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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


QUATRIÈIŒ  SÉRIE 


Tom  XIX.  —  1*'  jmixn  1889. 


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IMPRIMB&IB  DB  H.  FOURICIBE  ET  G»» 
■UMiiunitUBit. 


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REVUE 


DES 


lEUX  MONDES 


TOME   WX-NEUVIÈME 


*-    •   '*  •      »    .         -  .  • 


PARIS 

AU  BUBEAU  DE  LA  BEVUE  DES  DEUX  MONDES 

>UB   I«S   UAUX-ASTS,    10 

1839 

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GABRIEL. 


S^SCiW  2S)Si^2Ei®(&l£ne« 


A  ALBERT  GRZTMALA. 

(souTEHiA  D*im  ra&u  âmbkt.) 


PERSONNAGES. 

Ul  PAIHCB  JULES  DE  BRAMANTE.  FB^BE  COME,  oordelier ,  confesseur  de 

GABRIEL  DE  BRAMANTE,  son  petit-fils.  Seltimia. 

LE  COMTE  ASTOLPHE  DE  BBAMANTB.  BABBE ,  Tieille  demoiselle  de  compagnie 

ANTONIO.  de  Settimia. 

MVNBIQUE.  UN  MAITBE  DE  TAYEBNE. 

SETTIMIA,  mère  d'Astolphe.  GIGLIO. 

f     LA  FAUSTINA.  BANDITS. 

f     PBBINITE,  revendeuse  i  la  toilette.  ÉTUDIANS. 

^     LB  PRBCEPTEUB  de  Gabriel.  SBIBES. 

;     MABC  ,  TÎeux  senriteur.  JEUNES  GENS  ET  COUBTISANES. 


Au  château  de  Bramante. 

SCÈRÎE  mbehièibe. 

LE  PRINCE,  LE  PRÉCEPTEUR,  MARC. 

(Le  prince  est  en  manteau  de  Toyage,  assis  sur  un  fauteuil.  Le  précepteur  est  debout 
derant  lui.  Marc  lui  sert  du  Tin.  ) 

LB  PRÉCEPTEUR. 

Votre  altesse  est-elle  toujours  aussi  fatiguée? 


^■j  1/  i  f>  - 


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9  ufui^  BBS  DEUX  voraiBS* 

Non!  Ce  vieux  vin  est  ami  du  yieux  sang.  Je  me  trouve  vraiment 
mieux. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

C'est  un  long  etpénlHe  loy^st  que  votrf  altfsai  vient  de  Cure.. . 
et  avec  une  rapidJH^.*. 

LE  PRINCE. 

A  quatre-vingts  ans  passés,  c*est  en  effet  fort  pénible.  II  fut  os 
temps  où  cela  ne  m'eAt  guère  embarrassé.  Je  traversais  l'Italie^ 
d'un  bout  à  rautre  pour  la  moindre  affaire,  pour  une  amourette, 
pour  une  fantaisie;  et  maintenant  il  me  faut  des  raisons  d'une  bien 
haute  importance  pour  entreprendre,  en  litière,  la  moitié  du  trajet 
que  je  faisais  alors  à  cheval...  n  y  a  dix  ans  que  je  suis  venu  ici  pour 
la  dernière  lois,  n'estse  pa9«  Marc? 

VARC,  tr«t  Intimidé. 

Oh!  oui,  monseigneur. 

LE  PRINCE. 

Tu  étais  encore  vert  alors!  Au  fait,  tu  n'as  guère  que  soixante  an». 
Tu  es  encore  jeune,  toi  ! 

Om',  monseigneur. 

£B  PRHIGE ,  w&  i«loumai\|  Ten  le  préeeptcar. 

XoiuoRT»  aussi  bftte.,  à  ce  qu'il  puatti  iPWt)  Majatennp^  biapt- 
nous ,  mon  bon  Mare,  laisse  ici  ce  flacon. 

MARC. 

Oh  !  oui ,  monseigneur.  C  n  Miite  à  tortir.) 

LE  PRSiGB««Tec  une  bonté  aflwléew 
MARC 

Monseigneur...  est-ce  que  je  n'avertirai  pas  le  seigneur  Gabriel  à^ 
l'arrivée  de  votre  altesse? 

IM  tUNCK^  «rec  enpiirtMBiBt. 

Ne  vous  l'ai-je  pas  positivement  défendu? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Vous  savez  bien  qpK  mm  attesse  veut  suiprendre  monseigneur 
Gabriel. 

LE  PRINCE.  ' 

Vous  seul  ici  m'avez  vu  arriver.  Mesgaiia  sont  incapables  d'une 
indiscrétion.  S'il  y  a  une  iodîacnUianrCQnmiise,  je  vous  en  rends  res- 
ponsable. (  Marc  sort  UMa.lnniUwUl 


t 


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GABRIEL. 

ftCÉHE  WÊ. 
lE  FUMGK,  LE  PftlCSFVBBIl. 

LB  PRINCE. 

(Test  Un  homme  sûr,  n'est-ce  pas? 

LE  PRiCEPTEUR. 

Comme  moi-même,  monseigDem*. 

UC  PRIHCE. 

£...  il  eit  lejeul  «ycàs  vous  et  la  noarDcede 4iabriid«^ 


Xoîb  la  ooamoe  et  moi  aommqa  les  <eiileBt|NMiWBiieB  «■  monde» 
ipEès  votre  altesaa»  gui  i^ona  a^toroA^IwiitConnnimanoft  de^oMonof* 
imtiecret. 

LE  PRINCE. 

Important!  Oui,  tous  avn  laimn ;  tenJUe ,  effrayant  secret,  et 
4mt  iiioR.«BRait4a9l4iMfM8  Oaqrmetttée  iuuia  tfwi  ffmmffb.  fit 
dite»-moi,  monsieur  Tabbé,  jamais  anciun'iniisirétion... 

ui  PRlcn^TEtni. 
Pas  la  moindre ,  monseigMsr. 

Et  jamais  aucun  doute  ne  ^iesttéltyé  ^ans  l'esprit  des  personnes 
<N  le  Toioit  joumellementî 

LB 

Ji 


LB  PBmCB. 

R'tvez  pas  AMé  ma  fantaiiia  «lia  im  Mtna?  Vaut 
«heatTiOBaolaTéiiÉêr 

I  LB'PBfiCBrmB* 

Votre  altesse  touche  au  moment  de  s'en  « 


'CSaiitvraiU.^fitjfapiKQche  ée  ce  nomaftiavecmne  imolimiiB- 
oocevable.  .   . 

LE  PRttCBRBOR. 

ilWia  auBM  pHwttel^mm  sujet  de  se  i^uAr. 

LB  PRINCB. 

flftm  cœur  pMemefl...  L'aBbé,  laissons  ces  mots4à  aux  gens  qpd 


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8  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

ont  bonne  grâce  à  s'en  servir.  Ceux-là,  s'ils  savaient  par  quel  men- 
songe hardi ,  insensé  presque,  il  m'a  fallu  acheter  le  repos  et  la  con- 
sidération de  mes  vieux  jours,  chargeraient  ma  tète  d'une  lourde 
accusation,  je  le  sais!  Ne  leur  empruntons  donc  pas  le  langage  d'une 
tendresse  étroite  et  banale.  Mon  affection  pour  les  enfans  de  ma  race 
a  été  un  sentiment  plus  grave  et  plus  fort. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Un  sentiment  passionné! 

LE  PRINCE. 

Ne  me  flattez  pas,  on  pourrait  aussi  bien  l'appeler  criminel;  je 
sais  la  valeur  des  mots,  et  n'y  attache  aucune  importance.  Au- 
dessus  des  vulgaires  devoirs  et  des  puérils  soucis  de  la  paternité 
bourgeoise,  il  y  a  les  devoirs  courageux,  les  ambitions  dévorantes 
de  la  paternité  patricienne.  Je  les  ai  remplis  avec  une  audace  déses- 
pérée. Puisse  l'avenir  ne  pas  flétrir  ma  mémoire,  et  ne  pas  abaisser 
l*orgueil  de  mon  nom  devant  des  questions  de  procédure  ou  deseas 
de  conscience! 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Le  sort  a  secondé  merveilleusement  jusqu'ici  vos  desseins. 

LE  PRINCE,  après  un  insUnt  de  silence. 

Vous  m'avez  écrit  qu'il  était  d'une  belle  figure? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Admirable!  C'est  la  vivante  image  de  son  père. 

LE  PRINCE. 

J'espère  que  son  caractère  a  plus  d'énergie? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Je  l'ai  mandé  souvent  à  votre  altesse;  une  incroyable  énergie! 

LE  PRINCE. 

Son  pauvre  père!  C'était  un  esprit  timide....  une  ame  timoré 
Bon  Julien!  quelle  peine  j'eus  à  le  décider  à  garder  ce  secret  à  ^ 
confesseur  au  lit  de  mort!  Je  ne  doute  pas  que  ce  fardeau  n"^ 
avancé  le  terme  de  sa  vie.... 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Plut6t  la  douleur  que  lui  causa  la  mort  prématurée  de  sa  belle  * 
jeune  épouse.... 

LE  PRINCE. 

Je  vous  ai  défendu  de  m'adoucir  les  choses;  monsieur  l'abbé,  ^ 
suis  de  ces  hommes  qui  peuvent  supporter  toute  la  vérité.  Je  sais  qV 
y  ai  fait  saigner  des  cœurs,  et  que  ceci  en  fera  saigner  encore!.» 


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GABRIEL.  9 

fTimporte,  ce  qui  est  fait  est  fait.  —  Il  entre  dans  sa  dix-septième 
innée;  il  doit  être  d'une  assez  jolie  taille? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

n  a  plus  de  cinq  pieds ,  monseigneur,  et  il  grandit  toujours  e1 
pidement. 

LE  PRINCE,  arec  une  joie  très  marquée. 

En  Yérité!  Le  destin  nous  aide  en  effet!  Et  la  flgure,  est-elle 
an  peu  mile?  — Déjà!  Je  voudrais  me  faire  illusion  à  moi-même.... 
Non ,  ne  me  dites  plus  rien  ;  je  le  verrai  bien....  Parlez-moi  seulement 
dn  moral,  de  l'éducation. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Tout  ce  que  votre  altesse  a  ordonné  a  été  ponctuellement  exécuté, 
et  tout  a  réussi  comme  par  miracle. 

LE  PRINCE. 

ScHS louée,  6  fortune!...  si  vous  n'exagérez  rien,  monsieur  l'abbé. 
Ainsi,  rien  n'a  été  épargné  pour  façonner  son  esprit,  pour  l'orner 
de  tontes  les  connaissances  qu'un  prince  doit  posséder  pour  faire  hon- 
neur à  son  nom  et  à  sa  condition? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Votre  altesse  est  douée  d'une  profonde  érudition.  Elle  pourra  in- 
terroger elle-même  mon  noble  élève,  et  voir  que  des  études  ont  été 
fortes  et  vraiment  viriles. 

LE  PRINCE. 

Le  latin ,  le  grec ,  j'espère? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

n  possède  le  latin  comme  vous-ihême,  j'ose  le  dire,  monseigneur, 

et  le  grec... •  COOUne. ...  (  n  sourii  arec  aisance.  ) 

LE  PRINCE ,  riant  de  l>onne  grâce. 

Comme  vous,  l'abbé?  —  A  merveille,  je  vous  en  remercie,  et  vous 
accorde  la  supériorité  sur  ce  point.  Et  l'histoire,  la  philosophie,  les 

lettres? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Je  puis  répondre  oui  avec  assurance;  tout  l'honneur  en  revient  à  la 
hante  intelligence  de  l'élève.  Ses  progrès  ont  été  rapides  jusqu'au 
prodige. 

LE  PRINCE. 

n  aime  l'étude?  Il  a  des  goûts  sérieux? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

n  aime  l'étude  et  il  aime  aussi  les  violons  exercices,  la  chasse,  les 
annes,  la  course.  En  lui,  l'adresse,  la  persévérance  et  le  courage 


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10  BETUB  D^  DEUX  MONDES. 

sopfdéeDt  Lia  force  physique.  Il  a  des  goAts^^érieux ,  mais  il  a  i 
les  goûts  de  son  Age  :  les  beaux  chevaux  «  les  ricbes  habits,  les  i 
étincelantes. 

Sn  enert^  ainsi,  tovt  e^  au  mien ,  et  tous  wret  parAiiteneaft  wsi 
mes  intentions.  Maintenant,  encore  un  mot.  Vous  avez  su  domerà 
ses  idées  cette  tendance  particulière,  originale^..  Vous, savez  ce^ae 
je  veux  dîreT 

IX  mËitXPTBCJll; 

OM,  monseigneur.  Dès  sa  plus  tendre  enfonce  (  votre  siftesse  avslt 
donné  elle-même  à  son  imagination  cette  pieuliftie  itnpuléion  ) ,  il  a 
été  pénétré  de  la  grandeur  du  WRe  masculin,  et  de  rafajection  du 
rMe  féminin  dans  la  nature  et  dans  la  société.  Les^  premiers  tableaux 
qui  ont  frappé  ses  regards ,  les  premiers  traits  dé  Tbistofa^  qui  ont 
éveillé  ses  idées,  lui  ont  montiré  la  falUesse  et  Tasservissement  d'an 
sese,  l»illberl6  et  taipiiiBMMice  de  Tautre.  Vous  pouvev  voir  sur  ces 
paneauE  les  Hwpquesque  j'ai  fait  eoiécuter par  yos  ordres,  id  Hm- 
lèveneut  des;9iMnes,  sur  cet  autre  la  trahison  de  TÉrpéii^,pms  le 
crime  et  le  châtiment  des  fllles  de  Danaâs,  ta  une  vente  de  feranes 
esclaves  en  Orient;  ailleucsoe  sont  des  reines  répudiées,  des  amantes 
méprisées  onirahiasi»  des  teuvesindouesingymdégw  sur  teiitolierde 
lâun  époui;  partout  la  femme  esclave,  piopiiété.,.  cy^unuftte^  mbMt 
seyant  de  secouer  ses  fers  que  pour  enceniâEniaipw^ploi^wk 
encore,  et  ne  réussissant  à  In»  briser i|ue  par  le  mensonge,  la  trahi- 
son ,  les  crimes  lAches  et  inutiles. 

LE  ramsE* 

Bt^nais  seEtimenaont  éveillé  en  hii  eea  eoKmptesbMBÉiBBBlsT 

LE  PEl^CEPTEUR. 

Un  mélange  d'horaeur  et  de  compasrien,  de  sympathie  et  de 

haine.... 

£E  puw». 
De  sympathie,  dites-vous?  — A-t-il  jamais  vu  aucune  fenune?  a-t-il 
jamais  pu  échanger  quelques  paroles  avec  des  personnes  d'un  autr^ 
sexe  que....  lésion?... 

LE  PEÊCEFIEDR. 

Quelques  paroles,  sans  doute;  quelques  idées,  jamais.  U  n'a  va 
que  de  loin  les  fllles  de  la  campagne,  et  il  éprouve  une  insurmontable 
répugnance  à  leur  parler. 

LE  PBOiCB. 

Et,  vraiment,  vous  croyez  être  sûr  qu'il  ne  se  doute  pas  luHuème 
de  la  vérité? 


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GOmLU  11 

•MFélMrtRiii  «  été  «l'iflMîle,  IM»  pen9éè!r  9Mt  si  pttre»,  tme  telle 
ipiiiiiniiii  t^eiifdappèp(i«rliiHa  vérité  d'un  voHe  fmpénétraMe,  tpx'ïi 
ne  soupçonne  rien ,  et  n'appreYidra  que  de  Ift  bouche  dl;  totré  tiHesse 
ce  qu'il  doit  apprendre.  —  Haii  je  dois  ¥ous  prévenir  que  ce  sera  un 
«ou^  bittti  rade,  uoe  doulbdr  bien  tivè,  bien  euMé  peiit?^tni«^.  De 
Idles  caosei  devaient  amener  de  teb  effietB.4»« 

LB  PEDICB* 

Sansdoile..*  œkeftboB^^VoiiBle|iréiiKenr|wiiB(nlcetien 
ma  qoaiioofraitaowiief  oomromis. 

LE  VÊÈCMÊ^MM, 

Monseiçieor,  j'entends  le  galop  d ■  wi  iiiwal.«r  G*«est  lui.  Si  VMs 
voidex  le  voir  par  cette  fenêtre,...  il  approche. 

Ll  PaOHIE  y  le  lefani  «Tec  Tlfadlé  et  regardant  'pêr  U  fMiétre  en  te  cachant 
4Tac  le  rideau. 

Quoi!  ce  jeune  homme  monté  sur  un  cheval  noir,  rapide  comme  la 
teiqtëte? 

LB  PRECEPTEUR ,  aTCc  orgneO. 

Od,  monseigneur. 

LB  PRINCE. 

La  poussière  qu'il  soulève  me  dérobe  ses  traits...  Cette  belle  che- 
fehsre,  cette  taille  élégante,..  Oui,  ce  doit  -être  tm  joli  cavalier... 
Iiiea  posé  sur  son  cheval;  de  la  grâce,  de  l'adresse,  de  la  force 
mtau..  Eh  Ment  fflht«-tl  donc  sauter  la  barrîère,  ce  jeune  fou? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Toujours!  monseigneur. 

LE  PRnfGE. 

Bnrtisstmo!  je  n'aurais  pas  fait  mieus  à  vingt-tehiq  ans.  L'abbé ,  si 
le  reste  de  l'éducation  a  aussi  bien  réussi,  je  vous  en  fais  mon  com- 
pGment  et  je  vous  en  récompenserai  de  manière  à  vous  satisfaire. — 
Soyez-en  certain. —Maintenant,  j'entre  dans  Tappartement  que 
TOUS  m'avez  destiné.  Derrière  cette  cloison,  j'entendrai  votre  entre- 
tiea  avec  lui.  J'ai  besoin  d'être  préparé  moi-même  à  le  voir,  de  le 
connaître  un  peu  avant  de  m'adresser  à  lui.  Je  suis  ému ,  je  ne  vous 
le  eielie  paa,  «Eiiisieiir  Tabbé.  Ceci  est  une  dreôn^anee  grave  dans 
ina?ieet  dans  celle  de  cet  enfant.  Tout  va  être  décidé  dans  on  instant. 
De  sa  première  impression  dépend  Thoniieur  de  toute  une  famille. 
L'honneur  1  mot  vide  et  tout-puissant  !... 

LE  PRÉGBPTEOR. 

La  victoire  vous  restera  comme  toujours ,  monseigneur.  Son  ame 


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12  RBTDE  DBS  DBUX  MONDES. 

romanesque  «  dont  je  n'ai  pu  façonner  absolument  à  votre  guise  tons 
les  instincts,  se  révoltera  peut-être  au  premier  choc  ;  mais  rhorreer 
de  Tesciavage,  la  soif  d'indépendance,  d'agitation  et  de  gloire,  triom- 
pheront de  tous  les  scrupules. 

LE  PRINCE. 

Puissiez-vous  deviner  juste!  Je  l'entends!.,  son  pas  est  délibéré... 
J'entre  ici..  Je  vous  donne  une  heure...  plus  ou  moins,  selon... 

LE  PRECEPTEUR. 

Monseigneur,  vous  entendrez  tout.  Quand  vous  voudrez  qu'il  pa- 
raisse devant  vous,  laissez  tomber  un  meuUe;  je  comprendrai. 

LE  PRINCE. 

Soit  !  (  n  ontre  dani  rapptnemeni  Toiiiii.  ) 


SCEME  m. 

LE  PRÉCEPTEUR,  GABRIEL. 

Gabriel ,  en  habit  de  ehaiie  à  la  mode  du  temps,  cheTeux  longs ,  boudés,  en  désordre , 
le  fouet  i  la  main.  —  H  se  Jette  sur  une  chaise,  essoufflé,  et  8*essule  le  flront. 

GABRIEL. 

Ouf!  je  n'en  puis  plus. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Vous  êtes  pâle ,  en  effet,  monsieur.  Auriez-vous  éprouvé  quelque 
accident? 

GABRIEL. 

Non ,  mais  mon  cheval  a  failli  me  renverser.  Trois  fois  il  s'est  dé- 
robé au  milieu  de  la  course.  C'est  une  chose  étrange  et  qui  ne  m'est 
pas  encore  arrivée  depuis  que  je  le  monte.  Mon  écuyer  dit  que  c'est 
(i*un  mauvais  présage.  A  mon  sens,  cela  présage  que  mon  cheval 
devient  ombrageux. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Vous  semblez  ému...  Vous  dites  que  vous  avez  failli  être  renversé? 

GABRIEL. 

Oui,  en  vérité.  J'ai  failli  l'être  à  la  troisième  fois,  et  à  ce  moment 
j'ai  été  effrayé. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Effrayé?  vous,  si  bon  cavalier? 

GABRIEL. 

£h  bien  !  j'ai  eu  peur,  si  vous  l'aimez  mieux. 


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GABRIEL.  13, 

L^  PRÉCEPTEUR. 

Parlez  moins  haut,  monsieur,  l'on  pourrait  vous  entendre. 

GABRIEL. 

Eh!  que  m'importe?  Ai-je  coutume  d'observer  mes  paroles  et  de 
dègwser  ma  pensiie?  Quelle  honte  y  a-^t-il? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Un  homme  ne  doit  jamais  avoir  peur. 

GABRIEL. 

Autant  vaudrait  dire,  mon  cher  abbé ,  qu'un  homme  ne  doit  jamais 
avoir  froid ,  ou  ne  doit  jamais  être  malade.  Je  crois  seulement  qu'un 
homme  ne  doit  jamais  laisser  voir  à  son  ennemi  qu'il  a  peur. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

n  y  a  dans  l'hoomie  une  disposition  naturelle  à  affronter  le  danger, 
et  c'est  ce  qui  le  distingue  de  la  femme  très  particulièrement. 

GABRIEL. 

La  femme!  la  femme!  je  ne  sais  à  quel  propos  vous  me  parlez 
toujours  de  la  femme.  Quant  à  moi ,  je  ne  sens  pas  que  mon  ame  ait 
11D  sexe,  comme  vous  tâchez  souvent  de  me  le  démontrer.  Je  ne 
%os  en  moi  une  faculté  absolue  pour  quoi  que  ce  soit  ;  par  exemple, 
je  ne  me  sens  pas  brave  d'une  manière  absolue,  ni  poltron  non  plus 
d'une  manière  absolue.  Il  y  a  des  jours  où,  sous  l'ardent  soleil  de 
midi,  quand  mon  front  est  en  feu,  quand  mon  cheval  est  enivré 
comme  moi  de  la  course,  je  franchirais,  seulement  pour  me  divertir, 
les  plus  affreux  précipices  de  nos  montagnes.  Il  est  des  soirs  ou  le 
brait  d'une  croisée  agitée  par  la  brise  me  fait  frissonner,  et  où  je  ne 
pisserais  pas  sans  lumière  le  seuil  de  la  chapelle  pour  toutes  les 
ghHres  du  monde.  Croyez-moi ,  nous  sommes  tous  sous  l'impression 
damoment ,  et  l'homme  qui  se  vanterait  devant  moi  de  n'avoir  jamais 
en  peur  me  semblerait  un  grand  fanfaron ,  de  même  qu'une  femme 
pourrait  dire  devant  moi  qu'elle  a  des  jours  de  courage ,  sans  que 
j'en  fusse  étonné.  Quand  je  n'étais  encore  qu'un  enfant,  je  m'expo- 
sais souvent  au  danger  plus  volontiers  qu'aujourd'hui  :  c'est  que  je 
n'ayais  pas  conscience  du  danger. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Mon  cher  Gabriel,  vous  êtes  très  ergoteur  aujourd'hui...  Mais  lais- 
sons cela.  J'ai  à  vous  entretenir... 

GABRIEL. 

Non,  non!  je  veux  achever  mon  ergotage  et  vous  prendre  par  vos 


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Ik  REVUB  DES  DBDX  lIOlfDBS. 

propres  argomens...  Je  sais  bien  pomiinoi  tous  voulez  détourner  la 
conversation... 

LE  PRBCBBTEini. 

fe  ne  TOUS  comprends  pasn 

CUBBIEL. 

Oui-dà  !  vous  souvenez-vous  4e  ce  ruisseau  que  vous  ne  vouliez  pas 
passer  parce  que  le  pont  de  branches  entrelacées  ne  tenait  presque 
plus  à  rien?  et  moi  j'étais  au  mineu,  pourtant!  vous  ne  voulûtes  pas 
quitter  la  rive,  et  à  votre  prière  je  revins  sur  mes  pas.  Vous  aviez  donc 
peur? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Je  ne  me  rappelle  pas  cela. 

GABRIEL. 

Ohl  que  si! 

EE  'PHÉCBPTEtJR. 

J'avais  peur  pour  vous ,  sans  donte. 

GABRIEL. 

IKfon!  puisque  j'étais  déjà  à  moitié  passé.  Hy  avait  autant  de  danger 
pour  moi  à  revenir  qu'à  continuer. 

-  LE  PRÉCEPTEUR. 

^t  vous  en  voulez  conclure... 

GABRIEL. 

Que,  puisque  moi,  enfant  de  dix  ans,  n'ayant  pas  conscience  du 
danger,  j'étais  plus  téméraire  que  vous,  homme  sage  et  prévoyant, 
il  en  résulte  que  la  bravoure  absolue  n'est  pas  le  partage  exclusif  de 
l'homme,  mais  plutôt  celui  de  l'enfant,  et,  qui  sait?  peut-être  aussi 
celui  de  la  femme. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

OÙ  avez-vous  pris  toutes  ces  idées?  Jamais  je  ne  vous  ai  vu  si  rai- 
sonneur. 

GABRIEL. 

Oh,  bien  oui!  je  ne  vous  dis  pas  tout  ce  qui  me  passe  par  la  tête. 

LE  PRÉCEPTEUR ,  inquiet. 

Quoi  donc ,  par  exemple? 

GABRIEL. 

Bah!  je  ne  sais  quoi!  je  me  sens  aujourd'hui  dans  une  disposition 
singulière.  J'ai  envie  de  me  moquer  de  tout* 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Et  qui  vous  a  mis  ainsi  en  gaieté? 


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MtwaMa»^  ifi  m»  triste!  TcneiJ  jlui  Mt  iiiitrftve<fcJMrre  fui 

UfllteBPt] 

Qoel  enfantillage!  et  ce  rêve... 


fai  rêvé  que  j!éfiBbltfiniiei 

LB  PBiCBPnUR. 

Ja  iréiité^  cela  est  étiwge....  Et^d'ou-vonsuest  Kenue.oette  imigi- 

oitkm? 

GABRIBL. 

D'oà  viennent  les  rêves?  Ce  serait  à  vons  de  me  rexpDqner,  mon 
dier  professeur. 

LB  PRiCBPTSim; 

Et  ce  rêve  vons  était  sans  donte  désagréable? 

GABRIEL. 

Pas  le  moins  du  monde,  car,  dans  mon  ilKve,  je  n*ét&is  pas  un  ha- 
bitant de  cette  terre.  J'avais  dea  ailes  «I  je  m'élevais  à  travers  les 
mondes,  vers  je  ne  sais  quel  monde  idéal.  Ses  voix  snMtmesthan- 
talent  autour  de  moi';  je  ne^iiof  aia  peraoDneçnria^es  nuages  légers  et 
brillans,  qui  passaient  dans  l'étber,  reflétaient  ma  flguref^tfélaiaiine 
jeune  fille  vêtue  d'une  longue  robe  flottante  et  couronnée  de  fleurs. 

LE  PRÉCEPTEim. 

Alors  vous  étiez  un  ange ,  et  mm  paa  une  femme? 

GABRIEL. 

rétais  une  femme,  car  tout  à  coup  mes  ailes  se  sont  engmiittfes , 
l'ëtber  s'est  fermé  sur  maiêtei,  conuneimewûte  de  cristal  impéné- 
trable, et  je  suis  tombée,  tombée et  j'avais  au  oou  une  lourde 

chaîne  dont  le  poids  m'entratnaR  vers  l'abtme,  et  alors  je  me  suis 
éveiDé,  accaMé  de  tristesse,  de  lassitude  et  d^^ffM;....  Tenei,  n'en 
parlons  plus.  Qu'avez-vous  à  ra'enseigner  aujourdlim? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

J'ai  une  conversation  sérieuse  à  vous  demander,  une  importante 
nouvelle  à  vous  apprendre,  et  je  réclamerai  toute  votre  attention. 

GABRIEL. 

Une  nouvelle!  ce  sera  donc  la  première  de  ma  vie,  car  j'entends 
dire  les  mêmes  choses  depuis  que  j'existe.  Est-ce  une  lettre  de  mon 
grand-père? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Mieux  que  cela. 


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U  miTUB 


Uo  présent?  Peu  m'importe.  Je  ne  sois  plus  mienfaDt,  pour  me 
réjouir  d'une  nomreDe  anne  oo  d'un  nourel  habit.  Je  ne  conçob  pas 
que  mon  grand-père  ne  songe  à  moi  qae  poor  s'occoper  de  ma  toi- 
lette on  de  mes  plaiârs. 

LE  PnÉCBPTKUR. 

Vous  aimez  pourtant  la  parure,  un  peu  tnf  même. 

GABRIEL. 

C'est  vrai;  mais  je  voudrais  que  mon  grand-père  me  considérât 
comme  un  jeune  homme,  et  m'admît  à  l'honneur  insigne  de  faire  sa 
connaissance. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Eh  bien!  mon  cher  monsieur,  cet  honneur  ne  tardera  pas  à  tous 
être  accordé. 

GABRIEL. 

C'est  ce  qu'on  me  dit  tous  les  ans. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Et  c'est  ce  qui  arrivera  demain. 

GABRKL,  tTCc  nue  stUsfiwtioii  séripasp. 

Ah!  enfin! 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Cette  nouvelle  comble  tous  vos  vœux? 

GABRIEL. 

Oui ,  j'ai  beaucoup  de  choses  à  dire  à  mon  noUe  parent ,  beaucoup 
de  questions  à  lui  faire,  et  probablement  de  reproches  à  lui  adresser. 

LE  PRÉCEPTEUR,  efllnjr. 

Des  reproches? 

GABRIEL. 

Oui ,  pour  la  solitude  où  il  me  tient  depuis  que  je  suis  au  monde. 
Or  j'en  suis  las,  et  je  veux  connaître  ce  monde  dont  on  me  parle 
tant,  ces  hommes  qu'on  me  vante,  ces  femmes  qu'on  rabaisse,  ces 

biens  qu'on  estime,  ces  plaisirs  qu'on  recherche Je  veux  tout 

connaître,  tout  sentir,  tout  po^éder,  tout  braver!...  Ah!  cela  vous 
étonne;  mais  écoutez!  on  peut  élever  des  faucons  en  cage  et  leur 
faire  perdre  le  souvenir  ou  l'instinct  de  la  liberté;  un  jeune  homme 
est  un  oiseau  doué  de  plus  de  mémoire  ou  de  réflexion. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Votre  illustre  parent  vous  fera  connaître  ses  intentions ,  -vous  loi 
manifesterez  vos  désirs.  Ma  tâche  envers  vous  est  terminée,  mon  cher 


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GABRIEL.  17 

élève,  et  je  désire  que  son  altesse  n'ait  pas  lien  de  la  trouyer  mal 


GABRIEL. 

Grand  merci!  Si  je  montre  quelque  bon  sens,  tout  Tbonnenr  en 
reriendra  à  mon  cher  précepteur;  si  mon  grand-père  trouve  que  je 
De  sois  qu'un  sot,  mon  précepteur  s'en  lavera  les  mains,  en  disant 
qu'il  n'a  pu  rien  tirer  de  ma  pauvre  cervelle. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Espiègle,  m'écouterez-vous  enfin? 

GABRIEL. 

Écouter  quoi?  J'ai  cru  que  vous  m'aviez  tout  dit. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Je  n'ai  pas  conunencé. 

GABRIEL. 

Cela  sera-t-il  bien  long? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Non ,  à  moins  que  vous  ne  m'interrompiez  sans  cesse. 

GABRIEL. 

le  suis  muet. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Je  vous  ai  souvent  expliqué  ce  que  c'est  qu'un  majorât,  et  com- 
ment la  succession  d'une  principauté  avec  les  titres,  les  droits,  pri- 
vilèges, honneurs  etricbessesy  attachés....  ( Gabriel  bâiiie  en  m  cachtot.) 
Vous  ne  m'écoutez  pas? 

GABRIEL. 

Pardonnez-moi. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Je  vous  ai  dit... 

GABRIEL. 

Oh!  pour  Dieu,  l'abbé,  ne  recommencez  pas.  Je  puis  achever  la 
phrase,  je  la  sais  par  cœur  :  a  Et  richesses  y  attachés  peuvent  passer 
alternativement,  dans  les  familles,  de  la  branche  atnée  à  la  branche 
cadette,  et  repasser  de  la  branche  cadette  à  la  branche  atnée,  réci- 
proquement, par  la  loi  de  transmission  d'héritage,  à  l'aîné  des  en- 
fans  mâles  d'une  des  branches,  quand  la  branche  collatérale  ne  se 
trouve  plus  représentée  que  par  des  filles.  »  Est-ce  là  tout  ce  que 
vous  aviez  de  nouveau  et  d'intéressant  à  me  dire?  Vraiment,  si  vous 
ne  m'aviez  jamais  appris  rien  de  mieux,  j'aimerais  autant  ne  rien 
savoir  du  tout. 

TOME  XIX.  % 


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19  BBVUB  M» JPWS  MONDES. 

LB  BAÉCmOTE.. 

Ayez  un  peu  de  patience,  songez  qu'il  m*enfant  souvent  bemcoq) 
avec  vous. 

GABRIEL. 

G!est  vrai,,inQaaim«  pacdonnez-moL  Xe  suis  maldisposé  aujourd'hui. 

Je  m'en  aperçois.  Peut»*élBft  vmdrait^iLamix  mmeltre  la  comrer^ 
sation  à  demain  ou  à  ce  soie  (l4tv.biuU'daasJecabineg 

Qui  est  là  dedans? 

Vous  le  saurez,  si  vous  voulez  m'entendre. 

GABBIBL,  vivement. 

Lui  !  mon  grand-père ,  peut-èti£i«.^ 

LB  PBÉCBPTBIJBL 

Peut-être. 

G  ABBIBL ,  comiiil  vers  ta  fiorte. 

Comment  peut^tre  !  et  vous  me  faites  languir  I...  (  n  essaie  <]*ouvrir.  u 

porle  est  fermée  en  dedans.)  Quoi  !  il  est  ici ,  et  On  me  le  Cacbe  ! 
LB  PBÉCBPXBUB^ 

ArrÊte^^il  repose. 

GABBIBL. 

KonJ  il  a  remué ,  ila  fait  du  bruit. 

LE  PRÉCEPTEUB. 

n  est  fatigué ,  souffrant ,  vous  ne  |iwvez  pas  le  voir. 

GABRIEL. 

.  Pourquoi  s'enferme-t-il  pour  moi?  Je  serais  entré  sans  bruit;  je 
l'aurais  veillé  avec  amour  durant  son  sommeil  ;  j'aurais  contemplé 
ses  traits  vénérables.  Tenez,  l'abbé,  je  l'ai  toujours  pressenti ,  il  ne 
m'aime  pas.  Je  suis  seul  au  monde,  moi  :  j*ai  un  seul  prateeteur,  un 
seul  parent,  et  je  ne  suis  pas  connu ,  je  ne  sois  pas  aimé  de  lui! 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Chassez,  mon  cher  élève,  ces  tristes  et  coupables  pensées.  Votre 
illustre  aïeul  ne  vous  a  pas  donné  ces  preuves  banales  d'affection 
qui  sont  d'usage  dans  les  classes  obscures... 

GABBIBL. 

Plût  au  ciel  que  je  fusse  né  dans  ces  classes!  je  ne  serais  pas  un 
étranger ,  un  inconnu  poar  le  chef  de  ma  famille. 


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19» 

Gabriel,  vous  apprendrez  aujourd'hui  un  grand  aeceet,  qui  yem 
I  eipllqaera  tout  ce  qui  tous  a  seipblé  énigmattque  jusqu'à  présent; 
je  ne  ?oas  cache  pas  que  vous  touchez  à  Theure  là  plus  soienneHe 
et  la  plus  redoutable  qui  ait  encore  sonné  pour  vous.  Vous  verrez 
qoelle  inunense  »  quelle  incroyable  sollicitude  s'est  étendue  sur  vous 
d^ais  l'instant  de  votre  naissance  jusqu'à  ce  jour.  Armei-vous  de 
courage.  Vous  avez  une  grande  résolution  à  prendre,  une  grande 
destinée  à  accepter  aiqourd'hui.  Quand  vous  aurez  appris  ce  que  vous 
igDorez ,  vous  ne  direz  pas  que  vous  n'êtes  pas  aimé.  Vous  savez,  du 
moins,  que  votre  naissance  fut  attendue  comme  une  faveur  céleste, 
comme  un  miracle.  Votre  père  était  malade ,  et  Fon  avait  presque 
perdu  l'espoir  de  lui  voir  donner  le  jourà  un  héritier  de  son  titre  et  de 
ses  richesses.  Déjà  la  branche  cadette  des  Bramante  triomphait  dans 
l'espoir  de  succéder  an  glorieux  titre  que  vous  porterez  un  jour... 

GABRIEL. 

