y  arriva  pour  ainsi  dire  au 
dernier  coup  de  cloche.  Le  lendemain,  il  était  à  Brighton,  à  Londres 
dans  l'après-midi,  et  le  soir  même  il  se  rembarquait  pour  Anvers, 
où  il  arriva  vingt-quatre  heures  plus  tard.  Au  bureau  de  police  de 
cette  ville,  on  put  enfin  lui  donner  des  nouvelles  d'Hertford,  sur  la 
piste  duquel  il  allait  s'acharner  comme  un  limier  altéré  de  sang.  Le 
capitaine  et  le  major,  arrivés  avec  fort  peu  de  bagages,  avaient  pris 
leurs  billets  pour  Aix-la-Chapelle.  Une  fois  là,  sur  le  territoire 
prussien,  Austin  trouva  la  police  beaucoup  moins  communicative; 
mais  un  obligeant  personnage,  anciennement  en  relations  avec  son 
père,  voulut  bien  s'entremettre  sans  savoir  au  juste  de  quoi  il  s'a- 
gissait, et  on  finit  par  découvrir  que  les  deux  voyageurs  étaient  re- 
partis pour  Cologne,  où  aboutissait  à  cette  époque  l'extrémité  des 
chemins  de  fer  allemands.  A  Cologne,  un  valet  de  place  infiniment 
officieux  se  chargea  de  découvrir  le  capitaine  Hertford  et  le  signala 
bientôt  dans  un  des  hôtels  de  Deutz.  Austin  s'y  rendit  sans  retard; 
mais  ce  fut  pour  y  trouver  un  vieux  colonel  de  l'armée  des  Indes, 
—  Hanford  était  son  nom,  —  qu'il  dérangea  inutilement  de  son  dî- 
ner. Au  sortir  de  l'hôtel,  complètement  découragé,  las  de  la  vie,  le 
jeune  homme  s'assit  sur  le  quai  du  Rhin ,  et  ne  traversa  que  plus 
tard  le  pont  de  bateaux  pour  rentrer  dans  la  ville  endormie  à  l'om- 
bre de  sa  vaste  cathédrale. 

Aux  renseignemens  qui  lui  faisaient  défaut,  il  suppléa  tant  bien 
que  mal  par  les  calculs  de  son  esprit.  Sachant  que  le  capitaine  avait 
la  passion  du  jeu,  il  se  dit  qu'on  le  trouverait  sans  nul  doute  dans 
un  de  ces  établissemens  dont  la  prospérité  repose  sur  le  fonctionne- 
ment régulier  de  la  roulette  et  du  trente  et  quarante;  mais  son  in- 
expérience était  si  grande  qu'il  dut  recourir  au  fils  de  l'aubergiste 
pour  se  faire  indiquer  une  institution  de  ce  genre.  Après  Aix-la- 
Chapelle,  sur  la  route  suivie  généralement  par  les  touristes,  c'est  à 
Ems,  dans  le.  .duché  de  iNassau,  que  les  joueurs  s'arrêtent  d'ordi- 
naire. Austlti  s'enquit  de  l'itinéraire  à  suivre  pour  s'y  rendre,  et 
partit  pour  Coblentz,  dévoré  de  mortelles  inquiétudes.  Il  risquait  en 
effet  sa  dernière  chance.  Da«s»  une  quinzaine  expirait  le  délai  qui 
lui  était  laissé  pour  dégager  ses  cautions,  et  moins  que  jamais  il  se 
voyait  en  passe  de  retrouver  son  antagoniste  fugitif,  moins  que  ja- 
mais il  pouvait  compter  sur  une  rencontre  qui  devait  seule  lui  four- 
nir le  moyen  de  se  réhabiliter  aux  yeux  de  tous.  Cette  pensée  le  bour- 
relait  et  enlevait  toute  espèce  d'attrait  aux  spectacles  qu'il  avait 
sous  les  yeux.  Les  charmans  paysages  qui  bordent  le  Rhin  à  partu*  de 


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AUSTIN   ELLIOT.  375 

Bonn  lui  parurent  absolument  insipides  malgré  l'enthousiasme  d'un 
jeune  poète  américain,  décidé  à  les  lui  faire  admirer.  Après  une 
nuit  passée  à  l'hôtel  du  Géant  [Riese-hof)^  il  traversa,  cahoté  dans 
un  fiacre,  la  jolie  vallée  qu'arrose  la  Lahn,  tandis  que  la  brume 
matinale  remontait  lentement  vers  les  hauteurs  boisées  qui  l'enve- 
loppent de  toutes  parts.  Il  trouva  les  «  sources  »  envahies  par  une 
foule  de  buveurs  groupés  autour  du  Kesselbrunnen^  du  Krœncheriy 
du  Furstenbrunnen.  Un  individu  le  heurta  par  hasard  dans  cette  co- 
Jiue,  et  lui  adressa  aussitôt  des  excuses  polies.  C'était  un  Tyrolien 
dont  le  costume  pittoresque  et  la  haute  taille  frappèrent  notre  jeune 
voyageur,  qui  fut  pris  du  désir  de  continuer  leur  conversation,  com- 
mencée en  français  sous  de  si  favorables  auspices.  Peu  à  peu  il  dé- 
couvrit que  son  interlocuteur,  nonobstant  sa  remarquable  prestance 
et  sa  mise  d'opéra,  n'était  qu'un  marchand  de  curiosités  indigènes. 
—  N'auriez- vous  pas  une  tête  de  chamois?  lui  demanda-t-il  après 
avoir  fait  emplette  de  deux  ou  trois  bagatelles  insignifiantes. 

—  Pas  pour  le  moment,  répondit  l'autre;  mais  mon  frère  cadet, 
dont  l'étalage  est  ici  près,  pourra  vous  en  offrir  plusieurs  à  choisir... 

Devant  l'étalage  du  «  frère  cadet,  »  Austin  reconnut  le  capitaine 
Hertford,  qui  marchandait  une  paire  de  gants. 

Pris  à  court  et  ne  sachant  que  décider  immédiatement,  il  se  tourna 
vers  son  guide,  et  par  un  geste  expressif  lui  recommanda  le  silence. 
Le  Tyrolien  comprit,  salua,  et  s'en  retourna  dans  sa  stalle.  Le  ca- 
pitaine Hertford,  ses  gants  achetés,  remonta  dans  la  grande  salle 
du  Kurhaus  évidemment  avec  l'intention  d'aller  prendre  les  eaux. 
Déjà  il  portait  à  ses  lèvres  le  verre  de  cristal  rouge  quand  Austin, 
arrivé  derrière  lui,  dit  simplement  de  sa  voix  la  plus  calme  :  —  Ca- 
pitaine Hertford,  j'ai  à  vous  parler.  ^ 

Il  était  brave,  le  capitaine;  mais  il  ne  méconnut  pas  cet  organe 
vibrant  et  se  retourna  plus  pâle  que  la  mort.  A  l'aspect  du  visage 
d' Austin,  de  ce  front  chargé  d'orages,  de  ce  regard  éperdu,  le  verre 
qu'il  tenait  tomba  de  sa  main  et  s'éparpilla  sur  les  dalles  en  mille 
fragmens  qu'on  eût  pu  prendre  pour  autant  de  rubis.  —  Vous  sa- 
vez, je  crois,  ce  que  j'attends  de  vous,  lui  dit  Austin. 

—  Serait-ce  encore  un  duel?  demaifda  le  capitaine  Hertford  à 
voix  basse;  D  y  a  méprise  bien  certainement...  Cette  dernière  ren- 
contre a  eu  des  suites  assez  terribles...  Est-ce  bien  un  duel  que  vous 
voulez? 

—  Précisément...  Il  me  serait  pénible  d'avoir  à  le  répéter. 

—  Soit...  Et  que  le  sang  versé  retombe  sur  votre  tête!...  Nous 
sommes,  Jackson  et  moi,  logés  à  l'hôtel  d'Angleterre...  C'est  là  que 
nous  attendrons  votre  témoin... 

Mais  Austin  ne  savait  à  qui  s'adresser,  et  dut  recourir  au  major 
Jackson,  qui  le  présenta  lui-même  à  un  touriste  français,  arbitre 

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376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

émérite  en  ces  matières.  La  rencontre  fut  convenue  pour  le 'soir 
même,  près  d'un  petit  village  appelé  Dausenau.  Les  impressions 
d'Austin,  pendant  qu'il  traversait  par  cette  belle  soirée  de  juin,  au 
fond  d'une  étroite  vallée,  les  vertes  prairies  qu'on  trouve  sur  la 
gauche  de  ce  village  gothique,  participaient  malgré  lui  du  charme 
paisible  qu'offrait  le  riant  paysage,  traversé  d'eaux  babillardes,  em- 
pourpré de  lueurs  roses,  perdu  par  endroits  sous  le  feuillage,  ail- 
leurs révélé  par  de  brusques  éclaircies.  L'amertume  de  son  désespoir 
s'en  trouvait  atténuée;  ses  pensées  vindicatives  s'apaisaient;  l'espèce 
de  rage  folle  qui  le  tourmentait  naguère  à  l'idée  de  son  honneur  flér^ 
tri,  de  son  avenir  ruiné,  avait  fait  place  à  un  immense  besoin  de  re7 
pos,  —  ce  repos  dût-il  être  celui  de  la  tombe.  Dix  minutes  après, 
face  à  face  avec  son  ennemi  mortel,  il  goûtait,  pour  la  première  fois 
depuis  la  mort  de  son  meilleur  ami,  un  calme  parfait,  une  sérénité 
absolue,  un  bien-être  intime  que  les  circonstances  rendaient  vrai- 
ment singulier...  On  se  l'expliquera  peut-être  bientôt. 

Le  capitaine  Hertford  tira  le  premier.  Austin  entendit  la  balle  sif- 
fler à  deux  pouces  de  sa  tête.  Jusqu'alors  il  avait  tenu  son  adver- 
saire enjoué;  mais  en  ce  moment,  fidèle  à  une  résolution  qu'il 
avait  prise,  à  un  serment  solennel  qu'il  s'était  fait  le  soir  même  du 
jour  fatal  où  lord  Charles  avait  succombé,  il  se  détourna  et  fit  fea 
dans  la  direction  d'un  rocher  qui  pointait  sous  le  taillis  à  la  droite 
des  combattans.  Le  capitaine  insista  pour  une  nouvelle  épreuve,  et 
dans  la  discussion  soulevée  à  ce  sujet  on  put  s'assurer  qu'il  n'était 
pas  tout  à  fait  de  sang-froid.  Les  vins  du  Rhin  portent  quelquefois 
à  la  tête  malgré  leurs  dehors  inoffensifs.  Devant  ses  instances  réité- 
rées, les  témoins,  bien  à  regret,  se  crurent  obligés  de  fléchir.  Austin, 
cette  fois  comme  l'autre,  tira  évidemment  de  côté.  Par  un  bonheur 
singulier,  la  balle  de  son  adversaire  ne  fit  que  lui  effleurer  la  jambe. 
L'affaire  devait  nécessairement  en  rester  là.  Tel  fut  le  premier  et  le 
dernier  duel  de  notre  jeune  héros,  bien  décidé  à  se  faire  sauter  la 
cervelle  plutôt  que  de  souiller  ses  mains  du  sang  d'un  homme. 

XV. 

Quand  Austin,  de  retour  à  Londres,  reparut  chez  son  attorney 
trois  jours  avant  l'expiration  du  délai  fixé  par  la  loi,  ce  fut  dans 
l'étude  une  stupéfaction  générale.  Le  moins  étonné  de  tous  n'était 
pas  Yaltomey  lui-même,  qui  se  mit  presque  à  genoux  devant  son 
client  pour  l'engager  à  repartir  au  plus  vite.  —  Mille  livres  sterling 
ne  sont  rien  auprès  de  la  condamnation  qui  vous  attend  et  que  je  re- 
garde comme  infaillible,  lui  disait-il,  grossissant  à  dessein  le  dan- 
ger. Je  ne  crois  pas  que  la  peine  capitale  soit  prononcée  contre 
vous  malgré  le  déchaînement  de  l'opinion  et  la  disposition  des  juges 

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AUSTIN   ELLIOT.  377 

à  user  de  rigueur;  mais  en  l'abaissant  d'un  degré  nous  trouvons  la 
transportation  à  vie,  au-dessous  la  transportation  pour  vingt  et  un 
ans,  au-dessous  encore  la  transportation  pour  quatorze  ans...  Vous 
êtes  jeune  sans  doute,  mais  quatorze  ans  sont  bien  longs,  et  Boulo- 
gne en  revanche  est  bien  près...  Vous  pourriez  être  à  Boulogne  de- 
main matin. 

—  Votre  conseil  serait  bon,  repartit  Austin,  si  je  n'étais  aussi  dé- 
goûté de  moi-même  et  de  la  vie,  aussi  fermement  décidé  à  expier 
le  mal  que  j'ai  fait...  Savez-vous  bien  que,  pour  obéir  aux  lois  chi- 
mériques du  point  d'honneur,  je  suis  allé  sur  le  continent  provoquer 
une  nouvelle  rencontre,  autant  vaut  dire  commettre  un  nouveau 
crime?...  Je  ne  voulais  pas.  Dieu  m'en  est  témoin,  m'exposer  à 
tuer  mon  adversaire;  mais,  s'il  m'eût  tué,  lui,  n'étais-je  pas  res- 
ponsable de  sa  mauvaise  action?...  Tenez,  il  faut  en  finir,  il  faut  ali- 
gner mes  comptes  avec  tout  le  monde...  J'ai  violé  la  loi,  c'est  une 
dette  à  payer,  et  je  m'acquitte... 

—  Voyez  miss  Hilton,  reprit  Yattomey  à  bout  d'argumens  ;  elle 
vous  persuadera  peut-être  mieux  que  moi. 

—  Je  ne  dois  pas,  je  n'ose  pas,  je  ne  veux  pas  la  voir,  répondit 
Austin...  C'est  elle,  avec  ses  façons  mystérieuses,  qui  est  l'origine 
de  tout  le  mal...  Si  elle  veut  son  pardon,  qu'elle  vienne  me  le  de- 
mander dans  mon  cachot...  Le  prisonnier  verra  ce  qu'il  peut  faire 
pour  elle... 

Austin,  en  parlant  ainsi,  anticipait  déjà  sur  cette  scène  pathétique. 
Il  voyait  Eleanor  courbée  sous  ses  reproches,  honteuse  de  sa  tra- 
hison, effrayée  du  désastre  causé  par  elle.  Il  l'accablait  de  sa  misé- 
ricorde, et  repoussait  fièrement  l'idée  de  donner  suite  à  l'engage- 
ment mutuel  qui  les  liait.  Il  avait  le  cœur  trop  haut  pour  unir  ses 
destins  compromis  au  brillant  avenir  de  l'opulente  héritière.  C'est 
ainsi  qu'il  lui  parlerait,  après  quoi  ils  se  sépareraient  pour  jamais. 

Ce  plan  si  dramatique  péchait  par  la  base.  Il  fallait,  pour  le  réa- 
liser, qu'Eleanor  vînt  tomber  aux  pieds  du  prisonnier,  et  c'est  jus- 
tement ce  qu'elle  ne  fit  pas.  S'il  part  de  là  pour  l'accuser  de  per- 
fidie, le  lecteur  porte  sur  elle  un  jugement  téméraire,  et  c'est  bien 
évidemment  notre  faute  :  nous  ne  la  lui  avons  pas  fait  connaître  telle 
qu'elle  était. 

Vattomey  ne  s'était  pas  trompé  sur  l'issue  de  l'épreuve  judi- 
ciaire que  son  client  avait  voulu  affronter.  Les  esprits  étaient  montés, 
l'opinion  publique  reprochait  à  Austin  d'avoir  laissé  lord  Charles 
Barty  s'exposer  à  sa  place.  On  faisait  peser  sur  lui  la  responsabilité 
de  cette  mort  précoce  que  l'illustration  du  nom,  la  naissante  popu- 
larité du  personnage  rendaient  encore  plus  tragique.  Vainement  les 
jurés  furent-ils  sommés  de  n'écouter  que  leur  conscience,  de  ne  cé- 
der à  aucune  pression  extérieure.  Cette  recommandation,  toujours 

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378  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

inutile,  ne  contre-balança  nullement  dans  leur  esprit  l'influence  des 
mauvais  bruits  qui  circulaient  sur  le  compte  d'Austin.  Non-seule- 
ment le  duel  était  avéré,  non-seulement  les  jurés  pouvaient  se  re- 
trancher sur  l'aveu  même  du  coupable;  la  preuve  en  outre  semblait 
acquise  qu'il  ne  s'était  pas  conduit  honorablement,  et  ceci  dispen- 
sait de  toute  indulgence.  Le  verdict  fut  donc  aussi  sévère  qu'il  pou- 
vait l'être.  Le  juge,  moins  facile  à  égarer,  jeta  sur  le  banc  du  jury 
un  regard  passablement  dédaigneux  alors  que,  lié  par  son  devoir, 
il  allait  prononcer  l'arrêt  de  condamnation.  —  Il  ignorait,  disait-il 
avec  cette  solennité  traditionnelle  que  revêt  chez  nos  voisins  l'élo- 
quence de  la  magistrature  assise,  —  il  ignorait  par  suite  de  quels 
insondables  desseins  le  Tout-Puissant  avait  voulu  frapper  l'accusé 
au  début  d'une  carrière  qui  promettait  tant  de  bonnes  et  utiles 
œuvres,  tant  de  nobles  et  glorieux  succès.  Éclairé  par  les  lumières 
de  l'expérience,  il  croyait  pouvoir  rappeler  à  ce  jeune  homme  que 
les  châtimens  du  ciel  sont  souvent  des  bénédictions  déguisées... 
Je  n'ajouterai  rien,  continua-t-il  d'une  voix  émue,  aux  remords 
dont  je  vous  sais  pénétré.  Je  voudrais  au  contraire  pouvoir  en  allé- 
ger le  fardeau...  C'est  à  regret  que  je  vais  prononcer  contre  vous 
une  sentence  qui,  vous  le  savez,  dans  un  pays  comme  le  nôtre,  en 
vertu  de  cette  rigidité  morale  qui  fait  notre  orgueil,  vous  retranche 
de  la  vie  politique  et  sociale.  Sur  votre  existence  jusqu'ici  revêtue 
de  tant  d'éclat,  un  nuage  passe  aujourd'hui  dont  elle  ne  sera  plus 
affranchie,  si  ce  n'est  à  l'heure  de  la  transformation  suprême.  Le 
jury  a  fait  ce  qu'il  regardait  comme  son  devoir.  A  moi  de  remplir 
le  mien,  si  pénible  qu'il  puisse  me  paraître.... Et  alors,  mitigeant  la 
peine  autant  qu'il  le  pouvait  sans  porter  un  périlleux  défi  au  res- 
sentiment populaire,  il  prononça  l'arrêt  qui  condamnant  Austin  à  un 
an  de  prison  le  frappait  en  même  temps  d'une  irrévocable  déchéance. 

Le  malheureux  avait  eu  beau  se  raidir  d'avance  contre  les  émotions 
de  cet  instant  décisif,  il  sentit  le  cœur  lui  manquer,  et,  pris  tout  à 
coup  d'une  soif  ardente,  demanda,  aussitôt  après  être  sorti  du  banc 
des  accusés,  un  grand  verre  d'eau  qui  rafraîchit  à  peine  un  moment 
ses  lèvres  arides;  puis,  heureusement  pour  sa  raison,  il  tomba  pres- 
que immédiatement  dans  une  sorte  d'atonie  morale  qui  ne  lui  lais- 
sait plus  l'intelligence  bien  nette  de  sa  situation.  Ses  sens  fonction- 
naient à  peu  près  seuls  et  ne  transmettaient  à  son  esprit  que  des 
perceptions  incomplètes.  Il  se  prit  à  rire  d'un  rire  idiot  en  aperce- 
vant parmi  les  témoins  appelés  pour  l'affaire  qu'on  allait  juger  une 
pauvre  femme,  évidemment  sous  l'influence  du  gin^  laquelle  était 
chaussée  de  deux  brodequins,  l'un  en  peau  jaune,  l'autre  en  peau 
noire,  et  tous  deux  du  même  pied.  Cette  incongruité  de  costume  lui 
semblait  éminemment  comique. 

Parmi  les  prisonniers  que  la  curiosité  attira  sur  son  passage  au 


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AUSTIN   ELLIOT.  379 

moment  où  il  traversait  les  préaux  de  Millbank,  il  vit  un  adolescent 
encore  imberbe  dont  le  regard  lui  entra  dans  la  poitrine  comme  un 
fer  aigu.  —  Eh  quoi!  se  disait -il,  elle  ici!..  Eleanor  sous  ce  dégui- 
sement!.. —  Puis  il  s'arrêta  stupéfait  devant  cette  énormité  de  son 
imagination  en  délire.  —  Ah!  se  disait-il,  c'en  est  trop!..  Ma  raison 
se  perd...  Si  je  ne  parviens  à  maîtriser  ces  chimères,  je  demeure 
atteint  et  convaincu  de  folie... 

Cette  crainte  fut  bien  près  de  se  réaliser,  car  dès  le  lendemain  la 
fièvre  le  prit,  et  pendant  près  de  trois  mois,  de  juin  à  septembre 
1846,  il  n'eut  que  par  intervalles  la  pleine  conscience  de  sa  situa- 
tion. Alors  lui  revenaient,  comme  un  glas  funèbre,  ces  terribles  pa- 
roles du  juge  qui  lui  présageaient  «  sa  mort  politique  et  sociale;  » 
alors  aussi  une  grande  amertume  et  une  cruelle  déception,  en  son- 
geant qu'il  n'avait  pas  entendu  parler  d'Eleanor. 

Il  s'enquit  un  jour  de  Robin.  Un  des  porte-clés  lui  rappela  qu'il 
avait  donné  l'ordre  de  le  conduire  chez  miss  Hilton  le  lendemain 
même  de  sa  condamnation.  —  Eh  bien?  demanda  Austin  avec  une 
ardente  curiosité. 

—  Miss  Hilton  venait  de  partir  pour  le  continent,  elle  et  toute  sa 
maison. 

—  Ah  !  s'écria  le  prisonnier,  plus  déconcerté  qu'il  ne  le  voulait 
paraître...  Et  qu'a-t-on  fait  de  mon  chien? 

—  Les  règlemens  de  la  prison  défendaient  de  l'admettre  ici,  et 
le  pauvre  animal  se  morfondait  aux  portes  de  rétablissement,  lors- 
qu'un jeune  Écossais,  un  montagnard  des  highlandsy  étant  venu  à 
passer  dans  la  rue,  l'a  reconnu  pour  être  à  vous,  et  nous  a  déclaré 
qu'il  s'en  chargeait  provisoirement.  La  pauvre  bête  affamée  a  suivi 
cet  homme  sans  trop  de  façons;  nous  avons  d'ailleurs  le  nom  et  l'a- 
dresse du  personnage. 

Ce  nom  était  familier  à  Austin.  Gil  Macdonald,  bien  que  simple 
berger  de  son  état,  lui  avait  jadis  servi  de  guide,  et  comptait  parmi 
ses  meilleurs  amis  de  Ronaldsay.  Il  lui  manda  aussitôt  de  le  venir 
voir  en  compagnie  de  Robin,  et  l'un  des  premiers  services  qu'il  ré- 
clama de  son  amitié  fut  de  porter  lui-même  à  Cheshire-House  une 
lettre  adressée  à  lord  Edward  Barty.  «  Je  sais,  mylord,  lui  disait-il, 
qu'entre  nous  toute  liaison  est  devenue  impossible.  Je  sais  que  mon 
souvenir,  mon  nom  même,  doivent  vous  être  odieux.  Veuillez  ce- 
pendant écouter  ce  que  j'ai  à  vous  mander  —  dans  un  intérêt  qui 
n'est  pas  le  mien.  Vous  étiez  l'ami  d'Eleanor  Hilton  :  elle  est  partie 
et  partie  sans  protecteur.  Sa.  tan  te  l'a  conduite  en  pays  étranger, 
pour  la  mettre  mieux  à  la  merci  de  l'homme  qui  a  causé  toutes  nos 
infortunes.  A  vous,  quijtant  de  fois,  agenouillé  près  d'elle,  confon- 
dîtes vos  prières  avec  les  siennes,  je  demande  de  lui  venir  en  aide... 


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380  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Edward,  Edward,  vous  que  j'ose  encore  aimer  malgré  tout,  si  vous 
laissiez  s'accomplir  sans  obstacle  une  pareille  abomination,  j'aurais 
pour  vous  la  même  haine,  le  même  mépris  que  vous  devez  mainte- 
nant éprouver  pour  moi.  » 

Ce  touchant  appel  n'obtint  aucune  réponse,  et  cela  par  une  bonne 
raison,  c'est  que  jamais  il  ne  passa  sous  les  yeux  de  celui  à  qui  on  l'a- 
vait adressé;  mais  lord  Edward  ne  l'avait  pas  attendu  pour  courir  sur 
les  traces  d'Eleanor  :  il  était  avec  elle  à  Ems,  paralysant  par  sa  seule 
présence  une  bonne  partie  des  machinations  de  la  tante  Maria... 
Celle-ci,  dont  le  désordre  mental  s'aggravait  de  jour  en  jour,  n'a- 
vait plus  les  mêmes  facultés  à  mettre  au  service  de  ses  mauvais 
desseins,  et  ne  rencontrait  plus  d'ailleurs  chez  le  complice  de  son 
ambition  rapace  la  même  résolution,  la  même  bonne  volonté  que 
jadis.  Cependant  elle  persistait,  comme  par  routine,  dans  cette 
aversion  qu'Austin  lui  avait  inspirée,  et  à  tout  événement,  en  pré- 
vision de  quelque  rivalité  future,  elle  s'était  arrangée  pour  suppri- 
mer une  correspondance  qui  lui  portait  ombrage.  Grâce  à  la  conni- 
vence d'une  rusée  soubrette  qu'elle  dominait  par  l'espoir  d'une 
libéralité  testamentaire  à  chaque  instant  révocable,  elle  empêchait 
l'arrivée  ou  le  départ  de  toute  lettre  suspecte.  Quant  à  son  autorité 
de  tante,  elle  la  maintenait,  comme  jadis,  par  un  mélange  de  vio- 
lence et  d'astuce  auquel  la  timide  et  patiente  Eleanor  ne  savait  op- 
poser qu'une  résistance  purement  inerte. 

Austin  ignorait  absolument  tout  cela.  Le  rigoureux  silence  qu'on 
observait  à  son  égard  lui  parut  le  résultat  d'une  condamnation  sans 
appel.  Il  s'en  étonnait  peut-être,  mais  peut-être  aussi  la  trouvait-il 
à  un  certain  point  méritée.  Du  reste,  il  s'affermissait  chaque  jour 
dans  la  conviction  que  l'honneur  ne  lui  permettait  pas  de  songer 
à  devenir  le  mari  d'Eleanor.  Quand  bien  même  il  pourrait  oublier 
la  déception  mystérieuse  dont  elle  l'avait  rendu  victime,  il  n'avait 
plus  ni  position  sociale  ni  même  une  patrie  à  lui  offrir,  car  l'idée 
de  rester  en  Angleterre  à  l'expiration  de  sa  captivité  lui  inspirait 
une  répugnance  invincible.  Sa  déchéance  lui  serait  plus  pénible 
que  partout  ailleurs  dans  ce  pays  où  il  avait  rêvé,  presque  tou- 
ché du  doigt  une  destinée  de  premier  ordre...  Aussi  songeait -il  à 
partir  pour  le  Canada.  Les  démarches  tentées  après  sa  condamna- 
tion par  les  amis  de  son  père  lui  avaient  valu  remise  complète  de 
la  confiscation  dont  il  était  légalement  passible.  Avec  ce  qui  lui 
restait  de  fortune,  mille  ou  douze  cents  livres  sterling  de  rente, 
il  irait  tenter,  sur  cette  terre  encore  à  demi  vierge,  une  de  ces  en- 
treprises agricoles  qui  n'absorbent  pas  toujours  en  vain  l'existence 
d'un  homme  de  talent,  et  qui  d'ailleurs,  so#caractère  étant  donné, 
devait  l'exposer  à  moins  de  tentations,  lui  promettait  moins  de  re- 


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AUSTIN   ELLIOT.  381 

vers  que  la  carrière  politique  à  laquelle  il  avait  un  moment  aspiré. 
Gil  Macdonald  était  associé  à  ce  nouveau  plan,  et  avec  eux  devait 
aussi  s'embarquer  le  jeune  prisonnier  dont  la  physionomie  et  le 
regard  avaient  si  vivement  frappé  le  fiancé  d'Eleanor  dès  le  pre- 
mier jour  de  son  entrée  à  Millbank.  C'était  un  être  singulier  dont 
les  manières  habituellement  distinguées  contrastaient  avec  ses  anté- 
cédens  fâcheux  et  la  situation  qu'ils  lui  avaient  faite,  d'ailleurs  plein 
de  mystères  et  de  contradictions,  fécond  en  détours  subtils,  en  ré- 
ponses évasives,  mais  possédant  aux  yeux  d' Justin,  outre  tous  les 
droits  de  l'infortune,  le  charme  de  cette  ressemblance  à  laquelle 
il  ne  voulait  plus  s'arrêter  depuis  qu'elle  avait  failli  compromettre 
sa  raison. 

S'appelait-il  Goatley,  comme  il  le  prétendait,  ou  Charlton,  comme 
l'assuraient  quelques-uns  des  prisonniers?  Était-il  à  bon  droit  in- 
crit  sous  le  nom  de  Browning  sur  les  registres  de  Millbank?  C'est 
ce  qu'Austin  dut  renoncer  à  savoir,  tant  il  y  avait  de  réticences  ca- 
pricieuses, de  mensonges  inconciliables,  dans  les  dires  de  cet  être 
dégradé  qu'il  s'agissait  de  ramener  peu  à  peu,  et  dont  la  guéri- 
son  morale  devait  être,  parmi  les  expiations  d'Austin,  la  plus  effi- 
cace en  même  temps  que  la  plus  difficile. 

XVI. 

Un  nouveau  lien  s'établit  entre  ces  deux  prisonniers  le  jour  où, 
une  révolte  éclatant  parmi  leurs  compagnons  de  captivité,  ils  pri- 
rent tous  deux  le  parti  de  Tordre,  et  dans  le  moment  le  plus  criti- 
que, sauvèrent  d'une  mort  imminente  le  directeur  du  pénitentiaire. 
La  récompense  ne  se  fit  pas  attendre  longtemps.  Huit  jours  après 
cet  incident  remarquable,  un  ordre  ministériel  leur  apportait  remise 
absolue  du  restant  de  leur  peine,  et  contre  toute  attente  ils  se  trou- 
vaient libres  à  la  même  heure,  au  même  moment.  Goatley-Charlton- 
Browning  (choisissez  le  nom  qu'il  vous  plaira)  osait  à  peine  compter 
sur  les  bonnes  paroles  qu'Austin  lui  avait  parfois  adressées,  et  ce 
fut  avec  une  certaine  réserve  qu'il  vint  prendre  cdngé  de  lui;  mais 
son  erreur  ne  dura  guère.  L'établissement  au  Canada  était  plus  que 
jamais  un  projet  arrêté.  Plus  que  jamais,  Austin  s'entêtait  à  pour- 
suivre son  travail  de  réhabilitation,  et  par  conséquent  il  était  loin 
de  renoncer  à  sa  mission  charitable.  Seulement  il  craignait  fort  que 
le  nouveau  converti  ne  vînt  à  lui  échapper,  et  le  surveillait  d'un  œil 
jaloux  tout  en  se  livrant  avec  Gil  aux  préparatifs  de  leur  pacifique 
croisade. 

Ils  en  étaient  là  quand  il  reçut,  quelques  jours  après  sa  sortie  de 
prison,  un  billet  dont  l'écriture,  le  pli  et  le  parfum  lui  donnèrent 


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382  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

une  sorte  de  vertige.  «Cher  Austin,  lui  mandait  Eleanor,  arrivée 
d' avant-hier  seulement,  j'ai  envoyé  James  s'informer  de  vous.  On 
lui  a  dit  que  vous  étiez  libre.  Tout  ceci  doit-il  continuer?  Sommes- 
nou3  condamnés  à  ne  nous  revoir  jamais?  »  —  «  Chère  Eleanor,  ré- 
pondit Austin  sans  se  donner  le  temps  de  réfléchir  sur  une  décision 
qu'il  avait  prise  après  l'avoir  longtemps  mûrie,  il  est  impossible, 
tout  bien  considéré,  que  je  me  retrouve  jamais  devant  vous  ou  de- 
vant Edward  Barty.  D'ici  à  peu  de  jours  doit  sonner  l'heure  de 
notre  séparation  finale.  N'en  augmentons  pas  l'amertume  par  une 
inutile  entrevue.  » 

Les  termes  de  cette  réponse  annonçaient  un  parti  bien  pris,  une 
résolution  définitivement  arrêtée,  et  néanmoins,  si  on  avait  scruté 
dans  ce  qu'elles  avaient  de  plus  intime  les  pensées  d' Austin  EUiot, 
peut-être  eût-on  découvert  avec  quelque  surprise  qu'il  espérait,  — 
espérer  est  trop  dire  sans  doute,  —  qu'il  pressentait  vaguement  une 
réponse  malgré  le  soin  qu'il  avait  pris  de  la  rendre  sinon  impossible, 
du  moins  bien  délicate  et  bien  difficile.  La  réponse  n'arriva  point, 
lord  Edward  s'étant  formellement  opposé  à  ce  qu'Eleanor  s'abaissât 
jusque-là.  —  Trop  de  concessions  ont  déjà  été  faites  à  cet  impla- 
cable orgueil!  s'était-il  écrié  avec  une  noble  colère,  et,  puisqu' après 
avoir  si  longtemps  gardé  le  silence,  quand  nos  lettres  allaient  le 
chercher  au  fond  de  sa  prison,  il  le  rompt  aujourd'hui  par  un  refus 
aussi  blessant,  laissons-lui  le  soin,  laissons-lui  l'honneur  de  répa- 
rer lui-même  sa  conduite  insensée!...  —  Raisonnement  et  conclu- 
sion plausibles,  mais  qui  reposaient  par  malheur  sur  une  fausse 
donnée.  —  Jamais  Austin  n'avait  reçu  les  lettres  dont  parlait  lord 
Edward,  et  il  en  avait  écrit  au  moins  une  bien  essentielle,  bien  si- 
gnificative, laquelle  était  restée  sans  réponse.  Aussi  prit-il  pour  une 
abdication  définitive  de  son  amitié  le  silence  qui  de  nouveau  se  fai- 
sait autour  de  lui,  et  les  préparatifs  de  l'expédition  canadienne  re- 
commencèrent avec  plus  d'activité  que  jamais. 

Le  jour  du  départ  étant  déjà  fixé,  les  machines  et  outils  de  toute 
espèce  qu' Austin  avait  achetés  à  profusion  allaient  être  envoyés  à 
bord.  Gil  Macdonald  et  Goatley  s'employaient  sans  relâche  du  matin 
au  soir  à  tous  les  détails  que  comporte  un  embarquement  de  cet 
ordre,  quand  ce  dernier  demanda  tout  à  coup  la  permission  de  dis- 
poser d'une  demi-journée.  Il  avait,  prétendait-il,  à  prendre  congé 
d'un  parent.  Ce  parent,  qui  lui  tombait  du  ciel  tout  à  fait  à  l'impro- 
viste,  semblait,  à  vrai  dire,  quelque  peu  mythologique,  et  Austin 
n'était  pas  précisément  payé  pour  prendre  au  pied  de  la  lettre  les 
assertions  de  son  fantasque  néophyte.  Il  supposa  donc  que  le  ren- 
dez-vous de  Goatley  avait  pu  être  convenu  avec  quelqu'un  de  ses 
anciens  compagnons,  quelqu'un  de  ces  bohémiens  dont  le  contact 


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AUSTIN   ELLIOT.  38$ 

corrupteur  l'avait  perdu  jadis,  et  il  se  promit  de  contrôler,  sans  en 
faire  semblant,  la  mystérieuse  entrevue  du  lendemain. 

Le  prétendu  Goatley  quitta  vers  midi  le  navire  dont  les  trois  pas- 
sagers futurs  surveillaient  l'aménagement,  pour  se  rendre,  comme 
il  l'avait  du  reste  annoncé,  dans  une  public -house  de  Commer- 
cial-Road.  Austin,  escorté  de  son  fidèle  Robin,  prit  la  même  direc- 
tion une  demi-heure  plus  tard,  et,  après  s'être  assuré,  en  interro- 
geant l'hôtesse  du  Taureau-noir ^  que  son  jeune  protégé  se  trouvait 
en  conférence  avec  une  personne  qu'il  disait  être  de  sa  famille,  de- 
manda un  cabinet  où  il  pût  attendre,  en  compagnie  d'un  pot  d'ale 
et  d'un  biscuit,  la  fin  de  cet  entretien  suspect.  Gomme  il  s'engageait 
dans  les  étroits  couloirs  du  premier  étage,  sur  lequel  ouvraient  les 
diverses  chambres,  Robin,  s' arrêtant  tout  à  coup  devant  l'une  des 
portes,  se  prit  à  gémir,  le  nez  collé  contre  terre,  et  à  gratter  assez 
rudement  cet  huis  fragile.  Son  maître,  qui  crut  deviner  le  motif  de 
cette  indiscrète  manœuvre,  le  prit  par  le  collier  pour  l'obliger  à 
passer  outre;  mais  Robin,  décidé  à  n'en  pas  démordre,  se  dégagea 
par  une  secousse  énergique,  et  d'un  brusque  élan,  d'un  robuste 
coup  d'épaule,  ouvrit  la  porte  en  question.  Austin,  accouru  pour  le 
reprendre  et  l'emmener,  ne  put  s'empêcher  de  jeter  un  regard  cu- 
rieux dans  le  cabinet.  C'était  une  misérable  pièce  à  peine  meublée; 
mais  sur  le  canapé  de  crin  noir,  au-dessous  de  l'inévitable  portrait 
de  la  reine,  il  aperçut,  à  côté  de  Goatley  et  la  main  doucement  po- 
sée sur  sa  tête,  Eleanor  Hilton  en  personne. 

Ceci  constituait  pour  lui  la  révélation  la  plus  complète.  Ébloui 
par  le  trait  de  lumière  qui,  dissipant  si  brusquement  les  ténèbres 
du  passé,  jetait  sur  l'avenir  des  clartés  encore  indécises,  il  s'élança 
tout  palpitant  aux  genoux  de  sa  fiancée.  —  Pourrez-vous  jamais  me 
pardonner  mes  soupçons?...  Pourrez-vous  oublier  combien  je  fus 
injuste?  s'écriait-il  en  paroles  entrecoupées. 

XVII. 

Pourquoi  insister  longuement  sur  des  explications  que  chacun 
devine?  Robert  Hilton,  —  on  l'a  reconnu  sous  le  nom  de  Goatley, 
—  cédant  aux  instances  pressantes  de  sa  sœur,  raconta  lui-même 
à  Austin  (en  supprimant,  il  est  vrai,  quelques  détails),  l'histoire  de 
son  prétendu  suicide.  Serré  de  près  par  Hertford,  il  avait  voulu  le 
dérouter  en  faisant  répandre  à  Namur  le  bruit  de  sa  mort,  bruit 
auquel  le  capitaine  s'était  hâté  d'ajouter  foi,  «  n'ayant  aucun  inté- 
rêt, disait  Robert,  à  me  traîner  sur  le  banc  des  assises.  »  Ces  der- 
nières paroles  eussent  peut-être  demandé  un  commentaire;  mais  le 
frère  d'Eleanor  s'expliquait  volontiers  à  la  façon  des  oracles  anti- 
ques. Nous  en  sommes  donc  réduits  à  conjecturer  que  le  capitaine 


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384  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

était  peut-être  complice  du  faux  pratiqué  au  détriment  de  lord  Mew- 
stone,  à  moins  qu'il  n'y  eût  entre  lui  et  Robert  Hilton,  — connivence 
tout  aussi  coupable,  —  un  contrat  d'assurance  réciproque  contre  les 
pertes  au  jeu;  mais  ceci  n'a  jamais  pu  être  tiré  au  clair,  par  la  rai- 
son que  le  jeune  libéré,  outre  la  duplicité  qui  était  un  des  instincts 
de  sa  nature,  n'avait  déjà  plus  la  pleine  possession  de  ses  facultés 
intellectuelles.  Une  affection  cérébrale  qui  l'emporta  quelques  mois 
plus  tard  exerçait  déjà  chez  lui  des  ravages  funestes. 

Le  compte  rendu  d'Eleanor  était  beaucoup  plus  satisfaisant.  Selon 
elle,  le  capitaine  Hertford,  à  peine  rentré  en  Angleterre,  lui  avait 
apporté  la  nouvelle  du  tragique  événement  dont  Namur  venait 
d'être  le  théâtre.  La  tante  Maria  le  présentait  d'ailleurs  comme  un 
ami  de  vieille  date.  Depuis  cette  époque  (l'été  de  1844)  jusqu'au 
mois  d'octobre  1845,  elle  l'avait  reçu  fréquemment.  Il  vint  lui  dire 
alors  un  beau  jour  que  Robert  vivait  encore,  mais  qu'il  était  dé- 
tenu à  Millbank  pour  délit  d'escroquerie,  ajoutant  qu'il  avait  tout  à 
craindre  de  la  rancune  de  lord  iMewstone,  auquel  il  fallait,  par  tous 
les  moyens  possibles,  dissimuler  l'existence  de  ce  malheureux  jeune 
homme.  Le  capitaine,  nous  l'avons  déjà  dit,  pouvait  avoir  d'excel- 
lentes raisons  pour  tenir  un  pareil  langage.  Quand  elle  apprit  ces  ter- 
ribles nouvelles,  Eleanor  résolut  de  n'épouser  Austin  que  lorsque  son 
frère,  tiré  des  mains  de  la  justice,  aurait  pu  être  mis  à  l'écart,  soit 
qu'on  l'expédiât  en  Amérique  ou  aux  Indes,  soit  qu'on  s'arrangeât 
pour  lui  faire,  en  Angleterre  même,  une  existence  ignorée.  L'union 
du  jeune  ambitieux  avec  la  sœur  d'un  condamné  pour  vol  aurait  en 
effet  porté  le  coup  de  mort  à  ses  hautes  visées,  à  ses  légitimes  espé- 
rances. Ce  fut  donc  par  tendresse  et  par  égards  pour  lui  qu'elle  lui 
dissimula  obstinément  ce  secret,  connu  seulement  d'elle,  de  la  tante 
Maria,  du  vieux  James  et  du  capitaine  Hertford.  Ce  dernier,  qui  lui 
témoignait  de  temps  en  temps  une  véritable  compassion,  était  quel- 
quefois invité  à  l'accompagner  lorsque,  le  quinze  de  chaque  mois 
régulièrement,  elle  allait  porter  au  malheureux  condamné  le  tribut 
de  ses  consolations  fraternelles.  Ainsi  s'expliquait  l'inopportune  ren- 
contre qui,  en  suscitant  chez  Austin  un  terrible  élan  de  jalousie  in- 
dignée, avait  eu  de  si  fatales  conséquences. 

Quant  à  la  tante  Maria,  elle  était  désormais  hors  d'état  de  nuire. 
La  violence  de  son  tempérament,  développée  par  les  fâcheuses  ha- 
bitudes dont  nous  avons  déjà  parlé,  s'était  manifestée  dans  plu- 
sieurs scènes  consécutives  qu'elle  avait  faites,  soit  en  public,  soit 
en  particulier,  à  son  ancien  confédéré^  dont  l'indifférence,  le  dé- 
goût, le  découragement,  semblaient  augmenter  tous  les  jours.  Privé 
par  une  mesure  légale  de  son  siège  au  parlement  et  trouvant  chez 
Eleanor  une  résistance  passive,  mais  insurmontable,  le  capitaine 


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AUSTIN   ELLIOT.  385 

voyait  ses  affaires  en  fort  mauvais  train.  Entre  lui  et  la  misère, 

—  la  misère  absolue,  la  ruine  complète,  —  il  n'y  avait  plus  que 
l'épaisseur  de  quelques  cartes  biseautées.  Un  soir,  au  kursaal 
d'Ems,  il  se  trouva  placé  en  face  de  la  tante  Maria,  qui  perdait  et 
perdait  encore,  tandis  qu'il  gagnait  et  gagnait  toujours.  Plus  d'une 
fois  il  voulut  se  lever;  mais  avec  un  accent  à  la  fois  impérieux  et 
ironique  elle  le  sommait  de  rester  en  place.  A  la  fin,  complètement 
exaspérée  par  les  constantes  rigueurs  du  sort,  elle  se  leva  soudain 
et  l'accabla  des  plus  cruelles  injures  qu'un  homme  ait  jamais  dû 
écouter  de  sang-froid.  «  Sa  commission,  il  la  lui  devait,  criait-elle; 
pendant  des  années  entières,  il  n'avait  vécu  que  de  ses  dons;  il  la 
trahissait  maintenant,  et  pour  comble  d'ingratitude  il  la  rendait 
victime  de  ses  tours  de  passe-passe...  »  A  peine  donnons-nous  une 
faible  idée  de  cette  virulente  apostrophe  qui,  accompagnée  de  gestes 
d'énergumène,  mit  en  fuite  les  joueurs  timides.  Les  autres  déclarè- 
rent à  l'unanimité,  fidèles  échos  du  capitaine,  que  «  la  vieille  An- 
glaise était  décidément  folle,  et  qu'il  fallait  l'expulser  sans  retard,  » 
ce  qui  fut  fait  malgré  ses  cris  et  sa  résistance. 

Le  capitaine  n'en  était  pas  moins  perdu  dans  l'opinion,  et,  vu 
l'état  de  son  esprit,  ce  coup  de  massue  devait  l'achever.  Il  rentra 
chez  lui,  écrivit  quelques  lignes  à  son  ami  Jackson,  et  se  coupa  la 
gorge  avec  une  résolution  stoïque,  tout  à  fait  digne  de  l'armée  an- 
glo-indienne. Eleanor  quitta  Ems  trois  jours  après,  emmenant  avec 
elle  dans  une  voiture  à  part  la  tante  Maria,  revêtue  d'une  camisole 
de  force  et  gardée  à  vue  par  deux  paysannes  robustes.  Le  bonheur 
voulut  qu'une  fois  revenue  en  Angleterre  on  pût  la  placer  à  Esher, 
dans  la  villa  jadis  habitée  par  M.  Hilton,  villa  transformée  récem- 
ment en  un  asile  d'aliénés,  mais  où  la  malheureuse  femme,  dupe 
de  ses  illusions  et  de  ses  souvenirs,  se  croyait  toujours  chez  elle. 

XVIII. 

Je  voudrais  rencontrer  un  poète  assez  hardi  pour  inscrire  en  tête 
d'une  ode  quelconque  ce  vers  sublime  :  La  pomme  de  terre  a  man- 
qué!... Jamais  en  moins  de  mots  n'auraient  été  résumées  plus  de 
craintes,  d'angoisses  et  de  souffrances.  Les  Hébrides  en  général, 

—  l'île  de  Ronaldsay  en  particulier,  —  subirent  deux  années  de 
suite,  en  1845  et  1846,  les  horreurs  de  cette  disette.  Je  ne  veux 
pas,  après  tant  d'autres,  insister  sur  de  poignans  détails;  mais  Gil 
Macdonald,  moins  discret  que  moi,  n'avait  rien  omis  dans  les  récits 
qu'il  faisait  à  Austin  de  la  profonde  misère  qui  décimait  ses  com- 
patriotes et  du  terrible  hiver  qu'ils  venaient  de  passer.  L'île  ap- 
partenait à  un  brave  homme;  malheureusement  «  le  Mac-Tavish,  » 

TOME  L.  —  1864.  25 


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386  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

comme  on  l'appelait,  obéré  lui-même  et  sans  crédit,  demeurait 
impuissant  à  conjurer  tant  de  désastres.  Après  bien  des  efforts  in- 
utiles, il  finit  par  se  décourager,  et  les  montagnards  de  Ronaldsay 
apprirent  un  beau  matin  qu'ils  venaient  d'être  «  vendus  »  à  un 
riche  Anglais.  Je  ne  sais  pourquoi,  passant  de  bouche  en  bouche^ 
ce  bruit  se  dénatura  peu  à  peu;  mais  le  fait  est  que  «  le  riche  An- 
glais »  devint  tout  d'abord  un  «  boutiquier  de  la  Cité,  »  puis,  se 
détériorant  toujours,  un  u  marchand  de  fromage  dans  PiccadiUy.  » 
Ces  vains  propos  aboutirent  à  l'arrivée  d'un  petit  yacht  à  vapeur, 

—  qui  n'était  plus,  hélas!  notre  cher  Pélican^ —  mais  qui  n'en 
amenait  pas  moins  dans  ces  eaux  connues  le  fils  de  l'ancien  inspec- 
teur des  «  bas-fonds  et  sables  mouvans.  » 

Le  ministre  de  la  paroisse  était  accouru  au-devant  du  nouveau 
propriétaire.  C'est  avec  une  véritable  surprise  et  une  joie  sincère 
qu'il  reconnut  Austin  dans  le  «  marchand  de  fromage  »  annoncé. 
En  lui  présentant  Eleanor,  que  Gil  Macdonald  venait  de  transporter 
sur  la  grève,  et  qui  frissonnait  sous  les  plis  de  son  manteau  gris, 
Austin  Elliot  lui  dit  simplement  :  —  Voici  ma  femme,  cher  monsieur 
Monroë;  nous  venons  vivre  et  mourir  parmi  vous.  -^  Gloire  et  re- 
connaissance au  Seigneur!  répondit  le  bon  ecclésiastique,  dont  la 
voix  tremblait  d'émotion,  mon  pauvre  troupeau  désormais  ne  con- 
naîtra plus  la  faimi...  Notre  père  a  jeté  sur  nous  un  regard  de  clé- 
mence. 

C'est  presque  toujours  au  moment  où  nos  récits  pourraient  com- 
porter l'enseignement  le  plus  utile  que  nous  sommes  condamnés, 
par  la  poétique  des  temps  modernes,  à  les  interrompre  brusque- 
ment. J'ai  pu  insister  sur  les  fautes  et  les  souffrances  d' Austin  El- 
liot, je  l'ai  suivi  pas  à  pas  dans  le  domaine  des  chimères  et  de  l'er- 
reur. Maintenant  que,  mûri  par  l'infortune  et  revenu  à  des  idées 
plus  saines  sur  le  rôle  qu'il  avsdt  à  jouer  ici-bas,  il  accepte  hum- 
blement, loin  de  la  scène  politique,  une  mission  de  dévouement  et 
de  charité  sociale,  le  moment  est  venu  de  lui  dire  adieu.  Raconter 
tout  ce  qu' Austin  fit  de  bien  avec  l'aide  d'Eleanor,  ce  serait  nous 
écarter  du  cadre  de  ce  récit.  Il  nous  suffira  d'indiquer  les  change- 
mens  heureux  qui  transformèrent  peu  à  peu  leur  domaine  insulaire, 

—  de  montrer  de  loin,  tranchant  sur  l'or  des  bruyères,  le  vert  éme- 
raude  des  plantations  de  laryx,  —  les  pentes  de  la  montagne,  dis- 
putées pied  à  pied  aux  ravages  des  eaux  qui  les  minent,  se  couvrant 
de  seigles  et  de  luzernes,  —  la  famine  bannie,  les  soucis  rongeurs 
éliminés  graduellement,  —  bref  l'argent  du  vieil  Hilton  (cet  argent 
acquis  par  des  voies  plus  ou  moins  légitimes)  devenu ,  dan»  des 
mains  plus  pures,  un  instrument  de  progrès,  un  trésor  de  bienfai- 


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AUSTIN   ELLIOT.  387 

sauce,  et  le  désert  de  Ronaldsay  s* épanouissant,  grâce  à  lui,  comme 
la  rose  sauvage  sous  les  pluies  de  mai. 

Qui  a  fait  tout  cela?  C'est  ce  gentleman^  ce  cockney  de  Londres 
que  les  pauvres  montagnards  voyaient  arriver  jadis  avec  tant  de 
préjugés  et  d'appréhensions  défavorables.  C'est  îette  petite  dame, 
habituellement  vêtue  de  gris,  que  nous  pourrions  vous  montrer  sur 
sa  terrasse,  les  pieds  dans  la  rosée,  soignant  ses  fleurs  et  donnant  la 
main  à  un  beau  petit  garçon  de  trois  ans.  —  Allons,  Charles,  allons 
au-devant  de  votre  père!...  Le  voilà  qui  descend  la  montagne!... 
Et  Austin  arrive,  déjà  un  peu  las,  quoique  la  cloche  du  déjeuner  n'ait 
pas  encore  tinté,  le  visage  couvert  de  hâle,  le  front  trempé  de  sueur, 
laborieux  artisan  de  toute  cette  prospérité  naissante.  On  le  connaît 
à  présent,  on  l'honore  et  on  l'aime,  ce  prétendu  «  marchand  de  fro- 
mage. »  Et  lorsque  les  barques  de  pêche  rentrent  au  port,  si  on  ne 
voyait  pas  à  l'extrémité  du  quai  sa  belle  tête  brune,  soucieuse  et 
souriante  à  la  fois,  il  manquerait  quelque  chose  à  la  joie  du  retour. 
€eci  ne  vaut-il  pas  la  poignée  de  main  d'un  ministre,  les  compli- 
mens  d'un  adversaire  politique,  les  cheers  approbatifs  d'une  frac- 
tion de  la  chambre  des  communes,  toujours  tempérées  par  les  mur- 
mures du  parti  contraire?... 

Revenant,  il  y  a  une  dizaine  d'années,  d'un  tour  aux  Hébrides, 
un  de  nos  amis  se  rappelait  avoir  rencontré  à  Ronaldsay,  sur  un 
des  contre-forts  du  Ben-More,  un  groupe  assez  pittoresque.  —  C'é- 
tait, nous  disait-il,  une  espace  de  géant,  un  montagnard  au  kilt 
bariolé,  face  carrée  et  pensive,  qui  se  reposait  appuyé  contre  un 
rocher;  à  côté  de  lui,  recevant  en  plein,  et  sans  sourciller,  sur  ses 
yeux  grand  ouverts  les  rayons  du  soleil  levant,  un  gentleman  éga- 
lement de  haute  taille,  mais  parfaitement  aveugle,  mis  d'ailleurs 
avec  une  suprême  distinction.  A  leurs  pieds,  assis  parmi  les  bruyères 
dans  cette  pose  de  lion  que  Dante  prête  à  l'un  de  ses  damnés,  un 
chien  superbe,  quoique  déjà  vieux,  qui,  lui  aussi,  regardait  du  côté 
de  l'orient.  Moins  discret,  ajoutait-il,  je  leur  aurais  demandé  de 
rester  ainsi  pour  les  dessiner  tout  à  mon  aise.  —  Si  vous  aviez  obéi 
à  cette  inspiration,  lui  répondis- je,  il  me  semble  que  j'aurais  pu 
me  charger  de  mettre  une  légende  à  votre  tableau...  Et  je  ne  sup- 
pose pas  mes  lecteurs  plus  embarrassés  que  moi.  Ils  auraient  in- 
failliblement reconnu  Gil  Macdonald,  lord  Edward  Barty  et  le  fidèle 
Robin. 

E.-D.   FORGUES. 


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LES 


INDUSTRIES  CHIMIQUES 

AU  DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE 


LE  GAZ  D^ECLAIRAGE. 

HISTOIRE  ET  PROGIlfcS  DE  LA  FABRICATION.  —  DEVELOPPEMENT  INDUSTRIEL 
ET  CONDITIONS  éCONOllIQDES. 

Péclet,  Traité  de  VÊclaxrage;  —  Samuel  Clegg's,  Practical  and  mechanical  Treatise  on  the 
manufaetttre  of  Gas;  —  Trébuchet,  Recherches  tw  ^Éclairage  de  Paris;  —  R,  D'Hurecourt, 
Éclairage  au  Gaz,  etc.,  1897-1863. 


Il  est  peu  de  grandes  cités  autour  desquelles  ne  s'élèvent  aujour- 
d'hui de  vastes  ateliers  consacrés  spécialement  à  la  fabrication  du 
gaz  d'éclairage.  Nul  n'a  pu  contempler  avec  indifférence  ces  usines 
où  s'accomplit,  avec  tant  d'ordre  et  de  régularité,  toute  une  série 
d'opérations  délicates  au  moyen  d'appareils  aussi  variés  qu'ingé- 
nieux. Et  pourtant  sait-on  bien  quels  humbles  et  difficiles  débuts 
ont  précédé  l'essor  d'une  industrie  aujourd'hui  si  active  et  si  puis- 
sante? Née  de  nos  jours  et  presque  condamnée  en  naissant,  la  fa- 
brication du  gaz  d'éclairage  occupe  en  1864  le  sixième  rang,  et 
vient  immédiatement  après  nos  plus  productives  industries  :  V ex- 
ploitation de  la  houille j  la  métallurgie  du  fer^  la  construction  des 
machines^  la  filature  et  le  tissage,  les  sucreries  indigènes  et  colo- 
niales. Et  ce  n'est  point  seulement  en  France  que  cette  fabrication 
a  pris  un  développement  si  considérable;  c'est,  à  peu  d'exceptions 
près,  dans  tous  les  pays  de  l'Europe,  où  elle  a  transformé  de  la  fa- 
çon la  plus  heureuse  l'aspect  nocturne  des  villes  et  merveilleuse- 
ment accru  les  conditions  de  bon  ordre  et  de  sécurité.  Une  telle  in- 

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LE  GAZ  d'Éclairage.  389 

dustrie,  d'origine  française,  mérite  assurément  qu'on  s'occupe  à  la 
fois  de  ses  progrès  et  des  applications  si  diversement  intéressantes 
dont  elle  est  devenue  en  quelques  années  le  point  de  départ. 

I. 

Tant  qu'ils  ne  sont  pas  entièrement  décomposés  et  réduits  aux 
seuls  élémens  minéraux,  tous  les  corps  organisés  d'origine  végétale 
ou  animale,  les  débris  même  de  ces  corps,  donnent  lieu  par  la  calcina- 
tion  au  dégagement  de  gaz  et  de  vapeurs  complexes.  Les  principes 
constitutifs,  — carbone,  hydrogène,  oxygène  et  azote,  — en  for- 
mant alors  des  combinaisons  nouvelles,  —  acides,  alcalines  ou  neu- 
tres, —  produisent  toujours  certains  composés  gazéiformes  de  car- 
bone et  d'hydrogène,  certains  gaz  carbures  qu'on  peut  regarder 
comme  des  sources  de  lumière  aHificielle.  On  les  obtient  en  chauf- 
fant jusqu'au  rouge,  en  vases  clos,  non-seulement  les  corps  orga- 
nisés, végétaux  ou  animaux,  mais  encore  les  anciens  débris  de  ces 
corps  enfouis  au  sein  de  la  terre,  les  tourbes,  les  lignites,  les  schistes 
bitumineux ,  les  différentes  houilles  dites  grasses ^  flambantes  et  ^^- 
ches.  11  faut  néanmoins  faire  une  exception  pour  Tanthracite,  la 
plus  ancienne  des  houilles,  qui,  presque  uniquement  composé  de 
carbone,  ne  peut  par  la  calcination  dégager  en  quantité  sensible  ces 
gaz  carbures  (1). 

C'est  en  concentrant  sa  pensée  sur  l'observation  de  ces  faits  déjà 
introduits  dans  le  domaine  de  la  science  qu'un  ingénieur  des  ponts 
et  chaussées,  Philippe  Lebon,  créa  vers  la  fin  du  dernier  siècle  la 
fabrication  économique  du  gaz  d'éclairage,  obtenu  par  la  décom- 
position des  bois  et  des  houilles.  Cette  belle  invention  produisit 
une  vive  impression  sur  le  public,  lorsque  de  1785  à  1800  on  la  vit 
réalisée  par  l'apparition  du  thermolampe.  Cet  appareil  d'une  assez 
grande  simplicité  de  construction,  sorte  de  poêle  muni  de  quelques 
accessoires,,  développait  en  effet  à  la  fois,  comme  l'indique  le  nom 
même,  la  chaleur  et  la  lumière.  Un  troisième  résultat  que  ne  révé- 
lait point  la  dénomination  de  tkermolampe,  c'était  de  produire  en 
même  temps  soit  du  charbon  de  bois,  soit  de  la  houille  épurée, 
fournissant  un  chauffage  sans  fumée  à  l'économie  domestique.  Com- 
plète en  principe,  l'invention  fut  pratiquée  dans  des  expériences 

(1)  Tous  ces  combustibles  doivent  être  considérés  comme  les  débris  plus  ou  moin» 
complètement  désorganisés  des  végétaux  et  des  animaux  des  anciens  âges,  depuis  les 
tourbes,  qui  se  forment  encore  sous  nos  yeux,  Jusqu'aux  lignites  et  aux  bouilles  propre- 
ment dites.  On  sait  qu'en  étudiant  les  empreintes,  parfois  très  nettes,  des  plantes  inter- 
calées dans  les  schistes  limitant  les  couches  de  houille  et  dans  les  filets  schisteux  in- 
terposés, les  botanistes  ont  pu  reconnaître  les  familles  végétales  auxquelles  ces  plantes 
appartiennent  et  reconstituer  ainsi  une  partie  de  la  flore  des  époques  antédiluviennes. 

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390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

publiques  sur  plusieurs  points  de  Paris.  Lebon  avait  entrevu  tout 
l'avenir  de  cette  nouvelle  industrie  et  se  préparait  à  l'exploiter  en 
grand.  Il  avait  indiqué  la  production  de  l'acide  pyroligneux  par  la 
distillation  du  bois,  les  moyens  de  purifier  le  gaz  du  bois  et  de  la 
houille,  et  annoncé  la  possibilité  de  le  transmettre  dans  des  tubes 
souterrains  jusqu'à  de  grandes  distances,  afin  d'en  disposer  pour 
le  chauffage  ou  pour  l'éclairage  public  et  privé.  Si  l'inventeur  a 
échoué,  c'est  surtout  parce  qu'il  s'est  trop  attaché  à  présenter  son 
appareil  comme  applicable  à  la  production,  dans  chaque  maison,  du 
gaz  éclairant,  de  la  chaleur  et  du  charbon  épuré.  On  a  vu  depuis 
lors  la  même  idée  fausse  se  reproduire  fréquemment  sans  plus  de 
succès  (1). 

Sauf  quelques  essais  de  peu  d'importance,  les  choses  en  étaient 
restées  là,  et  Ton  eût  pu  croire  la  question  abandonnée,  lorsqu'on 
1792  une  première  tentative  heureuse  fut  faite  à  Londres  par  Mur- 
doch.  Ce  ne  fut  néanmoins  que  dix  ans  plus  tard,  c'est-à-dire  vingt- 
six  ans  après  l'invention  primitive,  que  Murdoch  fonda  une  grande 
usine  pour  l'éclah-age  au  gaz  des  vastes  ateliers  de  construction  des 
machines  à  vapeur  de  Watt  et  Bolton ,  à  Soho,  non  loin  de  Birmin- 
gham. Les  succès,  jusque-là  contestés,  de  l'éclairage  au  gaz  en  An- 
gleterre fixèrent  dès  lors  l'attention  du  public  français,  et  le  préfet 
de  la  Seine  s'en  occupa  un  des  premiers.  Ancien  élève  de  l'École 
polytechnique,  le  comte  Chabrol  de  Volvic  aimait  à  s'entourer  de 
savans  :  Fourier,  Pôinsot,  Cagniard  de  Latour,  Darcet,  étaient  ses 
amis.  Cette  question  de  l'éclairage  au  gaz  lui  semblait  avec  raison 
d'une  importance  majeure  pour  les  intérêts  de  la  ville  de  Paris;  il 
la  fit  donc  étudier  à  fond.  Un  appareil  destiné  à  l'éclairage  de  l'hô- 
pital Saint-Louis  fut  construit  par  ses  ordres  en  1812,  et  il  servit 
aux  nombreuses  expériences  qui ,  sous  la  direction  d'une  commis- 
sion ^éciale,  devaient  résoudre  les  principaux  problèmes  relatifs  à 
la  production,  à  l'épuration,  à  la  distribution  du  gaz  dans  Paris,  et 
surtout  à  l'économie  du  nouveau  système  comparativement  à  l'an- 
cien mode  d'éclairage  par  les  lampes  à  huile  (2). 

(1)  Par  la  difficulté  &  peu  près  insurmontable  de  surveiller  convenablement,  à  peu  de 
frais,  une  opération  aussi  délicate,  on  serait  sans  cesse  exposé  à  des  explosions  ou  à  des 
incendies.  Il  a  fallu  cependant  que,  sur  Tavis  des  conseils  d^hygiène,  Tautorité  inter- 
vint plus  d*une  fois  dans  Tintérét  de  la  sécurité  générale  pour  empocher  rinstallation 
de  ces  petits  appareils  dans  Tintérieur  des  habitations,  partout  en  un  mot  où  le  four- 
neau, les  appareils  épurateurs  et  le  gazomètre,  ne  pouvant  être  suffisamment  isolés,  de- 
viendraient un  danger. 

(2)  Ce  fut  à  cette  occasion  que  Cagniard  de  Latour,  depuis  membre  de  Tlnstitut, 
inventa  Tingénieuse  machine  à  laquelle  son  nom  a  été  donné.  La  cagniardelle  est  une 
transformation  de  la  vis  d*Archimède.  Le  mouvement  de  rotation  s*accomp1issant  en 
sens  inverse,  elle  refoule  les  gaz,  au  lieu  d*élever  Teau.  Elle  peut  servir  encore  à  me- 
surer le  gaz  écoulé,  lorsque,  recevant  du  gaz  lui-même  le  mouvement  de  rotation,  elle 

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LE  GAZ  d'Éclairage.  391 

Cependant  vers  1813  Windsor  forma  une  grande  compagnie  pour 
l'éclairage  parle  gaz  de  la  ville  de  Londres,  et  bientôt  la  fabrica- 
tion prit  en  Angleterre,  si  Ton  peut  s'exprimer  ainsi,  son  aplomb 
manufacturier.  Les  choses  avaient  marché  moins  vite  chez  nous,  et 
cette  industrie  n'offrait  que  des  avantages  douteux,  lorsqu'en  1820 
le  gouvernement  fit  établir,  sous  la  direction  de  Pauwels,  une  usine 
destinée  à  l'éclairage  du  palais  du  Luxembourg,  dans  une  ancienne 
église  dépendante  autrefois  du  séminaire  Saint-Louis  et  située  près 
de  la  rue  d'Enfer,  derrière  la  fontaine  de  Médicis.  Cette  usine  intro- 
duisit l'emploi  du  gaz  dans  le  théâtre  de  J'Odéon.  Ce  fut  le  premier 
exemple  de  ce  mode  d'éclairage  dans  un  théâtre.  L'usine  dite  du 
Luxembourg,  après  avob:  fonctionné  régulièrement  pendant  douze 
ans,  fut  supprimée  en  1833.  Peu  de  temps  après,  le  même  ingé- 
nieur manufacturier  Pauwels,  gérant  de  la  Compagnie  française, 
fondait  deux  grandes  usines,  l'une  à  Yaugirard,  l'autre  faubourg 
Poissonnière,  à  Paris;  MM.  Manby  et  Wilson,  directeurs  de  la  Com- 
pagnie anglaise,  en  élevaient  une  à  la  barrière  de  Courcelles.  Cinq 
autres  établissemens  importans  furent  ensuite  formés  par  autant 
d'associations  sous  les  noms  suivans  :  Compagnie  parisienne.  Com- 
pagnie royale,  Compagnie  Lacarrière,  Compagnie  de  l'Ouest,  Com- 
pagnie Payn.  Depuis  1850,  toutes  ces  vastes  usines  ont  été  réunies 
en  une  seule  et  puissante  administration  générale,  la  Compagnie  pa- 
risienne. Disposant  d'immenses  moyens  d'action,  affranchie  d'ail- 
leurs des  entraves  que  rencontraient  les  établissemens  rivaux  dans 
la  distribution  du  gaz  sur  des  périmètres  distincts,  la  Compagnie 
parisienne  a  donné  à  la  production  un  développement  rapide  en 
harmonie  avec  les  remarquables  progrès  du  nouveau  système  d'é- 
clairage dans  les  divers  pays  de  l'Europe.  Bien  peu  d'industries  ont 
déterminé  un  pareil  mouvement  d'inventions  (1),  et,  si  l'on  passe 
de  l'histoire  de  nos  usines  aux  travaux  qui  s'y  accomplissent  cha- 
que jour,  on  verra  que  bien  peu  d'industries  aussi  appelaient  sous 
des  formes  plus  diverses  et  plus  délicates  le  concours  de  la  science. 

Un  court  exposé  des  lois  théoriques  qui  président  aux  conditions 
du  développement  économique  de  la  lumière  artificielle^  est  un  pré- 
ambule indispensable  à  une  étude  sur  la  fabrication  du  gaz.  On  doit 
remarquer  tout  d'abord  qu'au  point  de  vue  théorique  de  la  produc- 
tion de  la  lumière,  il  n'y  a  qu'une  différence  bien  légère  entre  les 

transmet  par  des  roues  d*engrenage  Tindication  précise  du  volume  qui  la  traverse  à  des 
aiguilles  tournant  sur  des  cadrans  gradués  :  la  cagniardelle  devient  alors  un  compteur 
de  gai, 

(1)  Depuis  1820,  plus  de  huit  cents  brevets  ont  introduit  autant  de  modifications,  les 
lines  importantes,  les  autres  éphémères,  se  succédant  à  de  courts  intervalles,  dans  la 
construction  des  fours  et  des  cylindres  distillatoires,  dans  la  disposition  des  appareils 
et  des  machines  à  extraire,  conduire,  épurer,  compter  et  distribuer  le  gaz,  et  dans  les 
moyens  d*en  accroître  la  puissance  lumineuse. 

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à02  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

substances  solides  (cire,  suif,  spermacéti,  paraffine)  et  les  huiles. 
En  effet,  si  ces  dernières  substances  sont  toujours  à  l'état  fluide 
dans  les  lampes,  les  premières,  avant  la  combustion,  se  liquéfient 
à  la  partie  supérieure  des  bougies  ou  chandelles  allumées.  Dans  les 
deux  cas,  la  substance  arrive  liquide  au  contact  de  la  mèche.  Or,  à 
cet  instant,  la  matière  liquéfiée  s'infiltre  par  capillarité  entre  les 
fibres  textiles,  absolument  comme  la  matière  oléiforme;  elle  s'ap- 
proche également  de  la  flamme,  et  dès  lors,  sous  l'influence  de  la 
forte  chaleur  qu'elle  éprouve,  se  transforme  en  gaz  et  vapeurs  qui, 
en  brûlant,  développent  la  flamme  lumineuse. 

La  démonstration  expérimentale  de  ces  phénomènes  est  à  la  por- 
tée de  chacun.  En  effet,  si  l'on  approche  une  allumette  enflammée 
de  la  traînée  blanchâtre  de  vapeur  globulaire  exhalée  d'une  bougie 
qu'on  vient  d'éteindre  à  l'instant,  cette  traînée  entre  aussitôt  en 
combustion  à  une  distance  assez  grande  de  la  mèche,  et  rallume  la 
bougie.  On  voit  donc  que,  dans  tous  les  modes  usuels  d'éclairage, 
la  flamme  est  engendrée  soit  par  les  gaz  et  vapeurs  formés  dans  les 
appareils  des  usines,  soit  par  de  semblables  produits  gazéiformes 
que  dégage  la  haute  température  aux  approches  des  parties  de  la 
mèche  où  s'opère  la  combustion.  En  dernière  analyse,  ces  flammes 
sont  toujours  le  résultat  de  la  combustion  des  produits  gazéiformes; 
mais  comment  la  flamme  devient-elle  plus  ou  moins  éclairante  dans 
l'acte  de  la  combustion?  A  cette  question,  la  réponse  est  facile,  si 
Ton  prend  pour  base  la  théorie  émise  par  Humphry  Davy,  en  y 
ajoutant  quelques  données  plus  récemment  acquises  à  la  science. 
Ainsi  complétée,  cette  théorie  rend  même  compte  des  variations  con- 
sidérables observées  entre  les  quantités  de  lumière  obtenue  de  la 
même  substance,  suivant  les  circonstances  où  la  combustion  a  lieu. 

Lorsque  par  exemple  ces  gaz  et  vapeurs  sont  allumés  au  sortir 
d'un  bec,  les  parties  extérieures  de  la  flamme  qu'ils  produisent, 
brûlant  au  contact  de  l'air,  forment  avec  l'oxygène  atmosphérique 
des  composés  gazeux,  —  la  vapeur  d'eau  et  le  gaz  acide  carbonique, 
—  tous  deux  invisibles,  par  conséquent  dépourvus  de  pouvoir  éclai- 
rant; mais  dans  l'intérieur  de  la  flamme,  où  l'air  n'a  pas  accès,  les 
choses  se  passent  tout  autrement.  L'effet  seul  de  la  chaleur  suffit 
pour  séparer  de  l'hydrogène,  resté  à  l'état  gazéiforme,  le  carbone  ou 
charbon  à  l'état  solide,  en  très  fines  particules,  comme  une  sorte  de 
poussière.  Chacune  de  ces  particules  solides,  immédiatement  portée 
à  une  haute  température,  émet  des  rayons  lumineux  à  la  manière  de 
tous  les  corps  solides  fortement  chauffés.  Il  en  est  ainsi  des  divers 
objets  en  poterie  ou  porcelaine  dure  dans  les  fours  au  moment  de  la 
cuisson  au  grand  feUy  et  dont  les  yeux  ne  sauraient  supporter  l'é- 
clatante lumière,  si  l'on  n'en  affaiblissait  l'intensité  par  l'interposi- 
tion d'une  lame  de  verre  teinte  en  bleu.  Telle  se  montre  encore  une 

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LE   GAZ   D*£CLAIRAGE.  393 

barre  de  fer  chauffée  au  blanc  soudant^  et  dont  la  très  vive  lumière 
blesse  les  regards  au  moment  où  on  la  retire  du  feu  de  la  forge; 
telles  sont  enfin  les  parcelles  enflammées  étincelantes  qui  s'échap- 
pent de  l'acier  en  combustion  dans  le  gaz  oxygène. 

Quelle  que  soit  donc  la  substance,  solide,  liquide  ou  gazeuse, 
communément  employée  pour  l'éclairage,  la  cause  de  la  lumière 
ainsi  produite  est  la  même,  et  chacune  de  ces  substances  se  trouve 
toujours  aussi  à  l'état  de  gaz  au  moment  où,  par  la  combustion,  elle 
engendre  une  flamme.  Enfin  la  lumière  artificielle  est  toujours  due 
à  la  présence  des  particules  charbonneuses  précipitées  dans  l'inté- 
rieur de  la  flamme.  La  quantité  de  lumière  émise  est  donc  propor- 
tionnée à  la  quantité  de  ces  particules  de  charbon  qui  rayonnent  si- 
multanément comme  autant  d'astéroïdes  microscopiques  suspendus 
dans  le  courant  ascensionnel  de  la  flamme  éclairante. 

Des  expériences  curieuses,  faciles  à  répéter,  offrent  une  élégante 
démonstration  de  cette  théorie  fondamentale.  Que  l'on  insuflle  par 
exemple  dans  la  flamme  d'une  bougie  un  mince  courant  d'air  avec  le 
bec  du  chalumeau  en  usage  dans  les  laboratoires,  au  moment  même 
la  flamme  perd  tout  son  éclat,  parce  que  le  carbone,  brûlé  simulta- 
nément avec  l'hydrogène,  disparaît  sans  laisser  en  suspension  ses 
particules  solides  éclairantes.  Cependant  alors  la  température  s'est 
élevée  davantage,  car  si  l'on  présente  au  dard  horizontal  de  la 
flamme,  devenue  pâle  et  bleuâtre,  un  corps  solide  réfractaire,  il 
s'échauffera  promptement  au  rouge  vif,  et  deviendra  lumineux  à 
son  tour.  C'est  ainsi  que  l'on  a  pu  produire  une  éclatante  lumière  à 
l'aide  d'un  courant  de  gaz  oxy-hydrogène  enflammé  projeté  sur  un 
globule  de  chaux.  On  a  même  fondé  sur  cette  méthode  un  éclairage 
spécial,  sans  autre  matière  combustible  que  le  gaz  hydrogène  ob- 
tenu de  la  décomposition  de  l'eau  par  le  fer  ou  le  charbon  chauffé 
au  rouge.  Au-dessus  d'un  bec  alimenté  par  ce  gaz,  et  dans  la 
flamme  isolément  dépourvue  de  pouvoir  éclairant,  on  fixait  par  un 
support  un  léger  réseau  cylindrique  en  fil  de  platine;  presque  aus- 
sitôt ce  petit  manchon  métallique,  s' échauffant  au  rouge  clair,  dé- 
veloppait une  lumière  brillante,  douce  et  tranquille,  mais  moins 
économique  en  somme  que  celle  du  gaz  de  la  houille  (1). 

Si  l'on  élevait  au-delà  des  limites  ordinaires  la  température,  en 
activant  la  combustion  par  le  tirage  que  peut  produire  une  haute 
cheminée  en  verre  posée  sur  un  bec  de  gaz,  la  flamme  aussitôt  de- 

(1)  Rien  en  définitive  n*est  plus  facile  que  de  constater  la  présence  des  particules 
charbonneuses  dans  une  flamme  éclairante  ordinaire,  celle  du  gaz  ou  d'une  bougie  :  il 
suffit  de  placer  un  instant  au  milieu  de  cette  flamme  un  corps  froid,  tel  par  exemple 
qu'une  soucoupe  de  porcelaine  blanche,  pour  produire  aussitôt  une  large  tache  noire 
due  au  carbone  déposé,  et  dont  le  corps  froid  a  fait  cesser  l'incandesceucc  en  arrêtant 
la  combustion  aux  points  de  contact. 


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39i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

viendrait  plus  blanche  et  jetterait  un  plus  vif  éclat.  La  lumière  de 
la  flamme  peut  ainsi  être  doublée  à  volume  égal  ;  mais  comme  le 
volume  réel  de  cette  flamme,  par  la  combustion  rapide,  se  trouve 
amoindri  des  quatre  cinquièmes,  il  en  résulte  une  perte  nette  dee 
deux  cinquièmes  enviit)n  de  l'intensité  lumineuse  totale  ou  de  la 
quantité  primitive  de  lumière.  Par  une  série  d'expériences  dont  les 
détails  ne  sauraient  trouver  place  ici,  je  suis  arrivé  à  cette  conclu- 
sion, que  le  maximum  de  lumière  économiquement  réalisable  cor- 
respond à  une  combustion  tellement  bien  ménagée  à  l'aide  d'un  ac- 
cès d'air  convenable  et  d'une  vitesse  modérée,  qu'une  quantité 
déterminée  de  gaz  donne  Iç  plus  grand  volume  possible  de  flamme, 
sans  toutefois  laisser  échapper  ni  gaz,  ni  carbone  non  brûlé.  Péclet, 
le  savant  et  regrettable  professeur  de  physique  industrielle  â  l'École 
centrale  des  arts  et  manufactures,  ayant  constaté  des  faits  sembla- 
bles pour  l'éclairage  avec  l'huile  brûlée  dans  des  lampes,  on  a  dû 
considérer  comme  très  générale  cette  théorie  qui  peut  être  encore 
formulée  en  ces  termes  :  la  quantité  de  lumière  produite  par  une 
flammée  est  proportionnée  à  la  quantité  et  à  la  température  des  par- 
ticules charbonneuses  en  suspension  dans  cette  flamme. 

Tels  sont,  pour  la  production  des  gaz  d'éclairage,  les  prin- 
cipes indiqués  par  la  science  :  il  faut  rechercher  encore  si,  en 
se  conformant  à  ces  principes,  on  arrive  à  une  production  écono- 
mique. Dans  l'état  actuel  de  l'industrie,  le  moins  dispendieux  de 
tous  les  moyens  connus  de  fabriquer  la  lumière,  c'est  en  général  la 
distillation  de  la  houille ,  car  on  obtient  ainsi ,  outre  le  gaz,  plu- 
sieurs produits  accessoires  longtemps  négligés  ou  au-dessus  des 
besoins  de  la  consommation,  mais  qui  tous  aujourd'hui  ont  un  em- 
ploi utile,  grâce  à  d'ingénieuses  innovations.  Il  est  toutefois  dçs  pays 
où  la  houille  est  loin  de  présenter  les  mêmes  avantages,  les  contrées 
par  exemple  de  l'Allemagne  et  de  la  Russie  où,  dans  l'état  actuel 
des  moyens  de  transport,  les  bois  résineux  fournissent  à  plus  bas 
prix  le  charbon,  le  gaz  et  le  goudron.  Il  en  serait  de  même  sans 
doute  de  la  Peusylvanie  et  du  Canada,  où  les  sources  abondantes 
d'huile  de  petroleutn  (1)  oflrent  une  matière  éclairante  d'un  usage 
très  é<ionomique,  soit  employée  directement  dans  des  lampes  spé- 
ciales, soit  transformée  en  gaz. 

Les  espèces  de  houille  propres  au  développement  des  gaz  éclai- 
rans  sont  assez  variées.  Dans  les  usines,  on  accorde  la  préférence, 
comme  présentant  le  plus  d'avantages,  aux  houilles  grasses  à  longue 
flamme^  par  exemple  à  celles  qui  sont  connues  sous  les  noms  de 
houilles  de  Mons  et  de  Gommentry  et  au  cannel-coal  du  Lancas- 

(i)  L*exploitation  des  huiles  minérales  provenant  des  sources  de  Pensylvanie  s'est 
considérablement  développée  depuis  qu*il  en  a  été  question  ici  même.  Elle  représent* 
actuellement  un  commerce  annuel  d*environ  2  milliards  de  kilogrammes. 


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LE  GAZ  d'Éclairage.  395 

hire.  Quant  aux  houUles  grasses  dites  maréchales^  plus  fusibles,  qui 
s'agglomèrent  dans  la  combustion  et  forment  voûte  sous  le  vent  du 
soufflet,  elles  sont  surtout  employées  par  les  forgerons.  On  en  trouve 
le  type  en  France  à  Rive-de-Gier  et  en  Angleterre  à  Newcastle. 

Il  ne  reste  plus  aujourd'hui  le  moindre  doute  sur  les  conditions  à 
remplir  pour  extraire  des  houilles  et  du  cannel-coal  le  plus  grand 
volume  d'un  gaz  doué  du  plus  fort  pouvoir  lumineux,  ou,  en  d'ai^tres 
termes,  d'obtenir  d'une  quantité  donnée  de  houille  le  maximum  de 
lumière.  Il  faudrait  que  dans  le  vase  distillatoire  (cornue  cylin- 
drique en  fonte  moulée  ou  construite  en  terre  à  creuset)  toutes  les 
parties  de  la  masse  de  houille  fussent  simultanément  chauffées  au 
rouge  cerise  clair,  correspondant  à  la  température  de  1,000  degrés. 
A  cette  température,  la  décomposition,  qui  s'opère  en  vase  clos, 
produit  le  plus  grand  volume  de  gaz  riches  en  hydrogène  bicarboné 
et  en  carbures  très  volatils;  mais  en  chauffant,  —  comme  on  Ta  fait 
jusqu'à  ces  derniers  temps,  —  les  cornues  à  ce  degré,  convenable 
pour  les  parties  de  la  houille  qui  touchent  les  parois  du  vase  distilla- 
toire, on  laissait  les  portions  plus  centrales,  graduellement  atteintes 
par  la  chaleur,  trop  longtemps  soumises  auiç  températures  infé- 
rieures qui  font  passer  à  la  distillation  beaucoup  plus  de  vapeurs 
huileuses  et  goudronneuses  que  de  gaz  riche  en  carbone.  D'un  autre 
côté,  on  avait  à  craindre,  si  l'on  portait  plus  haut  la  température,  de 
décomposer  les  vapeurs  et  gaz  éclairans  en  les  forçant  ainsi  à  dépo- 
ser leur  carbone  dans  la  cornue  :  on  savait  effectivement  par  expé- 
rience que  lorsque  le  gaz  ordinaire  d'éclairage  passe  lentement  dans 
un  tube  assez  long,  chauffé  au  rouge  vif,  la  plus  grande  partie  du 
carbone,  véritable  source  de  la  lumière,  se  dépose  sur  les  parois  de 
ce  tube,  et  il  n'arrive  à  l'autre  extrémité  que  de  l'hydrogène  privé 
de  carbone,  dépourvu  par  conséquent  de  pouvoir  lumineux.  Toute- 
fois, mettant  à  profit  la  propriété  bien  reconnue  qu'offrent  les  cor- 
nues en  argile,  généralement  en  usage  aujourd'hui,  de  résister  mieux 
à  la  chaleur  que  les  cylindres  en  fonte,  exclusivement  employés  na- 
guère, on  a  essayé  dernièrement  d'opérer  à  une  température  plus 
élevée  (1,200°  environ).  La  distillation  dès  lors  est  devenue  plus  ra- 
pide, et  cette  rapidité  même  s'est  trouvée  suffisante  pour  éviter  un 
trop  long  contact  avec  les  parois  rougies,  en  conservant  ainsi  au 
gaz  presque  tout  son  carbone  et  son  pouvoir  éclairant.  D'ailleurs 
une  brusque  distillation  régularise  la  température ,  grâce  aux^cou- 
rans  gazéiformes  qui  traversent  la  masse  demi -fondue;  elle  pro- 
duit, en  somme,  un  gaz  de  meilleure  qualité  et  présente  en  outre 
cet  avantage,  que,  la  durée  totale  de  chaque  opération  se  trouvant 
amoindrie,  on  peut  pratiquer  une  ou  deux  opérations  de  plus  en 
vingt -quatre  heures  dans  toutes  les  cornues  de  chaque  fourneau. 

A  ce  moment  même  de  la  fabrication,  plusieurs  problèmes  inté^ 


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396  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ressans  restent  encore  à  résoudre.  On  est,  il  est  vrai,  parvenu  à 
rendre  l'extraction  du  coke  incandescent,  résidu  de  chaque  opéra- 
tion, plus  prompte  et  moins  pénible  en  le  faisant  tomber  directe- 
ment, au  sortir  des  cornues,  dans  un  sous-sol  largement  ventilé, 
où  Ton  achève  de  l'éteindre  par  aspersion  au  moyen  d'un  tube 
flexible  terminé  par  une  pomme  d'arrosoir.  C'est  là  une  améliora- 
tion heureuse  dans  l'intérêt  de  la  santé  des  ouvriers  (1);  mais  il  y 
a  encore  des  inconvéniens  à  faire  disparaître.  Après  le  décharge- 
ment des  cornues,  la  haute  température  qu'elles  ont  acquise,  et  qui 
est  utile  tout  à  la  fois  au  succès  de  l'opération  suivante  et  à  l'in- 
cinération de  la  couche  interne  de  charbon,  très  adhérente  aux  pa- 
rois, n'en  a  pas  moins  de  sérieux  inconvéniens  lorsqu'il  faut  pro- 
céder à  un  nouveau  chargement.  En  effet,  la  longueur  des  grandes 
cornues  à  section  elliptique  dépasse  à  mètres,  et  chacune  d'elles 
doit  recevoir  à  la  fois  par  les  deux  extrémités  une  charge  de 
200  kilogrammes  de  houille.  Or,  malgré  la  force  et  l'adresse  des 
ouvriers,  il  s'écoule  quelques  minutes  avant  que  le  chargement  soit 
complet  et  que  les  obturateurs  en  tôle  fermant  les  deux  ouvertures 
aient  pu  être  solidement  fixés.  Pendant  cette  difficile  manœuvre, 
la  décomposition  de  la  houille  commence,  et  il  se  dégage  en  pure 
perte  un  volume  considérable  de  vapeurs  fuligineuses  et  insalubres. 
En  outre  la  surabondance  du  dégagement  gazeux,  continuant  après 
la  fermeture  des  cornues,  entraîne  beaucoup  de  goudron  et  de 
poussières  charbonneuses.  Ainsi  se  produisent  dans  les  premiers 
tubes  de  dégagement  des  obstructions  qui  déterminent  des  fuites 
par  tous  les  joints.  On  entrevoit  bien  les  moyens  d'améliorer  cet 
état  de  choses,  mais  il  reste  à  faire  sur  ce  point  de  sérieuses  et  im- 
portantes études. 

Les  doubles  cornues  dont  nous  venons  de  décrire  le  service  sont 
établies  au  nombre  de  sept  sous  une  des  voûtes  de  chaque  four  : 
chauffées  par  un  seul  foyer,  elles  produisent  en  quatre  heures  envi- 
ron 350  mètres  cubes  de  gaz,  ce  qui  correspond  à  une  production 
moyenne  de  2,100  mètres  cubes  en  24  heures.  Chaque  massif  de 
maçonnerie,  renfermant  10  fours  semblables,  peut  donc  produire 

(1)  n  y  a  quelques  années  encore,  j'ai  pu  voir  à  Vusine  rayale  de  la  rue  Rochechouart 
les  ouvriers  des  fours,  après  avoir  été  exposés  à  la  chaleur  rayonnante  intense  du  coke 
incandescent  qu'ils  retiraient  des  cornues,  courir,  aussitôt  leur  rude  tâche  accomplie, 
encc^  demi-nus  et  tout  ruisselans  de  sueur,  se  courber  au-dessus  de  baquets  disposés 
à  cet  effet,  où  un  de  leurs  camarades  versait  immédiatement  sur  leur  dos  un  seau  d*eau 
froide.  Chose  remarquable,  la  réaction  produite  par  Textrème  chaleur  qu'ils  venaient 
d'endurer  était  telle  que  l'abondante  et  froide  aspersion  ne  produisait  pas  en  eux  un 
abaissement  de  température  nuisible  à  leur  santé.  Toutefois  ce  n'est  jamais  sans  quel- 
que danger  que  l'homme  se  trouve  journellement  soumis  à  de  pareilles  épreuves,  et  il 
est  fort  heureux  que  cette  manœuvre  si  pénible  soit  amenée  aijourd'hui  à  des  condi- 
tions bien  plus  supportables. 


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LE  GAZ  d'Éclairage.  397 

journellement  21,000  mètres  cubes  de  gaz,  alimentant  (pour  une 
consommation  journalière  de  625  litres  par  bec  durant  5  heures) 
33,600  becs,  donnant  chacun  une  quantité  de  lumière  égale  à  celle 
d'une  lampe  carcel  qui  brûlerait  42  grammes  d'huile  par  heure  ou 
210  grammes  en  5  heures  (1). 

Un  remarquable  perfectionnement  appliqué,  il  y  a  un  an  à  peme, 
avec  succès  semble  devoir  se  généraliser  et  procurer  à  la  Compagnie 
parisienne  une  économie  d*un  tiers  du  combustible*  Le  point  de  dé- 
part de  cette  heureuse  innovation  est  une  pensée  émise  à  peu  près 
simultanément  par  Ebelmen,  enlevé  récemment  à  la  science,  et  par 
M.  Laurens,  ingénieur  de  l'École  centrale.  M.  Siemens  a  su  depuis 
réaliser  cette  pensée  à  l'aide  de  dispositions  spéciales  pour  le  chauf- 
fage des  fours  de  verrerie  et  des  usines  à  gaz  :  on  fait  brûler  la 
houille  ou  le  coke  avec  une  quantité  d'oxygène  inférieure  de  moitié 
à  celle  qu'exigerait  la  combustion  complète.  On  engage  ainsi  le 
charbon  dans  une  combinaison  gazeuse,  oxyde  de  carbone^  combus- 
tible elle-même,  et  donnant  à  volonté  par  un  nouvel  accès  d'air  at- 
mosphérique une  flamme  bleue  capable  de  transmettre  quatre  fois 
autant  de  chaleur  que  la  première  quantité  produite  par  la  formation 
de  l'oxyde  de  carbone  (2).  Cette  flamme  volumineuse,  dirigée  sous 
chacune  des  voûtes,  supprime  le  foyer,  qu'on  remplace  par  une 
huitième  cornue  ;  elle  donne  un  chauflage  régulier  en  enveloppant 
les  huit  vases  distillatoires.  Dès  lors  les  ateliers  ne  sont  plus  embar- 
rassés par  les  amas  de  combustible  ni  par  le  service  des  foyers  an- 
ciens, car  la  production  du  gaz  oxyde  de  carbone  destiné  au  chauf- 
fage a  lieu  dans  des  foui-s  spéciaux  que  l'on  établit  à  une  distance 
variable  à  volonté  de  l'atelier  de  distillation.  Cette  méthode  nouvelle 
permet  le  fadle  emploi  des  houilles  ou  cokes  de  qualité  inférieure 
contenant  de  fortes  proportions  de  matières  terreuses.  La  disposi- 
tion des  appareils,  qu'il  nous  reste  à  décrire,  n'est  d'ailleurs  pas 
changée;  les  perfectionnemens  nouveaux  sont  indépendans  de  ce 
mode  particulier  de  chauflage  économique. 

Comme  autrefois,  à  chaque  extrémité  des  cornues,  un  tuyau  de 
fonte  vertical,  ascendant,  puis  recourbé  en  siphon,  conduit  le  gaz 
vers  un  barillet  commun.  C'est  un  gros  tube  horizontal,  en  tôle  ou 
en  fonte,  d'environ  1  mètre  de  diamètre,  d'abord  à  moitié  rempli 
d'eau,  qui,  bientôt  évaporée,  se  trouve  remplacée  par  le  goudron  le 
moins  volatil,  entraîné  par  le  courant  gazeux  et  condensé  au  pas- 

(1)  Ainsi  doDc  quatre  massifs  de  ces  fours  fournissent  une  quantité  de  gaz  qui  ali- 
mente 131,000  becs;  ceuï-ci,  dans  le  cours  d'une  année,  c'est-à-dire  pour  une  moyenne 
de  5  heures  pendant  365  jours,  consomment  30,060,000  mètres  cubes  de  gaz. 

(2)  Telle  est  aussi  la  cause  de  la  production  des  flammes  légères,  bleuâtres,  que  cha- 
cun a  pu  remarquer  au-dessus  du  coke  incandescent  amoncelé  sur  les  grilles  des  foyers 
d'appartement. 


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398  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sage.  La  plus  importante  fonction  du  barillet,  outre  le  premier  re- 
froidissement du  gaz,  consiste  à  prévenir,  par  la  couche  liquide  qu'il 
force  le  gaz  à  traverser,  toute  communication  des  cornues  entre  elles, 
et  à  isoler  ainsi  les  fuites  de  gaz  et  les  explosions  partielles  que  la 
fracture  accidentelle  d'une  cornue  pourrait  occasionner.  Sortant  du 
barillet,  le  gaz,  très  chaud  encore  et  impur,  est  dirigé  vers  des  ap- 
pareils réfrigérans  et  épurateurs.  €e  sont  d'abord  des  séries  de  tubes 
dressés  à  l'air  libre  et  refroidis  à  volonté  par  un  courant  d'eau,  entre 
lesquels  on  distribue  le  gaz,  animé  d'une  vitesse  de  2  à  3  mètres 
par  seconde,  qu'une  pompe  aspirante  lui  imprime  (1).  Dans  cette 
première  circulation,  le  gaz  rencontre  une  surface  refroidissante 
égale  à  10  mètres  carrés  pour  1,000  mètres  cubes.  La  même  pompe 
refoule  successivement  le  gaz  dans  de  vastes  colonnes  creuses, 
hautes  de  12  à  15  mètres,  remplies  de  coke  en  fragmens  peu  volu- 
mineux, où  le  gaz,  par  l'effet  du  refroidissement  et  des  lavages, 
laisse  déposer  la  plus  grande  partie  du  goudron  et  des  sels  ammo- 
niacaux (2).  Après  cette  première  épuration  toute  physique,  le  gaz 
contient  encore  des  composés  ammoniacaux,  des  hydrocarbures 
très  volatils,  du'  gaz  oxyde  de  carbone  et  de  l'hydrogène  sulfuré 
(acide  sulfhydrique,  formé  de  soufre  et  d'hydrogène  et  répandant 
une  odeur  infecte).  11  est  alors  dirigé  par  la  pression  acquise  dans 
deux  séries  de  larges  caisses  en  tôle,  munies  de  trois  étages  de  fil- 
tres chargés  d'une  couche  épaisse  d^  sesquioxyde  de  fer  hydraté, 
au  travers  desquels  il  passe  successivement. 

Durant  cette  filtration  multiple,  le  gaz  sulfhydrique  est  décom- 
posé :  le  soufre  se  dépose  à  mesure  que  l'hydrogène  s'unit  avec  une 
partie  de  l'oxygène  du  peroxyde  métallique,  laissant  engagés  dans 
lesr  interstices,  outre  le  soufre  éliminé  et  l'eau  pro(ïbite,  inodores 
tous  les  deux,  des  essences  sulfurées  à  odeur  nauséabonde,  enfin 
quelques  composés  qui  se  prêtent  à  diverses  applications.  Le  gaz, 
après  cette  épuration  et  à  la  sortie  de  la  deuxième  série  des  filtres 
à  l'oxyde  de  fer  (3),  se  trouve  débarrassé  du  principal  composé  in- 
fect. On  s'en  assure  en  dirigeant  pendant  quelques  minutes  un  mince 
filet  de  ce  gaz  sur  un  papier  blanc  imprégné  d'acétate  de  plomb.  Si 
le  gaz  est  suffisamment  pur,  le  papier  reste  blanc;  lorsque  au  con- 
traire l'épuration  est  imparfaite,  le  papier  devient  brun,  car  le  soufre 

(1)  Cette  aspiration  est  tellement  bien  réglée  à  Taide  d'un  régulateur,  que  les  cornues 
ne  supportent  aucune  pression  sensible  à  Tintérieur,  et  Ton  évite  ainsi  les  fuites  par 
les  Joints  entre  les  vases  disUllatoires  et  les  premiers  réfrigérans. 

(2)  On  a  depuis  peu  de  temps  substitué  dans  plusieurs  usines  aux  colonnes  pleines 
de  coke  des  colonnes  semblables  vides  munies  à  Tintérieur  de  lames  de  tôle  ou  ch%can$s 
entre  lesquelles  le  gaz  circule  en  montant,  tandis  que  Peau  versée  en  arrosage  facilite 
le  dépôt  des  vapeurs  globulaires. 

(3)  4  mètres  carrés  de  ces  surfaces  filtrantes  sont  nécessaires  pour  épurer  au  passage 
IJOOO  mètres  cubes  du  gaz  de  la  houille. 


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LE   GAZ   D*£CLÀIRAGE.  399 

de  l'hydrogène  sulfuré,  s' unissant  au  plomb  de  l'acétate,  forme  un 
sulfure  de  plomb  noir,  opaque  (1).  Dans  ce  cas,  on  doit  diriger  le 
gaz  vers  un  dernier  filtre  épurateur  contenant  de  l'oxyde  neuf  ou 
revivifié.  Après  toutes  ces  épurations,  le  gaz,  retenant  encore  des 
hydrocarbures  à  odeujr  forte,  est  envoyé  aux  gazomètres,  qui  conti- 
nuellement l'emmagasinent  pour  le  répartir  jour  et  nuit  dans  lesf 
tubes  de  distribution  et  les  becs  des  ateliers,  laboratoires,  théâtres, 
voies  publiques  et  habitations  où  il  sert  soit  au  chauffage  soit  à  l'é- 
clairage. Avant  d'indiquer  divers  perfectionnemens  dans  la  construc- 
tion des  gazomètres,  des  appareils  régulateurs,  des  compteurs  de 
gaz  et  des  becs  usuels,  il  est  une  particularité  de  l'épuration  éco- 
nomique du  gaz  sur  laquelle  on  nous  permettra  d'entrer  dans  quel- 
ques détails,  car  elle  a  un  haut  intérêt  pour  les  populations  ag- 
glomérées dans  le  voisinage  des  usines.  Avec  le  développement  qu'a 
pris  la  production  du  gaz,  il  y  a  là  une  question  de  salubrité  publi- 
que d'une  véritable  gravité. 

On  vient  de  voir  comment  le  gaz  s'épure  en  traversant  le  per- 
oxyde de  fer  hydraté,  mais  on  comprend  sans  peine  que  celui-ci 
perd  graduellement  sa  propriété  désinfectante  à  mesure  qu'il  cède 
de  l'oxygène  et  se  réduit  à  l'état  de  protoxyde  de  fer,  composé  inerte 
à  l'égard  de  l'hydrogène  sulfuré.  On  parvient  dans  les  usines  à  lui 
rendre  sensiblement  son  énergie  première  en  l'exposant  pendant 
quelques  heures  à  l'air  atmosphérique,  sur  les  dalles  d'un  vaste 
hangar,  en  couches  peu  épaisses  et  dont  on  renouvelle  de  temps  à 
autre  les  surfaces.  Dans  ces  conditions,  l'oxygène  de  l'air,  assez 
promptement  absorbé,  transforme  le  protoxyde  de  fer  humide  en 
peroxyde  hydraté,  prêt  à  servir  de  nouveau  à  l'épuration  du  gaz. 
Cette  sorte  de  revivification  naturelle  est  évidemment  fort  avanta- 
geuse pour  l'industrie  du  gaz,  mais  elle  a  de  graves  inconvéniens 
pour  le  voisinage  :  cette  matière  poreuse,  au  moment  où  elle  est 
extraite  des  caisses  d'épuration,  se  trouve  sursaturée  d'hydrogène 
sulfuré  et  surtout  d'huiles  empyreumatiques  très  volatiles,  à  odeur 
forte  très  désagréable;  les  courans  d'air  utiles  à  la  revivification  ou 
pour  mieux  dire  à  la  réoxydation,  emportant  la  plus  grande  partie 
de  ces  produits  infects,  volatils  ou  gazeux,  répandent  aux  alentours, 
dans  la  direction  des  vents,  une  odeur  nauséabonde  qui  s'ajoute  aux 
émanations  des  vapeurs  pyrogénées  sortant  des  cornues  à  chaque 
enfournement  successif. 

Ces  inconvéniens,  dès  longtemps  signalés  à  la  sollicitude  de  l'au- 
torité administrative,. ont  fait  décider  en  1855  la  translation  hors  de 

(1)  Tel  est  aussi  TefTet  qui  se  produit  lorsque  des  fuites  de  gaz  mal  épuré  brunissent 
dans  les  appartemens  les  peintures  à  la  céruse  (carbonate  de  plomb)  ou  donnent  à  Tar- 
genterie  une  teinte  irisée,  brune  ou  noirâtre,  en  formant  alors  un  sulfure  d^argent,  noir 
comme  le  sulfure  de  plomb. 


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iOO  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Paris  des  quatre  usines  à  gaz  existant  alors  dans  son  enceinte;  mais 
à  peine  étaient-elles  reconstruites  sur  une  plus  vaste  échelle,  dans 
les  conditions  qui  leur  étaient  assignées,  qu'une  autre  mesure, 
ajournée  jusqu'alors,  a  reculé  les  limites  de  la  capitale  jusqu'aux 
fortifications.  Dès  lors  quatre  des  six  usines  à  gaz,  renfermées  dans 
Tenceinte  ainsi  agrandie  de  la  ville,  ont  vu  surgir  autour  d'elles 
une  foule  de  constructions,  dont  le  nombre  augmentera  nécessaire- 
ment de  jour  en  jour  avec  le  développement  de  la  population.  D'un 
autre  côté,  cette  situation  s'aggravera  encore  par  l'extension  im- 
mense de  la  production.  En  effet,  tandis  que  dans  un  intervalle  de 
quatorze  années,  de  IShS  à  1862,  la  population  de  Paris,  en  y  com- 
prenant celle  du  territoire  annexé,  ne  s'était  guère  accrue  que  de  moi- 
tié, la  consommation  du  gaz  se  trouvait  quintuplée  (1).  En  présence 
d'une  semblable  progression,  il  est  temps  d'aviser,  car  on  peut  pré- 
voir que,  dans  un  avenir  peu  éloigné  il  n'y  aurait  pas  un  seul  arron- 
dissement de  Paris  absolument  à  l'abri  des  émanations  de  ces  usines. 

11  n'y  a  que  deux  moyens  pour  résoudre  complètement  cette  ques- 
tion :  ou  transporter  les  usines  à  gaz  en  dehors  de  la  ligne  des  for- 
tifications et  même  de  la  nouvelle  banlieue,  ou  bien  détruire  dans 
le  sein  de  chaque'usine  la  cause  principale  des  émanations  infectes. 

Un  exemple  qui  nous  est  fourni  par  l'Angleterre  semble  indiquer 
la  voie  à  suivre  pour  arriver  à  une  solution  favorable.  On  a  vu  com- 
ment la  réoxydation  à  l'air  libre  des  oxydes  de  fer  était  actuelle- 
ment la  principale  cause  des  émanations.  C'était  là  également  le  su- 
jet des  plaintes  des  habitans  domiciliés  autour  d'une  grande  usine 
établie  presque  au  centre  de  la  Cité  de  Londres.  En  de  pareilles  oc- 
casions, chez  nos  voisins,  on  ne  s'adresse  guère  à  l'autorité  adminis- 
trative, qui  laisse. volontiers  les  parties  s'entendre  entre  elles,  et 
d'ordinaire  celles-ci  s'arrangent  en  effet,  au  moins  devant  les  tribu- 
naux. C'est  qu'aussi  les  Anglais  ont  généralement  l'habitude,  assez 

(1)  En  1848,  le  nombre  total  des  becs  alimentés  par  les  usines  qui  distribuent  le  gaz 
à  Taide  de  conduites  souterraines,  en  y  ajoutant  les  becs  qu'alimente  le  gaz  portatif 
(transporté  dans  des  cylindres  en  tôle  et  réduit  au  dixième  de  son  volume  sous  la 
pression  de  10  atmosphères)  ne  s*élevait  encore  qu*au  chiffre  de  87,055.  Ce  nombre  est 
plus  que  quintuplé  aujourd'hui ,  et  la  progression  est  loin  de  s'arrêter  :  on  peut  s*en 
convaincre  par  la  comparaison  entre  deux  années  consécutiyes  dans  Paris,  communes 
annexées  comprises. 


innées. 
1861., 

Nombre 
de  mètres  cubes. 
.       84,250,676 
.       75,518,022    . 

8,731,754 

Nombre  des  becs 

de  la  Tille. 

20,807 

17,538 

3,269 

Nombre  des  becs 

des  particuliers. 

462,875 

1860. 

396,004 

Augmentation... 

66,871 

On  Yoit  que,  de  1860  à  18G1,  l'augmentation  du  volume  consommé  dépassait  un 
dixième,  et  que,  la  progression  continuant  ainsi,  la  fabrication  serait  doublée  avant  dix 
ans. 

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LE  GAZ  d'Éclairage.  &01 

commode  d'ailleurs,  d'évaluer  en  argent  les  préjudices  de  toute 
nature.  Telle  fut  en  effet  la  première  solution  du  litige  entre  les  voi- 
sins de  l'usine  à  gaz  de  la  Cité  de  Londres  et  la  compagnie  d'éclai- 
rage; mais  bientôt  les  indemnités,  en  se  multipliant,  menaçaient 
d'absorber  tous  les  bénéfices.  Devenus  plus  industrieux  sous  le  coup 
d'une  nécessité  suprême,  les  directeurs  de  l'usine  trouvèrent  un 
procédé  simple  d'affranchir  leur  entourage  des  émanations  nuisibles 
tout  en  se  libérant  des  lourdes  indemnités  que  dans  le  principe  ils 
avaient  dû  subir. 

Après  avoir  recueilli  ces  premiers  renseignemens  en  1850,  dans 
le  cours  d'une  mission  en  Angleterre,  je  m'empressai  d'aller  exa- 
miner dans  l'usine  de  la  Cité  de  Londres  les  dispositions  nouvelles 
qui  avaient  amené  un  si  heureux  résultat.  Elles  étaient  des  plus  sim- 
ples. Au  lieu  de  laisser  les  oxydes  fen-ugineux  exhaler  spontanément 
les  gaz  et  vapeurs  à  l'air  libre,  on  maintenait  ces  résidus  en  vases 
clos,  et  l'on  faisait  succéder  à  la  filtration  du  gaz,  dont  l'arrivée  était 
momentanément  interrompue,  une  filtration  forcée  d'air  atmosphé- 
rique :  celui-ci,  en  opérant  la  réoxydation  utile,  entraînait  avec  lui 
les  gaz  et  vapeurs  au  travers  d'un  large  foyer  chargé  de  coke  incan- 
descent. Ces  produits  infects  et  combustibles,  hydrocarbures  et  acide 
sulfhydrique ,  brûlés  à  cette  haute  température  par  l'excès  d'oxy- 
gène de  l'air  qui  les  avait  entraînés,  se  trouvaient  aussitôt  transfor- 
més en  eau,  acide  carbonique,  etc.,  et  aucune  odeur  sensible  ne  s'en 
dégageait.  Dès  lors  le  préjudice  causé  au  voisinage  disparaissait,  et 
avec  lui  les  lourdes  indemnités  imposées  à  la  compagnie.  Si  l'on 
adoptait  chez  nous  cette  méthode,  on  parviendrait  probablement  à 
en  rendre  l'application  plus  économique.  Il  suffirait  d'utiliser  la  cha- 
leur développée  dans  le  foyer  désinfectant  pour  le  chauffage  des 
générateurs.  On  pourrait,  après  quelques  études  expérimentales, 
organiser  un  système  de  canalisation  amenant  à  volonté,  par  des 
valves  faciles  à  manœuvrer,  les  courans  d'air  chargés  des  produits 
gazeux  et  volatils  de  cette  épuration  aux  divers  foyers  de  l'usine. 

IL 

Le  gaz  d'éclairage,  une  fois  produit,*commence  une  autre  série  de 
travail  :  il  s'agit  de  le  faire  circuler  dans  les  villes  et  de  le  distribuer. 

Une  disposition  spéciale,  généralement  appliquée  en  France  et 
en  Angleterre,  est  l'installation  dans  un  pavillon  isolé  d'un  double 
compteur  de  gaz,  interposé  entre  les  derniers  épurateurs  et  les  ga- 
zomètres. En  jetant  un  coup  d'œil  sur  les  indications  transmises,  à 
l'aide  de  roues  d'engrenage,  par  l'arbre  horizontal  du  compteur  aux 
aiguilles  de  plusieurs  cadrans,  on  connaît  à  chaque  instant  le  volume 

TOMB  L.  —  1864.  26 


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&02  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  gaz  envoyé  en  douze  ou  vingt-quatre  heures  au  gazomètre.  Il 
suffit  de  comparer  ensuite  ce  volume  avec  les  quantités  de  houille 
soumises  à  la  distillation  pour  s'assurer  du  rendement  normal  ou 
constater  les  déperditions  et  y  remédier. 

De  semblables  compteurs  (également  accompa^és  d'indication 
de  pression),  interposés  entre  les  gazomètres  et  1^  larges  conduites 
qui  livrent  passage  au  gaz  expédié  aux  consommateurs,  permettent 
de  compiEU'er  le  volume  du  gaz  emmagasiné  dans  les  gazomètres 
avec  celui  qu'indiquent  les  compteurs  de  sortie,  et  de  s'assurer  ainsi 
qu'aucune  déperdition  anormale  n'a  eu  lieu,  soit  à  la  surface  de  la 
cloche  du  gazomètre,  soit  par  les  joints  ou  fissures  des  conduites 
intermédiaires. 

Enfin,  entre  les  compteurs  de  sortie  et  les  divers  points  d'arrivée 
du  gaz,  les  fuites  se  trouvent  signalées  dès  que  le  volume  expédié 
aux  consommateurs  dépasse  notablement  les  quantités  nécessaires. 
C'est  alors  dans  le  parcours  des  conduites  principales,  des  embran- 
chemens  et  des  tubes  de  distribution  qu'il  faut  rechercher  les  fuites. 
On  les  trouve  en  interceptant  par  des  valves,  de  proche  en  proche, 
la  communication,  jusqu'à  ce  que  l'on  ait  rencontré  l'intervalle  où 
se  manifeste  la  déperdition. 

Quant  aux  gazomètres  eux-mêmes  (1) ,  les  améliorations  princi- 
pales consistent  dans  une  ingénieuse  disposition  inventée  en  France 
par  Pauwels,  puis  généralement  adoptée  en  Angleterre.  Cette  mo- 
dification consiste  à  maintenir  l'immense  cloche  en  tôle  par  deux 
longs  tubes  articulés,  l'un  introduisant,  l'autre  évacuant  à  volonté 
le  gaz,  et  se  prêtant  tous  deux,  comme  d'énormes  bras  flexibles, 
aux  mouvemens  tantôt  ascendans,  tantôt  descendans,  de  ces  vastes 
réservoirs  mobiles,  à  mesure  qu'ils  s'emplissent  ou  qu'ils  se  vident. 
Les  gazomètres  ainsi  disposés  ont  été  d'année  en  année  construits 
sur  de  plus  grandes  dimensions.  Ils  ont  atteint  chez  nous  un  dia- 
mètre de  37  mètres  et  une  hauteur  de  15  mètres  environ;  ils  con- 
tiennent à  peu  près  15,000  mètres  cubes.  En  Angleterre,  ces  di- 
mensions se  trouvent  encore  dépassées  :  j'en  ai  vu  plusieurs  ayant 
50  mètres  de  diamètre,  24  mètres  de  hauteur,  chacun  d'eux  offrant 
une  contenance  de  28,000  mètres  cubes.  En  tout  cas,  les  cloches 
des  gazomètres  construites  d'après  ce  système  ne  sont  plus  équili- 
brées par  des  contre-poids  :  soulevées  naturellement  par  le  gaz,  qui 
pèse  moitié  moins  que  l'air  atmosphérique,  on  les  surcharge  lÂie 

(1)  Ce  nom  indiquerait,  à  proprement  parler,  un  appareil  mesureur  du  gaz,  tandis 
que  la  principale  fonction  des  gazomètres  (bien  que  chacun  d*eux  porte  un  simple  indi- 
cateur du  volume  renfermé)  est  de  contenir  ou  d*emmagasiner  le  gaz.  Aussi  la  déno- 
mination adoptée  en  Angleterre  semble-t-elle  préférable,  puisque  le  mot  composé  gax- 
hoîder  signifie  récipient  ou  réservoir  de  gaz. 


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LE  GAZ  d'Éclairage.  403 

fois  pour  toutes  d'an  poids  tel  que  le  gaz  en  reçoive  la  pression,  — 
variable  suivant  les  diiTérences  de  niveaux  entre  l'usine  et  les  points 
d'arrivée ,  —  suffisante  en  tous  cas  pour  vaincre  les  résistances  de 
frottement  dans  les  tubes  et  les  quelques  centimètres  d'eau  que  le 
gaz  traverse  dans  les  nombreux  compteurs  indiquant  les  volumes 
dépensés  par  chaque  consommateur.  Profitant  d'ailleurs  de  l'excès 
de  pression  dont  on  dispose  maintenant  à  volonté  dans  toutes  les 
usines  depuis  l'installation  des  pompes  aspirantes  et  foulantes  mues 
par  des  machines  à  vapeur,  on  a  partout  aussi  supprimé  les  contre- 
poids naguère  adaptés  aux  cloches  des  gazomètres,  et  l'on  a  fait  dis- 
paraître du  même  coup  les  chances  d'irrégularité  dont  les  chaînes 
de  suspension  et  les  poulies  de  renvoi  étaient  fréquemment  la  cause. 

Nous  ne  saurions  quitter  ce  sujet  sans  dire  un  mot  des  graves  em- 
barras qu'occasionnent  parfois  aux  entreprises  d'éclairage  au  gaz  et 
aux  propriétaires  du  voisinage  les  citernes  des  gazomètres.  On  con- 
struit en  général  ces  immenses  réservoirs  en  maçonnerie  épaisse, 
douée  d'une  résistance  proportionnée  aux  pressions  inégalement 
contre-balancées  qu'elles  reçoivent  de  l'eau  intérieure,  et  à  l'exté- 
rieur de  la  poussée  des  terres.  Toutefois  il  arrive  souvent  que,  sous 
le  fond  de  la  citerne,  le  sol,  trop  peu  résistant  sur  quelque  point, 
cède  à  l'énorme  charge,  et,  pour  peu  qu'il  fléchisse,  détermine  dans 
la  maçonnerie  des  fissures  par  lesquelles  l'eau  s'infdtre  dans  les  terres 
environnantes.  Dès  lors  se  trouve  de  plus  en  plus  compromise  la  so- 
lidité de  la  massive  construction,  qui  bientôt  exige  des  réparations 
difficiles  et  coûteuses.  Parfois,  avant  que  l'on  ait  pu  reconnaître  les 
fuites  et  procéder  aux  réparations,  le  liquide  s'échappe  de  la  citerne, 
gagne  les  parties  déclives  des  terrains  environnans,  et  s'introduit 
dans  les  puits,  dont  il  rend  l'eau  impropre  aux  usages  ordinaires. 
En  effet,  les  produits  sulfurés,  ammoniacaux,  et  les  parties  solubles 
du  goudron  que  ces  liquides  contiennent  toujours,  communiquent 
à  l'eau  une  odeur  désagréable  et  des  propriétés  dangereuses  pour 
les  hommes,  les  animaux,  les  plantes,  et  nuisibles  dans  les  opéra- 
tions de  teinture  ou  de  blanchiment. 

Pour  échapper  à  ces  graves  inconvéniens,  MM.  Manby  et  Wilson, 
en  établissant  leur  première  usine  près  de  la  barrière  de  Courcelles, 
avaient  construit,  à  l'imitatioii  des  ingénieurs  de  Londres,  des  cuves 
en  fonte  destinées  à  contenir  l'eau  de  leurs  gazomètres.  Ces  cuves, 
formées  de  plaques  boulonnées  et  reposant  sur  des  piliers,  étaient 
accessibles  de  toutes  parts;  les  fuites,  très  rares,  étaient  immédia- 
tement reconnues  et  facilement  réparées  ;  mais  à  cette  époque,  les 
dimensions  des  gazomètres,  bien  moindres  qu'aujourd'hui,^  permet- 
taient l'emploi  de  la  fonte,  ce  qui  maintenant  serait  trop  dispen- 
dieux malgré  la  réduction  considérable  qu'ont  subie  les  prix. 


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kOk  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Des  inconvéniens  du  même  genre,  d'autres  même  plus  graves  en- 
core, accompagnent  rétablissement  des  conduites  souterraines  où 
circule  le  gaz  sous  les  voies  publiques,  ainsi  que  F  installation  à  de- 
meure des  tubes  de  distribution  dans  les  maisons  habitées.  11  faut 
les  signaler,  avant  de  décrire  les  procédés  ingénieux  employés  dans 
ces  dernières  années  pour  s'en  garantir  presque  complètement.  A 
l'époque  du  premier  établissement  des  conduites  à  gaz  dans  Paris, 
les  tuyaux  en  fonte  alors  en  usage,  moulés  dans  des  conditions  peu 
favorables,  présentaient  souvent  quelques  fissures  inaperçues  ou  des 
parois  amincies  par  l'interposition  de  bulles  gazeuses  au  moment  de 
la  coulée.  Ces  regrettables,  exposés  dans  le  sol  humide  des  rues  à  une 
oxydation  extérieure,  rongés  intérieurement  par  quelques  produits 
volatils  acides  condensés  dans  le  parcours  du  gaz,  ne  tardaient  guère 
à  laisser  fuir  les  gaz  et  liquides  en  telle  quantité  qu'entre  le  point 
de  départ  des  usines  et  l'arrivée  aux  tubes  de  distribution  chez  les 
habitans  et  dans  les  lanternes  de  l'éclairage  public,  la  déperdition 
totale  s'élevait  par  degrés  à  15  et  jusqu'à  25  pour  100.  C'était  là 
non-seulement  une  cause  d'amoindrissement  considérable  des  béné- 
fices pour  les  compagnies,  mais  encore  une  source  continuelle  d'ac- 
cidens  regrettables.  Le  gaz  échappé  des  conduites,  pénétrant  à  une 
assez  grande  distance,  déposait  dans  les  interstices  du  sol  des  hydro- 
carbures volatils ,  des  produits  sulfufés  et  ammoniacaux  communi- 
quant aux  masses  des  terres  environnantes  l'odeur  fétide  et  la  teinte 
brune  que  tout  le  monde  a  pu  remarquer  chaque  fois  qu'on  ouvre 
des  tranchées  dans  les  rues  de  Paris.  De  là  encore  le  dépérissement 
des  arbres  exposés  à  l'action  délétère  du  gaz,  qui  semblait  devoir 
par  degrés  atteindre  toutes  les  plantations  publiques  de  la  capitale. 
Plusieurs  perfectionnemens  nouveaux  ont  été  appliqués  avec  succès 
pour  mettre  un  terme  à  ces  déperditions  et  aux  fâcheux  résultats 
qu'elles  produisent.  Les  plus  larges  conduites  en  fonte  ayant  un  dia- 
mètre d'environ  90  centimètres,  plus  soigneusement  moulées,  ont 
été  en  outre  soumises,  avant  la  réception,  à  un  examen  attentif  et  à 
des  épreuves  rigoureuses,  qui  garantissent  une  complète  imper- 
méabilité sur  tous  les  points.  Les  joints  ont  été  rendus  étanches  à 
l'aide  de  colliers  en  fer  sous  lesquels  une  douche  de  plomb  a  été  cou- 
lée et  fortement  refoulée.  Puis  est  venue  l'invention  remarquable  de 
M.  Chameroy,  qui  a  permis  de  substituer  aux  anciens  tuyaux  en 
fonte,  et  jusqu'aux  dimensions  de  80  centimètres  de  diamètre,  des 
tubes  en  tôle  de  fer  étamée  au  plomb  sur  ses  deux  faces,  rendus 
extérieurement  inoxydables  par  une  couche  épaisse  de  mastic  bitu- 
mineux incrusté  de  sable.  La  longueur  de  ces  conduites,  deux  ou 
trois  fois  plus  grande  que  celle  des  tuyaux  de  fonte,  a  diminué  de 
moitié  ou  des  deux  tiers  le  nombre  des  joints;  ceux-ci  sont  d'ail- 


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LE  GAZ  d'Éclairage.  A05 

leurs  hermétiquement  clos  à  l'aide  d'une  vis  moulée  en  alliage  so- 
lide, terminant  un  des  bouts  de  chaque  tube  et  s'adaptant  à  l'écrou 
qui  termine  le  tube  suivant,  ce  qui  permet  de  comprimer  entre  eux 
une  torsade  de  chanvre  ainsi  rendue  imperméable  (1).  Dès  ce  mo- 
ment, les  déperditions  de  gaz  ont  été  réduites  des  neuf  dixièmes,  et 
tous  les  fâcheux  effets  de  ces  fuites  ont  diminué  dans  les  mêmes  pro- 
portions. Pour  les  annuler  complètement,  on  a  disposé  les  conduites 
principales  dans  les  nouveaux  égouts  à  large  section  et  ventilés,  évi- 
tant ainsi  les  infiltrations  des  gaz  et  vapeurs  dans  les  terrains  sous  le 
sol  des  voies  publiques,  tout  en  ménageant  un  accès  facile  près  de 
ces  conduites,  afin  de  rechercher  les  fuites  et  de  les  réparer  aussitôt 
qu'elles  sont  reconnues.  Une  mesure  plus  récente  promet  de  mieux 
garantir  encore  les  racines  des  arbres  contre  les  infiltrations  délé- 
tères, en  faisant  passer  les  petits  tubes  de  distribution  dans  des 
manchons  en  poterie  dont  on  cimente  les  joints,  et  qui,  débouchant 
sous  les  colonnes  supportant  les  lanternes,  font  écouler  à  l'air  les 
produits  gazeux  des  fuites  accidentelles.  Ces  moyens  d'assainisse- 
ment de  la  terre  végétale  ont  été  complétés  par  un  drainage  spé- 
cial ,  qui  égoutte  dans  des  tubes  d'argile  les  eaux  pluviales  et  en- 
tretient sous  le  sol  un  renouvellement  de  l'air  très  favorable  à  la 
respiration  des  radicelles. 

Les  déperditions  de  gaz  sous  le  sol  occasionnent  quelquefois  de 
graves  accidens.  Pour  reconnaître  les  fuites,  on  recourt  volontiers 
au  moyen  le  plus  commode,  désigné  sous  le  nom  de  flambage;  on 
promène  une  mèche  allumée  en  contact  avec  le  tube  qui  amène  le 
gaz  aux  becs  d'éclairage.  La  moindre  fissure  suffit  pour  donner  lieu 
au  passage  d'un  filet  gazeux  qui  s'allume  et  décèle  la  fuite.  L'ouvrier 
s'empresse  d'éteindre  avec  un  tampon  les  petits  jets  de  flamme  et 
procède  à  la  réparation.  Cette  manœuvre  facile  et  rapide  n'oflrirait 
aucun  danger  en  plein  air,  si  la  fuite  était  peu  considérable,  ni 
même  dans  les  habitations,  si  par  l'ouverture  des  issues  l'air  avait 
pu  se  renouveler  en  totalité.  Gomme  il  en  est  le  plus  souvent  ainsi, 
les  ouvriers  s'abandonnent  d'ordinaire  à  une  fausse  sécurité;  Malheu- 
reusement les  choses  se  passent  quelquefois  dans  d'autres  condi- 
tions. C'est  tantôt  la  fuite  qui,  plus  abondante  qu'on  ne  le  croyait, 
ou  se  développant  avec  une  rapidité  inattendue  au  moment  de  l'in- 
flammation d'essai,  fait  fondre  la  soudure  du  tube,  élargit  la  fissure, 
et  produit  une  longue  flamme  qui  allume  et  propage  rapidement 

(1)  Depuis  quelque  temps,  la  jonction  hermétique  a  été  rendue  plus  économique  et 
plus  facile  en  préparant  une  rainure  circulaire  à  Tun  des  bouts,  où  s'engage  une  corde 
en  bourre  de  chanvre  enduite  de  suif  et  de  plombagine.  On  introduit  cette  extrémité 
dans  le  renflement  du  tube  suivant,  et  on  la  fait  pénétrer  à  coups  de  maillet  frappant 
sur  un  mandrin  en  bois. 


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A06  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

• 

rincendie.  D'autres  fois  la  pièce ,  incomplètement  ventilée,  contient 
un  mélange  détonant  ou  bien  une  certaine  quantité  de  gaz  (un  vo- 
lume de  gaz  pour  une  quantité  d'air  de  sept  jusqu'à  quatorze  vo- 
lumes). Dans  ces  conditions,  la  bougie  allumée  détermine  une  in- 
flammation subite  dans  tout  l'espace,  et  l'énorme  volume  de  vapeur 
d'eau  et  de  gaz  acide  carbonique  engendrés  instantanément  à  une 
haute  température  par  la  combustion  de  l'hydrogène  carboné  fait 
voler  en  éclats  les  vitres  et  renverse  les  cloisons^  Malgré  les  avis  des 
conseils  d'hygiène  publique  et  les  sages  prescriptions  de  l'autorité 
administrative,  on  a  encore  quelquefois  à  déplorer  des  explosions 
de  ce  genre. 

Une  autre  source  de  nombreux  accidens  tenait  aux  dispositions 
des  tubes  de  distribution  que  l'on  avait  la  fâcheuse  habitude  de 
faire  passer,  pour  les  dissimuler,  dans  des  cavités  closes,  sous  les 
planchers,  à  l'intérieur  des  plafonds  ou  dans  les  comptoirs  des  ma- 
gasins. Le  gaz  introduit  par  quelque  fuite  dans  l'air  de  ces  espaces 
clos  y  pouvait  former  des  mélanges  détonans  que  la  moindre  fis- 
sure dans  le  voisinage  d'un  bec  allumé  suffisait  à  enflammer.  Ces 
chances  redoutables  n'existent  plus  depuis  que  par  mesure  de  sé- 
curité générale  on  a  imposé  aux  appareilleurs  (1)  l'obligation  de 
poser  tous  les  tubes  de  distribution  apparens,  c'est-à-dire  à  la  sur- 
face des  murs  et  des  plafonds,  même  dans  les  plus  somptueuses  de- 
meures; cette  utile  prescription  ne  nuit  en  rien  à  l'élégance  des 
appartemens  ou  des  divers  établissemens  publics,  car  nos  archi- 
tectes-décorateurs ont  su  y  trouver  des  motifs  d'ornementation  en 
répétant  les  formes  saillantes  des  tubes  à  l'aide  de  tringles  pleines, 
peintes  ou  dorées,  symétriquement  disposées  de  la  même  manière. 

En  plusieurs  occasions,  on  est  parvenu  à  découvrir  l'origine  sin- 
gulière de  larges  fuites  qui  ont  déterminé  des  explosions  acciden- 
telles à  l'mtérieur  des  habitations.  Le  premier  exemple  de  ce  genre 
a  été  observé  à  Paris  après  une  explosion  de  gaz  qui  avait  renversé 
toute  la  devanture  vitrée  d'une  des  étroites  boutiques  installées  pro- 
visoirement rue  Vivienne  contre  une  muraille  remplacée  aujourd'hui 
par  les  constructions  neuves  et  Tune  des  grilles  de  la  Bibliothèque 
impériale.  En  retirant  sous  les  décombres  et  les  débris  du  parquet 
le  tube  en  plomb  distributeur  de  gaz,  on  reconnut,  non  sans  quel- 
que étonnement,  qu'une  ouverture  latérale,  large  d'un  centimètre 
environ ,  y  était  pratiquée.  Dès  lors  l'explication  de  l'accident  était 
toute  simple,  car  le  passage  du  gaz  par  ce  trou  avait  dû,  un  instant 
avant  l'arrivée  de  l'allumeur,  produire  le  mélange  explosif  qui  avait 

(1)  Nom  donné  aux  entrepreneurs  qui  se  chargent  d*établir  les  appareils  de  distribu- 
tion du  gaz  dans  les  habitations. 


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LE   GAZ   D*£CLAIRAG£.  407 

renversé  tout  le  vitrage;  mais  la  cause  de  l'ouverture  du  tube  n'é- 
tait pas  aussi  facile  à  trouver.  La  première  pensée  fut  que  ce  large 
trou  avait  été  fait  à  dessein  dans  une  intention  criminelle,  et  sans 
doute,  disait-on,  à  l'aide  d'une  forte  râpe  en  acier  comme  les  plom- 
biers en  emploient,  car  on  apercevait  distinctement  des  rayures 
serrées  analogues  à  celles  que  produisent  ces  sortes  d'outils.  Tou- 
tefois, après  un  examen  plus  attentif,  on  reconnut  que  les  rayures 
sur  les  deux  bords  du  trou  n'étaient  ni  parallèles  entre  elles  ni  dans 
les  mêmes  plans,  qu'enfin  elles  n'avaient  pu  être  pratiquées  que 
par  la  dent  d'un  petit  animal  rongeur.  C'était  un  rat  qui  seul  avût 
produit  tout  le  dommage. 

On  parviendrait  facilement  à  prévenir  de  pareils  accidens,  si  l'on 
substituait  chez  nous,  comme  cela  souvent  a  lieu  en  Angleterre, 
dans  la  fabrication  des  tubes,  au  plomb,  relativement  mou,  l'étain 
exempt  d'alliage,  métal  bien  moins  lourd,  mais  beaucoup  plus  dur. 
On  éviterait  ^nsi  une  autre  cause  de  fuites  accidentelles  qui  s'est 
révélée  lorsqu'un  ouvrier,  croyant  enfoncer  un  clou  dans  la  maçon- 
nerie ou  dans  une  tringle  en  bois,  avait  percé  un  de  ces  tubes  en 
plomb.  C'est  peut-être  là  une  des  raisons  du  moindre  nombre  d'ex- 
plosions observées  dans  les  maisons  de  Londres,  mais  ce  n'est  point 
la  plus  importante.  La  cause  principale  de  ce  fait  remarquable  doit 
être  attribuée  aux  habitudes,  très  générales  en  Angleterre,  d'une 
ventilation  constante  qui  prévient,  par  im  continuel  renouvellement 
de  l'air  dans  tous  les  locaux  habités,  l'accumulation  du  gaz  et  la 
formation  des  mélanges  détonans.  Toutes  les  dispositions  usuelles 
des  constructions  urbaines  dans  les  trois  royaumes  concourent  à 
ce  résultat  :  ce  sont  les  fenêtres  à  coulisses,  qui  jamais  ne  peuvent 
être  hermétiquement  closes,  les  cheminées  d'un  grand  tirage,  opé- 
rant un  énergique  appel  de  l'air  extérieur,  les  ustensiles  tournans  à 
petites  ailes  de  moulins  qu'on  remarque  dans  les  vitres  d'un  grand 
nimibre  de  maisons  de  commerce,  de  larges  persiennes  en  verre 
moulé  au  milieu  des  glaces  extérieures  de  quelques  hôtels  publics, 
enfin  les  châssis  tendus  de  fines  toiles  métalliques,  tamisant  l'air  et 
servant  toute  la  journée  de  fenêtres  à  la  devanture  des  tavernes  et 
d'un  grand  nombre  de  magasins.  Ces  dispositions  très  hygiéniques 
existaient  dans  les  maisons  anglaises  avant  l'introduclion  du  gaz; 
elles  avaient  été  adoptées  pour  obvier  autant  que  possible  aux  in- 
convéniens  des  émanations  fuligineuses  de  la  houille  et  du  dégage- 
ment de  Tacide  sulfureux  du  coke  pendant  l'allumage  et  l'entretien 
des  feux  de  cheminée.  On  nous  permettra  d'ajouter  à  ce  propos  que 
les  nouvelles  méthodes  de  ventilation  récemment  mises  en  pratique 
dans  plusieurs  de  nos  grands  établissemens  publics,  et  dont  on  trouve 
les  plus  parfaits  modèles  disposés  avec  succès  par  le  général  Morin 


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A08  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

dans  les  amphithéâtres  des  cours  du  Conservatoire  des  arts  et  mé- 
tiers, offrent  toutes  les  garanties  désirables  contre  l'accumulation 
du  gaz  d'éclairage  (1). 

Divers  procédés  et  appareils  imaginés  dans  ces  derniers  temps 
pour  déceler  les  fuites  de  gaz  ont  utilement  complété  les  mesures 
de  sécurité  antérieurement  prises  par  l'administration,  et  que  l'on 
vient  de  rappeler.  Un  des  moyens  les  plus  simples  de  constater  les 
déperditions  du  gaz,  à  la  portée  de  tous  les  consommateurs  qui  dis-» 
posent  d'un  compteur  mécanique,  ressemble  à  celui  que  les  com- 
pagnies elles-mêmes  emploient  pour  trouver  les  points  des  conduites 
où  les  fuites  se  déclarent.  Dans  ce  cas,  laissant  la  communication 
établie  entre  le  gazomètre,  le  compteur  et  la  conduite  à  vérifier,  on 
intercepte  successivement  le  passage  du  gaz  dans  celle-ci  à  l'aide 
de  valves  spéciales,  en  s' éloignant  par  degrés  du  compteur  jusqu'à 
ce  que  Ton  arrive  à  l'une  de  ces  valves,  qui,  quoique  hermétique- 
ment fermée,  n'empêche  pas  le  gaz  de  s'écouler  dans  une  certaine 
mesure  que  détermine  le  compteur  de  l'usine  :  c'est  précisément  le 
volume  ainsi  écoulé  et  mesuré  qui  représente  la  quantité  perdue  par 
la  fuite.  Or  cette  déperdition  ne  peut  avoir  lieu  dans  la  conduite 
qu'entre  la  valve  précédente  et  celle  que  l'on  vient  de  fermer.  Dès 
lors  la  recherche  devient  facile,  puisqu'elle  est  ainsi  restreinte  à  un 
espace  peu  étendu.  Quant  aux  fuites  qui  se  manifestent  à  l'intérieur 
des  habitations,  on  les  peut  constater  de  môme,  après  avoir  fermé 
les  petits  robinets  de  tous  les  becs,  en  donnant  accès  au  gaz  dans  les 
tubes  de  distribution.  S'il  n'existe  aucune  déperdition,  le  compteur 
ne  sera  pas  mis  en  mouvement;  dans  le  cas  contraire ,  le  gaz  qui 
s'introduit  dans  ces  tubes,  à  mesure  que  les  quantités  perdues  lui 
font  place,  imprime  au  compteur  un  mouvement  de  rotation  que  les 
aiguilles  traduisent  en  mesures  apparentes,  à  l'extérieur,  sur  les 
cadrans. 

Un  ingénieux  appareil  inventé  par  M.  Maccaud  sert  à  découvrir  à 
la  fois  les  fuites  et  les  points  du  parcours  où  elles  ont  lieu  sans  qu'il 
soit  nécessaire  d'avoir  recours  au  compteur  :  il  suffit  d'adapter  près 
de  l'origine  du  tube  distributeur  un  petit  ajustage  qu'on  maintient 
habituellement  clos  par  un  obturateur  à  vis.  Lorsqu'on  veut  faire 
une  vérification,  le  gros  robinet  extérieur  qui  amène  le  gaz  étant 
d'abord  ferm^,  on  substitue  à  l'obturateur  une  petite  pompe  fou- 
lante à  l'aide  de  laquelle  on  comprime  de  l'air  simultanément  dans 
le  tube  distributeur  et  dans  toutes  ses  ramifications.  Alors  le  mano- 

>  • 

(1)  Grâce  à  Tappel  d*une  puissante  cheminée  d'aérage,  l'air  nouveau,  porté  à  une 
température  douce  et  régulière,  arrive  en  telle  abondance  dans  le  haut  de  ces  salles, 
qu'il  représente  pour  chaque  personne  un  volume  de  60  mètre?  cubes  ou  30,000  mètres 
pour  DOO  auditeurs. 


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LE    GAZ   d'£GLAIRAG£.  409 

mètre  annexé  à  la  pompe  indique  ime  pression  constante,  s'il  ne 
survient  aucune  déperdition;  dans  le  cas  contraire,  la  colonne  ma- 
nométrique  baissant  dès  que  le  mouvement  de  la  pompe  cesse,  on 
continue  de  faire  agir  celle-ci  pendant  qu'un  ouvrier  appareilleur, 
suivant  avec  attention  le  parcours  des  tubes,  reconnaît  sans  peine  le 
petit  sifflement  que  fait  entendre  l'air  comprimé  en  s' échappant  par 
les  fissures.  L'ouvrier  répare  celles-ci  successivement,  et  l'on  con- 
state enfin  que  toutes  les  soudures  utiles  sont  terminées  lorsque  le 
manomètre  indique  que  la  pression  se  maintient  invariable  dans  les 
tubes. 

On  doit  à  M.  Perrin  un  appareil  plus  simple  encore  et  donnant 
des  indications  exactes;  il  se  compose  d'une  sphère  creuse  en  cuivre 
que  Ton  adapte  à  volonté  sur  l'ajustage  à  vis  du  tube  de  distribu- 
tion :  on  échauffe  quelques  instans  avec  une  petite  lampe  cette  sphère, 
l'air  qu'elle  contient  se  dilate,  et  la  pression  ainsi  transmise  dans 
les  tubes  distributeurs  manifeste  son  action  sur  le  manomètre  annexe 
et  se  maintient,  s'il  n'y  a  pas  de  fuites.  En  laissant  alors  refroidir  la 
sphère,  la  colonne  manométrique  s'abaisse  au-dessous  de  la  pres- 
sion extérieure,  et  confirme  ainsi  la  première  indication  :  ces  mou- 
vemens  alternatifs  en  effet  n'auraient  pas  lieu,  si  la  moindre  issue 
existait  sur  quelque  point  du  parcours  des  tubes. 

En  général  on  est  tout  d'abord  averti  des  fuites  de  gaz  par  l'odeur 
qui  se  répand  dans  les  locaux  habités,  quoique  tous  les  robinets 
correspondans  aux  becs  soient  fermés  :  à  ce  point  de  vue,  on  peut 
dire  que  l'odeur  désagréable  du  gaz  d'éclairage  a  bien  son  utilité; 
ce  serait  à  tort  néanmoins  que  l'on  craindrait  de  la  voir  disparaître 
par  suite  d'une  épuration  plus  parfaite  éliminant  en  totalité  l'hydro- 
gène sulfuré  et  les  produits  ammoniacaux,  car  il  reste  toujours  dans 
le  gaz  des  hydrocarbures  ou  huiles  volatiles  dont  l'odeur  forte  suffit 
pour  dévoiler  les  fuites.  En  tout  cas,  ces  vapeurs,  composées  de  car- 
bone, d'hydrogène  et  de  traces  de  soufre,  lorsqu'elles  arrivent  aux 
becs  allumés,  se  brûlent  complètement,  et  se  trouvent  transformées 
en  acide  carbonique,  acide  sulfureux  et  vapeur  d'eau,  trois  produits 
gazéiformes  exempts  de  toute  odeur  infecte.  Si  même  il  restait  dans 
le  gaz  des  traces  d'hydrogène  sulfuré,  l'odeur  nauséabonde  dispa- 
raîtrait dans  la  combustion,  et  la  flamme  ne  laisserait  échapper 
qu'une  trace  de  vapeur  d'eau  inodore  et  de  gaz  acide  sulfureux  doué 
d'une  odeur  piquante  rappelant  celle  qui  s'exhale  d'une  allumette 
soufrée  au  moment  de  la  combustion. 

On  a  exposé  plus  haut  sur  quels  principes  se  fonde  la  production 
économique  de  la  lumière.  Depuis  longtemps,  j'avais  reconnu  par 
des  expériences  comparatives  et  signalé  les  conditions  qui  permet- 
tent d'accroître  le  volume  de  la  flamme  du  gaz  et  sa  puissance  lu- 
mineuse en  élargissant  les  sections  de  passage  et  diminuant  la  vi- 

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AlO  REVUB   DES   DEUX  MONDES. 

tesse  du  courant  gazeux.  Le  bec  inventé  par  M.  Parisot,  qui  substitue 
aux  petits  trous  isolés  une  ouverture  circulaire  continue,  satisfait  à 
ces  conditions,  et  l'on  vient  d'adopter,  pour  l'éclsûrage  public  de  la 
ville  de  Paris,  des  dispositions  fondées  sur  le  même  principe.  On  a 
augmenté  ainsi  d'un  tiers  environ  le  pouvoir  éclairant  du  gaz  à  vo- 
lume égal  (1).  Plusieurs  inventeurs,  et  le  premier  de  tous,  M.  Chaus- 
senot,  avaient  réalisé  de  différentes  manières  un  des  principes  de 
l'augmentation  de  l'intensité  lumineuse  en  échauffant  l'air  atmo- 
sphérique avant  qu'il  eût  accès  vers  la  flamme;  mais  l'emploi  gê- 
nant d'une  double  enveloppe  en  verre  a  fait  abandonner  ce  système 
malgré  quelques  perfectionnemens  introduits  par  l'ancien  directeur 
du  conservatoire  et  du  musée  de  l'industrie  à  BruxeUes. 

En  se  reportant  à  ce  que  nous  avons  dit  de  la  production  de  la 
chaleur  par  la  combustion  du  gaz,  on  comprendra  que  la  réalisation 
économique  en  soit  toute  différente  de  celle  qui  correspond  au  dé- 
veloppement du  maximum  de  lumière,  et  qu'en  vue  de  brûler  si- 
multanément le  carbone  et  l'hydrogène  on  doive  diviser  les  jets  de 
flamme  et  en  diminuer  le  volume,  sauf  à  les  multiplier.  Si  l'on  veut 
produire  un  jet  lumineux,  la  disposition  favorable  généralement 
adoptée  en  effet  consiste  à  introduire  dans  l'axe,  et  suivant  la  direc^ 
tion  de  la  flamme,  un  tube  amenant  im  courant  d'air  suffisant  pour 
faire  brûler  à  la  fois  les  deux  élémens  du  gaz  et  produire  une  flamme 
bleuâtre.  On  accélère  encore  cette  combustion  en  insufflant  avec  force 
le  jet  d'air,  et  l'on  produit  ainsi  les  flammes  plus  ou  moins  volumi- 
neuses des  chalumeaux  à  gaz,  appliquées  dans  l'industrie  à  souder 
ou  fondre  les  métaux.  Ce  fut  en  substituant  à  l'air  atmosphérique 
l'oxygène  pur  dans  ces  sortes  de  chalumeaux  et  en  projetant  les 
flammes  rapides  à  l'intérieur  d'une  cavité  creusée  dans  une  masse 
de  chaux  vive,  que  M.  Henri  Sainte-Clah*e  Deville  réussit  à  mettre 
en  fusion  le  platine,  naguère  encore  considéré  comme  étant  infu- 
sible industriellement,  et  produisit  un  lingot  de  ce  métal  du  poids 
de  100  kilogr.,  que  l'on  admirait  l'année  dernière  à  l'exposition 
universelle  de  Londres. 

IIL 

On  a  vu  comment  se  produisait  le  gaz  et  comment  on  arrivait  à 
le  distribuer  en  se  conformant  aux  règles  fixées  par  la  science.  Il 

(1)  On  a  en  outre  mis  à  la  disposition  du  public  une  plus  grande  quantité  de  lumière 
en  abaissant  d*un  mètre  la  hauteur  des  colonnes  portant  les  lanternes  à  gaz.  U  est 
facile  de  se  rendre  compte  de  Tefficacité  de  ce  moyen  si  simple  en  se  rappelant  que  Tio» 
tensité  lumineuse  est  en  raison  inverse  du  carré  de  la  distance  entre  la  flamme  et 
les  objets  à  éclairer.  Un  réflecteur  au-dessus  de  la  flamme ,  renvoyant  vers  le  sol  les 
rayons  lumineux  qui  naguère  étaient  perdus  dans  Tespace,  a  complété  les  dispositions 
économiques  récemment  adoptées. 


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LE  GAZ  d'Éclairage.  ill 

reste  à  parler  de  cette  industrie  au  point  de  vue  économique,  en  re- 
cherchant quelles  circonstances  peuvent  agir  sur  son  développe- 
ment. 

J'ai  donné  plus  haut  le  chi(&*e  de  la  consommation  actuelle  du  gaz 
dans  Paris.  Chacun  peut  s'expliquer  les  variations  qui  y  sont  ap- 
portées par  les  différentes  saisons.  On  compte,  toute  compensation 
faite,  sur  une  consommation  dont  la  durée  moyenne  serait  de  cinq 
heures  par  jour  pendant  chaque  mois  de  l'année;  msis  il  se  présente 
des  circonstances  où  la  dépense  de  gaz  s' accroît  dans  les  plus  vastes 
proportions,  à  l'occa^on  des  fêtes  publiques  et  des  illuminations 
générales.  II  faut  doubler  alors  la  production  dans  les  usines.  S'il 
était  nécessaire  de  recourir  à  des  fours  et  appareils  supplémen- 
taires qui  ne  serviraient  qu'à  de  si  rares  intervalles,  les  frais  gé- 
néraux seraient  accrus  dans  une  proportion  qui  réagirait  défavora- 
blement sur  le  prix  de  revient  du  gaz.  On  en  éta^t  pourtant  là,  il  y 
a  quelques  années.  Maintenant  cette  augmentation  exceptionnelle 
dans  la  consommation  du  gaz,  lors  même,  comme  cela  est  arrivé, 
qu'elle  est  annoncée  à  peine  quelques  heures  à  l'avance,  n'impose 
plus  aux  compagnies  d'accroissement  notable  dans  les  frais  géné- 
raux. C'est  plutôt  une  source  de  bénéfices  additionnels,  car  les  re- 
cettes augmentent  alors  dans  la  même  mesure  que  les  livraisons  de 
gaz. 

A  première  vue,  la  solution  du  problème  semble  bien  difficile; 
rien  n'est  plus  simple  cependant.  Tout  le  secret  consiste  dans  l'em- 
ploi d'une  matière  première  dont  on  s'approvisionne  pour  d'autres 
chrconstances  accidentelles  encore,  et  qui,  dans  un  espace  de  temp^ 
égal  relativement  à  la  même  capacité  des  cornues,  peut  subvenir  à 
une  production  de  lumière  douze  fois  plus  grande  :  c'est  le  schiste 
bitumineux  d'Ecosse,  désigné  sous  le  nom  de  bog-head,  11  contient 
plus  des  trois  quarts  de  son  poids  (77  centièmes)  d'une  substance 
bitumineuse  particulière,  car  elle  est  presque  entièrement  insoluble 
dans  les  liquides  dissolvans  ordinaires  des  bitumes  (le  sulfure  de 
carbone,  l'essence  de  térébenthine  et  la  benzine). 

La  substance  bitumineuse  du  bog-head  peut  être  obtenue,  par- 
tiellement décomposée,  à  l'aide  d'une  distillation  ménagée,  sans 
élever  la  température  au-delà  de  350  à  iOO  degrés.  On  recueille 
ainsi  de  35  à  40  centièmes  d'une  huile  goudronneuse  qui,  rectifiée 
par  l'acide  sulfurique,  par  des  lavages  et  des  disÉUations,  donne 
des  hydrocarbures  très  volatils,  propres  à  l'éclairage  dans  les  ùnnpes 
à  schiste.  Les  hydrocarbures  plus  lourds  s'emploient  pour  extraire 
la  quinine  des  quinquinas;  on  brûle  les  autres  pour  recueillir  du  noir 
de  fumée  :  il  reste  des  goudrons  épais,  d'où  l'on  peut  extraire  dé  la 
paraffine  applicable  à  la  préparation  des  bougies  demi-translucides. 


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412  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Depuis  quelque  temps,  on  obtient  plus  économiquement  ces  divers 
produits  en  traitant  les  huiles  de  petrolcum  de  Pensylvanie. 

La  principale  application  actuelle  du  bog-head  se  fonde  sur  la 
grande  quantité  de  gaz  éclairant  qu'il  peut  fournir  lorsqu'on  le 
chauffe  brusquement  dans  des  cornues  en  argile  portées  à  la  tem- 
pérature du  rouge  clair  ou  de  900  à  1,000  degrés.  Ce  gaz,  facile  à 
épurer,  représente,  pour  une  égale  contenance  du  vase  distillatoire 
et  dans  le  même  temps  écoulé,  douze  fois  plus  de  lumière  que  le 
gaz  provenant  de  la  houille,  puisque  la  distillation  du  bog-head  est 
trois  fois  plus  rapide,  et  qu'à  volume  égal  le  gaz  qu'on  en  retire 
développe,  en  brûlant,  une  intensité  lumineuse  quatre  fois  plus 
grande.  On  est  récemment  parvenu  à  obtenir  des  résultats  qui  ap- 
prochent de  ceux-ci  en  substituant  au  bog-head  du  cannel  coalj 
espèce  particulière  de  lignite  dont  il  a  déjà  été  question,  qui  se  dis- 
tille plus  vite  que  les  houilles  proprement  dites,  donne  un  plus  grand 
volume  d'un  gaz  de  meilleure  qualité,  et  présente,  comparativement 
avec  le  bog-heady  l'avantage  de  laisser  après  la  distillation  un  coke 
applicable  au  chauffage  domestique,  tandis  que  le  résidu  d'argile 
charbonneuse  que  l'on  obtient  du  bog-head  est  à  peu  près  sans  va- 
leur, 

A  la  fabrication  du  gaz  <se  rattachent  d'ailleurs,  comme  autant 
d'annexés  productives,  les  applications  nouvelles  des  produits  acces- 
soires suivans  :  le  coke,  substance  charbonneuse  fixe  restée  dans  la 
cornue;  —  les  eaux  ammoniacales  engendrées  par  la  décomposition 
des  substances  azotées  renfermées  dans  la  houille;  —  le  goudron, 
qui  recèle  un  grand  nombre  d'hydrocarbures  provenant  de  la  partie 
bitumineuse  partiellement  volatilisée  après  des  transformations  di- 
verses. Le  plus  important  de  ces  produits,  le  coke,  représente  environ 
les  trois  quarts  du  poids  de  la  houille  distillée.  Exempt  de  fumée, 
il  développe,  en  brûlant  sur  des  grilles  bien  construites,  plus  de 
chaleur  rayonnante  utile  dans  les  appartemens  que  tout  autre  com- 
bustible; mais  il  est  trop  léger  pour  convenir  aux  opérations  métal- 
lurgiques et  servir  au  chauffage  des  locomotives.  On  employait  à  la 
vérité,  pour  chauffer  les  cornues,  un  tiers  de  la  quantité  de  coke  jour- 
nellement produite;  mais  le  chauffage  domestique  ne  consommait  pas 
le  surplus,  le  coke  s'accumulait  en  tas  énormes  dans  les  usines,  su- 
bissant des  déperditions  journalières  et  représentant  un  capital  mort 
considérable.  Oh  en  était  venu  depuis  quelques  années  à  distiller  une 
partie  de  la  houille  dans  de  grands  fours  recevant  chacun  à  la  fois 
une  charge  de  6,000  kilogrammes  afin  d'obtenir  un  coke  compacte  et 
lourd  vendable  aux  manufacturiers  métallurgistes  et  aux  entrepre- 
neurs de  la  traction  sur  les  chemins  de  fer;  mais  les  usines  recueil- 
laient ainsi  du  gaz  moins  dense,  moins  riche  en  carbone  et  moins 


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LE    GAZ    D*KCLAIRAGE.  il  3 

éclairant.  Ce  fut  au  milieu  de  ces  difficultés  qu'on  s'avisa  d'un  moyen 
bien  simple,  mais  qui  suffit  à  développer  rapidement  la  consomma- 
tion. Jusque-là  le  coke  des  usines,  seulement  débarrassé  à  la  claie 
des  plus  menus  morceaux,  contenait,  en  très  grand  nombre,  des 
fragmens  trop  volumineux  pour  être  facilement  brûlés  dans  les  foyers 
de  petite  et  de  moyenne  dimension.  Il  n'y  avait  pas  une  grande  diffi- 
culté à  vaincre  cet  obstacle,  il  suffisait  de  procéder  à  la  façon  de 
Christophe  Colomb  faisant  tenir  un  œuf  debout;  mais  personne  n'y 
avait  encore  songé.  Qui  en  eut  l'idée  première?  Je  l'ignore.  Quoi 
qu'il  en  soit,  à  dater  de  l'époque  où,  à  très  peu  de  frais,  le  coke, 
concassé  dans  un  moulin,  puis  spontanément  trié  dans  sa  chute  au 
travers  de  blutoirs  gradués,  fut  approprié  aux  dimensions  de  toutes 
les  grilles,  et  l'usage  s'en  répandit  si  promptement  dans  le  chauffage 
domestique,  que  le  commerce  spécial  organisé  à  cette  occasion  eut 
bientôt  enlevé  les  tas  amoncelés  dans  les  cours  des  usines. 

Quant  à  ce  qui  concerne  les  eaux  ammoniacales  provenant  de  la 
condensation  des  vapeurs  aqueuses  du  gaz  traitées  par  la  chaux 
éteinte  (hydratée),  elles  dégagent  de  l'ammoniaque  directement 
épurée  dans  l'appareil  et  donnent,  à  la  volonté  de  l'opérateur,  soit 
de  Y  alcali  volatil  (eau  saturée  d'ammoniaque),  soit  des  sels  am- 
moniacaux revenant  à  plus  bas  prix  que  les  produits  similaires  ob- 
tenus par  la  distillation  des  matières  animales  (débris  d'os,  de  laine, 
de  soie,  de  cornes,  sang  desséché,  etc.),  en  sorte  que  cette  der- 
nière industrie  fondée  à  Grenelle,  en  1792,  par  mon  père,  et  qui 
fit  durant  cinquante  années  une  concurrence  victorieuse  à  l'antique 
industrie  égyptienne  de  la  province  d'Ammonie  (1),  est  à  son  tour 
supplantée  par  l'extraction  moins  dispendieuse  encore  de  l'ammo- 
niaque des  eaux  du  gaz.  Les  nroduits  ammoniacaux  sont  devenus 
d'année  en  année  plus  abond^^is,  et  le  cours  commercial  s'en  est 
abaissé  à  mesure  que  la  fabrication  du  gaz  a  pris  une  extension  plus 
grande.  Dès  lors  il  est  devenu  possible  de  les  appliquer  à  la  nutri- 
tion des  plantes,  car  ils  recèlent  un  des  élémens  utiles,  autrefois 
méconnu,  du  développement  de  la  vie  végétale.  En  Angleterre,  où 
le  prix  des  sels  ammoniacaux  est  très  bas,  cet  engrais  sert  à  des 
applications  plus  fréquentes  et  plus  étendues  que  chez  nous. 

Autrefois  dans  les  usines  le  goudron  était  plus  embarrassant  que 
le  coke  :  ne  sachant  comment  s'y  prendre  pour  l'emmagasiner  sans 
des  frais  trop  considérables,  on  essaya  d'abord  de  le  brûler  pour 

(1)  On  sait  qu*eo  Egypte  la  fabrication  du  sel  ammoniac  est  basée  sur  remploi  des 
cxcrémens  des  chameaux.  Ces  déjections  solides  desséchées,  puis  employées  comme 
combustible,  laissent  dégager  des  sels  ammoniacaux  volatils  qu*on  recueille  dans  les 
cheminées  traînantes,  et  que  Ton  épure  en  les  faisant  sublimer  dans  des  pots  en  terre 
à  col  étroit. 


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41â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chauffer  les  cornues.  Le  succès  fut  douteux  ;  des  difficultés  presque 
insurmontables  firent  abandonner  cette  application  dans  plusieurs 
usines,  et  en  attendant  que  des  procédés  nouveaux  permissent  d'en 
tirer  parti,  le  goudron  le  plus  épais  fut  enfoui  dans  des  terrains 
isolés  où  l'humidité  l'empêchait  de  s'infiltrer.  Plus  tard,  des  débou- 
chés nouveaux  avaient  été  ouverts  au  goudron,  et  l'on  ne  songeait 
plus  à  ces  anciens  dépôts,  lorsqu'une  circonstance  bizarre  vint  en 
rappeler  le  souvenir.  On  était  alors  lancé  dans  un  mouvement  de 
spéculations  effrénées  où  toutes  sortes  d'entreprises  industrielles 
servaient  de  prétexte  à  des  sociétés  par  actions.  Un  jour  parut  une 
annonce  signalant  la  découverte  d'un  nouveau  gisement  de  bitume, 
dont  l'exploitation  devait  être  d'autant  plus  profitable  que  la  mine 
se  trouvait  située  aux  environs  de  Paris.  Les  affleuremens  avaient 
été  reconnus  dans  le  département  de  la  Seine.  Ceux-ci ,  on  le  de-, 
vine,  n'étaient  autre  chose  que  les  bords  d'une  grande  fosse  rem- 
plie depuis  dix  ans  de  goudron  de  gaz,  et  toutes  les  espérances 
fondées  sur  une  concession  de  cette  mine  imaginaire  s'évanouirent 
aussitôt. 

La  situation  est  aujourd'hui  bien  changée.  Plusieurs  grandes  et 
sérieuses  industries  récemment  créées  utilisent  toutes  les  quantités 
de  goudron  qui  sortent  des  usines  d'éclairage  en  Angleterre,  en 
France,  en  Belgique,  et  leurs  produits  viennent  en  aide  à  d'autres 
fabrications.  Quelques  résultats  montreront  l'importance  de  ces 
créations  nouvelles. 

On  employa  dans  l'origine  une  assez  grande  quantité  de  ces  gou- 
drons pour  préparer  les  huiles  distillées  applicables  soit  à  l'éclai- 
rage des  ateliers,  soit  à  des  peintures  grossières  dans  les  campagnes; 
les  résidus  épais,  dits  brais  gras,  servirent  à  imprégner  des  briques 
et  autres  matériaux  de  construction ,  à  fabriquer  par  le  mélange 
avec  la  craie  sèche  des  mastics  fusibles  à  chaud,  propres  à  garantir 
des  infiltrations  de  l'eau  les  constructions  sous  le  sol  et  à  assainir 
les  rez-de-chaussée  humides.  On  en  fit  des  enduits  imperméables; 
malheureusement  ils  résistaient  moins  aux  changemens  de  tempé- 
rature que  les  mastics  bitumineux  de  Seyssel  et  de  Lobsann.  L'ex- 
cès des  résidus  goudronneux  encombrait  toujours  les  usines,  et  l'on 
s'en  débarrassait  sans  profit,  comme  on  l'a  vu  plus  haut.  Cepen- 
dant, depuis  plus  de  quinze  ans,  on  avait  réussi  à  tirer  un  meilleur 
parti  des  goudrons  des  usines  en  les  soumettant  à  une  distillation 
partielle  dans  de  grands  alambics  en  tôle  (1)  :  on  en  tirait  le  quart 

(i)  LUndostrie,  qui  transforme  les  poussiers  de  charbon  de  bois  en  charbon  moulé 
sous  forme  cylindrique  et  aggloméré  par  l'interposition  du  goudron  qui  se  carbonise, 
cette  industrie,  fondée  par  M.  Popelin-Ducarre,  emploie  une  certaine  quantité  de  gou- 
dron de  houille. 


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LE  GAZ  d'Éclairage.  A1& 

de  leur  poids  de  produits  très  fluides  destinés  à  être  injectés  dans 
le  bois,  qu'ils  garantissent  contre  la  pourriture  et  les  attaques  des 
insectes  ou  des  végétations  cryptogamiques,  d'après  la  méthode  de 
Bréant,  réalisée  en  grand  par  Bethel.  Ces  produits,  désignés  sous 
la  dénomination  inexacte  de  créosoiCy  furent  dès  lors  et  sont.aujour- 
d'hui  même  appliqués  avec  un  succès  incontesté  à  la  préparation  des 
traverses  en  bois  de  hêtre  et  de  sapin,  dont  ils  triplent  la  durée,  et 
qui  servent  à-  soutenir  les  rails  des  chemins  de  fer.  Peu  de  temps 
après,,  on  parvint  en  France  à  séparer  des  mêmes  produits  de  la 
distillation  les  parties  les  plus  volatiles,  qui,  successivement  épu- 
rées par  l'acide  sulfurique,  les  solutions  alcalines  et  l'eau,  puis  deux 
fois  rectifiées  à  l'alambic,  donnèrent  les  hydrocarbures  très  liquides, 
blancs,  diaphanes,  volatils  à  l'air  sans  résidu,  généralement  connus 
sous  le  nom  peu  justifié  de  benzine  et  appliqués  avec  succès  soit  à 
rendre  plus  siccatives  les  peintures  à  l'huile,  soit  à  donner  plus  de 
clarté  au  gaz  ou  à  dégraisser  les  étofies. 

Quant  au  résidu  goudronneux  de  la  distillation,  bien  que  l'em- 
ploi en  fût  graduellement  développé  dans  la  confection  des  mastics 
bitumineux,  on  n'en  consommait  encore  qu'une  quantité  insuffi- 
sante. Il  n'en  est  plus  de  même  depuis  l'extension  rapide  d'une  in- 
dustrie spéciale  fondée  par  M.  Marsais,  mais  qui,  perfectionnée  à 
l'aide  du  lavage  mécanique  des  houilles  menues,  suivant  les  sys- 
tèmes de  MM.  Bérard  et  Evrard,  et  des  machines  à  mouler  de 
MM.  Middleton  et  Mazeline,  modifiées  en  dernier  lieu  par  M.  De- 
haynin,  a  pris  sous  l'impulsion  énergique  de  cet  habile  manufactu- 
rier de  telles  proportions  que  les  résidus  goudronneux  recueillis  en 
France  sont  devenus  insuifisans,  et  qu'on  en  importe  maintenant 
d'Angleterre  et  de  Belgique. 

Voici  dans  quelles  conditions  fonctionne,  sous  la  même  direction 
en  Belgique  et  en  France,  l'industrie  remarquable  qui  a  produit 
une  si  heureuse  transformation.  On  obtient,  par  voie  de  distillation 
et  de  rectification,  de  chaque  tonne  (pesant  1,000  kilogr.)  de  gou- 
dron de  houille,  d'abord  30  kilogr.  d'huiles  légères  qui,  à  l'aide  de 
plusieurs  réactions  chimiques,  nous  donnent  les  couleurs  magni- 
fiques appliquées  aux  teintures  sur  soie  en  violet,  en  rouge  et  en 
bleu,  les  plus  brillantes  que  l'on  connaisse  aujourd'hui  (1).  Un 
deuxième  produit,  pesant  160  kilogr.,  qui  passe  à  la  distillation,  ce 
sont  des  huiles  lourdes  qu'on  laisse  déposer  ;  la  plus  grande  par- 
tie qui  surnage  est  décantée;  elle  sert  à  imprégner  les  traverses  de 


(1)  Ces  couleurs  à  la  vérité  sont  moins  durables,  surtout  exposées  simultanément  à 
la  lumière  vive  et  à  Tair  humide ,  que  celles  que  Ton  obtient  avec  les  anciennes  ma- 
tières tinctoriales. 


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&16  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

chemins  de  fer  (1).  Le  dépôt,  contenant  beaucoup  de  naphtaline 
cristallisée,  est  réservé  pour  obtenir,  par  la  combustion  dans  des 
appareils  spéciaux,  un  très  beau  noir  de  fumée j  applicable  aux  im- 
pressions typographiques  et  lithographiques ,  à  la  peinture,  etc.  11 
reste  enfin  dans  la  chaudière  de  T alambic  750  kilogrammes  de  gou- 
dron épaissi,  désigné  sous  le  nom  de  brai  gras.  Cette  sorte  de  ré- 
sidu, naguère  produit  en  excès,  constitue  aujourd'hui,  surtout  en 
raison  des  masses  considérables  de  houilles  menues  auxquelles  il 
donne  un  emploi  utile,  la  partie  la  plus  intéressante  de  la  grande 
exploitation  nouvelle  (2). 

Les  houilles  menues  en  général  ont  une  si  faible  valeur,  soit  à 
cause  des  substances  étrangères  terreuses,  des  schistes  et  pyrites 
qu'elles  contiennent,  soit  par  la  difficulté  de  les  faire  brûler,  que  la 
plus  grande  partie  reste  invendable  aux  alentours  des  puits  de  mine. 
11  s'en  trouve  en  ce  moment  plus  de  800,000  tonnes  (800  millions 
de  kilogrammes)  qui  encombrent  l'exploitation  de  Charleroi.  Or  ces 
menus,  débarrassés  par  une  lévigation  mécanique  des  substances 
étrangères,  ont  la  même  puissance  calorifique  que  l'excellente  houille 
de  cette  exploitation.  Après  les  avoir  ainsi  purifiés,  on  leur  donne 
les  formes  et  les  dimensions  les  plus  favorables  à  la  combustion  sur 
les  grilles  des  locomotives  en  les  agglomérant  avec  8  de  brai  gras 
pour  92  de  menus  épurés.  Le  mélange,  porté  à  la  température  de 
300  à  350  degrés  par  la  vapeur  surchauffée,  devient  pâteux;  on  le 
refoule  mécaniquement,  sous  une  forte  pression,  dans  des  moules 
cylindriques  ou  rectangulaires,  et  l'on  obtient  après  le  refroidisse- 
ment, soit  des  cylindres  solides  compactes  mesurant  13  centimètres 
de  diamètre  et  5%5  de  hauteur,  pesant  8^950»,  soit  des  blocs  pris- 
matiques (parallélipipèdes  rectangles)  dont  la  base  a  sur  un  côté 
lâ^,75,  sur  l'autre  18%5  et  29*=  de  hauteur;  chacun  de  ces  blocs 
pèse  lO''.  On  voit,  en  adoptant  ces  dimensions  pour  base  de  calcul, 
que  la  densité  de  ces  menus  fragmens  agglomérés  est  à  très  peu 
près  de  1,300,  c'est-à-dire  égale  à  la  densité  réelle  de  la  houille. 

Tels  sont  les  morceaux  volumineux  et  denses  que  l'on  désigne 
sous  le  nom  à' agglomérés.  On  les  charge  très  facilement  sur  les 
grilles  des  foyers  de  locomotives;  ils  s'enflamment  aussitôt  au  con- 


(1)  Cette  huile,  en  ce  moment  plus  complètement  épurée  d*après  les  procédés  de 
M.  Lemire,  brûle  facilement  dans  les  lampes  Carcel  et  donne  une  très  belle  et  très  éco- 
nomique lumière;  dans  quelque  temps,  il  n'en  restera  plus  pour  imprégner  les  bois. 
Déjà  Ton  peut  y  suppléer  en  employant  du  sulfi^te  de  cuivre,  suivant  le  système  per- 
fectionné de  MM.  Legé  et  Fleury-Pironnet. 

(2)  La  différence  de  60  kilogr.  entre  le  poids  total  des  trois  produits  principaux  obtenus 
et  le  poids  initial  des  1,000  kilogr.  de  goudron  brut  employé  représente  la  déperdition 
éprouvée  dans  cette  opération  distillatoire. 


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LE   GAZ   d'ÉCLAIBAGE.  £17 

tact  du  charboti  incandescent;  le  goudron  interposé,  tout  en  brû- 
lant, s'agglutine  aux  menus  fragmens  tuméfiés  eux-mêmes,  puis  se 
transforme  partiellement  en  un  coke  qui  se  soude  avec  le  coke  si- 
multanément produit  par  la  houille  menue  :  il  en  résulte  que  la 
combustion  s'achève  sans  que  les  gros  fragmens  soient  désagrégés, 
et  sans  qu'ils  puissent  mettre  obstacle  à  l'accès  de  l'air  entre  les 
barreaux  de  la  grille.  Ce  nouveau  combustible,  vendu  sous  la  ga- 
rantie d'un  maximum  de  cendres  de  6  pour  100,  est  maintenant 
très  recherché  par  les  compagnies  de  chemins  de  fer.  Il  représente 
en  effet  une  puissance  calorifique  un  peu  plus  grande  sous  le  même 
poids  que  la  houille  en  gaillettes  ou  en  gros  fragmens  de  première 
qualité.  Ce  fait  est  facile  à  expliquer,  si  l'on  se  rappelle  que  les  sub- 
stances étrangères  à  la  houille,  inertes  comme  combustible,  ont  été 
d'abord  en  grande  partie  éliminées,  et  que*  d'un  autre  côté  l'on  a 
introduit  dans  le  mélange,  fait  à  chaud,  8  pour  100  d'un  goudron 
épais,  dont  le  pouvoir  calorifique  est  moitié  plus  grand,  en  raison 
de  l'hydrogène  qu'il  contient,  que  celui  du  carbone  pur. 

Cette  ingénieuse  méthode,  ainsi  perfectionnée  et  mise  en  prati- 
que sur  une  grande  échelle,  donnant  un  combustible  plus  énergi- 
que à  un  prix  moindre  que  la  houille  ordinaire,  a  trouvé  de  larges 
débouchés.  Déjà  les  usines  de  M.  Dehaynin  jeune  et  d'une  compagnie 
rivale  peuvent  livrer  annuellement  255,000  tonnes  de  1,000  kilo- 
grammes ou  255  millions  de  kilogrammes  de  ces  houilles  agglomé- 
rées. Le  résultat  définitif,  doublement  utile  au  point  de  vue  de  l'in- 
térêt général,  c'est  de  supprimer  l'encombrement  sur  le  carreau  de 
la  mine,  tout  en  produisant  avec  des  débris  autrefois  négligés  une 
houille  dé  première  qualité  sous  des  formes  régulières  bien  appro- 
priées au  chauffage  des  chaudières  à  vapeur.  Une  conséquence  di- 
recte de  cette  transformation  des  débris  des  mines  de  houille  en  un 
combustible  puissant,  livré  àlS  ou  14  francs  la  tonne,  c'est  de  ré- 
duire les  frais  de  traction  sur  les  chemins  de  fer.  11  est  inutile  de 
faire  ressortir  l'importance  d'un  pareil  résultat.  En  résumé,  l'exa- 
men de  cette  industrie,  où  un  résidu  provenant  du  goudron,  en  s'a- 
joutant  aux  menus  débris  des  mines  de  houille,  compose  un  com- 
bustible plus  puissant  et  plus  économique  à  la  fois  que  la  houille 
elle-même,  conduit  à  cette  proposition,  absurde  en  apparence  et 
néanmoins  exacte ,  que  tout  fabricant  de  gaz  d'éclairage  est  en  dé- 
finitive un  producteur  de  combustible  (1). 

(f)  Voici  la  simple  démonstration  de  ce  fait.  iOO  kilos  de  houille  distillée  produisent 
en  France  6  kilos,  en  Angleterre  7  kilos  de  goudron;  la  moyenne  propoitionnelle  est  au 
minimum  de  6^,5,  dont  on  obtient,  après  extraction  des  huiles  volatiles,  it^^^lb  de  brai 
gras  suffisant  à  U  fabrication  nouvelle  de  60^,93  de  houille  agglomérée.  Si  Ton  y  ajoute 
50  kilos  de  coke  disponible  dans  les  usines  comme  en  excès  sur  la  quantité  utile  aa 
TOME  L.  —  1864.  27 


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AÏS  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Parmi  les  industries  annexes  qui  se  sont  formées  autour  de  la 
grande  industrie  du  gaz,  il  faut  encore  compter  celle  qui  s'est  at- 
tachée spécialement  à  la  rendre  transportable.  Le  problème  était 
d'emmagasiner  le  plus  grand  volume  possible  dans  des  vases  her- 
métiquement clos.  Les  inventeurs  qui  s'en  occupaient  ne  pouvaient 
atteindre  leur  but  que  par  une  forte  compression.  On  évitait  ainsi 
les  frais  considérables  et  les  chances  de  fuite  des  longs  parcours 
dans  des  conduites  souterraines,  les  altérations  du  sol  et  des  plan- 
tations sur  les  voies  publiques;  mais  il  fallait  trouver  les  moyens  de 
contenir  le  gaz  sous  cette  énorme  pression  dans  des  enveloppes  so- 
lides sans  que  le  poids  en  fût  trop  considérable  :  Arago  et  Dulong 
étudièrent  la  question  à  ce  point  de  vue  et  parvinrent  à  la  résoudre 
provisoirement  en  limitant  le  diamètre  des  vases  cylindriques,  sauf 
à  multiplier  le  nombre  de  ces  récipiens. 

Il  restait  à  trouver  une  autre  disposition  qui  permît  de  faire  à 
volonté  sortir  le  gaz,  au  moment  de  l'allumage,  sbus  la  pression 
faible  et  constante  qui  convient  au  développement  d'une  flamme 
lumineuse  exempte  d'oscillations.  Plusieurs  mécaniens  habiles,  à 
l'aide  d'ingénieuses  combinaisons  de  robinets  dont  la  pression  elle- 
même  réglait  l'ouverture  très  minutieusement  graduée,  atteignirent 
le  but;  mais  en  somrpe  la  construction  de  tous  ces  récipiens  et  ap- 
pareils était  trop  dispendieuse,  le  pouvoir  éclairant  du  gaz  trop 
limité  pour  que  l'industrie  dans  ces  conditions  devînt  profitable. 
Déjà  quelques  établissemens  fondés  sur  ces  principes  avaient  suc- 
combé lorsque  deux  inventions  remarquables,  dues  à  Houzeau-Mui- 
ron,  ingénieur-manufacturier  à  Reims,  changèrent  la  situation.  Met- 
tant à  profit  une  invention  antérieure  de  Taylor,  qui  donnait,  par 
la  décomposition  ignée  des  huiles,  un  gaz  trois  ou  quatre  fois  plus 
éclairant,  à  volume  égal,  que  le  gaz  de  la  houille,  Houzeau-Mui- 
ron  rendit  cette  préparation  économique  en  extrayant  la  matière 
grasse  des  eaux  savonneuses,  rejetées  d'ordinaire  après  le  lavage 
des  laines;  d'un  autre  côté,  le  même  inventeur  parvint  à  transporter 
le  gaz  nouveau,  sans  compression,  dans  d'immenses  sacs  cylindri- 
ques en  toile  imperméable  (d'une  contenance  de  25,000  litres)  qui, 
flexibles  comme  des  soufllets  entre  deux  disques  en  bois,  étaient  fa- 
chauffage  des  cornues,  il  est  évident  que  pour  100  de  houille  distillée  on  obtient  direc- 
tement et  indirectement  110  de  combustible  minéral  Livrable  à  la  consommation  pour 
les  usages  domestiques  et  le  chauffage  des  générateurs.  Cette  production  totale,  ou,  si 
Ton  veut,  la  reconstitution  d'un  combustible  rendu  usuel,  s^élèverait  à  135  kilos  pour 
100  kilos  de  houille  distillée,  si  Ton  employait  pour  le  chauffage  des  cornues,  par  le 
procédé  de  Toxyde  de  carbone  que  nous  avons  décrit,  des  houilles  menues  ou  ter-^ 
reuses  impropie)  à  d^autres  usages.  Ainsi  donc  la  fabrication  du  gaz,  considérée  jus- 
qu*ici  comme  la  cause  d'une  effrayante  consommation  de  houille,  devient  une  source 
de  reproduction  du  combustible  minéral. 


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LE    GAZ  D*£CLAIRAGE.  &19 

cilernent  transvidés  dans  des  gazomètres  ordinaires  chez  les  con- 
sommateurs, car  il  suffisait  de  rapprocher,  à  Taide  d*un  simple  mé- 
canisme, les  deux  fonds  solides  pour  faire  sortir  la  presque  totalité 
du  gaz ,  après  avoir  établi  une  communication  avec  le  gazomètre 
par  des  tubes  flexibles. 

Dans  ces  conditions  nouvelles,  Tindustrie  du  gaz  portatif,  fondée 
en  1836  à  Paris,  eut  d'abord  quelque  succès.  Cependant  les  faibles 
bénéfices  que  réalisait  l'entreprise,  les  embarras  qu'occasionnait 
la  circulation  de  ces  énormes  voitures  dans  les  rues  de  la  capitale 
firent  chercher  une  autre  solution;  on  y  arriva  par  une  double 
modification  dans  la  production  du  gaz  et  dans  les  dispositions  re- 
latives à  femmagasinement,  au  transport  et  à  la  distribution  à  do- 
micile. Les  inventions  nombreuses  qui  s'étaient  succédé  de  1818 
à  1815  avec  le  concours  de  MM.  Déodore  et  Baradère,  Manby, 
Wilson  et  Henry,  Piquet,  Hanchett  et  Smith,  Houzeau-Muiron  et 
Rohaut  de  Fleury,  avaient  avancé  fétude  de  ce  difficile  problème, 
dont  la  solution  définitive  était  réservée  à  MM.  d'Hurcourt  et  Hugon, 
Ce  n'est  qu'à  dater  de  l'époque  où  ces  savans  ingénieux,  appliquant 
les  notions  chimiques  primitives  de  Selligue  sur  la  distillation  des 
schistes,  les  données  fournies  par  Jeanneney  sur  le  gaz  riche  du 
bog-head  d'Ecosse,  imaginèrent  eux-mêmes  et  améliorèrent  par  de- 
grés tout  un  système  d'emmagasinement  du  gaz  sous  une  pression 
limitée  à  10  ou  12  atmosphères  (au  lieu  de  30  à  40  anciennement 
essayée)  et  ajoutèrent  enfin  de  nouveaux  moyens  de  distribution 
régulière,  ce  n'est  qu'alors  seulement  que  l'industrie  du  gaz  por- 
tatif devint  prospère,  et  se  propagea  sous  la  direction  de  la  même 
compagnie  dans  plusieurs  villes  de  France  et  de  l'étranger  (1). 

Tels  ont  été  les  progrès  scientifiques  ou  économiques  de  la  fabri- 
cation du  gaz  d'éclairage,  telles  ont  été  les  inventions  auxquelles 
cette  industrie  de  date  si  récente  a  donné  l'essor,  et  Ton  ne  peut 
mieux  terminer  cette  étude  qu'en  rappelant  à  quelle  cause  sont  dus 
de  si  importans  résultats.  Cette  cause,  qui  agira  de  plus  en  plus, 
il  faut  l'espérer,  au  sein  des  sociétés  modernes,  c'est  le  bienfaisant 
accord  de  la  science  et  des  arts  utiles. 

PaYEN,    de  rinttitut. 

(1)  L*usine  centrale  de  la  rue  de  Charonne  produit  Journellement  1,600  mètres  cubes 
du  gaz  en  question,  équivalant  à  près  de  4,8C0  mètres  cubes  du  gaz  ordinaire  de  la 
houille.  Sans  doute  la  distillation  du  bog-head,  ne  laissant  qu*un  résidu  charbonneux 
et  argileux  à  peu  près  sans  valeur,  ne  peut  produire  le  gaz  aussi  économiquement  que 
le  traitement  de  la  houille,  car  celle-ci  donne  en  outre  plusieurs  produits  accessoires, 
dont  la  valeur  diminue  le  prix  coûtant  du  produit  principal  ;  mais  les  bénéfices  sont 
«ncore  assez  rémunérateurs  pour  que  Tindustrie  spéciale  ait  sa  raison  d'être  et  vienne' 
«ombler  une  importante  lacune. 


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L'ILE  DE  CRETE 


SOUVENIRS  DE  VOYAGE 


IL 

LES    HABlTAlfS:    TURCS,    GRECS    ET    SFAKIOTES.  —   l'ILB   DBPDIS 
LA    GUERRE    DE    l'iNDÉPEND ANGE. 


Quand  on  voit  sortir  des  flots  de  la  Mer-Égée  les  côtes  fuyantes 
de  cette  étroite  et  longue  terre  qui  porte  encore  son  antique  nom  de 
Crète,  quand,  après  un  premier  regard  jeté  sur  Tîle,  on  en  parcourt 
les  rivages  et  qu'on  en  remonte  les  vallées,  on  est  frappé  des  diffi- 
cultés qu'opposait  ici  la  configuration  même  du  sol  à  la  formation 
d'un  grand  état  et  à  la  création  d'une  véritable  unité  politique  (t). 
Si,  comme  nous  avons  essayé  de  le  faire,  on  étudie  ensuite  l'histoire 
de  la  Crète  ancienne  dans  les  monumens  du  passé,  ce  n'est  pas  sans 
un  secret  plaisir  que  l'on  y  trouve  une  éclatante  confirmation  de  ces 
involontaires  conjectures  et  de  ces  rapides  impressions  du  premier 
mement.  Nulle  part  la  race  grecque,  telle  qu'elle  se  présente  à  nous 
dans  sa  liberté  primitive,  avant  la  conquête  romaine,  ne  se  fixa  et 
ne  se  répandit  sur  une  terre  qui  favorisât  plus  dangereusement  un 
de  ses  instincts  les  plus  chers  et  les  plus  profonds;  nulle  part  elle 
ne  devait  pousser  et  ne  poussa  plus  loin  son  attachement  à  l'auto- 
nomie de  la  cité,  son  goût  pour  l'isolement  municipal;  nulle  part 
enfin  n'apparaissent  plus  hautement  les  périls  et  les  inconvéniens 
de  ce  système  et  de  cet  esprit.  Rien  ne  fait  mieux  comprendi*e  que 
l'histoire  de  la  Crète  pourquoi  Rome  devait,  un  jour  ou  l'autre, 
triompher  de  la  Grèce  et  l'asservir. 


(1)  Voyez  la  Revue  du  15  février. 


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l'île    de    CRÈTE.  A21 

Cette  belle  tle  n'est  pas  moins  intéressante,  si  je  ne  me  trompe, 
à  parcourir  et  à  étudier  de  près  pour  ceux  qui  ne  sont  pas  résolus 
à  se  renfermer  dans  les  âges  classiques  et  dans  ce  lointain  passé, 
mais  qui  aiment  assez  la  Grèce  pour  s'enquérir  de  son  état  présent 
et  pour  se  préoccuper  de  son  avenir.  A  ce  point  de  vue  aussi,  il  y 
a  beaucoup  à  observer  dans  le  caractère,  les  mœurs  et  la  langue  de 
la  population  actuelle  de  la  Crète.  Dans  aucune  contrée  de  l'empire 
turc,  la  conquête  musulmane  et  sa  puissance  oppressive  d'une  part, 
—  de  l'autre  cette  étrange  vitalité  et  cette  force  de  résistance  qu'a 
partout  conservées  la  race  grecque,  —  n'ont  produit,  en  se  mêlant 
et  en  se  heurtant  sans  cesse,  de  plus  singuliers  phénomènes  et  des 
résultats  plus  curieux.  Ce  que  l'on  voudrait  exposer  ici,  ce  sont 
quelques-uns  des  plus  remarquables  épisodes  de  cet  éternel  combat, 
c'est  cet  effort  de  réaction  par  lequel  le  vaincu  a  repris  peu  à  peu 
l'avantage  sur  son  vainqueur,  et  a  même  fini  par  changer  les  rôles. 

Après  que  Constantinople,  en  1A53,  fut  tombée  au  pouvoir  des 
Turcs  ottomans,  Mahomet  II  et  ses  successeurs  s'occupèrent  d'ajou- 
ter à  leurs  possessions  continentales  d'Europe  et  d'Asie  toutes  les 
îles  que  renferme  le  bassin  oriental  de  la  Méditerranée.  A  la  fin  du 
XVII®  siècle,  ils  avaient  réussi  dans  cette  entreprise  ;  Rhodes  avait 
été  enlevée  en  1522  aux  chevaliers  de  Saint-Jean,  et  Candie  avait 
capitulé  en  1669;  il  ne  restait  aux  Vénitiens  que  les  Iles-Ioniennes, 
qui  ne  furent  jamais  sérieusement  attaquées.  Néanmoins  dans  pres- 
que toutes  les  tles  grecques  la  population  demeura  exclusivement 
chrétienne.  C'est  que  l'Osmanli,  laboureur  et  cavalier,  ami  de  la 
plaine  et  des  eaux  courantes,  ne  pouvait  guère  être  tenté  de  s'éta- 
blir sur  un  sol  inégal  et  le  plus  souvent  aride,  parmi  ces  âpres  ro- 
chers où  les  sources  et  la  verdure  sont  choses  si  races.  Les  musul- 
mans d'ailleurs  ne  se  sentaient  pas  en  sûreté  au  milieu  de  cette  mer 
qui  semblait  se  jouer  de  leurs  grandes  et  lourdes  flottes  pour  se 
faire  la  complice  des  légères  escadrilles  vénitiennes  et  de  tous  les 
corsaires  chrétiens;  à  vivre  sur  ces  rivages  découverts,  on  risquait 
de  se  voir  tout  d'un  coup  surpris,  enlevé,  chargé  de  fers,  condamné 
enfin  à  ramer  toute  sa  vie  sur  une  galère  génoise  ou  maltaise.  Dans 
beaucoup  des  petites  îles,  il  n'y  avilit  pas  un  seul  Turc,  et  chaque 
année,  lorsque  le  capi tan-pacha  faisait  avec  sa  flotte  le  tour  de  l'Ar- 
chipel, c'étaient  les  primats  grecs  qui  allaient  le  trouver  à  Paros  et 
lui  remettre  l'impôt;  dans  quelques  autres,  un  aga,  assisté  de  quel- 
ques soldats  albanais,  représentait  le  sultan  et  était  censé  maintenir 
l'ordre,  mais  ce  pauvre  fonctionnaire  vivait  dans  des  transes  perpé- 
tuelles. A  Thasos,  on  me  racontait  que  jadis,  quand  les  vigies  signa- 
laient à  l'horizon  quelque  navire  suspect,  le  voyvode  (c'est  ainsi  que 
l'on  appelait  dans  le  nord  de  l'Archipel  ces  gouverneurs  au  petit 
pied)  se  bâtait  de  s*  enfuir  dans  les  forêts  de  pins  qui  couvrent  les 

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A22  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

montagnes  de  l'Ile;  il  se  cachait  au  plus  épais  du  fourré  jusqu'à  ce 
que  tout  sujet  de  crainte  eût  disparu.  Dans  quelques  lies  plus  impor- 
tantes, comme  Chypre,  Rhodes,  Mételin  et  Chio,  un  certain  nombre 
de  familles  musulmanes  s'étaient  établies  dans  les  villes  fermées  et 
sous  le  canon  des  forteresses;  mais  toute  la  population  agricole  et 
commerçante  éparse  dans  les  villages  de  l'intérieur  et  des  côtes  était 
chrétienne.  11  n'y  eut  guère  que  deux  îles  où  les  musulmans  se  ha- 
sardèrent à  sortir  des  enceintes  crénelées,  à  se  répandre  dans  les 
campagnes  et  à  habiter  les  villages  :  je  veux  parler  de  l'Eubée  et 
de  la  Crète,  de  Négrepont  et  de  Candie^  comme  disaient  les  Ita- 
liens. C'est  que  la  Crète  et  l'Eubée  étaient,  par  places  du  moins, 
assez  bien  arrosées,  assez  fertiles,  assez  ombragées,  pour  attirer  et 
retenir  les  Turcs,  ces  indolens  contemplateurs  auxquels  il  faut  des 
moissons  qui  ne  coûtent  pas  trop  de  fatigue,  et  après  le  travail, 
afin  de  bercer  leur  rêverie,  le  frémissement  du  feuillage  et  le  mur- 
mure des  eaux.  En  même  temps  ces  lies  étaient  assez  vastes  pour 
que  des  musulmans  s'y  crussent  presque  aussi  en  sûreté  que  sur 
le  continent,  pour  qu'ils  pussent  s'y  distribuer  en  groupes  nom- 
breux et  serrés,  toujours  prêts  à  se  soutenir  les  uns  les  autres  et  à 
repousser  toute  tentative  de  débarquement. 

Dans  ces  conditions  si  favorables  aux  mahométans,  tout  conspi- 
rait à  les  appeler  et  à  les  fixer  de  bonne  heure  en  Eubée.  De  ces 
plaines  thessaliennes  et  béotiennes,  où  s'étaient  répandus  en  quel- 
ques années  les  premiers  conquérans,  un  pas  suffisait  pour  enjam- 
ber le  détroit  et  se  trouver  dans  l'île.  Aussi,  dès  que  les  Vénitiens, 
en  1470,  eurent  perdu  Négrepont,  TEubée  fut  bientôt  partagée  tout 
entière,  au  profit  des  vainqueurs,  en  timars  ou  fiefs  militaires.  Les 
Vénitiens  tentaient-ils  un  retour  oflensif,  d'autres  ennemis  mena- 
çaient-ils l'île,  on  n'avait,  pour  gagner  le  continent,  qu'à  traverser 
le  pont  de  Chalcis  ou  à  se  jeter  dans  une  barque  et  à  donner  quel- 
ques coups  de  rames;  c'est  que  TEuripe,  tant  il  est  resserré,  et  si 
calmes  sont  ses  belles  eaux  bleues,  ressemble  moins  à  un  bras  de 
mer  qu'à  un  grand  fleuve  sans  courant  ou  plutôt  à  courant  variable  : 
à  Chalcis,  il  est  moins  large  que  la  Seine  à  Paris. 

La  situation  de  la  Crète  dilTère  sensiblement  de  celle  de  l'Eubée. 
C'est  dé  toutes  les  îles  grecques  la  plus  éloignée  du  continent  et  la 
plus  isolée  aussi,  celle  où  des  familles  turques  auraient  le  plus  de 
peine  à  se  transporter,  parce  qu'il  faut  toujours  compter,  pour  faire 
le  trajet,  un  ou  plusieurs  jours  de  mer,  et  que  les  Turcs  n'ont  pas  le 
pied  ni  les  goûts  du  marin;  c'était  enfin  celle  où  ils  se  verraient,  en 
cas  d'attaque,  forcés  d'attendre  le  plus  longtemps  les  secours  en- 
voyés par  leurs  frères  de  terre  ferme  et  exposés  à  les  recevoir  le 
plus  tardivement.  Comment  s'expliquer  alors  que  les  musulmans 
soient  si  nombreux  en  Crète  qu'on  les  y  trouve,  d'un  bout  à  l'autre 

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l'île   de   CRETE.  A23 

de  rtle,  non  pas  seulement  dans  les  villes,  mais  dans  des  villages 
mêlés  aux  villages  chrétiens,  dans  les  districts  de  Tintérieur,  au 
cœur  môme  des  hautes  montagnes?  Comment  se  fait-il  quen  Crète, 
avant  la  guerre  de  l'indépendance,  les  musulmans  aient  formé  une 
part  bien  plus  forte  de  la  population  totale  que  dans  Tile  d'Eubée? 
Vers  les  premières  années  de  ce  siècle,  d'après  le  témoignage  de 
plusieurs  voyageurs,  la  moitié  des  habiians  de  la  Crète  apparte- 
nait à  l'islamisme,  tout  au  moins  d'apparence  et  de  profession  exté- 
rieure (1).  11  y  a  là  une  anomalie  qui  s'explique  par  l'histoire  de 
la  conquête  et  de  la  domination  turque,  par  l'étude  de  la  situa- 
tion qu'elle  faisait  aux  raïas;  mais  où  chercher  cette  histoire  et  les 
traits  épars  de  ce  tableau?  On  se  trouve  là  en  présence  d'une  diffi- 
culté sérieuse  que  rencontre  devant  lui  quiconque  veut  embrasser 
d'un  regard  les  destinées  de  la  race  grecque,  et  en  suivre  jusqu'à 
nos  jours,  à  travers  les  âges,  l'indomptable  et  vivace  génie. 

Pendant  les  trois  cents  ans  et  plus  qui  se  sont  écoulés  entre 
la  conquête  turque  et  le  réveil  de  la  Grèce,  vers  la  fin  du  siècle  der- 
nier, les  chrétiens  d'Orient,  à  proprement  parler,  n'ont  pas  d'his- 
toire. N'ayant  plus  d'existence  nationale,  soumis  à  une  dure  et  ca- 
pricieuse oppression ,  privés  de  tout  ce  qui  fait  le  charme  de  la  vie, 
tombés  d'ailleurs  partout  dans  une  profonde  ignorance,  ne  vou- 
lant pas  songer  au  passé,  honteux  et  désespérés  du  présent,  ne 
s'étant  pas  repris  encore  à  beaucoup  compter  sur  l'avenir,  quels 
souvenirs  auraient-ils  eu  à  confier  au  papier?  quel  intérêt  eût  pré- 
senté à  eux-mêmes  ou  aux  étrangers  le  monotone  récit  de  leurs 
misères  et  de  leurs  humiliations,  des  avanies  toujours  les  mêmes 
que  leur  prodiguait  l'insolent  et  fantasque  orgueil  de  leurs  maîtres? 
A  peine  quelques  couvens,  quelques  églises,  comme  celles  de  Janina 
et  de  Constantinople,  ont-ils  tenu  de  sèches  chroniques  où  ne  se 
trouvent  guère  que  de  longues  listes  de  noms  et  de  dates,  la  série 
des  higoumènes,  des  évêques  et  des  patriarches;  quant  à  des  dé- 
tails sur  l'état  des  personnes  et  des  terres,  sur  ce  que  sentaient  et 
pensaient  ces  foules  muettes  courbées  sous  le  joug,  il  ne  faut  rien 
demander  de  pareil  à  ces  arides  et  maigres  annales.  L'empire  turc 
avait  bien  ses  historiographes  officiels,  dont  quelques-uns  parais- 
sent avoir  été  des  hommes  d'un  vrai  mérite,  à  en  juger  du  moins 
d'après  l'ouvrage  de  M.  de  Hammer,  tiré  presque  uniquement  des 
sources  orientales;  mais  ces  fiers  musulmans  daignaient-ils  s'in- 
quiéter de  la  condition  de  ces  ghiaoursj  de  ces  raiasy  qu'ils  mépri- 
saient et  qu'ils  détestaient?  Pendant  ces  trois  siècles,  les  chrétiens, 

(1)  Un  voyageur  français,  Olivier,  qui  avait  eu  communication  des  registres  servant  à 
la  perception  du  haratch,  évaluait  en  1795  la  population  de  l'He  à  *i40,00l)  habitans, 
dont  120,000  musulmans  environ.  Je  croirais  volontiers,  d*après  d^autres  données,  ces 
chiffres  un  peu  exagérés. 


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A2A  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

les  Grecs  particulièrement,  ont  vécu  et  duré  néanmoins;  ils  ont  op- 
posé à  la  conquête  une  passive,  mais  infatigable  jrésistance,  puis- 
qu'ils ont  conservé  leur  foi,  dans  beaucoup  de  localités  l'usage  de 
leur  langue,  partout  la  mémoire  de  leur  origine,  le  sentiment  de 
leur  nationalité.  Il  faut  bien  remplir  cette  grande  lacune  de  l'his- 
toire, et  rattacher  au  glorieux  passé  le  présent  plein  d'espérances 
et  de  promesses.  La  tâche  est  malaisée,  et  beaucoup  d'anneaux  en 
sont  rompus  et  perdus  sans  retour.  Pour  en  ressaisir  et  en  retrouver 
quelques-uns,  on  s'adressera  souvent  avec  succès  à  la  tradition 
orale,  telle  que  l'ont  conservée  les  chants  populaires  ou  la  mémoire 
fidèle  des  vieillards,  ces  vivantes  chroniques  du  passé;  mais  ces 
souvenirs  seront  souvent  vagues  et  décousus  :  c'est  surtout  aux  ré- 
cits des  voyageurs  européens  qu'il  faut  demander  des  détails  exacts 
et  des  renseignemens  précis.  Malgré  les  préjugés  étroits  dont  quel- 
ques-uns se  montrent  entachés,  malgré  les  préventions  que  le 
schisme  leur  inspirait,  la  plupart  d'entre  eux  ne  peuvent  s'empê- 
cher de  s'intéresser  à  ces  malheureux  qui  portent,  eux  aussi,  le  titre 
de  chrétiens;  ils  racontent  avec  plus  ou  moins  d'émotion  et  de  sym- 
pathie ce  qu'ont  à  supporter  et  à  souffrir  ces  tristes  descendans  d'un 
peuple  dont  le  nom  n'avait  pas  cessé  de  parler  à  toutes  les  imagi- 
nations. Il  y  aura  donc  à  citer  souvent,  pour  les  temps  antérieurs  à 
la  guerre  de  l'indépendance,  Belon,  Toumefort,  Pococke,  Olivier, 
d'autres  encore  qui  ont  touché  les  rivages  de  la  Crète  à  différentes 
époques,  et  leui-s  témoignages  se  compléteront  par  les  anecdotes  et 
les  récits  que  nous  avons  recueillis,  il  y  a  quelques  années,  de  la 
bouche  des  Séliniotes  et  des  Sfakiotes,  assis,  par  les  longs  soirs  d'au- 
tomne, autour  de  leur  foyer,  où  les  femmes  et  les  jeunes  filles  je- 
taient de  grandes  brassées  de  sarmens  pour  enflammer  les  énormes 
souches  d'olivier,  les  troncs  de  châtaignier  ou  de  cyprès. 

I. 

Bien  avant  que  les  Turcs,  par  la  reddition  de  Candie,  en  1669,  ne 
devinssent  les  maîtres  de  toute  la  Crète,  les  Grecs  de  l'île  les  avaient 
appelés  de  leurs  vœux,  et  leur  avaient  même,  en  différentes  occa- 
sions, fait  passer  d'utiles  avis  :  à  plusieurs  reprises,  ils  avaient  pro* 
voqué  et  favorisé  des  tentatives  de  débarquement  par  lesquelles  les 
Ottomans  tâtaient  les  forces  de  Venise  et  cherchaient  à  s'assurer  du 
degré  de  résistance  que  pourrait  leur  opposer  la  république,  quand 
la  Porte  se  résoudrait  à  un  sérieux  effort,  à  une  suprême  et  décisive 
attaque.  C'est  que  le  plus  mauvais  des  maîtres,  c'est  toujours,  on 
se  le  figure  du  moins,  le  maître  actuel  et  présent,  c'est  que  l'es- 
clave, surtout  quand  il  a,  comme  le  Grec,  la  tête  légère  et  l'imagi- 
nation vive,  se  persuade  aisément  que  la  nouvelle  servitude  sera 


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l'île   de   CRÈTE.  425 

moins  dure  à  porter  que  rancienne  :  changer  de  chaînes,  cela  lui 
semble  un  soulagement  et  une  distraction.  N'y  a-t-il  d'ailleurs  pas 
la  joie  de  voir  humilié  et  vaincu  l'insplent  oppresseur  devant  qui  on 
a  tremblé  si  longtemps,  que  l'on  n'a  pu  renverser  et  châtier  soi- 
même?  Il  faut  dire  aussi  que  la  seigneuiie  n'avait  guère  pris  à  tâche 
de  s'attacher  la  population  grecque:  l'administration  vénitienne,  à 
ne  la  juger  que  d'après  les  rapports  mêmes  de  ses  agens,  se  mon- 
trait sans  doute  bien  plus  intelligente  et  plus  habile  que  ne  l'a  été 
depuis  celle  qui  lui  a  succédé,  et  qu'il  faut  bien,  faute  d'un  autre 
mot,  appeler  l'administration  turque;  mais  elle  ne  ménageait  pas 
mieux  les  intérêts  des  Grecs,  elle  n'était  point  plus  avare  de  leurs 
sueurs  et  de  leur  sang,  elle  ne  témoignait  pas  plus  d'égards  à  leurs 
croyances  religieuses  (1).  Sous  les  Vénitiens,  la  Crète,  le  regno  di 
Candiay  comme  on  disait  alors,  n'était  qu'un  vaste  domaine  d'outre- 
mer exploité  pour  le  compte  de  la  métropole  par  les  magistrats 
qu'elle  y  envoyait;  la  plupart  des  paysans  grecs  étaient  réduits  à  la 
condition  de  serfs  de  la  glèbe.  Quand  l'excès  de  l'oppression  amenait 
un  soulèvement,  comme  cela  arriva  en  1283  et  en  1363,  ces  rébel- 
lions étaient  punies  avec  une  impitoyable  rigueur.  Venise  ne  se  con- 
tentait pas  de  frapper  de  mort  les  chefs  de  la  révolte;  des  cantons 
entiers,  dans  la  province  de  Sfakia  et  dans  celle  de  Lassiti,  étaient 
dépeuplés;  défense  était  faite,  sous  peine  de  la  vie,  d'y  semer  du  blé, 
et  ces  plateaux,  comme  nous  l'attestent  plusieurs  contemporains, 
restaient  déserts  et  stériles  pendant  près  d'un  siècle.  Jamais  enfin  les 
musulmans  ne  traitèrent  les  chrétiens  avec  plus  de  mépris  que  les 
catholiques  n'en  montraient  en  toute  occasion  aux  orthodoxes;  le 
clergé  grec,  le  seul  que  reconnussent  les  neuf  dixièmes  des  habitans 
de  l'île  et  dont  ils  sollicitassent  les  prières,  s'était  vu  dépouillé  de 
presque  tous  ses  biens  au  profit  du  clergé  latin,  qui  n'officiait  que 
pour  quelques  étrangers,  et  dont  les  hauts  dignitaires  résidaient 
presque  tous  hors  de  la  Crète,  mangeant  tranquillement  en  Italie 
leurs  énormes  revenus.  Ce  qui  rendait  encore  plus  insupportable 
cette  oppression,  c'est  qu'elle  était  conduite  avec  cet  ordre,  cette 

.  (1)  L'ouvrage  capital  pour  Thistoire  de  la  domination  ivéoitien ne  en  Crète*  c'est  la 
Creta  sacra  de  Flaminio  Cornaro,  en  latin  Cornélius,  Venise,  1755,  2  vol.  in-4o.  Ce 
Cornaro  appartenait  à  une  famille  dont  une  branche  importante  s'était  établie  en  Crète 
et  y  avait  tenu  un  rang  considérable  pendant  plusieurs  siècles;  un  de  ces  Cornaro 
candiotes  a  écrit  en  grec  moderne  un  poème  chevaleresque  qui,  depuis  le  xvi*  siècle, 
est  resté  populaire  en  Orient  et  a  été  très  souvent  réimprimé  :  je  veux  parler  de  VEro" 
tocrilos,  dont  l'auteur,  Vincent  Cornaro,  a  été  proclamé  par  Coray  u  THomère  de  la 
langue  vulgaire.  »  —  On  peut  consulter  aussi  avec  fruit  les  différentes  pièces  tirées  par 
M.  Pashley  de  la  bibliothèque  de  Saint-Marc,  et  publiées  par  lui  à  la  suite  de  ses  Tra- 
vels  in  Crète  (Londres,  1837,  2  vol.  in-8*»).  H  donne  de  nombreux  extraits  d'anciennes 
chroniques  manuscrites  et  de  rapports  officiels  adressés  par  des  provéditeurs  vénitiens 
à  la  seigneurie. 


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A26  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

méthode  et  cette  suite  que  portait  dans  toute  sa  politique  coloniale 
le  froid  et  dur  génie  du  gouvernement  vénitien;  les  Turcs  seraient 
tout  au  moins  des  maîtres  plus  indolens,  plus  distraits,  plus. faciles 
à  endormir  et  à  tromper!  En  cet  état  de  choses,  on  comprend  que 
les  Grecs  candiotes,  à  part  quelques  soldats  de  fortune  attachés 
aux  drapeaux  de  Venise  depuis  de  longues  années  et  retenus  par 
l'appât  d'une  haute  paie,  aient  comme  tendu  la  main  aux  Turcs 
pour  les  aider  à  prendre  pied  dans  l'île,  qu'ils  aient  vu  sans  regret, 
avec  un  sentiment  même  de  joie  et  de  secret  triomphe,  s'éloigner 
et  disparaître  à  l'horizon  la  flotte  qui  emmenait  sans  retour  loin  des 
plages  Cretoises  Morosini  et  tout  ce  qui  restait  de  ses  héroïques  com- 
pagnons. 

Les  Turcs  se  hâtèrent  d'organiser  leur  conquête,  autant  du  moins 
qu'ils  savaient  le  faire.  L'île  fut  partagée  en  quatre  pachaliks  ou  sand- 
jaksy  qui  furent  bientôt  réduits  à  trois  par  la  suppression  de  celui 
de  Sitia;  les  trois  pachas,  en  général  à  peu  près  indépendans  l'un  de 
l'autre,  résidaient  l'un  à  Khania  (c'est  là  le  vrai  nom  grec  de  la  ville 
appelée  par  les  Vénitiens  La  Canea),  l'autre  à  Retymo,  le  troisième 
à  Candie,  ou,  comme  on  l'appelle  encore  en  Crète,  Megalo-Kastro. 
Quelquefois  un  de  ces  personnages,  plus  élevé  en  dignité  que  les 
autres,  exerçait  momentanément  sur  ses  deux  collègues  une  supré- 
matie et  un  contrôle  assez  mal  définis.  Chacun  de  ces  sandjaks  con- 
tint un  certain  nombre  de  grands  et  de  petits  fiefs  viagers,  nommés 
les  uns  ziamcts  et  les  autres  timars,  La  province  de  Candie  fut  cen- 
sée renfermer  8  grands  et  1,400  petits  fiefs;  on  compta  5  ziamets 
dans  la  province  de  La  Canée  et  4  dans  celle  de  Retymo,  tandis  que 
la  première  fournissait  800  et  la  seconde  350  timars  (1).  La  posses- 
sion de  ces  domaines  obligeait  ceux  qui  en  étaient  investis  à  fournir 
au  sultan,  en  cas  de  guerre,  un  nombre  d'hommes  déterminé  à 
l'avance  suivant  les  temps  et  les  provinces. 

Les  fiefs  crétois  furent  formés  sans  doute  surtout  des  terrains  qui, 
avant  la  conquête,  faisaient  partie  du  domaine  public,  ou  apparte- 
naient aux  nobles  vénitiens  et  au  clergé  latin.  Us  furent  distribués 
à  tou§  ceux  des  agas  et  des  beys  d'Anatolie  et  de  Roumélie  qui, 
après  avoir  pris  part  aux  dangers  et  aux  longues  fatigues  du  siège, 
désirèrent  se  fixer  dans  l'île,  dont  ils  avaient  appris  à  connaître  les 
ressources  et  à  goûter  le  climat.  One  fois  les  Vénitiens  expulsés,  le 
bruit  de  cette  grande  victoire,  répandu  dans  tout  l'empire,  dut  at- 
tirer aussi  en  Crète  plus  d'un  aventurier,  plus  d'un  janissaire  ou 
spahi  ruiné  par  les  guerres  du  Danube  et  avide  de  refaire  sa  fortune 
en  recevant  de  la  munificence  du  sultan,  dans  sa  nouvelle  conquête, 
des  maisons,  des  oliviers  et  des  terres.  Quant  à  des  femmes  pour 

(1)  Finlay,  History  ofGreece  under  the  ottoman  and  venitian  domination,  p.  5. 

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l'île   de   CRÈTE.  &27 

peupler  leur  harem,  quant  à  des  bras  pour  cultiver  leurs  domaines, 
ce  serait  affaire  aux  nouveau-venus  d'en  trouver.  Les  campagnes 
les  plus  voisines  des  villes  et  de  la  mer,  les  plaines  les  plus  fertiles 
furent  les  premières  occupées;  enivrée  de  l'orgueil  du  triomphe  ré- 
cent, une  soldatesque  brutale  se  répandit  d'un  bout  à  l'autre  de 
nie,  étendant  à  son  gré  et  suivant  son  caprice  les  limites  des  fiefs 
qui  lui  avaient  été  concédés  pai-  le  gouvernement  impérial,  enle- 
vant par  la  force  aux  Grecs  leurs  vergers  et  leurs  champs,  les  con- 
traignant de  se  faire  métayers  à  des  conditions  onéreuses,  leur  ar- 
rachant enfin  leurs  filles  et  leurs  sœurs. 

Quand  les  Grecs  se  virent  ainsi  traités,  un  grand  désespoir  les 
prit.  Us  n'avaient  plus  la  ressource  d'espérer  du  changement  de 
régime  une  amélioration  de  leur  triste  sort  :  les  maîtres  qu'ils 
avaient  contribué  à  se  donner  ne  laisseraient  pas  échapper  de  sitôt 
une  conquête  qui  leur  avait  coûté  tant  d'or  et  de  sang;  d'ailleurs, 
sous  des  vizirs  comme  les  Kupruli,  la  fortune  de  l'empire  ottoman 
semblait  grandir  tous  les  jours.  Alors  on  vit  se  renouveler  un  cu- 
rieux phénomène  qu'avait  déjà  offert  au  moyen  âge  l'histoire  de  la 
Crète.  Pendant  la  domination  des  Sarrasins,  au  ix*  et  au  x*  siècle, 
le  christianisme  avait  presque  complètement  disparu  de  l'île.  Quand 
Nicéphore  Phocas  l'eût  reconquise  sur  les  infidèles,  il  fallut  envoyer 
aux  Grecs  crétols,  tombés  dans  de  bizarres  superstitions  et  adonnés 
à  des  rites  singuliers  où  se  mêlaient  les  deux  religions,  des  mis- 
sionnaires chargés  de  les  ramener  au  culte  et  à  la  foi  de  leurs 
pères.  A  la  tête  de  ces  missionnaires  se  trouvait  un  moine  armé- 
nien célèbre  par  sa  sainteté,  nommé  Nicon,  qui  ne  réussit  pas  sans 
peine  à  relever  les  autels  chrétiens,  à  purifier  les  églises,  à  rétablir 
la  liturgie,  à  reconstituer  le  clergé,  et  à  remettre  en  vigueur  les 
saints  canons  et  la  discipline  ecclésiastique.  Après  la  seconde  con- 
quête musulmane,  les  choses  se  passèrent  presque  de  même  qu'après 
la  première  :  des  cantons  entiers  apostasièrent;  c'est  ce  que  nous 
attestent  tous  les  voyageurs  qui  visitèrent  la  Crète  pendant  le  cours 
du  siècle  qui  suivit  la  prise  de  Candie,  Chevalier,  Tournefort  et 
R.  Pococke  (1).  Tournefort,  pour  ne  citer  que  lui,  affirme  que  «  la 
plupart  des  Turcs  de  l'île  sont  renégats  ou  fils  de  renégats.  » 

A  défaut  de  ces  témoignages,  les  habitudes,  le  caractère,  le  lan- 
gage des  Turcs  crétois  suffiraient  à  révéler  leur  origine  à  un  obser- 
vateur attentif  et  sagace.  Ils  n'ont  des  Turcs  que  le  nom;  de  figure, 
de  mœurs  et  de  parole,  ils  sont  restés  tout  Grecs.  C'est  qu'il  est  fa- 

(1)  Le  voyage  de  Louis  Chevalier  se  trouve  ptirmi  les  manuscrits  de  la  bibliothèque 
de  TArsenal;  c'est  d*après  l*archevêque  de  Candie  que  Chevalier  note  et  constate  le  fait 
de  ces  nombreux  changemens  de  reh'gion.  Pococke  dit  de  même  :  a  U  y  a  plusieurs 
villages  dont  les  habitans,  anciennement  chrétiens,  sont  devenus  presque  entièrement 
mahométans.  » 


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428  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cile  de  changer  de  religion  :  on  n'a  pour  cela  qu'à  prendre  le  chemin 
da  la  mosquée  au  lieu  de  celui  de  l'église;  mais  on  ne  change  pas 
d'idiome  aussi  aisément  et  ausài  vite,  on  n'oublie  pas  en  quelques 
années  la  langue  de  son  enfance  pour  en  apprendre  une  autre  qui, 
pour  les  Grecs  du  moins,  présente  de  grandes  difficultés.  Certains 
sons  en  effet,  qui  reviennent  sans  cesse  dans  la  prononciation  tur- 
que, comme  le  ch  et  le/,  manquent  complètement  à  l'alphabet  grec. 
Il  n'y  a  donc  jamais  eu,  il  n'y  a  point  aujourd'hui  d'autre  langue 
parlée  dans  l'île  de  Crète  que  la  langue  grecque;  les  fils  des  vrais 
Turcs  établis  ici  par  la  conquête  ont  dû  apprendre  bien  vite  le  grec 
vulgaire,  qui  seul  leur  permettait  d'entrer  en  relations  avec  les  nou- 
veaux frères  que  leur  donnait  l'apostasie,  et  avec  les  raïas,  leurs 
sujets.  Les  musulmans  de  Crète,  à  part  quelques-uns  que  les  cir- 
constances ont  amenés  à  résider  plus  ou  moins  longtemps  à  Stam- 
boul ou  en  Anatolie,  savent  à  peine  une  vingtaine  de  mots  turcs, 
quelques  formules  de  salutation  ou  de  prière,  et  ne  parlent  ou  n'é- 
crivent jamais  que  le  grec.  C'est  dans  cette  langue  que  sont  lus  et 
affichés  tous  les  firmans  de  la  Porte ,  tous  les  arrêtés  et  décrets  des 
pachas  (1). 

Les  Grecs  crétois,  en  embrassant  l'islamisme,  ne  se  crurent  pas 
non  plus  obligés  de  renoncer  à  celles  de  leurs  habitudes  que  pro- 
scrivait leur  foi  nouvelle  :.  leurs  passions  profitèrent  de  la  tolérance 
qu'accorde  le  Coran  à  certains  de  nos  appétits,  sans  se  résoudre  aux 
sacrifices  auxquels  il  prétend  en  contraindre  d'autres.  C'est  ainsi 
qu'ils  purent  unir  les  vices  des  chrétiens  à  ceux  des  mahométans, 
l'ivrognerie  à  la  polygamie.  Tous  les  musulmans  de  l'île  avaient  con- 
servé l'habitude  de  faire  et  de  boire  publiquement  du  vin,  comme 
des  ghiaours,  habitude  qui  scandalisait  fort  leurs  coreligionnaires 
de  terre  ferme.  «  Le  Turc  candiote,  dit  un  voyageur,  est  peu  estimé 
dans  les  autres  parties  de  l'empire.  Cette  mauvaise  réputation  est 
fondée,  chez  les  musulmans,  sur  sa  négligence  à  observer  certains 
préceptes  du  Coran  (2).  >>  Cette  impression  ne  s'est  pas  encore  effa- 
cée. En  1857,  un  Turc  de  Constantinople,  officier  distingué,  ne  me 
parlait  qu'avec  un  mépris  déclaré  des  musulmans  de  Crète,  avec 
lesquels  son  service  l'avait  mis  en  relations  suivies  depuis  quelques 
mois.  «  Ils  ne  savent,  me  disait-il,  que  s'enivrer  et  chanter  à  tue- 

(1)  Ccst  ce  qu'un  Grec  crétois  rappelle  aux  Turcs  dans  un  curieux  petit  écrit  de 
quatre  pages  qui  a  été  publié  en  Crète  dans  le  courant  de  1858,  et  que  M.  Saint-Marc 
Girardin  a  traduit  en  partie  (Voyez  le  Journal  des  Débats  du  27  août  de  la  même  année)  : 
«  n  y  en  a  bien  peu  parmi  vous,  dit  aux  Turcs  le  Grec  auteur  de  cette  pièce,  qui  connais- 
sent la  langue  des  Turcs.  Par-ci  par-là  il  peut  bien  y  avoir  quelque  petit  seigneur  qui 
peut  avoir  lu  jusqu'à  VAmen-TzoïUzou,  mais  le  reste  ne  connaît  pas  môme  VElif-be- 
Tzou'tzou  (abécédaire),  et  si  vous  faites  quelquefois  votre  namca  (prière),  vous  dites 
bien  AUaha-Ekber,  AUah-Ekber,  mais  du  diable  si  vous  savez  ce  que  cela  veut  dire!  » 

(2)  Tancoigne,  Voyage  dans  l'Archipel  et  dans  l'Ue  de  Candie,  t.  I",  p.  99. 


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l'île   de   CRETE.  429 

tête  en  méchant  grec  toute  sorte  de  folies.  Pas  un  n -a  voyagé ,  pas 
un  ne  connaît  sa  langue  et  n'a  le  désir  de  l'apprendre.  Si  l'on  veut 
causer  ici  raisonnablement,  si  l'on  veut  parler  turc,  c'est  encore  à 
un  Grec  qu'il  faut  s'adresser.  » 

Quoique  les  vrais  Turcs  se  refusassent  à  reconnaître  des  frères 
dans  ces  musulmans  improvisés  qui  faisaient  si  bon  marché  du  Co- 
ran, quoique  le  sang  grec  coulât  ainsi  dans  les  veines  du  plus  grand 
nombre  de  ceux  qui  se  paraient,  il  y  a  cent  ans,  du  nom  de  Turcs, 
nulle  part  les  dominateurs  musulmans  ne  furent  pour  les  chrétiens 
plus  insolens  et  plus  cruels  que  dans  l'île  de  Crète*.  Aucun  chrétien 
n'était  maître  ni  de  sa  terre,  ni  de  sa  maison,  ni  de  sa  femme  et  de 
ses  filles.  Il  suffisait,  pour  lui  ravir  tout  ce  qui  fait  aimer  la  vie,  du 
caprice  d'un  mahométan.  Tous  les  Turcs  que  contenait  l'île  étaient 
inscrits  dans  l'un  des  quatre  régimens  de  janissaires  qui  résidaient 
en  Crète,  et,  grâce  à  ce  titre,  ils  foulaient  aux  pieds  toute  justice  et 
tout  droit,  ils  bravaient  effrontément  toute  autorité.  Dans  le  cours 
du  siècle  dernier,  le  sultan,  auquel  on  désobéissait  partout,  n'était 
nulle  part  moins  obéi  qu'en  Crète.  Plusieurs  fois,  révoltés  contre  le 
pacha  que  la  Porte  leur  avait  envoyé,  les  Turcs  candiotes  forcèrent 
Constantinople  à  reconnaître  le  chef  qu'ils  s'étaient  donné,  à  sanc- 
tionner par  un  firman  le  choix  des  rebelles.  11  était  donc  impossible 
aux  gouverneurs  de  rien  tenter  avec  quelque  suite  et  avec  quelque 
succès  pour  défendre  contre  des  agressions  chaque  jour  plus  bru- 
tales la  vie  et  la  propriété  des  chrétiens,  pour  relever  l'agriculture 
et  le  commerce,  que  l'absence  de  tout  ordre  et  de  toute  sécurité 
faisait  d'année  en  année  tomber  et  décroître  lentement. 

Dans  la  cruauté  avec  laquelle  les  nouveaux  musulmans  avaient 
commencé  tout  d'abord  à  traiter  ceux  qui,  la  veille  encore,  étaient 
leurs  frères,  il  entrait  sans  doute  beaucoup  de  cette  haine  que  les 
renégats  témoignent  presque  toujours  à  la  religion  qu'ils  ont  quittée 
et  à  ceux  qui  continuent  de  la  professer.  La  persévérance  de  tant 
de  chrétiens  à  rester  fermes  dans  leur  foi,  malgré  tout  ce  qu'elle 
leur  attirait  de  souffrances,  était  pour  ces  transfuges  un  amer  et 
continuel  reproche.  Us  s'en  vengeaient  en  accablant  les  chrétiens 
d'humiliations  et  d'injures.  Ce  même  remords,  il  est  vrai,  ne  tour- 
mentait plus  les  fils  de  ceux  qui  avaient  fait  défection  ;  mais  l'ha- 
bitude était  prise,  et  l'habitude  du  mal  s'acquiert  moins  aisément, 
comme  elle  se  perd  moins  vite,  que  celle  du  bien. 

Il  est  difficile  d'imaginer  à  quels  excès  s'emportait  communément 
cette  fantasque  et  violente  tyrannie  partout  où  elle  n'était  point 
retenue,  comme  dans  les  districts  montagneux  de  l'intérieur,  par 
la  crainte  des  muettes  embuscades  et  des  nocturnes  vengeances. 
On  en  jugera  par  quelques  anecdotes  que  j'entendais  raconter  dans 
une  famille  française  fixée  depuis  longtemps  en  Crète,  et  qui  avait 

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430  RBTUE   DES  DEUX  MONDES. 

recueilli  beaucoup  de  détails  curieux  sur  la  guerre  de  Tindépen^ 
dance  et  sur  les  tristes  années  qui  ont  précédé  l'insurrection.  La 
maison  de  campagne  qu'habitait  à  Khalepa,  près  de  La  Canée, 
le  chef  de  cette  famille  appartenait,  il  y  a  une  cinquantaine  d'an- 
nées, à  un  bey  fort  riche,  vrai  seigneur  du  pays.  Comme  presque 
tous  les  Turcs  crétois,  celui-ci  buvait  du  vin,  et  souvent,  pour  ar- 
river plus  vite  à  Tivresse,  de  Teau-de-vie.  Assez  bon  diable,  dit-on, 
tant  qu'il  était  à  jeun,  il  n'était  rien,  une  fois  ivre,  qu'il  ne  se  per- 
mît et  qu'il  n'osât.  Un  jour,  après  boire,  il  apprend  qu'une  chré- 
tienne, une  des  plus  jolies  filles  du  pays,  devait,  le  lendemain  même, 
épouser  un  jeune  Grec,  le  plus  agile,  le  plus  fort,  le  plus  élégant  des 
garçons  du  village,  11  envoie  aussitôt  deux  de  ses  serviteurs  chercher 
la  fiancée  et  son  père  :  «  c'était,  disait-il,  pour  les  féliciter  du  ma- 
riage qui  se  préparait.  »  11  fallut  bien  obéir;  le  fiancé,  qui  serait 
peut-être  intervenu,  était  allé  à  la  ville  pour  ses  cadeaux  de  noce. 
Les  pauvres  diables  arrivent  donc  tout  tremblans;  le  bey  les  fait  ap- 
procher, et  adresse  à  la  jeune  fille  des  complimens  grossiers,  dont 
chaque  mot  est  une  insulte.  Malheureusement  pour  elle,  sa  frayeur, 
sa  honte,  la  rougeur  qui  monte  à  ses  joues,  ne  font  que  la  rendre 
plus  belle  encore;  enflammé  de  luxure,  le  mattre  ordonne  aux  ban- 
dits qui  lui  servent  de  valets  d'emmener  le  père  et  de  le  laisser  seul 
avec  la  fille.  On  entraîne  donc  le  vieillard,  qui  se  débat  en  vain 
entre  les  bras  robustes  d'une  demi-douzaine  de  Turcs;  on  le  jette 
dehora  roué  de  coups  et  plus  mort  que  vif.  Quand  le  bey  a  satisfait 
son  caprice  et  déshonoré  la  jeune  Grecque,  il  monte  à  cheval  pour 
prendre  l'air  et  dissiper  les  fumées  du  vin;  suivi  de  ses  coupe- 
jarrets,  il  s'élance  au  galop  sur  la  route  qui  de  Khalepa  mène  à  La 
Ganée.  En  chemm,  il  rencontre  le  fiancé,  qui,  ne  sachant  encore 
rien  de  tout  ce  qui  s'était  passé,  revenait  tranquillement  avec  les 
présens  destinés  à  sa  future.  Aussitôt  il  fond  sur  lui,  et,  tirant  un 
pistolet,  il  le  décharge  à  bout  portant  sur  le  jeune  homme,  qui  tombe 
mort  à  ses  pieds.  Ces  crimes,  est-il  besoin  de  le  dire?  restèrent  im- 
punis; c'étaient  là  jeux  de  prince,  et  les  maîtres  du  pays,  aux  mains 
de  qui  étaient  les  tribunaux  et  la  justice,  ne  songeaient  pas  à  s^io- 
digner  pour  si  peu.  Ce  misérable  ne  fut  tué  que  plusieurs  années 
après,  dans  la  guerre  de  l'indépendance. 

Voici  une  autre  anecdote  que  je  tiens  aussi  de  bonne  source.  Il 
existe  encore  dans  l'île  de  Crète  bien  des  vieillards  qui  ont  vu  ces 
choses,  et  qui,  on  le  comprend,  ne  les  ont  ni  oubliées,  ni  pardon- 
nées.  Il  y  avait  à  La  Ganée,  vers  le  commencement  de  ce  siècle,  un 
chrétien,  boulanger  de  son  état,  renommé  pour  son  talent  à  faire 
je  ne  sais  quel  gâteau  du  pays.  On  parlait  beaucoup  aussi  de  la 
beauté  de  sa  femme,  très  vantée  parmi  les  Grecs;  mais  aucun  Turc 
n'avait  pu  l'apercevoir  :  par  prudence,  comme  presque  toutes  les 


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l'île,  de   CRETE.  A3l 

femmes  grecques  de  la  ville,  elle  ne  sortait  jamais  de  sa  maison.  Un 
malin,  un  bey  de  La  Canée,  un  de  ceux  auxquels  on  osait  le  moins 
désobéir,  entre  dans  la  boutique  du  boulanger.  «  Fais-moi  pour  ce 
soir,  dit-il  au  pauvre  homme,  un  beau  gâteau;  je  viendrai,  avec 
quelques  amis,  le  manger  chez  toi;  que  la  table  soit  mise  à  deux 
heures  de  nuit,  et  donne-nous  de  bon  vin  et  de  forte  eau-de-vie.  Tu 
seras  bien  payé.  »  Le  boulanger  se  Confond  en  remercîmens  :  «  U 
était  confus  de  Thonneur  que  lui  faisait  sa  seigneurie,  sa  seigneu- 
rie serait  satisfaite.  »  La  chose  d'ailleurs  l'ennuyait  plus  qu'elle  ne 
l'alarmait.  Ceux  des  beys  qui  n'avaient  point  perdu  tout  respect 
humain  et  qui  n*aimaient  pomt  à  violer  la  loi  du  prophète  devant 
leurs  femmes  et  leurs  serviteurs  faisaient  assez  souvent  de  ces  par- 
ties fines,  la  nuit,  derrière  les  auvents  bien  fermés  de  quelque  café 
solitaire;  tout  ce  que  leur  hôte  avait  à  craindre,  c'était  de  n'être 
que  peu  ou  point  payé  de  sa  peine.  Sans  trop  s'inquiéter,  notre 
homme  prépare  donc  son  gâteau,  et,  le  soir  venu,  dispose  tout  pour 
flatter  le  palais  de  ses  convives.  A  l'heure  dite,  les  beys  arrivent, 
s'assoient  sur  le  tapis  et  commencent  à  boire.  Bientôt,  comme  le 
maître  de  la  maison,  pour  achever  sa  cuisine,  retournait  à  ses  four- 
neaux :  «  Fais  venir  ta  femme  pour  nous  servir,  »  lui  dit  impérieu- 
sement le  chef  de  la  bande.  Le  malheureux,  qui  commence  à  com- 
prendre, se  récrie,  jure  ses  grands  dieux  qu'il  lui  est  impossible  de 
se  conformer  aux  désirs  de  leurs  seigneuries,  que  sa  femme  n'est 
pas  au  logis.  On  ne  l'écoute  pas  :  «  s'il  n'obéit  sur-le-champ,  on  va 
le  tuer  et  fouiller  sa  maison  ;  si  au  contraire  il  est  docile,  on  ne  fera 
de  mal  à  personne.  »  Étourdi  par  ces  menaces,  le  boulanger  cède 
et  va  chercher  sa  femme;  à  peine  l'a-t-il  amenée  plus  morte  que 
vive,  on  frappe  à  la  porte  de  la  rue.  «  Va  ouvrir,  dit-on  au  mari, 
c'est  encore  un  convive  que  nous  attendons.  »  Il  y  court  en  toute 
hâte,  pour  être  plus  tôt  revenu  et  veiller  autant  que  faire  se  pour- 
rait sur  sa  femme.  Il  ouvre  donc,  et  sur  lui  se  jettent  aussitôt  des 
gens  apostés,  qui  le  percent  de  coups  de  poignard  et  laissent  son 
<:adavre  étendu  dans  la  rue.  Cela  fait,  on  referme  la  porte.  Alors 
commença  l'orgie,  et  elle  dura  jusqu'au  matin.  Quant  à  la  jeune 
femme,  livrée  sans  défense  à  ces  scélérats,  je  laisse  à  penser  com- 
ment elle  passa  la  nuit  et  quelles  insultes  lui  furent  prodiguées. 

Nous  avons  voulu,  par  ces  douloureux  récits,  faire  connaître  le 
caractère  et  les  habitudes  des  Turcs  crétois  avant  de  raconter  les 
cruels  châtimens  qui  les  frappèrent,  d'abord  sous  le  gouverne- 
ment d'Hadji-Osman-Pacha,  dont  le  nom  est  resté  redouté  dans 
l'Ile,  et  plus  tard,  dans  les  luttes  de  la  révolution  grecque.  Pour 
que  l'expiation  ne  parût  pas  ti'op  sévère,  il  fallait  montrer  combien 
les  crimes  avaient  été  grands,  insupportables,  inouis.  Ce  fut  par  la 
main  d'un  Turc  que  furent  portés  les  premiers  coups  à  ce  sanglant 

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^82  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

despotisme.  Les  beys  crétois,  encouragés  par  Timpunité,  devenaient 
de  plus  en  plus  indisciplinés  et  insolens;  leurs  exactions,  leurs 
cruautés,  les  avanies  qu'ils  prodiguaient  aux  chrétiens  dépeuplaient 
peu  à  peu  le  pays,  et  la  Porte  voyait  avec  inquiétude  approcher  le 
jour  où,  de  cette  île  si  riche  autrefois  et  si  féconde,  elle  ne  tirerait 
pour  ainsi  dire  plus  aucun  revenu.  Quatre  pachas,  nommés  par  le 
sultan,  venaient  d'être  déposés  Tun  après  Tautre  par  les  janissaires 
candiotes  et  renvoyés  à  Stamboul.  Le  divan  se  décida  en  1813  à  en- 
voyer à  Candie,  avec  le  titre  de  gouverneur-général,  Hadji-Osman- 
Pacha,  qui  s'était  fait  connaître,  dans  les  postes  qu'il  avait  remplis, 
par  l'énergie  de  son  caractère,  par  une  fermeté  qu'il  poussait  au 
besoin  jusqu'à  la  cruauté.  Habitué  à  se  faire  obéir,  Hadji-Osman 
eut  bien  vite  jugé  la  situation  et  pris  son  parti.  Il  savait  qu'aux 
grands  maux  il  faut  les  grands  remèdes,  et  il  n'était  pas  homme  à 
hésiter  sur  le  choix  des  moyens.  La  principale  difficulté,  c'est  qu'il 
n'avait  pas  de  troupes  à  sa  disposition  :  ces  beys  et  ces  agas  turcs, 
ceux-là  mêmes  qu'il  voulait  abattre  et  châtier,  formaient  la  seule  mi- 
lice de  l'île;  quant  à  faire  venir  du  dehors  des  Albanais  ou  d'autres 
soldats,  il  n'y  fallait  pas  songer.  Avertis  par  là  même  des  secrètes 
pensées  du  pacha  et  de  ses  projets,  les  Turcs  n'auraient  point  laissé 
débarquer  ces  nouveau -venus;  les  batteries  des  ports,  les  canons 
des  murailles,  les  clés  des  portes  étaient  en  leur  pouvoir,  et  la  vie 
du  pacha  entre  leurs  mains.  Il  fallait  donc  chercher  plus  près  de  soi, 
dans  l'île  même  et  jusque  dans  le  cœur  de  ces  villes  fortifiées  dont  les 
janissaires  se  croyaient  les  maîtres,  une  force  que  l'on  pût  armer 
sans  donner  l'éveil  et  le  jour  du  combat  amener  en  un  instant  sur 
le  terrain;  il  fallait  se  tourner  vers  les  chrétiens  et  se  servir  d'eux. 
Hadji-Osman  ne  recula  point  devant  cette  nécessité;  il  s'entendit 
secrètement  avec  les  primats  grecs  ;  par  leur  entremise,  il  fit  distri- 
buer des  armes  aux  raïas,  et  les  avertit  de  se  tenir  prêts.  Ceux-ci, 
qui  avaient  bien  des  comptes  à  régler  avec  leurs  oppresseurs,  ac- 
ceptèrent aisément  l'alliance  et  la  vengeance  qui  s'offraient  à  eux. 
Pendant  qu'ils  se  préparaient  et  s'armaient  en  silence,  leur  visage, 
habitué  par  la  servitude  à  la  dissimulation,  sut  rester  humble  et 
calme;  il  ne  trahit  rien  des  confidences  qu'ils  avaient  reçues,  ni  de 
leurs  espérances  cachées. 

Pour  l'exécution  de  son  projet,  le  pacha  avait  choisi  Khania,  où 
les  musulmans  étaient  moins  nombreux  et  moins  forts  qu'à  Megalo- 
Kastro.  A  Mégalo -Kastro  d'ailleurs  et  à  Retymo,  il  avait  mis  des 
hommes  à  lui,  sur  qui  il  pouvait  compter.  Quand  donc  il  eut  ter- 
miné tous  ses  préparatifs  et  donné  le  mot  d'ordre  à  ses  affidés,  Hadji- 
Osman  attira,  sous  divers  prétextes,  à  Khania,  où  il  avait  établi  sa 
résidence,  les  plus  remuans  et  les  plus  redoutables  des  beys  crétois. 
A  mesure  qu'ils  se  présentent,  il  les  accueille  le  plus  gracieusement 

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l'île   de   CRÈTE.  ASS 

du  inonde,  et  réussit,  à  force  de  politesses  et  d'avances,  à  endormir 
les  plus  soupçonneux;  puis,  quand  ils  sont  tous  réunis  dans  la  ville, 
il  les  convoque  un  matin  au  sérail  pour  entendre  la  lecture  de  je  ne 
sais  quel  firman  arrivé  de  Constantinople.  Ils  se  rendent,  sans  dé- 
fiance aucune,  à  cette  invitation  ;  mais  à  peine  sont-ils  rassemblés 
dans  la  salle  d*audience,  que  les  domestiques  du  pacha  et  quelques 
aventuriers  albanais  dévoués  à  sa  fortune  se  précipitent  sur  eux  et 
les  renversent,  les  garrottent  avant  qu'ils  aient  pu  se  reconnaître. 
En  même  temps  les  chrétiens  en  armes  paraissent  aux  portes,  et. 
s'en  emparent  au  nom  du  pacha  et  du  sultan.  D'autres  bandes, 
conduites  par  des  chefs  sûrs,  se  dirigent  vers  les  maisons  des  Turcs 
qui  s'étaient  le  plus  signalés  dans  les  derniers  désordres  :  on  les 
saisit,  on  les  entasse  dans  les  prisons.  Quelques  heures  après,  vers 
le  ^soir,  sur  la  digue  qui  ferme  le  port  de  La  Canée ,  on  amène  une 
vingtaine  des  prisonniers  les  plus  notables,  on  les  décapite  tous  l'un 
après  l'autre,  et  à  chaque  tête  qui  tombait,  un  coup  de  canon  an- 
nonçait à  la  ville  la  mort  du  condamné.  D'après  l'ordre  formel  du 
pacha,  ces  exécutions  devaient  être,  pour  les  Turcs  comme  pour 
les  Grecs,  le  motif  et  le  prélude  de  réjouissances  publiques  :  au  mo- 
ment où  tonnait  le  canon  vengeur,  les  jeux  et  les  danses  devaient 
commencer,  et  malheur  à  celui  qui  ne  montrerait  pas  assez  d'allé- 
gresse! Puisqu'il  regrettait  les  ennemis  du  sultan,  les  rebeljes  qui 
venaient  de  périr,  il  partagerait  leur  sort,  il  irait  les  rejoindre! 

Le  même  jour,  et  par  les  mêmes  moyens,  les  pachas  de  Retymo 
et  de  Candie  avaient,  eux  aussi,  fait  leur  coup  d'état.  Ils  envoyèrent 
leurs  prisonniers  à  Khania,  car  Hadji-Osman  voulait  jouir  de  sa  jus- 
tice, de  sa  vengeance.  Pendant  près  de  deux  mois,  le  sang  ne  cessa 
de  couler  à  La  Canée.  Vers  l'heure  où  se  couchait  le  soleil,  une  lente 
et  funèbre  salve  apprenait  à  la  ville  combien  de  têtes  avait  tranchées 
le  bourreau.  Aussitôt  éclataient  les  acclamations  et  la  fête.  Les  Turcs 
avaient  trop  peur,  ils  tremblaient  trop  devant  Hadji-Osman  pour  ne 
pas  crier  bien  haut;  quant  aux  Grecs,  ils  triomphaient,  et  passaient 
la  nuit  à  s'enivrer  et  à  danser. 

C'est  là  sans  doute  une  justice  bien  expéditive  et  bien  cruelle,  qui 
songe  à  le  nier?  Il  y  a  surtout  quelque  chose  de  barbare  dans  cette 
joie  commandée  par  le  juge  aux  spectateurs  de  la  peine,  comme 
pour  rendre  par  cet  outrage  la  mort  plus  cruelle  aux  condamnés; 
mais,  si  l'on  veut  être  équitable  pour  Hadji-Osman ,  il  faut  bien  se 
dire  qu'à  très  peu  d'exceptions  près  tous  ceux  qu'il  a  frappés  mé- 
ritaient leur  sort.  Si  d'ailleurs  il^lse  montra  impitoyable,  lui-même 
en  retour  ne  trouva  ni  justice  ni  pardon.  Il  avait  trop  bien  servi  la 
Porte  pour  rester  longtemps  en  faveur.  Ses  rigueurs  n'avaient  pu 
manquer  S'atteindre  des  parens  ou  des  amis  d'hommes  puissans 

TOME  L.  —  1864.  28 

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A3&  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

à  Stamboul,  de  lui  faire  des  ennemis  redoutables  et  acharnés.  On 
profita  d'un  changement  de  vizir,  on  fit  parler  une  femme  ou  un 
eunuque,  et  Ton  réussit  à  rendre  suspect  au  sultan  cet  intrépide  e{ 
fidèle  sujet.  C'était  encore  le  temps  où  Ton  annonçait  aux  fonc- 
tionnaires leur  destitution  en  leur  envoyant  le  cordon  (1).  On  l'ex- 
pédia donc  à  Hadji-Osman.  €elui-ci,  en  vrai  musulman  de  la  vieille 
roche,  reçut  ce  message  très  dévotement,  fit  ses  ablutions  et  sa 
prière,  et  tendit  sa  tête  au  lacet.  Lui  mort,  tous  les  anciens  abus 
reparurent,  et  l'île  retomba  au  pouvoir  d'une  aristocratie  factieuse 
et  sanguinaire. 

Sous  le  poids  écrasant  de  cette  tyrannie  et  de  ces  misères,  la  po- 
pulation chrétienne  aurait  sans  doute  fini  par  s'enfuir,  s'éteindre  oa 
apostasier  tout  entière,  et  le  nom  grec  aurait  disparu  de  l'Ile,  si 
tous  les  raïas  avaient  été  soumis  au  même  joug  et  au  même  régime 
que  les  habitans  des  villes  et  du  bas  pays.  Heureusement,  dans  les 
hautes  terres  et  surtout  dans  les  Monts-Blancs,  plus  élevés  que  le 
Dicté,  plus  larges  et  plus  épais  que  l'Ida,  formés  d'un  système  bien 
plus  compliqué  de  chaînes  secondaires  et  de  vallées  profondes  sé- 
parant des  plateaux  d'un  accès  difficile,  les  chrétiens  avaient  con- 
servé une  tout  autre  attitude  et  une  situation  beaucoup  plus  digne. 
C'étaient  ces  Grecs  des  Monts-Blancs  qui,  sous  les  Vénitiens,  four- 
nissaient les  meilleurs  soldats  aux  milices  de  l'ile,  qu'une  ou  deux 
fois  par  an  des  officiers  étrangers  passaient  en  revue  et  faisaient 
manœuvrer  au  chef-lieu  du  district.  Ces  montagnards  n'avaient  ja- 
mais perdu  l'habitude  des  armes  :  pendant  la  paix,  si  l'on  peut  ap- 
peler ainsi  un  état  toujours  troublé  et  précaire,  ils  entretenaient 
par  la  chasse  leur  force  et  leur  adresse.  La  vigueur  de  leurs  corps 
endurcis  à  la  fatigue,  la  position,  toujours  facile  à  défendre,  de 
leurs  villages,  situés  sur  les  hauteurs,  le  voisinage  des  bois,  des  ca- 
vernes, des  inaccessibles  ravins,  qui  pouvaient,  en  cas  de  collision, 
leur  offrir  aussitôt  un  sûr  asile,  la  crainte  de  représailles  et  de  sur- 
prises qu'il  serait  plus  difficile  encore  de  prévenir  que  de  châtier, 
tout  contribuait  à  imposer  aux  musulmans,  à  l'égard  de  pareils  voi- 
sins, une  certaine  retenue  et  quelques  ménagemens.  Tout  en  ayant 
donc,  eux  aussi,  à  lutter  et  souvent  à  souffrir,  les  Riziotes,  c'est-à- 
dire  ceux  qui  habitaient  les  versans  septentrionaux,  la  racine  des 
Monts-Blancs,  les  Séliniotes,  les  Sfakiotes,  menaient  une  vie  plus 
supportable  que  les  autres  raîas,  et  conservaient  dans  l'île  le  nom, 
les  traditions  et  les  espérances  de  la  race  grecque. 

(1)  C*est  sous  Mahmoud  qu'a  enfin  disparu  cet  u^age  barbare.  Le  dernier  yizir  à  qui 
la  vie  ait  été  enlevée  en  m(^me  temps  que  !e  pouvor,  c'est  Pertew-Pachâ  en  1837.  De- 
puis lors,  les  relations  avec  l'Eurr  p  •  ei  radcncls^emejt  des  mœurs  ont  rendu  tjut  àfeit 
impossibles  ces  exécutions  arbi  ra  rea. 


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l'île  de  CRÈTE.  A35 

Mieux  protégés  que  tous  les  autres  par  l'étrange  configuration 
du  sol  qu'ils  habitaient,  retranchés  derrière  ces  murs  de  roche  et 
de  neige,  couverts  par  ces  torrens,  par  ces  étroits  et  tournans  ra- 
vins, par  ces  redoutables  escarpemens  que  nous  avons  déjà  essayé 
de  décrire,  les  Sfakiotes,  depuis  le  temps  où  nous  les  voyons  appa- 
raître dans  l'histoire,  jouissaient  d'une  indépendance  de  fait  que  ne 
supprima  point  la  conquête  turque  (1).  L|  première  mention  que 
j'en  rencontre  dans  les  annales  de  la  Crète  »  c'est  chez  le  voyageur 
florentin  Buondelmonti,  au  commencement  du  xv*"  siècle.  «  Là,  dit-il, 
se  voit  Sphichium,  très  ancienne  cité,  maintenant  ruinée  et  sans 
murailles.  Des  paysans  habitent  une  partie  de  l'espace  qu'elle  oc- 
cupait; à  cause  de  l'aridité  de  leurs  montagnes,  ces  hommes  n'en- 
semencent pas  la  terre,  ils  vivent  du  produit  des  planches  de  cy- 
près qu'ils  façonnent  et  du  laitage  que  donnent  leurs  troupeaux  de 
jchèvres.  Ils  sont  de  grande  tailJe,  d'une  incroyable  agilité  dans  leurs 
montagnes  et  redoutables  à  la  guerre;  ils  arrivent  jusqu'à  Tâge  de 
cent  ans  sans  être  atteints  par  aucune  infirmité;  au  lieu  de  vin,  ils 
ne  boivent  presque  jamais  que  du  lait.  »  On  voit,  d'après  ces  pa- 
roles de  Buondelmonti,  confirmées  par  un  curieux  passage  de  Cor- 
nélius, que  les  Monts-Blancs  étaient  bien  plus  boisés  alors  qu'ils  ne 
le  sont  aujourd'hui.  L'historien  ajoute,  en  s' appuyant  sur  une  chro- 
nique manuscrite  d'un  de  ses  aïeux,  «  qu'un  incendie,  s'étant  al- 
lumé, de  ce  côté  de  Tîle,  dans  un  grand  bois  de  cyprès,  dura  trois 
années  continues,  sans  que  l'on  pût  l'éteindre.  »  £n  admettant  qu'il 
y  ait  là  quelque  exagération,  il  n'en  reste  pas  moins  certain  que 
toute  cette  région  ne  possède  plus  que  de  faibles  débris  des  forêts 
d'autrefois,  et  que  cet  épais  rideau  de  verdure  devait  contribuer  à 
rendre  encore  plus  facile  aux  Sfakiotes  la  défense  de  leur  territoire. 
Quand  Belon,  vers  1550,  visita  la  Sphachie^  comme  il  l'appelle, 
les  Sfakiotes  ne  se  servaient  point  d'armes  à  feu;  ils  en  étaient  en-- 
core  à  l'arc  et  aux  flèches  de  leurs  ancêtres.  «  Ils  portent  derrière 
le  dos,  écrit-il,  une  trousse  où  il  y  a  cent  cinquante  flèches  environ, 
bien  ordonnées,  et  un  arc  bandé  pendant  au  bras  ou  en  écharpe, 
et  une  rapière  au  côté.  »  Ils  dansent,  sous  les  yeux  du  voyageur, 
sans  déposer  leurs  armes,  et  Belon  s'empresse  aussitôt  de  voir  la 
pyrrhique  dans  cette  danse  d'hommes  armés. 

Les  Vénitiens  vivaient  d'ordinaire  en  assez  bons  termes  avec  les 

(1)  L*étyinologîe  du  nom  de  Sfakia  est  incortaine.  Cornélius  semble  y  voir  une  autre 
forme  ou  une  corruption  du  nom  de  Psychium,  qui  se  trouve  dans  Ptolémée  appliqué  à 
un  point  situé  à  l*ouest  de  Port-Phœnix;  mais  de  la  comparaison  de  Ptol(''mée  et  du 
Stadiasmus  il  semble  résulter  que  Psychion  était  hors  du  pays  connu  au  moyen  2ige  et 
de  nos  Jours  sous  le  nom  de  Sfakia.  Peut-Être  ferait -on  mieux  de  tirer  ce  nom  du 
yerbe  sphiggOf  serrer,  étrangler,  Sphakia,  ce  serait  le  pays  des  gorges  resserrées,  des 
défilés,  et  cette  étymologie  serait  certes  bien  fondée  sur  la  nature  des  lieux. 


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A36  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Sfakiotes,  à  la  condition  de  les  laisser  tranquilles  chez  eux  et  de 
ne  guère  leur  imposer  qu'un  hommage  de  pure  forme  et  un  tribut 
insignifiant.  En  temps  de  guerre,  ils  savaient  utiliser  leur  humeur 
belliqueuse  et  leur  amour  du  butin;  ils  en  formaient  des  bataillons 
qui,  encouragés  par  une  haute  paie,  étaient  employés  avec  succès 
contre  les  Turcs.  Us  eurent  beaucoup  de  peine  à  faire  quitter  aux 
Cretois  l'arc,  leur  arme  antique  et  familière,  pour  leur  faire  prendre 
l'arquebuse.  Les  succès  que  quelques  Grecs  obtinrent  à  la  chasse 
en  se  servant  d'armes  à  feu  tentèrent  les  autres,  qui  en  demandè- 
rent à  la  seigneurie;  des  commissaires  vénitiens  envoyés  dans  l'île 
en  1586  pour  en  étudier  la  situation,  et  dont  M.  Pashley  a  publié  le 
remarquable  rapport,  distribuèrent  un  certain  nombre  de  fusils  à 
ceux  des  sujets  qu'ils  croyaient  fidèles.  Pourtant  l'usage  de  l'arc 
ne  disparut  point  de  sitôt;  en  1596,  un  autre  inspecteur  vénitien, 
Foscarini,  écrit  en  parlant  des  Sfakiotes  :  «  Ils  vont  toujours  avec 
l'arc  sur  les  épaules  et  avec  un  carquois  attaché  au  flanc,  carquois 
plein  de  flèches,  qu'ils  excellent  à  lancer  au  but;  beaucoup  d'entre 
eux  aussi  sont  d'excellens  arquebusiers.  »  Soixante  ans  plus  tard, 
dans  les  relations  du  siège  de  Candie,  il  est  encore  souvent  question 
de  blessures  faites  avec  l'arc,  et  l'arsenal  de  cette  ville  contient, 
comme  nous  l'avons  dit,  des  provisions  de  flèches  qui  remontent  à 
cette  époque. 

Un  des  commissaires  vénitiens  de  1686  avait  été  très  frappé  du 
caractère  et  de  l'attitude  des  Sfakiotes.  a  C'est,  dit-il ,  une  popula- 
tion plus  courageuse  que  celle  du  reste  de  l'île.  Ce  qui  lui  donne 
cette  supériorité,  c'est,  avec  son  tempérament  et  avec  la  nature  du 
pays  qu'elle  habite,  la  conviction  qu'elle  a  de  descendre  des  Ro- 
mains. Tout  cela  lui  inspire  je  ne  sais  quoi  de  généreux  dans  ses 
actions  que  l'on  ne  trouve  pas  chez  les  autres  Cretois.  Les  Sfakiotes 
dans  le  principe  ne  se  soumirent  pas,  comme  le  reste  de  leurs  con- 
citoyens, au  joug  des  cavaliers  de  Venise;  soit  que  leur  farouche 
bravoure  ait  arrêté  les  conquérans,  soit  que  la  stérilité  de  leur  pays 
les  ait  rebutés,  ils  ne  sont  jamais  tombés  aux  mains  de  cet  ordre 
des  seigneurs,  si  abhorré  dans  tout  le  duché...  Certainement,  n'é- 
tait que  le  territoire  de  Sfakia  n'est  pas  habité  tout  entier  par  des 
familles  également  jalouses  de  l'insolente  gloire  de  désobéir,  et  que 
les  Sfakiotes  ne  sont  pas  unis  entre  eux ,  il  serait  très  difficile  de  les 
contenir.  » 

Les  Sfakiotes,  en  dépit  des  démêlés  qu'ils  avaient  souvent  avec 
les  Vénitiens,  ayant  peu  à  souffrir  de  la  domination  étrangère,  sem- 
blent ne  pas  s'être  joints  aux  autres  indigènes  pour  appeler  les 
Turcs,  mais  avoir  au  contrsyjre,  autant  qu'il  était  en  eux,  résisté  à 
la  conquête  musulmane.  Dans  les  premières  années  de  la  guerre  de 
Candie,  les  Sfakiotes  firent  sentir  rudement  leur  valeur  aux  Turcs, 


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l'île    de   CRÈTE.  437 

malgré  l'offire  que  ceux-ci  leur  avaient  faite  du  libre  exercice  de  la 
religion  chrétienne  et  du  maintien  de  leurs  franchises  pour  le  cas 
où  ils  consentiraient  à  servir  contre  les  Vénitiens.  Les  chefs  sfa- 
kiotes  Zymbi,  Balsamo  et  Calamo,  se  distinguèrent  en  plusieurs 
rencontres.  Les  Sfakiotes  n'en  furent  que  plus  respectés  après  le 
triomphe  définitif  du  croissant.  Pendant  tout  un  siècle,  les  gouver- 
neurs n'exigèrent  d'eux  d'autre  tribut  qu'une  certaine  quantité  de 
glace  qu'ils  devaient,  chaque  année,  apporte^  de  leurs  montagnes 
à  Megalo-Kastro,  à  Retymo  et  à  Khania,  pour  l'usage  des  pachas 
et  de  leurs  maisons.  Sfakia  était  censé  faire  partie  de  l'apanage  de 
la  sullane-validé  ou  sultane-mère,  à  qui  les  habitans  de  ce  district 
envoyaient  chaque  année  quelques  présens.  On  se  contentait  de 
cette  marque  de  sujétion,  et  l'on  ne  réclamait  point  des  Sfakiotes 
l'impôt  appelé  haratch  ou  capitation,  que  payaient  tous  les  autres 
raïas  de  l'île;  ils  eussent  été  gens  à  mal  prendre  la  chose  et  à  ré- 
pondre à  cette  demande  par  des  coups  de  fusil. 
^\  Ce  qui  entretenait  chez  les  Sfakiotes  des  habitudes  belliqueuses, 
et  ce  qui  empêchait  leurs  armes  de  se  rouiller  pendant  qu'ils  étaient 
en  paix  avec  le  Turc,  c'étaient  les  haines  héréditaires  qui  divisaient 
chez  eux  les  familles  et  les  villages,  c'étaient  les  guerres  civiles  qui 
trop  souvent  désolaient  leurs  vallées.  Comme  presque  tous  les  mon- 
tagnards, comme  les  Maïnotes  et  les  Monténégrins,  les  Sfakiotes 
poussaient  au  dernier  point  la  superstition  et  le  fanatisme  de  la  vcn-- 
délia.  Le  rapport  de  l'un  des  commissaires  vénitiens,  Foscarini,  si- 
gnale parmi  eux  un  usage  qui  se  retrouve  en  Corse  :  un  homme 
avait-il  été  frappé  par  son  ennemi,  son  plus  proche  parent  jurait 
de  ne  pas  changer  de  linge,  de  ne  point  se  séparer  de  la  chemise 
ensanglantée  du  mort,  que  l'on  n'eût  vengé  son  trépas  en  frappant 
son  assassin  ou  quelqu'un  de  sa  famille.  C'était  quelquefois  au  bout 
de  quarante  ou  cinquante  ans  que  se  payait  cette  dette  de  ven- 
geance. Peu  d'hommes  à  Sfakia,  disent  encore  les  vieillards,  mou- 
raient autrefois  de  mort  naturelle;  «  c'étaient  là  nos  coutumes,  » 
ajoutent-ils,  non  sans  regretter  secrètement  l'ancienne  énergie.  Des 
querelles  qui  s'engageaient  souvent  sous  le  plus  léger  prétexte  fai- 
saient sortir  de  la  ceinture  couteaux  et  pistolets;  celui  qui  succom- 
bait avait-il  beaucoup  de  parens,  il  ne  restait  guère  au  meurtrier 
d'autre  chance  de  salut  que  de  s'enfuir  et  de  quitter  l'île,  et  c'est  le 
parti  qu'il  s'empressait  presque  toujours  de  prendre.  La  famille  de 
la  victime  se  portait  aussitôt  à  la  maison  de  l'assassin ,  la  brûlait  et 
s'emparait  de  tous  ses  biens.  Le  canton  d'Anopolis  était  divisé  en 
deux  groupes  ennemis,  à  la  tète  desquels  se  trouvaient  les  deux  ha- 
meaux de  Gyro  et  de  Kampi,  et  qui  échangeaient  souvent  des  balles. 
De  même  les  gens  de  Kallikrati  et  dAskyfo  étaient  presque  toujours 
en  guerre  avec  ceux  de  Nipros  et  d'Asfento.  Quand  un  Sfakiote  ne 

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&38  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

trouvait  pas  à  brûler  sa  poudre  dans  ces  querelles  de  famille  et  de 
voisinage,  il  faisait  quelque  expédition  nocturne  dans  les  campa- 
gnes voisines  des  Monts-Blancs,  il  allait  enlever  des  femmes,  de  l'ar- 
gent ou  des  troupeaux.  Pour  se  soustraire  à  ces  déprédations,  il 
arrivait  souvent  que  des  chrétiens  ou  des  mahométans  du  bas  pays 
concluaient  une  sorte  de  traité  avec  les  plus  redoutés  des  chefs  sfa- 
kiotes;  ils  leur  donnaient,  à  titre  de  prime  d'assurance  contre  le 
brigandage,  un  mouton  par  dix  que  comptait  le  troupeau,  et,  ce 
tribut  une  fois  payé,  le  Sfakiote  se  chargeait  de  veiller  lui-même 
sur  les  biens  de  ceux  qu'il  appelait  désormais  avec  orgueil  ses  su- 
jets, ses  raias;  un  châtiment  terrible  attendait  quiconque  eût  osé 
leur  dérober  un  agneau. 

Malheureusement  pour  les  Sfakiotes,  qui  ne  s'étaient  jamais  sentis 
plus  aguerris  et  plus  fiers  que  dans  le  courant  du  siècle  dernier,  ils 
furent  entraînés  dans  la  désastreuse  insurrection  de  1770.  Cette  en- 
treprise, provoquée  par  l'inquiète  ambition  de  l'impératrice  Cathe- 
rine, pompeusement  annoncée  à  l'Occident  et  brillamment  com- 
mencée, ne  devait  aboutir,  grâce  à  la  sotte  présomption  d'Alexis 
Orlof,  qu'à  d'humilians  échecs  et  à  une  lamentable  eflusion  de  sang 
chrétien.  La  révolte,  fut  décidée  et  conduite  dans  l'île  de  Crète  par 
un  certain  maître  Jean  [daskalos  Lmnis)^  dont  le  nom  et  le  souve- 
nir se  sont  conservés  dans  un  chant  populaire  que  j'écrivis  à  Sfakia 
même  sous  la  dictée  des  vieilles  femmes.  Maître  Jean  devait  sans 
doute  le  titre  que  lui  donne  la  tradition  à  quelque  supériorité  intel- 
lectuelle qu'il  aurait  acquise  je  ne  sais  où;  peut-être  avait-il,  dans 
sa  jeunesse,  voyagé  hors  de  l'île.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'était  le  plus 
riche  propriétaire  de  Sfakia;  il  semble  avoir  eu  une  tête  politique, 
capable  de  former  de  vastes  plans  ou  du  moins  de  les  comprendre 
et  d'en  poursuivre  l'exécution  avec  patience  et  résolution.  11  vou- 
lait, comme  dit  le  poème  populaire  qui  perpétue  sa  mémoire,  réta- 
blir la  nationalité  hellénique,  tin  Romiosynin  : 

A  chaque  Pâques,  à  chaque  fête  de  Noël,  il  mettait  son  chapeau  —  et  11 
disait  au  prolopappas  :  «  J'amènerai  le  Russe.  »  —  «  Maître  Jean  de  Sfakia, 
silence I  11  ne  nous  convient  pas  de  parler  ainsi.  —  Si  le  sultan  vous  enten- 
dait, il  nous  enverrait  des  Turcs.  »  —  «  Qu'il  envoie  son  armée,  et  toute  sa 
flotte!  —  Sfakia  a  des  hommes  de  cœur,  de  vrais  pallilcares;  —  qu'il  envoie 
son  armée  avec  tous  ses  étendards  !  —  Sfakia  a  des  hommes  de  cœur,  aussi 
nombreux  que  les  ramiers  de  ses  bois.  » 

Aussi,  dès  que  l'apparition  de  la  flotte  russe  et  les  premiers  suc- 
cès de  l'insurrection  de  Morée  furent  connus  en  Crète,  maître  Jean 
souleva  Sfakia.  11  était  en  relations,  depuis  plusieurs  années  déjà, 
avec  Benaki,  le  primat  messénien,  et  avec  les  chefs  maïnotes;  des 
armes  et  des  munitions  avaient  été  amassées  de  longue  main.  Les 


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L*ILE   DE   CRETE.  &39 

Sfakiotes  réussirent  d'abord  ;  ils  se  répandirent  dans  la  plaine,  pil- 
lèrent beaucoup,  tuèrent  un  certain  nombre  de  Turcs,  et  réduisi- 
rent les  autres  à  s'enfermer  dans  les  places  fortes.  Ce  fut  alors  que 
maître  Jean  fit  un  voyage  à  Paros  pour  se  concerter  avec  Orlof,  et 
lui  demander  une  coopération  active,  une  attaque  sur  l'une  des 
forteresses  de  l'île.  Orlof,  qui  avait  l'ambition  d'un  grand  rôle,  mais 
qui  n'en  avait  pas  le  génie,  ne  sut  rien  comprendre,  et  ne  vou- 
lut rien  faire;  il  attendit,  et  pendant  qu'il  se  donnait  de  grands  airs 
et  qu'il  tranchait  du  souverain,  la  Morée  fut  reconquise  à  Faide  de 
la  soldatesque  albanaise.  La  partie  était  perdue;  partout  en  Crète 
les  raïas  étaient  restés  tranquilles  :  Sfakia  seul  était  en  armes.  Les 
pachas  rassemblèrent  des  troupes  et  marchèrent  avec  des  forces 
imposantes  contre  les  Sfakiotes.  Ceux-ci  étaient  divisés;  les  uns 
voulaient  se  soumettre,  les  autres  résister;  pendant  qu'on  discutait, 
les  Turcs  franchirent  les  défilés,  ravagèrent  et  incendièrent  les  vil*- 
lages  d'Askyfo  et  d'Anopolis,  et  ne  se  retiï-èrent  qu'en  emmenant 
de  nombreux  prisonniers  et  un  riche  butin.  Maître  Jean  n'avait  cessé 
de  conduire  la  résistance;  mais,  mal  secondé,  il  fut  partout  battu 
et  repoussé,  son  frère  même  tomba  aux  mains  des  Turcs.  Ceux-ci, 
malgré  leur  succès,  ne  regardaient  point  la  rébellion  comme  sup- 
primée tant  qu'ils  n'en  auraient  point  le  chef  entre  les  mains.  De 
Megalo-Kastro,  le  pacha  ^fit  porter  à  maître  Jean  des  paroles  de 
pardon  et  de  réconciliation,  en  l'engageant  à  venir  le  trouver  pour 
faire  sa  paix  et  rentrer  en  grâce.  Pour  mieux  assurer  l'effet  de  ces 
promesses  trompeuses,  on  força  par  des  menaces  de  mort  le  frère  du 
chef  à  lui  écrire  une  lettre  où  il  se  portait  garant  de  la  bonne  foi 
du  pacha  et  pressait  maître  Jean  de  céder.  Tout  en  se  conformant  aux 
ordres  de  celui  dont  un  signe  pouvait  faire  tomber  sa  tête,  le  rusé 
Sfakiote  trouva  moyen  de  donner  un  avertissement  à  son  frère. 
Au  bas  de  sa  missive,  il  écrivit  trois  fois  la  lettre  [a,  dans  un  endroit 
où,  sans  frapper  les  yeux,  elle  pouvait,  avec  un  peu  d'attention, 
être  aisément  distinguée.  Cette  lettre  signifiait  dans  sa  pensée  {ùi 
(epÔTiç),  [/.vf,  jjLvf,  «  ne  viens  pas,  ne  viens  pas,  ne  viens  pas.  »  Il 
espérait  que  son  frère  comprendrait  ce  langage,  resterait  dans  la 
montagne,  et  se  déroberait  à  la  mort  qui  l'attendait;  mais  celui-ci, 
las  du  rôle  qu'il  jouait  et  des  maux  qu'il  attirait  sur  son  pays,  con- 
seillé d^ailleurs  par  de  faux  amis  vendus  ad  pacha,  n'examina  point 
la" dépêche,  s'empressa  d'accepter  ce  qu'on  lui  proposait,  et  donna 
tête  baissée  dans  le  piège.  On  l'accueillit  d'abord  avec  beaucoup 
d'amitié  et  d'honneurs;  puis,  dès  qu'on  fut  sûr  de  le  bien  tenir,  on 
changea  de  ton  :  il  fut  pendu  à  Candie  comme  brigand,  et  l'Ile  en- 
tière retomba  sous  un  joug  plus  dur  que  jamais.  Les  Sfakiotes  fu- 
rent pour  la  première  fois  soumis  au  hamtch^  humiliation  qu'ils 
ressentirent  vivement  et  dont  ils  jurèrent  de  se  venger  dès  que  l'oc- 

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hàO  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

casion  serait  favorable  (1).  Quelques-uns  des  plus  hardis  et  des 
plus  braves  se  joignirent  à  ce  Lambro  j^ont  les  aventureux  exploits 
ont  frappé  Timagination  de  Byron!  C'est  à  Lambro,  tel  que  le  lui 
représentaient  les  récits  qu'il  aimait  à  écouter  pendant  son  voyage 
en  Orient,  que  Byron  a  emprunté  quelques-uns  des  traits  dont  il 
peint  son  Corsaire^  et  il  l'a  mis  lui-môme  en  scène  dans  les  deux 
plus  beaux  chants  de  son  Don  Juan^  dans  l'épisode  d'Haydée.  D'au- 
tres Cretois  préférèrent  chercher  un  asile  dans  le  pays  môme  d'où 
était  parti  le  signal  de  l'insurrection.  Établis  à  Odessa,  dans  cette 
cité  nouvelle  dont  la  Russie  doit  à  un  Français,  le  duc  de  Riche- 
lieu, l'essor  brillant  et  la  prospérité  rapide,  ils  s'enrichirent  par  le 
commerce,  et  quand  l'irétairie  vint  à  s'organiser,  ils  entrèrent  avec 
ardeur  dans  le  mouvement.  Grâce  aux  relations  qu'ils  avaient  con- 
servées avec  leurs  compatriotes,  ils  les  avertirent  de  se  tenir  prêts, 
et  préparèrent  le  soulèvement  dont  Sfakia  donna  le  signal  en  juil- 
let 1821.  Parmi  les  plu3  opulens  de  ces  Cretois  établis  en  Russie, 
parmi  ceux  qui  se  dévouèrent  le  plus  passionnément  et  de  leur 
bourse  et  de  leur  personne  à  la  délivrance  de  leur  pays,  se  trou- 
vait la  famille  Kalergi,  qui,  au  xiii''  siècle,  était  déjà  la  première 
de  l'île.  En  1299,  un  Kalergi,  après  avoir  balancé  pendant  dix-huit 
ans  la  fortune  de  Venise,  traitait  d'égal  à  égal  avec  la  république,  et 
recevait  pour  lui  et  ses  descendans  le  titrg  et  les  privilèges  de  noble 
vénitien. 


II. 

On  ne  peut  entreprendre  de  retracer  ici  les  événemens  mili- 
taires dont  la  Crète  a  été  le  théâtre  pendant  ces  luttes  de  l'indé- 
pendance, qui  ont  duré  environ  neuf  ans  :  ils  sont  racontés  dans 
toutes  les  histoires  générales  de  cette  guerre,  et  d'ailleurs  n'y  au- 
rait-il pas  quelque  monotonie  dans  le  récit  assez  peu  varié  de  ces 
combats  où  le  courage  déployé  de  part  et  d'autre  éloigne  tout  ré- 
sultat décisif,  de  ces  entreprises  hardies  qui  finissent  toujours  par 
échouer  faute  d'unité  dans  le  commandement,  faute  aussi  d'appro- 
visionnemens  réguliers  et  d'artillerie  de  siège?  En  Crète  comme  dans 
la  Grèce  continentale,  ce  furent  les  mêmes  alternatives  de  succès  et 
de  revers,  des  débuts  brillans  qui  ne  tenaient  pas  leurs  promesses, 
des  coups  de  main  heureux  que  rendaient  stériles  T insuffisance  des 

(i)  Ces  détails  sur  un  personnage  dont  le  nom  n'est  mentionné  dans  aucune  histoire 
publiée  en  Occident  m*ont  été  donnés,  dans  le  pays  môme,  par  la  tradition  populaire  et 
les  chants  qui  la  conservent,  puis  confirmés  à  Athènes  par  un  des  Cretois  qui  connais- 
saient le  mieux  l'histoire  moderne  de  leur  lie,  M.  Antoniadis,  un  courageux  combat- 
tant de  la  guerre  de  l'indépendance  et  le  rédacteur,  pendant  do  longues  anné«s,  de  l'un 
des  journaux  les  plus  estimés  qui  se  soient  publiés  à  Athènes,  VAihina, 


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l'iLE    de    CRÈTE.  &41 

moyens  d'attaque  et  les  rivalités  des  chefs  chrétiens.  Pourtant ,  en 
1823,  les  musulmans  ne  tenaient  plus  la  campagne  et  s'étaient  d'un 
bout  à  l'autre  de  l'île  renfermés  dans  les  forteresses.  L'une  d'entre 
elles,  Kissamo-Kasteli,  avait  capitulé  après  qu'eurent  péri,  parla  fa- 
mine et  par  la  peste,  presque  tous  les  Turcs  qui  s'y  étaient  réfugiés 
avec  leurs  familles.  Déjà  même  la  garnison  de  Megalo-Kastro  parlait 
de  se  rendre,  et  les  Grecs  étaient  sur  le  point  de  se  trouver  ainsi 
maîtres  de  la  plus  forte  place  de  l'île;  Khania  et  Retymo  auraient 
sans  doute  bientôt  suivi  cet  exemple,  et  la  Crète  eût  été  tout  entière 
aux  mains  des  chrétiens.  Le  sultan  semblait  hors  d'état  de  conti- 
nuer la  lutte;  les  Russes  le  menaçaient  sur  le  Danube,  et  en  Grèce 
ses  armées,  mal  commandées  et  mal  nourries,  harcelées  par  les 
klephtes,  poursuivies  par  la  peste  et  les  fièvres  à  travers  les  déserts 
qu'elles  faisaient  devant  elles  et  qui  les  dévoraient,  fondaient  et 
disparaissaient  l'une  après  l'autre,  comme  des  boules  de  neige  lan- 
cées dans  une  fournaise  ardente.  Les  chrétiens  n'y  gagnèrent  rien. 
Le  sultan,  à  bout  de  forces,  appela  à  son  aide  et  se  substitua  son 
puissant  vassal  le  pacha  d'Egypte.  Méhémet-Ali  saisit  avec  empres- 
*  sèment  l'occasion  que  lui  offrait  la  fortune  d'essayer  son  armée, 
d'aguerrir  ses  officiers  et  ses  soldats,  et  surtout  de  se  poser  aux 
yeux  de  tout  l'Orient,  en  cette  heure  critique,  comme  le  seul  dé- 
fenseur efficace  et  le  véritable  champion  de  l'islam.  Un  lieutenant 
d'Ibrahim- Pacha  débarqua  donc  en  Crète  avec  une  flotte  qui  por- 
tait plusieurs  régimens  égyptiens,  soumis  à  une  discipline  sévère 
et  dressés  par  des  instructeurs  européens.  Les  places  furent  déblo- 
quées, et  les  Sfakiotes  rejetés  dans  leurs  montagnes,  où  les  suivit 
une  partie  de  la  population  de  l'île.  L'ennemi  ne  put  pénétrer  dans 
la  vallée  d'Haghia-Roumeli;  mais  les  familles  qui  s'y  étaient  réfu- 
giées manquaient  de  vivres  et  souffraient  de  la  disette.  Beaucoup  de 
Cretois  s'expatrièrent,  les  autres  se  soumirent.  Quelcpies  tentatives 
faites  pour  rallumer  la  guerre  en  1825  et  1826,  pendant  que  les 
meilleures  troupes  d'Ibrahim  étaient  occupées  en  Morée,  n'eurent 
qu'un  succès  momentané.  La  Crète  était  donc  à  peu  près  tranquille 
quand,  malgré  les  efforts  et  les  sacrifices  des  chrétiens,  malgré  la 
supériorité  qu'ils  avaient  conquise  et  qu'ils  avaient  gardée  tant  que 
les  Turcs  avaient  été  abandonnés  à  leurs  propres  forces,  le  proto- 
cole de  Londres  du  2  février  1830  et  les  traités  qui  en  furent  la  con- 
séquence laissèrent  l'île  en  dehors  du  nouveau  royaume  qu'ils  con- 
stituaient et  la  rendirent  ainsi  à  la  domination  ottomane. 

Nulle  part  plus  de  sang  n'avait  coulé,  nulle  part  la  lutte  n'avait 
été  plus  acharnée,  plus  cruelle,  plus  implacable  qu'en  Crète.  C'est 
ce  qui  me  frappait  dans  les  récits  auxquels  je  provoquais  mes  hôtes 
ou  les  paysans  que  je  rencontrais  dans  les  sentiers  de  la  montagne, 
et  qui  cheminaient  à  côté  de  moi,  tout  surpris  de  voir  un  étranger 


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Iih2  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

comprendre  leur  langue  et  s'intéresser  à  leurs  ressentimens,  à  leurs 
luttes,  à  leurs  souffrances.  Dans  les  villages  de  la  Riza,  on  se  sou- 
vient d'avoir,  en  1821,  après  que  les  musulmans  eurent  été  mis  en 
déroute  dans  le  défilé  de  Krapi,  chassé  sur  les  montagnes,  «  comme 
des  chèvres  sauvages,  »  les  pauvres  fuyards  qui  s'étaient  jetés  de 
côté  et  d'autre  dans  les  taillis^  et  qui,  ne  marchant  que  la  nuit, 
cherchaient  à  gagner  Retymo.'  Quelques-uns,  domptés  par  la  faim 
et  par  la  soif,  plus  fortes  que  la  peur,  finissaient  par  entrer  dans  un 
village,  et,  se  jetant  aux  pieds  du  premier  Grec  qu'ils  rencontraient, 
lui  demandaient  la  vie  et  une  goutte  d'eau.  On  croira  peut-être  que 
la  pitié  prenait  le  vainqueur  en  voyant  à  ses  genoux  son  ennemi 
désarmé  et  à  demi  mort.  C'est  mal  connaître  les  Sfakiotes  et  tout  ce 
qu'avaient  amassé  de  haine  et  de  colère  dans  le  cœur  des  chrétiens 
de  nie  les  atrocités  dont  ils  avaient  été  les  victimes  depuis  deux 
siècles.  Le  chrétien,  s'il  avait  à  sa  ceinture  un  pistolet,  reculait  d'un 
pas  en  se  dégageant  de  ces  mains  tremblantes  qui  voulaient  s'atta- 
cher à  lui,  répondait  aux  prières  par  quelque  sarcasme,  cassait  la 
tête  au  malheureux ,  et  abandonnait  son  corps  aux  vautours.  Quel- 
ques jours  après  la  bataille,  me  racontait-on,  un  Turc  entra  vers 
midi  dans  un  village  sfakiote.  Il  était  épuisé  de  fatigue  et  de  besoin, 
mais  encore  armé.  C'était  vers  midi,  et  tous  les  hommes  étaient 
aux  champs.  Les  femmes,  qui  se  trouvaient  seules  à  la  maison,  firent 
bon  accueil  au  fugitif,  parurent  touchées  de  sa  misère,  lui  appor- 
tèrent à  boire  et  à  manger,  et  promirent  de  lui  sauver  la  vie.  Recon- 
naissant et  un  peu  rassuré,  il  céda  au  sommeil  et  s'endormit  sur  un 
tapis.  Dès  qu'elles  le  virent  privé  de  sentiment  et  immobile,  après 
lui  avoir  enlevé  doucement  ses  armes,  elles  le  tuèrent  à  coups  de 
hache. 

Les  femmes  mêmes,  les  Grecs  ne  craignent  point  de  l'avouer, 
n'étaient  pas  épargnées.  Au  moins  pendant  la  première  année  de  la 
lutte,  avant  que  les  deux  partis,  voyant  leurs  succès  se  balancer  et 
la  guerre  se  perpétuer,  n'eussent  eu  l'idée  de  prendre  des  gages  et 
de  conserver  leurs  prisonniers  pour  les  échanger,  les  chrétiens  met- 
taient à  mort  sur-le-champ  toutes  les  musulmanes  qui  leur  tom- 
baient entre  les  mains.  Chose  singulière,  en  versant  tout  ce  sang  in- 
nocent, c'est  un  devoir  religieux  qu'ils  prétendaient  accomplir  1  S'ils 
agissaient  ainsi,  me  répétaient  plusieurs  d'entre  eux,  c'était,  comme 
autrefois  les  Israélites,  pour  épargner  des  tentations  et  des  chutes 
aux  soldats  de  la  bonne  cause  (1).  Il  leur  semblait  commettre  un 

(i)  Les  choses  s*étaient  passées  de  môme  <[uaiid,  aa  V  siècle,  les  troupes  byzantinet 
reconquirent  la  Crète  sur  les  Arabes  et  en  reprirent  la  capitale.  Il  y  eut  à  Candie  un 
massacre  général  des  habitans,  sans  distinction  d'âge  ni  de  sexe,  et  le  poète  chrétien 
Theodosius  Diaconus,  qui  nous  raconte  ces  événemens,  loue  Tempereur  d*a?oir  ordonné 
ee  massacre  et  d'avoir  empêché  ainsi  les  vainqueurs  d'user,  à  l'égard  des  femmes,  des 


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L'ir.E    DE   CRÈTE.  448 

moindre  péché  en  égorgeant  de  sang-froid  leurs  captives  qu'en  se 
laissant  séduire  par  des  lèvres  et  des  yeux  que  n'avait  point  touchés 
l'eau  du  baptême.  On  éprouve  une  vive  surprise,  mêlée  de  quelque 
humiliation,  à  retrouver  ainsi  tout  près  de  nous,  dans  notre  siècle 
et  chez  un  peuple  chrétien,  puissans  encore  et  meurtriers,  des  pré- 
jugés aussi  barbares,  tout  semblables  à  ceux  qui,  il  y  a  près  de  deux 
mille  ans,  arrachaient  à  la  grande  ânie  de  Lucrèce  ce  cri  de  doulou- 
reuse indignation  : 

Tantum  relligio  potuit  suadere  malorum  ! 

Tout  odieux  et  révoltant  que  nous  en  paraisse  l'effet,  ils  étaient 
sincères,  on  n'en  saurait  douter,  ces  étranges  scrupules  de  con- 
science qui  firent  tant  de  victimes.  Un  autre  fait,  qu'on  nous  attesta 
de  divers  côtés,  prouve  encore  quelle  forte  prise  avait  le  sentiment 
religieux  sur  ces  vives  imaginations  dirigées  et  excitées  par  un 
clergé  ignorant  et  fanatique.  Quand  s'engagea  la  guerre  sainte,  la 
plupart  des  chrétiens  firent  vœu  de  ne  point  approcher  de  leurs 
femmes  que  la  lutte  ne  fût  terminée,  que  les  Turcs  ne  fussent  chas- 
sés de  l'île.  Par  ce  sacrifice,  par  cette  renonciation  volontaire  à  des 
droits  qu'ils  tenaient  de  la  main  même  du  prêtre,  ils  pensaient  se 
rendre  propice  le  Dieu  des  armées  et  l'intéresser  davantage  à  com- 
battre pour  eux.  Presque  tous  tinrent  leur  serment,  assure- t-on, 
pendant  les  quelques  mois  d'été  et  d'automne  que  dura  la  première 
campagne.  L'hiver  vint  sans  que  des  résultats  décisifs  eussent  été 
atteints;  alors  seulement,  quand  il  fut  bien  certain  que  les  hostilités 
se  prolongeraient  et  dureraient  peut-être  encore  des  années,  Sfa- 
kiotes  et  Séliniotes,  ramenés  et  retenus  à  leurs  villages  par  le  mau- 
vais temps,  oublièrent  l'un  après  l'autre  leur  résolution;  mais  aussi 
longtemps  que  les  Grecs  restèrent  fidèles  à  leur  vœu,  la  contrainte 
qu'ils  s'imposaient,  venant  s'ajouter  à  cette  soif  de  vengeance  qui 
les  dévorait,  ne  dut  pas  peu  contribuer  à  passionner  la  lutte  dès  le 
début,  à  la  rendre  plus  meurtrière  et  plus  implacable  qu'elle  ne  Té- 
tait ailleurs.  Exaltés  par  l'abstinence  même,  fermant  leur  âme  à 
toute  tendresse,  transportés  par  la  voix  de  leurs  prêtres,  qui  eux 
aussi  avaient  pris  le  fusil  et  marchaient  au  premier  rang,  ces  fa- 
rouches croisés  n'étaient  point  apaisés  et  désarmés  par  la  victoire; 
pour  calmer  la  fièvre  de  leur  sang  et  détendre  leurs  nerfs  surexcités, 
il  leur  fallait,  après  les  émotions  du  combat,  le  délire  et  les  empor- 
temens  du  massacre  (1). 

droits  de  la  guerre.  «  Autrement,  dit-il,  Tanguste  sacrement  du  baptême  aurait  été 
profané  par  le  contact  de  filles  non  baptisées,  et  toute  ton  armée  eût  été  souillée.  » 

(1)  J*ai  eu  roccasion  d'observer  chez  les  briginds  de  la  Roumélie  des  croyances  ana- 
logues à  celles  qui  avaient  inspiré  aux  Sfakiotes  leur  vœu  d'abstinence.  J'étais  en  Grèce 
en  1855  et  1850,  quand  le  brigandage  prit,  à  la  suite  des  insurrections  manquées 

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&&&  R£?U£    DES   DEUX   MONDES. 

Dans  les  récits  que  me  faisaient  volontiers  de  ces  coups  de  maîn 
et  de  ces  rencontres  tant  d'acteurs  survivans,  je  remarquai  bien  des 
traits  d'un  caractère  tout  antique,  et  qui,  sous  leur  forme  originale 
et  naïve,  me  rappelaient  à  chaque  instant  Homère  et  Hérodote,  la 
guerre  de  Troie  et  la  guerre  médique.  C'était  par  exemple  la  ma- 
nière dont'on  parlait  des  chefs,  les  qualités  par  lesquelles  ils  se 
recommandaient,  et  dont  le  souvenir  est  resté  vivant  dans  la  tradi- 
tion populaire.  L'un  se  faisait  reconnaître  de  loin  à  sa  haute  stature 
et  dépassait  de  toute  la  tête  ceux  qui  combattaient  sous  ses  ordres; 
tel  autre,  chasseur  renommé,  était  plus  rapide  à  la  course  que  tous 
les  mojitagnards  de  Sfakia,  et  la  chanson  célébrait  l'agilité  de  ce 
nouvel  Achille  aux  pieds  légers*^  un  troisième  se  distinguait  par  la 
sonorité  de  sa  voix  claire  et  perçante,  qui  retentissait  au  loin  dans 
la  montagne  pour  presser  la  marche  des  traînards,  et  qui,  sur  le 
champ  de  bataille,  dominait  le  bruit  de  la  mousqueterie.  Ainsi,  de- 
vant Troie,  u  Stentor,  au  grand  cœur  et  à  la  voix  d'airain,  criait  à 
lui  seul  aussi  haut  que  cinquante  hommes  réunis.  »  Dans  ces  luttes 
quotidiennes  entre  gens  qui  se  connaissaient  tous  et  parlaient  la 
même  langue,  entre  habitansdu  même  district  et  souvent  du  même 
village,  se  croisaient,  quand  on  se  retrouvait  en  présence  les  armes 
à  la  main,  des  apostrophes  et  des  défis  semblables  à  ceux  qu'échan- 
gent les  héros  d'Homère.  C'est,  le  jour  où  il  devait  tomber  frappé 
par  une  balle  chrétienne,  un  chef  musulman,  Ali-Ghlemedi,  qui, 
voyant  les  Grecs  s'enfuir  devant  lui,  les  interpelle  ainsi  :  «  Arrêtez- 
vous  donc!  Lâches,  où  fuyez-vous?  Arrêtez-vous,  que  je  vous  montre 
comment  combattent  les  hommes  de  cœur!  »  C'est  le  capitaine  grec 
Anagnostis  qui  lui  répond,  en  termes  que  la  tradition  a  conservés 
parce  qu'ils  contenaient,  comme  les  dernières  paroles  de  Patrocle 
mourant,  une  prédiction  bientôt  réalisée  :  «  Tu  es  sorti  aujourd'hui, 
Ali-Aga,  pour  combattre;  j'espère  pourtant  de  Dieu  qu'il  ne  te  lais- 
sera pas  rentrer  chez  toi,  que  ta  mère  ne  te  reverra  point  vivant,  et 
que  le  jour  d'aujourd'hui  sera  ton  dernier  jour.  »  Un  autre  chef 
chrétien,  Antoine  Melidoni,  avait,  dans  la  première  année  de  la 
guerre,  fait  de  tels  prodiges  d'énergie  et  d'activité  que  le  pacha  de 

d'Épire  et  de  Thessalie,  un  tel  développement  que  la  France  et  TAngleterre  songèrent 
un  moment  à  se  substituer  au  gouvernement  grec  et  à  occuper  tout  le  royaume.  Il 
n*était  pas  d'atrocités  devant  le^uelles  reculassent  Davelis  et  sa  bande  ;  mais  il  était  à 
peu  près  sans  exemple  quMls  abusassent  des  jeunes  filles  et  des  femmes  qui  tombaient 
entre  leurs  mains.  Si  on  refusait  de  les  racheter  au  prix  qu*avait  fixé  le  chef,  les  misé- 
rables les  faisaient  périr,  quelquefois  dans  d'affreux  tourmens,  mais  jamais  ils  ne  les 
déshonoraient.  Ils  étaient  convaincus,  me  disaient  les  soldats  chargés  de  les  poursuivre 
et  dont  quelques-uns  avaient  fait  jadis  le  même  métier,  que  tout  brigand  qui  aurait  fait 
violence  à  une  femme  serait  infailliblement  tué  à  la  première  rencontre.  Lfes  exemples 
ne  manquaient  pas  pour  prouver  que  ce  n'était  point  là  une  superstition  raine,  et  que 
le  châtiment  suivait  de  près  la  faute. 


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L*1LE   DE   CRÈTE.  hàb 

Megalo-Kastro,  émerveillé  de  tant  de  valeur  et  de  succès,  sollicita 
de  Melidoni  la  permission  de  le  voir.  «  Dans  cjuelques  jours,  répon- 
dit le  Cretois  comme  aurait  pu  le  faire  un  Spartiate  du  vieux  temps, 
tu  seras  prisonnier  dans  ma  tente,  et  tu  auras  le  lobir  de  me  con- 
templer. »  Ce  ne  fut  pas  une  vaifie  bravade  ;  bientôt  après  le  pacha 
devint  captif  des  Grecs.  Les  exploits  de  Melidoni  lui  portèrent  mal- 
heur; il  périt  avant  la  fin  de  cette  première  année,  victime  de  la 
jalousie  que  ses  triomphes  avaient  inspirée  au  farouche  capitaine 
Roussos,  le  chef  des  Sfakiotes.  Antoine  Melidoni  était  d'un  village 
situé  au  pied  du  mont  Ida.  Après  avoir  essayé  vainement  de  se  dé- 
faire de  son  rival  en  l'envoyant  combattre  des  forces  très  supé- 
rieiu-es,  Roussos,  furieux  de  le  voir  grandir  dans  l'opinion  des  chré- 
tiens à  chaque  nouvelle  rencontre,  convia  le  montagnard  à  un 
festin;  celui-ci  accepta  sans  défiance.  Insulté  par  le  cbef«fakiote, 
accusé  d'ambition  et  de  sourdes  menées,  Melidoni  se  justifia  en 
quelques  paroles  pleines  de  noblesse  adressées  aux  soldats,  et  se 
retira  au  milieu  des  acclamations  des  Sfakiotes  eux-mêmes,  qui  lui 
promettaient  solennellement  de  combattre  et  de  mourir  pour  lui. 
La  colère  et  la  haine  de  Roussos,  abandonné  des  siens,  ne  connu- 
rent plus  de  bornes;  il  feignit  de  vouloir  une  réconciliation,  et  dans 
l'entrevue  il  fendit  la  tête  à  Melidoni.  Ne  reconnaît-on  pas  là  ces 
violentes  jalousies,  ces  vanités  passionnées  qui  éclatèrent  sur  la 
flotte  et  dans  l'armée  des  Grecs  avant  les  batailles  de  Salamine  et 
de  Platée,  et  qui  faillirent  si  souvent  rompre  le  concert  et  livrer  la 
Grèce  à  l'ennemi? 

Un  trait  curieux,  propre,  si  je  ne  me  trompe,  à  la  Crète,*  et  qu'on 
ne  retrouverait  point  sur  le  continent  grec,  ce  fut  le  rôle  que  jouè- 
rent dans  la  guerre  de  l'indépendance  certaines  familles  converties 
en  apparence,  depuis  la  conquête,  au  mahométisme,  mais  restées  en 
secret  fidèles  de  cœur  et  de  pensée  à  la  religion  de  leurs  pères.  Aus- 
sitôt que  parut  se  présenter  l'occasion  longtemps  attendue  d'abattre 
le  croissant  et  d'affranchir  la  Crète,  elles  s'empressèrent  d'abjurer 
une  dissimulation  qui  leur  pesait,  de  revenir  publiquement  au  chris- 
tianisme, et  de  verser  leur  sang  pour  cette  foi  qu'elles  se  repro- 
chaient d'avoir  pu  renier  un  moment  même  du  bout  des  lèvres.  La 
plus  célèbre  de  ces  familles  dans  le  souvenir  et  la  reconnaissance 
des  Cretois,  c'est  celle  des  Kurmulides,  maintenant  dépouillée  et 
presque  détruite.  C'était  une  riche  et  vieille  maison  de  nobles  ou 
d'arc/ion/es^  comme  on  dit  dans  les  îles,  qui  avait  sa  demeure  pa- 
trimoniale à  Kusé,  dans  la  fertile  plaine  de  la  Messara,  dont  elle 
possédait  la  plus  grande  partie.  Les  chefs  du  clan,  peu  de  temps 
après  la  prise  de  Candie,  avaient  feint  d'embrasser  l'islamisme; 
mais  en  cachette  ils  continuèrent  à  baptiser  leurs  enfans  et  à  leur 
donner  des  noms  chrétiens.  Quand  les  rites  du  baptême  avaient  été 


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À&6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mystérieusement  accomplis  par  quelque  prêtre  dévoué  à  la  famille, 
Fenfant  était  circoncis  par  Timan,  et  recevait  un  nom  musulman, 
Ibrahim,  Hussein  ou  quelque  autre,  le  seul  par  lequel  il  fût  connu 
et  qu'il  portât  publiquement.  Cette  opulente  famille,  tout  le  monde 
l'atteste,  ne  manquait  jamais  d'employer  le  crédit  dont  elle  jouis- 
sait auprès  du  pacha  et  l'induence  qu'elle  exerçait  dans  le  district  à 
protéger,  du  mieux  qu'elle  pouvait,  les  pauvres  raîas,  et  à  les  dé- 
fendre contre  les  vexations  et  les  avanies  qui  les  menaçaient  sans 
cesse.  Parfois  cependant  l'inquiétude  prenait  les  Kurmulides,  lors- 
qu'ils songeaient  à  l'autre  vie  et  au  châtiment  qui  les  y  attendait 
peut-être  en  retour  de  leur  apparente  apostasie  (1).  Sous  l'empire 
de  ces  craintes,  un  d'entre  eux  se  décida,  vers  le  commencement 
du  siècle,  à  faire  un  pèlerinage  au  saint  sépulcre,  et  à  demander 
au  patriarche  si  un  chrétien  sincère,  qui  professait  extérieurement 
l'islamisme,  avait  quelque  chance  d'être  sauvé.  Le  patriarche  ré- 
pondit sans  hésitation  qu'un  chrétien  qui  cachait  sa  foi  et  qui  ren- 
dait de  publics  hommages  aux  faux  prophètes  des  infidèles  devait 
renoncer  à  tout  espoir  de  salut.  Sur  cette  réponse,  le  vieillard  prit 
aussitôt  sa  résolution,  qu'à  son  retour  il  fit  adopter  à  la  plus  grande 
partie  des  membres  de  sa  famille.  Trente  Kurmulides  résolurent 
d'aller  ensemble  trouver  le  pacha  à  Mégalo- Kastro,  pour  déclarer 
devant  lui  qu'ils  étaient  chrétiens,  et  pour  subir  la  mort  ignomi- 
nieuse qui  ne  pourrait  manquer  de  suivre  cet  aveu.  Quand  ils  fu- 
rent entrés  en  ville,  par  respect  pour  l'archevêque,  ils  se  présentè- 
rent chez  lui  avant  de  se  montrer  au  pacha,  et  lui  firent  part  de 
leurs  intentions.  Le  métropolitain,  on  le  comprendra  aisément,  ne 
vit  pas  la  chose  sous  le  môme  jour  que  le  patriarche  de  Jérusalem, 
et  combattit  vivement  leur  projet.  Il  n'eut  pas  de  peine  à  leur  prou- 
ver que  ce  n'était  pas  eux  seulement  qu'ils  condamnaient  ainsi  au 
martyre,  et  que  leur  mort  entraînerait  fatalement  celle  de  beau- 
coup d'autres  chrétiens  qui  n'étaient  nullement  préparés  à  ces  ex- 
trémités. On  sévirait  contre  tous  les  prêtres  qui  avaient  consenti  à 
les  marier  et  à  baptiser  leurs  enfans,  contre  les  évoques  qui,  à  dif- 
férentes époques,  avaient  accordé  les  dispenses  nécessaires  pour  la 
célébration  de  pareils  mariages;  les  soupçons  s'égareraient  même 
sur  beaucoup  de  personnes  qui  n'étaient  point  dans  le  secret,  et  la 
démarche  des  Kurmulides  aurait  pour  conséquence  inévitable  de 
faire  couler  des  flots  de  sang  chrétien.  L'archevêque  termina  en 
les  assurant  que  sa  pensée  différait  complètement  de  celle  du  pa- 

(1)  C*est  un  voyageur  anglais,  M.  Pashley,  qui  a  recueilli  quelques-uns  de  ces  dé- 
tails; il  les  tenait  de  celui  qui,  après  la  guerre,  était  resté  le  chef  de  la  famille,  lannis 
Kurmulis,  quMl  connut  en  1833,  exilé  à  Naupl'e.  Ce  personnage,  dont  le  nom  se  trouve 
aussi  dans  les  chansons  populaires  de  la  Crète,  s*appelait  avant  la  révolution  Ibra- 
liim-Aga« 


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l'île   de   CRETE.  A&7 

triarche;  il  ne  doutait  point,  leur  dit-il  à  plusieurs  reprises,  qu'ils 
ne  pussent  aller  au  ciel  après  s'être  extérieurement  conformés, 
dans  leur  vie  et  dans  leur  mort,  aux  exigences  de  la  loi  musul- 
mane. —  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'ils  se  laissèrent  convaincre,  et 
qu'ils  se  décidèrent  à  quitter  la  ville  sans  avoir  fait  au  pacha  la 
déclaration  projetée. 

Un  des  membres  les  plus  remarquables  de  cette  famille  fut  Hus- 
sein-Aga,  qui  s'était  déjà  signalé  avant  la  révolution  par  le  rôle 
brillant  qu'il  avait  joué  dans  plusieurs  des  guerres  où  la  Porte  se 
trouva  engagée  vers  le  commencement  du  siècle.  Dans  la  première 
période  de  l'insurrection,  il  se  distingua  sous  son  nom  chrétien  de 
capitaine  Michali  Kurmulis.  C*était  Yarchegos  ou  chef  grec  de  toute 
la  province  de  Megalo-Kastro,  et  il  mourut  à  Hydra  en  1824.  Sa 
place  fut  prise  par  son  fils,  Riswan-Aga,  redevenu  le  capitaine  Dé- 
métrios,  qui  fut  tué  à  Athènes.  Son  frère,  Mustapha-Aga  (le  capi- 
taine Manolis),  succomba  un  peu  plus  tard  à  Mokho  en  Crète.  De 
soixante -quatre  hommes  que  comptait  la  famille  en  1821,  deux 
seulement  ont  survécu  à  cette  lutte  meurtrière.  On  raconte  qu'en 
1824  trois  Kurmulides  furent  exécutés  sous  les  murs  de  Retymo 
par  l'ordre  du  général  turc  Mustafa-Bey.  On  leur  avait  offert  de  ra- 
cheter par  l'apostasie  leur  propre  vie  et  la  liberté  de  leurs  femmes 
et  de  leurs  enfans,  faits  prisonniers  en  même  temps  qu'eux;  mais, 
devant  le  pacha  comme  sur  le  lieu  même  du  supplice  et  sous  le 
tranchant  du  glaive,  ils  avaient  rejeté  cette  offre  avec  indignation. 
Pendant  trois  nuits  après  l'exécution,  l'évêque  de  Retymo  se  ren- 
dit au  lieu  où  ils  avaient  été  frappés  et  où  leurs  restes  gisaient  en- 
core abandonnés  sans  sépulture;  chaque  fois  il  vit  une  flamme, 
sans  doute  allumée  par  Dieu  même,  descendre  et  se  poser,  brillante 
auréole,  sur  les  corps  des  saints  martyrs.  Instruits  de  ce  miracle, 
les  chrétiens  enlevèrent  et  se  partagèrent  comme  des  reliques  les 
vêtemens  ensanglantés  des  trois  victimes.  De  précieux  avantages 
étaient  attachés  à  la  possession  de  ces  dépouilles  enviées  :  tom- 
bait-on malade,  on  n'avait  qu'à  faire  brûler  dans  sa  chambre,  au- 
près de  son  lit,  une  parcelle  de  ces  tissus  sacrés,  et  l'on  revenait 
aussitôt  à  la  santé. 

On  le  voit,  dans  cette  lutte  inégale  et  opiniâtre  que  les  chrétiens 
soutinrent  pendant  plusieurs  années  contre  un  ennemi  supérieur  en 
nombre  et  qui  se  renouvelait  sans  cesse,  ce  fut  pour  eux  un  efficace 
et  puissant  soutien  que  cet  enthousiasme  religieux,  d'autant  plus 
ardent  qu'il  discutait  et  qu'il  raisonnait  moins.  C'était  encore  une 
force  que  ces  superstitions  mêmes  dont  la  naïveté  nous  fait  pres- 
que sourire  :  elles  donnaient  à  ceux  qui  combattaient  et  qui  mou- 
raient pour  la  foi  la  ferme  assurance  que  le  Dieu  qu'ils  invoquaient 


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448  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  entendait  et  ne  les  abandonnerait  point;  elles  lui  montraient, 
dans  ces  vertus  miraculeuses  et  salutaires  conférées  au  dernier  vê- 
tement des  martyrs,  un  signe  visible  de  la  protection  divine,  un 
gage  certain  d'une  prochaine  et  triomphante  délivrance.  A  ce  sen- 
timent de  chrétienne  confiance  venait  s'en  ajouter  un  autre  qui  se 
confondait  presque  avec  lui  :  en  dépit  de  tant  de  siècles  d'oppres- 
sion et  de  misère,  le  Grec  n'avait  jamais  cessé  d'avoir  foi  en  l'ave- 
nir de  sa  race,  et  d'espérer  secrètement  qu'un  jour  ou  l'autre  son- 
nerait pour  lui  l'heure  de  la  résurrection  et  des  revanches..  Les 
événemens  de  la  guerre,  par  quelque  douloureuse  déception  qu'elle 
se  fut  terminée,  avaient  pourtant,  dans  l'ensemble,  été  de  nature  à 
relever  le  moral  des  Grecs  crétois,  à  leur  donner  conscience  de  leur 
force,  à  leur  faire  bien  augurer  du  lendemain.  Poursuivie  des  deux 
parts  avec  un  acharnement  farouche  dont  nous  avons  essayé  de 
donner  une  idée,  cette  guerre  de  neuf  ans  laissait  l'île  ruinée,  ap- 
pauvrie, dépeuplée;  la  peste,  l'incendie,  le  trafic  des  marchands 
d'esclaves,  avaient  aidé  le  glaive  à  vider  cités  et  villages  et  à  en- 
lever les  bras  à  la  culture.  D'immenses  étendues  de  terre,  cou- 
vertes jadis  de  riches  moissons,  restaient  en  friche.  Là  où  s'offraient 
autrefois  à  l'admiration  du  voyageur  de  belles  plantations  d'oliviers, 
on  ne  voyait  plus  que  des  troncs  noircis  par  la  flamme,  qu'un  sol 
jonché  de  cendres  et  de  rameaux  flétris.  11  semblait  que  le  plus  im- 
pitoyable de  tous  les  fléaux,  la  famine,  dût  se  charger  de  perpétuer 
les  maux  de  la  guerre  et  d'enlever  à  l'île  le  peu  d'habitans  qui  lui 
restaient.  Le  voyageur  français  Olivier,  en  1795,  évaluait  la  popu- 
lation de  Fîle,  d'après  des  renseignemens  qui  paraissent  dignes  de 
confiance,  à  2â0,000  âmes,  à  peu  près  également  partagées  entre 
les  deux  religions.  En  1834  au  contraire,  M.  Pashley,  s'appuyant  sur 
une  sorte  d'enquête  instituée  et  poursuivie  par  lui  avec  un  soin  mi- 
nutieux pendant  son  séjour  dans  l'île,  y  trouvait  environ  129,000  ha- 
bitans;  sur  ce  nombre,  40,000  au  plus  étaient  musulmans. 

Ainsi,  malgré  tout  ce  qu'avaient  enduré  les  chrétiens,  la  propor- 
tion numérique  était  changée  à  leur  avantage,  et,  au  terme  de  cette 
lutte  d'où  ils  semblaient  sortir  vaincus,  ils  formaient  les  deux  tiers 
de  la  population  totale  de  la  Crète.  C'est  que,  tenant  la  campa- 
gne, ils  avaient  après  tout  moins  souffert  que  les  musulmans,  en- 
fermés dans  les  places,  où  les  maladies  et  la  disette  avaient  fait 
d'affreux  ravages.  C'est  surtout  que,  plus  sobres,  plus  actifs,  plus 
laborieux,  plus  âpres  à  l'épargne,  plus  fidèles  au  vœu  du  mariage, 
ils  étaient  bien  plus  capables  de  réparer  leurs  pertes,  de  remplacer 
en  peu  de  temps  les  générations  détruites  par  la  guerre,  et  de  ré- 
veiller au  sein  de  la  terre  sa  fécondité  endormie.  Us  avaient  d'ail- 
leurs bon  courage;  ils  étaient  fiers  d'eux-mêmes,  et  les  victoires  de 


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l'île  de  CRÈTE.  iA9| 

la  veille  leur  répondaient  des  progrès  du  lendemain  ;  tant  que  l'Ile 
avait  été  livrée  à  elle-même  et  que  les  Grecs  crétois  n'avaient  eu  en 
face  d'eux,  comme  en  un  champ  clos,  que  les  Turcs  indigènes,  les 
Grecs  n'avaient-ils  pas  pris  sur  leurs  adversaires  une  supériorité 
marquée?  N'avait-il  pas  fallu,  pour  reconquérir  l'Ile  déjà  presque 
affranchie  de  ses  oppresseurs,  que  le  pacha  d'Egypte,  dont  la  puis- 
sance était  alors  irrésistible,  intervînt  avec  une  armée  nombreuse 
et  disciplinée?  L'Europe  avait  bien  paru  abandonner  la  Crète,  elle 
avait  pu  même  la  remettre  aux  mains  de  la  Porte;  mais  ce  n'avait 
pas  été  sans  stipuler  en  sa  faveur  certaines  conditions  qu'elle  tien- 
drait sans  doute  à  faire  observer.  On  n'était  plus  au  temps  où  le  pa- 
cha de  La  Canée  faisait  impunément,  comme  en  1765,  abattre  et 
fouler  aux  pieds  le  pavillon  d'une  grande  nation  européenne,  pen- 
dant que  le  consul  lui-même  était  traîné  devant  lui  et  traité  par 
son  ordre  avec  le  dernier  mépris.  Tout  était  bien  changé  :  de  bril- 
lantes escadres  promenaient  dans  les  mers  du  Levant  le  drapeau  des 
puissances  qui  avaient  détruit  à  Navarin  la  flotte  égyptienne  et  forcé 
la  Turquie  à  reconnaître  le  royaume  de  Grèce.  Désormais,  partout 
où  ces  puissances  auraient  un  agent,  les  raïas  se  sentiraient  proté- 
gés, les  Turcs  surveillés  et  contenus.  Dans  la  capitale  le  sultan  et 
ses  vizirs,  dans  les  provinces  les  pachas,  caïmacams  et  mudirs 
trouveraient  toujours  en  tiers,  entre  eux  et  les  raïas,  ici  les  ambas- 
sadeurs, là  les  consuls. 

Cette  situation,  les  Grecs,  avec  leur  vif  esprit  et  leur  subtile  pé- 
nétration, en  avaient  saisi  tout  d'abord  les  avantages,  et  les  Turcs 
eux-mêmes,  quoiqu'ils  eussent  l'intelligence  plus  lente  et  qu'ils  fus- 
sent moins  au  courant  des  choses  de  l'Occident,  soupçonnaient  con- 
fusément que  l'ancien  régime  ne  pouvait  se  recommencer,  que  les 
pays  mêmes  qui  leur  faisaient  retour,  ils  ne  les  possédaient  plus  au 
même  titre  qu'avant  l'insurrection.  Les  Turcs  crétois  surtout  étaient 
profondément  découragés;  ils  se  souvenaient  des  rudes  échecs  que 
leur  avaient  infligés  leurs  compatriotes;  ils  se  voyaient  diminués  de 
nombre,  appauvris,  affaiblis  de  tout  point.  De  beaucoup  de  familles, 
il  ne  restait  que  des  enfans  ou  des  vieillards  :  pendant  tout  le  temps 
que  les  musulmans  avaient  passé  captifs  dans  les  places  fortes, 
leurs  domaines  étaient  restés  incultes;  quand  la  fin  de  la  lutte  leur 
permit  de  rentrer  chez  eux ,  ils  trouvèrent  leurs  champs  couverts 
de  broussailles  et  leurs  oliviers  arrachés.  L'argent  et  les  bras  leur 
manquaient  également  pour  remettre  ces  terres  en  valeur;  beaucoup 
d'entre  eux  s'empressèrent  alors  de  les  céder  à  vil  prix,  pour  un 
peu  d'argent  comptant,  à  ceux  des  chrétiens  qui  se  trouvaient  avoir 
quelque  petit  capital  disponible.  Quant  à  forcer  les  raïas,  comme  on 
l'avait  souvent  fait  autrefois,  à  travailler  sans  salaire  pour  le  compte 

TOME  L.  —  1864.  29 


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A50  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

des  agas  et  des  beys,  quant  à  les  dominer  par  la  violence  et  l'inti- 
midation, il  n'y  fallait  plus  songer.  Les  troupes  égyptiennes,  qui 
«avaient  conservé  la  Crète  à  Tislam,  continuaient  à  Toccuper,  et  en 
1830  raccord  des  puissances  alliées,  bientôt  consacré  par  un  fir- 
man  de  la  Porte,  réunissait  la  Crète  à  la  vice-royauté  de  Méhémet- 
Ali.  L'Europe  avait  adopté  cette  combinaison,  parce  qu'elle  savait 
le  gouvernement  égyptien  plus  fort  et  plus  habile,  plus  capable  de 
se  faire  obéir  que  le  gouvernement  turc,  et  le  sultan  n'avait  pu  re- 
fuser un  aussi  faible  dédommagement  au  généreux  vassal  qui  avait 
sacrifié  pour  lui  tant  d'argent  et  tant  d'hommes,  qui  pour  lui  avait 
enseveli  dans  les  eaux  du  golfe  de  Navarin  la  plus  belle  flotte  qui 
depuis  longtemps  eût  fait  flotter  au  vent  la  bannière  ottomane. 
L'administration  égyptienne  se  montra  en  Crète  ce  qu'elle  était  sur 
les  bords  du  Nil ,  ce  qu'elle  fut  en  Syrie ,  âpre ,  impitoyable ,  sans 
entrailles,  avide  de  gain,'mais  souvent  intelligente,  toujours  ferme, 
très  décidée  à  tout  faire  plier  sous  sa  dure  volonté,  par  intérêt  enfin 
dégagée  de  tout  fanatisme  et  suffisamment  impartiale  entre  les  mu- 
sulmans et  les  chrétiens.  D'ailleurs  il  était  plus  facile  à  ceux  qui 
gouvernaient  la  Crète  au  nom  de  Méhémet-Ali  de  ramener  les  chré- 
tiens que  de  s'attacher  les  musulmans.  Ceux  des  Turcs  qui  avaient 
survécu  à  la  guerre  ne  se  courbaient  qu'en  frémissant  sous  la  main 
sévère  d'un  gouvernement  impérieux  et  fort;  ils  dissimulaient  mal 
les  regrets  que  leur  inspiraient  l'ancienne  anarchie  et  l'autorité  pu- 
rement nominale  qui  la  tolérait  si  patiemment.  Méhémet-Ali  n'hé- 
sita point  à  faire  des  exemples.  Plusieurs  Turcs  de  distinction,  ayant 
laissé  éclater  leur  mécontentement  et  tenté  de  renouveler  les  vieux 
abus,  furent,  en  1830  et  1831,  les  uns  décapités,  les  autres  jetés 
en  exil  ou  en  prison.  Ces  rigueurs  firent  sensation.  Les  Grecs,  dont 
beaucoup  avaient  quitté  l'île  à  la  nouvelle  du  traité  qui  la  rendait 
aux  musulmans,  revinrent  en  foule.  Deux  conseils,  chargés  de  dé- 
cider en  appel  de  tous  les  procès,  furent  établis  à  Megalo-Kastro  et 
à  Khania;  ils  étaient  composés  mi-partis  de  Turcs,  mi-partis  de 
Grecs,  et  il  sembla  que  si  quelquefois  leurs  arrêts  manquaient  d'é- 
quité, c'était  du  côté  des  Grecs  que  l'influence  du  pacha  faisait  pen- 
cher la  balance.  D'autres  conseils  semblables,  destinés  à  juger  en 
premier  ressort,  furent  constitués  dans  chaque  district;  une  gen- 
darmerie irrégulière,  formée  surtout  d'Albanais,  fut  chargée  d'as- 
surer l'exécution  des  ordres  souverains,  et  l'île,  au  bout  d'une  an- 
née de  ce  régime,  jouissait  d'un  ordre  et  d'un  calme  qu'elle  n'avait 
pas  connus  depuis  bien  longtemps.  Jamais,  depuis  la  chute  de  la 
domination  vénitienne ,  aucun  chrétien  n'avait  pu-  se  croire  aussi 
sûr  du  lendemain ,  n'avait  senti  sa  vie  et  ses  biens  aussi  efficace- 
ment protégés. 


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l'île   de    CRÈTE.  451 

Les  bienfaits  de  ce  régime  furent  dus  surtout  à  deux  hommes, 
Osman-Noureddin  et  Moustafa-Pacha,  qui  organisèrent  la  nouvelle 
province  égyptienne.  Osman- Noureddin-Bôy,  Tun  des  hommes  les 
meilleurs  et  les  plusi  éclairés  que  le  vice-roi  ait  eus  à  Son  service,  ne 
remplit  en  Crète  que  des  missions  temporaires;  mais  Moustafa,  qui 
était  entré  dans  TUe  en  1824  avec  les  premières  troupes  d'Ibrahim, 
la  gouverna  pendant  vingt-deux  ans,  de  1830  à  1852  :  il  mérite  donc 
qu'on  parle  de  lui  avec  quelques  détails.  C'était  un  Albanais  des 
environs  de  Cavala,  comme  Méhémet-Ali  lui-môme,  à  la  famille  du- 
quel il  était  allié,  dit>-on,  par  des  liens  de  parenté  éloignée  et  de 
voisinage.  Quand  il  arriva  en  Crète,  c'était  un  sauvage  qui  ne  savait 
ni  lire  ni  écrire,  et  qui  payait  vingt-cinq  piastres  par  oreille  grec- 
que que  lui  apportaient  ses  soldats.  Heureusement  il  rencontra  un 
Français,  le  docteur  Caporal,  homme  intelligent  et  capable,  qu'il 
attacha  à  sa  fortune.  Il  avait  le  sens  naturellement  juste  et  fin,  et 
il  se  laissa  guider.  Son  conseiller  ne  lui  donna  point  de  leçons  et 
ne  lui  enseigna  ni  le  français  ni  les  mathématiques;  mais  il  lui  ou- 
vrit l'esprit,  il  sut  lui  apprendre  les  affaires  tout  en  le  faisant  valoir. 
Ainsi  dirigé,  Moustafa-Pacha  eut  le  talent  de  se  rendre  nécessaire; 
il  plut  aux  Européens,  et  malgré  quelques  fautes,  en  dépit  de  quel- 
ques cruautés  inutiles,  il  réussit,  tout  en  servant  les  intérêts  de  son 
gouvernement,  à  se  faire  presque  aimer  de  la  population  chrétienne. 
Après  avoir  pacifié  l'île,  il  fit  accepter  aux  Grecs  et  aux  Turcs  une 
sorte  de  trêve,  et  les  força,  au  moins  provisoirement,  à  vivre  en 
bonne  intelligence.  11  n'oublia  d'ailleurs  pas  de  se  récompenser  de 
ses  propres  mains,  en  pacha  qui  connaît  son  monde  et  qui  songe  à 
l'avenir.  Retiré  maintenant  à  Constantinople,  où  il  a  été  plusieurs 
fois  grand-vizir,  il  possède  de  vastes  domaines  dans  toutes  les  par- 
ties de  l'île,  et  c'est  un  des  plus  riches  propriétaires  de  tout  l'empire. 

Le  principal  moyen  qu'employa  Moustafa-Pacha  pour  se  faire 
obéir,  ce  fut  de  ne  donner  en  quelque  sorte  aux  Turcs  indigènes  au- 
cune part  dans  l'administration  du  pays.  Presque  tous  les  mudirs 
ou  administrateurs  cantonaux  étaient  des  Albanais,  et  en  4857  on 
ne  comptait  que  cinq  ou  six  Turcs  crétois  dans  le  corps  des  zaptiés 
ou  gendarmes  irréguliers,  qui  est  chargé  de  la  police  de  l'île.  Ces 
étrangers,  n'ayant  pas  de  possessions  et  d'intérêts  dans  le  pays, 
ne  vivant  guère  que  de  leur  paie  et  ne  pouvant  rien  attendre  qtie 
de  la  faveur  du  pacha,  sont  plus  dévoués  au  pouvoir  souverain  et  le 
servent  mieux.  Tous  les  petits  gouverneurs  que  j'ai  trouvés  dans 
les  villes  et  villages  crétois  étaient  de  ces  soldats  de  fortune  fixés 
dans  l'île  depuis  plus  de  trente  ans.  Ils  n'avaient  jamais  revu  leur 
patrie,  mais  ils  n'en  avaient  point  oublié  la  langue.  Les  Amantes 
forment  en  Crète  une  colonie  si  nombreuse  que  l'idiome  le  plus 


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452  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

parlé  dans  TOe  après  le  grec,  ce  n*est  certes  pas  le  turc,  mais  l'al- 
banais. Les  vieux  chefs  ont  fait  venir  de  leurs  montagnes  les  fils 
de  leurs  parens  et  de  leurs  amis,  et  ils  les  ont  placés  parmi  ces 
zaptiés,  que  l'on  trouve  répartis  dans  les  principaux  villages  par 
troupes  de  dix,  quinze,  vingt,  suivant  les  cantons.  Ces  malheureux 
sont  fort  peu  payés;  aussi  la  plupart  sont-ils  en  guenilles.  Dans 
certaines  provinces  de  l'empire,  ils  feraient  beaucoup  de  mal  et 
vivraient  aux  dépens  des  habitans;  mais  ici,  isolés  au  milieu  d'une 
population  belliqueuse  qui  joue  volontiers^  du  couteau  et  du  fusil, 
ils  ont  peur  et  restent  tranquilles.  L'autorité  d'ailleurs,  qui  n'a 
point  envie  d'avoir  des  révoltes  à  apaiser,  leur  tient  la  bride  assez 
serrée. 

Nous  avons  souvent  fait  halte  au  milieu  du  jour  et  quelquefois 
passé  la  nuit  dans  ces  corps  de  garde  albanais;  c'étaient  des  abris 
qui  n'avaient  rien  de  séduisant,  mais  dont  il  fallut  pourtant  se  con- 
tenter, faute  de  mieux,  en  certains  lieux  déserts.  La  chambre  est 
basse  et  enfumée;  le  long  des  murs  sont  suspendues  des  armes  mal 
tenues.  Les  lits  de  camp ,  avec  leurs  petits  matelas  tachés  et  troués 
et  leurs  couvertures  en  loques,  sont  d'une  saleté  révoltante.  Çà  et 
là  quelques  Amantes  dorment  ou  fument  sur  ces  grabats.  Ils  sont 
tous  en  négligé;  une  calotte  qui  fut  jadis  blanche  leur  couvre  le 
haut  de  la  tête  à  défaut  du  fez,  que  l'on  réserve  pour  la  grande  te- 
nue. Sur  leurs  épaules  pendent  leurs  longs  cheveux,  qui  semblent 
n'avoir  jamais  connu  le  peigne.  Pour  tout  vêtement,  ils  ont  une  che- 
mise déchirée  et  un  large  pantalon  bouffant.  Des  souliers  percés  ou 
de  vieilles  bottes  molles,  semblables  à  celles  que  portent  les  au- 
tres habitans  de  Tîle,  leur  couvrent  à  peu  près  les  pieds.  Sauf 
quelques  rares  exceptions,  toutes  les  figures  ont  un  air  de  famille 
qui  frappe  tout  d'abord;  c'est  sur  toutes  la  même  expression,  non 
pas  de  méchanceté,  mais  de  sauvagerie  étonnée  et  d'ignorante  apa- 
thie. Pour,  la  plupart,  les  officiers  sont  dignes  des  soldats.  En  trois 
mois,  nous  avons  vu  deux  mudirs  qui  nous  ont  plu  par  une  phy- 
sionomie intelligente,  par  des  manières  gracieuses  et  dignes;  mais 
en  revanche  combien  les  agas  ou  chefs  des  villages,  car  tout  vil- 
lage de  quelque  importance  a  un  de  ces  administrateurs  albanais, 
nous  ont  presque  toujours  paru  bornés  et  stupides,  profondément 
inférieurs  en  tout  point  à  la  population  qu'ils  sont  chargés  de  gou- 
verner I 

On  le  voit,  le  régime  établi  par  Moustafa- Pacha  pendant  les 
premières  années  de  la  domination  égyptienne  n'a  pas  encore  été 
modifié  dans  ses  parties  essentielles  et  ses  caractères  généraux.  En 
18A0,  lorsque  Méhémet-Ali,  malgré  la  France,  eut  été  contraint, 
par  la  triple  alliance,  de  renoncer  à  la  Syrie  et  de  se  renfermer 


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l'île   de   CRÈTE.  453 

dans  rÉgypte,  la  Crète  fit  aussi  retour  au  sultan;  maïs  Moustafa- 
Pacha  était  trop  avisé  pour  n'avoir  pas  pris  à  l'avance  toutes  ses 
mesures,  pour  ne  pas  s'être  assuré,  par  d'adroites  démarches  et 
des  raisons  sans  réplique,  la  bienveillance  des  plus  grands  person- 
nages de  l'empire.  Il  fut  maintenu  dans  ses  fonctions,  qu'il  remplit 
sans  encombre  jusqu'en  1852.  Des  révoltes  partielles,  déterminées 
par  des  ordres  venus  d'Alexandrie  ou  de  Stamboul  à  l'effet  d'aug- 
menter les  impôts,  avaient  été  apaisées  presque  sans  effusion  de 
sang,  et  le  gouvernement  avait  toujours  cédé,  au  moins  sur  quel- 
ques points.  Après  cet  habile  administrateur,  qui  partit  pour  pren- 
dre à  Stamboul  possession  du  grand-vizirat,  la  Crète  fut  gouvernée 
pendant  trois  ans  par  Mehemed-Emin-Pacha.  C'était  un  très  hon- 
nête homme,  chez  qui  Ton  trouvait  toutes  les  vertus  patriarcales 
des  vieux  Turcs  sans  aucun  de  leurs  préjugés  haineux  contre  l'Eu- 
rope et  les  réformes.  Moins  ingénieux  peut-être  et  moins  rusé  que 
Moustafa-Pacha,  il  avait  la  volonté  ferme  et  l'esprit  droit,  il  était 
bienveillant  et  juste  pour  tous.  Sous  sa  main  respectée,  l'île  fut 
tranquille  malgré  les  espérances  données  aux  raïas  par  la  guerre 
de  Crimée,  et  tout  se  réduisit  à  quelques  manifestations  hostiles  que 
les  Grecs  se  permirent  à  l'égard  de  bâtimens  anglais  ou  français  qui 
relâchèrent  à  La  Canée.  Il  eut  pour  successeur  en  1855  Véli-Pacha, 
fils  de  Moustafa,  qui  était  né,  qui  avait  été  élevé  dans  l'île,  et  pour 
qui  le  grec  était  la  langue  de  son  enfance.  Son  ambassade  à  Paris, 
où  il  avait  eu  l'honneur  de  signer  le  traité  d'alliance  entre  la  France, 
l'Angleterre  et  la  Turquie,  lui  avait  fait  une  réputation  qui  ne  se 
soutint  ni  en  Bosnie,  où  il  échoua  complètement,  ni  dans  l'île  de 
Crète,  d'où  un  soulèvement  général  le  chassa  au  bout  de  trois  ans. 
Annoncées  avec  fracas  à  toute  l'Europe  avant  même  d'avoir  reçu 
un  commencement  d'exécution,  les  réformes  qu'il  tenta  n'eurent 
d'autre  effet  que  de  fatiguer  et  d'indisposer  toute  la  population  de 
l'île,  les  musulmans  aussi  bien  que  les  chrétiens.  Quelques-unes 
même  des  améliorations  projetées  trahissaient  une  fâcheuse  igno- 
rance de  l'état  du  pays.  Pour  ne  citer  qu'un  exemple,  le  pacha 
voulait  ouvrir  entre  Candie  et  La  Canée  une  route  carrossable,  aussi 
large  que  nos  plus  belles  routes  impériales,  quand  il  n'y  avait  pas 
dans  l'île  une  autre  voiture  que  sa  calèche  française,  quand  les 
sentiers  de  montagne,  par  lesquels  seuls  les  denrées  de  l'intérieur 
peuvent  arriver  jusqu'aux  ports  d'embarquement,  devenaient  de 
jour  en  jour  plus  dangereux  et  plus  impraticables.  11  eût  mieux 
valu,  tout  le  monde  le  sentait,  aller  au  plus  pressé,  refaire  çà  et 
là  les  chaussées,  réparer  les  ponts  vénitiens,  dont  chaque  hiver 
emportait  quelque  lambeau;  mais  quel  bruit  aurait  fait  en  Occident 
ce  modeste  labeur?  J'éprouve  quelque  regret  de  ne  pas  avoir  plus 


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hbà  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  bien  k  dire  de  celui  qui  nous  a  fait  en  Crète,  à  mon  compagnon 
et  à  moi,  un  excellent  et  presque  fastueux  accueil;  mais,  puisqu'il 
me  faut  parler  d'événemens  que  je  ne  pourrais  passer  tout  à  fait 
sous  silence,  je  ne  saurais  dissimuler  que  Véli,  sans  avoir  commis 
tous  les  crimes  dont  la  presse  d'Athènes  le  prétend  coupable,  me 
semble  avoir  été  puni  assez  justement  par  où  il  avait  péché.  Il  s'est 
perdu  pour  avoir  trop  ambitionné  les  applaudissemens  et  les  éloges 
de  Paris;  receperat  mercedem  suarriy  vanus  vanam. 

Ce  soulèvement  de  l'île  de  Crète,  dont  nous  nous  contenterons 
d'indiquer  ici  les  principaux  épisodes,  débuta,  au  mois  de  mai  1858, 
par  la  démarche  de  deux  cents  Grecs  qui  se  réunirent  en  armes  à 
Perivolia,  tout  près  de  La  Canée.  De  là,  sans  commettre  aucun  acte 
d'hostilité  ni  de  déprédation,  ils  envoyèrent  aux  consuls  une  pro- 
testation contre  toutes  les  mesures  du  gouverneur-^général,  en  les 
priant  de  la  faire  parvenir  à  Constantinople.  Véli-Pacha  menaça, 
le  rassemblement  grossit  et  compta  bientôt  de  sept  à  huit  mille 
hommes.  Le  commandant  des  quelques  troupes  dont  disposait  le 
gouverneur  refusa  d'attaquer  des  gens  qui  se  déclaraient  les  fidèles 
sujets  du  sultan,  et  assuraient  n'en  vouloir  qu'au  pacha.  Les  Turcs 
s'étaient  d'abord  associés,  de  cœur  tout  au  moins  et  d'intention, 
à  la  résistance  des  Grecs  ;  mais  bientôt  cette  concentration  de  forces 
les  inquiéta  :  excités  d'ailleurs  par  Véli,  qui,  pour  venger  son  or- 
gueil blessé,  cherchait  à  pousser  les  choses  à  l'extrême,  ils  quit- 
tèrent leurs  villages,  ils  affluèrent  avec  leurs  femmes  et  leurs  en- 
fants, avec  une  partie  de  leur  bétail,  dans  les  villes  fermées.  Là, 
cette  foule  oisive  et  désheurée,  que  ce  déplacement  irritait  en  l'ap- 
pauvrissant, faillit  plusieurs  fois  se  porter  contre  les  chrétiens  à 
des  excès  qui  auraient  aussitôt  allumé  dans  toute  l'île  une  violente 
insurrection.  Plusieurs  fois  les  chrétiens  se  crurent,  non  pas  à  la 
veille,  mais  à  l'heure  même  d'un  massacre  général  :  de  nombreuses 
familles  grecques  se  réfugiaient  chaque  jour  à  Syra;  d'autres,  quand 
les  Turcs  devenaient  plus  menaçans,  qu'ils  poussaient  par  les  rues 
des  cris  de  mort  et  qu'ils  déchargeaient  leurs  armes,  se  précipi- 
taient vers  les  consulats,  qui  tous,  hors  le  consulat  d'Angleterre, 
s'ouvraient  devant  eux.  A  La  Canée,  la  loyale  et  ferme  attitude  de 
M.  Derché,  alors  gérant  du  consulat  de  France,  ne  contribua  pas 
peu  à  tenir  les  Turcs  en  respect;  à  Megalo-Kastro,  notre  agent  con- 
sulaire, un  vieillard,  M.  Itard,  rendit  des  services  analogues.  On 
apprit,  le  21  juin,  la  destitution  de  Véli-Pacha.  La  commission  en- 
voyée par  le  divan,  au  premier  bruit  des  troubles  de  Crète,  pour 
examiner  l'affaire,  avait  conféré  avec  les  chefs  des  insurgés,  et  son 
président,  l'amiral  Achmet-Pacha ,  s'était  prononcé  contre  le  gou- 
verneur-général; mais  Sami-Pacha,  le  nouveau  vali  de  Crète,  se 


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l'île   de   CRÈTE.  455 

feisait  attendre,  et  Véli- Pacha  ne  se  décidait  point  à  quitter  La 
Canée,  où  sa  présence  et  les  menées  de  ses  créatures  entretenaient 
une  redoutable  agitation.  Achmet-Pacha  de  son  côté,  malgré  sa  mo- 
dération et  sa  prudence,  avait  toutes  les  peines  du  monde  à  retenir 
les  passions  qui  s'exaspéraient  de  plus  en  plus,  et  à  prévenir  l'ex- 
plosion redoutée.  On  respira  quand  le  12  juillet  arriva  enfin  Sami- 
Pacha,  et  surtout  quand  le  lendemain  il  eut  réussi  à  embarquer, 
comme  par  surprise,  son  malheureux  prédécesseur,  qui  ne  pouvait 
se  résoudre  à  fuir  en  disgracié,  en  vaincu,  cette  terre  où,  trois  ans 
auparavant,  il  débarquait  triomphalement,  annoncé  et  salué  par 
toutes  les  fanfares  de  la  renommée. 