Oh!  je  sais  tout  cela.  En  outre  j'aicdeviné beaucoup  de  choses  que 
^ousne  me  disiez  pas.  Saoa^oute  la  jalousie  divisait  les  deu&  frères 
Jtdieo  et  Octave, men  ^le  et  mon  onde  ;  peut-être  aussi  mon 
gand-pàne  noHrriasait^il  dans  .son  ameune  secrète  préférence  pour 
son  fils  atné^.  Jo  vins  au  monde.  Grande  joie  pour  tous  excc^pté 
ponr  moi ,  qui  ne  fus  pas  gratifié  par  1^  ciiH  alun  cacaotère.à.la.hau- 
ieur  de  ces  graves  circonstances. 

LB  MUSiaPTBIia. 

Que  dites-vous? 

GABRIEL. 

7e  dis  que  cette  transmission  d'héritage  de  mâle  en  mftle  est  une 
I  loi  fâcheuse,  injuste  peut-être.  Ce  continuel  déplacement  de  posses- 
sion entre  les  diverses  branches  d'une  Famille  ne  peut  qu'allumer  le 
feu  de  la  jalousie ,  aigrir  les  ressentimenis ,  susciter  1&  haine  entre 
les  proches  parens ,  forcer  les  pères  à  détester  leurs  filles,  fhire  rou- 
gir les  mères  d'avoit  donné  le  jour  à  des  enTàns  de  leur  sexe  !...  Que 
sais-je!  L'ambition  et  la  cupidité  doivent  pousser  de  fortes  racines 
dans  une  famille  ainsi  assemblée  comme  uneiiiieate  affiemiée  autour 
de  la  curée  du  majorât,  et  ^histoire  m'a  appris^qu'il'en  peut  résul- 
ter des  crimes  qui  font  l'horreur  et  la  honte  de  l'humanité.  —  Eh 
bien!  qu'avez^ous  à  me  regarder  ainsi,  mon  cher  nrattre?  vous  voilà 
tout  troublé!  Ne  ra'avez-vous  pas  nourri  de  Vhistoire  des  grands 
hommes  et  des  lâches?  Tîe  m'avez-vous  pas  toujours  montré  l'hé- 
roïsme et  la  franchise  aux  prises  avec  la  perfidie  et  la  bassesse?  Êtes- 

2. 


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iO  RBVUB  INBS  DBUX  M01IDE8. 

Yous  étonné  qu'il  m'en  soit  resté  qndqoe  notion  de  justice ,  quelque 
amour  delà yérité? 

L£  PRÉCEPTEUR ,  bduaot  U  Toix. 

Gabriel  «  vous  avez  raison  ;  mais ,  pour  l'amour  du  ciel  »  soyez  moins 
tranchant  et  moins  hardi  en  présence  de  votre  arâul. 

(On  remue  iTec  imptUence  daof  le  cabinet.) 
GABRIEL ,  à  Yoix  haute. 

Tenez,  l'abbé,  j'ai  meilleure  opinion  de  mon  grand-père;  je  vou- 
drais qu'il  m'entendit.  Peut-être  sa  présence  va  m'intimider,  je  serais 
bien  aise  pourtant  qu'il  pût  lire  dans  mon  ame,  et  voir  qu'il  se  trompe, 
depuis  deux  ans ,  en  m'envoyant  toujours  des  jouets  d'enfant. 

LE  PRÉCEPTECR. 

Je  le  répète,  vous  ne  pouvez  comprendre  encore  quelle  a  été  si 
tendresse  pour  vous.  Ne  soyez  point  ingrat  envers  le  ciel,  vous  pou- 
viez naître  déshérité  de  tous  ces  biens  dont  la  fortune  vous  a  comblé, 
de  tout  cet  amour  qui  veille  sur  vous  mystérieusement  et  assi- 
duement... 

GABRIEL. 

Sans  doute ,  je  pouvais  naître  femme ,  et  alors  adieu  la  fortune  et 
l'amour  de  mes  parens!  J'eusse  été  une  créature  maudite,  et,  à 
l'heure  qu'il  est,  j'expierais  sans  doute  au  fond  d'un  cloître  le 
crime  de  ma  naissance  I  Mais  ce  n'est  pas  mon  grand-père  qui  m'a 
fait  la  grâce  et  l'honneur  d'appartenir  à  la  race  mâle. 

LE  PRÉCEPTEUR ,  de  plus  en  plus  troublé. 

Gabriel,  vous  ne  savez  pas  de  quoi  vous  parlez. 

GABRIEL. 

u  serait  plaisant  que  j'eusse  à  remercier  mon  grand-père  de  ce  que 
je  suis  son  petitnfils!  C'est  à  lui  plutôt  de  me  remercier  d'être  né  tel 
qu'il  me  souhaitait,  car  il  haïssait...  du  moins  il  n'aimait  pas  son  fils 
Octave,  et  il  eût  été  mortifié  de  laisser  son  titre  aux  enfans  de  celui- 
ci.  Ohl  j'ai  compris  depuis  long-temps  malgré  vous;  vous  n'êtes  pas 
un  grand  diplomate,  mon  bon  abbé;  vous  êtes  trop  honnête  homme 
pour  cela... 

L*ABBÉ,iTolx  basse. 

Gabriel ,  je  vous  conjure. . . 

(On  laise  tomber  un  meuble  avec  tneu  dans  le  cabinet.) 
GABRIEL. 

Tenez!  pour  le  coup ,  le  prince  est  éveillé.  Je  vais  le  voir  enfin ,  je 
vais  savoir  ses  desseins;  je  veux  entrer  chez  lui. 

(  u  Ya  résolument  vers  la  porte,  le  prince  la  lui  ourre  et  parait  sur  le  seuil.  Gabriel , 
intimidé,  s*arr6te.— Le  prince  lui  prend  la  main  et  remmène  dans  le  cabinet  dont  il 
referme  sar  lui  la  porte  arec  violence.  ) 


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GABRIBL.  21 

SCÈNE  IV. 

LE  PRÉCEPTEUR,  leuL 

Le  vieillard  est  irrité ,  renfant  en  pleine  révolte ,  moi  couvert  de 
confiision.  Le  vieux  Jules  est  viodicatir,  et  la  vengeance  est  si  facile 
iQi  hommes  puissansl  Pourtant  son  humeur  bizarre  et  ses  décisions 
imprévues  peuvent  me  faire  tout  à  coup  un  mérite  de  ce  qui  mainte- 
nant lui  semble  une  faute. — Puis,  il  est  homme  d'esprit  avant  tout, 
etrintelligence  lui  tient  lieu  de  justice;  il  comprendra  que  toute  la 
bâte  est  à  lui ,  et  que  son  système  bizarre  ne  pouvait  amener  que  de 
biiarres  résultats.  Mais  quelle  guêpe  furieuse  a  donc  piqué  aujourd'hui 
b  langue  de  mon  élève?  je  ne  l'avais  jamais  vu  ainsi.  Je  me  perdrais 
en  de  vaines  prévisions  sur  l'avenir  de  cette  étrange  créature  :  son  ave- 
nir est  insaisissable  comme  la  nature  de  son  esprit...  Pouvais-je  donc 
être  an  magicien  plus  savant  que  la  nature,  et  détruire  l'œuvre  divine 
dans  on  cerveau  humain?  Je  l'eusse  pu  peut-être  par  le  mensonge  et 
b corruption;  mais  cet  enfant  l'a  dit ,  j'étais  trop  honnête  pour  remplir 
dignement  la  tâche  difficile  dont  j'étais  chargé.  Je  n'ai  pu  lui  cacher  la 
îMtable  moralité  des  faits,  et  ce  qui  devait  servir  à  fausser  son  juge- 
ment n'a  servi  qu'à  le  diriger...  (n  écoute  les  voix  qat  te  font  entendre  dans  le 

(ibiDeu]On  parie  haut...  la  voix  du  vieillard  est  Apre  et  sèche ,  celle  de 
renfant  tremblante  de  colère...  Quoi!  il  ose  braver  celui  que  nul  n'a 
hravé  impunément!  0  Dieu!  fais  qu'il  ne  devienne  pas  un  objet  de 
haine  pour  cet  homme  impitoyable!  {}i  écoute  encore.)  Le  vieillard  me- 
nace, l'enfant  résiste...  Cet  enfant  est  noble  et  généreux;  oui,  c'est 
nne  belle  ame ,  et  j'aurais  dû  la  corrompre  et  l'avilir ,  car  le  besoin  de 
justice  et  de  sincérité  sera  son  supplice  dans  la  situation  impossible 
où  OD  le  jette.  Hélas  I  ambition ,  tourment  des  princes ,  quels  infâmes 
conseils  ne  leur  donnes-tu  pas ,  et  quelles  consolations  ne  peux-tu 
pas  leur  donner  aussi!..  Oui,  l'ambition,  k  vanité,  peuvent  l'em- 
porter dans  l'ame  de  Gabriel,  et  le  fortifler  contre  le  désespoir... 
(n écoute.)  Le  prince  parle  avec  véhémence...  Il  vient  par  ici...  Affron- 
terai-je  sa  colère?..  Oui,  pour  en  préserver  Gabriel...  Faites,  6  Dieu, 
qu'elle  retombe  sur  moi  seul...  L'orage  semble  se  cahner;  c'est 
maintenant  Gabriel  qui  parle  avec  assurance...  Gabriel!  étrange  et 
nabeurease  créature,  unique  sur  la  terre!...  Mon  ouvrage,  c'est- 
Mire  mon  orgueil  et  mon  remords!..  Mon  supplice  aussi.  0  Dieu» 
^OQs  seul  savez  quels  tourmens  j'endure  depuis  deux  ans...  Vieillard 
insensé!  toi  qui  n'as  jamais  senti  battre  ton  cœur  que  pour  la  vile 


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22  REVUE  DE»  MM  HOIIDES. 

cbimère  de  la  fausse  gloire ,  tu  t'éÈ  pas  soiq>conné  ce  que  je  pouvais 
souffirir,  moîl  Bien,  tous  m*atet  ijkmtié  one  grande  force,  je  tous  re- 
mercie de  ce  que  mon  épreuve  est  ftnie«  Me  pnoirez-vous  pour 
ravoir  acceptée?  Non!  car  à  ma  place,  un  antre  peut*étre  eu  ettt 
odieusement  «abusé...  et  J'ai  du  TOâin*  préservé  tant  que  je  l^ai  fa 
l'être  q»e  je  nefoUfÉis  pas  sauver: 

•CÈME  V.. 
LE  PIUNGE,  «ABRIEL,  I£  PRÉCEPTEUR. 

OAintlEL,  arec  exftspéraiioD. 

Laissez-moi,  j -en  ai  assez  entendu  ;  pas  un  mot  de  plus,  ou  j*attente 
àma^e.  Otiî,  t'est  le  châtiment  que  je  devrais  vous  infliger  pour 
ruiner  les  folles  espérances  de  votre  haine  insatiable  et  db  votre  or- 
gueil insensé. 

LE  PRÉCEPTEUH. 

Mon  cher  enfant,  au  nom  da  ciét,  modérez-vous...  Songez  à  qni 
vous  pariez... 

GABRIEL. 

le  paille  à  cehri  dont  je  suis  à  jamais  iWlave  et  ta  victime!  0 
hontel  iionteet  inalédtctiOB  sur  te  jour  oA  je  suis  né! 

LE  PRINCE. 

La  concupiscence  parle-t-elle  déjà  tellement  à  vos  sens,  que  Tidée 
d'une  étemelle  chasteté  vous  exaspère  à  ce  point? 

GABRIEL. 

Tais-toi^  vieillard!  Tes  lèvres  vont  se  dessécher  si  tu  prononces 
des  mots  dont  tu  ne  comprends  pas  le  sens  auguste  et  sacré.  Ne 
m'attribue  pas  des  pensées  qui  n'ont  jamais  souillé  mon  ame.  Tu  m'as 
bien  assez  outragé  en  me  rendant,  au  sortir  du  sein  maternel, 
l'instrument  de  la  haine ,  le  complice  de  l'imposture  et  de  la  fraude. 
Faut-il  que  je  vive  sous  le  poids  d'un  mensonge  éternel ,  d'un  vol  que 
tels  lois  puniraient  avec  la  dernière  ignominie  ! 

LE  PRÉCETIBOA. 

Gabriel!  Gabriel!  vous  padez  à  votre  aieutl«.. 

LE  PRIMCB. 

Lanezrle  exprimer  sa  douleur,  et  donner  on  Ubre  coursa  ao»  esal- 
tatioB.  Cest  ub  véritable  accès  de  démenée  dont  je  n'ai  pas  à  m -oC' 
cuper.  Je  ne  vous  dis  plus  qu'un  mot,  Gabriel  :  entre  le  sort  brillant 
d'vi^inee  et  l'étenteUe  captivité  du  cloUret  choisissez!  Vous  êtes 


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m 

ieIibre.¥oiiiyra¥QZrXake  tri^  iiie6ameni&,i»ûiir  teJMun 
ioi».pQiAes^âfmiUttr  kiDémoire  dOiOaubfpî  VMf  Mi  iloBBé.le 
»dé8liMBuwQC4ne6xh0f«Bxb^^  Si;teUei«0l.vojte|KéfloliitMNii, 
[W^iieiliQfimMi'aUAmièrecetomlieioniM^  hkummm,  tf 
SX  si  la  aattefactkm  des  [Jos  gwwaîflfi  iaitjw^ 
creor  d'une  talld  chate. 

s8ex,«HM,iKoi»<dis4e!  I^s motifs  que ^QiiicattsitafizÀiiMd^ 
sont  digp0Mte  Totse  tmigiaatfam  ,iBMûft  jioi^^tola  wian»,^, 

(  llia*iffieilciQiçlM  m  télé  daw  jbi  matoi^t 
U  jniiCSPTBUl^  liv  #a(  princo, 

onseigneutt  il  faudrait  en  effet  leJaisaer  i,  Itti-inâme  quel^pes 
us»  il  ne  sa  GOBnatt  plus* 

U(tRinC«,deiBtei«. 

OQS  a^ex jraison.  Venez  avec  moi», monsieur  l'abbé. 

UEeBâcBrasua.iias. 
otre  altesse  est  fort  irritée  contre  moi? 

u.contraire.  Vous  avez  atteint  le  but  mieux  qpe  jene  Faurais  fait 
-même.  Ce  caractère  m'offre  plus  de  ^g^ranlies  de  discrétion  «que 
'eusse  osé  l'espérer.  (  iis  sortent.  ) 

us  PKÂGEKTEURvi  PVt. 

oeur  de  pierre  I 

GABRIEL»  leui. 
e  voilà  donc,  cet  borrible  secret  que  j'avais  deviné!  Ils  ont  enfin 
me  le  révéler  en  face!  Impudent  vieillard!  comment  u'es^tu  pai 
i-é  sous  terre  quand  tu  m'as  vu,  pour  te  punir  et  te  confondîre, 
cter  tant  d'ignorance  et  d'étonnementl  Les  insensés!  Gomment 
?aient-ibcroiie  que  j'étais  encore  la  dt^pe  de  leur  insolent  artK 
f  Admirable  ruse,  en  effet!  BTinspirer  lliorreur  de  ma  condition, 
de  me  fouler  aux  pieds  ensuite,  et  de  me  dire  :  Voilà  pourtant  ce 
vous  êtes...  voilà  où  nous  allons  vous  reléguer  si  vous  n'acceptez 
la  complicité  de  notre  crime!  Et  l'abbé!  Tabbé  lui-même  que  je 
ais  si  honnête  et  si  simple,  il  le  savait!  Marc  le  sait  peut-être 
A\  Combien  d'autres  peuvent  le  savoir?  Je  n'oserai  plus  lever  les 
t  sur  personne.  Ah!  quelquefois  encore  je  voulais  en  douter.  0 
I  rêvel  mon  rêve  de  cette  nuit,  mes  ailes I...  ma  chaîne!  (u  pleure 


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9h  RBYUB  DBS  DEUX  MOHDBS. 

amèrement.  -  s*etMiTant  les  yeux.  )  Mais  le  fourbe  s*est  pris  dans  soD  propre 
piège,  il  m'a  livré  enfin  le  point  le  plus  sensible  de  sa  haine!  Je  yods 
punirai ,  6  imposteurs!  je  vous  ferai  partager  mes  souffrances,  je 
je  vous  ferai  connaître  l'inquiétude  et  l'insomnie  et  là  peur  de  la 
honte. ..  Je  suspendrai  le  chfttiment  à  un  cheveu ,  et  je  le  ferai  planer 
sur  ta  tète  blanche ,  6  vieux  Jules!  jusqu'à  ton  dernier  toupir. — Ta 
m'avais  soigneusement  caché  l'existence  de  ce  jeune  homme  I  ce 
sera  là  ma  consolation ,  la  réparation  de  l'iniquité  à  laquelle  on  m'as- 
socie! Pauvre  parent!  pauvre  victime ,  toi  aussi!  Errant,  vagabond, 
criblé  de  dettes ,  plongé  dans  la  débauche ,  disent-ils;  avOi,  déprafé^ 
perdu,  hélas!  peut-être.  La  misère  dégrade  ceux  qu'on  élève  dans 
le  besoin  des  honneurs  et  dans  la  soif  des  richesses.  Et  le  cruel  vieil- 
lard s'en  réjouit!  Il  triomphe  de  voir  son  petit-fils  dans  l'abjection, 
parce  que  le  père  de  cet  infortuné  a  osé  contrarier  ses  volontés  abso- 
lues, qui  sait?  dévoiler  quelqu'une  de  ses  turpitudes,  peut-être!  Eli 
bien  !  je  te  tendrai  la  main ,  moi  qui  suis  dans  le  fond  de  mon  ame 
plus  avili  et  plus  malheureux  que  toi  encore,  je  m'efforcerai  de  te 
retirer  du  bourbier,  et  de  purifier  ton  ame  par  une  amitié  sainte.  Si 
je  n'y  réussis  pas,  je  comblerai  du  moins  par  mes  richesses  l'abîme 
de  ta  misère;  je  te  restituerai  ainsi  l'héritage  qui  t'appartient,  et  si 
je  ne  puis  te  rendre  ce  vain  titre  que  tu  regrettes  peut-être,  et  que  je 
rougis  de  porter  à  ta  place ,  je  m'efforcerai  du  moins  de  détourner  sor 
toi  la  faveur  des  rois  dont  tous  les  honunes  sont  jaloux.  —  Mais  quel 
nom  porte-tril?  Et  où  le  trouverai-je?  — Je  le  saurai,  je  dissimule- 
rai ,  je  tromperai ,  moi  aussi  !  Et  quand  la  confiance  et  l'amitié  auront 
rétabli  l'égalité  entre  lui  et  moi,  ils  le  sauront!...  Leur  inquiétude 
sera  poignante.  Puisque  tu  m'insultes,  6  vieux  Jules!  puisque  tu 
crois  que  la  chasteté  m'est  si  pénible,  ton  supplice  sera  d'ignorer 
à  quel  point  mon  ame  est  plus  chaste ,  et  ma  volonté  plus  ferme 
que  tu  ne  peux  le  concevoir  !... 

Allons!  du  courage.  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  vous  êtes  le  père  de 
l'orphelin ,  l'appui  du  faible ,  le  défenseur  de  l'opprimé  ! 


FIN  DU  PROLOGUB. 


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PREMIERE  PARTIE. 

Une  UTerne. 

SCÈNE  PREniÈRE. 

GABRIEL ,  MARC ,  groupes  ttublés,  l'HOTE  ,  tUant  et  rmiMXki ,  pute 

LE  COMTE  ASTOLPHE  DE  BRAMANTE. 

GABRIEL,  s'asteyant  à  une  table. 

Marc!  prends  place  ici,  en  face  de  moi,  assis,  vite! 

MARC,  bésiunt  à  s'asseoir. 

HonseigneoT...  id?... 

GABRIEL. 

Dépèdie!  tons  ces  lourdauds  nous  regardent;  sois  un  peu  moins 
empesé.  ••  Nous  ne  sommes  point  ici  dans  le  cb&teau  de  mon  grand- 
père.  Demande  du  vin.  (  Marc  frappe  sur  la  table.  Vme  8*approcbe.  ) 

l'hote. 
Quel  vin  servirai-je  à  vos  excellences? 

MARC,  à  Gabriel. 

Quel  vin  servira-tron  à  votre  excellence? 

GABRIEL,  à  l'hôte. 

Belle  question!  pardieul  du  meilleur.  (L'hôte  s'éloigne,  a  Marc.)  Ab  çà! 
œ  saurais-tu  prendre  des  manières  plus  dégagées?  Oublies-tu  où  nous 
sommes,  et  veux-tu  me  compromettre? 

MARC. 

Je  ferai  mon  possible Mais  en  vérité  je  n'ai  pas  Thabitude 

Étefr-vous  bien  sûr  que  ce  soit  ici?... 

GABRIEL. 

Très  sûr.  — Ah!  le  local  a  mauvais  air,  j'en  conviens;  mais  c'est  la 
manière  de  voir  les  cboses  qui  fait  tout.  Allons,  vieil  ami,  un  peu 
d*aplomb. 

MARC. 

Je  soufTre  de  vous  voir  ici  !...  Si  quelqu'un  allait  vous  reconnaître... 

GABRIEL. 

Eh  bien  !  cela  ferait  le  meilleur  effet  du  monde. 

groupe  D'ÉTUDIANS.  —  UN  ÉTUDIANT. 

Gageons  que  ce  jeune  vaurien  vient  ici  avec  son  oncle  pour  le  griser 
et  lui  avouer  ses  dettes  entre  deux  vins. 


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S6  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

Cela?  c'est  un  garçon  rangé.  Rien  qu'au  plis  de  sa  fraise  on  voit 
que  c'est  un  pédant. 

UN  AUTRE. 

Lequel  des  deux? 

DEUXIÈME  ^UDIANT. 

L'oo  etraoke. 
Eh  bien  Ice  vin? 

GABRIEL, 

A  menreille  !  ^tngfpe  plus  fort 

GROUPE  DE  SPAIIASSIN&  -*- HUOUn  SPADASSIN. 

Ces  geqs-là  sont  bien  pressés!  Est-ce  que  la  goige  bsAleià4ie^vknx 
fou? 

SECOND  SPADASSW. 

Jb  sont  mis  piroprement 

TROISIÈME  SPADASSIN. 

Heim!  un  vieillard  et  un  enfant!  quelle  heure  est-il? 

PREMIER  SPADASSIN. 

Occupe  rhdte  afin  qu'il  ne  les  serve  pas  trop  vite,  four  peu  quHs 
vident  deux  flacons,  nous^gdgnerons  bien  minuit 

DEUXIÈME  SPADASSIN. 

Ils  sont  bien  armés. 

"raoïsiisB  sPADiissm . 
nOilTun  jms  bafte ,  Yau^  sans  dents{  {AÉUÊ^Btm.) 

PREMIER  SPADASSIN. 

Ouf  1  voilà  ce  ferrailleur  d'AsMphe.  Quand  serons-nous  débar-' 
ftiséBMte  IM? 

QUATRIÈME  SPADàSSINw 

Quand  nous  voudrons. 

JMHfUiMft  SBAHASSni. 

iLestseolcesoir? 

QUATRIÈME  SPADASSIN. 
Attention  !  (  n  montre  lei  étudiant  qui  le  lé? ent.  ) 

LE  GROUPE  D'ÈTUDIANS.— PREMIER  ÉTUDIANT. 

Toilà  le  roi  des  tapageurs,  Astolpbe.  Invitons-le  à  vider  un  Bacon 
avec  nous;  sa  gaieté  nous  réveiHera. 

DEUXIÈME  ETUDIANT. 

Ma  foi  non.  Il  se  fMt  tmth  les  rues  smt  mai  ftéqueritées. 

PREMIER  ÉTUDIANT. 

N'as-tu  pas  ta  rapière  ? 


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Ah!  je  auiB  Itt^e-oes  aotlises^à.  C'est  rsfTaimtaglmirM  non  )a 
oMre,  de  feire  la  guerre  aux  voleurs  toutes  les  nuits. 

TjaoïsiÈME  ÉTupuicr. 
Et  pois,  je  n'aime  guère  ton  Âstolphe.  Il  a  beau  être  gueux, et  jdé- 
bancbé,  il  ne  peut  ouMfer  qii*i(  est  genWioromet  et  de  temps  en 
temps  il  hii  prend ,  conune  malgré  lui ,  des  airs  desélgneiiife^^e 
donnent  envie  de  le  soufBetteri 

deuxiAmb  ÉTUDïAîrr. 
Et  ces  deux  cuistres  qui  boivent  I&  tristtément  dans  un  coin  me 
ibDt  reffét  de  barons  allemands  mal  déguisés. 

PREMIER  ÉTUMAlfT. 

Décidément ,  le  cabaret  est  mal  composé  ce  aoir.  Partons^. 

{9ê  paiMl  rkélt  et  lofienl.  Let  spidaiiliis^ithrent  loM  toart  BMwvMMni*  GiMel 
en  oeenpé  i  examiner  Attolphe,  qui  t*est  jeté  sur  un  bancd'un  air  forouche,  loi-^qbMflii 
qipaTéf  nir  la  table,  MHS  demander  à  boire  et  sang  regarder  perienne. } 

MilRG^  bai  i  GiMel. 

C'est  im  beau  jeune  homme;  mais  quelle  mauvaise  tenue!  Voyez, 
sa  fraise  est  déchirée  et  son  pourpoint  couvert  de  taches. 

GAMifit. 

C'est  la  faute  de  son  valet  de  chambre  !  —  Quel  noble  front!  Ah  I 
si  j^avais  ces  traits  m&les  et  ces.Iarges  mains  1... 

WtHilBR  SftÂBASaiN ,  fe§ardant  par  la  tÊnèHn^ 

Us  sont  loin...  Si  ces  deux  benêts  qui  restent  là  sans  vider  leurs 
irerres  pouvaient  partir  mmk^. 

DBUXliMB  SPADASSIN. 

Lui  chercher  querelle  ici?  L'hdte  est  poltron.... 

TROISliMB  SPApASWI. 

Baison  de  plus. 

DEUXIÈME  SPADASSIN. 

n  criera. 

QUATR1ÊMB  SPADASSIN. 

On  le  fera  taire.         (  Minuit  sonne.  ) 

(  Aflolpbe  frappe  du  poing  sur  br  taMe^  Les  iblret  robierreut  alternatif ement  aféb 
GabrW,  «a  m  r^iude  qu^AaUHpb**) 

MARC,  bâti  GabrieL 

n  7  a  là  des  gens  de  mauvaise  mine  qui  vous  regardent  beaucoup. 

GARBiSL. 

Cest  la  gaucherie  avec  laquelle  tu  tiens  toavflffmipii'iastdiytrtit. 


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28  BEYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

MAR€,  bUTaDL 

Ce  vin  est  détestable,  et  je  crains  qu'il  ne  me  porte  à  la  tète. 

(Loogiileiiee.) 
PREMIER  SPADASSIN. 

Le  vieux  s'endort. 

DEUXIEME  SPADASSIN. 

n  n'est  pas  ivre. 

TROISIÈME  SPADASSIN. 

Mais  il  a  une  bonne  dose  d'hivers  dans  le  ventre.  Va  voir  an  pea 
si  Hezzani  n'est  pas  par  là  dans  la  rue;  c'est  son  heure.  Ce  jeune  gars 
qui  ouvre  là-bas  de  si  grands  yeux  a  un  surtout  de  velours  noir  qui 

n'annonce  pas  des  poches  percées.  (  U  deuxième  tpadtasin  ti  a  U  porte.  ) 

L*HOTB,àAstolphe. 

Eh  bien!  seigneur  Astolphe,  quel  vin  aurai-je  l'honneur  de  vous 
servir? 

ASTOLPHE. 

Va-t'en  à  tous  les  diables! 

TROISIÈME  SPADASSIN ,  à  niôte  à  demt-Toix ,  sans  qu^Astolphe  le  remarque. 

Ce  seigneur  vous  a  demandé  trois  fois  du  malvoisie. 

l'hoxe. 
En  vérité? 

(  II  sort  en  courant.  Le  premier  spadassin  fait  un  signe  au  troisième,  qui  met  un  banc 
en  trayers  de  la  porte  comme  par  hasard.  Le  deuxième  rentre  afec  un  cinquième  com- 
pagnon. } 

LE  PREMIER  SPADASSIN. 

Mezzani? 

MEZZANI,  bu. 

C'est  entendu.  D'une  pierre  deux  coups...  Le  moment  est  bon.  La 
ronde  vient  de  passer.  J'entame  la  querelle.  (  Haut.)  Quel  est  donc  le 
mal  appris  qui  se  permet  de  bâiller  de  la  sorte? 

ASTOLPHE. 

Il  n'y  a  de  mal  appris  ici  que  vous,  mon  maître,  (n 

bâiller,  en  étendant  les  bras  ayec  affectation.  ) 

MEZZANI. 

Seigneur  mal  peigné,  prenez  garde  à  vos  manières. 

ASTOLPHE ,  s'étendant  comme  pour  dormir. 

Tais-toi,  bravache,  j'ai  sommeil. 

PREMIER  SPADASSIN ,  lui  Unçant  son  Terre. 

Astolphe,  à  ta  santé! 


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GABRIEL.  S9 

ASTOLPHE. 

A  la  bonne  heure;  il  me  manqaait  d'avoir  cassé  quelque  cruche  ou 
battu  quelque  chien  aujourd'hui. 

(  n  s'éUnce  au  miliea  d'eux  en  poufMDt  sa  table  au-derani  de  lui  arec  rapidité,  n  ren? ene 
la  table  des  fpadaains,  leun  bouteilles  et  leurs  flambeaux.  Le  combat  8*eDgage.  ) 

MBZZAMI,  tenant  Astolphe  à  la  gorge. 

Eh!  TOUS  autres,  lourdauds,  tombez  donc  sur  Tenfant. 

PIEMIBR  SPADASSIN ,  eourant  sur  Gabriel. 

n  tremble. 

(■arc  se  jette  au-derant;  il  est  renrersé.  Gabriel  tue  le  spadassin  d*un  coup  de  pistolet 
à  bout  porUnt.  Un  autre  s'élance  Ters  lui.  Marc  se  relève.  Ils  se  battent.  Gabriel  est 
pftie  et  silencieux ,  mais  il  se  bat  ayec  sang-froid.  ) 

ASTOLPHE,  qui  s*est  dégagé  des  mains  de  Mezzanl,  se  rapproche  de  Gabriel  en  continuant 

à  se  battre. 

Ken,  mon  jeune  lion!  courage,  mon  beau  jeune  honune!... 

(U  traverse  Meizani  de  son  épée. ) 
MEZZANI,  tombant. 

A  moi!  camarades;  je  suis  iqort.... 

'if^Mff^  «  crie  en  dehors. 

Au  secours!  au  meurtrmon  s*égorge  dans  ma  maison! 

(  Le  combat  continue.  ) 
DEUXIÈME  SPADASSIN. 

Mezzani  mort....  Sanche  mourant....  trois  contre  trois....  Bonsoir! 

(  Il  s*enfnit  ;  les  deux  autres  veulent  en  flaire  autant.  Astolphe  se  met  en  travers  de  la  porte.) 

ASTOLPHE. 

Non  pas,  non  pas.  Mort  aux  mauvaises  bêtes!  A  toi,  don  Gibet,  à 
toi,  coupe-bourse!... 

(il  en  accule  deux  dans  un  coin ,  blesse  Tun,  qui  demande  grâce.  Marc  poursuit  Tautre, 
qoi  cherche  à  ftiir.  Gabriel  désarme  le  troisième,  et  lui  met  le  poignard  sur  la  gorge.) 

LB  SPADASSIN ,  à  Gabriel. 

Grâce!  mon  jeune  maître,  grâce!  Vois,  la  fenêtre  est  ouverte,  je 
puis  me  sauver....  ne  me  perds  pas!  C'était  mon  prenuer  crime,  ce 
sera  le  dernier...  Ne  me  fais  pas  douter  de  la  miséricorde  de  Dieu!... 
Laisse-moi!...  pitié! 

GABRIEL. 

Misérable!  que  Dieu  t'entende  et  te  punisse  doublement  si  tu 
blasphèmes!...  Ta! 

LE  SPADASSIN,  monUnt  sur  la  fenêtre. 

Je  m'appelle  Giglio....  Je  te  dois  la  vie!... 

(  n  l'éiance  et  disparaît.  La  garde  entre  et  s*empare des  deux  autres,  qui  etsayaient  de  fuir.) 

ASTOLPHE. 

Bon!  à  votre  affaire,  messieurs  les  sbires!  Vous  arrivez  selon  Vha- 


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aO  RBVUB  im  WRTK  HOlfBES. 

bitude,  quand  on  n'a  pliis  besoin  de  vous!  £nlevez-nous  ces^deax 
caddvres;  6t  vots,  iQronsiéutrhAle/fàitésT6lev6r^1^s^tab1es/(AGÀ^^^ 

qui  se  lave  les  mains  avec  empressement.;  Voiià  d6'  )a^  COqUOttevio;  €08  SOuft- 

lùTCS  étaienit  glorieuses ,  mori  îeulfie  ifraret 

GABRIEL,  très  pâle  et  prés  de  défaillir. 

J'ai  horreur  dii  sang.  ^  '        "       '    '   '       * 

Vrai  Dieu!  il  n'yparattgttèreqtiMtd^vtfiis  Vous  battez!  Laissez-moi 
serrer  cette  petite  main  blanche  qui  conibat  comme  celle  d* Achille. 

GABRlBtt  s'esauyant  les  mains  frcc.un  mouchoir  de  sole  richement  brodé. 

De  grand  cœur,  seigneur  Âstôlpb'e,!le^plustéméraine  dos  domines! 

(  n  lur  serre  U  maio.l 
MARC,  à  Gabriel. 

Mooseigfi6ttr,.a'Ate&^K)us  pas  blessé? 

ASTOLPHE. 

Monseigneur?  En  efTeil  rous  avez  tout  Tair  (fun  prince.  Eh  bien! 
puisque  vous  connaissez  mon- nom,  vous  savez  que  je  suis  de  bonne 
maison,  et  que  vous  pouvez,  sans  déroger,  me  compter  parmi  vos  amis. 

(  Se  retournant' vwbIm  sMrea,  qui  ont  Inlerrogé  l'hôte  et  qui  ^àpproitmA  pour  te  saisir.  ) 

Eh  bièn^^l  à  qui  en  avei*vous,  maintenant,  chers  oiseaux  de  nuit? 

u  CHEF  0B9  SBIRES. 

Seigneur  Astdlphe,  vous  allez  attendre  en  prison  que  la  justice  ait 
éclairci  cette  affoiire.  (a  Gabriel.)  Monsieur,  veuillez  aussi  nous  suivre. 

ASTOLPHE,  riant. 

Comment!  éclairci?  H  me  semble  qu'elle  est  assez  çlàire  con^me 
cela.  Des  assassins  tombent  sur  nous;  ils  étaient  cinq  contre  trois,  et 
parce  qu'ils  comptaient  sur  la  faiblesse  d'un  vieiUardetd!un.enfont... 
Mais  ce  sont  de  braves  compagnons..^  Ce  jeune  homme....  Tiens, 
sbire,  tu  devrais  te  prosterner.  En  attendant,  voilà  pour  boire.... 
Laisse-nous  tranquilles....  (  u  fouiue  dans  sa  poche.  )  Ah  !  j'oubliais  que  j^ai 
perdu  ce  soir  mon  dernierécu..^.  Maisdemain.*^...  si  J^  te. retrouve 
dans  quelque  coupe-gorge  comme  celui-ci,  jeté  paierai  double  .a«- 
baine...  entends-tu?  Monsieur  est  un  prince...  le  prince  de...  neveu 
du  cardinal  de.,.««  (a  roreiue  du  sbire.  )  Le  bAtard  du  deroiec  pqie*.... 
(A  Gabriel.)  GHssez-leur  trois  écus,  et  dites-leur  votie  nom« 

6ABRI£l.,iQur  JeUBtja.h«iMsei< 

Le  prince  Gabriel  de  Braoïantei 

AfiTOLPHR; 

Bramante!  mon  cousin  gennain.  fiar  Baccbuset  par  le  diable!  il 
Ji'y  a|iM4e  bfttardidaiis  nutre  fianûlle..* 


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GfkMlBt.  9i 

U CHBF  DES  SBIHBS,  reomranl U  boil|iB^«ftbriel  et rrfirdaDt  niôte  tTec  bésIUtiOB. 

Itt  iatfenHfnnt  niôtepovr  les  meobles  M^  ér  le  vinvàpandu,... 
cela  peut  s'arranger...  O^Md  les  assasshis  sert>iit  en  JngetMnt,  mê 
s^gneories  compacallroiit 

ASTOtPm. 

A  tous  les  diables!  c'est  assez  d*avoir  la  peine  de  les  larder....  Te 
ne  Yeux  plus  entendre  parler  iPetix.  (Bu  à  Gabriel)  Quelque  chose  à 
rbftte ,  et  ce  sera  fini. 

6ABEIKL,'tirtn(  une  antre  bopfie* 

Fant-il  dpnc  açbeter  la  pûKce  et  les  témoins,  comme  si  noos  étions 

des  maUSaiteaTst 

Ainro£PH8« 

^M^  tfM  aMM  Pnsage  datis  ce  pays^t^ 

Non,  monseigneur,  je  suis  bien  t^«llq1ltlMll^4eid«nan^ 
saison  a  souffert.  Je  sais  que  voto  altesse  me  le  paiera  généreo-» 
lement ,  et  je  ne  suis  pas  pressé.  Mais  il  faut,  qne  jostioeM  faiworde 
Yeux  que  ce  tapageur  d'Astolphe  soit  arrêté  et  demeure  en  prison 
jiMqa*â  ce  qn*il  m'ait  payé  la  dépense  quUl  fait  c)iei  moiidepuis  six 
mois.  D'ailleurs ,  je  suis  las  du  bruit  et  des  rixes  qu'ilqyorte  ici  tow 
les  soirs  avec  ses  méchans  çoiqpwpona.  Il  a  réussi  à  déconsidérer 
■ajBaisoo^Cest  loi  (|Qi  entame  toojpm^  les  quaceUes^et  J0  juis 
sAr  que  la  scène  de  ce  soir  a  été  provoquée  par  kû.*.». 

UN  DBS  SPADÂSSUIS,  garootté. 

Oui,  oui;  nous  étions  là  bien  tranquilles... 

ASTOLPHB,  d*une  yoix  tonnante. 

Yonlez-Tous  bien  rentrer. sous  terre ,  abominable  Termine!  (it  rhAie.) 
fll  ah!  déconsidërerla  maison  de  monsieur  ICRUnt aux  écuti.}  Entacher 
krèpotafion  du  coupe-gorge  de  monsieur!  tfn  repaire  d'assassins... 
une  caverne  de  bandits... 

l'hotb. 
Et  qu'y  veniei-Yous  faire,  mon8tenr,^ns  cette  caverne  de  bandits? 

Ce  que  la  poUo»  ne  fait  ^Mis,  pnvger  4a  terre  de  M^lqueft^cMpo* 
jarrets. 

£1  €lBfllF  ffB&  '^SSNtBSw 

Seigneur  Astolphe ,  la  pëlice  hit  son  devoir. 

A8T6£PflB. 

4iRidl(,iiira'tnifrbre  :  è  preuve  que  sans  notre  courage  et  nos 
\  nous  étions  assassinés  là  tout  à  l'heure. 


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32  revue  des  deux  mondes. 

l'hote. 
C'est  ce  qu'il  faut  savoir.  C'est  a  la  justice  d'en  connaître 
sieurs,  faites  votre  devoir,  ou  je  porte  plainte. 

LE  CHEF  DBS  SBIEES,  (Tan  air  digne. 

La  police  sait  ce  qu'elle  a  à  faire.  Seigneur  Astolphe,  marcb 
nous. 

l'hote. 
Je  n'ai  rien  à  dire  contre  ces  nobles  seigneurs... 

(Montrant  Gabriel  et  1 
GABRIEL,  aux  sbires. 

Messieurs,  je  vous  suis.  Si  votre  devoir  est  d'arrêter  le  se 
Astolphe ,  mon  devoir  est  de  me  remettre  également  entre  les 
de  la  justice.  Je  suis  complice  de  sa  faute ,  si  c'est  une  faute  < 
défendre  sa  vie  contre  des  brigands.  Un  des  cadavres  qui  gisai 
tout  à  l'heure  a  péri  de  ma  main. 

ASTOLPHE. 

Brave  cousin  ! 

l'hote. 
.  Vous,  son  cousin?  fi  donc!  Voyez  l'insolence!  un  misérable 
paie  pas  ses  dettes! 

GABRIEL. 

Taisez-vous,  monsieur,  les  dettes  de  mon  cousin  seront  p 
Mon  intendant  passera  chez  vous  demain  matin. 

l'hote  ,  f'inclinanU 

Il  suffit ,  monseigneur. 

astolphe. 

Vous  avez  tort,  cousin,  cette  dette-ci  devrait  être  payée  en 
de  bflton.  J'en  ai  bien  d'autres  auxquelles  vous  eussiez  dû  doi 
préférence. 

GABRIEL. 

Toutes  seront  payées. 

ASTOLPHE. 

Je  crois  rêver...  Est-ce  que  j'aurais  fait  mes  prières  ce  mat 
ma  bonne  feoame  de  mère  aurait-elle  payé  une  messe  à  m 
tention? 

LE  CHEF  DES  SBIRES. 

En  ce  cas ,  les  affaires  peuvent  s'arranger... 

GABRIEL. 

Non,  monsieur,  la  justice  ne  doit  pas  transiger;  conduisez-n 
prison...  Gardez  l'argent,  et  traitez-nous  bien. 


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GABRIEL^  33 

LÉ  CHEF  DES  SBIRES. 

Passez  «  monseigneur. 

MARC,  à  Gabriel. 

Ysongez-YOQS?  en  prison,  vous,  monseigneur? 

GABRIEL. 

Oui ,  je  veux  connaître  uii  peu  de  tout. 

HARC. 

Bonté  divine!  que  dira  monseigneur  votre  grand-père? 

GABRIEL. 

n  dira  que  je  me  conduis  comme  un  homme. 

«€£]%£  II. 

Eo  prison. 

GABRIEL,  ASTOLPHE,  le  chef  des  sbires,  MARC. 

(Asiolphe  dort  étendu  sur  un  grabat.  Harc  est  aiioupi  sur  un  banc  au  fond.  Gabriel  ae 
promène  à  pas  lenta,  et  chaque  fois  qu*il  passe  devant  Astolphe,  il  ralentit  encore  n 
marche  et  le  regarde.  ) 

GABRIEL. 

Il  dort  comme  s'il  n'avait  jamais  connu  d'autre  domicile!  Il  n'é- 
prouve pas ,  comme  moi ,  une  horrible  répugnance  pour  ces  murs 
souillés  de  blasphèmes,  pour  cette  couche  où  des  assassins  et  des 
parricides  ont  reposé  leur  tète  maudite!  —  Sans  doute,  ce  n'est 
pas  la  première  nuit  qu'il  passe  en  prison! — Étrangement  calme! 
et  pourtant  il  a  ôté  la  vie  à  son  semblable,  il  y  a  une  heure;  —  son 
semblable!  un  bandit? — Oui,  son  semblable.  L'éducation  et  la  for- 
tune eussent  peut-être  fait  de  ce  bandit  un  brave  officier,  un  grand 
capitaine.  Qui  peut  savoir  cela?  et  qui  s'en  inquiète?  — Celui-là  seul 
k  qui  l'éducation  et  le  caprice  de  l'orgueil  ont  créé  une  destinée  si 
contraire  au  vœu  de  la  nature  :  moi  !  —  Moi  aussi ,  je  viens  de  tuer  un 
homme...  un  homme  qu'un  caprice  analogue  eût  pu,  au  sortir  du 
berceau,  ensevelir  sous  une  robe  et  jeter  à  jamais  dans  la  vie  timide 
et  calme  du  cloître!  (Regardant  Astolphe.)  Il  est  étrange  que  l'instant  qui 
nous  a  rapprochés  pour  la  première  fois  ait  fait  de  chacun  de  nous 
un  meurtrier!  Sombre  présage!  mais  dont  je  suis  le  seul  à  me  pré- 
occuper, comme  si,  en  effet,  mon  ame  était  d'une  nature  différente... 
—Non,  je  n'accepterai  pas  cette  idée  d'infériorité!  Les  hommes  seuls 
Tout  créée.  Dieu  la  réprouve.  — Ayons  le  même  stoïcisme  que  ceux- 
là,  qni  dorment  après  une  scène  de  meurtre  et  de  carnage. 

•  (  n  se  Jelle  lur  un  autre  lit.) 
TOMB  XIX.  3 


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8^  REVUE  DBS  mmm  mondes. 

SiflrOt^HB ,  t«tant. 

Ahl  perfide  Faustina  !  tu  vas  souper  avec  Alberto,  parce  qtt*il  m*a 
gagné  moQ  argent!...  je  te...  méprise...  (  u  s^éveuie  et  s*assied  sur  m  ut  ) 
Voilà  un  sot  rêve!  et  un  réveil  phis^ot  encore!  fa  prisool  Bb!  tont- 
pagnons? Point  de  réponse;  il  parait  que  tout  le  monde  dort. 

Bonne  nuit  !  (  n  te  recouche  el  te  rendorU) 

GABBIEL ,  te  souleyant ,  le  regarde. 

Faustina!  Sans  doute  c'est  le  nom  de  sa  maltresse.  D  rêve  à  sa 
maîtresse;  et  moi ,  je  ne  puis  songer  qu'à  cet  homme  dont  les  traits 
se  sont  hideusement  contractés  quand  ma  balle  l'a  frappé...  Je  ne 
l'ai  pas  vu  mourir...  il  me  semble  qu'il  rftlait  encore  sonrdéfbent 
quand  les  sbires  l'ont  emporté...  J'ai  détourné  les  yeux...  je  n'anrab 
pas  eu  le  courage  de  regarder  une  seconde  fois  cette  bouche  san- 
glante, cette  tête  Tracassée!...  Je  n'aurais  pas  cru  la  mort  si  hor- 
rible. L'existence  de  ce  bandit  est-elle  donc  moins  précieuse  que 
la  mienne?  La  mienne!  n'est^elle  pas  *  jumais  misérable?  N'est-elle 
f as  crimioeHe  aussi?—  Mes  Bieu!  pardonnegHilioi.  —J'ai  aecôrdé 
1&  vie  à  Tautre...  je  n**aurais  pas  eu  le  courage  de  1»  lui  dter...  —El 
lui!...  qui  dort  là  si  profondément,  il  n'eût  pas  fait  grâce;  il  n'en 
voulait  laisser  échapper  aucun!  Ëtait-oe  courage?  était-ce  férocité? 

ASf  OLPBB ,  révjinl. 

A  moi!  à  l'aide!  on  m'assassine...  (n  t*ague  tur  ton  lit.)  Infimes!  la 
contre  un!..«  Je  perds  tout  mon  sang!...  Dieu,  Dieu!... 

(n  t^évèine  en  pouttant  dea  crit.  Marc  t*éTeille  en  torsaut  et  court  au  hasard;  Atlofjphe 
«e  fére'égflré  «t  le  prend  t  la  gorge.  Tout  deux  crteiC  ei  ItMeM  «neniSle.  6tl«ttl  le 
jette  an aSievd^ewi.) 

GABRIEL. 

Arrètez^,  Astolphe!  revenez  à  vous:  c'estwn  rêve!...  Vous atl- 
tr iilez  mon  vieux  serviteur,  (n  le  tecom  et  réveiue^ 

A8TOLFHS  «fa -tomber  tur  ton  IM^el  Veasuie  Je  troUL 

C'est  «m  affreux  catieheaiar  en  effet!  Oui,  je  vous  recoanais^iea 
matnienant!  Je  suis  couvert  d'une  sueur  glacée.  J^^i  bu  ce  ê^tta 
irin  détestable. "^^  Ne  faites  pas  attention  à  moi. 

^11  t'étead  poar  dormir.  Gabriel  Jette  ton  manteau  tur  Astolphe  ot  Ta  te  rattooir  tur  ton  WL) 

GAniBL. 

Ak\  ils  rêvent  4onc  aussi,  les  autres?...  Ilscoansissent  donc  le 
trouble,  l'^areroent,  la  crainte...  du  moins  en  songe!  Ce  lourd 
sommeil  «'est  que  le  fMt  d'une  organisation  plus  grossière...  on  ploi 
v^Miste;  ae  »'est  pas  le  résultat  d'une  ame  phis  ferme,  d'ane  inMgi- 
nation  plus  oakne.  -^  Je  ne  sais  pourquoi  oet  orage  qui  a  passé  sur 
lui,  m'a  pendu  «ne  sorte  de  sérénité;  il  me  semble  qu'à  présent  je 


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j/CKom  dormir...  MoB  Dieuv Je  n'ai  pos  d'autre  ami  qq^  vougj.^^ 
9qpii6  le |0jar  fatal  où  ce  secret  funeste  m'a  été  dévoilé,  Je  oe  me 
wsîamaîs  eudormi  saps  remettre  mou  ame  eotre  v.os  mains,  et.saus 
100$  dwiandor  la  justifie  et  la  Hrltél,,.,  Vous  me  deva^.plus  dfi  se- 
eouis  et  de  pi:i^çUon  qgi'jf  tout  autre,  car  jis  suia  une  étrange  vio- 

tÎHieL..  C»  s'endort.) 

AS  lOLPOP  ,  se  rclçvAul, 

l8i{KN^ble  de  dormir  eu  pai];^d*épouyantal)les  images  asslègipnt 
«PO  caveau*  U  vaudra  mieux  me  tenir  éveillét^ou  ho'ire  une  boutie^iUe: 
4»  e^  vin  903  le  ebarjtahliç  sbire,  ému J^i^u'aux larmes  par  la JjSUr 
ig$ae  efcpar.  lesico^de  mon  petit  cousin  y  a. glissée  par-là.^,  (ii  ci»«rcbf , 
mihjm  tiAQi»,Qijws.i£Quyeiurà><iiiiuaecui>riei.}  Cet  enfant  dort  du  sommeil. 
dfô  anges!  Ma  foi  !  c'est  bien ,  à  son  ftge  •  de  dormir  apr/ès  une  petite. 
aventure  c^mme  celle  de  ce  soir^  U  a,  pardieu!  tné  son  homme  plus 
lestement  que  moi!  et  avec  un  petit  air  teanquille»..  G'ealJe  sang  du 
vieox  Jules  qoi  coule  dans  ces  Sne^i^es  bleues,  sous  cette  peau  si 
Mtprhgî...  Un  beatt  g»r£Qn,.  vivwenti  élevé,  4^Aawe  une  demoi- 
selle, an  fond  d'un  vieux  château,  par  un  vieux  pédant  hérissé; 4(9" 
grec  et  de  latin  ;  du  moins  c'est  Q»  qu'on  m'a  dit...  II  parait  que  cette 
ètocation-là  en  vaut  bien  une  autre.  ^  Ah  ca  !  vais-je  m'attondrir 
comme  le  cabaretier  et  comme  le  sbire,  parce  qu'il  a  promis  4e  ya^y^ 
mes  dettes?  Ob,  non  pas!  je  garderai  mon  franc  parler  avec  lui. 
Pourtant,  je  sens  que  je  l'aime,  ce  garçpn-là;  j'aime  la  bravoure 
dans  une  organisation  délicate.  Beau  méritera  moi,  d'être  intrépide, 
arec  des  mnscles  de  paysan!  Il  est  capable  de  ne  boire  que  de  l'eau, 
loi! — Si  je  le  croyais,  j'en  boirais  aussi,  ne  serait-ce  que  pour  avoir 
e^soaimeH  angéÛ^uet  mais,  conmie  il  n'y  en  a  pas  ici...  (H  prend  u 
bMiciiie etu  quiMe.)  Eh  bîenl  qu^aî-je  donc  à  le  negar-der  ainsi ,  comme^ 
■algie  moi?  Avec  ses  quinze  ou  seifee  ans,  et  son  menton  lisse 
eaome  oeM  d'Une  f6inBie>,  il  me  fait  JHnsiidn...  je  vendrais  a¥oi^ 
use  natiresse  qni  lui  fessemMit.  Mais  une  femme  n'aura  jamais  ce* 
genre  de  beauté,  cette  candeur  mêlée  à  la  force,  ou  dn-moinsau  sen- 
timent de  la  force...  Cette  joue  rosée  est  celle  d'une  femme,  mais  ce 
lange  et  pur  est  celui  d'on  homme,  (n  renntiusoD  verne  ei  8>i•i<^<i,  en 

làcb««i^iilM«Di  pour  resupder  GiOirtel  U  ImiL)  La  FaUStîna  ^t  ttn»*. 

jolinfiUew  mab  il  y  a  Umîmics  dans  c^e  ciéabum:,  malgré*  ses  min^ 
oauderies,  une  impudence  indélébile>^^.  son  rire  surtout  me  crispe 
kn  ner&.  Un  cire  40  eonilisanel  ^  J'ai  Fê^,é  qu'eite  sauf  ait  avec 
Albeilo;  elle  en  est,  mille  tonnnrr^es,  bien,  capable  !  (RestiviaiiiOji^riei.}; 
Si  je  l'avais  vue  une  seule  fois  dormir  ainsi ,  j'en  serais  v^éritaUeY*' 

3. 


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36  RBVtB  DBS  DEUX  MONDES. 

ment  amoureux.  —  Mais  elle  est  laide  quand  elle  dort!  on  dirait 
quil  y  a  dans  son  ame  quelque  chose  de  vil  ou  de  farouche  qui  di^ 
paraît  à  son  gré  quand  elle  parle  ou  quand  elle  chante,  mais  qui  se 
montre  quand  sa  volonté  est  enchaînée  par  le  sommeil...  — Pouah! 
ce  vin  est  couleur  de  sang...  il  me  rappelle  mon  cauchemar...  Déci- 
dément je  me  dégoûte  du  vin,  je  me  dégoûte  des  fenunes,  je  me 
dégoûte  du  jeu...  Il  est  vrai  que  je  n'ai  plus  soif,  que  ma  poche  est 
vide,  et  que  je  suis  en  prison. — Mais  je  m'ennuie  profondément  de 
la  vie  que  je  mène;  et  puis,  ma  mère  ra  dit.  Dieu  fera  un  miracle  et 
je  deviendrai  un  saint.— Oh!  qu'est-ce  que  je  vois?  c'est  très  édi- 
fiant! mon  petit  cousin  porte  un  reliquaire;  si  je  pouvais  écarter  tout 
doucement  le  col  de  sa  chemise ,  couper  le  ruban  et  voler  l'amulette, 
pour  la  lui  faire  chercher  à  son  réveil... 

(H  8*approche  doucement  du  lil  de  Gabriel  et  ayance  la  main.  Gabriel  s*éTeiUe  brusque- 
ment et  lire  son  poignard  de  son  sein.) 

GABRIEL. 

Que  me  voulez-vous?  Ne  me  touchez  pas,  monsieur,  ou  vous  êtes 
mort! 

ASTOLPHE. 

Malpeste!  que  vous  avez  le  réveil  farouche,  mon  beau  cousin!  vous 
avez  failli  me  percer  la  main. 

GABRIEL,  sèchement  et  sautant  à  bas  de  son  lit. 

Mais  aussi,  que  me  vouliez-vous?  Quelle  fantaisie  vous  prend  de 
m'éveiller  en  sursaut?  C'est  une  fort  sotte  plaisanterie. 

ASTOLPHE. 

Oh!  oh!  cousin!  ne  nous  fâchons  pas.  Il  est  possible  que  je  sois 
un  sot  plaisant,  mais  je  n'aime  pas  beaucoup  à  me  l'entendre  dire. 
— Croyez-moi,  ne  nous  brouillons  pas  avant  de  nous  counaitre;  si 
vous  voulez  que  je  vous  le  dise,  la  relique  que  vous  avez  au  cou  me 
divertissait...  J'ai  eu  tort,  peut-être;  mais  ne  me  demandez  pas  d'ex- 
cuses, je  ne  vous  eu  ferai  pas. 

GABRIEL. 

Si  ce  colifichet  vous  fait  envie,  je  suis  prêt  à  vous  le  donner.  Mon 
père  en  mourant  me  le  mit  au  cou,  et  long-temps  il  m'a  été  précieux; 
mais  depuis  quelque  temps,  je  n*y  tiens  plus  guère.  L^  voulez-vous? 

ASTOLPHE. 

Non!  Que  voulez-vous  que  j'en  fasse:  maissavez-vous  que  ce  n'est 
pas  bien,  ce  que  vous  dites  là?  La  mémoire  d'un  père  devrait  vous 
être  sacrée. 


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GABRIEL.  .,  37 

GABRIEL. 

C'est  possible!  mais  une  idée!...  Chacun  a  les  siennes! 

ASTOLPHB. 

£h  bien!  moi,  qui  ne  suis  qu'un  mauvais  sujet,  je  ne  voudrais  pas 
parier  ainsi.  J'étais  bien  jeune  aussi  quand  je  perdis  mon  père,  mais 
tout  ce  qui  me  vient  de  lui  m'est  précieux. 

GABRIEL. 

Je  le  crois  bien! 

ASTOLPHB. 

Je  vois  que  vous  ne  songez  ni  à  ce  que  vous  me  dites,  ni  à  ce  que 
je  vous  réponds.  Vous  êtes  préoccupé?  à  votre  aise  !  —  fatigué  peut- 
être?  Bovez  un  gobelet  de  vin.  Il  n'est  pas  trop  mauvais  pour  du  vin 
de  prison. 

GABRIEL. 

Je  ne  bois  jamais  de  vin. 

ASTOLPHB. 

J'en  étais  sûr!  à  ce  régime-là  votre  barbe  ne  poussera  jamais,  mon 
dier  enfant. 

GABRIEL. 

C'est  fort  possible;  la  barbe  ne  fait  pas  l'homme. 

ASTOLPHB. 

Elle  y  contribue  du  moins  beaucoup  ;  cependant  vous  êtes  en  droit 
de  parler  comme  vous  faites.  Vous  avez  le  menton  comme  le  creux  de 
la  main ,  et  vous  êtes ,  je  crois ,  plus  brave  que  moi. 

GABRIEL. 

Vous  croyez? 

ASTOLPHB. 

DrWe  de  garçon  !  c'est  égal  ;  un  peu  de  barbe  vous  ira  bien.  Vous 
verrez  que  les  femmes  vous  regarderont  d'un  autre  œil. 

GABRIEL ,  haussant  les  épaules. 

Les  femmes? 

ASTOLPUE. 

Oui.  Est-ce  que  vous  n'aimez  pas  non  plus  les  femmes! 

GABRIEL. 

Je  ne  peux  pas  les  souffrir.  , 

ASTOLPHE,  riant 

Ah!  ah!  qu'il  est  original!  alors  qu'est-ce  que  vous  aimez!  le  grec, 
la  rhétorique ,  la  géométrie,  quoi? 

GABBIBL. 

Rien  de  tout  cela.  J'aime  mon  cheval,  le  grand  air,  la  musique,  la 
poésie ,  la  solitude ,  la  liberté  avant  tout. 


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39  RBYIJE  DBS  ABUIL  XONDSS. 

ASTOLPHB. 

Mais!  c'est  toès  joli  tout  cela;  cependant  je  vous  aomis  om  tant 
soit  pea  philosophe. 

GABRUBL. 

Jfe  le  sois  HDupeiu 

ASTOJLPHE. 

Mais  j*espère  qae  vous  n*ètes  pas  égoïste? 

GABRIEL. 

Je  n*en  sais  rien. 

ASTOLPHB. 

QpojL!  n'aimez-Yous  persopue?  N'avea-vous  pas  un  seul  ami? 
Pas  encore;  mais  je  désire  vous  avoir  pour  ami. 

ASTM.PBB. 

Moil  c'est  très  obligeant  de  votre  part,  mais  save^^ouasi  j'en  suis 
digne? 

OAJBRSBL. 

Je  désire  que  vous  le  soyez.  Il  me  semble  que  vous  ne  pourrai  pM 
être  autrement,  d'après  ce  que  je  mepropose  d'être  pour  vous. 

AaroLPHR. 

Oh!  doucement,  doucement^  mon  causin!  Vous  avez  parlé  de 
paj«it  mes  dettes;  jf ai  répondu  :  Faites,  si;  cdavoDS  aoMse;  mais 
maintenaat,  je  vous  dis:  — Pas  d'airs  de  protection,  s'il  vous  platt» 
et  surtout  pas  de  sermons.  Je  ne  tiens  pas  énormément  à  payer  me» 
dettes;  et  si  vous  les  payez,  je  ne  promets  nullement  de  n'en  pas 
faire  d'autres.  Cela  regarde  mes  créancieris.  Je  sais  bien  que  poor 
l'honneur  de  la  famille,  il  vaudrait  mieux  que  je  fusse  un  garçoo 
iwg^,  q^e  je  ne  bantaase  point  les  tavernes  et  les  maufais  lieaxi«  an 
du  moins  que  j.e  me:UvGa9fle  à  mes  vices  en  secret. •• 

GABRIEL. 

Ainsi  vous  croyez  que  c'est  pour  l'honneur  de  la  famille  que  je 
m'offre  à  vous  rendre  service  ? 

ASTOLPHE. 

Cela  peut  être;  on  fait  beaucoup  de  choses  dans  notre  tonSR^Î^ 
amour-propre. 

(SABRiBL. 


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ASTOLPHB. 

Moi ,  jene  hais  personne^  je  ?oas  le  déclare.  Le  oiel  vom  a  fWt^iche 
et  raisonnable;  il  m'a  fait  pauvre  et  prodigue;  il  s'est  montré  trop  par- 
tial peut-être.  Il  eût  mieux  fait  de  donner  au  sang  des  Octave  un  peu 
de  réconomie  et  de  la  prudence  des  Jules,  au  sang  des  Jules  un  peu 
de  Tinsouciance  et  de  la  gaieté  des  Octave.  Mais  enfin ,  si  vous  êtes, 
eoninie  vous  le  paraissez ,  mélancolique  et  orgueilleux  ,j*aime'eticore 
mieax  mon  enjouement  et  ma  boirhomie  que  Totre  etmtii  et  tos 
rièhesses.  Vous  voyez  que  je  n'ai  pas  sujet  de  vous  haïr,  car  Je  tfai 
pas  stget  de  vous  envier. 

GABHTBL. 

Écootez,  Asto^he,  vmis  votis  trompez  sur  mon  gdii^.  iefuis 
«lélaucollqaepamature,  il  est  vrai,  mais  jenesui8|NniilorgiieiUeiix. 
&  j'avais  en  des  dispositions  à  l'être,  l'exemple  de  mespnreis  ni^n 
antait  guéri.  Je  vous  ai  semblé  un  peu  philosophe;  je  lésais  assezpeur 
lifflr  et  renier  celle  chimère  qui  met  l^isolemeBl,  ii  haine  et  letmal- 
ieiir  à  la  place  derunion,  des  sympathies  et  du  boiriieiir  domestiiiae. 

ASTOLPHB. 

C'est  bien  parler.  A  cfe  compte ,  j'accepte  votre  amidé.  Mais  ne  vous 
Y^Mz^ous  pas  un  mauvais  parti  avec  le  vieux  prince,  mon  graiïd- 
'ande ,  si  vous  toe  fréquerïtez? 

OABRIBL. 

Très  certainement,  cela  arrivera. 

ASTOLPHB. 

£d  ce  cas,  restons-^n  là,  croyez-moi.  Je  vous  remercie  de  vos 
bonnes  intentions;  comptez  que  vous  aurez  en  moi  un  parerit  plein 
f estime,  toujours  disposé  à  vous  rendre  service,  et  désireux  d'en 
trouver  l'occasion;  mais  ne  troublez  pas  votre  vie  par  une  amitié 
romanesque  où  tout  le  profit  et  la  joie  seraient  de  mon  éSté,  où 
toutes  les  luttes  et  tous  les  chagrins  rétomberaient  sur  vous.  Je  ne  le 
veui  pas. 

CÎABRfBL. 

ISt  moî!  je  le  veux ,  Astolphe;  écoutez-^moî.  II7  a  huit  jours ,  j'étais 
encore  un  enfant;  élevé  au  fond  d'un  vieux  manoir  avec  un  gouver- 
neur, une  bibliothèque,  des  faucons  et  des  chiens,  .je  ne  savais 
rien  de  Thistoire  de  notre  famille  et  des  haines  qui  ont  divisé  nos 
pères;  j'ignorais  jusqu'à  vôtre  nom,  jusqu'à  votre  existence;  on 
m'avait  élevé  ainsi,  pour  m'erapêcher,  je  suppose,  8'avoir  une  idée 
ou  un  sentiment  à  moi ,  et  l'on  crut  m'inoculer  tout  à  coup  la  haine 
et  l'orgueil  héréditali^,  en  m'apprenant,  dans  une  grave  ooftfémiçe. 


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40  R£YUB  DBS  DEUX  MONDES. 

qae  j.'étais,  moi  enfant,  le  chef,  Tespoir,  le  soutien  d'ane  illustre 
famille,  dont  Vous  étiez,  vous,  Fennemi,  le  fardeau,  la  honte. 

ASTÔLPHB. 

n  a  dit  eela ,  le  vieux  Jules?  0  Iftche  insolence  de  la  richesse! 

GABRIEL. 

Laissez  en  paix  ce  vieillard;  il  est  assez  puni  par  la  tristesse,  la 
crainte  et  l'ennui  qui  rongent  ses  derniers  jours.  Quand  ou  m*eiit 
appris  toutes  ces  choses,  quand  on  m*eut  bien  dit  que ,  par  droit  de 
naissance,  je  devais  éternellement  avoir  mon  pied  sur  votre  tète* 
me  réjouir  de  votre  abaissement  et  me  glorifier  de  votre  abjection* 
je  fis  seller  mon  cheval ,  j'ordonnai  à  mon  vieux  serviteur  de  me  sui- 
vre, et,  prenant  avec  moi  les  sommes  que  mon  grand-père  avait 
destinées  à  mes  voyages  dans  les  diverses  cours  où  il  voulait  m'en- 
voyer  apprendre  le  métier  d'ambitieux ,  je  suis  venu  vous  trouver 
afin  de  dépenser  cet  argent  avec  vous  en  voyages  d'instruction  ou 
en  plaisirs  de  jeune  honune ,  comme  vous  l'entendrez.  Je  me  suis  dit 
que  ma  franchise  vous  convaincrait  et  lèverait  tout  vain  scrupule  de 
votre  part;  que  vous  comprendriez  le  besoin  que  j'éprouve  d'aimer 
et  d'être  aimé;  que  vous  partageriez  avec  moi  en  frère;  qu'enfin,  votf 
ne  me  forceriez  pas  à  me  jeter  dans  la  vie  des  orgueilleux,  en  vous 
montrant  orgueilleux  vous-même  et  en  repoussant  un  cœur  sincère 
qui  vous  cherche  et  vous  implore. 

ASTOLPHE ,  Tcmbrassant  avec  effusion. 

Ma  foi!  tu  es  un  noble  enfant;  il  y  a  plus  de  fermeté,  de  sagesse  et 
de  droiture  dans  ta  jeune  tète ,  qu'il  n'y  en  a  jamais  eu  dans  toute 
notre  famille.  Eh  bien  !  je  le  veux  ;  nous  serons  frères  et  nous  nous 
moquerons  des  vieilles  querelles  de  nos  pères.  Nous  courrons  le 
monde  ensemble;  nous  nous  ferons  de  mutuelles  concessions,  afin 
d'être  toujours  d'accord  ;  je  me  ferai  un  peu  moins  fou ,  tu  te  feras 
un  peu  moins  sage.  Ton  grand-père  ne  peut  pas  te  déshériter,  tu  le 
laisseras  gronder  et  nous  nous  chérirons  à  sa  barbe;  toute  la  ven-» 
geance  que  je  veux  tirer  de  sa  haine,  c'est  de  t'aimer  de  toute  mon 
ame. 

GABRIEL ,  lui  serrant  la  main. 

Merci ,  Âstolphe;  vous  m'ôtez  un  grand  poids  de  la  poitrine. 

ASTOLPHB. 

C'est  donc  pour  me  rencontrer  que  tu  avais  été  ce  soir  à  la  taverne? 

GABRIEL. 

On  m'avait  dit  que  vous  étiez  là  tous  les  soirs. 


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GABRIEL.  41 

ASTOLPHB. 

Cher  Gabriel!  et  ta  as  failli  être  assassiné  dans  ce  tripot!  et  je 
reosse  été,  moi,  pent-ètre  sans  ton  secours!  ah!  je  ne  t'exposerai 
jamais  plus  à  ces  ignobles  périls;  je  sens  que  poar  toi  j'aorai  la  pni* 
dence  que  je  n'avais  pas  ponr  moi-même.  Ha  rie  me  semblera  plus 
précieuse  unie  à  la  tienne. 

GABRIEL,  s*approchant  de  la  griHe  de  la  fenêtre. 

Tiens!  le  jour  est  levé:  regarde,  Astolphe,  comme  le  soleil  rougit 
les  flots  en  sortant  de  leur  sein.  Puisse  notre  amitié  être  aussi  pore, 
iOMi  belle  que  le  joor  dont  cette  aurore  est  le  brillant  présage  ! 

(  Le  geôlier  et  le  chef  dei  sbires  entrent  ) 
LB  CHEF  DBS  SBIRBS. 

Messeigneurs,  en  apprenant  vos  noms,  le  chef  de  la  police  a 
ordonné  que  vous  fussiez  mis  en  liberté  sur-le-champ. 

ASTOLPHB. 

Tant  mieux,  la  liberté  est  toujours  agréable;  elle  est  comme  le  bon 
tin,  on  n'attend  pas  pour  en  boire  que  la  soif  soit  venue. 

GABRIEL. 

Allons!  vieux  Marc,  éveille-toi.  Notre  captivité  est  déjà  terminée. 

MARC,  bas  i  Gabriel. 

Eh  quoi  I  mon  cher  roaitre ,  vous  allez  sortir  bras  dessus  bras  dessous 
avec  le  seigneur  Astolphe?...  Que  dira  son  altesse  si  on  vient  à  lui 
redire... 

•    GABRIEL. 

Son  altesse  aura  bien  d'autres  sujets  de  s'étonner.  Je  le  lui  ai 
promis;  je  me  comporterai  en  homme! 


SECONDE  PARTIE. 

Dans  la  maison  d*AIstolphe. 

SCElVi:  PREniÉRE. 

ASTOLPHE,  LA  FAUSTINA. 

(Astolphe ,  en  costume  de  fantaisie  très  riche,  achève  sa  toilette  derant  an  grand  miroir. 
La  Faustlna  très  parée  entre  sur  la  pointe  du  pied  et  le  regarde.  Astolphe  essaie  plu- 
sieurs coirfures'tour  i  tour  avec  beaucoup  d'attention. 

FAUSTINA ,  à  part. 

Jamais  fenune  mit-elle  autant  de  soin  à  sa  toilette,  et  de  plaisir  à 
se  contempler?  Le  fat! 


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42  REVUE  DES.  HBini  MONDES. 

ASTOLPHE,  qui  voit  FMifiiM  éum  la  glace.  A  part 

Von!  ja  te  vois  fort  bien,  fléau  de  ma  bourse,  ennepi  de  mot 
saliitfl.  AU  tu  WYîenp.nie  tisouverl  Je  vais  ta  bina  w  peu  damnée  i 
mophtaur». 

(  IU#lf  ^Moivie  «VHP  iwiaaftcjatiip  d*iinpaUeooe  ekvrvut^  ml  jclieTeliini  miqptieuffiinnK,), 
FAUSTUfA,  s*anled  et  le  regarde.  Toujpuri  i|^art« 

Courage,  admirertoi,  beau^  damoiseau!  £t  qu'où,  dise  que  Tes 
(emmm  «oatcoquetteal  H  ne  daigne;^  pas^^  natoumec  I  ' 

AUDIMra^ilMit; 

Je  gage  qo^oq  s^ioqpatieiitei  Oh  !  je  wtêmtA  pair  Jrt^deiA  tôt l 

(  Il  recommeoce  i  essayer  tes  toques.) 
PACSTINA ,  i  parti 

Elieeral...  Ee  fMt  est  qu'il  est  beau ,  bien  plus  beau  qu'Antonio; 
et  on  dira  ce  qu'on*  voudra ,  rien  ne  fait  tant  d'honneur  que  i*ëk%mt 
bras  d'un  beau  cavalier.  Cela  vous  pare  mieux  que  tous  les  joyaux 
du  monde.  Quel  dommage  que  tous  ces  Alcibiades  soient  si  vile 
ruinés!  En  voHà  un  qui  n'a  plus^le  moyen  de  donner  une  agral^ 
de  ceinture,  ou  un  nœud  d'épaulé  à  une  fenunel 

ASTOLPim ,  fleignant  de  se  parler  i  lui-mêne;  % 

PeutHon  poser  ainsi  une  plume  sur  une  barrette  ?  Ces  gens-là  s'ima- 
ginent totqpurs  coiffer  des  étudians  de  Pavie! 

(  Il  arrache  la  plume  et  la  Jette  par  terre.  FaosCtna  la  ramasse.) 
FAUSTINA.ipart. 

Une  plume  magnifique ,  elle  costumier  la  lui  fera  payeiu  Maia  eâ 
prend-il  assez  d'argent  pour  louer  de  si  riches  habits?  (Beganignt  «luw 
d*eiie.  )  Eh  mais!  je  n'y  avais  pas  fait  attention!  Comme  cet  apparte- 
ment est  changé  I  Quel  luxe  !  C'est  un  palais  aujourd'hui  !  Des  glaces! 

des  tableaux  I    (  Regardant  le  sofa  où  elle  est  assise.  )   Un  meublo  de  VeloUTS 

tout  neuf,  avec  des  crépines  d'or  fin  !  Aurait-il  fait  un  héritage?  Ah  ! 
mon  Dieu ,  et  moi  qui  depuis  huit  jours.» .  Faut-il  que  je  sois  aveugle  ! 

Un  si  beau  garçon  !...   (EUe  tire  de  sa  poche  UD  petit  miroir  et  arrange  sa  coiflUre.) 
ASTOLPHE  ,  i  part. 

Oh!  c'est  bien  inutile!  Je  suis  dans  le  chemin  de  la  vertu. 

FAUSTUf  A,  se  levant  et  allant  i  lui. 

A  votre  aise,  infidftle!  Quand  donc  le  beau  Narcisse  daignera-t-il 
détourner  la  tète  de  son  miroir? 