Les  chrétiens,  sans  tirer  un  coup  de  fusil,  avaient  obtenu  ce  qu'ils 
demandaient,  ils  avaient  même  profité  de  l'occasion  pour  faire  ac- 
cepter encore  plusieurs  autres  réclamations  relatives  à  l'impôt  et  à 
la  constitution  des  conseils  provinciaux  ou  medjilis.  L'excellente 
discipline  qu'ils  avaient  su  observer  pendant  trois  mois,  sous  des 
chefs  improvisés,  dans  une  situation  pleine  de  périls,  le  soin  avec 
lequel  ils  avaient  su  éviter  de  blesser  les  commissaires  impériaux  et 
de  donner  aux  Turcs  le  moindre  prétexte  pour  commencer  la  lutte 
armée,  tout  cela  faisait  honneur  à  leur  sens  politique  et  au  tact  de 
leurs  capitaines.  Aussitôt  *Véli  parti,  ils  se  dispersèrent,  ils  retour- 
nèrent chez  eux  faire  la  moisson  et  cueillir  les  olives.  On  eut  plus 
de  peine  à  renvoyer  les  Turcs  dans  leurs  villages;  il  fallut  que  l'an- 
cien gouverneur  de  l'île,  Mehemed-Emin -Pacha,  alors  ministre  de 
la  police  à  Constantinople,  vînt  aider  Sami  de  ses  conseils  et  de  son 
influence.  Ce  n'était  pas  que  les  Turcs  tinssent  à  Véli  et  le  regret- 
tassent; mais  il  leur  était  impossible  de  ne  pas  être  intérieurement 
froissés,  de  ne  pas  s'inquiéter  pour  l'avenir  de  ce  nouveau  succès 
des  chrétiens,  de  cette  victoire  que  les  Grecs  avaient  su  remporter 
sans  brûler  une  amorce. 

Sous  Sami-Pacha,  homme  avisé  et  adroit,  sous  son  successeur 
Ismaïl-Pacha,  qui  est  en  ce  moment  gouverneur-général  de  Crète, 
l'île  est  restée  à  peu  près  tranquille.  Une  petite  expédition  mili- 
taire a  été  faite  en  1863  contre  Sfakia,  par  les  ordres  du  gouver- 
neur, pour  punir  des  actes  de  brigandage  et  de  rapt  dont  s'étaient 
rendus  coupables  plusieurs  Sfakiotes.  Dans  le  bas  pays  et  dans  les 
villes,  l'opinion,  chez  les  Grecs  eux-mêmes,  poussait  le  pacha  à  ces 
mesm-es  de  rigueur,  et  si  elle  lui  faisait  un  reproche,  c'était  de  trop 
ménager  les  Sfakiotes.  Ceux-ci,  après  d'assez  longs  pourparlers  qui 
donnèrent  aux  coupables  le  temps  de  s'enfuir  de  l'île,  cédèrent,  lais- 
sèrent traverser  leurs  défilés  et  occuper  militairement  quelques-uns 
de  leurs  villages,  puis  rendirent  une  partie  des  objets  volés.  Sfakia, 
on  ne  saurait  se  le  dissimuler,  est  en  pleine  décadence.  Ces  âpres 


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hb6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

montagnes,  ces  froids  et  pierreux  plateaux,  ne  donnent  qu'à  grand*- 
peine,  à  ceux  qui  n'y  épargnent  pas  leur  sueur,  une  maigre  et  msuf- 
usante  nourriture.  Autrefois  les  Sfakiotes  ajoutaient  au  chétif  pro- 
duit de  leurs  terres  ce  que  leur  pillage  leur  donnait  de  butin  dans 
une  société  sans  cesse  troublée  par  des  guerres  publiques  ou  pri- 
vées. Aujourd'hui  qu'il  règne  dans  l'île  de  Crète  quelque  chose 
qui  ressemble  à  de  l'ordre,  les  Sfakiotes  ne  pourraient  plus,  sans 
danger  pour  eux-mêmes,  compter  sur  ce  genre  de  revenus.  Ausâ 
beaucoup  d'entre  eux  achètent- ils  des  terres  à  blé  et  des  oliviers  à 
Selino,  àKissamo,  Apocorona  ou  Mylopotamo ,  et  finissent-ils  par 
s'établir  à  demeure  dans  les  plaines  et  sur  les  rivages,  ne  remon- 
tant plus,  même  l'été,  dans  leurs  montagnes  natales.  C'est  ainsi 
que  beaucoup  de  maisons  restent  fermées  dans  les  villages  d'Askyfo, 
d'Haghia-Roumeli  et  d' Anopolis;  Sfakia  est  certainement  moins  peu- 
plé c[u' avant  la  guerre  de  l'indépendance,  et  ne  pourrait,  en  cas 
d'insurrection,  envoyer  au  combat  autant  de  fusils  qu'autrefois. 

En  revanche,  dans  tout  le  reste  de  l'île,  la  population  chrétienne 
grandit  sensiblement,  en  nombre  aussi  bien  qu'en  richesse.  En 
1834,  M.  Pashley  croyait  trouver  en  Crète  129,000  âmes,  dont 
40,000  musulmans;  en  1847,  un  des  hommes  qui  ont  le  mieux  étu- 
dié l'état  actuel  de  la  Crète,  M.  Hitier,  alors  consul  de  France  à  Kha- 
nia,  évaluait  la  population  à  160,000  âmes,  sur  lesquelles  il  ne 
comptait  encore  que  40,000  musulmans.  L'augmentation,  on  le  voit, 
ne  se  serait  produite  qu'au  profit  des  chrétiens.  A  la  suite  d'un  re- 
censement commencé  en  1857  par  les  ordres  de  Véli- Pacha,  on  a 
publié  les  résultats  partiels  obtenus  pour  la  province  de  Khania  (1). 
En  prenant  ces  chiffres  pour  exacts  et  en  admettant  que  dans  les 
autres  provinces  l'accroissement  de  la  population  ait  eu  lieu  dans  la 
même  proportion ,  on  obtient  pour  toute  la  Crète ,  dix  ans  après 
l'évaluation  approximative  de  M.  Hitier,  une  population  totale  de 
172,000  âmes.  Si  mainlenant  on  suppose,  dans  les  autres  provinces 
de  l'île,  la  même  différence  numérique  relative  entre  les  Turcs  et  les 
Grecs,  il  y  aurait  eu,  en  1858, 123,000  chrétiens  contre  49,000  mu- 
sulmans. Ainsi  en  vingt-trois  années  la  population  grecque  soumise 
serait  arrivée  de  90,000  à  123,000  âmes;  elle  aurait  donc  augmenté 
de  plus  d'un  tiers,  tandis  que  les  musulmans,  qui  de  nom  du  moins 
sont  encore  les  maîtres,  n'ont  pas  augmenté  seulement  d'un  quart, 
de  40,000  à  49,000  (2). 

(t)  Aa  Vérité  sur  les  événetnens  de  Candie,  Paris,  1858.  Cette  brochure,  sans  nom 
d'auteur,  a  été  rédigée  par  un  ami,  par  un  ancien  secrétaire  de  Véli-Pacha. 

(2)  J'emprunte  ces  chiffres  et  les  résultats  que  j'en  tire  à  Touvrage  de  M.  V.  Raulin, 
savant  français  qui  explora  Tlle  de  Crète  en  1845,  sous  les  auspices  du  Muséum  d'bis- 
toire  naturelle.  11  a  publié  en  1858  une  Description  physique  de  l\le  de  Crète  (Bor- 


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l'île   de   CRÈTE.  457 

La  propriété  du  sol  échappe  aux  mains  des  Turcs,  comme  la  pro- 
portion numérique  varie  à  leur  désavantage.  Depuis  1829,  il  n'y  a 
pas  eu  dans  Tîle,  à  proprement  parler,  de  lutte  ouverte  et  armée,  il 
n'y  a  pas  eu  effusion  de  sang;  mais  depuis  la  pacification  les  Grecs 
ont  continué  la  guerre  avec  ardeur  :  seulement  ils  en  ont  changé 
la  méthode  et  la  forme.  Leur  arme  nouvelle,  dont  ils  savent  se  ser- 
vir mieux  encore  que  des  anciennes,  c'est  l'argent.  Ici,  comme  dans 
toutes  les  parties  de  l'empire  où  les  raïas  sont  nombreux  et  jouis- 
sent de  quelque  liberté,  les  Turcs  vendent  toujours  et  n'achètent 
jamais.  Depuis  1829,  une  grande  partie  des  terres  autrefois  possé- 
dées par  les  musulmans  dans  les  plaines  les  plus  fertiles  ont  passé 
dans  les  mains  des  chrétiens.  La  complète  dépossession  des  Turcs 
par  cette  révolution  pacifique  et  graduelle  n'est  donc  qu'une*affaire 
de  temps.  Les  agas  et  les  beys,  dépouillés  de  leurs  biens  par  ces 
ventes,  qui  sont  faites  presque  toujours  dans  un  moment  d'embar- 
ras et  par  suite  à  vil  prix,  affluent  dans  les  villes,  où  ils  cherchent 
à  vivre  de  quelqu'une  de  ces  sinécures  que  l'administration  turque 
prodigue  aux  musulmans,  sans  pouvoir  satisfaire  tous  les  fainéans 
qui  l'implorent  (1).  Une  race  réduite  à  ces  extrémités  ne  se  repro- 
duit plus,  diminue  peu  à  peu,  et  finit  par  s'éteindre. 

Cette  infériorité  et  cette  décadence,  les  Turcs  crétois  mêmes  en 
ont  conscience,  et  beaucoup  d'entre  eux,  m'assurait-on,  seraient 
prêts  à  chercher  le  remède  au  mal  dans  une  conversion  où  plutôt 
dans  un  retour  au  christianisme.  En  1856,  après  la  proclamation  du 
hat-humaioun  et  l'arrivée  de  Véli-Pacha,  qui  avait  fait  les  plus 
belles  professions  de  tolérance  religieuse,  dans  le  district  de  Me- 
galo-Kastro,  six  cents  musulmans  environ  revinrent  au  christia- 
nisme. Dans  l'éparchie  de  Pediada,  un  village  entier,  Piscopi,  quitta 
le  Coran  pour  l'Évangile.  Véli-Pacha  donna  quelques  marques  de 
déplaisir,  et  le  mouvement  s'arrêta;  mais  beaucoup  d'autres  mu- 
sulmans, prétendent  les  Grecs,  seraient  disposés  à  suivre  cet  exem- 
ple, s'ils  ne  craignaient  l'autorité,  qui  voit  ces  changemens  d'un 
mauvais  œil,  et  qui  trouve  toujours  moyen  de  punir  la  désertion  en 
dépit  du  hat  impérial  et  de  toutes  les  déclarations  officielles.  Plu- 
sieurs personnes  m'ont  affirmé  avoir  reçu  à  cet  égard  de  nom- 
breuses confidences;  mais  il  faut  en  ces  matières  se  défier  un  peu 

deaux,  in-8<*,  292  pages),  qui  contient  beaucoup  de  faits  intéressans,  même  pour  les  per- 
sonnes étrangères  aux  sciences  proprement  dites. 

(1)  Voici  ce  qu*on  lit  dans  une  correspondance  de  La  Canée  adressée  au  Courrier 
d^ Orient  du  25  juillet  1863  :  «  Je  vous  ferai  observer  à  ce  sujet  qu'avant  1830  les  Grecs 
ne  possédaient  pas  un  pouce  de  terre  dans  notre  province  ;  aujourd'hui  la  plus  grande 
partie  de  nos  campagnes  leur  appartient.  Dès  qu'un  Turc  manifeste  le  désir  de  vendre 
un  morceau  de  terre,  vite  un  chrétien  se  présente  comme  acheteur.  » 


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A58  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

des  Grecs,  si  prompts  à  l'exagération  et  toujours  enclins  à  croire 
fait  ce  qu'ils  désirent. 

Les  Turcs  crétois  sont  d'ailleurs,  d'habitudes  et  de  manières t 
aussi  peu  Turcs  que  possible,  et  le  voyageur  est  exposé  à  s'y  trom- 
per sans  cesse.  Les  musulmans  portent  ici  le  même  costume  et  par-^ 
lent  la  même  langue  que  les  chrétiens.  Accroupis  autour  d'une 
dame-jeanne  de  malvoisie,  ils  leur  font  raison,  sans  balancer,  le 
verre  à  la  main.  Leurs  femmes  mêmes  se  montrent  souvent  non 
voilées,  sinon  aux  étrangers,  du  moins  aux^hommes  qu'elles  con- 
naissent. Quand  nous  logions  dans  la  maison  d'un  Turc,  les  femmes 
sans  doute  ne  venaient  pas  à  nous  :  c'étaient  les  hommes  de  la 
famille  qui  allaient  chercher  les  plats  dans  le  harem  et  qui  les  en 
rapportaient;  mais  que  de  fois  j'ai  vu  de  loin  des  Grecs  entrer  dans 
la  maison  des  Turcs  avec  qui  ils  étaient  liés,  et  les  femmes  les  re- 
cevoir sur  le  seuil  sans  mettre  leur  voile!  Dans  les  champs,  à  la 
fontaine,  nous  avons  rencontré  souvent  des  femmes  turques  qui, 
prises  à  l'improviste,  ne  faisaient  pas,  comme  elles  l'auraient  cer- 
tainement essayé  ailleurs,  mine  de  détourner  la  tête  ou  d'aller  se 
cacher  derrière  un  arbre  :  elles  restaient  en  face  de  nous  le  visage 
découvert,  et  fort  tranquillement  nous  regardaient  passer. 

Les  mariages  entre  Turcs  et  Grecs  étaient  fréquens  avant  la  guerre 
de  l'indépendance  :  il  n'était  pas  facile  à  un  chrétien  de  refuser  sa 
fille  à  l'aga  ou  au  bey  qui  la  lui  demandait;  mieux  valait  la  donner 
pour  éviter  qu'on  ne  la  prît.  Les  enfans  étaient  élevés  dans  l'isla- 
misme, mais  la  femme  conservait  toute  liberté  de  suivre  les  offices 
et  de  pratiquer  sa  religion.  Depuis  que  le  règne  de  la  violence  a 
cessé ,  ces  unions  sont  devenues  très  rares,  presque  sans  exemple. 
Les  Turcs,  souvent  peu  nombreux  dans  un  canton  et  par  là  même 
plus  bornés  dans  leurs  choix,  ne  demanderaient  pas  mieux  que  d'é- 
pouser les  belles  Grecques  qui  abondent  dans  les  villages  de  l'île; 
mais  les  chrétiennes  ne  veulent  pas  entendre  parler  de  s'unir  à  un 
musulman,  et  elles  répondraient  au  besoin  par  le  chant  populaire 
qu'a  déjà  cité  Fauriel,  et  qui  se  répète  encore  d'un  bout  à  l'autre  de 
l'Orient  :  «  J'aimerais  mieux  voir  mon  sang — rougir  la  terre — que 
de  sentir  mes  yeux  —  baisés  par  un  Turc.  »  A  peine,  me  disait-on, 
arrive- t-il  tous  les  cinq  ou  six  ans  qu'une  passion  inspirée  par  un 
jeune  Turc  à  quelque  fille  grecque  amène  une  de  ces  unions,  qui 
choquent  et  irritent  vivement  les  chrétiens. 

La  race,  chez  les  deux  sexes,  est  en  général  saine  et  forte  dana 
toute  la  Crète,  mais  surtout  chez  les  habitans  des  Monts-Blancs, 
musulmans  ou  chrétiens.  Les  Turcs  du  district  d'Abadia,  sur  les 
pentes  méridionales  de  l'Ida,  et  ceux  de  Selino,  dans  l'ouest  de 
l'île,  les  Grecs  séliniotes  et  sfakiotes  offrent  à  chaque  instant  des 


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l'île   de   CRETE.  &59 

types  qui  feraient  la  joie  du  peintre  et  du  sculpteur.  Les  Sfakiotes 
surtout  sont  taillés  pour  faire  d'admirables  soldats.  Presque  tous 
sont  de  très  haute  taille;  leur  vigueur,  que  nous  les  avons  vus  dé- 
ployer à  la  course  et  à  la  lutte,  s'accuse  plutôt  par  la  surprenante 
agilité  des  mouvemens  que  par  une  musculature  exagérée,  tandis 
que  ce  dernier  caractère  m'a  souvent  frappé  chez  les  Turcs  de  l'Ana- 
tolie.  La  plupart  d'entre  eux  sont  blonds,  leurs  longs  cheveux  tom- 
bent sur  leurs  épaules,  ils  ont  de  grands  yeux  clairs,  le  nez  marqué 
sans  être  fort,  la  bouche  fine,  les  dents  brillantes  et  bien  rangées; 
on  sent  dans  toute  leur  personne  je  ne  sais  quoi  d'ardent  et  de  ner- 
veux qui  fait  songer  au  cheval  pur  sang.  Leur  costume  est  à  peu 
près  le  même  que  celui  des  autres  Cretois  :  il  se  compose  d'une 
chemise  à  larges  manches,  d'un  gilet  bleu  ouvert  sur  la  poitrine, 
d'une  veste  brodée,  d'une  épaisse  ceinture  de  laine  rouge  plusieurs 
fois  enroulée  autour  du  corps,  d'un  large  pantalon  bleu  dont  le  bas 
se  cache  dans  de  grandes  bottes  de  cuir  jaune.  Une  épaisse  capote 
blanche,  dont  le  Sfakiote  ne  se  sépare  guère,  complète  ce  costume. 
Il  est  rare  aussi  qu'on  le  trouve  sans  sa  longue  carabine;  tout  au 
moins,  s'il  l'a  laissée  à  la  maison,  a-t-il  gardé  à  la  ceinture,  par 
mesure  de  précaution,  son  grand  couteau  et  ses  lourds  pistolets,  tou- 
jours chargés  jusqu'à  la  gueule. 

Le  costume  des  femmes  ressemble  fort  à  celui  que  portent  les 
Albanaises  d'Eleusis  et  des  villages  de  l'Attique  ou  de  la  Béotie.  Ce 
qui  en  forme  le  fond,  c'est  un  caleçon  de  toile  blanche  par-dessus 
lequel  tombe  une  longue  chemise  qui  est  de  toile  l'été  et  de  laine 
l'hiver;  elle  est  serrée  à  la  taille  par  des  cordons,  et  s'ouvre  sur  la 
poitrine  par  une  fente  que  les  jeunes  filles  seules  prennent  quelque 
soin  de  tenir  close.  Dès  que  la  Cretoise  est  mariée,  comme  il  y  a 
presque  toujours  quelque  enfant  à  nourrir,  elle  ne  se  donne  pas  la 
peine  de  rattacher  des  agrafes  que  la  main  se  lasserait  à  défaire  et 
à  rajuster  sans  cesse.  L'habitude  une  fois  prise,  on  la  garde,  et 
Tournefort  remarquait  déjà  «  que  l'habit  des  dames  de  Crète  est 
très  simple  et  qu'il  leur  laisse  le  sein  tout  découvert  » 

En  attendant  le  moment  où  elles  seront  nourrices,  les  femmes 
grecques,  presque  toujours  jolies,  quoi  qu'en  dise  Tournefort,  et 
souvent  fort  belles,  font  naître  chez  les  jeunes  gens  de  vives  pas- 
sions, qui  ont  inspiré  toute  une  poésie  amoureuse  propre  à  la  Crète, 
celle  des  madinadœs  ou  quatrains  chantés  en  dansant.  Nous  en 
donnerons  quelques  échantillons,  pris  un  peu  au  hasard  parmi  ceux 
que  nous  retrouvons  dans  nos  notes  de  voyage,  tels  que  nous  les 
dictaient  en  riant,  à  Sfakia,  jeunes  filles  et  jeunes  gens.  On  y  trou- 
vera, je  l'espère,  quelques  traits  qui  ne  manquent  point  de  charme 
et  de  grâce.  Voici  d'abord  les  plaintes  d'un  amant  malheureux  : 


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&60  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

«  Mon  cœur,  ma  pensée,  ne  visent  qu'à  toi,  et  je  reste  immobile  et  privé 
de  sens,  écoutant  si  j'entendrai  prononcer  ton  nom. 

a  Mon  cœur  est  fermé,  comme  la  nuit  la  grande  porte  de  Rhania,  et  il  ne 
s'ouvrira  plus,  il  ne  sourira  plus,  comme  il  souriait  autrefois. 

«  Hélas  l  j'ai  perdu  le  sens  pour  l'amour  d'une  fille  grecque,  que  j'ai  aper- 
çue une  fois  seulement  à  sa  fenêtre! 

«c  Je  t'aime,  ô  mes  yeux,  et  personne  ne  s'en  aperçoit,  et  de  l'amour  que 
tu  m'as  inspiré,  puisse  Dieu  me  délivrer! 

«  Tes  yeux  brillans,  lorsque  tu  les  tournes  de  mon  côté,  des  étincelles 
me  volent  au  visage,  des  étincelles  qui  me  piquent  et  me  brûlent!  » 

Voici  maintenant  les  images  que  trouve  le  poète  pour  peindre  à 
lui-même  et  aux  autres  la  beauté  de  sa  maîtresse,  voici  les  cris  de 
joie  et  les  langueurs  de  l'amour  heureux  : 

«  0  toi  que  je  chéris,  tu  es  élancée  comme  le  cyprès,  et,  quand  tu  parles, 
de  ta  bouche  tombent  des  mots  doux'^comme  le  miel. 

«  Le  fleuve  entraîne  des  branches,  et  la  mer  des  navires,  et  le  regard  de 
la  vierge  que  j'aime  entraîne  les  pallikares. 

«  Je  sens  l'odeur  du  basilic,  et  je  ne  vois  pas  le  vase  où  il  fleurit;  c'est 
mon  amie  qui  l'a  dans  son  sein,  et  c'est  de  là  que  vient  ce  parfum. 

V  Tes  yeux  sont  noirs,  tes  cheveux  sont  blonds,  et  la  neige  de  nos  cimes 
est  noire  en  regard  de  toi,  ô  mon  amie. 

«  J'ai  parcouru  tout  l'univers,  j'ai  parcouru  un  à  un  tous  ses  villages, 
et  nulle  part  je  n'ai  rien  vu;  je  n'ai  rien  rencontré  d'aussi  beau  que  mes 
amours. 

«  J'ai  parcouru  tout  l'univers,  pour  trouver  un  doux  raisin;  mais  je  n'en 
ai  pas  trouvé  un  aussi  doux  que  ta  lèvre. 

«  Ta  lèvre  rose,  je  suis  venu  pour  la  baiser;  mais  arrêtons-nous  :  ce  vin, 
j'ai  peur  qu'il  ne  m'enivre. 

«  Mets  du  miel  dans  le  verre,  pour  qu'il  fonde  et  que  nous  buvions,  afin 
que  notre  lèvre  soit  douce  quand  nous  nous  embrasserons. 

«  Mon  jasmin  élancé,  ma  rose  de  Sitia,  ta  beauté  même,  la  lointaine 
Venise  en  a  entendu  parler. 

«  Ta  beauté  enflamme  les  pachas,  tes  sourcils  enflamment  les  vizirs,  les 
charmes  de  ton  corps  angélique  les  patrons  de  navires. 

«  Ah  !  si  je  pouvais,  une  fois  seulement,  mettre  ma  main  dans  ton  sein 
de  marbre,  —  puis  mourir  !  » 

N'y  a-t-il  pas  là  une  riante  imagination,  une  veine  heureuse  et 
originale?  n'y  a-t-il  pas  surtout  bien  de  la  sincérité  et  de  la  pas- 
sion? Ce  que  la  traduction  ne  peut  rendre,  c'est  la  légèreté  du  tour, 
ce  sont  les  mots  vifs  et  colorés  empruntés  au  meilleur  fonds  de  l'an- 
cienne langue,  ce  sont  tous  ces  gracieux  composés  qui  sortent  sans 
effort  de  l'instinct  populaire.  L'idiome  dans  lequel  sont  écrites  ces 
poésies  est  intéressant  aussi  à  un  autre  point  de  vue;  c'est  ce  dia- 


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l'île   de   CRETE.  A61 

lecte  sfakiote  où  l'on  a  déjà  signalé  plusieurs  particularités  qui  le 
distinguent  des  autres  formes  du  grec  moderne,  et  qui,  par  une 
filiation  directe,  le  rattachent  à  Tancien  dialecte  dorique  de  la  Crète, 
tandis  que  la  langue  usitée  dans  le  reste  de  l'tle  ne  diffère  que  par 
quelques  expressions  locales  de  celle  qui  est  parlée  dans  l'Archipel 
et  sur  le  continent  de  la  Grèce. 

Les  Grecs  crétois,  à  tout  prendre,  tiennent  beaucoup  de  leurs 
frères  de  la  Roumélie  et  des  autres  îles;  ils  sont  aussi  rusés,  aussi 
retoi^,  aussi  menteurs  dès  que  le  mensonge  leur  parait  utile,  aussi 
intéressés,  pour  ne  pas  dire  avides.  Avec  tout  cela,  ils  ont  dans  le 
langage  et  les  manières  quelque  chose  de  plus  digne,  de  plus  franc, 
de  plus  noble  que  les  autres  Grecs  soumis  au  sultan.  Dans  leur  at- 
titude à  l'égard  des  Turcs,  leurs  maîtres,  il  n'y  a  rien  de  cette 
crainte  instinctive  qui  perce  presque  toujours  dans  les  paroles,  dans 
les  gestes,  dans  toute  la  physionomie  du  raïa  lorsqu'il  approche 
d'un  musulman.  On  sent,  à  les  voir  et  à  les  étendre,  que  ce  sont 
des  hommes  qui  savent  se  battre  et  qui  l'ont  montré,  qui  ont  con- 
fiance en  eux-mêmes,  et  qui  se  font  craindre  plutôt  qu'ils  n'ont 
peur.  Les  Grecs  de  la  Crète  sentent  de  plus  en  plus  qu'ils  sont  en 
mesure  d'exiger  des  privilèges,  des  ménagemens  tout  particuliers,  et 
que  l'on  compte  avec  eux.  Depuis  plus  de  vingt  ans,  non-seulement 
ils  sont  autorisés  à  avoir  des  cloches,  comme  le  sont  maintenant 
tous  les  raïas  de  l'empire,  mais  ils  en  ont  partout,  qu'ils  sonnent  à 
toutes'  volées.  Les  medjilisy  ces  conseils  mixtes  dont  nous  avons  es- 
sayé d'expliquer  ailleurs  la  composition  et  le  rôle  (1),  ne  sont,  dans 
beaucoup  de  provinces  de  la  Turquie,  qu'une  sorte  de  fiction  con- 
stitutionnelle; mais  en  Crète  ils  rendent  de  véritables  services,  et 
les  chrétiens  prennent  très  au  sérieux  le  droit  qui  leur  a  été  conféré 
d'y  être  représentés  par  leurs  primats.  Ailleurs  les  raïas  introduits 
dans  le  conseil  tremblent  devant  leurs  collègues  turcs,  se  font  le 
plus  petits  qu'ils  peuvent,  et  se  bornent  à  opiner  du  bonnet;  ils  se 
garderîdent  bien  d'être  d'un  autre  avis  que  le  fonctionnaire  turc 
qui  les  préside.  Ici  il  n'en  est  pas  de  même ,  et  les  séances  sont 
souvent  orageuses.  Comme  me  le  disait  un  Grec,  ici  l'on  parle  au 
Turc  le  fez  sur  le  coin  de  l'oreille. 

C'est  en  effet  une  chose  remarquable  que  la  franchise  et  la  liberté 
des  Grecs  crétois  dans  leurs  conversations  avec  les  Turcs;  ils  s'entre- 
tiennent volontiers,  devant  les  Turcs  et  même  avec  eux,  des  événe- 
mens  de  la  guerre  de  l'indépendance,  et,  au  lieu  de  chercher  à  faire 
oublier  leurs  révoltes,  ils  semblent  se  proposer  de  les  rappeler  sans 
cesse  au  souvenir  de  leurs  maîtres.  Pendant  que  nous  étions  à  Kis^ 

(t)  Voyez  la  JRwim  du  15  férrier  1863. 


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A62  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

samo-Kasteli,  nous  reçûmes,  dans  la  maison  grecque  où  nous  étions 
logés,  une  visite  du  mudir;  la  chambre  se  remplit  bien  vite  d'oisifs, 
attirés  par  le  désir  d'assister  à  la  conversation  qui  s'engagerait  entre 
le  premier  magistrat  du  lieu  et  les  grands  personnages  européens 
arrivés  la  veille  I  Ces  intrus  se  mêlèrent  aussitôt  à  l'entretien  et  ne 
tardèrent  pas  à  y  prendre  la  part  principale.  On  parla  surtout  des 
incidens  de  la  lutte  pendant  les  neuf  ans  qu'elle  a  duré,  et  des  dif- 
férentes rencontres  auxquelles  tel  ou  tel  des  interlocuteurs  s'était 
trouvé.  Le  mudir  était  un  vieux  soldat  qui  était  venu  en  Crète,  il  y 
avait  plus  de  trente  ans,  avec  les  premières  troupes  qu'y  avait  en- 
voyées le  pacba  d'Egypte.  «  Combien  étiez-vous  à  tel  combat?  lui 
demandait  un  Grec.  —  Nous  étions  tant.  —  Et  combien  avez-vous 
perdu  de  monde?  »  Il  ne  faisait  aucune  difficulté  de  le  dire;  il  recon-^ 
naissait  que  sept  ou  huit  cents  Sfakiaftes  avaient,  je  ne  sais  plus  où, 
tenu  tète  à  une  arioaée  de  douze  mille  hommes,  dont  lui-même  fai- 
sait partie,  et  avaient  fini  par  la  battre.  On  causa  des  montagnes  de 
Sfakia  et  de  leurs  infranchissables  défilés,  et  un  Grec  alors,  tout  en 
souriant  :  «  C'est  là,  effendi,  que  nous  nous  retirerons  encore  la 
première  fois  que  vous  nous  tourmenterez,  et  vous  viendi*ez,  si 
vous  voulez,  nous  y  chercher!  » 

Quelque  juste  confiance  que  puisse  avoir  la  population  chrétienne 
en  ses  propres  forces  et  en  son  énergie  tant  de  fois  éprouvée,  quelque 
droit  qu'elle  ait  de  compter  sur  le  rempart  et  l'asile  de  ses  hautes 
montagnes,  elle  ferait,  je  crois,  fausse  route  en  recherchant  ou  même 
en  n'évitant  pas  soigneusement  toute  occasion  d'engager  une  lutte 
ouverte  et  armée  contre  le  gouvernement  turc.  Le  premier  résultat, 
le  résultat  immédiat  et  certain  d'une  insurrection,  d'une  nouvelle 
guerre  de  religion  déchaînée  à  travers  l'île,  ce  serait  la  rapide  des- 
truction de  l'œuvre  lente  et  laborieuse  des  trente  dernières  années, 
ce  serait  une  eflroyable  effusion  de  sang  et  l'anéantissement  de  pres- 
que tout  le  capital  qui  s'est  accumulé  dans  l'île  depuis  1830  par  l'a- 
griculture et  le  commerce,  par  ce  génie  de  l'épargne  qui  est  une  des 
puissances  de  la  race  grecque.  Dans  quelle  pensée  d'ailleurs  les  Cre- 
tois braveraient-ils  ces  souffrances  et  cette  ruine,  courraient-ils  vo- 
lontairement le  risque  de  ce  périlleux  temps  d'arrêt  dans  le  désordre 
et  l'anarchie?  J'admets  que  les  Grecs  crétois  débuteraient  encore 
par  de  brillans  succès,  et  qu'ils  auraient  bien  vite  rejeté  les  Turcs 
dans  les  forteresses;  mais  cela  trancherait-il  la  question?  La  Tur- 
quie n'a-t-elle  pas  maintenant  toute  une  flotte  à  vapeur  au  moyen 
de  laquelle,  en  quelques  heures,  elle  pourrait  jeter  dans  l'île  des 
troupes  régulières  bien  supérieures  en  nombre  et  en  discipline  à 
l'armée  égyptienne  de  182A,  mieux  commandées  et  mieux  pour- 
vues d'artillerie?  D'ailleurs  le  dénoûment  de  la  guerre  de  l'indé- 


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l'île   de   CRETE.  Aô3 

pendance  n'a-t-il  point  prouvé  aux  Cretois  que  leur  sort,  s'il  s'a- 
git d'un  remaniement  politique  de  l'Orient,  est  moins  entre  leurs 
mains  qu'entre  celles  des  puissances,  et  qu'aucune  province  ne  sera 
désoimais  détachée  de  l'empire  turc  sans  le  concours  et  le  consen- 
tement de  l'Europe?  Les  Grecs  crétois,  à  en  juger  d'après  la  con- 
duite qu'ils  ont  tenue  dans  les  troubles  des  dernières  années,  ne 
manquent  pas  de  sens  et  d'instinct  politique.  Si  des  conseils  venus 
du  dehors  et  des  suggestions  intéressées  ne  leur  troublent  point 
l'esprit,  ils  sauront,  on  doit  l'espérer,  ne  rien  tenter  qui  puisse 
compromettre  l'excellente  situation  que  leur  ont  faite  leurs  souf- 
frances et  leurs  victoires  d'il  y  a  quarante  ans,  les  calculs  et  les 
projets  de  MéhémetrAli,  les  qualités  de  certains  gouverneurs  turcs, 
les  fautes  de  certains  autres,  surtout  enfin  leur  propre  énergie,  leur 
industrieuse  activité.  Qu'ils  continuent  à  mettre  en  valeur  toutes 
leurs  terres  qu'ils  développent  les  relations  commerciales  de  leurs 
ports,  qu'ils  s'enrichissent  de  plus  en  plus,  et  que,  la  bourse  à  la 
main,  ils  refassent,. année  par  année,  arpent  par  arpent,  la  con- 
quête de  l'île. entière.  Quand  ils  seront  maîtres  de  tout  le  sol,  dus- 
sent-ils envoyer  à  Stamboul,  au  lieu  de  l'envoyer  à  Athènes,  la 
dîme  de  leurs  champs  et  de  leurs  vergers,  ils  seront  de  fait,  en  dé- 
pit des  apparences  contraires,  maîtres  chez  eux,  maîtres  par  le 
moyen  du  medjilis,  où  ils  ont  aujourd'hui  déjà  la  prépondérance, 
de  l'administration  et  de  la  justice.  Auront-Us  alors  beaucoup  de 
peine  à  obtenir  de  la  Porte,  en  saisissant  quelque  occasion  favo- 
rable, des  privilèges  analogues  à  ceux  de  Samos,  qui  se  gouverne 
elle-même  sous  le  contrôle  d'un  prince  grec  nommé  par  le  sultan, 
qui  a  sa  constitution  particulière  et  son  drapeau  flottant  à  toutes 
les  brises  de  l'Archipel? 

Lorsque  dans  les  derniers  jours  de  l'année  nous  quittâmes  l'île  de 
Crète,  lorsque  nous  vîmes  disparaître  à  l'horizon  les  pics  des  Monts- 
Blancs  déjà  tout  chargés  de  neige,  ce  n'était  pas  sans  tristesse  que 
nous  nous  arrachions  à  cette  terre  où  nous  avions  passé  trois  mois 
de  l'une  des  plus  belles  époques  de  notre  vie,  à  ces  montagnes  où  la 
nature  s'était  montrée  à  nous  sous  des  traits  si  étranges  et  si  ori- 
ginaux, où  de  si  augustes  ruines  nous  avaient  fait  entrevoir  par  mo- 
mens  les  splendeurs  du  passé.  Nous  songions  surtout  avec  quelque 
serrement  de  cœur  à  toutes  les  mains  que  nous  avions  pressées,  à 
tant  d'adieux  et  de  souhaits  échangés,  à  cette  race  intelligente  et 
fière  que  nous  avions  si  souvent  entendue  regretter  de  n'avoir  pas 
obtenu  en  1830  le  prix  espéré  de  tant  de  misères  et  de  sacrifices, 
de  tant  de  combats  et  de  victoires.  Quelque  justice  qu'il  puisse  y 
avoir  dans  cette  plainte,  nous  partions  sans  inquiétude,  certains  que 
l'avenir,  quoi  qu'il  arrive,  sera  meilleur  que  le  passé  pour  les  Grecs 


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A6A  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cretois.  Gomment  d'ailleurs  cesserions-nous  de  nous  intéresser  à  la 
€rète?  Comment  oublierions-nous  ces  braves  gens  qui,  dans  leur 
simplicité,  noua  ont  fait  un  soir,  de  la  meilleure  foi  du  monde,  une 
proposition  qiïe  je  ne  puis  raiq)eler  ici  sans  sourire?  Nous  avions, 
peùdant  plusieurs  heures,  causé  avec  des  chefs  sfakiotes;  nous  nous 
étiotis  fait  raconter  leurs  vieilles  traditions,  leurs  combats  d'autre- 
fois; nous  avions  paru  nous  associer  à  leurs  douleurs  et  à  leurs  es- 
pérances, et  saris  doute  notre  sympathie  les  avait  émus.  Nous  les 
vîmes  alors,  pendant  le  repas,  causer  entre  eux  à  voix  basse  et  se 
consulter  longuement;  puis,  quand  ils  revinrent  s'asseoir  auprès  de 
nous,  notre  hôte,  le  plus  âgé  de  la  bande,  nous  expliqua  qu'ils 
étaient  tout  prêts  pour  un  soulèvement,  que,  dans  des  cavernes 
qu'ils  nous  montreraient,  ils  avaient  des  dépôts  d'armes  et  de  pou- 
dre. Si  nous  voulions  nous  mettre  à  leur  tête,  ils  entreraient  dès  le 
lendemain  en  campagne  contre  Véli-Pacha,  et,  une  fois  le  Turc 
<;hassé,  ils  nous  prodameraient  leurs  souverains;  nous  nous  parta- 
gerions l'île  comme  nous  l'entendrions,  et  la. France  ne  pourrait 
manquer  de  reconnaître  des  princes  français  qui  rattacheraient  à  son 
influence  et  placeraient  sous  son  protectorat  une  si  belle  province. 
Tout  en  les  remerciant  cordialement,  nous  ^ûmes  beaucoup  de 
peine  à  les  convaincre  que  la  chose  n'était  pas  aussi  facile  qu'ils  le 
croyaient,  et  que  le  temps  était  passé  de  pareilles  aventures.  C'eût 
été  beau  pourtant  de  porter  le  sceptre  d'idoménée  et  d'être  les  suc- 
cesseurs de  MinoB,  ce  mortel  «  qui  causait  familièrement  avec  le 
grand  Jupiter  !  » 

George  Perrot. 


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AMOURS 


CHANSONS    ET    POÈMES. 


l'idole. 

Mon  âme  a  respiré  le  doux  parfum  des  roses, 
Des  soleils  enivrans  elle  a  bu  la  liqueur, 
Elle  a  surpris,  la  nuit,  sur  ses  lèvres  décloses, 
Le  rêve  de  la  vierge  incessant  et  vainqueur. 

Mon  âme  a  pénétré  bien  par-delà  le  chœur 
Des  nuages  d'opale,  au  bleu  séjour  des  causes; 
Elle  a  vu  Tlmmuable,  —  et  de  toutes  ces  choses 
Elle  a  fait  une  idole  et  Va  mise  en  mon  cœur. 

Elle  a  mis  en  mon  cœur  l'idole  qu'elle  adore. 
Et,  comme  un  prêtre  avare  enrichissant  son  dieu, 
Sa  piété  cupide  entasse  dans  ce  lieu, 
Entasse  des  amours  et  des  amours  encore. 

Elle  attend.  —  Quelquefois,  sur  le  seuil  radieux 

De  r  extase  où  sans  cesse  elle  reste  abîmée, 

Passe  une  ombre,  elle  y  court,  met  les  yeux  dans  ses  yeux; 

Etjevient  en  pleurant  devant  la  bien-aimée. 

NIAISE. 

A     MADBM018BLLS     X. 

Niaise  1  vous  trompez-vous  pas? 
Niaise!  en  êtes-vous  bien  sûre? 

Tom  L.  —  1864.  30 

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Atfô  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Si  le  mot  fut  dit,  je  m'assure 
Qu'il  vint  d'une  femme  en  tout  cas. 

Quoi  qu'il  en  soit,  que  vous  importe?.. 
Des  propos  qu'un  murmure  apporte 
Quand  ces  propos  sont  insultans!.. 
Ne  faut-il  pas  que  l'on  se  venge 
De  vous  voir  belle  comme  un  ange 
Et  de  vos  yeux  couleur  du  temps? 

Puis,  après  tout,  va  pour  niaise! 
Ont-elles  de  l'esprit,  tant  mieux! 
Qu'elles  bavardent  à  leur  aise. 
Vous,  parlez-nous  avec  vos  yeux. 
En  amour,  ce  profond  mystère. 
Le  difficile  est  de  se  taire. 
Qu'a  vraiment  à  faire,  entre  nous. 
Votre  altesse  blonde  et  vermeille. 
Si  d'autres  femmes  ont  l'oreille. 
Puisque  tout  le  reste  est  à  vous? 

Va,  Louison,  laisse-les  dire. 
Et  refais  à  nos  yeux  ardens. 
Dans  la  pourpre  de  ton  sourire. 
Éclater  l'émail  de  tes  dents! 
Ah  !  que  sont  les  paroles  vaines 
Auprès  des  chants  de  volupté 
Que  les  cent  voix  de  ta  beauté 
Font  vibrer  jusque  dans  nos  veines? 

Loi  mystérieuse  et  profonde. 

Désir!  c'est  toi  qui  réunis 

L'homme  à  l'homme,  le  monde  au  monde, 

Dans  des  transports  indéfinis! 

C'est  toi  dont  la  puissance  allume 

L'amour  radieux  du  soleil. 

Quand,  levant  la  gaze  de  brume 

Qui  voilait  pendant  son  sommeil 

Terra,  sa  maîtresse  éternelle. 

Il  promène,  tout  enflammé. 

Sur  les  charmes  de  l'astre  aimé 

Son  incandescente  prunelle... 


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CHANSONS    ET   POÈMES,  467 

Aussi,  vois-tu,  sur  ton  passage, 

Si  ce  mot  s'éveillait  encor, 

Ne  dis  rien,  enfant,  —  c'est  plus  sage  ;  — 

Mais,  dénouant  tes  cheveux  d'or, 

Calme  et  superbe  d'insolence, 

Ouvre  ta  tunique  en  silence, 

Lève  ton  bras,  rond,  ferme  et  blanc, 

Souris  à  leur  parole  amère. 

Et,  comme  la  Phryné,  ta  mère. 

Montre  ton  sein  étincelant! 


JAMAIS. 

Donc  nous  aurons  passé,  l'un  à  l'autre  inconnu, 
Raillant  l'amour  d' autrui  pour  mieux  cacher  le  nôtre, 
L'un  et  l'autre  muets,  attendant  l'un  et  l'autre 
L'aveu  pénible  et  doux  qui  n'est  jamais  venu. 

Pourtant  nous  nous  aimions.  —  Sous  ces  paroles  lentes 
Qui  tombaient  une  à  une,  à  regret  et  si  bas. 
Que  d'autres  se  pressaient  à  nos  lèvres  tremblantes. 
Et  comme  nous  parlions...  quand  nous  ne  parlions  pas! 

Sur  notre  cœur  ému,  qui  fermait  donc  nos  lèvres? 
Comment,  même  à  l'heure  où  les  molles  voluptés 
Tendent  leurs  pièges  d'or,  sommes-nous  donc  restés 
Rebelles  à  leurs  voix  et  calmes  dans  leurs  fièvres  ? 

Qui  nous  faisait  railler?  qui  nous  faisait  sourire? 
Nous  pouvions  être  heureux  sans  notre  orgueil  maudit. 
Nous  n'avions  pour  cela  qu'un  seul  mot  à  nous  dire. 
Madame,  et  ce  mot-là,  nous  ne  l'avons  pas  dit... 

En  est-ce  assez,  et  quand  plierons-nous  les  genoux? 
Qui  tromper  à  présent,  connaissant  qui  nous  sommes? 
Voudrons-nous  nous  aimer?  Parler,  l' oserons-nous? 
Hélas!  —  Jamais.  —  Hélas!  qui  maudiront  les  hommes, 

Si  le  bonheur  n'a  pas  plus  souvent  pitié  d'çux? 
Tu  m'aimes,  je  le  sais,  tu  sais  que  je  t'adore, 
Eh  bien  !  nous  passerons  l'un  près  de  l'autre  encore, 
Souriant  l'un  et  l'autre  et  muets  tous  les  deux. 


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A68  REYUE  DES   DEUX   MONDES. 


RlâVEIL. 


Effronté,  joyeux  et  vermeil, 
Comme  un  écolier  loin  du  maître, 
Qui  sâute  ainsi  par  ma  fenêtre?.. 
Ab  !  te  voilà;  bonjour,  soleil  ! 

Tout  mouillé  des  larmes  de  Tonde, 
D'où  venez-vous,  beau  libertin? 
D'où  venez-vous  si  bon  matin? 
Courez-vous  donc  toujours  le  monde? 

Rayon  au  front,  rosée  aux  pieds. 
Viens  d'où  tu  veux  et  que  m'importe? 
Quand  un  ami  frappe  à  la  porte, 
Lui  demande-t-on  ses  papiers? 

Eh  quoi!  sans  escorte  et  sans  gardes. 
Radieux  prince,  roi  de  l'air. 
Monseigneur,  vous  n'êtes  pas  fier 
De  descendre  dans  nos  mansardes. 

Hélas  !  il  fait  par  charité 
(Amis,  le  soleil  vous  assiste!) 
Chaque  jour  l'aumône  au  cœur  triste 
Et  de  lumière  et  de  galté. 

Et  de  janvier  jusqu'en  décembre 

Il  parcourt  ainsi  l'univers. 

Jetant  l'or  à  tort,  à  travers, 

A  travers  le  monde...  et  ma  chambre. 

Viens,  soleil!  viens  sur  l'oreiller 
Où  repose  encor  ma  maîtresse, 
Viens  l'éblouir  d'une  caresse, 
La  paresseuse,  et  l'éveiller! 

Promène  tes  baisers  de  flamme 
Sur  sa  lèvre  au  duvet  soyeux. 
Sur  son  sein  blanc  et  sur  ses  yeux. 
Sur  ses  yeux,  soleil  de  mon  âme  ! 

Entr'ouvre-les,  ces  yeux  si  beaux 
Devant  qui  je  pleure  et  je  rêve... 


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CHANSONS   ET   POÈMES.  A69 

C'est  quand  cet  astre-là  se  lève 
Que  j'entends  chanter  les  oiseaux! 


MELAHGHOLIA. 

De  tes  yeux  qui  s'ouvrent  à  peine 
Des  larmes  emperlent  les  cils. 
Autant  de  jours,  autant  d'exils! 
Pauvre  enfant,  c'est  d'où  vient  ta  peine. 
De  ton  matin  c'est  la  rosée; 
Pleure,  la  plante  du  malheur 
Pour  fleurir  veut  être  arrosée. 
La  vie,  enfant,  est  la  douleur. 

Qu'a-t-elle  fait  de  ta  pensée, 
Cette  femme  aux  baisers  ardens? 
Ton  cœur  a  séché  sous  ses  dents. 
Sa  cendre  aux  vents  est  dispersée. 
Ton  bonheur  a  fui  goutte  à  goutte. 
L'âme  sans  foi,  les  yeux  sans  pleur, 
Raille,  souffre,  maudis  et  doute  I 
L'amour,  jeune  homme,  est  la  douleur. 

Ne  regarde  pas  en  arrière, 
Marche  !  le  vent  sèche  les  yeux. 
Ta  vie  est  bien  pleine  d'adieux. 
N'importe!  Longue  est  la  carrière. 
Chaque  adieu,  c'est  une  conquête. 
Marche,  sublime  bateleur. 
Sang  au  côté,  pouf^re  à  la  tête! 
Le  génie,  homme,  est  la  douleur. 

Mais  toi  qu'enfin  le  temps  délivre. 
Ris  ton  rire  innocent  et' doux. 
Vieillard;  bientôt,  plus  tôt  que  nous 
Tu  vas  être  guéri  de  vivre. 
Souris  à  ta  vie  écoulée. 
Comme  le  soleil  des  coteaux 
Sourit  le  soir  à  la  vallée. 
La  mort,  vieillai-d,  est  le  repos. 


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i70  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 


AU    HASARD. 

On  marche,  on  va  sans  but,  —  un  pas  emporte  l'autre  ; 
La  vie  en  vous  fermente  ainsi  qu'une  liqueur. 
On  mord  du  pied  le  sol,  et  Ton  se  sent  au  cœur 
Des  fiertés  de  monarque  et  des  douceurs  d'apôtre. 

Et  l'infini  vous  dit  ses  secrets  radieux, 

Et  le  soleil  pétille^  et  la  terre  se  pâme, 

Et  les  fleurs  du  chemin  ont  des  regards  de  femme. 

L'azur  est  dans  le  cœur,  l'azur  est  dans  les  yeux. 

Quel  espoir  vous  agite  et  quel  hasard  vous  mène? 
On  ne  sait,  mais  on  va  d'une  ardeur  surhumaine; 
On  marche,  on  va;  —  l'on  fait  à  chacun  de  ses  pas 
Envoler  des  oiseaux  qui  ne  se  sauvent  pas,    ' 

Et  des  projets  aussi,  —  confus  et  pleins  de  charmes. 
De  purs  désirs  au  front,  sans  nuage  et  sans  pli, 
Des  souvenirs  cruels,  et  plus  doux  que  l'oubli; 
On  pleure  son  sourire  et  l'on  sourit  ses  larmes. 

Et  cependant  que  l'âme,  en  ses  rêves  sans  fiel. 
Monte  et  s'élève  ainsi  loin  des  bas-fonds  du  âoute. 
Comme  on  jette  du  lest  pour  s'élever  au  ciel. 
On  jette  son  argent  aux  pauvres  de  la  route. 

Et  dans  ce  monde  immense,  auberge  ou  bien  prison. 
Où  l'homme  un  instant  passe  étranger  à  lui-même, 
Le  plus  dépaysé  se  croit  de  la  maison. 
Et  l'on  se  sent  aimer,  et  l'on  sent  qu'on  vous  aimel 

Edouard  Pauleron. 


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LE 


THÉÂTRE  CONTEMPORAIN 


LE  MARQUIS  DE  VILLEMER.  —  VAM!  DES  FEMMES. 


En  assistant  l'autre  soir  à  la  représentation  du  Marquis  de  Ville-- 
mer,  je  faisais  cette  réflexion  que  les  hommes  sont  encore  presque 
aussi  ignorans  des  lois  auxquelles  obéit  le  vrai  génie  qu'ils  l'étaient 
au  moyen  âge  des  lois  auxquelles  obéissent  les  astres.  Autrefois, 
lorsque  le  soleil  se  voilait  ou  qu'une  comète  apparaissait  dans  le 
ciel,  ils  criaient  au  prodige  et  au  miracle;  aujourd'hui,  toutes  les 
fois  qu'un  écrivain  de  génie  se  montre  sous  un  aspect  que  nous  ne 
lui  connaissions  point  encore,  ou  nous  touche  par  d'autres  moyens 
que  ceux  qui  lui  étaient  habituels,  nous  nous  étonnons  et  nous  pro- 
nonçons le  mot  de  surprise.  Ces  surprises  pourraient  cependant  être 
aussi  infailliblement  calculées  que  le  retour  des  éclipses  et  la  mar- 
che des  planètes ,  et  la  seule  chose  surprenante  en  cette  occasion 
est  notre  étonnement.  Il  n'y  a  là  ni  prodige  ni  miracle,  il  y  a  l'ac- 
complissement d'une  loi  naturelle  qui,  mieux  que  les  prodiges  et 
les  miracles,  peut  nous  faire  mesurer  la  distance  qui  sépare  les  écri- 
vains d'un  vrai  génie  des  talens  artificiels  nés  des  influences  échauf- 
fantes de  la  civilisation,  ou  des  talens  pénibles  et  gauches  nés  des 
efforts  d'une  volonté  laborieuse.  Le  talent  fovméjpax  les  influences 
sociales  ou  acquis  par  le  travail  a  des  limites,  le  vrai  génie  n'en  a 
pas,  parce  qu'il  est  un  don  de  la  nature,  et  qu'il  en  possède  la  puis- 
sance et  la  fertilité.  Vous  vous  étonnez  chaque  fois  que  cet  écrivain, 
qui  vous  a  ému  vingt  fois  peut-être,  vous  émeut  de  nouveau,  et 
vous  vous  derhandez  quand  donc  il  perdra  ce  pouvoir  qu'il  exerce 
sur  votre  âme?  Mais  ce  qui  serait  extraordinaire,  c'est  qu'étant  ce 
qu'il  est,  il  ,ne  vous  eût  pas  ému  encore.  Demandez  donc  au  prin- 

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&72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  quand  il  se  lassera  de  succéder  à  l'hiver;  demandez  à  ce  ruis- 
seau, qui  déjà  coulait  avant  que  vous  fussiez  né,  quand  donc  il  s'ar- 
rêtera, et  comment  il  se  fait  que  ses  eaux  soient  aussi  fraîches  qu'au 
jour  où  pour  la  première  fois  vous  y  avez  trempé  vos  mains.  Le  génie, 
comme  la  nature,  est  entretenu  dans  une  jeunesse  éternelle  par  une 
métempsycose  incessante,  et  le  seul  étonnement  véritable  qu'il  pût 
nous  réserver,  ce  serait  de  le  voir  s'épuiser  et  vieillir.  M'"*  Sand  par 
exemple  vient  de  remporter  à  la  scène  un  dès  triomphes  les  plus  in- 
contestés qu'il  y  ait  eu  depuis  longtemps;  mais  vraiment  cela  était 
dans  l'ordre  inévitable  des  choses,  et  il  devait  arriver  infailliblement 
un  jour  où  elle  battrait  les  dramaturges  les  plus  experts  et  les  plus 
rompus  à  toutes  les  ruses  du  métier  rien  que  par  le  seul  choix  de 
son  sujet  et  le  seul  instinct  de  son  génie.  Nous  avons  donc  joui 
avec  une  pleine  sécurité  du  nouveau  plaisir  qu'elle  nous  a  donné, 
comme  on  jouit  d'une  belle  matinée  ou  d'un  beau  coucher  de  so- 
leil, en  réservant  notre  étonnement  pour  le  jour  où  ses  inspirations 
heureuses  s'arrêteront,  et  où  elle  cessera  d'être  pathétique  comme 
le  cœur  humain  son  maître  et  féconde  comme  la  nature  sa  mère. 

Vous  qui  demandez  ce  que  c'est  que  le  génie,  à  quels  signes  on 
le  reconnaît  et  comment  il  faut  s'y  prendre  pour  le  séparer  du 
simple  talent,  allez  à  l'Odéon  voir  représenter  le  Marquis  de  Vil- 
lemer  le  lendemain  du  jour  où  vous  aurez  vu  jouer  quelqu'une 
des  pièces  nouvelles  de  nos  jeunes  auteurs  en  vogue,  productions 
ingénieuses  de  l'esprit  de  paradoxe  et  de  l'observation  morale  so- 
phistiquée. Je  comparerais  volontiers  le  spectateur  qui  entre  au 
théâtre  à  un  patient  d'une  nouvelle  espèce  qui  consentirait  à  livrer 
l'organe  le  plus  précieux  de  la  vie  aux  expériences  d'un  opérateur 
en  renom.  11  livre  son  cœur  aux  pinces,  au  scalpel,  aux  aiguilles 
du  chirurgien  dramatique,  pour  qu'il  y  réveille  la  vie,  qu'il  y  entre- 
tienne la  sensy)ilité  des  fibres  et  la  tendresse  des  tissus.  Combien 
de  fois  cette  opération  que  vous  allez  chercher  par  plaisir  ne  vous 
a-t-elle  pas  paru  douloureuse  !  Combien  de  fois  n'avez-vous  pas  eu 
envie  de  crier  ou  même  n'avez-vous  pas  crié  à  l'opérateur  :  Mais 
faites  donc  attention,  brutal!  vous  coupez  le  nerf  que  vous  devez 
seulement  toucher;  mais  prenez  gkrde,  maladroit,  vous  vous  trom- 
pez de  fibre,  et  les  tâtonnemens  de  votre  main  me  font  horrible- 
ment souffrir!  Le,  rire  que  vous  m'arrachez  est  spasmodique  et  ré- 
sulte de  la  douleur  convulsive  que  vous  me  faites  éprouver,  les 
larmes  que  vous  appelez  s'arrêtent  à  la  gorge  et  refusent  de  jaillir, 
et  quant  aux  paradoxes  et  aux  sophismes  que  vous  me  présentez 
en  manière  d'excuse,  elles  n'ont  d'autre  effet  que  d'ajouter  l'indi- 
gnation à  ma  souffrance.  Avec  M"**"  Sand,  au  contraire,  vous  pouvez 
vous  livrer  sans  crainte;  vous  n'avez  à  redouter  ni  ces  tâtonnemens, 
ni  ces  maladresses,  ni  ces  sophismes  et  ces  paradoxes  par  lesquels 

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LE   THÉÂTRE   CONTEMPORAIN.  473 

rignorance  aime  à  s'excuser  et  à  se  justifier.  C'est  une  volupté  dé- 
licieuse que  de  sentir  cette  main  sûre  d'elle-même  se  porter  sur 
votre  cœur  et  aller  droit  à  la  fibre  précise  qu'elle  veut  et  qu'elle 
doit  faire  vibrer  à  travers  les  obscurités  de  la  nature  et  le  laby- 
rinthe inextricable  du  réseau  nerveux  de  la  sensibilité.  Elle  ne  fait 
pas  le  siège  de  votre  cœur,  elle  n'essaie  pas  de  le  contraindre  par 
des  alarmes  grossières  ou  de  le  surprendre  par  des  ruses  indiscrètes 
et  malséantes  :  elle  le  touche  légèrement,  et  soudain  le  rire  éclate 
franc  et  spontané,  et  les  larmes  jaillissent  en  abondance  des  yeux 
heureux  de  les  répandre.  Vous  voulez  savoir  la  différence  du  génie 
au  talent,  écoutez  avec  quelle  sonorité  votre  rire  éclate  et  regardez 
de  quelle  manière  vos  larmes  ont  coulé. 

Ce  n'est  pas  assez  de  dire  que  le  génie  est  un  don  de  la  nature; 
il  serait  plus  exact  de  dire  qu'il  est  la  nature  dans  l'âme  humaine. 
Leurs  moyens  de  conservation  et  de  renouvellement  sont  les  mêmes, 
le  secret  de  leurs  éternelles  métempsycoses  est  le  même.  C'est  ainsi 
qu'il  n'y  a  pas  de  vrai  génie  qui  ne  possède  cette  faculté  d'absorption 
et  d'assimilation  par  laquelle  la  nature  transforme  tout  ce  qui  tombe 
dans  son  vaste  sein.  Or  personne  de  notre  temps  ne  possède  cette 
faculté  au  même  degré  que  M""*  Sand.  Sous  ce  rapport,  elle  est 
comparable  à  une  riche  terre  pleine  de  sucs  généreux,  qui  réalise  à 
toute  heure  le  miracle  du  grain  de  sénevé.  Tout  atome  de  matière 
qui  tombe  en  elle  produit  un  arbre  magnifique ,  tout  germe  y  fait 
éclore  une  plante.  Anecdotes,  impressions  de  lectures,  souvenirs, 
observations  morales,  combinaisons  fantasques  et  passagères  d'une 
rêverie  en  apparence  sans  objet,  tout  cela,  échauffé  par  sa  puissante 
imagination,  s'ouvre,  se  développe,  grandit,  et  se  transforme  en 
œuvres  éloquentes  et  pathétiques,  sans  qu'elle-même  le  plus  sou- 
vent puisse  dire  comment  ce  miracle  de  l'assimilation  s'est  opéré,  car 
le  génie  est  un  alchimiste  inconscient  comme  la  nature,  et  il  crée 
fet  engendre  en  ignorant  les  lois  de  sa  propre  fécondité.  Quelque- 
fois le  lecteur  clairvoyant  et  subtil  parvient  à  surprendre  les  germes 
de  ces  œuvres  qui  se  dérobent  la  plupart  du  temps  à  ses  regards, 
et  alors  son  étonnement  est  extrême  en  voyant  combien  ils  sont  im- 
perceptibles et  en  apparence  stériles.  Ce  roman  est  né  d'une  rêverie 
passagère  que  vous  auriez  chassée  de  votre  esprit  avec  dédain,  ce 
drame  est  né  d'une  impression  de  lecture  qu'une  impression  nou- 
velle aurait  bien  vite  effacée  de  votre  imagination.  Pour  nous,  il 
n'est  pas  douteux  que  Leone  Leoni,  par  exemple,  soit  né  d'une  lec- 
ture de  Manon  Lescaut,  que  le  charmant  Teverino  soit  sorti  des 
rêveries  qui  ont  suivi  la  lecture  de  Wilhelm  Meister,  que  la  Mare 
au  Diable  et  toute  la  série  des  petits  romans  champêtres  soient 
issus  d'un  enthousiasme  passager  pour  le  style  du  bon  Amyot  ou  de 
tel  autre  conteur  français.  Comment  ces  œuvres  sont- elles  sorties 

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A7i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  tels  germes  si  imperceptibles,  si  microscopiques?  C'est  là  le  se- 
cret de  cette  puissance  d'assimilation,  dontfe  Marquis  de  Villemer^ 
récit  et  drame,  nous  offre  une  double  preuve.  D'où  croyez- vous 
que  provienne  ce  charmant  récit  du  Marquis  de  Villemer,  qui  a  fait 
couler  tant  de  larmes  flatteuses  pour  ses  héros  et  pour  son  auteur? 
Je  crois  avoir  découvert  ce  secret,  et  je  vais  vous  le  confier.  Parmi 
les  romanciers  contemporains,  un  seul  a  eu  jusqu'à  présent  le  don 
de  piquer  l'émulation  de  M"®  Sand,  et  l'heureux  auteur  sur  qui  s'est 
portée  cette  faveur  d'une  personne  de  génie  est  le  romancier  dé- 
licat auquel  ne  saurait  manquer  aucune  bonne  fortune,  M.  Octave 
Feuillet.  Il  n'a  échappé  à  personne  que  Mademoiselle  La  Quinti- 
nie  était  la  contre-partie  de  Sybille;  mais  tout  le  monde  a  admiré 
le  Marquis  de  Villemer  sans  se  douter  que  ce  récit  était  la  contre- 
partie du  Roman  d'un  Jeune  Homme  pauvre.  Vous  étiez- vous  douté 
de  rien  de  pareil?  Vous  aviez  lu  le  Marquis  de  Villemer  sans  plus 
songer  au  Jeune  Homme  pauvre  que  s'il  n'avait  jamais  existé,  tant 
les  fables  et  les  caractères  des  deux  récits  sont  différens,  tant  leurs 
données  sont  dissemblables.  M™®  Sand  aura  lu  le  roman  de  M.  Feuil- 
let, et  se  sera  dit  tout  en  rêvant  :  «  Mais  pourquoi  ne  ferais-je  pas 
à  mon  tour  le  roman  de  la  jeune  fille  pauvre  ?  »  Et  de  ce  point  d'in- 
terrogation est  sorti  le  chef-d'œuvre  que  vous  avez  lu. 

La  transformation  du  récit  en  drame  nous  donne  un  nouvel  exem- 
ple de  cette  incroyable  puissance  d'assimilation.  Si  j'en  crois  les 
propos  des  coulisses  et  des  salons,  M"*  Sand,  avant  de  composer 
son  drame,  aurait  consulté  un  jeune  auteur  dramatique  connu  par 
de  nombreux  et  solides  succès,  celui-là  même  qui  a  eu  l'honneur 
de  partager  avec  elle  dans  cette  quinzaine  l'attention  du  public, 
M.  Alexandre  Dumas  fils.  M.  Dumas  a  construit,  dit-on,  la  charpente 
des  premiers  actes,  disposé  les  scènes,  prodigué  les  mots,  taillé  les 
chevilles,  préparé  les  mortaises  devant  M™*  Sand,  qui  avait  consenti, 
avec  la  docilité  d'une  apprentie  avide  de  savoir  et  de  comprendi'e,  à 
travailler  sous  les  ordres  de  cet  ingénieux  patron.  Ce  travail  prépa- 
ratoire une  fois  terminé.  M™*  Sand  s'est  hâtée  de  le  défaire  :  il  n'est 
pas  resté  une  seule  disposition  du  plan  primitif,  pas  une  entrée, 
pas  une  sortie,  pas  un  seul  trait.  Ce  travail  a  donc  été  inutile?  Non 
certes.  En  vertu  de  cette  puissance  d'assimilation  qui  la  caractérise, 
M"*  Sand  avait  retenu  pour  auisi  dire  l'âme  de  ce  travail  tout  en  en 
rejetant  le  corps.  Elle  savait  tout  ce  qu'elle  avait  besoin  de  savoir, 
comment  on  fait  marcher  une  action  avec  un  mot  placé  à  propos 
qui  change  brusquement  la  marche  du  dialogue,  et  comment  on 
obtient  un  effet  pathétique  avec  un  geste  muet,  un  mouvement  de 
corps,  une  joue  présentée  au  baiser  avec  une  vivacité  expressive. 
L'emploi  du  baiser  surtout,  comme  moyen  dramatique,  est  une 
des  nouveautés  les  plus  charmantes  du  drame  de  M"'  Sand,  et 

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LE   THEATRE   CONTEMPORAIN.  475 

peut-être,  sans  son  association  passagère  avec  M.  Dumas,  n'eât- 
elle  pas  aperçu  toute  la  valeur  de  cet  aimable  ressort  d'action.  Il  y 
en  a  deux  qui  sont  du  plus  heureux  effet  :  celui  par  lequel  la  mar- 
quise de  Villemer  absout  toutes  les  sottises  de  son  fils  le  duc  d'Aléria 
au  premier  acte,  celui  par  lequel,  au  dernier.  M"*  de  Xaintrailles 
déclare  qu'elle  accepte  M"®  de  Saint-Geneix  pour  sa  belle-sœur. 
Qui  donc  a  songé,  devant  ces  deux  baisers  chastes  et  honnêtes, 
expressions  d'une  sensibilité  contenue  et  loyale,  aux  mouvemens 
équivoques  des  personnages  du  Demi -Monde  et  du  Fils  naturel? 
Personne  assurément,  et  pourtant  cet  emploi  judicieux  des  viva- 
cités physiques  de  l'âme  remplaçant  la  parole  par  l'acte  est  une  des 
originalités  les  mieux  marquées  du  talent  de  M.  Dumas.  Si  donc^ 
comme  on  l'a  dit,  le  jeune  auteur  a  donné  des  conseils  à  M™'  Sand, 
son  travail  achevé,  il  aurait  été  bien  inspiré  d'en  prendre  d'elle  à 
son  tour,  et  de  lui  demander  sa  collaboration  amicale  pour  sa  pièce 
nouvelle  de  l'Ami  des  Femmes;  elle  lui  aurait  appris  des  secrets 
plus  précieux  que  ceux  qu'il  pouvait  lui  enseigner,  et  sa  comédie 
aurait  gagné  en  bienséance  sans  rien  perdre  en  franchise. 

La  bienséance,  tel  est  le  charme  principal  et  le  grand  caractère 
de  la  pièce  nouvelle  de  M"**  Sand.  Grâces  en  soient  rendues  au  ciel, 
enfin  nous  trouvons  une  pièce  où  les  sentiraens  sont  d'accord  avec 
la  morale,  où  les  passions  sont  d'accord  avec  le  bon  sens,  où  l'hon- 
nêteté ne  nous  révolte  pas  par  sa  brutalité  et  son  cynisme,  où  la 
vertu  ne  nous  fatigue  pas  par  son  pédantisme ,  où  les  pensées  que 
l'on  cache  sont  aussi  avouables  que  celles  qu'on  exprime.  Nous 
sommés  chez  d^honnêtes  gens,  appartenant  à  la  saine  nature  hu- 
maine, aussi  irréprochables  dans  leurs  paroles  que  dans  leurs  actes, 
et  qui  considéreraient  ajuste  titre  un  mot  grossier  comme  l'équiva- 
lent d'une  mauvaise  action,  et  un  geste  impropre  comme  une  infrac- 
tion à  la  morale.  Tous  les  personnages  sont  également  sympathi- 
ques, et  le  cœur  va  de  l'un  à  l'autre  sans  décider  lequel  il  préfère 
et  sans  même  avoir  envie  d'exprimer  une  préférence,  tant  leurs 
mobiles  sont  également  clairs,  avouables,  naturels,  tant  leurs  pré- 
jugés sont  honorables,  leurs  scrupules  légitimes  ou  leurs  folies 
excusables,  tant  en  un  mot  leur  conduite  est  expliquée  par  l'auteur 
avec  une  impartialité  intelligente  et  judicieuse.  Le  duc  d'Aléria, 
qui  a  ruiné  gaîraent  sa  famille,  ne  nous  scandalise  pas  plus  qu'il 
ne  scandalise  ses  proches,  car  nous  comprenons  que  les  folies  de 
sa  jeunesse  ont  bien  pu  dissiper  sa  fortune,  mais  jion  pas  entamer 
son  honneur,  —  et  les  préjugés  nobiliaires  de  la  marquise,  —  pré- 
jugés bien  légers,  bien  à  fleur  d'âme,  bien  tempérés  par  les  délica- 
tesses de  la  conscience  et  de  l'éducation ,  —  nous  semblent  tout 
naturels,  tant  ils  se  confondent  avec  les  scrupules  légitimes  d'une 
mère  de  famille  qui  est  chargée  de  veiller  à  l'honneur  de  son  nom 


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A7Ô  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  au  bonheur  de  ses  enfans.  Les  personnages  sont  si  bien  d'ac- 
cord avec  eux-mêmes,  si  bien  à!aplomby  d*une  si  parfaite  logique, 
que  leurs  actions  les  plus  extrêmes  nous  semblent  une  conséquence 
toute  simple  de  leurs  caractères,  et  que  leurs  sentimens  les  plus 
nobles  ne  nous  étonnent  pas  plus  qu'ils  ne  les  étonnent  eux-mêmes. 
Le  marquis  de  Villemer  se  réduit  à  la  pauvreté  pour  payer  les  dettes 
du  duc  d'Aléria,  et  ce  sacrifice,  qu'il  accomplit  sans  effort,  comme 
il  l'annonce  sans  emphase,  ne  nous  donne  aucune  envie  de  crier  à 
l'héroïsme.  Nous  approuvons  M"*  de  Saint-Geneix,  la  jeune  gouver- 
nante, lorsque  nous  la  voyons  taire  des  sentimens  que  son  devoir 
lui  défend  de  laisser  échapper  de  son  cœur,  et  s'éloigner  d'une 
maison  où  son  honneur  pourrait  être  soupçonné,  sans  qu'il  nous 
vienne  à  l'esprit  de  penser  un  seul  instant  qu'elle  pourrait  agir  au- 
trement qu'elle  n'agit.  D'ordinaire  l'héroïsme,  la  vertu,  le  désinté- 
ressement, le  sacrifice,  sont  un  peu  raides  et  durs,  parce  qu'ils  ser- 
vent d'antithèses  à  l'égoïsme,  à  la  cupidité  et  au  vice,  parce  qu'ils 
sont  présentés  comme  des  exceptions  au  train  ordinaire  de  la  réalité; 
mais  ici  l'héroïsme  et  le  désintéressement  semblent  l'élément  même 
de  la  nature  humaine  en  bonne  santé,  ils  sont  comme  dissous  dans 
l'air  que  respirent  les  personnages.  L'humanité  peut  être  ailleurs  ce 
qu'elle  voudra;  dans  ce  château  de  Villemer,  la  noblesse  est  son  élé- 
ment naturel,  et  nous  ne  comprendrions  pas  qu'elle  pût  en  avoir  un 
autre.  Que  vous  dirai-je?  Cette  noblesse  d'âme  et  de  cœur  est  si  par- 
faite qu'on  ne  la  sent  pour  ainsi  dire  qu'à  la  longue,  par  l'effet  d'un 
rayonnement  insensible  et  lent,  et  qu'elle  émane  des  personnages 
comme  la  chaleur  émane  des  corps  lumineux.  La  noblesse  est  leur 
manière  d'être,  d'exister,  leur  volonté  n'a  rien  à  voir  dans  leurs  ver- 
tus, et  pour  agir  comme  ils  font,  ils  n'ont  qu'à  suivre  leurs  instincts. 
Aussi  ces  raffinés  d'honneur  et  de  délicatesse  ont-ils  le  charme  qui 
émane  de  tous  les  êtres  instinctifs  et  fidèles  sans  efforts  à  leur  loi 
morale,  c'est-à-dire  la  naïveté. 

La  nouvelle  œuvre  de  M™*  Sand  rend  bien  difficile  la  tâche  de  la 
critique,  car  elle  la  réduit  à  l'admiration.  La  critique  est  volontiers 
un  peu  pessimiste  et  malveillante,  et  elle  a  même  été  instituée  en 
partie  pour  être  pessimiste  et  malveillante.  Il  ne  lui  déplaît  pas  de 
trouver  un  auteur  en  faute,  de  relever  les  côtés  faibles  d'un  ou- 
vrage, et  toute  erreur  qui  lui  donne  une  occasion  de  discuter  est 
pour  elle  une  bonne  fortune.  Or  M"®  Sand  nous  refuse  jusqu'à  la 
plus  petite  de  ces  bonnes  fortunes,  et  nous  condamné  à  l'approbation 
depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin  de  sa  pièce.  L'esprit  le  plus 
subtil  chercherait  vainement  un  prétexte  de  chicane.  La  logique  des 
caractères  est  irréprochable,  la  beauté  des  sentimens  sans  tache,  le 
langage  pur  et  sans  fausse  note,  la  morale  n'y  reçoit  pas  le  moindre 
accroc,  et  le  cœur  humain  la  moindre  offense.  Sans  doute  il  y  a  au 


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LE   THEATRE   CONTEMPORAIN.  477 

théâtre  des  œuvres  plus  fortes,  mais  il  n'y  en  a  guère  de  plus  ai- 
mables. Tous  les  spectateurs,  de  quelque  âge  qu'ils  soient,  quelque 
expérience  qu'ils  aient  acquise,  à  quelque  condition  qu'ils  appar- 
tiennent, peuvent  également  s'y  plaire,  car  par  un  privilège  heu- 
reux les  personnages  réunissent  la  candeur  la  plus  pure  à  la  pas- 
sion la  plus  vive,  et  la  vérité  de  leurs  sentimens  n'en  altère  pas 
l'honnêteté.  Leurs  passions  pourraient  être  présentées  comme  des 
exemples  à  suivre,  si  jamais  on  pouvait  proposer  les  passions  comme 
objets  d'imitation,  et  cependant  elles  ne  font  aucun  sacrifice  à  la 
morale  systématique,  et  l'observateur  le  plus  expérimenté  ne  pour- 
rait découvrir  en  elles  la  plus  petite  inexactitude,  la  plus  légère 
infraction  à  la  réalité,  le  moindre  accent  artificiel.  Il  y  a  dans  cette 
aimable  pièce  je  ne  sais  quelle  transparence  qui  ravit  l'âme  sans  la 
tromper,  et  qui,  loin  d'atténuer  la  vérité,  lui  laisse  au  contraire  tout 
son  éclat.  C'est  un  drame  qui  se  passe  dans  un  milieu  de  cristal 
limpide,  en  sorte  que  les  sentimens  qu'il  met  en  jeu  resplendissent 
d'autant  mieux  que  leur  prison  est  plus  nette  et  plus  claire.  L'hon- 
nêteté de  ces  âmes,  au  lieu  de  nuire  à  la  vérité  de  leurs  passions, 
en  montre  au  contraire  avec  plus  de  franchise  les  mouvemens  ordi- 
naires et  les  jets  de  flammes,  et  leur  candeur,  au  lieu  d'être  un  em- 
barras pour  le  dramaturge,  lui  sert  au  contraire  d'auxiliaire.  Ainsi 
la  morale  dans  cette  pièce  joue  le  rôle  qu'elle  devrait  toujours 
jouer,  et  que  si  peu  de  romanciers  et  de  dramaturges  savent  lui 
faire  jouer;  loin  d'éteindre  et  de  cacher  la  nature,  elle  ne  sert  qu'à 
la  montrer  et  à  la  faire  resplendir. 

La  vertu  est,  dit-on,  toujours  récompensée;  cet  axiome  fréquem- 
ment menteur,  je  le  crains,  aura  du  moins  été  une  vérité  pour  la 
pièce  de  M™*  Sand.  Sa  première  récompense  a  été  d'être  interprétée 
comme  elle  méritait  de  l'être.  La  sympathie  qu'elle  est  faite  pour 
inspirer  a  gagné  les  acteurs  chargés  de  la  représenter,  acteurs  qui^ 
à  trois  exceptions  près,  auraient  pu  parfaitement  se  passer  la  per- 
mission d'être  médiocres,  sans  que  personne  songeât  à  leur  en  faire 
un  reproche.  0  contagion  des  bons  sentimens  !  ils  se  sont  tous  per- 
mis d'être  excellons,  et  les  moindres  rôles  sont  tenus  d'une  manière 
si  irréprochable  que  le  meilleur  souhait  que  nous  puissions  former 
pour  les  acteurs  du  Marquis  de  Villemer^  c'est  que  le  talent  dont  ils 
ont  fait  preuve  dans  cette  pièce  les  suive  dans  leurs  rôles  futurs  et 
ne  les  abandonne  plus  jamais. 

Nous  n'avons  pas  à  analyser  ce  drame  que  tout  Paris  ira  voir,  et 
qui  a  respecté  toutes  les  scènes  essentielles  du  beau  récit  que  les 
lecteurs  de  la  Revue  ont  naguère  accueilli  avec  tant  d'émotion. 
Qu'est-ce  que  notre  analyse  pourrait  .leur  apprendre  sur  les  carac- 
tères et  les  aventures  de  la  marquise  et  du  marquis  de  Villemer, 
du  duc  d'Aléria,  de  la  baronne  d'Arglade,  de  Caroline  de  Saint- 


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478  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Geneix?  Abandonnons  à  leur  nouveau  succès,  après  les  avoir  salués 
une  dernière  fois,  ces  nobles  et  sympathi(jues  personnages,  et  con- 
duisons le  lecteur  dans  le  monde  beaucoup  moins  pur  où  nous  ap- 
pelle M.  Dumas.  Cette  fois  toutes  les  ressources  de  l'analyse  seront 
nécessaires  pour  lui  faire  comprendre  les  caractères  et  les  sentimens 
de  la  nouvelle  pièce  de  l'auteur  du  Demi-Monde^  et  nous  craignons 
qu'elles  ne  soient  insuffisantes  pour  les  lui  faire  goûter. 

Une  jeune  femme  du  meilleur  monde,  M'"*  la  comtesse  de  Sime- 
rose,  s'est  mariée  au  seul  homme  qu'elle  ait  jamais  aimé.  Cepen- 
dant, par  suite  de  certains  froissemens  d'amour-propre  que  l'auteur 
nous  a  expliqués  sans  que  nous  ayons  réussi  à  les  comprendre,  elle 
s'est  dérobée  avec  obstination  à  l'accomplissement  du  devoir  con- 
jugal. Excusez  ce  détail ,  nous  devons  chercher  à  être  clair,  et  la 
pièce  n'est  pas  facile  à  raconter.  Le  mari ,  indigné  des  mépris  de 
sa  femme,  et  assez  justement  s'il  ne  les  comprend  pas  mieux  que 
nous  ne  les  comprenons,  s'est  vengé  avec  une  femme  de  chambre, 
qui  Ta  rendu  père  au  bout  d'un  an,  après  quoi  les  deux  époux  se 
sont  séparés.  Voilà  donc  M"*®  de  Simerose,  jeune  fille  et  femme  à  la 
fois,  qui  a  trouvé  moyen  de  combiner  les  inconvéniens  du  célibat 
avec  les  inconvéniens  du  mariage.  Que  va-t-elle  faire  dans  cette 
situation?  Son  cœur  est  vide  et  inquiet,  son  âme  est  honnête;  la 
nature  lui  dit  d'aimer,  le  devoir  lui  conseille  la  sagesse;  le  monde, 
qui  connaît  sa  position  équivoque  et  périlleuse,  lui  ordonne  la  pru- 
dence. C'est  ici  que  se  présente  une  idée  digne  de  Marivaux,  et 
dont  il  aurait  suivi  les  développemens  avec  cette  subtilité  précise 
que  vous  lui  connaissez.  A  force  de  rêver  aux  moyens  d'aimer  sans 
manquer  à  son  devoir,  d'occuper  son  cœur  sans  engager  .son  âme, 
M"®  de  Simerose  s'est  arrêtée  à  un  moyen  terme  ingénieux,  qui  lui 
parait  concilier  toutes  ces  difficultés,  l'amour  platonique  :  elle  vou- 
(Jrait  une  amitié  qui  eût  toutes  les  ardeurs  de  l'amour  et  un  aniiour 
qui  eût  toutes  les  chastes  réserves  de  ranûtié.  Elle  se  flatte  de  pou- 
voir maintenir  cet  équilibre  impossible  de  sentimens,  et  au  moment 
même  où  elle  s'en  flatte  le  plus,  elle  n'aperçoit  pas  la  bonne  nature, 
qui  rit  sous  cape  des  tricheries  qu'elle  médite  de  lui  faire,  et  qui 
s'apprête  à  renverser  tout  l'édifice  de  sa  casuistique  sentimentaler 
Elle  croit  avoir  trouvé  dans  un  jeune  homme  qui  s'est  épris  d'elle, 
M.  de  Montègre,  l'homme  qui  peut  réaliser  sa  chimère  d'amitié  qui 
soit  un  amour,  et  elle  lui  propose  hardiment  sa  combinaison.  M.  de 
Montègre  accepte  avec  un  empressement  fiévreux  qui  est  tout  près 
de  la  passion  physique  cette  obligation  de  continence  platonique, 
tandis  qu'à  demi  pâmée  M"**  de  Simerose  écoute  ses.  sermons  avec 
un  trouble  qui  est  tout  près  de  l'ivresse  amoureuse.  Ce  qu'il  y  avait 
de  piquant  dans  cette  donnée,  c'était  de  montrer  comment  la  na- 
ture allait  les  déloger  peu  à  peu  de  cette  situation  impossible  où  ils 


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LE   THEATRE   CONTEMPORAIN.  479 

avaient  entrepris  de  la  défier,  démolir  leur  citadelle  paradoxale,  et 
les  conduire  pas  à  pas  dans  la  grotte  où  l'orage  conduisit  Énée  et 
Didon,  dans  le  bois  où  s'accomplit  VOaristys  de  Théocrite  et  d'An- 
dré Chénier.  L'auteur  pouvait  le  faire  sans  rien  changer  à  son  dé- 
noùment,  et  tout  simplement  en  réveillant  la  jeune  femme  de  son 
rêve  impossible  au  moment  où  il  va  se  transformer  en  une  réalité 
brutale.  Certes  c'était  là  une  jolie  et  piquante  idée  de  comédie.  Le 
sentiment  de  M"*  de  Simerose  ne  se  tire  pas,  il  est  vrai,  directement 
de  la  nature;  mais  c'est  bien  un  de  ces  sentimens  artificiels  sans 
être  faux  qui  germent  dans  les  âmes  raffinées  et  civilisées,  et  il  fest 
bien  l'image  de  la  situation  compliquée  et  délicate  de  l'héroïne. 
Malheureusement  cette  idée,  qui  d'ailleurs  se  présente  assez  tard, 
à  l'avant-demière  scène  du  troisième  acte ,  a  été  abandonnée  par 
l'auteur  aussitôt  qu'aperçue.  M.  Dumas,  pour  ramener  son  héroïne 
au  bon  sens,  s'est  servi  de  moyens  beaucoup  plus  vioiens  que  ceux 
qu'aurait  employés  un  Marivaux;  mais,  pour  être  vioiens,  ces  pro- 
cédés n'en  sont  pas  moins  fort  alambiqués  et  fort  entortillés. 

Le  médecin  de  l'âme  de  M™«  de  Simerose  est  un  certain  M.  de 
Ryons,  qui  prend  le  titre  d'ami  des  femmes^  et  qui  s'acquitte  de  ses 
fonctions  comme  vous  allez  voir.  Lorsque  le  rideau  se  lève,  nous 
voyons  ce  personnage  occupé  à  soutenir  devant  une  M"**  'Laverdet, 
femme  d'un  membre  de  l'Institut,  les  théories  les  plus  désobli- 
geantes sur  le  sexe  féminin,  l'amour  et  le  mariage.  M.  de  Ryons 
a  deux  infirmités  :  il  se  défie  des  femmes,  et  il  est  affecté  d'une  plé- 
thore, ou,  si  vous  aimez  mieux,  d'une  incontinence  d'esprit  qui  ne 
lui  permet  pas  de  prononcer  une  parole  sans  faire  une  pointe  ou 
un  bon  mot.  Voulez-vous  quelques  échantillons  de  cet  esprit?  M.  de 
Ryons  ne  se  marie  pas  parce  qu'il  n'aime  pas  à  monter  en  omnibus; 
le  mariage  est  un  fardeau  si  lourd  qu'on  se  met  d'ordinaire  à  trois 
pour  le  porter;  il  y  a  plus  d'honnêtes  femmes  qu'on  ne  croit,  mais 
moins  qu'on  ne  le  dit,  etc.  Vous  vous  étonnez  qu'un  tel  personnage 
s'intitule  V ami  des  femmes^  ayant  pour  elles  si  peu  d'estime;  voici 
l'explication  de  ce  mystère.  Il  est  leur  ami  précisément  parce  que 
l'amitié  est  le  seul  sentiment  que  lui  permette  d'éprouver  la  défiance 
qu'elles  lui  inspirent.  Aussi  ne  leur  demande-t-il  point  des  affections 
sérieuses  qu'il  sait,  par  l'expérience  des  autres,  qu'elles  ne  pour- 
raient lui  donner;  il  se  contente  de  faire  les  intérim  de  leurs 
grandes  passions,  situation  modeste  qu'il  a  trouvée  pleine  de  char- 
mes, et  qui  lui  a  permis  de  recevoir  une  foule  de  confidences  fémi- 
nines. En  retour  de  ces  services,  il  donne  aux  femmes  de  sa  con- 
naissance quantité  de  bons  conseils,  et  les  empêche  le  plus  qu'il  peut 
de  commettre  les  sottises  auxquelles,  selon  lui,  leur  nature  est  in- 
vinciblement encline.  Il  y  avait  une  idée  réellement  ingénieuse  dans 


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&80  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ce  personnage ,  assez  vrai  par  certains  côtés ,  mais  qui  dégénère 
trop  vite  dans  l'aimable  plaisant  que  nous  allons  vous  présenter. 

Pendant  qu'il  débite  ses  fadaises  cyniques  devant  M'"*  Laverdet, 
qui  l'écoute  avec  la  patience  hypocrite  d'une  vieille  femme  qui  a  eu 
l'adresse  d'entretenir  pendant  vingt- cinq  ans  une  liaison  secrète 
$ans  donner  à  son  mari  l'ombre  d'un  soupçon,  M"®  de  Simerose  fait 
son  entrée,  a  Eh  bien  !  vous  qui  êtes  un  si  grand  connaisseur  des 
femmes,  quel  est  l'état  du  cœur  de  cette  dame?  »  dit  à  peu  près 
M"*'  Laverdet  à  M.  de  Ryons.  Là-dessus  M.  de  Ryons,  le  contemp- 
teur du  sexe  féminin,  s'approche  résolument  de  M'"*  de  Simerose, 
et  avec  cette  audace  que  donne  toujours  le  mépris,  justifié  ou  non, 
qu'on  se  permet  envers  ceux  auxquels  on  s'adresse,  il  lui  dit  à 
brûle -pourpoint  :  «  Madame,  savez-vous  l'anglais?  —  Pourquoi 
cela,  monsieur? — Parce  que  je  vous  prierais  de  me  dire  dans  cette 
langue  :  Arriverons-nous  bientôt  à  Strasbourg,  monsieur?  »  La  belle 
dame,  un  peu  étonnée  de  cette  indiscrétion  qui  ressemble  à  une  im- 
politesse calculée,  satisfait  à  la  demande  de  M.  de  Ryons  et  le  prie 
de  lui  dire  le  sens  de  cette  singulière  plaisanterie.  Alors  M.  de 
Ryons  raconte  qu'allant  à  Strasbourg,  il  a  fait  route  avec  une  dame 
voilée  dont  il  n'a  pu  voir  le  visage,  mais  dont  il  a  entendu  la  voix,* 
car,  ayant  ramassé  son  gant,  elle  lui  a  dit  avec  le  timbre  le  plus 
limpide  et  le  plus  vibrant  :  i  thank  yoity  sir.  Lorsqu'il  a  vu  entrer 
M"'  de  Simerose,  le  souvenir  de  la  dame  voilée  s'est  présenté  aus- 
sitôt à  sa  mémoire  ;  c'était  la  même  taille,  le  même  port,  les  mêmes 
gestes,  le  nniême  son  de  voix,  et  sa  demande  n'avait  d'autre  motif 
que  de  vérifier  l'identité  des  deux  personnes.  Nous  résumons  de 
notre  mieux  cette  plaisanterie  aussi  obscure  que  peu  séante,  qui 
traverse  les  trois  premiers  actes  de  la  pièce  comme  un  rébus  in- 
décent dont  on  cherche  vainement  le  mot,  et  qui  n'a  d'équivalent 
au  monde  qu'une  certaine  mystification  bien  connue  dans  l'argot 
des  ateliers  et  des  coulisses  sous  le  nom  de  la  diligence  de  Lyon. 
Vous  ne  comprenez  pas,  n'est-il  pas  vrai?  mais  M.  Dumas  me  com- 
prendra certainement,  et  ne  désavouera  pas  la  parenté  qui  existe 
entre  les  deux  plaisanteries. 

Pour  avoir  le  mot  de  l'énigme,  il  faut  sauter  à  pieds  joints  par- 
dessus le  second  acte,  qui  n'est  qu'une  longue  conversation  fort  spi- 
rituelle sans  doute,  mais  qui  ne  fait  pas  marcher  la  pièce  d'un  seul 
pas.  Les  interlocuteurs  s'y  renvoient  les  bons  mots  comme  des 
balles  et  y  combattent  avec  la  langue  comme  des  glacliateurs  avec 
l'épée.  C'est  une  de  ces  longues  séances  de  salles  d'armes  de  l'es- 
prit auxquelles  M.  Dumas  se  complaît,  et  qu'il  conduit  avec  toute 
l'autorité  d'un  prévôt  de  régiment.  Ces  assauts  sont  fort  intéres- 
sans  pour  ceux  qui  sont  ferrés  sur  l'escrime  parisienne,  mais  ils 


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LE   THÉÂTRE   CONTEMPORAIN.  &81 

perdent  beaucoup  de  leur  intérêt  pour  le  reste  du  genre  humain* 
C'est,  il  faut  en  convenir,  une  assez  singulière  maison  que  celle 
de  M'"'  la  comtesse  de  Simerose.  On  y  entre  comme  dans  un  moulin, 
on  en  sort  comme  d'une  salle  de  conversation,  on  s'y  installe  et  on 
s'y  met  à  l'aise  comme  dans  une  chambre  d'hôtel  garni.  Voilà  ce 
qui  peut  s'appeler  une  maison  bien  tenue  et  une  personne  qui  a 
l'intelligence  de  sa  dignité.  Des  gens  qu'elle  connaît  de  la  veille, 
comme  M.  de  Ryons,  s'imposent  à  elle  avec  une  effronterie  sans 
égale,  la  tyrannisent  de  leurs  conseils,  l'insultent  de  leurs  plaisan- 
teries, et  il  ne  lui  vient  pas  un  seul  instant  la  pensée  de  sonner  pour 
qu'on  leur  ouvre  la  porte  et  qu'on  les  reconduise.  Pendant  ce  troi- 
sième acte,  par  exemple,  M.  de  Ryoris  joue  à  cache-cache  dans  son 
salon  avec  M.  de  Montègre;  quand  l'un  sort  par  le  cabinet  de  droite, 
l'autre  entre  par  le  cabinet  de  gauche.  M.  de  Montègre,  l'adorateur 
platonique  accepté,  qui  est  d'un  caractère  irascible  et  jaloux,  s'ir- 
rite de  ces  allées  et  venues  perpétuelles  de  M.  de  Ryons,  dans  les- 
quelles il  imagine  découvrir  une  trahison,  et  vraiment,  si  nous  ne 
pouvons  excuser  sa  colère,  noas  comprenons  son  étonnement.  M.  de 
Montègre  suppose  un  rival  dans  M.  de  Ryons,  et  il  faut  avouer  que 
les  apparences  lui  donnent  raison.  Pourquoi  a-t-on  négligé  de  lui 
apprendre  que  M.  de  Ryons  était  tout  simplement  le  professeur  de 
rébus  de  madame,  et  qu'il  n'était  là  que  pour  lui  enseigner  l'énigme 
du  wagon  de  Strasbourg? 

Les  deux  dernières  scènes  de  ce  troisième  acte,  qui  sont  les 
scènes  vraiment  dramatiques  de  la  comédie ,  révoltent  comme  une 
de  ces  mystifications  qu'inventent  parfois  ces  mauvais  plaisans  qui 
s'arrogent  le  droit  de  disposer  au  profit  de  leur  belle  humeur  de  la 
vie  et  du  bonheur  de  leurs  semblables.  M.  de  Montègre  est  un 
amant  sincère,  mais  impoli,  qui  aurait  besoin  de  prendre  quelques 
leçons  de  logique.  Il  vient  d'accepter  la  combinaison  d'amour-ami- 
tié inventée  par  M™*  de  Simerose.  Il  a  consenti  à  rester  dans  les  li- 
mites d'une  adoration  respectueuse,  il  a  renoncé  aux  prétentions  or- 
dinaires des  amans,  et  voilà  que  tout  à  coup  cet  homme  entre  dans 
ime  colère  sans  pareille,  comme  s'il  avait  acquis  déjà  des  droits  sur 
M™«  de  Simerose.  Il  ne  lui  vient  pas  à  la  pensée  de  se  dire  qu'il 
manque  à  la  première  des  conditions  que  lui  a  imposées  M"*  de  Si- 
merose, c'est-à-dire  le  respect  de  sa  liberté,  que  l'amour  platonique 
ne  donne  aucun  des  droits  de  l'amour  véritable,  et  qu'il  est  en 
ce  moment  aussi  absurde  que  mal  appris.  Cependant  la  colère  de 
M.  de  Montègre  est  le  premier  châtiment  de  M'"*  de  Simerose,  car 
ce  rêve  d'amour  platonique  qu'elle  venait  de  bâtir  s'est  évanoui  en 
moins  d'un  quart  d'heure,  et  il  a  suffi  d'un  incident  futile  pour  lui 
révéler  qu'elle  se  donnait  un  tyran,  lorsqu'elle  croyait  ne  se  donner 

TOME  L.  —  1864.  31 


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482  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

qu'un  ami  respectueux.  Ainsi  déçue,  elle  prend  bravement  son 
parti,,  et  sur  l'heure  même  elle  se  retourne  vers  M.  de  Ryons,  qui 
lui  impose  par  son  audace  froide  et  sa  tranquille  impertinence,  et 
qui  lui  plaît  d'ailleurs  beaucoup  plus  que  M.  de  Montëgre ,  car  il 
y  a  cette  singularité  dans  la  situation  de  cette  jeune  femme,  que 
celui  qu'elle  voudrait  pour  ami  veut  être  amant ,  et  que  celui  qui 
lui  plairait  comme  amant  ne  veut  être  qu*ami.  Émue,  troublée,  les 
larmes  aux  yeux,  le  feu  au  cerveau,  elle  prie  M.  de  Ryons  de  lui 
ramasser  son  gant,  ce  qu'il  s'empresse  de  faire.  — /  tluink  youj  sir. 
—  C'était  donc  vous  la  dame  du  wagon  de  Strasbourg?  —  Eh  bien! 
oui,  c'était  moil  —  Mais,  madame,  ce  voyage  est  une  pure  inven- 
tion. — M"*  de  Simerose  s'affaisse  sur  elle-même,  anéantie  par  lea 
deux  outrages  qui  viennent  de  frapper  l'un  après  l'autre  son  cœur 
léger  et  inquiet.  Elle  vient  d'être  insultée  deux  fois  en  un  quart 
d'heure  de  la  manière  la  plus  révoltante,  et  cela  par  des  gens  qui 
n'ont  pas  sur  elle  le  moindre  pouvoir.  M.  de  Ryons  n'est  guère  moins 
absurde  que  M.  de  Montègre,  et  la  brutalité  de  l'unie  se  comprend 
guère  mieux  que  la  violence  de  l'autre.  Si  c'est  ainsi  que  Y  ami  des 
femmei  remplit  d'ordinaire  ses  fonctions,  je  doute  qu'il  en  retire 
des  bénéfices  bien  considérables. 

M"*^  de  Simerose  a  été  insultée  une  troisième  fois  dans  le  courant 
de  ce  même  troisième  acte,  insultée  sans  qu'elle  y  prit  garde,  et 
cela  par  son  propre  mari.  Y  aura-t-il  donc  toujours  dans  les  pièces 
de  M.  Dumas,  quel  que  soit  le  sujet  qu'elles  traitent,  un  détail  équi- 
voque qui  les  marque  de  son  cachet?  Ce  détail  qui  ne  manque  ja- 
mais est  comme  cette  petite  queue  de  souris  blanche  à  laquelle  on 
reconnaît  les  jolies  sorcières  du  Brocken.  M.  de  Simerose  entre  chez 
sa  femme  pour  lui  faire  ses  adieux;  il  part  pour  l'Amérique,  et  va 
essayer  de^se  créer  une  vie  d'action,  puisque  sa  femme  lui  a  refusé 
une  vie  d'amour.  D'abord  sa  tenue  est  excellente  et  son  langage 
irréprochable  :  c'est  un  parfait  homme  du  monde  que  nous  avons 
sous  les  yeux;  mais  voilà  que  tout  à  coup  apparaît  le  petit  signe 
équivoque  que  nous  attendions.  Savez-vous  ce  qu'il  propose  à  sa 
femme?  D'adopter  un  certain  enfant  qui  bientôt  n'aura  plus  de 
père,  de  lui  donner  ses  soins  et  de  l'aimer.  Sa  jeune  femme  ne  se 
révolte  pas,  elle  trouve  la  chose  toute  simple  et  promet  ce  qu'on 
lui  demande  :  bien  mieux ,  cette  proposition  inconvenante  attendrit 
tellement  son  cœur  sentimental  qu'elle  le  dispose  favorablement  en- 
vers son  mari  et  qu'elle  est  le  premier  anneau  de  leur  réconcilia- 
tion. Ah!  le  drôle  de  beau  monde  et  les  drôles  de  gens! 

Shakspeare  a  fait  une  pièce  intitulée  la  Mégère  mise  à  la  raison; 
celle  de  M.  Dumas  pourrait  justement  s'appeler  la  Femme  sensible 
corrigée.  Après  la  double  correction  que  vient  de  recevoir  M'"'  de 
Simerose,  que  lui  reste-t-il  de  mieux  à  faire  que  de  se  réconcilier 


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LE   THEATRE   CONTEMPORAIN.  ASâ 

avec  son  mari?  Quel  sujet  de  plainte  en  effet  un  mari  peut-il  don- 
ner qui  ne  se  rencontre  aussi  bien  dans  un  amant?  La  jalousie? 
Mais  répoux  le  plus  jaloux  ne  sera  pas  un  tyran  plus  insupportable 
que  ce  M.  de  Montëgre,  qui  la  fatigue  de  ses  surveillances  et  de  ses 
espionnages;  qui  F  effraie  de  ses  menaces  et  de  ses  violences.  La 
brutalité?  Mais  l'époux  le  plus  brutal  ne  dépassera  jamais  en  in- 
solence, en  paroles  blessantes,  en  sarcasmes  cruels,  ce  M.  de  Ryons, 
qui  sauve  les  femmes  en  les  maltraitant,  et  qui  semble  dire  à 
M"'  de  Simerose,  en  la  ramenant  vers  son  mari  :  Voyez  de  quels  pé- 
rils je  vous  sauve!  Vous  étiez  exposée  à  vous  perdre  pour  des  gens 
aussi  grossiers  que  moi,  qui  vous  auraient  outragée,  maltraitée, 
tyrannisée.  Moi,  ami  sincère,  je  vous  ai  outragée  une  seule  fois 
pour  vous  dispenser  de  l'être  toujours.  Retournez  vers  votre  mari, 
et  sachez  désormais  qu'un  amant  n'est  autre  chose  qu'un  mari  dont 
le  joug  est  plus  pesant  encore,  parce  qu'il  est  moins  légitime.  » 
C'est  là  la  moralité  de  F  Ami  des  femmes^  s'il  est  permis  de  tirer 
une  moralité  de  cet  écheveau  embrouillé  de  scènes  qu'on  ne  sait 
comment  dénouer.  M"*  de  Simerose  se  réconcilie  avec  son  mari,  et 
nous  applaudissons  d'autant  plus  volontiers  à  ce  dénoûment  que 
nous  n'avons  jamais  compris  pourquoi  ils  s'étaient  séparés,  à  moins 
^e  ce  ne  soit  pour  fournir  un  prétexte  de  pièce  à  M.  Dumas. 

Voilà  la  pièce;  nous  l'avons  racontée  de  notre  mieux,  et  ce  n' es- 
tait pas  une  tâche  facile,  car  elle  est  aussi  obscure  que  paradoxale, 
et  les  chandelles  romaines  du  feu  d'artifice  habituel  de  M.  Dumas 
n'y  répandent  pas  la  clarté.  Le  sujet  s'y  dérobe  à  chaque  instant  à 
l'attention  du  spectateur,  et  l'action  y  marche  avec  une  inégalité 
qui  finit  par  engendrer  une  impatience  et  une  fatigue  singulières. 
M.  Dumas  continue,  dans  cette  pièce,  à  commettre  l'erreur  qu'il 
avait  déjà  commise  dans  ses  deux  précédentes  comédies,  erreur 
qui  consiste  à  prendre  une  succession  de  scènes  pour  une  œuvre 
dramatique.  Comme  dans  les  pièces  précédentes  de  l'auteur,  les 
épisodes  abondent ,  épisodes  dont  on  ne  voit  pas  clairement  le 
lien  avec  le  sujet.  Le  principal  de  ces  épisodes  est  celui  de  la 
mystification  que  M.  de  Ryons  fait  subir  à  une  charmante  fille  qui 
s'appelle  M"*  Hackendorf.  M"«  Hackendorf ,  fille  d'un  millionnaire 
étranger,  est  une  de  ces  brillantes  comètes  exotiques  que  nous 
voyons  de  temps  à  autre  traverser  le  ciel  parisien,  dont  on  parle 
tout  un  hiver  et  qu'on  a  oubliées  l'hiver  suivant  aussi  complète-^ 
ment  que  si  elles  n'avaient  jamais  apparu.  Tout  n'est  pas  roses 
dans  cette  vie  d'éclat  et  de  fêtes  perpétuelles;  M***  Hackendorf  en 
sait  quelque  chose.  Elle  est  jeune,  belle,  riche,  élégante,  et  cepen- 
dant peraonne  n'aspire  au  bonheur  d'être  son  époux;  tout  le  monde 
l'admire,  personne  ne  la  désire.  Elle  se  rend  parfaitement  compte 
•de  ce  qu'il  y  a  de  blessant  dans  cette  situation  et  se  compare  ingé-- 


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hSh  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

nieuseraent  à  ces  poupées  qui  portent  en  guise  d'écriteau  :  «  Je  dis 
papa  et  maman,  et  je  coûte  cinq  cents  francs.  »  Tout  le  monde  les 
regarde  et  personne  ne  les  achète.  M.  de  Ryons,  par  manière  de 
plaisanterie,  lui  ayant  proposé  de  l'épouser,  elle  Fa  pris  au  mot 
avec  d'autant  plus  d'empressement  que  son  insolence  lui  en  impose 
autant  qu'elle  en  impose  à  M"*  de  Simerose.  Aussi,  lorsqu'on  ne  le 
vbit  pas  venir,  elle  s'étonne,  et,  avec  une  liberté  et  une  hardiesse 
vraiment  charmantes,  elle  lui  demande  pourquoi  il  n'a  pas  encore 
tenu  sa  parole.  M.  de  Ryons  rejette  l'offre  qu'elle  lui  fait  de  sa 
personne  et  de  sa  fortune,  et  lui  avoue  que  sa  promesse  était  une 
simple  plaisanterie.  Décidément  ce  prétendu  philosophe  n'est  qu'un 
triste  mystificateur»  Passe  encore  pour  M"'  de  Simerose  :  son  in- 
solence avait  une  manière  d'excuse,  puisqu'elle  avait  pour  but  de 
sauver  la  vertu  d'une  femme  dont  il  s'était  constitué  le  protecteur 
de  l'autorité  de  son  titre  d'ami  des  femmes;  mais  à  quel  propos 
inflige-t-il  cet  outrage  à  cette  franche  et  charmante  fille?  Son  im- 
pertinence est  aussi  gratuite  qu'incompréhensible.  11  prétend  qu'il 
ne  peut  pas  épouser  M"*  Hackendorf;  le  spectateur  se  demande 
pourquoi  il  ne  peut  pas  l'épouser,  et,  comme  il  ne  trouve  aucune 
raison,  il  conclut  que  l'ami  des  femmes  ne  l'épouse  pas  parce  qu'une 
fois  marié  il  lui  faudrait  renoncer  à  ses  tirades  contre  le  mariage, 
qui  font  le  plus  bel  ornement  de  son  insupportable,  bien  mieux  en- 
core, de  son  odieuse  personne. 

A  toutes  nos  critiques,  M.  Dumas  et  ses  amis  peuvent,  il  est  vrai, 
opposer  une  objection  triomphante  qui  leur  permet  de  transformer 
tous  les  défauts  que  nous  avons  signalés  en  autant  de  qualités.  De 
quoi  s'agit-il  en  effet  dans  cette  pièce?  De  prouver  que  les  femmes 
usent  et  abusent  du  droit  que  la  nature  leur  a  donné  de  n'avoir  pas 
le  sens  commun.  Vous  vous  plaignez,  nous  dira-t-on,  que  la  pièce 
soit  obscure  et  décousue;  mais  elle  n'est  pas  plus  décousue  que  la 
logique  des  femmes  et  pas  plus  obscure  que  les  mobiles  qui  les  mè- 
nent. Vous  vous  plaignez  par  exemple  de  ne  pas  comprendre  les 
motifs  de  la  séparation  de  M*"*  de  Simerose  ;  il  ne  faut  pas  que  vous 
compreniez,  car  la  déraison  ne  doit  pas  pouvoir  s'expliquer.  Les 
épisodes  dont  vous  dites  ne  pas  apercevoir  clairement  le  lien  avec  le 
sujet  sont  cependant  le  sujet  même,  car  ils  sont  autant  d'illustra- 
tions de  la  folie  propre  aux  femmes  et  des  idées  baroques  qui  leur 
traversent  le  cerveau.  L'objection  serait  bonne,  si  les  personnages 
masculins  de  la  pièce  étaient  plus  sensés  que  les  personnages  fé- 
minins; mais  en  vérité  ils  se  valent,  et  les  deux  sexes  n'ont  rien 
à  s'envier.  M.  de  Simerose  n'a  guère  été  moins  absurde  que  sa 
femme,  et  je  doute  qu'on  puisse  facilement  dépasser  M.  de  Montègre 
en  sottise.  La  démarche  de  M"*  Hackendorf  est  hardie  sans  doute. 
Biais  elle  est  plutôt  faite  pour  honorer  le  sexe  féminin  ^ue  pour 


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LE   THEATRE   CONTEMPORAIN.  485 

ramoindrîr.  M"*  Laverdet,  commère  sensée  et  prudente,  vaut  bien 
son  vieil  amant  Des  Targettes,  j'imagine,  et  si  M"'  Balbine  Laverdet 
s'est  éprise  de  la  barbe  d'un  élégant  ridicule,  il  faut  rejeter  cette 
sottise  sur  le  compte  de  ses  quatorze  ans,  comme  dit  son  père  ;  la 
pauvre  enfant  n'a  pas  l'âge  de  la  responsabilité,  et  la  folie  que  l'au- 
teur lui  reproche  n'est  qu'une  puérilité.  Si  la  pièce  est  obscure  et 
décousue,  ce  n'est  donc  pas  au  sujet  qu'il  faut  s'en  prendre,  mais 
bien  au  plan  de  l'auteur. 

Une  certaine  misanthropie  sèche  parcourt  toute  la  pièce  et  lui 
donne  son  accent.  Je  ne  reprocherais  pas  à  l'auteur  cette  misan- 
thropie, si  elle  avait  un  autre  caractère  que  celui  qui  la  distingue. 
La  misanthropie  est  une  manière  de  juger  la  nature  humaine  qui  en 
vaut  une  autre,  et  qui  littérairement  peut  produire  de  très  grands 
effets;  mais,  quand  on  est  misanthrope,  il  ne  faut  pas  l'être  à  demi. 
Une  misanthropie  entière  est  féconde;  la  demi-misanthropie  est  sté- 
rile, et  l'on  pourrait  dire  de  cette  maladie  de  l'âme  ce  qu'on  dit  de 
l'amour,  qu'elle  n'admet  pas  les  moyens  termes.  Si  vous  voulez  que 
votre  misanthropie  soit  puissante,  allez  hardiment  jusqu'à  la  cruauté; 
mais  ne  vous  arrêtez  pas  aux  taquineries  brutales.  «  Ah  !  s'écrie  lord 
Byron  en  parlant  de  l'amour,  la  singulière  passion  !  Elle  voit  avec 
bonheur  couler  son  sang,  et  elle  recule  devant  l'application  d'une 
serviette  chaude!  »  Faîtes  donc  couler  le  sang,  mais  n'ayez  plus  re- 
cours désormais  aux  serviettes  chaudes  de  l'honnête  et  insuppor- 
table M.  de  Ryons. 

Cette  pièce  est  la  moins  fortement  conçue  que  M.  Dumas  fils  ait 
encore  produite,  car  elle  n'a  pas,  comme  la  Question  d'Argent^  le 
mérite  de  posséder  au  moins  un  sujet  net,  franc  et  se  laissant  faci- 
lement saisir.  Elle  a  cependant  un  intérêt  auquel  M.  Dumas  n'a  pas 
songé  :  c'est  qu'elle  marque  le  dernier  terme,  les  colonnes  d'Her- 
cule du  voyage  d'exploration  parisien  qu'il  a  commencé  il  y  a  quel- 
que chose  comme  quinze  ans,  et  qu'elle  est  le  dernier  mot  du  genre 
d'observation  qu'il  a  inauguré  et  mis  en  vogue.  Nous  nous  en  félici- 
tons et  pour  nous  et  pour  l'auteur  lui-même;  le  voilà  forcé  désor- 
mais d'ouvrir  un  nouveau  champ  d'analyse  et  d'observation,  le  voilà 
contraint  à  cette  métamorphose  à  laquelle  tout  artiste,  tout  poète 
est  condamné  au  moins  une  fois  dans  sa  carrière  sous  peine  de  dé- 
chéance. Qu'il  ne  s'attarde  pas  plus  longtemps  dans  les  voies  de 
cette  observation  exclusivement  parisienne,  qu'il  ne  s'entête  pas 
dans  son  pai*ti  pris  de  pessimisme  railleur  et  de  misanthropie  sèche; 
il  n'y  a  plus  rien  à  glaner  dans  ce  champ,  semé  et  moissonné  par 
lui,  dont  il  vient  de  ramasser  les  derniers  épis  pour  en  composer 
sa  gerbe  quelque  peu  mêlée  et  confuse  de  F  Ami  des  femmes. 

Emile  Montegut. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  mars  1864. 

Nous  nous  efTorcioDs,  avant  Touverture  de  la  session ,  de  discerner  les 
grands  courans  qui  allaient  gouverner  avec  une  puissance  supérieure  la 
marche  des  esprits  et  des  choses  en  France,  et  nous  montrions,  nos  lec- 
teurs ne  Font  peut-être  point  oublié,  la  coïncidence  qui,  dans  la  période  où 
nous  entrions,  unirait  le  mouvement  des  affaires  étrangères  au  réveil  de  la 
vie  politique  intérieure.  Notre  opinion  était  que  dans  cette  phase  il  ne  se- 
rait plus  possible  de  séparer  la  politique  du  dedans  de  celle  du  dehors,  de 
faire  par  préférence  de  Tune  en  rejetant  arbitrairement  Tautre  dans  Tom- 
bre,  qu'il  n'y  avait  plus  là  une  simple  question  de  choix,  que  les  progrès 
de  la  vie  publique  intérieure  s'accompliraient  parallèlement  aux  agitations 
des  questions  européennes,  que  les  chocs  qui  éclateraient  dans  Tune  de 
ces  réglons  retentiraient  sur-le-champ  dans  l'autre.  Ce  qui  se  passe  depuis 
quatre  mois  n'est  point  de  nature  à  modifier  cette  façon  de  voir.  De  très 
grandes  difficultés  ont  continué  à  subsister  ou  ont  éclaté  dans  la  politique 
générale  de  l'Europe;  la  gravité  et  l'incertitude  des  questions  étrangères, 
au  lieu  d'absorber  les  esprits  et  de  les  détourner  de  tout  le  reste,  leur  ont 
communiqué  un  ébranlement,  une  émotion  dont  les  signes  sont  de  plus  en 
plus  visibles  dans  les  manifestations  de  notre  vie  intérieure.  Oui,  l'Europe 
est  en  travail,  elle  est  atteinte  d'un  profond  malaise,  elle  traverse  une  série 
de  complications  dont  nul  ne  voit  le  terme  :  l'intelligence,  les  intérêts,  le 
patriotisme,  s'inquiètent  des  difficultés  et  des  obscurités  de  la  politique 
étrangère;  mais  on  dirait  que  maintenant  les  problèmes  et  les  soucis  de  la 
politique  étrangère  éveillent,  stimulent,  aiguisent  parmi  nous  le  sentiment 
de  la  vie  intérieure.  Le  spectacle  de  cette  renaissance  nationale  commence 
à  devenir  très  curieux  et  très  intéressant. 

Nous  serions  fort  embarrassés,  si  nous  étions  mis  en  demeure  de  tracer 
une  description  précise  de  la  situation  morale  et  politique  toute  nouvelle 
qui  se  trahit  chez  nous  par  mille  symptômes.  La  France  est  le  pays  des  longs 
sommeils  et  des  réveils  subits.  Le  premier  trait  de  la  situation  présente. 


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REVUE.    —  CHRONIQUE.  487 

c^est  le  sentiment  intime  dont  chacun  est  pénétré  que  la  nuit  où  nous  nous 
sommes  silencieusement  endormis  touche  à  sa  fin.  Les  yeux  se  sont  ou- 
verts; on  se  remet  sur  son  séant,  on  parle,  on  écoute  les  voix,  les  bruits  ; 
on  se  cherche  les  uns  et  les  autres  comme  à  tâtons.  Le  fait  important  et 
salutaire  dans  le  vague  de  ces  premiers  momens,  c'est  que  Ton  se  sent 
très  positivement  éveillé.  La  diane  de  cette  aube  morale  et  politique  a  été 
sonnée  par  les  dernières  élections  générales.  Un  long  frémissement  a  de- 
puis lors  parcouru  la  France  :  la  plupart  des  réélections  ont  eu  lieu  au 
profit  du  libéralisme.  Â  côté  de  la  politique,  mais  dans  une  sphère  qui  en 
est  bien  voisine,  celle  des  idées  religieuses ,  des  publications  hardies  ont 
imprimé  aux  croyances  de  fortes  secousses  et  ont  provoqué  de  vives  agita- 
tions. Puis,  car  il  ne  faut  négliger  aucun  indice,  Timpatient  besoin  de  vie 
intellectuelle  dont  le  public  est  possédé  s*est  manifesté  tout  à  coup  par  ces 
lectures,  par  ces  leçons  du  soir,  qui  en  un  clin  d^œil  sont  devenues  la  mode 
passionnée  de  Paris.  L*esprit  soufile  où  il  veut,  disait-on  autrefois;  aujour- 
d'hui il  soufile  où  il  peut.  Â  la  façon  dont  il  s'échappe  par  les  fissures  qui 
viennent  de  lui  être  ouvertes,  sur  Thistoire,  sur  les  sciences,  sur  la  cri- 
tique littéraire,  dans  ces  réunions  nombreuses  où  la  parole  vivante  se  met 
en  contact  avec  les  ftmes,  on  peut  espérer  que  nous  ne  sommes  plus  loin 
du  moment  où  il  pourra  soufiler  enfin  comme  il  voudra.  La  vue  de  ces 
choses,  ces  premiers  fourmillemens  et  bruissemens  de  la  vie  ont  de  quoi 
plaire  à  ceux  qui  n'ont  point  fermé  l'œil  durant  l'épreuve,  et  qui  ont  fait 
consciencieusement  leur  métier  de  veilleurs  nocturnes,  comme  ces  serenos 
que  l'on  rencontre  encore  dans  les  villes  d'Espagne,  chantant  les  heures 
dans  le  silence  de  la  nuit  et  balançant  mélancoliquement  dans  les  ténèbres 
des  rues  étroites  leur  lanterne  au  bout  d'un  b&ton. 

Nous  retrouvons  dans  les  faits  dont  nous  avons  à  nous  occuper  aujour- 
d'hui ces  divers  aspects  du  mouvement  intellectuel  et  politique  de  la  France. 
Ce  sont  d'abord  les  deux  élections  de  Paris  qui  doivent  avoir  lieu  le 
20  mars  et  qui  sont  depuis  quinze  jours  l'occasion  d'un  mouvement  poli- 
tique très  original.  Le  gouvernement  a  eu  le  bon  esprit,  en  cette  circon- 
stance, de  ne  point  mettre  en  avant  de  candidats  officiels;  nous  voudrions 
qu'il  nous  fût  permis  de  voir  dans  cette  abstention  du  gouvernement  l'inau- 
guration d'un  principe  général  de  conduite  et  une  renonciation  au  système 
des  candidatures  officielles.  Il  ne  nous  est  malheureusement  pas  possible 
de  pousser  si  loin  la  candeur  de  nos  espérances.  Il  est  probable  que  la  cer- 
titude seule  du  triomphe  de  l'opposition  a  empêché  l'administration  de 
mettre  des  candidats  officiels  en  avant  dans  les  première  et  cinquième 
circonscriptions  de  Paris.  La  conduite  du  gouvernement  en  cette  circon- 
stance a  tracé  celle  des  organes  de  l'opposition.  Aucun  comité  d'opposition 
ne  s'est  formé  pour  guider  le  choix  des  électeurs  et  rallier  leurs  voix  au- 
tour de  candidats  désignés  d'avance.  De  là  le  curieux  caractère  des  élec- 
tions auxquelles  nous  allons  assister.  Pour  fonctionner  avec  liberté  et  as- 
surance, le  suffrage  universel  a  besoin  d'un  mécanisme  assez  compliqué* 


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i88  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Dans  le  système  de  ce  suffrage,  il  est  impossible  que  les  candidats  puis- 
sent se  faire  connaître  individuellement  de  chaque  électeur,  aillent  solli- 
citer les  voix  à  domicile,  fassent  en  un  mot  ce  travail  préliminaire  per- 
sonnel que  les  Anglais  appellent  canvass.  Avec  le  suffrage  universel,  les 
rapports  de  candidats  à  électeurs  ne  peuvent  guère  s'établir  d'une  façon 
efficace  que  par  l'exercice  du  droit  de  réunion.  Dans  le  débat  des  candida- 
tures en  réunions  publiques,  l'action  des  comités  pourrait  puiser  une  au- 
torité naturelle.  Les  comités  formeraient  alors  sous  le  contrôle  de  la  dis- 
cussion une  sorte  d'intermédiaire  régulier,  un  second  degré  normal  entre 
les  candidats  et  la  masse  des  électeurs.  Le  droit  de  réunion  faisant  défaut, 
ce  ressort  manque  chez  nous  au  mécanisme  du  suffrage  universel.  La  né- 
cessité de  suppléer  à  cette  lacune  d'une  façon  (quelconque  peut  seule  au- 
toriser une  réunion  de  députés  et  de  journalistes  à  s'ériger  elle-même  en 
comité  supérieur  et  à  décréter  en  quelque  sorte  une  liste  d'opposition, 
comme  cela  est  arrivé  aux  dernières  élections  de  Paris.  Cette  nécessité,  qui 
n'apparaît  que  lorsque  l'opposition  a  en  face  d'elle  des  candidats  officiels, 
n'existait  pas  aujourd'hui.  On  a  donc  vu  se  produire,  dans  les  deux  circon- 
scriptions parisiennes  qui  ont  des  députés  à  élire,  un  grand  nombre  de  can- 
didatures spontanées.  La  nomination  ne  pouvant  avoir  lieu  au  premier  tour 
que  lorsqu'un  nom  rallie  la  majorité  absolue,  si  les  voix  se  partagent  entre 
plusieurs  candidats,  le  premier  tour  de  scrutin  n'est  en  quelque  sorte  qu'une 
épreuve  préparatoire,  et  il  faudra  recourir  à  un  second  tour.  La  multiplicité 
des  candidatures  spontanées  donne  une  animation  d'un  caractère  nouveau 
aux  élections  qui  vont  avoir  lieu.  Une  candidature  ouvrière  y  a  pris  place  : 
nous  n'avons,  quant  à  nous,  aucun  préjugé  à  l'endroit  des  aspirations  qui 
peuvent  entraîner  les  ouvriers  aux  honneurs  et  aux  responsabilités  de  la 
députation.  A  propos  des  candidatures  ouvrières  et  d'autres  même,  il  a  été 
publié  des  circulaires  semées  d'expressions  qui  rappelaient  nos  anciennes 
guerres  de  partis,  et  qui  ont  fait  dresser  l'oreiUe  à  quelques-uns.  Pour 
nous,  nous  ne  sommes  ni  émus  ni  surpris  de  ces  résurrections  du  vieux 
vocabulaire  politique;  nous  avions  toujours  prévu  que  lorsque  la  vie  poli- 
tique renaîtrait  en  France,  il  était  impossible  que  l'on  ne  vit  reparaître 
quelques-unes  des  locutions  qui  étaient  en  vigueur  au  moment  où  a  com- 
mencé la  léthargie  de  la  liberté.  C'est  l'histoire  des  paroles  gelées,  c'est 
aussi  l'histoire  du  cortège  de  la  Belle  au  bois  dormant  se  réveillant  vêtu  à 
l'antique  mode.  Cette  friperie  pourrait  faire  sourire,  elle  uq  peut  pas  faire 
peiir  :  elle  ne  peut  être  désormais  de  plus  d'usage  dans  la  vie  réelle  que 
les  déguisemens  historiques  qui  ont  servi  aux  bals  costumés  du  dernier 
carnaval.  Soyons  indulgens  d'ailleurs,  à  la  pensée  que  presque  tous  nous 
avons  été  du  cortège  de  la  Belle  au  bois  dormant,  et  que  presque  tous  nous 
portons  dans  notre  accoutrement  de  prodigieux  anachronismes.  La  petite 
mêlée  de  noms  propres  et  de  mots  vieillots  qui  s'est  formée  autour  des 
élections  parisiennes  du  moment  nous  paraît  au  contraire  devoir  produire 
un  effet  utile  :  elle  excite  l'émulation  politique.  Nous  y  assistons,  pour 


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REVUE.    —  CHRONIQUE.  489 

notre  compte,  sans  professer  pour  les  personnes  ni  préférence  ni  anti- 
pathie. 

Cette  scène  épisodîque  des  réélections  de  Paris  se  détachera  donc  comme 
un  incident  tout  à  fait  isolé  sur  le  fond  de  notre  régime  électoral.  M.  An- 
tonin  Lefèvre-Pontalis  vient  de  publier  un  volume  très  opportun  sur-/c«  lois 
et  les  mœurs  électorales  en  France  et  en  Angleterre.  Ce  livre,  pour  ce  qui 
concerne  la  France,  est  le  résumé  très  exact  de  l'expérience  que  nous  ve- 
nons de  faire  dans  les  dernières  élections  générales  et  dans  la  vérification 
des  pouvoirs.  M.  A.  Lefèvre-Pontalis  y  examine  la  législation  électorale 
et  son  application,  les  candidatures  du  gouvernement  et  leurs  abus,  la 
jurisprudence  électorale  et  ses  conséquences.  Il  y  a  là  de  précieux  ensei- 
gnemens  dont  il  faudra  faire  son  profit  dans  la  routine  de  nos  élections  dé- 
partementales; mais  les  leçons  de  M.  Lefèvre-Pontalis  ne  sont  point  appli- 
cables aux  prochaines  élections  parisiennes.  Paris,  à  qui  quelques  utopistes 
réactionnaires  parlaient  naguère  de  retirer  le  droit  électoral,  présente 
une  exception  éclatante  quant  aux  pratiques  électorales  de  ce  temps- ci. 
«  La  France ,  disait  M.  Disraeli  dans  Coningsby,  est  une  monarchie  gouver- 
née par  une  république.  »  Paris  reste  et  sera  toujours  une  république. 

On  vient  d'avoir  dans  des  camps  religieux  bien  différens  des  émotions  fort 
extraordinaires  et  fort  piquantes.  Parmi  les  catholiques,  on  a  failli  assister 
à  la  condamnation  par  le  pape  des  doctrines  du  Correspondant,  organe  des 
catholiques  libéraux,  et  cette  condamnation  a  été  sur  le  point  d'atteindre 
M.  de  Montalembert.  Nous  n'aurions  point  parlé  de  la  disgrâce  qui  a  me- 
nacé, chez  nous,  les  catholiques  les  plus  mi li tans  et  les  plus  méritans,  si  le 
coup,  à  l'heure  qu'il  est,  n'était  point  conjuré.  Nous  eussions  fait  du  tort, 
à  Rome,  à  M.  de  Montalembert,  si  nous  avions  plus  tôt  pris  sa  défense  :  le 
client  eût  été  compromis  par  l'avocat.  Le  crime  dont  M.  de  Montalembert 
a  failli  être  puni  par  l'autorité  pontificale  est  d'avoir  émis  au  congrès  de 
Malines  de  trop  libérales  idées.  Joignez  donc  les  lumières  de  votre  temps 
à  une  fidélité  chevaleresque  aux  institutions  religieuses  du  passé,  consa- 
crez de  vaillans  efforts  à  marier  à  de  nobles  croyances  des  instincts  géné- 
reux, soutenez  pendant  une  vie  entière  la  gageure  paradoxale  de  rester 
libéral  en  étant  ultramontain  :  voilà  la  récompense  qui  vous  attend  l  Ceux 
que  vous  défendez  vous  renient,  vos  apologies  impossibles  sont  repousséei^ 
par  ceux  même  au  nom  desquels  vous  les  aviez  vaillamment  entreprises; 
vous  n'êtes  plus  en  fin  de  compte  qu'un  libéral  suspect  et  un  catholique 
désavoué.  Si  extraordinaires  qu'elles  puissent  paraître  au  premier  abord, 
des  péripéties  de  ce  genre  ne  nous  surprennent  point.  Nous  avons  toujours 
respecté  l'illusion  de  ceux  qui  ont  cru  qu'on  pouvait  faire  pénétrer  dans  la 
cour  de  Rome  un  rayon  de  sentiment  libéral;  mais  nous  savons  bien  les 
conseils  de  Rome,  jamais  nos  catholiques  éclairés,  cultivés  et  généreux,  ne 
balanceront  le  crédit  de  tel  rustaud  énergique  répétant  avec  une  grossiè- 
reté opiniâtre  les  rubriques  de  l'ancien  absolutisme. 


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i90  RETUE  DES   DEUX  MONDES. 

Un  incident  non  moins  étrange  est  survenu  au  sein  de  Téglise  protes- 
tante de  Paris,  et  celui-ci  est  arrivé  jusqu'à  l'éclat.  Nous  voulons  parier  de 
la  continuation  de  la  suffragance  refusée  à  M.  Goquerel  fils  par  le  conseil 
presbytéral  de  Paris.  Le  protestantisme  condamnant  le  libre  examen,  voilà 
ce  qui  a  excité  l'étonnement  des  libéraux  dans  la  décision  du  conseil  pres- 
bytéral ;  un  pasteur  préchant  des  doctrines  contraires  aux  croyances  de  la 
majorité  présumée  du  troupeau,  telle  a  été  l'anomalie  à  laquelle  le  conseil 
a  voulu  mettre  fin.  Nous  voudrions  juger  ce  différend  avec  impartialité.  Or, 
si  l'on  veut  être  impartial,  on  est  forcé  de  reconnaître  que  les  récrimina- 
tions échangées  entre  les  deux  partis  qui  divisent  en  France  l'église  protes- 
tante, le  parti  orthodoxe  et  le  parti  libéral,  ne  sont  que  la  conséquence  de 
la  position  faite  à  cette  église  par  ses  rapports  avec  l'état.  La  position  que 
l'état  fait  aux  églises  en  France  nous  paraît  fausse  pour  le  catholicisme 
lui-même;  elle  est  bien  plus  fausse  encore  pour  le  protestantisme.  L'exer- 
cice n'est  permis  chez  nous  qu'aux  cultes  reconnus  par  l'état;  ces  cultes 
sont  salariés  par  l'état,  et  leur  administration  intérieure  fonctionne  d'après 
des  règles  convenues  avec  l'état  et  sanctionnées  par  lui.  Que  le  concordat 
et  les  articles  organiques  qui  en  sont  l'interprétation  politique  établie  par 
l'état  gênent  en  (plus  d'un  point  très  grave  les  libertés  de  l'église  catho- 
lique, les  protestations  réitérées  des  évêques  et  des  écrivains  catholiques 
sont  là  pour  nous  l'apprendre;  mais  les  contradictions  qui  existent  au  sein 
du  protestantisme  organisé  en  église  officielle  sont  plus  choquantes  encore. 
Au  sein  du  catholicisme,  les  dissidences  dogmatiques  ne  sont  point  possi- 
bles; prêtre  ou  laïque,  le  catholique  qui  conteste  le  dogme  sort  par  cela 
même  de  l'église  et  cesse  d'en  faire  partie.  Le  catholicisme  est  fondé  sur 
l'autorité  et  l'unité.  Le  protestantisme  au  contraire  est  fondé  sur  la  liberté 
d'examen,  et  aboutit  par  conséquent  à  la  diversité  des  interprétations  dog- 
matiques. De  là  cette  tendance  du  protestantisme,  qui  en  est  la  vie  même» 
à  se  diviser,  suivant  les  convictions  diverses  qui  naissent  du  libre  examen, 
en  églises,  en  congrégations,  en  sectes  différentes.  Or  l'organisation  poli- 
tique que  le  protestantisme  a  reçue  en  France  est  pour  cette  forme  du  dé- 
veloppement des  idées  chrétiennes  un  véritable  lit  de  Procuste.  Elle  pro- 
duit cette  double  et  contradictoire  conséquence,  ou  de  faire  de  l'église 
constituée  une  sorte  de  corporation  sceptique  admettant  sous  une  appa- 
rence d'unité  artificielle  les  croyances  les  plus  variées  et  les  plus  con- 
traires, ou  bien  d'exclure  des  libertés  et  des  avantages  d'un  culte  publi- 
quement reconnu  des  groupes  importans  de  personnes  qui,  tout  en  voulant 
rester  protestantes,  chrétiennes,  unies  par  un  lien  religieux,  seraient  en 
dissentiment  avec  l'église  constituée  touchant  le  corps  des  doctrines  adop- 
tées et  professées  par  elle.  Nous  trouvons  un  exemple  frappant  de  cette 
contradiction  dans  le  différend  qui  est  survenu  entre  le  corps  presbytéral 
de  Paris  et  M.  Goquerel  et  ses  nombreux  adhérens. 

Observé  philosophiquement,  le  protestantisme  admet  les  variations  les 


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BBYUE.   —  CHBONIQUE.  491 

plus  multipliées.  Il  serait  cependant  absurde  et  injuste  de  considérer  la 
masse  des  protestans  comme  livrée  à  des  vicissitudes  indéfinies  de  croyan- 
ces. Dans  la  vie  pratique  et  réelle,  la  foi  d*un  protestant  ne  peut  être  sou- 
mise à  d*incessantes  variations  et  demeurer  dans  cet  état  de  mutation  con- 
tinue que  la  philosophie  allemande  appelle  le  devenir.  Chaque  église,  chaque 
section  du  protestantisme  se  fixe  à  un  certain  corps  de  doctrine,  à  certains 
dogmes  arrêtés.  La  politique  latitudinaire ,  indifférente  aux  dissidences 
dogmatiques,  a  toujours  été  désavouée  et  combattue  par  les  sectes  protes- 
tantes les  plus  zélées,  les  plus  religieuses.  La  liberté  et  la  tolérance  pro- 
testantes ne  consistent  point  à  couvrir  sous  une  unité  relâchée  des  diver- 
gences de  croyances;  elles  consistent  à  laisser  les  dissidens  maîtres  de  sortir 
de  régllse  établie  pour  en  aller  former  une  autre.  Ainsi  sont  respectées  à 
la  fois  et  la  liberté  de  ceux  qui  veulent  s'en  tenir  à  l'ancien  dogme  et  la 
liberté  de  ceux  qui  adoptent  un  symbole  nouveau;  mais,  pour  que  cette 
liberté  subsiste  réellement,  il  importe  que  l'état  reconnaisse  la  liberté  des 
cultes  et  n'en  favorise  aucun  d'une  organisation  privilégiée  et  salariée. 
Qu'arrive-t-il  en  effet  chez  nous?  Le  conseil  presbytéral  de  Paris  ne  veut 
pas  être  latitudinaire;  il  a  son  orthodoxie,  et  il  y  tient:  c'est  à  ce  titre 
qu'il  se  sépare  de  M.  Goquerel.  Rien  de  plus  naturel,  de  plus  légitime,  si 
l'état  n'avait  pas  chez  nous  établi  un  protestantisme  officiel.  Dans  ce  cas- 
là,  M.  Goquerel,  avec  les  adhérens  que  lui  ont  gagnés  les  qualités  de  son 
esprit  et  de  son  caractère,  pourrait  fonder  une  autre  église,  l'église  de 
Tunion  libérale,  à  côté  de  l'église  orthodoxe;  mais  notre  état  politique  et 
les  mœurs  que  nos  institutions  nous  ont  faites  rendent  cette  entreprise  im- 
possible. Pour  défendre  sa  foi,  le  conseil  presbytéral  s'expose  donc  à  lais- 
ser sans  église,  sans  lien  religieux,  une  portion  des  protestans  de  Paris. 
Ceux  qui  savent  l'heureuse  influence  que  la  conservation  des  cadres  reli- 
gieux exerce  sur  la  société  ne  peuvent  voir  sans  regret  une  politique  qui 
aboutit  à  une  pareille  conséquence.  En  d'autres  pays,  les  intelligences  les 
plus  affiranchies  du  dogme  ont  pu,  grâce  à  la  liberté  des  cultes,  se  maintenir 
dans  un  milieu  religieux  et  garder  à  leur  action  morale  une  puissante  effi- 
cacité. Channing  était  unitairien;  s'il  eût  existé  en  France,  les  chaires  dont 
dispose  le  conseil  presbytéral  lui  eussent  été  fermées.  La  féconde  mission 
de  l'une  des  âmes  les  plus  religieuses,  d'un  des  plus  grands  chrétiens  de  ce 
siècle,  eût  été  perdue  pour  l'humanité,  ou  se  fût  consumée  en  de  froids  et 
stériles  essais  de  philosophie  et  de  philanthropie.  Les  chrétiens  scrupu- 
leux du  conseil  presbytéral  feraient  bien  de  réfléchir  à  l'étrange  situation 
que  nôtre  politique  en  matière  de  culte  crée  au  protestantisme  français. 
n  faut  de  deux  choses  l'une  :  ou  bien  qu'ails  réclament  l'entière  liberté  des 
cultes,  qu'ils  répudient  les  avantages  d'une  église  privilégiée  et  salariée, 
qu'ils  protestent  contre  le  régime  des  concordats,  dont  la  résurrection  a 
été  une  des  œuvres  les  plus  rétrogrades  de  Napoléon,  qu'ils  travaillent  avec 
une  énergie  convaincue  à  l'émancipation  religieuse  de  la  France,  —  ou  bien 


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Â02  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'ils  suivent  la  politique  des  églises  d'état  couvrant  du  privilège  dont  elles 
jouissent  des  doctrines  qui  effarouchent  l'orthodoxie,  qu'ils  imitent  l'église 
d'Angleterre,  dont  la  tolérance  s'étend  depuis  le  catholicisme  archaïque  et 
mystique  du  docteur  Pusey  jusqu'à  l'exégèse  hardie  des  auteurs  des  Essays 
and  Reviews,  —  qu'ils  se  résignent  en  un  mot  à  être  latitudinaires. 

Ce  qui  a  lieu  de  surprendre,  c'est  que  l'activité  d'opinion  qui  commence 
à  se  faire  jour  sut*  plusieurs  points  ne  s'applique  pas  encore  chez  nous 
à  la  grave  question  extérieure  qui  trouble  aujourd'hui  l'Europe.  L'esprit 
public  en  France  demeure  à  l'égard  du  conflit  dano-allemand  dans  un  état 
d'incertitude  passive,  dans  une  incertitude  plus  grande  encore  que  celle 
où  paraît  être  notre  gouvernement.  A  en  juger  par  les  correspondances 
diplomatiques  publiées  dans  le  Blue  Book  anglais,  notre  diplomatie  garde 
le  silence  pt  demeure  inactive;  mais  son  silence  a  l'air  de  cacher  des  ré- 
ticences. M.  Drouyn  de  Lhuys,  dans  ses  causeries  avec  lord  Cowley,  réserve 
la  liberté  d'action  de  la  France,  ce  qui  permet  de  supposer  que  nous  n'en- 
tendons point  nous  renfermer  dans  la  force  d'inertie.  Quoi  qu'il  en  soit, 
l'opinion  publique  parmi  nous  n'essaie  pas  même  de  mesurer  la  situation 
que  font  à  la  France  les  mouvemens  de  l'Allemagne  et  les  combinaisons  de 
la  Prusse  et  de  l'Autriche.  On  ne  s'interroge  point  sur  la  question  des  al- 
liances; on  demeure  attaché  aux  incidens  qui  peuvent  naître  du  travail  de 
négociations  auquel  le  cabinet  anglais  se  livre  sans  relâche  et  sans  décou- 
ragement, ou  de  la  continuation  des  hostilités  dans  le  Jutland. 

Ce  que  l'on  attend  surtout  à  l'heure  qu'il  est,  c'est  la  réponse  du  Dane- 
mark à  la  proposition  d'une  conférence.  Lord  Russell,  en  annonçant  la  se- 
maine dernière  que  cette  conférence  était  acceptée  en  principe  par  la  Prusse 
et  par  l'Autriche,  et  devait  même  à  de  certaines  conditions  être  accompa- 
gnée d'un  armistice,  a  fait  espérer  que  le  Danemark  enverrait  avant  peu  de 
jours  sa  réponse.  Dans  l'état  présent  des  choses,  le  Danemark  ne  semble 
avoir  rien  de  mieux  à  faire  que  d'accepter  l'ouverture  d'une  négociation 
européenne.  Cet  intéressant  pays  ne  peut  que  gagner  à  la  substitution  de 
l'action  diplomatique  à  l'action  militaire.  Les  avantages  de  cette  politique 
ressortent  avec  tant  d'évidence  qu'ils  sont  de  nature  à  frapper  le  patrio- 
tisme du  peuple  danois,  qui  a  fait  amplement  ses  preuves  de  fermeté  et  de 
courage.  Si  les  hostilités  continuent,  le  Danemark  se  trouve  aux  prises  avec 
des  ennemis  trop  redoutables  pour  qu'il  puisse  leur  opposer  une  longue 
résistance;  il  est  obligé  de  soutenir  cette  lutte  disproportionnée  seul  et 
sans  aucune  chance  d'être  secouru.  De  nouvelles  et  plus  cruelles  calami- 
tés, voilà  tout  ce  que  peut  lui  promettre  la  poursuite  de  la  guerre.  Au  con- 
traire, en  acceptant  la  conférence,  le  Danemark  voit  finir  son  isolement, 
11  n'est  plus  réduit  pour  se  défendre  à  ses  seules  et  insuffisantes  forces;  sa 
cause  passe  dans  les  mains  des  grandes  puissances*signataires  du  traité  de 
1852,  qui  sont  demeurées  ses  amies;  les  questions  qui  l'ont  brouillé  avec 
l'Allemagne  perdent  le  caractère  local  et  particulier  qu'elles  ont  en  ce  mo- 


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REVUE.   —   CHRONIQUE.  498 

ment,  elles  deviennent  européennes.  Il  est  moralement  invraisemblable,  du 
jour  où  la  France,  l'Angleterre  et  la  Russie  auront  mis  les  mains  dans  ce 
débat,  que  la  guerre  puisse  recommencer,  ou  qu'en  tout  cas  les  Danois  puis- 
sent être  seuls  à  la  soutenir.  Toutes  les  bonnes  raisons  se  réunissent  pour 
engager  le  Danemark  à  consentir  à  la  conférence;  on  est  en  général  si 
convaincu  à  Paris  que  le  Danemark  n'a  pas  de  meilleur  parti  à  prendre, 
qu'un  refus  de  sa  part  exciterait  une  pénible  surprise. 

La  réunion  d'une  conférence  aurait  pour  effet  immédiat,  en  France  et  en 
Angleterre,  de  dissiper  les  craintes  de  guerre.  La  tâche  de  cette  réunion 
diplomatique  serait  loin  cependant  d'être  facile.  La  Prusse  et  l'Autriche, 
après  avoir  conclu  leurs  derniers  arrangemens  militaires  et  décidé  l'inva- 
sion du  Jutland,  ont  eu  le  bon  sens  de  déclarer  récemment  pour  la  seconde 
fois  qu'elles  entendaient  maintenir  l'intégrité  de  la  monarchie  danoise. 
Après  une  telle  assurance,  si  l'on  cherche  la  satisfaction  morale  et  politique 
que  devront  réclamer  les  deux  grandes  puissances  allemandes,  on  voit 
qu'il  ne  peut  y  en  avoir  qu'une  seule  :  fusion  administrative  du  Slesvig  et 
du  Holstein,  et  union  personnelle  des  deux  duchés  à  la  couronne  de  Dane- 
mark. Que  les  puissances  amies  de  la  paix  voulussent  accepter  une  telle  so- 
lution, c'est  possible;  mais  les  difficultés  viendront  à  la  fois  et  du  Danemark 
et  da  la  diète  de  Francfort,  représentant  les  moyens  et  petits  états  alle- 
mands. La  substitution  du  lien  personnel  au  lien  réel  concernant  le  Slesvig 
serait  pour  les  Danois  une  profonde  blessure,  et  léguerait  à  l'avenir  de 
graves  embarras.  —  Nous  ne  nous  battons  point  pour  une  question  dynasti- 
que, disent  les  Danois;  peu  nous  importe  que  notre  roi  soit  duc  d'un  état 
allemand.  Nous  ne  faisons  point  la  guerre  pour  le  Holstein,  mais  nous  lut- 
tons pour  la  possession  du  Slesvig,  qui  a  toujours  été  terre  danoise;  nous 
combattons  pour  l'indépendance  et  l'autonomie  du  Danemark-SIesvig.  — 
D'un  autre  côté,  l'Allemagne  qui  n'est  ni  la  Prusse  ni  l'Autriche,  cette 
Allemagne  qui  se  cherche  à  travers  ces  complications,  qui  poursuit  le 
triomphe  du  principe  des  nationalités,  et  non  un  succès  pour  la  politique 
prussienne  ou  autrichienne,  recevrait  de  cette  solution  un  amer  désap- 
pointement. 

L'impartialité  nous  oblige  à  reconnaître  que  tous  les  argumens  puisés 
dans  le  sentiment  et  les  intérêts  vraiment  allemands  s'élèvent  contre  la  po- 
litique de  la  Prusse  et  de  l'Autriche.  Les  Allemands  des  duchés,  disent  les 
ministres  des  états  secondaires  et  les  organes  de  la  politique  de  la  diète, 
les  Allemands  des  duchés  ne  veulent  pas  plus  que  les  Danois  de  l'union 
personnelle.  Après  ce  qui  s'est  passé.  Danois  et  Allemands  ne  peuvent  plus 
vivre  ensemble.  D'ailleurs  jamais  entre  eux  il  n'a  existé  de  véritable  paix  : 
ils  ont  toujours  été  divisés  par  des  jalousies  querelleuses,  par  des  rivalités 
de  cour,  par  la  compétition  des  places;  ils  diffèrent  par  le  caractère,  par 
la  langue,  par  les  mœurs.  Copenhague  est  le  foyer  intellectuel  des  Danois  ; 
les  Allemands  sont  entraînés  dans  l'orbite  de  la  civilisation  germanique,  la 


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h9h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jeunesse  des  duchés  va  étudier  dans  les  unirersités  allemandes.  Copen- 
hague est  la  métropole  du  commerce  danois;  Hambourg  est  le  marché 
commercial  des  duchés.  Quand  même,  en  replaçant  ces  populations  sou» 
le  sceptre  du  roi  de  Daneinarlc,  on  ferait  un  nouveau  replâtrage,  on  n'au- 
rait réussi  qu'à  créer  dans  cette  partie  de  TEurope  une  situation  précaire 
où  les  troubles  renaîtraient  sans  cesse.  Ce  qui  rend  les  partisans  de  la  po- 
litique des  états  secondaires  et  de  la  diète  plus  vifs  dans  leurs  protesta- 
tions et  leurs  doléances,  c'est  la  défiance  que  leur  inspirent  M.  àe  Bismark 
et  l'ambition  prussienne. 

Si  M.  de  Bismaric  a  jamais  eu  le  désir  passionné  de  faire  retentir  son. 
nom  dans  le  monde  et  d'occuper  l'Europe  de  lui,  ses  vœux  aujourd'hui  doi- 
vent être  comblés,  et  il  peut  goûter  dès  à  présent  le  plaisir  du  succès.  Il 
n'y  a  pas  en  ce  moment  sur  la  scène  politique  de  personnage  plus  original 
et  qui  pique  plus  vivement  la  curiosité.  Il  serait  Alcibiade,  il  aurait  coupé 
la  queue  de  son  chien,  qu'on  ne  parlerait  pas  de  lui  davantage.  On  le  tient 
pour  un  homme  d'initiative,  d'aventures,  nourrissant  de  mystérieux  pro- 
jets. On  connaît  ses  liaisons  avec  la  Russie.  On  vient  de  le  voir  entraînant 
par  un  mouvement  rapide  de  conversion  M.  de  Rechberg,  son  ancien  ad- 
versaire de  Francfort.  La  réaction,  la  politique  féodale,  le  génie  des  vieilles 
ligues  absolutistes  se  figurent  avoir  trouvé  en  lui  leur  Cavour.  C'est  surtout 
dans  l'Allemagne  des  états  secondaires  que  M.  de  Bismark  est  redouté  et 
surveillé.  On  y  croit  que  le,  ministre  prussien  convoite  le  Holstein,  que  s'il 
a  l'air  de  vouloir  le  laisser  encore  au  roi  de  Danemark,  ce  n'est  que  pour 
le  réserver  à  la  Prusse  et  se  mépager  l'avenir.  Pour  couper  court  à  ces  as- 
pirations prussiennes,  on  soutient  la  candidature  du  duc  d'Augustenbourg, 
et  la  Saxe  réclame  la  convocation  immédiate  des  états  du  Holstein.  Les 
Danois  ne  tenant  point  au  Holstein,  les  petites  cours  pensent  qu'on  pour- 
rait régler  la  question  de  succession  sans  trop  irriter  le  Danemark,  en  don- 
nant satisfaction  au  sentiment  allemand  et  en  frustrant  l'ambition  prus- 
sienne. Pourra-t-on  faire  valoir  et  faire  réussir  une  combinaison  semblable 
dans  la  conférence?  Cela  ne  nous  paraît  guère  probable;  mais  pour  la  diète 
et  les  petits  états,  l'efiTort  vaut  peut-être  la  peine  d'être  tenté.  C'est  un 
motif  pour  la  diète  d'accepter  la  place  qu'on  se  propose  de  lui  offrir  dans 
la  conférence.  Les  états  secondaires  de  la  confédération  n'ont  point  été 
heureux  jusqu'à  ce  jour  dans  leur  campagne  anti-danoise.  Ce  sera  un  dé- 
dommagement pour  leur  amour-propre  de  voir  un  de  leurs  représentans 
s'asseoir  dans  la  conférence  à  côté  des  ambassadeurs  des  grandes  cours  et 
participer  enfin  en  leur  nom  à  la  délibération  d'une  afi*aire  européenne. 

Le  nouveau  tour  diplomatique  que  prend  l'affaire  du  Danemark  a  coïn- 
cidé avec  des  voyages  de  princes  qui  devraient  être  regardés  comme  des 
événemens  très  heureux,  s'ils  pouvaient  en  effet  contribuer  à  l'arrangement 
pacifique  des  difiicultés  pendantes.  Le  roi  des  Belges  est  en  Angleterre  ;  le 
frère  du  roi  de  Danemark  va  aussi  à  Londres,  le  duc  de  Saxe-Cobourg- 


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REVUE.   —  CHRONIQUE.  h96 

<}otha  est  à  Paris.  Quels  que  soient  les  motifs  apparens  du  déplacement 
de  ces  personnages,  les  questions  agitées  en  Europe  ne  peuvent  être  étran- 
gères à  de  tels  mouvemens,  et  laisseront  des  traces  dans  les  impressions 
de  voyage  de  ces  princes.  Le  roi  Léopold  est  le  grand  médiateur  de  notre 
époque,  et  nous  voudrions  que  son  influence  équitable  et  sensée  fût  appe- 
lée à  s'exercer  sur  le  conflit  dano-allemand.  Le  duc  de  Gobourg-Gotha  joue 
depuis  longtemps  un  rôle  d'initiative  en  Allemagne.  Il  a  été  des  premiers, 
dit-on,  à  concevoir  Tidée  d'une  troisième  Allemagne  qui  pourrait  faire  équi- 
libre à  la  Prusse  et  à  TAutriche.  C'est  autour  de  cette  conception  que  gra- 
vitent les  cours  secondaires  de  la  confédération;  le  roi  Max  de  Bavière,  qui 
vient  de  mourir  si  subitement,  était  désigné  pour  prendre  la  tête  de  cette 
sorte  de  Sonderbund,  Cette  utopie  a  dû  récemment  encore  occuper  les  re- 
présentans  des  petites  cours  dans  leur  réunion  de  Wârtzbourg.  Nous  ne 
voudrions  pas,  quant  à  nous,  que  la  politique  française  attachât  une  trop 
grande  importance  à  cette  idée  d'une  troisième  Allemagne.  La  diplomatie 
peut  badiner  autouir  de  ce  plan  lorsque  la  tranquillité  publique  lui  fait 
des  loisirs;  mais  dans  les  temps  difficiles,  quand  on  voit  remuer  de  grands 
<;orps  tels  que  la  Prusse  et  l'Autriche,  avec  la  Russie  dans  le  lointain, 
chercher  dans  les  fractions  mobiles  du  fédéralisme  excessif  de  l'Allemagne 
les  élémens  d'une  fragile  unité,  ce  serait,  à  notre  avis,  ressembler  à  un 
homme  qui,  tandis  que  sa  fortune  serait  en  jeu,  s'amuserait  à  faire  des 
patiences.  Que  le  duc  de  Cobourg-Gotha  ait  à  proposer  à  la  France  une 
combinaison  où  les  droits  des  Danois  et  les  aspirations  germaniques  se 
puissent  réunir  en  se  faisant  mutuellement  le  moins  de  tort  possible,  dût 
M.  de  Bismark  en  être  contrarié,  nous  le  souhaitons  de  tout  notre  cœur. 
Il  est  un  autre  voyage  étranger  aux  afi*aires  d'Allemagne,  mais  qui  touche 
plus  directement  aux  intérêts  français,  et  que  nous  aurions  mauvaise 
grâce  à  ne  point  mentionner.  Nous  voulons  parler  de  la  visite  que  l'ar- 
chiduc Maximilien  vient  de  faire  à  l'empereur.  Décidément  l'archiduc 
Maximilien  devient  empereur  du  Mexique.  Ici  encore  nous  n'avons  que 
de  bons  souhaits  à  former,  car  demander  un  bon  succès  pour  l'entreprise 
du  jeune  prince  autrichien ,  c'est  demander  du  même  coup  que  la  France  , 
soit  dégagée  le  plus  tût  possible  du  fardeau  du  Mexique.  Si  nous  étions 
une  fée  et  si  nous  étions  invités  â  l'inauguration  du  nouvel  empire,  nous 
donnerions  au  nouveau  souverain  le  talisman  du  crédit.  Nous  voudrions 
qu'à  l'aide  de  notre  amulette,  le  Mexique  pût  contracter  à  bon  prix  un  très 
gros  emprunt,  qu'il  pût  se  donner  une  banque  à  l'instar  de  la  Banque  de 
France,  des  institutions  perfectionnées  de  crédit,  et  qu'après  avoir  tiré 
tant  d'argent  de  l'empire  des  Incas,  la  France  et  l'Angleterre  reconnais- 
santes, représentées  par  des  banquiers  enthousiastes  et  des  capitalistes 
généreux,  y  voulussent  bien  renvoyer  quelques  centaines  de  vrais  millions. 
La  fée  du  crédit,  l'empereur  Maximilien  la  trouvera  peut-être  dans  les 
lanes  de  la  Cité  de  Londres,  si  par  hasard  elle  n'était  point  venue  â  lui  des 
riches  hôtels  de  notre  Ghaussée-d'Antin. 


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A0Ô  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

On  avait  eu,  ces  temps  passés,  quelques  inquiétudes  du  côté  de  Tltalie. 
On  craignait  que,  TAutriche  s^étant  engagée  dans  la  presquMle  danoise, 
ritalie  n^allàt  lui  chercher  querelle  dans  la  Vénétie.  Nous  ne  savons  si  c'est 
parce  que  TAutriche  n'est  point  assez  engagée  encore,  mais  le  fait  est  que 
les  Italiens  se  montrent  fort  sages.  Le  gouvernement  italien  s'occupe  avec 
une  louable  persévérance  des  questions  financières.  M.  Minghettl  est  en 
train  de  mener  à  bonne  fin  son  œuvre  de  la  péréquation  de  Timpûl;  fon- 
cier. Cette  loi  financière,  qui  touche  à  tant  d'intérêts,  devait  soulever 
bien  des  contestations  dans  un  pays  où  l'unité  est  si  récente,  et  où  par  con- 
séquent les  méthodes  de  taxation  avaient  jusqu'à  présent  été  si  diverses. 
Aussi  un  nombre  prodigieux  d'amendemens  avait-il  été  présenté  sur  le  pro- 
jet de  péréquation.  Tous  ces  amendemens  ont  disparu,  excepté  celui  auquel 
le  gouvernement  s'était  rallié.  M.  Minghetti  a  dû  être  utilement  servi  en 
cette  circonstance  par  la  dextérité  que  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  Pe- 
ruzzi,  apporte  dans  la  manœuvre  parlementaire  et  dans  la  conduite  de  la 
chambre.  Le  gouvernement  italien  ne  se  borne  pas  à  fonder  les  bases  du 
revenu  ordinaire  du  trésor;  il  s'occupe  encore  de  réunir  efl9cacement  les 
ressources  extraordinaires  qui  lui  sont  nécessaires  pendant  la  période  de 
transition  qu'il  traverse.  Il  y  avait  à  placer  le  reliquat  de  200  millions  du 
dernier  emprunt,  il  y  avait  aussi  à  aliéner  les  chemins  de  fer  qui  apparte- 
naient à  l'état  dans  l'ancien  Piémont  :  ces  deux  opérations  sont  conclues 
ou  à  la  veille  de  l'être  dans  des  conditions  qui  assurent  le  présent  financier 
de  l'Italie. 

Rien  n'est  plus  facile,  comme  c'est  de  mode  aujourd'hui,  que  de  se  livrer 
à  de  banales  déclamations  contre  ce  qu'on  nomme  les  partis,  de  les  re- 
présenter comme  une  superfétation  ennemie  ou  stérile,  comme  une  com- 
binaison malfaisante  d'ambitions  purement  personnelles.  Il  n'y  a  qu'un 
malheur,  c'est  que  les  partis  sont  l'organisme  même  de  la  vie  publique; 
leurs  luttes  sont  la  condition  naturelle  d'un  régime  réellement  libre,  et 
si  par  eux,  lorsqu'ils  sont  puissamment  organisés,  les  gouvernemens  sont 
quelquefois  tenus  en  échec,  sans  eux,  ou  lorsqu'ils  sont  affaiblis  et  dé- 
composés ,  les  ministères  n'ont  plus  ni  force ,  ni  point  d'appui ,  ni  même 
souvent  raison  d'être  :  la  vie  constitutionnelle  n'est  plus  qu'une  succession 
de  combinaisons  arbitraires  qui  paraissent  et  disparaissent.  C'est  l'expé- 
rience qui  se  fait  en  Espagne.  Depuis  plus  de  dix  ans,  au-delà  des  Pyrénées, 
les  partis  décomposés  en  sont  à  retrouver  un  camp,  un  drapeau,  une  disci- 
pline, une  idée  organique.  Aussi,  depuis  un  an,  quatre  ministères  se  sont 
succédé,  et  le  dernier  date  de  quelques  jours  à  peine. 

Il  y  a  eu,  il  est  vrai,  un  cabinet,  celui  du  général  O'Donnell,  qui  a  duré 
près  de  cinq  ans;  il  n'a  résolu  ce  problème  qu'en  fondant,  par  l'autorité 
d'un  chef  énergique,  une  multitude  d'élémens  disparates  de  tous  les  partis 
sous  le  nom  (Tunion  libérale j  et  il  n'a  réussi  à  maintenir  cette  fusion  arti- 
ficielle qu'en  agissant  le  moins  possible,  en  bornant  le  plus  souvent  son 
mbition  à  vivre.  Le  cabinet  O'Donnell  est  tombé  au  commencement  de 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  497 

1863  par  les  dissidences  inévitables  et  croissantes  d'un  parti  factice.  Après 
lui  est  venu  un  ministère  présidé  par  le  marquis  de  Miraflorès,  et.des  élec- 
tions générales  se  sont  faites.  Quelle  était  la  couleur  de  ce  ministère?  Il 
avait  de  la  peine  à  définir  lui-môme  sa  propre  couleur;  il  avait  adopté  pour 
programme,  selon  ses  déclarations,  a  une  politique  éminemment  conserva- 
trice et  éminemment  libérale,  »  ce  qui  est  plus  facile  à  mettre  sur  un  pro- 
gramme qu'à  pratiquer.  Le  fait  est  que  le  jour  où,  après  les  élections,  les 
chambres  se  sont  réunies  de  nouveau,  lorsqu'une  question  sérieuse  s'est 
élevée,  le  ministère  Miraflorès  a  sombré,  et  il  est  tombé  pour  avoir  voulu 
résoudre  une  question  qui  est  restée  dans  la  politique  intérieure  de  l'Es- 
pagne comme  un  perpétuel  embarras.  Il  y  a  sept  ans,  un  ministère  qui  ne 
se  croyait  conservateur  qu'à  ce  prix  eut  l'étrange  idée  de  vouloir  réformer 
la  constitution.  Il  fit  voter  quelques  nouveaux  articles  constitutionnels,  qui 
introduisaient  l'élément  héréditaire  dans  le  sénat,  en  attendant  une  restau- 
ration des  majorats  à  l'appui  de  cette  hérédité  nouvelle,  et  qui  fixaient  que 
les  règlemens  des  deux  chambres  seraient  l'objet  d'une  loi.  Ce  n'était  pas 
tout  de  voter  le  principe  de  cette  modification  fondamentale;  il  fallait  en 
venir  au  rétablissement  des  majorats  et  au  règlement  des  deux  chambres. 
C'est  ce  qui  s'est  appelé  depuis  quelques  années  au-del^  des  Pyrénées  la 
question  de  la  réforme  constitutionnelle.  Le  cabinet  O'Donnell  a  toujours 
hésité  à  la  résoudre.  Le  ministère  Miraflorès  proposait  tout  simplement 
d'en  finir  en  maintenant  l'hérédité  telle  qu'elle  existait  dans  le  sénat  et  en 
écartant  définitivement  tout  le  reste.  C'est  sous  le  poids  de  cette  difiîculté 
qu'il  tombait  il  y  a  moins  de  deux  mois,  et  à  sa  place  venait  un  ministère 
présidé  par  un  magistrat  éminent,  quoique  peu  désigné  pour  la  direction 
des  affaires,  M.  Lorenzo  Arrazola.  Celui-là  s'annonçait  comme  le  promo- 
teur de  la  réorganisation  des  partis  constitutionnels  et  comme  représen- 
tant, quant  à  lui,  le  parti  modéré  historique,  suivant  un  mot  récemment 
imaginé.  Cela  ne  voulait  pas  dire  grand'chose,  et  lorsque  ce  ministère  a 
essayé  de  faire  un  pas,  il  est  allé  rejoindre  le  ministère  Miraflorès;  il  est 
tombé  même  avant  toute  discussion  publique.  Alors  est  venu,  et  il  y  a  de 
cela  quinze  jours,  un  cabinet  nouveau  formé  par  M.  Mon,  où  figurent  des 
hommes  d'un  passé  considérable,  comme  M.  Joaquin  Francisco  Pacheco,  et 
d'autres  plus  jeunes  dans  la  politique,  comme  M.  Canovas  del  Castillo. 

Voilà  donc  quatre  ministères.  Le  premier  avait  duré  cinq  ans  lorsqu'il  est 
tombé;  le  ministère  Miraflorès  a  duré  dix  mois,  le  ministère  Arrazola  a 
vécu  quelques  jours.  Le  ministère  de  M.  Mon  entre  à  peine  au  pouvoir. 
Pour  que  chacun  de  ces  cabinets  ait  sa  politique  distincte,  il  faut  assuré- 
ment qu'il  y  ait  bien  des  politiques  en  Espagne.  Au  milieu  de  toutes  ces 
confusions  néanmoins,  il  y  a  un  fait  sensible  et  éloquent  :  c'est  la  nécessité 
d'un  gouvernement  libéral  pour  l'Espagne.  Tout  ce  qui  s'en  éloigne  est  un 
péril  et  ne  rencontre  qu'un  médiocre  appui.  Un  ancien  ministre,  M.  Noce- 
dal,  a  prêché  un  semi-absolutisme  dans  le  congrès  il  y  a  deux  mois,  et  11  a 
TOMB  L.  —  1864.  32 


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A9S  BEYUE   DES   DEUX   MONDES. 

réuni  13  voix.  Le  ministère  Arrazola  est  tombé  pour  avoir  paru  avoir  trop 
d'affinité  avec  ce  semi-absolutisme,  qui  se  cache  sous  le  nom  de  parti  mo- 
déré historique.  Le  général  Narvaez  s'est  rendu  peut-être  impossible  pour 
avoir  plaidé  dans  le  sénat  la  cause  de  la  réforme  constitutionnelle  avec 
toutes  ses  conséquences.  La  moralité  de  tout  cela,  c'est  qu'il  faudrait  con- 
duire hardiment  l'Espagne  dans  une  voie  nouvelle.  Les  premières  déclara- 
tions du  cabinet  de  M.  Mon  devant  les  chambres  ont  été  toutes  libérales, 
et  plus  il  sera  sincèrement  et  résolument  libéral ,  plus  il  aura  sans  doute 
de  force  dans  les  chambres  d'abord,  dans  le  pays  ensuite,  si  la  situation 
anormale  des  partis  faisait  une  nécessité  de  la  dissolution  du  congrès.  Des 
hommes  comme  M.  Mon,  M.  Pacheco,  M.  Canovas  del  Castillo,  sont  faits 
pour  ne  pas  reculer  devant  cette  politique,  où  il  semble  y  avoir  de  la  har- 
diesse et  où  il  n'y  a  que  de  la  prévoyance.  b.  forcade. 


LES  ASSOCIATIONS  ANTI-DOUANIÈRES  EN  BELGIQUE. 


Dans  ces  dernières  années,  la  Belgique  a  été  le  théâtre  d'un  mouvement 
économique  remarquable,  et  qui,  après  avoir  semblé  n'offrir  qu'un  intérêt 
purement  local,  en  est  venu  peu  à  peu  à  se  manifester  au  dehors.  Il  mérite 
en  effet  de  fixer  l'attention  des  pays  voisins.  Fondée  il  y  a  sept  ans,  en  1856, 
Vassociation  douanière  belge,  qui  ne  s'était  proposé  d'abord  que  la  réforme 
des  tarifs  protecteurs,  devint  en  1863  une  association  internationale  pour 
la  suppression  des  douanes,  et,  dans  les  récens  congrès  de  Bruxelles  et  de 
Gand,  qui  avaient  réuni  des  hommes  distingués  de  tous  les  pays,  réussit  à 
faire  publiquement  discuter  les  graves  questions  soulevées  par  son  pro- 
gramme. Ce  programme,  conçu  dans  un  esprit  sincèrement  libéral,  se  re- 
commande à  l'étude  moins  encore  peut-être  par  le  but  que  par  les  moyens 
employés  pour  l'atteindre.  Montrer  ce  qu'il  est  possible  de  faire  en  se  ser- 
vant des  armes  pacifiques  et  puissantes  de  la  libre  discussion,  de  l'associa- 
tion, quand  on  sait  les  manier  avec  fermeté  et  prudence,  ce  ne  sera  point 
sans  doute  remplir  une  tâche  inutile  dans  notre  pays,  où  l'on  a  pu  voir, 
au  début  même  de  cette  année,  la  politique  commerciale  de  la  France 
donner  lieu  à  de  si  vifs  débats  au  sein  du  corps  législatif. 

Chez  nous,  les  doctrines  protectionnistes  sont  loin  d'être  abandonnées, 
et  nos  industriels  se  montrent  plus  disposés  à  combattre  les  réformes  libé- 
rales qu'à  les  défendre/La  Belgique  présente  un  spectacle  tout  contraire. 
Aussi  protectionniste  d'abord  que  la  France,  ce  pays  en  est  venu  à  récla- 
mer le  libre  échange  absolu.  Ce  n'est  plus  seulement  pour  une  réduction 
de  droits,  c'est  pour  la  suppression  radicale  de  la  douane  que  les  chambres 
de  commerce  se  prononcent  presque  à  l'unanimité.  Comment  s'est  produite 


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REVUE.   —   CHRONIQUE.  49^ 

une  transformation  si  radicale?  Les  nombreux  documens  publiés  par  YAs- 
socialian  intemalianale  nous  permettent  de  raconter  ce  curieux  épisode» 
sinon  en  détail,  au  moins  dans  ses  phases  principales. 

Pendant  les  premières  années  qui  suivirent  les  événemens  de  1815,  l'Eu- 
rope entière  était  au  pouvoir  du  parti  qui  se  disait  conservateur.  Partout 
maîtresse,  Taristocratie  gouvernait  partout  dans  son  intérêt  exclusif,  et, 
dans  rimpossibilité  de  recouvrer  complètement  ses  privilèges  d'autrefois, 
demandait  une  compensation  au  système  protecteur,  dont  elle  comptait  bien 
recueillir  seule  les  bénéfices.  Le  gouvernement  des  Pays-Bas  avait  fait  ex- 
ception, car  en  1822  il  proposa  aux  chambres  néerlandaises  Tadoption  d'un 
tarif  fort  modéré,  dont  les  droits  les  plus  élevés  ne  dépassaient  pas  6  pour 
100.  Ce  tarif,  contre  lequel  avaient  d'ailleurs  protesté  les  députés  belges,  ne 
resta  malheureusement  pas  longtemps  en  vigueur,  car  la  législation  doua- 
nière de  la  France,  en  harmonie  avec  les  principes  économiques  qui  pré- 
valaient alors  chez  nous,  provoqua  entre  les  deux  pays  une  guerre  de  tarifs 
qui  dura  jusqu'en  1830.  Chacun  d'eux  se  protégeait  à  l'envi  contre  les  pro- 
duits de  l'autre,  comme  si  leurs  intérêts,  pendant  si  longtemps  confondus, 
étaient  devenus  du  jour  au  lendemain  absolument  inconciliables.  La  révo- 
lution qui  venait  de  fonder  le  royaume  de  Belgique  fit  succéder  à  cet  état 
de  guerre  le  régime  du  droit  commun;  les  deux  gouvernemens,  issus  d'une 
même  origine,  ne  pouvaient  continuer  plus  longtemps  un  système  d'hosti- 
lités avouées.  Il  fut  même  question  d'aller  plus  loin  et  de  contracter  une 
union  douanière  franco-belge;  mais  les  résistances  des  manufacturiers  fran- 
çais firent  avorter  ce  projet.  On  était  donc  de  part  et  d'autre  en  plein  ré- 
gime protecteur. 

Or  on  sait  que  ce  régime  a  pour  efibt,  dans  la  répartition  du  prix  des 
produits,  d'accroître  d'une  manière  factice  la  part  du  capitaliste  et  celle 
de  l'entrepreneur  au  détriment  de  celle  de  l'ouvrier.  Tout  le  monde,  il  est 
vrai,  finit  bien  par  y  perdre  à  la  longue,  puisque,  faute  de  débouchés,  la 
production  se  ralentit  nécessairement  tût  ou  tard.  Toutefois,  dans  un  mo- 
ment donné,  ce  régime  ne  tend  pas  moins  à  favoriser  les  classes  qui  vivent 
de  profits  et  de  rentes  au  détriment  de  celles  qui  vivent  de  salaires.  On 
connaît  la  réponse  de  celles-ci  en  1848.. Trop  peu  éclairées  pour  avoir  con- 
fiance dans  la  liberté,  elles  exigèrent  à  leur  tour  un  privilège  qu'il  fallut 
leur  accorder,  et  le  droit  au  travail  fut  proclamé.  Cet  acte,  il  ne  faut  pas 
l'oublier  pour  la  justification  de  ceux  qui  l'ont  commis,  n'était  que  la  con- 
séquence logique  des  lois  douanières  que  la  bourgeoisie  avait,  de  la  meil- 
leure foi  du  monde,  fait  peser  pendant  trente  ans  sur  le  pays  tout  entier. 
En  Belgique,  les  mêmes  fautes  s'étaient  succédé  sans  avoir  eu  néanmoins 
les  mêmes  conséquences;  mais,  comme  en  France,  les  grands  industriels 
s'étaient  ligués  pour  repousser  les  produits  étrangers.  Le  tarif  belge  était 
même  à  certains  égards  plus  compliqué  que  le  nôtre,  ce  qui  n'est  pas  peu 
dire.  C'est  en  1846  que  les  amis  de  la  liberté  commerciale  essayèrent  de 


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500  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

commencer  la  lutte.  Les  réformes  de  Huskîsson,  le  triomphe  de  la  ligue 
contre  les  lois  céréales  en  Angleterre  avaient  ranimé  l'ardeur  des  écono- 
mistes. Cobden  parcourait  l'Europe  pour  allumer  les  courages  et  prêcher 
la  guerre  sainte  contre  le  système  protecteur.  Des  ligues  se  formèrent  de 
tous  côtés:  Paris,  Bordeaux,  Lyon,  Marseille,  Bruxelles,  etc.,  eurent  les 
leurs,  et,  grâce  à  la  prodigieuse  activité  de  Bastiat  et  de  ses  amis,  le  mou- 
vement gagnait  de  proche  en  proche,  quand  la  révolution  de  février  vint 
l'arrêter  court.  Cependant,  avant. de  se  dissoudre,  l'association  qui  s'était 
constituée  en  Belgique  sous  la  présidence  de  M.  de  Brouckère  provoqua 
en  1869  la  réunion  à  Bruxelles  d'un  congrès  international  qui,  après  trois 
jours  d'une  discussion  animée ,  se  prononça  en  faveur  de  la  liberté  com- 
merciale. 

Peu  après,  en  1852,  M.  de  Brouckère,  alors  bourgmestre  de  Bruxelles, 
fonda  au  Musée  de  l'Industrie  de  cette  ville  un  cours  d'économie  politique 
qui  devait  tenir  l'opinion  publique  en  éveil,  en  attendant  le  moment  op- 
portun de  rentrer  en  campagne.  M.  de  Molinari  fut  chargé  de  ce  cours. 
Il  commença  par  créer  un  journal,  V Économiste  belge,  qui  eut  un  rapide 
succès,  et  devint  en  quelque  sorte  le  point  de  ralliement  autour  duquel  se 
rangèrent  tous  ceux  qui  avaient  des  opinions  libérales,  et  qui  formèrent  le 
noyau  d'une  nouvelle  association  douanière.  Cette  association  se  constitua 
le  20  janvier  1856,  sous  la  présidence  de  M.  Corr  van  der  Maeren,  négo- 
ciant et  juge  au  tribunal  de  commerce  de  Bruxelles.  Le  but  auquel  on  ten- 
dait alors  était  la  réduction  successive  des  droits  d'importation ,  la  sup- 
pression des  prohibitions  à  la  sortie,  et  la  transformation  successive  du 
tarif  jusqu'alors />ro(cc(eMr  en  un  tarif /wca/,  c'est-à-dire  destiné  seulement 
à  accroître  les  revenus  du  trésor  et  non  à  protéger  l'industrie  nationale. 
L'association  avait,  comme  partout,  deux  ennemis  à  combattre,  l'ignorance 
et  la  coalition  des  intérêts  favorisés  par  le  régime  en  vigueur.  Pour  exer- 
cer sur  tous  les  points  une  action  plus  efficace,  elle  se  divisa  en  sous- 
comités  locaux  chargés  d'agir  ^chacun  dans  un  rayon  déterminé  sur  l'opi- 
nion publique.  Un  grand  nombre  d'adhérens  lui  vinrent  de  tous  côtés,  et 
dès  la  première  année  l'association  disposa  d'un  budget  qui  servit  à  pu- 
blier des  journaux  et  des  brochures.  Elle  organisa  en  outre  à  Bruxelles 
un  bureau  de  renseignemens  pour  y  centraliser  toutes  les  publications  et 
tous  les  documens  statistiques  susceptibles  d'éclairer  le  public  et  le  gou- 
vernement sur  la  situation  industrielle  et  commerciale  du  pays.  Elle  créa 
des  conférences  pour  demander  non-seulement  la  révision  des  tarifs,  mais 
la  suppression  de  tous  les  abus,  l'abrogation  de  toutes  les  lois  surannées 
qui  paralysaient  le  commerce  et  entravaient  l'expansion  du  travail.  Enfin 
elle  provoqua  en  1856  la  réunion  à  Bruxelles  d'un  nouveau  congrès  inter- 
national pour  la  réforme  douanière.  A  la  suite  de  ce  congrès,  il  fut  décidé 
que  des  comités  spéciaux  seraient  établis  dans  différens  pays,  afin  d'agir 
avec  ensemble  sur  l'opinion;  mais,  les  circonstances  ne  se  prêtant  pas  à  un 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  501 

mouvement  général,  VctssociaUon  belge  dut  continuer  seule  Tœuvre  qu'elle 
avait  entreprise. 

Elle  avait  d'ailleurs  affaire  à  forte  partie,  car  les  protectionnistes  s'é- 
taient groupés  à  leur  tour  pour  repousser  ses  attaques.  Les  argumens  dont 
ils  se  servaient,  nous  les  entendons  encore  chaque  jour  dans  la  bouche  de 
nos  propres  fabricans;  ils  forment  une  espèce  de  catéchisme  dont  les  ré- 
ponses stéréotypées  s'appliquent  à  tous  les  temps  et  à  tous  les  pays.  C'est 
à  vaincre  l'opiniâtreté  de  cette  résistance  que  l'association  s'attacha  tout 
d'abord.  Sans  négliger  de  traiter  la  question  douanière  au  point  de  vue  du 
consommateur,  qui  est  le  plus  important,  elle  chercha  à  prouver  aux  fabri- 
cans que  le  système  protecteur,  tout  en  pesant  lourdement  sur  le  pays, 
leur  était  en  réalité  très  préjudiciable  à  eux-mêmes.  S'adressant  tour  à 
tour  aux  fabricans  de  drap  de  Verviers,  aux  filateurs  de  Gand,  aux  maîtres 
de  forges  du  Hainaut,  aux  agriculteurs  des  Flandres,  elle  leur  prouva  que 
l'incidence  des  taxes  les  unes  sur  les  autres  surélève ,  dans  toutes  les  in- 
dustries, les  frais  de  production,  et  qu'aucune  d'elles  ne  reçoit  jamais  par 
la  protection  l'équivalent  des  sacrifices  qu'elle  fait  pour  être  protégée.  Les 
droits  sur  les  houilles  font  hausser  le  prix  du  fer;  les  droits  sur  le  fer  re- 
tombent sur  les  produits  agricoles  et  manufacturés,  qu'il  faut  par  suite 
protéger  à  leur  tour,  et  tous  ensemble  pèsent  de  tout  leur  poids  sur  l'ou- 
vrier, qui  voit  les  prix  hausser  autour  de  lui  sans  que  son  salaire  suive  la 
même  progression.  Il  résulte  de  cette  hausse  générale  que,  si  la  protection 
a  bien  pour  effet  de  réserver  à  la  fabrication  indigène  le  marché  intérieur, 
elle  grève  en  revanche  les  produits  destinés  à  l'extérieur  de  frais  énormes 
qui  les  mettent  souvent  dans  l'impossibilité  de  soutenir  la  concurrence 
étrangère.  C'est  là  un  des  résultats  les  plus  fâcheux  pour  la  prospérité 
industrielle  d'un  pays  comme  la  Belgique,  qui,  n'offrant  qu'un  marché  res- 
treint, doit  chercher  ses  principaux  débouchés  au  dehors.  Les  négocians, 
plus  particulièrement  intéressés  au  développement  des  transactions,  avaient 
été  les  premiers  auxiliaires  de  l'association;  mais,  en  présence  d'argumens 
aussi  péremptoires  un  certain  nombre  de  fabricans  ne  tardèrent  pas  à  se 
ranger  parmi  ses  adhérens,  et  devinrent  eux-mêmes  d'ardens  promoteurs 
de  la  réforme. 

Les  années  1857  et  1858  furent  consacrées  par  les  membres  de  l'associa- 
tion à  se  transporter  dans  les  différons  centres  industriels  pour  y  traiter 
la  question  du  libre  échange  au  point  de  vue  des  intérêts  spéciaux  de 
chacun  d'eux.  Les  questions  des  fers,  des  houilles,  des  draps,  des  tissus 
de  coton,  furent  successivement  abordées  dans  des  meetings  tenus  à 
Bruxelles,  Charleroi,  Mons,  Verviers,  Namur,  Anvers,  Liège,  Tournai, 
Gand,  etc.  Dans  cette  dernière  ville,  centre  de  l'industrie  cotonnière  et 
foyer  principal  de  la  protection,  la  séance  fut  des  plus  orageuses;  inter- 
rompus par  des  cris  et  des  sifflets,  les  orateurs  purent  â  peine  se  faire  en- 
tendre, et  Ton  fut  sur  le  point  de  se  porter  sur  eux  à  des  voies  de  fait. 


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502  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

A  Tournai,  rémotion  publique  fut  plus  vive  encore;  on  menaça  de  jeter  à 
Peau  ces  apôtres  de  la  liberté,  et  la  municipalité,  pour  éviter  de  plus 
grands  désordres,  empêcha  la  réunion  qui  devait  avoir  lieu.  Il  y  eut  à 
cette  occasion,  à  la  chambre  des  députés,  des  interpellations  qui  servirent 
à  montrer  combien  le  ministère  avait  le  sentiment  de  sa  responsabilité. 
Sans  se  prononcer  sur  les  doctrines  en  cause,  il  blâma  énergiquement  les 
citoyens  qui  avaient  eu  si  peu  de  respect  pour  la  liberté  de  discussion,  et 
désavoua  sans  hésiter  les  autorités  locales  qui ,  par  mesure  d'ordre,  s'é- 
taient opposées  à  l'exercice  d'un  droit  formellement  reconnu  par  la  consti- 
tution du  pays.  Ces  tentatives  d'ailleurs,  bien  loin  de  nuire  aux  travaux  de 
l'association,  ne  firent  qu'en  accroître  la  force  et  l'importance.  Parmi  les 
orateurs  qui  se  firent  remarquer  dans  ces  discussions,  il  en  est  plusieurs 
qui  montrèrent  une  véritable  éloquence;  tels  sont  BfM.  Masson,  secrétaire 
de  la  chambre  de  commerce  de  Verviers,  Snoeck,  fabricant  de  draps,  et 
plusieurs  autres.  Ce  qui  faisait  surtout  l'originalité  de  leurs  discours,  c'est 
le  caractère  pratique  qu'ils  s'attachaient  à  leur  donner.  Que  pouvait-on 
répondre  par  exemple  quand  ils  venaient  démontrer  que,  par  l'eflbt  de  la 
protection,  la  houille  belge  coûtait  plus  cher  en  Belgique  môme  qu'en  Hol- 
lande, ou  quand  M.  Gouvy,  filateur  de  laine  à  Verviers,  prouvait  chifl^res 
en  main  que  les  droits  sur  les  fers  surélevaient  de  8,700  tr,  le  prix  de  ses 
machines,  et  que,  sous  prétexte  de  favoriser  le  travail  national ,  on  lui  im- 
posait ainsi  une  amende  annuelle  de  ^^35  francs? 

Cette  agitation  porta  ses  fruits;  les  chambres  de  commerce,  d'abord  ultra- 
protectionnistes, se  mirent  peu  à  peu  de  la  partie,  et,  par  leurs  incessantes 
réclamations,  finirent  par  obtenir  du  gouvernement  des  réductions  nom- 
breuses, notamment  sur  les  houilles  et  les  fers.  Une  refonte  complète  du 
tarif  douanier  était  même  promise  quand  la  France,,  modifiant  sa  politique 
commerciale,  entra  elle-même  dans  la  voie  des  réformes.  Comme  elle  y 
procédait  par  des  traités  de  commerce,  force  fut  bien  à  la  Belgique  de  la 
suivre  momentanément  sur  ce  terrain.  La  suppression  des  octrois,  ces 
douanes  intérieures,  si  impopulaires  partout,  peut  également  être  considé- 
rée comme  une  des  plus  heureuses  conséquences  de  cette  agitation. 

L'association  ne  s'en  tint  pas  là  (i),  et  ses  premiers  succès  lui  en  firent 
bientôt  ambitionner  d'autres.  Non  contente  d'avoir  atteint  le  résultat  pour 
lequel  elle  s'était  constituée]  dans  l'origine,  c'est-à-dire  la  réforme  doua- 

(1)  Outre  le  concours  qu'ils  apportaient  à  l'œuvre  commune,  les  membres  de  Tasso- 
ciation  douanière  agissaient  encore  en  quelque  sorte  chacun  pour  son  propre  compte  et 
dans  sa  sphère  particulière.  C'est  ainsi  que  M.  E.  Sève,  négociant  à  Bruxelles,  entreprit 
à  ses  frais,  mais  sous  les  auspices  de  la  chambre  de  commerce,  un  voyage  en  Russie, 
en  Suède,  en  Norvège  et  en  Danemark,  pour  y  étudier  la  situation  industrielle  et  com- 
merciale de  ces  pays.  Les  renseignemens  intéressans  qu'il  a  recueillis  ont  été  publiés 
dans  un  ouvrage  intitulé  le  Nord  industriel  et  commercial  (3  vol.  in-S**,  1862.  Bru- 
xelles, Lacroix  et  compagnie;  —  Paris,  Guillaumin). 


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BËYUE.    —   CHRONIQUE.  50S 

nière,  elle  veut  aujourd'hui  poursuivre,  non  plus  seulement  la  diminution 
des  droits,  mais  Tabolition  complète  et  absolue  de  la  douane.  En  se  consti- 
tuant en  1856,  elle  avait  pris  le  nom  d'Association  pour  la  réforme  douor- 
nière,  et  avait  inscrit  sur  son  drapeau  :  Transformation  des  tarifs  protec- 
teurs en  tarifs  fiscaux.  Fidèle  à  son  programme,  elle  n'avait  combattu  la 
douane  que  comme  instrument  de  protection  industrielle,  mais  elle  l'accep- 
tait comme  une  source  de  revenus  pour  le  trésor.  Dans  cette  campagne, 
elle  avait  eu  le  fisc  avec  elle,  et  sans  nul  doute  un  tel  auxiliaire  avait  con- 
tribué à  son  triomphe.  Aujourd'hui  c'est  cet  auxiliaire  lui-même  qu'elle  at- 
taque, et  pour  qu'il  n'y  ait  aucun  doute  sur  le  but  qu'elle  poursuit,  elle 
a  changé  son  nom  primitif  en  celui  d'Association  internationale  pour  la  sup- 
pression des  douanes;  en  même  temps  elle  a  chargé  son  bureau  de  travail- 
ler par  tous  les  moyens  légaux  à  l'abolition  des  droits  de  douane  et  d'ac- 
cise, non-seulement  en  Belgique,  mais  dans  tous  les  pays. 

Cette  question,  c'est  la  chambre  de  commerce  d'Anvers  qui  l'a  posée  la 
première  en  1861,  sur  la  proposition  d'un  de  ses  membres,  M.  A.  Joflfroy,  et 
qui,  après  six  séances  d'une  discussion  très  animée,  s'est  la  première  pro- 
noncée dans  le  sens  d'une  liberté  absolue.  Le  vœu  émis  par  elle,  adopté 
par  12  voix  contre  9,  est  ainsi  conçu  : 

«  La  chambre  de  commerce  émet  le  vœu  que  les  lignes  douanières  qui 
existent  en  Belgique  puissent  être  complètement  supprimées,  tout  en  ré- 
servant les  droits  d'accise; 

«  Cliarge  son  bureau  de  transmettre  ce  vœu  au  gouvernement,  de  lui 
donner  la  plus  grande  publicité  possible  et  de  ne  négliger  aucune  occa- 
sion, dans  les  lettres,  rapports  et  autres  pièces  émanant  de  la  chambre, 
d'indiquer  nettement  son  intention  à  cet  égard  (1).  i> 

Il  n'y  a  pas  lieu  d'être  étonné  de  l'initiative  prise  par  les  négocians  d'An- 
vers. Autrefois  port  libre,  cette  ville  comptait  au  xvi«  siècle  cent  cinquante 
mille  habitans  et  jouissait  d'une  prospérité  remarquable.  A  Ix  suite  du  traité 
de  Westphalie,  qui  ferma  l'Escaut,  la  population  diminua  peu  à  peu  et  ne 
compta  bientôt  plus  que  trente -sept  mille  habitans.  A  partir  de  1815,  le 
commerce  reprit  une  marche  ascendante,  qui  s'est  sensiblement  ralentie 
dans  ces  dernières  années.  Le  commerce  de  transit  surtout,  autrefois  très 
considérable,  abandonne  Anvers  pour  les  ports  rivaux  de  Brème,  Ham- 
bourg et  Rotterdam.  C'est  aux  droits  de  douane  et  à  l'exagération  des  frais 
maritimes  qu'on  attribue  ce  fâcheux  résultat,  car  la  douane,  par  les  for- 
malités qu'elle  exige,  décourage  les  négocians,  éloigne  les  étrangers,  chasse 
le  commerce  de  transit  et  accroît  sensiblement  les  frais  généraux.  De  tout 
temps,  les  ports  francs  ont  été  beaucoup  plus  prospères  que  les  autres,  et 
si  Anvers  ne  veut  abdiquer,  il  faut  qu'il  obtienne  les  mêmes  avantages  que 
Hambourg,  dont  le  sénat  vient  de  voter  l'abolition  des  droits  de  douane. 

(i)  Séance  da  6  mai  1861. 


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504  REVUE   DES   DEU\   MOXDI-S. 

Un  vœu  est  déjk  quelque  chose,  mais,  quand  on  s*en  tient  là,  on  est  par- 
fois exposé  à  eu  attendre  assez  longtemps  la  réalisation.  Aussi  la  chambre 
de  commerce  d'Anvers  pensa-t-elle  que  le  meilleur  moyen  de  le  faire  abou- 
tir à  un  résultat  pratique  était  un  appel  à  Topinion  publique  :  elle  com- 
mença par  soumettre  la  question  aux  autres  chambres  de  commerce  de 
Belgique,  qui  pour  la  plupart  suivirent  son  exemple.  Celles  de  Bruxelles, 
de  Liège,  d'Alost,  de  Courtrai,  de  Termonde,  d'Ypres,  de  Dixmude,  formu- 
lèrent des  vœux  analogues  à  ceux  de  la  chambre  d'Anvers,  et  entrèrent 
résolument  dans  la  voie  libérale  qu'elle  avait  ouverte.  Ce  n'est  pas  tout  : 
sur  la  demande  de  M.  Joffroy,  le  promoteur  de  ce  mouvement,  cette  ques- 
tion fut  inscrite  sur  le  programme  de  V Association  internationale  pour  l'a- 
vancement  des  sciences  sociales,  et  discutée  en  séance  publique  au  con- 
grès de  Bruxelles  en  1862  et  à  celui  de  Gand  en  1863  (1). 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  reproduire  ici  les  principaux  argumens  qui 
ont  été  développés  en  cette  circonstance.  Tous  les  orateurs,  sans  reprendre 
pour  cela  la  thèse  désormais  épuisée  de  la  liberté  commerciale,  ont  fait 
remarquer  avec  raison  que,  si  modérés  que  soient  les  droits,  ils  n'en  agis- 
sent pas  moins  comme  s'ils  étaient  protecteurs,  et  n'en  tendent  pas  moins 
à  hausser  d'une  manière  factice  le  prix  des  produits  :  ils  font  donc  dévier 
de  son  cours  naturel  l'industrie  nationale,  entravent  les  transactions  et 
portent  une  atteinte  réelle  à  la  richesse  publique.  Envisagés  comme  im- 
pôts, ces  droits  ne  valent  pas  mieux,  car  ils  ont  tous  les  inconvéniens  des 
impôts  indirects.  Comme  eux,  ils  sont  mal  assis,  contraires  au  principe  de 
la  proportionnalité,  et  bien  loin  d'être  volontaires,  comme  on  se  plaît  à  le 
répéter  si  souvent,  ils  sont  de  ceux  qui  se  paient,  suivant  l'expression  de 
Droz,  non-seulement  en  argent,  mais  en  pertes  de  temps  et  en  vexations. 
Dire  qu'on  les  paie  sans  s'en  apercevoir,  cela  n'est  pas  sérieux  :  il  n'y  en  a 
pas  au  contraire  dont  on  s'aperçoive  davantage ,  puisqu'on  ne  peut  passer 
la  frontière  ou  déplacer  une  bouteille  de  vin  sans  rencontrer  la  main  du 
fisc  et  même  sans  la  sentir  sur  sa  personne.  Ils  sont  plus  nuisibles  encore 
par  les  transactions  qu'ils  empêchent  que  par  les  sommes  cependant  très 
considérables  qu'ils  prélèvent. 

Les  taxes  indirectes  nécessitent  des  frais  de  perception  considérables  et 
sont  par  conséquent  très  onéreuses  pour  le  public,  puisqu'elles  lui  enlè- 

(1)  V Association  internationale  pour  l'avancement  des  sciences  sociales  est  en  quel* 
que  sorte  issue  du  mouvement  belge  :  elle  a  été  fondée  par  Tinitiative  de  M.  Corr  van 
der  Maeren,  dans  la  pensée  de  vulgariser  partout  Tétude  des  sciences  sociales  et  de 
comparer  entre  elles  les  institutions  des  divers  peuples.  Chaque  année^  elle  réunit  en 
congrès  les  hommes  de  tous  les  pays  qui  en  font  partie,  et  provoque  la  discussion  des 
diverses  questions  qui  préoccupent  Topinion.  Elle  se  compose  de  cinq  sections  :  la 
législation  comparée,  l'instruction  et  l'éducation,  l'hygiène  et  la  bienfaisance,  les  beaux- 
arts  et  la  littérature,  l'économie  politique.  Deux  congrès  ont  déjà  eu  lieu,  l'un  à 
Bruxelles,  l'autre  à  Gand  ;  le  prochain  doit  se  tenir  à  Amsterdam,  puis  viendra  le  tour 
de  Turin,  de  Genève,  etc. 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  505 

vent  plus  qu'elles  ne  rapportent  en  réalité  au  trésor.  En  France,  les  frais 
de  perception  pour  les  douanes  et  contributions  indirectes  réunies  (non 
compris  les  tabacs  et  les  poudres)  s'élèvent  à  6/i,800,000  francs  pour  un 
produit  brut  de  i!i89,900,000  francs  ou  à  13  pour  100;  en  Belgique ,  la  pro- 
portion atteint  15  pour  100,  parce  que  les  frontières  y  sont  plus  déve- 
loppées proportionnellement  à  l'étendue  du  pays.  En  Italie,  elle  attein- 
drait 42  pour  100,  si  Ton  en  croit  une  récente  brochure  de  M.  Semenza. 
En  présence  de  ces  divers  inconvéniens,  on  doit  se  demander  si ,  sans  pro- 
céder à  une  refonte  complète  du  système  d'impôts,  il  ne  serait  pas  pos- 
sible de  remédier  à  une  partie  d'entre  eux.  En  y  réfléchissant  un  peu,  il 
semble  que  cette  tâche  ne  soit  pas  aussi  difficile  qu'elle  paraît  d'abord. 
Tous  les  économistes  ont  reconnu  en  effet  que  l'impôt  ne  pèse  pas  toujours 
sur  celui  qui  en  acquitte  le  montant  entre  les  mains  du  fisc,  et  que  c'est 
même,  en  matière  de  contributions  indirectes,  le  contraire  qui  se  passe  le 
plus  souvent.  Lorsqu'on  frappe  le  vin,  par  exemple,  de  droits  de  circulation 
et  de  débit,  ce  n'est  pas  le  marchand  qui  les  paie  en  réalité,  c'est  le  con- 
sommateur, auquel  il  fait  rembourser  ses  avances.  Le  môme  effet  se  produit 
avec  les  patentes,  et  dans  certains  cas  même  avec  l'impôt  foncier.  Cette 
incidence  est  si  réelle  que  J.-B.  Say  est  allé  jusqu'à  dire  que  l'impôt,  étant 
un  fardeau  dont  tout  le  monde  cherche  à  se  débarrasser,  retombe  en  défi- 
nitive, quoi  qu'on  fasse,  sur  le  consommateur,  qui  seul  ne  peut  le  repasser 
à  personne.  Il  en  arrive  à  conclure  qu'à  quelque  moment  qu'on  frappe 
un  produit,  que  ce  soit  quand  on  le  fabrique,  ou  quand  on  le  fait  circuler, 
ou  quand  on  le  vend,  le  résultat  est  en  définitive  toujours  le  même  (1). 

S'il  en  est  ainsi,  il  est  évident  que  rien  ne  justifie  la  conservation  du 
mode  actuel  de  perception  des  contributions  indirectes,  et  que,  tout  en  en 
faisant  supporter  le  poids  aux  mêmes  individus,  on  pourrait  les  transformer 
en  contributions  directes,  et  économiser  ainsi  des  frais  considérables  d'ad- 
ministration. Voulez-vous  frapper  le  vin?  Au  lieu  de  l'exercice  et  du  droit 
de  circulation,  augmentez  l'impôt  foncier  des  vignes  et  les  patentes  des 
débitans,  qui  sauront  bien  se  rattraper  sur  leurs  cliens.  Voulez- vous  impo- 
ser certains  produits  étrangers?  Au  lieu  de  percevoir  à  la  frontière  les 
droits  de  douane  dont  il  s'agit  de  les  grever,  faites-en  payer  le  montant 
aux  marchands  qui  les  revendent,  en  les  taxant  suivant  l'importance  de 
leur  commerce.  C'est  toujours  le  consommateur  qui  en  fin  de  compte  sera 
atteint,  car,  il  ne  faut  pas  s'y  tromper,  ce  ne  sont  pas  les  producteurs 
du  dehors,  mais  bien  les  consommateurs  du  dedans  qui  paient  les  droits 
de  douane,  comme  tous  les  autres.  Cest  à  un  expédient  de  ce  genre  que 
M.  Verckhen,  secrétaire  de  la  chambre  de  commerce  d'Anvers ,  propose 
d'avoir  recours  en  Belgique.  Dans  une  brochure  qui  a  été  distribuée  à  l'oc- 
casion du  congrès  de  Gand  (2),  il  constate  avec  raison  qu'on  ne  peut  tou- 

(i)  Voyez  à  sujet  les  Études  de  M.  de  Pariea  sur  le  système  des  impôts. 
(2)  Des  Moyens  prc^tus  de  supprimer  la  douane,  par  M.  Léon  Verckhen,  secrétaire 
de  la  chambre  de  coaimerce  d'Anvers. 


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506  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cher  à  la  douane  sans  modifier  Taccise.  Actuellement  cet  impôt  est  payé 
en  fabrique;  ce  sont  1«  raffineur  de  sucre,  le  brasseur,  le  distillateur,  qui 
acquittent  directement  les  droits  dont  leurs  produits  sont  grevés.  Si  au 
contraire  on  percevait  ces  droits  chez  les  détaillans,  on  pourrait  frapper  du 
même  coup  tous  les  similaires  étrangers  qui  auront  franchi  la  frontière. 
Le  meilleur  moyen ,  suivant  lui ,  d'atteindre  ce  but  serait  d'exiger,  comme 
en  Angleterre,  une  licence  pour  débiter  la  bière  et  Teau-de-vie,  et  d'établir 
une  échelle  de  répartition  par  catégorie  pour  les  66,000  débits  qui  existent 
en  Belgique.  De  cette  manière,  le  détaillant  paierait  l'accise  au  fisc  et  s'en 
ferait  rembourser  par  le  consommateur.  C'est,  on  le  voit,  un  moyen  fort 
simple  d'arriver  à  la  suppression  de  la  douane  sans  porter  aucune  pertur- 
bation dans  le  système  général  des  impôts  et  sans  diminuer  les  revenus  du 
trésor.  On  peut  faire  valoir  des  considérations  d'un  autre  ordre  pour  ré- 
soudre la  question  financière  que  soulève  cette  mesure.  Il  n'est  pas  douteux 
que  le  développement  commercial  qui  serait  la  conséquence  nécessaire  de 
Tabolition  de  toute  entrave  provoquerait  dans  le  pays  une  prospérité  dont 
les  autres  branches  du  revenu  public  éprouveraient  nécessairement  le  con- 
tre-coup, si  bien  qu'au  bout  de  quelques  années  le  déficit  causé  par  la  sup- 
pression des  douanes  serait  infailliblement  comblé. 
Ces  divers  expédiens  suffisent  déjà  pour  montrer  la  possibilité  pratique 
^  de  la  réforme  réclamée,  mais  la  meilleure  solution  du  problème  financier 
serait  sans  contredit  dans  les  économies  à  faire  sur  les  dépenses  publiques 
et  notamment  sur  le  budget  de  l'armée.  Ces  économies  sont-elles  possibles? 
On  pourrait  en  douter  après  les  tentatives  infructueuses  dont  nous  avons 
été  plusieurs  fois  témoins  en  France  même.  Chaque  fois  en  eflTet  que  nos 
assemblées  parlementaires  ont  essayé  de  réduire  le  budget,  elles  en  sont 
toujours  arrivées,  après  une  enquête  minutieuse,  à  constater  que  la  plu- 
part des  employés  sont  insuffisamment  rétribués,  et  que,  pour  ce  qu'ils  ont 
à  faire,  ils  ne  sont  pas  trop  nombreux ,  en  sorte  qu'au  lieu  d'une  diminu- 
tion des  charges  publiques  c'est  à  une  aggravation  qu'elles  aboutissaient  le 
plus  souvent.  Faut-il  cependant  se  tenir  pour  battu  et  admettre  qu'il  n'y  a 
pas  d'économies  à  faire?  Non,  mais  elies  ne  sont  pas  là  où  on  les  cherche. 
Le  point  de  départ  de  toute  économie  doit  être  l'étude  consciencieuse  et 
approfondie  de  tout  ce  qui  est  essentiellement  du  domaine  de  l'état  et  la 
limitation  absolue  de  ses  attributions  à  la  sauvegarde  des  intérêts  généraux 
de  la  société.  Il  n'est  pas  douteux  que  l'on  ne  pût  se  passer  de  bien  des 
administrations,  si  l'on  abandonnait  à  l'industrie  privée  le  soin  de  nous 
rendre  les  services  en  vue  desquels  elles  ont  été  créées.  La  liberté  des 
cultes,  celle  de  l'enseignement,  celle  des  théâtres,  etc.,  supprimeraient  les 
budgets  correspondans;  une  autre  organisation  communale  permettrait  de 
réduire  le  nombre  des  fonctionnaires;  un  autre  système  d'impôts  rendrait 
sans  doute  les  frais  de  perception  moins  onéreux,  etc.  Quant  aux  adminis- 
trations jugées  utiles  à  conserver,  il  suffirait,  pour  en  simplifier  les  rouages, 
dMmposer  aux  agens  la  responsabilité  de  leurs  actes. 


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REYUE.    —  CHRONIQUE.  607 

Néanmoins  les  économies  à  faire  par  les  administrations  civiles  sont  peu 
importantes  en  comparaison  de  celles  qu'on  pourrait  réaliser  sur  le  budget 
de  la  guerre.  Les  Belges,  qu'on  ne  l'oublie  pas,  s'imaginent  toujours  que 
leur  pays  doit  être  l'enjeu  d'une  conflagration  européenne.  Aussi  redou- 
tent-ils la  guerre  plus  que  tout  au  monde.  N'ayant  avec  raison  aucune 
confiance  dans  l'adage  :  si  vis  pacem,  para  bellum,  ils  prêchent  le  désarme- 
ment avec  une  persévérance  qui,  pour  être  intéressée,  n'en  est  pas  moins 
digne  d'éloges.  La  plupart,  11  est  vrai,  entendent  parler  d'un  désarmement 
général;  mais  il  en  est  quelques-uns  qui  voudraient  que  la  Belgique  donn&t 
l'exemple  et  qui  prétendent  que  leur  indépendance  est  mieux  garantie  par 
leur  neutralité  que  par  leur  armée.  Dans  leur  opinion,  celle-ci  n'est  pour 
eux  qu'un  danger,  car  elle  pourrait  entraîner  malgré  lui  le  gouvernement  à 
prendre  parti  dans  un  conflit  et  par  conséquent  attirer  sur  le  pays  les  mal- 
heurs qu'elle  a  pour  objet  de  prévenir.  Ils  ajoutent  que  la  liberté  commer- 
ciale finirait  par  créer  entre  les  peuples  une  telle  solidarité  qu'aucune 
guerre  ne  serait  bientôt  plus  possible,  et  que  par  conséquent  la  suppres- 
sion de  l'armée  serait  la  conséquence  logique  de  la  suppression  de  la 
douane. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  argumens  pour  ou  contre  le  désarmement,  il  est 
permis,  tout  en  écartant  cette  question  d'un  ordre  trop  général,  de  ne 
pas  constater  sans  une  satisfaction  sincère  les  progrès  si  remarquables 
que  l'esprit  d'association  et  de  discussion  a  fait  faire  en  Belgique  aux 
questions  économiques.  Si  cet  esprit  avait  plus  largement  présidé  en  France 
aux  dernières  réformes  commerciales,  peut-être  seraient-elles  mieux  com- 
prises aujourd'hui  dans  notre  pays.  C'est  donc  à  tort  qu'un  orateur,  tout 
en  vantant  récemment  au  corps  législatif  les  bienfaits  de  la  liberté  com- 
merciale, a  dit  qu'on  avait  eu  raison  chez  nous  d'ajourner  encore  les  autres 
libertés.  L'exemple  de  la  Belgique  prouve  au  contraire  que  ces  libertés  sont 
elles-mêmes  nécessaires  pour  rallier  l'opinion  publique  à  celles  dont  on 
nous  juge  dignes.  j.  clavI 


ESSAIS    ET    NOTICES. 


UN    ÉCRIT    AMÉRICAIN    SDR    L*E8CLAVAGB.   > 

Depuis  trois  longues  années  déjà,  une  terrible  guerre  dont  la  première 
cause  est  l'esclavage  des  noirs  sévit  dans  les  États-Unis,  des  milliers 
d'hommes  sont  tombés  sur  les  champs  de  bataille  en  expiation  du  crime 
national  commis  contre  la  race  africaine,  et  cependant  le  grave  enseigne- 
Ci)  Les  Étais  confédérés  et  V Esclavage,  par  M.  F.-W.  Sargent,  de  Philadelphie.  — 
Paris,  Hachette,  1864. 


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508  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

ment  que  Thistoire  de  la  lutte  apporte  avec  elle  n'a  pas  suffi  pour  éclai- 
rer toutes  les  intelligences  au  sujet  des  véritables  raisons  de  la  crise.  Au 
risque  d'être  confondus  avec  la  foulé  des  personnes  qui  se  laissent  aveu- 
gler volontairement  par  leurs  préjugés  ou  leurs  passions,  quelques  hommes 
vraiment  sincères  se  demandent  encore  si  la  révolte  des  planteurs  esclava- 
gistes n'est  pas  l'explosion  d'une  nationalité  nouvelle  formée  peu  à  peu 
dans  les  états  du  sud  sous  l'influence  de  causes  multiples,  telles  que  le  cli- 
mat, le  genre  de  vie,  la  prédominance  du  travail  agricole,  l'inégalité  du 
tarif  douanier.  Négligeant  la  servitude  absolue  de  quatre  millions  d'hommes, 
ils  donnent  en  revanche  une  importance  capitale  à  une  misérable  question 
de  droits  d'entrée.  A  ceux  qui  partagent  encore  ces  illusions,  nous  recom- 
mandons la  lecture  de  l'ouvrage  de  M.  Sargent.  Les  connaissances  profondes 
de  l'auteur  et  l'étude  comparative  des  sociétés  du  nord  et  du  sud,  qu'il  a 
pu  faire  dans  une  ville  libre  située  sur  la  frontière  des  états  à  esclaves, 
autorisaient  M.  Sargent  à  traiter  après  tant  d'autres  les  questions  soulevées 
par  la  crise  actuelle.  Il  l'a  fait  avec  une  extrême  conscience,  une  modéra- 
tion parfaite;  ses  lecteurs  pourront  lui  rendre  le  témoignage  que  la  chaleur 
de  ses  convictions  ne  nuit  en  aucune  manière  à  l'équité  de  son  jugement. 
U  n'a  rien  de  ce  patriotisme  de  mauvais  aloi  qui  consiste  à  pallier  les  fautes 
de  ses  concitoyens;  il  se  contente  de  chercher  la  vérité,  et  nous  croyons 
qu'il  l'a  trouvée. 

Armé  de  citations  nombreuses  tirées  pour  la  plupart  des  ouvrages  et  des 
discours  des  principaux  hommes  politiques  du  sud,  M.  Sargent  démontre 
que  l'esclavage  est  bien  la  raison  primordiale  des  incessantes  dissensions 
qui  ont  rempli  l'histoire  de  la  république  américaine  pendant  les  quarante 
dernières  années,  et  qui  ont  abouti  à  la  formidable  rébellion  des  états  du 
sud;  il  prouve  que  l'insurrection  des  planteurs,  accomplie  contrairement 
au  texte  formel  et  à  l'esprit  de  la  constitution,  n'avait  pas  simplement  pour 
but  de  leur  assurer  l'indépendance  politique,  mais  qu'elle  avait  surtout  une 
portée  sociale.  Les  grands  propriétaires  du  sud  voulaient  s'assurer  une 
domination  incontestée  sur  les  noirs  et  sur  les  pauvres  citoyens  blancs, 
étendre  à  leur  gré  «  l'institution  particulière,  i>  et  promulguer  à  la  face  du 
monde  ce  nouveau  principe,  que  dans  toute  société  la  servitude  des  faibles 
est  une  garantie  nécessaire  de  la  liberté  des  forts.  Pendant  la  première 
ferveur  patriotique  qui  avait  suivi  la  guerre  de  l'indépendance,  les  plan- 
teurs du  sud  avaient  reconnu  avec  tous  les  autres  citoyens  que  le  fait 
monstrueux  de  l'esclavage  devait  être  aboli;  ils  n'avaient  pas  même  osé,  en 
dépit  de  leurs  codes  noirs ,  appuyer  la  servitude  des  nègres  sur  une  seule 
loi  positive  :  pas  une  seule  de  leurs  constitutions  d'état  ne  reconnaissait 
d'une  manière  formelle  la  légalité  de  l'esclavage;  mais,  lorsque  l'enthou- 
siasme révolutionnaire  se  fut  calmé,  les  intérêts  grossiers  reprirent  gra- 
duellement le  dessus,  la  triste  condition  des  noirs  ne  fut  plus  aux  yeux  des 
planteurs  qu'un  mal  nécessaire,  puis  elle  fut  considérée  comme  un  bien 


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RETUE.    —   CHRONIQUE.  509 

véritable,  et  finalement  la  condamnation  de  toute  une  race  au  travail  forcé 
devint  un  dogme  social  et  religieux,  la  condition  première  de  tout  pro- 
grès. A  la  devise  «liberté,  égalité,  fraternité,  »  on  substitua  délibérément 
celle  de  «  subordination,  esclavage,  gouvernement.  >  L'élève  de  nègres  qu'on 
faisait  dans  les  états  du  centre,  et  que  des  esclavagistes  eux-mêmes  ne  crai- 
gnaient pas  d'appeler  une  «  récolte  de  chair  humaine,  »  devint  une  œuvre 
juste,  chrétienne,  ennoblissant  à  la  fois  le  maître  et  l'esclave.  Emportés 
par  le  vertige  que  donne  le  triomphe ,  des  hommes  du  sud  voyaient  dans 
l'esclavage  une  a  institution  divine;  »  ils  lui  rendaient  «  un  culte  comme  à 
la  pierre  angulaire  de  leurs  libertés;  »  ils  «l'adoraient,  comme  la  seule 
condition  sociale  sur  laquelle  il  soit  possible  d'élever  un  gouvernement  ré- 
publicain durable.  »  Les  coryphées  de  l'esclavage  en  étaient  arrivés  à  «haïr 
tout  ce  qui  porte  l'épithète  de  libre,  culture  libre,  travail  libre,  société 
libre,  volonté  libre,  pensée  libre,  école  libre;  mais  la  pire  de  toutes  ces 
abominations  était  pour  eux  Yécole  libre.  »  Sous  l'influence  de  ces  doc- 
trines et  de  la  diversité  des  intérêts,  l'Union  se  partageait  lentement  en 
deux  nationalités  distinctes  :  l'une,  au  nord,  composée  de  citoyens  égaux 
et  libres;  l'autre,  au  sud,  n'ayant  que  des  maîtres  et  des  esclaves.  Le  con- 
tact de  la  servitude  avait  avili  les  populations  méridionales.  Les  petits 
blancs,  qui  formaient  avec  les  noirs  la  grande  majorité  des  habitans  du 
sud ,  devenaient  par  degrés  les  simples  cliens  des  riches  patriciens  :  igno- 
rans,  misérables,  paresseux,  ils  n'avaient  plus  guère  rien  de  commun  avec 
les  énergiques  Yarikees  du  nord.  Ainsi  que  le  dit  M.  Olmsted,  «  un  grand 
nombre  d'entre  eux  étaient  décidément  inférieurs  aux  nègres  sous  tous  les 
rapports  intellectuels  et  moraux.»  Au  nord  et  au  sud,  les  esprits  des 
hommes  d'initiative  étaient  si  profondément  divisés  et  les  mœurs  des  po- 
pulations étaient  devenues  si  distinctes  que  le  maintien  du  pacte  fédéral 
semblait  tout  à  fait  impossible  :  pour  que  la  guerre  civile  n'ait  pas  éclaté 
plus  tôt  entre  les  deux  fractions  de  la  république,  il  faut  que  les  souve- 
nirs d'un  passé  de  gloire  et  de  prospérité  communes,  peut-être  aussi  une 
secrète  frayeur  de  l'avenir,  aient  arrêté  les  fauteurs  de  la  rébellion  dans 
l'accomplissement  de  leur  acte. 

Le  travail  forcé  des  noirs  et  ses  conséquences  sociales  ont  seuls  pu  di- 
viser les  États-Unis;  une  seule  chose  pourra  les  réconstituer,  l'abolition  de 
l'esclavage.  Certainement  des  victoires  comme  celles  de  Gettysburg  et  de 
Missionary-Ridge  exercent  une  grande  influence  sur  la  durée  de  la  guerre  : 
elles  affaiblissent  les  armées  du  sud  et  concentrent  la  rébellion  dans  un 
espace  plus  étroit;  mais  tous  les  triomphes  stratégiques  finiraient  par  être 
inutiles  si  la  population  du  sud  gardait  l'esprit  et  les  mœurs  que  lui  a 
donnés  l'esclavage  des  Africains.  Les  véritables  victoires  sont  celles  qui 
modifient  la  société  méridionale  dans  son  principe  en  remplaçant  le  travail 
servile  par  le  travail  des  hommes  libres  ;  ce  sont  les  décrets  d'émancipa- 
tion, les  votes  d'affranchissement,  le  transfert  des  propriétés  aux  mains 


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510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  affranchis.  Les  généraux  vainqueurs  et  leurs  soldats  ne  sont  pas  les 
seuls  qui  ont  bien  mérité  de  TUnion  ;  leurs  services  sont  au  moins  égalés 
par  ceux  des  maîtres  d'école  et  des  instituteurs  obscurs  qui  se  rendent 
dans  le  sud  à  la  suite  des  armées,  par  ceux  des  humbles  cultivateurs  qui 
s'établissent  sur  les  propriétés  abandonnées  et  labourent  eux-mêmes  le  sol 
qu'épuisait  autrefois  le  travail  esclave.  Ce  sont  là  les  véritables  conquérans, 
car  ce  sont  eux  qui  transforment  la  société  du  sud  en  l'arrachant  à  l'igno- 
rance et  à  la  paresse.  Grâce  à  leur  exemple,  les  petits  blancs  apprendront 
la  valeur  de  l'instruction  et  le  prix  du  travail;  ils  n'auront  plus  besoin  de 
vivre  aux  gages  des  propriétaires  de  nègres,  et  l'amour  de  la  grande  patrie 
américaine  naîtra  chez  eux  en  même  temps  que  le  sentiment  de  la  dignité 
personnelle.  Déjà  plusieurs  états  à  esclaves,  jadis  rebelles,  le  Tennessee,  la 
Louisiane,  l'Arkansas,  demandent  à  rentrer  dans  le  sein  de  l'Union  en  abo- 
lissant la  servitude  des  noirs  et  en  se  reconstituant  sur  la  base  du  travail 
libre.  L'esclavage,  et  non  le  climat,  séparait  les  deux  portions  de  la  répu- 
blique américaine  :  c'est  à  la  liberté  de  les  unir.  Éusii  rbclus. 


LETTRES    INÉDITES   DE   VOLTAIRE  (i). 

Byron  a  dit  quelque  part,  dans  des  vers  souvent  cités  :  «  Une  fois  com- 
mencée, la  bataille  de  la  liberté,  quoique  souvent  perdue,  est  toujours  ga- 
gnée. »  Peut-être  le  contraire  est-il  plus  vrai,  et  je  ne  sais  si  on  n'ajoute- 
rait pas  à  la  justesse  de  la  pensée  en  en  renversant  les  termes.  La  bataille 
de  la  liberté  n'a  jamais  été  si  bien  gagnée  que  la  chance  n^ait,  au  bout 
de  quelque  temps,  paru  près  de  tourner  de  nouveau;  ce  triomphe  dont  on 
était  si  fier  semblait  sur  le  point  de  se  changer  en  défaite.  Nous  ne  voulons 
penser  ici  qu'à  la  première,  à  la  plus  précieuse  de  toutes  les  libertés,  à  la 
liberté  religieuse;  à  la  liberté  de  conscience.  Or,  en  dépit  des  certificats 
que  nous  aimons  à  décerner  à  notre  siècle,  des  congratulations  que  nous 
nous  adressons  à  nous-mêmes  à  propos  des  progrès  accomplis,  est-ce  là  donc 
une  cause  si  bien  gagnée,  un  principe  si  universellement  admis,  qu'il  soit 
désormais  inutile  d'y  revenir,  pour  montrer  à  quelles  violences  et  à  quelles 
cruautés  conduisent  nécessairement  les  religions  d'état  et  l'immixtion  du 
pouvoir  civil  dans  les  choses  de  la  conscience  ?  Nous  ne  le  pensons  pas. 
Bien  des  signes  avertissent  au  contraire  les  défenseurs  de  la  libre  croyance 
et  de  la  libre  pensée  que  l'heure  n'est  point  venue  de  se  reposer  sur  la  foi 
des  traités.  Pour  répondre  à  l'incessante  propagande  de  leurs  adversaires, 

(1)  Voltaire,  Lettres  inédites  sur  la  Tolérance,  publiées  avec  une  introduction  et  des 
notes,  par  M.  Athanase  Coquerel  fils,  auteur  de  Jean  Calas  et  sa  Famille,  —  Sirven, 
étude  historique,  d* après  les  documens  originaux  et  la  Correspondance  de  Voltaire^ 
par  M.  Camille  Rabaud,  pasteur  à  Mazamet;  Paris,  Cherbuliez. 


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RETUE.   —  CHRONIQUE.  511 

pour  combattre  ce  persévérant  effort  qu^aucun  échec  n'a  découragé,  il  est 
bon  de  rappeler  à  la  mémoire  des  générations  nouvelles  quels  fruits  Tin- 
time  alliance  de  Téglise  et  de  Tétat  portait  encore,  il  y  a  un  siècle  à  peine, 
en  France  môme,  dans  une  de  nos  plus  intelligentes  et  de  nos  plus  fières 
cités;  il  est  bon  de  leur  montrer  par  combien  de  larmes  et  de  sang,  par 
quelles  souffrances  noblement  supportées,  par  quels  généreux  travaux  ont 
été  préparés  la  victoire  de  la  conscience  et  le  triomphe  du  droit.  C'est  ce 
que  viennent  de  faire  deux  pasteurs  de  Téglise  réformée  de  France, 
MM.  Athanase  Goquerel  fils  et  Camille  Rabaud,  en  reprenant  à  nouveau  la 
douloureuse  histoire  des  Calas  et  des  Sirven,  en  examinant  Tune  après 
Tautre  toutes  les  pièces  de  la  procédure.  Ils  ont  su,  malgré  Témotion  dont 
il  leur  était  impossible  de  se  défendre  en  remuant  ainsi  les  cendres  des 
martyrs,  rester  toujours  maîtres  de  leur  langage,  s'interdire  toute  emphase, 
se  préserver  de  toute  déclamation.  Les  faits  ici  parlaient  d'eux-mêmes. 
Malgré  les  affirmations  dénuées  de  preuve  et  les  insinuations  mauvaises  que 
se  permet  encore  à  l'occasion  une  école  qui  excelle  à  fausser  l'histoire,  au- 
cun esprit  sérieux  ne  peut  aujourd'hui  conserver  le  moindre  doute  sur  la 
parfaite  innocence  de  ce  Galas  qui  périt  sur  la  roue,  de  ce  Sirven  dont  la 
fuite  seule  épargna  aux  juges  de  Calas  le  malheur  de  charger  leur  con- 
science et  leur  mémoire  d'un  second  meurtre  judiciaire. 

L'étude  de  M.  Goquerel  sur  Jean  Calas  et  sa  famille  l'a  naturellement 
conduit  à  s'occuper  de  Voltaire  et  du  rôle  glorieux  qu'il  a  joué  dans  le 
procès  en  réhabilitation  par  lequel,  en  1765,  le  parlement  de  Paris  eut 
l'honneur  de  venger  la  mémoire  du  martyr,  et  de  rendre  un  premier  hom- 
mage au  principe  de  la  tolérance,  qui  se  faisait  jour  à  travers  tous  les 
obstacles.  M.  Goquerel  s'est  trouvé  conduit  ainsi  à  se  faire  l'éditeur  d'un 
certain  nombre  de  lettres  nouvelles  de  Voltaire,  toutes  relatives  au  procès 
des  Calas.  Dispersées  dans  différentes  collections  publiques  ou  privées,  elles 
étaient  pour  la  plupart  inédites,  et  celles  qui  avalent  déjà  été  publiées 
l'avaient  été  dans  des  recueils  rares  ou  peu  connus  en  France.  Ces  cent 
vingt-huit  lettres,  sans  rien  ajouter  d'important  à  la  gloire  de  Voltaire, 
forment  un  supplément  intéressant  à  tout  recueil  de  ses  œuvres  complètes, 
et  surtout  nous^font  encore  mieux  comprendre,  par  leur  rapprochement 
môme,  quelle  prodigieuse  activité  ce  vieillard  mit  au  service  de  cette  noble 
cause  et  de  la  malheureuse  famille  qui  la  représentait  alors. 

Il  y  aurait  quelque  chose  de  vraiment  puéril  à  s'étonner  de  voir  un 
membre  distingué  d'un  clergé  chrétien,  un  croyant  sincère  et  convaincu, 
se  faire  l'éditeur  empressé  et  respectueux  de  Voltaire,  et  rendre  à  sa  mé- 
moire un  public  hommage.  C'est  là,  si  je  ne  me  trompe,  une  grande  marque 
de  la  puissance  de  cet  esprit  de  justice  et  d'impartialité  que  l'étude  de 
Thistoire  tend  à  développer  autour  de  nous,  et  dont  s'imprègnent  de  plus 
en  plus,  comme  par  l'effet  de  l'air  même  qu'elles  respirent,  les  générations 
qui  nous  suivent.  Le  temps  approche,  nous  l'espérons,  où  il  sera  enfin  pos- 


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512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sible  de  parler  de  Voltaire,  comme  de  Lucien  ou  d'Érasme,  avec  une  pleine 
liberté  de  jugement.  Beaucoup  d'honnêtes  gens,  chaque  fois  qu'ils  rencon- 
trent sur  leur  chemin,  dans  l'histoire  des  lettres  ou  de  la  société,  le  grand 
nom  de  Voltaire,  se  croient  encore  obligés  de  lever  les  bras  au  ciel  et  de 
se  voiler  la  face,  ou  de  jeter  en  passant,  par  respect  humain,  une  pierre  à 
la  statue.  On  accuse  d'avoir  manqué  de  cœur  l'homme  qui,  jusqu'à  la  fin 
de  sa  vie,  ne  put  voir  commettre  en  Europe  un  acte  de  fanatisme  et  d'op- 
pression sans  se  jeter  aussitôt  dans  la  mêlée  pour  défendre  et  sauver  les 
victimes,  s'il  en  était  encore  temps,  pour  les  venger,  si,  comme  La  Barre  et 
Pinfortuné  Calas,  elles  avaient  déjà  succombé.  On  lui  reproche  d'avoir  été 
souvent  Injuste;  mais  il  était  passionné,  et  si  jamais  grande  et  nécessaire 
révolution  n'a  été  faite  que  par  les  gens  passionnés,  peut-on  demander  à 
ces  mobiles  et  irritables  natures,  à  ces  flammes  vivantes,  un  calme  et  une 
froide  impartialité  qu'il  nous  est  bien  facile  de  garder,  à  nous  qui  sommes 
faits  d'une  autre  argile,  et  dont  le  pouls  ne  bat  pas  aussi  vite?  On  lui  re- 
proche d'avoir  attaqué  et  bafoué  bien  des  choses  respectables  :  cela  est 
vrai  ;  mais  ces  choses  respectables,  l'autorité  civile  et  religieuse,  comment 
étaient-elles  représentées?  par  quels  bienfaits  se  manifestaient-elles  alors? 
Que  valaient  la  royauté  et  ses  ministres,  le  parlement,  1^  clergé,  la  Sor- 
bonne?  Le  roi  se  plongeait  dans  les  honteuses  débauches  du  Parc-aux- 
Cerfs,  tombait  de  la  Pompadour  à  la  Dubarry,  et  par  le  pacte  de  famine 
spéculait  sur  la  faim  de  ses  sujets;  Gholseul  était  chassé  pour  d'Aiguillon  ; 
la  Sorbonne  condamnait  tous  les  livres  où  il  y  avait  quelque  bon  sens  ;  le 
parlement  et  le  clergé  s'entendaient  pour  défendre  obstinément  tous  les 
vieux  abus,  pour  faire  rouer  les  ministres  protestans  surpris  dans  le 
royaume,  et  pour  assassiner  La  Barre  et  Calas.  Et  l'on  s'étonne  que  Vol- 
taire, engagé  dans  une  lutte  à  mort  contre  un  ordre  qui  n'était  que  du 
désordre  organisé,  contre  des  préjugés  qui  dictaient  des  cruautés,  ait  sou- 
vent manqué  de  mesure,  qu'échauffé  par  sa  raison  révoltée  et  sa  conscience 
jndignée,  il  ne  se  soit  pas  toujours  arrêté  à  temps  sur  la  pente  où  l'empor- 
taient sa  verve  effrénée  et  son  ardente  parole  1  En  réalité,  ce  qu'il  défen- 
dait avec  tant  de  chaleur,  c'était  la  cause  même  de  la  tolérance;  l'intérêt 
des  lettres  inédites  qu'on  vient  de  réunir  est  précisément  de  faire  mieux 
comprendre  Voltaire,  et  de  rappeler  quels  grands  principes  étaient  enga- 
gés dans  le  débat  où  11  intervenait  avec  une  si  vaillante  énergie,    g.  perrot. 


V.  DE  Mars. 


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DÉVADATTA 


SCÈNES    ET   RÉGIT   DE   LA   VIE    HINDOUE. 


I.    —   L*ORPHBLIN. 

Il  y  a  déjà  quelques  années,  au  printemps,  une  épidémie  meur- 
trière ravagea  plusieurs  provinces  de  la  presqu'fle  indienne.  Dans  le 
Tandjore  surtout,  la  mortalité  fut  si  grande  que  les  vivans  ne  suffi- 
saient plus  à  rendre  les  derniers  devoirs  aux  morts.  Les  pagodes  ne 
retentissaient  plus  du  bruit  des  instiiimens  qui  accompagnent  les  sa- 
crifices; la  conque  marine  ne  résonnait  plus  sous  les  voûtes  des  tem- 
ples. Les  brahmanes,  fatigués  d'implorer  en  vain  la  miséricorde  de 
leurs  dieux,  renonçaient  à  déposer  aux  pieds  des  idoles  les  offrandes 
accoutumées.  A  la  confiance  la  plus  aveugle  dans  l'effet  des  incanta- 
tions et  des  prières  magiqpies  succédait  le  plus  profond  décourage- 
ment; on  ne  voyait  plus  les  femmes  et  les  jeunes  filles  prendre  leurs 
ébats  dans  les  eaux  des  étangs  consacrés;  sur  les  marches  qui  en- 
tourent ces  piscines  révérées,  gisaient  quelques  moribonds  aban- 
donnés de  leurs  proches.  Durant  le  jour,  les  malades  tremblant  la 
fièvre  se  traînaient  hors  de  leurs  demeures  pour  exhaler  leur  dernier 
soupir  à  la  clarté  de  ce  soleil  ardent  qui  semble  l'image  de  la  vie; 
pendant  les  heures  de  la  nuit,  au  milieu  des  ténèbres  rendues  trans- 
parentes par  l'éclat  des  astres,  les  bétes  fauves  se  répandaient  dans 
les  campagnes,  oCi  tout  mouvement  avait  cessé,  et  poussaient  des 
hurlemens  de  joie;  elles  rôdaient  autour  des  bûchers  à  demi  éteints 
sur  lesquels  brûlaient  lentement  des  cadavres  entassés.  Cependant 
le  ciel  était  d'une  sérénité  parfaite,  les  oiseaux  aux  vives  couleurs 
brillaient  comme  des  fleurs  animées  sous  l'épais  feuillage.  Au  flanc 
des  montagnes,  les  forêts  arrondissaient  en  dômes  azurés  leurs  ro- 
bustes troncs  gonflés  d'une  sève  surabondante,  et  les  ruisseaux, 

TOME  L.  —  !«'  AVRIL  1864.  33 


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51Â  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

roulant  en  cascades  au  fond  des  ravins  sous  des  berceaux  de  lianes, 
portaient  gaiement  aux  fleuves  de  la  plaine  le  tribut  de  leurs  ondes 
bienfaisantes.  Tout  paraissait  allègre  et  florissant  dans  la  nature; 
Thomme  seul  mourait  sous  l'influence  mystérieuse  d'un  poison 
subtil. 

Ce  qui  mettait  le  comble  à  Texaspération  de  ces  Hindous  si  cruel- 
lement éprouvés,  c'était  de  voir  que  le  fléau  qui  les  décimait  ne 
sévissait  point  avec  la  même  intensité  parmi  les  villages  chrétiens 
disséminés  dans  le  Tandjore.  Cette  difiérence  tenait  sans  doute  à  la 
manière  de  vivre  plus  sage  et  mieux  réglée  des  indigènes  convertis 
au  christianisme.  Ceux-ci  usaient  d'une  nourriture  plus  substan- 
tielle; résignés  et  confians  dans  la  Providence,  ils  éloignaient  de 
leurs  esprits  la  crainte  et  le  découragement  en  se  livrant  à  leurs  tra- 
vaux habituels.  Les  missionnaires  qui  dirigeaient  ces  petites  chré- 
tientés allaient  et  venaient  d'un  village  à  l'autre,  visitant  les  ma- 
lades, leur  administrant  quelques  remèdes ,  les  empêchant  surtout 
de  prendre  les  drogues  inefficaces  et  même  dangereuses  que  les 
empiriques  du  pays  font  boire  aux  patiens,  quel  que  soit  le  mal  dont 
ils  souffrent.  11  y  avait  donc  parmi  les  chrétiens  moins  de  victimes 
que  parmi  les  idolâtres,  et  ces  derniers  nourrissaient  contre  les  sec- 
tateurs de  la  foi  nouvelle  des  sentimens  de 'haine  et  de  vengeance. 
Aussi  un  missionnaire  européen,  le  père  Joseph,  qui  habitait  la  pro- 
vince depuis  longues  années,  ayant  voulu  traverser  un  village  païen 
dans  ces  tristes  circonstances,  la  population  valide  s'ameuta  sur  son 
passage.  Le  prêtre  voyageait  seul,  monté  sur  un  de  ces  petits  che- 
vaux de  rinde,  aux  allures  douces  et  rapides,  que  l'on  nomme  tattou. 
Dès  qu'il  parut  devant  les  premières  maisons,  un  vieux  brahmane 
qui  avait  le  front  et  la  poitrine  frottés  de  cendre,  selon  la  cou- 
tume des  sectateurs  de  Civa,  lui  barra  le  chemin  avec  colère. 

—  Que  viens-tu  faire  ici,  envoyé  de  l'enfer,  lui  dit-il,  toi  dont  la 
présence  sur  le  sol  sacré  de  l'Inde  a  provoqué  la  vengeance  de  nos 
dieux  ? 

—  Arrière,  arrière!  crièrent  à  leur  tour  quelques  gens  de  basse 
caste  accroupis  devant  leurs  boutiques  fermées,  viens-tu  ici  pour 
te  réjouir  du  spectacle  de  nos  maux  ? 

—  Je  viendrais  plutôt  pour  les  soulager,  si  vous  consentiez  à  m'é- 
couter,  répondit  le  père  Joseph  ;  vous  ne  savez  pas  vous  traiter,  et 
vos  remèdes  font  autant  de  victimes  que  la  maladie... 

—  Vous  voyez  bien  qu'il  veut  nous  faire  périr  tous  avec  ses  dro- 
gues empoisonnées,  interrompit  une  femme  âgée  qui  essayait  de  se 
soulever  sur  son  bras  débile;  maudit  soit  l'impie,  l'ennemi  de  nos 
dieux!  Va,  et  qu'à  ta  dernière  heure  la  goutte  d'eau  que  tu  deman- 
deras pour  étancher  ta  soif  te  soit  refusée!... 


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SCÈNES    ET    RÉCIT    DE    LA    VIE    HINDOUE.  515 

En  achevant  ces  paroles  de  malédiction ,  elle  gratta  la  terre  avec 
ses  mains  crispées,  et  essaya  de  lancer  une  pincée  de  poussière  à 
la  face  du  prêtre  étranger.  A  cette  formule  d'imprécations  succéda 
une  clameur  générale;  des  pierres  furent  jetées  au  père  Joseph,  qui 
se  retira  lentement ,  sachant  bien  que  les  Hindous  aiment  à  crier, 
à  maudire,  à  gesticuler,  mais  en  viennent  rarement  à  des  voies  de 
fait.  Bientôt  les  cris  cessèrent,  et  cette  population  un  instant  sur- 
excitée par  la  colère  retomba  dans  un  morne  abattement.  Quant  au 
missionnaire,  il  poursuivit  sa  route  en  faisant  le  tour  du  village  in- 
hospitalier qui  lui  avait  refusé  le  passage.  11  était  midi,  la  chaleur 
devenait  accablante.  Les  palmiers  sauvages  qui  se  dressaient  par 
bouquets  sur  le  sol  sablonneux  ne  répandaient  au-dessous  d'eux 
qu'une  ombre  étroite  :  c'étaient  comme  autant  de  parasols  suspen- 
<ius  à  de  trop  grandes  hauteurs  pour  abriter  la  tête  du  passant.  Le 
tattou  et  son  cavalier  commençaient  à  souffrir  également  de  la  faim 
et  de  la  soif;  aussi,  lorsque  se  présenta,  au  tournant  de  la  route,  un 
petit  ruisseau  bordé  sur  ses  deux  rives  d'une  végétation  plus  abon- 
dante, le  cheval  s'arrêta,  et  le  père  Joseph  mit  pied  à  terre. 

Le  lieu  était  bien  choisi  pour  faire  halte;  ce  petit  coin  de  terre  cou- 
vert d'ombre  et  rafraîchi  par  une  eau  courante  semblait  une  oasis 
au  milieu  d'un  pays  brûlé  par  les  feux  d'un  soleil  impitoyable.  Tan- 
dis que  le  cheval,  débarrassé  de  la  bride,  broutait  quelques  touffes 
d'herbes,  le  père  Joseph  tira  de  son  sac  un  pain  blanc,  des  bananes, 
avec  deux  ou  trois  de  ces  oranges  monstrueuses,  grosses  comme  des 
melons,  que  les  créoles  ont  nommées  des  pamplemousses.  Dans  ces 
pays  où  l'homme  respecte  la  vie  des  animaux  même  les  plus  nui- 
sibles, les  oiseaux  se  montrent  familiers  jusqu'à  l'impertinence.  Des 
corneilles  au  dos  luisant,  à  l'œil  avisé,  descendaient  des  arbres  voisins 
pour  venir  becqueter  les  miettes  qui  tombaient  de  la  main  du  voya- 
geur. Le  coucou  noir  courait  sur  les  branches,  battant  de  l'aile,  fai- 
sant la  roue  avec  sa  longue  queue,  et  répétant  sans  cesse  son  cri 
assourdissant.  Quelques  vautours  fatigués  se  tenaient  stupidement 
perchés  sur  des  arbres  morts,  le  bec  ouvert,  la  paupière  abaissée, 
tandis  que  d'autres,  flairant  au  loin  une  proie  invisible,  traçaient 
sur  l'azur  d'un  ciel  profond  de  grands  cercles,  et  montaient  si  haut 
que  l'œil  ne  pouvait  plus  les  distinguer.  Çà  et  là  éclatait  sous  l'épais 
feuillage  un  bruit  sec  accompagné  de  sourds  glapissemens;  c'étaient 
de  petits  singes  au  pelage  fauve  qui  brisaient  sous  leurs  dents  les 
noyaux  des  fruits  sauvages,  et  se  poursuivaient  en  exécutant  mille 
gambades.  A  coup  sûr,  ce  spectacle  n'avait  rien  de  nouveau  pour 
le  missionnaire,  qui  parcourait  depuis  longtemps  ces  régions  tropi- 
cales, dont  la  vieille  civilisation  des  Aryens  n'a  point  changé  l'as- 
pect primitif;  cependant  il  le  contemplait  avec  un  certain  plaisir  : 


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516  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tout  homme  aime  à  voir  s'approcher  de  lui  sans  crainte  et  librement 
les  créatures  que  la  Providence  a  établies  sur  cette  terre,  qui  est 
son  domaine.  Oubliant  donc  les  menaces  que  les  habitans  du  village 
avaient  proférées  contre  lui,  habitué  d'ailleurs  aux  périls  comme  aux 
rudes  labeurs  de  sa  profession,  le  père  Joseph  savourait  en  paix 
son  fmgal  repas.  Il  y  a  dans  la  vie  militante  du  missionnaire  qui  va 
porter  aux  païens  la  bonne  nouvelle  des  heures  pleines  de  calme 
et  de  douceur  :  ce  sont  les  instans  où,  livré  à  lui-même  et  voya- 
geur sur  une  terre  étrangère,  il  se  sent  parfaitement  dispos  de  cœur 
et  d'esprit  au  milieu  de  sa  pauvreté  et  de  son  isolement. 

Après  s'être  rafraîchi  les  pieds  et  les  mains  dans  les  eaux  lim- 
pides du  ruisseau  qui  coulait  près  de  lui,  le  père  Joseph  remonta 
sur  son  cheval  et  continua  sa  route.  Il  avait  à  traverser  d'épais  hal- 
liers  où  les  rajons  du  soleil  ne  versaient  qu'une  lumière  furtive. 
Aucune  brise  n'agitait  les  feuilles  de  ces  buissons  gigantesques 
aux  rameaux  noirs  et  tortueux  qui  se  mêlaient  en  tous  sens.  Sur 
le  sol  rampaient  des  plantes  bizarres  aux  couleurs  foncées,  les 
unes  hérissées  de  longues  épines,  les  autres  découpées  en  fines  la- 
nières; celles-ci,  gonflées  d'une  sève  vénéneuse,  cachaient  au  fond 
d'une  corolle  empourprée  leur  suc  mortel;  celles-là,  desséchées  et  à 
moitié  réduites  en  poudre,  exhalaient  dans  l'air  une  senteur  vivi- 
fiante. Le  tattou  s'avançait  avec  défiance  au  milieu  du  djungle;  les 
oreilles  dressées,  la  tête  basse  et  flairant  le  sol,  il  se  tenait  en  garde 
contre  les  reptiles  cachés  sous  le  feuillage  sombre  :  tout  à  coup  il 
s'arrêta  et  hennit.  Le  père  Joseph  regarda  autour  de  lui,  et,  n'aper- 
cevant rien  qui  lui  révélât  l'apparence  d'un  péril  quelconque,  il  s'ef- 
força de  pousser  sa  monture  en  avant;  maïs  la  bête  sagace  demeurait 
immobile. 

—  Il  y  a  là  quelque  chose,  se  dit  le  père  Joseph,  mettons  pied  à 
terre  et  cherchons.  —  Parlant  ainsi,  il  descendit  et  fit  quelques 
pas  en  avant.  L'instinct  du  tatlou  n'était  point  en  défaut;  sous  un 
buisson  épais  se  trouvait  gisante  une  femme  encore  jeune,  que  ses 
vêtemens  blancs  et  sa  tête  rasée  faisaient  reconnaître  pour  une 
veuve.  Elle  tenait  entre  ses  bras  un  enfant  d'un  à  deux  ans  qui  pa- 
raissait dormir  sur  le  sein  de  sa  mère.  Le  père  Joseph  se  pencha 
vers  la  pauvre  femme  et  lui  prit  les  mains. 

—  Qui  êtes-vous?  dit  celle-ci  d'une  voix  faible.  Qui  êtes-vous 
donc,  vous  qui  n'avez  pas  horreur  d'une  mounda  (1)? 

—  Et  vous ,  reprit  le  prêtre  chrétien  sans  répondre  à  sa  ques- 
tion, d'où  venez- vous?  où  allez-vous? 


(1)  Littéralement  rasée,  terme  de  mépris  qui  désigne  les  veuves,  parce  qu^elles  ont 
les  cheveux  rasés  à  la  mort  de  leur  mari. 


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SCÈNES   ET    RÉCIT   DE    LA    VIE    HINDOUE.  517 

—  Mon  mari  est  mort  il  y  a  un  mois,  repartit  la  veuve;  l'épidé- 
mie Ta  enlevé  à  la  fleur  de  l'âge!...  Pourquoi  m*a-t-il  quittée? 
pourquoi  m'a-t-il  laissée  seule  en  ce  monde,  où  je  suis  condamnée 
à  traîner  une  existence  misérable?...  Maudits  soient  les  dieux  qui 
me  Tont  ravi!...  Quand  le  corps  de  mon  époux  a  été  consumé  sur 
le  bûcher,  toutes  les  femmes  de  ma  famille  m'ont  embrassée  en 
pleurant,  puis  elles  m'ont  arraché  le  cordon  auquel  était  suspendu 
le  bijou  que  je  portais  à  mon  cou...  Tout  était  fini;  de  femme  ma- 
riée, objet  de  respect  pour  toute  ma  caste,  je  tombais  au  rang  mé- 
prisable de  mounda.  Le  barbier  est  venu,  il  a  rasé  ma  chevelure. 
Quand  j'ai  vu  tomber  ces  cheveux  si  longs  et  si  fins  que  j'avais  por- 
tés depuis  mon  enfance  relevés  en  natte  sur  le  sommet  de  ma  tête, 
j'ai  ressenti  une  telle  douleur  que  j'ai  pris  la  fuite...  J'ai  couru, 
couru  comme  une  folle,  droit  devant  moi,  sans  m'arrêter,  en  proie 
au  délire...  Mais  pourquoi  vous  raconter  ces  choses?  pourquoi  me 
les  demandez-vous?...  Je  suis  presque  morte  de  faim;  ma  vue  est 
troublée,  je  sens  que  je  vais  mourir... 

—  Prenez  ce  morceau  de  pain,  dit  le  père  Joseph;  il  faut  vivre 
pour  votre  enfant  et  pour  vous-même... 

—  Mais  qui  êtes-vous?  demanda  de  nouveau  la  veuve  en  fixant 
sur  son  interlocuteur  de  grands  yeux  presque  éteints.  Ah!  vous 
portez  la  robe  noire  d'unjoadr^/...  Je  comprends  que  vous  n'ayez 
pas  eu  horreur  d'une  veuve...  Vous  enseignez  des  choses  étranges, 
vous  autres;  vous  êtes  pires  que  des  parias,  et  vous  seriez  capables 
de  manger  de  la  chair  de  bœuf...  Éloignez-vous  de  moi;  allez,  allez, 
vous  dis-je,  la  veuve  d'un  brahmane  ne  peut  supporter  la  souillure 
de  votre  haleine... 

Pendant  que  la  brahmanie  prononçait  ces  paroles  avec  une  exal- 
tation fiévreuse,  le  padre  avait  présenté  à  l'enfant  le  morceau  dé 
pain  que  sa  mère  refusait  d'accepter.  Celui-ci  le  mangea  avide- 
ment et  but  à  longs  traits  l'eau  fraîche  que  le  missionnaire  était 
allé  puiser  au  ruisseau  voisin.  La  vie  semblait  renaître  dans  cette 
frêle  créature  qu'un  jeûne  prolongé  avait  mise  à  deux  doigts  de  la 
mort.  L'enfant  regardait  en  souriant  le  prêtre  étranger  et  lui  ten- 
dait ses  petites  mains.  Le  père  Joseph  cherchait  un  moyen  de  sau- 
ver la  malheureuse  veuve,  qui  s'obstinait  à  périr  de  faim  au  fond 
de  ce  hallier. 

—  Voyons,  lui  dit-il  après  un  moment  de  réflexion ,  laissez-moi 
vous  placer  sur  mon  cheval,  et  je  vous  conduirai  dans  le  plus  pro- 
chain village... 

—  Non,  répondit  la  veuve,  non,  laissez-moi  mourir... 

—  Et  votre  enfant,  reprit  le  padre,  voulez-vous  qu'il  exph-e  près 
de  vous  dans  ce  d jungle  pour  y  être  dévoré  par  les  chacals? 


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518  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

—  Mon  enfant,  répliqua  la  veuve  en  fermant  les  yeux,  mon  en- 
fant!... Je  ne  puis  plus  le  porter,  je  n'ai  rien  à  lui  donner...  Pour- 
quoi son  père  est-il  parti  pour  l'autre  monde  malgré  mes  larmes  et 
mes  prières?...  Ils  ont  rasé  ma  chevelure,  ils  ont  fait  de  moi  une 
moundal,..  Allez,  allez-vous-en! 

—  Votre  enfant,  répéta  le  padre^  votre  enfant,  que  va-t-il  deve- 
nir?... 

La  veuve  ne  répondit  rien;  une  fièvre  ardente  l'avait  saisie,  et 
tous  ses  membres  étaient  agités  d'un  tremblement  convulsif.  Elle 
balbutiait  des  paroles  inarticulées,  mêlées  d'imprécations  contre  les 
divinités  qui  lui  avaient  enlevé  son  époux.  Dans  son  délire,  elle 
croyait  être  encore  en  face  du  corps  de  son  mari,  exprimant  sa 
douleur  devant  la  famille  assemblée,  et  prononçant  avec  les  accens 
d'une  éloquence  passionnée  les  discours  incohérens,  pleins  d'apo- 
strophes véhémentes  et  de  violentes  images,  qui  avaient  servi  d'o- 
raison funèbre  au  défunt. 

—  Au  moins  sauvons  l'enfant,  —  pensa  le  père  Joseph,  et,  sai- 
sissant le  petit  Hindou  entre  ses  bras,  il  repartit  au  grand  trot. 
Avant  la  nuit,  il  avait  atteint  le  village  de  Tirivelly,  lieu  de  sa  rési- 
dence. Son  premier  soin  fut  de  dépêcher  quelques  femmes  auprès 
de  la  veuve  pour  lui  porter  secours;  mais  celles-ci  revinrent  en  di- 
sant qu'elles  n'avaient  rien  trouvé.  Il  retourna  lui-même  le  lende- 
main matin  à  l'endroit  où  il  avait  laissé  la  pauvre  femme  agonisante, 
et  ne  fut  pas  plus  heureux  dans  ses  recherches.  Avait-elle  été  ren- 
contrée par  quelques  Hindous  de  sa  caste  qui  s'étaient  intéressés  à 
sa  misère?  Avait-elle  repris  sa  course  dans  un  accès  de  délire  pour 
aller  tomber  à  quelques  lieues  plus  loin?  Il  ne  put  recueillir  aucun 
indice  de  nature  à  lui  faire  connaître  ce  qu'était  devenue  la  veuve. 
Selon  toute  probabilité,  elle  avait  dû  périr,  et  l'enfant  orphelin  res- 
tait à  la  charge  de  celui  qui  venait  de  le  sauver. 

—  Eh  bien!  dit  le  père  Joseph,  ce  petit  brahmane  fera  un  chré- 
tien de  plus...  —  Il  le  confia  à  une  femme  d'un  âge  respectable, 
nommée  Monique,  et  qui  jouissait  d'une  grande  considération  parmi 
les  néophytes.  Elle  était  chargée  d'apprendre  le  catéchisme  aux  en- 
fans  et  de  surveiller  les  jeunes  filles  en  l'absence  de  leurs  parens. 
L'orphelin  portait,  en  sa  qualité  de  fils  de  brahmane,  le  cordon 
d'investiture,  formé  de  trois  brins  d'une  herbe  appelée  kouça^  signe 
distinctif  des  castes  régénérées,  dont  l'enfant  doit  être  revêtu  six 
mois  après  sa  naissance.  Ce  cordon  lui  fut  enlevé,  et  la  pauvre 
créature  que  la  Providence  avait  jetée  dans  les  bras  du  mission- 
naire reçut  au  baptême  le  nom  de  Déodat. 


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SCÈNES  ET  RÉCIT  DE  LA.  VIE  HINDOUE.  519 


II.    —    LA   PAGODE 


Entouré  des  plus  tendres  soins  par  la  vieille  Monique ,  Déodat 
grandit  sous  Toeil  du  père  Joseph.  On  lui  apprit  à  lire  et  à  écrire 
les  caractères  tamouls,  qui  étaient  ceux  de  sa  race,  et  aussi  les  ca- 
ractères romains.  Â  douze  ans,  il  parlait  bien  sa  langue  naturelle, 
s'exprimait  assez  correctement  en  français,  et  savait  assez  de  latin 
pour  comprendre  le  sens  des  prières  qu'il  récitait  par  cœur.  On 
eût  vainement  cherché  parmi  tous  les  brahmanes  de  la  presqu'île, 
et  même  parmi  ceux  de  Bénarès,  un  vieillard  aussi  instruit  que 
cet  enfant.  Il  est  vrai  que  Déodat  ne  connaissait  guère  les  légendes 
mythologiques  des  Pouranas^  il  ignorait  les  divers  systèmes  de 
philosophie  qui  ont  partagé  les  savans  hindous  en  écoles  rivales; 
mais  il  était  initié  aux  vérités  qui  ont  civilisé  le  monde  :  il  avait 
sur  le  bien  et  le  mal ,  sur  la  morale  et  sur  la  vertu ,  des  notions 
certaines.  Dans  les  humbles  familles  au  milieu  desquelles  il  vi- 
vait régnaient  des  sentimens  de  justice  et  de  charité  qui  contras- 
taient de  la  façon  la  plus  complète  avec  la  dégradation  des  idolâ- 
tres. Le  jeune  brahmane  baptisé  s'épanouissait  donc,  heureux  et 
libre,  au  sein  de  ce  petit  monde  de  frères  d'où  les  préjugés  de  caste 
étaient  bannis.  Parfois  cependant  il  lui  revenait  à  l'esprit  qpi'il  ap- 
partenait à  la  puissante  tribu  brahmanique,  parfois  le  démon  de 
l'orgueil  lui  soufflait  à  l'oreille  que  tous  ces  chrétiens,  issus  de  basse 
extraction,  n'étaient  que  de  viles  créatures  faites  pour  s'incliner  de- 
vant lui;  mais  les  habitudes  de  soumission  et  d'obéissance  le  main- 
tenaient dans  le  devoir.  Il  occupait  d'ailleurs  une  place  à  part  au 
milieu  des  enfans  de  son  âge  :  le  père  Joseph,  qui  lui  reconnaissait 
plus  d'aptitude  qu'aux  autres,  s'étudiait  à  développer  son  intelli- 
gence. Il  l'emmenait  avec  lui  dans  les  voyages  que  les  soins  de  son 
ministère  l'obligeaient  à  entreprendre  chaque  année,  et  Déodat, 
avide  d'apprendre,  s'instruisait  dans  ce  commerce  de  tous  les  in- 
stans  avec  un  homme  doué  d'un  esprit  solide  et  d'un  grand  cœur. 
Quelquefois  le  maître  s'étonnait  des  progrès  que  faisait  son  élève; 
souvent  aussi  il  s'inquiétait  de  surprendre  en  lui  des  instincts  im- 
périeux, des  velléités  d'indépendance  qui  trahissaient  chez  le  jeune 
Hindou  une  nature  inquiète  et  égoïste.  Aussi  évitait-il  le  plus  qu'il 
pouvait  de  laisser  son  pupille  aborder  de  trop  près  ces  pagodes  cé- 
lèbres, sanctuaires  de  l'idolâtrie,  où  les  brahmanes,  réunis  en  grand 
nombre,  passent  leur  vie  dans  une  fière  oisiveté,  plus  redoutés  du 
reste  des  mortels  que  les  divinités  dont  ils  desservent  les  temples. 

Mais,  comme  l'a  dit  un  poète  de  l'Inde,  «  ce  qpie  le  destin  a  écrit 
est  écrit  sur  la  pierre,  et  nul  ne  peut  l'effacer.  »  Une  circonstance 


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520  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

imprévue  vint  déjouer  toutes  les  précautions  que  le  père  Joseph 
avait  prises  pour  tenir  son  pupille  à  l'abri  des  influences  brahma- 
niques. Les  fatigues  d'un  ministère  pénible,  exercé  pendant  de  lon- 
gues années  sous  un  climat  dévorant  avaient  épuisé  ses  forces  :  le 
missionnaire  reçut  de  ses  supérieurs  Tordre  d'aller  à  Pondichéry 
pour  s'y  reposer,  et  il  résolut  d'emmener  Déodat,  qui  saisit  avide- 
ment cette  occasion  de  visiter  Tune  des  plus  agréables  villes  de  la 
côte  de  Coromandel. 

—  Mon  cher  fils,  dit  la  vieille  Monique  au  jeune  néophyte  au 
moment  de  le  quitter,  aie  grand  soin  du  padre^  car  c'est  à  lui  que 
tu  dois  la  vie. 

—  Je  vous  le  promets,  répondît  Déodat. 

Tandis  qu'elle  pressait  dans  ses  bras  cet  enfant  qui  avait  grandi 
près  d'elle,  une  jeune  fille  à  peine  adolescente,  au  regard  modeste, 
drapée  dans  la  longue  robe  blanche  que  portent  les  chrétiennes  de 
l'Inde,  se  tenait' immobile  sur  le  seuil  de  la  porte.  —  Tiens,  ajouta 
Monique,  voilà  la  petite  Nanny  qui  vient  te  faire  ses  adieux...  Ah! 
nous  serons  bien  seules  pendant  ton  absence  !  Qui  donc  nous  fera  la 
lecture  chaque  soir  à  l'ombre  des  cocotiers? 

—  Adieu,  Nanny,  dit  Déodat  en  serrant  la  main  delà  jeune  fille. 
Tu  prieras  pour  moi,  n'est-ce  pas? 

La  jeune  fille  répondit  par  un  signe  de  tête,  et  se  détourna  pour 
cacher  ses  larmes.  Déodat  avait  toujours  été  pour  elle  comme  un 
frère;  leur  enfance  s'était  écoulée  dans  une  douce  et  innocente  inti- 
mité, jusqu'au  jour  où,  devenus  l'un  et  l'autre  plus  avancés  en 
âge,  il  avait  paru  sage  à  l'austère  Monique  de  s'interposer  entre 
eux  comme  une  mère  attentive. 

Il  fallut  partir,  et  Déodat,  en  s' éloignant  du  village  de  Tirivelly, 
se  sentit  le  cœur  gros.  Lorsque  les  croix  plantées  sur  les  maisons 
disparurent  derrière  le  feuillage,  il  lui  sembla  qu'il  laissait  dans  ce 
lieu  paisible  la  meilleure  partie  de  lui-même.  Pour  qui  n'a  jamais 
quitté  le  clocher  natal,  la  moindre  absence  prend  les  proportions 
d'un  éternel  adieu,  surtout  quand  il  s'agit  de  traverser  des  pays  où 
les  moyens  de  locomotion  sont  ceux  des  temps  primitifs.  Les  deux 
voyageurs  n'avaient  qu'un  cheval,  sur  lequel  ils  montaient  tour  à 
tour.  Ils  allaient  donc  à  petites  journées.  Déodat,  dans  toute  la  vi- 
gueur de  la  jeunesse,  —  il  venait  d'entrer  dans  sa  dix-huitième  an- 
née, —  marchait  assez  vite  pour  suivre  le  trot  du  cheval  ;  mais  la 
pauvre  bête  ne  pouvait  courir  longtemps  sur  les  routes  brûlantes 
sans  faire  halte,  et  quand  le  père  Joseph  cédait  sa  place  au  néo- 
phyte, il  fallait  que  celui-ci  maintînt  la  bête  au  pas,  sous  peine  de 
laisser  bien  loin  en  arrière  le  vieillard  essoufflé.  C'était  un  spectacle 
touchant  de  voir  ces  deux  hommes,  l'un  brisé  par  l'âge,  l'autre  en- 


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SCÈNES   ET   RÉCIT   DE   LA   VIE   HINDOUE.  521 

«. 

core  adolescent,  Tun  né  en  Europe  et  représentant  de  la  civilisation 
chrétienne,  l'autre  fils  de  TAsie  et  appartenant  à  la  vieille  race 
brahmaniqpie,  cheminer  côte  à  côte,  comme  un  père  avec  son  fils, 
et  partager  fraternellement  une  poignée  de  riz  à  Tombre  d'un  buis- 
son. Le  soir,  ils  s'arrêtaient  dans  les  villages  et  allaient  prendre 
leur  gîte  de  la  nuit  dans  quelque  chauderie  (1)  solitaire.  Parfois  il 
s'y  rencontrait xles  voyageurs  musulmans,  des  pèlerins  hindous  se 
rendant  à  quelque  pagode  célèbre,  des  marchands  attachés  à  la 
secte  dissidente  des  djainas;  chacun  se  tenait  tranquille  dans  son 
coin,  récitant  ses  prières  et  s' acquittant  des  pratiques  de  son  culte, 
sans  affectation  comme  sans  honte,  avec  cette  parfaite  liberté  d'ac- 
tion qui  s'établit  d'ordinaire  dans  les  pays  où  plusieurs  religions  ont 
successivement  prévalu. 

Cependant  la  santé  du  père  Joseph,  déjà  fort  ébranlée,  s'altérait  de 
plus  en  plus.  Il  souffrait  de  la  fièvre;  ses  jambes  ne  pouvaient  plus 
le  soutenir,  et  le  mouvement  du  cheval  lui  devenait  insupportable. 
Parvenu  à  une  vingtaine  de  lieues  de  Pondichéry,  il  dut  renoncer  à 
continuer  sa  route.  11  se  trouvait  alors  à  Chillambaram,  ville  renom- 
mée dans  toute  l'Inde  pour  la  magnificence  de  ses  pagodes. 

—  Déodat,  dit-il  à  son  jeune  disciple,  il  m'est  impossible  de  faire 
un  pas  de  plus;  la  fatigue  m'accable. 

—  Qu'allons-nous  faire,  padre?  demanda  celui-ci.  Ordonnez,  je 
suis  prêt  à  obéir... 

—  Tu  vas  écrire  à  Pondichéry  pour  que  Ton  m'envoie  un  palan- 
quin... C'est  pourtant  un  luxe  que  je  me  suis  toujours  interdit. 

Déodat  écrivit  la  lettre  que  lui  dicta  le  vieillard;  elle  partit  le  jour 
même,  emportée  par  un  de  ces  coureurs  infatigables  qui  font  le  ser- 
vice des  dépêcÈes  à  pied,  tantôt  au  milieu  des  torrens  de  pluie  que 
verse  la  mousson,  tantôt  sous  les  rayons  d'un  soleil  assez  ardent 
pour  fendre  les  pierres.  Étendu  sur  une  natte  dans  cette  misérable 
chauderie,  le  missionnaire  y  attendit  avec  résignation  la  venue  du 
palanquin,  qui  ne  pouvait  arriver  avant  une  semaine;  mais  Déodat 
trouvait  les  journées  longues.  Assis  sur  ses  talons  auprès  du  vieillard 
malade,  il  apercevait  au-dessus  des  palmiers  les  pagodes  de  Chil- 
lambaram, qui  découpaient  sur  l'azur  du  ciel  leurs  dômes  revêtus 
de  cuivre  et  leurs  portiques  gigantesques.  Cette  vue  l'attirait;  il 
avait  tant  entendu  parler  de  ces  temples  incomparables,  visités  cha- 
que année  par  des  milliers  de  pèlerins  !  Un  matin  donc,  étant  sorti 
pour  aller  acheter  quelques  provisions  au  bazar,  Déodat  se  dirigea 
machinalement  et  comme  malgré  lui  vers  les  pagodes.  L'aspect  de 
ices  sanctuaires  consacrés  à  l'idolâtrie  lui  inspira  d'abord  une  sorte 
de  terreur.  Il  en  faisait  le  tour  avec  inquiétude  et  jetait  un  regard 

(1)  Caravansérail,  lieu  do  repos  ouvert  aux  voyageurs. 

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522  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

furtif  par  les  portes  entr'ouvertes.  Les  statues  placées  dans  les  ni- 
ches, images  bizarres,  grossières  ou  menaçantes,  avaient  l'air  de  le 
regarder  avec  un  sourire  de  pitié  et  de  colère.  Il  y  en  avait  aussi 
d'abominables  devant  lesquelles  il  baissait  les  yeux  en  rougissant. 
Le  néophyte  voyait  les  brahmanes  remonter  les  marches  qui  entou- 
rent les  étangs  sacrés,  traîner  sur  les  dalles  de  pierre  leurs  longs 
pagnes  blancs  bordés  de  rouge,  et  se  perdre  comme  des  fantômes 
sous  les  sombres  colonnades.  Ces  personnages  à  la  démarche  grave 
et  sereine,  qui  laissaient  tout  simplement  sécher  sur  eux  leurs  vê- 
temens  humides,  passaient  et  repassaient  comme  des  sages  plon- 
gés dans  des  méditations  profondes.  L'habitude  de  la  domination 
qu'ils  exercent  de  père  en  fils  depuis  tant  de  siècles  sur  les  popula- 
tions ignorantes  leur  a  donné  cette  apparence  de  dignité  qui  tout 
d'abord  inspire  le  respect.  Occupés  durant  tout  le  jour  du  soin  de 
leurs  corps,  ils  se  baignent,  se  frottent  de  diverses  essences,  man- 
gent, dorment  et  se  promènent  avec  une  étonnante  solennité,  parce 
que  ces  actes  naturels  sont  pour  eux  autant  de  pratiques  religieuses. 
Un  peu  revenu  de  sa  première  impression  de  frayeur,  Déodat 
considéra  avec  une  certaine  complaisance  ces  prêtres  idolâtres  qui 
affectaient  des  airs  de  divinité.  Il  fit  un  retour  sur  lui-même  et 
compara  la  douce  existence  de  ces  hommes  privilégiés  avec  la  vie 
précaire  que  lui  imposait  sa  qualité  de  chrétien.  Lui,  fils  de  brah- 
mane, il  devait  renoncer  à  jouir  de  la  considération  si  enviée  à  la- 
quelle sa  naissance  lui  donnait  des  droits  ;  il  n'osait  pénétrer  dans 
l'enceinte  de  ces  temples  magnifiques  où  ceux  de  sa  caste  vivaient 
libres  et  fiers  comme  des  demi-dieux  I  En  versant  sur  son  front  Feau 
du  baptême,  le  père  Joseph  ne  l'avait-il  pas  dépouillé  de  toutes  les 
prérogatives  de  sa  caste?  N'était-il  pas  tombé  aussi  bas  qu'un  paria? 
Des  larmes  montaient  à  ses  yeux  tandis  que  ces  réflexions  troublaient 
son  esprit,  et  il  s'assit  sur  une  pierre  pour  pleurer.  A  ce  moment  re- 
tentit au  milieu  de  cet  amas  de  pagodes  séparées  entre  elles  par  des 
étangs  la  conque  sonore  dans  laquelle  soufflent  les  prêtres  hindous 
pour  appeler  la  foule  aux  cérémonies  de  leur  culte;  les  voûtes  des 
temples  se  renvoyaient  en  échos  prolongés  les  vibrations  de  ce 
rauque  instrument  pareilles  au  mugissement  affaibli  d'un  taureau. 
Déodat  se  leva  et  vit  de  loin  l'idole  de  Dourgâ,  la  terrible  divinité 
aux  huit  bras,  se  balancer  dans  un  palanquin  somptueux  que  soute- 
naient douze  porteurs.  Les  bayadères  dansaient  comme  des  bac- 
chantes devant  la  statue;  l'air  était  imprégné  de  l'odeur  pénétrante 
des  parfums  qui  brûlaient  de  toutes  parts,  des  gongs  et  des  trom- 
pettes de  cuivre  terminées  par  des  gueules  de  monstres  résonnaient 
par  mtervalles  comme  des  clameurs  mêlées  de  sanglots.  La  splen- 
dide  clarté  du  soleil  faisait  scintiller  les  paillettes  d'or  qui  constel- 
laient les  robes  transparentes  des  danseuses;  sur  les  bras  et  sur  les 

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SCÈNES   ET   RÉCIT  DE    LA    VIE   HLNDOUE.  523 

jambes  nues  de  ces  aimées  à  la  peau  noire  étincelaient  des  brace- 
lets et  des  anneaux  enroulés  comme  des  serpens.  En  proie  à  une 
sorte  de  délire,  ces  femmes,  consacrées  dès  leur  enfance  au  service 
des  dieux,  rejetaient  violemment  leurs  têtes  en  arrière,  agitaient  les 
boucles  suspendues  à  leurs  oreilles,  et  chantaient  avec  une  grâce 
nonchalante,  entr'ouvrant  et  demi  leurs  bouches  rougies  par  le  bé- 
tel. Il  y  avait  dans  le  tumulte  de  cette  procession  ce  qui  se  trouve 
au  fond  de  toutes  les  âmes  tourmentées  par  les  passions,  une  agita- 
tion fébrile  cachée  sous  les  dehors  d'une  folle  joie. 

Déodat  était  dans  Tâge  où  l'imagination  s'exalte  facilement;  quoi- 
que saisi  d'une  secrète  épouvante  à  la  vue  de  cette  idole  armée  de 
symboles  redoutables ,  il  prêtait  l'oreille  aux  voix  des  jeunes  bac- 
chantes qui  représentaient,  par  la  douceur  de  leurs  accens  et  la  vi- 
vacité de  leurs  danses,  toutes  les  séductions  de  la  vie.  Élevé  dans 
la  foi  chrétienne,  sous  la  tutelle  austère  du  père  Joseph,  il  ne  con- 
naissait d'autres  joies  que  le  calme  d'une  conscience  tranquille  et 
la  douce  allégresse  des  fêtes  du  culte  catholique.  Cette  musique 
bruyante,  cette  cérémonie  tumultueuse  capable  de  jeter  le  trouble 
dans  l'âme  la  plus  recueillie,  remuaient  le  cœur  du  néophyte  comme 
le  vent  de  la  tempête  secoue  les  arbustes  mal  abrités.  11  oubliait, 
plongé  dans  une  muette  rêverie,  le  vieux  prêtre  malade  qui  l'avait 
élevé,  les  soins  maternels  dont  une  femme  chrétienne  avait  entouré 
son  berceau,  et  la  jeune  fille  qui  avait  promis  de  prier  pour  lui.  L'in- 
stinct de  la  race  reprenant  le  dessus,  Déodat  subissait  une  crise  dou- 
loureuse dont  il  n'avait  pas  conscience.  Il  était  donc  là,  ^résolu, 
entraîné  par  de  vagues  pensées  et  comme  flottant  dans  l'espace  il- 
limité, lorsque  la  foule  commença  de  se  disperser.  La  cérémonie  ve- 
nait de  finir;  un  brahmane  qui  passa  près  de  lui  le  regarda  d'un  œil 
de  dédain  et  lui  dit  brusquement  : 

—  Qui  es-tu,  toi. qui  ne  portes  au  front  ni  la  marque  de  Civa,  ni 
celle  de  Vichnou? 

Déodat  baissa  la  tête  sans  rien  répondre. 

—  Si  tu  n'es  qu'un  paria,  poursuivit  le  brahmane  d'un  ton  de 
colère,  comment  oses-tu  approcher  de  cette  enceinte  sacrée? 

—  Je  ne  suis  pas  un  paria,  répliqua  Déodat  profondément  blessé; 
le  sang  qui  coule  dans  mes  veines  est  celui  des  Aryens... 

—  En  effet,  interrompit  le  brahmane,  ta  peau  est  moins  noire  que 
celle  des  gens  de  basse  extraction,  et  la  forme  de  tes  traits  indique 
que  tu  appartiens  aux  castes  des  deux  fois  nés  (1)...  Pourquoi  ne 
pôrtes-tu  le  symbole  d'aucune  secte?...  Je  ne  vois  point  non  plus 
sur  ton  épaule  le  cordon  d'inve3titure. 

Déodat,  déconcerté  par  ces  questions,  fit  un  mouvement  pour 

(1)  Ceux  qui  oDt  reçu  comme  une  seconde  naissance  par  la  cérémonie  de  Tinvestiture. 

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52&  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

s'éloigner;  mais  d'autres  brahmanes  arrivèrent,  et  il  se  vit  entouré 
par  eux.  —  Sans  aucun  doute,  dirent-ils  tout  d'une  voix,  ce  jeune 
homme  a  commis  quelque  mauvaise  action  qui  Ta  fait  exclure  de  sa 
caste...  Chassons-le  d'ici  comme  un  chien... 

—  Attendez,  reprit  celui  qui  le  premier  avait  interpellé  Déodat; 
je  vois  une  petite  croix  sous  son  vêtement  :  ce  pauvre  diable  est  un 
chrétien!... 

—  C'est-à-dire  un  idiot  ou  un  vaurien  !  ajoutèrent  quelques  brah- 
manes avec  un  sourire  de  pitié  ;  les  prêtres  du  Christ  ne  recrutent- 
ils  pas  leurs  adeptes  parmi  ce  qu'il  y  a  de  plus  misérable?...  Parias, 
vagabonds,  gens  stupides  ou  déclassés,  tout  leur  est  bon!... 

Ces  invectives  arrachèrent  à  Déodat  des  larmes  de  honte  et  de 
colère.  Il  franchit  d'un  pas  rapide  le  cercle  qui  l'entourait  et  s'éloi- 
gna au  plus  vite.  Dans  sa  précipitation,  il  heurta  une  femme  aux 
yeux  égarés ,  qui  marchait  comme  au  hasard  en  faisant  des  gestes 
extravagans. 

—  Holà  !  Kalavatty  !  eh  !  la  folle  !  crièrent  les  brahmanes  s'adres- 
sant  à  la  pauvre  femme  ;  toi  qui  as  perdu  ton  enfant  et  qui  le  cher- 
ches toujours,  veux-tu  prendre  celui-là?...  Il  n'est  à  personne... 

Cette  apostrophe  fit  sur  la  folle  une  impression  singulière.  Elle 
ramena  sur  sa  tête  rasée  le  pan  de  sa  longue  tunique  blanche,  et, 
tournant  ses  regards  vers  le  groupe  de  brahmanes  qui  se  faisaient 
un  plaisir  d'insulter  à  sa  misère  :  —  Si  vous  l'avez  trouvé,  reprit- 
elle  tristement,  dites-moi  où  il  est...  C'est  pour  vous  moquer  que 
vous  parlez  ainsi... 

—  Tiens,  vois  ce  grand  garçon  qui  s'en  va  là-bas,  repartirent  les 
brahmanes;  cours,  cours  donc,  Kalavatty,  il  va  t' échapper... 

Déodat  en  effet  s'était  mis  à  courir;  mais  la  femme  en  habits  de 
veuve  s'élança  sur  ses  traces  avec  l'impétuosité  que  donne  la  folie. 
Elle  voulait  le  rejoindre  à  tout  prix,  et  Déodat,  qui  fuyait  devant 
cette  pauvre  créature  idiote,  semblait,  lui  aussi,  avoir  perdu  la  rai- 
son. Serré- de  près  par  Kalavatty,  il  lui  jeta  quelques  pièces  de 
monnaie,  espérant  ainsi  se  dérober  à  ses  poursuites. 

—  Garde  ton  argent,  dit  la  pauvre  folle,  je  ne  suis  point  une 
mendiante...  Est-ce  vrai  que  tu  es  mon  fils?  11  y  a  longtemps  que 
je  l'ai  perdu,  et  je  le  cherche  dans  tout  le  pays... 

Parlant  ainsi,  elle  le  saisit  par  le  bras  et  le  considéra  avec  atten- 
tion. —  Si  tu  étais  mon  fils,  dit-elle  à  demi-voix,  tu  porterais  le  • 
trident  rouge  et  bleu  (1) ,  symbole  de  la  secte  de  Vichnou ,  qui  bril- 
lait comme  un  arc-en-ciel  sur  le  front  de  ton  père...  Va,  tu  n'es 
qu'un  être  dégradé,  un  étranger  sur  la  terre  de  l'Inde... 

(1)  n  est  formé  de  trois  lignes,  celle  du  milieu  rouge,  les  deux  autres  blanches,  qui 
se  réunissent  à  leur  base. 


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SCÈNES   ET   RÉCIT   DE   LA   VIE    HINDOUE.  525 

—  Mon  Dieu,  dit  en  soupirant  Déodat,  tout  le  monde  me  repousse 
et  me  rejette  parce  que  je  suis  chrétien  ! 

—  Eh  bien!  répondit  une  voix,  cesse  de  l'être... 

Déodat  se  retourna  brusquement;  il  avait  devant  lui  le  chef  des 
desservans  de  la  pagode,  un  sacrificateur  ou  pourohita  vénéré  parmi 
le  peuple ,  et  considéré  parmi  ses  collègues  à  cause  de  sa  grande 
science. 

III.    —    LE    POUROHITA. 

C'était  sans  le  vouloir,  sans  en  avoir  conscience  que  Déodat  avait 
prononcé  à  haute  voix  ces  paroles  amères  :  «  tout  le  monde  me  re- 
pousse parce  que  je  suis  chrétien!  »  Il  resta  donc  comme  interdit 
en  entendant  la  réponse  que  lui  faisait  le  pourohita.  Celui-ci  avait 
vu  de  loin  la  petite  scène  qui  venait  de  se  passer;  la  physionomie 
intelligente  et  les  traits  finement  dessinés  de  Déodat  avaient  attiré 
son  attention. 

—  Voyons,  lui  dit-il  avec  un  accent  de  bonhomie,  par -quel  ha- 
sard es*tu  chrétien?  D'abord  quel  est  ton  nom? 

—  Je  me  nomme  Dévadatta,  répliqua  le  jeune  homme,  traduisant 
en  sanscrit  son  nom  de  baptême  afin  de  ne  pas  effaroucher  le  brah- 
mane.... Si  je  suis  chrétien,  c'est  par  hasard...  Un  prêtre  étranger 
m'a  recueilli  orphelin... 

—  11  t'a  volé  sur  quelque  route  déserte... 

—  On  m'a  raconté  que  je  portais  sur  l'épaule  le  cordon  d'inves- 
titure, et  que  je  suis  le  fils  d'un  brahmane...  Voilà  tout  ce  que  je 
puis  dire,  n'ayant  jamais  su  le  nom  de  mes  parens.  Le  prêtre  qui 
m'a  élevé  me  traite  comme  un  fils;  il  est  malade  à  la  chauderie,  et 
je  me  hâte  de  retourner  à  ses  côtés. 

—  Très  bien,  dit  le  pourohita^  notre  loi  enseigne  aussi  qu'il  faut 
avoir  pour  son  précepteur  spirituel  les  mêmes  égards  que  Ton  doit 
à  un  père...  Va,  je  t'accompagnerai  jusqu'à  la  porte  de  la  chau- 
derie... 

Us  firent  ensemble  quelques  pas  sans  rien  dire.  Déodat  se  trou- 
vait mal  à  l'aise  avec  ce  brahmane,  à  la  parole  sentencieuse,  qui 
tenait  ses  regards  attachés  sur  lui  comme  s'il  eût  voulu  pénétrer 
ses  plus  intimes  pensées.  Après  un  court  silence ,  le  pourohita  re- 
prit :  —  Quelle  vie  mènes-tu  avec  ton  padre? 

—  Une  vie  simple  et  austère... 

—  Tu  es  confondu  avec  des  gens  de  basse  caste;  il  règne  parmi 
vous  une  égalité  honteuse...  Fils  de  brahmane,  n'as-tu  donc  jamais 
entendu  répéter  cette  formule  :  l'univers  est  soumis  aux  dieux,  les 
dieux  sont  soumis  aux  invocations  magiques,  les  invocations  ma- 
giques appartiennent  aux  brahmanes,  donc  les  brahmanes  sont  des 


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526  REYUE   DES  DEUX  MONDES. 

divinités  (1)?  Ces  invocations  ne  sont  autre  chose  que  la  science  ré- 
sumée dans  des  formules  ;  elles  sont  plus  fortes  que  les  dieux,  puis- 
que ceux-ci  ne  sont  eux-mêmes  que  les  puissances  de  la  nature  en 
qui  tout  se  résume.  Celui  qui  connaît  les  lois  étemelles  par  les- 
quelles est  régi  l'univers  ne  se  place-t-il  pas  au-dessus  de  la  créa- 
tion elle-même?  11  est  donc  véritablement  dieu,  puisqu'il  occupe  le 
premier  rang  dans  cet  univers  destiné  à  se  détruire  et  à  renaître 
toujours!  Ce  sont  là  des  secrets  dont  la  connaissance  se  perpétue 
dans  nos  familles;  aussi,  tandis  .que  les  autres  castes  végètent  au- 
dessous  de  nous  dans  l'ignorance  et  l'abjection ,  nous  vivons  dans 
une  glorieuse  indépendance,  partageant  avec  les  divinités  symbo- 
liques de  notre  culte  les  adorations  de  la  foule... 

—  Oui,  répondit  Déodat;  mais  vous  ne  connaissez  pas  la  charité, 
qui  nous  fait  aimer  tous  nos  semblables  comme  des  frères! 

—  Que  dis-tu  là?  répliqua. le  pourohita.  Nous  enveloppons  tout 
ce  qui  est  créé  dans  une  même  affection.  Nous  nous  abstenons  de 
tuer  les  animaux;  nous  regardons  comme  un  crime  abominable  de 
manger  la  chair  de  ces  créatures  animées  ainsi  que  nous  du  souffle 
émané  de  la  Divinité.  Pour  nous,  la  charité  consiste  à  aimer  la  na- 
ture dans  ses  manifestations  les  plus  éclatantes  et  à  réjouir  nos  sens 
en  cédant  à  nos  instincts  et  à  nos  appétits...  Pauvre  ignorant!  es- 
pères-tu donc  retrouver  dans  une  autre  vie  ces  joies  enivrantes,  ces 
plaisirs  enchanteurs  sans  lesquels  tous  nos  jours  ne  seraient  qu'une 
suite  de  souffrances  et  d'ennuis?  Vois-tu  passer  là-bas  ces  jeunes 
filles  qui  dansaient  tout  à  l'heure  devant  le  palanquin  de  Dourgâ?... 
Elles  appartiennent  au  temple,  et  tout  ce  que  renferme  le  temple 
appartient  aux  brahmanes!... 

Quel  est  l'adolescent  qui  n'a  entendu  des  voix  mystérieuses  mur- 
murer à  son  oreille  des  paroles  semblables  à  celles  que  le  pouro- 
hita  prononçait  en  accompagnant  Déodat?  Celui-ci,  peu  habitué  à 
ce  langage  hardi  et  mal  préparé  pour  y  répondre ,  baissait  la  tête 
et  restait  muet.  Tout  en  parlant,  le  brahmane  épiait  l'effet  que  ses 
discours  produisaient  sur  le  néophyte.  Enfin  il  reprit  le  chemin  de 
la  pagode,  et  fit  signe  à  Déodat  de  continuer  sa  route.  Celui-ci  s'ér 
loigna  lentement,  agité  de  pensées  contraires.  Les  doctrines  énon- 
cées par  le  pourohita  n'avaient  pas  produit  une  grande  impression 
sur  son  esprit,  mais  elles  avaient  réveillé  en  lui  les  instincts  orgueil- 
leux de  sa  race  et  rempli  son  cœur  d'aspirations  inconnues.  11  res- 
sentait un  vague  ennui,  un  abattement  profond,  comme  il  arrive  à 
celui  qui  voit  s'évanouir  sa  plus  chère  espérance.  Quand  il  traversa 
le  bazar  pour  y  prendre  les  provisions  dont  il  avait  besoin,  il  lui 
sembla  que  les  marchands  de  fruits  le  prenaient  en  pitié.  En  un 

(1)  Devâdlnâm  Djagat  sarvam,  Mantrâdînam  ta  Ddvatà,  Tan  Mantram  Bràhmanâdî- 
nàm  BrÂbmanû  nama  Dévatà. 


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SCENES  ET  RÉCIT  DE  LA  VIE  HINDOUE.  527 

instant,  il  eut  terminé  ses  emplettes,  et,  nouant  dans  son  mouchoir 
une  douzaine  de  mangues  et  de  bananes,  il  retourna  à  la  cbauderie. 
Le  père  Joseph ,  à  demi  couché  sur  sa  natte ,  le  dos  appuyé  contre 
la  muraille,  dormait  d'un  sommeil  ^gité.  Le  bruit  que  fit  Déodat  en 
entrant  le  réveilla  en  sursaut. 

—  Mon  enfant,  lui  dit-il,  le  soleil  est  bien  haut;. tu  as  été  long- 
temps dehors,  et  je  craignais  qu'il  ne  te  fût  arrivé  quelque  malheur. 

—  Je  n'ai  pas  beaucoup  tardé,  répliqua  Déodat  avec  humeur;  le 
bazar  est  loin  d'ici. 

—  Il  y  a  eu  du  côté  des  pagodes,  reprit  le  vieillard,  un  grand 
vacarme  de  gongs  et  de  trompettes  qui  a  troublé  mon  sommeil... 
N'as-tu  pas  eu  la  curiosité  de  voir  quelque  cérémonie  païenne? 

—  Padrey  répondit  le  néophyte,  je  ne  suis  pas  comme  vous  un 
étranger  sur  la  terre  de  l'Inde;  est-il  étonnant  que  j'aie  eu  le  désir 
de  voir  ces  belles  pagodes  dont  j'ai  entendu  parler  si  souvent?... 

—  Et  tu  as  assisté  aux  cérémonies  de  ce  culte  abominable? 

—  De  loin,  dit  Déodat. 

—  Mon  fils,  reprit  le  vieillard,  viens  ici,  mets  ta  main  dans  la 
mienne.  Il  se  passe  en  toi  quelque  chose  qui  m'inquiète...  Tu  t'en- 
nuies peut-être  de  suivre  un  vieux  prêtre  malade,  de  partager  sa 
pauvreté  et  son  abandon?  Je  t'ai  recueilli  dans  la  forêt  mourant  de 
faim  sur  le  sein  de  ta  mère,  à  demi  morte  elle-même.  Pendant  dix- 
sept  années,  tu  as  fait  ma  joie  et  ma  consolation...  Encore  un  peu 
de  patience,  et  je  t'établirai  dans  quelque  ville,  à  Pondichéry,  si  tu 
le  désires;  là,  tu  jouiras  d'une  existence  indépendante  et  honorable. . . 

Le  père  Joseph  fut  interrompu  par  l'arrivée  du  pourohita^  qui 
franchissait  le  seuil  de  la  porte.  —  Que  demandez -vous?  dit  le 
vieillard. 

—  Toi-même,  répliqua  l'Hindou. 

Déodat  lâcha  la  main  du  vieux  padre  et  se  cacha  dans  un  angle 
de  l'appartement. 

—  Viens  ici,  Dévadatta,  dit  le  pourohita^  c'est  de  toi  qu'il  s'agit; 
puis,  se  tournant  vers  le  missionnaire  :  Où  as-tu  volé  cet  enfant? 
demanda-t-il  d'une  voix  menaçante. 

—  Je  ne  l'ai  point  volé,  reprit  le  vieillard.  La  Providence,  qui 
gouverne  toutes  choses  en  ce  monde,  ou,  si  tu  l'aimes  mieux,  le 
Dieu  suprême,  qui  prend  soin  de  ses  créatures,  a  jeté  cet  enfant  dans 
mes  bras...  Sa  mère,  en  proie  à  une  fièvre  délirante,  ne  pouvait 
plus  ni  le  nourrir  ni  le  porter...  Je  l'ai  ramassé  comme  un  fruit 
tombé  de  l'arbre I... 

—  Qu'est  devenue  sa  mère? 

—  La  pauvre  femme  était  mourante  quand  je  l'ai  rencontrée,  et 
j'ai  vainement  essayé  de  retrouver  ses  traces.  Elle  aura  péri  dans  le 
d jungle... 


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528  REYUE   DES  DEUX   MONDES. 

—  Cet  enfant  portait  le  cordon  d'investiture? 

—  Oui,  dit  le  missionnaire,  et  je  le  lui  ai  enlevé  pour  lui  donner 
le  baptême. 

—  Puisses-tu  périr  comme  un  chien  !  s'écria  le  pourohila  avec 
indignation.  Vous  ne  respectez  plus  rien,  vous  autres  étrangers. 
Prends  des  chaikilyas  (1),  des  chandalaSy  des  parias;  ramasse  sar 
les  routes  les  lépreux,  les  paralytiques,  tous  les  êtres  hideux  qui 
expient  dans  cette  vie  les  fautes  d'une  existence  antérieure,  peu 
nous  importe;  mais  dégrader  l'enfant  d'un  brahmane  !... 

—  Mon  cher  (ils,!  dit  le  missionnaire  en  s'adressant  à  Déodat,  il 
faut  pardonner  ces  injures;  cet  homme  ne  sait  ce  qu'il  dit... Te 
trouves-tu  dégradé  parce  que  tu  portes  la  croix  sur  ta  poitrine? 

Le  pourohilay  exaspéré  par  ces  paroles,  arracha  la  croix  que  Déo- 
dat  portait  sous  son  vêtement.  —  Ce  jeune  homme  ne  t'appartient 
pas!  s'écria-t-il;  il  est  à  nous,  tu  n'as  aucun  droit  sur  lui... 

—  Cela  est  vrai,  dit  le  prêtre  :  il  s'est  attaché  à  moi  librement,  et 
je  ne  lui  ferai  aucune  violence  ;  mais  toi,  respecte  aussi  sa  volonté. 

—  Dévadatta,  reprit  le  brahmane,  si  tu  renies  ta  caste,  si  tu  es 
parjure  envers  les  dieux  de  ton  pays,  puisses-tu  parcourir  les  sept 
cercles  de  l'enfer!...  Puisses-tu  être  plongé  dans  une  nuit  éternelle 
où  tu  n'entendras  que  des  cris  et  des  gémissemens  !  Que  deux  pointes 
aiguës  de  rocher  t'écrasent  et  t'aplatissent  sans  que  la  mort  vienne 
détruire  ta  soufirance  !  Que  tes  yeux  soient  éternellement  rongés 
par  des  vautours  au  bec  crochu!... 

Ces  imprécations,  prononcées  d'une  voix  que  la  colère  rendait 
plus  vibrante,  causèrent  à  Déodat  une  véritable  terreur.  Le  pouro- 
hita  se  tenait  debout,  drapé  dans  son  pagne  comme  un  augure  de 
l'ancienne  Rome  enveloppé  des  plis  de  sa  toge;  son  regard  étince- 
lait,  sa  main  étendue  sur  la  tête  du  néophyte  appelait  sur  celui-ci 
la  vengeance  des  dieux  avec  un  geste  de  conviction  et  d'autorité. 
Voyant  le  jeune  homme  agité  d'un  trouble  secret,  le  brahmane  re- 
prit avec  un  accent  de  tendresse  paternelle  :  Si  tu  reviens  parmi 
nous,  Dévadatta,  ta  présence  réjouira  toute  la  caste  des  deux  fois 
nés!...  Tu  seras  rétabli  dans  tous  les  honneurs  auxquels  ta  nais-. 
sance  te  donne  le  droit  de  prétendre...  Viens,  viens,  ô  mon  fils!  tu 
consoleras  ma  vieillesse...  Il  ne  me  reste  plus  de  postérité,  et  je 
t'adopterai  pour  mon  enfant.  Tous  mes  biens  t'appartiendront,  mon 
nom  sera  le  tien...  Une  grande  joie  deviendra  ton  partage  dès  cette 
vie...  Viens! 

—  Déodat,  dit  doucement  le  père  Joseph,  tu  es  libre,  choisis. 
Écoute  la  voix  de  ta  conscience;  décide-toi... 

(i)  Savetiers,  gens  dégnidt^s  parce  qu'ils  travaiUent  le  cuir.  Chandala  est  uneépi- 
thète  injurieuse  qui  s'appUque  à  tous  les  hommes  avilis  et  n'appartenant  à  aucuoe 
des  quatre  castes;  il  est  à  peu  près  synonyme  de  paria,  qui  signifie  étranger. 


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SCENES    ET   RECIT   DE   lA   YIE   HINDOUE.  529 

Ces  quelques  mots  ramenèrent  la  sérénité  dans  Tâme  de  Déodat; 
il  tomba  à  genoux  auprès  de  la  natte  sur  laquelle  était  étendu  le 
padrcy  prit  ses  mains  brûlantes  et  les  couvrit  de  larmes. 

—  Pauvre  enfant!  dit  le  brahmane  avec  un  geste  de  pitié,  il  n'a 
plus  de  volonté;  ce  padre  fait  de  lui  ce  qu'il  veut.  Patience  !  il  ne 
sera  pas  dit  qu'un  pourohila  aura  été  vaincu  par  un  vieillard  hé- 
bété. Nous  verrons  bien  si  la  corneille  saura  garder  la  proie  que 
l'aigle  veut  lui  enlever. 

Le  brahmane  se  retira,  cachant  sous  une  impassibilité  apparente 
son  désappointement  et  sa  colère.  Fatigué  par  cette  scène  violente, 
le  père  Joseph  se  recueillit  et  garda  le  silence;  de  son  côté,  Déodat, 
en  proie  à  une  vive  émotion,  sentait  s'agiter  au  dedans  de  lui  des 
pensées  tumultueuses.  La  journée  s'acheva  lentement  pour  le  néo- 
phyte. 11  se  passait  en  lui  quelque  chose  d'inexplicable;  l'ennui 
l'accablait.  Un  coup  d'œil  indiscret  sur  la  vie  bruyante  du  dehors 
avait  suffi  à  lui  ravir  sa  tranquillité  d'esprit,  et  les  suggestions  du 
pourohila^  quoique  repoussées  avec  un  effort  courageux,  ne  s'effa- 
çaient pas  de  son  souvenir.  Quand  le  soir  vint,  il  vit  passer  les 
épouses  et  les  filles  des  brahmanes  parées  de  bracelets  d'or,  le 
front  et  les  joues  frottés  de  poudre  de  sandal;  elles  marchaient 
avec  dignité  portant  sur  leurs  hanches  les  vases  de  cuivre  pleins 
d'eau  puisée  aux  étangs  des  pagodes.  Ces  femmes  aux  traits  fins  et 
délicats,  vêtues  d'étoffes  rayées  transversalement  comme  le  corsage 
de  la  guêpe,  allaient  droit  devant  elles,  sérieuses  et  calmes;  leurs 
petits  pieds  se  posaient  sans  bruit  sur  la  poussière  qui  en  gardait 
la  fine  empreinte;  à  peine  si  le  cliquetis  des  anneaux  attachés  au- 
dessus  de  leurs  chevilles  trahissait  leur  approche.  Puis  dans  le  loin- 
tain résonnait  par  intervalles  la  conque  sonore,  et  Déodat  croyait 
entendre  la  voix  de  la  grande  famille  brahmanique  qui  l'appelait 
dans  son  sein.  Peu  à  peu  l'obscurité  envahit  l'horizon;  les  insectes 
bourdonnans  commencèrent  à  voltiger  dans  les  airs  avec  un  mur- 
mure strident  et  harmonieux  dans  son  ensemble  comme  les  notes 
voilées  d'une  harpe  dont  les  cordes  vibrent  au  souffle  de  la  brise. 
Déjà  le  vent  du  soir  soufflant  par  bouffées  inégales  répandait  à  flots 
la  senteur  pénétrante  des  fleurs  tropicales.  C'est  à  ces  heures- là 
surtout  que  la  jeunesse  aspire  au  bonheur;  mais  sous  le  climat  de 
l'Inde  les  nuits  versent  dans  l'âme  des  philtres  enivrans.  11  semble 
que  la  nature  entière  vit  et  respire;  l'homme,  énervé  par  la  chaleur 
du  jour,  reste  plongé  dans  un  état  de  langueur  indicible  qui  n'est  ni 
le  sommeil  ni  la  veille.  La  pensée  acquiert  en  quelque  sorte  la  té- 
nuité d'un  rêve,  et  l'imagination,  rendue  plus  active  encore  par  l'af- 
faissement du  corps,  déploie  librement  ses  ailes.  Ces  mystérieuses 
influences  de  l'heure  et  du  climat,  Déodat  les  subissait  aussi.  Pour 

I0M2  L.  —  1864.  34 


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530  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

la  première  fois  de  sa  vie,  il  éprouvait  un  besoin  impérieux,  irré- 
sistible, d'entrer  dans  ce  monde  bon  ou  mauvads  qu'il  ignorait,  près 
duquel  U  glissait  sous  la  direction  du  père  Joseph,  comme  passe 
auprès  d'un  séduisant  rivage  celui  qu'emporte  un  courant  rapide. 
Et  c'était  dans  le  silence  de  la  nuit  que  ce  monde  lui  apparaissait 
avec  tous  ses  enchantemens,  parce  que  ce  qu'il  voulait,  ce  qui  fai- 
sait le  fond  de  ses  aspirations  tenait  plus  de  l'illusion  que  de  la 
réalité. 

Tandis  que  des  rêves  inquiets  traversaient  le  cerveau  de  Déodat, 
le  pourohita  cherchait  avec  ardeur  les  moyens  de  faire  rentrer  le 
néophyte  dans  la  caste  brahmanique.  La  lutte  était  engagée  entre 
lui  et  le  prêtre  chrétien  ;  son  honneur  et  celui  de  la  caste  tout  en- 
tière eussent  été  compromis  par  une  défaite.  Il  consulta  quelques- 
uns  de  ses  collègues  en  qui  il  avait  le  plus  de  confiance  ;  ceux-ci 
déclarèrent  qu'il  fallait  se  porter  en  masse  auprès  du  vieux  mission- 
naire et  enlever  de  force  le  jeune  Déodat,  qu'ils  affectaient  de 
nommer  Dévadatta,  comme  si  déjà  il  eût  repris  son  r^ng  parmi  les 
idolâtres;  mais  le  pourohita  rejeta  leur  plan. 

—  Pas  de  violence,  dit-il;  ayons  plutôt  recours  à  la  ruse.  Vous 
connaissez  tous  Kalavatty,  la  folle  dont  l'enfant  a  péri  dans  la  grande 
épidémie  qui  a  fait  tant  de  victimes  il  y  a  dix-sept  ans?...  La  pauvre 
femme  a  failli  succomber  elle-même,  et  comme  elle  n'a  pas  eu  con- 
naissance de  la  mort  de  son  fils,  elle  s'obstine  à  croire  qu'il  vit  tou- 
jours... Eh  bien!  persuadons-lui  que  Dévadatta  est  cet  enfant  re- 
gretté qu'elle  s'en  va  cherchant  partout...  Amenez-la  ici,  et  je  me 
charge  du  reste. 

Au  point  du  jour,  Kalavatty  fut  amenée.  Elle  était  assez  calme; 
on  eût  pu  croire  qu'elle  possédait  la  plénitude  de  sa  raison.  Le  pou- 
rohita, prenant  avec  lui  trois  de  ses  acolytes,  fit  signe  à  la  pauvre 
femme  de  le  suivre.  Celle-ci  obéit  sans  hésitation,  et  ils  arrivèrent 
tous  les  cinq  à  la  chauderie.  Couché  sur  la  natte  et  toujours  souf- 
frant, le  père  Joseph  récitait  ses  prières,  tandis  que  Déodat,  seul 
dans  un  coin  de  la  cour,  s'occupait  à  cuire  le  riz  pour  le  repas  du 
matin. 

—  Kalavatty,  dit  brusquement  le  pourohita,  voilà  ton  fils!...  — 
La  pauvre  femme  secoua  la  tête.  —  Je  te  dis  que  c'est  lui,  reprit  le 
brahmane. 

—  Non,  non,  répéta  la  veuve  idiote  en  se  détournant  pour  pleurer. 
Le  pourohita,  s'approchant  de  Déodat,  lui  traça  vivement  sur  le 

front  le  trident  de  Vichnou,  lui  jeta  sur  l'épaule  le  cordon  fait  de 
trois  brins  d'herbe,  et  le  drapa  dans  une  longue  pièce  de  toile 
blanche  à  bordure  rouge;  puis  il  interpella  de  nouveau  la  veuve. 

—  Kalavatty,  pour  la  troisième  fois,  au  nom  des  dieux,  je  t'ad- 
jure de  nous  répondre.  Ce  jeune  homme  n'est-il  pas  ton  fils? 


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SCÈNES   ET   RÉCIT  DE   LA   VIE   HINDOUE.  631 

Effrayée  par  cette  sommation,  que  le  pourohita  prononçait  d'une 
voix  terrible,  Kalavatty  s'avança  lentement.  Elle  resta  quelques  se- 
condes immobile  devant  Déodat,  que  les  trois  brahmanes  tenaient 
par  les  bras  pour  l'empêcher  de  fuir,  leva  les  yeux  vers  le  ciel, 
comme  si  elle  eût  voulu  recueillir  ses  souvenirs,  puis  elle  jeta  un 
cri  perçant  :  —  C'est  là  l'image  de  l'époux  que  j'ai  perdu!  Je  re- 
connais ce  signe  qu'il  portait  au  front  I 

—  C'est  ton  fils,  reprit  le  pourohita ^  les  dieux  te  l'ont  rendu! 

—  Oh!  oui,  répéta  la  pauvre  idiote.  Vous  en  êtes  bien  sûrs? 

—  Elle  l'a  reconnu,  dit  le  pouroki/a^  cela  nous  suffit;  mais  il  faut 
maintenant  que  l'imposture  du  prêtre  chrétien  soit  confondue... 
Entrons! 

Au  bruit  que  firent  les  brahmanes  en  s'avançant  tumultueuse- 
ment vers  lui,  le  père  Joseph  se  redressa  sur  son  lit  de  douleur.  — 
Qu'est  ceci?  que  me  veulent  ces  gens?  demanda-t-il  en  français. 

Déodat  n'osait  s'approcher  du  missionnaire.  —  Mon  enfant,  re- 
prit celui-ci,  réponds-moi  :  que  me  veulent  ces  païens?...  Ah!  mon 
Dieu,  mon  Dieu!  répéta-t-il  en  joignant  ses  mains,  que  la  fièvre 
rendait  tremblantes,  tu  portes  au  front  le  signe  de  l'idolâtrie!... 
Que  signifie  ce  costume? 

Les  brahmanes  n'avaient  pas  compris  ces  paroles,  prononcées  en 
français,  mais  ils  en  devinaient  le  sens. —  La  mère  de  ce  jeune 
homme  est  ici,  dit  le  pourohita;  elle  réclame  ce  fils  que  tu  lui  as 
dérobé. 

—  Qu'elle  vienne  I  répondit  le  père  Joseph.  . 

Kalavatty  fut  introduite.  —  Non,  reprit  le  vieillard,  cette  femme 
ne  ressemble  en  rien  à  celle  que  j'ai  rencontrée  dans  le  djungle.  Ce 
n'est  pas  elle... 

—  Eh  bien!  interrompit  le  pourohita^  il  y  â  un  moyen  de  con- 
naître la  vérité  :  quand  la  raison  humaine  ne  suffit  pas  à  éclaircir 
un  mystère,  les  dieux  lui  viennent  en  aide. 

Parlant  ainsi,  il  ouvrit  furtivement  un  panier  que  portait  l'un  de 
ses  compagnons,  et  y  laissa  tomber  une  pièce  de  monnaie. —  Quelle 
jonglerie  veux-tu  faire  là?  demanda  le  père  Joseph. 

—  Silence  !  cria  le  pourohita.  Les  dieux  vont  faire  éclater  la  vé- 
rité. Entre  l'assertion  de  cette  femme  et  tes  dénégations  réitérées, 
c'est  à  eux  de  juger. 

Aussitôt  il  banda  les  yeux  de  Kalavatty,  qui  se  laissa  faire  ma- 
chinalement ,  et  lui  dit  d'une  voix  solennelle  :  —  Plonge  ton  bras 
au  fond  de  ce  panier,  dans  lequel  est  enfermé  un  serpent,  et  retires- 
en  la  pièce  de  monnaie  que  je  viens  d'y  jeter.  Si  la  bête  venimeuse 
ne  t'a  pas  mordue,  ta  parole  sera  reconnue  vraie  dans  les  trois 
mondes  :  ce  jeune  homme  est  bien  ton  fils. 

La  pauvre  femme  paraissait  n'avoh*  pas  compris  le  sens  de  ces 

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532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paroles..  Quand  sa  main  toucha  la  peau  froide  du  reptile,  qui  tordait 
ses  anneaux  en  cherchant  à  fuir,  elle  la  retira  précipitamment,  ar- 
racha le  bandeau  qui  couvrait  ses  yeux,  et  tomba  évanouie  aux 
pieds  du  pourohita. 

—  Malheureuse  idiote!  murmura  celui-ci,  elle  n'a  pas  deviné 
que  ce  serpent  est  aussi  inoffensif  qu'un  lézard! 

Puis,  se  redressant  avec  dignité  :  —  Je  prends  sur  moi  les  périls 
de  l'épreuve,  ajouta-t-il;  que  les  dieux  me  protègent! 

Il  se  mit  alors  à  prononcer  d'une  voix  rauque  et  gutturale  la  for- 
mule magique  à  laquelle  les  Hindous  attachent  une  puissance  irré- 
sistible :  H'honiy  h'rhomy  sh'hriim,  sho'hriniy  ramayay  namahal  En 
achevant  cette  incantation,  il  plongea  lentement  la  main  dans  le 
panier. 

Les  assistans  paraissaient  attendre  avec  anxiété  les  résultats  de 
l'épreuve,  à  l'exception  du  père  Joseph,  qui,  connaissant  de  longue 
date  les  supercheries  des  brahmanes,  s'indignait  qu'on  le  forçât 
d'être  témoin  d'une  scène  aussi  dérisoire.  La  pauvre  idiote,  que  l'on 
ne  songeait  pas  à  relever,  demeurait  sans  mouvement  sur  le  sol. 
Quant  à  Déodat,  bien  qu'il  eût  reçu  une  éducation  chrétienne,  il  ne 
pouvait  s'empêcher  de  croire  à  la  vertu  diabolique  de  ces  paroles 
bizarres,  que  pour  rien  au  monde  il  n'eût  voulu  répéter,  de  peur 
d'évoquer  le  malin  esprit.  Le  serpent,  maudit  par  la  Bible  et  consi- 
déré par  les  Hindous  comme  un  animal  surnaturel,  lui  inspirait  à 
la  fois  de  la  répulsion  et  du  respect.  Dans  cette  circonstance,  qui 
pouvait  avoir  pour  lui  des  suites  si  sérieuses,  le  néophyte  redeve- 
nait aussi  crédule  qu'un  idolâtre.  Aussi,  quand  il  vit  \q  pourohita 
retirer  tranquillement  sa  main  et  montrer  d'un  air  triomphant  la 
pièce  de  monnaie  qu'il  tenait  entre  ses  doigts,  il  fut  ébahi.  La  pen- 
sée que  Kalavatty  l'idiote  était  sa  mère  pénétra  profondément  dans 
son  esprit,  et,  saisi  de  pitié,  il  s'élança  vers  elle  pour  lui  prodiguer 
ses  soins. 

—  Tout  cela  n'est  que  mensonge  et  jonglerie,  répéta  avec  énergie 
le  père  Joseph.  Apportez  le  serpent,  et  je  risque  l'épreuve,  moi 
aussi!...  Déodat,  tu  es  la  victime  d'un  odieux  complot! 

—  Padre^  dit  le  néophyte  à  voix  basse,  cette  femme  est  ma 
mère,  n'est-ce  pas?...  Je  dois  la  suivre. 

—  Non,  répondit  le  vieillard,  cette  femme  ne  peut  être  ta  mère, 
j'en  ai  la  conviction.  La  mère  ou  plutôt  la  marâtre  qui  te  réclame, 
qui  veut  t' arracher  d'auprès  de  moi,  c'est  l'idolâtrie  avec  ses  joies 
mauvaises  et  ses  plaisirs  honteux,  vers  lesquels  il  te  tarde  de  t'é- 
lancer. 

—  Padrcy  reprit  le  jeune  homme,  je  ne  fais  qu'obéir  au  devoir... 
N'allez  pas  me  maudire! 

—  Je  ne  te  maudirai  pas,  enfant,  répondit  le  missionnaire;  je 


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SCÈNES    ET    RÉCIT    DE    LA   VIE    HINDOUE.  533 

laisse  aux  païens  les  malédictions  et  les  formules  magiques  qui  te 
font  si  grand' peur...  Non,  je  ne  puis  maudire  celui  que  j'ai  tant 
aimé,  mais  je  dois  pleurer  sur  lui... 

Déodat  était  ému  jusqu'aux  larmes.  Prêt  à  franchir  le  cercle  étroit 
dans  lequel  son  existence  avait  été  circonscrite,  il  se  sentait  encore 
retenu  par  les  liens  du  respect  et  de  l'obéissance.  Il  voulut,  à  ce 
moment  suprême,  se  jeter  dans  les  bras  du  vieillard  qu'il  allait 
quitter.  —  Non,  non,  lui  dit  celui-ci,  tu  ne  peux  toucher  avec  le 
signe  de  réprobation  qui  souille  ton  front  la  croix  attachée  sur  ma 
poitrine. 

—  Dévadatta,  crièrent  du  dehors  les  brahmanes  impatiens,  ta 
mère  t'attend;  il  faut  partir! 

Le  jeune  homme,  répondant  à  ce  nom  qui  devait  être  le  sien  dé- 
sormais, sortit  pour  rejoindre  Kalavatty.  Celle-ci  marchait  lente- 
ment, la  tête  basse,  sans  paraître  avoir  conscience  de  ce  qui  venait 
de  se  passer;  mais  les  brahmanes  et  surtout  le  pourohila  se  mon- 
traient pleins  de  joie  :  il  y  avait  un  chrétien  de  moins  sur  le  sol  de 
l'Inde. 

IV.    —    L*éTANG    DE    COMB ACON AH. 

Le  premier  devoir  pour  un  Hindou  est  de  se  marier  afin  d'obtenir 
une  postérité  et  de  laisser  après  lui  quelqu'un  qui  offre  à  son  inten- 
tion des  sacrifices  aux  dieux.  Les  brahmanes  surtout  tiennent  à 
perpétuer  leur  race,  et  ceux  d'entre  eux  qui  n'ont  pas  d'enfans  ou 
qui  les  ont  perdus  s'empressent  d'en  adopter  un,  choisi  dans  leur 
propre  caste.  Le  pourohita  avait  vu  mourir  les  siens;  devenu  vieux 
et  se  trouvant  sans  héritier,  son  choix  se  porta  sur  Dévadatta.  Ce 
fut  cet  orphelin,  solennellement  réintégré  dans  la  tribu  brahmani- 
que, qu'il  lui  prit  fantabie  de  s'attacher  par  les  liens  de  l'adoption, 
ainsi  qu'il  le  lui  avait  promis.  Dans  les  cérémonies  qui  accompa- 
gnent ce  grand  acte,  le  rôle  principal  revient  à  la  mère,  parce  que, 
d'après  la  loi  indienne,  c'est  à  la  mère  qu'appartient  l'enfant  :  elle 
a  seule  le  droit  de  l'accorder  à  celui  qui  veut  le  fah'e  entrer  dans  sa 
propre  famille.  Voilà  pourquoi  le  pourohita  avait  eu  recours  au  men- 
songe et  à  la  supercherie  pour  établir  que  Dévadatta  était  bien  réel- 
lement le  fils  de  Kalavatty  l'idiote.  Celle-ci  répéta  machinalement 
et  sans  les  comprendre  les  paroles  sacramentelles  qui  constituent 
l'abandon  de  l'enfant  entre  les  mains  du  père  adoptif.  On  lui  donna 
en  échange  et  à  titre  de  gages  de  nourrice,  selon  l'usage  consacré, 
un  habillement  neuf  et  une  centaine  de  pièces  d'argent,  après  quoi 
la  pauvre  femme,  se  trouvant  de  nouveau  abandonnée,  retomba 
plus  profondément  que  jamais  dans  sa  folie.  Elle  se  mit  à  courir, 
comme  auparavant,  de  village  en  village,  s' arrêtant  aux  portes  des 

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53â  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

pagodes  pour  redemander  ce  fils  un  instant  retrouvé,  disait-elle,  et 
qui  lui  avait  été  ravi  une  seconde  fois.  Dévadàtta  se  montra  tout 
d'abord  sincèrement  affligé  de  sa  disparition;  il  fallut  que  les  brah- 
manes, pour  calmer  son  chagrin,  lui  avouassent  qu'il  n'existait  au- 
cune parenté  entre  lui  et  la  malheureuse  idiote.  C'était  pourtant  à 
cause  d'elle,  et  pour  obéir  aux  sentimens  de  la  piété  filiale,  qu'il 
avait  abandonné  son  véritable  père  adoptif ,  le  vieux  prêtre  à  qui  il 
devait  la  vie  ! 

—  Qu'as-tu  à  regretter?  lui  dit  le  pourohiia;  hier  encore  tu  n'é- 
tais rien  qu'un  être  déclassé,  aujourd'hui  te  voilà  élevé  au  premier 
rang  parmi  les  hommes.  Il  nous  fallait  une  femme  qui  jouât  le  rôle 
de  mère,  et  j'ai  pris  cette  folle...  Elle  est  partie,  que  t'importe, 
puisque  tu  n'es  pas  son  fils?...  Ta  vraie  mère  est  morte;  elle  a  péri 
dans  le  djungle  où  ton  padre  l'avait  rencontrée.  Il  y  a  longtemps 
que  nous  le  savons...  Quant  à  ce  vieux  fou  qui  avait  fait  de  toi  son 
disciple,  il  mourra  sans  doute  avant  d'arriver  à  Pondichéry,  et  tu 
n'entendras  plus  parler  de  lui...  Oublie-le  donc...  N'as- tu  pas  re- 
trouvé ici  une  famille?  et  quelle  famille! 

Le  pourohiia  en  effet  comptait  parmi  les  brahmanes  de  Chillam- 
baram  beaucoup  de  parens  qui  témoignaient  à  Dévadàtta  une  cer- 
taine bienveillance.  Les  transfuges  sont  toujours  bien  accueillis 
dans  le  camp  opposé.  Chaque  jour,  le  nouvel  adepte  du  polythéisme 
allait  avec  ses  collègues  laver  les  idoles  des  pagodes  et  vaquer  aux 
autres  cérémonies  du  culte  païen;  puis  venaient  les  ablutions  dans 
les  étangs  sacrés,  les  soins  à  donner  à  ce  corps  mortel  que  les  brah- 
manes traitent  si  délicatement,  les  repas  succulens  et  la  sieste  sur 
les  bancs  de  pierre,  à  l'ombre  des  toiles  tendues  devant  les  mai- 
sons. Ces  occupations  très  peu  pénibles,  ces  pratiques  purement 
extérieures,  qui  n'exigent  ni  recueillement  ni  contrainte  des  sens, 
ne  tardèrent  pas  à  produire  leur  effet  sur  Dévadàtta.  Les  scrupules 
qui  d'abord  avaient  troublé  sa  conscience  s'assoupirent  peu  à  peu. 
Il  prit  plaisir  à  étudier  les  légendes  relatives  aux  divinités  avec  les- 
quelles il  vivait  dans  un  commerce  de  tous  les  instans,  et  les  tradi- 
tions qui  attribuent  à  notre  globe  une  antiquité  si  reculée.  Ces  fic- 
tions extravagantes,  mais  souvent  grandioses  et  toujours  empreintes 
d'un  naturalisme  mystique  rehaussé  de  poésie,  les  brahmanes  les 
lui  racontaient  avec  enthousiasme.  Dévadàtta  les  écoutait  d'une 
oreille  attentive;  elles  agissaient  sur  son  imagination  naïve  et  peu- 
plaient son  esprit  de  vagues  symboles.  Entre  le  pourohiia  et  lui 
s^établissaient  des  conversations  sérieuses  et  animées  dans  lesquelles 
les  grands  problèmes  de  la  destinée  humaine  étaient  franchement 
abordés.  Doué  d'ime  intelligence  vive  et  facile  à  séduire,  Dévadàtta 
ouvrait  son  âme  à  des  doctrines  à  demi  fatalistes,  incohérentes,  sou- 
vent contradictoires,  qui  excusent  les  faiblesses  humaines  tout  en 

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SCÈNES   ET   RÉCIT   DE   LA   VIE   HINDOUE.  535 

prêchant  la  vertu.  Peu  à  peu  ce  jeune  homme,  élevé  dans  les  prin- 
cipes austères  du  christianisme,  se  laissa  aller  sans  résistance  à  une 
vie  molle  et  contemplative,  rêvant  à  Taise  sous  les  voûtes  silen- 
cieuses de  ces  temples  où  des  milliers  de  statues,  les  unes  colos- 
sales et  monstrueuses,  les  autres  finemeat  sculptées  et  réduites  aux 
proportions  de  la  nature  humaine,  représentent,  sous  une  forme 
visible  et  palpable,  toutes  les  hallucinations  du  paganisme.  Dans 
l'enceinte  de  ces  pagodes  où  les  brahmanes  ne  cèdent  le  pas  qu'aux 
taureaux  sacrés,  nonchalamment  étendus  sous  les  longues  colon- 
nades, les  bruits  du  dehors  ne  pénétraient  guère.  Il  régnait  parmi 
les  hôtes  de  ces  lieux  tranquilles  une  sorte  de  fraternité ,  celle  qui 
résulte  de  l'égalité  de  naissance  et  de  l'esprit  de  corps.  Ces  prêtres 
païens,  qui  naguère  encore  inspiraient  à  Dévadatta  tant  d'horreur, 
étaient  donc  au  demeurant  d'assez  bons  diables,  un  peu  menteurs 
peut-être,  fort  insoucians,  mais  instruits,  amis  du  beau  langage, 
distingués  dans  leurs  manières ,  une  race  intelligente  et  choisie  à 
laquelle  on  pouvait  être  fier  d'appartenir.  Sortir  des  rangs  infimes  de 
la  société  et  se  trouver  tout  à  coup  porté  au  premier  rang,  c'était, 
à  tout  prendre,  un  beau  rêve,  et  ce  rêve  venait  de  se  réaliser  pour 
Dévadatta.  Aussi,  quoiqu'il  lui  fût  impossible  de  prendre  au  sérieux 
les  chimères  de  l'idolâtrie,  dont  chaque  jour  il  accomplissait  les 
pratiques,  il  voyait  s'obscurcir  dans  son  esprit  les  croyances  de  sa 
jeunesse.  Il  y  avait  d'ailleurs  dans  ce  milieu  indolent  et  vaniteux 
qui  l'entourait  une  atmosphère  d'épicurisme  capable  d'énerver  les 
natures  les  mieux  trempées.  Dévadatta  en  vint  à  se  créer  une  phi- 
losophie à  lui,  dans  laquelle  il  mit  un  peu  de  tout  ce  qu'il  avait  ap- 
pris depuis  son  enfance,  et  ce  système  informe,  qui  manquait  de 
base,  se  résumait  tantôt  en  un  doute  immense,  tantôt  en  un  pan- 
théisme absolu  dont  il  était  lui-même  le  centre. 

Cependant  la  contemplation  de  ses  propres  perfections  ne  peut 
convenir  longtemps  à  un  simple  mortel  que  sa  faiblesse  ramène 
sans  cesse  au  sentiment  de  son  impuissance.  Élevé  dans  le  village 
chrétien  de  Tirivelly,  dans  ce  petit  monde  à  part  dont  tous  les 
membres  éprouvaient  les  uns  pour  les  autres  une  affectueuse  et 
tendre  sympathie ,  Dévadatta  se  trouvait  isolé  au  sein  de  cette  so- 
ciété brahmanique,  égoïste  et  altière,  qui  l'avait  adopté.  Là,  pas 
d'épanchement,  pas  d'intimité;  chacun  vivait  pour  soi,  cherchant 
dans  la  fréquentation  de  ses  égaux  une  distraction  et  un  aliment  à 
son  orgueil.  L'état  d'infériorité  presque  dégradant  auquel  les  femmes 
hindoues  sont  réduites  dans  les  castes  supérieures  inspirait  à  Déva- 
datta une  pitié  profonde  ;  lui  qui  avait  vu  la  femme,  réhabilitée  par 
le  christianisme,  prendre  part  aux  cérémonies  du  culte,  adoucir  par 
sa  présence  la  rudesse  naturelle  à  l'homme  et  se  vouer  au  service  de 
ses  frères  soufTrans,  il  ne  pouvait  s'habituer  à  la  morne  attitude,  à 


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536  REVUE   DES   DEUX   MOIiDES. 

la  démarche  solennelle  des  brafamanies,  qui  passaient  silencieuses, 
avec  des  visages  peints  et  enluminés  comme  ceux  des  idoles.  Sous 
les  dehors  imposans,  sous  l'apparente  dignité  qui  l'avaient  séduit  tout 
d'abord,  il  ne  trouvait  rien  qu'une  vie  factice,  et  comme  une  image 
de  la  mort.  Aussi,  quand  il  se  fut  bien  repu  de  la  satisfaction  vani- 
teuse qui  consiste  à  s'élancer  vers  l'avenir  le  front  haut,  sans  joug 
et  sans  frein,  il  commença  de  sentir  au  fond  de  son  cœur  un  grand 
vide.  Parfois,  dans  le  silence  des  nuits  tièdes  et  sereines,  il  songesdt 
à  la  vieille  Monique,  la  pieuse  matrone  qu'animait  une  charité  ar- 
dente; il  se  voyait  près  d'elle,  côte  à  côte  avec  la  petite  Nanny, 
priant  tous  les  trois  devant  l'image  du  Christ;  la  figure  du  père  Jo- 
seph se  multipliant  pour  soulager  toutes  les  misères  lui  apparais- 
sait également,  comme  une  douce  vision.  Dans  ce  temps- là,  il  était 
rejeté,  honni  à  cause  de  sa  croyance;  mais  son  âme  se  dilauit,  et 
il  y  avait  jusque  dans  les  souffrances  de  Tamour-propre  blessé  un 
charme  secret.  Désormais  les  joies  pures  que  donne  le  devoir  coura- 
geusement accompli  n'existaient  plus  pour  Dévadatta.  Il  n'avait 
plus  à  lutter;  tout  se  courbait,  tout  s'humiliait  ^devant  ses  pas,  et 
il  s'engourdissait  dans  une  torpeur  maladive.  Les  ressorts  de  son 
esprit  se  détendaient;  il  vivait  d'une  existence  machinale  et  apa- 
thique. Peu  à  peu  l'ennui  s'empara  de  tout  son  être,  et  il  demeurait 
des  jours  entiers  plongé  dans  une  mélancolie  profonde.  Il  n'y  avait 
pas  autour  de  lui  un  seul  être  à  qui  il  pût  dévoiler  ces  mystérieuses 
angoisses  d'un  cœur  aimant  et  comprimé.  Personne,  parmi  les 
brahmanes  de  Ghillambaram,  ne  comprenait  pourquoi  ce  fils  adoptif 
d'un  pourohita  respecté  s'abandonnait  à  de  pareilles  tristesses. 

Depuis  deux  ans  qu'il  habitait  la  pagode,  Dévadatta  éprouvait  les 
effets  de  cette  souffrance  morale,  lorsqu'un  jour  le  pourohita^  le  pre- 
nant à  pai*t  lui  dit  d'un  ton  sérieux  :  Mon  fils,  il  reste  en  toi  quelque 
trace  des  souillures  que  tu  as  contractées  parmi  les  chrétiens,  et 
dont  les  effets  se  manifestent  de  plus  en  plus. 

Dévadatta  leva  les  épaules  sans  répondre. 

—  Prends  garde,  poursuivit  le  pourohita^  quand  on  est  brahmane, 
on  doit  donner  l'exemple.  Nous  avons  un  proverbe  qui  dit  :  a  Le 
rat  de  la  pagode  n'a  pas  peur  des  dieux  !  »  Nous-mêmes  nous  ne  les 
craignons  pas  beaucoup;  mais  il  y  a  des  gens  simples,  ignorans, 
qu'il  ne  faut  pas  blesser  par  des  dehors  d'incrédulité...  Je  te  con- 
seille d'entreprendre  un  pèlerinage... 

—  Aux  sources  du  Gange,  à  Bénarès?  demanda  Dévadatta. 

—  Non,  pas  si  loin.  Dans  le  Tandjore,  il  existe  un  étang  sacré, 
celui  de  Combaconam,  dont  tu  as  entendu  parler;  il  n'est  qu'àjquel- 
ques  lieues  du  village  de  Tirivelly,  où  tu  as  été  élevé.  Tous  les  douze 
ans,  l'eau  de  cet  étang  a  le  pouvoir  de  purifier  tous  ceux  qui  s'y 
baignent  des  souillures  spirituelles  et  corpoi-elles  les  plus  invétérées; 


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SCÈNES    ET    RÉCIT    DE    LA    VIE    HINDOUE.  537 

elle  enlève  jusqu'aux  maladies  du  corps  produites  par  les  péchés  des 
existences  antérieures.  Voici  l'époque  où  cette  source  fameuse  jouit 
de  son  entière  efficacité...  D'innombrables  pèlerins  iront  s'y  plon- 
ger ;  pars,  mon  fils,  et  tu  nous  reviendras  délivré  du  malaise  dont  tu 
souiïres... 

Poussé  par  le  désir  de  chercher  au  dehors  un  peu  de  distraction, 
Dévadatta  se  montra  docile  aux  conseils  de  son  père  adoptif.  Il  se 
sentait  à  l'étroit  dans  ces  pagodes,  jointes  entre  elles  par  une  mu- 
raille épaisse  qui  donne  à  leur  ensemble  l'apparence  d'une  forteresse. 
La  saison  d'hiver,  si  délicieuse  dans  l'Inde  par  sa  sérénité  et  sa  fraî- 
cheur comparative,  rendait  d'ailleurs  le  voyage  moins  pénible.  Il 
s'agissait  de  Taire  une  cinquantaine  de  lieues  tout  au  plus  au  milieu 
d'un  grand  concours  de  peuple  qui  rendait  la  route  moins  ennuyeuse 
et  plus  sûre.  —  Peu  m'importent  l'étang  de  Gombaconam  et  ses  eaux 
merveilleuses,  se  disait  Dévadatta;  ce  que  je  veux,  c'est  changer 
d'air  et  contempler  encore  à  mon  aise  ces  campagnes  tranquilles 
que  j'ai  parcourues  si  souvent  dans  mon  enfance.  —  Par-delà  l'é- 
tang et  le  village  de  Gombaconam,  lui  apparaissait,  sans  qu'il  se 
l'avouât,  le  gracieux  et  pur  visage  de  Nanny,  toujours  présent  à  son 
souvenir.  Une  fois  sorti  de  l'enceinte  des  pagodes  de  Chillambaram, 
il  reprit  l'entière  possession  de  lui-même,  et  marcha  d'un  pas  léger 
sur  ces  chemins  poudreux  que  remplissait  déjà  un  nombreux  cor- 
tège de  pèlerins  de  tout  âge  et  de  tout  rang.  Il  se  trouvait  enfin  au 
milieu  de  ses  semblables,  dans  la  véritable  acception  du  mot  :  c'é- 
tait l'humanité  et  non  plus  une  caste  privilégiée  qui  s'agitait  autour 
de  lui. 

A  mesure  qu'il  s'avançait,  le  flot  des  voyageurs  allait  grossissant. 
Toutes  les  misères,  toutes  les  hideuses  maladies  de  l'Inde  étaient 
représentées  dans  cette  foule  avide  de  guérison  qui  se  hâtait  vers  la 
piscine  miraculeuse.  Il  y  a  dans  le  cœur  de  l'homme  un  invincible 
besoin  de  croire  à  une  vertu  surnaturelle,  de  se  confier  en  une  Pro- 
vidence qui  veille  sur  lui  et  qui  doit  exaucer  ses  prières.  La  diffé- 
rence qui  existe  sur  ce  point  entre  les  chrétiens  et  les  idolâtres, 
c'est  que  ceux-ci  exigent  des  dieux  auxquels  ils  offrpnt  des  sacri- 
fices l'accomplissement  de  leurs  souhaits  à  heure  fixe,  sous  peine 
d'invectives  et  de  révolte,  tandis  que  ceux-là  s'humilient  par  la 
prière,  et,  se  courbant  sous  la  main  qui  les  afflige,  tâchent  de  mé- 
riter par  l'exercice  des  vertus  lès  grâces  qu'ils  demandent.  Déva- 
datta avait  connu  et  pratiqué  la  prière  qui  s'élève  du  fond  d'un 
cœur  contrit  et  touché  ;  aussi  considérait-il  avec  des  sentimens  de 
compassion  ces  milliers  de  pèlerins  courant  en  désordre ,  avec  des 
cris  confus  et  des  chants  licencieux,  vers  le  point  désiré  où  une  di- 
vinité mal  définie  devait  opérer  tant  de  miracles.  Au  fond  de  son 
âme,  il  rougissait  de  cette  crédulité  stupide  qu'il  avait  l'air  de  par- 

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538  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tager  avec  la  foule.  Tout  ce  monde  semblait  en  proie  au  vertige; 
une  force  aveugle  poussait  en  avant  ces  voyageurs  harassés  et  pou- 
dreux qui  encombraient  la  route,  pareils  à  un  troupeau  sans  pas- 
teur, peuple  abandonné  à  qui  jamais  il  n* avait  été  adressé  une  pa- 
role de  consolation.  Ému  par  ce  spectacle,  Dévadatta  s'assit  au  pied 
d*un  arbre,  et  le  discours  sur  la  montagne  lui  revint  à  la  mémoire. 
L'Évangile,  renié  par  lui,  se  montrait  à  son  intelligence  dans  sa  se- 
reine grandeur,  dans  sa  majesté  divine.  La  vie  facile  et  en  appa- 
rence si  heureuse  qu'il  avait  menée  pendant  deux  ans  dans  les  pa- 
godes de  Cfaillambaram  lui  faisait  l'efTet  d'un  songe  pénible.  Depuis 
le  jour  de  son  entrée  au  milieu  des  brahmanes,  il  ne  lui  était  pas 
arrivé  d'accomplir  une  seule  action  noble  et  désintéressée,  dont  le 
souvenir  l'élevât  à  ses  propres  yeux.  Et  les  pèlerins  souillés  de  tant 
de  fautes  honteuses  dont  ils  n'avaient  pas  conscience,  dont  ils  ne 
songeaient  pas  à  se  purifier,  défilaient  pêle-mêle,  bruyans,  hébétés, 
prodiguant  les  marques  de  leur  respectueuse  déférence  à  ce  jeune 
homme  soucieux  et  attendri,  qu'ils  prenaient  pour  un  brahmane 
orthodoxe  remerciant  les  dieux  de  l'avoir  créé  si  puissant  et  si  sage. 
Aux  voyageurs  que  la  dévotion  conduisait  vers  l'étang  de  Com- 
baconam  s'étaient  joints  des  marchands  venus  des  provinces  les 
plus  reculées  de  la  presqu'île  indienne.  Us  établirent  dans  le  voisi- 
nage un  bazar  qui  prit  bientôt  les  proportions  d'une  ville  commer- 
çante, avec  ses  longues  rues,  son  mouvement  et  son  bruit.  Les  mi- 
lans affamés  s'y  abattirent  de  toutes  parts,  cherchant  à  enlever 
jusque  dans  les  paniers  des  vendeurs  les  débris  de  poisson  salé  que 
leur  disputaient  les  corneilles,  et  de  la  pagode  du  village  sortaient 
les  singes  familiers  qui  commettaient  mille  larcins  dans  les  bouti- 
ques. Au  jour  fixé  par  l'almanach  brahmanique,  la  foule  se  préci- 
pita avec  empressement  dans  les  eaux  sacrées,  qui  ne  tardèrent  pas 
à  devenir  horriblement  troubles  :  tant  de  pécheurs  y  avaient  laissé 
les  souillures  de  leurs  âmes  et  de  leurs  corps!  Puis,  comme  il  ar- 
rive toujours  en  pareille  circonstance,  le  choléra  fit  son  appari- 
tion au  milieu  de  cette  population  agglomérée  sur  un  espace  étroit. 
Bien  des  pèlerins  moururent  à  quelques  pas  du  lieu  où  ils  étaient 
venus  chercher  la  santé;  les  autres  ne  tardèrent  pas  à  reprendre  le 
chemin  de  leur  pays,  et  le  silence  régna  de  nouveau  dans  le  village 
de  Gombaconam,  dont  l'étang  devait  rester  durant  douze  années 
privé  de  sa  vertu  miraculeuse. 