ASTOLPUE ,  sans  stt  rolourner.. 

Ah!  c'est  toi,  petite? 

FAUSTINA. 

Quittez  ce  ton  protecteur  et  regardez-moi. 


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48 

ASTOLPHBt,  «uM-fe  retourner. 

Qae  me  veux-tu?  Je  suis  pressé. 

FAUBTINArle  llMBtfpar  le  brat. 

Hais,  yraiment,  vous  ne  reconnaissez  pastma  veix,  JUto^e? 
Votre  miroir  vous  absorbe  ! 

ASTOLPHB,  se  retoome  lentemeni  et  la  regarde  d^mudr  tedilMMDL 

Eh  bien  !  qu'y  a-t-il?  Je  vous  regarde.  Vous  n'êtes  pas  mal 
Où  passez-vous  la  nuit  ? 

FACarnU^é  part 

Bad^it?  La  jaiootie  letreDduatiiioiiis'fler.  I^Ms  tfaawtfm< 
(  Haut.  )  Je  soupe  chez  LudoviCé 

ASTOLPHE. 

J'en  suis  bien  aise ,  c'est  là  aussi  que  je  vais  tout  i  l'heure. 

FAUSTINA. 

Je  ne  m'étonne  plus  de  ce  riche  déguisement.  Ce  swa  une  fête 
magnifique.  Les  plus  belles  filles  de  la  ville  y  sont  conviées;  chaque 
cavalier  amène  sa  maîtresse.  Et  tu  vois  que  mon  costume  atetipas  de 
mauvais  goût. 

ASTOLl^HB. 

Un  peu  mesqm'n!  C'est  du  goAt  d'Antonio?  Ah!  je  ne  reconnais 
pas  là  sa  libéralité  accoutumée.  U  paraît,  ma  pauvre  FaiwtîM ,  qu'il 
commence  à  se  dégoûter  de  toi? 

FAUSTINA. 

C'est  moi  plutôt  qui  commence  à  me  dégoûter  de  lui. 

ASTOLPffi ,  etsayaiit  des  gattts. 

Pauvre  garçon! 

FAVSTINA. 

Vous  le  plaignes? 

AaroLPHB. 

Beaucoup,  il  est  en  veine  de  malheur.  Son  oncle  est  mort  la  se- 
maine passée ,  et  ce  matin  à  la  chasse ,  le  sanglier  a  éventré  le  meil- 
leur de  ses  chiens. 

FAUSTINA. 

C'est  juste  comme  inoi  :  ma  camériste  a  cassé  ce  matin  mon  magot 
de  porcelaine  du  Japon,  mon  perroquet  s'est  empoisonné  avant-hier, 
et  je  ne  t'ai  pas  vu  de  la  semaine. 

ASTOLPHE,  feignant  d^afoir  mal  entendu. 

Qu'est-ce  que  tu  dis  de  Célimène?  J'ai  dîné  chez  elle  hier.  Et  toi» 
où  dtnes4u  demain? 

FAtSTINA. 

Avec  toi. 


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ik  RBTUB  DBS  DEUX  MONDES. 

ASTOLPHE. 

Tu  crois? 

FAUSTINA. 

Cestune  fantaisie  que  j'ai. 

ASTOLPHE. 

Moi ,  j'en  ai  nne  autre. 

FAUSTINA. 

Laquelle? 

ASTOLPHE. 

C'est  de  m'en  aller  à  la  campagne  avec  une  créature  'charmante 
dont  j'ai  fait  la  conquête  ces  jours-ci. 

FAUSTINA. 

Ahl  ah!  Eufémia  sans  doute? 

ASTOLPHE. 


Fi  doncl 

Célimène? 
Ah  bah! 

Francesca? 
Grand  merci! 


FAUSTINA. 
ASTOLPHE. 
FAUSTINA. 
ASTOLPHE. 


FAUSTINA. 

Mais  qui  donc?  Je  ne  la  connais  pas? 

ASTOLPHE. 

Personne  ne  la  connaît  encore  ici.  C'est  une  ingénue  qui  arrive  de 
son  village.  Belle  comme  les  amours,  timide  comme  une  biche,  sage 
et  fidèle  comme... 

FAUSTINA. 

Comme  toi? 

ASTOLPHE. 

Oui,  comme  moi,  et  c'est  beaucoup  dire,  car  je  suis  à  elle  pour 
la  vie. 

FAUSTINA. 

Je  t'en  félicite...  Et  nous  la  verrons  ce  soir,  j'espère? 

ASTOLPHE. 

Je  ne  crois  pas...  Peut-être  cependant.  (  a  part.)  Oh  !  la  bonne  idée. 
(Haat.  )  Oui ,  j'ai  envie  de  la  mener  chez  Ludovic.  Ce  brave  artiste  me 
saura  gré  de  lui  montrer  ce  chef-d'œuvre  de  la  nature ,  et  il  voudra 


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GABRIEL.  45 

biretoutde  suite  sa  statue...  Hais  je  n*y  consentirai  pas;  je  suis 
jaiom  de  mon  trésor. 

FACSTINA. 

Prends  garde  que  celui-là  ne  s'en  aille  comme  ton  argent  s'est  en 
iDé. — En  ce  cas,  adieu;  je  venais  te  proposer  d'être  mon  cavalier 
pour  ce  soir.  C'est  un  mauvais  toor  que  je  voulais  jouer  à  Antonio. 
Mais  puisque  tu  as  une  dame ,  je  vais  trouver  Henrique  qui  fait  des- 
folies pour  moi. 

ASTOLPHE,  un  peu  ému. 

Henrique?  (Se  remetunt  aussitôt  )  Tu  ne  saurais  mieux  faire.  A  revoir^ 
doue! 

FAUSTINA ,  i  ptrt,  en  sorUnt. 

Bah!  il  est  plus  ruiné  que  jamais.  Il  aura  engagé  le  dernier  mor- 
oeao  de  son  patrimoine  pour  sa  nouvelle  passion.  Dans  hoit  jours,  le 
seigneur  sera  en  prison  et  la  fille  dans  la  rue.  (EUe  soru) 


ASTOLPHE,  seul. 

Avec  Henrique!  à  qui  j'ai  eu  la  sottise  d'avouer  que  j'avais  pris 
cette  fille  presqu'au  sérieux...  Je  n'aurais  qu'un  mot  à  dire  pour  la 
retenir...  (  u  ft  len  h  porte,  cl  rcwcni.)  Oh  !  non,  pas  de  Iftcheté,  Gabriel 
me  mépriserait ,  et  il  aurait  raison.  Bon  Gabriel!  le  charmant  carac- 
tère! l'aimable  compagnon!  comme  il  cède  à  tous  mes  caprices,  lui 
qni  n'en  a  aucun ,  lui  si  sage,  si  pur  !  Il  me  voit  sans  humeur  et  sans 
pédanterie  continuer  cette  folle  vie.  Il  ne  me  fait  jamais  de  re- 
proche, et  je  n'ai  qu'à  manifester  une  fantaisie  pour  qu'aussitôt 
fl  aille  ao-devant  de  mes  désirs  en  me  procurant  argent,  équi- 
page, maîtresses,  luxe  de  toute  espèce.  Je  voudrais  du  moins 
ipTA  prit  sa  part  de  mes  plaisirs;  mais  je  crains  bien  que  tout  cela 
ne  l'amuse  pas ,  et  que  le  rare  enjouement  qu'il  me  montre  ne  soit 
l'hircHsme  de  Famitié.  Oh  !  si  j'en  étais  sûr,  je  me  corrigerais  sur 
rheure;  j'achèterais  des  livres ,  je  me  plongerais  dans  les  auteurs 
daasiques;  j'irais  à  confesse;  je  ne  sais  pas  ce  que  je  ne  ferais  pas 
pour  loi  !...  Mais  il  est  bien  long-temps  à  sa  toilette.  (  u  ti  rnpper  i  b 
panedef^iinrtcaMBidefiabrid.)  Eh  bien,  ami!  es-tu  prêt?  Pas  encore? 
Laisse-mol  entrer ,  je  suis  seul?  —  Non?  —  Allons!  comme  tu  vou- 
dras. (  n  reneat.  )  D  s'enferme  vraiment  comme  une  demoiselle.  0  veut 
<pe  je  le  voie  dans  tout  l'éclat  de  son  costume.  Je  suis  sûr  qu*il  sera 


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&6  RBYIJE  DES  DBtJl  MONDES. 

charmant  efn  fille  ;  la  Faustina  ne  Ta  pas  tq  ,  elle  y  aem  prisé,  et 
toutes  en  crèveront  de  jalousie.  —  Il  a  eu  pourtant  Ûcftt  delà  peint 
à  se  décider  à  cette  folie.  Cher  Gabriel!  c'est  moi  qui  suis  im  enfiut, 
et  lui  un  homme,  un  sage,  plein  d'indulgence  et  de  dévocfemeot! 
(Il  se  ttoiui  les  rniins.  )  Ah  !  je  vaîs  me  divertir  aux  dépens  de  la  PaustiMl 
Mais  quelle  impudente  créainre!  Antonio  la  semaine  deititém, 
lUenrique  aujourd^huf!  Gommé  les  pas  de  la  femme  sont  rapides  dto 
la  carrière  du  vice  !  Nous  autres,  nous  savons,  nous  pouvons  tMjom 
nous  arrêter  ;  mais  elles,  rien  ne  k^reUeiiisar  cette  pente  fatale,  et 
qtrandtiouscroyons  la  leur  faire  renMNiter,  nous  ne  faisons  (fuellta 
leur  chute  au  fond  de  Tabtme.  Mes  compagnons  ont  raison,  moi  qâ 
passe  pour  le  plus  mauvais  sujet  de  la  ville,  je  suis  le  moins  roué  de 
tous.  -^  l'ai  dies  hi^incts  deisentimentdlité,  je  rêve  d^  ailottrs  ro- 
tnarfésques,  et  c)uand  je  pres^  dans  mes^  bras  fine  'vile  cféalan, 
je  voudrais  m'imagîner  que  je  l'ahue.  —  Antonio  a  dA%ien  se  a»- 
quer  de  moi  avec  cette  misérable  folle!  —  J'aurais  dû  la  retenir  ce 
soir,  et  m'en  aller  avec  Gabriel  déguisé  et  avec  elle,  en  chantant  le 
couplet  deux  femmes  valent  mieux  qil*une.  J'aurais  donné  du  dépit 
à  Antonio  par  Faustina ,  à  Fausliott  par  Gabriel...  Allons  !  il  est  peut- 
être  temps  encore...  Elle  a  mentir  elle  n'aurait  pas  osé  aller  trouver 
ainsi  Menrique...  £Ue  n'est  pas  si  effrontée!  —  En  attendant  que 
Gabriel  ait  fini  4e  se  déguiser,  je  puis  courir  chez  elle,  c'est  tout  prés 
d*ici.  (  n  s'enveloppe  de  son  mantesu.)  Une  femme  pcut-clle  descendre  assez 
bas.pour  n'être  plus  pour  nous  qu'un  ot^et  dont  notre  vanité  fait  pa- 
rade comme  d'un  meuble  ou  d'un  habit  !    (a  sort.) 


scEBTE  m. 

GABRIEL,  en  babU  de  femtoe  très  4l«g«it,  «trt  leatoment  de  sa  ehambce. 
'  PERINNE  le  soit  a*un  air  oorieux  el  avide. 

C'est  assez,  dame  Pérhme,:jé  n'ai  plus  besoin  de  vous.  ¥oid  paor 
^la  peineqiae  vous  avez  prise.      (  n  lui  doane  doTar^ent.) 

FÉRINKB. 

llfonseigneur,  c'c^t  trop  de  bonté.  Votre  seigneurie  plaira  à  tontes 
les  femmes,  jeunes  et  vieilles,  riches  et  pauvres;  car,  eii^  qae4e 
ciel  a  toiit  fait  pour  elle,  elle  est  d'une  magnificence... 

GABRIEL. 

C'est  bien ,  c'est  bien ,  dame  Perinne.  Bonsoiri 


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PERINNE ,  mettant  Targent  dans  sa  poche. 

C'est  yraiment  trop!  votre  altesse  œ  m'a  pas  permis  de  l'aider.. « 
je  n'ai  fait  qu'attacher  la.  ceinture  et  les  bracelets.  Si  j'osais  donner 
un  dernier  floastii  àwtreteicdieMa^,  je^lui>  éasm  gw:  §m  cdiier  de 
dentelle  monte  trop  haat;  elle  a  le  cou  blanc  et  rond  comme  celui 
d'une  femme,  les  égailles  feraient  bon  elTet  fiousce  voile  transparent. 

(  EUe  veut  arranger  le  fichu ,  Gabriel  la  repousse.  ) 
GABHIfilu 

ÂMÊBtL^  iboas  4jH^;  îLne^faut  pasî^Bi'unélKeHissement  davienve' 
jmoeiajfatimkêiiiémmd^  Jte  me  tmuve  bîMitiisî^ 

Je  le  crois  Uen.!  Ai*  caemk  plu»  d^nne  gnodft>^hMBm  qmiiwudoiit 
afoii*  la  fine  ceinture  et  la  peau  d'albAtre  de  votre  altesseh..  («ktbrM 

tttoB  raoafoiient  (Timpatlence.  Perinne  fait  de  grandes  révérences  ridicules.  A  part,  en 

w4Êmmt.)te  n'y^ comprends  rilBBé  II  est  Ait  aatour;  mai» queHe  pu- 
deur Earonche  I  Ce  doit  être  uu  tafvaviit  ! 


SCEME  or. 

GABRIEL,  mUi'i^DroQkaMde.k^ff^ 

Que  je  soufTre  sous  ce  vêtement!  Toitf  me  gène  et  m'étouiïe.  Ce 
cwet  est  ufi  supplice',  etjemeseos  d'une  gnuobeiiel»..  je  n'ai  pas 
eqme  oflié  nae  regarder.  L'oril  ourieui  de  oeMe  vieille  me  glaçait 
decrainleL..  Pourtant,  sans  elle,  je  n'aurai»  jamais  su* m'habiUer. 

{ n  K  place  devant  le  miroir  et  Jette  un  cri  de  surpriaé.  )  MOfl  BîeU  !  OSt^Ce moi?  -— 

Hle  disait  que  je  ferais  une  belle  fille;..  Est-ce  vrai?  —  (iite regarde 
ingHempc  en  silence.  ]  Ces  femmes-là  donnent  des  louanges  pour  qu'on 
les  paie...  Astolphe  ne  me  trouvera-t-il  pas  gauche  et  ridicule?  —  Ce 
costume  est  indécent...  Ces  manches  sont:  trop  courtes4...  Ah!  j'ai 

d«  gUlts!....  (OnMliMgMilsallevUroau.desftts^dM'COHdes.)  Quelle  étrange 

fantaisie  que  la  sienne!  elle  lui  paraît  toute  simple,  à  lUil...  Et  moi , 
ioseosé  qui ,  malgré  ma  répugnance  à  prendre  (te  tels  vétlsmens,  n'ai 
pn  résister  aô^ésir  imprudent  de  Eairecatte  expérjence!...  Quel  eiïet 

?iis-je  p|OdlllI^9ttl^lMi?  Je  dois  être  sans  grâce!,,,  (lleaiaie  de  faire  quol- 

^Mt  pas  derant  la  glace.  )  H  me  semble  quc  cc  n'est  pas  si  difficile  pourtant. 

(  U  essaie  de  faire  Jouer  son  érenlail  el  le  brise.  )  Oh  !  pOUT  CCCi ,  je  n'y  Comprends 

ri^D!  mais  est-ce  qu'une  femme  ne  pourrait  pas  plaire  sans  ces  mi- 
nauderies? (  Il  resle  absorbé  dcraoi  lAg^iCC..), 


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48  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

SCÈHTE  V. 

GABRIEL ,  derant  ta  gtace;  ASTOLPHE ,  mire  doueement. 
ASTOLPHE,  à  paru 

La  malheureuse  m'avait  menti!  elle  ira  avec  Antonio! —Je  ne 
voudrais  pas  que  Gabriel  sût  que  j'ai  fait  cette  sottise!  (Après avoir 

lenné  ta  porte  avec  précaation ,  il  te  retourne  et  aperçoit  Gabriel  qui  lui  tourne  le  dot.  ) 

Que  vois-je!  quelle  est  cette  belle  fille?. . .  TiensI  Gabriel  ! ...  je  ne  te  re- 
connaissais pas ,  sur  l'honneur  I  (  Gabriel ,  très  confus ,  rougit  et  perd  oontenance.) 

Ah  !  mon  Dieu!  mais  c'est  un  rêve  !  que  tu  es  belle!...  Gabriel ,  est-ce 
toi?...  As-tu  une  sœur  jumelle!  ce  n'est  pas  possible...  mon  enfant!... 
ma  chère!... 

GABRIEL,  très  effrayé. 

Qu'as-tu  donc,  Astolphe?  tu  me  regardes  d'une  manière  étrange. 

ASTOLPHE. 

Mais  conunent  veux-tu  que  je  ne  sois  pas  troublé?  Regarde-toi. 
Ne  te  prends-tu  pas  toi-même  pour  une  fille? 

GABRIEL,  ému. 

Cette  Perinne  m'a  donc  bien  déguisé? 

ASTOLPHE. 

Perinne  est  une  fée.  D'un  coup  de  baguette  elle  t'a  métamorphosé 
en  fenune.  C'est  un  prodige ,  et  si  je  t'avais  vu  ainsi  la  première  fois , 
je  ne  me  serais  jamais  douté  de  ton  sexe...  TiensI  je  serais  tombé 
amoureux  à  en  perdre  la  tète! 

GABRIEL ,  TiremenL 

En  vérité,  Astolphe? 

ASTOLPHE. 

Aussi  vrai  que  je  suis  à  jamais  ton  frère  et  ton  ami ,  tu  serais ,  à 

l'heure  même,  ma  maîtresse  et  ma  femme  si Comme  tu  rougis, 

Gabriel!  mais  sais-tu  que  to  rougis  comme  une  jeune  fille?...  Tu  n'as 
pas  mis  de  fard,  j'espère?  C"»"»  louche  les  joues.)  Non!...  Tu  trembles? 

GABRIEL. 

J'ai  froid  ainsi ,  je  ne  suis  pas  habitué  à  ces  étoffes  légères. 

ASTOLPHE. 

Froid!  tes  mains  sont  brûlantes!...  Tu  n'es  pas  malade?...  Que  tu 
es  enfant,  mon  petit  Gabriel  !  ce  déguisement  te  déconcerte.  Si  je  ne 
savais  que  tu  es  philosophe,  je  croirais  que  tu  es  dévot,  et  que  tu 
i^enscs  faire  un  gros  péché...  Oh!  comme  nous  allons  nous  amuser! 
(ous  les  hommes  seront  amoureux  de  loi,  et  les  femmes  voudront, 


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GABRIEL*  49 

pir  dépit,  ^arracher  les  yeux.  —  Hs  sont  si  beaux  ainsi,  vos  yenx 
noirs!  je  ne  sais  où  j'en  sais;  Tu  me  fais  une  telle  illusion ,  que  je  n'ose 
phis  te  tutoyer!...  Ah!  Gabriel!  pourquoi  n'y  n-tril  pas  une  fenune 
qui  te  ressemble! 

GABRIEL. 

Tu  es  fou ,  Astolphe;  tu  ne  penses  qu'aux  femmes. 

ASTOLPHE. 

Et  à  quoi  diable  veux-tu  que  je  pense  à  mon  fige?  Je  ne  conçois 
point  que  tu  n'y  penses  pas  encore,  toi? 

GABRIEL. 

Pourtant  tu  me  disais  encore  ce  matin  que  tu  les  détestais? 

ASTOLPHE. 

Sans  doute,  je  déteste  toutes  celles  que  je  connais,  car  je  ne  con- 
nais que  des  filles  de  mauvaise  vie. 

GABRIEL. 

Pourquoi  ne  cherches-tu  pas  une  fille  honnête  et  douce?  une  per- 
sonne que  tu  puisses  épouser,  c'est-à-dire  aimer  toujours? 

ASTOLPHE. 

Des  filles  honnêtes!  ahl  oui ,  j'en  connais;  mais,  rien  qu'à  les  voir 
passer  pour  aller  à  l'église,  je  bâille.  Que  veux-tu  que  je  fasse  d'une 
petite  sotte  qui  ne  sait  que  broder  et  faire  le  signe  de  la  croix?  Il  en 
est  de  coquettes  et  d'éveillées  qui ,  tout  en  prenant  de  l'eau  bénite, 
TOUS  lancent  un  coup  d'œil  dévorant.  Celles-là  sont  pires  que  nos 
courtisanes,  car  elles  sont  de  nature  vaniteuse,  par  conséquent  vé- 
nale; dépravée ,  par  conséquent  hypocrite;  et  mieux  vaut  la  Faustina  » 
qui  vous  dit  effrontément  :  Je  vais  chez  Menrique  ou  chez  Antonio, 
qae  la  femme  réputée  honnête  qui  vous  jure  un  amour  étemel  et  qui 
TOUS  a  trompé  la  veille,  en  attendant  qu'elle  vous  trompe  le  lende- 
main. 

GABRIEL. 

Puisque  tu  méprises  tant  ce  sexe ,  tu  ne  peux  l'aimer. 

^  ASTOLPHE. 

Hais  je  l'aime  par  besoin.  J'ai  soif  d'aimer,  moi!  J'ai  dans  l'imagi- 
nation, j'ai  dans  le  cœur  une  femme  idéale!  Et  c'est  une  femme 
qui  te  ressemble,  Gabriel.  Un  être  intelligent  et  simple,  droit  et 
fin,  courageux  et  timide,  généreux  et  fier.  Je  vois  cette  femme 
dans  mes  rêves,  et  je  la  vois  grande,  blanche,  blonde,  comme  te 
Yoilà  avec  ces  beaux  yeux  noirs  et  cette  chevelure  soyeuse  et  parfu- 
mée. Ne  te  moque  pas  de  moi ,  ami,  laisse-moi  déraisonner.  Nous 

TOME  XIX.  4 


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Sd)  REVUE  DBS  P^Jt  MONDES. 

soumis,  eo  cAniav^UjCbacmi  re^H  l'effigfe  4fi  Cft  qu^H  désûr/e  èto 
oi|.d^rfèpQ^(J«ii;  1^1^14  3'JbabîUe  en  inaifara,l'iâibéqUeeod0Cr*> 
tejM:;,W>i  jp  t'habille  eo  fcfpme.  Pauvce  (jue  jç  suis,  j^  me  crée  m 
trésor  imaginaire,  et  je  te  contemple  d*un  œil  à  demi  triste,  a  demi 
enivré.  Je  sais  bien  que  demain  Us»  jolis  pieds  disparaîtront  dans  des 
bottes,  et  que  t^  mmn  saiïouera'  mievmnt  et  fcatemeUeiDefit  h 
mienne.  En  attendant,  si  je  m*eo.pi;oyAiSi  je  la  baiserais,  cette  main 
si.4Ki9a£t..^yw«u»^  t4.D)am.p:est  (yis  plus. grande  (viu^  cdUb^  d'usé 
femme,  et  ton  bras...  Laisse^oioi  baisser  ton  gant!.*,  ton  braseiL 
d'une  rondeur  miraculeuse...  ÀUons,  ma  chère  belle,  vous  êtes  d^une 
vertu  farouche l..^  Tiens!  tu  joues  ton  rôle  oooinne  un  auge  :  tu  re^- 
montes  tes  gants,  tu  frémis,  tu  perds  contenance!  A  merveille!  — 
Voyons,  marche  un  peu,  fais  de  petKsims. 

GAWlIBlk ,  essayant  de  rire. 

Tu  me  feras  marcher  et  parler  le  moins  possible,  car  f  ai  une  grosse 
voix ,  et  je  dois  avoir  aussi  bien  mauvais  grâce. 

ASTOLPHE. 

Ta  voix  est  pleine,  mai§  douce,  peu  de  ftfmmes  Tout  aussi  agréable; 
et  quant  à  ta  démarche,  je  t'asrare  qu'irfle  est  d'une  gaucherie  ado- 
rabte.  J«  ie  fais  passer  pour  une  iog^ue;  ne  t'ifiquiête  donc  pas  de 
tesnaniàras. 

GAfiftlEt. 

llai»eertrinemeiil  t»  femme  idéale  an  a  de  meilleures? 

ASTOLPHE. 

Eh  bien?  pas  du  tout.  En  te  voyant,  je  reconnais  que  cette  gau- 
cherie est  un  attrait  plus  puissant  que  toute  la  science  des  coquette^. 
Ton  costume  est  charmant!  Est-ce  I&  Perinne  qui  l'a  choisi? 

GA99|EI<. 

Non!  elle  m'avait  apporté  un  attirail  de  bohémienne;  je  lui  ai  fait 
faire  exprès  pour  moi  cette  robe  d^saicf  blanche. 

Et  tu  seras  plus  paré ,  avec  cette  simple  toilette  et  ces  perles,  que 
toutes  les  femmes  bigarrées  et  empanachées  qfii.s'jippn&tapt  &  t^4îl- 
pilter  la  pahne.  Mais  qui  a  posé  sur  Um  frx)ntcette  coljironqa  de  rom 
blanches?  Sais-tu  que  tu  ressemblesaux.ang^sxle  marhr^  de  noscar 
tbédrales?Qui  t'a  donné  l'idée  de  o^cp^liime  sisioipleet^sii  jr^çjjyerché 
en  même  temps? 

Un  rêve  que  j'ai  fait..,  il  y  a  quelque  temps. 


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GABmBt.  '  in 

ASTOLPHE. 

Ahî  ahl  tu  rêves  aux  anges,  toi^  Eh  bîenl  ne  t'ëveille  pas,  car  ta 
ne  trouveras  dans  la  vie  réelle  que  des  femmes!  Mon  pauvre  Gâbrief, 
continue,  si  tu  peux,  à  m  point  aimer.  Quelle  femme  serait  di^ne  de 
toi?  ïl  me  semble  que  le  jour  où  tu  aimeras,  je  serai  triste,  je  serai 
jaloux. 

tX  nfals,  nedéttiâH^lP^  ^^  jaloux  dés  femtirâ^ ^près  lesquelles 
tu  cours?  "  '_ 

'        AStOEPAB.    ■'-••> 

Oh!  pour  cela,  tu  aurais  grand  tort!  il  n'y  ia  pas  de  quoi  !t>it  frappe 

en  bas  !... .  Vite  à  ton  r6Ie.  (  néamm  m  toIi  qui  le  font  enlendre  sur  reiBriierO 

—Vive  Dieu!  c*est  Antonio'avec la  Paoslimv'llsivieimeiit  ndw^lier- 
cher.  Mets  vite  ton  masque!.^. 4e«  manteau!...  un  manteau  de  satin 
rose  doublé  de  cygne?  c'est  charmant!...  Allons,  cher  Gabriel!  àrpré- 
sent  que  je  ne  vois  plus  ton  visage>m  les  bras,  je  me  rappelle  que  tu 
es  mon  caowrade...  Yiea&l.r*  ^ie4oi  un  peun  aikms!  vive  laijaie! 

(ItoMrtenU) 

SCEME  VI. 

Chez  Ludovic.  —  Un  boudoir  à  demi  éolâirâ,  doDOânt  êttr  «m  galerie  très  riehe ,  Dt 
au  fond  un  salon  étincelant. 

GABRIEL,  déguisé  en  femme.,  c«t Mli'Mr  an  lofa.  ASTOLPHE  entre, 

doBWBt  iciirte*  là  TADSTINA. 

FALSTINA ,  d*un  ton  aigrr. 

Un  boudoir?  Oh!  qu*il  est  joli^!  mais  nous  sommes  trop  d'une  ici. 

«OASafBL ,  froideiuellt. 

lIad«Biea^fai80»,eit)e  hii*oèdetla'{daGe.        (nteiAve.) 

FAUOTIlfA^ 

IlfMill  qttefousmîMesipas'jaloQMf? 

EHe  «araii  gtand  tort!  Je  !te  M  ai  dit,  elle^ peut  être  bim  traiK 
qaille. 

GABRIEL. 

Je  ne  suis  ni  très  jalouse,  ni  très  tranquille;  mais  je  baisse  pavillou 
devant  madame. 

FAUSTINA. 

Je  vous  prie  de  rester,  mailame.... 

ASTOLPUE. 

Je  te  prie  de  rappelerjmademoiselle,  et  non  pas  ihadame. 

k. 


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S2  REVUE  BES  DEUX  MONDES. 

FAU8TINA ,  riant  aux  éclats. 

Ah  bieni  oui,  mademoiselle!  Tu  serais  mi  grand  sot,  mon  pauvre 
Astolphe!... 

ASTOLPHE. 

Ris  tant  qae  ta  voudras;  si  je  pouvais  t'appeler  mademoiselle,  je 
t'aimerais  peut-être  encore. 

FAUSTINA. 

Et  j*en  serais  bien  f&chée,  car  ce  serait  un  amour  à  périr  d'ennui. 
(A  Gabriel.)  Est-co  quo  Cela  VOUS  amûse ,  Tamour  platonique?  (  a  part) 
Vraiment,  elle  rougit  comme  si  elle  était  tout-à-fait  innocente.  Où 
diable  Astolphe  IVt-il  pèchée? 

ASTOLPHE. 

Fausta ,  tu  crois  à  ma  parole  d'honneur? 

FACSTINA. 

Mais,  oui. 

ASTOLPHE. 

Eh  bienI  je  te  jure  sur  mon  honneur  (non  pas  sur  le  tien)  qu'élit 
«'est  pas  ma  malU*esse,  et  que  je  la  respecte  conune  ma  sœur. 

FACSTINA. 

Tu  comptes  donc  en  faire  ta  femme?  En  ce  cas,  tu  es  un  grand  sot 
de  l'amener  ici ,  car  elle  y  apprendra  beaucoup  de  choses  qu'elle  est 
censée  ne  pas  savoir. 

ASTOLPHE. 

Au  contraire,  elle  y  prendra  l'horreur  du  vice,  en  vous  voyant ,  toi 
et  tes  semblables. 

FAUSTINA. 

C'est  sans  doute  pour  lui  inspirer  cette  horreur  bien  profondément 
que  tu  m'amenais  ici  avec  des  intentions  fort  peu  vertueuses?  Ma- 
dame.... ou  mademoitolle....  vous  pouvez  m'en  croire,  il  ne  comp- 
tait pas  vous  trouver  sur  ce  sofa.  Je  n'ai  pas  de  parole  d'honneur, 
moi,  mais  monsieur  votre  fiancé  en  a  une;  faites-la  lui  donner!.... 
qu'il  ose  dire  pourquoi  il  m'amène  ici!  Or,  vous  pouvez  rester;  c'est 
une  leçon  de  vertu  qu' Astolphe  veut  vous  donner. 

GABBIEL,  à  Astolphe. 

Je  ne  saurais  souffrir  plus  long-temps  l'impudence  de  pareils  dis- 
cours; je  me  retire. 

ASTOLPHE,  bas. 

Comme  tu  joues  bien  la  comédie!  On  dirait  que  tu  es  une  jeune 
lady  bien  prude« 


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GABRISL.  53 


Je  t'assure  qoe  je  ne  joue  pas  la  comédie.  Toat  ceci  me  répugne, 
UBe-moi  m'en  aller.  Reste;  ne  te  dérange  pas  de  tes  plaisirs  pour 
■oL 

ASTOLPHE. 

Non,  par  tous  les  diables!  Je  veux  chfttier  rimpertinence  de  cette 
pécore!  (Huil)  Faosta,  va-t-en,  laisse-nous.  J'avais  envie  de  mt 
leoger  d'Antonio;  mais  j*ai  vu  ma  fiancée,  je  ne  isonge  plus  qu'à  elle. 
Gfaod  merci  pour  l'intention  ;  bonsoir. 

FADSTUfA,  arec  ftireur. 

Ta  mériterais  que  je  foulasse  aux  pieds  la  couronne  de  fleurs  de 
cette  prétendue  fiancée,  déjà  veuve  sans  doute  de  plus  de  maris  que 

ta  D'as  trahi  de  femmes.       (  EUe  t^approcbe  de  Gabriel  d*un  air  mcnaçanL) 
ASTOLPHE ,'  la  repoussant. 

Fausta!  si  tu  avais  le  malheur  de  toucher  à  un  de  ses  cheveux,  je 
rattacherais  les  mains  derrière  le  dos,  j'appellerais  mon  valet  de 
diambre,  et  je  te  ferais  raser  la  tète. 

(Faoau  tombe  sur  le  canapé,  en  proie  à  des  oonTulsioni.  Gabriel  s*approcbe  d*eUe.  ) 
GAERIEL. 

Astolphe,  c*est  mal  de  traiter  ainsi  une  femme.  Vois  comme  elle 
souffre! 

•    ASTOLPHE. 

C'est  de  colère,  et  non  de  douleur.  Sois  tranquille,  elle  est  habi- 
tuée à  cette  maladie. 

GABRIEL. 

Astolphe,  cette  colère  est  la  pire  de  toutes  les  souffrances.  Tu  l'as 
provoquée,  tu  n'as  plus  le  droit  de  la  réprimer  avec  dureté.  Dis-lui 
on  mot  de  consolation.  Tu  l'avais  amenée  ici  pour  le  plaisir,  et  non 
pour  l'outrage.  (UFausUna  feint  de  s'éranouir.)  Madame,  remettcz-vous ; 
tout  ceci  est  une  plaisanterie.  Je  ne  suis  point  une  femme;  je  suis  le 
cousin  d' Astolphe. 

ASTOLPHE. 

Mon  bon  Gabriel ,  tu  es  vraiment  fou! 

FACSTINA ,  reprenant  lestement  ses  esprits. 

Vraiment!  vous  êtes  le  prince  de  Bramante?  ce  n'est  pas  possi- 
ble!... Mais  si  fait ,  je  vous  reconnais.  Je  vous  ai  vu  passer  à  cheval 
Fantre  jour,  et  vous  montez  à  cheval  mieux  qu'AstoIphe ,  mieux 
qu'Antonio  lui-même ,  qui  pourtant  m'avait  plu  rien  que  pour  cela. 

ASTOLPHE. 

Bhbien!  voici  une  déclaration.  J'espère  que  tu  comprends,  Gabriel, 
et((Qe  tu  sauras  profiter  de  tes  avantages.  Ah  !  ça,  Faustina,  tuesime 


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M  RETUB  DWmmL  MONDES. 

bonne  Bile ,  ne  va  pas  trabir  le^^CFèt  ife  notre  mascarade.  Tu  en  as 
été  dape.  Tftehe  de  n*étre  pas  la  seiile,  ^  serait  honteux  poor  toi. 

FAOSTIMA. 

Je  m'en  garderai  bien!  Je  veux  qu* Antonio  soit  mystifié,  et  le  |^ 
craellement  possible,  car  il  est  déjà  éperdument  amoureux  de 
monsieur,  (a GabrieL)  Bon!  je  l'aperçois  qui  vous  lorgne 4u  fond  du 
salon.  Je  vais  vous  embrasser  pour  le  confirmer  dans  son  erreur. 

GABRÏEL ,  reculant  devant  rerobrasaide. 

Grand  merci  !  je  ne  vais  pas  sur  les  brisées  de  mon  cousin. 

.  FAC^i;U|A. 

Obi  qu'il  est  vertueux!  Est-ce  qutil  est  dévot!  Eh  bien!  ceci  me 
platt  à  la  foUe.  Mon  Dieu  qu'il  est  joli!  JMolphe^  ta  es  encore 
amoureux  de  moi ,  car  tu  >ne  tme  VmBis  ipas  présenté;  tu  savais  biea 
qu'on  ne  peut  le  vdr  impunément,  i^t-ee  que  ces  beaux  cheveux: 
ioilt  à  vous?  et  quelles  mains  I  c'est  un  amour  ! 

ASTOLPflE ,  à  FaiMtlnfe. 

Bon  !  (ftche  de  le  débaucher.  H  est  trop  sage ,  vois-tu  !  c^  OabdeL) 
Eh  bien  !  voyons  !  Elle  est  belle ,  et  tu  es  assez  beau  pour  ne  pa^ 
erainflre  qu'on  t'aime  pour  ton  argent.  Je  Yoas  laisse  ensemble. 

GABRIEL ,  s*atUchant  i  Aatolphe, 

Non,  Astolphe,  ce  serait  inutilement,  je  ne  sais  pas  ce  que  c'est 
que  d'offenser  une  femme,  et  je  ne  pourrais  pas  la  mépriser  assec^ 
pour  l'accepter  ainsi. 

FACSTINA. 

Ne  le  tourmente  pas,  Astolphe,  je  saurai  bien  l'apprivoiser  quancS. 
je  voudrai.  Maintenant,  songeons  à  mystifier  Antonio.  Le  voilà ^ 
'brûlant  d'amour  et  palpitant  d'espérance ,  qui  erre  autour  de  cett^^ 
porte.  Qu'ail  a  l'air  lourd  et  suffisant!  Allons  un  peu  vers  lui. 

GABRIEL,  à  Astolphe. 

Laisse-moi  me  retirer:  Cette  plaisanterie  me  fatigue.  Cette  robe 
me  gène ,  et  ton  Antonio  me  déplait  !  ^ 

|?AUSTINA.  r- 

»AaisM  déplus  pour  te  moquer  de  lui,  mon  beau  chérubin!  Ohl 
AstMphe,  si  tu  avais  vu  comme  Antonio  poursuivait  ton  couslD^ 
(pendant  que  tu  dansais  la  tarentelle.  Il  foidait  absolument  l'enoibras-^ 
ier,  et  «et  ange  se  défendait  avec  une  pudeur  si  bien  jouée! 