V.    —    LE    POUGOL. 

Tandis  que  le  pourohila  se  félicitait  avec  ses  collègues  de  la 
pieuse  résolution  qu'avait  prise  Dévadatta,  celui-ci  restait  à  Gom- 
baconam assez  indifférent  à  la  sainteté  du  lieu ,  et  tout  simplement 


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*  SCÈNES    ET   RÉCIT   DE   LA   VIE    HINDOUE.  539 

pour  s'y  reposer  des  fatigues  d'une  longue  marche.  Il  s'était  bien 
donné  de  garde  de  se  plonger  dans  les  eaux  malpropres  de  l'étang; 
il  ne  se  croyait  entaché  d'aucune  souillure,  et  d'ailleurs  il  lui  deve- 
nait de  plus  en  plus  impossible  de  se  conformer  aux  préceptes  de 
l'idolâtrie.  La  pensée  de  se  remettre  sous  le  joug  de  la  religion 
chrétienne  se  présentait  quelquefois  à  son  esprit;  mais  il  la  repous- 
sait comme  une  faiblesse,  et  il  évitait  de  diriger  ses  pas  du  côté  du 
village  de  Tirivelly,  dont  le  nom  seul  troublait  son  cœur.  Dévadatta 
avait  alors  vingt  ans,  et  il  y  a  dans  la  jeunesse  de  ces  momens 
où  la  liberté  d'agir  et  de  penser  apparaît  comme  le  plus  grand  des 
biens.  Cependant  il  fallait  prendre  un  parti,  rentrer  à  Chillambaram 
parmi  les  brahmanes,  ou  chercher  ailleurs  des  moyens  d'existence. 
Dégoûté  de  tout  au  début  de  la  vie,  inquiet  de  l'avenir,  ennuyé  du 
présent,  Dévadatta  s'abandonnait  à  des  accès  d'une  mélancolie  sau- 
vage qui  s'exaltait  encore  dans  la  solitude.  11  éprouvait  le  besoin 
de  se  créer  un  rôle  actif  au  milieu  de  ses  semblables  ;  mais  dans  ce 
monde  qui  l'entourait  il  ne  rencontrait  que  des  intelligences  assou- 
pies et  comme  embourbées  dans  les  traditions  confuses  que  les  siè- 
cles ont  accumulées  sur  le  sol  de  l'Inde. 

Un  soir,  errant  au  bord  d'un  ruisseau,  il  aperçut  un  Hindou  age- 
nouillé dans  l'herbe,'  qui  se  penchait  pour  aspirer  l'eau  au  travers 
d'un  linge  posé  sur  sa  bouche.  Il  s'approcha  de  lui.  —  Tu  appartiens 
à  la  secte  des  djainas^  toi  qui  crains  d'avaler  quelque  être  vivant 
contenu  dans  l'eau  de  ce  ruisseau? 

—  Oui,  répondit  l'étranger  sans  se  troubler,  tout  ce  qui  a  vie  est 
divin;  la  matière  ne  possède-t-elle  pas  la  qualité  d'être  éternelle, 
puisque  ce  qui  existe  a  toujours  existé  et  existera  toujours?  Vous 
autres  brahmanes  qui  vous  dites  orthodoxes,  vous  avez  inventé  des 
symboles  ridicules  et  repoussans!...  Vous  fatiguez  de  vos  prières 
vos  dieux  inutiles...  Dieu,  —  car  il  n'y  en  a  qu'un,  —  Dieu,  qui  est 
l'âme  suprême,  ne  prend  nul  souci  de  nos  actions;  que  lui  font  nos 
vertus  et  nos  vices? 

—  Après  la  mort  que  devient  l'homme?  demanda  Dévadatta. 

—  L'homme  ne  meurt  pas,  répliqua  le  djaïna,  il  recommence  une 
autre  vie,  et  selon  que  ses  actions  ont  été  bonnes  ou  mauvaises, 
il  monte  ou  descend  dans  l'échelle  des  êtres...  Celui  qui  pourrait 
atteindre  à  un  état  parfait  de  pureté,  —  mais  il  n'y  en  a  plus  de 
nos  jours!  —  finirait  par  s'absorber  dans  le  grand  Tout,  et  alors  il 
cesserait  de  tourner  dans  le  cercle  des  existences  terrestres... 

Ayant  ainsi  parlé,  le  djaïna  s'éloigna  à  pas  lents,  dans  l'attitude 
d'un  sage  qui  a  le  sentiment  de  sa  supériorité.  —  Si  ce  que  dit  ce 
sectaire  est  vrai,  pensa  Dévadatta,  le  dernier  mot  de  cette  vie  sans 
cesse  renouvelée  sera  le  néant,  et  la  vertu  n'aura  d'autre  récom- 
pense que  de  nous  y  faire  arriver  plus  vite  I  Idée  consolante  en  vé- 


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540  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rite,  et  bien  faite  pour  soutenir  Thomme  dans  ses  jours  d'angoisses 
et  de  douleurs! 

Ainsi  songeait  Dévadatta,  en  proie  au  découragement.  Il  écrasait 
sous  ses  pieds  avec  une  colère  concentrée  les  petits  insectes  qui  se 
mouvaient  dans  Therbe,  comme  si  ces  pauvres  êtres  étaient  respon- 
sables du  dogme  de  l'anéantissement  final  tant  prôné  par  les  djainas. 

—  Mourez,  disait-il  avec  un  sourire  ironique,  mourez,  créatures  in- 
formes, pour  renaître  encore;  en  vous  détruisant  ainsi,  je  hâte  le 
moment  de  votre  délivrance  ! 

Et  il  allait  toujours,  suivant  le  bord  du  ruisseau  profond  et  en- 
caissé qui  roulait  au  milieu  des  pierres  ses  eaux  écumeuses.  Une 
solitude  profonde  Tenvironnait,  la  nuit  s'étendait  sur  les  campagnes 
coupées  de  buissons  arrondis  et  de  palmiers  élancés,  dont  les  pa- 
naches, agités  par  la  brise,  semblaient  autant  d'oiseaux  battant  de 
l'aile.  Les  chacals  commençaient  à  glapir  autour  des  villages;  c'était 
l'heure  où  une  vague  terreur  s'empare  de  l'esprit  des  timides  Hin- 
dous, et  Dévadatta,  qui  cherchait  à  s'élever  par  la  pensée  au-dessus 
de  ce  monde  de  misères  en  sondant  les  problèmes  de  la  vie  et  de 
la  mort,  éprouvait,  lui  aussi,  une  secrète  épouvante.  Tout  à  coup 
des  feux  de  joie  éclatèrent  du  milieu  des  pagodes  que  renferme  l'é- 
tang de  Combaconam,  et  des  cris  joyeux  se  firent  entendre  :  on  célé- 
brait la  grande  fête  du  solstice  d'hiver,  la  fête  du  PongoL  Le  mois 
qui  précède  cette  époque  si  vivement  attendue ,  mois  entièrement 
composé  de  jours  néfastes,  venait  enfin  de  s'achever,  et  les  Hin- 
dous, délivrés  des  craintes  qui  les  avaient  assiégés  durant  ces  ter- 
ribles semaines,  s'abandonnaient  à  la  plus  bruyante  allégresse.  Le 
premier  des  trois  jours  consacrés  à  cette  fête,  on  se  visite,  on  se 
fait  des  présens;  ce  ne  sont  partout  que  divertissemens  et  plaisirs. 

—  Il  y  a  donc  des  gens  heureux,  des  gens  qui  s'amusent  dans  ce 
monde  de  douleur  et  d'ennui?  se  dit  Dévadatta  en  se  dirigeant  vers 
le  village.  Une  nouvelle  année  va  commencer,  qu'y  a-t-il  donc  là  de 
si  réjouissant? 

Il  se  mit  à  parcourir  le  village,  et  l'aspect  des  visages  rayonnans 
de  bonheur  lui  fit  faire  un  retour  sur  lui-même.  Deux  fois  j'ai  connu 
la  joie,  pensa-t-il,  dans  l'austérité  et  dans  les  plaisirs,  auprès  du 
père  Joseph  et  dans  les  pagodes  de  Chillambaram ,  dans  le  bien  et 
dans  le  mal...  L'homme  peut  donc  se  lasser  de  tout,  de  la  vertu  et 
du  vice?...  Aujourd'hui  toutes  ces  démonstrations  me  fatiguent  et 
m'irritent.  Je  n'ai  plus  de  famille,  je  suis  sans  amis  ;  aucun  lien  sé- 
rieux ne  m'unit  b.u  pourohitûy  qui  a  voulu  m'attacher  à  lui  par  un 
mensonge;  celui  qui  m'unissait  à  mon  premier  maître  et  aux  gens 
de  Tirivelly  est  à  jamais  rompu...  Sur  cette  terre  de  l'Inde,  qui  est 
ma  patrie,  me  voilà  seul. . . 

Ces  amères  réflexions  lui  arrachèrent  quelques  larmes;  quand 


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SCENES   ET   RECIT   DE   LA   VIE   HINDOUE.  541 

tout  était  en  fête  autour  de  lui,  il  demeurait  plongé  dans  une  rê- 
verie douloureuse.  Le  lendemain,  il  y  eut  dans  le  village  une  ani- 
mation plus  grande  encore;  c'était  le  jour  où  Ton  célèbre  le  premier 
pas  que  fait  le  soleil  vers  Thémisphère  boréal.  Les  femmes  mariées 
vont  se  purifier  dans  des  étangs  où  elles  se  plongent  avec  leurs  vê- 
temens,  et,  sortant  de  l'eau  toutes  mouillées,  elles  font  cuire  en  plein 
air  du  riz  mêlé  avec  du  lait.  Il  faut  voir  toutes  ces  mères  de  famille, 
penchées  sur  le  vase  qui  chauffe,  guetter  le  premier  signe  d'ébuUi- 
tion.  Dès  que  le  riz  commence  à  bouillir,  de  grands  cris  retentissent, 
et  les  mots  pongolj  o  pongoll  (il  bout,  oui,  il  bout!),  répétés  par 
toutes  ces  voix  féminines,  annoncent  à  la  population  impatiente  la 
fameuse  nouvelle.  Chaque  femme  alors  enlève  le  vase  où  le  riz  a 
bouilli,  on  le  porte  dans  le  temple,  devant  l'idole,  à  qui  l'on  offre 
une  partie  de. cette  nourriture  sacrée;  une  autre  partie  est  donnée 
aux  vaches,  et  les  gens  de  la  maison  se  partagent  le  reste.  Alors  on 
se  visite  encore ,  on  s'aborde  en  se  demandant  si  le  riz  a  bouilli ,  et 
chacun  de  répondre  avec  exaltation  :  Pongolj  pongoll  (il  a  bouilli!) 
Le  jour  suivant,  les  femmes  cèdent  la  place  aux  hommes,  et  une 
nouvelle  cérémonie  s'accomplit,  plus  variée ,  plus  divertissante  que 
celle  de  la  veille.  Dans  un  grand  vase  rempli  d'eau,  on  jette  de  la 
poudre  de  curcuma,  de  la  graine  de  l'arbre  appelé /?«râr/y  et  des 
feuilles  de  margousier;  après  avoir  bien  mêlé  ensemble  ces  trois 
substances,  on  en  arrose  les  bœufs  et  les  vaches,  dont  on  fait  trois 
fois  le  tour. 

Tous  les  habitans  de  la  maison,  —  moins  les  femmes,  qui  sont 
exclues,  —  se  placent  successivement  aux  quatre  points  cardinaux 
et  exécutent  quatre  fois  devant  les  animaux  qu'ils  viennent  d'as- 
perger la  grande  salutation,  qui  consiste  à  se  prosterner  à  terre 
tout  de  son  long.  Puis  on  s'applique  à  peindre  les  cornes  des  vaches 
de  toute  sorte  de  couleurs,  on  leur  suspend  au  cou  des  guirlandes 
de  feuillages  verts  entremêlés  de  fleurs;  à  ces  guirlandes  sont  at- 
tachés des  gâteaux,  des  cocos,  des  fruits  de  diverses  espèces.  Les 
vaches,  troublées  par  les  honneurs  qu'on  leur  rend,  épouvantées 
par  les  objets  sans  nombre  dont  on  a  chargé  leurs  cornes,  se  dé- 
battent et  dispersent  autour  d'elles  les  fruits,  les  gâteaux,  les  fleurs, 
les  branches  d'arbres.  Alors  la  foule  ramasse  ces  précieux  débris  et 
les  mange  avidement  comme  une  manne  sacrée.  Il  y  a  dans  cette 
fête  quelque  chose  de  touchant  et  de  grotesque.  N'est-il  pas  juste 
que  les  bœufs,  après  les  travaux  du  labourage,  reçoivent  les  hom- 
mages de  ceux  dont  ils  ont  préparé  la  récolte  ?  Et  les  vaches,  qui 
par  leur  lait  fournissent  une  nourriture  abondante  et  saine  aux  po- 
pulations si  sobres  de  l'Inde,  n'ont-elles  pas  le  droit  de  se  voir  pa- 
rées, attifées,  traitées  avec  égard  au  moins  un  seul  jour  dans  l'année 


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5A2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  les  laboureurs  dont  elles  font  la  richesse?  Mais  ces  pauvres  ani- 
maux, que  ne  tourmentent  ni  le  sentiment  de  la  vanité  ni  celui  de 
la  coquetterie,  se  montrent  peu  sensibles  aux  honneurs  qu'on  leur 
rend.  L'œil  hébété,  la  langue  pendante,  ils  s'en  vont  au  hasard, 
beuglant  et  galopant,  embarrassés  dans  leur  course  par  ces  ome- 
mens  importuns  qu'ils  ont  hâte  de  jeter  au  vent.  Les  idolâtres  ont 
beau  les  honorer  comme  des  divinités,  se  prosterner  dans  la  pous- 
sière devant  eux  et  regarder  comme  sacré  tout  ce  qui  sort  de  leur 
corps  :  ces  honnêtes  quadrupèdes  ne  se  montrent  ni  plus  fiers,  ni 
moins  gauches  dans  leurs  allures. 

Mêlé  à  la  foule,  Dévadatta  suivait  d'un  œil  moins  attristé  cette 
fête  pastorale,  naïve  et  décente  à  ses  débuts  :  il  caressait  au  pas- 
sage les  vaches  effarouchées  qui  s'arrêtaient  par  instans,  baissaient 
la  tête  et  frappaient  la  terre  de  leurs  pieds  fourchus;  mais  bientôt  de 
nouveaux  cris  se  firent  entendre  :  Aux  champs,  aux  champs  les 
vaches!  C'était  la  folie  qui  succédait  à  la  joie.  Les  vaches,  conduites 
en  troupe  hors  du  village  par  toute  la  population  rassemblée,  furent 
poussées  de  droite  et  de  gauche  à  travers  la  campagne.  Un  tapage 
assourdissant  de  gongs,  de  trompettes,  de  tambours  de  toute  forme, 
ébranla  les  échos  des  collines,  et  les  pauvres  bêtes  épouvantées  se 
dispersèrent  en  désordre,  foulant  les  récoltes,  culbutant  les  clôtures 
des  champs.  Qu'elles  s'en  aillent  paître  où  bon  leur  semble,  qu'elles 
commettent  toute  sorte  de  dégâts  dans  les  cultures;  elles  sont  libres, 
personne  n'osera  les  arrêter  dans  leur  fuite.  Puis,  quand  les  vaches 
ont  disparu,  chassées  à  grand  bruit  par  ceux-là  mêmes  qui  se  pro- 
sternaient devant  elles  quelques  heures  auparavant,  les  idoles  sont 
retirées  du  sanctuaire  et  promenées  solennellement  sur  leurs  chars 
au  son  de  cette  même  musique  infernale  qui  a  effrayé  le  bétail.  Les 
danseuses  du  temple  marchent  en  tête  du  cortège.  Cette  fois  la  folie 
fait  place  au  délire,  qui  se  trahit  dans  les  poses  effrontées  de  ces 
femmes,  devenues  le  point  de  mire  de  tous  les  regards,  car  elles 
sont  toujours  choisies  parmi  les  plus  jeunes  et  les  plus  jolies.  Tandis 
qu'elles  édifient  la  foule  par  leurs  chants  voluptueux,  on  s'occupe 
de  ramener  les  vaches  à  l'étable,  puis  l'idole  est  remisée,  et  la  fête 
du  pongol  se  termine  au  milieu  des  acclamations  de  ce  peuple 
idolâtre,  fatalement  épris  d'un  culte  qui  n'omet  jamais  dans  ses  cé- 
rémonies de  flatter  la  sensualité  et  d'exciter  les  passions. 

Le  lendemain,  tout  rentrait  dans  le  calme,  et  les  laboureurs  al- 
laient reprendre  leurs  travaux  interrompus  depuis  trois  jours,  lors- 
qu'une rumeur  sinistre  se  répandit  dans  le  village  de  Combaconam. 
Un  grand  crime,  disait-on,  avait  été  commis  durant  la  nuit.  Parmi 
les  vaches  décorées  la  veille  avec  tant  de  soin ,  puis  lancées  dans  la 
campagne,  il  en  manquait  une,  et  la  bête  sacrée  avait  été  tuée  par 


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SCÈNES    ET   RÉCIT   DE   LA   VIE    HINDOUE.  543 

les  chrétiens  de  Tirivelly  !  Les  brahmanes,  prenant  parti  pour  l'a- 
nimal objet  de  leur  vénération,  jetèrent  des  cris  de  détresse,  la  po- 
pulation s'assembla  tumultueusement.  Il  fut  résolu  que,  pour  venger 
les  dieux  outragés  par  le  meurtre  d'une  vache,  on  marcherait  contre 
les  chrétiens  auteurs  de  cet  odieux  sacrilège.  L'indignation  était  à 
son  comble;  une  animation  extraordinaire  régnait  dans  le  village  et 
dans  les  environs.  Dévadatta  ne  put  s' empocher  de  sourire  d'abord 
à  la  vue  de  cette  colère  subite  qui  changeait  en  furieux  les  paisibles 
habitans  de  Gombaconam  au  lendemain  de  la  joyeuse  fête  du  pon- 
gol;  mais  il  ne  tarda  point  à  se  convaincre  que  la  foule,  excitée  par  les 
brahmanes,  pourrait  bien  se  porter  aux  dernières  extrémités.  Cette 
pensée  l'effraya,  et  il  sortit  spontanément  de  la  neutralité  dans  la- 
quelle il  trouvait  plus  facile  de  se  tenir  renfermé.  Pour  qui  allait-il 
prendre  parti  dans  cette  lutte  du  plus  fort  contre  le  plus  faible? 

La  population  exaspérée  se  disposait  à  se  mettre  en  marche  pour 
aller  châtier  les  chrétiens,  lorsque  Dévadatta  s'avança  hardiment  : 
—  Êtes- vous  sûrs  que  les  gens  de  Tirivelly  ont  commis  le  crime 
dont  vous  les  accusez?  demanda-t-il.  De  sauvages  clameurs  lui  ré- 
pondirent, et  il  comprit  tout  de  suite  qu'il  était  impossible  d'arrêter 
ce  peuple  excité  par  ses  brahmanes  et  avide  de  vengeance.  Faisant 
alors  un  geste  solennel  :  —  Eh  bien!  dit-il,  suivez-moi...  Dévadatta 
était  jeune,  alerte;  d'un  pas  rapide  il  s'avance  seul  en  avant,  poussé 
par  le  courageux  désir  non  d'attaquer  le  premier,  mais  de  sauver, 
s'il  se  peut,  les  gens  de  Tirivelly.  Ne  les  connaît-il  pas  tous?  ne  les 
a-t-il  pas  longtemps  nommés  ses  frères?...  N'a-t-il  pas  appris  au 
milieu  d'eux  que  la  vraie  grandeur  consiste  à  se  dévouer  pour  le 
salut  d'autrui?...  Il  ne  se  demande  point  si  la  foi  qu'il  a  désertée 
s'est  tout  à  coup  ranimée  dans  son  cœur,  si  ce  n'est  pas  la  charité 
qui  le  guide.  11  vole  vers  ce  village  sans  défense,  qu'une  horde 
aveugle,  dans  sa  haine  veut  envahir  et  saccager.  Là  est  Nanny,  la 
jeune  fille  qu'il  n'a  pu  oublier,  et  devant  laquelle  il  n'osait  plus  re- 
paraître, et  lui,  qui,  la  veille  encore,  découragé,  ennuyé  du  présent 
et  redoutant  l'avenir,  flottait  au  gré  de  ses  rêves  attristés,  le  voilà 
plein  d'énergie  :  il  n'hésite  plus.  Du  fond  de  sa  conscience  qui  som- 
meillait, une  voix  s'est  élevée  qui  lui  crie  :  Déodat,  tes  frères  t'ap- 
pellent! 

Les  habitans  de  Tirivelly  ne  soupçonnaient  rien  de  ce  qui  se  tra- 
mait contre  eux;  ils  n'avaient  pas  même  repoussé  les  vaches  errantes 
que  le  vacarme  delà  musique  païenne  avait  chassées  jusque  sur  leur 
territoire.  C'était  fête  aussi  chez  eux  ce  jour-là,  c'était  la  grande 
fête  de  la  Noël,  et,  tous  réunis  dans  l'église,  ils  la  célébraient  pieu- 
sement. L'office  allait  finir,  lorsque  Dévadatta,  qui  n'avait  pas  un 
seul  instant  ralenti  sa  course  précipitée,  parut  devant  la  porte  du 


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bhh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temple  chrétien.  A  ce  moment,  le  père  Joseph  levait  la  main  pour 
bénir  les  fidèles  agenouillés;  sa  voix  défaillante  se  faisait  à  peine 
entendre  au  milieu  du  silence,  il  tenait  les  yeux  levés  vers  le  ciel. 
Quand  il  les  abaissa  sur  la  foule,  un  cri  s'échappa  de  sa  poitrine  : 
—  Pas  d'idolâtre  ici!... 

Dévadatta  haletant,  le  front  couvert  de  sueur,  inclina  sa  tête,  et 
d'une  voix  émue  :  —  Padre^  s'écria-t-il,  et  vous  tous,  frères,  écou- 
tez-moi !  L'ennemi  arrive,  vous  êtes  perdus  I 

En  un  instant,  l'église  fut  vide  :  Déodat,  c'est  Déodat,  répétait-on 
de  tous  côtés,  et  les  chrétiens  se  pressaient  autour  du  père  Joseph, 
qui  s'entretenait  avec  son  ancien  disciple.  La  vieille  Monique  était 
là,  debout,  transie  de  crainte,  serrant  dans  ses  bras  la  petite  Nanny, 
qui  fixait  ses  yeux  troublés  sur  Dévadatta. 

—  Nous  n'avons  pas  tué  la  vache  dont  tu  parles,  dit  tout  à  coup 
un  laboureur;  arrivée  sur  le  territoire  de  notre  village,  elle  s'est  em- 
barrassée dans  un  buisson,  et  cette  nuit  les  chacals  l'ont  attaquée, 
voilà  la  vérité... 

—  Le  temps  presse,  mesenfans,  interrompit  le  père  Joseph;  nous 
ne  ferons  pas  entendre  raison  à  ces  païens...  Que  chacun  de  vous 
s'enfuie  dans  la  campagne  en  emportant  ce  qu'il  a  de  plus  précieux. 

—  Padrey  dit  Dévadatta,  vous  êtes  accablé  par  l'âge,  comment 
pourrez-vous  fuir? 

—  Moi,  répondit  le  vieillard,  je  resterai;  que  mon  troupeau 
échappe  à  la  mort,  et  je  mourrai  tranquille... 

Tandis  que  les  gens  de  Tirivelly  se  dispersaient  au  loin,  ceux  de 
Gombaconam  commençaient  à  paraître;  un  nuage  de  poussière  en- 
veloppait la  troupe  ennemie,  conduite  par  les  brahmanes.  Quand 
l'église  du  village  chrétien  se  montra  à  leurs  regards,  ceux-ci  écla- 
tèrent en  invectives. 

—  Voilà  leur  prêtre,  s'écrièrent-ils  en  montrant  du  doigt  le  père 
Joseph,  voilà  celui  qui  a  fait  tout  le  mal!  Tiens-le  bien,  Dévadatta! 
Mort  à  celui  qui  a  tué  la  vache... 

—  Mais  toi,  demanda  le  père  Joseph  à  son  ancien  disciple,  que 
fais-tu  à  mes  côtés?  Ne  vois-tu  pas  qu'ils  vont  tourner  contre  moi 
toute  leur  fureur?  Retire-toi... 

—  Ote-toi  de  là,  Dévadatta,  s'écrièrent  à  leur  tour  les  brah- 
manes ;  les  pierres  lancées  par  ceux  qui  nous  suivent  vont  pleuvoir 
sur  toi. 

—  Qu'ils  frappent,  répondit  Dévadatta  en  couvTant  de  son  corps 
le  vieux  prêtre,  et  vous-mêmes,  frappez  aussi;  je  ne  bougerai  pas 
de  cette  place.  En  vérité,  je  vous  dis  que  les  chrétiens  n'ont  pas 
commis  la  faute  que  vous  leur  reprochez,  la  vache  a  été  dévorée 
par  les  bêtes  sauvages. 


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SCENES   ET   RECIT  DE   LÀ   YIE   HINDOUE.  5&& 

—  Mensonge,  mensonge  !  répétèrent  les  brahmanes  et  ceux  qui 
les  entouraient.  C'est  une  ruse  pour  nous  éloigner...  Dévadatta,  tu 
n'es  qu'un  traître!... 

Les  gens  de  Gombaconam  n'étaient  pas  venus  de  si  loin  pour  re- 
noncer à  leur  vengeance;  quelques-uns  mirent  le  feu  aux  premières 
cabanes  du  village,  d'autres  ramassèrent  des  pierres  pour  les  lancer 
sur  le  père  Joseph.  Une  grêle  de  cailloux  siffla  dans  l'air,  mais  aucun 
ne  porta;  cette  foule  aveuglée  par  la  passion  dirigeait  ses  coups  au 
hasard.  Le  père  Joseph  fit  le  signe  de  la  croix. 

—  Il  a  fait  un  geste  pour  invoquer  son  Dieu,  dirent  quelques 
Hindous;  mais  nos  divinités  sont  plus  puissantes  que  la  sienne!  — 
Parlant  ainsi,  ils  renouvelèrent  leur  attaque,  et  Dévadatta,  atteint 
au  front,  tomba  aux  pieds  du  père  Joseph,  rougissant  la  terre  de 
son  sang. 

A  cette  vue,  les  assaillans  épouvantés  prirent  la  fuite  ;  celui  qui 
gisait  sanglant  devant  eux  était  lui-même  un  brahmane,  et  pour 
venger  la  mort  d'un  animal  sacré  ils  avaient  frappé  un  deux  fois 
néy  une  image  vivante  de  la  divinité!  Ils  abandonnèrent  donc  le 
champ  de  bataille,  honteux  et  déconcertés  comme  des  vaincus.  Une 
terreur  superstitieuse  s'était  emparée  de  ces  Hindous  à  l'esprit  mo- 
bile, plus  sujets  que  les  autres  peuples  aux  paniques  subites. 

Dès  que  l'ennemi  commença  de  battre  en  retraite,  les  chrétiens 
se  hâtèrent  de  rentrer  au  village  pour  éteindre  le  feu  qui  consumait 
çà  et  là  quelques  chaumières.  Penché  sur  le  blessé,  le  père  Joseph 
cherchait  à  étancher  le  sang  qui  coulait  du  front  de  celui-ci.  Mo- 
nique accourut  vers  le  padre^  et,  voyant  le  jeune  homme  à  terre  et 
sans  mouvement,  elle  appela  quelques  femmes  qui  l'aidèrent  à 
l'emporter  dans  sa  maison. 

—  Déodat,  mon  cher  enfant,  toi  que  j'ai  bercé  tout  petit  dans 
mes  bras!  disait-elle  en  versant  des  larmes... 

Déodat  rouvrit  les  yeux  et  prit  les  mains  de  la  vieille  Monique, 
qui,  à  force  de  laver  le  sang  dont  son  front  était  couvert,  en  avait 
effacé  les  trois  lignes  symbole  de  l'idolâtrie.  —  Ma  mère,  dit-il 
d'une  voix  faible,  vous  m'aimez  donc  toujours?... 

—  Mon  cher  fils,  dit  le  père  Joseph  en  s'approchant  de  lui,  il  ne 
s'est  pas  passé  un  seul  jour  que  ton  nom  n'ait  été  prononcé  dans 
nos  prières!...  Mais  garde  le  silence;  ta  blessure  demande  du  repos 
et  des  soins. 

Pendant  une  semaine,  la  vie  de  Déodat  fut  en  danger.  Monique, 
assise  près  de  lui,  le  veillait  avec  une  sollicitude  maternelle,  et 
souvent,  lorsqu'il  était  endormi,  Nanny,  s'approchant  doucement 
de  la  porte,  venait  demander  des  nouvelles  de  celui  qu'elle  n'osait 
plus  nommer  son  frère.  La  jeune  fille  était  devenue  grande;  mo- 

TOJci  L.  —  1864.  35 


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546  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

destement  vêtue  de  la  longue  pièce  de  toile  qui  couvre  les  chré- 
tiennes de  rinde  depuis  l'épaule  jusqu'à  la  cheville,  elle  se  faisait 
remarquer  au  milieu  de  ses  compagnes  par  la  grâce  naïve  de  son 
maintien.  Cette  dignité  un  peu  sauvage,  particulière  aux  femmes  de 
l'Inde,  était  tempérée  en  elle  par  l'effet  d'une  éducation  chrétienne; 
on  eût  dit  une  antilope  des  djungles,  mais  apprivoisée,  quoique 
timide  encore.  Sa  peau  d'un  brun  foncé  avait  juste  assez  de  transpa- 
rence pour  que  la  rougeur  causée  par  l'émotion  se  laissât  deviner 
sur  ses  joues.  Aussi,  lorsque  Dévadatta,  —  redevenu  le  Déodat  des 
premiers  jours  pour  tous  ses  anciens  amis,  —  commença  enfin  à  se 
remettre  de  sa  blessure,  il  demeura  comme  ébloui  par  les  charmes 
de  la  jeune  fille  :  la  convalescence  est  un  temps  propice  aux  senti- 
mens  doux  et  affectueux.  Les  furtives  et  discrètes  apparitions  de 
Nanny  ne  firent  que  rendre  plus  vif  encore  l'amour  qu'il  éprouvait 
pour  elle. 

Cependant  on  s'inquiétait  à  Chillambaram  de  l'absence  prolongée 
de  Dévadatta.  Un  jour  qu'il  était  assis  sur  le  seuil  de  la  porte,  au- 
près de  la  vieille  Monique,  le  pourohita  se  montra  tout  à  coup  de- 
vant lui.  —  Salut  à  toi,  Dévadatta!  lui  dit-il;  je  suis  venu  pour 
t' emmener...  Es-tu  en  état  de  me  suivre? 

—  Ma  blessure  est  en  voie  de  guérison,  répondit  le  jeune  homme; 
mais  je  ne  vous  suivrai  pas. 

—  Insensé,  dit  le  pourohita^  n'esrtu  pas  mon  fils  par  la  voie  de 
l'adoption?...  Nous  t'attendons  tous  là-bas. 

—  Non,  répliqua  Déodat,  aucun  lien  sérieux  ne  m'unit  à  vous... 
Vous  avez  usé  de  fratide  pour  me  retenir  dans  vos  pagodes. 

—  Ingrat,  fils  ingrat!  s'écria  le  pourohita,  ne  t'ai-je  pas  déclaré 
héritier  de  mes  biens?  N'as-tu  pas  joui  près  de  moi  de  tous  les  bon- 
heurs de  la  vie  ? 

—  Hélas!  ce  que  vous  dites  est  vrai,  répondit  le  jeune  homme  : 
vous  m'avez  associé  à  votre  existence  agréable  et  facile  ;  mais  en- 
core une  fois  je  ne  puis  vous  appartenir... 

Puis,  le  père  Joseph  ayant  paru  sur  le  seuil  de  la  porte  :  —  Te- 
nez, ajouta-t-il,  voilà  mon  père,  et  cette  femme  vénérable  qui  m'a 
élevé  avec  tant  de  tendresse,  cette  femme  est  vraiment  ma  mère. 

— 11  est  fou!  murmura  le  pourohita...  On  l'a  ensorcelé  ici!... 
Voyons,  Dévadatta,  fils  de  brahmane  par  la  naissance  et  par  l'adop- 
tion, veux-tu  pourrir  dans  ce  misérable  hameau? 

—  Je  veux  y  vivre.  Ici  on  sait  aimer  ses  semblables... 

—  Prends  garde,  interrompit  le  pourohita  d'un  ton  de  colère, 
nous  saurons  bien  t' arracher  de  ce  lieu  où  tu  as  causé  tant  de  scan- 
dale à  toute  notre  caste!...  Ceux  de  Combaconam  avaient  raison  de 
le  dire  :  tu  as  perdu  la  tête,  et  tu  as  juré  de  nous  couvrir  de  honte. 


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SCÈNES  ET  RÉCIT  DE  LA  VIE  HINDOUE.  547 

—  Je  VOUS  l'ai  déclaré  au  nom  de  ma  conscience  et  avec  la  pléni- 
tude de  ma  raison,  reprit  tranquillement  Déodat,  j'ai  retrouvé  ici  la 
famille  que  vos  conseils  perfides  m'avaient  fait  abandonner,  je  ne  la 
quitterai  plus  désormais.  Oui,  j'ai  près  de  moi  dans  ce  village  un 
père  et  une  mère;  tous  les  habitans  de  Tirivelly  sont  pour  moi  des 
.frères,  entendez-vous? 

Le  pourohita  demeurait  confondu  de  tant  de  folie  et  d'audace.  A 
ses  yeux,  Déodat  n'était  qu'un  fou,  et  il  s'éloigna  en  répétant  :  — 
Pauvre  insensé!  Tu  renaîtras  dans  le  corps  d'un  hibou,  et  tu  pous- 
seras la  nuit  à  travers  les  forêts  ce  cri  sinistre  qui  ressemble  à  la 
Toix  d'un  désespéré. 

—  Ma  mère,  dit  Déodat  à  la  vieille  Monique,  tandis  que  le  brah- 
mane se  retirait  avec  une  lenteur  affectée,  et  vous,  padre^  vous 
avez  entendu  mes  paroles...  Voulez-vous  de  moi?  me  pardonnez- 
vous  ma  fuite  en  pays  ennemi?...  Oui;  eh  bien!  un  mot  encore... 
Nanny  a  été  pour  moi  une  sœur;  dites-lui  que  je  l'aime  autrement 
désormais... 

—  Mon  fils,  dit  le  père  Joseph,  tu  ne  serais  pas  en  sûreté  parmi 
nous;  il  faut  que  tu  t'éloignes  pour  quelque  temps... 

—  Oh!  mon  Dieu,  fépliqua  Déodat,  m'en  aller  d'ici! 

—  Oui,  pour  un  temps,  il  le  faut.  Tu  reviendras,  mon  enfant... 
Si  je  suis  mort,  car  ma  fin  approche,  la  bonne  Monique  te  recevra 
une  fois  encore  sous  son  toit...  Mais  non,  ton  absence  ne  sera  pas 
longue;  tu  reviendras  bientôt,  Déodat,  et  j'espère  que  je  pourrai, 
avant  de  fermer  les  yeux,  bénir  ton  union  avec  celle  que  tu  choisis 
pour  ta  compagne. 

Les  prévisions  du  père  Joseph  se  réalisèrent.  Après  quelques  mois 
d'absence,  Déodat  revint  à  Tirivelly.  La  colère  des  brahmanes  s'é- 
tait apaisée;  d'ailleurs,  pour  se  consoler  de  leur  défaite,  ils  firent 
semblant  de  croire  que  Déodat  était  réellement  fou.  Ils  le  répétèreot 
si  souvent  qu'ils  finirent  peut-être  par  se  le  persuader.  Le  père  Jo- 
seph, accablé  d'années,  put  unir  par  le  lien  indissoluble  du  mariage 
Déodat  et  Nanny,  et  peu  de  jours  après  il  s'éteignit  doucement  au 
milieu  des  larmes  et  des  bénédictions  de  tous  ses  chers  enfans  de 
Tirivelly.  Avant  de  mourir,  il  avait  songé  à  placer  convenablement 
le  jeune  couple.  Un  emploi  honorable  attendait  Déodat  dans  la  ville 
de  Pondichéry.  Le  jour  fixé  pour  le  départ,  un  petit  chariot  cou- 
vert, attelé  de  deux  bœufs  blancs  aux  fines  cornes,  au  dos  bossu, 
fut  amené  devant  la  porte  :  c'était  l'équipage  qui  allait  conduire 
Déodat  et  sa  femme  dans  la  capitale  des  établissemens  français.  La 
vieille  Monique,  désormais  trop  âgée  pour  continuer  à  Tirivelly  ses 
pieuses  fonctions  de  mère  des  pauvres  et  des  orphelins,  suivit  les 
jeunes  époux.  Elle  prit  place  au  fond  du  chariot,  à  côté  de  Nanny. 


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hhS  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

Déodat,  assis  sur  le  timon,  les  jambes  croisées,  excitait  les  bœufs 
du  geste  et  de  la  voix.  De  temps  à  autre  il  tournait  la  tête  en  ar- 
rière pour  regarder  Nanny,  qui  lui  répondait  par  un  sourire.  Ils 
voyagèrent  ainsi  à  petites  journées.  Ghillambaram  se  trouvait  sur 
leur  route;  mais  Déodat  eut  soin  d'y  passer  pendant  la  nuit:  le  sou- 
venir du  séjour  qu'il  y  avait  fait  lui  était  devenu  insupportable. 
Après  avoir  traversé  le  gros  village  de  Cuddalore,  planté  de  beaux 
arbres,  et  la  rivière  d'Ariacouppam,  dont  les  rives  sablonneuses 
sont  semées  de  palmiers  sauvages,  le  chariot  roula  sur  la  grande 
route  ombragée  qui  annonce  les  abords  de  Pondichéry.  Tout  à  coup 
un  sourd  murmure  retentit  aux  oreilles  de  Nanny,  et  une  immense 
étendue,  aussi  bleue  que  le  ciel,  se  déploya  à  ses  regards  surpris. 

—  Qu'est  cela?  demanda-t-elle  en  se  penchant  vers  Déodat. 

—  C'est  la  mer,  répondit-il. 

—  Et  ce  qui  flotte  là-bas? 

—  C'est  le  pavillon  de  la  France ,  du  pays  qui  nous  a  envoyé 
notre  meilleur  ami.  Pauvre  père  Joseph!... 

Quelques  momens  après,  le  chariot  débouchait  sur  la  magnifique 
place  au  milieu  de  laquelle  s'élève  le  palais  du  gouverneur.  Déodat, 
faisant  tourner  à  gauche  ses  petits  bœufs  fringans,  se  dirigea  vers 
cet  assemblage  confus  de  maisons  blanches  et  de  huttes  sombres,  à 
moitié  cachées  sous  les  cocotiers  et  les  manguiers,  que  l'on  nomme 
la  ville  noire  y  et  il  s'arrêta  tout  près  de  l'église  des  missions,  de- 
vant une  porte  marquée  d'une  croix.  C'était  la  demeure  de  l'évêque 
et  le  presbytère.  La  vieille  Monique  y  fut  accueillie  avec  les  égards 
dus  à  ses  vertus  et  à  son  âge,  Déodat  et  Nanny  avec  l'intérêt  qu'in- 
spire un  jeune  couple  qui  s'aime;  puis  on  les  conduisit  dans  la  mai- 
son qui  leur  avait  été  préparée,  habitation  gracieuse  et  simple, 
adossée  à  un  jardin  où  mûrissaient  les  bananes,  les  pamplemousses 
et  les  cocos.  11  y  avait  là  encore  autour  d'eux  des  pagodes  où  se  cé- 
lébraient les  fêtes  tumultueuses  du  paganisme;  mais  le  bruit  de  ces 
cérémonies  extravagantes  ne  troublait  plus  l'imagination  calmée  du 
néophyte.  Déodat,  installé  tout  le  jour  chez  un  négociant  dont  il 
écrivait  les  comptes  en  tamoul  et  en  français,  maniant  le  calame  et 
la  plume  avec  une  égale  aisance,  rentrait  chaque  soir  plein  de  joie 
dans  sa  paisible  retraite,  où  il  était  sûr  de  retrouver  les  deux  grands 
biens  de  la  vie,  l'affection  d'une  mère  et  la  tendresse  d'une  femme 
sûmée. 

Th.  Pavie. 


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NAPLES 


ET   LE    BRIGANDAGE 


DE  1860  A  1864 


I. 

L'ancien  Môle  de  Naples,  avant  la  chute  du  gouvernement  des 
Bourbons,  était  le  rendez-vous  des  lazzaroniy  qui  s'y  assemblaient 
après  la  pêche  et  le  repas  quotidien  pour  se  reposer,  faire  leurs 
dévotions,  se  distraire,  attroupés  autour  du  prêtre  ambulant  ou  de 
Polichinelle,  quand  ils  ne  dormaient  pas  au  soleil  dans  leurs  grands 
paniers  d'osier;  mais  si  l'improvisateur,  le  chante -histoires  arri- 
vait, brandissant  sa  béquille  en  signe  de  commandement,  Polichi- 
nelle et  le  prêtre  perdaient  aussitôt  leur  auditoire.  Les  enfans  quit- 
taient leups  jeux,  le  pêcheur  était  debout,  son  panier  sur  l'épaule; 
la  fille  du  bord  de  l'eau,  la  marinarelley  accourait  avec  sa  chaise  et 
sa  quenouille,  et  cette  foule  bruyante,  apaisée  par  enchantement,  se 
pressait  autour  du  conteur  merveilleux,  suspendue  tout  entière  à 
ses  paroles,  tandis  que  derrière  elle,  à  travers  la  forêt  de  mâts  sor- 
tant du  port,  bleuissait  la  double  tête  immobile  et  comme  attentive 
du  Vésuve,  qui  fumait  toujours.  Que  racontait  donc  le  citante-his- 
toires? Souvent  les  poèmes  de  l'Arioste,  mais  plus  souvent  encore 
des  aventures  de  brigands,  les  hauts  faits  des  Titta  Grieco,  des 
Spicciarelli,  des  Angelo  del  Duca,  des  Bartolomeo  Romano,  des 
Pietro  Mancini,  tous  malandrins  illustres.  L'assistance  écoutait  des 
oreilles  et  des  yeux,  avec  une  sorte  d'angoisse,  et  poussait  des 
cris  d'admiration  à  chaque  nouveau  meurtre  commis  par  un  des  hé- 
ros que  j'ai  nommés.  Le  peuple  de  Naples  a  cela  de  commun  avec 


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550  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

beaucoup  d'autres,  bien  plus  policés  :  il  aime  les  histoires  où  Ton 
s'entre- tue.  Ce  peuple  s'améliore  cependant,  il  s'éclairç  surtout, 
et  le  jour  approche  où  l'improvisateur  aura  grand'peine  à  réunir 
ses  crédules  auditeurs  d'autrefois.  Quant  aux  brigands  qui  pour- 
raient lui  fournir  le  sujet  de  tragiques  histoires,  ils  auront  bien- 
tôt disparu  à  leur  tour.  Les  trois  années  qui  viennent  de  s'écouler 
ont  vu  le  brigandage  tenter,  pour  prendre  un  rôle  politique,  un  ef- 
fort qui  l'a  conduit  à  sa  perte.  Réprimé  par  d'énergiques  moyens 
militaires,  il  voit  aujourd'hui  s'achever  sa  ruine,  grâce  à  un  heu- 
reux concours  de  progrès  matériels  et  de  progrès  moraux. 

Pour  connaître  ce  qu'était  le  brigandage  sous  l'ancien  régime,  il 
n'est  pas  besoin  d'aller  sur  le  Môle  de  Naples.  Plusieurs  des  bizarres 
histoires  qu'enrichissait  de  mille  détails  la  verve  infatigable  des 
improvisateurs  nous  ont  été  conservées  par  l'impression.  Ce  sont  en 
général  des  poèmes  en  octaves,  violant  toutes  les  lois  de  la  syntaxe 
et  de  la  prosodie,  écrits  dans  une  double  langue,  mi-partie  d'ita- 
lien et  de  patois,  que  ne  comprendraient  certes  pas  les  étrangers. 
Je  prends  au  hasard  un  de  ces  poèmes,  l'histoire  des  aventures 
d'Agostino  Avossa  :  il  suflira  pour  donner  une  idée  de  l'ancien  bri- 
gandage et  aussi  de  ces  épopées  de  carrefour  qui  ont  charmé  long- 
temps les  oisifs  du  Môle. 

Le  poète  commence  par  proclamer  ce  qu'il  chante,  à  la  manière 
des  classiques;  jamais  il  n'y  aura  rien  de  comparable  aux  aventures 
de  son  héros.  Vient  alors  l'invocation  habituelle,  qui  ne  s'adresse 
point  aux  dieux  de  l'Olympe,  mais  à  Notre-Seigneur  Jésus-Christ.  11 
nous  apprend  ensuite  qu'Agostino  Avossa  fut  Napolitain,  fils  d'un 
riche  boucher.  Il  avait  deux  chiens  élevés  avec  grand  amour.  Un 
grand  seigneur  nommé  l'Erario  (le  fisc,  l'autorité  joue  toujours  le 
rôle  odieux  daïis  la  poésie  populaire),  rencontrant  un  jour  Avossa, 
lui  dit  :  «  Mon  ami ,  donne-moi,  s'il  te  platt,  un  de  tes  chiens  pour 
ma  chasse.  »  Avossa  refuse.  «  Ce  chien,  répond-il,  est  le  cœur  de  ma 
vie;  prenez  mon  sang,  si  vous  voulez,  mais  cette  bête  est  à  moi.  » 
Quelques  jours  après ,  les  deux  chiens  sont  tués  par  l'ordre  du 
grand  seigneur.  Cet  acte  de  l'Erario,  dans  la  langue  du  peuple  na- 
politain, s'appelle  un  tradimento,  une  trahison.  Au  tradimento  ré- 
pond la  vendeltay  la  vengeance.  Dans  l'opinion  du  lazzarone,  le  tra- 
dimento est  infâme,  la  vendetta  généreuse  (1).  Avossa  se  venge  donc 

(1)  Sous  les  Bourbons,  le  plébéien  ne  croirait  Tii  aux  commissaires  ni  aux  magistrats; 
il  se  faisait  justice  lui-même.  La  Justice  faite,  le  meurtre  commis,  il  avait  pour  lui 
toute  sa  caste,  il  passait  pour  un  homme  de  cœur.  Un  procès  criminel  et  môme  le 
bagne  ne  le  fli^trissaient  point.  Je  rencontrai  un  Jour  un  forçat  libéré  depuis  plusieurs 
.  mois,  il  portait  encore  sa  veste  rouge.  Je  lui  demandai  pourquoi  il  ne  la  quittait  pas; 
il  me  répondit  qu'elle  était  encore  bonne. 


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NAPLES   ET  LE   BRIGANDAGE.  551 

en  tuant  l'Erario;  dès  lors  il  devient  fuorgiudicato j  c'est-à-dirt 
bandit,  outlaw^  et  prend  la  fuite.  Il  vit  d'abord  à  Rome,  où  il  conti- 
nue son  métier  de  pourfendeur;  ayant  détruit  deux  de  ses  eanemis, 
il  doit  quitter  la  ville  éternelle.  11  revient  à  Naples,  bien  muni  de 
poudre  et  de  balles,  et  doit  s'arrêter  en  chemin,  dans  un  monas- 
tère, où  il  est  bien  traité  par  tous  les  religieux,  qui  sous  tous  les  ré- 
gimes, on  ne  sait  trop  pourquoi,  ont  protégé  les  bandits.  Cependant 
Agostino  Avossa  s'éprend  bientôt  d'une  jeune  fille  de  Borgo  di  Lo- 
reto.  Ils  s'aiment  tant,  dit  le  poète,  qu'ils  paraissent  mari  et  femme; 
c'est  le  plus  haut  point  de  la  passion  :-  tout  est  singulier  dans  ce 
pays.  Avossa  sort  souvent  du  saint  lieu  pour  aller  voir  sa  bien-ai- 
mée.  Avertie  du  fait,  la  cour  (on  nomme  ainsi  le  gouvernement  dans 
les  poèmes  du  Môle)  envoie  quatre  capitaines  et  quarante  soldats 
pour  arrêter  le  bandit.  A  partir  de  ce  moment,  toute  la  vie  de  ce  ter- 
rible homme  n'est  qu'une  suite  d'étranges  prouesses;  il  tue  un  des 
soldats  de  l'escouade,  saute  par  une  fenêtre,  chasse  trois  sbires  en 
brandissant  son  fusil  et  enfonce  la  porte  d'un  couvent.  Les  moines 
tremblent.  «  Ne  craignez  rien,  leur  dit-il,  vous  devez  me  connaître  ; 
je  suis  Agostino.  »  Rassurés,  les  religieux  l'accueillent;  mais  survient 
la  cour  (toujours  la  force  armée),  et  le  fugitif  est  prisonnier.  On  le 
conduit  aux  prisons  de  l'archevêché,  et  le  peuple  accourt  en  foule 
pour  le  voir,  en  disant  avec  admiration  que  cet  homme  seul  remplis- 
sait le  monde  de  son  nom.  A  peine  enfermé,  Agostino  s'aperçoit  que 
deux  autres  détenus  veulent  le  faire  mourir  (c'est  un  tradimento); 
il  les  tue  (c'est  une  vendetta).  «  Comme  Judas  trahit  Jésus  pour  un 
peu  d'argent,  ces  deux  traîtres  voulaient  me  donner  la  mort;  je  les 
ai  châtiés,  dit  Agostino  à  l'abbé  des  prisons,  qui  l'attendait  pour  se 
mettre  à  table  :  maintenant  dînons  !  »  Mais  la  cour  y  en  apprenant 
ces  nouvelles  prouesses,  est  assez  barbare  pour  mettre  des  fers  aux 
pieds  du  héros;  il  les  brise,  il  enfonce  les  murs  et  va  échapper  en- 
core une  fois,  quand  il  est  repris  par  malheur  et  jeté  dans  un  fossé 
du  château  Saint-Elme.  Avossa  ne  se  décourage  pas  pour  si  peu  de 
chose  ;  il  suborne  un  factionnaire  allemand  qui  gardait  la  forteresse 
et  s'évade  avec  lui  un  beau  matin.  On  voit  que  les  désertions,  si 
fréquentes  aujourd'hui,  datent  de  loin  ;  le  peuple  les  trouve  toutes 
naturelles.  A  peine  libre,  que  fait  le  brigand?  Il  se  rend  à  Bosco, 
chez  un  curé  de  ses  amis ,  qui  le  serre  dans  ses  bras  en  le  couvrant 
de  baisers  et  de  larmes.  «  Mon  cher  fils  béni  {raro  figlio  benedetto)^ 
lui  dit  le  prêtre  avec  un  pur  amour  {conpuro  amore)^  pense  à  ta 
vie!  ))  Cette  première  visite  faite,  Agostino  va  voir  ses  parens  et  ses 
amis,  reçoit  de  l'argent,  des  armes  et  des  munitions,  et  court  les 
montagnes.  Attaqué  par  les  troupes  royales,  il  fait  des  prodiges  de 
valeur.  Il  se  précipite  enfin  du  haut  d'un  rocher  et  tombe  de  chute 


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552  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

en  chute  au  fond  d'une  gorge,  tout  meurtri,  mais  vivant  encore. 
Trahi  par  un  paysan,  il  est  pris,  garrotté,  conduit  à  Naples  en  voi- 
ture; les  caporaux,  les  soldats  tirent  des  coups  de  fusil  en  signe 
de  joie,  et  le  peuple  proteste  par  ses  larmes.  La  justice  s'assemble 
et  prononce  l'arrêt  de  mort,  qui  s'exécute  presque  aussitôt  devant 
une  foule  désolée. 

Ce  récit  populaire,  choisi  entre  mille,  montre  bien  quel  singulier 
prestige  entourait  le  bandit  il  y  a  quelques  années.  On  ne  le  regar- 
dait pas  comme  un  malfaiteur,  mais  comme  un  poétique  déclassé 
pareil  aux  flibustiers  de  Byron.  Aimé  par  les  femmes,  béni  par  les 
prêtres,  il  était  acclamé  par  le  peuple.  Maintenant  même,  dans 
bien  des  campagnes,  contre  les  parois  blanchies  à  la  chaux  des  mai- 
sons de  paysans,  s'étalent  de  grossières  lithographies  qui  rappel- 
lent les  hauts  faits  de  Mammone  ou  de  Fra-Diavolo  (1).  Le  bandit 
ménageait  les  pauvres  et  attaquait  les  riches;  il  trouvait  partout  des 
complices  et  des  adhérons.  Quelquefois  il  mourait  de  faim,  il  était 
alors  secouru  par  les  indigens  ses  confrères.  Il  arrivait  même  que 
les  gens  de  la  campagne  exerçaient  le  brigandage  comme  un  métier 
et  ne  s'en  cachaient  pas  devant  les  autorités  civiles.  Un  préfet  na- 
politain (c'est  Stendhal  qui  raconte  le  fait)  reproche  à  un  paysan  de 
ne  pas  payer  ses  impôts.  «  Que  voulez-vous  que  je  fasse,  monsieur? 
répond  le  paysan  :  la  grande  route  ne  produit  rien,  il  ne  passe  per- 
sonne, j'y  vais  cependant  tous  les  jours  avec  mon  fusil;  mais  je 
vous  promets  d'y  aller  chaque  soir,  jusqu'à  ce  que  j'aie  ramassé  les 
13  ducats  qu'il  vous  faut.  »  Très  souvent,  après  quelques  années 
de  cette  vie  irrégulière ,  le  bandit  rentrait  dans  son  village ,  où  il 
vivait  impunément  de  ses  rentes.  Le  soir,  il  s'asseyait  dans  la  rue 
pour  prendre  le  frais,  et  toutes  les  filles  et  les  enfans  de  l'endroit 
faisaient  cercle  autour  de  lui  quand  il  voulait  bien  raconter  ses  ex- 
péditions qu'il  appelait  ses  campagnes. 

Des  brigands  de  cette  famille  rôdaient  autrefois  un  peu  partout, 
seuls  ou  par  bandes;  les  déserteurs,  les  réfractaires,  les  repris  de 
justice,  connaissaient  le  chemin  de  la  Sila,  du  Matese  et  cette  fa- 
meuse route  de  Rome,  qui  eut  de  tout  temps  une  mauvaise  répu- 
tation; ils  s'y  rencontraient  en  nombre  et  formaient  une  compagnie 
anonyme  exploitant  le  pays  en  dépit  des  gardes  urbaines  et  des 
gendarmes.  Quelques-unes  de  ces  bandes  ne  purent  jamais  être  dé- 

(1)  Le  général  La  Marmora  me  racontait  qu'un  jour,  dans  une  tournée  militaire  à 
travers  le  pays  de  Bénévent,  il  rencontra  un  bourgeois  qu'il  fit  causer,  lui  demandant 
ce  qu'on  disait  de  Caruso,  de  Schiavone,  que  l'on  confond  souvent  à  tort  avec  Chiavone, 
et  d'autres  brigands  qui  venaient  de  désoler  la  province.  «  Eux  des  brigands!  s'écria  le 
bourgeois  indigné  d'entendre  ainsi  profaner  ce  beau  nom,  ce  sont  tout  bonnement  des 
scélérats  et  des  misérables!  » 


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NAPLES   ET  LE   BRIGANDAGE.         ,  553 

truites  par  le  gouvernement  des  Bourbons,  qui  fut  réduit  à  traiter 
avec  elles  :  on  sait  par  quelle  trahison  fut  massacrée  celle  de  Van- 
darelli,  et  par  quelle  honteuse  capitulation  celle  de  Talarico  fut  dis- 
soute (1).  Une  autre  demeura  plusieurs  années  sur  le  Vésuve,  où  les 
voyageurs  ne  se  risquaient  pas  vers  1845  sans  être  escortés  par  un 
gendarme.  L'ancien  gouvernement  ne  se  donnait  pas  beaucoup  de 
peine  pour  combattre  ces  petites  troupes  de  malfaiteurà;  il  n'armait 
de  soldats  contre  elles  que  lorsqu'elles  grossissaient  au  point  d'in- 
quiéter, non  plus  seulement  les  particuliers,  mais  l'état,  comme  il 
arriva  en  1856  et  en  1857  dans  les  Galabres.  Le  général  Vial  fut 
alors  envoyé  dans  ces  provinces  avec  des  forces  considérables;  mais 
cet  adroit  officier  ne  fatigua  point  ses  soldats  dans  une  chasse  in- 
grate, qui  les  aurait  exténués  sans  profit  :  il  se  servit  des  gardes 
urbaines  et  des  propriétaires,  il  organisa  les  unes  en  fortes  es- 
couades et  menaça  les  autres  de  les  arrêter,  si  les  brigands  ne  se 
rendaient  pas.  Le  système  réussit  complètement;  seulement  il  arriva 
quelques  années  après  que  ce  furent  les  escouades  de  gardes  ur- 
baines qui  désolèrent  les  campagnes. 

Tel  était  donc  le  brigandage  ordinaire,  celui  qui  exista  de  tout 
temps  dans  l'ancien  royaume  de  Naples  à  l'état  sporadique  en  quel- 
que sorte.  Pour  qu'il  tournât  en  épidémie,  il  fallait  une  excitation 
quelconque,  un  désordre  social,  une  révolution  politique  où  le  parti 
vaincu  ne  dédaignât  pas  d'ameuter  les  bandits  sous  son  drapeau.  Il 
n'est  pas  besoin  de  rappeler  que  le  fait  s'est  reproduit  à  plus  d'une 
époque  dans  l'histoire  napolitaine.  Les  vieillards  de  notre  temps  ont 
vu  à  trois  reprises  ce  fléau  terrible  suscité  par  le  gouvernement  des 
Bourbons,  la  première  fois  en  1799  contrôla  république  de  Naples,  la 
seconde  fois  en  180S  contre  l'occupation  française,  la  troisième  fois 
en  1861  contre  Tunité  de  l'Italie.  Ces  excitations  ont  donné  aux  sou- 
lèvemens  une  apparence  de  guerre  civile,  qu'ils  ne  peuvent  plus 
garder  depuis  que  de  curieux  et  authentiques  documens  (2)  sont 
venus  montrer  quel  est  le  vrai  caractère  du  brigandage  napolitain, 
quelles  sont  les  causes  de  sa  faiblesse  comme  arme  politique,  de  sa 
funeste  persistance  comme  danger  social. 

Dès  que  le  pouvoir  italien  se  fut  établi  à  Naples,  dès  que  l'armée 
régulière  eut  balayé  les  assiégés  de  Gapoue  jusque  dans  Gaëte, 

(1)  Voyez  à  ce  snjet  une  étude  de  M.  Maxime  Du  Camp,  Revue  des  Deux  Mondes 
du  1"  septembre  1862. 

(2)  Parmi  ces  documens,  citons  en  première  ligne  le  remarquable  rapport  de  M.  Mas- 
sari  :  Relazione  letta  alla  caméra  nel  Comitato  segreto  dei  5  e  4  maggio  1863^  le  dossier 
des  brigands  recueilli  par  le  député  Castagnola,  les  brochures  de  MM.  Carcani  et  de 
Honestis,  enfin  une  étude  instructive  e;  judicieuse  publiée  en  français  à  Turin  sous  ce 
titre  :  Des  Causes  du  brigandage  dans  les  provinces  napolitaines,  pxr  G.  L.  R. 


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55i  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

François  II,  sans  prévoir  les  calamités  inutiles  dont  il  allait  accabler 
son  pays,  permit  l'organisation  de  bandes  armées;  mais  ces  pre- 
mières bandes,  formées  surtout  de  soldats  et  de  gendarmes,  furent 
nettement  politiques  et  commandées  par  des  hommes  qu'on  peut 
avouer.  On  peut  citer  parmi  ces  derniers  le  comte  Emile  de  Chris- 
ten.  Le  général  napolitain  Luvarà  ne  dédaigna  pas  de  diriger  une 
de  ces  expéditions  où  quelques  royalistes  de  bonne  foi  se  battirent 
en  gens  de  cœur.  Des  élémens  mauvais  s'étaient  déjà  glissés  sans 
doute  dans  ces  troupes  de  partisans,  les  saccageurs  [saceheggiatori) 
de  Giorgi  se  recrutèrent  en  partie  dans  les  bagnes;  mais  l'on  n'en 
doit  pas  moins  distinguer  cette  première  explosion  des  tristes  équi- 
pées qui  se  succédèrent  plus  tard.  Quant  à  la  guerre  de  partisans 
qui  fut  tentée  près  des  frontières  romaines  pendant  le  siège  de 
Gaëte,  elle  ne  se  rattache  pas  directement  à  l'histoire  du  brigan- 
dage. Ce  fut  une  diversion,  une  longue  sortie  des  assiégés,  et  non 
pas  un  soulèvement  d'assassins  et  de  voleurs.  Aussi  le  mouvement 
fut-il  réprimé  très  vite,  et  les  chefs  de  guérillas,  rejetés  dans  les 
états  pontificaux,  posèrent  les  armes  après  la  reddition  de  Gaëte. 
Leur  tâche  était  accomplie,  le  roi  proscrit  les  avait  relevés  de  leur 
serment. 

Le  véritable  brigandage  napolitain,  qu'on  essaya  plus  tard  de 
ti'ansformer  et  d'astreindre  à  une  organisation  militaire,  se  recruta 
d'abord  parmi  d'anciens  galériens.  Plusieurs  d'entre  eux  s'étaient 
évadés  pendant  la  révolution,  d'autres  avaient  été  graciés  par  le 
dernier  décret  du  dernier  roi  ;  quelques-uns  s'étaient  faits  garibal- 
diens, et  on  les  avait  vus  se  battre  devant  Capoue.  Après  la  guerre, 
ils  demandèrent  des  gratifications  et  des  places;  le  pouvoir  régulier 
examina  leurs  titres  et  voulut  les  renvoyer  en  prison  :  alors  ils  se 
sauvèrent  dans  les  bois  et  formèrent  des  bandes.  Ainsi  commencè- 
rent plusieurs  brigands,  entre  autres  le  fameux  Crocco,  qui  est 
devenu  chevalier  de  Saint-George  et  général  en  chef  de  tous  les 
malandrins  du  pays.  Il  fut  des  premiers  à  se  mettre  en  campagne. 
Le  licenciement* des  troupes  après  la  reddition  de  Gaëte  renforça 
les  bandes,  moins  pourtant  qu'on  ne  l'a  cru.  Bon  nombre  de  sol- 
dats bourboniens,  en  rentrant  dans  leur  village,  incapables  désor- 
mais de  reprendre  la  bêche  et  le  marteau,  se  joignirent  aux  bandits 
qui  couraient  déjà  les  grandes  routes.  Bien  plus,  ceux  qui  consen- 
taient à  servir  encore  et  qui  se  présentèrent  aux  autorités  de  leurs 
villages,  aussitôt  qu'ils  furent  appelés  ou  rappelés,  durent  souvent 
retourner  chez  eux,  faute  de  dépôts  où  l'on  pût  les  recevoir;  il  y 
en  eut  qui  furent  renvoyés  jusqu'à  trois  fois  et  qui  se  firent  bri- 
gands parce  qu'on  ne  voulait  pas  d'eux  comme  militaires.  D'autres 
s'enfuyaient  munis  de  congés  que  des  faussaires  habiles  leur  fa- 


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NAPLES   ET   LE   BRIGANDAGE.  555 

briquaient  pour  un  écu.  Lorsque  Tordre  fut  rétabli  et  la  fraude 
découverte,  on  se  mit  à  compter  le  nombre  de  ces  exemptions  s^o^ 
cryphes;  il  y  en  avait  trente  mille.  Toutes  ces  circonstances  grossi- 
rent les  bandes  ;  cependant  les  deux  élémens  qui  les  composèrent 
d'abord  ne  purent  jamais  se  fondre  ni  s'accorder.  La  plupart  des 
militaires,  il  faut  le  dire  à  leur  éloge,  quittèrent  la  campagne;  il  n'y 
resta  que  des  malfaiteurs  de  race,  ceux  qui  étaient  nés  voleurs. 

C'est  dans  cet  état  que  la  réaction  trouva  les  bandes  quand  elle 
résolut  de  les  exploiter  et  de  les  conduire  ;  elle  fut  exploitée  par 
elles  et  ne  les  conduisit  pas.  Les  montagnards  ne  refusèrent  pas 
l'argent  de  Rome  et  de  Naples,  et  consentirent  à  arborer  des  dra- 
peaux blancs;  mais  ils  n'acceptèrent  jamais  ni  frein  ni  discipline  : 
leur  unique  pensée  était  le  pillage.  Jamais  les  comités  bourboniens 
ne  purent  leur  imposer  un  plan  quelconque,  une  combinaison  d'ef- 
forts, une  action  commune.  Jamais  ils  ne  purent  les  retenir  dans  un 
village  ni  même  sur  une  pointe  de  rocher  où  le  drapeau  blanc  de- 
meurât huit  jours.  Il  arriva  im  moment,  en  septembre  1861,  où, 
pour  les  réunir  sous  un  chef  reconnu,  le  comité  de  Rome  eut  l'idée 
de  leur  envoyer  un  capitaine.  Aucun  Napolitain  ne  voulut  se  charger 
de  l'entreprise.  Il  ne  manquait  cependant  pas  de  généraux  à  Rome, 
mais  les  généraux  bourboniens,  qui  connaissaient  le  pays,  ne  vou- 
laient point  y  risquer  leur  honneur.  Il  fallut  recourir  au  zèle  d'un 
Espagnol,  rude  soldat  et  honnête  homme,  qui  ne  demandait  qu'à 
marcher.  11  se  nommait  Rorjès.  On  connaît  son  histoire,  écrite  par 
lui-même  en  courant,  au  jour  le  jour,  sur  des  pages  volantes,  en 
courtes  notes  qu'il  nous  a  été  permis  de  publier.  Rien  de  plus  cu- 
rieux ni  de  plus  instructif  que  ce  journal  saccadé,  haletant,  rien  de 
plus  péremptoire  contre  cette  opinion  erronée  qui  assimilait  et  assi- 
mile encore  le  voleur  de  grand  chemin,  Crocco  par  exemple,  au  par- 
tisan royaliste,  à  Rorjès.  L'Espagnol  partit  sur  la  foi  d'un  faux  rapport 
qui  lui  annonçait  l'existence  d'une  armée  en  Galabre;  il  n'y  trouva 
qu'une  bande  de  voleurs  qui  refusèrqpt  de  le  suivre,  qui  le  retin- 
rent prisonnier  pendant  plusieurs  jours.  Échappé  de  leurs  mains,  il 
se  sauva  dans  les  montagnes,  où  il  vécut  à  grand*peine,  sans  trouver 
de  secours  ni  d'appui  nulle  part;  il  gagna  ainsi  péniblement  la  Ra- 
silicate,  où  Crocco  se  fit  prier  longtemps  pour  se  joindre  à  lui.  La 
jonction  opérée,  Crocco  fut  le  maître,  et,  loin  de  céder  à  l'autorité 
du  plus  digne,  il  traîna  d'incendie  en  incendie,  de  pillage  en  pil- 
lage, ce  malheureux  Rorjès,  qui  devint  brigand  lui-même,  brigand 
malgré  lui,  jusqu'au  jour  où  la  bande  de  Crocco,  battue,  affamée, 
se  jeta  sur  celle  de  l'Espagnol,  et  lui  vola  ses  fusils  et  ses  piastres, 
puis  s'enfonça  dans  les  bois,  où  elle  rôde  encore,  tandis  que  le  vrai 
royaliste,  quittant  avec  horreur  cette  compagnie  infâme,  alla  se 
faire  fusiller  dans  les  Abruzzes,  à  quelques  pas  du  sol  romain. 

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556  BETUE   DES   DEUX  MONDES. 

Depuis  rexécution  de  Borjès  (décembre  1861),  aucun  partisan  ne 
s'est  plus  montré  dans  Tintérieur  de  l'ancien  royaume.  Le  brigan- 
dage y  put  prendre  ses  coudées  franches  sans  être  gêné  par  les 
scrupules  de  la  faction  qui  aurait  voulu  le  discipliner  et  le  morali- 
ser. Aussi,  depuis  lors,  toute  la  conspiration  royaliste  ne  fut-elle 
plus  qu'une  honteuse  spéculation,  non  pas  au  profit,  mais  aux  dé- 
pens du  prince  déchu  qu'il  s'agissait  de  rétablir  sur  son  trône.  Les 
procès  publics  des  conspirateurs  plus  ou  mieux  sérieux  arrêtés  en 
divers  temps  par  la  police  et  jugés  par  les  cours  d'assises  ont  révélé 
toutes  les  vulgaires  escroqueries  qui  se  commettaient  à  Naples  et  à 
Rome  sous  prétexte  de  royalisme  et  de  nationalité.  Tantôt  c'était 
un  prélat  qui  organisait  des  souscriptions  pour  la  bonne  cause  et 
qui  en  dépensait  le  produit  en  petits  soupers  dans  une  villa  du  Pau- 
sUippe  avec  des  faquins  et  une  fille  de  joie,  tantôt  c'était  xm  indus- 
triel quelconque  promettant  au  roi  une  armée  de  quatre-vingt  mille 
hommes,  si  on  lui  envoyait  beaucoup  d'argent,  de  fusils  et  de  dé- 
corations, tantôt  un  immense  complot  aboutissant  à  jeter  dans  les 
rues,  devant  les  théâtres  ou  dans  la  cour  des  palais  de  gros  pétards 
dont  l'explosion  effrayait  les  femmes.  D'autres  fois  quelques  pla- 
cards étaient  affichés  nuitamment,  quelques  imprimés  séditieux 
étaient  jetés  dans  les  carrefours;  le  plus  souvent  les  agitateurs  se 
bornaient  à  répandre  d'absurdes  nouvelles  :  une  levée  de  boucliers 
dans  le  nord,  l'entrée  des  Français  dans  la  terre  de  Labour  ou  des 
Autrichiens  dans  les  Abruzzes,  que  sais-je  encore?  C'était  pour  ob- 
tenir ces  résultats  qu'on  entretenait  des  comités  partout  :  chaque 
chef-lieu  de  province  avait  le  sien,  dépendant  de  celui  de  Naples,  et 
celui  de  Naples  obéissait  à  celui  de  Rome;  il  y  avait  une  hiérarchie 
de  conspirateurs,  des  degrés  d'affiliation,  toute  une  fantasmagorie 
maçonnique,  des  épreuves,  des  sermens,  des  gestes  mystérieux;  il 
y  avait  surtout  (c'était  l'important)  des  centaines  d'agens  soudoyés, 
sans  compter  les  prêtres,  et  tout  l'argent  de  Rome  s'en  allait  ainsi, 
pièce  à  pièce,  dans  les  pochas  de  misérables  intrigans  sans  foi  ni 
loi.  Le  conspirateur  faisait  son  métier  d'un  côté,  le  brigand  de 
l'autre,  chacun  pour  son  compte  et  à  son  profit.  11  existait  bien 
quelques  rapports  entre  eux  :  les  comités  enrôlaient  des  hommes, 
donnaient  des  avis,  prodiguaient  les  excitations  et  les  encourage- 
mens;  mais  ces  rapports  étaient  si  minces,  si  décousus,  qu'on  n'en  a 
jamais  pu  découvrir  parfaitement  la  trace.  Parmi  les  liasses  de  pa- 
piers saisis  dans  les  maisons  suspectes  ou  sur  les  bandits  arrêtés,  on 
a  trouvé  beaucoup  d'hyperboles,  de  cadres  fantastiques  et  de  bur- 
lesques énormités  destinées  à  tromper  la  crédulité  du  roi  ou  l'igno- 
rance du  peuple,  mais  jamais  rien  qui  révêlât  clairement  des  intelli- 
gences suivies  entre  les  hommes  qui  manœuvraient  dans  les  villes  et 
ceux  qui  se  battaient  dans  les  bois.  Aux  frontières  seulement,  il  y 

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NAPLES   £T  LE   BRIGANDAGE.  557 

eut  toujours  des  bandes  en  communication  directe  et  constante  avec 
le  comité  de  Rome.  On  sait  exactement  de  quelle  manière  elles  étaient 
recrutées,  équipées,  entretenues,  quel  marchand  du  Ghetto  four- 
nissait les  uniformes,  par  quel  subterfuge  ces  capotes  militaires  se 
vendaient  publiquement  et  impunément,  quel  apothicaire  très  connu 
tenait  un  bureau  d'enrôlement  dans  sa  boutique,  et  comment  dans 
Rome  même  était  organisée  toute  cette  conspiration  bourbonienne 
entre  la  famille  détrônée,  les  émigrés  actifs,  la  police  pontificale  et 
tous  les  principaux  coryphées  de  la  réaction.  Des  lettres  interceptées 
prouvent  la  connivence  des  autorités  romaines,  dénoncent  les  pré- 
lats qui  secondaient  ces  entreprises  insensées,  désignent  les  couvens 
où  les  bandes  étaient  accueillies,  hébergées  et  cachées  dans  des 
asiles  inviolables,  dont  l'accès  était  interdit  aux  troupes  françaises 
aussi  bien  qu'aux  troupes  italiennes.  On  a  môme  des  dépêches  offi- 
cielles de  gendarmes  pontificaux,  portant  les  armes  du  pape,  dans 
lesquelles  tel  brigadier  traite  d'excellence  le  signer  don  Luigi  Chia- 
vone,  général  en  chef  des  armées  de  François  II;  tel  autre  commu- 
nique à  son  commandant  le  soin  qu'il  a  pris  d'escorter  un  convoi  de 
bandits  en  échappant  à  la  vigilance  des  soldats  français.  Tout  prouve 
enfin  que  les  comités  bourboniens  et  la  cour  de  Rome  assistaient  de 
toute  manière  cette  légion  sacrée  d'aventuriers  venant  de  tous  les 
pays  du  monde  et  rôdant  sur  toute  la  ligne  des  frontières,  d'où  elle 
s'élançait  à  l'improviste  tantôt  sur  quelque  point  dégarni  de  troupes, 
tantôt  sur  quelque  village  où  les  autorités  étaient  souvent  du  com- 
plot (1). 

Malgré  l'insuccès  de  Borjès,  on  ne  renonçait  pas  cependant  à  dis- 
cipliner les  brigands.  Le  comité  leur  envoya  un  autre  Espagnol, 

(!)  On  n'assistait  pas  seulement  les  bandes,  on  les  affichait  en  quelque  sorte.  «  Cest 
la  bande  montre  (écrivait  un  habitant  du  pays)  que  Ton  fait  passer  en  revue  par  les 
amis  qui  viennent  à  Rome  et  veulent  avoir  une  idée  de  Tarmée  des  fidèles  en  cam- 
pagne: elle  compte  beaucoup  plus  d'officiers  que  de  soldats;  les  colonels  et  les  capi- 
taines d'état-major  y  foisonnent;  c'est  à  elle  que  sont  attachés  tous  les  brigands  ama- 
teurs de  la  légitimité;  elle  se  maintient  sur  les  hauteurs  entre  Frosinone  et  Sora,  mais 
sur  le  territoire  romain,  afin  d'être  à  l'abri  de  toute  surprise  et  de  permettre  à  ces 
messieurs  de  dormir  sur  leurs  deux  oreilles.  Les  beaux  officiers  sont  en  courses  conti- 
nuelles de  la  montagne  à  Rome  et  de  Rome  à  la  montagne  (affaire  de  quelques  heurea 
de  voiture)  pour  porter  les  dépêches  échangées  entre  le  général  Chiavone  et  sa  majesté 
François  II.  On  sait  ce  qu'est  Chiavone  :  une  plaisante  invention  de  Févêque  de  Sora^ 
derrière  laquelle  se  cachent  les  sommités  militaires  du  brigandage  officiel,  qui  ont  tou- 
jours tenu  à  ne  pas  s'éloigner  de  la  caisse  et  de  Rome.  Cela  vaut  à  Chiavone  de  pouvoir 
arracher  de  temps  à  autre  quelques  sommes  au  ministre  de  la  guerre  in  partibus  de 
François  II,  et  franchement  on  les  doit  bien  au  pauvre  diable,  car  sa  bande,  plus  pru- 
dente que  les  autres,  fût  morte  de  faim,  si  elle  n'avait  eu  pour  se  soutenir  que  sea 
propres  exploits;  les  deux  ou  trois  fois  qu'elle  a  eu  la  malencontreuse  idée  d'en  tenter 
elle  en  a  rudement  payé  les  frais,  n 


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558  REVUE   DE«   DEUX   MONDES. 

Tristany,  qu'il  avait  chargé  de  cette  tâche  difficile.  C'était  au  géné- 
ral Chiavone  que  Tristany  devait  avoir  affaire.  Désespérant  d'exercer 
jamais  quelque  ascendant  sur  cet  homme  inculte,  sur  ce  bandit  in^ 
comgible,  qui  brigandait  jusque  dans  les  états  du  pape,  il  le  fit  ju- 
ger militairement  et  fusiller.  Cet  acte  de  justice  lui  valut  beaucoup 
d'ennemis  dans  la  bande,  même  à  Rome,  et  l'officier  espagnol  dut 
abandonner  la  partie  (1). 

Que  conclure  de  ces  expériences  faites  avec  Tristany  et  Borjès? 
C'est  que  le  brigandage  militaire  n'a  rien  de  redoutable.  Il  est  per- 
mis de  sourire  de  ces  équipées  de  légitimistes  qui  arrivaient  en  voi- 
ture jusqu'aux  frontières,  et  les  franchissaient  étourdiment  Tépée 
à  la  main.  C'était  sans  doute  un  vif  crève-cœur  pour  les  Piémontais 
(ainsi  qu'on  les  appelle  à  Rome)  d'être  attaqués  chez  eux  à  tout 
moment  par  des  poignées  d'étrangers  qui  leur  tuaient  quelques 
hommes  et  se  sauvaient  ensuite  impunément  dans  les  états  ro- 
mains, où  il  leur  était  permis  de  rentrer,  mais  où  il  était  défendu 
de  les  suivre,  si  bien  que  les  soldats  de  l'Italie  devaient  revenir  sur 
leurs  pas  quand  ils  étaient  arrivés  à  la  frontière  et  reculer  comme 
des  vaincus  devant  les  fuyards.  Malgré  cette  humiliation,  si  l'armée 
italienne  n'avait  rencontré  d'autres  bandes  sur  son  chemin  que  celles 
qui  venaient  de  Rome,  le  brigandage  eût  été  détruit  d'un  coup,  dès 
la  première  année,  par  la  vigoureuse  répression  du  général  Pinelli. 
Par  malheur  il  n'en  est  point  ainsi  :  les  étrangers,  les  partisans,  on 
ne  le  répétera  jamais  assez,  car  il  s'agit  de  détruire  une  erreur  très 
répandue  non-seulement  en  France,  mais  en  Italie,  ne  ressemblaient 
d'aucune  sorte  et  n'étaient  attachés  par  aucun  lien  sérieux  aux  bri- 
gands de  l'ancien  royaume  de  Naples;  ils  ont  tous  été  battus,  chas- 
sés, détruits  en  quelques  rencontres;  ils  n'ont  fait  que  passer  dans 
le  pays.  Le  vrai  brigandage,  celui  qui  persiste  et  qui  reste,  est  in- 
digène. Ce  n'est  pas  une  guerre  de  partisans,  c'est  une  guerre  de 
paysans.  Il  faut  donc  quitter  les  frontières  et  s'enfoncer  dans  l'inté- 
rieur de  l'ancien  royaume  pour  étudier  cette  anarchie  permanente 
qui  trouble  depuis  trois  ans  plusieurs  provinces  dans  l'Italie  du 

(1)  Je  tiens  d'un  général  italien  que  Tristany  était  un  vieux  soldat,  très  sensé,  très 
ferme:  il  essayait  sérieusement  de  discipliner  les  bandes,  \\  n*y  réussit  point;  mais 
IMnsuccès  ne  Tavait  jamais  découragé.  On  lui  attribuait  ce  mot  généreux  :  «  quand  on 
a  juré  de  défendre  une  cause  aux  jours  heureux,  c'est  un  crime  de  l'abandonner,  fût- 
elle  perdue.  »  n  était  en  perpétuel  mouvement  le  long  de  la  frontière.  H  fit  sonder 
plusieurs  fois  le  Liri  (rivière  qui  sépare  les  deux  états)  pour  chercher  un  endroit 
guéable,  mais  il  ne  le  traversa  jamais.  Un  jour,  une  vingtaine  d'hommes  /Com- 
mandés par  un  Espagnol  poussèrent  une  reconnaissance  jusqu'au  Monte  -  Cesima  ; 
mal  vêtus,  mal  armés,  ils  furent  battus;  quelques-uns  restèrent  prisonniers;  deux 
d'entre  eux  portaient  des  brevets  d'officiers  tout  neufs  délivrés  au  nom  de  François  II 
par  «  Tristany,  maréchal-de-camp  de  sa  majesté  sicilienne.  » 


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NAPLES   ET   LE   BRIGANDAGE.  559 

midi.  Or,  comme  un  désordre  pareil  ne  peut  être  expliqué  que  par 
la  connivence  ou  du  moins  par  un  extrême  relâchement  des  po- 
pulations, il  importe  de  rechercher  avant  tout  les  causes  de  cette 
complicité  morale. 

IL 

Quelle  est  donc  cette  guerre  de  paysans?  Quels  sont  les  faits  qui 
Tcnt  provoquée  et  maintenue?  Avant  tout,  Fétat  affligeant  des  cam- 
pagnes, rignorance,  la  misère,  la  haine  contre  la  bourgeoisie,  puis 
les  folles  espérances  fondées  sur  la  révolution,  les  excitations  ve- 
nues de  Rome,  enfm  et  surtout  la  peur.  Ce  sont  autant  de  points  à 
développer  pour  que  Ton  connaisse  mieux  l'origine  du  mal,  et  que 
l'on  soit  moins  surpris  de  le  voir  résister  à  des  efforts  dont  le  succès 
définitif  n'est  pas  moins  certain. 

Commençons  par  l'état  des  campagnes,  et  rappelons  ce  qu'elles 
étaient  il  y  a  trois  ans.  A  mesure  qu'on  s'éloignait  de  Naples,  on 
voyait  disparaître  peu  à  peu  non-seulement  la  magnificence  d'une 
grande  ville,  mais  l'apparence  même  d'un  pays  civilisé.  Les  voies 
ferrées  s'arrêtaient  au  bout  d'une  heure  ou  deux,  et  débouchaient 
dans  de  grandes  routes  poudreuses;  les  routes  se  resserraient  au 
pied  des  montagnes  en  chemins  difficiles,  les  chemins  se  transfor- 
maient en  sentiers  que  les  mulets  seuls  pouvaient  gravir.  Au  bout 
d'une  vingtaine  de  lieues,  on  rencontrait  des  provinces  entières  où, 
à  l'exception  de  la  grande  route  de  Naples,  n'existait  aucune  voie  de 
communication.  Il  était  et  il  est  encore  impossible  au  moindre  ca- 
briolet de  s'aventurer  dans  la  partie  méridionale  de  la  Basilicate  et 
de  gagner  par  là  le  bord  de  la  mer.  Cette  province,  aussi  grande  que 
la  Toscane,  est  en  quelque  sorte  isolée  des  autres.  Sur  124  com- 
munes, elle  en  compte  91  dépourvues  de  routes,  et  d'autres  pro- 
vinces, encore  plus  négligées,  envient  son  sort.  Dans  celle  de  Ca- 
tanzaro  par  exemple,  les  routes  manquent  à  92  communes  sur  108, 
et  à  60  sur  75  dans  celle  de  Teranao.  Pas  le  moindre  chemin  ne 
descendait  en  1861  des  Abruzzes  dans  les  Fouilles  :  on  devait  venir 
&  Naples  pour  aller  de  Chieti  à  Foggia.  Supposez  qu'il  faille  passer 
par  Bordeaux  pour  aller  de  Paris  à  Lyon ,  ce  serait  exactement  le 
même  détour.  L'inconvénient  n'était  pas  énorme  pour  le  voyageur 
qui  avait  de  l'argent  à  dépenser,  mais  il  était  grave  pour  les  bergers 
qui,  deux  fois  par  an,  mènent  leurs  troupeaux  d'une  province  à 
l'autre.  Ils  devaient  faire  ce  trajet  en  escaladant  des  rochers.  Un 
chef  de  brigands,  nommé  Tamburrino,  les  attendait  avec  sa  bande, 
et  percevait  un  péage  en  têtes  de  bétail.  Conçoit-on  bien  l'état 
de  ces  campagnes  désertes  où,  pour  aller  d'un  village  à  l'autre,  il 
fallait  souvent  une  journée  de  chemin?  Le  lien  social  était  bribé  dans 

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560  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cette  dispersion  farouche,  et  des  rivalités  haineuses  qui  durent  en- 
core, qui  comptent  parmi  les  principales  causes  du  brigandage ,  se 
substituaient  à  ces  relations  d'intérêts  et  de  famille  qu'on  voit  s'è- 
tablh:  dans  d'autres  pays  entre  les  villages  voisins.  Chaque  com- 
mune du  royaume  ressemblait  à  une  forteresse  et  presque  à  un 
couvent  où  la  population  se  trouvait  confinée.  Que  pouvait-on  es- 
pérer d'une  claustration  pareille,  où  rien  ne  pénétrait  pour  éclairer 
ces  foules  inertes  ?  Le  roi  Ferdinand  l'a  écrit  de  sa  propre  main,  il 
ne  voulait  pas  d'écoles  primaires  dans  les  endroits  habités  par  de 
simples  paysans.  Voilà  pour  les  villages;  mais  que  dire  des  campa- 
gnes où  les  bergers  nomades  vivaient  seuls,  bestialement,  au  milieu 
de  leurs  troupeaux,  et  passaient  ainsi  des  saisons  entières  sans  trou- 
ver une  âme  vivante  à  qui  parler? 

L'ignorance  est  sans  doute  une  plaie  grave;  une  autre,  plus  pro- 
fonde, est  la  misère.  Le  paysan,  le  cafone^  comme  on  l'appelle  par 
dérision,  est  d'une  pauvreté  qui  révolte.  —  Dans  les  Fouilles  par 
exemple,  à  Foggia,  à  Cerignola,  à  San-Marco  in  Lamis,  existe  une 
classe  infime  de  prolétaires  qu'on  appelle  les  terrazzani,  gens  sans 
feu  ni  lieu  qui,  s'ils  ne  volaient  pas,  ne  pourraient  pas  vivre.  «  Dans 
la  seule  ville  de  Foggia,  dit  M.  Massari,  le  nombre  des  terrazzani 
s'élève  à  plusieurs  milliers  d'hommes.  Grande  culture,  aucun  fer- 
mier et  beaucoup  de  misérables  qui  ne  savent  où  trouver  leur  pain... 
—  Les  terrazzani  et  les  cafoni^  nous  disait  le  directeur  des  do- 
maines de  Foggia,  ont  du  pain  de  telle  qualité  que  les  chiens  n'en 
mangeraient  pas...  »  Je  pourrais  ajouter  qu'aux  environs  de  Naples 
j'ai  connu  des  ouvrières  pour  qui  le  pain  même  était  un  mets  de  luxe. 
Or  les  classes  pauvres  odieusement  exploitées  par  les  classes  riches 
couvent  une  haine  profonde  contre  les  galantuomini ^  c'est-à-dire 
contre  les  bourgeois.  Cet  antagonisme  est  surexcité  daus  certains 
endroits  par  des  abus  qui  datent  de  loin,  par  tout  ce  qui  reste,  en 
un  mot,  de  la  féodalité  mal  détruite.  Lorsqu'on  abattit  les  grands 
barons  et  qu'on  morcela  leurs  baronies,  le  partage  de  ces  propriétés, 
improvisé  dans  un  moment  de  crise  et  suspendu  sans  être  fixé  défi- 
nitivement, donna  lieu  à  des  usurpations  et  par  suite  à  des  procès 
qui  durent  depuis  un  demi-siècle.  Les  propriétaires,  les  prêtres,  les 
communes,  les  villages  entre  eux,  se  disputent  depuis  lors  des  lam- 
beaux de  terrain  auxquels  ils  ont  tous  quelque  droit;  les  paysans 
surtout,  à  qui  l'on  avait  promis  depuis  longtemps ,  à  qui  Ton  pro- 
met toujours  le  partage  des  biens  communaux,  demandent  que  la 
cour^  quelle  qu'elle  soit,  tienne  enfin  cette  promesse.  Lorsque  la 
commission  parlementaire  envoyée  pour  étudier  le  brigandage  par- 
courut en  février  1862  les  provinces  napolitaines,  les  campagnards 
lui  criaient  partout  en  la  voyant  passer  :  «  Nous  voulons  des  terres  I  » 
Et  ils  avaient  raison,  ces  pauvres  serfs  non  encore  aflranchis  dans 

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NAPLES.  ET  LE  BRIGANDAGE.  561 

des  contrées  à  moitié  barbares,  où  le  moyen  âge  n*est  aboli  que  de 
nom,  où  les  grandes  propriétés  continuent  les  envahissemens  des 
grandes  baronies,  où  les  anciens  abus  se  perpétuent  sous' de  nou- 
velles formes,  en  vertu  d'une  sorte  de  droit  coutumier  qui  main- 
tient l'ancien  droit  féodal.  Pour  le  paysan,  rien  ne  semble  changé  : 
c'est  toujours  lui  qui  travaille  et  qui  souffre.  Seigneur  ou  bourgeois, 
le  maître  est  toujours  un  tyran  pour  lui  (1)!... 

Dans  de  pareilles  conditions,  ce  qui  doit  étonner  les  esprits  sé- 
rieux, ce  n'est  pas  que  le  brigandage  endémique  ait  tourné  en  guerre 
sociale,  mais  que  cette  guerre  sociale  ait  éclaté  si  tard.  Les  mêmes 
élémens  de  dissolution  existaient  déjà  sous  Ferdinand  II;  pourquoi 
donc  ce  monarque,  heureux  entre  tous,  demeura-t-il  trente  années 
et  mourut-il  sur  le  trône?  Pour  répondre  à  cette  question,  quelques 
mots  suffisent,  et  nous  laisserons  parler  le  roi  lui-même  :  «  Si  je  dois 
quitter  mon  royaume,  dit-il  un  jour  au  prince  Dentice,  je  léguerai  à 
mes  successeurs  cinquante  ans  d'anarchie.  »  Ferdinand  sentait  le 
mal,  mais  il  ne  fit  rien  pour  le  combattre,  il  se  contenta  d'en  ajourner 
l'explosion.  Il  persécuta  les  bourgeois,  caressa  les  pauvres,  soutint 
les  prêtres,  et,  enrôlant  les  hommes  d'énergie  qui  seraient  devenus 
brigands,  il  en  composa  son  armée,  sa  police  et  ses  milices  rurales. 
Il  en  résulta  que  ces  tyranneaux  embrigadés  firent  à  peu  près  ce 
que  feraient  les  loups,  si  on  leur  confiait  la  garde  des  moutons. 

(1)  Il  est  si  vrai  que  le  brigandage  est  un  soulèvement  de  pauvres,  une  guerre  sociale, 
f[u*il  n*a  éclaté  dans  aucun  endroit  où  un  certain  bien-être  régnait  parmi  les  popula- 
tions. Dans  les  Abruzzes  par  exemple,  où  le  propriétaire  et  le  paysan  s*associaient  poor 
la  culture  du  sol  et  s*en  partageaient  les  produits  équitablement,  les  embaucheurs 
trouvèrent  peu  de  recrues.  On  peut  citer  encore  deux  villages  de  la  province  de  Chieti, 
Bomba  et  Montazzoli  :  dans  le  premier,  les  pauvres  étaient  bien  traités,  mal  dans  Tautre. 
Bomba  fournit  à  peine  quelques  hommes  aux  bandes,  Montazzoli  leur  offrit  une  grande 
partie  de  ses  habitans.  Bien  des  pays  relativement  heureux,  tels  qu*Erchia  et  San-Vito, 
dans  la  terre  d*Otrante,  repoussèrent  eux-mêmes  les  agressions;  Atina,  dans  la  terre  de 
Labour,  ne  voulut  même  point  de  soldats  pour  la  défendre.  Orsara  (Capitanate),  où  le 
partage  des  bien  communaux  s*était  fait  depuis  longtemps,  n*a  donné  que  deux  bandits. 
Encore  une  fois,  ce  cri  jeté  par  les  paysans  aux  députés  qui  venaient  étudier  leurs 
besoins  :  «  Nous  voulons  des  terres!  »  ce  n*est  pas  une  exclamation  de  socialistes,  c'est 
une  réclamation  de  pauvres  gens  qui  rappellent  humblement  ce  qu'on  leur  a  promis. 
—  «  Donnez  un  morceau  de  terrain  à  ces  campagnards,  disait  M.  Castagnola,  le  député 
conservateur,  au  parlement  de  Turin,  et  vous  en  ferez  les  hommes  les  plus  heureux  du 
monde.  »  Ces  paroles  furent  couvertes  d'applaudissemens,  la  chambre  sentit  que  l'ora- 
teur avait  touché  juste.  Un  fait  tout  récent  vient  à  l'appui  de  cette  idée.  On  sait  que 
la  culture  du  coton  a  pris  cette  année  un  grand  développement  dans  l'Italie  méridio- 
nale, et  qu'en  Sicile,  dans  les  Fouilles,  autour  du  Vésuve,  elle  a  quintuplé  les  revenus 
des  fermiers.  Eh  bien  !  ces  paysans,  qui  ne  sont  pas  des  héros,  mais  qui  tenaient  aux 
récoltes,  ont  veillé  tous  les  jours  et  toutes  les  nuits  dans  leurs  champs,  le  fysil  sur 
l'épaule,  et  pas  un  maraudeur  n'est  venu  les  attaquer.  Le  souci  de  leur  bien  1/  a  ren- 
dus intrépides.  Tous  deviendront  socialement  et  môme  politiquement  conserva^  mis,  si 
l'Italie  leur  donne  quelque  chose  à  conserver. 

TOME  L.  —  1864.  36 


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562  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ferdinand  mourut,  et  François  II  fut  forcé  de  donner  une  consti- 
tution. La  guerre  sociale  éclata  aussitôt  sur  plusieurs  points  de  son 
royaume:  A  Bovino  par  exemple,  un  mouvement  populaire  eut  lieu 
contre  les  riches  :  il  y  eut  déjà  du  pillage  et  du  sang  versé.  Gari- 
baldi,  qui  avait  enlevé  la  Sicile  en  trois  victoires,  passa  sur  le  con- 
tinent; aussitôt  le  magnifique  échafaudage  soutenu  par  le  roi  mort 
s'écroula,  le  clergé  même  adora  la  lumière  nouvelle.  Ce  fut  dans 
tout  l'ancien  royaume  une  explosion  de  joie;  le  peuple,  qui  voyait 
en  Garibaldi  l'homme  de  son  rêve,  le  pauvre  devenu  roi,  se  jeta  tout 
entier  sur  les  pas  du  vainqueur  et  lui  fit  une  apothéose  éclatante. 
La  victoire  sociale  était  obtenue  aux  yeux  des  lazzaroni  et  des  pay- 
sans :  on  donna  aux  premiers  du  pain,  des  illuminations  et  le  droit 
de  vivre  à  leur  aise  ;  on  ne  supprima  la  loterie  qu'en  paroles  et  on 
abaissa  le  prix  du  sel  ;  on  promit  aux  seconds  le  partage  des  biens 
communaux,  et  on  leur  dit  :  Plus  de  misère  ! 

Le  peuple,  habitué  à  ne  voir  dans  les  révolutions  que  des  complots 
de  bourgeois  réclamant  des  libertés  politiques  dont  pour  sa  part  il 
n'avait  que  faire,  crut  que  son  heure  était  enfin  venue,  et  que  cette 
fois  du  moins  on  s'était  soulevé  pour  lui.  Il  fut  donc  franchement 
garibaldien,  il  l'est  encore.  L'avènement  du  pouvoir  régulier  trompa 
toutes  ses  espérances.  11  assista  tristement,  à  l'écart,  sans  toucher 
sa  part  du  butin,  à  l'installation  de  toute  sorte  de  choses  étrangères 
qu'il  ne  pouvait  comprendre  et  qui  ne  le  regardaient  pas.  Il  avait 
attendu  je  ne  sais  quelle  réparation  sociale,  et  il  voyait  venir  un 
remaniement  politique.  Au  lieu  de  Garibaldi  et  des  tuniques  rouges, 
on  lui  donnait  une  armée  grise  et  un  roi  absent;  au  lieu  de  pain 
assuré  pour  tous  les  jours,  d'un  coin  de  terre  au  soleil,  et,  pour 
égayer  ses  loisirs,  d'une  procession  ou  deux  par  semaine  avec  des 
torches  et  des  drapeaux,  on  lui  donnait  un  parlement  à  Turin,  des 
ordonnances  contre  les  attroupemens,  le  suffrage  restreint,  le  jury 
pour  les  causes  criminelles  et  mille  autres  bienfaits  dont  il  ne  se 
souciait  nullement;  on  lui  donnait  de  plus  la  liberté  de  la  presse,  et 
il  ne  savait  pas  lire  !  Il  se  dit  avec  amertume  :  Encore  une  révolu- 
tion de  bourgeois!  et  il  retomba  dans  cette  apathie,  frondeuse  chez 
les  citadins,  stupide  chez  les  campagnards,  qui  en  temps  ordinaire 
est  son  attitude  politique. 

Une  révolution  de  bourgeois  I  Ce  fut  le  principal  grief  des  plé- 
béiens contre  le  mouvement  de  1860,  qui  continuait  pour  eux  le 
mouvement  de  1848.  Un  seul  fait  les  frappa,  Tinstallation  d'un  cer- 
tain norrfbre  d'habits  à  basques  (des  giamberghey  comme  les  appe- 
lait Ferdinand)  s'étalant  sur  les  sièges  du  pouvoir.  C'était  une  opi- 
nion très  accréditée  dans  la  rue  que  ces  révolutions  n'étaient  que 
simples  débats  entre  la  bourgeoisie  et  le  souverain,  si  accréditée 


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NAPLES  ET   LE   BRIGANDAGE.  563 

même  que  lorsqu'en  1859  la  conspiration  libérale  fit  quelques  pas 
pour  se  concilier  l'appui  des  lazzaroni,  les  chefs  de  ceux-ci  répon-^ 
dirent  très  nettement  :  «  Nous  serons  des  vôtres  à  la  condition  que 
vous  ne  recommencerez  pas  l'affaire  de  1848,  et  qu'iï  y  ait  aussi 
quelque  chose  pour  nous!  »  On  le  voit,  les  idées  ne  comptaient  guère 
dans  les  ambitions  de  la  plèbe;  celle-ci  demandait  nettement  des 
piastres  et  vaguement  son  droit  dans  les  émeutes,  celui  de  piller 
une  heure  ou  deux. 

La  plèbe  napolitaine  n'obtint  rien  de  tout  cela,  mais  elle  vit  partir 
le  héros  populaire  qui  lui  avait  promis  tant  de  choses  et  arriver  le  re- 
galanluomo  (le  «  roi-monsieur,  »  le  «  roi  des  messieurs,  »  compre- 
nait-elle), qui  lui  ordonnait  de  se  tenir  tranquille,  et  qui  distribuait 
des  places  et  des  décorations  aux  hommes  bien  vêtus.  Ce  fut  donc  un 
amer  désenchantement;  mais  dans  les  provinces,  dans  les  campagnes 
surtout,  il  y  eut  des  oppositions  provoquées  par  des  mécontente- 
mens  plus  justes.  Le  bourgeois  y  devint  bien  réellement  le  roi  du 
village  ;  il  se  forma  une  oligarchie  de  petits  seigneurs  autrefois  op- 
primés et  opprimant  à  leur  tour  avec  toute  l'aigreur  d'une  colère 
longtemps  refoulée.  Cependant  le  simple  villageois,  le  paysan,  le 
berger,  restaient  aussi  pauvres  qu'autrefois;  l'ancienne  ignorance 
n'avait  pu  se  dissiper  en  quelques  jours,  l'ancienne  misère  persis- 
tait avec  toutes  ses  excitations  sinistres.  En  même  temps  le  frein 
était  rompu,  la  circulation  était  libre,  des  colporteurs  vendaient  de 
la  poudre  et  des  balles,  des  carabines  et  des  revolvers;  puis  toutes 
les  vieilles  haines  contenues  par  la  ruse  ou  la  force  venaient  de  se 
réveiller  tout  à  coup,  secouées  et  débridées  par  la  révolution;  elles 
s'exaltèrent  jusqu'à  la  rage.  —  Les  villages  qui  se  disputaient  un 
champ  ou  un  bois  depuis  cinquante  ans,  les  familles  qui  s'exécraient 
pour  des  questions  de  préséance,  profitèrent  de  l'agitation  générale 
pour  en  venir  aux  mains;  toute  rancune  privée  prit  un  masque  po- 
litique, toute  vengeance  personnelle  s'assouvit  au  nom  de  Victor- 
Emmanuel  ou  de  François  II.  Les  anciennes  mœurs  (il  faut  le  dire, 
hélas!  en  mots  violens)  se  maintinrent  longtemps  dans  toute  leur 
infamie.  Quand  un  hobereau  sans  courage  avait  un  ennemi  sous  les 
Bourbons,  il  le  dénonçait  comme  libéral,  et  par  ce  moyen  l'envoyait 
aux  galères  ;  les  mêmes  dénonciations  furent  continuées  sous  le  nou- 
veau régime  :  seulement  l'homme  dont  on  voulait  se  défaire  était 
accusé  d'être  bourbonien.  Il  en  résulta  beaucoup  d'injustices  com- 
mises ,  beaucoup  de  persécutions  et  de  lâchetés  ;  or  les  bois  étaient 
proches,  les  montagnes  offraient  un  refuge  aux  opprimés,  qui  ne 
songeaient  qu'à  fuir,  et  des  bandes  s'y  formaient  déjà,  grossissaient 
d'heure  en  heure,  appelaient  toutes  les  victimes  de  la  société,  mal- 
faiteurs ou  indigens,  galériens  ou  soldats,  leur  offrant  des  fêtes,  des 
piastres,  des  filles,  des  armes,  des  moyens  de  vengeance,  du  sang  à 

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56&  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

verser,  tout  ce  qu'ils  voulaient.  Ainsi  se  forma  ou  plutôt  se  réveilla 
ce  brigandage  indigène,  le  seul  qui  soit  vraiment  sérieux,  vraiment 
terrible,  et  qui,  n'étant  politique  que  d'occasion,  se  perpétuera,  plus 
ou  moins  développé,  sous  toutes  les  dynasties,  tant  que  le  peuple 
aura  faim. 

Si  Ferdinand  II  avait  pu  ajourner  la  crise,  c'est  qu'il  tenait  dans 
sa  main  la  police  et  le  clergé  :  ces  deux  recours  manquèrent  au 
nouveau  régime.  Abattue  dans  les  villes  et  dans  les  campagnes 
par  la  rancune  des  lazzaroni  et  des  paysans,  l'ancienne  police  four- 
nit ses  renforts  au  brigandage;  on  vit  les  sbires  et  les  gardes  ur* 
baines  se  jeter  dans  les  bois  avec  les  malfaiteurs  qu'ils  avaient 
autrefois  combattus.  La  police  nouvelle,  improvisée  pendant  la  ré- 
volution, fut  détestable.  Elle  se  recruta  dans  les  villes  parmi  les  ca- 
morristes  et  dans  les  campagnes  parmi  des  hommes  sans  ressources 
et  sans  valeur,  qui  se  laissaient  trop  aisément  tromper  ou  corrom- 
pre. Jamais  policier  ne  sut  dire  aux  soldats  italiens  en  quel  endroit 
étaient  cachés  les  brigands,  qui  entretenaient  impunément  des  in- 
telligences partout,  et  qui  disparaissaient,  à  peine  entrevus,  comme 
dans  des  trappes.  Quant  au  clergé,  au  lieu  de  servir  la  société  contre 
le  brigandage,  il  se  tint  à  l'écart,  dans  une  abstention  coupable,  et 
servit  plutôt  le  brigandage  contre  la  société.  Il  est  vrai  que  le  pou- 
voir se  comporta  avec  lui  d'une  façon  forcément  embarrassée,  ne 
sachant  s'il  devait  le  combattre  ou  le  ménager.  Tantôt  caressé, 
tantôt  maltraité,  le  clergé  comprit  qu'il  avait  affaire  à  une  hostilité 
tempérée  par  la  faiblesse.  Rien  ne  rend  plus  hardi  qu'une  agression 
irrésolue;  les  prêtres  subissaient  d'ailleurs  l'influence  de  Rome.  De 
force  ou  de  gré,  par  devoir  ou  par  rancune,  ils  en  vinrent  donc  à 
déclarer  la  guerre  au  nouveau  maître.  La  guerre  une  fois  déclarée, 
ils  ne  tardèrent  point  à  seconder  le  brigandage,  au  moins  par  une 
sorte  de  complicité  passive  qui  se  bornait  à  le  laisser  faire  ;  mais 
dans  bien  des  endroits  cette  tolérance  alla  jusqu'à  l'absolution,  et 
dans  quelques  autres,  activée  par  le  fanatisme,  elle  tourna  en  exci- 
tation violente;  on  enrôlait  des  bandits  au  confessionnal.  Bien  plus, 
on  vantait  leurs  tristes  exploits  du  haut  de  la  chaire  (1).  Il  y  a  tou- 

(1)  En  décembre  1862,  dans  une  des  églises  de  Naples,  devant  une  foule  compacte, 
un  prédicateur  osa  dire  :  «  Nos  frères  les  brigands  remportent  la  victoire  dans  plusieurs 
provinces  de  Tltalie,  et  ils  la  remporteront  toujours,  parce  quMIs  se  battent  contre  le 
roi  usurpateur.  La  Madone  nous  fera  le  miracle  de  chasser  Tusurpateur  du  royaume.  » 
A  Naples  encore,  dans  une  autre  église,  durant  la  neuvaine  de  Vimmaculée'-concepiion, 
un  autre  prédicateur  se  laissa  entraîner  à  cette  apostrophe  :  «  Vierge  immaculée,  je  ne 
te  croirai  plus  vierge,  si  tu  ne  fais  pas  revenir  nos  souverains  adorés,  Marie-Sophie  et 
François  II.  »  Les  bandits  avaient  quelquefois  des  aumôniers  ;  Tun  des  chefs  les  plus 
connus,  Pasquale  Romano,  qui  exerçait  son  métier  dans  la  terre  de  Bari,  faisait  dire 
une  messe  régulière  et  périodique  (il  la  payait  exactement)  dans  une  chapelle  rurale; 
on  rappelait  dans  le  pays  la  messe  des  brigands.  Un  autre,  surnommé  le  prince  Louis 

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NAPLES   ET   LE   BRIGANDAGE.  565 

jours  sans  doute  des  exceptions  honorables,  je  pourrais  nommer, 
bien  des  pasteurs,  notamment  des  évoques  des  Calabres,  qui  ont 
fait  des  efforts  sérieux  contre  le  brig^dage  et  obtenu  la  soumis- 
sion de  bandes  entières;  j'en  connais  d'autres  qui  font  le  coup  de 
feu  contre  les  malfaiteurs;  j'en  pourrais  nommer  un  qui  partait 
bravement,  son  fusil  sur  l'épaule,  en  quête  des  scélérats  du  pays, 
qu'il  connaissait  tous.  S'il  en  avisait  quelque  part,  il  les  couchait 
en  joue  et  les  manquait  rarement;  puis,  voyant  tomber  son  homme, 
il  courait  à  lui,  recevait  sa  confession,  si  le  moribond  pouvait  la 
faire  encore,  et  lui  donnait  l'absolution  catholique,  après  quoi  il 
l'achevait.  Ces  exemples  sont  rares.  Le  plus  souvent  c'est  le  bandit 
qui  est  le  favori  du  prêtre,  et  le  bandit  mérite  en  général  cette  fa- 
veur par  une  dévotion  vraiment  édifiante.  Les  jours  maigres,  il  tue 
sans  scrupule  un  homme,  mais  il  ne  mangerait  certes  pas  de  viande. 
11  a  de  saintes  images  sur  la  poitrine,  il  chante  des  litanies  dans  les 
bois,  se  confesse  exactement  et  fait  pénitence.  Avant  de  se  mettre 
en  campagne,  il  se  courbe  sous  la  bénédiction  d'un  prêtre,  et  ce 
prêtre  le  rend  invulnérable  par  l'inoculation  d'une  parcelle  d'hostie 
consacrée  qui  lui  est  insinuée  dans  le  pouce  de  la  main. 

Ainsi  les  deux  puissances  dont  s'était  servi  Ferdinand  pour  main- 
tenir l'ordre  dans  son  pays,  la  police  et  le  clergé,  travaillèrent, 
depuis  la  révolution,  pour  le  désordre.  Les  anciens  sbires  se  firent 
brigands;  les  nouveaux,  par  maladresse  ou  par  mauvaise  foi,  furent 
inutiles.  Les  prêtres  s'éloignèrent  du  feu  :  loin  de  l'éteindre,  quand 
ils  s'en  approchaient,  ce  fut  trop  souvent  pour  le  raviver.  On  vit  des 
capucins  fournir  aux  bandits  non-seulement  un  asile,  mais  des  vi- 
vres et  des  munitions.  Des  soldats  se  déguisèrent  en  brigands  pour 
les  surprendre;  ils  furent  reçus  dans  le  couvent  (c'était  l'an  dernier, 
dans  la  province  de  Salerne)  avec  des  effusions  de  joie  et  d'amour. 
«  Nous  avons  ici,  leur  dit-on,  assez  de  provisions  pour  accueillir  une 
bande  de  quatre  cents  hommes.  »  On  vit  même  en  novembre  1862, 
aux  environs  de  Lucera  (Capitanate),  dans  un  combat  où  les  lanciers 
de  Montebello  défirent  une  forte  bande,  quelques  prêtres  furieux 
dans  les  rangs  des  malandrins.  Avec  de  pareilles  excitations,  faut-il 
s'étonner  que  tant  de  paysans  incultes  et  farouches,  n'ayant  d'autre 
frein  religieux  et  moral  que  la  peur  de  l'enfer,  se  soient  jetés  dans 
la  campagne?  En  guerroyant  à  leur  manière,  ils  se  vengeaient  des 
bourgeois,  prenaient  leur  argent,  leurs  chevaux,  leur  bétail,  au 

{il  principe  Luigi)^  ayant  échappé  aux  lanciers  de  Montebello,  fit  peindre  un  tableau  où 
il  était  représenté  lui-même  arraché  d*entre  les  mains  des  Piémontais  par  la  vierge  des 
Carmes,  qui  accourait  à  son  secours.  Il  se  trouva  un  peintre  pour  exécuter  la  scène;  il 
se  trouva  même  un  prêtre  qui  reçut  Timage  sacrilège  et  la  fit  solennellement  placer 
dans  une  église  publique,  celle  de  Monte-Sant*Angelo.  Le  peintre  et  le  prêtre  furent 
appelés  devant  les  Juges  de  Lucera,  qui  les  acquittèrent. 

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566  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

besoin  leurs  femmes,  et  par-dessus  le  marché  gagnaient  lecid. 
Outre  les  prêtres,  les  anciens  sbires,  les  anciens  forçats,  lesré- 
fractaires,  les  paysans  énergiques,  les  conspirateurs  bourboniens,] 
les  bandes  avaient  encore  d'autres  complices  :  elles  en  comptaient  j 
même  parmi  les  propriétaires,  qui,  le  voulant  ou  ne  le  voulant  pas,  j 
leur  tenaient  la  main^  comme  on  dit  à  Naples  :  d'où  leur  nom  de] 
manutengoli.  Ces  riches  bourgeois,  souvent  à  contre -cœur,  four- 
nissaient des  armes,  des  vêtemens,  des  munitions,  et  ravitaillaient 
ainsi  perpétuellement  les  corps-francs  de  Tincendie  et  du  pillage. 
On  a  prétendu  que  ces  secours  étaient  offerts  avec  enthousiasme,  et 
que  ces  tributau'es  se  laissaient  périodiquement  rançonner  par  fidé- 
lité au  roi  déchu;  il  n'est  pas  besoin  de  discuter  cette  assertion,  lien 
était  sans  doute  qui,  déplacés  et  amoindris  par  la  révolution,  pous- 
sèrent au  désordre;  mais  ce  fut  le  petit  nombre  :  un  propriétaire  ne 
peut  sympathiser  de  bonne  foi  avec  les  ennemis  de  la  propriété.  Les 
manutengoli^  pour  la  plupart,  étaient  des  hommes  très  malheureux, 
qui,  n'ayant  pas  assez  d'énergie  pour  repousser  les  sommations  des 
bandits,  leur  cédaient  par  faiblesse.  Ils  tenaient  à  leurs  champs  et 
à  leurs  maisons,  ils  tenaient  surtout  à  la  vie,  ils  savaient  qu'on  leur 
prendrait  de  force  ce  qu'ils  n'auraient  pas  donné  de  bonne  grâce, 
et  qu'on  leur  couperait  la  gorge  après  les  avoir  dépouillés  violem- 
ment; ils  ouvraient  donc  leurs  tiroirs  avec  un  air  de  bonne  humeur 
et  de  complaisance.  Quelques-uns  payaient  des  tributs  réguliers 
pour  n'être  point  inquiétés;  d'autres,  que  j'ai  connus,  prenaient  les 
parens  des  brigands  à  leur  service;  on  vit  même  des  libéraux  dé- 
clarés, des  gardes  nationaux,  des  autorités  communales  (1)  entrete- 
nir des  relations  secrètes  avec  les  voleurs  de  grand  chemin.  On  cite, 
il  est  vrai,  de  nobles  exceptions  à  cette  règle  déshonorante  de  pol- 
tronnerie :  le  prince  de  San-Severo,  par  exemple,  qui  ne  permit 
jamais  que  sur  ses  terres  on  donnât  une  seule  piastre  aux  gens  de 
Caruso;  les  propriétaires  des  Calabres,  qui  armèrent  leurs  paysans 
et  se  défendirent  eux-mêmes  en  prenant  sur  eux  toute  la  peine  et 
tout  l'honneur  de  la  répression;  le  syndic  d'Anzano,  qui,  recevant 

(1)  Parmi  ces  autorités,  on  pourrait  citer  tel  syndic  qui  accueillit  les  brigands,  lc$ 
retint,  assure-t-on,  deux  ou  trois  jours,  et  les  pria  enfin  de  s*en  aller,  puis,  quand  ils 
furent  partis,  relevant  aussitôt  les  écussons  italiens,  appela  contre  eux  les  troupes.  On 
pourrait  citer  le  municipe  de  Camerota  (province  de  Salerne)  qui,  à  l'approche  d'un« 
bande  (celle  de  Tardio),  adressa  la  dépêche  suivante,  du  4  juillet  18G2,  —  portant  U 
signature  de  tous  les  officiers  municipaux,  —  à  un  assesseur  nommé  don  Paolo  Am- 
brosano  :  '«  Monsieur,  on  vous  envoie  deux  femmes  que  vous  chargerez  en  toute  bàt« 
de  la  plus  forte  provision  de  pain  possible  devant  servir  à  la  troupe  armée  prête  i 
Tenir  dans  cette  commune;  bien  entendu  que  la  commune  en  paiera  la  valeur.» 
Toute  Tadministration  d'ailleurs,  horriblement  corrompue,  n*a  commencé  à  se  mora- 
liser qu'en  ces  derniers  temps.  Le  jour  où  éclata  la  révolution,  les  arciens  employés  de 
tous  grades  avaient  adhéré  en  masse  au  nouveau  régime  et  ppôté  serment  à  Victor-Em- 

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NAPLES   ET   L£   BRIGANDAGE.  567 

des  brigands  une  forte  réquisition  d'argent  à  payer  sous  peine  d'in- 
cendie, leur  envoya  un  paquet  d'allumettes.  Cependant,  si  la  con- 
nivence volontaire  des  uns  était  rare»  la  résistance  courageuse  des 
autres  l'était  davantage  encore ,  et  la  conduite  générale  des  popu- 
lations envers  les  brigands  fut  une  sorte  de  complaisance  inspirée 
par  la  peur. 

Oui,  la  peur,  voilà  ce  qui  perpétue  le  mal.  La  peur  abattait  les 
populations,  les  autorités,  même  les  juges.  On  a  vu  des  magistrats 
pâlir  devant  des  criminels  plus  terribles,  mieux  armés  que  la  loi. 
Sans  cette  honteuse  complicité,  le  brigandage  aurait  disparu  de- 
puis longtemps  des  campagnes.  Partout  où  il  a  rencontré,  je  ne  dis 
pas  des  patriotes  et  des  citoyens,  mais  des  hommes  à  combattre,  il 
n'a  rien  pu  tenter;  il  est  tombé  en  Calabre  sous  les  balles  du  simple 
paysan  qui  défendait  sa  famille  et  sa  maison.  La  douceur  même  des 
populations  rurales,  leurs  habitudes  de  dissémination  et  d'isole- 
ment, les  traditions  de  l'ancien  régime,  qui  avait  brisé  le  lien  social 
en  détruisant  l'union,  c'est-à-dire  la  force,  voilà  ce  qui  maintint 
si  longtemps  cet  affreux  déchaînement  de  toutes  les  passions  mau- 
vaises débridées  par  la  réaction  et  soulevées  contre  l'Italie  ou  plu- 
tôt contre  la  société.  Avec  tant  d'excitations  politiques,  religieuses, 
légitimant,  sanctifiant  ses  ravages,  et  ces  encouragemens  plus  effi- 
caces encore  qui  venaient  de  l'inertie  et  de  la  peur,  ce  n'est  pas  la 
violence  et  la  durée  du  fléau  qui  étonnent,  c'en  est  plutôt  l'im- 
puissance et  la  vanité.  Il  devait  envahir  l'ancien  royaume  tout  en- 
tier, et  il  n'a  pu  demeurer  trois  jours  dans  le  moindre  village.  Il  faut 
le  réduire  à  ses  vraies  proportions  par  l'histoire  de  ses  prouesses. 


III. 

Le  brigandage  indigène  éclata  dans  plusieurs  provinces  à  la  fois 
après  le  siège  de  Gaëte.  Parmi  ses  premiers  chefs,  on  rencontre  Gi- 
priano  La  Gala,  ancien  gardeur  de  vaches  de  Rionero  en  Basilicate, 
ancien  voleur,  ancien  meurtrier,  repris  de  justice,  puis  Crocco  Do- 

manuel  ;  ils  lui  furent  fidèles  comme  ils  Tavaient  été  à  François  II.  Dépouillés  peu  à 
peu  de  leurs  passe-droits,  ils  ne  tardèrent  pas  à  regretter  l'ancien  maître.  Il  y  eut 
presque  une  émeute  à  Foggia,  chez  les  huissiers  de  la  préfecture,  quand  on  leur  défendit 
d*accepter  le  pourboire  qu'ils  avaient  reçu  jusqu'alors  pour  procurer  des  audiences  ou 
transmettre  des  pétitions.  Les  employés  subalternes  avaient  conservé  leurs  habitudes 
de  malversation.  A  Casalvieri,  les  secrétaires  municipaux  délivraient  des  passeports  pour 
faciliter  Témigration  des  réfractaires.  A  Pico,  tel  chancelier  communal  acceptait  des  pa- 
rens  de  ceux  qui  devaient  tirer  à  la  conscription  une  gratification  de  6  ducats,  dont  il 
donnait  quittance  en  promettant  de  faire  tout  son  possible  pour  empêcher  les  fils  de 
partir;  en  cas  de  réussite,  le  père  s'engageait  à  rendre  la  quittance  au  chancelier  «  arec 
quelque  autre  rémunération  qui  lui  parût  équitable  et  nécessaire.  » 


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568  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

natelli,  un  moment  garibaldien,  car  il  avait  espéré  obtenir  l'impu- 
nité sous  la  tunique  rouge,  mais  bientôt  contre  son  attente  enfermé 
dans  les  prisons  de  Cerignola,  d*où  il  s'échappa  pour  reprendre  son 
métier.  Cet  homme  fut  un  des  premiers  à  lever  le  drapeau  blanc.  Il 
réunit  une  grosse  bande  en  Basilicate  dès  le  mois  d'avril  1861;  il 
entra  dans  plusieurs  villages  et  même  dans  deux  petites  villes,  Ve- 
nosa  et  Melfi,  où  il  changea  l'administration  et  vida  les  caisses.  Ce 
furent  les  plus  grands  succès  du  brigandage,  qui  depuis  n'obtint 
et  ne  tenta  rien  de  pareil.  Crocco  resta  trois  jours  à  Melfi,  puis,  ap- 
prenant que  les  troupes  arrivaient,  disparut  en  toute  hâte.  On  ne  le 
revit  que  plusieurs  mois  après  avec  Borjès. 

Cependant  la  plupart  des  bandes  s'étaient  formées.  On  ne  peut 
ici  les  nommer  toutes,  on  ne  peut  préciser  le  nombre  et  l'impor- 
tance de  celles  qui  prirent  les  armes  à  la  première  heure.  Les  do- 
cumens  de  1860,  incertains  et  vagues,  jettent  peu  de  lumière.  Tout 
au  plus  pouvons-nous  nommer  les  principaux  chefs  qui  un  peu  plus 
tôt  ou  un  peu  plus  tard  désolèrent  le  pays.  Dès  1861,  Chiavone  était 
aux  frontières;  Centrillo,  Conte,  Cuccitto,  Maccherone,  Fuoco,  Tam- 
burrino,  dans  les  Abruzzes  et  dans  la  terre  de  Labour;  Cimino,  le 
Padre  Santo^  Albanese,  d'Agostino,  Nunzio  di  Paola,  de  Lillis,  opé- 
raient dans  le  Matese,  vaste  système  de  montagnes  commandant 
quatre  ou  cinq  provinces,  et  offrant  un  sûr  refuge  aux  bandits.  Sur 
les  montagnes  du  Vitolanese  et  du  Tabumo,*  dont  le  groupe  princi- 
pal forme  un  large  cratère,  un  excellent  point  d'appui  pour  les 
bandes  qui,  chassées  des  Pouilles,  veulent  se  jeter  dans  le  Matese, 
à  Ariano  ou  à  Bénévent,  passaient  continuellement  les  hommes  de 
Marzanella,  de  Martini,  de  Plensich  (tué  par  la  garde  nationale  de 
Guardia,  un  jour  qu'il  était  entré  dans  ce  pays,  déguisé  en  femme), 
de  Marco  de  Masi,  d'Elia,  de  Struzzo.  Dans  les  bois  de  Petacciato, 
Demanio  et  Tecchio  s'enfonçaient  avec  leurs  gens  le  fameux  Pizzo- 
lungo,  les  Abruzzais  Casalanguida  et  Primiano,  sans  compter  un 
repris  de  justice,  Pinzio.  Dans  la  forêt  de  la  Grotte,  selva  délia 
Grotla^  se  jetaient  les  malandrins  des  Pouilles  et  du  comté  de  Mo- 
lise  :  Minelli,  Vanarelli,  Pizzi,  Cascione,  Layala.  La  plupart  de  ces 
chefs  n'avaient  avec  eux  que  vingt  compagnons.  Ce  chiffre  marque 
l'importance  moyenne  des  bandes.  La  Capitanate,  moins  ravagée 
qu'elle  ne  le  fut  plus  tard ,  était  pourtant  déjà  menacée  par  les 
malfaiteurs  du  Gargano.  Dans  la  terre  de  Bari,  un  sergent  nommé 
Romano  entra  le  28  juillet  1861  dans  Gioia,  sa  ville  natale,  et  s'y 
campa  si  bien  qu'il  fallut  pour  l'en  chasser  un  siège  en  règle,  où  cin- 
quante-quatre brigands  périrent.  Plus  bas,  dsyis  la  terre  d'Otrante, 
se  réunirent  bientôt  les  comitivcs  (c'est  le  nom  consacré)  de  Pizzi- 
chicchio,  de  Capraio,  de  Carbone.  Dans  le  massif  de  la  Sila,  en  Ca- 
labre,  aire  d'oiseaux  de  proie  sous  tous  les  régimes,  terrain  tour- 

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NAPLES   ET   LE   BRIGANDAGE.  569 

mente,  hérissé  de  grands  bois  (1),  régnait  le  fameux  Muraca,  ancien 
chef  urbain  et  chasseur  de  bandits,  puis  bandit  lui-même;  dans 
d'autres  parties  des  Calabres  rôdaient  Mittica  et  Monaco.  Dans  la 
province  de  Salerne,  un  débarquement  jeta  au  pied  du  Cilento  le 
jeune  Tardio,  qui  venait  de  Civita-Vecchia  avec  vingt-sept  hommes  : 
c'était  un  étudiant  en  droit,  le  seul  lettré  du  pays  qui  se  fût  trouvé 
parmi  les  brigands,  et  connu  par  des  proclamations  ridicules.  L'ar- 
rondissement de  Campagna  fut  infesté  presque  en  même  temps  par 
Ricci  et  Marcantonio.  Sur  les  hauteurs  qui  dominent  Amalfi  se  mon- 
traient force  paysans  armés;  Barone  et  Pilone  inquiétaient  les  pentes 
du  Vésuve  ;  des  voleurs  s'embusquaient  dans  les .  bois  des  Camal- 
dules.  Aux  environs  de  Nola  se  mamtenaient  audacieusement  Ci- 
priano  La  Gala  et  d'autres  chefs  de  bandes,  qui  venaient  attaquer 
jusqu'aux  stations  du  chemin  de  fer  de  Caser  te;  mais  les  provinces 
les  plus  maltraitées  par  l'éruption  du  brigandage  furent  toujours 
celles  de  l'intérieur.  Les  rives  de  l'Ofanto  et  du  Fortore  virent  s'a- 
masser bientôt  les  plus  fortes  bandes.  Des  bords  de  TOfanto,  elles 
se  jetèrent  dès  lors  en  ordre  dans  les  arrondiasemens  de  Melfi,  de 
Sant'  Angelo  de'  Lombardi,  d'Altamura  et  de  Bai-letta,  de  Foggia  et 
de  Bovino,  menaçant  ainsi  et  ravageant  quatre  provinces.  Des  bords 
du  Fortore,  elles  se  précipitèrent  d'un  côté  sur  les  Fouilles,  de 
l'autre  sur  le  comté  de  Molise  et  l'ancienne  principauté  de  Béné- 
vent.  Crocco,  Coppa,  Sacchitiello,  finirent  par  résider  dans  la  vallée 
de  l'Ofanto,  d'où  ils  allaient  joindre  de  temps  en  temps  Ninco-Nanco, 
qui  occupait  le  bois  de  Lagopesole.  Schiavone  (qu'il  ne  faut  pas, 
comme  on  l'a  déjà  dit,  confondre  avec  Chiavone)  allait  et  venait, 
toujours  en  marche,  entre  Ariano  ei  Bovino.  Caruso  et  Titta  Vara- 
nelli  se  tenaient  sur  les  rives  du  Fortore,  d'où  ils  firent  plus  tard 
de  nombreuses  expéditions  en  tout  sens,  mais  principalement  en 
Capitanate.  Coppolone  et  Serravalle  erraient  dans  l'arrondissement 
de  Matera,  en  Basilicate;  au  midi  de  cette  province  galopait  avec 
ses  cavaliers  le  féroce  Cavalcante  ;  Tortora  se  cachait  dans  les  bois 
de  Ripacandida.  Les  autres  bois  de  la  contrée,  ceux  de  Policoro,  de 
Montemilone,  de  San-Cataldo,  de  Monticchio,  servaient  de  refuge 
et  d'asile  h,  des  centaines  de  malfaiteurs.  Enfin,  pour  compléter  tout 
ce  désordre,  encouragé  par  l'impuissance  ou  l'indécision  des  pre- 
miers lieutenans  du  roi,  la  réaction  se  mit  de  la  partie,  et  le  7  juil- 
let 1861,  dans  la  seule  province  d'Avellino,  trente  et  une  communes 
se  soulevèrent  à  la  fois  en  arborant  le  drapeau  blanc. 

C'est  alors  que  le  général  Cialdini  arrivait  à  Naples  (juillet  1861). 
La  santa-fedcy  c'est-à-dire  la  populace  déchaînée,  triomphait  dans 

(i)  Parmi  ces  bois,  on  compte  le  Cariglionc,  qui  fut  toujours  appelé  le  Château  des 
brigands. 


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570  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  province  d'Avellino,  promettant  le  pillage  aux  vainqueurs,  Tin- 
cendie  aux  vaincus.  Le  général  porta  au  brigandage  par  quelques 
actes  énergiques  un  coup  décisif.  11  lui  enleva  son  caractère  poli- 
tique, et  depuis  sa  lieutenance  aucune  bande  indigène  ne  put  pas- 
ser aux  yeux  des  hommes  de  bonne  foi  pour  une  troupe  d'insurgés. 
Les  comités  bourboniens  ne  siégeaient  plus  que  pour  la  forme,  et 
ne  servaient  qu'à  inquiéter  la  police  italienne.  Ils  sont  demeurés 
sans  doute  en  rapport  avec  quelques  chefs,  notamment  avec 
Crocco  (1),  mais  ils  ne  peuvent  ni  les  arrêter  ni  les  conduire  :  ils 
les  poussent  au  feu,  voilà  tout. 

Le  commandement  du  général  La  Marmora  fut  inauguré,  comme 
celui  de  Cialdini,  par  de  brillans  résultats.  La  formidable  bande  de 
Borjès  et  de  Crocco  fut  détruite.  On  pouvait  croire  le  brigandage 
vaincu,  et  il  ne  tarda  cependant  pas  à  reparaître  en  1862  avec 
une  sorte  de  plan  concerté.  11  paraît  certain  qu'un  débarquement 
de  bourboniens  recrutés  à  Malte  ou  à  Trieste  devait  s'opérer  sur 
les  côtes  de  la  Basilicate,  où  le  Basente  et  TAgri  se  jettent  dans  le 
golfe  de  Tarente.  Crocco  et  Cavalcante  avaient  donné  rendez-vous  à 
toutes  leurs  forces,  disséminées  pendant  l'hiver,  dans  le  grand  bois 
de  Policoro,  qui  s'allonge  et  s'épaissit  non  loin  du  rivage.  Le  pre- 
mier de  ces  chefs,  le  généralissime,  quittant  sa  résidence  habi- 
tuelle, s'avança  jusqu'à  la  campagne  San-Basile,  sur  la  rive  gauche 
du  Basente,  à  quatre  milles  des  côtes;  on  le  vit  plusieurs  fois,  sa 
lunette  à  la  main,  interroger  la  mer.  Trompé  dans  son  attente  et 
chassé  par  les  troupes,  il  rôda  quelque  temps  eiitre  TAgri  et  le  Ba- 
sente, puis  se  jeta  dans  les  Fouilles,  qui  furent  le  champ  de  ba- 
taille du  brigandage  en  1862.  Au  mois  de  juin,  Coppa,  Ninco- 
Nanco,  Caruso,  étaient  en  Capitanate,  et  ravageaient  ces  vastes 
plaines  qu'ils  parcouraient  à  cheval.  Us  y  commirent  des  atrocités 
sans  nom,  mais  ils  prouvèrent  par  ces  excès  mêmes  et  par  l'inex- 
plicable caprice  de  leurs  mouvemens  que  le  brigandage  avait  tout  à 

(1)  On  a  trouvé  dans  les  papiers  de  Crocco  une  correspondance  curieuse,  entre 
autres  la  lettre  que  voici  :  «  Très  respectable  monsieur  le  général,  après  vous  avoir 
chèrement  embrassé,  je  viens  en  peu  de  lignes  vous  faire  part  de  ce  qui  suit.  Les 
affaires  de  la  cause  à  laquelle  nous  appartenons  tous  en  travaillant  pour  notre  uuguste 
roi  François  H,  que  Dieu  garde,  ont  été  déjà  décidées  par  les  puissances  du  Nord,  et 
François  II  a  été  reconnu  comme  roi  des  Deux-Siciles.  Le  motif  pour  lequel  nous  ne 
l'avons  pas  encore  vu  revenir  est  que  précisément  on  attend  la  chute  de  Napoléon  dans 
le  Mexique  et  la  révolution  populaire  en  France.  Tout  ce  qui  se  fera  de  beau  en  notre 
faveur  sous  d'autres  signes  (?)  vous  sera  connu;  je  vous  en  tiendrai  au  courant  de  Na- 
ples,  où  je  vais.  Je  partirai  mardi,  s*il  plaît  à  Dieu,  sans  quoi  j'aurais  fait  mon  devoir 
en  allant  vous  embrasser  et  vous  parler  de  vive  voix;  mais  en  attendant  vous  pouvez 
pleinement  disposer  de  moi  et  de  ma  maison  à  Naples,  et  ne  craignez  rien,  car  ici  sont 
les  vrais  hommes  et  les  vrais  amis.  —  J'attends  vos  ordres  précieux,  et,  vous  embras- 
sant et  vous  serrant  contre  mon  cœur,  je  signe  votre  serviteur,  Gaetano  Clémente.  » 


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NAPLES   ET   LE   BRIGANDAGE.  571 

fait  perdu  son  caractère  politique.  Il  cessa  de  raisonner  ses  dépré- 
dations et  ses  ravages,  attaquant  indifféremment  les  propriétés  de 
tous  les  partis  :  il  ne  menaça  plus  les  villes  et  n'assaillit  plus  ou 
presque  plus  les  villages;  il  s'inquiéta  beaucoup  moins  du  pape  et 
de  François  II,  mais  il  brûla  les  fermes  et  les  récoltes. 

Tels  furent  les  principaux  exploits  des  bandits  en  1862  dans  les 
provinces  qui  souffrirent  le  plus  de  leurs  incursions,  c'est-à-dire 
dans  le  centre  du  royaume  et  particulièrement  sur  le  versant  orien- 
tal des 'Apennins  déclinant  vers  l'Adriatique.  Les  Calabres  restèrent 
tranquilles  :  un  hardi  chasseur  d'hommes,  le  colonel  Fumel,  qui 
faisait  cette  guerre  en  amateur  avec  une  poignée  de  Calabrais,  y 
suffisait  pour  contenir  les  brigands.  Aux  environs  de  Naples,  Pilone 
se  promenait  toujours  autour  du  Vésuve,  où  son  fameux  corps  dob- 
serval  ion  faisait  plus  de  peur  que  de  mal.  Un  autre  chef  beaucoup 
plus  redoutable,  nommé  Varrone,  qui  rôdait  non  loin  de  là,  fut 
tué  par  un  de  ses  hommes.  Dans  la  province  de  Salerne,  Tardio  re- 
parut tout  à  coup  et  traversa  quelques  villages;  mais  sa  forte  bande 
fut  mise  en  pièces  au  premier  choc,  et  trois  cents  brigands  se  lais- 
sèrent prendre  en  un  moment.  Au  mois  de  septembre  1862,  la  fatale 
entreprise  de  Garibaldi  dégarnit  un  instant  de  troupes  l'intérieur 
du  pays  :  il  s'ensuivit  une  légère  recrudescence  du  brigandage; 
mais  après  Aspromonte  l'état  de  siège  permit  d'arrêter  les  manu- 
tengoliy  c'est-à-dire  les  complices,  receleurs  ou  banquiers  des  vo- 
leurs, et  ces  derniers  se  soumirent.  A  la  fin  de  la  même  année, 
Grocco,  Ninco-Nanco,  battus  dans  plusieurs  rencontres,  —  une  fois 
entre  autres  par  les  volontaires  hongrois,  qui  leur  firent  beaucoup 
de  mal,  —  étaient  rentrés  dans  leurs  bois.  Cavalcante,  dégoûté  du 
métier,  s'était  fait  prendre  dans  Naples  même,  à  la  préfecture  de 
police,  où  il  était  venu  effrontément  demander  un  passeport;  il 
comptait  aller  vivre  de  ses  rentes  en  France.  Les  forces  des  préten- 
dus insurgés  dans  la  Principauté-Citérieure  et  dans  la  Basilicate  se 
réduisaient  à  une  quarantaine  de  vieux  routiers  sur  le  territoire  de 
Melfi,  quelques  vagabonds  dans  les  districts  de  Sala,  de  Campagna, 
et  une  vingtaine  de  voleurs  entre  Amalfi  et  Castellamare.  Il  y  en  avait 
eu  deux  cents  en  campagne  au  commencement  de  l'année  1862  et 
douze  cents  vers  la  fin  de  l'année  1861,  réunis  sous  les  ordres  de 
Grocco  et  de  Borjès.  Plus  haut,  autour  de  Bénévent  et  de  Campo- 
basso,  les  innombrables  troupes  de  malandrins  avaient  disparu  : 
treize  chefs  sur  dix-neuf  étaient  morts.  Dans  les  Fourches-Caudines, 
l'illustre  Picciocco,  qui,  après  avoir  tué  son  collègue  Zappatore, 
avait  perdu  dans  un  combat  son  ami  Calabrese,  ne  traînait  plus 
derrière  lui  qu'une  dizaine  de  pauvres  diables,  derniers  débris  de 
la  fameuse  brigade  du  général  Gipriano  La  Gala.  Dans  la  terre  de 
Bari,    rès  effrayée  un  moment  par  une  incursion  de  Garuso,  la  forte 


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572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bande  de  Romano,'  mise  en  pièces  et  en  déroute,  avait  laissé 
soixante-quatorze  chevaux  au  pouvoir  des  soldats.  Enfin  les  plus 
terribles  condoUieri  de  la  terre  de  Labour,  Cuccitto,  Conte,  Cen- 
trillo,  etc.,  qui  s'étaient  réfugiés  dans  les  états  romains,  avaient 
été  arrêtés  par  les  Français  et  livrés  aux  autorités  italiennes.  Tous 
les  rapports  militaires  que  j'ai  pu  consulter, — rapports  très  sincères 
et  très  affligeans  pour  la  plupart,  —  ont  constaté  cette  décroissance 
du  brigandage,  et  si  les  faits  ne  suffisent  pas  et  qu'on  veuille  des 
chiffres,  voici  ceux  qui  sont  donnés  par  des  documens  officiels  et 
encore  inédits  :  ils  marquent  les  pertes  des  brigands,  le  nombre 
total  ou  partagé  en  diverses  catégories  de  ceux  qui  furent  tués,  fu- 
sillés, arrêtés,  ou  qui  se  soumirent  volontairement,  dans  les  sept 
zones  ou  divisions  militaires,  durant  le  second  semestre  de  1861  et 
le  cours  entier  de  l'année  suivante. 

«  Terre  de  Labour  (Gaëte).  — 1861,  second  semestre  :  109  morts,  46  exé- 
cutions, 120  arrestations,  106  présentations  volontaires.  Chiffre  total  :  381. 
—  1862,  année  entière  :  61  morts,  /i5  exécutions,  88  arrestations;  135  sou- 
missions volontaires.  Chiffre  total  :  329. 

«  Terre  de  Labour  (Caserte),  Molîse  et  Bénévent.  —  De  septembre  1861  à 
décembre  1862,  chiffre  total  :  533  (les  détails  manquent  dans  les  rap- 
ports). 

«  Abruzzes.  —  1861,  second  semestre,  chiffre  total  :  1184.  —  1862,  année 
entière,  452. 

«  Salerne  et  Basilicate.  —  1861,  second  semestre  :  508  morts,  258  exécu- 
tions, 887  arrestations,  620  soumissions  volontaires.  Chiffre  total  :  2,273.  — 
1862,  année  entière  :  327  morts,  249  exécutions,  767  arrestations,  546  sou- 
missions volontaires.  Chiffre  total  :  1889. 

a  Capitanate.  —  1861,  dernier  trimestre  :  30  morts  et  7  exécutions.  — 
1862,  année  entière:  322  morts,  136  exécutions,  9  arrestations,  281  sou- 
missions volontaires.  C'est  la  seule  province  où  le  mal  ait  empiré  dans  la 
seconde  année. 

«  Terre  de  Bari.  —  1861,  second  semestre,  chiffre  total  :  168.  —  1862,  an- 
née entière,  173. 

«  Calabres.  —  1861,  second  semestre  :  75  morts,  97  exécutions,  360  ar- 
restations, 814  soumissions  volontaires.  Chiffre  total  :  1346.  —  1862,  année 
entière  :  59  morts,  27  exécutions,  100  arrestations,  31  soumissions  volon- 
taires. Chiffre  total  :  217.  » 

L'année  1863  fut  marquée  par  de  nouveaux  progrès  dans  la  ré- 
pression du  brigandage.  En  186L,  les  bandes  entraient  dans  les 
communes,  en  pillaient  les  caisses,  désarmaient  les  gardes  natio- 
naux et  emportaient  leurs  fusils  :  c'était  presque  une  guerre  civile 
attaquant  les  autorités  nouvelles.  —  En  1862,  les  bandes  s'éloignè- 
rent des  endroits  habités  pour  dévaster  les  campagnes  et  couper 
les  arbres,  égorger  les  bestiaux,  brûler  les  moissons  :  ce  ne  fut  plus 
qu'une  guerre  sociale  contre  les  riches.  —  En  1863,  les  récoltes 


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NÀPLES   ET  LE    BRIGANDAGE.  573 

furent  sauvées,  et  les  actes  ordinaires  des  prétendus  bourboniens 
se  réduisirent  à  des  enlèvemens  de  personnes  emmenées  dans  les 
bois  et  rendues  contre  rançons  :  ce  n'étaient  plus  que  des  spécu- 
lations violentes,  des  coups  de  main  de  hardis  voleurs.  Aux  fron- 
tières, le  brigandage  politique  ou  étranger  a  cessé  presque  com- 
plètement, grâce  au  concours  loyal  de  l'armée  française.  On  n'a 
entendu  parler  que  de  deux  expéditions,  qui  se  sont  terminées  par 
une  double  déroute,  celle  des  chefs  Stramenga  et  Serragante.  Dans 
l'intérieur  du  royaume ,  le  brigandage  indigène  diminue  sensible- 
ment, et  l'armée  italienne,  après  trois  ans  de  campagne,  peut  au- 
jourd'hui être  rappelée  dans  le  nord. 

Nous  avons  parcourii  le  champ  de  bataille  ;  ne  voudra-t-on  pas 
maintenant  jeter  un  regard  sur  les  combattans?  Le  lecteur  sait 
déjà  que  les  bandits  appartiennent  tous  aux  classes  incultes  et  pau- 
vres, parce  que  l'ignorance  et  la  misère  sont  les  principales  causes 
du  mal.  Les  rancunes  qui  poussent  au  mal  varient  suivant  les  pro- 
vinces. Ainsi,  dans  les  Calabres,  les  manans  s'insurgent  à  peu  près 
comme  les  anciens  plébéiens  de  Rome,  réclamant  l'exécution  des 
lois  agraires  promulguées  contre  les  envahissemens  du  patriciat. 
Ailleurs,  dans  les  Fouilles,  le  berger  et  le  laboureur  ne  gagnent  pas 
de  quoi  vivre;  c'est  la  faim  qui  leur  donne  de  mauvais  conseils.  Plus 
haut,  dans  les  Abruzzes,  ceux  qui  se  soulèvent  sont  surtout  les  con- 
trebandiers ruinés  par  la  suppression  des  frontières  entre  Ascoli  et 
Teramo.  En  réalité,  le  brigand  indigène  ne  porte  un  drapeau  que 
pour  se  donner  une  contenance  ;  il  s'enrôle  quelquefois  par  dévo- 
tion, plus  souvent  par  force.  Emmené  violemment  sur  la  montagne 
et  compromis  par  quelques  expéditions  criminelles,  il  reste  alors 
avec  les  autres,  craignant  d'être  fusillé,  s'il  retourne  dans  son  pays; 
mais  au  bout  d'un  mois  ou  deux,  horriblement  dépravés  par  l'exem- 
ple, les  meilleurs  ne  sont  plus  que  des  gens  de  sac  et  de  corde  qui 
disent  à  leurs  prisonniers  avec  un  cynisme  révoltant  :  Vulimmo  san- 
gue  e  denaro  (nous  voulons  du  sang  et  de  l'argent).  Quand  ils  se 
battent,  ils  n'en  veulent  pas  même  aux  soldats,  qu'ils  évitent;  ils 
ne  tuent  que  des  paysans.  Jamais  on  ne  les  voit  suivre  un  plan  ;  ils 
vont  au  hasard,  chacun  pour  soi,  ne  cherchant  qu'à  inspirer  la  ter- 
reur, et  se  faisant  par  là  d'innombrables  complices.  Leur  police  est 
cependant  admirable.  «  Quand  nous  nous  mettons  en  marche  contre 
eux,  me  disait  un  officier  italien,  ils  en  sont  avertis  par  le  vent  qui 
passe;  ils  ont  disparu  avant  que  nous  soyons  à  cheval.  Nous  avi- 
sons un  paysan  dans  la  campagne;  nous  lui  demandons  :  «  Où  sont 
les  brigands?  »  L'homme  hausse  les  épaules,  lève  les  yeux  au  ciel 
et  avance  la  lèvre  inférieure  avec  une  indéfinissable  expression  de 
niaiserie  :  Non  saccio  (je  ne  sais  pas).  Nous  passons  outre.  Survien- 
nent les  brigands,  qui,  avisant  le  même  paysan,  lui  demandent  où 


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57A  REVUE   DES   DEUX   MOKDES. 

sont  les  troupes.  Si  l'homme  leur  répond  son  fameux  non  sacciOy 
ils  le  tuent.  »  Ayant  des  espions  dans  tout  le  pays,  ils  obtiennent 
des  secours,  des  munitions,  des  vivres.  Le  métier  est  excellent,  et 
tente  les  pauvres  :  il  est  des  endroits  où  tous  plus  ou  moins  s'y  li- 
vrent, même  ceux  qui  ont  d'autres  moyens  d'existence,  Je  berger, 
le  moissonneur  ou  le  bûcheron.  Ils  gardent  leurs  vaches,  fauchent 
leurs  blés  ou  coupent  du  bois  pendant  le  jour;  mais  ils  ont  leur  fusil 
caché  dans  un  sillon  ou  sur  un  arbre  :  ils  joignent  les  bandes  à  la 
brune,  ou  courent  seuls  les  grandes  routes  pour  leur  propre  compte. 
Malheur  aux  passans  attardés!  Ces  brigands  d'occasion  sont  cepen- 
dant connus,  enregistrés;  ils  travaillent,  ils  vont  le  dimanche  à  la 
messe;  le  curé  les  patronne  et  répond  d'eux;  puis  leurs  fusils  sont 
si  bien  cachés!  Quant  aux  bandits  de  profession  dans  l'ancien 
royaume,  vous  en  aurez  deux  ou  trois  cents  au  plus;  mais  si  vous 
voulez  compter  la  tourbe  flottante  des  dilettantiy  peut-être  en  au- 
rez-vous  jusqu'à  dix  mille. 

Et  parmi  ces  dix  mille  scélérats,  c'est  à  peine  si  l'on  trouvera  de 
quatre  à  cinq  hommes  qui  ne  soient  pas  des  bêtes  fauves.  L'ancien 
étudiant  Tardio,  qui  écrivait  sottement,  mais  qui  du  moins  savait 
écrire,  est  une  de  ces  rares  exceptions;  encore,  à  force  de  hurler 
avec  les  loups,  finit-il  par  mordre  comme  eux  :  il  mit  au  pillage  le 
bourg  de  Sacco,  dans  la  province  de  Salerne.  Cipriano  La  Gala,  ar- 
rêté ^yjiVAuniSy  puis  livré  à  la  France  et  rendu  à  l'Italie,  passait 
pour  l'un  des  moins  féroces;  il  était  cependant  accusé  de  dix-sept 
crimes  divers,  meurtres,  incendies,  vols  qualifiés,  etc.  C'est  lui  qui 
un  jour  habilla  ses  hommes  en  gardes  nationaux  et  osa  se  présen- 
ter à  la  prison  de  Caserte  en  feignant  d'y  amener  un  prisonnier.  Or 
Caserte,  grande  ville  et  résidence  d'un  préfet,  est  exactement  à 
Naples  ce  que  Versailles  est  à  Paris.  La  prison  s'ouvrit  aussitôt,  et 
Cipriano  eut  l'audace  d'y  entrer  avec  ses  compagnons  et  de  rendre 
la  liberté  aux  détenus,  parmi  lesquels  se  trouvait  son  propre  frère. 
Les  prisonniers  délivrés,  il  les  emmena  sur  les  montagnes  avant 
que  la  force  publique  eût  le  temps  de  se  rassembler  pour  lui  barrer 
le  chemin.  Ce  fut  un  coup  de  maître  hardiment  conçu  et  vaillam- 
ment exécuté.  Cipriano  par  malheur  avait  d'autres  titres  à  une  triste 
célébrité  :  il  séquestrait  les  gens  et  les  mutilait  sans  pitié  pour  hâ- 
ter le  paiement  de  leur  rançon  ;  il  les  faisait  même  rôtir,  ont  dit  des 
témoins  devant  la  cour  de  Santa-Maria,  qui  l'a  récemment  con- 
damné à  mort. 

Un  autre  chef  beaucoup  moins  connu  valait  mieux,  c'était  Cen- 
trillo  ou  plutôt  Domenico  Coja  (tous  les  bandits  ont  un  nom  de 
guerre).  Ce  villageois  de  Cardito,  ancien  soldat  dans  un  régiment 
de  ligne,  avait  en  1848  crié  :  vive  la  liberté!  un  peu  plus  fort  que 
les  autres.  On  le  mit  en  prison  ;  il  en  sortit  royaliste  et  devint  chef 


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NAPLES   ET   LE   BRIGANDAGE.  575 

urbain.  Destitué  en  1861,  il  se  mit  en  campagne  Tannée  suivante, 
au  mois  d'avril ,  avec  soixante  hommes.  11  pratiquait  modérément 
le  brigandage,  ne  volant  que  le  strict  nécessaire  et  ne  tuant  point 
ceux  qui  lui  refusaient  de  Targent.  Rien  de  plus  singulier  que  son 
expédition  de  Vallerotonda.  11  entra  une  nuit  dans  ce  village  sur 
la  prière  de  quelques  habitans;  il  n'avait  avec  lui  que  vingt-cinq 
compagnons,  tous  sans  armes.  Il  se  rendit  au  corps  de  garde,  qu'il 
trouva  par  hasard  ouvert  et  désert;  il  y  prit  dix-huit  fusils,  après 
quoi,  sans  colère,  sans  violence,  il  alla  visiter  un  à  un  dans  leurs 
maisons  tous  les  gardes  nationaux,  les  priant  de  lui  livrer  leurs 
armes.  Tous  obéirent,  et  Ceutrillo  rassembla  ainsi  cinquante-sept 
mauvais  fusils,  la  plupart  hors  de  service,  qu'il  emporta  tranquille- 
ment. 11  fit  ensuite  une  réquisition  de  pain,  de  fromage  et  de  vin 
pour  sa  bande,  prit  fort  peu  d'argent  (50  ducats  en  tout),  et  s'en 
alla  comme  il  était  venu,  sans  faire  de  mal  à  personne.  La  troupe 
était  à  quelques  milles  de  Vallerotonda  :  elle  fut  avertie  de  ce  qui 
était  arrivé  par  le  syndic  d'un  village  voisin  trente-six  heures  après. 
L'entrée  de  Centrillo  à  Cardito,  son  village  natal,  n'est  pas  moins 
curieuse.  11  s'y  rendit  en  plein  soleil  un  beau  jour  de  juillet,  et 
ne  demanda  que  du  pain,  du  fromage  et  du  vin,  qu'il  but  tranquil- 
lement avec  ses  hommes;  puis  il  fit  le  tour  du  village,  confisqua 
en  passant  des  fusils  et  accepta  quelque  argent  du  caissier  commu- 
nal, qui  voulut  bien  le  lui  offrir;  il  en  donna  quittance.  Apercevant 
le  portrait  de  Victor-Emmanuel,  loin  de  le  décrocher  et  de  le  mettre 
en  pièces,  comme  eussent  fait  Chiavone  et  les  autres,  il  le  salua 
poliment.  Après  sa  promenade,  il  resta  deux  heures  encore  à  Car- 
dito, trinquant  avec  ses  amis,  puis  il  remonta  sur  les  hauteurs  de 
Mainarde.  11  attaqua  bien  deux  ou  trois  maisons  de  campagne,  mais 
je  ne  crois  pas  qu'il  ait  commis  d'autres  méfaits.  Battu  par  les 
troupes,  il  se  réfugia  dans  les  états  romains,  où  les  Français  le  pri- 
rent et  ne  voulurent  pas  le  rendre  au  général  Govone,  qui  le  récla- 
mait; cependant  ils  le  consignèrent  plus  tard  à  la  frontière  toscane. 
En  visitant,  il  y  a  quelques  mois,  la  prison  de  la  Vicaria,  il  m'a  été 
permis  de  le  voir  et  de  causer  avec  Iui{  j'avoue  qu'il  m'a  gagné  par 
un  air  de  bonne  humeur  et  de  franchise.  Avec  son  front  carré,  ses 
yeux  très  vifs,  il  paraît  alerte  et  résolu,  mais  rien  en  lui  ne  repousse. 
Parmi  les  bandits  honnêtes,  on  cite  encore  Pasquale  Romano, 
surnommé  le  sergent  de  Gioia;  sa  bande  fut  détruite  le  5  janvier 
186â  par  une  charge  brillante  de  chevau-légers  de  Saluées,  admi- 
rablement secondés  par  les  gardes  nationaux.  Pasquale  Romano 
tomba  mort  avec  vingt  et  un  de  ses  compagnons;  on  trouva  sur  lui 
divers  papiers,  une  formule  de  serment  très  étendue  et  une  suite  de 
notes  intitulées  mélancoliquement  le  mie Disgrazie  (mes  malheurs). 
J'en  extrais  textuellement  les  lignes  suivantes  : 


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576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Après  un  an  environ  de  solitude  dans  les  bois,  je  vis  venir  un  jour 
treize  brigands  (masnadieri)  plus  ou  moins  armés,  qui  se  présentèrent  à 
moi  comme  défenseurs  de  François  II  et  de  la  sainte  église  catholique  ro- 
maine. Désireux  de  former  une  compagnie  pour  Vexacle  défense  de  ces 
droits  à  laquelle  j*étais  tout  disposé  depuis  longtemps,  comme  il  est  connu 
de  tout  le  monde,  j'accueillis  ces  hommes,  et  je  me  mis  sur-le-champ,  de 
tout  mon  zèle,  à  m'occuper  de  tout  ce  qui  me  convenait,  si  bien  que 
ceux-ci  m'acceptèrent  pour  leur  chef.  Ils  devaient  rester  sous  mon  obéis- 
sance  dans  tous  les  commandemens  émanés  de  moi  pour  le  bien  de  noire  roi 
et  de  leur  propre  vie;  mais  comme  en  ces  gens  (je  traduis  mot  à  mot)  exis- 
tait Je  seul  sentiment  de  voler,  et  non,  conformément  au  mien,  celui  de  se 
faire  honneur,  ils  commencèrent  à  s'agiter  contre  moi,  se  permettant  de 
dire  entre  eux  :  «  Nous  sommes  entrés  en  campagne,  nous  sommes  appelés 
voleurs  et  nous  devons  voler,  et  si  notre  chef  ne  fait  pas  comme  nous  di- 
sons, il  finira  mal  ou  il  restera  seul.  »  —  Une  pareille  conspiration  se  tra- 
mait contre  moi  sans  que  j'en  fusse  informé.  Ils  se  permettaient  aussi  de 
commettre  des  vols  à  mon  insu,  quand  j'ordonnais  de  marcher  régulière- 
ment et  militairement,  avec  éducation;  mais  voici  que  Dieu,  n'ayant  jamais 
permis  la  fausseté,  a  démontré  soudain  que  celui  qui  croyait  tromper  est 
trompé  lui-même.  —  Et  comme  ceux-là  me  trompaient  et  me  trahissaient, 
moi  qui  cherchais  à  me  faire  honneur,  ainsi,  par  uq  traître  encore  plus  mau- 
vais qu'eux,  ils  ont  été  trahis  amèrement  et  défaits  à  mon  grand  déplaisir, 
et  presque  tous  ont  péri  de  mort  atroce...  Et  cependant  Dieu,  toujours 
loué,  permit  que,  resté  seul  dans  le  plus  affreux  et  cruel  combat,  je  fusse 
sauvé  par  sa  protection,  etc.  » 

Si  le  sergent  de  Gioia  n'était  qu'un  fanatique,  que  dire  de  ses 
compagnons?  Lâches  presque  tous  et  fuyant  à  rapproche  des  trou- 
pes, ces  hommes  ne  se  jetaient  sur  elles,  comme  il  arriva  cinq  ou 
six  fois  en  trois  années  de  campagne,  que  lorsqu'ils  étaient  pour 
le  moins  dix  contre  un.  Ils  n'ont  ni  stratégie,  ni  discipline,  se  bat- 
tent à  l'aventure,  à  la  débandade,  se  réunissent  pour  un  mauvais 
coup,  et,  le  coup  fait,  se  disséminent  par  les  campagnes,  où  ils  s'é- 
vanouissent en  un  clin  d'œil.  Leur  habileté  suprême  est  dans  la  dis- 
persion; leur  triomphe,  c'est  la  déroute.  Les  troupes  leur  donnent 
la  chasse  et  combinent  contre  eux  leurs  mouvemens;  des  détache- 
mens  partent  de  tous  les  points  et  marchent  les  uns  vers  les  autres  ; 
la  bande  doit  être  cernée,  le  cercle  se  resserre  de  moment  en  mo- 
ment; oa  crie  déjà  :  Victoire!  Tous  les  détachemens  se  rejoignent; 
ils  n'ont  pas  rencontré  un  seul  brigand,  la  bande  entière  a  disparu. 
De  pareils  mécomptes  se  répètent  tous  les  jours.  La  seule  comitive 
vraiment  courageuse  et  aguerrie  était  celle  de  Caruso  et  de  Schia- 
vone,  maintenant  détruite  :  ces  deux  chefs,  tantôt  réunis,  tantôt  sé- 
parés, avaient  passé  plusieurs  fois  de  Bénévent  en  Capitanate  et  de 
Capitanate  en  Bénévent  à  travers  les  troupes  qui  les  enveloppaient. 
Ils  se  battaient  comme  des  vétérans,  mais  frappaient  en  aveugles. 


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NAPLES   ET   LE   BRIGANDAGE.  577 

Ceux  qui  restent  suivent  leur  exemple  :  vieillards,  enfans,  paysans, 
bourgeois,  tout  ce  qu'ils  rencontrent,  ils  le  tuent  sans  pitié;  s'ils 
trouvent  une  femme  sur  leur  chemin,  ils  lui  sautent  à  la  gorge  et 
l'étranglent.  Caruso  frappa  un  jour  de  sa  main  avec  un  rasoir  dix- 
sept  pauvres  paysans  qui  ne  lui  avaient  rien  fait.  Interrogé  sur  le 
motif  de  cette  cruauté,  il  répondit  :  «  Pour  faire  peur  aux  autres!  » 
Voilà  les  hommes  de  la  réaction  ;  tournons-nous  maintenant  vers 
ces  soldats  italiens  qu'on  traite  à  leur  tour  de  brigands,  et  qui  se  li- 
vrent à  une  chasse  ingrate,  pleine  de  fatigues  et  de  périls,  sans  re- 
pos ni  trêve,  avec  des  alertes  continuelles,  des  courses  incessantes 
dans  les  ravins,  dans  les  broussailles,  des  escalades  effrayantes  sous 
un  soleil  de  feu ,  avec  de  longues  nuits  dans  la  neige  et  dans  la 
boue.  Veut-on  des  chiffres  désolans  pour  apprécier  les  joies  de  ces 
«  bourreaux  »  qui  excitent  tant  de  colères  :  un  colonel  comman- 
dait l'an  dernier  1,800  hommes  en  Capitanate;  il  avait  quelque- 
fois 500  hommes  malades  à  la  fois.  Chaque  compagnie  aurait  dû  se 
composer  de  100  fusiliers,  mais  n'en  fournissait  que  35  au  plus 
capables  de  marcher.  Dans  un  seul  mois  périrent  exténués  3  offi- 
ciers et  80  soldats.  Les  hôpitaux  manquaient;  pendant  des  mois  en- 
tiers, les  malades  eux-mêmes  ne  purent  ni  quitter  leurs  vêtemens, 
ni  seulement  coucher  sur  un  peu  de  paille.  Ce  régiment  avait  un 
,  périmètre  de  cent  milles  de  circonférence  à  garder,  sans  compter  les 
prisons  de  Lucera,  où  veillaient  continuellement  60  hommes.  Dne 
nuit,  le  nombre  des  malades  s'accrut  à  tel  point  qu'il  fallut  mettre  les 
tambours  et  les  trompettes  en  sentinelle  devant  ces  prisons'.  Dans  le 
temps  des  semailles  et  des  moissons,  les  soldats  devenaient  gardes 
champêtres  et  passaient  leurs  nuits  dans  la  campagne.  Cependant 
les  marches  sans  fin,  les  perquisitions,  les  battues,  les  escarmou- 
ches, les, embuscades,  la  petite  guerre  en  un  mot,  cent  fois  plus 
pénible  que  la  grande,  continuait  de  l'aube  au  soir  et  du  soir  à 
l'aube,  sans  un  moment  de  relâche,  du  printemps  jusqu'à  l'hiver. 
Et  ce  que  faisait  ce  régiment,  toute  l'armée  devait  le  faire  aussi  : 
plus  de  65,000  hommes,  parmi  lesquels  5,000  malades,  étaient  en 
mouvement  au  printemps  de  1863,  partagés  en  zones  et  en  sous- 
zones  fractionnées  en  subdivisions  et  en  détachemens,  dont  chacun 
avait  sa  liberté  d'action  et  sa  responsabilité  personnelle  :  tous  ainsi,' 
sur  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie,  depuis  le  dernier  fusilier  jus- 
qu'au commandant  suprême ,  étaient  chargés  d'une  lourde  tâche , 
sous  laquelle  ils  n'ont  jamais  fléchi.  A  la  tête  de  ces  troupes  excel- 
lentes, dont  l'organisation  est  en  grande  partie  son  œuvre,  le  gé- 
néral Alphonse  de  La  Marmora,  qui  s'était  habitué,  sur  d'autres 
champs  de  bataille,  à  combattre  des  ennemis  plus  dignes,  et  qui, 
après  une  longue  carrière  noblement  parcourue,  élevé  aux  premières 

TOMi  L.  —  1864.  37 


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578  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

fonctions  du  royaume,  ne  pouvait  attendre  ni  surcroît  de  crédit,  ni 
surplus  d'honneur  des  campagnes  commandées  contre  le  brigan- 
dage,  n'en  a  pas  moins  accepté  la  peine  et  le  souci,  le  travail 
incessant,  l'énorme  responsabilité  de  cette  humble  mission,  et  la 
remplit  avec  une  infatigable  abnégation,  qu'il  a  su  communiquer 
jusqu'aux  derniers  rangs  de  son  armée.  Sous  lui,  les  généraux  Vil- 
larey,  Reccagni,  Mazé  de  La  Roche,  Avenati,  Sirtori,  Franzini,  Pal- 
lavicino,  se  multiplient  modestement  dans  d'innombrables  expédi- 
tions. 

Un  seul  épisode  suffira  pour  montrer  comment  savent  agir  les 
S|Oldats  italiens  aux  prises  avec  les  brigands.  C'était  en  1862,  le 
6  avril;  deux  cents  bandits  environ,  ramassés  dans  les  états  ro- 
ipains,  ayant  passé  les  frontières  à  l'improviste,  étaient  tombés  sur 
le  petit  village  de  Luco,  au  bord  du  lac  Fucin.  La  garnison  se  com- 
posait de  vingt  soldats  de  ligne,  dont  cinq  étaient  absens;  le  ser- 
gent qui  les  commandait  se  barricada  dans  la  caserne.  Survinrent 
les  brigands,  qui  leur  crièrent  de  se  rendre.  Le  sergent  répondit  : 
«  Venez  nous  prendre  !  »  Aussitôt  la  porte  fut  attaquée  ;  mais  elle 
résista  aux  coups  de  fusil  conune  aux  coups  de  hache.  Les  brigands 
montèrent  alors  sur  le  toit  et  enlevèrent  les  tuiles,  puis,  par  une 
brèche,  ils  jetèrent  des  fascines  allumées  dans  la  caserne.  La  fumée 
devint  étouiîante,  le  toit  flamba;  les  soldats,  invités  à  faire  leur 
soumission,  ne  répondaient  qu'en  tirant  sur  leurs  adversaires,  sa- 
chant qu'ils  allaient  mourir.  Le  combat  dura  trois  heures;  le  toit 
brûlant  allait  crouler  sur  les  assiégés,  quand  arriva  une  patrouille 
sortie  du  village  voisin  de  Trasacco.  Le  caporal  qui  la  conduisait 
s'était,  au  bruit  de  la  fusillade,  dirigé  vers  Luco,  et,  avant  d'y  en- 
trer, avait  demandé  ce  qui  s'y  passait;  on  lui  avait  dit  que  quinze 
soldats  attaqués  par  des  milliers  de  brigands  allaient  être  brûlés 
yivans  dans  une  caserne.  Alors  il  s'était  tourné  vers  ses  hommes  en 
leur  demandant:  — Allons-nous? —  Allons!  avaient  répondu  ces 
braves,  et  au  cri  de  «  Savoie!  )>  ils  étaient  entrés  dans  le  village. 
Les  sentinelles  des  brigands,  frappées  de  stupeur,  donnèrent  l'a- 
larme ;  ceux  qui  étaient  sur  le  toit  roulèrent  dans  la  rue,  ceux  qui 
étaient  devant  la  caserne  s'enfuirent  dans  la  campagne,  et  tous 
pêle-mêle,  chassés  dans  tous  les  sens,  jetant  derrière  eux  leurs  fu- 
sils et  leur  butin,  se  précipitèrent  au  hasard.  Les  quinze  soldats  dé- 
livrés se  mirent  à  les  poursuivre.  La  bande  dispersée  et  décimée  ne 
repassa  plus  jamais  les  frontières;  l'homme  qui  la  commandait, 
lieutenant  de  Chiavone,  fut  pris  et  fusillé;  Chiavone  lui-même  ne 
se  montra  plus  nulle  part  depuis  lors  :  tout  cela  grâce  à  un  coup 
d'audace  tenté  par  une  patrouille  qui  passait  d'aventure  près  de 
Luco,  et  cette  patrouille  se  composait  de  cinq  honunes  ! 


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NAPLEâ    ET    LE   BRIGANDAGE.  579 

Ce  seul  exemple  montre  que  les  brigands  ont  affaire  à  unç  armée 
vraiment  héroïque  *y  le  mot  est  d'un  ancien  conseiller  de  Fran- 
çois II,  Antonio  Spinelli.  Cette  armée,  c'est  l'Italie  déjà  faite;  c'est 
l'unité  nationale  organisée,  disciplinée,  prête  à  combattre  et  réunis- 
sant déjà  trois  cent  mille  hommes  de  toutes  les  provinces  étroite- 
ment serrés  par  la  fraternité  des  armes  et  par  la  religion  du  dra- 
peau. L'armée  cependant  n'est  pas  seule  contre  les  brigands.  Les 
gardes  nationales,  formées  à  la  hâte  aux  premiers  jours  de  la  révo- 
lution, étaient  quelquefois  timides,  au  moins  dans  les  villages,  ou 
violentes  comme  les  gardes  urbaines  qu'elles  remplaçaient,  parfoi3 
même  complices  des  malfaiteurs  qu'elles  avaient  à  combattre.  Elles 
laissaient  désarmer  les  postes  et  piller  les  maisons,  quitte  à  partager 
le  butin.  Elles  sont  maintenant  réformées,  aguerries,  elles  se  bat- 
tent. La  garde  nationale  de  Naples  réunit  vingt  mille  jeunes  gens, 
la  fleur  du  pays,  admirablement  assidus,  dévoués  et  fidèles  depuis 
trois  ans,  trois  années  d'épreuves  où  ils  ont  subi  de  rudes  corvées 
et  traversé  de  mauvais  jours  :  celles  des  Calabres  et  des  Abruzzes 
se  défendent  toutes  seules,  celles  de  Pietragalla,  de  Gioia,  etc.,.  ont 
fait  vaillamment  leur  devoir.  Partout  d'ailleurs  s'éveille  une  ému- 
lation de  zèle  et  de  bon  vouloir  :  ne  fût-ce  que  le  point  d'honneur, 
c'est  quelque  chose.  Dans  la  plupart  des  provinces,  notamment  dans 
celle  de  Molise,  autrefois  cruellement'  ravagée,  aujourd'hui  tran- 
quille, l'esprit  public  est  tout  à  fait  relevé,  le  pouvoir  a  décidément 
le  dessus.  L'administration  réformée  se  conduit  presque  bien;  les 
tribunaux  épurés  rendent  la  justice;  les  maires  rassurés  se  mettent 
eux-mêmes  à  la  tête  de  leurs  hommes  quand  il  y  a  une  agression 
à  repousser.  La  complicité  des  autorités  dans  le  brigandage  est  un 
scandale*qui  ne  se  reproduit  plus  nulle  part.  La  police  dans  les  pro- 
vmces  n'a  pu  encore  s'organiser  fortement,  mais  elle  est  remplacée 
par  la  vigilance  des  populations  et  par  le  zèle  admirable  des  carabi- 
niers royaux. 

Enfin  le  terrain  même,  si  propice  au  brigandage,  se  réforme  peu 
à  peu  sous  l'influence  du  nouveau  régime.  Ainsi  le  Gargano  (l'épe- 
ron de  la  botte  italienne),  autrefois  peuplé  de  larrons,  en  est  main- 
tenant complètement  délivré,  grâce  aux  routes  militaires  que  le 
général  Mazé  de  La  Roche  a  fait  ouvrir  par  les  sapeurs  du  génie  dans 
ces  montueuses  solitudes.  La  selva  délia  GroUa^  forêt  vierge  qui 
aurait  pu  couvrir  une  armée  en  déroute,  est  maintenant  praticable, 
percée  de  clairières  et  défendue  par  une  sorte  de  blockhaus  dont  le 
parapet  et  le  fossé  suffisent  pour  arrêter  les  brigands.  La  province 
de  Bénévent  sera  bientôt  sillonnée  de  larges  voies  qui  partent  déjà 
dans  toutes  les  directions  et  qui  la  défendront  contre  les  incursions 
à  venir,  car  les  brigands  évitent  toute  espèce  de  chemin  frayé;  ce 
qui  gêne  le  plus  leur  ciculation,  ce  sont  les  routes.  Enfin  le  railway 

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580  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Turin  à  Foggia  (1)  a  rendu  non-seuletoent  la  paix,  mais  la  vie  à 
tout  le  littoral  de  TAdriatique. 

Il  ne  faut  pas  se  hâter  cependant  de  crier  victoire  :  le  fléau  décroît 
chaque  jour,  mais  dure  encore,  et  on  ne  peut  malheureusement 
contester  la  nécessité  de  mesures  exceptionnelles  pour  le  combattre 
énergiquement.  Ces  rigueurs  ont  diminué  toutefois  sous  le  com- 
mandement du  général  La  Marmora;  Ton  n'a  plus  fusillé,  depuis 
son  avènement,  que  les  brigands  pris  les  armes  à  la  main,  et  le 
parlement  italien ,  en  exigeant  la  formation  de  conseils  de  guerre 
appelés  à  juger  tous  les  prisonniers,  a  fort  diminué  le  nombre  des 
condamnations  capitales  (2).  Tout  porte  à  croire  que  le  système  des 
jugemens  militaires  sera  bientôt  abandonné.  C'est  à  la  cause  per- 
manente du  mal  qu'il  importe  de  s'attaquer,  si  l'on  veut  abréger  la 
lutte,  et  pour  atteindre  ce  but  il  faut  autre  chose  qu'une  vaillante 
armée  et  une  répression  vigoureuse;  il  faut  une  œuvre  de  civilisation 
et  de  moralisation  que  l'unité  italienne  est  seule  capable  d'accom- 
plir. La  misère,  l'ignorance,  voilà  ses  véritables  ennemis,  et  c'est 
à  l'Italie  seule  qu'il  appartient  de  les  détruire.  Pourquoi  n'a-t-elle 
point  réussi  encore  dans  l'œuvre  commencée?  Essayons  de  l'ex- 
pliquer. 

Lorsqu'il  s'établit  à  Naples,  à  la  fin  de  1860,  le  gouvernement 
italien  se  trouva  fort  embarrassé.  Il  succédait  à  une  révolution  in- 
achevée qu'il  devait  à  la  fois  arrêter  et  accomplir.  Cette  œuvre 
double,  qu'il  poursuivit  longtemps  à  travers  toute  sorte  de  difficul- 
tés et  de  trop  visibles  perplexités,  l'empêcha  de  trouver  d'un  côté 
ou  de  l'autre  un  appui  solide,  et  souleva  contre  lui  le  parti  de  l'ac- 
tion et  celui  de  la  réaction.  Ce  n'est  pas  tout,  et  il  y  eut  un  motif 
plus  sérieux  de  mécontentement  chez  les  populations  méridionales, 
qui  virent  bientôt  une  sorte  de  malentendu  dans  le  plébiscite.  Les 
Italiens  et  les  Napolitains  ne  s'étaient  pas  compris.  Les  Napolitains 
avaient  vu  dans  Garibaldi  un  sauveur  qui  venait  les  afl*ranchir  des 
Bourbons  et  leur  apporter  la  liberté  et  le  bien-être.  Les  Italiens 
suivaient  une  idée  patriotique  rêvée  dès  le  moyen  âge ,  dès  l'anti- 

(1)  Victor-Emmanuel,  qui  est  venu  Tinaugurer  solennellement,  a  pu  traverser  toute» 
les  provinces  les  plus  ravagées  Tan  dernier  sans  rencontrer  un  seul  malfaiteur  embus- 
qué dans  les  bois  pour  l'attendre.  Du  Tronto  Jusqu'à  Naples,  le  chemin  parcouru  par  le 
cortège  royal  était  peuplé  comme  une  rue  immense,  et  des  groupes  de  paysans  armés 
s'y  montraient  à  chaque  pas.  Les  ministres  étrangers  qui  étaient  du  voyage  regardaient 
avec  surprise,  et  peut-être  même  avec  un  peu  d'inquiétude,  ces  milliers  de  fusils  qui 
auraient  pu  partir  par  mégarde  ou  en  signe  de  Joie  et  envoyer  une  grêle  de  balles  dans 
la  voiture  du  souverain.  Il  n'arriva  rien  de  pareil,  et  d'un  bout  à  l'autre  de  ce  pays  de 
brigands  les  multitudes  armées  s'écrièrent  d'une  seule  voix,  presque  sans  intemip- 
tion  :  «  Vive  Victor-Emmanuel!  vive  l'Italie!  » 

(2)  Le  l'apport  de  M.  Massari  compte  1,038  exécutions  depuis  Texplosion  du  bri- 
gandage. 


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NAPLES    ET    LE    BRIGANDAGE.  581 

quîté  même,  par  tous  les  grands  esprits  de  leur  race;  ils  tradui- 
saient en  réalités  les  poèmes  de  Dante  et  les  traités  de  Machiavel. 
Ces  deux  intérêts  très  dilTérens,  Tun  national,  l'autre  local,  ne  pou- 
vaient se  concilier  et  se  fondre  dès  le  premier  jour.  Il  y  eut  donc 
beaucoup  de  vœux  déçus,  beaucoup  de  vanités  humiliées,  sans 
compter  l'immense  froissement  d'intérêts  produit  par  la  révolution 
d'abord,  puis  par  l'annexion,  la  suppression  des  douanes,  etc.  Le 
gouvernement  était  naturellement  avec  les  Italiens ,  dont  il  suivait 
l'idée;  son  premier  soin  fut  d'organiser  l'unité  le  plus  complète- 
ment possible  et  de  couper  les  liens  qui  attachaient  ensemble  et  qui 
nouaient  à  Naples  les  quinze  provinces  de  l'ancien  royaume  pour  les 
détacher  l'une  de  l'autre  et  les  nouer  fortement  à  Turin.  Ce  travail 
précipité  augmenta  le  trouble  et  la  confusion  qu'il  cherchait  à  répa- 
rer, et  fit  régner  quelque  temps  dans  le  pays  une  véritable  anat-chie 
administrative.  Au  lieu  des  bienfaits  attendus,  les  Napolitains  ne 
sentirent  d'abord  que  les  inconvéniens  du  nouveau  régime,  et  ne 
virent  plus  dans  la  révolution  qu'une  sorte  d' exploitation  étrangère 
augmentant  aux  dépens  du  midi  la  richesse  et  l'importance  du  nord. 
De  leur  côté,  les  Italiens  attendaient  toujours,  toujours  en  vain, 
Rome  et  Venise. 

Tels  furent  les  inévitables  embarras  de  la  première  heure  ;  mais 
depuis  lors,  depuis  le  travail  d'unification,  les  populations  méridio- 
nales ont  commencé  à  sentir  les  bienfaits  du  nouveau  régime.  Le 
pouvoir  a  compris  quelle  mission  lui  était  assignée  dans  ses  pro- 
vinces du  midi,  et  que,  pour  fermer  les  deux  plaies  qui  les  déchi- 
rent, il  fallait  avant  tout  donner  au  peuple  des  écoles  et  du  tra- 
vail. Il  s'est  mis  à  l'œuvre  avec  une  activité  dont  il  faut  lui  tenir 
compte.  Les  écoles  s'ouvrent  partout,  même  dans  les  provinces  les 
plus  attardées.  Naples  en  compte  à  elle  seule  plus  de  cinquante 
entretenues  par  la  municipalité;  seize  écoles  du  soir  accueillent  des 
milliers  d'artisans  qui,  en  un  clin  d'œil,  avec  la  souple  intelligence 
du  midi,  apprennent  les  lettres  et  les  chiffres;  il  en  est  qui  au  bout 
de  deux  mois  non-seulement  savent  lire,  mais  encore,  sur  le  sys- 
tème décimal  et  métrique ,  embarrassent  leurs  examinateurs.  Neuf 
asiles  arrachent  des  centaines  d'enfans  du  peuple  aux  dangers  du 
vagabondage  et  aux  mauvais  conseils  de  la  rue.  Chaque  province  a 
son  lycée,  quelques-unes  en  ont  deux;  les  écoles  techniques  com- 
mencent à  se  fonder;  l'université  de  Naples,  où  régnait  il  y  a  trois 
ans  le  silence  dans  le  désert,  est  aujourd'hui  la  première  de  l'Italie; 
deux  de  ses  facultés,  celle  des  sciences  naturelles  et  celle  des 
sciences  mathématiques,  affronteraient  la  comparaison  avec  les  plus 
célèbres  de  France  et  d'Allemagne;  les  autres  comptent  des  profes- 
seurs éminens,  celle  de  droit  deux  ministres,  MM.  Manna  et  Pisa- 
jielli.  Toutes  ces  facultés  ensemble  forment  enfin  un  magnifique 

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582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

atelier  de  science  où  s'élèvent  plus  de  soixante  chaires  autour  des- 
quelles se  pressent  jusqu'à  douze  mille  étudians.  Voilà  ce  qu'on  fait 
contre  l'ignorance. 

Voici  maintenant  ce  qu'on  a  fait  contre  la  misère.  La  mendicité 
d'abord  est  vaillamment  combattue  par  des  hommes  de  bien  dont 
l'infatigable  dévouement  remporte  chaque  jour  de  nouvelles  vic- 
toires. Lorsque  François  II  quitta  sa  capitale,  il  y  laissa  de  13  à 
14,000  mendians.  C'est  tout  au  plus  s'il  en  reste  à  cette  heure  quel- 
ques centaines.  Toutes  les  institutions  de  bienfaisance,  désormais 
réformées,  ne  sont  plus  comme  autrefois  d'ignobles  taudis  où  un 
monde  d'employés  sans  foi  ni  cœur  dévorait  l'argent  des  pauvres. 
L'hospice  des  enfans  trouvés,  qui  tuait  naguère  75  nouveau-nés  sur 
100,  est  devenu,  sous  la  direction  gratuite  de  M.  Vincenzo  Paladino, 
le  plus  beau  d'Italie  et  peut-être  du  monde.  La  prostitution  est  enfin 
surveillée  et  disciplinée,  le  vagabondage  réprimé  par  des  lois  sé- 
vères. Toutes  ces  abjectes  manifestations  du  même  vice  social,  dont 
le  brigandage  n'est  que  l'explosion  violente,  vont  s'effaçant  de  jour 
en  jour  sous  la  vigilance  de  la  police  et  de  la  charité;  mais  ce  n'est 
là  qu'un  des  côtés  de  la  question.  Ce  qu'il  faut  aux  malheureux, 
c'est  plus  que  les  secours  passagers  de  l'aumône,  c'est  le  pain  quo- 
tidien, le  travail  de  chaque  jour.  Eh  bien  !  même  en  ce  point,  malgré 
les  embarras  financiers,  les  troubles  politiques  et  les  déchiremens 
administratifs,  l'activité  du  pouvoir  a  décuplé  sous  le  nouveau  ré- 
gime. Le  chemin  de  fer  qui  s'arrêtait  à  Vietri  va  maintenant  de  Sa- 
lerne  à  Eboli,  jusqu'au  pied  des  montagnes.  Foggia,  qui  ne  tenait 
pas  même  aux  Abruzzes  par  une  simple  route,  tient  aujourd'hui  à 
Turin  par  une  grande  voie  ferrée.  Les  wagons,  qui  depuis  douze 
ans  ne  dépassaient  pas  Capoue,  roulent  jusqu'à  Rome.  Confié  à  une 
compagnie  sérieuse,  le  réseau  ferré  des  Calabres  occupe  déjà  le 
monde  laborieux  des  ingénieurs.  Des  lignes  transversales  doivent 
couper,  au  moins  sur  deux  points,  la  partie  méridionale  de  la  pé- 
ninsule. Quelques  routes  nouvelles  sont  achevées,  beaucoup  d'au- 
tres sont  entreprises.  On  en  signale  cinq  partant  de  Bénévent.  Les 
ports  se  creusent,  les  phares  s'allument,  les  chantiers  et  les  arse- 
naux travaillent;  le  far  niente  du  bon  vieux  temps  n'existe  plus, 
même  dans  les  cloîtres,  convertis  en  vastes  ateliers.  Les  prisons, 
assainies,  disciplinées,  moralisées,  ne  sont  plus  ces  bouges  hon- 
teux qu'a  décrits  M.  Gladstone  :  la  camorra^  cette  iniquité  bar- 
bare, n'y  existe  plus;  les  détenus  sont  traités  d'une  façon  chrétienne. 
L'état  économique  du  pays  change  d'heure  en  heure;  le  prix  des 
vivres,  des  terrains,  des  bestiaux,  de  la  main-d'œuvre,  augmente,  et 
la  valeur  de  l'argent  diminue  à  vue  d'œil,  ce  qui  n'a  jamais  été,  que 
je  sache,  un  signe  de  dépérissement.  La  population  des  villes  s'ac- 
croît dans  une  proportion  considérable  ;  les  Italiens  du  nord  inon- 

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NAPLES   ET   LE   BRIGANDAGE.  583 

dent  le  midi  de  la  péninsule,  apportant  avec  eux  des  ressources  et 
des  industries  qui  certes  n'appauvrissent  pas  le  pays.  Les  étrangers 
arrivent  plus  nombreux  que  jamais  (1). 

La  civilisation,  qui  se  répand,  crée  des  besoins  que  le  peuple  labo- 
rieux est  appelé  à  satisfaire  :  ainsi  Naples  veut  être  éclairée  au  gaz. 
Il  s'agit  de  creuser  et  de  placer  les  tuyaux  pour  une  canalisation  de 
lâO  kilomètres  :  cet  immense  travail,  entrepris  il  y  a  quelques  mois, 
doit  être  achevé  en  1864;  je  laisse  à  penser  le  nombre  de  bras  qui 
y  sont  employés.  Grâce  à  leur  chemin  de  fer,  les  Fouilles  et  les 
Abruzzes  ont  pris  une  vie  nouvelle;  le  voyageur  qui  retourne  dans 
ces  provinces  ne  les  reconnaît  plus  :  elles  n'ont  rien  gardé  du  passé, 
ne  comptent  que  par  centimes  et  par  mètres,  ne  veulent  plus  en- 
tendre parler  des  vieilles  cannes  ni  des  vieux  duccUSy  et  sont  tout  à 
fait  détachées  de  leur  ancienne  capitale.  En  un  mot,  tout  se  fait  peu 
à  peu  dans  ces  pays,  où  tout,  hélas!  était  à  faire,  et  les  capitaux 
étrangers  affluent  pour  seconder  cette  révolution  matérielle,  qui  ren- 
dra le  brigandage  impossible  d'ici  à  peu  de  temps.  L'agriculture 
s'éveille,  des  compagnies  sérieuses  s'organisent  pour  dessécher  les 
marais  et  les  canaliser  en  rivières,  les  terrains  abandonnés  vont  re- 
vivre, des  colonies  lombardes  s'établissent  déjà  pour  donner  à  de 
vastes  plaines  désolées  la  plantureuse  apparence  des  environs  de 
Milan;  la  culture  du  coton  vient  d'enrichir  des  milliers  de  paysans; 
les  récoltes,  qui  ont  quintuplé  en  1863,  décupleront  en  1864,  et  sont 
achetées  d'avance  par  les  grands  manufacturiers  de  l'Alsace.  Enfin, 
quand  on  songe  à  tout  ce  qui  est  en  projet  ou  en  cours  d'exécution  à 
Naples  seulement, — les  maisons  ouvrières  entreprises  par  M.  Marino 
Turchi,  les  hôpitaux  inaugurés  par  le  roi  lui-même,  —  on  entre- 
voit pour  les  provinces  toute  une  suite  de  progrès  matériels  et  mo- 
raux dont  les  amis  de  l'Italie  ne  peuvent  que  se  réjouir. 

C'est  par  là  que  s'affermit  de  jour  en  jour  l'unité  nationale.  Un 
plaisant  disait,  il  y  a  trois  ans  :  «  Mettez  un  Napolitain  et  un  Pié- 
montais  dans  la  même  marmite,  vous  aurez  deux  bouillons.  »  Cette 
boutade  aujourd'hui  n'aurait  plus  de  sens.  Le  mouvement  des  idées 
et  des  hommes,  la  pacifique  invasion  des  septentrionaux  dans  le 
midi,  des  méridionaux  dans  le  nord  (on  comptait  à  Turin,  au  der- 
nier recensement,  plus  de  20,000  Napolitains),  la  fusion  des  in- 
térêts, l'unification  de  la  rente,  la  révolution  administrative,  les 
grandes  entreprises  industrielles,  —  toutes  ces  circonstances  ren- 
dent impossible  une  nouvelle  dislocation,  qui  serait  un  boulever- 
sement formidable,  la  ruine  du  pays  tout  entier.  Les  ennemis  de 

(1)  Naples  comptait  en  1858  326  auberges  et  166  maisons  meublées;  en  1863,  le  nom- 
bre des  auberges  s'est  élevé  à  418,  celui  des  maisons  meublées  à  313. 


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Ô8&  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

l'unité  commencent  à  le  reconnaître,  et  de  force  ou  de  gré  toute 
activité  sérieuse  concourt  à  l'œuvre  italienne.  Le  parti  de  l'intelli- 
gence et  du  travail  est  pour  l'Italie  une  et  pour  le  roi  national.  Les 
oppositions  sincères  (elles  n'ont  pas  toujours  tort)  ne  sont  au  fond 
que  des  impatiences;  il  n'existe  entre  les  partis  qu'une  différence 
d'allure. 

Ainsi  les  discordes  italiennes  ne  se  produisent  qu'à  fleur  d*eau  : 
le  courant  est  le  même,  tous  y  roulent,  — jusqu'aux  populations  na- 
politaines, qui  s'arment  maintenant  partout  pour  la  défense  de  la 
patrie  commune  et  de  la  société.  On  a  beaucoup  écrit  contre  elles  en 
les  jugeant  sur  de  tristes  apparences;  on  leur  a  demandé  avec  une 
extrême  exigence  les  vertus  acquises  qu'elles  p'ont  point  encore,  sans 
prendre  garde  aux  vertus  natives  qu'elles  pourraient  enseigner  non- 
seulement  aux  Italiens  du  nord,  mais  aux  peuples  de  tous  les  pays. 
Sans  évoquer  le  glorieux  contingent  de  héros  que  Naples  a  fournis 
au  martyrologe  de  l'Italie,  et  pour  ne  parler  que  des  classes  incultes 
et  pauvres,  où  en  trouvera-t-on  qui  les  vaillent?  Le  peuple  napoli- 
tain est  bon,  dans  la  plus  haute  acception  de  ce  mot,  dont  on  abuse  : 
il  se  donne  volontiers  avec  une  effusion  de  cœur  que  je  cherche  en 
vain  dans  les  pays  froids;  il  a  des  accès  d'enthousiasme  et  de  géné- 
rosité qui  le  rendent  capable  de  tous  les  sacrifices.  On  le  dit  fai- 
néant, on  se  trompe;  il  ne  demande  que  du  travail.  Lorsqu'un  chef 
de  fabrique  a  besoin  de  vingt  ouvriers,  il  en  trouve  cent  sous  la 
main.  Non,  ce  peuple  n'est  point  fainéant,  il  n'est  point  lâche.  Quand 
on  voulut  lui  imposer  l'inquisition,  il  se  souleva  pour  ne  pas  la  su- 
bir, et  ne  la  subit  pas;  quand  il  se  battit  dans  Venise  assiégée,  il 
fut  héroïque;  il  se  conduit  en  Italien  dans  l'armée  italienne.  Et  que 
dire  des  intrépides  scélérats  qui  suivaient  en  novembre  1863  Ga- 
ruso  et  Schiavone?  Quels  soldats  ils  feraient,  si  on  leur  avait  donné 
ridée  de  l'honneur  ! 

C'est  cette  idée  qu'il  s'agit  de  répandre.  L'Italie  a  charge  d'âmes, 
elle  doit  accomplir  la  régénération  sociale  de  ce  pays.  C'est  ce  qu'elle 
fait  en  détruisant  le  brigandage,  et  voilà  pourquoi  le  brigandage 
résiste  :  il  en  veut  à  la  cause  de  l'unité  parce  que  c'est  la  cause  de 
la  société;  mais  on  vient  de  voir  l'impuissance  de  ses  efforts.  11  ne 
sera  pas  donné  à  quelques  bandits  d'anéantir  la  pensée  de  Dante  et 
de  Machiavel,  l'œuvre  de  Garibaldi  et  de  Cavour,  ni  d'étouffer  ce 
rêve  généreux  qui  fut  la  souffrance  de  tant  de  siècles,  et  dont  la 
réalisation  sera  la  gloire  du  nôtre.  Ce  pays  n'a  plus  rien  à  craindre 
de  la  réaction,  Naples  est  définitivement  italienne. 

Marc  Monnier. 


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GUSTAVE  III 


IT 


LA   COUR    DE    FRANCE 


III. 

LE  COUP  D'ETAT   DU    19   AOUT    1772. 


1. 

En  traversant  l'Allemagne  pour  rentrer  dans  ses  états  (1),  le 
nouveau  roi  de  Suède  ne  pouvait  refuser  à  son  oncle,  le  grand  Fré- 
déric, l'hommage  d'une  visite.  Dne  vive  sympathie  ne  l'attirait  pas 
à  Potsdam  et  à  Berlin  comme  à  Paris  et  à  Versailles;  il  n'abordait  au 
contraire  qu'avec  une  défiance  très  légitime  le  redouté  roi  de  Prusse. 
Catherine  II  et  lui  étaient  les  deux  terribles  voisins  contre  lesquels 
Gustave  pressentait  qu'il  aurait  à  lutter,  s'il  ne  voulait  pas  accepter 
l'abaissement  et  peut-être  la  ruine  entière  de  son  propre  royaume. 
Frédéric,  dans  ses  entretiens  familiers,  ne  manqua  pas  d'insister 
sur  les  dangers  que  Gustave  III,  à  son  avis,  attirerait  sur  la  Suède 
et  sur  lui-même,  s'il  faisait  quelque  entreprise  contre  la  fameuse 
constitution  de  1720.  On  se  rappelle  que  cette  constitution,  imposée 
après  les  désastres  du  règne  de  Charles  XII,  sous  l'influence  d'une 
impuissante  et  aveugle  aristocratie  devenue  pour  un  temps  mal- 
tresse, était  de  nature  à  fomenter  en  Suède  une  périlleuse  anarchie; 
les  cabinets  de  Berlin  et  de  Pétersbourg  s'étaient  empressés  d'en 
garantir  le  maintien,  comme  ils  s'étaient  imis  pour  garantir  les  dé- 
Ci)  Voyez  la  Revue  du  15  février  et  du  1*'  mars. 


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586  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

plorables  lois  polonaises,  et  les  traités  secrètement  conclus  entre 
eux  dans  les  années  1764  et  1769,  aujourd'hui  connus,  témoignent 
assez  quelle  était  leur  impatience  de  se  partager  la  Suède  aussi  bien 
que  la  Pologne. 

Frédéric  II  se  garda  bien  de  révéler  à  son  neveu  tout  le  complot; 
mais,  faisant  allusion  aux  efTorts  déjà  tentés  par  Gustave  sous  le 
règne  précédent  pour  obtenir  une  augmentation  de  la  puissance 
royale,  il  rappela  du  moins  les  engagemens  contractés  par  la  Rus- 
sie et  la  Prusse,  de  concert  avec  le  Danemark,  pour  conserver  l'œu- 
vre de  1720,  et  il  rappela  aussi  les  sermens  que  Gustave  lui-même, 
comme  prince  royal  et  ensuite  comme  roi,  avait  dû  prêter  en  vue  de 
l'inébranlable  maintien  de  cette  constitution  :  politique  doublement 
perfide,  puisque  Frédéric  II  et  Catherine  entendaient  bien,  après 
avoir  fait  durer  la  charte  de  1720  jusqu'à  ce  que  l'anarchie  sué- 
doise fût  devenue  extrême,  laisser  naître  ou  susciter  quelque  viola- 
tion de  ce  même  acte  qui  leur  donnât  le  prétexte  d'une  intervention 
active.  Destiné  à  bafouer,  en  les  ruinant,  ces  hypocrites  desseins, 
Gustave  opposa  aux  dangereux  conseils  du  roi  de  Prusse  une  égale 
dissimulation  :  il  affirma  sur  tout  ce  qui  lui  était  le  plus  sacré  qu'il 
n'avait  contracté  avec  le  cabinet  de  Versailles  aucune  liaison  nou- 
velle, qu'il  ne  formait  pas  de  projets  hostiles  contre  les  lois  fonda- 
mentales de  son  pays,  et  que  sa  ferme  intention  était  de  vivre  en 
paix  avec  ses  voisins  :  il  avait  seulement  à  cœur  de  réconcilier  les 
partis  en  Suède,  et  d'y  rétablir  le  gouvernement  sur  le  même  pied 
où  l'avaient  mis  les  législateurs  de  1720.  Frédéric  II,  malgré  sa 
vieille  expérience,  paraît  avoir  été  trompé  :  plusieurs  lettres,  qu'il 
écrivit  peu  de  temps  après  le  départ  de  son  neveu,  le  montrent 
renouvelant  auprès  du  jeune  roi  ses  équivoques  assurances  d'af- 
fection, et  se  portant  auprès  de  l'impératrice  Catherine  garant  de 
la  résignation  inolTensive  qu'on  lui  avait  témoignée. 

Gustave  III  avait  pu  déjouer  pour  un  instant  la  vigilance  de  ses 
ennemis  du  dehors;  de  retour  dans  sa  capitale  le  30  mai  1771,  il  se 
trouva  en  présence  des  difficultés  intérieures.  La  mort  du  roi  Adol- 
phe-Frédéric, au  mois  de  février,  avait  surpris  le  parti  des  bonnets, 
toujours  soutenus  par  la  Russie,  l'Angleterre  et  le  Danemark  (1),  au 

(1)  Le  chargé  d^afTaires  de  Danemark  à  Stockholm  écrit  en  date  du  12  avril  1771  : 
«Le  comte  d'Ostermann  (ministre  de  Russie)  m*ayant  fait  l'honneur  de  passer  hier 
chez  moi,  Je  lui  ai  fait  confidence  de  la  volonté  du  roi  de  payer  les  10,000  écus  que  sa 
majesté  avait  promis  de  vouloir  fournir  pour  sa  part  à  la  caisse  commune,  selon  le 
plan  concerté  à  Stockholm  en  avril  dernier.  Je  lui  témoignai  en  même  temps  que  c'était 
vis-à-vis  de  la  Russie  plutôt  qu'avec  TAngleterre  que  sa  majesté  se  croyait  engagée  à 
concourir  aux  opérations  en  Suède.  »  n  parle  aussi  des  «  pensionnaires  »  que  le  roi  de 
Danemark  avait  à  Stockholm.  (Archives  des  affaires  étrangères  à  Copenhague,  corres- 
pondance de  Suède.) 


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GUSTAVE  ni  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  587 

moment  où  ils  croyaient  obtenir  un  triomphe  définitif.  Ils  avaient 
tout  à  craindre  de  Gustave  et  ne  doutaient  pas  que  son  voyage  à 
Paris  ne  lui  eût  procuré  contre  eux  des  forces  nouvelles.  Ils  avaient 
donc  tenté,  dès  la  mort  du  roi,  d'empêcher  que  le  prince  royal 
montât  sur  le  trône;  leurs  émissaires  s'étaient  répandus  parmi  le 
peuple  en  insinuant  une  absurde  accusation  de  parricide  :  un  poison 
lent  avait  été  administré  au  feu  roi,  disaient-ils;  on  parlait  tout  bas 
de  ce  que  Tautopsie,  pratiquée  par  le  célèbre  docteur  Acrell,  avait 
révélé  (1);  Gustave  s'était  éloigné  à  dessein  jusqu'à  l'entier  accom- 
plissement du  crime;  il  n'oserait  pas  revenir  dans  la  capitale,  et  on 
pressait  le  prince  Charles,  son  frère,  de  prendre  la  couronne.  «  En- 
voyez-nous vite  de  l'argent,  écrivait  un  ami  de  Gustave  au  comte 
de  Creutz,  ministre  suédois  à  Paris,  afin  que  nous  puissions  déjouer 
les  plans  de  nos  adversaires,  et  que  le  roi,  à  son  retour,  ne  trouve 
pas  la  Suède  vendue  à  la  Russie.  »  Proclamé  en  dépit  de  ces  viles 
intrigues,  Gustave  III  avait  encore  devant  lui  la  perspective  d'une 
diète  qui  pouvait  lui  devenir  fatale,  si  une  puissante  majorité  y  était 
acquise  à  ses  ennemis  :  c'était  sur  cette  assemblée  qu'ils  reportaient 
leiu-s  espérances;  ils  comptaient  empêcher  le  couronnement,  et  for- 
cer tout  au  moins  Gustave  à  une  abdication  en  découvrant  de  graves 
illégalités  dans  ses  actes  antérieurs,  ou  bien  en  lui  imposant  une 
série  de  conditions  absolument  inacceptables. 

Pour  résister  à  leurs  suprêmes  efforts,  quels  étaient  les  secours 
dont  le  nouveau  roi  disposait?  Son  meilleur  allié  devait  être  M.  de 
Vergennes.  Doué  d'un  esprit  étendu  et  solide,  d'une  grande  sûreté 
de  caractère  et  d'une  probité  recctonue,  appliqué  aux  affaires,  at- 
tentif aux  grands  intérêts,  soucieux  des  bonnes  traditions  dans  un 
temps  où  l'insouciance,  qui  devenait  générale,  commençait  à  les 
mettre  en  oubli,  M.  de  Vergennes  fut  un  des  derniers  grands  repré- 
sentans  de  notre  ancienne  diplomatie.  Ses  mémoires  sur  la  Loui- 
siane et  sur  le  Canada  montrent  qu'il  savait  prévoir  et  avertir;  mais 
sa  gloire  principale  a  été  de  remplir  dignement  le  poste  difficile 
d'ambassadeur  à  Constantinople.  Dès  cette  époque,  c'était  par  l'im- 
pulsion qu'elle  imprimait  aux  ministres  de  la  Porte-Ottomane  que 
la  France  communiquait  à  la  politique  du  reste  de  l'Europe  le  mou- 
vement le  plus  conforme  à  ses  vues.  Vergennes  fut  alors  pour  le  ca- 
binet de  Versailles  un  interprète  prudent  et  sûr.  Ses  lenteurs  me- 
surées impatientaient  quelquefois  l'impétueux  Choiseul,  ministre 
des  affaires  étrangères,  qui  toutefois  ne  tardait  pas  à  reconnaître 
son  dévouement  en  lui  rendant  justice.  «  Le  comte  de  Vergennes 
trouve  toujours  des  raisons  contre  ce  qu'on  lui  propose,  disait-il, 
mais  jamais  des  difficultés  pour  l'exécuter.  Si  nous  lui  demandions 

(1)  Archives  royales  à  Dresde,  correspondance  de  Suède,  22  février  1771. 


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588  REVUE   DES   DEUX   MONDES.  , 

demain  la  tête  du  grand-vizir,  il  nous  écrirait  que  cela  est  dange- 
reux, mais  il  nous  l'enverrait.  »  Une  solidarité  constante  unissait  la 
Turquie  et  la  Suède,  toutes  deux  menacées  par  de  communs  enne- 
mis, surtout  par  les  Russes,  et  liées  entre  elles  par  un  échange  né- 
cessaire de  diversions  réciproques.  Aussi  M.  de  Vergennes,  après 
avoir  combattu  de  Constantinople  la  ligue  du  Nord,  se  trouva-t-il 
naturellement  désigné  pour  aller  lutter  en  Suède  contre  les  mêmes 
adversaires.  Le  crédit  de  Choiseul  avait  récemment  procuré  cette 
ambassade  à  M.  d'Dsson,  fort  accueilli  de  Gustave  III  lors  de  son 
voyage  en  France;  mais  le  duc  d'Aiguillon ,  qui  cWait  volontiers  à 
ce  plaisir  secret  de  défaire  tout  ce  qu'a  fait  un  prédécesseur,  ne 
confirma  pas  le  choix  de  M.  d'Usson,  qui  déjà  se  préparait  à  partir, 
et  M.  de  Vergennes,  que  Choiseul  avait  depuis  deux  années  rappelé 
de  Constantinople,  fut  nommé  à  sa  place  (mars  1771).  Ses  instruc- 
tions, probablement  rédigées  par  lui-même,  étaient  ainsi  con- 
çues (1)  : 

«...  Bien  que  les  deux  partis  qui  ont  divisé  la  Suède  aient  concouru 
presque  également  à  Tavilissement  et  à  la  décadence  de  leur  patrie,  ces 
maux  ne  seraient  cependant  pas  incurables,  si  la  nation  voulait  enfin  se 
réunir  sous  les  auspices  de  son  roi  dans  des  principes  uniformes  de  zèle 
pour  le  bien  général.  Il  faudrait,  pour  cet  effet,  déraciner  les  partis,  et 
qu'ils  ne  s*occupassent  de  concert  que  des  moyens  de  rétablir  Tancienne 
considération  de  leur  royaume  soit  au  dehors  soit  dans  Tintérieur.  C'est  un 
objet  important  que  le  comte  de  Vergennes  ne  doit  pas  perdre  de  vue.  Il  doit 
travailler  à  rapprocher  les  esprits  et  à  faire  sentir  aux  deux  cabales,  qui  ont 
violé  tour  à  tour  les  lois  d'une  saine  politique,  détruit  la  confiance  et  le 
crédit,  ruiné  le  commerce,  découragé  l'industrie,  que  tous  ces  désordres 
sont  le  fruit  honteux  de  leur  diversité  d'opinions  et  de  sentimens,  qu'il  est 
plus  que  temps  qu'on  ne  connaisse  plus  les  Suédois  par  ces  noms  ridicules 
de  chapeaux  et  de  bonnets,  et  qu'on  y  substitue  la  dénomination  naturelle 
de  zélés  et  vertueux  citoyens.  A  cette  condition  seulement,  le  roi  consent  à 
regarder  toujours  la  Suède  comme  son  ancienne  amie  et  son  alliée  la  plus 
constante...  Sa  majesté  a  résolu  de  payer  les  arrérages  des  subsides  qui 
restaient  dus  à  la  Suède  et  qui  avaient  été  suspendus;  elle  a  destiné  pour 
cela  une  somme  de  1,500,000  francs  par  an,  qui  seront  acquittés  successi- 
vement, à  commencer  du  quartier  de  janvier  1772.  Indépendamment  de 
cela,  le  roi  appuiera  de  ses  finances  le  succès  de  la  prochaine  diète.  — 
M.  le  comte  de  Vergennes  passera  à  Copenhague.  Il  serait  de  l'intérêt  réci- 
proque de  la  Suède  et  du  Danemark  de  se  tenir  étroitement  unis  pour  main- 
tenir l'équilibre  du  Nord  contre  les  vues  de  la  Russie  et  pour  mettre  un 
frein  à  ses  projets  d'ambition  et  de  despotisme.  La  France  avait  autrefois 
efficacement  contribué  à  établir  entre  ces  deux  anciennes  couronnes  une 
liaison  si  analogue  à  leurs  avantages  ;  il  serait  fort  à  désirer  que  leur  union 
politique  fût  une  suite  des  liens  du  sang  qui  subsistent  entre  les  deux  sou- 
verains. i> 

(i)  Archives  des  affaires  étrangères  à  Paris. 


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GUSTAVE  m  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  589 

On  voit  que  le  cabinet  de  Versailles  ne  savait  pas  jusqu'où  le  Dane- 
mark était  engagé  dans  la  ligue  formée  contre  la  Suède;  ses  projets 
sincères  de  conciliation  allaient  échouer  contre  des  haines  hérédi- 
taires que  les  ambitieux  voisins  de  Gustave  III  avaient  su  raviver  et 
envenimer.  —  Le  7  juin  1771,  quelques  jours  seulement  après  que  le 
nouveau  roi  était  de  retour  à  Stockholm,  M.  de  Vergennes  écrivait 
de  cette  même  ville  au  duc  d'Aiguillon,  ministre  des  affaires  étran- 
gères de  France  : 

a  Je  suis  arrivé  à  Stockholm  aujourd'hui  vers  le  midi.  J'ai  fait  toute  la 
diligence  qui  était  en  mon  pouvoir  pour  me  rendre  un  moment  plus  tôt  à 
ma  destination  ;  mais  les  postes  sont  si  mal  servies  en  Allemagne  et  les  che- 
mins y  sont  si  détestables  que,  malgré  le  sacrifice  de  plusieurs  nuits,  je 
n'ai  pas  avancé  autant  que  je  l'aurais  désiré.  Tai  aussi  essuyé  quelques 
contradictions  sur  la  mer.  Tai  surmonté  toutes  celles  qu'il  dépendait  de 
moi  d'aplanir;  mais  il  en  est  qui  sont  supérieures  à  ma  volonté  et  ^  mon 
zèle.  Je  me  trouve  ici  sans  équipages,  sans  aucune  nouvelle  du  vaisseau 
qui  me  les  apporte,  et  peut-être  sans  moyens  de  suppléer  à  ce  qui  me 
manque.  » 

La  plus  grande  promptitude  avait  été  en  effet  recommandée  au 
nouvel  ambassadeur,  parce  que  les  préparatifs  de  la  prochaine 
diète,  déjà  engagés,  allaient  offrir  des  circonstances  critiques, 
dont  il  fallait  s'emparer  habilement.  D'ailleurs  un  parti  de  la  cour, 
détaché  de  l'ancien  parti  des  chapeaux,  s'était  formé  depuis  quel- 
ques années  déjà,  grâce  aux  efforts  intelligens  de  Gustave  et  à  la 
coopération  du  cabinet  de  Versailles.  Déjà  le  comte  de  Modène,  mi- 
nistre de  France  à  Stockholm  de  1768  à  1770,  avait  eu  au  château, 
dans  les  appartemens  de  Beylon,  lecteur  de  la  reine  Louise-Ulrique, 
plusieurs  entretiens  secrets  et  nocturnes  avec  le  prince  et  les  chefs 
de  ce  parti,  pour  préparer  une  révolution.  Choiseul  avait  même 
plus  d'une  fois  cru  voir  ces  desseins  aboutir;  il  était  pressant  et  s'ir- 
ritait des  retards.  «  Le  moment  favorable  pour  la  révolution  est  ar- 
rivé, mandait-il  dès  le  4  décembre  1768;  c'est  de  cette  cour  que 
nous  doivent  venir  les  projets  d'exécution.  »  Le  7  septembre  1769, 
il  écrivait  avec  une  visible  mauvaise  humeur  :  «  On  a  manqué  le  mo- 
ment de  faire  la  révolution.  La  France  ne  veut  pas  se  ruiner  pour 
ses  amis,  qui  ne  veulent  pas  se  sauver.  La  France  avait  donné  de 
l'occupation  à  la  Russie  en  Pologne  et  contre  les  Turcs...  Si  la  ré- 
volution ne  se  fait  pas  dans  un  mois,  on  ne  donnera  plus  un  sou  (1).  » 
Mais  le  péril  était  plus  grand  que  ne  le  pensait  Choiseul;  l'échafaud 
de  1756  pouvait  se  relever  entre  les  mains  du  parti  des  bonnets,  et  le 
prince  royal  pouvait  perdre  à  ce  jeu  sa  couronne  :  il  fallut  que  Choi- 
seul se  résignât  à  attendre.  Beylon,  tout  dévoué  à  Gustave,  et  par  qui 

(1)  Archives  des  affaires  étrangères. 

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590  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

notre  gouvernement  était  informé  des  lettres  dangereuses  que  la 
reine  recevait  du  roi  de  Prusse  son  frère,  vint  à  Versailles  conférer 
avec  Choiseul  lui-même  et  prépara  le  voyage  du  prince  royal  en 
France.  Tels  furent  les  commencemens  du  parti  de  la  cour  ou  des  pa- 
triotes, comme  ils  s'appelaient.  Ce  parti,  en  faveur  duquel  la  France 
avait  consenti  à  de  nouvelles  largesses,  était  encore  imparfaitement 
uni.  Une  dépêche  de  M.  de  Yergennes  nous  apprend  quels  en  étaient 
les  principaux  chefs  dans  les  premiers  temps  de  la  diète  nouvelk; 
nous  connaissons  déjà  quelques-uns  d'entre  eux,  que  nous  rencon- 
trerons plus  d'une  fois  encore  dans  la  suite  de  notre  récit.  Cette 
dépêche  montre  aussi  avec  quelle  sérieuse  attention  la  correspon- 
dance diplomatique,  ranimée  sous  Choiseul,  était  encore  écrite,  ce 
qu'elle  devenait  sous  la  plume  du  nouvel  ambassadeur  de  France  en 
Suède,  et  quel  désordre  s'offrait  à  lui  lors  de  son  arrivée  à  Stock- 
holm. 

Le  premier  chef  du  parti  de  la  cour  était  le  comte  Charles-Fré- 
déric Scheffer,  qui  avait  accompagné  Gustave  pendant  son  voyage 
à  Paris.  M.  de*  Yergennes  loue  son  honnêteté,  son  dévouement,  ses 
talens  supérieurs;  mais  tant  d'éminentes  qualités  étaient  compro- 
mises, dit-il,  par  une  légèreté  et  une  indiscrétion  qui  lui  faisaient 
perdre  tout  ascendant.  Ce  témoignage  de  Yergennes  est  grave;  il 
est  d'accord  avec  ce  que  nous  avons  dit  du  comte  Scheffer  comme 
gouverneur  du  prince  royal,  et  il  nous  fait  prévoir  quelles  pourront 
être  plus  tard  l'inconsistance  et  la  mobilité  de  Gustave  III  ayant  au- 
près de  lui  un  tel  conseiller. 

«  Le  baron  Ulric  ScheflTer,  son  frère,  n'a  pas  des  qualités  aussi  brillantes, 
continue  Vergennes,  mais  il  en  a  de  plus  solides;  ses  vues  sont  justes  et  pro- 
fondes; personne,  à  mon  avis,  ne  saisit  mieux  que  lui  le  vrai  point  d'one 
affaire,  ses  rapports,  ses  conséquences,  et  n'est  plus  capable  d'une  réso- 
lution ferme  et  courageuse;  mais  un  fonds  de  paresse  et  d'indolence,  le 
goût  du  plaisir  et  de  la  dissipation,  l'éloignent  le  plus  souvent  de  son  ob- 
jet. Ces  deux  frères,  l'un  pour  être  trop  ouvert  et  trop  franc,  l'autre  pour 
ne  l'être  pas  assez,  n'ont  pas,  à  beaucoup  près,  dans  le  parti  toute  la  con- 
sidération et  tout  le  crédit  qu'ils  devraient  avoir.  Le  seul  dessein  sur 
lequel  leur  activité  ne  s'endort  point  est  de  s'assurer  exclusivement  la 
confiance  du  roi  leur  mattre,  ou  du  moins,  de  ne  la  partager  qu'avec  des 
jens  qui  ne  puissent  leur  faire  ombrage,  et  surtout  d'empêcher  que  le  ma- 
réchal comte  de  Fersen  n'y  fasse  trop  de  progrès. 

«  Le  maréchal  comte  de  Fersen  (if,  le  citoyen  le  plus  illustre  par  le  rôle 
principal  qu'il  a  joué  si  longtemps  dans  sa  patrie  comme  chef  du  parti  des 
chapeaux,  est  l'homme  peut-être  le  plus  difficile  à  bien  définir.  C'est  avec 
regret  que  je  me  vois  dans  l'obligation  de  tracer  une  esquisse  d'un  caractère 
qui  me  semble  réunir  bien  des  contrastes.  Pour  ne  rien  donner  au  hasard, 

(1)  Père  du  célèbre  et  malheureux  Axel  Fersen,  si  dévoué  à  Louis  XVI  et  à  Marie- 
Antoinette,  et  que  nous  connaîtrons  plus  tard. 


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GUSTAVE  m  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  591 

je  réunirai  sous  un  même  point  de  vue  les  reproches  qu'on  lui  fait,  et  je 
récapitulerai  sommairement  tout  ce  qu^on  peut  dire  à  sa  justification  ou  à 
son  avantage.  On  ne  Tattaque  ni  dans  sa  capacité  ni  dans  son  intégrité, 
mais  on  lui  reproche  une  faiblesse  de  caractère  qui  le  porte  à  négocier 
lorsqu'il  faudrait  agir,  et  qui  lui  a  fait  perdre  en  plus  d'une  rencontre  des 
momens  précieux  et  décisifs.  On  l'accuse  d'une  déférence  aveugle  pour 
quelques  amis  qui  ne  devraient  pas  avoir  sa  confiance,  et  que  l'on  dit  plus 
zélés  pour  leurs  intérêts  particuliers  que  pour  l'avancement  du  bien  pu- 
blic. On  lui  soupçonne  un  orgueil  indomptable  qui  ne  lui  laisserait  voir 
dans  l'accroissement  de  la  prérogative  royale  qu'un  maître  dont  l'autorité 
lui  serait  insupportable;  ce  sont  ses  créatures,  dit-on,  qui,  ayant  eu  la 
direction  principale  des  élections  dans  les  provinces,  y  ont  fait  des  dé- 
penser considérables  qui  n'ont  produit,  pour  la  plupart,  que  peu  ou  point 
de  succès.  On  attribue  à  une  autre  de  ses  créatures  la  défection  des  pay- 
sans au  moment  de  l'élection  de  l'orateur  de  leur  ordre;  la  veille,  on  était 
assuré  de  130  voix  :  plus  de  60  ont  manqué  à  leur  engagement  et  à  leur 
parti.  On  veut  aussi  que  ce  soit  un  autre  de  ses  amis,  chargé  de  la  négo- 
ciation avec  les  prêtres,  qui  nous  ait  fait  perdre  la  supériorité  dans  cet 
ordre  en  pressant  l'élection  de  l'orateur  et  en  retardant  la  formation  du 
comité  secret,  le  tout  à  contre-temps.  On  en  conclut  les  soupçons  les  plus 
odieux  sur  les  intentions  du  maréchal  et  de  ses  amis.  Cependant  je  dois 
dire  que  ces  traits  conviennent  peu  à  l'idée  que  je  me  fais  de  son  carac- 
tère. Il  a  quelquefois  très  bien  su  tirer  parti  des  conjonctures;  il  a  un 
grand  fonds  d'amour-propre,  peut-être  même  d'orgueil,  cela  est  vrai  ;  mais 
je  crois  qu'il  ne  manque  pas  de  droiture  et  d'honnêteté.  Attaché  à  sa  pa- 
trie, il  en  connaît  assez  les  vrais  intérêts  pour  ne  pas  se  méprendre  sur  les 
liaisons  étrangères  qu'il  lui  convient  de  préférer.  —  Il  n'a  pas  le  cœur  du 
roi,  qui  voit  en  lui  un  rival  dont  il  faut  circonscrire  le  crédit.  » 

Telles  étaient  les  divisions  du  parti  de  la  cour;  elles  avaient 
exercé  une  influence  funeste  sur  les  élections  de  la  diète,  qui  s'é- 
tait réunie  le  25  juin  1771  avec  des  dispositions  fort  peu  favo- 
rables envers  le  pouvoir  royal.  Heureusement  pour  Gustave  III, 
une  extrême  anarchie  régnait  aussi  parmi  ses  adversaires  ^  chacun 
des  quatre  ordres  dont  la  représentation  nationale  se  composait 
voulant  escompter  le  triomphe  commun,  qu'il  estimait  prochain, 
pour  usurper  d'importans  privilèges  :  les  paysans  réclamaient  la 
possession  des  hemman  ou  anciennes  terres  domaniales  de  la  cou- 
ronne, sur  lesquelles  la  noblesse  élevait  également  des  prétentions, 
et  de  graves  questions  sociales  venaient  ainsi  créer  des  inimitiés  re- 
doutables entre  les  différentes  classes  de  la  nation.  La  riche  corres- 
pondance de  M.  de  Vergennes  contient  encore  à  ce  sujet  d'utiles 
remarques,  fruits  d'une  étude  consciencieuse  et  dévouée  (1).  La 

(i)  a  Ces  anciennes  terres  domaniales  formaient,  dit-il,  la  plus  grande  partie  du  pays. 
Jusqu^à  Tavénement  d'UIrique-Éléonore,  sœur  de  Charles  XII,  les  paysans  ne  tenaient 
ces  hemman  en  ferme  qu'à  titre  d'économes  ;  ils  pouvaient  en  être  dépouillés  à  volonté. 
En  1723,  ils  obtinrent  qu'en  payant  six  années  des  fruits  de  la  terre  ils  en  auraient  la 


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592  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

bourgeoisie,  de  son  côté,  voulait  qu'en  dehors  de  ses  corporations 
étroites,  qui  ne  dépassaient  pas  les  murailles  des  villes,  il  n'y  eût 
ni  industrie  ni  commerce;  elle  exigeait  par  exemple  que  la  cour  prit 
l'engagement  de  ne  commander  aucune  fourniture  ni  aucune  em- 
plette, fût-ce  pour  la  vie  de  chaque  jour,  qu'en  s' adressant  direc- 
tement à  elle.  Bien  plus,  les  rivalités  enfantent  ici  encore  d'ab- 
surdes haines,  la  bourgeoisie,  devenue  plus  riche  que  la  noblesse, 
entendait  qu'il  fût  interdit  aux  filles  de  bourgeois  de  se  mésallier 
en  contractant  mariage  avec  des  nobles.  —  Quant  aux  ordres  infé- 
rieurs, ils  affectaient  une  complète  indépendance,  dit  M.  de  Ver- 
gennes,  et  ne  respiraient  que  la  démocratie  :  ils  réclamaient  leur 
part  des  privilèges,  prétendaient  à  l'égalité  avec  la  noblesse,  et 
voulaient  l'avilir. 

Ainsi  une  animosité  commune  réunissait  contre  la  noblesse  les 
trois  derniers  ordres,  car  le  clergé  ne  s'était  pas  en  cela  distingué 
des  paysans  ni  des  bourgeois.  La  passion  d'une  révolte  longtemps 
préparée  contre  les  prérogatives  traditionnelles  du  premier  ordre  de 
l'état  commençait  à  se  répandre;  une  presse  exaltée,  enchérissant 
sur  les  lieux  communs  mis  en  faveur  par  l'école  philosophique  fran- 
çaise du  XVIII*  siècle,  revendiquait  l'égalité  politique  et  l'égalité 
civile.  Cette  agitation  funeste  enfanta  bientôt  l'esprit  d'insurrection 
jusque  dans  les  rangs  de  l'armée;  les  soldats  exprimèrent,  eux  aussi, 
leurs  griefs,  et  d'insolens  pamphlets  rédigés  en  leur  nom  dénon- 
cèrent avec  violence  l'orgueil  des  officiers,  qui,  pour  la  plupart, 
étaient  nobles.  Une  de  ces  publications,  qui  avait  beaucoup  échauffé 
les  esprits,  fut  traduite  en  justice;  mais  le  procès  traîna  plus  d'une 
année,  pendant  laquelle  l'auteur,  ayant  à  l'insu  du  gouvernement 
une  libre  entrée  aux  archives  des  tribunaux  militaires,  fit  paraître 
en  brochures  mensuelles,  avidement  recherchées,  des  iBxtraits  de 
récits  et  de  rapports  plus  ou  moins  officiels  qui,  au  milieu  du  dés- 
ordre, passaient  pour  des  preuves  authentiques  à  l'appui  des  ac- 
cusations émises.  L'importation  anglaise  des  clubs  préparait  enfin 
des  échos  aux  scandales  et  aux  divagations  politiques,  et  érigeait  en 
face  du  pouvoir  royal  des  puissances  dangereuses  bien  qu'éphé- 

possession  mobilière  pour  eux,  leurs  enfans  et  leur  postérité  à  Tinfini,  sans  pouvoir 
en  être  déplacés,  s'ils  payaient  exactement  le  prix  de  la  ferme  suivant  le  contrat  pri- 
mitif. D'autre  part,  les  privilèges  de  la  noblesse,  qui  datent  de  la  même  année  1723, 
lui  assuraient  non-seulement  le  droit  de  posséder  des  hemman  aux  mômes  conditions 
que  les  paysans,  mais  encore  celui  de  pouvoir  les  obtenir  par  voie  d'échange  et  les 
réunir  à  leurs  terres.  Or  il  arriva  que,  des  paysans  ayant  acquis  de  tels  hemman, 
quelques  gentilshommes  qui  avaient  acquis  ultérieurement  la  possession  foncière  de 
ces  mûmes  terres  par  voie  d'échange  en  voulurent  faire  déguerpir  les  paysans.  Ceux-ci 
prétendirent  que  la  noblesse  renonçîit  à  la  possession  de  ces  domaines,  ce  qui  était 
contraire  à  ses  privilèges;  il  était  injuste  également  que  les  paysans  ne  pussent  Jouir 
en  paix  d'avantages  tout  à  fait  légaux...  » 


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GUSTAVE  m  ET  LU   COUR  DE  FRANCE.  593 

mères.  Il  fallait  à  Gustave  III  et  à  M.  de  Vergennes,  en  présence 
d'une  telle  anarchie,  des  précautions  extrêmes;  tout  pouvait  être 
perdu  sans  retour,  s'ils  découvraient  imprudemment  leurs  projets 
et  leur  plan  de  conduite. 

Gustave  se  montra  fort  habile.  En  dépit  des  cabales,  il  avait  été 
bien  accueilli  à  son  retour  de  France  par  le  peuple  de  Stockholm  ; 
son  affabilité,  son  facile  accès,  même  sa  première  harangue  aux 
états  assemblés,  avaient  confirmé  cette  heureuse  impression.  La 
foule  applaudissait  volontiers  un  prince  né  Suédois  et  parlant  enfin, 
après  deux  rois  allemands,  la  langue  nationale.  Aux  excès  parle- 
mentaires, dans  le  moment  où  ils  étaient  encore  pour  lui  très  dan- 
gereux, Gustave  savait  fort  bien  opposer  l'apparente  indolence  d'un 
prince  bénévole  qui  se  voyait  avec  plaisir  déchargé  d'une  partie  de 
son  fardeau,  ou  bien  la  légèreté  feinte  d'un  étourdi  livré  à  de  petites 
choses  :  on  le  voyait  alors  s'occuper  de  dessin,  de  broderie,  de  cos- 
tumes de  théâtre,  tout  au  plus  de  quelque  cérémonial  à  régler; 
c'est  ainsi  qu'il  dessina  lui-même,  dans  ces  premiers  mois,  la  dé- 
coration de  l'ordre  de  Vasa,  qu'il  venait  d'instituer.  S'il  se  mêlait 
des  affaires,  c'était  uniquement,  semblait-il,  pour  réconcilier  les 
partis,  remplir  le  rôle  de  médiateur  et  sauvegarder  la  liberté.  «  Le 
dernier  terme  de  mon  ambition,  disait-il  le  25  juin,  à  l'ouverture 
de  la  diète,  est  de  gouverner  un  peuple  libre.  Ne  croyez  pas  que 
ce  soient  là  de  vaines  paroles  que  démentiraient  mes  secrets  senti- 
mens;  elles  sont  le  fidèle  langage  d'un  cœur  trop  sincère  pour  n'être 
pas  de  bonne  foi  dans  ses  promesses,  et  trop  fier  pour  y  manquer  ja- 
mais. »  Cinq  mois  plus  tard,  le  2S  novembre  1771,  l'anarchie  étant 
à  son  comble  entre  les  différens  ordres  de  la  diète,  il  réunit  le  sénat 
et  les  présidens  des  quatre  chambres  :  u  Si  mes  intentions  étaient 
moins  droites  et  moins  pures,  leur  dit-il,  je  pourrais  attendre  les 
événemens  et  profiter  de  vos  divisions  aux  dépens  des  lois  et  de  la 
liberté;  mais  la  première  fois  que  je  saluai  les  états  en  qualité  de  roi, 
je  contractai  avec  eux  un  engagement  d'autant  plus  sacré  qu'il  était 
libre,  engagement  trop  solennel  pour  me  permettre  d'oublier  ce 
que  mon  honneur  m'impose,  et,  bien  plus,  ce  qu'exigent  de  moi  les 
sentimens  de  mon  cœur...  Je  ne  demande  rien  pour  moi-même;  dé- 
gagé de  tout  intérêt  personnel,  j'aspire  à  faire  revivre  entre  le  roi 
et  les  sujets  cette  mutuelle  confiance  que  les  derniers  temps  ont 
détruite.  » 

A  ces  paroles  conciliantes  Gustave  mêla  toutefois,  dans  cette 
circonstance  même,  d'assez  vifs  reproches  sur  les  dissensions  intes- 
tines, sur  l'anarchie  qui  en  résultait,  et  sur  la  misère  du  peuple, 
dont  il  rendait  les  représentans  de  la  nation  responsables.  Cette 
partie  de  sa  harangue,  habilement  préparée,  s'adressait  à  l'opinion 

TOUS  L.  —  1864.  38 

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Ô9A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

publique  :  il  voulut  la  faire  imprimer,  mais  ses  adversaires  lui  op- 
posèrent alors  une  équivoque  légalité;  l'impression  dut  se  faire  en 
secret,  ainsi  que  la  distribution  d'innombrables  exemplaires.  Les 
états  poursuivirent  l'éditeur  sans  oser  monter  jusqu'au  roi,  et  le 
but  que  Gustave  se  proposait  commença  d'être  atteint  :  il  passa  dès 
lors  pour  le  vrai  protecteur  du  peuple  contre  ses  nombreux  tyrans. 
La  presse  politique,  dont  ses  adversaires  faisaient  un  perpétuel  usage, 
était  un  organe  trop  puissant  pour  qu'il  négligeât  de  s'en  servir;  U 
eut,  lui  aussi,  ses  pamphlétaires  anonymes,  qui  réfutaient  pied  à 
pied  les  doctrines  des  états.  Thiébaut,  l'auteur  des  Souvenirs  sur 
Frédéric  le  Grand^  raconte  que  la  mère  de  Gustave  III,  présente  à 
Berlin,  le  chargea  un  jour,  bien  à  l'improviste,  de  lui  composer  très 
vite  une  brochure  destinée  pour  la  Suède,  et  où  serait  démontrée 
la  nécessité  d'une  royauté  forte  pour  le  bonheur  des  peuples.  Son 
embarras  était  grand,  dit-il,  vu  qu'il  n'avait  jamais  réfléchi  aux 
théories  politiques;  mais  la  sœur  du  grand  Frédéric  le  sermonna  si 
bien,  avec  une  telle  énergie  d'expression  et  de  pensée,  qu'il  n'eut 
pas  de  peine  à  lui  apporter  après  quelques  jours  un  pamphlet 
très  convenable.  Thiébaut  ne  dit  pas  qui  des  deux  fit  les  frais  d'in- 
vention pour  le  titre  :  Les  adieux  du  duc  de  Bourgogne  et  de  Féne- 
Ion,  son  précepteur  y  ou  Dialogue  sur  les  différentes  formes  de  gou- 
vernement. Une  première  édition  fut  imprimée  clandestinement  à 
Berlin  pour  être  aussitôt  envoyée  et  distribuée  en  Suède;  une  se- 
conde parut  plus  tard  à  Paris,  en  1788,  pour  préparer  les  voies  à  un 
Second  coup  d'état  de  Gustave  IIL  Parmi  les  pamphlets  composés 
en  Suède  même  sous  l'inspiration  immédiate  du  roi  et  le  plus  sou- 
vent en  français,  il  faut  signaler  celui  qui  a  pour  titre  :  Réflexions 
sur  la  corruption  des  mœurs  des  Romains  vers  la  fin  de  la  repu- 
bliquCy  et  sur  le  renversement  de  leur  gouvernement  républicain^ 
qui  en  fut  la  suite  naturelle.  Une  lettre  d'un  des  frères  de  Gustave  III, 
datée  du  mois  d'août  1771,  et  qu'on  a  imprimée,  félicite  l'auteur 
pour  l'à-propos  et  la  dextérité  des  allusions  mêlées  à  sa  prédication 
indirecte,  et  prouve  en  même  temps  que  dès  cette  époque  le  jeune 
roi,  épiant  l'occasion  d'opérer  quelque  grande  et  subite  réforme, 
faisait  provision  d'argumens  pour  présenter  une  telle  entreprise 
comme  fondée  en  droit  et  comme  autorisée  par  des  précédens  his- 
toriques. 

Gustave  eut  soin  surtout  d'entretenir  les  bonnes  dispositions  du 
cabinet  de  Versailles;  au  milieu  de  sa  lutte  patiente  contre  les  états, 
il  écrivait  à  Louis  XV  (1)  : 

(1)  Les  originaux  autographes  de  cette  lettre  de  Gustave  lïl  et  de  celles  qui  vont 
suivre  sont  conservés  dans  la  correspondance  politique  de  Suède,  aux  archives  des 
affaires  étrangères  de  France. 


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GUSTAVE  m  ET  LA  COUR  DE  FRANGE.  595 

<r  Stockholm,  2/i  octobre  1771.  —  Monsieur  mon  frère  et  cousin,  j'a- 
Toue  sincèrement  à  votre  majesté  que  j'avais  besoin  d'une  consolation 
comme  celle  que  j'ai  trouvée  dans  la  lettre  que  son  ambassadeur  m'a  re- 
mise de  sa  part.  J'ajouterai  encore  à  cet  aveu  que  si  j'ai  pu  montrer  quel- 
que courage  dans  les  conjonctures  difficiles  où  je  me  trouve,  ce  n'est  que 
parce  que  j'ai  été  persuadé  qu'avec  une  bonne  cause  et  un  allié  tel  que 
votre  majesté,  on  doit  triompher  enfin  de  tous  les  obstacles.  Si  j'y  réussis, 
ce  sera  un  grand  avantage  pour  mes  affaires,  mais  ce  sera  une  plus  douce 
satisfaction  encore  pour  mon  cœur  de  sentir  toutes  les  obligations  que 
j'aurai  à  votre  majesté.  Quant  à  la  situation  politique  dans  ce  moment,  je 
m'en  rapporte  aux  relations  de  l'ambassadeur  de  votre  majesté,  dont  je  ne 
puis  assez  louer  la  sagesse  et  la  bonne  conduite.  Rien  ne  peut  être  ajouté 
à  l'étendue  des  sentimens  avec  lesquels  je  serai  toute  ma  vie,  etc..  » 

On  le  voit,  deux  mois  après,  implorer  de  Louis  XV  le  paiement 
par  avance,  du  premier  quartier  des  subsides,  car  c'était  toujours 
l'argent  qui  manquait  pour  agir  sur  la  diète  et  contre-balancer  les 
largesses  des  ministres  étrangers. 

«  Stockholm,  19  décembre  1771.  —  Monsieur  mon  frère  et  cousin,  je 
prie  votre  majesté  de  se  faire  rapporter  par  le  duc  d'Aiguillon  le  mémoire 
que  je  lui  fais  adresser  aujourd'hui  pour  être  mis  sous  les  yeux  de  votre 
majesté.  Elle  verra  que  j'ai  besoin  dans  ce  moment  de  toute  son  autorité 
et  de  toute  l'assistance  que  votre  majesté  m'a  fait  espérer  dès  les  premiers 
instans  de  mon  règne  avec  une  tendresse  paternelle  dont  mon  cœur  restera 
pénétré  tant  que  je  vivrai.  La  nature  de  l'affaire  dont  il  s'agit  ne  me  per- 
met pas  d'en  dire  davantage  ici;  seulement  je  puis  assurer  votre  majesté 
qu'elle  n'en  aura  plus  jamais  de  pareille  à  agiter  pour  moi  ni  par  rapport 
à  moi.  J'ai  pris  la  ferme  résolution  de  ne  plus  consentir  qu'on  emploie, 
pour  avancer  mes  intérêts,  des  moyens  qui  ne  servent  qu'à  perpétuer  le  mal 
au  lieu  de  le  déraciner.  Tattends  tout  de  votre  majesté  elle-même,  de  sa 
sagesse  à  prévoir  toutes  les  suites  dont  je  suis  menacé,  et  de  l'intérêt 
qu'elle  prend  à  ma  sûreté  personnelle,  qui  pourrait  être  compromise.  Plein 
de  cette  confiance,  je  ne  porte  mes  regards  que  sur  un  avenir  plus  heureux 
et  qui  me  donnera  sans  doute  les  moyens  de  convaincre  votre  majesté  des 
sentimens  avec  lesquels,  etc.  » 

Cependant  une  dépêche  écrite  par  le  comte  de  Creutz,  ministre 
de  Suède  en  France,  au  commencement  de  janvier  1771,  montre 
qu'on  ne  voulait  pas  à  Paris  avancer  inutilement  les  fonds,  et  qu'on 
réclamait  toujours  avec  impatience  là  révolution  tant  de  fois  pro- 
mise. Creutz,  qui  était  tout  zèle,  tout  ardeur,  tout  enthousiasme 
pour  son  roi,  s'ingéniait  à  inventer  les  moyens  de  surmonter  les  ob- 
stacles. 

«  Cest  le  désespoir,  dit-il,  qui  me  fait  expédier  ce  courrier.  M.  d'Aiguil- 
lon m'a  assuré  qu'il  était  impossible  d'accorder  ce  que  demandait  votre 
majesté,  que  l'argent  manquait  absolument,  que  tout  ce  qu'on  dépensait  en 
Suède  ne  servait  qu'à  perpétuer  la  corruption,  à  détruire  l'esprit  national, 


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à  intéresser  la  cupidité.  Le  duc  d'Aiguillon  a  insisté  sur  la  nécessité  de 
mettre  fin  à  cette  déplorable  diète;  il  supplie  votre  majesté  d'y  employer 
tous  les  moyens  qui  sont  en  son  pouvoir.  Il  a  môme  dit  que  si  votre  ma- 
jesté vient  à  bout  de  terminer  immédiatement  la  diète,  le  roi  de  France 
voudra  bien  alors  avancer  le  premier  quartier  des  subsides.  Dans  cette  ter- 
rible position,  voici  les  expédions  que  je  propose  à  votre  majesté  :  c'est, 
en  renvoyant  le  courrier,  1«»  d'écrire  une  lettre  très  touchante  au  roi,  une 
très  flatteuse  à  M"**  Du  Barry,  et  une  pleine  de  confiance  et  d'anjitié  à  M.  le 
duc  d'Aiguillon  :  cela  est  de  la  dernière  nécessité;  2°  en  cas  que  tout  cela 
fût  sans  fruit,  de  m'envoyer  par  le  même  courrier  une  lettre  pour  M.  de 
Laborde  (le  banquier),  dans  laquelle  votre  majesté  lui  rappellera  ses  offres 
de  service,  et  le  priera  de  lui  faire,  pour  un  temps  déterminé,  l'avance 
de  375,000  livres,  laquelle  somme  répond  à  celle  du  premier  quartier  des 
subsides  (1).  » 

Enfin,  le  16  janvier,  Creutz  mande,  tout  joyeux,  que  les  letti-es 
écrites  par  Gustave  III  ont  produit  l'effet  désirable;  même  «  la  dame 
qui  a  la  confiance  du  roi  »  prend  Tintérèt  le  plus  vif  à  tout  ce  qui 
intéresse  le  roi  de  Suède.  «  Elle  m'en  parle  san^  cesse,  dit-il,  et  m'a 
chargé  d'exprimer  ses  vœux  à  votre  majesté.  »  Mais  si  le  cabinet  de 
Versailles  faisait  une  concession,  il  en  devenait  plus  exigeant,  et  de- 
mandait en  échange  l'accomplissement  du  coup  d'état,  qui  devait, 
selon  ses  vœux,  mettre  à  néant  les  projets  conçus  par  la  ligue  du 
Nord,  et  rendre  quelque  efficacité  à  l'ancienne  alliance  de  la  France 
avec  la  Suède.  On  écrivait  donc  de  Versailles  au  comte  de  Ver- 
gennes  dès  le  23  février  1772  : 

«  Les  choses  en  sont  venues  à  un  point  si  critique  qu'il  n'y  a  peut-être 
que  des  moyens  violons  qui  puissent  y  remédier.  Vous  en  avez  assez  dit  au 
roi  de  Suède  pour  lui  faire  sentir  tous  les  inconvéniens  auxquels  il  s'expo- 
serait en  prenant  prématurément  des  partis  de  vigueur,  et  votre  conduite 
ne  saurait  être  trop  sage  ni  trop  circonspecte  :  vous  devez  continuer  de  lui 
donner,  dans  l'occasion,  des  conseils  de  modération,  mais  sans  contredire 
les  mesures  que  vous  aurez  lieu  de  juger  qu'il  se  propose  de  suivre  pour 
parvenir  à  son  but.  » 

En  réalité,  Gustave  III  lui-même  était  très  résolu.  11  avait  déjà 
communiqué  plusieurs  plans  à  M.  de  Vergennes.  «  Le  roi  est  fort 
actif,  mandait  celui-ci;  il  ne  m'a  pas  caché  que  son  penchant  est 
pour  les  cas  hasardeux...  Il  n'aspire  pas  au  pouvoir  absolu  de 
Charles  XI  et  de  Charles  XII ,  mais  il  veut  avoir,  comme  le  roi 
d'Angleterre,  les  mains  liées  pour  le  mal,  libres  pour  le  bien...  Il 
se  rapproche  adroitement  de  l'armée.  »  Les  préparatifs  de  Gustave 
étaient  fort  avancés  quand  plusieurs  circonstances  extérieures  vin- 
Ci)  Archives  royales  à  Stockholm;  correspondance  de  France.  —Les  volumes  35,  36, 
37,  in-4*',  de  la  collection  des  papiers  de  Gustave  III  à  Upsal  sont  aussi  composés  des 
lettres  de  Creutz. 


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GUSTAVE  III  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  597 

rent  l'émouvoir  et  le  déterminer  à  brusquer  Tentreprise  qu  on  atten- 
dait de  lui. 

IL 

De  graves  changemens,  qui  avaient  dû  attirer  l'attention  de  Gus- 
tave III,  étaient  survenus  en  Danemark.  Ce  royaume  était  alors 
cruellement  avili.  Nous  avons  dit  que  rinfluence  de  la  Russie  et  de 
la  Prusse  y  avait  été  toute-puissante,  et  avait  fait  du  cabinet  de  Co- 
penhague, dans  les  dernières  années  du  règne  de  Frédéric  V  et  au 
début  de  celui  de  Christian  YII,  un  mortel  ennemi  de  la  Suède.  La 
nationalité  danoise  subissait  une  de  ces  périodes  d'asservissement  à 
l'influence  allemande  et  de  dissolution  intérieure  contre  l'effet  des- 
quelles nous  la  voyons  réagir  et  se  débattre  aujourd'hui.  Le  mal- 
heureux Christian,  dont  le  triste  et  long  règne  avait  commencé  en 
1766  (1),  n'était  pas  capable  d'affranchir  son  pays  de  cette  dange- 
reuse vassalité.  C'est  dans  les  mémoires  de  Reverdil,  devenu  son 
précepteur  après  le  Genevois  Malle t,  qu'il  faut  lire  les  incroyables 
détails  de  sa  triste  enfance.  Devenu  roi  à  dix-sept  ans,  il  avait  donné 
depuis  longtemps  déjà  des  signes  d'imbécillité.  L'homme  de  cour 
qui,  suivant  l'usage  de  ce  temps,  avait  les  fonctions  de  gouverneur, 
M.  de  Reventlow,  lui  avait  infligé  la  plus  brutale  éducation  :  il  le 
meurtrissait  de  coups,  et  le  malheureux  prince,  dans  sa  démence, 
avait  pour  suprême  idéal  de  voir  son  corps  devenir  invulnérable  et 
endurci;  il  palpait  son  ventre  pour  savoir  s'il  avançait  y  disait -il, 
vers  cet  état  de  perfection.  Nul  délassement,  nul  plaisir  conforme 
à  son  âge  ne  lui  était  offert.  «  Les  amusemens  d'hier,  disait- il  un 
jour  à  son  précepteur,  ont  considérablement  ennuyé  mon  altesse 
royale  I  »  Vers  la  fin  de  1770,  un  favori  allemand,  le  célèbre  Struen- 
sée,  prit  en  main  le  pouvoir  que  ces  débiles  mains  ne  pouvaient 
retenir.  Bien  que  son  administration  ait  été  souvent  inspirée  par 
l'esprit  libéral  de  son  temps,  on  ne  peut  lui  savoir  beaucoup  de  gré 
de  réformes  accomplies  avec  une  précipitation  qui  jeta  partout  le 
désordre,  et  l'on  ne  saurait  oublier  qu'après  avoir  déshonoré  la 
cour  et  la  maison  royale,  Struensée  laissa  après  lui  les  germes  d'une 
profonde  corruption. 

Gustave  III  était  le  beau-frère  de  Christian  VII;  il  avait  vu  de 
ses  yeux,  lors  de  son  passage  à  Copenhague,  commencer  l'inso- 
lente domination  du  favori.  «  La  cour,  dit  Reverdil,  était  devenue 
une  maison  bourgeoise  où  l'on  voyait  la  société  du  comte  Struen- 
sée. Gustave,  ayant  appris  qu'il  était  invité  chez  le  roi  avec  une 
ou  deux  femmes  de  négocians,  demanda  s'il  n'y  avait  point  aussi 
de  juifs  dans  la  compagnie;  une  de  ces  femmes  lui  reprocha  obli- 

(1)  n  devait  se  prolonger  jusqu'en  1808. 


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598  EEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

geamment  de  ne  lui  avoir  point  fait  visite.  On  voulut  qu'il  fût  té- 
moin des  merveilles  de  l'éducation  du  prince  royal  de  Danemark  (1). 
Struensée  le  mena  sans  façon  au  travers  de  la  cour  du  palais,  sous 
la  pluie,  dans  Tappartement  du  petit  Fritz...  En  un  mot,  ajoute  Re- 
verdil,  Struensée  était  chez  lui,  et  le  gouvernement  de  l'état  était 
un  accessoire  de  sa  position.  »  Ce  spectacle  avait  inspiré  au  prince 
de  Suède  un  réel  dégoût.  Cette  cour  prostituée,  qui  n'avait  rien 
conservé  ni  du  luxe  ni  de  la  dignité  royale,  ce  roi  faible  d'esprit 
et  ne  rachetant  sa  honte  par  aucun  retour  de  volonté  virile,  cette 
reine  alors  déjà  soupçonnée,  sinon  coupable,  ce  parvenu  qui  ré- 
gnait en  maître,  qui  traitait  avec  lui  sur  un  pied  d'égalité  et  lui 
faisait  avec  une  insolente  aisance  les  honneurs  du  palais  des  rois  de 
Danemark,  tout  cela  avait  profondément  blessé  Gustave.  Le  cabi- 
net de  Copenhague  lui  était  déjà  suspect  pour  ses  anciennes  liai- 
sons avec  les  ennemis  de  la  Suède;  il  souffrit  plus  que  jamais  d'être 
allié  par  le  sang  à  une  telle  cour,  et,  devenu  roi,  il  ne  dissimula  pas 
les  expressions  de  son  mépris.  Et  pourtant  la  politique  de  Struensée 
s'était  éloignée  de  la  Russie  pour  se  rapprocher  de  l'alliance  fran- 
çaise et  suédoise.  Ce  fut  donc  pour  Gustave  III,  quand  il  apprit 
qu'une  révolution  de  cour  avait  renversé  en  Danemark  ce  qu'une 
faveur  de  cour  y  avait  fait  naître,  à  la  fois  un  soulagement  et  un 
nouveau  péril,  et  dans  tous  les  cas  un  avertissement,  une  excita- 
tion puissante.  Il  avait  suffi,  pour  mettre  un  terme  à  une  domination 
honteuse,  de  l'énergie  d'une  femme,  de  cette  reine  qui,  avec  quel- 
ques serviteurs  seulement,  à  la  suite  d'un  bal,  avait  fait  arrêter 
Struensée  et  quelques  complices.  Des  supplices  barbares  avaient 
suivi  cette  révolution  de  palais  (17  janvier  —  28  avril  1772);  Gus- 
tave se  flattait  de  n'avoir  pas  besoin  de  sévir  de  la  sorte,  et  son 
caractère  assurément  y  répugnait,  mais  il  se  promettait  bien  d'avoir 
au  moins  autant  d'énergie  qu'on  en  avait  eu  à  Copenhague,  et  le 
spectacle  d'un  si  prompt  changement  acquis  par  un  seul  coup  de 
vigueur  lui  inspirait,  en  vue  d'une  cause  meilleure  et  plus  haute, 
un  ferme  espoir.  D'ailleurs  le  nouveau  gouvernement  du  Danemark 
allait  reprendre  sans  aucun  doute  ses  anciennes  traditions  d'al- 
liance étroite  avec  la  Russie  et  la  Prusse,  et  c'était  à  Gustave  d'em- 
pêcher un  nouveau  rapprochement  entre  ses  ennemis. 

Un  autre  incident  politique ,  le  premier  partage  de  la  Pologne , 
irrévocablement  décidé  par  le  traité  signé  à  Pétersbourg  le  25  juillet 
(5  août)  1772,  fut  pour  lui  l'avertissement  suprême.  Avant  même 
que  la  Prusse  et  la  Russie  eussent  préparé  par  des  négociations  se- 
crètes le  démembrement  de  la  Suède  comme  celui  de  la  Pologne,  la 
communauté  de  péril  pour  ces  deux  pays  était  évidente;  elle  n'a- 

(1)  Plus  tard  Frédéric  VI;  il  avait  alors  trois  ans. 


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GUSTAVE   III   ET   LA   COUR  DE    FRANCE.  599 

vait  pas  échappé  à  Gustave  :  dès  sa  jeunesse,  il  avait  suivi  avec  une 
grave  attention  les  douloureuses  péripéties  de  Tanarchie  polonaise. 
On  lit  déjà  dans  son  journal  de  1768  : 

«  18  avril.  —  Les  nouvelles  arrivées  de  Pologne  parlent  d'une  grande 
confédération  à  Kaminieç.  On  a  tenu  à  Varsovie  deux  conseils,  et  le  résultat 
des  délibérations  a  été  que  le  roi  et  le  sénat  de  la  république  invoqueraient 
la  protection  de  Timpératrice  de  Russie.  C'est  une  infamie  I...  Ah!  Stanislas- 
Auguste,  tu  n'es  ni  roi  ni  même  citoyen!  Meurs  pour  sauver  l'indépen- 
dance de  ta  patrie,  et  n'accepte  pas  un  joug  indigne  dans  le  vain  espoir  de 
conserver  une  ombre  de  puissance  qu'un  ordre  venu  de  Moscou  suflSra  pour 
faire  évanouir  I  » 

a  7  novembre.  —  Nouvelles  de  Pologne  toujours  pareilles  :  anarchie  et 
corruption  I  Voilà  notre  sort  à  nous-mêmes,  si  des  mesures  vigoureuses  ne 
viennent  bientôt  nous  secourir  !  » 

Gustave  n'était  pas  le  seul  à  comparer  les  destinées  des  deux  pays; 
un  journal  très  répandu  à  Stockholm  s'écriait  au  commencement  de 
1772  : 

«  Il  est  temps  de  regarder  à  notre  lendemain.  Nous  sommes  menacés  du 
môme  sort  que  les  Polonais ,  mais  nous  pouvons  aussi  retrouver  un  Gus- 
tave-Adolphe. Qui  a  fait  le  malheur  de  la  Pologne?  L'instabilité  des  lois, 
l'abaissement  continu  du  pouvoir  royal,  et  par  suite  l'intervention  inévi- 
table de  puissans  voisins  dans  les  affaires  intérieures.  La  Suède  est  à  l'abri 
de  telles  destinées  tant  que  nous  n'aurons  pas  renié  notre  roi  et  notre  pa- 
trie :  nous  avons  une  antique  patrie  à  défendre  et  un  grand  roi  à  sauver. 
Concitoyens  I  si  la  mémoire  de  Gustave-Adolphe  est  encore  présente  dans 
vos  cœurs,  tournez-vous  vers  son  tombeau.  De  sa  cendre,  que  recouvrent 
les  trophées  de  la  guerre  civile  et  ceux  de  la  guerre  étrangère,  sort  une  voix 
qui  crie  à  chacun  de  vous  que  l'heure  est  enfin  venue  l  » 

•  Dès  le  21  mai  de  cette  année,  M.  de  Vergennes  reçut  la  confi- 
dence d'une  partie  du  plan  qui  fut  exécuté  trois  mois  après,  dans  la 
fameuse  journée  du  19  août  1772  : 

a  Gustave  III  m'a  fait  ces  jours-ci,  écrit-il  à  cette  date,  la  révélation  d'un 
projet  véritablement  hardi.  Quoique  j'aie  promis  à  ce  prince  le  plus  pro- 
fond secret,  mon  devoir  me  prescrit,  monsieur  le  duc,  de  vous  le  dévoi- 
ler. —  La  forteresse  de  Sveaborg,  en  Finlande,  vis-à-vis  d'Helsingfors,  si- 
tuée au  milieu  de  la  mer,  est  l'arsenal  destiné  à  la  défense  maritime  de 
cette  province.  Elle  est  gardée  par  une  garnison  de  1,500  hommes,  tous 
étrangers.  Les  officiers  et  les  soldats,  que  la  parcimonie  de  la  diète  menace 
d'une  réforme,  sont  mécontens  et  disposés  à  toute  entreprise.  Il  s'agit  de 
les  soulever,  et,  à  la  faveur  des  bâtimens  dont  ils  disposent,  de  les  faire  ar- 
river en  vue  de  Stockholm  avant  qu'on  puisse  y  avoir  avis  du  soulèvement; 
la  chose  est  possible  pour  peu  que  les  vents  d'est,  ordinaires  dans  cette 
saison,  soient  favorables.  On  profitera  de  la  surprise  pour  s'assurer  des 
personnages  les  plus  suspects  dans  l'assemblée  des  états,  puis  on  proposera 


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600  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

à  la  diète  un  plan  de  constitution  très  modéré,  qui,  réservant  la  liberté 
civile  et  tous  les  droits  des  différens  ordres,  ne  leur  ôtera  que  le  pou- 
voir de  faire  le  mal  et  de  trahir  l'intérêt  public.  On  s'attend  que  la  frayeur 
leur  fera  tout  accepter;  la  chose  faite,  on  les  renverra  chez  eux,  en  recu- 
lant de  quatre  années  l'ouverture  d'une  nouvelle  diète.  Si  les  révoltés  de 
Sveaborg  étaient  empêchés  ou  détournés  par  les  vicissitudes  de  la  mer,  le 
roi  de  Suède  ferait  mine  de  marcher  contre  eux  à  la  tête  de  son  régiment 
des  gardes,  sous  prétexte  d'empêcher  leur  débarquement;  il  réunirait  à  son 
régiment  de  la  garde  plusieurs  corps  armés,  postés  à  quelque  distance  de 
Stockholm  et  gagnés  d'avance,  puis  il  reviendrait  en  force  avec  eux  sur  la 
capitale  et  mettrait  la  dernière  main  à  son  entreprise.  » 

Une  autre  insurrection  devait  coïncider  avec  celle  de  Sveaborg. 
Un  jeune  capitaine  nommé  Hellichius ,  commandant  la  garnison  de 
Christianstadt,  forteresse  importante  de  Scanie(l),  s'engageait  à 
soulever  ses  soldats  au  nom  du  roi,  et  promettait  d'entraîner  toutes 
les  campagnes  voisines,  qui  attribuaient  au  mauvais  gouvernement 
des  états  leur  misère  et  la  cherté  des  grains.  Les  deux  frères  du 
roi,  Charles  et  Frédéric,  se  trouveraient  dans  les  provinces  :  le 
prince  Frédéric  en  Ostrogothie  pour  prendre  les  eaux  de  Medevi, 
le  prince  Charles  en  Scanie  pour  attendre  le  retour  de  la  reine  sa 
mère,  en  visite  à  Berlin.  L'un  et  l'autre  s'appliqueraient  à  préparer 
les  esprits.  Le  prince  Charles,  dès  qu'il  apprendrait  le  mouvement 
de  Christianstadt,  en  prendrait  immédiatement  prétexte  pour  réu- 
nir sous  ses  ordres  les  régimens  les  plus  voisins  et  ceux  que  le 
prince  Frédéric  pourrait  lui  amener,  ce  que  la  constitution  ne  lui 
eût  permis  en  aucun  autre  cas;  il  tiendrait  secret  son  but  réel  et  ne 
parlerait  que  de  marcher  en  toute  hâte  contre  les  révoltés  jusqu'à 
ce  que  Gustave  III  lui-môme  eût  réussi  dans  la  capitale.  En  même 
temps  on  ferait  circuler  dans  les  provinces  des  bruits  de  complot 
contre  le  roi.  De  la  sorte,  si  la  tentative  de  Stockholm  venait  à 
échouer,  les  mesures  que  les  états  prendraient  infailliblement  contre 
la  personne  même  du  roi  paraîtraient  une  confirmation  de  leurs  des- 
seins supposés,  et  on  pourrait  encore  espérer,  par  un  autre  coup  de 
main,  délivrer  Gustave  et  réparer  son  échec.  Le  prince  Charles,  en 
quittant  Stockholm,  emporta  la  moitié  d'un  petit  écu  de  France, 
dont  l'autre  moitié  resta  entre  les  mains  de  Gustave  III,  qui  devait 
la  joindre  à  tout  message  non  suspect  qu'il  voudrait  adresser  à  son 
frère.  C'était  une  précaution  utile,  en  cas  d'échec,  contre  l'exécution 
possible  d'ordres  imposés  par  les  états  (2). 

Ce  plan  fort  habile  paraît,  à  la  vérité,  avoir  eu  pour  premier  au- 
teur, non  pas  Gustave  III  lui-même,  mais  un  énergique  ennemi  des 

(1)  La  province  de  Scanie  est  située  à  Textrémité  sud-ouest  de  la  péninsule  suédoise. 

(2)  Cet  écu  brisé  a  été  conservé  depuis  au  cabinet  des  médailles,  au  ch&teau  de 
Drottningholm. 


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GUSTAVE  III  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  COI 

bonnets,  le  colonel  Sprengtporten.  Depuis  le  mois  de  juin  1772,  cet 
officier  en  discutait  tout  le  détail  avec  le  roi,  qui  lui  communiquait 
aussi  ses  projets  de  constitution;  mais  les  deux  révoltes  de  Finlande 
et  de  Scanie,  ainsi  que  les  mesures  confiées  aux  princes  Charles  et 
Frédéric,  n'étaient  après  tout  que  des  annexes  de  la  principale  en- 
treprise, c'est-à-dire  du  coup  d'état  dans  la  capitale,  que  Gus- 
tave m  semble  bien  avoir  seul  médité  et  qu'il  a  seul  exécuté,  avec 
toute  la  dissimulation  et  toute  la  bravoure  nécessaires. 

Dès  le  milieu  de  juillet,  les  états  commençaient  à  soupçonner  va- 
guement ses  projets;  mais,  déjà  livrés  à  ce  vertige  qui  présage  et 
prépare  les  défaites,  ils  commettaient  à  leur  insu  les  fautes  les  plus 
grossières.  Une  lettre  où  Gustave  s'ouvrait  à  Louis  XV,  en  termes  gé- 
néraux il  est  vrai,  tomba  entre  les  mains  de  l'ambassadeur  d'Angle- 
terre à  Paris,  qui  informa  par  l'agent  anglais  à  Stockholm  les  chefs 
des  bonnets.  Cet  avis  coïncidait  avec  de  sourdes  rumeurs  et  avec 
de  violens  pamphlets,  où  s'exhalait  le  mécontentement  public.  Les 
états  résolurent  donc  de  surveiller  de  très  près  Gustave  III,  déter- 
minés qu'ils  étaient  à  user  de  violence  envers  lui,  s'ils  découvraient 
dans  sa  conduite  quelque  démarche  tendant  à  renverser  la  constitu- 
tion. Leur  plus  grave  mesure  fut  de  désigner,  pour  remplacer  pro- 
chainement la  garnison  du  château,  le  régiment  d'Upland,  com- 
mandé par  le  baron  Gederstrôm,  un  des  leurs,  et  auquel  ses  soldats 
auraient  obéi.  Heureusement  l'activité  de  Gustave  111  prévint  l'ar- 
rivée de  ces  hommes  dans  la  capitale;  le  régiment  se  trouvait  toute- 
fois à  quatre  heures  de  Stockholm  quand  le  coup  d'état  s'achevait  :  ce 
fut  le  plus  sérieux  danger  que  courut  le  roi  de  Suède.  Les  états  fu- 
rent plus  mal  inspirés  quand  ils  éloignèrent  le  colonel  Sprengtporten, 
dont  les  fréquentes  visites  au  château  ne  leur  avaient  pas  échappé; 
on  savait  d'ailleurs  qu'il  était  à  la  tête  d'un  club  de  jeunes  officiers 
fort  dévoués  à  Gustave.  Us  crurent  faire  un  coup  de  parti,  dit  M.  de 
Vergennes  dans  sa  dépêche  du  23  juillet,  en  le  désignant  pour  aller 
rétablir  le  calme  dans  la  Finlande,  où  le  mécontentement  paraissait 
augmenter  de  manière  à  inquiéter  la  diète.  Sprengtporten  feignit 
de  recevoir  cet  ordre  avec  mécontentement;  mais  il  partit  sans  re- 
tard :  les  états  lui  procuraient  de  la  sorte  le  moyen  d'aller  mettre  le 
feu  à  la  mine  qu'il  avait  préparée  lui-même,  et  ils  entraient  dans  le 
jeu  du  roi,  qui  de  son  côté  s'empressait  de  calmer  leurs  alarmes, 
rendant  plus  rares,  après  qu'elles  lui  avaient  fait  de  nombreux  amis, 
ses  entrevues  avec  les  jeunes  officiers  de  la  garnison,  et  se  livrant 
en  apparence  tout  entier  aux  fêtes  et  aux  plaisirs. 

Sprengtporten  avait  quitté  Stockholm  emportant  un  plein  pouvoir 
signé  du  roi,  auquel  était  joint  ce  billet  : 

«  29  juillet  1772. —  Je  remets  entre  vos  mains  le  secret  de  ma  vie,  et 

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602  REVUE    DES    DEUX   MONDAIS. 

je  n'ai  sur  ce  point  aucune  crainte.  Je  vous  prie  encore  une  fois  de  vous 
épargner  et  de  ne  point  exposer  vos  jours,  qui  en  ce  moment  sont  si  inti- 
mement liés  au  bien  de  Tétat.  Si  vous  rencontrez  de  la  résistance,  il  vaut 
mieux  abandonner  l'entreprise  que  d'exposer  votre  sort  au  hasard.  Tes- 
père  que  vous  anéantirez  en  ce  cas  le  papier  que  je  vous  ai  remis,  comme 
aussi  dans  le  cas  où  vous  auriez  cessé  d'en  faire  usage.  » 

Sprengtporten  et  Hellichius  une  fois  partis  de  Stockholm  avec  les 
ordres  relatifs  aux  révoltes  de  Scanie  et  de  Finlande,  tout  était 
dit  :  il  fallait  que  la  destinée  de  Gustave  s'accomplît  et  qu'il  ne  se 
manquât  pas  à  lui-même.  L'ambassadeur  russe,  comte  Ostermann, 
étant  venu  le  saluer,  il  l'entretint  avec  bonhomie  d'un  projet  de 
voyage;  il  lui  annonça  qu'il  allait  immédiatement  demander  au  sé- 
nat l'autorisation  de  s'absenter  quelques  semaines,  et  dépista  de  la 
sorte  ses  premiers  soupçons. 

Sauf  l'entreprise  de  Finlande,  qui  fut  retardée  et  se  trouva  inu- 
tile, le  plan  adopté  par  Gustave  III  réussit  de  tous  points.  Le  capi- 
taine Hellichius  n'eut  pas  de  peine,  dans  une  province  fort  mal 
disposée  d'avance,  à  souffler  la  révolte  :  la  garnison  de  Christianstadt 
se  déclara  le  12  août;  son  chef  publia  un  manifeste  refusant  fidélité 
aux  soi-disant  états  du  royaume,  coupables  envers  le  pays,  qu'ils 
avaient  ruiné,  et  envers  le  roi,  dont  ils  avaient  usurpé  les  droits  légi- 
times. «  Braves  Suédois,  disait-il  en  s'adressant  aux  habitans  de  la 
ville  et  des  campagnes  voisines,  le  sort  en  est  jeté.  Aussi  longtemps 
que  le  roi  et  la  patrie  n'auront  pas  recouvré  ce  qui  leur  appartient, 
chacun  de  nous  fait  serment  de  mourir  plutôt  que  de  déposer  les 
armes.  Venez  à  nous,  croyez  à  notre  loyauté,  et  faisons  cause 
commune!  »  Hellichius  avait  pris  soin  d'expédier  aussitôt  un  mes- 
sager vers  le  prince  Charles,  qui ,  sans  expliquer  autour  de  lui  ses 
intentions,  avait  réuni  promptement  sous  ses  ordres  jusqu'à  cinq 
régimens,  qui  stationnaient  dans  la  province.  Cependant  le  baron 
Rudbeck,  envoyé  par  les  états  pour  s'assurer  si  rien  ne  se  tramait 
en  Scanie,  avait  voulu  visiter  en  passant  la  forteresse  de  Christian- 
stadt. Quel  ne  fut  pas  son  étonnement  en  se  voyant  refuser  l'en- 
trée de  la  place  et  en  lisant  le  manifeste  d' Hellichius!  Il  reprit  en 
toute  hâte  le  chemin  de  Stockholm,  où  il  rentra  dans  la  soirée  du  16. 
L'extrême  péril  commençait  pour  Gustave  III  ;  le  sénat  et  les  états 
n'avaient  aucune  preuve  de  sa  complicité,  et  néanmoins  plusieurs 
voix  s'élevaient  déjà  pour  demander  qu'on  s'assurât  de  sa  per- 
sonne. Le  baron  Rudbeck  alla  dès  le  17  au  matin  lui  apprendre  lui- 
môme  ce  qui  était  arrivé.  Le  roi  témoigna  d'une  telle  indignation, 
l'embrassa  et  lui  serra  les  mains  avec  tant  d'effusion,  et  le  remercia 
si  bien  d'avoir  sauvé  le  pays  en  apportant  le  premier  une  telle  nou- 
velle, que  le  vieux  général  se  retira  très  convaincu  de  la  parfaite 
innocence  de  Gustave.  Le  soir  même,  au  souper  de  la  cour,  le  duc 


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GUSTAVE   III   ET   LA   COUR   DE   FRANCE.  603 

d'Hessenstein  et  le  sénateur  comte  Ribbing  firent  tomber  la  conver- 
sation sur  la  révolte  de  Christianstadt.  Gomme  le  roi  répétait  ces 
seuls  mots  :  «  cela  est  étrange,  cela  est  singulier,  »  le  comte  Rib- 
bing, fixant  sur  lui  de  hardis  regards,  osa  dire  à  haute  voix  que  le 
plus  singulier  et  le  plus  étrange  était  le  récit  de  Tofficier  de  garde 
à  la  porte  de  la  forteresse,  lequel  avait  affirmé  que  rien  ne  s'était 
fait  que  par  Tordre  du  roi  lui-même.  «  Vous  vous  trompez,  répondit 
aussitôt  Gustave  sans  se  troubler  un  instant;  j'étais  présent  quand 
Rudbeck  fit  son  rapport  devant  le  sénat  :  c'est  la  sentinelle  qui  a 
dit  cela  et  non  l'officier;  le  mieux  informé  devait  être  certainement 
l'officier.  »  Le  lendemain  18,  nouvelle  et  longue  visite  du  baron 
Rudbeck.  Gustave  lui  parut  cette  fois  évidemment  distrait  :  il  était 
tout  occupé  d'un  point  de  broderie  dont  il  avait  promis  le  dessin 
pour  le  soir  même  à  une  dame  de  la  cour.  Rudbeck  ne  manqua 
pas  de  rapporter  ce  détail  aux  chefs  du  parti,  en  leur  assurant  du 
fond  de  son  âme  que  «  le  personnage  ne  serait  jamais  dangereux.  » 
Ce  fut  seulement  dans  la  journée  du  18  que  Gustave  III  reçut  le 
message  du  prince  Charles,  qui  lui  apprenait  la  réunion  sous  ses 
ordres  de  cinq  régimens,  sans  l'appui  desquels  rien  ne  pouvait  être 
sagement  tenté  dans  la  capitale.  Les  états,  de  leur  côté,  avaient  pris 
de  graves  mesures  :  envoi  de  troupes  pour  châtier  Hellichius,  ordre  à 
deux  bataillons  casernes  dans  les  provinces  voisines  d'accourir,  rap- 
pel des  deux  frères  du  roi,  invitation  formelle  à  Gustave  lui-même 
de  ne  pas  quitter  la  ville  ;  de  plus,  le  régiment  de  Cederstrôm  de- 
vait être  à  peu  de  distance  :  chaque  parti  observait  l'autre,  et  il  ne 
s'agissait  plus  que  de  savoir  lequel  agirait  le  plus  sûrement  et  le 
plus  vite.  Gustave  prit  donc  une  résolution  définitive  pour  le  len- 
demain. Sa  dissimulation  fut  parfaite  pendant  les  dernières  heures 
qui  précédaient  l'acte  suprême  d'où  sa  destinée  et  sans  aucun  doute 
celle  de  son  pays  dépendaient.  Le  soir  même  du  18,  il  assista  à  la 
représentation  du  premier  opéra  donné  en  langue  suédoise  :  Thélis 
et  Pelée;  un  brillant  souper  réunit  ensuite  toute  la  cour  ;  Gustave 
témoigna  une  insouciante  gaîté,  joua  gros  jeu  pendant  le  reste  de  la 
soirée,  et  gagna  une  forte  somme  à  la  baronne  Pechlin,  femme  du 
plus  redoutable  d'entre  ses  adversaires.  La  nuit  fut  bien  employée  : 
une  fois  ses  invités  partis,  Gustave  écrivit  quelques  lettres;  par  celle 
qu'il  destinait  à  son  frère  Charles,  il  exprimait  son  espoir  du  suc- 
cès, mais  il  le  conjurait,  dans  le  cas  contraire,  de  ne  pas  venger  sa 
mort.  Un  billet  avertissait  M.  de  Vergennes  de  la  décision  prise  ir- 
révocablement pour  le  lendemain.  Gustave  sortit  ensuite  du  château 
pour  aller,  comme  il  le  faisait  depuis  quelque  temps,  visiter  les  dif- 
férens  postes  de  la  ville  ;  nul  ne  pouvait  apparemment  lui  reprocher 
de  veiller  de  sa  personne  aux  précautions  de  sûreté  publique,  et  il  y 
gagnait  de  connaître  par  lui-même  les  dispositions  de  ses  ennemis. 

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OOâ  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Les  événemens  du  19  sont  bien  connus  :  vers  dix  heures  du  ma- 
tin, Gustave  monte  à  cheval  et  se  rend  à  l'arsenal,  où  il  assiste  à 
quelques  exercices;  entouré  d'un  grand  nombre  de  jeunes  officiers 
dévoués  qu'il  a  fait  prévenir,  il  traverse  la  ville  en  saluant  avec 
grâce  partout  sur  son  passage,  puis  rentre  au  château.  La  garde 
montante  venait  d'arriver,  celle  qu'elle  devait  relever  n'était  pas 
partie  encore.  Gustave  rassemble  les  officiers  dans  le  poste,  il  les 
harangue  ;  sauf  trois  d'entre  eux,  ils  prêtent  immédiatement  un 
nouveau  serment  de  fidélité.  Il  s'adresse  ensuite  aux  soldats;  une 
seule  réponse  négative  est  couverte  par  les  exclamations  favorables. 
Le  bruit  avait  attiré  le  peuple,  qui,  après  avoir  entendu  les  der- 
nières paroles  de  Gustave,  mêle  ses  cris  à  ceux  de  la  garde.  Les 
sénateurs  étaient  déjà  réunis  comme  à  l'ordinaire  dans  le  château 
même;  ils  veulent  accourir  pour  savoir  la  cause  d'un  si  grand  tu- 
multe, mais  ils  trouvent  aux  portes  une  trentaine  de  grenadiers  qui, 
croisant  la  baïonnette,  leur  apprennent  qu'ils  sont  gardés  à  vue. 
Pendant  ce  temps,  Gustave,  suivi  d'une  grande  foule  d'officiers  et 
de  citoyens,  avec  un  mouchoir  blanc  au  bras  en  signe  de  ralliement, 
se  dirige  vers  les  principaux  postes  de  la  ville,  et  partout  on  l'ac- 
clame sans  nulle  résistance.  U  adresse  la  parole  aux  groupes  popu- 
laires, répétant  qu'il  s'agit  seulement  de  mettre  fin  à  l'anarchie, 
qu'il  refuse  le  pouvoir  absolu,  et  qu'il  veut  mériter  la  confiance, 
l'amour  de  ses  sujets  :  tout  cela  dit  avec  chaleur,  avec  entraînement, 
et  en  langue  suédoise,  chose  inaccoutumée  avec  une  cour  qui  était 
depuis  si  longtemps  française  ou  allemande.  U  arrive  enfin  au  parc 
d'artillerie  et  y  prend  quelques  mesures  militaires  qui  seront  inu- 
tiles, car  il  suffit  qu'il  ait  fait  arrêter  les  principaux  chefs  ou  parti- 
sans des  états,  y  compris  le  baron  Rudbeck,  devenu  un  instant  re- 
doutable par  une  tentative  de  résistance  armée;  les  sénateurs  sont 
prisonniers  dans  la  chambre  du  conseil  pour  trois  jours,  et  les  mem- 
bres du  comité  secret,  loin  de  chercher  à  se  réunir,  ne  songent  qu'à 
leur  propre  salut;  en  moins  d'une  heure,  toute  la  capitale  a  fait  sa 
soumission. 

La  journée  du  20  fut  consacrée  à  recueillir  les  sermens  et  à  pré- 
venir les  dangers  les  plus  pressans  hors  de  la  capitale.  U  restait  à 
faire  accepter  une  constitution  nouvelle  ;  Gustave  en  avait  trois  dans 
sa  poche  quand  il  parut  en  costume  royal  devant  les  membres  de  la 
diète,  convoqués  pour  le  21  dans  la  grande  salle  du  château;  le 
choix  de  l'exemplaire,  c'est-à-dire  probablement  d'une  constitution 
plus  ou  moins  libérale,  devait  dépendre  des  dispositions  qu'il  ren- 
contrerait. Le  projet  dont  il  donna  lecture  avait  été  préparé  par 
lui-même;  à  la  manière  dont  il  fut  accueilli,  on  eût  dit  que  cette 
assemblée  n'avait  jamais  compté  que  des  partisans  dévoués  de  la 
cause  royaliste.  Sauf  un  amendement  qu'un  membre  de  la  noblesse 

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GUSTAVE  m  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  605 

proposa  et  qui  ne  fut  pas  écouté,  nul  signe  d'opposition  n'apparut, 
et  la  nouvelle  charte,  en  57  articles,  fut  adoptée  au  milieu  dés 
applaudissemens,  puis  signée  du  maréchal  de  la  diète,  président 
de  Tordre  de  la  noblesse,  ainsi  que  des^orateurâ  des  trois  ordres 
inférieurs.  Cela  fait,  Gustave  III  se  leva  et  dit  :  «  Puisqu'il  a  plu  à 
la  divine  Providence  de  renouer  les  liens  qui  unissaient  ancienne- 
ment le  roi  et  son  peuple,  il  est  de  notre  devoir  à  tous  de  lui  rendre 
ici  de  justes  actions  de  grâces.  »  Otant  alors  de  sa  tête  la  couronne, 
il  tira  son  livre  de  prières,  et  ordonna  à  l'évêque  placé  à  ses  côtés 
d'entonner  le  Te  Deum^  que  toute  l'assemblée  continua  avec  lui; 
la  séance  se  termina  par  un  baise-main  royal.  Le  consentement  de 
la  diète  une  fois  obtenu,  celui  des  provinces  ne  se  fit  pas  attendre, 
et  la  révolution  se  trouva  tout  entière  accomplie  sans  une  seule 
goutte  de  sang  versée.  Gustave  ne  manqua  pas  d'écrire  dès  le  21 
une  lettre  à  Louis  XV  pour  lui  annoncer  sa  victoire  : 

«  Monsieur  mon  frère  et  cousin,  je  serais  bien  ingrat,  si,  dans  ces  pre- 
miers momens  de  la  révolution  la  plus  heureuse  pour  moi  et  mon  état,  je 
ne  témoignais  à  votre  majesté  ma  sensible  et  vraie  reconnaissance  pour  la 
part  qu'elle  a  bien  voulu  y  prendre.  Le  temps  ne  me  permet  pas  de  rien 
ajouter  davantage;  je  me  rapporte  entièrement  à  ce  que  l'ambassadeur  de 
votre  majesté  lui  marquera  sur  le  détail  d'un  événement  dont  je  me  flatte 
que  les  suites  convaincront  votre  majesté  bien  pleinement  des  sentimens 
avec  lesquels  je  suis,  etc.  » 

Gustave  III,  au  moment  décisif,  ne  s'était  donc  pas  manqué  à 
lui-même;  M.  de  Vergennes  avait  été  tout  surpris  d'un  si  rapide 
succès,  et  les  récits  anecdotiques  nous  le  représentent,  dans  la  jour- 
née du  19  août  1772,  debout  sur  une  échelle  appliquée  au  mur  du 
parc  d'artillerie,  suivant  d'un  regard  inquiet  les  mouvemens  de 
Gustave  et  des  troupes,  et  se  rassurant  aux  exclamations  enthou- 
siastes qui  allaient  décider  le  succès.  Il  restait  néanmoins  à  soutenir 
l'acte  vigoureux  du  jeune  roi,  à  défendre  la  révolution  contre  les 
rancunes  étrangères.  La  vieille  alliance  du  cabinet  de  Versailles, 
qui  avait  encouragé  et  soutenu  Gustave  dans  la  préparation  de  son 
œuvre,  ne  lui  fit  pas  défaut  non  plus  quand  il  fallut,  par  un  nouvel 
effort,  consolider  l'entreprise  commune. 

IH. 

Gustave  III  avait  tout  à  craindre  du  ressentiment  des  cours  dont 
il  venait  de  déjouer  les  secrètes  espérances,  et  leurs  réponses  aux 
messages  officiels  qui  leur  avaient  porté  la  nouvelle  du  coup  d'état 
ne  laissarient  pas  que  d'être  fort  peu  rassurantes.  Catherine  II  ac- 
cusa simplement  réception,  sans  ajouter  un  seul  mot  de  compliment 


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606  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ni  (le  blâme.  Elle  se  bornait  à  exprimer  sèchement  le  vœu  qu'il  fût 
encore  possible  de  maintenir  la  paix;  mais  sa  mauvaise  humeur 
était  visible,  et  se  montre  tout  entière  dans  sa  correspondance,  où 
on  la  trouve  balancée ,  il  est  vrai,  à  cette  date,  par  la  satisfaction 
qu'elle  ressent  de  Faffaire  de  Pologne.  11  faut  voir  de  quel  ton  dé- 
gagé, avec  persiflage  et  colère,  elle  parle,  à  travers  cent  nouvelles, 
littéraires  ou  autres,  des  deux  graves  épisodes  qui  préoccupaient 
les  contemporains.  «  Je  viens  d'acheter,  écrit-elle  à  Voltaire  (1)  le 
1/12  septembre  1772,  la  collection  de  tableaux  de  feu  M.  de  Gro- 
zat,  et  je  suis  en  marché  d'un  diamant  de  la  grosseur  d'un  œuf. 
Il  est  vrai  qu'en  augmentant  ainsi  ma  dépense ,  d'un  autre  côté 
mes  possessions  se  sont  accrues  un  peu  par  un  accord  fait  entre 
la  cour  de  Vienne,  le  roi  de  Prusse  et  moi;  nous  n'avons  pas  trouvé 
d'autre  moyen  de  garantir  nos  frontières  que  de  les  étendre.  - —  A 
propos,  que  dites-vous  de  la  révolution  de  Suède  ?  Voilà  une  nation 
qui  perd  en  moins  d'un  quart  d'heure  sa  constitution  et  sa  liberté. 
Les  états,  entourés  de  troupes  et  de  canons,  ont  délibéré  vingt  mi- 
nutes sur  cinquante-sept  points,  qu'ils  ont  signés,  comme  de  raison. 
Je  ne  sais  pas  si  cela  peut  s'appeler  une  douce  violence,  mais  je 
vous  garantis  la  Suède  sans  liberté  et  son  roi  aussi  despotique  que 
celui  de  France,  et  cela  deux  mois  après  que  le  souverain  et  la  na- 
tion s'étaient  juré  réciproquement  la  stricte  conservation  de  leurs 
droits.  —  Le  père  Adam  (2)  ne  trouve-t-il  pas  que  voilà  bien  des 
consciences  en  danger?  » 

Le  roi  de  Prusse  dissimula  moins  encore  que  l'impératrice  quel 
était  son  dépit.  Suivant  M.  de  Vergennes,  Frédéric  11,  avant  même 
d'être  informé  entièrement,  assurait  à  sa  soeur,  la  mère  de  Gus- 
tave m,  en  répondant  à  ses  vœux  en  faveur  d'une  révolution,  que 
si  les  choses  tournaient  à  l'avantage  du  roi  de  Suède,  il  ne  pourrait 
se  dispenser  de  joindre  ses  armées  à  celles  de  la  Russie  pour  s'y 
opposer,  ses  engagemens  avec  cette  puissance  lui  en  faisant  un  de- 
voir indispensable.  Quant  à  Gustave  III,  il  s'attendait  à  de  telles 
dispositions,  et  dès  les  premières  menaces  il  avait  adressé  la  lettre 
suivante  au  vieux  roi  Louis  XV,  son  unique  allié. 

a  18  septembre  1772.  —  Monsieur  mon  frère  et  cousin,  il  m'est  bien 
a^éable  de  pouvoir  saisir  toutes  les  occasions  qui  se  présentent  pour  re- 
nouveler à  votre  majesté  les  assurances  de  la  vive  amitié  et  de  la  sincère 
reconnaissance  dont  je  suis  pénétré  pour  elle...  Vous  êtes  déjà  informé  du 

(1)  Voyez  le  supplément  de  la  Correspondance  de  Grimm  et  Diderot,  iû-8°,  Paris, 
1814,  où  se  trouvent  ces  lignes  parmi  les  morceaux  de  ses  lettres  supprimés  par  Cathe- 
rine elle-même  dans  les  précédens  recueils,  et  qui  sont  restitués  dans  ce  volume. 

(2)  On  sait  que  ce  jésuite  avait  à  Ferney  le  joli  métier  d^aumônier  de  Voltaire,  qui 
faisait  avec  lui  sa  partie  d*échec8. 


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GUSTAVE  m  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  607 

premier  succès  de  mon  entreprise;  la  suite  en  a  encore  été  heureuse,  et  la 
main  de  la  Providence,  qui  m'a  si  visiblement  soutenu,  m'a  conduit  jusqu'à 
ce  moment.  Il  n'y  a  personne  dans  tous  mes  états  qui  ne  témoigne  la  joie 
la  plus  marquée  et  la  confiance  la  plus  entière  en  ma  personne.  Il  serait 
heureux  que  mes  voisins  fussent  dans  les  mêmes  sentimens;  mais  il  né  me 
reste  que  trop  d'incertitude  sur  leur  façon  de  penser.  Le  roi  de  Danemark, 
à  la  vérité,  a  déjà  témoigné  une  satisfaction  entière  sUr  le  grand  change- 
ment qui  vient  de  se  faire  ici  ;  mais  pour  les  sentimens  de  l'impératrice  de 
Russie  et  du  roi  de  Prusse,  je  les  ignore  encore,  n'ayant  point  eu  de  ré- 
ponse aux  lettres  que  je  leur  al  d'abord  écrites  après  l'événement  du 
21  août  dernier,  et  qui  étaient  pleines  d'assurances  de  mes  vues  pacifiques 
à  leur  égard.  Je  dois  pourtant  juger,  par  les  éclaircissemens  qui  me  sont 
venus  par  la  reine  ma  mère,  que  le  roi  de  Prusse  est  médiocrement  con- 
tent de  ce  qui  s'est  fait  Ici.  On  parle  môme  d'un  traité  conclu  en  1769  entre 
lui  et  la  Russie,  qui  doit  les  engager  mutuellement  à  perpétuer  les  désordres 
dans  mon  royaume  en  soutenant  la  constitution  anarchique  que  je  viens 
d'abolir.  Malgré  cela,  j'ai  trop  bonne  opinion  de  la  sagesse  et  de  l'équité  de 
ces  deux  cours  pour  imaginer  qu'elles  voudront  m'inquiéter,  dans  la  situa- 
tion où  elles  se  trouvent  en  ce  moment,  au  sujet  d'un  arrangement  qui  ne 
regarde  que  l'administration  intérieure  de  mes  états,  dans  laquelle  elles 
n'ont  aucun  droit  de  se  mêler.  Je  suis  résolu  d'user  envers-  elles  de  la  mo- 
dération la  plus  parfaite,  afin  de  les  convaincre  encore  davantage  de  la 
droiture  de  mes  vues;  mais  si,  malgré  mon  attente,  malgré  mes  soins,  mal- 
gré l'équité,  le  droit  des  gens  et  les  liens  de  la  nature,  elles  voulaient  m'in- 
quiéter,  forcé  à  une  juste  défense,  je  me  trouverais  contraint  à  opposer  la 
force  à  la  force.  Je  me  flatte  que  votre  majesté  ne  m'abandonnera  pas  à  la 
fureur  d'ennemis  qui  ne  le  sont  que  parce  qu'ils  connaissent  mon  attache- 
ment inviolable  pour  elle,  et  que  je  trouverais  toujours  dans  son  cœur  les 
mêmes  sentimens  dont  elle  m'a  si  souvent  donné  des  preuves  si  évidentes, 
et  dont  l'assurance  a  soutenu  mon  courage  parmi  tous  les  dangers  que  j'ai 
courus.  Il  me  sera  toujours  doux  de  pouvoir  y  compter,  tout  comme  je  ne 
désire  rien  avec  plus  d'ardeur  que  de  pouvoir  convaincre  votre  majesté  de 
la  haute  estime  et  de  la  tendre  amitié  avec  lesquelles  je  suis,  etc.  » 

Quelques  jours  après,  des  bruits  de  préparatifs  hostiles  arrivaient 
au  cabinet  de  Stockholm ,  et  Gustave  se  hâtait  d'en  faire  part  à 
Louis  XV. 

t  8  octobre.  —  J'avoue  que  je  ne  comprends  rien  à  la  conduite  du  roi  de 
Danemark  à  mon  égard.  Il  a,  par  son  ministre,  donné  à  votre  majesté  des 
assurances  qui,  dans  d'autres  circonstances,  devraient  paraître  suffisantes; 
il  vient  d'en  donner  également  au  mien,  et,  malgré  cela,  il  fait  faire  des 
préparatifs  si  formidables  en  Norvège,  que  tous  mes  sujets  sur  la  frontière 
en  sont  alarmés.  Si  c'est  de  concert  avec  quelque  autre  cour,  ou  si  l'on  se 
flatte  de  pouvoir  exciter  quelques  mécontentemens  dans  l'intérieur  de  mes 
états,  je  l'ignore;  mais  en  attendant  j'ai  cru  essentiel  de  me  présenter  moi- 
même  sur  la  frontière.  » 


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608  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Les  soupçons  de  Gustave  contre  ses  voisins  ne  purent  qu'être 
augmentés  par  les  lettres  amères  et  menaçantes  que  Frédéric  II  et  le 
prince  Henri  lui  adressèrent  ainsi  qu'à  Louise-Ulrique.  Nous  avons 
déjà  cité  plus  d'une  fois  ici  même  ces  lettres,  qui  sont  maintenant 
bien  connues.  On  se  rappelle  que  Frédéric  II  et  son  frère  y  faisaient 
enfin  connaître  les  stipulations  secrètes  par  lesquelles,  de  concert 
avec  la  Russie  et  le  Danemark,  la  Prusse  avait  garanti  la  constitu- 
tion de  1720.  Frédéric  II  y  protestait  de  son  désintéressement.  «  Ce 
n'était  assurément  pas  ce  petit  morceau  de  la  Poméranie,  disait-il, 
bon  tout  au  plus  pour  un  cadet  de  famille,  qu'il  pouvait  ambition- 
ner; mais  le  moyen  de  ne  pas  remplir  ses  saints  engagemens  et  de 
souffrir  une  révolution  grâce  à  laquelle,  si  la  Suède  conservait  la 
paix  pendant  dix  ans,  elle  deviendrait  puissance  prépondérante  !  » 
On  perçait  le  cowir  de  Frédéric  II  et  celui  du  prince  Henri  en  les 
mettant  dans  l'obligation  de  combattre  un  neveu  qui  leur  était  si 
cher,  et  la  nature  répugnait  en  eux  à  l'accomplissement  de  devoirs 
que  leur  loyauté  rendait  inévitables!  Double  hypocrisie  et  double 
mensonge  :  outre  les  sentimens  que  lui  inspirait  sa  politique,  Fré- 
déric II  détestait  personnellement  Gustave;  il  écrit  maintes  fois  à  son 
frère  que  les  fils  de  sa  sœur  ne  lui  ont  jamais  plu,  qu'il  n'a  jamais 
rien  senti  pour  ces  princes  de  Suède,  et  il  n'est  pas  rare  qu'il  traite 
fort  lestement  dans  sa  correspondance  Gustave  III  en  particulier, 
jusqu'à  s'emporter  contre  «  ce  monsieur  Gustave,  cette  vipère  en- 
venimée, cette  créature  atroce.  »  Bien  qu'il  se  contraignît  dans  ses 
premières  réponses,  le  roi  de  Prusse  y  montrait  un  dépit  qui  ne 
laissait  pas  d'être  fort  redoutable;  une  guerre  pouvait  renverser 
tout  l'édifice  qui  venait  d'être  élevé,  et  creuser  pour  la  Suède  et 
pour  son  roi  un  profond  abîme.  Aussi  M.  de  Vergennes  exprimait-il 
tout  d'abord  à  sa  cour,  avec  l'indignation  qu'il  ressentait  de  la  per- 
fidie des  puissances  confédérées,  l'inquiétude  que  lui  inspiraient  la 
faiblesse  de  la  Suède  et  la  nécessité  où  se  trouverait  la  France  de 
supporter  à  peu  près  tout  le  fardeau. 

«  Je  croîs,  monsieur  le  duc,  qu'il  est  sans  exemple  que  des  puissances 
se  soient  avisées  de  faire  des  transactions  entre  elles  sur  le  compte  d'un 
tiers  sans  en  être  requises  et  sans  l'en  prévenir.  La  Russie  ni  la  Prusse 
n'ont  aucun  titre  pour  s'ingérer  dans  les  affaires  intérieures  de  la  Suède; 
leur  prétendue  garantie  clandestine  n'est  donc  qu'un  attentat  aux  droits 
imprescriptibles  d'une  nation  libre,  et  môme  une  violation  de  la  constitu- 
tion dont  on  prétend  être  les  gardiens  et  les  garans.  Les  états  de  Suède, 
en  faisant  la  constitution  de  1720,  ne  se  sont-ils  pas  réservé  le  droit  d'y 
changer  et  d'y  ajouter  ce  qu'ils  croiraient  convenable?  Et  on  leur  fera  la 
guerre  parce  qu'en  1772  ils  trouvent  bon  de  substituer  à  des  lois  versa- 
tiles, source  intarissable  d'abus,  des  lois  fixes  et  nerveuses  d'où  doit  dé- 


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GUSTAVE  III  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  609 

couler  le  bien  public!...  Mais  on  invoquerait  vainement  des  sentimens  de 
justice  de  la  part  de  deux  puissances  qui  paraissent  en  avoir  abjuré  les  no- 
tions les  plus  communes  ;  leur^ convenance  fait  leur  droit  public  :  c'est  elle 
qui,  après  avoir  déterminé  le  démembrement  de  la  Pologne,  voudra  aussi 
déchirer  la  Suède  et  se  partager  ses  plus  belles  provinces,  si  l'on  n'y  op- 
pose les  obstacles  les  plus  puissans.  —  La  Pomér^ie  est  étrangère  au 
changement  fait  en  Suède;  elle  conserve  les  lois  allemandes  qui  l'ont  régie 
avant  et  depuis  la  conquête.  Le  roi  de  Prusse  ne  peut  donc  en  emprunter 
aucune  cause,  aucun  prétexte  d'inquiétude;  mais,  quoi  qu'il  dise,  ce  «  petit 
coin  de  terre  »  qu'il  affecte  de  dédaigner  est  à  sa  bienséance  :  il  pique  son 
ambition.  —  Le  roi  de  Suède  demande  s'il  ne  faut  pas  faire  quelques  dé- 
marches à  Vienne.  L'impératrice-reine  est  engagée,  par  la  convention  de 
1757,  à  la  garantie  de  la  Poméranie  et  des  autres  états  suédois  en  Alle- 
magne. Le  roi  espère  beaucoup  des  offices  que  M.  Durand  a  ordre  de  lui 
rendre  à  Pétersbourg... 

a  Le  roi  de  Suède  compte  avoir  avant  quelques  mois  quarante  mille 
hommes  en  état  d'entrer  en  campagne  et  une  escadre  de  quatorze  ou  quinze 
vaisseaux  de  ligne;  il  aura  quelques  magasins  en  Finlande  et  près  de  la  fron- 
tière de  Norvège...  J'avoue  toutefois,  monsieur  le  duc,  que  je  suis  effrayé 
quand  je  considère  tout  ce  qu'il  faudrait  pour  donner  de  la  consistance  à 
un  corps  qui  est  impuissant  par  lui-môme  à  faire  un  effort  vigoureux  et 
salutaire.  La  Suède  n'est  aujourd'hui  qu'un  squelette  gigantesque  dont  les 
membres  disproportionnés  sont  incapables  de  se  prêter  un  secours  et  un 
appui  mutuels.  Minée  par  cinquante  ans  d'anarchie,  elle  se  voit  accablée 
par  la  misère  la  plus  affreuse  :  la  famine  dévore  la  plupart  de  ses  provinces; 
les  ravages  en  sont  effrayans  ;  la  rentrée  des  contributions  ordinaires  se 
fait  très  difficilement.  Il  faut  donc  des  coups  de  vigueur;  la  Suède  ne  peut 
traîner  longtemps  sans  être  épuisée.  Cronstadt  n'est  qu'en  bois,  et  quel- 
ques boulets  rouges  le  détruiraient;  il  est  vrai  que  la  Russie  n'a  pas  de 
marine  ou  l'a  mauvaise.  Si  du  moins  la  Suède  était  délivrée  de  l'épine  du 
Danemark  I...J» 

Les  craintes  exprimées  par  Vergennes  n'étaient  pas  sans  raisons  : 
de  jour  en  jour,  les  périls  semblaient  s'accumuler.  Le  comte  d'Os- 
termann,  ministre  russe  à  Stockholm,  avait  pris  une  attitude  très 
menaçante;  il  avait  déclaré  au  cabinet  suédois,  par  ordre  de  son 
gouvernement,  que  l'impératrice  regarderait  toute  agression  contre 
le  Danemark  comme  dirigée  contre  elle-même;  il  continuait  à  en- 
tretenir dans  Stockholm  des  clubs  où  se  réunissaient  encore  quel- 
ques désœuvrés  dont  il  payait  la  turbulence  et  les  calomnies;  il  ne 
s'abstenait  pas  enfin  de  dire  et  de  faire  répéter  autour  de  lui  qu'il 
y  avait  lieu  de  soudoyer  des  révoltes  dans  chaque  province  de  Suède, 
si  les  confédérés  ne  s'entendaient  pas  pour  organiser  la  guerre  ex- 
térieure (1) ,  car  il  fallait  à  tout  prix  relever  la  liberté  suédoise , 

(1)  L*envoyé  danois  à  Stockholm  écrit  le  22  août  1772,  immédiatement  donc  après  la 
révolution  :  «  Le  comte  d*Ostermann  m*a  communiqué  confidemment  le  projet  d'entre- 
TOMB  L.  —  1864.  39 


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610  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

rétablir  cette  constitution  de  1720,  qui  en  était  le  plus  sûr  rem^ 
part,  et  châtier  Timprudent  souverain  qui  avait  osé  dépouiller  un 
peuple.  On  ne  doit  point  oublier  que  la  Russie  n'avait  pas  seule- 
ment en  vue,  par  ses  traités  avec  la  Prusse  et  le  Danemark,  un 
prochain  démembrement  de  la  Suède;  elle  avait  aussi  ambitionné 
l'honneur  de  former  une  puissante  ligue  du  Nord,  d'où  l'influence 
française  fût  entièrement  exclue.  Si  Gustave  III  avait  consenti  à  ré- 
pudier l'alliance  française,  il  eût  conjuré  le  danger  présent  :  M.  de 
Vergennes,  dans  sa  correspondance,  répète  à  chaque  instant  que 
M.  d'Ostermann  ne  perdait  aucune  occasion  d'insinuer  cette  pensée 
non-seulement  à  Gustave  III,  mais  à  ceux  qui  entouraient  le  roi,  et, 
s'il  était  possible,  à  la  nation  suédoise  elle-même.  Aussi  Gustave 
était-il  écouté  à  Versailles  lorsqu'il  réclamait  directement  auprès 
de  Louis  XY  notre  secours  pour  une  cause  qui  était  plus  que  jamais 
commune. 

«  Ulricsdal,  17  mars  1773.  ^  Monsieur  mon  frère  et  cousin,  des  circon- 
stances dont  Tamb&ssadeur  de  votre  majesté  lui  rendra  compte  m^obligent 
à  réclamer  aujourd'hui  de  nouveau  et  de  la  manière  la  plus  pressante  cette 
amitié  que  votre  majesté  m'a  accoutumé  à  regarder  comme  le  plus  sûr  et 
le  plus  ferme  appui  de  mon  trône.  Je  dois  y  compter  dans  ce  moment  avec 
d'autant  plus  de  confiance  qu'il  ne  s'agit  pas  de  mon' intérêt  seul,  mais  que 
ma  cause  est  réellement  celle  de  l'Europe  entière,  menacée  des  efforts  réu- 
nis d'une  ligue  qui  paraît  avoir  une  domination  universelle  pour  objet.  La 
puissance  de  votlre  majesté  seule  peut  mettre  des  bornes  à  des  vues  si  am- 
bitieuses et  si  injustes.  (7est  d'elle  que  j'attends  et  les  conseils  et  l'assis- 
tance dont  j'ai  besoin,  étant  du  reste,  avec  des  sentimens  fortifiés  tous  les 
jours  par  la  reconnaissance,  monsieur  mon  frère,  etc.  » 

Le  gouvernement  français  ne  refusa  pas  de  reconnaître  l'évidente 
solidarité  qui  l'unissait  à  la  Suède,  et  entama  de  nouvelles  négocia- 
tions. En  février  1773,  une  convention  de  subsides  vint  s'ajouter  à 
celle  que  Gustave  III  avait  personnellement  conclue  lors  de  son  voyage 
à  Versailles,  et  le  mois  suivant  on  lui  proposa  un  trsdté  défensif  :  la 
France  fournirait  12,000  fantassins  ou  un  secours  en  argent  avec 
une  escadre  de  douze  vaisseaux  et  de  six  frégates.  Suivant  une  dé- 
pèche de  Creutz,  le  quatrième  article  stipulait  formellement  que  le 
casus  fœderis  aurait  lieu,  si  quelque  puissance  attaquait  la  Suède 
<c  en  haine  de  sa  nouvelle  constitution,  »  qui  devenait  ainsi  la  base  de 

tenir  une  fermentation  dans  les  provinces  :  sa  cour  iigirait  en  Finlande,  la  mienne  en 
Scanie,  celle  de  Prusse  en  PoméraDie.  Ce  concert  éclaterait  partout  en  môme  temps,  au 
moment  décisif,  avec  l'appui  de  manifestes  et  de  déclarations  signés  des  trois  puis- 
sances. —  23  octobre.  Jo  crois  me  conformer  aux  ordres  du  cabinet  en  ni*abstenant  de 
toute  démarche  qui  pourrait  démasquer  les  intentions  secrètes  de  nos  maîtres.  Je  ne 
désespère  pas  au  reste  d*un  mécontentement  dans  ce  pays  dont  nous  pourrions  tirer 
parti  en  notre  faveur,  n 


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GUSTAVE  m  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  611 

tout  le  traité.  De  plus,  une  partie  de  la  négociation  devait  rester  se- 
crète. Voici  ce  qu'on  écrivait  de  Versailles  à  ce  propos  :  «  Si  la  France 
attaquait  les  Russes  dans  la  Baltique,  il  pouvait  en  résulter  une 
guerre  entre  elle  et  l'Angleterre;  pour  éviter  ce  grave  danger,  il 
valait  mieux,  dans  l'intérêt  de  Gustave  III  lui-même,  qne  l'escadre 
française  fût  employée  dans  l'Archipel  contre  les  vaisseaux  russes, 
qui  infest^dent  depuis  trois  ans  ces  parages  au  détriment  du  com- 
merce européen  dans  le  Levant  et  au  grand  dommage  de  la  Porte- 
Ottomane  en  particulier.  Le  grand-seigneur,  encouragé  par  cette 
entreprise  de  la  France,  redoublerait  d'eflforts  contre  la  Russie,  et 
aiderait  eflîcacement  la  Suède.  Le  ministère  français  proposait  à 
Gustave  III  d'inscrire  cette  diversion  dans  un  article  secret;  toute 
la  convention  serait  en  outre  antidatée  de  six  mois,  afin  de  lui  don- 
ner à  l'égard  de  la  Russie  ou  des  autres  cours  un  caractère  moins 
agressif.  »  On  a  vainement  cherché  dans  les  archives  diplomatiques 
l'instrument  de  ce  traité;  l'examen  comparé  des  dépêches  de  M.  de 
Vergennes  et  du  comte  de  Creutz  donne  à  penser  qu'il  n'a  pas  abouti. 
Je  lis  en  effet  dans  la  correspondance  française  :  «  5  avril  1773.  M.  de 
Scheffer  (qui  dirigeait  les  affaires  étrangères  à  Stockholm)  croit  qu'il 
serait  prématuré  de  signer  le  traité  définitif;  il  croit  utile  de  ména- 
ger l'Angleterre,  qui  paraît  bienveillante,  et  représente  que  des 
traités  signés  restent  difficilement  secrets.  —  24  avril.  Le  roi  de 
Suède,  lié  par  l'article  0  de  la  constitution  à  ne  faire  aucun  traité 
sans  le  communiquer  au  sénat,  ne  peut  garantir  le  secret.  »  La  vé- 
rité est  que  la  conclusion  de  ce  traité  devint  finalement  inutile.  La 
France  fit  de  sérieuses  promesses  de  secours  en  cas  d'attaque  contre 
la  Suède;  Tordre  fut  envoyé  à  Toulon  d'équiper  douze  vaisseaux  de 
ligne  et  six  frégates;  la  flotte  de  Brest  dut  aussi  se  tenir  prête  à 
partir.  En  même  temps  notre  diplomatie  intervenait  partout  pour 
empêcher  toute  entreprise  contre  Gustave  III.  L'Espagne ,  notre  al- 
liée, avait  adopté  sa  cause  et  contribuait  même  aux  subsides.  M.  de 
Martange  fut  envoyé  en  Angleterre,  et,  si  ce  diplomate  n'obtint 
pas  l'assentiment  du  cabinet  de  Londres  à  ime  expédition  maritime 
dans  la  mer  Baltique,  lés  dissensions  qui  agitaient  alors  la  Grande- 
Bretagne  détournèrent  du  moins  l'attention  jalouse  de  ses  hommes 
d'état.  Entre  une  opposition  conduite  par  le  premier  Pitt,  Burke  et 
Fox,  et  des  ministres  égoïstes  comme  lord  North  et  ses  collègues, 
tout  était  désordre  chez  les  Anglais  et  tout  passait  inaperçu,  sauf 
la  haine  contre  la  France,  qu'on  n'aurait  pour  rien  au  monde  laissé 
remporter  des  victoires  navales  dans  la  Baltique.  A  Pétersbourg, 
notre  chargé  d'affaires,  M.  Durand,  multiplia  ses  déclarations  et  ses 
notes;  on  contint  le  Danemark  par  des  menaces  formelles.  M.  de 
Saint -Priest  surtout,  depuis  quatre  ans  ambassadeur  à  Constanti- 


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612  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

nople,  soutint  les  efforts  opiniâtres  des  Turcs  contre  la  Russie,  les 
détourna  de  traiter,  quand  s'assemblèrent,  en  août  et  octobre  1773, 
les  congrès  de  Fokschani  et  de  Bucharest,  et  parvint  de  la  sorte  à 
entretenir  une  guerre  ardente  qui  força  Catherine  II  à  réunir  vers 
le  même  objet  toutes  ses  forces;  elle  dut  renoncer  absolument  à 
toute  prochaine  entreprise  contre  la  Suède  dès  que  la  révolte  de 
Pugatchev  vint  s'ajouter  pour  elle  aux  difficultés  extérieures. 

Quant  à  Frédéric  II,  il  n'avait  pas  fait  tout  d'abord  de  préparatifs 
militaires,  parce  qu'il  comptait  sans  doute,  pour  s'emparer  sans 
grand  effort  de  la  Poméranie  suédoise,  sur  les  occupations  que  don- 
nerait à  Gustave  III  la  mauvaise  volonté  de  l'impératrice  de  Russie. 
Il  ne  s'était  pas  soucié  d'ailleurs  de  concerter  une  action  commune 
avec  Catherine,  parce  que,  n'aspirant  pour  cette  fois  qu'à  une  pro- 
vince qui  se  trouvait  sous  sa  main,  il  n'avait  nulle  raison  de  travail- 
ler à  la  conquête  de  la  Finlande  pour  le  plus  grand  profit  des  Russes. 
De  profondes  jalousies  divisaient  donc  les  adversaires  de  Gustave  III, 
et  c'est  ce  qui  ne  contribua^  pas  médiocrement  à  son  salut.  Il  y  avait 
eu  jusqu'alors,  il  est  vrai,  des  liens  étroits  entre  Frédéric  II  et  Ca- 
therine; le  roi  de  Prusse  avait  beaucoup  fait  pour  s'assurer  l'amitié 
de  l'impératrice  :  «  petits  soins,  éloges  directs  ou  détournés,  atten- 
tions fines  et  délicates,  enthousiasme  joué,  condescendances,  res- 
pects, déférences  aveugles,  tout  avait  été  dirigé  par  le  grand  Fré- 
déric, dit  un  diplomate  contemporain  (1),  vers  ce  but  en  apparence 
unique.  Je  doute  vraiment,  ajoute-t-il,  que  l'homme  le  plus  con- 
sommé dans  le  commerce  des  femmes  ait  jamais  déployé  tant  d'art 
pour  subjuguer  une  maîtresse  coqpiette  que  n'en  a  montré  le  roi 
de  Prusse  pour  triompher  ici.  »  Tout  cela  n'empêchait  pas  que  Fré- 
déric II,  lors  du  premier  partage  de  la  Pologne,  trouvât  désormais 
la  frontière  russe  trop  voisine  de  ses  états,  et  Catherine  de  son  côté, 
avertie  par  les  prétentions  du  roi  de  Prusse  sur  la  Courlande,  le 
soupçonnait  de  vouloir  reprendre  pièce  à  pièce  tout  ce  que  l'ordre 
teutonique,  dont  il  se  disait  le  représentant,  avait  possédé  en  quel- 
que temps  et  à  quelque  titre  que  ce  fût.  Ces  divisions  entre  les 
ennemis  de  la  Suède  et  les  haines  qu'enfantait  déjà  parmi  eux  le 
démembrement  de  la  Pologne,  la  ferme  attitude  du  jeune  roi  de 
Suède,  les  eflorts  à,\x  gouvernement  français,  les  embarras  suscités 
à  la  Russie  du  côté  du  Danube,  l'égoïste  indifférence  enfin  de  Fré- 
déric II,  qui  savait  faire  céder  son  amour-propre  à  sa  politique, 
voilà  ce  qui  sauva  l'œuvre  de  Gustave  III.  Il  n'est  pas  bien  sûr  que 
la  France  des  dernières  années  de  Louis  XV,  si  épuisée,  eût  procuré 

(Ij  Voyez  CatheiHne  [[,  sa  Cour  et  la  Russie  en  177$,  par  Sabathier  de  Castres, 
Berlin  1862. 


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GUSTAVE  III  ET  LA  COUR  DE  FRANCE.  618 

à  la  Suède,  en  cas  de  guerre,  une  assistance  bien  efficace.  «  Cette 
cour  n'aura  de  longtemps,  disait  Voltaire  à  Catherine  II,  assez  d'ar- 
gent pour  seconder  ses  bonnes  intentions,  à  moins  cju'on  ne  vous 
vende,  madame,  le  diamant  nommé  le  Piit  ou  le  Régent-^  mais  il 
n'est  gros  que  comme  un  œuf  de  pigeon,  et  le  vôtre  est  plus  gros 
qu'un  œuf  de  poule.  »  Mais  enfin,  les  complications  de  l'Europe  orien- 
tale aidant,  il  avait  paru  dans  les  mesures  prises  par  le  duc  d'Ai- 
guillon assez  de  vive  énergie  pour  qu'on  pût  leur  attribuer  une 
grande  part  du  succès.  «  Nos  voisins  ont  été  confondus  de  l'arme- 
ment de  Toulon,  mande  Gustave  III  au  comte  de  Creutz  le  là  mai 
1773;  il  a  déconcerté  tous  leurs  desseins.  Je  vous  charge  d'en  té- 
moigner au  roi  toute  ma  reconnaissance.  Quoique,  dans  le  moment 
présent,  je  puisse  me  flatter  de  n'avoir  pas  besoin  de  son  puissant 
secours,  j'espère  pouvoir  y  compter  dans  des  occasions  où  il  me 
deviendrait  indispensable.  La  fermeté  et  la  vigueur  que  sa  majesté 
très  chrétienne  met  dans  sa  conduite  m'obligent  à  ime  reconnais- 
sance sans  bornes.  Elles  deviendront  une  barrière  formidable  contre 
l'oppression  et  l'injustice  et  feront  respecter  de  toutes  les  puissances 
de  l'Europe  une  monarchie  si  fidèle  à  ses  alliés.  »  Quelques  mois 
plus  tard,  Gustave  III  adressa  à  Louis  XV  la  lettre  suivante,  qui 
peut  servir  à  marquer  la  fin  du  remarquable  épisode  par  où  s'inau- 
gura son  règne  : 

a  2  novembre  1773.  —  Monsieur  mon  frère  et  cousin,  on  vient  actuel- 
lement d'achever  la  médaille  que  les  derniers  états  assemblés  me  deman- 
dèrent la  permission  de  frapper,  en  mémoire  du  jour  où  ils  convinrent 
unanimement  avec  moi  de  rétablir  les  anciennes  lois,  et  jurèrent  la  nou- 
velle constitution.  Cette  époque  m'est  trop  intéressante  pour  que  je  puisse 
perdre  le  souvenir  d'aucune  des  circonstances  qui  l'ont  amenée.  J'ai  senti 
alors  combien  votre  majesté  se  plait  à  concourir  à  l'avantage  de  ses  alliés; 
c'est  dans  cette  vue  que  j'ai  la  satisfaction  d'envoyer  à  votre  majesté  une 
de  ces  médailles  que  la  banque,  au  nom  des  états,  vient  de  me  présenter, 
afin  que,  si  vous  jugez  à  propos  de  lui  donner  une  place  dans  votre  mé- 
daillier,  votre  majesté  y  puisse  conserver  un  monument  de  plus  de  sa 
gloire,  rappelant  à  la  postérité  un  événement  auquel  votre  majesté  a  eu  tant 
de  part.  Je  suis,  etc.  » 

Ici  se  terminerait  le  récit  de  l'intervention  française  dans  les  af«- 
faires  suédoises  au  commencement  du  règne  de  Gustave  III,  si  un 
autre  épisode,  fort  curieux,  de  notre  histoure  diplomatique  ne  s'y 
rattachait  encore.  On  sait  aujourd'hui  ce  que  fut  sous  Louis  XV  la 
fameuse  «  diplomatie  secrète;  »  ce  malheureux  roi,  dont  l'insigne 
faiblesse  étouffait  la  réelle  intelligence,  avait,  à  côté  de  son  ministre 
avoué  des  affaires  étrangères,  un  pareil  ministre  non  déclaré,  avec 
des  agens  secrets  répandus  dans  les  diverses  cours  de  l'Europe.  A 


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61i  BEYCE  DES  DEUX  MONDES. 

l'aide  de  ce  personnel  inconnu,  Louis  XV  aimait  à  diriger  lui-même 
avec  une  certaine  attention  les  principales  affaires;  peut-être,  jaloux 
de  tous  ceux  qui  l'entouraient,  favoris  et  maîtresses,  goûtait-il  le 
plaisir  de  pouvoir  les  contrarier  et  led  combattre  sans  s'imposer 
l'effort  de  leur  résister  ouvertement.  Sa  politique  cachée  se  trouva 
fréquemment  plus  honorable  que  la  politique  avouée  du  cabinet  de 
Versailles,  comme  si,  ressentant  l'humiliation  de  son  gouvernement 
officiel,  Louis  XV  eût  voulu  se  réserver  les  moyens  de  céder  quel- 
quefois, sans  permettre  qu'on  le  sût,  à  des  velléités  qui  le  rame- 
naient vers  le  bien.  A  ce  qu'on  savait  de  cette  singulière  histoire, 
les  dépêches  du  comte  de  Creutz,  ministre  suédois  à  Paris,  ajoutent 
de  nombreux  détails.  La  diplomatie  secrète  faillit  être  découverte 
en  1773,  précisément  par  suite  des  efforts  que  le  roi  voulait  tenter 
en  faveur  de  Gustave  IIL  U  s'agissait  de  savoir  comment  on  ferait 
passer  en  Suède,  si  cela  devenait  nécessaire,  les  secours  qui  avaient 
été  promis.  Le  duc  d'Aiguillon,  soucieux  avant  tout  de  ne  point 
blesser  l'Angleterre,  se  résignait  à  embarquer  nos  soldats  sur  des 
navires  britanniques;  d'autres  conseillers  de  Louis  XV  et  le  roi 
lui-même  voyaient  au  contraire  dans  cette  démarche  un  aveu  de 
faiblesse  trop  humiliant.  Le  duc  d'Aiguillon,  devenu  ministre  par  la 
seule  faveur  de  M"*  Du  Barry,  n'avait  jamais  été  initié  à  la  diplo- 
matie secrète  et  n'en  savait  absolument  rien;  mais  son  collègue 
M.  de  Monteynard,  ministre  de  la  guerre,  en  faisait  partie,  et  tenta 
par  ce  moyen  de  rendre  inutiles  toutes  les  mesures  de  d'Aiguillon, 
en  faisant  lever  en  Allemagne  un  régiment  étranger  qu'on  enver- 
rait de  là  directement  en  Suède.  Dumouriez,  qui  préludait  à  sa  cé- 
lébrité prochaine  par  une  vie  d'aventures,  chargé^de  se  rendre  pour 
ce  dessein  à  Hambourg  et  dans  le  Nord,  vint  demander  à  Creutz 
des  lettres  de  recommandation,  sans  révéler  son  but  secret,  pré- 
textant au  contraire  un  voyage  de  plaisir  ou  d'aflaires  personnelles. 
Greutz  conçut  fort  maladroitement  des  soupçons  et  avertit  le  pre- 
mier ministre,  que  certains  autres  indices,  particulièrement  des 
lettres  détournées  par  M"«  Du  Barry,  avaient  déjà  mis  en  garde. 
D'Aiguillon  aperçut  une  partie  de  la  vérité,  mais  ne  put  se  dissimu- 
ler que  le  roi  était  derrière  ces  intrigues.  Voulant  néanmoins  sa- 
tisfaire son  dépit  en  arrêtant,  s'il  le  pouvait,  des  menées  qui  lui 
étaient  contraires,  assuré  d'ailleurs  par  M"**  Du  Barry  de  n'avoir 
rien  à  redouter  pour  lui-même  de  la  faiblesse  de  Louis  XV,  qu'elle 
surveillerait,-  il  se  détermina  à  frapper  ceux  que  le  hasard  offrit  à 
ses  coups. 

Sous  le  prétexte  d'un  grave  complot  découvert,  il  fît  arrêter  Du- 
mouriez avec  deux  ou  trois  autres  personnages  qui  furent  enfermés 
à  la  Bastille.  Le  comte  de  Broglie,  sur  le  témoignage  de  quelques 


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GUSTAYE  III  ET  LA  COUR  DE  FRANGE.  615 

lettres  qui  paraissaient  se  rapporter  aussi  aux  affaires  de  Suède,  fut 
accusé  publiquement  de  s'être  mis  à  la  tète  de  la  coni^iration,  dans 
laquelle  d'Aiguillon  parvint  à  enyelopper  son  ennemi  dans  le  ca-^ 
binet,  M,  de  Monteynard.  Louis  XY,  conmie  toujours,  céda  devant 
l'orage»  quel  qu'il  fût.  Le  comte  de  Broglie  fut  exilé  dans  sa  terre  de 
Ruffec,  mais  un  billet  du  roi  tout  confidentiel  l'informait  en  même 
temps  qu'il  n'avait  rien  perdu  de  la  confiance  royale.  Bien  plus,  il 
devait  continuer,  du  fond  de  son  exil,  la  direction  de  cette  diploma- 
tie secrète  à  laquelle,  malgré  de  nombreux  déboires,  Louis  XV  ne 
voulait  pas  renoncer.  Quant  à  Monteynard,  Creutz  ne  revenait  pas  de 
son  indignation  et  de  son  étonnement  en  le  voyant  rester  en  place. 
Louis  XV  hésitait  à  .frapper  celui  qui  n'avait  été  que  son  serviteur 
intime  et  dévoué;  il  assurait  toutefois  qu'il  Fallait  remplacer  inces- 
samment, et  disait  avec  son  habituelle  insouciance  :  «  Monteynard  est 
le  seul  honnête  homme  de  mon  conseil,  mais  il  ne  résistera  pas  long- 
temps, il  n'y  a  que  moi  qui  le  soutiens.  »  D'Aiguillon  triompha  en 
effet  à  la  fin  du  mois  de  janvier  1774,  et  réunit,  par  le  renvoi  de  Mon- 
teynard, les  deux  portefeuilles  de  la  guerre  et  des  affaires  étran- 
gères; au  mois  de  mai  suivant,  Louis  XV  mourut,  et  la  diplomatie  se- 
crète s'interrompit.  Le  comte  de  Broglie,  qui  en  avait  été  le  ministre 
dirigeant,  fut  rappelé  de  son  exil  et  justifié,  et  Ton  sut  alors  quels 
avaient  été  le  mécanisme  et  l'histoire  de  cette  mystérieuse  institu- 
tion. Elle  avait  commencé  vers  1740,  quand  le  prince  de  Conti  avait 
entretenu  avec  le  roi  une  correspondance  secrète  concernant  la  suc- 
cession de  Pologne,  à  laqueUe  ce  prince  aspirait.  Le  comte  de  Bro- 
glie avait  été  chargé  en  1756  de  continuer  cette  correspondance,  qui 
s'était  alors  étendue  :  il  y  avait  eu  bientôt  des  agens  aifidés  dans 
toutes  les  cours;  quelquefois  c'était  le  ministre  résident  lui-même, 
à  l'insu  du  ministre  titulaire  des  affaires  étrangères;  plus  souvent 
c'était  un  employé  subalterne  de  légation,  qui  devenait  ainsi  l'espion 
de  son  chef  immédiat.  M.  d'Ogny,  directeur  du  bureau  secret  à  la 
poste,  reconnaissait  à  un  signe  extérieur  les  dépêches  des  diplo- 
mates initiés;  elles  étaient  envoyées  au  comte  de  Broglie  par  Gui- 
nard,  garçon  du  château,  déchiffrées  dans  le  cabinet  du  comte,  puis 
renvoyées  à  Louis  XV  avec  les  projets  de  réponses,  auxquels  le  roi 
mettait  chaque  fois  son  visa  après  corrections.  Le  duc  de  Choiseul, 
le  comte  Desalleurs,  ambassadeur  à  Constantinople,  le  baron  de  Bre- 
teuil,  ambassadeur  en  Suède  en  1766,  et  à  qui  le  roi  avait  recom- 
mandé de  suivre  avec  beaucoup  d'attention  les  affaires  de  ce  pays, 
M.  de  Saint-Priest,  M.  de  Vergennes  enfin,  avaient  fait  partie  de  la 
diplomatie  secrète;  mais  elle  avait  compté  parmi  ses  agens  infé- 
rieurs, comme  on  peut  le  croire,  beaucoup  d'aventuriers,  notamment 
le  chevalier  d'Éon.  La  diplomatie  secrète  s'était  occupée  de  toutes 


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616  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  grandes  affaires  contemporaines.  Le  comte  de  Broglie  était  en 
correspondance  avec  les  insurgens  d'Amérique,  et  les  excitait  à  pro- 
clamer leur  indépendance;  la  cause  de  la  Pologne  surtout  avait  été 
sans  cesse  défendue  auprès  de  Louis  XV  par  son  conseil  secret  :  les 
avis  généreux  ne  coûtent  rien  aux  agens  irresponsables,  et  Tocca- 
sion  de  donner  un  avis  honorable  était  cette  fois  trop  belle  pour 
qu'on  la  laissât  échapper  (1). 

En  résumé,  malgré  les  craintes  imaginaires  de  Creutz,  la  diplo- 
matie secrète  du  règne  de  Louis  XV  s'était  trouvée  d'accord  avec  sa 
politique  déclarée  pour  offiir  à  la  Suède  un  prompt  secours  en  cas 
d'agression  étrangère  contre  l'œuvre  accomplie  de  concert  avec  Gus- 
tave III.  Ce  qui  restait  au  cabinet  de  Versailles  de  son  vieil  ascen- 
dant, un  instant  ranimé  par  Choiseul  et  soutenu  soit  par  les  velléités 
secrètes  que  ce  dernier  épisode  diplomatique  vient  de  nous  révéler, 
soit  par  des  agens  tels  que  M.  de  Saint-Priest  et  M.  de  Vergennes, 
avait  écarté  les  suprêmes  périls  :  la  Suède  était  déli\Tée  de  l'anar- 
chie; la  France  avait  maintenu  l'indépendance  d'une  ancienne  alliée, 
rompu  la  ligue  du  Nord,  rétabli  l'équilibre  si  gravement  menacé. 
Par  malheur  il  n'y  avait  là  qu'un  effort  partiel,  auquel  l'habileté 
de  quelques  hommes  avait  assuré  le  succès.  C'était  contre  le  dé- 
membrement de  la  Pologne,  accompli  précisément  à  la  même  épo- 
que, qu'il  eût  fallu  être  habile  et  résolu;  ce  dernier  mal  une  fois 
commis,  la  balance  de  l'Europe,  comme  on  disait  alors,  avait  perdu 
son  contre-poids.  L'œuvre  accomplie  en  Suède  était  insuffisante  au 
point  de  vue  de  la  politique  générale;  considérée  en  elle-même,  elle 
était  incomplète  aussi  :  le  cabinet  de  Versailles  donna,  par  cette  in- 
tervention, un  témoignage  d'énergie  qui  fut  le  dernier  avant  la 
guerre  d'Amérique,  et  Gustave  III  ne  sut  ni  étouffer  entièrement 
les  germes  funestes  que  laisse  d'ordinaire  à  sa  suite  un  coup  d'état, 
ni  s' abstenu-  d'un  rôle  irréfléchi  dans  les  affaires  de  l'Europe.  Il 
est  vrai  que  les  temps  devenaient  singulièrement  difficiles  et  al- 
laient offrir  des  complications  inouies,  où  nous  verrons  Gustave  III 
s'embarrasser  et  se  perdre. 

A.  Geffroy. 

(l)  Voyez  les  études  de  M.  Alexis  de  Saint-Priest  sur  le  Partage  de  la  Pologne  dans 
la  UevMe  du  i*»"  et  15  octobre  1849.  Voyez  aussi,  pour  l'histoire  de  la  diplomatie  secrète, 
les  Mémoires  du  maréchal  de  Richelieu,  et  Touvrage  publié  par  M.  de  Ségur  sous  ce 
titre  :  Politique  de  tous  les  cabinets  de  l'Europe  pendant  les  règnes  de  Louis  XV  et  de 
Louis  XVI,  2  vol.  in-8«,  1793,  ou  3  vol.  in-S",  1802.  On  y  trouve,  au  tome  I«%  un 
mémoire  sur  les  avantages  qui  résulteront  de  la  révolution  de  Suède.  Parmi  les  des- 
seins particuliers  auxquels  la  diplomatie  secrète  avait  été  employée,  se  trouve  un  cu- 
rieux projet  de  mariage,  en  1770,  entre  Tarchiduchesse  Elisabeth,  sœur  de  Marie-Antoi- 
nette, et  le  vieux  Louis  XV,  que  le  parti  des  dévots  voulut  aussi  marier,  en  1772,  à  la 
princesse  de  Lamballe. 


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LES 


CARTES  GÉOGRAPHIQUES 


LA  lESDRB  ET  LA  BEPRÉSENTATIOII  DD  GLOBE  TERRESTRE. 


Certaines  sciences  se  présentent  sous  une  forme  modeste,  et  ne 
se  révèlent  que  par  des  résultats  simples  et  clairs,  où  il  ne  reste 
plus  aucune  trace  des  grands  travaux  qui  en  ont  assuré  le  dévelop- 
pement. De  ce  nombre  est  la  science  géographique.  Les  cartes  qui 
en  expliquent  jusqu'aux  plus  récentes  découvertes  sont  entre  toutes 
les  mains.  Le  touriste  les  consulte  pour  ses  voyages,  le  général  pour 
ses  plans  de  bataille,  l'ingénieur  pour  ses  projets;  l'homme  du 
monde  y  jette  souvent  les  yeux,  car  la  géographie  est  une  des  études 
les  plus  familières  et  les  plus  attrayantes.  Néanmoins  on  ignore  en 
général  comment  ces  cartes  se  font  et  quel  degré  de  confiance  il  est 
permis  d'accorder  aux  indications  qu'elles  fournissent.  On  sent 
bien,  il  est  vrai,  qu'il  a  fallu  des  observations  délicates  pour  rele- 
ver les  principaux  linéamens  du  globe,  mers,  vallées  et  plateaux, 
et  pour  les  reporter  à  leur  place  sur  une  feuille  de  papier,  pour  es- 
pacer les  villes  dans  une  juste  mesure  et  représenter  d'une  façon 
correcte  les  sinuosités  des  fleuves  ou  la  forme  des  montagnes  ;  mais 
on  ne  saurait  apprécier  l'exactitude  du  dessin,  si  l'on  ignore  les  pro- 
cédés qui  sont  en  usage  pour  ces  diverses  opérations.  Il  y  a  d'ail- 
leurs dans  le  dessin  topographique  des  signes  de  convention  dont  il 
importe  de  connaître  la  valeur  pour  savoir  lire  sur  le  papier  tout  ce 
que  le  géographe  y  a  mis;  les  cartes  ont  leur  alphabet  et  une  langue 
qui  leur  est  propre.  Faire  connaître  ces  côtés  trop  négligés  de  la 


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618  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

science  géographique,  ce  n'est  peut-être  pas  la  montrer  sous  un  de 
ses  aspects  les  moins  attrayans  :  on  verra  qu'elle  repose  sur  les  ob- 
servations les  plus  minutieuses  de  l'astronomie,  et  qu'elle  pousse  la 
précision  jusqu'aux  plus  extrêmes  limites  que  nos  sens  puissent  at- 
teindre. 

Les  cartes  ont  été  pendant  longtemps  des  dessins  d'imagination 
où  l'on  figurait,  avec  des  procédés  empruntés  à  la  perspective,  les 
villages  par  des  clochers  et  les  montagnes  par  des  masses  d'ombre 
fortement  accusées;  la  belle  carte  de  France  de  Cassîni  nous  offre 
encore  une  application  de  ces  méthodes  imparfaites.  Sous  l'influence 
de  nouveaux  besoins  que  faisait  sentir  plus  vivement  l'extension 
donnée  aux  grands  travaux  publics,  routes,  canaux  et  fortifications, 
on  reconnut  qu'il  était  utile  de  peindre  les  mouvemens  de  terrain 
avec  plus  de  vérité.  La  carte  dut  devenir  assez  parfaite  pour  donner 
la  position  d'un  village  ^  quelques  mètres  près,  et  non  plus  avec 
une  approximation  grossière.  Il  ne  suffisait  plus  à  l'ingénieur  de 
savoir  qu'un  pays  est  montagneux,  il  fallait  encore  qu'il  connût  les 
moindres  replis  du  sol  et  les  limites  exactes  des  vallées.  Ces  perfec- 
tionnemens  dans  le  dessin  topographique  sont  l'œuvre  des  géogra- 
phes français,  qui  fixèrent,  au  commencement  de  ce  siècle,  les  bases 
de  tous  les  travaux  exécutés  depuis  cette  époque.  En  faisant  de  la 
géographie  une  science  exacte,  ils  ont  préparé  des  matériaux  pour 
la  solution  d'un  problème  agité  depuis  longtemps  :  la  vraie  forme 
de  la  terre. 

1. 

Homère,  on  le  sait,  considérait  la  terre  comme  un  disque  rond 
entouré  par  la  mer  océane  et  supporté  par  une  colonnade  que  gar- 
dait Atlas.  Hérodote  en  faisait  une  plaine  d'une  immense  étendue. 
L'observation  des  astres  conduisit  peu  à  peu  vers  des  idées  plus 
saines.  Après  avoir  remarqué  qu'il  existe  dans  le  ciel  une  étoile  qui 
reste  seule  immobile  et  sert  de  pivot,  de  pôle,  au  mouvement  ap- 
parent des  globes  célestes,  les  premiers  astronomes  ne  tardèrent  pas 
à  reconnaître  que  cette  étoile  s'abaissait  d'autant  plus  que  l'on  s'a- 
vançait vers  le  sud,  et  qu'elle  s'élevait  au  contraire  sur  l'horizon  à 
mesure  que  Ton  se  dh-igeait  vers  le  nord.  Ce  changement  d'horizon 
ne  pouvait  se  concilier  avec  l'idée  d'une  surface  terrestre  plane  :  la 
terre  devait  donc  être  circulaire.  On  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir 
aussi  que  le  soleil  se  lève  plus  tôt  pour  les  peuples  qui  habitent 
plus  à  l'est  :  c'était  encore  une  preuve  de  la  rondeur  de  la  terre.  Au 
temps  d'Aristote,  on  en  était  déjà  venu  à  considérer  la  terre  comme 
un  globe  d'immense  dimension  isolé  dans  l'espace.  On  peut  faire  re- 


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LES   CARTES   GEOGRAPHIQUES.  619 

monter  à  la  même  époque  la  division  de  la  surface  terrestre  par  des 
méridiens  qui  s'étendent  d'un  pôle  à  l'autre  et  par  des  cerdes  pa- 
i*aUëles  à  l'équateur,  et  comme  les  contrées  connues  des  anciens 
étaient  supposées,  peut-être  à  tort,  s'étendre  beaucoup  moins  du 
nord  au  sud  que  de  l'est  à  l'ouest,  les  premières  divisions  reçurent 
le  nom  de  degrés  de  longitude,  et  les  secondes  furent  appelées  de- 
grés de  latitude.  Dans  l'un  et  l'autre  sens,  la  circonférence  fut  di- 
visée en  trois  cent  soixante  parties.  C'est  ce  qu'on  appelle  les  coor^ 
données  géographiques,  dont  on  fait  encore  usage  aujourd'hui.  La 
situation  d'une  ville,  d'une  montagne  ou  d'un  port  de  mer  est  dé- 
terminée sur  le  globe  et  sur  la  carte  lorsqu'on  en  connaît  la  longi^ 
tude  et  la  latitude. 

L'un  des  premiers  sujets  d'étude  que  devait  se  proposer  l'ac- 
tivité des  astronomes  était  de  mesurer  les  dimensions  du  globe 
terrestre,  c'est-à-dire  de  mesurer  le  diamètre  ou  la  circonférence 
de  cette  sphère  immense  sous  la  forme  de  laquelle  on  se  figurait 
la  terre.  Le  premier  essai  de  ce  genre  remonte  loin.  Ératosthëne 
avait  remarqué  qu'à  Syène  le  soleil  ne  projetait  aucune  ombre  au 
moment  du  solstice  d'été,  et  il  en  avait  conclu  avec  raison  que 
cette  ville  était  située  sous  le  tropique.  Ayant  mesuré  en  outre  la 
longueur  d'ombre  que  donnait  le  soleil  à  Alexandrie  à  la  même  épo- 
que de  l'année,  il  avait  calculé  qu'Alexandrie  est  à  7^  12'  au  nord 
de  Syène;  puis  en  évaluant  assez  arbitrairement  la  distance  de  ces 
deux  villes,  qu'il  supposait  être  sous  le  même  méridien,  il  était  ar- 
rivé à  donner  à  la  circonférence  terrestre  une  longueur  de  250,000 
stades  environ.  D'autres  astronomes  contemporains  obtinrent  par 
des  observations  analogues  des  résultats  un  peu  différens.  Ces  me- 
sures grossières  manquaient  naturellement  de  précision,  et  l'on  peut 
d'autant  moins  en  apprécier  l'exactitude  que  la  vraie  valeur  du 
stade,  unité  de  mesure  employée  par  les  Grecs,  nous  est  inconnue. 

Les  observations  astronomiques  dont  dépendent  les  mesures  géo- 
désiques  ne  purent  faire  de  'progrès  sensibles  jusqu'à  l'invention 
des  lunettes.  11  s'agit,  dans  les  opérations  de  ce  genre,  de  mesu- 
rer avec  une  extrême  justesse  certains  angles,  et  la  lunette  est  in- 
dispensable, moins  pour  grossir  les  objets  que  pour  en  donner  avec 
ime  parfaite  netteté  la  direction.  Au  xvi*  siècle,  Tycho-Brahé  me- 
surait les  angles  à  l'œil  nu  à  une  minute  près;  ses  contemporains, 
moins  habiles,  étment  loin  d'obtenir  cette  approximation,  tandis 
qu'aujourd'hui  il  est  aisé  de  pousser  jusqu'aux  secondes  et  même 
aux  très  petites  fractions  de  la  seconde  la  précision  des  mesures 
angulaires. 

L'invention  des  lunettes  datant  de  1609,  la  mesure  de  la  terre 
ne  fut  reprise  avec  succès  qu'au  xvii*  siècle.  Avant  d'énumérer 


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620  .  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

les  tentatives  nombreuses  qui  ont  été  faites  en  vue  de  résoudre  ce 
problème,  il  importe  d'exposer  le  principe  même  de  la  méthode  que 
Ton  emploie.  On  choisit  deux  points  de  repère  suffisamment  dis- 
tans; on  détermine,  séparément  pour  chacun  de  ces  points,  la  lon- 
gitude et  la  latitude  au  moyen  d'observations  astronomiques  ;  on 
en  conclut  la  distance  en  degrés,  minutes  et  secondes.  Si  l'on  me- 
sure ensuite  la  distance  réelle  à  la  surface  du  sol,  on  sait  aussitôt 
combien  un  degré  contient  de  fois  le  mètre,  et  par  suite  quelle  est 
Ja  longueur  totale  de  la  circonférence  terrestre;  mais  comme  il  serait 
trop  long  et  trop  pénible  de  mesurer  en  ligne  droite  à  la  surface  du 
sol  la  distance  des  deux  points,  que  l'on  choisit  d'habitude  à  des  cen- 
taines de  kilomètres  l'un  de  l'autre,  on  se  contente  de  mesurer  une 
base  de  quelques  milliers  de  mètres,  on  prend  cette  base  pour  ori- 
gine d'une  série  de  triangles  qui  s'enchaînent  les  uns  aux  autres  sur 
toute  l'étendue  de  la  distance  à  franchir,  et  l'on  n'a  plus  qu'à  mesu- 
rer les  angles  de  ces  triangles.  Telle  est  la  méthode  qui  fut  adoptée 
dès  les  premiers  travaux  géodésiques  et  qui  est  encore  en  usage,  sauf 
des  modifications  légères  dont  l'expérience  a  montré  l'utilité. 

La  première  opération  géodésique  fut  entreprise  en  1669  par  Pi- 
card, de  l'Académie  des  sciences  de  Paris,  qui  prit  pour  lieux  ex- 
trêmes d'observation  Sourdon  en  Picardie  et  Malvoisine  dans  le 
»  Gâtinais.  Le  résultat  qu'il  obtint  fut  que  le  degré  terrestre  avait 
57,060  toises  de  longueur.  Ce  travail,  exécuté  avec  des  soins  minu- 
tieux, semblait  définitif,  lorsqu'on  vint  à  douter  que  la  terre  fût  ri- 
goureusement sphérique.  Une  horloge  qui  avait  été  réglée  à  Paris 
sur  le  mouvement  moyen  du  soleil  ayant  été  transportée  à  Cayenne 
par  l'astronome  Richer,  ce  savant  reconnut  qu'elle  retardait  de  deux 
minutes  et  demie  par  jour.  Il  découvrit  aussi  que  le  pendule,  pour 
battre  juste  la  seconde,  devait  être  plus  court  à  Cayenne  qu'à  Paris. 
Il  en  résultait  que  la  force  de  la  pesanteur  devait  être  plus  intense 
en  France  qu'à  î'équateur,  et  par  conséquent  que  la  terre  était  apla- 
tie vers  le  pôle.  L'hypothèse  de  l'aplatissement  des  pôles  paraissait 
d'ailleurs  rationnelle  aux  géomètres,  comme  conséquence  naturelle 
de  la  rotation  de  notre  planète,  masse  semi-fluide,  autour  de  son 
axe.  Huyghens  émit  le  premier  cette  idée,  et  Newton  la  confirma 
bientôt  par  des  raisonnemens  appuyés  sur  des  observations  pure- 
ment astronomiques. 

Ceci  compliquait  singulièrement  les  recherches  relatives  à  la  me- 
sure de  la  circonférence  terrestre  et  infirmait  les  calculs  établis  par 
Picard.  Du  moment  qu'il  fallait  considérer  la  terre  comme  un  sphé- 
roïde et  non  comme  une  sphère ,  tous  les  degrés  n'étaient  plus  de 
la  même  longueur;  ils  s'allongeaient  d'autant  plus  que  l'on  se  rap- 
prochait du  pôle.  Il  ne  suffisait  donc  plus  d'en  mesurer  un  à  la  sur- 


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LES   CARTES   GEOGRAPHIQUES.  621 

face  de  la  France;  il  fallait  en  mesurer  un  autre  près  de  Téquateur, 
puis  un  autre  dans  les  régions  polaires.  Par  ces  opérations  compa- 
rées entre  elles,  on  espérait  déterminer  la  vraie  figure  du  méridien 
terrestre,  que  Ton  supposait  pour  le  moment  être  une  ellipse.  Le  but 
qu'il  s'agissait  d'atteindre  était  double  :  il  fallait  connaître  le  grand 
axe  de  cette  ellipse,  c'est-à-dire  le  diamètre  terrestre  dans  le  plan 
de  l'équateur,  et  en  outre  le  petit  axe,  qui  est  le  diamètre  d'un  pôle 
à  l'autre. 

Cette  question  de  la  mesure  de  la  terre  fut  au  siècle  dernier  l'une 
des  grandes  préoccupations  des  savans,  et  surtout  des  savans  fran- 
çais. Il  n'est  que  juste  de  rappeler  que  la  géodésie  est  une  science 
éminemment  française,  et  que  les  astronomes  de  notre  pays  furent 
à  peu  près  seuls  pendant  longtemps  à  s'en  occuper.  Maintenant  en- 
core les  étrangers  ne  font  qu'appliquer  sans  modifications  impor- 
tantes les  procédés  inventés  par  nos  compatriotes.  En  1736,  l'Aca- 
démie des  sciences  reprit  avec  persévérance  l'examen  de  la  question  ; 
plusieurs  de  ses  membres  furent  chargés  d'expéditions  lointaines, 
Maupertuis  en  Laponie,  Bouguer  et  La  Gondamine  au  Pérou,  tandis 
que  Cassini  prolongeait  la  triangulation  de  Picard  d'une  extrémité 
à  l'autre  de  la  France.  Vers  la  même  époque,  l'abbé  Lacaille  mesu- 
rait un  degré  au  cap  de  Bonne-Espérance,  et  des  opérations  ana- 
logues étaient  faites  en  Amérique,  dans  l'état  de  Pensylvanie,  et  en 
Italie.  Par  malheur  les  résultats  de  ces  travaux  s'accordaient  mal. 
Maupertuis,  contrarié  par  la  rigueur  du  climat,  n'avait  pas  prolongé 
ses  triangles  assez  loin.  L'arc  mesuré  par  lacaille  était  aussi  trop 
court.  Bref,  l'incertitude  était  telle  sur  la  valeur  véritable  du  méri- 
dien terrestre  qu'en  1792,  lorsque  la  convention  nationale  voulut 
créer  le  nouveau  système  de  mesures  décimales,  dont  le  mètre  (dix 
millionième  partie  du  quart  du  méridien  terrestre)  devait  être  la 
base,  il  fut  indispensable  de  recommencer  avec  plus  de  soin  les  opé- 
rations antérieures  qui  se  contredisaient.  L'arc  mesuré  au  Pérou  par 
Bouguer  et  La  Gondamine  étant  admis  comme  bon,  on  résolut  de  re- 
prendre la  mesure  de  l'arc  français  entre  Dunkerque  et  Barcelone. 
Delambre  et  Méchain  furent  chargés  de  ce  travail.  G'est  d'après 
leurs  calculs  que  fut  fixée  la  longueur  légale  du  mètre.  Il  faut  re- 
marquer à  ce  sujet  que  la  convention  s'était  assigné  un  but  quelque 
peu  illusoire  lorsqu'elle  se  proposait  d'adopter  une  unité  de  mesure 
prise  dans  la  nature  qui  ne  fût  ni  spéciale  à  une  contrée,  ni  va- 
riable avec  le  temps.  D'abord  la  détermination  rigoureuse  de  cette 
unité  présentait  de  si  grandes  difficultés  qu'il  est  presque  certain 
qu'on  obtiendrait  aujourd'hui  un  résultat  un  peu  différent  avec  des 
instrumens  et  des  méthodes  perfectionnés.  Il  faut  encore  tenir  compte 
des  erreurs  de  calcul  qui  se  glissent  involontairement  dans  un  tra- 


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622  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

yail  si  ardu.  On  sait  que  Puissant  a  relevé  une  erreur  de  cette  na- 
ture dans  les  travaux  de  Delambre  et  Méchain,  erreur  telle  que  la 
valeur  positive  du  mètre  devrait  être  augmentée  d'un  sixième  de  mil- 
limètre. Enfin  il  a  été  reconnu  que  les  méridiens  terrestres  parais- 
sent avoir  des  longueurs  inégales  :  celui  qui  paâse  par  Paris  serait 
plus  grand  que  celui  qui  passe  par  New-York.  —  L'invariabilité  de 
la  base  n'est  donc  pas  un  argument  à  invoquer  en  faveur  du  sys- 
tème métrique,  qui  possède  au  reste  assez  d'autres  avantages  pour 
qu'il  soit  indifférent  de  renoncer  à  celui-là. 

Les  travaux  géodésiques  dont  il  a  été  question  jusqu'ici  sont  assez 
anciens  pour  qu'il  ait  suffi  de  les  rappeler  brièvement.  On  aurait 
même  pu  croire  que  la  question  était  épuisée,  et  qu'après  les  opé- 
rations si  minutieuses  de  Delambre  et  Mécbsôn  sur  la  grande  méri- 
dienne de  France  entre  Dunkerque  et  Barcelone,  la  vraie  figure  de 
la  terre  était  suffisamment  connue.  Il  est  probable  en  effet  que  per- 
sonne n'eût  entrepris  une  nouvelle  triangulation  uniquement  pour 
étudier  la  courbure  d'un  méridien  terrestre;  mais  peu  à  peu  tous 
les  gôuvememens  européens  sentirent  le  besoin  de  dresser  rigou- 
reusement une  carte  correcte  de  leur  territoire.  La  France  com- 
mençait ce  vaste  travail  dès  le  premier  emph-e;  après  elle  vint  l'An- 
gleterre, puis  l'Allemagne  et  la  Russie;  l'Espagne  ne  s'est  mise  que 
récemment  à  l'œuvre.  Ce  n'est  pas  en  Europe  seulement  que  la  to- 
pographie faisait  des  progrès.  Aux  Indes,  au  cap  de  Bonne-Espé- 
rance, aux  États-Unis,  dans  l'Amérique  centrale  et  en  Egypte,  par- 
tout enfin  où  la  civilisation  s'est  étendue,  partout  où  la  colonisation 
fait  naître  les  routes,  les  chemins  de  fer  et  les  canaux,  le  lever  du 
terrain  est  considéré  comme  le  début  nécessaire  des  travaux  pu- 
blics. Or  les  grandes  triangulations  qui  servent  de  canevas  à  la  to- 
pographie sont  précisément  ce  que  le  géomètre  met  en  œuvi*e  pour 
étudier  la  forme  du  globe  terrestre.  11  ne  faut  donc  p^s  s'étonner 
que  les  opérations  géodésiques  aient  été  continuées  sans  interrup- 
tion et  se  poursuivent  encore  de  nos  jours. 
.  Le  désaccord  que  les  astronomes  du  xviii»  siècle  observèrent 
entre  les  indications  fournies  par  les  arcs  de  la  France,  du  Pérou,  de 
la  Laponie  et  du  Gap  pouvait  tenir  pour  beaucoup  à  la  faible  étendue 
de  ces  arcs.  11  est  aisé  de  concevoir  que  les  résultats  sont  d'autant 
moins  justes  que  la  longueur  mesurée  est  plus  courte,  car  les  irré- 
gularités locales  jouent  un  plus  grand  rôle  sur  un  petit  arc  que  sur 
un  grand.  Les  savans  cherchèrent  donc  d'abord  à  étendre  leurs  ob- 
servations sur  un  plus  long  parcours.  Ainsi  la  méridienne  française, 
qui  s'arrêtait  à  Barcelone,  fut  prolongée  par  Biot  et  Arago  vers  le 
sud  jusqu'aux  îles  deFormentera  et  d'Iviça;  au  nord,  elle  fut  reliée 
à  la  triangulation  que  les  Anglais  ont  terminée  depuis  la  Manche 


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LES   CARTES   GÉOGRAPHIQUES.  62$ 

jusqu'aux  îles  Shetland,  en  sorte  que  cet  arc  total,  mesuré  avec 
une  extrême  précision,  s'étend  aujourd'hui  sur  22  degrés  de  lati- 
tude. Au  lieu  du  petit  arc  de  Laponie,  mesuré  par  Maupertuis  en 
1737,  on  possède  maintenant  un  arc  de  25  degrés  de  longueur  qui 
traverse  toute  la  Russie  et  la  presqu'île  Scandinave.  Les  Anglais  ont 
encore  mesuré  21  degrés  aux  Indes  et  5  au  cap  de  Bonne-Espé- 
rance. Ces  travaux  permettent  de  traiter  la  question  à  un  point  de 
vue  plus  général  ;  mais  trop  de  contrées  restent  inexplorées  pour 
qu'il  soit  possible  d'obtenir  dès  à  présent  une  certitude  complète. 
Après  avoir  démontré  que  la  terre  est  aplatie  vers  les  pôles,  il  est 
bizarre  que  les  académiciens  du  xvin*  siècle  aient  admis  sans  con- 
testation qu'elle  était  parfaitement  circulaire  à  l'équateur.  Us  ne 
paraissent  pas  avoir  soupçonné  que  notre  globe  pourrait  bien  avoir 
aussi  dans  sa  zone  tropicale  des  renflemens  et  des  aplatissèmens* 
Cependant  c'est  cette  dernière  hypothèse  qui  paraît  aujourd'hui  la 
plus  probable  et  la  plus  conforme  aux  faits  observés.  Au  lieu  d'être 
un  ellipsoïde  de  révolution,  la  terre  serait  un  ellipsoïde  à  trois  axes 
inégaux;  l'équateur  et  les  sections  parallèles  qui  tracent  à  la  surface 
les  degrés  de  latitude  deviendraient  des  eUipses  et  ne  seraient  plus 
des  cercles,  comme  on  l'avait  cru  jusqu'à  ce  jour.  On  peut  objecter, 
il  est  vrai,  à  cette  nouvelle  théorie,  qu'aucune  considération  méca- 
nique prise  en  dehors  de  la  géodésie  ne  vient  la  confirmer.  Quoi 
qu'il  en  soit,  l'idée  des  trois  axes  inégaux,  émise  par  le  général 
russe  de  Schubert,  a  été  discutée  de  nouveau  par  le  capitaine 
Glarke,  ingénieur  anglais  attaché  à  la  géodésie  des  îles  britanni- 
ques. D'après  les  calculs  de  ce  savant,  le  plus  grand  méridien  ter- 
restre serait  situé  par  12  degrés  de  longitude  est,  et  le  plus  petit 
méridien,  perpendiculaire  à  celui-là,  par  102  degrés  de  longitude. 
Ici  il  faut  citer  des  chiffres  pour  faire  comprendre  la  valeur  approxi- 
mative de  ces  aplatissemens.  L'axe  polaire  ayant  une  longueur  de 
6,522,362  toises,  le  plus  grand  diamètre  de  l'équateur  aurait 
6,545,088  toises,  et  le  plus  petit  6,543,428  toises.  Entre  les  deux 
diamètres  extrêmes  de  l'équateur,  il  n'y  aurait  ainsi  qu'une  diffé- 
rence de  1,660  toises  (1).  Si  la  terre  n'est  pas  une  sphère  parfaite, 
elle  s'en  rapproche  du  moins  de  très  près.  Sur  un  globe  d'un  mètre 
de  diamètre,  l'aplatissement  polaire  se  modèlerait  en  enlevant  une 
couche  de  3  à  4  millimètres  d'épaisseur  aux  extrémités  d'un  dia- 
mètre, et  on  figurerait  le  renflement  elliptique  de  l'équateur  en 
ajoutant  aux  extrémités  d'un  diamètre  perpendiculaire  au  précé- 

(1)  Dans  la  géodésie,  tout  est  français,  les  méthodes  et  les  instrumens.  L'unité  de 
mesure  universellement  adoptée  par  les  savans  de  toutes  les  nations,  sauf  en  Angle- 
terre, est  la  toise  du  Pérou  ^  qui  a  conservé  ce  nom  depuis  que  Bouguer  et  La  Cou- 
damine  l'employèrent  à  la  mesure  d'un  méridien  terrestre  dans  FAmérique  du  Sud. 


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62&  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

dent  une  couche  d'un  centième  de  millimètre  d'épaisseur.  Aussi  les 
géographes  peuvent-ils  négliger  cette  correction  sur  les  mappe- 
mondes et  les  cartes  d'ensemble;  l'effet  n'en  devient  sensible  que 
sur  les  cartes  topographiques  à  grande  échelle  qui  embrassent  une 
vaste  étendue  de  pays. 

Cette  hypothèse,  assez  séduisante  en  apparence,  de  considérer  le 
globe  terrestre  comme  un  ellipsoïde  à  trois  axes  inégaux,  repose 
jusqu'à  présent,  il  faut  l'avouer,  sur  des  observations  trop  incer- 
taines et  surtout  trop  restreintes  pour  que  les  savans  s'en  conten- 
tent.  Comme  complément  indispensable  des  observations  délicates 
et  des  calculs  arides  sur  lesquels  le  géodète  s'appuie,  il  faut  tou- 
jours considérer  l'approximation  du  résultat  qu'il  a  obtenu,  c*est4- 
dire  l'amplitude  de  l'erreur  que  les  défauts  des  instrumens  et  l'in- 
certitude des  calculs  font  naître.  On  sait,  à  n'en  pouvoir  douter, 
que  l'aplatissement  des  pôles,  tel  qu'on  l'a  calculé  jusqu'à  ce  jour, 
est  exact  à  moins  d'un  centième  près,  tandis  que  l'aplatissement 
hypothétique  de  l'équateur  n'a  pu  être  déterminé  qu'avec  une  ap- 
proximation tellement  insuffisante  qu'il  est  même  encore  permis  de 
douter  que  cet  aplatissement  existe.  Au  reste,  il  est  assez  singulier 
que  ces  calculs  purement  théoriques,  qui  signalent  à  notre  atten- 
tion particulière  les  méridiens  de  12  et  de  102  degrés  de  longitude 
orientale,  reçoivent  une  première  confirmation  par  l'aspect  phy- 
sique du  globe.  En  jetant  les  yeux  sur  une  mappemonde,  on  remar- 
quera que  le  méridien  de  12  degrés  coupe  l'Europe  et  l'Afrique  sur 
une  petite  longueur,  et  que  sur  tout  le  reste  de  son  parcours,  y 
compris  l'hémisphère  qui  nous  est  opposé,  il  traverse  des  océans. 
De  tous  les  méridiens  terrestres,  c'est  à  peu  près  celui  qui  est  le 
plus  océanique.  Au  contraire,  le  méridien  de  102  degrés  coupe 
l'Asie  parallèlement  aux  longues  chaînes  de  montagnes  de  l'empire 
birman,  il  passe  près  de  l'Australie,  et,  dans  l'autre  hémisphère, 
côtoie  les  deux  Amériques  en  coïncidant  presque  avec  le  système 
montagneux  des  Andes,  que  les  géologues  considèrent  comme  le 
produit  le  plus  récent  des  cataclysmes  terrestres.  Ce  méridien  tra- 
verse les  continens  sur  une  plus  grande  longueur  qu'aucun  autre. 
Il  y  a  dans  ces  faits  un  rapprochement  peut-être  fortuit,  mais  à 
coup  sûr  ingénieux,  entre  deux  sciences,  la  géodésie  et  la  géologie, 
qui  étudient  l'une  et  l'autre  notre  planète  à  un  point  de  vue  très 
différent.  Il  ne  serait  pas  téméraire  de  supposer  que  les  dernières 
révolutions  du  globe  ont  altéré  la  figure  circulaire  de  la  terre  pri- 
mitive, et  lui  ont  donné  à  son  équateur  cette  forme  elliptique  que 
les  géographes  semblent  découvrir  aujourd'hui. 

Il  reste  cependant  un  doute  à  écarter  avant  d'admettre  le  prin- 
cipe même  de  l'ellipticité  de  l'équateur.  Cette  hypothèse  repose  tout 


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LES   CARTES   GÉOGRAPHIQUES.  625 

entière  sur  la  différence  de  longueur  qu'auraient  les  méridiens  ter- 
restres, et  le  moyen  de  connaître  la  longueur  de  ces  méridiens, 
c'est,  on  l'a  vu  plus  haut,  de  mesurer  d'une  part  la  distance  en 
mètres  ou  en  toises  qui  en  sépare  les  points  extrêmes,  d'autre  part 
de  déterminer  la  latitude  de  ces  points,  ou  autrement  de  déterminer 
l'angle  que  font  les  verticales.  Or  il  n'est  pas  aussi  facile  qu'on  pour- 
rait le  supposer  de  reconnaître  la  verticale.  Lorsque  Newton  eut  éta- 
bli les  lois  de  la  gravitation  universelle,  il  en  conclut  comme  une 
conséquence  immédiate  que  le  fil-à-plomb  devait  être  dévié  par  l'at- 
traction des  montagnes  voisines.  Par  des  observations  très  précises 
faites  au  Pérou,  près  du  Chimborazo,  Bouguer  et  La  Condamine  s'as- 
surèrent que  le  fait  était  vrai;  mais,  la  déviation  observée  dans  ce 
cas  étant  très  faible,  ils  furent  portés  à  croire  que  ces  montagnes 
volcaniques  renferment  d'immenses  cavités.  L'attraction  des  mon- 
tagnes fut  reconnue  postérieurement  par  beaucoup  d'autres  astro- 
nomes, et,  ce  qui  est  plus  curieux,  on  a  remarqué  récemment  que 
le  fil-à-plomb  peut  même  être  dévié  de  la  verticale  dans  un  pays 
plat,  comme  s'il  existait  à  l'intérieur  de  la  terre  des  parties  lourdes 
et  des  parties  légères  qui  attirent  plus  ou  moins  énergiquement  les 
corps  situés  à  la  surface.  M.  de  Struve,  géomètre  russe,  a  signalé 
récemment  une  perturbation  de  ce  genre  qui  vient  d'être  remarquée 
aux  environs  de  Moscou ,  au  milieu  d'une  vaste  plaine  dont  le  sol 
n'est  caractérisé  que  par  des  ondulations  très  faibles.  On  ne  peut 
expliquer  ces  anomalies  que  par  l'existence  dans  les  régipns  souter- 
raines de  grandes  cavités  ou  de  masses  très  pesantes  qui  rompent 
l'homogénéité  du  globe.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  observations  astro- 
nomiques qui  ont  pour  but  de  déterminer  la  longitude  et  la  latitude 
d'un  lieu  sont  fatalement  entachées  d'erreurs  assez  considérables. 
La  déviation  du  fil-à-plomb  a  atteint  54  secondes  près  du  Caucase. 
Toutes  les  conséquences  qui  résultaient  de  la  comparaison  des  arcs 
de  méridien  mesurés  en  divers  pays  se  trouvent  infirmées  par  l'in- 
exactitude des  observations  premières,  si  l'observateur  n'a  pas  tenu 
compte  de  cette  cause  de  perturbation.  Ces  discordances  locales,  où 
l'on  croyait  reconnaître  l'effet  d'une  déformation  générale  du  globe, 
peuvent  s'expliquer  aussi  bien  par  des  variations  inattendues  dans 
l'intensité  et  la  direction  de  la  pesanteur. 

Cette  grande  question  de  la  forme  du  globe  terrestre,  le  problème 
le  plus  élevé  que  comporte  la  géographie,  n'est  donc  pas  encore  ré- 
solue après  plus  d'un  siècle  de  travaux  assidus.  Les  astronomes  ont 
pensé  plusieurs  fois  qu'ils  avaient  enfin  obtenu  des  chiffres  défini- 
tifs; mais  les  difficultés  naissent  à  mesure  que  les  méthodes  d'ob- 
servation s'améliorent  et  que  les  instrumens,  en  se  perfectionnant, 
se  prêtent  à  des  études  plus  délicates.  Les  expériences  qui  se  pour- 

TOIIE  L.  —  iSGi.  40 


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626  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

suivent  encore  à  cette  heure  en  Allemagne,  en  Angleterre,  en  France, 
donneront  sans  doute  avant  peu  d'années  des  résultats  plus  com- 
plets; dès  à  présent,  on  peut  admettre  que  notre  planète  tf est  pas  | 
un  globe  parfait,  et  qu'il  y  a,  soit  dans  sa  forme,  soit  dans  sa  con- 
stitution géologique,  des  irrégularités  partielles  ou  générales  dont 
l'influence  s'exerce  sur  toutes  nos  mesures  géodésiques. 


IL 

Que  la  terre  soit  une  sphère  parfaite,  comme  le  supposaient  les 
anciens,  ou  un  ellipsoïde  de  révolution  autour  de  Taxe  des  pôles, 
ainsi  que  l'admettaient  les  astronomes  du  dernier  siècle»  ou  bien 
encore  un  ellipsoïde  à  trois  axes  inégaux,  suivant  la  théorie  sug- 
gérée par  les  dernières  observations,'  il  n'en  est  pas  moins  certain 
qu'il  est  impossible  de  représenter  fidèlement  sur  une  feuille  plane 
une  portion  un  peu  étendue  du  sol.  La  courbure  de  la  surface  ne 
permet  pas  de  conserver  sur  un  plan  les  véritables  distances  des 
lieux  et  l'étendue  relative  des  diverses  régions.  La  forme  ou  la  gran- 
deur des  contrées  se  trouve  nécessairement  altérée  sur  les  caries 
géographiques.  Les  géomètres  ont  inventé  un  nombre  infini  de  mé- 
thodes pour  remédier  à  ce  défaut  et  tracer  le  canevas  des  cartes, 
méthodes  qui  ont  toutes  quelques  inconvéniens  et  des  avantages 
qui  leur  sont  propres.  Ainsi,  pour  le  planisphère  en  particulier,  on 
peut  employer  la  projection  orthographique  y  inventée  par  Hip- 
parque,  qui  rétrécit  les  bords  de  la  mappemonde  et  en  élargit  le 
milieu  :  elle  est  rarement  appliquée  par  les  géographes,  quoiqu'elle 
fasse  ressortir  la  rotondité  du  globe  avec  une  vérité  saisissante.  U 
y  a  encore  la  projection  stêréographiqucy  non  moins  ancienne,  et 
d'un  usage  plus  général  aujourd'hui,  qui  produit  une  déformation 
précisément  contraire,  et  la  projection  homalographique,  qui  est 
due  au  géomètre  MoUweide,  et  qui  a  obtenu  dans  ces  dernières 
années  un  succès  mérité ,  parce  qu'elle  renferme  dans  rintérieur 
d'une  seule  ellipse  l'ensemble  de  la  terre,  qui  était  autrefois  séparé 
dans  les  deux  cercles  d'une  mappemonde.  Cette  dernière  méthode 
conserve,  il  est  vrai,  l'étendue  relative  des  parties  du  globe,  mais 
en  produisant  sur  les  bords  de  la  carte  une  déformation  très  sensible 
à  laquelle  l'œil  a  peine  à  s'habituer.  Le  tracé  du  canevas  des  cartes 
géographiques  est  une  question  purement  théorique,  et  qui  inté- 
resse surtout  les  mathématiciens.  U  s'agit  de  choisir  pour  chaque 
région  de  la  terre  le  tracé  qui  en  altère  le  moins  les  formes  et  les 
dimensions.  Pour  la  mappemonde,  il  est  assez  indifférent  que  les 
régions  polaires  n'aient  pas  leurs  Justes  proportions,  pourvu  que 


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us   CARTES   GEOGRAPHIQUES.  627 

les  zones  équatoriales  et  tempérées  soient  rendues  avec  fidélité. 
Pour  les  cartes  moins  étendues,  une  méthode  de  tracé  avantageuse 
à  la  France  ou  &  rAngleterre  peut  être  mal  appropriée  à  la  Russie. 
C'est  ainsi  que  le  dépôt  de  la  guerre  a  fait  choix  pour  la  grande 
carte  de  France,  qui  s'achève  en  ce  moment,  d'une  projection  par- 
ticulière qui  ne  pourrait  être  étendue  aux  états  limitrophes  sans 
quelques  modifications. 

Quelle  que  soit  la  projection  adoptée,  le  tracé  du  canevas  se 
borne  à  figurer  sur  la  carte  les  méridiens  et  les  parallèles  qui  en  di- 
visent la  surface  en  quadrilatères  curvilignes  ou  mixtilignes  entre 
lesquels  le  géographe  inscrira  les  villes,  les  montagnes,  les  routes 
et  les  fleuves,  tous  les  accidens  du  sol,  toutes  les  constructions  faites 
de  main  d'homme,  même  les  diverses  cultures,  et  en  particulier 
les  bois,  les  prairies,  les  terres  labourables.  La  place  qu'occupent 
ces  détails  est  proportionnée  aux  dimensions  mêmes  du  cadre;  mais 
en  principe  toutes  ces  indications  doivent  se  retrouver  sur  les  cartes 
à  grande  échelle,  et  les  cartes  à  petite  échelle,  qui  ne  sont  ou  qui 
ne  devraient  être  qu'une  réduction  des  précédentes,  conservent  seu- 
lement les  détails  qui  peuvent  s'y  introduire  sans  confusion.  Les 
cartes  à  grande  échelle  sont  donc  l'expression  la  plus  correcte  de 
la  géographie  et  la  peinture  la  plus  fidèle  du  territoire  que  nous 
habitons. 

Au  commencement  de  ce  siècle,  l'empereur  Napoléon  I*%  qui  at- 
tachait une  extrême  importance  à  la  topographie  en  raison  des  ser- 
vices qu'elle  rend  aux  opérations  militaires  et  stratégiques,  résolut 
de  faire  exécuter  une  carte  de  la  France  à  grande  échelle.  Jl  s'agissait 
de  représenter  fidèlement  le  sol  de  notre  pays  avec  les  moindres 
détails,  comme  le  plan  d'un  jardin,  et  avec  l'exactitude  rigoureuse 
que  permettent  les  observations  astronomiques  les  plus  délicates. 
On  ne  possédait  alors,  en  fait  de  cartes  à  grande  échelle,  que  celle 
des  Gassini,  œuvre  remarquable  à  bien  des  égards  pour  l'époque  à 
laquelle  on  l'avait  pu  terminer;  mais,  exécutée  en  grande  partie  au 
moyen  d'anciens  plans  d'une  authenticité  douteuse,  elle  était  insuf- 
fisante par  les  détails  comme  par  l'ensemble;  d'ailleurs  elle  avait 
vieilli,  et  n'indiquait  plus  qu'imparfaitement  le  tracé  des  voies  de 
communication.  On  prenait  déjà  l'habitude  d'exécuter  de  bons  tra- 
vaux topographiques.  Il  existait  un  corps  d'ingénieurs  géographes 
qui  étaient  attachés  aux  états-majors  des  armées  en  campagne  pour 
lever  le  plan  des  contrées  peu  connues  où  nous  conduisaient  les  ha- 
sards de  la  guerre.  Pendant  la  paix,  ces  oflSciers  pouvaient  se  livrer 
en  France  à  des  travaux  de  même  nature,  en  y  apportant  le  savoir 
et  la  ponctualité  qu'exigeaient  les  besoins  actuels.  Ce  projet,  en- 
travé d'abord  par  les  événemens  politiques,  fut  ajourné  jusqu'en 


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628  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

1817,  époque  à  laquelle  le  gouvernement,  voulant  faire  étudiera 
l'avance  les  bases  et  le  mode  d'exécution  d'une  telle  entreprise,  en 
confia  l'examen  à  une  commission  présidée  par  l'illustre  Lapke, 
et  composée  de  quatorze  membres  appartenant  aux  divers  senictô 
publics  qu'intéressait  la  description  topographique  du  pays.  11  fut 
décidé  par  cette  commission  que  la  nouvelle  carte  serait  faite  de 
toutes  pièces,  sans  qu'on  s'aidât  en  aucune  manière  des  anciens 
plans  ou  dessins  dont  l'authenticité  était  contestable.  L'arpentage 
des  géomètres  du  cadastre,  commencé  depuis  1808  dans  tous  les 
départemens  de  l'empire,  pouvait  seul  être  utilisé  comme  moyen 
accessoire  d'obtenir  à  moins  de  frais  la  planimétrie  du  terrain.  Le 
canevas  trigonométrique  devait  avoir  pour  base  la  grande  méri- 
dienne mesurée  par  Delambre  et  Méchain  entre  Dunkerque  et  Bar- 
celone; d'autres  chaînes  de  triangles,  déterminées  avec  le  même 
soin  et  les  mêmes  garanties,  seraient  espacées  de  200  kilomètres, 
tant  du  nord  au  sud  que  de  l'est  à  l'ouest.  C'était  là  la  trian- 
gulation de  premier  ordre;  puis  les  quadrilatères  ainsi  formés  se- 
raient remplis  par  une  triangulation  secondaire,  exécutée  avec  des 
instrumens  moins  parfaits  et  plus  expéditifs,  et  enfin  ces  triangles 
secondaires  seraient  divisés  à  leur  tour  en  triangles  de  troisième 
ordre,  qui  seraient  encore  moins  soignés,  comme  ayant  moins  d'é- 
tendue et  d'importance,  et  qui  donneraient  des  points  de  repère  aux 
ingénieurs  chargés  des  dernière  détails  du  lever.  Tout  était  étudié  et 
calculé  pour  que  chaque  partie  de  l'opération  eût  un  degré  d'exac- 
titude proportionné  à  son  importance,  et  ainsi  pour  que  les  er- 
reurs ne  s'accumulassent  pas  d'un  bout  à  l'autre  de  la  France.  La 
carte  d'un  grand  pays  doit  être  en  effet  une  œuvre  d'ensemble.  Lors- 
qu'on Angleterre  on  voulut  faire  séparément  la  topographie  de 
chaque  comté,  on  reconnut  bien  vite  que  toutes  ces  feuilles  isofe 
manquaient  de  symétrie,  et  qu'elles  ne  pouvaient  être  rapprochées 
l'une  de  l'autre  sans  présenter  dans  leurs  parties  communes  des 
anomalies  choquantes. 

Les  travaux  de  la  carte  de  France,  commencés  en  1818,  ont  été 
poursuivis  sans  interruption  depuis  cette  époque,  d'abord  par  les 
ingénieurs-géographes  seuls,  puis,  à  pa,rtir  de  1831,  grâce  au  con- 
cours des  officiers  d'état-major  avec  lesquels  les  premiers  se  virent 
fusionnés.  La  triangulation  du  premier  ordre,  base  primordiale  de 
l'œuvre,  fut  terminée  en  1845,  après  vingt-sept  années  de  travaux. 
Le  lever  du  terrain  serait  aujourd'hui  complet,  si  l'on  n'avait  eu  de- 
puis 1860  à  y  comprendre  les  trois  départemens  annexés.  Les  pre- 
mières feuilles  gravées  parurent  en  1833,  et  les  dernières  ne  seront 
probablement  pas  publiées  avant  sept  ou  huit  ans.  Il  aura  donc 
fallu  plus  de  cinquante  années  pour  exécuter  la  topographie  coni- 


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LES    CARTES    GÉOGRAPUIQUES.  629 

plète  de  la  France,  quoiqu'il  y  ait  eu  souvent  jusqu'à  quatre-vingts 
officiers  employés  à  ce  travail  (1). 

La  partie  la  plus  importante  et  la  plus  délicate  d'une  carte  géo- 
graphique est  la  triangulation  du  premier  ordre  qui  a  pour  but  de 
fixer  les  positions  relatives  des  points  les  plus  éloignés.  Il  a  été  dit 
plus  haut  que,  pour  exécuter  ce  travail,  on  part  d'une  base  mesu- 
rée à  la  surface  du  sol  et  qu'on  s'avance  de  triangle  en  triangle,  en 
mesurant  seulement  les  angles,  jusqu'à  l'extrémité  opposée  du  ter- 
ritoire, où  l'on  mesure  une  nouvelle  base  qui  sert  de  vérification  à 
l'exactitude  de  toutes  les  opérations  intermédiaires.  Cette  manière 
d'opérer  repose  sur  ce  principe  que  l'on  peut  calculer  tous  les  côtés 
d'un  triangle  lorsqu'on  en  connaît  seulement  un  côté  et  deux  an- 
gles. De  plus,  la  somme  des  angles  d'un  triangle  étant  de  180**,  il 
suffirait  de  mesurer  deux  angles  pour  en  déduire  le  troisième;  mais 
dans  les  réseaux  géodésiques  de  grande  étendue  on  a  pris  l'habitude 
de  mesurer  directement  les  trois  angles  de  chaque  triangle,  afin 
d'avoir  une  première  vérification  qui  permette  d'apprécier  la  jus- 
tesse des  opérations.  La  géodésie  a  donc  à  mesurer  des  bases  et 
des  angles;  quelques  détails  feront  apprécier  les  difficultés  qui  se 
présentent  dans  la  pratique. 

L'exactitude  de  tout  l'ensemble  dépend  de  la  précision  avec  la- 
quelle la  base  a  été  mesurée,  cette  base  étant  la  seule  longueur  dé- 
terminée par  l'observation  directe.  Pour  la  méridienne  française,  De- 
lambre  et  Méchain  firent  usage  de  quatre  règles  en  platine  qui  sont 
encore  conservées  comme  étalons  au  bureau  des  longitudes  pour  ser- 
vir à  la  comparaison  des  règles  géodésiques  employées  dans  les  tra- 
vaux plus  récens.  Ces  règles  étaient  posées  bout  à  bout  sur  des  sup- 
ports le  long  de  la  ligne  à  mesurer;  mais,  comme  la  dilatation  du 
métal  en  fait  varier  la  longueur,  il  fallait  regarder  chaque  fois  le  ther- 
momètre et  corriger  en  conséquence  la  longueur  observée.  Depuis, 
on  a  employé  des  règles  formées  de  deux  métaux  différens,  cuivre  et 
fer,  qui,  se  dilatant  inégalement,  constituent  un  véritable  thermo- 
mètre métallique.  Les  Anglais  ont  essayé  des  tubes  en  verre,  qui  ont 
l'avantage  de  se  dilater  très  peu.  En  France,  l'état-major  a  dans 
ces  dernières  années  adopté  des  règles  en  bois  de  sapin  imprégnées 
d'huile  bouillante  et  de  vernis;  elles  ont  quatre  mètres  de  longueur 

(1)  n  serait  difficile  de  se  rendre  compte  des  frais  de  Topération,  car  il  y  est  pour\'u 
sur  divers  chapitres  du  budget  de  Tétat.  A  raison  de  40,000  ou  50,000  francs  par  feuille, 
on  peut  évaluer  que  la  dépense  totale  est  de  10  ou  12  millions;  mais  il  est  certain 
qu'elle  a  déjà  été  largement  compensée  par  les  économies  réalisées  sur  les  avant- 
projets  des  voies  de  communication.  Les  ingénieurs  chargés  de  Tétude  d*une  route, 
d'un  canal,  d*un  chemin  de  fer,  trouvent  sur  ces  feuilles  les  renseignemens  et  les  in- 
dications qu'il  leur  faudrait  relever  sur  le  terrain  pour  chaque  entreprise  particulière. 


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630  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  sont  terminées  par  des  languettes  mobiles,  afin  d'éviter,  au  mo- 
ment où  Ton  met  deux  règles  successives  en  contact,  les  chocs  et  les 
mouvemens  brusques  qui  pourraient  déranger  le  système.  Bien  d'au- 
tres précautions  sont  nécessaires  pour  assurer  le  succès  :  il  faut  que 
l'horizontalité  des  règles  soit  parfaite;  il  faut  éviter  que  les  rayons 
du  soleil  les  frappent  directement.  La  mesure  d'une  base  est  un  tra- 
vail long  et  fastidieux,  même  quand  on  a  trouvé  un  terrain  favorable. 
S'il  fallait  maintenant  recommencer  une  opération  de  cette  nature 
dans  un  pays  civilisé,  le  tracé  des  chemins  de  fer  fournirait  aisé- 
ment de  longs  alignemens  droits  qui  simplifieraient  le  travail.  D'ail- 
leurs on  a  reconnu  que  les  bases  peuvent  être  beaucoup  plus  courtes 
qu'on  ne  le  supposait  autrefois.  Au  commencement  de  ce  siècle,  les 
géographes  français  croyaient  qu'il  était  indispensable  de  mesurer 
une  longueur  de  15  à  20  kilomètres;  dans  les  travaux  très  récens 
exécutés  en  Espagne  pour  le  lever  de  ce  pays,  on  a  reconnu  qu'il 
suffit  d'opérer  sur  3,000  ou  â,000  mètres.  Par  compensation,  l'exac- 
titude est  devenue  plus  grande.  On  se  contentait  d'une  approxima- 
tion d'un  centimètre  sur  la  longueur  totale,  et  maintenant  on  dé- 
termine la  longueur  à  im  millimètre  près.  Pour  faire  comprendre  à 
quelle  précision  on  est  arrivé,  un  seul  exemple  suffira.  On  eut  der- 
nièrement à  mesurer  en  Espagne  une  base  de  2,838  mètres  au 
moyen  d'une  règle  construite  par  M.  Brunner.  L'opération,  faite 
d'abord  dans  un  sens,  fut  ensuite  recommencée  en  sens  contraire; 
les  deux  résultats  obtenus  s'accordèrent  à  deux  dixièmes  de  nûlii- 
mè,tre  près.  Cet  accord  vraiment  merveilleux  prouve  combien  les 
travaux  géodésiques  ont  été  perfectionnés  depuis  cinquante  ans. 

La  mesure  des  angles,  opération  qui  se  présente  le  plus  fréquem- 
ment dans  les  travaux  géodésiques  et  astronomiques,  a  été  poussée 
à  un  degré  d'exactitude  qu'il  serait  difficile  de  se  figurer,  de  même 
qu'on  ne  peut  guère  concevoir,  sans  les  avoir  manœuvres  soinmôme, 
les  précautions  infinement  délicates  qu'exigent  les  instrumens  dont 
on  fait  usage  pour,  cet  objet.  Ces  instrumens  consistent  en  une  lu- 
nette, pour  viser  alternativement  les  deux  directions  dont  on  veut 
connaître  l'angle,  et  en  un  cercle  divisé,  sur  lequel  on  lit  le  nombre 
des  degrés,  minutes  et  secondes,  à  l'aide  de  plusieurs  verniers  (1) 
systématiquement  espacés  sur  la  circonférence.  Tel  était  le  principe 
du  cercle  répétiteur  de  Borda,  qui,  après  avoir  été  longtemps  em- 
ployé par  les  géodètes,  a  été  remplacé  par  le  théodolite  y  appareil 
im  peu  différent,  dont  l'invention  est  due  au  physicien  anglais 
Ramsden.  Les  ingénieurs  anglais  se  servent  encore  d'un  de  ces  in- 

(1)  Sorte  do  micromètre  oa  instrument  de  rédaction  ainsi  nommé  da  nom  de  l'in- 
venteur. 


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LES   CARTES    GÉOGRAPHIQUES.  .  631 

strumens  construit  par  Tinventeur  lui-même,  et  qui  se  trouve,  après 
soixante-quinze  ans  de  service,  aussi  bon  que  le  premier  jour;  mais 
les  théodolites  de  Ramsden  sont  d'une  dimension  colossale  qui  en 
rend  l'usage  et  le  transport  incommodes.  Ce  fut  un  des  principaux 
titres  de  gloire  de  notre  compatriote  Gambey  d'avoir  perfectionné 
cet  appareil  en  le  réduisant  i  des  proportions  plus  appropriées  au 
service  extérieur.  Les  nombreux  instrumens  construits  par  Gambey 
ont  beaucoup  contribué  aux  progrès  de  la  géodésie  j  la  précision 
inouie  qu'ils  conservent  sous  un  volume  restreint  fait  l'admiration 
de  tous  ceux  qui  en  font  usage  et  le  désespoir  des  constructeurs 
modernes  qui  essaient  de  les  imiter. 

Les  erreurs  que  l'on  peut  commettre  en  mesurant  un  angle  sont 
de  plusieurs  sortes.  D'abord  se  présente  l'erreur  du  pointé.  Quoique 
la  lunette  avec  laquelle  on  vise  porte  à  son  foyer  un  réticule  de  fils 
très  fins  sur  lesquels  on  amène  l'image  du  signal,  il  est  admis  qu'a- 
vec un  théodolite  de  dimension  commune  «  dont  la  lunette  grossit 
de  vingt  à  trente  fois  les  objets,  le  pointé  ne  peut  se  faire  qu'à  deux 
secondes  près  à  droite  ou  à  gauche  de  la  vraie  direction.  En  lisant 
sur  le  cercle  divisé  l'angle  décrit  entre  les  deux  directions  que  l'on 
a  visées,  on  commettra  encore  une  erreur  de  2  à  3  secondes.  Enfin 
les  divisions  du  cercle  ne  peuvent  être  parfaitement  régulières;  elles 
sont  im  peu  plus  grandes  ou  un  peu  plus  petites  qu'elles  ne  de- 
vraient être.  L'amplitude  de  l'erreur  qui  en  résulte  dépend,  on  le 
conçoit,  de  la  qualité  de  l'instrument  que  l'observateur  a  entre  les 
mains,  et  dans  les  meilleurs  théodolites  de  Gambey  cette  erreur 
peut  encore  s'élever  à  5  secondes.  En  récapitulant  ces  trois  causes 
d'erreur  qui  peuvent  s'ajouter  les  unes  aux  autres,  on  voit  qu'il  se- 
rdt  impossible  de  mesurer  directement  un  angle  avec  une  approxi- 
mation plus  petite  que  9  secondes.  Ce  degré  de  précision  serait 
insuffisant  pour  les  besoins  de  la  géodésie,  où  les  grandes  triangula- 
tions doivent  fournir  des  angles  exacts  à  moins  d'une  seconde  près. 
Les  astronomes,  qui  ont  dans  leurs  observatoires  de  grands  cercles 
divisés  de  2  mètres  de  diamètre  avec  des  lunettes  qui  grossissent  de 
deux  cents  à  deux  cent  cinquante  fois,  arrivent  aisément  à  une  plus 
grande  perfection  ;  mais  les  instrumens  gigantesques  dont  ils  dis- 
posent ne  pourraient  être  transportés  tour  à  tour  dans  tous  les  ob- 
servatoires provisoires  d'un  réseau  géodésique.  Il  faut  donc  recourir 
à  des  méthodes  détournées. 

Borda,  marin  et  astronome  français  du  xvin*  siècle,  eut  recours, 
pour  remédier  à  ce  défaut  d'exactitude,  à  la  méthode  de  répétition 
qui  avait  été  inventée  par  un  astronome  allemand,  Tobie  Mayer,  et 
il  en  fit  la  base  de  tous  les  instrumens  géodésiques.  Le  principe  de 
cette  méthode  est  bien  simple  :  quand  on  mesure  un  angle,  on  ne 


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632  .  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

commet  d'erreur  qu'aux  deux  extrémités  de  cet  angle,  quelle  qu'en 
soit  la  grandeur,  en  sorte  que,  s'il  était  possible  de  l'ajouter  un 
grand  nombre  de  fois  à  lui-même,  la  mesure  de  l'angle  total  ne  se- 
rait ni  plus  ni  moins  exacte  que  celle  de  l'angle  simple  :  on  l'obtien- 
drait par  exemple  à  9  secondes  près;  mais,  comme  pour  avoir  l'angle 
simple,  il  faudrait  diviser  l'angle  total  par  le  nombre  de  fois  qu'il  a 
été  répété,  l'erreur  serait  divisée  dans  la  même  proportion,  et  ne 
serait  plus  que  de  0,9  seconde,  si  l'angle  a  été  répété  dix  fois.  Cette 
méthode  fut  acceptée  comme  bonne  pendant  longtemps,  et  les  in- 
génieurs géographes  rappliquèrent  avec  persévérance,  malgré  la 
monotonie  fastidieuse  des  opérations  qu'elle  leur  imposait  (1).  On 
s'aperçut  au  bout  de  quelques  années  que  la  précision  des  mesures 
n'augmentait  pas  en  proportion  du  temps  que  l'on  y  consacrait.  Les 
erreurs  que  l'on  commet  sont  les  unes  accidentelles,  c'est-à-dire 
qu'elles  influent  tantôt  en  plus,  tantôt  en  moins  sur  le  résultat,  et 
celles-là,  la  répétition  les  fait  décroître  indéfiniment;  mais  il  y  a 
d'autres  erreurs,  que  l'on  nomme  systématiques,  qui  influent  tou- 
jours en  plus  ou  toujours  en  moins,  et  la  répétition  n'a  pas  le  pouvoir 
de  les  corriger.  Ces  erreurs  systématiques  tiennent  soit  à  l'instru- 
ment, soit  à  l'observateur  lui-même.  Par  exemple,  tel  observateur, 
par  aberration  ou  par  mauvaise  habitude  de  l'organe  visuel,  visera 
toujours  un  peu  à  gauche  du  signal  réel. 

Le  désir  d'échapper  à  ces  erreurs  systématiques  a  fait  abandonner 
la  méthode  de  répétition  des  angles  dans  la  géodésie.  On  y  a  sub- 
stitué la  méthode  de  réitération ,  qui  consiste  simplement  à  recom- 
mencer dix  fois  ou  cent  fois,  suivant  la  précision  exigée,  la  mesure 
du  même  angle,  en  changeant  un  peu  chaque  fois  la  position  du 
cercle  divisé  pour  éviter  l'influence  des  mêmes  causes  d'erreur.  Ces 
procédés  de  répétition  et  de  réitération,  au  moyen  desquels  l'ingé- 
nieur géographe  corrige  les  erreurs  qu'il  commet,  ne  sont  au  fond 
que  l'application  rationnelle  des  principes  dont  chacun  de  nous  se 
sert  pour  contrôler  son  propre  travail.  Toute  œuvre  matérielle  que 
l'homme,  servi  par  des  organes  imparfaits,  veut  entreprendre  est 
entachée  d'erreurs  régulières  ou  accidentelles.  Éliminer  les  unes  en 
réitérant  ou  répétant  les  opérations,  annuler  les  autres  par  l'emploi 
de  méthodes  ou  d'instrumens  convenables,  ce  sont  des  procédés 
pour  ainsi  dire  instinctifs,  que  nous  appliquons  souvent  sans  en 
avoir  conscience  et  sans  nous  en  rendre  compte.  Les  astronomes 
ont  systématisé  les  principes  d'observation.  Ne  pouvant  s'aflranchir 
de  l'influence  exercée  par  Taberration  des  sens  et  par  les  vices  des 

(i)  Ccrtair.s  angles  de  la  grande  triangulation  française  ont  été  répétés  des  milliers 
de  fois. 


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LES   CARTES   GÉOGRAPHIQUES.  633 

înstrumens,  ils  ont  étudié  les  lois  qui  régissent  ces  erreurs  inévita- 
bles. G*est  ainsi  que  l'astronomie  et  les  .sciences  qui  en  dérivent 
sont  arrivées  à  la  plus  exquise  perfection. 

Du  reste,  il  est  admis  maintenant  que  la  précision  des  mesures 
dépend  surtout  de  Tétude  approfondie  que  l'ingénieur  géographe 
a  faite  de  son  appareil,  et  de  la  scrupuleuse  sincérité  qu'il  apporte 
dans  ses  observations  individuelles.  L'œil,  armé  d'une  lunette,  est 
en  réalité  le  plus  parfait  des  sens;  c'est  un  organe  d'une  subtilité 
merveilleuse  qui  dépasse  peut-être  en  délicatesse  la  limite  de  nos 
besoins.  Les  mouvemens  les  plus  faibles  ne  peuvent  lui  échapper. 
En  veut-on  des  preuves?  Il  a  été  possible  de  mesurer  par  expé- 
rience la  quantité  dont  un  canon  suspendu  par  ses  deux  bouts  flé- 
chit en  son  milieu.  Il  n'y  a  plus  moyen  de  trouver  l'immobilité 
dans  la  nature.  L'astronome  Bouguer,  voulant  un  jour  prendre  pour 
repère  une  des  lignes  verticales  du  dôme  du  Val-de-Grâce,  recon- 
nut avec  étonnement  que  ce  dôme  tourne,  comme  l'héliotrope,  avec 
le  soleil;  il  se  déplace  infiniment  peu,  il  est  vrai,  mais  cette  rota- 
tion infinitésimale  est  appréciable.  Que  serait-ce  de  nos  jours  dans 
Paris  avec  la  circulation  croissante  de  nos  lourds  véhicules?  On 
peut  affirmer  qu'il  n'est  pas  au  centre  de  la  capitale  un  monument 
assez  solide  pour  échapper  aux  agitations  continuelles  de  la  voie  pu- 
blique, assez  ferme  pour  donner  un  point  d'appui  immuable  aux 
appareils  géodésiques.  Aussi  les  hommes  initiés  à  la  délicatesse  des 
opérations  trigonométriques  s'étonnèrent-ils  quand,  il  y  a  quelques 
années,  furent  élevés  en  divers  points  de  Paris  de  hauts  échafau- 
dages en  charpente  du  sommet  desquels  on  devait  lever  le  plan  de 
la  ville.  Il  était  aisé  de  prévoir  que  les  trépidations  du  sol  rendraient 
les  mesures  imparfaites. 

Dans  les  campagnes,  il  est  moins  difficile  d'organiser  un  observa- 
toire où  l'on  puisse  asseoir  solidement  le  théodolite  et  faire  des  ob- 
servations dignes  de  confiance.  En  général,  les  points  que  l'ingé- 
nieur choisit  comme  sommets  de  triangle  sont  situés  au  faite  d'une 
montagne,  à  une  grande  élévation,  afin  que  la  vue  puisse  porter  au 
loin.  L'installation  se  borne  alors  à  consolider  le  sol,  qui  se  trouve 
parfois  trop  mobile,  et  à  dresser  une  espèce  de  cabane  en  charpente 
de  7  à  8  mètres  de  haut,  qui  sert  à  la  fois  d'abri  à  l'ingénieur  et 
de  signal  pour  reconnaître  au  loin  cette  station.  Ces  observatoires 
sont  les  meilleurs,  parce  que  rien  n'ébranle  l'instrument;  mais  dans 
les  pays  très  accidentés  c'est  souvent  un  séjour  pénible,  dangereux 
même  pour  l'opérateur  que  le  sentiment  du  devoir  et  l'amour  de  la 
science  y  retiennent  pendant  plusieurs  semaines.  Qu'on  se  figure 
Vexistence  de  ces  officiers  qui,  dans  les  Alpes  notamment,  passaient 
quelques  mois  sous  la  tente  à  2,500  et  môme  à  3,000  mètres  de 


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63i  lŒYUE  DES  DEUX  MONDES. 

hauteur,  au  milieu  des  torrens,  des  glaciers  et  des  précipices  (1)! 
Dans  les  contrées  où  les  montagnes  sont  peu  élerées,  où  les  arbres 
interceptent  les  rayons  visuels,  il  est  nécessaire  d'édifier  des  écha- 
faudages en  charpente  de  20  à  30  mètres  de  haut.  Ces  échafaudages 
sont  quelquefois  composés  de  deux  parties  s' emboîtant  Tune  dans 
l'autre  sans  se  toucher.  La  première  porte  l'instrument,  et  l'autre 
les  observateurs,  qui  peuvent  cbrculer  tout  autour,  monter  et  des- 
cendre sans  que  l'ébranlement  produit  pat  la  marche  se  conununique 
au  théodolite.  D'autres  fois  on  s'établit  sur  un  monument  public,  au 
sommet  d'une  tour  d'église.  Dans  le  tableau  des  coordonnées  géo- 
graphiques que  reproduit  chaque  année  Y  Annuaire  du  bureau  des 
longitudes j  la  position  de  chaque  ville  est  déterminée  par  la  longi- 
tude et  la  latitude  du  cbcher  qui  a  servi  de  ^gnal  pendant  la  trian* 
gulation.  A  Paris,  quoique  l'Observatoire  soit  le  point  de  départ  de 
toutes  les  longitudes  ihmçaises,  c'est  au  sommet  de  la  lanterne  du 
Panthéon  que  fut  placée  la  station  géodésique.  Il  importait  que  la 
situation  de  tous  ces  observatoires  temporaires  fût  soigneusement 
conservée,  car  on  aura  sans  doute  besoin  par  la  suite  de  vérifier  à 
nouveau  une  partie  de  la  triangulation.  Dans  les  villes,  l'emplace- 
ment des  signaux  placés  sur  les  édifices  sera  aisé  à  reconnaître  tant 
que  ces  monumens  resteront  debout.  Dans  les  campagnes,  on  a 
marqué  le  point  où  les  signaux  avaient  été  dressés  par  une  borne 
en  pierre  à  la  surface  supérieure  de  laquelle  sont  tracées  deux  lignes 
dont  l'intersection  correspond  mathématiquement  à  la  pointe  du  fil- 
à-plomb  descendant  de  l'instrument.  Au-dessous  de  ce  même  point, 
on  a  enfoui  du  charbon,  substance  inaltérable,  qui  servirait  de  re- 
père au  cas  où  la  borne  serait  déplacée.  En  dépit  de  toutes  ces  pré- 
cautions, on  a  reconnu,  dans  une  occasion  récente,  où  l'on  eut 
besoin  de  rechercher  les  sonmaets  des  triangles  primitifs,  que  les  re- 
pères ont  souvent  disparu.  Des  clochers  ont  été  déplacés  ou  démolis 
sans  que  les  architectes  aient  pris  soin  d'en  indiquer  l'ancien  em- 
placement; les  bornes  ont  été  arrachées  par  les  agriculteurs  dont 
elles  gênaient  les  travaux.  Le  dépôt  de  la  guerre  dut  prendre,  sur 
les  instances  de  l'Académie  des  sciences,  de  nouvelles  mesures  pour 
conserver  à  la  surface  du  sol  les  traces  du  réseau  géodésique. 
Dans  la  triangulation  de  premier  ordre,  les  sommets  des  trian- 

(1)  Dans  rœa?re  collective  d'an  corps  savant,  il  est  difficile  de  discerner  la  part  indi- 
viduelle de  tous  ceux  qui  ont  coopéré  aux  travaux.  Cependant  il  n'est  que  Juste  de 
citer,  parmi  tant  d'officiers  du  corps  d'état-major  qui  ont  été  employés  à  la  carte  de 
France,  M.  Brousseaud,  dont  les  observations  géodésiques  sur  le  parallèle  moyen  de 
Cordouan  à  Belley  se  distinguent  par  une  originalité  et  une  précision  remarquables, 
M.  Bonne,  inventeur  du  système  de  figuré  du  terrain  qui  est  encore  en  usage,  MM.  Co- 
rabœuf,  Henry,  Peytier,  etc.,  qui  ont  consacré  presque  toute  leur  carrière  à  la  géo- 
désie. 


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LES   CARTES   GÉOGRAPHIQUES.  635 

gles  sont  choisis  de  telle  sorte  que  les  côtés  aient  de  20  à  50  kilo- 
mètres de  long.  Cependant  il  semble  démontré  maintenant  qu'on 
obtient  plus  d'exactitude  en  augmentant  le  nombre  des  triangles, 
dont  l'étendue  est  ainsi  diminuée.  Quelquefois  la  disposition  du  ter- 
rain exige  que  les  signaux  soient  bien  plus  espacés.  Lorsque  Biot 
et  Arago  prolongèrent  la  méridienne  française  jusqu'aux  Baléares, 
ils  formèrent  entre  la  côte  d'Espagne  et  les  îles  d'Iviça  et  de  For- 
mentera  de  grands  triangles  dont  un  côté  mesurait  plus  de  160  kilo- 
mètres. Dans  la  triangulation  anglaise,  les  signaux  du  mont  Snowdon 
(pays  de  Galles)  et  du  Bérule  (île  de  Man)  sont  distans  de  plus  de 
120  kilomètres.  Dans  les  contrées  où  l'atmosphère  est  généralement 
brumeuse,  en  Angleterre  par  exemple,  il  serait  impossible  de  re- 
connaître à  de  telles  distances  un  signal  obscur,  quand  bien  même 
on  disposerait  des  lunettes  les  plus  puissantes.  On  fait  usage  alors 
de  l'héliostat,  miroir  tournant  qui  réfléchit  les  rayons  du  soleil  dans 
la  direction  du  point  d'où  l'observateur  veut  être  aperçu.  C'est  au 
moyen  du  même  instrument  que  l'on  a  pu  relier  les  côtes  d'Angle- 
terre à  celles  de  France  et  de  Belgique  en  envoyant  des  rayons  lu- 
mineux par-dessus  la  Manche;  mais  la  surface  de  la  mer  émet  en 
toute  saison  des  brouillards  tels  qu'il  s'offre  à  peine  dans  un  mois 
quelques  heures  d'atmosphère  sereine  dont  l'ingénieur  géographe 
puisse  profiter.  Confiné  dans  son  observatoire  pendant  des  journées 
entières,  il  attend  patiemment  que  les  nuages  se  dissipent,  et  il  épie 
le  moment  où  la  brume  donnera  passage  au  rayon  lumineux  sur 
lequel  il  doit  viser  sa  lunette. 

Quels  sont  maintenant  les  résultats  de  ces  opérations  si  longues 
et  si  délicates?  La  précision  que  l'on  obtient  est-elle  en  rapport 
avec  les  soins  minutieux  qui  ont  été  pris?  Quelques  chiffres  per- 
mettront d'en  juger.  Sur  la  chaîne  de  triangles  qui  s'étend  de  Brest 
à  Strasbourg,  on  a  mesuré  trois  bases  :  l'une  d'elles  étant  seule  né- 
cessaire pour  calculer  la  longueur  des  côtés  de  tous  les  triangles, 
les  deux  autres  ont  servi  de  vérification.  Si,  partant  de  la  base  de 
Melun,  qui  est  au  milieu  du  parallèle  dont  il  s'agit,  on  chemine  de 
sommet  en  sommet  jusqu'à  la  base  d'Ensisheim,  en  Alsace,  on  trouve 
que  cette  dernière  doit  avoir  19,04â"  13;  la  mesure  directe  a  donné 
19,044" 40  :  la  difiFérence  n'est  que  la  70,535«  partie  de  la  longueur 
totale.  En  s'avançant  de  Melun  vers  Brest,  la  base  de  Plouescat,  près 
du  cap  Finistère,  a  été  trouvée  par  le  calcul  de  10,527"  16,  et  par  la 
mesure  directe  de  10,527"  33;  la  différence  n'est  que  la  61,924* 
partie  de  la  longueur  totale.  Toutes  les  autres  chaînes  de  triangles 
du  réseau  géodésique  français  ont  été  contrôlées  de  même  par  des 
bases  de  vérification,  et  ont  donné  un  accord  aussi  satisfaisant.  On 
croyait  à  cette  époque  qu'une  telle  approximation  était  suffisante; 
mais  avec  les  méthodes  et  les  instrumens  perfectionnés  qui  ont  été 

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636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mis  en  usage  depuis  quelques  années,  il  est  permis  d'exiger  un  ac- 
cord plus  parfait  entre  les  résultats  du  calcul  et  ceux  de  Tobser- 
vation  directe.  Aussi  a-t-on  déjà  senti  la  nécessité  de  reprendre  en 
beaucoup  de  points  les  mesures  géodésiques  terminées  il  y  a  vingt 
ans  environ. 

On  connaît  donc,  à  un  mètre  près,  la  longitude  et  la  latitude  de 
tous  les  points  géographiques  qui  font  partie  de  la  triangulation 
principale.  On  sait  au  juste  quelle  position  il  faut  donner  sur  la 
carte  à  Paris,  Brest,  Strasbourg,  Bordeaux,  Rhodez,  enfin  à  deux 
ou  trois  cents  localités  éparses  sur  toute  la  surface  du  pays.  Les  in- 
tervalles entre  ces  points  de  premier  ordre  ont  ensuite  été  remplis 
par  la  triangulation  secondaire,  qui  exigeait  moins  de  soin,  parce 
que  les  distances  étaient  moins  grandes,  et  que  les  erreurs  d'obser- 
vation ne  pouvaient  plus  s'accumuler  autant.  L'excessive  précision 
des  mesures  précédentes  n'étant  plus  nécessaire,  on  a  pu  choisir 
des  méthodes  plus  expéditives,  répéter  moins  souvent  les  angles  et 
faire  usage  d'instrumens  plus  portatifs.  Il  est  à  remarquer  qu'on  n'a 
trouvé  dans  toute  l'étendue  de  la  France  qu'un  très  petit  espace  où 
la  triangulation  fût  d'une  exécution  difficile  :  c'est  la  plaine  très 
plate  qui  s'étend  entre  Meaux,  Ghâlons  et  Reims.  Comme  il  eût 
fallu  élever  des  signaux  d'une  hauteur  démesurée  et  d'un  prix  exor- 
bitant, on  a  laissé  là  un  vide  qui  est  sans  importance  dans  le  réseau 
général.  La  triangulation  de  deuxième  ordre  a  donné  environ  quatre 
cents  points  toujoifrs  très  exacts,  et  de  chacune  de  ces  stations  on 
a  relevé  enfin  avec  moins  d'application  et  plus  rapidement  encore 
tous  les  clochers  que  Ton  pouvait  viser,  tous  les  lieux  remarquables 
qui,  reportés  sur  la  carte,  servent  de  repère  et  de  canevas  pour  le 
lever  définitif  des  détails  du  terrain. 

On  s.'étonnerait  de  l'extrême  minutie  de  ces  divers  travaux,  si  Ton 
ne  savait  par  expérience  combien  d'erreurs  contiennent  les  cartes 
qui  n'ont  pas  eu  pour  canevas  un  bon  réseau  trigonométrique.  Il 
y  a  encore  peu  de  pays  qui  aient  été  levés  par  des  procédés  géodé- 
siques, et  la  plupart  des  cartes  que  nous  avons  entre  les  mains  ont 
été  dressées  à  Taide  de  méthodes  beaucoup  moins  parfaites.  Lors- 
qu'il n'est  pas  indispensable  d'obtenir  une  exactitude  rigoureuse, 
on  peut  se  contenter  en  effet  de  reporter  sur  le  papier  les  localités 
importantes  d'une  contrée  au  moyen  de  la  longitude  et  de  la  lati- 
tude telles  que  les  fournit  l'observation  des  astres.  Les  marins  fixent 
par  ce  procédé  la  situation  des  ports  de  mer,  des  caps,  des  phares, 
des  embouchures  de  rivière,  des  hautes  montagnes,  de  tous  les  lieux 
en  un  mot  qui  attirent  le  plus  directement  l'attention  du  voyageur. 
En  réalité,  les  cartes  d'ensemble  des  continens  et  les  planisphères 
ne  sont  pas  établis  sur  d'autres  données;  mais  ces  observations, 
auxquelles  il  manque  un  contrôle  commun,  sont  toujours  douteuses. 

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LKS   CARTES    GEOGRAPHIQUES.  637 

Le  navigateur,  perdu  à  la  surface  de  rOcéan,  peut  bien  se  conten- 
ter d'indications  approximatives,  parce  qu'une  erreur  de  quelques 
kilomètres  en  plus  ou  en  moins  e§t  insignifiante  à  ses  yeux  tant 
qu'il  est  en  pleine  mer,  et  que  dans  le  voisinage  des  terres  il  rec- 
tifie sa  position  d'après  l'aspect  de  la  côte;  on  comprend  qu'il  n'en 
est  plus  ainsi  sur  la  terre  ferme,  et  qu'une  erreur  de  100  mètres  sur 
la  distance  de  Paris  à  Orléans  ne  laisserait  pas  d'avoir  de  l'impor- 
tance. Ce  n'est  pas  que  les  observations  astronomiques  ne  soient  ex- 
cellentes lorsqu'elles  se  font  avec  des  instrumens  bien  montés  et 
qu'on  a  le  temps  de  les  prolonger  sufiîsamment.  La  latitude,  qui 
ne  dépend  que  d'une  mesure  relativement  facile,  celle  de  la  hau- 
teur du  soleil  ou  d'une  étoile  au-dessus  de  l'horizon,  est  en  général 
assez  exactement  indiquée.  Sur  la  longitude  au  contraire,  les  er- 
reurs sont  souvent  graves.  On  a  découvert  récemment  qu'il  y  a  une 
erreur  de  30  à  35  secondes,  c'est-à-dire  de  700  à  800  mètres,  sur 
la  longitude  que  toutes  les  cartes  modernes  assignent  à  Madrid  par 
rapport  au  méridien  de  Paris. 

Les  horloges  de  deux  villes,  dont  l'une  est  située  plus  à  l'ouest 
que  l'autre,  ne  marquent  pas,  on  le  sait,  la  même  heure,  et  la  dif- 
férence d'heure  est  d'autant  plus  grande  que  ces  deux  villes  sont 
plus  éloignées  dans  le  sens  de  la  longitude.  La  marche  des  chemins 
de  fer,  réglée  uniformément  en  France  sur  l'heure  de  Paris,  a  rendu 
ce  phénomène  très  sensible;  à  la  frontière  rhénane,  l'heure  du  che- 
min de  fer  français  est  à  Wissembourg  en  retard  de  27  minutes  et  à 
Kehl  en  retard  de  32  minutes  sur  l'heure  du  chemin  allemand.  De 
même  les  horloges  de  Berlin  avancent  de  50  minutes  sur  celles  de 
Paris,  et  celles  de  Saint-Pétersbourg  de  1  heure  7  minutes  sur 
celles  de  Berlin,  Mesurer  cette  différence  d'heure  est  une  des  mé- 
thodes que  l'on  emploie  pour  déterminer  la  longitude,  et  l'un  des 
moyens  les  plus  simples  de  la  mettre  en  pratique  consiste  à  trans- 
porter successivement  en  divers  lieux  une  montre  bien  réglée.  C'est 
ainsi  qu'agissent  les  marins;  ils  ont  d'habitude  à  bord  de  leur  bâ- 
timent deux  chronomètres  qui  se  contrôlent  mutuellement  et  se  sup- 
pléent en  cas  d'accident;  mais,  lorsqu'une  grande  précision  est  né- 
cessaire, il  faut  des  soins  infinis.  Aussi,  quand  on  a  voulu  connaître 
par  ce  procédé  la  différence  de  longitude  entre  deux  points  éloignés 
^et  importans,  on  a  dû  faire  de  véritables  expéditions  chronomé- 
triques.  Telle  est  celle  qiie  le  gouvernement  russe  a  fait  exécuter 
en  1843  entre  l'observatoire  impérial  de  Poulkova ,  près  de  Saint- 
Pétersbourg,  et  l'observatoire  danois  d'Altona.  On  fit  quinze  voyages 
en  transportant  chaque  fois  soixante-huit  chronomètres  d'une  sta- 
tion à  l'autre. 

On  peut  encore  déterminer  la  longitude  en  observant  de  deux 
stations  différentes  l'heure  à  laquelle  se  produit  un  phénomène  cé- 

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63&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leste,  tel  qu'une  éclipse,  dont  Teffet  est  instantané  pour  tous  les 
lieux  de  la  terre.  Les  éclipses  des  satellites  de  Jupiter  fournissent 
d'utiles  indications  aux  navigateurs;  mais,  les  phénomènes  de  ce 
genre  n'étant  pas  assez  fréquens  pour  les  usages  de  la  géodésie, 
on  y  supplée  au  moyen  de  signant  artificiels,  comme  une  fusée  que 
l'on  fait  partir  pendant  la  nuit  entre  deux  observateurs  qui  pointent 
l'heure  où  elle  leur  est  apparue.  Cette  méthode  fut  essayée  en 
France  en  182â  et  1825  par  les  ingénieurs  géographes  qui  déter- 
minèrent les  longitudes  sur  le  parallèle  moyen  et  sur  le  parallèle 
de  Paris  à  Brest.  On  en  fit  une  autre  application  en  1825  entre  les 
observatoires  de  Paris  et  de  Greenwich.  Aujourd'hui  les  fusées  sont 
remplacées  par  des  signaux  télégraphiques.  Il  n'est  pas,  on  le  con- 
çoit aisément ,  de  procédé  plus  parfait  que  le  télégraphe  électrique 
pour  produire  des  signaux  instantanés  en  deux  localités  éloignées, 
fussent-elles  distantes  de  plusieurs  centaines  de  kilomètres.  C'est 
un  système  très  expéditif  et  moins  coûteux  que  la  triangulation  géo- 
désique.  Les  Américains  du  nord  n'ont  pas  employé  d'autre  mé- 
thode sur  leur  immense  continent,  et  ils  prétendent  être  arrivés  à 
connaître  la  longitude  aussi  exactement  que  la  latitude.  En  Europe, 
où  les  réseaux  géodésiques  étaient  achevés  en  général  avant  que 
l'on  eût  songé  à  transmettre  les  signaux  par  l'électricité,  la  méthode 
télégraphique  ne  peut  que  vérifier  les  résultats  déjà  connus.  En 
France,  on  en  a  déjà  fait  quelques  applications;  mais  les  opérations 
entreprises  en  dehors  des  deux  corps  savans,  le  bureau  des  longi- 
tudes et  le  dépôt  de  la  guerre,  qui  conservent  les  saines  traditions 
géodésiques,  ne  sont  que  des  essais  sans  importance,  plus  propres 
à  mettre  en  relief  les  avantages  du  système  qu'à  contrôler  systéma- 
tiquement les  calculs  de  l'ancienne  triangulation. 

Les  ingénieurs  disposent  donc  de  plusieurs  méthodes  propres  à 
contrôler  les  mesures  de.  triangles  qu'ils  ont  faites  sur  la  surface 
du  pays.  La  géodésie,  qui  fournit  la  longitude  et  la  latitude  de  cha- 
que signal,  a  encore  l'avantage  d'en  donner  l'altitude,  c'est-à-dii*e 
l'élévation  au-dessus  du  niveau  moyen  des  mers.  La  hauteur  des 
montagnes  s'obtient  ainsi  avec  autant  de  rigueur  que  par  les  ni- 
vellemens  les  plus  délicats.  Dans  le  lever  de  la  carte  des  îles  bri- 
tanniques, la  hauteur  d'un  des  principaux  sommets  de  l'Ecosse,  le 
Ben-Macdui,  fut  trouvée  par  le  calcul  géodésique  de  l,â00"'46,  et  ^ 
deux  nivellemens  opérés  sur  la  même  montagne,  l'un  de  bas  en  haut 
et  l'autre  de  haut  en  bas  sur  un  autre  versant,  donnèrent  le  même 
chifire  à  &  ou  5  centimètres  près.  La  mesure  des  altitudes  est  une 
des|parties  les  plus  importantes  de  la  géographie,  car  il  ne  suffirait 
pasjde  dessiner  sur  le  papier  l'emplacement  des  villes,  le  tracé  des 
routes,  le  cours  des  rivières;  il  faut  encore  peindre  les  accidens  du 
terrain  et  rendre  sous  une  forme  sensible  à  l'œil  le  creux  des  val* 


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LES   CARTES   GÉOGRAPHIQUES.  639 

lées  et  le  soulèvement  des  montagnes.  Les  nivellemens  à  grande 
distance  présentent  au  reste  un  autre  intérêt  :  ils  permettent  de 
comparer  le  niveau  relatif  des  différentes  mers.  On  avait  cru  pen- 
dant longtemps  que  la  Méditerranée  est  à  quelques  mètres  plus 
haut  que  l'Océan.  La  triangulation  de  la  carte  de  France  a  prouvé 
que  ces  deux  mers,  en  les  supposant  dans  un  état  de  repos  absolu, 
ne  formeraient  qu'une  seule  et  même  surface  de  niveau.  Cette  sur- 
face, que  l'on  suppose,  par  une  conception  idéale,  prolongée  sans 
interruption  au-dessous  du  sol  de  la  France,  est  le  repère  auquel 
sont  rapportées  les  altitudes  de  tous  les  autres  points  du  territoire. 
C'est  après  que  la  géodésie  a  fixé  les  coordonnées  géographiques 
des  points  principaux  du  pays  que  commence  le  travail  de  la  topo-  ^ 
graphie  proprement  dite,  d'abord  la  planimétrie,  que  l'ingénieur 
exécute  en  explorant  le  pays  et  dessinant  à  mesure  sur  le  papier, 
puis  le  modelé  du  sol,  qui  a  pour  but  de  représenter  les  pentes  des  ' 
montagnes  et  les  ondulations  des  plaines.  Ce  travail,  nécessairement 
moins  parfait  que  la  triangulation  qui  lui  sert  de  canevas  (les  er- 
reurs sont  locales  et  ne  peuvent  s'ajouter),  doit  néanmoins  donner 
une  image  du  terrain  aussi  fidèle  que  possible.  C'est  sur  le  terrain 
même  que  se  dessinent  les  cartes  à  grande  échelle  que  nous  avons 
entre  les  mains;  mais,  pour  rendre  sur  une  feuille  de  dimension  très 
restreinte  l'infinie  variété  d'apparence  du  sol,  il  a  fallu  établir  des 
signes  conventionnels,  une  sorte  de  dessin  figuré  dont  le  sens  n'est 
pas  assez  généralement  connu  pow  que  la  lecture  en  soit  toujours 
facile.  Pour  lire  les  cartes  et  y  déchiffrer  toutes  les  indications 
qu'elles  contienîient,  il  faut  une  étude  préliminaire  et  la  connais- 
sance des  signes  qui  ont  été  employés  par  le  topographe. 

IIL 

Lorsqu'on  examine  les  cartes  anciennes,  l'attention  se  porte  d'a- 
bord sur  quelques  bizarreries  de  dessin.  Des  monstres  marins  d'une 
forme  fantastique  nagent  sur  la  surface  blanche  de  la  mer,  de  pe- 
tits clochers  figurent  les  villages;  les  montagnes  sont  posées  en  per- 
spective au  milieu  des  plaines,  avec  des  contours  nets  et  bien  arrê- 
tés, comme  si  la  nature  ne  procédait  pas  toujours  par  pentes  douces 
et  par  gradations  presque  insensibles.  On  ne  saurait  mesurer  sur 
ces  cartes  la  largeur  d'une  vallée,  fixer  l'emplacement  d'un  col,  ni 
tracer  les  limites  du  bassin  d'une  rivière.  Les  cartes  topographiques 
étaient  un  tableau,  une  sorte  de  paysage;  elles  sont  devenues  un 
plan  géométrique  aussi  vrai  dans  les  détails  que  le  plan  d'un  édi- 
fice. C'est  aux  géographes  français  que  revient  surtout  le  mérite  de 
cette  transformation.  Le  principe  posé  étant  que  la  carte  doit  être 
ime  figure  semblable  au  terrain  que  l'on  veut  représenter,  des  in- 

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6Â0  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

structions  très  minutieuses  ont  été  rédigées  par  le  dépôt  de  la 
guerre,  et  ont  prescrit,  pour  tous  les  travaux  qui  s'exécutent  dans 
cet  établissement,  là  largeur  à  donner  aux  routes  et  aux  chemins 
de  communication  de  toute  classe,  le  mode  de  représentation  des 
villes  et  des  villages,  des  châteaux  et  des  fermes,  les  dess'ms  con- 
ventionnels qui  figurent  les  bois,  les  prairies,  les  rochers  et  les  sa- 
bles. La  forme  et  la  dimension  des  écritures  à  placer  sur  la  carte 
ont  été  rigoureusement  fixées  suivant  l'échelle  et  l'importance  des 
objets.  Les  limites  des  états  sont  indiquées  par  d'autres  traits  que 
les  limites  des  départemens.  Grâce  à  ces  conventions  très  claires  et 
très  nettes,  on  peut  réunir  sur  une  carte  de  petit  format  tous  les 
traits  saillans,  tous  les  caractères  distinctifs  d'une  grande  étendue 
de  terrain.  Il  importe  seulement  que  celui  qui  consulte  la  carte  ail 
la  clé  de  ce  système  conventionnel. 

^  C'est  surtout  par  l'expression  des  formes  du  terrain  que  les  cartes 
modernes  diffèrent  des  cartes  anciennes.  Dans  le  système  qui  était 
autrefois  en  usage,  les  montagnes  étaient  figurées  par  de  petites 
élévations  de  profil  qui  supposaient  l'œil  du  spectateur  dans  le  plan 
de  la  carte;  la  direction  des  chaînes  était  mal  indiquée;  les  cols  et 
les  sommets  se  devinaient  à  peine.  Les  géographes  du  dernier  siècle 
rendirent  cette  méthode  plus  expressive  en  changeant  la  position  du 
centre  de  perspective  d'où  l'œil  du  spectateur  est  supposé  regar- 
der le  tableau.  Ils  inventèrent  la  topographie  à  lumière  oblique,  où 
les  montagnes  sont  dessinées  avec  un  côté  éclairé  et  l'autre  dans 
l'ombre,  et  ils  obtinrent  des  effets  pittoresques  des  plus  heureux 
par  cette  opposition  de  l'ombre  et  de  la  lumière. 

Vers  la  même  époque,  Buache,  géographe  français,  indiqua  un 
procédé  tout  différent  pour  exprimer  les  ondulations  du  sol.  Ayant 
à  faire  comprendre  ses  idées  sur  la  topographie  sous-marine  du 
Pas-de-Calais,  il  imagina,  dans  lin  mémoire  qui  date  de  1744,  de 
tracer  sur  la  carte  la  limite  qu'occuperaient  les  eaux,  si  le  niveau 
s'en  abaissait  de  10  toises,  puis  de  20,  de  30  toises,  etc.  Il  obtint 
par  ce  moyen  des  courbes  horizontales  très  espacées  lorsque  le  ter- 
rain était  faiblement  incliné,  et  très  rapprochées  au  contraire  lors- 
que la  pente  était  rapide.  Sur  les  continens,  on  peut  obtenir  le  tracé 
de  ces  mêmes  courbes  en  supposant  que  les  eaux  de  l'Océan  s'élè- 
vent peu  à  peu  au-dessus  du  niveau  actuel.  C'est  en  quelque  sorte 
une  représentation  géométrique  et  mathématiquement  exacte  des 
ondulations  du  sol;  aussi  les  ingénieurs  civils  et  militaires  lui  ont-ils 
unanimement  donné  la  préférence  pour  tous  les  plans  topographi- 
ques  où  l'on  trace  les  projets  de  routes,  de  canaux  et  de  fortifica- 
tions; mais  les  cartes  dessinées  d'après  cette  méthode  ne  convien- 
draient peut-être  pas  pour  l'usage  habituel. 

A  l'époque  où  l'on  préparait  les  premières  feuilles  de  la  nouvelle 


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LES   CARTES   GÉOGRAPHIQUES.  641 

carte  de  France,  de  graves  discussions  s'élevèrent  au  sujet  du  sys- 
tème qu'il  convenait  de  suivre  pour  figurer  le  relief.  Le  soin  de 
terminer  le  débat  fut  confié  à  une  commission  nommée  en  1826  par 
le  ministre  de  la  guerre.  Il  fut  décidé  que  les  minutes  des  cartes, 
c'est-à-dire  le  travail  fait  sur  le  terrain,  seraient  toujours  dessi- 
nées avec  des  courbes  horizontales,  mais  que  sur  les  cartes  gravées, 
ces  courbes  disparaîtraient,  et  que  l'intervalle  qui  les  sépare  serait 
rempli  par  des  hachures  dont  l'espacement  et  la  grosseur  seraient 
gradués  suivant  l'inclinaison  des  pentes  (1).  Tel  est  le  système  de 
représentation  du  sol  qui  a  été  mis  en  pratique  pour  le  dessin  de  la 
carte  de  France  qu'achève  le  dépôt  de  la  guerre.  Quoique  la  con- 
ception en  soit  rigoureusement  exacte,  on  est  forcé  de  reconnaître 
que  cette  méthode  est  trop  conventionnelle,  et  contribue  à  rendre 
les  cartes  confuses.  Il  est  permis  de  croire  que,  si  la  question  était 
de  nouveau  soumise  à  la  discussion,  on  accorderait  la  préférence  à 
une  méthode  différente.  L'éclairement  du  sol  par  lumière  oblique, 
dont  la  commission  de  1826  n'a  pas  voulu,  a  été  adopté  en  pays 
étrangers,  particulièrement  en  Suisse  et  dans  les  états  sardes,  ce 
qui  donnerait  à  croire  que  ce  procédé  convient  très  bien  aux  pays 
de  montagnes  (2). 

Il  n'y  a  donc  pas  uniformité  dans  les  méthodes  que  les  géogra- 
phes des  divers  pays  emploient  pour  exprimer,  par  des  signes  con- 
ventionnels, les  formes  du  terrain  et  les  accidens  du  sol.  L'unifor- 
mité n'existe  pas  davantage,  on  le  sait,  dans  l'orthographe  des 
noms  que  l'on  inscrit  sur  les  cartes.  Combien  de  villes,  de  rivières, 
de  montagnes,  dont  le  nom  varie  d'une  langue  à  l'autre?  Pour  n'en 
prendre  qu'un  exemple,  le  fleuve  qui  pour  nous  se  nomme  le  Rhin 
est  appelé  par  les  Allemands  Rhein^  par  les  Anglais  Rhine,  par  les 
Hollandais  Rijn^  par  les  Espagnols  Rirty  et  par  les  Portugais  Rheno. 
Autant  de  peuples,  autant  de  mots  différons.  Encore  cette  termino- 
logie multiple  s'expliquerait- elle  lorsqu'il  s'agit  d'un  cours  d'eau 
qui  appartient  successivement  à  plusieurs  puissances  :  on  compren- 
drait même  que  chaque  peuple  se  fît  une  orthographe  à  part  pour 

(1)  Pour  que  des  pentes  égales  dessinées  par  des  mains  différentes  sur  deux  feuilles 
séparées  fussent  toujours  exprimées  par  des  teintes  uniformes  et  des  hachures  de  môme 
force,  on  adopta  Téchelle  des  teintes  proposée  par  le  colonel  Bonne. 

(2)  On  peut  citer  notamment,  parmi  les  travaux  exécutés  suivant  cette  méthode,  la 
carte  de  Suisse  dressée  par  le  bureau  topographique  fédéral  sous  la  direction  scien- 
tifique du  général  Dufour.  Des  effets  de  lumière  en  Ulanc  marquent  avec  une  grande 
netteté  le  sommet  des  montagnes,  et  si  Ton  combine  ce  système  avec  des^  teintes  bis- 
trées étendues  sur  le  creux  des  vallées,  on  peut  obtenir  quelquefois  un  effet  de  relief 
surprenant.  En  France  môme,  bien  des  ingénieurs  conservent  encore,  malgré  ses  dé- 
fauts, Tancienne  carte  de  Cassini,  parce  que  le  figuré  du  terrain  y  ressort  d'une  façon 
plus  saisissante  que  sur  la  carte  nouvelle. 

TOME  L.  —  1864.  41 


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êh2  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  mots  empruntés  aux  idiomes  persans,  arabes  ou  indiens  qui 
ont  un  alphabet  différent  du  nôtre;  mais  ces  bizarreries  de  la  no- 
menclature géographique  n*ont  plus  de  raison  d'être  au  sein  de 
l'Europe  entre  des  populations  dont  les  rapports  sont  fréquens.  Sans 
encourir  le  reproche  de  chercher  à  outrance  la  couleur  locale,  on 
peut  dés'u:er  que  Londres,  Vienne,  Cologne,  reprennent  sur  nos 
cartes  le  nom  qui  leur  est  propre,  et  dans  le  discours  la  pronon- 
ciation que  les  indigènes  leur  donnent.  11  résulte  des  habitudes  or- 
thographiques actuelles  que  les  cartes  exotiques  sont  quelquefois 
indéchiffrables  pour  des  lecteurs  français. 

11  y  a  aussi  un  désaccord  regrettable  entre  les  travaux  topogra- 
phiques des  divers  états  en  ce  qui  concerne  l'échelle  des  cartes.  On 
admet  que  le  terrain  ne  peut  être  représenté  avec  assez  de  détails, 
si  l'échelle  n'est  plus  grande  que  le  100,000^  Au-dessous  de  cette 
limite,  on  n'a  plus  que  des  cartes  d'ensemble,  des  cartes  chorogra- 
phiques,  qui  sont  utiles  sans  contredit  lorsqu'on  veut  étudier  la  sur- 
face entière  d'une  contrée  ou  l'aspect  général  d'une  province,  mais 
qui  ne  peuvent  contenu*  toutes  les  indications  propres  à  faire  appré- 
cier la  nature  et  la  configuration  du  sol.  En  France,  on  a  d'une  fa- 
çon absolue  adopté  les  échelles  décimales  (1).  La  surface  entière  de 
la  Trance  comprend  deux  cent  soixante-huit  feuilles,  à  l'échelle  du 
80,000*,  dont  sept  sont  consacrées  aux  départemens  récemment  an- 
nexés, chaque  feuille  représentant  une  surface  de  40  kilomètres  de 
haut  sur  6à  kilomètres  de  large.  L'ensemble  de  cette  carte,  si  l'on 
en  réunissait  toutes  les  parties  bout  à  bout,  couvrirait  un  espace 
de  11  mètres  sur  13;  mais  les  feuilles  sont  faites  pour  être  consul- 
tées isolément,  pour  être  examinées  de  près,  et  non  pour  être  réu- 
nies les  unes  aux  autres. 

Le  cadastre  français,  qui  fut  une  entreprise  locale  poursuivie  avec 
les  fonds  que  votaient  chaque  année  les  conseils-généraux  des  dé- 
partemens, n'a  rien  eu  de  commun  avec  les  travaux  géodésiques.  11 
en  résulte  peu  d'inconvéniens,  car  il  n'importe  guère  que  le  plan 
d'ensemble  du  cadastre  soit  imparfait,  pourvu  que  l'arpentage  des 
parcelles  soit  juste  et  que  le  plan  de  chaque  commune  ne  contienne 
pas  d'erreur  sensible.  En  Angleterre,  ces  deux  opérations,  topogra- 
phîer  et  lever  des  plans  cadastraux ,  ont  été  confondues.  Après  de 
longues  discussions  et  plusieurs  enquêtes  parlementaires,  il  fut  dé- 

(1)  Le  cadastre  est  au  1,000*;  les  plans  spéciaux  d'une  ville,  d'une  place  forte,  se 
font  au  2,000«  ou  au  2,500*  ;  pour  la  carte  de  rétat-major,  les  levers  ont  été  faits  dans 
Torigine  au  10,000*,  pais  au  20,000*  et  enfin  au  40,000«;  les  feuilles  gravées,  réduites 
d*aprè8  les  minutes,  sont  au  80,000*.  On  s*accorde  à  reconnaître  que  cette  dimension  est 
bien  suffisante  pour  les  usages  habituels,  pour  les  travaux  publics  et  pour  les  opérationa 
militaires. 


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LES   CARTES   GEOGRAPHIQUES.  6A3 

cidé  que  la  carte  des  îles  britanniques  serait  publiée  à  trois  échelles 
différentes  :  d'abord  à  l'échelle  de  25  pouces  par  mille  (soit  au 
2,500*  environ),  pour  servir  à  l'établissement  de  l'impôt  et  à  la  dé- 
limitation des  héritages,  puis  à  l'échelle  de  6  pouces  par  mille,  pour 
les  opérations  militaires  et  les  travaux  publics,  et  enfin  à  l'échelle 
de  1  pouce  par  mille  (c'est-à-dire  au  63,360«),  ce.  qui  donne  une 
véritable  carte  topographique  dans  des  conditions  analogues  à  la 
nôtre  (1). 

L'exécution  de  cette  carte  à  triple  échelle  est  confiée  à  une  ad- 
ministration spéciale  {ordnance  survey  office)^  sous  l'habile  direc- 
tion d'un  ingénieur,  sir  Henry  James,  qui,  pour  accélérer  le  travail 
sans  en  diminuer  la  précision ,  a  su  mettre  en  pratique  d*heureux 
perfectionnemens.  Il  est  de  principe  que  les  cartes-minutes  dressées 
sur  le  terrain  ne  peuvent  être  amplifiées,  parce  qu'en  élargissant 
le  dessin  on  risquerait  d'en  altérer  les  proportions.  Elles  peuvent 
seulement  être  réduites  à  une  échelle  moindre,  pourvu  qu'à  chaque 
réduction  on  supprime  tous  les  détails  trop  minutieux  qui  surchar- 
geraient une  feuille  de  moindre  étendue  et  y  produiraient  la  con- 
fusion. Les  minutes  sont  par  conséquent  levées  à  l'échelle  cadastrale 
et  subissent  des  réductions  successives.  Jusqu'à  ce  jour,  les  réduc- 
tions d'échelle  étaient  faites  au  moyen  du  pantographe,  instrument 
sûr,  mais  lent,  dont  les  graveurs  font  un  usage  fréquent  pour  re- 
produire les  dessins  avec  des  dimensions  variables.  On  s'est  servi 
pour  les  cartes  anglaises  d'une  méthode  différente  qui  donne  d'ex- 
cellens  résultats.  —  Voici,  en  résumé,  la  série  complète  des  opé- 
rations. Après  que  la  triangulation  de  troisième  ordre  a  donné  la 
position  de  tous  les  objets  remarquables  d'une  contrée,  clochers, 
arbres  isolés,  etc.,  des  arpenteurs  retournent  sur  le  terrain  pour 
relever  avec  la  chaîne,  qui  est  le  plus  simple  des  instrumens  topo- 
graphiques, les  détails  de  tous  ces  petits  triangles  que  forment  les 
signaux  géodésiques.  Les  distances,  ainsi  mesurées  et  inscrites  sur 

(1)  n  a  été  reconnu  qu*il  était  avantageux  de  posséder  de  bonnes  cartes  h  l*éche1Ie 
cadastrage,  avec  des  indications  complètes  sur  les  pentes  du  terrain  et  tous  les  accidens 
du  sol,  parce  que  les  ingénieurs  sont  alors  dispensés  de  lever  les  plans  spéciaux  dont 
ils  ont  besoin  pour  les  travaux  de  drainage,  de  mines,  de  fortifications,  etc.  Par  mal- 
heur, le  gouvernement  anglais  ne  s*est  décidé  à  entreprendre  le  plan  cadastral  de  tout 
le  royaume  qu*cn  1862,  à  une  époque  où  la  plus  grande  partie  du  territoire  était  déjà 
levée  à  Téchelle  de  six  pouces,  ou  même  seulement  d*un  pouce  par  mille.  Tous  les  tra- 
vaux topographiques  exécutés  plus  anciennement  devront  être  recommencés,  et  Topé- 
ration  entière,  dont  la  dépense  est  évaluée  à  35  millions  de  francs,  ne  peut  durer  moins 
d^une  vingtaine  d'années,  quelque  activité  que  déploient  les  ingénieurs  géographes,  et 
quelque  régulières  que  soient  les  allocations  budgétaires.  II  n*est  pas  hors  de  propos 
de  rappeler  que  le  comité  d'enquête,  dont  le  rapport  a  provoqué  Tadoption  de  cette 
mesure,  s'exprimait  ainsi  à  Toccasion  de  la  dépense  quMl  prévoyait  :  «  Si  considérable 
que  soit  le  prix  de  revient  d'une  carte  cadastrale,  les  avantages  en  sont  si  grands  pour 
le  pays  que  c'est  un  Judicieux  emploi  de  la  fortune  publique.  » 


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6A&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  carnet,  sont  vérifiées  par  des  procédés  très  simples,  puis  repor- 
tées sur  le  canevas  que  Ton  a  préparé.  Le  dessin  en  est  fait  à  TeDcre 
lithographique.  On  inscrit  en  même  temps,  avec  des  timbres  pré- 
parés à  l'avance,  les  indications  qui  se  représentent  le  plus  fré- 
quemment, et  tout  ce  travail  est  si  simple  qu'il  peut  être  fait  par 
de  jeunes  enfans.  Il  ne  reste  au  dessinateur  qu'à  introduire  les  dé- 
tails spéciaux  qui  réclament  une  main  exercée.  Ensuite  la  feuille  est 
décalquée  sur  une  plaque  de  zinc,  ce  métal  ayant  sur  les  pierres 
lithographiques  l'avantage  du  bon  marché  et  de  la  légèreté.  Ooen 
tire  autant  d'épreuves  qu'il  est  nécessaire.  Voilà  donc  le  plan  cadas- 
tral établi ,  lithographie  et  mis  à  la  disposition  de  tous  les  proprié- 
taires intéressés  qui  veulent  l'acheter,  ce  qui  est  déjà  une  amélio- 
ration notable.  Les  feuilles  du  cadastre  français  n'ayant  pas  été 
reproduites  par  l'impression,  on  ne  peut  s'en  procurer  une  copie 
qu'avec  des  frais  assez  considérables. 

Pour  passer  du  plan  cadastral,  qui  est  à  l'échelle  de  25  pouces 
par  mille,  à  la  carte  topographique  à  l'échelle  de  6  pouces,  Yord- 
nonce  survey  emploie  les  procédés  de  la  photozincographie^  appli- 
cation nouvelle  de  la  photographie.  Gomme  il  eût  été  impossible  de 
construire  un  objectif  d'assez  grand  diamètre  pour  donner,  sans  dé- 
formation appréciable,  l'image  d'une  grande  planche,  la  feuille  est 
divisée  en  petits  rectangles  qui  viennent  passer  tour  à  tour,  par  une 
disposition  ingénieuse,  devant  l'appareil  photographique.  L'image 
négative  réduite  que  l'on  obtient  sur  le  collodion  est  reportée  sur 
une  plaque  en  zinc,  puis  sur  une  planche  de  cuivre,  que  le  graveur 
burine  à  la  manière  habituelle.  On  a  pensé  que  l'impression  sur 
zinc  donnerait  des  résultats  imparfaits  pour  ces  feuilles  déjà  sur- 
chargées de  détails  délicats,  et  que  la  touche  moelleuse  et  fine  des 
planches  en  cuivre  pouvait  seule  produire  des  lignes  nettennent  ac- 
centuées. Du  reste,  certains  perfectionnemens  accélèrent  et  simpli- 
fient le  travail  de  la  gravure.  Ainsi  les  semis  de  points  qui  repré- 
sentent les  sables,  les  signes  conventionnels  qui  indiquent  les 
arbres,  les  rochers,  sont  exécutés  avec  une  machine  à  style  d'acier 
que  peut  manœuvrer  un  enfant,  au  lieu  d'être  fouillés  par  le  graveur 
lui-même.  Ces  procédés  expéditifs  diminuent  assurément  le  prix  de 
revient  du  travail;  mais  il  est  à  croire  que  la  perfection  y  perd.  On 
a  remarqué  en  effet  que  les  artistes  qui  s'adonnent  spécialement 
à  la  gravure  topographique  acquièrent  un  sentiment  instinctif  des 
formes  du  terrain  en  vertu  duquel  ils  rectifient  bien  des  erreurs  qui 
avaient  échappé  au  géographe.  La  carte  de  6  pouces  par  mille  est 
à  son  tour  réduite  par  la  photographie  pour  donner  l'échelle  d'un 
pouce,  après  qu'on  a  eu  soin  d'y  figurer  les  hachures  qui  simulent 
les  ondulations  du  sol. 

Un  perfectionnement  nouveau,  non  moins  ingénieux  et  plus  atOe 


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LES   CARTES   GEOGRAPHIQUES.  645 

encore  que  les  précédons,  est  la  reproduction  galvanoplastique  des 
planches  elles-mêmes.  Les  planches  en  cuivre  de  la  carte  de  France, 
qui  coûtent  chacune,  —  lever,  dessin  et  gravure,  —  de  40,000  à 
50,000  francs,  ne  peuvent  fournir  qu'un  nombre  très  limité  d'é- 
preuves, 2,000  ou  3,000  au  plus;  pour  obtenir  un  nouveau  tirage, 
il  faudrait  graver  la  feuille  une  seconde  fois.  Cet  inconvénient,  qui 
s'était  fait  sentir  depuis  longtemps  non-seulement  pour  les  cartes 
topographiques,  mais  aussi  pour  toute  sorte  de  plans  et  de  dessins 
gravés  a  été  habilement  surmonté  en  ces  dernières  années  au  moyen 
de  l'électrotypie.  Maintenant  on  peut,  quand  les  planches  sont  en- 
core neuves,  en  obtenir  un  fac-similé  identique  (1).  Les  reproduc- 
tions galvanoplastiques  ont  encore  l'avantage  de  faciliter  les  correc- 
tions que  l'on  doit,  d'année  en  année,  faire  subir  aux  planches  pour 
que  les  feuilles  de  chaque  nouveau  tirage  soient  modifiées  d'après 
les  changemens  survenus  à  la  topographie  du  pays.  Il  est  long  et 
pénible,  on  le  sait,  de  corriger  une  planche  gravée  en  creux,  tandis 
que  les  corrections  se  font  très  promptement  sur  le  cliché  en  relief 
que  l'on  obtient  du  premier  coup  par  l'immersion  dans  un  bain  gal- 
vanique. Pour  toutes  les  cartes  de  grande  valeur,  pour  les  plans  to- 
pographiques que  font  exécuter  les  gouvememens  européens,  on 
en  viendra  à  ne  considérer  la  planche  type,  œuvre  du  graveur,  que 
comme  un  étalon  qui  doit  être  conservé  précieusement  aux  archives 
et  d'où  l'on  tire  successivement,  à  mesure  que  le  besoin  s'en  fait 
sentir,  autant  de  clichés  qu'il  est  nécessaire.  On  peut  espérer  que 
ce  perfectionnement  amènera  une  réduction  notable  dans  le  prix  des 
feuilles  de  ces  cartes,  qui  est  encore  beaucoup  trop  élevé  pour  les 
usages  habituels,  quoiqu'elles  soient  vendues  en  général  bien  au- 
dessous  de  la  valeur  réelle.  Il  n'est  pas  à  craindre  d'ailleurs  que 
ces  reproductions  successives  altèrent  en  quoi  que  ce  soit  la  pureté 
du  dessin.  Le  dépôt  de  la  guerre  montrait  à  l'exposition  universelle 
de  1855  deux  épreuves  d'une  même  carte,  l'une  tirée  sur  la  planche- 
mère  et  l'autre  sur  la  planche  électro-typique,  et  l'observateur  le 
plus  attentif  ne  pouvait  découvrir  la  plus  légère  différence  entre  ces 
deux  spécimens. 

Pour  compléter  l'énumération  des  perfectionnemens  industriels 
introduits  dans  la  fabrication  des  cartes,  il  faut  dire  quelques  mots 

(1)  On  vient  d'essayer  en  France  un  procédé  plus  simple  et  moins  dispendieux  qui 
permet  de  multiplier  presque  indéfiniment  Timpression  sans  user  la  planche.  Il  con- 
siste à  aciérer  la  surface  gravée,  c*est-à-dire  à  la  recouvrir  par  la  galvanoplastie  d*une 
couche  d*acier,  ou  plus  probablement  de  fer,  qui  est  si  faible  que  les  traits  les  plus  fins 
de  la  gravure  n*en  sont  pas  altérés.  Les  planches  en  cuivre  qui  ont  subi  cette  prépa- 
ration ont  autant  de  durée  que  les  planches  en  acier,  et  conservent  néanmoins  le  ton 
et  le  moelleux  qui  font  que  Ton  préfère  pour  les  œuvres  d*art  la  gravure  sur  cuivre  à 
la  gravure  sur  acier. 


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6&6  BEYUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  la  chromo-lithographie  ou  impression  en  couleur.  Les  teintes  de 
diverses  couleurs  rentrent  dans  la  classe  des  signes  conventionnels 
dont  il  a  été  question  plus  haut.  Elles  ont  été  employées  depuis 
longtemps  sur  les  cartes  vulgaires  pour  marquer  les  limites  des 
états.  On  a  été  amené  peu  à  peu  à  en  faire  un  usage  plus  délicat  et 
plus  complexe.  Ainsi  les  teintes  servent  à  indiquer  sur  les  cartes 
géologiques  la  nature  variée  des  sols.  Dans  les  pays  montagneux, 
un  coloris  léger  étalé  sur  les  vallées  fsdt  ressortir  plus  nettement  les 
ondulations  du  territoire.  On  commence  même  à  introduire  le  des- 
sin en  couleur  dans  les  œuvres  topographiques  les  plus  soignées, 
afin  d'éviter  que  trop  d'indications  réunies  dans  un  cadre  restreint 
ne  nuisent  à  la  clarté.  Il  devient  possible,  grâce  aux  nuances,  de  di- 
minuer la  dimension  des  feuilles  sans  sacrifier  des  détails  essentiels. 
La  fabrication  matérielle  des  cartes  n'a  pas  fait  en  définitive  moins 
de  progrès  que  la  science  topographique  proprement  dite  :  il  reste 
à  examiner  dans  quelles  limites  ces  perfectionnemens  ont  été  ap- 
pliqués. 

IV. 

La  topographie  fut  dans  l'origine  une  branche  accessoire  de  Fart 
militaire.  Pour  combiner  les  mouvemens  stratégiques  d'une  année, 
choisir  un  champ  de  bataille  favorable,  apprécier  les  travaux  de 
défense  les  plus  propres  à  couvrir  une  frontière,  le  général  doit 
connaître  le  terrain  où  il  opère.  Il  faut  qu'il  soit  renseigné  sur  la  m- 
deur  des  pentes,  sur  le  tracé  et  la  viabilité  des  routes;  il  faut  même 
qu'il  sache  quelles  cultures  recouvrent  le  sol.  Les  cartes  furent 
donc  tout  d'abord  dressées  au  point  de  vue  de  l'utilité  qu'elles  ont 
pour  la  guerre,  et,  conséquence  naturelle,  on  crut  longtemps  qu'elles 
devaient  être  conservées  secrètement  comme  les  documens  qui  im- 
portent à  la  défense  du  territoire.  Les  cartes  réduites,  qui  représen- 
taient une  grande  contrée  sur  une  feuille  de  médiocre  étendue,  ne 
pouvaient  être  établies  que  sur  des  observations  astronomiques  sou- 
vent imparfaites,  et  plus  souvent  encore  sur  des  évaluations  arbi- 
traires qui  ne  méritaient  aucune  confiance.  On  a  maintenant  des 
idées  moins  exclusives  sur  l'utilité  des  études  topographiques.  Elles 
sont  encore  d'un  usage  fréquent  à  la  guerre,  et  la  preuve  en  est  que 
dans  presque  tous  les  états  de  l'Europe  les  ingénieurs  géographes 
appartiennent  à  l'armée;  mais  on  a  senti  que  les  cartes  doivent  être 
livrées  à  la  publicité  pour  le  profit  de  toutes  les  classes  de  la  so- 
ciété, pour  l'ingénieur  qui  y  étudie  les  projets  de  route,  pour  l'in- 
dustriel qui  fait  construire  une  usine  sur  le  cours  d'une  rivière, 
pour  l'administrateur  et  le  magistrat  dont  elles  guident  les  inves- 


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LES   CARTES   GEOGRAPHIQUES.  6&7 

tigations,  et  même  pour  le  propriétaire  terrien  qui  retrouve  sur  un 
plan  cadastral  les  titres  les  plus  clairs,  et  l'inventaire,  en  quelque 
sorte,  de  sa  propriété.  La  topographie  à  grande  échelle  satisfait  à 
tous  ces  besoins,  et  elle  fournit  encore,  après  que  le  dessin  en  a 
été  réduit  dans  de  justes  proportions,  le  canevas  mathématiquement 
exact  des  feuilles  d'ensemble  ou  cartes  réduites  sur  lesquelles  nous 
étudions  la  configuration  d'une  province,  d'un  état  ou  même  d'un 
continent  tout  entier.  Il  est  à  peine  besoin  de  dire  qu'il  n'y  a  encore 
qu'une  très  petite  portion  de  la  surface  terrestre  qui  soit  décrite 
sur  le  papier  avec  la  précision  des  méthodes  géodésiques  modernes; 
mais  les  progrès  accomplis  depuis  cinquante  ans  sont  déjà  considé- 
rables et  répondent  aux  besoins  les  plus  pressans. 

En  France,  la  carte  de  l'état- major,  dont  les  premiers  travaux 
remontent  à  1818,  dont  les  premières  feuilles  gravées  parurent  en 
1833,  et  qui,  après  avoir  été  poursuivie  sans  interruption  pendant 
cette  longue  période,  n'est  pas  encore  achevée,  —  la  carte  de  l'état- 
major  n'est  pas  la  seule  œuvre  topographique  de  notre  pays.  Des 
plans  spéciaux,  à  l'échelle  du  20,000«,  représentent  avec  des  détails 
plus  complets  les  environs  des  villes  importantes.  La  grande  carte 
a  aussi  été  réduite  et  copiée  sous  différentes  formes  par  les  dépar- 
temens  ou  par  les  divers  services  publics,  qui  en  ont  extrait  des 
plans  mieux  appropriés  à  leurs  exigences  particulières.  Le  dépôt  de 
la  guerre  exécute  lui-même  une  réduction  au  quart,  c'est-à-dire 
à  l'échelle  du  320,000%  qui  rentre  dès  lors  dans  la  classe  des  cartes 
chorographiques.  On  trouve  encore  sur  cette  réduction  le  tracé  des 
cours  d'eau,  les  principales  formes  du  terrain  et  toutes  les  indica- 
tions locales  qui  ont  pu  prendre  place,  sans  l'encombrer,  sur  une 
feuille  de  moindre  format.  Enfin  cette  carte,  déjà  réduite  au  quart, 
sera  encore  réduite  de  façon  à  donner  une  carte  géographique  por- 
tative, où  la  rigueur  du  dessin  et  la  multiplicité  des  détails  seront 
proportionnés  à  la  grandeur  du  format. 

En  même  temps  que  s'accomplissait  l'exploration  topographique 
du  territoire  continental  de  la  France,  les  ofiîciers  du  corps  d'état- 
major  exécutîdent,  à  la  suite  des  armées,  des  travaux  d'égale  impor- 
tance en  divers  pays.  Pour  l'Algérie,  il  n'y  eut  pendant  longtemps 
que  des  cartes  très  imparfaites,  dressées  pour  ainsi  dire  à  vol  d'oi- 
seau. On  a  levé  d'abord  les  environs  des  villes,  puis  on  a  entrepris 
de  faire  la  topographie  complète  de  cette  colonie  en  s' appuyant 
sur  des  mesures  géodésiques  aussi  rigoureuses  que  celles  qui  ont 
servi  de  base  à  la  topographie  de  la  France;  la  triangulation  du 
premier  ordre  est  déjà  terminée.  A  la  suite  des  expéditions  de  Chine 
^t  de  Syrie,  il  a  aussi  été  dressé  des  cartes  du  terrain  occupé  par 
les  troupes.  Ce  ne  sont,  il  est  vrai,  que  des  ébauches  topographiques 


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6A8  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

rédigées  d'après  les  itinéraires  que  dessinent  les  oiSciers  en  par- 
courant le  pays  dans  tous  les  sens.  Ne  pouvant  exécuter  une  trian- 
gulation régulière,  ils  prennent  pour  base  quelques  observations 
astronomiques;  ils  mesurent  les  hauteurs  avec  le  baromètre,  ils 
évaluent  les  distances  d'après  le  temps  employé  pour  les  parcourir. 
Pour  les  cantons  qu'ils  ne  peuvent  visiter  eux-mêmes,  ils  mettent 
en  œuvre  les  renseignemens  fournis  par  les  babitans.  Néanmoins 
ces  reconnaissances  militaires  sont  toujours  précieuses  pour  la  géo- 
graphie et  sont  d'autant  plus  utiles  qu'elles  se  font  en  général  dans 
des  contrées  presque  inconnues  auparavant. 

La  triangulation  géodésique  de  l'Angleterre,  commencée  en  178Î, 
n'a  été  terminée  qu'en  1858.  Après  de  nombreux  levers  partiels  qui 
sont  devenus  inutiles  faute  d'avoir  été  coordonnés  et  rapportés  à  un 
plan  commun,  après  de  longues  hésitations  quant  à  l'échelle  qu'il 
convenait  d'adopter,  il  a  été  décidé ,  comme  on  l'a  dit  plus  haut, 
que  des  cartes  cadastrales  et  topographiques  à  trois  échelles  diffé- 
rentes seraient  publiées  simultanément.  Cette  vaste  entreprise  eii- 
gera  bien  des  années  de  travail.  Quelques  feuilles  en  sont  déjà  pu- 
bliées. Quoique  dessinées  avec  un  certain  luxe,  il  faut  reconnaître 
qu'elles  ne  sont  pas  aussi  satisfaisantes  d'aspect  que  les  cartes  fran- 
çaises. 11  y  a  toujours  dans  la  gravure  quelque  chose  de  dur  et  de 
heurté,  et  lorsque  les  couleurs  y  sont  employées,  en  particulier 
dans  les  cartes  géologiques,  on  y  remarque  une  crudité  de  tons  qui 
fatigue  l'œil.  Les  Anglais  poursuivent  en  outre  des  travaux  topogra- 
phiques considérables  dans  leurs  colonies,  et  notamment  aux  Indes 
orientales.  Après  avoir  exécuté  dans  cet  immense  empire  une  trian- 
gulation très  étendue,  et  après  avoir  mesuré  des  arcs  terrestres 
d'une  grande  amplitude,  tant  du  nord  au  sud  que  de  l'est  à  l'ouest, 
ils  ont  résolu  de  continuer  leurs  opérations  géodésiques  vers  le  nord, 
à  travers  le  Turkestan  chinois,  jusqu'aux  frontières  des  possessions 
russes.  On  ne  pourra  manquer  d'obtenir  ainsi  d'importantes  notions 
sur  la  géographie  encore  obscure  de  l'Asie  centrale. 

Les  états  qui  composent  le  centre  de  l'Allemagne  se  sont  entendus 
récemment  pour  entreprendre  en  commun  des  mesures  géodésiques, 
afin  d'étudier  les  irrégularités  de  forme  du  globe  terrestre.  Outre 
les  conséquences  purement  théoriques  qu'on  pourra  en  tirer  sur 
une  question  si  souvent  débattue,  les  observations  nouvelles  auront 
l'avantage  de  relier  entre  elles  les  triangulations  de  diverses  con- 
trées. On  se  propose  de  déterminer  avec  beaucoup  de  soin,  par  U 
naéthode  télégraphique,  les  longitudes  des  principales  villes,  Leip- 
zig, Berlin,  Prague,  Vienne.  Grâce  aux  travaux  persévérans  du  gé- 
néral de  Bayer,  le  territoire  prussien  est  déjà  couvert  d'un  réseau 
géodésique  dont  Texécution  ne  laisse  rien  à  désirer,  et  qui  s'étend 


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LES    CARTES    GÉOGRAPHIQUES.  649 

de  la  Silésie  à  la  frontière  rhénane.  L'Autriche  a  aussi  à  peu  près 
terminé  sa  triangulation;  mais  les  ingénieurs  de  l'institut  impé- 
rial et  royal  de  géographie  militaire  ont  reconnu  qu'il  était  devenu 
nécessaire  d'en  recommencer  certaines  parties  d'une  exactitude 
douteuse,  et  ils  ont  senti  surtout  qu'il  serait  utile  de  contrôler  leur 
travail  en  se  reliant  vers  le  midi  au  réseau  italien,  de  même  qu'ils 
se  joignent  vers  le  nord  au  réseau  prussien.  Les  cartes  topogra- 
phiques que  publient  les  gouvernemens  de  l'Allemagne  seront  ainsi 
rattachées  les  unes  aux  autres.  Il  est  à  regretter  qu'elles  soient 
dressées  en  général  à  des  échelles  différentes.  La  Prusse  a  dessiné 
au  80,000®  les  feuilles  des  provinces  rhénanes,  et  au  100,000®  les 
feuilles  des  provinces  orientales;  l'Autriche  a  adopté  les  échelles  du 
144,000*'  et  du  288,000%  qui  sont  assurément  trop  petites  pour  des 
plans  topographiques.  Les  états  de  moindre  importance,  le  grand- 
duché  de  Bade,  la  Saxe,  le  Wurtemberg,  qui  n'avaient  à  explorer 
qu'un  territoire  restreint,  ont,  pour  la  plupart,  fait  choix  d'une 
échelle  plus  grande,  le  50,000®  ou  même  le  25,000%  et  ont,  pour 
la  même  raison,  terminé  promptement  leurs  travaux.  Les  petites 
principajutés  ont  presque  toutes  pris  des  arrangemens  avec  leurs 
puissans  voisins  pour  que  leur  surface  fût  levée  et  publiée  en  même 
temps  que  celle  des  royaumes  où  ces  principautés  sont  enclavées. 
Toutes  ces  cartes  sont  les  unes  achevées,  les  autres  très  avancées, 
et  la  topographie  allemande  sera  complète  d'ici  à  quelques  années. 
De  tous  les  pays,  c'est  peut-être  la  Russie  qui  dans  ces  derniers 
temps  s'est  montrée  le  plus  favorable  aux  travaux  géodésiques.  On 
doit  ce  résultat  principalement  au  zèle  et  à  l'habileté  de  quelques 
savans  astronomes,  parmi  lesquels  il  est  juste  de  citer  spécialement 
M.  le  général  de  Schubert  et  M.  de  Struve,  directeur  de  l'observatoire 
impérial  de  Poulkova.  Mesure  d'un  arc  de  méridien  de  25**  20'  entre 
Ismaïl,  à  l'embouchure  du  Danube,  et  Fugleuaes,  à  l'extrémité  sep- 
tentrionale de  la  presqu'île  Scandinave,  nivellement  des  pays  com- 
pris entre  la  Mer-Noire  et  la  Mer-Caspienne,  observations  astrono- 
miques nombreuses  en  Sibérie  e£  au  Caucase,  expéditions  chro- 
nométriques  entre  Poulkova,  Altona  et  Greenwich,  triangulation 
presque  complète  des  provinces  européennes  et  d'une  partie  du 
pays  transcaucasien,  tels  sont  les  immenses  travaux,  d'une  valeur 
scientifique  incontestable,  par  lesquels  se  sont  signalés  les  astro- 
nomes de  l'empire  des  tsars.  Quelque  vastes  que  soient  les  posses- 
sions russes  en  Europe,  la  topographie  en  est  déjà  très  avancée,  et  la 
publication  de  l'œuvre  totale  ne  se  fera  pas  beaucoup  attendre.  En 
même  temps,  la  Société  impériale  de  géographie  de  Saint-Péters- 
bourg coopère  aux  explorations  topographiques,  et  fait  lever  une 
carte  de  la  Sibérie  orientale  jusqu'à  l'embouchure  du  fleuve  Amour. 

* 

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650  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

L'Espagne,  dont  le  sol  montagneux  présentait  bien  des  difficultés, 
n'en  est  encore  qu'à  la  géodésie.  La  Hollande  a  presque  terminé 
sa  carte,  où  les  nivellemens  sont  l'objet  d'un  soin  tout  particulier, 
en  raison  de  la  nature  presque  plate  du  territoire,  qui  l'expose  à  de 
grandes  inondations.  Il  faut  encore  citer  la  Suède,  dont  le  réseau 
géodésique  présente  cette  particularité  intéressante,  que  l'une  des 
bases  fut  mesurée  en  hiver  sur  la  surface  glacée  d'un  lac.  En  Ita- 
lie, les  anciens  états  sardes  sont  entièrement  levés  à  l'échelle  du 
50,000'.  La  Lombardie  et  les  provinces  centrales  l'ont  été  par  le 
gouvernement  autrichien  au  86,&00*.  Le  royaume  de  Naples  était 
resté  seul  en  dehors  de  ces  travaux  ;  mais  les  études  topograpbi- 
ques  viennent  d'être  reprises  par  le  gouvernement  du  roi  Victor- 
Emmanuel  sur  toute  l'étendue  de  la  péninsule.  La  Belgique,  qui 
s'était  longtemps  contentée  de  cartes  particulières,  vient  aussi  d*ea- 
treprendre  sa  carte  officielle.  En  résumé,  les  deux  tiers  de  l'Europe 
sont  déjà  représentés  sur  le  papier,  et  dans  quelques  années  la  to- 
pographie aura  terminé  son  œuvre  sur  ce  continent.  Dès  à  présent, 
la  triangulation  des  états  de  l'Europe  forme  un  canevas  continu  qui 
s'étend  en  hauteur,  du  nord  au  sud,  sur  35  degrés  de  latitude,  et 
en  largeur,  de  l'est  à  l'ouest,  sur  70  degrés  de  longitude.  Ce  n'est 
guère  pourtant  que  la  cinquantième  partie  de  la  surface  totale  da 
globe. 

La  topographie  est,  on  le  voit,  presque  exclusivement  l'œuvre  des 
gouvernemens,  sauf  un  petit  nombre  de  cas  exceptionnels  où  les 
sociétés  savantes  ont  pris  une  part  directe  dans  ses  travaux.  La  rai- 
son principale  en  est  sans  doute  dans  la  dépense  considérable  qu'oc- 
casionnent la  géodésie  et  le  lever  du  terrain.  On  ne  peut  évaluer  le 
prix  de  rerient  d'une  bonne  carte  topographique  à  moins  de  20  ou 
30  francs  par  kilomètre  carré,  la  dépense  étant  plus  ou  moins 
grande  suivant  la  nature  du  sol.  Les  cartes  détaillées  sont  d'ailleurs 
d'une  utilité  incontestable  dans  les  pays  civilisés  pour  les  quesûons 
de  propriété  et  de  travaux  publics;  aussi  aucune  nation  ne  saurait- 
elle  s'en  passer.  En  dehors  de  ces  œuvres  officielles  qui  s'exécutent 
aujourd'hui  chez  toutes  les  nations  européennes  et  dans  leurs  colo- 
nies, on  n'a  plus  pour  guides  et  pour  renseignemens  que  les  itiné- 
raires des  voyageurs,  documens  consciencieux  sans  doute,  dqsûs 
souvent  imparfaits.  Les  hommes  qui  consacrent  leurs  loisirs  et  leur 
fortune  à  des  voyages  lointains  ne  possèdent  pas  toujours  les  con- 
naissances indispensables  à  qui  veut  faire  de  bonnes  observations 
astronomiques,  ou  ils  n'ont  pas  entre  les  mains  les  instrumeos  né- 
cessaires. Les  trois  quarts  du  monde  habitable  ne  nous  sont  connus 
que  par  les  récits  des  voyageurs.  De  là  proviennent  tant  d'erreurs 
grossières  qui  se  sont  conservées  sur  les  cartes  géographiques.  On 

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LES   CARTES   GÉOGRAPHIQUES.  651 

s'en  fera  une  assez  juste  idée  en  comparant  une  carte  ancienne  de 
l'Afrique  avec  celles  plus  récentes  qui  ont  été  rectifiées  d'après  les 
explorateurs  modernes.  Une  critique  judicieuse  sait  faire  un  choix 
entre  les  renseignemens  topographiques  qui  lui  sont  offerts,  et  elle 
élimine  ou  signale  comme  douteuses  les  indications  qui  ne  parais- 
sent pas  dignes  de  foi.  C'est  en  cela,  plus  que  dans  la  perfection  du 
dessin,  que  consiste  le  mérite  d'une  bonne  carte  géographique  (1). 

11  n'a  été  question  jusqu'ici  que  des  cartes  terrestres  qui  mon- 
trent la  surface  des  continens;  mais  les  océans  ont  aussi  leur  géo- 
graphie. L'hydrographie ,  tel  est  le  nom  qui  a  été  donné  à  cette 
étude,  a  pour  but  d'explorer  et  de  représenter  sur  le  papier  la  sur- 
face et  les  profondeurs  de  l'Océan,  et  en  particulier  les  rivages  de 
la  mer.  De  même  que  la  topographie  terrestre  a  pour  mission  spé- 
ciale de  faciliter  Texécution  des  travaux  publics  à  faire  sur  le  ter- 
rain solide,  de  même  l'hydrographie  est  principalement  destinée  à 
guider  les  navigateurs.  Elle  signale  à  leur  attention  les  roches  sous- 
marines  et  les  bas-fonds  dangereux;  elle  leur  trace  la  route  à  sui- 
vre pour  entrer  dans  une  rivière  ou  dans  un  port.  Combinée  avec  la 
météorologie,  elle  s'occupe  encore  des  vents  et  des  courans  qui 
contrarient  ou  facilitent  la  marche  des  bâtimens.  Cette  science  fut 
en  honneur  dès  les  premiers  temps  de  la  navigation  lointaine.  Les 
anciens  pilotes  consignaient  les  observations  qu'ils  avaient  recueil- 
lies sur  des  cartes  qu'ils  nommaient  Flambeau  de  la  mer^  Routier 
de  rOcéariy  parce  qu'en  effet  ces  documens  semblaient  éclairer  et 
jalonner  en  quelque  sorte  la  course  aventureuse  des  marins.  Les 
études  hydrographiques,  auxquelles  le  développement  de  la  marine 
commerciale  a  donné  plus  d'importance,  sont  devenues  l'une  des 
grandes  préoccupations  des  nations  maritimes,  et  ont  été  confiées  à 
des  ingénieurs  spéciaux,  savans  modestes  dont  les  travaux  restent 
presque  inconnus  en  dehors  du  petit  nombre  d'hommes  qui  en  pro- 
fitent directement. 

Les  cartes  marines  diffèrent  beaucoup  par  l'aspect  des  cartes  ter- 
restres. Sur  celles-ci,  les  continents  occupent  la  plus  grande  place; 
sur  les  autres,  c'est  la  surface  des  mers  qui  domine.  Des  accidens 
du  sol,  montagnes  et  vallées,  il  ne  reste  que  ce  que  le  marin 
peut  apercevoir  de  la  haute  mer;  le  reste  ne  lui  est  d'aucun  inté- 

(1)  n  ne  manque  pas  en  France,  en  Angleterre,  en  Allemagne,  d'éditeurs  instruits, 
qui  soumettent  à  un  contrôle  rigoureux  les  renseignemens  inscrits  sur  les  feuilles  qu'ils 
publient,  et  qui  rectifient  les  anciennes  erreurs  à  mesure  que  les  découvertes  nouvelles 
se  produisent.  Par  malheur,  ce  travail,  dont  les  résultats  sont  en  quelque  sorte  latens, 
ne  frappe  pas  les  yeux  et  peut  passer  inaperçu.  Aussi  voyons-nous  fréquemment  des 
cartes  défectueuses,  grossièrement  reproduites  d'après  des  documens  anciens,  obtenir 
autant  de  succès  que  celles  dont  le  dessin  a  été  soumis  à  une  critique  scrupuleuse. 


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652  BEYUE   DES   DEUX   MONDEE. 

rêt.  Le  système  de  projection  est  aussi  différent,  car  on  n'emploie 
pour  les  cartes  à  petite  échelle  que  la  projection  de  Mercator,  qui 
élargit  démesurément  les  contrées  éloignées  de  Téquateur.  Il  ne 
s'agit  plus  de  figurer  la  terre  telle  qu  elle  est;  l'objet  principal  est 
que  la  position  du  navire  puisse  être  marquée  chaque  jour  par  sa 
longitude  et  sa  latitude,  et  que  le  pilote  voie  immédiatement  la  route 
qu'il  doit  suivre.  Sur  les  cartes  à  grande  échelle  que  l'on  dresse 
pour  les  côtes  fréquentées,  pour  les  îles  et  les  archipels,  en  un  mot 
pour  toutes  les  portions  de  l'Océan  où  des  détails  spéciaux  sont 
utiles,  la  forme  des  rivages  est  dessinée  avec  le  plus  grand  soin,  les 
roches  isolées  sont  marquées  à  leur  place  précise,  la  profondeur  des 
eaux  est  indiquée  par  de  nombreuses  cotes  de  sondage;  enfin  des 
vues  de  la  côte  en  perspective  complètent  les  indications  dont  le 
marin  a  besoin  pour  reconnaître  où  il  se  trouve  et  pour  savoir  où  il 
doit  se  diriger. 

Les  états  qui  possèdent  des  marines  puissantes  ont  senti  qu'il  ne 
suffisait  pas  d'explorer  leurs  propres  rivages,  et  qu'il  fallait  encore 
lever  le  plan  de  tous  les  parages  où  les  navires  peuvent  être  poussés 
par  les  vents  ou  les  courans.  Ainsi  on  a  fait  l'hydrographie  de  tout 
le  pourtour  de  la  Méditerranée,  même  des  côtes  inhospitalières  du 
Maroc,  où  l'on  ne  pouvait  descendre  à  terre,  ni  faire  une  triangula- 
tion, ni  mesurer  une  base.  On  supplée  alors  aux  mesures  directes 
par  divers  artifices  :  on  évalue  les  distances  en  observant  de  loin 
la  hauteur  du  mât  d'un  navire  ou  le  temps  que  le  son  met  à  fran- 
chir l'intervalle  entre  deux  stations.  Dans  les  parages  inconnus,  l'hy- 
drographe est  souvent  réduit  à  esquisser  un  croquis  du  terrain 
devant  lequel  le  navhre  passe  rapidement. 

Ce  fut  après  les  événemens  politiques  de  1815  que  l'hydrogn- 
phie,  comme  la  topographie  terrestre,  reçut  une  vigoureuse  im- 
pulsion. Les  cartes  anciennes  de  nos  côtes  étaient  fautives  ;  les 
ingénieurs  de  la  marine  débutèrent  donc  par  une  reconnaissance 
minutieuse  de  toutes  les  côtes  de  France,  et  ce  grand  trava'd  les 
occupa  pendant  près  de  trente  ans.  Pour  faire  apprécier  l'exactitude 
et  l'utilité  des  opérations  hydrographiques,  il  suffira  de  dire  que 
l'on  découvrit  pendant  cette  exploration  un  grand  nombre  de  bancs 
de  sable  et  de  roches  sous-marines  que  les  pilotes  du  pays  ne  con- 
naissaient même  pas.  Les  côtes  de  nos  colonies  ont  ensuite  été  re- 
levées avec  le  même  soin.  En  Angleterre,  l'amirauté  a  aussi  consacré 
plusieurs  navires  et  a  dépensé  des  sommes  considérables  pour  les 
reconnaissances  hydrographiques  de  ses  côtes  et  des  rivages  les 
plus  fréquentés  du  globe.  Aux  États-Unis  d'Amérique,  le  coasl 
survey^  sous  l'habile  direction  du  professeur  Bâche ,  a  exécuté  des 
travaux  importans.  Possesseurs  de  rivages  étendus  sur  le  Pacifique 

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LES   CARTES   GÉOGRAPHIQUES.  653 

et  l'Atlantique,  les  Américains  ont  senti  la  nécessité  d'une  prompte 
exploration  des  rivières,  des  ports  et  des  rades  que  leurs  bâti  mens 
de  commerce  parcourent  sans  cesse.  Us  se  sont  mis  à  l'œuvre  sur 
tous  les  points  à  la  fois,  dans  les  états  du  nord,  en  Californie  et  dans 
le  golfe  du  Mexique  :  ils  ont  exécuté  une  foule  de  triangulations 
partielles  qui  se  relient  et  se  contrôlent  mutuellement,  et  dont  l'en- 
semble donnera  plus  tard,  si  les  événemens  politiques  permettent 
que  l'œuvre  s'achève,  les  positions  géographiques  des  principaux 
points  de  ce  vaste  continent.  Le  lever  des  côtes  de  l'Union  améri- 
caine est  commencé  depuis  1832,  et  n'était  encore  qu'à  moitié  fait 
lorsque  la  guerre  actuelle  éclata,  quoiqu'on  ait  mis  en  usage  les 
méthodes  les  plus  promptes  et  les  procédés  les  plus  expéditifs. 

Malgré  l'activité  imprimée  depuis  cinquante  ans  aux  travaux  géo- 
désiques  et  à  l'exploration  topographique  de  la  surface  terrestre, 
la  planète  que  nous  habitons  est,  on  a  pu  s'en  convaincre  par  cette 
étude,  encore  peu  connue.  En  dehors  de  l'Europe  et  des  colonies 
européennes,  nous  ne  pouvons  tracer  sur  le  papier  que  les  grands 
linéamens  du  terrain;  la  configuration  du  sol,  la  hauteur  et  la  di- 
rection des  montagnes  ne  sont  que  grossièrement  représentées  sur 
les  cartes.  Quelques  portions  centrales  des  continens  restent  môme 
encore  en  blanc.  Ces  lacunes  se  comblent  de  jour  en  jour;  mais  les 
travaux  topographiques  entraînent  des  lenteurs  telles  qu'il  n'est 
pas  permis  d'entrevoir  encore  l'achèvement  de  cette  entreprise  im- 
mense, —  la  mesure  et  la  représentation  du  globe  terrestre.  Les 
travaux  de  nos  topographes  modernes  sont-ils  au  moins  définitifs, 
ou  bien  deviendra-t-il  nécessaire  de  recommencer  dans  un  avenir 
plus  ou  moins  proche  la  carte  de  France  de  l'état-major,  de  même 
qu'on  a  recommencé  la  carte  de  Gassini?  Il  n'y  a  pas  de  doute  que 
les  méthodes  et  les  instrumens,  en  se  perfectionnant  progressive- 
ment, permettront  d'atteindre  une  exactitude  plus  grande.  On  ne 
se  contente  plus  aujourd'hui  des  approximations  qui  suffisaient  à 
Delàmbre  et  à  Méchain  au  commencement  de  ce  siècle.  Il  est  ques- 
tion déjà  de  réviser  les  longitudes  au  moyen  de  signaux  électriques. 
On  a  reconnu  que  les  hauteurs,  sauf  celles  des  points  géodésiques, 
n'étaient  pas. assez  bien  fixées,  et  l'on  a  entrepris  un  nivellement 
général  du  territoire,  qui  est  déjà  terminé  sur  les  grandes  voies  de 
communication  et  s'étendra  plus  tard  sur  toute  la  surface  du  pays. 
Les  cartes  seront  refaites  peu  à  peu  et  maintenues  au  niveau  des 
besoins  de  l'époque. 

Ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  regrettable  à  cette  heure,  c'est 
l'isolement  dans  lequel  se  renferment  la  plupart  des  nations  qui 
contribuent  aux  opérations  de  ce  genre.  Autant  de  pays,  autant  de 
mesures  différentes,  autant  d'échelles  et  de  conventions  variables 


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65&  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

pour  les  cartes.  Cependant  la  géodésie  ne  peut  être  une  entreprise 
locale;  elle  franchit  aisément  les  frontières,  et  gagne  en  précision 
en  môpfie  temps  qu'en  étendue.  La  coordination  des  travaux  topo- 
graphiques exécutés  par  les  divers  états  dépend  en  partie  de  l'uni- 
formité des  poids  et  des  mesures,  question  que  la  géodésie  elle- 
même  a  essayé  de  résoudre,  et  qui  est  des  plus  graves  pour  les 
progrès  de  la  science,  pour  l'extension  du  commerce  et  de  l'indus- 
trie. Le  système  décimal  des  mesures,  des  poids  et  des  monnaies, 
dont  l'existence  légale  en  France  remonte  déjà  loin,  n'a  encore  été 
accepté  que  par  quelques  nations  européennes,  la  Belgique,  la  Hol- 
lande, la  Suisse  et  l'Italie,  et  par  des  états  nouveaux  de  l'Amérique 
du  Sud,  qui  l'ont  en  partie  modifié  et  accommodé  à  leurs  usages 
locaux.  On  attribue  volontiers  à  des  préjugés  nationaux  le  retard 
que  mettent  les  autres  nations  à  s'approprier  le  système  métrique. 
Cette  opinion  peut  avoir  quelque  fondement;  mais  les  préjugés  et 
même  les  habitudes  ne  sont  pas  le  seul  obstacle  à  la  généralisation 
de  nos  mesures  décimales.  La  géodésie  nous  a  fait  voir  qu'il  y  a  un 
certain  degré  d'arbitraire  dans  l'évaluation  primitive  de  l'unité  de 
longueur  métrique.  Enfin  une  nouvelle  théorie  vient  d'apparaître, 
qui  considère  les  forces  physiques  comme  des  manifestations  va- 
riées d'un  seul  et  unique  pouvoir  (1).  A  ce  titre,  les  unités  de 
temps,  de  longueur,  de  force,  de  chaleur,  de  lumière,  d'électricité, 
sont  connexes,  et  doivent  s'enchaîner  l'une  à  l'autre  au  moyen  de 
certains  nombres  appelés  coefficien»  ou  équivalens^  que  l'observa- 
tion fera  connaître.  Nous  avons  pris  dans  la  nature  l'unité  de  lon- 
gueur; d'autres,  y  prenant  l'unité  de  force,  créeront  un  système  de 
mesures  différent  du  nôtre  et  cependant  aussi  naturel.  Par  mal- 
heur, la  détermination  des  équivalens  physiques  est  un  problème 
trop  complexe  et  trop  délicat  pour  que  la  solution  en  soit  pro- 
chaine. II  faut,  pour  le  moment,  que  nous  nous  contentions  de 
poids  et  de  mesures  arbitrairement  fixés.  Malgré  ses  imperfiections, 
notre  système  décimal  peut  donc  encore  réclamer  la  suprématie,  et 
tous  ceux  qui  s'intéressent  au  progrès  des  sciences  géographiques 
doivent  faire  des  vœux  pour  qu'il  se  propage,  car  on  comprend 
aisément  quelle  force  elles  puiseraient  dans  une  meilleure  coordi- 
nation des  travaux  si  délicats  et  si  variés  qui  leur  servent  de  base. 

H.   Bl^RZY. 
(1)  Voyez  la  Aetma  da  l'^-  mai  1863. 


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L'ÉCONOMIE  RURALE 

EN  NÉERLANDE 

SOkRIS  BT  SOOTHIBS  B'VI  TOTAOB  AtBIOOLB. 


IV. 

LES    CULTURES    ET   LA   PRODUCTIOM   HOLLANDAISES. 


La  Hollande  était  autrefois,  avec  Venise,  l'état  européen  qui  de- 
vait la  plus  grande  part  de  sa  richesse  au  commerce  et  la  moindre 
à  ragriculture.  Ce  qui  permettait  au  pays  de  subsister,  ce  n'était 
pas  la  charrue  ouvrant  à  grand  effort  le  sein  d'une  terre  trop  hu- 
mide et  sans  cesse  menacée  par  les  eaux,  c'était  le  navire  sillonnant 
librement  les  flots  de  toutes  les  mers.  Un  ancien  écrivain  hollan- 
dais, pour  dissimuler  l'infériorité  de  sa  patrie  au  point  de  vue  agri- 
cole, disait  dans  ce  latin  relevé  d'antithèses  qu'on  aimait  alors  : 
«  Hollandia  non  floret  agricultura^  sed  agricullura  floret  in  Hol^ 
landia  (la  Hollande  ne  prospère  pas  par  l'agriculture,  mais  l'agri- 
culture prospère  en  Hollande).  »  Un  de  ses  compatriotes,  esprit 
éminent  et  trop  peu  connu,  un  des  précurseurs  de  l'économie  po- 
litique au  xvii®  siècle,  l'ami  et  le  collaborateur  de  Jean  de  Witt, 
Pieter  de  La  Court,  avoue,  lui,  franchement,  que,  sans  le  com- 
merce, le  sol  de  son  pays  ne  vaudrait  pas  la  peine  d'être  mis  en  cul- 
ture, et  cette  idée  revient  sans  cesse  dans  les  publications  du  temps. 
Ni  l'état  ni  les  particuliers  ne  songent  à  encourager  ou  à  protéger 
cette  branche  de  la  production  nationale,  complètement  abandonnée 
aux  mains  des  paysans. 


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056  BETUE   DES   DEUX   MOHDES. 

n  faut  arriver  à  une  époque  récente  pour  voir  la  disposition  des 
esprits  changer  à  ce  sujet  :  cette  époque  est  celle  du  déclin,  delà 
chute  môme  de  la  république  des  Provinces-Unies.  Elle  qui  am 
vaincu  l'Espagne,  glorieusement  ré^té  à  la  France  et  à  l'Angleterre 
coalisées,  succomba  lentement,  on  le  sait,  sous  les  mortelles  at- 
teintes d'une  guerre  de  tarifs.  Les  droits  différentiels  et  l'acte  de  na- 
vigation repoussèrent  ses  navires  de  tous  les  ports;  son  commerce 
fut  anéanti,  sa  marine  détruite.  A  la  fin  du  mu*  siècle,  la  Hol- 
lande était  arrivée  au  plus  aflligeant  degré  de  faiblesse,  et  la  con- 
quête française,  sous  l'empire,  acheva  de  la  ruiner  en  livrant  ses 
colonies  à  l'Angleterre.  C'est  précisément  alors  cependant  que  l'agri- 
culture, autrefois  si  dédaignée,  vint  lui  ouvrir  de  nouvelles  sources 
de  prospérité  et  de  richesse.  On  a  vu  souvent  des  hommes  politi- 
ques, ministres  ou  même  souverains,  trouver  dans  la  vie  rurale  une 
nouvelle  jeunesse  et  cette  pensée  consolatrice,  que,  pour  son  hamble 
part,  on  contribue  à  fertiliser  le  sol  de  la  patrie  et  à  augmenter 
le  bien -être  de  ses  semblables.  Il  en  est  des  nations  comme  des 
hommes.  Le  sort  leur  a-t-il  été  contraire,  ont-elles  succombé  dans 
une  lutte  inégale,  leur  conunence,  leur  industrie,  ontnls  décliné 
sous  l'empire  de  circonstances  adverses,  il  est  encore  à  leur  dis- 
position une  source  inépuisable  de  profits  et  de  bien-être  qui  com- 
pensera toutes  leurs  pertes,  qui  guérira  leurs  blessures,  et  que  ne 
pourront  jamais  tarir  les  hasards  de  la  guerre  ou  les  vicissitudes 
des  traités  :  c'est  la  terre  mise  en  valeur  et  toujours  prête  à  récom- 
penser au  décuple  tous  les  sacrifices  intelligens  qu'on  consent  à  loi 
faire;  en  un  mot,  c'est  l'agriculture.  C'est  elle  en  effet  qui  a  soutenu 
autrefois  la  Lombardie  et  la  Belgique,  asservies  à  l'étranger  et  pri- 
vées de  leurs  anciennes  industries,  et  c'est  elle  aussi  qui,  plus  ré- 
cemment, a  relevé  la  Hollande  déchue  de  son  antique  grandeur 
commerciale.  Peu  à  peu,  à  l'insu  de  l'étranger  et  du  pays  lui-même, 
sans  bruit,  sans  éclat,  mais  par  des  améliorations  poursuivies  de 
tous  les  côtés  à  la  fois,  la  Néerlande,  qui  ne  vivait  jadis  que  par  le 
trafic,  est  devenue  une  des  nations  agricoles  les  plus  avancées  de 
l'Europe,  et  celle  qui  relativement  exporte  le  plus  de  produits  de 
son  sol.  Le  café  et  le  sucre  de  ses  belles  colonies,  le  beurre,  lefto- 
.mage  et  le  bétail  de  ses  gras  pâturages,  voilà  maintenant  les  élé- 
mens  solides  de  sa  prospérité.  Déjà  (1),  en  parcourant  le  pays,  en 
décrivant  ses  différentes  régions,  la  région  verte  de  la  Frise  et  de 
H  Hollande,  les  riches  cultures  de  la  Zélande  et  de  la  Groniogne, 
en  constatant  le  bien-être  répandu  dans  beaucoup  de  fermes,  nous 
.avons  signalé  les  symptômes  de  cette  grande  révolution  économique. 

(1)  Voyex  la  AeuiM  du  15  septembre  et  l**  noyembre  1^,  et  du  15  JanTîer  1864. 

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L'ÉCONOMtE   RURALE   EN   NÉERLANDE.  657 

Nous  voudrions  en  chercher  les  preuves  directes  et  irréfutables  dans 
les  chiffres  et  dans  les  faits  qu'ont  pu  recueillir  les  statistiques  offi- 
cielles. Au  retour  d'un  voyage  entrepris  pour  étudier  Téconomie  ru- 
rale d'un  état  étranger,  on  aime  à  contrôler  ses  observations  person- 
nelles en  les  comparant  aux  données  les  plus  exactes  émanées  du 
pays  même  qu'il  s'agit  de  faire  connaître.  C'est  le  meiUeur  moyen 
de  se  rapprocher  de  la  vérité  et  de  présenter  au  lecteur  un  tableau 
fidèle,  dont  il  peut  lui-même  apprécier  les  élémens. 


I. 

Quelle  est  d'abord  l'étendue  du  domaine  agricole  de  la  Néerlande, 
et  quelle  place  y  occupe  chaque  genre  de  culture?  Le  territoire  du 
royaume  des  Pays-Bas  mesurait  3,275,533  hectares  en  1858;  mais  il 
faut  remarquer  que  ce  chiffre  change  d'année  en  année  :  il  s'accroît 
en  moyenne  de  1,000  hectares  par  an,  grâce  aux  conqpiétes  faites 
sur  les  eaux.  La  terre,  on  le  sait,  est  encore  ici  en  voie  de  forma- 
tion, et  les  fleuves  travaillent  de  concert  avec  l'homme  à  étendre  le 
fonds  productif  dont  celui-ci  peut  disposer.  Les  chemins,  les  lacs, 
lès  canaux,  les  maisons,  prennent  169,000  hectares;  reste  donc 
pour  la  superficie  susceptible  de  livrer  quelque  produit  à  l'agricul- 
ture un  peu  plus  de  3  millions  d'hectares,  ce  qui  fait  dix-sept  fois 
moins  que  la  France,  qui  compte  environ  50  millions  d'hectares 
imposables,  et  400,000  hectares  de  plus  que  la  Belgique,  qui  n'en 
a  que  2,600,000.  D'après  un  document  dont  les  données  restent 
encore  aujourd'hui  opportunes  et  significatives,  le  domaine  agricole 
de  la  Néerlande  en  1859  se  partageait  ainsi  : 

Froment 85,000  hectares. 

Seigle  et  sarrasin 255,000  — 

Avoine  et  orge 1^9,000  — 

Légamineuscs,  panais,  racines 80,000  — 

Pommes  de  terre 100,000  — 

Plantes  indastrielles 60,000  — 

Jachère 21,000  — 

Prairies  permanentes 1,352,000  — 

Bois 225,000  — 

Terres  vagues 702,000  — 

Ce  tableau  montre  qu'avec  la  Suisse,  la  Néerlande  est  le  pays  où 
les  herbages  occupent  le  plus  de  place.  En  y  ajoutant  les  racines 
fourragères  et  les  prairies  artificielles,  on  trouve  que  la  superficie 
consacrée  à  nourrir  les  animaux  domestiques  est  de  1,400,000  hec- 
tares, c'est^-à-dire  deux  fois  aussi  grande  que  celle  destinée  à  des 

TOMB  L.  —  1861.  42 


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658  BEYUE   DES   DEUX   MONDES. 

produits  servant  immédiatement  à  satisfaire  les  besoins  des  popn- 
lations.  La  terre  arable  est  très  peu  étendue,  puisqu'elle  ne  com- 
prend que  700,000  hectares  environ,  soit  moins  du  quart  de  la  su- 
perficie totale  susceptible  d'être  mise  en  valeur.  Sauf  les  contrée» 
couvertes  de  hautes  montagnes,  on  ne  rencontre  guère  en  Europe 
de  pays  où  la  charrue  joue  un  rôle  aussi  secondaire. 

Les  bois  occupent  également  une  place  très  restreinte  :  tandis 
qu'en  France  et  en  Belgique  ils  s'étendent  sur  le  sixième  du  ter- 
ritoire, ici  ils  n'en  prennent  que  la  quatorzième  partie.  C'est  très 
peu  à  coup  sûr.  A  l'époque  anté-historique,  la  plus  grande  partie 
de  la  contrée  semble  avoir  été  couverte  d'épaisses  forêts  de  chênes, 
de  pins  et  d'aunes,  car  au  fond  des  tourbières  on  trouve  une  couche 
pour  ainsi  dire  continue  de  gros  troncs  d'arbres  étendus  presque 
tous  dans  le  même  sens.  On  suppose  que  ces  arbres  poussaient  sur 
un  terrain  peu  consistant,  et  que  les  tempêtes  les  auront  renversés 
dans  les  eaux  des  marais,  qui  les  auront  conservés  et  où  ils  se  se- 
ront ensevelis  peu  à  peu  sous  les  détritus  accumulés.  C'est  un  phé- 
nomène naturel  dont  on  peut  suivre  encore  la  marche  dans  les 
grandes  forêts  marécageuses  de  la  Louisiane  et  dans  le  dimal 
swamp  de  la  Virginie,  où  les  ouragans  abattent  parfois  par  milliers 
les  gigantesques  taxodiums  aux  fûts  élancés  comme  des  mâts  de 
navire  et  aux  racines  en  forme  d'arcs-boutans.  Même  jusqu'au 
commencement  du  moyen  âge,  la  plus  grande  partie  de  la  région 
sablonneuse,  maintenant  presque  tout  à  fait  dépouillée  et  transfor- 
mée en  landes  nues  ou  en  sables  mouvans,  était  occupée  par  de 
grands  bois  dont  il  ne  reste  plus  que  quelques  lambeaux.  Les  ba- 
giographes  et  les  anciennes  chroniques  nous  représentent  les  apô- 
tres de  l'Évangile  et  les  chasseurs  égarés  à  la  poursuite  du  gros 
gibier  marchant  des  journées  entières  en  de  vastes  forêts  qui  ont 
disparu  sans  laisser  de  traces.  Aujourd'hui  il  y  a  des  provinces  où 
les  bois  font  complètement  défaut.  Ainsi  la  Drenthe  n'en  possède 
que  5,000  hectares,  et  la  Groningue  qu'un  millier  d'hectares  seu- 
lement. Cela  est  d'autant  plus  regrettable  que  la  Hollande  a  besoin 
de  beaucoup  de  bois,  d'abord  pour  ses  constructions  navales,  ensuite 
pour  tous  ses  travaux  de  défense  contre  la  mer  et  les  fleuves,  en6fl 
pour  ses  bâtimens  de  tout  genre  où  le  bois  entre  dans  une  grande 
proportion ,  à  cause  de  la  difficulté  de  se  procurer  d'autres  maté- 
riaux et  aussi  de  la  mobilité  du  terrain,  qui,  en  beaucoup  de  loca- 
lités, ne  supporterait  pas  des  murs  trop  pesans.  L'importation  du 
bois,  qui  vient  principalement  du  Nord,  s'élève,  année  moyenne, 
à  15  ou  20  millions  de  francs,  somme  énorme  pour  un  si  petit  pays. 

En  examinant  encore  le  tableau  de  la  répartition  des  cultures, 
on  peut  remarquer  que  les  ponunes  de  terre  entrent  pour  une  large 


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l'économie  rurale  en  néerlande.  659 

part  dans  ralimentation  des  classes  les  plus  nombreuses,  car  on  leur 
destine  autant  de  terrain  qu'au  froment.  Prise  dans  son  ensemble, 
cette  répartition  des  cultures  est  extrêmement  favorable.  Comme 
€n  Angleterre,  et  par  suite  aussi  de  la  prédominance  des  herbages, 
elle  assure  aux  cultivateurs  de  riches  produits  sans  exiger  beau- 
coup de  travail,  car  dans  les  prairies  c'est  la  fertilité  du  sol  et  l'hu- 
midité du  climat  qui  font  nattre  spontanément  les  plantes  dont  les 
animaux  se  nourrissent,  et  qui  produisent  ainsi  le  lait  et  la  viande, 
dont  les  prix  augmentent  bien  plus  rapidement  que  ceux  des  cé- 
réales. En  effet,  les  régions  les  plus  lointaines,  les  fertiles  plaines 
de  l'ouest  des  États-Unis  ou  du  sud  de  la  Russie  peuvent  envoyer 
des  blés  sur  les  marchés  de  l'Europe  occidentale,  et  empêcher  en 
conséquence  les  prix  de  cette  denrée  de  s'élever  en  raison  de  l'ac- 
croissement rapide  de  la  population;  mais  il  n'en  est  pas  de  même 
pour  le  beurre  et  la  viande  fraîche,  qui  ne  supportent  pas  d'aussi 
longs  trajets.  Le  cercle  des  pays  producteurs  est  beaucoup  plus  li- 
mité, et  l'offre  ne  peut  s'accroître  aussi  rapidement  que  la  demande, 
qui  va  sans  cesse  s'étendant  à  mesure  que  l'augmentation  si  rapide 
des  capitaux  crée  de  nouveaux  consommateurs.  Les  contrées  où  les 
pâturages  dominent  profitent  donc  plus  largement  que  les  autres 
des  progrès  économiques  des  sociétés  modernes. 

Si  l'agriculture  néerlandaise  jouit  ainsi  d'incontestables  avantages* 
on  regrette  d'autant  plus  de  rencontrer  de  si  vastes  étendues  de 
landes  qui  ne  lui  livrent  pour  tout  produit  que  quelques  mottes  de 
bruyère  employées  à  former  des  fumiers  de  composts.  Les  terres 
vagues  prennent  encore  le  quart  du  domaine  agricole,  tandis  qu'en 
France  elles  n'en  occupent  que  la  sixième  partie,  et  en  Belgique  la 
neuvième  seulement.  Ces  lacunes,  ces  taches  de  terrains  improduc- 
tifs qui  frappent  désagréablement  quaud  on  étudie  la  belle  carte 
rurale  du  pays  dressée  par  M.  Staring,  s'expliquent  par  l'action  de 
deux  causes  qui,  réunies,  ont  dû  arrêter  ou  au  moins  retarder  sin- 
gulièrement toute  nouvelle  conquête  de  la  culture.  La  première  de 
ces  causes  est  la  qualité  détestable  du  sol  :  ainsi  qu'on  l'a  vu,  il  est 
en  général  formé  d'un  sable  aride  qui,  abandonné  à  lui-même,  se 
couvre  à  peine  d'une  maigre  végétation,  et  qu'on  ne  parvient  à 
mettre  en  valeur  qu'au  prix  de  beaucoup  de  sacrifices  et  des  plus 
persévérans  efforts.  La  seconde  de  ces  causes,  nous  la  trouvons  dans 
l'ancienne  constitution  de  la  propriété.  —  Aussi  longtemps  que  la 
lande  demeurait  le  bien  commun  et  indivis  des  cohéritiers  de  la 
tnarke,  aucun  de  ceux-ci,  et  nul  autre  à  plus  forte  raison,  ne  pou- 
vait songer  à  employer  à  cette  terre  rebelle  le  capital  considérable 
nécessaire  pour  la  défricher.  Comme  la  stérilité  naturelle  ne  peut 
être  vaincue  que  peu  à  peu,  à  force  d'engrais  et  de  travail,  il  faut 


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^0  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

que  r  énergique  stimulant  de  la  propriété  privée  intervienne.  Main- 
tenant du  moins  l'obstacle  qui  résultait  des  institutions  locales  a 
disparu  en  grande  partie,  et  déjà  l'étendue  des  terrains  improdac- 
tifs  diminue  chaque  année. 

L'examen  de  la  répartition  des  cultures  suffit  pour  faire  deviner 
que  les  produits  végétaux  entrent  dans  le  chiffre  total  de  la  produc- 
tion agricole  pour  une  moins  forte  part  que  les  produits  animam, 
et  en  effet  les  statistiques  montrent  que  la  Hollande  récolte  peu  è 
céréales,  surtout  extrêmement  peu  de  froment.  Comme  le  froment 
n'est  cultivé  que  dans  la  région  fertile,  le  produit  moyen  est  élevé: 
il  monte  à  22  hectolitres  par  hectare;  mais  dans  la  région  basse  il  est 
peu  de  terres  qui  conviennent  à  cette  céréale  :  les  terres  légères  sont 
trop  maigres  et  les  terres  grasses  des  polders  sont  trop  fortes,  sur- 
tout quand  elles  sont  nouvellement  endiguées.  Il  y  a  même  des  pro- 
vinces entières  qui  n'en  cultivent  pour  ainsi  dire  point  du  tout, 
comme  la  Drenthe  et  l'Over-Yssel.  La  récolte  totale  du  froment  ne 
dépasse  pas  1,800,000  hectolitres,  ce  qui  fait  à  peine  un  demi-hec- 
tolitre par  habitant.  C'est  moitié  moins  qu'en  Belgique,  et  seule- 
ment le  quart  de  la  proportion  qu'on  a  constatée  en  France.  Il  est 
vrai  que  le  pain  de  froment  est  un  aliment  de  luxe  qu'on  ne  ren- 
contre que  dans  les  maisons  riches,  et  encore  en  très  petite  quantité. 
On  consomme  généralement  du  pain  de  seigle,  non-seulement  dans 
les  campagnes,  mais  encore  dans  les  villes.  Aussi  la  récolte  de  cette 
céréale  est-elle  deux  fois  plus  considérable  que  celle  du  froment: 
elle  dépasse  3  millions  1/2  d'hectolitres,  soit  environ  1  hectolitre 
par  habitant.  Quoique  en  Hollande  on  mange  relativement  peu  de 
pain,  et  qu'il  faille  encore  tenir  compte  d'environ  1  million  1/2  d'hec- 
tolitres de  sarrasin,  dont  une  grande  partie  sert  à  l'alimentation  des 
populations  rurales,  la  récolte  totale  des  céréales  est  insuffisante 
pour  faire  face  aux  besoins  de  la  consommation.  Cette  insuffisance 
de  la  production  nationale  date  de  l'affranchissement  des  Provinces- 
Unies,  et  du  prodigieux  développement  de  population  et  de  richesse 
qui  en  fut  la  suite.  Les  grandes  villes  commerciales  étaient  toutes 
placées  le  long  des  côtes,  dans  la  région  des  pâturages,  qui  ne  pro- 
duisaient guère  de  céréales;  les  communications  avec  l'intérieur  du 
pays  étaient  rares,  difficiles,  et  il  était  bien  plus  aisé  aux  mar- 
chands d'Amsterdam  de  tirer  les  approvisionnemens  de  la  Baltique  et 
même  de  la  Mer-Blanche  que  de  la  région  haute,  qui  d'ailleurs  avait 
peine  à  suffire  à  ses  propres  besoins.  Les  navires  hollandais  trans- 
portaient les  grains  de  la  Russie  en  Flandre,  en  France,  jusque  dans 
la  Méditerranée,  et  pendant  le  xvi*  et  le  xvii*  siècle  on  put  dire  sans 
exagération  que  la  Hollande,  qui  ne  cultivait  pas  de  blé,  n'en  était 
pas  moins  le  grenier  d'abondance  de  toute  l'Europe.  L'ambassadeur 


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l'économie  rurale  en  néerlande.  661 

d'Angleterre,  le  chevalier  Temple,  cet  excellent  et  profond  observa- 
teur, croyait  même  que  la  Hollande  de  son  temps  ne  produisait  pas 
assez  de  grain  pour  nourrir  les  ouvriers  employés  à  la  conservation 
de  ses  digues.  D'autres  affirmaient  que  la  production  agricole  ré- 
pondait environ  au  cinquième  des  besoins  de  la  consommation.  Les 
opulentes  cités  de  la  région  basse  et  même  les  campagnes,  dont  le 
beurre  et  le  fromage  constituaient  les  seuls  produits,  s'habituè- 
rent ainsi  à  puiser  dans  les  vastes  approvisionnemens  que  le  com- 
merce de  transit  mettait  à  leur  disposition,  et  elles  pouvaient  se 
vanter  avec  raison  de  manger  du  pain  à  meilleur  compte  que  les 
autres  nations,  surtout  à  un  prix  moins  variable,  elles  qui  n'en  ré- 
coltaient pas  elles-mêmes.  Depuis  le  xviii'  siècle  heureusement,  la 
production  des  céréales  a  beaucoup  augmenté  dans  les  Pays-Bas; 
des  terres  nouvelles,  propres  à  cette  culture,  ont  été  conquises  sur 
les  eaux  ;  on  a  ouvert  de  bonnes  routes,  reliant  l'intérieur  du  pays 
aux  marchés  de  la  côte,  et  l'on  peut  prévoir  le  temps  où  la  Néer- 
lande se  suffira  sous  ce  rapport  à  elle-même.  Déjà  elle  ne  demande 
plus  à  l'étranger,  année  moyenne,  que  de  800  à  900,000  hectoli- 
tres de  céréales.  C'est  à  peu  près  la  même  proportion  qu'en  Angle- 
terre; mais  c'est  quatre  fois  moins  qu'en  Suisse,  où  l'importation 
s'élève  à  1  hectolitre  par  tête. 

La  pomme  de  terre,  avons-nous  vu,  entre  pour  une  grande  part 
dans  l'alimentation  publique;  aux  repas  de  midi  et  du  soir,  elle 
tient  lieu  de  pain.  Dans  les  dîners  mêmes  qui  se  composent  de  plu- 
sieurs plats,  elle  sert  d'accompagnement  obligé  à  chaque  mets. 
Aussi  le  chilfre  de  la  récolte  totale  est-il  très  élevé;  il  monte  à  plus 
de  douze  millions  d'hectolitres,  ce  qui  fait  environ  quatre  hectolitres 
par  tête.  On  cultive  encore  beaucoup  d'avoine  et  d'orge.  Le  produit 
de  la  première  de  ces  céréales  est  de  trois  millions  et  demi  d'hecto- 
litres, et  celui  de  la  seconde  d'un  million  et  demi.  Parmi  les  plantes 
industrielles,  les  plus  importantes  sont  le  colza,» le  lin,  la  garance  et 
le  tabac,  qui  donnent  une  valeur  annuelle  de  trente  à  quarante  mil- 
lions de  francs;  mais  il  est  d'autres  produits  dont  s'enorgueillit  avec 
non  moins  de  raison  l'agriculture  néerlandaise  et  qui  donnent  lieu  à 
un  immense  commerce  d'exportation  :  ce  sont  ceux  des  innombrables 
et  magnifiques  troupeaux  répandus  dans  ses  vastes  et  riches  pâtu- 
rages. Je  n'ai  trouvé  nulle  part  une  estimation  satisfaisante  de  la 
valeur  de  ces  produits  ;  il  faut  donc  se  résoudre  à  la  fixer  approxi- 
mativement et  par  voie  de  comparaison.  Je  crois  qu'on  peut  porter 
la  quantité  de  lait  que  donne  une  vache  en  Hollande  à  environ 
2,000  litres  par  an  (1),  ce  qui,  au  prix  de  10  centimes,  ferait  un 

(!)  Je  sais  parfaitement  qu'il  n'est  pas  rare  de  trouver  en  Hollande  des  vaches  nou* 
vellement  volées  qui  donnent  la  quantité  énorme  de  24,  même  de  30  Utrea  par  jour,  et 


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662  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

total  annuel  de  200  francs  :  comme  on  comptait  dans  le  pays,  en 
1860,  856,000  vaches,  on  arriverait  de  cette  façon  à  un  produit  de 
170  millions.  On  peut  contrôler  ce  résultat  en  le  comparant  à  celui 
qu'on  a  constaté  dans  les  autres  pays  pour  lesquels  le  laitage  est 
aussi  le  principal  produit  de  l'espèce  bovine.  En  Lombardie,  on  a 
estimé  que  les  vaches,  au  nombre  de  256,000,  livraient  en  185& 
une  valeur  annuelle  de  80  millions  de  francs,  ce  qui  ferait  350  Cr. 
par  tête.  Sans  doute  les  animaux  qui  paissent  dans  les  gras  pâtu- 
rages des  bords  du  Pô  sont  d'origine  suisse  et  de  première  qualité, 
les  herbages  sont  excellens  et  en  grande  partie  arrosés,  et  le  fro- 
mage de  Parmesan  se  vend  très  cher;  mais  néanmoins  le  chiffre  de 
350  fr.  parait  trop  élevé.  En  Belgique,  on  a  porté  le  produit  de 
680,000  vaches  à  90  millions,  soit  132  fr.  par  tête,  et  en  Suisse  on  a 
inscrit  100  millions  pour  525,000  vaches,  ce  qui  fait  190  fr.  par  tête. 
Le  chiffre  adopté  pour  la  Hollande  se  rapprocherait  donc  beaucoup 
de  celui  qu'on  a  cru  pouvoir  constater  en  Suisse;  il  le  dépasserait 
même  un  peu,  parce  que  si  la  nourriture  est  de  moins  bonne  qua- 
lité que  celle  des  pâturages  alpestres,  elle  est  beaucoup  plus  abon- 
dante. Il  serait  notablement  supérieur  à  celui  de  la  Belgique,  parce 
que,  sauf  en  Flandre  et  dans  la  Gampine,  les  vaches  y  sont  mial  nour- 
ries l'hiver  et  donnent  ainsi  peu  de  lait  pendant  le  tiers  de  l'année. 
Si  l'on  veut  maintenant  se  faire  une  idée  suffisamment  exacte  du 
produit  brut  de  la  Néerlande  considérée  comme  territoire  agricole, 
il  ne  reste  plus  qu'à  former  un  tableau  dont  les  détails  qui  viennent 
d'être  exposés  ont  fourni  la  base. 

Produits  végétaux. 

Céréales  (semence  déduite) 90,000,000  fr. 

Plantes  industrielles,  fruite,  etc 50,000,000 

Pommes  de  terre,  légumes 70,000,000 

Bois 10,000,000 

Produits  animaux. 

Lait,  beurre,  fromage 170,000,000 

Viande 60,000,000 

Laines,  volailles,  peaux,  etc 1 8,00 J  ,000 

Jeunes  chevaux 13,000,000 

Total 481,000,000  fr. 

qui  arrivent  au  bout  de  Tannée  à  4,000  ou  5,000  litres;  mais  ce  sont  là  des  exceptions. 
J'ai  sous  les  yeux  des  tableaux  faits  avec  soin  qui  indiquent  le  produit  annuel  de  chaque 
vache  dans  différentes  étables  des  deux  provinces  de  Hollande,  et  les  chiffres  varient 
entre  5,000  et  2,000  litres.  On  pourrait  donc  me  reprocher  de  m'être  arrêté  au  chiffre 
le  plus  bas  et  de  ne  pas  avoir  pris  la  moyenne;  mais  les  deux  Hollandes  sont  les  pro- 
vinces où  se  rencontrent  évidemment  les  vaches  les  plus  lactifères,  et  ce  n'est  pas 
d'après  celles-ci  qu'il  faut  juger  celles  de  la  Drenthe,  de  l'Over-Yssel,  àe  la  Gueldre 
et  du  Brabant.  Les  animaux  de  dernière  qualité  de  la  Hollande  ou  de  Ir.  Frise  peuvent 
être  pris,  me  scmble-t-il,  comme  moyenne  pour  tout  le  pays. 


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l'économie  rurale  en  NÉERLANDE.  66} 

Ces  résultats  méritent,  à  plus  d'un  égard,  de  fixer  l'attention.  Ils 
montrent  que  l'agriculture  de  la  Néerlande,  si  peu  connue  de  l'é- 
tranger, la  classe  dès  aujourd'hui  parmi  les  nations  les  plus  avan- 
cées sous  ce  rapport,  car  le  produit  brut  s'élève  à  150  francs  par 
hectare  de  la  superficie  totale,  tandis  que  dans  les  îles  britanniques 
il  ne  va  qu'à  135  francs,  et  en  France  à  100  francs.  Les  Pays-Bas 
ne  le  céderaient  donc  qu'à  l'Angleterre  proprement  dite,  prise  in- 
dépendamment de  l'Ecosse  et  de  l'Irlande,  à  la  Belgique  et  à  la 
Lombardie.  Si  l'on  ne  considérait  que  la  superficie  productive,  dé- 
duction faite  des  terrains  vagues,  on  arriverait  au  magnifique  ré- 
sultat de  240  francs  par  hectare.  Ce  sont  les  belles  prairies  de  la 
Hollande  et  de  la  Frise,  les  riches  terres  d'alluvion  de  la  Zélande  et 
de  la  Groningue,  qui  compensent  la  stérilité  naturelle  de  la  région 
sablonneuse  et  qui  contribuent  principalement  à  élever  la  moyenne 
aussi  haut.  Il  est  encore  un  fait  qui  vient  confirmer  les  données  pré- 
cédentes, et  qui  étonnera  ceux  qui  sont  habitués  à  considérer  la 
Néerlande  comme  un  pays  qui  tire  sa  principale  richesse  du  com- 
merce :  c'est  que  nul  autre  état  en  Europe  n'exporte  relativement 
une  égale  quantité  .de  produits  agricoles.  Le  chiffre  de  ces  expor- 
tations s'est  élevé  en  1860  à  plus  de  100  millions  de  francs.  Dans 
ce  total,  le  fromage  entrait  jiour  18  millions,  le  beurre  pour  21,  la 
garance  pour  13,  le  lin  pour  13,  l'avoine  pour  5,  et  le  bétail  pour 
21  millions. 

L'accroissement  de  la  population  est  encore  un  indice  qui  permet 
de  mesurer  les  progrès  de  l'agriculture,  principalement  quand  l'im- 
portation des  denrées  alimentaires  a  diminué  sans  que  la  condition 
des  classes  inférieures  ait  empiré.  Or  les  Pays-Bas  présentent  sous 
ce  rapport  des  faits  extrêmement  remarquables  :  il  y  a  telles  pro- 
vinces qui  ont  été  pour  ainsi  dire  créées  par  le  travail  agricole,  la 
Groningue  et  l'Over-Yssel  par  exemple.  Il  ne  faut  pas  oublier  que 
tout  le  poids  des  formidables  luttes  contre  l'Espagne  d'abord,  puis 
contre  l'Angleterre  et  la  France,  a  été  supporté  presque  en  totalité 
par  trois  provinces,  la  Hollande,  la  Zélande  et  la  Frise.  Dans  les 
dépenses  de  la  fédération,  sur  100  florins,  la  Hollande  seule  en 
payait  58,  et  la  Gueldre,  la  Groningue,  l'Over-Yssel  ensemble,  à 
peine  18,  c'est-à-dire  moins  du  tiers.  Ces  quatre  provinces  for- 
maient en  grande  partie  de  vastes  déserts,  des  landes  à  moitié  re- 
couvertes de  tourbières,  de  marais  et  de  dunes  de  sables  mouvans. 
On  rencontrait  de  distance  en  distance ,  au  milieu  de  la  marke^  une 
oasis,  un  village  qui  se  suflisait  à  lui-même,  mais  qui  n'avait  rien 
à  exporter,  et  qui  manquait  par  conséquent  de  capital  disponible 
et  de  numéraire.  Même  vers  la  fin  du  siècle  dernier,  la  province 
de  Groningue  ne  comptait  que  110,000  habitans,  et  celle  d'Over- 


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66&  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Yssel  120,000;  la  Drenthe  n'en  avait  pas  40,000,  dont  6,000  seu- 
lement dans  les  villes.  Dans  cette  dernière  région,  la  population  a 
plus  que  doublé  en  un  demi-siècle,  tandis  qu'en  même  temps  la 
condition  des  habitans  s'améliorait  beaucoup,  et  cet  accroissement 
s'est  produit,  non  comme  dans  d'autres  pays  par  le  développement 
de  l'industrie  et  du  commerce,  mais  uniqpiement  par  les  progrès  de 
l'agiiculture.  On  sait  comment  le  sol  arable  de  certaines  régions  de 
la  Néerlande  a  été  conquis  pas  à  pas  sur  la  mer,  sur  les  sables  et  sur 
les  tourbières,  offrant  au  cultivateur  ici  une  argile  d'une  merveil- 
leuse fécondité,  là  un  terrain  tout  à  fait  artificiel,  mais  composé  avec 
tant  d'art  et  si  convenablement  fumé  que  ses  produits  égalent  ceux 
de  la  région  la  plus  favorisée.  La  population  ne  s'est  donc  pas  accu- 
mulée sur  une  superficie  immuable  en  s' avançant  ainsi,  comme  le 
prophétisent  les  économistes,  vers  une  gêne  croissante  :  elle  s'est 
répandue  sur  des  espaces  nouveaux  tirés  du  néant,  pour  ainsi  dire, 
par  son  propre  labeur,  elle  a  colonisé  le  territoire  même  du  pays. 
L'étendue  de  la  surface  productive  s'est  accrue  plus  rapidement 
encore  que  le  chiffre  de  la  population,  circonstance  qui  ne  peut 
manquer  de  favoriser  le  bien-être  de  la  nation  tout  entière  (1).  Main- 
tenant les  Pays-Bas  figurent  parmi  les  états  les  plus  peuplés  relati- 
vement à  l'étendue  du  territoire.  Au  30r  décembre  1860,  la  Néerlande 
comptait  3,336,000  habitans,  ce  qui  fait  exactement  un  habitant  par 
hectare.  C'est  la  même  proportion  qu'en  Angleterre,  soit  environ  un 
tiers  de  plus  qu'en  France  et  un  tiers  de  moins  qu'en  Belgique.  La 
population  des  villes  forme  le  tiers  du  chiffre  total,  les  deux  autres 
tiers  appartiennent  aux  classes  rurales,  de  sorte  qu'on  trouve  à 
la  campagne  précisément  un  habitant  par  hectare  de  terrain  pro- 
ductif, ce  qui  ferait  une  moyenne  de  A  hectares  1/2  par  famille. 
Si  l'on  tient  compte  de  la  fertilité  exceptionnelle  d'une  partie  du 
royaume,  cette  proportion  prise  comme  moyenne  paraît  suffisante. 
Aussi  la  condition  des  populations  rurales  est-elle  en  général  assez 
heureuse  :  elles  consomment  une  grande  quantité  de  produits  ani- 
maux sous  forme  de  lard,  de  poisson,  de  lait  et  de  fromage.  Les 
boissons  seulement  laissent  beaucoup  à  désirer.  Les  habitans  des 
campagnes  néerlandaises  n'en  ont  point  de  généreuses  ou  de  forti- 

(1)  II  est  bien  remarquable  que  malgré  le  déclin  si  rapide  de  son  énorme  commerce 
de  transports  maritimes,  la  ville  d*Amsterdam  n*ait  point  vu  sa  population  diminuer 
pendant  le  xviii«  siècle,  tandis  qu'en  des  circonstances  analogues  Anvers,  Gand,  Bruges, 
perdaient  les  deux  tiers  de  leurs  habitans;  c'est  qu'elles  avaient  cessé  d'être  libres, 
tandis  qu'Amsterdam  l'était  restée  malgré  ses  revers.  Avant  l'époque  de  la  réforme, 
ce  n'était  qu'une  insignifiante  bourgade  perdue  dans  les  marais  de  l'Y;  en  1G57,  elle 
avait  145,000  habitans,  en  1685  185,009,  et  en  ilii  241,000,  chiffre  qui  s'est  maintenu 
jusqu'à  la  fin  du  siècle.  Cela  fait  supposer  que  l'accroissement  de  la  production  inté- 
rieure compensait  la  décadence  du  commerce  extérieur. 


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L*ÉCON05IIE    RURALE    EN    NÉERLANDE.  665 

fiantes  comme  le  vin  ou  la  bière;  ils  boivent  du  café  et  du  thé 
très  faibles  et  du  genièvre,  dont  souvent  ils  abusent.  Les  petits  ta- 
bleaux de  l'école  hollandaise,  les  Ostade,  les  Téniers,  les  Wouver- 
mans,  m'avaient  fait  croire,  comme  à  tout  le  monde,  que  les  com- 
patriotes de  ces  peintres  si  exacts,  si  minutieux  dans  tous  les  détails, 
devaient  être  grands  buveurs  de  bière.  En  réalité,  soit  que  les  habi- 
tudes aient  changé,  soit  que  les  peintres  qu'on  appelle  flamands 
s'inspirassent  plutôt  de  la  Flandre,  il  est  certain  que  la  bière  est 
en  Hollande  une  boisson  de  luxe  qui  se  vend  relativement  cher,  et  il 
m'est  arrivé  souvent  de  n'en  point  trouver  d'aucune  sorte  dans  les 
villages  de  la  Groningue  et  de  la  Frise  (1). 

Ce  qui  frappe  l'étranger,  c'est  la  part  relativement  très  forte  que 
chaque  famille,  même  parmi  les  moins  aisées  et  dans  les  campagnes 
les  plus  reculées,  consacre  à  l'entretien  de  son  habitation  et  de  tout 
ce  qui  la  garnit.  Tandis  que  souvent  ailleurs  les  demeures  des  ou- 
vriers, et  même  celles  des  fermiers  ou  des  métayers,  ne  présentent 
que  quelques  meubles  grossiers  et  sales  et  des  ustensiles  ébréchés, 
ici  on  trouve  jusque  dans  les  plus  humbles  chaumières  tous  les  bois 
parfaitement  peints,  frottés,  lustrés,  époussetés,  les  ustensiles  de 
cuivre  et  d'étain  brillans  comme  de  l'or  ou  de  l'argent.  Il  est  peu 
de  ménages  qui  ne  conservent  quelque  ancien  bahut  datant  de  l'é- 
poque de  la  splendeur  de  la  république,  c'est-à-dire  du  xvii«  siè- 
cle, et  des  porcelaines  de  Chine  du  même  temps.  Ce  trait  de  mœurs 
date  de  loin,  car  Texcellent  observateur  qu'il  faut  toujours  citer 
quand  il  s'agit  de  l'ancienne  Hollande,  le  chevalier  Temple,  l'a 
déjà  noté.  «  De  ce  qu'ils  peuvent  épargner,  dit-il,  après  la  dépense 
nécessaire  de  la  maison,  ils  emploient  une  partie  à  augmenter  leurs 
fonds  et  revenus,  et  l'autre  à  embellir  et  meubler  leurs  demeures, 
et  de  cette  façon  non-seulement  ils  accroissent  la  fortune  de  leur 
famille,  mais  ils  contribuent  aussi  à  la  beauté  et  à  l'ornement  du 
pays.  ))  Tous  les  économistes  sont  d'accord  pour  donner  la  préfé- 
rence à  ce  genre  de  dépenses,  qu'ils  appellent  des  consommations 
lentes,  par  opposition  aux  consommations  rapides,  qui  sont  celles 
qu'exige  la  satisfaction  des  besoins  journaliers.  Dans  le  nord,  et  sur- 
tout dans  un  climat  humide  comme  celui  des  Pays-Bas,  la  demeure, 
le  home^  a  une  bien  autre  importance  que  dans  le  midi,  oîi  l'on  vit 
en  plein  air,  et  déjà  les  anciennes  lois  frisonnes  parlent  avec  amour 
et  respect  de  la  chaude  habitation  où  l'on  se  réfugie  quand  au  dehors 
tombe  la  neige  et  souffle  la  tempête. 

(1)  Ce  fait,  en  apparence  accessoire,  est  pourtant  d'une  grande  importance,  car  le  dé- 
faut d'une  bonne  boisson  pour  le  peuple  est  une  regrettable  lacune  dans  Talimentation 
publique  :  il  a  pour  effet  de  favoriser  la  consommation  des  liqueurs  alcooliques,  si  nui- 
sibles en  même  temps  à  la  santé  et  à  la  moralité. 


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666  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Si  l'on  consulte  les  données  fournies  par  la  statistique,  on  voit 
qu'elles  viennent  confirmer  ce  que  nous  avait  révélé  l'observation 
directe,  c'est-à-dire  que  la  population  en  Hollande  est  en  moyenne 
un  peu  mieux  pourvue  que  celle  des  autres  états  européens,  l'An- 
gleterre exceptée.  En  effet,  le  chiffre  du  produit  brut,  divisé  par 
celui  qui  représente  le  nombre  des  habitans,  donne  pour  résultat 
150  francs  par  tête.  C'est  plus  qu'en  France,  où  la  répartition  par 
tête  ne  donne  que  140  francs,  et  bien  plus  aussi  qu'en  Belgique,  où 
Ton  n'arrive  qu'à  110  francs.  Toutefois  il  ne  faut  pas  oublier  que  la 
Néerlande  exporte  en  Ailgleterre  une  notable  partie  de  ses  produits 
agricoles,  en  échange  desquels  elle  reçoit,  il  est  vrai,  du  numéraire 
ou  des  marchandises,  mais  qui  sont  néanmoins  enlevés  à  la  masse 
des  denrées  alimentaires  que  le  pays  consomme.  On  peut  donc  con- 
clure de  ces  faits  que  si  l'abondance  et  le  haut  prix  de  ses  produits 
agricoles  permettent  à  la  Néerlande  d'augmenter  son  capital,  néan- 
moins, sous  le  rapport  de  l'alimentation  publique,  elle  ne  s'élève 
qu'un  peu  au-dessus  de  la  moyenne  des  états  de  l'Europe  occiden- 
tale. 

II. 

On  vient  de  voir  toute  l'importance  de  la  production  agricole  de  la 
Néerlande  ;  un  seul  fait  suffit  pour  expliquer  cette  prospérité  :  c'est 
le  nombre  considérable  d'animaux  domestiques  qu'on  trouve  dans 
les  Pays-Bas,  et  qui,  relativement  à  la  superficie,  surpasse  celui 
qu'on  rencontre  dans  les  autres  pays,  sauf  en  Belgique.  En  1859, 
on  comptait  dans  les  onze  provinces  néerlandaises  239,000  che- 
vaux, soit  7  par  100  hectares  de  superficie  totale.  C'est  encore  un 
de  plus  que  dans  les  îles  britanniques,  où  l'on  n'en  a  que  6  sur 
la  môme  étendue.  Si  l'on  se(  rappelle  que  la  moitié  du  territoire 
est  en  prairies  permanentes,  on  sera  fondé  à  conclure  que  le  chiffre 
de  7  chevaux  par  100  hectares  est  très  élevé.  Plusieurs  causes  ten- 
dent à  produire  ce  résultat.  D'abord,  sauf  en  Zélande,  les  chevaux 
ne  sont  pas  très  forts;  ce  ne  sont  pas  de  ces  puissans  animaux 
de  trait  comme  en  produisent  le  Boulonnais  et  la  Flandre  :  il  faut 
donc  en  atteler  davantage  pour  disposer  de  la  même  force.  Ensuite, 
comme  on  l'a  vu ,  les  cultivateurs  entretiennent  beaucoup  de  che- 
vaux pour  leur  usage  personnel,  et  enfin,  dans  plusieurs  provinces, 
on  élève  des  poulains  pour  l'exportation.  Parmi  les  races  de  che- 
vaux hollandais,  celle  qui  présente  les  caractères  distinctifs  les  plus 
marqués  est  la  race  frisonne.  Elle  a  la  robe  noire,  luisante  comme 
l'aile  du  corbeau,  et  le  col  de  cygne  toujours  gracieusement  re- 
courbé. Quoique  les  chevaux  de  cette  race  aient  les  pieds  trop  plats, 
ils  sont  excellens  trotteurs,  et  les  plus  rapides  forment  ces  fameux 


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l'économie  rurale  en  néerlande.  667 

hard  (travers  si  recherchés  dans  tout  le  nord  du  pays.  La  conforma- 
tion de  la  race  indique  qu'elle  s'est  perpétuée  depuis  longtemps  dans 
une  région  marécageuse,  et  qu'elle  doit  fournir  d'excellens  nageurs; 
elle  descend  probablement  de  ces  coursiers  bataves  qui,  sous  les  or- 
dres de  Gariovalda,  traversaient  le  Rhin  à  la  vue  des  légions  romaines 
étonnées.  Le  bœuf  n'est  employé  au  labour  que  dans  le  Brabant  sep- 
tentrional, le  Limbourg,  la  Gueldre  et  TOver-Yssel,  et  encore  en  ti'ès 
petit  nombre  :  on  n'en  trouve  en  tout  dans  le  royaume  que  11,000 
employés  comme  bêtes  de  trait;  mais  l'orgueil,  la  richesse  de  l'agri- 
culture néerlandaise ,  ce  sont  ses  vaches,  de  cette  race  renommée  à 
juste  titre  pour  la  quantité  de  lait  qu'elle  produit  :  lourdes,  flegma- 
tiques, la  tête  petite  et  les  cornes  flnes,  la  panse  rebondie,  ces  bêtes 
paisibles  sont  de  véritables  machines  lactifères.  Elles  engloutissent 
des  quantités  incroyables  de  fourrages  qui  se  transforment  aussitôt 
en  lait  et  en  crème.  Le  chiff're  total  des  vaches  est  de  856,000.  Mal- 
heureusement toutes  ne  valent  pas  les  magnifiques  animaux  de  la 
Hollande  ou  de  la  Frise  :  la  petite  vache  de  la  région  sablonneuse, 
zandkoeiyej  donne  moitié  moins  de  profit;  elle  se  contente  aussi, 
il  est  vrai,  de  moitié  moins  de  nourriture.  On  essaie  depuis  quel- 
ques années  de  communiquer  à  la  race  hollandaise ,  au  moyen  de 
croisemens  avec  les  durham,  plus  d'aptitude  à  l'engraissement.  On 
comprend  que  les  éleveurs  s'efforcent  d'obtenir  un  pareil  résultat, 
car  presque  tous  les  pâturages  de  la  zone  basse  sont  assez  nourris- 
sans  pour  engraisser  des  animaux  de  boucherie,  et  plus  vite  on  ar- 
rive à  leur  faire  acquérir  le  poids  voulu,  plus  le  profit  est  grand  et 
peut  se  renouveler  souvent. 

Le  chiffre  total  de  l'espèce  bovine  monte  à  1,220,000  têtes,  ce 
qui  fait  37  têtes  par  100  hectares  de  superficie  totale  et  53  têtes 
par  100  hectares  de  superficie  productive.  Les  provinces  néerlan- 
daises entretiennent  en  outre  environ  un  million  de  moutons  et  de 
chèvres  et  300,000  porcs.  En  réduisant  les  têtes  du  jeune  et  du 
petit  bétail  au  type  commun  d'une  bête  adulte  de  l'espèce  bovine, 
on  arrive  encore  à  un  total  de  1,361,000,  ce  qui  fait  Al  têtes  par 
100  hectares  de  surface  totale  et  59  par  100  hectares  de  superficie 
productive.  Ce  sont  là  des  proportions  très  élevées  et  qu'on  ne  ren- 
contre nulle  part  ailleurs,  sauf  en  Belgique.  D'après  ces  chiffres, 
on  serait  disposé  à  placer  la  Néerlande  au  tout  premier  rang  des 
nations  agricoles,  puisqu'on  mesure  généralement  l'intensité  de  la 
culture  sur  la  quantité  du  bétail  ;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  la 
prédominance  des  herbages  place  les  Pays-Bas  dans  des  conditions 
exceptionnelles  sous  ce  rapport,  et  que  dans  les  régions  où  domine 
la  terre  labourée  on  a  trop  souvent  lieu  de  regretter  que  les  étables 
ne  soient  pas  plus  garnies. 


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668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  prix  des  terres  est  encore  un  indice  assez  exact  de  Tavance- 
ment  de  Tagriculture,  aujourd'hui  que,  grâce  à  la  facilité  des  com- 
munications et  à  la  mobilité  des  capitaux,  une  moyenne  générale 
tend  à  s'établir  en  Europe.  Malheureusement  les  publications  hol- 
landaises contiennent  bien  peu  de  renseignemens  à  ce  sujet.  11  faut 
donc  nous  contenter  d'une  estimation  approximative  et  appliquée  à 
de  grandes  divisions  du  territoire.  La  zone  argileuse,  formée  par  les 
alluvions  de  la  mer  et  des  fleuves,  est  à  peu  près  partout  d'une  très 
grande  fertilité;  elle  se  vend  de  3,000  à  5,000  fr.  l'hectare,  ce  qui 
donnerait  une  moyenne  de  à,000  fr.  pour  les  1,500,000  hectares 
de  la  région  basse.  Les  1,500,000  hectares  qui  forment  la  zone  sa- 
blonneuse sont  loin  cependant  d'atteindre  à  une  telle  valeur,  d'au- 
tant plus  que  la  moitié  à  peu  près  en  est  encore  inculte.  Comme  une 
partie  de  ces  landes  contient  de  la  tourbe,  on  ne  pourrait  cepen- 
dant les  porter  au-dessous  de  300  fr.  l'hectare.  En  attribuant  aux 
terres  cultivées  une  valeur  de  1,600  francs,  on  arriverait  pour  la 
superficie  totale  du  domaine  agricole  à  une  valeur  d'environ  9  mil- 
liards, chiffre  énorme  relativement  à  l'étendue  du  territoire,  et 
qu'on  ne  rencontre  guère  ailleurs.  Ce  qui  explique  ce  total  si  con- 
sidérable, c'est  la  merveilleuse  fécondité  du  limon  que  les  fleuves 
ont  apporté  ici,  et  qui  est  formé  de  la  fine  fleur  de  la  terre  d'une 
partie  de  l'Europe.  L'Escaut,  la  Meuse  et  le  Rhin,  semblables  à  trois 
divinités  bienfaisantes,  enlèvent  aux  contrées  plus  élevées  les  élé- 
mens  les  plus  précieux  de  leur  fertilité,  et  viennent  les  déposer  aux 
pieds  de  la  Hollande,  qui  hérite  par  là  des  dépouilles  des  nations 
voisines.  Ainsi  procède  la  nature,  fée  toute-puissante  et  toujours 
active,  qui,  par  d'invisibles  opérations,  ravit  aux  uns  ce  qu'elle 
donne  aux  autres. 

Il  n'est  point  de  pays  où  le  prix  de  la  terre  ait  plus  augmenté 
qu'en  Néerlande,  et  la  raison  n'en  est  pas  difficile  à  découvrir.  Outre 
les  causes  générales,  conséquences  de  la  paix  et  du  progrès  de  l'in- 
dustrie, qui  ont  agi  partout  en  Europe,  telles  que  l'accroissement 
de  la  population,  l'avilissement  du  numéraire,  l'augmentation  des 
produits,  l'amélioration  des  moyens  de  communication,  il  est  des 
circonstances  particulières  aux  Pays-Bas,  et  qui  les  ont  singulière- 
ment favorisés.  D'abord,  tandis  que  le  prix  des  céréales  augmentait 
très  peu,  celui  de  la  viande,  du  beurre  et  du  fromage  doublait,  et 
au-delà.  Or,  comme  la  plus  grande  partie  du  territoire  néerlandais 
est  consacrée  à  la  production  de  ces  denrées  si  recherchées,  il  a  dû 
participer  plus  que  tout  autre  à  la  hausse  générale  du  prix  des 
terres.  Ensuite,  jusqu'à  présent,  le  capitaliste  hollandais  n'achetait 
la  terre  que  quand  elle  lui  rapportait  A  pour  100,  tandis  qu'ailleurs 
on  se  contentait  de  3  et  de  2  1/2.  A  un  placement  qui  le  soumet- 


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L  ECONOMIE  RURALE  EN  NEERLANDE.  669 

tait  au  paiement  de  T impôt  foncier,  des  droits  de  succession  et  des 
frais  d'entretien  de  tout  genre,  il  préférait  les  rentes  sur  l'état,  ne 
lui  produisant  que  3  pour  100,  ou  des  fonds  étrangers,  qui  donnaient 
un  plus  fort  intérêt.  Il  n'était  habitué  à  porter  en  compte  ni  la  dé- 
préciation certaine  et  continue  du  numéraire ,  ni  la  hausse  rapide 
des  fonds  de  terre.  11  s'en  est  suivi  que  tous  ceux  qui,  il  y  a  quel- 
ques années,  ont  acheté  des  biens  ruraux  touchent  aujourd'hui  6 
et  7  pour  100  de  leur  capital;  mais  déjà  il  n'en  est  plus  ainsi  :  l'at- 
tention s'est  portée  de  ce  côté,  et  la  concurrence  des  pères  de  famille 
économes,  en  quête  d'un  bon  placement  pour  leurs  épargnes,  con- 
tinuera à  faire  monter  le  prix  des  terres.  Remarquons  toutefois  que 
cette  hausse  ne  sera  féconde  en  bons  résultats  que  si  elle  est  ac- 
compagnée de  travaux  d'amélioration  ayant  pour  but  d'augmenter 
en  même  temps  la  production  agricole. 

Il  est  à  peine  nécessaire  de  rappeler  ici  l'influence  vraiment  mer- 
veilleuse que  de  bonnes  routes  exercent  sur  l'agriculture.  On  sait 
aujourd'hui  à  quel  point  elles  favorisent  ses  progrès  en  ouvrant  de 
nouveaux  débouchés  à  ses  produits;  mais  comment  améliorer  les 
routes  dans  un  pays  où  les  matériaux  nécessaires  manquent  com- 
plètement, et  ou  la  terre  n'est  qu'une  boue  figée,  encore  noyée  pen- 
dant une  partie  de  l'année?  C'est  cette  boue  même  qui  en  a  fourni 
les  moyens  :  cuite  dans  des  fours  fermés  avec  un  feu  de  tourbe,  elle 
donne  des  briques  excellentes  et  si  dures  qu'elles  résonnent  comme 
du  métal,  d'où  leur  vient  le  nom  de  klinkers.  On  a  exhaussé  les 
routes  au-dessus  du  niveau  des  eaux  en  creusant  un  canal  à  côté, 
et  on  les  a  pavées  de  ces  klinkersy  ce  qui  fait  des  voies  admirables. 
Un  gazon  fin,  uni  et  très  productif,  parce  qu'il  est  toujours  arrosé 
d'engrais,  encadre  ce  pavé  de  briquettes,  sur  lequel  on  roule  aussi 
doucement  que  sur  les  dalles  de  Naples  et  de  Florence.  On  n'est  ja- 
mais incommodé  par  la  boue  ou  par  la  poussière,  et  le  chemin  lui- 
même  n'est  point  perdu  pour  la  nourriture  du  bétail,  car  le  foin  qu'il 
produit,  et  qu'on  fauche  deux  fois,  est  loué  à  un  très  haut  prix. 
Impossible,  on  le  voit,  de  mieux  joindre  en  ce  genre  l'utile  à  l'a- 
gréable, car  il  n'est  pas  de  chemins,  même  dans  un  parc  anglais, 
qui  pour  l'état  d'entretien  valent  ces  routes  de  la  Néerlande.  Les 
côtés  en  sont  partout  plantés  d'arbres  et  souvent  aussi  d'un  taillis 
qui,  scrupuleusement  respecté  par  le  passant,  est  coupé  tous  les  huit 
ou  neuf  ans.  Dans  mes  courses  à  pied  jusque  dans  les  provinces 
du  nord,  en  Frise,  en  Drenthe  ou  dans  les  lies  de  la  Zélande,  je  ne 
pouvais  me  lasser  d'admirer  ces  voies  charmantes,  fraîches  et  om- 
bragées, qui  forment  un  si  frappant  contraste  avec  les  routes  tour  à 
tour  poudreuses  ou  boueuses  de  la  plupart  des  autres  pays;  mais 
ces  chemins  ne  servent  qu'aux  voitures  légères,  les  seules  qui,  à 


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670  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

vrai  dire,  existent  en  Hollande.  Les  gros  transports  se  font  tous 
eau,  et  dans  toute  la  région  basse  il  n'est  pas  une  ferme  qui  n'ai 
creusé  son  bout  de  fossé,  afin  de  se  mettre  en  communication  avec 
le  canal  le  plus  rapproché.  Comme  les  statistiques  ne  tiennent  pas-' 
compte  de  ces  innombrables  fossés  navigables,  on  ne  peut,  tfaprèS; 
les  chiffres  qu'elles  donnent,  se  faire  une  idée  des  facilités  de 
transport  dont  jouit  l'agriculture  dans  cette  contrée.  Au  xvi*  etaa 
XVII*  siècle,  quand  ailleurs  les  charrois  ne  se  faisaient  qu'à  grand 
renfort  de  chevaux,  et  que  les  marquises  en  voyage  devaient  en  at- 
teler huit  à  leur  carrosse,  qui  ne  s'en  embourbait  pas  moins,  alon 
déjà  les  étrangers  s'étonnaient  de  voir  ces  routes  si  admirablement 
entretenues,  ces  canaux  sans  cesse  animés  d'une  foule  innombrable 
de  bateaux,  et  très  semblables  pour  le  mouvement  aux  ruesd'ane 
grande  ville. 

Malheureusement  la  région  haute  était  restée  dans  son  isolement, 
et,  faute  de  matériaux,  ses  seules  voies  de  commtinication  étaient 
l'ancien  chemin  de  sable  serpentant  à  travers  la  bruyère;  mais  ré- 
cemment on  a  songé  à  tirer  parti  des  pierres  et  du  gravier  que  le 
diluvium  du  Rhin,  de  la  Meuse  et  de  l'Escaut  avait  enfouis  dans  le 
sol,  et  avec  ces  petits  fragmens  roulés  de  silex,  de  granit  et  de  ba- 
salte ,  on  fait  d'excellentes  routes  macadamisées  {grindiregni).  Par- 
tout ailleurs  c'est  dans  les  régions  argileuses  qu'on  trouve  les  che- 
mins de  terre  les  plus  défoncés,  les  plus  coupés  d'ornières  et  les 
plus  impraticables.  Ici  on  a  trouvé  moyen  de  les  rendre  aussi  durs, 
aussi  unis,  aussi  bons  qu'un  dallage  d'asphalte,  grâce  à  la  bonne 
entente  des  cultivateurs  et  à  leur  esprit  de  prévoyance.  De  temps  en 
temps,  dès  que  de  petites  ornières  se  forment,  et  surtout  au  prin- 
temps, on  donne  aux  chemins  un  léger  labour  avec  une  forte  berse 
de  fer,  on  les  dispose  en  dos  d'âne,  puis  on  les  foule  avec  de  granè 
rouleaux  de  bois  ou  de  pierre  ;  l'eau  s'écoule ,  le  soleil  durcit  Tar- 
gile  et  la  transforme  en  une  sorte  de  ciment,  sur  lequel  on  roule 
comme  sur  le  meilleur  macadam.  Pour  obtenir  cet  excellent  résul- 
tat, auquel  on  pourrait  arriver  dans  toutes  les  régions  de  terre 
forte,  le  travail  à  exécuter  est,  on  le  voit,  extrêmement  facile  et 
peu  dispendieux;  mais  il  doit  être  fait  à  temps.  On  comptait  dans  les 
Pays-Bas,  à  la  fin  de  1861,  8,716  kilomètres  de  routes  pavées  oa 
empierrées,  362  de  chemins  de  fer  et  2,916  de  canaux,  sans  compter 
les  innombrables  fossés  navigables  de  la  région  basse.  Ce  grand 
golfe  intérieur,  le  Zuyderzée,  et  les  grands  estuaires  des  fleuves  of- 
frent aussi  à  l'agriculture  des  facilités  extrêmes.  Les  rivières  ne  sont 
pas  seulement  ici,  comme  dit  Pascal,  des  chemins  qui  marchent;  ce 
sont  des  chemins  qui,  grâce  à  la  marée,  vont  et  viennent  dans  les 
deux  sens,  de  sorte  qu'on  peut  toujours  partir  avec  le  flux  et  rev^e- 


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l'économie  rurale  en  néerlande.  671 

nir  avec  le  reflux.  Jusqu'à  présent,  les  chemins  de  fer  ont  fait  dé- 
faut dans  la  plus  grande  partie  du  pays;  mais,  quand  le  réseau  sera 
terminé,  l'agriculture  néerlandaise  se  trouvera,  sous  le  rapport  des 
voies  de  communication,  dans  les  meilleures  conditions. 

Ce  qui  fait  encore  bien  présumer  de  Tavenir,  c'est  le  nombre  vrai- 
ment étonnant  des  membres  que  comptent  les  différentes  associa- 
tions agricoles  qui  existent  en  Néerlande;  ce  nombre  dépasse  20,000. 
La  Société  d'agriculture  des  deux  provinces  de  Hollande,  de  Hol- 
landsche  Maatschappy  van  landbouiv,  avait  à  elle  seule  en  1860 
plus  de  7,000  associés  sur  une  population  de  1,141,000  âmes,  tan- 
dis que  la  Société  royale  d'agriculture  d'Angleterre  n'en  avait  que 
6,000,  et  tous  les  comices  et  sociétés  belges  réunis  que  6,000.  Cha- 
que province  de  la  Néerlande  possède  au  moins  une  société,  ordinai- 
rement divisée  en  autant  de  sections  qu'il  y  a  de  régions  distinctes. 
Ces  sections  se  réunissent  plusieurs  fois  dans  l'année,  pour  exami- 
ner les  questions  à  l'ordre  du  jour.  S'agit-il  d'une  amélioration  nou- 
velle, chacun  apporte  le  tribut  de  ses  lumières,  expose  les  résultats 
de  ses  expériences,  et  s'instruit  en  prenant  connaissance  de  ceux 
qu'on  a  obtenus  ailleurs.  Petits  et  grands  cultivateurs,  fermiers  et 
propriétaires  se  rencontrent;  la  fusion  des  classes  tend  à  s'établir; 
des  notions  pratiques  appuyées  d'exemples  et  présentées  sous  une 
forme  vivante  pénètrent  peu  à  peu  dans  les  campagnes;  tous  les 
griefs  peuvent  se  produire,  se  discuter  librement;  une  opinion  pu- 
blique éclairée  se  forme  parmi  l'élife  des  populations  rurales.  L'es- 
prit de  routine  est  attaqué  sur  son  propre  terrain,  et  ne  tarde  pas  à 
perdre  son  empire;  les  bons  effets  de  ces  modestes  institutions  sont 
donc  incalculables,  et  on  ne  saurait  trop  en  encourager  la  multipli- 
cation. Une  ou  deux  fois  par  an,  l'association  centrale  réunit  les 
membres  des  sections  en  une  assemblée  générale  ordinairement 
suivie  d'une  exposition  de  produits  agricoles  ou  d'animaux  domes- 
tiques, d'un  concours  ou  d'essais  d'instrumens  aratoires.  Ce  sont  là 
les  fêtes  utiles  et  instructives  de  l'agriculture  moderne.  On  parle 
maintenant  dans  les  Pays-Bas  de  réunir  en  une  puissante  fédération 
les  20,000  membres  des  associations  provinciales,  dont  le  nombre 
s'élèverait  bientôt,  espère-t-on,  à  40,000,  si  la  cotisation  annuelle 
n'était  que  de  1  florin.  On  arriverait  ainsi,  sans  l'intervention  de 
l'état,  à  disposer  d'une  somme  importante  qu'on  pourrait  consacrer 
à  distribuer  des  primes,  à  récompenser  des  inventions  nouvelles  ou 
des  livres  utiles  à  l'agriculture,  et  à  organiser  de  magnifiques  ex- 
positions. Dès  ce  moment,  le  congrès  agricole  néerlandais,  qui  tient 
5es  séances  une  fois  par  an,  tour  à  tour  dans  chaque  province,  ré- 
pond au  but  qu'on  a  en  vue  ;  mais  ce  serait  un  moyen  de  lui  donner 
plus  d'éclat,  de  ressources  et  d'action. 

Parmi  les  influences  qui  tendent  à  favoriser  les  progrès  de  la  cul- 


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(572  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ture,  a  ne  faut  pas  oublier  non  plus  celle  des  publications  agricoles. 
On  compte  beaucoup  de  ces  publications  en  Néerlande,  et  cela  ne 
doit  point  surprendre,  car  chacun  sait  combien  le  goût  de  la  lecture 
est  répandu  dans  ce  pays.  Beaucoup  d'associations  agricoles  font 
paraître  un  bulletin  de  leurs  travaux.  Toutes  les  questions  qui  se 
rattachent  à  l'économie  rurale  sont  traitées  dans  une  quantité  de 
brochures  et  de  livres  hollandab,  et  les  ouvi'ages  importans  de  l'é- 
tranger sont  traduits.  On  publie  aussi  plusieurs  recueils  et  journaux 
d'agriculture ,  parmi  lesquels  il  faut  citer  en  première  ligne  :  de 
Vriend  van  den  Landman  de  M.  Enkelaar,  le  LMndbouw-Courant  et 
le  Boeren-Goudmyn  de  M.  L.  Mulder,  professeur  de  botanique  à  De- 
venter  et  directeur  du  jardin  d'essais  [Proefluin)y  qui  rend  de  si 
grands  services  en  étudiant  les  plantes  et  les  variétés  nouvelles  et 
en  multipliant  les  graines  de  toutes  les  espèces  reconnues  réelle- 
ment utiles,  —  enfin  le  Magazyn  voor  landbouw  en  kruidkunde  de 
M.  J.-C.  Ballot,  qui  paraît  à  Utrecht.  Le  nombre  croissant  des  lec- 
teurs que  comptent  la  plupart  de  ces  publications  périodiques  prouve 
bien  que  les  cultivateurs  comprennent  de  plus  en  plus  la  nécessité 
de  suivre  attentivement  ce  qui  se  fait  ailleurs  et  de  modifier  les  pra- 
tiques vicieuses  ou  arriérées,  en  adoptant  les  réformes  qui  ont  déjà 
donné  de  bons  résultats. 

J'ai  essayé  de  montrer,  en  m'appuyant  sur  des  chifires,  la  transfor- 
mation économique  qui  a  fait  de  la  Néerlande  un  des  pays  agricoles 
les  plus  productifs  de  l'Europe.  J'ai  indiqué  les  progrès  accomplis  et 
les  facilités  qui  existent  pour  en  réaliser  de  nouveaux.  Maintenant  il 
faudrait  en  terminant  porter  un  jugement  d'ensemble  sur  l'agricul- 
ture néerlandaise  au  point  où  elle  s'est  élevée;  mais  elle  s'exerce  sur 
un  sol  d'une  nature  si  spéciale  et  dans  des  conditions  si  exception- 
nelles qu'il  est  presque  impossible  de  la  comparer  à  celle  des  autres 
pays.  La  région  verte  y  la  zone  des  herbages ,  est  d'une  extrême  fé- 
condité :  seulement  cet  avantge  est  dû  tout  entier  à  la  nature.  L'ex- 
ploitation pastorale  est  simple  et  ne  comporte  pas  de  grands  perfec- 
tionnemens.  Le  point  principal  est  le  choix  du  bétail;  or  ici  la  race  qui 
s'est  développée  dans  la  contrée,  sous  l'action  des  influences^  locales, 
est  parfaitement  adaptée  au  climat  et  à  la  qualité  de  la  nourriture, 
et  elle  répond  complètement  au  but  qu'on  s'est  surtout  proposé,  la 
fabrication  du  beurre  et  du  fromage.  Ce  qu'on  peut  reprocher  aux 
cultivateurs  de  toute  la  région  basse,  c'est  leur  négligence  à  re- 
cueillir les  engrais.  Je  sais  qu'il  ne  peut  être  question  de  fumier 
proprement  dit,  puisque  Ton  n'a  pas  de  paille  pour  donner  une  li- 
tière au  bétail,  lequel,  étant  d'ailleurs  nuit  et  jour  au  pâturage,  de- 
puis mai  jusqu'en  novembre,  engraisse  naturellement  les  prés  qu'il 
pâture;  mais  il  faudrait  des  fosses  maçonnées  pour  recueillir  le  pu- 
rin l'hiver,  quand  les  animaux  restent  à  l'étable.  Que  de  fois  j'ai  vu 


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l'économie  rurale  en  néerlande.  673 

ainsi  de  précieux  élémens  de  fertilité  s'écouler  dans  le  fossé  voisin, 
dont  ils  gâtaient  les  eaux!  On  cite  dans  le  pays  le  mot  d'un  agro- 
nome hollandais  à  une  fermière  trop  avare  de  son  beurre  :  u  Ne 
voyez-vous  pas,  lui  disait-il,  que  votre  mari  laisse  se  perdre  beau- 
coup plus  de  crème  qu'il  n'en  faudrait  pour  la  consommation  de 
toute  la  famille  ?  »  Le  conseil  de  mieux  recueillir  les  engrais  liquides 
a  été  répété  si  souvent  dans  les  publications  agronomiques  et  au 
sein  des  associations  et  des  congrès  agricoles  qu'il  commence  à  être 
écouté  et  suivi.  — Dans  la  région  haute,  l'engrais  est  beaucoup 
mieux  soigné,  et  on  l'augmente  en  préparant  des  composts  avec 
toute  sorte  de  détritus  végétaux  ;  mais  dans  cette  zone  si  rebelle  et 
si  maigre,  ce  qui  est  vicieux,  c'est  l'assolement,  qui  tend  à  lui  en- 
lever toujours  le  peu  de  fertilité  qu'on  lui  communique  à  grand'- 
peine.  Les  céréales  reviennent  trop  souvent  sur  la  même  terre,  les 
prairies  artificielles  sont  à  peu  près  inconnues,  et  ainsi  l'hiver  on 
n'a  pas  assez  de  nourriture  pour  augmenter  le  chiffre  du  bétail,  ce 
qui  serait  le  premier  pas  à  faire ,  si  l'on  veut  marcher  décidément 
en  avant.  La  culture  du  trèfle  semble  tout  à  fait  ignorée;  on  croit 
généralement  que  ce  précieux  fourrage  ne  peut  prospérer  sur  les 
terres  légères  du  diluviuniy  et  néanmoins  dans  le  pays  limitrophe, 
en  Belgique,  on  en  obtient  des  récoltes  magnifiques  sur  des  terres 
exactement  pareilles;  seulement  on  y  met  du  purin  et  des  cendres, 
des  cendres  de  tourbe  notamment,  qu'on  achète  en  Hollande.  Quand 
les  cultivateurs  hollandais  auront  appris  à  faire  usage  de  cet  excel- 
lent amendement  au  lieu  de  le  laisser  sortir  du  pays,  ils  auront  des 
trèfles  tout  aussi  bien  que  leurs  voisins. 

Il  est  temps  aussi  que  la  Néerlande  se  mette  sérieusement  à 
l'œuvre  pour  rendre  productifs  les  700,000  hectares  de  terrains 
vagues  qu'elle  possède  encore.  Le  quart  du  territoire,  livré  à  la 
vaine  pâture  et  ne  donnant  que  quelques  mottes  de  bruyère  tous 
les  dix  ou  douze  ans,  c'est  une  lacune  qui  ne  peut  continuer  à  sub- 
sister dans  un  pays  qui  a  de  si  admirables  ressources  et  où  le  sol 
tend  à  acquérir  une  si  grande  valeur.  Seulement,  qu'on  y  fasse  at- 
tention, il  ne  faut  point  prétendre  brusquer  la  marche  naturelle  des 
choses.  Deux  économistes  allemands,  von  Thunen  et  M,  Roscher, 
et  un  agronome  français,  M.  Royer,  ont  montré  les  premiers  qu'à 
mesure  qu'un  pays  se  peuplait,  la  culture  devenait  plus  intensive^ 
c'est-à-dire  employait  plus  de  capital  sur  une  même  étendue,  pas- 
sant ainsi  par  une  série  de  périodes  très  nettement  caractérisées. 
La  première  époque  est  celle  des  forêts,  la  seconde  celle  des  pâtu- 
rages; à  la  troisième  apparaît  la  culture  des  céréales  avec  jachère, 
à  la  quatrième  la  culture  des  céréales  avec  engrais  remplaçant  la 
jachère,  à  la  c'mquième  les  plantes  industrielles;  enfin  arrive  la 

TOMB  L.  —  1804.  43 


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67A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

culture  maraîchère.  Ces  économistes  ont  très  bien  démontré  que, 
lorsqu'il  s'agit  de  mettre  des  terres  en  valeur  dans  une  contrée  iso- 
lée et  peu  peuplée,  on  ne  peut  intervertir  cet  ordre  et  commen- 
cer par  la  culture  de  la  quatrième  ou  de  la  cinquième  époque  sans 
s'exposer  à  de  cruels  mécomptes,  ou  en  tout  cas  à  des  sacriGces 
très  longtemps  prolongés.  Or  c'est  ce  qu'on  a  fait  assez  fréquem- 
ment dans  les  Pays-Bas,  où  l'on  a  trop  négligé  la  plantation  des 
bois  dans  les  landes.  A  cet  effet,  le  pin  sylvestre  offre  cependant 
d'incontestables  avantages;  il  permet  d'établir  des  massifs  forestiers 
à  peu  de  frais.  La  création,  l'entretien,  l'exploitation  de  ces  massifs 
appellent  quelques  familles  d'ouvriers  qui  forment  peu  à  peu  la  co- 
lonie dont  les  bras  mettront  plus  tard  le  sol  déboisé  en  culture.  Le 
chiffre  énorme  auquel  monte  l'importation  des  bois  étrangers  mon- 
tre suffisamment  qu'il  y  a  là  un  besoin  que  la  production  forestière 
du  pays  devrait  s'efforcer  de  satisfaire,  car  les  forêts  de  la  Suède 
et  de  la  Norvège  commencent  à  s'épuiser;  le  prix  des  poutres  du 
Nord  s'élève  d'année  en  année,  et  d'autre  part  les  progrès  de  l'in- 
dustrie et  de  la  richesse  publique  augmentent  la  consommation 
du  bois  dans  toute  l'Europe.  Il  est  donc  temps  de  songer  à  l'ave- 
nir. Les  propriétaires  prévoyans  qui  auront  établi  des  plantations 
sur  leurs  domaines  seront  assurés  de  laisser  à  leurs  enfans  des 
biens  dont  la  valeur  s'accroîtra  rapidement,  et  ils  pourront  en  outre 
se  rendre  ce  témoignage,  qu'ils  auront  contribué  à  la  prospérité  de 
leur  patrie.  Quand  il  s'agit  de  hautes  futaies,  le  choix  de  l'essence 
à  propager  offre,  il  est  vrai,  d'assez  grandes  difficultés.  En  Hollande 
comme  ailleurs,  on  avait  cru  tout  concilier  en  prenant  le  mélèze, 
qui  semblait  réunir  tous  les  avantages,  puisque  le  bois  en  est  aussi 
durable  que  celui  du  chêne  et  qu'il  pousse  quatre  fois  aussi  vite; 
mais  cet  arbre,  originaire  des  hauteurs  de  la  Suisse,  où  on  ne  le 
trouve  que  sur  les  rochers  de  formation  cristalline  et  au-dessus  de 
5,000  pieds  d'altitude,  semble,  comme  les  montagnards,  regretter 
partout  le  souffle  froid  des  glaciers  et  le  repos  des  longs  hivers;  il 
ne  peut  s'habituer  au  printemps  précoce  et  à  l'air  épais  des  plaines. 
Atteint  d'une  sorte  de  nostalgie,  après  quelques  années  de  crois- 
sance rapide,  il  languit  et  cesse  de  grossir  (1).  Heureusement  la  syl- 

(1)  La  section  de  l*Over-Veluwe  de  la  Société  d*agriculture  de  la  Gueldre  8*est  occupée, 
dans  sa  réunion  du  2G  Janvier  1864,  de  la  culture  du  mélèze,  qui  a  tant  d'importance 
pour  cette  partie  du  pays,  et  il  résulte  des  intéressantes  discussions  auxquelles  cette 
question  a  donné  lieu  que  cet  arbre  n*a  réussi  que  dans  quelques  endroits  qu*on  cite  à 
titre  d'exception.  Le  mélèze  ne  semble  prospérer  que  dans  le  nord  de  TÉcosse,  où  il 
trouve  un  sol  et  un  climat  plus  analogues  à  ceux  des  Alpes.  On  ne  saurait  trop  s'occuper 
du  choix  des  essences  forestières,  car  il  s'agit  pour  l'avenir  d'un  produit  du  sol  dont  la 
valeur  se  comptera  par  centaines  de  millions ,  si  on  établit  les  plantations  avec  soin. 


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l'économie  rurale  en  néerlande.  675 

yiculture  a  fait  de  nouvelles  conquêtes,  et  Tune  des  plus  précieuses 
est  le  pin  d'Autriche  [pinus  nigra  aus(riaca),  qui  se  développe  aussi 
très  vite  et  qui  se  contente  des  plus  maigres  terres.  Avec  ces  deux 
résineux,  le  pin  sylvestre  pour  les  bois  légers  et  le  pin  d'Autriche 
pour  les  hautes  futaies,  la  Hollande  doit  faire  la  conquête  de  ses 
landes  et  les  transformer  peu  à  peu  en  forêts  assez  étendues  pour  ré- 
pondre en  grande  partie  aux  besoins  de  la  consommation  Intérieure. 
En  résumé,  un  meilleur  assolement  dans  la  région  des  sables, 
plus  de  soin  à  recueillir  les  engrais  dans  la  région  de  l'argile  et  plus 
de  plantations  dans  les  landes  encore  trop  étendues,  voilà  les  amé- 
liorations principales  que  réclame  l'économie  rurale  de  la  Néerlande. 
Déjà  de  divers  côtés  on  travaille  dans  ce  sens,  et  tout  indique  que 
les  efforts  seront  couronnés  de  suecès.  Par  suite  de  la  configuration 
du  pays  et  plus  encore  des  circonstances,  les  classes  aisées  s'étaient 
vouées  presque  exclusivement  au  commerce,  et  cependant  le  Hol- 
landais, non  moins  que  l'Anglais  ou  l'Allemand,  aime  la  campagne; 
il  est,  comme  on  dit  de  l'autre  côté  du  Rhin,  naturfreundy  c'est- 
à-dire  ami  de  la  nature.  Sa  littérature  même  le  prouve,  car  on  y  ren- 
<;ontre  tout  un  groupe  spécial  de  poésies  destinées  à  célébrer  les 
délices  de  la  vie  champêtre  et  les  caractères  propres  de  chaque  pro- 
vince, de  chaque  district.  Ces  bucoliques  s'appelaient  des  arcadiasy 
et  quoique  la  plupart  soient  d'un  goût  suranné  et  un  peu  trop  sur- 
chargées de  souvenirs  mythologiques,  il  s'en  trouve  dans  le  nombre 
quelques-unes  qui  sont  naïves  et  vraies.  Le  nombre  immense  des 
maisons  de  campagne  et  le  soin  minutieux  qui  y  préside  à  l'entre- 
tien des  fleurs  et  des  bosquets  révèlent  aussi  le  goût  de  la  vie  rurale. 
Sans  doute  on  ne  trouve  guère  ici  de  ces  châteaux  accouplés  à  une 
vaste  ferme  dont  ils  dominent  la  cour,  comme  on  en  voit  tant  en- 
core en  France  et  dans  le  sud-est  de  la  Belgique  ;  mais  il  ne  faut 
pas  oublier  que  la  noblesse  féodale  a  disparu  de  bonne  heure,  et 
que  les  riches  commerçans  qui  lui  ont  succédé  tiraient  leurs  profits 
du  trafic  avec  l'étranger  et  non  du  sol  de  leur  pays.  La  terre  était 
restée  ainsi  entre  les  mains  des  paysans,  qui  s'enrichissaient  sans  as- 
pirer à  changer  d'état  et  sans  songer  à  vendre  leurs  biens.  Toutes  les 
grandes  villes  étaient  d'ailleurs  situées  dans  la  zone  des  herbages, 
qui  ne  comportait  qu'une  exploitation  pastorale  extrêmement  sim- 
ple et  peu  de  nature  à  tenter  l'activité  des  capitalistes  qui  auraient 
pu  s'occuper  d'améliorations  agricoles.  On  se  contentait  d'avoir 
près  des  villes,  à  l'abri  des  dunes  ou  sur  quelque  relèvement  sa- 
blonneux au-dessus  du  niveau  des  hautes  eaux  d'hiver,  une  maison 
des  champs,  ou  même  un  petit  pavillon,  koepeltjey  fefuge  verdoyant 
et  tout  orné  de  fleurs,  où  l'homme  d'affaû*es  venait  se  reposer  du 
mouvement  trop  aride  des  transactions  commerciales  et  financières. 


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676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Comme  on  ne  pouvait  aller  chercher  les  arbres  dans  la  forêt,  on  les 
amenait  jusque  dans  Fintérieur  des  villes,  on  en  plantait  les  rues, 
les  bords  des  canaux,  et  on  aménageait  aux  portes  de  la  cité  des 
bois  tels  que  ceux  de  Harlem  et  de  La  Haye,  où  des  foules  silen- 
cieuses et  paisibles  viennent  respirer  la  fraîcheur  sous  les  vastes  ra- 
meaux des  hêtres  et  des  chênes.  Depuis  qu'elles  ont  pu  abattre 
leurs  murailles,  élevées  autrefois  pour  repousser  les  Espagnols,  les 
villes  hollandaises  ont  pris  un  caractère  tout  à  fait  agreste.  Les  rem- 
parts sont  convertis  en  promenades,  en  pelouses  vertes  qui  se  ma- 
rient par  échappées  aux  prairies  des  environs;  les  bastions  démolis 
se  sont  changés  en  petites  collines  plantées  d'arbres  exotiques  aoi 
feuillages  des  teintes  les  plus  variées;  les  fossés,  de  divers  côtés  réu- 
nis aux  canaux  qui  traversent  le  pays,  reflètent  ces  gracieux  paysages 
dans  le  miroir  de  leurs  eaux  immobiles,  qu'animent  de  temps  à  au- 
ti'e  un  bateau  aux  vives  couleurs  ou  quelques  cygnes  que  les  jeunes 
filles  apprivoisent  et  nourrissent  comme  dans  les  légendes  du  Nord. 
Partout  des  corbeilles  de  plantes  rares,  que  les  écoles  publiques 
apprennent  aux  enfans  à  respecter,  embaument  l'air  ou  charment 
les  yeux  et  donnent  à  l'ensemble  un  cacliet  de  soin  et  d'élégance  qui 
ravit.  La^campagne  embrasse  et  envahit  la  ville,  qui,  tout  enfouie 
sous  ses  verts  ombrages,  ressemble  avec  ses  vieux  clochers  à  quel- 
que antique  manoir  féodal  de  l'Angleterre  posé  au  milieu  d'un  parc 
immense.  Ce  n'est  qu'en  donnant  un  caractère  champêtre  aux  lieux 
de  leur  résidence  habituelle  qu'a  pu  se  manifester  ici  l'amour  de  la 
nature,  si  prononcé  même  chez  les  populations  urbaines  de  la  Néer- 
lande;  mais  quand  le  chemin  de  fer  aura  relié  les  différentes  parties 
du  pays,  il  faudra  que  le  capital  accumulé  dans  la  zone  de  l'argile 
aille  féconder  la  maigre  région  des  sables.  Trop  longtemps  ce  ca- 
pital est  allé  chercher  dans  les  emprunts  des  états  étrangers  un  pla- 
cement hasardeux,  souvent  suivi  de  pertes  effectives  et  toujours 
atteint  d'une  dépréciation  inévitable  et  continue;  appliqué  à  la  mise 
en  valeur  du  sol  national,  il  donnera  des  profits  bien  plus  sûrs  et 
non  moins  élevés. 

Tel  est,  dans  ses  traits  généraux,  le  spectacle  qu'offre  le  domaine 
agricole  de  la  Hollande.  On  le  voit,  dans  le  grand  mouvement  de 
progrès  matériel  qui  caractérise  notre  époque,  la  Néerlande  marde 
au  premier  rang.  Pour  s'y  maintenir,  elle  a  tout  ce  qu'il  faut  :  la  li- 
berté, la  prévoyance,  l'esprit  d'association,  l'instruction,  le  capital, 
des  bras,  et  des  espaces  à  conquérir,  non  l'épée  à  la  main  sur  des 
peuples  voisins,  mais  avec  la  bêche  et  la  charrue  sur  la  stérilité  des 
sables  et  des  lasdes. 

Éhile  de  Laveleye. 


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( 


LA  FIN 

I 


DE 


LA  LIBERTÉ  A  ROME 


POMPÉE,   CICÉRON  ET  CÉSAR 


Pin  da  consulat  de  Cicéron.  —  César  consul,  sa  loi  agraire,  scènes  dans  la  Curie  et  dans  le 
Forum.  —  Cicéron  pendant  son  exil  tom'ours  à  Rome  par  la  pensée.  —  César  en  Oaule,  Pompée 
à  Rome.  —  Violences  de  Clodius,  rappel  de  Cicéron,  son  retour  triomphal.  —  Cicéron  plaide 
pour  rentrer  en  possession  de  sa  maison  du  Palatin.  —  Villa  de  Tusculum.  —  Union  de  César, 
de  Pompée  et  de  Crassus. —  Pompée  et  Crassus  élus  consuls,  bataille  dans  le  Cbamp-de-Mars. 
—  Guerre  de  César  en  Oaule,  enthousiasme  populaire,  protestation  de  Caton,  soumission  de 
Cicéron.  —  Cicéron  écrivain.  —  ThéAtre  de  Pompée.  —  Pompée  impopulaire  et  mécontent.  — 
Guerre  de  Milon  et  de  Clodius  dans  le  Forum.  —  Milon  tue  Clodius  sur  la  voie  Appienne.— 
Plaidoyer  de  Cicéron  pour  Milon.  —  Le  sénat  veut  s'opposer  à  l'ambition  de  César.  —  C^ar 
achète  Curion  et  iEmilius  PauUus.  —  Cicéron  préteur  en  Cilicie.—  César  fait  des  conditions  au 
sénat  —  Pompée  quitte  Rolne;  César  poursuit  Pompée,  qui  passe  en  éplre.  —  César  revient  à 
Rome  et  prend  le  trésor.  —  Terreurs  dans  la  ville.  —  Incertitudes  de  Cicéron,  il  finit  par  aller 
rejoindre  Pompée.  —  Le  camp  de  Pompée.  —  Bataille  de  Pharsale,  Pompée  assassiné  en  égypte, 
son  tombeau  près  d'Albano.  —  Caton,  sa  vie  et  sa  mort.  —  La  morale  dans  la  politique. 

I. 

A  l'approche  des  dernières  luttes  où  allait  succomber  la  liberté 
romaine,  trois  hommes  qui  devaient  tenir  une  grande  place  dans 
ces  luttes  (1)  se  trouvaient  à  Rome.  Pompée  était  revenu  d'Orient 
avec  une  immense  gloire.  Absent,  il  semblait  devoir  être  l'arbitre 

(i)  Cette  étude  est  en  quelque  sorte  le  testament  littéraire  de  ni»tre  cher  et  regret- 
table collaborateur.  En  même  temps  que  M.  Ampère  la  préparait  à  Pau  pour  la  Hevuê, 
il  mettait  la  dernière  main  à  son  nouveau  volume  sur  l'Histoire  romaine  à  Rome,  qui 
doit  paraître  prochainement  à  la  librairie  Michel  Lévy,  et  dans  lequel  ce  trarail  aura  sa 


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678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  république;  mais  sa  présence  le  diminuait.  U  ne  savait  pas  se 
rendre  populaire,  et  les  efforts  qu'il  faisait  pour  le  devenir  blessaient 
de  plus  en  plus  le  sénat.  Cicéron  avait  joué  le  premier  rôle  pendant 
son  consulat,  un  coup  hardi  avait  un  moment  ébloui  la  foule  et  lui- 
même  tout  le  premier;  mais  il  lui  étaH  impossible  de  rester  au  rang 
où  les  événemens  et  son  courage  l'avaient  porté.  Les  patriciens  ne 
subissaient  qu'à  regret  la  reconnaissance  qu'ils  ne  pouvaient  lui  re- 
fuser. Les  hommes  de  guerre  n'étaient  pas  disposés  à  prendre  pour 
drapeau  la  toge  du  consulaire,  à  laquelle  ils  n'admettaient  pas  que 
dussent  céder  les  armes  (1).  César,  jusque-là,  n'avait  pas  joué  un 
rôle  militaire  qui  pût  être  comparé  à  celui  de  Pompée,  ni  un  rôle 
politique  égal  à  celui  de  Cicéron.  U  n'avait  pas  été  consul;  mais, 
par  une  habileté  toujours  sûre  et  qu'aucun  scrupule  n'arrêtait,  il 
avait  miné  le  terrain  sous  les  pas  de  ses  rivaux,  compromis  Cicéron 
et  le  sénat,  enfin  attiré  à  lui  la  popularité,  que  Pompée,  ce  grand 
conquérant,  n'avait  pas  su  conquérir. 

Le  jour  où  expirait  son  consulat,  Cicéron  se  présenta  au  pied  de 
la  tribune  pour  y  monter  et,  suivant  l'usage,  rendre  compte  au 
peuple  de  ce  qu'il  avait  fait  pendant  la  durée  de  sa  charge.  Le  tri- 
bun Metellus  y  avait  pris  place  et  lui  défendit  de  parler  :  celui  qui 
avait  fait  mettre  à  mort  des  citoyens  romains  sans  les  entendre  ne 
méritait  pas  d'être  entendu.  Cet  outrage  était  un  avant-coureur  des 
récriminations  qui  attendaient  le  consul  dès  qu'il  aurait  déposé  le 
pouvoir;  mais  ce  fut  pour  Cicéron  un  dernier  triomphe.  Il  insista 
sur  son  droit  de  jurer  que  dans  l'office  qu'il  venait  de  remplir  il 
n'avait  point  démérité;  U  fallut  y  consentir.  A  la  tribune,  à  côté 
d'un  ennemi  acharné,  en  présence  de  ce  peuple  ébranlé,  Cicéron 
eut  un  mouvement  sublime,  et,  changeant  la  formule  ordinaire  du 
serment,  il  s'écria  :  «  Je  jure  qu'à  moi  seul  j'ai  sauvé  la  république 
et  cette  ville!  »  Ce  cri  d'un  noble  orgueil  alla  au  cœur  du  peuple, 
qui  lui  répondit  par  des  acclamations,  et  quand,  simple  citoyen,  il 
rentra  dans  la  maison  des  Carines,  où  il  logeait  encore,  la  foule 
l'escorta  comme  au  jour  où  il  avait  triomphé  de  la  conjuration  de 
Catilina.  A  partir  de  ce  moment,  Cicéron  cesse  de  jouer  un  rôle  po- 
litique; pénétré  du  sentiment  de  sa  faiblesse,  il  se  résigne  à  plier 
sous  César  et  Pompée,  mais  non  sans  amertume.  N'ayant  pour  se 

place.  Le  26  mars  au  matin ,  nous  recevions  les  dernières  corrections  de  M.  Ampère ,  et 
le  27  la  triste  nouvelle  d'une  mort  prématurée  que  rien  ne  faisait  prévoir. 

Voyeï,  pour  cette  série,  les  Commencemens  de  la  liberté  à  Rome  dans  la  Bévue  du 
1**  décembre  1801  et  les  iMttes  de  la  liberté  (!*'  septembre  1863).  Voyez  aussi  dans  la 
série  sur  V Histoire  romaine  à  Rome  les  Derniers  temps  de  la  République  (15  juillet  1855]. 

(i)  Cédant  arma  togœ,  avait  dit  Cicéron  dans  le  poème  qui  était  une  gloriflcation  de 
son  consulat. 


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LA   FIN   DE   LA   LIBERTE   A   ROME.  679 

consoler  de  l'ingratitude  qu'il  sentait  venir  autre  chose  que  la  con- 
science de  sa  gloire,  n'était-il  pas  excusable  de  revenir  trop  souvent 
sur  le  grand  acte  qui  l'a  justement  immortalisé,  et  de  se  rendre  à 
lui-même,  avec  trop  de  complaisance  sans  doute,  une  justice  que 
tout  le  monde  ne  lui  rendait  point? 

César  voulait  être  consul;  pour  cela,  il  était  revenu  en  toute  hâte 
d'Espagne,  il  avait  sacrifié  le  triomphe  au  Capitole  pour  le  triomphe 
au  Champ-de-Mars  :  il  l'avait  obtenu,  il  était  consul.  Maintenant, 
ce  dont  il  avait  besoin,  c'était  de  triompher  au  Forum.  Avant  d'y 
paraître,  il  proposa  dans  le  sénat  une  loi  agraire  qui  n'était  plus, 
comme  au  temps  des  Gracques ,  une  revendication  des  terres  usur- 
pées par  les  riches  sur  l'état,  mais  une  aliénation  des  terres  de  l'état 
au  profit  des  plébéiens  pauvres  et  chargés  d'enfans.  C'était  une  loi 
populaire,  le  consul  se  faisait  tribun.  La  loi  était  sage  et  ses  dispo- 
sitions habilement  combinées.  Il  semble  que  Caton  eut  tort  de  s'y 
opposer;  mais  sa  clairvoyance,  à  laquelle  on  n'a  pas  rendu  justice, 
découvrait  le  but  auquel  César  voulait  arriver  par  la  popularité.  Il 
vint  donc  dans  la  curie  avec  son  intrépidité  ordinaire  pour  le  com- 
battre ;  il  était  seul,  toutes  les  autres  voix  ou  approuvaient  ou  se 
taisaient.  César,  le  traitant  comme  un  perturbateur,  donna  l'ordre  à 
un  licteur  de  l'arrêter  et  de  le  conduire  en  prison.  Caton  se  leva 
tranquillement  pour  marcher  vers  la  prison.  Ce  spectacle  émut  et 
indigna;  beaucoup  de  sénateurs  se  levèrent  aussi  et  le  suivirent;  un 
d'eux  s'écria  généreusement  qu'il  aimait  mieux  être  en  prison  avec 
Caton  que  dans  la  curie  avec  César.  César,  qui  s'arrêtait  toujours  à 
temps,  fit  relâcher  Caton.  a  Puisqu'on  m'y  force,  dit-il,  je  vais  re- 
courir au  peuple.  » 

Le  jour  des  comices,  César  avait  pris  ses  précautions  :  un  grand 
nombre  de  gladiateurs,  d'esclaves  et  de  plébéiens  armés  de  poi- 
gnards occupaient  le  Forum.  César  parut  sur  les  marches  du  temple 
de  Castor  et  harangua  le  peuple.  Ce  jour-là,  Caton  n'était  pas  seul; 
le  collègue  de  César,  Bibulus,  dont  le  temple  de  Castor  rappelait 
l'impuissance  (1),  montra  un  vrai  courage  contre  cette  populace,  je 
suis  bien  tenté  de  dire  cette  canaille ,  qui  le  fit  rouler  au  bas  du 
temple  de  Castor,  lui  jeta  sur  la  tête  un  panier  d'ordures,  brisa  les 
faisceaux  de  ses  licteurs  sans  que  son  collègue  César  intervînt  pour 
le  protéger;  ses  amis  le  sauvèrent  de  la  furie  populaire,  qu'il  bravait 
résolument,  etr  l'entraînèrent  par  la  voie  Sacrée  dans  le  temple  de 
Jupiter  Stator.  Caton,  fendant  la  foule,  réussit  à  gagner  un  lieu  élevé 
et  essaya  de  parler  au  milieu  de  ce  tumulte.  Les  césariens  le  saisi- 

(1)  On  comparait  Bibulus,  consul  sans  importance,  à  PoUux,  auquel  était  aussi  dédié 
ce  temple,  que  dans  Tusage  on  appelait  seulement  temple  de  Castor. 


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680  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rent  et  l'emportèrent.  Lui,  rentrant  par  un  autre  côté,  s* élança  à 
la  tribune,  mais  ne  put  se  faire  entendre.  On  voulut  le  chasser  vio- 
lemment du  Forum;  cependant  il  en  sortit  le  dernier,  ferme  et  in- 
domptable jusqu'au  bout. 

Pompée  avait  figuré  dans  la  scène  du  Forum,  dans  cette  scène 
tragique  mêlée  d'incidens  burlesques,  et  il  y  avait  joué,  j'en  de- 
mande pardon  à  sa  grande  ombre,  le  rôle  du  niais.  Tout  glorieux 
de  paraître  protéger  César,  dont  il  faisait  les  affaires  sans  s'en  dou- 
ter, il  était  venu  se  placer  à  côté  de  lui  et  déclarer  qu'il  approuvait 
la  loi;  elle  donnait  des  terres  en  Campanie  à  vingt  mille  de  ses  vé- 
térans. —  Et  si  l'on  résiste  à  cette  loi,  lui  demanda  César,  ne  vien- 
dras-tu pas  au  secours  du  peuple?  —  J'y  viendrai  avec  l'épée  et  le 
bouclier,  répondit  Pompée  :  rodomontade  séditieuse  et  maladroite. 
Peu  de  temps  après,  César  s'attachait  Pompée  par  un  lien  de  plus 
en  lui  donnant  sa  fille  Julia. 

Cicéron  s'était  prudemment  absenté  de  Rome  pour  n'avoir  pas  à 
combattre  en  face  César  et  Pompée.  On  le  voit  à  cette  époque  aller 
d'une  de  ses  villas  à  l'autre,  de  Tusculum  à  Antium,  d'Antium  à 
Formies,  de  Formies  à  Arpinum.  Ses  villas  étaient  son  refuge  dans 
les  momens  critiques.  Les  séjours  qu'il  y  a  faits  tiennent  une  grande 
place  dans  sa  vie  politique  ;  ils  en  marquent  souvent  les  défaillances. 
Pour  se  consoler,  il  écrivait  en  grec  l'histoire  de  son  consulat,  qu'il 
célébra  aussi  en  latin.  Atticus  lui  conseillait  un  ouvrage  difficile 
comme  le  plus  propre  à  distraire  de  lui-même  son  attention  en  l'ab- 
sorbant, et  le  pauvre  Cicéron  essayait  d'un  traité  de  géographie 
mathématique;  mais  ce  travail  ne  l'intéressait  pas  autant  que  ses 
mémoires,  dans  lesquels  il  se  proposait,  pour  se  venger,  de  faire 
une  histoire  secrète  de  son  temps  pareille  à  celle  de  Théopompe, 
mais  encore  plus  remplie  d'amertume.  Il  déclarait  ne  plus  vouloir 
songer  aux  affaires  désespérées  de  l'état  et  se  mourait  du  désir 
d'avoir  des  nouvelles  de  Rome,  où  il  vivait  constamment  par  la  pen- 
sée, et  d'où,  à  vrai  dire,  durant  ses  visites  à  ses  villas,  ce  qui  me 
donne  le  droit  de  l'y  suivre,  il  n'était  jamais  sorti.  «  Quand  je  lis  tes 
lettres,  écrivait-il  à  Atticus,  je  crois  être  à  Rome.  »  A  Antium,  Pom- 
pée lui  avait  fait  en  passant  une  visite,  et  lui  avait  renouvelé,  au 
sujet  de  Clodius,  ces  promesses  qu'il  ne  tenait  jamais;  puis  Cicéron 
revenait  dans  la  curie,  il  trouvait  César  cherchant  à  le  gagner  par 
des  offres  qu'il  était  par  momens  tenté  d'écouter,  mais  dont  l'ac- 
ceptation l'aurait  compromis,  et  que  le  point  d'honneur  le  forçait 
de  repousser  un  peu  à  regret.  Alors  il  s'écriait  :  «  J'aime  mieux  com- 
battre I  »  Il  remarquait  qu'au  théâtre  on  avait  mollement  applaudi 
César  et  saisi  une  allusion  fâcheuse  pour  Pompée;  s'il  se  retournait 
vers  Pompée,  les  irrésolutions  de  celui-ci  augmentaient  les  siennes. 


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LA   FIN   DE   LÀ   LIBERTE   A   ROME.  681 

César,  qui,  lui,  n'était  pas  irrésolu,  faisait  jouer  tous  les  jours 
quelque  machine.  Un  certain  Vettius  parut  dans  le  Forum,  et,  avec 
la  permission  du  consul  César,  à  la  tribune,  montrant  un  poignard 
que,  disait-il,  lui  avaient  donné  Bibulus,  Caton  et  Cicéron  pour  as- 
sassiner César  et  Pompée.  C'était,  à  en  croire  Appien,  un  moyen 
dont  se  servait  César  pour  exciter  le  peuple.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr, 
c'est  que  Vettius,  qui  avait  été  arrêté  et  devait  être  jugé  le  lende- 
main, fut  tué  pendant  la  nuit  dans  sa  prison.  Cicéron  a  formelle- 
ment accusé  Vatinius,  créature  de  César,  d'avoir  fait  mettre  à  mort 
un  f^ux  témoin  dont  il  craignait  les  révélations. 

Cicéron  allait  cependant  être  livré  à  Clodius  :  des  deux  nouveaux 
consuls,  l'un,  PÎson,  appartenait  à  César,  l'autre,  Gabinius,  à  Pom- 
pée. César  fit  agir  et  Pompée  laissa  agir  Clodius.  La  loi  agraire  de 
César  pouvait  se  défendre;  mais  son  but  secret  fut  trahi  quand  on  vit 
que  la  plus  grande  partie  des  terres  de  la  Campanie  était  distribuée 
aux  vétérans  de  Pompée.  En  cajolant  le  peuple.  César  voulait  payer 
une  dette  de  son  complaisant  rival  et  achever  de  le  séduire.  Du  reste, 
toute  sa  conduite  à  ce  moment  est  celle  d'un  démagogue  accompli. 
Consul,  U  cesse  de  paraître  dans  la  curie  et  transporte  le  gouverne- 
ment dans  le  Forum  ;  il  remet  à  ces  traitans  enrichis  par  le  pillage 
des  provinces  qu'on  appelait  les  chevaliers  un  tiers  de  leur  ferme; 
il  appuie  Clodius,  qui  avait  déshonoré  sa  femme,  mais  qui  l'aida 
aussi  à  obtenir  la  province  de  la  Gaule  et  l'illyrie  pour  cinq  ans  avec 
quatre  légions.  C'est  là  ce  que  voulait  César  et  ce  qui  relève  par 
la  grandeur  du  but  les  manœuvres  peu  dignes  auxquelles  il  avait  fait 
descendre  sa  politique.  Par  cette  émeute  du  Forum  à  laquelle  il 
avait  présidé,  il  s'était  assuré  la  Gaule  à  soumettre  ;  il  avait  conquis 
sa  future  conquête. 

César  avait  eu  besoin  de  Clodius  et  avait  porté  la  loi  qui  le  trans- 
férait dans  une  famille  plébéienne.  Suivant  la  coutume  antique,  le 
père  de  Clodius  aurait  paru  avec  lui  dans  le  Champ-de-Mars,  de- 
vant les  centuries  assemblées,  et  aurait  dit  trois  fois  :  «  Je  te  vends 
{mancipo)  ce  fils  qui  est  mien.  »  Et  le  père  adoptif,  mettant  la  main 
sur  Clodius,  eût  répondu  en  jetant  dans  une  balance  une  pièce  de 
monnaie  :  «  Je  déclare  que  cet  homme  est  mien  par  le  droit  des 
Quirites,  et  que  je  l'ai  acheté  avec  cette  pièce  d'airain  et  cette  ba- 
lance d'airain,  »  car  on  achetait  un  fils  à  peu  près  comme  un  es- 
clave. L'année  d'avant,  un  tribun  avait  voulu  évoquer  l'affaire  de- 
vant les  centuries  au  Champ-de-Mars;  mais  tout  se  passa  autrement. 
Cicéron  venait  de  prononcer  un  discours  sur  le  malheur  des  temps. 
César  était  consul;  le  discours  lui  déplut,  et  sur-le-champ,  par  une 
loi  curiatay  il  déclara  Clodius  plébéien.  Tout  se  passa  dans  le  comi- 
tium,  avec  l'approbation  des  trente  licteurs  qui  représentaient  les 


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682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trente  curies.  Désormais  Clodius  ne  faisait  plus  partie  de  la  gens 
Claudia;  il  était  plébéien  et  pouvait  être  tribun.  C'était  Mirabeau 
prenant  une  patente  de  drapier  pour  pouvoir  représenter  le  tiers- 
état. 

Avant  de  quitter  Rome,  César  voulait  en  éloigner  Cicéron;  il  ne 
pouvait  refuser  cela  à  son  ami  Clodius,  auquel  il  devait  tant.  D'ail- 
leurs il  ne  se  souciait  pas  de  laisser  derrière  lui  le  défenseur  élo- 
quent du  sénat,  dont  les  paroles,  plus  hardies  que  la  conduite, 
pourraient  en  son  absence  avoir  quelque  danger  et  peut-être  en- 
traîner Pompée.  César  campa  donc  durant  plusieurs  mois  aux  iv)rtes 
de  Rome  avec  son  armée,  qu'il  avait  mise  sous  les  (jpdres  d'un  frère 
de  Clodius,  de  manière  à  pouvoir  assister  aux  assemblées  tenues 
hors  de  la  ville  et  soutenir  de  sa  présence  les  manœuvres  du  fac- 
tieux tribun.  Clodius  convoqua  les  plébéiens  dans  le  cirque  Flami- 
nius,  qui  était  hors  des  murs,  et  où  César  pouvait  paraître;  il  les 
harangua  avec  sa  violence  accoutumée,  et  provoqua  chez  quelques- 
uns  une  désapprobation  que  Cicéron  a  peut-être  exagérée.  César 
dit  qu'on  savait  ce  qu'il  pensait,  que  la  mort  des  conjurés  était  con- 
traire aux  lois  (1);  puis  il  conseilla  l'oubli  des  choses  passées,  s'en 
reposant  sur  les  consuls  du  soin  d'accuser  ouvertement  Cicéron.  Le 
fils  de  Crassus  prononça  quelques  mots  en  sa  faveur,  et  Pompée 
l'abandonna.  Cicéron  alla  implorer  son  appui  dans  sa  villa  près 
d'AJbe,  et,  il  nous  l'apprend  lui-même,  tomba  à  ses  genoux.  Pom- 
pée, sans  daigner  le  relever,  lui  répondit  qu'il  ne  pouvait  rien  faire 
contre  la  volonté  de  César.  Lorsque  Cicéron  se  présenta  de  nouveau 
à  la  porte  de  VAlbanuniy  Pompée,  pour  ne  pas  le  recevoir,  à  en 
croire  Plutarque,  pendant  que  Cicéron  entrait  par  une  porte,  sortit 
par  une  autre. 

Le  consul  Gabinius  convoqua  le  sénat  dans  le  temple  de  la  Con- 
corde, «  ce  temple,  disait  Cicéron,  qui  rendait  présente  la  mémoire 
de  mon  consulat.  »  Le  sénat  était  pour  lui,  mais  timidement.  Gabi- 
nius refusa  l'entrée  du  temple  à  une  députation  composée  d'un  cer- 
tain nombre  de  chevaliers,  conduite  par  plusieurs  sénateurs,  parmi 
lesquels  on  aime  à  voir  le  rival  de  Cicéron,  Hortensius.  Comme  ils 
se  retiraient,  Clodius  fondit  sur  eux  avec  sa  bande,  Hortensius 
courut  quelque  danger,  et  un  autre  sénateur  fut  si  maltraité  qu'il 
en  mourut.  Dans  le  temple,  on  discutait  avec  violence;  Gabinius, 
qu'irritait  la  résistance  du  sénat,  s'emporta,  et  déclara  que  Cicéron 
était  coupable.  Alors  les  sénateurs  décidèrent  qu'ils  prendraient  le 
deuil.  Gabinius,  furieux,  laisse  là  le  sénat  rassemblé  par  son  ordre, 

(i)  A  Rome,  on  avait  toujours  le  droit,  pour  les  crimes  politiques,  d'échapper  à  la 
mort  par  Texil. 

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LA   FIN   DE   LÀ   UBERTE   A   ROME.  683 

descend  au  Forum,  monte  à  la  tribune,  dit  que  le  sénat  importe 
peu,  que  les  chevaliers  expieront  leur  audace,  que  le  temps  de  la 
vengeance  est  venu,  et,  par  un  édit  rendu  avec  soncollègue  Pison, 
il  interdit  le  deuil  aux  sénateurs.  Cicéron  ne  voulut  pas  prolonger 
une  lutte  impossible,  et  résolut  de  s'exiler  volontairement;  mais, 
avant  de  partir,  il  monta  au  Gapitole  et  dédia  dans  le  temple  de 
Jupiter  une  statue  de  Minerve.  Mettant  Rome  sous  la  protection  de 
la  déesse  de  la  sagesse  pendant  qu'elle  serait  privée  de  sa  propre 
sagesse,  il  sortit  de  la  ville  à  pied,  de  grand  matin,  par  la  porte 
Capène,  et  suivit  la  voie  Appienne  pour  gagner  la  Campanie  et  la 
Sicile.  Quelles  durent  être  ses  pensées  dans  ce  triste  départ,  s'il  se 
retourna  pour  regarder  une  dernière  fois  le  Palatin,  où  il  laissait  sa 
belle  maison,  sa  femme,  son  (ils,  sa  fille,  qu'il  aimait  si  passionné- 
ment, et  ce  Gapitole  où  il  avait  obtenu,  malgré  César,  la  condam- 
nation des  complices  de  Catilina!  César  prenait  aujourd'hui  sa  re- 
vanche. Je  n'ai  pas  à  suivrç  Cicéron  dans  son  exil,  et  j'en  éprouve 
peu  de  regrets;  11  y  montra  un  abattement,  une  faiblesse,  une  occu- 
pation de  soi  et  un  oubli  de  la  chose  publique  dont  les  témoignages 
arrivaient  trop  souvent  à  Rome  dans  ses  lettres.  Il  se  reprochait  de 
vivre,  il  se  regrettait  et  pour  ainsi  dire  se  pleurait  lui-même.  Cette 
faiblesse  n'était  pas  suffisamment  excusée  par  sa  tendresse  pour  les 
siens  et  par  ce  besoin  d'être  à  Rome  que  Cicéron  trahit  à  chaque 
page  de  sa  correspondance,  tout  en  affirmant  que  nul  lieu  n'est  plus 
triste  à  habiter  pour  un  bon  citoyen. 

Dès  que  Cicéron  eut  quitté  Rome  d'un  côté,  César  s'en  éloigna 
de  l'autre  et  partit  pour  la  Gaule,  où  tant  de  gloire  l'attendait.  Ci- 
céron avait  été,  après  son  départ,  banni  à  perpétuité,  et  Clodius 
avait  affiché  sur  la  porte  de  la  curie  une  défense  de  rapporter 
jamais  la  loi  qui  le  frappait.  La  belle  maison  qu'il  avait  achetée 
après  son  consulat  sur  le  Palatin  fut  mise  au  pillage,  puis  incendiée 
et  renversée.  Sa  courageuse  femme  Terentia  fut  obligée  de  se  réfu- 
gier dans  le  collège  des  vestales,  heureusement  peu  éloigné  de  sa 
demeure,  et  dans  lequel  était  sa  sœur  Fabia.  Elle  en  fut  arrachée 
et  traînée  chez  un  des  banquiers  du  Forum  pour  déclarer  qu'elle 
garantissait  qu'il  ne  serait  pas  touché  à  l'argent  laissé  par  Cicéron. 
Enfin,  dernière  insulte,  une  misérable  créature  de  Clodius  éleva  sur 
l'emplacement  de  sa  maison  rasée  une  statue  à  ce  patron  bien  digne 
de  lui,  et  Clodius  y  érigea  une  statue  à  la  Liberté;  ce  qui  faisait  dire 
à  Cicéron  :  <(  La  liberté  est  dans  ma  maison  comme  la  concorde  est 
dans  la  curie.  »  Cette  statue  de  la  Liberté  était  le  portrait  d'une 
courtisane  grecque  enlevé  à  un  tombeau  par  le  frère  de  Clodius.  Les 
villas  que  Cicéron  possédait  près  de  Tusculum  et  à  Formies  éprou- 
vèrent le  même  sort  que  sa  maison  du  Palatin.  A  Tusculum,  Gabi- 


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68â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nius,  son  voisin ,  fit  transporter  des  arbres  de  la  villa  de  Cicéron 
dans  sa  propre  vUla. 

Cicéron  en  Grèce ,  Caton  dans  Tlle  de  Chypre  et  César  en  Gaule, 
Pompée  était  resté  seul  à  Rome;  mais  il  s'y  trouva  plus  embarrassé  \ 
que  jamais.  Clodius,  à  qui  lâchement  il  avait  livré  Cicéron,  ayant 
obtenu  de  sa  faiblesse  ce  qu'il  voulait,  se  tourna  contre  lui.  Pompée 
fut  assiégé  dans  sa  propre  demeure.  Clodius  la  fit  entourer  par  une 
troupe  de  bandits,  à  la  tête  desquels  était  un  de  ses  affranchis,  et  que 
le  préteur  Flavius  tenta  en  vain  de  repousser.  Clodius  menaça  Pom- 
pée de  jeter  par  terre  sa  maison  des  Carines ,  comme  il  avait  fait 
abattre  celle  de  Cicéron  sur  le  Palatin.  C'était  un  grand  nivdeur 
que  ce  Clodius.  Gagné  par  Tigrane,  roi  d'Arménie,  que  Pompée  gar- 
dait dans  son  Albanum,  Clodius  alla  l'enlever.  Le  sénateur  chargé  de 
la  garde  du  roi  captif  voulut  le  reprendre  :  il  s'ensuivit  une  bataille 
sur  la  voie  Appienne,  au  quatrième  mille,  et  un  ami  de  Pompée, 
Papirius,  périt  dans  la  mêlée.  On  arrêta  un  esclave  de  Clodius  armé 
d'un  poignard  qui  confessa  avoir  eu  le  dessein  de  tuer  Pompée  dans 
le  temple  de  Castor,  au  milieu  du  sénat.  Clodius  s'empara  de  ce 
temple,  en  détruisit  l'escalier,  y  transporta  des  armes  et  en  fit  une 
forteresse  de  l'émeute.  Devant  le  tribunal,  siège  de  la  justice,  il  en- 
rôlait publiquement  des  hommes  perdus.  Il  attaqua  le  consul  Gabi- 
nius  lui-même  et  brisa  ses  faisceaux.  Pompée,  soit  qu'il  redoutât 
les  violences  de  Clodius,  soit  plutôt  qu'il  voulût  paraître  les  craindre, 
ne  sortait  plus,  restait  enfermé  dans  ses  jardins  d'en  haut,  et  s'y  en- 
tourait d'une  garde  nombreuse. 

Cicéron  a  fait  de  la  situation  de  Rome,  avant  son  départ  et  pour 
le  justifier,  une  peinture  oratoire  sans  doute,  mais  où  il  n'y  a  pas 
beaucoup  d'exagération,  et  que  l'on  peut  tenir  pour  vraie  dans  les 
principaux  traits.  «  Dans  une  ville  où  le  sénat  était  sans  pouvoir,  où 
tout  était  impuni,  où  on  ne  rendait  plus  la  justice,  où  le  Forum  était 
livré  à  la  violence  et  au  glaive,  où  les  particuliers  étaient  protégés 
par  les  murs  de  leur  maison,  non  par  le  secours  des  lois,  où  les  tri- 
buns du  peuple  étaient  blessés  sous  vos  yeux ,  quand  on  marchait 
contre  la  demeure  des  magistrats  le  fer  et  le  feu  à  la  main,  quand  les 
faisceaux  des  consuls  étaient  brisés  et 'qu'on  incendiait  les  temples 
des  dieux  immortels,  j'ai  pensé  que  l'état  n'existait  plus.  »  Cicéron, 
pendant  son  exil  encore  plus  que  lorsqu'il  séjournait  dans  ses  villas, 
est  tout  entier  à  Rome.  «  Que  se  fait-il?  que  penses-tu  de  ce  qui  se 
fait?  écrit-il  sans  cesse  à  son  ami  Atticus.  Où  en  est  l'affaire  de  mon 
rappel  ?  »  Telles  sont  les  questions  qui  remplissent  toutes  ses  lettres. 
«  Reverrai-je  ma  femme,  ma  fille,  mon  fils?  Me  rendra-t-on  mes 
biens,  ma  maison?  »  De  loin  il  assiste  avec  anxiété  à  chaque  péri- 
pétie politique;  en  ce  qui  le  concerne,  il  voit  toutes  les  difficultés, 


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LA   HN   DE   LA   LIBERTÉ   A   ROME.  685 

toutes  les  complications  :  s'il  accepte  l'appui  que  lui  offrent  quel- 
ques grands  personnages,  cela  ne  le  brouillera-t-il  pas  avec  les  tri- 
buns qui  ont  pris  son  parti,  et  comment  refuser  cet  appui?  «  Fais 
sonder  Pompée,  dit-il  à  Atticus,  par  son  affranchi  Théophane;  in- 
forme-toi des  intentions  de  César  auprès  de  ses  amis,  des  disposi- 
tions de  Clodius  auprès  de  sa  sœur  Clodia.  »  Pomponius  Atticus ,  le 
correspondant  principal  de  Gicéron,  convenait  admirablement  à  ce 
rôle  et  était  très  en  mesure  de  lui  apprendre  ce  qui  se  passait  à 
Rome,  car  Atticus  était  ami  de  tout  le  monde  (1).  Ce  fut  un  modéré 
qui  sut  traverser  les  derniers  temps  de  la  république,  si  remplis  de 
luttes  et  de  vicissitudes,  sans  se  brouiller  avec  aucun  parti,  et  qui 
finit  par  marier  sa  fille  avec  le  favori  d'Auguste,  Agrippa;  homme 
prudent,  peu  disposé  à  la  résistance,  dont  il  détourna  trop  souvent 
Cicéron,  mais  conservant  une  certaine  dignité  et  fidèle  à  ses  amis 
dans  les  disgrâces  qu'il  ne  voulait  point  partager  avec  eux.  Quand 
Atticus  n'était  pas  à  Athènes  ou  en  Épire,  il  vivait  dans  une  belle 
maison,  située  sur  le  Quirinal,  à  laquelle  était  joint  un  grand  parc, 
et  dans  une  villa  aux  pointes  de  Rome.  Il  fut  enterré  dans  la  tombe 
des  Caecilii,  sur  la  voie  Appienne,  vers  le  cinquième  mille,  par  con- 
séquent près  du  tombeau  de  Caecilia  Metella.  Atticus  avait  placé 
dans  sa  bibliothèque  le  portrait  d'Aristote.  Il  devait  goûter  la  morale 
de  celui  qui  mit  la  vertu  dans  un  sage  milieu.  Comptant  des  amis 
dans  tous  les  partis,  il  avait  aussi  chez  lui  les  portraits  du  premier 
Brutus,  le  fondateur  de  la  liberté,  et  de  Sfervilius  Ahala,  le  vengeur 
de  l'aristocratie. 

L'hostilité  insolente  de  Clodius  ramena  Pompée  à  Cicéron.  Les 
premiers  qui  proposèrent  de  le  rappeler  furent  des  tribuns.  L'un 
d'eux,  Fabricius,  vint  avant  le  jour  s'établir  dans  les  rostres  pour 
présenter  une  rogation  en  faveur  de  son  retour;  mais  déjà  Clodius, 
escorté  d'hommes  armés,  était  là  :  ils  avaient  occupé  pendant  la 
nuit  le  Forum,  le  comitium  et  la  curie.  Us  empêchent  le  tribun  Cis- 
pius  d'entrer  dans  le  Forum ,  se  jettent  sur  son  collègue  Fabricius 
et  vont  cherchant  le  frère  de  Cicéron  pour  le  tuer.  Quintus  monte  à 
la  tribune,  aussitôt  on  l'en  précipite;  il  va  tomber  dans  le  comitium 
et  s'échappe  à  grand'  peine,  protégé  par  les  esclaves  et  les  affran- 
chis qui  l'accompagnent.  Beaucoup  de  personnes  périrent  dans  cette 
mêlée  nocturne;  les  cadavres  encombraient  les  égouts  et  le  Tibre,  il 
fallut  éponger  le  sang  dans  le  Forum.  Un  autre  jour,  le  tribun  Ses- 
tius,  favorable  à  Cicéron,  étant  venu  sans  suite  au  temple  de  Castor., 
fut  attaqué  par  Clodius  et  ses  sicaires,  armés  de  bâtons,  d'épées  et 
des  débris  de  l'enceinte  en  bois  qu'on  dressait  dans  le  Forum  pour 

(1)  Voyez,  sur  Aïticm,  l'étude  de  M.  G.  Boissier  dans  la  Aevue  du  i^'^juin  1863. 


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686  REVUE   DES   DEUX   MONDES* 

les  élections,  et  qui  ce  jour-là  fut  brisée  par  ces  furieux.  Sestius» 
couvert  de  blessures,  fut  laissé  pour  mort  sur  la  place.  On  conçoit 
que  plus  tard  Gicéron  ait  plaidé  pour  lui. 

Tandis  que  Sestius  et  Milon  opposaient  leurs  bandes  aux  bandes 
de  Clodius,  le  sénat  se  réunit  dans  le  temple  de  la  Vertu  et  de  l'Hon- 
neur, élevé  par  Marins,  le  grand  parvenu  d'Arpinum,  le  compatriote 
populaire  de  Gicéron.  Il  y  avait  dans  le  choix  de  ce  lieu  d'assemblée 
une  allusion  bienveillante  au  mérite  par  lequel  Gicéron,  comme  Ma- 
rins ,  s'était  élevé  aux  honneurs.  Le  sénat  invita  toutes  les  villes 
d'Italie  à  bien  accueillir  sa  personne  et  les  habitans  des  municipes 
à  venir  à  Rome,  unique  moyen  de  contre-balancer  l'ascendant  de  la 
populace  urbaine.  L'opinion,  de  plus  en  plus  favorable  à  Gicéron, 
osa  se  manifester  au  théâtre  :  des  allusions  à  son  retour  y  furent 
saisies  avec  empressement;  on  lui  appliqua  un  vers  de  tragédie 
sur  le  roi  Servius,  appelé  comme  lui  Tuliius  et  qui  avait  établi  la 
liberté.  Dans  le  Brutus  d'Attius,  Facteur  ayant  prononcé  le  nom  de 
Gicéron  au  lieu  de  celui  de  Brutus,  on  fit  répéter  plusieurs  fois  le 
vers,  et  l'on  applaudit  beaucoup.  Des  applaudissemens  accueillirent 
aussi  Sestius  quand,  remis  de  ses  blessures,  il  parut  dans  le  Forum 
pendant  un  combat  de  gladiateurs  ;  ces  applaudissemens  s'élevèrent 
depuis  le  pied  du  Gapitole  jusqu'à  l'extrémité  opposée  du  Forum. 
Clodius  fut  hué  et  sifflé  à  son  tour,  et  la  petite  rue  par  laquelle  il 
descendait  du  Palatin  au  Forum  appelée  dérisoirement,  du  nom  de 
sa  gensy  viaAppia.  Le  sénat  tint  une  séance  solennelle  dans  le  temple 
le  plus  auguste  de  Rome,  celui  de  Jupiter  Gapitolin.  Pompée,  ou- 
bliant sa  conduite  passée,  déclara  que  Gicéron  avait  agi  justement. 
Dn  autre  jour,  le  sénat  décida  dans  la^curie  qu'il  rappelait  Gicéron. 
Après  la  séance,  plusieurs  sénateurs  descendirent  au  Forum,  haran- 
guèrent le  peuple  et  lui  communiquèrent  la  décision  du  sénat.  Gé- 
sar  avait  fait  savoir  qu'il  approuvait. 

Vint  le  grand  jour  où  les  centuries,  convoquées  dans  le  Ghamp- 
de-Mars,  devaient  prononcer.  L'assemblée,  grâce  aux  Italiens  ap- 
pelés à  Rome  par  le  sénat,  fut  nombreuse,  et,  grâce  aux  gladiateurs 
de  MUon,  fut  tranquille.  Plusieurs  personnages  considérables  sur- 
veillèrent les  votes.  Une  seule  voix,  avec  celle  de  Glodius,  s'éleva 
contre  Gicéron.  Pompée  fit  son  éloge  et  pria  toutes  les  classes  de  ra- 
tifier la  rogation  appuyée  par  le  sénat;  elle  fut  ratifiée.  Le  retour 
de  Gicéron  ressembla  littéralement  à  un  triomphe,  car  U  lui  fut  per- 
mis d'entrer  dans  Rome  sur  un  char  doré  traîné  par  des  chevaux 
magnifiquement  caparaçonnés.  Le  tableau  de  cette  entrée  brillante 
n'a  rien  perdu  sans  doute  à  être  retracé  par  Gicéron  lui-même;  il  a 
peint  la  foule  couvrant  les  toits  et  les  degrés  des  temples,  tandis 
qu'il  s'avançait  de  la  porte  Gapène,  suivant  la  voie  des  triomphes. 


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LA   FIN   DE   LA   LIBERTÉ   À   ROME.  687 

la  voie  Sacrée,  traversant  le  Forum  et  montant  au  Capitole  pour  y 
aller  rendre  grâces  aux  dieux  comme  un  général  victorieux.  Il  re- 
prit la  statue  de  Minerve,  qu'il  y  avait  déposée  le  jour  de  son  départ 
pour  l'exil,  puis  rentra  sans  doute  dans  la  demeure  paternelle  des 
€arines,  alors  propriété  de  son  frère,  car  dans  cette  ville  où  il  triom- 
phait il  n'avait  point  de  foyer.  Sa  maison  du  Palatin  n'existait  plus, 
mais  il  était  dans  Rome;  il  venait  de  franchir  cette  porte  Capène 
par  laquelle  il  en  était  sorti  si  tristement  seize  mois  auparavant, 
par  laquelle  il  y  rentrait  si  glorieusement  aujourd'hui.  Le  lende- 
main, il  parla  dans  le  Forum  et  dans  la  curie;  il  avait  repris  posses- 
sion de  ses  deux  anciens  champs  de  triomphe. 

Clodius,  vaincu  dans  le  sénat  et  dans  le  Champ-de-Mars,  ne  se 
découragea  point;  la  rue  lui  restait.  Il  y  avait  alors  une  disette  de 
blé  à  Rome;  Clodius  en  rejetait  la  faute  sur  Pompée,  et  le  peuple 
au  théâtre  l'en  accusait.  Clodius  affirmait  que  les  Italiens  accourus 
dans  l'intérêt  de  Cicéron  avaient  affamé  la  ville.  Il  organisa  des 
troupes  d'enfans,  nous  dirions  de  gamins^  qui  allèrent  crier  sous 
les  fenêtres  de  Cicéron  :  «  Du  blé  I  du  blél  »  Une  foule  furieuse  se 
précipita  dans  l'enceinte  où  l'on  célébrait  les  jeux  mégalésiens,  et, 
•interrompant  peut-être  une  pièce  de  Térence,  se  rua  sur  la  scène. 
Conduite  par  Clodius,  elle  assiégea  le  sénat  dans  le  temple  de  la 
Concorde;  mais  un  grand  nombre  de  citoyens  se  porta  vers  le  Capi- 
tole et  la  dispersa.  Cicéron  retrouvait  Rome  aussi  turbulente  qu'il 
ravait  laissée.  C'est  sous  le  coup  de  la  terreur  inspirée  par  de  pa- 
reils désordres,  c'est  dans  cette  séance  menacée  du  Capitole,  que 
€icéron  proposa  de  conférer  pour  cinq  ans  à  Pompée  un  pouvoir  ab- 
solu en  tout  ce  qui  concernait  l'alimentation  publique.  Cicéron  s'é- 
tait d'abord  renfermé  chez  lui;  mais,  sommé  de  paraître  au  sénat, 
apprenant  d'ailleurs  que  la  bande  de  Clodius  avait  été  rejetée  dans 
le  Champ-de-Mars,  il  vint  donner  cette  marque  de  confiance  et  de 
reconnaissance  à  Pompée. 

La  grande  affaire  de  Cicéron  après  son  retour  fut  d'obtenir  l'an- 
nulation des  mesures  qui  l'avaient  dépouillé.  Peut-être  le  voit-on 
trop  occupé  à  cette  époque  de  cet  intérêt  particulier;  mais  ce  n'était . 
pas  seulement  pour  lui  une  question  d'argent,  il  y  allait  de  sa  di- 
gnité. On  l'avait  traité  comme  un  outlaw^  Clodius  avait  fait  raser  sa 
maison  du  Palatin  après  y  avoir  mis  le  feu;  par  une  dérision  inso- 
lente, il  avait  consacré  le  terrain  qu'elle  occupait  à  la  Liberté  :  c'é- 
tait déclarer  la  mort  des  complices  de  Catilina  un  acte  de  tyrannie,  la 
plus  odieuse,  la  plus  dangereuse  des  accusations  à  Rome,  et  contre 
laquelle  Cicéron  se  devait  à  lui-même  de  protester.  D'ailleurs  cette 
maison  lui  était  chère;  il  s'écriait  dans  son  exil  :  «  Je  regrette  la  lu- 
mière (de  Rome),  le  Forum,  ma  maison.  »  C'est,  écrivait-il,  ce  que 


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688  KETOE   DES   DEUX   MONDES. 

j'aime  le  plus  au  monde;  aussi  il  disait  s'être  surpassé  dans  le  dis- 
cours qu'il  prononça  pour  que  l'emplacement  du  moins  lui  en  fût 
rendu.  Elle  était  le  symbole  de  son  élévation;  en  quittant  les  Ca- 
nnes, après  son  consulat,  pour  le  Palatin,  il  avait  passé  du  quartier 
de  la  finance  dans  le  quartier  patricien.  Ce  changement  de  demeure 
avait  été  comme  le  sceau  de  son  anoblissement.  Aussi  Clodius  troa- 
vait-il  que  c'était  une  grande  impertinence  à  un  manant  d'Arpinum 
de  loger  sur  le  Palatin.  En  effet,  le  Palatin,  et  surtout  cette  partie 
occidentale  du  Palatin,  était  habité  par  les  plus  grandes  familles  de 
Rome.  Tout  à  côté  de  la  maison  de  Gicéron  s'élevaient  celle  de  Car 
tulus  avec  son  portique  triomphal  orné  des  dépouilles  des  Cimbres 
et  un  toit  en  dôme,  celle  d'^milius  Scaurus,  de  qui  la  magnificence 
était  célèbre  autant  que  la  probité  suspecte,  et  que  Cicéron  eut  le 
tort  de  défendre.  Celle-ci  fut  achetée  par  Clodius;  elle  se  trouvait 
derrière  la  maison  de  Cicéron,  qui  en  fit  l'occasion  d'un  moi: 
«  j'élèverai  mon  toit  non  pour  te  regarder  d'en  haut  [despiciam], 
mais  pour  que  tu  ne  puisses  voir  [aspicias)  cette  ville  dont  tu  as 
voulu  la  ruine.  »  A  côté  de  Clodius  demeurait  sa  sœur  Clodia,ce 
qui  donnait  lieu  à  Cicéron  d'injurier  son  ennemi  de  plusieurs  fa- 
çons, tantôt  lui  reprochant  trop  de  tendresse  pour  cette  sœur  que 
dans  le  discours  pour  Cœlius  il  peint  comme  une  déboutée  capable 
de  tous  les  crimes,  ayant  des  jardins  aux  bords  du  Tibre  pour  voir 
nager  les  jeunes  Romains,  et  qu'il  appelle  la  Médée  du  Palatin,  tan- 
tôt accusant  Clodius  d'avoir  élevé  à  travers  le  vestibule  de  Clodia 
un  mur  qui  l'empé^îhait  d'entrer  chez  elle. 

La  maison  de  Cicéron  avait  été  occupée  par  l'orateur  Grassos, 
un  des  devanciers  de  Cicéron  dans  l'éloquence,  puis  par  Crassusle 
tx'iumvir,  avec  Pompée  et  César  un  des  trois  plus  grands  person- 
nages de  Rome  et  le  plus  riche.  Elle  était  ornée  de  colonnes  de 
marbre  grec,  ce  qui  avait  fait  appeler  l'orateur  Crassus  la  Vénus  du 
Palatin.  C'était  une  fort  belle  maison,  comme  devait  être  celle  de 
Crassus,  dives^  le  riche.  Elle  était  sans  doute  tournée  au  midi,  po- 
sition alors,  comme  aujourd'hui,  désirajble  à  Rome  pendant  l'hiver; 
l'été,  Cicéron  avait  à  choisir  entre  ses  nombreuses  villas.  De  ses  fe- 
nêtres, il  voyait  le  brUlant  quartier  étrusque  et  le  mouvement  du 
port  marchand  sur  le  Tibre.  De  l'autre  côté,  il  avait  la  vue  du  Forum 
et  de  la  tribune;  aussi  dit-il  que  sa  maison  est  en  vue  de  toute  la  ville, 
dont  elle  regarde  la  partie  la  plus  importante  et  la  plus  fréquentée, 
et  cette  position  de  sa  demeure  lui  fournissait  des  apostrophes  élo- 
quentes. Les  fenêtres  étaient  étroites,  ce  que  son  architecte  C}TUS 
soutenait  être  favorable  à  la  perspective.  Cicéron  y  logea  un  fils  de 
roi,  le  fils  d'Ariobarzane,  roi  d'Arménie,  selon  l'usage  romain  de 
mettre  ainsi  ces  hôtes  illustres  dans  la  demeure  des  citoyens  con- 


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LA  FIN   DE   LA   LIBERTÉ   A   ROME.  689 

sidérables  et  sous  leur  garde.  Si  l'on  en  croyait  une  anecdote  rap- 
portée par  Aulu-Gelle,  certaines  circonstances  de  l'achat  de  cette 
maison  ne  feraient  pas  grand  honneur  à  Cicéron.  Pour  la  payer,  il 
aurait  reçu  clandestinement  un  prêt  considérable  d'un  accusé  qu'il 
s'était  chargé  de  défendre,  P.  Sylla,  et  comme  la  chose  transpirait, 
il  aurait  affirmé  n'avoir  rien  reçu,  a  aussi  vrai,  aurait-il  ajouté,  que 
je  n'achèterai  pas  la  maison.  »  Plus  tard,  il  eût  répondu  aux  repro- 
ches que  ce  jésuitisme  méritait  :  a  Un  père  de  famille  prudent  doit 
toujours  dire  qu'il  ne  veut  pas  acheter,  afin  d'éviter  la  concurrence.» 
Méprisons  cette  anecdote,  et  faisons  comme  César,  qui,  dans  le  re- 
cueil des  bons  mots  de  Cicéron  circulant  par  la  ville,  reconnaissait 
sur-le-champ  ceux  qui  n'étaient  point  de  lui. 

Cicéron  plaida  pour  être  réintégré  dans  sa  propriété  du  Palatin 
devant  un  tribunal  ecclésiastique,  le  collège  des  pontifes,  probable- 
ment dans  la  Curia  Calabra.  Le  grand-pontife  César  était  absent, 
il  guerroyait  contre  les  Gaulois;  sans  cela,  c'est  lui  qui  aurait  jugé 
Cicéron.  Clodius,  en  consacrant  le  terrain  où  s'élevait  la  maison  du 
consulaire  à  la  Liberté,  prétendait  lui  avoir  donné  une  attribution 
sacrée  qui  devait  empêcher  tout  retour  au  propriétaire.  Heureuse- 
ment pour  Cicéron,  le  tribun,  peu  au  courant  de  la  procédure  reli- 
gieuse, avait  négligé  quelques  formalités;  les  pontifes  lui  donnèrent 
tort  sur  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  point  de  droit  canonique  :  au 
civil,  le  sénat  prononça,  dans  le  même  sens,  un  arrêt  en  faveur  de 
Cicéron. 

Ce  procès  au  sujet  de  la  maison  de  Cicéron  offre  quelques  détails 
qui  peignent  le  temps  et  font  connaître  ce  que  pouvait  se  permettre 
un  homme  tel  que  Clodius.  Clodius,  dont  la  maison  était  placée  der- 
rière celle  de  Cicéron  et  par  conséquent  y  touchait  presque,  avait 
voulu  profiter  de  l'exil  de  son  ennemi  pour  s'arrondir  à  ses  dépens; 
mais  la  maison  de  Cicéron  ne  lui  suffisait  pas,  d'ailleurs  une  partie 
du  terrain  avait  été  consacrée  à  la  Liberté.  Clodius  eut  envie  d'une 
maison  attenante,  celle  d'un  nommé  Sejus.  Sejus  déclara  qu'il  ne  la 
vendrait  pas,  et  que  Clodius  ne  l'aurait  jamais  de  son  vivant.  Clo- 
dius le  prit  au  mot,  l'empoisonna,  et  acheta  sa  maison  sous  un  nom 
emprunté.  Il  put  ainsi  établir  un  portique  de  trois  cents  pieds  qui 
allait  rejoindre  celui  de  Catulus  et  rappelait  de  moins  glorieux  sou- 
venirs. Le  portique  de  Catulus  lui-même  avait  été  détruit  par  Clo- 
dius. Catulus  était  dans  le  parti  du  sénat;  les  consuls,  complices  du 
séditieux  tribun,  avaient  fermé  les  yeux.  Cicéron  se  hâta  de  faire 
reconstruire  sa  maison.  Il  indique  plusieurs  fois  dans  ses  lettres  à 
quel  point  cette  reconstruction  est  arrivée,  et  de  sa  villa  de  Cumes 
écrit  à  Atticus  pour  le  remercier  de  ce  qu'il  est  allé  fréquemment 
surveiller  les  travaux.  Après  la  décision  des  pontifes,  Clodius,  avec 

TOM£  L.  —  1864.  44 

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690  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

une  effronterie  sans  pareille,  vint  déclarer  à  la  tribune  qu'ils  avaient 
jugé  en  sa  faveur  et  que  Cicéron  songeait  à  s'installer  par  la  force, 
qu'il  fallait  aller  lui  résister,  défendre  la  Liberté  et  son  temple.  On 
ne  le  suivit  pas.  Le  lendemain,  il  parla  trois  heures  dans  la  curie 
contre  le  décret  du  sénat;  mais  l'impatience  des  sénateurs  fut  si 
grande,  l'on  fit  tant  de  bruit,  que  le  démagogue  fut  obligé  de  se 
taire  et  de  laisser  voter  le  décret.  Le  portique  de  Catulus  devait  être 
relevé  aux  frais  de  l'état.  On  n'en  fit  pas  autant  pour  la  demeure  de 
Cicéron;  Cicéron  n'était  pas  un  aussi  grand  seigneur  que  Catulus,  il 
semble  même  qu'une  aristocratie  ingrate  ait  trouvé  mauvais  qu'il  se 
permît  d'habiter  là  où  habitait  un  Catulus.  On  lui  conseillait  de  ne 
pas  la  reconstruire,  de  vendre  le  terrain.  Une  indemnité  lui  fut  ac- 
cordée (environ  400,000  francs)  pour  cette  maison  du  Palatin  :  elle 
lui  avait  coûté  près  du  double;  il  reçut  100,000  francs  pour  sa  villa 
de  Tusculum  et  50,000  francs  pour  sa  villa  de  Formies.  Cicéron  dé- 
clare que  les  deux  dernières  sommes  étaient  très  insuffisantes. 

Clodius,  lui  qui  ne  respectait  rien,  voulut  soulever  contre  Cicéron 
la  superstition  populaire.  Des  signes  funestes  avaient  paru,  et  des 
aruspices,  ces  devins  de  bas  étage,  murmuraient  que  les  dieux 
étaient  irrités  parce  qu'on  avait  rendu  à  un  usage  profane  un  lieu 
consacré.  Clodius  s'en  faisait  une  arme  contre  Cicéron.  Cicéron,  qui 
était  augure  et  connaissait  la  science  augurale,  sur  laquelle  il  a 
écrit  un  livre,  réfuta  ces  accusations  ridicules  par  un  discours  sur 
les  réponses  des  aruspices  qui  fut  prononcé  dans  le  sénat.  Clodius 
ne  se  tint  pas  pour  battu.  A  la  tête  d'un  ramas  de  bandits  armés 
d'épées  et  de  bâtons,  il  attaqua  Cicéron  tandis  qu'il  descendait  la 
voie  Sacrée  et  le  contraignit  à  se  réfugier  dans  le  vestibule  d'une 
maison  de  cette  rue  dont  les  amis  du  consulaire  défendirent  l'en- 
trée. Quand  Cicéron  voulut  rebâtir  sa  demeure,  Clodius  arriva  avec 
son  monde,  chassa  les  maçons,  renversa  le  portique  de  Catulus,  déjà 
relevé  jusqu'au  toit,  et  fit  même  jeter  des  torches  dans  la  maison 
du  frère  de  Cicéron,  qui  fut  en  grande  partie  brûlée.  Quintus  avait 
conservé  le  domicile  paternel  dans  les  Carines  ;  mais  il  l'avait  loué 
et  était  venu  habiter  à  côté  de  son  frère  sur  le  Palatin.  L'amitié  des 
deux  frères  les  portait  à  se  rapprocher;  ils  demeuraient  l'un  près  de 
l'autre  à  Rome  et  à  Tusculum.  Cette  amitié  ne  fut  que  passagère- 
ment troublée,  et  ils  se  retrouvèrent  pour  mourir. 

La  villa  de  Tusculum  tient  une  grande  place  dans  la  vie  de  Cicé- 
ron. Ce  nom,  consacré  par  lui  dans  les  TusculaneSy  nous  représente 
son  existence  philosophique  et  littéraire,  bien  que  nous  sachions 
que  plusieurs  de  ses  ouvrages  ont  été  composés  dans  d'autres  villas. 
Toutes  sont  liées  à  la  vie  de  l'écrivain  et  à  l'existence  du  politique; 
elles  virent  les  travaux  du  premier,  elles  recueillirent  les  absences 


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LA  FIN  DE   LA  LIBERTE   A   ROME.  601 

souvent  calculées  du  second;  il  y  reçut  Pompée  et  Brutus.  Le  Tus- 
culanum  de  Cicéron  était  sa  villa  préférée.  «  Là,  disait-il,  je  me  re- 
pose de  toutes  mes  fatigues  et  de  tous  mes  ennuis;  non-seulement 
l'habitation,  mais  la  seule  pensée  de  ce  lieu  me  charme.  »  Cette  re- 
traite était  toujours  à  sa  portée,  il  pouvait  en  deux  heures  échapper 
aux  agitations,  aux  inquiétudes  que  lui  faisaient  une  situation  diffi- 
cile, un  caractère  d'autant  plus  irrésolu  que  son  esprit  était  plus 
pénétrant,  et  là,  à  cinq  lieues  de  la  ville,  recevoir  des  nouvelles 
toutes  fraîches,  écouter  de  près  tous  les  bruits  de  Rome,  dont  il  était 
singulièrement  avide.  La  villa  de  Cicéron  avait  appartenu  à  Publius 
Sylla,  et  probablement  avant  lui  au  dictateur.  Elle  était  destinée  à 
passer  du  plus  impitoyable  des  hommes  à  l'un  des  plus  humains. 
Cette  villa,  qui  contenait  un  xyste^  c'est-à-dire  un  parterre  avec  des 
allées  couvertes,  était  formée  de  terrasses,  comme  Tétaient  presque 
toujours  les  villas  antiques,  et  comme  le  sont  fréquemment  aussi  les 
villas  modernes.  Cicéron,  plein  des  souvenirs  d'Athènes,  avait  ap- 
pelé la  terrasse  supérieure  le  Lycée  et  l'inférieure  Y  Académie.  Il  se 
plaisait  à  orner  sa  demeure  champêtre  de  statues,  de  tableaux,  de 
terres  cuites,  d'objets  d'art  de  toute  espèce,  qu'il  priait  son  ami  At- 
ticus  de  lui  envoyer  de  Çrèce,  mais  dans  lesquels  il  semble  n'avoir 
jamais  vu  qu'un  moyen  de  décoration  (1). 

On  montre,  aux  lieux  où  fut  Tusculum,  des  ruines  qu'on  appelle 
la  maison  de  Cicéron,  Ce  ne  sont  ni  les  ruines  de  la  maison  de  Ci- 
céron, ni  même  les  ruines  d'une  villa;  comme  on  n'en  peut  douter, 
quand  on  les  voit  avec  M.  Rosa,  ce  sont  des  conserves  d'eau  au-des- 
sus desquelles  était  Yarea  d'un  temple.  La  villa  de  Cicéron,  située 
sur  le  flanc  de  la  montagne  qui  domine  Frascati,  et  non  au  som- 
met de  cette  montagne,  était  beaucoup  plus  bas  que  ces  préten- 
dues ruines;  tout  porte  à  la  placer  dans  une  des  villas  qui  sont  au- 
dessous  de  la  Rufinella,  laquelle  aurait  remplacé  la  grande  villa 
de  Gabinius,  et  quelque  part  dans  le  voisinage  de  la  belle  villa  Al- 
dobrandini,  où  l'eau  Grabra,  mentionnée  par  Cicéron,  coule  encore, 
et,  unie  aux  fraîches  ondes  de  l'Algide,  chanté  par  Horace,  forme  la 
belle  cascade  qui  tombe  en  face  du  Casin.  C'est  donc  là  qu'il  faut 
aller  chercher  Cicéron;  c'est  là  qu'il  était  tout  entier  avec  sa  double 
condition  d'homme  politique  et  d'homme  littéraire,  l'une  qui  lui 
causa  tant  de  mécomptes,  l'autre  qui  lui  à  donné  tant  de  gloire.  Là 
on  le  suit  sous  ses  ombrages,  occupé  jusqu'à  la  passion  des  grands 
intérêts  de  Rome  et  aussi  de  toutes  les  intrigues  qui  viennent  les 

(i)  Cependant  il  faisait  passer  quelquefois  la  beauté  de  Tart  avant  le  mérite  de  la 
convenance  ;  il  avait  acheté  des  bacchantes  pour  décorer  sa  bibliothèque  :  des  muses 
auraient  mieux  valu,  dit-il,  mais  les  bacchantes  sont  bien  Jolies,  pulcheUœ  sunt,  {Ad 
Fam.y  vn,  23.) 


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692  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

traverser,  ou  plongé  dans  l'étude  de  la  philosophie  et  des  lettres. 
La  littérature  le  console,  et  la  politique  Tafllige  presque  toujours; 
mais,  cela  soit  dit  en  son  honneur  et  pour  servir  de  leçon  à  tous 
ceux  qui  tiennent  une  plume,  Tune  ne  lui  fit  jamais  oublier  Tautre. 

Depuis  son  retour  de  Fexil,  la  situation  politique  de  Cicéron  était 
bien  abaissée  :  il  était  rentré  à  Rome  par  la  protection  de  Pompée 
et  par  le  pardon  de  César;  Glodius  le  menaçait  et  l'effrayait  tou- 
jours. Cicéron  se  voyait  forcé  à  bien  des  complaisances  pour  se 
ménager  l'appui  de  deux  hommes  dont  il  avait  eu  à  se  plaindre  et 
dont  il  avait  besoin.  Dans  la  première  ardeur  du  succès,  il  l'avait 
pris  d'assez  haut  :  il  était  allé  au  Capitole  arracher  les  tables  de 
bronze  sur  lesquelles  étaient  gravées  les  lois  de  Clodius;  il  avait  en 
toute  occasion  célébré  à  pleine  voix  sa  conduite  dans  l'affaire  de 
Catilina,  ce  qui  ne  pouvait  plaire  à  César;  il  avait  traité  avec  la  der- 
nière violence  Vatinius,  un  de  ses  instrumens;  il  avait  pris  part  au 
projet  de  révoquer  la  loi  agraire  de  Campanie.  Bientôt  pourtant  cette 
belle  ardeur  s'était  refroidie,  et  pendant  la  discussion  de  cette  loi 
il  avait  fait  comme  il  faisait  volontiers  toutes  les  fois  que  son  rôle 
dans  la  curie  l'embarrassait  :  il  était  allé  visiter  ses  villas.  Cette 
fois  il  avait  éprouvé  tout  à  coup  le  besoin  d* arranger  sa  bibliothèque 
d'Antium.  Enfin  il  se  rapprocha  décidément  de  son  ancien  persé- 
cuteur. Dans  le  discours  sur  les  provinces  comulaireSy  Cicéron  de- 
manda qu'on  laissât  la  Gaule  à  César,  et  profita  de  cette  occasion 
pour  se  réconcilier  avec  lui  en  plein  sénat,  ce  qui  était  se  donner, 
après  lui  avoir  envoyé  un  poème  en  son  honneur  composé  en  grand 
secret  à  la  campagne,  et  dont  l'auteur  avait  fait  mystère  même  à 
son  fidèle  Àtticus. 

La  situation  de  Pompée  n'était  pas  meilleure  que  celle  de  Cicéron. 
Cette  intendance  des  vivres  qu'on  lui  avait  accordée  pour  cinq  ans 
n'était  point  ce  qu'il  lui  fallait;  elle  ne  servait  qu'à  le  rendre  aux 
yeux  de  la  foule  responsable  de  la  disette  et  de  la  hausse  du  prix 
des  blés.  Il  aurait  voulu  un  grand  commandement;  mais  cette  pro- 
position, mise  en  avant  par  un  tribun  de  ses  amis,  déplut  tellement 
au  sénat,  dont  la  défiance  croissait  toujours,  que  Pompée  fut  obligé 
de  la  désavouer.  Pour  avoir  une  flotte  et  une  armée,  il  désirait  être 
chargé  de  replacer  sur  le  trône  d'Egypte  Ptolémée  Auletès,  que  son 
frère  en  avait  chassé.  Ce  roi  fugitif  demeurait  dans  la  villa  albainc 
de  Pompée  ;  il  y  tenait  un  comptoir  de  corruption,  empruntant  pour 
acheter  les  sénateurs.  Un  jour,  il  prit  la  fuite,  tandis  que  Pompée 
était  en  Sicile  occupé  à  surveiller  des  envois  de  grains,  et  probable- 
ment d'accord  avec  lui;  mais  l'on  découvrit  que  les  livres  sibyllins 
défendaient  la  guerre,  et  Pompée  dut  renoncer  à  la  faire.  Il  retrou- 
vait Clodius  toujours  menaçant,  le  sénat  toujours  mal  disposé.  H 


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LA   FIN   DE   LA   LIBERTE   A   ROME.  695 

finit  par  avoir  tout  le  monde,  même  Cicéron,  contre  lui.  De  déses- 
poir, il  se  jeta  dans  les  bras  de  César  :  c'est  ce  que  César  attendait. 

Pompée  alla  le  rejoindre  à  Lucques,  qui  faisait  partie  de  la  pro- 
vince de  Gaule  et  où  César  venait  T  hiver,  aussi  rapproché  de  Rome 
que  la  loi  le  permettait,  compléter  par  ses  intrigues  les  résultats  de 
ses  victoires.  Crassus  y  vint  aussi  de  son  côté.  Un  pacte  fut  formé 
entre  eux,  tout  au  profit  de  César  :  il  aiderait  de  son  influence  à 
Rome  et  de  l'or  des  Gaulois  l'élection  de  Pompée  et  de  Crassus  au 
consulat,  eux  feraient  prolonger  de  cinq  ans  son  commandement  en 
Gaule,  et  obtiendraient  les  troupes  et  l'argent  dont  il  aurait  besoin. 
Pompée  et  Crassus  furent  en  effet  nommés  consuls;  mais,  après 
une  bataille  dans  le  Champ-de-Mars  et  une  victoire  moins  glorieuse 
que  celles  de  César  en  Gaule,  Caton,  jugeant  avec  raison  qu'il  y  avait 
là  un  combat  à  livrer  pour  la  liberté  à  des  ambitieux  ligués  contre 
elle,  se  rendit,  avec  son  candidat  Domitius,  dans  ce  même  Champ- 
de-Mars  avant  le  jour.  Des  hommes  armés  y  étaient  déjà  embusqués 
pour  les  repousser;  les  torches  qui  fes  précédaient  furent  éteintes, 
un  de  ceux  qui  les  portaient  fut  tué.  Caton,  blessé  au  bras  droit, 
tint  ferme  et  encouragea  Domitius  à  l'imiter;  mais  celui-ci  eut  peur 
et  se  sauva.  Bientôt  après,  ce  fut  Caton  qui  sollicita  la  préture  pour 
résister  aux  consuls  et  pour  empêcher  qu'elle  ne  fût  donnée  à  cette 
âme  damnée  de  César,  Vatinius,  à  qui  son  impopularité  faisait  cruel- 
lement expier  sa  bassesse ,  à  tel  point  qu'il  fut  obligé  de  demander 
aux  édiles  d'obtenir  du  peuple  qu'on  ne  lui  jetât  plus  de  pierres, 
mais  seulement  des  fruits  à  la  tête.  La  première  tribu  appelée 
ayant  voté  pour  Caton,  —  l'on  considérait  ce  vote  comme  très  im- 
portant, souvent  il  était  décisif,  —  Pompée  prétendit  qu'il  avait 
entendu  tonner,  et  l'élection  fut  remise  à  un  autre  jour.  Cette  fois- 
là.  Pompée  et  Crassus  «  ayant,  dit  Plutarque,  répandu  beaucoup 
d'argent  et  chassé  du  Champ-de-Mars  tous  les  gens  honnêtes,  » 
Vatinius  fut  nommé  par  la  violence.  L'indignation  était  générale. 
Une  assemblée  populaire  se  forma  dans  le  Champ-de-Mars  sous  la 
présidence  d'un  tribun;  on  voulait  tuer  Crassus  et  Pompée.  Caton 
apnonça  les  maux  qui  allaient  fondre  sur  la  république;  il  fut  re- 
conduit dans  la  ville  et  jusqu'à  sa  maison  par  une  foule  immense. 

Quand  on  croit  que  pour  être  politique  il  est  nécessaire  de  n'être 
pas  honnête,  on  traite  Caton  de  rêveur;  Caton  au  contraire  jugeait 
parfaitement  la  situation  de  l'état  romain.  Il  voyait  les  périls,  seu- 
lement il  ne  pensait  pas  que  se  livrer  fût  se  sauver.  Il  prédit  très 
clairement  à  Pompée  ce  qui  adviendrait  de  sa  complicité  avec  César, 
l'avertissant  qu'il  se  mettait  César  sur  le  cou  et  lui  annonçant  le 
jour  où  il  ne  voudrait  plus  le  porter  et  ne  pourrait  pas  le  jeter  par 
terre.  Dans  la  mêlée,  le  vêtement  de  Pompée  fut  taché  de  sang.  Ce 


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69A  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

vêtement,  rapporté  dans  sa  maison,  fit  croire  à  Julie  que  son  époux 
était  dangereusement  blessé;  elle  était  grosse,  la  terreur  détermina 
un  accident  qui,  dit-on,  amena  sa  mort  après  une  seconde  gros- 
sesse. Il  paraît  que  la  fille  de  César,  unie  à  Pompée  dans  un  des- 
sein politique,  aimait  sincèrement  son  mari;  les  sentimens  naturels 
rencontrés  au  milieu  des  haines  de  parti  font  du  bien. 

Gaton  est  un  intrépide  soldat  de  la  liberté,  d'une  liberté  sans  doute 
orageuse  et  menacée,  mais  qui,  malgré  ses  abus  et  ses  dangers,  va- 
lait mieux  que  la  servitude,  car,  pour  qui  porte  uu  cœur  d'honmfie, 
tout  vaut  mieux  que  la  servitude.  Gaton  combat  vaillamment  et  sans 
relâche  dans  la  curie,  dans  le  Ghamp-de-Mars,  dans  le  Forum.  Tre- 
bonius,  un  tribun  gagné  par  Pompée,  vint  proposer  de  lui  accorder 
par  une  loi,  pour  son  commandement  en  Espagne,  où  il  n'était  pas 
allé,  l'illégale  prolongation  accordée  à  Gésar  pour  son  commande- 
ment dans  la  Gaule,  qu'il  avait  en  partie  soumise.  Pompée,  par  va- 
nité, voulait  obtenir  ce  qu'avait  obtenu  Gésar,  sans  voir  que  l'éga- 
lité du  titre  ne  lui  donnerait  pas  l'égalité  de  la  gloire.  Gaton  résolut 
de  s'opposer  à  cette  insolente  prétention ,  que  rien  ne  justifiait.  11 
alla  au  Forum,  et  demanda  deux  heures  pour  parler  contre  la  loi 
proposée  et  faire  connaître  tous  les  maux  qu'elle  entraînait.  G'étaît 
beaucoup  attendre  de  la  patience  de  ses  adversahres;  il  fut  bientôt 
interrompu,  mais  refusa  de  quitter  les  rostres.  Un  licteur  vint  l'en 
arracher.  Il  continua  à  parler  du  pied  de  la  tribune.  Le  licteur  le 
saisit  et  l'entraîna  hors  du  Forum;  mais  il  y  rentra,  remonta  même 
à  la  tribune  et  invita  tous  les  bons  citoyens  à  le  soutenir.  Gette  fois 
Trebonius  ordonna,  comme  dans  une  autre  occasion  avait  fait  Gésar, 
de  conduire  Gaton  en  prison.  Gaton,  en  y  marchant,  continuait  à 
haranguer  le  peuple,  qui  le  suivait.  Il  fallut  le  relâcher. 

Le  lendemain,  la  violence  consulaire  triompha.  Aquilius  Gallus, 
un  autre  tribun,  décidé  à  s'opposer  à  Trebonius,  s'était  caché  dans 
la  curie,  qui  touchait  au  Forum,  pour  être  là  au  moment  où  le  peu- 
ple serait  rassemblé;  on  l'y  enferma.  Gaton,  voyant  que  la  loi  allait 
passer,  cria  qu'il  entendait  tonner.  J'ai  peine  à  croire  qu'il  ait  eu 
recours  au  stratagème  patricien  qu'avait  employé  Pompée;  peut- 
être  tonnait-il  en  effet,  ou  prit-il  pour  le  tonnerre  quelque  bruit  du 
Forum.  Un  citoyen  le  souleva  dans  ses  bras,  et  il  répéta  son  affir- 
mation. Alors  le  carnage  commença.  Le  tribun  Aquilius,  qui  était 
parvenu  à  s'échapper  de  la  curie,  fut  blessé,  le  sang  d'un  sénateur 
coula  sous  les  coups  de  Grassus,  et  la  loi  passa;  mais  ceux  que  ré- 
voltaient ces  indignités  se  précipitèrent  du  côté  des  rostres,  où  était 
la  statue  de  Pompée.  Us  voulaient  la  mettre  en  pièces;  Gaton  les  en 
empêcha. 

Cependant  César  avait  trouvé  dans  la  Gaule  un  théâtre  digne  de 


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LA   FIN   DE   LA   LIBERTÉ   A    ROME.  695 

lui,  et  il  commença  d'une  manière  brillante  ces  campagnes  où  il 
devait  déployer  le  génie  militaire  qu'il  avait  reçu  du  ciel,  comme 
tous  les  autres  dons  de  l'intelligence.  A  Rome,  nous  n'avons  guère 
vu  que  l'admirable  intrigant  :  en  Gaule,  s'il  nous  était  permis  de  l'y 
suivre,  nous  admirerions  le  grand  capitaine;  mais  il  a  été  mieux 
admiré  et  mieux  jugé  par  un  émule  de  sa  gloire.  Napoléon.  Retenus 
à  Rome,  nous  pouvons  du  moins  y  observer  l'effet  qu'y  produisirent 
ses  merveilleuses  victoires.  Du  reste,  César  absent  y  était  toujours 
par  la  pensée.  Toutes  ses  victoires  avaient  un  but,  et  ce  but  était  à 
Rome.  En  conquérant  la  Gaule,  César  voulait  conquérir  le  pouvoir 
suprême,  et  il  ne  subjugua  les  Gaulois  que  pour  subjuguer  les  Ro- 
mains. 

César  aimait  la  gloire,  mais  il  aimait  encore  plus  la  puissance, 
La  gloire  était  pour  lui  un  moyen  comme  l'intrigue;  seulement 
c'était  un  moyen  plus  noble.  Pendant  les  neuf  ans  qu'il  mit  à  sou- 
mettre la  Gaule,  César  occupa  constamment  l'imagination  des  Ro- 
mains par  des  victoires  dans  un  pays  à  peu  près  inconnu,  rempor- 
tées sur  un  peuple  belliqueux  dont  le  nom  avait  laissé  à  Rome  une 
grande  terreur,  car,  seul  de  tous  les  peuples  du  monde,  il  avait  oc- 
cupé Rome  et  fait  payer  une  rançon  aux  défenseurs  du  Capîtole. 
Quand  il  commença  cette  suite  de  campagnes  immortelles.  César 
laissait  à  Rome  beaucoup  d'ennemis;  mais,  pour  le  moment,  ils 
étaient  réduits  à  l'impuissance.  Crassus  lui  appartenait.  Pompée 
était  son  allié.  Bien  qu'il  se  crût  son  rival.  Pompée  ne  faisait  plus 
rien  de  grand;  Clodius  soulevait  le  peuple  contre  lui;  le  sénat  le 
ménageait  encore,  mais  au  fond  le  haïssait  et  le  craignait.  Cicéron, 
dégoûté  de  Pompée,  se  sentait  attiré  vers  César.  César,  qui  le  con- 
naissait et  qui,  s'il  l'avait  desservi  comme  chef  d'un  parti  contraire, 
voulait  bien  de  lui  comme  instrument.  César  commençait  avec  Cicé- 
ron  ce  manège  de  coquetterie  auquel  celui-ci  ne  sut  jamais  résister. 

De  cette  curie  où  régnait  une  aristocratie  mécontente  de  son  chef 
et  n'osant  se  brouiller  avec  lui,  parce  qu'elle  n'en  avait  pas  d'autre, 
de  ce  Forum  turbulent,  de  ce  Champ-de-Mars  où  le  sang  cou- 
lait pendant  les  élections,  les  yeux  des  Romains  se  détournaient 
pour  se  fixer  sur  le  théâtre  (J'^ï^e  guerre  glorieuse,  et  en  même 
temps  que  César  entretenait  par  des  succès  continuels  l'admiration 
et  l'étonnement,  il  ne  négligeait  rien  pour  satisfaire  les  ambitions 
qui  se  donnaient  à  lui.  Après'  avoir  arrêté  les  Helvétiens  aux  bords 
du  Léman  et  repoussé  Arioviste  au-delà  du  Rhin,  il  revenait  dans  la 
Gaule  d'Italie,  et  là,  dit  Plutarque,  il  jouait  le  rôle  de  démagogue^ 
accordant  à  ceux  qui  allaient  vers  lui  ce  qu'il  leur  fallait  et  les  ren- 
voyant satisfaits  de  ce  qu'ils  avaient  reçu  ou  pleins  d'espérances. 

A  la  nouvelle  des  succès  de  César,  une  grande  joie  remplit  Rome. 


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696  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

L'enthousiasme  dut  être  bien  vif  pour  forcer  le  sénat  à  décréter 
quinze  jours  d'actions  de  grâces,  ce  qui  était  sans  exemple.  On  n'en 
avait  accordé  que  dix  à  Pompée  après  la  guerre  de  Mithridate.  Ce 
fut  Cicéron  qui  demanda  cette  augmentation  :  le  sénat  n'osa  pas  la 
refuser;  mais  son  mauvais  vouloir  à  l'égard  de  César  ne  tarda  point 
à  se  montrer.  Un  tribun  vint  dans  la  curie  proposer  l'abrogatioD  de 
la  loi  agraire  de  César,  et  en  attaqua  sans  ménagement  l'auteur.  D 
ne  fut  point  interrompu.  Le  sénat  écouta  en  silence;  ce  silence  était 
une  approbation  timide  sans  doute,  mais  c'était  une  approbation. 
Le  tribun  revint  à  la  charge.  Cette  fois  Cicéron  fit  un  discours  vé- 
hément, mais  contre  Clodius  et  non  contre  César.  Tout  à  coijp  on 
entendit  de  la  Grécostase,  voisine  de  la  curie,  les  cris  que  pous- 
saient les  gens  de  Clodius,  et  les  sénateurs  se  retirèrent  chez  eux. 

Pompée  était  allé  à  Lucques,  où  il  avait  trouvé  César  entouré  de 
ce  que  Rome  avait  de  plus  considérable,  et  ayant  déjà  une  cour  avant 
d'être  souverain.  Ce  spectacle  ne  le  fit  pas  réfléchir  au  danger  d'une 
alliance  qui  lui  donnait  un  maître,  et  il  revint  à  Rome,  avec  Gras- 
sus,  servir  sans  le  vouloir  les  plans  de  celui  qu'il  ne  savait  pas 
craindre,  aveuglé  par  sa  présomption.  11  fut  encore  question  dans  la 
curie  de  l'abrogation  de  la  loi  de  César,  mais  cette  fois  sans  qu'on 
donnât  suite  à  ce  dessein.  Les  deux  cents  sénateurs  qui  étaient  allés 
complimenter  César  à  Lucques  ne  pouvaient  lui  faire  une  opposl- 
tioA  bien  vive.  César  fit  rappeler  à  Cicéron  par  son  frère  Quintus, 
dont  il  avait  fait  son  lieutenant,  la  condition  qu'il  avait  mise  au 
rappel  de  l'exil  :  le  silence  sur  la  loi  de  Campanie.  Cicéron  comprit 
le  devoir  que  lui  imposait  la  reconnaissance,  comme  il  l'écrivit  à 
Lentulus,  et  partit  pour  une  de  ses  villas.  Il  reparut  dans  la  curie 
pour  appuyer  toutes  les  demandes  de  César  en  hommes  et  en  ar- 
gent, ainsi  que  la  seconde  prolongation  de  son  commandement,  puis 
de  nouveau  s'absenta  de  Rome,  où  il  ne  se  montra  guère  que  pour 
assister  aux  jeux  donnés  par  Pompée. 

Un  nouvel  étonnement  vint  saisir  les  Romains.  César  avait  passé 
le  Rhin  pour  aller  chercher  les  Germains  dans  leurs  forêts,  qu'on 
croyait  impénétrables.  En  dix  jours,  il  avait  construit  un  pont  en 
bois  de  son  invention  sur  le  fleuve.  Il  avait  fait  plus,  il  avait  franchi 
la  mer  et  abordé  le  premier  dans  cette  île  de  Bretagne  qu'on  disait, 
encore  après  lui,  séparée  du  monde  : 

Et  penitus  loto  dirisos  orbe  Britannos. 

Cette  double  expédition  dans  une  contrée  inconnue  qui  commu- 
nique maintenant  avec  Rome  en  quelques  heures,  mais  qui  sem- 
blait alors  comme  un  autre  univers,  comme  une  Amérique  lointaine 
à  l'existence  de  laquelle  quelques-uns  ne  croyaient  point,  cette  ex- 


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LA   FIN    DE   LA   LIBERTÉ   A   ROME.  697 

pédition,  assez  inutile,  ce  me  semble,  au  point  de  vue  militaire, 
fut  très  bien  conçue  au  point  de  vue  politique  :  elle  frappa  vivement 
les  imaginations  populaires.  On  dut  en  parler  beaucoup  à  Rome  dans 
les  boutiques  des  barbiers  et  parmi  les  oisifs  qui  se  rassemblaient 
devant  la  tribune ,  au  bord  du  canal;  ce  fut  en  petit  la  campagne 
d'Egypte  du  Bonaparte  romain.  De  plus,  il  paraît  qu'on  espérait 
trouver  dans  Tîle  de  Bretagne  une  sorte  d'Eldorado,  des  mines  d'or 
et  d'argent.  Ces  richesses,  dans  la  pensée  de  César,  étaient  sans 
doute  destinées  à  appuyer  au  Forum  et  au  Champ-de-Mars  les  can- 
didatures de  ses  partisans.  L'enthousiasme  à  Rome  allait  croissant, 
car  cette  fois  le  sénat  dut  décréter  non  plus  quinze,  mais  vingt  jours 
d'actions  de  grâces.  Durant  ces  vingt  jours  de  fêtes,  les  travaux  ces- 
saient; tous  les  temples  étaient  ouverts;  la  foule  allait  de  l'un  à 
l'autre,  chacun  selon  sa  dévotion  particulière.  Certains  momens  de 
l'année  romaine  pendant  lesquels  se  succèdent  des  solennités  très 
rapprochées  peuvent  donner  quelque  idée  de  l'aspect  que  la  ville 
offrait  alors.  Les  exploits  de  César  furent  vingt  jours  durant  racon- 
tés, commentés,  exaltés  de  mille  façons,  sans  doute  avec  accompa- 
gnement de  récits  merveilleux  et  d'aventures  incroyables. 

Ce  transport  du  peuple  romain  pour  les  hauts  faits  prodigieux 
de  César  était  bien  naturel,  mais  il  préparait  l'asservissement  de 
Rome.  La  gloire  militaire  est  la  plus  dangereuse  sirène  pour  les  peu- 
ples libres.  Caton  ne  s'y  trompa  point.  Au  milieu  de  l'enivrenoent 
général,  il  éleva  une  voix  sévère.  César,  après  avoir  promis  à  des 
ambassadeurs  germains  de  ne  pas  attaquer  avant  leur  retour,  avait 
profité  d'une  agression  partielle  et  désavouée  pour  violer  sa  pro- 
messe. Peut-être  y  était-il  autorisé  par  ce  qu'on  appelle  le  droit  de 
la  guerre,  et  qui  ressemble  beaucoup  au  droit  du  plus  fort;  mais 
Caton,  qui  n'aimait  pas  ces  victoires  (car  il  sentait  très  bien  qu'elles 
étaient  remportées  sur  la  république,  et  que  c'était  la  liberté  de 
Rome  qui  périssait  dans  les  Gaules  et  en  Germanie),  Caton  se  leva 
au  sein  de  la  curie  et  prononça  ces  paroles  :  «  Je  demande  que  Cé- 
sar soit  livré  aux  Barbares,  pour  que  la  malédiction  qui  s'attache 
au  parjure  soit  détournée  de  nous  et  retombe  sur  son  auteur.  »  Ce 
que  rapporte  Suétone  des  extorsions  et  des  pillages  de  César  dans 
les  Gaules  justifie  la  colère  de  Caton. 

La  mort  de  la  fille  de  César  fournit  à  ceux  qui  ne  pensaient  point 
comme  Caton,  et  ils  étaient  en  grand  nombre,  une  occasion  de  mon- 
trer leur  sympathie  pour  le  glorieux  conquérant.  La  voix  des  tri- 
buns entraîna  le  peuple;  du  Forum  il  se  précipita  vers  les  Carines, 
qui  en  étaient  très  proches,  et  où  Julie  était  morte  dans  la  maison 
de  Pompée.  Le  corps  fut  enlevé  et  porté  dans  le  Champ-de-Mars, 
où  l'on  n'enterrait  que  les  personnages  considérables.  Elle  alla  y  at- 


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698  REVUE   DES   DEUX   MOINDES. 

tendre  son  père,  qui  devait  être  porté  au  même  lieu  après  elle.  On 
vit  dans  ce  malheur  privé  un  présage  de  la  division  qui  allait  s'ac- 
complir entre  César  et  Pompée,  et  d'où  sortit  la  guerre  civile.  Si 
Julie  eût  vécu,  elle  n'eût  rien  empêché  sans  doute  ;  mais  la  multi- 
tude aime  à  donner  de  petites  causes  aux  grands  événemens.  Cepen- 
dant il  est  possible  que  cette  mort  et  celle  que  bientôt  après  Crassus 
alla  chercher  parmi  les  Parthes  aient  hâté  une  rupture  inévitable. 
César  et  Pompée  se  trouvèrent  face  à  face,  sans  lien,  sans  intermé- 
diaire, et  leur  dissentiment  ne  tarda  pas  à  se  montrer;  mais  avant 
de  suivre  les  progrès  de  ce  dissentiment,  d'abord  voilé,  faisons  un 
retour  vers  Cicéron  et  Pompée. 

II. 

Cicéron  s'était  peu  à  peu  laissé  gagner  aux  séductions  de  César; 
dans  le  discours  pour  les  provinces  consulaires  y  il  avait  hautement 
déclaré  à  la  curie  sa  réconciliation.  L'occasion  était  bonne  :  on  vou- 
lait ôter  à  César  l'une  de  ses  deux  provinces  pour  la  donner  à  Ga- 
binius,  ennemi  de  Cicéron.  En  s'opposant  à  un  pareil  projet,  Ci- 
céron satisfaisait  son  ressentiment,  et  ne  semblait  céder  qu'à  la 
justice  et  à  la  gloire.  Tous  les  plaidoyers  qu'il  prononça  vers  cette 
époque  prouvent  son  envie  de  se  rendre  agréable  à  César  sans  ces- 
ser de  plaire  à  Pompée.  Il  plaida  pour  Cornélius  Balbus,  ami  de 
tous  deux,  en  avouant  que  c'était  surtout  par  déférence  pour  Pom- 
pée, —  de  qui  Balbus  tenait  le  droit  de  cité  qu'on  lui  disputât  avec 
raison,  —  non  sans  de  grands  éloges  de  César  et  l'expression  un 
peu  trop  vive  d'une  résignation  trop  complète  à  ce  qui  n'avait  pu 
s'empêcher.  Cicéron  défendit  Rabirius  Posthumus,  un  usurier  chassé 
d'Egypte  pour  ses  extorsions,  mais  que  soutenait  César.  Il  défendit, 
par  un  sentiment  de  reconnaissance  personnelle,  Plancius,  qui  lui 
avait  été  fidèle  dans  son  exil.  Il  eut  le  malheur  de  plaider  pour  Va- 
tinius,  à  qui  il  avait  prodigué  les  dernières  injures,  mais  que  César 
protégeait,  et  à  la  suite  d'une  visite  de  Pompée.  Cicéron  avait  dit 
dans  son  invective  contre  Vatinius  que  ce  serait  une  honte  de  le 
défendre,  et  il  le  défendit;  comme  il  l'avouait,  sa  haine  n'était  pas 
libre. 

Les  faiblesses  politiques  de  Cicéron  l'entraînaient  à  de  singulières 
faiblesses  oratoires;  Caton  avait  eu  raison  de  désapprouver  Cicéron, 
consul,  défendant  Murena  en  dépit  d'une  loi  dont  lui-même  était 
l'auteur.  Ce  fut  bien  pis  quand  il  se  vanta  d'avoir,  par  un  discours 
très,  élégant  [ornatissime)^  fait  absoudre  Scaurus,  qui,  du  propre 
aveu  de  son  défenseur,  avait,  pour  être  élu,  distribué  de  l'argent 
au  peuple.  Scaurus  s'était  entendu  avec  d'autres  candidats  pour 


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LA    FIN   DE    LA   LIBERTÉ   A   ROME.  699 

briguer  le  consulat  à  frais  communs,  et  Cicéron  disait  d'eux  à  Atti- 
cus  :  «  Ils  seront  absous  ;  mais  après  cela  on  ne  pourra  plus  con- 
damner personne,  n  II  ajoutait  :  a  Tu  me  demandes  ce  que  je  pour- 
rai dire  pour  eux;  que  je  meure  si  je  le  sais!  »  Malgré  le  désir  de 
Pompée,  il  ne  plaida  point  pour  Gabinius,  son  ennemi  mortel,  tant 
outragé  par  lui,  et  qu'il  avait  accusé  d'avoir  sacrifié  un  enfant  aux 
dieux  infernaux;  mais  il  témoigna  en  sa  faveur  :  c'était  déjà  trop. 
La  cause  était  si  mauvaise  que  les  jardins  de  son  gendre  Crassipès, 
situés  près  de  la  porte  Capène,  ayant  été  atteints  par  un  débor- 
dement extraordinaire ,  Cicéron  disait  que  Jupiter  avait  puni  ainsi 
l'absolution  de  Gabinius,  et  lui-même  avait  concouru  à  cette  scan- 
daleuse absolution  !  Dn  tel  rôle  ne  convient  pas  à  Cicéron  ;  mais  il 
l'accepte  et  le  subit.  «  Tu  me  demanderas  comment  je  supporte  tout 
cela.  Très  bien,  et  je  m'applaudis  d'être  ainsi.  Nous  avons,  mon 
cher  Atticus,  perdu  non  pas  seulement  la  sève  et  le  sang,  mais  jus- 
qu'à l'apparence  et  à  la  couleur  de  notre  ancienne  Rome.  Rien  dans 
la  politique  ne  me  plaît,  rien  ne  me  satisfait,  et  je  m'en  arrange 
parfaitement,  car  je  me  rappelle  combien  la  république  était  belle 
quand  nous  la  gouvernions,  et  quel  gré  on  m'en  a  su!  Je  ne  m'af- 
flige point  qu'un  seul  puisse  tout,  car  ceux  qui  ont  vu  avec  peine 
que  je  pusse  quelque  chose  crèvent  de  dépit...  »  Je  ne  suis  pas  de 
ceux  qui  insultent  Cicéron,  et  qui,  sans  tenir  compte  à  cette  géné- 
reuse et  brillante  nature  de  ses  intentions  droites,  de  ses  nobles  as- 
pirations, l'accablent  sous  l'aveu  de  ses  faiblesses  :  c'est  écraser  un 
oiseau  avec  la  pierre  qu'il  a  fait  tomber;  je  ne  consens  pas  à  voir 
son  dernier  mot  dans  une  boutade  échappée  au  découragement  et 
au  désespoir,  mais  j'aimerais  mieux  que  Cicéron  n'eût  pas  écrit 
cette  lettre,  car,  si  elle  eût  été  surprise,  elle  eût  réjoui  les  parti- 
sans intéressés  de  César,  qui  valaient  moins  que  Cicéron. 

On  l'applaudissait  encore  parfois  au  théâtre,  et  il  s'attachait  à  ces 
dernières  marques  de  la  faveur  qui  lui  échappait,  comme  une  co- 
quette sur  le  retour  s'attache  aux  derniers  hommages  qu'elle  reçoit. 
«  Un  envieux  seul,  écrivait-il,  a  pu  dire  que  c'était  Curion  et  non 
pas  moi  qu'on  a  applaudi.  »  Cicéron,  à  cette  époque  de  détresse  où 
il  avait  besoin  de  tous  les  appuis  et  ne  pouvait  être  mal  avec  per- 
sonne, se  réconcilia  aussi  avec  Crassus,  qui  l'avait  autrefois  ménagé, 
quand  César  et  Pompée  l'abandonnaient,  pour  leur  faire  contre- 
poids, mais  qui  l'avait  abandonné  à  son  tour.  La  réconciliation  fut 
scellée  par  un  souper  dans  les  jardins  de  Crassipès  la  veille  du  dé- 
part de  Crassus  pour  cette  expédition  chez  les  Parthes  qui  lui  coûta 
la  vie,  et  simplifia  la  situation  de  César  en  ne  lui  laissant  qu'un  rival 
à  jouer,  et  un  rival  bien  maladroit.  Ce  départ  de  Crassus  avait  eu 
lieu  sous  des  auspices  menaçans.  Au  Capitole,  le  tribun  Ateius  Ca- 


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700  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pito  lui  annonça  des  signes  funestes.  Arrivé  à  la  porte  de  la  ville, 
le  peuple  ne  voulait  pas  le  laisser  partir,  et  il  ne  put  la  passer  que 
protégé  par  les  soldats  de  Pompée.  Le  tribun  le  somma  encore  de 
s'arrêter,  ordonna  aux  serviteurs  publics  de  le  saisir  et  le  voua  aui 
dieux  infernaux. 

Ce  furent  les  tristesses  de  sa  situation  politique  qui  firent  de  Ci- 
céron  un  écrivain.  Son  premier  écrit  considérable  est  le  Traité  de 
VOrateur.  Gicéron  a  placé  les  interlocuteurs  de  ce  dialogue  dans  la 
villa  de  L.  Crassus,  près  de  son  cher  Tusculanum,  non  loin  duquel 
le  jurisconsulte  Scaevola,  un  des  personnages  du  dialogue,  avait,  lui 
aussi,  une  maison.  L.  Crassus,  dont  Téloquence  était  célèbre,  et 
d'autres  Romains  de  la  génération  qui  avait  précédé  Cicéron,  dis- 
cutent sur  l'art  oratoire  sous  un  beau  platane,  tel  qu'on  en  pour- 
rait trouver  encore  aux  environs  de  Frascati,  non  pas,  comme  les 
interlocuteurs  du  Phèdre  de  Platon,  étendus  avec  le  laisser-aller 
des  mœurs  grecques  sur  un  gazon  odorant  aux  bords  de  l'Ilissus, 
mais  gravement  assis,  dans  leur  majesté  sénatoriale,  sur  des  cous- 
sins. Le  lendemain  du  jour  qui  avait  vu  le  premier  de  ces  entre- 
tiens, Crassus,  tombé  soudainement  malade,  était  couché  dans  sa 
villa  de  Tusculum.  Le  jeune  Sulpicius  et  l'orateur  Antonius  se  pro- 
menaient sous  le  portique  quand  arrivèrent  de  Rome  Q.  Ca^us 
et  C.  Julius  César  Strabo;  ayant  entendu  parler  des  conversations 
de  la  veille,  ils  venaient  écouter  et  Crassus  et  l'autre  grand  ora- 
teur Antonius,  qui  devait  ce  jour-là  parler  sur  toutes  les  parties 
de  l'éloquence.  Crassus  y  consent  à  la  condition  qu'ils  passeront 
la  journée  entière  chez  lui.  Cette  invitation  est  faite  et  acceptée 
avec  cette  courtoisie  grave  et  fine  qui  était  X  urbanité  romaine,  qui 
règne  dans  tout  l'ouvrage  et  qu'on  aime  à  retrouver  parmi  ces  grands 
personnages  en  sortant,  comme  eux,  des  violences  de  la  curie  et 
des  turbulences  du  Forum.  On  se  sépare  un  peu  avant  midi  :  c'est 
l'heure  en  effet  où  la  chaleur  se  fait  sentir  le  plus  vivement  à 
Rome;  puis,  après  deux  heures  de  repos,  on  se  réunit  dans  la  forêt 
voisine,  et  on  reprend  les  discours  du  matin  dans  cet  endroit  om- 
breux et  frais  [opacus  et  frigidm  ).  Cette  mise  en  scène  n'offre  pas 
le  charme  exquis  de  celle  qu'on  admire  dans  quelques  dialogues  de 
Platon  ;  mais  elle  a  aussi  le  sien,  elle  est  locale  et  vraie.  Comme  il 
est  doux  de  lire  le  Phèdre  au  bord  de  l'ilissus,  il  y  a  plaisir  à  lire 
le  de  Oratore  sous  les  platanes  et  dans  la  forêt  de  Frascati,  dont  il 
reste  un  peu  plus  que  des  beaux  arbres  qui,  au  temps  de  Platon, 
ornaient  les  rives  aujourd'hui  dépouillées  de  l'ilissus. 

Pendant  les  neuf  ans  employés  par  César  à  soumettre  la  Gaule. 
Pompée  ne  fit  qu'une  chose,  son  théâtre.  C'était  sans  doute  une 
grande  captation  pour  les  Romains  que  ce  premier  théâtre  en  pierre 


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LA  FIN   DE    LA   LIBERTÉ   A   ROME.  701 

qui  contenait  quarante  mille  spectateurs,  et  était  disposé  de  telle 
manière  qu'il  pouvait  servir  d'arène,  se  prêter  aux  combats  de  gla- 
diateurs, aux  exhibitions  et  aux  chasses  d'animaux  étrangers,  comme 
aux  représentations  moins  goûtées  de  l'art  dramatique;  mais  César 
donnait  d'autres  spectacles  et  montrait  de  loin  au  public  de  Rome 
un  autre  drame  :  la  conquête  de  la  Gaule,  intermède  héroïque  dans 
la  grande  tragi-comédie  où  il  jouait  le  principal  rôle,  et  dont  le  dé- 
noûment  devait  être  sa  mort  et  celle  de  la  liberté. 

Le  théâtre  de  Pompée  fut  un  souvenir  de  ses  Campagnes  d'Asie 
et  de  ses  anciens  succès,  qu'il  aimait  à  se  rappeler  pour  se  consoler 
de  n'en  plus  obtenir  d'autres.  Tandis  qu'il  était  à  Mitylène,  après 
avoir  vaincu  Mithridate,  il  y  avait  institué,  parmi  les  poètes  du  lieu, 
un  concours  littéraire  dont  le  thème  unique  était  les  hauts  faits  de 
Pompée.  Cette  circonstance  lui  avait  rendu  chère  cette  ville,  qui 
était  aussi  la  patrie  de  l'affranchi  Théophane,  un  Grec  auquel  il  était 
fort  attaché,  et  qui  avait  auprès  de  lui  beaucoup  de  crédit.  Aussi  ce 
fut  le  théâtre  de  Mitylène  qu'il  voulut  imiter  à  Rome,  mais  en  l'a- 
grandissant et  l'accommodant  aux  goûts  des  Romains.  Malgré  l'im- 
portance et  la  grande  situation  de  Pompée,  bâtir  un  théâtre  avec 
des  gradins  était  une  innovation  hardie.  Déjà  la  tentative  avait  été 
faite  et  avait  échoué  devant  la  sévérité  des  magistrats,  qui  crai- 
gnaient que,  si  le  peuple  pouvait  s'asseoir  au  théâtre,  il  n'en  voulût 
plus  sortir.  Pompée  éluda  la  difficulté  par  un  artifice  bien  ingénieux 
pour  lui,  et  dont  l'idée  appartenait  peut-être  à  son  affranchi  Théo- 
phane. Au  dessus  des  gradins,  il  plaça  un  temple  dédié  à  Vénus 
victorieuse  :  il  fallait  qu'il  y  eût  du  victorieux  dans  tout  ce  qui 
concernait  Pompée.  Les  gradins  se  trouvèrent  ainsi  transformés  en 
degrés  du  temple,  la  scène  n'en  fut  plus  qu'un  accessoire,  et  les 
jeux,  qui  à  Rome  étaient  toujours  liés  à  la  religion,  purent  être  con- 
sidérés comme  faisant  partie  du  culte  de  la  déesse. 