ASTOLPHE. 

AllonSt  tu  peuxl)ien  te  laisser  embrasser  un  peu  pour  rireviqQ^t— 
"M  .que  cela  te  fait?  Ahl  Gabriel,  je  t'en  prie,  ne  nous  quitte  pa^ 


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encore.  Si  tu  Ven  vas ,  je  m'en  ym  bmA;  et  ce  serait  dommage ,  f  ai 
siiioime  eowiedè  iM  divertir! 

alors  îe  reste. 

Tàjommh. 
UaimaUe  enfant! 

(  Di  nrtrat.  Antonio  lès  aoootle  dtns  It  0iftk^  jAfPli  faeliiiim  molf  écluuifés,  Astolphe 
pjHW  Je  braf  de  Gabriel  sous  celui  d^ÀQloDio  et  le»  suit  tfec  FaosUna  en  ae  moqutDt» 
nt  f*éloignent.  ) 

SCÈHTR  VO. 

ASTOLPHE ,  ti^ft  agité,   GABRIEL ,  eoannt  apréa  lui. 
GABBIEL,  toujoun  en  femme,  arec  une  grande  mantiUp  de  dentelle  blanche. 

Astolphe  «  où  vas-ta?  qn'as-tu?  pourquoi  sembles-tu  me  fbir? 

ASTOLPIU* 

Hais  rien,  mon  enfant*  je  veux  respirer  un  peu  d'air  pur,  voilà  tout. 
Tout  ce  bruit,  tout  c£^  via»,  tous,  x^es  parfums  écbauffés  me  portent 
ila  t6te ,  Qt  commfaici^nt  k  m^  causer  du  dégoût.  Si  tu  veux  to  m- 
^i^yjfi  oe  te  fetleusrplus.  Je  te  rejoindrai  bieutât. 

Pourquoi  ne  pas  rentrer  tout  de  mte  ams  nm  ï 

AOTOLFUS. 

J*ai  besoin  d'être  seul  id  un^  instant. 

«ABBIBL. 

JeMmpreiids^  Encore  qudque  fenmie? 

ASTOLPHE. 

Eh  bien!  non  ;*une  querelle,  puisque  tu  veux  le  savoir.  Si  tu  n'é- 
tais pas  déguisé ,  tu  pourrais  me  servir  de  témoin;  mais  j'ai  appelé 
Menrique. 

GABBIBL. 

Et  tu  crois  que  je  te  quitterai?  Mais  avec  qui  t'es-tu  donc  pris  de 
qp^rellet 

ASTOLFIK. 

Tu  le  sais  bien  :  avec  Antonio. 

GABBIBL. 

Alors  c'est  une  plaisanterie,  et  il  faut  que  je  reste  pour  lui  ap- 
prendre que  je  suis  ton  cousin  et  non  pas  UMfiisiiiie^ 


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56  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

ASTOLPHB. 

Il  n'en  sera  que  plus  furieux  d'avoir  été  mystiflé  devant  tout  le 
monde,  et  je  n'attendrai  pas  qu'il  mè  provoque,  car  c'est  à  lui  de  me 
rendre  raison. 

GABRIEL. 

Et  de  quoi ,  mon  Dieu? 

ASTOLPHB. 

Il  t'a  offensé,  il  m'a  offensé  aussi.  II  t'a  embrassé  de  force  devant 
moi ,  quand  je  jouais  le  rôle  de  jaloux ,  et  que  je  lui  ordonnais  de  te 
laisser  tranquille. 

GABRIBL. 

Mais  puisque  tout  cela  est  une  comédie  inventée  pat  toi,  tu  n'as 
pas  le  droit  de  prendre  les  choses  au  sérieux. 

ASTOLPHB. 

Si  fait,  je  prends  celle-ci  au  sérieux. 

GABRIEL. 

S'il  a  été  impertinent,  c'est  avec  moi ,  et  c'est  à  moi  de  lui  deman- 
der raison. 

ASTOLPHE ,  très  ému ,  lui  prcntnt  le  bras. 

Toil  jamais  tu  ne  te  battras  tant  que  je  vivrai!  Mon  Dieu!  si  je 
voyais  un  homme  tirer  l'épée  contre  toi ,  je  deviendrais  assassin ,  je 
le  frapperais  par  derrière.  Ah!  Gabriel,  tu  ne  sais  pas  conune  je 
t'aime  1  Je  ne  le  sais  pas  moi-même. 

GABRIEL,  troublé. 

Tu  es  très  exalté  aujourd'hui,  mon  bon  frère. 

ASTOLPHB. 

C'est  possible.  J'ai  été  pourtant  très  sobre  au  souper.  Tu  l'as  re- 
marqué? Eh  bien  !  je  me  sens  plus  ivre  que  si  j'avais  bu  pendant  trois 
nuits. 

GABRIEL. 

Cela  est  étrange!  Quand  tu  as  provoqué  Antonio,  tu  étais  hors  de 
toi,  et  j'admirais ,  moi  aussi,  comme  tu  joues  bien  la  comédie. 

ASTOLPHB. 

Je  ne  la  jouais  pas,  j'étais  furieux!  je  le  suis  encore.  Quand  j'y 
pense,  la  sueur  me  coule  du  front. 

GABRIEL. 

n  ne  t'a  pourtant  rien  dit  d*offensant.  Il  riait;  tout  le  monde  riait. 

ASTOLPHE. 

Excepté  toi.  Tu  paraissais  souffrir  le  martyre. 


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GABRIBL.  57 

GABRIEL. 

Cétait  dans  mon  rAIe. 

ASTOLPHE. 

Ta  ras  si  bien  joué,  qne  j'ai  pris  le  mien  au  sérieux,  je  te  le  répète. 
Tiens,  Gabriel,  je  suis  un  peu  fou  cette  nuit.  Je  sois  sous  Tempire 
foDe  étrange  illusion.  Je  me  persuade  que  tu  es  une  femme,  et, 
quoique  je  sacbe  le  contraire,  cette  chimère  s'est  emparée  de  mon 
imagination  comme  ferait  la  réalité,  plus  peut-être;  car,  sous  ce  cos- 
tume, j'éprouve  pour  toi  une  passion  enthousiaste,  craintive,  jalouse, 
duiste,  comme  je  n'en  éprouverai  certainement  jamais.  Cette  fan- 
taisie m'a  enivré  toute  la  soirée.  Pendant  le  souper,  tous  les  regards 
étuent  sur  toi.  Tous  les  hommes  partageaient  mon  illusion,  tous 
foulaient  toucher  le  verre  on  tu  avais  posé  tes  lèvres,  ramasser  les 
feuiUes  de  roses  échappées  à  la  guirlande  qui  ceint  ton  front.  C'était 
mi  délire!  Et  moi  j'étais  ivre  d'orgueil,  comme  si  en  effet  tu  eusses 
été  ma  fiancée!  On  dit  que  Benvenuto,  à  un  souper  chez  Michel- 
Ange,  conduisit  son  élève  Ascanio,  ainsi  déguisé,  parmi  les  plus 
belles  filles  de  Florence,  et  qu'il  eut  toute  la  soirée  le  prix  de  la 
beauté.  H  était  moins  beau  que  toi,  Gabriel,  j'en  suis  certain...  Je  te 
regardais  à  l'éclat  des  bougies ,  avec  ta  robe  blanche  et  tes  beaux  bras 
languissans  dont  tu  semblais  honteux,  et  ton  sourire  mélancolique 
dont  la  candeur  contrastait  avec  l'impudence  mal  replâtrée  de  toutes 
ces  bacchantes!...  J'étais  ébloui!  0  puissance  de  la  beauté  et  de  l'in- 
nocence! cette  orgie  était  devenue  paisible  et  presque  chaste!  Les 
femmes  voulaient  imiter  ta  réserve ,  les  hommes  étaient  subjugués 
par  un  secret  instinct  de  respect,  on  ne  chantait  plus  les  stances 
(fArétin,  aucune  parole  obscène  n'osait  plus  frapper  ton  oreille.... 
J'avais  oublié  complètement  que  tu  n'es  pas  une  femme....  J'étais 
trompé  tout  autant  que  les  autres.  Et  alors  ce  fat  d'Antonio  est  venu 
avec  son  œil  aviné,  et  ses  lèvres  toutes  souillées  encore  des  baisers 
de  Faustina ,  te  demander  un  baiser  que ,  moi,  je  n'aurais  pas  osé 
prendre....  Alors  mille  furies  se  sont  allumées  dans  mon  sein  ;  je  l'au- 
rais tué  certainement,  si  on  ne  m'eût  tenu  de  force ,  et  je  l'ai  pro- 
voqué.... Et  à  présent  que  je  suis  dégrisé,  tout  en  m'étônnant  de  ma 
Mie,  je  sens  qu'elle  serait  prête  à  renaître,  si  je  le  voyais  encore  au- 
près de  toi.    . 

GABRIEL. 

Tout  cela  est  l'efTet  de  l'excitation  du  souper.  La  morale  fait  bien 
de  réprouver  ces  sortes  de  divertissemens.  Tu  vois  qu'ils  peuvent  al- 
lumer en  nous  des  feux  impurs,  et  dont  la  seule  idée  nous  eût  fait 
frémir  de  sang-froid.  Ce  jeu  a  duré  trop  long-temps,  Astolphe;  je 


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%è  REVUE  «iS  mtm  MONDES. 

vais  me  retirer,  et  dépouiller  lié  Artsgereux  travestissement  pour  f^ 

jamais  le  reprendre. 

jMreuMiE. 

ta  aSTaJAm^  mon  Gakriel.  Va«  je  te  rgoindrai  bîentAU 

Je  ne  m'm  irai  pourtant  pas  sans  que  t»  me  promettes  de  raocMcr 
iticette  Mle^erâlle^  et  de  faircf  lapaift  avec  Antonio.  J'ai  cbaifih 
Fanstina  de  le  détromper.  Tu  vois  qu'il  ne  vient  fas  au  lendefr^att, 
«at  ((n'il  se  tient  pour  satisiait. 

ASTOUPHE. 

Eh  bieul  j'en  suis iàebé;  j'éprouvaîB  le  'besoin  de  «ne  battie  avec 
>hii  !  Il  m'a  enlevé  la  Fanstina-,  je  n'en  ai  pas  regret;  mais  il  TaJût 
iponr  m 'humilier,  et  tout  prétexte  m'eût  été  bon  pour  le  obitier« 

OABRIEL. 

Celoi-'là  serait  ridioule.  Et  qui  sait?  de  méchaifs  esprits  poamiaot 
7  trouver  ^matière  à  d'odieuses  interprétations. 

AStOLVIlE. 

C'ait  vrai  !  Périsseraon  ressentiment,  périsse  mon  hoMwur^Ja^ 
bmvoure,  plutôt  que  cotte  fleur  d'innocence  qui  revêt  ton  nonu.d8 
te  promets  de  tourner  l-aCEMre  en  plaisanterie. 

GABUiEL. 

Vunn^ondonBeata  pamle? 

ASTOLPHB. 

la  te  le  jatel  (Ui  «  temm  ii  min.) 

Las  voie»  <|ui  donnent  en  riant  aux  éclats.  Je  m'esquive.  (  a  put)  I 
est  bien  temps,  mon  Diea!  Je  suis  plus  troublé,  plus  éperdu-qaehL 

v(n-8*eBve1oppe  dant  sa  manlUle,  Asiolphe  Taide  à  «lurtofer^ 
ASTOiPHE,  le  serrant  dans  ses  bras. 

Ah!  c'est  pourtant  dommage  que  tu  sois  un  garçon  !  Allons,  n- 
t-en.  Tu  trouveras  ta  voiture  au  bas  du  perron,  par  ici  !..^ 

(Gabriel  disparaît  sous  les  arbres,  Astolpbe  le  suit  des  jeux,  et  reste aM«M 
i|u^aes  insuns.  An  bruit  des  rires  d*Antonio  m  de  PattëtiM,  il  pMMli  wi> 
snr  soB  noBt ,  oonmie  eu  •ortir  d*Qn  rè^e.) 

mcifeiinB  Tni. 

ANTONIO,  FAUSTINA ,  MENRIQUE,  groupes  de  jeunes  GBK 

ET  ']»E  COURTISANES. 
ANTONIO. 

Ah  !  la  bonne  histoire.  J'ai  été  dupe  lu^lélà  de  la  permission;  ttû 
ee  qiri  me  console ,  c'est  fue  je  ne  suis  pas  le  ^ul. 


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Al^l  ^«RHftvlÂen ,  j'ai  soupiré  tout  le  temps  do  sDiiper;  et  ett^ttfit 
ante  ce  soir,  il  trouvera  un  billet  doux  de  moi  dans  sa  poche. 

ÎBBLbimdevv^iistoiiS* 
El de^ TOUS  toutes! 

FAUSTINA. 

Eicepté  de  moi.  Je  Yhi  reconnu  tout  de  suite. 

ASTOLPBB,  à  Antonio. 

fciie  m'en  toux  pas  trop  ? 

AirrONIO,  lui  serrant  la  main. 

Mous  donc  I  je  te  dois  mille  louanges.  Tu  as  joué  ton  rdie  comme 
•comédien  de  profession.  Otello  ne  ftat  jamais  mieux  reodu. 

HENRIQCE. 

llris  où  est  donc  passé  ce  beau  garçon  ?  A  présent ,  nous  pourront 
l^e^rembrasser  sans  façon  sur  les  deux  joues? 

ASXOLPHE^ 

ffaété  se  déshabnier,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  revienne;  mais  de- 
«ÎD,  je  vous  ilivite  tous  à  déjjeuoer  chez  moi  avec  lui. 

LA  FACSTINA, 

Noos  en  sommes? 

ASTOLPHE. 

Non  «  au  diable  les  femmes  I 

MARC,  GABRIEL.  ASXOtPHE. 

(b  lÉiMiii I  de  Galirial  dam  la  naiaoD  d'AaiolpiMu  Gttbrièl,  ▼élu  m  Cmineet  ente- 
loppé  de  tes  manleau  et  de  aen  voile,  eetre  et  rèfeUle  Mare  qui  derl  sur  «ne  chaise.) 

MARC. 

Ah{  mille  pardons!...  Madame  demande  le  seigneur  Astolphe.  H 
B^st  pas  rentré...  C'est  ici  la  chambre  du  seigneur  Gabriel. 

GABKIELt  Jetant  son  roile  et  son  manteau  sur  une  chaise. 

Ta  ne  me  leconnais  donc  pas,  vieux  Marc? 

MARC  ,se  frottant  les  yeux. 

Bon  Dieu ,  que  yois^je?...  £n  feDune,  monseigneur,  en  femmel... 

GABRIEL. 

S(MS  tranquille ,  mon  vieux ,  ce  n*est  pas  pour  long-temps. 

(  n  arrache  sa  couronne  et  dérange  stoc  empressement  la  symétrie  de  sa  chevelure.  ) 


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60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

MARC. 

En  femine!  J'en  suis  tout  consterné!  Que  dirait  son  altesse?...   ' 

GABRIEL. 

Ah  !  pour  le  coup,  son  altesse  trouverait  que  je  ne  me  conduis  pas 
en  homme.  Allons,  va  te  coucher,  Marc.  Tu  me  retrouveras  denuiin 
plus  garçon  que  jamais ,  je  t*en  réponds  1  Bonsoir^  mon  brave. 

(Mare  fort.) 
GABRIEL,  seul. 

Otons  vite  la  robe  de  Déjanire ,  elle  me  brûle  la  poitrine ,  elle 
m'enivre,  elle  m'oppresse!  Oh!  quel  trouble,  quel  égarement,  mon 
Dieu!...  Mais  comment  m'y  prendrai-je?...  Tous  ces  lacets,  toutes 

ces  épingles...  (Il déchire  80D flchu  de  dentelle  et  Tarrache  par  lambeaux.)  Astolpho, 

A^tolphe,  ton  trouble  va  cesser  avec  ton  illusion.  Quand  j'aurai  quitté 
ce  déguisement  pour  reprendre  l'autre ,  tu  seras  désenchanté.  Mais 
moi,  retrouverai-je  sous  mon  pourpoint  le  calme  de  mon  sang  et 
r^mocence  de  mes  pensées?...  Sa  dernière  étreinte  me  dévorait!... 
Ah!  je  ne  puis  défaire  ce  corsage  !  Hàtons-nous!...  («  prend  son  poignard 
sur  la  table  et  coupe  les  lacets.)  Maintenant,  OÙ  cc  vicux  Marc  a-t-il  caché 
mon  pourpoint?  Mon  Dieu!  j'entends  monter  l'escalier,  je  crois! 
(  Il  court  fermer  la  porte  au  verrou.)  H  a  emporté  mon  mautcau  ct  le  voilo!... 
Vieux  dormeur!  Il  ne  savait  ce  qu'il  faisait...  Et  les  clés  de  mes  cof- 
fres sont  restées  dans  sa  poche ,  je  gage...  Rien  !  pas  un  vêtement, 
et  Astolphe  qui  va  vouloir  causer  avec  moi  en  rentrant...  Si  je  ne  lui 
ouvre  pas,  j'éveillerai  ses  soupçons!  Maudite  folie!...  Ah!  avant  qu'il 
entre  ici,  je  trouverai  un  manteau  dans  sa  chambre.... 

(  Il  prend  un  flambeau ,  ouvre  une  petite  porte  de  côté  et  entre  dans  la  chambre 
voisine.  Un  instant  de  silence,  puis  un  cri.  ) 

ASTOLPHE,  dans  la  chambre  voisine. 

Gabriel ,  tu  es  une  femme  !  0  mon  Dieu  ! 

(On  entend  tomber  le  flambeau.  La  lumière  disparaît.  Gabriel  rentre  éperdu. 
Astolphe  le  suit  dans  les  ténèbres  et  s'arrête  au  seuil  delà  porte.) 

ASTOLPHE. 

Ne  crains  rien,  ne  crains  rien!  Maintenant  je  ne  franchirai  plus 
cette  porte  sans  ta  permission.  (Tombant  à  genoux.)  0  mon  Dieu,  je  vous 
remercie  ! 

George  Sand. 

(La  suite  au  prochain  n"*.) 


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DE 

L'INDUSTRIE  LINIÈRE 

y 
EN  FRANCE 


L'industrie  du  Un  et  du  chanvre  a  subi  depuis  quelques  années  une  f  énoya- 
ùm  complète,  qui  est  devenue  le  signal  d'une  véritable  révolution  industrielle. 
Le  problème  de  Tapplication  de  la  mécanique  au  traitement  de  ces  matières, 
problème  sur  lequel  tant  d'intelligences  se  sont  exercées  depuis  un  demi-siècle, 
a  éfé  résolu  avec  bonheur.  Des  machines  ont  été  inventée,  aussi  puissantes, 
aiisn  parfaites  que  celles  qui  ont  déterminé  le  développement  inoui  de  la  fabri- 
cation du  coton ,  et,  grâce  à  l'emploi  de  ces  merveilleux  instrumens,  le  lin  se 
travaille  aujourd'hui  avec  une  économie  et  une  perfection  dont  on  n'avait 
point  d'idée.  C'est  ainsi  que  l'industrie  linière  est  réservée  à  des  destinées  nou* 
lelles,  qui  déjà  commencent  à  se  réaliser.  Pendant  long-temps  l'usage  de  ses 
produits,  s'il  n'avait  pas  diminué,  était  demeuré  comme  stationnaire,  malgré 
les  progrès  continus  de  la  population  et  de  la  richesse,  modéré  qu'il  était  par 
nnvasion  toujours  croissante  du  coton  ;  mais  aujourd'hui  que  cette  industrie 
ponède  les  mêmes  élémens  de  puissance,  elle  s'avance  à  grands  pas,  et  il  est 
permis  de  croire  qu'elle  ne  tardera  pas  à  s'élever  aussi  haut  que  sa  rivale.  L'in- 
flneDce  de  ses  progrès  sera  d'ailleurs  plus  sensible,  parce  que  la  plante  qui 
kanût  la  matière  première  est  un  fruit  propre  à  nos  climats. 

Toute  l'Europe  doit  participer  tôt  ou  tard  aux  bienfaits  de  cette  révolution, 
taquld  pourtant  l'Angleterre  en  a  recueilli  seule  le  bénéfice.  C'est  chez  elle 
fie  les  madiines  ont  été,  sinon  inventées,  au  moins  perfectionnées  et  mises 
m  cevfie ,  et ,  par  un  esprit  d'exclusion  dont  elle  s'est  fait  une  règle  et  que  l'on 


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6S  REVUE  DBS  DEUX  H02n>B$. 

blâmerait  peut-être  sans  raison,  elle  s*en  est  réservé  le  monopole.  Par  là ,  elle 
s'est  acquis  dans  le  présent  une  supériorité  irrésistible  qui  lui  permet  d'écraser 
sans  effort  toutes  les  industries  rivales  à  l'étranger.  Aussi  cette  révolution,  qui 
doit  être  un  jour  si  féconde ,  n'a-t-elle  été  jusqu'aujôurd'lmi ,  pour  tous  les 
pays  de  l'Europe,  hors  l'Angleterre,  que  la  cause  d'une  grave  perturbation. 

La  France  en  particulier  en  a  été  atteinte  dans  ses  intérêts  les  plus  chers. 
L'industrie  linière,  qui  a  toujours  occupé  chez  elle  une  si  grande  place,  et  qui 
est  entrée  si  avant  dans  les  habitudes  de  ses  populations  rurales,  a  été  mena- 
céviÊbroiilléB  4e  toutes  parts.  Le  m^il  s'est  fait  sentur  avec  d'autaot  pUis^ 
rigv^r  .^yi'om  y  était  mpinsr^  prépaies  ^38îila  iloUire  4  i^  Iis39gie  eu  lintet 
du  chamTC ,  ces  deux  sources  antiques  et  si  précieuses  de  travail  et  de  richesse» 
désertent  nos  campagnes,  non  pour  se  transporter  au  sein  de  nos  villes ,  mais 
pour  aller  grossir  le  domaine  de  l'Angleterre,  où  ils  étaient  demeurés  jusqu'à 
présent  presque  inconnus.  Noire  culture  en  soufX^  elle-même  dans  une  de  ses 
branches  les  plus  fécondes,  et  les  pertes  que  l'industrie  éprouve  retombent 
sur  elle  de  tout  leur  poids. 

Cependant  quelquesteotatEwc^oniélé  âiites ,  non  sans^uccès ,  pour  dérober 
à  l'Angleterre  le  secret  de  ses  inventions.  Malgré  toute  la  rigueur  de  ses  lois, 
ces  précieuses  machines  ne  sont  pas  demeurées  long-temps  son  partage  exclu- 
sif, et,  grâce  aux  soins  de  quelques  industriels  intelligens  et  actifs,  elles  n'ont 
pas  tardé  à  rompre  toutes  les  barrières  qu'une  surveillance  jalouse  leur  oppo- 
sait. Déjà  elles  sont  installées  en  France  et  en  Belgique,  dans  quelques  vastes 
manufactures ,  et  à  Paris  même  des  ateliers  se  sont  formés ,  où  elles  se  con- 
lïtruiseat  avec  ojtUant  de  peifectioa  qjuie  de  l'autre  isoté  d^i  détroit;.  Ainsi  l'in- 
duatcia  française  ae  nenouvaUfi  h  son  tour^  afin  de  soutenir  la  lutte  avec  d€6ij 
aunes  égales,  et  de  rendi»  au  pays,  sous  une  autre  forjne,  les  avantage  qu'il 
aura  perdus.  Malheuieusement  ce  travail  de  rénovation ,  mal  secondé  pjr  ta 
législation  exifitaote,  B'apas.eoooi^  produit  les  résultats ^'oo  en  devait  at-^ 
twdie.  Faute  de  quelq]ues  eoQouragemeos  oéeessaires,  il  se  tcauve  ocmune- 
^crété  danssou.Qcnuis^c^usod^  q/yia^^dansle  mciiii^mâoiooùiiioAiséccivjiNNV. 
Dfiti»  ifïdijstm  liuià»  est  taujçucs  eu  péci|«  et.  le#  bi^b^s  çL^'eU0  a^^qo^uasi 
alétoi^ssenkdejom'eojftur. 

TeUeest»a«ecses>Gkco»s^nces  essentielles,  la  ocise  dont  nous alk)iis<es98^iW 
da  retracer  le  tableau.  Tous^oes  fûts,  que  nous  veuous  de  i^mer  eu  qmilques> 
Ugne^  formaroot  un  jour  uue  des  pages  les  plus  ij^éres)»utefi  de  l'bistQiMi 
da  l'industrie  moderne,  et  n'y  occuperont  pas  moinsde  place  q^ielespnodi^p^* 
de  Ifindusirie  du,  coton>,  sur  lesquels  la  statistique  et  llbistoise  ne  se  tasmoli 
B^ut  de  revenir..  Ëaatteodautqiiie  l'histoire  les  joepreone,^  eu  les  liant  àoau» 
qpû  les^  suivcoot  dans  l'aveuic.»  nous  iadigueirons  leur  sucqessiou  jusq/m'a» 
moment  présent. 

Mais;à4Qs,latts  curieuK.se  Ue,  gour  la.  plupart  des  peuples  de  l'Euco^e^  et 
QB  pactieMUer  pour  taFjraoQe,.uue  das^l|li^bautes>qjiie^  d'intérêt  piiUir, 
quis  le  gottvaroeuiaut  oula  législature  ail;,  à  résoudre.  U  était  impossîblaqua^ 
<m peuples^ atteints,, daiUk  la.jibis  vitale  de  l^ttrs  iudiisUries,  jp^  rioviWÉ)ilr 


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Hé  l'iNiytstim  Lr^ÈM.  %3 

lAite èegpttMk& amglais,  « résfgmtssetft smis martntire à tme petteSmn' 
Aie.  Âustà  des  phhifes  et  Aés  Téclamations  6e  ^m  élevées  de  lovtes  paUls, 
iBQitoiit  en  T'rance,  piinclpaT  dét>ôaché  dés  fifs  anglais,  él  dès  le  cormneiiee- 
méat  de  Pâûnée  dernière  des  pétftions  cômertes  d*iimoinibrabf^  signatures 
ont  été  adreaséestour  à  tour  au  gouvernement  et  aux  chambi^,  pour  récla- 
mer one  assistance,  cette  fois  trop  lé^time.  H  faut  le  dire,  ces  plaintes,  sî 
bien  justifiées  par  fes  circonstances,  ont  éveillé  de  bonne lieure  la  soflicitade 
du  poDfvoir.  Elles  ont  été,  dans  les  mois  de  mai  et  juin  18^,  l'objet  d*mie 
enquête  lumineuse,  qui  a  mis  à  mi  les  ravages  du  mal  et  démontré  Turgeiite 
nécessité  d*un  remède ,  et  le  gouvernement  a  compris  dès-lors  ce  que  la  sittta- 
lion  hii  cimnnandaft.  Mais  il  est  arrivé ,  ce  qui  n^arrive  que  trop  souvent  dstns 
ia  circonstances  semblables,  que  les  résistances  des  hiténSts  coittraires  ont 
d*abord  suspendu  l'effet  de  ce  bon  vouloir ,  et  que  les  vicissitudes  ministérielles 
MA  ensuite  devenues  Toçcasion  d*un  ajournement  indéfini. 

Celte  qtiestion  d^hftérét  public  est  trop  pressante -pour  que  nous  hi  séparftfns 
èb  rexpoBé  des  faits.  Ainsi,  après  avoir  jeté  un  coup  d'œil  sur  îëtat  antérieur 
^Tindnstrîe  linière ,  nous  prendrons  à  son  origine  et  notfs  suivrons  dans  sa 
marche  la  révolution  qu'elle  a  subie.  T^us  essiaiei^ons  de  détermitier  fô  nsttore 
«la  valeur  des  découvertes  qui  ont  été  faites,  en  même  temps  que  nous  indi- 
filerons  par  aperçu  les  progrès  qui  re^nt  encore  à  accofmplir.  l.*iilftt)rence 
que  ees  découvertes  ont  exercée  sur  la  situafticm  respective  de  la  Fnmceetde 
rÂBgieierre  n*échappera  poitft  à  nos  remarquin.  l^tis  dirons  aussi  ce*  qn'on  a 
Ait  en  France  pour  se  les  approprier,  et  à  quel  point  ce  motrvemettt  de  liéHo- 
^mien  est  arrivé  parmi  nous.  Enfin ,  après  avoir  présenté ,  autant  que  l'espAoe 
10ns  ramra  permis,  rensènAUe  des  fàfts  qui  appartiennent  à  ndsto}re,'n<n]8 
nous  eroirons  autorisé  à  aborder  la  question  d'économie  pofitiqne ,  en  ifidi- 
^aam  sonmiairement  les  mesures  de  conservation  et  fle  prévoyance  qnela 
sltasi^n  actnéfie  nous  siefmble  commander. 

Llndustrie  du  fin  est  fort  ancienne;  il  y  a  long-temps  qu'elle  est  conmm'en 
Corope,  et  8  y  a  Tong-temps  aus^  qn'elley  cAccupetm  rangfbrt  distingué  dans 
Tordre  ées  travaux  produciib.  SI  hatft  que  Ton  remonte  dansl%i^ire*des 
feopies  modernes,  on  trouve  des  monumens  qui  attestent  à  la  fois  smi'exls- 
*lBnce  et  sa  vigueur.  C'est  une  de  ces  vieifies  industries  dettotrrce  primithre,  qui 
ont  vécu,  qui  ont  grandi  avec  les  peuples  de  fStmipe,  en  suivant  pas  à  pas 
tous  tes  progrès  de  leur  accroissement.  La  planve  qui  fournit  la  matière  pre- 
mière, le  fin,  est,  dit-on,  origîimire  du  grand  plateau  de  la  Haute-Asie,  d\)ù 
««fle  a  été  transport  en  Europe  ;  mais  elle  V<!St  nafurafisée  'Si  tôt  dans  sa  neo- 
^éDe  jiatrie,  elle  7  a  f»rospéré  si  bien ,  qu^  peine  imagine^^on  qu'elle  y  ait 
été  absolument  étrangère.  Be  bonne  béure  cétDe  industrie  a  partagé 
;  eelie  des  laines  le  privilège  de  vét!r  les  hommes ,  sans  oompier  qn'elte  té- 
fondflit  à  un  nombie  infini  d'usages  domestiques  et  antres,  pour  lesquefo^es 
Iksus  deOafne  n'étalent  pas  propres.  Aussi  sPèst-eUè  idMtifiée  dè»-tors  à  Peitis- 
Mce  des  peuples,  en  se  n^fam  à  tous  les  acddens  de  la  vie  humaine. 

Par  sa  nawre,  célté  Industrie  n'était  guère^useeptaHe  de  se  eoneeiiti^r^ur 


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6k  RBVUB  DES  DBUX  IKHODES. 

quelques  points  donnés.  Ses  produits  étaient  d'un  usage  trop  immédiat,  trop 
général,  pour  que  chaque  peuple  ne  s'efforçât  point  d'en  avoir  la  création 
sous  la  main.  On  sait  d'ailleurs  qu*il  n'y  a  guère  de  pays  en  Europe  qui  se 
refuse  absolument  à  la  production  de  la  matière  première,  bien  qu'il  y  ait  à  cet 
égard  des  inégalités  fort  grandes,  soit  pour  l'abondance,  soit  pour  la  qualité. 
Ajoutons  à  cela  que  les  procédés  même  de  la  fabrication  r&istaient  à  une 
concentration  absolue.  Ainsi  la  production  des  ûls  était  partout  l'ouvrage  de 
fileuses  isolées,  répandues  dans  les  campagnes,  sans  aucun  rapport  direct,  ni 
entre  elles,  ni  avec  les  établissemens  manufacturiers,  et  le  tissage  lui-même 
s'exécutait  à  la  main,  soit  dans  les  campagnes,  soit  dans  les  petites  villes ,  où 
la  main-d'œuvre  était  .moins  chère.  Ce  genre  de  fabrication  était  donc  dissé- 
miné partout,  et  partout  développé  dans  un  rapport  assez  constant  avec  les 
besoins  locaux. 

Il  est  pourtant  vrai  que  certains  pays  étaient  plus  favorisés  que  d'autres,  en 
cela  surtout  qu'ils  jouissaient  de  l'avantage  de  fournir  des  produits  d'un  ordre 
supérieur,  ce  qui  leur  permettait  de  chercher  des  débouchés  et  des  consomma- 
teurs au  loin.  Tels  étaient  notamment  la  Belgique,  dès  long-temps  renommée 
pour  ses  belles  toiles ,  et  quelques  cantons  du  nord  et  de  l'ouest  de  la  France. 
D'autres  semblaient,  au  contraire,  plus  spécialement  déshérités,  soit  en  ce 
sens  qu'ils  ne  fournissaient  que  des  produits  inférieurs,  soit  encore  en  ce  que 
la  matière  première  ne  suffisait  même  pas  à  leurs  besoins.  Chose  remarquable! 
l'Angleterre,  où  l'industrie  du  lin  tend ,  depuis  l'invention  des  machines,  à  se 
concentrer  d'une  manière  exclusive,  figurait  autrefois  parmi  les  pays  de  l'Eu- 
rope les  moins  avantagés  sous  ce  rapport.  La  matière  première,  d'une  qualité 
d'ailleurs  médiocre,  n'y  abondait  pas;  et  ce  qui  ne  paraîtra  pas  moins  digne 
d'attention,  c'est  qu'il  eu  est  encore  de  même  aujourd'hui,  en  sorte  que  déjà 
les  filateurs  y  sont  obligés  de  tirer  une  grande  partie  de  leur  matière  première 
de  l'étranger.  D'où  vient  cette  infériorité  de  l'agriculture  anglaise  dans  une 
branche  de  production  si  étendue  et  si  riche ,  lorsqu'à  tant  d'autres  égards  elle 
l'emporte  sur  l'agriculture  du  continent?  De  savans  agronomes  l'attribuent  à 
la  nature  du  sol  anglais,  peu  propre,  dit-on,  à  la  production  du  lin  et  du 
chanvre,  et  nous  n'avons  aucun  motif  pour  révoquer  en  doute  leur  assertion. 
Toutefois  nous  croyons  qu'on  trouverait  une  autre  explication  plus  naturelle 
du  même  fait  dans  certaines  circonstances  du  régime  économique  de  ce  pays. 
Dans  un  temps  qui  n'est  pas  encore  fort  éloigné  de  nous,  l'Angleterre  était 
couverte  de  pâturages  communaux ,  qui  nourrissaient  d'innombrables  trou- 
peaux de  moutons,  et  l'étendue  du  sol  labourable  en  était  diminuée  d'autant. 
Plus  récemment,  les  lois  des  céréales  ont  apporté  un  autre  obstacle  au  dé- 
velbppement  de  la  culture  du  lin-,  car,  donnant  aux  différentes  espèces  de 
céréales  une  valeur  factice,  elles  ont  vraiment  découragé,  en  les  frappant  d'un 
désavantage  relatif,  toutes  les  branches  de  l'industrie  agricole  qui  ne  jouissent 
pas  de  la  même  faveur.  Quoi  qu'il  en  soit,  Tinsufiisance  de  la  matière  pre- 
mière chez  les  Anglais,  aussi  bien  que  l'ancienne  infériorité  de  leur  industrie, 
sont  des  faits  constans,  d'où  l'on  peut  assez  raisonnablement  conclure  que 


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DE  L'iNDUSTRIB  LDflÉBS.  fô 

TAngieterre  n'était  pas  destinée  à  devenir  le  principal  siège  de  l'industrie 
-     ImJère. 

Cette  vérité  semble  même  avoir  été  si  bien  comprise  dans  le  pays ,  que  le 

[    goavemement  ne  s'y  est  jamais  occupé  que  d'une  manière  secondaire  de  la 

^    ûbrication  des  fils  et  des  tissus  de  lin,  sa  principale  attention  ayant  été  con- 

:     stanunent  tournée  vers  le  développement  de  l'industrie  vraiment  nationale  de 

la  manufacture  des  laines.  On  trouve  bien ,  à  la  vérité,  dans  les  anciens  actes 

[    publics,  quelques  témoignages  d'intérêt  pour  les  producteurs  de  toiles;  maia 

*    ee  sont  des  actes  isolés,  qui  n'ont  pas  le  caractère  d'une  politique  suivie,  et 

qui  prouvent  seulement  que  l'industrie  linière ,  féconde  de  sa  nature ,  avait  de& 

radnes  partout. 