A  en  croire  Varron,  cité  par  Aulu-Gelle,  Pompée,  au  moment  de 
faire  inscrire  sur  son  théâtre  :  a  pour  la  troisième  fois  consul,  »  au- 
rait hésité  entre  tertio  et  tertium^  «  timidement,  »  dit  Varron,  comme 
pour  indiquer  que  l'adversaire  de  César  n'osait  rien  décider,  pas 
même  cela.  Cicéron,  consulté,  pour  ne  mécontenter  aucune  opi- 
nion, aurait  proposé  d'écrire  seulement  tcrt.  Cette  anecdote  de 
grammairien  est  suspecte,  mais  elle  peint  bien  le  caractère  de 
Pompée,  indécis  dans  les  petites  choses  comme  dans  les  grandes, 
et  montre  Cicéron  tel  qu'il  était  alors,  très  désireux  de  vivre  bien 
avec  tout  le  monde  et  de  ne  déplaire  à  personne. 

Selon  le  précepte  de  Vitruve ,  le  portique  du  théâtre  était  der- 
rière la  scène,  et  des  rangées  d'arbres  l'embellissaient  :  il  est  cité 
comme  un  des  lieux  de  promenade  où  se  rassemblaient  de  préfé-  • 


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702  REVUE  DES  DEUX  MONDES* 

rence  les  oisifs  de  Rome.  Cicéron  met  sur  la  même  ligne  une  pro- 
menade sous  le  portique  de  Pompée  et  une  promenade  dans  le 
Champ-de-Mars.  Catulle  dit  à  son  ami  Camerius  :  «  Je  t'ai  cherché 
dans  le  cirque,  dans  toutes  les  boutiques  de  libraires,  dans  le  petit 
Champ-de-Mars,  dans  le  temple  sacré  de  Jupiter,  dans  la  prome- 
nade de  Pompée.  »  Ovide  en  vante  la  fraîcheur  pendant  l'été;  il 
conseille  à  celui  qui  veut  plaire  aux  dames  romaines  d'aller  flâner 
à  l'ombre  de  ce  portique  et  sous  les  arbres  qui  l'entouraient.  Pro- 
perce emploie  à  peu  près  les  mêmes  termes  en  indiquant  qu'on  s'y 
promenait  en  toilette  {cultu8)\  la  jalouse  Cynthie  lui  défend  de  se 
promener,  élégamment  vêtu,  à  l'ombre  du  portique  de  Pompée.  Le 
portique  de  Pompée  était  bordé  de  deux  rangs  de  platanes,  panni 
lesquels  on  avait  placé  des  figures  d'animaux;  des  tapisseries  étaient 
suspendues  entre  les  colonnes.  On  peut  se  faire  une  idée  de  l'effet 
qu'elles  produisaient  par  les  tentures  qui  ornent  le  portique  de 
Saint-Pierre  pendant  la  procession  de  la  Fête-Dieu.  Ce  monument 
était  l'orgueil  de  Pompée;  il  croyait  s'être  assuré  la  faveur  du  peu- 
ple de  Rome  en  assurant  ses  plaisirs.  Les  applaudissemens  qui  Fac- 
cueillaient  quand  il  paraissait  dans  son  théâtre  retentissaient  en- 
core de  loin  à  son  oreille  après  qu'il  eut  fui  de  Rome  devant  César 
pour  n'y  plus  rentrer  :  il  en  rêva  la  veille  de  Pharsale;  mais,  tou- 
jours incertain,  il  douta  du  présage,  parce  que  dans  ce  songe  il  or- 
nait son  temple  de  Vénus;  il  craignait  que  ce  ne  fût  un  signe  favo- 
rable pour  César,  qui  descendait  de  Vénus,  et  il  lui  sembla  que  ces 
applaudissemens  résonnaient  comme  une  plainte.  «  11  se  revoyîût 
jeune,  dit  Lucain,  tel  qu'il  était  quand,  vainqueur  de  Sertorius,  il 
recevait,  simple  chevalier,  les  applaudissemens  du  sénat.  Mîûnte- 
nant  il  ne  devait  plus  revoir  sa  patrie,  et  c'est  ainsi  que  la  fortune 
lui  donna  Rome!  » 

Pompée  inaugiu'a  son  théâtre  par  des  jeux  magnifiques,  auxquels 
Cicéron,  quittant  la  campagne,  venait  assister,  non  par  goût  pour 
le  spectacle  des  combats  d'animaux  (on  sait  qu'il  ne  l'aimait  point), 
mais  parce  que  c'était  faire  une  politesse  à  Pompée,  et  qu'il  entrait 
alors  dans  son  plan  de  conduite,  tout  en  s'adoucissant  pour  César, 
de  ne  pas  négliger  Pompée.  Dans  ces  jeux,  on  tua  cinq  cents  lions 
et  vingt  éléphans.  Le  peuple,  qui  voyait  avec  plaisir  mourir  les 
hommes,  s'attendrît  aux  gémissemens  et  aux  attitudes  suppliantes 
des  éléphans.  C'est  que  les  hommes  mouraient  sans  se  plsûndre. 
Les  lamentations  de  M"*  Du  Barry  émurent  la  féroce  populace  que 
ne  touchait  point  la  pieuse  résignation  de  la  reine'  ou  la  fermeté 
stoïque  de  M"*'  Roland.  Et  puis  ce  fut  une  occasion  de  maudire  pu- 
bliquement Pompée;  l'irritation  populaire  se  soulagea  en  s'en  pre- 
•  nant  à  lui  de  la  mort  des  éléphans. 


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LA   FIN   DE    LA   LIBERTÉ   A    ROME.  703 

Du  reste,  même  les  applaudissemens,  et  Pompée  dut  en  recevoir 
quand  il  était  encore  glorieux  et  semblait  puissant,  retentissent 
tristement  à  notre  oreille,  à  travers  les  siècles,  parmi  les  ruines  de 
son  théâtre,  car  nous  savons  la  fin  lamentable  qui  l'attendait,  et 
Lucain  a  eu  raison  de  dire  :  «  Pourquoi  ceux  qui  remplissaient  ton 
théâtre  ne  t'ont-ils  pas  pleuré?  n 

Qui  te  non  pleno  pariter  planxere  theatro? 

Ces  jeux  ne  plurent  point  à  Gicéron,  qui  en  ce  moment  était  fort 
mécontent  de  Pompée  et  de  tout  le  monde.  On  avait,  selon  lui, 
déployé  un  grand  appareil  pour  peu  d'effet.  Il  avait  vu  sur  la  scène 
des  personnages  qu'il  croyait  ne  pas  devoir  s'y  trouver,  et  cette 
vue  l'avait  indisposé  contre  le  spectacle,  les  pièces  et  les  acteurs; 
la  gaité  manquait.  Ésope  ne  savait  pas  son  rôle  ;  la  mise  en  scène 
de  Clytemnestre  avec  six  cents  mulets,  les  trois  mille  cratères  du 
Cheval  de  Troie^  le  déploiement  de  l'infanterie  et  de  la  cavalerie 
lui  avaient  semblé  ridicules.  Nous  reconnaissons  bien  Pompée  dans 
ce  fastueux  étalage.  Pompée  voulait  la  dictature:  son  ambition, 
plus  lente  et  plus  douce  que  celle  de  César,  comme  dit  Montesquieu, 
n'était  pas  moindre;  seulement  il  désirait  qu'on  lui  offrît  la  toute- 
puissance,  que  César  finit  par  prendre  ;  mais  le  sénat,  et  c'est  là  sa 
gloire,  ne  voulait  pas  d'un  maître.  Pompée  employait  toute  sorte  de 
ruses  pour  arriver  au  but  qu'il  ne  devait  jamais  atteindre.  Des  tri- 
buns qui  lui  étaient  dévoués,  sous  prétexte  de  signes  funestes,  re- 
tardaient l'élection  des  consuls;  ils  prolongèrent  l'interrègne  de  sept 
mois.  Un  d'eux  proposa  enfin  que  Pompée  fût  dictateur.  Caton  et  le 
sénat  s'y  opposèrent,  et  Pompée  alla  bouder  dans  sa  villa  d'Alsium. 

A  mesure  que  son  importance  réelle  diminuait,  il  prenait  des  airs 
plm  importans.  Jusqu'à  son  triomphe,  il  avait  vécu  simplement 
dans  sa  maison  des  Carines,  si  modestement  ornée  que  son  succes- 
seur (c'était,  il  est  vrai,  le  voluptueux  Antoine)  s'écria  :  «  Où  donc 
soupait  Pompée?  »  Mais  après  ce  triomphe,  première  date  du  dé- 
clin de  ses  prospérités.  Pompée  renonça  vite  à  cette  simplicité  :  qui 
avait  jusque-là  formé  un  honorable  contraste  avec  les  profusions  de 
César,  et  il  se  fit  construire  une  maison  beaucoup  plus  belle  que  la 
première  auprès  de  son  théâtre.  C'était,  à  vrai  dire,  un  suburba- 
nuniy  car  le  théâtre  était  hors  de  la  ville,  mais  très  voisin  de  la  porte 
Carmentale.  Cette  résidence  convenait  par  là  môme  à  Pompée,  qui 
affectait  de  se  tenir  à  l'écart,  et  il  trouvait  commode,  pour  ses  me- 
nées dans  les  élections,  de  n'être  pas  trop  en  vue.  Ceux  dont  il 
achetait  le  suffrage  savaient  bien  l'aller  trouver  dans  ses  nouveaux 
jardins,  où  il  leur  en  payait  le  prix. 

En  présence  des  incertitudes  et  des  mollesses  de  Pompée,  Tagi- 


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70&  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tation  des  rues  durait  toujours.  Cela  ne  lui  déplaisait  point;  il  es- 
pérait que  ces  désordres  feraient  sentir  le  besoin  de  lui  donner  le 
pouvoir  de  les  réprimer.  Une  telle  conduite,  sans  lui  concilier  la 
multitude,  exaspérait  tout  ce  qu'il  y  avait  d'honnête  dans  le  sénat; 
Bibulus,  le  vieux  Curion  et  d'autres,  que  soutenait  secrètement  la 
jalousie  de  Crassus,  se  plaignirent  hautement  dans  la  curie  des 
manœuvres  de  Pompée.  Pompée  était  absent.  Huit  jours  après,  il 
assista  à  une  séance  dans  le  temple  d'Apollon.  Là  le  tribun  G.  Cato 
lui  adressa  les  plus  vifs  reproches,  auxquels  Pompée  répondit  très 
aigrement.  Un  autre  jour,  il  était  bafoué  dans  le  Forum  par  Clodias 
et  hué  par  sa  bande.  Ce  calcul  peu  noble  de  Pompée  devait  échouer 
comme  tous  ses  autres  calculs;  mais,  s'il  désirait  le  trouble  poar 
en  profiter,  il  était  servi  à  souhait  par  deux  hommes,  Milon  et  Glo- 
dius,  qui  aspiraient,  le  premier  à  la  préture,  le  second  au  consulat, 
et  qui  soutenaient  leurs  prétentions  aux  plus  hautes  magistratures 
de  l'état  par  la  violence. 

C'est  alors  qu'eut  lieu  entre  ces  deux  hommes  la  rencontre  où 
Clodius  fut  tué.  Voici  comment  fut  amené  cet  événement,  que  le 
plaidoyer  de  Gicéron  en  faveur  de  Milon  a  rendu  célèbre.  Milon 
était,  comme  Clodius,  de  race  sabellique;  fils  d'un  Samnite,  il  avait 
été  adopté  par  un  Annius,  son  aïeul  maternel.  La  gens  Annia  était 
plébéienne,  et,  elle  aussi,  sabellique,  originaire  de  Setia,  ville  du 
pays  des  Volsques.  C'était  le  plébéien  Milon  qui  soutenait  la  cause 
de  l'aristocratie  et  le  descendant  des  Claudii  qui  l'attaquait.  Du 
reste,  les  moyens  employés  par  tous  deux  étaient  les  mômes  :  l'un 
comme  l'autre  avait  à  ses  ordres  une  troupe  de  gladiateurs;  seule- 
ment, il  faut  le  reconnaître,  Milon  faisait  de  la  sienne  un  meilleur 
emploi,  et  c'est  pour  se  défendre  contre  Clodius  qu'il  avait  pris  le 
parti  de  l'imiter. 

Clodius  briguait  l'édilité  pour  échapper  aux  poursuites  que  lui 
attiraient  ses  violences.  Milon,  afin  de  l'empêcher  d'être  nommé, 
voulait  qu'il  fut  jugé  avant  l'assemblée  des  comices.  Le  jour  de 
l'élection  venu,  Milon  se  rendit  à  minuit  dans  le  Champ-de-Mars 
avec  sa  bande  et  y  resta  le  lendemain  jusqu'à  midi.  Clodius  ne  pa- 
rut point.  Le  consul  Metellus,  qui  s'entendait  avec  lui,  se  retira  en 
annonçant  que,  s'il  y  avait  opposition,  le  jour  suivant  il  recevrait  les 
réclamations  dans  le  comitium.  Milon  transporta  sa  troupe  dans  le 
Forum  pendant  la  nuit  pour  y  attendre  Clodius;  mais  il  apprit  qu*fl 
avait  été  joué,  et  que  le  consul  se  dirigeait,  par  des  rues  écartées, 
vers  le  Champ-de-Mars.  Il  l'atteignit  sur  le  Capitole  pour  lui  pré- 
senter son  opposition.  Le  consul,  pris  en  flagrant  délit  de  perfidie, 
s'éloigna  au  milieu  des  insultes.  Quelques  jours  après,  Cicéron  écri- 
vait à  Atticus  que  M'don  était  dans  le  Champ-de-Mars,  et  qu'à  la 


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LA   FIN   DE    LA   LIBERTÉ    A    ROME.  706 

porte  de  la  maison  de  Glodius  il  n'y  avait  qu'un  ramas  de  gens  en 
guenilles  avec  une  lanterne,  tandis  que  dormait  encore  Marcellus, 
un  des  candidats,  car  Cicéron  l'entendait  ronfler.  La  présence  de 
Milon  empêcha  qu'on  tint  les  comices  dans  le  Champ-de-Mars  ce 
jour-là.  Le  sénat  s'assembla  en  petit  nombre.  Les  amis  de  Cicéron 
soutenaient  que  Clodius  devait  être  jugé  avant  les  comices,  les  par- 
tisans de  Clodius  demandaient  que  l'on  procédât  sans  retard  à  l'é- 
lection. Cicéron  et  Clodius  étaient  en  présence  dans  la  curie  :  le  pre- 
mier parla,  le  second  répondit.  Pendant  son  discours,  on  entendit 
les  cris  des  siens,  qui  hurlaient  dans  le  Forum.  11  n'y  eut  cette  an- 
née-là ni  jugement  ni  élection.  Le  sénat  ne  décida  rien. 

Au  commencement  de  l'année  suivante,  Clodius  parvint  à  se  faire 
nommer  édile.  A  son  tour,  il  voulut  accuser  Milon  de  violences. 
Tous  deux  comparurent  devant  le  tribunal ,  escortés  de  leurs  gla- 
diateurs. Gaton  et  Pompée  défendirent  Milon.  Pompée,  interrompu 
par  les  clameurs  des  partisans  de  Clodius,  ne  se  laissa  point  inti- 
mider; recommençant  plusieurs  fois  son  discours,  il  réussit  à  se 
faire  écouter.  Clodius  parla  durant  deux  heures,  interrompu  aussi 
à  tous  momens  par  des  injures,  par  des  quolibets  et  des  vers  satiri- 
ques sur  lui  et  sa  sœur  Clodia.  Pâle  de  colère,  de  sa  voix  furieuse, 
il  finit  par  dominer  les  cris.  Plutôt  que  de  s'adresser  à  ses  juges,  il 
se  tourna  vers  le  peuple,  et,  montant  sur  xm  lieu  élevé,  probablement 
les  marches  du  temple  de  Castor,  il  dit  :  «  Qui  est  un  autocrate  im- 
puni? Qui  fait  mourir  le  peuple  de  faim?  Qui  se  gratte  la  tète  avec 
son  doigt?  »  A  toutes  ces  questions,  à  d'autres  encore  plus  inju- 
rieuses, le  peuple,  frémissant  de  rage  ou  éclatant  de  rire,  répon- 
dait :  «  C'est  Pompée!  c'est  Pompée!  »  Puis  les  gens  de  Clodius  se 
mirent  à  cracher  au  visage  de  leurs  adversaires;  ce  fut  le  signal 
d'une  mêlée  générale  dans  laquelle  ils  eurent  le  dessous  et  se  vi- 
rent forcés  de  vider  le  Forum.  Dans  la  curie,  on  n'accusa  ni  Clo- 
dius ni  Milon,  mais  on  accusa  Pompée,  dont  le  discours  avait  aigri 
le  peuple.  Le  sénat  lui-même  pardonnait  tout  bas  à  Clodius,  parce 
qu'il  gênait  Pompée. 

Un  autre  jour,  celui-ci  vint  se  défendre  devant  les  sénateurs 
réunis  au  Champ-de-Mars,  dans  le  temple  d'Apollon.  Attaqué  vive- 
ment par  un  tribun  et  soutenu  par  Cicéron,  Pompée,  qui  devenait 
énergique  lorsqu'il  se  mettait  en  colère,  fit  entendre  des  menaces 
et  s'en  prit  à  Crassus,  n'osant  s'en  prendre  à  César;  mais  la  visite 
à  Lucques  le  réconcilia  avec  Clodius,  que  protégeait  César.  Clodius, 
de  son  côté,  se  déclara  l'ami  et  le  soutien  de  Pompée,  qu'après  son 
enrôlement  dans  le  parti  de  César  il  n'avait  plus  de  raisons  pour 
combattre.  Son  audace  contre  le  sénat  et  les  consuls  s'en  accrut. 
Un  jour  qu'on  l'avait  interrompu  à  la  tribune,  il  se  précipita  comme 

TOME  L.  —  1864.  45 

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706  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

un  furieux  dans  la  curie  :  il  fut  entouré,  et,  doublement  odieux 
aux  sénateurs  depuis  qu'il  prenait  le  parti  de  Pompée,  il  aurait  pu 
avoir  le  sort  de  Romulus;  mais  la  populace  vint  à  son  aide  avec  des 
cris  et  des  torches,  Tenleva  du  sein  de  la  curie  et  le  ramena  au  Fo- 
rum en  triomphe. 

Par  suite  du  rapprochement  de  Pompée  et  de  Glodius,  la  haine 
de  celui-ci  et  de  Milon  avait  paru  dormir;  elle  se  réveilla  au  mo- 
ment où  tous  deux  se  trouvèrent  candidats,  Tun  à  la  préture  et 
l'autre  au  consulat.  Milon,  qui  était  le  plus  riche,  donnait  des  jeux 
et  gardait  ses  gladiateurs;  Glodius  faisait  venir  de  ses  possessions 
d'Étrurie  des  esclaves  pour  les  armer.  Les  bandes  de  celui  qui  aspi- 
rait à  être  le  chef  de  la  justice  et  de  celui  qui  prétendait  à  gouverner 
l'état  se  rencontraient  chaque  jour  et  chaque  jour  en  venaient  aux 
mains.  Les  consuls  ne  pouvaient  instituer  les  comices;  eux-mêmes 
se  mêlaient  à  ces  bagarres,  où  l'un  d'eux  fut  blessé. 

Pompée,  on  le  sait,  aurait  bien  désiré  qu'on  lui  offrît  la  dictature, 
pour  pouvoir  renverser  la  constitution  sans  paraître  la  violer.  Il  s'é- 
loigna des  murs  de  Rome  pendant  que  deux  tribuns,  ses  instrumens, 
proposaient  qu'on  le  nommât  dictateur,  voulant  paraître  étranger  à 
cette  manœuvre.  C'était  encore  une  imitation  de  Sylla;  mais  Caton 
parut  à  la  tribune  et  souleva  l'indignation  du  peuple,  qui  menaça 
de  déposer  les  tribuns.  L'année  précédente,  un  tribun,  pour  avoir 
appelé  Pompée  dictateur,  avait  failli  être  tué  dans  le  Forum.  Caton 
consentit  à  ce  que  Pompée  fût  seul  cotisul.  Grâce  à  sa  coupable  po- 
litique, qui  consistait  à  empêcher  sous  main  les  élections  des  ma- 
gistrats, pour  que  l'anarchie  conduisît  à  la  dictature,  Rome  n'avait 
eu  pendant  plusieurs  mois  ni  consuls  ni  préteur.  Milon  et  Glodius 
se  faisaient  librement  la  guerre  dans  le  Forum  et  dans  les  rues. 
Personne  ne  dut  être  fort  étonné  quand  on  apprit  qu'un  de  ces 
deux  chefs  de  partisans  avait  été  frappé  par  l'autre,  et  Gicéron  moins 
que  personne,  car  il  avait  écrit  à  Atticus  ru  Si  Milon  rencontre  Glo- 
dius, il  le  tuera.  » 

Glodius  était  allé  à  Aricia  pour  je  ne  sais  quelle  affaire.  Le  len- 
demain, il  s'était  arrêté  dans  sa  villa,  voisine  du  mont  Albain,  où 
il  devait  coucher.  La  nouvelle  de  la  mort  de  son  architecte  le  fit 
partir  assez  tard.  A  peine  avait-il  commencé  à  suivre  la  voie  Ap- 
pienne,  qu'il  se  croisa  près  de  Bovile  avec  Milon.  Celui-ci  se  ren- 
dait à  Lanuvium,  d'où  il  était  originaire,  pour  y  installer  dans  sa 
charge  un  prêtre  de  la  déesse  du  lieu,  Junon  Sospita.  Je  crois  que 
les  deux  ennemis  ne  s'attendaient  pas  à  se  rencontrer.  Milon  était 
en  voiture  avec  sa  femme,  escorté  par  ses  esclaves,  parmi  lesquels 
se  trouvaient  deux  gladiateurs  renommés.  Dans  la  situation  où  il 
était  vis-à-vis  de  Glodius,  cette  escorte  n'avait  rien  d'extraordi- 


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LA    FIN   DE    LA   LIBERTÉ    A    ROME.  707 

naire.  Cloclius  était  à  cheval,  suivi  de  trois  amis  et  d'une  trentaine 
d'esclaves.  Les  deux  adversaires  s'étaient  dépassés  sans  se  rien  dire. 
Une  querelle  s'engagea  entre  ceux  qui  formaient  leur  suite.  Selon 
Gicéron ,  un  grand  nombre  des  gens  de  Clodius  attaquèrent  Milon 
d'un  lieu  qui  dominait  la  route.  Son  cocher  fut  tué;  Milon  sauta  à 
terre  pour  se  défendre  ;  les  gens  de  Clodius  coururent  vers  la  voi- 
ture pour  attaquer  Milon,  et  commencèrent  à  frapper  ses  esclaves  à 
coups  d'épée.  Ce  fut  alors  que  le  gladiateur  Birria,  attaquant  Clo- 
dius par  derrière,  lui  perça  l'épaule.  Les  serviteurs  de  Clodius, 
beaucoup  moins  nombreux,  s'enfuirent  et  emportèrent  leur  maître 
dans  une  hôtellerie;  l'hôtellerie  fut  assiégée  par  les  hommes  de  Mi- 
lon, l'hôtelier  fut  tué.  Clodius,  arraché  de  cet  asile,  fut  ramené  sur 
la  route  et  là  criblé  de  blessures.  Milon  ne  fit  rien  pour  empêcher 
le  meurtre.  On  dit  plus  tard  qu'après  l'attentat  il  était  allé  dans 
la  villa  de  son  ennemi,  qui  était  tout  proche,  pour  chercher  son 
enfant  et  l'égorger,  que,  ne  le  trouvant  pas,  il  avait  torturé  ses 
esclaves;  mais  ces  accusations  n'ont  aucune  vraisemblance. 

La  suite  de  Clodius  s'était  dispersée.  Un  sénateur  qui  passait  par 
là  trouva  son  corps  gisant  sur  la  route,  et  le  fit  reporter  dans  sa 
maison  du  Palatin.  La  foule  s'y.  précipita.  Fulvie  parut,  poussant 
des  cris  et  montrant  au  peuple  les  blessures  de  son  époux.  Le  len- 
demain, la  foule  était  encore  plus  grande.  Un  sénateur  fut  écrasé; 
deux  tribuns,  dont  l'un,  Plancus,  était  attaché  à  Pompée,  firent 
porter  le  corps  dans  le  Forum.  On  Texposa,  couvert  de  sang  et  de 
boue,  devant  les  rostres.  Les  tribuns  y  montèrent  et  haranguèrent 
la  multitude,  qui,  conduite  par  le  frère  de  Clodius,  prit  le  cadavre 
et  l'alla  brûler  dans  la  curie  pour  braver  le  sénat.  On  forma  le 
bûcher  d'un  amas  de  tables,  de  bancs  et  de  papiers.  Le  cadavre  ne 
fut  qu'à  demi  consumé  par  ce  bûcher  improvisé,  mais  le  feu  prit  à 
la  curie.  Selon  Dion  Cassius,  il  avait  été  allumé  dans  ce  dessein. 
La  curie,  monument  vénérable  fondé  par  le  roi  TuUus  Hostilius, 
dont  il  portait  encore  le  nom,  fut  brûlée;  avec  elle  brûlèrent  la  ba- 
silique Porcia  et  d'autres  bâtimens  voisins  de  la  Curia  Hostilia.  Pen- 
dant ce  temps,  les  tribuns  continuaient  à  exciter  le  peuple  et  n'a- 
bandonnèrent les  rostres  que  lorsqu'ils  en  furent  chassés  par  les 
flammes  ;  puis  les  partisans  de  Clodius  dressèrent  dans  le  Forum 
des  tables  pour  le  festin  funèbre,  à  la  lueur  de  l'incendie. 

On  nomma  un  interrex;  ce  fut  Lépide.  Comme  il  tardait  à  dé- 
signer des  consuls,  les  satellites  de  Clodius,  réunis  à  ceux  des  ri- 
vaux de  Milon  pour  le  consulat,  Hypsaeus  et  Scipion ,  assiégèrent  la 
maison  de  Lépide,  brisèrent  les  portes,  entrèrent  dans  l'atrium, 
jetèrent  à  bas  les  images  des  ancêtres  de  la  gens  jEmiliay  parmi 
lesquelles  devaient  se  trouver  celles  de  Paul-Émile  et  de  Scipiôn 


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708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Émilien;  puis,  prenant  les  faisceaux  consulaires  sur  le  lit  funéraire 
de  Clodius,  où  on  les  avait  placés,  ils  allèrent  les  porter  à  Hypsaeus, 
à  Scipion,  à  Pompée,  qu'ils  furent  trouver  dans  ses  jardins,  ses 
nouveaux  jardins,  près  de  son  théâtre,  hors  de  la  porte  Carmen- 
taie.  Avant  que  Milon  fût  durant  là  nuit  rentré  à  Rome,  on  avait 
voulu  brûler  sa  maison;  mais  des  sénateurs  et  des  chevaliers  l'a- 
vaient défendue.  Milon  était  brave  ;  il  osa  paraître  au  Forum  quand 
la  curie  fumait  encore,  pour  se  justifier  de  toute  préméditation  dans 
le  meurtre  de  Clodius.  Il  accusa  intrépidement  les  incendiaires  qui 
l'accusaient.  Deux  tribuns,  deux  amis  de  Clodius,  ne  lui  laissèrent 
pas  achever  son  discours;  ils  se  ruèrent  dans  le  Forum  à  la  tête 
d'une  bande,  en  chassèrent  Milon  et  son  ami  le  tribun  Cœlius.  Ayant 
pris  des  vêtemens  d'esclaves,  tous  deux  parvinrent  à  s'échapper. 
Sous  prétexte  de  les  poursuivre,  on  entra  dans  les  maisons  particu- 
lières, on  les  pilla;  on  se  jetait  sur  tous  ceux  qui  étaient  bien  vêtus 
et  portaient  des  anneaux  d'or.  Pendant  plusieurs  jours,  Rome  fut 
livrée  au  fer  et  au  feu. 

Pompée  s'était  retiré  dans  sa  villa  d'Alsium.  Quand  il  revint  à 
Rome,  le  sénat  se  rassembla  dans  le  Champ-de-Mars,  près  de  son 
théâtre,  sans  doute  dans  la  curie  qui  portait  son  nom.  C'est  là  que 
César  devait  être  frappé.  Le  sénat  décida  qu'on  donnerait  la  sépul- 
ture à  Clodius,  que  la  Curia  Hostilia,  qu'avait  réparée  Sylla,  serait 
relevée  par  son  fils  Faustus,  et  que  du  nom  de  celui-ci  elle  s'appel- 
lerait cornélienne,  de  peur  sans  doute  qu'elle  ne  s'appelât  pom- 
péienne. Effrayé  du  désordre  populaire,  le  sénat  semblait  vouloir  se 
réfugier  derrière  le  nom  de  celui  qui  avait  tenu  le  peuple  sous  ses 
pieds;  mais  Faustus  n'acheva  point  la  nouvelle  curie,  et  elle  ne 
s'appela  point  Cornelia.  Ce  retour  posthume  vers  le  nom  et  le  sou- 
venir de  Sylla  ne  laissa  pas  plus  de  trace  que  sa  sanguinaire  et  im- 
puissante réaction  n'en  avait  laissé.  Pompée,  qui,  singulière  poli- 
tique pour  un  illustre  général,  jouait  la  peur,  affecta  une  grande 
crainte  de  Milon.  Il  refusa  de  le  voir  dans  ses  jardins,  qui  bientôt 
ressemblèrent  à  un  camp.  Là,  il  délibérait  avec  ses  amis  sur  ce 
qu'il  devait  faire  pour  sa  défense  et  pour  celle  de  l'état,  espérant 
toujours  qu'on  lui  offrirait  la  dictature;  mais  on  ne  la  lui  offrait 
point.  Il  fit  répandre  le  bruit  que  Milon  avait  formé  le  dessein  de 
l'assassiner.  Un  pauvre  diable  de  victimaire  ou  de  cabaretier  du 
quartier  étrusque  affirmait  que  des  esclaves  de  Milon  qui  s'étaient 
enivrés  chez  lui  avaient  avoué  ce  dessein,  l'avaient  maltraité  et  me- 
nacé de  la  mort,  s'il  parlait.  Milon  fut  obligé  de  montrer  en  plein 
sénat  qu'il  ne  portait  point  un  poignard  caché  sous  sa  tunique. 
Pompée  vint  lui-même  à  la  tribune  entretenir  le  peuple  de  ses  pro- 
pres dangers.  Ses  créatures  proposèrent  timidement  sa  dictature 


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LA    FIN   DE    L\   LIBERTÉ    A   R03IE.  709 

dans  le  sénat;  mais  cette  proposition  indigna  tellement  que  Pompée 
fut  obligé  de  la  désavouer.  Ce  fut  alors  que  Ton  consentit  à  le  nom- 
mer seul  consul.  C'était  fort  différent.  Le  pouvoir  d'un  consul  n'é- 
galait point,  à  beaucoup  près,  la  puissance  absolue  d'un  dictateur. 

Depuis  que  Milon  avait  voulu  être  consul  sans  sa  permission,  Pom- 
pée voulait  le  perdre;  il  institua  une  question  touchant  le  meurtre 
commis  sur  la  voie  Appienne;  puis  il  désigna  les  trois  cent  soixante 
jurés  qui  devaient  juger  Milon  et  le  quœsitor  chargé  de  présider  au 
jugement.  Pour  la  première  fois,  le  procès  commença  par  l'audition 
des  témoins  :  jusque-là  elle  n'avait  lieu  qu'après  les  plaidoiries; 
mais  elle  fut  troublée  par  la  fureur  des  amis  de  Clodius.  Un  des 
défenseurs  de  Milon  se  vit  obligé  de  se  réfugier  dans  le  tribunal, 
et  on  demanda  que  Pompée,  assis  près  du  temple  de  Saturne,  d'où 
il  voyait  le  tumulte  et  semblait  présider  au  Forum,  vînt  avec  une 
force  armée  assurer  la  tranquillité  des  débats.  Il  vint  en  effet  avec 
des  soldats  le  lendemain.  Ce  jour-là,  Rome  avait  un  air  d'émeute; 
toutes  les  boutiques  étaient  fermées.  Pompée  avait  placé  des  sol- 
dats à  toutes  les  issues  et  devant  tous  les  temples  du  Forum.  Cicé- 
ron  prononça  un  discours  plein  d'habileté,  mais  où  l'on  sent  un 
peu  d'embarras,  car  tantôt  il  disculpe,  tantôt  il  loue  Milon  d'avoir 
tué  Clodius.  On  peut  croire  que  cet  embarras  fut  encore  plus  grand 
en  présence  d'une  foule  dans  laquelle  beaucoup  regrettaient  Clo- 
dius, et  en  présence  de  bandits  contre  lesquels  il  ne  se  sentait  pro- 
tégé que  par  l'ennemi  de  Milon.  En  effet,  le  commencement  de  son 
discours  fut  accueilli  par  d'immenses  huées,  et  le  silence  ne  se 
rétablit  dans  cette  multitude  que  lorsqu'elle  eut  senti  le  fer  des 
soldats.  Cicéron  put  alors  reprendre  son  exorde;  mais  il  y  avait 
dans  cet  incident  de  quoi  troubler  l'avocat. 

Qu'on  se  figure  bien  la  situation  et  le  lieu  de  la  scène.  Domitîus, 
qui  préside  le  débat,  est  sur  le  tribunal,  à  la  droite  du  Forum ,  de- 
vant le  temple  de  Castor,  dont  trois  colonnes  indiquent  aujourd'hui 
l'emplacement.  Au  pied  du  Capitole,  du  côté  de  l'iErarium,  c'est-à- 
dire  du  temple  de  Saturne,  dont  huit  colonnes  sont  encore  debout. 
Pompée  est  assis,  comme  la  veille,  entouré  de  soldats.  En  présence 
des  lieux,  on  s'explique  pourquoi  Cicéron,  s'adressant  à  lui,  disait  : 
«  J'élève  la  voix  pour  que  tu  m'entendes.  »  En  effet,  il  y  avait  entre 
eux  plus  de  la  demi-longueur  du  Forum.  C'était  ce  même  Forum 
dans  lequel  peu  de  temps  auparavant  avaient  eu  lieu  les  scènes  de 
désordre  qui  suivirent  la  mort  de  Clodius;  Cicéron,  en  l'accusant 
d'avoir  incendié  mort  le  temple  du  sénat  qu'il  voulait  renverser 
vivant,  pouvait  montrer  les  ruines  de  la  curie  embrasée  par  ses 
funérailles. 

On  le  sait,  le  discours  que  nous  admirons  n'est  point  celui  que 


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710  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Cicéron  prononça,  et  probablement  on  peut  en  dire  autant  delà  plu- 
part de  ses  autres  discours.  En  général,  ils  n'étaient  point  lus  (1) 
et  n'étaient  pas  non  plus  entièrement  appris  par  cœur  comme  ceux 
de  nos  prédicateurs.  Improvisés  (2),  au  moins  en  partie,  ik  furent 
ensuite  retouchés  par  l'auteur  avant  d'être  publiés.  Plusieurs  allu- 
sions aux  circonstances  des  jugemens  ont  dû  être  suggérées  par 
l'aspect  des  lieux  mêmes  ;  en  les  voyant  tels  qu'ils  sont,  en  se  les 
représentant  tels  qu'ils  étaient,  on  comprend  mieux,  et  surtout  on 
sent  plus  vivement,  les  mouvemens  d'éloquence  qu'il  ont  inspirés  à 
l'orateur  ;  on  voit  naître  cette  inspiration,  on  en  surprend  le  secreU 
Si  l'on  veut  se  faire  une  idée  vraie  de  tout  l'efTet  oratoire  produit 
par  les  discours  de  Cicéron,  il  faut  placer  sur  cette  scène,  pour  ainsi 
dire  ressuscitée,  les  personnages  qui  y  figurent  avec  leur  physio- 
nomie, leur  attitude  ;  il  faut  voir  dans  le  procès  de  Sestius  ud  de 
ses  témoins  se  lever  du  tabouret  où  il  était  assis  près  de  l'accusé  et 
jurer  qu'il  l'appuiera  jusqu'au  bout,  dans  le  procès  de  Plancius 
une  vestale  sortir  de  sa  sainte  demeure  pour  venir  embrasser  son 
frère  en  pleurant  devant  le  peuple  ému  de  pitié  et  de  religion, 
enfin,  dans  le  procès  qui  nous  occupe,  Milon,  ferme  et  farouche, 
refusant  de  rien  faire  pour  attendrir  ses  juges,  et  Cicéron,  éperdu, 
éploré,  répandant  devant  les  jurés  ces  larmes  auxquelles  dédaigne 
d'avoir  recours  la  fierté  de  son  ami. 

Quand  on  va  de  Rome  à  Albano,  on  traverse  le  lieu  de  Ja  ren- 
contre homicide  que  Cicéron  retrace  si  vivement,  mais  au  point  de 
vue  de  la  défense.  M.  Rosa  a  déterminé  ce  lieu  avec  une  grande  pré- 
cision. L'événement  se  passa,  dit  Cicéron,  devant  le  terrain  appar- 
tenant à  Clodius,  sur  lequel  il  construisait  une  villa.  Là  étaient,  à 
droite  en  allant  à  Rome,  au-dessus  de  la  route  qu'elles  dominaient, 
les  substructions  démesurées  [insanas  substrurtiones)  dont  parle 
l'orateur.  Les  défenseurs  de  Clodius  cherchaient  à  tirer  parti  du  ha- 
sard qui  l'avait  fait  tomber  sur  cette  route  construite  par  un  autre 
Claudius,  Appius  Cœcus,  dont  elle  portait  le  nom,  et,  comme  on  di- 
sait, parmi  les  souvenirs  de  ses  ancêtres.  Cicéron  répondait  :  «  Ap- 
pius Claudius  Cœcus  a-t-il  construit  cette  voie  pour  l'utilité  du  peu- 
ple romain  ou  pour  l'impunité  du  brigandage  de  ses  descendans?  » 
Et  il  rappelait  que,  sur  cette  même  voie  Appienne,  lors  de  l'évasioD 


(1)  On  les  lisait  quelquefois,  mais  c'était  une  exception  dont  le  motif  est  indiqof. 
Ainsi  Suétone  a  soin  de  remarquer  qu*Auguste  lisait  les  siens  :  on  pensait  leur  donner 
par  là  plus  de  poids;  Cicéron,  en  parlant  d'un  discours  prononcé  par  lui  dans  le  séwî. 
dit  q'il  Ta  lu  à  cause  de  Timportance  du  sujet  :  «  propter  rei  magnitudinem  iix^  ^ 
scripto  est.  »  (Pr.  PL,  30.) 

(2)  LMmprovisation  est  évidente  quand  Cicéron  fait  allusion  à  quelque  incident  iffl- 
prévu  des  débats. 


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LA   FIN    DE    LA   LIBERTÉ   A   ROME.  711 

de  Tigrane,  confié  à  la  garde  de  Pompée,  le  noble  descendant  des 
Glaudii  avait  donné  la  mort  à  un  honnête  chevalier  romain.  Enfin, 
évoquant,  lui  aussi,  les  souvenirs  que  cette  voie  faisait  naître,  l'o- 
ratçur  attestait  les  tombeaux,  les  autels  enfouis  des  Curiaces,  qui 
n'existaient  déjà  plus  de  son  temps,  et  leurs  bois  sacrés,  que  Clodius 
avait  fait  disparaître  sous  ses  substructions  insensées;  il  adjurait 
ces  tombeaux,  qui  existaient  donc  alors,  et  dont  ce  passage  indique 
où  il  faudrait  chercher  les  restes;  enfin  il  adjurait,  contre  Clodius, 
le  Jupiter  du  mont  Albain,  de  la  belle  montagne  où  s'élevait  il  y  a 
cent  ans  le  temple  de  Jupiter,  et  qui  se  dresse  encore  au-dessus  de 
ce  lac,  le  lac  d' Albano,  que  Cicéron  accusait  Clodius  d'avoir  profané 
par  ses  coupables  plaish's.  Enfin  Cicéron  dit  que  le  lieu  est  rempli 
de  voleurs,  par  où  nous  voyons  que,  de  ce  côté,  les  environs  de 
Rome  étaient  encore  moins  sûrs  de  son  temps  qu'ils  ne  le  sont  au- 
jourd'hui. 

III. 

C'est  à  dater  du  procès  de  Milon  que  le  parti  du  sénat  montre 
plus  clairement  sa  défiance  de  César  et  que  Pompée  commence  con- 
tre son  habile  rival  cette  guerre  sourde  et  maladroite  qui  devait  le 
perdre.  Pendant  ce  consulat  sans  partage  d'autorité.  Pompée  prit 
plusieurs  mesures  qui  sentaient  le  dictateur.  Il  mit  un  frein  à  la 
parole  en  bornant  la  durée  du  discours  des  orateurs,  et  défendit  de 
porter  des  armes  dans  la  ville,  sage  mesure,  mais  qui  ne  paraît 
point  avoir  été  exécutée  ;  elle  a  été  prise  il  y  a  quelques  années  par 
un  général  français  à  Rome,  où  l'usage  du  couteau  ne  rappelle  que 
trop  de  nos  jours  l'emploi  de  la  sica  au  temps  de  Clodius. 

A  cette  même  époque.  César  livrait  des  batailles  plus  glorieuses 
que  celles  qui  ensanglantaient  le  Forum  romain.  La  Gaule,  presque 
entièrement  soumise,  se  soulevait  tout  entière,  unie  pour  la  pre- 
mière fois  sous  la  main  d'un  chef  suprême,  Vercingétorix.  César  dé- 
ploya dans  cette  nouvelle  phase  de  sa  conquête  une  habileté  et  une 
activité  extraordinaires,  et  écrasa,  s'il  faut  l'en  croire,  sous  les  murs 
d'Alesia,  une  armée  de  trois  cent  quatre-vingt  mille  hommes  (1). 
A  Rome,  vingt  jours  d'actions  de  grâces  furent  décrétés;  un  historien 
dit  même  soixante.  Cette  victoire  permettait  de  considérer  la  con- 
quête de  la  Gaule  comme  terminée,  et  dès  ce  moment  la  pensée 
constante  du  sénat  fut  d'arracher  à  César  sa  province  et  son  armée. 
C'était  bien  ce  que  désirait  Pompée,  mais  il  n'osait  le  dire  ouverte- 

(i)  Un  capitaine  digne  de  le  juger,  Napoléon,  ne  Ta  pas  cru.  (Précis  des  campagnes 
de  César,  p.  110.) 


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712  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ment  :  sa  vanité  d'ailleurs  et  son  peu  de  perspicacité  concouraient 
à  le  rassurer. 

Les  victoires  n'étaient  pas  le  seul  moyen  auquel  eut  recours  l'am- 
bition de  César  :  il  avait  soumis  la  Gaule,  il  fallait  acheter  Rome. 
Vers  ce  temps,  il  fit  deux  acquisitions  :  Tune  peu  importante,  celle 
du  consul  iEmilius  Paullus,  frère  de  Lépide  le  triumvir,  dont  il  paya 
cependant  sept  millions  et  demi  de  francs  la  neutralité  équivoque,  et 
qui  ne  gagna  même  pas  l'argent  que  César  lui  donnait;  l'autre,  très 
considérable,  celle  de  l'éloquent  tribun  Curion,  qui  avait  été  jusque- 
là  le  plus  hardi  champion  du  sénat,  et  qui  se  vendit  :  triste  exemple 
de  ces  défections  qui  affligent  d'autant  plus  qu'elles  forcent  à  mé- 
priser le  talent!  Curion  coûta  à  César  deux  millions  seloB  Velleius 
Paterculus,  douze  millions  suivant  Valère-Maxime.  Ce  double  marché 
fut  profitable  à  la  splendeur  monumentale  de  Rome  ;  Curion  et  Paul- 
lus employèrent  une  partie  de  ce  bien  mal  acquis  à  l'orner  :  l'un  fut 
l'auteur  de  ce  double  théâtre  sur  pivot  dont  les  deux  parties  rappro- 
chées formèrent  le  premier  amphithéâtre  romain;  l'autre  construisit, 
derrière  les  boutiques  du  Forum,  une  basilique  qui,  du  nom  d'iEmi- 
lius  Paullus,  s'appela  la  basilique  ^Emilia  :  deux  moyens  de  gagner 
le  peuple;  dans  ce  temps-là,  quand  on  se  vendait,  c'était  pour  l'ache- 
ter. Les  deux  théâtres  étaient  en  bois,  et  on  n'en  parla  plus  après 
Curion;  mais  la  basilique  ^Emilia,  avec  ses  colonnes  de  marbre 
phrygien  [pavonazzetto)  qu'on  a  cru  retrouver  dans  celle  de  Saint- 
Paul,  excitait  encore  l'admiration  de  Pline.  iEmilius  Paullus  s'était 
ruiné  pour  l'élever,  il  se  vendit  pour  la  continuer.  La  basilique  iEmi- 
lia  portait  aussi  le  nom  de  basilique  de  Paullus.  Il  est  triste  d'être 
immortalisé  par  un  souvenir  de  corruption  quand  on  s'appelle  comme 
Paul-Émile.  Malgré  les  quinze  cents  talens  reçus  de  César,  Paullus 
ne  put  achever  ce  monument  de  sa  honte  :  la  guerre  civile  vint  tout 
interrompre.  Ayant  abandonné  le  parti  de  César,  comme  il  avait 
abandonné  le  parti  de  Pompée,  il  se  brouilla  avec  son  frère,  qui  le 
fit  placer  sur  la  liste  des  proscrits;  il  parvint  à  s'échapper  et  mourut 
obscurément  dans  l'exil.  Son  fils  adoptif  dédia  la  basilique  ^Erailia 
après  sa  mort. 

On  n'aime  pas  à  rencontrer  Cicéron  dans  l'histoire  d'iEmilius 
Paullus  et  de  sa  basilique,  lui  qui  avait  gémi  sur  la  défection 
d'iEmilius  et  de  Curion.  Cicéron,  —  dans  une  lettre  à  Atticus  où  il 
s'appelle  l'ami  de  César,  «  quand  tu  devrais  en  crever  de  rire,  » 
a-t-il  soin  d'ajouter,  —  parle,  à  propos  de  ce  monument  qu'il  ap- 
pelle très  glorieux,  des  soins  que  lui-même  a  pris  pour  acheter  le 
terrain  destiné  au  forum  de  César.  Je  préférerais  ne  pas  le  voir  oc- 
cupé à  obliger  celui  dont  il  devait  applaudir  les  meurtriers  ;  mais 
c'est,  je  crois,  à  tort  qu'on  lui  a  reproché  d'avoir  manié  ces  fonds 


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LA.   FIX    DE    LA   LIBERTÉ   A    ROME.  713 

dont  César  laissait  volontiers  une  partie  dans  les  mains  par  les- 
quelles il  les  faisait  passer.  Dans  la  vie  de  Cicéron ,  il  y  a  beaucoup 
de  faiblesses,  mais  pas  une  trace  de  vénalité.  11  n'était  question 
alors  que  d'agrandir  le  Forum  romain,  Cicéron  ne  dit  rien  autre 
chose  :  «  pour  agrandir  le  Forum  et  l'étendre  jusqu'à  l'atrium  de  la 
Liberté,  nous  n'avons  pas  regardé  à  soixante  millions  de  sesterces  » 
(douze  millions).  César,  proconsul  de  la  république,  ne  pouvait  en- 
core mettre  un  forum  qui  portât  son  nom  à  côté  de  celui  du  peuple 
romain.  Cela  n'était  possible  qu'après  Pharsale  :  aussi  ne  fut-il  dé- 
dié qu'alors.  Cependant,  dès  Tépoque  où  nous  sommes,  César  com- 
mençait à  acheter  le  terrain  destiné  à  son  forum  à  venir.  Si  quelque 
chose  aide  à  croire  que  dès  lors  César  visait  au  pouvoir  suprême, 
c'est  bien  cela.  Le  proconsul  pouvait  aussi  remplacer  les  septa^  où 
se  tenaient  les  assemblées  du  Champ-de-Mars,  par  un  édifice  en 
marbre  avec  un  toit  et  un  portique  de  cinq  mille  pieds.  C'est  ce  que 
César  voulait  entreprendre,  et  il  avait  confié  encore  à  Cicéron  l'exé- 
cution de  ce  projet,  qui  fut  réalisé  par  Lépide.  Les  septa  furent 
dédiés  par  Auguste;  les  comices  eurent  un  palais  de  marbre  avec 
un  toit  et  im  portique,  mais  bientôt  on  ne  les  rassembla  plus.  Afin 
de  rassurer  sur  son  retour  et  d'endormir  les  craintes  du  sénat, 
comme  s'il  n'eût  dû  songer  désormais  qu'à  jouir  de  son  repos  et  de 
sa  gloire.  César  faisait  aussi  construire  près  de  Nemi  une  villa  qu'il 
fit  détruire  quand  elle  fut  achevée,  parce  qu'elle  ne  se  trouva  pas 
telle  qu'il  l'aurait  voulue,  ou  plutôt  parce  que  l'effet  qu'il  l'avait 
destinée  à  produire  était  produit.  Il  reste  de  cette  fantaisie  toute 
politique,' sous  les  eaux  du  lac,  une  construction  en  bois  qu'on  a  ap- 
pelée le  vaisseau  de  Tibère  ou  de  Trajan.  Selon  les  habitudes  que 
prit  le  luxe  romain  sous  les  empereurs,  et  que  César  lui  faisait 
prendre  déjà,  il  avait  voulu  bâtir  sa  villa  dans  le  lac  même,  ainsi 
que  l'on  bâtit  plus  tard  tant  de  villas  dans  la  mer. 

Cicéron  était  alors  proconsul  en  Cilicie.  Son  correspondant  Cœlius 
lui  faisait  parvenir  les  on  dit  de  Rome  :  «  on  dit  tout  bas  que  César 
a  été  battu  en  Gaule,  qu'il  est  entouré;  le  bruit  s'est  répandu  que 
toi-même  avais  péri.  »  Les  auteurs  de  cette  nouvelle  étaient  les  sub- 
roslrani  (les  oisifs  qui  se  tenaient  sous  la  tribune).  Cœlius,  pour 
les  séances  du  sénat,  renvoyait  Cicéron  à  la  gazette  de  Romey  dont 
il  lui  adressait  plusieurs  numérosy  l'engageant  à  passer  les  inutilités 
qui  s'y  trouvaient,  les  listes  des  décès  et  le  compte-rendu  des  pièces 
tombées.  Au  milieu  des  gorges  de  la  Cilicie,  Cicéron  d'ailleurs  était 
agréablement  occupé  auprès  du  public  et  auprès  d'Atticus  du  suc- 
cès de  son  livre  sur  F  état  ou  la  société  politique  (c'est  le  vrai  sens 
du  de  Bepublica).  Ici  le  lieu  de  la  scène  est  dans  les  jardins,  nous 
dirions  la  villa  de  Scipion  Émilien,  probablement  près  de  la  porte 


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714  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Capène,  non  loin  du  tombeau  des  Scipîons.  C'est  le  temps  des  fériés 
latines.  Scipion  Émilien  reçoit  quelques  amis  qui  pendant  ces  jours 
de  loisir  viennent  le  visiter.  Quand  Furius,  l'un  d'eux,  paraît, 
Scipion  se  lève,  le  prend  par  la  main  et  le  fait  asseoir  sur  son  lit, 
la  place  d'honneur  à  Rome,  comme  le  canapé  en  Allemagne;  puis, 
lorsqu'un  esclave  annonce  que  Laelius  est  sorti  de  sa  maison  et  vient 
le  voir,  Scipion  met  sa  chaussure,  prend  sa  toge  et  va  Tattendre 
sous  le  portique.  A  son  arrivée,  il  le  salue  ainsi  que  ceux  qui  l'ac- 
compagnent, se  retourne  alors,  et,  debout  sous  le  portique,  pré- 
sente Laelius  à  ses  autres  amis.  Un  nouveau  personnage  survient, 
tous  le  saluent,  et,  comme  on  était  en  hiver,  la  grave  compagnie 
va  chercher  le  soleil  dans  un  petit  pré.  Les  interlocuteurs  de  V Ora- 
teur avaient  cherché  l'ombre  à  Tusculum  :  l'ombre  et  le  soleil  jouent 
un  grand  rôle  dans  la  vie  des  peuples  méridionaux  et  en  particu- 
lier des  Romains. 

Cicéron  revint  d'Asie  à  Rome,  tout  occupé  de  son  triomphe  peu 
mérité,  dont  Caton  lui  refusait  l'innocente  satisfaction,  cpie  César 
par  lettres  et  Pompée  de  vive  voix  lui  faisaient  espérer.  Cajolé  par 
les  chefs  des  deux  partis ,  sans  influence  sur  l'un  ni  sur  l'autre ,  il 
se  flattait  de  la  paix,  qui  était  devenue  impossible,  et  aspirait  au 
rôle  de  médiateur,  qu'il  n'était  pas  en  mesure  de  jouer.  On  vint  en 
foule  à  sa  rencontre,  et  son  entrée,  dit-il,  fut  aussi  belle  qu'il 
pouvait  le  désirer;  mais  il  tomba  dans  le  feu  de  la  discorde  civile. 
Le  moment  suprême  de  la  vieille  constitution  était  proche;  la  lutte 
allait  s'engager  entre  la  république  et  l'empire,  entre  Rome  et  Cé- 
sar, entre  la  liberté,  mal  protégée  contre  la  tyrannie  des  factions, 
et  le  pouvoir  absolu  d'un  maître.  La  liberté  était  malade,  elle  allait 
mourir.  Il  était  clair  pour  quiconque  avait  les  yeux  ouverts  que 
César  était  son  ennemi;  mais  comment  la  sauver  de  César?  Si  Cé- 
sar eût  été  un  Washington  ou  un  citoyen  de  l'ancienne  république 
romaine,  à  l'expiration  de  son  commandement  il  fût  rentré  dans 
Rome  comme  un  simple  citoyen ,  protégé  seulement  par  sa  gloire 
et  son  immense  popularité;  mais  on  ne  pouvait  attendre  cela  de 
lui,  et  il  semblait  sage  de  ne  pas  le  pousser  à  bout.  C'est  pourquoi 
Pompée  appuya  la  demande  que  fit  César  d'être  nommé  consul, 
quoique  absent.  Cependant  on  comprit  bientôt  le  danger  qu'il  y 
avait  à  le  laisser  revenir  à  la  tête  de  son  armée  victorieuse,  en- 
touré de  la  faveur  populaire,  revêtu  du  premier  pouvoir  de  l'état  : 
c'était  lui  livrer  la  république.  Pour  la  conserver,  il  fallait  à  tout 
prix  lui  enlever  sa  province  et  son  armée;  mais  ce  parti  violent  don- 
nait à  la  cause  de  l'ennemi  de  l'état  une  apparence  d'équité  :  on  s'y 
prenait  trop  tard  ou  trop  tôt;  on  devançait  l'événement  pour  préve- 
nir le  danger.  Après  avoir  laissé  César  grandir  et  se  fortifier,  on 


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LA   FIN   DE   LA   LIBERTÉ   A   ROME.  715 

voulut  tout  à  coup  Tarrêter  et  le  détruire;  on  le  mit  dans  la  néces- 
sité qu  il  attendait  de  dominer  pour  se  conserver  et  d'attaquer  pour 
se  défendre. 

Le  rappel  de  César  devint  la  grande  question;  il  fut  soutenu  par 
le  consul  Marcellus,  ennemi  acharné  de  César,  et  combattu  par  son 
collègue  Sulpicius.  Pompée  était  absent,  ce  qui  le  dispensait  de 
se  prononcer.  Quand  il  reparut  dans  la  curie,  son  langage  fut  éva- 
sif  :  il  était  embarrassé  de  son  personnage,  car  il  avait  l'Espagne 
pour  cinq  ans  au  même  titre  que  César  avait  la  Gaule,  et  cela  par  la 
violation  d'une  loi  dont  lui-même  était  l'auteur.  Curion,  vendu  à 
César,  ne  paraissait  point  l'être;  Marcellus  ayant  demandé  que  César 
déposât  son  commandement,  Curion  approuva  Marcellus,  mais  de- 
manda que  Pompée  déposât  le  sien.  Cela  fit  hésiter  le  sénat,  qui 
ne  décida  rien.  Pompée  s'en  alla  en  Campanie;  il  y  tomba  malade, 
peut-être  de  dépit.  Quand  il  revint  après  sa  guérison,  tout  le  long 
de  la  voie  Appienne,  il  fut  accueilli  par  des  signes  d'allégresse.  Dans 
tous  les  lieux  qu'il  traversait,  on  oflrait  des  sacrifices  sur  son  pas- 
sage, on  le  recevait  avec  des  couronnes  et  des  flambeaux,  on  lui  je- 
tait des  fleurs;  ces  hommages  achevèrent  de  lui  tourner  la  tête  et 
de  l'aveugler.  En  arrivant  à  Rome,  il  déclara  qu'il  était  prêt  à  re- 
noncer à  sa  province  et  ne  doutait  pas  que  César  en  fît  autant.  Cu- 
rion répondit  à  Pompée  qu'il  fallait  donner  l'exemple  en  exécutant 
ce  qu'il  promettait.  Personne  n'était  de  bonne  foi,  chacun  des  deux 
rivaux  voulait  tromper  l'autre,  et  Curion  comptait  peut-être  sur  le 
refus  de  Pompée  pour  autoriser  celui  de  César.  Pompée  montra  de 
l'humeur  et  se  retira  dans  sa  villa  albaine,  s' éloignant  selon  son 
usage  quand  il  était  mécontent.  Le  sénat  s'assemble  en  son  ab- 
sence; la  proposition  de  Curion,  repoussée  d'abord,  est  enfin  accep- 
tée. Marcellus  sort  furieux  en  s' écriant  :  «  Eh  bien  !  que  César  soit 
votre  maître  !  »  Curion  alla  dans  le  Forum,  où  l'on  savait  déjà  ce 
qui  s'était  passé  dans  la  curie;  il  fut  reçu  avec  des  applaudisse- 
mens,  et  quand  il  eut  déclamé  en  chaud  républicain  contre  la  ty«- 
rannie  de  Pompée,  on  le  reconduisit  à  sa  maison  en  lui  jetant  des 
fleurs,  comme  on  en  jetait  naguère  sur  la  voie  Appienne  à  ce  même 
Pompée. 

Le  bruit  se  répandit  dans  Rome  que  César  avait  passé  les  Alpes  et 
marchait  sur  la  ville;  Cicéron  même  le  crut  déjà  à  Plaisance.  Cette 
nouvelle,  qui  causa  un  grand  efli'oi,  était  de  celles  qui  ne  sont  pas 
encore  vraies,  mais  qui  ne  tardent  pas  à  l'être.  Pompée  était  tou- 
jours hors  de  la  ville;  les  consuls  se  rendirent  auprès  de  lui,  Mar- 
cellus lui  remit  un  glaive  en  lui  disant  :  «  Nous  t'ordonnons  d'aller 
combattre  César;  nous  te  donnons  le  commandement  des  troupes 
qui  sont  en  Italie  et  le  pouvoir  d'en  lever  d'autres  autant  que  tu  le 


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716  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

jugeras  convenable.  »  Pompée  répondit  :  «  J'obéirai  aux  consuls,  » 
et  il  ajouta  :  a  S'il  est  nécessaire,  »  soutenant  son  personnage  de 
modéré  irrésolu  jusqu'au  bout.  Curion,  après  avoir  démenti  le  faux 
bruit  de  l'arrivée  de  César,  après  s'être  plaint  des  armemens  que  la 
république  faisait  pour  sa  défense,  après  avoir,  comme  tribun,  dé- 
fendu d'obéir  aux  consuls,  retourna  vers  César  :  il  avait  bien  gagné 
son  argent. 

Le  dénoûment  approchait.  Antoine  était  tribun,  comme  Curion 
l'avait  été;  son  langage  au  Forum  fut  encore  plus  violent  contre 
Pompée,  ce  proconsul  d'Espagne  qui  campait  aux  portes  de  Rome 
avec  une  armée.  Pompée  commençait  à  craindre  César,  mais  trop 
tard,  comme  disait  Cicéron.  On  n'avait  rien  fait  pour  le  désarmer, 
on  n'avait  su  que  l'irriter;  cela  ne  lui  donnait  aucun  droit,  mais  lui 
créait  une  grande  force.  De  Ravenne,  il  se  mit  à  traiter  avec  le  sé- 
nat et  lui  fit  connaître  par  une  lettre  ses  conditions  :  Pompée  et  lui 
déposeraient  le  pouvoir  proconsulaire,  mais  jusqu'à  l'élection  des 
consuls  on  lui  laisserait  deux  légions,  la  Gaule  cisalpine  et  l'Ulyrie, 
au  moins  l'Ulyrie  et  une  légion.  Si  le  sénat  acceptait.  César,  sûr 
d'être  nommé  consul,  ayant  pour  lui  la  faveur  de  l'armée  et  du  peu- 
ple, était  le  maître,  et  la  république  romaine  avait  cessé  d'exister. 
Tous  ceux  qui  ne  voulaient  point  d'un  maître,  qui  voulaient  con- 
server la  constitution  de  leur  pays,  quoique  ébranlée,  et  sa  liberté, 
quoique  orageuse,  tous  ceux-là  devaient  repousser  des  conditions 
qu'un  général,  quelque  habile  et  quelque  heureux  qu'il  eût  été,  n'a- 
vait nullement  qualité  pour  imposer.  Cette  lettre  était  une  somma- 
tion à  Pompée  de  déposer  le  pouvoir,  une  promesse  en  ce  cas  de  le 
déposer  également,  et,  si  Pompée  n'y  consentait  point,  une  menace 
de  venir  à  Rome  venger  les  injures  faites  à  lui,  César,  et  à  ses  amis. 
On  refusa  d'abord  d'entendre  la  lecture  de  la  lettre;  deux  tribuns 
qui  appartenaient  à  César,  Cassius  Longinus  et  Antoine,  en  obtin- 
rent la  lecture  :  elle  fut  regardée  avec  raison  comme  une  déclara- 
tion de  guerre  à  laquelle  il  n'y  avait  pas  à  répondre.  Ici  commence 
une  suite  de  délibérations  orageuses  dont  le  lieu  n'est  point  indiqué, 
et  qui  durent  se  passer  dans  dilTérens  temples,  peut-être  dans  la 
curie  de  Pompée;  la  Curia  Hostilia,  incendiée  aux  funérailles  de 
Clodius,  n'était  pas  encore  relevée.  Il  semblait  que  le  sénat,  quand 
la  dernière  heure  de  son  importance  politique  était  près  de  sonner, 
en  fût  averti  par  le  sort  qui  lui  enlevait  le  lieu  ordinaire  de  ses  réu- 
nions :  la  curie  n'existait  plus,  et  bientôt  le  sénat  n'existerait  plus 
que  de  nom.  Dans  ces  séances  agitées,  un  petit  nombre  de  voix  s'é- 
levèrent en  vain  pour  que  l'on  donnât  du  temps  à  César,  qu'on  cher- 
chât à  s'entendre  avec  lui.  Toute  entente  était  impossible  entre  ceux 
qui  voulaient  conserver  la  constitution  et  celui  qui  la  minait  depuis 


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LA   FIN    DE    LA   LIBERTÉ   A    ROME.  717 

si  longtemps  et  avait  résolu  de  la  renverser.  Enfin  le  sénat ,  sur  la 
proposition  de  Scipion,  beau-père  de  Pompée,  décréta  que  César 
eût  à  revenir  au  terme  qui  lui  serait  fixé,  sans  quoi  il  serait  consi- 
déré comme  ennemi  de  l'état.  Les  deux  tribuns  voulurent  user  de 
leur  droit  d'intercession  pour  empêcher  l'effet  de  la  loi;  on  n'en 
tint  compte.  Le  mot  sacramentel  des  grands  périls  et  souvent  des 
grandes  violences  fut  prononcé  :  «  que  les  magistrats  avisent,...  la 
république  est  en  danger.  » 

A  ce  moment,  aucune  vie  n'étant  plus  assurée,  les  consuls  in- 
vitèrent les  tribuns  à  se  retirer.  Antoine,  toujours  plein  d'audace, 
s'élance  de  son  siège  au  milieu  de  l'assemblée  et  proteste  contre 
cette  atteinte  portée  à  l'autorité  du  proconsul,  disant  que  les  auteurs 
du  décret  qui  vient  d'être  rendu  doivent  être  chassés  de  la  curie 
comme  des  homicides  et  des  scélérats,  annonçant  la  guerre,  les 
exils  f  les  proscriptions,  et  dévouant  aux  puissances  infernales  les 
auteurs  de  tant  de  maux;  puis  il  sortit  avec  Gassius  et  Gurion.  Un 
détachement  de  pompéiens  entourait  la  curie  ;  ils  furent  obligés  de 
revêtir  des  habits  d'esclaves  pour  se  sauver,  et  allèrent  trouver  Cé- 
sar dans  une  voiture  de  louage.  Pompée,  que  Yimperium  retenait 
hors  des  murs  de  la  ville,  n'avait  pas  paru  dans  le  sénat.  Rome,  par 
son  ordre,  se  remplit  de  soldats,  protection  dangereuse  de  la  liberté  : 
aussi  n'entend-on  pas  parler  en  ce  moment  d'assemblée  au  Forum; 
le  Forum  est  muet,  tout  se  passe  dans  le  sénat.  Le  sénat  fut  convo- 
qué hors  de  la  ville,  probablement  dans  la  curie  de  Pompée,  près  de 
sa  maison.  Cette  fois  Pompée  parut,  approuva  tout,  et  sembla  plein 
d'espoir;  le  trésor  public  fut  mis  à  sa  disposition.  Caton  tança  verte- 
ment le  préteur  Roscius,  qui  demandait  qu'on  envoyât  une  députa- 
tion  à  César.  Les  principaux  sénateurs  se  rendirent  dans  diverses 
parties  de  l'Italie  pour  lever  des  troupes  et  recueillir  de  l'argent. 
Cicéron  choisit  la  côte  de  Campanie,  où  il  avait  des  propriétés  et  où 
étaient  sa  villa  de  Cumes  et  sa  villa  de  Pompéi. 

César  avait  passé  le  Rubicon  et  semblait  marcher  sur  Rome.  La 
terreur  y  était  grande;  les  prodiges  abondaient,  on  pressentait  la 
fin  de  la  république,  on  voyait  déjà  César  vengeant  ses  injaires  par 
des  proscriptions  et  livrant  à  ses  Gaulois  le  Capitole;  les  grands 
personnages  s'enfuyaient  dans  leurs  villas,  et  des  gens  sans  aveu 
accouraient  dans  Rome  pour  aider  à  la  piller.  Telle  était  la  physio- 
nomie de  la  ville,  forma  urbis{ï).  La  maison  de  Pompée  était  as- 
siégée par  les  sénateurs;  chacun  lui  apportait  une  nouvelle,  tantôt 
rassurante,  tantôt  alarmante;  chacun  lui  adressait  une  excitation  ou 
un  reproche.  Cicéron, qui  de  loin  partageait  toutes  ces  alternatives 

(1)  «  Formam  mihi  urbis  c?:p3Das«  »  {Ad  AU.^  vu,  12.) 


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718  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

de  confiance  et  de  découragement,  a  peint  la  politique  de  Pompée 
en  deux  mots  :  «  timidité  et  confusion  (1),  »  et  l'état  de  Rome  en 
disant  :  «  Tout  est  plein  de  terreur  et  d'aveuglement  (2).  »  11  y  a 
de  ces  momens  pour  les  peuples. 

Sans  attendre  César,  qui  était  encore  loin.  Pompée  déclara  le 
siège  du  gouvernement  transporté  à  Gapoue,  et,  sur  un  faux  bruit 
de  l'approche  de  César,  quitta  précipitamment  Rome  avec  les  deux 
consuls  et  toutes  les  autorités,  sans  prendre  le  temps  d'emporter  le 
trésor.  Rome  est  livrée  à  elle-même  et  dans  une  situation  où  elle  ne 
s'était  jamais  vue  jusque-là;  Cicéron  a  justement  appelé  ce  départ, 
auquel  il  tenta  de  s'opposer,  une  fuite  très  honteuse  :  fugam  ab  urbe 
iurpissimam.  Les  inquiétudes  de  ceux  qui  demeuraient  étaient  af- 
freuses, le  désespoir  de  ceux  qui  s'éloignaient  fut  profond;  pendant 
toute  la  nuit,  ils  errèrent  tumultueusement  dans  la  ville;  le  matin, 
ils  allèrent  dans  les  temples,  invoquant  les  dieux,  les  priant,  baisant 
le  pavé  (on  se  croit  dans  la  Rome  de  nos  jours)  et  pleurant  leur  pa- 
trie, qu'il  fallait  quitter.  «  Il  y  eut  beaucoup  de  larmes  aux  portes, 
dit  Dion  Cassius;  les  uns  s'embrassaient  et  saluaient  Rome  encore 
une  fois ,  les  autres  pleuraient  sur  eux-mêmes  et  mêlaient  le^irs 
prières  à  ceUes  de  leurs  amis  qui  partaient;  on  criait  à  la  trahison 
et  on  en  maudissait  les  auteurs.  Vous  eussiez  dit  deux  villes  et  deux 
peuples,  l'un  en  marche  et  en  fuite,  l'autre  abandonné  qui  restait 
pour  mourir.  » 

César  laissa  Rome  sur  sa  droite,  et,  suivant  la  côte,  alla  chercher 
Pompée  à  Rrindes.  Pompée  ne  l'attendit  pas  et  passa  en  Épire,  où 
César,  qui  n'avait  point  de  vaisseaux  sous  la  main  et  ne  voulait  pas 
que  l'armée  d'Espagne  pût  menacer  la  Gaule  et  l'Italie,  s'abstint  de 
le  suivre  :  il  jugea  plus  prudent  de  revenir  à  Rome  préparer  les 
moyens  de  le  vaincre.  Cette  marche  de  soixante  jours  à  traversllta- 
lie  presque  sans  coup  férir,  les  troupes  et  les  généraux  enroyés 
contre  lui  passant  de  son  côté,  ressemble  beaucoup  à  la  marche  en 
vingt  jours  de  Cannes  à  Paris;  cependant  elle  est  moins  meneil- 
leuse.  Il  y  a  entre  elles  une  autre  différence  :  César  était  bien  cou- 
pable, car  il  marchait  sur  Rome  au  mépris  des  lois;  mais  il  ne  ve- 
nait pas  jouer  le  sort  de  son  pays  contre  l'Europe,  encore  sous  les 
armes,  hélas  I  et,  malgré  des  prodiges  de  résistance,  y  amener  l'en- 
nemi. 

A  Rome,  César  convoqua  ce  qu'il  appelle  dans  ses  mémoires  le 

(1)  «  Nihil  esse  timidius  constat,  nihil  perturbatius.  »  {Ad  Att.^  vii,  13.) 

(2)  «  Plena  timons  et  errons  omnia  »  (tbtd.,  12).  L'aveuglement  de  Cicéron  lui-mèine, 
hélasî  était  bien  grand,  car  il  se  flattait  encore  de  jouer  le  rôle  de  conciliateur,  et  de- 
mandait à  Atticus  de  lui  envoyer  le  livre  de  Démétrius  Magnés  sur  la  Concorde  pour 
y  chercher  des  argumens.  (Ad  AtLy  viu,  12.) 


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LA    FIN   DE    LA    LIBERTÉ    A    ROME.  719 

sénat,  c'est-à-dire  les  poltrons  et  les  traîtres  à  la  république  qui 
n'avaient  pas  suivi  les  consuls  et  Pompée.  Dans  un  discours  con- 
servé par  lui,  il  se  plaignait  beaucoup  de  ses  ennemis;  mais  parce 
qu'un  général  a  de  justes  sujets  de  mécontentement,  son  mécon- 
tentement lui  donne-t-il  le  droit  d'attaquer  à  main  armée  les  auto- 
rités régulièrement  constituées  et  la  constitution  elle-même?  Quoi 
que  pût  dire  César,  sa  présence  à  Rome  était  un  crime  contre  Tétat 
{violata  respublicà). 

Sur  sa  route  et  à  son  arrivée,  par  cette  clémence  calculée,  insi-' 
diosa  clementidy  disait  encore  Cicéron,  dont  César  savait  toujours 
se  servir  à  propos,  comme  en  Gaule  il  se  servit  plus  d'une  fois  de  la 
cruauté,  il  eut  bientôt  rassuré  ceux  qui  craignaient  de  voir  dans  cet 
ambitieux  sans  colère  un  furieux  comme  Marins.  César  pourtant 
montra  que  la  violence  ne  lui  coûtait  rien  lorsqu'elle  lui  était  utile, 
et  que  les  scrupules  religieux  ne  l'arrêtaient  point.  Le  trésor  de 
l'état,  qui  s'appelait  le  «  trésor  très  saint,  »  était  renfermé  dans 
l'iEràrium,  attenant  au  temple  de  Saturne,  dieu  de  l'âge  d'or,  âge 
où  l'on  ne  volait  point;  mais  l'âge  d'or  était  passé,  et  les  deux  Ma- 
rins avaient  donné  l'exemple  du  pillage  de  l'iErarium.  César  or- 
donna que  le  trésor  lui  fût  livré;  le  tribun  Metellus  eut  le  courage 
de  se  placer  devant  la  porte  du  temple.  César,  peu  clément  ce  jour- 
là,  le  menaça  de  le  tuer,  ajoutant  :  u  Tu  m'appartiens,  toi  et  tous 
ceux  qui  se  sont  armés  contre  moi.  »  Il  était  difficile  de  fouler  aux 
pieds  plus  insolemment  tout  droit.  Les  consuls,  dans  leur  simpli- 
cité, avaient  pris  la  précaution  d'emporter  la  clé  du  trésor;  César 
fit  briser  les  portes.  Si  jamais  il  y  eut  vol,  et  vol  avec  effraction,  ce 
fut  ce  jour-là.  Le  vol  du  trésor,  les  menaces  de  meurtre  adressées 
au  tribun  firent  un  certain  effet  sur  le  peuple,  qui  s'irritait  encore 
de  la  tyrannie  en  la  subissant.  Le  sénat  de  César  lui-même  laissa 
voir  quelque  humeur,  car  César  partit  pour  l'Espagne  très  mécon- 
tent de  lui.  De  retour  à  Marseille,  César  apprit  qu'il  avait,  selon  son 
désir,  été  nommé  dictateur  de  la  manière  la  plus  illégale;  mais 
qu'importait  la  légalité?  Le  temps  du  droit  était  passé  sans  retour. 
Il  fut  plusieurs  fois  dictateur  et  plusieurs  fois  consul.  Ces  titres 
étaient  peu  sérieux.  César  fut  le  maître  absolu  de  Rome  jusqu'au 
jour  où  il  tomba  :  il  n'y  a  que  cela  de  réel  pour  l'histoire. 

César  avait  laissé  Antoine  à  Rome  pour  y  commander  en  son  ab- 
sence; celui-ci  y  avait  étalé  ses  vices  et  avait  paru  en  public  pré- 
cédé par  les  licteurs,  accompagné  de  la  courtisane  Cytheris  et  de 
bouffons.  Il  est  fâcheux  que  Cicéron  raconte  gaîment  avoir  assisté  à 
un  souper  où  était  cette  femme.  César  ne  fit  aucun  reproche  à  An- 
toine :  Antoine  était  dévoué,  et  en  fait  de  mœurs  César  n'avait  pas 
le  droit  de  se  montrer  sévère.  Revenu  à  Rome  pendant  un  court  sé- 
jour, il  promulgua  plusieurs  lois  empreintes  de  cette  modération 


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720  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qui  ne  justifie  point  le  despotisme  usurpé,  mais  qui  honore  l'usur- 
pateur sans  l'absoudre.  On  s'attendait  qu'il  abolirait  les  dettes;  il  ne 
le  fit  pas,  et  seulement  adoucit  la  condition  des  débiteurs.  Il  dis- 
tribua du  blé  à  la  multitude  et  se  paya  de  ses  dons  avec  les  ex- 
voto  des  temples  :  ce  ne  fut  pas  là  son  plus  grand  crime.  Quand  il 
partit  pour  aller  s'embarquer  à  Brindes,  lejpeuple  l'accompagna  en 
criant  :  w  La  paix!  »  La  guerre  civile  allait  commencer,  et  les  en- 
fans,  divisés  en  pompéiens  et  césariens,  se  battaient  dans  les  rues 
de  Rome. 

Gicéron  était  bien  embarrassé.  Fallait-il  suivre  Pompée,  qui  avait 
livré  Rome,  déserté  l'Italie,  et  duquel  il  n'attendait  rien  de  bon? 
«  Tous  deux  veulent  régner,  »  disait-il  avec  raison.  Fallait-il  attendre 
César,  qui  apportait  certainement  la  servitude  et  dont  la  clémence  (1) 
le  rassurait  peu,  car  Curion  l'avait  averti  qu'il  ne  devait  pas  s'y 
fier  (2)?  De  plus,  il  traînait  avec  lui  six  licteurs  auxquels  il  ne  voulait 
point  renoncer  et  qui  embarrassaient  sa  fuite.  Incertain  de  la  con- 
duite à  tenir,  il  s'occupait  à  écrire  en  latin  et  en  grec  les  motifs  de 
partir  et  les  motifs  de  rester.  Dans  ses  lettres,  Cicéron  nous  peint 
par  ses  propres  inquiétudes  ce  qui  se  passait  à  Rome  dans  bien  des 
âmes.  Beaucoup  se  disaient  ainsi  que  lui  :  Que  va-t-il  advenir?  que 
veut  Pompée?  pourquoi  a-t-il  fui  devant  César?  que  fera  César?  que 
deviendront  nos  villas?  Comme  lui,  on  était  tenté  d'aller  rejoindre 
Pompée,  et  l'on  ne  partait  point  :  on  avait  une  TuUie,  un  Atticus, 
une  fille,  un  ami,  qui  tantôt  vous  exhortaient  à  faire  votre  devoir, 
tantôt  vous  conseillaient  d'attendre  et  de  voir  comment  les  choses 
'  tourneraient.  César  ne  demandait  à  Cicéron  que  la  neutralité;  mais 
c'était  lui  demander  de  s'annuler.  César  eût  bien  voulu  le  voir  à 
Rome  dans  son  sénat  de  renégats  :  ceci  était  trop  honteux,  et  Cicé- 
ron, qui  correspondait  avec  le  vainqueur,  le  suppliait  de  l'en  dis- 
penser. Il  avait  d'abord  eu  l'intention  de  renvoyer  sa  femme  et  sa 
fille  à  Rome;  mais  il  jugea  que  cela  ferait  parler  et  paraîtrait  un 
premier  pas  vers  son  retour,  et  il  y  renonça.  En  attendant,  il  for- 
mait le  projet  de  visiter  l'une  après  l'autre  ses  villas,  qu'il  avait  dés- 
espéré de  revoir;  mais  il  ne  sortait  point  de  ses  perplexités  et  ne 
pouvait  s'arrêter  à  aucun  parti.  Rome  lui  apparaissait,  au  milieu  de 
son  incertitude,  sous  les  aspects  les  plus  contraires.  Tantôt  c'était 
une  ville  sans  lois,  où  il  n'y  avait  plus  ni  tribunal  ni  droit,  une  ville 
abandonnée  au  pillage  et  aux  incendies;  tantôt  il  s'écriait  :  «  Et  cette 
ville  est  debout!  les  préteurs  y  jugent,  les  édiles  y  préparent  des 

(1)  Elle  charmait  les  municipes  {Ad  Ait.^  viii,  1G);  mais  quel  droit  avait  César  de 
pardonner?  u  Sa  clémence  même  fut  insultante,  »  dit  Montesquieu. 

(2)  Curion  lui  avait  dit  :  «  César  n'est  pas  clément  par  nature;  la  clémence  est  pour 
lui  un  moyen  de  popularité;  le  jour  où  il  cessera  d'Otre  populaire,  il  sera  cruel.  »  (.1 . 
Att,,  X,  4.) 


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LA    FIN   DE    LA   LIBERTÉ    A    ROME.  721 

jeux,  les  gens  honnêtes  y  enregistrent  les  intérêts  payés  de  leur 
argent!  »  Enfin  il  se  décida,  par  point  d'honneur,  à  rejoindre  Pom- 
pée avec  la  conviction  qu'il  courait  à  sa  perte. 

Dans  le  camp  de  Pompée,  il  trouva  une  apparence  de  Rome  :  les 
consuls,  la  majorité  des  sénateurs,  un  grand  nombre  de  cheva- 
liers, les  envoyés  de  diverses  villes  de  Grèce  et  d'Asie.  Plusieurs 
de  ces  rois  dont  on  voyait  toujours  quelques-uns  à  Rome  complé- 
taient la  ressemblance,  et  Pompée  pouvait  croire,  comme  il  le  crut 
en  effet,  que  Rome  l'avait  suivi.  Le  camp  de  Pompée  était  le  refuge 
de  rémigration  républicaine;  on  y  trouvait  toutes  les  illusions  des 
émigrés  :  César  allait  être  abandonné  de  ses  troupes,  bientôt  ré- 
duites à  mourir  de  faim  !  On  se  donnait  des  airs  de  Sylla  et  on  se 
répandait  en  menaces  à  exécuter  quand  on  serait  revenu  à  Rome; 
on  s'y  croyait  presque  déjà.  Les  pompéiens,  qui  transportaient  dans 
leurs  tentes  de  Pharsale  les  recherches  de  la  vie  élégante  de  Rome, 
espéraient  les  y  retrouver  bientôt  ;  sûrs  de  la  victoire,  ils  couron- 
naient leurs  tentes  de  lauriers  et  par  avance  faisaient  louer  des  mai- 
sons dans  le  beau  quartier,  se  partageaient  les  dignités  de  la  répu- 
blique, se  disputaient  le  titre  de  grand-pontife  porté  par  César,  dont 
Lentulus  s'adjugeait  par  avance  les  jardins  et  les  villas;  il  y  joignait 
la  maison  d'Hortensius,  et  disposait  même  de  celle  du  prudent  At- 
ticus.  Cicéron,  mal  vu  pour  sa  lenteur  à  rejoindre  son  parti,  ne 
jouant  aucun  rôle  dans  la  guerre,  reportait  aussi,  mais  plus  triste- 
ment, sa  pensée  vers  Rome,  où  ses  affaires  étaient  comme  toujours 
assez  dérangées,  où  ses  créanciers  devenaient  importuns,  où  il  ne 
trouvait  personne  qui  voulût  acheter  ses  terres,  où  sa  fille,  ruinée 
par  un  époux  prodigue,  était  dans  la  gêne,  où  il  craignait  toujours 
que  sa  chère  maison  et  ses  chères  villas  ne  fussent  confisquées. 

Je  n'ai  pas  à  raconter  cette  campagne  d'Épire  et  de  Thessalie 
dans  laquelle  César,  battu  d'abord  à  Dyrrachium,  sut  tirer  parti  de 
ce  revers  en  le  pardonnant  à  ses  soldats  et  en  leur  faisant  attendre 
comme  une  grâce  l'occasion  de  le  réparer,  — dans  laquelle  Pompée, 
plein  tout  à  la  fois  de  confiance  et  d'irrésolution,  quand  son  plan 
était  d'affamer  et  de  lasser  l'armée  de  son  ennemi,  se  laissa  entraî- 
ner à  une  bataille  qui  fut  la  mémorable  défaite  de  Pharsale.  Pompée 
était  vaincu  et  avec  lui  toute  chance  de  liberté  détruite  :  non  que 
ses  intentions  fussent  meilleures  que  celles  de  César,  lui  aussi  vou- 
lait la  toute-puissance;  seulement  il  attendait  toujours  qu'on  la  lui 
offrît,  et  César  attendait  le  jour  où  il  pourrait  la  prendre.  Pompée, 
grand  général  si  l'on  veut,  mais  pauvre  politique  et  mauvais  citoyen, 
était  cependant  le  dernier  espoir  et  comme  le  dernier  asile  de  la  ré- 
publique. Il  eût  sans  doute  cherché  à  la  détruire,  s'il  eût  triomphé  : 
il  rêvait  la  dictature  de  son  maître  Sylla;  mais  son  inhabileté  eût 

TOME  L.  —  18(j'k  iO 


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722  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mis  des  obstacles  à  sa  coupable  entreprise.  La  prodigieuse  habileté 
de  César  triompha  de  tout.  L'un  et  l'autre  jouaient  le  même  jeu; 
seulement  César  jouait  bien  et  Pompée  jouait  mal.  César  ne  fit  pas 
une  faute,  et  Pompée  n'en  manqua  pas  une. 

Le  parti  vaincu  à  Pharsale  était  le  bon  parti,  celui  de  la  constitu- 
tion, qu'il  fallait  réformer,  transformer,  s'il  était  possible,  et  non 
détruire,  car  en  la  détruisant  on  créait  le  pouvoir  absolu,  le  mal 
sans  remède.  La  corruption  était  partout,  chez  les  nobiles  comme 
chez  les  hommes  nouveaux.  Les  premiers  comptaient  pourtant  dans 
leurs  rangs  quelques  honnêtes  gens  :  ils  avaient  Caton,  la  vertu 
même;  dans  le  parti  contraire,  je  ne  puis  découvrir  un  honnête 
homme.  Et  il  ne  faut  pas  que  ce  mot  nobiles  fasse  illusion;  cette 
aristocratie  n'était  point  fermée;  la  naissance  n'était  nullement  né- 
cessaire pour  y  prendre  place  et  y  jouer  un  grand  rôle  :  Marius, 
Cicéron,  Pompée  même  le  prouvent  assez.  Il  n'y  avait  alors  à  Rome 
nul  privilège,  nulle  inégalité;  toutes  les  fonctions  étaient  acces- 
sibles à  tous.  Les  justes  droits  de  la  vraie  démocratie  n'étaient  donc 
point  en  cause,  et  quant  à  ce  que  l'on  confond  souvent  avec  eux, 
l'empire  de  la  multitude,  il  n'était  que  trop  grand,  car  c'est  parlai, 
comme  il  arrive  presque  toujours,  que  devait  s'établir  le  despotisme. 

Après  Pharsale,  Cicéron  revint  en  Italie  avec  une  précipitation 
que  lui-même  s'est  amèrement  reprochée,  profondément  décourîçé, 
désespérant  de  l'avenir,  fort  inquiet  de  la  manière  dont  il  serait 
traité  par  César  et  de  l'opinion  qu'on  allait  avoir  de  lui,  attendant 
avec  impatience  le  moment  de  rentrer  à  Rome,  cette  ville  où  il  avait 
fait  de  grandes  choses ,  où  il  retrouverait  son  ami  Atticus  et  sfô 
livres,  ces  autres  vieux  amis.  Il  y  arriva  enfin  après  s'être  arrêté 
quelque  temps  dans  sa  villa  de  Tusculum,  où  sa  femme  vint  le  re- 
trouver, se  plongea  et,  comme  il  le  disait,  se  cacha  dans  l'étude  des 
lettres,  cette  consolation  à  laquelle  il  fut  toujours  sensible,  mais 
qui  ne  lui  avait  pas  toujours  suffi.  Maintenant  il  se  rejetait  sur  la 
littérature,  dans  laquelle  il  croyait  par  momens  trouver  un  repos 
agréable  et  complet;  mais  on  sent  que  c'était  un  pis  aller.  Au  sein 
de  l'étude,  il  regrettait  l'éloquence,  la  curie,  le  Forum,  où  il  tf  y 
avait  plus  de  place  pour  lui;  Cicéron  revenait  à  la  philosophie  comme 
le  joueur  revient  à  sa  maîtresse;  lui  aussi,  ayant  perdu  la  partie, 
s'écriait  :  O  ma  chère  Angélique  l 

Pendant  ce  temps-là,  César  battait  les  pompéiens  en  Afrique, 
et  Caton  échappait  à  la  servitude  par  la  mort.  En  Asie,  César  triom- 
phait de  Pharnace  avec  une  rapidité  qu'a  immortalisée  un  mot  cé- 
lèbre :  «  je  suis  venu,  j'ai  vu,  j'ai  vaincu.  »  A  Rome,  toutes  les  haines 
n'étaient  pas  désarmées,  puisque  ses  amis  lui  écrivaient  de  ne  point 
débarquer  à  Alsium,  dans  la  villa  de  Pompée,  car  là  on  pourrait  lui 
faire  un  mauvais  parti.  César  écouta  leurs  conseils  et  prit  terre  à 

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LA    FIN    DE    LA    LIBERTÉ    A    ROBIE.  723 

Ostie.  Peu  de  jours  après  que  Caton  était  mort  pour  demeurer  libre, 
Cicéron,  moins  héroïque,  tout  en  écrivant  un  livre  à  la  louange  de 
Caton,  se  consolait  en  soupant,  c'est  lui  qui  nous  Tapprend,  chez 
les  vainqueurs.  «  Que  faire?  ajoutait-il;  il  faut  se  conformer  au 
temps  [tempori  serviendum  est).  »  Cicéron,  et  cela  le  relève  un  peu, 
ne  pouvait  éteindre  dans  son  âme  faible,  mais  naturellement  géné- 
reuse, le  sentiment  de  sa  déchéance.  Vers  la  même  époque,  il  écri- 
vait à  un  de  ses  amis  :  «  Tu  me  parles  de  Catulus  et  de  ces  temps, 
qu'y  a-t-il  aujourd'hui  de  semblable?...  Nous  étions  à  la  poupe  et 
tenions  le  gouvernail;  aujourd'hui  à  peine  avons-nous  une  place 
dans  la  sentine  du  vaisseau,  n  II  ajoute  tristement  :  «  La  face  de 
Rome  est  changée,  on  ne  trouve  plus  dans  Yurbs  aucune  urbanité-^ 
elle  prend  un  aspect  étranger,  toute  remplie  qu'elle  est  de  Trans- 
alpins, de  Gaulois  qui  portent  des  braies.  »  Il  a  le  projet  de  quitter 
Rome  et  d'acheter  près  de  Naples  une  villa  pour  s'y  retirer.  «  A  quoi 
sert  d'aller  au  sénat?  Tandis  que  je  suis  les  débats  du  Foinim  ou 
que  j'écris,  j'apprends  qu'on  a  reçu  en  Arménie,  en  Syrie,  un  sé- 
natus-consulte  pour  lequel  on  dit  que  j'ai  voté  et  dont  je  n'ai  jamais 
entendu  parler.  »  Les  sénatus-consultes  se  fabriquaient  chez  César. 
A  cet  enjouement  douloureux  succédait  l'amertume  de  l'humiliation, 
que  les  lettres  d'Atticus  cherchaient  à  adoucir.  «  Quand  je  les  lis, 
lui  écrivait  Cicéron,  je  rougis  moins  de  moi-même  {minus  mihi 
turpis  videor).  »  Ce  sentiment  de  tristesse  se  retrouve  dans  le  traité 
de  Cicéron  sur  les  orateurs  illustres^  auquel  il  a  donné  le  nom  de 
Brutus.  La  scène  de  ce  dialogue  entre  Brutus,  Cicéron  et  Atticus  est 
à  Rome,  dans  le  jardin  de  Cicéron,  au-dessous  d'une  statue  de  Pla- 
ton. Cicéron  y  fait  l'histoire  de  l'éloquence  romaine,  maintenant 
muette;  il  déplore  d'être  né  trop  tard  et  d'être  tombé  dans  cette 
nuit  de  la  chose  publique. 

En  effet.  César  était  tout-puissant.  Pompée  était  mort  en  Egypte 
et  Caton  dans  Dtique.  La  sépulture  de  Pompée  est  près  de  Rome. 
Avant  d'entrer  dans  Albano,  on  voit,  à  gauche,  le  squelette  d'un 
grand  tombeau  qui  était  revêtu  de  marbre;  il  est,  selon  Nibby,  dis- 
posé comme  un  bûcher  à  quatre  étages.  On  donnait  parfois  aux 
tombeaux  cette  apparence  de  bûcher  :  fut- elle  choisie  à  dessein 
pour  consoler  l'ombre  du  grand  capitaine  qui,  sur  la  plage  d'Egypte, 
n'avait  eu  pour  bûcher  funèbre  que  quelques  planches  d'une  vieille 
barque  échouée  comme  sa  fortune ,  auxquelles  avait  mis  le  feu  la 
main  d'un  affranchi  fidèle?  Cornélie  apporta  d'Egypte  les  cendres 
de  ce  cadavre  dont  la  tête  manquait  :  elle  avait  été  coupée  par  un 
traître  et  portée  à  César  dans  Alexandrie.  César  avait  d'abord  consi- 
déré cette  tête  avec  attention  pour  s'assurer  qu'on  ne  le  trompait 
point,  puis,  se  détournant,  avait  répandu  des  larmes,  qu'en  dépit 
de  Lucain  je  crois  sincères.  César  ne  jouait  pas  la  comédie  pour 

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72â  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rien  :  le  spectacle  de  cette  fin  misérable  d'une  destinée  mêlée  à  la 
sienne  dut  le  toucher;  d'ailleurs 

H  est  aisé  de  plaindre 

Le  sort  d'an  ennemi  quand  il  n'est  plus  à  craindre. 

César  fit  brûler  la  tête  avec  des  parfums  et  ordonna  que  les  cendres 
fussent  placées  dans  un  sanctuaire  élevé  par  lui,  devant  la  porte 
d'Alexandrie,  à  Némésis,  la  déesse  inexorable  qui  abat  toutes  les 
grandeurs  et  qui  devait  bientôt  abattre  la  sienne.  En  Egypte,  des 
mains  pieuses,  celles  de  l'affranchi  Philippe  et  d'un  ancien  ques- 
teur de  Pompée,  avaient  construit  pour  ce  qui  restait  de  son  ada- 
vre,  qu'ils  brûlèrent  après  l'avoir  retiré  du  Nil,  où  il  avait  été  jeté, 
un  petit  monument  sur  lequel  on  traça  cette  épitaphe  :  a  pour  celui 
qui  avait  des  temples,  quel  pauvre  tombeau!  »  C'est  de  là  que  Cor- 
nélie  avait  apporté  les  os  de  son  époux  dans  le  magnifique  sépulcre 
d'Albano.  Pompée  vint  donc  reposer  près  de  cette  villa  où  il  était 
allé  si  souvent  chercher  un  asile  contre  les  agitations  de  Rome, 
porter  ses  rêves  ambitieux  et  ses  éternelles  incertitudes.  Il  avait 
désiré  que  les  cendres  de  Julia  y  fussent  déposées;  mais  le  peuple 
les  avait  mises  au  Ghamp-de-Mars,  dans  la  tombe  des  Jules  :  pour 
le  peuple,  elle  était  moins  la  femme  de  Pompée  que  la  fille  de  Cé- 
sar. Aujourd'hui,  dans  le  tombeau  destiné  à  Julia,  une  autre  épouse 
déposait  les  restes  de  Pompée. 

Pour  Gaton,  aucun  monument  ne  rappelle  à  Rome  cette  mort  ad- 
mirable, ce  suicide  que  Dante,  le  grand  poète  catholique,  n'a  pas 
osé  condamner,  accompli  avec  un  calme,  une  sérénité,  une  douceur 
qui  élève  l'âme  et  l'attendrit.  Ge  suicide  fut  cependant  une  erreur; 
tout  n'était  pas  perdu  par  la  prise  d'Utique.  L'Espagne  et  une  armée 
restaient  aux  fils  de  Pompée;  Gésar,  victorieux  et  tout-puissant,  se 
crut  obligé  d'aller  en  personne  les  soumettre.  Dans  cette  dernière 
lutte,  la  victoire  et  la  vie  faillirent  lui  échapper.  Caton  aurait  du 
être  là  ;  mais  il  avait  cru  la  liberté  anéantie  et  l'avènement  du  pou- 
voir d'un  seul  établi  sans  retour.  Il  faut  tâcher  de  comprendre  que 
pour  une  âme  fière  comme  la  sienne  c'était  la  dernière  des  hontes; 
il  n'avait  pas  voulu  la  voir.  Après  avoir  tout  disposé  pour  la  fuite 
de  ses  amis  et  s'être  occupé  d'eux  jusqu'au  dernier  instant,  au  sor- 
tir d'un  souper  rempli  par  de  graves  et  calmes  entretiens,  il  s'était 
retiré  dans  sa  chambre,  avait  lu  le  Pkédon,  s'était  endormi  jusqu'à 
l'aube  et  alors  s'était  tranquillement  percé  de  son  épée  ;  puis,  ses 
amis  et  son  fils  étant  accourus,  l'ayant  trouvé  encore  vivant  et  vou- 
lant le  secourir,  il  avait  déchiré  ses  entrailles  et  l'appareil  mis  sur 
sa  blessure,  sans  emportement,  mais  parce  que,  Rome  recevant  un 
maître,  il  avait  résolu  de  ne  plus  vivre.  Tout  cela  s'était  passé  dans 
une  petite  ville  d'Afrique;  mais  il  n'y  a  rien  de  plus  romain  dans 

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LA   FIN   DE    LA   LIBERTÉ    A    HOME.  725 

l'histoire  de  Rome.  D'ailleurs  à  Rome  le  souvenir  de  Gaton  est  par- 
tout :  dans  le  Ghamp-de-Mars,  dans  le  Forum,  où  il  combattit  de 
ses  discours  et  de  sa  personne  la  démagogie,  qui,  comme  toujours, 
préparait  la  tyrannie ,  où  il  brava  les  fureurs  et  les  insultes  de  la 
populace,  et  se  fit  traîner  un  jour  de  la  curie  à  l'arc  de  Fabius,  la 
plus  grande  longueur  du  Forum;  —  dans  la  curie,  où  il  éleva  sou- 
vent sa  voix  austère  contre  les  corruptions  aristocratiques  qui  dés- 
honoraient la  liberté,  sans  être  lui-même,  et  c'est  là  pour  moi  sa 
grandeur,  jamais  disposé  à  l'abandonner;  —  au  Gapitole,  où  il  ap- 
puya de  sa  parole  le  courage  que  Gicéron  montra  cette  fois  contre 
l'abominable  parti  de  Gatilina;  —  enfin  jusqu'au  comitium,  dans 
lequel  il  joua  philosophiquement  à  la  balle  le  jour  où  un  autre  que 
lui  fut  nommé  préteur.  Quand  César  envoya  insolemment  son  ulti- 
matum au  sénat,  Gaton  déclara  dans  la  curie  qu'il  aimerait  mieux 
mourir  que  se  soumettre  à  ces  conditions. 

Tel  fut  Gaton,  inflexible  et  immuable  jusqu'à  la  fin  parmi  la  mo- 
bilité des  hommes  et  des  événemens.  Nemo  mutatum  Catoneni  loties 
mutata  republica  vidity  a  dit  Sénèque.  Sénèque,  serviteur  trop  dé- 
voué de  l'empire  et  apologiste  trop  complaisant  d'un  empereur,  a 
rendu  justice  à  Gaton.  «  Les  uns,  dit-il,  penchaient  pour  César,  les 
autres  pour  Pompée;  Gaton  seul  était  avec  la  république.  »  Salluste, 
qui  du  moins  savait  admirer  les  vertus  qu'il  ne  pratiquait  pas,  le 
césarien  Salluste  a  fait  de  César  et  de  Gaton  un  parallèle  qu'il  ter- 
mine ainsi  :  «  Gaton  aimait  mieux  être  que  paraître  honnête.  »  Ho- 
race, l'aimable  courtisan  d'Auguste,  a  célébré  l'âme  inébranlable  et 
la  noble  mort  de  Gaton;  il  pensait  sans  doute  à  l'oncle  de  son  an- 
cien général  Brutus  en  peignant  Fhomme  juste  et  ferme  en  son  pro- 
pos dont  ni  l'emportement  d'une  multitude  voulant  l'injustice,  ni  un 
tyran  qui  menace,  ne  font  sortir  l'âme  de  sa  ferme  assiette;  mente 
quatit  solida.  Les  historiens  de  tous  les  temps  (hors  le  nôtre,  j'en 
suis  fâché  pour  lui)  se  sont  inclinés  avec  respect  devant  ce  type  de 
la  virilité  morale. 

Un  dernier  trait  du  caractère  de  Gaton  :  il  y  avait  dans  cette  âme 
si  forte  un  grand  fonds  de  tendresse,  qualité  si  rai'e  chez  les  Ro- 
mains; il  adorait  son  frère  et  montra  un  vrai  désespoir  quand  il  le 
perdit.  Ceux  à  qui  déplaît  la  constance  dans  les  sentimens,  ceux 
qu'irrite  la  fermeté  du  caractère,  qui  jugent  habile  d'abjurer  à  pro- 
pos des  convictions  gênantes,  trouvent  que  Gaton  était  un  esprit' 
borné,  parce  qu'il  a  conservé  les  siennes  :  ils  en  ont  fait  une  espèce 
de  fou  chimérique;  mais,  je  l'ai  déjà  dit,  nul  ne  fut  plus  clairvoyant 
que  Gaton  :  il  avertit  Pompée  de  son  aveuglement  quand  il  appuyait 
la  démagogie  de  César;  il  lui  prédit  qu'en  grandissant  César  il  se 
perdait,  et  dix  ans  après  Pompée  avoua  que  Gaton  avait  eu  raison. 
A  ceux  qui  redoutaient  les  divisions  de  César  et  de  Pompée,  il  ré- 

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726  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pondit  avec  un  grand  bon  sens  que  c'était  leur  union  qu'on  devait 
craindre.  Tous  deux  voulaient  la  ruine  de  la  république  ;  lui,  qui 
voulait  la  conserver,  résista  à  tous  deux,  sans  se  faire  illusion  sur 
les  dangers  qu'elle  courait,  mais  ne  croyant  pas,  parce  que  la  liberté 
était  en  péril,  qu'il  fallait  la  trahir,  y  renoncer  parce  qu'elle  était 
déréglée,  la  tuer  parce  qu'elle  était  malade. 

Je  demande  au  lecteur  la  permission  de  placer  ici  quelques  vers 
qui  résument  la  politique  de  Gaton,  et  désignent  nettement  le  point 
de  vue  moral  où  il  faut  se  mettre,  selon  moi,  pour  juger  l'histoire 
des  derniers  temps  de  la  république  romaine.  Ils  font  partie  d'un 
ouvrage  sorti  des  mêmes  études,  et  dans  lequel  j'ai  cherché  à  faire 
revivre,  avec  leur  physionomie  vraie,  le  temps  et  les  hommes.  J'ai 
pu  y  développer  ce  qu'il  ne  m'était  permis  que  d'indiquer  ici,  et  il 
complète  pour  cette  époque,  par  l'histoire  romaine  hors  de  Rome, 
l'histoire  romaine  à  Rome. 


Quand  j'ai  vu  clairement  le  chemin  du  devoir, 

Ty  marche,  et  par-delà  je  ne  yeux  plus  rien  voir. 

Des  hommes,  des  partis,  que  fait  l'ingratitude? 

D'un  peuple  fatigué  que  fait  la  lassitude? 

Est-ce  pour  le  succès  qu'on  est  honnùte?  et  rien 

Ferat-il  que  le  bien  soit  mal  et  le  mal  bien? 

Que  l'avenir  inspire  espoir  ou  défiance. 

Gela  n'a  rien  à  faire  avec  la  conscience. 

Mais  nul  ne  veut  vraiment  la  grandeur  de  l'état! 

Mais  chacun  songe  à  soi  !  —  Que  m'importe?  Un  soldat, 

Lorsqu'il  voit  que  l'armée  éprouve  une  défaite. 

Doit-il  abandonner  sou  poste,  ou  tenir  tète 

A  l'ennemi  vainqueur  jusqu'au  dernier  moment. 

Et  mourir  ignoré  sur  le  retranchement? 

Rome  de  liberté,  dit-on,  n'est  plus  capable. 

S'il  en  était  ainsi,  Rome  serait  coupable; 

Elle  serait  punie  et  l'aurait  mérité. 

Biais  faut-il  pour  cela  trahir  la  liberté? 

Parce  qu'autour  de  moi  je  la  vois  menacée. 

Est-elle  donc  moins  sainte  au  fond  de  ma  pensée? 

C'est  le  contraire,  et  plus  je  la  sens  en  danger. 

Plus  je  sens  qu'il  la  faut  défendre  ou  la  venger  (1). 

Un  historien  anglais  d'une  grande  modération,  M.  Merivale,  a 
écrit  ces  paroles  :  «  On  enterre  les  morts,  et  d'autres  vivent  à  leur 
place  ;  mais  quand  la  liberté  est  enterrée,  rien  ne  vit  plus.  »  Je  ter- 
mine ici  l'histoire  de  la  république  romaine,  car,  le  sénat  vaincu  et 
Gaton  mort,  pour  employer  un  mot  de  notre  temps  et  d'un  homme 
qui  est  aujourd'hui  l'honneur  et  l'espoir  de  la  tribune  française, 
M.  Thiers,  «  l'empire  était  fait.  » 

J.-J.  Ampère. 

(1)  César,  scènes  historiques,  p.  149, 


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LES 


IDÉES   LIBÉRALES 


LA  LITTÉRATURE  NOUVELLE 


DEUX  PUBLICISTES. 

I.  '-  Études  et  Portraits  politiques,  par  M.  P.  Lanfrey;  1  voL  in-8o. 
II.  —  Le  Progrès  t  par  M.  Bdmond  Aboat,  1  vol.  in-^. 


Ce  qui  amvera  de  notre  temps  et  de  notre  pays,  la  bien-aimée 
France,  l'héroïne  et  quelquefois  la  victime  de  toutes  les  expérimen- 
tations publiques,  — la  prévoyance  la  plus  sûre  d'elle-même  n'ose- 
rait le  dire,  tant  une  fortune  variable  nous  promène  à  travers  tous 
les  contrastes  et  toutes  les  réactions.  Certes  cette  France  mobile,  en 
apparence  inconséquente  et  toujours  irrésistible,  est  bien  faite  pour 
étonner  par  l'imprévu  de  ses  évolutions.  On  la  croit  en  pleine  sécu- 
rité, en  pleine  et  définitive  possession  d'une  vie  libre,  et  tout  d'un 
coup  elle  tombe  dans  quelque  fondrière  inaperçue  ;  elle  se  prend  à 
oublier  tout  ce  qu'elle  pensait,  tout  ce  qu'elle  sentait  la  veille,  ne 
demandant  qu'un  pouvoir  fort  pour  la  protéger,  n'aspirant  qu'aux 
douceurs  du  repos  absolu  et  du  silence.  C'est  à  peine  si  pour  le 
moment  elle  peut  souffrir  l'indépendance  et  le  mouvement  de  l'es- 
prit. On  croit  que,  fatiguée  d'agitation,  ayant  retrouvé  enfin  l'ordre 
auquel  elle  aspirait,  bien  protégée,  bien  gardée  et  largement  pour- 
vue de  tout  ce  qui  est  luxe  ou  bien-être,  elle  va  se  reposer  indéfi- 
niment sans  songer  à  rien,  et  aussitôt  elle  se  relève,  elle  s'inquiète, 


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728  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

OU  si  elle  ne. s'inquiète  pas,  elle  sent  tout  au  moins  se  remuer  en 
elle  des  désirs  nouveaux,  si  bien  que  celui  qui  aurait  vu  la  France 
il  y  a  douze  ans  et  qui  la  reverrait  aujourd'hui  se  demanderait  si 
c'est  la  même  nation.  Ce  contraste  est  peut-être  le  phénomène  ac- 
tuel le  plus  saillant  et  le  plus  curieux.  On  n'en  peut  plus  douter  en 
effet  :  si  grandes  qu'aient  été  dans  ces  dernières  années  les  révolu- 
tions d'intérêts  et  d'aspect  matériel,  il  y  a  un  changement  bien  au- 
trement grave  qui  s'accomplit  par  degrés  dans  l'atmosphère  morale. 
Ce  n'est  nullement  une  métamorphose  capricieuse  et  inconséquente 
de  génie  et  d'idées,  et  c'est  bien  moins  encore  un  artifice  de  vieux 
partis-^  c'est  tout  simplement  la  France  qui  revient  à  elle-même, 
qui  se  retrouve  avec  la  vivacité  de  son  tempérament  souple  et  éner- 
gique. Elle  s'intéresse  de  nouveau  à  se^  propres  affaires,  aux  direc- 
tions de  sa  politique  et  aux  choses  de  la  pensée,  à  tout  ce  qui  fait 
la  dignité  de  la  vie  et  à  tout  ce  qui  en  fait  le  charme.  Les  fantômes 
se  sont  évanouis,  elle  n'a  plus  peur  du  mouvement,  ni  des  journaux 
et  de  leurs  polémiques,  ni  même  des  brochures  de  M.  Proudhon.  Le 
spectacle  tranquille  du  développement  des  prospérités  matérielles 
ne  lui  suffit  plus,  et  elle  n'a  pas  assez  des  inaugurations  de  boule- 
vards grandioses.  Le  débat  public  de  ses  intérêts  l'attire,  et  les  luttes 
de  l'esprit,  de  la  science,  ont  pour  elle  un  attrait  excitant.  Que  des 
conférences  libres  s'ouvrent  quelque  part,  formant  une  sorte  d'en- 
seignement indépendant  à  côté  de  l'enseignement  constitué,  on  se 
presse,  on  accourt,  même  en  payant  et  en  payant  de  meilleur  cœur 
encore  quand  c'est  un  moyen  d'attester  une  sympathie  pour  une 
grande  et  noble  cause.  Il  y  a  des  livres  qui  deviennent  tout  à  coup 
des  événemens,  il  y  a  des  fêtes  littéraires  auxquelles  on  prend 
goût  et  qu'on  recherche.  C'est  un  réveil,  c'est  peut-être  le  com- 
mencement d'une  efflorescence  nouvelle,  et  comme  ce  mouvement, 
plus  instinctif  encore  que  précis,  a  son  sens  politique,  il  a  aussi  sa 
signification  dans  l'ordre  intellectuel. 

Il  ne  faut  pas  s'y  méprendre  :  cette  sorte  de  renaissance,  qui  est 
un  pressentiment,  a  tous  les  caractères  d'une  transition,  elle  en  a 
les  inconvéniens  et  les  avantages.  Si  l'essence  du  génie  et  des  in- 
stincts de  la  France  est  restée  entière  et  vivace,  que  de  choses  sont 
changées,  moins  encore  peut-être  au  point  de  vue  politique  que 
sous  le  rapport  littéraire,  au  point  de  vue  de  la  formation  du  talent 
et  de  son  action  !  Nous  avons  traversé  et  nous  n'avons  point  entiè- 
rement dépassé  une  crise  qui  a  transformé  toutes  les  conditions  de 
l'esprit,  qui  a  commencé  par  la  confusion  et  le  trouble  en  créant, 
au  lendemain  d'une  période  privilégiée  d'activité  et  d'éclat,  une 
indéfinissable  atonie,  où  les  idées  semblaient  perdre  de  leur  puis- 
sance, où  tous  les  groupas  se  dissolvaient,  où  la  vie  morale  et  lit- 


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NOUVEAUX    PUBLICISTES.  729 

téraire  se  fractionnait  à  Tinfini,  où  l'énergie  de  l'intelligence  parais- 
sait languir  sans  direction  et  sans  appui.  —  Ce  n'est  pas  qu'il  y  eût 
une  éclipse  de  talent,  que  les  sources  de  l'esprit  fussent  taries,  et 
que  nous  fussions  destinés  à  mener  le  deuil  de  toutes  nos  grandeurs 
littéraires,  comme  nous  en  avons  été  bien  des  fois  menacés,  comme 
chacun  de  nous  a  pu  le  craindre  aux  heures  de  découragement.  Le 
talent  n'avait  point  disparu,  il  y  en  avait  au  moins  autant  le  lende- 
main que  la  veille;  mais  tout  était  pour  le  moment  moins  favorable, 
et  les  intelligences  se  sentaient  dans  une  sorte  d'isolement  au  sein 
de  la  dispersion  universelle. 

La  compensation  de  ce  mal  de  la  dispersion  et  de  la  confusion, 
qui  a  été  la  dangereuse  faiblesse  de  notre  temps,  c'est  que  les  es- 
prits vraiment  bien  doués  se  trouvaient  contraints  à  un  sérieux  ef- 
fort sur  eux-mêmes  pour  garder  leur  intégrité.  Ils  ont  eu  à  se  re- 
faire une  éducation  intérieure  sur  toute  chose.  S'ils  n'avaient  plus 
pour  les  stimuler  et  les  soutenir  l'influence  d'une  atmosphère  pro- 
pice, l'appui  des  groupes  et  des  écoles,  où  les  forces  se  doublent 
par  la  solidarité  dans  l'action  et  dans  le  succès,  ils  avaient  l'in- 
dépendance, où  se  retrempe  la  virilité.  S'ils  ne  vivaient  plus  dans 
une  de  ces  époques  faciles  où  la  route  est  toute  tracée,  où  la  mé- 
diocrité elle-même  prospère  quelquefois  dans  la  marche  commune, 
ils  étaient  heureusement  obligés,  à  leurs  risques  et  périls,  de  se 
frayer  une  voie  à  travers  les  débris  de  doctrines,  d'institutions  qui 
encombraient  leur  siècle.  Ce  qui  est  vrai  pour  les  talens  qui  se  sont 
élevés  depuis  quinze  ans  et  qui  s'élèvent  encore  tous  les  jours,  c'est 
qu'ils  sont  conduits  par  une  fatalité  de  situation  à  ne  plus  accepter 
des  idées  toutes  faites,  à  ne  plus  subir  des  fascinations  consacrées, 
à  s'émanciper  des  banales  complaisances,  à  ne  plus  recevoir  enfin 
l'héritage  des  hommes  et  des  choses  qu'avec  le  droit  d'une  révision 
indépendante.  11  faut  nécessairement  qu'ils  se  refassent  une  con- 
science, une  pensée,  un  jugement  :  œuvre  difficile  sans  doute,  in- 
grate souvent,  semée  de  pièges  et  de  tentations,  mais  qui  n'est  pas 
sans  noblesse,  qui  est  toujours  faite  pour  tenter  les  âmes  viriles,  et 
où  les  esprits  peuvent  retrouver  avec  une  originalité  nouvelle  les 
moyens  d'un  ascendant  rajeuni.  C'est  là  peut-être  l'idéal  compli- 
qué et  sévère  des  générations  peu  favorisées  qui,  succédant  à  des 
époques  brillantes,  qu'elles  ont  vues  s'évanouir  sans  avoir  pu  y  jouer 
un  rôle,  se  trouvent  jetées  avec  leurs  incertitudes  et  leurs  impa- 
tiences dans  le  tourbillonnement  des  transitions  morales  et  intellec- 
tuelles. On  s'est  plaint  quelquefois  de  tout  ce  qui  a  manqué  à  ces 
générations,  de  leurs  faiblesses  et  de  leurs  entraînemens;  il  faudrait 
plutôt  s'étonner  de  ce  qu'elles  ont  gardé  de  sève  et  de  tout  ce 
qu'elles  ont  tenté,  de  cette  lutte  intime  et  obscure  dans  des  condi- 


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730  REYUE    DES    DEUX   MONDES. 

tions  ingrates,  de  ce  travail  qui  fait  que,  le  jour  où  Tinstinct  public 
se  réveille,  il  se  trouve  des  talens  variés,  habiles,  prêts  à  reprendre 
l'œuvre  en  apparence  interrompue,  remuant  à  leur  tour  les  pro- 
blèmes de  la  science,  de  F  histoire,  de  la  philosophie,  de  la  poli- 
tique, auxquels  le  monde  ne  cesse  un  instant  de  s'intéresser  que 
pour  y  revenir  bientôt  avec  une  ardeur  plus  vive. 

Que  cette  littérature,  qui  est  aujourd'hui  en  voie  de  formation,  ait 
déjà  ses  caractères  et  ses  mœurs  où  les  influences  du  temps  ont 
laissé  leur  empreinte,  que  chez  ceux  qui  aspirent  à  entrer  dans  ces 
légions  nouvelles  ou  qui  en  sont  les  héros  il  y  ait  parfois  un  mé- 
lange d'indécision  et  d'audace,  parfois  de  la  présomption,  du  scep- 
ticisme et  une  certaine  crudité  intempérante  de  pensée  ou  d'ob- 
servation, ce  n'est  point  peut-être  un  phénomène  extraordinaire 
dans  une  société  momentanément  alanguie  et  livrée .  à  toutes  les 
inspirations  positives.  Il  y  a  aussi  sans  nul  doute  des  esprits  sérieu- 
sement doués  et  ouverts  à  une  inspiration  morale  supérieure.  M.  Lan- 
frey  est  un  des  jeunes  représentans  de  ces  générations  qui  s'élèvent, 
et  c'est  justement  parce  qu'il  a  en  quelque  sorte  le  tourment  de 
cet  idéal  dont  je  parlais,  parce  qu'il  prend  au  sérieux  le  rôle  intel- 
lectuel de  la  génération  à  laquelle  il  appartient,  que  l'auteur  des 
Eludes  et  Portraits  politiques  est  un  des  jeunes  écrivains  les  mieux 
faits  pour  être  les  témoins  de  leur  temps.  Ce  n'est  point  un  nou- 
veau venu  d'hier;  il  a  déjà  fait  plus  d'une  tentative  ou  livré  plus 
d'un  combat  dans  cette  carrière  de  l'homme  studieux  et  réfléchi  à 
la  recherche  de  la  vérité  dans  l'histoire  comme  dans  la  politique. 
Un  des  traits  de  son  esprit,  c'est  l'ardeur  résolue  de  la  conviction, 
la  netteté  vigoureuse  et  indépendante  de  la  pensée.  M.  Lanfrey  a 
commencé  il  y  a  bientôt  dix  ans,  si  je  ne  me  trompe,  par  une  étude 
sur  lEglise  et  les  Philosophes  au  dix-huitième  siècle  (1),  une  œuvre 
d'histoire  passionnée  où  il  y  avait  une  certaine  âpre  té  de  jeunesse, 
une  verve  impétueuse  dans  l'interprétation  et  la  défense  des  idées 
du  dernier  siècle.  Lui  aussi,  comme  bien  d'autres,  avant  de  s'en- 
gager plus  avant  dans  les  luttes  de  notre  époque^  il  a  voulu  remon- 
ter à  la  grande  source  d'où  tout  découle,  le  bien  et  le  mal,  et  après 
iien  d'autres  il  a  écrit  un  Essai  sur  la  révolution  française.  Ce  n'est 
point  une  œuvre  d'historien,  c'est  un  exposé  des  dogmes,  des  idées, 
des  conquêtes  définitives  de  la  révolution  française,  et  en  évoquant 
ce  redoutable  passé  l'auteur  ne  cache  pas  qu'il  y  cherche  l'éclau"- 
cissement  des  mystérieux  problèmes  qui  nous  divisent  encore,  qu'il 
a  toujours  le  regard  tourné  vers  le  temps  présent.  En  entrant  dans 
cette  étude,  il  se  souvient  qu'il  a  coudoyé  le  tribun  Gracchus  Ba- 

(1)  Voyez  sur  ce  livre  la  Revue  du  15  mai  1855. 


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NOUVEAUX    PUBLICISTES.  731 

beuf,  le  publiciste  Marat,  Péthion  roi  de  l^aris,  qu'il  a  cru  vague- 
ment reconnaître  l'accent  de  Vergnîaud,  le  geste  de  Danton,  la 
sentimentalité  et  les  conceptions  étroites  de  Robespierre.  Lorsque 
s'est  élevée  plus  récemment  cette  autre  grande  question  de  la  pa- 
pauté temporelle  qui  s'agite  encore  et  dont  la  solution  est,  à  ce 
qu'il  semble,  plus  facile  à  entrevoir  dans  la  théorie  cfue  dans  la  pra- 
tique, M.  Lanfrey  a  écrit  une  Histoire  politique  des  papes.  Je  ne 
parle  pas  d'un  livre  qui  est  une  sorte  de  roman  de  philosophie  ou 
d'observation  morale,  de  certaines  Lettres  à  Èverardy  méditations 
d'une  couleur  un  peu  sombre  et  d'un  pessimisme  parfois  un  peu 
extrême. 

C'est  dans  cette  suite  de  travaux  que  s'est  formé  un  talent  ner- 
veux et  habile,  dont  le  dernier  et  le  meilleur  fruit  est  sans  nul 
doute  ce  livre  d'Etudes  et  Portraits,  aussi  substantiel  de  pensée 
que  brillant  de  forme.  Ce  n'est  pas  que  dans  ces  divers  essais  qui 
analysent,  qui  jugent  des  livres  éminens  tels  que  V Histoire  du  Con- 
sulat et  de  VEmpire,  ou  qui  font  revivre  certaines  figures  telles  que 
Carnot,  Armand  Carrel ,  Daunou ,  M.  Lanfrey  recherche  le  pitto- 
resque, l'éclat  des  descriptions  ou  la  finesse  nuancée  des  disserta- 
tions psychologiques.  Sa  forme  naturelle  est  celle  de  la  discussion 
philosophique  et  politique;  mais  c'est  une  discussion  animée,  pleine 
de  feu  et  de  verve,  hardie  dans  ses  procédés  et  ses  déductions,  et 
c'est  de  la  condensation  des  traits,  de  l'analyse  morale  que  l'auteur 
fait  jaillir  la  vérité  d'une  époque  ou  d'une  figure.  Tout  ce  qui  est 
détail,  anecdote,  particularité  intime,  disparaît  dans  ce  que  j'appel- 
lerai le  drame  des  opinions  ou  l'anatomie  philosophique  des  événe- 
mens.  Par  la  nature  des  sujets  qui  passent  devant  lui,  qu'il  touche  à 
l'empire  avec  M.  Thiers,  à  la  révolution  avec  Carnot,  à  la  monarchie 
de  juillet  avec  Armand  Carrel,  à  des  questions  plus  récentes  avec 
M.  Guizot  ou  M.  Proudhon,  M.  Lanfrey  se  trouve  conduit  à  envisager 
presque  tout  entier,  du  moins  dans  ses  phases  critiques  et  décisives, 
le  cours  de  l'histoire  contemporaine  depuis  les  grandes  dates  de  la 
fin  du  dernier  siècle.  Parmi  ces  études,  toutes  n'ont  pas  sans  doute 
un  égal  intérêt;  il  en  est  qui  ne  sont  que  des  fragmens  de  polémique 
relevés  de  la  poussière  des  combats  d'hier;  d'autres,  comme  celle 
sur  Armand  Carrel,  sont  des  études  d'une  large  et  supérieure  cri- 
tique, d'une  fermeté  et  d'une  élévation  singulières,  et  dans  son  en- 
semble ce  livre  est  certainement  un  de  ceux  qui  décrivent  avec  le 
plus  d'animation  saisissante,  non  les  vicissitudes  et  les  accidens 
dramatiques,  mais  le  sens  général  de  l'histoire  de  notre  temps. 

L'auteur  des  Études  et  Portraits  politiques  n'est  point  un  histo- 
rien, disais-je,  quoiqu'il  s'attache  à  saisir  le  caractère  des  événe- 
mens  et  que  son  regard  ne  se  détourne  pas  de  cette  réalité  vivante; 


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732  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ce  n'est  pas  non  plus  un  philosophe,  quoiqu'il  cherche  de  préférence 
dans  les  révolutions  les  principes  et  les  idées,  ni  un  écrivain  litté- 
raire facilement  subjugué  par  le  côté  esthétique  des  choses.  C'est  un 
publiciste,  et  c'est  précisément  en  cela  que  son  talent  est  bien  le  fils 
de  la  société  où  il  vit  et  des  mouvemens  intellectuels  les  plus  ré- 
cens. Qu'est-ce  donc  que  cette  société  nouvelle  telle  qu'elle  tend  à 
se  dégager  de  plus  en  plus  et  à  se  former?  C'est  un  monde  qui  ne 
s'est  point  subitement  métamorphosé  sans  doute  dans  ses  mobiles 
permanens  et  dans  ses  tendances  générales,  mais  qui  s'est  prodi- 
gieusement élargi  et  modifié  dans  ses  cadres,  dans  ses  perspectives 
et  dans  toutes  ses  conditions  morales  ou  matérielles, — un  monde  qui 
n'exclut  pas  assurément  les  plus  savantes  et  les  plus  patientes  re- 
cherches de  l'histoire,  ni  les  plus  hautes  spéculations  d'une  philo- 
sophie désintéressée,  mais  oui  es  loish^  sont  rares,  où  les  goûts  sont 
multiples,  où  les  questions  se  pressent,  où  la  vie  est  dévorante  et 
rapide,  où  la  littérature  devient  l'expression  complexe  de  ce  mou- 
vement nouveau  en  même  temps  que  l'auxiliau-e,  la  complice  d'une 
pensée  universelle  toujours  en  travail. 

Qu'est-ce  donc  aussi  qu'un  publiciste?  C'est  un  écrivain  particu- 
lièrement des  temps  nouveaux,  un  homme  qui,  sans  être  exclusive- 
ment un  historien  ou  un  philosophe,  est  souvent  l'un  et  l'autre,  qui 
mêle  la  philosophie,  la  littérature  et  l'histoire,  rassemblant  sous  une 
forme  saisissante  et  rapide  tous  les  élémens  des  questions  à  mesure 
qu'elles  se  succèdent ,  condensant  parfois  en  quelques  pages  la  vie 
d'une  époque  ou  la  vie  d'un  homme,  suivant  d'un  esprit  préparé  par 
l'étude  les  luttes  de  l'intelligence,  les  évolutions  de  la  pensée  aussi 
bien  que  les  événemens,  mettant  enfin  un  art  invisible  dans  cette 
œuvre  toujours  nouvelle  d'un  enseignement  substantiel  et  varié. 
De  ce  travail  incessant  que  reste -t -il?  Bien  des  fragmens  dispa- 
raissent sans  doute  dans  le  tourbillon  de  tous  les  jours;  il  en  reste 
assez  pour  former  toute  une  littérature  qui  est  peut-être  la  forme 
la  plus  originale  de  l'intelligence  de  notre  temps.  Il  y  a  eu  en  effet, 
et  sans  sortir  de  notre  siècle,  des  momens  où  l'imagination  avait 
plus  de  fécondité  et  d'éclat,  où  l'intelligence  littéraire  se  concen- 
trait dans  des  œuvres  plus  achevées,  plus  savamment  coordonnées. 
Je  ne  sais  s'il  y  a  eu  bien  des  époques  où  se  soient  rencontrés  à  la 
fois  plus  de  publicistes  habiles  à  la  discussion,  plus  d'esprits  brillans 
ou  sérieux  portant  dans  l'étude  courante  des  choses  une  sagacité 
délicatement  ou  énergiquement  pénétrante,  et  l'auteur  des  Études 
et  Portraits  politiques  est  de  cette  légion  nouvelle. 

Je  ne  dis  pas  que  dans  cette  carrière,  qui  a  ses  hasards,  M.  Lan- 
frey  n'aille  parfois,  avec  une  intrépidité  un  peu  dangereuse,  jus- 
qu'au bout  de  sa  pensée,  qu'il  n'ait  des  vivacités  extrêmes  de  ju- 


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NOUVEAUX    PUBLICISÏES.  733 

gement,  que  ses  exécutions  sommaires  soient  toujours  le  dernier 
mot  de  Téquité  appliquée  aux  affaires  humaines.  L'auteur  des  Etudes 
a  ce  qu'on  pourrait  appeler  des  lignes  droites  :  il  y  a  des  considéra- 
tions politiques  et  littéraires  dont  il  tient  peut-être  peu  de  compte, 
ou  qu  il  méconnaît;  mais  ce  qui  fait  le  charme  sévère  de  son  talent, 
c'est  qu'il  entre  dans  l'étude  de  l'histoire  contemporaine  avec  ces 
deux  choses  que  rien  ne  remplace,  un  sens  supérieur  de  la  mora- 
lité humaine  et  un  goût  viril,  réfléchi  et  ardent  de  la  liberté.  C'est 
avec  ces  deux  flambeaux,  dont  la  lumière  est  trop  souvent  obscur- 
cie, que  M.  Lanfrey  pénètre  dans  ce  prodigieux  amas  d'événemens, 
mêlés  de  tant  de  grandeur  et  de  tant  de  désastres,  de  tant  d'hé- 
roïsme et  de  si  crians  excès.  Il  y  a  bien  des  années  déjà,  M.  Royer- 
CoUard  représentait  le  dernier  demi-siècle,  à  partir  de  la  révolu- 
tion française,  comme  une  grande  école  d'immoralité.  Ce  n'est  pas 
certainement  l'humiliant  privilège  de  ce  demi-siècle;  d'autres  pé- 
riodes, sans  avoir  les  mêmes  grandeurs,  n'ont  pas  été  des  écoles  de 
morale,  et  M.  Royer-Gollard ,  après  tout,  se  servait  d'une  expres- 
sion grossissante  pour  caractériser  d'un  trait  une  époque  où  tout  a 
pu  arriver,  où  tout  est  arrivé  en  effet,  où  la  conscience  publique  a 
plié  également,  et  souvent  sans  protester,  sous  les  catastrophes  les 
plus  diverses.  C'est  pour  que  cette  école  d'immoralité  ne  se  perpé- 
tue pas  par  une  sorte  de  transfiguration  des  faits,  que  celui  qui  ra- 
conte, devenant  juge,  est  tenu,  sous  peine  de  se  faire  complice, 
de  mesurer  les  événemens  à  la  règle  souveraine  de  la  justice  et 
du  droit,  non  selon  le  succès  et  la  durée. 

Quelle  que  soit  en  principe  la  légitimité  de  la  révolution  française, 
cette  légitimité  ne  suffit  pas  à  couvrir  les  excès,  les  crimes  qui  ont 
été  commis  en  son  nom,  qui  se  sont  parés  du  voile  trompeur  de  la 
nécessité,  et  qui  se  sont  mis  quelquefois  à  l'abri  sous  la  probité  re- 
connue des  hommes.  Carnot  est  justement  un  des  témoins  qu'invo- 
que M.  Lanfrey  en  étudiant  sa  vie.  C'est  assurément  un  des  hommes 
les  plus  intègres,  les  plus  dévoués,  et  qui  en  fnême  temps,  mem- 
bre du  comité  de  salut  public,  prête  sa  signature  à  des  exécutions 
contre  lesquelles  son  honnêteté  se  révolte  en  secret,  qu'il  ne  ratifie, 
comme  on  l'a  dit  pour  expliquer  sa  conduite,  que  pour  ne  pas  affai- 
blir le  gouvernement,  pour  ne  pas  rompre  le  lien  de  solidarité  du 
terrible  comité  devant  Jennemi.  Les  services  rendus  par  Carnot 
comme  organisateur  militaire,  sa  probité  et  son  désintéressement 
privé,  suffisent-ils  à  absoudre  ces  ratifications  muettes  par  patrio- 
tisme, ce  stoïcisme  singulier  qui  livre  les  victimes  pour  ne  pas  éle- 
ver une  voix  discordante  au  sein  du  comité?  «  Que  cela  soit  d'une 
grande  âme,  dit  M.  Lanfrey,  je  le  veux  bien;...  mais  supposez  que 
Carnot,  au  lieu  d'être  un  héros,  n'eût  été  qu'un  caractère  pusilla- 


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734  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nime,  comment  se  serait-il  conduit  dans  ces  circonstances  et  dans  les 
occasions  si  nombreuses  où  il  ne  refusa  pas  sa  signature?  Il  n'eût 

pas  agi  autrement  quil  n*a  fait Si  une  telle  réhabilitation  est 

acceptée,  il  ne  faut  plus  parler  de  morale  politique.  »  Poursuivons 
encore  :  certes  Napoléon  a  surchargé  la  France  de  grandeur  et  de 
gloire  au  point  de  fasciner  les  regards  du  monde,  et  cependant  ni 
gloire,  ni  grandeur,  ni  éblouissemens,  ni  prodiges  du  génie  ne  suf- 
fisent à  absoudre  dans  l'histoire  des  actes  comme  Texécution  du  duc 
d'Enghien  et  la  guerre  d'Espagne.  11  n'est  point  de  résolution  hu- 
maine, si  protégée  qu'elle  soit  par  les  prestiges  du  génie,  parles 
complaisantes  nécessités  d'état  ou  par  une  prétendue  fatalité,  qui  ne 
vienne  se  heurter  contre  une  puissance  supérieure  devant  laquelle 
elle  reprend  son  vrai  caractère;  cette  puissance,  c'est  la  loi  mo- 
rale. C'est  là  une  vieille  histoire,  direz-vous;  nous  n'avons  plus 
rien  à  voir  dans  le  passé,  occupons-nous  de  nos  propres  affaires  et 
de  notre  vie  présente.  —  Détrompez-vous  :  ce  sont  vos  affau-es  plus 
que  vous  ne  le  pensez.  Vous  êtes- vous  jamais  demandé  ce  que  les 
excès,  les  violences,  les  entraînemens  d'arbitraire,  les  attentats 
contre  le  droit  d'un  homme  ou  d'un  peuple  ont  jeté  dans  notre  ^^e 
de  troubles  et  d'obstacles  contre  lesquels  nous  nous  débattons  en- 
core sans  en  soupçonner  souvent  la  nature  et  les  causes?  Juger  pour 
ce  qu'elles  sont  ces  scandaleuses  violations  de  la  loi  morale  dans 
l'histoire,  c'est  apprendre  à  ne  plus  les  subir.  M.  Lanfrej>  et  c'est 
son  mérite,  a  un  instinct  très  haut,  très  fier,  presque  intraitable,  de 
cette  moralité,  en  dehors  de  laquelle  la  force  et  le  hasard,  de  quel- 
que nom  qu'ils  se  déguisent,  sont  les  dangereux  mattres  des  hommes. 
Il  y  a  chez  l'auteur  des  Éludes  et  Portraits  un  autre  sentiment 
profond  et  vif  qui  trouve  son  complément  et  sa  règle  dans  cet  in- 
stinct de  la  moralité  dans  l'histoire  et  dans  la  politique  :  c'est  le 
goût,  l'intelligence  de  la  liberté,  et  ce  n'est  pas  sans  raison  que 
M.  Lanfrey  dit  dans  une  page  qui  ouvre  ses  essais  :  «  Je  n'ai  pas  été 
sans  payer  aussi  moh  tribut  au  goût  de  notre  génération  pour  les 
apologies.  Ces  travaux,  de  ton  et  de  sujets  si  divers,  ont  tous  été 
écrits  à  la  louange  d'un  seul  et  même  personnage.  Par  lui,  ce  livre 
a  son  unité  ni  plus  ni  moins  qu'une  fiction,  car  chacun  de  ces  frag- 
mens  ne  reflète  qu'une  seule  image,  et  par  lui  j'aurai  eu,  moi  au^i, 
mon  héros!  Mon  héros,  c'est  la  liberté...  »>  Il  faut  s'entendre  sur  ce 
mot,  qu'il  est  de  bon  air  d'invoquer,  que  tout  le  monde  met  sur  son 
drapeau,  car  il  est  bien  clair  aujourd'hui  que  tout  le  monde  n'aime 
et  ne  veut  que  la  liberté ,  même  ceux  qui  la  tiendraient  éterneUe- 
ment  en  lisière  dans  la  prévoyante  pensée  de  la  préserver  des  faux 
pas.  Ce  que  j'appelle  le  goût  sérieux  et  réfléchi  de  la  liberté,  c'est 
le  sentiment  des  conditions  nécessaires  sans  lesquelles  il  n'y  a  point 


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NOUVEAUX   PUBLICISTES.  735 

de  vie  réellement  libre.  La  liberté,  elle  n'est  point  certainement 
dans  les  diminutions  inintelligentes  du  pouvoir  là  où  le  pouvoir  a 
un  rôle  naturel  et  légitime,  mais  dans  tout  ce  qui  étend  la  sphère 
de  l'action  indépendante  de  l'homme,  dans  tout  ce  qui  fortifie  l'ini- 
tiative et  les  garanties  individuelles,  dans  tout  ce  qui  réduit  cette 
tutelle  ombrageuse  et  absorbante  de  l'état,  qui  dévore  les  gouver- 
nemens  eux-mêmes.  Au  fond,  c'est  là  le  vrai  et  simple  libéralisme, 
celui  auquel  se  rattache  M.  Lanfrey.  De  là  les  sévérités  de  l'auteur 
des  études  pour  le  consulat  et  l'empire,  où  tout  se  tient  à  ses  yeux, 
où  entre  le  commencement  et  la  fin  il  ne  distingue  pas  ces  nuances 
qui  ont  pourtant  quelque  degré  de  vérité,  où  tout  réside  dès  le  pre- 
mier jour  dans  ce  pouvoir  absolu,  conçu  et  servi  par  le  génie,  qui 
conduit  logiquement,  fatalement  à  l'absorption  de  tous  les  droits  po- 
litiques à  l'intérieur  et  à  la  dictature  à  l'extérieur,  c'est-à-dire  à  la 
mort  sous  le  poids  des  impossibilités  nées  de  son  principe  même;  de 
là  encore  l'antipathie  de  l'auteur  pour  les  doctrines  et  la  politique 
du  jacobinisme  dans  la  révolution  d'autrefois  aussi  bien  que  pour 
les  doctrines  du  socialisme  dans  les  temps  nouveaux.  C'est  un  jeune 
girondin  jugeant  les  événemens  à  cette  mesure,  pour  ce  qu'ils  ont 
fait  en  faveur  de  la  liberté,  dans  leur  rapport  avec  ce  grand  principe 
qui  a  inspb:é  et  dominé  la  révolution  française,  et  sans  lequel  l'éga- 
lité elle-même  n'est  qu'un  élément  de  servitude. 

Sentiment  supérieur  de  la  moralité  humaine,  goût  de  la  liberté, 
ce  sont  là  les  deux  choses  qui  se  retrouvent  dans  cette  critique  phi- 
losophique et  politique,  qui  font  son  originalité  et  lui  donnent  un 
accent  d'indépendance  poussé  parfois  jusqu'à  une  certaine  verdeur 
d'expression,  et  si  on  reproche  par  instans  à  l'auteur  la  sévérité  de 
ses  jugemens,  il  répondra  que  «  par  ce  temps  de  critique  relâchée 
ce  qui  semble  excès  de  rigueur  pourrait  bien  n'être  que  stricte  jus- 
tice. »  Ce  que  le  jeune  écrivain  poursuit  donc  dans  l'histoire  comme 
dans  le  présent,  c'est  la  prédominance  de  la  loi  morale  et  de  la  li- 
berté. Il  a  certes  choisi  deux  clientes  qui  ont  le  droit  de  ne  s'abais- 
ser devant  rien,  ni  devant  le  génie,  ni  devant  le  succès.  Ce  sont  les 
deux  nobles  ouvrières  de  toutes  les  grandes  choses  qui  se  font  dans 
le  monde,  et  sans  elles  rien  ne  se  fonde,  rien  ne  dure  ;  le  progrès 
lui-même,  le  tout-puissant  progrès,  est  diminué  dans  sa  significa- 
tion et  redevient,  je  le  crains,  cet  assemblage  assez  confus,  un  peu 
subalterne,  auquel  M.  Edmond  About  vient  de  chanter  un  hymne 
en  cinq  cents  pages,  —  l'hymne  d'un  homme  positif,  spirituel,  con- 
tent de  lui  et  assez  habile  pour  ne  se  brouiller  ni  avec  la  répu- 
blique, ni  avec  les  puissances  du  jour,  en  remuant  toutes  les  ques- 
tions de  liberté  et  de  progrès.  On  est  ici,  si  je  ne  me  trompe,  dans 
une  atmosphère  bien  différente  de  celle  où  se  complaît  l'énergique 


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736  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

et  sérieuse  pensée  de  M.  Lanfrey;  on  est  avec  un  écrivain  qui  veut 
s'amuser  et  amuser  en  mettant  en  roman  les  problèmes  politiques 
et  les  chiffres  eux-mêmes.  C'est  là,  au  demeurant,  ce  livre  du  Pro- 
grès ^  où  il  y  a  un  peu  de  tout,  où  l'auteur  entreprend  d'éclairer  et 
de  conduire  le  monde  en  l'égayant. 

De  ces  jeunes  écrivains  qui  ont  grandi  depuis  moins  de  quinze 
ans,  M.  Edmond  About  est  assurément  un  des  plus  brillans,  des 
mieux  armés  et  des  plus  heureux.  Né  dans  l'Université,  nourri  de 
sérieuses  études,  il  a  secoué  un  jour  cette  enveloppe  classique 
comme  il  aurait  dépouillé  la  robe  du  professeur,  et  il  est  resté  un 
esprit  hardi  et  piquant ,  ayant  l'allure  indisciplinée  d'un  émancipé 
de  la  veille,  aimant  le  bruit  et  le  cherchant,  libre  de  crainte  et  d'en- 
thousiasme. Il  est  entré  dans  la  vie  littéraire  en  se  jouant,  et  le 
succès  qu'il  a  trouvé  au  premier  pas,  il  l'a  obtenu  aux  dépens  de 
cette  pauvre  Grèce,  qui  avait  pourtant  donné  l'hospitalité  à  ses 
jeunes  années.  Ce  fut  sa  première  œuvre  et  ce  fut  son  coup  de  maî- 
tre. Depuis  ce  moment,  M.  Edmond  About  a  multiplié  les  tentatives 
dans  la  satire  et  dans  le  roman,  au  théâtre  et  dans  la  polémique 
politique.  Il  n'a  point  été  également  heureux  dans  toutes  ses  cam- 
pagnes littéraires;  mais  il  a  rencontré  chemin  faisant  assez  de  succès 
et  assez  de  défaites  pour  se  créer  une  personnalité  distincte.  Le  ro- 
man surtout  l'a  tenté,  et  assez  récemment  encore  il  racontait  cette 
étrange  histoire  de  MadeloUy  où  un  réalisme  d'une  crudité  sinistre 
apparaît  à  travers  tous  les  pétillemens  d'un  sarcasme  audacieux. 
M.  Edmond  About,  sans  avoir  une  invention  féconde,  a  certainement 
la  hardiesse  de  l'observation  et  le  don  du  récit.  C'est  un  conteur 
facile,  léger  et  éblouissant  d'ironie.  Un  des  côtés  les  plus  curieut 
de  cet  esprit  cependant,  une  des  choses  qui  expliquent  le  mieux 
comment,  à  travers  toutes  les  aventures  littéraires,  il  revient  sans 
cesse  à  la  politique  ou  à  un  certain  genre  de  politique,  écrivant 
tantôt  la  Question  romaine j  tantôt  le  Progrès j  c'est  qu'au  fond  il 
est  moins  encore  un  romancier  qu'un  polémiste. 

Le  vrai  romancier  a  un  bien  autre  caractère  :  il  est  tout  entier  à 
son  observation  et  s'absorbe  dans  son  œuvre;  il  dépouille  en  quel- 
que sorte  sa  personnalité  pour  vivre  de  la  vie  des  personnages  qu'il 
met  en  scène,  pour  s'identifier  avec  eux,  et  ne  leur  prêter  que  les 
passions,  les  sentimens,  le  caractère  et  le  langage  de  leur  rôle.  Il 
arrive  ainsi  quelquefois,  par  la  puissance  de  l'observation  et  de 
l'imagination  désintéressée,  à  un  degré  de  vérité  saisissante  qui  fait 
du  roman  la  simple  et  fidèle  peinture  de  la  vie  humaine.  M.  Ed- 
mond About  n'est  point,  lui,  de  cette  nature  d'artistes  désintéressés 
qui  s'effacent  dans  leur  oeuvre  ;  il  a  au  contraire  une  personnalité 
impatiente  de  paraître,  de  piquer  la  curiosité  et  de  prospérer.  H 


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NOUVEAUX   PUBLICISTES.  737 

parle  par  la  bouche  de  ses  personnages,  il  met  son  cachet  dans  leur 
manière  de  sentir  et  d'agir,  il  les  promène  d'une  main  ironique. 
Toutes  les  fantaisies  de  son  esprit,  ses  préoccupations  du  moment, 
passent  dans  ses  fictions.  Si  peu  qu'on  l'en  prie,  il  mettra  en  roman 
et  avec  la  môme  verve  courante  le  drainage  des  landes  ou  les  mer- 
veilles de  l'association  agricole.  Une  raillerie  légère,  mordante,  sub- 
tile et  quelquefois  prétentieuse  est  le  trait  essentiel  de  son  talent. 
C'est  une  nature  de  polémiste  qui  passe  de  la  politique  à  la  littéra- 
ture, de  la  fantaisie  d'imagination  à  l'économie  rurale  ou  sociale, 
de  la  guerre  de  broussailles  à  la  réorganisation  de  l'Europe.  Il  en 
résulte  que  ses  romans  sont  quelquefois  des  traités  d'économie  pu- 
blique et  qup  ses  livres  de  politique  sont  des  romans.  M.  Edmond 
About  se  croit  évidemment  le  fils  le  plus  direct  et  le  plus  légitime 
de  Voltaire.  Un  fils,  c'est  un  peu  trop;  un  petit-fils,  c'est  beaucoup 
dire  encore;  un  neveu,  un  arrière -neveu,  on  peut  l'admettre,  et 
c'est  ainsi  que  par  droit  de  famille  t Homme  aux  quarante  écuSy 
cette  boutade  étincelante  de  raison  et  d'ironie,  qui  avait  déjà  in- 
spiré à  l'auteur  des  Mariages  de  Paris  l'histoire  des  Échasses  de 
maitre  Pierre^  se  trouve  aujourd'hui  reprise  et  délayée  dans  le 
Progrès!  Seulement  l'Homme  aux  quarante  écus  tenait  en  quelques 
feuillets;  le  Progrès  se  déroule  en  cinq  cents  pages!  Cinq  cents 
pages  de  gaîté  et  d'amusement  sur  le  budget,  sur  la  part  contri- 
butive des  citoyens,  sur  la  répartition  du  travail  et  sur  le  méca- 
nisme administratif!  M.  Edmond  About  craint  un  peu  de  ne  pas 
réussir  et  de  n'être  pas  pris  au  sérieux  parce  qu'il  ne  fait  pas 
bâiller.  «  Le  Français,  dit- il,  veut  être  assommé,  comme  le  lapin 
demande  à  être  écorché  vif:  il  n'estime  pas  ceux  qui  l'amusent.  » 
Il  n'est  pohit  certainement  nécessaire  d'instruire  en  ennuyant  son 
monde,  et  l'esprit  n'est  jamais  de  trop,  même  dans  les  discussions 
les  plus  sérieuses.  Qui  sait  pourtant  si  le  badinage  prolongé  sur  des 
questions  qui  ne  prêtent  pas  absolument  à  rire  ne  finit  pas  par  pro- 
duire le  même  effet  que  la  gravité  prétentieuse? 

Le  malheur  de  M.  Edmond  About  en  réalité,  ce  n'est  pas  de  trai- 
ter d'une  plume  vive  et  légère  les  affaires  sérieuses  de  son  temps, 
c'est  de  ne  point  atteindre  autant  qu'il  le  croit  à  son  idéal  d'agré- 
ment, de  laisser  dans  l'esprit  une  impression  tourbillonnante  et 
confuse,  d'exagérer  certaines  choses,  d'en  oublier  beaucoup  d'au- 
tres, de  se  perdre  dans  mille  détails  et  de  ne  point  faire  avancer 
notablement  en  fin  de  compte  le  problème  qu'il  traîne  après  lui  de 
sa  verve  fringante  et  agile.  Qu'est-ce  donc  que  ce  livre  du  Progrès? 
C'est  un  hymne  mêlé  de  chiffres  et  de  calculs.  M.  Edmond  About 
s'est  dit  sans  doute  que  pour  intéresser  des  hommes  comme  nous, 
des  citoyens  d'une  société  affairée,  il  fallait  entrer  dans  le  vif  de 

TOMB  u  —  4864.  47 


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738  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

toute  chose,  et  il  s'est  mis  à  nous  parler  commerce,  industrie,  bud 
get,  procédés  agricoles,  association,  chemins  de  fer,  colonies,  et  le  I 
reste.  C'est  un  homme  singulièrement  instruit,  plein  de  connais- 
sances variées ,  et  d'abord  il  commence  par  une  profession  de  foi 
quelque  peu  présomptueuse  peut-être.  «L'école  à  laquelle  j'appar- 
tiens, dit-il,  se  compose  d'esprits  positifs,  rebelles  à  toutes  les  sé- 
ductions de  l'hypothèse,  résolus  à  ne  tenir  compte  que  desCaits 
démontrés.  »  M.  Edmond  About,  pour  ne  point  sortir  du  domaine 
des  faits  naturels  et  démontrés,  vous  dira  donc  ce  que  c'est  que  le 
budget  et  en  quoi  il  se  décompose,  quelle  est  votre  part  personnelle 
et  distincte  de  contribution,  ce  que  vous  payez  pour  la  liste  civile, 
pour  l'armée,  pour  la  magistrature,  pour  votre  préfet,  pour  les  arts, 
pour  l'Institut,  pour  le  garde  champêtre,  pour  l'exécuteur  des  hautfô 
œuvres  :  3  francs  pour  ceci,  5  francs  pour  cela,  20  centimes  pour 
le  bourreau!  Il  vous  dira  bien  d'autres  choses,  ce  que  vous  payez  si 
vous  consommez  du  sucre  indigène,  ce  que  doit  et  peut  dépenser 
chaque  ménage  de  campagne,  ce  que  le  purin  a  de  vertu  pour  les 
terres,  comment  le  progrès  peut  s'accomplir  par  rassociation,  qui 
centuple  la  richesse  publique,  par  l'assainissement,  qui  diminue  la 
mortalité,  par  le  développement  de  l'initiative  individuelle  substi- 
tuée à  l'action  de  l'état,  par  les  chemins  de  fer,  qui  multiplient  les 
communications.  M.  Edmond  About  vous  dira  tout  cela,  et  son  idéal 
de  progrès  n'est  point  après  tout  d'un  ordre  démesuré  :  c'est  un 
omnibus.  «  En  vérité,  je  vous  le  dis,  l'omnibus  n'est  pas  seulement 
une  voiture  à  quatre  roues,  c'est  le  char  du  progrès,  le  symbole  de 
l'association  pacifique  fondée  sur  la  liberté.  On  y  entre  quand  on 
veut,  on  en  sort  sans  demander  la  permission  de  personne,  tous  les 
voyageurs  ont  les  mêmes  droits...  Le  conducteur,  autorité  modèle, 
obéit  poliment  au  public  qui  le  nourrit...  Ce  fonctionnaire  tout  privé 
n'a  pas  d'opinion,  ne  fait  pas  de  zèle,  ne  commet  pas  d'abus,  at- 
tendu que  l'omnibus  est  une  association  étrangère  à  la  poUtique  et 
à  toutes  ses  absurdes  conséquences.  Comprenez-vous  maintenant 
pourquoi  les  émeutiers,  gent  stupide  et  brutale,  préludent  toujours 
au  renversement  des  lois  par  la  culbute  des  omnibus  ?  » 

Ce  livre  est  vraiment  plein  de  choses  instructives  et  inattendues. 
Je  ne  méconnais  pas  assurément  la  haute  signification  morale  de 
l'omnibus,  ainsi  troublé  dans  sa  modestie  par  ce  dithyrambe  humo- 
ristique. Je  ne  me  méprends  pas  du  tout  sur  la  part  qu'ont  dans  le 
progrès  général  et  définitif  tous  les  avantages  partiels  et  matériels 
qu'énumère  la  verve  un  peu  prolixe  de  M.  Edmond  About.  Que 
Tassociation  transforme  et  accroisse  la  richesse  publique,  que  la 
mortalité  diminue  encore  après  avoir  diminué  depuis  un  demi- 
siècle,  que  les  perfectionnemens  agricoles  et  le  bien-être  se  déve- 


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NOUVEAUX    PUBLICISTES.  739 

loppent  dans  les  campagnes,  que  les  chemins  de  fer  et  les  fils 
électriques  arrivent  jusqu'aux  derniers  confins  de  la  France  et  de 
l'Europe,  ce  seront  de  grands  biens  sans  doute.  Est-ce  là  cependant 
tout  le  progrès?  S'il  n'était  que  cela,  il  n'enflammerait  pas  tant  d'es- 
prits généreux,  toujours  occupés  à  en  rechercher  les  lois  et  les  con- 
ditions; il  perdrait  la  signification  qu'il  a  pour  les  intelligences 
viriles,  —  celle  de  l'élévation  graduée  du  niveau  moral  parmi  les 
hommes,  du  développement  de  la  justice  parmi  les  peuples,  de  la 
prédominance  croissante  du  droit  sur  la  force.  Il  n'y  a  plus  de  doute 
alors,  le  chiffre  de  la  production  et  de  la  consommation  est  la  me- 
sure du  progrès!  M.  Edmond  About,  de  sa  plume  preste  et  tran- 
chante ,  a  révélé  lui-même  la  faiblesse  de  son  ouvrage  en  disant  : 
u  Vous  remarquerez  peut-être,  si  vous  lisez  ce  livre  jusqu'au  bout, 
que  j'évite  le  mot  devoir  y  quoiqu'il  soit  très  sonore,  très  clair  et 
très  noble.  C'est  que  je  me  suis  interdit  la  plus  furtive  excursion 
dans  la  métaphysique.  »  Voilà  le  devoir  exilé  dans  la  métaphysique, 
dans  le  domaine  des  choses  non  démontrées  I  Toute  une  partie  mo- 
rale de  la  civilisation  disparaît  comme  une  excroissance  inutile,  et 
c'est  ainsi  que  cette  liberté  même,  qui  est  l'idée-mère  du  livre  de 
M.  About,  — puisque  c'est  par  la  liberté,  par  l'émancipation  de 
l'initiative  individuelle  que  l'auteur  d  Tolla  cherche  le  progrès,  — 
c'est  ainsi  que  cette  liberté  devient  un  fait  subalterne,  matériel,  un 
moyen  de  dégager  le  bien-être  universel,  de  tirer  le  meilleur  parti 
possible  «  d'une  humble  condition  et  d'une  cpurte  vie.  »  C'est  ainsi 
en  même  temps  que  cette  œuvre  sur  le  progrès  est  un  mélange  sin- 
gulier où  cb-culent  une  multitude  d'idées  justes  ingénieusement 
mises  en  lumière,  et  où  l'ensemble  est  indigeste  et  confus.  Dans 
cette  carrière  où  il  prodigue  une  impatiente  activité,  et  où  il  sème 
les  fniits  de  son  imagination,  M.  Edmond  About  a  trouvé  déjà  plus 
d'une  mésaventure,  sans  compter  le  demi-succès  qui  attend  vrai- 
semblablement le  Progrès.  Jeune,  hardi,  gai,  aimant  l'aventure, 
il  n'a  pas  toujours  réussi  auprès  de  la  jeunesse  elle-même,  et  il 
ne  s'est  pas  demandé  d'où  lui  venaient  ces  soudaines  bourrasques 
d'impopularité  littéraire.  Il  y  a  eu  bien  des  causes  peut-être;  il  y 
en  a  une  qui  tient  au  talent  de  l'auteur  du  Roi  des  Montagnes:  c'est 
qu'avec  de  la  netteté,  de  la  sûreté  et  de  la  verve,  il  n'a  pas  ce  qui 
atth-e,  ce  qui  popularise  un  écrivain  se  servant  de  l'imagination  pour 
répandre  une  idée  sérieuse.  Son  talent  pétille  sans  éclairer  et  sans 
échauffer;  il  s'agite  sans  émouvoir,  parce  qu'il  a  plus  d'habileté,  de 
subtilité  et  de  sécheresse  que  de  passion  et  d'élan.  Avec  ses  éclats 
d'ironie,  ses  saillies  étincelantes,  c'est  un  esprit  d'un  ordre  moyen, 
de  l'ordre  positif,  comme  il  le  dit,  un  esprit  qui  aime  le  succès,  qui 
le  cherche  sous  toutes  les  formes,  et  qui,  après  l'avoir  vu  fuir  au 


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7&0  BE7UE  DES  DEUX  MONDES. 

théâtre,  après  l'avoir  vivement  conquis  dans  le  roman,  risque  de  ne 
pas  le  trouver  dans  l'économie  sociale  et  la  politique,  même  quand 
il  cherche  à  répandre  des  idées  justes,  quand  il  s'attache  à  une 
cause  qui  est  celle  de  tous.  Il  manquait  évidemment  quelque  chose 
à  M.  Edmond  About  pour  se  donner  le  luxe  d'élever  en  cinq  cents 
pages  un  monument  au  dieu  Progrès. 

Ce  qui  est  certain  et  ce  qui  ressort  bien  plus  encore  de  toute  une 
situation  générale  que  de  quelques  œuvres  jetées  dans  le  mouve- 
ment de  tous  les  jours,  c'est  qu'un  souffle  nouveau  s'est  élevé;  un 
nouveau  courant  d'idées  se  forme,  grossit  à  chaque  instant,  et  ce 
courant  porte  vers  la  liberté.  Bien  des  nuances  peuvent  se  produire, 
bien  des  contestations  de  doctrines  peuvent  retentir  encore;  au  fond, 
toutes  les  divergences  s'effacent  dans  un  sentiment  unique  qui  se 
révèle  à  une  multitude  de  signes,  faits  de  la  vie  publique,  discus- 
sions philosophiques  et  religieuses,  travail  des  esprits.  Ce  n'est  pas 
un  ferment  de  révolte,  c'est  l'instinct  gradué,  tranquille  et  ferme 
de  la  nécessité  d'une  condition  élargie.  Si  vous  voulez  être  de  votre 
temps,  du  temps  d'aujourd'hui,  et  rester  dans  le  vrai  des  choses, 
laïques  et  hommes  d'église,  il  faut  entrer  sans  crainte  dans  ce  cou- 
rant et  y  marcher  avec  la  confiance  d'esprits  que  la  liberté  n'effraie 
pas.  Faites  appel  aux  forces  indépendantes  de  la  raison.  Agissez  par 
la  propagande  du  savoir,  de  l'éloquence,  de  la  persuasion,  et  sur- 
tout n'appelez  pas  à  votre  aide  la  puissance  des  répressions,  là  pé- 
rilleuse intervention  des  lois  pénales.  D'abord  vous  ne  réussiriez 
pas;  vous  ne  trouveriez  pas  même  l'appui  de  quelque  libéral  en 
retraite  converti  sur  ses  vieux  jours  à  l'excellence  du  droit  de  sup- 
primer ou  d'avertir  les  journaux.  Et  puis  vous  ressembleriez  à  quel- 
que exhumation  archéologique,  à  la  résurrection  étrange  d'hommes 
reprenant  un  dialogue  d'il  y  a  quinze  ans,  d'il  y  a  quatre-vingts 
ans  peut-être,  au  sein  d'une  société  qui  se  réveille  et  où  la  liberté 
redevient  l'air  vital  aspiré  et  désiré  par  les  âmes. 

Cu.  DE  Mazade. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  mars  1864. 


On  ne  saisirait  point  le  vrai  caractère  du  réveil  intellectuel  et  politique 
dont  nous  avons  eu,  dans  ces  derniers  temps,  à  indiquer  et  décrire  les  pre- 
miers symptômes,  si  Ton  perdait  de  vue  un  curieux  phénomène  au  milieu 
duquel  il  se  produit,  et  avec  lequel  il  contraste.  A  mesure  que  le  sentiment 
libéral  redevient  en  France  vigilant,  alerte  et  confiant,  il  se  passe  dans  les 
régions  gouvernementales  de  l'Europe  des  choses  étranges.  Tandis  qu'en 
bas  les  signes  de  vie  se  manifestent  avec  une  fraîcheur  pleine  de  promesses, 
en  haut  régnent  l'indécision,  l'incohérence,  le  décousu.  Depuis  une  dou- 
zaine d'années,  on  s'était  accoutumé  à  voir  les  gouvernemens  donner  l'im- 
pulsion aux  événemens;  c'était  d'eux  que  l'on  attendait  une  certaine  direc- 
tion des  choses.  Depuis  bientôt  une  année,  cette  direction  est  en  train  de 
leur  échapper.  On  ne  comprend  rien  à  leurs  desseins,  s'ils  en  ont,  ou  plu- 
tôt ils  semblent  n'en  point  avoir.  Les  gouvernemens  sont  atteints  d'une  cu- 
rieuse mollesse,  ne  laissent  percer  que  leurs  hésitations,  et  paraissent  avoir 
perdu  la  faculté  d'établir  entre  eux  un  concert  quelconque.  S'il  fallait  dé- 
finir d'un  mot  cet  état  de  choses,  on  dirait  que  l'action  gouvernante  et  di- 
rigeante en  Europe  est  en  proie  à  une  anarchie  indolente.  C'est  cette  si- 
multanéité et  ce  contraste  d'un  mouvement  libéral  prenant  son  point  de 
départ  au  foyer  intérieur  de  la  France  et  de  cette  anarchie  indolente  tra- 
vaillant sourdement  les  sphères  gouvernementales  qui  marquent  le  trait  de 
la  situation.  On  n'a  qu'à  jeter  un  coup  d'oeil  sur  les  principaux  faits  du 
moment  pour  se  convaincre  que  nous  donnons  à  cette  situation  son  nom 
véritable. 

Commençons  par  le  fait  extérieur  qui  en  ce  moment  a  pour  la  France 
l'intérêt  le  plus  prochain,  l'organisation  de  l'empire  du  Mexique  au  profit  de 
l'archiduc  Maximilien.  Quand  l'archiduc  a  eu  terminé  sa  visite  à  Paris, 
n'auralt-on  pas  cru  que  tout  était  fini?  Les  arrangemens  politiques  avaient 


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742  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

même  reçu  la  sanction  la  plus  positive  de  notre  époque,  la  consécration 
financière.  Le  nouvel  empereur  avait  trouvé  un  banquier,  et,  qui  mieux 
est,  un  banquier  anglais.  Une  des  plus  anciennes  et  des  plus  honorables 
fimis  de  la  Cité,  la  maison  Glyn,  se  chargeait  de  prêter  au  nouvel  em- 
pire mexicain  environ  120  millions  de  francs  effectifs  contre  livraison  de 
12  millions  de  rentes  mexicaines.  On  créait  un  6  pour  100  mexicain  que 
Ton  se  proposait  d'émettre  à  63.  Pour  assurer  le  crédit  du  nouveau  fonds 
d'état,  on  retenait  ici  à  notre  caisse  des  dépôts  et  consignations  une 
somme  suffisante  pour  payer  les  deux  premières  annuités  de  l'emprunt  et 
subvenir  aussi  au  paiement  pendant  deux  années  des  arrérages  des  an- 
ciens fonds  mexicains,  arrérages  qui  depuis  dix  ans  ne  sont  plus  sol- 
dés. Une  portion  de  l'emprunt  était  réservée  pour  la  France  et  devait  être 
mise  en  souscription  publique  par  un  de  nos  établissemens  les  plus  popu- 
laires, le  comptoir  d'escompte.  Tout  allait  donc  à  merveille.  Nous  allions 
en  finir  avec  les  soucis  et  les  charges  de  notre  aventure  mexicaine.  Nous 
pouvions  entrevoir  le  terme  de  nos  sacrifices,  nous  pouvions  espérer  de 
revoir  enfin  nos  soldats.  Nous  donnions  du  même  coup  au  Mexique  un  em- 
pereur, une  armée  sous  forme  de  légion  étrangère  et  un  trésor.  Nous 
avions  même  le  délicat  plaisir  de  présenter  ainsi  de  nos  propres  mains, 
avec  la  couronne  de  plumes  des  Incas,  une  magnifique  indemnité  au  prince 
jeune,  éclairé,  réputé  libéral,  que  nous  avions  dû  déposséder  de  la  vice- 
royauté  lombarde  en  faisant  en  1859  la  guerre  d'Italie.  Candide  aurait  dit 
que  tout  allait  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes  possibles,  lors- 
qu'un incident  nouveau  est  venu,  pour  un  court  moment  nous  l'espérons, 
embrouiller  la  péripétie  de  ce  beau  roman  mexicain. 

Pourquoi  cet  incident  est-il  survenu  si  tard?  pourquoi  n'avait-il  pas  été 
prévu  et  tourné  depuis  longtemps?  Voilà  la  critique  que  nous  nous  per- 
mettrons d'adresser  à  l'indolente  anarchie  qui  préside  à  la  direction  de 
l'Europe.  La  famille  impériale  et  la  cour  d'Autriche  ont  voulu,  avant  que 
l'archiduc  Maximilien  n'allât  tenter  sa  nouvelle  fortune,  fixer  la  situation 
de  ce  prince  en  face  des  chances  dynastiques  que  lui  donnait  sa  position  si 
voisine  du  trône  d'Autriche.  L'archiduc,  en  devenant  empereur  du  Mexique, 
conserverait-il  ou  abandonnerait-il  ses  droits  éventuels  à  la  couronne  d'Au- 
triche? Telle  était  la  question.  Que  l'archiduc  Maximilen  eût  préféré  par- 
tir en  laissant  la  question  indécise,  cela  se  comprend.  On  ne  comprend 
pas  moins  que  le  gouvernement  autrichien  et  la  famille  impériale  aient 
demandé  à  l'archiduc  une  renonciation  expresse  à  ses  droits  de  succession 
en  Autriche.  Si  les  fils  de  François-Joseph  venaient  à  mourir,  si  l'archiduc 
Maximilien  était  appelé  au  trône,  ce  ne  serait  pas  un  mince  embarras  pour 
le  gouvernement  autrichien  d'attendre  qu'un  empereur  lui  arrivât  du  Mexi- 
que. La  profession  d'empereur  mexicain  n'est  probablement  point  le  meil- 
leur apprentissage  que  l'on  puisse  souhaiter  à  Vienne  pour  un  empereur 
d'Autriche;  puis  il  y  a  l'inconvénient  d'un  interrègne,  lequel  pourrait  être 


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REVUE.    —   CHRONIQUE,  743 

très  grave  pour  une  monarchie  exposée  comme  la  monarchie  autrichienne 
à  d'incessans  périls.  Enfin,  et  c'est  l'objection  politique  la  plus  grave  au 
point  de  vue  des  intérêts  autrichiens,  s'il  prenait  fantaisie  à  l'empereur  du 
Mexique,  soudainement  appelé  au  trône  d'Autriche,  de  cumuler  les  deux 
couronnes,  dans  quelles  ruineuses  complications  la  politique  autrichienne 
ne  serait-elle  pas  engagée  I  Se  figure-t-on  l'Autriche  entraînée  par  le  caprice 
de  son  souverain  à  lutter  pour  conserver  en  Amérique  une  domination  que 
l'Espagne,  après  une  possession  de  plusieurs  siècles,  a  été  obligée  d'aban- 
donner! Imagine-t-on  TAutriche  encourant  la  chance  d'entreprendre  et  de 
soutenir  au  Mexique  des  expéditions  dans  le  goût  de  celle  qui  a  tant  pesé  à  la 
France!  Nous  ne  sommes  donc  point  surpris  de  ce  qui  vient  de  se  passer  à 
Vienne.  Un  conseil  de  famille,  un  conseil  composé  de  nous  ne  savons  com- 
bien d'archiducs,  a  décidé  que  l'archiduc  Maximillen  devrait,  en  acceptant 
la  couronne  du  Mexique,  faire  l'abandon  de  ses  droits  héréditaires  en  Au- 
triche. Cette  décision  nous  paraît  juste  et  sage.  On  prétend  qu'elle  a  étonné 
l'archiduc  Maximilien;  on  prétend  qu'à  la  suite  de  la  résolution  du  conseil 
des  archiducs'  une  vive  controverse  s'est  engagée  à  coups  de  télégrammes 
entre  Miramar,  Paris  et  Vienne.  Au  point  où  les  choses  étaient  arrivées,  ce 
subit  émoi  nous  étonne.  L'archiduc  Maximilien  ne  peut  plus  refuser  ni  de 
partir  pour  le  Mexique,  ni  de  donner  la  renonciation  que  sa  famille  et  son 
pays  lui  demandent.  Il  ne  faudrait  pas  que  l'archiduc  mît  en  avant  le  sacri- 
fice de  ses  prétentions  dynastiques  en  Autriche  pour  obtenir  comme  com- 
pensation du  gouvernement  français  des  engagemens  positifs  d'avenir  qui 
accroîtraient  encore  la  charge  des  engagemens  moraux  que  nous  avons 
contractés  envers  lui.  En  acceptant  l'œuvre  qui  s'offre  à  lui  au  Mexique,  et 
qui,  si  elle  est  hérissée  de  difficultés,  n'est  point  sans  promesse  de  gloire,  il 
convient  à  l'archiduc  Maximilien  de  ne  point  frapper  dès  le  début  son  en- 
treprise de  discrédit.  Or  comment  l'archiduc  serait-il  en  droit  d'obtenir 
pour  son  nouvel  empire  la  confiance  des  Mexicains,  des  capitalistes  d'Eu- 
rope et  des  gouvernemens,  s'il  se  montrait  lui-môme  défiant  de  l'avenir,  et 
s'il  laissait  lire  dans  son  cœur,  en  quittant  l'Europe,  une  intime  pensée  de 
retour?  —  La  renonciation  aux  droits  dynastiques  autrichiens,  l'archiduc 
Maximilien  la  doit  au  Mexique  et  à  la  France  bien  plus  encore  qu'à  sa  fa- 
mille et  à  l'Autriche.  Lorsque  l'on  a  voulu  ou  consenti  à  vouloir  être  em- 
pereur du  Mexique,  il  faut  faire  de  la  couleur  locale,  il  faut  imiter  Fernand 
Cortez,  il  faut  brûler  ses  vaisseaux. 

Nous  nous  refusons  donc  à  croire  que  cette  complication,  qui  semble 
avoir  été  une  surprise  pour  les  politiques  de  profession  aussi  bien  que 
pour  l'opinion  publique,  ajourne  longtemps  l'acceptation  définitive  de  l'ar- 
chiduc Maximilien,  et  retarde  la  solution  au  moins  momentanée  de  l'affaire 
mexicaine.  Si  de  la  question  du  Mexique  nous  passons  à  la  question  dana- 
allemande,  on  nous  dispensera  de  justifier  sur  ce  point  le  reproche  général 
d'incohérence  et  de  confusion  que  nous  adressons  à  l'action  gouvernemen- 


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744  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

taie  européenne.  Toutes  les  conséquences  de  la  faiblesse  de  cette  action 
gouvernementale  s'étalent  depuis  six  mois  dans  cette  triste  affaire  des  du- 
chés. Ici  le  désordre  politique  et  le  scandale  d'hostilités  sanglantes  gratui- 
tement entreprises  touchent-ils  à  leur  fin?  Il  n'est  peut-être  pas  interdit 
de  l'espérer.  L'engagement  militaire  le  plus  grave  de  la  campagne  vient 
d'avoir  lieu  à  Dûppel.  Les  Danois  ont  bravement  repoussé  un  violent  et  opi- 
niâtre assaut  des  Prussiens.  C'est  au  moment  où  cette  guerre  fait  verser 
sans  utilité  le  plus  de  sang  que  la  réunion  de  la  conférence  devient  enfin 
vraisemblable.  Les  invitations  de  l'Angleterre  assignent  le  12  avril  prochain 
comme  la  date  de  cette  réunion.  La  conférence  est  acceptée  par  les  bel- 
ligérans,  la  Prusse  et  l'Autriche  d'une  part,  le  Danemark  de  l'autre,  sur 
la  base  élastique  de  l'intégrité  de  la  monarchie  danoise.  Le  consentement 
de  la  Russie  et  de  la  France  ne  fait  point  de  doute.  Il  n'y  a  plus  en  sus- 
pens que  l'adhésion  de  la  diète  de  Francfort.  Que  fera  la  diète?  La  Prusse 
et  l'Autriche  ont-elles  récemment  acquis  plus  d'ascendant  sur  leurs  confé- 
dérés et  entraîneront -elles  la  majorité  de  la  diète  vers  l'acceptation?  Les 
hommes  qui  dirigent  les  états  moyens  et  petits  de  l'Allemagne  se  trou- 
vent en  présence  d'une  grave  respoHsabilité.  Le  courant  habituel  de  leurs 
prétentions,  qui  les  porte  à  vouloir  jouer  un  rôle  dans  les  grandes  déli- 
bérations européennes,  devrait  les  décider  à  bien  accueillir  l'invitation  qui 
leur  est  adressée.  L'occasion  qui  s'oflfre  à  eux  de  prendre  part  à  une  con- 
férence européenne  et  de  faire  consacrer  à  ce  point  de  vue  par  un  pré- 
cédent solennel  le  droit  qu'ils  revendiquent  depuis  si  longtemps,  cette 
occasion  est  unique,  et,  s'ils  la  laissent  échapper,  ils  ne  pourront  plus 
désormais  s'en  prendre  qu'à  eux-mêmes  de  l'abaissement  et  de  l'annula- 
tion des  états  secondaires.  La  seule  objection  qu'ils  puissent  alléguer  pour 
se  tenir  à  l'écart  de  la  conférence,  c'est  que  la  base  adoptée  de  l'intégrité 
de  la  monarchie  danoise  est  contraire  à  l'opinion  qu'ils  ont  jusqu'à  pré- 
sent manifestée  sur  la  question  de  succession  dans  les  duchés.  C'est  ici 
qu'on  va  voir  si  l'esprit  politique  l'emporte  en  eux  sur  l'esplVit  de  pédan- 
tisme.  La  conférence,  en  se  formant  sur  une  base  vague,  réserve  évi- 
demment une  grande  latitude  à  ses  délibérations.  Son  véritable  objet,  un 
objet  d'humanité  et  de  conciliation  pacifique,  est  de  mettre  fin  à  la  guerre. 
La  question  de  l'intégrité  de  la  monarchie  danoise  est  susceptible,  on  le 
sait,  de  plusieurs  interprétations.  Nous  avons  déjà  dit  que  l'une  de  ces 
interprétations,  le  système  de  l'union  personnelle,  ne  répugne  pas  moins 
aux  Danois  qu'aux  états  secondaires  :  la  nation  danoise  irait  jusqu'à  pré- 
férer à  ce  système  la  séparation  complète  du  Holstein.  La  discussion  au 
sein  de  la  conférence  paraît  donc  devoir  modifier  la  base  aujourd'hui  pro- 
posée, et  les  états  secondaires  perdraient  volontairement  le  bénéfice  des 
modifications  possibles  et  probables,  si  la  diète  s'excluait  elle-même  de  la 
conférence.  Nous  ne  voulons  donc  point  nous  attendre  à  un  refus  incon- 
sidéré de  la  diète  ;  nous  ne  voulons  pas  croire  non  plus  que  la  diète  puisse 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  7âô 

être  encouragée  dans  une  méticuleuse  résistance  par  un  grand  gouverne- 
ment. Les  états  secondaires  d'Allemagne  ont  été  récemment  représentés 
à  Paris  par  un  prince  actif  et  influent.  Le  duc  de  Saxe-Cobourg  est  venu 
sans  doute  plaider  auprès  de  Tempereur  la  thèse  et  la  cause  des  cours 
secondaires:  mais  nous  ne  croyons  point  trop  nous  avancer  en  affirmant 
qu'il  n'est  pas  en  France  une  tête  politique  sensée  qui  voulût  prendre  la 
responsabilité  de  perpétuer  le  désordre  en  Allemagne  et  dans  le  nord  de 
l'Europe  par  des  encouragemens  puérils  donnés  à  toutes  les  prétentions 
vétilleuses  que  les  petites  cours  ont  émises  à  propos  du  règlement  de  la 
question  danoise.  Si  la  politique  de  la  France  a  toujours  été  de  soutenir 
les  petits  états  allemands  dans  la  défense  de  leurs  droits  et  de  leurs  légi- 
times intérêts,  ce  serait  tromper  gravement  ces  petits  états  que  de  leur 
laisser  croire  que  cette  politique  pourrait  jamais  être  mise  au  service  de 
leurs  préjugés  ou  de  leurs  rancunes  intestines.  La  France  elle-même,  son 
histoire  et  le  sentiment  de  la  balance  des  forces  en  Europe  le  lui  disent  as- 
sez, serait  la  première  dupe  et  la  première  victime  d'une  telle  aberration. 
La  place  que  la  politique  française  a  donnée  au  principe  des  nationalités 
nous  permettra  peut-être,  dans  l'afTaire  du  Holstein,  de  ménager  des  com- 
binaisons compatibles  avec  les  vœux  de  l'Allemagne;  mais  ce  même  prin- 
cipe des  nationalités,  si  brutalement  violé  dans  le  Slesvig  contre  les  popu- 
lations de  race  danoise  par  les  armées  d'occupation  de  Prusse  et  d'Autriche, 
nous  trace  la  limite  au-delà  de  laquelle  nous  ne  pouvons,  en  aucun  cas, 
suivre  les  aspirations  allemandes. 

Nous  avons,  quant  à  nous,  un  motif  particulier  de  souhaiter  la  prompte 
réunion  de  la  conférence  :  il  nous  tarde  en  effet  de  voir  la  politique  fran- 
çaise sortir  enfin  de  l'attitude  effacée  et  presque  boudeuse  qu'elle  a  gardée 
jusqu'à  ce  jour  devant  le  différend  dano-allemand.  Une  pareille  attitude 
peut  bien,  pour  un  certain  temps,  ressembler  à  une  manœuvre  diploma- 
tique; mais  à  la  longue  la  manœuvre  cesserait  d'être  habile  et  finirait  par 
paraître  mesquine.  Le  soin  de  notre  dignité,  l'intérêt  de  notre  autorité 
morale,  exigent  que  nous  ayons  sur  l'équilibre  du  Nord  une  politique  dé- 
finie, décidée,  hautement  avouée.  De  deux  choses  l'une  :  ou  la  conférence 
réussira  ou  elle  échouera.  Dans  les  deux  cas,  l'événement  ne  tournerait  ni 
à  notre  profit  ni  à  notre  honneur,  si  nous  avions  assisté  au  différend  bou- 
tonnés, inertes,  passifs,  avec  mauvaise  grâce.  Dans  l'hypothèse  du  succès, 
comme  nous  aurions  tout  laissé  faire  à  l'Angleterre,  c'est  à  la  politique  an- 
glaise que  reviendrait  tout  le  mérite;  une  réaction  s'opérerait  au  profit  de 
cette  politique  dans  l'opinion  européenne.  Naguère  elle  excitait  la  raillerie, 
on  la  montrait  s'épuisant  dans  une  agitation  stérile,  on  raillait  ses  impuis- 
sans  efforts,  on  la  disait  déconsidérée;  mais  le  succès  changerait  la  phy- 
sionomie des  choses.  On  dirait  alors  à  l'avantage  de  cette  politique  qu'elle 
aurait  pacifié  le  nord  de  l'Europe  sans  risquer  une  guerre  générale  ;  on  la 
louerait  de  ne  s'être  point  laissé  décourager  par  de  nombreux  déboires. 


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746  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

on  vanterait  sa  modestie  laborieuse,  on  lui  saurait  gré  de  n'avoir  pas 
douté  de  l'esprit  de  notre  époque  et  de  n'avoir  pas  désespéré  de  la  force 
morale  de  la  discussion.  En  cas  d'insuccès,  on  finirait  par  accuser  l'abs- 
tention systématique  de  la  France,  et  nous  ne  voyons  pas  quels  avantages 
cette  abstention  aurait  pu  nous  procurer  au  point  de  vue  des  alliances. 
Enfin  l'esprit  français,  les  intérêts  économiques  français  soufiTrent  de  cette 
longue  réserve  silencieuse.  C'est  le  premier  besoin  de  ce  pays  de  voir  clair 
devant  lui.  U  veut  savoir  où  on  le  mène.  11  devient  nerveux  et  impatient 
lorsqu'il  est  réduit  à  percer  de  ses  conjectures  incertaines  les  méditations 
secrètes  de  son  gouvernement,  lorsqu'il  est  arrêté  trop  longtemps  devant 
ces  trois  questions  comme  en  un  carrefour  :  le  gouvernement  pense  peut- 
être  à  quelque  chose,  peut-être  à  tout,  peut-être  à  rien.  La  réunion  de  la 
conférence  ferait  cesser  cette  incertitude  vraiment  anxieuse  de  l'opinion 
publique.  Une  autre  occasion  d'obtenir  des  éclaircissemens  nécessaires  se 
présentera  quand  viendra  devant  le  corps  législatif  la  discussion  du  budget. 
A  mesure  qu'éclatait  le  conflit  dano-allemand,  l'Italie  a  tenu  pendant 
quelque  temps  une  grande  place  dans  les  préoccupations  inquiètes  de  l'o- 
pinion. On  redoutait  que  l'Italie  ne  vît  dans  les  opérations  militaires  de 
l'Autriche  dans  le  Slesvig  une  de  ces  occasions  que  le  roi  Victor-Emma- 
nuel appelait  publiquement  au  début  de  cette  année  avec  une  impatience 
prophétique.  Ces  alarmes  sont  aujourd'hui  beaucoup  calmées;  la  bonne 
conduite  du  gouvernement  italien  a  rassuré  les  esprits.  Le  ministère  ita- 
lien travaille  avec  une  fort  louable  activité  à  l'organisation  financière  du 
pays.  Aux  projets  de  loi  de  M.  Minghetti  dont  nous  avons  parlé,  nous  de- 
vons ajouter  celui  que  le  ministre  du  commerce,  M.  Manna,  a  présenté  et 
fait  passer  au  sénat.  Chose  curieuse ,  au  moment  où  en  France  des  finan- 
ciers, soutenus  en  cela  par  des  économistes  qui  ont  des  idées  assez  peu 
claires,  assez  peu  saines  en  matière  de  crédit,  cherchent  à  se  servir  parmi 
nous  de  la  Banque  de  Savoie  pour  préconiser  et  établir  le  système  de  la 
pluralité  ou  plutôt  de  la  dualité  des  banques,  et  tandis  qu'avec  cette  polé- 
mique intempestive  on  a  contrarié  dans  une  période  difficile  le  crédit  de 
la  Banque  de  France  et  le  crédit  de  l'état,  l'Italie  et  son  ministre  du  com- 
merce, qui  est  un  économiste  éminent,  ont  travaillé  à  réaliser  l'unification 
des  banques.  Il  reste  au  projet  de  M.  Manna  à  subir  l'épreuve  du  vote  de 
la  chambre  des  députés.  Peut-être  recevra-t-il  dans  cette  chambre  quel- 
ques modifications  de  détail;  mais  ('organisation  unitaire  de  la  Banque 
d'Italie  est  dès  à  présent  assurée,  et  l'on  peut  prédire  qu'elle  fonctionnera 
en  1865.  L'Italie  est  donc  tranquille;  la  seule  exception  au  repos  intérieur 
dont  elle  jouit  se  présente  encore  dans  quelques  provinces  napolitaines  où 
le  brigandage  essaie  de  reparaître.  Il  est  certain  que  les  brigands  signalés 
sont  partis  de  Rome,  et  ont  profité  de  l'odieux  droit  d'asile  dont  ils  jouis- 
sent dans  les  possessions  pontificales  pour  s'abattre  de  nouveau  sur  les 
provinces  napolitaines.  On  sait v  aujourd'hui  ce  qu'est  le  brigandage  par 


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REVUE.    —  CHRONIQUE.  7^7 

les  horreurs  qui  viennent  d'être  révélées  dans  le  long  procès  des  frère& 
La  Gala  et  des  passagers  de  VAunis.  Que  ces  monstrueux  assassins  aient 
joui  de  la  protection  du  gouvernement  pontifical,  et  que  cette  protection 
s'étende  encore  sur  les  recrues  des  bandes  qui  se  reforment  au  sud  de 
ritalie,  n'est-ce  point  le  plus  triste  exemple  de  l'anarchie  morale  dont  nous 
parlions  en  commençant?  L'inquiétude  la  plus  récente  qui  nous  soit  venue 
du  côté  de  l'Italie  a  pour  objet  la  santé  déclinante  du  pape  ;  nous  croyons 
que  les  nouvelles  peu  rassurantes  qui  depuis  quelque  temps  ont  été  répan- 
dues à  ce  sujet  sont  malheureusement  exactes  :  c'est  dire  que  les  préoc- 
cupations que  peut  exciter  un  si  grand  et  si  grave  intérêt  sont  fondées. 
Un  incident  qui  n'est  point  étranger  aux  affaires  italiennes  est  le  voyage 
annoncé  de  Garibaldi  en  Angleterre.  L'épisode  qui  se  prépare  de  l'autre 
côté  du  détroit  ne  nous  paraît  point  devoir  produire  de  conséquences  po- 
litiques; il  ne  sera  qu'un  des  phénomènes  moraux  caractéristiques  de  ce 
temps-ci.  U  va  sans  dire  que  Garibaldi  rencontrera  en  Angleterre  et  de  la 
part  de  toutes  les  classes  de  la  population  un  accueil  enthousiaste.  Les  ova- 
tions qui  attendent  Garibaldi  ne  doivent  pas  nous  surprendre^  et  nous  ne 
doutons  point  qu'il  n'en  obtînt  de  semblables  des  populations  des  grandes 
villes  françaises.  Entre  les  masses  et  des  hommes  tels  que  Garibaldi  il  y  a 
d'impétueux  courans  d'électricité  qu'aucune  puissance  humaine  ne  peut 
interrompre.  Une  grande  simplicité  d'esprit,  une  inflexible  droiture  de  des- 
sein, un  enthousiasme  inépuisable ,  un  désintéressement  absolu,  une  exis- 
tence d'aventures  semée  des  péripéties  les  plus  surprenantes,  le  chef  traqué 
de  1849  conquérant  dix  ans  plus  tard  un  royaume  en  malle-poste  et  en  che- 
min de  fer,  et  deux  ans  après  encore  tombant  blessé  et  prisonnier  dans  une 
folle  entreprise  accomplie  pour  l'idée  qui  est  l'unité  de  sa  vie,  il  y  a  là  plus 
de  qualités  morales  et  de  merveilleux  qu'il  n'en  faut  pour  s'emparer  du 
cœur  et  de  l'imagination  des  peuples.  Mais  ce  qui  est  étrange,  c'est  que 
l'homme  singulier  qui  est  aujourd'hui  le  saint  et  le  héros  des  causes  ré- 
volutionnaires soit  conduit  en  triomphe  au  sein  de  la  société  la  plus  con- 
servatrice qu'il  y  ait  au  monde,  par  le  peuple  le  moins  révolutionnaire  qui 
ait  jamais  existé.  Ce  contraste  ne  sera  pas  l'aspect  le  moins  bizarre  du  spec- 
tacle que  l'Angleterre  s'apprête  à  nous  donner.  L'entière  et  imperturbable 
sécurité  dont  l'Angleterre  jouit  à  l'endroit  des  révolutions  est  probable- 
ment une  des  causes  de  l'empressement  candide  avec  lequel  elle  va  saluer 
la  plus  grande  figure  des  révolutions  contemporaines.  Un  révolutionnaire 
de  ce  tempérament  et  de  cette  ampleur  est  en  effet  ce  qui  ressemble  le 
moins  aux  Anglais,  c'est  la  curiosité  politique  la  plus  extraordinaire  qu'il 
.  puisse  leur  être  donné  de  contempler.  Garibaldi  sera  un  peu  pour  eux 
ce  que  le  prince  de  Galles  fut,  il  y  a  quelques  années,  pour  les  masses 
républicaines  des  États-Unis.  On  est  quelquefois  choqué  sur  le  continent 
de  l'hospitalité  que  des  révolutionnaires  européens  reçoivent  dans  la  so- 
ciété anglaise;  on  y  voit  à  tort  la  preuve  de  sympathies  que  l'on  regarde 


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7à8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

comme  immorales  et  scandaleuses.  C'est  bien  plus  parles  disparates qi 
par  les  ressemblances  que  se  forment  souvent  ces  liaisons  qui  noos  cb( 
quent.  Un  proscrit,  un  conspirateur  européen  devient  facilement  à  Lom 
le  lion  d'une  saison.  La  société  anglaise  ne  comprend  guère  nos  luttes  et 
nos  animosités  politiques.  Elle  a  vu  souvent  aussi  le  banni  et  le  conspi* 
rateur  de  la  veille  devenir  dans  son  pays  le  grand  personnage  du  leode^ 
main;  on  la  mettrait  dans  un  cruel  embarras,  si  on  l'obligeait  àdefiner 
d'avance  ceux  qui  seront  les  favoris  de  la  fortune,  et  à  ne  réserrer  s» 
égards  que  pour  ceux-là.  Du  reste,  si  la  société  anglaise  est  exposée  à  cob- 
mettre  à  cet  égard  quelques  imprudences,  une  fois  ces  imprudences  re» 
connues,  elle  les  juge  avec  une  juste  sévérité.  Garîbaldi  arrive  en  Angle- 
terre au  moment  même  où  la  société  politique  anglaise  est  encore  ém« 
de  la  révélation  des  rapports  regrettables  qui  ont  existé  entre  un  membre 
du  parlement  et  du  ministère,  M.  Stansfeld,  et  M.  Mazzini.  Dans  les  circon- 
stances actuelles,  il  faudra,  croyons-nous,  que  Garibaldi  fasse  preuve  de 
beaucoup  de  discrétion  et  de  tact,  s'il  ne  veut  point  s'exposer  i  perdre 
brusquement  la  faveur  de  la  nation  anglaise. 

Cet  incident  des  relations  de  M.  Stansfeld  avec  M.  Mazzini,  remis  ea 
lumière  par  le  procès  de  Greco,  a  paru  devoir  compromettre  un  iûsunt 
l'existence  du  cabinet  de  lord  Palmerston.  Sans  doute  personne  n'a  cra 
dans  le  parlement  que  M.  Stansfeld  pût  être  le  confidefXt  des  conspiratioiu 
auxquelles  M.  Mazzini  est  directement  ou  indirectement  mêlé  ;  mais  Tboo- 
neur  anglais  a  été  blessé  à  l'idée  que  l'adresse  d'un  membre  de  h  cbambre 
des  communes  et  du  gouvernement  pût  se  trouver  dans  la  poche  de  misé- 
rables auteurs  de  complots  de  meurtre  comme  un  moyen  naturel  de  cor- 
respondre avec  M.  Mazzini.  Que  M.  Mazzini  soit  coupable  ou  non  des  compli- 
cités qu'on  lui  reproche,  il  est  un  bien  maladroit  conspirateur,  un  homme 
bien  compromettant,  puisque  les  couvertures  de  lettres  que  lui  prêtent  ses 
amis  sont  à  la  disposition  des  plus  vils  criminels.  Il  suffit  d'ailleurs,  pour 
que  M.  Mazzini  soit  justement  suspect  et  excite  la  défiance,  de  rappeler, 
comme  l'a  fait  sir  H.  Stracey  d'après  la  Revue  des  Deux  Mondes,  l'aveu  iro- 
nique qu'il  publia,  il  y  a  quelques  années,  du  concours  qu'il  prêta  autrefois 
à  un  projet  de  complot  contre  la  vie  du  roi  Charles-Albert.  La  découverte 
des  relations  de  M.  Stansfeld  avec  M.  Mazzini  a  donc  été  pour  la  société 
anglaise  une  pénible  surprise.  M.  Stansfeld  a  rendu  cet  incident  plus  désa- 
gréable, pour  la  chambre,  le  ministère  et  lui-même,  en  n'y  coupant  point 
court  tout  de  suite  par  l'exposé  complet  des  rapports  qu'il  a  eus  avec  le 
conspirateur  italien,  par  l'expression  du  regret  qu'a  dû  lui  laisser  une  com- 
plaisance inconsidérée.  Cet  incident  a  été  un  contre-temps  douloureux 
pour  le  cabinet  de  lord  Palmerston.  M.  Stansfeld  représente  dans  le  gou- 
vernement la  portion  des  membres  radicaux  de  la  chambre  qui  soutien- 
nent le  ministère.  C'est  un  homme  d'un  talent  réel,  qui,  comme  lord  de 
l'amirauté,  a  rendu  dans  le  département  de  la  marine  des  services  positi/s 


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REVUE,    —   CHRONIQUE,  749 

en  réalisant  des  économies  goûtées  par  le  parti  radical,  qui  marche  avec 
lui.  La  retraite  de  M.  Stansfeld  eût  tendu  à  ébranler  la  majorité,  déjà  si 
faible,  qui  soutient  le  cabinet.  Lord  Palmerston,  qui  a  toujours  vaillam- 
ment couvert  ses  amis  en  détresse,  n'a  pas  voulu  accepter  la  retraite  de 
M.  Stansfeld.  Nous  croyons  cependant  que  l'enseignement  qui  ressort  de 
cet  incident  regrettable  ne  sera  point  perdu.  On  doit  rendre  au  gouverne- 
ment français  cette  justice,  qu'il  s'est  conduit  dans  cette  circonstance  avec 
une  discrétion  habile  et  de  bon  goût;  il  a  laissé  ainsi  la  société  anglaise 
faire  seule  justice  de  l'imprudence  de  l'un  de  ses  membres.  Il  faut  en- 
core porter  cette  aventure  au  compte  de  l'anarchie  actuelle,  anarchie  dont 
le  ministère  anglais  a  donné  plusieurs  fois  le  spectacle  dans  ces  derniers 
temps,  et  qui  semblait  annoncer  sa  chute  prochaine.  Le  membre  le  plus 
brillant  de  ce  cabinet,  M.  Gladstone,  n'a  point  échappé  lui-môme  à  la  mau- 
vaise influence  qui  règne  dans  les  sphères  gouvernementales.  M.  Gladstone 
a  présenté  cette  année  un  admirable  projet  de  loi,  une  de  ces  mesures  qui 
honoreront  le  plus  son  illustre  carrière,  en  proposant  en  faveur  des  ouvriers 
une  institution  d'assurance  sur  la  vie  qui  doit  être  administrée  par  l'état. 
Malheureusement,  dans  le  beau  discours  qu'il  a  prononcé  à  cette  occasion, 
il  a  glissé  sans  utilité  et  sans  motifs  une  allusion  à  un  membre  de  la  cham- 
bre des  communes,  laquelle,  relevée  avec  vigueur  et  talent  par  le  député 
attaqué,  a  donné  matière  à  un  fâcheux  débat  personnel  qui  s'est  terminé 
par  la  rétractation  loyale  du  chancelier  de  l'échiquier.  C'est  cependant  sur 
M.  Gladstone  qu'il  faut  compter  pour  donner  du  lustre  à  la  seconde  partie 
de  la  session  du  parlement  anglais.  Il  va  présenter  son  budget  :  en  Angle- 
terre, un  budget  fait  ou  défait  la  popularité  d'un  cabinet.  Le  sort  du  mi- 
nistère anglais  est  donc  attaché  en  grande  partie  au  prochain  budget  de 
M.  Gladstone. 

La  politique  intérieure  aurait  entièrement  chômé  chez  nous  depuis  quinze 
jours  sans  les  récentes  élections  parisiennes  et  sans  une  discussion  impor- 
tante soulevée  au  sénat  par  le  rapport  d'une  pétition.  Les  élections  de  Paris 
ne  peuvent  donner  lieu  à  aucune  observation;  il  n'y  avait  pas  de  luttes 
de  partis  et  de  candidatures;  le  résultat  était  connu  d'avance.  Quant  à  la 
discussion  du  sénat,  on  ne  saurait  la  passer  sous  silence,  car  elle  montre 
combien  les  principes  fondamentaux  de  la  société  moderne  sont  loin  en- 
core d'avoir  pénétré  môme  parmi  ceux  qui  sont  appelés  aujourd'hui,  par 
la  place  qu'ils  occupent  dans  les  grands  corps  de  l'état,  à  influer  sur  la  di- 
rection de  la  France.  L'auteur  de  la  pétition  présentée  au  sénat  demandait 
que  les  publications  récentes  soutenant  des  doctrines  contraires  à  la  reli- 
gion fussent  l'objet  d'une  répression  publique.  Cette  pétition  était  un  des 
échos  de  la  bruyante  réaction  qu'a  soulevée  le  livra  fameux  de  M.  Renan, 
la  Vie  de  Jésus,  Un  cardinal,  M.  de  Boanechose,  n'a  point  hésité  à  deman- 
der pour  lé  dogme  catholique  l'appui  du  pouvoir  politique;  M.  Delangle  et 
le  commissaire  du  gouvernement  ont  victorieusement  soutanu  le  véritable 


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750  RETUE   DES  DEUX  MONDES. 

principe  moderne,  la  neutralité  en  matière  de  dogme.  Les  personnes  et  1» 
opinions  des  orateurs  n'appartiennent  point  à  notre  contrôle,  puisque  nous 
ne  pourrions  essayer  de  juger  les  unes  et  d'apprécier  les  autres  sans  noos 
exposer  au  péril  d'un  compte-rendu  illicite;  mais  le  fait  capital  de  cette 
discussion  subsiste  :  des  chefs  de  l'église  catholique  et  à  leur  suite  des  ca- 
tholiques laïques  s'obstinent  à  ne  point  vouloir  comprendre  où  finissent  en 
matière  religieuse  les  droits  de  l'état  et  où  commencent  les  droits  de  la  con- 
science. L'état  doit  aux  cultes  sa  protection  contre  l'injure  et  l'outrage, 
et  non  contre  les  dissidences  religieuses  ou  scientifiques.  L'état  vis-à-fis 
de  ces  dissidences  n'a  aucun  droit  d'intervention,  non,  comme  on  le  disait 
autrefois  avec  amertume,  que  l'état  professe  l'indiiTérence  à  l'égard  des  re- 
ligions, non  qu'il  soit  athée  :  l'état  est  tout  simplement  incompétent  Le 
royaume  de  Dieu  n'est  pas  de  ce  monde,  les  sanctions  des  croyances  reli- 
gieuses prennent  l'homme  à  partir  de  la  tombe;  le  royaume  de  l'état  n'est 
que  de  ce  monde ,  ses  sanctions  ne  suivent  l'homme  que  jusqu'à  la  tombe. 
La  puissance  politique  agissant  au  profit  d'une  croyance  religieuse  contre 
une  autre  croyance  et  une  autre  doctrine  ne  pourrait  que  faire  acte  d'in- 
tolérance, de  persécution,  d'injustice,  puisqu'elle  envahirait  sans  compé- 
tence et  sans  discernement  le  domaine  de  la  conscience  individuelle.  Quand 
une  croyance  religieuse  dénonce  dans  une  doctrine  qui  nie  ses  dogmes 
une  attaque  dirigée  contre  elle,  c'est  son  afilaire  de  se  défendre  par  la  con- 
troverse, par  l'évocation  du  sentiment  religieux,  par  les  moyens  spirituels 
et  moraux  dont  elle  dispose;  à  moins  de  prétendre  à  dominer  l'état,  elle  ne 
saurait  l'appeler  à  son  secours  que  contre  l'insulte.  Si  un  cardinal  faisait 
partie  d'une  assemblée  politique  dans  un  pays  jouissant  de  la  plénitude  de 
la  liberté  religieuse,  aux  États-Unis  par  exemple,  jamais  il  ne  pourrait  lui 
venir  à  l'esprit  d'émettre  des  réclamations  semblables  à  celles  que  le  sénat 
français  a  entendues.  Comment  arrive-t-il  donc  que  malgré  l'œuvre  accom- 
plie par  la  révolution  française ,  malgré  les  principes  de  notre  droit,  mal- 
gré l'admirable  clarté  avec  laquelle  la  limite  des  deux  souverainetés  et 
des  deux  compétences  a  été  tracée  par  M.  Royer-Collard  dans  son  discours 
sur  la  loi  du  sacrilège,  l'église  en  France  maintienne  des  prétentions  si 
blessantes  pour  la  société  moderne?  Peut-être  n'est-elle  point  seule  cou- 
pable d'un  aveuglement  si  obstiné  et  si  compromettant  pour  elle.  Le  mal 
vient  de  la  situation  illogique  de  notre  organisation  des  cultes  reconnus 
et  salariés  par  l'état.  L'intervention  de  l'état  dans  la  reconnaissance  et  dans 
le  salaire  des  cultes  est  la  cause  de  la  méprise  de  l'église.  De  ce  qu'elle 
est  reconnue,  l'église  est  toujours  portée  à  se  figurer  que  la  vérité  de  ses 
dogmes  est  acceptée  par  l'état.  Cette  situation  et  le  malentendu  qui  en  dé- 
coule sans  cesse  sont,  à  notre  avis,  funestes  à  la  religion  et  à  la  science, 
funestes  aux  âmes.  Dans  cette  situation,  les  âmes  ne  trouvent  point  à  se 
classer  dans  la  diversité  naturelle  et  vivante  des  formes  religieuses.  Tout 
ce  qui  est  perdu  pour  la  foi  catholique  est  également  perdu  pour  la  reli- 


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REVUE,    —   CHRONIQUE.  751 

gion.  Quiconque  sort  du  cadre  catholique  n'entre  dans  aucun  autre  culte. 
Cet  état  de  choses  n'est  point  naturel,  et  il  contribue  étrangement  en 
France  à  l'inertie  et  à  la  déperdition  du  sentiment  religieux. 

Une  autre  conséquence,  c'est  que  la  philosophie  et  la  science  perdent 
parmi  nous,  dans  la  position  qui  leur  est  faite  vis-à-vis  de  l'église,  quelque 
chose  de  leur  sérénité  et  de  l'impartialité  qui  ne  devrait  jamais  cesser  de 
les  animer.  La  philosophie  et  la  science  n'ont  point  à  traiter  les  religions 
en  ennemies,  leur  domaine  est  distinct  de  celui  des  religions;  leur  œuvre 
naturelle  est  différente  de  l'œuvre  religieuse,  et  elles  ne  seraient  ni  la 
science  ni  la  philosophie,  si  elles  méconnaissaient  l'existence  indestruc- 
tible des  sentimens  et  des  faits  religieux  au  sein  de  l'humanité,  et  si  elles 
avaient  la  prétention  de  retirer  à  ces  sentimens  et  à  ces  faits  la  liberté  de 
leurs  développemens.  Cependant,  grâce  aux  contradictions  de  notre  orga- 
nisation des  églises,  il  est  incontestable  qu'en  France  le  travail  philoso 
phique  et  scientifique  présente  toujours,  en  opposition  à  la  religion,  un 
caractère  violent,  agressif,  révolutionnaire.  Quand  sortirons-nous  de  cette 
fausse  et  douloureuse  position?  Nous  ne  le  savons;  mais  précisément  parce 
que  nous  n'en  sommes  point  sortis,  nous  devons  défendre  sans  fléchir  dans 
la  personne  des  écrivains  et  des  membres  du  haut  enseignement  attaqués 
par  la  réaction  religieuse  les  droits  de  la  science  et  de  la  liberté. 

Nous  sommes  encore  sous  l'impression  du  procès  qui  vient  d'être  jugé  à 
Aix ,  et  de,  l'arrêt  de  la  cour  prononçant  au  civil  qui  a  suivi  le  verdict  du 
jury.  Personne  n'ignore  que  des  faits  qui  n'ont  point  donné  lieu  à  une  con- 
damnation au  criminel  peuvent  justement  soumettre  leurs  auteurs  à  des 
réparations  civiles.  La  cour  d'Aix,  dans  l'arrêt  qu'elle  vient  de  rendre  à  la 
suite  du  procès  Armand,  a  entendu  observer  cette  distinction,  consacrée 
par  la  jurisprudence;  mais  la  conscience  publique  répugne  à  une  telle  dis- 
tinction dans  un  procès  où  l'existence  des  actes  imputés  à  l'accusé  entraî- 
nait sa  culpabilité,  et  où  le  verdict  du  jury,  déclarant  l'innocence,  niait 
implicitement  la  participation  de  l'accusé  aux  faits  qui  étaient  la  base  de 
l'accusation.  Entre  un  verdict  et  un  arrêt  qui  paraissent  contradictoires,  la 
conscience  publique  a  été,  pour  ainsi  dire,  déchirée.  De  telles  anomalies 
sont  faites  pour  troubler  parmi  nous  la  notion  du  juste.  Il  n'est  pas  bon 
que  de  tels  conflits  se  produisent  entre  l'autorité  souveraine  du  jury  et 
les  organes  les  plus  élevés  de  la  justice.  Le  dangereux  problème  posé  par 
la  cour  d'Aix  sera  résolu  sans  doute  par  la  cour  de  cassation  ;  mais  quand 
on  voudra  mettre  la  main  à  la  réforme  de  notre  procédure  criminelle  et  à 
la  réorganisation  de  la  magistrature  en  France,  on  aura  de  curieux  ensei- 
gnemens  à  chercher  dans  les  dossiers  et  les  débats  de  l'affaire  Armand. 

Les  lettres  viennent  de  faire  une  perte  cruelle.  M.  Ampère  est  mort  su- 
bitement à  Pau  dimanche  27  mars.  Nous  ne  pouvons  consacrer  ici  qu'une 
parole  de  douloureux  regret  à  cet  éminent  collaborateur,  dont  les  lecteurs 
de  la  Revue  ressentiront  aussi  vivement  que  nous  la  perte  soudaine.  M.  Am- 


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752  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

père  a  été  un  des  hommes  les  plus  remarquables  de  ce  siècle  par  la  variété 
de  ses  aptitudes  :  il  connaissait  toutes  les  langues,  toutes  les  littératures: 
il  avait  la  passion  des  voyages,  et  Ton  sait  quel  butin  d'impressions  poéti- 
ques, d'observations  morales,  et  au  besoin,  comme  cela  lui  est  arrivé  pour 
les  États-Unis,  d'appréciations  politiques  il  rapportait  de  ses  excursions 
lointaines  et  multipliées.  Son  séjour  de  prédilection  fut  Rome.  Personne 
n^a  connu  mieux  que  lui  la  ville  éternelle  et  n'a  su  la  mieux  recoDstnure 
dans  ses  divers  âges.  Il  lisait,  nos  lecteurs  s'en  souviennent,  dans  ses  mo- 
numens  comme  en  de  parlantes  chroniques,  et  c'est  par  un  dernier  frag- 
ment de  cette  histoire  de  Rome  illustrée  par  les  documens  de  son  archi- 
tecture qu'il  a  fait,  pour  ainsi  dire,  ses  adieux  à  la  Revue.        l  rmcAM 


REVUE  MUSICALE. 


Le  là  mars,  on  a  exécuté  dans  l'hôtel  princier  de  M.  le  comte  Pillet-Will 
une  messe  à  quatre  parties  de  Rossini.  J'ignore  à  quelle  époque  le  grand 
mattre  s'est  occupé  d'une  œuvre  qui  marquera  non-seulement  dans  la  rie 
de  l'auteur  de  Moïse  et  de  Guillaume  Tell,  mais  qui  sera  une  date  dans  l'his- 
toire de  la  musique  religieuse.  Les  admirateurs  les  plus  sincères  de  Rossini 
n'auraient  pu  deviner  que  ce  génie,  le  plus  fécond  et  le  plus  varié  qui  ait 
écrit  pour  le  théâtre,  aborderait  â  soixante-douze  ans  un  genre  de  composi- 
tion dans  lequel  il  n'avait  produit  que  le  Siabat,  Le  Slabal,  qui  a  été  exécuté 
dans  tonte  l'Europe,  est  certainement  une  œuvre  remarquable,  mais  le  s^- 
timent  religieux^tel  que  le  comprend  le  christianisme,  n'y  est  exprimé  que 
faiblement,  et  il  n'y  a  guère  que  le  quatuor  sans  accompagnement,  —  qtimdo 
corpus  morieiur,  —  qui  soit  pénétré  un  peu  de  l'esprit  de  l'Évangile. 

Rossini  donne  plaisamment  à  sa  nouvelle  œuvre,  qui  renferme  orne  mor- 
ceaux fort  développés,  le  titre  de  petite  messe  solennelle.  Dès  le  Kfrit, 
qui  débute  par  un  chœur  vigoureux,  on  sent  la  main  du  maître,  elle  Glom 
se  termine  par  une  fugue  d'une  durée  peut-être  un  peu  excessive,  mais  qui 
produit  néanmoins  un  efifet  puissant,  parce  que  Rossini  a  su  relever  cette 
forme  scolastique  d'harmonies  et  de  modulations  modernes  d'une  ha^ 
diesse  inouie.  Dans  tous  les  morceaux  de  cette  grande  composition,  Rossini 
a  mêlé  les  formes  dialectiques  de  l'ancienne  musique  religieuse  au  coloris, 
aux  riches  développemens  de  l'art  moderne.  Le  public  d'élite  qui  écoutiit 
cette  merveille  fit  recommencer  la  fugue  dont  nous  venons  de  parler;  elle 
se  termine  parle  premier  mouvement  du  Gloria.  Un  trio  remarquable,  pour 
soprano,  ténor  et  basse,  exprime  d'une  manière  nouvelle  le  Gratias;  le  Do- 
mine est  rendu  par  un  air  de  ténor  dont  il  n'y  a  pas  grand'chose  à  dire, 


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REVUE.    —   CHRONIQUE,  753 

mais  le  duo  pour  soprano  et  contralto  sur  les  paroles  —  qui  tollis  peccata 
mundi,  miserere  no6i>^  —  nous  a  paru  le  plus  religieux  de  la  première  par- 
tie du  programme. 

Le  credo  est  une  conception  presque  nouvelle  par  la  distribution  habile 
des  effets  et  des  épisodes.  Ainsi  le  Crucifianés  donne  lieu  à  un  air  de  soprano 
fort  beau ,  où  Ton  remarque  surtout  —  passas  et  sepuUus,  —  d'un  accent 
profond  et  pénétrant,  et  le  chœur  qui  reprend  ensuite  à  ces  paroles  —  el 
resurrexit  tertia  die  —  produit  un  effet  qu'il  est  impossible  de  décrire, 
tant  il  y  a  de  beautés  partielles  qui  pétillent  dans  Tintérieur  de  cette 
masse  puissante.  Après  un  prélude  de  l'orgue,  qu'on  exécute  pendant  l'of- 
fertoire, fragment  symphoniqne  d'un  beau  caractère,  vient  le  Sanchis, 
suivi  du  Benedictus,  intermède  à  deux  voix,  qui  est  d'une  couleur  tou- 
chante. L'œuvre  s'achève  par  VAgnus  Dei,  dont  le  motif  est  remarquable 
aussi  par  la  suavité,  car  cette  phrase,  qui  est  d'abord  produite  par  une 
voix  de  contralto,  va  se  réunir  à  un  chœur  puissant  qui  a  ce  texte  pour 
appui  :  —  miserere  nobis,  dana  nobis  pacem. 

L'exécution  de  cette  belle  œuvre  était  confiée  aux  deux  sœurs  Marchisio; 
M.  Gardoni  chantait  le  ténor,  et  M.  Agnesi,  du  Théâtre-Italien,  était  chargé 
de  la  partie  de  basse.  L'harmonicorde-Debain  a  été  tenu  par  M.  Lavignac. 
Malgré  l'exiguïté  des  moyens  dont  on  a  pu  disposer,  l'auditoire  qui  rem- 
plissait les  salons  du  bel  hôtel  où  se  passait  la  scène  a  fait  répéter  trois 
morceaux,  —  le  Cum  sanclo,  le  Sanclus  et  VAgnus  Dei,  —  L'émotion  a  été 
grande,  et  les  témoignages  d'admiration  n'ont  pas  manqué  à  cette  messe, 
dont  les  proportions  exigent  absolument  un  accompagnement  d'orchestre. 
Le  maître  du  coloris  voudra  sans  doute  compléter  son  œuvre  par  une  in- 
strumentation qu'il  saura  approprier  au  caractère  des  différens  épisodes  qui 
composent  le  drame  de  l'église.  Il  n'y  a  que  de  pauvres  esprits  qui  aient 
méconnu  et  qui  méconnaissent  encore  la  faculté  dramatique  du  plus  fé- 
cond et  du  plus  varié  des  compositeurs  de  théâtre.  Qu'on  prenne  la  parti- 
tion de  Rossini  qu'on  voudra,  Tancredi,  par  exempte,  qui  a  été  son  début 
à  Venise  en  1813,  et  l'on  y  trouvera  des  scènes,  des  duos,  des  airs  et  des 
chœurs  qui  ont  plus  de  charme  et  de  vérité  de  style  qu'il  n'y  en  a  dans  dix 
opéras  modernes  comme  Mireille  de  M.  Gounod,  dont  j'aurai  bientôt  à 
m'occuper.  —  Ci  nvedremo,  ci  parleremo! 

Puisque  nous  venons  de  parler  d'un  chef-d'œuvre  de  la  musique  reli- 
gieuse, il  n'est  pas  hors  de  propos  de  dire  quelques  mots  d'une  Société 
académique  de  musique  sacrée,  qui  s'est  fondée  en  1863,  sous  la  direction 
de  M.  Vervoitte,  maître  de  chapelle  à  l'église  de  Saint-Roch.  Cette  société, 
composée  d'amateurs  et  de  quelques  artistes  qu'elle  s'adjoint,  a  pour  but 
de  concourir  â  une  œuvre  pieuse  par  des  souscriptions  et  par  le  produit 
des  concerts  qu'elle  donne  chaque  année.  C'est  le  7  mars,  dans  la  salle  de 
M.  Herz,  qu'a  eu  lieu  la  première  séance  de  cette  année.  Le  programme, 
divisé  en  deux  parties,  était  assez  bien  composé.  C'est  par  un  Kyrie  d'une 
TOME  L.  —  1864.  48 


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75&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

messe  d'Haydn  qu'on  a  inauguré  la  fête  ;  un  Tantum  ergo,  chœur  à  quatre 
parties,  sans  accompagnement,  a  rempli  le  second  numéro  du  programme. 
Ce  morceau  original,  qui  a  été  assez  bien  rendu,  est  d'un  compositeur  russe 
Bortniansky,  qui  a  été  le  réformateur  de  la  chapelle  impériale  de  Saint- 
Pétersbourg.  Il  a  laissé,  parmi  des  œuvres  nombreuses,  quarante-cinq 
psaumes  qui  lui  ont  valu  une  réputation  presque  européenne.  Bortniansky 
est  mort  à  Saint-Pétersbourg  le  9  octobre  1828,  âgé  de  soixante-quatorze 
ans.  Nous  ne  dirons  rien  d'un  fragment  du  Miserere  de  Jomelli,  pas  plus 
que  d'un  Dominus  Deus  de  l'abbé  Clari,  deux  morceaux  qui,  pour  être  bien 
interprétés,  exigent  des  artistes  familiers  avec  le  style  de  ces  maîtres  du 
xvnr  siècle.  Après  une  chanson  française  à  quatre  parties  d'Orlando  di 
Lasso,  les  Vendanges,  où  l'on  reconnaît  l'imagination  riante  du  contempo- 
rain de  Palestrîna,  sont  venus  des  fragmens  de  l'oratorio  Élie  de  Mendels- 
sohn,  dont  l'exécution  a  laissé  beaucoup  à  désirer.  En  général  il  semble  que 
l'honorable  M.  Vervoitte  n'ait  pas  un  instinct  assez  sûr  pour  indiquer  les  vrais 
mouvemens  d'une  grande  composition;  il  hésite,  et  ses  gestes  sont  indécis  et 
manquent  de  vigueur.  La  seconde  partie  du  programme  contenait  d'abord  un 
fragment  d'un  psaume  de  Pergolèse,  Dixil  Dominus,  sextuor  avec  accom- 
pagnement d'orchestre.  Écrit  dans  le  style  connu  de  ce  doux  génie,  qui  a 
écrit  la  Serva  Padrona  et  le  Stabat,  le  sextuor  a  été  chanté  avec  justesse  et 
ensemble.  Un  chœur  à  quatre  voix,  GaudeamiM,  est  une  composition  origi- 
nale de  Garissimi,  où  le  bel  esprit  a  mêlé  la  gafté  aimable  avec  la  prière; 
après  ce  piquant  badinage,  on  a  chanté  un  quatuor  tiré  d'un  psaume  d*Ai- 
blinger,  compositeur  allemand  d'un  grand  mérite.  Je  l'ai  connu  à  Munich 
vers  1826,  où  il  remplissait  les  fonctions  de  sous-maître  de  chapelle.  Aiblin- 
ger  est  allé  plusieurs  fois  en  Italie,  où  il  s'est  fait  connaître  par  des  opéras 
qui  ont  eu  un  certain  succès;  mais  c'est  dans  la  musique  religieuse  que  ce 
maître  a  mérité  la  belle  réputation  dont  il  jouit  en  Allemagne.  Un  chœur 
de  Lulli,  Après  l'hiver,  et  des  fragmens  du  Samson  de  Haendel  ont  été  les 
derniers  morceaux  de  la  séance  dont  nous  venons  de  rendre  compte.  M.  Bat- 
taille,  à  qui  était  confiée  l'exécution  d'un  air  magnifique,  —  Reviens,  dieu 
des  combats,  —  a  été  ridicule  comme  il  l'est  au  théâtre  depuis  longtemps. 
Ce  troisième  concert  de  la  Société  académique  n'a  pas  répondu  à  ce  qu'on 
attendait  du  zèle  de  M.  Vervoitte. 

Nous  faisons  des  vœux  cependant  pour  que  cette  association  d'amateurs 
distingués,  qui  s'est  proposé  un  si  noble  but,  se  maintienne  et  continue  à 
remplir  sa  mission  de  faire  entendre  à  un  public  choisi  les  monumens  de 
la  musique  religieuse.  L'école  de  Choron  avait  été  fondée  en  1816,  préci- 
sément pour  propager  et  faire  connaître  les  œuvres  des  maîtres  des  xtT, 
xvii«  et  xvnr  siècles,  et  c'est  dans  cette  institution  célèbre  qu'on  entendit 
pour  la  première  fois,  en  France,  des  fragmens  de  Palestrina,  d'Orlando  di 
Lasso,  de  Scarlatti,  de  Porpora,  de  Pergolèse,  de  Haendel,  de  Bach,  de 
Graun,  et  de  tous  les  compositeurs  qui  ont  précédé  l'époque  où  nous  vi- 


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RETUE.    —   CHRONIQUE,  755 

vons.  Les  exercices  ou  séances  musicales  qui  se  donnaient  tous  les  quinze 
jours,  pendant  la  saison  d'hiver,  attiraient  dans  la  rue  de  Vaugirard,  où 
était  rétablissement  de  Choron,  un  public  d'élite  qui  était  composé  de  pré- 
lats, de  gentilshommes,  d'artistes  de  toute  sorte  et  surtout  de  composi- 
teurs et  d'écrivains  de  goût,  comme  l'était  M.  Miel.  J'y  ai  vu,  à  ces  séances 
très  courues,  M.  Fétis,  qui  était  l'ami  de  Choron,  qu'il  a  souvent  défendu 
contre  le  Conservatoire  et  d'autres  adversaires  jaloux  des  succès  qu'obte- 
nait cette  célèbre  compagnie.  Boïeldieu  aussi  y  venait  souvent,  et  son 
aimable  figure  s'épanouissait  lorsqu'un  passage  lui  plaisait.  Rossini  y  est 
venu  une  ou  deux  fois ,  et  le  grand  maître  a  conservé  pour  Choron  une 
estime  réelle.  Il  l'a  défendu  un  jour  contre  un  homme  important  qui  vou- 
lait, je  crois,  supprimer  l'institution  de  Choron.  —  Protégez  plutôt  un 
homme  intelligent  et  dévoué  qui  seul,  à  Paris,  sait  aimer  la  musique,  — 
répondit  Rossini,  qui  fut  écouté  et  qui  eut  le  plaisir  d'écarter  le  danger  qui 
planait  sur  une  école  dont  la  fondation  marque  une  date  dans  l'histoire  de 
la  musique  classique  en  France. 

Nous  avons  cette  année  de  beaux  et  de  nombreux  concerts.  Les  plaisirs 
qu'ils  nous  offrent  sont  bien  supérieurs  à  ceux  que  nous  imposent  les  mé- 
lodrames qu'on  donne  aux  théâtres  sous  le  titre  fallacieux  d'opéras- co- 
miques. A  la  cinquième  séance  du  Conservatoire,  qui  a  été  fort  brillante,  on 
a  entendu  M"»«  Massart  exécuter  avec  une  bravoure  admirable  un  morceau 
de  piano  avec  accompagnement  d'orchestre  de  Weber.  Cette  belle  composi- 
tion, où  brille  l'imagination  chevaleresque  de  ce  poète  musicien,  a  produit 
un  grand  effet,  et  M"*  Massart  a  été  fort  applaudie.  Le  concert  a  fini  par  la 
symphonie  de  Mozart  en  sol  mineur,  une  merveille  de  grâce  et  de  senti- 
ment que  l'orchestre  a  rendue  et  exécutée  avec  une  perfection  qu'on  ne 
peut  dépasser. 

Les  concerts  populaires  de  musique  classique  attirent  toujours  à  cette 
grande  salle  du  cirque  Napoléon  ce  public  intéressant  qui  contient  les 
divers  élémens  de  la  société  française.  Quand  M.  Pasdeloup  ne  cède  pas  à 
de  fâcheuses  influences,  ses  programmes  sont  plus  variés  que  ceux  du  Con- 
servatoire, qui  reproduisent  toujours  des  vieilleries  insupportables,  parce 
qu'on  les  a  trop  entendues.  Le  concert  spirituel  du  vendredi  saint  qui  s'est 
donné  au  cirque  Napoléon  à  huit  heures  du  soir  a  été  le  plus  brillant  de 
l'année.  Le  programme  contenait  d'abord  l'ouverture  diOberan,  qui  a  été 
suivie  d'un  psaume  de  Marcello  d'un  beau  caractère.  On  a  exécuté  ensuite 
un  andante  religioso  de  Mendelssohn,  d'une  douceur  pénétrante,  auquel 
morceau  a  succédé  l'air  di  Ckiesa  de  Stradella,  que  M.  Délie  Sedie  a  chanté 
avec  un  goût  parfait.  Je  passe  sur  un  chœur  de  M.  Gounod,  Super  flumina, 
pour  signaler  les  fragmens  du  septuor  de  Beethoven,  dont  le  thème,  les 
variations  et  le  scherzo  sont  des  merveilles  d'imagination.  L'exécution  a 
été  si  bonne  que  le  public  a  fait  répéter  le  scherzo;  mais  l'événement  de 
la  soirée  a  été  Sivori  exécutant  la  prière  de  Moïse  arrangée  par  Paganini. 


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756  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

11  serait  impossible  de  décrire  avec  des  paroles  la  bravoure  de  c«  virtuose 
merveilleux,  qui  est  le  premier  de  TEurope.  Cest  un  prestidigitateur  qui 
réalise  les  plus  grandes  difficultés  avec  un  calme  qui  double  le  plaisir  et 
rétonnement.  Il  chante  admirablement;  il  pleure,  il  rit  avec  un  naturel 
qu'on  ne  saurait  trop  admirer,  et  il  joint  à  ces  qualités  précieuses  une  jus- 
tesse irréprochable  et  une  sonorité  que  les  Italiens  seuls  possèdent.  Aussi 
à  peine  avait -il  frappé  le  dernier  accord  que  la  salle  tout  entière  éclaU 
en  applaudissemens  frénétiques.  Je  n'ai  jamais  vu  un  pareil  spectacle  de 
trois  mille  spectateurs  frappant  sur  leurs  mains  comme  une  armée  disci- 
plinée. Sivorl  a  été  rappelé  quatre  fois,  et  on  lui  a  demandé  de  recommen- 
cer. Il  s'est  soumis  au  désir  du  public;  mais,  après  quelques  mesures,  on  a 
senti  qu'il  jouait  un  nouveau  morceau  qui  était  une  partie  de  l'œuvre  de 
Paganini.  On  l'a  encore  accompagné  par  de  vifs  applaudissemens  qui  n'ont 
cessé  qu'à  la  disparition  du  virtuose  merveilleux. 

Ce  n'est  pas  avec  le  môme  enthousiasme  qu'un  violoniste  allemand  * 
M.  Beeker,  a  été  accueilli  au  deuxième  concert  spirituel  du  Conservatoire, 
où  il  a  abordé  témérairement  le  concerto  de  Beethoven.  M.  Beeker,  qui  est 
de  Manheim ,  est  venu  à  Paris  il  y  a  quelques  années.  Il  a  donné  plusieurs 
séances  dans  les  salons  d'Érard,  où  il  a  fait  preuve  d'un  talent  hardi  et  va- 
rié. Lorsque  je  vis  le  nom  de  M.  Beeker  sur  les  affiches  de  la  Société  des 
Concerts,  j'espérais  qu'il  aurait  fait  des  progrès  depuis  que  je  ne  IVais 
entendu.  Hélas  !  que  j'ai  été  désabusé  !  Ce  virtuose  a  perdu  la  tête,  il  a  suc- 
combé sous  le  poids  d'une  composition  qui  dépasse  son  talent  de  cent  cou- 
dées. M.  Beeker  a  un  petit  style,  des  sons  maigres,  et  dans  le  fameux  point 
d'orgue  il  ne  savait  plus  comment  s'en  tirer.  Le  public,  qui  restait  calme 
devant  ce  spectacle  d'un  artiste  qui  succombe ,  s'est  réveillé  tout  à  coop 
pour  réprimer  des  applaudissemens  qui  partaient  de  ce  groupe  de  pré- 
tendus amis  qui  sont  la  plaie  des  théâtres  et  de  toutes  les  représentations 
publiques.  La  leçon  a  été  bonne,  surtout  pour  le  comité  de  la  société,  qui 
a  grand  besoin  qu'on  le  surveille,  car  il  ne  se  distingue  pas  par  Tactivité. 
Malgré  le  désastre  de  M.  Beeker ,  malgré  un  chœur  de  M.  Gounod,  Ave  te- 
ram,  malgré  la  vieille  niaiserie  antique  O  filii  de  Leisring  qu'on  repro- 
duit tous  les  ans,  le  concert  a  été  brillant.  L'ouverture  de  Zampa  surtout, 
ce  chef-d'œuvre  d'un  vrai  génie,  a  été  exécutée  avec  une  précision  et  une 
fougue  admirables.  La  salle  a  éclaté  en  cris  d'enthousiasme  et  a  rends 
hommage  au  compositeur  le  plus  charmant  qu'ait  produit  la  France.  L'ombre 
d'Hérold  heureusement  n'a  point  été  troublée  par  ces  éloges  excessifs  qui 
blessent  la  raison  et  la  conscience  publique. 

Un  mot  maintenant  sur  les  deux  concerts  spirituels  qui  ont  été  donnés 
au  Théâtre -Italien  le  vendredi  saint  et  le  jour  de  Pâques.  Le  programin* 
contenait  le  Stabal  de  Pergolèse,  des  fragmens  d'Haydn,  et  le  Stabal  de  Ro?- 
sini.  Les  chanteurs  sont  trop  de  notre  temps  pour  avoir  compris  le  style 
de  Pergolèse,  ils  ont  été  plus  habiles  à  rendre  les  beautés  du  StabtU  de  Ros- 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  757 

sini,  œuvre  puissante  comme  musique,  et  qui  n'est  pas  dépourvue,  comme 
on  Ta  dit,  de  tout  sentiment  religieux.  Le  quatuor  sans  a<5compagnement, 
—  quando  corpus  morietur,  —  est  l'expression  profonde  du  texte  sacré ,  et 
le  duo  charmant  pour  deux  voix  de  femme,  —  quis  est  homo,  —  est  aussi 
religieux  que  la  musique  de  Cherubini.  Les  sœurs  Marchisio  ont  chanté  ce 
duo  avec  la  perfection  qu'elles  mettent  dans  le  duo  de  Sémiramis,  Carlotta, 
qui  possède  une  des  plus  belles  voix  de  soprano  qu'on  puisse  entendre,  a 
chanté  l'air  avec  chœur,  —  In/lammaltis,  —  avec  un  éclat  de  sons  purs  qui 
éblouissent  l'oreille  sans  la  blesser.  Dans  le  finale,  elle  n'a  pas  été  moins 
heureuse  que  dans  les  morceaux  précédons,  et  son  succès  a  été  grand  et 
mérité. 

Les  nouveautés  musicales  n'ont  pas  manqué  cette  quinzaine  au  théâtre; 
mais  nous  avons  besoin  de  revoir,  d'entendre  encore  ces  œuvres  fraîche- 
ment écloses.  Pour  le  moment,  il  nous  reste  à  dire  que  Fraschini  est  de 
retour  et  qu'il  a  reparu  aux  Italiens  le  30  mars  dans  le  rôle  de  Manrico  du 
Trovaiore,  Il  a  été  rappelé  plusieurs  fois,  ainsi  que  Carlotta  Marchisio,  qui 
a  déployé  aussi  les  plus  rares  qualités.  La  soirée  a  été  belle,  et  quelques 
parties  de  ce  drame  vigoureux  ont  produit  un  grand  effet.        p.  scodo. 


ESSAIS    ET    NOTICES. 


DE  QUELQUES  OPINIONS   SUR   LA  JEUNESSE  CONTEMPORAINE. 

La  jeunesse  aujourd'hui  donne  à  ses  pères  de  grands  soucis,  et  il  faut 
avouer  que  cette  inquiétude  est  bien  naturelle  à  une  heure  où  nulle  chose 
ne  semble  définitive,  où  les  hommes,  déçus  et  mécontens,  demeurent  tour- 
nés vers  l'avenir  comme  dans  l'attente  d'une  réparation.  Un  livre  publié  il 
y  a  quelque  temps  reproduit  cette  grave  préoccupation  que  les  nouveau- 
venus  inspirent  aux  anciens.  L'auteur,  M.  Achille  Gournot,  reconnaît  que 
cette  jeunesse,  avec  laquelle  il  est  nécessaire  de  compter,  paraît  se  présen- 
ter sous  un  vilain  jour  à  ceux  qui  veulent  l'étudier.  Aussi  ne  se  fait-on  pas 
faute  de  la  malmener.  Ce  sont  les  jeunes  gens  que  le  doigt  désigne  quand 
le  mot  décadence  est  sur  les  lèvres,  et  toutes  les  fois  que  Ton  parle  d'eux, 
ce  n'est  qu'avec  cette  tristesse  mêlée  de  mépris  qui  achève  les  méchantes 
réputations.  La  jeunesse  pourtant,  s'il  faut  en  croire  du  moins  des  hommes 
sortis  de  ses  rangs  et  qui  parlent  en  sa  faveur,  ne  s'effraie  pas  trop  de  ces 
malveillans  pronostics;  elle  pense  que  l'heure  est  venue  de  connaître  la 
vérité.  A-t-elle  décliné  la  tâche  qui  lui  revenait  et  le  rôle  qu'elle  avait  à 
prendre?  ou  bien  a-t-elle  l'attitude  logique  de  la  situation,  celle  de  son 
droit  et  de  son  devoir?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  l'on  trouve  dans  le 
passé  des  comparaisons  qui  semblent  accablantes  pour  elle,  et  que  l'on 
évoque  volontiers  ses  devanciers  de  1830  en  lui  disant  :  «11  fallait  les  voir 


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758  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

à  votre  âgel  Quelles  luttes  littéraires  ils  entreprenaient!  Quelle  flamme 
allumaient  en  eux^les  seuls  mots  d'art  et  de  poésie!  Qu'avez-vous  fait  de 
cet  enthousiasme?  Rien!  Vous  êtes  comme  ces  champs  en  friche  du  Nou- 
veau-Monde, sur  lesquels  il  faut  promener  Tincendie  pour  les  préparer 
aux  nouvelles  moissons!  » 

Le  livre  de  M.  Gournot,  plaidoyer  vague,  abstrait  et  déclamatoire,  n'est 
guère  propre  à  ramener  d'emblée  vers  la  jeunesse  ceux  qui  s'en  éloignent 
en  maugréant.  Le  côté  historique  de  la  question  demeure  en  dehors  des 
horizons  de  l'auteur;  on  ne  voit  pas  assez  dans  son  livré  comment  les  jeunes 
gens  sont  devenus  et  devaient  devenir  ce  qu'ils  sont.  Si  l'atmosphère  a  ses 
variations,  le  milieu  social  a  les  siennes,  dont  les  ftmes  subissent  le  contre- 
coup, et  l'âme  atteinte,  nous  le  savons,  ne  se  refait  pas  comme  le  corps. 
Ceux  dont  la  jeunesse  a  fleuri  au  beau  soleil  de  1820  à  1830  ont  pu  voir 
comment  les  esprits  depuis  cette  époque  se  sont  assombris  insensiblement 
avec  le  ciel  ;  mais  ils  ne  sont  pas  trop  à  plaindre  :  ils  ont  conservé  de  la 
pure  lumière  qui  les  éclairait  au  début  je  ne  sais  quelle  lueur  qui  les  dis- 
pense encore  aujourd'hui  d'aller  à  tâtons,  là  où  nous  trébuchons;  leur  oreille 
a  gardé  l'écho  des  féconds  tumultes  qui  la  remplirent  autrefois,  et  en  ce 
temps  d'apparente  torpeur  ils  se  réfugient  dans  le  passé,  ils  réveillent  leurs 
jeunes  impressions;  ils  soulèvent  encore  sous  leurs  pieds  un  brait  de 
feuilles  mortes  qui  les  rassérène,  et  le  souvenir  illumine  leur  vie. 

Ce  fut,  il  faut  en  convenir,  une  noble  race  d'hommes  que  cette  race  de 
1815  à  1830.  Elle  eut  toutes  les  qualités,  et  put  les  montrer  à  son  aise.  Elle 
vécut  sans  quitter  la  botte  et  l'éperon;  elle  eut,  et  c'était  son  droit,  l'opi- 
niâtre innocence  des  illusions,  la  magnanimité  de  l'effort  commun,  la  naï- 
veté de  toutes  les  confiances,  et  par-dessus  tout  une  triomphale  entrée  dans 
les  lettres  et  la  renommée.  Écolier  la  veille,  on  était  le  lendemain  apdtre 
et  réformateur;  après  les  grandes  batailles  de  l'empire,  la  France  était 
lasse  de  brutalités  :  il  lui  fallait,  car  ce  n'est  qu'ainsi  qu'elle  se  délasse,  de 
nouvelles  passions  pour  la  reposer  des  anciennes.  Or  voici  que  des  hommes 
inspirés  se  lèvent,  et  elle  tressaille,  s'échauffe,  reprend  ses  marches  for- 
cées, mais  cette  fois  â  travers  un  monde  plus  vaste  que  celui  qui  s'étend 
du  Caire  à  Moscou,  à  travers  le  monde  des  idées  et  des  utopies.  Si  Ton 
étudie,  abstraction  faite  du  milieu  et  des  circonstances,  le  caractère  de 
la  jeunesse,  on  sent  qu'elle  vit  avant  tout  de  franchise  et  de  liberté;  elle 
veut  avoir  la  bride  sur  le  cou,  bondir  sans  encombre  et  comme  il  lui  pls^t; 
mais  elle  a  besoin  aussi  d'un  mot  d'ordre  et  d'émulation ,  d'un  guide  qui» 
sans  l'asservir,  l'anime  et  l'entraîne.  De  1815  à  1830,  elle  eut  non-seule- 
ment la  faculté  de  se  mouvoir  à  sa  guise,  mais  encore  elle  reçut  de  l'art, 
de  la  poésie,  le  coup  de  fouet  qui  cingle  l'intelligence,  et  trouva  partout 
autour  d'elle  ce  je  ne  sais  quoi  qui  pince  les  âmes  et  les  afi)*iande.  Dans 
sa  fougue  instinctive,  elle  ne  savait  guère  où  elle  allait,  mais  elle  allait, 
et  toujours  pluslouUre,  accomplissant  une  loi  de  nature,  comme  le  flot  qui 
coule  et  le  vent  qui  souffle.  Si  le  but  entrevu  par  cette  jeunesse  ne  fut  pas 
atteint,  qu'importe,  puisque  l'intention  mérite  le  respect  à  l'égal  du  fait? 
D'ailleurs  ne  vivons-nous  pas  dans  un  pays  où  les  ailes  repoussent  à  Icare 
pour  tomber  et  repousser  encore? 


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RETUE.    —   CHRONIQUE.  759 

C'est  là  ce  que  M.  Gournot  aurait  dû  nous  dire;  nous  aurions  voulu,  en- 
core une  fois,  trouver  dans  son  livre  un  peu  moins  de  phrases  et  plus  de 
faits;  il  eût  pu  remonter  davantage  dans  le  passé,  dégager  Torigine  des 
choses  et  des  hommes,  expliquer  les  fils  par  les  pères.  La  tâche  avait  son 
attrait,  car  il  n'y  eut  peut-être  jamais  un  siècle  de  physionomie  aussi  mo- 
bile et  ondoyante  que  le  xix*.  On  pouvait  croire  il  y  a  trente  ans  qu'il  al- 
lait conquérir  définitivement  sa  forme,  son  originalité,  résoudre  tous  les 
problèmes.  Aux  messies  de  Tordre  littéraire  succédaient  les  messies  de 
Tordre  social  et  politique,  aspirant  à  refondre  lois,  morale,  religion,  usages 
et  idées  :  c'était  donc  toujours  affaire  d'enthousiasme  et  d'inspiration,  et  le 
moment  continuait  d'être  propice  pour  la  jeunesse.  Aussi,  pendant  une  pé- 
riode de  quinze  années  (1833-1848),  se  produit  un  riche  développement, 
suivant  la  ligne  du  sens  pratique,  des  talens  et  des  facultés.  Le  xviir  siècle 
aristocratique  et  monarchique  s'était  éteint  avec  cette  parole  du  neveu  de 
Rameau  :  «  Que  le  diable  m'emporte  si  je  sais  au  fond  ce  que  je  suisi  »  A  la 
date  où  nous  nous  plaçons  dans  le  xix«,  les  hommes  ont  ressaisi  nettement 
la  conscience  d'eux-mêmes.  Dégagés  du  mouvement  un  peu  confus  des 
premières  années  de  la  renaissance,  connaissant  leurs  droits  et  leurs  de- 
voirs, ils  veulent  reconstruire  l'édifice  social  :  ils  appliquent  à  coups  de 
marteau  la  forme  à  Tidée;  ils  travaillent  jusqu'au  jour  imprévu  où,  sur  le 
point  de  toucher  le  but,  leurs  mains  tendues  embrassent  le  vide. 

A  ce  jour  s'arrête  Thistoire  des  jeunes  gens  de  la  seconde  période  (de  1833 
à  1868).  Nous  avions  affaire  tout  à  Theure  à  des  hommes  qui  portent  main- 
tenant des  cheveux  blancs;  ici  se  présentent  à  nous  des  esprits  de  pleine 
maturité.  A  ceux-là  surtout  paraît  étrange  la  léthargie  de  l'époque  pré- 
sente :  pour  eux,  hier  est  encore  si  près  d'aujourd'hui  !  La  transition  leur  a  dû 
être  d'autant  plus  dure,  que,  moins  bruyans,  moins  démonstratifs  que  leurs 
devanciers  de  1830,  ils  avaient,  comme  eux,  l'audace  de  l'action  et  de  la 
pensée.  Ce  sont  eux  qui  regardent  les  jeunes  gens  du  jour  dans  la  prunelle 
et  les  interrogent  en  silence.  Ils  semblent  dire  :  «  Voilà,  vraiment,  de  tristes 
licteurs  à  faire  marcher  en  avant  du  progrès.  Quelles  sont  ces  âmes  paraly- 
tiques! De  quelle  mal' aria  morale  sont-elles  atteintes?  Leur  nature  a-t-elle 
un  besoin  obstiné  de  sommeil,  ou  sont-ils  moins  richement  approvisionnés 
de  pensées,  de  science  et  de  sentiment?  »  Non  ;  mais  il  faut  ici  prononcer 
un  mot  qui  fait  du  ravage  dans  bien  des  consciences  :  c'est  le  mot  scepii- 
<iisme,  La  jeunesse  a  perdu,  dit-on,  ce  qui  est  le  propre  de  la  jeunesse, 
cette  foi  naïve  à  la  tradition  qui,  seule,  assure  Tavenir.  Elle  présente  au- 
jourd'hui, dit  M.  Gournot,  la  figure  inquiète  et  maladive  d'Uamlet  :  «  Voyez- 
le  accablé  d'événemens,  essayant  un  pâle  amour  aussitôt  étouffé  ;  rien  ne 
Tattire,  le  tracas  des  affaires  et  des  hommes  moins  encore  que  le  reste  ;  il 
entrevoit  la  vérité,  et  la  vérité  lui  échappe;  il  est  supérieur  au  monde  qui 
l'entoure,  et  le  monde  le  repousse  ;  il  faudrait  agir,  et  l'action  est  au-dessus 
de  ses  forces;  le  moindre  incident  l'arrête,  le  plus  petit  phénomène  de- 
vient pour  lui  un  sujet  de  dissertation  et  de  rêverie.  Comme  un  homme 
qui  voyage  dans  la  nuit,  il  s'écoute  marcher,  il  s'émeut  lui-même  au  bruit 
de  ses  pas;  sa  pensée  s'exhale  et  s'évapore  en  subtilités  voisines  de  l'hallu- 
cination. B 


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760  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Tout  cela  cependant  ne  nous  autorise  pas  à  répéter,  avec  le  héros  de 
Shakspeare,  que  le  temps  est  hors  de  ses  gonds,  La  vérité  est  que,  sans  re- 
monter au  XVIII»  siècle,  la  résurrection  de  cet  esprit  d'analyse  et  de  scep- 
ticisme date,  en  ce  siècle  même,  de  plus  de  vingt-cinq  années.  Dès  Tan 
I8/1O,  les  comptes- rendus  de  la  critique  signalent  la  nouvelle  tendance  de 
la  jeunesse.  Seulement  elle  s'est  depuis  si  bien  fortifiée,  que  nous  voici, 
à  l'heure  qu'il  est,  en  face  d'une  jeunesse  purement  chercheuse,  rationa- 
liste, toujours  en  éveil,  sans  esprit  public,  et  ne  posant  le  pied  qu'à  bon 
escient.  On  se  demande  où  aboutira  cette  débauche  d'incrédulité  et  d'a- 
nalyse. En  effet,  la  jeunesse,  que  sa  nature  porte  aux  extrémités,  exagère 
à  plaisir  en  elle  l'esprit  critique  de  l'époque;  mais  le  symptôme  n'a  rien 
d'effrayant.  Les  jeunes  gens  de  1830  n'abusèrent-ils  pas,  au  même  titre,  de 
deux  choses  d'ailleurs  bonnes  en  soi ,  du  lyrisme  et  de  l'enthousiasme?  La 
nature  n'a  pas  changé  en  un  quart  de  siècle  :  si  les  prémisses  se  sont  mo- 
difiées, les  conclusions  sont  toujours  logiques.  D'ailleurs,  quand  on  entend 
dire  :  Les  dieux  s'en  vont!  on  est  tenté  de  leur  ouvrir  la  porte  à  deux  bat- 
tans,  de  les  pousser  un  peu  par  derrière.  S'ils  s'en  vont,  c'est  qu'apparem- 
ment ils  n'ont  rien  à  faire  parmi  nous  et  qu'on  leur  montre  un  méchant 
visage.  A  certaines  époques  de  l'histoire ,  on  a  signalé  de  la  même  façon 
la  retraite  de  dieux  qu'on  n'a  plus  revus  et  que  nul  n'a  pu  retenir.  Les 
dieux  qui  s'en  vont  en  ce  moment,  ne  serait-ce  pas  le  reste  des  supersti- 
tions et  des  préjugés  qui  ont  mis  tant  de  fois  en  échec  le  génie  du  progrès 
et  de  la  vérité?  Pascal  disait  :  «  Rien  n'est  sûr,  donc  croyons  à  l'absurde.  • 
Aujourd'hui  l'on  dit  :  0  Quelque  chose  est  sûr,  cherchons-le.  »  Et  en  vérité, 
dans  cette  recherche,  des  allures  pythiques  ne  sont  guère  de  mise;  il  faut, 
avant  tout,  se  ménager  un  bagage  de  science  et  de  patience,  avoir  toujours 
du  courage  de  reste  et  ne  pas  prononcer  prématurément  le  fiât  lux  qui 
conclut. 

Puisque  l'enthousiasme  n'a  rien  fondé,  la  nouvelle  génération  veut  voir 
sans  doute  ce  qui  sortira  de  la  froide  raison.  Selon  elle,  il  vaut  mieux  allon- 
ger sa  route,  naviguer  un  peu  plus  longtemps  dans  les  solitudes  de  Tocéan, 
et  qu'un  coup  de  vent  imprévu  ne  ramène  pas  derechef  en  arrière,  par- 
delà  les  caps  dangereux  qu'on  croyait  doublés  à  jamais,  le  navire  qui  trace 
son  sillon.  Quand  la  jeunesse  repasse  l'histoire  de  notre  pays,  queUe  im- 
pression lui  en  reste-t-il?  Elle  voit  toutes  nos  exaltations  se  heurter  contre 
une  réalité  qui,  à  cause  même  de  notre  foi ,  n'a  pu  entrer  dans  nos  cal- 
culs; elle  voit  tous  les  grands  événemens  accomplis  à  l'issue  des  sièclse 
chercheurs  et  incrédules,  le  xviu*  siècle  par  exemple  aboutissant  à  89;  elle 
voit  au  contraire  l'enthousiasme  guerrier  et  conquérant  amener  l'amoin- 
drissement matériel  et  moral  de  1815.  En  remontant  plus  loin  dans  le 
passé,  elle  remarque  que  l'exaltation  religieuse,  qu'on  essaie  en  valu  de 
ranimer  en  elle  aujourd'hui,  n'a  produit  que  non-sens  en  politique  et  que 
contre-sens  en  morale.  Elle  a  vu  tomber  tour  à  tour  la  noblesse  et  la  bour- 
geoisie, les  rois  et  les  empereurs,  les  monarchies  de  toute  origine  et  de 
toute  couleur,  constitutionnelles  et  de  droit  divin;  elle  a  vu  crouler  les 
autels  despotiques  et  révolutionnaires,  les  dieux  d'or  et  de  boue.  Elle-même 
a  grandi  parmi  les  décombres  les  plus  disparates;  elle  a  pu  tenir  dans  sa 


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REVLE.    —   CHRONIQUE.  761 

main  d'enfant  la  cendre  de  tout  ce  qui  avait  brillé  et  dominé.  Eh  bien! 
est-ce  indifférence  ou  résignation?  elle  n'a  ni  murmuré  ni  récriminé;  mais, 
rejetant  à  haute  voix  toute  fâcheuse  solidarité,  elle  est  rentrée  en  elle- 
même,  s'est  repliée  sur  sa  conscience,  a  revendiqué  son  libre  arbitre  et 
son  libre  effort.  Quelles  que  soient  les  leçons  que  l'histoire  ait  pu  lui  don- 
ner, la  jeunesse  n'est  pas  fataliste,  ses  défenseurs  l'affirment  du  moins;  elle 
pense  que  des  fautes  ont  été  commises,  et  que  c'est  elle  qui  les  expie  ;  elle 
est  née  en  pleine  crise,  n'a  recueilli  pour  tout  patrimoine  qu'amertume  et 
désenchantement,  et  elle  a  de  plus  la  douleur  de  voir  ses  anciens  douter 
de  son  sens  et  de  Son  courage.  En  politique,  en  religion,  en  littérature,  elle 
n'est  la  fidèle  d'aucun  temple;  elle  écarte  tout  symbole  préparé  d'avance, 
elle  aime  avant  tout  la  discussion,  et  son  esprit,  quoi  qu'on  dise,  ne  s'ac- 
commode pas  du  scellé.  Elle  est,  il  est  vrai,  en  désaccord  avec  cette  pa- 
role, tant  répétée  :  «  il  faut  savoir  montrer  l'esprit  de  son  âge  et  le  fruit 
de  sa  saison  ;  »  mais,  ses  défenseurs  appuient  sur  ce  point,  quand  la  tête 
des  hommes  mûrs  est  pleine  de  chaos,  quand  les  idées  ont  reçu  des  faits 
un  démenti  provisoire,  la  jeunesse  n'a-t-elle  donc  qu'à  rire,  à  chanter  ou 
à  folâtrer?  Dans  la  situation  que  les  choses  lui  font,  elle  montre  sa  force 
par  son  silence  et  son  recueillement.  Elle  n'ignore  pas  que  ce  certain  ex- 
cédant de  pensées  et  d'aspirations  qu'elle  sent  fermenter  en  elle  ne  peut 
pas  être  une  non -valeur;  elle  sait  que  l'âme  est  comme  le  budget  d'un 
gouvernement,  qu'elle  a  ses  dépenses  ordinaires  et  ses  dépenses  extraordi- 
naires :  les  premières,  c'est  tout  simplement  cette  activité  que  l'on  déploie 
dans  le  train  de  la  vie  commune  et  banale;  les  autres,  c'est  ce  flux  inter- 
mittent d'idées  et  de  passions  qui  monte  en  nous,  comme  ces  grandes  ma- 
rées qui  dépassent  à  de  certains  jours  le  niveau  marqué  dans  nos  ports. 
Ce  dernier  fonds,  la  jeunesse  le  tient  en  réserve,  l'économise  à  dessein. 
En  faut- il  conclure  qu'elle  demeure  indifférente  â  toute  question,  à 
tout  intérêt  d'un  ordre  élevé?  Kst-ce  sa  faute,  à  elle,  dit  M.  Gournot  dans 
son  livre,  «  si  la  fonction  réservée  aux  hommes  mûrs  ne  s'est  point  faite? 
Là  où  la  jeunesse  devait  trouver  une  œuvre  commencée  et  d'un  dessin 
ferme,  une  route  ouverte,  une  marche  décidée  et  sûre,  elle  a  recueilli  le 
vide,  l'indécision,  les  contradictions,  l'indifférence.  Le  patrimoine  commun 
des  générations  a  manqué  aux  dernières  venues.  Les  mains  de  nos  prédé- 
cesseurs étaient  vides  avant  les  nôtres  :  la  chaîne  était  brisée.  >» 

Que  faire  alors?  Lire,  étudier,  observer,  se  pétrir  le  cœur  et  l'esprit  à 
l'image  des  hommes  que  l'on  respecte.  Tel  est  le  travail  silencieux  des 
jeunes  gens  d'aujourd'hui,  de  ceux-là  du  moins  avec  lesquels  il  faudra 
compter.  Ces  allures,  sans  fixer  sur  eux  l'attention,  ne  les  rendent  pas 
moins  originaux;  elles  permettent  de  les  reconnaître,  comme  les  jeunes 
gens  de  toutes  les  époques,  à  un  je  ne  sais  quoi  qui  leur  est  propre  :  leur 
attitude,  leur  sourire,  leur  silence  même  les  désignent  à  qui  a  des  yeux; 
ils  se  taisent  et  ils  attendent  :  quum  lacent ,  clamant,  eût  dit  Cicéron  en  les 
regardant. 

Ne  jugeons  donc  pas  une  génération  sans  considérer  le  milieu  social  où 
elle  vit  et  se  meut;  les  âmes,  pour  s'affirmer  au  dehors,  ont  besoin  de 
l'aveu  des  circonstances.  Qui  sait  ce  que  notre  jeunesse  pourrait  produire. 


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7(52  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

si  plus  d'ouverture  était  laissée  aux  intelligences,  si  elles  étaient  emportées, 
comme  autrefois,  dans  un  entrain  libre  et  universel?  Quelque  jour,  il  faut 
l'espérer,  un  rayon  de  soleil  bienfaisant  traversera  le  nuage  qui  nous  enve- 
loppe; ceux  qui  se  taisent  parleront,  ceux  qui  dorment  ou  semblent  dormir 
sortiront  de  leur  assoupissement,  et,  délivrés  des  entraves  funestes  qui 
paralysaient  leurs  mouvemens,  montreront  que  ni  le  courage  ni  l'intelli- 
gence ne  leur  font  défaut;  mais  que  les  jeunes  gens  s'en  souviennent»  ce 
qui  trempe  fortement  les  âmes,  les  revêt  d'une  armure  solide,  c'est  l'al- 
liance de  l'esprit  littéraire  et  de  l'esprit  politique.  On  ne  sépare  pas  sans 
dommage  deux  choses  qui  doivent  marcher  de  front  et  se  prêter  un  mutuel 
appui.  N'est-ce  pas  un  des  beaux  côtés  de  l'éducation  britannique  que  ce 
mélange  de  deux  forces  qui  se  complètent  en  s'équilibrant?  Et  nous  ne  par- 
lons pas  ici  de  cette  politique  haletante,  de  parti-pris,  qui  milite  avec  des 
passions,  frappe  d'estoc  et  de  taille;  nous  prenons  la  science  générale, 
absolue  et  spéculative,  d'où  naît  pourtant  le  sens  pratique,  et  qui  dote  l'es- 
prit d'expérience  sans  lui  ôte^r  sa  sérénité.  Ces  hommes  de  1830,  dont  l'é- 
nergie nous  étonne,  passèrent  par  ce  double  apprentissage  qui  prépare  à  la 
fois  à  la  vie  d'action  et  d'étude.  Les  plus  fermes  d'entre  eux  furent  non- 
seulen^ent  des  lettrés,  mais  des  politiques.  Le  secret  de  leur  puissance  fut 
sans  doute  dans  ce  développement  parallèle  de  leurs  facultés,  et  si  tel  talent 
s'arrêta  court  dans  sa  marche  ou  ne  s'éleva  pas  aux  hauteurs  qu'il  pouvait  , 
atteindre ,  c'est  peut-être  qu'il  fut  nourri  exclusivement  de  la  moelle  des 
lettres.  Que  voyons -nous  aujourd'hui?  Les  esprits  subissent  une  mutila- 
tion ;  on  a  coupé  en  deux  par  une  barrière  ce  vaste  monde  du  savoir  et  de 
l'intelligence.  Je  vois  là  deux  hémisphères  qui  vivent  en  quelque  façon 
étrangers  l'un  à  l'autre,  et  il  arrive  pour  la  culture  et  l'initiation  intellec- 
tuelles ce  qui  arriverait  à  une  partie  de  la  terre  habitée,  si  on  la  privait 
des  ressources  et  des  productions  qu'elle  emprunte  à  l'autre.  Oubliera-t-on 
longtemps  encore  que  la  vie  morale  se  soutient,  aussi  bien  que  la  vie  phy- 
sique, par  un  échange  et  par  un  courant  incessant  de  forces  et  de  sève?  Si 
les  œuvres  littéraires  de  notre  jeunesse  paraissent  pâles  et  débiles,  si  les 
jeunes  poitrines  manquent  de  souffle,  n'est-ce  pas  que  l'air  qu'elles  respi- 
rent a  perdu  quelque  principe  essentiel?  Parce  que  le  forum  n'a  plus  de 
tumultes  et  que  le  milieu  politique  n'attire  ni  ne  forme  plus,  pourquoi 
laisser  cependant  retomber  sa  tête  et  ses  bras?  Que  chacun,  en  vue  de 
l'avenir,  par  la  lecture,  la  méditation,  l'étude  de  ces  sciences  sociales  et 
politiques  auxquelles  appartient  le  monde  futur,  se  refasse  chez  sol  un 
forum  et  une  vie  d'affaires.  jcles  coimMat. 

LA    PHILOSOPHIE    DD    DIX-HDITifeVE    SIÈCLE. 

La  philosophie  du  xviii»  siècle  est  encore  aujourd'hui  et  sera  pendant 
longtemps  un  des  plus  grands  problèmes  de  la  critique.  Démêler  le  vrai  du 
faux,  le  bien  du  mal  dans  cette  époque  extraordinaire  est  une  œuvre  d'au- 
tant plus  difficile,  qu'on  ne  l'aborde  guère  en  général  sans  passion  et  sans 
prévention,  soit  dans  un  sens,  soit  dans  l'autre.  On  adore  le  xviii*  siècle  ou 
on  l'abhorre,  on  ne  le  juge  pas.  Ceux  qui  voudront  se  faire  une  opinion 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  76S 

juste  de  la  philosophie  de  ce  temps  consulteront  avec  fruit  les  ingénieux, 
solides  et  consciencieux  Mémoires  (1)  qu'un  de  nos  philosophes  les  plus  re- 
grettés, M.  Damiron,  avait  publiés,  il  y  a  quelques  années,  sur  cette  époque 
intéressante,  et  dont  le  troisième  volume  posthume  nous  est  donné  aujour- 
d'hui. Le  véritable  intérêt  de  ces  Mémoires  est  précisément  le  partage  si 
décidé  et  si  sincère  que  l'auteur  a  su  faire  entre  toutes  les  opinions  du 
xviii«  siècle.  Autant  il  adopte  avec  foi,  je  dirais  presque  avec  enthousiasme, 
les  grandes  idées  libérales  du  xvui*  siècle,  autant  il  répudie  avec  énergie 
ses  théories  matérialistes  et  athées.  Ce  partage,  que  l'école  de  Rousseau,  de 
M*"*  de  Staël,  de  M.  Cousin  et  de  M.  Jouffroy  avait  cru  pouvoir  faire  au  com- 
mencement de  notre  siècle,  est  de  nouveau  mis  en  question;  de  nouveau 
la  liberté  de  penser  paraît  s'engager  dans  toutes  les  négations.  Les  con- 
seils fermes  et  purs  d'un  noble  esprit  sont  donc  d'une  parfaite  opportunité. 
Tel  est  l'attrait  des  Mémoires  de  M.  Damiron,  où  l'on  ne  trouvera  pas  sans 
doute  le  feu  de  la  jeunesse  et  l'élan  d'une  pensée  téméraire,  mais  le  doux 
éclat  d'un  esprit  reposé,  la  sérénité  de  l'âge,  sans  aucun  mélange  de  ce  dés- 
enchantement et  de  cette  amertume  qu'il  apporte  souvent  avec  lui. 

L'auteur  de  Vintrodmlion  qui  précède  ce  dernier  volume,  M.  Ch.  Gouraud, 
a  signalé  avec  justesse  et  bonheur  le  remarquable  caractère  de  ces  écrits, 
où  il  semble  que  la  réfutation  du  faux  sorte  beaucoup  moins  des  argumens 
de  l'auteur  que  de  l'esprit  de  haute  moralité  qu'il  a  maintenu  partout  sans 
effort  en  présence  de  cette  société  équivoque  des  d'Holbach,  des  Lamettrie, 
des  Diderot,  dans  laquelle  son  sujet  l'obligeait  à  vivre  :  «  Rien  que  cette 
attitude,  dit  M.  Charles  Gouraud,  d'une  âme  pure  et  d'un  esprit  bien  fait 
au  milieu  de  ces  intelligences  intempérantes,  faibles  ou  déréglées,  forme 
un  enseignement  ou  un  spectacle  dont  la  pureté  parle  au  cœur  et  subjugue 
la  raison.  Je  ne  crois  pas  qu'on  ait  jamais  vu  dans  aucun  livre  de  critique 
morale  la  police  des  idées  basses  se  faire  ainsi  d'elle-même  avec  cette  ai- 
sance et  cette  autorité,  par  la  seule  vertu  de  l'intervention  au  milieu  d'elles 
d'une  conscience  parfaitement  pure  et  d'une  raison  parfaitement  droite.  » 
Cet  excellent  jugement  est  le  vrai.  C'est  bien  là  l'originalité  de  ces  Mé^ 
moires^  qui  ont  été  le  dernier  ouvrage  de  M.  Damiron,  et  qui  resteront 
comme  le  meilleur  de  ses  écrits.  Dans  cet  ouvrage,  M.  Damiron  est  prêtre 
pour  ainsi  dire  par  l'onction,  par  le  sentiment,  par  une  sorte  de  foi  pleine 
de  candeur  et  de  douceur;  mais  il  est  philosophe  par  la  tolérance,  par 
l'équité  de  la  critique,  par  l'effort  qu'il  fait  pour  avoir  raison,  par  l'ab- 
sence d'anathèmes  pour  ses  adversaires,  par  le  respect  de  la  pensée,  même 
dans  ses  égaremens. 

Le  volume  posthume  sur  la  Philosophie  au  dix-huitième  siècle  se  com- 
pose de  trois  mémoires,  l'un  sur  Maupertuis,  l'autre  sur  Dumarsais,  le 
troisième  sur  Condillac.  Ce  troisième  mémoire  est  le  dernier  de  l'auteur,  et, 
par  une  circonstance  bien  touchante,  il  a  été  en  quelque  sorte  le  dernier 
adieu  du  philosophe.  Il  le  lisait  à  l'Académie  le  jour  même  de  sa  mort,  que 
rien  au  monde  ne  faisait  prévoir.  A  peine  rentré  chez  lui,  il  va  se  reposer 

(1)  Mémoires  pour  servir  à  l  histoire  de  la  Philosophie  au  dix-huitième  siècle,  par 
M.  Ph.  Damiron,  de  Tlnstitut,  avec  une  introduction  de  M.  Ch.  Gouraud. 


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764  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

quelques  instans  dans  son  cabinet.  Il  s'assoit  dans  son  fauteuil,  penche 
la  tête  et  meurt.  «  Nous  avons  perdu  un  sage,  »  dit  le  duc  de  Broglieen 
apprenant  sa  mort.  La  dernière  phrase  que  M.  Damiron  ait  prononcée 
Ici-bas,  celle  par  laquelle  se  termine  le  mémoire  sur  Condillac  ne  pour- 
rait-elle pas,  légèrement  modifiée,  lui  être  appliquée  :  «  Avoir  bien  vécu, 
disait-il,  et  n'avoir  eu  que  des  pensées  irréprochables,  en  faut-il  plus  pour 
laisser  une  noble  et  digne  mémoire?  » 

Les  trois  études  que  contient  le  nouveau  volume  n'ont  peut-être  pas  un 
aussi  grand  intérêt  que  celles  des  volumes  déjà  publiés.  Cependant  Mauper- 
tuis,  plus  connu  par  ses  démêlés  avec  Voltaire  que  par  ses  propres  écrits, 
est  bien  loin  d'être  un  penseur  méprisable.  11  y  a  en  lui  des  germes  d'idées, 
et  le  travail  de  M.  Damiron  donne  le  désir  de  le  mieux  connaître.  La  pré- 
tention de  démontrer  l'existence  de  Dieu  par  le  principe  mathématique  de 
la  moindre  action,  principe  dont  il  est  l'inventeur,  est  une  prétention,  pro- 
bablement erronée ,  mais  qui  mérite  cependant  d'être  considérée  d'un  peu 
près.  Son  Essai  sur  le  Bonheur  contient  des  observations  fines;  enfin  ses 
vues,  quoique  vagues,  sur  l'essence  de  la  matière,  par  leurs  analogies  avec 
celles  de  Bonnet,  de  Leibnitz  et  de  Diderot,  ont  de  quoi  nous  Intéresser. 
Le  mémoire  sur  Condillac  a  aussi  son  intérêt.  L'auteur  a  borné  son  examen 
au  Traité  des  systèmes,  et  il  n'a  pas  de  peine  à  démontrer  combien  l'igno- 
rance de  l'histoire  de  la  philosophie  rendait  les  jugemens  des  meilleurs 
esprits  courts,  étroits ,  exclusifs,  insuffisans.  La  lecture  du  Traité  des  sj/s- 
témes  est  la  meilleure  justification  qui  se  puisse  donner  des  travaux  con- 
sidérables de  notre  temps  sur  l'histoire  de  la  philosophie.  Comme  on  se 
lasse  de  tout,  on  est  aujourd'hui  las  des  recherches  de  la  philosophie  sur 
sa  propre  histoire,  et  on  lui  demande  d'oublier  un  peu  le  passé  pour  le 
présent  et  pour  l'avenir.  Je  ne  dis  point  que  l'on  ait  tort,  et  je  suis  volon- 
tiers d'avis  qu'il  faut  étudier  les  problèmes  en  eux-mêmes;  mais  cette  nou- 
velle disposition  ne  doit  point  nous  rendre  injustes,  et  nous  devons  recon- 
naître qu'il  était  nécessaire  pour  la  philosophie -de  revenir  sur  elle-même, 
de  se  rendre  bien  compte  de  son  passé,  et,  par  une  critique  exacte  de  ses 
travaux  antérieurs ,  de  bien  mesurer  où  elle  en  est  arrivée  et  ce  qu'il  lui 
reste  à  faire. 

J'ai  déjà  dit  que  ce  troisième  volume  de  M.  Damiron  est  précédé  d'une 
introduction  où  M.  Ch.  Gouraud  apprécie  avec  un  grand  sens  les  travaux 
d'un  philosophe  qu'il  a  aimé  et  vénéré.  11  relève  aussi  avec  chaleur  rim* 
portance  de  ces  nobles  travaux  dans  un  temps  où,  pour  employer  une 
expression  célèbre,  le  matérialisme  coule  à  pleins  bords.  J'adhère  entiè- 
rement à  ce  qu'il  dit  sur  ce  sujet.  Seulement  je  ne  serais  pas  tout  à  fait  d'ac- 
cord avec  Itii  sur  les  causes  qu'il  assigne  à  ce  triste  phénomène.  11  parait  en 
imputer  la  plus  grande  responsabilité  à  l'économie  politique,  et  il  en  veut 
surtout  à  cette  science,  ou  du  moins  à  quelques-uns  de  ses  représentans, 
de  la  célèbre  théorie  de  la  production  immatérielle.  On  sait  en  effet  que 
certains  économistes  ont  considéré  Tintelligence  comme  un  capital,  et  ses 
œuvres  comme  des  produits;  mais  cette  théorie  ne  me  paraît  avoir  rien  à 
faire  dans  le  matérialisme  actuel.  Le  mal  a  son  origine  non  dans  récouoroie 
politique,  mais  dans  le  développement  des  sciences  physiques  et  naturelles, 


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REVUE.    —   CHROMQUE.  765 

et  il  a  été  surtout  provoqué  par  l'exemple  remarquable  de  certaines  généra- 
lisations scientifiques.  On  a  vu  des  phénomènes  très  différens  ramenés  à  une 
môme  cause,  le  magnétisme  à  l'électricité,  la  chaleur  à  la  lumière,  et  tous  ces 
phénomènes  au  mouvement.  On  en  a  conclu  qu'il  pourrait  bien  en  être  ainsi 
de  la  pensée.  Telle  est  la  vraie  cause  scientifique  du  matérialisme  actuel. 
L'économie  politique  n'a  rien  à  y  voir.  On  peut  môme  dire  au  contraire  que 
cette  science  s'est  de  plus  en  plus  rapprochée  du  spiritualisme,  car,  en 
montrant  que  la  richesse  a  pour  principale  cause  le  travail  humain,  et  que 
le  travail  c'est  la  volonté  humaine,  l'intelligence,  l'âme  enfin,  on  spiritua- 
lisait  la  richesse.  Qu'y  a-t-il  d'étonnant  alors  que  l'intelligence  elle-même 
dans  un  ordre  plus  élevé  et  dans  ses  propres  œuvres  puisse  être  une  source 
de  richesse?  Et  qui  pourrait  contester  que  le  peintre  qui  fait  payer  son  ta- 
bleau, l'artiste  son  chant,  le  médecin  ses  visites,  ne  possèdent  vraiment 
un  capital,  et  ne  soient  dans  toute  la  force  du  terme  de  véritables  pro- 
ducteurs? Attacher  tant  d'importance  aux  mots,  quand  on  est  obligé  de  re- 
connaître les  choses,  ne  me  paraît  pas  un  scrupule  vraiment  scientifique; 
mais,  cette  réserve  faite,  on  lit  avec  plaisir  l'introduction  de  M.  Gouraud, 
où  l'élévation  de  la  pensée  est  en  harmonie  avec  l'esprit  de  l'excellent  et 
généreux  ouvrage  auprès  duquel  il  nous  introduit. 

Padl  Janet,  de  riDStitnt. 

'  ^    LA  PRéDICATIOR  FRANÇAISE  AVANT  BOSSUET  (1). 

Il  ne  faudrait  pas  se  laisser  tromper  par  le  titre  donné  au  livre  de  M.  Jac- 
quinet  sur  les  Prédicateurs  au  dix-septième  siècle  avant  Bossuet,  ni  par 
la  thèse  que  ce  titre  semble  annoncer.  Il  y  a  là  tout  d'abord  un  nuage  qu'il 
importe  de  dissiper,  et  dont  il  reste  d'ailleurs  fort  peu  de  chose  après  la 
lecture;  ce  peu  est  cependant  à  noter  et  à  peser,  parce  qu'il  pourrait  sub- 
sister comme  prétexte  d'une  objection  générale  contre  tout  l'ouvrage.  La 
thèse  qui  paraîtrait  au  premier  abord  impliquée  dans  le  titre  serait  celle-ci  : 
qu'une  réforme  de  la  prédication  chrétienne  s'étant  manifestée  au  com- 
mencement du  XVI r  siècle,  avec  un  affranchissement  progressif  des  défauts 
inhérens  à  la  chaire  pendant  le  siècle  précédent,  un  progrès  continu  a 
élevé  ce  genre  d'éloquence  jusqu'à  une  région  dont  l'atmosphère  purifiée 
aurait  été  préparée  pour  un  Bossuet.  Pour  deux  raisons,  M.  Jacquinet 
s'est  gardé  d'instituer  dans  toute  sa  rigueur  une  pareille  thèse.  D'abord 
son  admiration  raisonnée  place  trop  soigneusement  Bossuet  hors  de  pair 
en  présence  des  orateurs  de  la  chaire  chrétienne  ses  contemporains  pour 
admettre  que  ses  prédécesseurs  immédiats,  par  exemple,  se  soient  trou- 
vés, en  vertu  d'un  progrès  commun,  élevés  sur  des  hauteurs  qui  fussent 
presque  de  plain-pied  avec  les  siennes.  En  second  lieu ,  M.  Jacquinet  n'a 
pas  non  plus  entrepris  de  démontrer  que  toute  la  partie  du  xvii«  siècle 
qui  a  précédé  Bossuet  ait  été  absolument  nécessaire  pour  déblayer  le  ter- 
rain, bannir  les  locutions  vicieuses,  préparer  les  esprits  et  le  goût,  car  il 
nous  fait  voir  au  contraire  dans  la  prédication  des  pères  de  l'Oratoire,  par- 
ticulièrement dans  celle  de  Pierre  de  BéruUe,  une  école  déjà  excellente, 

(1)  Des  Prédicateurs  au  dix-septième  siècle  avant  Bossuet ,  par  M.  Jacquinet,  1  vol. 
in-8»,  Didier,  1863. 


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766  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

débarrassée  des  vices  ordinaires  de  celle  qui  Ta  précédée.  Bien  plus,  mil- 
gré  la  gravité  et  le  bon  sens  de  cette  école ,  l'éloquence  chrétienne  se 
trouve  compromise,  au  moment  où  Bossuet  parait,  par  d'autres  défauts 
auxquels  les  récentes  vicissitudes  du  goût  littéraire  ont  donné  naissance. 
Déjà  en  effet  cette  flamme  qui  avait  animé  les  esprits  et  les  &mes  dans 
toute  la  première  moitié  du  xvii*  siècle  est  enfermée  dans  des  formes  con- 
venues qui  menacent  d'amoindrir  son  intensité  et  de  nuire  à  son  édat; 
M.  Jacqulnet  a  fort  bien  montré  Tinfluence  de  Balzac  et  même  celle  de 
l'Académie,  risquant  de  faire  pénétrer  à  nouveau  dans  l'éloquence  chré- 
tienne une  froide  rhétorique,  un  pédantisme  étroit,  une  politesse  affectée. 
Il  est  bien  vrai  qu'il  avait  fallu,  au  commencement  du  xvir  siècle,  un  tra- 
vail d'épuration  de  la  langue  et  d'éducation  du  goût,  sans  lequel  Bossuet, 
tel  du  moins  que  nous  le  connaissons,  ne  se  serait  pas  montré;  mais  ce 
travail  a  été  fort  vite  achevé,  et  n'a  pas  extirpé  des  imperfections,  attri- 
buts inévitables  de  la  médiocrité  communément  inhérente  à  la  nature  hu- 
maine, et  qu'attestent  les  sermons  des  contemporains  de  La  Bruyère  et  de 
M*"*  de  Sévigné  aussi  bien  que  ceux  des  prédécesseurs  de  Bossuet.  Le  génie 
de  Bossuet  s'est  élevé  au-dessus  des  faiblesses  de  son  temps,  en  dépit  des- 
quelles il  a  dédaigné  ce  que  l'on  commençait  d'adorer  autour  de  lui,  et  a 
ranimé  en  lui-même  cette  libre  ardeur  d'imagination  qui  avait  déjà  brillé 
chez  le  vieux  Corneille;  sans  doute  à  cause  de  cette  supériorité  même,  il 
parait  n'avoir  pas  été,  comme  prédicateur,  estimé  à  sa  juste  valeur  par  ses 
contemporains.  Bourdaloue,  si  fort  admiré  par  M"«  de  Sévigné,  qui  parle  à 
peine  des  sermons  de  Bossuet,  lui  a  été  longtemps  préféré.  Bussy  mande  le 
31  mars  1687  que,  suivant  ce  qu'il  a  entendu  raconter,  l'oraison  funèbre  de 
Condé  «  n'a  fait  honneur  ni  au  mort  ni  à  l'orateur.  »  La  Bruyère  paraît  bien- 
en  certaine  page  du  chapitre  de  la  chaire,  décrire  avec  une  admiration  sin, 
cère  l'éloquence  de  Bossuet,  lorsqu'il  veut  que  l'orateur  chrétien  choisisse 
pour  chaque  discours  une  vérité  unique,  terrible  ou  instructive,  —  qa'il 
se  rende  «  si  maitre  de  sa  matière  que  le  tour  et  les  expressions  naissent 
dans  l'action  et  coulent  de  source,  —  qu'il  se  livre  après  une  certaine 
préparation  à  son  génie  et  au  mouvement  qu'un  grand  sujet  peut  inspirer,  ' 
—  qu'il  jette  enfin,  «par  un  bel  enthousiasme,  la  persuasion  dans  les  es- 
prits et  l'alarme  dans  le  cœur,  et  touche  ses  auditeurs  d'une  tout  antre 
crainte  que  de  celle  de  le  voir,  après  des  efforts  prodigieux  de  mémoire, 
demeurer  court.  »  H  semble  à  la  vérité  qu'il  y  ait  dans  ces  lignes  an  ma- 
gnifique témoignage  pour  Bossuet  et  une  critique  de  Bourdaloue,  qui  fer- 
mait les  yeux  en  prêchant  de  peur  de  perdre  le  fil  ;  mais,  dans  d'autres  pas- 
sages, La  Bruyère  parait  se  conformer  à  l'opinion  de  son  temps,  et  tenir 
tout  au  moins  la  balance  égale  entre  les  deux  orateurs. 

Ainsi  deux  sortes  de  preuves  contrediraient  le  système  qui  représente- 
rait la  prédication  de  Bossuet  comme  le  couronnement  du  progrès  contina 
d'un  genre  particulier  d'éloquence;  le  génie  de  Bossuet  est  de  ceux  qui  ne 
se  laissent  pas  classer  ni  préparer  lentement  à  l'avance ,  et  Bossuet  n'est 
pas  venu  dans  le  temps  précis  où  son  éloquence  comme  prédicateur  aurait 
été  le  mieux  accueillie  et  le  plus  admirée.  L'éloquence  de  Bossuet  a  été, 
dans  l'histoire  de  la  prédication  chrétienne  au  xvii«  siècle,  un  de  ces  acci- 
dens  qui  déjouent  toutes  les  théories  d'histoire  littéraire;  aussi  M.  J>c- 


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REVUE.    —   CHROINIQUE.  767 

quinet,  ennemi  des  idées  préconçues,  s'est-il  arrêté  en  présence  d'un  tel 
accident,  sans  tenir  bon,  malgré  tout,  pour  une  théorie  qui  l'eût  conduit 
jusqu'à  Bourdaloue,  le  vrai  prédicateur  approprié  à  son  temps,  et  dont 
l'éloquence  résume  en  réalité  les  progrès  faits  jusqu'à  lui. 

L'auteur  des  Prédicateurs  français  au  dix-septième  siècle  s'est  borné  à 
montrer,  par  l'examen  détaillé  des  œuvres  qu'elle  a  produites,  les  vicissi- 
tudes de  réloquence  de  la  chaire  depuis  la  fin  du  xvi«  siècle  jusqu'au  mo- 
ment où  parut  Bossuet.  Après  avoir  constaté  l'abaissement  de  la  prédica- 
tion au  commencement  de  cette  période,  il  met  habilement  en  relief  les 
principaux  traits  de  ce  qu'on  a  justement  appelé  la  réforme  catholique,  qui 
a  produit  un  renouvellement  fécond  des  croyances  chrétiennes  et  de  l'es- 
prit chrétien  au  sein  de  la  société  du  xvii*  siècle.  Avec  quelle  ardeur  ce 
mouvement  s'est  produit,  personne  ne  l'ignore  :  c'est  l'époque  de  saint 
Vincent  de  Paul ,  de  César  de  Bus ,  de  M*"»  de  Chantai ,  c'est-à-dire  de  la 
charité  la  plus  ingénieuse  et  la  plus  sincère,  et  de  quelques-unes  des  plus 
importantes  fondations  religieuses,  —  enfans  trouvés,  prêtres  des  missions, 
sœurs  de  charité.  M.  Jacquinet  réserve  avec  raison  une  large  place  aux 
doctrines  et  à  l'action  des  grands  réformateurs  du  clergé  français  :  à  ce 
titre,  Pierre  de  BéruUe  et  Saint-Cyran,  outre  saint  Vincent  de  Paul,  figu- 
rent dans  son  livre  à  côté  des  plus  célèbres  sermonnaires  qui ,  de  1610  à 
1650,  sortent  de  l'Oratoire,  de  Port-Royal  ou  de  la  société  de  Jésus,  à  côté 
du  père  Le  Jeune,  dont  nos  jeunes  prêtres  étudient  encore  assidûment  les 
œuvres,  de  Singlin,  de  Lingendes,  etc.  Chemin  faisant,  l'auteur  apprécie, 
dès  qu'il  les  rencontre,  les  diverses  circonstances  et  les  influences  exté- 
rieures qui  viennent  favoriser  ou  entraver  les  progrès  de  la  chaire  :  domi- 
nation de  l'hôtel  de  Rambouillet  ou  de  l'Académie  française,  règne  de  la 
rhétorique  fastueuse  à  l'exemple  de  Balzac,  et  même  renaissance  inattendue 
de  la  prédication  burlesque  dans  les  plus  turbulentes  années  de  la  régence. 
Le  livre  s'arrête  vers  la  fin  de  la  minorité  de  Louis  XIY,  au  moment  où  pré- 
vaut l'esprit  de  ces  utiles  précurseurs  qui ,  à  défaut  du  génie  et  du  talent 
créateurs,  eurent  la  sévérité  des  principes,  l'ardeur  de  la  foi  et  la  sincérité 
du  langage. 

Le  cadre  du  livre  est,  comme  on  volt,  assez  beau,  et  M.  Jacquinet  l'a 
étendu  suivant  des  proportions  justement  calculées.  Le  sujet  même  est  des 
plus  attachans  :  contenu  habilement  dans  les  limites  du  domaine  littéraire, 
il  ofifre  une  intéressante  succession  d'aspects,  tant  est  varié  l'accent  de  la 
parole  religieuse  dans  cette  vivante  époque  dont  personne,  avant  M.  Jac- 
quinet, n'avait  entrepris  l'étude  à  ce  point  de  vue.  Le  nombre  est  d'ailleurs 
considérable  des  pages  excellentes  qui  pourraient  être  détachées  des  Pré- 
dicateurs au  dix-septième  siècle  pour  justifier  ce  que  nous  avons  dit  en 
commençant  du  sérieux  mérite  de  son  ouvrage.  J'en  choisirai  deux  ou  trois 
seulement  où  se  trouvent  appréciés  des  orateurs  fort  divers,  et  qui  par  là 
mettront  au  jour  à  la  fois  l'agréable  variété  du  livre  et  le  talent  flexible 
de  l'auteur.  La  première  est  celle  où  les  visibles  défauts  de  l'éloquence 
charmante  de  saint  François  de  Sales  sont  confessés  et  absous.  «  Chez  lui, 
dit  M.  Jacquinet,  les  pensées  subtiles,  les  images  raffinées  n'ont  rien  de 
pédantesque  :  le  bel  esprit  dans  ses  sermons  n'est  point  affecté,  au  sens 
propre  du  mot,  et  n'a  rien  d'ambitieux...  On  retrouve,  on  sent  jusque  dans 


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763  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  combinaisons  d'idées  ou  d'images  les  plus  singulières,  dans  ses  para- 
phrases et  ses  paraboles  les  plus  inattendues  et  les  moins  simples,  la  plus 
parfaite  simplicité  d'âme,  une  exquise  candeur,  l'oubli  de  soi  le  plus  com- 
plet, une  onction  tendre  et  charmante  qui  gagne  le  cœur.  Grâce  à  ce  ca- 
ractère d'affectueuse  naïveté  partout  répandu,  les  défauts  même  de  cette 
éloquence  deviennent  aimables,  et  quelque  chose  de  plus  encore  :  dulcia  et 
sancla  vilia,  » 

Après  ce  jugement,  remarquable  par  la  délicatesse  et  la  mesure,  voici, 
sous  la  rubrique  du  goût  chez  les  jésuites ,  un  arrêt  spirituel  et  fin  :  f  Le 
goût  chez  eux  fut  â  l'origine,  et  longtemps,  très  au-dessous  du  zèle,  et  laissa 
place,  dans  leur  enseignement  public  comme  dans  leurs  écrits,  à  bien  des 
grâces  douteuses  et  â  de  singuliers  écarts  d'imagination.  Rien  ne  rappelle 
leurs  sermons  comme  certaines  églises  bâties  alors  sous  l'inspiration  de 
leur  esprit.  Dans  l'œuvre  de  l'architecte  comme  dans  celle  de  l'orateur, 
c'est  la  même  surabondance  de  fleurs,  la  même  profusion  d'arabesques  dé- 
votes; c'est  le  même  déluge  de  figures  allégoriques  et  d'emblèmes  repré- 
sentant aux  yeux,  avec  une  réalité  parfois  bizarre  ou  peu  séante,  les  plus 
intimes  émotions  de  la  vie  religieuse  et  ses  plus  délicats  mystères.  »  Devant 
les  jésuites  enfin,  M.  Jacquinet  place  l'école  toute  contraire  de  Port-Rojal, 
et  dessine  d'un  mot  avec  une  heureuse  fermeté  la  virile  figure  de  Saint- 
Cyran.  «  Sa  méthode,  dit-il,  est  d'aller  tout  droit  des  principes  les  plus  éle- 
vés â  la  pratique.  »  Et  voici  comment  l'auteur,  ne  quittant  pas  de  vue  son 
sujet,  interprète  ensuite  les  leçons  que  recevaient  les  religieux  de  Port- 
Royal  en  vue  de  la  prédication  :  «  un  des  ennemis  auxquels  M.  de  Saiot- 
Cyran  a  juré  une  guerre  implacable,  c'est  cette  espèce  d'amour-propre, 
le  plus  subtil  de  tous  et  le  plus  dangereux,  qui  se  développe  dans  les  plus 
hautes  et  les  plus  saintes  occupations  de  l'esprit,  et  en  corrompt  tout  le  mé- 
rite. Il  connaît  bien  cet  ennemi-là,  pour  en  avoir  étudié  la  fidèle  image  chez 
les  meilleurs  maîtres  de  la  vie  morale,  surtout  pour  l'avoir  attentivement 
observé  chez  les  autres  et  dans  lui-même,  et  n'ignore  rien  de  ses  pièges  dé- 
licats, de  ses  secrètes  surprises...  Méditer  longtemps  en  silence  devant  Dieu 
et  prier,  prière  et  méditation  confondues,  voilà  la  meilleure  préparation, 
et  presque  la  seule  utile,  avant  de  parler  aux  âmes.  » 

L'excès  visible  d'une  telle  théorie  n'échappe  pas  à  M.  Jacquinet,  et,  après 
avoir  rendu  justice  aux  vertueux  stoïciens  du  christianisme,  il  se  garde 
bien  d'omettre,  même  à  leur  endroit,  les  devoirs  que  lui  impose  la  critique. 
C'est  qu'en  effet  l'esprit  et  le  goût  vraiment  littéraires  ne  sont  jamais  chcx 
lui  mis  en  défaut  ou  distraits  de  leur  calme  et  vigilante  observation  parlfô 
séductions  d'une  théorie  particulière,  quelque  majesté  que  lui  donne  le 
caractère  de  ceux  qui  la  soutiennent.  Aussi  y  a-t-il  iin  grand  plaisir  en 
même  temps  qu'un  grand  profit  à  lire  son  livre,  qui  n'est  pas  seulement  une 
œuvre  de  sérieuse  et  forte  doctrine  littéraire,  fruit  d'une  méditation  sin- 
cère et  d'une  critique  à  la  fois  délicate  et  élevée,  mais  qui  offre  encore,  au 
point  de  vue  de  l'exécution  et  de  la  forme,  un  harmonieux  ensemble  où  cha- 
que détail  occupe  la  place  et  prend  le  relief  qui  convient,    a.  gbffiot. 


V.  DE  Mars. 


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/       PORTRAITS  DE  POÈTES  CONTEMPORAINS 


ALFRED   DE  VIGNY 


Je  me  suis  dit  souvent  que  les  portraits  devaient  être  Ikits  selon 
Je  ton  et  Tesprit  du  modèle  :  si  Ton  appliquait  ce  précepte  et  ce 
procédé  à  l'étude  de  M.  de  Vigny,  son  portrait  serait  bien  simple  et 
tout  idéal;  il  est  douteux  même  qu'on  dût  y  employer  d'autres 
lignes  et  d'autres  couleurs  que  celles  qu'a  fournies  le  poète.  Il  ne 
permettait  guère  à  la  critique,  même  la  plus  bienveillante  et  la  plus 
admirative,  de  prendre  ses  mesures,  et  encore  moins  à  la  biographie 
de  s'orienter  autour  de  son  œuvre  ou  de  sa  personne;  il  a  défendu, 
même  au  plus  pieux  et  au  plus  filial  des  éditeurs,  qu'un  seul  mot  de 
préface  f&t  mis  en  tête  de  ses  œuvres  posthun^s  :  il  considérait  vo- 
lontiers  tout  appareil  de  ce  genre  comme  un  tréteau  au  pied  d'une 
statue,  comme  une  baraque  au  pied  d'an  temple;  mais  lui-même, 
et  ne  se  confiant  qu'à  lui  seul,  il  dégageait  et  dressait  amoureuse- 
ment sur  son  socle  de  marbre  blanc  une  figure  élevée,  pure,  une 
image  sereine,  chaste,  éblouissante,  austère  et  sans  tache,  sa  forme 
incorporelle,  .si  l'on  peut  dire.  Il  a  accompli  de  son  propre  ciseau 
cette  sort^  de  transfiguration  et  d'apothéose  de  soi-même  dans  la 
pièce  fort  belle  qui  termine  et  couronne  son  œuvre  dernière,  le  livre 
des  Destinées,  et  qui  a  pour  titre  F  Esprit  pur.  Sous  prétexte  de  ne 
faire  aucun  cas  de  ses  nobles  aïeux  et  de  les  subordonner  tous  dans 
leur  ordre  de  noblesse  à  ce  qui  est  de  l'ordre  de  l'esprit,  il  les  a 
montrés  et  déroulés  en  une  longue  lignée,  mais  pour  les  replonger 
aussitôt  dans  la  nuit,  et  il  s'est  représenté,  lui,  le  dernier,  comme 

Tom  L.  —  15  AVRIL  1864.  49 


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770  BETUE   DES   DEUX  MONDES. 

le  seul  glorieux,  le  seul  vraiment  ancêtre  et  dont  on  se  souviendra, 
car  seul  il  a  gravé  son  nom  sur  le  pur  tableau  des  livres  de  Vapriu 
11  s'est  promis  par  là  une  gloire  immortelle  et  toujours  renouvelée 
au  gré  de  chaque  jeune  génération,  qui  reviendra  de  dix  en  dix  ans, 
comme  en  pèlerinage,  pour  contempler  et  couronner  son  monu- 
ment : 

Flots  d*aini8  renaissans!  puissent  mes  destinées 
Vous  amener  à  moi,  de  dix  en  dix  années. 
Attentifs  à  mon  œuvre,  et  pour  moi  c'est  assez  ! 

Ni  l'oubli  ni  le  bruit;  une  sorte  de  discrétion  respectueuse  jusque 
dans  la  célébrité,  je  ne  sais  quoi  de  rare,  de  fidèle  et  de  solennel, 
c'était  son  vœu  et  aussi  son  ferme  espoir. 

Noble, foi!  noble  vœu!  Mais  nul  désormais  n'a  droit  de  s'impo- 
ser ainsi  tbut  sculpté,  façonné  de  ses  propres  mains,  et  une  fois 
pour  toutes,  au  culte  des  contemporains  et  de  la  postérité.  Le  libre 
examen,  qui  n'épargne  pas  même  les  religions  et  les  dieux,  ne  sau- 
rait être  interdit  à  l'égard  des  poètes.  La  recherche  est  permise,  le 
champ  est  ouvert  à  la  curiosité.  Il  y  a  près  de  trente  ans  que  j*en 
ai  fait  l'essai  et  la  tentative  ici  même,  dans  cette  Revue  (1),  à  l'occa- 
sion d'un  écrit  en  prose  de  l'illustre  poète.  J'étais  bien  timide  alors, 
et  je  ne  m'approchais  qu'en  tremblant  pour  faire  quelques  remar- 
ques et  observations  à  demi  voilées.  Je  suis  devenu  plus  hardi,  plus 
libre  avec  le  temps.  Je  vais  donc  repasser  sur  quelques-uns  des 
mêmes  traits  en  appuyant  davantage,  en  insistant  et  en  complétant 
partout  où  je  le  pourrai.  11  en  est  de  la  pointe  de  l'esprit  comme 
d'un  crayon;  il  faut  recommencer  à  le  tailler  sans  cesse. 

I. 

Et  tout  d'abord  j'avais  été  induit  en  erreur  sur  la  date  de  la  nais- 
sance. J'avais  cru  M.  de  Vigny  né  le  27  mars  1799;  je  le  rajeunis- 
sais de  deux  années.  Il  était  né  le  28  mars  1797.  Personne,  pas 
même  celui  qui  y  était  le  plus  iniéressé,  ne  m'éclaira  sur  cette  faute. 
Les  poètes  sont  quelquefois  jaloux  de'a6«*ober  une  année  ou  deux, 
comme  les  femmes.  Je  n'ai  guère  rien  trouvé  à  ajouter  depuis  aux 
très  brefs  renseignemens  de  famille  que  j'ai  donnés  c^ors.  Le  nom 
de  Yigny  se  présente  rarement  dans  les  mémoires  historiques  du  der- 
nier siècle.  Je  le  rencontre  une  ou  deux  fois  dans  le  Journal  ai:  duc 
de  Luynes  par  exemple,  à  la  date  du  vendredi  8  avril  17â0.  «L^ 
roi,  nous  dit  M.  de  Luynes,  vient  d'accorder  une  pension  de  1,200  li- 
vres à  M.  de  Vigny,  écuyer  de  quartier,  fils  de  M.  de  Vigny,  lieu- 
Ci)  15  octobre  1835. 


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ALFRED   DE   VIGNY.  771 

tenant-général  de  bombardiers,  à  qui  Ton  doit  l'invention  des  car-- 
casses  (espèce  de  bombe  de  forme  oblongue  et  chargée  de  mitraille). 
M.  de  Vigny  est  écuyer  du  roi  depuis  environ  trente  ans.  C'est  lui  qui 
a  fait  le  Voyage  avec  Madame  jusqu'à  la  frontière  d'Espagne...  »  — 
Dans  la  Correspondance  de  Garrick,  je  trouve,  au  tome  second,  une 
lettre  adressée  au  grand  acteur  par  un  gentilhomme  du  nom  de  Vi- 
gny, qui,  retenu  pour  dettes  à  Londres,  a  l'idée  de  recourir  à  la  gé* 
nérosité  de  l'artiste  célèbre.  Cette  lettre  est  d'un  tour  original  et 
distingué.  11  serait  curieux  qu'elle  fût  d'un  parent,  d'un  oncle  peut- 
être  de  celui  qui  fera  un  jour  Chatterton  et  qui  réhabilitera  l'artiste 
en  regard  du  gentilhomme  (1).  Élevé  à  l'institution  Hix,  d*où  il  sui- 
vait le  lycée  Bonaparte,  le  jeune  de  Vigny  eut  de  bonne  heure  les 
instincts  militaires  et  poétiques.  «  Nous  avons  élevé  cet  enfant  pour 
le  roi,  M  écrivait  sa  mère  au  ministre  de  la  guerre  en  1814;  elle  de- 
mandait l'admission  de  son  fils  dans  les  gendarmes  de  la  maison 
rouge;  il  y  entra  avec  brevet  de  lieutenant  le  1^'  juin  18lÂ«à  l'âge 
de  dix-sept  ans.  Le  Moniteur  de  VArmée^  auquel  j'emprunte  ces 
détails,  nous  a  donné,  par  la  plume  de  M.  A.  de  Forges,  le  résumé 
des  états  de  service  du  jeune  officier.  Au  20  mars  1816,  bien  que 
très  souffrant  encore  d'une  chute  de  cheval,  il  escorta  avec  sa  com- 
pagnie le  roi  jusqu'à  la  frontière.  Après  les  cent  jours,  à  la  fin  de 
1815,  licencié  avec  ce  corps  par  trop  aristocratique  des  compagnies 
fougos,  il  entra  presque  aussitôt  (mars  1816)  dans  la  garde  royale 
à  pied  avec  le  grade  de  sous-lieutenant.  Devenu  lieutenant  en  juil- 

(1)  La  lettre  est  longue;  J'en  citerai  qaelqaes  parties  :  «  Monsieur^  voua  trouTerez 
sans  doute  bien  extraordinaire  que  quelqu'un  qui  n'est  nullement  connu  de  vous, 
vous  prie  de  lui  rendre  un  service;  mais  si  je  vous  suis  inconnu,  vous  ne  me  Tètee 
point.  J*ai  si  souvent  entendu  faire  Téloge  de  votre  àme,  que  Je  vous  ai  trouvé  aussi 
célèbre  par  vos  sentimens  que  par  vos  talens.  D'après  cette  persuasion,  J'ai  cru  pouvoir 
vous  confier  ma  peine  :  peut-être  vous  touchera-t-elle,  et  Je  craindrais  de  vous  offenser 
en  en  doutant.  Je  suis  ici,  depuis  dix  mois,  pour  300  p.  :  J'ai  éprouvé  tout  ce  qui  peut 
affliger  un  cœur  tendre  et  sensible;  si  vous  joignez  à  cela  de  manquer  du  nécessaire 
depuis  deux  mois,  vous  jugerez  de  quel  prix  serait  le  service  que  vous  me  rendriez.  J'ai 
caché  à  ma  famille  et  à  mes  amis  en  France  ma  détention.  J'ai  cru  devoir  le  faire... 
Étranger  dans  ces  lieux,  personne  ne  me  tend  ane  main  secourable;  victime  d'un  cruel 
préjugé  contre  ma  nation,  qui  confond  tous  les  Français,  Je  suis  obligé  de  le  combattre 
par  les  preuves  de  mon  éducation;  J'ai  beau  faire,  Je  suis  souvent  vaincu.  Je  crois 
en  vous  seul,  et  J'y  fonde  mon  espoir.  Si  cette  occasion  pouvait  me  procurer  l'honneur 
de  vous  connaître,  J'en  serais  bien  flatté;  Je  l'ai  désiré  bien  des  fois  quand  j'étais  heu- 
reux. L'infortune  n'a  changé  que  mon  état.  Sf  vous  n'avex  point  de  répugnance  pour 
venir  ici,  faites-moi  cette  faveur.  J'ai  souvent  vécu,  et  partout,  avec  les  hommes  célè- 
bres. Je  m'instruirai  à  penser  comme  vous,  si  Je  ne  puis  agir  aussi  grandement...  » 
Cette  lettre,  qui  porte  la  date  du  5  septembre  1766,  avec  désignation  du  lieu  :  «  King's 
Bench,  in  State-House,  number  7,  n  est  signée  «  Jean-René  de  Vigny,  ancien  mousque- 
taire et  officier  dans  une  des  compagnies  de  la  garde  du  roi  de  France,  n  te  nom  n'est 
précédé  d'aucun  titre. 


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772  REV0E  DES  DEUX  MONDES. 

Jet  1822,  il  passa  l'année  suivante  (mars  1823)  au  55'  de  ligne 
avec  le  grade  de  capitaine;  il  espérait  servir  dans  Texpédition  d'Es- 
pagne. Étant  demeuré  quatre  années  sans  avancement,  il  se  fit  ré- 
former pour  cause  de  délicatesse  de  santé,  le  22  avril  1827,  à  Tâge 
de  trente  ans.  Il  en  avait  passé  treize  sous  les  drapeaux.  Est-il  be- 
soin d'ajouter  que  ses  notes  militaires  le  présentaient  comme  un 
officier  de  la  plus  grande  distinction?  «  Les  événemens  que  je  cher- 
chais, a-t-il  dit  lui-même,  ne  me  vinrent  pas  aussi  grands  qu'il  me 
les  eût  fallu.  Qu'y  faire?  »  Il  ne  lui  manqua  pour  parvenir  aux  grades 
les  plus  élevés  qu'une  santé  plus  aguerrie,  le  temps,  Toccasion,  et 
un  moindre  talent  qui  le  sollicitât  ailleurs.  Ses  deux  vocations  le 
tiraient  en  sens  contraire  :  il  dut  opter  entre  elles  à  une  certaine 
heure.  Il  avait  bien  compté,  ai-je  dit,  faire  la  guerre  d'Espagne; 
mais  il  eut  l'ennui  de  rester  en  sentinelle  sur  la  frontière.  Il  se  dé- 
dommagea de  cette  inaction  forcée  par  quelques-uns  de  ses  pre- 
miers 0  de  ses  plus  beaux  poèmes^  et  cette  vue  des  Pyrénées  hâta 
peut-être  aussi  l'idée  du  roman  de  Cinq-Mars. 

Le  début  d'Alfred  de  Vigny  en  littérature  date  de  1822;  son  pre- 
mier recueil  poétique  parut  sans  nom  d'auteur  (1).  Il  payait,  par 
son  poème  d'Hélénay  son  tribut  d'enthousiasme  à  la  cause  des 
Grecs;  en  même  temps,  par  les  pièces  de  la  Dryade^  de  Symétha,  il 
jouait  de  la  flûte  sur  le  mode  d'André  Chénier,  ressuscité  depuis 
quelques  années  et  mis  en  lumière.  La  vraie  date  authentique  de 
ces  poèmes  néo-grecs  de  M.  de  Vigny  est  celle  de  leur  publication, 
et  il  n'y  a  pas  lieu,  pour  l'historien  littéraire  qui  tient  à  être  exact, 
de  recourir  aux  dates  antérieures  et  un  peu  arbitraires  que  le  poète 
a  cru  devoir  leur  assigner  depuis.  M.  de  Vigny  en  effet,  en  les  ré- 
imprimant dans  l'édition  de  1829  et  ensuite  dans  ses  œuvres  com- 
plètes, a  jugé  bon  de  les  vieillir  après  coup  de  quelques  années.  D 
a  mis  au  bas  de  cette  pièce  de  la  Dryade  ces  mots:  «écrit en 
1815.  »  Il  a  mis  au  bas  de  Symétha  la  môme  remarque.  Ponr/r 
Bain  d*une  jeune  Romaine  y  il  fait  plus,  il  note  la  journée  précise  où 
elle  aurait  été  composée  «  le  20  mai  1817.  »  La  Dryade  y  prend 
pour  second  titre  celui  d'idylle  «  dans  le  goût  de  Théocrite.  »  Pour- 
quoi ces  minutieuses  précautions  rétroactives?  Pour  échapper  sans 
doute  au  reproche  (si  c'en  est  un)  d'imitation  et  de  ressemblance 
prochaine,  pour  qu'on  ne  dise  pas  qu'il  s'est  inspiré  directement 
d'André  Chénier,  dont  les  poésies  avaient  été  données  par  M.  ^ 
Latouche  en  1819.  Tout  cela,  c'est  de  la  coquetterie  encore.  Pi- 
quante contradiction!  d'une  part  on  se  rajeunit  volontiers  de  denx 

(1)  Voici  le  titre  exact  :  Pokms,  —  H<LiiiA,  U  SimnambuU,  la  FiUê  de  Jêfkif,^* 
Femme  adultère,  le  Bal,  la  Prison,  etc.;  un  mince  in-8»,  1822. 


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ALFRED  DE   VIGNY.  773 

ans,  et  de  l'autre  on  vieillit  ses  poésies  de  quatre  ou  de  cinq.  C'est 
preuve  qu'on  était  bien  précoce;  les  sources  deviennent  ainsi  toutes 
mystérieuses.  Mais  le  critique,  qui  croit  le  moins  possible  sur  pa- 
role, et  que  cet  excès  même  de  précaution  met  sur  ses  gardes,  ne 
considère  que  les  dates  publiques  et  constatées  par  l'impression. 
Notez  bien  que  ces  jolies  pièces  de  Symitha  et  de  la  Dryade  sont 
infiniment  supérieures  par  le  style  au  poème  d*Héléna^  qui  ne  sau- 
rait être  antérieur  à  1821,  et  il  serait  bien  singulier  qu'elles  eussent 
précédé  de  plusieurs  années.  Le  goût  s'y  refuse.  Heureusement  l'o- 
riginalité de  M.  de  Vigny  ne  tient  pas  à  si  peu  de  chose  :  il  com- 
mença par  s'inspirer  d'André  Chénier,  il  le  nierait  en  vain,  c'est 
évident;  mais  il  allait  trouver  sa  propre  manière,  sa  propre  origina- 
lité dans  Moisey  Doloriday  Éloa,  et  bien  d'autres  poèmes  qui  ne 
sont  qu'à  lui  et  qui  portent  sa  marque  irréfragable. 

Dans  une  jolie  pièce,  le  Baly  il  se  montrait  d'une  grâce  aimable, 
et  en  même  temps  plus  moderne,  plus  direct  d'inspiration,  plus 
souple  de  ton  qu'il  ne  se  permettra  de  l'être  dans  la  suite.  C'est  bien 
Alfred  de  Vigny  dans  un  salon,  à  vingt-cinq  ans;  le  poète  s'adresse 
en  idée  aux  belles  danseuses  : 

Dansez,  et  couronnez  de  fleurs  vos  fronts  d*alb&tre; 
liez  au  blanc  muguet  Thyacinthe  bleuâtre, 
Et  que  vos  pas  moelleux,  délices  de  Tamant, 
Sur  le  chêne  poli  glissent  légèrement; 
Dansez,  car  dès  demain  vos  mères  exigeantes 
A  vos  J.eunes  travaux  vous  diront  négligentes; 
L*aiguille  détestée  aura  fui  do  vos  doigts, 
Ou,  de  la  mélodie  interrompant  les  lois. 
Sur  rinstrument  mobile,  harmonieux  ivoire. 
Vos  mains  auront  perdu  la  touche  blanche  et  noire; 
Demain,  sous  Thumble  habit  du  jour  laborieux, 
Un  livre,  sans  plaisir,  fatiguera  vos  yeux... 

Que  ceux  qui  tiennent  à  étudier  les  nuances  poétiques  et  les  pro- 
gressions fugitives  du  goût  relisent  tout  le  morceau  ;  ils  y  verront, 
dans  le  plus  gracieux  exemple,  cette  poésie  choisie,  élégante,  mais 
de  transition,  qui  cherchait  à  s'insinuer  dans  la  vie,  dans  les  senti- 
mens  et  les  mœurs  du  jour,  en  évitant  toutefois  le  mot  propre  :  poé- 
sie des  Soumet,  des  Pichald ,  des  Guiraud,  de  ceux  qui  louvoyaient 
encore.  M.  de  Vigny  en  a  donné  là  un  échantillon  charmant. 

Dans  le  poème  du  TrappislCy  publié  en  1823  au  bénéfice  des  Trap- 
pistes d'Espagne,  il  fit  acte  de  poète  royaliste  au  moment  où  il  se 
croyait  près  de  faire  acte  de  soldat  en  faveur  de  la  même  cause  de 
la  légitimité  espagnole.  Cette  pièce,  qui  donne  le  degré  de  chaleur 
de  ses  opinions  politiques  d'alors,  est  curieuse  dans  sa  vie  morale  : 
on  peut  la  rapprocher  de  celle  des  Destinées  qui  a  pour  titre  les 


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774  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Oracles  et  qui  semble  une  leçon  à  l'adresse  de  tous  les  rois  :  Et 
nuncy  regesy  intelligite.  Le  poète  ne  se  montre  pas  plus  favorable 
dans  un  cas  que  dans  l'autre  aux  assemblées  politiques  ni  aux  cortès 
d'aucun  temps;  mais  en  dernier  lieu  il  est  évident  que  toute  sa  foi 
royaliste  s'était  retirée  de  lui.  Légitimité  ou  quasi  légitimité ,  il  en 
avait  fait  pareillement  son  deuil.  Je  dis  là  ce  que  chacun  sait.  Ainsi 
M.  de  Vigny  lui-même,  cette  noble  nature  qui  n'eut  d'autre  visée 
que  de  rester  une  et  fidèle  à  son  premier  mot  une  fois  proféré , 
ainsi,  pareil  en  cela  à  plus  d'un,  il  vit  se  voiler  en  lui  ses  religions, 
s'éclipser  et  s'éteindre  ses  soleils,  et  il  fut  réduit  comme  un  autre 
à  dire  non  ei  jamais  après  avoir  dit  oui  et  toujours. 

Éloa  ou  la  Sœur  des  Angesy  mystère^  parut  en  1824,  cette  fois 
avec  le  nom  de  l'auteur  :  la  forme  était  religieuse,  la  forme  seule; 
pour  le  fond,  on  était  et  l'on  nageait  en  pure  poésie.  Le  sujet  pou- 
vait sembler  étrange  et  bien  nouveau ,  même  après  Lamartine  et 
Chateaubriand.  Jésus  a  versé  une  larme  en  voyant  Lazare  mort,  et 
bien  qu'il  sût  en  son  cœur  qu'il  allait  bientôt  le  réveiller.  Or,  cette 
larme  donnée  par  l'amitié,  cette  larme  divine  du  Fils,  recueillie  dans 
Turne  de  diamant  des  séraphins  et  portée  aussitôt  aux  pieds  de 
l'Éternel,  s'anime  sous  le  rayon  de  l'Esprit-Saint  et  devient  tout  d'un 
coup  une  forme  blanche  et  grandissante ,  un  ange ,  qui  répond  au 
nom  d'Éloa.  C'est  tout  une  chrétienne  et  mystique  métamorphose. 
Faut-il  chercher  un  sens  moral,  philosophique,  à  ce  poème?  faut- 
il  n'y  voir  qu'un  thème  magnifique  et  neuf  de  poésie  ?  Éloa ,  cette 
créature  d'amour  et  de  pitié,  cette  âme  née  d'une  larme,  se  sent 
le  besoin  d'aimer  un  affligé,  de  consoler  un  inconsolable,  et,  parmi 
tous  les  anges,  son  instinct  est  de  choisir  celui  précisément  qui  a 
failli,  celui  qu'on  n'ose  nommer  dans  le  ciel,  Lucifer  lui-même. 
Elle  n'en  a  entendu  dire  que  du  mal  à  ses  frères  les  anges,  qui  ont 
eu  l'imprudence  de  lui  en  parler  un  jour  :  c'est  assez  pour  que  déjà 
elle  se  destine  à  lui  et  qu'elle  l'aime.  Tout  ange  qu'elle  est,  Eloa 
est  bien  femme;  ce  n'est  qu'une  nouvelle  Eve  créée  par  le  Fils, 
comme  la  première  l'avait  été  par  le  Père,  et  qui,  comme  Eve, 
tombe  aussi ,  mais  de  plus  haut  et  avec  mfiniinent  plus  de  charme. 
Satan  aussi  cette  fois  se  montre  plus  séduisant  que  le  serpent;  c'est 
un  Lovelace  enchanteur,  un  don  Juan  qui  a  de  célestes  murmures. 
A  un  moment,  il  s'en  faut  même  de  peu  que  le  bon  principe  ne  l'em- 
porte sur  le  mauvais,  qu'Éloa  n'attendrisse  son  tentateur,  que  la 
vierge  angélique  ne  rouvre  le  ciel  au  criminel  repentant  : 

Qui  sait?  le  mal  peut-être  eût  cessé  d'exister! 

Mais  elle  manque  l'instant  propice;  le  démon  redevient  plus  démon 
que  jamais,  et  c'est  elle-même  qui  tombe,  qui  est  entraînée  par  le 


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ALFRED  DE   YIGNY.  775 

ravisseur  au  fond  de  l'abîme,  non  repentante  malgré  tout,  je  le 
crains,  et  heureuse  jusque  dans  sa  faute  de  se  perdre  à  jamais  avec 
lui. 

Qu'est-ce  que  tout  cela  prouve?  dira  un  géomètre  ou  même  un 
moraliste.  Rien  sans  doute;  ou  tout  au  plus  un  moraliste  satirique, 
un  auteur  de  contes  et  de  fabliaux  dirait,  en  tirant  à  soi,  que  cela 
prouve  une  seule  chose,  ce  que  Pope  et  tant  d'autres  avant  lui  ont 
dénoncé  il  y  a  beau  jour,  que  toute  femme  est  plus  ou  moms  friponne 
dans  le  cœur  et  que  la  plus  pure  a  un  faible  pour  les  mauvais  su- 
jets. Mais  loin  d'ici  de  pareilles  malices!  il  s'agit  bien  vraiment  de 
plaisanter!  Les  poètes  romantiques  de  182&  ne  plaisantent  pas,  ils 
n'ont  pas  le  plus  petit  mot  pour  rke;  et  M.  de  Vigny  moins  encore 
que  personne.  Qu'a-t-il  donc  voulu  ce  poète  sérieux,  exemplaire, 
dans  ce  mystère  rajeuni  et  renouvelé?  Encore  une  fois  rien,  si  ce 
n'est  faire  acte  de  haute  poésie.  Mais  aussi  que  de  beaux  tableaux! 
que  d'admirables  comparaisons!  que  de  couplets  majestueux  ou 
pleins  de  grâce!  Éloa,  dans  ses  courses  rêveuses  à  travers  les 
mondes  et  les  déserts  étoiles,  prenant  l'essor  avec  ses  jeunes  ailes, 
est  comparée  au  colibri  qui  sort  tout  nouvellement  du  nid  et  qui 
voltige  à  travers  les  forêts  vierges.  Je  rappelle,  pour  ceux  qui  le 
savent  moins,  ce  que  tous  nous  savions  par  cœur  autrefois  : 

Ainsi  dans  les  forêts  de  la  Louisiane, 

Bercé  sous  les  bambous  et  la  longue  liane, 

Ayant  rompu  Tœuf  d*or  par  le  soleil  mûri, 

Sort  de  son  nid  de  fleurs  Téclatant  colibri  ; 

Une  verte  émeraude  a  couronné  sa  tête, 

Des  ailes  sur  son  dos  la  pourpre  est  déjà  prête, 

La  cuirasse  d'azur  garnit  son  jeune  cœur; 

Pour  les  luttes  de  Pair  Toiseau  part  en  vainqueur... 

n  promène  en  des  lieux  voisins  de  la  lumière 

Ses  plumes  de  corail  qui  craignent  la  poussière  ; 

Sous  son  abri  sauvage  étonnant  le  ramier, 

Le  hardi  voyageur  visite  le  palmier. 

La  plaine  des  parfums  est  d*abord  délaissée, 

n  passe,  ambitieux,  de  Térable  à  Talcée... 

Et  le  reste.  Vous  avez  tous  les  noms  d'arbres  les  plus  harmonieux, 
les  plus  doux  à  l'oreille.  C'est  éblouissant  de  ton,  de  touche,  et  d'une 
magnificence  élégante  que  la  poésie  française  n'avait  point  connue 
jusqu'alors.  —  Et  au  chant  ii,  cette  autre  comparaison  d'Éloa  se 
mirant  dans  le  chaos  avec  la  fille  des  montagnes  se  mirant  dans 
un  puits  naturel  et  profond  où  l'eau  pure  amassée  réfléchit  les 
étoiles  :  elle  s'y  voit,  comme  dans  un  ciel,  le  front  entouré  d'un 
brillant  diadème.  —  Et  dans  le  même  chant,  cette  comparaison  en- 
core (car  les  comparaisons  ici  se  succèdent  et  ne  tarissent  pas)  de 


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776  REVUB   DES   DEUX   MONDES. 

la  jeune  Écossaise  vaguement  apparue  au  chasseur  dans  la  nuée,  au 
sein  de  Tarc-en-ciel,  avec  la  belle  forme  vaporeuse  de  Tange  téné- 
breux aperçu  de  loin  d'abord  par  Éloa,  —  et  au  chant  m,  cette  der- 
nière image  enfin,  cette  description  si  large  et  si  fière  de  l'aigle 
blessé  qui  tente  un  moment  de  surmonter  sa  douleur,  et  qui  res- 
semble plus  ou  moins  au  même  archange  infernal  avec  sa  plsde  im- 
mortelle : 

Sur  1»  neige  des  monts,  couronne  des  hameAux, 
L'Espagnol  a  blessé  Taigle  des  Asturies, 
Dont  le  vol  menaçait  ses  blanches  bergeries; 
Hérissé,  Toiseau  part  et  fait  pleuvoir  le  sang. 
Monte  aussi  vite  an  ciel  que  Téclair  en  descend, 
Regarde  son  soleil,  d'un  bec  ouvert  Taspire, 
Croit  reprendre  la  vie  au  flamboyant  empire; 
Dans  un  fluide  d'or  il  nage  puissamment, 
Et  parmi  les  rayons  se  balance. un  moment  : 
Mais  l'homme  Ta  frappé  d*une  atteinte  trop  sûre  ; 
n  sent  le  plomb  chasseur  fondre  dans  sa  blessure; 
Son  aile  se  dépouille,  et  son  royal  manteau 
Vole  comme  un  duvet  qu'arrache  le  couteau  ; 
Dépossédé  des  airs,  son  poids  le  précipite  ; 
Dans  la  neige  du  mont  il  s'enfonce  et  palpite. 
Et  la  glace  terrestre  a  d'un  pesant  sommeil 
Fermé  cet  csil  puissant  respecté  du  soleil. 
—  Tel,  retrouvant  ses  maux  an  fond  de  sa  mémoire. 
L'ange  maudit  pencha  sa  chevelure  noire. 
Et  se  'dit 

C'est  merveilleux  d'essor,  de  grandeur  et,  si  j'ose  dire,  d'enver- 
gure. Monte  aussi  vite  au  ciel  que  V éclair  en  descendj  est  un  de  ces 
vers  immenses,  d'une  seule  venue,  qui  embrassent  en  un  clin  d'œil 
les  deux  pôles.  M.  de  Vigny  aura  jusqu'à  la  fin,  et  même  dans  sa 
•  période  déclinante,  de  ces  beaux  vers  larges  qui  signent  sa  poésie. 
On  n'avait  pas  encore  en  français,  si  l'on  excepte  quelques  beaux 
endroits  des  Martyrs^  d'aussi  éclatans  produits  d'un  art  tout  pur  et 
désintéressé.  S'il  y  a  réminiscence  de  Milton  et  de  Klopstock,  ou 
encore,  parmi  les  modernes,  de  Thomas  Moore  et  de  Byron,  la  com- 
binaison que  l'imitateur  en  avait  su  tirer  montrait  qu'on  avait  af- 
faire ici  à  une  maltresse  abeille  et  qu'un  coin  de  génie  existait.  J'ai 
dit  l'abeille,  c'est  le  cygne  que  j'aurais  dû  dire.  Cette  image  du 
cygne,  volontiers  employée  par  lui  dans  ses  vers,  était  son  propre 
emblème  et  revenait  involontairement  à  la  pensée  en  le  lisant. 

Un  tel  poète  ne  pouvait  prétendre  pourtant  à  être  compris  de 
tous  et  à  se  voir  populaire,  même  dans  la  sphère  dite  éclairée. 
M.  de  Vigny  le  savait  bien ,  et  en  donnant  en  1826  ses  Poèmes  an- 
tiques et  modernes^  dont  quelques-uns  déjà  connus  et  d'autres  iné- 


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ALFRED   DE    VIGNY.  777 

dits,  il  idéalisa  sous  la  figure  de  Moïse  le  rôle  du  pontificat  litté- 
raire et  poétique,  tel  qu'il  le  concevait  avec  ses  prérogatives  et  ses 
sacrifices.  Dans  ce  poème  dédié  à  Victor  Hugo,  Moïse ,  conversant 
avec  Dieu  face  à  face  sur  la  montagne,  se  plaignait  de  sa  charge 
terrible  de  conducteur  de  nation  et  de  sa  grandeur  solitaire,  et  il 
n'était  pas  malaisé  de  deviner  le  personnage  agrandi  du  poète  sous 
le  masque  du  prophète. 

Sitôt  que  votre  souffle  a  rempli  le  berger. 

Les  hommes  se  sont  dit  :  n  nous  est  étranger. 

Et  leurs  yeux  se  baissaient  devant  mes  yeux  de  flamme, 

Car  ils  venaient,  hélas!  d*y  voir  plus  que  mon  &me. 

J*ai  vu  Tamour  s*éteindre  et  Tamitié  tarir, 

Les  vierges  se  voilaient  et  craignaient  de  mourir. 

M'enveloppant  alors  de  la  colonne  noire. 

J'ai  marché  devant  tous,  triste  et  seul  dans  ma  gloire, 

Et  j'ai  dit  dans  mon  cœur  :  Que  vouloir  à  présent? 

Pour  dormir  sur  un  sein  mon  front  est  trop  pesant. 

Ha  main  laisse  Teffroi  sur  la  main  qu'elle  touche. 

L'orage  est  dans  ma  voix,  l'éclair  est  sur  ma  bouche; 

Aussi,  loin  de  m'aimer,  voilà  qu'ils  tremblent  tous. 

Et  quand  j'ouvre  les  bras  on  tombe  à  mes  genoux. 

O  Seigneur!  j'ai  vécu  puissant  et  solitaire. 

Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre! 

Le  bon  sens  dira  ce  qu'il  voudra  de  cette  prétention  ambitieuse, 
en  supposant  que  Tinterprétation  que  je  donne  soit  juste;  il  trou- 
vera que  c'est  étrangement  s'octroyer  les  droits  et  privilèges  d'oint 
du  Seigneur,  et  se  faire  à  soi-même  avec  un  suprême  dédain  les 
honneurs  de  la  terre;  cela  conduira  plus  tard  M.  de  Vigny  à  sa 
théorie  exagérée  du  poète,  et  finalement  à  cet  Exegi  monumentum 
des  Destinées  :  je  sais  les  abus  qu'on  a  vus  sortir  et  qu'a  trop  tôt 
engendrés  cette  doctrine  superbe  tant  de  l'omnipotence  que  de  l'i- 
solement du  génie;  mais  ici,  dans  ce  poème  de  Moiscy  l'idée  ne 
paraissait  qu'enveloppée,  revêtue  du  plus  beau  voile;  l'inspiration 
se  déployait  grande  et  haute;  elle  restait  dans  son  lointain  hébraï- 
que et  comme  suspendue  à  l'état  de  nuage  sacré.  Moîse^  après  tout, 
n'exprimait  dans  sa  généralité  que  «  cette  mélancolie  de  la  toute- 
puissance,  comme  l'a  très  bien  définie  M.  Magnin,  cette  tristesse 
d'une  supériorité  surhumaine  qui  isole,  ce  pesant  dégoût  du  génie, 
du  commandement,  de  la  gloire,  de  toutes  ces  choses  qui  font  du 
poète,  du  guerrier,  du  législateur  un  être  gigantesque  et  solitaire, 
un  paria  de  la  grandeur.  »  L'arrière-pensée  littéraire  et  personnelle, 
si  elle  y  était  déjà,  perçait  à  peine  et  n'est  sortie  qu'après. 

Dans  Doloriday  dans  cette  scène  à  l'espagnole  d'une  épouse 
amante  qui  se  venge  et  qui  verse  à  son  infidèle  un  poison  sûr  dont 
elle  s'est  réservé  le  reste  pour  elle-même,  la  forme  si  dramatique 


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778  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

est  pourtant  bien  cherchée,  bien  compliquée,  et  le  dernier  vers,  qui 
est  tout  un  drame,  a  été  préparé  avec  un  art  infini,  mais  un  peu 
prétentieux.  Le  sanctuaire  tend  déjà  à  devenir  un  labyrinthe. 

Le  roman  de  Cinq-Mar$y  qui  parut  en  1826,  fit  plus  que  tous 
les  poèmes  pour  la  réputation  de  M.  de  Vigny  :  très  lu  dans  le 
monde  du  faubourg  Saint-Germain  et  dans  la  jeunesse  aristocra- 
tique, ce  roman  eut  une  vogue  élégante  qui  ne  fut  pourtant  pas  ^ 
confirmée  par  des  suffrages  plus  difficiles.  L'école  historique  des 
Thierry,  des  Thiers,  des  Guizot  et  de  leurs  amis  n'y  reconnut  en 
rien  le  véritable  esprit  du  genre.  Dois-je  le  rappeler  ici?  écrivant 
dans  le  Globe  à  cette  date,  une  censure  sévère  du  roman  de  M.  de 
Vigny,  censure  qui  affaiblissait  encore  et  adoucissait  sur  quelques 
points  ce  que  j'entendais  dire  autour  de  moi,  fut  im  de  mes  pre- 
miers faits  d'armes  en  critique  (1).  Quoique  bien  novice  et  inexpé- 
rimenté alors  en  matière  d'histoire  et  en  jugement  politique,  quoi- 
que mal  édifié  sur  la  vraie  grandeur  de  Richelieu,  j'en  savais  assez 
déjà  pour  relever  dans  cet  ingénieux  roman  la  fausseté  de  la  cou- 
leur, le  travestissement  des  caractères,  les  anachronismes  de  ton 
perpétuels  :  non,  quoi  que  de  complaisans  amis  pussent  dire,  non, 
ce  n'était  pas  là  du  Walter  Scott  français;  M.  de  Vigny  n'eut  jamais, 
pour  réussir  à  pareil  rôle,  la  première  des  conditions,  le  sentiment 
et  la  vue  de  la  réalité,  — j'entends  aussi  cette  seconde  vue  qui  s'ap- 
plique au  passé.  Il  n'avait  que  de  l'imagination  et  de  la  poésie,  et 
aussi,  tout  en  blâmant  beaucoup,  je  louai  de  grand  cœur  à  ce  deiv 
nier  titre  le  début  du  xxiii*  livre,  V  Absence  y  dont  le  mouvement  est 
si  heureux  et  qui  ressemble  à  un  motif  d'élégie  : 

((  Qui  de  nous  n^a  trouvé  du  charme  à  suivre  des  yeux  les  nuages  du  ciel? 
Qui  ne  leur  a  envié  la  liberté  de  leurs  voyages  au  milieu  des  airs,  soit  lors- 
que, roulés  en  masse  par  les  vents  et  colorés  par  le  soleil,  ils  s^avancent 
paisiblement  comme  une  flotte  de  sombres  navires  dont  la  proue  serait  do- 
rée, soit  lorsque,  parsemés  en  légers  groupes,  ils  glissent  avec  vitesse, 
sveltes  et  allongés  comme  des  oiseaux  de  passage?...  L'homme  est  un  lent 
voyageur  qui  envie  ces  passagers  rapides;  rapides  moins  encore  que  son 
imagination,  ils  ont  vu  pourtant,  en  un  seul  jour,  tous  les  lieux  qu'il  aime 
par  le  souvenir  ou  Tespérance... 

«  Où  vont-ils  les  nuages  bleus  et  sombres  de  cet  orage  des  Pyrénées? 
C'est  le  vent  d'Afrique  qui  les  pousse  devant  lui  avec  une  haleine  enflam- 
mée; ils  volent,  ils  roulent  sur  eux-mêmes  en  grondant,  jettent  des  éclairs 
devant  eux... 

—  <K  0  madame  I  disait  Marie  de  Mantoue  à  la  reine,  voyez- vous  quel  orage 
vient  du  midi?  d  —  «  Vous  regardez  souvent  de  ce  côté,  ma  chère,  répondît 
Anne  d'Autriche,  appuyée  sur  le  balcon...  » 

(1)  8  JuUlet  18^. 


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ALFRED  DE   VIGNY.  779 

Hors  de  là,  et  à  part  ces  scènes  délicates,  le  roman  de  Cbiq-^ 
Mars  est  tout  à  fait  manqué  en  tant  qu'historique,  et  pour  tout  es- 
prit ami  de  la  vérité  il  ne  saurait  se  relire  aujourd'hui. 

Il  n'en  était  pas  moins,  dans  sa  nouveauté,  un  très  spécieux  et 
très  brillant  apanage  du  poète.  A  cette  heure  de  1826,  M.  de  Vigny, 
âgé  de  vingt-neuf  ans,  jouissait  d'un  rare  bonheur  et  d'une  perspec- 
tive à  souhait  telle  que  l'imagination  la  peut  rêver.  Il  avait  fait  ses 
trois  plus  beaux  poèmes,  Éloa^  Moisey  Dolorida  :  il  avait  atteint 
un  sommet  de  l'art  au-dessus  duquel  il  ne  devait  pas  s'élever.  Peu 
connu  du  grand  et  du  gros  public,  ignoré  même  entièrement  de  la 
foule  (ce  qui  est  un  charme),  apprécié  seulement  d'une  noble  et  chère 
élite,  il  occupait  dans  la  jeune  école  de  poésie,  entre  Lamartine,  déjà 
régnant,  et  Victor  Hugo,  qu'on  voyait  grandir,  une  position  élevée,  ori- 
ginale, à  laquelle  son  épaulette,  qu'il  ne  quitta  que  l'année  suivante, 
ajoutait  une  distinction  de  plus.  Fort  lié  depuis  plusieurs  années  déjà 
avec  le  groupe  de  poètes  qui  précéda  la  recrue  de  1829  et  qui  eut 
quelque  temps  son  centre  et  son  organe  à  la  Muse  Française^  il  y 
trouvait  pour  son  talent  une  émulation  pleine  de  caresses,  un  audi- 
toire tendrement  sympathique  et  comme  à  son  choix.  Tant  qu'il  avait 
été  dans  la  garde  royale,  c'est-à-dire  jusqu'en  1823,  il  avait  vécu  à 
Paris  et  dans  les  cercles  littéraires,  où  il  rencontrait  habituellement 
Soumet,  Guiraud,  les  frères  Deschamps  et  cette  charmante  et  mer- 
veilleuse muse,  Delphine  Gay,  alors  dans  la  fleur  naissante  de  son 
talent  poétique  et  dans  le  premier  épanouissement  de  sa  beauté. 
Le  temps  écoulé,  —  presque  un  demi-siècle,  hélas!  —  suffit-il  à 
justifier  ici  une  légère  confidence?  M"*  Sophie  Gay  écrivait,  en  août 
1823,  à  son  amie  M"*  Desbordes- Valmore  qui  était  en  ce  moment 
à  Bordeaux,  où  M.  de  Vigny  lui-même  était  depuis  peu  en  gar- 
nison : 

«Je  présume  que  M.  D...  (un  ami  d'Emile  Deschamps)  vous  a  déjà 
amené  le  poète-guerrier.  Je  vous  le  dis  bien  bas,  c'est  le  plus  aimable  de 
tous,  et  malheureusement  un  jeune  cœur  qui  vous  aime  tendrement  et  que 
vous  protégez  beaucoup  s'est  aperçu  de  cette  amabilité  parfaite.  Tant  de 
talent,  de  grâces,  joints  à  une  bonne  dose  de  coquetterie,  ont  enchanté 
cette  âme  si  pure,  et  la  poésie  est  venue  déifier  tout  cela.  La  pauvre  enfant 
était  loin  de  prévoir  qu'une  rêverie  si  douce  lui  coûterait  des  larmes;  mais 
cette  rêverie  s'emparait  de  sa  vie.  Je  l'ai  vu,  j'en  ai  tremblé,  et  après  m'être 
assurée  que  ce  rêve  ne  pouvait  se  réaliser,  j'ai  hâté  le  réveil.  —  Pourquoi  ? 
me  direz-vous.  —  Hélas!  il  le  faUait.  Peu  de  fortune  de  chaque  côté  :  de 
l'un  assez  d'ambition,  une  mère  ultra- vaine  de  son  titre,  de  son  fils,  et 
rayant  déjà  promis  à  une  parente  riche,  en  voilà  plus  qu'il  ne  faut  pour 
triompher  d'une  admiration  plus  vive  que  tendre;  de  l'autre,  un  sentiment 
si  pudique  qu'il  ne  s'est  jamais  trahi  que  par  ime  rougeur  subite,  et  dans 
quelques  vers  où  la  même  image  se  reproduisait  sans  cesse,..  » 


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780  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

Et  la  mère,  dans  son  légitime  orgueil,  ajoutait  : 

«  Comment,  pensais-je,  n'est-on  pas  ravi  d*animer,  de  troubler  une  per- 
sonne semblable?  Gomment  ne  devine-t-on  pas,  ne  partage-t-on  pas  ce 
trouble?  Et  malgré  moi  j'éprouvais  une  sorte  de  rancune  pour  celui  qui 
dédaigne  tant  de  biens.  Sans  doute  il  ignore  l'excès  de  cette  préférence, 
mais  il  en  sait  assez  pour  regretter  un  jour  d'avoir  sacrifié  le  plus  divin 
sentiment  qu'on  puisse  inspirer  aux  méprisables  intérêts  du  grand  monde.  » 

M.  de  Vigny  ne  se  maria  qu'en  quittant  le  service  :  il  n'épousa  pas 
sa  riche  parente,  mais  une  Anglaise  qu'il  avait  rencontrée  dans  le 
midi  et  dont  le  père,  grand  original,  assure-t-on,  avait  parfois  quel- 
que peine  à  se  rappeler  le  nom  du  poète  son  gendre.  Un  jour  à  Flo- 
rence, à  un  dîner  où  était  M.  de  Lamartine,  comme  on  parlait  des 
jeunes  poètes  français  du  moment  :  n  Et  moi  aussi,  disait-il,  j'en  ai 
un  qui  a  épousé  ma  fille.  »  —  «  Et  son  nom?  »  lui  demanda-t-on  aus- 
sitôt. Et  comme  il  cherchait  dans  sa  tête  sans  trouver,  il  fallut  qu'on 
lui  en  nommât  plusieurs  pour  qu'il  dît  au  passage  :  n  C'est  lui.  » 

Je  n'eus  l'honneur  de  connaître  M.  de  Vigny  qu'en  1828;  je  m'é- 
tais fait  pardonner,  par  l'admiration  bien  sincère  que  j'avais  pour  sa 
poésie,  mon  jugement  antérieur  sur  Cinq-Mars.  Je  viens  de  relire 
une  douzaine  de  lettres  de  lui  qui  se  rapportent  à  cette  année  et  aux 
suivantes,  et  j'y  ai  retrouvé  toute  une  image  de  ces  temps  de  vive 
ardeur  et  de  sympathie  mutuelle,  les  témoignages  précieux  d'une 
expansion  trop  réprimée  dans  la  suite  et  trop  combattue.  Pourquoi, 
me  suis-je  demandé  souvent ^  pourquoi  donc  suis-je  un  critique? 
pourquoi  n'ai-je  pas  continué  à  demeurer  le  servant  officieux  et  le 
défenseur  dévoué  des  mêmes  gloires? pourquoi  ce  besoin  d'analyser, 
de  regarder  dedans  et  derrière  les  cœurs  que  M.  de  Vigny,  à  propos 
de  la  préface  des  Consolations^  me  reprochait  déjà,  et  que  j'ai  ap- 
pliqué aussi,  pour  mon  malheur  et  pour  mes  péchés,  à  l'intime  per- 
scrutation  des  talens?  Mais  pourquoi  eux-mêmes  ces  talens  aimés, 
ces  poètes  adoptés ,  pourquoi  les  plus  fidèles  d'entre  eux  ont41s 
également  changé  et  varié  avec  les  saisons?  pourquoi  l'esprit  obéitr-il 
à  sa  pente?  pourquoi  la  vie  a-t-elle  son  cours  irrésistible?  pour- 
quoi, dès  qu'on  en  sort  un  instant,  ne  saurait-on  rentrer  dans  le 
fleuve  au  même  endroit  du  rivage  et  dans  les  mêmes  flots  ? 

IL 

Le  théâtre,  avec  ses  concurrences  inévitables,  fut  ce  qui  apporta 
la  première  division  sensible  entre  les  illustres  amitiés  de  1829. 
M.  de  Vigny  eut  de  ce  côté  de  grandes  ambitions;  il  ne  les  réalisa 
qu'en  partie.  11  oSrit  Shakspeare  sur  notre  scène  plus  fidèlement 


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ALFRED   DE   TIGNY.  781 

qu'on  ne  l'avait  osé  faire  jusqu'alors;  son  Othello  y  représenté  le 
24  octobre  1829,  précéda  de  peu  Hernani.  C'était,  dans  sa  pensée, 
un  simple  prélude  pour  des  œuvres  originales;  mais  de  plus  hardis, 
de  plus  puissans  le  devancèrent  et  livrèrent  les  premiers  le  grand 
combat.  L'idée  de  rivalité  se  glissa  dès  lors  dans  son  esprit  et  n'en 
sortit  plus.  Sa  Maréchale  dH Ancre  ne  fut  elle-même  qu'une  tenta- 
tive (25  juin  1831  ).  En  général,  au  théâtre,  M.  de  Vigny  tâtonna  jus- 
qu'à ce  qu'il  eût  obtenu  son  succès  enfin,  un  succès  des  plus  vifs  et 
des  plus  saisissans,  par  son  Chatterton^  représenté  le  12  février  1835. 
Il  eut  là  véritablement  ce  qu'il  appelait  «  sa  soirée,  »  un  triomphe 
public  qui  peut  se  discuter,  non  se  contester.  Il  en  demeura  sur 
cette  victoire  unique  et  s'y  reposa  comme  sur  une  ère  mémorable 
et  solennelle,  sur  une  hégire  de  laquelle  il  aimait  à  dater. 

Cependant  des  élémens  nouveaux,  et  qu'on  n'aurait  guère  pré- 
vus, s'étaient  introduits  dans  sa  vie  et  dans  son  talent.  Dès  1829, 
M.  de  Vigny  avait  été  touché  et  comme  mis  à  l'épreuve  par  les 
écoles  philosophiques  nouvelles  qui  s'essayaient  et  qui  cherchaient 
des  alliés  dans  l'art.  M.  Bûchez  et  ses  amis  avaient  remarqué  au 
sein  de  la  jeune  école  romantique  la  haute  personnalité  de  M.  de 
Vigny  et  avaient  tenté  de  l'acquérir  :  il  résista,  mais  il  fut  amené 
dès  lors  à  s'occuper  de  certaines  questions  sociales  plus  qu'il  ne 
l'avait  fait  jusque  là,  et  quand  il  Voccupait  une  fois  d'une  idée,  il 
ne  s'en  détachait  plus  aisément.  La  chute  de  la  royauté  légitime 
en  1830  exerça  sur  lui  et  sur  sa  pensée  une  grande  influence  :  cette 
première  monarchie,  si  elle  avait  été  plus  intelligente,  était  bien  le 
cadre  naturel  qui  lui  aurait  convenu,  un  cadre  noble,  digne,  élé- 
gant, orné  et  un  peu  resserré,  plus  en  hauteur  qu'en  largeur.  En 
se  brisant  par  sa  faute,  elle  l'obligea  à  chercher  d'autres  points 
d'appui  pour  son  art,  d'autres  points  de  vue.  Elle  lui  laissa,  somme 
toute,  moins  de  regrets  que  de  réflexions  de  toute  sorte  qu'il  se  mit 
à  agiter  en  tout  sens.  Il  se  demanda  d'abord  ce  qu'il  aurait  fait  en 
ces  journées  critiques  et  sanglantes  de  juillet  1830,  s'il  était  resté 
dans  cette  garde  royale  où  il  comptait  tant  d'amis.  La  lutte  de  l'hon- 
neur et  de  la  raison,  du  devoir  et  de  l'humanité,  se  posa  clairement 
à  sa  vue.  De  ses  souvenirs  de  sa  vie  de  soldat  et  des  problèmes 
qu'il  y  rattachait,  sortit  ce  livre  de  Grandeur  et  Servitude  militairesy 
un  noble  livre,  tout  plein  de  choses  fières,  fines,  maniérées  et  char- 
mantes, où  il  sculpta  d'un  ciseau  coquet  et  qu'il  croyait  sévère  la 
statue  de  l'Honneur,  le  dernier  dieu  qu'il  eût  aimé  à  voir  debout  et 
respecté  au  milieu  des  ruines. 

Rien  de  ce  qui  est  histoire  n'y  est  exact,  rien  n'y  est  vu  naturel- 
lement ni  simplement  rendu  :  l'auteur  ne  voit  la  réalité  qu'à  tra- 
vers un  prisme  de  cristal  qui  en  change  le  ton,  la  couleur,  les 


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782  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

lignes;  il  transforme  ce  qu'il  regarde;  mais,  malgré  tout,  la  prisée 
comme  l'expression  ont  i  chaque  page  une  élévation  et  un  lustre 
qui  attestent  un  écrivain  de  prix.  Si  M.  de  Vigny  altère  et  fausse 
l'histoire,  ce  n'est  jamais  par  frivolité,  c'est  par  trop  de  réflexion  •. 
c'est  qu'il  cherche  comme  l'alchimiste  à  transmuer  les  métaux,  à 
faire  de  l'or  avec  de  la  terre,  du  diamant  avec  du  charbon. 

Il  est  des  sources  dites  autrefois  merveilleuses,  dans  lesquelles 
si  l'on  plonge  une  baguette,  un  rameau  vert,  on  ne  les  retire  que 
chargés  de  sels  brillans  et  à  facettes ,  d'aiguilles  diamantées,  d'iiH 
crustations  élégantes  et  bizarres  :  c'est  à  croire  à  une  magie,  à  un 
jeu  de  la  nature.  L'esprit  de  M.  de  Vigny  ressemblait  à  ces  sources  : 
on  n'y  introduisait  impunément  aucun  fait,  aucune  particularité 
positive,  aucune  anecdote  réelle  :  elles  en  ressortaient  tout  autres 
et  méconnaissables  pour  celui  même  qui  les  y  avsdt  fait  entrer. 
C'est  ainsi,  pour  prendre  un  exemple  saillant  et  qui  se  rapporte  à 
un  autre  de  ses  livres,  que  sur  André  Chénier  et  sur  sa  prison  i 
Saint-Lazare ,  tout  le  récit  qu'on  lui  en  avait  faut  se  transform. 
M.  Gabriel  de  Chénier  dans  une  rude  brochure,  M.  Holé  dans  sa  ré- 
ponse académique  à  M.  de  Vigny,  M.  Pasquier  en  ses  mémoires,  tous 
ceux  qui  ont  vu  et  su  se  sont  élevés  contre  cette  transmutation  delà 
vérité.  Lui,  il  ne  pouvait  comprendre  pourquoi  on  réclamait  si  fort 
et  où  était  la  différence.  On  n'est  jamais  parvenu  à  l'éclairer  et  aie 
redresser  sur  un  fait.  L'idée  lui  faisait  nuage  et  lui  cachsût  tout. 

Les  esprits  jeunes,  poétiques,  exclusivement  littéraires,  les  es- 
prits plus  ou  moins  féminins  et  non  critiques,  lui  donnaient  r^n 
aussi  par  leur  émotion.  Des  divers  épisodes  qui  composent  le  volume 
de  Grandeur  et  Servitude  militaireSy  celui  de  Laurette  ou  le  Cachet 
rougey  au  moment  où  il  parut  dans  cette  Revue  (mars  1833),  obtint 
un  succès  marqué  d'attendrissement  et  de  larmes,  n  Que  me  de- 
mandez-vous de  plus?  pouvait  répondre  M.  de  Vigny  à  ceux  qui  lui 
opposaient  un  goût  plus  difficile;  on  a  lu,  on  a  cru,  on  a  pleuré.  » 

Un  autre  problème  l'occupait  alors  et  lui  tenait  encore  plus  à  cœur 
que  celui  des  destinées  du  soldat,  le  problème  de  l'homme  de  let- 
tres, du  poète,  et  de  sa  situation  dans  la  société  :  c'est  de  là  que  na- 
quirent les  Consultations  de  son  Docteur  noir  auprès  du  spleenique  et 
vaporeux  Stello.  Dans  ce  livre,  M.  de  Vigny  essaya  de  tracer  comme 
l'évangile  littéraire  moderne  :  il  y  posa  l'antithèse  perpétuelle  du 
poète  et  du  politique,  de  l'homme  de  pensée  et  de  Uhomme  de  pou- 
voir; celui-ci  n'était  que  le  pharisien;  il  assigna  au  premier  sa  mis- 
sion toute  sainte,  toute  désintéressée,  toute  pure.  Dans  les  exemples 
de  Gilbert,  de  Chatterton  et  d'André  Chénier,  il  étalait  complaisam- 
ment  l'image  du  poète-martyr;  il  se  faisait  le  pontife  des  jeunes  es- 
prits douloureux. 


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ALFRED   DE   VIGNY.  783 

1830  avait  suscité  et  voyait  s'essayer  de  toutes  parts  bien  des 
prophètes  et  même  des  demi-dieux.  On  ne  saurait  se  le  dissimuler, 
M.  de  Vigny,  à  sa  manière  et  dans  sa  sphère  toute  pure  et  sereine, 
avait  été  saisi  alors  d'un  sentiment  analogue,  d'un  accès  de  cette 
fièvre  sociale  et  religieuse.  L'archange  avait  été  tenté,  à  son  tour, 
de  se  faire  révélateur.  Il  avait  cru  à  sa  mission,  à  son  apostolat;  les 
ims  prêchaient  pour  le  prolétaire,  les  autres  pour  la  femme;  lui,  il 
s'était  dit  qu'il  y  avait  à  prêcher  pour  le  poète.  On  n'a  qu'à  lire,  si 
l'on  en  doutait,  la  préface  qu'il  mit  au  drame  de  Chatterton^  et  qui 
a  pour  titre  :  Dernière  nuit  de  travail.  —  Dul^  au  ZOjuin  1834. 
Le  caractère  et  les  termes  en  sont  tout  mystiques.  Il  avait  d'ailleurs 
touché  une  corde  vive.  Son  Chatterton^  une  fois  mis  sur  le  théâtre 
et  admirablement  servi  par  l'actrice  qui  faisait  Kitty  Bell,  alla  aux 
nues;  il  méritait  les  applaudissemens  et  une  larme  par  des  scènes 
touchantes,  dramatiques  même  vers  la  fin.  C'était  éloquent  à  en- 
tendre, émouvant  avoir;  mais  il  faut  ajouter  que  c'était  maladif, 
vaniteux,  douloureux  :  de  la  souffrance  au  lieu  de  passion.  Cela  sen- 
tait des  pieds  jusqu'à  la  tête  le  rhumatisme  littéraire,  la  migraine 
poétique,  dont  le  poète  avait  déjà  décrit  les  pointillemens  aux  tempes 
de  son  Stello.  L'effet  n'en  était  que  plus  vif  et  plus  aigu  auprès  d'uie 
génération  littéraire  atteinte  du  même  mal  et  très  surexcitée.  On  au- 
rait plus  d'une  anecdote  curieuse  à  raconter  à  ce  sujet.  Dne  Revuh 
s' étant  montrée  alors  assez  sévère,  l'irritation  dans  le  camp  des  néo- 
phytes fut  extrême,  et  peu  s'en  fallut  qu'un  jeune  auteur  de  son- 
nets ne  provoquât  en  duel  le  directeur.  Le  ministre  de  l'intérieur, 
M.  Thiers,  reçut  les  jours  suivans  lettres  sur  lettres  de  tous  les  Chat- 
terton en  herbe,  qui  lui  écrivaient  :  «  Du  secours,  ou  je  me  tue!  « 
—  «  Il  me  faudrait  renvoyer  tout  cela  à  M.  de  Vigny,  »  disait-il  en 
montrant  cette  masse  de  demandes. 

Je  constate  la  vogue  et  le  succès  :  ce  n'est  pas  le  moment  de  dis- 
cuter ici  la  théorie.  Eh  I  sans  doute,  pour  le  poète,  pour  l'homme 
de  lettres  véritable,  dans  cette  société  où  nous  sommes,  la  tâche  est 
rude,  et  il  y  a  pour  les  talens  plus  d'une  forme  de  suicide  ou  de 
demi-suicide.  En  vérité,  à  la  bien  voir,  cette  vie  n'est  qu'une  suite 
de  jougs;  on  croit  s'en  délivrer  en  en  changeant.  A  qui  le  dites- 
vous?  aurais-je  pu  répondre  tout  le  premier  à  M.  de  Vigny;  poète 
à  mes  débuts,  je  l'ai  trop  éprouvé  :  j'y  ai  perdu  de  bonne  heure  non 
mon  feu,  mais  mes  ailes.  Et  combien  d'autres  que  je  pourrais  nom- 
mer, esprits  délicats,  esprits  légers,  mis  au  régime  de  la  corvée,  en 
ont  souffert  comme  moi  et  en  souffrent  encore!  Et  pourtant  je  n'ai 
jamais  pu  entrer  dans  cette  idée,  dans  ce  mode  de  prédication  et 
d'apostolat  où  donna  M.  de  Vigny  à  partir  d'un  certain  jour.  Le 
danger  est  trop  grand,  en  voulant  favoriser  le  talent,  de  fomenter 


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78i  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

et  d'exciter  du  même  coup  la  médiocrité  ou  la  sottise.  Prenez  gaide 
qu'elles  ne  s'élèvent  par  essaims,  et  que  la  nuée  des  moucherons  et 
des  frelons  n'évince  et  n'étouffe  encore  une  fois  les  abeilles.  Et  puis, 
pour  parer  au  mal,  il  faudrait,  à  la  tête  de  cet  ordre  de  la  société 
et  dans  les  premiers  rangs  du  pouvoir,  je  ne  sais  quel  personnage 
de  tact,  de  goût  à  la  fois  et  de  bonté,  qui  choisît,  qui  devinât,  qui 
sût,  qui  fût  comme  s'il  était  du  métier  et  qui  n'en  fût  pas,  qui  aimit 
les  belles  choses  pour  elles-mêmes,  qui  discernât  les  talens,  qui  les 
protégeât  sans  leur  rien  demander  en  retour,  ni  flatterie,  ni  éloge, 
ni  dépendance...,  un  Mécène  comme  il  ne  s'en  est  jamais  vu.  Avei- 
yous  rencontré  jamais  rien  qui  ressemblât  à  un  tel  homme? 

Quant  à  M.  de  Vigny,  dès  cette  époque  et  depuis,  il  ne  me  parut 
plus  le  même  que  ce  poète  que  nous  avions  connu  dans  les  der- 
nières années  de  la  restauration,  homme  du  monde,  aimable,  éleyé, 
solitaire,  vivant  en  dehors  des  petites  passions  du  jour,  et  s'enrolant 
à  certaines  heures  dans  sa  voie  lactée  :  le  militaire  et  le  gentilhomme 
avaient  fait  place  à  l'homme  de  lettres  solennel  qui  se  croyait  in- 
vesti à  demeure  d'un  ministère  sacré;  il  avait  en  lui,  je  le  répète, 
du  pontife.  Son  esprit  comme  sa  parole  avait  acquis  je  ne  sais  quoi 
de  lent,  de  tenace  et  de  compassé,  et  aussi  une  sorte  d'aigreur  iro- 
nique qui  me  faisait  dire  que  «  son  albâtre  était  chagriné.  » 

Cette  ironie,  d'une  nature  très  fine,  mérite  peut-être  d'être  ana- 
lysée dans  quelques-uns  de  ses  principes  et  de  ses  élémens.  Et 
comment  M.  de  Vigny  n'aurait-il  pas  été  ironique  en  effet? 

l""  11  était,  par  goût  et  par  instinct  primitif,  le  poète  catholique 
des  mystères,  le  chantre  d!Éloay  de  Moisey  du  Déluge  y  des  grandes 
scènes  sacrées,  et  au  fond  il  ne  croyait  pas.  Son  imagination  allait 
d'un  côté,  son  intelligence  de  l'autre.  11  aurait  volontiers  senti  par 
l'imagination,  et  aussi  par  aristocratie  de  nature,  conmie  Joseph  de 
Maistre,  et  il  n'avait  pas  même  au  fond  la  religion  de  Voltaire;  il 
n'avait  le  plus  souvent,  en  présence  de  l'univers  et  de  la  nature, 
que  le  regard  silencieux  de  Lucrèce,  avec  l'agonie  et  le  dédain  de 
plus. 

2''  Il  était  le  poète  monarchique  né  à  la  vie  sociale  avec  ISli  et 
rien  qu'avec  1814;  il  avait  servi,  chanté  même  la  légitimité;  il  au- 
rait aimé  par  les  dehors  du  moins,  par  la  noblesse  de  ses  goûts,  à 
rester  fidèle  à  l'antique  tradition,  à  toutes  les  vieilles  religions  de 
race  et  d'honneur:  et  il  en  était  venu,  par  l'expérience  et  en  respi- 
rant l'air  du  siècle,  à  ne  croire  que  bien  peu  aux  dynasties  et  aut 
chefs  d'état,  et  à  concevoir  même  un  sentiment  de  répugnance  ou 
d'hostilité  secrète  contre  tout  ce  qui  est  proprement  politique,  contre 
ce  qui  n'est  pas  de  l'ordre  pur  de  l'esprit. 

3°  Philosophe  et  penseur,  se  rattachant  à  quelques  égards  aux 


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ALFRED   DE  YIGNY.  785 

écoles  du  progrès  et  de  Tavenir,  à  la  religion  de  l'esprit,  il  repous- 
sait, par  une  sorte  de  contradiction  au  moins  apparente,  les  voies 
et  moyens  de  ce  progrès  moderne  et  plusieurs  des  résultats;  il  s'en 
prenait  aux  débats  publics,  aux  discussions  éclatantes,  aux  chemins 
de  fer  qui  accélèrent  cependant  les  communications  humaines  et  les 
échanges  de  la  pensée,  au  développement  accéléré  et  aux  conquêtes 
de  la  démocratie.  Il  regrettait  de  l'ordre  ancien  plus  de  choses  en- 
core qu'il  n'en  espérait  de  l'ordre  nouveau;  il  voulait  et  il  ne  vou- 
lait pas. 

b!*  Il  éiait  devenu,  il  avait  voulu  devenir  poète  dramatique,  et, 
malgré  un  succès  brillant  une  fois  obtenu  et  comme  surpris,  il  sen- 
tait bien  qu'il  ne  pouvait  saisir  la  foule,  qu'il  n'était  pas  de  taille  à 
l'enlever,  à  s'enlacer  à  elle  dans  un  de  ces  jeux  prolongés,  dans  une 
de  ces  luttes  athlétiques  où  la  souplesse  s'unit  à  la  force  et  où  les 
alternatives  journalières  se  résolvent  par  de  fréquens  triomphes. 
Lui,  il  était  resté  sous  le  coup  d'un  triomphe  unique;  il  y  avait  mis 
son  signet  et  avait  fermé  le  livre,  ne  le  rouvrant  plus  jamais  qu'à  la 
même  place  et  se  donnant  mille  prétextes  pour  ne  pas  continuer  et 
récidiver. 

Enfm,  s'il  faut  bien  le  dire,  il  était  amoureux,  et  sans  nous  per- 
mettre assurément  de  regarder  dans  les  choix  délicats  qu'il  a  pu 
faire,  ni  parmi  les  tendres  beautés  qu'il  a  célébrées  sous  les  noms 
d!Éva  ou  i'Éloay  il  est  impossible  de  ne  pas  voir  ce  qui  fait  partie 
de  sa  vie  de  théâtre  et  ce  qui  a  éclaté.  Il  s'était  avisé  un  jour  de 
porter  dévotement  son  cœur  et  son  culte  à  une  personne  d'un  grand 
talent,  mais  des  moins  préparées  à  coup  sûr  pour  une  telle  offrande, 
et  qui  elle-même,  si  on  avait  pu  l'ignorer,  am^ait  divulgué  le  mys- 
tère (1).  L'illusion  de  sa  part  dura  des  années  :  on  avait  beau  se  dire 
dans  ce  monde  des  poètes  que  la  passion  explique  tout,  excuse  tout, 
purifie  tout,  le  contraste  ici  était  trop  frappant,  et  plus  d'un  ancien 
admirateur  d'Éloa  ne  pouvait  s'empêcher  de  murmurer  dans  son 
cœur  :  «  Sur  quel  sein  cette  larme  de  Jésus-Christ  est-elle  allée 
tomber!  »  M.  de  Vigny  s'en  aperçut  lui-même  un  peu  tard,  mais  il 
s'en  aperçut  :  son  poème  de  la  Colère  de  Samson  l'atteste. 

De  tous  ces  élémens  contradictoires  combinés  et  pétris  ensemble, 
et  de  bien  d'autres  que  j'ignore,  il  était  résulté  à  la  longue  dans 
cette  nature  poétique  et  fine  une  infiltration  sensible,  une  ironie 
particulière  qui  n'était  qu'à  lui,  —  l'ironie  de  l'ange  dont  la  lèvre 
a  bu  à  l'éponge  imbibée  de  vinaigre  et  de  fiel.  Pendant  plus  de 
vingt-cinq  ans,  à  qui  l'observait  bien,  l'auteur  de  Stello  et  de  Chat- 

(1)  Voir  au  tome  XVUI'  des  Mémoires  d*AIexandre  Dumas,  pages  157  et  suivantes. 
M.  de  Vigny  put  lire  ces  pages  publiées  à  BruxeUes  en  1853. 

Ton  L.  —  18G4.  50 


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786  REYUE  DBS   DEUX  MONDES. 

terton,  retranché  dans  sa  discrétion  hautaine,  put  paraître  un  ma- 
lade lui-même,  d'un  genre  de  maladie  subtile  et  rare,  propre  aux 
choses  précieuses,  a  II  est  malade,  me  disait  un  jour  quelque  un  qui 
le  connaissait  bien,  de  la  maladie  des  perles.  On  ne  les  guérit  qa  en 
les  portant.  » 

Si  on  le  portait  en  effet,  c'est-à-dire  si  on  l'écout^dt,  si  on  con- 
sentait à  ne  rien  perdre  de  ses  paroles,  si  l'on  perçait  par-delà  cette 
couche  première  et  comme  ce  premier  enduit  d'un  amour-^propre  à 
la  fois  satisfait  et  souffrant,  on  retrouvait  l'amabilité,  la  distinction 
poétique  infinie,  les  images,  les  comparaisons  ingénieuses  et  médi- 
tées. Quelqu'un  a  dit  :  «  11  faut  écrire  comme  on  parle,  et  ne  pas 
trop  parler  comme  on  écrit.  »  M.  de  Vigny  ne  suivait  pas  le  pré- 
cepte :  il  conversait  conmie  il  écrivait;  il  pointillait  chaque  mot;  il 
laissait  peu  pénétrer  d'idées  étrangères  dans  le  tissu  serré  et  le  fin 
réseau  de  sa  métaphore  ou  de  son  raisonnement.  Mais  ce  qui  est 
certain,  c'est  que  dans  le  tête-à-tête  il  dévidait  devant  vous  de  fort 
jolies  choses,  des  choses  pensées  f  t  perlées,  lorsqu'on  lui  laissait  le 
temps  de  les  dire  et  qu'on  avait  la  patience  de  les  entendre. 

III. 

Le  discours  de  réception  de  M.  de  Vigny  à  l'Académie  française 
est  devenu  le  sujet  de  mille  commentaires  et  presque  d'une  lé- 
gende :  étant  parfaitement  informé  de  tout  ce  qui  se  rapporte  à  cet 
événement  littéraire,  je  demande  à  dire  ce  que  je  sais,  en  invoquant 
au  besoin  d'autres  témoins  qui  pourront  dire  si  je  m'écarte  en  rien 
du  vrai  et  si  j'exagère. 

Il  est  bon,  pour  bien  comprendre  la  situation  académique  de 
M.  de  Vigny,  de  remonter  un  peu  plus  haut.  L'école  romantique 
avait  forcé  les  portes  de  l'Académie,  mais  sans  entrer  en  masse  et 
tout  d'un  flot  :  la  porte  s'ouvrait  ou  plutôt  s'entre-bâillait  de  temps 
en  temps,  puis  se  refermait  pour  ne  se  rouvrir  que  d'intervalle  en 
intervalle.  On  aurait  dit  d'une  loi  cachée  qui  avait  ses  intermit- 
tences et  ses  échelons.  Lamartine,  s'il  est  permis  de  le  rapporter  à 
aucune  école,  avait  été  accueilli  dès  182d  :  Charles  Nodier  fut  ad- 
mis sans  difficulté  en  1884;  Victor  Hugo,  tant  combattu,  entra  par 
la  brèche  en  1841.  Le  plus  fort  semblait  fait.  Deux  fauteuils  étaient 
vacans  en  1844  par  la  mort  de  Casimir  Delavigne  et  de  Charles  No- 
dier lui-même  :  M.  Mérimée  et  moi,  nous  étions  sur  les  rangs; 
M.  de  Vigny  s'y  mettait  aussi.  Je  ne  me  ferai  pas  plus  modeste  que 
je  ne  le  suis,  mais  si  M.  de  Vigny  avait  eu  la  moindre  chance  d'en- 
trer à  ce  moment,  je  me  fusse  volontiers  et  à  l'instant  effacé  devant 
lui,  accordant  le  pas  à  l'éminence  du  talent,  ou  même  seulement  à, 


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ALFRED  DE   VIGNY.  78y 

la  prééminence  de  la  poésie;  car  ce  n'était  pas  à  titre  de  poète  que 
mes  amis  me  présentaient,  c'était  comme  un  simple  critique  et  pro- 
sateur. Je  me  serais  donc  gardé  d'engager  la  lutte  avec  un  si  noble 
devancier;  mais  M.  de  Vigny,  à  vue  d'œil  et  malgré  l'éclat  de  ses 
titres,  n'avait  aucune  chance  de  succès  à  ce  moment-là.  M.  Victor 
Hugo  pourtant  croyait  devoir  à  une  ancienne  amitié  et  à  l'ordre  des 
mérites  de  le  porter,  de  le  mettre  en  avant.  C'est  dans  cette  situation 
que  des  amis  de  M.  Mérimée  et  de  moi,  —  et  pourquoi  ne  nomme- 
rais-je  pas  le  principal  d'entre  eux,  celui  qui  nous  honorait  le  plus 
hautement  alors  de  son  appui,  M.  le  comte  Mole?  — c'est  alors, 
dis-je,  que  ces  académiciens  de  nos  amis  songèrent  à  promettre  leur 
prochain  concours  à  la  nomination  du  poète  :  notre  propre  nomina- 
tion à  nous-mêmes  en  devenait  plus  assurée.  M.  Mole,  deux  jours 
avant  notre  élection,  en  alla  causer  avec  M.  Hugo  à  la  Place-Royale, 
et,  loin  de  se  montrer  contraire  à  M.  de  Vigny,  il  fit  M.  Hugo  con- 
fident de  tout  son  bon  vouloir,  et  lui  garantit  même  celui  de  quel- 
ques-uns de  ses  amis  pour  la  prochaine  occasion.  Cette  occasion 
s'offrit  bientôt  :  nous  étions  nommés  à  peine,  M.  Mérimée  et  moi, 
qu'un  nouveau  fauteuil  devenait  vacant  par  le  décès  de  M.  Etienne, 
et  les  bonnes  paroles  dites  en  faveur  de  M.  de  Vigny  se  réalisaient;  il 
se  voyait  nommé  (1845)  par  le  concours  de  M.  Mole  et  de  ses  amis, 
tant  il  est  faux  de  dire  qu'il  y  ait  eu  de  ce  côté  hostilité  d'école  ou 
de  principes  littéraires  contre  lui  et  contre  la  nature  de  son  talent. 
M.  Mole,  qui  se  trouvait  directeur  de  l'Académie,  avait  donc  en 
cette  qualité  à  recevoir  M.  de  Vigny,  qu'il  avait  efficacement  con- 
tribué à  faire  nommer  et  pour  qui  il  avait  voté  lui-même  :  voilà  le 
point  de  départ  véritable  et  des  moins  compliqués.  Dans  l'intervalle 
de  l'élection  de  M.  de  Vigny  à  sa  réception,  que  se  passa-t-il?  Le 
poète  dut  sans  doute  envoyer  le  recueil  de  ses  œuvres  à  M.  Mole  et 
les  accompagner  de  quelques  visites.  Je  ne  répondrais  pas  que  dans 
ces  visites  M.  de  Vigny  ne  se  soit  pas  montré  plus  homme  de  lettres 
qu'il  ne  convenait  peut-être  à  un  homme  du  monde,  qu'il  n'ait 
point  essayé  de  parler  de  lui  comme  il  aurait  désiré  qu'on  en  par- 
lât, qu'il  n'ait  point  offert  peut-être  de  donner  une  clé  de  sa  pensée 
et  de  ses  écrits  à  l'homme  d'esprit  qui  se  croyait  fort  en  état  de 
s'en  passer  ou  de  la  trouver  de  lui  même.  Je  soupçonne  fort  qu'il 
en  fut  ainsi  :  aux  yeux  de  M.  de  Vigny,  toute  son  œuvre  se  présen- 
tait comme  une  suite  de  cellules  plus  ou  moins  mystérieuses  ou  de 
sanctuaires  qui  se  commandaient  et  dont  l'un  menait  nécessaire- 
ment à  l'autre;  il  y  fallait,  selon  lui,  quelque  initiation.  M.  Mole 
n'était  pas  homme  à  se  laisser  initier,  ni  à  recevoir  de  la  main  à  la 
main  le  fil  conducteur.  Jeune,  il  avait  vécu  dans  l'intimité  de  Fon- 
tanes,  de  Joubert,  de  Chateaubriand;  il  était  resté  des  plus  délicats 


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788  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

en  matière  littéraire,  et  même  chatouilleux,  si  Ton  peut  dire.  D 
n'aurait  supporté  de  la  part  de  personne  qu'on  lui  fit  sa  leçon  sar 
ce  chapitre,  et  M.  de  Vigny,  par  trop  d'insistance ,  put  bien  com- 
mencer dès  lors  à  l'agacer  un  peu.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  discours 
faits,  ils  durent  être  lus  avant  la  séance  publique,  et  selon  l'usage, 
devant  une  commission  de  l'Académie.  Je  puis  assurer  que,  dans 
cette  réunion  qui  précéda  de  deux  ou  trois  jours  la  séance  solen- 
nelle, ces  deux  discours,  qui  devaient  prendre  une  physionomie  à 
accentuée  en  public,  lus  sans  emphase  et  sans  mordant,  et  comme 
il  convenait  à  des  lecteurs  assis  en  petit  comité  autour  d'un  tapis 
vert,  ne  choquèrent  personne,  pas  même  le  récipiendaire.  Quelques 
observations  furent  faites  qui  n'avaient  aucune  intention  blessante, 
ni  aucun  caractère  d'hostilité  ni  d'aigreur  :  elles  portèrent  unique- 
ment sur  l'exactitude  de  certains  faits  et  de  certaines  interpréta- 
tions historiques.  En  se  levant  après  la  lecture,  M.  de  Vigny  prit 
non  pas  la  main,  mais  les  deux  mains  de  M.  Mole,  en  le  remerciant 
et  en  l'assurant  qu'il  n'avait  pas  moins  attendu  de  sa  courtoisie  et 
de  sa  bienveillance.  Bien  que  fort  contredit  dans  cette  réponse  du 
directeur,  il  ne  crut  pas  sans  doute  qu'elle  pût  nuire  à  son  succès. 

Comment  put-il  donc  se  faire  qu'à  la  séance  publique  les  discours 
aient  rendu  un  effet  et  un  son  tout  différens?  A  cela  je  dirai  pour 
réponse  :  Comment  se  fait-il  que  la  première  représentation  d'une 
œu\Te  dramatique  trompe  si  souvent  la  prévision  et  l'attente  de 
ceux»  qui  ont  assisté  à  une  répétition  générale?  C'est  une  seule  et 
même  question.  La  séance  publique  fut  ici,  en  eflet,  des  plus  dra- 
matiques; elle  le  devint,  et  voici  comment. 

Et  dans  ce  qui  suit,  ou  je  me  trompe  fort,  on  peut  trouver  une 
leçon  d'art  et  de  goût  oratoire,  un  petit  supplément  anecdotique  à 
ajouter  à  toutes  les  rhétoriques  connues.  J'y  voudrais  un  chapitre 
qui  aurait  pour  titre  :  Des  effets  (ï audience j  et  ceci,  en  ferait  partie. 

M.  de  Vigny  avait  écrit  un  discours  fort  long,  dont  le  sujet  prin- 
cipal, comme  on  sait,  était  l'éloge  de  M.  Etienne;  ce  discours,  le 
plus  long  qui  se  fût  jusqu'alors  produit  dans  une  cérémonie  de  ré- 
ception, il  ti'ouva  moyen  de  l'allonger  encore  singulièrement  par  la 
lenteur  et  la  solennité  de  son  débit.  Qui  ne  l'a  pas  entendu  ce  jour-là 
n'est  pas  juge.  L'éloquence,  on  le  sait,  est  tout  entière  dans  le  geste, 
dans  le  jeu,  dans  l'action.  M.  de  Vigny  était  volontiers  formaliste  et 
sur  l'étiquette  :  il  le  fut  cent  fois  plus  en  ce  jour  où  il  semblait  con- 
tracter les  nœuds  de  l'hyménée  académique.  Je  me  rappelle  que, 
quelques  instans  avant  la  séance,  M.  de  Vigny  en  costume,  mais 
ayant  gardé  la  cravate  noire,  «  par  un  reste  d'habitude  militaire,  » 
disait-il,  rencontra  dans  la  galerie  de  la  bibliothèque  de  l'Institut, 
et  au  milieu  de  la  foule  des  académiciens,  Spontini,  également  en 


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ALFRED  DE   VIGNY.  789 

grand  costume  et  affublé  de  tous  ses  ordres  et  cordons  (1);  il  alla  à 
lui  les  bras  ouverts  et  lui  dit  d'un  air  rayonnant  :  a  Spontini,  caro 
amicOj  décidément  Tuniforme  est  dans  la  nature.  »  Ce  mot,  qui  de 
la  part  d'un  autre  eût  été  une  plaisanterie,  n'en  était  pas  une  pom* 
lui  et  eût  pu  s'appliquer  à  lui-même.  La  cérémonie  commença. 
S(jn  discours  élégant  et  compassé  fut  débité  de  façon  à  donner  bien- 
tôt sur  les  nerfs  d'un  public  qui  était  arrivé  favorable.  M.  de  Vigny 
était  naturellement  presbyte,  et,  ne  voulant  ni  lunettes  ni  lorgnon, 
il  tenait  son  papier  à  distance.  Qui  ne  l'a  pas  ouï  et  vu,  ce  jour-là, 
avec  son  débit  précieux,  son  cahier  immense  lentement  déployé  et 
ce  porte-crayon  d'or  avec  lequel  il  marquait  les  endroits  qui  étaient 
d'abord  accueillis  par  des  murmures  flatteurs  ou  des  applaudisse- 
mens  (car,  je  le  répète,  la  salle  n'était  pas  mal  disposée),  ne  peut 
juger,  encore  une  fois,  de  l'effet  graduellement  produit  et  de  l'alté- 
ration croissante  dans  les  dispositions  d'alentour.  L'orateur,  sans 
se  douter  en  rien  de  l'impression  générale,  et  comme  s'il  avait  ap- 
porté avec  kii  son  atmosphère  à  part,  comme  s'il  parlait  enveloppé 
d'un  nimbe,  redoublait,  en  avançant,  de  complaisance  visible,  de 
satisfaction  séraphique;  il  distillait  chaque  mot,  il  adonisait  chaque 
phrase.  Le  public,  qui  avait  d'abord  applaudi  à  d'heureux  traits, 
avait  fini  par  être  impatienté,  excédé,  et,  pour  tout  dire,  irrité.  Le 
désaccord  entre  l'orateur  et  lui  était  au  comble.  Lorsque  M.  Mole, 
qui  sans  doute,  en  sa  qualité  d'homme  délicat,  avait  sa  part  de  cette 
irritation  générale,  commença  d'un  ton  net  et  vibrant,  ce  fut  une 
détente  subite  et  comme  une  décharge  d'électricité.  L'auditoire  se 
mit  à  respirer,  à  sourire,  à  applaudir,  à  donner  à  chaque  parole,  de- 
puis le  commencement  jusqu'à  la  fin,  une  intention  et  une  portée 
qu'elle  n'avait  pas  eues,  et  que  personne  n'aurait  soupçonnées  à  la 
lecture  devant  la  commission.  C'était  exactement  le  même  discours, 
et  il  paraissait  tout  autre.  Chaque  auditeur  était  devenu  un  collabo- 
rateur qui  ajoutait  son  sel  le  plus  piquant  et  qui  avait  à  se  venger  de 
son  ennui.  Je  ne  dis  rien  ici  qui  ne  soit  littéralement  exact.  Il  y  a 
dans  tout  succès  dramatique  (et  ce  fut  un  succès  dramatique  que 
celui  du  discours  de  M.  Mole),  il  y  a  ce  qui  est  dans  l'œuvre  même 
et  ce  qui  est  à  côté,  et  cette  dernière  part  est  souvent  celle  qui 
compte  le  plus.  Le  discours  de  M.  de  Vigny,  avec  les  circonstances 
du  débit,  fut  la  principale  cause  du  succès  de  l'orateur  rival,  devenu 
tout  d'un  coup  adversaire.  Après  un  spirituel  discours  de  M.  de  Vi- 
gny, débité  avec  bon  goût  et  bonne  grâce,  on  eût  trouvé  M.  Mole 
trop  sec  et  trop  sobre  d'éloges  :  on  le  trouva  juste  au  contraire;  que 
dis-je?  on  le  trouva  vengeur  et  charmant. 

(1)  Spontini  ne  portait  pas  seulement  Tliabit  académique,  il  était  le  seul  de  tout 
rinstitut  qui  portât  aussi  le  pantalon  à  palmes  vertes. 


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790  REYUE   DES  DEUX  MONDES. 

Une  circonstance  particulière  et  que  j'allais  oublier  avait  contii- 
bué,  dès  les  premiers  momens  du  discours  de  M.  Mole,  à  armer  ce 
discours  en  guerre,  à  l'amorcer  en  ce  sens.  Il  faut  savoir  en  effet 
que  les  discoiu*s  communiqués  à  l'avance,  une  fois  lus  et  arrêtés,  od 
n'y  doit  plus  rien  changer.  Or  M.  de  Vigny,  ayant  réfléchi  à  (jud- 
ques-unes  des  objections  qu'on  lui  avait  faites  devant  la  comnusàoQ 
sur  certains  faits  graves  imputés  par  lui  au  premier  empire,  av^t,  tout 
bien  considéré,  supprimé  au  dernier  moment  une  des  phrases  qu'il 
devait  lire;  il  n'en  avait  point  fait  part  à  M.  Mole,  coomie  il l'auiait 
dû,  et  celui-ci  se  trouvait  ainsi  répondre  à  une  phrase  qui  était  re- 
tirée. Quand  il  en  fut  à  cet  endroit  de  sa  lecture,  il  en  fit  la  remarque 
dans  une  parenthèse  qui  fut  avidement  saisie;  mais  ce  ne  fut  li 
qu'im  incident,  et  le  courant  électrique  se  prononçsdt  déjà  dans 
l'assemblée,  en  vertu  d'une  influence  à  laquelle  personne,  parmi 
les  présens,  n'échappa.  Voici  quelques-uns  des  mots  qu'on  distin- 
guait dans  le  chorus  universel.  Le  poète  Gmraud,  l'ami  de  E  de 
Vigny,  disait  en  sortant  de  la  séance  :  u  Mon  amitié  a  soufiert,  mais 
ma  justice  a  été  satisfaite.  »  M.  Mérimée  disait  plaisanunent  que 
a  M.  Mole  avait  sauvé  la  vie  à  M.  de  Vigny;  car  si  le  directeor  de 
l'Académie  n'avait  pas  fait  cette  ei^écution,  le  public  était  si  irrité 
qu'il  se  serait  fait  justice  de  ses  propres  mains.  »  M.  Droz,  l'indul- 
gent Droz,  le  moins  épigrammatique  des  hommes,  traduisait  ainsi 
l'impression  qu'il  avait  reçue  de  ce  discours  :  «  M.  de  Vigny  a  com- 
mencé par  dire  que  le  public  était  venu  là  pour  contempler  son 
visage,  et  il  a  fini  en  disant  que  la  littérature  firançaise  avait  com- 
mencé avec  lui.  »  —  «  On  me  dit  que  M.  de  Vigny  a  été  inmiolé  i 
cette  séance,  ajoutait  un  autre  académicien;  pour  moi,  je  n'ai  tu  eo 
lui  qu'un  pontife,  et  rien  ne  ressemblait  moins  à  un  martyr.  ■ 

Le  récipiendaire  fut  quelque  temps  à  se  faire  illusion  et  à  s'aper- 
cevoir de  la  réalité  des  choses.  Un  de  ses  amis  l'abordant  au  sortir 
de  la  séance  :  «  Eh  bien,  je  vous  l'avais  bien  dit  que  votre  discours 
était  un  peu  long.  »  —  «  Mais  je  vous  assure,  mon  cher,  répondit-il 
magnifiquement,  que  je  ne  suis  pas  du  tout  fatigué.  »  Il  en  était 
encore  à  se  rendre  compte  que  c'était  de  l'effet  sur  le  public  qu*il 
s'agissait.  Il  n'avsdt  donc  pas  entendu  le  murmure  d'approbation 
qui  avait  salué'au  passage  cette  phrase  de  M.  Mole  s'excusant  d'être 
un  peu  long  :  «  Mais  j'oublie  trop,  je  le  crains,  la  fatigue  de  cette 
assemblée.  »- L'assemblée  avait  témoigné,  à  n'en  pouvoir  douter, 
combien  elle  donnait  son  assentiment  à  cette  parole,  qui,  dans  tout 
autre  cas,  eût  passé  inaperçue  et  n'eût  semblé  qu'une  politesse  ora- 
toire. 

Cependant  il  n'y  eut  pas  moyen  pour  lui  de  se  méprendre  plus 
longtemps  sur  l'impression  générale,  lorsque  des  amis  Teureut 


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ALFRED  DE   VIGNY.  791 

éclairé  de  toutes  parts,  comme  on  avait  éclairé  autrefois  M.  de 
Noyon;  mais  ici  il  n'y  avait  rien  eu  de  prémédité,  comme  cela  avait 
eu  lieu  pour  M.  de  Noyon,  raillé  et  joué  par  Tabbé  de  Caumartin  : 
la  seule  opposition  sérieuse  et  réelle  avait  été  dans  la  contradiction 
nécessaire  et,  s'il  faut  le  dire,  l'incompatibilité  d'un  esprit  fin,  net, 
positif,  pratique,  tel  que  celui  de  M.  Mole,  en  face  d'un  talent  élevé, 
mais  amoureux  d'illusions  et  sujet  aux  chimères.  La  malice  et  l'irri- 
tabilité du  public  avaient  fait  le  reste.  M.  de  Vigny,  m'assure-t-on, 
prétendait,  par  suite  de  cette  même  illusion  encore,  que  le  discours 
devenu  si  désagréable  pour  lui  n'était  plus  exactement  le  même 
que  celui  qu'il  avait  entendu  à  huis  clos  deux  jours  auparavant,  et 
dont  il  avait  remercié  spontanément  l'auteur.  Il  se  crut  mystifié, 
sans  qu'on  pût  jamais  le  détromper  là-dessus.  Il  refusa  obstiné- 
ment d'être  pnésenté  au  roi,  comme  c'était  l'usage,  par  le  même 
directeur  qui  l'avait  reçu.  Pendant  trois  séances  consécutives  (fé- 
vrier 1846),  l'Académie  eut  à  s'occuper  de  cette  affaire  et  de  ce 
refus  :  rien  n'y  fit.  Nous  eûmes  là  sous  les  yeux,  comme  matière 
de  méditation,  au  besoin,  et  comme  sujet  d'étude  morale,  la  plaie 
exposée  à  nu,  l'image  d'une  mortification  froide  et  incurable. 

Ayant  eu  à  rendre  compte  dans  la  Revue  de  la  séance  de  récep- 
tion (1),  je  le  fis  avec  tous  les  ménàgemens  qu'on  devait  à  un  homme 
d'un  talent  aussi  élevé  et  en  passant  aussi  légèrement  que  je  pus 
sur  la  blessure.  Je  doute  qu'il  m'en  ait  su  gré. 

Aujourd'hui  les  choses  ont  changé  de  point  de  vue  :  les  deux  ac- 
teurs du  drame  académique  ont  disparu  de  la  scène  du  monde.  Ce- 
lui des  deux  qui  n'était  pas  homme  de  lettres  est  volontiers  sacrifié 
dorénavant  par  ceux  qui  sont  du  métier  et  qui  prennent  parti  selon 
leurs  préventions,  sans  savoir  ni  le  premier  ni  le  dernier  mot  de  la 
comédie.  Les  discours  écrits  ont  repris  toute  leur  froideur  sur  le 
papier,  et  il  est  difficile,  en  les  lisant,  et  même  en  y  remarquant 
l'opposition  constante  des  points  de  vue,  d'y  deviner  l'occasion  et 
le  prétexte  de  tant  de  vivacité  égayée  et  bruyante.  J'ai  dû,  comme 
je  l'aurab  fait  dans  une  page  de  mémoires,  rappeler,  puisque  je 
l'avais  très  présente,  Y  action  elle-même,  et  surtout  ne  pas  laisser 
travestir  et  dénaturer  le  personnage  de  M.  Mole,  de  l'homme  d'une 
rare  distinction,  qui  eut  de  son  côté  ce  jour-là,  comme  cela  lui  ar- 
riva souvent,  le  véritable  esprit  français,  le  tact  et  le  goût.  Il  n'y 
eut  d'un  peu  trop  acéré  dans  son  fait  que  l'accent;  mais  que  vou- 
lez-vous? une  heure  et  demie  d'impatience  et  d'agacement,  cela  se 
paie  comme  on  peut  :  on  n'est  pas  Français  pour  rien,  et  M.  Mole 
l'était  jusqu'au  bout  des  ongles.  Sans  doute,  si  l'on  considérait  les 

(1)  Dans  le  n<>  du  1»  féyrier  1846;  la  séance  avait  eu  lieu  le  29  Janyier. 


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702  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

gens  de  lettres  comme  solidaires  entre  eux  et  faisant  corps  oa  secte 
(ainsi  que  M.  de  Vigny  y  inclinait),  il  faudrait  se  boucher  les  yeox 
et  les  oreilles  et  se  soutenir  les  uns  les  autres  quand  mêmey  en- 
yers  et  contre  tous.  Ce  n'est  pas  mon  cas,  et  il  y  a  longtemps,  grâce 
à  Dieu,  que  je  ne  suis  d'aucun  couvent.  Aussi  ai-je  mon  avis,  et  je 
l'exprime  au  naturel.  Dans  ce  duel  si  fortuitement  engagé  avec 
H.  Mole,  les  supériorités  poétiques  de  M.  de  Vigny  sont  hors  de 
cause  et  demeurent  hors  d'atteinte;  mais  dans  les  sphères  humaines 
et  même  littéraires,  c'est  quelque  chose  aussi  qu'un  esprit  fin,  un 
esprit  juste  et  un  bon  esprit. 

IV. 

Les  Destinées j  recueil  posthume  de  M.  de  Vigny  et  dont  les  pièces, 
pour  la  plupart,  avaient  paru  déjà  dans  cette  Bevue^  ont  été  géné- 
ralement bien  jugées  par  la  critique  :  elles  sont  un  déclin,  mais  un 
déclin  très  bien  soutenu;  rien  n'y  surpasse  ni  même  (si  l'on  excepte 
un  poème  ou  deux)  n'égale  ses  inspirations  premières,  rien  n'y  dé- 
roge non  plus  ni  ne  les  dément.  Le  recueil  est  digne  du  poète.  La 
première  pièce,  qui  a  donné  le  titre  au  volume,  a  quelque  chose  de 
fatidique  et  d'énigmatique  comme  les  oracles.  Les  Destmées,  ces 
antiques  déesses  qui  tenaient  les  races  et  les  peuples  sous  leur  on- 
gle de  fer,  régnaient  visiblement  sur  le  monde;  mais  la  terre  a  tres- 
sailli, elle  a  engendré  son  sauveur,  le  Christ  est  né!  Les  filles  du 
Destin  se  croient  dépossédées  du  coup  et  vaincues;  elles  remontent 
au  ciel  pour  y  prendre  le  nouveau  mot  d'ordre  et  demander  la  loi 
de  l'avenir;  mais  elles  redescendent  bientôt  sous  un  nouveau  titre  : 
la  Grâce  les  renvoie  et  les  autorise  de  nouveau.  Ce  que  le  chrétien 
appelle  la  Grâce  n'est  en  effet  que  la  fatalité  baptisée  d'un  nouveau 
nom.  Les  Destinées,  moyennant  détour,  ressaisissent  donc  leur  em- 
pire, et  il  reste  douteux  que,  môme  sous  la  loi  de  grâce,  l'homme 
soit  plus  libre  et  plus  maître  de  soi  qu'auparavant  : 

Oh  !  dans  quel  désespoir  noos  sommes  encor  toos! 

Vous  ayez  élargi  le  collier  qui  nous  lie. 

Mais  qui  donc  tient  la  chaîne?  —  Ah!  Dieu  Juste,  est-ce  tous! 

La  réponse  ne  vient  pas.  Le  poète,  dans  tout  ce  recueil,  n'obtient  à 
ses  questions  aucune  réponse  consolante.  —  Cette  pièce  des  Des- 
tinées est  du  plus  grand  style  et  rappelle  les  mythes  antiques,  ce 
qu'on  lit  dans  Eschyle,  dans  Hésiode,  ce  qu'on  se  figure  de  la  poé- 
sie orphique,  de  celle  des  Musée  et  des  Linus.  J'y  vois  encore  la 
contre-partie  de  l'Églogue  à  PoUion  :  Virgile  entr'ouvrait  le  ciel  sur 
la  terre,  M.  de  Vigny  le  referme. 


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ALFRED  DE    VIGNY.  793 

Les  mêmes  questions  redoutables  reviennent  dans  la  pièce  qui  a 
pour  titre  le  Mont  des  Oliviers  et  qui  nous  rend  l'agonie  du  Christ. 
Le  Christ  demande  à  son  Père  le  prix  de  sa  venue  :  il  pose  les  éter- 
nels problèmes  du  bien  et  du  mal,  de  la  vérité  et  du  doute,  de  la 
vie  et  de  la  mort,  de  la  Providence  et  du  Hasard,  tous  les  pourquoi 
possibles,  en  philosophie  naturelle,  en  philosophie  morale,  en  po- 
litique : 

Et  si  les  natifs  sont  des  femmes  guidées 

Par  les  étoiles  d*or  des  divines  idées. 

Ou  de  folles  enfans  sans  lampes  dans  la  nuit. 

Se  heurtant  et  pleurant,  et  que  rien  ne  conduit?..... 


Ce  poème  est  des  plus  beaux  par  la  pensée.  Jésus,  à  toutes  les  ques- 
tions qu'il  adresse  au  Père  dans  son  angoisse,  ne  reçoit  aucune  ré- 
ponse; et  pour  trancher  l'agonie,  au  milieu  de  cette  nature  muette, 
c'est  Judas  seul  qu'on  entend  rôdant  déjà  avec  sa  torche  :  d'où  le 
poète  conclut  que,  puisque  le  Ciel  a  laissé  sans  réponse  le  Fils  de 
l'homme,  dorénavant 

Le  Juste  opposera  le  dédain  à  Tabsence 

Et  ne  répondra  plus  que  par  un  froid  silence 

Au  silence  étemel  de  la  Divinité. 

M.  de  Vigny,  dans  cette  pièce  écrite  en  1862,  dix-huit  mois  en- 
viron avant  sa  mort,  gravait  en  quelque  sorte  son  testament  philo- 
sophique, et  lui-même  il  a  pratiqué  ce  silence  austère  dans  son  année 
finale  de  souffrance  et  d'agonie.  11  a  dit  quelque  part  encore  ailleurs, 
dans  ce  volume  : 

Seul  le  silence  est  grand,  tout  le  reste  est  faiblesse! 

Il  y  a  trois  beaux  silences  chez  les  grands  auteurs  de  l'antiquité  : 
celui  d'Ajax  aux  enfers  dans  YOdyssée^  lorsqu'à  jamais  furieux  et 
dans  sa  rancune  jalouse  pour  Théritage  perdu  des  armes  d'Achille 
il  dédaigne  de  répondre  aux  avances  d'Ulysse;  celui  d'Eurydice  dans 
YAntigone  de  Sophocle,  lorsqu' apprenant  la  mort  de  son  fils,  elle 
sort  sans  dire  un  seul  mot  pour  se  tuer;  celui  enfin  de  Didon  aux 
Champs-Elysées  de  Virgile,  lorsqu'elle  ne  répond  aux  tendresses  tar- 
dives d'Énée  que  par  un  muet  regard  de  mépris.  Dans  les  trois  cas 
sublimes,  un  même  effet  est  produit  par  la  haine  orgueilleuse  d'un 
héros,  par  la  douleur  délirante  d'une  mère,  par  le  ressentiment  im- 
placable d'une  amante.  M.  de  Vigny  a  trouvé  un  quatrième  et  non 
moins  superbe  silence  :  celui  du  poète. 

Un  grand  désespoir  est  l'inspiration  générale  de  ces  pièces  des 
dernières  années,  —  un  sentiment  d'abnégation,  combattu  par  je 


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79i  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

ne  sais  quel  autre  sentiment  qui  dit  au  poète  d'espérer  en  l'esprit, 
en  l'avenir  de  l'esprit,  et  contre  toute  espérance  même.  La  Bouteille 
à  la  mer  exprime  sous  une  forme  saisissante  cette  disposition  stoîque 
et  funèbre.  On  est  dans  un  grand  naufrage;  qui  que  tu  sois,  passa- 
ger ou  capitaine,  lutte  jusqu'au  bout,  fais  ce  que  dois;  qui  sait?... 
peut-être! 

La  Mort  du  Loupy  qui  est  dans  la  même  intention  stoîque,  mar- 
que un  peu  trop  le  parti-pris  de  chercher  partout  des  sujets  de  poé- 
sie philosophique  et  méditative;  l'apostrophe  aux  sublimes  animaux 
vient  un  peu  singulièrement  à  propos  de  cet  animal  féroce  que  je 
n'avais  jamais  vu  tant  idéalisé  que  cela.  Les  chasseurs  en  savent  là- 
dessus  plus  long  que  moi;  mais  ici  il  me  parait  qu'il  y  a  un  peu  trop 
de  désaccord  entre  la  bête  prise  pour  emblème  et  la  moralité  trop 
quintessenciée. 

La  Sauvage^  qui  exprime  le  contraste  de  la  vie  errante  primitive 
avec  la  colonisation  la  plus  civilisée,  est  mieux  conçue  et  contras- 
tée :  c'est  l'éloge  de  la  famille  anglaise,  du  corn  fort  anglais,  de  la 
religion  biblique  anglicane.  L'idée  y  est  supérieure  à  l'exécution; 
la  pièce  parait  longue,  et  un  peu  d'ennui  s'y  glisse.  Une  grave 
inexactitude  s'y  fait  remarquer  :  Caïn  y  est  représenté  comme  la- 
boureur, et  c'est  à  bon  droit;  mais  Abel,  le  pastoral  Abel,  y  est 
donné  comme  chasseur  et  hantant  les  forêts,  ce  qui  n'est  pas  juste. 

Dans  le  joueur  de  Flûte^  le  poète  a  essayé  de  la  poésie  familière; 
im  sentiment  d'humilité  et  de  fraternité  qui  ne  lui  est  pas  habituel 
Ta  inspiré  :  il  explique  par  une  image  sensible,  empruntée  à  l'in- 
strument de  buis,  les  désaccords,  les  fautes  et  les  gaucheries  de 
l'exécution  en  toute  œuvre  de  l'esprit  et  de  l'art.  Il  s'en  prend,  en 
général,  des  imperfections  moins  au  joueur  lui-même  qu'à  la  flûte. 
Les  derniers  vers,  où  il  montre  le  pauvre  mendiant,  tout  réopiiforté 
et  encouragé  par  de  bonnes  paroles,  se  remettant  à  jouer  et  jouant 
mieux  qu'il  n'avait  jamais  fait,  sont  des  plus  heureux  : 

Son  regard  attendri  paraissait  inspiré, 

La  note  était  plus  juste  et  le  souflQe  assuré. 

Il  y  a  pourtant  quelques  gaucheries  dans  cette  pièce  même.  En 
un  endroit,  on  se  demande  ce  que  c'est  que 

Le  bon  Sens  qui  se  ?oit,  la  Candeur  qui  Tayoue, 

avec  leurs  majuscules.  Ce  n'est  pas  seulement  prétentieux,  c'est  au 
rebours  de  l'intention  ;  car,  précisément,  le  bon  sens  et  la  candeur 
vont  tout  droit  leur  chemin  et  n'ont  pas  de  grandes  lettres  sur  leur 
chapeau. 


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ALFRED  DE    VIGNY.  '  795 

La  Maison  du  Berger  y  dédiée  à  Éva,  débute  par  un  beau  mouve- 
ment : 

Si  ton  cœur,  gémissant  du  poids  de  notre  vie. 
Se  traîne  et  bq  débat  comme  un  aigle  blessé. 
Portant  comme  le  mien,  sur  son  aile  asservie. 
Tout  un  monde  fatal,  écrasant  et  glacé; 
S'il  ne  bat  qu'en  saignant  par  sa  plaie  immortelle,... 

si  tu  souffres  trop  enfin,  viens,  lui  dit -il;  laisse  là  les  cités;  la 
nature  t'attend  dans  son  silence  et  ses  solitudes.  —  Et  c'est  alors 
qu'il  offre  à  la  belle  et  pâle  voyageuse,  comme  aux  premiers  jours 
du  monde,  la  hutte  roulante  du  berger.  L'invective  contre  les  che- 
mins de  fer  suit  de  près;  il  s'y  voit  de  bien  beaux  vers  : 

Évitons  ces  chemins.  Leur  voyage  est  sans  grâces, 
Puisqu*il  est  aussi  prompt,  sur  ses  lignes  de  fer, 
Que  la  flèche  lancée  à  travers  les  espaces 
Qui  va  de  Varc  au  but  en  faisant  siffler  Vair. 


On  n'entendra  jamais  piaffer  sur  une  route 
Le  pied  vif  du  cheval  5t^  les  pavés  en  feu; 
Adieu,  voyages  lents,  bruits  lointains  qu'on  écoute. 
Le  rire  du  passant,  les  retards  de  l'essieu... 

Tout  ce  passage  est  charmant;  il  y  en  a  de  très  élevés  :  la  nature 
parle  et  dit  d'admirables  choses  dans  son  impassible  dédain  pour  la 
fourmilière  humaine  : 

On  me  dit  une  mère,  et  Je  suis  une  tombe! 

Il  revient,  vers  la  fin,  à  sa  maison  de  berger,  qui  est,  il  faut  en 
convenir,  un  véhicule  plus  poétique  que  commode;  mais  de  beaux 
vers  ^t  tout  pardonner.  Il  promet  à  Éva  de  lui  lire  ses  propres 
poèmes,  assis  tous  deux  au  seuil  de  la  maison  roulante  : 

Tous  les  tableaux  humains  qu'un  Esprit  pur  m'apporte 
S'animeront  pour  toi  quand,  devant  notre  porte. 
Les  grands  pays  muets  longuement  s'étendront. 

Voilà  un  vers  à  joindre  au  Pontum  adspectabarU  fientes  de  Vir- 
gile, à  ces  longues  vallées  sacrées  que  l'errant  Ulysse  voit  si  sou- 
vent se  dérouler  devant  ses  yeux  dans  les  contrées  désertes  qu'il  a 
à  traverser  chez  Homère,  un  vers  presque  égal  lui-même  à  l'im- 
mensité. C'est  ce  côté  de  M.  de  Vigny  qu'il  faut  maintenu:,  et  que 
tous  les  échecs  académiques  ne  sauraient  atteindre.  Il  avait  du  grand 
sous  le  pointillé. 

Mais  la  pièce,  selon  moi,  la  plus  belle  du  recueil,  et  au  moins 
égale,  je  le  crois,  à  n'importe  lequel  de  ses  anciens  poèmes,  c'est 


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796  ^  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

la  Colère  de  Samsoriy  écrite  en  1839  et  restée  inédite  jusqu'ici.  Le 
poète  a  été  trompé  par  la  femme;  il  a  été  trahi  et  vendu  ou  du 
moins  raillé,  et  il  le  dira;  il  le  dira  à  sa  manière,  sous  un  masque 
grandiose,  hébraïque,  impersonnel  :  c'est  l'antique  Samson  qui  par- 
lera pour  lui.  Samson  est  assis  dans  sa  tente  au  désert,  et  Dsdila, 
la  tête  appuyée  sur  les  genoux  de  l'homme  puissant,  repose  avec 
nonchalance.  L'heure,  le  moment,  l'attitude,  sont  décrits  par  un 
poète  qui  a  retrouvé  ses  plus  jeunes  pinceaux.  Samson  se  plaît  à 
bercer  la  belle  esclave  et  lui  chante  en  hébreu  une  chanson  funèbre 
dont  elle  ne  saisit  pas  le  sens  : 

Elle  ne  comprend  pas  la  parole  étrangère, 
Mais  le  chant  verse  un  somme  en  sa  tète  légère. 

Et  cependant  Samson,  à  ce  moment  où  il  montre  tant  de  douceur 
et  de  complaisance,  sait  tout  :  il  sait  la  ruse  de  la  femme,  ses  per- 
fides confidences  à  son  sujet,  ses  intelligences  avec  l'ennemi,  et  que 
la  femme  est  et  sera  toujours  Dalila.  Trois  fois  déjà  il  a  tout  su, 
trois  fois  il  l'a  vue  en  pleurs  et  lui  a  pardonné.  Que  voulez-vous?  le 
plus  fort,  à  ce  jeu,  est  aussi  le  plus  faible  : 

L*homme  a  toujours  besoin  de  caresse  et  d*amour... 
Quand  set  yeux  sont  en  pleurs,  il  lui  faut  un  baiser... 

Dalila  pourtant,  cette  Dalila  qui  dort  sur  ses  genoux,  s'est  cruel- 
lement jouée  de  lui;  elle  s'est  vantée,  entre  autres  choses,  de  tout 
lui  inspirer  sans  rien  ressentir  : 

A  sa  plus  belle  amie  elle  en  a  fait  Tayeu  : 

Elle  se  fait  aimer  sans  aimer  elle-même  ; 

Un  maître  lui  fait  peur.  C*est  le  plaisir  qu*elle  aime;  ^ 

L*Homme  est  rude  et  le  prend  sans  savoir  le  donner. 

Un  sacrifice  illustre  et  fait  pour  étonner 

Rehausse  mieux  que  Tor,  aux  yeux  de  ses  pareilles, 

La  beauté  qui  produit  tant  d'étranges  menreilles... 

En  un  mot,  Dalila  est  fière  de  Samson,  voilà  tout;  il  lui  fait  hon- 
neur devant  le  monde,  il  la  décore  et  la  rehausse  en  public;  mais 
elle  ne  l'aime  pas  ;  il  ne  l'amuse  pas  :  elle  met  ses  goûts  moins 
haut.  Cette  Dalila  des  Philistins  est  capable,  comme  une  Dalila  de 
Paris,  de  dire  à  sa  meilleure  amie  ce  mot  du  cœur  qui  a  été  dit  bien 
réellement  et  qui  peint  toutes  les  Dalila  :  «  Vois-tu,  ma  chère,  plus 
je  vais,  et  plus  je  sens  qu'on  ne  peut  bien  aimer  que  celui  qu'on 
n'estime  pas.  » 

Samson  est  donc  à  bout,  non  de  pardon,  mais  de  courage;  il  a  la 
nausée  de  tout;  il  donnerait  sa  vie  pour  rien;  il  ne  daigne  plus  la 


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ALFRED   DE    VIGNY.  •  797 

préserver  ni  la  défendre,  et  il  le  dit  en  des  termes  d'une  superbe 
amertume,  qui  rappellent  en  leur  genre  le  Moise  du  poète  et  ses 
lassitudes  mortelles  : 

Mais  enfin  Je  suis  las.  J*ai  Tàme  si  pesante. 
Que  mon  corps  gigantesque  et  ma  tète  puissante, 
Qui  soutiennent  le  poids  des  colonnes  d*airain, 
Ne  la  peuvent  porter  avec  tout  son  chagrin. 
Toujours  voir  serpenter  la  vipère  dorée 
Qui  se  traîne  en  sa  fange  et  8*y  croit  ignorée; 
Toujours  ce  compagnon  dont  le  cœur  n*est  pas  sûr, 
La  Femme,  enfant  malade  et  douze  fois  impur!... 

M.  Michelet  envierait  ce  dernier  vers.  Aristophane  a  dès  longtemps 
appelé  les  femmes  Ta;  oùJev  Oyiàç,  les  rien-de-sain. 

Danton  disait  :  «  Je  suis  saoul  des  hommes.  »  Samson,  à  sa  ma- 
nière, le  dit  des  femmes;  il  a  trouvé  la  femme  «  plus  amère  que  la 
mort.  »  11  s'abandonne,  de  guerre  lasse,  à  sa  destinée,  et  Dalila  le 
livre.  Mais  si  sa  carrière  de  défenseur  et  d'athlète  d'Israël  est  per- 
due, si  ses  yeux  sont  à  jamais  éteints,  les  cheveux  ont  repoussé  à 
Samson  et  avec  eux  ses  forces  :  il  renverse  un  jour  le  temple  de  Da- 
gon,  écrase  d'un  seul  coup  ses  trois  mille  ennemis,  et  il  est  vengé. 

Ce  Samson  va  rejoindre,  dans  l'œuvre  de  M.  de  Vigny,  son  Moise, 
et  si  j'avais  aujourd'hui  à  nommer  ses  trois  plus  beaux  et  plus  par- 
faits poèmes,  je  dirais  :  Éloa,  Moïse  et  la  Colère  de  Samson.  11  se 
sent  même,  dans  ce  dernier,  un  feu  et  un  mordant  qui  le  rend  bien 
autrement  vivant  que  les  deux  autres.  La  forme  est  idéale  toujours; 
mais  elle  a  comme  sa  trempe  d'amertume;  le  vase  porte,  cette  fois, 
les  marques  de  la  flamme.  Si  Samson  est  le  pendant  de  Moïse,  Da- 
lila est  la  revanche  d'Éloa.  —  Ce  Samson,  me  dit  un  connaisseur, 
est  une  belle  chose;  il  y  a  la  griffe. 

Je  parle  au  point  de  vue  de  l'art  :  il  est  un  autre  point  de  vue 
encore.  Quand  on  vient  de  lire  ce  dernier  volume  de  M.  de  Vigny 
et  de  s'y  rafraîchir  l'idée  et  la  mémoire  de  son  talent,  on  comprend 
le  cas  que  les  esprits  élevés  et  ceux  même  des  nouvelles  écoles  phi- 
losophiques ou  religieuses  font  et  feront  de  lui.  Il  a  compris  quel- 
ques-uns des  grands  problèmes  de  notre  âge  et  se  les  est  posés 
dans  leur  étendue.  Le  poème  du  Mont  des  Oliviers  les  assemble  et 
les  suspend  comme  dans  un  nuage.  Il  est  de  cette  élite  de  poètes 
qui  ont  dit  des  choses  dignes  de  Minerve.  Les  philosophes  ne  le 
chasseront  pas  de  leur  république  future.  Il  a  mérité  que  M.  Littré 
commençât  sa  Vie  d'Auguste  Comte  par  une  belle  parole  empruntée 
de  lui  :  «  Qu'est-ce  qu'une  grande  vie?  Une  pensée  de  la  jeunesse 
réalisée  par  l'âge  mûr.  » 

J'ai  épuisé  non  pas  tout  ce  que  j'avais  à  dire^  mais  ce  qu'il  y  a 


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798  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

d'ei^sentiel  dans  ma  manière  propre  de  considérer  l'homme  et  le 
poète  et  de  les  juger.  Je  voyais  peu  M.  de  Vigny  dans  les  dernières 
années;  je  ne  le  rencontrais  qu'à  TAcadémie,  où  il  était  fort  exact 
et  le  plus  consciencieux  de  nos  confrères.  On  était  tenté  de  loi 
en  vouloir  par  momens  de  cet  excès  de  conscience  et  de  l'inva- 
riable obstination  qu'il  mett^dt  en  toute  rencontre  à  maintenir 
son  opinion  et  son  idée,  même  lorsqu'il  était  seul  contre  tous,  ce 
qui  lui  arrivait  quelquefois.  Il  nous  donnait  par  là  tout  loisir  de 
l'observer,  et  souvent  un  peu  plus  qu'on  ne  l'aurait  désiré;  j'ai  re- 
tenu plus  d'un  trait  qui  achèverait  de  le  peindre,  en  amenant  sur 
les  lèvres  le  sourire;  mais  un  sentiment  supérieur  l'emporte  sur 
cette  vérité  de  détail  qui  ne  s'adresse  qu'à  des  défauts  ou  des  fai- 
blesses désormais  évanouies,  et,  puisque  nous  avons  été  reportés 
par  ce  dernier  recueil  aux  sommets  mêmes  de  son  esprit,  aux  meil- 
leures et  aux  plus  durables  parties  de  son  talent,  je  m'en  tiendrai, 
en  finissant,  à  la  réflexion  la  plus  naturelle  qui  s'oQre  à  son  sujet  et 
qui  devient  aussi  la  plus  juste  et  la  plus  digne  des  concluâons. 

Il  est  un  feu  sacré  d'une  nature  particulière  qui,  chez  quelques 
mortels  privilégiés,  accompagne  et  rehausse  l'étincelle  commune 
de  la  vie.  Par  malheur,  ce  feu  divin,  chez  tous  ceux  qu'il  visite,  est 
loin  d'embrasser  et  d'égaler  la  durée  de  la  vie  elle-même.  Chez 
quelques-uns,  il  n'existe  et  ne  se  dégage  que  dans  la  jeunesse,  i 
l'état  de  vive  flamme,  et  il  n'excelle  qu'un  moment.  Chez  la  plupart, 
il  s'éclipse  vite,  il  se  voile  trop  tôt,  il  s'entoure  de  brouillards 
opaques;  on  dirait  qu'il  se  nourrit  d'élémens  plus  ternes,  il  s'é- 
paissit. Passé  la  première  heure  si  éclatante  et  si  belle,  qudcpe 
chose  s'obscurcit  ou  se  fige  en  nous.  11  en  est  très  peu  que  le  feu 
divin  illumine  durant  toute  une  longue  carrière,  ou  chez  qui  il  se 
change  du  moins  et  se  distribue  en  chaleur  égale  et  bienfaisante 
pour  donner  aux  divers  âges  humains  toutes  leurs  moissons.  Hais 
c'est  déjà  beaucoup  d'avoir  reçu  le  don  et  le  rayon  à  une  certaine 
heure,  d'avoir  atteint  d'un  jet  lumineux,  ne  fût-ce  que  deux  et 
trois  fois,  les  sphères  étoilées,  et  d'avoir  inscrit  son  nom,  en  lan- 
gues de  feu,  parmi  les  plus  hauts,  sur  la  coupole  idéale  de  Fart. 
M.  de  Vigny  a  été  de  ceux  là,  et  lui  aussi,  U  a  eu  le  droit  de  dire  à 
certain  jour  et  de  se  répéter  à  son  heure  dernière  :  «  J'ai  frappé  les 
astres  du  front.  » 

Sainte-Beutb. 


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LA  POLICE 

SOUS  LOUIS  XIV 


NICOLAS  DE  LA  REYNIE. 


On  connaît  les  vers  pleins  de  mouvement  et  de  verve  où  Boileau 
décrit  les  bruits»  les  embarras  et  les  dangers  des  rues  de  Paris 
en  1660,  à  l'aurore  de  ce  règne  qui  devait,  par  ses  grandeurs  comme 
par  ses  fautes,  mais  surtout  grâce  à  sa  phalange  d'incomparables 
écrivains,  prendre  une  si  large  part  dans  l'histoire.  Expression  vive 
et  juste  des  aspirations  d'une  société  désireuse  d'ordre,  de  paix  in- 
térieure, de  sécurité,  ce  cri  d'alarme  du  jeune  poète  ne  fut  perdu 
ni  pour  Louis  XIV,  ni  pour  Colbert,  et  en  1667  Nicolas  de  La  Reynie 
était  noimné  lieutenant  de  police.  La  création  de  cette  charge,  qui 
répondait  à  un  besoin  public  et  qui  était  confiée  dès  l'origine  à  des 
midns  si  habiles,  fut  pour  la  capitale  du  royaume,  on  peut  le  dire 
sans  exagération,  le  point  de  départ  d'une  ère  nouvelle.  Un  an  au- 
paravant, Colbert  avait  voulu  remédier  au  défaut  de  sûreté  et  à  l'in- 
salubrité des  rues;  mais  ses  réformes  n'obtinrent  pas  l'assentiment 
général,  et,  comme  il  arrive  souvent,  ceux-là  crièrent  le  plus  qui 
devaient  en  profiter  davantage.  Après  avoir  constaté ,  à  la  date  du 
26  septembre  1666,  qu'on  tenait  des  conseils  pour  la  police  de  Paris 
chez  le  chancelier,  et  qu'un  oncle  de  Colbert,  le  sévère  Pussort,  y 
avait  la  haute  main,  un  contemporain  dont  le  journal  abonde  en  par- 
ticularités instructives,  Olivier  d'Ormesson,  exprimait  la  crainte  que 
ce  ne  fût  pour  mettre  Pussort  en  possession  de  la  charge  de  lieute- 
jaant  civil.  Il  ajoutait  que  a  des  conseillers  d'état  faisoient  nettoyer 


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800  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

les  rues,  ôter  toutes  les  pierres  anciennes,  ce  qui  faisoit  murmurer 
le  petit  peuple;  »  mais  Olivier  d'Ormesson  se  trompait  en  croyant 
que  Colbert  ménageait  la  place  de  lieutenant  civil  à  son  oncle.  La 
rigidité,  la  dureté  de  Pussort  (1)  auraient  bientôt  rendu  adieux  aux 
Parisiens  le  régulateur  bourru,  despotique,  quoique  très  droit  et 
très  éclairé,  du  conseil  d'état. 

Dans  une  ville  comptant  déjà  plus  de  cinq  cent  mille  habitaus, 
où  les  moyens  de  surveillance  étaient  encore  si  bornés,  où  s'éle- 
vaient chaque  jour  d'importantes  questions  de  justice  et  de  voirie, 
les  attributions  administratives  et  judiciaires  du  lieutenant  civil  du 
prévôt  paraissaient  excéder  désormais  la  capacité  et  les  forces  d'un 
seul  homme.  Le  sieur  Daubray  ayant  été  empoisonné  par  la  mar- 
quise de  Brinvilliers  sa  fille,  un  édit  du  15  mars  1667  dédoubla  sa 
charge;  celle  de  lieutenant  civil  fut  conservée,  mais  restreinte  i  on 
pouvoir  uniquement  judiciaire,  et  confiée  à  Antoine  Daubray,  qui 
devait  avoir,  trois  ans  après,  le  triste  sort  de  son  père.  On  créa  en 
même  temps  un  lieutenant  pour  la  police,  qui  devint,  quelques  an- 
nées plus  tard,  ce  lieutenant-général  de  police  dont  les  attributions 
ont  été  maintenues  à  peu  près  intactes  jusqu'en  1789.  Plus  consi- 
dérables que  celles  du  lieuteùant  civil,  qui  avait  cependant  la  pré- 
séance sur  lui,  mais  sans  commandement,  elles  représenteraient 
assez  bien  celles  dont  le  préfet  de  police  était  encore  investi  il  y  a 
quelques  années,  si  le  lieutenant-général  de  police  n'avait  eu  en 
outre  le  droit  de  juger  sommairement  les  cas  de  flagrant  délit  n'eo- 
tiulnant  aucune  peine  alllictive. 

Au  début  d'une  organisation  dont  le  succès  intéressait  à  un  si 
haut  point  le  gouvernement,  il  importait  de  confier  les  nouvelles 
fonctions  à  un  homme  doué  de  l'intelligence  nécessaire  pour  en 
bien  marquer  les  limites  et  d'une  grande  fermeté  pour  les  faire 
respecter.  Le  corps  des  maîtres  des  requêtes  de  Thôtel,  distinct  du 
conseil  d'état,  était  alors  en  possession  de  fournir  les  intendans  et 
les  administrateurs  pour  les  postes  difficiles.  Chargés  de  juger  les 
procès  des  officiers  de  la  couronne  et  des  maisons  royales,  em- 
ployés dans  les  bureaux  de  la  chancellerie,  rapporteurs  des  affaires 
sur  lesquelles  le  conseil  d'état  avait  à  rendre  des  arrêts,  rempla- 
çant au  besoin  les  présidons  des  sénéchaussées  et  des  bailliages, 
envoyés  enfin  par  les  ministres  en  mission  extraordinaire  soitàTin- 
térieur,  soit  aux  armées,  les  maîtres  des  requêtes  de  Thôtel  pas- 
saient par  les  fonctions  les  plus  diverses  et  pouvaient  y  donner  la 
mesure  de  leur  capacité.  Ils  comptaient  dans  leurs  rangs,  en  1667, 

(i)  Le  président  de  Lamoignon  et  le  duc  de  Saint-Simon  ont  fait  chacun  de  Posfiort 
un  portrait  dont  Tidentité  prouve  que  Saint-Simon  ne  forçait  pas  toujours  les  couleon. 


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NICOLAS   DE   LA   REYNIE.  801 

un  homme  déjà  remarqué  par  ses  services,  Nicolas  de  La  Reynie, 
que  Colbert  avait  dû  envoyer,  l'année  précédente,  dans  les  ports  du 
royaume  pour  réorganiser  la  juridiction  des  amirautés,  entachée  de 
mille  abus.  Cette  mission,  dont  la  durée  fut  de  plusieurs  années, 
ayant  été  ajournée,  Colbert,  qui  avait  reconnu  le  mérite  du  jeune 
maître  des  requêtes,  le  proposa  pour  les  fonctions  de  lieutenant  de 
police.  C'était  sans  contredit  un  coup  de  fortune  pour  celui  que  le 
tout-puissant  ministre  tirait  ainsi  de  la  foule,  et  qui  allait  attacher 
son  nom  aux  mesures  d'ordre,  de  police  et  de  réformation  intérieure 
qui  marquèrent  les  glorieux  débuts  du  règne;  mais  ce  choix  ne  fut 
pas  moins  heureux  pour  le  gouvernement  et  pour  les  Parisiens,  qui 
trouvèrent  dans  le  nouveau  magistrat  un  administrateur  ferme  et 
modéré,  inflexible  contre  les  vieux  abus,  vigilant,  passionné  parfois 
dans  l'exercice  de  sa  charge,  évitant  néanmoins  le  plus  possible  de 
faire  du  zèle  dans  une  place  où  le  zèle  pouvait  être  si  funeste,  d'une 
intégrité  enfin  que  les  contemporains  eux-mêmes  ne  suspectèrent 
pas. 

Notre  époque,  si  pauvre  en  beaux  portraits  habilement  gravés, 
contraste  avec  le  siècle  de  Louis  XIV,  qui  nous  en  a  légué  un  nombre 
prodigieux.  J'ai  là,  devant  moi,  messire  Gabriel -Nicolas  de  La 
ReyniCy  conseiller  du  roy^  maisire  des  requestes,  peint  par  Pierre 
Mignard,  son  ami,  et  admirablement  buriné  par  van  Schuppen.  L'air 
du  visage  est  sérieux  sans  être  sombre,  la  physionomie  ouverte; 
l'œil,  pénétrant  et  scrutateur,  est  bien  d'un  magistrat;  les  traits, 
nobles  et  réguliers,  ont  une  nuance  de  hauteur,  mais  de  hauteur 
gracieuse;  l'épaisseur  de  la  lèvre  et  du  menton  annonce  une  vo- 
lonté énergique  (1).  En  admettant  que  le  peintre  ait  idéalisé  son 
modèle,  on  est  encore  bien  loin  de  cette  tête  de  diable  imaginée  par 
la  vindicative  duchesse  de  Bouillon,  et  devenue  traditionnelle  grâce 
à  Voltaire. 

L'homme  que  ce  portrait  représente  était  né  le  25  mai  1625,  à 
Limoges,  d'une  bonne  famille  de  robe.  Son  père,  Jean-Nicolas, 
sieur  de  Tralage  et  de  La  Reynie,  exerçait  la  charge  de  conseiller 
du  roi  en  la  sénéchaussée  et  présidial  de  la  ville.  Élevé  à  Bordeaux, 
le  jeune  Nicolas  s'y  était,  après  ses  études,  établi  comme  avocat. 
Le  4  janvier  16A5,  il  épousait,  âgé  de  vingt  ans,  Antoinette  des 
Barats,  fille  d'un  avocat  au  parlement  de  Bordeaux,  à  laquelle  ses 
parens  constituèrent  une  dot  de  24,000  livres.  Quant  à  lui,  il  eut  de 
son  père  le  fief  de  La  Reynie,  valant  200  livres  de  rente,  dont  il  se 
hâta  de  prendre  le  nom,  plus  sonore  et  de  meilleure  figure  que  celui 

(1)  L'original  de  ce  portrait,  parfaitement  conservé,  appartient  à  M.  Octave  de  Roche- 
brune,  à  Fontenay  (Vendée),  par  héritage  de  la  succession  du  fils  de  La  Reynie. 
TOME  L.  —  1864.  51 


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802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Nicolas.  A  peine  marié,  il  paraît  avoir  acheté  une  charge  au  pré- 
sidial  d'Angoulême.  On  le  retrouve  Tannée  suivante  à  Bordeaux  pré- 
sident de  la  sénéchaussée  de  Guienne.  Quand  leâ  troubles  de  la  fronde 
éclatèrent,  La  Reynie,  qui  avait  pris  sagement  parti  pour  l'autorité 
royale,  tint  tête  au  parlement,  tout  dévoué  au  prince  de  Condé;  mais 
les  rebelles  eurent  le  dessus,  et  sa  maison  fut  pillée.  Dans  cette  ex- 
trémité, il  se  vit  forcé  de  chercher  un  refuge  chez  le  duc  d'Épemon, 
gouverneur  de  la  province,  qui  le  présenta  au  roi,  à  la  reine,  et  le 
fit  son  intendant.  Tels  sont  les  rares  détails  que  nous  avons  sur  les 
commencemens  du  jeune  magistrat.  Le  duc  d'Épernon  était  trop 
détesté  dans  la  Guienne  pour  pouvoir  y  rester,  même  après  la  dé- 
faite des  frondeurs.  Appelé  au  gouvernement  de  la  Bourgogne ,  il 
emmena  avec  lui  La  Reynie,  qui,  plein  de  résolution,  désireux  de 
parvenir,  aspirait  à  montrer  sa  capacité  sur  une  scène  moins  étroite. 
Au  mois  d'août  1657,  d'Épernon,  pour  lui  complaire,  le  recomman- 
dait au  dispensateur  de  toutes  les  grâces,  à  Mazarin;  mais  la  re- 
commandation fut  sans  effet,  et,  bon  gré,  mal  gré,  La  Reynie  de- 
meura attaché  au  gouverneur  de  Bourgogne  jusqu'à  sa  mort.  11 
avait,  s'il  faut  en  croire  un  factum  écrit  à  l'occasion  d'un  procès  de 
famille,  grandement  accru  sa  fortune  par  des  spéculations  commer- 
ciales pendant  son  séjour  à  Bordeaux.  Dès  que  la  mort  du  duc 
d'Épernon  lui  eut  rendu  sa  liberté  (juillet  1661),  il  acheta  la  charge 
de  maître  des  requêtes,  qui  ne  lui  coûta  pas  moins  de  320,000  livres. 
Placé  désormais  sur  un  théâtre  où  ses  qualités  pouvaient  se  pro- 
duire, apprécié  par  Colbert,  il  ne  pouvait  tarder  à  voir  s'offrir  l'oc- 
casion que  rarement  la  fortune  refuse  à  ceux  qui  en  sont  dignes. 
«  Il  avoit  beaucoup  d'esprit  et  de  manège,  dit  le  marquis  de  Sour- 
ches,  grand-prévôt  de  France  ;  il  parloit  peu  et  avoit  un  grand  air 
de  gravité.  »  Enfin  son  heure  vint,  et  au  lieu  d'une  intendance,  visée 
ordinaire  des  maîtres  des  requêtes,  qui,  si  importante  qu'elle  eût 
pu  être,  l'aurait  relégué  au  fond  d'une  province,  il  obtint  à  Paris 
même  la  magistrature  la  plus  considérable  après  celle  de  premier 
président  et  de  procureur-général  du  parlement,  et  se  trouva  ainsi 
du  premier  coup  en  rapports  fréquens  et  secrets  avec  le  roi.  Si  l'at- 
tente de  l'ambitieux  maître  des  requêtes  avait  été  longue  au  gré  de 
ses  désirs,  le  dédommagement  était  proportionné,  et  dépassait  sans 
doute  ses  prévisions. 

I. 

L'édit  du  15  mars  1667,  qui  avait  réorganisé  la  police  de  Paris, 
traçait  aussi  exactement  que  possible  la  ligne  de  démarcation  entre 
les  fonctions  du  magistrat  chargé  de  veiller  à  la  sûreté  publique  et 


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NICOLAS   DE   LA   REYNIE.  803 

celles  du  lieutenant  civil;  mais  il  ne  suffisait  pas,  dans  ces  matières 
délicates  où  la  sécurité  des  citoyens  et  le  bon  ordre  de  la  capitale 
étaient  directement  engagés,  de  procéder  à  une  répartition  d'attri- 
butions plus  ou  moins  bien  étudiée,  il  fallait  voir  à  l'œuvre  l'orga- 
nisation nouvelle.  Une  lettre  du  24  juin  1667  au  chancelier  Séguier, 
la  première  qu'on  ait  de  La  Reynie,  montre  son  activité  ferme  et 
prudente.  Après  avoir  informé  le  chancelier  que  les  assemblées  qui 
jusque-là  s'étaient  réunies  pour  s'occuper  de  la  propreté  des  rues 
de  Paris  lui  paraissaient  désormais  inutiles,  il  ajoutait  :  «  Nous 
faisons  tous  les  jours  quelque  progrès  dans  les  matières  de  police, 
et  le  bien  qui  peut  en  réussir  est  d'autant  plus  considérable  qu'il  se 
fait  sg,ns  bruit  et  qu'il  donne  lieu  à  tous  les  habitans  de  cette  ville 
d'espérer  un  fruit  considérable  de  la  bonté  que  le  roi  a  eue  de  vou- 
loir établir  l'ordre  et  la  règle  dans  Paris.  »  Établir  Yordre  et  la 
rêgley  tel  fut  en  effet  le  but  des  premières  mesures  de  La  Reynie. 
Quelle  était  à  cette  époque  l'organisation  administrative  de  la  police 
parisienne  ?  De  quel  personnel  disposait  le  magistrat  placé  à  sa  tête? 
La  dépense  affectée  à  ce  service  était-elle  considérable?  Autant  de 
questions  intéressantes  que  nous  nous  sommes  posées;  mais  rien, 
dans  les  documens  connus,  n'y  répond  avec  toute  la  précision  dé- 
sirable, et  il  est  bien  à  craindre  que  les  pièces  qui  en  auraient 
fourni  les  moyens  n'aient  été  détruites.  Si  l'on  remonte  au  xvi®  Siè- 
cle, on  voit  le  guet  des  métiers  organisé  sur  le  pied  d'une  milice 
urbaine;  mais  son  insuffisance,  sa  faiblesse  peut-être,  ayant  été 
constatée,  on  créa  un  guet  royal  composé  d'abord  de  20  sergens 
à  pied  et  de  20  sergens  à  cheval,  qui  fonctionna  concurremment 
avec  celui  des  métiers.  Une  organisation  pareille  ne  pouvait  durer 
longtemps  sans  amener  des  conflits  dangereux.  Henri  II  décida  que 
le  guet  royal  porté  à  272  hommes,  dont  32  à  cheval,  serait  seul 
chargé  de  veiller  à  la  sûreté  des  Parisiens.  Réduit  on  ne  sait  pour- 
quoi par  Charles  IX,  modifié  sans  doute  encore  après  lui,  ce  corps 
fut  augmenté  par  Colbert  de  120  cavaliers  et  de  160  fantassins,  qui 
prirent  le  nom  d'archers  du  guet.  Les  auxiliaires  du  lieutenant- 
général  vers  la  fin  du  xvii*  siècle  étaient  des  conseillei-s,  des  com- 
missaires, des  inspecteurs,  des  greffiers,  des  officiers  gradués.  Les 
derniers  enfin  dans  la  hiérarchie,  mais  les  plus  redoutables  aux  mal- 
faiteurs, étaient  les  exempts  chargés  d'opérer  les  arrestations.  Quant 
à  la  dépense,  les  budgets  du  temps  ne  la  donnent  que  pour  un 
seul  point,  le  pavage  de  Paris,  qui  s'éleva  à  137,000  livres  la  pre- 
mière année  du  ministère  de  Colbert,  et  qui,  déclinant  sans  cesse 
depuis,  était  tombée,  vingt  ans  après,  à  50,000  livres. 

Deux  déclarations,  l'une  de  1660  et  l'autre  de  1666,  avaient  in- 
terdit le  port  d'armes  aux  particuliers.  Cependant  les  laquais  et 


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80A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

domestiques  des  grandes  maisons  continuaient  de  porter  l'épée.  La 
Reynie  annonça,  dès  le  début,  l'intention  de  faire  quitter  l'épée 
aux  valets  et  autres  personnes  capables  de  causer  du  désordre,  de 
faire  sortir  de  Paris  les  gens  sans  aveu  qui  pouvaient  servir  le  roi 
dans  ses  armées  et  de  purger  ainsi  la  ville  de  tous  les  vagabonds. 
Ces  principes  posés  et  nettement  proclamés,  il  s'agissait  de  mon- 
trer qu'ils  ne  seraient  pas  lettre  morte.  Une  occasion  se  présenta 
bientôt.  Un  laquais  du  duc  de  Roquelaure  et  un  page  de  la  duchesse 
de  Chevreuse  avaient  battu  et  blessé  un  étudiant  sur  le  Pont-Neuf. 
Ils  furent  appréhendés,  condamnés  à  être  pendus  et  exécutés  sans 
miséricorde,  malgré  les  plaintes  de  leurs  maîtres,  dont  la  dignité 
se  prétendait  offensée  (tant  les  instincts  féodaux  étaient  difliciles  à 
refréner)  par  cette  application  du  droit  commun  à  leur  domesticité. 
Deux  ans  après,  le  5  juin  1669,  La  Reynie  remettait  en  vigueur 
d'anciennes  ordonnances  défendant  aux  domestiques  de  quitter  leurs 
maîtres  sans  congé,  et  aux  maîtres  de  prendre  des  domestiques  sans 
livret  régulier.  Si  l'esprit  de  réglementation  était  en  ce  cas  exces- 
sif, il  témoigne  du  moins  de  l'état  des  mœurs.  La  violence  et  l'inso- 
lence des  laquais  de  grande  maison  étaient  en  effet  tellement  enra- 
cinées que,  le  25  mars  1673,  le  lieutenant-général  de  police  dut 
leur  défendre  de  nouveau  de  s'attrouper  sous  peine  de  la  vie,  et  de 
porter  des  cannes  ou  bâtons  sous  peine  de  punition  corporelle,  indé- 
pendamment d'une  amende  de  trois  cents  livres  contre  leurs  maî- 
tres. L'ordonnance  était  motivée  sur  ce  que  la  défense  d'avoir  des 
bâtons,  faite  plusieurs  fois  aux  laquais,  et  le  châtiment  exemplaire 
que  quelques-uns  avaient  encouru  ne  suffisaient  pas  pour  empêcher 
un  certain  nombre  d'entre  eux  d'en  porter  et  de  se  livrera  des  actes 
de  brutalité  intolérables  sur  les  bourgeois,  et  même  sur  les  personnes 
de  qualité.  Cependant  le  désordre  continua,  et  l'on  vit  en  1682  les 
laquais  commettre  de  nouvelles  insolences  envers  de  jeunes  filles  et 
des  dames  de  la  cour  à  la  porte  même  des  Tuileries.  Plus  tard  enfin, 
en  1693  et  1696,  des  ordonnances  interdirent  aux  domestiques  d'en- 
trer dans  les  jardins  publics,  et  il  fallut  encore  leur  réitérer  la  dé- 
fense de  porter  des  bâtons. 

Après  les  crimes  et  les  désordres  de  la  rue,  le  soin  de  prévenir  et 
de  réprimer  les  pamphlets  et  libelles  fut  la  partie  la  plus  importante 
et  la  plus  délicate  des  attributions  de  La  Reynie,  celle  qui  exigea 
de  sa  part ,  du  premier  au  dernier  jour  de  son  administration ,  la 
surveillance  la  plus  sévère.  Malgré  le  prestige  et  la  force  incontes- 
tables du  gouvernement,  l'esprit  de  la  fronde  n'était  nullement 
éteint,  et  bien  des  germes  d'opposition  couvaient  çà  et  là.  La  durée 
excessive  du  procès  de  Fouquet  et  les  violences  faites  à  quelques 
juges,  les  récriminations  des  grands  financiers  soumis  à  des  resti- 


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NICOLAS   DE    LA    REYNIE,  805 

tutions  qui  s'élevaient  pour  quelques-uns  à  plusieurs  millions  de 
livres,  la  réduction  arbitraire  et  spoliatrice  des  rentes  de  l'Hôtel- 
de- Ville,  le  mécontentement  de  la  noblesse  des  provinces  privée  de 
toute  influence ,  la  défaveur  des  protestans  de  jour  en  jour  plus 
marquée,  les  querelles  sans  cesse  renaissantes  du  jansénisme  et  la 
persécution  contre  Port-Royal,  tels  étaient  les  motifs  principaux 
qui  excitaient  les  malintentionnés  de  toute  sorte  et  provoquaient  de 
nombreux  libelles.  Ces  causes  d'irritation,  Colbert  aurait  pu  les  at- 
ténuer par  d'habiles  ménagemens;  mais,  tout  entier  à  la  poursuite 
de  ses  desseins,  fier  des  résultats  déjà  obtenus,  il  ne  tenait  à  cette 
époque  nul  compte  des  résistances,  et  laissait  à  La  Reynie  le  soin 
d'y  mettre  bon  ordre.  Celui-ci  n'y  épargna  rien  et  poussa  souvent 
la  répression  jusqu'aux  extrêmes  limites. 

Un  arrêt  de  1666  avait  autorisé,  par  exception,  «  les  officiers 
ordinaires  à  juger  en  dernier  ressort  ceux  qui  écri voient  des  nou- 
velles et  des  gazettes.  »  D'après  quels  principes?  sur  quelles  bases? 
On  l'ignore.  Ce  que  l'on  sait,  par  des  preuves  nombreuses,  c'est  la 
multiplicité  des  libelles.  L'arrêt  de  1666  n'avait  été  rendu  que  pour 
une  année.  Quatre  ans  après,  La  Reynie  conseillait  à  Colbert  de  le 
remettre  en  vigueur  et  de  faire  savoir  au  procureur-général  Talon 
«  de  quelle  importance  il  étoit  pour  le  service  du  roi  et  pour  le  bien 
de  l'état  de  réprimer  par  les  voies  les  plus  rigoureuses  la  licence 
que  l'on  continuoit  de  se  donner  de  semer  dans  le  royaume  et  d'en- 
voyer dans  les  pay^  étrangers  des  libelles  manuscrits.  »  C'était 
aussi  l'avis  de  Colbert,  qui  ne  demandait  pas  mieux  que  àQ  faire 
punir  sévèrement  les  auteurs  et  distributeurs  de  gazettes  à  la  main 
et  de  libelles.  Il  y  était  porté  tout  à  la  fois  par  ses  souvenirs  de  la 
fronde  et  par  ses  dispositions  naturelles;  les  dénonciations  ne 
manquaient  point  d'ailleurs  pour  exciter  son  ^zèle.  Le  16  février 
1665,  un  habitant  de  Toulouse  l'avertissait  de  l'arrivée  d'un  poète, 
du  nom  de  Boyer,  qui  débitait  avec  effronterie  des  satires  contre  le 
roi  et  le  contrôleur  général.  «  Ne  permettez  pas,  disait  Thonnête 
anonyme,  que  ces  petits  fripons  se  raillent  plus  longtemps  de  leur 
roi  ni  de  vous.  »  Et  il  désignait  du  même  coup  le  premier  président 
de  Lamoignon  (alors  suspect  d'opposition  à  Colbert)  pour  avoir  chez 
lui  un  autre  satirique,  nommé  La  Chapelle,  qui  poétisait  aussi. 
Cependant  ni  les  amendes,  ni  l'exil,  ni  la  Bastille,  n'imposaient  si- 
lence aux  libellistes.  Le  23  avril  1670,  La  Reynie  informait  Colbert 
qu'il  venait  de  faire  arrêter  plusieurs  écrivains  porteurs  «  d'un  très 
grand  nombre  de  pièces  manuscrites,  et  en  général  de  tout  ce  qui 
avoit  été  fait  d'infâme  et  de  méchant  depuis  quelques  années.  »  De 
son  côté,  le  marquis  de  Seignelay  stimulait  sans  cesse  le  lieutenant- 
général  de  police,  et  les  recommandations  fréquentes  qu'il  lui  adres- 


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806  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sait  prouvent  que  l'audace  toujours  croissante  des  pamphlétaires 
avait  fini  par  inquiéter  le  gouvernement.  Si  encore  la  politique  seule 
eût  été  matière  à  libelles!  mais  les  questions  purement  religieuses 
faisaient  éclore  une  multitude  de  publications  non  moins  vives,  et  les 
prêtres  eux-mêmes  n'étaient  pas  les  moins  ardens  à  la  controverse. 
Le  21  avril  1683,  Louis  XIV  autorisa  La  Reynie  à  juger  «  plusieurs 
ecclésiastiques  et  libraires  qui  se  mêloient  de  composer  divers  écrits 
et  libelles  diiTamatoires  contenant  des  maximes  contraires  au  bien 
du  service,  au  repos  des  sujets  du  roi,  et  attaquant  l'honneur  et  la 
réputation  de  diverses  personnes  constituées  en  dignité.  »  Nous  sa- 
vons par  une  lettre  de  Seignelay  que  deux  des  prévenus  (l'un  d'eux 
était  aumônier  de  l'Hôtel-Dieu  de  Saint-Denis)  furent  condamnés 
aux  galères.  Une  autre  lettre  de  La  Reynie  à  Louvois  au  sujet  de 
Bayle  prouve  que,  chez  le  lieutenant  de  police,  la  passion  politique 
n'étouffait  pas  les  goûts  littéraires.  Le  gouvernement  avait  cru  de- 
voir empêcher  la  distribution  de  quelques  opuscules  du  hardi  pen- 
seur. En  prévenant  Louvois  des  mesures  prises  à  cet  égard,  La  Rey- 
nie ajoutait;  «Sa  lettre  sur  les  comètes,  sa  critique  de  Calvin 
même  et  les  Nouvelles  de  la  république  des  lettres  peuvent  bien 
faire  juger  de  son  habileté;  mais  la  finesse  et  la  délicatesse  de  ces 
mêmes  écrits  ne  les  rendent  pas  moins  suspects,  et,  bien  qu'il 
se  soit  beaucoup  contraint  dans  son  journal  pour  le  faire  recevoir 
en  France,  il  n'a  pu  cependant  si  bien  cacher  sa  mauvaise  volonté 
et  son  dessein  que  M.  le  chancelier  ne  s'en  soit  aperçu.  »>  Par  mal- 
heur, les  condamnations  aux  galères,  châtiment  déjà  bien  sévère, 
n'étaient  pas  toujours  jugées  suffisantes.  Plus  d'une  fois  le  bûcher  et 
la  potence  punh-ent  des  crimes  qui,  si  détestables  qu'ils  pussent 
être,  ne  méritaient  pas  du  moins  cette  atroce  pénalité.  Un  avocat 
du  temps,  Antoine  Bruneau,  a  consigné  dans  un  journal  dont  de 
rares  fragmens  sont  parvenus  jusqu'à  nous  quelques-unes  de  ces 
condamnations  capitales.  C'était  sans  doute,  par  une  exception  rare 
dans  sa  profession,  un  esprit  très  peu  libéral  et  très  inhumain;  la 
satisfaction  naïve  avec  laquelle  il  enregistre  ces  rigueurs  mérite 
néanmoins  d'être  notée;  c'est  un  renseignement  dont  il  faut  tenir 
compte  et  comme  un  jour  ouvert  sur  l'opinion  des  contemporains. 

ff  Novembie  169/i.  —  Le  vendredi  19,  sur  les  six  heures  du  soir,  par  sen- 
tence de  M.  de  La  Reynie,  lieutenant  de  police-,  au  souverain,  furent  pen- 
dus à  la  Grève  un  compagnon  imprimeur  de  chez  la  veuve  Charmot,  rue 
de  la  Vieille-Boucherie,  nommé  Rambault,  de  Lyon,  et  un  garçon  relieur 
de  chez  Bourdon,  bedeau  de  la  communauté  des  libraires,  nommé  Larcher, 
deux  condamnés  à  être  conduits  aux  galères,  et  sursis  au  jugement  de 
cinq  jusqu'après  l'exécution,  les  deux  pendus  ayant  eu  la  question  ordi- 
naire et  extraordinaire  pour  avoir  révélation  des  auteurs,  pour  avoir  im- 


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NICOLAS   DE   LA   REYNIE.  807 

primé,  relié,  vendu  et  débité  un  libelle  infâme  contre  le  roi,  l'Ombre  de 
M.  Scarron  (1),  avec  une  planche  gravée  de  la  statue  de  la  place  des  Vic- 
toires; mais  au  lieu  des  quatre  figures  qui  sont  aux  angles  du  piédestal, 
c'étoient  quatre  femmes  qui  tenoient  le  roi  enchaîné,  M°»«  de  La  Vallière, 
l|me  (Je  Fontanges,  M""*  de  Montespan  et  M™«  de  Maintenon.  Le  graveur  est 
en  fuite.  J'estime  qu'on  ne  peut  assez  punir  ces  insolences  contre  le  sou- 
verain, puisque,  par  les  ordonnances,  le  moindre  particulier  est  en  droit 
de  demander  réparation  des  libelles  diffamatoires  qui  seroient  faits  contre 
lui.  On  a  trouvé  des  paquets  de  ce  libelle  jetés  la  nuit  dans  la  rivière,  entre 
le  pont  Notre-Dame  et  le  Pont-au-Change. 

a  Décembre.  —Le  lundi  20,  le  non^né  Ghavance,  garçon  libraire,,  natif 
de  Lyon,  fut  condamné,  par  sentence  de  M.  de  La  Reynie,  à  être  pendu  et 
mis  à  la  question  pour  l'affaire  des  livres  mentionnés  en  novembre  ;  il  eut 
la  question  et  jasa,  accusant  des  moines.  La  potence  fut  plantée  à  la  Grève 
et  la  charrette  menée  au  Châtelet.  Survint  un  ordre  de  surseoir  à  l'exécu- 
tion et  au  jugement  de  La  Roque,  autre  accusé,  fils  d'un  ministre  de  Vitré 
et  de  Rouen,  qui  a  fait  la  préface  de  ces  impudens  livres.  On  dit  que  Gha- 
vance est  parent  ou  allié  du  père  La  Ghaise,  confesseur  du  roi,  qui  a  obtenu 
la  surséance...  » 

Plus  on  s'éloigne  d'une  époque,  surtout  quand  la  période  inter- 
médiaire s'appelle  le  xviii®  siècle,  plus  il  importe  de  tenir  compte 
de  la  différence  des  milieux  et  de  la  modification  des  idées  sur  les 
points  fondamentaux.  Il  serait  donc  tout  à  fait  injuste  d'imputer  ces 
condamnations  capitales  qui  frappaient  des  imprimeurs  et  des  li- 
braires à  La  Reynie,  simple  instrument,  subissant  l'influence  des 
passions  de  son  temps,  suflîsamment  attestées  par  les  aveux  de  l'a- 
vocat Bruneau.  Si  La  Reynie  avait  été  naturellement  dur  et  inhu- 
main, ce  sentiment  aurait  trouvé  mille  occasions  de  se  faire  jour 
dans  ses  nombreuses  lettres,  ainsi  que  cela  est  arrivé  à  Louvois, 
chez  qui  la  pensée  des  scènes  les  plus  déchirantes,  triste  consé- 
quence de  ses  ordres  barbares,  n'excite  jamais  un  mouvement  de 
pitié.  Au  surplus,  pendant  que  La  Reynie,  pour  remplir  les  pé- 
nibles devoirs  de  sa  charge,  se  laissait  aller  à  trop  de  sévérité  dans 
la  répression  des  excès  de  l'imprimerie,  il  protégeait  efficacement 
les  imprimeurs  zélés  pour  le  progrès  de  leur  art.  Le  19  novembre 
1671,  il  écrivait  à  Colbert  au  sujet  du  sieur  Vitré  :  «  Sa  longue  ex- 
périence et  la  connaissance  qu'il  a  des  causes  qui  ont  maintenu  ou 
détruit  l'imprimerie  dans  le  royaume,  selon  la  diversité  des  temps, 
ne  nous  ont  pas  été  d'un  médiocre  secours.  »  Il  proposait  en  consé- 
quence d'augmenter  sa  pension,  a  qui  étoit  médiocre,  »  et  d'allouer 
aux  sieurs  Thierry  et  Petit,  pour  la  belle  impression  de  leurs  livres, 

(1)  l\  existe  un  pamphlet  intitulé  :  Scarron  apparu  à  madame  de  Maintenotif  et  les 
reproches  qu'il  lui  fait  sur  ses  amours;  Cologne,  Jean  Le  Blanc,  1694,  in-12  de  trente- 
six  pages,  y  compris  la  gravure.  —  C'est  peut-être  de  celui-là  qu'il  s'agissait. 


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SOS  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

une  gratification  qui  produii'ait  un  excellent  effet.  On  reconnaît  là 
le  bibliophile  intelligent  à  qui  la  France  doit  la  conservation  des 
textes  primitifs  de  Molière.  Gomme  lieutenant-général  de  police, 
La  Reynie  devait  veiller  à  ce  que  les  œuvres  du  poète  subissent, 
quel  que  fût  le  généreux  patronage  dont  le  roi  le  couvrait,  certaines 
corrections;  mais  le  discret  appréciateur  de  Bayle,  Tamateur  de  li- 
vres, le  curieux  conservait  précieusement  pour  lui  seul  les  textes 
originaux,  et  c'est  grâce  à  son  exemplaire,  heureusement  parvenu 
jusqu'à  nous,  qu'on  possède  dans  leur  pureté  native  la  pensée  et  la 
forme  mêmes  du  grand  peintre  de  l'humanité  (1). 

Un  des  traits  qui  caractérisent  le  mieux  le  zèle  du  lieutenant 
de  police  à  défendre  la  morale  publique  fut  sa  lutte  contre  les 
joueurs.  Les  désordres  de  la  surintendance  de  Fouquet  et  les  for- 
tunes scandaleuses  qui  en  étaient  sorties  avaient  développé  à  un 
degré  incroyable  la  passion  du  jeu.  Gourville  nous  apprend,  dans 
ses  curieux  mémoires,  qu'on  jouait,  même  en  carrosse,  des  sommes 
exorbitantes.  Le  retour  de  l'ordre  matériel  et  de  la  régularité  dans 
l'administration  calma  pour  un  temps  ces  ardeurs  de  gain  insen- 
sées. Louis  XIV  d'ailleurs  était  jeune,  amoureux;  d'autres  plaisirs 
l'attiraient.  Plus  tard,  quand  les  premières  effervescences  de  la 
jeunesse  furent  passées,  le  goût  du  jeu  lui  vint  et  alla  sans  cesse 
grandissant.  Les  courtisans ,  cela  va  sans  dire ,  suivirent  l'exemple 
du  maître.  Bientôt  les  escrocs  se  mêlèrent  aux  parties  et  nécessi- 
tèrent l'intervention  d'un  fonctionnaire,  le  grand -prévôt,  attaché 
à  la  cour  pour  juger,  assisté  des  maîtres  des  requêtes  de  l'hôtel, 
tous  les  délits  qui  s'y  commettaient.  Le  31  mars  1671,  La  Rey- 
nie informa  Colbert,  de  la  part  du  grand-prévôt,  que  le  roi  leur 
avait  ordonné  de  conférer  ensemble  «  pour  essayer  de  trouver  quel- 
que moyen  d'empêcher  les  tromperies  qui  se  faisoient  au  jeu.  »  En 
même  temps,  La  Reynie  envoyait  à  Colbert  un  mémoire  signalant 
les  fraudes  auxquelles  donnaient  lieu  les  jeux  de  cartes,  de  dés  et 
le  hoca  (2).  Pour  les  cartes,  La  Reynie  conseillait  d'enjoindre  aux 
fabricans  de  les  disposer  par  couleurs ,  pour  obliger  les  joueurs  à 
les  mêler,  et  de  n'employer  qu'un  même  papier,  dans  le  même  sens. 
«  Il  y  a  des  cartiers,  ajoutait- il,  qui  travaillent  dans  des  hôtels 
et  dans  quelques  autres  lieux  privilégiés.  C'est  un  abus  considé- 
rable, et  il  sera  bien  à  propos  de  leur  défendre  de  travailler  ailleurs 

(1)  Cet  exemplaire  était  devenu,  après  bien  des  pc^régrinations,  la  propriété  d'un 
bibliophile  distingué,  M.  Armand  Berlin  ;  il  appartient  aujourd'hui  à  M.  le  comte  de 
Montalivet. 

(2)  «  Le  hoca,  dit  le  Dictionnaire  de  Trévoux,  est  composé  de  trente  points  marqués 
de  suite  sur  une  table,  et  il  se  joue  avec  trente  petites  boules  dans  chacune  desquelles 
on  enferme  un  billet  de  parchemin  où  il  y  a  un  chiffre.  » 


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NICOLAS    DE    LA    REYNIE.  809 

que  dans  leurs  maisons  et  boutiques.  »  Les  fraudes  du  jeu  de  dés 
paraissaient  à  La  Reynie  plus  difficiles  à  réprimer.  On  pouvait  cepen- 
dant interdire  aux  fabricaos  d'en  faire  de  chargés  ou  de  faux ,  avec 
ordre  de  dénoncer  les  personnes  qui  leur  en  demanderaient  de  cette 
qualité.  Quant  au  jeu  de  hoca,  il  le  considérait  comme  le  plus  dan- 
gereux de  tous.  «  Les  Italiens,  disait-il,  capables  de  juger  des  raffi- 
nemens  des  jeux  de  hasard,  ont  reconnu  en  celui-ci  tant  de  moyens 
différens  de  tromper,  qu'ils  avoient  été  contraints  de  le  bannir  de 
leur  pays.  Deux  papes  de  suite ,  après  avoir  connu  les  friponneries 
qui  s'y  étoient  faites  dans  Rome,  l'ont  défendu  sous  des  peines  ri- 
goureuses, et  ils  ont  même  obligé  quelques  ambassadeurs  de  chas- 
ser de  leurs  maisons  des  teneurs  de  hoca  qui  s'y  étoient  retirés...  » 
La  Reynie  ajoutait  que,  toléré  un  instant  dans  Paris  il  y  avait  quel- 
ques années,  ce  jeu  causait  de  tels  désordres  que  le  parlement,  les 
magistrats  et  les  six  corps  de  marchands  en  demandèrent  l'inter- 
diction. Que  serait-ce  $i  la  cour  l'adoptait?  Les  bourgeois,  les  mar- 
chands et  les  artisans  ne  manqueraient  pas  d'y  jouer  aussi,  et  les 
désordres  recommenceraient  plus  grands  que  jamais. 

La  demande  de  La  Reynie  ne  fut  pas  écoutée.  La  cour  avait  be- 
soin de  distractions:  le  hoca  y  fut  admis  avec  plusieurs  autres  jeux 
de  hasard  non  moins  dangereux,  le  lansquenet,  le  portique,  le 
trou-madame.  11  faut  voir,  à  chaque  page  du  Journal  de  Dangeauy 
la  place  qu'ils  tenaient  dans  les  amusemens  du  roi,  des  princes, 
des  courtisans.  Quand  le  dauphin  eut  grandi,  sa  passion  pour  le 
hoca  et  le  lansquenet  égala  presque  celle  qu'il  avait  pour  la  chasse. 
De  son  côté,  la  favorite  y  déployait  toutes  les  audaces  de  son  ca- 
ractère. «  Le  jeu  de  M™*  de  Montespan,  écrivait  le  13  janvier 
1679  le  comte  de  Rebenac,  est  monté  à  un  tel  excès  que  les  pertes 
de  100,000  écus  sont  communes.  Le  jour  de  Noël,  elle  perdoit 
700,000  écus;  elle  joua  sur  trois  cartes  150,000  pistoles  et  les 
gagna  (1).  Et  à  ce  jeu-là  (sans  doute  le  lansquenet  ou  le  hoca)  on 
peut  perdre  ou  gagner  cinquante  ou  soixante  fois  en  un  quart 
d'heure.  »  Une  autre  fois  un  correspondant  de  Bussy-Rabutin  lui 
annonce  qu'en  une  seule  nuit  M'"*  de  Montespan  regagna  5  millions 
qu'elle  avait  perdus.  N'y  avait-il  pas  là  quelque  exagération?  Un 
correspondant  anonyme  parle  aussi  de  ces  jeux,  d'autant  moins 
excusables  qu'en  cas  de  perte  c'était  en  définitive  le  trésor  royal 
qui  payait.  «  M""'  de  Montespan,  écrit-il  à  la  date  du  à  mai  1682,  a 

(1)  La  pistole  yalait  10  livres,  ou  de  40  à  50  francs  de  nos  jours.  H  y  a  près  de  trente 
ans,  un  savant  correspondant  de  Tlnstitut,  M.  Leber,  évaluait  la  valeur  ou  pouvoir  des 
monnaies  vers  la  fin  du  \\n*  siècle  à  près  de  quatre  fois  cette  valeur  en  1835.  Tout  le 
monde  peut  reconnaître  aujourd'hui  que,  par  suite  de  causes  variées  et  complexes,  le 
pouvoir  des  mo  maies  a  encore  baissé  depuis  une  vingtaine  d'années. 


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810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

perdu,  dit-on,  au  hoca  plus  de  50,000  écus.  Le  roi  l'a  trouvé  fort 
mauvais  et  s'est  fort  fâché  contre  elle  (1).»  M"®  de  Sévigné  nou3 
apprend  aussi  que  Louis  XIV  blâmait  ces  excès;  puis  elle  ajoute  : 
«  Monsieur  a  mis  toutes  ses  pierreries  en  gage.  »  On  savait  de  plus 
que  celui-ci,  pendant  une  campagne,  avait  perdu  100,000  écus 
contre  Dangeau  et  Langlée. 

Cela  n'empêchait  pas  de  défendre  les  jeux  de  hasard  partout  ail- 
leurs qu'à  la  cour,  mais  on  se  figure  la  difficulté  de  la  répression 
alors  que  l'exemple  partait  de  si  haut.  Un  gentilhomme  avait  obtenu 
d'établir  dans  Paris  un  nombre  illimité  de  jeux  dits  de  géométrie  ou 
de  lignes;  La  Reynie  les  restreignit  à  deux  et  fut  approuvé.  Un  sieur 
de  Bragelonne,  une  demoiselle  Dalidor  donnaient  à  jouer;  on  le  leur 
défendit,  et  le  lieutenant  de  police  eut  ordre  de  surveiller  la  demoi- 
selle Dalidor  pour  l'expulser  de  Paris,  si  elle  continuait.  Dans  la 
même  année  (1678),  le  duc  de  Ventadour,  dénoncé  comme  Cdsant 
jouer  le  hoca,  ayant  persisté  malgré  un  avertissement  du  roi,  Sei- 
gnelay  écrivit  à  La  Reynie  :  «  Sa  majesté  fera  parler  si  fortement  à 
M.  de  Ventadour  sur  le  jeu  de  hoca  qu'il  a  établi  chez  lui,  qu'elle 
n'a  pas  lieu  de  douter  qu'il  ne  finisse  entièrement  ce  commerce  à 
l'avenir  (2).  »  Au  lieu  de  cela,  les  parties  devinrent  plus  animées 
que  jamais.  Pouvait-il  en  être  autrement?  Le  jeu  redoublait  à  Ver- 
sailles, et  Paris  ne  l'ignorait  pas.  A  mesure  que  Louis  XIV  vieil- 
lissait, il  cherchait  dans  le  jeu  les  distractions  que  la  galanterie  ne 
lui  donnait  plus.  «  Sa  majesté  résolut,  dit  le  marquis  de  Sourches 
(novembre  1686),  pour  donner  quelque  amusement  à  sa  cour,  de 
faire  recommencer  les  appartemens  (3)  aussitôt  qu'elle  seroit  de 
retour  à  Versailles,  et  même  d'y  jouer  elle-même  un  très  gros  jeu 
au  reversi,  pour  lequel  chaque  joueur  feroit  un  fonds  de  5,000  pis- 
toles.  Les  joueurs  dévoient  être  le  roi.  Monseigneur,  Monsieur,  le 
marquis  de  Dangeau  et  Langlée,  maréchal  des  logis  des  camps  et 
armées  du  roi.  »  Le  marquis  de  Sourches  ajoute  que,  les  avances 
étant  considérables,  les  joueurs  s'associaient  entre  eux,  et  que  le  roi 
eut  la  bonté  de  mettre  de  moitié  avec  lui  quelques  personnes,  no- 
tamment le  maître  des  requêtes  Chamillart. 

Ce  que  l'on  devait  prévoir  ne  manqua  pas  d'arriver,  et  les  joueurs 
se  multiplièrent  à  l'infini.  La  Reynie  punissait  les  petits  et  dénon- 
çait les  plus  haut  placés,  devant  lesquels  s'arrêtait  son  pouvoir; 
mais  ceux-ci  se  tû-aient  toujours  d'aflaire  et  recommençaient  aussi- 

(1)  Bibliothèqae  impériale,  Mss.  F.F.  10,265;  Lettres  historiques  et  anecdotiques  sur 
le  règne  de  Louis  XIV. 

(2)  Depping,  Correspondance  administrative  sous  Louis  XIV,  t.  H,  p.  563,  571,  573. 

(3)  Nom  donné  aux  Jours  où  le  roi  invitait  à  quelque  dirertissement  dans  son  grand 
appartement  de  Versailles. 


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NICOLAS   DE   LA   RETNIB.  811 

tôt.  En  1697,  au  moment  de  céder  sa  charge  à  d'Argenson,  il  in- 
sista sur  les  désordres  qu'occasionnait  le  jeu  et  sur  la  pécessité  d'y 
remédier.  Le  chancelier,  c'était  alors  Pontchartrain,  partageait  ses 
idées,  et  il  aurait  bien  voulu  les  faire  prévaloir,  a  Sur  le  compte 
que  j'ai  rendu  au  roi  de  vos  trois  dernières  lettres,  lui  répondit-il, 
sa  majesté  m'a  ordonné  de  vous  écrire  qu'elle  veut  plus  que  jamais 
empêcher  absolument  les  jeux  publics.  Sa  volonté  est  donc  qu'a- 
vant que  vous  quittiez  la  charge  de  lieutenant  de  police,  vous  m'en- 
voyiez un  mémoire  exact  de  tous  les  lieux  où  l'on  joue,  de  ceux 
qui  y  tiennent  le  jeu,  et  par  quelle  protection,  afin  que,  par  son 
autorité,  elle  renverse  une  bonne  fois  tous  ces  établissemens  faits 
contre  son  intention.  »  En  effet,  le  14  février  1697,  Pontchartrain 
écrivit  à  La  Reynie  que  le  roi  avait  invité  le  duc  dé  Chartres, 
M.  d'Effiat  et  plusieurs  autres  à  ne  plus  laisser  jouer  chez  eux;  mais 
la  seule  mesure  efficace,  la  suppression  des  jeux  de  hasard  à  la  cour, 
ne  fut  pas  prise  :  aussi,  malgré  les  ordres  du  chancelier  et  quelques 
exemples  sévères,  d'Argenson  fut  tout  aussi  impuissant  que  son 
prédécesseur  à  corriger  le  mal. 

Par  la  nature  de  ses  fonctions,  La  Rejniie  était  appelé  à  s'occu- 
per des  détails  les  plus  divers.  Ainsi  les  difficultés  soiûevées  par  les 
încidens  des  l'eprésentations  théâtrales  s'imposèrent  plus  d'une  fois 
à  son  attention.  Dirigés  d'une  manière  à  peu  près  arbitraire,  les 
théâtres  étaient  souvent  l'objet  de  sévérités  extrêmes.  A  l'époque 
où  La  Reynie  fut  nommé,  une  question  qui  a  pris  l'importance  d'un 
événement  historique  passionnait  les  Parisiens.  Dn  chef-d'œuvre,  le 
Tartuffe^  achevé  depuis  1664,  ne  pouvait  se  produire  à  la  scène.  11 
eût  été  curieux  de  savoir  quel  rôle  joua  La  Reynie  dans  ce  mémo- 
rable débat,  et  s'il  prit  parti  pour  le  grand  poète.  Sa  correspon- 
dance est  muette  à  cet  égard.  On  sait  qu'un  troisième  placet,  pré- 
senté au  roi  le  5  février  1669,  eut  enfin  un  plein  succès.  Malgré 
l'intolérance  des  faux  dévots  et  l'opposition  de  quelques  gens  de 
bien  timorés,  comme  le  président  de  Lamoignon,  la  comédie  la  plus 
réformatrice  qui  ait  jamab  été  jouée,  celle  qui  a  le  plus  intimidé  le 
vice  honteux  auquel  elle  s'attaque,  était  enfin  autorisée.  Ce  jour-là, 
Louis  XIV  avait  remporté  une  de  ces  victoh-es  qui  marquent  parmi 
les  plus  glorieuses  d'un  règne  et  que  la  postérité  n'oublie  pas. 

Les  questions  de  théâtre  n'étaient  pas  toutes  de  cette  importance. 
Un  agent  de  La  Reynie,  dépassant  peut-être  ses  intentions,  avait  dé- 
fendu les  marionnettes.  Louis  XIV,  à  qui  Brioché  s'adressa,  fut  plus 
indulgent,  et  lui  permit  (16  octobre  1676)  de  se  livrer  à  son  industrie 
dans  le  lieu  qui  lui  serait  assigné.  Une  autre  fois  (4  février  1679),  le 
roi  autorisait  le  nommé  Allart  à  représenter  en  public,  à  la  foire  de 
Saint-Germain,  «  les  sauts,  accompagnés  de  quelques  discours,  qu'il 


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812  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

avoit  joués  devant  sa  majesté,  à  condition  que  Ton  n'y  chanteroit, 
ni  danseroit.  »  La  police  les  avait  donc  interdits-  Le  6  décembre  1690, 
le  chancelier  Pontchartrain  prévenait  La  Reynie  qu'on  devait  don- 
ner au  premier  jour  une  comédie  où  figureraient  d'une  manière  ri- 
dicule les  princes  de  l'Europe  ligués  contre  la  France,  mais  que  le 
roi  ne  voulait  ni  le  souffrir,  ni  le  défendre  ouvertement.  «  Il  faut, 
disait  Pontchartrain,  que  ce  soit  vous  qui,  de  votre  chef  et  sans 
bruit,  mandiez  quelques-uns  des  comédiens  pour  vous  donner  celte 
pièce  à  lire,  après  quoi,  de  vous-même  et  sous  d'autres  prétextes, 
vous  leur  direz  de  ne  pas  la  jouer.  »  Enfin  le  droit  de  siffler  au 
théâtre,  que  Boileau  croyait  avoir  à  jamais  consacré,  n'était  pas  si 
bien  établi  que  les  ordonnances  de  police  n'y  apportassent  quelque- 
fois des  restrictions  essentielles.  Un  nommé  Caraque  s'était  permis 
de  siffler  à  la  comédie.  «  Le  roi,  écrit  Pontchartrain  à  La  Reynie 
(17  septembre  1696),  m'ordonne  de  vous  dire  de  le  faire  mettre  en 
liberté,  s'il  n'est  détenu  pour  autre  cause.  Sa  détention  de  trois  se- 
maines, avec  une  réprimande  que  vous  lui  ferez,  le  rendront  sage.  » 
S'il  est  un  lieu  en  France  où  le  sentiment  des  convenances  règne 
aujourd'hui  d'une  manière  absolue,  c'est,  grâce  à  la  piété  des  uns 
et  à  la  respectueuse  déférence  des  autres,  l'église  et  le  temple.  Les 
toilettes  extravagantes  osent  à  peine  s'y  aventurer,  et  les  femmes 
qui  s  y  présenteraient  la  gorge  et  les  bras  nus,  comme  au  théâtre 
ou  au  bal ,  seraient  conspuées.  Malgré  son  intolérance  et  ses  pré- 
tentions à  l'orthodoxie,  le  xvii®  siècle  excitait,  sous  ce  rapport,  les 
justes  colères  des  prédicateurs.  L'œil  ouvert  sur  tous  les  abus,  la 
police  avait  informé  le  roi  que,  sous  prétexte  de  dévotion  aux  âmes 
du  purgatoire,  les  théatins  faisaient  chanter  un  véritable  opéra  dans 
leur  église,  qu'on  s'y  rendait  pour  la  musique,  que  les  chaises  y 
étaient  louées  dix  sous,  et  qu'à  chaque  changement  on  faisait  des 
affiches  comme  pour  une  nouvelle  représentation.  En  signalant  ce 
fait  à  l'archevêque  de  Paris  (6  novembre  1685),  le  marquis  de  Sei- 
gnelay  ajoutait  qu'à  raison  des  bonnes  dispositions  des  religion- 
naires  u  il  seroit  bon  d'éviter  ces  sortes  de  représentations  publi- 
ques, qui  leur  faisoient  de  la  peine  et  pouvoient  augmenter  leur 
éloignement  pour  la  religion.  »  Un  mandement  des  vicaires-géné- 
raux de  Toulouse,  du  13  mars  1670,  constate  des  faits  non  moins  re- 
grettables. Après  s'être  vivement  élevés  contre  les  femmes  qui,  a  vio- 
lant pour  ainsi  dire  l'immunité  des  églises,  portoient,  par  la  nudité 
de  leurs  bras  et  de  leur  gorge,  le  feu  de  l'amour  impur  dans  les 
cœurs  des  fidèles  qui  s'y  retiroient  comme  dans  des  asiles  consacrés 
à  la  prière  et  à  la  sainteté,  »  les  vicaires- généraux  défendaient, 
sous  peine  d'excommunication,  d'y  entrer  et  de  se  présenter  aux 
sacremens  en  cet  état  d'immodestie  et  d'indécence.  On  lit  en  outre 


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NICOLAS   DE   LA   BETNIE.  813 

dans  un  livre  curieux,  imprimé  pour  la  première  fois  à  Bruxelles 
cinq  ans  après,  et  attribué  à  Tabbé  Boileau,  frère  du'J[)oète  :  «  Ce 
n*est  pas  seulement  dans  les  maisons  particulières,  dans  les  bals, 
dans  les  ruelles,  dans  les  promenades,  que  les  femmes  paroissent 
la  gorge  nue;  il  y  en  a  qui,  par  une  témérité  effroyable,  viennent 
insulter  à  Jésus-Christ  jusqu'au  pied  des  autels.  Les  tribunaux  mêmes 
de  la  pénitence,  qui  devroient  être  arrosés  des  larmes  de  ces 
femmes  mondaines,  sont  profanés  par  leur  nudité,. •  »  Et  non-seu- 
lement des  femmes  provoquaient  de  pareilles  réprimandes;  plus  au- 
dacieuses encore,  quelques-unes  osaient  pénétrer  dans  les  églises 
avec  un  masque.  C'est  ce  que  fit  entre  autres,  vers  les  derniers  jours 
de  février  1683,  la  femme  du  procureur-général  des  monnaies.  Dans 
son  indignation,  La  Reynie  avait  proposé  de  la  mettre  à  l'amende. 
Seignelay  lui  répondit  que  «  le  roi  ne  le  vouloit  pas,  n'y  ayant  point 
encore  d'ordonnance  sur  ce  sujet;  mais  sa  majesté  vouloit  qu'il  en 
rendit  une,  portant  telle  amende  qu'il  estimeroità  propos  contre 
tous  masques  qui  entreroient  dans  l'église,  et  qu'il  la  fît  publier  in- 
cessamment. »  Enfin,  le  30  novembre  de  la  même  année,  le  pape 
Innocent  XI  crut  devoir,  tant  le  mal  dénoncé  par  les  vicaires-géné- 
raux de  Toulouse  était  diflicile  à  guérir,  venir  en  aide  aux  évêques 
de  France,  et  fuhnina  à  son  tour  les  mêmes  peines  canoniques  contre 
les  femmes  qui  paraîtraient  dans  les  églises  avec  des  toilettes  in- 
convenantes. 

Chaque  jour,  on  a  déjà  pu  s'en  convaincre,  suggérait  à  La  Reynie 
de  nouveaux  sujets  de  réforme  ou  d'améliorations.  Il  avait  proposé, 
au  mois  de  novembre  1687,  divers  moyens  pour  arrêter  le  fléau 
toujours  croissant  de  la  prostitution  à  Paris.  Seignelay  lui  répondit 
que  le  roi  approuvait  les  conclusions  de  son  rapport  et  voulait  qu'il 
lui  soumît  tous  ses  plans  «  pour  l'établissement  du  bon  ordre  dans 
cette  grande  ville  sur  toute  sorte  de  matières,  afin  d'empêcher,  au- 
tant que  cela  dépendoit  de  son  autorité,  la  dépravation  publique.  » 
Le  lieutenant-général  de  police  s'était  depuis  longtemps  fait  à  lui- 
même  ces  sages  recommandations,  et  l'on  peut  dire  que  l'établisse- 
ment du  bon  ordre  dans  Paris  fut  le  but  constant  de  ses  eflbrts.  Sa 
correspondance  avec  Colbert,  Seignelay,  de  Harlay,  montre  le  zèle 
qu'il  déployait  dans  l'exercice  de  ses  délicates  fonctions.  Ce  se- 
rait une  erreur  de  croire  que  la  population  parisienne  fût  alors 
plus  facile  à  administrer  que  de  nos  jours.  Dans  maintes  circon- 
stances, elle  échappait  complètement  à  l'action  de  ses  magistrats. 
Au  mois  d'août  1686,  elle  insulta  l'ambassadeur  de  Siam,  arrêta  un 
de  ses  carrosses,  battit  son  cocher.  Le  roi,  fort  mécontent,  fit  écrire 
à  La  Reynie  de  prévenir  le  retour  de  ces  désordres,  et  de  publier, 
si  c'était  nécessaire,  une  ordonnance  à  cet  égard.  Quelques  années 
après,  pendant  la  guerre  avec  le  Piémont,  la  princesse  de  Carignan 

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81&  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

était  attaquée  par  la  populace,  traitée  de  Savoyarde^  menacée  d'être 
menée  en  prison.  Vers  la  même  époque,  le  peuple  avait  fait  des  feux 
de  joie  sur  le  faux  avis  de  la  mort  du  prince  d'Orange.  Bien  que 
ces  mouvemens  eussent  un  caractère  patriotique,  ils  déplaisaient  à 
Louis  XIV,  qui  avait  toujours  présent  le  souvenir  des  désordres  de 
la  fronde.  Au  sujet  de  Tinsulte  faite  à  la  princesse  de  Carignan, 
Seignelay  écrivit  à  La  Reyoie  (16  août  1690)  que  «  cela,  joint  à  ce 
qui  étoit  arrivé  à  l'occasion  du  prince  d'Orange,  avoit  décidé  sa  ma- 
jesté à  réprimer  l'insolence  du  peuple;  elle  lui  ordonnoit  donc  d'in- 
former sur  ce  qui  s'étoit  passé  à  l'égard  de  la  princesse  de  Carignan, 
et,  si  les  faits  étoient  vrais,  de  poursuivre  les  auteurs  de  ces  vio- 
lences. »  Puis  le  22  il  écrivait  :  a  Le  roi  vient  d'apprendre  la  nou- 
velle d'une  victoire  remportée  en  Savoie  par  M.  de  Catinat,  et  comme 
sa  majesté  appréhende  que  la  populace  ne  tombe  dans  le  même  in- 
convénient que  ces  jours  passés  à  l'occasion  de  la  fausse  nouvelle 
de  la  mort  du  prince  d'Orange,  elle  m'ordonne  de  vous  écrire  de 
prendre  vos  mesures  pour  empêcher  qu'on  ne  fasse  aucuns  feux, 
à  moins  que  sa  majesté  n'en  envoie  les  ordres  aux  magistrats  en  la 
manière  ordinaire.  » 

Un  exemple  sufiira  pour  montrer  que  l'action  de  la  police  sous 
Louis  XIV  avait  souvent  à  s'exercer  dans  un  ordre  de  faits  où  ni  la 
politique,  ni  la  religion,  rien  enfin  de  ce  qui  passionne  les  esprits 
n'était  atteint.  Pour  favoriser  le  débit  des  étoffes  de  soie,  un  édit  au 
moins  singulier  avait  défendu,  en  1694,  de  se  servir  pour  les  habits 
de  boutons  d'étoffe,  au  lieu  des  boutons  de  soie  employés  jusqu'a- 
lors. Le  sens  droit  de  La  Reynie  lui  fit  comprendre  que  la  régle- 
mentation, poussée  à  cet  excès,  dépassait  le  but,  et  il  écrivit  en 
conséquence  à  Pontchartrain,  qui  lui  fit  cette  réponse  significative  : 

«  9  juillet  1696.  —  Tai  lu  au  roi  votre  lettre  entière  au  sujet  des  bou- 
tons d'étoffe.  Elle  a  fait  un  effet  tout  contraire  ^  ce  qu'il  sembloit  que  vous 
TOUS  étiez  proposé,  car  sa  majesté  m'a  dit  et  répété  très  sérieusement, 
malgré  toutes  vos  raisons,  qu'elle  veut  être  obéie  en  ce  point  comme  en 
toutes  autres  choses,  et  que,  sans  distinction,  vous  devez  confisquer  tous 
les  habits  neufs  et  vieux  où  il  s'est  trouvé  des  boutons  d'étoffe  et  condam- 
ner à  l'amende  les  tailleurs  qui  en  ont  été  trouvés  saisis.  Ne  proposez  donc 
plus  sur  cette  matière  des  expédiens,  et  condamnez  avec  rigueur  tous  ceux 
qui  ont  été  ou  qui  pourront  être  trouvés  en  contravention.  » 

On  est  confondu  de  voir  l'autorité  d'un  souverain  dont  le  règne 
compte  de  si  belles  pages  appliquée  à  de  telles  futilités.  Qu'aurait 
fait  Golbert,  s'il  avait  pu  prévoir  que  son  système  industriel  serait 
exagéré  à  ce  point  et,  on  peut  le  dire,  jusqu'au  ridicule?  Comment 
s'étonner  après  cela  qu'une  ordonnance  du  24  février  1683  con- 
damne à  la  prison  tout  détenteur  de  viandes,  volailles  ou  gibier 

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NICOLAS   DE   LA   REYNIE.  815 

pendant  le  carême,  à  moins  de  permission  spéciale?  Les  tiôtels  des 
princes  et  seigneurs  de  la  cour  devaient  être,  il  est  yrai,  visités 
comme  les  plus  modestes  hôtelleries;  mais  à  qui  croyait-on  per- 
suader que  l'ordonnance  serait  exécutée  envers  tous  avec  impar- 
tialité? 

II. 

Malgré  les  excellons  résultats  obtenus  par  La  Reynie,  une  ordon- 
nance du  mois  de  mars  1674  créa  un  second  lieutenant  de  police  et 
l'investit  des  mêmes  fonctions,  des  mêmes  prérogatives  que  le  pre- 
mier. C'était  le  temps  où  Golbert,  réduit  aux  plus  fâcheux  expé- 
diens  de  la  guerre  de  Hollande,  que  prolongeaient  la  politique  hau- 
taine et  les  exigences  imprévoyantes  de  Louvois,  faisait  argent  de  tout 
et  dédoublait,  moyennant  finance,  la  plupart  des  grandes  charges. 
Ici  la  mesure  était  trop  directement  contraire  à  la  nature  des  choses; 
au  bout  de  quelques  semaines  d'essai,  les  deux  offices  furent  réunis, 
«  par  le  motif,  disait  la  déclaration  du  18  avril  de  la  même  année, 
que  la  police,  qui  a  pour  objet  principal  la  sûreté,  tranquillité,  sub- 
sistance et  commodité  des  habitans,  doit  être  générale  et  uniforme 
dans  toute  l'étendue  de  la  ville  de  Paris,  et  qu'elle  ne  pourroit  être 
divisée  et  partagée  sans  que  le  public  en  reçût  un  notable  préju- 
dice. »  Ces  principes,  aujourd'hui  élémentaires,  n'auraient  certes  pas 
été  méconnus,  si  la  question  d'argent  n'avait  paru  prépondérante. 
La  même  déclaration  donnait  à  La  Reynie ,  jusqu'alors  simple  lieu- 
tenant de  police,  le  titre  de  lieutenant-général  de  police  de  la  ville, 
prévôté  et  vicomte  de  Paris.  Il  n'avait  pas  attendu  cette  réorganisa- 
tion pour  aviser  aux  moyens  de  débarrasser  la  capitale  des  coupe- 
jarrets  qui  en  rendaient  le  séjour  si  peu  sûr  aux  honnêtes  gens.  Un 
mémoire  «  pour  remédier  aux  vols  et  assassinats  qui  se  commettent 
de  nuit  dans  la  ville  de  Paris  par  le  nfoyen  de  corps  de  garde  qu'on 
pourra  établir  pour  ce  sujet  »  confirme  la  description  de  Boileau,  et 
va  même  au-delà.  Ce  mémoire,  qui  remonte  aux  premières  années 
du  ministère  de  Colbert,  débute  ainsi  :  «  Le  plus  grand  désordre 
de  la  ville  de  Paris  se  rencontre  dans  la  saison  de  l'hiver,  pendant 
lequel,  les  jours  étant  courts,  les  habitans  et  étrangers  sont  obli- 
gés de  se  servir  des  premières  heures  de  la  nuit  pour  vaquer  à  leurs 
affaires,  et  lors  se  commettent  plusieurs  meurtres,  vols  et  sembla- 
bles rencontres,  d'autant  que  les  soldats  du  régiment  des  gardes» 
les  cavaliers  venant  de  leur  garnison,  les  pages  et  laquais,  en  sont 
les  principaux  auteurs.  »  Quelques  années  auparavant  (1655),  Gui 
Patin  prétendait  qu'il  était  impossible  d'empêcher  le  vol  dans  une 
ville  où  les  compagnies  du  régiment  des  gardes  volaient  elles-mêmes 
impunément.  Plus  tard,  le  26  septembre  1664 j  il  écrivait  :  «Jour et 

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gj^Q  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nuit  on  vole  et  on  tue  ici...  On  dit  que  ce  sont  des  soldats  du  ré- 
riment des  gardes  et  des  mousquetaires.  Nous  sommes  arrivés  à  k 
lie  de  tous  les  siècles...  »  Voilà  comment  un  homme  spirituel, mais 
passionné  et  atrabilaire,  qualifiait  la  plus  brillante  époque  du  grand 
règne.  U  faut  entendre  encore  Gui  Patin  sur  d'autres  misères  so- 
ciales, suites  de  la  déljauche  et  de  l'immoralité.  En  1655,  une  de- 
moiselle de  la  cour,  séduite  par  le  duc  de  Vitry,  étant  morte  d'un 
avortement,  la  sage-femme  à  qui  la  malheureuse  avait  eu  recours 
fut  pendue.  «  A  ce  sujet,  disait  le  terrible  docteur,  les  vicaires-gé- 
néraux se  sont  allés  plaindre  au  premier  président  que,  depuis  un 
an,  six  cents  femmes,  de  compte  fait,  se  sont  confessées  d  avoir 
tué  et  étouffé  leur  fruit.  » 

La  création  d'un  hôpital  des  enfans  trouvés  à  Paris  (juin  1679) 
diminua  sans  doute  le  nombre  des  infanticides.  Quant  aux  assassins 
et  aux  voleurs,  La  Reynie  avait  obtenu  des  résultats  remarquables 
par  l'établissement  d'une  garde  de  nuit  et  de  lanternes  publiques. 
«  U  créa,  dit  Voltaire,  une  garde  continuelle,  à  pied  et  à  cheval, 
pour  veiller  à  la  sûreté  des  Parisiens.  »  Le  cadre  formé,  La  Reynie 
ne  négligea  rien  pour  l'agrandir.  «  La  garde  de  nuit  de  cette  ville, 
écrivit -il  à  Golbert  le  21  novembre  1679,  demande  aussi  quelque 
augmentation  de  dépense,  et  il  est  extrêmement  à  craindre  que, 
dans  ces  longues  nuits  de  la  saison,  on  ne  vienne  à  découvrir  qu'il 
n'y  a  que  bien  peu  de  gens  sur  pied,  et  qu'on  peut  entreprendre 
presque  sans  danger  contre  la  sûreté  publique.  Personne  ne  peut 
savoir  aussi  bien  que  vous  de  quelle  conséquence  il  est  pour  le  ser- 
vice du  roi  et  pour  la  satisfaction  des  habitans  de  Paris  de  maintenir 
la  tranquillité  et  la  douceur  dans  laquelle  ils  vivent  depuis  quelque 
temps,  et  il  est  bien  plus  aisé  de  la  conserver  présentenaent  qu'il 
ne  seroit  facile  de  la  rétablir,  si  elle  étoit  une  fois  troublée.  »  Dn 
arrêt  du  conseil  du  28  janvier  1668  avait  ordonné  le  dénombre- 
ment des  lanternes  posées  l'année  précédente  et  mis  la  dépense  à  la 
charge  des  quartiers,  comme  pour  le  nettoiement  des  rues.  Pour  con- 
sacrer et  perpétuer  ce  souvenir,  Louis  XIV  fit  frapper  une  médaille 
avec  la  légende  :  securitas  et  nitor.  Bientôt  l'éclairage  public  se 
généralisa  :  un  édit  de  juin  1697  constate  que,  de  toutes  les  amé- 
liorations, aucune  n'avait  été  plus  utile  et  mieux  appréciée.  Conâ- 
dérant  comme  un  devoir  d'aviser  aussi  à  la  sûreté  et  commodité 
des  autres  villes  du  royaume,  Louis  XIV  ordonnait  «d'y  faire  le 
même  établissement  et  de  les  mettre  à  même  de  le  soutenir  à  per- 
pétuité. ))  Les  six  mille  cinq  cents  lanteraes  (1)  qui  éclairaient  Paris 
vers  la  fin  du  xvii*  siècle  étaient  garnies  de  chandelles.  Rien  ne 

(1)  Le  nombre  des  becs  de  gaz  était,  à  la  flû  de  1363,  de  24,800  pour  une  popula- 
tioQ  de  1,700,000  habitans. 

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NICOLAS   DE   LA   REYNIE.  817 

rendant  exigeant  comme  le  progrès,  cet  éclairage  excitait  souvent 
des  plaintes,  dont  le  lieutenant -général  de  police  supportait  le 
contre-coup.  «  On  a  dit  à  sa  majesté,  lui  écrivait  Seignelay  (jan- 
vier 1688),  que  les  lanternes  de  Paris  sont  à  présent  bien  mal  ré- 
glées, qu'il  y  en  a  beaucoup  dont  les  chandelles  ne  brûlent  pas  à 
cause  de  leur  mauvaise  qualité  et  du  peu  de  soin  qu'on  en  prend  : 
sur  quoi  elle  m'ordonne  de  vous  écrire  d'y  donner  l'ordre  que  vous 
jugerez  nécessaire.  »  Malgré  ces  plaintes  inévitables,  l'éclairage  ré- 
gulier et  continu  des  rues  de  Paris  n'en  constitua  pas  moins  une 
innovation  des  plus  importantes,  à  laquelle  le  nom  de  La  Reynie 
est  resté  attaché. 

Prévenir  les  attaques  des  assassins  et  des  voleurs,  ce  n'était  pas 
tout  :  il  fallait  réprimer  l'importunité  et  l'insolence  invétérée  des 
mendians  et  vagabonds.  Habitués  à  une  longue  tolérance,  jouissant 
de  certaines  immunités  et  organisés  en  bandes  avec  lesquelles  la  jus- 
tice était  obligée  de  compter,  ils  avaient,  au  centre  même  de  Paris, 
un  refuge  d'où  ils  bravaient  l'autorité.  La  Reynie  fit,  peu  après  sa 
nomination,  une  rude  guerre  à  ces  vieux  abus.  On  raconte  qu'après 
avoir  envoyé  par  trois  fois  à  la  Cour  des  Miracles  des  commissaires 
et  des  détachemens  trois  fois  repoussés  à  coups  de  pierres,  il  y  alla 
lui-même  un  matin,  accompagné  de  cent  cinquante  soldats  du  guet, 
d'un  demi-escadron  de  soldats  de  maréchaussée,  d'une  escouade  de 
sapeurs  pour  forcer  les  portes,  d'un  commissaire  et  de  quelques 
exempts.  Malgré  la  résistance  des  truands ,  la  sape  ouvrit  bientôt 
leurs  murs,  et  La  Reynie  aurait  pu  les  prendre  tous;  mais  il  préféra 
les  laisser  fuir,  se  contentant  de  raser  leur  retraite,  triste  vestige 
de  la  barbarie  d'un  autre  âge.  Il  y  avait  d'autres  lieux  de  refuge 
plus  diflîciles  à  atteindre  que  les  cours  des  miracles  :  c'étaient  les 
enclos  du  Temple  et  de  l'abbaye  Saint-Germain-des-Prés,  l'hôtel 
de  Soissons,  le  Louvre  même  et  les  Tuileries.  Un  édit  de  1674  sup- 
prima, il  est  vrai,  toutes  les  justices  seigneuriales  de  la  capitale; 
mais  l'esprit  féodal,  battu  dans  ses  derniers  retranchemens,  refusait 
de  se  soumettre  à  la  loi  nouvelle.  L'hôtel  de  Soissons,  propriété  de 
la  maison  de  Savoie,  affecta  notamment,  pour  affirmer  son  droit,  de 
donner  asile  à  des  voleurs,  et  la  police  eut  souvent  à  lutter  contre 
ses  prétentions  :  peut-on  s'en  étonner  quand  on  voit,  en  1682,  Col- 
bert  lui-même  déplorer  que  le  château  des  Tuileries  servît  de  re- 
traite à  des  gens  que  poursuivait  la  justice?  Enfin  deux  ans  après, 
c'est  Seignelay  qui  nous  l'apprend,  Louis  XIV  recevait  des  plaintes 
fréquentes  sur  la  diflîcile  exécution  des  mandats  contre  les  réfugiés 
de  l'enclos  du  Temple  :  la  menace  d'en  faire  briser  les  portes,  si  les 
plaintes  continuaient,  donna  sans  doute  à  réfléchir,  et  peu  à  peu 
les  derniers  lieux  d'asile  disparurent. 

TOME  L.  —  1864.  52 


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818  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

L'ordonnance  criminelle  de  1670  portait  que  les  prisons  seraient 
disposées  de  telle  sorte  que  la  santé  des  prisonniers  n'en  pourradt 
souffrir  :  en  fait,  rien  de  plus  contraire  à  la  vérité.  Un  tableau  des 
prisons  de  Paris  tracé  par  un  magistrat  du  xvm*  siècle  est  doulou- 
reusement instructif  sur  ce  point.  Entassés  dans  des  antres  humides, 
privés  d'air  et  de  lumière,  les  détenus  se  communiquaient  inévita- 
blement les  maladies  dont  ils  étaient  infectés.  Au  For-l'Évêque,  le 
préau  affecté  à  la  promenade  de  quatre  ou  cinq  cents  prisonniers 
était  dominé  par  des  bâtimens  très  élevés;  les  prisonniers  sans  res- 
sources étaient  jetés  dans  des  trous  obscurs,  sous  les  marches  de 
l'escalier  ou  dans  des  cachots,  au  niveau  de  la  rivière.  Si  tel  était 
l'état  des  prisons  de  Paris  au  xviii«  siècle,  que  devait -il  être 
au  XVII'  I  De  nombreuses  lettres  de  Colbert  attestent  que ,  de  son 
temps,  le  gouvernement  laissait  l'entretien  des  prisons  aux  com- 
munes, qui,  de  leur  côté,  prétendaient  s'exonérer  de  cette  charge. 
Quant  à  la  surveillance  intérieure  de  celles  de  la  capitale,  un  docu- 
ment contemporain  constate  que,  pendant  la  fronde,  le  lieutenant 
civil  étant  uniquement  occupé  de  ses  fonctions  politiques  et  de  cher- 
cher des  partisans  au  roi,  les  geôliers  laissaient  sortir,  pour  de  l'ar- 
gent, les  prisonniers  confiés  à  leur  garde.  Lorsque  l'ordre  eut  repris 
le  dessus,  ces  irrégularités  cessèrent,  et  l'on  voit  en  1690  des  com- 
missaires du  Châtelet  chargés  de  la  visite  des  prisons;  toutefois 
celles  qui  renfermaient  les  prisonniers  d'état  et  les  individus  dé- 
tenus en  vertu  d'une  lettre  de  cachet,  comme  la  Bastille,  le  For- 
l'Évêque,  Vincennes,  Bicêtre  et  Charenton,  leur  étaient  interdites. 
Les  deux  dernières  étaient  spécialement  affectées  aux  fous  ou  à 
ceux  qu'on  voulait,  en  raison  des  faits  mis  à  leur  charge,  faire 
passer  pour  tels;  l'Hôpital-Général  et  le  Refuge  recevaient  les  pri- 
sonniers malades.  Par  intervalles,  les  directeurs  des  prisons  d'état 
envoyaient  des  notes  sur  leurs  prisonniers  au  ministi-e,  qui  mainte- 
nait la  détention  ou  prononçait  l'élargissement;  mais  un  inconce- 
vable désordre  régnait  dans  cette  partie  de  l'administration.  Au  mois 
de  mai  1688,  Seignelay  prévint  La  Reynie  que  le  roi  désirait  savoir 
la  cause  de  la  détention  d'un  sieur  Gérard,  prêtre,  et  du  nommé 
Pierre  Rolland,  enfermés  à  la  Bastille,  le  premier  depuis  huit  ans,  le 
second  depuis  trois  ans.  «  Je  ne  trouve  point  ce  dernier,  ajoutait-il, 
sur  les  rôles  que  M.  de  Besmaux  (le  gouverneur  de  la  Bastille) 
donne  tous  les  mois  pour  être  payé  de  la  nourriture;  il  faut  qu'il 
y  soit  sous  quelque  autre  nom.  A  l'égard  de  Gérard,  il  marque  dans 
quelques  mémoires,  qu'il  m'a  ci-devant  donnés,  qu'il  est  retenu 
pour  l'affaire  du  poison  (1).  »  Seignelay  terminait  en  demandant  un 

(1)  L'affaire  de  la  VoisîD,  jugée  en  1682. 


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NICOLAS   DE    LA   REYNIE.  819 

relevé  général  des  prisonniers  de  la  Bastille  avec  les  motifs  de  leur 
détention.  Une  autre  lettre  de  Pontchartrain  du  11  novembre  1697 
confirme  ce  désordre,  auquel  on  voudrait  ne  pas  croire.  La  Reynie 
n'était  plus  alors  chargé  de  la  police  :  il  avait  cédé  la  place  à  d'Ar- 
genson;  mais  sa  longue  expérience  lui  valait  d'être  consulté  dans  les 
affaires  délicates.  A  la  paix  de  Ryswick,  qui  semblait  devoir  assurer 
à  la  France  les  bienfaits  d'une  longue  tranquillité  et  qui  fut,  hélas! 
de  si  courte  durée,  Louis  XIV  voulut  faire  participer  à  la  joie  géné- 
rale les  prisonniers  les  plus  dignes  d'intérêt.  Or  les  élémens  pour  ce 
travail  manquaient,  et  il  fallut  les  réclamer  extraordinairement  à 
l'ancien  lieutenant-général.  Les  détails  fournis  par  la  lettre  de  Pont- 
chartrain, son  inaltérable  sérénité  en  parlant  de  ces  prisonniers  dont 
le  motif  de  détention  est  ignoré  par  ceux-là  mêmes  qui  les  ont  fait 
enfermer,  paraîtront  sans  doute  assez  significatifs. 

«  La  paix  (écrivait-il)  est  une  occasion  pour  mettre  en  liberté,  autant 
qu'il  se  peut,  ceux  qui  se  trouvent  dans  les  prisons,  et  le  roi  a  ordonné  à 
chacun  des  secrétaires  d'état  de  lui  rendre  compte  de  ceux  qui  y  sont  par 
ordres  exprès  signés  d'eux.  Je  vous  envoie  la  liste  des  hommes  et  femmes 
qui  sont  enfermés  à  l'Hôpital -Général  ou  au  Refuge,  la  plupart  sur  des 
ordres  signés  de  MM.  Colbert,  de  Seignelay  et  de  moi.  On  a  mis  à  côté  de 
l'article  d'un  chacun  ce  que  l'on  a  pu  savoir  au  sujet  de  leur  détention. 
Presque  toutes  ces  personnes  vous  doivent  être  connues,  et  je  crois  qu'il 
en  est  de  même  de  ceux  qui  ont  été  arrêtés  sur  des  ordres  signés  de  MM.  de 
Louvois,  de  Barbézieux,  de  Châteauneuf  et  de  Torcy.  Sa  majesté  veut  que 
vous  preniez  la  peine  d'aller  sur  les  lieux  pour  examiner  l'état  d'un  cha- 
cun, afin  déjuger  ce  qu'on  peut  faire  à  leur  égard,  après  que  vous  Ips  aurez 
vus  et  entendus,  et  que  les  directeurs  vous  auront  rendu  témoignage  de 
leur  bonne  ou  mauvaise  conduite.  Il  sera  nécessaire  que  M.  d'Argenson 
vous  accompagne  à  cette  visite  pour  s'instruire  avec  vous  des  sujets  de  dé- 
tention de  ces  personnes^  et  le  yiémoire  que  vous  ferez  sera  soigneusement 
gardé  avec  les  résolutions  qui  seront  prises  par  sa  majesté,  pour  s'en  servir 
dans  les  occasions.  » 

Trois  ans  auparavant,  le  gouverneur  de  la  Bastille  ayant  fait  con- 
naître que  de  nouvelles  prisons  étaient  indispensables,  Pontchar- 
train (on  était  alors  en  pleine  guerre)  lui  avait  répondu  que  le  temps 
n'était  guère  propice,  et  qu'il  fallait  attendre.  Rien  de  plus  juste  : 
d'abord  le  gouvernement  s'épargnait  une  dépense  considérable; 
d'autre  part,  en  admettant  que  les  amnistiés,  faute  d'espace,  ne  fus- 
sent pas  victimes  de  haines  privées  ou  d'erreurs  judiciaires,  n'é- 
taient-ils pas  déjà  trop  châtiés  par  une  détention  sans  jugement,  si 
courte  qu'elle  eût  été?  Qui  sait  même  si,  parmi  ceux  que  les  divers 
ministres  avaient  entassés  dans  les  prisons  d'état,  et  dont  la  paix  de 
Ryswick  fit  lever  l'écrou,  on  n'en  aurait  pas  trouvé  plusieurs  dignes 


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820  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  la  même  pitié  que  ce  malheureux  dont  parle  la  correspondance 
officielle,  qui  languissait  depuis  dix  ans  dans  un  cachot  de  la  Bas- 
tille pour  avoir  voulu  transporter  une  de  nos  industries  à  l'étran- 
ger? Soyons  justes  pourtant.  Ces  punitions  terribles,  empruntées  au 
muet  despotisme  de  Venise,  qui  au  besoin  ne  reculait  pas  môme  de- 
vant le  poison,  la  France  n'était  pas  seule  à  les  infliger  :  une  na- 
tion voisine,  dont  Colbert  eut  le  tort  de  suivre  l'exemple,  l'An- 
gleterre, l'avait  précédée  dans  cette  voie  et  s'y  était  même  engagée 
plus  avant,  car  elle  punissait  de  la  déportation  ceux  qui  auraient 
transporté  de  la  laine  à  l'étranger.  Pour  le  même  crime,  un  Fran- 
çais résidant  en  Angleterre  avait  le  poing  coupé,  et  la  récidive  en- 
traînait la  mort.  La  loi  britannique  en  vint  jusqu'à  punir  aussi  de 
mort  l'importation  d'un  grand  nombre  de  marchandises  françaises  : 
rigueurs  barbares,  déplorables  violences  que  la  guerre  nationale 
la  plus  acharnée  n'aurait  pu  ni  justifier,  ni  excuser! 

L'attention  de  La  Reynie  ne  se  portait  pas  toutefois  uniquement 
sur  les  nécessités  de  la  répression,  et  son  attitude  vis-à-vis  de  la 
population  parisienne  n'était  pas  toujours  celle  d'un  justicier.  Il 
s'occupait  surtout  de  son  bien-être.  Les  travaux  considérables  qui 
s'accomplissent  à  Paris  sous  nos  yeux,  ces  grandes  voies,  ces  îlots 
de  verdure  semés  çà  et  là  pour  la  jouissance  de  tous  à  la  place  des 
jardins  privés,  l'air  et  l'espace,  le  soleil  et  l'eau  si  libéralement  pro- 
digués, tout  cet  ensemble,  improvisé  pour  notre  agrément  et  pour 
celui  du  monde  entier,  ne  doit  pas  faire  oublier  qu'à  diverses  épo- 
ques des  transformations  analogues  donnèrent  à  la  capitale  de  la 
France  le  premier  rang,  qu'elle  avait  perdu  depuis,  et  qu'elle  vient 
de  reconquérir.  Au  xv«  siècle,  les  ambassadeurs  de  Venise  la  dé- 
peignaient comme  une  merveille  devant  laquelle  s'éclipsaient  les 
plus  belles  cités  de  l'Italie.  Si  les  derniers  Valois  firent  peu  pour 
leur  résidence  habituelle,  Henri  IV  et  Louis  XIII  l'embellirent  à 
l'envi.  La  Place-Royale,  qui  fut  pendant  un  siècle  le  quartier  de  la 
cour  et  du  monde  élégant,  le  Pont-Neuf,  la  rue  et  la  place  Dauphine, 
les  hôpitaux  de  la  Charité,  de  Saint-Louis,  de  la  Santé,  et  un 
grand  nombre  de  couvens  ornés  d'églises  remarquables  datent  de 
Henri  IV.  Près  de  quarante  couvens,  congrégations,  séminaires  ou 
hospices  furent  encore  fondés  par  son  successeur.  Vers  la  même 
époque,  le  palais  du  Luxembourg,  le  Jardin-des-Plantes,  le  Palais- 
Royal,  s'ajoutaient  aux  monumens  des  âges  antérieurs.  L'imprime- 
rie royale,  établie,  non  sous  le  règne  de  François  I"  (1),  mais  pen- 
dant le  ministère  du  duc  de  Luynes,  avait  été  complétée  par  le 

(i)  François  I«*  avait  institué  des  imprimeurs  royaux,  mais  ce  n*était  pas  encore 
Vimprimerie  royale. 


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NICOLAS   DE    LA   REYMIE.  821 

cardinal  de  Richelieu  dans  l'intérêt  spécial  des  lettres.  De  splendides 
hôtels  particuliers  excitaient  l'admiration,  non  moins  par  la  beauté 
de  l'architecture  que  par  les  chefs-d'œuvre  de  toute  sorte  qu'ils  of- 
fraient à  la  curiosité  des  amateurs.  Enfin  sept  théâtres ,  d'une  im- 
portance diverse,  n'étaient  pas  le  moindre  des  attraits  que  les  Pa- 
risiens ,  les  provinciaux  et  les  étrangers  trouvaient  réunis  dans  la 
même  cité. 

Bien  que  Louis  XIV  l'ait  à  peine  habitée,  son  gouvernement  fit  plus 
encore  pour  elle  qu'aucun  autre.  Le  besoin  de  sécurité,  l'accroisse- 
ment de  l'aisance  publique,  le  goût  de  la  propreté  qui  se  répandait 
dans  les  classes  moyennes,  l'influence  bienfaisante  des  grands  écri- 
vains, imposaient  des  devoirs  nouveaux.  On  regrette  de  ne  trouver 
aucune  preuve  de  la  part  que  le  roi  dut  prendre  à  la  rénovation  ad- 
ministrative et  matérielle  du  vieux  Paris.  Tandis  que  de  nombreuses 
lettres  à  Colbert  et  à  Louvois  attestent  la  sollicitude  avec  laquelle  il 
suivait  les  travaux  de  Versailles,  ni  sa  correspondance,  ni  ses  //i- 
structions  au  dauphin^  si  curieuses  à  tant  de  titres  malgré  les  re- 
touches du  président  de  Périgny  et  de  Pellisson,  ne  prouvent  qu'il 
ait  donné  des  soins  personnels  et  particuliers  à  l'embellissement  de 
sa  capitale.  On  sait  pourtant  que  la  place  Vendôme  fut  heureuse- 
ment rectifiée  sur  ses  indications.  Loin  de  nous  la  pensée  que  toute 
initiative  à  ce  sujet  soit  partie  de  ses  ministres;  mais  il  semble  que 
la  passion  ni  le  goût  n'y  étaient  pour  rien.  Même  pour  ce  qui  re- 
garde l'organisation  de  la  police,  les  Instructions  au  daUphin  ne 
contiennent  que  des  réflexions  dépourvues  d'intérêt.  A  l'entendre, 
il  se  serait  borné  à  rétablir  quelques  ordonnances  tombées  en  dé- 
suétude et  à  prendre  des  précautions  pour  les  mieux  faire  observer 
à  ravenû-,  surtout  en  ce  qui  touchait  le  port  des  armes  et  la  pro- 
preté des  rues.  Quoi  qu'il  en  soit,  activement  secondé  par  Colbert 
et  Louvois,  Louis  XIV  assainit  Paris  en  F  embellissant.  Il  fonda  TOb- 
servatoire  et  les  Gobelins ,  fit  construire  la  colonnade  du  Louvre, 
l'hôtel  des  Invalides,  les  places  Vendôme  et  des  Victoires,  les  portes 
Saint-Denis  et  Saint-Martin.  En  même  temps  des  travaux  d'un 
ordrjB  différent  portèrent  le  mouvement  et  la  vie  dans  de  nombreux 
quartiers  où  s'entassaient,  privés  d'air  et  de  lumière,  les  milliers 
d'individus  livrés  aux  petits  métiers  que  comporte  l'industrie  des 
grandes  villes.  Un 'arrêt  du  15  septembre  1667  décida  que  la  butte 
Saint-Roch  serait  aplanie  ;  par  malheur,  elle  ne  le  fut  qu'à  moitié, 
et  l'insuflîsance  de  l'opération  a  légué  aux  ingénieurs  du  nouveau 
Paris  une  immense  difficulté.  C'était  néanmoins  un  travail  considé- 
rable, et  qui  dura  dix  ans;  il  procura  l'ouverture  de  dix  nouvelles 
rues  sur  un  point  où  la  population  se  portait  de  préférence  à  cause 
du  jardin  des  Tuileries  et  des  Champs-Elysées.  La  belle  ligne  de 


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822  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

quais  s' étendant  de  l'Institut  à  la  place  de  la  Concorde  fut  entre- 
prise, et  régularisa  les  rues  qui  viennent  y  aboutir.  Sur  l'autre  rive 
de  la  Seine,  la  rue  de  la  Monnaie  ouvrit  une  issue  directe  de  l'église 
Saint-Eustache  à  la  rue  Dauphine,  du  quartier  des  Halles  à  celui 
des  Écoles.  Un  vieux  pont  en  bois,  souvent  compromis  par  les  crues 
du  fleuve,  reliait  le  quartier  des  Tuileries  à  la  rue  du  Bac;  il  fut 
remplacé  par  le  Pont-Royal.  Baignée  par  un  grand  fleuve,  la  ville 
de  Paris  manquait  d'eau;  de  nouvelles  fontaines  lui  en  fournirent. 
Une  vaste  promenade  était  désirée  à  proximité  des  nouveaux  quar- 
tiers; c'est  alors  qu'on  planta  les  Champs-Elysées.  Ils  étaient  loin 
de  l'élégance  actuelle;  mais  la  foule,  qu'effrayait  encore  la  distance 
de  Boulogne  et  de  Vincennes,  accourait  les  jours  de  fête  au  Cours- 
la-Reine,  où  se  pressaient  les  carrosses  de  la  cour  et  de  la  noblesse. 
On  a  la  preuve  qu'au  plus  fort  de  ces  travaux  le  gouvernement  s'in- 
quiéta de  l'extrême  développement  de  Paris.  Le  conseil  délibéra, 
et  le  26  avril  1672  des  lettres  patentes  défendirent  de  construire 
au-delà  des  nouveaux  faubourgs»  par  le  motif  «qu'il  étoit  à  craindrp 
que  la  ville  de  Paris,  parvenue  à  cette  excessive  grandeur,  n'eût  le 
sort  des  plus  puissantes  villes  de  l'antiquité  qui  avoient  trouvé  en 
elles-mêmes  le  principe  de  leur  ruine,  étant  très  difficile  que  l'ordre 
et  la  police  se  distribuent  commodément  dans  toutes  les  parties  d'un 
si  grand  corps.  »  Que  sont  devenues  ces  appréhensions  de  la  vieiUe 
école  administrative?  Les  sociétés  modernes  n'y  songent  guère. 
Deux  villes  surtout,  Londres  et  Paris,  sont  plus  populeuses  et  plus 
riches  que  telles  nations  de  l'antiquité  et  du  moyen  âge  qui  ont 
rempli  le  monde  du  bruit  de  leur  nom.  N'y  a-t-il  pas  là,  indépen- 
damment du  côté  moral  de  la  question ,  du  vice  qui  engendre  la 
misère  ou  qui  l'exploite,  du  luxe  provoquant  le  luxe,  du  crime  se 
dérobant  plus  facilement  aux  enquêtes  de  la  justice,  des  dangers 
d'un  autre  ordre  et  plus  graves  peut-être?  Le  problème  est  posé, 
l'avenir  prononcera. 

Un  point  important  et  souvent  controversé  depuis  fut  réglé  par 
un  arrêt  du  conseil  du  31  décembre  1672.  Quand  d'obscures  et 
étroites  rues  étaient  élargies,  les  propriétaires  des  maisons  qui  pro- 
fitaient de  ces  travaux  onéreux  à  la  ville  devaient-ils  contribuer  à 
la  dépense?  Déjà  résolue  plusieurs  fois  affirmativement,  la  question 
restait  néamoins  sujette  à  interprétation.  L'arrêt  du  conseil  la  tran- 
cha définitivement  en  décidant  que  les  propriétaires  de  quelques 
maisons  de  la  rue  des  Arcis,  situées  en  face  de  maisons  démolies, 
supporteraient  leur  part  de  la  dépense  en  proportion  de  l'avantage 
qu'ils  en  recevaient.  Prise  pour  un  cas  particulier,  cette  décision  fit 
règle;  quelques  années  après  (27  mai  1678),  un  arrêt  du  conseil 
enjoignait  aux  propriétaires  de  la  rue  Neuve-Saint-Roch  de  payer. 


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NICOLAS   DE   LA   REYNIE.  823 

d'après  un  rôle  arrêté  par  le  roi,  la  somme  de  37,515  livres  à  dis- 
tribuer entre  diverses  personnes  «  tenues  de  retirer  leurs  bâtimens 
et  héritages  et  laisser  la  place  nécessaire  pour  l'élargissement  de 
ladite  rue...  »  Une  autre  mesure  d'une  importance  considérable 
avait  été  adoptée  deux  ans  plus  tôt.  L'alignement  des  anciennes 
rues  et  la  construction  des  nouveaux  quartiers  s'étaient  faits  jus- 
qu'alors sans  vue  d'ensemble,  sans  plan  régulier.  Il  en  résultait 
que,  les  rues  principales  ne  se  reliant  pas  entre  elles,  Paris  était 
plutôt  la  réunion  de  plusieurs  cités  juxtaposées  qu'une  grande  et 
unique  ville  construite  ou  agrandie  avec  une  certaine  harmonie. 
Des  lettres  patentes  du  mois  de  juillet  1676  approuvèrent  un  plan 
de  Paris  qui  devait  désormais  servir  de  base  aux  améliorations. 
((  Après  avoir,  disait  Louis  XIV,  donné  la  paix  à  nos  peuples  par  la 
force  de  nos  armes,  nous  avons  considéré  les  ouvrages  publics  et 
tout  ce  qui  pouvoit  procurer  les  commodités  à  notre  royaume  comme 
un  objet  digne  de  notre  application,  et  nous  l'avons  employée  parti- 
culièrement pour  nptre  bonne  ville  de  Paris,  afin  que  la  capitale  de 
nos  états  en  pût  mieux  faire  connoître  la  grandeur  aux  étrangers 
par  le  nombre  et  la  beauté  de  ces  ouvrages,  et  marquer  à  la  posté- 
rité le  bonheur  de  notre  règne.  »  Colbert  reconnaissait  dès  1671 
que  la  capitale  donnait  le  mouvement  au  royaume,  et  que  toutes 
les  difficultés  suscitées  au  gouvernement  avaient  leur  point  de  dé- 
part dans  les  grandes  compagnies  dont  elle  était  le  siège.  Il  est  in- 
contestable que  les  travaux  exécutés  sous  son  ministère  et  la  sécurité 
dont  on  était  redevable  à  La  Reynie  durent  augmenter  Timportance 
politique  et  la  population  de  Paris. 

Quel  était  alors  le  chiffre  de  cette  population  parisienne?  Dn  do- 
cument officiel,  remontant  à  1670,  constate  qu'il  y  avait  eu  dans 
l'année  16,810  baptêmes,  3,930  mariages  et  21,461  morts  (1). 
Frappée  de  cet  excédant  considérable  des  morts  sur  les  naissances, 
l'administration  l'expliquait  par  la  grande  quantité  d'étrangers  qui 
faisaient  de  Paris  leur  séjour  habituel.  Les  calculs  les  plus  vrai- 
semblables permettent  de  croire  que  la  population  ne  dépassait 
guère,  vers  la  fin  du  xvii*  siècle,  le  chiffre  de  500,000  habitans.  Il 
est  plus  malaisé  de  déterminer,  même  approximativement,  le  nombre 
de  gens  assistés  par  la  charité  publique,  soit  dans  les  temps  ordi- 
naires, soit  aux  époques  de  disette.  En  1693,  à  la  suite  de  quelques 
mauvaises  récoltes,  les  mendians  de  la  campagne  affluèrent  dans  la 
capitale.  On  aurait  bien  voulu  les  refouler  dans  leurs  villages;  mais, 
comme  il  s'agissait  pour  eux  de  ne  pas  mourir  de  faûn,  ils  résis- 

(i)  État  général  des  baptêmes,  mariages  et  mortuaires  des  paroisses  et  faubourgs  de 
Paris  en  1670.  (Bibliothèque  imp.,  Mss.  Mélanges  Cîairambault,  yoL  159.) 


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824  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

talent  à  toutes  les  injonctions.  «  Peut-être,  écrivait  le  chancelier 
Pontchartrain  à  M.  de  Hariay,  juçerez-vous  à  propos  de  donner  un 
arrêt  qui  oblige  les  mendians  invalides  du  dehors  à  se  retirer.  Peut- 
être  croirez-vous  encore  qu'il  faut  apporter  quelques  autres  pré- 
cautions pour  l'exécution  sûre  d'un  si  bon  dessein.  »  Quelques  mois 
après,  il  fallut  recourir  à  un  arrêt  pour  «  purger  Paris  des  pauvres 
du  dehors;  »  mais  on  ne  put  l'exécuter.  De  Harlay  ayant  cru  devoir 
recourir  à  la  ressource  extrême  des  ateliers  publics,  Pontchartrain, 
dont  le  rôle  se  bornait  à  tout  approuver,  lui  écrivit  (22  janvier  169i): 
((  Les  ateliers  publics  sont  sans  doute  un  des  plus  efficaces  moyens 
pour  ôter  la  fainéantise  et  la  mendicité.  Tout  ce  que  vous  ferez  là- 
dessus  ne  vous  sera  qu'honorable  et  utile  au  public,  w  Cependant 
les  pauvres  de  la  campagne  s'obstinaient  à  rester  dans  Paris  malgré 
le  gouvernement.  Les  rigueurs  de  l'hiver,  jointes  à  la  cherté  du  blé, 
en  avaient  encore  accru  le  nombre.  Le  30  mars,  La  Reynie  transmit 
à  M.  de  Harlay  (car  Pontchartrain,  découragé,  s'effaçait  de  plus  en 
plus)  un  état  par  quartiers  du  nombre  de  ces  malheureux  :  le  chiffre 
total  s'élevait  à  3,376,  y  compris  les  femmes  et  les  enfans.  Les  dé- 
tails fournis  par  le  lieutenant-général  de  police  montrent  avec  quel 
soin  se  faisaient  déjà  les  recherches  statistiques.  La  Reynie  assurait 
que  les  visites  pour  connaître  le  nombre  des  pauvres  du  dehors  ré- 
pandus dans  les  rues  et  dans  les  églises  de  Paris  avaient  été  opérées 
aussi  exactement  qu'une  chose  de  cette  nature  le  pouvait  être,  qu'il 
avait  pris  à  cet  égard  beaucoup  de  précautions,  et  qu'une  instruc- 
tion ample  et  détaillée  avait  été  donnée  par  écrit  à  ses  agens  plu- 
sieurs jours  avant  l'exécution.  Il  ajoutait  que,  s'il  ne  s'était  pas 
trouvé  plus  de  pauvres  de  la  campagne,  c'est  qu'il  en  était  mort 
une  partie,  que  les  hôpitaux  en  renfermaient  un  certain  nombre,  et 
que  d'autres  n'avaient  pas  attendu  les  perquisitions.  Enfin,  après 
deux  années  d'angoisses,  les  craintes  de  disette  s'étant  apaisées, 
les  mendians  forains  reprirent  la  route  des  villages  d'où  la  faim  les 
avait  chassés,  et  Paris  n'eut  plus  à  nourrir  que  les  siens.  C'était  bien 
assez  pour  les  ressources  dont  la  charité  publique  pouvait  disposer. 

III. 

La  question  des  subsistances  joue  un  grand  et  triste  rôle  dans 
l'histoire  de  l'ancienne  monarchie.  Aux  époques  les  plus  florissantes 
et  pendant  les  règnes  les  plus  illustres,  la  famine  apparaît  avec  ^n 
cortège  hideux  de  populations  hâves,  désolées,  frappées  à  mort.  Le 
règne  de  Louis  XIV  n'échappa  point  à  ces  misères,  causées  par  les 
troubles  civils  ou  la  guerre,  aggravées  par  la  difficulté  des  commu- 
nications, et  surtout,  en  ce  qui  concernait  l'exportation  et  le  com- 


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NICOLAS   DE    LA    REYNIE.  825 

merce  des  céréales,  par  une  législation  de  la  plus  déplorable  mobi- 
lité et  les  préjugés  les  plus  funestes.  Dans  les  premiers  temps  du 
ministère  de  Golbert,  de  graves  embarras,  suscités  par  la  cherté 
des  grains,  avaient  exigé  des  mesures  extraordinaires;  ils  se  repro- 
duisirent avec  un  caractère  plus  alarmant  vers  la  fin  de  l'adminis- 
tration de  La  Reynie.  La  disette  avait  pourtant  été  plus  grande  en 
1661  et  en  1662;  mais  on  était  au  début  du  règne,  et  nonobstant 
les  inquiétudes  généralement  répandues  la  population  de  Paris  se 
borna,  avec  une  résignation  passive,  à  se  porter  en  foule  aux  dis- 
tributions de  pain.  De  pressans  appels  faits  à  la  charité  des  con- 
temporains constatent  la  déplorable  situation  des  provinces.  Même 
en  faisant  la  part  d'une  pieuse  exagération,  les  misères  durent  être 
affreuses,  et  dans  le  Blaisois,  en  Touraine,  en  Anjou,  elles  dépas- 
sèrent tout  ce  que  l'imagination  peut  rêver  de  plus  douloureux. 
«  Les  pauvres,  disait  une  relation  de  l'année  1662,  sont  sans  lits, 
sans  habits,  sans  linge,  sans  meubles,  enfin  dénués  de  tout.  Plu- 
sieurs femmes  et  enfans  ont  été  trouvés  morts  sur  les  chemins  et 
dans  les  blés,  la  bouche  pleine  d'herbes...  Depuis  cinq  cents  ans,  il 
ne  s'est  pas  vu  une  misère  pareille  à  celle  de  ce  pays...  » 

Les  quinze  premières  années  de  l'administration  de  La  Reynie 
s'étaient  écoulées  sans  que  l'approvisionnement  de  Paris  lui  eût  créé 
de  sérieux  sujets  d'inquiétude.  Pour  dissiper  quelques  craintes  con- 
çues sans  motif  en  1684,  il  avait  suffi  d'un  achat  de  grains  fait  par 
le  gouvernement  à  l'étranger.  Vendu  d'abord  à  28  livres  le  setier 
(1  hectolitre  56  cent.),  le  blé  du  roi,  comme  on  l'appelait,  avait 
amené  promptement  la  baisse  du  blé  des  marchands,  qui  était  tombé 
bientôt  à  16  livres.  Cette  concurrence  faite  au  commerce  de  bonne 
foi  n'était  cependant  ni  juste  ni  prudente,  car  elle  devait  le  décou- 
rager. Bonne  contre  un  mal  chimérique  ou  insignifiant,  elle  ne  pou- 
vait qu'accroître  les  illusions -et  détourner  du  vrai  remède.  Aussi, 
quand  en  1692  on  voulut  y  revenir,  La  Reynie  se  trouva  aux  prises 
avec  les  difficultés  les  plus  sérieuses  qu'il  eût  encore  rencontrées. 
Ses  lettres,  celles  du  chancelier  Pontchartrain,  du  président  de 
Harlay,  et  les  précieux  documens  recueillis  par  le  commissaire  De- 
lamare  contiennent  les  éclaircissemens  les  plus  complets  sur  la  crise 
des  subsistances  que  le  gouvernement  allait  traverser  (1). 

Les  premières  inquiétudes  se  manifestèrent  vers  la  fin  du  prin- 
temps :  le  bruit  courait  alors  que  les  blés  avaient  été  niellés.  Le 
public  s'alarma;  les  marchands  de  Paris  s'empressèrent  d'acheter 

(1)  Dans  la  première  partie  d'une  étude  sur  le  Pain  à  Paris  (Revue  du  15  août  1863)» 
M.  André  Cochut  a  signalé  avec  raison,  à  propos  de  cette  crise,  les  fautes  de  Tadminis- 
tration  et  les  dangers  des  innombrables  règlemens  soi-disant  tutélaires  qui  entravaient 
l'industrie  des  marchands  de  blés  et  des  boulangers  sous  l'ancien  régime. 


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826  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  restes  de  la. récolte  précédente  et,  ce  qui  était  contraire  aux  or- 
donnances, d'arrher  les  blés  en  herbe.  Par  suite,  le  prix  du  froment 
ne  tarda  pas  à  s'élever,  et  il  se  vendait,  après  la  moisson,  24  livres 
le  setier,  les  autres  grains  en  proportion.  Le  gouvernement  recourut 
alors  aux  moyens  accoutumés.  Le  13  septembre  1692,  il  interdit 
l'exportation;  mais,  comme  d'ordinaire,  la  mesure  ne  produisit  pas 
grand  effet.  Le  pain  continua  d'enchérir,  et  bientôt  les  désordres 
de  la  rue  commencèrent.  Le  12  novembre,  la  place  Maubert  (c'était 
déjà,  avec  le  faubourg  Saint-Antoine,  le  quartier  le  plus  difficile  à 
gouverner)  fut  le  théâtre  d'une  sédition  d'autant  plus  grave  que  les 
meneurs  étaient  des  soldats  aux  gardes.  Suivis  d'une  quantité  con- 
sidérable de  menu  peuple,  ils  ne  s'étaient  pas  bornés  à  piller  le 
pain  des  boulangers,  ils  leur  avaient  encore  extorqué  de  l'argent. 

Les  craintes  du  gouvernement  n'étaient,  on  le  voit,  que  trop  fon- 
dées. Il  avait  sollicité  en  pareille  circonstance,  lors  de  la  disette  de 
'  1662,  les  avis  d'une  assemblée  mixte,  qui,  si  elle  ne  supprimait  pas 
les  difficultés,  donnait  du  moins  une  grande  force  morale  aux  dé- 
cisions prises  sous  son  patronage.  Une  assemblée  analogue  fut  con- 
voquée et  se  réunit  dans  la  chambre  de  Saint-Louis  au  Palais.  Com- 
posée des  présidens  du  parlement,  de  la  cour  des  comptes  et  de  la 
cour  des  aides,  du  prévôt  des  marchands,  des  échevins,  de  mes- 
sieurs de  la  ville,  des  commissaires  du  Châtelet,  de  députés  des  cha- 
pitres de  Notre-Dame,  de  Saint-Germain-des-Prés,  de  Saint-Victor, 
de  Sainte-Geneviève,  elle  statua  qu'il  y  avait  lieu  de  pourvoir  à  la 
subsistance  des  pauvres,  —  de  rétablir  l'abondance  sur  les  marchés 
de  Pari^  en  forçant  les  laboureurs  et  les  marchands  d'y  amener  leurs 
grains,  avec  défense  expresse  d'en  vendre  ailleurs,  —  de  veiller  à  la 
sûreté  publique  et  surtout  à  celle  des  boulangers.  Quelques  bonnes 
mesures  furent  prises  pour  venir  en  aide  aux  plus  nécessiteux. 
Quant  à  rétablir  par  la  force  et  la  terreur  l'abondance  sur  les  mar- 
chés en  y  traînant  les  propriétaires  de  grains,  si  résolu  qu'il  fût  à 
tout  oser,  le  gouvernement  reculait  devant  une  pareille  entreprise. 
Seule,  la  répression  des  vols  de  grains  et  de  pain  était  possible,  et 
die  ne  se  fit  pas  attendre.  Le  28  novembre,  La  Reynie  condamnait 
à  mort  trois  soldats  pris  en  flagrant  délit.  L'arrêt,  soumis  au  pai'le- 
ment,  fut  confirmé  en  ce  qui  concernait  l'un  des  coupables;  les  deux 
autres  furent  envoyés  aux  galères  après  avoir  assisté  à  Texécution. 
Quelques  gardes  furent  mis  au  carcan  ou  battus  de  verges.  On  pou- 
vait croire  que  ces  actes  de  sévérité  allaient  prévenir  de  nouveaux 
excès;  il  n'en  fut  rien.  Quatre  jours  après,  huit  soldats  attaquaient, 
l'épée  à  la  main,  la  femme  d'un  boulanger  de  Vaugirard,  qui  condui- 
sait au  marché  une  charrette  de  pain.  Tels  étaient,  à  la  fin  de  1692, 
les  exploits  des  soldats  français  au  cœur  même  de  Paris  !  Louvois,  à 


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NICOLAS   DE   LA   REYNIE.  827 

la  vérité,  n'était  plus;  mais  toute  discipline  avait-elle  donc  disparu 
avec  lui?  On  se  demande  enfin  ce  qui  devait  se  passer  dans  les  pro- 
vinces, puisque  l'insubordination  était  poussée  à  ce  point  sous  les 
yeux  mêmes  du  gouvernement. 

L'année  1693  fut  plus  agitée  et  plus  difficile  encore  que  celle  qui 
venait  de  finir.  Vainement  la  "police  escortait  les  boulangers  sur  les 
routes  et  les  protégeait  pendant  la  durée  des  marchés;  la  détresse 
était  telle  que  la  crainte  des  châtimens  et  de  la  mort  même  n'était 
plus  un  frein  suffisant.  Vers  la  fin  de  mars,  les  soldats  des  gardes 
(toujours  des  soldats!)  se  livrèrent  à  de  graves  désordres  dans  di- 
vers marchés.  «  Ils  s'attroupèrent  au  Marché-Neuf,  dit  La  Reynie, 
et  après  s'être  répartis  par  pelotons  ils  enlevèrent  de  force  du  pain 
et  du  poisson,  et  quelques-uns  de  ces  soldats  se  jetèrent  sur  l'ar- 
gent que  l'on  comptoit  à  une  vendeuse  de  marée.  »  La  Reynie  ajoute 
que  le  blé  avait  été  rare  aux  halles,  et  que  les  prix,  stationnaires 
depuis  quelques  mois,  s'étaient  élevés  de  vingt  sols  par  setier,  ce 
que  quelques  personnes  attribuaient  au  mauvais  temps.  «  On  a  ap- 
pris cependant,  disait-il  à  M.  de  Harlay,  qu'il  a  passé  des  gens  in- 
connus aux  habitans  des  lieux  d'où  il  vient  des  blés  à  Paris,  qui  ont 
affecté  de  les  enchérir,  et  qui  ont  promis  d'enlever  tout  au  même 
prix.  Il  pourroit  être  avantageux  au  public  qu'il  vous  plût  de  vous  en 
faire  rendre  compte.  »  Le  fantôme  des  accapareurs  se  dressait  de 
nouveau,  et  troublait  toutes  les  têtes.  Depuis  le  commencement  de 
l'année,  de  nombreux  arrêts  avaient  été  rendus  contre  les  mar- 
chands de  blés,  moyen  infaillible  pour  empêcher  que  le  commerce 
vînt  en  aide  aux  populations.  D'autre  part,  la  répression  ne  faiblis- 
sait pas.  Le  14  mai,  un  ouvrier  avait  forcé,  à  la  tête  d'un  attrou- 
pement, la  boutique  d'un  boulanger  de  la  rue  de  Lourcine,  et  pillé 
le  pain  et  les  meubles.  Il  fut  condamné  par  La  Reynie  à  être  pendu 
au  carrefour  de  la  porte  Saint-Marcel,  et  l'arrêt,  confirmé  par  la 
cour  du  parlement,  fut  exécuté  le  lendemain  même.  Quelques  jours 
après,  le  29  mai,  on  ouvrait  des  ateliers  publics  aux  pauvres  va- 
lides, à  la  condition  qu'ils  ne  sortiraient  pas  aux  heures  de  repos 
pour  aller  mendier.  Par  malheur,  la  nouvelle  récolte  fut  encore  plus 
mauvaise  que  la  précédente,  et  la  situation  ne  fit  qu'empirer.  Pen- 
dant plusieurs  mois,  les  lettres  de  La  Reynie  et  de  Harlay  sont 
pleines  de  détails  navrans  et  montrent  que  le  gouvernement  ne  sa- 
vait jamais  la  veille  s'il  y  aurait  du  pain  à  la  halle  le  lendemain. 
Sollicité  de  proposer  un  remède  au  mal,  le  lieutenant  de  police 
proposa  d'enjoindre  :  —  à  tous  les  laboureurs  et  fermiers,  à  huit 
lieues  à  la  ronde ,  d'amener  sans  délai  leurs  grains  aux  halles  et 
autres  marchés  les  plus  rapprochés  de  leurs  domiciles,  sous  peine 
d'amende  et  de  confiscation -y  —  aux  marchands  de  blés  de  déclarer 


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828  BEYUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  trois  jours  la  quantité  qu'ils  en  avaient,  avec  obligation  d'en- 
voyer incessamment  à  Paris  les  grains  nécessaires.  Sur  ces  divers 
points,  La  Reynie  ne  fut  que  trop  écouté.  Un  arrêt  du  parlement  du 
27  juillet  donna  force  de  loi  aux  dispositions  qu'il  avait  suggérées, 
et  décida  que  les  blés  seraient  vendus  d'autorité,  au  prix  moyen 
des  marchés,  du  25  juin  au  8  juillet.  Veçt-on  savoir  le  résultat  de 
ces  fatales  mesures?  Le  20  juillet,  le  prix  du  setier  était  de  vingt- 
quatre  livres;  un  mois  après,  il  s'élevait  à  quarante-deux  livTes. 

Les  faits  économiques  obéissent  en  effet  à  des  lois  naturelles  qu'on 
ne  fausse  pas  impunément,  et  sur  ce  terrain  la  force  brutale  se 
brise  impuissante.  Gomme  toujours  en  pareil  cas,  les  résultats  obte- 
nus furent  donc  bien  différens  de  ceux  qu'on  avait  espérés.  A  bout 
d* expédions,  le  gouvernement  chargea  (5  septembre  1693)  les  con- 
seillers d'état  Pussort,  d'Aguesseau,  de  Harlay  fils  et  Phélypeaux 
d'aviser  aux  moyens  «  d'obliger  sans  délai  ceux  qui  avoient  des  ma- 
gasins de  blé  à  le  vendre,  et  d'en  faciliter  la  circulation  dans  les  pro- 
vinces. »  Un  second  arrêt  ordonnait  de  nommer  dans  toutes  les  villes 
et  communes  du  royaume  des  personnes  de  probité  pour  visiter  les 
fermes,  abbayes  et  maisons,  dresser  procès-verbal  de  la  quantité  de 
grains  qui  s'y  trouveraient  et  les  faire  porter  aux  marchés.  S'il  eût 
été  possible  d'ajouter  au  mal,  de  telles  mesures  l'eussent  fait;  elles 
restèrent  à  peu  près  partout  lettre  morte.  La  défense  aux  brasseurs, 
ceux  des  Flandres  exceptés,  d'employer  du  blé  ou  de  l'orge  à  la 
fabrication  des  bières,  la  suppression  de  tous  droits  d'entrée  et 
autres  levées  tant  au  profit  du  roi  que  des  villes,  communautés  ou 
seigneurs  particuliers,  firent  sans  doute  quelque  bien  ;  mais  les  vio- 
lences continuaient.  Le  16  septembre,  à  la  nuit,  deux  cents  femmes 
attaquèrent  à  coup  de  pierres  la  maison  d'un  boulanger  de  la  rue 
des  Gravilliers.  Le  lendemain ,  nouveaux  troubles ,  nouveaux  pil- 
lages de  boulangeries  par  des  femmes.  Les  journées  suivantes  ne  fu- 
rent pas  moins  agitées.  Le  24,  La  Reynie,  envoyant  à  M.  de  Harlay 
un  pain  de  seigle  et  d'orge  qui  ne  revenait  qu'à  deux  sous,  lui  man- 
dait :  «  La  chaleur  paroît  grande  du  côté  du  faubourg  Saint-Marcel. 
Ce  sont  des  femmes  et  des  veuves  de  soldats  qui  souffrent  vérita- 
blement et  qui  sont  d'une  vivacité  extraordinaire.  Il  en  est  venu  ce 
matin  devant  ma  porte,  auxquelles  il  a  fallu  nécessairement  que 
j'aie  parlé,  après  avoir  entendu  la  plus  hardie,  qui  portoit  la  parole 
pour  toutes  les  autres,  lesquelles  n'avoient  point  osé  la  suivre,  de 
crainte  qu'on  ne  le  trouvât  mauvais,  quoique,  à  ce  qu'elle  m'a  dit, 
ces  femmes,  qui  avoient  vu  périr  une  partie  de  leurs  enfans,  fussent 
peu  en  peine  de  leur  propre  vie,  à  cause  de  la  misère  extrême 
qu'elles  souffroient...  » 

Si  ces  faits  étaient  purement  accidentels,  il  n'y  aurait  qu'aies 


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NICOLAS   DE   LA   REYNIE.  829 

laisser  dans  la  poussière  des  in-folio;  mais  ils  se  représentaient  à 
chaque  disette,  et  Dieu  sait  si  les  disettes  étaient  nombreuses,  grâce 
à  TépouvantaU  des  accaparemens.  Ils  nous  permettent  d'ailleurs 
d'étudier  de  près,  dans  la  partie  la  plus  difficile  de  son  œuvre,  un 
administrateur  justement  célèbre.  La  situation  s' aggravant  toujours, 
la  surexcitation  des  populations  devint  telle  qu'il  fallut,  chose  inouie 
depuis  la  mort  de  Mazarin ,  composer  avec  les  révoltés.  Sur  l'avis 
de  La  Reynie,  deux  perturbateurs,  que  le  chancelier  voulait  punir 
exemplairement,  furent  graciés,  parce  que  le  moment  eût  été  mal 
choisi.  En  1662,  Louis  XIV  avait  fait  fabriquer  du  pain  qui  devait 
être  distribué  à  prix  réduit  :  on  recourut  de  nouveau  à  ce  moyen 
extrême.  On  bâtit  encore  une  fois  des  fours  dans  la  cour  du  Louvre, 
et  on  y  fit  cuire  cent  mille  livres  de  pain  par  jour,  qui  furent  ven- 
dues 2  sols  la  livre,  moitié  du  prix  d'achat,  avec  défense  d'en  acheter 
pour  le  revendre.  Malgré  les  précautions,  de  graves  désordres  eu- 
rent lieu.  Ainsi,  le  28  octobre,  une  femme,  que  la  curiosité  avait 
attirée  près  du  Louvre,  périt  étouffée.  Son  mari  et  son  fils  furent 
blessés.  Un  arrêt  destiné  à  empêcher  ces  violences  porte  que  beau- 
coup de  personnes  aisées  profitaient  du  bas  prix  de  ce  pain  pour 
en  acheter  le  plus  possible,  et  que  les  véritables  pauvres  perdaient 
ainsi  leurs  journées.  Pour  empêcher  ce  trafic,  on  fit  distribuer  le 
pain  par  les  curés  des  paroisses  avec  le  concours  de  personnes  cha- 
ritables du  quartier.  Quinze  jours  après  (14  novembre  1693),  nouvel 
arrêt  substituant  les  distributions  d'argent  à  celles  de  pain.  Au  lieu 
de  cent  mille  livres  de  pain  par  jour,  les  pauvres  de  Paris  eurent 
120,000  livres  d'argent  deux  fois  par  semaine.  Quelques  mois  s'é- 
coulèrent, et  l'on  reconnut  alors  que,  loin  de  parer  aux  difficultés, 
ces  distributions  n'avaient  fait  que  les  compliquer.  La  police,  à  bout 
d' expédions,  s'en  prenait  aux  accapareurs,  et  on  ne  saurait  trop  dé- 
plorer les  récriminations  constantes  contre  les  gens  soupçonnés  d'a- 
voir du  blé  chez  eux.  Non-seulement  elles  faisaient  le  vide  sur  les 
marchés,  mais  que  de  fois  elles  appelèrent  d'injustes  rigueurs  sur 
d'honnêtes  citoyens!  Au  mois  de  mars  1694,  un  protestant  fut  si- 
gnalé comme  accapareur,  et  La  Reynie  reçut  l'ordre  de  s'expliquer 
sur  la  convenance  de  le  faire  arrêter  à  cause  de  sa  mauvaise  conduite 
sur  le  fait  des  blés.  11  le  connaissait  sans  doute  pour  un  homme 
de  bien,  car,  saisi  d'indignation  à  cette  pensée,  il  répond  qu'il  re- 
garde la  mesure  proposée  comme  odieuse,  plus  dangereuse  même 
que  le  mal  auquel  on  voulait  porter  remède.  11  eût  été  honorable 
pour  La  Reynie  de  protester  jusqu'à  la  fin  contre  cette  violence  ; 
mais,  la  cour  ayant  insisté,  il  faiblit,  et,  l'esprit  séduit  par  l'illusion 
commune,  il  finit  par  écrire  que  «  la  détention  de  cet  homme,  dont 
on  avoit  saisi  tous  les  papiers,  ne  laissoit  pas  de  faire  quelque  exem- 


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830  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pie.  »  Singulier  exemple  en  vérité,  puisque,  vers  la  même  époque 
(juin  1694),  le  seiier  de  blé  se  vendit  57  livres!  C'est  aussi  à  cette 
époque  que  le  prévôt  de  Paris  et  le  lieutenant-général  furent  invi- 
tés à  poursuivre  ceux  qui,  «  par  de  faux  bruits  et  des  discours  sé- 
ditieux, avoient,  la  veiUe  d'une  récolte  abondante,  fait  renchérir 
considérablement  le  blé  à  Paris  et  dans  les  marchés  voisins.  »  Quel- 
ques jours  après,  six  commissaires  au  Châtelet  se  transportaient 
dans  les  provinces  pour  faire  venir  des  blés  à  Paris  et  informer  contre 
ceux  qui  en  causaient  la  cherté.  Suivant  Delamare,  qui  visita  la  Bour- 
gogne et  la  Champagne,  ils  trouvèrent  partout,  dans  les  fermes 
comme  dans  les  villes,  des  blés  vieux  de  plusieurs  récoltes,  qu'ils 
firent  porter  aux  marchés  les  plus  proches,  où  i^s  rétablirent  ainsi 
l'abondance.  Disait-il  la  vérité?  Ne  pliait-il  pas  les  faits  dans  le  sens 
de  ses  préjugés?  Une  lettre  de  La  Reynie  (23  juillet  1694)  prouve 
que  cette  abondance,  tant  vantée  dans  les  relations  faites  après 
coup,  n'était  rien  moins  que  réelle.  On  peut  voir  par  vingt  passages 
de  sa  correspondance  quelle  passion  instinctive,  irréfléchie,  l'ani- 
mait contre  les  marchands  de  blé.  Un  de  ces  marchands,  le  sieur 
Legendre,  de  Rouen,  consentit  à  envoyer  du  blé  à  Paris;  mais  il  ré- 
clama sans  doute  des  garanties,  et  il  eut  bien  raison.  C'est  alors  que, 
dompté  enfin  par  l'évidence  et  par  la  force  des  choses,  La  Reynie 
écrivit  à  M.  de  Harlay  cette  lettre  que  les  lieutenans- généraux  de 
police  auraient  dû  faire  imprimer  en  lettres  d'or,  mais  qu'aucun 
d'eux  ne  connut  probablement  : 

a  J'exécuterai  Tordre  que  vous  me  faites  l'honneur  de  me  donner  à  l'é- 
gard du  blé  du  sieur  Legendre  autant  qu'il  peut  dépendre  de  moi...  C'est 
là  le  cas  où  un  bon  marchand,  qui  n'est  d'aucun  complot  ni  d'aucune 
cabale,  amenant  sa  marchandise  à  Paris,  doit  y  avoir,  ainsi  que  tous  les 
autres  en  général,  une  entière  et  pleine  liberté  de  la  vendre  et  débitera 
tel  prix  qu'il  le  peut  et  le  plus  avantageux  pour  lui,  en  observant  les 
règles  établies  dans  le  lieu  où  il  fait  son  commerce.  La  moindre  contrainte 
au-delà  sera  toujours  vicieuse  et  d'un  grand  préjudice  au  public,  car  elle 
empêcheroit  le  bon  effet  qui  lui  doit  revenir  de  la  liberté  de  chaque  mar- 
chand et  de  la  liberté  réciproque  des  acheteurs.  Il  est  encore  de  l'intérêt 
public,  ainsi  que  vous  le  jugez,  aussi  bien  que  de  l'intérêt  du  marchand, 
qu'il  vende  promptement,  afin  qu'il  revienne  bientôt  rapporter  d'autre 
marchandise.  » 

Sages  et  judicieuses  réflexions  pour  les  subalternes;  mais  étaient- 
ils  assez  éclairés  pour  en  profiter?  Pour  sa  part,  le  commissaire  De- 
lamare continua  de  voir  partout  des  monopoleurs.  «  Toutes  leurs 
ruses  étant  découvertes,  dit-il,  ils  furent  obligés  de  rentrer  dans 
Tordre  et  la  discipline  d'un  légitime  commerce.  »  Se  figurant  que 
les  mesures  auxquelles  il  se  glorifie  d'avoir  pris  part  avaient  ramené 


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NICOLAS   DE   LA   REYNIE.  831 

l*abondance  et  les  bas  prix,  Delamare  ajoute  naïvement  :  «  Par 
toutes  ces  diligences,  le  prix  du  blé  tomba  à  Paris,  dix  jours  après 
le  départ  des  commissaires,  de  54  livres  le  setier  à  36,  deux  jours 
après  à  32,  dans  la  même  semaine  à  28,  et  au  bout  d'un  mois  à 
20  livres.  Cette  diminution  continua  toujours  jusqu'à  la  Saint- 
Martin,  que  le  plus  beau  blé  ne  se  vendoit  plus  que  15  et  16  livres, 
et  ce  fut  ainsi  que  finit  cette  disette  apparente  et  cette  véritable 
cherté  qui  avoit  duré  près  de  deux  ans.  »  Ce  fut  ainsi,  ajouterai-je, 
et  telle  est  la  leçon  à  tirer  de  ce  triste  épisode,  ce  fut  grâce  à  ces 
appréciations  erronées  et  à  cette  malheureuse  disposition  à  nier  le 
mal  et  à  persécuter  ceux  dont  il  aurait  fallu  au  contraire  stimuler 
les  efforts,  que  de  nouvelles  disettes,  plus  cruelles  que  les  précé- 
dentes, vinrent  en  1698,  en  1699  et  surtout  en  1709,  mettre  à  une 
rude  épreuve  le  successeur  de  La  Reynie,  et,  ce  qui  était  bien  plus 
fâcheux  encore,  faire  peser  sur  les  populations  affamées  des  misères 
que  d'autres  principes  et  d'autres  erremens  leur  auraient  épargnées, 
du  moins  en  partie. 

IV. 

Si,  aux  prises  avec  la  plus  grave  difficulté  économique,  La'  Reynie 
s'était  montré,  comme  tant  d'autres,  inférieur  à  cette  lourde  tâche, 
il  retrouvait  sa  vigueur  morale  dans  les  affaires  qui  ne  réclamaient 
que  le  zèle  et  la  vigilance  du  juge,  dans  celle  des  poisons  par  exem- 
ple, qui  a  déjà  été  pour  nous  l'objet  d'une  étude  spéciale  (1).  D'au- 
tres procès,  des  procès  politiques,  ou,  comme  on  disait  alors,  pour 
crime  de  lèse-majesté,  troublèrent  par  intervalles  la  longue  quiétude 
du  règne  de  Louis  XIV.  Dans  quelques-uns,  comme  celui  du  cheva- 
lier de  Rohan,  La  Reynie  joua  un  rôle  important,  que  sa  corres{ion- 
dance  éclaire  d'un  jour  curieux  et  tout  nouveau.  Quelques  détails 
sur  les  conspirations  des  premiers  temps  du  règne  nous  aideront 
à  faire  mieux  apprécier  le  caractère  du  tragique  événement  où  l'in- 
tervention de  La  Reynie  fut  prépondérante. 

Entourées,  l'on  s'en  doute  bien,  d'un  mystère  impénétrable,  la 
plupart  des  conspirations  contre  la  personne  ou  l'autorité  du  roi 
s'éteignaient  d'ordinaire  dans  les  sombres  profondeurs  des  prisons 
d'état.  Quelquefois  pourtant  elles  faisaient  explosion  et  venaient 
finir  en  place  de  Grève.  La  première  remonte  à  1659.  Se  rappelant 
une  promesse  solennelle  faite  pendant  la  fronde  à  un  moment  où 
l'on  avait  besoin  de  son  appui,  la  noblesse  de  Normandie,  d'Anjou, 
du  Poitou,  rêvait  la  convocation  des  états-généraux  ;  mais  le  péril 
était  loin,  et  Mazarin  avait  complètement  oublié  les  engagemens  de 
1651.  Pour  ôter  toute  illusion  à  la  noblesse,  un  arrêt  du  conseil  du 

(1)  Voyez  la  Rwue  du  15  janvier. 

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832  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

23  juin  1658  avait  interdit  «  à  tous  gentilshommes  et  autres  de  faire 
aucune  assemblée,  sous  peine  de  vie,  sans  permission  du  roi.  »  On 
apprit  cependant,  Tannée  suivante,  que  des  nobles  de  la  Norman- 
die et  de  plusieurs  provinces  se  réunissaient  secrètement.  Pendant 
plusieurs  mois,  la  correspondance  de  Golbert  et  de  Mazarin  roula 
sur  «  cette  révolte  des  gentilshommes.  »  L'un  des  plus  compromis 
était  un  marquis  de  Bonnesson,  zélé  huguenot,  dont  Golbert  faisait 
activement  épier  les  démarches.  «  J*ai  travaillé  jusqu'à  minuit  à 
donner  des  ordres  et  à  prendre  les  mesures  justes  pour  arrêter 
Bonnesson,  écrivait-il  au  cardinal  le  1**^  septembre  1659.  En  signant 
cette  dépêche  à  cinq  heures  du  matin,  l'on  me  donne  a\is  qu'il 
vient  d'être  arrêté  avec  Laubarderie  et  Lézanville...  Je  ressens 
beaucoup  de  joie  d'avoir  réussi  en  cela  par  la  satisfaction  que  votre 
éminence  en  aura.  »  Le  marquis  de  Bonnesson  avait  dit,  quand  on 
se  saisit  de  lui,  que  son  emprisonnement  «  étoit  l'affaire  de  la  no- 
blesse et  qu'on  en  entendroit  parler.  »  Quelques  grands  person- 
nages, les  comtes  d'Harcourt,  de  Matignon  et  de  Saint-Âignan,  furent 
soupçonnés;  mais,  pour  ne  pas  donner  à  l'affaire  trop  de  gravité,  on 
résolut  de  ne  pas  les  impliquer  dans  les  poursuites.  Cependant 
beaucoup  d'accusés  étaient  parvenus  à  sortir  du  royaume.  Traduits 
exceptionnellement  devant  le  grand -conseil,  composé  de  maîtres 
des  requêtes  de  l'hôtel,  espèce  de  commission  dévouée  au  ministre, 
ils  furent  condamnés  à  mort  et  exécutés  en  effigie  à  la  Croix-du- 
Trahoir.  Eu  même  tems,  et  c'était  là  le  point  essentiel  pour  la  cour, 
on  fit  raser  sans  délai  leurs  châteaux  et  leurs  bois,  bien  qu'aux 
termes  des  lois  en  vigueur,  il  eût  fallu  attendre  cinq  ans  à  partir 
du  jour  de  leur  condamnation  ;  mais  l'occasion  était  bonne  pour 
écraser  la  queue  de  la  fronde,  et  Golbert,  en  l'absence  de  Mazarin, 
ne  la  laissa  pas  échapper. 

Restaient  le  marquis  de  Bonnesson  et  quelques  autres.  Après  avoir 
fait  traîner  l'affaire  en  longueur  et  porté  ses  prétentions,  disent  les 
correspondances  officielles,  jusqu'à  demander  un  avocat,  Bonnesson 
fut  condamné  à  mort  et  exécuté  le  13  décembre  1659.  a  II  a  été  as- 
sez fier  en  mourant,  écrivit  à  Le  Tellier  le  président  de  la  commis- 
sion, et  n'a  jamais  voulu  se  convertir.  G'est  une  affah-e  faite,  qui 
auroit  pu  déjà  finir  il  y  a  quelques  jours;  mais  messieurs  du  grand- 
conseil  ont  gardé  toutes  les  formalités  imaginables,  lesquelles  enfin 
ne  doivent  point  être  condamnées,  puisque  l'événement  fait  si  bien 
paroître  l'intention  droite  des  juges.  »  Notons  que  ceux-ci  avaient 
été  menacés,  s'ils  ne  voulaient  pas  en  finir,  d'être  obligés  de  suivie 
la  cour  à  Fontainebleau  (1).  De  son  côté,  Gui  Patin  écrivit:  «Le 

(1)  J'ai  publié  de  nombreuses  lettres  sur  cette  affaire,  peu  connue  jusqu*à  ce  jo«r, 
dans  le  premier  volume  des  Lettres  de  Colbert,  texte  et  appendice,  année  1659;  iowh 
duction,  Lxxu. 


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NICOLAS   DE  LA   REYNIE.  833 

marquis  de  Bonnesson  a  eu  la  tête  tranchée  à  la  Croix-du-Trahoir; 
il  est  mort  huguenot,  et  n'a  jamais  voulu  entendre  le  docteur  de 
Sorbonne  qui  a  voulu  le  convertir,  afin  qu'il  mourût  à  la  romaine. 
11  n'a  point  voulu  être  bandé.  Je  pense  qu'il  a  été  vu  de  tout  Paris, 
car  on  l'a  mené  de  la  Bastille,  dans  une  charrette  fort  élevée,  jus- 
qu'au lieu  du  supplice.  11  avoit  un  livre  entre  ses  mains,  dans  le- 
quel il  lisoit...  »  Avec  lui  s'éteignit  le  dernier  souffle  de  ce  qu'il  pou- 
vait y  avoir  eu  d'aspirations  honnêtes  et  libérales  dans  les  premiers 
temps  de  la  fronde.  Grâce  aux  folles  ambitions  du  cardinal  de  Retz 
et  des  princes,  le  pouvoir  absolu  était  désormais  si  bien  établi, 
qu'une  révolution  impitoyable,  qui  couvrit  la  France  de  ruines  fé- 
condes, était  seule  capable  de  le  briser. 

Une  nouvelle  exécution  pour  crime  de  lèse-majesté  eut  lieu  à  Pa- 
ris dix  ans  après.  En  1668,  l'ambassadeur  de  France  à  Londres 
avait  signalé  l'arrivée  en  Angleterre  «  d'un  des  sujets  les  plus  mal- 
intentionnés du  monde.  »  Il  s'agissait  encore  d'un  protestant.  Roux 
de  Marcilly,  né  à  Nîmes,  qui,  alléguant  l'injustice  des  procédés  du 
gouvernement  à  l'égard  de  ses  coreligionnaires,  n'avait  imaginé 
rien  de  mieux,  pour  y  mettre  fin,  que  de  tuer  le  roi.  L'ambassa- 
deur ajoutait  que,  caché  dans  un  cabinet  chez  un  de  ses  amis  où  se 
trouvait  Roux  de  Marcilly,  il  avait  obtenu,  à  l'aide  d'une  série  de 
questions  concertées,  les  renseignemens  les  plus  complets  sur  les 
projets  du  conspirateur.  Celui-ci,  étant  rentré  en  France  pour  les 
mettre  à  exécution,  fut  arrêté,  jugé  et  condamné  à  mort.  Le  procu- 
reur du  roi  au  Ghâtelet,  qui  avait  soutenu  l'accusation,  écrivit  à 
Colbert  que,  «  de  l'avis  de  tous  messieurs  les  conseillers,  il  n'y  avoit 
point  de  supplice  assez  grand  pour  expier  le  crime  dudit  Roux  de 
Marcilly,  lequel  étoit  si  foible  que  l'on  n'avoit  pu  lui  donner  la 
question.  »  Ce  crime  était,  d'après  les  termes  mêmes  du  jugement, 
«  d'avoir  pris  part  à  des  négociations  secrètes  contre  le  service  du 
roi  et  de  l'état,  et  d'avoir  tenu  des  discours  pernicieux  qui  mar- 
quoient  ses  desseins  abominables  contre  la  sacrée  personne  de  sa 
majesté.  »  Roux  de  Marcilly  fut  exécuté  le  21  juin  1669.  u  11  avoua, 
dit  le  procès-verbal  de  son  exécution,  qu'il  avoit  tout  fait  pour  sus- 
citer des  ennemis  au  roi,  qu'il  mouroit  dans  la  volonté  de  le  persé- 
cuter jusqu'à  l'extrémité,  puisqu'il  poussoit  à  outrance  ceux  de  sa 
religion,  et  que,  s'il  étoit  encore  en  état,  il  n'y  auroit  rien  qu'il 
épargnât  et  qu'il  ne  fit  contre  cela.  » 

Cinq  ans  plus  tard,  un  aventurier  du  nom  de  Sardan  s'engageait, 
avec  le  prince  d'Orange  ^t  avec  le  roi  d'Espagne,  à  faire  soulever 
la  Guienne,  le  Languedoc,  le  Dauphiné  et  la  Provence.  Protestant 
comme  Bonnesson  et  Roux  de  Marcilly,  originaire  du  Languedoc 
ainsi  que  ce  dernier,  il  débuta  chez  un  de  ses  oncles,  greffier  de  la 

TOME  L.  —   186i.  53 


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SSft  REVUS  BES^  DSCX  JfaNBES» 

cour  des  aides  de  Montpellier;  nommé  ensuite  recevear  des  tailles 
au  Puy,  il  avait  été  chargé  d'accompagner  des  fonds  ([ue  les  états  de 
Langijtedoc  envoyaient  à  Paris*  Une  fois  da&s  la  capitale,  il  dissipa 
cet  argent,  passa^  prudemment  en  Flandre,  et  fut  condamné  par 
txmtumace  à  la  peine  de  mort  (i)«  Trois  mois  après,  le  20  avril  1674, 
cet  intrigant  concluait  avec  le  prince  d'Orange  un  traité  où  il  lai 
promettait  de  faire  soulever  quatre  grandes  provinces.  Un  autre 
traité,  signé  à  lladrid  le  2S  juillet  suivant,  portait  que  ces  proTinces 
étaient  écrasées  d'knpôts,  que  le  gouvernement  français  avait  sup- 
primé les  états  de  Guienne  et  du  Dauphiné,  énervé  ceux  de  Pro- 
vence et  de  Languedoc,  réduit  tous  les  pariemens  au  silence,  et  que 
les  habitans,  représentés  par  diverses  personnes^  avaient  résolu  de 
demander  la  convocation  des  états-généraux  dans  une  ville  libre.  Le 
roi  d'Espagne  accordait  en  retour  au  oomte  de  Sardan  une  pension 
annuelle  de  cent  âiille  livres  pour  frais  de  premier  soulèvement,  un 
million  pour  chacune  des  années  suivantes,  et  cent  mille  livres  i  un 
habitant  de  Bordeaux  qui  aiderait  à  ^'emparer  d'une  place  forte  dans- 
la  province.  Si  les  confédérés  parvenaient  à  former  un  état  particu- 
lier ou  une  république,  le  roi  d'Espagne  devait  leur  continuer  sa 
protection,  comme  les  rois  de  France  avaîeift  £ût,  disait  le  tnûté,  i 
l'égard  des  états  de  Hollande,  sous  des  prétextes  moins  justes.  En- 
fin lé  prétendu  ccHnte  de  Sardan  s'obligeait,  en  qualité  de  syndic 
général  des  confédérés  du  Languedoc  et  député  de  la  confédératioD, 
à  susciter  ^ns  délai,  dans  les  montagnes  des  Cévennes  et  du  Viva- 
rais,  un  soulèvement  de  douze  i»ille  Jiommes  pour  surprendre  le& 
postes  de  la  rivière  du  fihdne  et*  des  autres  places  de  la  province  et 
des  provinces  voisines» 

Par  un  hasard  étrange,  cette*  chimérique  conspiration  courdda, 
et  c'est  sans  doute  ce  qui  donna  tant  de  confiance  au  gouvernement 
espagnol,  avec  celle  du  chevalier  de  fiohan.  D'une  des  plus  illustres 
familles  du  royaume,  admb  dans  sa  jeunesse  aux  jeux  de  Louis  XIV, 
objet  des  faveurs  des  plus  belles  <et  des  plus  grandes  dames,  parmi 
lesquelles  on  nommait  la  duchesse  de  Mazarin,  qu'il  avait  k  pre- 
mier enlevée  à  son  mari,  l'^ectrice  de  Bavière,  et,  s'il  faut  s'en  rap- 
porter aux  bruits  du  temps.  M"*  de  Thianges  et  jusqu'à  M"*  de  Mon- 
tespan,  Louis  de  Rohan  s'était  fait  comme  à  plaisir^  par  sa  hauteur 
et  ses  dédains,  des  ennemis  nombreux,  implacables,  en  têle  des- 

(1)  Dans  une  mppliqueaQ  parlemeAt  de^Bterie  Vosser,  vemie  du  sîear4e  S«Dt4jio- 
Tcnt,  ancien  receye«r-général  du  clergé,  il  est  questioaP^dHm  nommé  Pianl  Sardan,  inciefl 
rece?eur  des  tailles  en  Languedoc,  qui,  de  1667  à  1670,  aurait  été  lié  a?ec  Godin  de 
Sainte-Croix,  amant  de  la  ^arquise  de  Brinvilliers,  et  Reich  de  Penautier,  recerear- 
général  du  clergé,  compromis  dans  raffaire  de  la  BrinWlliers.  Ce  Sardan  ne  serait-il  p» 
l'intrigant  dont  le  prince  d'Orange  et  le  roi  d'Espagne  furent  les  dupes? 


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NIG0LA:6   DE    lA   BEYNIE«  83 & 

quels  figurait  le  roi.  Ses  folles  prodigalités  Tavaieat  réduit  aux  der- 
niers expédiens  ({uaad  il  tomba  entre  les  mains  d'un  gentilhomme 
normand,  George  du  Hamel,  sieur  de  La  Tréaumont,  militaire  ré- 
formé, perdu  de  dettes  comme  lui^  ne  rêvant  qu'à  refaire  sa  fortune. 
^L'idée  leur  vint  de  faciliter  à  la  Hollande  et  à  l'Espagne  une  des- 
cente en  Normandie  myoyennant  un  million.  Une  dame  de  Villars, 
un  chevalier  de  Préaux,  son  amant,  étaient  du  complot  et  promet- 
taient leur  influence  auprès  de  la  noblesse  normande,  très  douteuse 
depuis  la  fronde  et  fort  mécontente  en  ce  moment  à  cause  de  quel- 
ques nouveaux  impôts.  Les  correspondances  par  la  poste  étant  dan- 
gereuses^ il  fallait  un  émissaire.  Un  vieux  professeur  hollandais, 
AfBnius  van  den  Enden,  retiré  à  Paris,  où  il  avait  fondé  une  insti- 
tution, fut  envoyé  à  Bruxelles  pour  s'entendre  avec  le  général  Mon- 
terey  sur  la  descente  des  Hollandais.  Le  10  septembre  167 A,  van 
den  Enden  reprit  le  chemin  de  Paris,  la  tôte  pleine  d'illusions; 
mais,  à  peine  arrivé  à  la  barrière^  il  fut  arrêté.  Le  chevalier  de  Ro- 
han  avaât  été  fait  prisonnier  la  veille  en  sortant  de  la  chapelle  de 
Versailles,  et  le  lendemain  La  Tréaumont,  alors  à  Rouen,  fut  sur- 
pris au  lit.  Blessé  dans  la  lutte,  il  mourut  dix-huit  heures  après, 
sans  avoir  fait  le  moindre  aveu,  mais  laissant  les  papiers  les  plus 
compromettans. 

Si  ridicule  que  fut  cette  conspiration^  Louia  XIY,  depuis  long- 
temps outré  contre  le  chevalier  de  Rohan^  voulut  qu'elle  fût  jugée 
avec  éclat.  Une  commission  extraordinaire  fut  immédiatement  for- 
mée, et  deux  mattres  des  requêtes  les  plus  habiles»  de  Bezons  et  de 
Pomereu,  eurent  ordre  d'instruire..  Le  roi,  qui  appréciait  chaque 
jour  davantage  le  lieutenant  de  police,  lui  confia  l'emploi  de  procu- 
reur-général de  la  commission.  Le  premier  soin  de  La  Reynie  fut  de 
circonscrire  l'affaire  dans  la  crainte  de  l'éterniser  et  de  manquer  le 
but  principal.  Persuadée  que  la  noblesse  normande  était  de  conni- 
vence avec  les  agitateurs,  la  cour  n'avait  rien  épargné  pour  provo- 
.  quer  des  révélations.  Pins  de  soixante  personnes  avaient  été  arrêtées, 
et  FaSiaire,  surchargée  de  tant  d'uiterrogatoires,  avançait  à  peine. 
Effrayé  du  développement  qu'elle  avait  pris  malgré  lui,  La  Reynie 
démontra  par  d'excellentes  raisons  les  inconvéniens  de  la  marche 
suivie  jusque-là.  «  Je  ne  sais,  écrivait-il  à  Golbeii;  le  16  octobre 
1Ô7&,  s'il  est  bien  à  propos  de  faire  le  procès  à  tant  de  gens  à  la 
fois,  de  remplir  ain^  les  prisons,  et  si,  au  lieu  de  la  justice  que  tout 
le  monde  attend  de  ceux  qui  se  trouveront  coupables  et  de  la  ter- 
reur-qu'elle  doit  imprimer,  on  ne  ^trouvera  point  quelque  chose 
d'affreux  dans  cette  multitude  d'accusés  et  de  criminels,  et  s'ils  ne 
deviendront  pas  moins  criminels  au  publie, par  le  nombre*  » 

Malheureusement  pour  le  chevalier  de  Rohan,  sa  culpabilité 


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836  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

n'était  pas  même  douteuse.  Deux  de  ses  complices,  van  den  Enden 
et  de  Préaux,  le  chargèrent  à  outrance.  Le  premier  raconta  les  dé- 
tails du  voyage  à  Bruxelles,  où  il  n'était  allé,  disait-il,  que  parce 
que  le  chevalier  de  Rohan  l'avait  menacé  de  mort.  11  précisa  le 
chiffre  des  pensions  promises  par  le  comte  de  Monterey  :  trente 
mille  écus  pour  le  chevalier,  vingt  mille  pour  La  Tréauraont.  Les 
révélations  du  chevalier  de  Préaux  furent  d'une  autre  nature.  Se 
voyant  perdu  sans  retour,  il  avoua  que  Rohan  et  La  Tréaumont 
s'étaient  souvent  entretenus  en  sa  présence  de  la  possibilité  d'enle- 
ver la  reine  et  le  dauphin  pendant  que  le  roi  était  à  la  tête  de  ses 
ai'mées,  qu'ils  avaient  composé  ensemble  les  placards  aflScbés  en 
Normandie,  où  ils  disaient  aux  nobles  que,  s'ils  continuaient  à  tout 
endurer,  le  roi  les  traiterait  comme  en  Turquie.  Suivant  lui,  et  ses 
déclarations  étaient  d'ailleurs  confirmées  par  des  projets  de  pi-ocla- 
mations  trouvés  dans  les  papiers  de  La  Tréaumont,  le  plan  des  con- 
spirateurs était,  après  avoir  renversé  le  gouvernement,  de  convoquer 
une  chambre  de  la  liberté^  où  tous  les  différends  des  gentilshommes 
seraient  réglés  sous  la  présidence  du  chevalier  de  Rohan,  qu'ils 
comptaient  bien  faire  investir  par  le  peuple  d'une  autorité  à  peu 
près  illimitée.  «  Quand  la  noblesse  sera  à  cheval,  avait  dit  La  Tréau- 
mont, il  faudra  venir  faire  révolter  Paris  et  demander  les  états-gé- 
néraux. »  Enfin  le  chevalier  de  Rohan  aurait  dit  en  se  frottant  les 
mains  :  «  Je  mourrois  content,  si  je  pouvois  une  fois  tirer  l'épée  con- 
tre le  roi  dans  une  bonne  révolte.  » 

Pressé  de  tous  côtés,  espérant  fléchir  Louis  XIV  par  un  aveu, 
Rohan  se  décida  à  parler.  Après  leé  plus  grandes  protestations  d'at- 
tachement pour  le  roi,  il  dit  que  s'il  avait  proféré  quelques  plaintes 
contre  lui,  c'était  «  en  quelque  sorte  par  un  emportement  de  ten- 
dresse et  pour  ainsi  dire  de  jalousie,  comme  un  amant  en  auroit 
pour  sa  maltresse,  i>  qu'il  avait  eu  néanmoins  le  malheur  de  lui 
déplaire,  et  que,  chaque  fois  qu'il  lui  avait  demandé  une  grâce,  il 
s'était  vu  refuser.  Désespéré,  l'idée  lui  était  venue  d'exploiter  le 
mécontentement  de  la  Normandie  et  d'envoyer  van  den  Enden  en 
Flandre,  mais,  ajoutait-il,  «  sans  prendre  d'engagement,  et  seule- 
ment pour  voir  ce  que  les  Espagnols  diroient.  »  Ces  aveux  ne  lui 
ayant,  à  sa  grande  surprise,  servi  de  rien ,  il  essaya  plus  tard  d'en 
atténuer  la  portée.  Vains  efforts!  la  conspiration  était  flagrante,  et 
sa  culpabilité,  de  même  que  celle  du  chevalier  de  Préaux,  de  M"*  de 
Villars  et  de  van  den  Enden,  étaient  avérées.  Le  droit  de  défense  eût- 
il  existé,  les  avocats  les  plus  habiles  ne  les  auraient  pas  fait  absoudre. 
La  clémence  royale  pouvait  leur  faire  grâce,  la  justice  devait  sévir. 

Une  lettre  de  La  Reynie  à  Colbert  du  26  novembre  1674  lui  ap- 
prit qu'ils  seraient  condamnés,  les  trois  premiers  à  avoir  la  tête 


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I 


MCOLAS   DE   LA   REYNIE.  837 

tranchée,  le  dernier  à  être  pendu  devant  la  Bastille,  de  Préaux  et 
van  den  Enden  devant  être  préalablement  soumis  à  la  question.  La 
Reynie  aurait  voulu  qu'il  en  fût  de  môme  pour  le  chevalier  de  Rohan: 
mais  la  chambre  de  l'Arsenal  lui  en  épargna  l'humiliation  et  les 
douleurs.  La  Reynie  prévenait  en  outre  Golbert  que  l'arrêt  était 
ajourné  au  lendemain,  afin  que  l'exécution  pût  avoir  lieu  le  même 
jour.  «  Je  vous  supplie,  ajoutait-il,  de  me  faire  savoir  s'il  y  a  quel- 
que choix  particulier  à  faire  d'un  confesseur  pour  M.  de  Rohan;  le 
père  Bourdaloue  n'en  était  pas  encore  satisfait  à  midi.  »  A  partir  de 
cet  instant  jusqu'à  la  dernière  heure,  les  lettres  de  La  Reynie  se 
succèdent.  Le  27  novembre,  à  sept  heures  du  matin,  il  écrit  à  un 
de  ses  agens  :  «  Faites-moi  savoir  par  le  sieur  Desgrez  tout  ce  qui 
se  passera  à  la  prononciation  de  l'arrêt,  particulièrement  à  l'égard 
de  M.  de  Rohan,  et,  s'il  y  a  quelque  chose  d'important,  écrivez- 
moi  sur  un  morceau  de  papier,  et  mettez-le  entre  les  mains  du 
sieur  Desgrez,  que  je  ferai  tenir  à  la  Bastille  pour  cela.  11  y  a  ici  un 
courrier  de  Saint-Germain  qui  attend  ce  que  je  vous  demande,  et 
que  je  ferai  partir  sur-le-champ...  »  Un  contemporain  a  prétendu 
que  Louis  XIV  aurait  fait  grâce  au  chevalier  de  Rohan,  s'il  n'eût 
craint  de  paraître  céder  à  l'influence  de  Golbert,  qu'on  supposait 
s'y  intéresser  à  cause  de  son  gendre,  le  duc  de  Ghevreuse,  dont  le 
chevalier  de  Rohan  était  parent.  Pour  ôter  tout  prétexte  aux  com- 
mentaires, Golbert  quitta  Ja  cour  pendant  quelques  jours,  et  c'est  à 
Seignelay  que  La  Reynie  adressa  ses  dernières  lettres.  Noble  pri- 
vilège du  génie!  on  essaya  d'une  représentation  de  CinnUy  mais 
Louis  XIV  demeura  inflexible,  alléguant,  dit-on,  qu'il  s'agissait  de 
la  France,  non  de  lui,  et  qu'il  n'était  pas  libre  de  pardonner  à  des 
hommes  qui  avaient  comploté  avec  l'étranger.  Les  ordres  suprêmes 
furent  donc  donnés.  Le  27  novembre,  à  dix  heures  du  matin,  La 
Reynie  prévint  Seignelay  que  toutes  les  dispositions  étaient  prises, 
les  troupes  commandées,  les  chaînes  des  principales  avenues  abou- 
tissant à  la  rue  Saint-Antoine  tendues.  11  l'informait  en  même  temps 
que  le  chevalier  de  Rohan,  humble  et  courageux  tout  à  la  fois, 
avait  communié  avec  de  grands  sentimens  de  piété,  et  que  le  père 
Bourdaloue  était  invité  à  ne  rien  négliger  pour  provoquer,  au  der- 
nier moment,  ses  aveux  concernant  le  crime  d'état.  Une  autre  lettre 
annonçait  à  Seignelay  que  van  den  Enden,  mis  à  la  question,  avait 
encore  chargé  le  chevalier  de  Rohan,  à  qui  il  aurait  ouï  dire  à  plu- 
sieurs reprises  :  Si  nous  pouvions  avoir  le  roi!  Enfin  à  sept  heures 
La  Reynie  rendit  compte  de  l'exécution.  Rohan  était  mort  en  chré- 
tien, avec  une  fermeté  modeste,  mais  sans  avoir  pu  prendre  sur  lui 
de  regarder  de  sang-froid  son  dénonciateur.  Pour  éviter  quelque 
récrimination  violente,  on  mit,  d'après  La  Reynie,  «  ce  misérable 


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838  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

étranger  dans  un  lieu  séparé,  »  et  ce  fut  le  seul,  quoi  qu'on  en  ait 
dit,  qui  mourut  lâchement.  Bien  que  le  concours  de  la  population 
eut  été  immense,  l'exécution  s'était  faite  au  milieu  d'un  calme  in- 
usité. Revenant  le  lendemain  sur  les  accusés  qui  restaient  à  juger, 
La  Reynie  conclut  pour  leur  mise  en  liberté  en  faisant  observer  que, 
si  l'arrêt  n'en  avait  pas  même  parlé,  c'était  à  raison  de  leur  inno- 
cence présumée. 

Ce  sage  conseil,  qui  honore  le  magistrat,  prévalut  sans  doute, 
car  aucun  document  ne  mentionne  des  condamnations  nouvelles  se 
rattachant  à  l'affaire  du  chevalier  de  Rohan.  D'autres  complots  mar- 
quèrent-ils cette  période  du  grand  règne?  On  peut  l'affirmer  hardi- 
ment, et  d'ailleurs  la  certitude  existe  que  des  passions  mauvaises 
continuèrent  à  fermenter.  Ainsi  le  20  février  1682  cet  auditeur  à  la 
chambre  des  comptes  dont  il  a  été  question  dans  le  procès  des  poi- 
sons, Jean  Maillard,  fut  condamné  à  mort  pour  n'avoir  pas  ré?élé 
des  projets  criminels  contre  le  roi.  Sept  années  plus  tard,  le  4  oc- 
tobre 1689,  le  marquis  de  Seignelay  écrivait  à  La  Reynie  pour  re- 
former d'une  conspiration  contre  Louis  XIV  et  contre  l'état.  «  Il  y  a 
sept  personnes,  ajoutait-il,  qui  doivent  être  arrêtées  et  conduites  à 
Vincennes,  et  comme  il  est  important  qu'elles  n'aient  aucune  com- 
munication ,  le  roi  veut  que  vous  y  alliez  vous-même  pour  faire 
préparer  les  logemens...  (1)  »  Heureusement  aucun  de  ces  projets 
n'aboutit,  et  sauf  quelques  cas  exceptionnels,  comme  dans  les  af- 
faires de  Bonnesson,  de  Roux  de  MarciUy  et  du  chevalier  de  Rohan, 
ils  restèrent  le  secret  de  la  police.  Ce  règne,  l'un  des  plus  longs  de 
nos  annales,  et  qui  eut  aussi  ses  agitations,  aujourd'hui  trop  ou- 
bliées, ne  fut  souillé  par  aucune  tentative  sérieuse  d'assassinat.  Ces 
fureurs  criminelle^,  qui  ont ,  hélas  !  réveillé  tant  de  fois  en  sursaut 
la  France  du  xix*  siècle,  s'arrêtèrent  devant  Louis  XIV.  Leur  der- 
nière explosion  avait,  il  est  vrai,  été  terrible,  car  en  frappant  dans 
la  force  de  l'âge,  le  14  mai  1610,  le  prince  chez  qui  tant  de  fermeté 
et  de  courage,  de  bon  sens  et  de  grandes  vues  s*unissaât  aux  plus 
vives  qualités  de  l'esprit,  le  monstre  du  fanatisme  avait  fait  à  la 
France,  au  triple  point  de  vue  de  son  influence  extérieure,  de  sa 
prospérité  et  du  développement  régulier  des  libertés  publiques,  une 
blessure  que  nulle  autre  n'égala  jamais. 

C'est  encore  pendant  l'administration  de  La  Reynie  que  survint 
un  des  plus  graves  incidens  qui  aient  troublé  notre  pays.  Tant  que 
vécut  Turenne,  la  question  religieuse,  traitée  avec  les  ménagem»» 
que  commandait  la  raison  politique,  ne  causa  au  gouvernement  de 
Louis  XIV  que  des  difficultés  d'un  ordre  secondaire.  A  la  mort  deTu- 

(1)  Archive»  de  Pempire,  Registres  des  secrétaires  d'état,  16«9. 

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NICOLAS   DE   LA    REYNIE.  839 

renne  (1675),  les  mauvaises  dispositions  du  chancelier  Le  Tellier  et  de 
Louvois  contre  les  protestans  devinrent  plus  marquées;  mais  Colbert, 
dont  la  tolérance  s'étendait  jusqu'aux  juifs  en  faveur  de  l'industrie, 
continua  de  résister  au  nom  de  cet  intérêt  considérable.  «  M.  Colbert, 
écrivait  un  jour  M""*  de  Maintenon,  ne  pense  qu'à  ses  finances,  et 
presque  jamais  à  la  religion.  »  Peu  à  peu  les  exigences  des  catholi- 
ques exclusifs,  que  le  chancelier  soutenait  ouvertement,  s'accrurent. 
Au  mois  de  septembre  1680,  une  protestante  qui  demeurait  au  fau- 
bourg Saint-Germain  étant  tombée  malade,  des  prêtres  de  Saint- 
Sulpice  pénétrèrent  chez  elle  sans  y  être  appelés.  Il  s'ensuivît  quel- 
ques désordres  au  sujet  desquels  Colbert  demanda  des  explications 
à  La  Reynie.  Quoique  très  réservée,  sa  lettre  renfermait  un  blâme 
réel  contre  les  prêtres  qui  forçaient  ainsi  la  porte  des  malades.  Une 
famille  industrielle  restée  célèbre,  celle  de  van  Robais,  dont  le  chef 
avait  initié  la  France  à  la  fabrication  des  beaux  draps  de  Hollande, 
était  protestante.  Tout  en  désirant  sa  conversion,  Colbert  la  proté- 
gea jusqu'au  bout  contre  les  capucins  d'Abbeville,  qui,  suivant  ses 
expressions,  la  pressaient  trop.  Le  moment  vint  pourtant  où  il  céda 
au  torrent,  et  l'on  a,  de  ses  dernières  années,  beaucoup  de  lettres 
par  lesquelles  il  ordonne  d'expulser  des  finances  et  des  fermes  tous 
les  religionnaires.  De  son  côté,  le  marquis  de  Seignelay,  qui  diri- 
geait la  marine  sous  ses  ordres,  écrivit  le  4  juillet  1680  à  l'inten- 
dant de  Brest  :  «  Sa  majesté  attendra  encore  un  mois  ou  deux  que 
les  officiers  de  la  religion  prétendue  réformée  se  mettent  en  état  de 
profiter  de  la  grâce  qu'elle  a  bien  voulu  leur  accorder,  et  elle  chas^ 
sera  ceux  qui  auront  persévéré  dans  leur  opiniâtreté.  »  Une  seule 
exception  était  faite  à  l'égard  de  Du  Quesne  à  cause  du  besom  qu'on 
avait  de  ses  services,  et  combien  de  fois  elle  lui  fut,  sinon  repro- 
chée, du  moins  rappelée  !  Mais  quand  la  mort  dç  Colbert,  véritable 
calamité  nationale,  eut  laissé  le  champ  libre  à  l'influence  du  vieux 
Le  Tellier  et  de  l'impétueux  Louvois,  les  édits  contre  les  protestans 
se  multiplièrent.  Même  avant  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  la 
persécution  avait  atteint  un  degré  de  violence  dont  la  seule  excuse, 
s'il  pouvait  y  en  avoir  une,  serait  dahs  la  complicité  de  la  popula- 
tion, depuis  les  classes  les  plus  éclairées  jusqu'aux  plus  ignorantes. 
Un  fait  digne  de  remarque,  c'est  que,  d'après  le  dernier  article  de 
l'édit  de  révocation,  les  protestans  pouvaient,  «  en  attendant  qu'il 
plût  à  Dieu  de  les  éclairer  comme  les  autres^  demeurer  dans  le 
royaume,  y  continuer  leur  commerce  et  jouir  de  leurs  biens,  sans 
pouvoir  être  troublés  ni  empêchés,  à  condition  de  ne  point  s'assem- 
bler sous  prétexte  de  prière  ou  de  culte.  »  Or  cet  article  était  en 
contradiction  formelle  avec  le  plein  pouvoir  donné  précédemment 
aux  intendans  d'expulser  du  royaume  tous  ceux  qui  résisteraient  à 


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8&0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  grâce.  Quelques  intendans  ayant  demandé  des  instructions  plus 
précises,  Louvois  dissipa  tous  les  scrupules  en  leur  écrivant  qu'il 
ne  doutait  pas  que  quelques  logemens  un  peu  forts  ne  détrompas- 
sent les  religionnaires  de  leur  erreur  sur  Tédit  que  M.  de  Château- 
neuf  (c'était  le  secrétaire  d'état  ayant  les  affaires  de  religion  dans 
ses  attributions)  leur  avoit  dressé.  «  Sa  majesté,  ajoutait  Louvois, 
désire  que  vous  vous  expliquiez  fort  durement  contre  ceux  qui  vou- 
dront être  les  derniers  à  professer  une  religion  qui  lui  déplaît  et 
dont  elle  a  défendu  l'exercice  par  tout  son  royaume.  »  Recomman- 
dations bien  dignes  du  ministre  impitoyable  qui,  dans  le  temps  même 
où  il  était  livré  aux  grands  tourbillons  de  la  vie  et  des  passions  hu- 
maines, écrivait  à  un  commandant  de  province  :  «  Sa  majesté  veut 
qu'on  fasse  sentir  les  dernières  rigueurs  à  ceux  qui  ne  voudront  pas 
suivre  sa  religion,  et  ceux  qui  auront  la  sotte  gloire  de  vouloir  res- 
ter les  derniers  doivent  être  poussés  jusqu'à  la  dernière  extrémité.  » 
Était-on  assez  loin  des  temps  heureux  où  le  jeune  roi,  suivant  de 
confiance  les  inspirations  de  Colbert,  invoquait,  pour  dissuader 
Charles  II  d'épouser  les  rancunes  religieuses  de  son  parlement, 
«  la  douceur  et  la  considération  avec  lesquelles  les  princes  catho- 
liques traitoient  dans  leurs  états  ceux  de  leurs  sujets  qui  profes- 
soient  une  autre  croyance  (1)  !  » 

La  Reynie,  on  s'en  doute  bien,  fut  activement  mêlé  aux  affaires 
de  religion  dans  Paris.  Une  intrigue  ministérielle  les  lui  avait  un 
moment  soustraites ,  une  autre  intrigue  les  lui  rendit.  Le  spectacle 
intime  des  rivalités  et  des  jalousies  qui  troublent  la  sphère  des 
hommes  appelés  à  gouverner  sera  toujours  un  curieux  sujet  d'étude. 
Quel  intérêt  ne  doit-il  pas  s'y  attacher  quand  ces  rivalités  se  pro- 
duisent à  l'occasion  d'un  fait  tel  que  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes, 
qui  fut  accueilli  avec  une  si  aveugle  faveur  par  les  multitudes,  avec 
de  si  justes  imprécations  par  ceux  qui  en  étaient  victimes,  et  qui 
est  resté  l'un  des  événemens  les  plus  considérables  d'un  règne  à 
jamais  célèbre?  Un  contemporain,  le  marquis  de  Sourches,  grand- 
prévôt  de  la  cour  et  en  position  de  bien  voir,  raconte  que,  les 
affaires  de  religion  étant,  vers  1685,  les  seules  de  quelque  impor- 
tance, chacune  des  factions  du  ministère,  toujours  partagé  entre 
les  influences  jalouses  des  familles  Colbert  et  Le  Tellier,  essayait 
d'en  attirer  à  soi  la  direction  et  le  détail.  Par  sa  charge  de  secré- 
taire d'état  ayant  l'Ile-de-France  dans  ses  attributions,  le  marquis 
de  Seignelay  devait  connaître  de  toutes  les  questions  intéressant  les 
protestans  de  Paria.  S'il  faut  en  croire  le  grand-prévôt,  La  Reynie, 

(1)  Bibliothèque  impériale,  Mss.  FF.,   10,266.   BecuBÛ  de  LeUres  de  Louis  XIV; 
lettre  du  24  mars  1663. 


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MCOLAS    DE    LA   REYNIE.  8U 

dont  Colbert  avait  fait  la  fortune,  s'était  mis  depuis  dans  les  inté- 
rêts de  Louvois,  et  celui-ci  l'aurait  récompensé  en  lui  faisant  don- 
ner l'affaire  des  poisons,  qui,  de  son  propre  aveu,  lui  causa  les  plus 
grands  ennuis.  Outré  de  cette  ingratitude,  Seignelay  résolut  de  lui 
ôter  les  affaires  des  protestans  pour  les  confier  au  lieutenant  civil 
Le  Camus,  son  adversaire  déclaré,  et  Louis  XIV  approuva  la  substi- 
tution. Écoutons  maintenant  le  marquis  de  Sourches. 

a  M.  de  Harlay,  dit-il,  procureur-général  du  parlement  de  Paris  (1),  en- 
nemi mortel  de  M.  Le  Camus,  ne  put  souffrir  cette  préférence.  Il  vint  trou- 
ver M.  de  Louvois,  avec  lequel  il  avoit  de  grandes  liaisons,  lui  représenta 
le  tort  que  Ton  faisoit  à  M.  de  La  Reynie  parce  qu'il  étoit  attaché  à  ses  in- 
térêts, et  que  M.  de  Seignelay  triomphoit  et  mettoit  M.  Le  Camus  sur  le 
pinacle.  M.  de  Louvois  convint  avec  lui  de  faire  son  possible  pour  détrôner 
M.  Le  Camus,  et  en  même  temps  M.  le  procureur-général  alla  trouver  le 
roi,  et  lui  insinua  adroitement,  entre  beaucoup  d'autres  choses,  que  c'étoit 
faire  un  tort  signalé  à  M.  de  La  Reyuie  que  de  lui  ôter  la  commission  des 
huguenots,  qui  étoit  un  véritable  fait  de  police,  et  qu'assurément  il  s'en 
acquitteroit  pour  le  moins  aussi  bien  que  M.  Le  Camus.  Comme  ils  en  rai- 
sonnoient  encore,  M.  de  Louvois,  qui  avoit  donné  rendez-vous  chez  le  roi  à 
M.  le  procureur-général,  entra  dans  le  cabinet,  et,  se  mêlant  dans  la  con- 
versation, appuya  le  sentiment  de  M.  le  procureur-général  si  fortement 
que  le  roi,  sur-le-champ,  lui  fit  expédier  un  ordre  par  lequel  il  attribuoit 
la  connoissance  des  affaires  des  huguenots  à  M.  de  La  Reynie,  avec  défense 
à  M.  Le  Camus  de  s'en  mêler  à  l'avenir.  » 

Le  tour  était  joué.  C'est  ainsi  que,  par  amour-propre  et  pour 
ne  pas  se  laisser  amoindrir,  La  Reynie  se  trouva  chargé  des  con- 
versions et  abjurations  dans  Paris.  Un  volumineux  recueil  (2)  con- 
tenant, avec  de  nombreux  rapports  de  police,  des  lettres  de  Har- 
lay, de  Pellisson  et  de  Besmaux ,  gouverneur  de  la  Bastille ,  une 
prodigieuse  quantité  d'actes  de  foi  et  bien  d'autres  pièces,  prouve  la 
part  beaucoup  trop  grande  que  La  Reynie  prit  à  ces  malheureuses 
affaires.  Il  prouve  en  outre  que,  si  la  passion  contre  les  religion- 
naires  était  ardente  chez  les  agens  du  gouvernement,  elle  l'était 
plus  encore  dans  les  masses.  Le  fanatisme  qui  avait  armé  leurs  bras 
cent  ans  auparavant  subsistait  encore,  quoique  affaibli,  et  le  pouvoir, 
si  violent  qu'il  fût,  était  plus  modéré  que  la  multitude;  il  est  vrai 
qu'il  n'avait  pas  les  mêmes  excuses.  Un  rapport  de  police  du  28  sep- 
tembre 1682  jette  sur  ces  dispositions  de  la  population  parisienne  une 
triste  lumière.  Le  garçon  d'un  marchand  de  vin  du  faubourg  Saint- 

(1)  Il  ne  fut  nommé  premier  président  qu'en  1089. 

(2)  Bibliothèque  impériale,  Mss.  S.  F.,  7,050.  Révocation  d$  Védit  de  Nantes,  6  vo- 
lumes in-folio.  Ces  manuscrits,  également  désignés  sous  le  nom  de  a  Papiers  de  Lu 
Reynie,  »  sont  exclusivement  relatifs  aux  affaires  de  religion. 


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8i2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Marcel,  professant  comme  son  patron  la  religion  réformée,  avait 
reçu  un  coup  d'épée  mortel  dans  une  rixe.  Dn  vicaire  de  Saint-Mé- 
dard  l'alla  voir  et  ne  put  le  décider  à  se  confesser.  «  Le  menu  peuple, 
dit  le  rapport,  en  ayant  eu  connoissance,  s'assembla  en  un  moment 
au  nombre  de  sept  à  huit  cents,  un  peu  plus  ou  moins,  et  étant  de- 
vant la  maison  du  blessé,  ils  firent  toutes  les  violences  qu'on  se  peut 
imaginer,  frappèrent  à  coups  de  pierres,  bâtons  et  règles,  contre  les 
portes,  qu'ils  rompirent  à  quelques  endroits,  cassèrent  toutes  les 
vitres,  et  s'efforcèrent  d'entrer  dans  la  maison,  s' écriant  :  a  Ce  sont 
des  huguenots  et  parpaillots  qu'il  faut  assommer,  même  mettre  le  feu 
aux  portes,  s'ils  ne  nous  rendent  le  blessé.  »  L'arrivée  d'im  com- 
missaire mit  la  populace  en  fuite.  Quant  au  malade,  il  persista  dans 
son  refus  et  mourut  le  lendemain.  Les  scènes  de  ce  genre  se  renou- 
velaient souvent.  Le  2à  juin  1690,  le  fils  d'un  nouveau  converti  en  ap-- 
parence  voyait  passer  une  procession,  le  chapeau  sous  le  bras,  mais 
debout.  Sur  le  refus  de  se  mettre  à  genoux,  il  fut  insulté  et  rentra 
chez  lui.  La  madson  allait  être  forcée  et  brûlée  quand  l'arrivée  d'un 
commissaire,  appuyé  d'agens  déterminés,  dissipa  l'attroupement. 
Une  autre  lettre  de  La  Reynie  à  M.  de  Harlay  portait  que  le  peuple 
continuait  d'insulter  les  nouveaux  catholiques  et  que  beaucoup  de 
gens  avaient  la  tête  troublée  par  l'excès  du  vin  et  de  l'eau-de-vie. 
<(Les  fourbisseurs,  ajoutait-il,  ont  marché  par  les  rues  avec  des 
enseignes  et  l'épée  nue.  Le  mena  peuple  du  quartier  Montmartre 
et  du  quartier  Saint-Denis  est  sans  raison,  et  ce  sera  un  très  grand 
bonheur  si  le  reste  du  jour  se  passe  sans  désordre.  J'ai  fait  avertir 
les  brigades  qui  sont  établies  pour  la  sûreté  des  grands  chemins  de 
se  trouver  chacune  en  un  lieu  marqué  hors  des  faubourgs  où  Ton 
pourroit  les  trouver  en  cas  de  besoin.  Les  cavaliers  du  guet  sont  pa- 
reillement avertis,  et  j'ai  chargé  les  commissaires  de  demeurer  dans 
leurs  quartiers  et  d'avertir  de  tout  ce  qui  méritera  la  moindre  at- 
tention, et  j'aurai  aussitôt  l'honneur  de  vous  en  rendre  compte.  »  Ne 
dirait-on  jas  une  .scène  de  la  Saint-Barthélémy  î 

Les  derniers  édits  n'admettant  pas  qu'il  pût  y  avoir  encore  dans 
le  royaume  des  personnes  pratiquant  une  religion  qui,  comme  le  di- 
sait le  pieux  Louvois,  dèplaisoit  au  roi  y  l'administration  appelait 
nouveaux  catholiques  non-seulement  ceux  qu'on  supposait  n'avoir 
fait  semblant  de  se  convertir  que  pour  échapper  à  la  rigueur  des 
ordonnanc  es,  mais  encore  ceux  qui  n'avaient  fait  aucun  acte  de  con- 
version. Il  suffit  de  lire  ces  ordonnances  pour  être  édifié  sur  les 
procédés  que  les  agens  du  gouvernement  étaient  autorisés  à  mettre 
en  œuvre.  Il  fallait  avant  tout  ne  rien  négliger  pour  que  Louvois 
conservât  a  prépondérance  dans  le  conseil.  Naturellement  les  let- 
tres de  ca«'het,  les  ordres  d'exil  étaient  la  monnaie  courante  des 


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NICOLAS   DE    LA   REYNIE.  8&3 

convertisseurs,  et  Ton  en  trouve  un  grand  nombre  dans  les  papiers 
de  La  Reynie.  Le  20  novembre  1685,  une  conférence  avait  eu  lieu 
chez  le  procureur -général  de  Harlay  pour  étudier  les  moyens  de 
bâter  les, conversions.  D'après  La  Reynie,  quelques-unes  des  per- 
sonnes présentes  prétendirent  qu'on  ne  parviendrait  à  rien,  «  si 
Ton  ne  faisoit  entrer  des  troupes  dans  Paris,  »  C'était,  on  le  voit, 
le  germe  des  dragonnades.  Moins  absolu  sur  ce  point,  La  Reynie  dit 
qu'il  lui  paraissait  sui&sant  de  prévenir  les  protestans  qu'on  ferait 
élever  leurs  enfans  par  des  catholiques,  qu'une  punition  exemplsdre 
frapperait  ceux  qui  essaieraient  de  passer  à  l'étranger,  que  la  maî- 
trise serait  retirée  aux  artisans  protestans  déjà  reçus  maîtres,  et 
qu'elle  serait  conférée  sans  frais  aux  nouveaux  convertis.  II  propo- 
sait encore  de  réunir  chez  lui  les  convertis,  par  cinquante  ou  soixante, 
avec  un  pareil  nombre  de  protestans  déjà  ébranlés,  dans  l'espoir  de 
les  entraîner  par  l'exemple.  Il  croyait  en  outre  nécessaire  de  faire 
distribuer  quelques  aumônes  au  nom  du  roi  à  ceux  qui  étaient 
dans  le  besoin.  Suivant  lui  (et  son  opinion  était  relativement  très 
modérée),  cet  ensemble  de  mesures  rendrait  inutile  la  coopération 
des  soldats. 

Ces  conseils  furent  entendus,  du  moins  en  ce  qui  concernait  Pa- 
.ris,  et  le  spectacle  des  conversions  par  logemens  paraît  avoir  été, 
sauf  pourtant  quelques  exceptions,  épargné  à  la  capitale.  Par  con- 
tre, celles  à  prix  d'argent,  dont  le  gouvernement  se  contentait 
pour  le  moment,  espérant  que  le  temps  ferait  le  reste,  abondèrent, 
et  il  en  existe  bien  des  preuves  authentiques.  Un  ancien  protes- 
tant, jadis  très  compromis  à  la  cour  pour  son  dévouement  à  Fou- 
quet,  mais  depuis  rentré  en  grâce  et  très  bien  auprès  de  Louis  XIV, 
dont  il  était  devenu  le  rédacteur  intime,  Pellisson,  avait  été  chargé 
de  la  distribution  des  aumônes  royales  à  ceux  qui  feraient  acte  de 
foi  catholique.  On  doit  à  La  Reynie  la  conservation  de  beaucoup  de 
ces  actes  de  foi.  Les  uns  sont  très  développés,  et  c'étaient  ceux 
qu'on  exigeait  sans  doute  des  protestans  relaps;  les  autres,  non 
moins  catégoriques  et  positifs,  mais  très  concis,  imprimés  d'ail- 
leurs comme  les  premiers,  de  telle  sorte  que  les  nouveaux  convertis 
n'avaient  qu'à  signer,  sont  ainsi  conçus  :  «  Je  crois  de  ferme  foi 
tout  ce  que  l'église  catholique,  apostolique  et  romaine  professe.  Je 
rejette  sincèrement  toutes  les  hérésies  et  opinions  erronées  que  la 
même  église  a  condamnées  et  rejetées.  Ainsi  Dieu  soit  à  mon  aide 
et  ses  saints  Évangiles,  sur  lesquels  je  jure  de  vivre  et  de  mourh: 
dans  la  profession  de  cette  même  foi!  »  Les  rôles  indiquant  par  quar- 
tier le  nom  des  personnes  qui  se  convertissaient  et  des  sommes  qui 
leur  étaient  allouées  ont  également  été  conservés.  Quand  au  con- 
traire un  protestant  refusait  de  se  convertir,  une  lettre  de  cachet 


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Shh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'envoyait  à  la  Bastille  ou  au  For-rÉvêque.  Les  plus  heureux,  ceux 
qu'un  protecteur  puissant  prenait  sous  son  patronage,  en  étaient 
quittes  pour  un  ordre  d*exil. 

En  môme  temps  qu'on  soumettait  à  de  misérablçs  séductions  les 
protestans  besoigneux,  rien  n'était  épargné  pour  ramener  au  catho- 
licisme ceux  qu'on  avait  cru  devoir,  à  raison  de  leur  obstination  ou 
de  quelque  motif  particulier,  faire  enfermer  à  la  Bastille.  La  cor- 
respondance de  M.  de  Besmaux  est  là-dessus  très  explicite.  Le  h  mars 
1686,  il  prévenait  La  Reynie  qu'un  des  prêtres  admis  à  la  Bastille 
pour  la  conversion  des  prisonniers  pressait  fort  M.  Masclary,  M.  de 
Bessé  et  sa  femme,  et  en  espérait  beaucoup.  «  Je  m'y  appliquerai 
de  mon  mieux,  ajoutait-il,  et  vous  avertirai  de  la  suite.  »  De  la  part 
d'un  commandant  de  citadelle,  cette  application  était  au  moins  sin- 
gulière. Sur  ces  entrefaites,  un  exempt  de  robe  courte  avait  reçu 
je  ne  sais  quel  ordre  concernant  M'"  de  Bessé.  «  Je  vous  supplie , 
écrit  alors  Besmaux  à  La  Reynie,  que  M.  Auzillon  n'exécute  pas 
l'ordre  qu'il  a  pour  M'"*  de  Bessé.  M.  l'abbé  de  Lamon  l'a  mise 
à  la  raison,  aussi  bien  que  son  mari.  Tous  deux  méritent  de  la 
louange  d'avoir  très  fort  combattu  et  d'avoir  pris  cette  résolution. 
M""'  de  Bourneau,  aussi  éclairée  que  M"»*  de  Bessé,  est  de  la  partie, 
et  si  M.  (l'abbé)  Gervais  a  le  loisir,  vous  saurez  bientôt  l'exécution. 
Je  lui  écris.  »  Veut-on  avoir  une  idée  des  complications  et  des  con- 
tradictions où  cette  malheureuse  affaire  avait  jeté  le  gouvernement? 
A  la  même  époque,  Louvois  conjurait  M.  de  Barillon,  ambassadeur 
en  Angleterre,  de  décider  les  ouvriers  français  qui  s'y  étaient  ré- 
fugiés pour  cause  de  religion  à  rentrer  en  France,  et  M.  de  Barillon 
lui  répondait  (9  janvier  1687)  qu'il  s'y  employait  de  son  mieux,  mais 
que  les  Anglais  ne  négligeaient  rien  de  leur  côté  pour  les  retenir.- 
Le  7  août  suivant,  l'ambassadeur  annonçait  à  Louvois,  comme  une 
victoire,  qu'il  avait  déterminé  trois  ouvriers  papetiers  à  rentrer  en 
France.  Fallait-il  donc  commettre  tant  d'iniquités  pour  faire  en- 
suite, parce  qu'on  avait  besoin  d'eux,  de  telles  avances  à  des  arti- 
sans que  la  crainte  de  la  confiscation  et  de  la  mort  n'avait  pas  em- 
pêchés d'aller  chercher  du  travail  hors  de  leur  pays? 

Quelle  était  la  pensée  intime  de  La  Reynie  sur  les  violences  dont 
il  fut  le  trop  docile  instrument?  Sa  correspondance  avec  Louvois 
nous  Taurait  peut-être  appris;  on  ne  sait  ce  qu'elle  est  devenue. 
La  conférence  où  il  combattit  l'appel  des  troupes  à  Paris  pour  pro- 
voquer des  conversions,  sa  mauvaise  humeur  contre  les  indiscrets 
zélés  qui  compromettaient  tout,  les  soins  qu'il  prenait  pour  empê- 
cher les  brutalités  de  la  populace  parisienne  envers  les  protestans 
iidèles  à  leur  croyance,  indiquent  assez  qu'il  était  opposé  aux  ri- 
gueurs. Catholique  convaincu  (son  testament  en  fournit  la  preuve). 


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NICOLAS   DE   LA   REYNIE.  845 

conciliant,  mais  ferme,  il  avait  sans  doute,  comme  le  roi  et  la  plu- 
part de  ses  contemporains,  embrassé  avec  joie  Fidée  de  voir  la 
France  entière  professer  la  même  religion.  Par  malheur,  le  sys- 
tème adopté  n'était  pas  fait  pour  amener  un  tel  résultat.  Vers  1690, 
quand  la  persécution  eut  aigri,  exaspéré  les  esprits,  le  gouverne- 
ment, alors  en  guerre  avec  les  puissances  protestantes,  crut  que 
les  protestans  de  l'intérieur  faisaient  des  vœux  pour  elles  contre  lui: 
ils  furent  même  accusés,  car  il  faut  tout  dire,  de  se  cotiser  pour  ve- 
nir en  aide  aux  ennemis.  «  On  a  donné  au  roi,  écrivait  Pontchar- 
train  le  31  août  1692,  un  mémoire  touchant  les  assemblées  de  nou- 
veaux catholiques  qui  se  font  à  Paris  et  les  sommes  qu'on  prétend 
qu'ils  amassent  pour  les  envoyer  en  Angleterre...  )rCinq  ans  après, 
l'année  même  où  La  Reynie  fut  remplacé,  Pontchartrain  écrivait 
encore  à.son  successeur  :  «  Le  roi  ayant  été  informé  qu'il  se  faisoit 
des  collectes  d'argent  entre  les  nouveaux  catholiques  pour  les  en- 
nemis, sa  majesté  a  envoyé  ordre  à  M.  Phélypeaux  de  faire  arrêter 
Lefranc  et  le  notaire  Briet.  Le  roi  veut  que  vous  alliez  les  interro- 
ger pour  connoître  leur  commerce  (1).  »  L'accusation  était-elle  fon- 
dée? Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  soupçon  seul  d'un  acte  pareil 
était  fait  pour  rendre  odieux  les  religionnaires.  Quant  à  La  Reynie, 
s'il  remplit  souvent  à  leur  égard  le  rôle  de  modérateur,  on  doit  con- 
venir qu'il  ne  leur  épargna  pas  toujours  les  tracasseries  ni  les  per- 
sécutions. 11  eût  mieux  fait  à  coup  sûr,  si  les  passions  religieuses 
lui  paraissaient  excessives,  de  se  retirer;  mais  ces  passions,  il  les 
partageait  dans  une  certaine  mesure.  Un  homme  seul,  c'était,  à  vrai 
dire,  le  plus  généreux  de  tous,  Vauban,  conseillait  ouvertement  à 
Louvols  la  tolérance;  mais  Louvois,  principal  auteur  des  mesures 
dont  il  reconnut  trop  tard  le  mauvais  effet,  n'osait  pas  dire  la  vérité 
au  roi,  et  le  mal  allait  sans  cesse  en  s' aggravant. 

On  pense  bien  que  les  conséquences  économiques  de  ces  persé- 
cutions ne  se  firent  pas  attendre.  Non-seulement  les  manufactu- 
riers protestans  étaient  les  plus  riches,  leurs  coreligionnaires  étaient 
aussi  les  ouvriers  les  plus  industrieux.  L'expatriation  des  uns  et  des 
autres  priva  donc  gratuitement  le  royaume  des  capitaux  et  des  bras 
les  plus  intelligens.  Alors,  et  en  pleine  paix,  commença  cette  dé- 
cadence matérielle  de  la  France  que  les  coalitions  étrangères  et  les 
disettes  portèrent  vers  la  fin  du  siècle  à  un  excès  qui  fut  la  grande 
tristesse  de  La  Bruyère,  de  Fénelon,  de  Racine,  et  qui  provoqua 
les  mâles  protestations  de  Vauban  et  de  Boisguilbert.  Nous  n'avons 
pas  les  réflexions  sur  l'état  de  la  France  remises  par  Racine  à  M""®  de 
Maintenon  et  par  elle-même  au  roi,  qui  les  reçut  si  mal;  tous  deux 
s  honorèrent  par  cette  tentative  avortée,  dont  le  contre-coup  abré- 

(I)  Arch.  de  Tempire.  I^istres  des  secrétaires  d'ét<U.  Lettre  du  15  septembre  1697» 

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8ft6  RETUE   DES-  DEUX  MONBES. 

gea,  dit-on-,  les  jours  du  noble  €ft  tendre  poète.  Une  pièce  non  a- 
gnée  et  restée  Jusqu'à  ce  jour  încownue  y  suppléerait,  si  rien  pou- 
vait remplacer  un  écrit  tle  Racine.  On  trouve  pafmi  les  papiers  de- 
Louvois,  à  la  date  de  jaqner  1^586,  un  mémoire  sans  signature,  res- 
pectueux dans  la  forme,  exagéré  Bans  doute  dans  Texposé  des  faits, 
mais  projetant  sur  ccftte^oque,  où  les  malheurs  du  règne  se  dessi- 
naient à  peine,  de  tristes  lueurs  qui  font  {M^sentir  ceux  des  années^ 
suivantes,  quand  la  guerre,  cette  guerre  fhneste  qui  devait  durer 
plus  de  vingt  ans,  commença  à  sévir; 

ff  La  France  (disait  l'autear  du  mémoire),  qui  étoit  naguère  le  magasia 
des  richesses  et  l'habitation  des  plus  heureux  peuples  de  la  terre,  semble 
dégénérer  sous  le  règne  du  plus  grand  des  rois  par  une  fatalité  dont  on 
ressent  les  effets  sans  en  pénétrer  la  cause.  En  effet,  on  ne  voit  partout 
que  des  fermes  abandonnées,  des  nobles  ruinés,  des  marchands  en  faillite, 
des  créanciers  désespérés,  des  pauvres  moribonds,  des  paysans  désolés, 
des  maisons  en  ruine...  Vn  François  zélé  pour  la  gloire  de  son  souverain, 
s'est  transporté  à  diverses  reprises  dans  toutes  ies  provinces  de  FVanoe  et 
dans  tous  les  états  qui  ravoisinent  à  dessein  de  découvrir  cette  cause,  et  il  est 
en  état  de  démontrer  d'où  Tient  qu^en  France  For  et  l'argent  deviennent  si 
rares,  que  les  grands  seigneurs  sont  dans  une  espèce  d'indigence,  et  que  les 
artisans,  faute  de  travail,  vont  établir  chez  les  étrangers  tant  de  riches  ma- 
nufactures, pourquoi  les  plus  grands  marchands  ont  fait  banqueroute  de- 
puis vingt  ans,  par  quelle  raison  les  terres  qui  valoient  dix  mille  livres  de 
rente  bien  payées  n'en  valent  pas  six  mal  payées...  » 

L'auteur  du  mémoire  insistait  ensuite  sur  la  dépopulation  des 
villes,  l'engorgement  des  hôpitaux,  Témigration  des  catholiques 
eux-n^mes,  et  il  s'oilrait  enfm  pour  conjurer  tant  de  maux.  Je 
sais  le  cas  qu'il  faut  faire  des  donneurs  d'avis,  et  combien  ils  tien- 
nent de  près  aux  utopistes;  mais,  les  couleurs  du  tableau  fussent- 
elles  chargées,  la  situation  bien  connue  des  années  qui  suivirent  ne 
permet  pas  de  tout  nier.  Il  n'est  que  trop  certain  que  la  révocation 
dé  redit  de  Nantes  avait  porté  un  coup  fatal  à  l'industrie  et  au  com- 
merce, restaurés,  au  prix  de  tant  de  sacrifices,  par  le  patriotisme 
énergique  et  patient  de  Golbert;  il  -est  certain  encore  que  deux  ans 
après,  quand  la  guerre  de  1688  éclata,  le  contrôleur-général  Le 
Peletier,  qui  n'avait  pu  traverser  sans  d'extrêmes  difficultés  une 
période  de  paix,  déclina  le  fardeau  malgré  les  instances  réitérées 
de  Louis  XIV.  Pourquoi  donc  (car  on  ne  saurait  trop  le  redire,  et 
ces  retours  vers  le  passé  peuvent  être  utiles  dans  les  situations  les 
plus  différentes),  pourquoi  les  sages  avis  de  Turenne,  de  Golbert, 
de  Vauban,  n'avaient-ils  pas  été  suivis  et  leur  avait-on  préféré  ceux 
de  Le  Tellier  et  de  Louvois?  L'habileté  suprême  n'est-elle  pas  de 
conquérir  les  cœurs  par  la  persuasion,  par  les  voies  de  douceur,, 
avec  l'aide  du  temps,  en  réservant  la  rigueur  pour  les  cas  extrêmes 


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«IGOLAS   M   LK    REYNIE.  847 

OÙ  la  \dolcnce  provoque  la  lutte?  Or  on  n'en  était  pas  là  en  1685, 
et  les  protestans,  c'est  une  justice  à  leur  rendre,  n'avaient  jamais 
été  plus  soumis  et  moins  à  craindi:e.  Pour  revenir  à  La  Reynie  et  à 
la  mission  qu'il  eut  à  remplir  dans  ces  conflits,  modéré,  si  on  le 
compare  à  ceux  qui  l'entouraient,  il  empêcha  sans  doute  bien  des 
excès;  mais  il  en  laissa  aussi  commettre  beaucoup  trop  et  eut  la  fai- 
blesse de  s'y  associer. 

V. 

Cependant  les  difficultés  augmentaient  pour  le  lieutenant-géné-^ 
rai  de  police  avec  la  continuation  de  la  guerre  et  la  durée  du  règne; 
mais,  semblable  à  tous  les  hommes  en  place,  il  ne  paraissait  pas 
disposé  à  prendre  sa  retraite,  comme  si  l'expérience,  sauf  quelques 
exceptions  éclatantes,  pouvait  remplacer  la  vigueur  de  l'esprit  et 
du  corps.  Longtemps  les  ministres  l'avaient  habitué  aux  compli- 
mens  les  plus  flatteurs,  à  l'approbation  la  plus  complète.  Quand  en 
1689  Pontchartrain  devint  contrôleur- général,  les  choses  changè- 
rent d'aspect.  Aimable,  spirituel,  plein  de  grâce  et  de  feu  dans  le 
monde,  mais  tranchant  et  cassant  dans  les  affaires,  Pontchartrain 
ne  ménagea  pas  La  Reynie,  et  semble  n'avoir  rien  négligé  pour  re- 
conduire. A  l'occasion  des  troubles  suscités  en  16^2  par  la  cherté 
du  pain,  il  écrivait  au  premier  président  de  Harlay  :  a  II  ne  faut 
pas  que  M.  de  La  Reynie  se  plaigne  que  le  service  de  la  police  ne 
se  fait  point,  sous  prétexte  qu'on  en  a  disqpensé  quelques  officiers. 
Pareilles  querelles  d'Allemand  ne  me  vont  point;  on  en  a  substitué 
un  bien  plus  grand  nombre  que  celui  qu'on  en  a  dispensé.  C'est  à 
lui  à  se  faire  servir  par  les  voies  d'amende  et  d'aptorité  qui  lui  sont 
confiées,  et  il  ne  doit  pas  compter  que  ses  faux  prétextes  lui  ser- 
vent d'excuses  là-dessus.  »  La  Reynie  lui-même  ne  semblait  pas 
très  rassuré  non  plus  sur  les  dispositions  de  M.  de  Harlay,  à  qui  il 
écrivait  assez  humblement  (20  juin  1692)  au  sujet  de  mesures  contre 
les  vagabonds  de  Paris  :  a  Par  malheur  pour  le  public  et  pour  vous- 
même,  vous  ne  sauriez  nous  rendre  tels  que  vous  voudriez  que  nous 
fussions,  et  tels  que  nous  devrions  être.  » 

Conseiller  d'état  ordinaire  depuis  1686,  La  Reynie  était  alors  âgé 
de  soixante-sept  ans,  et  il  y  en  avait  vingt-cinq  qu'il  occupait  l'em- 
ploi de  lieutenant-général  de  police.  Au  mois  de  décembre  1690 , 
Jérôme  Bignon  en  avait  eu  la  survivance,  à  la  demande  du  titu- 
laire, qui,  d'après  Dangeau,  «  avoit  prié  le  roi  de  le  soulager  dans 
les  fonctions  de  cette  charge,  qui  étoit  fort  pénible,  »  d'où  l'on  peut 
conclure  qu'il  songeait  parfois  à  s'en  démettre,  mais  que  le  charme 
irrésistible  du  pouvoir  le  retenait.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  indéci- 
sions, le  moment  de  la  retraite  arriva.  J^me  Bignon  ayant  pré- 


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848  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

féré  et  obtenu  une  intendance,  La  Reynie  vendit  sa  charge  à  d'\r- 
genson  moyennant  50,000  écus  (janvier  1697).  Il  restait  d'ailleurs 
conseiller  d'état  en  service  ordinaire,  et  ces  fonctions  devaient  lui 
faire  une  vieillesse  encore  suffisamment  occupée.  Dans  Tannée  qui 
suivit,  il  fut  chargé  d'interroger  à  la  Bastille  la  célèbre  M**  Guyon. 
Un  an  après,  le  chancelier  Boucherat  étant  mort,  La  Reynie  fut  cité 
avec  plusieurs  autres  personnages  pour  le  remplacer;  mais  Pont- 
chartrain,  fatigué  des  finances,  aspirait  aux  honneurs  de  la  chan- 
cellerie, et  fut  préféré  par  le  roi,  qui  avait  besoin  de  sa  place  pour 
Chamillart.  Douze  années  s'étaient  écoulées  depuis  que  La  Rejmie 
avait  résigné  ses  fonctions  actives,  et,  son  énergie  morale  persévé- 
rant, il  refusait  de  se  plier  aux  conséquences  de  l'âge  et  des  infir- 
mités. Plus  ses  forces  le  trahissaient,  plus  il  se  rattachait  aux  affw- 
res.  11  fallut  que  Pontcharirain  l'en  arrachât  par  un  coup  d'autorité. 
«  J'espérois  vous  voir  au  conseil  à  Paris  jeudi  dernier,  lui  écrivit-il 
le  2  décembre  1708,  et  je  m'en  faisois  le  plaisir  cpie  vous  savez  que 
j'ai  toujours  quand  je  vous  vois.  J'appris  avec  douleur  que  votre 
santé,  qui  malheureusement  s'altère  tous  les  jours,  vous  avoit  em- 
pêché d'y  venir,  et  cela  me  confirme  avec  grand  regret  dans  l'exé- 
cution d'une  pensée  que  je  vous  aurois  simplement  communiquée, 
si  je  vous  avois  vu.  Cette  pensée  est  de  vous  soulager  malgré  vous- 
même  dans  votre  travail,  et  de  le  diminuer,  quelque  utile  qu'il  soit 
au  public.  Vous  tenez  trois  bureaux,  celui  des  vacations,  un  des 
parties,  un  des  finances.  Souffrez  que  je  vous  soulage  du  premier: 
c'est  celui  qui  vous  fatigue  le  plus.  Il  exige  même  plus  que  tous 
les  autres,  pour  le  bien  de  la  justice  et  pour  l'honneur  des  cours 
dont  on  attaque  les  arrêts,  que  celui  de  messieurs  les  conseillers 
d'état  qui  a  l'honneur  de  présider  à  ce  bureau  soit  régulièrement  et 
exactement  présent  au  conseil  et  à  toutes  les  cassations  qui  s'y 
rapportent.  Vous  savez  cependant,  et  nous  ne  l'éprouvons  qu'avec 
trop  de  douleur,  que  vous  ne  venez  plus  au  conseil  depuis  très  long- 
temps... » 

L'avertissement  était  formel ,  et  force  fut  à  La  Reynie  de  s'exé- 
cuter. Dépossédé  pour  n'avoir  pas  su  se  retirer  à  temps  des  fonc- 
tions qu'il  avait  prétendu  conserver  au-delà  des  limites  natureDes, 
il  dut,  tout  en  se  plaignant  et  récriminant,  se  replier  sur  lui-même 
et  attendre  l'heure  finale.  11  avait  fait  le  1"  septembre  1696  un  tes- 
tament dont  quelques  dispositions  ont  été  remarquées.  En  premier 
lieu,  son  corps  devait  être  enterré  dans  le  cimetière  de  sa  paroisse 
et  non  dans  l'église,  «  ne  voulant  pas,  disait-il,  que  son  cadavre  fût 
rais  dans  les  lieux  où  les  fidèles  s'assembloient,  et  que  la  pourriture 
de  son  corps  y  augmentât  la  corruption  de  l'air  et  par  conséquent 
le  danger  pour  les  ministres  de  l'église  et  pour  le  peuple.  »  On  re- 
connaît dans  ces  recommandations  dernières  la  sollicitude  du  ma- 


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MCOLVS   DE   LA   REVNIE.  849 

gistrat  qui  avait  tant  fait  pour  la  salubrité  de  Paris.  Ne  pouvant 
réformer  un  abus  enraciné  dans  la  vanité,  La  Reynie  protestait  du 
moins  par  son  exemple.  Après  avoir  expliqué  les  libéralités  qu'il 
entendait  faire  aux  pauvres  et  à  divers  établissemens  charitables,  il 
défendait  que  l'église  fût  tendue  en  noir  pour  lui,  se  bornant  à  de- 
mander, le  jour  de  son  inhumation,  autant  de  messes  qu'il  poitrroit 
en  être  dit.  Veuf  en  1658  d&  sa  première  femme,  il  avait  épousé, 
dix  ans  après,  Gabrielle  de  Garibal,  fille  d'un  maître  des  requêtes, 
dont  il  eut  un  fils  et  une  fille.  Il  laissa  à  son  fils,  outre  sa  part  de 
succession,  ses  livres  imprimés  et  reliés  et  ses  livres  d'estampes, 
évalués  à  20,000  francs  environ,  «  quoiqu'il  n'eût  pas,  disait-il  avec 
douleur  dans  son  testament,  déféré  jusque-là  à  ses  avis.  »  On  sait 
en  effet  par  Saint-Simon  que  ce  fils,  «  qui  ne  voulut  jamais  rien 
faire,  pas  même  venir  recueillir  la  succession  de  son  père,  étoit  allé, 
longtemps  avant  la  mort  de  celui-ci,  s'enterrer  dans  les  curiosités 
de  Rome,  où  il  avoit  passé  sa  vie,  non-seulement  dans  le  mépris  du 
bien,  mais  dans  l'obscurité  et  sans  s'être  marié.  » 

Le  véritable  créateur  de  la  police  parisienne,  celui  qui  avait  pour 
ainsi  dire  organisé  la  sécurité  dans  la  capitale,  et  dont  une  multi- 
tude de  règlemens  encore  en  vigueur,  notamment  sur  les  jeux, 
les  théâtres,  la  mendicité,  etc.,  attestent  la  sagesse  et  l'activité, 
mourut  à  Paris  le  14  juin  1709,  âgé  de  quatre-vingt-quatre  ans. 
On  a  pu  voir,  par  ces  règlemens  mêmes  et  par  sa  correspondance, 
qu'il  était  de  la  race  des  administrateurs  dont  le  nom  mérite  de 
survivre.  D'une  honnêteté  qu'aucun  soupçon  n'effleura,  vigilant  et 
conciliant  tout  à  la  fois,  instrument  habile  et  énergique,  quoique 
d'une  fidélité  douteuse  dans  ses  amitiés,  car  il  passa  dans  le  camp 
de  Louvois  après  avoir  épuisé  les  grâces  de  Golbert  vieillissant,  les 
trente  années  où  il  dirigea  la  police  furent,  on  peut  le  dire,  celles 
où  les  crimes  et  les  violences  diminuèrent  dans  la  plus  forte  propor- 
tion, où  l'ordre  fit  le  plus  de  progrès,  où  le  développement  de  la  vie 
sociale  fut  le  plus  sensible.  On  l'a  vu  dans  une  circonstance  solen- 
nelle, l'affaire  des  poisons,  en  butte  aux  reproches  acerbes  des  en- 
nemis de  Louvois,  et  l'on  n'a  pas  oublié  ce  que  disait  M'"*  de  Sé- 
vigné  de  sa  réputation  abominable-,  mais  on  a  pu  voir  aussi  (ce 
qu'ignoraient  ses  contemporains)  que  ses  sévérités  avaient  pour  mo- 
bile les  recommandations  réitérées  de  Louis  XIV,  et  il  a  constaté, 
avec  une  bonne  foi  touchante ,  ses  indécisions  et  ses  doutes.  Quand 
en  1697  d'Argenson  fut  nommé  lieutenant-général  de  police,  Saint- 
Simon  fit,  au  sujet  de  son  prédécesseur,  ces  réflexions  qui  ont  ici 
leur  place  marquée  :  «  La  Reynie,  conseiller  d'état,  si  connu  pour 
avoir  tiré  le  premier  la  charge  de  lieutenant  de  police  de  son  bas 
état  naturel  pour  en  faire  une  sorte  de  ministère,  et  fort  important 

TOMB  L.  —  1864.  5i 


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I 


850  EETUE   DES  DEUX  MONDES. 

par  la  confiance  du  roi,  ses  relations  continuelles  ayec  la  cour,  et  le 
nombre  de  choses  dont  il  se  mêle,  où  il  peut  servir  ou  nuirç  infini- 
ment aux  gens  les  plus  conaidérables,  obtint  enfin,  à  quatre-vingts 
ans  (1),  la  permission  de  quitter  un  si  pénible  emploi,  qu'il  a?oit 
le  premier  ennobli  par  l'équité,  la  modestie  et  le  désintéressement 
avec  lequel  il  l'avoit  rempli,  sans  se  relâcher  de  la  plus  grande 
exactitude  ni  faire  de  mal  que  le  moins  et  le  plus  rarement  qu'il  loi 
étoit  possible.  Aussi  étoit-ce  un  homme  d'une  grande  vertu  et  d*ane 
grande  capacité,  qui,  dans  ime  place  qu'il  avoit  pour  ain$i  dire  créée, 
devoit  s'attirer  la  haine  publique,  et  s'acquit  pourtant  l'estime  uni- 
verselle. »  Ailleurs  cependant  Saint-Simon  reproche  à  La  Rejnie  de 
s'être  noyé  dans  les  détails  d'une  inquisition  qui,  comme  œlle  de 
saint  Dominique,  «  dégénéra  en  plaie  mortifère  et  en  fléau  d'ét&t.i 
Le  marquis  de  Soorches,  en  louant  «  son  manège,  son  esprit,  sa  gra- 
vité, »  fait  remarquer  qu'il  parlait  peu.  Il  a  par  contre  beaucoup  tra- 
vaillé, beaucoup  écrit,  et  laissé  assez  de  matériaux  pour  recon- 
stituer en  quelque  sorte  son  administration.  Ce  qui  en  ressort  avec 
évidence,  c'est  que,  tout  en  inclinant  par  caractère  aux  vmes  delà 
douceur,  il  seconda,  avec  l'activité  minutieuse  qu'il  portait  partout, 
les  vues  de  Le  Tellier  et  de  Louvois  dans  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes,  cette  grande  iaule  du  règne.  On  l'eût  à  la  vérité  brisé  sans 
pitié,  s'il  avait  osé  contrarier  l'esprit  d'intolérance  qui  emportait  la 
nation  entière;  mais  il  ne  l'a  pas  essayé,  se  contentant  die  faire  le 
peu  de  bien  qu'il  pouvait,  et,  comme  dit  Saint-Simon,  le  moins  de 
mal  possible.  Sous  ces  réserves,  on  ne  saurait  trop  louer  son  intel- 
ligence des  besoins  de  la  société  nouvelle,  son  dévouement  à  la 
chose  publique,  son  zèle,  que  les  glaces  de  l'âge  ne  purent  refroi- 
dir. Le  moyen  enfin  de  refuser  ses  sympathies  «  à  ce  magistrat  des 
anciens  temps,  comme  dit  encore  Saint-Simon,  si  redoutable  aux 
vrais  criminels  par  ses  lumières  et  sa  capacité?  »  Les  magistrats  des 
anciens  temps  avaient,  n'en  déplaise  à  Saint-Simon,  moins  de  ver- 
tus et  de  lumières  que  ceux  du  xtii'  siècle;  mais  l'inteotion  du 
grand  chroniqueur  n'en  mérite  pas  moins  d'être  notée,  et  l'éloge, 
avec  la  signification  qu'il  lui  donne,  a  une  valeur  que  je  ne  veux 
pas  lui  dter.  Honnête  et  désintéressé,  novateur  pratique,  ne  croyant 
pas  au  bien  absolu  et  infatigable  à  la  recherche  du  mieux,  La  Rey- 
nie  est  en  définitive,  sauf,  bien  entendu,  les  préjugés  économiques 
et  les  passions  religieuses  de  son  temps,  un  adininistrateur  digne 
d'être  pris  pour  modèle,  et  qu'il  y  aura  toujours  gloire  à  imiter. 

PiERBE  Clément. 

(i)  Né  en  1925,  La  R^yiiîe  B*ami  alors  que  soixante-doue  ans. 


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LA 


BANQUE  DE  FRANCE 


BT 


LES  BANQUES  DÉPARTEMENTALES 


S'il  y  a  quelquefois  de  rinconvénient  à  trop  discuter,  il  y  en  a 
encore  plus  à  ne  pas  discuter  assez.  On  commence  à  s'en  aperce- 
voir un  peu  tard  à  propos  de  la  loi  qui  a  prorogé  le  privilège  de  la 
Banque  de  France  jusqu'en  1897.  Le  corps  législatif  l'a  votée  dans 
une  demi-séance,  à  la  fin  de  la  session  de  1857,  bien  qu'elle  aliénât 
pour  trente  ans  un  des  droits  les  plus  importans  de  l'état,  et  les 
questions  vitales  qu'elle  soulevait  ont  été  à  peine  abordées.  On  peut 
affirmer  que  le  corps  législatif  ferait  un  peu  plus  de  difficulté  au- 
jourd'hui. Un  incident  inattendu  a  réveUlé  tout  à  coup  les  pro- 
blèmes endormis  par  quinze  ans  de  silence,  et,  bien  qu'il  ne  soit 
plus  temps  de  les  résoudre  législadvement,  il  n'est  plus  possible  de 
les  oublier.  Quelques-unes  de  ces  questions  délicates  ont  été  dis- 
cutées dans  la  Revue  en  pleine  connaissance  de  cause  (1).  Je  par- 
tage la  plupart  des  opinions  de  M.  Victor  Bonnet,  et  je  n'entrepren- 
drai pas  de  redire  ce  qu'il  a  très  bien  dit;  mais  je  diffère  avec  lui 
sur  im  point  qui  me  parait  des  plus  importans  :  je  veux  parler  de  la 
question  de  savoir  si,  dans  un  grand  pays  comme  la  France,  plu- 
sieurs banques  valent  mieux  qu'une.  Je  l'examinerai  en  dehors  de 
toute  préoccupation  relative  à  la  Banque  de  Savoie  proprement  dite, 

(1)  La  Liberté  des  banques  d'émission  et  le  Taux  de  VimUrét,  pir  M.  Victor  Bonnet, 
livraison  du  i*' janvier  1864.  On  comprend  que  nous  appelions,  sur  un  sujet  de  cette 
importance ,  toutes  les  opinions  désintéressées  qui  peuTeni  Téclairer  utilement  pour  le 
pays. 


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852  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  dilTiculté  soulevée  pai*  cet  incident  ayant  eu  pour  effet  de  réveiller 
la  discussion  générale. 

Je  suis  de  ceux  qui  pensent  que  plusieurs  banques  rendraient 
plus  de  services  qu'une  seule,  et,  pour  bien  marquer  dès  le  début 
le  point  en  litige,  je  n'entends  pas  parler  de  banques  libres,  établies 
et  régies  à  volonté  par  le  premier  venu,  mais  d'un  nombre  restreint 
de  banques  publiques,  constituées  et  réglementées  par  la  loi,  em- 
brassant dans  leurs  opérations  un  rayon  déterminé,  telles  enfin 
qu'elles  étaient  sorties  de  la  loi  de  l'an  xi  et  qu'elles  ont  existé  jus- 
qu'en 1848,  sauf  les  modifications  dont  l'expérience  a  démontré  la 
nécessité ,  et  que  le  temps  aurait  à  coup  sûr  introduites  dans  leur 
mécanisme.  Quel  devrait  en  être  le  nombre  ?  Une  enquête  ouverte 
dans  toute  la  France  pourrait  seule  répondre.  Les  uns  demanderaient 
une  banque  par  département,  les  autres  en  voudraient  seulement 
une  par  ressort  de  cour  d'appel  ou  vingt-huit  en  tout;  d'autres  en 
admettraient  moins  encore,  huit  ou  dix  par  exemple,  dessenant 
chacune  dix  ou  douze  départemens,  et  instituant  autour  d'elles  des 
succursales  dans  le  rayon  qui  leur  serait  assigné.  Ce  dernier  système 
me  parait  le  meilleur,  du  moins  pour  le  moment.  Au  sortir  d'un  mo- 
nopole rigoureux,  ce  qui  se  rapproche  le  plus  de  l'unité  mérite  la 
préférence,  pour  éviter  les  changemens  trop  brusques. 

Ce  qui  est  certain  dans  tous  les  cas,  c'est  qu'une  banque  unique 
peut  dilTicilement  suffire,  dans  un  pays  de  54  millions  d'hectares  et 
de  37  millions  d'habitans,  à  une  œuvre  aussi  immense,  aussi  com- 
pliquée,  avec  le  progrès  croissant  des  affaires,  que  l'entreprise  gé- 
nérale des  escomptes,  des  émissions  et  des  comptes  courans  sur 
toute  la  surface  du  territoire.  La  Banque  de  France  n'a  encore  pu 
réaliser  qu'une  bien  petite  part  de  son  gigantesque  programme  :  elle 
n'a  fondé  hors  de  Paris  que  cinquante -trois  comptoirs  ou  succur- 
sales, et,  hors  de  ces  cinquante -trois  places,  tout  le  reste  pâtit  (1). 
Même  dans  les  villes  qui  possèdent  des  comptoirs,  le  commerce 
local  se  plaint  d'être  sacrifié  au  centre.  L'extrême  centralisation  du 
crédit  ne  peut  produire,  suivant  un  mot  bien  connu,  que  rapoplexie 
(tu  centre  et  la  paralysie  aux  extrémités.  Que  dis-je?  le  centre  lui- 
même  souffre  de  ce  monopole  absolu,  en  ce  sens  que  les  ressources 
de  la  banque  unique,  au  lieu  de  se  concentrer  sur  Paris  et  les  en- 

(1)  Voici  CCS  cinquante-trois  succursales  dans  Tordre  de  leur  importance  :  LyoD,Blar- 
scille,  Lille,  Bordeaux,  Le  Havre,  Nantes,  Rouen,  Sti*asbourg,  Saint-Quentiu,  Mulhouse, 
Valencieniu's,  Besançon,  Montpellier,  Saint-Étienne,  Toulouse,  Reims,  Nîmes,  Caen, 
Angouléme,  Avignon,  Amiens,  Le  Mans,  Orléans,  Toulon,  Angers,  Clcrniont,  Dijon, 
Bar-le-Duc,  Nancy,  Dunkerque,  Sedan,  MeU,  Troyes,  Grenoble,  Limoges,  Tours,  La 
Rochelle,  Rayonne,  Saint-Lô,  Rennes,  Arras,  Poitiers,  Carcassoune,  Nice,  Nevers,  Agen, 
Laval,  Chàteauroux,  Brest,  Bastia,  Annonay,  Chalon-sur-Saône,  Fiers. 


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LES   BANQUES   DEPARTEMENTALES.  SîS'À 

virons,  se  dispersent  d'un  bout  de  la  France  à  l'autre.  De  toutes 
parts,  des  réclamations  s'élèvent;  le  faisceau  mal  lié  se  dissout,  et, 
pour  avoir  voulu  être  partout  à  la  fois,  on  finit  par  ne  plus  suffire 
nulle  part. 

La  Banque  de  France  a  fait  en  1863  pour  5  milliards  688  millions 
d'escomptes.  C'est  un  beau  chiffre,  mais  qui  aurait  pu  être  doublé,  si 
tous  les  besoins  légitimes  avaient  reçu  satisfaction.  Les  escomptes  de 
Paris  y  figurent  pour  les  trois  septièmes  (2  milliards  455  millions), 
ceux  des  départemens  pour  quatre  septièmes  (3  milliards  233  mil- 
lions). Peut-on  croire  de  bonne  foi  que  ce  soit  la  proportion  natu- 
relle? Si  riche  que  soit  la  ville  de  Paris,  il  est  bien  difficile  d'ad- 
mettre qu'elle  fasse  à  elle  seule  presque  autant  d'affaires  que  tout 
le  reste  de  la  France.  En  réalité,  les  trois  quarts  du  territoire  man- 
quent des  facilités  que  donne  au  commerce  la  proximité  d'une  ban- 
que. Cinquante  départemens  seulement  possèdent  des  succursales, 
car  le  département  du  Nord  en  a  trois  et  celui  de  la  Seine-Infé- 
rieure deux.  Trente-six  départemens,  non  compris  ceux  de  la  Sa- 
voie et  de  la  Haute-Savoie,  en  sont  privés  (1).  La  loi  de  1857  impose 
à  la  Banque  l'obligation  d'ouvrir  une  succursale  par  département. 
On  voit  combien  elle  est  loin  de  compte,  et  au  train  dont  elle  y  va, 
il  lui  faudrait  plus  de  vingt  ans  encore  pour  remplir  son  engage- 
ment. On  se  tromperait  d'ailleurs  en  croyant  qu'une  succursale 
dessert  tout  le  département  où  elle  se  trouve.  Son  action  s'arrête 
au  contraire  dans  un  rayon  très  étroit,  et  il  est  plus  facile  d'y  es- 
compter du  papier  sur  Paris  ou  sur  une  autre  succursale  que  sur 
les  petites  villes  voisines.  Ce  n'est  déjà  plus  assez  qu'un  comptoir 
par  département,  il  en  faudrait  un  dans  les  principaux  chefs-lieux 
d'arrondissement,  et  le  moment  approche  où  chaque  arrondisse- 
ment réclamera  le  sien.  La  France  se  divise  en  373  arrondissemens. 
(Juand  un  petit  pays  comme  l'Ecosse,  qui  n'a  pas  le  dixième  de  notr<- 
population,  alimente  iôO  comptoirs  ou  un  par  8,000  habitans,  ce 
n'est  pas  une  prétention  bien  exorbitante  que  d'en  demander  pour 
la  France  373  ou  un  pour  100,000  habitans.  Alors  seulement  l'or- 
ganisation du  crédit  embrassera  l'ensemble  du  territoire;  jusque-là 
on  ne  fera  rien  que  de  partiel  et  d'incomplet. 

Il  suffit  de  4  à  5  millions  d'escomptes  par  an  pour  payer  les  frais 
d'un  comptoir;  la  Banque  de  Fi*ance  en  donne  elle-même  la  preuve, 
puisque  sa  succursale  de  Bastia  n'a  fait  en  1863  que  4,682,000  fr. 

(1)  Ces  départemens  sont  :  Ain,  Allier,  Basses- Alpes,  Hautes-Alpes,  Ariége,  Aveyron, 
Cantal,  Cher,  Corrèze,  Côtes-du-Nord ,  Creuse,  Dordogne,  Drùme,  Eure,  Eure-et-Loir, 
Gers,  Jura,  Landes,  Loir-et-Cher,  Haute-Loire,  Lot,  Lozère,  Haute-Marne,  Morbihan, 
Oise,  Hautes-Pyrénées,  Pyrénées-Orientales,  Hauto-Saùue,  Seiue-et-Oisc,  Seinc-n- 
Marne,  Deux-Sèvres,  Tarn,  Tarn-et-Garoniie,  Vendée,  Vosges,  Yonne. 


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85A  E£VUE   DEC   DEUX  MONDES. 

d'escomptes  et  celle  de  Châteauroux  4,388,000.  Ces  deux  succur- 
sales paient  leurs  frais  et  donnent  un  léger  bénéfice.  Il  y  a  en 
France  bien  peu  d'arrondissemens  qui  ne  puissent  fournir,  sinon 
peut-être  immédiatement,  du  moins  à  bref  délai,  5  millions  d'es- 
comptes par  an.  La  Banque  nous  le  prouve  encore,  car  nous  voyons 
la  succursale  de  Saint-Lô,  située  dans  une  ville  de  8  à  10,000  âmes, 
Cadre  pour  plus  de  22  millions  d'escomptes.  La  plupart  des  succur- 
sales existantes  sont  placées  dans  des  chefs-lieux  de  département; 
mais  il  en  est,  comme  celles  de  Bayonne  et  de  Chalon-sur-Saône, 
dans  des  chefs-lieux  d'arrondissement,  et  même,  conune  celles  de 
Fiers  et  d'Annonay,  dans  de  simples  chefs-lieux  de  canton.  Hors  des 
grandes  places  commerciales,  on  ne  comprend  pas  toujours  les  mo- 
tifs qui  ont  décidé  les  choix.  On  voit  des  villes  de  10  à  15,000  âmes 
avoir  des  comptoirs,  quand  des  villes  de  20,000, 30,000,  &0,000  âmes 
n'en  ont  pas.  Pourquoi  un  comptoir  à  Laval ,  par  exemple ,  quand 
on  en  refuse  à  Roubaix,  à  Cherbourg,  à  Boulogne,  à  Bourges,  à  Bé- 
ziers,  à  Castres,  à  Dieppe,  à  Abbeville,  à  Montluçon,  et  à  tant  d'au- 
tres places  non  moins  importantes? 

La  multiplicité  des  comptoirs  devient  d'autant  plus  nécessaire 
qu'ils  n'auraient  pas  seulement  pour  effet  d'étendre  le  crédit  com- 
mercial, mais  de  fonder  le  crédit  agricole.  On  parle  beaucoup  de- 
puis quelques  années  du  crédit  agricole.  Il  ne  se  répand  pourtant 
pas.  Pourquoi?  Parce  que  nos  cultivateurs  n'ont  pas  à  leur  portée 
les  moyens  d'escompter  leur  papier  à  de  bonnes  conditions.  Les 
petites  succursales  seraient  les  véritables  instrumens  du  crédit  agri- 
cole. Quand  chaque  arrondissement  aura  son  comptoir,  il  arrivera 
partout  ce  qui  arrive  à  Saint-Lô,  dont  le  comptoir  est  principale- 
ment alimenté  par  les  herbagers.  Ici ,  c'est  le  bétail  qui  fournit  la 
matière  première  des  escomptes;  ailleurs,  ce  sera  le  blé  ou  le  vin, 
la  laine  ou  la  soie,  suivant  l'infinie  diversité  des  cultures. 

Voit-on  maintenant  la  banque  unique  entreprenant  de  diriger 
ces  373  succursales  ou  seulement  les  90  qui  lui  sont  imposées  par 
la  loi!  11  ne  s'agira  bientôt  plus  de  5  milliards  d'escomptes,  mais 
du  double,  du  triple,  car  le  mouvement  des  affaires  va  en  s' accélé- 
rant. Avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  un  seul  établissement 
peut-il  prétendre  à  tout  prévoir  et  à  tout  faire,  de  manière  à  mettre 
partout  les  ressources  au  niveau  des  besoms?  Même  dans  l'état  ac- 
tuel, l'impossibilité  devient  chaque  jour  manifeste.  N'est-U  pas  re- 
grettable que  quand  la  Banque  a  de  grandes  demandes  à  satisfaire 
à  Paris,  elle  réduise  ses  escomptes  à  Marseille,  à  Bordeaux,  à  Lyon, 
qui  n'en  peuvent  mais?  Ne  voyons-nous  pas  ce  phénomène  singulier 
que,  si  elle  se  croit  forcée  de  hausser  son  escompte  à  Paris ,  elle  le 
hausse  par  ce  seul  fait  dans  toutes  ses  succursales?  Parce  qu'il  y  a 


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LES   BANQUES   OÉPARTEMENTAiLES.  855 

crise  à  Paris,  faut-11  de  toute  nécessité  que  l'escompte  monte  aussitôt 
àBayonne,  à  Nice,  à  Agen,  à  Bastia?  Dans  une  ville  de  1*20,000  habi- 
tans,  à  Toulouse,  la  Banque  a  imaginé  récemment  de  n'admettre  à 
l'escompte  que  trois  jours  par  semaine.  La  chambre  de  commerce  a 
réclamé,  et  la  Banque  a  cédé  de  mauvaise  gr&ce.  Cet  exemple  n'est 
pas  le  seul.  Qu'on  interroge  les  chambres  de  commerce,  on  verra 
ce  qu'elles  rendront. 

Un  des  signes  les  plus  frappans  de  ceitte  impossibilité  ioatérielle 
est  ce  qui  arrive  pour  les  encaisses.  C'est  déjà  une  entreprise  diffi- 
cile que  de  maintenir  dans  une  seule  ciôsse  le  numéraire  suffisant 
pour  acquitter  tous  les  billets  qui  peuvent  se  présenter.  La  difficulté 
centuple  quand  il  faut  se  tenir  prêt  sur  tous  les  points  à  la  fois.  La 
Banque  n'a  pas  seulement  une  caisse,  die  en  a  cinquante-quatre 
dispersées  aux  deux  bouts  du  territoire,  et  elle  •devrait  en  avoir 
beaucoup  plus.  De  là  des  inquiétudes  continuelles  et  d'intermina- 
bles embarras.  De  ce  centre  unique,  il  faut  sans  fm  ni  trêve  veiller 
à  l'état  de  ces  cinquante-quatre  caisses,  diriger  à  tout  moment  des 
espèces  sur  celles  qui  en  manquent,  en  retirer  de  celles  qui  en  ont 
trop,  et  après  bien  des  ordres  télégraphiques  donnés  dans  tous  les 
sens  on  est  toujours  exposé  à  l'aOront  de  voir  un  créancier  inattendu 
frapper  à  une  caisse  vide.  Ici  les  succursales  prennent  leur  revanche, 
ce  sont  elles  qui  épuisent  la  caisse  centrale.  Le  quart  seulement  de 
l'argent  monnayé  reste  à  Paris,  les  succursales  en  absorbent  les  trois 
quarts,  de  sorte  que  c'est  le  point  où  circulât  ie  plus  de  billets  et 
où  il  se  fait  le  plus  d'affaires  qui  conserve  le  moins  d'espèces  :  nou- 
velle et  bizarre  conséquence  du  monopole. 

Le  seul  moyen  d'alléger  ce  fardeau  est  de  le  partager.  Ce  qu'une 
banque  ne  peut  faire,  plusieurs  pourraient  l'accomplir.  Rien  de  plus 
facile  que  de  diviser  la  France  en  huit  ou  dix  régions  ayant  chacune 
leur  banque-mère.  Dès  ce  moment,  tout  devient  possible.  Moins 
nombreuses  et  moins  éloignées ,  les  succursales  de  chaque  banque 
présenteraient  moins  de  difficultés,  et  leur  réseau  s'étendrait  beau- 
coup plus  vite.  A  raison  4e  vingt  nouveaux  comptwrs  par  an  (^ 
deux  en  moyenne  par  chaque  région ,  il  faudrait  encore  seize  ans 
pour  en  fonder  un  par  arrondissement  en  commençant  par  les  plus 
riches;  dans  un  temps  où  tout  marche  si  vil»,  serait-ce  y  mettre 
trop  de  précipitation? 

La  Banque  de  France  ne  perdrait  pas  autant  qu'on  pourrait  croire 
à  cette  nouvelle  organisation  ;  elle  n'y  laisserait  qu'une  chimère 
impraticable  en  s' affranchissant  d'une  effrayante  responsabilité.  Elle 
conserverait  dans  le  partage  des  régions  la  ville  de  Paris  et  les  dé- 
partemens  les  plus  riches  de  France.  Son  rayon  s'étendrait  sur  neuf 
millions  d'habitans,  tandis  que  le  rayon  des  banques  locales  n'en 


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SÔ6  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

romprendrait  en  moyenne  que  le  tiers.  Cette  part  suffirait  pour 
([u'elle  fit  bientôt  autant  d'affaires  qu'aujourd'hui.  Elle  n'aurait  plus, 
il  est  vrai,  ses  grandes  succursales  de  Lyon,  de  Marseille,  de  Bor- 
deaux, de  Nantes,  de  Toulouse;  mais  elle  pourrait  conserver  celles  de 
Lille,  du  Havre,  de  Rouen,  de  Saint-Quentin,  de  Valenciennes,  qui 
n'ont  pas  beaucoup  moins  d'importance  ;  elle  se  délivrerait  de  qua- 
rante succursales  lointaines  et  peu  actives  qui  lui  donnent  plus  de 
soucis  que  de  profits,  en  les  remplaçant  par  des  villes  plus  rap- 
prochées. Croit-on  que  Versailles,  Chartres,  Évreux,  Beauvais,Laofl. 
Alençon,  Melun,  Fontainebleau,  Meaux,  Étampes,  Soissons,  Lisieui 
r.ompiègne,  Yvetot,  Louviers,  Pontoise,  Corbeil,  ne  pourraient  pas 
alimenter  un  comptoir  tout  aussi  bien  qu'Agen  ou  Chàteauroux?  Je 
ne  prétends  pas  rechercher  ici  jusqu'à  quel  point  les  t^mes  de  la 
loi  de  1857  donnent  à  la  Banque  le  privilège  unique  et  exclusif 
dont  elle  se  prétend  investie  (1).  Je  reconnais  sans  difficulté  que,  si 
elle  n'a  pas  pour  elle  le  texte  de  la  loi,  elle  a  l'usage,  la  posses- 
sion, le  sous-entendu  :  elle  peut  invoquer  le  principe  error  commu- 
nia facit  Jus  ;  mais  le  moment  n'est  peut-être  pas  éloigné  où  elle  y 
renoncera  d'elle-même.  C'est  dans  trois  ans,  en  1867,  que  le  gou- 
vernement pourra  exiger  d'elle  une  succursale  par  départemeot. 
Elle  aura  alors  à  examiner,  dans  son  propre  intérêt,  si  les  charges 
du  monopole  n'excèdent  pas  les  avantages.  Rien  n'empêche  que  ses 
actionnaires  soient  appelés,  à  titre  de  compensation,  à  verser  en 
tout  ou  en  partie  le  capital  des  banques  nouvelles,  ce  qui  facilitera 
peut-être  une  transaction. 

Les  objections  qu'on  oppose  aux  banques  multiples  sont  de  deux 
s<3rtes  :  l'une  porte  sur  la  sécurité,  qui  serait  moindre,  dit-on,  avec 
plusieurs  banques  qu'avec  une,  l'autre  sur  les  avantages  que  pré- 
sente pour  la  circulation  l'unité  du  billet  de  banque.  Ces  objections 
n'ont  quelque  valeur  qu'autant  qu'on  affecte  de  comparer  la  banque 
unique  avec  un  nombre  illimité  d'entreprises  libres  agissant  sans 
règle  et  sans  mesure.  Dès  qu'il  ne  s'agit  que  d'un  petit  nombre  de 
compagnies  autorisées,  tout  change  de  face.  On  ne  peut  voir  de  diffé- 
rence pour  la  sécurité  entre  une  ou  plusieurs  banques  également 
constituées  par  la  loi,  sinon  que  plusieurs  donnent  plus  de  garan- 
ties qu'une  seule.  Toute  banque  présente  des  dangers;  diviser  les 
binques,  c'est  diviser  le  risque.  Tout  le  monde  connaît  ce  proverbe 

1  )  L*article  f*»"  de  la  loi  de  1857  est  ainsi  conçu  :  «  Le  privilège  cooféré  à  la  Banque 
«i«-  France  par  les  lois  du  24  germinal  an  xi,  22  ayril  1806  et  30  juin  1840,  doat  la 
iUirée  expirait  le  30  décembre  1867,  est  proroge  et  ne  prendra  fin  que  le  31  décembrr 
1.^*^7.  m  Quand  on  se  reporte  aux  lois  de  germinal  an  xi  et  de  juin  18$0,  on  trwiTf 
•lue  tout  -s  deux.  Tune  dans  son  article  31  et  Tautre  dans  son  article  8,  réserreot  for- 
in<Mle:Ticnt  Pexistence  des  banques  départementales. 


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LES  BANQUES  DÉPARTEMENTALES.  857 

A'ulgaire  :  il  ne  faut  pas  mettre  tous  ses  œufs  dans  le  même  panier. 
Si,  pour  une  cause  ou  pour  une  autre,  la  confiance  du  public  dans  la 
l)anque  unique  vient  à  s'altérer,  tout  s'arrête  à  la  fois  sur  l'étendue 
entière  du  territoire;  la  crise  est  immense  et  universelle.  Dans  le 
système  de  la  pluralité,  les  fautes  commises  par  une  banque  ne  réa- 
gissent sur  les  autres  qu'indirectement;  elles  peuvent  se  secourir  ei 
se  soutenir  dans  les  momens  difficiles,  et  dans  le  cours  ordinaire 
des  choses  elles  s'instruisent  par  leurs  exemples  et  se  contrôlent  par 
la  comparaison.  On  n'essaiera  pas  sans  doute  de  prétendre  que. 
dans  l'état  actuel  des  affaires,  nos  premières  villes  commerciales 
ne  peuvent  fournir  des  hommes  en  état  de  diriger  une  banque  aussi 
bien  que  les  administrateurs,  si  habiles  qu'ils  soient,  de  la  Banque 
de  France.  Rien  n'est  d'ailleurs  plus  facile  que  de  leur  imposer  par 
la  loi  des  règles  plus  sévères  et  plus  efficaces  que  celles  qui  prési- 
dent à  notre  grand  établissement  de  crédit. 

La  constitution  de  la  Banque  de  France  présente  deux  vices  fon- 
damentaux. L'un  est  l'immobilisation  de  son  capital,  l'autre  le  droit 
illimité  d'émission  sans  aucune  proportion  exigée  avec  l'encaisse 
métallique.  Le  capital  versé  par  les  actionnaires  est  de  182  mil- 
lions, portés  à  plus  de  200  par  les  réserves  accumulées.  De  cette 
somme  il  ne  reste  pas  un  sou  dans  les  caisses  de  la  Banque;  150  mil- 
lions sont  placés  en  rentes  sur  l'état,  10  millions  en  immeubles, 
60  millions  avancés  au  trésor  public;  dans  un  moment  de  crise,  la 
réalisation  de  ces  gages  serait  fort  difficile.  En  même  temps  l'é- 
mission des  billets  peut  s'accroître  sans  limites,  de  telle  sorte  que 
nous  avons  vu  tout  récemment  un  découvert  d'un  milliard  (800  mil- 
lions en  billets  et  200  millions  en  dépôts  exigibles)  représenté  par 
un  encaisse  métallique  de  moins  de  200  millions.  De  pareils  faits 
sont  en  opposition  ouverte  avec  tous  les  principes  admis  en  cette 
matière  :  ils  peuvent  n'avoir  pas  dans  la  pratique  de  grands  dan- 
gers à  cause  de  la  confiance  qu'inspire  à  bon  droit  Tadministration 
de  la  Banque;  mais  une  constitution  qui  offre  de  pareils  défauts  ne 
saurait  être  donnée  comme  un  modèle.  L'organisation  des  banques 
départementales  pourrait  aisément  être  bien  meilleure.  Il  suffirait 
de  Remonter  à  leur  origine  pour  trouver  les  exemples  à  suivre. 
D'après  leurs  anciens  statuts,  la  somme  de  leurs  billets  en  circula- 
tion et  de  leurs  autres  engagemens  exigibles  ne  devait  jamais  excé- 
der le  triple  de  leur  encaisse  métallique.*  Il  va  sans  dire  que  leur 
état  de  situation  devrait  être  publié  tous  les  mois  et  même  toutes 
les  semaines,  et  avec  les  détails  nécessaires  pour  mettre  le  public  an 
courant  de  tout  ce  qu'il  doit  savoir. 

Toute  banque  qui  se  trouve  près  du  siège  du  gouvernement  pré- 
sente des  dangers  particuliers.  L'état  a  de  grands  besoins,  il  use 


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858  BETUE   MS  DUX  MONDES. 

souvent  de  son  autorité  pour  absorber  les  leseources  à  sa  portée. 
Tant  qu'a  duré  le  gouvernement  de  1830,  après  la  crise  des  pre- 
mières années,  k  trésor  public  n'a  demandé  à  U  Banque  aucune 
avance;  après  la  révolution  de  18&8,  les  avance»  ont  commencé. 
Elles  n'ont  été  d'abord  que  provisoires:  puis  le  moiMnt  est  vota  où, 
le  trésor  ne  pouvant  pas  s'acquitter,  il  a  iallu  les  consolider,  et  c'est 
ainâ  que  le  capital  de  la  Banque,  même  doublé  en  1857,  y  a  passi 
tout  entier.  Lc^  banques  départementales  seraient,  il  Eaut  l'e^er, 
un  peu  plus  à  l'abri  de  ces  exigences;  elles  pourraient  conaerrer  la 
plus  grande  partie  de  leur  cafûtal  en  numéraire. 

Reste  le  grand  cbeval  de  bataille,  l'unité  du  billet  de  banque.  Je 
ne  conteste  en  aucune  façon  les  avantages  de  celte  unité,  b^  que 
je  n'admette  pas  l'assimilation  du  billet  de  banque  à  la  monnaie. 
Le  billet  de  banque  n'est  une  monnaie  qu'autant  qu'il  a  cours  forcé, 
et  tout  le  monde  repousse  le  cours  forcé.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que 
le  billet  de  banque,  étant  plus  commode  que  la  monnaie,  se  sub- 
stitue avantageusement  à  eUe  dans  un  grand  nombre  de  transactions, 
et  cette  substitution  rencontre  d'autant  plusse  facilité  que  le  l)illet 
de  banque  est  plus  généralement  connu  et  accepté;  mais  il  n'est  ni 
impossible  ni  même  difficile  de  concilier  avec  la  pluralité  des  ban- 
ques, sinon  l'unité  proprement  dite,  du  moins  tous  les  avantages 
de  l'unité.  Il  suffit  que  la  loi  constitutive  les  oblige  à  s'ouvrir  réci- 
proquement des  crédits,  à  rembourser  leurs  billets  à  présentation, 
à  tirer  les  unes  sur  les  autres,  sous  la  condition  expresse  de  ré- 
gler leurs  OHnptes  tous  les  mois  ou  même  tous  les  quinze  jouis. 
Un  mécanisme  analogue  existe  de  temps  imménoorial  en  Ecosse  et  y 
fonctionne  parfaitement.  On  peut  (ordonner,  en  outre,  coniormément 
à  la  loi  de  l'an  xi,  que  les  billets  se  fabriqueront  tous  dans  le  même 
établissement  sous  la  surveillance  d'un  syndicat,  qu'ils  auront  tous 
la  même  apparence  extérieure  et  ne  se  distingueront  les  uns  des 
autres  que  par  le  nom  de  la  banque  et  les  signatures  des  adminis- 
trateurs. Croit-on  que,  dans  ces  conditions,  ces  huit  ou  dix  e^)ëces 
de  billets  ne  circuleraient  pas  tout  aussi  bien  qu'une  seule?  On  a 
parlé  de  billets  émis  par  le  gouvernement  et  distribués  aux  banques 
sous  certaines  conditions,  comme  à  New-York.  Cet  expédient  résou- 
drait encore  la  difficulté,  mais  il  n'est  pas  nécessaire.  L'association 
suffit. 

Les  défenseurs  du  billet  unique  distinguent  entre  les  opérations 
des  banques.  Ils  réclament  pour  une  seude  le  droit  d'émission,  et 
font  bon  marché  du  reste.  «  Si  l'émission  n'est  pas  libre,  disent-'ds, 
le  dépôt  et  l'escompte  le  sont.  Faites  autant  de  banques  de  dépôt  et 
d'escompte  que  vous  voudrez,  vous  en  avez  le  droit,  mais  à  condi- 
tion que  vous  n'émettrez  pas  de  billets  de  banque.  »  Cette  thèse  n'est 


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LES  BANQUES  DÉPARTEMENTALES.  859 

]>as  sérieuse.  Qui  ne  sait  que,  dans  Tétat  actuel  de  nos  habitudes, 
une  banque  locale,  privée  du  droit  d'émission,  ne  peut  s'établir 
qu'avec  beaucoup  de  peine  et  n'agir  qu'avec  des  moyens  insuf- 
fisans?  Qu'en  Angleterre  et  en  Amérique  des  banques  puissent  se 
soutenir  avec  la  seule  ressource  des  comptes  courans,  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  qu'il  en  soit  de  même  en  France,  hors  de  Paris  et 
de  quatre  ou  cinq  grandes  places  de  commerce.  Nous  voyons  que, 
même  en  Angleterre  et  en  Amérique,  les  banques  réunissent  pres- 
que toujours  la  ressource  des  émissions  à  celle  des  comptes  courans, 
et  certainement  l'usage  du  chèque  n'aurait  pas  pris  tant  de  déve- 
loppement, si  le  droit  d'émission  ne  l'avait  précédé.  Si  la  Banque 
de  France  n'avait  que  ses  comptes  courans,  elle  ne  ferait  pas  le  cin- 
quième de  ses  affaires;  son  immense  émission  fait  toute  sa  puis- 
sance. Les  petits  banquiers  de  nos  petites  villes  n'offrent  aucune 
garantie,  ils  le  prouvent  tous  les  jours  par  le  nombre  de  leurs  fail- 
lites. Rien  ne  limite  le  prix  qu'ils  mettent  à  leurs  services,  et  le 
bruit  public  les  accuse  souvent  de  profits  usuraires.  C'est  préci- 
sément pour  débarrasser  le  commerce  de  ces  secours  équivoques 
qu'on  réclame  des  banques  autorisées  et  réglées  par  la  loi.  Un  jour 
viendra  peut-être  où  le  droit  d'émission  sera  moins  exigé,  mais 
pour  le  moment  c'est  la  condition  nécessaire  de  tout  développement 
sérieux. 

On  se  sert  quelquefois,  à  l'appui  de  la  banque  unique,  de  l'exem- 
ple des  lois  rendues  en  Angleterre,  en  18Ai  et  18A5,  sur  la  propo- 
sition de  sir  Robert  Peel,  pour  réglementer  l'industrie  des  banques. 
*Cet  exemple  ne  dit  pas  ce  qu'on  veut  lui  faire  dire,  il  dit  même  le 
contraire.  Il  prouve  que  les  Anglais  ont  senti  la  nécessité  de  mettre 
des  limites  aux  émissions ,  qui  étaient  auparavant  tout  à  fait  arbi- 
traires; mais  la  pluralité  des  banques  n'entratne  nullement  l'émis- 
sion illimitée.  C'est  la  Banque  de  France  qui  jouit  de  ce  droit  ex- 
cessif, et  l'exemple  des  lois  de  sir  Robert  Peel  tourne  directement 
contre  elle.  Il  est  vrai  que  cet  homme  d'état  s'est  montré  peu  favo- 
rable à  l'extrême  multiplicité  des  banques  anglaises  et  qu'il  a  ma- 
nifesté le  désir  d'en  réduire  le  nombre;  mais  ce  nombre,  quel 
était-il?  Dans  un  pays  grand  comme  le  quart  de  la  France,  il  y  avait 
et  il  y  a  encore  plus  de  deux  cents  banques  ayant  le  droit  d'émis- 
sion, sans  compter  les  succursales  ou  branches.  On  comprend  sans 
peine  que,  devant  une  pareille  diversité,  sir  Robert  Peel  ait  reculé. 
A-t-il  supprimé  une  seule  banque?  Pas  une  seule.  Il  s'est  borné  à 
empêcher  qu'on  n'en  créât  de  nouvelles.  Si  la  France  avait  autant 
de  banques  d'émission  que  l'Angleterre  proportionnellement  à  sa 
surface,  elle  en  aurait  mille.  Nous  n'en  demandons  pas  tant. 

Après  l'Angleterre,  on  cite  la  Belgique.  La  Belgique  est,  comme 


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HI50  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

♦^tendue,  le  dix-huitième  de  la  France,  et  le  huitième  comme  popu- 
lation. C'est  à  peu  près  l'équivalent  de  ce  que  serait  une  de  nos 
i>^gions.  Une  seule  banque  d'émission  y  suffit,  sans  qu'on  puisse  en 
rien  conclure.  11  est  seulement  à  remarquer  que,  dans  ce  petit  pays, 
la  banque  centrale  a  27  succursales;  si  nous  en  avions  autant,  nous 
en  aurions  p^us  de  500.  Voilà  encore  un  exemple  assez  mal  choisi. 
1/ Allemagne  vit  sous  le  régime  des  banques  multiples,  sans  que  la 
circulation  en  souffre  sensiblement.  Il  faut  aller  en  Autoriche  et  en 
Russie  pour  retrouver  le  principe  de  la  banque  unique  appliqué  à 
de  grands  empires,  et  nous  n'avons  pas  l'habitude  d'aller  chercher 
de  ce  côté-là  les  modèles  à  suivTe  en  fait  d'administration  finan- 
cière. 

Quand  même  la  pluralité  des  banques  n'aurait  pas  pour  eOet  de 
faire  baisser  le  taux  de  T intérêt,  elle  rendrait  déjà  d*assez  grands 
services  en  généralisant  l'usage  du  crédit.  Aurait-elle  aussi  une  in- 
fluence favorable  sur  le  taux  de  l'intérêt?  Il  est  permis  de  l'espérer. 
M.  Victor  Bonnet  a  très  bien  montré  les  illusions  qui  ont  cours  sur 
les  effets  du  papier-monnaie.  On  sait  maintenant  que  le  billet  de 
banque  n'a  pas  le  pouvoir  magique  de  créer  les  capitaux;  c'est  pu- 
rement et  simplement  la  substitution  d'une  créance  à  une  autre, 
une  promesse  de  payer  rédigée  sous  une  nouvelle  forme  qui  la  rend 
d'une  circulation  plus  facile.  Cette  transformation  doit  avoir  *des 
limites  qu'il  ne  faut  pas  dépasser.  D'un  autre  côté,  M.  Clément 
Juglar  a  démontré,  dans  un  livre  couronné  par  l'Académie  des 
Sciences  morales  et  politiques,  que  les  crises  commerciales  obéis- 
sent à  des  lois  qui  les  rendent  en  quelque  sorte  périodiques,  b 
science  économique  enseigne  depuis  longtemps  que  toute  action 
péremptoire  sur  le  taux  de  l'intérêt  est  impuissante  et  nuisible,  et 
que  si  les  capitaux  deviennent  rares,  il  faut  se  résigner  à  les  payer 
cher.  Ce  sont  là  des  vérités  incontestables;  mais,  tout  en  écartant 
les  promesses  et  les  espérances  chimériques,  n'y  a-t-il  absolument 
rien  à  faire  pour  travailler,  dans  la  mesure  du  possible,  à  la  baisse 
de  l'intérêt  et  à  l'adoucissement  des  crises?  Si  la  Banque  de  France, 
au  lieu  d'embrasser  les  quatre-vingt-neuf  départemens,  concentrait 
les  ressources  dont  elle  dispose  sur  Paris  et  la  région  environnante, 
la  verrions-nous  aussi  souvent  porter  le  taux  de  ses  escomptes  au- 
delà  de  4  ou  5  pour  100?  Les  opérations  des  autres  banques  con- 
tribueraient-elles, en  augmentant  les  moyens  de  crédit,  à  maintenir 
l'intérêt  le  plus  bas  possible?  Telles  sont  les  questions  qu'il  n'est 
pas  interdit  d'examiner,  et  dont  la  solution  peut  parfaitement  se  con- 
cilier avec  les  principes  généraux  rappelés  par  M.  Victor  Bonnet. 

Sans  prétendre  que  l'émission  puisse  jamais  être  indéfinie,  on 
peut  affirmer  que,  dans  l'état  actuel  de  la  France,  la  somme  des 


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LES   BANQUES    DÉPARTEMENTALES.  861 

billets  en  circulation  peut  s'accroître  d'une  quantité  inconnue,  mais 
qui  arrive  probablement  à  2  ou  300  millions,  à  la  seule  condition 
qu'ils  soient  représentés  par  de  suffisantes  réserves  métalliques. 
Or,  bien  qu'illimitée  en  droit,  l'émission  de  la  Banque  de  France  a 
évidemment  atteint  et  même  dépassé  son  maximum,  tant  que  ses 
conditions  d'existence  n'auront  pas  changé.  Elle-même  travaille  à 
se  réduire,  et  elle  a  bien  raison.  De  864  millions  au  mois  de  jan- 
vier 1863,  sa  circulation  est  descendue  à  746  millions  au  mois  de 
mars  1864.  Faut- il  en  conclure  que  de  nouvelles  banques,  en  ver- 
sant un  nouveau  capital,  ne  pourraient  pas  constituer  de  nouvelles 
réserves  métalliques,  et  par  conséquent  justifier  de  nouvelles  émis- 
sions? Il  y  a  un  mot  dont  on  fait  aujourd'hui  un  grand  usage,  un  de 
ces  mots  commodes  qui  ont  l'air  de  rendre  compte  de  tout,  celui  de 
crise  monétaire.  La  France  est  sans  comparai  son 'le  pays  de  l'Europe 
qui  possède  le  plus  d'or  et  d'argent;  elle  en  a  à  elle  seule  auUmt 
que  tout  le  reste  de  l'Europe  ensemble.  D'où  vient  cependant  que  la 
Banque  de  France  en  manque  à  tout  moment?  11  n'est  pas  impos- 
sible que  l'exportation  du  numéraire  y  soit  pour  quelque  chose; 
mais  il  se  peut  aussi  que  la  constitution  de  la  Banque  y  soit  pour 
beaucoup  plus.  Nous  ne  le  saurons  exactement  que  quand  nous 
pourrons  lui  comparer  d'autres  banques  qui  auront  leur  capital 
libre  et  réalisé  en  argent.  Qui  n'entend  qu'une  cloche  n'entend 
qu'un  son.  L'exportation  du  numéraire,  telle  du  moins  que  l'a  con- 
statée la  douane,  n'a  pas  atteint  en  1863  100  millions,  c'est-à-dire 
le  soixantième  de  notre  capital  métallique,  qui  ne  doit  pas  être  au- 
dessous  de  6  milliards  (1).  Voilà  une  bien  petite  cause  pour  produire 
de  si  grands  effets. 