Uq  acte  plus  décisif,  qui  n'appartient  pas  seulement  au  gouvernement  an- 
glais, mais  a  la  nation  elle-même,  montre  mieux  quelle  fiit  à  cet  égard  s» 
peosée  dominante,  en  même  temps  qu'il  témoigne  du  despotisme  exercé  par 
elle  sur  la  malheureuse  Irlande.  Mous  laissons  parler  un  écrivain  anglais  : 
«  Vers  la  fin  du  xvii*  siècle,  dit-il ,  la  fabrication  de  la  toile  fut  encouragée  en 
Irlande  par  un  acte  d'oppression  parlementaire  que,  de  nos  jours,  l'opinion 
publique  couvrirait  certainement  de  réprobation.  Alarmés  des  progrès  que  fai- 
sait en  ce  pays  la  manufacture  de  laines,  les  marchands  de  laine  d'Angleterre 
soUidtèrent  Guillaume  lU ,  par  l'Intermédiaire  du  parlement,  de  supprimée 
les&briques  de  l'Irlande.  Le  roi,  en  réponse  à  leur  pétition ,  prit  rengage- 
ment suivant  :  «  Je  ferai  tout  ce  qui  sera  en  mon  pouvoir  pour  entraver  le  dé- 
«  veloppement  de  l'industrie  des  laines  en  Irlande,  et  pour  y  encourager  la  £a- 
«  brication  des  toiles,  afin  de  faire  fleurir  le  commerce  d'Angleterre.  »  Et  ce 
oefiit  pas  une  vaine  promesse  :  un  acte  du  parlement  interdit  bientôt  à  l'Irlande 
Texportation  de  ses  lainages,  excepté  pour  les  ports  d'Angleterre  ;  exception 
Ipu  ne  venait,  du  reste,  aucunement  au  secours  de  l'industrie  irlandaise,  puisque 
des  droits  excessif  en  interdisaient  déjà ,  en  quelque  sorte,  l'importation  dans 
nos  marchés.  Par  une  espèce  de  compensation  à  cet  acte  d'injustice,  on  prit  ^ 
i  différentes  époques ,  plusieurs  mesures  pour  encourager,  en  Irlande ,  le 
eommerce  des  toiles;  mais  il  est  douteux  que  ce  soit  à  elles  que  les  Irlandais 
doivent  Tétat  de  prospérité  auquel  est  parvenue  cette  industrie.  L'une  de  ces 
fflesores  établissait,  pour  l'exportation  des  toiles,  une  prime  qui  a  subsisté  plu& 
d'un  siècle,  et  n'a  été  supprimée  qu'en  1830  (1).  »  Ainsi ,  une  sorte  de  par- 
tage, partage  dicté  par  Taoïsme  et  réglé  par  la  force,  s'était  fait  entre  l'Angle- 
terre et  llrlande.  A  l'une  l'industrie  des  laines,  à  l'autre  celle  des  toiles  ;  tant 
il  est  vrai  que  le  peuple  anglais  ne  se  croyait  pas  appelé  à  exceller  dans  cette 
dernière. 

Les  véritables  sièges  de  l'industrie  linière  étaient  donc,  dans  les  dernier» 
siècles,  la  Hollande,  la  Belgique,  et  les  provinces  du  nord  et  de  l'ouest  de  la 
France.  C'était  là  que  la  matière  première  abondait ,  et  qu'on  trouvait  géné- 
ralement les  ouvriers  les  plus  habiles.  Non  que  ces  pays  aient  jamais  eu  le- 

(t)  Progrès  de  la  Grande-Bretagne,  par  M.  J.-R.  Porter. 

TOME  XIX.  5 


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$B  Revus  DES'  DEUXH  o?n>BS; 

monopole  dè-te  g^nre  de  fhbrîcatito;  nous  arons  dit  qu'elfe  n'éfaît  pas  de* 
nature  à  se  concentrer  à  ce  point  :  mais  elle  y  était ,  grâce  aux  circonstances* 
tocafes,  pldS' développée  que  partout  ailleurs,  à  tel  point  qu'elle  donnait  Ifea  à 
une  grande  exportation  de  ses  produits.  A  c6té  dé  ces  pays,  on  peut  encore 
dter  llrlande^y  où  la  fal)rication  des  toiles  s^ccrut  considérablementsur  la  fin  du 
XTii'  siècle  et  dans  le  cours  du  siècle  dernier.  L*Éeosse  ne  vient  qu'après,  hiénr 
4ue  supérîeure  en  cela  à  rAngteterre,  sa  voisine,  et  ce  n'est  guère  que  vers  Hi 
niilîeu  du  dernier  siècle  que  rindttstrîe  linière  y  a  pris  une  extenaon  réelle; 
Mais  ir  semble  que,  dans  ces  deux  derniers  pays,  la  fabrication  ne  sesoîtdê^ 
telôppée  que  par  des  mojrens  artificiels,  et  sous  Finfluencedes  encouragement 
qu'elle  a  reçus.  Quoi  qu'en  dise  M.  Porter,  elle  a  dû  beaucoup  en  Irlande  amt 
actes  dé  là  législature.  En  Ecosse,  elle  a  été  singulièrement  excitée  par  Téta- 
BRssement,  en  ]74(r;  d\ine  banque  {briiish  lînen  company)  spécialeraenl 
destinée  à  la  favoriser,  et  qui  lui  a  rendu  dimmenses  services  Ainsi ,  la  prtH 
doction,  qui  n'avait  été,  en  1728,  que  de  trois  millions  d'aunes,  s'éfeva,  en 
1759",  grâce  aux  encouragemens  prodt]gués  par  cette  compagnie,  jusqu'à  onze 
mutions:  Au  contraire,  en  Hollande;  en  Belgique,  et  dans  une  partie  de  là 
B*ance,  dïè^  n'a  rien  dû  qu'à  elle-même  et  au  travail  de  la  nature. 

Ces  rapports  3e  sont  maintenus  sans  altération  notabfe  jusqu'à  une  époqve 
ftUrt rapprochée  de  nous.  «  En  1824,  par  exemple,  disent  les  déléguée  de  l*ln« 
dtistrie  Ifnière,  BfM:  Défitte  et  Feray,  dans  une  lettre  adressée  récemment  A 
pftrsiéuis  journaux^  ITâdustrie  llhière  prospérait  en  France:  la  Belgiqueel 
rAltémagne  nous  envoyaient  bien  une  certaine  quantité  dé  leurs  fffe  et  dé 
leurs  tissus;  mais  nous  fournissions,  du  reste,  entièrement  le  marché fittinçaft 
et  celui  de  nos  colonies;  nous  exportions-dans  le  midi  de  l'Europe^  en  Espagne 
et'dàns  les  colonies  espagnoles  de  l'Amérique  du  sud;  nous  aurions  exporté 
en  Angleterre  et  dans  les  colonies  anglaises,  si  le  tarif  de  douane  anglais  ne 
nous  eût  opposé  une  barrière  insurmontable.  »  Màb  déjà ,  vers  cette  demîête 
époque,  commençait  à  se  produire  un  fait  nouveau ,  qui  ne  devait  pas  tarder 
à  bouleverser  ces  relations  anciennes  :  c'était  i'appKéationr  de  fo  mécanique  I 
là  filature  et  au  tissage. 

La  mécanique  est  une  puissance  moderne.  Il  n'y  a  guère  plus  d'un  sièelé 
ig[u'elle  a  marqué  sa  place  dans  le  monde  :  à  peine  si ,  dans  les  temps  anté^ 
rieurs,  on  trouve  quelques  rares  empreintes  dé  ses  pas.  MBxi  depuis  que  son 
règne  a  commencé,  elle  s'est  signalée  par  une  telle  succession  de  prodiges,  que 
l'imagination  s'étonne  en  interrogeant  son  avenir;  L'industrie  ne  connaît  pha 
rien  d'impossible;  elle  ne  voit  plus  d'obstacle  si  grand  dont  elle  n'espère 
triompher  un  jour,  depuis  que  la  mécanique  est  venue  seconder  sa  marche.  H 
semble  que  lia  nature  elle-même  soit  vaincue ,  qu'elle  doive  se  courber  sous 
cette  puissance  nouvelle,  et  faire  fléchhr  pour  elle  ses  inflexibles  lois.  Un  jour 
la  mécanique  gouvernera  le  monde;  en  attendant,  elle  le  renouvelle  et  l'em* 
befiit.  Nous  considérons  à  bon  droit,  avec  une  admiration  méîée  de  stupeur; 
les  travaux  gigantesques  qu'elle  a  déjà  semés  autour  de  nous,  et  peut-être  n'as-  . 
sistons-nous  encore  qu'au  début  de  sa  carrière. 


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Âky  jm  nombre  «des  menrinlles  «dont  laménaoùiQue  nous  a  rendus  fénaoïm, 
«i.peiit  jttstement conayter totprpgrès  accomplis  dans  riodustriedes  tissus: 
«r^lMea  ^pii9  das  progrès  de  ce geiwe  éblouissent  jnoias  les  regaipds ,  ,paro9 
|H'iJs€eooiisomiiieot  à  roœbre,  avec  moins  d'édat^t  de  bcuit,  ils  sont,  au-» 
Ont  que  cextaÎBs  auties ,  dignes  d^uoe  adnaîrtfon  réûécbiey  et  leur  iailueiiffe 
fttauisi  grande  sur  les  destinées  ibumaiiies. 

Mais  ce  n'est  pas  sur  la  fabrioalion  du  lin  4ue  la.  mécanique  s'est  exercée 
d'abord.  Avant  d'agiter  et  débranier  cet  antique  rameau  de  d'industrie  euro* 
|Î0BBe ,  eHe  s'était  iNnparée  de  la  fabrication  du  coton ,  production  étrangère 
iuQS  climats,  et  c'estt  là, qu'elle  avait  produit  une  de  ces  révolutions étoa*» 
liBtcs  ^  niarquent  daas  Jes  fastes  des  nations.  Comme  cette  révohition  se  lie 
par  des  rapports  étroits  à  celle  que  riodustrie  linièresubit  eu  ce  moment ,  jfue 
fnae  est  ûlle  de  l'autre,  ^^fu'iiy^wutitre  utile  de  les  comparer  dans  Jeu»  ré- 
altate  définitifs»  on  nous  pardoaniera de  rappeler  la fureniière  en  peu  de  mots. 

<  C'est  dans  Flnde  y  dH  un  auteur  français  (1)  ^  qu'ont  existé  les  premièies 
^briques  de  colon  «et^  mal^  la  gnissièrcÂé  4c  leurs  instrumens»  graoe  à  wm 
nre  perfeetîoa  d'oiganes  ,-à  t^ne  patience  à  toute  épreuve  dans  tous  les  geaves 
ie  travaux  qui  a^esigeat  pas  Je  déploiement  d'une  grande  activité  physiqu^it 
kl  Hindous  portèrent  fort  loin  l'art  de  filer  et  de  tisser  lecoton.  »  Daas  Je 
eaus  du  jl'  siède,  cette  industrie  fut  introduite  en  £^pagne  par  les  MauMS 
^  oocnpaieBt  alors  ce  paj^;  mais  l'état  de  barbarie  où  le  reste  de  l'Emrç^ 
ItaitploB^é  ne  permit  pas  qu'elle  se  répanditimmédiatement  hors  de  la  pénin- 
ade  espagnole,  et  les  recberchesdeU.  Edward  Baines  n'ont ipu  hil  faire  déi 
CMvrir  aucune  trace  de  la  fabncation  du  coton  dans  d'autres  parties  de  l'Eu^ 
rope,  antérieuremeat  au  xiv^  siècle.  Apartir  de  cette  dernière  époque,  elie  se 
l^pandit  peu  à  peu  en  Italie ,  dans  laSouabe  et  dans  la  Saxe ,  puis  en,  Flandre , 
ea  Hollande  et  en  Turquie;  mais,  dans  tous  ces  pays,  elle  ne  s'éleva  tguèreau^ 
(ksnis  de  l'imperfecdon  des  procédés  iisités  par  les  livndous.  Aussi  l'Inde 
fwserva-t-elle  long-temps  le  privilège  de  pourvoir  à  la  plus  grande,  partie  de 
h  consommation  de  rEuvope.  Il  était  réservé  à  l'Angleterre  de  l'en  déposséder 
pvunesuîte  non  iaterrompuede merveilleuses  inventions.  »  En  1733,  continue 
M.  Simon,  dans  un  petit  viUiigCrprès  de  LichtGeld ,  iin  ouvrier  obscur,  Jo^a 
Wjfait,  obtient  par  des  mo^y^eas  mécaniques  le  premier  éolieveau  de  fil  de 
fotoa  qui  ne  soit  pas  dû  aux  doigts  d'une  iileuse.  Quiase  4ins  plus  tai4« 
Uwis  /^aii< ,  son  associé,  crée  une  première ébauobe  de  la  carde  cylindrique; 
pais  eette  double  découverte  demeure  en  quelque  aorte  oubtiée ,  jusqu'à  ce 
^'un  simple  perruquier,  homme  d]un  caractère  ardent  et  industrieux ,  Rt- 
àmwd  Arckterighi,  s'en  empare,  la  perfectionne,  et  dote  enfin  son  pays  du 
biac(2)  à  broebe,ide  la  carde  sans  £n,  mvealion  qu'il  complétait  plus  tard 
pveeUe  du  dMnrii^  et  du  nming  .frmnu^  peur  l-étirage  et  le  tordage  da 

(1)  BêeueU  d^bservaiiamssur  VÂn^leterrt,f*r  M.  G.  SimoQ. 
<2)  Richard  Arckwrighi  est  l'iaveiiteur  de  métier  coûliau,  appelé  waier  frawis^ 
mis  non  du  banc  à  broche ,  qui  n.'a  été  inventé  que  trente  ans  plus  tard. 

5. 


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0B  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coton  en  ruban.  A  peu  près  à  la  même  époque  (  1767  ) ,  un  pauvre  ouvrier  tis- 
serand du  Lancashire,  James  Hargreaves^  faisait  faire  à  la  mécanique  un 
pas  encore  plus  audacieux  en  inventant  sa  spe^ming-Jenny  ^  littéralement 
Jeanne  la  fileuse;  bientôt  Samuel  Crompion,  autre  ouvrier,  combinant  avec 
adresse  ces  deux  dernières  inventions,  produit  une  machine  métis ,  plus  par- 
faiite  que  les  deux  autres,  ^t  dont  le  travail  délicat  mettra  au  défi  les  plus 
adroites  fileuses  de  Tlndostan ,  machine  à  laquelle  sa  double  origine  valut  le 
nom  de  Mule-Jeanne  ou  MuU-Jenny.  » 

Enfin ,  toutes  ces  découvertes  sont  couronnées  par  Tinvention  de  la  machine 
à  vapeur,  due  à  Tillustre  Watt ,  et  qui  donne  aux  mécaniques  un  moteur  ca- 
pable de  décupler  leur  force  productive.  Ce  fut  en  1769  que  Watt  commença 
.  à  fabriquer  sa  machine  en  grand.  Toutefois,  ce  ne  fut  qu*en  1785,  selon 
M.  Porter,  que  le  premier  moteur  appliqué  au  moulin  à  coton  fut  construit 
par  ce  mécanicien ,  et  monté  à  Papplewick ,  dans  le  comté  de  Nottingham. 

Les  résultats  de  ces  inventions  ont  été  si  souvent  rapportés,  qu*il  serait  su- 
perflu dMnsister  à  cet  égard.  On  sait  quel  immense  développement  elles  ont 
donné,  en  Angleterre,  à  Tindustrie  si  nouvelle  des  cotonnades,  et  quoique 
depuis  lors  cette  industrie  se  soit  communiquée  de  proche  en  proche  à  tous 
les  pays  de  TEurope,  à  mesure  que  les  procédés  anglais  y  ont  été  connus,  Fim- 
pulsion  vigoureuse  qu'elle  avait  reçue  en  Angleterre  ne  s*est  pas  ralentie. 
Ainsi ,  en  1790 ,  Texportation  en  fils  et  tissus  de  coton  ne  se  montait  encore 
qu*à  une  valeur  totale  de  41,892,000  francs;  en  1800,  elle  s'élevait  déjà  à 
136,244,000  francs,  et,  en  1835,  elle  n'allait  pas  à  moins  (valeur  déclarée) 
de  553,300,000  francs.  Si  Ton  syoute  à  cela  les  valeurs  consommées  à  Tinté- 
rieur,  on  comprendra  que  ces  valeurs  réunies  forment  un  chiffre  effrayant. 

Mais  un  fait  qui  ne  doit  pas  échapper  à  nos  remarques ,  c'est  le  changement 
de  position  que  ces  découvertes  ont  opéré  entre  l'Inde  et  l'Angleterre.  L'Inde, 
ce  pays  d'origine ,  qui  avait  autrefois  le  privilège  d'approvisionner  l'Europe  de 
ses  cotonnades,  les  reçoit  de  l'Angleterre  à  son  tour.  Depuis  long-temps,  les 
foulards  de  coton  fabriqués  à  Glasgow  ont  remplacé  les  foulards  indiens,  et 
se  vendent  en  grande  quantité,  qui  le  croirait!  aux  Indes  même  et  à  la  Chine. 
A  Calcutta,  dans  cette  ville  qui  a  donné  son  nom  au  calicot,  les  boutiques  sont 
garnies  de  calicots  de  fabrique  anglaise;  et  tout  cela,  quoique  l'Inde  ait  encore 
aujourd'hui  la  matière  première  sous  sa  main,  et  que  la  main-d'œuvre  y  soit 
sept  fois  moins  chère  qu'en  Angleterre  :  tant  il  est  vrai  que  la  mécanique  se 
joue  de  tous  les  obstacles,  et  qu'il  n'est  point  de  si  étonnante  transformation 
qu'elle  ne  sache  accomplir. 

C'est  ainsi  que  l'invention  de  quelques  instrumens  en  apparence  chétifs, 
et  dont  les  trois  quarts  des  hommes  ignorent  encore  le  nom ,  est  devenue  pour 
TAngleterre  une  source  inépuisable  de  richesses  et  l'un  des  fondemens  actuels 
de  sa  puissance. 

De  tels  progrès  réalisés  dans  l'industrie  du  coton  éveillèrent  de  bonne  heure 
ridée  et  firent  naître  l'espoir  d'en  obtenir  de  semblables  dans  l'industrie  du 
lin.  A  peine  donc  cette  première  révolution  était-elle  déterminée,  que  les  es- 


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DB  L'mmJSTRIB  LINIÊRB.  49 

fntË  se  mirent  en  travail  pour  en  préparer  une  autre.  Cependant  le  nicoès  ne 
Alt  pas  immédiat.  Les  matières  premières  étaient  trop  différentes  pour  que  les 
némes  procédés  fussent  applicables.  En  effet,  le  coton  est  une  sorte  de  duvet 
l^er,  court,  moelleux,  tandis  que  le  lin,  aussi  bien  que  le  chanvre,  est  un 
fifeunrat  long,  nerveux  et  sec.  Dans  la  fabrication  du  coton,  retirage  se  fieiit 
en  tordant  :  c'est  le  propre  de  la  Mvtt-Jenny,  qui  produit  dans  retirage  l'effet 
dn  tire4x>uchon,  et  cette  légère  torsion  qu'elle  imprime  à  la  matière  soutient 
le  ruban  lorsqu'il  s'allonge.  Mais  le  lin ,  plus  sec  et  moins  liant ,  veut  être  étiré 
sans  torsion ,  et  c'est  tout  un  autre  système  à  établir.  Il  fallait,  d'ailleurs,  pour 
mettre  en  oeuvre  ce  dernier,  et  le  soumettre  aux  métiers  à  filer,  lui  faire  subir 
dlmportantes  préparations  que  le  coton  n'exigeait  point,  et  chacune  de  ces 
piéparatîons  était  le  sujet  d'un  problème  épineux  dont  la  solution  devait  long- 
temps se  faire  attendre.  Aussi ,  à  côté  de  l'existence  toute  nouvelle  de  sa  rivale, 
rindustrie  du  lin  continua-t-elle  à  se  traîner  dans  ses  anciens  erremens. 

Cependant  l'éveil  était  donné.  On  avait  mesuré  la  puissance  de  la  mécanique 
et  compris  le  sens  de  ses  applications.  Cette  idée  seule  était  un  germe  précieux 
qui  devait  tôt  ou  tard  porter  ses  fruits.  On  fit  donc  des  tâtonnemens,  des  essais. 
Une  fermentation  sourde  agita  le  monde  des  fabricans,  des  ingénieurs  et  des 
mécaniciens-,  fermentation  d'autant  plus  féconde,  qu'elle  avait  un  objet  fixe, 
qu'on  apercevait  de  loin  le  but,  et  qu'on  n'ignorait  point  la  nature  des  obsta- 
cles. L'Angleterre  ne  fut  pas  seule  à  tenter  la  voie  des  découvertes  :  d'autres 
peuples  la  suivirent,  et  la  France  ne  tarda  pas  à  y  occuper  le  premier  rang. 

Si  l'on  en  croit  M.  Porter,  les  essais  qui  se  succédaient,  particulièrement  en 
Angleterre,  conduisirent,  dès  la  fin  du  dernier  siècle,  à  quelques  résultats, 
d'ailleurs  imparfaits.  «  Ce  fut ,  dit-il  (1) ,  vers  la  fin  du  siècle  dernier  qu'il  s'éta- 
blit, dans  le  nord  de  l'Angleterre  et  en  Ecosse,  des  moulins  à  filer  le  lin.  Jus- 
que-là il  n'en  était  pas  un  écheveau  qui  ne  fût  sorti  des  doigts  d'une  fileuse.  » 
Mais  ces  premières  tentatives,  si  tant  est  qu'elles  aient  été  poussées  aussi  loin 
que  M.  Porter  l'assure,  n'étaient  encore  que  des  préludes  annonçant  la  réno- 
vation qui  devait  s'opérer  beaucoup  plus  tard.  Selon  toute  apparence,  les  éta- 
blissemens  dont  parle  M.  Porter  ne  furent  jamais  en  état  de  lutter  contre  le 
filage  à  la  main ,  quelque  imparfait  qu'il  fût  alors  en  Angleterre.  Ce  qui  est 
sûr,  c'est  qu'ils  n'eurent  point  d'imitateurs.  Ils  disparurent  eux-mêmes  bientât 
après,  soit  qu'ils  aient  succombé  sous  le  poids  de  leur  infériorité  propre,  soit 
qu'ils  aient  été  ruinés  au  milieu  des  embarras  de  la  guerre  qui  mit  long-temps 
l'Europe  en  feu. 

A  la  France  était  vraiment  réservé  le  rôle  d'initiatrice.  Napoléon ,  pénétré  de 
rimportance  de  cette  découverte ,  surtout  pour  la  France  où  le  lin  et  le  chanvre 
abondent,  et  voulant  opposer  à  l'industrie  anglaise  du  coton  une  rivale  digne 
d'elle,  proposa  un  grand  prix  d'un  million  (3)  pour  celui  qui  parviendrait  à  filer 
le  lin  à  des  numéros  aussi  élevés  qu'on  était  parvenu  à  filer  le  coton.  Grâce  è 

(1)  Frogrii  de  la  Grandê^Brttagne,  pag.  S6fl. 
<f)  Décret  du  7  mai  1810. 


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Cj0t  «BCOurageineBt«dQDiié  juir  Je  chef  de  Tétat^  la  filature  mécanique  4eviol)eii 
France  Tobjet  d*une  préoccupation. générale.  De  'Ce  côté  se  tournèrent  tc^ia  lit 
oprits  ardens  et  spéculatif.  On  s^ingénia ,  on  inventa ,  on  combina.  De  U)ntim 
I^arts^  des  ateliers  se  formèrent  où  Top  multiplia  les  essais.  Il  est  lâobeux  .d» 
dire  que  ce  mouvement  ^aéreux  entraîna  la  ruine  de  bien  des  fortones^et 
qjoe  le  miUion  offert  par  fiîapoléon  en  fit  dévorer  plusieurs;  maisau  moîna  «a; 
ne. fut,  jias  sans  quelques. fruits^  car,  dès  cette  époque,  Jes  principes  âireot 
poaés,  st  l'ontroui^a:  la  plijipâirt  des  idéeft-mères  d'où  la  filatuire  juéeanique 
devait  sortir  uii  jour. 

Il  y  avait  alprsen  France  un  homme  d'un  grand  mérite  f  dont  le  nom  doi^ 
rystÇE^attacbé^iu  souvenir  de  cette  rénovation  industrielle  ^ parce  qu'il  en  atété 
dans  rorigine  Tun  des  ogens  les  plus  aotifis.  C'est  M.  de  Girard,  ingBniemr 
frangais,  aotucUfiment  ingénieur  ides  mines  en  Pologne.  Des  premiers,  M.iia 
Girard  se  iança  avec  ardeur  dans  Ja  carrière  ouverte  par  Napoléon  ;  il  y  port»^ 
av^cïunrgrandibnd^^  eonnaissane^s  acquises,  un  esprit  .pénétrant,  inventif^ 
une  imagination  vive^iéconde,  et  dans  ce  champ,  où  Ton  marchait  enooai 
au  hasard,  il  sut  tracer  phis  d'un  sillon  lumineux.  La  plupart  des  machinei 
actuellement  en  .usage  en  Angleterre  ne  .sont  ^e  la  réalisation  4es  idées  deicet 
homme  éminent. 

.  Kul  doute  que,  dès  ce  temps-là,  presque  tous  les  proUèmes proposés nV 
été  bien  ou  mal.  résolus. X)n  était  parvenu.à  substituer  le  travail  des  manhL 
au  travail.de  rhomme. La ^lature  mécanique  était  donc  organisée,  co^alîtifté^ 
elle  tpouvaitis'asseoir  et  accomplir  son  oeuvre.  Mais  il  ne  suffisait  pas  de  pn>* 
duiretdu  fil  par  des  machines,  il  fallait  arriver  à  ce  pointée  aoutenir  dans  Ici 
^hlisscmens  manufacturiers  la  redoutable  concurrence  des  fileurs  à  la  maln^ 
et  là  était  recueil  des  inventeurs.  !Nous  avons  vu,  en  effet,  que  cette  indus&te 
du  iilage  n'était  guère  exercée  par  les  ouvriers  des  villes;  elle  était  répandnf 
dans  les  campagnes,. où  la  main  d'œuvre  est  en  général  à  si  bas  prix.  C'était 
rindustrie  des  chaumières ,  et  elle  y  était  surtout  le  partage  des  fuîmes  qui  o^ 
çonsacraientmémeengénéral  que  lesmomens  de  loisir  laissés  par  les  travaux 
des  champs.  Aussi  la  main. d'œuvre  entrait-elle  pour  bien  peu  de  obose4ans  Ja 
laleur  des  .produits.  £n  France,  par  exemple,  dans  les  provinces  les  plus  richect, 
le  salaire  des  fileuses  ne  s'élevait  guère  à  plus  de  7  ou  8  sous  par  Jour,  on 
comptant  la  journée  pleine.  Ailleurs ,  il  se  réduisait  ù  la  moitié  de  cette  somm^ 
et  quelquefois  les  fileuses,  ne  s'adonnant  à  cette  occupation  que  dans  les  mo* 
mens  perdus,  ne  comptaient  pas  même  sur  une  rétribution.  Si  l'on  ajoute  À 
cela^e  Ja  matière  Jfemièrerétait^à  leurs  pieds,  et  que  leurs  frais  de  transport 
étaient  nula^  on  comprendra  oomhiaail  était  difficile  que  la  mécanique  hiOftt 
4ès^mn.début  contre  jôb  «tels  ooncurrens. 

])iéanmQins, «quelques établissemensse formèrent  où  les  madûnes  inveoUéet 
vitrèrent  en  fonction;  et,  après  1815,  le  commerce  et  l'industrie  s'étant  la- 
nîmés  sous  l'influence  de  la  paix,  ces  établissemens  se  multiplièrent  à  l'envL 
lïous  ne  dirons  pas  que  le  nombre  en  ait  jamais  été  bien  grand,  ear  malheu* 
leusement  la  durée  de  leur  existence  n'était  pas  longue;  mais  ils  se  succédaient 


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«et  iipifciiieiit.  Ce  quil  y  a  de  Tvmarqeable ,  éVtfl  ^U9,  âtas  eetuptcalli» 
pÉMé-de  la  flialare  mécanique,  elfe  tenta  suftooli lés  feKiniMS  étnager^à^ 
IWàstrie  et  que  leur  position  socfale  semblait  en  éM^er:  ètomagktnrtft^  én^ 
fMniiix  ^  des  hMiunestle  seienoe  on  de  loisir;  soU  quela  réeompense*  offérfl» 
parlf^poléon  eût  jeté  sur  cette  Industrie |>articnli^  un*  reltet  de  giandeuiv 
nit  que,  âàas  une  afâlre  où  la  mécamqne  promettait  dés*  miiracfes,  oir  erM 
pKmnr  se  passer  des  connaissances  et  des  haUtudes  indtotrleHes. 

firfilature  mécanique  était  donc  inventée ,  et  c'est  à  fa  Fnnce  qu^en  revenif 
Honneiir.  A  la  vérité,  ce  n'était  encore  qu^une  împarfiiite  et  grossière-  ébati-^ 
cèr  ries  machines  fbnctfonnnient  mal,  elles  se  détraquaient  souvent;  efVtove* 
frodaîsaient  que  de  gros  fliâ ,  incapables  de  soutenir,  méAne  pour  té*  prnr,  H* 
cancurreuce  éBs  fils  fôbrtqués  à  la  mainr;  mais  enfin  le  système  était  compfef; 
er  nul  autre  pays  n'avait  neu  de  semblable  à  produire.  Afalheureusement  Ikr 
ftanee  s^^n  tint  à  cette  première  ébauché ,  comme  sf  le  travail  de  réfeboratioii 
Mt  épuisée;  ce  fut  alors  que  TAngleterre,  bien  moins  avancée  qu'teHe,  vkll 
lepituAc  en  sous-main  roeuvre  commencée ,  pour  la  pousser  èBostMrme'^ 
CD  cueiilir  les  premiers  fruits. 

Ed  1834  vint  en  FVance  un  Anglais,  alors  obscur,  et  que  rfinr  ne  reoom* 
■uidaît  eneore  à  Fattention  des  hommes ,  ni  sa  fortune ,  m  ses  tnvanx '.  é'éM 
■.  MarsfaalT ,  dont  le  nom  ne- se  prononce  aujourd'hui qu'aveeuoe  B&r%ê  êê 
Mpeet  parmi  ceux  qui  s'occupent  de  Pindastrié  du  lin.  M.  MaPskâH  afli 
ffiter  nos  étaUissemens,  nos  ateliers,  et  trouva  partout  lés  portes  ouvertSii 
ff  s'enquit  de  tous  les  procédés  usités ,  recueiflit  toutes  les  idées^  touM  lui 
iMiBéea  éparses.  Tout  ce  que  la  France  avait  produit!  jusqu'alors,  eespiv* 
eédés  si  laborieusement  conçus,  si  chèrement  payés,  ces  machines,  fhiftt  êà 
tait  de  pénibles  travaux  et  de  si  dures  épreuves ,  if  8*sippfOpria  tout  eela  d^Vkuf 
seul  eoup ,  et  bientôt,  muni  de  ce  précieux  bhgage,  il  aHa  feMer  à  lieedb^ 
iinrle  nord  de  TAngl^erre,  un  établnsemenr  qui  prospéra.  Quelpasper* 
kamies^  d'ailleurs  bien  instruites,  ne  font  pas  remonter  wa^-èéAh  de  eem 
épmpàe  l'origine  de  la  filature  mécanique  du  II»;  elles  ont  ranon,  si  elles  ne 
considèrent  dans  cette  industrie  nouvelte  que  ses  résultais  ÉliaiielerB*.  CPM 
aiars,  en  effst,  que  la  filature  mécanique  est  sortie  de  f ordre  dés  essais  te« 
pwdiittifi;  qu'elle  s'est  assise ,  consolidée;  qi^elira  acquis  une  valéuriadÉs^ 
ttleflè.  Mais  ees  personnes  se  trompent,  si  elles  prétendent altribBer  à  riAngiÉ^ 
llrre  lémérite  de  la  découverte;  toutes  les  machines'  qui  font  la  baie  éà 
étaient  eo  usage  en  France  avant  IfiM,  et  Ton  peut  s^«n 
f  anjouid^biH  même,  car  H  existe  obook  quel^ois  étabttneniaim^i 
tant  Men  que  mal  dans  leur  aneien  élat.  Ettes  étaieni 
sans  éonle  encore  bien  imparfiiites^  mais,  h  peu  de  chose  près,  letravaB'dk 
Hnientiuu  y  était  accompli.  Qu'a  donc  fait  l'Angleterre?  Elle  a  peifettfonné, 
il  vniEi  tant  :  c^est  beaucoup ,  comme  travail  d'arts  c'est  tout ,  an  pomrdè 
I  ;  mais  il  ne  feut  pas  oublier  pour  eela  les  travaux ,  bienantm- 
If  cl  peut-être  aussi  plus  méntans ,  dea  pieuiiers  1 
t  Baye  ni  lunie-oà^  les  aulicj  ont  marché.  Snis  nier  le  i 


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72  RBYUB  DBS  DBUX  MOMDBS. 

ont  su  perfectionner  et  féconder,  il  faut  rendre  aux  initiateurs  l'honneur  qui 
leur  est  dû ,  et  d'autant  mieux  que  cet  honneur  est  trop  souvent  le  seul  avan- 
tage qui  leur  revienne.  Quoi  qu'il  en  soit ,  l'établissement  fondé  par  M.  Mars- 
hall ,  en  1834  y  est  le  premier  où  le  problème  de  la  filature  mécanique  ait  été 
finalement  résohi;  on  peut  le  considérer  comme  la  pépinière  de  tous  les  éla- 
blissemens  du  même  genre  qui  peuplent  aujourd'hui  les  trois  royaumes. 

A  partir  de  ce  moment,  l'Angleterre  acquit  sur  nous  une  supériorité  mar- 
quée ;  le  système  s'y  perfectionna  de  jour  en  jour,  pendant  qu'il  demeurait  à 
peu  près  stationnaire  en  France.  On  marcha  de  progrès  en  progrès ,  avec  une 
rapidité  sans  égale,  au  point  que,  six  ou  sept  ans  plus  tard,  ces  machines, 
auparavant  si  grossières,  pouvaient  défier  tous  les  parallèles.  Leur  mécanisme 
était  simplifié ,  et  leur  puissance  étendue.  Elles  produisaient  déjà  des  numéros 
élevés  et  à  des  prix  considérablement  réduits  ;  elles  surpassaient ,  par  la  rëgu^ 
laritédu  travail ,  jsinon  par  la  finesse,  la  fabrication  à  la  main,  en  même 
temps  qu'elles  tiraient  un  bien  autre  parti  de  la  matière  première.  Aussi, 
après  avoir  pourvu  à  toute  la  consommation  de  la  Grande-Bretagne,  elles 
commencèrent,  en  1830,  à  répandre  leurs  produits  à  l'étranger. 

Ici  une  réflexion  se  présente.  C'est  en  France,  et  par  des  mains  françaises, 
que  le  système  de  la  filature  mécanique  a  été  préparé,  élaboré,  formé;  c'est 
en  Angleterre,  et  au  profit  des  Anglais,  qu'il  est  devenu ,  à  l'aide  de  perfec- 
tionnemens  successifis,  un  fait  industriel  puissant.  Pourquoi  toujours  cet 
étrange  partage  entre  l'Angleterre  et  la  France  ?  car  ce  n'est  pas  dans  un  cas 
seulement  qu'un  pareil  phénomène  a  été  observé.  Partout,  d'ailleurs,  l'Angle- 
terre triomphe  dans  la  mécanique,  soit  qu'elle  ait  inventé  ell&inéme,  soit 
qu'elle  ait  repris  les  inventions  des  autres  pour  les  perfectionner.  Pourquoi 
donc  cette  supériorité  constante?  Le  fait  est  d'un  assez  haut  intérêt  pour  qu'on 
s'applique  à  en  rechercher  la  cause. 

Quelques  personnes  l'expliquent  par  le  génie  différent  des  deux  nations.  Le 
Français,  dit-on ,  invente,  et  l'Anglais  perfectionne;  et  par  ces  seuls  mots  on 
croit  avoir  rendu  compte  de  tout.  En  fait,  rien  de  plus  vrai  que  cette  obser> 
vation;  mais  elle  n'explique  rien,  et  la  question  reste  entière. 

Si  l'on  en  croit  les  délégués  de  l'industrie  linière,  MM.  Defitte  et  Feray, 
l'Angleterre  ne  doit  qu'à  ses  lois  prohibitives  la  supériorité  qu'elle  s'est  ac- 
quise dans  le  cas  particulier  dont  il  s'agit.  C'est  parce  que  ses  filateurs  ont  été 
protégés  contre  l'importation  étrangère  par  des  droits  prohibitif ,  qu'ils  ont  pu 
consolider,  perfectionner  leur  oeuvre.  C'est  là  ce  qui  a  fait  tourner  vers  leur 
industrie  les  capitaux,  et  qui  leur  a  permis  de  se  lancer  avec  vigueur  dans  la 
voie  des  découvertes.  Peut-être  est-il  vrai  que  l'industrie  de  la  filature  méca- 
nique devait,  selon  l'ordre  naturel  des  choses,  s'exercer  d'abord  et  se  per- 
fectionner dans  un  pays  plus  mal  partagé  que  tous  les  autres  quant  à  la  pro- 
duction des  fils  à  la  main ,  et  qui  fut  d'ailleurs  prot^é  contre  Timportation 
étrangère  par  des  droits  presque  prohibitifis.  Telle  était  l'Angleterre.  C'est  là 
que  les  établissemens  naissans  pouvaient,  avec  moins  d'effort,  prendre  posses- 
âon  de  la  durée ,  et  cette  durée  était  une  condition  néoesssmre  du  perfectionne^ 


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DE  l'industrie  liniêrb.  73 

ment  des  moyens;  car  quelle  apparence  de  pouvoir  suivre  un  progrès  dans 
des  établissemens  qui  se  renouvellent  sans  cesse,  et  qui  ne  naissent  que  pour 
mourir?  Cependant ,  à  partir  de  1824,  il  y  a  eu  en  France  des  filatures  qui,  tant 
bien  que  mal ,  ont  subsisté.  Elles  sont  même  parvenues ,  après  1830 ,  à  réaliser 
de  raisonnables  bénéfices ,  et  ne  sont  mortes  que  lorsque,  plus  tard,  Fimporta- 
tbn  anglaise  est  venue  les  écraser.  Pourquoi  donc  sont-elles  demeurées  sta- 
tîonnaires?  Qui  les  empêchait  alors  de  marcher  du  même  pas  que  leurs  rivales? 
n  nous  semble  que  la  cause  de  leur  allanguissement  est  ailleurs.  Au  reste,  ce 
n*est  pas  dans  ce  cas  seulement  que  l'Angleterre  s'est  rendue  supérieure  quant 
au  perfecUonnement  des  procédés  mécaniques,  et  la  raison  alléguée  par 
MM.  Defitte  et  Feray  ne  saurait  évidemment  s'appliquer  à  tout. 

On  peut  dire  avec  quelque  vérité  que  la  situation  économique  de  l'Angleterre 
réunit  toutes  les  circonstances  propres  à  favoriser  le  développement  de  la  mé- 
canique. La  main  d'oeuvre  y  est  tr^  chère,  et  les  capitaux  y  abondent  :  double 
motif  pour  remplacer  le  travail  de  l'homme  par  le  travail  des  machines;  car  la 
première  droônstance  en  fait  naître  la  pensée,  et  la  seconde  en  fournit  les 
BMyyens.  Ajoutez  à  cela  que  le  fer  et  le  charbon  y  sont  très  abondans  et  à  très 
bas  prix;  ce  qui  rend  l'emploi  des  machines  à  tous  égards  plus  avantageux 
({u'ailleors.  Cependant  ne  suffit-il  pas  que  d'autres  peuples  aussi  aient  intérêt 
à  s'en  servir,  et  dans  certains  cas  cet  intérêt  n'est  pas  douteux,  pour  qu'ils 
sachent  aussi  bien  que  les  Anglais  les  inventer  et  les  perfectionner?  Et  quand 
Q  leur  arrive  par  hasard ,  coamie  à  la  France ,  de  s'engager  les  premiers  dans 
cette  voie  et  de  s'y  porter  avec  ardeur,  quel  motif  alors  peut  les  empêcher  d'y 
bm  les  mêmes  progrès? 

Sans  méconnaître  la  valeur  des  explications  que  nous  venons  de  rappeler, 
qall  nous  soit  permis  d'en  présenter  une  autre.  Nous  la  trouvons  tout  simple- 
ment dans  cette  loi  anglaise  qui  défend  l'exportation  des  machines  :  loi  propre 
à  l'Angleterre,  et  que  nul  autre  peuple,  à  ce  qu'il  nous  semble,  n*a  imitée  jus- 
qa*à  présent.  En  France,  on  ne  s'est  guère  occupé  de  cette  loi  que  pour  en 
£ûre  l'objet  de  critiques  banales  ou  d'amères  récriminations.  On  la  taxe  d'im- 
puissance, en  même  temps  qu'on  la  relève  comme  un  acte  d'égoïsme  national, 
n  semble  que  par  là  l'Angleterre  s'isole  des  autres  peuples;  bien  mieux, 
qu*elle  leur  fasse  tort,  en  réservant  pour  elle  seule  ce  qui  devrait  appartenir  à 
tous.  A  sa  conduite  on  oppose  avec  orgueil  la  conduite  généreuse  de  la 
France,  qui  jette  libéralement  à  la  tête  des  étrangers  toutes  les  découvertes  Élites 
dans  son  sein.  Reproches  injustes  !  glorification  puérile  et  fausse! 

Qu'un  peuple  ait  le  droit  de  se  ménager,  par  tous  les  moyens  qui  sont  en  son 
pouvoûr,  l'exploitation  exclusive  des  procédés  qu'il  a  inventés  ou  perfectionnés, 
cela  ne  peut  fsûre  l'objet  d'un  doute  sérieux.  Il  ne  fait  en  cela  qu'user  des  avan- 
tages qu'il  a  conquis  par  son  travail ,  et  qui  peuvent,  en  certains  cas ,  lui  avoir 
coûté  fort  cher.  On  trouve  fort  naturel  qu'un  homme ,  un  particulier,  en  pos- 
session d'une  découverte  fruit  de  ses  sacrifices  et  de  ses  veilles,  prétende  en 
jouir,  au  moins  pendant  un  certain  temps,  même  à  l'exclusion  des  autres. 
Pourquoi  donc  ne  reconnaîtrait-on  pas  les  mêmes  droits  à  tout  un  peuple?  En 


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;ab>péflaaaat<»A«kgy  un i^aupte'fle  trahit  liûontoe;  il  se  4^pûttiU€f«ii|8 
rnîBcm^'iiA  noyen46  loolnneiiobleiiient  a<)^^ 
< CestMea  ;à torli^e4'«n  oenfond  cette  loi  relative  à  rci^pectatîoa detna- 
i  areetofoiilaides^aisTOStnctives  qui  fornieDtee,qii'on^pe]leJe.^r8tà^e 
.  JEHft  aa,roMemhle  à  celles-ci  .que  dans  la  fecine4)u  dans  les  na^yai!» 
j£«sk«lîitB  :  ^eUei  aot  diffewt  «wpntieUeaieBt  .quant  .au  cacactère  et  imx  etUl$, 
Bh  fmrHî  i'm  ^'^  -*^.  r"'"*'Tjn .  "*  f'^  '^  »*^»c/«>«t  i^a»^^^  r'tiw  mmi, 
Mielfatete  omyft  am^qn^  (qu'aii  syrtème  Aa»  iwHwats  d'iA¥eDÉMtt.v.Oa'«aiHiia 

•Al  pnwîiéga  partîMlier  é^i^pkiîiahaaoÂavfliMîaBw^B^ 
publique.  Ehibîon;!  to4tfBBaa4l'ttpaitoc.4apriiiai>bànfl8  A^att  agitée ^ebfeopn 
4»<ttéiift^yriiiiléy<iteoda»oc>n>PMH^ 

.ida  aaBili0a4ifiQpe;^3aar^caaraBie  ona  natioA  A'a(tpa94'aiitiiiité  pMu^éfcBdie 
.anxiamtiaajiaaaaararideias  «oachiaes^^Ue  ast^bU^^ejprooédei^pacmaavpe 
^deud<MMBa^>o*ia6tÀiâHa  leu  4é&a4aat  rexpertation.  ^  le^pimipe  «syoata^aa 
,immêau^^M  daBa4»n lappJicatioatà  de& partiooUeis^  paimuoi^fliMi  aaaaMkyi 
M^MAxm^fm^fitd  ua  KetseiaiMlef  §a»?  £lla  est  ^nâme  dans  iMeadag  câs.4nifliix 
t  aiitaaJwa  etjitoBaiiM;;  car  il  est  jaBe  qu'une  4éooiweKtade  quelqtta;iii]|Kif- 
i$mm  poiaJeiaît  d'jun^seiil.iMiiniQe,  et  aela  est^uitout  ymûd'ira  €aeainbl«,de 
^tàèoowmkds  ae4(i|y^QkaBt  an  laéaie  o^.  Ce  sont  là  des  arainmisoUectîvai, 
;iawnfiiffie»4<nyèa.auide.  iaÎA  un  j^rauduomMe  danatiouaux  oencauMot  :  il 
-.aaidaBe^nafiuiel  a^jHsta^'au  faire  ^inpiî^ôl^g^^naïauji  à  la  oaiMo  aïoîèia. 
.  Si, :|Ar  tafffwlÀ  aUe^iéme,  une  nation  ne^t.gu'user.dlHn^nQât. an  dé- 
fendant Texportation  de  ses  machines ,  ce  droit  se  obange  |iour  elle  ^  dawir 
WHi iàiiHs4^s  iadâ¥idBft.pbiS'dira6|enient  intéressés.  3w^QB0iiS/4pia«  dans  ces 
jdflnûèiwannéa^vianiqua  las  nouvelles^  ttaobines  prapitSiàiiler  ie  iin  étaiflat 
;^noora4nca— nastborsde  TiingletaRe,  le^gauvemement  anglaisen  eût  iautori^ 
ia  Ubve  ei^rtadon^  n-est-il  pas  clair  ^u'il  eût  violé  Je  droit  aaqws  de  tENat 
Â'kmmnwïïffÊk  avaientei^gagé  ià  Jewrs  oapkanx ,  4eur  travail  ou  laiustalena241 
48St€âtid^pmiiUés;d!|iaayantagechèaeroentaobeté;  ilaalûlAMntxé;généDeux 
la.lBiuBS  dépens.  Voilà  pourtant  cetque  ia  France  aiait  et  eeiqu^eUa  fait enooK, 
et^oilàiaeiqu'andéooredu  beau  nom  de  libéralité!  Ne  aojK>B6pasH8l£ei|: 
aatle  fffétanétta  ^béralilé  «'«A  rienifu*/un  enbli  coiiy^ble  des  inliéBétB  nalâo- 
.  ioanx  ^  ja«  «ne  révoltante  iniquité. 

.Hnloiila.faisûnj^an  toute  justice^  TaipoitationdeB  mactoesipfoppesàiin 
pays  ne  denonit  étue  famifie  que  pour  les  inventeurs;  jnais  «quand  il  sîitgitide 
•^snBMP^out.unriystèaae^maobinas  se  rapportant  an  même  objet,  ^^^  fl 
l'a  £dl«uparttfeapfle«foi]r  lafiiateeduJûiau  ducolon^âln'y  aplus^ÀJe 
>èiim  ^Mendre ,  d'învenleurs  paoliculiersr  car  irop  d'hoanoas  ont  participé  à  ce 
;4ravail  de  Tinvention,  et  la  part  de  oliacun  se  confond «dansTensemble.  Ce 
s|istàme.devJetttdQnc  une  propriété  collectiveet  nationale  y  qu'il  Ji*appaitiapt 
il  ameun  individu  ^aliéner.  C'est  pourquoi  Texportation  doit  étre>eloKS.indî8* 

ibaasjnéaiejfu'anparticttUer  peut  s'attribuer  à  lui  aeul  Tiavantion  d'aiie 


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9,  encoie  nedék-âPélre  antoriKé  li  I^iq^pler'qfi^Èliitantqii^  MHHice% 
r  dans  la  pigrs  le  privUégedériimrenteur  ;  autrsmeirtir  plbee4éB'int^tmaià^ 
rmiepositioattrtfp  défavorable yb*à-^is  dés éMngcm.  En  eflél^  sa  dlMum- 
pouvant  aton  élre  exploitée  au  Miors  librement  par  le  preiiiiér  Tenir, 
\  qu'an  dedans  elle  veste  assojettle  à  uft  privfTi^e  onéimai ,  teut  ravantafje 
4tkén,  côÊé  des  éttangeis  eeiilireleB  natkiBaax;  Vdîlâ ee qui  avrivei  en ei!ft«, 
iMvisBJOHB  par  rapport  à  la  Fk'an(»;Ifiiiis  voyons  nosidéeomoites-pknser'à 
?étraiiger  et  s'y  popnladser  avant  que  nous  ayons  pu'iMms'e»servièi- noos- 
aièae6..lArADglinseii  tSiwntpartlàvaat  novstetoontMtaefUs  :  Hse^fiiïit  des 
aunes  pour  nous  comiMrtire;  Ils  s'énricfafsssent  par  elle»*  à  nos  dépens»  C/èn 
Mtm  Que,  grâee  à  Timprévoyancedes  loia^  les  tt^avana  d^oventiondonl  le'pejis 
Aonore  tournent  contre  lui. 

De  btHUM  heure  PAngleterre  a  compris  Id  justesse  éscesfiâieipesi  pent- 
Ike^mtee  en  a-t*eUe  quelquefois  poussé  trop  loia  l^appKealibik  Sa  1^99;^  ub 
premier  bill  défendît  rexportation  du  métier  à  bas  ;  vm  demi»«iMe  apaès^  celte 
yehibitSon  fut  appliquée  ant  madhines  peepiss  à  la  mamiÊMtafo^iîiseotarles 
d-des  lainages,  machines  alors  bien  impar&itesi  Eq  li774>,  uo  jMuvel  aole^ 
:  prohiba  Texportation  de  certains  outils  propces  àJa  manuâieturo^ 
[  kirs  ce  qistèmiB  s'étendit  de  pijoche  en  proche  et  descendit  bien- 
tll  joaqK'aox  ^1^^  ^Is  moindre  iaiiportance,  tels  que  matriees  dfestampage 
pourbootonade  oomp,  etc.,  etc.  Certes,  l'Angleterre  eût  pu>s*anréterphM'tit 
dans  œcae  voie;  elle  n'aurait  pas  dû  surtout  confondre  les  hommes  aveo/I^ 
I ,  et  dJéfeodre,  eomme  elle  l'a  fait  pendant  un  eortain  temps ,  lasovlle 
I  des  owiîess*  Peulnétre  aussi  eûbelle  dû  borner  chaque  fois  la  dovée^du 
fiiviiége'  ^efle  se  donnait,  en  permettant  la  sonjedesesmaohtaes  apeès 
1  années  de  jouissance,  ne  f(!lt-ce  que  pour  ouvrir  des  débouchés  aux 
iqui  les. confectionnaient.  Mais  enfin  le  principe  était  salutaire, 
e^Dooa  n'héCtooBS  pas  àdive  que  son  adoption  a  été  le  prineipal  fondementde  la 
eapérioneé  si  géiaénrle  et  si  mattiftete>qii0^rAngleleFr6<s^est  aequiseen  ce  genre. 
J&  les  indîvidas  ni  les  peuples  n^ment  à  se  donner  une  peine  dont  ils  ne 
leeertuBi  pas  letsalabe.  Personne  ne  travaille  avec  aardeur  pour  le  proobali» ,  et 
BBlneaiogénle  à  Êûve  des  découvertes  dont  il  ne  doit  pas  recaeillir  le  fruit. 
Gest  paves  qo^ona  compris  cette  vérilé  qu'on  a  admis  4ans  les  lois  le  principe 
des  brevets  d'invention.  Nous  vouions  bien  quîoo  aiti  été  guidé  eaeela  par<aD 
attle  juatiae,  car  ilétait  juste  que  fauteur  ^^ned4cooverte  eojeotfele 
r;  Bsai&oi»  s'est  dit  enméme  temps,  et  avec  raison,  que  le  pinvilég9itena- 
i  que  1*0» consacrait  était  un  stimulant  nécessaire  pour  les  îi^venteurs. 
SuppriflMS  le  privilège,  etvoussuppvîmez  le  travail' mémo  de- llnvenlionw  On 
fia  confris,  et  Toilà  comment  on  a  cfu  servir  l'itttérôl  général  pw^'établisso- 
BHDt  d'un  privilège  partieuiieri  Pourquoi  faus-il  qu'on  <se.  soit  arrêté  li^,  et 
fuTon  n'ait  passu  faire  aux  peuptesméme  Tâpplitationdriine  véiité^siisimplo! 
liillait  se  dire  que  lesdéeowreites  purement  individuelles  on|  rarMuenSause 
grande  portée;  elles  n*acquièrent  de  valeur  qu'autant  qu'elles  ^associent  à 
d*aulna  ^  les  secondent  el  les  complèteat;  souvent  méme^  e»  sodanft  des 


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76      ^        RBVUB  BBS  DBUX  MONDBS. 

nudns  de  leurs  auteurs,  elles  ne  soat  encore  que  des  ébauches,  qui  ont  besoin 
d'être  achevées  par  des  perfectionnemens  sucoessifis.  N'attendez  rien  de  grand 
d'un  travail  isolé.  Pour  enfanter  quelque  chose  de  large,  de  complet  et  d'achevé, 
il  faut  un  travail  commun  et  solidaire ,  une  élaboration  générale  et  collective. 
Or,  puisqu'on  avait  reconnu  que  les  privilèges  individuels  garantis  par  les 
brevets  d'invention  étaient  nécessaires  pour  provoquer  des  découvertes  indi- 
viduelles, n'était-il  pas  naturel  de  penser  que  des  privilèges  collectifis  seraient 
nécessaires  aussi  pour  provoquer  des  découvertes  collectives? 

Veut-on  savoir  maintenant  pourquoi  les  Français  inventent  tandis  que  les 
Anglais  inventent  et  perfectionnent?  c'est  qu'en  France,  où  la  loi  n'établit 
point  de  privilège  collectif  ou  national,  mais  seulement  des  privilèges  indivi- 
duels, les  inventeurs  procèdent  isolément,  chacun  pour  soi,  nul  n'ayant 
intérêt  à  seéonder  les  travaux  des  autres;  tandis  qu'en  Angleterre,  où  le  pri- 
vilège national  est  garanti,  il  s'établit  entre  tous  les  hommes  engagés  dans  la 
même  voie  une  solidarité  féconde. 

Qu'importe  au  fabricant  français  qu'on  invente  dans  son  pays  quelque  pro- 
cédé nouveau,  ou  qu'on  perfectionne  un  procédé  ancien  applicable  à  Tindustrie 
particulière  dont  il  s'occupe?  C'est  toutiiu  plus  s'il  sera  disposé  à  s'en  réjouir. 
Si  le. procédé  reste  secret  et  s'applique  avec  mystère  dans  l'établissement  de 
rinventeur,  ce  sera  tout  simplement  pour  lui,  qui  ne  jouira  pas  du  même 
avantage,  une  dangereuse  concurrence  de  plus.  Si  le  procédé  se  divulgue,  il  ' 
pourra  s'en  servir  à  la  vérité ,  mais  tous  ses  confrères  feront  de  même,  et  non- 
seulement  eux ,  mais  encore  tous  ses  rivaux ,  tous  ses  cohcurrens  à  l'étranger. 
Peut-être  l'impulsion  générale  que  cette  découverte  pourra  .donner  à  son  in- 
dustrie favorisera-t-elle  pour  un  moment  ses  intérêts  ;  mais  ce  sera  toujours  un 
avantage  partagé,  bien  peu  sensible,  quelquefois  même  hypothétique,  et  qui 
compensera  tout  au  plus  à  ses  yeux  la  dépense  certaine  que  lui  occasionnera  le 
renouvellement  de  ses  instrumens.  Que  si  par  hasard  la  découverte  qu'on  vient 
de  faire  est  importante,  si  elle  doit  apporter  un  grand  perfectionnement,  une 
grande  économie  dans  la  confection  des  produits,  et  que  l'inventeur  juge  en 
conséquence  devoir  s'en  assurer  le  privilège  à  l'aide  d'un  brevet  d'invention, 
loin  de  se  réjouir  d'un  pareil  fait,  notre  fabricant  devra  trembler;  car,  outre 
ce  dangereux  rival  qui  s'élève  au  dedans,  il  peut  en  voir  surgir  mille  autres 
au  dehors,  puisque  ce  procédé  nouveau ,  dont  l'usage  lui  est  interdit  par  la 
vertu  du  brevet,  peut  dès  demain  s'installer  sans  obstacle  dans  toutes  les 
Êibriques  è^angères.  Le  progrès  tournera  donc  contre  lui ,  et  il  sera  bien  heu- 
reux s'il  y  résiste.  C'est  ainsi  qu'une  découverte  faite  en  France  peut  devenûr 
pour  l'mdustrie  française  une  cause  de  ruine.  Ne  voit-on  pas  ici  tout  ce  qu'il  y 
a  de  monstrueux  dans  une  législation  qui  consacre  le  privilège  au  dedans  sans 
le  garantir  au  dehors?  L'industriel  français  a  donc  trop  de  raisons  de  se  sou- 
der peu  du  progrès  général  des  inventions  dans  son  pays.  Elles  n'ont  d'intérêt 
et  de  valeur  pour  lui  qu'autant  qu'il  en  est  lui-même  l'auteur,  ou  qu'il  peut 
s'en  assurer  la  possession  exclusive.  Voilà  pourquoi  chacun  se  retire  en  lui- 
même  et  s'isole.  Les  découvertes  sont  alors  presque  toujours  des  oeuvres  indi- 


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DE  l'industrie  LINIERE.  77 

S,  et  c'est  pour  cette  raison  qu'elles  restent  en  chemin.  Elles  peuvent 
Imo  élre  tour  à  tour  reprises  par  des  individus  dilférens,  de  manière  à  ètxt 
pomaées  un  peu  au-delà  de  la  première  idée,  de  la  première  ébauche;  mais  il 
est  impossible  qu'elles  deviennent  Fobjet  d'un  concours  actif,  d'un  travail 
I ,  d'une  élaboration  large  et  sympathique  :  jamais  d'ensemble  dans  les 
B ,  ni  de  communauté  dans  les  efforts  ;  jamais ,  de  la  part  des  fabrk 
I,  cette  soUidtude  générale  qui  anime  les  inventeurs,  ni  cette  surveillance 
attentive  qui  les  soutient  et  les  redresse;  rien  enfin  de  ce  qui  peut  conduire 
progressivement  à  un  système  complet  et  achevé. 

U  n'en  est  pas  de  même  en  Angleterre.  Là ,  chacun  fait  son  affaire  propre 
do  perfectionnement  général  des  procédés.  Qu'importe  qu'une  découverte  soit 
mine  secrète  par  son  auteur;  le  fabricant  anglais  sait  bien  qu*elle  se  dlvul- 
gaara  tôt  ou  tard ,  et  que,  grâce  à  la  loi  de  non-exportation ,  il  en  jouira  tou- 
jours avant  les  étrangers.  Lors  même  que  l'inventeur  se  réserve  le  privilège  de 
son  invention  au  moyen  d'un  brevet,  n'a-t-on  pas  toujours  la  chance  de  s'en- 
tendre avec  lui  à  l'aide  de  quelques  sacrifices?  et  c'est  encore  un  avantage 
que  l'étranger  n'a  pas.  Quant  aux  perfectionnemens  de  détail ,  qui  se  font  pour 
la  plupart  dans  les  ateliers  de  construction,  qui  ne  restent  jamais  secrets  pour 
les  Cabricans,  puisque  leurs  auteurs  même  sont  intéressés  à  les  leur  faire  con<^ 
nahre,  et  dont  chacun  a  trop  peu  d'importance  pour  devenir  l'occasion  de  la 
délivrance  d'un  brevet,  ils  deviennent  tout  aussitôt  le  privilège  commun  de  l'in- 
dustrie anglaise.  Par  eux,  cette  industrie  grandit  et  s'élève  en  masse,  dans  son 
ensemble  ;  l'égalité  est  maintenue  au  dedans,  et  l'on  se  rend  maître  au  dehors. 
Or,  ces  perfectionnemens  de  détail  sont  incomparablement  les  plus  nombreux , 
et,  à  vrai  dire,  c'est  par  eux,  bien  plus  que  par  des  inventions  toutes  faite», 
qu'un  vaste  système  arrive  à  sa  maturité.  Chacun  a  donc  tout  à  gagner  et  rien 
à  perdre  dans  les  inventions  des  autres.  De  là  vient  que  tout  le  monde  slnté- 
lesse  au  progrès,  de  quelque  part  qu'il  vienne.  Le  perfectionnement  des  dé- 
couvertes devient  une  affaire  commune  à  tous,  et  chacun  y  concourt  de  son 
mieux;  chacun  apporte  sa  pierre  à  l'édifice;  chacun  donne  son  coup  de  truelle, 
de  lime  ou  de  rabot;  et  ceux  même  qui  ne  concourent  pas  à  l'accomplisse- 
ment  de  la  tâche,  ou  par  leurs  travaux,  ou  par  leurs  idées,  ou  par  leurs  capi- 
taux, applaudissent  au  moins  du  geste  et  de  la  voix  pour  encourager  les  autres. 
Fautril  s'étonner  que,  dans  une  position  semblable  et  avec  ce  vaste  ensemble 
de  moyens,  les  Anglais  sachent  pousser  si  loin  ces  mêmes  découvertes,  ces 
mêmes  procédés,  que  nous  leur  transmettons  toujours  dans  un  état  informe  ? 
On  se  tromperait  si  l'on  ne  voyait  en  ceci  qu'une  question  de  rivalité  natio- 
nale. Outre  que  la  question  de  justice  s'y  mêle,  on  peut  dire,  et  ce  n'est  pas  un 
paradoxe,  que  l'intérêt  général  de  l'industrie  européenne  demande  que  chaque 
peuple  adopte  pour  son  compte  la  loi  de  non-exportation  des  machines.  C'est 
parce  qu'elle  a  suivi  cette  ligne  de  conduite,  que  l'Angleterre  a  inventé  ou 
perfectionné  tant  et  de  si  beaux  systèmes,  à  son  profit  d'abord ,  et ,  en  fin  de 
compte,  au  profit  de  toute  l'Europe ,  tandis  que  les  autres  pays  n'ont  guère 
produit  que  des  découvertes  sans  portée.  Que  Ton  dise  après  cela  si  l'Angleterre, 


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Avec  cet  esprit  d^i^xehision  qn'dn  lai  repfoehe,  n!a  pas  mfoox  servi  la  caito»4ft 
progrès  général  ^  qoe  la  France,  avec  tonte  c^tte  libérSlflé'dont  eHe^w^vaaW. 

Quand  on  considère  tout  ce  que  la  mécanique  a  fait  depuis  un  siècle^  les 
tnerFeilIss qu'ellëa  enfantées  chez  nos  voisins,  rîrrésistflble  supériorité  qu*elfe 
kur  a  donnée  sur  tous  les  autres  peq^,  les  richesses  dont  elle  a  été<po«reax 
fInlarissaMe  source^  on  est  presque  tenté  dédire  que  c'est  cette  ldt>sS  siaipife 
sur  la  non^xportatîon  des  machines  qui  a  fait  rAngtéterrtee  qii?eN#eit>  etfltt 
Iftlidigne  que  les  peuples  du  continent ,  ta  France  surtout ,  qd^ont  empeunSê 
à  rAngleterre  tant  de  choses,  n'aient  pas  su  lui  emprunter  une  dispoiMdttif 
tkoUkàê,  et  )Bn  même  temps  si  naturelle  et  si  logique. 

On  prétend  cependant  qve  la  ptfobièîtion  qu'elle  porte  est  Ulumre,  et  oesott 
éeséerivahm  anglais^  d-ailleun*  fort  instruit»,  qui  miBneiilen  aicast  eeUè  asm^ 
lioft^  «  La  prohibition  dont  R  s^agit,  dit  M:  IPûrfier<17,  n'est ^'ilittnoirr,  et 
laiiiaie  il  n'a  été  possible  d'empédier  eomplètenieat  rexporlaliônj  des^  ma- 
éhînes.  Rien  de  plus  feofle,  en*  effet,  que  de  tsmemetcreie  dessin  et  k  des- 
eriptiOft  détaillée  d^m^  métier  quelconque,  et  lé^premier  mécenîdien:  imni'poum 
«erlalnement,  sur  ces  plans,  établir  une  machine  qui  suppléera,  en  partie  au 
ttoins,  à  celle  dont  Tinventeur  eût  iuî«inéAie  suwetUé  I»  construc^oa.  »  U  se* 
-oit  certainement  absundé  de  prétendre  que  rAnglelsnre  puisse  consenrtr 
afteiiiellement  la  possession  exehisive  de  ses  machiàes.  Malgré  toutes  lespié- 
^ulioas'  qa'fXI»  prend ,  il  doit  arrhrer  qu'on  les  lui'  dérobe  tôt  oa  tard;  et 
l^périeoce  leprofu^Si  Cest  par  là  qu'elle  sert  en  définitive  Tintérét  généraiée 
FEMope  sans  le  vouloir.  Mais  cette  exportaHon  est  loin  d'être  aussi  facile  qae 
BlJ  Porter  l^assurei  Non ,  il  ne  suffit  pas  de  transmettre  le  dessin  et  la  descrip- 
ittoo  détaillée  d'un  métier  queloonque,  et  ce<i^èst  pas  le  €ait  du  premier  mééa- 
niden  vemsde  le  rétablir,  avec  ces  seuls  élémens,  de  manière  à  ce  qu'il  rem* 
plaee,  en  partie  dii  moias,  celui  d&rinwenleuf  ;  Ces  dessins  même  ne  sont  pas 
tsij^urs  si  fEusHe»  à  obtenir,  surtout  dans,  les  prenûevs  temps,  lorsque  les 
«msU  acteurs  peuvent  à:  peine  satisfaive  abx  demandes  des  £BJi>ricans  natio- 
■MK.  Ajoutons  qu'un- dt  peu  prés  ne  suffit  paa  pour  des  machines  qui  denuM- 
éeot  ondânirementtuie  préeisioa  sî  rigouteusev  eomnie<,  par  exeo^ile,  ceàlB 
ipû  sevvent  à  la  filature  d»  fîn^  Mais,  ssas  eotMr  è  cet  égard  dans  des  dlwtts- 
■m»ii«tiles^  consultons  les  fiails; 

U  eat  vraî  que  toujours  les  peuples,  du.  eonliDent  sont  parvenus  à  dérober 
au  AtighJs  knrt'mafihnes  ;  mais  ifeand?  Sept,  buit^  âh  ani$  et.plos  apais 
quei  les  fàbrioans  anglais  avaient «oonneatté  àen  jouie^  Voilà  ce  ^aitise, 
forexen^ite,  dans  lecasparticuUerdelafitaluredn  lin.  Long^tippflaiva«tl880, 
la^ttotweiaBglaise  prospérail,  grâce,  à  ses  nsachinesv  et  s'élevak;  an^déssus  4e 
tiwles  4es  industries  rivales,  et  ce  n'est  que  damces  derniers  temps  que  ses 
mânes  machines  ont  été  transportées  en  Franoei  Uy  a  bîea ei» quelques ciqMr- 
tallMSpartieliesdès  l'année  1834;  mais,  à  le  bien  pvendso»  c'est  d'hiepisenk- 
meut  que>  la  France  s'en  est  réellement  mise  ea  possesdon ,  et  eneoDeà  titre 

(t)  Jhrogvéide  la  Gramde-'Bretagne ,  pag.  Stl. 


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iiE  i.*i&i>iîSsrEiE  xiKiÈaE.  ait 

Jimonènix.  Rien  n'a  âé  négligé .poiutaat  de œ  o6té<i  du. détroit^ jet  Vta^ 
joitilire  ^nelaiTraQceaiak  cequi  était  iaisable  ;  rexportatiom  de&oiétîeE^ 
IKQpres  à  filer  4e  coton  n'avait,  pas  été  sx  beaucoMp  près  jsà  prompte.  Ma» 
B>str€e4oQC  rîea  pour  rinduBtrie  d'un  pays  d'avoir  dix  années  d'avance  cor 
tontes  les  antres?  C'est  -pendant  ces  dix  années  ^ue  l'industrie  an^^îse  &'efit 
SDmt  des  déixMichés  ài'extérieur^  <|u'«Ue  a'est  créé  ûes  relations  dans-tous  les 
jajs  noa  productifs  de  lia,  qu'elle  y  a  supplanté  les  industries  irançaisa^ 
bc^  etqu'ensuite  eUcest  venue  ébcanler  ces  industrie^  jusque  sur  kurpro^piip 
tenitûre  :  c'est  pendant  oes  dix^années  que  d'immenses  fortunes  se  sont  faitas 
dans  la  fabrique  anglaise^  lortanes  dpnl.quelques-unes s'élèvent,  dit^Urnomi 
bésitons  à  reproduire  les  elû£&es^tan|Us4[uuai8sent£^  SO.nûl- 

fions.  CTest  dans  le  même  teo^ps  que  les  ouvriers  se  «ont  formée,  4ue.les  fabri-  ' 
foesne  sont  établies  sur  une  immense  éclielle,  qu'elles  ont^goossi JeurnutérMl 
de  manière  à  suffire  à  tous  ies  besoins  variésde  iaJabrication^,  en  .un  ^mot 
^K  riadustrie.s'est  afferma  s^I  saJaase,  en  mémelenips  qu'Ole. élendaitsi^ 
JbaSwaM  loia;  «t  ^juand  enfin,,  après  ces  4iix  années,  piéciensas,  les  A hricMy 
icaiiçaiaatbdges  viennentàsex^ndpeinaltresdesmaoliines,^^  iii* 

Ues  Bityen^  de&ressûuroes  épuisées;,  des  connaîssapeesin^paria 
ixîflES^jnal  babiles,  qu'ils  xmt  à  kitter  contre  un  telioolosse.  Jl  n'«stiplu&qiMi- 
tîon  pour  eux  de  recouvrer  les  débouchés  extérieurs  qu'ils  •nt.feidus,  Xeot 
ee  qu'ils  peuvent  faire,  c'estde  reconquérir  leur  propre  marcliéi,^«nfieiiein'y 
parviendront-ils  qu'avec  l'assistance  4e  la  législature.  Ajoutons  à  cela  que,  4b 
jfmgrès  continuant  toujours  et  les  mêmes  causes  aginont  de  part»et  d'entre, 
•rien  n'empédie  <pie  l'Anj^etene  ne  consens  éternellement  ia  9^périon|6 
ftt^elles'estaïqquîse.  Certes,  une  di|^positionjquiprôd4iit4e)leis«ffiMs  a. b^ 
son  importance  ;  41  n'y  a  rien  damoins  illusoire  que  tout4sela. 

Ce  n*est  pas  des  Français  seulement  qu'on  peut  dire  qu'ils  i««iatentffov 
ipie  les  Anglai&,perfiBCtîonnentet  ^^iquent.  ToubJcs  peuples  en  «ei^U^,  et 
nen  ne  raootre  phis  clairement  ceqni  leur  manque  A  tous,  ^rmi.les  ionom- 
braUes  inventions  dont  l'Angleterre  a-su  tirer  un  si.giiaBd  partie  il  enett^Mi 
dont  lapremièreidée  lui  appartienne.  EUes  sontd'originesiMen  diveives.  Les 
ones  sont  venuesde  l'Espagne  y  jd'autres.  de  laBelg^ue,  de  la  Hollande,  4e 
r  A  llfmagne,  quelques-unes  même  de  l'Amérique  (i).  Tous  les^pei^ples^nt^paigié 
leur  tributs  cet  heureux  pays.  Or,Japk^rt  de  ces  déeeuveitessontanivà» 
m  Angleterre  à  Tétat  d'idées  ingénieuses^  nais  sans  ^application ,  ou  4épeiir- 
lues  des  accessoires  nécessaires  à  leur  mise  en  œuvre  :  c'est  en  Angletan» 
fu'elles  ont  acq«%  en  se  perfectionnant  une  valeur  positive,  lieus  croyiez 
fiermement  qu'il  easeca  tosjouisainsi ,  et  gue  nul  autie  peuple  ne.  sauoo  fié- 
eonder  ses  inventions;,  tant  qu'il  n'aura  pas  adopté  la  politique  anglaise. 

L'eiemple qu'on^peut  nous  exposer  de  laiabrication  du^nicve  de  betterave, 

(i)  ItaasdsvonsàuoeiieycndesEtat^lJBisleiiiétievàilin'iepIssgénénlei^ 
^iUos  lel^anoashife.  ;,  Porter,  318.  ) 


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SO  REYUB  DES  DEUX  MOICDES. 

qui  s'est  perfeetionnée  si  vite  et  d'une  manière  si  remarquable  en  France,  cet 
^exemple,  qui  est  peut-être  unique  dans  notre  histoire  industrielle,  loin  d'é- 
t)ranler  notre  assertion,  lui  donne  un  singulier  appui.  L'industrie  du  sucre 
Indigène  n'a  pas  été,  plus  que  les  autres,  protégée  par  la  loi  contre  l'exporta- 
'tion  de  ses  procédés;  mais  des  circonstances  tout-à-fait  particulières  ont  sup- 
pléé pour  elle  à  cette  lacune.  Ce  n'était  pas  contre  les  industries  des  autres  pays 
de  l'Europe  qu'elle  avait  à  lutter,  mais  contre  l'industrie  coloniale.  Or,  les  co- 
lons, ne  tirant  pas  le  sucre  de  la  même  plante  que  les  fabricans  de  la  métro- 
pole, ne  pouvaient  en  aucun  «ens  se  servir  des  mêmes  procédés.  Toutes  les 
découvertes  faites  en  France  étaient  donc  sans  application  pour  eux  et  demeu- 
raient forcément  le  privilège  commun  des  fabricans  français.  A  le  bien  prendre, 
«eci  rentre  dans  le  cas  de  la  non-exportation  des  machines.  Une  seule  fois  donc, 
«t  grâce  à  des  circonstances  exceptionnelles ,  les  fabricans  français  se  trouvè- 
rent dans  une  position  semblable  à  celle  que  la  loi  anglaise  crée  pour  les  fabri- 
cans anglais;  cette  fois  aussi  ils  imitèrent  leur  conduite,  et  malgré  les  tracas 
auxquels  leur  industrie  fut  constamment  en  butte ,  et  la  perpétuelle  incertitude 
^e  leur  avenir,  ils  obtinrent  des  résultats  équivalens.  Que  l'on  réfléchisse  sur 
cet  exemple,  qu'on  veuille  bien  le  rapprocher  des  observations  qui  précèdent, 
et  qu'on  nous  dise  ensuite  s'il  ne  tranche  pas  la  question  d'une  manière  son- 
^veraine  et  décisive. 