C'est  beaucoup  moins  par  des  émissions,  comme  l'a  remarqué 
M.  Victor  Bonnet,  que  par  des  dépôts  en  comptes  courans  que  doit 
désormais  s'étendre  le  crédit.  A  cet  égard  encore,  la  Banque  de 
France  a  touché  sa  limite;  elle  recule  au  lieu  d'avancer.  Il  y  a 
quelques  années,  les  comptes  courans  des  particuliers  atteignaient 
300  millions;  ils  ne  sont  plus  que  de  150.  Pourquoi?  Tout  le  monde 
le  sait,  parce  que  la  Banque  ne  donne  pas  d'intérêt.  De  grands  éta- 
blissemens  se  sont  formés  à  côté  d'elle  pour  intercepter  les  capitaux 
flottans  en  leur  accordant  un  intérêt.  Ces  établissemens  ne  des- 
servent guère  que  la  ville  de  Paris,  et  même  imparfaitement,  car 
on  cherche  encore  les  moyens  d'y  populariser  l'usage  du  chèque^  si 
répandu  en  Angleterre  et  en  Amérique.  Pour  la  province,  il  n'y  a 
rien  ou  à  peu  près  rien.  La  province  renferme  pourtant  beaucoup 

(1)  Exportation  des  métaux  précieux  en  1863,  618  millions;  importation,  532  mil-' 
lions;  différence,  86  millions.  Dans  la  période  de  1848  à  1862,  Timportation  a  excédé 
Texportation  de  plus  de  2  mUliards,  qui  ont  dû  rester  en  France. 


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862  E£VUE   DES   DEUX   MONDES. 

plus  que  Paris  cette  multitude  de  petites  épargnes  cachées  qui  for- 
meraient par  leur  réunion  d'immenses  capitaux.  Rien  ne  les  engage 
à  sortir  de  leurs  retndtes.  Sur  les  150  millions  de  dépôts  que  reçoit 
la  Banque,  25  seulement  viennent  des  succursales.  C'est  un  résultat 
misérable.  Des  banques  locales,  en  multipliant  les  comptoirs,  met- 
traient leurs  caisses  à  portée  des  moindres  capitalistes,  et,  en  payant 
un  intérêt,  exciteraient  les  capitaux  enfouis  à  se  montrer. 

Cette  considération  est  décisive.  Je  m'étonne  qu'elle  n'ût  pas 
frappé  M.  Victor  Bonnet.  Elle  seule  devrait  amener  l'établissement 
le  plus  prompt  possible  d'un  cqmptoir  par  arrondissement,  car  si 
les  banques  anglaises  et  américaines  reçoivent  de  si  nombreux  dé- 
pôts, c'est  qu'on  les  trouve  partout.  Il  y  a  bien  en  France  700  caisses 
d'épargne  en  y  comprenant  les  succursales ,  pourquoi  n'y  aurait-il 
pas  373  comptoirs  d'escompte  et  de  dépôt?  Les  administrateurs  des 
caisses  d'épargne  ont  eu  une  louable  émulation  qui  a  manqué  à  la 
Banque;  la  bienfaisance  a  été  plus  ingénieuse  et  plus  active  que  la 
spéculation,  parce  qu'elle  a  eu  plus  de  liberté. 

Plus  il  est  dii&cile  d'échapper  aux  crises  véritables,  plus  il  im- 
porte de  supprimer  les  crises  factices  qui  résultent  d'une  mauvaise 
organisation.  Quand  la  masse  des  capitaux  circulans  se  sera  ac- 
crue, l'intérêt  baissera  naturellement.  Rien  n'obligera  les  banques 
à  avoir  toutes  à  la  fois  le  même  taux  d'intérêt.  Sous  ce  rapport 
comme  sous  tous  les  autres,  on  comparera  les  diverses  gestions, 
et  on  verra  dans  quelles  circonstances  le  commerce  trouvera  sans 
danger  les  conditions  les  plus  favorables.  Il  y  a  sans  doute  de  nos 
jours  une  certaine  solidarité  entre  les  grandes  places  commerciales, 
mais  le  lien  qui  les  unit  n'est  pas  tout  à  fait  aussi  étroit  qu'on  le 
dit.  L'expérience  prouve  que  l'escompte  peut  varier  de  2  pour  100 
entre  la  Banque  de  France  et  la  Banque  d'Angleterre;  cette  diffé- 
rence suffit.  Nous  voyons  la  Banque  de  France  admettre  à  l'escompte 
les  bons  du  trésor,  les  bons  de  la  caisse  de  la  boulangerie,  les  bons 
de  la  caisse  des  travaux  publics;  nous  la  voyons  faire  de  grandes 
avances  sur  dépôts  de  rentes  et  d'autres  valeurs.  Il  se  peut  que  le 
milieu  où  elle  se  trouve  lui  en  fasse  une  nécessité;  les  banques  dé- 
partementales ne  seraient-  pas  tout  à  fait  dans  le  même  cas  :  elles 
pourraient  réserver  davantage  leurs  ressources  pour  l'escompte  du 
papier  de  commerce,  qui  est  le  véritable  but  de  l'institution.  La 
Banque  de  France  tient  à  ses  statuts;  qu'elle  les  conserve,  mais 
qu'elle  n'empêche  pas  les  tentatives  nouvelles  pour  élargir  le  champ 
du  crédit.  Avec  une  banque  unique,  tout  essai  prend  une  telle  gra- 
vité qu'on  doit  y  renoncer.  Avec  plusieurs,  les  expériences  devien- 
nent Ynoins  formidables. 

La  fixité  du  taux  de  l'escompte  n'est  pas  encore,  quoi  qu'on  en 


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LES   BANQUES  DEPABTEMniTAlES.  863 

dise,  une  question  résolue,  non  pour  le  marché  général  des  capitauip 
où  l'intérêt  doit  être  libre,  mais  pour  un  établissement  privilégié. 
La  Banque  de  France  a  vécu  longtemps  sous  le  régime  de  l'intérêt 
fixe,  et  elle  ne  s*en  est  pas  si  mal  trouvée.  Qu'on  élève  le  taux  de 
l'intérêt  quand  on  apporte  au  commerce  de  nouvelles  ressources, 
cela  se  comprend  et  se  justifie  :  mieux  vaut  avoir  à  10  pour  100 
100,000  firancs  dont  on  a  besoin  que  50,000  à  5  pour  100  seule- 
ment; mais  ce  n'est  pas  ainsi  que  procède  la  Banque  de  France*  Au 
lieu  d'augmenter  la  somme  de  ses  escomptes  en  élevant  son  intérêt, 
elle  la  réduit,  de  sorte  que  le  commerce  trouve  moins  de  secours 
en  même  temps  qu'il  les  paie  plus  cher.  Une  expérience  tentée  par 
deux  fois  en  Angleterre  montre  qu'il  ne  serait  pas  impossible  de 
mieux  faire.  La  limitation  rigoureuse  de  l'émission ,  si  nécessaire 
pour  fonder  le  crédit  des  banques,  pourrait  être  maintenue  en  temps 
ordinaire,  et  alors  le  taux  de  l'escompte  n'excéderait  pas  un  maxi^ 
mum  déterminé.  En  temps  de  crise,  le  gouvernement  pourrait  auto- 
riser les  banques  à  augmenter  leur  émission  en  élevant  le  taux  de 
leurs  escomptes,  à  la  condition  de  rentrer  le  plus  tôt  possible  dans 
leurs  limites  régulières,  soit  pour  l'escompte,  soit  pour  l'émission. 
C'est  à  peu  près  ce  qui  s'est  passé  en  18A7  et  1857,  quand  le  gou- 
vernement anglds  a  suspendu  temporairement  l'acte  de  18AA.  Be 
cette  façon,  la  hausse  de  l'intérêt  deviendrait  légitime,  comme  com- 
pensation d'un  nouveau  risque  et  d'un  jQouveau  service,  et  au  lieu 
d'une  brusque  restriction  le  commerce  trouverait  plus  de  ressources 
au  moment  où  il  en  a  besoin.  Ce  serait  comme  un  réservoir  qui  se 
remplirait  en  temps  ordinaire  et  qui  se  viderait  en  temps  de  crise. 
Les  combinaisons  possibles  sont  infinies,  et  nous  avons  encore  beau- 
coup à  apprendre  pour  le  mécanisme  du  crédit. 

Encore  im  coup,  le  régime  de  la  banque  umque  est  tout  récent,  il 
ne  date  que  de  14A8.  La  pluralité  était  au  contraire  la  législation 
de  la  France  jusqu'à  la  révolution  de  février.  Neuf  banques  locales 
fonctionnaient  au  commencement  de  18A8,  à  Rotien,  à  Nantes,  à 
Bordeaux,  à  Lyon,  à  Marseille,  à  Lille,  au  Havre,  à  Toulouse  et  à 
Orléans.  Quelques-unes  avaient  déjà  trente  ans  de  durée,  d'autres 
ne  dataient  que  de  dix  ou  douze  ans.  On  pouvait  signaler  dans  leur 
constitution  plusieurs  défauts  graves;  elles  avaient  un  capital  trop 
faible  et  un  rayon  trop  restreint,  elles  ne  pouvaient  ni  instituer  de 
comptoirs  ni  correspondre  entre  elles.  Ces  vices  tenaient  à  l'inex- 
périence générale  en  matière  de  crédit,  ils  se  seraient  corrigés  avec 
le  temps,  car  ils  commençaient  à  frapper  tous  les  yeux,  et,  le  privi- 
lège de  chaque  banque  n'étant  prorogé  que  pour  quinze  ou  vingt 
ans,  l'occasion  se  présentait  périodiquement  d'y  introduire  les  ré- 
formes utiles.  Telles  qu'elles  étaient,  elles  avaient  pofté  leurs  es- 


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86A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

comptes  à  850  millions  et  leurs  billets  de  circulation  à  90  milIioDs 
en  1847. 

11  n*est  pas  inutile  de  rappeler  dans  quelles  circonstances  on  les 
a  supprimées.  Quand  éclata  la  révolution  de  février,  la  Banque  de 
France  ne  put  pas  rembourser  ses  billets,  et  le  gouvernement  pro- 
visoire décréta  le  cours  forcé  le  15  mars.  Dix  jours  après,  un  second 
décret  donna  aussi  le  cours  forcé  aux  billets  des  banques  locales, 
mais  seulement  dans  la  circonscription  du  département  où  chacune 
avait  son  siège.  Cette  mesure  irréfléchie  amena  une  situation  into- 
lérable. Il  en  résultait  que  si  l'on  avait  à  recevoir  à  Rouen  et  à  payer 
à  Paris,  on  était  payé  à  Rouen  en  billets  de  la  banque  locale,  qu'on 
ne  pouvait  pas  refuser,  et  qui  n'avaient  point  cours  à  Paris.  Toutes 
les  affaires  de  place  à  place  s'arrêtèrent.  Un  cri  universel  s'éleva. 
En  présence  de  cette  difficulté  dont  il  était  lui-même  le  principal 
auteur,  le  gouvernement  provisoire  trancha  la  question  au  lieu  de 
la  dénouer,  et  par  un  nouveau  décret  en  date  du  27  avril  il  sup- 
prima les  banques  locales  et  les  réunit  à  la  Banque  de  France. 

Ce  fut  là  un  acte  révolutionnaire,  accompli  sans  examen,  sans 
discussion,  sans  contrôle,  uniquement  par  le  bon  plaisir  et  la  science 
du  gouvernement  provisoire,  sous  l'excuse  d'une  apparente  né- 
cessité. Rien  n'était  plus  facile  que  d'y  échapper  en  décrétant  le 
cours  forcé,  puisqu'on  y  était,  pour  les  billets  de  toutes  les  banques 
dans  la  France  entière.  L'émission  des  banques  départementales 
étant  strictement  limitée,  comme  celle  de  la  banque  centrale,  par 
le  décret  qui  instituait  le  cours  forcé,  il  n'y  avait  aucun  motif  pour 
favoriser  les  uns  aux  dépens  des  autres.  Si  dans  la  crise  universelle 
certains  billets  présentaient  plus  de  garanties,  c'étaient  ceui  des 
banques  locales,  qui  n'en  avaient  émis  que  pour  90  millions,  tandis 
que  la  banque  centrale  en  avait  pour  350.  Les  banques  essayèrent 
de  se  défendre,  leur  résistance  fut  vaincue  par  la  situation  impos- 
sible où  les  plaçait  le  décret  du  25  mars.  Celles  de  Nantes  et  de 
Bordeaux,  qui  tinrent  bon  un  peu  plus  que  les  autres,  ne  purent 
retarder  leur  chute  que  de  quelques  jours.  L'incontestable  lacune 
que  présentait  leur  constitution  n'avait  pas  de  grands  inconvéniens 
tant  que  leurs  billets  étaient  convertibles  en  argent.  C'est  le  cours 
forcé  dans  un  rayon  limité  qui  avait  fait  tout  le  mal,  et  il  serait  in- 
juste d'attribuer  à  la  nature  des  choses  ce  qui  n*a  été  que  Teffet 
d'une  volonté  arbitraire ,  intervenant  étourdiment  au  milieu  d'une 
crise  violente.  Sans  aucun  doute ,  si  les  banques  avaient  survécu  à 
la  tempête,  elles  auraient  porté  remède,  avec  le  concours  du  pou- 
voir législatif,  à  ce  qui  pouvait  leur  manquer.  Le  cours  forcé  même 
leur  aurait  servi,  comme  il  a  servi  à  la  banque  centrale,  pour  faire 
connaître  et  accepter  partout  leurs  billets. 


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LES  BANQUES  DÉPARTEMENTALES.  865 

On  fait  beaucoup  valoir,  à  l'honneur  de  la  banque  unique,  les 
progrès  qu'ont  faits  depuis  1848  les  opérations  de  crédit.  Il  est  vrai 
que,  de  2  milliards  660  millions  en  1847,  les  escomptes  se  sont 
élevés  à  5  milliards  688  millions  en  1863  :  ils  ont  plus  que  doublé; 
mais  il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  s'agit  ici  d'une  période  de  seize  ans, 
et  le  cours  de  ces  seize  années  a  vu  le  plus  grand  événement  écono- 
mique des  temps  modernes,  qui  a  donné  dans  le  monde  entier  une 
impulsion  inouie  au  commerce,  l'établissement  des  chemins  de 
fer.  Les  progrès  auraient-ils  été  plus  ou  moins  rapides  avec  plu- 
sieurs banques  qu'avec  une?  Voilà  la  véritable  question.  11  ne  paraît 
pas  douteux  que  si,  au  lieu  de  se  concentrer  dans  un  seul  foyer  et 
de  rayonner  sur  un  petit  nombre  de  satellites,  le  crédit  avait  pu 
s'étendre  plus  également  sur  toute  la  surface  du  territoire,  il  aurait 
donné  encore  plus  de  résultats.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  que  les  es- 
comptes de  la  banque  centrale  n'ont  pas  tout  à  fait  doublé,  tandis 
que  ceux  des  succursales  ont  presque  triplé.  Puisqu'un  pareil  ac- 
croissement a  pu  se  produire  dans  cinquante-trois  succursales,  dont 
plusieurs  ne  datent  que  de  quelques  années,  qu'aurait-on  pu  at- 
tendre des  banques  multiples!  De  ce  que  les  banques  locales  n'a- 
vaient pas  le  droit  d'établir  des  comptoirs,  il  ne  faut  pas  en  con- 
clure qu'elles  ne  l'auraient  jamais  eu.  On  voit  au  contraire  poindre 
le  germe  des  comptoirs  bien  avant  1848.  L'article  7  de  la  loi  de 
1842  sur  la  banque  de  Rouen  portait  que  les  opérations  de  la  banque 
consisteraient  à  escompter  des  lettres  de  change  et  autres  effets  de 
commerce  payables  à  Rouen,  à  Paris,  au  Havre,  à  Elbeuf,  à  Dame- 
tal,  à  Yvetot,  à  Rolbec,  à  Fécamp,  à  Dieppe  et  à  Louviers.  Ce  n'é- 
taient pas  encore  des  comptoirs,  mais  peu  s'en  fallait;  il  ne  s'agis- 
sait pas  seulement  de  chef-lieux  d'arrondissement  comme  Le  Ha\Te, 
Dieppe ,  Yvetot  ou  Louviers,  mais  de  chefs-lieux  de  cantop  comme 
Elbeuf,  Dametal,  Rolbec  et  Fécamp. 

On  peut  d'autant  mieux  juger  l'administration  des  banques  locales 
qu'on  peut  les  comparer  aux  comptoirs  de  Ja  Ranque  de  France,  qui 
existaient  en  même  temps.  La  Ranque  de  France  avait  dès  lors  le 
droit  d'établir  des  comptoirs  où  elle  le  jugeait  à  propos,  et  elle  en 
avait  usé  suivant  ses  convenances.  Elle  en  avait  institué  quatorze  en 
tout.  Les  escomptes  de  ces  quatorze  comptoirs  s'élevaient  en  1847 
à  479  millions,  tandis  que  ceux  des  neuf  banques  départementales 
atteignaient  850  millions;  les  uns  ne  dépassaient  guère  la  moitié 
des  autres.  Si  la  Ranque  de  France  n'avait  pas  établi  plus  de  comp- 
toirs, c'est  qu'elle  n'avait  pas  voulu.  Plusieurs  villes  s'étaient  adres- 
sées à  elle  pour  en  obtenir  un,  et  elle  avait  refusé.  C'est  à  son  défaut 
qu'on  avait  eu  recours  aux  banques  départementales. 

Les  partisans  du  monopole  se  placent  sous  la  protection  de  Napo- 

TOME  L.  —  i86i.  55 


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866  *  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

léon  I".  Le  grand  empereur  a  été  en  effet  le  principal  et  à  peu  près 
Tunique  auteur  de  cette  idée.  Le  nom  de  Banque  de  France  y  donné 
.à  rétablissement  créé  en  l'an  xi,  indique  assez  rintention  de  son 
fondateur.  Reste  à  savoir  jusqu'à  quel  point  une  telle  origine  doit 
être  une  recommandation  au  point  de  vue  économique  et  financier. 
Il  y  aurait  un  rapprochement  curieux  à  faire  entre  la  constituUonde 
la  Banque,  telle  que  l'a  conçue  Napoléon,  et  celle  de  la  caisse  £eh 
compte  y  fondée  en  1776  par  Turgot,  et  qui  avait  succombé  pen- 
dant la  révolution.  Tout  l'avantage  resterait  à  l'ancienne  caisse  d'es- 
compte, telle  du  moins  qu'elle  fut  sous  l'administration  de  Turgot 
et  de  Necker  et  avant  que  Galonné  y  eût  touché;  mais  cette  digres- 
sion historique  nous  mènerait  trop  loin.  Disons  seulement  qu'en 
cette  occasion  comme  en  toute  autre  Napoléon ,  en  rétablissant  les 
institutions  de  l'ancien  régime,  écarta  ce  qu'elles  pouvaient  avoir 
de  libéral  et  conserva,  en  Texagérant,  leur  côté  centralisateur  et  des- 
potique. Un  reste  de  l'esprit  de  liberté  fit  insérer  dans  la  loi  de 
l'an  xï  l'article  31,  qui  posait  le  principe  des  banques  départemen- 
tales (1).  Tant  que  dura  l'empire,  cet  article  resta  une  lettre  morte. 
Sous  la  restauration,  il  reprit  quelque  vie  avec  le  gouvernement  con- 
stitutionnel ;  trois  banques  départementales  furent  instituées  par 
ordonnance  royale.  Après  la  révolution  de  juillet,  un  nouvel  élan 
donna  naissance  aux  six  autres. 

Même  alors,  je  ne  le  nie  pas,  un  fort  parti  poussait  à  l'absorption 
des  banques  :  ce  parti,  qui  avait  sa  racine  dans  les  traditions  de  la 
centralisation  impériale,  rencontrait  dans  les  institutions  parlemen- 
taires un  obstacle  tout -puissant.  Tous  les  intérêts  avaient  alors  les 
moyens  de  se  défendre,  et  ils  en  usaient.  Gréées  et  dirigées  par  le 
commerce  local,  les  banques  départementales  luttaient  avec  énergie 
contre  Ip  mauvais  vouloir  administratif;  elles  grandiss^dent  à  ?ue 
d'œil,  et  l'expérience  se  prononçait  pour  elles  de  plus  en  plus.  A 
plusieurs  reprises,  la  question  avait  été  agitée  dans  les  chambres;  le 
principe  de  la  pluralité  avait  toujours  prévalu.  La  loi  du  30  juin 
1840,  en  renouvelant  le  privilège  de  la  Banque  de  France,  avait 
consacré  l'existence  des  banques  départementales  en  ordonnant 
qu'elles  seraient  à  l'avenir  constituées  et  prorogées  par  une  loi.  En 
1842,  une  loi  spéciale  avait  renouvelé  le  privilège  de  la  banque  de 
Rouen,  et  en  1848,  au  moment  où  éclata  la  révolution  de  février,  la 
chambre  des  députés  délibérait  sur  un  autre  projet  de  loi  portant 
renouvellement  du  privilège  de  la  banque  de  Bordeaux.  Il  n'est  donc 

(1)  Cet  article,  qui  n*est  pas  abrogé,  est  ainsi  conçu  :  «  Aucune  banque  ira  poam 
se  former  dans  les  départemens  sans  Tautorisation  du  gouvernement,  qui  peat  leur 
en  accorder  le  privilège,  et  les  émissions  de  ses  billets  ne  pourront  excéder  la  somme 
qu*il  aura  déterminée.  71  ne  pourra  en  être  fabriqué  ailleurs  qu*à  Paris.  » 


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LES  BANQUES  DÉPARTEMENTALES.  867 

pas  exact  de  dire,  comme  on  Tinsinue  quelquefois,  que  Tabsorption 
fut  déjà  un  fait  à  moitié  consommé  en  18A8. 

Ce  qui  a  permis  la  confusion,  c'est  que,  dans  l'opinion  des  hommes 
les  plus  éclairés,  l'organisation  des  banques  ne  pouvait  pas  être 
laissée  dans  l'anarchie.  On  voulait  une  réglementation  sévère.  La 
trop  grande  multiplicité  des  banques  effrayait  à  bon  droit.  On  sen- 
tait la  nécessité  de  se  rapprocher  le  plus  possible  de  l'unité  de  cir- 
culation ;  mais  de  là  à  supprimer  les  banques  existantes  il  y  avait 
loin.  Les  administrateurs  des  banques  départementales  allaient  eux- 
mêmes  au-devant  d'une  modification  de  leurs  statuts.  Dans  les  dis- 
cussions préliminaires  delà  loi  de  1840,  les  délégués  de  huit  banques 
sur  neuf  avaient  demandé  qu'elles  pussent  payer  réciproquem«it 
leurs  billets  à  ordre  et  leurs  billets  au  porteur,  avec  l'obligation 
d'équilibrer  leurs  comptes  au  moins  une  fois  par  mois.  C'était  sup- 
primer le  fâcheux  isolement  dont  on  devait  se  faire  une  arme  terri- 
ble en  18A8.  A  cette  demande  si  naturelle  et  si  légitime,  les  banques 
en  ajoutaient  d'autres  qui  auraient  été  aussi  de  véritables  progrès, 
comme  la  faculté  d'escompter  des  effets  à  deux  signatures  accom- 
pagnées de  garanties  spéciales,  et  de  servir  un  faible  intérêt  aux 
comptes  courans.  Le  rapporteur  de  la  loi  à  la  chambre  des  députés, 
M.  Dufaure,  ne  rejeta  pas  ces  propositions;  il  les  ajourna  sans  les 
discuter,  par  le  motif  que  la  loi  proposée  ne  s'occupait  que  de  la 
Banque  de  France.  Les  chambres  ne  se  sentaient  pas  assez  éclairées; 
elles  attendaient  du  temps  de  nouvelles  lumières. 

On  invoque  quelquefois,  en  faveur  de  la  banque  unique,  le  rap- 
port que  fit  alors  M.  Rossi  à  la  chambre  des  pairs.  Ce  rapport  ne 
concluait  nullement  à  l'extinction  des  banques  départementales. 
«  Quoiqu'il  convienne  au  pays,  disait  en  propres  termes  M.  Rossi, 
de  persévérer  dans  le  système  des  institutions  locales^  il  n'est  pas 
moins  vrai  qu'il  faut  tendre,  si  ce  n'est  vers  l'unité,  du  moins  vers 
l'uniformité.  On  peut  multiplier  les  banques,  il  serait  imprudent  de 
multiplier  les  systèmes.  Un  jour  peut-être  tous  ces  établissemens, 
ainsi  que  ceux  qui  surgiront  plus  tard,  pourront  se  coordonner  entre 
eux  et  former,  j'oserais  presque  dire  une  sorte  de  système  plané- 
taire. »  M.  Rossi  n'admettait  pas  seulement  la  conservation  des 
banques  existantes,  il  supposait  qu'on  pourrait  en  créer  de  nouvelles; 
il  demandait  seulement  qu'elles  fussent  toutes  soumises  au  même 
régime,  présentant  ainsi,  suivant  sa  belle  comparaison,  cette  unité 
dans  la  variété  qui  anime  le  système  du  monde. 

Mais  c'est  surtout  dans  la  discussion  de  février  1848  qu'il  faut 
chercher  le  dernier  mot  du  gouvernement  parlementaire  sur  cette 
question.  La  loi  pour  le  renouvellement  de  la  banque  de  Bordeaux 
avait  été  proposée  par  M.  Cunin-Gridaine,  ministre  du  commerce. 


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868  BEYUE   DES   DEUX   MONDES. 

a  La  demande  de  la  banque  de  Bordeaux,  disait  l'exposé  des  motils, 
a  été  soumise  à  toutes  les  formalités  d'une  longue  et  attentive  in- 
struction. La  chambre  de  commerce,  le  juge  le  plus  compétent  des 
besoins  de  cette  grande  ville  maritime,  le  préfet  de  la  Gironde,  le 
conseil  d'état,  ont  émis  des  avis  favorables  au  renouvellement  de 
cette  banque,  et  tous  les  intérêts  attendent  avec  sécurité,  mais  avec 
une  légitime  impatience,  le  résultat  à  intervenir.  »  Voici  en  quels 
termes  la  chambre  de  commerce  avait  donné  son  avis  :  a  La  banque 
de  Bordeaux  existe  depuis  vingt-sept  ans;  elle  a  traversé  des  époques 
bien  difficiles,  et  il  est  impossible  de  méconnaître  les  immenses  ser- 
yices  qu'elle  a  rendus  au  commerce  de  cette  place.  Dans  toutes  les 
crises  commerciales,  elle  s'est  fait  un  devoir  de  maintenir  les  es- 
comptes au  taux  le  plus  bas  possible  (A  pour  100)  (1),  d'augmenter  les 
facilités  des  négociations  en  restant  cependant  dans  les  bornes  de  la 
prudence,  de  faire  venir  à  grands  frais  du  numéraire  sur  la  place, 
afin  d'y  entretenir  la  confiance  par  une  abondante  circulation  d'es- 
pèces. Grâce  à  cette  conduite  sage  et  éclairée,  la  gêne  financière  est 
devenue  rare  dans  notre  ville,  et,  pour  ne  citer  qu'un  exemple  bien 
près  de  nous,  la  crise  commerciale  qui  vient  de  se  faire  sentir  non- 
seulement  en  France,  mais  à  l'étranger,  est  passée  inaperçue  sur  la 
place  de  Bordeaux.  »  M.  Clapier,  député  de  Marseille,  rapporteur 
de  la  loi,  conclut  à  l'adoption  ;  il  examina  le  système  de  la  banque 
unique  et  le  combattit.  «  C'est  une  pensée,  dit-il,  qui  ne  manque  ni 
d'éclat  ni  de  grandeur  que  celle  de  constituer  en  France  un  vaste 
établissement  de  crédit  destiné  à  couvrir  de  ses  rameaux  le  pays  tout 
entier.  Cette  pensée  flatte  à  première  vue  ce  goût  de  centralisation 
et  d'unité  dont  l'influeçce  a  longtemps  dominé  tous  les  esprits,  et 
qui,  pour  n'être  plus  aujourd'hui  aussi  exclusif  et  aussi  absolu,  n'en 
forme  pas  moins  le  trait  distinctif  de  nos  institutions.  Cependant, 
examiné  de  près,  soumis  à  une  rigoureuse  analyse,  ce  système  ne 
réalise  pas  tous  les  avantages  que  pourrait  faire  supposer  un  coup 
d'œil  superficiel.  Au  point  de  vue  politique,  il  peut  n'être  pas  con- 
venable d'élever  à  côté  du  gouvernement  une  vaste  et  puissante 
institution,  dont  les  ramifications  et  les  employés  couvrent  la  France 
entière,  et  qui,  devenant  l'arbitre  souverain  du  crédit,  et  par  le  cré- 
dit de  toutes  les  fortunes  industrielles  et  commerciales,  finirait  par 
acquérir  une  influence  excessive.  Au  point  de  vue  commercial,  les 
départemens  auraient  peut-être  un  juste  sujet  d'alarmes  de  voir  le 
sort  de  leur  commerce  et  de  leur  industrie  lié  tout  entier  à  celui 
d'un  seul  établissement,  à  se  sentir  condamnés  à  subir  la  solidarité 

(i)  La  banque  de  Lyon  avait  fait  mieux,  elle  avait  soutenu  ses  escomptes  à  3  i/2 
et  même  3  pour  100. 


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LES   BANQUES   DEPARTEMENTALES.  869 

de  ses  fautes  et  le  contre-coup  de  ses  embarras.  Au  point  de  vue 
administratif,  il  n'est  pas  bon  de  renforcer  le  système  de  centrali- 
sation qui  enlace  tout  le  pays,  dont  les  exagérations  nuisent  à  la 
juste  répartition  du  bien-être  et  du  mouvement  social,  et  qui,  à 
force  de  faire  refluer  au  cœur  tout  ce  que  le  pays  renferme  de  force 
et  de  vie,  doit  finir  par  enlever  aux  extrémités  toute  vigueur  et  toute 
énergie.  » 

La  discussion  commença  le  21  février.  MM.  d'Eichthal  et  Benoist- 
d'Azy  se  prononcèrent  pour  l'unité,  MM.  Ducos  et  Blanqui  parlèrent 
contre.  Dans  la  séance  du  23,  la  chambre  vota  l'article  l"  de  la  loi 
qui  décidait  la  question  en  faveur  des  banques  départementales. 
La  révolution  éclata  le  lendemain,  et  la  discussion  en  resta  là. 

Un  des  orateurs  entendus  alors,  M.  Léon  Faucher,  avait  pris  une 
position  intermédiaire.  Voici  comment  il  s'exprimait  dans  son  dis- 
cours du  22  février  :  «  L'établissement  des  banques  départemen- 
tales a  rendu  de  très  grands  services  au  pays.  Ces  banques  ont  eu 
le  courage  de  fonder  des  institutions  de  crédit  dans  des  villes  où  les 
premiers  efforts  de  la  Banque  de  France  avaient  échoué.  Elles  ont 
groupé  les  forces  locales  et  ont  commencé  le  réveil  de  l'esprit  d'as- 
sociation hors  de  la  capitale.  Je  crois  que  nous  leur  devons  une  vé- 
ritable reconnaissance,  et,  quand  je  songe  aux  services  passés,  je 
me  pénètre  plus  que  jamais  de  la  conviction  qu'il  y  aurait  vraiment  de 
l'ingratitude  à  les  détruire.  Ce  n'est  pas  leur  destruction  que  Je  de- 
mande y  c'est  leur  transformation.  »  Dans  un  autre  passage  du  même 
discours,  il  disait  encore  :  «  Les  comptoirs  de  la  Banque  de  France 
n'ont  pas  de  racines  dans  les  localités  qu'ils  desservent,  ils  n'y  sont 
pas  nés.  Ce  sont  de  véritables  colonies  de  la  métropole.  Ils  ne  dis- 
posent pas  de  l'influence  que  pourrait  leur  apporter  le  concours 
puissant  du  commerce  local.  C'est  ce  qui  est,  je  le  reconnais  sans 
difficulté,  une  des  principales  causes  de  leur  infériorité  par  rap- 
port à  la  circulation  des  banques  départementales.  »  Le  système  pro- 
posé par  M.  Léon  Faucher  se  rapprochait  beaucoup  de  celui  qu'avait 
indiqué  M.  Rossi;  il  le  définissait  lui-même  la  fédération  des  ban- 
ques. Confédérer  n'est  pas  supprimer. 

Tel  est  en  peu  de  mots  l'historique  de  la  question.  On  voit  de 
quel  côté  les  faits  se  prononcent.  11  s'agit  beaucoup  moins  aujour- 
d'hui de  ce  qu'ont  été  les  banques  départementales  que  de  ce  qu'elles 
pourraient  être,  mais  il  n'était  pas  sans  intérêt  d'appeler  le  passé  au 
secours  de  l'avenir. 

LÉONCE   DE   LaVERGNE. 


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L'EXAMEN  DE  CONSCIENCE 

D'UN  EMPEREUR  ROMAIN 


I.  Les  Peiiièet  de  Marc-Aorèle.  —  II.  Ui  ArUonins,  par  M.  le  comte  de  Clumpagny,  186$. 


Depuis  quelques  années,  l'attention  a  été  plus  (Tune  fois  attirée 
sur  Marc-Aurèle,  grâce  à  des  publications  diversement  intéressantes 
qui  ont  fait  connaître  avec  plus  de  précision  Fempereur  et  le  phi- 
losophe. M.  Ampère,  dont  la  perte  récente  est  en  ce  moment  l'ob- 
jet de  tous  les  regrets,  et  M.  Noël  Des  Vergers  ont  cherché  des 
lumières  nouvelles  sur  ce  règne,  l'un  dans  l'archéologie,  l'autre 
dans  les  monumens  épigraphiques.  Les  Pensées  de  Marc-Aurèle  ont 
été  traduites  avec  fermeté  par  M.  Pierron  (4),  sa  doctrine  exactement 
exposée  par  un  professeur  distingué,  M.  de  Suckau  (2).  Enfin  M.  de 
Champagny  dans  son  nouvel  ouvrage,  les  AntoninSy  vient  de  faire 
sur  Marc-Aurèle  une  longue  étude  historique  et  morale  que  nous 
avons  lue  avec  un  vif  intérêt,  mais  non  sans  déplaisir  et  tristesse. 
L'auteur  de  ce  livre  ne  manque  sans  doute  ni  de  convictions  gé- 
néreuses, ni  d'une  certaine  éloquence;  il  juge  les  institutions  et  les 
mœurs  de  l'empire  en  politique,  en  honnête  homme  et  en  chrétien  : 
il  a  eu  le  courage,  devenu  rare,  de  réserver  dans  son  histoire  une 
grande  place  à  la  primitive  église,  donnant  ainsi  une  idée  plus  com- 

(1)  n  faut  lire  Marc-Aurèle  dans  la  tradaction  de  M.  Pierron,  qai  est  plus  exacte, 
plus  virile,  plus  vraie  que  celle  de  Dacier. 

(2)  n  y  a  peu  de  jours  encore,  à  une  soirée  lUtéraire  de  la  Sorbonne,  notre  cdUbo- 
rateur  M.  Boissier  faisait  une  excellente  et  spirituelle  leçon  sur  la  correspondance  de 
Marc-Aurèle  et  de  Fronton. 


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L*EXÂBIEN   DE   CONSCIENCE   D'UN^EMPEREUR   ROMAIN.  871 

plète  de  la  société  romaine;  mais,  par  cela  même  qu'il  est  le  défen- 
seur et  l'ardent  avocat  du  christianisme  naissant,  il  s'est  fait  l'ac- 
cusateur injuste  de  la  philosophie  profane.  Afin  de  mieux  prouver 
que  la  foi  chrétienne  était  nécessaire  pour  renouveler  le  monde,  ce 
que  nous  sommes  loin  de  contester,  M.  de  Ghampagny  a  déprécié 
plus  qu'il  n'est  permis  les  choses  et  les  hommes  de  l'antiquité. 
Gomme  si  l'étonnante  pureté  de  Marc-Aurèle  était  un  embarras  pour 
cette  thèse  historique,  l'auteur  semble  avoir  cru  prudent  d'ôter  à 
l'empereur  et  au  sage  le  prestige  dont  l'avait  entouré  l'admiration 
unanime  de  la  postérité.  Sans  doute  ce  n'est  pas  de  propos  déli- 
béré que  M.  de  Ghampagny  dépouille  un  grand  homme  de  ses  qua- 
lités, il  a  fait  de  lui  çà  et  là  une  peinture  où  manque  peut-être  la 
chaleur,  non  la  vérité;  mais,  après  avoir  rendu  à  Marc-Aurèle  des 
hommages  décens  qui  lui  coûtent  d'autant  moins  que  ces  vertus 
qu'il  admire  lui  paraissent  inspirées  par,  le  christianisme,  il  rabaisse 
son  caractère  ou  ses  idées  insensiblement,  sans  trop  s'en  aperce- 
voir lui-même.  Marc-Aurèle  n'est  plus  à  ses  yeux  qu'un  écolier  bien 
élevé,  un  prince  d'une  incurable  faiblesse,  qui  ne  connaît  pas  les 
hommes,  dont  l'esprit  n'est  pas  droit,  ni  la  volonté  ferme;  on  parle 
ironiquement  de  sa  piété,  on  conclut  enfin  que  par  son  aveuglement 
et  sa  débonnaireté  c'est  lui  qui  perdit  l'empire  romain.  Le  lecteur 
est  tout  surpris  de  rencontrer  même  des  mots  déplaisans,  d'une  du- 
reté choquante,  les  mots  d'hypocrisie  et  de  sottise.  De  restrictions 
en  restrictions,  de  retouche  en  retouche,  l'image  de  Marc-Aurèle, 
par  un  procédé  connu  en  peinture,  devient  presque  risible.  Dans  ses 
jugemens  successifs,  M.  de  Ghampagny  passe  de  la  sympathie  à  la 
courtoisie,  de  la  courtoisie  à  la  sévérité,  de  là  même  à  l'injustice, 
pour  finir  par  l'inexactitude.  Après  avoir  lu  ce  livre,  notre  premier 
mouvement  a  été  de  vouloir  le  réfuter  et  de  rétablir  les  faits  mé- 
connus; mais  comme  une  discussion  de  détail  dépasserait  le  cadre 
qui  convient  à  cette  étude,  pour  soulager  du  moins  notre  peine,  nous 
nous  sommes  plongé,  sans  plus  nous  occuper  de  l'histoire  de  M.  de 
Ghampagny,  dans  la  lecture  des  Pensées  y  qui  partout  respirent  le 
pardon  des  offenses,  et  nous  esquissons  rapidement  le  portrait  de 
Marc-Aurèle  pour  faire  du  moins  une  légère  réparation  au  plus  noble 
des  hommes. 

I. 

Il  faut  s'arrêter  devant  cette  âme  si  haute  et  si  pure  pour  contem- 
pler dans  son  dernier  et  dans  son  plus  doux  éclat  la  vertu  antique, 
pour  voir  à  quelle  délicatesse  morale  ont  abouti  les  doctrines  pro- 
fanes, comment  elles  se  sont  dépouillées  de  leur  orgueil  et  quelle 


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872  REVUE  1[)ES   DEUX   MONDES. 

grâce  pénétrante  elles  ont  trouvée  dans  leur  simplicité  nouvelle. 
Pour  que  l'exemple  en  fût  plus  frappant,  la  Providence,  qui,  selon 
les  stoïciens,  ne  fait  rien  au  hasard,  voulut  que  le  modèle  de  ces 
simples  vertus  brillât  au  milieu  de  toutes  les  grandeurs  humaines, 
que  la  charité  fût  enseignée  par  le  successeur  des  sanglans  césars 
et  l'humilité  par  un  empereur. 

Nous  ne  venons  pas  raconter  l'histoire,  d'ailleurs  connue,  d'un 
prince  dont  Montesquieu  a  pu  dire  :  «  Faites  pour  un  moment  abs- 
traction des  vérités  révélées,  cherchez  dans  toute  la  nature,  et  vous 
n'y  trouverez  pas  de  plus  grand  objet  que  les  Antonins...  On  sent 
en  soi-même  un  plaisir  secret  lorsqu'on  parle  de  cet  empereur;  on 
ne  peut  lire  sa  vie  sans  une  espèce  d'attendrissement.  Tel  est  l'effet 
qu'elle. produit  qu'on  a  meilleure  opinion  de  soi-même  parce  qu'on 
a  meilleure  opinion  des  hommes.  »  Bien  qu'il  soit  opportun  en  tout 
temps  de  peindre  une  si  belle  vie,  il  n'entre  pas  dans  notre  dessein 
de  toucher  à  ce  règne  sans  exemple  d*un  souverain  qui  se  conduisit 
toujours  en  sage,  qui,  sans  pédantisme  et  sans  utopie,  fit  couler 
dans  ses  lois,  ses  règlemens,  son  administration,  les  principes  rêvés 
par  les  philosophes,  fut  doux  autant  que  ferme,  sut  faire  la  guerre 
sans  l'aimer,  gouverna  le  plus  immense  empire  en  magistrat  d'une 
république,  ne  garda  du  pouvoir  suprême  que  les  soucis  et  les 
peines,  et  remplit  les  plus  grands  devoirs  qui  puissent  être  imposés 
à  un  homme,  comme  on  remplit  une  modeste  fonction,  simplement, 
virilement,  sans  faste ,  même  sans  le  faste  de  la  vertu.  On  ne  veut 
voir  ici  que  le  moraliste  empereur  qui,  dans  son  livre  des  Peméesy 
dévoile  ingénument  son  âme,  non  pour  la  montrer  au  public,  mais 
pour  la  connaître  lui-même,  pour  en  surveiller  les  faiblesses,  pour 
s'exciter  au  bien,  qui,  dans  le  silence  de  ses  nuits,  sans  confidens 
et  sans  témoins,  se  faisait  comparaître  devant  sa  conscience,  mé- 
ditait sur  les  grands  problèmes  de  la  vie  et  de  la  mort,  et  dont  les 
observations  morales,  les  notes  intimes  jetées  ainsi  sur  le  papier 
sans  ordre,  sans  suite,  selon  ses  préoccupations  du  jour,  composent 
aujourd'hui  pour  nous  un  des  plus  aimables  livres  de  l'antiquité, 
livre  unique,  qui  est  à  la  fois  un  soliloque  souvent  sublime  et  un 
examen  de  conscience. 

L'examen  de  conscience  n'était  pas  une  coutume  nouvelle,  et  de- 
puis longtemps  la  philosophie  recommandait  cet  exercice  spirituel, 
qui  semble  n'avoir  été  pratiqué  avec  ferveur  que  sous  l'empire  ro- 
main. La  politique  n'offrant  plus  d'aliment  aux  esprits  ni  de  matière 
à  l'activité  des  citoyens,  les  réflexions  morales  et  les  exercices  inté- 
rieurs de  la  pensée  parurent  avoir  plus  de  prix.  Le  despotisme ,  en 
comprimant  de  toutes  parts  les  âmes,  les  rejetait,  les  refoulait  sur 
elles-mêmes.  De  là  vient  sans  doute  que  cette  vieille  prescription 


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l'examen  de  conscience  d'un  empereur  romain.         873 

pythagoricienne,  sortie  d'une  école  mystique,  se  répandit  et  fut 
adoptée  par  les  autres  sectes.  Le  bon  Horace,  moins  léger  qu'on  ne 
pense,  et  qui  avait  aussi  ses  heures  sérieuses,  faisait  à  sa  manière  son 
examen  de  conscience,  lorsque,  dans  son  lit  ou  dans  ses  promenades 
solitaires,  il  songeait  à  se  rendre  meilleur,  et  se  grondait  doucement 
en  homme  du  monde  qui  voudrait  être  honnête  et  en  épicurien  qui 
voudrait  être  sage.  Un  philosophe  plus  sévère,  un  des  maîtres  de 
Sénèque,  Sextius,  se  confessait  lui-même  tous  les  soirs,  se  deman- 
dait un  compte  exact  de  ses  journées,  et  procédait  à  un  interroga- 
toire de  criminel.  Sénèque  nous  a  laissé  un  charmant  tableau  où  il 
se  met  en  scène,  remplit  envers  lui-même  les  fonctions  déjuge,  et 
se  cite  à  son  propre  tribunal.  «  Quand  on  a  emporté  la  lumière  de 
ma  chambre,  que  ma  femme,  par  égard  pour  ma  coutume,  a  fait 
silence,  je  commence  une  enquête  sur  toute  ma  journée,  je  reviens 
sur  toutes  mes  actions  et  mes  paroles.  Je  ne  me  dissimule  rien;  je 
ne  me  passe  rien.  Eh  I  pourquoi  craindrais-je  d'envisager  une  seule 
de  mes  fautes,  quand  je  puis  me  dire  :  Prends  garde  de  recommen- 
cer; pour  aujourd'hui,  je  te  pardonne?  »  Bien  des  âmes  éprises  de 
perfection  morale  ont  dû  imiter  les  philosophes  de  profession.  11  faut 
que  la  coutume  soit  devenue  assez  générale  alors,  puisque  le  mor- 
dant Épictète,  dans  une  spirituelle  parodie,  nous  fait  assister  à  l'exa- 
men de  conscience  du  courtisan  qui  s'est  proposé  un  idéal  de  bas- 
sesse comme  un  honnête  homme  se  propose  un  idéal  de  vertu,  qui 
s'interroge  et  se  gourmande  lui-même  en  voyant  que  son  âme  n'est 
point  parfaite  encore,  c'est-à-dire  entièrement  conforme  aux  lois  de 
la  servilité.  «  Qu'ai-je  omis,  se  dit-il,  en  fait  de  flatterie?...  Aurais-je 
par  hasard  agi  en  homme  indépendant,  en  homme  de  cœur?  m  Et  s'il 
se  trouve  qu'il  s'est  conduit  de  la  sorte,  il  se  le  reproche,  il  s'en 
accuse.  «  Qu'avais-tu  besoin  de  parler  ainsi?  se  dit-il;  ne  pouvais-tu 
pas  mentir  (!)?)>  Ironie  bien  piquante,  mais  qui  eût  été  incompré- 
hensible, si  cette  peinture  d'un  examen  de  conscience  fait  à  rebours 
n'avait  été  une  allusion  à  un  usage  très  connu.  Enfin  on  vit  par  un 
illustre  exemple,  par  le  livre  de  Marc-Aurèle,  quelles  pouvaient 
être  les  pensées  d'une  âme  païenne  recueillie  en  face  d'elle-même, 
quels  scrupules  nouveaux  tourmentaient  les  consciences,  et  de  quel 
ton  l'on  s'encourageait  à  la  perfection  morale. 

Cependant,  si  l'on  veut  pénétrer  dans  ce  livre  si  simple,  il  faut  le 
lire  avec  simplicité,  écarter  les  discussions  philosophiques,  ne  pas 
regarder  au  système  qu'il  renferme.  On  fait  tort  à  Marc-Aurèle  quand 
on  rajuste  en  corps  de  doctrine  ces  pensées  décousues,  et  que  de 

(1)  Les  Entretiens  (T Épictète  recwillis  par  Arrien,  traduction  nouvelle  par  M.  Cour- 
daveaux. 


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87&  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ces  libres  et  paisibles  effusions  on  fait  un  sujet  d'érudition  ou  de 
controverse.  Ce  n'est  pas  une  œuvre  de  philosophie,  mais,  si  l'on 
peut  dire,  de  piété  stoïque.  On  ne  le  comprend  que  si  on  le  lit  avec 
le  cœur.  Une  âme  qui  se  retire  dans  la  solitude,  qui  veut  oublier 
les  jugemens  des  hommes,  les  livres,  le  monde,  qui  ne  s'entre- 
tient qu'avec  elle-même  et  avec  Dieu,  ne  doit  pas  être  l'objet  de  cu- 
riosités vaines.  Il  y  a  comme  une  bienséance  morale  à  l'écouter 
comme  elle  parle ,  avec  candeur,  à  se  laisser  charmer  par  son  ac- 
cent. Serait-ce  donc  se  montrer  trop  profane  que  d'apporter  à  la 
lecture  et  à  l'étude  de  ce  livre  si  pur  quelques-uns  des  sentimens 
que  nous  croyons  nécessaires  pour  bien  goûter  la  mysticité  de  Ger- 
son  ou  de  Fénelon? 

L'antiquité  n'a  jamais  produit  un  homme  qui  fût  plus  naturelle- 
ment porté  vers  les  méditations  morales  et  plus  amoureux  du  bien. 
Les  circonstances  de  sa  vie,  ses  parens  et  ses  maîtres,  les  besoins 
de  son  époque  aussi  bien  que  son  caractère,  auraient  fait  de  lui  un 
philosophe  de  profession,  si  l'adoption  d'Antonin  ne  l'avait  élevé  à 
l'empire.  On  a  quelquefois  remarqué  dans  la  biographie  des  grands 
docteurs  chrétiens  qu'ils  ont  été  comme  prédestinés  à  devenir  la 
lumière  et  l'honneur  de  l'église,  et  qu'ils  ont  eu  une  sainte  enfance. 
De  même  Marc-Aurèle  semble  avoir  passé  ses  premières  années  à 
l'ombre  du  temple,  parmi  les  images  de  la  religion  et  les  enseigne- 
mens  de  la  philosophie.  A  l'âge  de  huit  ans,  on  l'avait  fait  entrer 
par  un  honneur  précoce  dans  le  collège  des  prêtres  de  Mars,  où  il 
chantait  les  hymnes  consacrés  et  figurait  dans  les  processions  reli- 
gieuses. Il  aurait  pu  dire,  comme  le  petit  Joas  : 

J*entends  chanter  de  Dieu  les  grandeurs  infinies, 
Je  vois  Tordre  pompeux  de  ses  cérémonies. 

A  douze  ans,  il  était  déjà  un  néophyte  de  la  philosophie;  il  adopta  les 
usages  austères  et  le  costume  des  stoïciens,  il  entra  pour  ainsi  dire 
dans  leur  ordre.  Malgré  sa  chétive  santé,  il  couchait  sur  le  plan- 
cher, et  il  fallut  les  instances  et  les  larmes  de  sa  mère  pour  qu'il 
consentît  à  dormir  sur  un  petit  lit  couvert  de  peau.  Du  reste,  sa 
famille  semble  avoir  pris  plaisir  à  protéger  de  toutes  parts  sa  nais- 
sante vertu  et  la  candeur  de  ce  beau  naturel.  On  ne  l'envoya  point 
aux  écoles  publiques,  et  il  fut  élevé  dans  la  maison  paternelle,  où 
furent  appelés  auprès  de  lui  les  maîtres  les  plus  célèbres,  gram- 
mairiens, philosophes,  peintres  même  et  musiciens.  Il  passa  une 
partie  de  sa  jeunesse  à  la  campagne,  dans  cette  noble  villa  de  Lo- 
rium,  où  l'empereur  Antonin,  son  père  adoptif,  aimait  à  vivre  sans 
cour,  avec  ses  amis,  en  simple  particulier,  tout  en  remplissant  avec 
fermeté  ses  devoirs  de  souverain.  Combien  l'exemple  de  ce  prince 


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l'examen  de  conscience  d'un  empereur  romain.         875 

si  laborieux  et  si  simple  agit  sur  son  âme,  Marc-Aurèle  nous  le  dit 
lui-même  dans  ses  Pensées,  Nous  savons  aussi  par  les  lettres  qu'il 
écrivait  alors  à  son  maître  Fronton  quelles  étaient  ses  occupations 
à  la  campagne,  comment  il  partageait  ses  journées  entre  les  plai- 
sirs champêtres  et  l'étude.  11  chasse ,  il  pêche ,  il  s'exerce  au  pu- 
gilat, à  la  lutte,  il  se  mêle  aux  vendangeurs.  «  J'ai  dîné  d'un  peu  de 
pain...  Nous  avons  bien  sué,  bien  crié,  et  nous  avons  laissé  pendre 
aux  treilles  quelques  survivans  de  la  vendange  (il  pense  à  faire  la  part 
du  pauvre)...  Revenu  à  la  maison,  j'ai  un  peu  étudié,  et  cela  sans 
fruit.  Ensuite  j'ai  beaucoup  causé  avec  ma  petite  mère,  qui  était  sur 
son  lit.  »  Puérilités,  dira-t-on,  fade  innocence!  Non,  de  pareils  dé- 
tails ne  peuvent  être  indifférons  à  ceux  qui  savent  que  la  simplicité 
du  cœur  dans  la  jeunesse  n'est  pas  seulement  une  grâce,  mais  une 
force,  et  que  les  plus  hautes  vertus  des  grands  hommes  n'ont  été 
d'abord  que  d'aimables  qualités.  Et  qui  sait  si  ces  causeries  du 
jeune  homme  avec  sa  mère  ont  été  inutiles  au  bonheur  du  monde? 
Marc-Aurèle  empereur,  à  la  fin  de  sa  vie,  se  recueillant  et  se  tra- 
çant ses  maximes,  commence  à  peu  près  son  journal  par  ces  mots  : 
a  Imiter  ma  mère,  m'abstenir  comme  elle  non-seulement  de  faire  le 
mal,  mais  même  d'en  concevoir  la  pensée.  »  Au  milieu  de  ces  calmes 
influences  de  la  famille,  de  la  campagne  et  de  la  philosophie,  Marc- 
Aurèle  garda  cette  pureté  de  l'âme  et  du  corps  à  laquelle  il  atta- 
chait un  si  grand  prix,  que  dans  sa  vieillesse  il  lui  rendait  encore 
hommage,  lorsque,  remerciant  les  dieux  de  tous  les  biens  dont  ils 
l'avaient  comblé,  il  n'oubliait  pas  d'écrire  :  «  Je  leur  dois  encore 
d'avoir  conservé  pure  la  fleur  de  ma  jeunesse,  de  ne  m'être  pas  fait 
homme  avant  l'âge,  d'avoir  différé  au-delà  même  :  »  curieux  témoi- 
gnage où  la  pudeur  de  l'expression  embellit  encore  la  délicatesse 
du  sentiment.  Malgré  l'universelle  corruption,  la  philosophie,  de 
plus  en  plus  épurée  et  scrupuleuse,  commence  à  comprendre  que  la 
chasteté  peut  être  la  parure  même  de  la  jeunesse  virile,  et  ses  en- 
seignemens  sur  ce  point  sont  assez  efficaces  déjà  pour  conjurer  tous 
les  périls  qui  assiègent  en  tout  temps  un  jeune  et  bel  héritier  de  la 
puissance  suprême. 

Ce  qui  nous  plaît  et  nous  touche  dans  cette  précoce  sagesse,  c'est 
qu'elle  n'a  pas  été  le  fruit  d'une  éducation  timide,  efféminée  ou 
étroite.  La  jeunesse  de  Marc-Aurèle  fut  celle  d'un  Romain,  non  as- 
servie à  des  prescriptions  minutieuses,  mais  libre,  occupée  de  belles 
études,  allant  droit  au  bien  volontairement,  sans  contrainte  et 
comme  attirée  par  la  beauté  morale.  En  toutes  choses,  dans  les 
sciences,  dans  les  arts,  dans  les  lettres,  il  considère  seulement  tout 
ce  qui  peut  élever  l'âme  et  former  les  mœurs.  Il  le  fait  bien  voir 
dans  son  livre  lorsque,  reportant  sa  pensée  sur  sa  jeunesse  et  son 


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n 


874 

ces  libres  et  paisibles 
controverse.  Ce  nV 
peut  dire,  de  piét^ 
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tient  qu'avec 
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comme  ell' 
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lecture 


REVUE   DES   T>FT 

7^cfe  ses  maîtres.  Ite 
'  ,ya/.  k  son  gouYcrneuri 
^^iie;  Diogenëte  le  peintre, 
-^  iui  a  donné  le  mépris  de  la 
;     -  ^rter  chez  les  autres  la  frandùae 
<:^es  sciences  purement  spéculatives 
'/j  rhétorique  ;  il  lui  a  prêté  le  livre 


^^. 


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quen^ 
son 

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,  _^/;r,  à  ce  qu'il  paraît,  dans  la  vie  de 
^/^^^reur,  après  tant  d'années,  croit  devoir, 
■■^foer  tant  de  reconnaissance.  Ce  qu'il  aime 
^  de  ses  maîtres,  ce  sont  leurs  qualités  person- 


.  ^'^'Çiriples,  qui  l'ont  encore  plus  touché  que  leurs 
r^  ^'^^.  fertneté  ou  égalité  d*âme,  douceur,  bienfaisance, 
^  .'^^^J^^jeî  philosophe  et  d'homme  du  monde,  voilà  ce  qu'il 
ir         ;;^u.t^  *' ^^  eux  avec  une  complaisance  encore  émue,  voilà  ce 
^*^*^^5|7pris.  On  a  eu  le  courage  de  dire  que  cet  hommage 
^  i^""  ^jgtsi  cordial  de  la  reconnaissance  envers  ses  parens  et  ses 
^^  f^'^j'est  que  l'expression  méditée  de  la  vanité  qui  s'admire  et 
#*f^g/i  gui  contemple  et  veut  faire  contempler  aux  autres  ses 
♦*" ^^perfections.  Il  faut  être  bien  prévenu  contre  cette  âme  sin- 
^^nuif  selon  nous,  bien  loin  de  vouloir  se  parer  de  ses  vertus,  se 
^gQ0e  au  contraire  de  ses  mérites  pour  les  attribuer  à  ceux  dont 
.yj^  été  que  l'imitateur  et  le  disciple.  Un  Marc-Aurèle  qui  a  vécu 
^  grand  jour  sur  les  hauteurs  d'un  trône,  sous  les  yeux  de  tout 
j'^iopire,  dont  les  maximes  et  la  conduite  conforme  à  ses  maximes 
^ent  connues  et  célébrées  dans  le  monde  entier,  aurait-il  eu  be- 
5oifl  de  recourir  à  ce  détour  misérable  de  la  vanité  et  de  se  décer- 
ner à  lui-même,  avant  de  mourir,  des  louanges  que  personne  ne 
songeait  à  lui  refuser?  N'est-ce  pas  lui  qui  a  dit  :  «  La  fausse  mo- 
destie est  la  forme  la  plus  insupportable  de  l'orgueil!  »  Tant  de 
simplicité  dans  un  stoïcien  et  un  prince  peut  étonner  sans  doute; 
mais  faut-il  donc  se  défier  des  sentimens  d'un  homme  parce  qu'ils 
sont  exquis?  et  la  grandeur  d'âme  doit-elle  être  suspecte  parce 
qu'elle  est  humble? 

Si  nous  apercevions  dans  cet  examen  de  conscience  la  moindre 
trace  de  vanité,  nous  n'aurions  plus  le  courage  de  toucher  à  ce 
livre;  mais  rien  n'est  plus  contraire  à  ce  soupçon  que  la  vie  de 
Marc-Aurèle  et  son  caractère  connu.  Tout  enfant,  quand  il  portait 
encore  le  nom  de  son  aïeul  Verus,  on  remarquait  déjà  sa  bonne  foi, 
et  l'empereur  Adrien  faisait  sur  son  nom  un  gentil  jeu  de  mots  et 
l'appelait  Verissimus.  Plus  tard,  entouré,  selon  l'usage  antique,  de 
rhéteurs  savans  dans  l'art  d'orner  les  pensées,  il  se  félicite  de  ne 
pas  s'être  laissé  prendre  à  l'élégance  affectée  du  style,  et  remercie 


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l'examen  de  conscience  d'un  empereur  romain.         877 

un  de  ses  maîtres  de  lui  avoir  appris  à  écrire  simplement  ses  let- 
tres. Dans  son  manuel,  où  il  se  parle  à  lui-même,  il  s'exhorte  sans 
cesse  à  la  vérité.  Le  moindre  mensonge,  fût-il  dicté  par  les  conve- 
nances officielles,  lui  parait  un  outrage  fait  à  sa  propre  dignité,  au 
génie  qui  réside  en  lui.  u  Que  toutes  tes  paroles  aient  un  accent 
d'héroïque  vérité.  »  Il  s'indigne  contre  lui-même  quand  par  hasard 
il  se  trouve  en  faute.  «  Seras-tu  quelque  jour  enfin,  ô  mon  âme, 
toute  nue,  plus  visible  à  l'œil  que  le  corps  qui  t'enveloppe?  »  Il  se 
sent  mal  à  l'aise  derrière  les  conventions  de  langage,  les  bienséances 
de  cour  qui  l'obligent  à  dérober  quelquefois  aux  hommes  ses  véri- 
tables sentimens  et  se  fait  là-dessus  des  gronderies  charmantes  : 
(c  On  doit  pouvoir  lire  dans  tes  yeux  à  l'instant  ce  que  tu  as  dans 
l'âme,  comme  un  amant  saisit  dans  un  regard  les  pensées  de  sa 
maîtresse.  »  Tel  fut  son  amour  pour  la  vérité,  et  si  constant  est  chez 
lui  le  besoin  de  se  découvrir  qu'il  a  dû  souvent  renoncer  au  rôle 
étudié  d'un  souverain,  pour  n'avoir  pas  à  subir  vis-à-vis  de  lui- 
même  l'humiliation  secrète  d'un  mensonge  même  innocent.  Dans  cet 
examen  de  conscience  qui  est  rempli  de  luttes  paisibles  et  d'émo- 
tions intérieures,  on  sent  partout  ce  conflit  de  l'homme  qui  voudrait 
être  toujours  sincère  et  de  l'empereur  qui  n'a  pas  le  droit  de  se 
montrer  trop  candide. 

Quand  on  parcourt  d'un  esprit  recueilli  les  Pensées  de  Marc-Au- 
rèle,  on  croit  entrer  dans  un  monde  qui  n'est  plus  celui  de  l'anti- 
quité. C'est  encore  la  doctrine  de  Sénèque  et  d'Épictète;  mais  le 
stoïcisme  a  pour  ainsi  dire  désarmé.  Les  mêmes  principes  ont  perdu 
leur  âpreté,  leur  raideur,  leur  pointe.  Le  stoïcisme  n'a  plus  rien  de 
menaçant;  il  ne  poursuit  plus  le  vice,  il  a  renoncé  aux  formules  ab- 
solues ,  à  l'hyperbole ,  au  faste ,  aux  injures  altières.  On  se  sent 
comme  enveloppé  d'influences  clémentes,  on  dirait  que  la  fibre  hu- 
maine s'est  amollie.  Peut-être  le  règne  de  cinq  bons  princes  a-t-il 
pacifié  les  esprits  et  fait  déposer  les  armes  défensives  d'une  forte 
philosophie.  Peut-être  aussi  ce  changement  tient-il  à  la  haute  con- 
dition de  ce  nouveau  sage.  Le  doux  et  noble  empereur,  dans  l'iso- 
lement de  sa  grandeur,  placé  au-dessus  des  hommes  et  de  leurs  at- 
teintes, prévoyant  d'ailleurs  sa  fin  prochaine,  a  trouvé  sans  doute 
im  plaisu:  triste  à  s'entretenir  avec  lui-même,  à  rendre,  avant  de 
quitter  le  monde,  son  âme  conforme  aux  lois  divines  dont  il  nour- 
rissait sa  pensée,  à  se  plonger  enfin  dans  les  calmes  et  sévères 
délices  de  la  t^ontemplation  morale.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  stoï- 
cisme, jadis  si  fier,  si  provoquant,  s'adoucit  dans  ce  livre,  devient 
humble,  se  répand  en  amour,  en  mélancoliques  tendresses  et  ren- 
contre çà  et  là  dans  ses  désirs  de  perfection  un  langage  presque 
mystique. 


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878  REYUE   DES  DEUX  MONDES. 

Qu'on  se  garde  pourtant  de  croire  que  Marc-Aurèle  est  un  quié- 
tiste  assoupi  sur  le  trône,  qui  cherche  à  former  son  âme  sur  le  mo- 
dèle d'un  idéal  plus  ou  moins  chimérique  et  délaisse  le  monde  qui 
lui  est  confié  pour  ne  vaquer  qu'à  lui-môme.  Son  examen  de  con- 
science est  celui  d'un  souverain  qui  se  ramène  sans  cesse  sous  les 
yeux  son  devoir  royal  et  se  recommande  surtout  les  vertus  actives  : 
tt  Songe  à  toute  heure  qu'il  faut  agir  en  Romain,  en  homme...  Ce 
qui  n'est  point  utile  à  la  ruche  n'est  pas  non  plus  utile  à  rabeUle.» 
Loin  de  penser  que  la  rêverie  pieuse  est  agréable  à  la  Divinité,  û 
ne  croit  pouvoir  lui  rendre  un  plus  bel  hommage  que  le  travail  : 
((  Offre  au  dieu  qui  est  au  dedans  de  toi  un  être  viril,  un  citoyen, 
un  empereur,  un  soldat  à  son  poste,  prêt  à  quitter  la  vie,  si  la  trom- 
pette sonne.  »  Il  se  redit  souvent  à  lui-même  qu'il  a  été  mis  à  son 
poste  pour  aider  au  salut  de  la  communauté.  Bien  qu'il  aime  à  rê- 
ver à  la  fragilité  humaine,  ses  rêveries  mêmes  le  rappellent  à  son 
labeur  de  souverain  :  <(  La  vie  est  courte  ;  le  seul  fruit  de  la  ^e 
terrestre  est  de  maintenir  son  âme  dans  une  disposition  sainte  et 
de  faire  des  actions  utiles  à  la  société. . .  Veille  au  salut  des  hommes.» 
Est-il  un  pur  contemplateur,  celui  qui  écrivait  à  son  propre  usage 
qu'il  faut  faire  consister  sa  joie  et  son  repos  à  passer  d'une  bonne 
"action  à  une  autre  bonne  action  ?  Sa  recherche  de  la  perfection  in- 
térieure n'a  rien  coûté  à  ses  devoirs  d'empereur.  C'est  sous  la  tente, 
en  face  des  Barbares,  à  la  veille  d'une  bataille  peut-être,  qu'il  se 
recueillait  pour  trouver  de  nouvelles  raisons  de  bien  faire,  durant 
ses  longues  et  lointaines  expéditions  qui  l'avaient  entraîné  au-delà 
du  Danube.  Le  premier  chapitre  par  exemple,  si  doux  et  si  tendre, 
où  il  rappelle  longuement  tout  ce  qu'il  doit  à  ses  parens  et  à  ses 
maîtres ,  a  été  écrit  pendant  les  loisirs  d'un  campement  dans  les 
marais  de  la  Hongrie  actuelle,  et  on  ne  peut  lire  sans  être  touché 
cette  note  finale,  si  insignifiante  en  apparence  :  «  Ceci  a  été  écrit 
dans  le  camp,  au  pays  des  Quades,  sur  les  bords  du  fleuve  Granua.» 
Ces  pensées  sont  d'un  homme  qui  ne  décline  pas  sa  charge  royale, 
qui  se  ressaisit  de  temps  en  temps  dans  le  trouble  des  alMres  ou 
dans  le  tumulte  des  armes,  et  non  pas  d'un  quiétiste  enfermé  dans 
un  oratoire  philosophique. 

En  lisant  les  méditations  d'un  sage  qui  porta  un  si  grand  fardeau, 
on  ne  peut  se  contenter  de  connaître  le  moraliste ,  et  la  première 
curiosité  est  de  -surprendre  çà  et  là,  si  l'on  peut,  les  pensées  de 
l'empereur.  Il  se  laisse  voir  souvent,  et  il  n'est  pas  impossible  de  se 
figurer  quelquefois  avec  vraisemblance  les  circonstances  au  milieu 
desquelles  il  a  fait  telle  ou  telle  réflexion.  On  le  voit  dans  son  lit,  où 
il  se  gronde  de  sa  paresse,  et  l'on  entend 'le  souverain  faire  la  le- 
çon au  contemplateur  avec  une  familiarité  dramatique.  «  Le  matin, 


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l'exâmën  de  conscience  d'un  empereur  ro&iain.         879 

quand  tu  as  de  la  peine  à  te  lever,  dis-toi  aussitôt  :  Je  m'éveille 
pour  faire  l'ouvrage  d'un  homme...  Ai-je  donc  été  mis  dans  le  monde 
pour  me  tenir  bien  chaudement  sous  mes  couvertures?  —  Mais  cela 
fait  plus  de  plaisir.  —  Tu  es  donc  né  pour  le  plaisir?...  C'est  que 
tu  ne  t'aimes  pas  toi-même,  autrement  tu  aimerais  ta  nature  et  la 
fonction  qu'elle  t'a  donnée...  Vois  les  artisans  qui  oublient  le  man- 
ger et  le  dormir  pour  le  progrès  de  leur  art...  L'intérêt  public  te 
paraît-il  donc  plus  vil  et  moins  digne  de  tes  soins?  »  Dans  ce  dia- 
logue, que  j'abrège,  où  Marc-Aurèle  s'accuse,  se  répond,  s'accable, 
on  voit  comment  le  souverain  fait  taire  le  rêveur  qu'il  porte  en  lui, 
et  à  l'aide  de  quelle  noble  dialectique  intérieure  il  s'arrache  le  matin 
plus  encore  aux  douceurs  de  la  méditation  oisive  qu'à  celles  de  la 
paresse.  On  rencontre  ainsi  dans  le  manuel  plus  d'un  précepte  de 
conduite  qui  s'adresse  au  prince  et  non  au  philosophe,  et  dont  la 
simplicité  peut  paraître  surprenante  à  ceux  qui  savent  ce  qu'était 
un  empereur  romain.  Un  jour  qu'il  avait  sans  doute  quelque  tenta- 
tion de  faire  un  acte  arbitraire,  il  écrivait  sur  ses  tablettes  en  for- 
geant pour  son  usage  une  sorte  de  barbarisme  admirable  qui  exprime 
son  horreur  de  la  tyrannie  :  «  Prends  garde  de  césariser.  »  S'il  faut 
aux  hommes  un  chef  comme  au  monde  un  maître,  au  troupeau  un 
conducteur,  ce  chef  n'est  pas  au-dessus  des  lois  :  «  Ta  vie  séparée 
du  .corps  de  la  société  serait  une  vie  factieuse.  »  En  tout  temps,  en 
tout  pays,  ce  sont  les  gouvernés  qui  cherchent  à  circonscrire,  à  limi- 
ter l'autorité  souveraine,  qui  rappellent  que  le  pouvoir  absolu  doit 
être  éclairé  par  des  conseils,  retenu  par  la  critique,  et  quand  il  se 
prononce  dans  le  monde  des  paroles  contre  l'infaillibilité  royale, 
elles  ne  sortent  pas  de  la  bouche  des  rois.  Ici  c'est  l'empereur  qui 
se  donne  ces  leçons  à  lui-même,  qui  s'engage  à  se  laisser  redresser, 
à  changer  de  pensée,  pourvu  que  le  changement  ait  pour  motif  une 
raison  de  justice.  Les  conseillers  ne  sont  pas  pour  lui  des  importuns 
qu'il  subit,  mais  des  soutiens  dont  il  a  besoin  :  «  Ne  rougis  pas  du  se- 
coure d' autrui;  ton  dessein,  n'est-ce  pas,  c'est  de  faire  ton  devoir, 
comme  un  soldat  qui  monte  sur  la  brèche?  Eh  bieni  que  ferais-tu, 
si,  blessé  à  la  jambe,  tu  ne  pouvais  monter  seul  sur  le  rempart  et 
si  tu  le  pouvais  aidé  par  un  autre?  »  Marc-Aurèle,  pour  mieux  rem- 
plir son  devoir,  non-seulement  veut  aller  au-devant  des  conseils 
amis,  mais  son  équitable  raison  prête  même  des  motifs  honorables 
aux  ennemis  de  son  gouvernement,  et  s'explique  noblement  les  pro- 
testations et  les  murmures  :  «  Si  les  matelots  injuriaient  le  pilote,  et 
les  malades  leur  médecin,  ne  serait-ce  pas  pour  leur  faire  chercher  un 
moyen  de  sauver,  celui-ci  ses  passagers,  celui-là  ses  malades  ?  »  Sa 
magnanimité  va  plus  loin  encore,  et,  tout  empereur  qu'il  est,  il  entre 
en  communion  4e  sentimens  avec  les  grands  citoyens  considérés 


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880  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

comme  les  martyrs  du  patriotisme  et  de  la  liberté,  avec  les  victimes 
de  cette  puissance  suprême  dont  il  est  lui-même  revêtu,  mais  dont 
il  a  résolu  de  faire  un  meilleur  usage  que  ses  prédécesseurs.  Dans 
le  secret  de  sa  conscience  royale,  il  se  félicite  d'avoir  pénétré  dans 
rame  de  Thraséas,  d'Helvidius,  de  Caton,  de  Dion,  de  Brutus;  c'est 
à  l'école  de  ces  hommes  qu'il  a  conçu  l'idée  «  d'un  état  libre  où  la 
règle  c'est  l'égalité  naturelle  de  tous  les  citoyens,  et  l'égalité  de  leurs 
droits,  d*une  royauté  qui  place  avant  tous  les  devoirs  le  respect  de 
la  liberté.  »  Spectacle  singulier,  unique,  que  celui  d'un  prince  qui, 
dans  l'immensité  de  son  pouvoir  incirconscrit,  se  surveille,  se  li- 
mite, se  jalouse,  et,  si  Ton  peut  ainsi  parler,  est  à  lui-même  un 
Thraséas! 

Si  Marc-Aurèle  avait  laissé  dépérb:  l'autorité  entre  ses  mains,  s'il 
avait  été  une  de  ces  âmes  débiles  et  fastueuses,  comme  o»  en  ren- 
contre dans  l'histoire,  qui  étalent  de  beaux  principes  pour  couvrir 
l'incertitude  de  leurs  vues  pratiques  et  la  langueur  de  leur  acûon 
souveraine,  qui  désarment  le  pouvoir  pour  se  le  faire  pardonner,  et 
trahissent  leur  devoir  ou  par  détachement  philosophique,  ou  pour 
flatter  l'opinion,  ou  pour  se  faire  honneur  de  concessions  spécieuses; 
s'il  avait  été  un  utopiste,  on  pourrait  n'avoir  qu'une  médiocre  es- 
time pour  ses  professions  politiques  si  hautes  et  si  désintéressées; 
mais  peu  de  monarques  ont  été  plus  que  lui  aux  prises  avec  les  ter- 
ribles réalités  du  pouvoir,  personne  n'a  rencontré  plus  d'occasions 
d'éprouver  la  valeur  de  ces  grandes  pensées.  Sans  parler  de  toutes 
les  catastrophes  qui  ont  affligé  son  règne,  —  pestes,  disettes,  débor- 
demens  de  fleuves,  tremblemens  de  terre,  malheurs  extraordinaires 
qu'il  fallait  combattre  ou  réparer,  —  il  a  vu  l'empire  près  de  Im 
échapper,  les  révoltes  de  ses  généraux,  un  prétendant  à  la  tête  d'une 
formidable  armée,  pendant  que  lui-même,  loin  de  Rome,  repoussait 
les  Barbares  au-delà  du  Danube.  Pendant  un  règne  de  dix-neuf  ans, 
il  fut  obligé  d'étendre  de  tous  côtés  sa  main  bienfaisante  ou  armée, 
envoyant  des  ordres  précis,  dirigeant  le  monde  sans  trouble,  re- 
poussant le  mal,  la  rébellion,  même  sans  esprit  de  vengeance,  et  de 
plus  en  plus  affermi  dans  les  maximes  où  il  trouvait  sa  force  et  sa 
sécurité.  11  est  si  loin  d'être  un  utopiste  qu'il  prend  en  pitié  u  ces 
pauvres  politiques  qui  prétendent  traiter  les  affaires  selon  les 
maximes  de  la  philosophie;  ce  sont  de  vrais  enfans...  N'espère  pas 
qu'il  y  ait  jamais  une  république  de  Platon;  contente-toi  de  faire 
avancer  quelque  peu  les  choses,  et  ne  regarde  pas  comme  sans  im- 
portance le  moindre  progrès.  »  Ainsi  fait-il  toujours,  adoucissant 
les  lois,  réformant  les  mœurs  d'une  manière  insensible,  accommo- 
dant aux  coutumes  de  son  temps  non-seulement  sa  politique,  mais 
sa  conduite  personnelle,  et  portant  la  condescendance  jusqu'à 


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l'examen  de  conscience  d'un  empereur  romain.         881 

prendre  part  à  des  plaisirs  du  peuple  romain  qui  lui  paraissaient 
odieux,  tant  il  craignait,  en  homme  pratique,  de  vouloir  devancer 
son  siècle.  Gomme  il  ne  pouvait  supprimer  par  exemple  les  combats 
de  gladiateurs,  il  en  diminua  du  moins  l'horreur  en  donnant  à  ces 
malheureux  des  fers  émoussés.  Combien  le  révoltaient  la  curiosité  fé- 
roce du  peuple  romain,  le  tumulte  de  ses  joies  inhumaines,  il  nous 
le  dit  lui-même  :  «  Tout  cela  est  comme  un  os  jeté  en  pâture  aux 
chiens,  un  morceau  de  pain  dans  un  vivier...  Assistes-y  donc  avec 
un  sentiment  de  bonté  et  sans  mépris  insolent.  »  Ce  haut  et  tran- 
quille esprit,  si  fort  au-dessus  de  son  peuple,  sait  se  plier  aux  né- 
cessités de  sa  condition.  Magistrat  et  non  philosophe,  il  n'a  pas  le 
droit  de  rompre  avec  le  siècle;  il  en  observe  les  usages,  tout  en  les 
condamnant;  il  défend  même  à  ses  nobles  dégoûts  de  paraître,  n'ou- 
bliant jamais  qu'il  s'agit  de  se  montrer  en  prince  et  non  en  sage,  et 
que  dans  un  chef  d'empire  une  raison  trop  dédaigneuse  des  mœurs 
publiques  est  pour  le  peuple  la  plus  choquante  des  offenses.  Ce  se- 
rait faire  injure  à  un  empereur  de  le  proclamer  le  plus  pur  des  mo- 
ralistes, si  on  ne  reconnaissait  d'abord  qu'il  fut  un  souverain  rai- 
sonnable et  laborieux. 

Ce  bon  sens  si  ferme,  cette  activité  sans  défaillance,  cette  raison 
judicieuse  dans  les  petites  comme  dans  les  grandes  choses  est  as- 
surément ce  qui  peut  le  plus  étonner  dans  un  homme  accoutumé 
aux  méditations  morales,  et  qui  fait  de  la  philosophie  sa  plus  chère 
étude.  N'était-il  pas  à  craindre  que  ce  sage,  ce  stoïcien  couronné, 
ne  cédât  à  la  tentation  de  réformer  le  monde,  d'imposer  sa  doc- 
trine, et  de  rendre  les  hommes  meilleurs  malgré  eux?  Entouré  de 
philosophes,  ses  maîtres,  qui  avaient  dirigé  sa  conscience  pendant 
sa  jeunesse,  il  aurait  pu,  comme  certains  princes  chrétiens  trop 
zélés,  rêver  un  royaume  de  Salente,  une  cité  stoïcienne,  et  porter 
de  tous  côtés  les  règles  rigides  de  sa  philosophie.  Il  sut  résister 
même  à  cet  entraînement  honnête ,  bien  que  le  peuple  romain  eût 
été  de  tout  temps  soumis  à  de  pareilles  tentatives,  et  que,  familia- 
risé avec  l'antique  magistrature  de  la  censure  républicaine  et  cer- 
taines réformes  morales  essayées  par  quelques  empereurs,  il  n'eût 
rien  trouvé  de  trop  étrange  dans  un  nouveau  règlement  sur  les 
mœurs  publiques  et  privées.  Marc-Aurèle  comprit  que  les  princes 
doivent  empêcher  le  mal  sans  décréter  le  bien,  et  que  la  contrainte 
de  la  vertu  serait  la  plus  insupportable  des  tyrannies,  si  elle  n'était 
la  plus  impuissante  et  la  plus  inefficace.  «  Qui  pourrait  en  effet  chan- 
ger les  opinions  des  hommes,  et,  sans  un  libre  consentement,  qu'au- 
rais-tu autre  chose  que  des  esclaves  gémissant  de  leur  servitude, 
des  hypocrites?  »  Malgré  la  bienveillance  ordinaire  de  ses  juge- 
mens  sur  les  hommes,  il  ne  se  fait  sur  eux  aucune  illusion,  il  les 

TOME  L.  —  18d4.  56 


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882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

connaît,  il  connaît  surtout  son  entourage,  la  cour  qu'il  juge.  «  Que 
sont  ces  gens  qui  traitent  de  haut  en  bas  les  autres?  A  qui  ne  fai- 
saient-ils pas  la  cour  naguère,  et  pour  quoi  obtenir?...  Des  gens  qm 
se  méprisent  les  uns  les  autres  et  se  font  des  protestations  d'amitié, 
^i  cherchent  à  se  supplanter  et  se  font  des  soumissions.  »  Ailleurs 
il  se  parle  à  demi-mot,  mais  on  devine  sa  pensée.  «  Voilà  donc  pour- 
quoi ils  nous  aiment,  ils  nous  honorent!  Habitue-toi  à  considérer 
dans  leur  nudité  ces  petites  âmes.  »  Mais  s'il  connaît  la  cour,  il  con- 
tient ses  mépris,  il  se  fait  même  une  loi  de  n'en  plus  dire  du  mal.  H 
a  trop  cédé  quelquefois  à  la  tentation  de  blâmer;  heureusement  U 
s'est  ravisé.  «  Que  personne  ne  t'entende  plus  critiquer  la  vie  de  la 
cour!  ))  Non-seulement  son  austérité  ne  laisse  point  paraître  de  dé- 
dain, mais  il  se  met  en  garde  contre  les  jugemens  trop  sévères  qu'il 
pourrait  porter  sur  les  hommes  et  se  trace  cette  règle  équitable  :  «  II 
y  a  mille  circonstances  dont  il  faut  s'informer  pour  prononcer  sur 
les  actions  d* autrui.  »  Ne  pas  déclamer  contre  le  vice,  ne  pas  le 
flatter  non  plus,  voilà  sa  maxime,  qu'il  condense  en  un  beau  mot: 
«  Ne  sois  ni  tragédien  ni  courtisane.  » 

En  constatant  que  cet  empereur  philosophe  n'a  point  trop  prêché, 
qu'il  a  même  quelquefois  désespéré  des  hommes  et  les  a  jugés  avec 
une  certaine  amertume,  nous  ne  songeons  pas  à  lui  faire  un  mérite 
d'avoir  regardé  de  haut  l'humanité.  Rien  n'est  plus  facile  à  un  sou- 
verain que  de  mépriser  les  hommes,  de  prendre  en  pitié  le  conflit 
des  convoitises  qu'il  a  souvent  le  tort  d'exciter  volontairement  lui- 
même,  et  de  rire  des  vices  qu'il  a  créés  autour  de  lui.  Nous  vou- 
lons simplement  remarquer  le  sens  pratiqué  d'un  prince  qui  ap- 
partient de  cœur  et  d'esprit  à  une  doctrine  prêcheuse,  qui,  par  son 
éducation,  ses  études,  ses  préoccupations  journalières,  sa  foi  philo- 
sophique, pouvait  être  tenté  de  faire  de  la  propagande  indiscrète  et 
qui  a  pris  sur  lui  de  s'en  abstenir,  comprenant  qu'un  souverain  qui 
veut  régenter  les  âmes  risque  sa  dignité,  s'il  est  trop  complaisam- 
ment  écouté  par  les  hypocrites,  et  son  autorité,  s'il  n'est  pas  obéi. 
Sans  commander  toutefois,  sans  rien  entreprendre  sur  la  Uberté 
intérieure  de  chacun,  il  ne  s'est  pas  cru  interdit  d'agir  en  parti- 
culier sur  les  cœurs  capables  de  le  comprendre.  II  se  rappelle  en 
plus  d'un  endroit  et  se  précise  les  règles  de  la  persuasion  morale: 
({ Tâche  d'émouvoir  sa  raison  par  la  tienne,  montre-lui  sa  faute, 
rappelle-lui  son  devoir.  S'il  t' écoute,  tu  le  guériras.  »  Par  une  in- 
génieuse et  belle  comparaison ,  il  montre  ce  qu'il  faut  dans  cette 
propagande  intime  d'inépuisable  bonté,  mais  aussi  de  discrétion. 
Une  âme  qui  veut  en  éclairer  une  autre  doit  ressembler  à  un  rayon 
qui  pénètre  dans  un  lieu  obscur.  Le  rayon  s'allonge  et  is' applique 
au  corps  opaque  qui  s'oppose  à  son  passage  :  là  il  s'arrête  sans  dé- 


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l'examen  de  conscience  d'un  empereur  romain.         883 

faillir,  sans  tomber;  ainsi  Tâme  doit  se  verser,  sans  épuisement  et 
sans  violence,  en  éclairant  ce  qui  peut  recevoir  sa  lumière;  mais  ce 
n'est  point  assez  pour  la  raison  de  Marc-Aurèle  d'aller  ainsi  molle- 
ment au-devant  des  âmes  comme  la  lumière  à  la  surface  du  solide, 
il  veut  encore  pénétrer  l'obstacle  et  s'ouvrir  les  voies  les  plus  fer- 
mées par  la  force  de  l'amour,  a  Souviens-toi  que  la  bonté  est  invin- 
cible... Que  pourrait  faire  le  plus  méchant  des  hommes,  si  dans 
l'occasion,  alors  qu'il  s'efforce  de  te  nuire,  tu  lui  disais  d'un  cœur 
paisible  :  —  Non,  mon  enfant,  nous  sommeà  nés  pour  tout  autre 
chose;  ce  n'est  pas  à  moi  que  tu  feras  du  mal ,  c'est  à  toi-même, 
mon  enfant?  Pas  de  moquerie,  pas  d'insulte,  mais  l'air  d'une  affec- 
tion véritable.  Ne  prends  pas  un  ton  de  docteur,  ne  cherche  pas  à 
te  faire  admirer  de  ceux  qui  sont  là,  mais  n'aie  en  vue  que  lui  seul.  » 
En  entendant  cet  accent  nouveau,  qui  ne  pardonnerait  à  Marc-Au- 
rèle d'avoir  ainsi  prêché  dans  l'intimité  et  devant  peu  de  témoins? 
Une  seule  fois  il  sortit  de  cette  réserve,  malgré  lui,  dans  une  cir- 
constance bien  extraordinaire  et  mémorable.  Alors  que,  déjà  ruiné 
par  l'âge  et  la  fatigue,  il  se  préparait  à  partir  pour  sa  dernière  ex- 
pédition contre  les  Marcomans,  où  il  mourut,  les  philosophes  et  le 
peuple  romain,  craignant,  non  sans  raison ,  de  ne  plus  revoir  leur 
chef  vénéré,  le  supplièrent  de  vouloir  bien  exposer  avant  son  dé- 
part les  préceptes  de  la  morale,  et  l'on  vit  l'empereur,  durant  trois 
jours,  parler  sur  les  devoirs  des  hommes,  exhalant  en  une  fois  ses 
grandes  pensées  devant  les  Romains,  et,  avant  d'aller  mourir  sur 
les  frontières,  laissant  son  âme  à  son  peuple. 

11  fallait  dire  quelque  chose  du  souverain  avant  de  parler  du  phi- 
losophe. Un  prince  qui  sur  dix-neuf  années  de  règne  en  a  passé 
douze  aux  extrémités  de  son.  empire,  sur  le  Danube  et  en  Orient, 
n'est  ni  un  quiétîste,  ni  un  utopiste,  ni  un  pédant  couronné.  Ses 
pensées  ne  sont  pas  des  fantaisies  d'imagination,  des  souvenirs  d'é- 
cole, des  spéculations  de  moraliste  oisif,  mais  le  manuel  pratique 
d'un  empereur  qui  voudrait  rester  homme  et  médite  les  lois  divines 
et  humaines  pour  les  mieux  accomplir.  Ces  méditations  n'ont  rien 
de  subtil,  ces  scrupules  rien  de  timoré;  ce  n'est  pas  une  âme  do- 
lente et  molle  qui  se  tourmente ,  mais  un  cœur  droit  et  ferme,  qui 
se  possède,  règne  sur  lui-même  et  garde  sa  force  jusque  dans  ses 
dégoûts  et  ses  tristesses.  La  philosophie  ne  l'a  pas  éloigné,  mais 
rapproché  des  hommes,  ou,  si  elle  l'a  élevé  au-dessus  d'eux,  c'a  été 
pour  lui  faire  contempler  d'un  regard  plus  clément,  d'une  vue  plus 
désintéressée,  les  choses  humaines.  «  C'est  la  philosophie,  écri- 
vait-il, qui  te  rend  la  cour  supportable,  c'est  elle  qui  te  rend  sup- 
poi-table  à  la  cour.  »  La  méditation  morale  n'a  donc  été  que  la 
source  vive  où  cette  âme  active  se  purifiait,  mais  en  se  retrempant. 


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88&  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

La  phUosophie  fut  pour  Marc-Aurèle  ce  que  fut  la  religion  pour  saint 
Louis. 

IL 

En  Marc-Aurèle»  le  dernier  des  grands  moralistes  païens,  il  y  a 
deux  hommes,  celui  des  temps  antiques  qui  regarde  comme  prin- 
cipal devoir  l'activité  civique,  celui  des  temps  nouveaux  qui  aime  à 
se  retirer  en  lui-même,  à  prendre  soin  de  son  âme,  à  se  remplir  de 
charité,  à  méditer  sur  le  néant  du  monde  et  sur  la  loi  de  Dieu.  Son 
livre  est  ple^in  non  d*idées,  mais  de  dispositions  chrétiennes.  On  di- 
rait que  le  souffle  errant  de  la  foi  nouvelle  a  rencontré  et  pénétré 
ceux-là  mêmes  qui  se  souciaient  le  moins  d'en  être  touchés.  Sans 
rien  renier  des  principes  de  l'école,  sans  renoncer  aux  formules  pré- 
cises et  consacrées,  sans  soupçonner  même  d'autres  vérités,  le  stoï- 
cisme de  Marc-Aurèle  inclinait  à  une  sorte  de  mysticisme,  si  on  peut 
appeler  ainsi  le  goût  de  la  contemplation  morale,  TindifTérence  au 
monde,  l'abandon  à  la  Providence  et  la  délectation  d'une  âme  ra?ie 
devant  les  lois  divines. 

Nous  ne  tenterons  point  de  reconstruire  un  système  de  morale 
avec  ces  pensées  éparses,  ni  de  refaire  ce  qui  a  été  déjà  fort  bien 
fait  dans  plus  d'une  étude  philosophique.  Selon  nous,  Marc-Aurèle 
n'a  rien  inventé,  n'a  rien  modifié  de  propos  délibéré  dans  l'ensei- 
gnement qu'il  a  reçu  de  ses  maîtres.  Il  se  croit  en  possession  de  la 
vérité,  et  rarement  un  doute  sur  le  fond  du  stoïcisme  traverse  son 
esprit.  Et  pourtant  combien  peu  il  ressemble  à  Sénèque  et  même 
à  Épictète!  Le  ton  a  changé,  l'accent  n'est  plus  le  même,  et  il  se 
trouve  que  les  mêmes  principes  ont  donné  naissance  à  des  penséfô 
qui  paraissent  nouvelles.  En  général,  dans  l'étude  des  doctrines 
morales,  on  ne  tient  pas  assez  compte  des  hommes  qui  les  ont  pro- 
fessées. Les  principes  se  transforment  selon  le  caractère  des  adeptes, 
et  si  la  lettre  subsiste,  l'esprit  varie.  François  de  Sales  et  Fénelon, 
quoique  fidèles  à  l'église,  diffèrent  des  autres  docteurs.  Et  qui  peut 
dire  jusqu'à  quel  point  leurs  ouvrages,  pourtant  orthodoxes,  ont  mo- 
difié  la  manière  dont  on  a  compris  depuis  la  doctrine  chrétienne? 
Ainsi  Marc-Aurèle,  tout  stoïcien  qu'il  est,  a  renouvelé  le  stoïcisme 
sans  en  altérer  les  dogmes.  La  doctrine  en  passant  par  son  cœur  s'est 
imprégnée  d'autres  vertus.  • 

Jusqu'alors  l'antiquité  païenne  n'estimait  point  assez  la  douœur, 
qu'elle  confondait  souvent  avec  la  faiblesse.  Les  citoyens  au  milieu 
des  luttes  républicaines  avaient  surtout  besoin  de  vertus  fortes, 
propres  à  l'attaque  et  à  la  défense,  et  dont  le  mérite  suprême  était 
d'être  indomptables.  Sous  le  despotisme  des  césars,  les  âmes  oppri- 


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l'examen  de  conscience  d'un  empereur  romain.         886 

mées  se  ramassaient  en  soi,  se  raidissant  contre  la  tyrannie,  et  te- 
naient à  paraître  inflexibles.  L'extrême  liberté  et  l'extrême  oppres- 
sion demandaient  également  la  dureté  romaine.  La  philosophie  dans 
ses  nobles  redites  recommandait  sans  cesse  l'effort  dans  l'activité 
civique  ou  dans  la  patience,  comme  on  donne  à  des  athlètes  un  rè- 
glement de  palestre.  Quels  sont  en  effet  les  modèles  proposés  par  la 
philosophie?  Un  Caton  d'Utique/un  Brutus,  des  fanatiques  qui  ont 
poussé  l'héroïsme  jusqu'à  la  fureur,  et  d'autant  plus  vantés  qu'ils 
passaient  pour  plus  insensibles;  mais  les  esprits  changent  peu  à  peu. 
Déjà  Sénèque  se  plaît  à  tracer  le  portrait  d'un  sage  plus  doux;  Thra- 
séas  réalise  cet  idéal,  et  l'on  arrive  ainsi  au  temps  de  Marc-Aurèle, 
où  la  douceur  est  mise  au  rang  des  plus  belles  vertus.  Elle  n'est 
plus,  comme  autrefois,  renvoyée  ou  concédée  aux  femmes,  elle 
devient  un  ornement  de  l'homme.  De  là  ce  mot  d^  Marc-Aurèle, 
si  peu  antique,  si  inattendu  :  «  La  douceur  et  la  bonté  ont  quelque 
chose  de  plus  màle.  »  Ce  sont  ces  qualités  surtout  qu'il  met  en  lu- 
mière quand  il  fait  le  portrait  de  ses  parens  et  de  ses  maîtres.  Dans 
son  examen  de  conscience,  sa  préoccupation  constante  est  de  garder 
avec  la  fermeté  la  bienveillance.  Alors  même  qu'il  médite  sur  des 
vérités  qui  semblent  le  plus  étrangères  à  ce  sentiment,  il  en  tire 
des  conséquences  lointaines  qui  font  voir  le  prix  et  la  justice  de  la 
bénignité,  et,  quelle  que  soit  la  longueur  des  détours,  il  revient  sans 
cesse  à  cette  qualité  qui  l'attire.  11  cherche  les  pensées  qui  peuvent, 
comme  il  dit,  «  le  rendre  plus  doux  envers  tous  les  hommes.  » 
Cette  vertu  remplit  si  bien  son  cœur  qu'il  la  déverse  sur  lui-même  : 
«  Il  n'est  pas  juste  que  je  me  chagrine,  moi  qui  n'ai  jamais  volon- 
tairement chagriné  personne.  »  Partout  dans  ce  livre  les  jugemens 
sur  les  vices,  sur  le  mal  physique  et  moral,  sur  les  désordres  de  la 
nature  et  de  la  société,  respirent  une  clémence  affectueuse,  et  nous 
allons  voir  comment  cette  âme  élargie  par  l'amour  enveloppe  toutes 
choses,  l'univers  et  l'humanité  dans  son  universelle  mansuétude. 
Marc-Aurèle  ne  bâtit  qu'un  temple,  qu'il  consacra  à  une  divinité  qui 
à  Rome  n'avait  pas  encore  de  nom,  à  la  Bordé. 

Grâce  à  ce  fonds  de  mansuétude  et  de  tendresse  naturelle,  Marc- 
Aurèlé  a  mieux  compris  que  ses  devanciers  l'idée  stoïcienne  de  la 
fraternité  humaine.  On  ne  saurait  trop  redire  que  les  plus  belles 
idées  morales  sont  comme  non  avenues  dans  le  monde  tant  qu'elles 
ne  se  sont  point  incarnées  dans  un  honime  qui  les  comprend  d'in- 
stinct et  qui  retrouve  dans  cet  idéal  sa  propre  nature.  La  philoso- 
phie a  beau  semer  d'admirables  principes,  ils  peuvent  rester  long- 
temps stériles.  Sans  doute  il  se  trouvera  des  esprits  logiques  pour 
en  tirer  des  conséquences,  des  orgueilleux  pour  s'en  parer  comme 
d'une  brillante  nouveauté,  des  hommes  d'éloquence  et  de  style  qui 


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886  IlETUE   DES  DEUX   MONDES. 

en  feront  la  matière  de  beaux  discours;  mais  ces  principes  demeurent 
à  peu  près  sans  vertu,  s'ils  ne  tombent  dans  une  âme  naturellement 
prête  à  les  recevoir,  qui  les  échauffe,  les  fasse  germer  et  les  nour- 
risse de  sa  propre  substance.  Ainsi  l'idée  de  la  solidarité  humaine 
est  vieille  dans  le  monde,  elle  a  passé  de  grands  esprits  en  grands 
esprits,  comme  le  flambeau  des  jeux  antiques  allait  de  msdn  en 
main;  les  stoïciens  romains  et  les  déclamateurs  mêmes  en  ont  fait 
le  texte  de  leurs  prédications  morales.  De  Zenon  à  Épictète,  la  liste 
est  longue  de  tous  les  philosophes  qui  tour  à  tour  ont  célébré  ces 
vérités  qui  deviendront  bientôt  le  fondement  d'une  société  nouvelle; 
mais  combien  sont  inefficaces  ces  fastueuses  formules  et  ces  recom- 
mandations froidement  impérieuses  I  Ce  ne  sont  que  des  conceptions 
de  l'esprit,  des  fantaisies  d'imagination  attendrie,  des  velléités  de 
bienveillance  qui,  pour  être  intermittentes,  n'ont  pas  le  temps  de 
pénétrer  dans  les  âmes  ni  de  les  féconder.  C'est  que,  pour  bien  par- 
ler de  l'amour,  il  faut  de  l'amour.  Les  plus  nobles  principes  d'hu- 
manité ne  valent  que  dans  un  cœur  vraiment  humain,  dont  la  bien- 
veillance est  native.  Même  dans  les  sociétés  modernes  et  chrétiennes, 
ne  voyons-nous  pas  mille  manières  de  concevoir  la  fraternité  ou  la 
charité?  Depuis  la  fraternité  meurtrière  de  98  jusqu'à  la  charité 
pure,  il  est  bien  des  degrés,  et  nous  rencontrons  successivement  la 
philanthropie  théorique,  la  charité  froide  qui  répète  une  formule 
consacrée,  la  charité  orgueilleuse  qui  se  croit  meilleure  que  les  au- 
tres, la  charité  mercenaire  qui  demande  au  ciel  ou  à  la  terre  le  pris 
de  ses  bienfaits.  11  faut  que  de  temps  en  temps  une  âme  d'élite, 
par  de  beaux  exemples  ou  même  par  de  beaux  accens  dans  un  livre, 
nous  fasse  comprendre  la  fraternité  véritable.  De  même,  dans  l'an- 
tiquité païenne,  l'idée  de  la  charité  régnait  sur  tous  les  grands  es- 
prits du  stoïcisme,  qui  la  répandaient  tantôt  avec  une  autorité  sè- 
chement doctrinale,  tantôt  avec  une  éloquence  brusque  et  choquante, 
presque  toujours  avec  un  dédain  superbe  pour  les  infirmités  mo- 
rales. Marc-Aurèle,  tout  pénétré  de  ces  principes  qu'il  n'empruntait 
pas  à  l'école,  et  qu'il  trouvait  dans  son  cœur,  eut  la  gloire  non-seu- 
lement de  les  mieux  comprendre,  mais  d'en  trouver  le  langage.  11 
sut  parler  de  la  charité  avec  charité. 

Nous  négligeons  ici  les  principes  philosophiques  sur  lesquels  re- 
pose cette  charité  et  qui  sont  communs  à  tout  le  stoïcisme.  On  peut 
les  résumer  en  quelques  mots  :  nous  sommes  tous  parens,  non  par 
le  sang  et  la  naissance,  mais  par  notre  commune  participation  à  la 
même  intelligence,  par  notre  prélèvement  commun  sur  la  nature 
divine.  De  là  tant  de  préceptes  d'amour  que  Marc-Aurèle  se  donne 
à  lui-même,  et  qui  surabondent  dans  cet  examen  de  conscience 
comme  le  sentiment  qui  les  inspire  :  «  Âhne  les  hommes,  mais  d'un 


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l'examen  de  conscience  d'un  empereur  romain.         887 

amour  véritable  (1).  »  Il  se  reproche  de  ne  pas  savoir  assez  combien 
est  intime  la  solidarité  humaine,  et  il  se  dit  :  a  Tu  n'aimes  pas  en- 
core les  hommes  de  tout  ton  cœur  (2).  »  De  là  enfin  le  pardon  des 
injures  :  a  Ce  n'est  point  assez  de  pardonner,...  il  faut  aimer  ceux 
qui  nous  offensent.  »  Les  hommes  se  trompent,  ils  sont  égarés  par 
leurs  faux  jugemens,  et  Marc-Aurèle  rencontre  le  précepte  évangé- 
lique  :  Pardonnez-leur,  puisqu'ils  ne  savent  pas  ce  qu'ils  font.  Il 
trouve  des  paroles  de  clémence  môme  pour  les  ingrats,  les  fourbes 
et  les  traîtres  :  <(  Contre  l'ingratitude,  la  nature  a  donné  la  dou- 
ceur... Si  tu  peux,  corrige-les;  sinon,  souviens- toi  que  c'est  pour 
l'exercer  envers  eux  que  t'a  été  donnée  la  bienveillance.  »  En  s' en- 
courageant à  bien  traiter  ceux-là  mêmes  qui  l'offensent,  il  ne  se 
croit  pas  magnanime,  il  satisfait  le  plus  noble  égoïsme,  le  plus  dé- 
licat et  le  plus  permis,  qui  consiste  à  se  livrer  sans  contrainte  à  ses 
bons  sentimens  :  «  c'est  se  faire  du  bien  à  soi-même  que  d'en  faire 
aux  autres.  »  Lorsque  dans  son  examen  de  conscience  il  s'interroge 
et  se  demande  comment  il  s'est  comporté  jusqu'à  ce  jour  envers  les 
dieux  et  les  hommes,  il  n'oublie  pas  d'ajouter  «  et  envers  mes  ser- 
viteurs. »  La  charité  domine  si  bien  ses  pensées  qu'il  n'admet  que 
les  prières  où  l'on  demande  à  Dieu  des  biens  pour  d'autres  encore 
que  pour  soi  :  «  il  ne  faut  point  prier,  ou  il  faut  prier  ainsi  simple- 
ment et  libéralement.  »  Quand  il  veut  se  prouver  que  la  bienfai- 
sance doit  être  gratuite,  sans  désir  de  reconnaissance  ou  de  gloire, 
il  rencontre  un  sentiment  et  une  image  d'une  simplicité  ravissante  : 
«  Il  faut  être  comme  la  vigne,  qui  donne  son  fruit  et  puis  ne  de- 
mande plus  rien...  Ainsi  l'homme  qui  a  fait  le  bien  doit  passer  à 
une  autre  bonne  action,  comme  la  vigne  encore  qui  se  prépare  à 
porter  d'autres  raisins  dans  la  saison.  Faut-il  donc  être  du  nombre 
de  ceux  qui  ne  savent  pas  ce  qu'ils  font?  —  Oui.  »  Paroles  d'autant 
plus  remarquables  qu'un  stoïcien  se  piquait  de  se  conduire  toujours 
par  des  raisons  précises,  et  traitait  d'insensés  tous  ceux  qui  ne  se 
rendent  pas  exactement  compte  de  leurs  actions!  Marc-Aurèle,  en 
tout  fidèle  à  cette  règle,  en  excepte  la  bienfaisance,  rencontrant 
ainsi  cet  autre  précepte  évangélique  sur  la  main  droite  et  la  main 
gauche.  Nous  versons  ici  presque  au  hasard  toutes  ces  pensées  cha- 
ritables, sans  les  rattacher  les  unes  aux  autres  ni  aux  principes  phi- 
losophiques dont  elles  dépendent.  Il  faut,  pour  en  jouir,  les  voir 
dans  la  liberté  de  leur  effusion.  Les  pensées  morales  sorties  du 
cœur  ne  doivent  pas  être  strictement  enfermées  dans  les  formes 
d'une  méthode  scolastique  ;  pour  laisser  sentir  leur  vertu  et  leur 
parfum,  il  faut  qu'elles  s'épanchent  et  se  répandent. 

(1)  TovTOv;  çCXêi  àXX*  àXrfivwiç,  1.  vu,  13. 

(^i)   OuiCd)  àic6  TMLÇ^OLÇ  ^ÙtX^  TOÙC  M^U/KW^j  1.  VU,  13. 


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888  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

On  ne  connaît  pas  entièrement  Marc-Aurèle  quand  on  n'a  par- 
couru que  les  pensées  du  souverain  et  de  rhorame  sociable;  il  faut 
le  suivre  dans  ses  réflexions  plus  intimes,  plus  religieuses,  que  Ton 
est  tenté  d'appeler  ses  élévations.  Sans  doute  il  est  plus  facile  dans 
une  lecture  solitaire  de  goûter  la  substance  morale  de  ces  pensées 
intérieures  que  de  les  exposer  au  grand  jour  et  d'attirer  sur  ces 
pieuses  méditations  la  curiosité  profane  de  certains  lecteurs.  Une 
âme  maîtresse  de  ses  passions,  qui  fuit  les  troubles  du  monde,  qui 
se  tient  au-dessus  des  nuages  terrestres  de  la  vie  humaine  et  se  re- 
cueille dans  son  apaisement,  ne  peut  offrir  aux  yeux  que  l'unifor- 
mité du  calme;  mais  ce  calme  même  n'a-t-il  pas  sa  beauté  et  sa 
grandeur?  Quand  on  veut  s'élever  sur  les  hauteurs  du  sentiment 
moral,  il  faut  savoir  supporter  la  monotonie  de  la  sérénité. 

Ce  n'est  pas  un  spectacle  sans  intérêt  et  sans  nouveauté  que  celui 
d'un  païen  si  amoureux  de  perfection  intérieiu'e,  qui  s'est  fait  une 
solitude  au  milieu  des  affaires  et  des  hommes ,  et ,  devant  l'idéal  de 
vertu  que  la  philosophie  lui  propose,  travaille  à  son  âme  avec  une 
tendre  sollicitude,  comme  un  artiste  qui  voudrait  accomplir  un 
chef-d'œuvre,  et  qui  naïvement,  sans  vanité,  pour  se  satisfaire  lui- 
même,  retouche  sans  cesse  son  ouvrage.  En  sentant  approcher  la 
fin  de  sa  carrière  :  «  Tu  es  vieux,  se  dit-il,  songe  que  l'histoire  de 
ta  vie  est  complète,  que  tu  as  consommé  ton  ministère...  Pense  à 
ta  dernière  heure.  »  C'est  dans  ces  dispositions  suprêmes  qu'il  se 
surveille,  se  gronde,  s'encourage,  se  rassure,  pour  mettre  la  der- 
nière main  à  sa  culture  morale. 

Peu  de  nos  livres  de  piété  font  aussi  bien  sentir  ce  qu'il  peut  y 
avoir  de  profit  moral  et  de  tranquilles  jouissances  dans  la  solitude 
que  l'âme  se  fait  à  elle-même  pour  sanctifier  ses  pensées.  Marc- 
Aurèle  ne  veut  plus  avoir  souci  que  de  son  âme.  «  Chasse  loin  de 
toi  la  soif  des  livres...  Il  ne  s'agit  plus  de  discuter.  »  Comme  YEc- 
clésiasle^  il  craint  de  trouver  dans  de  trop  longues  études  trouble 
et  aflliction  d'esprit.  «  C'est  au  dedans  de  toi  qu'il  faut  regarder;  là 
est  la  source  du  bien,  source  intarissable,  pour\^u  que  tu  creuses 
toujours.  »  Mais  ce  n'est  pas  pour  se  livrer  à  de  molles  contempla- 
tions et  à  de  vagues  extases.  Il  tient  son  âme  entre  ses  mains,  il  la 
possède,  il  ne  la  laisse  pas  errer,  il  la  contraint  «  à  soumettre  les 
choses  à  un  solide  examen.  »  Il  garde  sous  ses  yeux  un  certsûn 
nombre  de  maximes  courtes,  fondamentales,  qui  assurent  la  séré- 
nité de  l'âme,  «  de  même  que  les  médecins  ont  toujours  sous  la 
main  leurs  instrumens.  »  Il  veut  pouvou-  dire  à  quoi  il  pense  et 
pouvoir  se  répondre  toujours  à  cette  question  :  «  quel  est  l'usage 
que  je  fais  aujourd'hui  de  mgn  âme?  »  Si  la  rêverie  incertaine  le 
tente  et  risque  de  troubler  la  netteté  de  son  esprit,  il  la  chasse  ou 


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l'examen  de  conscience  d*un  empereur  romain.         889 

plutôt  il  réconduit  avec  une  bonne  grâce  impérieuse,  en  maître  qui, 
sans  s'irriter,  sait  se  défendre  contre  les  importuns.  «  Que  fais- tu 
donc  ici,  imagination?  Va-t'en,  au  nom  des  dieux!  Je  ne  me  fâche 
point  contre  toi;  seulement  va-t'en.  »  Il  veut  vivre  en  présence  et 
sous  les  yeux  de  sa  raison,  qui  est  une  partie  'de  Dieu.  «  Comprends 
enfin  qu'il  y  a  en  toi-même  quelque  chose  d'excellent  et  de  divin, 
et  qu'il  faut  vivre  dans  l'intime  familiarité  de  celui  qui  a  au  dedans 
de  nous  son  temple.  »  Ainsi,  dans  cet  examen  de  conscience,  où  l'a- 
mour des  idées  morales  va  quelquefois  jusqu'à  l'attendrissement, 
rien  n'est  pourtant  livré  aux  aventures  de  l'imagination  ni  aux  sub- 
tilités du  sentiment.  En  se  retirant  en  lui-même ,  Marc-Aurèle  se 
rapproche  de  cette  lumière  que  Dieu  fait  briller  dans  tous  les 
hommes,  et  dans  l'éloignement  du  monde  et  le  silence  des  passions 
il  veut  contempler  les  lois  de  la  raison  pour  les  mieux  aimer,  pour 
leur  mieux  obéir. 

Mais  quelles  joies  dans  cette  solitude  intérieure,  et  comme  il  s'ex- 
horte à  goûter  cette  paix  que  procure  la  parfaite  ordonnance  de 
l'âme!  «  On  se  cherche,  dit-il,  des  retraites,  chaumières  rustiques, 
rivages  des  mers,  montagnes...  Retire-toi  plutôt  en  toi-même,  nulle 
part  tu  ne  seras  plus  tranquille.  »  Comme  il  se  tient  en  garde  contre 
les  troubles,  les  dégoûts,  le  découragement,  les  tentations,  pour  se 
donner  tout  entier  à  la  contemplation  des  vertus  dont  il  voudrait 
faire  la  règle  de  sa  vie  !  «  Si  tu  trouves  dans  la  vie  quelque  chose 
de  meilleur  que  la  justice  et  la  vérité,  tourne-toi  de  ce  côté  de  toute 
la  puissance  de  ton  âme;...  mais,  si  tu  ne  vois  rien  de  préférable, 
choisis,  te  dis-je,  comme  un  homme  libre,  ce  bien  suprême.  »  Ja- 
mais Marc-Aurèle,  malgré  les  délicatesses  de  ce  qu'on  pourrait  ap- 
peler sa  spiritualité j  ne  parle  de  ces  petites  vertus  raffinées  que  les 
âmes  qui  travaillent  trop  sur  elles-mêmes  finissent  par  Imaginer. 
La  magnanimité,  la  liberté,  le  calme,  la  sainteté  de  la  vie,  voilà  les 
objets  de  ses  désirs.  La  douce  impatience  de  ces  désirs  donne  quel- 
quefois un  certain  pathétique  aux  apostrophes  qu'il  s'adresse  à  lui- 
même  :  «  0  mon  âme,  quand  seras- tu  bonne  et  simple?  »  Quelque- 
fois il  se  supplie  lui-même  de  se  donner  au  plus  tôt  des  vertus  qui 
le  ravissent.  «  Embellis-toi  de  simplicité,  de  pudeur,  d'indifférence 
pour  tout  ce  qui  n'est  ni  vice  ni  vertu.  »  11  lui  arrive  même  de  s'ac- 
cabler en  pensant  tout  à  coup  que  son  terme  est  proche  et  qu'il 
n'est  pas  encore  détaché  de  toutes  ses  passions,  comme  s'il  avait 
horreur  de  mourir  dans  une  sorte  d'impénitence  finale  :  «  Couvre- 
toi  d'ignominie,  ô  mon  âme,  couvre- toi  d'ignominie!  tu  n'auras  plus 
le  temps  de  t'honorer.  »  On  peut  trouver  dans  l'antiquité  des  pen- 
sées plus  nouvelles,  mais  rien  n'est  plus  nouveau  que  ces  tendresses 
morales ,  ces  pudeurs  de  l'âme  et  ces  accens  ingénus  avec  virilité 


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890  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que  réloquence  stoïque  n'avait  pas  encore  rencontrés,  et  dont  la 
simplicité  veut  être  sentie  et  non  louée. 

C'est  assurément  une  infirmité  littéraire  de  notre  sujet  qu'on  ne 
puisse  parler  de  Marc-Aurèle  sans  avoir  l'air  de  faire  un  panégy- 
rique de  saint.  A  notre  époque  surtout,  où  les  grands  hommes  ne 
paraissent  plus  intéressans  que  par  leurs  faiblesses,  et  où  le  goût 
public  ne  supporte  plus  un  éloge  continu,  ce  n'est  pas  une  entreprise 
sans  difficulté  et  sans  péril  que  la  peinture  d'un  homme  à  peu  près 
irréprochable,  dont  la  raison  fut  si  calme  et  la  vertu  si  unie.  Ce  se- 
rait pourtant  une  injustice  de  n'en  pas  dire  assez  par  la  crainte 
d*en  dire  trop.  Laissons-nous  donc  aller  sans  fausse  honte  aux  sen- 
timens  que  nous  inspire  ce  beau  livre,  et  achevons  de  faire  con- 
naître sans  louanges  une  âme  qui  n'en  a  jamais  demandé  à  per- 
sonne. 

Bossuet,  traçant  les  règles  de  la  vie  chrétienne,  s'écrie  en  plus 
d'un  endroit  :  a  Commençons  à  nous  détacher  des  sens  et  à  vivre 
selon  cette  partie  divine  et  immortelle  qui  est  en  nous...  Laissons 
périr  tout  l'homme  extérieur,  la  vie  des  sens,  la  vie  du  plaisir,  la 
vie  de  l'honneur.  »  Bossuet,  sans  le  savoir,  mais  avec  une  exacti- 
tude littérale,  fait  le  portrait  de  Marc-Aurèle,  qui,  s'entretenant 
sans  cesse  avec  cette  partie  divine  qui  est  en  lui,  a  fermé  son  âme 
à  la  vie  des  sens,  à  la  vie  de  Yhonn$ur.  La  renommée,  les  acclama- 
tions populaires,  la  gloire  même  et  le  jugement  de  la  postérité 
n'inspirent  que  des  paroles  de  dédain  à  ce  souverain  si  détaché  du 
monde  et  si  profondément  entré  dans  la  contemplation  des  vérités 
étemelles.  On  est  tenté  à  chaque  instant  d'employer  des  expressions 
chrétiennes  pour  peindre  ce  pur  et  haut  état  d'esprit,  et  la  langue 
de  la  philosophie  antique  ne  suffit  plus.  Tout  en  remplissant  tou- 
jours avec  une  ferme  attention  sa  magistrature  souveraine,  Marc- 
Aurèle  ne  rêve  que  la  vie  cachée  en  Dieu ,  sans  plus  s'occuper  des 
jugemens  humains.  Aussi  ne  peut-on  pas  lui  reprocher,  comme  à 
d'autres  philosophes,  de  n'avoir  travaillé  que  pour  la  gloire  et  d'a- 
voir sans  cesse  repoli  ses  vertus  pour  les  faire  briller  aux  yeux  du 
monde.  Toutes  les  apostrophes  et  les  railleries  adressées  par  les 
chrétiens  au  pbarisaïsme  stoïque  n'atteignent  pas  Marc-Aurèle,  et 
le  fougueux  Bossuet,  dans  ses  emportemens  contre  Sénèque  et  l'or- 
gueil de  la  sagesse  stoïcienne,  est  trop  juste  ou  trop  prudent  pour 
rien  hasarder  contre  lui.  Sans  doute  l'empereur  a  dû  beaucoup  ai- 
mer la  gloire,  et  il  eût  été  indigne  de  régner,  si  son  âme  avait  été 
indiff*érente  à  un  beau  nom;  mais,  après  en  avoir  goûté  les  douceurs, 
il  en  a  été  désabusé  quand  il  connut  quelque  chose  de  meilleur.  Il 
a  repoussé  cette  passion  après  toutes  les  autres,  cette  passion,  se- 
lon le  mot  de  Tacite,  qui  est  la  dernière  dont  se  dépouille  le  sage. 


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l'ex/uien  de  conscience  d'un  empereur  romain.         891 

«  As-tu  donc  oublié,  ô  homme,  écrit  Marc-Aurèle,  ce  que  c'est  que 
la  gloire  ?  Pour  moi,  j'en  suis  revenu.  »  Ne  croyez  pas  qu'il  va  dé- 
clamer contre  elle  et  répéter  les  sentences  convenues  de  l'école. 
Non,  il  est  sur  ce  point  en  lutte  avec  lui-même;  il  se  reproche  d'être 
encore  sensible  à  l'approbation  et  au  blâme,  et  prouve  ainsi  sa  sin- 
cérité. Quand  il  se  sent  tenté  par  la  gloire,  il  se  rappelle  aussitôt 
combien  les  hommes  sont  vains  dans  leurs  jugemens ,  injustes,  in- 
conséquens.  «  Quoi  !  c'est  dans  les  âmes  des  autres  que  tu  places 
ta  félicité!...  Tu  veux  être  loué  par  un  homme  qui  trois  fois  par 
heure  se  maudit  lui-même!...  Pénètre  au  fond  de  leurs  âmes,  et  tu 
verras  quels  juges  tu  crains...  Il  ne  faut  que  quelques  jours,  et 
ceux-là  te  regarderont  comme  un  dieu  qui  te  regardent  aujour- 
d'hui comme  une  bête  farouche.  »  Ici  ce  ne  sont  encore  que  des  pa- 
roles de  prince,  de  souverain  qu'émeuvent  sans  doute  certains  mur- 
mures populaires  contre  un  édit  nouveau,  et  qui  s'exhorte  à  ne  pas 
se  départir  de  ses  bienfaisantes  maximes,  fussent-elles  odieuses  au 
peuple,  qui  ne  les  comprend  pas.  Il  le  dit  du  reste  lui-même  avec 
une  fermeté  pleine  de  grâce  :  «  Ils  te  maudissent;  qu'y  a-t-il  là  qui 
empêche  ton  âme  de  rester  pure,  sage,  juste?  C'est  comme  si  quel- 
qu'un s'avisait  de  dire  des  injures  à  une  source  limpide  et  douce; 
elle  ne  cesserait  pas  pour  cela  de  verser  un  breuvage  salutaire.  Et 
quand  il  y  jetterait  du  fumier,  elle  aurait  bientôt  fait  de  le  dissiper, 
de  le  laver  :  jamais  elle  n'en  serait  souillée.  »  Il  a  fini  par  se  mettrç 
si  fort  au-dessus  des  jugemens  contemporains  qu'il  répète  avec  une 
satisfaction  visible  ce  mot  célèbre  d' Antisthènes  :  «  C'est  chose  royale, 
quand  on  a  fait  le  bien,  d'entendre  dire  du  mal  de  soi.  »  On  pour- 
rait croire  que  ce  ne  sont  là  que  les  fières  paroles  d'un  politique 
qui  méprise  le  peuple  encore  plus  que  la  renommée,  si  on  ne  le 
voyait  si  souvent  mettre  sous  ses  pieds  toute  espèce  de  gloire  hu- 
maine avec  le  détachement  d'un  homme  à  qui  Dieu  suffit. 

Pour  échapper  à  des  tentations  qui  sans  doute  le  sollicitent  en- 
core, Marc-Aurèle  se  fait  comme  un  pieux  devoir  de  promener  son 
esprit  sur  toutes  les  idées  qui  peuvent  le  désenchanter  de  la  gloire. 
Il  aime  à  se  répéter  que  petite  est  la  renommée  même  la  plus  du- 
rable, que  tout  passe  en  un  jour,  et  le  panégyrique  et  l'objet  célé- 
bré, que  ce  qui  survient  efface  bientôt  ce  qui  a  précédé,  que  toutes 
choses  s'évanouissent,  et  il  s'écrie  enfin  :  «  Après  tout,  que  serait-ce 
que  l'immortalité  même  de  notre  mémoire?  Une  vanité.  »  Lui,  l'em- 
pereur guerrier,  victorieux,  qui  s'est  consumé  dans  de  longues  et 
périlleuses  expéditions,  lui  qui  devait  tenir,  à  ce  qu'il  semble,  plus 
que  tout  autre  à  sa  renommée  militaire,  puisqu'il  la  payait  de  sa 
santé,  de  sa  vie,  de  son  repos  philosophique,  il  se  prend  en  pitié, 
et  c'est  en  pensant  peut-être  à  ses  victoires  remportées  sur  les  Bar- 


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892  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

bares  qu'il  écrivait  ces  mots  cruels  pour  lui-même  et  d'une  amer- 
tume digne  de  Pascal  :  «  Une  araignée  est  fière  pour  avoir  pris  une 
mouche,  tel  homme  pour  avoir  pris  un  levraut,  tel  autre  des  ours, 
tel  autre  des  Sarmates.  »  C'est  ainsi  qu'en  plus  d'une  occasion  il 
rabat  son  propre  orgueil,  et  que,  pour  mieux  se  désabuser,  il  étale 
devant  lui-même  et  remue  avec  une  sorte  d'aigre  plaisir  toutes  les 
inanités  de  la  gloire,  ramenant  sans  cesse  son  âme  sur  ces  hauteurs 
d'où  l'on  voit  à  ses  pieds  les  choses  mortelles  dans  leur  petitesse  et 
leur  rapide  passage.  «  Contemple  d'un  lieu  élevé  ces  troupeaux  in- 
nombrables d'humains...  Combien  qui  ne  connaissent  pas  même 
ton  noml  combien  qui  bientôt  l'oublieront  1...  Non,  la  gloire  n'est 
pas  digne  de  nos  soins,  ni  aucune  chose  au  monde.  »  L'empereur 
philosophe,  comme  le  roi  sage  de  l'Écriture,  laisse  ainsi  échapper 
son  cri  :  Vanité  des  vanités,  et  tout  est  vanité;  mais  pourquoi  ne  di- 
rions-nous pas  que  ce  cri  de  Marc-Aurèle  sort  d'une  âme  plus  pure, 
moins  incertaine  et  moins  troublée?  Tandis  que  le  roi  des  Juifs, 
rassasié  de  voluptés,  de  science  et  d'orgueil,  ne  fait  entendre  que 
les  amères  paroles  d'un  épicurisme  désabusé,  qu'en  accablant  de 
son  scepticisme  toutes  les  plus  nobles  choses  humaines  il  ose  affir- 
mer que  le  plaisir  de  l'heure  présente  est  encore  ce  qu'il  y  a  de 
moins  vain,  tandis  qu'il  n'est  enfin  poussé  vers  Dieu  que  par  la  ter- 
reur et  le  désespoir,  Marc-Aurèle,  sans  colère  contre  les  voluptés, 
qui  lui  sont  indifférentes,  plein  de  foi  dans  la  raison  et  la  justice, 
méprise  le  monde,  non  pour  en  avoir  abusé,  mais  parce  qu'il  con- 
naît quelque  chose  de  plus  grand,  de  plus  beau,  de  moins  périssa- 
ble, et  se  laisse  porter  par  l'attrait  et  l'amour  vers  son  dieu.  Qu'im- 
porte en  ce  moment  que  le  dieu  qu'il  adore  ne  soit  pas  le  nôtre? 
Nous  ne  comparons  pas  ici  les  doctrines  religieuses,  mais  les  âmes 
de  deux  hommes,  et  nous  ne  devons  pas  taire  le  sentiment  que  nous 
inspire  dans  le  stoïcien  non-seulement  ce  renoncement  magnanime 
aux  grandeurs  humaines,  mais  encore  cette  adhésion  si  vive  et  si 
douce  aux  lois  divines,  son  obéissance  à  Dieu,  et,  pour  employer  un 
mot  chrétien,  son  entier  abandon. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'exposer  ni  de  discuter  ce  qu'on  pourrait 
appeler  les  idées  religieuses  de  Marc-Aurèle.  Son  dieu  est  la  raison 
universelle,  dont  notre  raison  egt  une  parcelle,  la  loi  immuable  de 
la  nature.  Il  gouverne  le  monde,  dans  lequel  il  réside,  avec  lequel 
il  se  confond,  il  est  le  grand  tout,  il  est  la  nature  même  considérée 
dans  sa  sagesse,  son  ordre,  son  harmonie.  Comment  ses  lois  im- 
muables peuvent  s'accorder  avec  l'idée  d'une  Providence  et  laisser 
place  à  la  liberté  humaine,  comment  cette  Divinité  peut  devenir 
l'objet  de  l'adoration  et  de  la  prière,  c'est  ce  que  ce  moraliste  pra- 
tique, ennemi  des  spéculations  métaphysiques,  ne  veut  pas  même 


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L*EXAMEN  DE   CONSCIENCE   d'uN   EMPEREUR   ROMAIN.  803 

se  demander,  laissant  volontiers  ces  inconséquences,  ces  contradic- 
tions, se  fondre  et  disparaître  dans  le  vague,  l'éloignement  et  la 
hauteur  des  principes.  Tout  ce  qu'il  lui  importe  de  savoir,  c'est  que 
le  monde  est  bien  fait,  qu'il  forma  comme  une  cité  dont  tous  les 
membres  doivent  obéissance  à  la  loi,  et  que  l'homme  qui  dérange  le 
plan  de  l'ensemble,  soit  en  n'acceptant  pas  les  accidens  de  la  vie, 
soit  en  commettant  une  injustice,  est  un  révolté  contre  la  nature  et 
un  impie.  <(  Que  cela  te  suffise,  que  ce  soient  là  les  seules  vérités,... 
afin  de  ne  pas  mourir  en  proférant  des  murmures,  mais  avec  la  vraie 
paix  de  l'âme.  »  De  là  un  optimisme  religieux  qu'on  voudrait  pou- 
voir mieux  s'expliquer,  mais  dont  les  effusions  vous  touchent  tout 
en  vous  surprenant.  Le  mal  physique  disparaît  aux  yeux  de  Marc- 
Aurèle;  il  n'est  plus  un  mal,  mais  une  nécessité  de  l'ordre  univer- 
sel; les  désordres  de  la  nature  ne  sont  qu'apparens,  et  sont  appelés 
désordres  parce  que  nous  ne  voyons  pas  comment  ils  se  rattachent 
à  l'harmonieux  concert  de  tout  l'ensemble.  Mieux  compris,  ils  au- 
raient pour  nous  une  sorte  de  grâce  et  d'attrait.  «  Ainsi  le  pain,  du- 
rant la  cuisson,  crève  dans  certaines  parties,  etces  entre-bâillemens, 
ces  manquemens  pour  ainsi  dire  au  dessein  de  la  boulangerie,  ont 
je  ne  sais  quel  agrément  qui  aiguillonne  l'appétit.  »  Telle  est  sa  foi 
en  la  justice  divine,  que,  si  elle  lui  paraît  en  défaut,  il  réprime  aus- 
sitôt sa  pensée  en  se  disant  :  «  Tu  vois  bien  toi-même  que  faire  de 
pareilles  recherches,  c'est  disputer  avec  Dieu  sur  son  droit.  »  Pour 
lui,  tout  ce  qui  arrive  arrive  justement.  Rien  n'est  défectueux  ou 
manqué  dans  l'ordre  de  la  nature,  et  si  tel  arrangement  qui  nous 
paraîtrait  juste  n'est  pas,  nous  devons  conclure  qu'il  ne  pouvait, 
qu'il  ne  devait  pas  être.  Qu'un  panthéiste,  un  stoïcien,  accepte  avec 
une  mâle  résignation  les  lois  générales  de  la  nature,  qu'il  se  sou- 
mette sans  trouble  à  ce  qui  est  inévitable,  qu'il  se  soumette  même 
de  sa  pleine  et  entière  volonté  à  cet  ordre  universel  qui  l'opprime 
et  l'écrase,  on  conçoit  qu'un  citoyen  du  monde  fasse  ainsi  avec  un 
sombre  héroïsme  tous  les  sacrifices  que  la  cité  lui  demande;  mais 
Marc-Aurèle,  dans  la  plénitude  de  sa  foi,  témoigne  à  ces  lois  non- 
seulement  de  l'obéissance,  mais  de  l'amour;  c'est  avec  joie,  avec 
une  douce .  ivresse,  qu'il  court  au-devant  d'elles.  «  Je  dis  donc  au 
monde  :  J'aime  ce  que  tu  aimes....  Donne-moi  ce  que  tu  veux,  re- 
prends-moi ce  que  tu  veux...  Tout  ce  qui  t'accommode,  ô  monde, 
m'accommode  moi-même.  Tout  vient  de  toi,  tout  est  dans  toi,  tout 
rentre  en  toi.  Un  personnage  de  théâtre  dit  :  Bien-aimée  cité  de  Cé- 
cropsl  Mais  toi,  ne  diras-tu  point  :  0  bien-aimée  cité  de  Jupiter  1  » 
n  y  a  dans  ces  exclamations  pieuses  autre  chose  que  de  la  froide 
soumission.  Les  âmes  devenues  plus  affectueuses  désirent  aimer 
Dieu,  et  dans  l'entraînement  de  cet  amour  elles  vont  au  seul  dieu 


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89&  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

qu'elles  connaissent,  sans  se  laisser  rebuter  par  aaa  insensibilité,  et 
pour  le  seul  plaisir  de  s'immoler  à  ses  lois. 

Cet  optimisme  religieux,  ce  parfait  abandon  paraît  surtout  dans 
les  pensiées  de  Marc-Aurèle  sur  la  mort,  qui  remplissent  ce  livre  et 
lui  donnent  un  certain  intérêt  dramatique.  On  y  voit  partout  que 
l'empereur,  aiïaibli  par  l'âge  et  par  la  maladie,  se  sent  en  présence 
de  la  mort,  qu'il  s'exerce  à  l'envisager  sans  trouble,  qu'il  s'accou- 
tume à  elle  et  se  prépare  à  lui  faire  bon  accueil.  Son  manuel  est  plus 
encore  une  préparation  à  la  mort  qu'un  recueil  de  préceptes  pour 
la  vie.  S'il  se  hâte  de  purifier  son  âme,  c'est  qu'il  lui  reste  peu  de 
temps  à  vivre;  s'il  cherche  à  te  détacher  entièrement  du  monde, 
c'est  qu'il  veut  pouvoir  offrir  &  Dieu,  au  dernier  moment,  une  sou- 
mission sans  regrets.  Selon  lui,  il  faut  remplir  avec  noblesse,  avec 
dignité,  avec  une  irréprochable  correction  toutes  les  fonctions  mo- 
rales que  la  raison  divine  nous  impose  et  particulièrement  la  der- 
nière de  toutes,  qui  est  de  bien  mourir.  Il  arrive  ainsi  peu  à  peu 
à  se  rendre  le  plus  doux  des  hommes  envers  la  mprt.  Et  pourtant 
la  doctrine  stoïcienne  ne  lui  permet  de  rien  espérer  au-delà  de  cette 
vie,  si  ce  n'est  une  durée  inconsciente  dans  le  sein  du  grand  tout. 
Cette  froide  et  peu  consolante  doctrine  à  laquelle  il  a  donné  sa  foi, 
et  qu'il  regarde  comme  la  raison  et  la  vérité  mêmes,  ne  laisse  pas 
quelquefois  de  paraître  insuffisante  à  cette  âme  si  avide  de  justice 
et  d'amour  :  a  Comment  se  fait-il  que  les  dieux,  qui  ont  ordonné  si 
bien  toutes  choses,  et  avec  tant  de  bonté,  pour  les  hommes,  aient 
négligé  un  seul  point,  à  savoir  que  les  gens  de  bien,  d'une  vertu 
véritable,  qui  ont  eu  pendant  leur  vie  une  sorte  de  commerce  avec 
la  Divinité,  qui  se  sont  fait  aimer  d'elle  par  leur  piété,  ne  revivent 
pas  après  leur  mort  et  soient  éteints  pour  jamais?  »  Il  réprime  aus- 
sitôt ce  murmure,  mais  il  en  dit  assez  pour  laisser  voir  que  son  âme 
aspire  à  un  autre  avenir  qiie  la  triste  immortalité  promise  par  le 
«toïcisme.  Sa  foi  religieuse  s'empresse  de  s'incliner  devant  la  bonté 
souveraine  qui  sait  bien  ce  qu'elle  fait  et  qui  ne  doit  être  ni  inter- 
rogée ni  offensée  par  un  doute.  Jusque-là  les  stoïciens  aimaient  à 
provoquer  la  mort  avec  emphase,  avec  une  sorte  de  courage  inso- 
lent; ils  couraient  au-devant  d'elle,  et  môme  dans  leur  soumission 
aux  décrets  de  la  nature  il  entrait  souvent  de  la  jactance  ou  de 
l'indifférence  théâtrale.  Us  méprisaient  la  mort,  ils  l'acceptaient  en 
personnages  de  tragédie.  Marc-Ajirèle  ne  se  montre  pas  en  héros, 
il  ne  témoigne  à  la  vie  ni  attachement,  ni  répugnance;  il  ne  parle 
jamais  du  moment  suprême  qu'avec  une  simplicité  placide,  il  a 
même  coutume  de  n'employer  que  les  expressions  les  plus  atté- 
nuantes qui  assimilent  la  mort  aux  fonctions  les  plus  simples  et  les 
plus  ordinaires  de  la  vie.  S'il  faut  partir,  dit-il,  il  partira  avec  la 


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l'examen  de  conscience  d'un  empereur  romain.         895 

bonne  grâce  que  demande  tout  acte  conforme  à  l'honnêteté  et  à  la 
décence  :  «  Ya-t'en  donc  avec  un  cœur  doux  et  paisible,  comme  est 
propice  et  doux  le  dieu  cpii  te  congédie.  »  Ce  sont  les  dernières  lignes 
du  livre,  interrompues  peut-être  par  la  maladie  ou  la  mort.  On  se 
figure  volontiers  Marc-Aurèle  laissant  tomber  de  ses  lèvres,  avant 
de  s'éteindre,  un  de  ces  beaux  mots  qu'on  admire  dans  son  manuel 
et  qui  respirent  une  résignation  tout  aimable  :  «  Il  faut  quitter  la 
vie  comme  l'olive  mûre  qui  tombe  en  bénissant  la  terre  sa  nour- 
rice et  en  rendant  grâces  à  l'arbre  qui  Ta  portée.  »  Peut-être 
même,  dans  la  crainte  de  demeurer  trop  longtemps  dans  un  monde 
corrupteur  et  de  se  laisser  aller  à  quelque  faiblesse,  a-t-il  répété 
en  mourant  cet  autre  mot  plus  noble  encore  qu'il  écrivait  un  jour 
dans  le  recueil  de  ses  pensées  :  «  Viens  au  plus  vite,  ô  mort!  de 
peur  qu'à  la  fin  je  ne  m'oublie  moi-même.  »  Exclamation  singu- 
lière et  touchante  qui  montre  qu'à  cette  conscience  délicate  la  mort 
causait  moins  d'horreur  qu'une  faute  contre  les  lois  ou  les  bien- 
séances morales!  C'est  ainsi  que  Marc-Aurèle,  en  se  désaccoutu- 
mant peu  à  peu  de  son  corps,  de  ses  passions,  de  la  vie,  est  anûvé  à 
dire  dans  son  langage,  comme  l'âme  chrétienne  que  fait  parler  Bos- 
suet  :  «  0  mort,  tu  ne  troubles  pas  mes  desseins,  mais  tu  les  ac- 
complis. Achève  donc,  ô  mort  favorable!...  nunc  dimiitis.  » 

Mais,  pour  ne  parler  ici  que  la  langue  de  la  sagesse  profane,  tout 
lecteur  qui  a  vécu  dans  une  intime  familiarité  avec  les  Pensées^  qui. 
les  a  comprises  et  goûtées,  trouvera  qu'il  ne  parut  jamais  dans  le 
monde  antique  un  homme  plus  digne  que  Marc-Aurèle  de  recevoir 
l'éloquent  et  dernier  hommage  que  Tacite  rendait  un  jour  à  un  sage 
vaillant  :  «  S'il  est  un  asile  pour  les  mânes  des  hommes  pieux,  si 
les  grandes  âmes  ne  s'éteignent  pas  avec  le  corps,  repose  en  paix... 
et  rappelle-nous  à  la  contemplation  de  tes  vertus.  »  De  tous  les 
hommes  magnanimes  de  Rome  et  de  la  Grèce,  aucun  ne  s'est  en 
quelque  sorte  mieux  préparé  à  cette  vie  future  que  l'antiquité  en- 
trevoyait quelquefois  dans  ses  rêves.  Et  si  la  doctrine  stoïque  em- 
pêchait Marc-Aurèle  de  l'espérer,  il  en  a  fait  du  moins  l'objet  de  ses 
désirs,  il  a  travaillé  pour  la  mériter.  Aussi  des  chrétiens  charita- 
bles, touchés  de  ces  singulières  vertus,  ont-ils  osé  demander  pour 
cette  âme  païenne  la  récompense  des  justes  et  imploré  en  sa  faveur 
la  miséricorde  divine.  Marc-Aurèle  a-t-il  pu  recevoir  le  prix  de  sa 
bonne  volonté,  telle  est  la  question  qu'on  a  plus  d'une  fois  agitée 
en  des  livres  chrétiens,  question  honorable  pour  lui,  mais  inutile  et 
même  périlleuse,  où  la  sévérité  du  dogme  risque  de  n'être  pas  d'ac- 
cord avec  nos  idées  de  justice,  où  trop  de  confiance  peut  être  une 
témérité,  où  le  doute  surtout  est  imprudent,  car  quel  espoir  reste- 
rait-il aux  vulgaires  humains,  si  Marc-Aurèle  n'avait  pas  trouvé 


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896  BEVUE   DES  DEUX  MONDES. 

grâce,  et  si  vous  n'aviez  pas  été  recueillie  avec  amour  par  le  su- 
prême juge  de  nos  incertaines  doctrines,  ô  vous  de  toutes  les  âmes 
virilement  actives  la  plus  douce,  la  plus  détachée  de  la  terre  et  la 
plus  pleine  de  Dieu? 

La  nouveauté  et  le  charme  de  ce  livre  consistent  dans  une  certaine 
mélancolie  qui  rappelle  la  tristesse  chrétienne.  Marc-Aurèle,  en  de- 
hors de  sa  magistrature  souveraine,  qu'il  exerce  encore  avec  fermeté 
et  dévouement,  ne  connaît  plus  rien  dans  la  vie  qui  vaille  la  peine 
d'occuper  ses  pensées.  11  n'a  trouvé  le  bonheur  «  ni  dans  Fétude  du 
raisonnement,  ni  dans  la  richesse,  ni  dans  la  gloire,  ni  dans  les 
jouissances,  nulle  part  enfin.  »  Au  milieu  de  ce  monde  changeant, 
où  tout  lui  paraît  néant  et  fumée,  il  ne  veut  plus  s'attacher  à  des 
ombres  passagères.  «  C'est  comme  si,  dit-il,  on  se  prenait  d'amour 
pour  un  de  ces  moineaux  qui  passent  en  volant  !  »  A  tous  les  dé- 
goûts d'un  cœur  que  rien  sur  la  terre  ne  peut  remplir,  s'ajoute  en- 
core une  certaine  lassitude,  la  fatigue  de  la  vie  et  des  hommes.  Il 
passe  sans  colère  au  milieu  d'eux,  il  les  supporte  avec  douceur; 
mais  il  ne  tient  pas  à  demeurer  plus  longtemps  parmi  des  compa- 
gnons de  misère  qui  ne  partagent  ni  ses  sentimens,  ni  ses  prin- 
cipes. Cette  âme  délicate  se  sent  égarée  au  milieu  de  la  corruption 
contemporaine,  solitaire  dans  sa  grandeur,  incomprise  et  abandon- 
née. L'uniforme  répétition  des  choses  l'ennuie  comme  un  spectacle 
de  l'amphithéâtre.  Sa  pensée,  d'ordinaire  si  calme,  rencontre  par- 
fois des  paroles  d'impatience  pour  peindre  le  rôle  qu*il  joue  lui- 
même  sur  la  scène  du  monde  :  «  assez  de  vie  misérable ,  de  la- 
mentations, de  grimaces  ridicules!  »  Il  lui  tarde  d'échapper  à  ces 
ténèbres,  à  ces  ordures,  et  finit  par  regarder  la  mort  comme  une 
délivrance  :  «  qu'y  a-t-il  donc  qui  te  retienne  ici?..,.  Jusques  à 
quand?  »  Mais  cette  tristesse  ne  ressemble  à  aucune  autre,  elle 
est  presque  toujours  paisible  et  épanouie,  si  l'on  peut  dire.  Ces 
plaintes  ne  sont  pas  d'un  misanthrope  dépité,  mais  d'un  souverain 
accoutumé  à  contempler  les  choses  de  haut  et  de  loin,  et  qui  par 
son  élévation  échappe  aux  agitations,  aux  chétives  passions  qui 
l'entourent.  On  ne  rencontre  dans  son  livre  rien  de  ce  qui  fait  sou- 
vent l'éloquence  des  autres  stoïciens,  ni  recherche  littéraire,  ni  dé- 
clamation, ni  savante  ironie.  C'est  que  Marc-Aurèle  n'est  pas  un 
combattant,  mais  un  juge  de  la  vie  humaine.  Il  doit  sa  tranquillité 
en  face  des  hommes  et  des  choses  aux  royales  hauteurs  où  il  a  été 
obligé  de  tenir  son  esprit,  et  sa  mélancolie  n'est  que  de  la  sérénité 
voilée. 

Ces  désillusions  et  cette  indifférence,  qui  finissent  quelquefois  par 
gagner  des  sociétés  entières ,  sont  ordinairement  chez  les  peuples, 
comme  chez  les  individus,  les  signes  précurseurs  du  renouvelle- 


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l'examen  de  conscience  d'un  empereur  romain.         807 

ment  des  âmes.  Aiusi  le  monde  antique,  las  de  plaisirs,  d'orgueil, 
de  science,  se  prenait  en  pitié  par  la  bouche  de  son  plus  noble  in- 
terprète. Tout  ce  qui  avait  été  l'idole  de  la  Grèce  et  de  Rome  des- 
cendait peu  à  peu  dans  le  mépris.  Par  une  sorte  de  juste  expiation, 
le  découragement  que  le  despotisme  impérial  avait  répandu  dans 
le  monde  remonta  jusqu'à  l'innocent  héritier  de  ce  pouvoir  acca- 
blant, et  ce  fut  un  empereur  qui  recueillit  et  concentra  dans  son 
âme  tous  ces  dégoûts  de  la  vie.  Dans  ce  désabusement,  on  comprit 
mieux  le  prix  de  la  vie  intérieure,  on  fut  moins  citoyen  pour  être 
plus  homme,  on  trouva  un  secours  et  des  consolations  dans  la  loi 
morale,  on  s'attacha  à  des  vérités  étemelles  confusément  entrevues, 
on  s'inclina  avec  humilité  devant  la  raison  universelle,  c'est-à-dire 
devant  le  seul  Dieu  qu'on  pût  imaginer.  Les  âmes  flottantes,  si  du 
moins  il  y  en  eut  beaucoup  de  semblables  à  celle  de  Marc-Aurële, 
se  sentaient  attirées  à  l'amour  divin ,  et,  avant  de  rencontrer  Dieu, 
étaient  déjà  saisies  par  la  piété. 

Le  christianisme  ne  sortit  pas,  comme  on  l'a  prétendu,  de  ce  mou- 
vement des  esprits,  mais  il  devait  à  la  longue  en  profiter.  Il  ne  s' ac- 
complit pas  dans  le  monde  une  grande  ^évolution  morale  qui  ne  soit 
préparée,  et  les  plus  belles  vérités  passent  devant  les  hommes  sans 
les  pénétrer,  s'ils  n'ont  déjà  le  cœur  ouvert  pour  les  recevoir.  Les 
pères  de  l'église  qui  ont  été  bien  plus  justes  qu'on  ne  l'a  été  de- 
puis envers  la  philosophie  profane,  qui  ne  craignaient  pas  de  ren- 
dre hommage  à  la  sagesse  humaine  et  ne  pensaient  pas  qu'elle  fût 
l'ennemie  de  la  loi  divine,  les  pères  ont  reconnu  que  la  philosophie 
antique  avait  été  une  véritable  préparation  à  la  foi  chrétienne.  Ils 
admettaient  un  christianisme  naturel  que  Tertullien  appelle  testi^ 
monium  animœ  naturaliter  christianœ;  ils  donnaient  le  nom  de 
chrétien  à  des  sages  tels  que  Socrate,  qui  avaient  comme  mar- 
ché à  la  rencontre  de  la  rsdson  éternelle  et  du  Verbe  divin;  ils 
osaient  dire,  ces  généreux  adversaires,  que  Dieu  avait  suscité  des 
philosophes  parmi  les  païens  comme  il  avait  donné  des  prophètes 
aux  Juifs  pour  les  sauver.  Aujourd'hui  ces  beaux  sentimens  de  la 
primitive  église  ne  sont  plus  suivis,  et  les  plus  honnêtes  défenseurs 
de  la  foi  s'imaginent,  on  ne  sait  pourquoi,  que  le  discrédit  de  la  sa- 
gesse ancienne  importe  à  la  religion;  ils  se  font  un  pieux  devoir  de 
rabaisser  les  sages  de  l'antiquité  païenne,  de  choisir  surtout  les 
plus  nobles  pour  les  immoler  sur  l'autel,  comme  s'ils  avaient  la 
pensée  que,  plus  la  victime  est  belle,  plus  l'holocauste  est  agréable 
à  Dieu. 

Pour  nous,  qui  ne  croyons  pas  juste  de  demander  à  un  sage  païen 
des  vérités  qu'il  ignore  et  qu'il  ne  peut  donner,  nous  nous  laissons 
simplement  aller  à  la  sympathie  respectueuse  que  nous  inspire  un 

Towi  u  —  1864.  57 


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898  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

prince  qui  ne  connut  d'autres  faiblesses  que  celles  de  la  clémence, 
auquel  on  n*a  pu  reprocher  que  l'excès  de  la  vertu  dont  le  monde 
avait  alors  le  plus  besoin.  Si  comme  philosophe  il  ne  fut  pas  tou- 
jours exact  et  conséquent,  si  sa  raison,  avide  de  vérités  consolantes, 
semble  quelquefois  flotter  entre  le  Dieu  du  stoïcisme  et  celm  de 
Platon,  c'est  qu'elle  cherche  la  lumière  à  tous  les  coins  du  cid.  Son 
esprit  reste  enfermé  dans  la  doctrine  stoïque,  mais  son  âme  s'en 
échappe  et  veut  aller  au-delà.  U  n'est  pas  un  philosophe  rigoureux, 
parce  qu'il  n'a  pas  d'entêtement  doctrinal,  et  ses  hésitations  même 
sont  la  marque  de  sa  sincérité.  U  a  pourtant  renouvelé  la  morale 
antique,  non  par  la  force  de  son  génie,,  mais  par  la  pureté  de  son 
âme.  Le  Portique  prêchait  déjà  le  mépris  du  monde,  la  fraternité, 
la  Providence,  la  soumission  volontaire  aux  lois  de  Dieu.  Marc-Au- 
rèle,  sans  enseigner  d'autres  vérités,  sans  enrichir  le  stoïcisme  d'un 
dogme,  lui  prêta  du  moins  un  accent  nouveau,  et  répandit  dans  ses 
préceptes,  durs  encore,  sa  tendresse  naturelle.  Par  son  exemple 
souverain  aussi  bien  que  par  ses  paroles,  il  essaya  d'en  faire  une 
loi  d'amour,  d'amour  pour  les  hommes  et  pour  la  Divinité;  il  trouva 
le  langage  de  la  charité  et  d^  l'effusion  divine.  Par  lui,  la  philoso- 
phie profane  fut  conduite  jusqu'aux  confins  du  christianisme.  Ce  qui 
manquait  encore  à  ces  hommes  de  bonne  volonté  qui  semblaient 
effleurés  par  la  grâce,  c'est  un  dogme  religieux  que  le  panthéisme 
stoïcien  ne  donnait  pas.  Ils  avaient  des  désirs  pieux  et  confus  qui  ne 
savaient  où  se  prendre,  et  qui  ne  rencontraient  devant  eux  qu'un 
Dieu  obscur  et  sourd  et  un  avenir  sans  espérance.  A  ce  mépris  du 
monde  il  fallait  un  dédommagement,  un  objet  à  tant  de  vague 
amour,  à  cette  tristesse  un  espoir  consolateur. 

G.  Mabtha. 


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LES 


FORCES  DE  L'ITALIE 


ADMIKISTBATION  ET  ARMÉE.  —  FINANCES  ET  GOMMEEGE. 

Anwuaire  staUtiiguê  Ualien.  —  1858^864, 


Il  y  a  six  ans,  l'Italie  n'était  encore  qu'une  espérance,  elle  est 
devenue  une  réalité.  Pour  estimer  les  forces  qui  doivent  assurer 
l'existence  du  royaume  italien,  on  n'est  plus  réduit  aux  conjectures, 
on  a  des  faits.  L'hypothèse  est  remplacée  par  la  statistique.  Les 
chiffres  au  reste  ont  leur  éloquence,  et  on  n'en  saurait  douter  après 
avoir  lu  Y  Annuaire  que  MM.  Cesare  Correnti  et  Pietro  Maestri  vien- 
nent de  publier  pour  1864  :  c'est  le  second  volume  d'une  publica- 
tion dont  le  premier  a  vu  le  jour  en  1858.  Que  d'enseignemens  on 
doit  rencontrer  en  étudiant  l'état  de  la  péninsule  à  ces  deux  dates 
si  rapprochées  et  pourtant  si  diverses,  1858  et  186&  I  D'ailleurs,  on 
ne  saurait  guère  imaginer  un  spectacle  plus  attachant  que  celui  que 
nous  donne  un  peuple  assez  jeune  pour  avoir  une  grande  liberté 
d'allures,  assez  mûr  pour  savoir  réfléchir,  et  qui,  placé  au  milieu 
des  exemples  de  toute  sorte  que  lui  offrent  les  sociétés  modernes, 
travaille  avec  zèle  à  fixer  ses  institutions. 

Si  ce  spectacle  est  tel  qu'il  doive  intéresser  des  hommes  de  toute 
nation,  il  présente  pour  des  Français  un  attrsût  tout  particulier.  Ce 
sont  en  effet  nos  lois,  nos  institutions ,  nos  habitudes,  que  l'Italie ^ 
par  une  pente  naturelle,  se  trouve  portée  à  imiter.  Ce  qu'elle  nous 
emprunte,  elle  le  modifie  d'ordinaire  en  quelque  partie;  ce  qu'elle 


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900  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

n'adopte  pas,  elle  le  discute  au  moins.  N'est-ce  pas  là  pour  nous 
une  épreuve  des  plus  utiles?  A  ce  titre,  il  nous  importe  de  con- 
naître comment  les  auteurs  de  Y  Annuaire  statistique  de  Tltalie 
jugent  la  nation  française.  Us  lui  assignent,  comme  traits  prin- 
cipaux, «  un  esprit  qui  allie  la  précision  avec  la  recherche  des  gé- 
néralités, une  humeur  facile,  incompatible  avec  l'austère  orgueil 
que  demande  la  liberté,  une  horreur  de  la  solitude  qui  efface  les 
personnalités  et  une  recherche  de  la  société  qui  rend  presque  ri- 
dicule tout  caractère  fortement  accusé ,  —  l'amour  de  la  symé- 
trie, même  dans  les  lettres  et  dans  les  arts ,  —  le  besoin  de  la 
contradiction  et  en  même  temps  la  passion  de  l'autorité,  l'aptitude 
à  faire  de  grandes  choses  à  la  condition  de  recevoir  une  forte  im- 
pulsion. »  Avec  ces  dispositions,  disent-ils,  les  Français  devaient 
naturellement  a  inscrire  dans  leurs  constitutions  l'admissibUité  de 
tous  à  toutes  les  charges,  et  ensuite  subir  la  tyrannie  du  règle- 
ment... La  France  en  effet  fut  la  terre  classique  de  la  centralisa- 
tion... Les  gouvernemens  changent  en  France,  la  centralisation  ne 
change  pas.  »  Sans  chercher  à  faire,  comme  contre-partie  de  ce  ta- 
bleau, une  peinture  du  peuple  italien,  nous  apercevons  dans  le  ca- 
ractère de  ce  peuple  deux  traits  qui  se  dessinent  nettement.  C'est 
d'abord  une  grande  habileté  dans  le  maniement  des  intérêts  et  des 
esprits.  S'agit-il  seulement  de  discuter,  les  Italiens  se  laissent  aller 
au  plaisir  de  développer  dans  leur  belle  langue  et  d'épuiser  jus- 
qu'au dernier  tous  les  sujets  qu'une  question  peut  soulever;  s'agit-il 
de  prendre  un  parti,  ils  savent  se  borner  au  nécessaire,  ils  savent 
obtenir,  par  de  prudentes  concessions,  le  résultat  qu'ils  désirent. 
Cette  politique  qui  ne  dédaigne  pas  les  moyens  détournés,  qui  pré- 
voit les  occasions  avec  un  soin  perspicace  et  les  attend  ensuite  avec 
patience,  qui  sait  que  toute  cause  et  tout  effet  commencent  par  être 
petits  avant  de  devenir  grands,  et  qu'il  est  ainsi  facile,  en  s'y  pre- 
nant de  loin,  de  préparer  les  succès  et  d'étouffer  les  obstacles,  cette 
politique,  disons-nous,  est  née  autrefois  en  Italie  et  s'y  est  perpé- 
tuée. Une  autre  particularité  qu'on  distingue  dans  le  caractère  des 
Italiens  explique  l'impression  que  nous  faisons  sur  eux  :  les  Italiens, 
quoique  très  sociables,  ne  laissent  pas  leur  personnalité  s'effacer 
dans  le  milieu  où  ils  vivent;  ils  ne  sont  point  sujets  aux  engoue- 
mens  de  la  mode  et  ne  connaissent  guère  le  ridicule;  ils  restent  ori- 
ginaux; ils  vivent  et  pensent  à  leur  guise.  Cette  dispo^tion,  très  fa- 
cile à  reconnaître  dans  leur  vie  privée,  se  retrouve  aussi  dans  leur 
vie  publique.  Alors  même  qu'elle  serait  atténuée  par  les  nouvelles 
conditions  où  ils  se  voient  placés,  elle  persistera  suffisamment  pour 
donner  à  l'existence  nationale  beaucoup  d'activité  et  de  variété.  Quoi 
qu'il  en  soit  d'ailleurs,  et  pour  rentrer  dans  le  domaine  des  faits, 


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LES   FORCES   DE   l'iTALIE.  901 

on  ne  peut  guère  nier  que  depuis  cinq  ans  les  Italiens  n'aient  fait 
sagement  leurs  affaires.  On  trouve  quelquefois  qu'ils  y  mettent  de 
la  lenteur;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  c'est  un  proverbe  italien 
celui  qui  nous  apprend  qu'on  ne  doit  pas  cheminer  vite,  si  l'on  veut 
faire  bonne  route. 

Une  seule  fois  les  Italiens  ont  été  trop  vite  en  besogne  au  gré 
de  leurs  ennemis  :  c'est  à  l'époque  des  annexions.  Est-il  besoin  de 
dire  que,  si  les  faits  ont  été  rapides,  la  préparation  avait  été  longue? 
Sans  remonter  aux  siècles  passés,  nous  pouvons  dire  que  l'Italie 
avait  presque  existé  au  commencement  de  ce  siècle.  L'épopée  na- 
poléonienne lui  avait  donné  un  semblant  de  vie.  L'Italie  avait  eu  une 
armée,  un  drapeau,  une  sorte  d'indépendance  nationale.  Lorsqu'a- 
près  1815  les  Italiens  se  trouvèrent  réveillés  de  leur  rêve  de  gran- 
deur, ils  ne  perdirent  pas  l'idée  de  la  patrie  commune.  L'histoire  des 
conspirations  italiennes  de  1815  à  1859  serait  l'histoire  de  cette  re- 
cherche de  l'unité.  Ce  n'étaient  pas  seulement  les  intelligences 
d'élite  qui  songeaient  à  la  patrie  idéale,  mais  l'idée  faisait  son  che- 
min dans  les  masses;  des  martyrs,  souvent  obscurs  et  vulgaires, 
tombaient  en  poussant  le  cri  sacré  du  poète  :  «  Italie  !  Italie  !  »  Lors- 
qu'arriva  l'ébranlement  de  1859,  l'unité  était  faite  dans  le  senti- 
ment populaire  sous  l'apparente  variété  des  régions,  et  il  n'y  eut 
qu'à  souffler  sur  les  anciens  gouvememens  pour  les  faire  dispa- 
raître; mais,  l'unité  politique  sdnsi  réalisée,  il  s'agissait  de  la  con- 
solider et  de  lui  faire  porter  ses  fruits.  C'est  aux  auteurs  de  YAn- 
nuaire  statistique  que  nous  allons  demander  les  résultats  obtenus. 

h 

Jetons  d'abord  avec  eux  un  coup  d'œil  sur  les  institutions  admi- 
nistratives proprement  dites  du  nouveau  royaume.  Voyons  par 
quels  liens  administratifs  les  différentes  parties  sont  rattachées  au 
centre.  C'est  là  une  question  capitale,  et  quelques  personnes  se- 
ront peut-être  portées  à  s'étonner  qu'elle  n'ait  point  encore  été  ré- 
solue par  une  législation  qui  ait  un  caractère  durable.  L'adminis- 
tration provinciale  et  communale  est  en  ce  moment  régie  par  la  loi 
du  23  octobre  1859,  votée  sous  le  ministère  de  M.  Rattazzi;  mais 
l'opinion  a  toujours  semblé  n'attribuer  à  cette  loi  qu'un  caractère 
provisoire.  Promulguée  à  l'origine  pour  les  anciennes  provinces  et 
pour  la  Lombardie,^  elle  ne  s'étendit  aux  autres  parties  du  royaume 
qu'avec  les  restrictions  que  les  circonstances  nécessitèrent.  Le  pu- 
blic, la  presse,  les  ministres,  le  parlement,  n'ont  cessé  de  s'occuper 
d'une  organisation  plus  générale  et  plus  durable.  La  question  reste 
ainsi  en  suspens;  nous  pouvons  l'examiner  théoriquement,  étudier 


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902  REYUE   DES  DEUX  MONDES. 

le  mouYement  qu'elle  a  produit  dans  les  esprits,  essayer  de  prévoir 
la  solution  qu'elle  recevra. 

Un  premier  fait  domine  cette  question,  et  doit  exercer  une  in- 
fluence prépondérante  :  c'est  la  puissance  de  la  vie  municipale  en 
Italie.  Évidemment,  dans  tout  système  administratif,  on  tiendra  le 
plus  grand  compte  de  cet  élément.  Qu'on  veuille  bien  toutefois  nous 
permettre  de  hasarder  une  simple  hypothèse  :  supposons  qu'une 
organisation  pût  se  produire  qui  ne  laissât  point  une  assez  grande 
part  d'influence  aux  municipes;  on  peut  affirmer  que  dans  ce  cas 
les  mœurs  seraient  plus  fortes  que  les  lois,  et  que  le  municipe, 
quelque  garrotté  qu'il  fût,  saurait  se  mouvoir  assez  pour  s'affran- 
chir de  ses  liens.  Que  l'on  considère  en  efiet  l'histoire  italienne,  en 
remontant,  si  l'on  veut,  jusqu'aux  Romains  :  on  y  reconnaît,  à  tra- 
vers cette  longue  suite  de  siècles,  une  affirmation  incessante  de  la 
vitalité  des  municipes.  L'organisation  municipale  fut  la  force  de  la 
ci\dlisation  romaine;  sa  tradition,  non  interrompue,  se  retrouve  au 
moyen  âge  :  la  commune  italienne  est  puissante  et  florissante  alors 
que  dans  le  reste  de  l'Europe  les  communes  s'élèvent  avec  peine  et 
vivent  misérablement,  préservées  de  mille  périls  par  leur  seule  obs- 
curité. Dans  la  plupart  des  pays,  ce  fut  le  travail  de  royautés  ty- 
ranniques  de  rapprocher  et  de  mêler  jusqu'à  un  certain  point  les 
seigneurs  et  le  peuple.  Les  républiques  italiennes  accomplirent 
cette  œuvre  par  le  seul  prestige  de  leur  vie  municipale;  de  bonne 
heure  les  châtelains  descendirent  de  leurs  montagnes,  vinrent  rési- 
der dans  les  villes  italiennes  et  s'inscrire  sur  les  regbtres  de  leurs 
corporations. 

Les  républiques  italiennes  du  moyen  âge,  par  leurs  institutions, 
par  leur  commerce,  par  l'invention  du  crédit,  donnaient  au  monde 
un  spectacle  nouveau  et  inauguraient  les  principes  qui  plus  tard  de- 
vaient constituer  la  vie  moderne'  11  faut  même  le  dire,  c'est  à  cause 
de  la  vitalité  propre  de  ces  républiques  que  l'Italie  resta  divisée 
alors  que  se  formaient  les  grandes  nations  européennes.  Quand,  au 
xv«,  au  XVI*  siècle,  les  populations  se  furent  i^unies  en  groupes, 
quelquefois  en  principautés,  pourquoi  ne  se  forma- t-il  point  une 
unité  politique?  pourquoi  ne  vit-on  pas  se  traduire  dans  la  réalité 
cette  patrie  idéale  qui  existait  déjà  dans  la  langue,  dans  les  arts, 
dans  la  conscience  des  penseurs  et  des  poètes?  C'est  qu'il  y  avait 
dans  chaque  petit  état  une  civilisation  trop  avancée  pour  qu'une 
grande  puissance  politique  pût  se  former  par  les  moyens  que  les 
grandes  puissances  politiques  avaient  alors  à  leur  disposition.  Com- 
ment les  artistes,  les  savans,  les  banquiers  de  Florence,  n'auraient- 
ils  pas  regardé  comme  une  calamité  le  règne  d'un  baron  féodal, 
vassal  de  l'église  ou  de  l'empereur?  Comment  Venise  n'aurait-ellc 


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LES   FORGES   DE    l'ITALIE.  903 

pas  refusé  d'incliner  son  aréopage  de  rois  devant  un  Jean  Galéas? 
Chaque  république,  chaque  prince  un  peu  fort  absorba  ses  Voisins 
immédiats,  puis  se  heurta  à  de  plus  puissans,  et  il  s'établit  une  sorte 
d'équilibre,  fort  troublé,  il  est  vrai,  et  fort  laborieux,  de  telle  sorte 
qu'à  l'époque  où  le  droit  public  international  commençait  à  s'in- 
scrire dans  les  traités  européens,  il  s'y  inscrivit  sans  les  Italiens  et 
contre  eux.  «  Aussi,  disait  M.  Guizot  dans  Y  Histoire  de  la  civili- 
sation en  Europe^  beaucoup  des  Italiens  les  plus  éclairés,  les  meil- 
leurs patriotes  de  notre  temps,  déplorent -ils  le  régime  républicain 
de  l'Italie  au  moyen  âge  comme  la  vraie  cause  qui  l'a  empêchée  de 
devenir  une  nation;  elle  s'est  morcelée,  disent-ils,  en  une  multitude 
de  petits  peuples  trop  peu  maîtres  de  leurs  passions  pour  se  con- 
fédérer  et  se  constituer  en  corps  d'état.  Ils  regrettent  que  leur  pa- 
trie n'ait  pas  passé,  comme  le  reste  de  l'Europe,  par  une  centrali- 
sation despotique  qui  en  aurait  fait  un  peuple,  et  l'aurait  rendue 
indépendante  de  l'étranger.  »  Ainsi,  par  les  malheurs  mêmes  qu*elle 
cause,  s'affirme  dans  l'histoire  la  vitalité  des  municipes  italiens,  qui 
avait  été  le  principe  de  l'organisation  des  républiques.  On  peut  dire, 
en  se  reportant  aux  événemens  de  ces  dernières  années,  que  cette 
vitalité  n'a  rien  perdu  de  son  énergie;  mais  si  elle  peut  être  accusée 
de  tant  de  maux  dans  le  passé,  il  ne  lui  reste  plus,  dans  les  condi- 
tions nouvelles  où  l'Italie  se  trouve  placée,  que  d'heureux  fruits  à 
porter.  Personne  n'a  peur  aujourd'hui  que  Ferrare  et  Bologne  des- 
cendent en  champ  clos,  personne  ne  craint  que  Livourne  et  Gênes 
se  livrent  des  batailles  navales,  personne  ne  suppose  que  Milan  et 
*  Naples  aient  l'intention  de  défendre  leurs  intérêts  respectifs  autre- 
ment que  par  des  votes  parlementaires.  Tout  le  monde  en  revanche 
sent  quelles  ressources  offrent  à  un  état  tant  de  villes  qui  vivent  par 
elles-mêmes  et  qui  peuvent  se  passer  de  l'impulsion  du  gouverne- 
ment central.  C'est  là  vraiment  un  des  caractères  originaux  de  l'Ita- 
lie actuelle.  Son  unité  ne  s'étant  point  faite  à  une  époque  barbare, 
mais  en  plein  développement  moderne,  elle  n'a  point  eu  à  lui  sa- 
crifier ces  forces  de  la  vie  municipale  qui  ont  été  plus  ou  moins 
énervées  dans  les  autres  nations  par  la  formation  même  de  l'unité 
politique. 

Voilà  un  premier  fait  dont  tout  plan  d'organisation  administrative 
devra  tenir  compte.  Il  est  un  second  élément  qu'il  faut  s'attendre  à 
rencontrer  dans  les  systèmes  essayés  ou  étudiés  pour  organiser 
l'administration  générale  :  c'est  l'influence  piémontaise.  Pendant 
dix  ans,  un  homme  de  génie  a  travaillé  à  faire  du  royaume  de  Sar- 
daigne  une  sorte  d'état  modèle.  Il  a  examiné  d'un  œil  attentif  toutes 
les  institutions  de  l'Europe,  et  il  n'a  rien  négligé  pour  acclimater 
dans  son  pays  celles  qui  lui  paraissaient  les  plus  propres  au  rôle 


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90&  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

actif  qu'il  méditait.  C'est  par  l'intermédiaire  de  cet  état  de  Sar- 
daigne,  si  ingénieusement  organisé,  que  l'Italie  est  entrée  dans  le 
concert  de  la  diplomatie  européenne;  c'est  sous  ses  dmpeaux  qu'elle 
est  venue  se  grouper  aux  jours  de  la  délivrance.  Rien  d'étonnant 
dès  lors  que  le  système  piémontais  ait  aussitôt  prévalu ,  qu'il  ait 
semblé  naturel  de  profiter  d'une  expérience  couronnée  de  si  bril- 
lans  résultats ,  que  les  institutions  du  nouveau  royaume  se  soient 
calquées  jusqu'à  un  certain  point  sur  celles  des  anciennes  pro- 
vinces. 

L'énergie  des  institutions  municipales,  l'influence  de  l'organisation 
piémontaise,  voilà  les  deux  faits  que  l'on  doit  nécessairement  re- 
trouver dans  l'histoire  des  idées  et  des  travaux  qui  se  sont  produits 
depuis  la  paix  de  Villafranca  au  sujet  de  l'administration  intérieure 
de  la  péninsule.  C'est  un  sujet  qui  depuis  quatre  ans  a  sans  relâche 
occupé  les  esprits,  qui  a  été  étudié  dans  une  quantité  innombrable 
de  publications,  qui  a  été  élaboré  incessamment  par  des  commis- 
sions parlementaires.  Pendant  cette  période,  les  questions  relatives 
à  la  décentralisation  administrative  ont  été  présentées  sous  mille 
aspects  divers,  et  s'il  suffisait  de  discuter  les  questions  pour  les  ré- 
soudre, celles-là  auraient  reçu  sans  nul  doute  en  Italie  une  solu- 
tion satisfaisante. 

Les  partisans  du  pouvoir  central  alléguaient  à  l'appui  de  leur 
thèse  la  force  nécessaire  à  tout  état,  indispensable  surtout  à  l'Italie, 
qui  pouvait  être  appelée  dans  un  court  délai  à  soutenir  contre  l'Au- 
triche une  guerre  formidable.  Au  point  de  vue  même  de  la  vie  or- 
dinaire et  des  affaires  courantes,  disaient-ils,  il  n'y  a  de  décisions 
éclairées  et  impartiales  que  celles  qui  sont  rendues  par  une  admi- 
nistration supérieure  siégeant  dans  une  grande  capitale;  les  déci- 
sions prises  dans  les  provinces  et  dans  les  lieux  mêmes  où  les  inté- 
rêts s'agitent  sont  d'ordinaire  dictées  par  des  passions  mesquines 
et  aveugles.  Ils  ajoutaient  que  les  diverses  branches  des  service 
publics,  si  elles  ne  sont  pas  concentrées  dans  les  mains  de  l'état, 
tombent  au  pouvoir  de  castes  exclusives,  que  la  justice,  l'enseigne- 
ment, le  culte,*  la  bienfaisance  publique,  deviennent  le  privilège  de 
corporations  ambitieuses.  Il  fallait  donc  faire  résolument  le  sacri- 
fice des  coutumes  et  institutions  locales  qui  ne  peuvent  pas  trouver 
place  dans  le  dessin  et  les  lignes  régulières  d'un  grand  état,  et  l'on 
devait  se  regarder  comme  payé  de  ces  sacrifices  par  l'agrandissement 
même  du  royaume  ;  cet  agrandissement  n'était  pas  en  effet  seule- 
ment une  nécessité  pour  la  défense  de  l'Italie,  mais  encore  une 
condition  indispensable  de  prospérité  et  de  civilisation  dans  un 
temps  où  tout  progrès  matériel  ou  intellectuel  ne  se  réalise  que  par 
de  vastes  associations.  Quoi  de  plus  naturel  dès  lors  que  de  tout  sa- 


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LES   FORGES   DE   l'iTAUE.  905 

crifîer  à  la  plus  grande  de  toutes  les  associations,  à  l'état?  L'exemple 
de  la  France  était  surtout  cité  par  les  publicistes  de  cette  école,  et 
ils  ne  manquaient  pas  d'appeler  l'attention  sur  la  puissance  de  cette 
nation  où  «  au  même  instant  le  gouvernement  veut,  le  ministre  or- 
donne, le  préfet  transmet,  le  maire  exécute.  »  Ils  ajoutaient  que,  si 
l'esprit  public  parait  actuellement  demander  en  France  que  les 
excès  de  cette  centralisation  soient  atténués,  un  mouvement  tout 
contraire  se  produit  en  Angleterre,  dans  ce  pays  du  self-govem- 
ment. 

On  pense  bien  que  de  leur  côté  les  partisans  de  la  décentralisa- 
tion administrative  ne  manquaient  pas  d'argumens.  Les  travaux 
récens  des  économistes  de  tout  pays  leur  fournissaient  un  arsenal 
de  théories  sur  le  vjêritable  rôle  de  l'état,  qui  doit  réduire  son  ac- 
tion à  ce  qui  est  nécessaire  pour  maintenir  l'unité  nationale  et  la 
tranquillité  publique.  Le  pouvoir  central,  disaient-ils,  reste  d'au- 
tant plus  fort  qu'il  se  compromet  moins  dans  les  détails  de  l'admi- 
nistration. Quelques-uns  soutenaient,  au  point  de  vue  du  droit  poli- 
tique, que  les  nouvelles  provinces,  en  s' annexant  aux  anciennes, 
n'avaient  abandonné  que  cette  part  de  leurs  privilèges  dont  le  sa- 
crifice était  nécessaire  pour  former  l'unité,  et  qu'elles  s'en  étaient 
réservé  l'autre  partie.  D'autres  exprimaient  les  plus  vifs  regrets  sur 
ces  franchises  municipales  que  les  gouvernemens  déchus  n'avaient 
pu  détruire  et  qui  semblaient  devoir  s'effacer  dans  l'Italie  nouvelle. 
Les  Lombards  rappelaient  que  chez  eux,  sous  le  régime  autrichien, 
aucun  représentant  du  pouvoir  central  n'entrait  dans  le  conseil  de 
la  commune  ou  de  la  province,  que  le  contrôle  supérieur  et  sans 
appel  des  affaires  communales  et  provinciales  était  confié  à  un  tri- 
bunal tout  à  fait  indépendant  du  pouvoir  politique,  que  les  com- 
munes rurales  étaient  administrées  directement  par  la  masse  des 
propriétaires  dans  des  assemblées  célèbres  sous  le  nom  de  convo- 
caliy  qu'il  n'y  avait  pas  une  commune  qui  ne  pourvût  de  ses  de- 
niers à  l'instruction  primaire  et  au  service  médical  des  indigens,  que 
l'admirable,  système  des  irrigations  lombardes  avait  donné  lieu  à 
des  associations  volontaires  qui  étaient  devenues  une  des  forces  du 
pays.  En  Toscane,  à  Naples,  en  Sicile,  on  faisait  remarquer  qu'on 
avait  donné  à  la  vie  communale  une  énergie  toute  particulière  en 
agrégeant  les  petites  communes  de  telle  sorte  que  les  aggloméra- 
tions municipales  fussent  en  moyenne  de  6,000  habitans.  Les  Par- 
mesans demandaient  que  l'on  n'oubliât  point  que  chez  eux  seuls  les 
actes  de  l'état  civil  étaient  confiés  aux  officiers  municipaux.  A  Mo- 
dène  même,  dans  la  terre  classique  de  l'autocratie,  on  rencontrait 
une  magistrature  judiciaire  chargée  de  connaître  en  dernier  ressort 
des  affaires  contentieuses  où  l'administration  était  impliquée.  Ainsi 


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906  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

chacun  présentait  quelque  particularité  qu'il  lui  paraissait  désirable 
de  conserver. 

Les  divers  partisans  de  la  décentralisation  s'attachsdent  d'ailleurs 
à  deux  ordres  d'idées  principaux»  dont  l'un,  qui  tendmt  à  la  forma- 
tion des  régions,  a  fini  par  être  abandonné,  tandis  que  l'autre,  qui 
était  relatif  à  l'organisation  municipale,  a  gardé  toute  son  impor- 
tance. La  théorie  des  régions  fut  en  laveur  dans  les  premiers  jours 
qui  suivirent  la  paix  de  Yillafiranca.  La  question  se  posait  pour 
sûnsi  dire  dans  le  domaine  de  la  spéculation  pure  :  il  n'y  avait  pas, 
à  proprement  parler,  de  parti  en  Italie;  mais  plus  tard,  après  l'an- 
nexion de  Naples  et  de  la  Sicile,  l'idée  régionisle  fut  embrassée  avec 
enthousiasme  par  une  partie  de9  populations  méridionales  de  la  pé- 
ninsule. Elle  perdit  alors  du  terrsdn  dans  le  nord,  et  finit  par  s'y 
effacer  à  peu  près  complètement. 

Pendant  la  période  où  cette  théorie  eut  quelque  succès,  les  hommes 
modérés  demandaient  pour  chacune  des  régions,  qui  devaient  être 
alors  le  Piémont,  la  Ugurie,  la  Lombardie,  la  Toscane,  l'Emilie  et 
la  Sardaigne,  un  gouverneur  investi  de  pouvoirs  assez  étendus  pour 
rapprocher  l'administration  des  administrés,  pour  faire  un  certaîa 
nombre  de  nominations,  pour  décider  sur  place  la  plupart  de  ces 
questions  qui  vont  d'ordinaire  s'entasser  dans  les  bureaux  des  mi- 
nistères. A  côté  du  gouverneur  aurait  été  placé  un  conseil  régional, 
et,  pour  que  ce  conseil  ne  fût  pas  tenté  de  prendre  des  allures  po- 
litiques et  de  se  donner  des  airs  de  parlement,  il  n'aurait  pas  été 
élu  directement  par  la  masse  des  électeurs,  mais  il  aurait  été  formé 
de  délégués  nonunés  par  les  conseils  des  diverses  provinces  de  la 
région.  Quelques-uns  demandaient  plus  :  i  l'état,  l'armée,  la  di- 
plomatie, la  fixation  et  la  répartition  de  l'impôt  par  régions;  mais 
tous  les  travaux  publics  qui  ne  présentent  pas  un  caractère  tout  à 
fait  national,  l'instruction  des  divers  degrés,  les  établissemens  de 
bienfaisance,  les  soins  de  l'hygiène  publique,  les  institutions  de 
crédit,  la  sous-répartition  de  l'impôt,  étaient  réservés  à  la  région. 
Quelques  autres,  tout  à  fait  radicaux,  imaginaient  un  consdl  ré- 
gional nonuné  directement  par  les  électeurs  politiques  et  confiant 
le  pouvoir  à  une  junie  executive.  Celle-ci  aurait  nommé  les  em- 
ployés du  trésor,  de  l'enregistrement,  des  douanes,  des  contribu- 
tions directes,  les  ingénieurs,  les  professeurs,  les  juges;  elle  aurait 
donné  Tinvestiture  laïque  aux  évoques;  elle  aurait  dirigé  le  crédit 
foncier,  les  caisses  d'épargne,  les  caisses  de  dépôts  et  consigna- 
tions; elle  aurait  réglé  les  comptes  généraux  et  dirigé  Fadministra- 
tion  souveraine  de  la  justice.  Telle  fut  la  doctrine  qui  prédomina 
dans  le  conseil  extraordinaire  {consiglio  di  stato)  qui  fût  institué 
en  Sicile  le  19  octobre  18M  par  la  prodictature  pour  «  aviser  aux 


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LES   FORCES   DE   l'iTAUE.  907 

moyens  de  concilier  l'unité  italienne  avec  les  besoins  de  la  Sicile.  » 
Ce  conseil  poussait  ses  idées  sur  la  décentralisation  jusqu'aux  li- 
mites du  fédéralisme.  Dans  le  projet  qu'il  rédigea,  le  gouverneur 
de  la  région,  sous  le  nom  de  lieutenant,  avait  des  prérogatives 
vraiment  royales;  quant  à  l'assemblée  élective  qui  représentait  la 
région,  elle  formait  un  véritable  parlement.  Ces  doctrines  exces- 
sives effrayèrent  les  esprits  et  contribuèrent  à  augmenter  le  discrédit 
dans  lequel  finirent  par  tomber  les  partisans  de  Tidée  régioniste. 
Tout  au  plus  quelques-uns,  pour  ne  point  s'avouer  complètement 
vaincus,  arguent  de  l'isolement  des  lies  de  Sicile  et  de  Sardaigne, 
et  demandent  pour  elles  un  régime  exceptionnel;  mais  la  Sardaigne 
repousse  cette  idée  avec  énergie.  On  peut  donc  dire  qu'il  n'est  plus 
question  de  partager  l'Italie  en  grandes  circonscriptions  correspon- 
dant aux  anciens  états,  et  qu'elle  restera  divisée  en  provinces  dont 
l'étendue  et  la  condition  administrative  peuvent  être  comparées  à 
ceDes  des  départemens  français  (1). 

Quant  à  l'organisation  municipale,  il  était  naturel,  d'après  les 
indications  que  nous  avons  données  en  commençant,  qu'elle  tint  une 
grande  place  dans  tous  les  projets  agités  au  sujet  de  la  constitution 
administrative  du  royaume.  Tout  le  monde  s'accordait  pour  deman- 
der que  de  grands  privilèges  fussent  concédés  à  la  commune.  On 
citait  volontiers  comme  modèle  la  commune  belge  :  le  conseil  muni- 
cipal a  le  droit  de  se  réunir,  si  un  tiers  des  conseillers  le  demande; 
les  séances  sont  publiques  ;  les  délibérations  du  conseil  ne  peuvent 
jamais  être  cassées  par  l'autorité  administrative,  mais  seulement 
suspendues  et  déférées  au  conseil  provincial;  le  bourgmestre  comme 
ses  conseillers  sont  nommés  directement  par  les  électeurs.  Une  des 
principales  préoccupations  des  publicistes  était  de  faire  en  sorte  que 
la  commune  eût  des  dimensions  convenables,  assez  restreintes  pour 
garder  son  homogénéité,  assez  étendues  pour  conserver  quelque 
force  politique  ou  économique.  Dans  certaines  parties  de  l'Italie,  en 
Toscane,  dans  l'Emilie,  dans  l'Ombrie,  dans  les  Marches  et  même 
dans  les  provinces  méridionales,  la  fusion  des  petites  communes  a 
été  faite  tant  bien  que  mal  par  les  gouvememens  déchus;  mais  dans 
les  anciennes  provinces  et  dans  la  Lombardie  l'étendue  moyenne  du 
territoire  communal  est  restée  trop  petite.  Cette  partie  du  royaume, 
qui  ne  compte  pas  beaucoup  plus  de  7  millions  d'habitans,  est  di- 
visée en  près  de  i,500  communes;  elle  renferme  plus  de  la  moitié 
du  nombre  total  des  communes  de  l'Italie  actuelle,  tandis  qu'elle 

(1)  n  y  a  maintenant  en  Italie  cinquante-neuf  provinces,  assez  inégales  sous  le  rap* 
port  de  la  population  et  de  la  superficie  :  elles  ont  été  instituées  successivement,  au  Jour 
le  iour,  sans  plan  d'ensemble;  peut-être  faudra-t-il  procéder  à  un  remaniement  général 
des  limites  de  ces  provinces,  mais  ce  n'est  là  qu'une  question  secondaire. 


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908  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

ne  comprend  qu'un  tiers  de  la  population  et  de  la  superficie  du 
royaume.  On  y  compte  près  de  2,500  communes  ayant  moins  de 
1,000  habitans.  Ces  chiffres  n'ont  rien  d'étonnant  pour  des  Fran- 
çais, puisque  sur  S8,000  communes  nous  en  avons  20,000  qui  ne 
contiennent  pas  500  âmes.  Aussi  observe-t-on  généralement  que  la 
vie  communale  est  en  France  frappée  d'impuissance.  Quoi  qu'il  en 
soit,  tous  les  Italiens  reconnsûssent  qu'U  est  désirable,  surtout  dans 
la  partie  septentrionale  du  royaume,  d'augmenter  la  dimension 
moyenne  des  agglomérations  communales;  mais  comment  se  fera  ce 
travail  d'agrégation?  Le  laissera-t-on  se  produire  tout  seul,  en  se 
bornant  à  montrer  aux  populations  l'intérêt  qu'elles  y  doivent  trou- 
ver? On  ne  peut  guère  compter  qu'ainsi  livrées  à  elles-mêmes,  les 
habitudes  locales  arrivent  à  se  changer  spontanément.  En  France 
par  exemple,  les  communes  ont  des  voies  assez  faciles  pour  s'ag- 
glomérer; U  ne  paraît  pas  qu'on  leur  refuse,  quand  elles  en  font  la 
demande,  le  décret  qui  leur  est  nécessaire,  si  elles  veulent  s'agréger 
sans  se  disloquer,  ou  la  loi  qui  doit  intervenir  dans  le  cas  contraire; 
cependant  depuis  vingt  années  on  n'a  vu  en  France,  sur  les  38,000 
communes,  que  776  agrégations  volontaires.  Faudra-t-il  donc  for- 
cer un  peu  la  main  aux  paysans  italiens  pour  les  amener  à  se  fondre 
dans  des  associations  moins  restreintes?  C'est  là  une  solution  in- 
compatible avec  l'idée  même  de  la  liberté  municipale.  De  bons  es- 
prits ont  proposé  un  moyen  terme,  qui  est  de  donner  aux  grandes 
communes  des  privilèges  plus  étendus  qu'aux  petites.  Les  premières 
ont  en  effet  plus  de  ressources,  plus  de  lumières  pour  régler  elles- 
mêmes  leurs  affaires.  On  pourrait  décider  par  exemple  que  les  af- 
faires des  communes  dont  la  population  n'atteindrait  pas  un  certûn 
chiffre  seraient  seules  soumises  à  un  contrôle  supérieur.  Il  faut  dire 
que  cette  marche  parait  contraire  à  la  tendance  générale  des  gou- 
vememens,  qui  se  montrent  disposés  à  refuser  aux  grandes  com- 
munes les  privilèges  qu'ils  accordent  aux  petites  :  elle  trouvendt 
néanmoins  des  précédens,  et  on  peut  citer  à  ce  sujet  la  Belgique, 
où  l'autorité  administrative  exerce  une  surveillance  spéciale  sur  les 
communes  dont  la  population  est  inférieure  à  5,000  âmes,  et  où  ces 
communes  seules  doivent  faire  approuver  leurs  marchés  et  leurs 
contrats  par  le  conseil  provincial.  Beaucoup  de  publicistes  italiens 
ont  donc  proposé  qu'on  entrât  dans  cette  voie,  et  qu'on  fixât  à  2,500 
ou  3,000  âmes  la  population  de  la  commune  vraiment  émancipée  et 
autonome.  On  a  calculé  que,  pour  amener  à  ce  chiffre  la  population 
moyenne  de  leurs  communes,  la  Lombardie  et  les  anciennes  pro- 
vinces auraient  à  en  remanier  les  neuf  dixièmes;  la  Toscane  aurait 
au  contraire  dès  maintenant  les  trois  quarts  de  ses  communes  dans 
les  conditions  normales,  l'Emilie  et  la  Sicile  plus  de  la  moitié,  les 


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LES   FORCES   DE   l' ITALIE.  909 

provinces  napolitaines  un  tiers,  les  Marches  et  TOmbrie  un  quart. 
Quel  que  soit  d'ailleurs  le  sort  réservé  à  ces  idées  sur  l'agrégation 
communale,  un  résultat  est  hors  de  doute  :  c'est  que  les  franchises 
municipales  seront  libéralement  distribuées  aux  communes,  grandes 
et  petites. 

Après  avoir  indiqué,  dans  ses  traits  généraux,  le  mouvement  qui 
s'est  produit  dans  les  esprits  au  sujet  de  l'organisation  adminis- 
trative du  royaume,  il  reste  à  dire  quelques  mots  des  travaux  du 
parlement  italien  sur  cette  matière.  Dès  la  première  réunion  des 
députés  italiens  (18  février  1860),  le  roi,  dans  le  discours  de  la 
couronne,  déclara  que  de  grandes  libertés  administratives  étaient 
naturellement  dans  le  programme  du  nouveau  royaume.  Tout  le 
monde  reconnaissait  que  l'organisation  faite  ^ar  M.  Rattazzi  à  la  fin 
de  1859  devait  être  plus  ou  moins  profondément  modifiée.  Une  loi 
du  2A  juin  1860  adjoignit  temporairement  au  conseil  d'état  une 
commission  législative  chargée  de  ce  travail.  M.  Farini  fut  le  mem- 
bre le  plus  actif  de  cette  commission.  Au  mois  d'août  1860,  H.  Fa- 
rini, alors  nûnistre  de  l'intérieur,  adressait  à  ses  collègues  une  note 
qui  indiquait  les  lignes  principales  de  son  projet.  Il  admettait  les 
régions,  tout  en  recommandant  de  ne  pas  faire  coïncider  les  divi- 
sions administratives  avec  les  frontières  des  anciens  états.  La  ré- 
gion ne  devait  point  être  dotée  d'un  conseil  électif,  mais  elle  aurait 
un  gouverneur  muni  de  larges  pouvoirs  pour  les  nominations  d'im- 
portance secondaire  et  l'expédition  des  affaires  locales.  Au-dessous 
de  la  région,  la  province  était  largement  organisée.  On  lui  confisdt 
le  soin  des  eaux  et  des  routes,  de  l'hygiène  publique,  de  l'instruc- 
tion, des  institutions  de  bienfaisance,  le  tout  sous  le  contrôle  de 
l'intendant,  chargé  de  veiller  à  ce  qu'elle  remplit  ses  devoirs  et  n'en 
sortit  pas.  La  tutelle  des  communes  n'était  point  d'ailleurs  confiée 
aux  conseils  provinciaux,  mais  bien  aux  fonctionnaires  du  gouver- 
nement central,  aux  intendans  et  sous-intendans. 

M.  Minghetti  succéda  comme  ministre  de  l'intérieur  à  M.  Farini, 
et  le  28  novembre  1860  il  fournit  à  son  tour  à  la  commission  légis- 
lative une  note  destinée  à  donner  une  nouvelle  impulsion  à  ses  tra- 
vaux. M.  MinghetU  se  montrait  décentralisateur  résolu.  Sa  note  in- 
sistait sur  les  réductions  qu'on  pouvait  faire  dans  les  attributions 
des  quatre  ministères  de  l'intérieur,  de  l'instruction  publique,  des 
travaux  publics  et  du  commerce.  Au  premier,  on  pouvait  ôter  tout 
ce  qui  regarde  la  bienfaisance,  l'assistance  publique,  l'hygiène,  les 
théâtres,  les  règlemens  sur  la  chasse  et  la  pèche,  les  moDumens  pu- 
blics; au  second,  l'enseignement  secondaire  et  professionnel,  les  uni- 
versités, les  académies  des  beaux -arts;  au  troisième,  les  eaux,  les 
routes,  les  ports  secondaires;  au  quatrième,  l'agriculture,  la  sylvi- 


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910  R£YCE  DES  DEUX  MONDES. 

culture,  la  statistique.  Le  projet  reportait  toutes  ces  attributions, 
suivant  les  cas,  à  la  région,  à  la  province,  à  la  commune.  Tout  le 
contentieux  administratif  idlait  aux  tribunaux  ordinûres.  La  note 
de  M.  Minghetti  distinguait  d'ailleurs  très  nettement  les  deux  pro- 
cédés ordinairement  confondus  sous  le  nom  commun  de  décentrali- 
sation, quoique  très  dififérens  dans  leur  principe,  dont  l'un  consiste 
à  déléguer  aux  fonctionnaires  provinciaux  une  partie  des  privilèges 
du  pouvoir  central,  et  l'autre  à  rendre  aux  populations  mêmes  le 
soin  d'une  partie  de  leurs  affaires.  Les  communes  étaient  divisées 
en  trois  classes  :  conununes  populeuses,  communes  moyennes, 
conmiunes  petites,  celles-ci  renfermant  moins  de  3,000  âmes.  La 
tutelle  administrative  allait  en  s'amoindrissant  et  s' effaçant  des 
dernières  aux  premières.  L'assiette  financière,  disait  le  ministre, 
s'établirait  sur  ce  principe,  que  les  localités  se  suffiraient  avec  leurs 
propres  revenus,  les  communes  avec  les  taxes  d'octroi,  les  pro- 
vinces avec  les  taxes  foncières.  Le  budget  de  la  région  devait  être 
formé  par  les  contributions  des  provinces.  Pour  ce  qui  intéresse  l'au- 
torité administrative,  la  commune  et  la  province  devaient  avoir 
chacune  un  conseil  délibérant  et  un  conseil  exécutif,  élus  tous  deux. 
La  région  n'avait  qu'une  commission  de  délégués  choisis  dans  le 
sein  des  conseils  provinciaux,  et  qui  ne  se  réunissait  qu'une  fois  par 
an  pour  délibérer  sur  deux  matières  spéciales,  les  routes  et  les  eaux 
d'une  part,  et  de  l'autre  les  étabUssemens  d'instruction  supérieure. 
Le  pouvoir  exécutif  était  concentré  dans  les  mains  du  gouverneur» 
qui  dirigeait  tous  les  services  publics  de  la  région. 

Cette  note  du  ministre  n'était  qu'une  sorte  d'avant-projet.  La 
commission  législative,  pour  répondre  à  une  demande  de  M.  Min- 
ghetti, qui  désirait  un  travail  plus  complet,  nomma  une  sous-com* 
mission,  dont  le  rapport,  rédigé  pau:  M.  San-Martino  et  livré  à  la 
publicité,  forme  un  gros  volume.  C'est  un  traité  complet  de  la  ma- 
tière :  tousses  aspects  de  la  question  y  sont  présentés  et  étudiés  avec 
un  soin  scrupuleux;  mais  ce  rapport  même  fut  longuement  discuté 
par  la  commission  législative,  qui  publia  à  son  tour  les  volumineux 
procès-verbaux  de  ses  séances.  Pour  le  coup,  la  question  se  perdait 
dans  les  détails.  Toutes  les  pièces  du  mécanisme  administratif  étaient 
décrites,  même  les  plus  imperceptibles;  le  jeu  de  tous  les  rouages 
était  analysé,  tous  les  accidens  possibles  étaient  prévus,  les  précau- 
tions à  prendre  indiquées,  les  remèdes  énumérés.  On  ne  saurait 
dire  que  tout  ce  labeur  fût  vraiment  utile,  car  il  importait  plus  de 
s'accorder  sur  les  traits  principaux  du  projet  que  d'en  tracer  par  le 
menu  toutes  les  particularités.  Pour  indiquer  seulement  par  quel- 
ques exemples  les  tendances  de  la  commission,  nous  dirons  qu'elle 
voulait  obliger  le  gouvernement  à  réunir  aux  communes  voisines 


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LES   FORCES   DE   l'iTALIE.  911 

toutes  celles  qui  avaient  moins  de  1,500  habitans,  qu'elle  se  pro- 
nonçait d'ailleurs  contre  l'idée  de  donner  aux  communes  d'impor- 
tance diverse  des  degrés  divers  d'indépendance,  qu'elle  supprimait 
les  arrondissemens  {circondarii)  existant  dans  le  système  Rattazzi, 
qu'elle  élargissait  les  cadres  des  cantons  {mandamenli)  existant 
dans  le  même  système,  de  manière  à  en  porter  la  population 
moyenne  à  30,000  habitans  environ,  qu'elle  donnait  des  pouvoirs 
spéciaux  aux  délégués  cantonaux,  et  leur  confiait  notamment  les 
opérations  relatives  à  l'assiette  de  l'impôt  et  à  l'établissement  des 
listes  électorales,  qu'enfin,  en  constituant  fortement  la  province, 
elle  diminuait  beaucoup  l'importance  des  assemblées  régionales,  et 
ne  leur  laissait  guère  que  le  pouvoir  d'émettre  des  vxbux  sur  les 
changemens  à  introduire  dans  les  lois  relatives  aux  intérêts  régio- 
naux. On  remarque  aussi  dans  son  projet  un  détail  emprunté  aux 
mœurs  lombardes  :  la  commune  étant  essentiellement  à  ses  yeux  une 
réunion  d'intérêts,  elle  admet  comme  électeurs  communaux  toutes 
les  personnes  inscrites  sur  les  rôles  des  contributions  directes;  les 
femmes  et  les  corporatioas  peuvent  voter  par  procuration,  les  ab- 
sens  par  acte  authentique. 

Appuyé  sur  l'immense  travail  de  la  commission,  M.  Minghetti 
présenta  au  parlement,  dans  le  mois  de  mars  1861,  un  ensemble 
imposant  de  lois  qui  réglaient  tous  les  détails  de  l'administration. 
Quatre  grands  projets  étaient  en  prenoière  ligne  :  loi  sur  la  division 
du  royaume  et  l'autorité  centrale,  loi  sur  l'administration  commu- 
nale et  provinciale  et  sur  les  élections  dans  les  communes  et  les 
provinces,  loi  sur  les  associations  contractées  entre  particuliers, 
communes  et  provinces,  pour  cause  d'utilité  publique,  loi  sur  l'ad- 
ministration régionale.  Puis  venait  une  suite  de  règlemens  sur  le 
contentieux  administratif,  sur  la  sûreté  publique,  sur  les  institutions 
de  bienfaisance,  etc.  Dans  les  lois  de  M.  Minghetti,  le  rôle  de  la  ré- 
gion avait  subi  de  nouveaux  amoindrissemens.  Au  lieu  d'avoir  le 
droit  d'émettre  des  vœux  comme  dans  le  projet  de  la  commission, 
le  conseil  régional  n'avait  plus  qu'à  donner  son  avis  quand  il  était 
consulté.  En  revanche,  les  conseils  électifs  des  provinces  étaient  in- 
vestis d'attributions  plus  importantes  et  chargés  de  la  tutelle  des 
communes.  L'ensemble  des  lois  Minghetti,  après  avoir  été  soumis 
au  parlement,  fut  retiré  par  ce  ministre  avant  la  discussion;  peut- 
être  M.  Minghetti  eut-il  peur  de  l'extrême  complication  de  la  ma- 
chine qu'il  avait  imaginée. 

Le  22  décembre  1861 ,  un  projet  sommaire  était  présenté  par  le 
baron  Ricasoli,  alors  président  du  conseil  et  ministre  de  l'intérieur. 
M.  Ricasoli  ne  se  pique  pas  d'être  un  idéologue  :  il  est  volontiers 
concis  et  va  au  plus  pressé.  Son  projet  ne  contenait  que  seize  a|w 


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912  RETUE   DES  DEUX  MONDES. 

ticles,  SOUS  le  titre  de  «  modification  à  la  loi  du  2S  octobre  1859  et 
application  de  cette  loi  à  tout  le  royaume.  »  La  région  avait  complè- 
tement disparu  et  la  province  était  fortement  constitaée,  mais  sur- 
tout dans  les  mains  de  l'autorité  administrative.  La  commi^on 
de  la  chambre  ne  trouva  pas  le  projet  assez  détaillé  :  elle  voulut 
rentrer  dans  l'examen  de  beaucoup  de  questions  qui  avaient  été  sou- 
levées à  propos  des  projets  précédons;  on  ne  s'entendit  pas,  et  il  fut 
convenu  que  la  commission  renverrait  son  rapport  à  l'année  1863 
pour  présenter  un  travail  nouveau. 

A  cette  époque,  M.  Peruzzi  avait  pris  le  portefeuille  de  l'inté- 
rieur, et  dans  le  courant  du  mois  de  mars  1863  il  présenta  Ini- 
méme  un  projet  sur  les  modifications  que  la  loi  du  23  octobre  18d9 
lui  paraissait  devoir  subir  pour  devenir  la  loi  organique  du  royaume. 
Le  projet  Peruzri  est  assez  éclectique;  il  touche  aux  divers  pro- 
grammes mis  en  avant  par  les  ministres  précédons.  Des  facUités 
sont  données  pour  l'agrégation  des  petites  communes,  et,  afin  de  ne 
pas  effrayer  les  municipalités  par  des  règles  trop  strictes,  il  est  sti- 
pulé que,  si  un  discord  survient  au  sujet  des  propriétés  des  com- 
munes agrégées,  des  commissaires  pourront  être  nonunés  par  les 
parties  dissidentes  pour  l'administration  séparée  des  biens  contro- 
versés. La  question  de  la  tutelle  des  communes  est  résolue  par  une 
sorte  de  compromis  entre  les  solutions  antérieures  :  le  conseil  de  la 
province  {deputatione  provinciale)  veille  aux  rapports  des  com- 
munes avec  la  province,  le  préfet  est  chargé  de  ce  qui  a  rapport  i 
la  gestion  des  biens  communaux  et  à  l'annulation  des  actes  de 
forme  vicieuse  ou  contraires  aux  lois.  Les  juntes  municipales  et  les 
députations  provinciales  sont  renouvelables  chaque  année  par  moi- 
tié seulement,  pour  que  la  tradition  des  affaires  puisse  s'y  conser- 
ver. Dans  le  projet  Peruzzi,  comme  dans  le  projet  RicasoU,  il  n'est 
plus  question  de  régions;  la  province,  dotée  de  privilèges  étendus, 
nomme  une  grande  partie  de  ses  employés  et  traite  sur  place  un 
grand  nombre  d'affaires  jusqu'à  leur  complet  achèvement.  M.  Pe- 
ruzzi élargit  d'ailleurs  les  cadres  électoraux  ;  il  y  inscrit  tous  les  ci- 
toyens portés,  à  quelque  titre  que  ce  soit,  sur  les  registres  des  con- 
tributions directes  (1). 

Ainsi  les  projets  et  les  contre-projets  s'étaient  entassés  les  ims 

(i)  La  loi  électorale  qui  régit  encore  le  royaume  est  celle  du  28  novembre  1859.  Les 
conditiont  requises  pour  être  électeur  sont  d*ôtre  Agé  de  vingt-cinq  ans  accomplis,  de 
savoir  lire  et  écrire  (on  mitigé  cet  article  dans  Tapplication),  de  payer  un  cens  annuel 
de  40  livres  italiennes  au  moins.  La  loi  confère  d'ailleurs  les  droits  électoraux  aux  pro- 
fesseurs des  académies,  universités  et  établissemens  d'instruction  secondaire,  aux  fonc- 
tionnaires et  employés  civils  et  militaires,  aux  membres  des  ordres  de  cheva'crle  atix 
gradés  des  académies,  aux  notaires  et  anti^  officiers  ministériels,  etc. 


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LES   FORCES   DE   L'iTALIE.  013 

sur  les  autres,  et,  semblable  à  la  toile  de  Pénélope,  Forganisation 
administrative  du  royaume  restait  toujours  au  même  point.  Peu  à 
peu  d'ailleurs  les  esprits  en  étaient  venus  à  être  moins  préoccupés  de 
l'urgence  d'une  solution.  Aux  premiers  jours  du  nouveau  royaume, 
chacun  avait  cru  qu'on  ne  pouvait  se  passer  d'une  réorganisation 
immédiate  et  générale.  On  avait  remarqué  ensuite  que  le  pays  vivait 
assez  bien  sous  le  régime  auquel  se  rattachait  le  nom  de  M.  Rat- 
tazzi,  et  qui  avait  été  étendu  tant  bien  que  mal  à  la  plus  grande 
partie  du  royaume;  on  avait  donc  le  temps  d'étudier  la  question,  et 
il  n'était  besoin  de  rien  précipiter.  Il  faut  le  dire  aussi,  l'état  des 
provinces  méridionales  rendait  encore  nécessaire  la  continuation 
d'un  régime  exceptionnel  en  quelques  points  :  tant  qu'il  en  serait 
ainsi,  n'était-il  pas  prudent  d'ajourner  l'inauguration  de  change- 
mens  administratifs  qu'on  ne  pourrait  peut-être  pas  appliquer  tout 
de  suite  à  certaines  parties  du  royaume?  Pour  ces  divers  motifs,  le 
ministère,  le  parlement  et  le  public  semblent,  d'un  commun  ac- 
cord, avoir  détourné  leur  attention  de  l'administration  provinciale 
et  communale;  le  projet  Peruzzi  repose  dans  les  cartons  de  la 
chambre,  et  le  silence  s'est  fait  sur  ce  point. 

On  peut  voir  maintenant,  après  ce  court  exposé  de  la  question, 
comment  elle  est  dominée  par  les  deux  faits  que  nous  avons  signa- 
lés au  début.  C'est  l'activité  de  la  vie  municipale  qui  a  permis  au 
pays  de  prospérer  sous  un  régime  administratif  regardé  comme 
provisoire,  et  d'autre  part  c'est  l'organisation  piémontaise,  c'est 
l'esprit  méthodique  de  l'ancienne  administration  sarde,  qui  ont 
donné  jusqu'ici  à  ces  institutions  provisoires  un  jeu  suffisamment 
régulier.  En  raison  de  ces  deux  causes  on  a  pu  jusqu'ici  retarder 
l'établissement  d'un  système  définitif.  Ce  retard  profitera  sans 
doute  aux  institutions  de  l'Italie.  Des  lois  administratives  faites 
trop  rapidement,  et  sans  une  expérience  suffisante  des  conditions 
dans  lesquelles  doit  vivre  l'Italie  nouvelle,  n'auraient  sans  doute 
pas  répondu  aux  besoins  de  la  pratique.  Il  est  bon  que  de  pareilles 
lois,  au  lieu  de  jaillir  toutes  faites  du  cerveau  d'un  législateur, 
puissent  se  modeler  lentement  sur  les  mœurs  publiques.  Ainsi  les 
Italiens  verront  s'appliquer  chez  eux,  nous  l'espérons,  dans  son 
sens  le  plus  favorable  cette  maxime,  que  les  nations  ont  toujours 
les  institutions  qu'elles  méritent. 

II. 

Si  l'Italie  pouvait  se  donner  le  temps  de  réfléchir  en  matière 
d'administration ,  on  conçoit  qu'elle  n'avait  pas  un  instant  à  perdre 
pour  organiser  son  armée.  «  Soyez  soldats  aujourd'hui,  si  vous  vou- 

TOMB  u  —  18G4.  58 


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91&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lez  être  citoyens  demain  !  »  Cette  parole  domine  encore  la  âtuation 
de  la  péninsule.  Quelles  sont  donc  les  forces  militaires  au  moyen 
desquelles  l'Italie  peut  désormais  défendre  son  autonomie?  C'est  là 
un  des  premiers  objets  sur  lesquels  se  porte  naturellement  l'atten- 
tion, quand  on  cherche  à  reconnaître  quels  sont  les  divers  progrès 
que  le  nouveau  royaume  a  pu  réaliser  depuis  cinq  ans. 

Les  Italiens  deviennent-ils  de  bons  soldats?  Il  ne  manque  pas  de 
gens  qui  prétendent  qu'ils  n'ont  point  d'aptitude  à  l'état  militaire. 
Ce  fut  du  moins  une  opinion  longtemps  reçue  dans  toute  TEurope, 
et  elle  ne  semble  pas  avoir  encore  perdu  tout  crédit.  Il  y  a  plusieurs 
siècles,  un  historien  national  de  l'Italie  qui  avait  été  mêlé  aux  guerres 
de  son  temps  aussi  bien  qu'aux  affaires  politiques,  Guicbardiu,  ne 
craignit  pas  d'affirmer  que  trois  soldats  italiens  ne  valaient  pas  un 
fantassin  espagnol.  On  peut  dire,  pour  expliquer  ce  jugement,  que, 
dans  les  guerres  auxquelles  Guichardin  avait  assisté,  les  années 
italiennes,  composées  de  confédérés,  s'étaient  trouvées  d'ordinaire 
paralysées  par  les  dissentimens  de  leurs  chefs  :  elles  ne  pouvaient 
donc  que  céder  aux  troupes  espagnoles,  aguerries  et  bien  comman- 
dées. Guichardin,  qui  était,  non  un  militaire,  mais  un  homme  d'é- 
tat, ne  jugeait  de  la  valeur  des  troupes  italiennes  que  par  le  résultat 
des  guerres.  Pendant  longtemps,  l'Europe  dut  nécessairement  faire 
comme  Guichardin.  Cependant,  lorsque  sous  r^apoléon  I**^  on  \it  des 
régimens  italiens  sur  les  grands  champs  de  bat^dlle  de  l'Europe,  on 
trouva  qu'ils  faisaient  bonne  contenance.  Les  Italiens  ont  enregistré 
avec  orgueil  le  jugement  que  l'empereur  porta  sur  eux  dans  une 
circonstance  mémorable.  Pendant  les  guerres  d'Espagne,  Macdonald 
et  Suchet  avaient  demandé  tous  deux  à  avoir  la  division  Palombini. 
((  Deux  de  mes  maréchaux^  dit  Napoléon  dans  le  conseil  des  mi- 
nistres, se  disputent  une  division  italienne;  je  la  donne  à  Sucbet, 
qui  a  de  plus  grandes  choses  à  faire.  Les  Italiens  seront  un  jour  les 
premiers  soldats  de  l'Europe.  »  Dans  ce  jugement,  il  faut  sans  doute 
faire  une  certaine  part  à  la  politesse  qu'un  souverain  est  tenu  de 
montrer  envers  des  troupes  étrangères  servant  sous  ses  drapeaux; 
mais  il  est  certain  que  dans  beaucoup  d'autres  occasions  les  maré- 
chaux français  rendirent  bon  témoignage  des  troupes  italiennes. 
Quoi  qu'il  en  soit  d'ailleurs  du  passé,  c'est  une  question  qui  préoc- 
cupe beaucoup  de  gens  que  de  savoir  comment  une  grande  armée 
italienne  manœuvrerait  dans  une  guerre  contre  l'Autriche.  Qu'ad- 
viendrait-U  si  des  Romagnols,  des  Napolitains,  des  Siciliens,  com- 
battaient un  jour  sous  la  croix  de  Savoie  dans  ces  grandes  batailles 
que  nos  temps  comportent? 

Il  est  inutile  de  faire  remarquer  quel  solide  noyau  la  petite  armée 
piémontaise  a  offert  pour  la  formation  de  l'armée  italienne;  mab  il 


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LES   FORCES   DE   L'iTALIE,  915 

est  intéressant  d'étudier,  avec  les  auteurs  de  Y  Annuaire  statistique^ 
quel  fut  le  mouvement  militaire  qui  se  produisit  dans  les  diverses 
parties  de  la  péninsule,  lorsqu'en  18&8  et  18&9,  puis  plus  tard  en 
1859,  l'Italie  fut  appelée  à  conquérir  sa  liberté.  En  1848,  Palerme 
donne  le  signal  de  l'insurrection ,  et  la  secousse  se  fait  sentir  tout 
de  suite  dans  le  royaume  lombardo-vénitien.  La  Lombardie  se  sou- 
lève en  masse,  et  20,000  Autrichiens,  qui  occupaient  Milan,  sor- 
tent de  la  ville  pendant  la  nuit,  précipitant  leur  retraite  à  marches 
forcées.  Venise  oblige  sa  garnison  à  capituler,  et  le  Piémont  accourt 
sur  le  Tessin,  prenant  en  main  pour  la  première  fois  la  cause  de 
l'indépendance  nationale.  Le  roi  Charles-Albert  avait  à  ce  moment 
une  armée  de  &5,000  hommes,  qui  monta  à  60,000  à  la  fm  de  la 
campagne.  Les  états  pontificaux,  la  Toscane,  les  duchés,  lui  four- 
nirent environ  18,000  volontaires.  Le  gouvernement  provisoire  de 
Milan  improvisa  un  ministère  de  la  guerre,  et  essaya  de  créer  un 
corps  d'armée  qui  pût,  sinon  prendre  une  part  active  à  la  lutte, 
du  moins  servir  de  réserve  à  l'armée  qui  combattait  sur  le  Mincio. 
n  faut  avouer  que  ses  efforts  furent  couronnés  d'un  médiocre  suc- 
cès. On  trouve  bien  dans  les  récits  du  temps  que  le  gouvernement 
milanais  réunit  trois  régimens  de  ligne,  un  de  chasseurs,  qu'il 
forma  le  noyau  de  deux  régimens  de  cavalerie  (dragons  et  chevau- 
légers),  qu'il  eut  même  des  détachemens  de  troupes  d'artillerie  et 
du  génie;  ce  fut  un  effectif  de  8,000  hommes  environ  qui  ne  paraît 
pas  avoir  rendu  de  grands  services.  Il  y  avait,  il  est  vrai,  dans  le 
camp  piémontais  de  7  à  8,000  volontaires  des  différentes  provinces 
de  la  Lombardie  qui  formaient  des  corps  détachés  sous  des  noms 
divers,  «légion  des  étudians,  bataillon  de.  Côme,  bataillon  de  la 
Mort,  corps  de  Thannberg,  bataillon  bergamasque,  volontaires  de 
la  Vdteline,  vélites  lombards,  etc.  »  Lorqu'en  1849,  à  l'expiration 
de  l'armistice  Salasco,  la  guerre  recommença,  Charles -Albert, 
après  avoir  incorporé  tous  les  volontaires  dans  son  armée,  comp- 
tait 81,000  hommes  en  ligne  avec  150  bouches  à  feu.  On  sait  les 
fautes  qui  compromirent  cette  année  et  qui  aboutirent  au  désastre 
de  Novare. 

La  défense  de  Venise  fut,  on  le  sait,  un  des  épisodes  les  plus  bril- 
lans  de  cette  guerre.  Dès  les  premiers  jours  de  1848,  Venise,  délivrée 
des  Autrichiens,  avait  réparé  ses  fortifications,  élevé  de  nouveaux 
forts,  organisé  une  flotte  et  créé  une  petite  armée;  17,000  hommes, 
venus  de  toutes  les  parties  de  l'Italie,  reçurent  une  organisation 
régulière.  Il  n'y  a  pas  à  rappeler  les  prodiges  de  valeur  que  fit  cette 
garnison,  autour  de  laquelle,  après  la  bataille  de  Novare,  les  Autri- 
chiens purent  concentrer  une  grosse  armée  de  siège;  elle  ne  se 
rendit  que  quand  elle  n'eut  plus  m  vivres,  r\\  munitîoîis,  et  tous  le  r 


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916  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

livres  techniques  qui  ont  été  écrits  par  les  officiers  autrichiens  signa- 
lent Teffroyable  rigueur  du  bombardement  qu'elle  eut  à  supporter. 
—  Il  faut  mentionner  encore  la  petite  armée  que  la  république  ro- 
maine mit  sur  pied  après  la  fuite  du  pape.  Quand  le  général  Roselli 
en  prit  le  commandement  au  mois  de  mai  18&9,  elle  avait  un  effec- 
tif de  18,000  hommes.  Cette  troupe  fit  bonne  contenance  devant 
Tarmée  française,  et  nos  officiers  se  sont  accordés  à  dire  que  les 
cent  pièces  de  canon  qui  défendirent  Rome  furent  admirablement 
servies.  A  cette  même  époque,  Bologne  et  Ancône,  où  s'étaient  jetés 
3  ou  A, 000  hommes  qui  avaient  d'abord  essayé  de  tenir  la  cam- 
pagne, résistèrent  au  général  autrichien  Wimpfen  et  soutinrent  des 
sièges  qui  ne  furent  point  sans  gloire.  —  La  Toscane  de  son  côté 
avait  armé  et  équipé  25,000  hommes;  mais  elle  n'eut  point  à  oppo- 
ser de  résistance  au  retour  du  grand-duc  :  ce  prince  rentra  dans 
ses  états  sans  bruit,  comme  il  en  était  sorti. 

De  1850  à  1859,  le  fait  capital  est  la  formation  d'une  nouvelle 
armée  sarde,  et  ce  fut  l'œuvre  du  général  Alphonse  La  Marmora.  Il 
y  introduisit  cette  discipline  et  cet  esprit  de  solidarité  entre  officiers 
et  soldats  qui  font  la  force  de  l'armée  française.  Tous  les  privilèges 
de  l'ancien  régime  disparurent.  Les  soldats  piémontais  furent  tenus 
en  haleine  par  des  exercices  continuels.  On  ne  se  contenta  pas  de 
fortifier  leur  corps  par  la  gymnastique,  par  l'escrime  à  la  baïon- 
nette ;  on  mit  un  soin  tout  particulier  à  leur  apprendre  à  lire  et  à 
écrire.  En  peu  d'années,  les  écoles  régimentaires  réduisirent  à  un 
sixième  de  l'effectif  la  proportion  des  soldats  illettrés,  qui  était  pré- 
cédemment considérable.  Infatigable  au  travail,  le  ministre  s'occupa 
sans  relâche  de  tous  les  détails^de  l'organisation  militaire.  Tout  le 
monde  se  rappelle  quelle  impression  favorable  fit  sur  l'Europe  l'ar- 
mée sarde  qui  prit  part  à  la  campagne  de  Crimée.  Le  général  La 
Marmora  avait  quitté  le  ministère  de  la  guerre  pour  prendre  lui- 
même  le  commandement  de  ce  corps  expéditionnaire,  qui  était 
chargé  d'apprendre  à  l'Europe  que  l'Italie  songeait  à  son  réveil.  U 
l'avait  composé,  avec  un  soin  minutieux,  de  20,000  hommes  choi- 
sis parmi  les  meilleurs  dans  tous  les  régimens.  A  la  Tchernaîa,  à 
Traktir,  les  troupes  répondirent  à  l'espoir  de  leur  chef.  Justement 
fier  de  cet  essai,  le  général  vint  reprendre  son  travail  avec  une  nou- 
velle ardeur,  et  quand  éclata  la  guerre  de  1859,  le  Piémont  mettait 
en  ligne  une  excellente  armée  de  48,000  hommes. 

De  cette  campagne  de  1859  nous  ne  dirons  rien,  sinon  qu'à  côté 
de  l'armée  piéjjQontaise  les  volontaires  italiens  jouèrent  un  rôle  qui 
ne  fut  pas  sans  éclat.  Le  corps  des  chasseurs  des  Alpes,  créé  par 
décret  royal  du  17  mars  1859  et  commandé  par  Garibaldi,  com- 
prenait au  commencement  de  la  campagne  3,500  hommes  environ, 


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LES   FORCES   DE   l'iTALIE.  917 

et  atteignit  vers  la  fin  de  la  guerre  le  chiffre  de  0,000.  Les  combats 
de  Varèse,  de  San-Fermo,  de  Seriate,  de  Treponti,  promettaient  de 
bonnes  recrues  à  l'armée  de  l'Italie  renaissante.  L'Emilie  et  la  Tos- 
cane s'étaient  délivrées  elles-mêmes  pendant  la  guerre.  Tout  de 
suite  elles  formèrent  de  petites  armées  :  la  Toscane  comptait 
9,500  hommes;  Parme,  Modëne  et  Bologne  18,000  hommes;  les 
Romagnes  12,000.  C'étaient  en  tout  &0,000  hommes  environ,  qui 
furent  réunis  sous  le  nom  di  armée  de  la  ligue.  Le  général  Fanti  or- 
ganisa ces  forces  en  quelques  mois,  vêtit  et  arma  les  soldats,  forti- 
fia Rimini  et  Mirandola,  fit  des  travaux  de  défense  à  Bologne  et  à 
Plaisance,  créa  une  fonderie  de  canons  à  Parme.  Dès  la  fin  de  1859, 
les  magasins  de  l'armée  de  la  ligue  étaient  pleins,  et  elle  avait  des 
provisions  de  guerre  en  abondance.  En  1860,  la  campagne  faite 
dans  les  Marches  et  l'Ombrie  amena  la  bataille  de  Gastelfidardo  et 
le  siège  d'Ancône,  où  la  nouvelle  marine  italienne  eut  pour  la  pre- 
mière fois  occasion  de  se  signaler  :  on  n'a  pas  oublié  ce  coup  hardi 
de  l'amiral  Persane,  qui  vint  détruire  à  bout  portant  les  défenses 
maritimes  d'Ancône.  Enfin  cette  même  année  1860  nous  présente 
la  campagne  fabuleuse,  légendaire,  de  Garibaldi,  partant  avec 
1,000  hommes  pour  renverser  le  trône  des  Bourbons  de  Naples,  et 
le  siège  de  Gaête,  glorieux  surtout  pour  les  assiégés,  vint  clore  di- 
gnement la  période  militante  de  la  régénération  italienne.  A  dater 
de  la  capitulation  de  Gaête,  le  nouveau  royaume  comptait  22  mil- 
lions d'habitans. 

L'armée  napolitaine,  qui  en  1859  était  forte  de  85,000  hommes, 
se  trouva  en  grande  partie  licenciée,  et  une  faible  partie  de  cet  effec- 
tif seulement  entra  dans  l'armée  italienne;  mais  un  nouvel  élément 
se  présentait  pour  prendre  place  dans  les  rangs  de  cette  armée: 
c'étaient  les  soldats  et  les  officiers  de  Garibaldi  qui  avaient  reçu  pen- 
dant la  campagne  de  1860  le  nom  d'armée  méridionale.  Au  mo- 
ment où  il  livra  sur  le  Vultume  la  bataille  du  1*'  et  du  2  octobre, 
Garibaldi  avait  20,000  hommes  en  ligne,  avec  26  pièces  de  canon  et 
8  obusiers  de  campagne.  Cette  petite  armée  avait  une  organisation 
plus  régulière  et  plus  forte  qu'on  ne  le  pense  généralement  :  il  faut 
bien  qu'il  en  ait  été  ainsi  pour  qu'elle  ait  pu  soutenir  pendant  deux 
jours  et  gagner  seule  (1)  contre  des  forces  supérieures  cette  bataille 

(1)  Le  colonel  Rfistow,  ofikier  au  service  de  la  Suisse,  après  avoir  suivi  comme  délé- 
gué de  son  gouvernement  dans  le  camp  autrichien  les  événemens  de  la  guerre  de  1859, 
prit  une  part  active  à  la  campagne  de  i860  comme  colonel,  puis  comme  général  garibal- 
dien, n  a  publié  en  langue  allemande  une  histoire  très  détaillée  de^tous  les  événemens 
militaires  dont  il  fut  témoin  ou  acteur.  Cette  relation,  précise,  minutieusement  straté- 
gique, appuyée  de  cartes  et  de  plans,  jouit  d*une  grande  autorité.  De  Texposé  complet 
que  le  colonel  Rûstow  présente  de  la  bataille  du  Vultume,  il  résulte  qu*un  seul  bataillon 
piémontais  prit  part  à  Faction  vers  la  fin  de  la  Journée  du  2  octobre. 


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918  RETUE   DES  DEUX  MONDES. 

du  Yulturne;  mais  à  partir  de  cette  époque  l'armée  du  nord  con- 
tinua seule  les  opérations  militaires,  et  les  troupes  méridionales  se 
replièrent  derrière  les  lignes  piémontaises.  Les  relations  entre  les 
deux  armées  furent  dès  lors  assez. difficiles.  Les  officiers  de  l'armée 
du  nord  regardaient  de  haut  les  garibaldiens,  et  ceux-ci  trouvaient 
qu'on  oubliait  vite  qu'ils  venaient  de  conquérir  un  royaume.  Dans 
les  premiers  jours  de  novembre  1860,  Garibaldi  quitta  Naples 
pour  retourner  à  Caprera;  presque  aussitôt  un  décret  royal  décida 
que  l'armée  méridionale  serait  convertie  en  un  corps  spécial  qui 
ferait  partie  de  l'armée  régulière.  Une  commission  composée  de  gé- 
néraux de  l'armée  du  nord  et  de  généraux  de  l'armée  méridionale 
fut  chargée  d'examiner  les  titres  que  pouvaient  avoir  pour  entrer 
dans  ce  corps  spécial  tous  ceux  qui  se  donnsdent  pour  officiers  gari- 
baldiens. On  allouait  six  mois  de  solde  aux  officiers  ou  soldats  qui 
voulaient  retourner  dans  leurs  foyers.  Les  soldats  partirent  presque 
tous  ;  il  ne  resta  guère  que  les  Vénitiens  et  les  Romains,  qui  ne  pou- 
vaient rentrer  chez  eux.  Quant  aux  officiers,  les  deux  tiers  environ 
demeurèrent.  Beaucoup  d'entre  eux  se  plaignaient  vivement  d'être 
obligés  de  subir  un  scrutin  alors  que  les  officiers  de  l'Italie  centrale, 
dont  les  états  de  service  se  bornaient  à  quelques  mois  de  garnison, 
étaient  reçus  dans  l'armée  sans  examen,  alors  qu'on  y  admettait 
d'emblée  les  officiers  napolitains,  qui  avaient  plus  ou  moins  com- 
battu contre  le  drapeau  italien.  Cependant  les  plus  modérés  étaient 
forcés  d'avouer  que  le  travail  de  la  commission  ne  serait  pas  inutile, 
que  la  chancellerie  militaire  de  Garibaldi  n'avait  pas  toujours  pu 
fonctionner  bien  régulièrement,  qu'il  y  avait  beaucoup  de  désordre 
dans  les  brevets,  qu'il  poussait  derrière  l'armée  des  officiers  que 
personne  n'avait  jamais  vus  au  feu,  qu'enfin  ceux  qui  avaient  fait 
sérieusement  la  campagne  n'avaient  qu'à  gagner  à  voir  les  titres  de 
chacun  soigneusement  examinés.  En  écartant  les  amateurs,  il  de- 
vait rester  deux  mille  candidats,  et  les  officiers  de  l'armée  régulière, 
naturellement  préoccupés  de  leur  avancement,  ne  laissaient  pas  de 
trouver  que  c'était  là  un  fort  contingent  à  introduire  dans  leurs 
cadres.  Il  y  eut  donc  de  la  part  de  ceux-ci  quelque  résistance.  Les 
restes  de  l'armée  méridionale,  officiers  presque  sans  soldats,  étaient 
allés  tenir  garnison  dans  les  villes  du  Piémont.  L'état-major  géné- 
ral se  trouvait  à  Turin.  Des  simulacres  de  régimens  étsdent  à  Hon- 
dovi,  à  Asti,  à  Biella,  à  Yerceil,  un  peu  de  cavalerie  à  Pignerole, 
un  peu  d'artillerie  à  la  Vénerie  royale.  La  conmûssioa  ne  se  hâtait 
pas  de  terminer  son  travail.  Garibaldi  sortit  deux  ou  trois  fois  de 
Caprera,  et  vint  au  parlement  pour  élever  la  voix  en  faveur  de  ses 
anciens  compagnons.  Peu  à  peu  les  obstacles  s'aplanirent,  des  con- 
rrs3:o'-->  fiîront  faites  de  pnrt  et  d'autre,  et  les  garibaldiens  finirent 


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LES   FORCES   DE   l'iTALIE.  919 

par  se  fondre  dans  les  rangs  de  l'armée  italienne.  Ils  y  ont  apporté 
sans  contredit  des  élémens  utiles,  beaucoup  de  bravoure  person- 
nelle, l'habitude  des  marches  rapides,  cette  décision  de  caractère 
et  ces  ressources  d'esprit  qui  s'acquièrent  dans  lés  guerres  de  par- 
tisans. 

Telle  est,  résumée  en  quelques  traits,  l'histoire  militaire  de  la 
péninsule  pendant  ces  quinze  dernières  années  :  elle  laisse,  si  nous 
ne  nous  trompons,  cette  impression,  que  ni  les  soldats  ni  les  géné- 
raux n'ont  manqué  à  l'Italie.  Sur  tous  les  points  où  les  circonstances 
l'ont  exigé,  un  mouvement  militaire  s'est  produit,  les  populations 
ont  pris  les  armes,  des  armées  se  sont  organisées  spontanément.  11 
faut  compléter  ce  tableau  par  quelque^  détails  sur  les  développe- 
mens  que  l'armée  italienne  a  pris  depuis  la  fin  de  la  période  des 
annexions. 

Au  commencement  de  l'année  1862,  le  nouveau  royaume  comp- 
tait 255,000  hommes  sous  les  armes.  Les  contingens  venus  des  di- 
verses parties  de  la  péninsule  se  présentaient  dans  les  proportions 
suivantes  :  110,000  hommes  des  anciennes  provinces,  60,000  de  la 
Lombardie,  17,000  de  l'Emilie,  15,000  de  la  Toscane,  5,000  de 
rOmbrie  et  des  Marches,  A8,000  des  provinces  napolitaines  et  de  la 
Sicile.  Peu  à  peu  d'ailleurs  la  diversité  d'origine  s'efface  dans  ces 
troupes.  Au  moment  de  la  création  des  régimens  et  des  brigades, 
on  leur  a  donné  des  noms  qui  indiquaient  la  provenance  des  soldats, 
«  lanciers  de  Milan,  chevau-légers  de  Lucques,  hussards  de  Plai- 
sance, grenadiers  de  Naples,  brigades  d'Ombrie,  des  Marches,  des 
Abruzzes,  etc.;  »  msds  en  même  temps  chaque  régiment  recevait  son 
numéro  :  le  nom  tend  à  disparaître,  le  numéro  à  prévaloir,  d'autant 
plus  que  les  soldats  des  différentes  provinces  se  mêlent  de  plus  en 
plus  dans  un  même  régiment  (1). 

C'est  dans  le  rapport  présenté  sur  le  budget  de  la  guerre  pour 
l'année  1863  parle  général  Petitti,  alors  ministre,  qu'il  faut  cher- 
cher les  dernières  données  qui  aient  été  publiées  sur  l'effectif  de 
l'armée  italienne.  Les  chiffres  mentionnés  dans  ce  rapport  peuvent 
être  considérés  comme  applicables  à  l'état  de  choses  actuel,  car 
ils  ont  été  admis  par  le  général  délia  Rovere,  qui  a  succédé  au 
comte  Petitti.  D'après  les  développemens  présentés  par  le  ministre 
au  sujet  du  budget  de  1863,  l'armée  italienne,  sur  le  pied  de  paix, 

(i)  Cette  armée  se  troave  répartie  dans  sept  grands  commandemens  militaires,  dont 
les  sièges  sont  à  Turin,  à  Milan,  à  Parme,  à  Bologne,  à  Florence,  à  Naples  et  à  Païenne, 
nie  de  Sardaigne  formant  un  commandement  accessoire.  Ces  grandes  circonscriptions 
territoriales  ont  chacune  à  leur  tête  un  général  d'armée,  dont  le  grade  correspond  à 
celui  de  nos  maréchaux  de  France.  La  hiérarchie  est  d'ailleurs  en  tout  semblable  & 
celle  de  Tannée  française. 


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920  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

doit  comprendre  244,000  hommes,  dont  161,000  d'infanterie, 
répartis  en  quatre-vingt-quatre  régimens,  19,000  de  cavalerie, 
18,000  d'artillerie,  6,500  du  génie  et  du  train,  22,000  hommes  de 
troupes  d'administration  et  carabiniers  (gendarmes);  le  reste  se 
compose  de  corps  sédentaires  et  corps  accessoires.  Cette  armée 
comprend  168  officiers-généraux.  En  passant  du  pied  de  paix  au 
pied  de  guerre,  sans  augmenter  le  nombre  des  régimens,  mais  en 
grossissant  seulement  leur  effectif,  l'armée  doit  être  portée  à 
378,000  hommes,  dont  274,000  hommes  d'infanterie  de  ligne, 
30,000  bersaglierij  25,000  cavaliers,  31,000  soldats  d'artillerie, 
6,000  du  génie  et  10,000  du  train.  A  cet  effectif,  il  faut  ajouter  les 
gardes  nationales  mobilisables  en  vertu  d'une  loi  du  4  août  1861, 
et  qui  doivent  former  deux  cent  vingt  bataillons  d'infanterie  de 
625  hommes  chacun  environ,  c'est-à-dire  un  supplément  de 
137,000  combattans.  On  doit  remarquer  que  cette  garde  nationale, 
instituée  à  une  époque  où  la  guerre  est  dans  les  éventualités  fami- 
lières à  l'opinion  publique,  est  entretenue  dans  l'idée  de  fournir  un 
service  actif.  Ceux  de  ces  bataillons  qui  ont  été  mobilisés  dans  les 
provinces  méridionales  pour  la  répression  du  brigandage  ont  fait 
un  véritable  service  de  campagne.  A  cette  ressource  vient  s'ajouter 
celle  des  douaniers,  qui  doivent,  au  nombre  de  14,000,  passer,  en 
cas  d'hostilités,  sous  les  ordres  du  ministre  de  la  guerre.  Ce  n'est 
pas  là  sans  doute  un  million  de  fusils,  mais  c'est  une  armée  fort  res- 
pectable. Si  on  la  compare,  sous  le  rapport  de  l'effectif,  aux  armées 
de  la  France  et  de  l'Autriche,  on  trouve  que,  sur  le  pied  de  guerre, 
l'effectif  italien  est  compris  entre  celui  de  la  France  et  celui  de  l'Au- 
triche. Le  pied  de  guerre  comporte  en  effet  600,000  hommes  pour  la 
France,  qui  a  38  millions  d'habitans,  et  700,000  hommes  pour  l'Au- 
triche, dont  la  population  est  de  35  millions  d'âmes.  L'effectif  ita- 
lien sur  le  pied  de  paix  est  très  inférieur  à  celui  qu'entretient  l'Au- 
triche ;  U  est  à  peu  près  égal,  toutes  proportions  gardées,  à  celui 
qu'entretient  la  France,  et  qui  est  de  400,000  hommes. 

La  formation  des  contingens  et  des  réserves  est  d'ailleurs  régie  par 
l'ancienne  loi  sarde  du  24  mars  1854,  appliquée  à  tout  le  royaume. 
On  appelle  chaque  année  deux  conscrits  par  mille  âmes  de  popula- 
tion ;  cela  fait  pour  le  royaume,  qui  compte  un  peu  plus  de  22  mil- 
lions d'habitans,  un  contingent  annuel  de  45,000  soldats  ;  c'est  à 
peu  près  le  cinquième  du  nombre  des  jeunes  gens  qui  se  présen- 
tent annuellement  à  la  conscription.  Les  hommes  compris  dans 
cette  première  catégorie  sont  sujets  pendant  onze  ans  au  service  mi- 
litaire; les  cinq  premières  années  se  passent  au  régiment;  pendant 
les  six  autres,  les  soldats  restent  dans  leurs  foyers,  sous  condition 
de  rejoindre  les  drapeaux  au  premier  «ippel.  Ainsi,  en  temps  de 


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LES   FORCES   DE   l'iTALIE.  921 

paix,  l'armée  se  compose  des  cinq  dernières  levées,  et  en  temps  de 
guerre  les  six  précédentes,  provisoirement  congédiées,  peuvent 
être  rappelées.  A  cette  réserve  de  la  première  catégorie  s'en  ajoute 
une  autre.  Dans  chaque  tirage,  le  second  cinquième  des  conscrits 
forme  une  levée  dite  de  seconde  catégorie.  Ces  hommes,  en  temps 
ordinaire,  après  avoir  reçu  pendant  six  semaines  l'instruction  né- 
cessaire au  fantassin,  sont  renvoyés  dans  leurs  foyers,  où  ils  restent 
pendant  cinq  ans  à  la  disposition  du  ministre  de  la  guerre  :  c'est 
donc  là  une  nouvelle  réserve  presque  égale  en  nombre  à  la  pre- 
mière. Les  corps  spéciaux  qui  ont  besoin  de  soldats  exercés,  les 
bersagliersj  la  cavalerie,  l'artillerie,  le  génie,  le  train,  n'ont  pas  de 
réserve  dans  la  deuxième  catégorie. 

En  examinant  la  proportion  nujnérique  qui  existe  dans  l'armée 
italienne  entre  les  différentes  armes,  en  comparant  ces  résultats  à 
ceux  que  donnent  les  armées  étrangères,  et  notamment  l'armée 
française,  les  auteurs  de  Y  Annuaire  statistique  ont  fait  ressortir 
quelques  particularités  intéressantes  pour  les  tacticiens  (1).  C'est 
d'abord  la  très  faible  proportion  de  cavalerie  que  renferme  l'armée 
italienne.  Il  faut  dire  que  l'armée  française  est,  dans  toute  l'Eu- 
rope, celle  qui  compte  la  cavalerie  la  plus  nombreuse,  et  que  c'est 
une  opinion  qui  parait  s'être  accréditée  parmi  les  militaires,  à  la 
suite  des  dernières  campagnes,  qu'on  pourrait  sans  inconvénient  en 
supprime^  une  partie.  La  facilité  qu'un  pays  présente  pour  nourrir 
des  chevaux,  la  configuration  des  contrées  qu*on  peut  avoir  à  dé- 
fendre en  cas  d'invasion  étrangère,  influent  naturellement  sur  la 
quantité  de  cavalerie  qu'une  armée  doit  entretenir,  et  sous  ce  rap- 
port on  s'explique  que  la  France  et  l'Italie  ne  soient  pas  dans  les 
mêmes  conditions  ;  mais  les  chiffres  font  ressortir  une  différence 
vraiment  considérable,  et  c'est  aux  stratégistes  à  se  demander  sii 
en  admettant  que  la  France  pèche  par  excès,  l'Italie  ne  pèche  pas 
par  défaut.  Il  est  bon  de  noter  d'ailleurs  qu'il  ne  s'agit  pas  là  d'un 
fait  transitoire,  mais  bien  d'un  état  normal.  On  pourrait  être  tenté 
de  croire  en  effet  que  l'Italie  a  été  au  plus  pressé,  qu'elle  a  formé 
des  fantassins  avant  de  dresser  des  cavaliers;  mais  il  n'en  est  pas 
ainsi  :  il  s'agit  d'une  proportion  établie  de  propos  délibéré  par  le 
général  Petitti  et  acceptée  par  son  successeur.  Une  remarque  du 
même  genre  se  présente,  si  on  regarde  les  chiffres  relatifs  à  l'artil- 

(1)  Si  l*on  eiprime  en  centièmes  la  composition  de  l*araiée  italienne,  on  trouve  que 
rinfanterie  y  entre  pour  83«,8,  —  la  cavalerie  pour  6«,9,  —  rartillerie  pour  7«,  —  te 
génie  et  le  train  pour  2<^,3.  Et  si  Ton  prend  pour  terme  de  comparaison  Torganisation 
miUtaire  de  la  France,  on  reconnaît  que  dans  Tarmée  française  l'infanterie  entre 
pour  71«,  —  la  cavalerie  pour  i6S6,  —  rartillerie  pour  1(K,8,  —  le  génie  et  le  train 
pour  i%6. 


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922  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

lerie;  la  proportion  italienne  est  notablement  inférieure  à  celle  qui 
existe  dans  toutes  les  armées  de  l'Europe  (1).  Les  généraux  italiens 
semblent  donc  penser  qi^e  le  perfectionnement  du  matériel  et  du 
tir  permet  de  réduire  le  nombre  des  pièces.  Il  n*est  pas  inutile  d'a- 
jouter qu'à  défaut  de  la  quantité,  Tarmée  italienne  parait  pouvoir 
compter  sur  la  qualité  des  troupes  d'artillerie.  Pendant  les  campa- 
gnes de  18&8  et  18&9,  l'artillerie  piëmontaise  rendit  les  services 
les  plus  signalés 9  et  comme,  d'après  un  usage  que  l'armée  sarde  a 
transmis  à  l'armée  italienne,  des  médailles  militaires  étaient  atta- 
chées aux  drapeaux  des  régimens  qui  s'étaient  le  mieux  montrés, 
le  corps  entier  de  l'artiUerie  reçut  la  médaille  d'or  pour  sa  con- 
duite pendant  la  guerre.  L'artillerie  napolitaine  s'était  aussi  ac- 
quis une  certaine  réputation.  Enfin  on  a  remarqué,  dans  toutes  les 
circonstances,  l'aptitude  extraordinaire  que  les  volontaires  italieos 
ont  montrée  pour  le  maniement  des  canons. 

Les  établissemens  militaires  ne  manquent  pas  à  l'Italie.  On  compte 
trois  arsenaux  généraux  pour  la  préparation  du  matériel  de  guerre, 
à  Turin,  à  Florence  et  à  Naples,  trois  fonderies  de  canons,  à  Turin, 
à  Parme  et  à  Naples,  un  laboratoire  de  pyrotechnie  à  Turin;  trois 
fabriques  d'armes  à  Turin,  à  Brescia,  à  Torre-Annunziata  (province 
de  Naples),  deux  poudreries  à  Fossano  (Piémont)  et  à  Scafati  (prin- 
cipauté citérieure),  une  raffinerie  de  salpêtre  à  Gênes  «  une  fabrique 
de  pontons  à  Pavie.  Une  grande  activité  règne  dans  ces  divers  éta- 
blissemens (2). 

La  jeunesse  italienne  afOne  d'ailleurs  dans  les  écoles  militaires, 
dont  les  principales  sont  :  l'académie  de  Turin,  qui  fournit  des  offi- 
ciers aux  armes  spéciales;  l'école  d'application  d'état-major;  les 
deux  écoles  d'Ivrée  et  de  Modène,  où  se  recrutent  les  officiers  d'in- 
fanterie; l'école  de  cavalerie  de  Pignerole.  On  peut  encore  citer 
l'école  normale  des  bersaglierny  placée  à  Livoume,  et  où  s'instrui- 
sent des  officiers  et  des  sous-officiers;  les  collèges  militaires  d'Asti, 
de  Milan,  de  Parme,  de  Florence,  de  Naples  et  de  Païenne  (ce  der- 
nier fondé  par  Garibaldi),  qui  forment  des  élèves  pour  l'académie 
de  Turin  ;  les  deux  bataillons  de  fils  de  militaires,  placés  l'un  à  Rac- 
connigi  (Piémont),  l'autre  à  Maddaloni  (province  de  Naples),  et  qui 
préparent  des  sous-officiers. 


(1)  Le  projet  Petitti  compte,  comme  artillerie  de  campagne,  par  i,000 
i  bouche  k  feu  3/4,  tandis  que  TAutriche  a,  pour  le  même  nombre  de  soldats,  i  cf 
nous  1/8*,  la  Prusse  3  canons  1/2,  la  France  à  peu  près  autant. 

(2)  On  peut  en  Juger  par  le  travail  des  fonderies.  Celle  de  Turin,  dans  les  cinq  années 
qui  se  sont  écoulées  de  1859  à  1803,  a  fondu  i,200  canons  et  en  a  rayé  i,300;  ceUe  de 
Naples,  dans  les  quatre  années  i8G0-t863,  en  a  fondu  650;  celle  de  Parme,  établie  en 
1800  par  le  gouyemement  provisoire  de  rÉmilie,  a,  depuis  son  origine,  fondu  450  piècei 
et  en  a  rayé  375, 


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LES   FORCES   DE    l'iTALIE.  92S 

Quant  à  la  marine  militaire  deTItalie,  tout  en  se  développant 
depuis  l'époque  des  annexions,  elle  est  restée  jusqu'ici  dans  des 
proportions  modestes.  Il  n'y  a  point  en  effet  de  motifs  urgens  pour 
lui  donner  actuellement  une  grande  extension;  l'Autriche  n'est  point 
une  puissance  navale  de  premier  ordre ,  et  le  commerce  maritime 
de  l'Italie,  fort  restreint  encore,  ne  réclame  pas  la  protection  de 
nombreux  bâtimens  de  guerre.  Pour  le  moment,  la  flotte  italienne 
comprend  une  petite  escadre  cuirassée  formée  de  12  frégates  et 
3  corvettes  portant  ensemble  358  canons,  — 1&  bâtimens  à  hélice, 
dont  un  grand  vaisseau  de  6A,  le  Be  GalarUuomOy  9  frégates  et 
A  corvettes  portant  ensemble  510  canons,  —  15  petites  corvettes 
à  aubes  et  10  bâtimens  à  voiles  de  petites  dimensions,  —  enfin 
8  canonnières  à  hélice  armées  chacune  de  A  pièces.  Cet  ensemble 
représente  1,220  canons.  Puis  viennent  39  transports  et  avisos.  Le 
personnel  de  la  flotte,  officiers,  matelots,  machinistes,  etc.,  ne  com- 
prend pas  plus  de  13,000  hommes.  Il  y  fi^ut  ajouter  deux  régimens 
d'infanterie  de  marine,  dont  on  ne  voit  pas  bien  la  destination,  et 
qu'il  a  été  question  plusieurs  fois  de  supprimer.  Si  on  cherche  le 
rang  que  l'Italie  occupe  parmi  les  puissances  maritimes  de  l'Europe, 
on  trouve  qu'elle  vient  en  huitième  ordre,  après  l'Angleterre,  la 
France,  le  royaume  de  Suède  et  de  Norvège,  la  Russie,  l'Espagne, 
la  Hollande  et  l'Autriche.  Elle  occuperait  cependant  un  rang  plus 
élevé  si  on  ne  tenait  compte  que  des  gros  bâtimens  (1).  Deux  écoles 
de  marine,  établies  l'une  à  Gênes,  l'autre  à  Naples,  sont  chargées 
de  fournir  des  officiers  à  la  flotte;  mais  elles  sont  peu  fréquentées  : 
elles  ne  comptaient  ensemble  en  1863  qu'une  quarantaine  d'élèves. 

Cet  examen  des  forces  militaires  de  l'Italie  nous  montre  donc 
qu'elle  s'est  mise  en  état  de  faire  face  aux  éventualités  de  sa  situa- 
tion. Le  dieu  des  batailles  peut  se  réjouir  de  voir  sur  la  terre  d'Eu- 
rope une  grande  armée  de  plus;  mais  une  consolation  reste  à  ceux 
qui  ne  veulent  point  me^urer  le  progrès  des  peuples  d'après  le  nom- 
bre de  leurs  soldats  :  c'est  que  cette  armée,  où  domine  jusqu'ici 
l'esprit  de  sagesse  et  de  modération  qui  distingue  la  nation  ita- 
lienne, sent  elle-même  qu'elle  devra  être  considérablement  réduite 
dès  que  l'indépendance  sera  suffisamment  assurée;  dès  que  les  ré- 
ductions seront  possibles,  elle  s'y  prêtera  sans  résistance.  Que  cet 
esprit  puisse  changer,  si  un  désarmement  se  fait  trop  attendre,  cela 

(1)  Les  forces  navales  de  l'Italie  ont  été  réparties,  par  un  décret  da  22  février  1863, 
entre  trois  arrondissemens  maritimes,  dont  le  premier,  ayant  son  siège  à  Gènes,  com- 
prend le  littoral  qui  s'étend  de  la  frontière  française  à  la  frontière  romaine;  le  second, 
qui  a  Naples  pour  chef-lieu,  s*étend  de  la  frontière  romaine  au  cap  Sainte-Marie  de 
Leuca  et  comprend  la  Sicile;  Ancône  est  le  siège  du  troisième,  qui  va  du  cap  Sainte- 
Marie  de  Leuca  aux  bouches  du  Pô. 


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92&  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

est  malheureusement  certain,  car  c'est  un  fait  trop  évident  que  les 
grosses  armées,  à  mesure  que  leur  existence  se  prolonge,  s'estiment 
de  plus  en  plus  nécessaires,  et,  par  Tinfluence  qu'elles  acquièrent, 
trouvent  des  facilités  toujours  croissantes  pour  s'enfler  encore.  La  plé- 
thore des  cadres  militaires,  outre  qu'elle  ruine  les  budgets,  nourrit 
la  passion  des  combats,  et  il  arrive  alors  que  ce  ne  sont  plus  les  armées 
qui  sont  faites  pour  les  guerres,  mais  les  guerres  qui  sont  faites 
pour  les  armées.  Puisse  la  nécessité  d'entretenir  près  de  quatre  cent 
mille  soldats  ne  pas  devenir  pour  l'Italie  un  mal  chronique  !  C'est 
le  vœu  qu'on  forme  tout  naturellement  dès  que  l'on  considère  la  si- 
tuation économique  du  nouveau  royaume,  l'état  de  ses  finances,  de 
son  commerce  et  de  son  industrie. 

III. 

Que  les  résultats  politiques  obtenus  par  l'Italie  vaillent  bien  quel- 
ques milliards,  on  l'accordera  sans  doute,  et  qu'il  y  ait  eu  un  grand 
désordre  financier  à  l'époque  de  la  constitution  du  nouveau  royaume, 
personne  ne  s'en  étonnera;  le  moment  est  venu  cependant  où  il  fiaiut . 
régler  les  dépenses  d'après  les  recettes.  Les  anciens  gouvernemens 
ont  laissé  des  budgets  modestes,  mais  assez  bien  équilibrés.  Les 
gouvernemens  provisoires  qui  précédèrent  les  annexions  furent  en- 
traînés à  augmenter  les  charges  du  trésor.  Sans  parler  des  taxes  qui 
se  trouvaient  supprimées  par  le  fait  de  l'unité  italienne,  comme  par 
exemple  les  recettes  des  douanes  intérieures,  ils  renoncèrent,  pour 
flatter  les  populations,  à  plusieurs  sources  de  revenus;  ils  se  hâtè- 
rent, pendant  la  période  de  transition,  de  mettre  le  plus  possible 
à  la  charge  du  trésor  les  dépenses  locales,  et  d'assigner  au  con- 
traire aux  provinces  des  revenus  qui  appartenaient  précédemment 
à  l'état  :  ils  multiplièrent  les  emplois,  ils  augmentèrent  les  trai- 
temens.  Tous  ces  précédens  ont  créé  de  véritables  difHcultés  pour 
l'avenir.  En  1861,  il  y  eut  un  budget  général  présenté  pour  l'Italie 
du  nord  et  du  centre,  et  deux  budgets  spéciaux,  l'un  pour  les  pro- 
vinces méridionales,  et  l'autre  pour  la  Sicile.  En  réunissant  les  ëlé- 
mens  de  ces  divers  budgets,  on  arrive  à  un  résultat  qui  s'exprime 
faibilement  en  chiflres  ronds.  Au  commencement  de  l'année  1861,  la 
dette  du  nouveau  royaume  était  d'un  peu  plus  de  2  milliards,  dont 
1  milliard  seulement  provenait  des  anciens  gouvernemens,  tandis 
que  l'autre  appartenait  à  la  période  de  la  guerre  et  des  annexions. 
L'année  1861  donna  par  elle-même  un  demi-milliard  de  recettes  et 
1  milliard  de  dépenses.  C'est,  comme  on  voit,  un  compte  aisé  à  éta- 
blir; la  dette  s'accroissait  d'un  demi-milliard.  11  fallut  dès  cette  an- 
née faire  un  premier  emprunt.  En  1862,  on  fit  un  seul  budget  pour 


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LES   FORCES   DE   L' ITALIE,  925 

tout  le  royaume;  la  situation  ne  s'améliora  pas;  les  recettes  ne  furent 
pas  supérieures  à  celles  de  l'année  précédente,  les  dépenses  s'aug- 
mentèrent de  100  millions,  A  la  fin  de  cet  exercice,  après  avoir 
épuisé  les  ressources  de  l'emprunt  (497  millions),  aliéné  200  mil- 
lions de  biens  domaniaux  ou  de  rente,  on  laissait  encore  pour  les 
deux  années  1861  et  1862  un  déficit  de  375  millions. 

Il  fallait  aviser.  L'opinion  demandait  énergiquement  qu'un  plan 
fût  tracé  pour  l'avenir.  En  tout  pays,  alors  même  que  les  budgets  se 
soldent  par  un  excédant  de  dépenses,  ils  se  votent  avec  un  excédant 
de  recettes.  L'Italie  n'en  était  plus  là,  elle  était  réduite  à  voter  des 
budgets  où  la  dépense  était  à  peu  près  double  de  la  recette.  On  ne 
votait  pas  par  année,  mais  par  douzièmes  provisoires,  au  jour  le 
jour;  le  résultat  n'en  était  pas  moins  clair  pour  tout  le  monde.  C'est 
alors  que  fut  mis  au  jour,  avec  une  grande  solennité,  le  plan  finan- 
cier de  M.  Minghetti.  Le  ministre  des  finances  demanda  un  inter- 
valle de  quatre  années,  s' étendant  de  1863  à  1866,  pour  faire  ren- 
trer dans  son  lit  le  torrent  débordé.  Les  principaux  traits  de  son 
projet  sont  les  suivans.  Les  budgets  italiens  sont  désormais  divisés, 
à  l'exemple  de  la  France ,  en  ordinaire  et  extraordinaire.  Par  une 
série  d'économies  soigneusement  étudiées,  le  ministre  diminue  gra- 
duellement pendant  les  quatre  années  l'écart  formidable  qui  existe 
entre  les  dépenses  et  les  recettes  ordinaires.  Les  dépenses  extra- 
ordinaires sont  limitées  à  100  millions  par  an.  D'après  ces  données, 
les  ressources  que  le  ministre  doit  se  procurer,  pendant  la  période 
transitoire  des  quatre  années,  en  dehors  des  recettes  prévues,  se 
montent  à  1  milliard  200  millions  (1),  Il  y  pourvoit  en  faisant  un 
second  emprunt  de  700  millions,  en  émettant  150  millions  de  bons 
du  trésor,  en  aliénant  200  millions  de  biens  domaniaux  et  150  mil- 
lions de  biens  appartenant  à  la  caisse  ecclésiastique.  De  semblables 
plans,  en  attendant  qu'ils  allègent  les  finances,  soulagent  l'anxiété 
publique;  en  marquant  la  gradation  des  économies  à  réaliser  ou 
des  ressources  à  créer,  en  montrant  ainsi  de  loin  le  but  qu'U  faut 
atteindre,  ils  permettent  à  chacun  de  contrôler  la  marche  des  ser- 
vices publics  et  de  vérifier  les  résultats  obtenus.  Il  serait  préma- 
turé d'émettre  un  avis  sur  l'issue  qui  est  réservée  à  la  tentative  de 
M.  Minghetti.  L'emprunt  a  réussi,  c'était  le  principal. 

Le  ministre  poursuit  avec  énergie  l'exécution  de  ses  desseins.  II 
•est  bien  clan:,  quelques  économies  qu'il  réalise,  qu'il  ne  peut  obtenir 
l'équilibre  cherché  sans  créer  de  nouveaux  impôts.  On  peut  citer  à 

(1)  Ce  sont  les  375  millions  qui  constituent,  comme  on  Ta  vu,  le  déficit  restant  à 
la  fin  de  1862,  400  millions  de  dépenses  extraordinaires  à  raison  de  100  millions  i>ar 
an,  enfin  425  millions  représentant,  toutes  moyennes  faites,  la  somme  des  écarts 
décroissans  entre  les  recettes  et  les  dépenses  ordinaires. 


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926  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ce  titre,  comme  un  de  ceux  qui  ont  le  plus  attiré  l'attention ,  Vun- 
pôt  qui  vient  d'être  établi  sur  le  revenu  et  qui  doit  produire  30  mil- 
lions; il  porte  sur  les  rentes  inscrites,  les  traitemens,  pensions, 
bénéfices  ecclésiastiques,  etc.;  il  doit  se  payer  sur  la  déclaration 
spontanée  des  contribuables,  et,  en  cas  de  défaut  ou  d'insuffisance, 
sur  l'avis  d'une  commission  de  cinq  membres  instituée  dans  chaque 
commune.  Tout  récemment,  M.  Minghetti  vient  de  soutenir  dans  le 
parlement  une  lutte  vigoureuse  pour  la  loi  sur  la  péréquation  de 
l'impôt  foncier,  loi  qui  n'avait  pas  seulement  pour  but  d'é^diserrim- 
pôt,  mais  aussi  d'en  porter  le  produit  de  90  à  110  millions.  Ce  n'est 
pas  sans  peine  qu'il  a  triomphé  de  tous  les  intérêts  conjurés  contre 
cette  loi.  Pour  la  première  fois  peut-être,  en  cette  circonstance  on 
a  vu  les  députés  voter  en  masse  par  région.  La  répartition  de  l'im- 
pôt était  des  plus  inégales  :  tandis  que  les  Napolitains  et  les  Lom- 
bards payaient  plus  de  30  pour  100  du  revenu  de  la  terre,  les 
Toscans  ne  payaient  que  10  et  les  Piémontais  7.  Ceux-ci  ont  résisté 
de  toutes  leurs  forces;  M.  Rattazzi  a  attaqué  le  projet  de  loi  au  nom 
des  intérêts  piémontais,  le  baron  RicasoU  est  accouru  du  fond  de  sa 
province  pour  défendre  la  Toscane.  La  péréquation  est  maintenant 
un  fait  accompli;  mais  il  faut  ajouter  que  l'inégalité  de  l'impôt  était 
plus  ou  moins  compensée  par  des  mesures  locales  qui  exigent  à  leur 
tour  un  nouveau  remaniement. 

Quelle  qui3  soit  d'ailleurs  la  sagesse  des  plans  ministériels,  la 
prospérité  des  budgets  dépendra  de  l'accroissement  que  prendra  la 
richesse  nationale.  Que  l'unité  politique  doive  féconder  les  germes 
de  richesse  que  renfermaient  les  diverses  parties  de  l'Italie,  que 
les  forces  autrefois  isolées  s'accroissent  par  leur  réunion,  qu'il  en  ré- 
sulte un  développement  industriel  et  commercial  qui  soit  en  rap- 
port avec  l'importance  que  le  nouveau  royaume  a  prise  en  Europe, 
c'est  ce  dont  on  ne  saurait  guère  douter,  et  si  l'on  cherche  dans  les 
faits  actuels  les  symptômes  de  ce  développement,  on  n'y  trouve 
rien  que  de  rassurant. 

Une'  des  premières  nécessités  de  l'Italie  était  de  se  construire  sans 
délai  un  réseau  de  chemins  de  fer.  La  forme  de  son  territou^  exi- 
geait que  de  grands  sacrifices  fussent  faits  immédiatement  pour  as- 
surer la  rapidité  des  communications  entre  les  diverses  parties  du 
royaume.  «  La  longueur  de  l'Italie,  disait  Napoléon  à  Sainte-Hélène, 
est  trop  grande  pour  sa  largeur.  Si  l'Italie  finissait  au  mont  Velin, 
c'est-à-dire  à  peu  près  à  la  hauteur  de  Rome,  et  si  tout  le  terrain 
compris  entre  le  mont  Velin  et  la  Mer-Ionienne,  y  compris  la  Sicile, 
était  transporté  entre  la  Sardaigne,  Gênes  et  la  Toscane,  on  aurait 
un  pays  dont  le  centre  serait  convenablement  placé  par  rapport  au 
périmètre.  »  Napoléon  en  parlait,  comme  on  voit,  en  homme  habi- 


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LES   FORCES   DE   l'iTAUE.  927 

tué  à  manier  facilement  les  territoires.  C'est  avec  des  chemins  de 
fer,  c'est  avec  des  lignes  de  bateaux  à  vapeur,  que  l'Italie,  devenue 
maîtresse  de  ses  destinées,  s'est  tout  de  suite  efforcée  de  remédier 
au  défaut  de  sa  configuration,  aggravé  par  l'existence  de  l'enclave 
romaine.  En  1859,  on  avait  à  peine  achevé  la  grande  ligne  de  Suse 
à  Venise  avec  embranchement  vers  le  sud  sur  Plaisance;  U  n'y  avait 
en  outre  que  le  petit  réseau  toscan  et  quelques  tronçons  isolés  : 
c'étaient  en  tout  1,472  kilomètres  de  voies  ferrées.  Depuis  quatre 
ans,  1,287  kilomètres  nouveaux  ont  été  mis  en  exploitation.  Il  y  a 
d'ailleurs  4,464  kilomètres  de  lignes  en  construction ,  ou  décrétées 
et  concédées.  En  1868  au  plus  tard ,  le  nombre  des  kilomètres  en 
exploitation  s'élèvera  à  plus  de  8,000.  Ce  sera  une  moyenne  de 
24  kilomètres  de  voie  ferrée  par  1,000  kilomètres  carrés  de  super- 
ficie, chiffre  fort  respectable,  puisqu'on  France  cette  moyenne  n'est 
encore  à  peu  près  que  de  17.  Le  système  général  du  réseau  italien 
est  indiqué  par  la  configuration  de  la  pénjinsule.  Plaisance  d'une 
part,  Bologne  de  l'autre,  sont  les  deux  têtes  de  ligne  auxquelles 
aboutit  tout  le  réseau  septentrional.  Deux  lignes  parallèles  partent 
de  ces  deux  villes,  longeant,  la  première  la  iMer-Tyrrhénienne,  la 
seconde  la  Mer- Adriatique  ;  elles  sont  reliées  entre  elles  par  une 
dizaine  de  lignes  transversales  construites  à  travers  les  Apennins. 
Ce  réseau  ne  se  fait  pas  d'ailleurs  sans  que  le  trésor  ne  s'impose 
d'énormes  sacrifices;  la  garantie  de  l'état  porte  sur  plus  d'un  mil- 
liard de  capital,  et  il  est  à  craindre  que,  pendant  plusieurs  années, 
cette  garantie  ne  soit  en  grande  partie  effective.  Cependant  l'initia- 
tive privée  compte  pour  beaucoup  dans  le  mouvement  qui  s'est  pro- 
duit. Les  Italiens  ont  même  mis  une  certaine  coquetterie  à  se  passer 
des  étrangers.  Dans  maintes  circonstances  où  le  gouvernement, 
pressé  d'agir,  allait  faire  des  concessions  à  des  capitalistes  françîûs 
ou  anglais,  on  a  vu  le  parlement  s'agiter,  et,  appliquant  aux  en- 
treprises de  chemins  de  fer  l'ancienne  maxime  lialia  fara  da  se^ 
parvenir  à  substituer  des  compagnies  nationales  aux  compagnies 
étrangères.  A-t-il  toujours  eu  raison  de  se  priver  ainsi  d'un  con- 
cours puissant?  C'est  ce  qui  ne  sera  prouvé  que  quand  les  œuvres 
commencées  seront  menées  à  bonne  fin;  en  pareille  matière,  tout 
est  bien  qui  finit  bien.  Quant  aux  ingénieurs  italiens,  ils  sont  à  la 
hauteur  des  grands  travaux  qu'ils  doivent  conduire.  Tandis  qu'on  a 
vu  la  Russie,  l'Autriche ^  avoir  besoin  des  ingénieurs  français  pour 
exécuter  leurs  chemins  de  fer,  que  les  Espagnols ,  ordinairement 
si  jaloux  de  tout  faire  chez  eux  par  eux-mêmes,  nous  ont  emprunté 
pour  leur  réseau  un  nombreux  personnel,  les  Italiens  se  passent  à 
peu  près  de  nous.  L'exécution  du  réseau  de  la  péninsule  présente 
en  plusieurs  points  de  grandes  difficultés  techniques.  Le  percement 


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928  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

du  Mont-Genis,  uniquement  dirigé  par  des  Italiens  «  excite  la  plus 
vive  curiosité  dans  toute  l'Europe.  Il  en  est  de  même  des  études 
ou  des  travaux  poursuivis  dans  les  divers  passages  des  Apennins. 
On  ne  s'étonnera  point  de  ces  résultats,  si  l'on  réfléchit  que  l'art 
de  l'ingénieur  est  ancien  dans  la  péninsule  :  ces  mêmes  artistes  du 
xvi""  siècle,  qui  ont  laissé  des  peintures  ou  des  sculptures  admira- 
bles, fortifiaient  les  villes,  dressaient  des  cathédrales  gigantesques, 
et  modifiaient  par  des  travaux  habiles  le  régime  des  canaux  ou  des 
rivières. 

En  même  temps  que  les  chemins  de  fer,  d'autres  travaux  se  pour- 
suivent. L'état  fait  beaucoup  de  routes  :  il  en  fait  trop  peut-être  par 
lui-même,  car  la  loi  du  23  octobre  1859  a  mis  à  la  charge  du  trésor, 
dans  le  Piémont,  dans  la  Lombardie  et  dans  les  duchés,  les  routes 
qui  sont  ordinairement  laissées  à  l'initiative  locale,  et  qui  le  sont 
en  eflet  dans  le  reste  du  royaume.  Les  provinces  du  midi  ont  reçu, 
dans  le  cours  de  l'année  1863-,  20  millions  à  titre  de  subvention 
pour  construire  des  chemins.  —  Des  soins  intelligens  ont  été  donnés 
à  tout  ce  qui  peut  aider  la  navigation.  La  mer  est  en  effet  comme 
une  grande  route  qui  dessert  une  bonne  partie  des  villes  italiennes. 
On  a  amélioré  non-seulement  les  grands  ports.  Gênes,  La  Spezzia, 
Livourne,  Naples,  Brindes,  Ancône,  mais  encore  une  foule  de  ports 
secondaires  et  de  havres  inférieurs.  On  songe  à  perfectionner  par 
de  grands  travaux  le  régime  du  Pô  et  de  ses  aflluens.  Le  Pô  sert  en 
effet  à  une  navigation  intérieure  qui,  en  se  développant,  peut  ren- 
dre les  plus  grands  services  à  la  Haute-Italie  :  par  cette  voie,  des 
bâtimens  pontés  remontent  des  rives  de  l'Adriatique  jusqu'à  Pavie 
et  à  Milan,  où  ils  se  rencontrent  avec  les  barques  venues  des  lacs 
alpestres.  Parmi  les  travaux  auxquels  le  Pô  doit  donner  lieu,  il  faut 
citer  en  première  ligne  le  canal  Cavour.  Ce  grand  canal,  qui  coû- 
tera 53  millions  et  qui  sera  sans  doute  achevé  dans  deux  ans,  sor- 
tira du  Pô  près  de  Cbivasso  et  répandra  d'abondantes  irrigations 
dans  la  grande  plaine  carrée  qui  est  bornée  au  nord  par  les  Alpes, 
au  sud  par  le  fleuve,  à  l'orient  par  le  Tessin  et  à  l'occident  par  la 
Dora-Bdtea;  il  permettra  en  môme  temps  de  reverser  sur  la  rive 
lombarde  une  partie  des  eaux  du  Tessin.  On  n'estime  pas  à  moins 
dl  10  millions  la  plus-value  annuelle  que  cette  immense  entreprise 
doit  donner  aux  terrains  qui  en  bénéficieront. 

La  principale  richesse  de  l'Italie  a  jusqu'ici  consisté  dans  les  pro- 
duits naturels  de  son  sol.  Les  agriculteurs  italiens  ont  depuis  long- 
temps une  très  bonne  opinion  de  leurs  travaux  et  de  leurs  méthodes. 
Sous  l'ancien  régime  politique,  ils  étaient  réduits  à  opérer  isolé- 
ment, et  l'expérience  acquise  par  les  uns  ne  profitait  guère  aux  au- 
tres. Us  s'éclairaient  peu  par  l'étude  des  améliorations  réalisées  à 


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LES   FORCES  DE   L* ITALIE.  929 

l'étranger.  Chaque  territoire  d'ailleurs,  par  suite  de  la  division  de 
la  péninsule,  était  obligé  de  se  plier  à  des  cultures  auxquelles  il 
n'était  pas  propre.  Aussi  pouvait-on  constater  des  résultats  peu  sa- 
tisfaisans.  La  moitié  environ  du  territoire  cultivé  était  affectée  à  la 
production  des  céréales  :  c'est  là  une  très  forte  proportion  (1)  ;  ce- 
pendant la  récolte  générale,  comparée  au  chiffre  de  la  population, 
ne  donnait  guère  que  3  hectolitres  par  bouche.  La  récolte  d'une  an- 
née moyenne  ne  suffisait  pas  à  la  nourriture  du  pays;  les  meilleures 
ne  surpassaient  guère  que  de  deux  mois  les  besoins  de  la  consom- 
mation. C'est  encore  là  à  peu  près  la  situation  de  l'Italie;  mais  une 
répartition  plus  intelligente  des  cultures  s'opère  peu  à  peu  depuis 
que  les  taxes  intérieures  ont  disparu  aux  frontières  des  anciens  états. 
En  même  temps  se  répandent  l'habitude  du  drainage,  l'étude  de  la 
chimie  agricole,  l'application  de  la  vapeur  aux  travaux  des  champs. 
La  statistique  constate  qu'un  sixième  de  la  superficie  du  sol  est  in- 
culte. Il  est  vrai  qu'il  faut  comprendre  dans  ce  lot  les  Apennins,  les 
Alpes,  les  lagunes,  les  sables;  mais  il  n'est  pas  douteux  qu'une  no- 
table partie  de  ce  terrain  ne  puisse  être  restituée  à  la  culture.  Plu- 
sieurs sociétés  privées  se  sont  fondées  à  cet  effet  dans  ces  derniers 
temps.  Des  travaux  sont  entrepris  dans  les  maremmes  de  la  Tos- 
cane. Un  particulier,  le  prince  Torlonht,  poursuit  la  dessiccation  du 
lac  Fucin,  dans  les  Abruzzes,  et  s'il  réussit,  comme  tout  le  fait 
croire,  il  aura  conquis  16,000  hectares  de  très  bon  terrain  d'allu- 
vion.  Ultalie  a  peu  de  prés  et  partant  peu  de  bétail;  surtout  lés 
races  de  ce  bétail,  dont  quelques-unes  étaient  autrefois  célèbres, 
comme  les  bœufs  de  l'Emilie,  les  races  toscanes  des  maremmes, 
semblaient  s'être  abâtardies  pour  avoir  été  isolées  ou  confinées  dans 
des  espaces  trop  restreints.  Des  essais  de  croisement  entre  les  races 
indigènes  sont  depuis  quelques  années  poursuivis  avec  succès.  Les 
provinces  du  midi  renferment  de  nombreux  troupeaux  de  jumens; 
on  y  amène  des  étalons  hongrois  et  anglais. 

L'industrie  de  l'Italie,  l'industrie  manufacturière  particulièrement, 
est  tout  à  fait  à  sa  naissance.  Aussi,  dans  le  commerce  avec  l'étran- 
ger, les  exportations  ne  consistent  guère  qu'en  produits  naturels, 
soit  tout  à  fait  bruts,  soit  du  moins  fort  peu  travaillés.  On  y  voit 
figurer  comme  articles  principaux  les  soies  et  chanvres  grèges  du 
Piémont  et  de  la  Lombardie,  les  riz  des  provinces  voisines  du  Pô,  les 
pailles  de  Florence,  les  bois  de  construction  des  Alpes  et  des  Apen- 
nins, les  huiles  de  Naples,  les  fruits,  les  vins,  le  soufre,  le  sumac, 
la  garance,  le  borax  des  provinces  napolitaines  et  siciliennes.  Non- 
seulement  l'Italie  a  besoin  de  se  créer  une  industrie  manufactu- 

(I)  Cette  proportion  n*c8t  que  du  tiers  en  France. 
TOMB  u  —  1804.  59 


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930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rière,  mais  elle  a  même  besoin  de  perfectionner  les  opérations  simples 
et  primitives  que  demandent  les  produits  naturels  qu'elle  exporte. 
Quand  l'Italien  a  donné  à  la  terre  les  soins  nécessaires  pour  en  ob- 
tenir le  produit,  il  semble  que  tout  soit  terminé,  et  il  néglige  trop 
de  donner  à  son  travail  la  dernière  main.  La  culture  du  riz,  fort 
importante  dans  la  Haute-Italie,  offre  un  exemple  de  ce  défaut.  Ce 
n'est  que  par  des  combinaisons  ingénieuses  et  un  peu  factices  qu'on 
a  pu  faire  prospérer  presque  au  pied  des  Alpes  cette  culture  des 
pays  chauds;  il  faut  de  grands  soins  pour  laisser  l'eau  trop  froide 
des  torrens  se  réchauffer  dans  des  réservoirs  artificiels,  pour  empê- 
cher les  infiltrations  de  cette  eau  attiédie  et  bienfaisante,  pour  en 
tirer  tout  le  parti  possible  en  la  promenant,  suivant  les  besoins, 
d'une  rizière  à  l'autre.  Quand  par  ces  opérations  l'Italien  a  obtenu 
un  riz  d'excellente  qualité,  il  néglige  ou  il  ignore  les  moyens  de  le 
monder,  et  il  laisse  ainsi  sa  marchandise  se  présenter  dans  de  mau- 
vaises conditions  sur  les  marchés  étrangers.  Une  remarque  analogue 
peut  se  faire  au  sujet  des  soufres  naturels  de  Sicile,  contre  lesquels 
luttent  avec  avantage  les  soufres  fabriqués  à  Marseille  au  moyen 
des  pyrites  de  fer.  Beaucoup  d'autres  faits  de  ce  genre  pourraient 
être  cités  pour  montrer  que  dès  perfectionnemens,  souvent  facDes, 
dans  la  production  intérieure  donneraient  au  commerce  italien  un 
rapide  développement. 

Ce  commerce  compte  de  glorieux  ancêtres,  si  Ton  veut  renoon- 
ter  jusqu'aux  temps  où  les  pavillons  de  Gènes  et  de  Venise  sillon- 
naient victorieusement  la  Méditerranée  et  s'aventuraient  dans  les 
parages  inexplorés  des  deux  mondes.  Il  est  vrai  qu'il  est  bien  dé- 
chu de  son  ancienne  splendeur  et  qu'il  a  dormi  d'un  long  sommeil. 
On  remarquera  cependant  que  l'Italie  compte  parmi  les  premières 
puissances  qui  sont  entrées  dans  les  voies  de  la  liberté  commerciale: 
dès  1851,  M.  de  Gavour,  qui  personnifiait  alors  l'Italie  nouvelle, 
commençait  avec  les  diverses  nations  une  série  de  traités  de  com- 
merce dont  les  stipulations  libérales  étaient  faites  pour  plaire  aui 
économistes.  Les  traités,  conclus  d'abord  au  nom  du  Piémont,  se 
sont  trouvés  naturellement  étendus  à  toute  la  péninsule,  quand  le 
royaume  d'Italie  a  été  reconnu  par  les  diverses  puissances.  Il  en  est 
sans  doute  résulté  une  crise  pour  le  commerce  du  nouveau  royaume. 
Si  Ton  excepte  la  Toscane,  où  les  théories  de  liberté  commerciale 
étaient  déjà  appliquées,  les  taxes  d'entrée  ou  de  sortie  des  marchan- 
dises se  sont  trouvées  brusquement  abaissées  dans  une  proportion 
considérable,  souvent  des  quatre  cinquièmes.  Gette  mesure  coïnci- 
dait d'ailleurs  avec  la  suppression  de  toutes  les  douanes  intérieures. 
Le  malaise  passager  qui  a  pu  en  résulter  dans  quelques  endroits 
s'est  perdu  dans  le  tumulte  des  événemens,  et  l'Italie  se  trouve 


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LES    FORCES    DE    l'iTALIE.  931 

maintenant  placée  pour  l'avenir  dans  de  saines  conditions  économi- 
ques. Elle  persévère  naturellement  dans  la  voie  où  elle  est  entrée, 
et  le  traité  franco-italien,  récemment  inauguré,  présente  dans  son 
ensemble  la  tarification  la  plus  libérale  qui  ait  encore  été  adoptée 
en  Europe.  11  est  à  noter  que  la  marine  marchande  de  l'Italie  est  dès 
maintenant  très  supérteure  aux  besoins  de  son  commerce.  Son  ma- 
tériel naval  se  compose  de  plus  de  16,000  bâtimens  à  voiles  jau- 
geant plus  de  650,000  tonneaux;  les  pyroscapbes  sont  en  très  pe- 
tit nombre,  50  peut-être ,  de  construction  toute  récente,  et  d'assez 
forte  contenance.  Il  y  a,  comme  on  voit,  grande  disproportion  entre 
le  nombre  des  bâtimens  à  voiles  et  celui  des  bâtimens  à  vapeur  :  c'est 
que  le  feu  coûte  cher  à  l'Italie,  qui  manque  de  houille.  Outre  ses 
relations  avec  l'Angleterre  et  la  France,  qui  sont  de  beaucoup  les 
plus  importantes,  et  qui  comprennent  à  peu  près  la  moitié  des 
échanges  avec  l'étranger  (1),  l'Italie  a  des  rapports  fréquens  avec 
l'Orient.  La  langue  qu'on  parle  le  plus  généralement  dans  les 
Échelles  du  Levant  est  une  sorte  de  patois  italien.  Les  marins  de 
l'Italie  sont  estimés  et  recherchés,  pour  la  composition  des  équi- 
pages, par  tous  les  capitaines  qui  fréquentent  la  Méditerranée. 
L'Italie  est  une  des  puissances  à  qui,  toute  proportion  gardée,  pro- 
fitera le  plus  l'ouverture  de  l'isthme  de  Suez;  elle  s'y  prépare,  elle 
noue  des  relations  avec  l'Egypte  :  un  décret  du  3  août  1862  a  in- 
stitué un  grand  service  maritime  entre  Ancône  et  Alexandrie.  Le 
pavillon  italien  se  montre  aussi  d'ailleurs  hors  de  l'Europe  :  des  re- 
lations commerciales  existent  avec  l'Amérique,  surtout  avec  les  ré- 
publiques du  Sud,  et  le  nom  de  Garibaldi  rappelle  ces  colonies  ita- 
liennes que  l'on  peut  voir  établies  à  Buenos-Ayres  et  à  Montevideo. 
Pour  en  revenir  au  mouvement  industriel  qui  commence  à  se  dé- 
velopper sur  le  territoire  italien,  on  peut  dire  qu'il  est  né  dans 
d'heureuses  circonstances,  au  moment  où  les  économistes  voyaient 
partout  triompher  leurs  idées.  Le  comte  de  Cavour  d'abord,  ses  suc- 
cesseurs ensuite,  ant  laissé  à  ce  mouvement  le  plus  de  liberté  pos- 
sible, ils  lui  ont  épargné  la  dangereuse  tutelle  d'une  réglementation 
étroite.  Si  donc  depuis  quatre  ou  cinq  années  bien  des  tentatives 
infructueuses  ont  été  faites,  si  un  assez  grand  nombre  de  sociétés 
industrielles  sont  nées  et  mortes  librement,  le  terrain  se  trouve 
comme  déblayé  et  l'industrie  commence  à  marcher  d'un  pas  plus 
sûr.  Les  auteurs  de  Y  Annuaire  statistique  comptent  actuellement 
dans  le  royaume  377  sociétés  industrielles,  dont  181  anonymes  et 

(1)  En  1861,  le  commerce  de  l'Italie  avec  la  France  a  été  de  318  millions  à  peu  près, 
répartis  également  entre  Timportation  et  Texportation.  Le  commerce  avec  TAngleterre 
pendant  la  même  année  a  été  de  230  millions,  dont  les  cinq  septièmes  environ  repré- 
sentent des  importations  faites  en  Italie.  Les  chiffres  de  1862  sont  à  peu  près  les  mêmes» 


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032  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

96  en  commandite,  qui  réunissent  ensemble  un  capital  de  1  mil- 
liard 1/2.  Dans  cette  somme,  les  compagnies  de  chemins  de  fer  en- 
trent pour  1  milliard,  les  institutions  de  crédit  pour  225  millioûs. 

Ne  disposant  jusqu'ici  que  d'un  capital  assez  restreint,  Tindusuie 
italienne  doit  se  préoccuper  d'en  tirer  le  meilleur  parti  possible  en 
perfectionnant  ses  institutions  de  crédit.  Le  bruit  qui  se  fait  aujour- 
d'hui en  Europe  au  sujet  des  questions  de  ce  genre  a  son  écho  dans 
la  péninsule,  et  rien  ne  serait  plus  intéressant  que  d'examiner,  avec 
plus  de  détails  que  nous  ne  pouvons  le  faire  ici,  comment  les  Ita- 
liens, placés  entre  les  séductions  de  la  théorie  et  les  nécessités  de 
la  pratique,  ont  résolu  ces  problèmes. 

La  Banque  nationale  est  en  Italie,  comme  en  France,  la  pierre 
angulaire  de  l'édifice  du  crédit.  Elle  se  forma  d'abord  par  la  fusion 
des  banques  de  Turin  et  de  Gênes;  elle  établit  des  sièges  secon- 
daires, à  Milan  en  1859,  à  Naples  et  à  Palerme  en  1861,  et  fonda 
successivement  dix-neuf  succursales  dans  différentes  villes.  Enfin  en 
ce  moment  même  (1)  elle  se  réunit  avec  la  banque  toscane  pour  for- 
mer, sous  le  nom  de  Banque  d'Italie,  un  grand  établissement  pri- 
vilégié. La  Banque  d'Italie  se  constitue  avec  un  capital  de  100  mil- 
lions divisé  en  cent  mille  actions  de  1,000  livres,  dont  soixante 
mille  sont  données  aux  anciens  actionnaires  de  la  banque  sarde, 
quinze  mille  à  ceux  de  la  banque  toscane;  vingt  mille  actions  doi- 
vent être  offertes  à  la  souscription  publique  dans  l'Emilie,  les  Mar- 
ches et  les  provinces  méridionales;  les  cinq  mille  dernières  sont 
mises  en  réserve  pour  le  moment  où  «  les  derniers  tronçons  de  l'Italie 
seront  réunis  au  corps  commun.  »  La  banque  doit  avoir  son  centre 
dans  «  la  capitale  »  du  royaume;  elle  a  d'ailleurs  onze  sièges  [sedi] 
principaux,  dont  chacun  régit  plusieurs  succursales.  Le  gouverneur 
et  les  deux  vice-gouverneurs  sont  nommés  par  le  roi.  La  banque 
a  le  privilège  d'émettre  des  billets,  aucune  autre  société  ne  pouvant 
y  être  autorisée  que  par  une  nouvelle  loi.  Ces  billets  sont  reçus  par 
les  caisses  de  l'état  dans  les  villes, où  il  y  a  des  sièges  ou  des  suc- 
cursales. La  banque  ne  peut  employer  en  fonds  publics,  outre  son 
fonds  de  réserve,  plus  du  cinquième  de  son  capital.  La  somme  des 
billets  en  circulation,  jointe  à  celle  des  comptes  courans  payables  à 
vue  et  des  mandats  à  ordre,  ne  peut  excéder  le  triple  de  l'encaisse 
métallique.  Dans  tous  les  cas,  cette  somme  ne  peut  excéder  le  quin- 
tuple du  capital,  à  moins  que  l'excédant  en  billets  ou  mandats  ne 
soit  représenté  par  un  pareil  excédant  dans  l'encaisse.  L'état  se  ré- 
serve d'ailleurs  le  droit  de  demander  à  la  banque  des  avances  de 

(1)  La  loi  est  votée  par  le  sénat,  elle  ne  Test  point  encore  par  la  chambre  des  députés; 
mais  le  consentement  de  cette  dernière  parait  certain. 


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LES   FORCES   DE   L*1TAUE.  933 

numéraire  jusqu'à  concurrence  de  40  millions  contre  dépôts  de  ti- 
tres de  fonds  publics  ou  de  bons  du  trésor;  15  millions  sont  exigi- 
bles à  la  première  requête,  le  reste  après  avis  préalable. 

La  banque  des  Deux-Siciles,  désignée  ordinairement  sous  le  nom 
de  banco  di  Napoliy  vieil  établissement  qui  date  du  xvi®  siècle,  a 
été  d'abord  réorganisée  en  1860 par  un  décret  de  lalieutenance.  aux 
termes  de  ce  décret,  qui  ne  faisait  guère  que  maintenir  Tétat  exis- 
tant, elle  continuait  à  fonctionner  comme  banque  de  dépôt  et  d'es- 
compte, et  aussi  comme  banque  de  circulation,  car  elle  émettait, 
pour  les  dépôts  reçus,  des  titres  qui,  sous  le  nom  de  fedi  di  credùoy 
circulaient  comme  de  véritables  billets  de  banque.  Elle  était  char- 
gée de  certaines  fonctions  administratives,  comme  par  exemple 
d'enregistrer  tous  les  contrats  relatifs  à  la  propriété.  Elle  opérait  en 
même  temps  comme  trésorerie  générale  de  Tétat,  des  villes,  des 
communes,  des  hospices,  des  établissemens  de  bienfaisance,  et  il  y 
avait  là  une  ingérence  assez  mal  définie  des  divers  pouvoirs  publics. 
C'était,  comme  on  le  voit,  une  institution  d'un  caractère  mixte,  pri- 
vée à  la  fois  et  gouvernementale.  C'était  surtout,  dit-on,  sous  les 
anciens  rois,  une  sorte  de  bouteille  à  l'encre;  ses  statuts  mêmes 
étaient  aussi  obscurs  que  ses  comptes.  Tout  le  monde  cependant 
s'accorde  à  dire  que,  si  elle  a  été  utile  à  ceux  qui  en  tenaient  les 
clés,  elle  a  aussi  rendu  des  services  au  public.  Depuis  le  décret  de 
la  lieutenance,  son  organisation  a  été  modifiée.  Au  commencement 
de  l'année  1862 ,  on  étendit  aux  provinces  méridionales  les  règle- 
mens  généraux  de  la  comptabilité  publique;  alors  cessèrent  les  opé-* 
rations  de  trésorerie  dont  le  banco  di  Napoli  était  chargé.  Enfin  un 
décret  du  27  avril  1863  lui  a  ôté  tout  caractère  officiel  et  en  a  fait 
un  établissement  privé  simplement  soumis  à  la  surveillance  de 
l'état.  Après  quelques  réformes  indispensables ,  cette  institution  a 
même  acquis  une  grande  importance,  et  les  billets  privilégiés  de  la 
Banque  d'Italie  auront  à  compter,  dans  le  midi  du  moins,  avec  les 
fedi  di  credito. 

Il  suffit  de  mentionner  en  passant  la  caisse  du  commerce  et  de 
l'industrie^  qui  vit  à  Turin  sans  grand  éclat.  Un  plus  grand  intérêt 
s'attache  aux  caisses  d'épargne  de  l'Italie,  à  l'une  surtout,  celle  de 
Milan,  qui  fonctionne  comme  une  grande  institution  de  crédit.  Cette 
caisse  a  eu  des  commencemens  modestes.  Une  commission  cen- 
trale de  bienfaisance,  s'étant  formée  en  Lombardie  pour  parer  à 
une  disette  en  1817,  se  trouva  avoir  un  excédant  de  fonds  lorsque 
le  fléau  eut  disparu.  Elle  fonda  en  1823  la  caisse  d'épargne  de  Mi- 
lan avec  diverses  succursales  en  Lombardie.  Le  capital  qui  servait 
à  garantir  les  dépôts  était  alors  de  300,000  francs.  Les  livrets  de 
cette  caisse,  au  lieu  d'être  nominaux,  formaient  de  véritables  titres 


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93i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

au  porteur,  et  tout  était  combiné  pour  en  faciliter  la  circulation. 
La  prospérité  de  cet  établissement  alla  toujours  croissant;  en  1859, 
il  avait  en  dépôt  50  millions;  au  commencement  de  1863,  il  en 
comptait  plus  de  100.  Avec  ces  fonds,  la  caisse  milanaise  opère  à 
peu  près  comme  une  banque.  Elle  les  emploie  surtout  en  prêts  sor 
hypothèque;  sur  les  100  millions  dont  elle  peut  disposer  actuelle- 
ment, les  trois  quarts  ont  cette  destination.  Ces  prêts,  qui  étaient 
faits  autrefois  à  courte  échéance,  sont  maintenant  remboursables 
par  annuités,  et  de  grandes  facilités  sont  données  aux  emprun- 
teurs pour  combiner  les  conditions  de  leur  libération.  La  caisse  mi- 
lanaise devient  donc  une  sorte  de  crédit  foncier,  et  rend  à  la  pro- 
priété des  services  signalés.  Elle  est  restée  d'ailleurs  une  institution 
de  bienfaisance;  elle  n*a  pas  d'actionnaires,  et  ses  administrateurs 
ne  reçoivent  aucun  traitement.  Gomme  elle  donne  ordinairement 
3  1/2  pour  100  à  ses  déposans,  et  qu'elle  retire  4  1/2  de  son  ar- 
gent, elle  emploie  un  cinquième  de  ses  bénéfices  en  œuvres  de 
bienfaisance;  le  reste  accroît  le  fonds  de  réserve  appliqué  à  la  ga- 
rantie des  dépôts.  Dans  quelques  cas  cependant  l'administration  de 
la  caisse  grossit  le  budget  de  la  bienfaisance  ou  l'intérêt  servi  aux 
déposans  (1).  La  caisse  d'épargne  de  Milan,  qui  dispose,  comme  on 
vient  de  le  voir,  d'un  capital  considérable,  est  de  beaucoup  la  plus 
importante  du  royaume.  On  en  compte  d'ailleurs  cent  cinquante 
autres,  dont  un  tiers  établi  depuis  les  annexions;  celles  de  Toscane, 
des  Romagnes,  de  l'Ombrie,  des  Marches,  sont,  comme  la  caisse 
lombarde,  des  institutions  privées  et  opèrent  d'une  façon  analogue; 
celles  des  duchés  appartiennent  aux  communes. 

Arrivé  au  terme  de  cette  étude,  nous  ne  pouvons  qu'applaudir  à 
cet  esprit  d'initiative  individuelle  et  municipale  qui  donne  à  la  na- 
tion italienne  un  de  ses  caractères  distinctifs.  Pour  nous  rendre 
compte  des  progrès  que  cette  nation  a  réalisés  depuis  la  guerre  de 
l'indépendance,  nous  avons  pris  quelques  exemples  choisis  surtout 
parmi  les  faits  qui  sont  du  domaine  de  la  statistique.  Nous  avons  vu 
quelles  bases  les  Italiens  ont  cherché  à  donner  à  leur  édifice  admi- 
nistratif, comment  ils  ont  formé  leur  armée,  queUes  sont  leurs  pre- 
mières tentatives  pour  accroître  la  richesse  nationale.  En  regard  de 
ces  exemples  du  développement  matériel,  il  a  paru  inutile  de  pla- 
cer quelques  indications  sur  le  développement  intellectuel  du  pays, 
sur'le  mouvement  des  lettres,  des  arts,  des  sciences  (2).  Les  lettres, 
les  arts,  les  sciences,  l'Italie  n'est-elle  pas  leur  terre  classique?  Ce 

(1)  C'est  ainsi  qu'au  !«'  janvier  1864  cet  intérêt  rient  d'être  p<irté  à  4  pour  100. 

(î)  On  trouvera  d'intéressans  détails  sur  les  institutions  scientifiques  et  universi- 
taires de  l'Italie  dans  l'étude  d'un  juge  bien  compétent  en  cette  matière,  M.  Matteucd. 
Voyez  la  Revue  du  !•'  octobre  1863. 


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LES   FORGES   DE   l'ITALIE.  935 

ii*est  point  à  cette  ancienne  éducatrice  de  l'Europe,  ce  n'est  point  à 
la  patrie  de  tant  d'écrivains,  de  tant  d'artistes,  de  tant  de  savans 
dont  les  œuvres  sont  devenues  le  patrimoine  commun  de  l'humanité, 
qu'il  faut  demander  si  elle  conserve  encore  des  forces  pour  les  pro- 
ductions de  l'esprit  et  la  culture  des  hautes  études.  Personne  ne 
s'étonnera  d'ailleurs  qu'en  ce  moment  l'activité  inteUectuelle  des 
Italiens  soit  principalement  absorbée  par  l'organisation  des  forces 
politiques  et  économiques  du  pays  :  à  chaque  jour  suiGt  sa  tâche  ; 
mais  nous  n'en  sonames  plus  à  penser  que  le  développement  maté- 
riel d'une  société  doive  en  étouffer  le  développement  intellectuel. 
Si  l'on  considère  dans  l'histoire  des  nations  européennes  d'une  part 
les  améliorations  de  la  vie  politique  et  civile,  ainsi  que  la  produc- 
tion croissante  des  moyens  de  bien-être,  et  d'autre  part  l'accroisse- 
ment des  connaissances,  l'épanouissement  de  la  pensée,  on  recon- 
naît que  les  progrès  qui  sont  de  l'ordre  des  faits  et  les  progrès  qui 
sont  de  l'ordre  des  idées  ont  entre  eux  une  relation  tellement  in- 
time qu'ils  s'appellent  et  se  complètent  nécessairement.  De  ces 
deux  élémens  de  la  civilisation,  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre  prédo- 
mine; mais  ce  que  l'un  gagne  profite  à  l'autre,  et  c'est  un  caractère 
de  notre  époque  que  les  conquêtes  sociales  et  les  conquêtes  intel- 
lectuelles y  ont  entre  elles  des  rapports  de  plus  en  plus  étroits  et 
ûnmédiats.  Si  l'Italie,  après  de  longs  siècles  d'attente,  a  pu  enfin 
commencer  à  régler  plus  heureusement  son  existence  intérieure,  ne 
le  doit-elle  pas  en  grande  partie  aux  sympathies,  à  la  gloire  qu'elle 
s'est  acquises  par  son  éclatante  aptitude  pour  les  travaux  de  la  pen- 
sée et  les  arts  qui  embellissent  la  vie?  Cette  aptitude  séculaire,  fa- 
vorisée par  les  conditions  nouvelles  où  se  trouve  placée  la  société 
italienne,  lui  assure  dans  les  destinées  intellectuelles  de  l'Europe 
un  rôle  digne  de  son  passé. 

Edgar  Sayeney. 


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LES 


MÉPRISES  DU  CŒUR 


I. 
DE    MAXIME    D*HtfllBLLBS    A    VICTOE    IfAKCT. 

Mai  1858. 

Puisque  nous  devons  être  longtemps  séparés,  je  tiens  ma  pro- 
messe, mon  cher  ami,  et  je  me  hâte  de  vous  écrire.  J'ai  d'ailleurs  i 
vous  raconter  une  aventure  sérieuse  et  singulière.  J'espère  que  vous 
recevrez  cette  lettre  avant  votre  départ  pour  TOcéanie,  et  que  vous 
.  pourrez  me  donner  sur  la  situation  très  grave  où  je  me  trouve  votre 
franc  et  sincère  avis. 

Vous  vous  souvenez  sans  doute  de  la  famille  Rebens.  Elle  habi- 
tait Toulon  la  dernière  année  que  j'ai  passée  au  service,  alors  que 
nous  étions  embarqués  ensemble  sur  le  Montebello.  C'était  à  Té- 
poque  de  la  guerre  de  Crimée.  M"*  Laurence  Rebens  était  une  char- 
mante et  brillante  jeune  fille,  très  recherchée  et  très  admirée  dans 
tous  les  bals  :  on  la  citait  pour  son  esprit  et  sa  beauté.  Ses  parens 
n'avaient  aucune  fortune,  et  le  commandant  Rebens,  qui  était  un 
brave  militaire,  comptait  pour  marier  sa  fille  sur  les  épaulettes  de 
colonel  et  de  général.  Afin  de  les  gagner  plus  vite,  il  partit  pour 
l'Orient.  Malheureusement  il  y  fut  tué.  Si  vous  n'avez  point  oublié 
tout  cela,  vous  vous  rappelez  la  pénible  impression  que  causa  sa 
mort.  M"*  Rebens  en  était  réduite  pour  toutes  ressources  à  sa  pen- 
sion de  veuve.  La  société  toulonnaise  s'émut.  On  organisa  quel- 
ques souscriptions  et  quelques  loteries;  mais,  les  frais  de  la  mise  en 
scène  de  ces  œuvres  charitables  une  fois  prélevés,  il  ne  resta  en  dé- 
finitive à  M"*  Rebens  qu'une  somme  nette  de  douze  cents  francs. 
Une  sorte  de  déconsidération  suit  toujours  l'aumône  pour  ceux  qui 
la  subissent.  Non-seulement  on  ne  s'occupa  plus  de  M"*  et  de 


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LES   MÉPRISES   DU    COEUR.  ,  937 

M"*"  Rebens,  mais  peu  à  peu  on  s'éloigna  d'elles.  Les  mères  évi- 
tèrent pour  leurs  filles  la  société  d'une  jeune  personne  que  sa  pau- 
vreté mettait  dans  une  position  subalterne  et  peut-être  dangereuse. 
Jamais  pourtant  le  plus  léger  bruit  n'effleura  la  réputation  de  ces 
deux  femmes,  qui  vivaient  dans  une  retraite  absolue.  Un  jour  elles 
quittèrent  Toulon  sans  que  personne  le  sût,  et  nul  ne  s'inquiéta  de- 
puis de  ce  qu'elles  avaient  pu  devenir. 

Il  y  a  huit  jours  environ,  quelques  affaires  de  succession,  que  je 
n'ai  pa  complètement  terminer  qu' avant-hier,  m'appelèrent  au  pe- 
tit village  d'Oullins,  près  de  Lyon.  J'avais  grande  hâte  de  retourner 
aux  Chênes  :  aussi,  dès  que  je  fus  libre,  je  songeai  à  partir;  mais  il 
était  trop  tard  pour  que  je  pusse  revenir  en  ville  et  prendre  le  che- 
min de  fer,  et  je  dus  remettre  mon  départ  au  lendemain.  Le  soir, 
après  mon  dîner,  je  me  promenais  dans  la  campagne,  à  l'extrémité 
du  village,  lorsque  tout  à  coup  j'entendis  des  cris  perçans  partir 
d'une  maison  isolée  sur  le  bord  de  la  route.  J'entrai  aussitôt,  et 
j'arrivai  au  deuxième  étage  sans  avoir  rencontré  personne,  me  diri- 
geant à  tâtons  dans  l'obscurité  vers  l'endroit  d'où  les  cris  partaient. 
J'aperçus  enfin  une  faible  lueur  à  travers  les  fissures  d'une  porte; 
je  tournai  précipitamment  la  clé  et  me  trouvai  dans  une  mansarde. 
Devant  moi,  sur  son  lit  de  mort,  une  femme  venait  d'expirer,  la 
mère  sans  doute  d'une  jeune  fille  à  genoux  près  d'elle  et  dont  la 
douleur  éclatait  en  sanglots. 

La  jeune  fille  ne  se  doutait  pas  de  ma  présence  et  n'avait  pas  fait 
un  mouvement.  Je  ne  la  voyais  que  de  dos ,  tandis  que  la  lumière 
posée  près  du  lit  éclairait  le  visage  de  la  morte.  Les  traits  de  cette 
femme,  que  je  considérais  avec  curiosité,  ne  m'étaient  point  incon- 
nus, bien  que  je  ne  pusse  me  rappeler  où  je  l'avais  vue.  Je  m'ap- 
prochai et  j'adressai  quelques  paroles  de  consolation  à  la  jeune  fille, 
qui  se  retourna.  Sa  douleur  était  si  vive  qu'elle  me  vit  d'abord 
sans  étonnement  et  presque  sans  comprendre  ce  que  je  lui  disais; 
mais,  après  m'avoir  regardé,  elle  se  leva  soudain  et  se  cacha  la 
figure  dans  les  mains.  —  Monsieur  d'Hérelles  !  dit-elle.  Monsieur 
d'Hérellesl 

C'était  Laurence  Rebens  que  j'avais  devant  moi.  Son  trouble  fut 
de  courte  durée.  Après  ce  premier  moment  donné  à  la  surprise  et 
peut-être  à  la  confusion  de  me  revoir  ainsi  à  l'improviste,  elle  me 
montra  le  lit  du  doigt  et  me  dit  simplement  :  —  Ma  mère  ! 

Ce  seul  mot  la  rendit  à  sa  douleur.  Elle  s'agenouilla  de  nouveau 
et,  silencieusement  cette  fois,  se  remit  à  pleurer.  Presque  au  même 
instant  une  vieille  paysanne  parut  sur  le  seuil  de  la  chambre.  Je 
prévins  ses  questions  en  lui  expliquant  comment  j'étais  accouru  aux 
cris  de  Laurence.  —  Ohl  oui,  me  dit  cette  femme,  j'avais  été  recon- 


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938  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

duire  le  médecin,  et  la  pauvre  demoiselle  était  seule.  —  Je  l'emme- 
nai alors  à  quelques  pas  du  lit  et  la  priai  de  me  raconter  ce  qu'elle 
savait  de  M"*  Rebens  et  de  sa  fille;  elle  mè  dit  que  ces  dames 
habitaient  Lyon  et  n'avaient  loué  qu'au  commencement  du  mois  la 
chambre  où  nous  étions.  M"*  Rebens,  qui  avait  été  très  souffrante 
tout  l'hiver,  était  venue  chercher  à  la  campagne  un  air  plus  pur  et 
un  peu  de  soleil.  Elle  avait  d'abord  paru  se  mieux  porter,  mais  de- 
puis la  veille  sa  maladie  avait  pris  un  caractère  d'intensité  effrayant, 
et  elle  y  avait  succombé. 

Ce  récit  était  à  peine  achevé  que  Laurence  vint  à  nous  avec  un 
calme  concentré  encore  plus  douloureux  que  ses  larmes.  —  Mamte- 
nant,  dit-elle  en  étendant  le  bras  du  côté  de  sa  mère,  il  faut  que  je 
l'ensevelisse.  Elle  se  tourna  vers  la  paysanne  et  ajouta  doucement  : 
—  Madame,  voulez-vous  être  assez  bonne  pour  m'aider? 

Je  me  retirai.  Comme  je  franchissais  la  porte,  Laurence  me  jeta 
un  regard  de  remerctment  et  de  prière.  Je  lui  fis  signe  que  je  la 
comprenais  et  que  je  reviendrais  bientôt.  Je  rentrai  en  effet  lorsque 
la  tâche  funèbre  fut  accomplie.  Les  deux  femmes  priaient  près  du 
cadavre,  qui  se  dessinait  avec  rigidité  sous  les  draps. 

—  Voulez-vous  me  permettre,  dis-je  à  Laurence,  de  veiller  votre 
mère  avec  vous  cette  nuit? 

—  Oui,  me  répondit-elle  simplement. 

Elle  s'assit  au  chevet  de  la  morte,  moi  aux  pieds,  et  nous  demeu- 
râmes sans  prononcer  une  parole.  La  vieille  paysanne  s'était  cou- 
:hée  sur  un  lit  de  sangle  et  dormait.  Vers  minuit,  Laurence,  brisée 
d'émotion  et  de  fatigue,  s'assoupit.  Son  visage  s'inclinait  sur  sa  poi- 
trine; ses  mains  croisées  reposaient  sur  ses  genoux.  Je  pus  alors  me 
rendre  compte  des  ravages  que  le  chagrin  et  la  misère  avaient  faits 
sur  cette  charmante  fille.  Les  yeux,  très  enfoncés,  étaient  cerclés 
de  bleu,  le  nez  mince,  les  lèvres  blanches;  son  teint  jauni  avait  par 
places  des  nuances  maladives.  Des  vêtemens  fanés  couvraient  son 
corps  amaigri;  ses  mains  effilées,  sur  lesquelles  se  projetait  la  lueur 
de  la  lampe,  semblaient  diaphanes.  Je  la  comparai  involontairement 
à  ce  qu'elle  était  autrefois,  en  toilette  de  bal,  souriant  sous  les  fleurs. 
Le  désastre  était  si  grand  que  ma  pensée  ne  pouvait  le  mesurer;  je 
croyais  faire  un  rêve.  Le  lendemain  je  m'occupai  de  tous  les  tristes 
détails  de  l'enterrement.  Quand  Laurence  eut  à  se  séparer  de  sa 
mère,  sa  douleur,  repliée  sur  elle-même,  ne  se  répandit  ni  en 
gestes,  ni  en  cris.  J'aimai  cette  contrainte  qu'elle  s'imposait.  11  y 
avait  là  quelques  personnes,  le  prêtre,  les  porteurs.  En  présence  de 
ces  hommes,  sa  pudeur  de  jeune  fille  parlait  plus  haut  que  son  dés- 
espoir. J'accompagnai  seul  M"«  Rebens  jusqu'au  cimetière.  La  céré- 
monie achevée,  je  revins  au  plus  vite  auprès  de  Laurence.  Dès 


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LES  MEPRISES  DU   COEUR.  939 

qu'elle  m'aperçut,  elle  se  jeta  en  pleurant  dans  mes  bras.  J'étais  de- 
venu un  ami  pour  elle.  Je  me  sentis  les  yeux  humides,  et  je  fris- 
sonnai de  la  tète  aux  pieds. 

—  Et  que  comptez-vous  faire?  lui  dis-je.  —  Je  travaillerai.  — 
N'avez-vous  point  quelques  ressources? — J'ai  deux  cents  francs  qui 
me  reviennent  de  la  pension  de  ma  mère.  —  Et  c'est  là  tout?  — 

—  Oui.  —  Vous  n'avez  aucun  parent  auquel  je  puisse  vous  con- 
duire? —  Non.  —  Point  d'amie?  —  J'en  avais  une;  mais  il  y  a  quatre 
ans  que  je  n'ai  reçu  de  ses  nouvelles.  Elle  m'aura  peut-être  oubliée. 

Je  sortis  attendri,  bouleversé,  et  n'osant  me  livrer  à  la  pensée  qui 
m'était  venue.  Cette  pensée,  cher  ami,  vous  l'avez  devinée,  c'était 
d'épouser  Laurence.  Dieu,  qui  l'avait  placée  si  inopinément  sur  mon 
chemin,  ne  me  destinait-il  pas  à  être  son  protecteur?  Mais  je  son- 
geais à  mon  âge,  et  je  m'effrayais.  Elle  a  vingt  ans  à  peine  et  j'en 
ai  quarante- trois I  J'étais  trop  vieux...  Cependant  fallait-il  l'a- 
bandonner seule  et  sans  défense  aux  embarras,  aux  dangers  de 
la  vie?  Et  si  je  ne  l'abandonnais  pas,  à  quel  titre,  sans  l'épouser, 
pouvais-je  veiller  sur  elle?  J'étais  fort  perplexe  encore  au  moment 
où  je  retournai  chez  M"*  Rebens.  J'ignorais  ce  que  j'aDais  y  faire, 
mais  j'avais  besoin  de  la  voir.  Laurence  était  triste.  —  J'ai  écrit  à 
mon  amie,  fit-elle.  Je  lui  demande  de  m'accorder  un  asile  dans 
sa  maison  pour  quelques  jours.  Gabrielle  est  bonne,  et  j'espère 
qu'elle  ne  me  refusera  pas...  Mais,  quoi  qu'il  arrive,  continuâ- 
t-elle d'un  ton  grave  sous  lequel  se  devinait  une  arrière -pensée 
qu'elle  voulait  me  cacher,  je  vous  remercie  de  ce  que  vous  avez  fait 
pour  ma  pauvre'  mère ,  et  je  vous  en  garderai  une  éternelle  re- 
connaissance. —  En  prononçant  ces  mots,  elle  se  détourna  à  demi. 
C'était  un  congé  qu'elle  me  donnait.  Je  ne  pouvais  en  effet,  sans 
alarmer  ses  susceptibilités  de  jeune  fille,  me  mêler  plus  longtemps 
à  son  existence.  Il  y  avait  dans  toute  sa  personne  une  tristesse  si 
vraie ,  une  dignité  si  simple ,  que  je  ne  fus  plus  maître  de  moi. 

—  Mademoiselle,  lui  ai-je  dit,  il  est  un  moyen  de  ne  nous  point 
quitter  :  voulez-vous  être  ma  femme?  —  Laurence  a  rougi,  a  pâli. 

—  Moi,  votre  femme!  a-t-elle  répondu.  Moi,  dites- vous? —  Oui, 
je  sais  que  je  suis  bien  âgé  pour  vous;  mais  je  suis  seul  au  monde, 
vous  serez  tout  dans  ma  vie,  j'aurai  pour  vous  l'affection  la  plus 
tendre.  —  Elle  est  restée  quelques  instans  sans  me  répondre,  le 
sein  palpitant,  les  yeux  baissés.  —  Monsieur  d'Hérelles,  a-t-elle  dit 
enfin,  permettez-moi  de  ne  vous  rien  répondre  encore.  Laissez-moi 
quelques  jours  pour  réfléchir. 

Voilà  où  j'en  suis,  Victor.  Je  ne  me  repens  point  de  ce  que  j'ai 
fait;  loin  de  là,  par  instans  j'ai  peur  qu'elle  ne  refuse.  Serais-je 
amoureux  de  Laurence?  Je  l'ai  été  de  tant  de  femmes  que  cela  ne 


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9&0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

m'étonnerait  pas;  mais  je  n'ai  éprouvé  pour  aucune  ce  que  je  res- 
sens pour  elle.  C'est  une  affection  pleine  de  tendresse  et  d'abnéga- 
tion. Je  l'aime  pour  elle  bien  plus  que  pour  moi.  C'est  justement  là 
ce  qui  m'effraie.  Les  hommes  de  mon  âge  sont  à  leur  insu  des  pères 
vis-à-vis  de  leurs  femmes;  ils  les  traitent  en  enfans  gâtées  qui  plus 
tard  se  montrent  ingrates.  Ingrate!  voilà  un  ipot  bien  cruel!  Certes 
je  ne  spécule  point  sur  la  reconnaissance  de  Laurence;  je  ne  prévois 
ni  ne  redoute  son  ingratitude,  je  crains  seulement  qu'elle  ne  se  re- 
garde un  jour  comme  enchaînée  à  mes  côtés.  Dans  quelques  années 
je  serai  un  vieillard;  elle  sera  dans  tout  l'éclat  de  sa  jeunesse...  Je 
tremble  déjà  qu'elle  ne  m'aime  comme  un  bienfaiteur,  tandis  que 
moi  je  suis  prêt  à  l'aimer  en  amant.  —  Ah!  tenez,  si  elle  refusait, 
c'est  peut-être  ce  qu'il  y  aurait  de  plus  heureux  pour  elle  et  pour 
moi...  Je  trouverai  un  moyen  de  lui  venir  en  aide,  de  lui  rendre  la 
vie  facile.  Il  est  probable  qu'elle  refusera;  elle  doit  en  avoir  quelque 
dessein.  Elle  ne  m'aurait  point  sans  cela  demandé  à  réfléchir.  Pour- 
quoi ne  point  m'accepter  en  effet  comme  je  m'offrais,  dans  un  élan 
du  cœur.  C'était  si  simple.  Pardonnez-moi,  mon  ami;  tout  ceci  m'a 
vraiment  troublé.  Me  voilà  donc  voulant  qu'une  fille  comme  Lau- 
rence m'aime  tout  d'un  coup,  ou  se  donne  à  moi  sans  m'aimer! 
C'est  également  insensé.  Je  ne  vous  demande  point  de  conseils,  — 
on  ne  les  suit  guère  en  général;  —  mais  donnez-moi  des  raisons  de 
croire  à  mon  bonheur,  si  j'épouse  Laurence,  ou  des  motifs  de  me 
consoler,  si  je  suis  forcé  de  renoncer  à  eUe. 

DE  LAURENCE  REBENS  A  GABRIELLE  DORVOU. 

Mai  IS58. 

Ma  chère  Gabrielle, 

Tu  as  dû  recevoir  la  lettre  que  je  t'ai  écrite  il  y  a  deux  jours,  et 
j'espère  que  tu  m'auras  pardonné  le  long  silence  qu'elle  a  rompu. 
Le  malheur  rend  timide,  et  je  n'eusse  osé  t'entretenir  de  mes  cha- 
grins et  de  mes  souffrances.  Il  y  a  d'ailleurs  un  degré  de  misère 
banale  et  persistante  où  le  découragement  est  tel  qu'on  ne  cherche 
qu'à  se  faire  oublier;  mais  avant-hier,  après  la  mort  de* ma  pauvre 
mère,  je  me  suis  sentie  si  seule  au  monde,  si  abandonnée,  qu'il  m'a 
fallu  épancher  mon  cœur  dans  le^tien  :  je  savais  que  tu  pleurenûs 
en  lisant  ma  lettre,  et  les  larmes  que  je  versais  moi-même  en  étaient 
moins  amères. 

Aujourd'hui  je  viens  t'apprendre  un  événement  qui  peut  changer 
toute  ma  vie.  Je  t'ai  dit  de  quelle  façon  imprévue  j'avais  fait  la  ren- 
contre de  M.  d'HéreUes,  combien  il  avait  été  bon  pour  moi;  eh 
bien  !  il  vient  de  me  proposer  de  devenir  sa  femme  !  J'ai  été  prise 


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LES   MÉPRISES   DU   COEUR.  941 

d'un  tel  saisissement  que  je  n'ai  rien  pu  lui  répondre.  Je  lui  ai  de- 
mandé quelques  jours  pour  réfléchir  :  il  y  en  a  déjà  un  d*écoulé,  et 
je  ne  sais  encore  à  quoi  me  résoudre. 

Ahl  s'il  ne  s'agissait  que  de  moi,  je  n'hésiterais  pas.  J'épouserais 
sur-le-champ  M.  d'Hérelles,  car  la  pauvreté  est  une  horrible  chose. 
C'est  un  spectre  qui  nous  hante  tout  le  jour,  qui,  la  nuit,  nous  ob- 
sède de  rêves  funestes.  J'ai  pensé  parfois  que  la  faim  suscitait  ces 
cauchemars.  Je  n'avais  point  assez  mangé  la  veille.  Hélas!  ma  pau- 
vre mère  et  moi,  nous  en  étions  souvent  là!  Et  cependant,  du  matin 
jusqu'au  soir,  nous  nous  courbions  sur  de  rudes  travaux  d'aiguille. 
Les  ouvrages  de  luxe  nous  étaient  interdits,  ils  nous  auraient  pris 
trop  de  temps,  et  il  fallait  vivre  !  Et  de  quelle  vie  nous  avons  vécu 
pendant  trois  ans!  Le  froid  l'hiver,  la  chaleur  accablante  l'été,  les 
privations  toujours.  Il  semble  que,  pour  les  femmes,  la  pauvreté 
soit  sans  terme  et  sans  issue  comme  un  des  cercles  de  l'enfer  de 
Dante.  Et  si  ce  n'était  que  celai  II  y  a  de  pauvres  créatures  qui  vé- 
gètent ainsi  sans  se  plaindre,  car  elles  sont  accoutumées  dès  l'en- 
fance au  dur  sillon  qu'elles  creusent;  mais  moi,  Gabrielle,  moi! 
Avoir  le  souvenir  de  toutes  les  joies  de  ce  monde  et  ne  plus  en  avoir 
l'espérance!  C'est  une  plaie  au  cœur  toujours  ouverte  et  toujours 
saignante.  Penser  que  ma  jeunesse  s'enfuit,  que  ma  beauté  se  flé- 
trit, que  c'en  est  fait  pour  moi  des  élégances,  des  grâces,  des  déli- 
catesses de  la  femme,  voilà  qui  est  aflreuxl  Enfin,  je  te  le  dis  tout 
bas  et  en  rougissant,  la  pauvreté,  outre  ses  froides  étreintes,  ses 
perspectives  de  deuil,  a  ses  insinuations  honteuses,  ses  révoltes 
contre  un  Dieu  qui  frappe  ainsi  sans  pitié.  Il  y  a  des  heures  où  le 
cœur  se  fait  de  marbre,  où  la  tête  s'égare,  où  le  luxe  et  le  plaisir, 
—  je  ne  parle  même  pas  du  bonheur,  —  qui  passent  sous  vos  fenê- 
tres, vous  attirent  comme  un  abîme.  Ah!  Gabrielle,  à  celui  qui 
m'enlèverait  à  ce  vertige  de  la  souffrance  sans  fin  et  du  déshonneur, 
à  celui  qui,  m' aimant  d'un  honnête  amour,  me  proposerait  de  de- 
venir sa  femme,  je  répondrais,  sans  regarder  ni  devant  ni  derrière 
moi  :  «  Vous  êtes  mon  sauveur!  » 

D'où  vient  donc  que  j'hésite  quand  il  s'agit  de  M.  d'Hérelles?  Te 
souviens-tu  de  lui,  Gabrielle?  Autrefois,  à  Toulon,  nous  le  voyions 
souvent  dans  le  monde.  A  nous  autres  jeunes  filles,  il  paraissait  un 
peu  vieux.  N'avait-il  pas  plus  de  quarante  ans  déjà?  Il  nous  inspi- 
rait un  étonnement  mêlé  de  frayeur;  nous  nous  contions  à  l'oreille 
les  aventures  et  les  succès  qu'on  lui  prêtait.  On  le  disait  aimé  de  la 
belle  M"*  R...;  nous  le  connaissions  assez  peu  d'ailleurs.  Il  nous 
traitait  en  enfans,  ne  dansait  jamais  avec  nous,  et  nous  adressait 
tout  au  plus  quelques  mots  bienveillans  quand  les  circonstances 
l'amenaient  à  nous  parler.  Ce  n'était  sans  doute  que  de  l'indiffé- 


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9i2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rence;  mais  cela,  de  sa  part,  ressemblait  si  fort  au  dédain  qu'il  ne 
nous  plaisait  qu*à  demi.  Aujourd'hui  il  y  a  dans  tous  ses  traits  une 
bonté  émue,  une  pitié  douce  qui  appellent  la  confiance  et  Taffec- 
tion.  Il  s'est  conduit  envers  moi  comme  un  père,  comme  l'ami  le 
plus  tendre.  Tu  le  vois,  je  suis  heureuse  de  parler  de  lui,  et  j'en 
oublie  presque  mon  chagrin.  Je  suis  toute  troublée  en  me  rappelant 
certains  de  ses  regards,  certaines  intonations  de  sa  voix.  Je  crois 
qu'il  m'aime,  et  j'en  suis  fière.  L'aimerais-je  donc  aussi?  Ah!  je 
voudrais  en  être  sûre.  Je  sens  bien  que,  si  je  l'épousais ,  je  lui  se- 
rais dévouée  et  reconnaissante  toute  ma  vie;  mais  ce  n'est  pas  en 
accomplissant  ces  faciles  devoirs  qu'on  s'acquitte  envers  un  homme 
comme  M.  d'Hérelles.  Il  faut,  pour  qu'il  soit  heureux,  que  la  fenune 
qu'il  aura  choisie  l'aime  de  cœur  et  sans  partage.  Serais-je  cette 
femme-là?  11  y  a  bien  longtemps,  ma  Gabrielle,  que  je  n'ai  songé  à 
l'amour.  J'en  appelle  pourtant  à  nos  causeries  d'autrefois  :  n'étions- 
nous  pomt  d'avis  que  le  bonheur  dans  le  mariage  dépend  surtout 
de  la  convenance  des  âges,  qu'elle  seule  peut  amener,  sinon  la  com- 
munauté, du  moins  la  fusion  probable  des  goûts,  des  sentimens,  des 
idées,  et  qu'enfin  le  soleil  de  l'amour  ne  saurait  éclairer  des  mêmes 
rayons  le  commencement  d'une  existence  et  le  déclin  d'une  autre? 
J'ignore  si  nous  avions  raison  ou  tort;  mais  je  sais  bien  qu'aucun 
intérêt  ne  pouvait  m' aveugler  alors,  et  que  je  jugeais  en  toute  sin- 
cérité une  question  qui  ne  me  touchait  pas  encore.  Cela  seul  ne 
doit-il  pas  me  dicter  ma  conduite?  Dois-je  épouser  M.  d'Hérelles, 
lorsque  j'ai  vingt  ans  de  moins  que  lui  et  que  je  serai  peut-être 
incapable  de  comprendre  la  maturité  de  sa  raison,  l'élévation  de 
ses  vues,  son  expérience  de  la  vie?  Je  dois  résister  au  penchant 
qui  l'entraîne  maintenant  vers  moi,  et  auquel  la  pitié  a  peut-être 
autant  de  part  que  l'amour.  Je  ne  veux  point  qu'il  se  repente  plus 
tard  de  sa  générosité;  je  ne  veux  point,  moi  non  plus,  obéir  à  cet 
égoïste  et  lâche  désir  de  sortir  à  tout  prix  de  mon  isolement  et  de 
ma  pauvreté. 

Je  te  dis  cela,  et  cependant,  à  la  douleur  que  j'éprouve  de  re- 
noncer à  lui,  je  sens  trop  que  je  l'aime  ou  que  je  suis  prête  à  l'ai- 
mer plus  que  je  ne  le  croyais.  Mon  amie,  ma  sœur,  tu  vois  tout  ce 
qui  se  passe  dans  mon  âme;  conseille-moi,  guide-moi,  sois  indul- 
gente ou  sévère  selon  que  tu  en  jugeras.  Ce  que  tu  croiras  que  je 
dois  faire,  je  le  ferai* 

DE   GABRIELLE    A    LAURENCE. 

Mai  1858. 

Je  t'ai  écrit  hier,  Laurence.  Tu  sais  à  présent  combien  j'avais 
souffert  de  ton  silence  et  quelle  part  je  prends  à  la  perte  que  tu 


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LES   MÉPRISES   DU   COËLR.  9Â3 

viens  de  faire.  Mon  enfant,  il  n'est  point  permis  de  désespérer  de  la 
vie  quand  on  peut  compter  sur  l'amitié,  et  désormais,  n'est-ce  pas? 
tu  ne  douteras  plus  de  moi. 

J'arrive  à  ta  seconde  lettre,  que  je  reçois  à  l'instant,  et  je  te 
donne  tout  de  suite  mon  avis.  Épouse  M.  d'Hérelles,  épouse-le  sans 
crainte.  Tu  l'aimes,  sois-en  sûre,  c'est  moi  qui  te  le  dis,  et  il  serait 
bien  difficile,  s'il  n'était  pas  heureux  avec  toi.  Maintenant,  si  le§ 
conseils  de  l'amitié  et  de  ton  propre  cœur  ne  t'ont  pas  déjà  convain- 
cue, écoute  ceux  de  la  raison.  J'ai  toute  autorité  pour  te  les  donner. 
D'abord  je  suis  ton  aînée  de  six  ans,  et  puis  je  suis  mariée;  j'ai 
donc  quelque  peu  de  cette  maturité  de  jugement  et  de  cette  expé- 
rience de  la  vie  que  tu  respectes  tant  chez  M.  d'Hérelles.  Je  ne  te 
parlerai  pas  de  la  position  précaire  et  dangereuse  qui  t'est  réservée, 
«i  tu  restes  fille  :  tu  la  vois  sous  des  couleurs  tout  aussi  sombres  que 
moi,  et,  si  tu  t'y  résignes,  c'est  par  un  scrupule  exagéré  peut-être, 
mais  que  je  ne  saurais  condamner.  J'aborderai  le  mariage  en  lui- 
même.  Il  faut  que  je  t'aime  bien,  ma  chère  Laurence,  pour  me  dé- 
cider à  traiter  cette  question;  j'ai  besoin  de  me  dire  que  je  puis,  en 
t' éclairant,  te  sauver  d'un  coup  de  tête  qui  te  perdrait.  Il  est  en 
^ffet  des  vérités  tristes  que  l'on  ne  voudrait  point  s'avouer  à  soi- 
même  et  des  iUusions  perdues  sur  lesquelles  il  en  coûte  de  revenir. 
Sache,  ma  chère,  que,  pour  la  plupart  des  femmes,  le  mariage  n'est 
du  plus  au  moins  que  l'accomplissement  d'un  devoir.  Nos  rêves  de 
jeunes  filles,  toutes  les  poésies  de  l'imagination  et  du  cœur  n'y 
prennent  place  qu'au  début.  Ils  s'envolent  bientôt,  quoi  qu'on  fasse 
pour  les  retenir.  Ce  n'est,  je  crois,  ni  l'homme  ni  la  femme  qu'il  en 
faut  accuser,  mais  l'existence  qu'ils  sont  forcés  de  mener.  L'habi- 
tude s'assied  entre  eux  au  foyer  domestique  et  préside  à  tous  leurs 
actes.  L'habitude  est  une  calme  divinité  qui  a  deux  masques,  l'un 
souriant,  l'autre  sombre;  on  ne  l'aime  ni  on  ne  la  déteste,  on  s'y 
fait.  C'est  là  le  mot  terrible,  ma  Laurence.  Si,  dans  la  nature,  un 
objet  qui  fixe  délicieusement  la  vue  ou  qui  frappe  agréablement 
l'oreille  ne  nous  offre  que  des  plaisirs  dont  la  vivacité  est  bientôt 
anéantie ,  il  en  est  un  peu  de  même  dans  l'ordre  moral.  Nos  peines 
et  nos  joies  dépendent  surtout  de  la  comparaison  que  nous  faisons 
de  notre  présent  à  notre  passé.  A  mesure  que  les  émotions  heu- 
reuses ou  tristes  se  répètent,  cette  comparaison  devient  moins  sen- 
sible et  l'impression  qui  en  résultait  s'affaiblit.  Malheureusement, 
et  c'est  là  le  masque  sombre  dont  je  te  parlais,  le  souvenir  des 
premiers  bonheurs  subsiste  en  entier  et  nous  laisse  froids  devant 
ceux  que  nous  possédons  encore.  Il  s'ensuit  un  malaise  de  l'âme, 
une  involontaire  aspiration  vers  les  jouissances  que  Ton  a  entrevues 
ou  goûtées,  dont  une  honnête  femme  doit  triompher,  mais  dont  elle 


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9&&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  triomphe  qu'en  se  soumettant  à  son  sort  et  par  le  sacrifice  d'elle- 
même.  A  cette  condition ,  le  mariage  offre  dans  la  pratique  de  la  vie 
des  compensations  relatives.  On  s'y  sent  honorée  et  respectée,  et 
Ton  y  éprouve  quelque  chose  de  cette  tranquille  satisfaction  du  ma- 
rin qui  contemple,  du  port  où  il  s'est  réfugié,  les  tempêtes  de 
rOcéan.  Ceci  établi,  que  le  mariage  est  un  état  sérieux,  tout  à  fait 
étranger  après  un  temps  plus  ou  moins  long,  s'il  ne  l'a  pas  toujours^ 
été,  au  tumulte  et  aux  enivrements  de  la  passion,  est-il  nécessaire 
d'épouser  un  homme  jeune  ?  Oui  certes ,  mais  là  encore  il  faut 
distinguer.  La  jeunesse  de  caractère  et  de  goûts  vaut  autant,  si  elle 
ne  vaut  plus ,  que  la  jeunesse  des  années.  Tel  homme  est  vieux  à 
trente  ans;  tel  autre  est  jeune  à  cinquante. 

Là,  tu  devines  que  je  fais  un  peu  le  procès  à  mon  mari  et  le  pa- 
négyrique de  M.  d'Hérelles.  Je  ne  puis  nier  que  je  ne  sois  heureuse 
—  dans  l'acception  consacrée  du  mot — avec  Flavien,  mais  j'ai  par- 
faitement noté  ses  transformations  successives  depuis  le  premier 
jour  de  notre  mariage  jusqu'à  celui-ci.  Un  mari  qui  est  à  peu  près 
de  notre  âge  nous  traite  trop  souvent  en  égales.  Nous  avons  notre 
jeunesse,  mais  il  a  la  sienne,  et  le  sait  bien.  Certain  de  donner  au- 
tant qu'il  reçoit,  il  se  contente  par  degrés  d'un  facile  bonheur  dont 
les  plaisirs,  s'ils  ne  sont  pas  très  vifs,  ne  lui  coûtent  du  moins  pas 
de  peine.  Son  égoïsme,  sa  confiance  en  lui,  une  certaine  tendance 
à  la  domination,  s'accommodent  on  ne  peut  mieux  de  ce  repos  cal- 
culé auquel  il  nous  condamne  avec  d'autant  moins  de  scrupule  qu'il 
lui  devient  plus  cher.  Il  y  oublie  trop  que  l'horizon  du  mariage  est 
le  seul  qu'une  jeune  femme  connaisse  de  la  vie,  et  que  cet  horizon, 
à  force  d'être  uniforme,  peut  lui  paraître  borné.  M.  d'Hérelles,  pour 
en  venir  à  lui,  a  le  grand  avantage  de  ne  pas  s'être  marié.  Il  n'est 
plus  jeune,  c'est  vrai,  mais  il  n'a  pas  vieilli.  Il  a  la  taille  svelte,  l'es- 
prit vif,  la  parole  aimable,  les  manières  séduisantes.  Il  a  toujours  eu 
besoin  de  plaire  aux  femmes  et  ne  s'endormira  jamaùs  dans  les  dé- 
lices de  Gapoue...  Tiens,  je  ris,  Laurence,  mais  je  suis  au  fond  sé- 
rieuse et  attendrie.  J'aime  M.  d'Hérelles  pour  la  proposition  qu'il  te 
fait,  j'aime  ce  noble  cœur  qui  va  d'un  coup  au-devant  de  ton  isole- 
ment et  qui  t'offre  sans  hésitation  deux  biens  inestimables,  la  for- 
tune et  le  nom  d'un  honnête  homme.  Ne  le  repousse  donc  pas.  Je 
me  suis  adressée  tour  à  tour,  tu  le  vois,  à  ton  cœur  et  à  ta  raison; 
mais  n'ai-je  pas  pris  une  peine  inutile,  et  ne  suis-je  pas  comme  ces 
avocats  qui  s'escriment  devant  leurs  juges  pour  plaider  une  cause 
gagnée  d'avance?  Si  cela  est,  Laurence,  dis-le-moi,  dis-le-moi  bien 
vite. 


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LES   MÉPRISES    DU   COEUR.  945 

DE    VICTOR    A    MAXIME. 

Mai  1858. 

Votre  lettre,  mon  cher  ami,  m'a  profondément  ému.  Je  me  rap- 
pelle parfaitement  M"*  Laurence  Rebens.  C'est  la  plus  remarquable 
jeune  Glle  que  j'aie  jamais  connue.  Sa  beauté  avait  au  plus  haut  de- 
gré un  caractère  intelligent  et  sympathique.  Moi  qui  ne  me  mon- 
trais pas  aussi  dédaigneux  que  vous  à  l'endroit  de  ces  demoiselles, 
je  l'ai  souvent  entendue  causer.  Sa  conversation  abondait  en  traits 
fins  et  spirituels.  Elle  réunissait,  ce  qui  est  si  rare  chez  une  jeune 
fille,  le  charme  de  l'adolescence  et  de  la  candeur  à  la  grâce  exquise 
de  la  femme.  Tout  en  elle  promettait  pour  l'avenir  un  mélange  égal 
d'énergie  et  de  tendresse.  Gela  se  révélait  d'ailleurs  dans  sa  phy- 
sionomie. Ses  yeux  noirs  étaient  doux  et  profonds  sous  leurs  sour- 
cils délicatement  arqués,  son  front  haut,  légèrement  bombé,  et  en- 
cadré de  beaux  cheveux.  Sa  bouche  avait  une  ravissante  expression 
folâtre  et  sérieuse.  Hélas!  je  vous  la  retrace  telle  que  je  l'ai  vue, 
lorsque  ce  jeune  visage  ne  peignait  que  la  confiance  et  la  joie.  Ce 
n'est  point  le  portrait  que  vous  m'en  faites;  mais  avec  le  bonheur, 
avec  votre  affection,  toute  cette  splendeur  éclipsée  brillera  bientôt 
d'un  éclat  plus  vif  et  plus  touchant.  Les  malheurs  qui  frappent  la 
jeunesse  ressemblent  aux  orages  du  printemps,  ils  ne  laissent  d'au- 
tres traces  de  leur  passage  que  la  radieuse  sérénité  qui  leur  suc- 
cède. Vous  ne  vous  étiez  point  trompé.  Je  n'ai  eu  besoin  que  de  lire 
la  première  moitié  de  votre  lettre  pour  pressentir  la  pensée  qui 
vous  viendrait.  Ne  sais-je  point  de  longue  date  les  élans  et  la  géné- 
rosité de  votre  cœur?  La  meilleure  preuve  que  vous  avez  raison 
d'épouser  M"'  Rebens,  c'est  qu'il  ne  manquera  point  de  gens  pour 
vous  blâmer.  On  dira  que  vous  faites  une  folie.  Que  vous  importe? 
Laissez  dire  les  sots  et  les  méchans.  Une  folie!  D'ailleurs  en  est-ce 
une?  Vous  épousez  une  femme  d'une  famille  honorable,  admirable- 
ment douée,  éprouvée  par  le  malheur,  et  qui  vous  aimera,  mon 
cher  Maxime.  De  quoi  vous  effraieriez-vous  donc,  vous  jusqu'à 
ce  jour  si  adulé,  si  courtisé  par  les  femmçs?  Serait-ce  de  votre 
âge?  Vous  le  portez  plus  vertement  que  bien  des  jeunes  gens,  vous 
pouvez  m'en  croire.  Ne  me  permettriez-vous  pas  de  vous  railler 
doucement  à  ce  sujet,  et  Taurais-je  fait,  si  j'en  avais  eu  quelque 
véritable  motif?  M"'  Rebens  hésite,  dites-vous.  L'étonnant  serait 
qu'elle  n'hésitât  pas.  Avec  sa  nature  si  droite  et  si  sincère,  ne  doit- 
elle  pas,  avant  de  se  donner  à  vous,  interroger  sa  conscience  et  son 
cœur?  Son  orgueil  et  sa  fierté  légitime  ne  doivent-ils  pas  craindre 
de  céder  au  désir  de  reconquérir  dans  le  monde  la  place  qui  lui  ap- 

TOME  L.  —  18W.  GO 


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9&6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

partient  plutôt  qu'à  une  inclination  vraie?  Mais  du  moment  qu'elle 
hésite,  elle  est  à  vous. 

Ce  sont  les  vœux  du  voyageur  que  je  vous  envoie.  La  Guerrière 
est  en  rade  et  sous  le  coup  du  télégraphe.  Je  ne  saurais  vous  dire 
ce  que  j'ai,  mais  je  m'ennuie  et  je  m'attriste.  Je  m'attriste  surtout. 
Il  faut  la  première  jeunesse  pour  être  marin,  pour  trouver  des 
charmes  à  l'inconnu,  pour  croire  à  l'inconnu  lui-même.  Moi,  je  sais 
trop  ce  qui  m'attend  pendant  ces  trois  ans  d'absence  :  de  longues 
heures  de  quart  entre  le  ciel  et  l'eau,  des  relations  d'un  jour  qu'on 
oublie  le  lendemain,  de  changeans  spectacles,  au  fond  toujours  les 
mêmes.  C'est  la  solitude  et  l'isolement,  et  je  les  redoute.  La  pensée 
s'y  replie  trop  sur  elle-même,  elle  s'y  fatigue,  elle  s'y  use.  Tenez, 
je  vois  d'ici  la  mer  qui  se  brise  en  écume  sur  les  rochers,  n'est-ce 
point  là  le  plus  souvent  l'image  de  la  vie?  Des  efforts  toujours  hn- 
puissans  et  stériles,  toujours  monotones.  Vous  devinez  que  je  vous 
écris  dans  une  heure  de  doute  et  d'affaissement.  Je  vous  porte  en- 
vie. Vous  restez  à  terre,  vous  allez  avoir  une  famille,  vous  vivrez 
aux  Chênes,  dans  cette  belle  résidence  qui  vous  vit  enfant,  qui  vous 
verra  vieillard.  Vous  tenez  à  quelque  chose  en  ce  monde,  tandis  que 
je  roule;  comme  le  flot,  d'horizon  en  horizon,  sans  qu'aucun  m'attire 
ou  me  retienne.  Ah  1  je  vous  en  veux  en  ce  moment  d'avoir  donné 
votre  démission.  Vous  partiriez  peut-être  avec  moi,  et  je  partirais 
joyeux.  — Et  vous,  cher  ami,  si  vous  étiez  toujours  marin,  vous 
ne  seriez  pas  exposé  aujourd'hui  à  vous  marier.  C'est  égal,  je  vous 
embrasse,  et  depuis  votre  lettre  je  vous  aune  plus  encore  que  par 
le  passé. 

DB    MADAME    D*HéRELLBS    A    MADAVB    DOKTOlf. 

Août  1861. 

Il  n'y  a  guère  que  deux  mois  que  je  t'ai  écrit,  ma  chère  Gabrielle. 
C'est  bien  peu  de  temps,  et  tu  vas  te  demander  comment  il  se  fait 
que  tu  reçoives  si  tôt  une  lettre  de  moi.  D'ordinaire  en  effet  nous 
nous  écrivons  bien  plus  rarement;  par  une  raison  toute  simple,  nous 
sommes  heureuses.  Il  en  est  de  l'histoire  des  femmes  comme  de 
celle  des  peuples,  le  èonheur,  au  livre  de  leur  vie,  se  résume  en 
pages  blanches.  Ne  va  pas  croire  cependant  que  j'aie  quelque  mal- 
heur à  t'annoncer,  non.  Je  t'écris  seulement  ce  que  j'éprouve,  afin 
de  bien  m'en  rendre  compte  à  moi-même.  C'est  quelque  chose  dont 
tu  ne  te  doutes  guère,  de  très  singulier  peut-être,  mais  à  coup  sûi 
de  fort  irritant. 

Te  rappelles-tu  la  lettre  que  tu  m'as  écrite  pour  me  décider  i 
épouser  M.  d'Hérellesî  Je  l'ai  bien  souvent  méditée.  Tu  t'adressaû 


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LES   MEPRISES   DU   COEUR.  9/il7 

d'abord  à  mon  cœur,  car  tu  avais  deviné  avant  moi  que  j'aimais 
Maxime;  puis  tu  me  préchais  le  mariage  comme  le  parti  le  plus 
convenable  à  prendre  dans  la  vie  d'une  femme.  Tu  avoueras  que,  si 
tes  argumens  étaient  décisifs,  ils  n'étaient  nullement  encourageans 
et  tout  à  fait  dénués  de  poésie.  Aussi,  une  fois  mariée,  j'ai  eu  peur, 
et  j'aurais  voulu  ne  rien  savoir  de  tout  ce  que  tu  m'avais  dit.  Quel- 
que éloge  que  tu  m'eusses  fait  de  M.  d'Hérelles,  j'étais  malgré  moi 
à  l'affût  de  l'inévitable  et  triste  transformation  qui,  selon  ce  que  tu 
m'avais  annoncé,  devait  s'opérer  en  lui.  Tu  jugeras  donc  de  ma 
surprise  et  de  ma  joie  quand  je  ne  vis  se  produire  rien  de  semblable. 
Si  la  destinée  des  époux  est,  comme  le  disent  les  poètes,  de  des- 
cendre ensemble  le  fleuve  de  la  vie,  j'ai  vogué  sous  un  beau  ciel  à 
travers  des  sites  enchanteurs  et  toujours  nouveaux.  Je  n'ai  point 
même  ressenti  au  départ,  —  tu  es  femme,  et  tu  me  comprendras, 
—  cette  émotion  mêlée  d'étonnement  et  d'hésitation  que  subis- 
sent souvent  les  jeunes  filles  et  qu'elles  ont  besoin  d'oublier  plus 
tard.  J'étais  tellement  en  plein  courant  de  bonheur  que  je  ne  m'ima- 
ginais point  avoir  quitté  la  rive,  et  si  l'image  de  ma  pauvre  mère 
ne  me  fût  restée,  j'aurais  perdu  tout  souvenir  de  mes  années  de  mi- 
sère. Dès  les  premiers  temps  de  mon  mariage,  il  m'a  semblé  que 
j'avais  toujours  passé  mes  étés  aux  Chênes,  mes  hivers  à  Paris,  et 
que  j'avais  toujours  eu  les  beaux  chevaux  qui  me  mènent  au  bois. 
Parfois,  il  est  vrai,  au  milieu  d'une  fête,  je  cherchais  doucement 
mon  mari  du  regard.  Ce  n'était  point  de  ma  part  une  reconnais- 
sance banale  qui  s'attachât  à  le  payer  ainsi  des  prévenances  qu'il 
avait  pour  moi,  du  luxe  dont  il  m'entourait.  Je  songeais  trop  qu'il 
m'avait  non-seulement  donné  son  cœur,  mais  développé  mon  intel- 
ligence, qu'il  m'avait  initiée  à  toutes  les  élégances,  et  que  je  lui  de- 
vais d'être  la  femme  brillante  et  distinguée  à  laquelle  s'adressaient 
tant  d'hommages.  Chose  étrange,  j'étais  presque  jalouse  de  lui.  Je 
me  disais  que,  puisque  je  l'aimais,  d'autres  pouvaient  l'aimer  aussi. 
En  outre,  j'avais  pour  lui  je  ne  sais  quelle  crainte  et  quel  respect. 
C'est  que  Maxime  est  vraiment  un  homme  supérieur.  Quand  on  est 
jeune  fille  et  quelque  peu  jolie,  on  a  volontiers  de  soi  une  très  haute 
opinion.  À  force  d'en  imposer  à  quelques  jeunes  gens  timides  et 
d'écouter  les  faciles  complimens  des  vieillards,  on  s'exagère  le  pou- 
voir de  ses  charmes,  de  son  caquetage;  mais  plus  tard ,  si  l'on  aime 
son  mari  et  surtout  si  ce  mari  est  un  homme  remarquable,  la  vie 
change  complètement  d'aspect.  On  comprend  combien  il  est  diffi- 
cile de  se  mettre  à  la  hauteur  de  cette  affection  que  les  grâces  de 
la  jeunesse  vous  ont  si  promptement  acquise..  Spirituelle  peut-être 
et  bien  douée,  mais  à  demi  instruite  et  inexpérimentée,  on  est  bien 
loin  de  cet  homme  qui  sait  tout  de  la  vie,  qui  en  a  sondé  tous  les 


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948  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

problèmes.  On  s'avoue  inférieure  à  lui,  même  dans  le  monde  des 
sentimens  où  nous  prétendons  cependant  régner  en  souveraines. 
Chez  nous  en  effet  cette  naïve  poésie  des  impressions  et  des  désirs 
se  formule  à  peine,  ne  se  traduit  qu'en  aspirations  vagues,  essaie 
tout  au  plus  son  vol ,  tandis  que  chez  l'homme  elle  est  sûre  de  son 
langage,  abonde  en  images  vrsdes  et  justes,  et,  débarrassée  d'en- 
traves, pdane  de  haut  sur  tous  les  sujets.  Alors,  ma  chère  Gabrielle, 
on  devient,  comme  je  le  suis  devenue,  l'humble  écolière  de  cet 
homme,  et  l'on  s'estime  heureuse  si  l'on  s'aperçoit  qu'il  vous  juge 
chaque  jour  plus  digne  de  lui  par  le  caractère  et  par  rintelligence. 
Voilà  le  but  que  je  m'étais  fixé  et  que  je  crois  enfin  avoir  atteint, 
car  Maxime,  en  même  temps  qu'il  me  chérit  comme  sa  femme, 
semble  voir  en  moi  une  compagne  et  une  amie. 

Que.  te  manque-t-il  donc  !  vas-tu  t' écrier.  Ah  !  voilà,  c'est  da 
commencement  de  l'hiver  dernier  que  date  le  singulier  malaise  au- 
quel j'ai  eu  beaucoup  de  peine  à  assigner  une  cause.  Après  m'être 
interrogée  avec  soin,  j'ai  découvert  que  j'étais  coquette,  non  point 
de  cœur,  non  point  de  tète,  mais  par  curiosité,  comme  Eve  a  pa 
l'être  lorsqu'elle  voulait  savoir  s'il  n'existait  pas  de  plus  grand  bon- 
heur que  celui  dont  elle  jouissait  avec  Adam  dans  le  paradis  ter- 
restre. Non,  je  vais  trop  loin;  je  ressemble  plutôt  à  ces  amateurs 
passionnés  des  belles  productions  de  l'art  qui,  après  av.oir  longtemps 
convoité  un  chef-d'œuvre,  le  possèdent  enfin.  Ils  en  jouissent  d'abord 
avec  délices  et  ne  se  lassent  point  de  l'admirer;  puis  le  doute  les 
gagne,  et  ils  se  prennent  à  penser  que  ce  n'est  peut-être  point  en- 
core l'idéal  qu'ils  poursuivaient.  Alors,  afin  de  mieux  constater  la 
valeur  de  leur  trésor,  ils  le  comparent  dans  des  investigations  nou- 
velles, avec  anxiété  et  même  avec  injustice,  à  tout  ce  qu'ils  rencon- 
trent d'extraordinaire  ou  de  beau.  Pour  moi,  ce  chef-d'œuvre  e^ 
mon  mari.  Je  lui  en  veux  presque  du  culte  que  je  lui  ai  voué,  et  je 
me  révolte  en  riant  contre  la  fascination  qu'il  exerce  sur  moi.  Au- 
trefois j'eusse  fait  cause  commune  avec  ces  Athéniens  qui  exilaient 
Aristide.  C'est  triste  à  dire,  mais  j'ai  comme  la  nostalgie  du  bon- 
heur. Je  serais  satisfaite  de  trouver  à  quelqu'un  des  hommes  qui 
m'entourent  une  qualité  que  mon  mari  n'ait  pas.  Vois-tu,  GabrieUe, 
s'il  m'est  permis  de  glisser  un  mot  sérieux  dans  ce  badinage,  il  se- 
rait à  désirer  qu'un  chagrin  quelconque  menaçât  parfois  de  nous 
enlever  à  la  félicité  dont  nous  avons  trop  pris  l'habitude,  afin  de 
nous  la  faire  estimer  à  son  juste  prix. 

Je  ne  serais  pas  étonnée  que  Maxime  se  fût  aperçu  de  ce  bizarre 
état  de  mon  esprit,  car  il  s'est  prêté  tout  cet  hiver  avec  une  bonne 
grâce  parfaite  à  l'épreuve  que  je  voulais  tenter  sur  lui.  Dès  que 
j'avais  paru  distinguer  quelqu'un  dans  le  monde  qui  m'.entourait,  il 


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LES   MÉPRISES   DU   COEUR.  9A9 

ne  manquait  jamais  Toccasion  que  pouvaient  lui  offrir  les  causeries 
de  salon  d'attaquer  au*  défaut  de  la  cuirasse  le  chevalier  de  mon 
choix.  Souvent  même  il  se  contentait  de  mettre  mes  grands  hommes 
aux  prises  les  uns  avec  les  autres,  et  il  suffisait  de  ce  combat  pour 
que  leur  prétendue  invulnérabilité  ne  fût  plus  que  néant  à  mes  yeux. 
J'étais  parfois  si  dépitée  que  je  m'attachais,  pour  la  faire  triompher, 
à  une  qualité  purement  extérieure;  mais  là  encore  Maxime  avait  le 
dessus.  A  moins  de  lui  faire  un  crime,  ce  qui  eût  été  absurde,  de 
n'avoir  plus  vingt  ans,  il  était  l'homme  le  plus  élégant  de  ton,  de 
mise,  de  manières,  et,  pour  descendre  à  des  enfantillages,  quand  il 
valsait  avec  moi  dans  l'intimité,  le  meilleur  danseur  que  je  con- 
nusse. On  dirait  qu'il  tient  à  honneur  de  sortir  victorieux  des  ten- 
tatives vraiment  folles  où  je  l'engage,  et  je  viens  de  m'apercevoir 
que  je  jouais  un  jeu  méchant  et  dangereux.  On  a  fait  grand  bruit 
dernièrement  du  mérite  de  sporstman  du  comte  de  V...  En  me  pro- 
menant à  cheval  aux  Chênes  avec  Maxime,  je  lui  parlais  avec  un 
peu  d'insistance  taquine  d'un  fossé  très  large  que  le  comte  avait 
franchi.  Justement  il  y  avait  devant  nous,  non  point  un  fossé,  mais 
un  mur  en  pierres  sèches  de  près  de  deux  mètres  de  haut,  un  vrai 
casse-cou.  Maxime,  sans  me  répondre,  fit  un  temps  de  galop,  ras- 
sembla son  cheval,  l'enleva  et  disparut  de  l'autre  côté  du  mur.  Je 
le  rejoignis  par  une  coupure,  mais  j'étais  pale,  tremblante  et  hon- 
teuse de  moi. 

Après  cette  longue  lettre  que  je  viens  de  t'écrire,  je  ne  sais  en- 
core que  conclure.  Il  y  a  dans  l'Arioste,  au  pays  fabuleux  où  il  place 
les  aventures  de  ses  héros,  un  grand  et  vilain  géant  qui  sort  chaque 
matin  de  son  château  pour  détrousser  ou  rançonner  les  voyageurs. 
De  preux  paladins  viennent  combattre  ce  brigand;  mais  le  géant  est 
aussi  un  enchanteur,  et  c'est  en  vain  qu'on  le  taille  en  pièces  à 
grands  coups  d'épée.  Toutes  les  parties  de  son  corps  se  rejoignent 
un  moment  après  qu'on  les  a  séparées  :  les  jambes  et  les  bras  se 
rattachent  au  tronc,  la  tête  se  replace  d'elle-même  sur  les  épaules. 
Le  seul  moyen  de  s'en  emparer  est  de  lui  arracher  un  cheveu  caché 
au  plus  épais  de  sa  rousse  chevelure.  Eh  bien  !  sur  la  tête  de  la  plus 
jolie  et  de  la  meilleure  des  femmes,  blonde  ou  brune,  il  est  un  che- 
veu que  l'on  appelle  plaisamment  le  cheveu  du  diable,  car  c'est  celui 
que  le  malin  tire  quand  il  veut  nous  entraîner  à  quelque  folle  aven- 
ture. Il  faudrait  m'arracher  ce  cheveu-là;  mais  j'ignore  malheureu- 
sement où  il  se  trouve.  Aide-moi  donc  à  le  chelrcher.  A  nous  deux, 
nous  réussirons  peut-être. 

P.-5.  Dis-moi  donc  si  ton  mari  est  entièrement  rétabli;  ta  der- 
nière lettre  m'a  laissé  quelques  inquiétudes  sur  sa  santé.  Rassure- 
moi  tout  à  fait. 


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950  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

DB    GABRIELLE    A    LAURENCE. 


Août  18C1. 


Laurence,  je  n'ai  que  le  courage  de  t'écrire  ces  quelques  lignes. 
Je  viens  de  perdre  mon  pauvre  Flavien.  Je  suis  toute  seule,  toute 
désespérée.  Je  sais  maintenant  combien  je  l'aimais.  Faut-il  donc 
que  la  mort  rompe  les  liens  qui  nous  étaient  chers  pour  que  mm 
comprenions  à  quel  point  ils  étaient  serrés?  Je  regrette  cet  homme 
excellent,  si  tendre  pour  moi,  si  heureux  de  mon  bonheur.  Je  te 
quitte  pour  retourner  près  de  lui,  pour  le  voir  encore.  11  me  semble 
qu'il  va  me  parler.  C'est  une  chose  affreuse  que  la  mort.  Elle  est  là 
présente  sous  les  yeux,  qu'on  ne  se  résigne  pas  à  y  croire.  Que  ne 
t'ai-je  avec  moi  pour  me  jeter  dans  tes  bras  et  y  pleurer  avec  moins 
d'amertume  I 

DE    LACREIfCB    A    6ABBIELLB. 

Août  1861. 

Quand  cette  lettre  t'arrivera,  rien  ne  te  retiendra  plus  chez  toi. 
Laisse  donc  ta  maison,  où  tu  rencontres  à  chaque  pas  les  plus  crueb 
souvenirs.  Viens  près  de  nous,  Gabrielle.  Nous  tâcherons,  par  nos 
soins,  d'adoucir  ta  douleur.  Tu  ne  peux  douter  de  notre  amitié, 
n'est-ce  pas,  et  particulièrement  de  toute  l'affection  de  ta  Laurence? 

DE    VICTOR    A    MAXIME. 

Janvier  1861 

Je  VOUS  écris  de  Bourbon,  mon  cher  ami.  Nous  attendons  notre 
relève  au  premier  jour,  et  nous  allons  rentrer  en  France.  J'irai  vous 
voir.  Je  veux,  ne  fût-Kîe  qu'en  marin  qui  passe  vite,  être  témoin  de 
votre  bonheur.  Si  ce  bonheur  pourtant  allait  me  décider  à  me  ma- 
rier! Il  opérerait  là  une  vraie  conversion,  je  vous  jure.  Il  serait 
temps  d'ailleurs.  Songez  que  j'ai  bientôt  trente-cinq  ans.  Mais  à  qui 
dis-je  cela?  à  vous,  qui  vous  êtes  marié  à  quarante-trois  et  qui  êtes 
heureux  1  II  est  vrai  que  vous  êtes,  que  vous  resterez  éternellement 
jeune,  tandis  que  moi  j'ai  beaucoup  de  cheveux  blancs  et  plus  de 
rides  encore  au  caractère  qu'au  visage.  Ces  trois  ans  se  sont  écoulés 
tels  que  je  les  prévoyais  :  un  exU  en  plein  océan  et  sur  des  côtes 
sauvages.  Je  ne  sais  plus  rien  de  la  vie  ni  du  monde.  J'ignore  s'il 
existe  encore  des  femmes.  Je  me  remettrai  entre  vos  mains,  et  vous 
essaierez  de  faire  quelque  chose  de  moi;  mais  je  doute  fort  que  vous 
y  réussissiez. 

En  tout  cas,  mon  cher  d'Hérelles,  à  bientôt.  Il  est  possible  que  je 
vous  paraisse  très  changé;  mais  ma  vieille  amitié  pour  vous  sera  du 
moins  toujours  la  même. 


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LES   MÉPRISES   DU   COEUR.  951 


II. 


Au  printemps  de  1862 ,  par  une  des  plus  belles  soirées  du  mois 
de  mai,  M.  d'Hérelles  et  Laurence,  Victor  et  M"**  Dorvon  étaient 
réunis  aux  Chênes.  Assis  sur  Tesplanade  du  château,  non  loin  d'é- 
pais massifs  de  fleurs,  ils  jouissaient  avec  délices  de  la  fraîcheur 
embaumée  qui  avait  succédé  à  l'accablante  chaleur  du  jour.  Devant 
eux  s'étendaient  les  profondes  charmilles  du  parc;  puis,  au-delà  de 
ces  charmilles,  par  une  échappée  que  ménageait  la  majestueuse 
allée  de  chênes  d'où  le  château  avait  reçu  son  nom,  apparaissait, 
tout  argentée  des  rayons  de  la  lune,  la  nappe  d'eau  d'un  vaste 
étang.  La  nuit  venait,  une  de  ces  nuits  calmes  et  sereines  qui  dis- 
posent l'âme  au  far  niente  du  bonheur  ou  la  jettent  dans  le  trouble 
mélancolique  des  regrets.  Victor  racontait  quelques  épisodes  de  ses 
voyages,  et  ses  auditeurs  l'écoutaient  avec  des  sentimens  divers. 
M"*  Dorvon,  légèrement  inclinée  en  avant,  lui  prêtait  une  attention 
émue  et  souriante.  De  temps  à  autre,  il  s'échangeait  entre  elle  et 
lui  de  longs  et  tendres  regards.  A  certains  endroits  de  son  récit, 
Victor  donnait  à  sa  voix  des  inflexions  plus  douces,  et  par  de  fines 
pensées,  par  des  allusions  délicates,  s'adressait  surtout  à  M"*  Dor- 
von. Celle-ci  le  remerciait  d'un  mot,  d'un  geste,  par  une  expres- 
sion plus  caressante  de  toute  sa  physionomie.  Maxime,  dans  une 
sorte  d'abandon  heureux ,  fumait  son  cigare  et  les  regardait  avec 
complaisance.  Laurence  était  pensive.  Ses  yeux  allaient  tour  à  tour 
de  Gabrielle  et  de  Victor  à  son  mari.  Elle  observait  ce  dernier  avec 
impatience,  et  paraissait  lui  en  vouloir  de  ce  bien-être  matériel  où 
il  était  plongé.  Cet  examen  minutieux,  persistant  d*un  homme  an- 
nonce à  son  égard  chez  la  femme  qui  l'a  aimé  des  préventions  nais- 
santes dont  elle  ne  démêle  point,  dont  elle  n'ose  s'avouer  le  motif, 
mais  à  coup  sûr  il  lui  est  défavorable;  puis,  à  l'aspect  de  Gabrielle 
et  de  Victor,  en  devinant  l'entente  qui  existait  entre  eux,  elle  sou- 
pirait. —  Ils  s'aiment  donc!  —  semblait-elle  se  dire.  Alors,  comme 
si,  remontant  vers  le  passé,  elle  se  fût  secrètement  interrogée,  elle 
retombait  dans  une  plus  amère  rêverie.  C'est  que  Laurence  avait  vu 
Victor  venir  aux  Chênes  avec  une  curiosité  inquiète.  Elle  s'était 
promis  de  juger  cet  homme  que  son  mari  lui  vantait  si  souvent; 
mais,  mise  en  défiance  par  ces  éloges  mêmes,  elle  était  d'abord 
plus  disposée  peut-être  à  la  critique  qu'à  l'admiration.  Ce  marin 
qui,  pendant  trois  années  de  mer,  avait  contracté  une  certaine  sau- 
vagerie de  visage  et  de  manières,  que  la  solitude  avait  rendu  à  la 
fois  ardent  et  timide,  dont  l'esprit  était  d'une  originalité  brusque, 
l'avait  déroutée.  Il  difiérait  essentiellement  de  tous  les  hommes 


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952  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elle  connaissait.  Certes,  si  elle  le  comparait  à  Maxime,  il  n'avait 
ni  son  élégante  régularité  de  traits  ni  sa  paifaite  distinction  :  sa 
tête,  aux  cheveux  coupés  ras,  toute  hâlée  par  le  vent  et  le  soleD, 
était  éclairée  par  des  yeux  pleins  de  flamme  ;  mais  son  corps,  quoi- 
que d'une  grande  liberté  de  mouvemens,  était  trapu,  presque  gros. 
Victor,  au  premier  abord,  s'éloignait  tellement  du  chevaJeresque 
idéal  de  Laurence  qu'elle  s'était  contentée  de  lui  accorder  son  ami- 
tié. Ce  sentiment  était  d'autant  plus  naturel  qae  les  premiers  soins 
du  marin  avaient  été  pour  Gabrielle.  Peu  à  peu  toutefois  l'opinion 
qu'elle  s'était  formée  à  l'égard  de  Victor  avait  changé  :  par  instans 
elle  avait  surpris  en  lui  cette  magie  du  regard  où  revivent  toutes 
les  émotions  de  l'âme  et  la  séduction  d'une  voix  sympathique  et 
vibrante.  Elle  s'était  aperçue  qu'il  avait  une  instruction  aussi  variée 
qu'étendue,  l'imagination  poétique,  un  caractère  énergique  et  fier. 
Pendant  cette  soirée,  en  voyant  éclater  en  lui  tant  de  jeunesse  et  de 
sève ,  elle  l'appréciait  enfin  à  sa  valeur  et  s'étonnait  de  s'être  jus- 
que-là ainsi  trompée.  Elle  souflrait  presque  de  n'être  rien  pour  cet 
homme  que  grandissait  encore  à  ses  yeux  son  amour -propre  froissé. 
En  ce  moment,  Maxime,  qui  tenait  à  faire  briller  son  ami,  le  priait 
de  raconter  une  belle  action  accomplie  par  lui,  et  qu'il  omettait i 
dessein.  Il  s'agissait  d'un  matelot  blessé  que,  lors  d'une  affaire  assez 
chaude  où  l'on  battait  en  retraite,  Victor  avait  relevé  sur  le  champ 
de  bataille  et  rapporté  jusqu'au  camp. 

—  Et,  dit  Victor  en  terminant,  il  était  temps  que  j'arrivasse,  car 
mon  homme  était  fort  lourd. 

—  Victor  n'en  eût  pourtant  rien  dit,  si  je  n'eusse  été  là  pour  l'y 
forcer,  fit  Maxime. 

—  C'est  bien  d'être  modeste,  dit  à  son  tour  M"'  Dorvon;  mais 
c'est  mal  de  priver  vos  amis  d'une  occasion  de  vous  mieux  aimer. 

—  Oh  !  dans  ce  cas,  madame,  reprit  Victor,  je  suis  bien  recon- 
naissant à  Maxime. 

—  Et  tu  as  bien  raison,  dit  Maxime  en  riant.  —  Il  se  leva,  et, 
s' adressant  à  Laurence  :  —  Je  rentre,  ajouta-t-il,  et  vous? 

—  Tout  à  l'heure,  répondit  Laurence. 

Pendant  que  Victor  terminait  son  récit,  elle  n'avait  pas  prononcé 
un  seul  mot.  Au  moment  où  son  mari  s'éloignait,  elle  s'écarta,  les 
larmes  aux  yeux,  avec  un  léger  tremblement.  Mille  pensées  con- 
fuses s'agitaient  en  elle.  Souffrait-elle  donc  ainsi  parce  que  le  seul 
homme  qu'elle  estimât  digne  d'elle  s'occupait  d'une  autre?  Cela 
était  triste  et  puéril.  Elle  s'approcha  d'un  rosier,  et,  avec  un  mou- 
vement de  brusquerie  fiévreuse,  cueillit  une  rose.  Aussitôt  elle 
poussa  un  cri  et  retira  sa  main  tout  ensanglantée.  Au  cri  de  Lau- 
rence, Gabrielle  et  Victor  coururent  à  elle.  Gabrielle  enveloppa  de 


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LES   MÉPRISES   DU   COEUR.  953 

son  mouchoir  la  main  de  son  amie;  mais  cette  fine  batiste  ne  suifisait 
pas.  —  Je  vais  chercher  du  linge,  fit-elle.  Monsieur  Narcy,  tenez- 
lui  bien  la  main  et  serrez-la. 

Au  contact  de  cette  main  blessée,  une  involontaire  émotion  saisit 
Victor.  Laurence  pleurait  de  colère  et  de  douleur.  —  Mais  com- 
ment se  fait-il,  lui  dit  Victor,  que  vous  ayez  si  brusquement  cueilli 
cette  rose? 

Laurence  tourna  vers  lui  un  visage  bouleversé,  Victor  comprit 
tout.  Le  sang  lui  afflua  au  cœur,  il  pâlit  et  prononça  quelques  mots 
inintelligibles.  Gabrielle  revenait  du  château  et  se  mit  à  panser  elle- 
même  la  main  de  Laurence. 

Victor  se  retira  chez  lui  dans  un  trouble  extrême.  Souvent,  du- 
rant sa  longue  absence,  lorsqu'il  recevait  des  lettres  de  son  ami,  il 
avait  songé  à  M"'  d'Hérelles,  et  elle  lui  était  apparue  douée  de 
toutes  les  grâces.  En  se  rappelant  cette  jeune  fille  d'une  si  éclatante 
beauté,  il  se  l'était  représentée  dans  ces  années  de  deuil  qu'elle 
avait  traversées.  Que  ne  s'était-il  trouvé  là  au  lieu  de  Maxime! 
Dans  l'isolement  que  lui  faisaient  ses  lointains  voyages,  il  avait 
creusé  cette  idée  et  n'avait  pu  s'empêcher  d'envier  le  sort  de  son 
ami.  Souvent  il  avait  rêvé  pour  lui-même  une  femme  semblable  à 
Laurence,  mais  en  désespérant  de  la  rencontrer  jamais.  Aussi  était- 
ce  avec  un  serrement  de  cœur  qu'il  avait  revu  M"*  d'Hérelles.  Ce 
n'est  point  qu'il  eût  un  seul  instant  songé  à  être  aimé  d'elle.  Il 
n'imaginait  pas  que  Laurence  pût  aimer  un  autre  homme  que 
Maxime.  11  y  a  chez  les  femmes  une  mobilité  superficielle  de  sen- 
timens  que  les  hommes  soupçonnent  rarement.  Us  ne  savent  point 
assez  que  l'amour  est  pour  elles,  dams  l'oisiveté  de  leur  existence, 
un  insaisissable  Protée  dont  chaque  forme  nouvelle  les  séduit  et  les 
passionne,  sauf,  une  heure  après,  à  les  laisser  insensibles  et  froides. 
En  outre,  Victor  n'eût  point  )utté  avec  Maxime,  dont  il  avait  de  tout 
temps  admis  la  supériorité.  C'est  alors  qu'il  avait  fait  attention  à 
Gabrielle.  Blonde,  un  peu  grasse,  enjouée,  naïvement  coquette,  elle 
n'avait  rien  de  Laurence.  Elle  ne  perdait  donc  pas  à  lui  être  com- 
parée. Elle  ne  s'était  point  cachée  du  penchant  qu'elle  avait  pour 
Victor,  et  peu  à  peu  celui-ci  s'était  pris  à  l'aimer.  Son  intimité  avec 
la  jeune  femme  s'était  accrue  chaque  jour,  et  il  s'y  abandonnait 
avec  toute  la  vivacité  d'un  cœur  longtemps  privé  d'affection.  Il  goû- 
tait à  cet  amour  les  fraîches  sensations  d'un  plaisir  qu'aucun  orage 
ne  menace.  Parfois  même  il  entrevoyait  dans  l'avenir  une  union 
que  lui  conseillaient  les  charmantes  qualités  autant  que  la  fortune 
de  M™'  Dorvon.  Et  voilà  que  tout  à  coup  Laurence  venait  à  lui  !  Ce 
rêve  auquel  il  n'avait  point  osé  s'arrêter  pouvait  se  changer  en 
réalité.  Devant  une  telle  perspective,  Victor  reculait  ébloui,  presque 


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95A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

eflrayé.  En  pensant  à  Laurence,  il  aurait  voulu  n'avoir  point  connu 
Gabrielle  ou  ne  l'avoir  point  aimée. 

Le  lendemain,  Laurence  était  radieuse.  Depuis  longtemps  adulée, 
accoutumée  aux  hommages,  les  recherchant  pour  eux-mêmes  et  ne 
désirant  rien  au-delà,  elle  ne  se  croyait  pas  coupable.  Elle  était 
tranquillement  rentrée  en  possession  d'un  cœur  qu'on  avait  eu  l'au- 
dace de  lui  disputer.  Victor,  embarrassé,  doutait  que  la  scène  de 
la  veille  se  fût  réellement  passée.  Ne  s'était-il  pas  mépris  d'ailleurs 
aux  paroles  de  Laurence?  M"'''  Dorvon  étût  sérieuse  ;  Maxime  était 
aimable  comme  toujours,  avec  une  nuance  d'observation  peut- 
être.  La  joie  expansive  de  Laurence,  la  contrainte  de  Victor  et  de 
Gabrielle  l'inquiétaient.  Cependant  il  fallait  quelque  temps  pour 
que  la  situation  respective  des  différens  hôtes  des  Chênes  se  des- 
sinât nettement.  L'existence  qu'ils  menaient  au  château  les  met- 
tait presque  constamment  en  présence  les  uns  des  autres,  et  les 
obligeait  à  beaucoup  de  réserve.  La  soirée  se  prolongeait  souvent 
assez  loin  dans  la  nuit  :  on  se  levait  tard,  et  l'après-midi  était 
employée  à  des  promenades  faites  en  commun.  Maxime,  qui  sur- 
veillait les  travaux  d'exploitation  de  ses  terres ,  s'absentait  parfois. 
Soit  qu'il  n'eût  pas  de  véritables  soupçons,  soit  qu'il  lui  répugnât 
de  se  poser  en  mari  ombrageux,  il  continua  le  même  genre  de  vie. 
11  y  avait  donc  de  longues  heures  où  Victor  était  seul  entre  les  deux 
femmes.  Ces  heures,  autrefois  si  courtes  pour  eux  trois,  leur  étaient 
maintenant  pénibles.  Ils  demeuraient  silencieux,  ou  leur  parole 
avait  de  ces  réticences  perfides,,  de  ces  traits  acérés  par  lesquels  se 
trahit  l'hostilité  sourde.  Gabrielle  cependant  était  la  moins  forte  à 
ce  combat.  Victor  et  Laurence  s'étaient  tacitement  alliés  pour  dé- 
courager en  elle  toute  prétention.  Elle  s'affligea  bientôt.  Ne  voyait- 
elle  point  s'évanouir  en  effet  les  doux  projets  qu'elle  avait  conçus? 
Libre  comme  elle  l'était  de  son  cœur  et  de  sa  main,  elle  avait  pensé 
à  les  donner  à  Victor.  Tout  l'avait  charmée  en  lui,  sa  physionomie 
mâle,  l'énergie  de  son  caractère,  jusqu'à  ce  besoin  d'aiTection  qu'il 
confessait  avec  simplicité  et  qu'elle  s'était  flattée  de  satisfaire.  Hé- 
las !  elle  n'avait  été  pour  lui  que  le  caprice  de  quelques  jours  et  en 
était  tristement  humiliée  ;  mais  elle  aussi  se  félicitait  de  ne  s'être 
point  déclarée  et  surtout  de  n'avoir  rien  dit  à  Laurence.  Elle  pou- 
vait du  moins,  sans  que  sa  dignité  fût  compromise,  laisser  le  champ 
libre  à  ces  amans.  Elle  le  fit,  mais  non  sans  souffrir.  Ses  regrets, 
son  chagrin,  trop  souvent  visibles  malgré  ses  efforts,  la  rendaient 
plus  touchante,  et  Victor,  honteux  de  sa  conduite  envers  elle,  s'a- 
dressait ces  inutiles  reproches  qui  tourmentent,  sans  le  ramener 
en  arrière,  un  cœur  épris  d'espérances  nouvelles. 

Néanmoins,  au  bout  de  quelques  jours,  Victor  était,  ainsi  que  Lau- 


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LES   MÉPRISES   DU   COEUR.  955 

rence,  dans  une  situation  d'esprit  pleine  d'incertitude  et  d'anxiété. 
Il  en  est  du  premier  aveu  que  se  font  les  amans  comme  d'un  éclair 
dans  une  nuit  sombre.  L'obscurité  qui  le  suit  est  plus  grande.  S'é- 
taient-ils donc  avoué  qu'ils  s'aimaient?  Il  eût  fallu  que,  pour  la  se- 
conde fois,  une  émotion  partagée  leur  en  donnât  la  certitude.  Or  on 
ne  provoque  pas  à  volonté  ces  heures  d'épanchement  où  le  cœur 
se  livre.  Certaines  périodes  de  gène  et  de  timidité  les  précèdent. 
Une  après-midi  cependant,  Victor  et  Laurence,  que  Gabrielle  venait 
de  quitter,  étaient  assis  sur  un  banc  de  mousse,  à  l'ombre  de  grands 
ai'bres.  Ces  chaudes  heures  du  jour  amènent  avec  elles  la  langueur 
et  le  mystère.  L'ardente  lumière  du  soleil,  tamisée  par  le  feuillage, 
ne  répandait  qu'une  clarté  voilée.  C'est  à  peine  si  l'on  entendait  le 
bourdonnement  de  quelque  insecte  ou  le  chant  distrait  d'un  oiseau. 
Laurence  brodait,  et  Victor,  placé  à  ses  côtés,  se  penchait  sur  son 
ouvrage. 

Que  se  passait-il  en  eux?  Ils  étaient  en  proie  à  de  tumultueuses 
pensées,  leurs  relations  de  loyale  amitié  s'étaient  si  rapidement 
transformées  en  un  sentiment  plus  vif,  mal  défini  encore,  dont  ils 
n'osaient  prévoir  les  suites,  à  l'existence  duquel  ils  étaient  pour- 
tant pressés  de  croire  !  Ne  devaient-ils  pas  en  effet  puiser  dans  leur 
amour,  —  si  c'était  de  l'amour  qu'ils  avaient  l'un  pour  l'autre,  — 
là  force  qui  leur  manquait  de  ne  point  s'inquiéter  de  l'avenir  et  de 
ne  songer  qu'au  présent?  Toutefois  ils  ne  se  parlaient  pas  et  n'ac- 
cusaient que  par  d'involontaires  mouvemens,  par  leur  silence  même, 
le  trouble  profond  de  leurs  âmes.  Depuis  quelques  instans,  le  re- 
gard de  Victor  s'attachait  à  Laurence.  Elle  le  sentait  peser  sur  elle; 
mais,  tremblant  de  le  rencontrer,  elle  s'inclinait  davantage  sur  sa 
broderie. 

—  Ah!  je  m'étais  trompé  l'autre  soir!  s'écria  tout  à  coup  Victor 
avec  sa  brusquerie  naïve.  Je  comprends  aujourd'hui  que  vous  ne 
sauriez  m* aimer. 

Laurence,  les  yeux  toujours  baissés,  ne  répondit  pas.  Victor  es- 
saya de  lui  prendre  la  main.  Elle  la  retira.  —  Vous  voyez  bien, 
s'écria-t-il. 

Certes,  quelques  minutes  auparavant,  Victor  n'était  pas  persuadé 
qu'il  aimât  Laurence;  mais  on  ne  joue  pas  impunément  la  comédie 
de  l'amour.  La  défiance  où  il  était  de  lui-même,  le  refus  de  Lau- 
rence, son  geste  subit,  lui  causèrent  une  des  plus  pénibles  impres- 
sions qu'il  eût  jamais  ressenties.  Il  se  tut,  et  tout  son  visage  s'altéra.^ 
Laurence  releva  la  tête  et  ne  supporta  point  l'idée  de  le  laisser  ainsi 
s'abattre.  Les  femmes  ont  une  extrême  générosité  de  cœur  pour  ceux 
qu'elles  sont  près  d'aimer.  Elle  lui  tendit  la  main  :  —  Prenez-la 
donc,  puisque  vous  la  voulez,  dit-elle.  Puis,  trop  faible  pour  affron- 


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956  REyU£   DES   DEUX   MONDES. 

ter  le  regard  du  marin,  épouvantée  de  Fémotion  qui  la  gagnait  elle- 
même,  elle  retira  la  main  que  Victor  couvrait  déjà  de  baisers  et 
s'enfuit  en  courant  au  château. 

Laurence  ne  revit  pas  Maxime  sans  une  imperceptible  rougeur,  et 
Victor  ne  serra  qu'en  hésitant  la  main  de  son  ami.  Jusque-là  en  effet 
Laui*ence  et  Victor  n'avaient  été  coupables  qu'en  imagination;  mais 
depuis  quelques  heures  ils  Tétaient  réellement  et  s'effrayaient  à  leur 
insu  des  résultats  que  leur  faute  pourrait  avoir.  Les  nobles  cœurs 
ne  s'habituent  point  d'un  seul  coup  à  tromper,  et  le  cri  de  la  con- 
science ne  s'étouffe  que  par  degrés.  Ces  agitations  de  l'âme  s'apai- 
sent à  la  longue  ou  plutôt  s'usent  d'elles-mêmes  en  se  répétant; 
mais  au  début  elles  se  révèlent  à  ceux  qui  les  partagent  par  une  ar- 
deur fébrile,  par  un  désordre  dont  ils  ne  sont  pas  les  maîtres.  En  les 
surprenant  chez  Victor,  Laurence  eut  une  pensée  cruelle.  11  la  mé- 
piiserait  peut-être,  puisqu'il  se  repentait.  Cette  pensée  l'obséda 
toute  la  nuit  et  lui  inspira  les  résolutions  les  plus  contraires.  Elle 
voulait  prier  Victor  de  tout  oublier  ou  se  l'attacher  plus  étroite- 
ment encore.  Quoiqu'elle  ne  se  dissimulât  pas  la  gravité  de  sa  con- 
duite, il  se  mêlait  à  ses  angoisses  une  sensation  délicieuse.  Elle  goû- 
tait pour  la  première  fois  au  fruit  défendu  avec  autant  de  plais'u* 
que  de  terreur.  Jamais  elle  n'avait  éprouvé  rien  de  pareil  pour 
Maxime. 

Le  lendemain,  quand  elle  fut  lasse  de  projets  et  de  rêves,  elle 
pensa  qu'elle  allait  se  retrouver  en  présence  de  Victor,  et  elle  eut 
peur.  Aussi  apprit-elle  avec  joie  qu'il  était  parti  avec  Maxime,  et 
qu'ils  ne  rentreraient  que  le  soir.  C'était  un  répit  dont  elle  se  pro- 
mit de  profiter  pour  se  tracer  un  plan  de  conduite  ;  mais  lequel?  La 
journée  se  passa  sans  qu'elle  se  décidât  à  rien.  Si  ses  rapports  avec 
Gabrielle  eussent  été  tels  qu'autrefois,  elle  lui  eût  demandé  conseil; 
mais  elle  n'avait  plus  le  droit  d'en  agir  ainsi.  M"*  Dorvon  cependant 
se  montrait  depuis  quelque  temps  déjà,  et  surtout  ce  jour-là,  si  af- 
fectueuse et  si  gaie,  qu'elle  semblait  n'avoir  jamais  aimé  Victor. 
Certes,  si  Laurence  avait  été  abandonnée  par  lui,  elle  ne  se  serait 
pas  consolée.  Elle  observa  donc  son  amie ,  et  se  figura  que  si  elle 
avait  eu  quelque  attachement  passager  pour  M.  Narcy,  elle  était 
tout  à  fait  guérie.  Elle  eût  donné  beaucoup  pour  que  cela  fut,  car  à 
mesure  que  l'heure  avançait,  elle  avait  un  besoin  plus  impérieux  de 
se  confier  à  quelqu'un  qui  la  guidât  dans  ses  perplexités,  qu'elle  ne 
savait  point  résoudre.  Une  fausse  honte  qu'elle  ne  pouvait  vaincre 
l'arrêtait  encore,  lorsque  Gabrielle  lui  dit  :  —  Tu  es  bien  soucieuse, 
ma  chère  Laurence.  Qu'as-tu? 

Laurence  ne  put  retenir  ses  larmes. 

—  Tu  as  un  secret  que  tu  ne  me  dis  pas.  Tu  te  grossis  les  torts 


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LES   MÉPRISES   DU    COEUR.  957 

que  tu  as  eus  envers  moi,  et  que  je  t'ai  pardonnes.  Va,  je  suis  tou- 
jours ton  amie. 

Elle  lui  prit  le  bras,  l'emmena  sous  la  grande  allée  de  chênes,  et 
lui  dit  :  —  Eh  bien? 

—  Gabrielle,  fit  Laurence  en  somiant  à  travers  ses  larmes,  j'aime 
M.  Narcy,  et  je  vais. te  dire  comment  cela  est  arrivé. 

Et  Laurence  fit  à  Gabrielle  un  récit  complet.  M'"*  Dorvon  réprima 
un  mouvement  nerveux  que  son  amie,  appuyée  à  son  bras,  aurait 
pu  sentir,  et  devint  très  sérieuse. 

—  Tu  ne  me  réponds  rien  ?  dit  Laurence. 

—  Mon  enfant,  c'est  que  j'aurais  de  trop  graves  paroles  à  t' adres- 
ser. Les  circonstances  seules  de  ton  mariage  te  feraient  un  infran- 
chissable devoir  d'honnête  femme  de  ne  pas  faillir,  et  tu  es  allée 
déjà  bien  au-delà  d'un  simple  manège  de  coquetterie;  mais  tout  ce 
que  je  pourrais  te  dire  est  maintenant  inutile.  Tu  glisses  sur  une 
pente  qu'on  ne  remonte  point.  Tu  périras... 

Ces  deux  derniers  mots  furent  savamment  dits,  avec  une  intona- 
tion nette  et  froide  qui  fit  frissonner  Laurence.  Ils  terminèrent  l'en- 
tretien. Le  soir,  quand  on  fut  réuni,  Laurence  ne  parla  point.  Heu- 
reusement pour  elle,  Victor  et  Maxime  s'entretinrent  de  la  course 
qu'ils  avaient  faite.  Victor  d'ailleurs,  comme  s'il  eût  compris  ce  qui 
se  passait  chez  la  jeune  femme,  ne  chercha  pas  une  seule  fois  son 
regard,  et  évita  tout  ce  qui  lui  eût  rappelé  leur  intimité.  Laurence 
se  retira  de  bonne  heure  dans  sa  chambre,  tout  entière  à  l'impres- 
sion sinistre  que  les  paroles  de  Gabrielle  lui  avaient  laissée.  Elle 
était  déterminée  à  rompre  avec  Victor;  mais  par  quel  moyen?  Il  y 
en  avait  un  héroïque  :  c'était  d'avouer  à  son  mari  l'imprudence 
qu'elle  avait  commise.  N'avait-il  pas  toujours  été  pour  elle  l'ami  le 
plus  indulgent  et  le  meilleur?  Jadis  elle  l'eût  fait  ;  c'est  qu'alors 
elle  était  sûre  de  son  propre  cœur.  Puis  Maxime  n'était  plus  à  ses 
yeux  le  même  qu'autrefois.  Elle  le  voyait  inquiet  et  soupçonneux. 
Au  fond,  avec  l'injustice  de  la  femme  qui  cesse  d'aimer,  elle  le 
trouvait  vieilli  et  peu  en  état  d'écouter  une  pareille  confession  au- 
trement qu'en  maître  outragé  et  sévère.  Enfin  il  lui  eût  fallu  renon- 
cer à  cet  amour  qui  lui  causait  de  vrais  tourmens,  mais  de  si  douces 
jouissances,  et  qui  la  captivait  par  le  danger  même.  Sous  l'empire 
d'un  insensible  courant  d'idées,  elle  s'attendrit  au  souvenir  de  Vic- 
tor; elle  lé  revit  pendant  le  dîner,  timide,  respectueux,  ayant  l'in- 
tuition du  chagrin  dont  elle  souffrait.. Avec  un  pareil  homme,  elle 
n'avait  rien  à  craindre.  Elle  se  maintiendrait  avec  lui  sur  ces  limites 
indécises  de  la  passion  où  les  voluptés  ne  sont  point  coupables,  et, 
sans  tomber  dans  le  précipice  gue  Gabrielle,  —  insidieusement  peut- 
être,  —  lui  montrait  ouvert  sous  ses  pas,  elle  cueillerait  les  fleurs 
yivaces  qui  en  paraient  les  bords.  Elle  résolut  de  lutter  seule. 

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95S  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Chez  Gabrielle  cependant,  des  blessures  mal  fermées  (car  elle  s'é- 
tait imaginé  ne  plus  aimer  Victor)  s'étaient  rouvertes.  Elle  avait  à  la 
fois  du  dépit,  de  la  colère  et  du  chagrin.  Son  plan  pour  séparer 
Laurence  de  Victor  fut  bientôt  arrêté,  et  elle  ne  douta  pas  du  succès, 
si  elle  avait  quelques  jours  devant  elle.  L'effroi  qu*elle  avait  inspiré 
à  Laurence  lui  donnait  le  temps  de  tout  disposer  et  surtout  de  pré- 
parer Maxime  au  rôle  important  qu'elle  lui  réservait  et  qu'il  devait 
jouer  sans  le  savoir.  L'âge  avait  glissé  sur  Maxime.  C'était  encore 
un  homme  d'une  élégante  tournure  et  d'une  physionomie  remar- 
quable par  sa  jeunesse  et  par  son  feu.  11  y  avait  alors  sur  ses  beaux 
traits  une  ombre  de  mélancolie  qui  leur  prétait  un  charme  de  plus. 
Sa  conversation,  devenue  un  peu  ironique,  était  brillante  et  spiri- 
tuelle, et  si  son  expérience  du  monde  s'affirmait  parfois  d'une  faroD 
amère,  la  noblesse  de  sa  nature  se  révélait  par  des  éclairs  de  pas- 
sion et  de  tendresse.  Pour  M"'  Dorvon,  qui  voulait  être  impartiale, 
il  était  presque  supérieur  à  Victor.  Comment  se  faisait-il  que  Lau- 
rence fût  tentée  de  le  tromper?  C'était  là  un  de  ces  problèmes  du 
cœur  féminin  auquel  une  des  lettres  de  Laurence  avait  d'aiUeurs 
déjà  répondu.  On  se  lasse  du  bonheur  comme  de  ces  belles  journées 
de  l'été  qui  se  suivent  splendides  et  pures,  et  dont  on  souhaiterait 
qu'un  nuage  soudain  troublât,  ne  fût-ce  qu'une  heure,  l'immuable 
sérénité. 

Sûre  de  la  conduite  qu'elle  avait  à  tenir,  Gabrielle  avait  recouvré 
son  entrain  et  sa  gaité.  Elle  donnait  la  réplique  à  Maxime  ou  l'ar- 
rêtait court  par  ces  objections  naïvement  préméditées  des  femmes 
qui,  décidant  de  tout  avec  leur  cœur,  renversent  le  raisonnement  le 
plus  serré.  Après  l'avoir  tenu  en  échec,  elle  se  laissait  battre  avec 
candeur,  usait  à  son  égard  de  délicates  flatteries  ou  le  malmenait 
avec  une  feinte  rudesse.  —  On  voit  bien,  lui  disait-elle  que  les 
femmes  ont  toujours  été  vos  très  humbles  servantes.  Vous  êtes  tout 
désarçonné  quand  on  vous  résiste.  —  Si  Maxime,  étonné  de  sa  con- 
duite, la  regardait  avec  intention  pour  la  provoquer  à  des  aveux 
plus  complets,  elle  soutenait  quelque  peu  son  regard,  puis  s'en  al- 
lait tantôt  rieuse,  tantôt  confuse.  Maxime  n'était  point  cependant 
tout  à  fait  la  dupe  de  Gabrielle.  Il  sentait  que,  dans  cette  amabilité 
pour  lui,  il  y  avait  bien  du  dépit  contre  Victor.  Elle  s'était  donc 
aperçue  comme  lui  des  assiduités  de  Victor  auprès  de  M"«  d'Hérelles. 
Peut-être  aussi  prenait-elle  ce  moyen  détourné  de  lui  venir  en  aide 
en  excitant  la  jalousie  de  Laurence.  Hélas!  Maxime  ne  croyait  plus 
même  à  cette  jalousie.  Il  voyait  avec  douleur  que  cette  fois  sa 
femme  s'éloignait  réellement  de  lui.  Quant  à  la  disputer  à  ce  rival, 
il  n'y  songeait  pas.  Les  hommes  qui  ont  eu  de  vrais  succès  auprès 
des  femmes  sont  sincères  vis-à-vis  d'eux-mêmes.  Ils  savent  trop 
qu'avec  elles  les  plus  séduisantes  qualités  ne  prévalent  point  contre 

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LES   MEPRISES   DU   COEUR.  959 

un  engouement  subit.  Elles  ne  voient  alors  que  Thomme  qui  leur 
plaît,  et  c'est  à  peine  si  quelque  circonstance  décisive,  en  les  per- 
suadant de  sa  nullité  ou  de  son  manque  de  cœur,  sufllt  à  les  en  dé- 
tacher. Or  Maxime  ne  pouvait  se  flatter  qu'aucune  épreuve  de  ce 
genre  réussît  contre  Victor.  11  lui  restait  à  le  congédier,  mais  c'était 
confesser  sa  propre  infériorité.  C'était  remplacer  chez  Laurence,  par 
un  rappel  à  la  stricte  observation  de  ses  devoirs,  l'affection  libre  et 
l'admiration  qu'elle  avait  eues  jusque-là  pour  lui.  11  attendait  donc 
avec  anxiété  le  moment  où  il  ne  croirait  plus  possible  d'agir  autre- 
ment et  voulait  espérer  que  ce  moment  ne  \dendrait  pas;  mais  cette 
situation,  fort  dangereuse  pour  un  mari  et  singulière  pour  Maxime, 
qui  ne  l'avait  jamais  subie,  lui  était  très  dure.  M^^'Dorvon  se  con- 
duisit à  l'égard  de  Maxime  avec  ime  habileté  toute  féminine.  Elle 
reconnut  que  cet  homme,  qui  avait  longtemps  goûté  les  joies  pro- 
fondes, mais  un  peu  sévères  de  la  passion,  serait  surtout  séduit  par 
un  commerce  de  galanterie  aux  allures  tendres  et  faciles  qui  ne  sol- 
liciterait que  son  esprit  et  sa  vanité.  Elle  suivit  admirablement' 
d'abord  ce  plan  qui  dénotait  sa  parfaite  liberté  de  cœur.  Elle  mit  à 
point  précis  dans  sa  toilette,  dans  ses  mouvemens,  dans  les  chan- 
geantes expressions  de  sa  physionomie,  la  hardiesse  et  la  grâce  qui 
devaient  la  rendre  irrésistible.  Il  est  rare  néanmoins  que  de  ces 
luttes  de  sentiment,  si  courtoises  qu'elles  soient,  on  sorte  sans  bles- 
sures. Le  triomphe  de  Gabrielle  était  complet,  mais  elle  n'y  fut  pas 
aussi  insensible  qu'elle  se  l'était  promis,  et  en  eut  à  Maxime  quel- 
que reconnaissance.  L'intimité  à  laquelle  ils  s'étaient  conviés  prit 
le  caractère  particulier  de  cette  sympathie  qui,  par  les  rêves  qu'elle 
évoque,  par  les  désh's  qu'elle  fait  naître,  touche  de  si  près  à  l'a- 
mour. Si  on  leur  eût  dit  qu'ils  s'aimaient,  ils  eussent  refusé  de  le 
croire,  et  parfois  cependant  ils  confondaient  leurs  pensées,  ils 
échangeaient  d'ardens  regards,  comme  sUlsle  croyaient.  Ils  ne  se 
doutaient  pas  que  le  moment  approchait  où  chacun  d'eux,  pour  son 
propre  compte,  serait  pris  au  piège  de  cette  coquetterie  dont  il  au- 
rait tenté  de  recueillir  les  avantages  sans  en  courir  les  périls. 

Un  matin  ils  étaient  partis  à  cheval  pour  une  assez  longue  excur- 
sion aux  environs  du  château.  Les  incidens  de  cette  promenade  où 
plusieurs  fois,  dans  des  passages  difficiles  qui  les  forçaient  à  mettre 
pied  à  terre,  Maxime  soutint  M"*  Dorvon ,  le  repas  improvisé  qu'ils 
firent  dans  une  ferme,  cette  solitude  à  deux  loin  de  tout  regard,  les 
avaient  plus  étroitement  unis  qu'ils  ne  l'avaient  encore  été.  Quand 
ils  se  retrouvèrent  à  l'entrée  des  grandes  avenues  du  parc,  ils  eu- 
rent le  regret  de  cette  journée  si  rapidement  écoulée.  D'un  commun 
accord,  ils  ralentirent  l'allure  de  leurs  chevaux.  M"*  Dorvon  avait 
dénoué  les  brides  de  son  chapeau  de  paille,  et  ses  beaux  cheveux 


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960  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blonds,  un  peu  dérangés  «  encadraient  son  visage,  que  la  rapidité 
du  trajet  avait  aninoié  et  qu*alanguissaient  pourtant  de  secrètes 
émotions.  Maxime  l'admirait,  et  elle  en  était  heureuse;  mais  bientôt 
elle  se  cacha  derrière  un  gros  bouquet  de  fleurs  des  champs  qu'elle 
tenait  à  la  main.  Maxime  alors  se  pencha  vers  elle.  —  Ah  !  que  c'est 
mal  !  lui  dit-il;  ôtez  ces  fleurs  qui  vous  cachent,  ou  plutôt  donnez- 
les-moi  :  je  les  garderai  comme  un  souvenir  de  ces  belles  heures 
qui  ont  fui  trop  vite. 

—  Soit,  répondit-elle  en  lui  tendant  le  bouquet,  pourvu  que  vous 
ne  me  regardiez  plus  comme  tout  à  l'heure. 

Cependant  les  chevaux  avaient  continué  de  marcher  sans  bruit 
sur  l'épais  sable  jaune  de  l'avenue.  Maxime  et  Gabrielle  s'avan- 
çaient donc  silencieusement,  lorsque  tout  à  coup  Victor  et  M"*  d'Hé- 
relles  débouchèrent  d'une  allée  transversale.  Eux  aussi  marchaient 
doucement  l'un  près  de  l'autre  en  causant  à  voix  basse.  En  se  ren- 
contrant de  la  sorte  à  l'improviste,  tous  les  quatre  s'arrêtèrent. 
Maxime  rendit  son  bouquet  à  Gabrielle  ;  Victor  s'éloigna  de  Lau- 
rence. Ils  essayèrent  de  composer  leurs  visages,  mais  trop  tard 
pour  qu'ils  ne  se  fussent  devinés.  Ce  fut  une  révélation  d'autant  plus 
complète  qu'ils  l'avaient  moins  prévue.  Ils  avaient  en  eflet  espéré 
devenir  coupables  à  l'insu  les  uns  des  autres,  et  s'étaient  flattés  que 
ceux  qu'ils  oubliaient  ou  trahissaient  seraient  plus  lents  ou  moins 
hardis  à  les  imiter.  L'arrivée  de  quelques  serviteurs  qui  venaient 
chercher  les  chevaux  de  M.  d'Hérelles  et  de  M"*  Dorvon  les  enleva 
heureusement  à  leur  embarras.  Victor  s'approcha  de  M"**  Dorvon 
et  l'aida  à  descendre.  Maxime  et  Laurence  ne  se  parlèrent  pas.  Ils 
rentrèrent  ensemble  au  salon,  où  ils  restèrent  seuls  quelque  temps. 
Laurence  chantait  à  demi-voix  et  arrangeait  les  fleurs  d'une  jardi- 
nière ;  Maxime  se  promenait  en  fouettant  son  pantalon  du  bout  de 
sa  cravache.  Ils  se  regardaient  parfois  à  la  dérobée,  mais  détour- 
naient aussitôt  les  yeux.  Ils  étaient  mécontens  et  hpnteux  d'eux- 
mêmes.  Leur  aflection  avait  été  si  vraie,  ils  avaient  toujours  eu  l'un 
dans  l'autre  une  si  grande  confiance  qu'ils  étaient  pris  au  dépourvu 
par  ce  désaccord  soudain.  En  ce  moment,  un  mot  de  Maxime  eût 
jeté  Laurence  dans  ses  bras  ;  mais  ce  mot,  il  ne  le  dit  pas.  Faire  un 
pas  vers  Laurence,  c'était  sacrifier  M"*  Dorvon,  et  il  ne  pouvait  s'y 
résoudre.  M"*  d'Hérelles  ne  s'abusa  pas  sur  l'attitude  de  son  mari. 
En  démêlant  les  secrètes  pensées  de  Maxime ,  elle  fut  froissée  dans 
son  orgueil  autant  que  dans  son  amour;  mais  d'avance  aussi  elle  se 
vit  justifiée  de  toute  faute  qu'elle  pourrait  commettre  par  Tinfidélité 
qu'il  méditait,  dont  il  était  peut-être  déjà  coupable.  Irritée  et  ja- 
louse, ayant  pour  la  première  fois  à  douter  de  son  mari ,  l'estimant 
moins  et  malgré  cela  tenant  à  lui  davantage ,  elle  tourna  avec  une 


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LES   MÉPRISES  DU   COEUR.  Ô61 

sorte  de  fièvre  toutes  ses  pensées  vers  Victor.  Dès  lors  cependant 
elle  allait  voir  en  lui  moins  l'amant  qu'elle  avait  rêvé  que  l'homme 
qui  devait  l'aider  à  se  venger  de  Maxime. 

Entre  Victor  et  M"*  Dorvon,  il  ne  pouvait  y  avoir  de  pareils  com- 
bats. Une  tendresse  pleine  et  puissante,  cimentée  par  de  longues 
années  de  bonheur,  n'avait  point  poussé  dans  leurs  cœurs  d'assez 
profondes  racines.  Néanmoins  ils  étaient  en  proie  à  un  malaise  ex- 
trême. Ils  avaient  cherché  à  s'oublier,  ils  avaient  cru  un  instant  y 
avoir  réussi  et  constataient  maintenant  qu'ils  avaient  trop  pré- 
sumé de  leurs  forces.  Ils  s'étonnaient  des  singuliers  mouvemens  de 
plaisir  et  de  soufirance  qu'ils  avaient  en  présence  l'un  de  l'autre.  A 
quoi  bon  ces  souvenirs  d'un  passé  dont  ils  s'étaient  volontairement 
séparés  par  des  affections  nouvelles?  Est-ce  que  l'amour  de  Lau- 
rence, de  cette  femme  si  remarquable  par  son  esprit,  son  élégance 
et  sa  beauté,  n'était  pas  de  nature  à  remplir  tout  entier  le  cœur  de 
l'homme  qu'elle  avait  distingué?  Et  l'entraînement  de  Maxime,  de 
cet  homme  si  renommé  pour  ses  succès  et  si  habile  appréciateur  du 
mérite  d'une  femme,  ne  suffisait-il  pas  à  cicatriser  chez  M"**  Dorvon 
de  légères  blessures  d'amour-propre?  Assurément  cela  devait  être. 
Victor  et  Gabrielle  étaient  donc  heureux.  Ils  s  estimaient  tels,  et  pour- 
tant gémissaient  de  leur  bonheur.  Ils  étaient  semblables  à  ces  exilés 
qui,  même  au  sein  des  plaisirs  et  dans  un  pays  enchanté,  regrettent 
la  patrie  qu'ils  ont  perdue  et  qu'ils  doivent  renoncer  à  revoir. 

Quoi  qu'il  en  fût  de  ces  instinctifs  remords,  de  ces  révoltes  de  la 
conscience  contre  des  joies  coupables,  Maxime  et  Victor,  Gabrielle  et 
Laurence  persistaient  dans  la  voie  tortueuse  où  ils  s'étaient  enga- 
gés. Cet  abîme  paré  de  fleurs  les  attirait.  On  eût  dit  qu'ils  ne  vou- 
laient point  perdre  le  bénéfice  de  ce  qu'ils  avaient  déjà  fait  de  mal. 
Ils  étaient  repentans  de  leur  faute,  mais  séduits  par  elle.  On  ne  se 
repent  vraiment  en  effet  que  de  la  faute  accomplie,  quand  les  plai- 
sirs en  sont  épuisés  et  qu'elle  ne  laisse  après  elle  que  le  vide  et  les 
déceptions.  Ils  s'observaient  du  reste  avec  un  soin  excessif.  Tout  les 
y  invitait  :  le  respect  des  convenances  que  les  gens  de  mœurs  polies 
n'abdiquent  jamais,  une  certaine  pudeur  dans  la  préparation  même 
d'une  œuvre  de  perfidie,  et  surtout  peut-être,  s'ils  s'avançaient  im- 
prudemment, la  crainte  d'être  frappés  en  retour  dans  leurs  attache- 
mens  les  plus  profonds,  les  plus  sincères.  Situation  étrange!  Ils 
n'étaient  plus  sous  le  charme  de  ces  caprices  d'imagination,  de  ces 
fantaisies  de  sympathie  qu'ils  avaient  d'abord  caressés;  ils  n'avaient 
plus  de  curiosités  tendres  ou  coquettes,  ne  faisaient  plus  sur  eux- 
mêmes  de  mélancoliques  retours.  Loin  d'eux  était  le  temps  où,  sur 
le  seuil  de  l'infidélité,  incertains  encore  de  ce  qu'ils  feraient,  ils 
avaient  tous  les  plaisirs,  toutes  les  frayeurs  de  l'inconnu.  Depuis  le 

TOME  u  —  1864.  61 


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962  R£yUE  DES  DEUX  MONDES. 

jour  où  ils  s'étaient  trahis  les  uns  aux  yeux  des  autres,  ils  se  livraient 
une  véritable  lutte.  Chacun  d'eux  songeait  moins  à  admer  qu'à  se 
venger  de  celui  qu'il  avait  délaissé,  qui  le  délaissait  à  son  tour.  On 
eût  dit  également  que,  sur  ce  dangereux  terrain,  ils  s'efforçaient 
avec  une  cauteleuse  prudence  de  se  gagner  de  vitesse,  afin  d'avoir 
le  temps  de  revenir  sur  leurs  pas  et  de  rendre  impossible  à  ceux 
qu'ils  redoutaient  la  conduite  qu'eux-mêmes  auraient  tenue.  Aussi, 
s'épiant  d'autant  plus  qu'ils  cherchaient  davantage  à  se  tromper,  ils 
ne  sortaient  que  rarement,  ne  se  quittaient  qu'à  peine,  et  se  fussent 
créé  une  existence  intolérable  de  surveillance  et  de  gêne»  s'ils  n'eus- 
sent eu  leur  parti  pris  de  dissimulation  et  de  patience.  Ils  atten- 
daient une  occasion  qui  leur  donnât  quelques  heures  de  liberté  pen- 
dant lesquelles,  s'ils  n'obtenaient  pas  pour  leurs  égoïstes  visées  un 
dénoûment  dont  ils  avaient  peur  presque  autant  qu'ils  le  désiraient. 
Us  pourraient  du  moins  sortir  de  l'état  d'incertitude  et  de  souffrance 
où  ils  se  débattaient.  C'était  là  pour  eux  une  impérieuse  nécessité, 
car,  en  doutant  des  sentimens  qu'ils  ressentaient,  ils  en  étaient  ve- 
nus à  douter  de  ceux  qu'ils  inspiraient.  Cette  occasion  qu'ils  recher- 
chaient avidement,  la  fête  d'un  village  voisin  la  leur  fournit. 

La  fête  de  ce  petit  village  de  Saint-Zéphyrin  était  en  réputation. 
11  y  avait  le  soir  un  bal  champêtre  auquel  on  venait  assister  de  plu- 
sieurs lieues  à  la  ronde.  Les  années  précédentes,  M.  et  M'"*  d'Hé- 
relles  s'y  étaient  déjà  rencontrés  avec  quelques  châtelains  des  envi- 
rons. Les  habitans  des  Chênes  convinrent  d'y  aller.  Plusieurs  jours 
à  l'avance,  on  affecta  de  parler  de  ce  bal.  C'était  là  un  terrain  de 
conversation  neutre  que  l'on  s'empressait  d'adopter.  On  s'égayait  de 
confiance  à  la  pensée  du  spectacle  et  des  réjouissances  qu'offrirait 
Saint-Zéphyrin;  mais  tous  au  fond,  Victor  et  Maxime  surtout,  en  se 
proposant  d'y  aller,  avaient  un  dessein  arrêté. 

Le  jour  de  la  fête  arriva.  Dans  l'après-midi,  Maxime  saisit  un 
moment  où  il  était  seul  avec  Gabrielle.  —  11  faut  absolument  que 
nous  nous  voyions  ce  soir,  lui  dit-il. 

M^c  Dorvon,  distraite,  répondit  presque  machinalement  :  — 
Comment  ferons-nous? 

—  Nous  choisirons  pour  nous  dérober  le  moment  le  plus  animé 
du  bal.  Personne  alors  ne  remarquera  notre  départ,  et  nous  revien- 
drons à  pied  aux  Chênes. 

—  Est-ce  sage?  est-ce  bien  ?  murmura  lentement  Gabrielle. 

Elle  semblait,  en  parlant  ainsi,  moins  émettre  une  objection  qu'o- 
béir à  d'intimes  préoccupations. 

Ce  ton  singulier  avertit  Maxime,  qui  reprit  avec  amertume  : 

Hélas!  Gabrielle,  je  vous  devine.  Tenez-vous  donc  tant  à  l'amour 
de  Victor,  et  puisque  vous  hésitez  maintenant,  votre  conduite  envers 
moi  n'a-t-elle  été  qu'un  jeu  cruel? 


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LES   MEPRISES   DU   COEUR.  963 

Gabrielle  ne  répondit  pas  à  cette  question,  mais  elle  fixa  un  clair 
regard  sur  M.  d'Hérelles.  —  Et  à  vous,  lui  dit-elle,  votre  femme 
vous  est-elle  donc  indiflférente? 

Ces  quelques  mots  causèrent  à  Maxime  une  sensation  aiguë  et 
froide.  Ainsi  M"*  Dorvon  prévoyait  comme  lui  que,  pendant  leur  ab- 
sence, Laurence  et  Victor  seraient  libres.  Maxime  ne  pouvait  lui  ap- 
prendre qu'en  priant  quelques  amis  d'accompagner  Laurence  le  soir 
de  la  fête,  il  avait  pris  autant  qu'il  dépendait  de  lui  ses  mesures 
contre  im  tel  danger  :  c'eût  été  lui  dire  que,  sans  cette  précaution, 
il  ne  se  fût  point  risqué  là  où  il  voulait  l'entraîner;  seulement  ce 
qui  ressortait  du  maintien  et  du  langage  de  M"*  Dorvon,  c'est  que, 
de  son  côté,  elle  ne  voulait  point  laisser  seuls  M"*  d'Hérelles  et  Vic- 
tor. Maxime  n'était  donc  pas  aimé  d'elle,  comme  il  l'avait  cru.  Une 
double  jalousie  le  mordit  au  cœur  :  il  se  vit  à  la  fois  trahi  par  sa 
femme  et  par  Gabrielle;  mais  en  ce  moment  il  tenait  plus  à  cette 
dernière  qu'à  Laurence.  En  se  voyant  presque  déchu  de  ses  espé- 
rances, il  se  sentit  sous  l'empire  d'une  convoitise  haineuse  et  prête 
à  tout.  »Aussi  voulut-il  engager  irrévocablement  Gabrielle.  Il  s'in- 
clina vers  elle  et  lui  dit  d'une  voix  vibrante  :  Je  n'aime  que  vous. 
—  Il  est  rare  que  l'accent  de  la  passion  chez  un  homme  supérieur 
qui  s'exprime  moins  en  suppliant  qu'en  maître  n'intimide  point  les 
femmes.  Dans  la  naïveté  de  leur  amour-propre,  elles  sont  sensibles 
à  ces  sacrifices  qu'on  leur  propose,  si  exagérés  qu'ils  soient.  Ne 
sont-ils  pas  un  hommage  à  leur  empire  et  à  leur  beauté?  Puis  pour 
qui  s'obstinait-elle  à  résister?  Pour  un  ingrat  qui  n'hésiterait  sans 
doute  point  à  la  tromper,  à  qui  de  tels  scrupules  seraient  inconnus. 
Dans  l'agitation  où  elle  était,  cette  pensée  de  représailles  la  domina 
tout  entière.  Elle  prit  d'un  geste  brusque  la  main  de  Maxime  et  la 
lui  serra  avec  force.  —  Eh  bien!  oui,  dit-elle,  à  ce  soir! 

Et  aussitôt,  confuse  et  tremblante  d'émotion,  elle  s'éloigna  rapi- 
dement. 

La  même  scène  à  peu  près  s'était  passée  entre  Laurence  et  Vic- 
tor; mais  à  mesure  que  Victor  la  pressait  davantage,  les  doutes  de 
Laurence  augmentaient.  Sa  position  n'était  pas  celle  de  M"*  Dor- 
von :  elle  n'était  pas  libre  de  fait,  si  elle  croyait  l'être  de  cœur. 
Elle  était  liée  non-seulement  par  ses  devoirs  envers  son  mari,  mais 
par  son  passé  tout  entier.  Allait-elle  donc,  dans  quelques  heures, 
payer  par  l'ingratitude  et  la  trahison  le  dévouement  et  la  générosité 
de  Maxime?  Les  terribles  paroles  que  Gabrielle  lui  avait  dites  au- 
trefois retentissaient  à  ses  oreilles.  Elle  ne  se  souvenait  que  trop  de 
Farrêt  qu'avait  porté  la  jeune  femme.  Succomberait-elle  donc?  In- 
dignée contre  elle-même,  rougissant  de  donner  raison  à  sa  rivale, 
elle  appelait  toutes  ses  forces  à  son  aide ,  et  en  quelque  sorte  les 


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96i  REYUE   DES  DEUX   MONDES. 

sentait  venir.  Si  douces  que  lui  fussent  les  paroles  du  jeune  homme, 
elle  écoutait  aussi  cette  autre  voix  de  l'orgueil  et  de  Thonneur  qui 
s'élevait  en  elle.  Elle  se  fortifiait  par  l'idée  même  du  renoncement 
qu'elle  s'imposait,  et  jugeait  Victor  assez  grand  pour  la  comprendre 
et  pour  se  soumettre  au  sacrifice  qu'elle  allait  réclamer  de  lui.  Vic- 
tor, la  voyant  sérieuse  et  pensive,  devança  le  coup.  Il  cessa  ses 
protestations  et  ses  prières  et  lui  dit  :  Vous  ne  m'aimez  plus! 

—  Oh!  fit  Laurence. 

Son  visage  se  contracta  si  violemment  que  Victor  s* en  émut. 

—  Je  vous  aime,  reprit-elle;  mais  vous  ne  pouvez  exiger  que 
j'aille  au-delà  de  cet  aveu.  Je  ne  le  dois  pas,  et,  puisque  vous  m'ai- 
mez, vous  ne  devez  point  vouloir  que  j'oublie  ce  que  mon  mari  a 
fait  pour  moi.  Je  veux  rester  digne  de  vous,  et  je  ne  le  serais  plus. 

Ses  traits  étaient  empreints  de  tant  de  noblesse,  tout  en  elle  ac- 
cusait une  telle  confiance  dans  la  loyauté  de  Victor  que  celui-ci 
n'eut  qu'un  mot  à  répondre  :  —  Ah  I  je  souffre  trop,  il  faut  que  je 
parte. 

—  Eh  bien  !  oui,  fit  résolument  Laurence. 

—  Je  partirai,  dit-il  en  courbant  la  tête. 

Ils  se  turent  comme  accablés  de  la  courageuse  résolution  qu'ils 
venaient  de  prendre.  Il  semblait  qu'elle  leur  pesât  et  qu'ils  cher- 
chassent s'il  ne  pouvait  pas  y  avoir  quelque  accommodement  avec 
cette  extrémité.  Enhardi  par  la  mélancolie  de  Laurence,  Victor  re- 
garda tendrement  la  jeune  femme  et  lui  dit  :  —  Laurence,  puisque 
je  dois  partir,  pourquoi  me  refuseriez-vous  maintenant  cette  der- 
nière entrevue  que  je  vous  demandais  pour  ce  soir?  Nous  ne  nous 
verrons  seuls  que  pour  nous  faire  nos  adieux;  mais  au  moins  je  ne 
partirai  pas  en  étranger.  Je  pourrai,  une  seule  fois  dans  ma  vie, 
vous  serrer  sur  mon  cœur.  Vous  savez  bien  que  je  vous  obéirai  en 
toute  chose  et  que  vous  n'avez  rien  à  redouter. 

—  Vous  me  le  promettez? 

—  Je  vous  le  jure. 

—  Je  le  veux  bien  alors,  dit-elle. 

C'était  là  un  compromis  que  Laurence  envisageait  sans  crainte. 
Victor  seul  en  entrevoyait  les  conséquences  possibles  ;  mab  fatigué 
de  remords,  d'indécision  et  de  lutte,  gagné  par  une  sorte  de  ver- 
tige, il  ne  voulait  plus  que  marcher  à  une  solution,  quelque  fatale 
qu'elle  pût  être. 

Maxime  survint  au  moment  où  Victor,  en  se  retirant,  saluait 
M"*  d'Hérelles.  Il  ne  dit  rien  à  sa  femme,  et  Laurence,  sûre  d'elle- 
même  et  se  croyant  sûre  de  Victor,  n'eut  aucun  de  ces  pressenti- 
mens  qui  l'eussent  autrefois  portée  à  se  confier  à  son  mari. 

Quelques  instans  avant  le  dîner,  Victor  rencontra  Gabrielle  dans 


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LES  MEPRISES   DU   COEUR.  965 

le  parc.  Elle  était  assise  sur  un  banc  et  pleurait.  Elle  n'aperçut 
Victor  que  lorsqu'il  fut  auprès  d'elle,  mais  ne  cacha  pas  ses  larmes. 

—  Vous  pleurez?  lui  dit-il. 

—  Oui,  j'ai  des  chagrins. 

—  Lesquels? 

Ge  fut  au  tour  de  Gabrielle,  toute  prête  à  parler,  de  l'interroger 
des  yeux;  mais  Victor  n'ajouta  rien.  Alors  à  quoi  bon  lui  répondre, 
puisqu'il  ne  paraissait  pas  vouloir  la  comprendre?  —  C'est  peu  de 
chose,  dit-elle  en  se  levant  et  en  essuyant  ses  yeux.  Rentrons,  on 
nous  attend. 

Le  dîner  fut  triste  et  froid.  La  conversation  passait  sans  transi- 
tion d'un  sujet  à  un  autre,  interrompue  par  de  longs  silences.  Les 
paroles  hâtives,  dites  au  hasard,  dissimulaient  mal  la  crainte  et 
l'anxiété.  Après  le  dîner,  on  alla  dans  le  parc.  Il  fallait  tuer  le 
temps,  c'était  là  le  difficile.  La  fête  du  village  ne  devait  en  effet 
commencer  qu'à  dix  heures.  A  l'extrémité  de  la  grande  avenue  des 
Chênes,  on  s'arrêta  sur  les  bords  de  l'étang  à  contempler  les  sombres 
massifs  du  parc,  dont  l'aspect  imposant  et  grave  était  en  harmonie 
avec  les  pensées  de  chacun.  Entouré  de  tous  côtés  par  des  saules 
magnifiques,  dont  les  branches  retombaient  en  pleurant,  l'étang 
formait  un  véritable  lac.  L'eau,  d'un  vert  glauque,  stagnante,  moi- 
rée çà  et  là  de  bandes  de  lumières,  s'assombrissait  à  l'approche  de 
la  nuit.  Il  y  courait  à  peine  une  brise  humide,  et  de  légères  vapeurs 
s'en  élevaient.  Une  barque,  attachée  à  un  pieu,  se  balançait  près 
de  la  rive.  C'était  un  bateau  à  fond  plat  et  en  assez  mauvais  état.  Il 
n'avait  point  été  réparé,  car  Maxime,  voulant  profiter  des  larges 
dimensions  de  l'étang,  qui  permettaient  d'y  naviguer  à  la  voile, 
avait  commandé  à  Paris  un  canot  à  quille  que  l'on  attendait  de  jour 
en  jour.  —  Pourtant,  dit  Maxime  après  avoir  donné  ces  détails  à 
Victor,  cela  ne  doit  pas  nous  empêcher  de  faire  une  promenade  sur 
l'eau. 

La  proposition  fut  accueillie  avec  empressement.  C'était  le  moyen 
de  se  soustraire  à  une  contrainte  de  plus  en  plus  gênante.  Laurence 
se  plaça  au  gouvernail,  Gabrielle  alla  s'asseoir  tout  à  l'avant  du  ba- 
teau. Les  deux  femmes  s'isolaient  l'une  de  l'autre.  Maxime  et  Victor: 
se  mirent  aux  avirons.  Les  avirons,  munis  de  longues  poignées  à 
contre-poids,  n'étaient  pas  disposés  sur  la  même  ligne.  Maxime 
prit  le  poste  le  plus  voisin  de  Gabrielle ,  bien  qu'il  dût  en  ramant 
lui  tourner  le  dos.  Victor,  à  l'aviron  de  l'arrière,  avait  Laurence 
devant  lui.  Ils  ramèrent  d'abord  avec  lenteur;  mais  l'exercice  les 
anima  bientôt.  Peut-être  aussi  étaient -ils  heureux  de  donner  le 
change  par  ce  déploiement  de  forces  physiques  aux  pensées  qui  se 
pressaient  en  eux.  L'embarcation  glissait  rapidement  sur  l'eau 


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966  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

quand,  dans  un  effort  plus  violent  que  fit  Victor,  le  tolet  de  son  avi- 
ron se  rompit.  Victor  fut  emporté  en  arrière  par  la  secousse,  et  la 
rame  lui  sauta  des  mains.  On  n'eut  pas  de  peine  à  la  repêcher; 
mais,  comme  il  n'y  avait  pas  de  tolet  de  rechange,  elle  ne  put  être 
qu'imparfaitement  fixée  au  tronçon  qui  restait.  Ce  n'eût  été  là 
qu'un  très  léger  accident,  si  presque  en  même  temps  Maxime  ne  se 
fût  aperçu  qu'ime  planche  à  demi  pourrie  se  détachait  du  fond.  Il 
la  maintint  avec  ses  pieds,  mais  l'eau  entrait  déjà  par  les  fissures. 
On  était  alors  au  milieu  de  l'étang  :  Maxime  s'inquiéta.  Ce  n'était 
pas  que^'étang  fût  profond,  mais  il  avait  pour  lit  cette  vase  liquide 
et  gluante  dans  laquelle  on  enfonce  par  degrés  et  d'où  U  est  presque 
impossible  de  se  retirer.  —  Ramons  doucement,  dit-il  à  Victor,  et 
tâchons  de  gagner  le  rivage. 

Le  femmes  ne  voyaient  point  le  danger  ou  n'y  prêtaient  point 
attention.  Peu  à  peu  d'ailleurs  on  se  rapprochait  du  bord  quand 
tout  à  coup  la  planche,  cédant  à  la  pression  de  Veau,  se  souleva  et 
s'arracha  avec  bruit.  En  quelques  secondes,  le  bateau  se  remplit. 
Quelques  secondes  encore,  il  allait  être  submergé.  Cet  extrême  pé- 
ril était  venu  si  vite  que  tout  d'abord  aucun  de  ceux  qu'il  menaçait 
ne  bougea.  Ils  semblaient  y  assister  sans  le  comprendre.  Cepen- 
dant ,  après  un  espace  de  temps  inappréciable  comme  durée ,  mais 
où  la  gravité  de  leur  situation  leur  apparut  tout  entière,  Laurence, 
la  première,  jeta  dans  un  seul  mot  tout  ce  qu'elle  avait  au  cœur 
d'effroi,  de  remords  et  de  passion  :  —  Maxime!  cria-t-elle. 

A  cet  appel  désespéré,  et  bien  que  Gabrielle,  dans  un  mouvement 
machinal  de  terreur,  lui  eût  appuyé  la  main  sur  l'épaule,  Maxime 
â* élança  vers  sa  femme.  Victor,  sans  même  songer  au  cri  de  Lau- 
rence, avait  retourné  la  tête.  M°*  Dorvon  ne  l'appelait  point,  mais 
ses  bras  étaient  tendus  de  son  côté;  elle  fixait  sur  lui  des  yeux  éga- 
rés et  supplians.  En  un  bond,  il  fut  auprès  d'elle. 

Ils  étaient  ainsi  groupés  aux  deux  extrémités  du  bateau,  Lau- 
rence et  Gabrielle  s' abritant  dans  les  bras  de  Maxime  et  de  Victor, 
et  ceux-ci  guettant  l'instant  où  le  bateau  coulerait,  soit  pour  s'atta- 
cher à  lui  s'il  flottait  entre  deux  eaux,  soit  pour  user  de  ses  avirons 
comme  d'une  dernière  ressource.  11  éclatait  sur  leurs  traits  un  air 
de  défi  à  cet  élément  perfide  dont  ils  avaient  si  souvent  triomphé 
dans  leur  vie,  et  comme  une  fierté  étonnée  et  naïve  de  se  trouver 
enfin,  fût-ce  au  seuil  de  la  mort,  dans  le  vrai  chemin  de  leurs  affec- 
tions et  de  leur  devoir. 

Toutefois,  au  moment  où  l'eau  intérieure  qui  le  remplissait  allait 
dépasser  ses  bords,  le  canot  cessa  de  s'abaisser  et  demeura  immo- 
bile. 11  venait  d'échouer,  et,  son  fond  plat  adhérant  de  toute  sa  sur- 
face à  la  vase,  il  n'y  avait  plus  aucun  danger.  Cette  tragique  aven- 


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LES  MEPRISES   DU  COEUE.  967 

ture  se  dénouait  ainsi  paisiblement  par  une  péripétie  naturelle  et 
décisive.  Maxime  et  Victor  hélèrent  le  jardinier  et  les  domestiques» 
eu  à  Taide  d'un  second  bateau  dont  on  se  servait  pour  aller  faucher 
les  herbes  de  l'étang,  le  sauvetage  s'opéra.  Dès  qu'ils  furent  sur  la 
rive,  les  deux  couples,  sans  qu'il  fût  question  de  la  fête  du  village, 
s'acheminèrent  vers  le  château.  Arrivés  à  la  terrasse,  ils  ne  se  di- 
rent point  un  mot  et  se  séparèrent.  Laurence  et  Maxime  rentrèrent; 
Victor  et  Gabrielle  restèrent  un  moment  seuls.  La  réconciliation  que 
leurs  cœurs  avaient  désirée  en  secret  et  que  les  circonstances  avaient 
^soudainement  amenée  se  cimenta  par  d'intimes  confidences  et  de 
douces  paroles.  Ils  se  quittèrent  en  se  disant  :  A  demain. 

Le  déjeuner  du  lendemain  ne  ressembla  nullement  au  dîner  de 
la  veille.  Il  y  régna  pourtant  un  peu  d'embarras ,  ce  qui  était  dû 
:sans  doute  à  un  désir  de  s'épancher  qui  n'osait  se  faire  jour.  A  la 
fin  du  repas,  il  y  eut  un  assez  long  silence. 

—  Mon  cher  d'Hérelles,  dit  Victor,  je  prendrai  congé  aujourd'hui 
de  M™*  d'Hérelles  et  de  vous.  Je  pars. 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  Je  vais  me  marier. 

—  Cher  ami,  répondit  Maxime,  je  ne  vous  demande«pas  avec  qui. 

—  Et  toi ,  dit  finement  Laurence  à  Gabrielle ,  ne  te  marierais-tu 
point  aussi  par  hasard? 

Gabrielle  rougit,  et,  pour  cacher  sa  rougeur,  elle  embrassa  son 
amie. 

—  Mais,  reprit  Maxime,  vous  nous  reviendrez  bientôt  tous  deux, 
n'est-ce  pas? 

—  Certes,  dirent-ils. 

Us  ne  revinrent  pourtant  pas.  M.  d'Hérelles  et  Laurence  atten- 
daient les  nouveaux  mariés  lorsque  Maxime  reçut  une  lettre  de  Vic- 
tor. Celui-ci  lui  annonçait  qu'il  était  nommé  capitaine  de  frégate  et 
gouverneur  de  la  Nouvelle-Calédonie.  La  Calédonie  était  un  peu 
loin,  mais  il  importait  peu  à  Victor,  car  il  lui  était  permis  d'emme- 
ner sa  femme. 

Cette  lettre  rendit  Laurence  et  Maxime  rêveurs.  Ils  l'avaient  lue, 
assis  sur  la  terrasse,  à  la  fin  d'un  beau  jour. 

—  Nous  ne  les  reverrons  peut-être  jamais,  dit  Maxime. 

—  C'est  vrai,  fit  d'abord  Laurence;  mais  ne  sont-ils  pas  désor- 
mais heureux,...  heureux  comme  nous?... 

—  Oui,  reprit  gravement  Maxime,  car  ils  ont  comme  nous  écouté, 
à  l'heure  d'un  danger  suprême,  la  voix  d'une  affection  sincère;  ils 
ont  compris  qu'un  caprice  n'est  point  l'amour,  et  l'on  ne  s'expose 
pas  deux  fois  à  un  naufrage  où  le  bonheur  peut  périr. 

Henri  Rivière. 


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LA 


MISSION  DE  MADAGASCAR 


SOUYEHIRS  D*UI  Y0TA6B  DAHS  L'OOEAI-IIDIBI. 


En  1863,  Fattention  de  TEurope  s'est  à  deux  reprises  différentes 
portée  sur  Madagascar.  La  nouvelle  du  traité  d'amitié  et  de  com- 
merce signé  par  le  roi  Radama  II  avec  le  gouvernement  français  cau- 
sait une  première  impression  de  surprise.  Bientôt  après  on  n'appre- 
nait pas  sans  une  vive  émotion  que  ce  roi  reconnu  par  la  France, 
ce  jeune  prince  ami  de  notre  nation,  était  tombé  avec  tous  ses  fa- 
voris sous  le  fer  des  assassins,  au  milieu  d'une  révolution  de  palais 
dont  les  terribles  incidens  tenaient  plutôt  du  drame  antique  que 
de  l'histoire  contemporaine.  A  ce  moment  même,  la  France  venait 
d'envoyer  vers  la  grande  île  africaine  ime  mission  chargée  de  la 
visiter,  et  les  explorateurs  avaient  quitté  Paris  dans  le  courant  du 
mois  de  mai.  Jusqu'alors  nous  n'avions  expédié  dans  ces  parages  de 
r Océan-Indien  que  des  marins  et  des  soldats,  et  cela  sans  aucun 
succès.  On  s'adressait  cette  fois  à  des  ingénieurs,  à  des  industriels, 
à  des  artistes,  et  c'est  à  l'aide  de  ces  pacifiques  conquérans  que  Ton 
espérait  réussir  enfin  dans  une  œuvre  de  colonisation  où  l'on  était 
las  d'intervenir  par  les  armes. 

Divers  événemens,  que  les  lecteurs  de  là  Revue  connaissent,  avaient 
amené  dans  notre  politique  coloniale  cet  heureux  changement  (1). 
Un  Français,  naguère  encore  l'un  des  plus  riches  planteurs  de  TUe 

(i)  Voyez,  sur  ces  événemens  et  sur  la  politique  française  à  Madagascar,  rétade  de 
M.  Galos  dans  la  Revue  du  i"  octobre  1863. 


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LÀ   MISSION   CE   MADAGASCAR.  969 

Maurice,  M.  J.  Lambert,  avait  eu  occasion  de  rendre  d'importans  ser- 
vices au  prince  Rakoute,  fils  de  la  reine  Ranavalo.  Le  prince,  pro- 
clamé roi  le  18  août  1861,  à  la  mort  de  sa  mère,  sous  le  nom  de 
Radama  II,  n'avait  pas  oublié  les  services  rendus,  et  par  une  charte 
privée,  qu'il  avait  ensuite  solennellement  signée  et  reconnue,  il  avait 
concédé  à  M.  Lambert  les  mines,  les  forêts,  les  terres  en  friche  de 
son  royaume,  avec  le  droit  d'ouvrir  des  routes,  des  canaux,  d'éta- 
blir des  ports,  de  fonder  des  usines,  et  même  de  battre  monnaie. 
Dans  un  élan  de  patriotique  abandon,  M.  Lambert  avait  remis  sa 
charte  entre  les  mains  de  l'empereur  des  Français,  qui,  désireux 
peut-être  de  voir  une  fois  au  moins  dans  notre  pays  l'initiative  indi- 
viduelle abandonnée  à  ses  propres  forces,  avait  voulu  qu'une  société 
libre  de  colonisation  se  formât  à  Paris.  Une  compagnie  anonyme 
s'était  en  effet  constituée  comme  par  enchantement,  ainsi  que  jadis 
son  aînée  la  Compagnie  française  des  Indes  orientales^  et  elle  comp- 
tait parmi  ses  membres  des  hommes  cités  à  juste  titre  comme  des 
plus  notables  dans  l'industrie  et  la  finance.  Un  gouverneur  avait  été 
nommé  par  décret  :  c'était  le  baron  P.  de  Richemont-Desbassayns, 
dont  la  famille  a  laissé  de  si  brillans  souvenirs  dans  l'administration 
de  nos  colonies  de  l'Inde.  Jalouse  de  tirer  le  parti  à  la  fois  le  plus 
prompt,  le  plus  fructueux,  de  toutes  les  richesses  naturelles  accu- 
mulées sur  le  sol  madécasse  et  pour  la  plupart  encore  vierges,  la 
compagnie  de  Madagascar  avait  confié  à  quelques  personnes  choi- 
sies par  elle  le  soin  d'aller  visiter  la  grande  île.  J'avais  l'honneur 
d'être  du  nombre  des  heureux  élus  envoyés  vers  ce  curieux  pays, 
et  je  voudrais  retracer  ici  quelques  incidens  de  notre  voyage,  quel- 
ques scènes  de  mœurs,  donner  quelques  détails  sur  les  productions 
de  l'île,  qui  serviront  sans  doute  à  faire  pressentir  quel  peut  être 
l'avenir  de  Madagascar  comme  théâtre  de  colonisation. 

1. 

La  frégate  française  VHermione  attendait  dans  les  eaux  de  Suez 
la  mission  de  Madagascar.  Quelques  retardataires  vinrent  la  rejoin- 
dre à  Aden  le  10  juin,  et  nous  fumes  bientôt  au  complet.  Ingénieurs 
des  mines,  agens  des  ponts  et  chaussées,  sériciculteurs,  médecins, 
agens  forestiers  et  commerciaux,  photographes,  fondeurs,  maîtres 
mineurs,  les  uns  au  carré  des  officiers,  les  autres  avec  les  tnaitresy 
apportaient  à  ce  navire  hospitalier  un  contingent  de  quatorze  pas- 
sagers, sans  compter  les  voyageurs  déjà  inscrits.  Malheureusement, 
comme  sur  un  bâtiment  de  guerre  le  plus  petit  coin  a  sa  destination 
marquée  d'avance,  et  que  la  frégate,  pour  parler  le  langage  des  ma- 
rins, n'était  pas  un  transport,  aucune  disposition  n'avait  été  prise 


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970  BETUE   DES   DEUX  MONDES. 

pour  nous  recevoir.  On  nous  avait  entassés  pèle-mèle  au  beau  milieu 
de  la  batterie,  nous  donnant  pour  toute  couchette  un  grabat  d'hôpital 
dégarni  et  pour  voisins  de  chambre  des  canons  rayés  bien  luisons, 
mais  qui  nous  laissaient  fort  peu  d'espace.  Quelques-uns  de  nous, 
perdus  autour  des  hamacs  des  matelots,  réveillés  la  nuit  par  le  chant 
du  quart,  le  matin  à  quatre  heures  par  le  tambour  et  les  trompettes 
sonnant  ladiane,  ne  jouissaient  pas  d'un  voisinage  plus  enviable, 
et  nul  n'eut  pour  lui  dans  le  navire  un  petit  coin  libre  et  indépen- 
dant. Pas  un  endroit  isolé  où  se  recueillir  une  heure,  vivre  un  in- 
stant avec  soi-même  !  les  anciens,  malgré  leur  goût  si  connu  pour 
la  vie  au  grand  joiu*,  auraient  trouvé  ce  régime  intolérable  :  je  laisse 
à  juger  à  ceux  qui  ont  fait  de  longs  voyages  en  mer  quelles  souf- 
frances morales  nous  dûmes  endurer.  La  souffrance  physique  eut 
son  tour  aussi,  et  le  temps  fut  affreux  pendant  une  quinzaine  de 
jours.  A  peine  étions-nous  en  vue  du  cap  Guardafui  qu'ime  véritable 
tempête  s'éleva.  V Hermione^  dont  un  séjour  de  six  mois  sous  le 
ciel  brûlant  de  Suez  avait  desséché  et  disjoint  les  bordages,  faisait 
eau  de  toutes  parts,  et  les  puissantes  pompes  de  la  frégate  avaient 
peine  à  étaler  la  voie. 

Sous  l'équateur,  le  temps  devint  plus  calme;  bientôt  l'action  des 
vents  alizés  se  fit  sentir,  et  le  navire,  incliné  sur  l'un  de  ses  flancs 
et  prenant  le  vent  au  plus  près  y  mit  le  cap  sur  l'île  Maurice.  Le  bâti- 
ment ne  marchait  qu'à  la  voile  pour  ménager  le  charbon.  Parfois  un 
grain  venu  de  l'horizon  nous  surprenait  tout  à  coup,  la  pluie  tom- 
bait à  torrens,  le  vent  soufflait  avec  violence,  cassant  les  mâts  de 
perroquet  et  mettant  les  voiles  en  lambeaux;  mais  ces  désastres 
étaient  bien  vite  réparés,  car  l'embellie  ne  tardait  pas  à  venu-.  Le  sohr, 
on  assistait  religieusement  à  la  prière  sur  le  pont  dite  par  l'aumônier 
du  bord  aux  quatre  cents  hommes  d'équipage  qui  l' écoutaient  debout 
et  tête  nue,  puis  l'on  jouissait  des  couchers  de  soleil  si  beaux  sous  les 
tropiques.  A  peine  le  globe  d'or  avait-il  disparu  sous  la  mer  que  l'ho- 
rizon se  colorait  de  teintes  de  pourpre  et  d'argent  d'une  douceur  et 
d'une  variété  infinies,  inconnues  sous  nos  climats  :  elles  allaient  se 
fondant  les  unes  dans  les  autres  et  montant  jusque  vers  le  zénith. 
Étendus  sur  la  dunette  et  zébrant  à  qui  mieux  mieux  nos  habits  de 
goudron  (le  règlement  du  bord  défend  les  sièges  même  aux  passa- 
gers), nous  admirions,  souvent  muets,  les  grands  spectacles  qu'offre 
la  mer.  D'autres  fois,  réunis  en  rond  et  balancés  par  les  mouvemens 
du  navire,  nous  bâtissions  en  commun  des  projets  d'avenir,  tout 
entiers  à  Madagascar  et  aux  choses  que  nous  pensions  y  faire.  C'est 
de  la  sorte  que  tant  bien  que  mal,  bercés  d'un  côté  par  nos  rêves, 
de  l'autre  par  le  roulis,  nous  arrivâmes  à  l'île  Maurice  le  30  juin 
au  matin. 


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LÀ  MISSION  DE   MADAGASCAR.  971 

A  peine  avions-nous  jeté  Fancre  devant  Port-Louis,  admirant  le 
magnifique  panorama  que  présentent  la  rade  et  cette  ligne  pittores- 
<iue  de  hautes  montagnes  déchiquetées  par  les  feux  volcaniques  qui 
protège  si  heureuseusement  la  ville,  qu'une  barque  venue  vers  nous 
il  force  de  rames  s'arrêta  à  l'arrière  de  VHermione  devant  la  galerie 
du  commandant. 

—  Connaissez-vous  les  nouvelles  de  Madagascar?  nous  fut-il  de- 
mandé. 

—  Non.  Eh  bien? 

—  Elles  sont  mauvaises.  —  Et  un  geste  de  tristesse  vint  com- 
pléter cette  laconique  réponse. 

Le  chancelier  du  consulat  de  France,  qui  s'était  ainsi  abouché 
avec  nous,  nous  jeta  des  journaux  et  des  lettres.  Nous  lui  passâmes 
les  nôtres  dans  un  seau  où  l'amirauté  anglaise  voulut  voir  verser 
un  litre  de  vinaigre,  comme  si  nous  venions  d'un  pays  pestiféré, 
et  quelques  heures  après  nous  repartîmes  pour  Bourbon.  Dans  le 
parcours  entre  Port-Louis  et  Saint-Denis,  on  s'arracha  les  jour- 
naux, les  lettres  particulières,  et  tout  le  monde  resta  atterré  au 
récit  des  malheureux  événemens  qui  s'étaient  accomplis  à  Mada- 
gascar avant  même  notre  départ  de  France.  La  révolution  de  pa- 
lais qui,  le  12  mai,  avait  ensanglanté  Tananarive,  et  dont  la  nou- 
velle arrivait  alors  en  Europe ,  nous  fut  ainsi  révélée  dans  tous  ses 
affreux  détails.  Nous  apprîmes  du  même  coup  et  la  mort  du  roi 
étranglé  la  nuit  dans  le  grand  palais  par  les  conjurés  chefs  du  vieux 
parti  malgache,  et  l'assassinat  successif  de  tous  ses  favoris  ou  me- 
namassesy  que  Radama  avait  vainement  protégés  de  son  corps  et 
disputés  pendant  trois  jours  aux  cris  menaçans  de  la  populace.  Ces 
jeunes  hommes  avaient  été  élevés  avec  lui  et  partageaient  ses  gé- 
néreuses aspirations;  pas  plus  que  lui,  ils  ne  trouvèrent  grâce  de- 
vant la  conjuration  victorieuse.  C'est  qu'il  existe  à  Madagascar  un 
parti  de  la  réaction  ennemi  des  réformes,  opposé  à  la  civilisation, 
au  progrès,  contraire  surtout  à  l'adoption  des  coutumes  euro- 
péennes. Ce  parti,  tout-puissant  sous  la  reine  Ranavalo,  avait  eu 
un  instant  le  dessous  à  sa  mort;  mais  il  s'était  bientôt  relevé  avec 
audace,  et  le  malheureux  Radama  avait  payé  de  sa  vie  le  bon  ac- 
cueil qu'il  avait  fait  aux  étrangers  et  les  mesures  libérales  dont  il 
voulait  doter  son  pays. 

En  présence  d' événemens  si  tristes  et  si  imprévus,  le  comman- . 
dant  de  VHermione^  M.  Dupré,  arrivé  à  Saint-Denis,  essaya  de 
se  mettre  en  rapports  avec  la  reine  Raboude,  proclamée- sous  le 
nom  de  Rasoaherine.  Il  n'avait  pas  oublié  que,  neuf  mois  aupa- 
ravant, alors  qu'il  avait  signé,  comme  envoyé  extraordinaire,  le 
traité  d'amitié  et  de  commerce  entre  la  France  et  Madagascar, 


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972  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Raboude  lui  avait  témoigné  beaucoup  d'égards  :  elle  s'était  mon- 
trée à  lui  pleine  d'amabilité  et  de  grâce,  plus  sérieuse  aussi  que 
son  mari.  M.  Dupré  avait  donc  toujours  espéré  que  les  bons  conseils 
de  cette  femme  intelligente  ne  pourraient  qu'agir  puissamment  sur 
l'esprit  de  Radama ,  et  soutiendraient  ce  jeune  roi  dans  la  difficile 
mission  qu'il  s'était  imposée;  mais  tout  avait  subitement  changé 
depuis.  La  reine,  dominée  par  son  premier  ministre  Rainivonpahi- 
triniony  et  ayant  peut-être  eu  quelque  part  à  la  révolution  qui  avait 
emporté  son  mari,  ne  fit  à  l'envoyé  de  la  France  que  des  réponses 
fort  évasives.  Ce  qui  semblait  clair  cependant,  c'était  que  la  cour 
d'Émirne  refusait  de  donner  suite  au  traité  de  commerce  que  l'em- 
pereur venait  de  ratifier,  et  qui  portait  la  signature  de  Radama  et 
de  ses  ministres.  On  demandait  des  modifications  qui  rendaient  le 
traité  nul  et  non  avenu.  Pour  donner  à  ce  revirement  subit  une 
apparence  de  justice,  on  avait  imaginé  d'eflacer  de  l'histoire  le 
règne  de  Radama  II  :  moyen  ingénieux  sans  doute,  mais  qui  de- 
vait peu  satisfaire  la  France,  qui  s'était  tant  avancée  en  reconnsds- 
sant  pour  la  première  fois  un  roi  de  Madagascar  et  en  signant  un 
traité  avec  lui  (1). 

Cependant  une  partie  des  colons  de  la  Réunion,  qui  avaient  vu 
un  moment  se  lever  tous  les  obstacles  jusque-là  contraires  au  libre 
commerce  avec  Madagascar,  la  terre  nourricière  de  leur  lie,  les 
membres  de  la  mission  eux-mêmes  et  à  leur  tête  M.  Lambert,  rete- 
nus à  Saint-Denis,  étaient  impatiens  d'agir  et  de  voir  M.  Dupré  pren- 
dre une  décision.  De  son  côté,  le  commandant  de  YHermioney  qui 
devait  trouver  à  Tamatave  les  réponses  de  la  reine,  quittait  Saint- 
Denis  le  30  juillet.  Monté  à  bord  de  sa  frégate  et  convoyé  par  l'a- 
viso à  vapeur  le  Curieuxj  il  fit  voile  pour  Madagascar,  emmenant 
une  partie  de  la  mission.  Poussée  par  les  brises  de  sud-est,  qui  à 
cette  époque  de  l'année  soufflent  régulièrement  dans  ces  parages, 
VHermione  arriva  le  1''^  août  au  soir  à  Tamatave,  et  vint  mouiller 
derrière  le  grand  récif  de  corail  qui. forme  une  jetée  naturelle  et  un 
excellent  abri  sur  cette  côte  si  peu  hospitalière. 

Nous  touchions  enfin  à  Madagascar,  la  terre  de  nos  rêves.  Aussi, 

(1)  Ce  traité,  conclu  le  12  septembre  1862  à  Tananarive  et  ratifié  le  il  avril  1863,  i 
paru  au  Moniteur  du  20  avril  de  la  même  année.  Il  est  signé  par  M.  Dupré  au  nom  de 
la  France,  et  pour  Madagascar  par  Radama  II,  qui  voulut  à  toute  force  y  apposer  son 
nom ,  lui  donnant  ainsi  une  ratification  anticipée,  puis  par  trois  de  ses  ministres  :  Rai- 
nilaîarivony,  commandant  en  chef,  Rabaniraka,  ministre  des  affaires  étrangères,  et 
Rainiketaka,  ministre  de  la  justice.  Le  premier  parait  avoir  été  Tun  des  prindpaox 
instigateurs  de  la  révolution  du  12  mai,  dans  laquelle  Rabaniraka  est  resté  neutre.  Rai- 
niketaka, moins  hei^reux,  y  a  perdu  la  vie  :  il  faisait  d*ailleurs  partie  du  corps  des 
menamasses;  le  fils  de  notre  consul-général  à  Tananarive,  M.  Laborde,  est  le  seul  des 
menamasses  qui  ait  échappé. 


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LA  MISSION   DE   MADAGASCAR.  973 

du  plus  loin  que  l'île  fut  signalée,  la  plupart  d'entre  nous  ne  la 
perdirent  plus  de  vue.  Le  panorama  que  nous  avions  devant  les  yeux 
ne  manquait  ni  de  grandeur  ni  d'étrangeté.  Le  long  d'une  plage 
basse,  sablonneuse,  s'étend  une  levée  de  dunes  couronnées  par  des 
arbustes  tropicaux  au  feuillage  épais  et  sombre,  aux  troncs  noueux 
et  bas.  A  droite  la  pointe  Tanio,  à  gauche  celle  du  Mananzarës, 
limitent  une  anse  elliptique,  qui  compose,  avec  la  barre  ou  les  bri- 
sans  de  coraux  derrière  lesquels  nous  étions  mouillés,  la  rade  de 
Tamatave,  et  cette  rade  elle-même  jouit,  comme  un  port  véritable, 
de  deux  passes  ou  entrées,  l'une  au  sud,  que  prennent  d'habitude 
les  navires  de  commerce,  l'autre  au  nord,  que  préfèrent  quelquefois 
les  vaisseaux  de  guerre  à  cause  de  leur  plus  grand  tirant  d'eau. 
Derrière  la  pointe  Tanio,  à  l'horizon,  on  distingue  l'embouchure 
de  la  rivière  Ivoluine  et  la  vague  silhouette  de  quelques  cahutes  au 
bord  de  l'eau.  Plus  au  loin,  sur  la  mer,  apparaît  l'Ile  aux  Prunes. 
Plate,  couverte  d'une  végétation  touffue,  elle  semble  surnager 
comme  un  énorme  bouquet  de  feuilles  abandonné  à  la  surface  de 
l'eau.  Devant  nous  se  dressait  la  ville,  perdue  au  milieu  des  man- 
guiers, des  orangers,  des  vacoas,  des  cocotiers,  et  dont  les  maisons 
ou  les  cahutes,  toutes  construites  en  bois,  sortaient  de  cette  verdure 
étincelante  comme  autant  de  points  sombres  qui  servaient  de  re- 
poussoirs au  tableau.  Çà  et  là,  quelques  maisons  de  plus  belle  ap- 
parence dressaient  leur  faite  hardi  :  celle  de  la  princesse  Juliette, 
l'intelligente  et  bonne  Malgache  que  nous  retrouverons  bientôt,  celle 
de  M.  Orieux,  le  riche  traitant  français  (on  la  reconnaissait  à  l'élé- 
gance de  sa  double  galerie  étagée  autour  de  l'édifice),  celle  enfin 
d'un  magistrat  malgache,  le  grand-juge  Philibert,  avec  sa  belle  al- 
lée de  manguiers  plantée  jadis  par  Jean  René,  l'infortuné  roi  de  Ta- 
matave mis  à  mort  par  Radama  !•'.  Dans  un  coin  plus  modeste  appa- 
raissait la  case  de  l'agent  consulaire  français.  Le  drapeau  aux  trois 
couleurs,  flottant  sur  une  hampe  élevée,  en  signalait  la  place  pré- 
cise. A  côté,  on  apercevait  la  bannière  à  la  double  croix  rouge  et 
blanche  {double  crossed  flag)  de  l'agent  britannique;  puis,  au  bout 
de  la  grande  rue  y  appelée  aussi  la  rue  des  marchands,  la  rue  du 
bazar,  ou  la  rue  royale,  se  dressait  le  drapeau  constellé  de  l'Union. 
La  France,  l'Angleterre  et  les  États-Unis,  les  trois  plus  puissans 
pays  du  globe,  sont  ks  seuls  qui  aient  encore  envoyé  des  représen- 
tans  à  Madagascar. 

Devant  la  maison  de  l'agent  consulaire  américain  s'étend  celle 
des  missionnaires  français,  martyrs  d'un  dévouement  inutile  sur  cette 
terre  livrée  de  longue  date  à  l'indifférence  religieuse.  Non  loin  est 
leur  école,  où  quelques  desservans  modestes,  parlant  le  malgache 
mieux  que  les  indigènes  eux-mêmes,  enseigneflt  le  français  et  la 


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97i  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

religion  à  de  rares  petits  enfans  que  les  parens  veulent  bien  leur 
envoyer.  Les  sœurs  de  Saint-Joseph  de  Cluny  sont  chargées  de  Té- 
ducation  des  filles.  Une  rue  sépare  rétablissement  des  missionnaires 
catholiques  du  fort  ou  de  la  batterie,  vaste  redoute  circulaire  à  la 
double  enceinte,  aux  casemates  couvertes,  aux  talus  gazonnés,  aux 
barbettes  garnies  de  vieux  canons  de  fonte.  Cette  redoute  a  été 
construite  jadis  par  des  Arabes  de  passage  improvisés  architectes 
militaires  pour  le  compte  de  Radama  I*^  Dans  le  fort  est  la  maison 
du  gouverneur  de  la  province  et  des  principaux  officiers;  au  centre 
flottait  le  drapeau  blanc  national,  qu'on  s'était  empressé  d'arborer 
pour  signaler  notre  arrivée,  et  où  étaient  inscrits  en  lettres  rouges  le 
nom  de  la  nouvelle  reine  et  le  millésime  de  l'année  :  Basoalierina 
manjaka  ny  Madagascar  y  1863.  A  côté  du  fort  se  présente  le  tri- 
bunal civil;  quant  au  village  militaire ^  où  sont  cantonnés  les  sol- 
dats avec  leur  famille,  entouré  d'une  enceinte  de  pieux,  il  est  caché 
par  la  végétation  des  dunes,  et  l'on  ne  peut  l'apercevoir  de  la  mer. 
Revenant  le  long  du  rivage,  on  passe  devant  une  série  d'assez  vi- 
laines cahutes,  toutes  dressées,  suivant  la  coutume  du  pays,  sur  des 
pilotis  sortant  du  sol.  Ce  sont  de  sombres  et  sales  réduits  où  grouil- 
lent des  Malgaches  sans  nombre  et  des  Arabes  des  Comores  ou  de 
Zanzibar  que  l'amour  du  gain  et  des  affaires  a  portés  jusque-là. 
Enfin,  avant  d'arriver  à  la  pointe  Mananzarès,  on  trouve  l'établisse- 
ment de  la  douane,  dont  les  constructions  baignent  presque  dans 
l'eau,  sans  doute  pour  mieux  permettre  aux  douaniers  de  se  faire 
payer  des  traitans  qui  embarquent  là  leurs  marchandises.  Sur  oe 
point  gisent  aussi  les  pirogues  du  pays  halées  sm*  la  plage,  où  les 
caresse  la  marée.  Les  canots  des  navires  de  commerce,  aussi  actiÉs 
que  les  pirogues  sont  paresseuses,  vont  et  viennent  sur  la  rade,  por- 
tant à  bord  des  bœufs  qu'on  traîne  à  la  nage,  des  sacs  de  gomme 
ou  de  riz.  Une  corvette  à  vapeur  de  guerre  anglaise,  la  Gorgone j 
mouillée  dès  la  veille  et  détachée  de  l'île  Maurice  pour  suivre  sans 
doute  nos  mouvemens,  complétait  le  chiffre  de  la  petite  flotte  com- 
merciale et  militaire  que  les  besoins  du  négoce  ou  de  la  politique 
avaient  amenée  devant  Tamatave  au  mois  d'août  1863.  Tous  ces 
navires,  au  large  les  uns  des  autres ,  contribuaient  singulièrement 
à  varier  les  détails  du  paysage,  déjà  si  nouveau  pour  nous. 

Pendant  que  VHermione  jetait  l'ancre  et  que,  charmés  de  la  vue 
qui  s'offrait  à  nos  regards,  nous  essayions  d'embrasser  dans  un 
seul  coup  d'œil  le  vaste  espace  qui  s'étend  de  l'île  aux  Prunes  au 
Mananzarès,  un  envoyé  du  gouverneur,  monté  sur  une  pirogue,  se 
présenta  à  bord.  Cet  officier,  le  vieux  Ramare,  chef  de  la  police, 
portait  un  brillant  uniforme  sillonné  sur  toutes  les  coutures  des  ara- 
besques les  plus  compliquées.  Le  tricorne  était  garni  de  plumes 


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LA  MISSION  DE   MADAGASCAR.  975 

multicolores,  et  des  épaulettes  d'or  d'une  longueur  démesurée  tom- 
baient du  haut  de  son  habit  jusqu'à  la  moitié  des  manches.  Ce  luxe 
étincelant  contrastait  singulièrement  avec  l'état  délabré  de  la  pi- 
rogue, qui  disait  eau  de  tous  côtés,  et  avec  le  costume  primitif  des 
rameurs,  à  peu  près  nus.  Un  mouchoir  blanc  et  son  chapeau  dans 
une  main,  Ramare  monta  l'échelle  d'un  pas  tremblant,  et,  après 
avoir  subi  l'affront  de  voir  l'officier  de  quart  se  retirer  devant  la 
main  restée  libre  qu'il  lui  présentait,  il  vint  se  placer  debout  sur  le 
pont,  flanqué  de  ses  deux  aides-de-camp.  Ceux-ci  étaient  revêtus 
d*un  costume  de  fantaisie  ayant  la  prétention  de  rappeler  celui  des 
officiers  de  marine,  comme  Ramare  avait  voulu  se  montrer  à  nous 
en  uniforme  de  lieutenant-général.  Ces  trois  envoyés  témoignaient 
d'ailleurs  par  leur  teint  bistré,  leurs  yeux  en  amande,  leurs  pom- 
mettes saUlantes ,  leurs  lèvres  fines  et  leurs  cheveux  soyeux,  qu'ils 
appartenaient  à  la  race  supérieure  du  pays,  celle  des  Hovas,  ra- 
meau détaché  de  la  grande  famille  malaise  à  une  époque  de  migra- 
tion fort  reculée. 

Au  lieu  de  recevoir  ces  braves  gens,  tout  étonnés,  tout  émus  de 
leur  mission,  et  qui  s'efforçaient  de  nous  sourire,  le  commandant 
les  fit  congédier  sans  façon  après  un  quart  d'heure  d'attente.  Le 
lendemain,  même  réception  fut  faite  à  Rasoule,  ofîicier  du  palais, 
porteur  d'une  lettre  de  la  reine.  Il  vint  aussi  en  grande  tenue,  et 
debout  isur  la  dunette,  la  tête  découverte,  il  attendit  avec  plus  de 
calme  et  de  dignité  que  l'envoyé  de  la  veille  que  l'on  voulût  bien 
lui  donner  congé.  Le  commandant  de  YHermione  prétendait  ne  trai- 
ter, en  sa  qualité  d'envoyé  extraordinaire,  qu'avec  le  gouvernement 
central,  et  se  mit  de  nouveau  en  relation  directement  avec  la  reine  et 
M.  Laborde  à  Tananarive.  Dans  l'intervalle  eut  lieu,  le  30  août,  dans 
le  fort  de  Tamatave,  la  proclamation  officielle  de  Rasoaherine  comme 
reine  de  Madagascar.  Nous  assistâmes  à  la  fête  en  curieux,  et  le 
spectacle  était  vraiment  magnifique.  Autour  d'une  longue  table 
chargée  de  vins  d'Europe,  de  pâtisseries  et  de  fruits  tropicaux, 
étaient  rangés  tous  les  officiers  de  la  province,  en  grande  tenue, 
habits  brodés  de  drap  ou  de  velours,  sabres  aux  ciselures  étince- 
lantes,  tricornes  ^gantesques,  épaulettes  d'un  pied  de  long.  Un 
Français,  M.  Estienne,  naguère  encore  capitaine  au  long  cours,  et 
qui  aujourd'hui  cumulait  le  titre  de  grand-amiral  et  commandant 
du  port  de  Tamatave  avec  celui  de  général  de  division  des  forces 
malgaches,  avait  jusqu'à  quatorze  galons  sur  chaque  manche,  de- 
puis le  coude  jusqu'au  poignet.  Le  nombre  des  aiguillettes  qui  se 
balançaient  sur  sa  poitrine  était  en  rapport  ave(5  celui  des  galons. 
Auprès  de  la  table  se  tenait  debout  le  mattre  des  cérémonies,  qui 
disparaissait  dans  une  houppelande  blanche  à  ramages  que  lui 


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976  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

auraient  certainement  enviée,  s'ils  l'avaient  pu  voir,  les  vieux  ser- 
viteurs de  comédie  de  nos  spectacles  forains.  Chez  les  ofliciers  indi- 
gènes, on  distinguait  ipielques  bonnes  figures,  quelques  types  intel- 
ligens,  surtout  parmi  les  Hovas,  et  au  milieu  d'eux  l'ancien  bouvier 
Andrianmandrouze ,  gouverneur  du  fort,  qui  essayait  d'animer  la 
fête.  Lui-même  se  trémoussait,  criait,  gesticulait,  armé  d'un  dessus 
de  table  à  thé  orné  de  laques  de  Chine,  et  dont  on  lui  avait  fabriqué 
un  écu  au  moyen  d'une  poignée  collée  inférieurement,  tout  comme 
on  eût  pu  faire  pour  don  Quichotte.  Sa  grande  préoccupation  était 
d'exciter  à  des  luttes  guerrières  les  Antaïmoures,  soldats  d'une  tribu 
du  sud  alors  cantonnés  dans  le  fort.  Bientôt  des  femmes  se  levèrent 
et  dansèrent  en  cadence,  animées  par  la  voix  de  leurs  compagnes, 
qui  marquaient  le  pas  en  battant  des  mains.  Je  vis  là  pour  la  pre- 
mière fois  la  danse  de  toiseauy  danse  nationale  où  la  femme  mal- 
gache déploie  tout  ce  qu'elle  a  de  grâce  et  de  molle  volupté.  Elle 
ouvre  les  bras  comme  l'oiseau  ses  ailes,  déploie  les  mains,  les  agite 
avec  souplesse  comme  l'oiseau  qui  s'essaie  à  voler,  puis,  étendant 
les  bras  et  les  tournant  en  rond,  reste  quelque  temps  immobUe, 
abandonnée  à  une  douce  langueur  :  c'est  l'oiseau  qui  plane  dans 
la  nue.  Cette  danse  nous  charma,  et  nous  fûmes  plus  ravis  encore 
quand  nous  jetâmes  les  yeux  autour  de  nous.  Partout,  sur  les  talus 
gazonnés  de  la  batterie,  sur  les  plates-formes  même  les  plus  élevées, 
le  peuple  assistait  à  la  fête,  libre,  joyeux.  La  vue  de  tous  ces  vi- 
sages noirs,  de  toutes  ces  têtes  découvertes,  les  hommes  drap^ 
dans  leurs  lambas  ou  manteaux  blancs,  bleus,  rouges,  de  toutes 
couleurs,  les  femmes  dans  leurs  eimbous  non  moins  multicolores, 
tout  cela,  sous  un  brillant  soleil  des  tropiques,  formait  ua  pano- 
rama vraiment  magique;  mais  la  fête  se  passa  froidement  :  les  Mal- 
gaches sentaient  dans  la  rade  la  présence  de  navires  de  guerre 
français,  et  ils  savaient  que  des  relations  amicales  n'existaient  plus 
à  cette  heure  entre  la  France  et  Madagascar. 

Le  peuple  qui  jugeait  ainsi  la  situation  et  qui  restait  spectateur 
presque  impassible  d'une  fête  où  il  se  fût,  en  d'autres  circonstances, 
librement  abandonné  à  une  joie  tout  enfantine,  était  dans  le  vrai  : 
les  bonnes  relations  étaient  rompues  avec  la  cour  de  Tananarive. 
La  réponse  à  la  lettre  de  M.  Dupré  se  fit  attendre  plus  d'un  nu)is, 
et  au  bout  de  ce  temps  elle  arriva  fort  peu  satisfaisante  :  on  persis- 
tait à  vouloir  des  modifications  inacceptables  au  traité  passé  avec 
la  France,  on  n'accordait  pas  môme  à  nos  nationaux  l'inviolabilité 
du  domicile.  Le  gouvernement  adressait  du  reste  au  commandant 
de  VHermione  deux  envoyés,  dont  l'un,  Raharla,  possédait  la  con- 
fiance des  deux  partis;  l'autre,  homme  à  peu  près  nul,  était  Rai- 
ûivoumiale,  ancien  gouverneur  de  Foulpointe.  Deux  tsimandasy  à 


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LA  MISSION  DE   MADAGASCAR.  977 

la  fois  esclaves  et  espions  de  la  reine,  rappelant  par  ce  dernier 
côté  les  ombres  des  ambassadeurs  japonais^  ne  devaient  pas  quitter 
d'une  minute  les  deux  envoyés  malgaches. 

Ce  fut  un  grand  jour  à  Tamatave  que  celui  où  arrivèrent  ces 
quatre  ambassadeurs.  Depuis  quelque  temps  déjà,  des  coureurs 
expédiés  en  avant  avaient  annoncé  la  venue  des  illustres  person- 
nages. Le  matin  où  ils  firent  leur  entrée  triomphale,  des  députa- 
lions  allèrent  au-devant  d'eux  jusqu'à  Ivondrou,  à  6  kilomètres  de 
Tamatave,  d'où  le  cortège  partit.  En  tête  marchaient  les  soldats,  les 
deux  mains  occupées,  l'une  portant  la  lance  acérée,  l'autre  le  fu- 
sil à  pierre.  Ils  étaient  vêtus  d'une  blouse,  et  un  double  baudrier 
blanc  se  croisait  sur  leur  poitrine.  Le  capitaine  qui  les  commandait 
avait  sur  la  tête  un  chapeau  de  soie  noire  cylindrique  et  de  tons 
mordorés,  un  mouchoir  à  la  main,  une  redingote  sur  le  dos,  et  tenait 
un  sabre  nu.  A  la  suite  de  la  troupe  venait  la  musique  militaire, 
faisant  entendre  sur  des  instrumens  de  cuivre  des  airs  nationaux 
assez  mal  exécutés,  et  derrière  la  musique,  fermant  la  marche  et 
portés  sur  des  palanquins,  les  personnages  de  distinction  qui  s'é- 
taient joints  au  cortège,  puis  les  deux  tsimandosy  enfin  Rainivou- 
miale  et  Baharla.  A  Madagascar,  on  le  voit,  les  premiers  sont  les 
derniers,  comme  dans  l'Évangile.  La  princesse  Juliette,  vêtue  de  son 
costume  de  gala,  robe  de  velours  rouge  ornée  de  pierreries,  parasol 
de  soie  rouge,  les  cheveux  poudrés  à  blanc,  et  une  couronne  d'or  au 
front,  animait  cette  fête  de  sa  joie  et  de  ses  lazzis  (1).  Nous  recon- 
naissant parmi  les  curieux,  elle  nous  pressa  d'entrer  dans  le  fort,  où 
une  collation  était  servie.  Nous  refusâmes  poliment,  et  nous  assis- 
tâmes du  dehors  à  la  salve  de  treize  coups  de  canon  qui  fut  tirée 
pour  la  circonstance.  Les  vieux  pierriers  de  fonte,  gisant  sur  les  bar- 
bettes du  fort,  sautaient  sur  leurs  aiïùts  (quands  ils  en  avaient), 
menaçant  d'éventrer  les  artilleurs;  l'un  des  canons  descendit  niême 
jusqu'au  bas  des  glacis;  on  le  remonta  à  grand'peine  et  on  le  bourra 
de  nouveau.  Pendant  ce  temps,  il  y  avait  un  kabare  au  fort,  c'est- 
à-dire  une  grande  assemblée  à  laquelle  tout  le  peuple  prit  part, 
suivant  l'usage,  et  où  se  firent  entendre  divers  orateurs.  Après  le 

(1)  La  princesse  Juliette  descend  des  anciens  rois  de  Tamatave.  Elle  est  fille  du 
prfnce  Fiche,  assassiné  avec  Jean-René  par  ordre  de  Radama  1*"%  quand  celui-ci  fit  la 
conquête  de  la  côte  est  de  Madagascar  et  brisa  la  confédération  des  Bétanimènes.  Mode" 
moiselle  Juliette,  comme  on  la  nomme,  est  une  fort  gracieuse  personne,  pleine  de  verve 
et  d*esprit,  portant  bravement,  sans  qu'il  y  paraisse,  le  poids  des  années.  Elle  a  été 
élevée  à  La  Réunion  et  à  Maurice,  elle  parle  et  écrit  le  français  avec  beaucoup  d'ai- 
sance. Elle  s'est  toujours  montrée  fort  aimable  pour  les  membres  de  la  mission,  et  sa 
position  était  cependant  très  délicate.  Depuis  Tavénement  de  Radama  II,  elle  a  pris  rang 
à  la  cour  comme  princesse  du  sang  royal,  ce  qui  lui  donne  le  droit  de  porter  des  vête- 
mens  et  un  parasol  rouges. 

Tom  L.  ~~  1864.  62 


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078  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

kabarây  une  collation  fut  servie,  où  Ton  fêta  les  vins  et  les  liquéois 
d'Europe,  depuis  le  vermouth  jusqu'à  Taî  mousseux.  Le  vieil  Andria- 
mandrouze  reçut  ses  nouveaux  hôtes  du  mieux  qu'il  put,  après  quoi 
il  leur  donna  congé,  et  ceux-ci,  sans  débotter,  prirent,  musique  en 
tête,  le  chemin  du  port,  où  nous  les  vîmes  s'embarquer  pour  se 
rendre  à  bord  de  la  frégate.  Les  tsimandos^  le  chef  couvert  d'un 
énorme  turban,  mais  les  pieds  nus,  étaient  vêtus  du  lamba  sacra- 
mentel, manteau  de  soie  aux  couleurs  bigarrées  dans  lequel  ils  se 
drapaient  comme  de  vieux  Romains  dans  leurs  toges.  Raharla  por- 
tait avec  beaucoup  d'aisance  un  uniforme  de  sénateur  françab  qui 
lui  allait  fort  bien.  Les  jours  suivans,  il  se  montra  aussi  dans  notre 
costume  bourgeois.  Quant  à  Ramivoumiale,  coiffé,  suivant  une  inva- 
riable habitude,  d'une  casquette  galonnée,  il  avait  l'air,  grâce  à  son 
pantalon  à  bandes  et  à  sa  redingote  aux  boutons  d'or,  grâce  aussi  à 
son  teint  fortement  basané  et  à  sa  taille  trapue,  d'un  nègre  de  bonne 
maison  qui  serait  venu  se  perdre  d'un  hôtel  des  Champs-Elysées  sur 
le  sable  de  Tamatave. 

Le  commandant  de  VHermione  accueillit  fort  bien  ces  envoyés. 
11  les  honora  du  nombre  de  coups  de  canon  dont  on  salue  les  am- 
bassadeurs; il  alla  même^  oubliant  sa  réserve  jusque-là  si  gi^ande, 
recevoir  à  l'échelle  son  ami  Raharla,  chez  qui  il  avait  logé  pendant 
tout  le  temps  de  sa  première  mission  à  Madagascar.  Les  envoyés  de 
la  reine  et  leurs  ombres  furent  invités  à  un  grand  dîner.  On  leur 
donna  même  au  dessert  le  spectacle  d'un  branle-bas  de  combat  dans 
les  règles,  avec  toutes  les  émotions  de  la  lutte,  abordage,  incen- 
die, etc.;  mais  ils  n'y  comprirent  goutte,  car  on  se  borna  à  des  â- 
mulacres  :  on  fit  mine  de  tirer  le  canon  sans  brûler  un  gramme  de 
poudre.  Presque  chaque  jour  la  compagnie  de  débarquement  opé- 
rait devant  les  ambassadeurs  ébahis,  sans  plus  de  succès.  Ces  ma- 
nœuvres étaient  trop  savantes  pour  des  Malgaches,  et  la  moindre 
fantasia  y  avec  les  cris  et  les  fusillades  de  rigueur,  aurait  bien  mieux 
fait  leur  affaire.  Eux  qui  tant  de  fois  avaient  du  voir  les  Antaîmoures, 
cette  tribu  guerrière  du  sud,  ou  les  Sakalaves  indomptés  de  l'ouest, 
armés  de  la  sagaie  à  la  pointe  effilée  et  du  bouclier  de  peau  de 
bœuf,  se  provoquer  fièrement  dans  les  fêtes  publiques,  bondissant 
comme  des  lions  et  poussant  des  cris  féroces,  de  quel  œil  indiffé- 
rent ils  devaient  suivre  la  charge  en  cinq  temps  et  cinq  mouve- 
mens  et  nos  exercices  militaires  où  tout  procède  avec  une  régularité 
si  froide,  si  mathématique  ! 

Cependant  les  conférences  allaient  leur  train  en  malgache  ou  en 
anglais,  Raharla  et  Rainivoumiale  comprenant  assez  bien  cette  der- 
nière langue,  qulls  ont  apprise  en  Europe;  mais  on  parlementa 
beaucoup,  et  l'on  ne  fit  rien.  M.  Laborde,  descendu  de  Tananarive 


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•  LA  MISSION  DE   MADAGASCAR.  979 

avec  les  deux  agens  officiels,  intervint  vainement  dans  le  débat,  tan- 
tôt comme  conciliateur,  tantôt  comme  interprète.  A  la  fm,  Baharla 
demanda  un  sursis  pour  envoyer  un  exprès  à  Tananarive.  Cette  fois 
la  réponse  ne  se  fit  pas  attendre.  Le  courrier  chargé  de  porter  la 
dépêche  fit  à  pied  en  dix  jours  le  voyage  d'aller  et  retour  de  Tama- 
tave  à  la  capitale.  Il  y  a  près  de  iOO  kilomètres  de  distance  à  tra- 
vers des  sentiers  souvent  très  difficiles,  et  l'altitude  de  Tananarive 
est  de  lA  à  1,500  mètres.  La  réponse  fut  négative  sur  tous  les 
points  :  la  reine,  à  l'instigation  de  son  premier  ministre,  rejetait  les 
«âges  conseils  de  son  agent,  et  nous  adressait  le  projet  de  traité 
déjà  reconnu  inacceptable  (1).  L'envoyé  de  la  France  avait  fait  ce- 
pendant précéder  son  ultimatum  d'une  menace,  menace  terrible, 
s'il  l'eût  mise  à  exécution.  Il  était  venu  s'embosser  devant  le  fort 
de  Tamatave  avec  sa  frégate,  avec  les  avisos  le  Curieux  et  le 
Surcoufy  celui-ci  récemment  arrivé  de  Lorient.  Un  transport  même, 
la  Licorne  y  attaché  au  port  de  Sauat-Denis  et  envoyé  à  Tlle  Sainte- 
Marie  sur  la  côte  est  de  Madagascar,  était  venu  un  moment,  sur  la 
demande  de  M.  Dupré,  augmenter  le  chiffre  de  notre  escadrille. 
Rien  n'épouvanta  la  cour  d'Émime;  mais  le  peuple  de  Tamatave 
s' effraya  beaucoup  et  s'enfuit  dans  la  campagne,  emportant,  comme 
le  philosophe  antique,  sa  maison  sur  son  dos,  c'est-'à-dire  quel- 
<iues  bardes  et  la  traditionnelle  marmite  en  fonte  où  l'on  fait  cuire 
le  riz  quotidien. 

(1)  Le  traité  signé  entre  la  France  et  Radama  H  ne  renferme  pas  moins  de  vingt- 
deux  articles;  il  rappelle  par  ses  clauses  les  traités  précédemment  conclus  dans  des 
occasions  analogues,  notamment  avec  Timan  de  Mascate  et  le  roi  de  Siam.  Le  nouveau 
traité  que  voulait  faire  le  gouvernement  malgache  était  réduit  aux  sept  points  qui  sui- 
vent, et  dont  nous  donnons,  d'après  M.  Laborde,  la  traduction  littérale. 

«Art.  I*^  Il  est  défendu  pour  toujours  d'exporter  des  esclaves  de  Madagascar,  et 
quant  aux  navires  qui  en  importeront  pour  y  être  vendus,  ils  ne  seront  pas  reçus  dane 

rne. 

«  Art.  2.  Le  tanghin  est  aboli  à  tout  jamais. 

(T  Art.  3.  On  n'empêchera  pas  le  peuple  de  prier  comme  il  l'entendra.  On  ne  forcera 
non  plus  personne  à  suivre  tel  ou  tel  culte.  Chacun  sera  libre  de  prier  à  sa  guise. 

«  Art.  4.  Le  consul  français  pourra  rester  à  Madagascar  pour  preuve  de  l'amitié  qui 
■existe  avec  la  France,  parce  que  cette  amitié  est  vraie. 

tt  Art.  5.  La  France  pourra  faire  du  commerce  avec  Madagascar,  puisque  la  bonne 
intelligence  existe  entre  les  deux  nations  ;  mais  ses  navires  ne  pourront  aborder  dans 
les  endroits  où  il  n'y  a  pas  de  poste  militaire. 

«  Art.  6.  On  prélèvera  des  droits  de  douane,  car  c'est  un  usage  qui  existe  chez  toutes 
les  nations. 

«  Art.  7.  Le  souverain  de  Madagascar  pourra  établir  les  lois  qu'il  lui  plaira  dans  son 
pays.» 

Le  tanghin,  dont  il  est  parlé  à  l'art.  2,  est,  on  le  sait,  un  poison  végétal  des  plus  ter- 
ribles retiré  de  l'amande  du  tanghinia  wneniflua,  et  que  les  Malgaches,  sous  Ra- 
dama V*  et  Ranavalo,  employèrent  à  de  trop  fréquentes  épreuves  judiciaires,  assez 
semblables  à  notre  jugement  de  Dieu.  Peut-être  les  effets  parfois  foudroyans  du  tanghin 
«ont-ils  dus  à  une  grande  quantité  d*acide  prussique  que  renferme  l'amande. 


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980  .  REYDE   DES  DEUX  MONDES. 

Le  tumulte  augmenta  encore  quand  on  apprit  les  dernières  nou- 
velles, et  qu'on  sut  que  M.  Dupré  avait  donné  Tordre  au  consul 
général  de  France  d'amener  son  pavillon.  Tamatave,  d'ordinaire 
fort  calme,  prit  alors  un  aspect  inaccoutumé.  Les  Antaîmoures,  qui 
ne  demandaient  que  plaies  et  bosses,  commencèrent  par  les  rues  de 
la  ville  leurs  promenades  turbulentes,  exécutant  leurs  danses  mili- 
taires même  la  nuit,  à  la  clarté  des  torches.  Des  groupes  d'habitaifô 
plus  paisibles  se  formèrent,  on  se  réunit  chez  les  traitans,  et  comme 
les  bruits,  dans  les  pays  privés  de  journaux,  circulent  encore  assez 
vite,  on  connut  bientôt  tous  les  détails  de  ce  qui  s'était  passé  dans 
la  capitale.  C'est  ainsi  qu'on  apprit  que,  dans  le  dernier  kabare  qui 
avait  eu  lieu  à  Andohale ,  le  forum  de  Tananarive ,  le  premier  mi- 
nistre, opposé  surtout  à  l'immixtion  des  Européens  dans  la  coloni- 
sation de  Madagascar,  avait  prononcé  contre  nous  le  curieux  dis- 
cours que  voici  :  «  Laissez  agir  les  vazas^  les  blancs  de  France;  ils 
feront  beaucoup  de  bruit  pour  rien.  Ils  n'ont  d'autres  navires  que 
ceux  que  leur  prête  l'Angleterre,  d'autre  poudre  que  celle  qu'eUe 
leur  vend.  Ils  veulent  venir  exploiter  notre  sol;  mais  nous  n'avons 
pas  besoin  d'eux  pour  cela.  Notre  sol  nous  appartient,  et  nous  l'ex- 
ploitons bien  nous-mêmes.  On  parle  de  nos  mines  d'or  et  d'argent! 
Sans  doute,  et  nous  les  connaissons;  mais  nos  pères  ont  vécu  sans 
elles,  nous  pouvons  nous  en  passer  aussi.  On  nous  accuse  d'avoir 
tué  notre  roi!  Fort  bien,  et  c'est  là  une  affaire  à  vider  entre  Malga- 
ches. En  cela  du  reste  nous  n'avons  fait  qu'une  révolution,  comme 
l'Europe  nous  en  a  tant  de  fois  donné  l'exemple  :  l'Angleterre  a  tué 
Charles  I*%  la  France  a  guillotiné  Louis  XVI.  » 

Ces  paroles  circulèrent  de  bouche  en  bouche  à  Madagascar,  et  je 
n'ai  pas  besoin  de  dire  quels  commentaires  elles  reçurent  dans  un 
pays  où  le  peuple  est  à  chaque  instant  appelé  sur  le  forum,  et  où 
l'éloquence  politique,  servie  par  une  langue  harmonieuse  et  savam- 
ment construite,  a  été  poussée  aussi  loin  que  dans  les  républiques 
anciennes.  Au  reste,  le  parti  de  la  réaction  avait  fait  des  objections 
si  habilement  reproduites  par  le  premier  ministre  le  fond  de  ses  at- 
taques contre  nous.  Et  ici  il  faut  bien  reconnaître  que  Radama,  suc- 
cédant à  un  gouvernement  ombrageux  et  cruel,  qui  avait  fini  par 
éloigner  les  étrangers,  s'était  peut-être  trop  pressé  d'agir  dans  un 
sens  opposé  dès  son  avènement  au  trône,  et  n'avait  pas  su  assez  mé- 
nager la  transition.  On  a  trop  aisément  oublié  en  France  combien 
les  mesures  libérales  de  ce  jeune  roi  avaient  rencontré  d'opposition 
même  dans  son  conseil,  combien  les  grands,  les  nobles,  redoutaient 
à  Madagascar  l'affranchissement  instantané  des  esclaves.  Et  dans  quel 
pays  la  même  crainte  d'une  réforme  lésant  tant  d'intérêts,  mettant 
peut-être  tant  de  vies  enjeu,  n'aurait-elle  pas  existé?  Ouvrir  su- 
bitement toute  rUe^  aux  étrangers  par  une  charte  aussi  étendue 


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LA   MISSION  DE   MADAGASCAR.  981 

que  celle  accordée  à  M.  Lambert  était  une  mesure  encore  trop  hâtive. 
Dans  tous  les  cas,  il  était  prématuré  d'agir  dès  le  début  sur  des 
bases  aussi  larges  dans  cette  grande  île,  où  le  blanc  n'est  pas  vu  de 
bon  œil  par  les  indigènes.  Enfin  la  suppression  des  droits  de  douane, 
dont  avaient  vécu  uniquement  jusqu'alors  les  employés  de  la  côte, 
était  un  article  du  traité  de  commerce  sur  lequel  la  réflexion  aurait 
dû  nous  faire  revenir.  Il  est  vrai  que  ce  fut  Radama  lui-même,  dont 
la  part  sur  cet  impôt  s'égarait  toujours  sur  le  chemin  du  littoral  à  la 
capitale,  qui  exigea,  pour  la  durée  de  son  règne,  la  suppression  des 
droits  de  douane  en  signant  le  traité,  et  en  faisant  de  ce  point  déli- 
cat l'objet  d'un  article  additionnel  ;  mais  il  eût  fallu  avoir  un  peu 
de  bon  sens  pour  lui,  et,  restreignant  la  charte  Lambert,  suppri- 
mant l'article  additionnel  du  traité  de  commerce  relatif  aux  droits 
de  douane,  assurer  l'avenir  de  l'œuvre  que  Ton  voulait  fonder. 

M.  Dupré  avait  vu  assez  bien  les  choses  lors  de  son  premier 
voyage,  et  presque  deviné  ce  qui  devait  inévitablement  arriver  des 
avantages  trop  facilement  obtenus  du  roi  Radama  II.  En  politique 
comme  en  mécanique,  l'action  appelle  toujours  la  réaction.  La  ré- 
volution malgache  du  12  mai  1863,  quelles  que  soient  les  raisons 
qu'on  ait  voulu  lui  donner,  n'a  été  qu'une  réaction  du  parti  des  no- 
bles, trop  vite  sacrifié  par  Radama  II  dans  ce  pays  où  la  noblesse  est 
établie  sur  des  bases  aussi  solides  et  se  montre  aussi  jalouse  de  ses 
droits  qu'en  Europe  aux  plus  beaux  temps  de  la  féodalité.  Le  doute 
pourrait-il  exister  à  ce  sujet  quand  on  voit,  dans  la  relation  publiée 
par  M.  Dupré  sur  sa  première  mission,  que  le  roi,  avant  de  conclure 
le  traité  d'amitié  et  de  commerce  avec  la  France,  ayant  voulu  le  sou- 
mettre à  l'examen  et  à  la  discussion  des  principaux  chefs,  au  nombre 
de  plus  de  deux  cents,  il  y  avait  eu  presque  unanimité  contre  l'ac- 
ceptation? ((  La  défiance  qu'inspirent  les  blancs  à  Madagascar,  la 
crainte  de  les  voir  s'emparer  par  leur  travail  et  leur  industrie  de 
toutes  les  richesses  du  pays,  de  l'île  elle-même  peut-être,  avaient 
dicté  l'opposition  des  chefs,  nous  dit  M.  Dupré,  opposition  si  géné- 
rale, si  violente,  que  les  hommes  les  plus  éclairés  n'avaient  osé  la 
combattre  (1).  »  Néanmoins  le  roi  passa  outre,  pour  montrer  que  sa 
décision  était  irrévocable.  On  a  vu  comment  huit  mois  après,  jour 
pour  jour,  l'infortuné  monarque  payait  de  sa  vie  ses  généreuses 
intentions  et  sa  courageuse  initiative. 

IL 

Le  jour  même  où  arrivait  à  Tamatave  la  nouvelle  du  rejet  de 
toutes  les  propositions  du  commandant  Dupré,  le  18  octobre  1863, 

(1)  Trois  mois  de  séjour  à  Madagascar;  Paris,  Hachette,  1863. 

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^82  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

les  droits  de  douane,  si  cbers  aux  employés  du  littoral,  furent  so- 
lennellement rétablis.  Le  canon  fut  tiré  en  signe  de  réjouissance, 
et  le  gouverneur  de  la  province  fit  prévenir  par  voie  officielle  les 
consuls  et  agens  consulaires  de  France,  d'Angleterre  et  des  États- 
Unis,  ainsi  que  les  principaux  traitans,  que  les  anciens  rëglemens 
étaient  remis  en  vigueur.  Comme  sous  la  vieille  reine,  le  droit  sur 
les  marchandises  exportées  fut  fixé  à  20  pour  100  et  payable  en  ar- 
gent, moitié  par  le  vendeur,  moitié  par  Tacbeteur.  Pour  les  impor- 
tations, on  ne  pouvait  tout  d*abord  atteindre  qu'une  des  parties,  et 
le  droit  fut  réduit  à  10  pour  100;  mais  il  fut  fixé  à  30  pour  les  spiri- 
tueux, les  vins,  les  liqueurs  et  boissons  fermentées.,  comme  si  les 
Hovas  voulaient  à  tout  prix  faire  respecter  Tarticle  1**^  de  leur  nou- 
velle constitution,  qui  porte  que  la  reine  ne  boira  pas  de  liqueurs 
fortes.  Il  faut  avouer  que  dans  ce  curieux  pays  constitutions  et  rè- 
glemens  de  douane  renferment  des  articles  bien  étranges. 

Dès  le  lendemain  de  la  promulgation  du  décret  rétablissant  les 
droits  de  douane,  la  mesure  fut  mise  à  exécution.  On  avait  bien 
voulu  la  faire  exécuter  sur  l'beure,  la  veille,  au  son  du  premier 
coup  de  canon;  mais  un  vieux  loup  de  mer  provençal,  le  capitaine 
Durand,  en  train  d'embarquer  des  bœufs,  des  volailles  et  des  porcs 
pour  Saint -Denis,  persuada  au  chef  de  la  douane  que,  dansJes 
pays  civilisés,  on  dormait  toujours  vingt-quatre  heures  de  répit 
aux  ayants-cause  pour  se  préparer  à  l'exécution  d'une  loi  nouvelle. 
Les  douaniers  de  Tamatave,  désireux  de  singer  les  blancs  et  flattés 
^'agir  à  la  façon  des  nations  éclairées,  se  rendirent  aux  raisons  pé- 
remptoires  du  capitaine  Durand.  Celui-ci  eut  le  temps  d'achever 
sa  cargaison  et  partit  le  lendemain  au  grand  ébahissement  de  la 
-douane  madécasse,  qui  en  aura  été  quitte  pour  le  faire  payer  dou- 
ble à  son  second  voyage.  Il  passe  cependant  pour  bien  madré,  ce 
bon  capitaine  Durand,  ce  pure  nourricier  de  la  colonie  de  Bour- 
ton,  comme  il  s'intitulait  lui-môme  modestement,  ce  père  du  ma- 
rin, comme  l'appellent  ses  matelots.  Il  prend  si  grand  soin  de  son 
équipage  qu'il  n'engage  jamais  un  homme  sans  lui  promettre  des 
MmirireSy  filles  malgaches  inscrites  à  la  douane  de  Tamatave.  Ces 
dames  se  disputent  le  soir  l'insigne  honneur  de  monter  sur  les  ca- 
nots des  navires  de  commerce  qui  viennent  les  prendre  à  la  plage 
pour  les  conduire  à  bord,  où  elles  égaient  toute  la  nuit  l'orgie 
brutale  des  matelots.  C'est  une  fête  pour  elles  quand  arrive  le 
Mascareignes,  et  elles  reconnaissent  avec  des  cris  de  joie  les  canots 
<îu  père  Durand.  «  Eh  bien!  capitaine,  quelles  nouvelles?  que  de- 
vient la  mission?  »  lui  demandaient  quelquefois  nos  camarades  tris- 
tement restés  à  La  Réunion,  quand  il  venait  déposer  dans  la  rade 
de  Saint-Paul  sa  cargaison  de  bœufs.  «  Les  nouvelles?  répondait  ce 
iils  de  la  Provence  avec  son  accent  caractéristique  :  si  vous  parlex 


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LA  FISSION  DE   MADAGASCAR,  98$ 

d'aflaires  politiques,  je  ne  vous  entends  pas;  causons  de  poules,  de 
cochons,  de  bœufs  :  alors  je  suis  votre  homme.  »  Toujours  désireux 
de  rester  neutre  pour  continuer  aussi  longtemps  que  possible  son 
fructueux  commerce  avec  les  chefs  de  la  grande  Ûe,  te  capitaine 
gardait  une  prudente  réserve  (1).  «  Voulez -vous  savoir  le  prix  des 
bœufs  à  mon  dernier  voyage?  continuait-il.  En  ce  cas,  c'est  autre 
chose,  je  vous  entends.  Il  était  de  15  piastres  ou  75  francs  par  tête, 
les  gras  comme  les  maigres;  moi  je  ne  prends  que  les  gras,  et  je 
laisse  les  maigres  aux  Anglais.  »  Ainsi  répondait  imperturbablement 
à  chaque  voyage,  en  vrai  diplomate,  le  commandant  du  Mascarei- 
gnes'j  puis  il  reprenait  bravement  la  mer  avec  son  vapeur,  vieux  na- 
vire retraité  qui  finit  noblement  sa  carrière  en  important  bon  an, 
mal  an,  de  Madagascar  à  La  Réunion,  cinq  ou  six  mille  bœufs,  plu- 
tôt maigres  que  gras,  quoi  qu'en  dise  le  capitaine  Durand. 

L'ultimatum  du  commandant  Dupré  rejeté  dans  les  circonstances 
que  Ton  connaît,  le  traité  de  commerce  et  d'amitié  avec  la  France 
déchiré  pour  ainsi  dire  à  notre  face,  deux  voies  seules  nous  étaient 
ouvertes  :  obtenir  par  le  canon  vengeance  de  l'insulte  qui  nous 
était  faite,  envoyer  des  prunes  contre  le  fort  de  Tamatave,  comme 
le  disait  spirituellement  la  princesse  Juliette,  ou  nous  retirer.  M.  Du- 
pré, obéissant  sans  doute  à  des  instructions  secrètes,  où  cependant 
l'on  n'avait  guère  pu  prévoiries  événemens  qui  venaient  d'avoir  lieu,, 
préféra  suivre  la  seconde  voie,  et  la  mission  scientifique  de  Mada- 
gascar dut  se  débander.  Une  partie  rentra  à  l'île  Bourbon,  puis  en 
France;  l'autre,  conduite  sur  la  côte  ouest  vers  Bavatoubé,  où  exis- 
tent des  gisemens  carbonifères  très  intéressans,  ne  tarda  pas  à  suivre 
ses  devanciers,  et  bientôt  il  ne  resta  plus  aucun  de  nous  dans  ces  pa- 
rages de  la  mer  des  Indes  que  nous  avions  cru  un  moment  sillonner 
en  pionniers  de  la  science  et  de  l'industrie.  Au  moins  avions-nous  mis 
à  profit  les  deux  mois  passés  à  Tamatave  en  parcourant  presque  cha- 
que jour,  grâce  à  une  sécurité  complète,  la  ville  et  les  environs,  le 
fort  et  le  camp*  des  soldats,  visitant  les  traitans,  les  pères  jésuites,, 
les  officiers  malgaches,  observant  les  mœurs  et  les  usages  du  pays,, 
et,  comme  on  l'a  vu,  assistant  même  à  des  fêtes  nationales,  faisant 
enfin  dans  l'intérieur  de  la  province  quelques  excursions  pleines- 

(1)  «Je  chauffe  et  Je  ne  chaaffe  pas,  répondit-il  un  Jour  au  commandant  de  YHer^ 
m\on9f  qui  devait  lui  remettre  ses  dépêches  pour  le  lendemain  et  qui  voyait  un  noir 
panache  de  fumée  se  dégager  de  la  cheminée  de  ses  chaudières ,  ~  Je  chauffe  et  Je  ne 
chauffe  pas.  Ces  brigands,  ajoutait-il  en  désignant  les  marchands  de  bœufs  de  Tama-^ 
tave,  veulent  me  faire  payer  leurs  bêtes  cinq  piastres  de  plus  par  tête.  Je  leur  ai  dit 
que  j'en  avais  à  Bfananzary,  dans  le  sud,  pour  le  prix  que  je  leur  propose,  et  Je  fais- 
mine  de  chauffer  pour  le  départ  ;  mais  c'est  feu  de  paille,  et  non  de  charbon.  Tout  ce^ 
qu'il  me  restait  de  vieux  foin  de  mon  dernier  voyage,  je  Tai  jeté  sous  mes  chaudières. 
Vnermione,  c'est  ma  mère,  et  je  me  gai'derai  bien  de  partir  sans  aller  prendre  ses 
lettres.  » 


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98A  REYUE  DES  DEUr  MONDES* 

d'intérêt.  Au  nombre  de  quatre  ou  cinq,  montés  sur  des  takom  da 
pays,  palanquins  au  siège  de  toile,  qu'enlevaient  quatre  vigoureux 
porteurs,  nous  partions  parfois  le  matin  suivis  d'une  troupe  d'es- 
claves loués  pour  la  journée.  A  ces  compagnons  de  nos  courses 
était  dévolu,  outre  le  soin  de  nos  personnes,  celui  des  vivres  et 
des  armes.  Joyeux  et  bruyans,  impatiens  au  départ  comme  la  meute 
qu'on  va  conduire  au  bois,  nos  hommes  appartenaient  pour  la  plu- 
part à  la  tribu  des  Bétanimënes  ou  à  celle  des  Betsimsaraks  qui  peu- 
plaient la  province  de  Tamatave  avant  la  conquête  de  Radsîma  V\ 
Rappelant  par  leurs  traits  le  type  de  la  race  nègre,  doués  de  mus- 
cles d'acier,  marcheurs  infatigables,  ils  portaient  des  sobriquets 
caractéristiques,  et  parmi  eux  on  distinguait  Gros-Bœuf^  l'athlète 
de  la  troupe,  et  qui  en  était  aussi  le  loustic,  grâce  à  quelques  mots 
de  français  appris  à  La  Réunion.  Le  signal  du  départ  donné,  on 
nous  enlevait  sur  nos  sièges  comme  des  saints  partant  pour  uoe 
procession,  puis  tous  ceux  de  nos  gens  qui  ne  s'étaient  pas  attelés 
à  un  palanquin  s'emparaient  d'un  paquet  à  leur  convenance.  Ce- 
lui-ci portait  la  caisse  aux  bouteilles,  celui-là  les  sacs  de  riz,  un 
troisième  les  marmites.  L'un  tenait  à  l'extrémité  d'un  long  bambou 
des  gerbes  de  poules  ou  de  pintades  qui  se  faisaient  équilibre  à  la 
mode  chinoise  ;  un  autre  portait  de  la  sorte  le  pain  et  la  viande  de 
la  journée.  A  côté  de  chacun  de  nous  marchait  le  porteur  du  fusil 
et  des  munitions.  Nous  allions  armés  non  pour  défendre  notre  vie, 
qui  ne  courait  aucun  danger  dans  ce  pays  où  tout  blanc  est  réputé 
un  être  supérieur,  mais  pour  faire  la  guerre  aux  habitans  de  l'air, 
comme  dit  le  classique  Boileau.  Par  momens,  nous  traversions  un 
bois  épais  comme  une  forêt  vierge.  Alors  la  caravane  s'arrêtait,  et 
nous  étions  impitoyables  :  rapaces  au  bec  recourbé  et  aux  plumes 
fauves,  perroquets  noirs,  perruches  vertes,  merles  et  pigeons  bleus, 
tout  recevait  de  notre  plomb  et  venait  grossir  les  provisions  de  la 
journée.  Ce  que  nous  refusions  était  accepté  de  grand  cœur  par  la 
troupe  qui  nous  suivait,  car  il  n'est  pas  d'oiseau  de*proie  dont  l'o- 
deur et  la  chair  répugnent  à  un  gosier  madécasse.  Que  l'on  n'aille 
pas  croire  du  reste'  que  les  perroquets  et  les  perruches  ne  soient  pas 
dignes  d'être  appréciés  des  gourmets.  Les  émules  de  Brillât-Sava- 
rin, les  amateurs  de  bons  morceaux,  vont  même  jusqu'à  ne  pas 
dédaigner  les  roussettes^  énormes  chauves -souris  du  pays,  et  les 
makeSy  qui ,  dans  ce  centre  de  création  particulier,  représentent  la 
famille  des  singes,  absente  de  Madagascar. 

Nous  avancions  dans  notre  marche  comme  de  véritables  triom- 
phateurs sur  leurs  chars,  ou  mieux  comme  des  nababs  de  l'Inde 
étendus  dans  leurs  manchys^  à  l'onibre  de  leur  parasol.  Nos  braves 
Malgaches,  porteurs  et  marcheurs,  allaient  au  pas  ou  au  trot,  sui- 
vant les  inégalités  de  la  route,  mais  toujours  alertes  et  de  bonne 

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LA   MISSION   DE   MADAGASCAR.  985 

humeur,  chantant  ou  s'entretenant  dans  leur  belle  langue  si  so- 
nore. 

Qaand  arri?ons-nous? 
Quand  arrivoas-noas? 
Ce  soir,  co  soir. 

Tel  est  le  refrain  que  chantent  le  plus  volontiers  en  frappant  du 
plat  de  la  main  sur  les  longues  barres  du  takon  ces  porteurs  infati- 
gables. Et  ils  vont  ainsi  par  monts  et  par  vaux,  la  tête  le  plus  sou- 
vent découverte  sous  ce  soleil  de  feu,  n'ayant  d'autre  vêtement 
qu'un  simple  langouti  ou  ceinture  de  toile,  qui  remplace  la  feuille 
de  figuier.  Vous  pouvez  leur  confier  hardiment  votre  vie.  Ils  entre- 
ront dans  l'eau  ou  dans  la  vase  juscju'à  mi-jambes,  vous  porteront 
sur  leurs  épaules  à  travers  d'effroyables  précipices;  mais  n'ayez 
crainte ,  vous  ne  courrez  aucun  risque ,  et  l'on  dit  qu'il  n'est  pas 
d'exemple  dans  tout  Madagascar  d'un  accident  qui  soit  survenu  aux 
voyageurs  portés  en  takon. 

Quand  le  soir  vient,  comme  le  plus  souvent  ou  doit  se  remettre 
en  marche  le  lendemain,  il  serait  naturel  de  croire  que  les  porteurs 
vont  se  livrer  au  repos.  Il  n'en  est  rien  cependant.  Le  soir  c'est  le 
moment  des  danses  effrénées,  des  chants  en  plein  air,  de  la  musique 
et  des  chœurs;  chaque  Malgache,  excité  par  d'abondantes  libations 
de  bessabesse^  rhum  de  basse  qualité  fabriqué  avec  d'impures  mé- 
lasses, se  trémousse  et  s'en  donne  à  cœur  joie,  et  Ton  peut  voir 
dans  les  haltes  cet  indigène  de  la  grande  île  africaine,  cet  autoch- 
thone  des  tropiques,  fièrement  drapé  dans  son  lamba,  se  livrer  à 
ses  danses  étourdissantes,  créant  parfois  des  pas  qui  font  honneur 
au  génie  chorégraphique  madécasse. 

C'est  ainsi  qu'au  milieu  des  cris  et  des  jeux  de  notre  troupe  de 
porteurs,  brisés  le  plus  souvent  par  la  fatigue,  nous  finissions  par 
nous  endormir  le  soir  dans  quelque  mauvaise  cabane,  étendus  sur 
une  natte  et  roulés  dans  notre  manteau;  mais  nos  infatigables  Mal- 
gaches dansaient  et  chantaient  toujours.  Ce  n'était  que  bien  avant 
dans  la  nuit  que  s'éteignaient  les  derniers  chants  avec  les  dernières 
danses.  Le  matin,  tout  était  rentré  dans  l'ordre,  et  nos  gens  se  trou- 
vaient prêts,  dès  les  premières  lueurs  de  l'aurore,  à  recommencer 
leur  marche  de  la  veille.  Heureux  ces  gais  enfans  de  l'Afrique!  heu- 
reux ces  hommes  insoucians  à  qui  suffît  le  soleil  avec  tous  les  biens 
qu'il  donne  !  La  Providence  n'a-t-elle  pas  pourvu  à  tous  leurs  be- 
soins ?  Une  banane,  une  poignée  de  riz,  une  gorgée  d'eau  fraîche  et  le 
sommeil  sous  les  grands  arbres,  tout  cela  arrosé  de  bessabesse,  cette 
liqueur  de  feu  qui  excite  à  la  danse  et  au  chant,  voilà  tout  ce  que 
demande  le  Malgache,  et  ses  désirs  sont  facilement  satisfaits. 

Les  promenades  en  takon  ne  furent  pas  les  seules  que  nous  entre- 


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^86  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

prîmes.  II  y  a  au  sud  de  Tamatave  de  grands  lacs  que  nous  dési- 
rions visiter.  Grâce  à  Tobligeance  de  M.  Ferdinand  Fiche,  fils  aine 
^e  la  princesse  Juliette,  élevé  en  France,  nous  pûmes  accomplir  cette 
course  dans  les  meilleures  conditions.  De  Tamatave  à  Ivondrou,  nous 
parcourûmes  de  vertes  prairies  où  les  bœufs  madécasses,  les  zébus 
au  cou  surmonté  d'une  bosse  de  graisse,  paissaient  en  liberté,  puis 
nous  traversâmes  les  lagunes,  si  nombreuses  sur  cette  partie  de  la 
côte,  si  difficiles  à,  dessécher  à  cause  de  la  contre-pente  du  sol,  et  qui 
•en  été  laissent  échapper  des  émanations  fiévreuses  ;  enfin ,  au  sortir 
d*un  bois  où  les  grands  copaliers,  les  palmiers  raffiay  les  cocotiers, 
Itsravenals  et  d'autres  arbres  des  tropiques  croissaient  simultané- 
ment, nous  nous  trouvâmes  sur  les  bords  du  grand  lac  d' Ivondrou. 
M.  Ferdinand  Fiche  nous  attendait  avec  son  frère  Antoine ,  et  en 
quelques  instans  un  déjeuner  à  la  mode  malgache  fut  préparé  et 
servi.  Nous  y  fîmes  honneur  en  convives  venus  de  loin  et  dont  la 
promenade  et  l'air  frais  du  matin  avaient  aiguisé  l'appétit.  Assis  en 
rond  par  terre,  autour  d'un  pilau  de  riz  jeté  sur  une  large  feuille  de 
ravenal  qui  tenait  lieu  de  nappe,  nous  plongeâmes  tous  à  la  fois  nos 
cuillers  dans  le  tas  fumant.  M.  Fiche  avait  fait  couper  aussi  des 
feuilles  de  ravenal  en  carrés  plus  petits  qui  servirent  d'assiettes; 
enfin,  ramenant  les  bords  de  ces  carrés  l'un  vers  l'autre,  il  nous 
apprit  à  plier  ces  feuilles  en  forme  de  cuiller  ou  de  conque.  Les 
gens  de  sa  suite  et  lui-même  buvaient  et  mangeaient  ainsi  avec 
beaucoup  de  dextérité.  Le  ro  malgache,  entrée  de  poulet  à  la  sauce 
relevée  de  karry^  le  bœuf  à  l'odeur  de  musc  découpé  en  tranches 
grillées,  le  poisson  salé  et  fumé,  servirent  à  fah-e  passer  le  riz  que 
nous  mangions  en  guise  de  pain.  Pour  compléter  ce  déjeuner  indi- 
gène et  rester  fidèles  à  la  couleur  locale,  quelques-uns  de  nous 
voulurent  boire  le  ranampangOj  sorte  d'infusion  préparée  avec  une 
portion  du  riz  qu'on  laisse  brûler  dans  la  marmite.  Rebelles  à  une 
pareille  boisson,  amis  quand  même  des  produits  de  la  patrie  ab- 
sente, la  plupart  des  convives  préférèrent  se  désaltérer  avec  du  vin 
de  Bordeaux,  dont  M.  Fiche  n'avait  pas  oublié  de  se  munir.  Le 
nectar  des  bords  de  la  Garonne  gagne  à  Madagascar  un  nouveau 
bouquet,  ayant  deux  fois  passé  les  tropiques,  et  nous  ne  pûmes 
rester  insensibles  à  l'occasion  qui  nous  était  offerte  de  nous  en  con- 
vaincre. En  somme,  M.  Fiche  fut  de  tous  points  un  hôte  accompli, 
et  nous  parut  mériter  en  fort  bonne  part  le  titre  de  Malgache  pari- 
sicHy  sous  lequel  M"**  Ida  Pfeiffer  a  voulu  le  désigner. 

A  l'issue  d'un  repas  qui  inaugurait  si  bien  notre  excursion,  nous 
montâmes  dans  des  pirogues  contenant  chacune  cinquante  vigou- 
reux rameurs  choisis  parmi  les  plus  robustes  esclaves  de  notre  hôte. 
Ces  bateaux,  taillés  dans  un  seul  tronc  d'arbre,  sont  de  forme  élan- 


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LA   MISSION  DE   MADAGASCAR,  987 

cée  et  fort  élégante.  Les  rameurs,  munis  chacun  d'une  palette  ou 
pagaie  et  disposés  sur  deux  rangées,  Tune  à  bâbord,  l'autre  à  tri- 
bord, battent  l'eau  en  cadence  en  s'accompagnant  de  la  voix.  Nous 
occupions  le  milieu,  devisant  et  fumant,  attentifs  surtout  à  éviter 
les  mouvemens  trop  brusques  qui  auraient  pu  faire  chavirer  notre 
légère  embarcation. 

Les  mangliers,  les  palétuviers,  ces  amis  des  bas-fonds  salins,  que 
l'on  retrouve  sous  les  tropiques  dans  tous  les  lieux  humides  et  ma- 
récageux, au  bord  et  non  loin  de  la  mer,  les  ravenals  aux  feuilles 
immenses  qui  servent  à  orner  la  table  du  Malgache  et  à  recouvrir  sa 
maison,  les  vacoas  aux  lanières  tombantes  ou  dressées  en  pyramide, 
le  raffitty  dont  le  cœur,  comme  celui  du  palmiste,  fournit  un  manger 
délicieux,  et  dont  les  feuilles  donnent  les  fibres  qui  servent  à  tresser 
une  partie  des  étoffes  du  pays,  enfin  Vurania  aux  palmes  serrées 
en  éventail  et  retenant  l'eau  dans  leurs  pétioles,  —  ce  qui  lui  a 
valu  le  surnom  heureux  di  arbre  du  voyageur  y  —  toute  cette  végé- 
tation des  tropiques,  marquée  de  tons  vifs,  éclatans,  entourait  l'une 
et  l'autre  rive  du  lac.  Aux  troncs  des  vieux  arbres  se  nouaient  amou- 
reusement des  lianes  aux  allures  capricieuses  ou  ces  parasites  aux 
feuilles  épaisses  d'un  vert  sombre,  aux  corolles  blanches  épanouies, 
les  orchidées,  dont  certaines  sont  particulières  à  Madagascar.  L'une 
d'elles,  Yangrœcum  sesquipedale,  produit  des  fleurs  du  port  le  plus 
élégant,  qui  ont  été  jugées  dignes  d'être  envoyées  en  Angleterre 
pour  orner  une  tôte  royale.  Elles  figuraient  à  ce  titre  dans  la  cou- 
ronne de  fleurs  naturelles  tressée  pour  la  princesse  de  Galles  le  jour 
de  son  mariage,  et  elles  y  brillaient  au  premier  rang.  Sous  l'eau,  le 
long  des  bords  du  lac,  nous  distinguions  des  plantes  aquatiques 
particulières  aussi  à  la  flore  de  Madagascar,  entre  autres  Youvi- 
randa  fenestralisy  dont  les  tiges  sveltes  promenaient  au-dessus  de 
la  nappe  liquide,  avec  une  sorte  de  curiosité  coquette,  leur  tête 
balancée  par  la  brise.  Les  feuilles  de  ce  gracieux  végétal  forment 
l'un  des  plus  remarquables  ornemens  de  l'herbier  du  botaniste. 
Elles  sont  toutes  découpées  à  jour;  leurs  nervures  déliées  composent 
une  véritable  dentelle;  on  dirait  de  ces  feuilles  desséchées  réduite»^ 
à  l'état  de  squelettes  qu'on  rencontre  l'hiver  aous  les  vieux  arbres 
de  nos  forêts.  * 

Mais  quand  la  flore  madécasse  nous  dévoilait  ainsi  le  long  du 
chemin  une  partie  des  richesses  de  l'île,  la  faune  restait  presque 
muette  pour  nous.  Des  canards  sauvages,  des  poules  d'eau,  des  sar- 
celles se  montraient  bien  en  bandes  à  travera  les  bouquets  de  joncs, 
nous  vîmes  bien  aussi,  voletant  à  travers  les  arbres  ou  rasant  la 
surface  de  l'eau,  quelques-uns  de  ces  papillons  aux  ailes  étince- 
lantes,  aux  riches  couleurs,  les  plus  beaux  parmi  les  lépidoptères^ 


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988  .  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

et  que  le  Brésil  lui-môme  envie  à  Madagascar;  mais  nous  ne  pûmes, 
ni  cette  fois  ni  en  d'autres  occasions,  rencontrer  au  milieu  des  lacs 
non-seulement  aucun  caïman,  cet  ignoble  reptile  qui  excite  toujours 
la  curiosité  du  touriste,  mais  même  ce  polype  gélatineux,  transpa- 
rent, particulier  aux  lacs  d'ivondrou,  qui  flotte  presque  invisible 
dans  Teau,  s' attachant  quelquefois  à  la  peau  de  rbomme  ou  des  ani- 
maux comme  une  ceinture  de  Nessus  qui  les  brûle  et  les  tue.  Aller  à 
Ivondrou  sans  voir  ni  caïman  ni  polype,  c'était  aller  à  Rome  sans 
voir  le  pape,  comme  dit  si  bien  le  proverbe.  Peut-être  aussi  le  po- 
lype gélatineux  est-il  un  animal  légendaire,  mais  il-  n'en  est  pas  de 
même  des  caïmans,  dont  les  hommes  et  les  bœufs  ont  si  grand'peur 
à  Madagascar.  Les  bœufs,  prévenus  par  leur  instinct,  ne  traversent 
jamais  les  lacs  sans  faire  grand  bruit  en  nageant,  pour  écarter  ainsi 
l'ennemi. 

Si  sur  les  lacs  les  caïmans  affamés  et  les  polypes  aux  ventouses 
mortelles  s'obstinèrent  à  se  cacher  à  nos  regards,  dans  les  bois  nous 
ne  fûmes  guère  plus  favorisés,  et  nous  ne  vîmes  ni  le  tenrec  au  dos 
épineux  comme  celui  du  hérisson,  ni  Vaye-aye  nocturne,  sorte  de 
singe  rongeur  au  cri  perçant,  aux  yeux  de  lynx,  aux  griffes  cruelles, 
ni  les  makes  frileuses,  au  museau  de  chien,  au  pelage  fourni ,  qui 
vont  par  compagnies  dans  les  grands  arbres,  debout  sur  leurs  pattes 
de  derrière,  la  queue  en  trompette  comme  les  écureuils  ou  roulée 
autour  de  leur  cou.  Ces  gracieux  quadrumanes  affectent  alors  cet  air 
de  douce  mélancolie  qui  les  caractérise,  étalant  paresseusement  au 
soleil  leur  robe  proprette  et  leur  queue  bariolée  aux  anneaux  noirs 
et  blancs.  Dans  les  forêts  de  l'intérieur,  outre  les  makes,  on  ren- 
contre les  babakoutes  et  les  simepounes  vel^s,  qui  font  la  nuit 
retentir  les  échos  de  cris  lamentables  pareils  à  des  vagissemens 
d'enfans,  et  tous  ensemble  représentent  la  famille  des  lémuriens, 
remplaçant  ici  les  singes,  comme  YépiorniSy  aujourd'hui  disparu  et 
dont  on  ne  retrouve  plus  que  les  œufs  enfouis  dans  les  sables  des 
rivières,  représentait  jadis  l'autruche  sur  la  terre  de  Madagascar. 
La  grande  île  africaine  sur  laquelle  un  illustre  écrivain  que  les 
sciences  naturelles  ont  quelque  droit  de  réclamer,  George  Sand,  a 
écrit  de  si  belles  pages  dans  ses  Lettres  d*un  voyageur  (1),  forme 
comme  l'Australie  un  foyer  distinct  de  création.  «  La  nature,  sui- 
vant les  paroles  mêmes  de  Commerson  dans  sa  lettre  à  Lalande  sur 
Madagascar,  semble  s'y  être  retirée  comme  dans  un  sanctuaire  par- 
ticulier, pour  y  travailler  sur  d'autres  modèles  que  ceux  auxquels 
elle  s'est  asservie  dans  d'autres  contrées.  » 

Aucun  des  habitans  si  intéressans  des  forêts  madécasses,  lému- 

.    (1)  Voyez  la  lettre  à  Èverard  dans  la  Revue  da  15  juin  1835. 


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LA   MISSION    DE   AUDAGASCAR.  989 

riens,  aye-aye  ou  tenrecs,  ne  devait  donc  se  montrer  à  nous  dans 
nos  courses  rapides  et  nous  laisser  étudier  sur  le  vif  des  mœurs  si 
différentes  de  celles  des  animaux  que  nous  connaissions  jusque-là. 
Dans  nos  chasses  au  milieu  des  bois,  dans  nos  courses  à  travers  les 
prés,  foulant  les  hautes  herbes  ou  le  sol  vacillant  des  tourbières, 
nous  fûmes  au  moins  plus  heureux,  et  plus  d'une  fois  nos  guides 
épouvantés  nous  montrèrent  quelques-unes  de  ces  araignées  hi- 
deuses particulières  au  pays,  le  menavoude  et  le  fouque^  deux  arach- 
nides malfaisantes  dont  la  morsure  peut  donner  la  mort.  Ce  sont 
du  reste  les  seuls  animaux  nuisibles  de  la  grande  lie,  qui  ne  ren- 
ferme, malgré  sa  position  tropicale  et  si  voisine  de  l'Afrique,  ni 
tigres,  ni  lions,  ni  serpens  venimeux. 

Cependant  nos  rameurs  continuaient  à  pagayer  en  cadence,  chan- 
tant de  gais  refrains,  et  nos  pirogues,  à  la  file  les  unes  des  autres, 
glissaient  sur  le  lac,  y  traçant  un  sillage  rectiligne  dont  la  rapidité 
de  notre  course  nous  empêchait  de  voir  la  fin.  Bientôt  nous  débar- 
quâmes à  Ambavarane,  où  le  chef  du  pays,  vêtu  mi-partie  à  l'euro- 
péenne, mi-partie  à  la  mode  malgache,  c'est-à-dire  couvert  à  la 
fois  du  haut-de-chausses  et  du  lambaj  vint  nous  offrir  du  riz  et  des 
poules  dans  la  maison  royale.  C'est  une  modeste  cahute  qui  existe 
dans  chaque  village  et  où  les  voyageurs  de  passage  ont  le  droit  de 
s'installer  au  nom  du  gouvernement.  Il  est  d*usage  aussi  que  le 
chef  de  l'endroit  vienne  faire  des  présens  aux  étrangers  en  pronon- 
çant la  formule  consacrée  que  c'est  le  cœur  qui  donne  et  cest  la 
main  qui  offre.  Nous  répondîmes  à  ces  gracieuses  paroles  par  un 
autre  présent  :  des  aiguilles  anglaises,  des  épingles,  des  hameçons 
furent  acceptés  avec  joie;  nous  y  joignîmes  une  pièce  de  5  francs 
qui  ne  fut  pas  non  plus  dédaignée,  et  nous  trouvâmes  dans  le  chef 
d'Ambavarane,  qui  écorchait  quelques  mots  de  français,  un  sincère 
et  reconnaissant  ami.  Au  lieu  de  donner  simplement  du  riz  et  des 
poules,  il  aurait  bien  voulu  offrir  un  bœuf  tout  entier;  mais  les  temps 
étaient  si  durs,  les  affaires  allaient  si  mal!  Il  n'en  était  pas  moins 
heureux  d'avoir  fait  la  connaissance  de  ces  blancs  illustres  qui  dai- 
gnaient un  moment  s'arrêter  dans  son  village.  Il  ferait  connaître  ce 
grand  événement  aux  officiers  de  la  reine  et  à  la  reine  elle-même, 
s'U  était  appelé  à  Tananarive;  il  nous  priait  à  son  tour  de  parler  de 
lui  dans  notre  pays,  et  de  le  citer  dans  nos  récits  de  voyage  quand 
nous  aurions  repassé  les  mers. 

L'usage  veut  qu'un  speech  soit  toujours  prononcé  dans  ces  occa- 
sions, et  l'on  voit  que  le  chef  d'Ambavarane,  comme  du  reste  tous 
les  Malgaches  de  quelque  distinction,  usait  assez  bien  de  la  parole. 
Après  le  discours  vinrent  les  divertissemens,  et  dès  le  soir  la  place 
du  village  fut  en  notre  honneur  le  théâtre  de  bruyantes  démonstra- 


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990  BETUE   DES   DEUX  MONDES. 

tions.  Les  danses  et  les  jeux  se  continuèrent  fort  avant  dans  la  nuit.. 
Hommes  et  femmes,  frappant  dans  leurs  mains  en  cadence  et  s'ac- 
compagnant  de  la  voix,  formaient  une  musique  d'une  tonalité 
étrange  et  sauvage  qui  excitait  singulièrement  à  la  danse.  La  be$^ 
sabesscy  distribuée  à  la  ronde  et  bue  fort  élégamment  dans  des 
feuilles  de  ravenal,  animait  aussi  les  musiciens  tout  en  abreuvant 
les  danseurs,  qui  y  puisaient  de  nouvelles  forces.  Le  lendemain,  re- 
prenant notre  course  sur  le  lac  d'ivondrou,  nous  la  poursuivîmes 
jusqu'à  celui  de  Nossi-Vé  et  à  l'Ile  de  Nossi-Malaze,  où  nous  accos- 
tâmes sans  encombre.  Le  chef  de  l'ile  nous  accueillit  avec  plus  d'em- 
pressement encore  que  son  confrère  d'Ambavarane  ;  suivant  une 
habitude  assez  répandue  dans  le  pays,  il  nous  offrit  tout  chez  lui, 
sans  en  excepter  ses  jeunes  filles,  fort  avenantes  et  fort  jolies. 
Comme  chez  les  Espagnols,  mais  avec  plus  de  vérité  encore,  il  sem- 
blait nous  dire  :  la  maison  est  toute  à  votre  service,  la  casa  esid  à 
la  disposicion  de  Vd. 

Sans  vouloir  multiplier  ces  récits  d'excursions,  je  ne  puis  cepen- 
dant passer  sous  silence  notre  visite  à  la  sainte  cruche  dans  l'ile  à 
Papaye,  non  loin  du  village  d'Amboudifine.  Cette  merveille  de  l'art 
céramique  est  un  énorme  vase  rond  en  terre  rouge,  de  plus  d'un 
mètre  de  diamètre.  Selon  les  uns,  il  a  été  déposé  là  par  un  boutre 
arabe  naufragé  qui  y  conservait  l'eau  potable,  selon  les  autres, 
par  le  géant  Zaraiife,  ancêtre  des  rois  de  Madagascar,  et  qui  por- 
tait sur  ses  épaules  non-seulement  des  jarres  de  cette  dimension, 
mais  encore  de  hautes  montagnes,  que  ce  rival  d'Atlas,  faisant 
de  la  géographie  à  sa  guise,  déplaçait  à  volonté.  Pendant  que  les 
savans  du  pays,  les  antiquaires  madécasses,  discutaient  à  l'envi  les 
uns  sur  le  boutre  arabe,  les  autres  sur  le  géant  Zarafife,  et,  loin 
de  pouvoir  s'entendre,  en  venaient  déjà  aux  gros  mots,  la  sainte 
ampoule,  vénérée  par  les  Betsimsaraks  comme  une  relique,  entou- 
rée de  gris-griSy  remplie  de  pièces  de  monnaie  qu'y  déposaient  les 
fidèles  en  voyage  pour  que  Zarafife  leur  fût  propice,  fut  un  jour 
éventrée  par  un  voleur  mécréant.  Aujourd'hui,  déchue  de  son  rôle 
de  tirelire  sacrée,  elle  bâille  au  soleil  vide  et  informe. 

En  revenant  de  l'île  à  Papaye,  on  remonte  la  rivière  d'ivondrou. 
Nous  ne  retrouvions  plus  ici  ce  terrain  sablonneux,  à  grains  de  quartz 
blanc,  parmi  lesquels  on  distingue  de  brillantes  paillettes  de  mica 
et  une  poussière  noire  de  minerai  de  fer  magnétique,  terrain  qui 
compose  touà  les  environs  de  Tamatave,  ainsi  que  les  dunes  du  bord 
de  la  mer,  et  qui  provient  de  la  désagrégation  des  roches  granitique 
de  l'intérieur.  Nous  voyions  apparaître,  formant  des  coupes  natu- 
relles, des  argiles  bleues,  des  grès  ferrugineux  jaunâtres,  des  cal- 
caires grenus,  dépôts  sédimentaires  en  place,  et  qui  contrastaient 


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LA.  MISSION   DE   MADAGASCAR.  991 

lieureusement ,  pour  les  amateurs  de  géologie,  avec  les  allumons  sili- 
•ceuses  jusque-là  partout  rencontrées.  En  divers  points,  ces  terrains 
avaient  été  soulevés  et  même  déchirés  par  des  éruptions  volcani- 
ques anciennes,  et  des  fragmens  de  laves  et  de  basalte  roulés  par 
la  rivière  présentaient  des  coquilles  fossiles  collées  à  la  roche,  par- 
ticularité dont  il  serait  peut-être  difficile  de  citer  d'autres  exemples. 
Bientôt  nous  arrivâmes,  sur  la  rive  gauche  de  Tlvondrou,  à  la  su- 
crerie de  M.  Fiche.  Des  champs  de  cannes  et  de  manioc  s'étalaient 
sur  l'un  et  l'autre  bord,  à  droite  et  à  gauche  du  chemin  qui  menait  à 
l'habitation.  Une  maison  un  peu  délabrée,  mais  dont  les  appartemens 
avaient  conservé  leur  air  grandiose  d'autrefois,  nous  ouvrit  ses  por- 
tes hospitalières.  Elle  était  bâtie  de  ce  beau  bois  de  natte,  rival  de 
l'acajou ,  presque  indestructible.  A  la  façon  dont  la  matière  avait 
été  prodiguée,  on  sentait  que  c'étaient  les  forêts  du  pays  qui  avaient 
été  mises  à  contribution.  L'architecte  n'avait  pas  eu  recours  aux 
formules  de  la  science  pour  ménager  ses  matériaux,  et  les  solives, 
les  planches  formant  les  parquets  ou  les  parois  latérales,  avaient 
toutes  de  respectables  dimensions.  Nous  arrivâmes  à  cette  demeure 
par  une  allée  d'orangers,  non  sans  nous  être  arrêtés  un  moment  au 
port,  où  des  pirogues  appartenant  à  notre  hôte  débarquaient  le 
poisson  pris  sur  le  fleuve  et  le  lac,  et  en  si  grande  abondance  que 
nous  crûmes  assister  à  une  seconde  édition  de  la  pêche  miracu- 
leuse. Ce  poisson,  salé  pu  fumé,  devait  servir  à  la  nourriture  des 
esclaves  attachés  à  l'établissement. 

Il  était  six  heures  du  soir.  Les  travaux  des  champs  avaient  fini,  et 
les  travailleurs,  se  rendant  par  groupes  dans  leur  case,  portaient 
chacun  sur  la  tête  une  gerbe  de  cannes  qu'ils  déposaient  devant 
l'usine.  C'est  un  moyen  de  diminuer  les  frais  de  transport  dans  un 
pays  où  les  routes  ne  sont  pas  faciles,  et  où  les  chars,  traînés  par  des 
bœufs,  rappellent  assez  bien,  par  leurs  roues  basses,  massives,  et 
leur  grossière  construction,  les  chars  antiques  des  premiers  temps 
<le  l'Asie.  Quelques  esclaves,  les  pieds  chargés  de  chaînes  ou  rete- 
nus dans  un  anneau  de  fer,  avaient  peine  à  marcher.  C'était  pitié 
<le  les  voir  s'avancer  lentement,  gauchement,  leur  faix  sur  la  tète. 
Émus  de  ce  spectacle  inattendu,  nous  voulûmes  du  moins  tenter  la 
•délivrance  de  l'un  d'eux.  Nous  choisîmes  le  moins  coupable,  nous 
demandâmes  sa  grâce  à  M.  Fiche,  et  il  nous  l'accorda  sur  l'heure. 
Le  malheureux  n'avait  plus  que  pour  quatre  mois  de  chaîne  ! 

L'établissement  que  dirige  aujourd'hui  M.  Fiche  a  été  fondé  par 
M.  de  Lastelle.  Ce  courageux  colon,  né  à  l'île  Maurice  au  commen- 
cement de  ce  siècle,  mort  à  Madagascar  en  1856,  était,  avec  M.  de 
fionthaunay,  négociant  de  l'Ile  de  La  Réunion,  avec  M.  Laborde 
^t  M.  Lambert,  un  de  ces  hardis  pionniers  qui  de  la  grande  lie  afri- 


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992  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

caine  voulaient  faire  une  terre  française.  La  sucrerie  fondée  par 
MM.  de  Lastelle  et  Ronthaunay  sur  les  bords  de  la  rivière  d*Ivon- 
drou  existe  encore,  on  Ta  vu;  mais  le  souffle  vivifiant  a  disparu 
avec  ces  deux  hommes  :  les  ateliers  tombent  presque  en  ruine,  les 
machines  sont  presque  hors  de  service,  et  malgré  les  quatre  cents 
esclaves  attachés  à  l'habitation,  les  champs  de  cannes  et  de  manioc 
vont  dépérissant  chaque  jour.  M.  Fiche,  qui  dirige  les  plantations  et 
l'usine  pour  le  compte  de  sa  mère,  la  princesse  Juliette,  l'une  des 
propriétaires,  se  borne  à  tirer  des  cannes  un  jus  qu'il  fait  fermen- 
ter et  distiller.  Il  fabrique  ainsi  un  rhum  nauséabond  et  malsain  qui 
a  peine  à  lutter  avec  l'arak  de  La  Réunion,  importé  par  quantités 
considérables  à  Madagascar.  Il  est  juste  de  dire  aussi  que  le  gou- 
vernement local  a,  sous  la  vieille  reine  et  aujourd'hui  encore,  en- 
touré cette  industrie  de  tant  d'entraves  qu'elle  est  presque  impra- 
ticable avec  profit.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  ressort  des  essais  tentés  par 
M.  de  Lastelle  un  enseignement  précieux  :  c'est  que  la  culture  de  h 
canne  à  sucre,  cette  précieuse  graminée  qui  fait  la  fortune  de 
Maurice  et  de  La  Réunion,  est  des  plus  productives  à  Madagascar. 
Le  roseau  y  atteint  même  des  dimensions  inconnues  ailleurs,  et 
nul  doute  qu'avec  une  culture  intelligente  et  quelques  mesures  li- 
bérales de  la  part  du  gouvernement  du  pays,  la  plantation  des 
cannes  et  la  fabrication  du  sucre  n'enrichissent  un  jour,  entre  tant 
d'autres  industries,  les  futurs  colons  de  Madagascar.  M.  de  Las- 
telle a  lutté  vainement  contre  d'insurmontables  difficultés,  contre 
les  ombrageuses  inquiétudes  de  la  vieille  Ranavalo,  qui  voulait  bien 
le  favoriser,  mais  qui  craignait  qu'une  réussite  trop  éclatante  n'at- 
tirât les  Français  à  Madagascar,  contre  les  lois  fiscales  du  pays,  qui 
donnaient  jusqu'à  la  moitié  de  la  production  à  la  reine,  et  ne  per- 
mettaient au  planteur  de  cultiver  le  terrain  qu'à  titre  d'amodiataire 
passager,  enfin  contre  les  entraves  de  toute  sorte  suscitées  comme 
à  plaisir  par  les  gouverneurs  locaux,  gens  tous  âpres  à  la  curée,  et 
dont  il  fallait  acheter  les  complaisances  à  grand  renfort  de  piastres, 
d'autant  mieux  accueillies  que  ces  cadeaux  formaient  la  part  la  plus 
claire  de  leurs  appointemens.  Après  avoir  essayé  de  surmonter 
pendant  près  de  trente  années  tant  d'obstacles  réunis,  auxquels 
venaient  s'ajouter  aussi  un  climat  malsain,  des  esclaves  pares- 
seux, ignorant  le  travail  des  habitations,  et  qu'on  ne  pouvait  former 
qu'avec  peine,  enfin  une  foule  de  ces  embarras  de  tout  genre  qu'on 
rencontre  dans  les  contrées  sauvages,  M.  de  Lastelle,  à  bout  de 
ressources  et  presque  de  courage ,  est  mort  à  Madagascar.  Il  a  été 
enterré  sur  son  habitation ,  où  la  princesse  Juliette  lui  a  fait  élever 
sur  une  éminence  un  élégant  tombeau.  Du  milieu  d'un  bouquet  de 
rosiers  se  dégage  une  colonne  de  basalte  surmontée  d'une  urne  fu- 


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LA   MISSION  DE  MADAGASCAR.  993 

néraire.  L'un  des  côtés  du  dé  formant  la  base  de  la  colonne  porte  une 
Inscription  en  français  qui  rappelle  en  termes  modestes  la  vie  la- 
borieuse du  défunt.  Une  traduction  en  malgache  est  sur  la  face  oppo- 
sée. A  côté  du  tombeau  sont  encore  les  allées  d'orangers,  de  caféiers 
-et  de  manguiers  plantés  par  M.  de  Lastelle,  qui  avait  fait  de  ce 
lieu  sa  retraite  de  prédilection.  Au  pied  des  arbres  poussent  les 
ananas  et  les  roses,  et  du  haut  de  ce  gracieux  coteau  on  aperçoit  à 
ses  pieds  l'Ivondrou,  qui  décrit  ses  méandres  jusqu'à  la  mer.  Une 
ligne  nettement  tracée  de  dunes  sablonneuses  dessine  le  rivage. 
A  droite  et  à  gauche  du  spectateur,  sur  le  relief  moutonnant  du  sol 
se  déploie  la  végétation  particulière  à  Madagascar,  et  dans  les 
plaines  étroites,  au  pied  de  ces  collines,  des  fourrés  plus  épais 
masquent  les  flaques  d'eau  et  les  lagunes,  sources  des  fièvres  pa- 
ludéennes. Çà  et  là  se  montre  une  cahute  ou  un  pauvre  village,  et 
à  l'horizon,  du  côté  opposé  à  la  mer,  une  chaîne  de  hautes  mon- 
tagnes va  courant  du  nord  au  sud,  élevant  comme  une  fortification 
naturelle  pour  défendre  par  un  obstacle  de  plus  la  province  inté- 
rieure d'Émirne.  Tel  est  le  lieu  charmant  que  notre  compatriote 
affectionnait;  c'est  là  qu'il  aimait  à  se  retirer  au  milieu  des  ennuis 
de  l'exil  et  de  ses  longs  et  courageux  efforts,  là  qu'il  venait  jeter  un 
regard  sur  l'avenir  et  former  des  rêves  de  fortune  qui  devaient  si 
peu  se  réaliser;  c'est  là  enfin  qu'il  a  voulu  reposer  après  sa  mort, 
€t  que  nous  avons  pu ,  non  sans  une  vive  émotion ,  contempler  du 
même  coup  d'oeil  la  tombe  que  lui  a  élevée  Juliette  et  l'usine  qu'il 
^  fondée. 

Les  traitans  de  Tamatave,  dont  il  faut  bien  dire  ici  quelques  mots, 
ne  sont  pas  tous,  comme  M.  de  Lastelle,  des  modèles  à  citer.  Plus 
d'un  parmi  eux  à  été  jeté  sur  les  rives  assez  peu  hospitalières  de  la 
grande  île  par  une  peccadille  qu'il  y  est  venu  cacher.  11  y  a  parmi 
les  Français  de  Madagascar  plus  d'un  matelot  déserteur,  plus  d'un 
capitaine  ayant  vendu  son  navire,  plus  d'un  marchand  malheureux; 
mais  le  travail  et  l'exil  peuvent  à  la  rigueur  faire  oublier  le  passé. 
€e  ne  sont  pas  du  reste  les  gens  les  plus  favorisés  du  sort  ou  les 
plus  irréprochables  qui  président  à  la  naissance  des  colonies,  et  l'on 
sait  de  quelles  hordes  impures  ont  été  peuplés  à  leur  naissance  deux 
pays  aujourd'hui  cités  parmi  les  plus  tranquilles  et  les  plus  for- 
tunés du  monde,  la  Californie  et  l'Australie.  Si  à  Madagascar  l'ex- 
ploitation de  l'or  n'est  point  encore  venue  appeler  en  nombre  les 
colons,  il  y  a  d'autres  élémens  capables  de  tenter  les  gens  désireux 
de  faire  fortune.  Les  grandes  cultures  industrielles  particulières 
aux  tropiques  peuvent  toutes  y  réussir  sur  un  sol  où  le  sable  même 
est  d'une  étonnante  fertilité,  et  le  commerce  avec  la  côte  orientale 
d'Afrique,  les  îles  de  la  mer  des  Indes,  l'Inde  elle-même,  ouvre 

TOME  L.   —  180t.  63 


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99h  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

des  horizons  assez  larges  pour  satisfaire  les  plus  vastes  ambitions. 
Si'Ies  traitans  ne  sont  pas  tous  sans  tache ,  ils  se  puriGeront  par  le 
travail,  qui  tôt  ou  tard  rend  l'homme  honnête,  par  la  lutte  contre  les 
diflicultés  qu'on  rencontre  à  la  naissance  de  toute  colonie,  diflScultés 
augmentées  encore  à  Madagascar  de  l'insalubrité  du  climat  sur  la 
côte.  Il  y  a  du  reste,  proclamons-le  bien  vite,  parmi  les  Français  de 
Tamatave  bon  nombre  d'honorables  exceptions,  et  plus  d'un  de  nos 
compatriotes  retiré  dans  ces  parages  pourrait  être  cité  autant  pour 
sa  profonde  intelligence  des  affaires  que  pour  sa  haute  moralité. 

Des  trois  cents  traitans  environ  établis  sur  cette  partie  de  l'île,  les 
deux  tiers  sont  Français;  le  reste  est  Anglais  ou  Américain .  U  y  a  aussi 
des  Arabes  venus  surtout  de  Zanzibar  et  des  Gomores ,  des  Hindous 
et  des  Banians  échappés  de  Bombay,  enfm  un  Chinois,  le  seul,  je 
crois,  mais  dans  tous  les  cas  le  plus  laid ,  je  l'affirme ,  parmi  les 
fils  du  Céleste-Empire,  qui  ait  encore  foulé  le  sol  de  Madagascar. 
C'est  un  des  plus  fins  marchands  que  j'aie  jamais  rencontras,  uo 
des  plus  heureux  et  des  plus  infatigables  travailleurs  aussi  de  cette 
race  patiente  et  laborieuse  qui  commence  à  s'épancher  par  le  monde. 
Ro-kong  occupe  dans  la  grande  rue  de  Tamatave  un  magasin  tou- 
jours bien  fourni.  11  vend  de  tout,  mais  au  comptant  :  du  vin  et  des 
liqueurs  de  France,  des  drogues  et  des  fruits  du  pays,  des  sau- 
terelles grillées  qu'on  mange  en  guise  de  crevettes  (1).  Ko-kong 
vend  encore  des  nattes  tressées  avec  le  jonc  indigène,  des  étoffes 
ou  rabanes  tissées  avec  les  fils  du  f'affiay  du  tabac  en  carotte  et  des 
cigares  de  Tananarive;  il  vend  des  toiles  d'Europe  ou  de  l'Inde,  du 
riz,  de  la  viande,  des  lambas  Êibriqués  avec  le  coton  ou  la  soie 
aux  vives  couleurs,  des  perroquets  en  cage,  des  makes  captives,  du 
thé  de  la  Chine,  et  tout  cela  le  sourire  sur  ses  grosses  lèvres,  avec 
un  louable  effort  pour  se  montrer  gracieux  à  chacune  de  ses  nom- 
breuses pratiques.  Notre  Chinois,  comme  tous  les  enfans  de  l'Em- 
pire du  Milieu,  est  aussi  quelque  peu  changeur  :  c'est  toujours  lui 
qu'on  va  chercher  quand  on  veut  la  menue  monnaie  d'une  piastre; 
il  a  toujours  ses  étuis  de  bambou  bourrés  de  ces  petits  morceaux 
d'argent  que  les  Malgaches  se  plaisent  à  découper  dans  une  pièce 
de  ô  francs.  Il  prend  l'or  au  pair,  et,  la  balance  indigène  à  la  main, 
vous  en  donne  loyalement  le  poids.  —  Depuis  combien  de  temps, 
Ko-kong,  es-tu  à  Tamatave?  lui  demandai-je  un  jour.  —  Aux  pro- 
chaines bananes,  je  crois  bien  qu'il  y  aura  deux  ans,  répondit-il 
créant  ainsi  une  nouvelle  façon  de  compter  qu'on  retrouve  égale- 
ment dans  nos  campagnes,  et  qui  vaut  bien  celle  des  calendriers. 

(1)  En  attendant  quo  la  fabrication  de  la  soie  ait  pris  chez  eux  un  plus  grand  déve- 
loppement, les  Malgaches  mangent  aussi  des  chrysalides. 


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LA   MISSION   DE   MADAGASCAR.  995 


IIL 


Si  nous  ne  pûmes  accomplir  à  Madagascar  les  travaux  de  tout 
genre  que  comportait  notre  mandat,  la  cause  en  fut  moins  à  l'état 
de  révolution  du  pays  qu'à  la  direction  que  reçut  fatalement  notre 
mission  sous  la  conduite  d'un  chef  militaire.  Faisant  dépendre  le 
succès  d'une  entreprise  industrielle  de  la  réussite  préalable  de  la 
tâche  politique  qui  lui  avait  été  confiée,  le  commandant  de  VHer- 
mione  devait  presque  inévitablement,  en  présence  des  événemens 
qui  s'étaient  passés,  ruiner  tous  les  projets  de  la  compagnie  de  Ma- 
dagascar, et  c'est  ce  qui  est  arrivé  en  effet.  Les  Anglais  en  pareille 
matière  procèdent  tout  autrement,  et  l'on  ne  saurait  nous  accuser  en 
cette  occurrence  d'aller  maladroitement  leur  emprunter  des  inspi- 
rations. Dans  toutes  les  explorations  anglaises  dirigées,  comme  la 
nôtre,  par  la  marine  militaire,  une  seule  pensée  a  toujours  animé 
l'expédition  :  hommes  de* science  et  hommes  de  mer  ont  marché 
sur  le  même  pied,  et  le  commandant  britannique  a  su  à  propos  se 
relâcher  vis-à-vis  des  civilians  des  rigueurs  et  des  exigences  de  la 
discipline;  mais  les  Anglais  préfèrent  encore  les  explorations  isolées, 
et  ils  en  ont  fait  dans  ces  derniers  temps  qui  méritent  l'admiration 
de  tous  les  pays  civilisés.  On  connaît  les  belles  découvertes  de  Li- 
vingstone  dans  l'Afrique  australe;  on  sait  comment  Burton  a  fait 
son  excursion  aux  grands  lacs  de  la  région  intérieure  du  même  con- 
tinent, Speke  et  Grant  leur  découverte  des  sources  du  Nil,  comment 
enfin  Mac-Douall  Stuart  a  trayersé  du  sud  au  nord  la  grande  terre 
d'Australie.  Chacun  de  nous  allant  à  Madagascar,  sans  avoir  la  pré- 
tention de  faire  si  grandes  choses,  ni  d'acquérir  si  haute  renom- 
mée, avait  cru  un  moment  se  trouver,  comme  l'un  de  ces  voyageurs 
aventureux^  abandonné  à  ses  seules  inspirations.  Nous  savions  tous 
que  c'était  au  milieu  des  plus  dures  privations  que  devaient  s'ac- 
<:omplir  nos  travaux;  tous  nous  en  avions  pris  bravement  notre  parti. 
Aussi,  livrés  à  nous-mêmes  ou  pilotés  par  des  navires  de  commerce, 
nous  eussions  fait  sans  le  moindre  danger,  les  uns  le  tour  de  l'Ile, 
les  autres  l'ascension  de  Tananarive,  ceux-là  l'étude  des  bassins 
carbonifères  de  Bavatoubé  ou  celle  des  mines  métalliques  de  Yohé- 
mare.  L'agent  forestier  aurait  en  paix  exploré  les  bob  du  pays, 
l'agent  commercial  les  ports  et  les  fleuves,  en  même  temps  qu'il 
aurait  noué  des  relations  amicales  avec  les  chefs  militaires  et  les 
gouverneurs  des  provinces.  Le  sériciculteur  aurait  pu  se  livrer  à  ses 
recherches  en  toute  liberté,  et  il  aurait  certainement  piqué  à  l'ex- 
trême la  curiosité  des  indigènes,  qui  ne  savent  encore  que  travailler 
grossièrement  la  soie,  quand  il  aurait  fait  agir  devant  eux  sa  ma- 
chine à  étouffer  et  celle  à  dévider  les  cocons.  Le  sondeur  aurait  non 


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996  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

moins  étonné  les  Malgaches  en  ramenant  des  profondeurs  du  sol  les 
nappes  artésiennes,  qui  eussent  doublé  la  production  des  rizières  et 
fourni  de  Veau  potable  à  tous  les  endroits  habités.  A  ces  races  qui 
ignorent  presque  l'emploi  des  simples  et  qui  pratiquent  plus  volon- 
tiers la  divination  et  l'astrologie  médicales,  le  médecin  serait  apparu 
comme  un  sauveur  envoyé  du  ciel  ;  on  serait  venu  le  consulter  de 
bien  des  lieux  à  la  ronde,  et  l'application  heureuse,  la  distribution 
gratuite  des  remèdes  d'Europe,  auraient  fait  bénir  le  sikide  blanc  et 
la  compagnie  qui  l'envoyait.  Le  fondeur  aurait  appris  aux  habitans 
de  la  province  d'Émirne,  déjà  si  habiles  à  forger  le  fer,  l'art  de  le 
fondre  par  nos  méthodes,  et  le  pays,  tributaire  jusqu'ici  de  Maurice 
et  de  La  Réunion  pour  une  quantité  d'objets  en  fonte,  aurait  pu  les 
produire  avec  économie  et  les  expédier  à  son  tour  aux  îles  voisines. 
Enfin  il  n'est  aucun  de  nous  qui  n'eût,  comme  on  dit,  travaillé  de 
son  art,  et  dans  une  contrée  si  curieuse,  si  intéressante,  où  tant  de 
richesses  naturelles  existent  inexploitées,  à  peine  étudiées,  chacun 
des  membres  de  la  mission  aurait  fait  une  ample  récolte  de  faits 
nouveaux.  Des  observations  météorologiques,  des  coupes  de  ter- 
rains, des  vues  photographiques,  auraient  enrichi  les  travaux  com- 
muns. Ceux  d'entre  nous  qui  auraient  dû  faire  le  tour  de  l'île,  l'une 
des  plus  grandes  qui  existent  sur  le  globe,  auraient,  entre  le  cap 
d'Ambre  au  nord  et  le  cap  Sainte-Marie  au  sud,  assisté  à  plus  d'un 
intéressant  spectacle.  Sur  la  côte  est,  les  plages  sablonneuses  se- 
mées de  dunes,  aux  mouillages  souvent  inhospitaliers,  se  seraient 
déroulées  à  leurs  yeux  avec  leur  ceinture  verte  et  fleurie,  si  bril- 
lante sous  le  ciel  des  tropiques.  Parfqis  des  baies  profondes  comme 
la  baie  de  Diego-Suarez,  qui  pourrait  abriter  plusieurs  flottes,  ou 
celle  d'Antongil,  témoin  au  siècle  dernier  des  exploits  de  Beniowski, 
seraient  venues  agréablement  varier  ce  long  voyage  de  circumna- 
vigation. Dans  le  sud,  on  aurait  salué  Fort-Dauphin,  le  premier 
établissement  des  Français  à  Madagascar  au  xvii*  siècle.  Les  po- 
pulations paisibles  des  côtes,  les  Antankares,  les  Bëtanimènes,  les 
Betsimsaraks,  les  Antasimes,  auraient  reçu  à  bras  ouverts  les  blancs 
porteurs  de  piastres.  Dans  le  canal  de  Mozambique»  on  aurait  pu  en- 
tamer des  relations  avec  la  confédération  guerrière  des  Sakalaves, 
presque  toujours  amis  de  la  France.  Profitant  des  calmes  qui  faci- 
litent la  navigation  du  canal,  on  aurait  pu  toucher,  sur  la  côte  afri- 
caine voisine,  aux  établissemens  portugais,  autrefois  puissans,  au- 
jourd'hui en  ruine,  mais  qui  ont  toujours  conservé  un  certain 
renom,  —  Sofala,  où  quelques  archéologues  voient  l'Ophir  de  la 
Bible,  et  Mozambique,  le  port  aimé  des  négriers.  Dans  l'archipel 
des  Comores,  on  aurait  séjourné  à  Mayotte  et  à  Nossi-Bé,  où  flotte 
depuis  vingt  ans  le  drapeau  de  la  France,  à  Anjouan,  convoité  des 
Anglaijs,  à  Mohéli,  où  domine  notre  protégée,  la  petite  reine  Jombé 


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LA   MISSION   DE   MADAGASCAR.  997 

Souli,  gardée  à  vue  par  un  mari  jaloux.  Et  si  Von  n'avait  pu  abor- 
der à  la  grande  Comore,  ravie  aux  communications  du  dehors  par 
un  despote  ombrageux,  on  aurait  plus  loin  touché  aux  Seychelles, 
archipel  autrefois  français,  et  poussé  enfin  jusqu'à  Zanzibar,  où  le 
sultan  notre  allié,  vassal  de  l'iman  de  Mascate,  nous  eût  accueillis 
avec  joie.  Pourquoi  faut-il  que  tous  les  rêves  faits  au  départ  se 
soient  évanouis  en  route,  et  que  nous  n'ayons  rapporté  de  notre 
trop  court  voyage  que  quelques  impressions  fugitives? 

Sur  quelques  points  sans  doute  de  la  grande  île,  nos  efforts  eus- 
sent été  vains,  et  la  défiance  des  Malgaches  aurait  continué  de  se 
montrer  intraitable.  Ainsi  nous  n'aurions  pu  arriver  certainement 
du  premier  coup  à  l'exploitation  des  mines  d'or  et  d'argent  et  à 
l'ouverture  de  routes  carrossables,  surtout  entre  la  mer  et  la  capi- 
tale. Depuis  Radama  I"  en  effet,  la  politique  des  Hovas  n'a  pas  varié 
à  ce  sujet,  et  ils  ont  compris  avec  juste  rs^son  que  le  travail  des 
mines  de  métaux  précieux  et  le  tracé  des  grandes  voies  de  com- 
munication fixeraient  sur  eux  les  regards  des  nations  civilisées  et 
livreraient  le  pays  à  la  colonisation  des  blancs.  De  là  défense  ex- 
presse, sous  Radama  I"  et  Ranavalo,  d'exploiter  les  mines  et  d'ou- 
vrir des  routes.  Ces  traditions  s'étaient  maintenues  sous  Radama  H, 
et  l'on  a  vu  comment  la  caste  noble  s'était  opposée  de  toutes  ses 
forces  à  la  signature  du  traité  de  commerce  avec  la  France  et  à 
la  délivrance  de  la  charte  Lambert,  deux  actes  par  lesquels  le 
jeune  roi  abolissait  les  mesures  restrictives  adoptées  par  ses  prédé- 
cesseurs. Nous  avions  tous  reçu  de  la  compagnie  l'ordre  formel  de 
n'aborder  qu'avec  la  plus  grande  circonspection,  du  moins  au  dé- 
but de  nos  courses,  l'étude  géologique  des  filons  d'or  et  d'argent, 
ainsi  que  les  nivellemens  pour  le  tracé  des  routes,  précaution  qui 
d'ailleurs  a  été  superflue,  car,  à  peine  le  roi  Radama  disparu,  le 
nouveau  gouvernement  remettait  en  vigueur  les  anciennes  lois.  11 
y  a  peine  de  mort  aujourd'hui  à  Madagascar  contre  quiconque  dé- 
couvre, dénonce  ou  fouille  une  mine  d'or  ou  d'argent.  L'ouverture 
de  chemins  carrossables  est  prohibée,  et  la  reine  actuelle  peut 
dire,  comme  Ranavalo,  que  ses  deux  meilleurs  généraux  contre  l'in- 
vasion des  blancs  sont  toujours  tazo  et  hazoy  c'est-à-dire  la  fièvre 
et  les  bois.  Parmi  ces  bois,  il  y  en  a  un,  celui  d'Anamazotre,  sur 
le  chemin  de  Tamatave  à  Tananarive,  qui  est  presque  impénétra- 
ble; il  est  semé  d'affreux  précipices,  de  nombreuses  fondrières,  et 
il  faut  toute  l'habileté  et  l'expérience  des  porteurs  pour  sortir  de 
ce  mauvais  pas. 

Ce  côté  tout  particulier  de  la  question  écarté,  aucune  autre  diffi- 
culté ne  paraissait  s'élever  contre  l'accomplissement  de  notre  mis- 
sion d'exploration;  les  embarras  ne  seraient  venus  que  plus  tard» 
quand  l'heure  aurait  sonné  de  l'exploitation  du  sol  et  de  la  coloni- 

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908  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

satîon  en  grand  du  pays.  Alors  les  Malgaches  se  seraient  peut-être 
levés  contre  les  Européens,  car  le  pionnier,  on  le  sait,  n'est  pas 
d'humeur  facile  et  empiète  volontiers  sur  le  terrain  d'autrui.  Fran- 
çais, Anglais  et  Américains  ont  là-dessus  la  même  façon  de  voir,  et 
il  est  de  la  nature  du  blanc  qui  colonise  de  se  montrer  cruel  et  en- 
vahisseur, pendant  que  le  propriétaire  naturel  du  sol  essaie  de  ré- 
sister pied  à  pied.  Néanmoins  jusqu'à  ce  moment,  que  la  plupart 
d'entre  nous  ne  devaient  point  voir,  puisque  nous  n'allions  qu'en 
explorateurs  pour  éclairer  la  voie,  notre  mission,  toute  scientifique 
et  même  civilisatrice,  eût  infailliblement  réussi.  Si  elle  a  manqué 
son  but,  c'est  par  suite  d'un  côté  vicieux  de  son  mode  d'organisa- 
tion, sur  lequel  j'ai  déjà  suffisamment  insisté.  La  compagnie  du 
reste  avait  été  des  mieux  inspirées  dans  les  instructions  qu'elle  avait 
données  à  chacun  de  nous.  En  explorant  la  grande  lie,  nous  de>ions 
tous  nous  présenter  fpmme  des  missionnaires  de  paix,  bien  plus, 
comme  les  agens  du  roi,  n'opérer  qu'au  nom  de  Radama  11,  ne  tra- 
vailler qu'avec  l'assentiment,  la  coopération  des  gouverneurs  des 
provinces,  et  de  la  sorte  arriver  en  quelque  façon  par  l'industrie  et 
par  la  science  à  la  conquête  morale  du  pays. 

La  colonisation  de  Madagascar  par  la  France  a  été  jusqu'ici  fata- 
lement arrêtée  par  une  série  de  malheureuses  vicissitudes,  qui  se 
sont  comme  à  plaisir  toujours  reproduites  à  point  nommé,  si  bien 
qu'aujourd'hui  comme  sous  Richelieu,  comme  sous  Colbert,  comme 
sous  Louis  XVI,  tout  est  encore  à  faire.  Un  moment  on  a  pu  croire 
que  nos  relations  avec  l'tle  africaine  allaient  entrer  dans  une  phase 
nouvelle;  mais  Radama  II,  sur  qui  reposait  la  tâche  de  créer  un 
régime  meilleur  à  Madagascar,  paraît  bien  mort,  car,  malgré  les 
bruits  qu'on  a  fait  courir  à  plusieurs  reprises  sur  son  enlèvement  et 
son  retour,  et  qui  semblent  maintenant  se  répandre  avec  plus  de 
persistance  que  jamais,  on  ne  Ta  pas  encore  vu  reparaître  dans  sa 
capitale  à  la  tête  de  ses  fidèles  soldats,  ni  des  deux  mille  Betsiléos 
qui  devaient  l'aider  à  reconquérir  son  trône.  Rasoaherine,  dominée 
par  son  premier  ministre,  qu'elle  a  secrètement  épousé,  écoutant 
aussi  les  conseils  d'un  agent  de  l'Angleterre,  le  révérend  Ellis,  le 
même  qui  combattait  contre  nous  à  Taïti  avec  M.  Pritchard,  est  loin 
de  vouloir  nous  concéder  les  mêmes  privilèges  que  nous  avions  ob- 
tenus sous  Radama  II.  Et  si  elle  envoie  des  ambassadeurs  en  Eu- 
rope, c'est  pour  obtenir  le  protectorat  de  l'Angleterre,  pour  deman- 
der des  modifications  au  traité  signé  avec  la  France,  sans  doute  aussi 
pour  faire  annuler  en  partie  la  charte  octroyée  à  M.  Lambert  (1). 

(1)  Les  deux  ambassadeurs  envoyés  par  la  reine  en  Europe  sont  arrivés  à  Londres 
dans  les  premiers  jours  de  février  1864.  Ils  y  sont  encore  et  ne  se  sont  pas  montrés  à  Paris. 
Quant  à  la  résistance  que  les  Anglais  opposent  à  une  colonisation  de  Madagascar  par  la 
France,  bien  que  passive  en  apparence,  elle  se  continue  toujours  activement.  Ua  ont 

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LA  MISSION  DE   MADAGASCAR.  999 

En  cette  occurrence,  il  ne  faut  pas  cependant  désespérer  encore 
du  succès  de  la  colonisation  de  Madagascar  par  la  compagnie,  qui 
n'attend  sans  doute  que  le  moment  favorable  de  reprendre  ses  opé- 
rations. Le  pays  n'est  pas  aussi  barbare  qu'on  pourrait  se  l'imagi- 
ner. Les  classes  élevées  ne  sont  pas  sans  quelque  instruction;  plu- 
sieurs des  nobles  hovas  savent  parler  l'anglais,  un  peu  le  français  et 
écrivent  couramment  leur  langue.  Quelques-uns  ont  voyagé  et  sont 
venus  jusqu'en  Europe,  où  les  ont  même  accueillis  dans  le  temps  et 
le  roi  Louis-Philippe  et  la  reine  Victoria.  Des  rudimens  de  littéra- 
ture parlée  sinon  écrite,  des  rudimens  d'industrie  existent  çà  et  là 
dans  la  grande  île.  Le  tissage  et  la  teinture  des  étoffes  y  sont  très 
développés,  et  les  indigènes  savent  préparer  et  travailler  la  soie.  Le 
pays  renferme  en  richesses  agricoles  et  minérales  tout  ce  qui  peut 
attirer  les  pionniers  entreprenans.  Ces  dernières  surtout,  qui  sé- 
duisent de  préférence  les  esprits  ardens,  sont  partout  répandues.  La 
houille,  le  fer,  le  cuivre,  le  plomb,  si  nécessaires  aujourd'hui  à  la 
marine,  à  l'industrie,  sont  depuis  longtemps  signalés  et  en  partie 
exploités  par  les  Malgaches.  Non-seulement  ils  savent  travailler  le 
beau  minerai  aciéreux  de  leur  lie  par  des  méthodes  primitives  que 
l'on  retrouve  encore  en  Europe  dans  les  montagnes  de  la  Corse  et  de 
la  Catalogne  ;  mais  ils  fondent  aussi  les  minerais  de  plomb  et  de 

choisi  pour  théâtre  de  leurs  opérations  Tananarive,  la  capitale  des  Hovas,  et  avec  le 
système  de  forte  centralisation  mis  en  vigueur  par  la  tribu  aujourd'hui  maîtresse  de 
Madagascar  on  comprend  que  de  ce  centre  important  les  Anglais  peuvent  facilement 
faire  rayonner  sur  toute  IMle  les  idées  dont  ils  se  sont  faits  les  apôtres.  A  Tananarive 
domine,  on  peut  le  dire,  le  révérend  Ellis,  le  ministre  méthodiste,  aidé  de  son  aller 
ego,  le  révérend  Cameron,  et  d'un  médecin  anglais,  le  docteur  Davidson.  Cette  tiiade 
est  forte,  unie,  généreusement  secourue  par  les  subventions  occultes  du  gouvernement 
britannique  et  par  les  fonds  qu'envoie  ouvertement  la  mission  méthodiste  de  Londres. 
Nos  pauvres  missionnaires ,  presque  abandonnés  par  la  Propagation  de  la  foi,  luttent 
en  vain  contre  leurs  fortunés  rivaux.  Ils  vont  mourir  de  la  fièvre  à  Madagascar,  vic- 
times de  leur  dévouement,  mais  ils  font  peu  de  prosélytes.  Les  orgueilleux  méthodistes 
remportent,  et  M.  EUis,  avec  une  opiniâtreté  que  rien  ne  peut  abattre,  met  en  avant 
toute  sorte  d'argumens  contre  nous.  Profitant  habilement  de  Tindifférence  religieuse 
des  Hovas,  partagée  du  reste  par  toutes  les  tribus  malgaches,  qui  ne  conçoivent  plus 
qu'un  dualisme  grossier  et  prient  le  mauvais  génie  plutôt  que  le  bon,  incapable,  di- 
sent-ils, de  leur  faire  du  mal,  —  le  méthodiste  anglais  se  permet  dans  ses  proches  les 
plus  burlesques  divagations,  et  toujours  pour  en  tirer  parti  contre  nous,  u  Mes  bons 
amis,  disait-il  dernièrement  aux  Malgaches  qui  Técou talent,  on  vous  parle  souvent  de 
religion  protestante  et  de  relig'on  catholique.  A  proprement  parler,  il  n'y  a  que  deux 
religions,  celle  des  Anglais  et  celle  des  Français;  mais,  allez-vous  me  demander,  quelle 
est  la  meilleure  des  deux?  —  C'est  celle  des  Anglais,  mes  chers  frères,  et  la  raison 
en  est  bien  simple  :  Jésus- Christ  est  né  en  Angleterre,  c'est  là  qu'il  a  vécu,  qu'il  a 
prêché  sa  religion  et  fondé  son  église.  Bien  des  fois  les  Français  ont  cherché  à  l'attirer 
chez  eux;  mais  il  n'a  jamais  voulu  venir  à  Paris,  aimant  mieux  rester  à  Londres.  Et 
maintenant  vous  devinez  pourquoi  notre  religion  est  la  meilleure.  »  C'est  sur  les  insti- 
gations de  ce  plaisant  missionnaire  que  les  deux  ambassadeurs  mAlgaches  ont  été  en- 
voyés en  Angleterre  ;  c'est  lui  aussi  qui  parait  diriger  la  politique  actuelle  des  Hoyas. 


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1000  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cuivre  et  savent  même  rafliner  ces  deux  métaux.  L'or  et  l'argent,  le 
cristal  de  roche  et  les  pierres  précieuses  ont  été  connus  de  tout 
temps  à  Madagascar,  et  ne  peuvent  manquer  de  tenter  un  jour  les 
chercheurs  aventureux,  sur  lesquels  n'auraient  aucun  attrait  les  pai- 
sibles travaux  de  l'agriculture,  les  occupations  purement  maritimes 
ou  commerciales.  L'or  et  l'argent  I  ces  deux  métaux  ont  seuls  per- 
mis la  colonisation  de  l'Amérique  par  les  Espagnols,  et  plus  récem- 
ment la  soif  de  l'or  n'a-t-elle  pas  seule  aussi  conduit  des  milliers 
de  colons  en  Californie  et  en  Australie?  L'or  !  voilà  l'unique  et  grand 
mobile  qui  peut  entraîner  les  masses  vers  les  pays  lointains,  et  il 
faut  espérer  que  la  découverte  de  riches  placers  aurifères  ou  gem- 
mifères  détournera  bientôt  le  courant  sur  Madagascar.  Ces  placers 
d'ailleurs  sont  déjà  soupçonnés  dans  la  grande  lie,  dont  la  ressem- 
blance de  certaines  roches  avec  celles  du  Brésil  a  frappé  plus  d'im 
géologue. 

N'oublions  pas  qu'il  suffit  de  quelques  milliers  d'émigrés  intelll- 
gens  et  industrieux  pour  donner  naissance  à  de  puissantes  colonies. 
Combien  étaient  les  puritains  quand  ils  débarquèrent  en  Amérique? 
combien  les  Français  qui  fondèrent  le  Canada?  L'élément  indigène 
entre  toujours  pour  une  très  grande  part  dans  la  formation  des 
colonies.  Le  blanc  n'apporte  le  plus  souvent  que  son  capital,  son 
industrie,  son  activité,  son  savoir.  L'indigène  fait  presque  tout 
le  travail  manuel.  Le  vaste  empire  indo-britannique  ne  renferme 
guère  que  125,000  Anglais,  dont  plus  des  deux  tiers  sont  des  sol- 
dats, et  il  lui  reste  au  plus  A0,000  civilians.  De  même,  quelques 
milliers  d'Européens  suffisent  en  Egypte  pour  tirer  de  ce  magnifique 
pays,  par  la  grande  industrie  et  le  commerce,  des  profits  que,  li- 
vrés à  eux-mêmes,  les  Arabes  n'auraient  jamais  rêvés.  L'expérience 
de  ce  que  peut,  en  fait  de  colonisation,  le  génie  français  abandonné 
à  ses  seules  forces  mériterait  donc  d'être  tentée  sur  Madagascar.  U 
faudrait  seulement  laisser  la  plus  grande  liberté  aux  planteurs  et  aux 
traitans.  Déjà  quatre  ou  cinq  cents  Français  répandus  sur  toute  l'île, 
protégés  par  leur  seul  courage,  font  plus  d'affaires  que  tous  les  co- 
lons que  le  gouvernement  de  la  métropole  essaie  d'appeler  à  grands 
cris  en  Cochinchine  ou  dans  la  Nouvelle-Calédonie  en  les  couvrant 
de  son  égide.  C'est  par  la  liberté  que  s'épurent  les  grandes  nations 
et  que  se  fondent  les  nouvelles.  Que  ce  mot  de  liberté,  aujourd'hui 
si  souvent  prononcé,  ne  le  soit  pas  plus  longtemps  en  vain,  et  si  la 
compagnie  de  Madagascar  reprend  ses  projets  sur  la  grande  ile, 
objet  de  ses  premières  tentatives,  peut-être  s'assurera-t-on  dans 
une  occasion  solennelle  de  ce  que  la  France  peut  attendre  d'une 
entreprise  coloniale  librement  conçue  et  librement  exécutée. 

L.  Simonin, 

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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  aTTil  1864. 

La  marche  de  la  vie  politique,  si  Ton  veut  donner  ce  nom  au  travail 
intérieur  des  assemblées  représentatives  et  aux  événemens,  est  depuis 
quelques  mois  d'une  extrême  lenteur.  On  voyait  à  peine  couler  les  eaux 
paresseuses  de  ce  fleuve  engourdi.  Pour  le  moment,  cette  stagnation  va 
cesser.  On  dirait  que  la  politique  n'est  point  insensible  à  Tinfluence  des 
saisons  :  elle  a  ses  lunes.  On  a  remarqué  depuis  longtemps  en  Angleterre 
que  les  fêtes  et  les  vacances  de  Pâques  divisent  la  session  en  deux  part3 
qui  diflfôrent  par  le  caractère  et  Timportance;  c'est  d'ordinaire  après  VEas- 
ter  recess,  avec  l'exposé  finaneier  du  chancelier  de  l'Échiquier,  que  com- 
mence la  partie  laborieuse  de  la  session  anglaise,  celle  où  se  décident  les 
luttes  de  partis.  Cette  année,  par  un  effet  du  hasard,  la  vie  politique  offi- 
cielle de  l'Europe  semble  s'être  conformée  à  cette  division.  Elle  a  eu  ses 
vacances  de  Pâques,  et  elle  en  sort  â  peu  près  partout  modiflée  d'une  cer- 
taine façon  et  avec  quelques  velléités  d'activité.  Nous  allons  avoir  la  confé- 
rence si  longtemps  attendue  à  propos  des  affaires  du  Danemark  :  c'est  le 
20  avril  qu'elle  doit  se  réunir;  les  protocoles  fleuriront  avec  les  lilas.  Le 
cabinet  anglais  se  présente  à  nous  légèrement  replâtré  dans  son  person- 
nel, sérieusement  fortifié  par  le  budget  de  M.  Gladstone,  un  peu  noyé  dans 
le  pittoresque  tumulte  des  ovations  garibaldiennes.  Notre  corps  législatif, 
qui  avait  commencé  ses  vacances  de  Pâques  à  la  Chandeleur,  se  réveille.  Il 
vient  de  voter  la  loi  sur  la  caisse  des  retraites  avec  le  luxe  de  science 
abstraite  qu'aurait  pu  montrer  un  mathématicien  ferré  sur  le  calcul  des 
probabilités  ou  Vacluary  d'une  société  d'assurances  sur  la  vie.  Les  rap- 
ports sur  la  loi  des  sucres  et  sur  le  budget  viennent  de  sortir  enfin  du  labo- 
ratoire des  commissions.  L'archiduc  Maximilien  est  empereur  du  Mexique. 
Si  la  grippe  l'eût  permis,  il  serait  déjà  parti  pour  aller  demander  au  saint- 
père  sa  bénédiction,  et  comme  ses  dernières  offres  ont  paru  acceptables 
aux  bondholders,  les  titres  de  son  emprunt  ne  tarderont  point  à  être  émis 


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1002  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

au  Stock-Exchange  de  Londres  et  à  la  Bourse  de  Paris.  Les  choses  prennent 
donc  un  nouveau  tour  :  nous  allons  avoir  d'autres  spectacles  à  contempler, 
d'autres  paroles  à  entendre,  d'autres  conjectures  à  former. 

Dans  ce  renouveau,  l'événement  le  plus  digne  d'intérêt  est  assurément 
la  réunion  de  la  conférence.  On  prophétisera  ce  qu'on  voudra  sur  l'eflaca- 
cité  politique  de  la  conférence  :  pour  le  moment,  ce  qui  nous  importe,  ce 
n'est  pas  la  fin,  c'est  le  commencement  de  cette  tentative  diplomatique. 
On  est  d'accord  en  effet  que  le  premier  acte  de  la  conférence,  celui  qui 
précédera  toute  délibération  sur  le  fond  ou  la  forme  de  la  question  dano- 
allemande,  sera  le  règlement  d'un  armistice  entre  les  belligérans.  Quant  à 
nous,  nous  avons  considéré  l'effùsioti  si  inutile  de  sang  à  laquelle  on  a  vu 
aboutir  la  discussion  de  l'Allemagne  avec  le  Danemark  comme  un  des  faits 
les  plus  tristes  et  les  plus  honteux  de  notre  siècle.  Cette  guerre  si  dispro- 
portionnée, si  intempestive,  cette  guerre  dont  les  résultats  étaient  domi- 
nés d'avance  par  la  nécessité  d'une  délibération  européenne,  laissera  dans 
l'histoire  de  notre  temps  le  souvenir  et  la  tache  d'un  crime  absurde.  Nous 
n'eussions  jamais  cru,  pour  notre  part,  qu'un  pareil  mépris  du  sang  humain 
pût  exister  à  notre  époque  parmi  des  gouvernemens  européens,  ou  que,  si 
ce  goût  de  la  guerre  arbitraire  et  sans  scrupule  existait  quelque  part,  il  ne 
fût  pas  impérieusement  contenu  ou  réprimé  par  le  cri  de  la  conscience 
européenne.  Malgré  la  cruelle  déception  que  nous  avons  éprouvée  à  cet 
égard,  nous  persistons  à  croire  que  le  jour  où  les  plénipotentiaires  des 
grandes  puissances  se  rencontreront  face  à  face,  le  jour  où  ils  seront  en 
présence  de  la  responsabilité  que  la  continuation  des  hostilités  fait  peser 
sur  les  ^uvernemens  de  l'Europe  et  de  la  honte  véritable  qu'elle  doit  cau- 
ser aux  plus  puissans  d'entre  eux,  il  est  impossible  qu'il  ne  soit  pas  mis 
fin  immédiatement  au  scandale  de  cette  guerre.  Voilà  le  résultat,  résultat 
trop  tardif,  que  nous  attendons  de  la  réunion  de  la  conférence  :  on  peut 
envisager  avec  scepticisme  et  avec  ironie  l'œuvre  politique  que  va  entre- 
prendre la  diplomatie,  quelques  cabinets  ont  pu  même  en  retarder  la 
réunion  à  la  pensée  des  difficultés  qu'elle  rencontrerait  dans  l'accomplis- 
sement de  sa  tâche;  mais  les  questions  d'humanité  doivent  l'emporter  sur 
les  calculs  de  la  politique.  Ceux  qui  ont  retardé  la  réunion  de  la  confé- 
rence ont  mal  agi  ;  ceux  qui  en  décrient  d'avance  l'œuvre  politique  n'ont 
pas  plus  de  présence  d'esprit  que  de  justesse  de  sentiment.  Il  faut  aller  au 
plus  pressé  :  or  le  plus  pressé  ici,  c'est  la  cessation  de  la  guerre,  c'est  la 
fin  de  ce  monstrueux  duel  entre  le  petit  Danemark  et  l'énorme  Allemagne; 
le  plus  pressé,  c'est  de  pourvoir  à  la  question  d'humanité.  C'est  ce  que 
fera  la  conférence  en  marquant  son  début  par  la  conclusion  d'un  armis- 
tice, et  l'armistice  est  le  commencement  et  la  garantie  de  la  paix. 

Quant  à  l'œuvre  même  de  la  conférence,  tout  le  monde  en  connaît  les 
difficultés  pour  ainsi  dire  inextricables,  si  chaque  partie  engagée  dans  le 
débat  s'en  tient  aux  prétentions  qu'elle  a  mises  en  avant.  Suivant  nous,  la 


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R£¥UE.   —  CHRONIQUE.  1003 

question  dano-allemande,  si  elle  est  résolue,  ne  le  sera  point  par  les  dis- 
cussions spéciales  et  techniques  que  les  plénipotentiaires  engageront  entre 
eux;  elle  le  sera  uniquement  par  un  accord  entre  quelque-unes  des  puis- 
sances prépondérantes,  accord  qui  devra  s*établir  en  dehors  et  au-dessus 
de  la  conférence  elle-même.  11  sort  de  cette  questipn  danoise  un  très  haut 
et  très  utile  enseignement.  Cette  question  nous  apprend  que  le  conflit  qui 
a£Qige  tous  les  esprits  éclairés  et  les  cœurs  libéraux  n'a  pu  éclater  qu'à  cause 
d'une  situation  très  étrange  et  très  exceptionnelle  de  l'Europe.  Parmi  le^ 
cinq  grandes  puissances,  il  en  est  trois,  et  ce  sont  les  plus  fortes,  la  France, 
l'Angleterre,  la  Russie,  qui  se  trouvent  vis-à-vis  les  unes  des  autres  dans 
de  telles  relations  qu'il  ne  leur  est  pas  possible  en  ce  moment  de  se  con- 
certer à  trois  ou  à  deux  dans  une  action  commune,  et  qui  sont,  à  vrai  dire, 
isolées  dans  leur  politique.  La  séparation,  l'isolement  de  la  France,  de  l'An- 
gleterre, de  la  Russie,  enlèvent  à  l'action  réciproque  des  divers  états  euro- 
péens un  contrôle,  un  contre-poids,  une  garantie.  Quoique  l'Europe  soit 
formée  d'états  indépendans,  quoiqu'elle  ne  soit  point  une  fédération  d'états, 
quoiqu'elle  ne  soit  point  soumise  à  une  amphictyonie,  on  ne  peut  pas  dire 
qu'il  n'y  ait  point  une  sorte  de  gouvernement  supérieur  de  l'Europe,  et 
que  ce  gouvernement  ne  soit  point  nécessaire  à  la  sécurité  internationale. 
Ce  gouvernement  est  difficile  à  définir  d'une  façon  précise;  il  se  forme  d'é- 
lémens  variables  et  mobiles.  Si  nos  sociétés  politiques  étaient  en  véritable 
voie  de  progrès,  il  agirait  par  la  simple  force  morale,  et  la  nécessité,  de 
faire  appel  à  la  force  matérielle  deviendrait  de  jour  en  jour  plus  rare  pour 
lui.  Cette  sorte  de  gouvernement  supérieur  de  l'Europe  qu'il  est  difficile 
de  définir,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  une  réalité  politique,  ce  gouver- 
nement, composé  d'élémens  mobiles,  qui  donne  à  telle  ou  telle  phase  du 
mouvement  politique  européen  une  stabilité  et  une  sécurité  relatives,  qui 
est  capable  de  prévenir  par  son  ascendant  moral  des  désordres  secondaires, 
il  résulte  des  combinaisons  et  des  habitudes  d'alliance  qui  existent  entre 
les  grandes  puissances.  Notre  génération  l'a  vu  à  l'œuvre,  depuis  un  demi- 
siècle  ,  sous  difl'érentes  formes,  au  profit  de  causes  diverses.  Il  suffit  de 
nommer  la  sainte-alliance,  qui  constituait  ce  gouvernement  au  profit  de 
l'absolutisme,  et  qui  jusqu'à  la  révolution  de  juillet  domina  le  continent.  Il 
suffit  de  nommer  aussi  l'alliance  anglo-française,  qui  rétablit  l'équilibre  au 
profit  de  la  cause  libérale,  et  qui,  dans  la  guerre  de  Crimée,  réussit  même 
à  briser  l'alliance  des  cours  du  Nord.  Quand  les  phases  du  mouvement  eu- 
ropéen ont  eu  une  certaine  durée  et  ont  joui  d'une  certaine  sécurité,  elles 
l'ont  toujours  dû  à  l'existence  et  à  la  prédominance  d'un  système  d'al- 
liances agissant  d'une  façon  plus  ou  moins  avouée,  plus  ou  moins  discrète, 
sur  les  affaires  européennes,  comme  une  sorte  de  gouvernement  supérieur. 
Lorsque  cette  haute  influence  vient  à  manquer,  on  dirait  que  le  lien  qui 
réunit  l'Europe  en  une  société  d'états  est  rompu  ;  on  retombe  dans  l'état 
de  nature.  C'est  une  situation  semblable  de  l'Europe  qui  nous  est  révélée 
aujourd'hui  par  la  crise  dano-germanique. 


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100&  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

Ce  qui  s'est  passé  entre  rAlIemagne  et  le  Danemark  est,  dans  Tordre  des 
relations  internationales  au  sein  de  l'Europe  se  croyant  civilisée,  un  fait 
de  violente  et  grossière  anarchie.  Ce  fait  n'a  pu  se  produire  que  parce 
que,  à  droite  aussi  bien  qu'à  gauche,  au  point  de  vue  libéra]  comme  au 
point  de  vue  conservateur,  les  élémens  d'une  influence  dirigeante  des  af- 
faires de  l'Europe  étaient  désagrégés  ou  faisaient  défaut.  Dans  l'intéres- 
sante discussion  à  laquelle  les  affaires  du  Danemark  ont  donné  lieu  cette 
semaine  au  sein  de  la  chambre  des  lords,  on  a  décrit  l'anarchie,  on  n'en  a 
pas  signalé  nettement  la  cause  supérieure.  Des  hommes  éminens  ont  pris 
cependant  part  à  cette  discussion,  lord  Grey,  lord  Russell,  lord  Derby,  lord 
Wodehouse.  Lord  Derby  par  exemple  s'est  plaint  vaguement  de  rinfluence 
que  les  passions  révolutionnaires  et  démocratiques  exercent  sur  les  cours. 
11  a  déclaré  que  les  affaires,  sur  notre  continent,  ne  sont  plus  sous  le  con- 
trôle d'hommes  d'état  ou  de  monarques  guidés  par  la  raison  ;  il  a  montré 
toutes  choses  marchant  aux  extrémités  sous  l'impulsion  des  passions  et  au 
hasard  des  incidens.  A  la  pratique,  il  a  fait  voir  le  mouvement  révolution- 
naire agissant  sur  les  petites  cours  allemandes  à  la  fois  par  la  persuasion, 
par  l'ambition  et  par  la  crainte;  puis  la  Prusse,  qui  a  des  vues  d'agrandis- 
sement personnel,  qui  en  outre  espère  enlever  son  venin  au  mouvement 
révolutionnaire  en  se  mettant  à  sa  tête,  qui  d'aille'urs  a  la  prétention  de 
confisquer  le  mouvement  révolutionnaire  à  son  profit,  tout  en  restant  elle- 
même  un  état  absolutiste  et  en  combattant  le  Danemark  parce  qu'il  est  un 
voisin  trop  infecté  de  démocratie  pour  elle;  puis  vient  l'Autriche  :  celle-ci 
n'aurait  ni  l'intérêt  ni  le  goût  d'une  politique  violente  et  agressive  ;  mais 
r Autriche  est  naturellement  jalouse  de  la  Prusse.  L'Autriche  a  peur,  si 
elle  laisse  la  Prusse  agir  toute  seule,  de  lui  laisser  prendre  la  direction 
de  l'Allemagne;  elle  a  peur  de  perdre  son  ascendant  sur  les  cours  secon- 
daires et  d'être  réduite  à  un  rôle  subordonné.  Telle  est  donc  l'anarchie  ger- 
manique décrite  par  lord  Derby  :  d'abord  la  puissance  du  parti  révolu- 
tionnaire agissant  sur  les  petits  états,  ensuite  les  petits  états  agissant  sur 
les  jalousies  mutuelles  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche,  enfin  ces  jalousies 
elles-mêmes  excitant  entre  les  deux  grandes  puissances  une  émulation  qui 
les  a  entraînées  à  attaquer  ensemble  le  Danemark,  a  Voilà,  a  dit  lord  Derby, 
l'ensemble  de  circonstances  qui  crée  pour  l'Europe  un  danger  grave  et 
imminent  de  guerre,  quelle  que  soit  la  politique  suivie  par  n'importe 
quel  gouvernement  anglais.  »  Lord  Derby  s'est  arrêté  à  moitié  chemin  dans 
son  analyse.  Si  l'anarchie  allemande  s'est  donné  carte  blanche,  si  chacun 
nn  Allemagne  a  suivi  sa'  fantaisie,  obéi  à  sa  passion,  cédé  à  sa  jalousie, 
c'est  que  pour  le  moment  il  n'y  avait  en  Europe  aucune  influence  régula- 
trice et  modératrice  capable  de  contenir  l'Allemagne  par  l'ascendant  mo- 
ral. Quand  la  Russie  et  l'empereur  Nicolas  conservaient  leur  prestige,  rien 
de  pareil  n'eût  pu  se  produire  :  les  arrangemens  d'Olmûtz  en  sont  la  preuve. 
Quand  florissait  l'alliance  anglo-française,  les  inquiétudes  des  petits  états 
ne  pouvaient  aboutir  à  de  tels  événemens;  elles  allaient,  comme  à  Bam- 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  1005 

berg,  s'éteindre  en  de  stériles  conférences.  Si  lord  Derby  eût  voulu  mettre 
le  doigt  sur  le  point  vif  de  la  situation,  les  aveux  du  comte  Russell  venaient 
de  lui  faire  beau  jeu.  Avec  cette  placidité  candide  qui  parfois  le  distin- 
gue, lord  Russell  venait  de  faire  le  compte  en  partie  double  de  la  France 
et  de  l'Angleterre  par  rapport  à  la  Pologne  et  au  Danemark.  L'an  dernier, 
l'Angleterre  n'a  pas  adhéré  à  la  politique  proposée  par  la  France  dans  la 
question  polonaise;  la  France  voulait  envoyer  une  note  identique  à  la  Russie 
et  concerter  des  moyens  d'action ,  si  la  Russie  refusait.  L'Angleterre  pré- 
féra le  système  autrichien,  qui  consistait  à  laisser  peser  sur  la  Russie  la 
responsabilité  de  son  refus  :  elle  déclara  franchement  à  la  France  qu'elle 
ne  jugeait  pas  convenable  de  faire  la  guerre  pour  la  Pologne.  De  là  mé- 
contentement de  la  France,  qui  a  de  grandes  sympathies  pour  la  nation 
polonaise,  catholique  comme  elle.  Cette  année,  c'est  le  tour  du  Dane- 
mark. L'Angleterre  a  de  grandes  sympathies  pour  le  peuple  danois;  c'est 
un  peuple  vaillant,  un  peuple  maritime,  un  peuple  protestant  comme  l'An- 
gleterre. La  sympathie  que  la  France  a  pour  la  Pologne,  l'Angleterre  l'a 
pour  le  Danemark,  et  a  de  môme  que  l'année  dernière,  dit  lord  Russell, 
nous  avons  refusé  de  nous  unir  à  la  France  dans  une  proposition  relative 
à  la  Pologne,  de  même  la  France  a  refusé  de  s'unir  à  nous  dans  une  pro- 
position relative  au  Danemark.  Nous  n'avons  à  cet  égard  aucun  reproche 
à  faire  à  la  France.  »  Voilà  un  compte  admirablement  balancé  :  la  France 
et  l'Angleterre  se  donnent  là  un  glorieux  quitus!  Et,  pour  que  le  parallé- 
lisme des  deux  conduites  se  poursuive  jusqu'au  bout,  lord  Russell  ne  dé- 
daigne pas  de  nous  emprunter  la  formule  que  nous  avons  mise  à  la  mode 
l'année  dernière  à  propos  de  la  Pologne.  Nous  avons  répété  à  satiété  que  la 
question  polonaise  était  une  question  européenne,  et  que  la  France  n'en- 
treprendrait rien  pour  la  résoudre,  si  les  autres  puissances  n'agissaient  pas 
dans  la  même  mesure  qu'elle-même.  Lord  Russell  trouve  la  formule  merveil- 
leuse, et  la  répète  à  propos  du  Danemark  avec  une  égale  conviction  :  a  S'il 
faut  déreudre  le  Danemark  au  nom  des  intérêts  et  de  l'équilibre  de  l'Eu- 
rope, il  est  nécessaire  que  les  puissances  européennes  s'unissent  pour  cet 
objet;  ce  n'est  pas  à  l'Angleterre  d'entreprendre  seule  cette  grande  tâche.  » 
La  diplomatie  a  inventé  depuis  un  an  deux  formes  de  langage  dont  la  France 
et  l'Angleterre  se  sont  chargées  à  l'envi  d'apprendre  au  monde  le  sens  pro- 
digieux. Désormais,  quand  on  épousera  la  cause  d'un  peuple  ou  d'un  état, 
sans  avoir  cependant  le  dessein  de  passer  du  plaidoyer  aux  mesures  actives, 
on  dira  à  ce  peuple  ou  à  cet  état  :  Votre  affaire  est  européenne,  et  je  ne 
peux  m'y  erfgager  à  un  autre  titre  et  dans  une  autre  mesure  que  les  autres 
puissances  européennes.  Lorsque  d'un  autre  côté  on  adressera  des  remon- 
trances à  un  gouvernement  sans  avoir  l'intention  de  donner  à  ses  récla- 
mations une  sanction  pratique,  on  préviendra  cette  puissance  qu'on  lui  lais- 
sera la  responsabilité  de  son  refus.  Ainsi,  Polonais  et  Danois,  quand  on 
élève  vos  justes  Intérêts  à  la  hauteur  dMne  question  européenne,  vous  n'i- 


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1006  REYUE   D£S   DEUX   MONDES. 

gnorez  pas  que  cela  signifie  pour  vous  l*abandon  et  le  désespoir.  Et  vous^ 
Russes  et  Prussiens,  quand  on  rejette  sur  vous  le  poids  écrasant  de  la  res- 
ponsabilité de  vos  refus,  vous  savez  bien  que  vous  pouvez  être  tranquilles, 
et  que  vous  restez  maitres  d'agir  comme  bon  vous  semblera.  On  volt  que 
Tanarchie  est  bien  plus  haut  que  ne  Tavouait  lord  Derby  :  elle  est  dans  les 
élémens  du  gouvernement  supérieur  de  TEurope,  elle  est  dans  la  question 
des  alliances. 

Les  alliances  1  tous  les  esprits  élevés  sentent  en  Europe  que  là  est  la 
question  considérable,  grave,  décisive  du  moment.  En  dehors  de  cette 
question,  tout  dans  la  politique  européenne  n'est  que  hasard,  jeu,  intrigue, 
surprise,  violence.  La  conférence  qui  va  se  réunir  à  Londres  n'a  de  chances 
de  succès  que  si,  au-dessus  des  questions  locales  qu'elle  agitera,  il  se  re- 
forme un  système  d'alliances.  On  n'est  point  à  l'aise  dans  la  presse,  nos 
lecteurs  le  comprendront  sans  peine,  pour  traiter  au  point  de  vue  de  la 
France  cette  grave  et  délicate  question.  On  n'y  est  point  assez  libre  pour 
indiquer  par  exemple  les  conditions  du  rétablissement  de  l'alliance  active 
de  la  France  et  de  l'Angleterre.  Nous  avons  signalé  ici  depuis  longtemps  le 
point  de  rencontre  qui  doit  se  présenter  à  la  marche  des  affaires  étran- 
gères et  au  développement  libéral  de  notre  vie  politique  intérieure.  Notre 
politique  étrangère  et  notre  politique  intérieure,  quoi  qu'en  puissent  pen- 
ser les  frivoles  et  ridicules  codini  de  l'absolutisme,  sont  solidaires  l'une  de 
l'autre.  Pour  que  la  France  ait  au  dehors  la  sécurité  de  sa  situation  et  la 
franchise  du  grand  rôle  que  cette  situation  lui  impose,  il  faut  qu'elle  jouisse 
à  l'intérieur  d'une  vie  complètement  libérale.  Le  libéralisme  pratique  ap- 
pliqué dans  ses  institutions  peut  seul  lui  acquérir  au  dehors  cette  confiance 
sans  arrière-pensées  qui  est  la  condition  des  alliances  efficaces  et  durables. 
Mais  nous  abandonnons  volontiers  à  nos  députés  libéraux  le  soin  d'exposer 
les  rapports  qui  doivent  exister  entre  notre  politique  étrangère  et  notre 
politique  intérieure.  Ils  jouissent  de  franchises  de  langage  qui  nous  sont 
refusées;  puis  la  prochaine  discussion  du  budget  leur  offrira  l'occasion 
naturelle,  que,  nous  l'espérons,  ils  ne  laisseront  point  échapper,  de  traiter 
la  question  étrangère  avec  l'ampleur  et  le  sérieux  qu'elle  comporte. 

Nous  croyons  ne  pas  nous  tromper  en  montrant  dans  le  système  des  al- 
liances le  point  par  lequel  la  question  étrangère  peut  être  utilement  abor- 
dée en  ce  moment.  Que  si  l'on  entreprenait  de  discuter  les  solutions  qui 
peuvent  être  données  à  la  question  danoise,  on  irait  se  perdre  dans  une 
confusion  ennuyeuse  et  stérile.  C'est  à  la  conférence  de  débrouiller,  si  elle 
le  peut,  ce  chaos.  On  disait  que  la  conférence  se  réunirait  sans  bases;  le 
défaut  et  le  péril  de  ce  petit  congrès  spécial  seront  au  contraire  d'avoir 
trop  de  bases.  Chacun  s'y  présentera  avec  la  sienne.  L'Angleterre  y  entre 
avec  le  principe  de  l'intégrité  de  la  monarchie  danoise,  qui,  à  en  croire 
lord  Russell,  serait  encore  accepté  par  l'Autriche  et  par  la  Prusse.  Le  Da- 
nemark, au  principe  de  l'intégrité  formulé  dans  le  traité  de  1852,  ajoute 


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REVCE.   —   CHRONIQUE.  1007 

les  engagemens  de  1851.  Les  états  secondaires  viendront  soutenir  Tunion 
du  SlesYîg  et  du  Holstein  et  les  prétentions  du  prince  d^Àugustenbourg. 
L'Autriche,  qui  par  l'organe  du  prince  Félix  Schwarzenberg  avait  rédigé 
les  engagemens  de  1851,  aura  bien  de  la  peine  à  présenter  une  interpréta- 
tion claire  et  raisonnable  de  cet  arrangement  ambigu.  La  France,  en  de- 
mandant que  les  populations  des  duchés  soient  consultées ,  ne  simplifiera 
point  ces  difficultés  enchevêtrées.  Que  fera  la  Prusse?  On  peut  faire  halte 
devant  cette  question  avec  un  mouvement  de  curiosité.  Quelque  jugement 
que  l'on  porte  sur  le  caractère  et  la  politique  du  premier  ministre  du  roi 
de  Prusse ,  il  y  aurait  mauvaise  grâce  à  ne  point  convenir  que  M.  de  Bis- 
mark est,  dans  cette  crise  dano-allemande,  le  grand  homme  de  la  situation. 
Il  ne  connaît  point  les  captieuses  défiances  et  les  méticuleux  scrupules  qui 
arrêtent  tour  à  tour  lord  Russell  ou  M.  Drouyn  de  Lhuys.  Il  n'a  point  l'es- 
prit embrouillé  de  la  théorie  des  questions  européennes  auxquelles  chacun 
ne  doit  prendre  part  qu'avec  le  concours  des  autres,  et  sa  conscience  port^ 
légèrement  le  poids  de  la  responsabilité  des  refus.  Lui  seul  a  eu  de  l'ini- 
tiative; il  a  créé  les  événemens.  11  a  fait  marcher  l'Autriche,  d'après  la  mé- 
thode dont  nous  indiquions  l'efficacité,  il  y  a  un  an,  à  propos  de  la  ques- 
tion polonaise,  en  plaçant  cette  puissance  entre  deux  peurs,  en  la  forçant 
d'opter  pour  la  moindre  et  en  l'entraînant  dans  sa  propre  action.  S'il  est 
de  l'école  d'Alberoni  ou  s'il  possède  une  étincelle  du  diabolique  génie  de 
Frédéric  II,  c'est  ce  que  l'avenir  nous  apprendra.  En  attendant,  M.  de 
Bismark,  qui  a  gardé  à  la  Prusse  l'alliance  reconnaissante  de  la  Russie  et 
qui  lui  a  gagné  l'alliance  contrainte  de  l'Autriche,  M.  de  Bismark,  qui  a 
quelquefois  l'audace  de  dire  ce  qu'il  pense  et  quelquefois  l'audace  d'affi- 
cher des  dissimulations  plus  hardies  que  des  aveux,  M.  de  Bismark,  qui  ne 
craint  pas  de  faire  des  événemens,  est  un  personnage  considérable  dont  il 
serait  puéril  et  ridicule  de  contester  l'importance.  Le  ministre  prussien  voit 
trop  clair  dans  le  jeu  des  états  secondaires,  il  tient  trop  à  ménager  à  la 
Prusse  les  occasions  d'agrandissement  dans  l'avenir,  s'il  ne  peut  les  mettre  ' 
à  profit  dans  le  présent,  pour  que  les  prétentions  du  duc  d'Augustenbourg 
ne  rencontrent  point  en  lui  un  adversaire  déclaré  ou  latent.  Donnant  le 
bras  à  la  Russie,  allant  au-devant  de  l'Angleterre,  trop  heureuse  si  elle 
a  quelque  chance  d'obtenir  une  satisfaction  littérale  pour  le  principe  de 
l'intégrité  de  la  monarchie  danoise,  ramassant  l'Autriche  au  moment  oà 
sera  proposé  un  système  intolérable  à  la  cour  de  Vienne,  celui  des  popula- 
tions émettant  leurs  vœux  sur  une  question  de  nationalité  par  le  sufi'rage 
universel,  M.  de  Bismark  a  chance  de  rallier  à  certain  moment  décisif  de 
la  délibération  la  majorité  des  voix  dans  la  conférence.  Cette  perspective 
nous  efilarouche  un  peu,  car  c'est  la  France  qui  propose  de  consulter  les 
populations,  proposition  entièrement  favorable  au  duc  d'Augustenbourg^ 
au  moins  dans  ses  prétentions  sur  le  Holstein.  Notre  véritable  adversaire 
au  sein  de  la  conférence  sera  donc  M.  de  Bismark,  et  si  la  proposition  de 


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1008  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

la  consQltaUoD  du  suffrage  universel  n'était  point  de  notre  part  une  de  ces 
propositions  platoniques  qui  n'entraînent  pour  ceux  qui  les  repoussent 
que  la  responsabilité  du  refus,  nous  ne  tirerions  point  un  favorable  augure 
du  rôle  que  nous  irions  jouer  au  meeting  diplomatique  de  Londres.  Espé- 
rons néanmoins,  tout  en  signalant  le  danger,  que  M.  de  Bismark  sera 
vaincu,  s'il  ose  nous  combattre.  Les  élémens  d'une  solution  raisonnable  de 
la  question  dano-allemande  ne  manquent  point,  si  en  effet  de  tous  les  côtés 
on  veut  être  raisonnable.  Au  pis  aller,  les  Danois  divorceraient  sans  trop 
de  regret  avec  le  Holstein,  qui  est  contre  leur  propre  nationalité  une  me- 
nace permanente,  tant  qu'il  demeure  annexé  à  la  monarchie  et  qu'il  four- 
nit un  prétexte  aux  ingérences  allemandes.  Les  meilleurs  amis  du  Dane- 
mark ne  semblent  plus  pouvoir  espérer  qu'il  sorte  sans  perte  de  cette 
épreuve.  Lord  Wodehouse,  qui  a  récemment  rempli  une  mission  extraor- 
dinaire à  Copenhague,  n'a  guère  dissimulé  ses  craintes  dans  une  récente 
séance  de  la  chambre  des  lords.  Il  s'est  plaint  que  le  Danemark  n'eût  point 
fait  de  concessions  opportunes;  quand  il  cédait  quelque  chose,  c'était  tou- 
jours trop  tard.  «  Sans  doute,  disait  lord  Wodehouse,  j'admets  que  la  con- 
duite  des  puissances  allemandes  a  été  mauvaise,  qu'elle  a  été  marquée  par 
la  violence  et  une  grande  duplicité;  mais  je  persiste  à  penser  que,  si  lo 
Danemark  avait  suivi  une  autre  conduite,  il  aurait  obtenu  une  conférence 
avant  que  le  Slesvig  ne  lui  eût  été  enlevé.  »  Il  faut  tenir  compte  de  ces 
regrets  et  de  ces  craintes,  car  dans  les  courtes  observations  qu'il  a  pré- 
sentées sur  cette  question,  lord  Wodehouse  n'a  point  démenti  la  réputation 
discrète  encore  d'homme  d'état  dont  il  jouit  dans  les  cercles  politiques. 
Lord  Wodehouse  a  prononcé  un  mot  qui  montre  qu'il  est  préoccupé  de  la 
dislocation  des  grandes  alliances.  «  Dans  la  position,  a-t-il  dit,  où  se  trou- 
vent maintenant  l'Angleterre,  la  Russie  et  la  France,  je  doute  beaucoup  qu'il 
nous  convienne  de  prendre  part  à  des  traités  tels  que  celui  de  1852.  L'An- 
gleterre ne  doit  plus  intervenir  que  le  moins  possible  dans  les  diverses 
affaires  de  l'Europe.  »  L'observation  de  lord  Wodehouse  n'est  pas  seule- 
ment applicable  à  l'Angleterre.  Les  grandes  alliances  faisant  défaut,  toutes 
les  questions  internationales  deviennent  des  occasions  de  froissemens  pé- 
nibles pour  Tamour-propre  des  cabinets  ou  de  périls  pour  les  solides  inté- 
rêts des  peuples. 

Sur  le  continent  néanmoins,  la  politique  d'abstention  est  accompagnée 
d'un  danger  dont  l'Angleterre  peut  se  croire  à  l'abri  :  il  peut  arriver  qu'un 
état  continental  qui  n'a  pas  su  entretenir  et  conserver  ses  alliances  se 
trouve,  sur  une  grande  question,  frappé  d'isolement;  sur  le  continent,  une 
politique  isolée  ne  peut  ni  inspirer  la  sécurité,  ni  la  posséder  pour  elle- 
raôrae  d'une  façon  durable.  Ce  danger  touche  peu  l'Angleterre.  Ce  pays 
jouit  en  effet  de  la  vie  politique  intérieure  la  plus  large,  la  plus  active,  la 
plus  saine  :  les  progrès  gigantesques  et  ininterrompus  de  son  industrie,  de 
son  commerce,  sa  prospérité  financière,  l'accroissement  incessant  de  ses 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  1009 

capitaux  et  l'extension  de  ses  entreprises  dans  toutes  les  parties  du  monde 
lui  tiennent  amplement  lieu  de  ces  satisfactions  que  Timagination  d'autres 
peuples  rêve  ou  cherche  dans  les  expéditions  militaires  ou  dans  la  propa- 
gande des  idées.  La  plus  grande  crise  intérieure  que  l'Angleterre  ait  à  re- 
douter, c'est  le  spectacle  intéressant  des  luttes  de  partis,  c'est  la  victoire 
d'un  parti  sur  un  autre,  victoire  qui  s'accomplit  par  la  substitution  paci- 
fique d'un  nouveau  ministère  à  un  vieux  cabinet.  On  s'était  cru  naguère  à 
Londres  à  la  veille  d'un  changement  de  scène  de  cette  sorte.  Le  ministère, 
qui  s'appuie  sur  une  majorité  peu  considérable,  était  menacé  d'un  prochain 
et  pénible  échec  auquel  il  n'eût  pu  survivre.  Une  question  personnelle  met- 
tait en  péril  le  cabinet  :  c'était  la  présence  persistante  de  M.  Stansfeld  dans 
l'administration  après  le  fâcheux  éclat  que  venaient  de  recevoir  ses  rela- 
tions avec  M.  Mazzini.  Certes  le  caractère  de  M.  Stansfeld  était  estimé 
comme  son  talent  :  personne  ne  supposait  un  instant  qu'il  fût  mêlé,  même 
indirectement,  à  de  viles  conspirations,  on  le  considérait  comme  victime 
d'un  accident;  mais  un  sentiment  très  vif  de  bienséance  souffrait  dans  la 
société  anglaise  de  voir  qu'il  ne  prit  pas  son  parti  de  bonne  grâce,  et  qu'il 
ne  sortit  pas  immédiatement,  pour  ainsi  dire,  du  salon  où  était  venue  l'at- 
teindre une  éclaboussure  très  désagréable  pour  lui  et  pour  ses  voisins. 
Ce  sentiment  en  s'irritant  était  monté  jusqu'à  l'impatience,  et  pour  se  dé- 
faire de  cet  hôte  on  eût  bientôt  congédié  peu  poliment  les  personnes  de 
sa  compagnie,  c'est-à-dire  le  cabinet.  Les  clémentes  vacances  de  Pâques 
ont  arranjgé  tout  ceia.  Pendant  ce  loisir,  M.  Stansfeld  a  compris  qu'il  ne 
suffisait  pas  d'offrir,  comme  il  l'avait  fait,  sa  démission;  il  l'a  donnée.  Lord 
Palmerston  a  profité  de  l'occasion  pour  remanier  un  peu  son  ministère  en 
le  fortifiant.  Le  duc  de  Newcastle,  ministre  des  colonies,  était  malade  de- 
puis longtemps;  désespérant  d'un  rétablissement  prochain,  il  a  donné  sa 
démission.  Si  cette  démission  annonce  une  retraite  absolue  des  affaires,  le 
monde  politique  anglais  éprouve  une  perte  sensible.  Quand  il  n'était  en- 
core que  lord  Lincoln,  le  duc  de  Newcastle  avait  fait  avec  distinction  son 
apprentissage  ministériel  à  l'école  de  sir  Robert  Peel.  Il  avait  été  sous  lord 
Aberdeen,  et  pendant  l'expédition  de  Crimée,  ministre  de  la  guerre.  C'est 
lui  qui  fut  chargé  d'accompagner  le  prince  de  Galles  dans  son  voyage  aux 
États-Unis.  C'était  un  ministre  laborieux,  d'un  caractère  ferme,  d'opinions 
libérales  très  décidées,  et  son  nom  était  prononcé  parmi  ceux  des  rares 
personnages  que  l'on  considère  comme  pouvant  être  un  jour  premiers 
ministres  d'un  cabinet  libéral.  Le  duc  de  Newcastle  est  remplacé  par 
M.  Cardwell,  un  autre  élève  favori  de  Peel,  qui  occupait  déjà  dans  le  cabi- 
net la  sinécure  de  la  chancellerie  du  duché  de  Lancastre.  En  laissant  cette 
sinécure  vacante,  M.  Cardwell  a  permis  à  lord  Palmerston  d'obtenir  une 
accession  importante.  Lord  Clarendon  a  accepté  la  chancellerie  de  Lan- 
castre et  un  siège  dans  le  cabinet.  Lord  Clarendon  est  aussi,  en  Angleterre, 
de  l'étoffe  des  hommes  qui  peuvent  être  premiers  ministres,  et  l'on  sait 
TOMB  L.  —  4864.  61 


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1010  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rintérêt  qu'il  ne  cesse  de  prendre  aux  questions  étrangères,  qu'il  a  long- 
temps dirigées.  L'entrée  de  lord  Garendon,  en  prouvant  qu'il  adhère  à  la 
politique  du  cabinet,  lui  apporte  une  nouvelle  force.  Lord  Qarendon  n'eât 
peut-être  pas  écrit,  comme  lord  Russell,  cent  soixante-dix  dépêches  sur  la 
question  danoise;  mais  il  approuve  évidemment  la  politique  suivie  dans 
cette  prodigieuse  effusion  diplomatique.  Voilà  donc  le  personnel  du  char 
de  rétat  remis  au  complet;  il  est  lesté  du  budget  de  M.  Gladstone,  et  le 
vieux  Pam  peut  remonter  sur  le  siège  en  mordillant  de  ses  lèvres  nar- 
quoises une  fleurette  printanière. 

On  ne  peut  point  analyser  ces  brillans  discours  que  M.  Gladstone  pro- 
nonce chaque  session  en  présentant  à  la  chambre  des  communes  les  voies 
et  moyens  de  Tannée.  Gomment  essayer  de  tirer  la  quintessence  de  ces 
harangues  qui  s'étalent  Joyeusement  dans  une  douzaine  de  colonnes  du 
Times?  G'est  la  statistique  élevée  à  la  poésie,  c'est  l'arithmétique  illustrant 
de  totaux  splendides  la  vie  de  ménage  d'un  peuple;  ce  sont  des  chants 
économiques  accompagnés  de  fanfares  de  chiffres.  Gomme  M.  Gladstone  est 
à  l'aise  au  milieu  de  ces  millions  qui  produisent  des  milliards ,  avec  queUe 
prestesse  il  leur  fait  accomplir  les  manœuvres  de  l'addition,  de  la  soustrac- 
tion, de  la  multiplication  et  de  la  division!  comme  il  sait  et  nous  apprend 
d'où  ils  viennent  et  où  ils  vont!  Ceut-ci  arrivent  de  telle  cédule  A,  B,  C  ou 
D  de  Yincome-lax,  ceux-là  descendent  du  thé,  les  uns  du  sucre,  les  autres 
de  la  drèche.  Et  ce  n'est  pas  tout  de  nous  montrer  ces  magiques  résidus 
de  la  consommation  qui  se  cristalUsent  en  livres  sterling  :  chaque  branche 
du  revenu,  pour  qui  sait  y  lire  comme  M.  Gladstone,  est  l'épopée  du  com- 
merce, de  l'industrie,  de  la  marine  et  de  la  vie  de  la  nation.  Si  le  revenu  a 
donné  tant,  c'est  qu'on  a  importé  tant  de  la  Chine  et  de  la  Russie,  des 
États-Unis  et  de  l'Egypte,  de  l'Australie  et  de  la  France;  mais  si  l'on  a  im- 
porté tant,  on  a  consommé  tant  dans  le  pays  et  exporté  tant.  Alors  recom- 
mence cette  odyssée  qui  traverse  toutes  les  mers  et  s'en  va  à  tous  les  bouts 
du  monde.  Puis  tout  cela  se  résume  en  quelques  faits  décisifs  qui  établis- 
sent la  marche  de  la  politique  gouvernementale;  l'honneur,  la  gloire  du 
ministre  financier  sont  triples  :  victoire  si  les  dépenses  ont  diminué,  vic- 
toire si  le  revenu  s'est  accru,  victoire  enfin  si  l'excédant  des  recettes  sur 
les  dépenses  laisse  dans  le  présent  une  ressource  pour  amortir  la  dette  pu- 
blique, et  pour  l'avenir  la  faculté  de  réduire  les  impôts!  Gette  triple  vic- 
toire, M.  Gladstone  l'a  remportée  cette  année  aux  applaudissemens  de  l'An- 
gleterre. Les  dépenses  sont  en  voie  de  diminution;  elles  ont  été  réduites 
de  150  millions  de  francs  depuis  1860;  l'excédant  des  recettes  est  de  plus 
de  70  millions  de  francs;  il  sert  à  diminuer  les  droits  sur  le  sucre,  sur  le 
thé,  à  diminuer  d'un  penny  par  livre  Vincome-lax.  Le  budget  de  M.  Glad- 
stone est  en  un  mot  l'exposé  de  cette  situation  économique  si  prodi- 
gieusement prospère  où  se  trouve  l'Angleterre,  et  qui  lui  fait  prendre  en 
répugnance  et  en  dédain  ces  petites  quepelles  politiques  de  notre  petit 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  lOU 

continent  qui  pourraient  venir  déranger  ce  colossal  atelier  de  richesse  et 
introduire  de  ruineuses  soustractions  dans  les  voies  et  moyens  de  M.  Glad- 
stone. Cet  éloquent  ministre  ne  sert  pas  seulement  son  pays  par  son  esprit 
de  vigilante  économie  et  par  ses  hardies  et  libérales  conceptions;  il  rend 
aussi  service  à  la  science  financière  par  la  lucide,  chaude  et  séduisante 
forme  de  ses  exposés.  Il  nous  montre  par  son  exemple  qu'il  est  possible  de 
traiter  les  questions  financières  autrement  que  d'une  façon  ennuyeuse. 
C'est  ce  que  Ton  ne  veut  point  encore  comprendre  dans  nos  corps  politi- 
ques. Que  Ton  compare  les  discours  de  M.  Gladstone  atix  insipides  et  inu- 
tiles rapports  de  nos  commissions  de  finance.  Ces  rapports,  nous  en  con- 
venons, ont  rarement  à  nous  apprendre  quelque  chose  d'agréable;  chez 
nous,  les  dépenses  ne  diminuent  pas  :  au  contraire  la  dette  publique  aug- 
mente, les  accroissemens  du  revenu,  au  lieu  de  fournir  des  ressources  à  la 
réduction  des  impôts,  ne  suffisent  point  à  remplir  les  insatiables  décou- 
verts; mais  si  toutes  ces  choses-là  nous  étaient  dites  d'une  façon  claire  et 
animée,  avec  l'intelligence  et  le  sentiment  qui  remontent  vivement  des  ef- 
fets aux  causes,  le  pays  apprendrait  dans  les  discussions  du  budget  sa  si- 
tuation, ses  besoins,  ses  droits,  et  sa  volonté  réagirait  .vite  sur  la  politique 
dont  un  budget  est  la  conséquence  et  l'expression.  En  quelques  heures  em- 
ployées à  la  chambre  des  communes  et  avec  quelques  colonnes  remplies  dans 
le  Times j  un  chancelier  de  l'Échiquier  apprend  cela  à  l'Angleterre;  chez 
nous,  une  commission  consacre  trois  mois  à  préparer  sur  la  loi  de  finances 
présentée  en  un  volume,  que  les  initiés  seuls  savent  déchiAVer,  un  rapport 
non  moins  indéchiffrable  pour  le  public,  et  que  le  public  n'a  jamais  lu. 

Que  dirons-nous  de  la  réception  faite  par  le  peuple  anglais  à  Garibaldi  ? 
Elle  ne  nous  a  point  surpris.  Cet  enthousiasme  s'adresse  non  certes  à  toutes 
les  idées  de  Garibaldi,  mais  aux  qualités  que  tout  le  monde  aime  et  ad- 
mire dans  son  caractère,  et  à  la  vie  d'aventures  extraordinaire  que  lui 
a  faite  son  héroïque  fanatisme.  Comme  symptôme  moral,  cet  empressement 
auprès  d'un  soldat  qui  n'a  voulu  être  que  l'homme  d'une  seule  idée,  ces 
foules  qui  l'accompagnent,  ces  corporations  municipales  qui  le  félicitent, 
ces  palais  qui  l'abritent,  ces  sélect  parties  aristocratiques  qui  se  réunissent 
pour  le  recevoir,  ces  luncheons  que  les  duchesses  lui  préparent  dans  leurs 
villas,  cette  fête  bruyante,  bigarrée,  mais  cordiale,  donnée  ainsi  par  un 
peuple  entier  à  un  homme  du  peuple  sincère,  vaillant  et  dévoué,  compose 
un  spectacle  qui  laissera  une  page  honorable  dans  l'histoire  illustrée  de  ce 
temps-ci.  Nous  croyons  que  Garibaldi ,  à  travers  son  enthousiasme,  a  du 
bon  sens;  son  bon  sens  l'avertira,  nous  l'espérons,  que  les  hommes  d'état 
anglais  sont  plus  de  la  famille  de  Cavour  que  de  la  sienne,  et  que,  s'il  veut 
faire  durer  auprès  d'eux  son  succès,  il  doit  se  garder  des  excentricités  ré- 
volutionnaires. 

M.  Duvergier  de  Uauranne  vient  de  publier  le  sixième  volume  de  son 
histoire  parlementaire  de  la  France.  A  mesure  que  ce  grand  ouvrage  se 


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1012  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

poursuit,  on  eu  comprend  mieux  Timportance.  M.  Duvergier  de  Hauraone 
fait,  à  proprement  parler,  aux  générations  nouvelles  un  cours  de  politique 
expérimentale.  Où  pouvons-nous  mieux  apprendre  les  causes  des  échecs 
que  la  liberté  a  subis  en  France  dans  le  passé,  et  les  raisons  profondes  qui 
rendent  son  succès  inévitable  dans  Tavenir,  que  dans  le  récit  des  tâtonne- 
mens,  des  aspirations,  des  erreurs,  des  luttes  à  travers  lesquelles  notre 
pays  a  si  longtemps  et  si  ardemment  poursuivi  rétablissement  du  régime 
représentatif?  Le  sixième  volume  termine  une  curieuse  phase  politique  de 
la  restauration,  celle  qui  commence  à  Tordonnance  du  5  septembre,  à  la 
dissolution  de  la  chambre  introuvable,  et  qui  se  termine  par  ravénement  de 
M.  de  Vjllèle  au  ministère.  Un  grand  effort  fut  fait  durant  cette  phase  par 
une  élite  d^hommes  sensés  et  modérés  pour  placer  le  gouvernement  au- 
dessus  des  deux  partis,  le  parti  royaliste  et  le  parti  révolutionnaire,  qui  ne 
pouvaient  triompher  l'un  ou  l'autre  que  par  le  renversement  de  la  charte 
ou  le  renversement  du  trône.  Dans  ce  volume,  nous  voyons  le  parti  mo- 
déré, le  centre,  succomber  enfin  sous  les  fougueuses  et  aveugles  agres- 
sions de  la  droite.  A  Tintérèt  des  luttes  parlementaires,  expliquées  et  ré- 
sumées avec  un  grand  art  par  M.  Duvergier  de  Hauranne,  s'ajoute  le  récit 
des  combinaisons  particulières  qui  furent  souvent  le  secret  ressort  des 
événemens  publics.  C'est  cette  partie  de  son  récit  qui  donne  surtout  un  prix 
réel  à  cet  ouvrage  ;  une  foule  d'éclaircissemens  y  arrivent  pour  la  pre- 
mière fois  à  l'histoire;  l'auteur  a  eu  à  sa  disposition  les  papiers,  les  cor- 
respondances, les  mémoires  des  hommes  d'état  de  ce  temps,  et  personne 
n'en  pouvait  tirer  un  meilleur  parti.  Les  papiers  de  M.  de  Villèle  lui  ont 
déjà  fourni  d'utiles  indications;  mais  c'est  dans  les  volumes  suivans  qu'il 
aura  surtout  à  en  faire  usage,  et  nous  sommes  curieux  de  voir  la  physio- 
nomie définitive  que  ces  révélations  inédites  donneront  à  cet  habile  mi- 
nistre. 

La  publication  du  dernier  volume  de  M.  Duvergier  de  Hauranne  a  suivi 
de  près  la  séance  de  réception  de  M.  Dufaure  à  l'Académie  française  ;  c'est 
une  coïncidence,  car  l'homme  distingué,  M.  Pasquier,  dont  M.  Dufaure 
avait  à  esquisser  le  portrait,  remplit  aussi  le  récent  volume  de  l'historien 
parlementaire.  M.  Pasquier  n'a  peut-être  jamais  eu  à  déployer  plus  d'ac- 
tivité dans  sa  vie  politique  que  sous  le  second  ministère  du  duc  de  Riche- 
lieu, au  moment  où  le  centre  allait  être  supplanté  au  pouvoir  par  la 
droite.  Le  discours  de  M.  Dufaure  a  été  grave,  sobre,  simple  :  peut-être 
M.  Pasquier  était-il  une  nature  trop  souple,  trop  déliée,  trop  mondaine  et 
en  môme  temps  pas  assez  saillante  au  point  de  vue  du  talent  pour  se 
laisser  saisir  par  le  vigoureux  avocat,  mieux  préparé  par  les  habitudes  de 
sa  vie  aux  mâles  argumentations  de  la  tribune  ou  du  barreau  qu'au  dessin 
des  pastels  académiques.  A  la  façon  remarquable  dont  l'orateur  a  défini  et 
décrit  ce  grand  acte  de  l'esprit  humain  que  l'on  appelle  l'improvisation ,  il 
était  visible  qu'il  était  à  la  gêne  dans  le  cadre  du  discours  écrit.  M,  Dufaure 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  1013 

parait  avoir  fait  des  volumineux  mémoires  de  M.  Pasquier  une  lecture  stu- 
dieuse, et  il  en  a  tiré  une  biographie  claire,  exacte,  mesurée.  C*est  M.  Patin 
qui  a  répondu  à  M.  Dufaure.  Bien  qu*une  excursion  dans  la  vie  politique 
fût  une  aventure  un  peu  nouvelle  pour  un  homme  voué  aux  recherches 
et  aux  délicates  voluptés  de  Térudition,  M.  Patin  a  mené  son  escapade  à 
très  bonne  fin.  Il  a  su  dignement  marquer  la  place  que  M.  Dufaure  occupe 
dans  réioquence  politique  contemporaine,  guidé  par  cette  pénétration  et 
servi  par  cet  art  des  nuances  au  moyen  desquels  le  littérateur  accompli 
comprend  tout  et  sait  tout  rendre.  s.  porcadb. 


REVUE  MUSICALE. 


Il  n'est  pas  trop  tard  encore  pour  parler  d'un  opéra  en  cinq  actes  re- 
présenté au  Théâtre -Lyrique  le  19  mars.  Tout  le  monde  sait  déjà  que  la 
musique  est  de  M.  Gounod  et  que  le  librello  a  été  arrangé  par  M.  Michel 
Carré.  Le  sujet  de  Mireille  est  tiré  d'un  poème  écrit  en  langue  provençale 
par  M.  Frédéric  Mistral.  Ce  petit  chef-d'œuvre  parut,  je  crois,  en  1869,  et 
le  poète  du  midi  le  dédiait  à  M.  de  Lamartine.  «  Je  te  consacre  Mireille, 
disait-il  à  l'auteur  des  Méditations  :  c'est  mon  cœur  et  mon  âme,  —  c'est 
la  fleur  de  mes  années,  —  c'est  un  raisin  de  Crau  qu'avec  toutes  ses  feuilles 
t'offre  un  paysan.  »  Ces  simples  paroles  indiquent  déjà  que  M.  Mistral  s'est 
nourri  de  la  poésie  grecque. 

«  Écoutez  donc.  —  Je  chante  une  jeune  fille  de  Provence.  —  Dans  les 
amours  de  sa  jeunesse,  —  à  travers  la  Crau  (i),  vers  la  mer,  dans  les  blés, — 
humble  écolier  du  grand  homme,  je  veux  la  suivre.  —  Comme  c'était  seu- 
lement une  fille  de  la  glèbe,  —  en  dehors  de  la  Crau  il  s'en  est  peu  parlé... 

«  Au  bord  du  Rhône,  entre  les  peupliers  —  et  les  saulaies  de  la  rive,  — 
dans  une  pauvre  maisonnette  rongée  par  l'eau,  —  un  vannier  demeurait, 

—  qui,  avec  son  fils,  passait  ensuite  de  ferme  en  ferme,  et  raccommodait 

—  les  corbeilles  rompues  et  les  paniers  troués.  —  Ce  vannier,  Ambroise, 
avait  un  fils,  Vincent,  qui  —  n'avait  pas  encore  seize  ans;  mais,  tant  de 
corps  que  de  visage,  c'était  certes  un  beau  gars  et  des  mieux  découplés,— 
aux  joues  assez  brunes.  » 

(i)  La  Crau  (du  grec  kraûros,  aride),  vaste  plaine  aride  et  rocailleuse.  C*est  TArabie- 
Pétrée  de  la  France.  Elle  est  traversée  par  le  canal  de  Craponne,  qui  la  parsème  d'oasis. 


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lOli  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

L*héroîne  de  ce  poème  est  Mireille,  fille  de  maître  Ramon,  riche  fermier. 

t  Mireille  était  dans  ses  quinze  ans...  Le  gai  soleil  Tafait  fait  éclore  pure 
et  ingénue;  son  visage  avait  deux  fossettes;  son  regard  était  une  rosée  qai 
dissipe  toute  douleur...  Le  rayon  des  étoiles  est  moins  doux  et  moins  pur. 
—  Fol&tre,  sémillante  et  un  peu  sauvage,  elle  séduisait  tous  ceux  qui  Tap- 
procliaient...  » 

Le  riche  Ramon,  père  de  Mireille,  reçoit  un  soir  dans  sa  maison  les  labou- 
reurs et  les  ouvriers  qui  travaillaient  dans  sa  ferme.  Cétait  un  homme  fier, 
rude,  dont  on  craignait  les  emportemens.  t  Maître  Ambroise,  dit -il  d*un 
ton  superbe,  allons,  laissez  là  les  corbeilles;  ne  voyez -vous  pas  naître  les 
étoiles?  Mireille,  apporte  une  écuellel  Allons,  à  table,  car  vous  devez  être 
las.  —  Allons,  dit  le  vannier.  »  Et  tous  s'avancent  vers  un  coin  de  la  tzble 
de  pierre.  Mireille,  leste  et  accorte,  assaisonna  avec  Thulle  des  oliviers  on 
plat  de  féveroles  qu'elle  vint  apporter  elle-même.  »  Au  milieu  de  ce  repas 
champêtre  :  t  Eh  bien!  maître  Ambroise,  dirent  quelques  laboureurs,  ne 
nous  chanterez- vous  rien  ce  soir?  »  Gomme  il  ne  répondait  pas  à  la  ques- 
tion qu'on  lui  faisait  :  cDe  grâce,  maître  Ambroise,  dit  Mireille,  chantez 
un  peu,  cela  récrée.  —  Belle  fillette,  répondit  Ambroise,  ma  voix  est  un 
épi  égrené;  mais  pour  te  plaire  elle  est  déjà  prête.  »  Aussitôt  il  conunença 
cette  chanson.  Ambroise  avait  été  marin,  et  la  chanson  qu'on  lui  de- 
mande, c'est  le  récit  d'un  combat  naval  où  il  était  présent  sous  le  com- 
mandement du  bailli  de  SufTren.  Après  avoir  terminé  sa  description,  qui  est 
une  des  pages  les  plus  belles  du  poème,  les  laboureurs  se  lèvent  de  table 
pour  aller  abreuver  leurs  bêtes.  Mireille  reste  seule  avec  Vincent,  le  fils  de 
maître  Ambroise.  Ils  causaient  entre  eux,  lorsque  la  jeune  fille  lui  dit: 
c  Ah  çàl  Vincent,  quand  tu  as  sur  le  dos  ta  bourrée  et  que  tu  erres  çà  et  là, 
raccommodant  les  paniers,  tu  dois  voir  dans  tes  courses  des  châteaux  an- 
tiques, des  lieux  sauvages,  des  fêtes,  des  pardons?...  Nous,  nous  ne  sortons 
jamais  de  notre  colombier.  »  A  cette  question,  d'une  simplicité  adorable, 
Vincent  répond  par  un  long  récit  où  il  raconte  sa  vie  et  le  genre  de  ses 
travaux.  «  Dès  que  l'été  vient,  sitôt  que  les  arbres  d'olives  se  sont  couverts 
de  fleurs,...  nous  allons  chercher  la  cantharide...  »  Après  avoir  demandé  à 
Mireille  si  elle  a  jamais  été  aux  Saintes,  Vincent  décrit  une  fête  populaire, 
les  Saintes-Martes  de  la  mer,  qui  se  donnait  le  23  mai  de  chaque  année.  Le 
récit  terminé,  la  jeune  fille  dit  à  sa  mère  :  «  Il  m'est  avis,  ma  mère,  que, 
pour  un  enfant  d'un  vannier,  il  parle  merveilleusement...  Écoutons,  écou- 
tons encore...  Je  passerais  à  l'entendre  mes  veillées  et  ma  viel  » 

Ainsi  se  noua  cet  amour  si  chaste  de  la  riche  Mireille  avec  le  fils  du  pauvre 
Ambroise.  Dans  le  deuxième  chant  se  trouve  la  description  de  la  cueillette 
des  mûriers,  qui  est  aussi  une  fête  joyeuse  de  la  Provence.  <  Mireille  esta 
la  feuillée;  elle  avait  mis  ce  jour-là  pour  pendeloques  deux  cerises.  >  Vin- 
cent ne  tarde  pas  à  apparaître  avec  son  vêtement  pittoresque  :  c  Ohl  Vin- 
cent, lui  crie  Mireille  du  milieu  des  allées  vertes,  pourquoi  passes-tu  si 


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REVUE.    —   CHRONIQUE^  1015 

vite?  »  Vincent  se  tourne  aussitôt  vers  la  plantation,  où  il  découvre  la  fil- 
lette tout  au  haut  d'un  mûrier.  «  Eh  bien  î  Mireille,  vient-elle  bien  la  feuillée? 

—  Ah  l  peu  à  peu  tout  se  dépouille.  —  Voulez-vous  que  je  vous  aide  ?  — 
Oui.  »  Pendant  qu'elle  riait  là-haut,  Vincent  grimpa  sur  l'arbre  comme  un 
ioir. 

Il  s'engage  ici  entre  les  deux  amans  un  dialogue  d'une  grâce  et  d'une 
simplicité  charmantes  qui  rappelle  certaines  scènes  des  romans  grecs  (1). 
Après  s'être  questionnés  sur  leur  famille  et  sur  leur  manière  de  vivre  : 
«  Ressembles- tu  à  ta  sœur?  dit  Mireille.  —Qui?  moi?...  Il  s'en  faut  I  elle  est 
blondine,  et  mol  je  suis,  vous  le  voyez,  brun  comme  un  puceron;  mais 
savez- vous  qui  elle  rappelle,  vous?  Vos  têtes  éveillées  comme  les  feuilles 
du  myrte,  vos  chevelures  abondantes,  on  les  dirait  jumelles...  —  Ainsi  tu 
me  trouves  jolie,  répond  Mireille,  plus  jolie  que  ta  sœur?  —  Beaucoup  plus. 

—  Et  qu'ai-je  donc  de  plus?  —  Mère  divine  l  et  qu'a  le  chardonneret  de 
plus  que  le  troglodyte  grêle,  sinon  la  beauté  même,  le  chant  et  la  grâce?  » 
Ce  dialogue,  d'une  exquise  fraîcheur,  amène  bientôt  un  incident  qu'il  est 
bon  de  connaître.  • 

«  Ils  firent  une  halte  dans  leur  travail,  et,  comme  Ils  mettaient  les  feuilles 
cueillies  dans  le  même  sac ,  les  doigts  de  la  jeune  fille  rencontrèrent  em- 
mêlés les  doigts  brûlans  de  Vincent.  Ils  tressaillirent  tous  les  deux  de  ce 
contact  imprévu,  et  leurs  joues  se  colorèrent  de  la  fleur  d'amour.  La  jeune 
fille  retirant  sa  main  du  sac  avec  efl'rol  :  Qu'avez-vous?  une  guêpe  cachée 
vous  a-t-elle  piquée?  —  Je  ne  sais,  dit-elle  à  voix  basse  et  en  baissant  le 
front...  Et  sans  plus  tarder  chacun  se  met  à  cueillir  de  nouveau  quelque 
brindille...  Avec  des  yeux  malins,  ils  s'épiaient  à  qui  rirait  le  premier.  » 
Quelle  délicatesse!  On  ne  peut  mieux  exprimer  les  nuances  de  deux  jeunes 
cœurs  qui  sont  aussi  purs  que  la  lumière  qui  éclaire  ce  tableau  d'une  cou- 
leur vraiment  antique.  «  Vois,  vois,  s'écrie  Mireille...  —  Qu'est-ce?  répond 
Vincent.  —  Le  doigt  sur  la  bouche,  vive  comme  une  locustelle  sur  un  cep, 
elle  indique  du  bras  un  nid...  Alors  Vincent,  retenant  son  souffle,  plonge 
sa  main  dans  un  trou.  — -  Qu'est-ce?  demande  Mireille  toute  haletante.  — 
Des  pimparriens,  —  Comment?  —  De  belles  mésanges  bleues.  »  Mireille 
éclate  de  rire.  —  «  Écoute,  dit-elle,  ne  l'as-tu  jamais  entendu  dire?  lors- 
qu'on trouve  à  deux  un  nid  au  faîte  d'un  mûrier  ou  de  tout  arbre  pareil, 
l'année  ne  se  passe  pas  que  la  sainte  église  ne  vous  unisse.  Un  proverbe, 
dit  mon  père,  est  toujours  véridique.  —  Oui,  réplique  Vincent,  mais  il  faut 
ajouter  que  cet  espoir  peut  se  fondre,  si  avant  d'être  en  cage  ils  s'échap- 
pent. —  Jésus  mon  Dieu  I  prends  garde  !  —  Ma  foi ,  répond  le  jouvenceau, 

(i)  U  Chasseur  ou  Histoire  eubéenns  par  exemple,  conte  moral  de  Dion  Chrysos- 
tome,  qui  parut  avant  Daphnis  et  Chloé,  et  qui  lui  est  supérieur  par  la  franchise  des 
peintures,  la  vérité  du  ton  et  la  pureté  des  sentimens.  On  trouve  dlntéressans  détails  k 
ce  sujet  dans  V Histoire  du  Roman  de  M.  Chassang,  maître  de  conférences  à  l'École 
normale. 


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lOlô  BEYUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  meilleur  endroit  pour  les  serrer  serait  peut-être  votre  corsage.  —Tiens, 
oui,  donne.  »  Et  le  garçon  aussitôt  plonge  sa  main  dans  le  nid  et  en  tire 
quatre  oiselets,  t  Bon  Dieu!  8*écrie  Mireille  en  tendant  la  main,  oh!  la  gen- 
tille nichée l  ohl  les  jolies  tètes  bleues!...  Et,  blottie  dans  le  sein  de  li 
jeune  fille,  la  couvée  croit  qu*on  Ta  remise  au  fond  de  son  nid.  » 

Cet  amour  entre  une  riche  héritière  et  le  fils  d'un  pauvre  vannier  sera 
traversé  par  trois  prétendans  :  il  y  a  d*abord  le  berger  Alari,  f  qui  pos- 
sède mille  bêtes  à  laine;  on  dit  aussi  qu'il  a  neuf  tondeurs  qui  travail- 
lent pour  lui  pendant  trois  jours.  Je  ne  fais  qu'indiquer  une  charmante 
description  où  le  poète  a  peint  ce  mouvement  de  la  campagne  si  propre  à 
féconder  Timagination.  t  Voilà  Mireille  qui  va  et  vient,  se  dit  le  p&tre;  ohl 
Dieu!  Ton  m'a  dit  vrai,  ni  dans  la  plaine,  ni  sur  les  hauteurs,  ni  en  pein- 
ture, ni  en  réalité,  je  n'en  aurai  vu  aucune  qui  aille  à  la  ceinture  de  cette 
jeune  fille  pour  les  manières,  la  grâce  et  la  beauté.  »  Quand  il  fut  devant 
elle,  il  lui  dit  d'une  voix  tremblante  :  t  Pourrais-tu  me  montrer  un  sentier 
pour  traverser  les  collines?  Sinon,  jeune  fille,  j'ai  peur  de  ne  pas  en  sor- 
tir. —  Il  n'y  a  qu'à  prendre  le  droit  chemin...  Voyez,  répondit  la  fille  des 
champs,  vous  enfilez  ensuite  le  désert  de  l'Iremale...  —  Ah!  répondit  le 
pâtre,  si  j'avais  l'heur  que  tu  acceptasses  ma  livrée,  je  t'offrirais  non  pas 
des  bijoux  d'or,  mais  un  vase  de  buis  que  j'ai  fait  pour  toi.  —  En  vérité, 
répondit  Mireille,  votre  livrée  tente  la  vue;...  mais  mon  bien-aiméena 
une  plus  belle,...  son  amour,  pâtre l  —  Et  la  jeune  fille  disparut  comme  un 
lutin,  y» 

Le  second  prétendant  est  Veran ,  le  gardien  de  cavales,  c  II  venait  du 
Sambuc,  où  il  possédait  cent  cavales  blanches...  Un  jour  que  Veran  par- 
courait la  Grau  jusqu'auprès  de  Mireille,  dont  il  avait  entendu  louer  la  rare 
beauté,  il  y  vint  fièrement,  avec  veste  à  l'arléslenne  longue  et  blonde,  et 
jetée  sur  l'épaule  en  guise  de  manteau...  Lorsqu'il  fut  devant  le  père  de 
Mireille  :  —  Bonjour  à  vous  et  bien-être  aussi  l  je  suis  le  petit-Ms  du  gar- 
dien Pierre.  —  J'ai  connu  ton  aïeul,  et  certes  j'avais  avec  lui  une  amidé  de 
longue  main...  —  Ce  n'est  pas  tout,  dit  le  jeune  homme,  et  vous  ne  savez 
pas  ce  que  je  veux  de  vous...  Les  gens  de  Grau  qui  viennent  au  Sambuc 
m'ont  parlé  souvent  de  votre  Mireille,  dont  on  m'a  fait  un  portrait  qui 
m'inspire  le  désir  de  devenir  votre  gendre.  —  Veran,  répondit  le  père, 
puissé-je  voir  cela,  car  le  rejeton  de  Pierre  ne  peut  que  m'honorer!— Puis, 
levant  les  mains  au  ciel ,  Ramon  ajouta  :  —  Pourvu  que  tu  plaises  à  la  pe- 
tite,... car,  étant  seule,  elle  est  la  bien-aimée...  »  Sur  cela,  il  appelle  sa 
fille,  et  lui  conte  vite  ce  qui  se  traite.  Pâle,  tremblante  d'appréhension, 
elle  lui  dit  :  —  «  A  quoi  pense  votre  sainte  intelligence  pour  vouloir  ro'éloi- 
gner  de  vous  si  jeune?  La  mère  de  Mireille  approuve  ces  paroles,  et  le  gar- 
dien, en  souriant  :  —  Maître  Ramon,  répond-il,  je  me  retire,  car,  je  vous 
le  dis,  un  gardien  camarguais  connaît  la  piqûre.  » 

Un  troisième  prétendant  sera  le  mauvais  génie  qui  brisera  la  destinée 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  1017 

des  deux  enfans.  Ourrias  le  toucheur  vient  aussi  au  nias  pour  voir  la  jeune 
fille.  Il  vivait  seul  avec  ses  vaches  qu'il  conduisait  lui-môme  aux  pâturages. 
0  Élevé  avec  les  bœufs,  il  en  avait  Tallure.  11  avait  Tair  sauvage,  Tair  re- 
vêche  et  Pâme  dure.  »  Et  ce  portrait  se  complète  par  le  récit  d'une  lutte 
homérique  d'Ourrias  contre  un  bœuf  colossal,  c  Miséricorde  I  Vécrie  le 
poète,  le  bœuf  remporte.  L'homme  a  roulé  devant  lui,  entraîné  par  Télan. 
Fuis  la  mort,  fuis  la  mort,  lui  crle-t-on;  mais  le  bœuf  avec  ses  pointes 
Tenlève  dans  les  airs  et  le  lance  en  arrière  à  une  grande  distance.  Le  mal- 
heureux tomba  la  face  contre  terre  où  il  fut  brisé.  Il  portait  depuis  lors 
la  cicatrice  qui  le  défigurait.  C'est  ainsi  qu'il  vint  voir  Mireille,  monté  sur 
sa  cavale  et  armé  de  sa  pique.  » 

On  peut  citer  l'entrevue  d'Ourrlas  et  de  Mireille,  le  dialogue  qui  s'en- 
gage entre  eux  comme  une  des  pages  de  la  poésie  moderne  qui  se  rap- 
prochent le  plus  de  la  simplicité  de  l'art  grec.  Ce  dialogue  semble  déta- 
ché d'un  chant  dé  VOdyssée,  «  Bonjour,  dit  Ourrias.  Eh  bien!  vous  rincez 
vos  éclisses...  à  cette  source  claire?  Si  vous  le  permettiez,  j'abreuverais 
ma  bête  blanche.  —  Oh!  l'eau  ne  manque  pas  ici,  répondit-elle,  vous  pou- 
vez la  faire  boire  dans  l'écluse  tant  qu'il  vous  plaira.  —  Belle,  dit  le  sau- 
vage enfant,  si  comme  épouse  ou  pèlerine  vous  veniez  à  Sylvaréal,  où  l'on 
entend  la  mer,  belle,  vous  n'auriez  pas  tant  de  peine,  car  la  vache  de  race 
noire,  libre  et  farouche,  on  ne  la  trait  jamais,  et  les  femmes  ont  du  bon 
temps.  —  Jeune  homme,  au  pays  des  bœufs,  les  jeunes  filles  meurent  d'en- 
nui. —  Belle,  il  n'y  a  pas  d'ennui  quand  on  est  deux.  —  Jeune  homme,  qui 
s'égare  dans  ces  contrées  lointaines  boit,  dit-on,  une  eau  amère,  et  le  so- 
leil brûle  le  visage.  —  Belle,  vous  vous  tiendrez  sous  l'ombre  des  pins.  — 
Jeune  homme,  écoutez  :  ils  sont  trop  loin,  vos  pins,  de  mes  micocouliers. 
—  Belle,  prêtres  et  filles  ne  peuvent  savoir  dans  quelle  patrie  ils  iront,  dit 
le  proverbe,  manger  leur  pain  un  jour.  —  Pourvu  que  je  le  mange  avec 
celui  que  j'aime,  jeune  homme,  je  ne  demande  rien  de  plus,  pour  me  se- 
vrer de  mon  nid.  —  Belle,  s'il  en  est  ainsi,  donnez-moi  votre  amour.  — 
Jeune  homme,  vous  l'aurez,  dit  Mireille;  mais  auparavant  ces  plantes  de 
nymphéa  porteront  des  raisins  colombins ,  votre  trident  jettera  des  pleurs, 
ces  collines  s'amolliront  comme  la  cire,  et  l'on  ira  par  mer  à  la  ville  des 
Baux.  1» 

Ainsi,  dans  le  poème  de  M.  Mistral,  les  sentimens  les  plus  exquis,  la 
force,  la  vérité,  la  grâce,  s'unissent  et  forment  une  œuvre  d'une  origina- 
lité incontestable.  Sans  prolonger  cette  analyse,  il  nous  suffira  de  dire 
qu'Ourrias  tente  d'assassiner  Vincent,  qui  se  conduit  en  héros  sans  perdre 
la  vie.  Mireille,  désespérée,  quitte  la  maison  paternelle  et  va  se  réfugier  aux 
Saintes-Mariés,  où  elle  expire  vierge  et  martyre,  entourée  de  son  père,  de 
sa  mère  et  de  Vincent,  à  qui  elle  adresse  ces  touchantes  paroles  :  a  Mon 
bel  ami,  d'où  viens-tu?  dis,  te  souviens-tu  des  jours  où  nous  causions  là- 
bas  à  la  ferme,  assis  ensemble  sous  la  treille?  Si  quelque  mal  te  déconcerte. 


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1018  REYUË   DES   D£UX   MONDES. 

me  dis-tu,  cours  vite  aux  Saintes-Mariés;...  tu  auras  vite  du  soulagement.. 
Ah!  cher  Vincent,  que  ne  peux-tu  voir  dans  mon  cœur!  mon  amour  est 
une  source  qui  déborde;...  délices  de  toute  sorte,  grâces,  bonheurs,  j'en  ai 
en  surcroît...  —  Elle  est  morte...  ne  voyez-vous  pas  qu'elle  est  morte?  s'é- 
cria Vincent,  et  avec  toi  le  trOne  de  ma  vie  est  tombé...  Bons  Sain  tins,  je 
me  confie  en  vous...  pour  un  deuil  pareil,  ce  n'est  pas  assez  que  les  pleurs;... 
creusez-nous  dans  l'arme  pour  tous  deux  un  seul  berceau;...  élevez  un  tas 
de  pierres,  afin  que  l'onde  ne  puisse  jamais  nous  séparer...  —  Et  hors  de 
lui  le  vannier  vint  éperdument  se  jeter  sur  le  corps  de  Mireille,  etrin- 
fortuné  serra  la  morte  dans  ses  embrassemens  frénétiques...  Le  cantique 
là-bas,  dans  les  vieilles  églises,  se  fait  entendre...  » 

Il  est  inutile  maintenant  que  nous  donnions  une  analyse  du  librelto  de 
M.  Michel  Carré,  dont  les  personnages  et  les  principales  scènes  sont  tirés 
du  poème;  c'est  pourquoi  nous  allons  aborder  la  musique  de  M.  Gounod, 
qui  est  la  partie  de  l'œuvre  qu'il  nous  importe  le  plus  d'apprécier.  D  y  a 

/  une  ouverture  qui  n'est  pas  un  chef-d'œuvre,  bien  que  le  compositeur  ait 
essayé  de  se  pénétrer  de  la  poésie  de  son  sujet.  Le  rideau  se  lève,  et  un 
chœur  de  femmes  chante  le  plaisir  de  la  cueiHeUe,  scène  agréable  dans 
I  le  poème  ;  mais  le  motif  de  M.  Gounod  est  d'une^ul^rité  fâcheuse,  ainsi 
que  le  récit  de  la  sorcière  Taven.  L'entrée  de  Mireille,  nous  prouve  que  cette 
figure  idéale  est  complètement  défigurée  par  le  pinceau  gris  de  M.  Gounod. 
J'engage  les  amateurs  de  la  bonne  musique,  qui  ne  sont  pas  inféodés  à  l'au- 
teur de  la  Reitie  de  Saba,  à  parcourir  la  partition  que  nous  avons  sous  le^ 
yeux;  ils  y  verront  des  phrases  boiteuses,  laides,  tourmentées,  écrites  avec 

,  une  prétention  au  style  qui  double  l'ennui.  Le  duo  entre  Mireille  et  Mn- 
cent,  qui  dans  le  poème  est  une  situation  presque  digne  de  Théocrite,  o'a 
que  la  grâce  vulgaire  d'un  nocturne.  Je  ne  connais  rien  de  plus  commun 
et  de  plus  prosaïque  que  la  phrase  par  laquelle  M.  Gounod  traduit  ce  dia- 
logue charmant  :  c  Ainsi  tu  me  trouves  gentille  plus  que  ta  sœur?  —  Beau- 
coup plusl  répond  Vincent.  —  Et  qu'ai- je  de  plus?  —  Mère  divine!  et  qu'a 
le  chardonneret  de  plus  que  le  troglodyte,  sinon  la  beauté  même,  le  chant 
et  la  grâce?  » 

Le  second  acte  s'ouvre  par  la  farandole,  fête  qui  se  donne  dans  l'enceinte 
des  arènes  d'Arles.  On  chante,  on  boit,  on  rit,  et  le  chœur  à  trois  voix  est 
d'un  bon  effet.  Il  y  a  dans  l'accompagnement  de  cette  introduction  de  jolis 
détails  d'instrumentation.  De  la  chanson  du  Magali,  qui  est  une  petite  mer- 
veille dans  le  poème,  où  un  seul  personnage  la  chante,  M.  Gounod  a  fait 
presque  un  duo  entre  Mireille  et  Vincent,  soutenus  par  le  chœur.  La  phrase 
qui  accompagne  ces  paroles  :  —  VoUeau  s'endort  sous  la  ramée,  —  est  do 
plain-chant  et  non  pas  de  la  musique ,  et  on  chercherait  vainement  dans 
cette  longue  complainte  un  rayon  de  lumière  qui  indique  le  pays  béni  où 
se  passe  l'action.  Une  autre  chanson,  celle  de  la  magicienne,  n'est  pas  plus 
originale  que  le  Magali  :  c'est  une  mélopée  en  style  syllabique  qui  serait 


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REVUE.    —  CHRONIQUE.  1019 

/  mieux  placée  dans  une  petite  comédie  que  dans  une  légende  poétique.  L'air 
'    qui  suit,  et  dans  lequel  Mireille  exprime  son  amour  pour  Vincent,  n'a 
d'autre  mérite  que  d'être  trop  long,  trop  développé,  et  surtout  trop  mo- 
'  dulé  pour  les  ressources  de  la  voix  humaine.  Dans  le  second  mouvement  en 
/   mi  bémol,  où  Mireille  se  dit  :  —  A  toi  mon  âme,  je  suis  ta  femme,  — 
\    M.  Gounod  a  enveloppé  ce  texte  vulgaire  d'une  mélopée  qui  n'est  ni  de  la 
mélodie  franche,  ni  du  récitatif  cursif,  qui  est  la  forme  de  la  déclamation 
lyrique.  Il  ne  manque  rien  à  cet  air  pour  être  digne  de  la  Mireille  du 
Théâtre-Lyrique  :  on  y  a  mis  des  points  d'orgue  et  de  chétives  fioritures. 
Je  passe  sur  des  couplets  pour  voix  de  basse  que  chante  Ourrias  pour  cé- 
lébrer les  filles  d'Arles,  et  j'arrive  au  finale,  dont  le  motif  est  la  demande 
de  la  main  de  Mireille  par  Ambroise,  père  de  Vincent.  Le  refus  de  Ramon, 
l'opposition  que  fait  Ourrias,  le  désespoir  de  Mireille,  sa  résistance  héroï- 
que, les  menaces  de  son  père,  tous  ces  épisodes  sont  encadrés  'dans  un 
grand  tableau  qui  est  la  page  la  mieux  réussie  de  l'ouvrage. 

Le  troisième  acte  représente  le  Val-d'Enfer.  Cette  scène  de  mélodrame  ! 
est  d'un  style  violent  qui  fatigue  l'esprit  sans  produire  aucune  émotion.. 
Passons  sur  un  duo  entre  Vincent  et  Ourrias  qui  ne  mérite  pas  même  une 
mention  honorable,  et  nous  laisserons  aussi  aux  amateurs  des  rêvasseries 
de  M.  Gounod  l'air  de  basse  dans  lequel  Ourrias  s'accuse  d'avoir  assassiné  ' 
Vincent.  Ce  n'est  pas  une  mélodie,  ce  n'est  pas  un  chant,  ce  n'est  pas  un 
récit  cursif;  c'est  une  mêlée  de  sons  et  d'accords  dissonans,  effet  grossier 
que  M.  Wagner  lui-même  blâmerait.  Taime  mieux  le  chœur  des  moisson- 
neurs qui  ouvre  le  quatrième  acte  :  il  est  joli ,  et  il  produit  un  bon  effet, 
parce  qu'il  repose  sur  un  motif  bien  accusé  qui  domine  heureusement 
l'harmonie  de  l'ensemble.  Les  parties  marchent  avec  aisance,  et  ne  font 
pas  dans  ce  morceau  ces  intervalles  diminués  dont  abuse  si  souvent  , 
M.  Gounod.  Ce  chant  est  coupé  par  un  chœur  d'enfans  qui  ajoute  à  l'heu- 
reux effet  de  l'introduction.  J'estime  moins  le  duo  entre  Mireille  et  Vince-  ' 
nette  :  le  chant  en  est  commun,  et  la  conclusion  en  la  majeur  manque 
d'originalité.  Une  chanson  de  berger,  d'un  accent  mélancolique,  fait  une 
diversion  piquante  avec  le  duo  qui  précède.  Que  dire  de  tout  ce  qui  reste 
encore  de  morceaux  et  de  scènes  dans  cet  interminable  quatrième  acte? 
La  vision  de  Mireille  est  quelque  chose  d'inoui.  Je  signale  aux  artistes  et 
aux  hommes  de  goût  la  partie  de  cette  déclamation  vulgaire  qui  commence 
à  la  page  196  de  la  partition.  «Marchons,  marchons,  »  dit  Mireille,  et  la 
voilà  partie  sur  une  mélopée  laide,  commune,  remplie  d'intervalles  crus 
comme  celui  qui  traduit  ce  mot  :  a  sous  le  ciel  qui  rayonne.  »  Le  morceau 
étant  en  si  majeur,  le  saut  périlleux  est  sol  dièse  tombant  sur  si  dièse! 
O  musique,  où  es-tu?  On  peut  la  trouver  peut-être  dans  la  marche  reli- 
gieuse et  le  chœur  qui  se  chante  à  l'église  des  Saintes-Mariés  au  commen- 
cement du  cinquième  acte.  Clairement  écrite  sur  un  motif  bien  accusé, 
cette  scène  est  d'autant  plus  remarquable  qu'elle  tranche  avec  le  style 


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1020  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tourmenté  de  cette  longue  lamentation.  Ni  la  cavatine  que  chante  Vincent 
ni  le  finale  ne  peuvent  être  le  sujet  d'une  analyse  sérieuse. 
Voilà  donc  cette  œuvre  hybride,  qui  n'est  ni  un  opéra  ni  un  opéra-co- 
,  X  mique,  et  dans  les  cinq  actes  dont  se  compose  cette  triste  légende  il  n'y 
1  I  I  a  pas  six  morceaux  qu'on  puisse  considérer  comme  de  la  musique  drama- 
^  >  tique.  L'action  est  presque  nulle,  et  aucun  des  caractères  que  les  auteurs 
ont  tirés  du  poème  n'a  conservé  le  type  originel.  La  Mireille  du  Théâtre- 
Lyrique  n'est  qu'une  cantatrice  parisienne  de  talent;  elle  a  altéré  cette 
nature  charmante  de  M  fille  de  Raroon  au  point  de  la  rendre  méconnais- 
sable. Que  le  dieu  du  goût  et  de  la  vérité  pardonne  à  M"»*  Carvalho  ces  con- 
cetti  de  vocalisation,  ces  coups  de  gosier  dont  elle  surcharge  les  trop  nom- 
breux morceaux  qu'elle  a  exigés  de  la  complaisance  de  M.  Gounod.  Pauvres 
compositeurs,  que  vous  êtes  à  plaindre  d'être  obligés  de  subir  le  contrôle 
d'une  virtuose  qui  manque  d'idéal,  et  dont  la  voix  aigre  aspire  à  descendre! 
C'est  pourtant  une  savante  artiste  que  M*"*  Carvalho  :  sa  carrière  a  été  bril- 
lante, et  on  peut  encore  la  considérer  comme  la  cantatrice  la  plus  parfaite 
qu'il  y  ait  à  Paris;  mais  le  rôle  de  Mireille  lui  a  porté  malheur.  J'aîroe 
mieux  M.  Ismaêl,  dont  la  voix  mordante  et  l'intelligence  dramatique  font  un 
artiste  distingué  :  aussi  a-t-il  assez  bien  saisi  le  caractère  violent  d'Ourrias. 
M.  Petit,  qui  possède  une  voix  de  basse  sonore  et  du  goût,  s'est  tiré  avec 
adresse  du  rôle  de  Ramon ,  qui  exige  de  la  fierté  mêlée  de  bonhomie.  Avec 
le  concours  de  M™«  Faure-Lefebvre,  sans  oublier  M.  Wartel  ni  le  ténor  Mo- 
rlni,  on  peut  avouer  que  l'exécution  est  assez  bonne.  Les  chœurs  bien 
dirigés,  l'orchestre,  des  ballerines  et  de  beaux  décors  forment  un  spec- 
tacle qui  fait  mieux  ressortir  les  grisailles  de  la  partition  de  M.  Gounod.  11 
n'y  a  pas  de  soleil  dans  cette  musique,  il  n'y  a  pas  de  verdure,  et  on  dirait 
que  le  compositeur  n'a  Jamais  été  dans  le  pays  dont  il  a  vouiu  retracer  les 
mœurs  et  la  nature.  Le  contraire  est  pourtant  vrai,  car  il  existe  une  lettre 
de  M.  Gounod  du  7  février  1863  où  il  dit  à  M.  Mistral  :  «  Tai  tout  d'abord 
à  vous  remercier  de  l'adhésion  que  vous  avez  bien  voulu  donner  à  notre 
projet  de  tirer  une  œuvre  lyrique  de  votre  adorable  poème  provençal.  Mi- 
reio.,.  »  Dans  la  réponse  de  M.  Mistral,  qui  est  datée  de  Maillane  (Bouches- 
du-Rhône),  25  février  1863,  on  remarque  ces  paroles  :  «  Je  suis  ravi  que 
ma  fillette  vous  ait  plu,  et  encore  vous  ne  l'avez  vue  que  dans  mes  vers; 
mais  venez  à  Arles,  à  Avignon,  à  Saint-Remy,  venez  la  voir  le  dimanche 
quand  elle  sort  de  vêpres,  et  devant  cette  beauté,  cette  lumière  et  cette 
gr&ce,  vous  comprendrez  combien  il  est  facile  et  charmant  de  recueillir 
par  ici  des  pages  poétiques.  Cela  veut  dire,  maître,  que  la  Provence  et  moi, 
nous  vous  attendons  au  mois  d'avril  prochain.  »  Il  paraît  que  la  chose  n'a 
pas  été  aussi  facile  pour  M.  Gounod;  le  compositeur  a  bien  regardé  les 
lieux,  les  êtres  et  les  moeurs  de  la  Provence,  mais  il  n'a  rien  vu,  car  on 
oe  voit  que  par  les  yeux  de  l'imagination  et  par  un  cœur  de  poète  qui 
devine  les  secrets  des  caractères  les  plus  compliqués.  Bossinl  n'a  pas  eu 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  1021 

besoin  d'aller  en  Suisse  pour  écrire  Guillaujtie  Tell,  M.  Auber,  qui  n'est 
jamais  sorti  de  Paris,  a  fait  la  Muette  et  le  Domino  noir.  Ce  qui  manque 
à  Fauteur  de  Mireille^  c'est  cette  inspiration  divinatrice,  et  en  quittant  la 
salle  du  Théâtre-Lyrique  le  soir  de  la  première  représentation,  je  ne  pou- 
vais m'empécher  de  m'écrier  :  o  Vive  Verdi  I  II  y  a  plus  de  musique  drama- 
tique dans  Rigoletto  que  dans  toutes  les  œuvres  de  M.  Gounod  !  » 

Si  après  avoir  entendu  Mireille  au  Théâtre-Lyrique  on  va  à  l'Opéra-Co- 
mique  le  jour  où  l'on  donne  Lara,  on  sera  bien  étonné  :  Lara,  opéra-co- 
mique  en  trois  actes,  dit  le  livret,  par  MM.  Cormon  et  Michel  Carré,  musique 
de  M.  Aimé  Maillard.  C'est  le  21  mars  qu'a  eu  lieu  la  première  représenta- 
tion de  Lara,  et  le  public  a  paru,  dès  ce  soir,  accepter  cette  œuvre,  qui 
n'est,  par  le  style,  ni  un  opéra-comique  ni  un  opéra  comme  on  l'entend  : 
c'est  un  mélodrame  vigoureux  où  M.  Maillard  a  fait  preuve  d'un  vrai  talent 
dramatique.  M.  Maillard,  qui  est  né  à  Paris,  je  crois,  a  traversé  l'école  de 
Choron  avant  d'aller  au  Conservatoire,  où  ses  études  patientes  lui  firent 
remporter  le  premier  prix  de  l'Institut.  Revenu  de  Rome  je  ne  sais  en  quelle 
année,  M.  Maillard  a  composé  une  dizaine  d'opéras  dont  un  seul,  les  Dra- 
gons de  Villars,  a  obtenu  un  succès  véritable  qui  dure  encore.  M.  Mail- 
lard est  un  artiste  de  talent  et  un  homme  honorable  qui  vit  loin  des  intri- 
gues du  monde  pour  conserver  une  indépendance  qui  lui  est  chère.  Je  ne 
puis  aujourd'hui  que  dire  quelques  mots  sur  le  mérite  de  Lara,  dont  le 
succès  s'est  raffermi  depuis  son  apparition.  Le  sujet  est  tiré  d'un  poème 
de  lord  Byron,  Lara,  qu'on  croit  être  la  suite  du  Corsaire  du  môme  poète. 
Quoi  qu'il  en  soit,  la  pièce  de  MM.  Cormon  et  Michel  Carré  n'est  pas  sans 
intérêt,  et  on  y  trouve  des  situations  et  des  caractères  très  favorables  au 
compositeur.  Dans  ces  trois  actes  de  Lara,  dont  le  dernier  est  intermi- 
nable, on  peut  citer,  non  pas  l'ouverture,  qui  n'est  qu'un  prélude  sym-' 
phonique,  mais  le  chœur  de  l'introduction,  qui  a  un  rhythme  vivant.  Je 
ne  puis  louer  sans  restriction  la  romance  que  chante  Ezzelin  par  la  voix 
de  M.  Crosti  : 

Insoucieuse 

De  Tamour, 
Folle  et  rieuse 

Tour  à  tour, 

car  cette  romance,  comme  beaucoup  d'autres  morceaux ,  est  écrite  dans 
un  style  syllabique  dont  la  persistance  produit  l'ennui.  Du  reste,  on  sent 
dans  tout  l'ouvrage  l'influence  de  Donizetti,  d'Halévy,  à  qui  M.  Maillard  a 
pris  une  marche  chromatique  dont  il  ne  peut  se  dépêtrer;  enfin  c'est  à 
Verdi  surtout  qu'il  a  fait  des  emprunts.  Il  a  imité  par  exemple  jusqu'à  sa- 
tiété les  effets  d'unisson  qui  sont  même  insupportables  dans  les  ouvrages 
nombreux  du  barde  lombard.  C'est  au  second  acte  qu'on  trouve  un  petit 
chef-d'œuvre,  —  une  chanson  arabe  que  chante  Caled,  être  mystérieux  qui 


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1022  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

suit  Lara  comme  un  ange  protecteur.  Caled  est  une  femme  qui,  sous  un 
déguisement  d'esclave  arabe,  aime  Lara  comme  son  maître  et  comme  un 
amant.  Invitée  par  Lara  et  par  la  comtesse  de  Flor  à  chanter  un  air  de  son 
pays,  elle  se  met  à  chanter  en  s'accompagnant  d'une  mandoline  que  M 
avait  remise  la  comtesse  de  Flor,  qui  se  trouve  être  la  rivale  de  Caled  : 

A  Tombre  des  verts  platanes 
Où  donnent  les  caravanes, 
Mohamed  est  de  retour. 

n  ramène  sons  sa  tente 
Une  épouse  souriante 
Et  fière  de  son  amour. 

A  ses  pieds  elle  sommeille; 
Mirza  seule  écoute  et  veille 
Sur  les  rochers  d*alentour. 


Dans  sa  colère  fatale, 
Mirza  frappe  sa  rivale 
Et  ferme  ses  yeux  au  jour.. 


A  ces  mots,  la  marquise  s'élance  précipitamment  de  sa  chaise  en  s'é- 
criant  :  «  Lara,  c'est  une  femme!...»  Cette  scène  est  touchante,  et  l'artiste 
qui  représente  Caled,  M"»*  Galli -Marié,  excelle  à  rendre  les  diverses  nuances 
de  son  cœur  dans  la  position  difficile  où  elle  se  trouve.  Je  m'arrête  ici 
pour  laisser  aux  lecteurs  une  bonne  impression  du  talent  vigoureux  de 
M.  Maillard.  Comme  la  partition  de  Lara  va  bientôt  paraître,  je  serai  heu- 
reux alors  d'apprécier  une  œuvre  dont  le  succès  au  théâtre  semble  assuré, 
pour  quelque  temps  du  moins.  p.  sccdo. 


V.  DE  Mars. 


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TABLE   DES    MATIERES 


CINQUANTIÈME  VOLUME 


SECONDE    PÉRIODE.    —   XXXIV    ANNÉE. 


MARS    —   AVRIL    I86/1. 


UvrfttoOB  4a  i»  Mart. 

L^ÀNGLETnAB  ET  LA  ViE  AlIGLAISB.  —  XXIII.  —  MCTORS  ET  PAYSAGES  DE  LA  GOR- 

MOUAiLLE.  —  II.  —  Les  Pécheurs  de  la  c6te  et  le  Pilcuard,  par  M.  Al- 
phonse ESQUIROS 5 

Les  Voix  secrètes  de  Jacques  Lambert,  par  M.  Henri  RIVIERE 49 

Une  Fête  de  la  Science  dans  la  Uautb-ëngadime,  47*  réunion  de  la  Sociirt 

HELVÉTIQUE  DBS  SCIENCES   NATURELLES  A  SaMADEN  ,  pRT  M.  ChARLES  MARTINS.  75 

AuSTiN  Elliot,  éruDE  DE  LA  VIE  ARISTOCRATIQUE  ANGLAISE,  première  partie,  par 

M.  E.-D.  FORGUES 100 

De  l'Enseignement  professionnel  en  France,  par  M.  Louis  REYBAUD,  de  l'In- 

stitut. 138 

Essais  de  Morale  bt  de  Littérature.  —  III.  —  Caractère  historique  et  moral 

DU  DON  Quichotte,  par  M.  Emile  MONTÉGUT 170 

Gustave  III  bt  la  Cour  de  France,  d'après  des  papiers  inédfts.  —  H.  —  L*Es- 
prit  français  en  Suède,  l'Éducation  de  Gustave  et  son  premier  voyage  a 
Paris,  par  M.  A.  GEFFROY 196 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique  et  LrrrÉRAiRE. 229 

Revue  Musicale.  ^  La  Maschera,  etc.,  par  M.  P.  SCUDO 240 

Les  Finances  de  la  Russie,  Réponse  a  quelques  pubucistes  russes,  par  M.  L. 

WOLOWSKI,  de  l'Institut 244 

Livraison  dn  IS  Mart. 

Le  Péché  de  Madeleine,  par  M.  *** 257 

La  Grèce  depuis  la  révolution  de  1862.  —  II.  —  La  Société  grecque  contem- 
poraine ET  LA  chute  du  ROI  Othon  ,  par  M.  F.  LENORMANT 310 


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1021  TABLE   DES   MATIÈRES. 

AusTiN  Elliot,  éroDE  DE  LA  VIE  ARISTOCRATIQUE  ANGLAISE,  dernière  partie,  par 

M.  E.-D.  FORGUES 349 

Les  Industries  chimiques  au  \i\*  siteLE.  —  Le  Gaz  D*écLAiRA6B,  histoire  et 

PROGRÉS  DE  LA  FABRICATION,  D<VEiX>PPEMENT    INDLSTRIEL  ET  CONDmONS  ÉCORO- 

HiQCEs  DU  GAZ ,  par  M.  PAYEN ,  de  l*Académie  des  Sciences. 388 

L*Ilr  DE  Crète,  Souvenirs  de  voyages.  —  II.  —  Les  habitaivs.  Turcs  et  Cant" 

TIENS,  DEPUIS  LA  GUERRE  DE  L*iND^iPENDANCE ,  dernière  partie,  par  M.  George 

PERROT 420 

Amours,  Chansons  et  Poèmes ,  par  M.  Edouard  PAILLERON 465 

Le  ThiUtre  contemporain.  —  L$  Marquis  de  VilUmer  de  Gkorge  Sand  et  VAmi 

des  femmes  d*ALEXANDRB  Dumas  hls,  par  M.  Emile  MONTÉGUT 471 

Chronique  de  la  Quiniaine.  —  Histoire  poutique  ht  LrrrùiAniB 480 

Les  Associations  anti-douanières  en  Belgique,  par  M.  J.  CLAVÉ 498 

Essais  et  Notices 507 

LIvralBon  dn  l"  Avril. 

D^VADATTA,  Scènes  et  Rteir  de  la  vie  hindoue,  par  M.  Théodore  PAVIB 513 

Naples  rt  le  Brigandage  de  1860  a  1864,  par  M.  Marc  MONNIER 549 

Gustave  III  rr  la  cour  de  France  d* après  des  papifrs  iN^Drrs.  —  III.  —  Le 

coup  d'^at  du  19  AOUT  1772,  par  M.  A.  GEFFROY 585 

Les  Cartes  géographiques  des  divers  états.  —  La  Mesure  et  la  REPRésEifTA- 

TioN  DU  GLOBE  TERRESTRE,  par  M.  H.  BLERZY 617 

L*ÉCONOVIE    RlRALfï    EN    NÉFRLANDR,   ScÈNES    ET    SoiiVENIRS  D*CN  VOYAGE  AGRICOLE. 

—  IV.  —  Les  Cultures  et  la  Production  hollandaises,  dernière  partie, 

par  M.  ÊuiLE  de  LAVELEYE 655 

La  Fin  de  la  Liberté  a  Rome.— Pompée,  Cicéron  et  César,  par  M.  J.-J.  AMPÈRE, 

de  l*Académie  Française 677 

Les  Idées   ubérales  et  la  Nouvelle  Littérature.  —  Deux  PtBuasTES,   par 

M.  Charles  de  MAZADE 727 

Chronique  db  la  Quinzaine.  —  Histoire  poutique  et  uttérairb. 741 

Revue  Musicale.  —  La  Musique  reugieuse,  par  M.  P.  SCUDO 752 

Essais  et  Notices 757 

Mvralioii  4a  15  Avrn. 

Portraits  de  Poètes  contemporains.  —  Alfred  de  Yignt,  par  M.  SAINTE- 
BEUVE,  de  rAcadémie  Française.. 769 

La  Pouce  socs  Louis  XIV.  —  Nicolas  de  La  Reynie,  d*après  de  nouveaux 

documens,  par  M.  Pierre  CLÉMENT. .....••.•••••.•••  •.*•  •  •  ••  •  • 7^ 

La  Banque  de  France  et  les  Banques  départemkntales,  par  M.  Léonce  de  LA- 

VKRGNE,  de  l'Institut.... 851 

Marc-Ai'rèle  et  l*Examen  db  conscience  d*un  empereur  romain,   par  M.  G. 

MARTHA ■.      870 

Les  Forces  de  l'Itaije.  —  L*Administration ,  l* Armée,  les  Finances   et  le 

Commerce  du  nouveau  royaume,  par  M.  Edgar  SAVENEY 899 

Les  Méprises  du  coeur  ,  par  M.  Henri  RIVIÈRE 936 

La  Mission  de  Madagascar,  Souvenirs  .d'un  Voyage  dans  l*Océan -Indien,  par 

M.  L.  SIMONIN 968 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  uttéraire 1001 

Revue  musicale.  —  Mireille  de  M.  Gounod  et  Lara  de  M.  Maillard,  par  M.  P. 

SCUDO 1013 


Paris.  —  J.  CLAYE,  Imprimeur,  7  rue  Saint-Benotl. 


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u.c.  BERKELEY  LIBRARIES 

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UNIVERSITY  OF  CALIFORNIA  UBRARY 


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