Cette  digression,  que  nous  n'avons  pas  cru  étrangère  à  notre  sujet,  nous  a 
conduit  un  peu  loin.  Hâtons-nous  de  reprendre  notre  récit. 
r  C'est  en  1831  ou  1832  que  le  s^'stème  de  la  filature  mécam*que  du  lin  est 
arrivé  en  Angleterre  à  son  point  de  maturité.  Dès  les  années  précédentes,  il 
•avait  déjà  produit  de  beaux  résultats,  et  dans  la  suite  il  s'est  encore  perfectionné 
dans  les  parties  accessoires;  mais  à  cette  époque  on  pouvait  le  considérer 
<!omme  achevé. 

Il  serait  curieux  de  pouvoir  suivre  pas  à  pas  le  progrès  des  découvertes  qui 
l'ont  amené  à  cet  état,  de  rapporter  les  dates  des  inventions  successives,  d'en- 
registrer les  noms  de  leurs  auteurs;  mais  à  cet  égard  les  données  manquent. 
Quoique  ces  découvertes  soient  beaucoup  plus  récentes  que  celles  qui  se  rap- 
portent à  la  fabrication  du  coton ,  leur  histoire  est  plus  obscure,  et  plusieurs 
causes  contribuent  à  cette  obscurité  :  le  soin  que  les  Anglais  ont  toujours  pris 
de  dérober  leurs  machines  aux  regards  des  curieux;  la  complication  même  du 
système ,  qui  se  compose  d'un  bien  plus  grand  nombre  de  pièces  que  celui  des 
métiers  à  filer  le  coton ,  et  enfin  le  concours  des  travaux  qui  ont  préparé  ou 
avancé  la  tâche.  Nous  avons  vu,  en  effet,  que  tout  cela  est  le  fruit  d'une  éla- 
boration commune.  Quelques  machines,  il  est  vrai ,  portent  le  nom  de  leurs  in- 
venteurs ;  mais  ce  ne  sont  ni  les  plus  importantes,  ni  les  meilleures  :  telles  sont, 
par  exemple ,  les  peigneuses  de  Peeters ,  de  Robinson  et  de  Wordsworth.  Nous 
avons  nommé  tout  à  l'heure  deux  hommes,  MM.  de  Girard  et  Marshall,  que 
nous  regardons  comme  les  promoteurs  ou  les  principaux  agens  de  cette  révo- 
Jution.  A  ces  deux  noms,  nous  croirons  pouvour  dans  la  suite  en  associer  un 


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DE  l'industrie  uioère.  81 

,  Don  moins  digne ,  selon  nous ,  de  figurer  dans  cette  oèurle  et  honorable 
fine.  Ce  sont  là  les  chefe  de  la  grande  armée  des  novateurs  :  après  eux  nous 
ne  voyons  plus  que  des  soldats. 

Sans  entrer  fort  avant  dans  une  explication  techmque  sur  la  construction 
àe  ces  machines  et  sur  leurs  différens  emplois ,  nous  croirions  manquer  à  notre 
tâche  â  nous  ne  donnions  au  moins  une  idée  de  Fensemble  du  système  et.de 
ses  principes  essentiels.  Si  ces  explications  paraissent  arides,  elles  auront  du 
moins,  pour  la  très  grande  majorité  des  lecteurs,  le  mérite  de  la  nouveauté, 
et  d'ailleurs  nous  serons  court. 

Yotd  d'abord  la  nomenclature  exacte  des  machines  : 

OPÉRATIONS  PRELIMINAIRES. 

1*  ISiIachine  à  battre. 
2*  Machine  à  couper. 
3^  Machine  à  peigner. 
4**  Machine  à  affiner. 

PREPARATIONS  POUR  LES  LONGS  RRINS. 

V  Table  à  étaler,  ou  !•'  étirage. 
2^  Étirages,  2%  3*. 

3^  Banc  à  broches. 
4"*  Métier  à  filer. 

PREPARATIONS  POUR  LES  ÉTOUPES. 

V  Carde  briseuse. 

2"*  Machine  à  doubler. 
3"*  Carde  fine. 
4*»  Éth^ges,  2*  et  3^ 
5"  Banc  à  broches. 
G"*  Métier  à  filer. 

Cette  nomenclature  est  complète.  Il  faut  observer  cependant  que,  dans  la 
construction  des  machines  pour  la  filature,  il  y  a  plusieurs  systèmes  :  système 
circulaire ,  système  à  vis,  système  à  chaînes.  De  même  pour  quelques  opérations 
accessoires,  telles  que  le  peignage.  En  outre,  les  métiers  s'ajustent  de  diffé- 
rentes manières,  suivant  les  résultats  que  Ton  veut  obtenir,  ce  qui  semble  mul- 
ti^ier  à  Tinfini  les  données  applicables.  Mais  cela  revient  toujours  à  ce  que 
nous  venons  d'exposer. 

Écartons  avant  tout  les  machines  qui  servent  aux  opérations  préliminaires. 
La  machine  à  battre  est  particulièrement  destinée  à  assouplir  le  chanvre  : 
c'est  une  opération  qui  n'est  encore  bien  exécutée  qu'en  France,  à  l'aide 
d'une  machine  de  l'invention  de  M.  Decoster,  sur  laquelle  nous  reviendrons. 
La  machine  à  couper  n'est  employée  que  lorsqu'on  ne  veut  pas  travailler  le  lin 
dans  sa  longueur.  On  connaît  l'usage  de  la  machine  à  peigner.  Quant  à  la  ma- 
chine à  affiner,  c'est  un  mécanisme  extrêmement  simple ,  quoique  fort  ingé- 
nieux, de  l'invention  de  M.  de  Girard,  et  qui  a  pour  objet  de  dépouiller  le  lin 

TOME  XIX.  6 


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1^  RIVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

de  sa  ch^evotte  ;  il  n'est  pas  en  usage  partout.  Toutes  ces  opérations  ont  s 
cément  leur  importance;  mais  elles  n'appartiennent,  pas  proprement  à  la  ffli* 
ture  èTIe-mëme. 

Le  lin  une  fois  préparé,  vous  avez  donc,  pour  le  convertir  en  fil ,  une  Xaïk 
'2k  étaler,  deux  étirages,  un  banc  à  broches  et  un  métier  à  filer.  Cette  série  de 
Biadhines  présente  encore  une  succession  d'opérations  en  apparence  assez  ooah 
piquée;  mail;,  aufond^rien  de  phis simple.  A  le  bien  prendre ,  c'est  toujouis 
le  nféme  procédé,  avec  quelques  circonstances  de  plus  ou  de  moins.  En  consi- 
dérant ces  mécanismes  daniï  leurs  principes  essentiels ,  on  trouve  qn^ils  ne  sont 
tous  au  fond  que  des  étirages.  Il  s'agit  donc  de  bien  comprendre  ce  que  c'ett 
que  rétirage,  et  comment  cette  opération  s'exécute. 

Supposez  deux  appareils  placés  à  quelque  distance  l'un  de  l'autre,  et  com- 
posés chacun  de  cylindres  superposés,  qui  tournent  sur  eux-^némes  par  un 
mouvement  rentrant.  La  matière  passe  successivement  entre  ces  deux  appa- 
reils, dont  le  premier  s'appelle  fournisseur^  et  le  second  êiireur;  elle  y  est 
pressée  entre  les  cylindres  qui  tournent  sans  cesse  et  qui  la4^ussaDt  en  avant 
Comme  les  deux  appareils  fonctionnent  dans  le  même  sens,  la  matière  suit  le 
mouvement  qu'ils  hii  impriment,  et  forme  ainsi  une  filière  continue;  mais  11 
vitesse  des  deux  appareils  n'est  pas  égale  :  le  second  fonctionne  ar\-ec  plus  de 
rapidité  que  l'autre ,  et  c'est  dans  cette  différence  des  mouvemens  que  Topé- 
ration  réside.  On  comprend  que  l'appareil  étireur,  marchant  plus  vite ,  exerce 
sur  la  matière  une  traction  qui  la  détend  sans  cesse;  les  filamens-ou  brios 
glissent  les  uns  sur  les  autres  pour  obéir  à  cette  traction;  la  filière  s'along^, 
tout  en  suivant  sa  marche,  et  c'est  là  ce  qu'on  appelle  Cètiroffe.  C'est  dans 
l'existence  de  ces  deux  appareils,  et  dans  la  fonGtioa qu'ils  reHi|ftssent ,  qui 
réside  le  principe  fondamental  de  la  filature  mécanique;  en  ^trouve  partout, 
et  dans  chacune  des  machines  que  noua  venons  de  Doiamer.  C'est  en  ce  sens 
que  ces  machines  ne  sont  toutes,  au  fond ,  que  des  étirages;  voici  {wurtant 
les  circonstances  qui  les  différencient  : 

Quand  le  lin  se  présente  à  la  table  à  étaler,  il  est  encore  en  jnèches  détachées 
les  unes  des  autres.  Il  s'agit  d'abord  d'unir  ces  mèches,  pour  en  former  uoi 
filière  continue ,  ou  cç  qu'on  appelle ,  dans  le  langage  de  la  filature,  un  ruboa. 
L'appareil  fournisseur  est  donc  ici  précédé  d'une  table  en  tôle,  sur  laquelle 
les  mèches  de  lin  s'étalent ,  et  qui  donne  son  nom  au  métier  ;  cette  table  est 
elle-même  garnie  d'un  large  cuir  qui  se  meut  a  sa  surface;  la  fonction  de  oe 
cuir  est  de  conduire  le  lin ,  régulièrement  et  sans  interruption ,  jusqu'à  Fap- 
pareil  fournisseur  qui  le  saisit.  On  y  dispose  donc  les  mèches  à  la  suite  les 
unes  des  autres,  en  ayant  soin  de  superposer  les  bouts ,  et  le  cuir  les  entraine 
ainsi  jusqu'aux  cylindres.  Rien  que  par  la  pression  de  ces  cylindres,  les  bonis 
des  mèches  commencent  à  s'unir  ;  mais  ensuite ,  dans  Fintervalle  de  l'apparol 
fournisseur  à  l'appareil  étireur,  se  trouve  une  rangée  de  peignes  nul  marchent, 
par  files  régulières ,  d'un  appareil  à  Fatitre ,  en  allant  plus  vite  que  le  premier, 
moins  vite  que  le  second ,  et  qui  unissent  encore  mieux  ces  bouts,  en  forçant 
les  brins  ou  filamens  à  se  croiser.  L'union  s'achève  enfin  dans  l'api^aiâ 


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BB^  L'iHDtJSniK  LlNliBS;:  flt 

pour  mieBi  la  chnoitar,  oo'  ftfît  suivie  ee>  dernier  de  deu  autoas 
ifINunflfli»  dbat  le  nTOvemeiit  se  régie  d*ailleui»  sur  le  ilea  ^  et  qui  n'agisseiit 
feeparUeuepianbiic  Bftflertantdelà,  le  lia  forme  un  vubaaoootiou.,  et  oe 
nban  est  d^à  beaucoup  pbs  alongé  que  les  mèches  doat  il  est  formé,  bien 
que  fort  loin  encore  d'avoir  la  flnesse  requise»  Pouf  cempléter  eettecdeteriptiont, 
il  £iut  dire  qua  sur  la  même  machine  on  focm^  à  la  fois  deux  rubans  qui 
SBocheat  parellèlemeiit;  Tua  à  Tautre»  11  y  a  donc  deux  cuics  sm  la  table  en 
ttHB^  deux  pi««ions  à  chaque  appareil,  et  deux  rangées  da  peignes  sur  le 
wènoe  encadiement;  i\jouions  à  œta  que ,  lorsque  les  deux  rubans  sont  fimnés, 
m  les  véliiûft  eo  les  ùteant  repasser  ensemble  par  le  dernier  des  appareils.  I^ 
hH  de  cettB  uitioft  est  de  coorîger  les  inégalités  de  Tua  par  les  iaégalitiés  éa 
IBKIM^  et  ea  même  temps  de  mieux  a£fermnr  les  endroits  où  les  mèches  se 


On  voit  quades  rangeas  de  peignes4  qvi^ont  d^ua.  appareil  àrautre>  jouent 
iEÎaaigr«id  rMe;  on  les  trouve  dans  toutes  les  machines  suit^mtes^  exoepeé 
k  laétiei  à^er.  Au  reste ,  leur  fonction  ne  consiste  pas  seukment  à  unir  les 
bouts  des  mècfaa»^  eUes  ont  encore  pour  objet  de  maintenir  les  filameosdii 
ligtet  de  las  fwermareber  aveeoRdse,  de  manière  que  Pappaoeil  étîreur  les  sei- 
silK>  avtant  que  possible,,  uaà  ua  ^  avec  une  sorte  da  précision  et  de  méthode, 
mHam  de  les  saiaiv  par  masses  iirégulières» 

la  dflseriptioB:  que  nous  venons  de  faire  de  la  taUe  à  étaler  conwieoliajiK 
laétiers  suivans.  Retrancbes-^nla  table  en  vitoi  et  vous  avez  les  élkagas»  Bp 
eSet,  on  retrowre  dans  oeuxsii  tout  ce  qui  constitue  le  premier  métier^  savoir 
hideux  appareils  et: les  rangées  de  peignes^  et  tout  cela  fonetioooaat  de  lia 
même  maiiière  et  suivant  les  mêmes  pritiaipes*  Il  n*y  aqjHime  légère  di££éreo^ 
dsos  la  fbmae.  Dans  les  étirages^  les  deux  appareifc  sont  placés  à  la.  même 
banlear,  et  par  conséquent  les  rangées  de  peignes  qui  vont  de  Tun  à  FaiHne 
amuchenthonionSBieaisnt,  tandis  que^  dans  la  table  à  étaler,  roppareil  four- 
liSNor  est  plaeé  plns»bes,qitt.l'autee^  afin  de. pouvoir  s*unir  à  la  tâble^  oeiffi 
ttftipwles  peignes-s'avanoenten  montant  sux  un  plan  ineHné»  Oi,com|NriS|d 
que  les  étirages  n*ont  d'autre  objet  que  d'amhicir  successivenumt  le  subaifei^fP 
àÎKfiiHiam  tonjflossphtt  répiMefl.  Le  ntban  devenant  (llus  mince^  la  rangée 
dStpfiipnwi  peut  êtes  aussi  ;piiia'étroite^  ce  qui.  fait  que  dana.  la  suite  on  peut 
eamnodément  Dure  maaehar  quatiei  rubans  au  lîmt.de  doux  sur  le  même  mi- 
lim  flsaiscette  dieonslanierne  change  rien^aux  pmoeipes  ceoatitutî&t 

lietbano  àlnroebssa'est  hûraiênet  qu:un  étînage^  et  iteOiféunit  toMftJies 
TM^ucs'lesdeuit  appareils  et  lea  peignes»  G*estd'ailleursJftmême 
Kquo  dans  les  étoages;  mois  voua  tnomres  loi  une  cireonsftanee  de 
fiasi  Jnsque^là,  soit  pour  la  tabie  à  ételer^  soit  pouv 'les  éticagas,  lorsqna«ie 
nbaasodda.  Tappareil  édreur,  il  est  reçu,  sanaauctme  autre*  préparatâon, 
4aBS  nn  pot  eafcr  blane,  pour  être  pcéseaté  dans>  le  même  état  au  métkr 
jnipoMt  Au  oootraise,  sur  le  bonc  à  bvoches,  le  ruban  est  reçu  «  apnès  Té- 
Ikagn^  surnoa  broche  qui ,  en  tournant,  lui  imprime  une  légère  tousioa,  et 
tta^ewonle  ensuite  sur  nae  bobine,  tt  en  est  ainsi  de  chacun  des  rubans  que 

6. 


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8i  RBYCB  DBS  DEUX  MONDBA. 

ce  métier  édre;  il  a  donc  autant  de  broches  que  de  rubans;  de  là  le  nom  qu'il 
porte.  La  torsion  que  ces  broches  donnent  au  ruban  n'est  que  d'environ  un 
tour  sur  une  longueur  d'un  pouce  Elle  n'est  que  provisoire,  et  doit  disfia- 
raître  sur  le  métier  à  filer.  Son  unique  but  est  d'empêcher  que  le  ruban  ne 
s'enchevêtre  en  se  roulant  sur  la  bobine. 

On  arrive  enfin  au  métier  à  filer.  Là  se  remarque  un  changement  plus  nota» 
ble.  On  y  retrouve  encore  les  deux  appareils  fonctionnant  comme  dans  toutes 
les  machines  précédentes ,  mais  on  n'y  retrouve  plus  les  peignes.  On  comprend , 
en  effet ,' que  le  lin  approchant  de  son  état  de  fil ,  on  n'a  plus  besoin  de  s'oc- 
cuper des  filamens.  Par  cette  raison  même  que  les  peignes  sont  supprimés, 
les  deux  appareils  peuvent  se  rapprocher.  Au  reste,  la  distance  de  ces  appa- 
reils varie  selon  la  qualité  du  fil  que  l'on  veut  obtenir.  Il  résulte  encore  de 
cette  suppression  des  peignes  un  changement  non  moins  considérable  dans  la 
forme  du  métier.  Jusque-là  nous  avons  vu  que  les  deux  appareils  étaient  placés 
à  la  même  hauteur,  sur  un  plan  horizontal,  dont  le  milieu  était  occupé  par 
l'encadrement  des  peignes  (  excepté  dans  la  table  à  étaler,  où  le  plan  s'incline 
comme  nous  l'avons  dit),  et  ce  plan  formait  la  partie  supérieure  de  la  machine. 
Ici,  au  contraire,  les  deux  appareils  sont  placés  sur  le  côté  du  métier,  l'un 
au-dessus  de  Fautre.  C'est  l'appareil  fournisseur  qui  occupe  le  dessus.  Plus 
haut  sont  placées  les  bobines  chargées  de  leurs  rubans ,  et  qui  sont  apportées 
là  du  banc  à  broches.  Plus  bas  est  l'appareil  étireur,  et  au-dessous  de  ce  dernier 
de  nouvelles  broches,  plus  petites,  plus  fines  que  celles  dont  nous  avons  parlé. 
Comme  la  machine  forme  un  carré  long,  on  répète  les  mêmes  dispositions  sur 
chacun  des  grands  côtés,  en  sorte  que  le  métier  est  double.  On  comprend 
d'ailleurs  qu'on  peut  travailler  ici  un  bien  plus  grand  nombre  de  rubans  à  la 
fois.  Les  choses  ainsi  disposées ,  l'appareil  fournisseur  tire  à  lui  les  rubans 
dont  les  bobines  supérieures  sont  chargées,  et  qui  se  déroulent  à  mesnre  :  il 
les  livre  à  l'appareil  étireur,  placé  au-dessous,  qui  les  allonge;  de  là  ces  ru- 
bans descendent  sur  les  broches,  qui  leur  donnent  une  torsion  définitive,  et 
les  roulent  sur  de  nouvelles  bobines.  Après  quoi  tout  est  fini  :  le  ruban  est 
devenu  fil  parfait. 

Nous  avons  peu  de  chose  à  dire  sur  la  filature  des  étoupes.  La  suite  des 
opérations  est  la  même  que  pour  les  longs  brins;  il  n'y  a  de  différence  essen- 
tielle qu'au  début.  Les  étoupes  n'étant  pas  en  mèches  comme  le  lin ,  mais  en 
masse  brute,  fort  irrégulièrement  mêlée,  il  faut  une  machine  pour  démêler 
tout  cela.  C'est  l'office  de  la  carde,  dont  nous  croyons  inutile  de  donner  ici  la 
description.  La  carde  remplit,  du  reste,  pour  les  étoupes,  la  même  fonction 
que  la  table  à  étaler  pour  les  longs  brins.  Comme  elle,  elle  est  précédée  d'une 
sorte  de  manteau  en  guise  de  table  sur  laquelle  la  matière  s'étale;  comme  elle 
aussi ,  elle  forme  deux  rubans  que  l'on  réunit  ensuite  par  les  raisons  que  l'on 
a  vues  :  après  quoi  les  opérations  se  suivent  exactement  comme  pour  les  long» 
brins.  Seulement,  dans  toutes  les  machines  dont  on  se  sert  pour  les  étoupes., . 
les  appareils  fournisseur  et  étireur  sont  plus  rapprochés  l'un  de  l'autre;  les 
rangs  de  peignes  intermédiaires  sont  plus  courts;  en  un  mot,  les  métiers  sont 


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0B  L*IinN78TmiB  LINIÉRE;  85 

Y  par  la  raison  fort  simple  que  les  filamens  ou  brins  sont  moins 

11  ne  nous  reste  qu'une  observation  à  faire  pour  compléter  notre  exposé.  Il  y 
a  trois  manières  de  travailler  le  lin  :  à  sec,  à  Teau  froide,  ou  à  Feau  chaude. 
CeA  sur  le  métier  à  filer  que  ces  différences  s'observent.  Quand  on  travaille  à 
aee,  les  choses  se  passent  exactement  comme  on  Fa  vu.  Pour  travailler  vMuiUé» 
OD  se  contente  de  placer  aurdessus  du  métier,  dans  sa  longueur,  un  bac  rempli 
feau,  frmde  ou  chaude,  selon  le  résultat  que  l'on  veut  obtenir.  Dans  ce  cas, 
les  bobines  qui  portent  les  rubans  sont  placées  au-dessus  de  ce  bac,  de  manière 
que  les  rubans  traversent  Feau  avant  d'arriver  à  l'appareil  fournisseur.  Cette 
en,  dans  laquelle  le  lin  trempe  avant  l'étirage,  a  pour  effet,  au  moins  Feau 
«èaude,  de  dissoudre  le  gommo-résineux  dont  il  est  enduit.  De  cette  façon ,  il 
m  relâche  davantage.  Les  fibrines,  dont  chaque  filament  est  composé,  se  dé- 
tachent I»  unes  des  autres ,  de  manière  que ,  sans  qu'il  survienne  aucune  rup- 
ture, il  se  produit  un  grand  nombre  de  solutions  de  continuité  qui  favorisent 
rallongement  de  la  matière.  Mais ,  pour  que  cet  allongement  se  fasse  sans  rup- 
tne,  on  est  obligé  de  rapprocher  les  appareils.  On  comprend  d'ailleurs  que 
Teau  chaude  ne  s'emploie  que  pour  les  numéros  plus  fins. 

Tel  est  ce  système  avec  tous  ses  principes  constitutifs.  Comme  on  le  voit, 
H  est  £Drt  simple  au  fond  ;  ce  qui  n'empêche  pas  que,  dans  le  travail  de  l'inven- 
tkm,  il  n'y  ait  eu  d'immenses  difficultés  à  vaincre.  Aujourd'hui  que  ces  diffi- 
eahés  sont  vaincues ,  on  s'étonne  quelquefois  qu'elles  aient  arrêté  si  long-temps 
tes  inventeurs  ;  mais ,  quand  on  examine  de  plus  près ,  on  tombe  dans  un  éton- 
oement  contraire.  En  voyant  Fharmonie  qui  règne  entre  toutes  les  parties  de 
ee  système,  l'heureuse  disposition  des  mécanismes,  la  perfection  de  leur  jeu, 
et  la  prévoyance  infinie  qui  a  présidé  à  Fexécutîon  des  détails,  on  ne  peut  s'em- 
péeber  d'admirer  le  génie  de  l'homme,  et  Fon  comprend  que  ces  machines 
soient  le  firuit  de  cinquante  années  de  travaux ,  aussi  bien  que  du  concours  de 
tant  d'intelligences. 

Qui  le  croirait?  Cet  emploi  de  Feau  chaude,  si  facile  à  comprendre  aujour- 
d1)ui,  est  une  des  difficultés  contre  lesquelles  Fandenne  filature  firançaise  a  con- 
stamment échoué.  On  a  tourné  long-temps  autour  d'elle;  et  combien  d'hommes 
vont  consumé  leurs  veilles,  mais  sans  succès?  C'est  qu'en  raison  du  relâche- 
ment de  la  matière  produit  par  l'eau  chaude ,  le  ruban  se  rompait.  C'est  finale- 
ment en  Angleterre  que  le  problème  a  reçu  sa  solution,  et  comment?  Par  le 
ample  rapprochement  des  appareils  (1).  On  comprend,  en  effet,  que,  plus  les 
ippareib  sont  rapprochés  ^  moins  il  y  a  de  danger  de  rupture. 

(1)  Ce  rapprochement  des  appareils  est  peut-être  le  plus  grand  pas  que  F  Angle- 
terre ait  fait  faire  à  la  filature  mécanique.  Non  seulement  il  lui  a  permis  d'employer 
feau  chaude ,  et  par  là  de  filer  les  numéros  élevés,  mais  il  Fa  conduite  à  travailler 
tes  étoupes;  car  les  étoupes ,  dont  le  brin  est  naturellement  toujours  court ,  ne  pou- 
voient  se  filer  avec  des  appareils  si  distans  Fun  de  Fautre.  Mais  les  anciens  fllateurs 
français  avaient  jugé  nécessaire  de  conserver  les  lilamens  du  lin  dans  leur  longueur, 
tandis  que ,  dans  le  système  à  Feau  chaude ,  tel  qu'il  se  pratique  aujourd'hui ,  ^  on 


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Oa  se  dcnmndte  e(mfBi8iit ,  aTee4lte 
établies  dans  de  vastes  bâtiment  au  sein  des  viHes  ou  daiis  leur  voisfiiagè^  el 
servies  pardescaTriérs  trè^bien' payés, <in  a  pu  parteflii'  à  iKniIttilf  la  lutte  avec 
«tantage  contre  ôet  aiidèn  filage  àlamaiàquis'exéetttailàsibmipmL  Le 
fwblèiiie  a.été  résolu  par  l^neellenelB<^és^prë{wratMylir,  par  le^mémgMiieBt* 
Ici  madère  première,  lé  metUëur ^plof  dl».fi>ree8>  Ui.  xâpéâilé  é»l^eiéàitioa; 
k  régulante  dii  tratait  ëfcia  pttcfeeUon  ^dttf  proAidlBr 

C'est  jmqueidjrosies  opératîbna  préiiteiiBahts^ueeeiidMiiiOMxiiiifobBCT 
ifit  notamment  danâ<le>  peignage^,  là  phift4inportftnliÉéÉ-tooliM;  .A^iImMs  le 
t»«gnagr  s'exéeatait«  mal  y  qu'uneénoiana'  quaiiM  d^  Kn  sy  changeait  «s 
éloupes,  sans  que  pour  cela:  la*  pantieireitante  fait  bien  peignée.  Onestparvenii^ 
il  Talde  des  machines^  à  obtenir  un  peignage  beaucoup^  phisimtfott  avee^dl» 
pertes  beaucoup  moiiuirés.  Opposons,  par  enmple.,  I1incieftf«igriage  à  oefan 
qats-eBéeufee^avaeiuie  maobinede  rinventiottidëM.  db  Girard  i,  petAotionaéfc 
par  M.  Heoostar. 

Dans  lepeiftnagBàla  main ,  voloi  coramest  tàs^oaaÉae  passaient:  UstNiiiilâr 
prenaiedfliiis  naîtt  une  mèèbe^de  liiiioude  ciianne«  et  Témlgnaît  fortenert 
entre  ses  doigts.  Ainsi  comprimé  df  un: cété,  le  lin' prenait  la  forme  d*une  queue 
de  cheval.  En  cet  étot^  on  le  faisait  passer  et  repasser  soréis  pointes  en  hat  ou 
«a  acier,  qut  tenaient  lieu  de  peigpwv  Quand  oa-  aiait  finindHin  eété,  on  veoonh 
«lençait  de  Taufere.  Rien  de  plus  sîmplei  que  cette  opératîKm  ;  mais ,  otits»  aa 
lenteun,  eOe  avait 'des  inoonvéttienstrè^grvvesi  Là  où.  la  main  de  FcHmisr 
étreignaît  lelia,  îLiteltsieeuvé,  sideoae,  9un(iesidBnts.dta  peigne  aneatdb 
là  peine  à  pénétier.  Atn  lieu)  de  le  diviser^  éHes  lé  déchivalânt  eu  brisant  les  filn- 
nens.  AuoontraÎDe;,  à  Féi^tnMtédiéia  queue,  learfilMens  étaient  si  flnttana^ 
m  lâches,  qne  les  dents  du.  peigne  n'avaient  plus  det  prias  sur  eux';  de  là  ce 
double  inconvénient  d'une  énorme  déperdition  de  matière  première  et  d'un 
feignageimparfait 

On  a  changé  tout  cela.  Dans  le  système  MM.  de  Girard  et  Deecater,  ICilineit 
nnné..pnv  to^ftsémîtéftjnpésieuMa^ entre  deux  aïs  en  bois  qm  lemplacaot  la 
main  de«l^ewiîep^  Itn;y«e8bpag.rénni  eakisoeMt,  earmanei,  oMÛarépaEli  sur 
Iatong«eur4esai8,demanièveàpiiendiielafèinie^  non- d'une ^nene^  mail 
d^une  criniè»  de.  chevaiJOette  crinière  pendante  est  ensatemlse.en  mowa- 
■wnt ,  avec  les  ais  qui  la  portent ,  et  va  passer  entee  deux  rang»  de  manivdlei, 
qui  doivent  la  battre  derdeux  côté&  en  mémetemps),  .à  peu  près  comme  un 
soldat  pQnd0rané  aux  verges  passe  enire<  deux  rangs  d/exécuteucs.  Au  lieu  de 
Ycrges,  les  manivelles  sont  armées  de  pointes  ou  d^aiguilles  en  acier  dont 
l'épaisseur  diminue  à  mesure  que  l'on  avance.  Les  premières  aiguilles  que  le 
Utt  rencontre  dans,  sa  marche  sont  assez  épaisses  et  a^sez  distantes  Tune  de 
l'autce  :.  elles  n'oi)èrent  qu'un  premier  démêlage  en  gros;  mais  ensuite  el|i^ 
d^yieuneot  de  plus  en  plus  fines.,  en  même  temps  qu'elles  se  rapprochent.  A  la 

obUentpar  le  rapprochement  des  appareils  un  étirage  plus  régulier,  ce  n^est  aussi 
qu'en  brisaiK  les  tilnmens. 


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Mf  «^is.sç^oadMBiiMpris^uei^^oi^  toiuité  inocuapa- 

.  Qnand  leBnjotf  de  là^  il  pwt 4éû^  Toil  le^l^osiaurGé,  et  oepeii4aiit 
id'éuiiiipes^fffQdHUe«s^^atiKeiDepy»B^ 

il  y  a  pbis.i  OeséiwfçesiJi^  Fag  poêlait  autrefoîa  cagomfi  xnatîères  de  iehuj(, 
jiéMit  4)aiaV»hteiiailj9i)er*de4ws^£;^  iUs-vCliargés  de,jkaiilB6jetd*4indiirct, 
M.ilÊta  îMpjiHird^Ami  avec  wie.iiett»té,e^4mafiii«Kai«ma];q;aabl^^  au 
fB'«apeatà  peine  les  di^^guer^  ceux  /^ui  |NX)iJeiiiieiit  du 
Awiipwjn^iiran  ii^  lM.XaJ^ripati<ui  du  ooutil  ne  r^daoïe,  pa&au-delà  du 
jrJtt^A^Iftdeii  linons  le  ji''41Q^  c'a^t-À-dire  ^*on,  peutayiecleB^UtmNAâ- 
kîpiT  fBeitiie.teul|B Jeslpî|es.jp.B(ia^  dans  Jeapinicrce,  la.diffîcenoe 
«m  ces  toiles  et  celles  qui  Tiennent  .du. lia  sobsist^^.  en^sorte  ,gu*eUes  se 
iiJBnr  uaipeu  jmoittsdier  venais  cette  dtfit^^  est  siiieus^nsiblit,  quleHe 
idvppe  à  robaarsatinn  des  empleyé&de  la  4ouane.  Qr^ponr  faire  comprendvB 
jpdle  est  rmportancede  eette  mise  en  ceuvredes  étp^peç ,  il  suffîtde  dire  jiie 
h  yianfîlé  |iroduite  était, avec  Tanden  peignage,  de  40,  43  et  souvent  io 
fSBT  cent.  Qjieljuefois  imâme  »  iarsfpikui  voulait  obtenir  un  pejgnage  plus  par» 
lût,afia  de  pouvoir  Jier  plus  fiii,;Onarrivait«  selnn  la  nature  desliîui,  à  un 
iédbet  de  60  et  ^  pour  cent  {2}. 

Quant  à  iarapidké  .deTexécutioa età  la  sooune  des  résultats,  même  ava^- 
fifBpovr  la  mécanique*  Suivant  des  calculs  ^gue  nous  avons  toutlieu  de  croupe 
«MU^Je  travail  ^^«neJUeuse.nsdinaire  dans:  nos.  campagnes  peut  produire, 
l—ie  jBoyai^yMg^ne  semaine  wunpoBéedfrciiiqjourSven  faiaantdéductiQndu 
iMyt  anyinycàdes oouiipesanmaccbé^une Mviede il  d'une iinesse  moyennes 
Qr,daBS  une  filaïuiîe  niéfani<|ue».en  yi^^nant .pour . exeaaple  une  des  filatures 
deJL  Manihall  ,jdftt.efids,^me  seule  brochej^t  doggerapour  trois  eent§  jours 

(1)  n  j  a  d^autres  machines  à  peigqer,  et  nous  Tes  avons  nommées  plus  haut;  mais 
efles  ne  nous  semblent  pas  soutenir  la  compataîson  avec  cclle-cî.  On  reproche  pour- 
mt  à  la  pelgneuse  de  MM.  de  Girard  et  Deooster  deux  choses  :  1»  tpiVIle  ^est  trop 
thèye;  1*  qo\ille  donne  demanraises  étdnpesrir<hieoinrénietit  dèlac^Mé  esitéei; 
«aisll  noosseoîblelffBraieiit  omnpeasé'pn^easertiee'.  (^tMmvepiMhe'Jeiëcaier 
JB  ■ittiliiift  etnmwB  r'noas<tetcsmpfeBfloasiMl1idnieMre.felBgé>BM|waoatnutt 
«iMft,c*«ilif|uteD'B'«Bi^ie^qQ'uiieMale  piiignoiise,<oii^  pour  4DieiuL4lke#«B/€aul 
CBadvement  de  peignes^  Dacello  ffiçoB,ii8ifiBes.a^;iiiUes.tuocédaatUrppTite  aux 
ym,  laiiranritioa  élaat  trop  ibnisqwe ,  le  il  a  &*aixache ,  il  se  forme  des  noeuds , 
elles  nœods  sont  Ja.peste  des  élonpes.  Hais  employez  plusieurs  eneadremens,  de 
nanière  que  la  gradation  soit  observée,  et  cet  inconvénient  disparaîtra.  Il  est  vrai 
qœeela  ne  convient  qn*aux  grands  établissemens;  mais  c^est  une  des  conditions  de 
h  prospérité  de  cette  industrie,  que  les  établissemens  se  forment  snr  une  giadde 
édidle. 

(f)  Aiijourâ^ai*ffl<>roe  cela  se  renouvèUe  qn^oéMs  doM  certaine»  'fileiuNBiili* 
IJUses,  oùlVm  ne  fut  pasMage^de  la4)e^nai9aidaatiBensi««»Bfrpa»>é:â»7nq$utfe 
peut-être  moins,  parce  ifo'on  a  lanMyendatnvaiMeriaaétovpasriMdsffeignnd 
déchet  ■*en  est  pas  moins  «n  mal ,  car,  outre  que  led  fils  d'éloopesne  valent  jamais 
thwhiaipnt  les  aniies ,  et  ne  se  vendent  pas  aussi  cher,  il  y  a  toujours  un  nouveau 
déchet  fi>rt  considérable  dansle  travail  des  cardes. 


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88  UTUB  BBS  DEUX  HOIIDBS. 

de  traTail,  à  dix  heures  par  jour,  cinquante-deux  kilogrammes  du  n*  30  an- 
glais ,  soit ,  en  taisant  déduction  des  jours  fériés ,  un  kilogramme  par  semaine. 
Ainsi  une  seule  broche  produit  autant  que  deux  fileuses  à  la  ,main,  et  une  wàt 
oarrîèresufiStpoursurveillerunmétierdecent  Tingtbrocbes.il  est  vrai  qu'A 
faut  des  ouvriers  pour  les  machines  préparatoires;  mais  il  s'en  faut  bien  qv 
cela  fasse  compensation.  Si  Ton  suppose  dans  chaque  filature  un  service  de 
trois  mille  broches,  et  ce  n*est  qu'une  grandeur  très  moyenne,  une  seule  de  ees 
filatures  fera  le  travail  de  six  mille  fileuses;  deux  ou  trois  suffiront  pour  rem- 
placer le  filage  qui  s'exécute  dans  toute  une  province.  —  Remarquons  ici  eo 
passant  que,  dans  l'ancien  S3rstème  français,  une  ouvrière  ne  pouvait  mener 
que  de  vingt-huit  à  trente-six  broches. 

Les  différences  ne  sont  pas  moins  remarquables,  si  l'on  considère  la  régah- 
rite  et  la  perfection  du  travail.  Quelle  que  fût  l'habileté  traditionnelle  de  n» 
fileuses  à  la  main ,  elles  n'avaient  jamais  pu  parvenir  à  donner  à  leurs  fils  one 
épaisseur  et  une  force  partout  égales.  Même  dans  les  numéros  les  plus  fins,  on 
trouvait  des  inégalités  frappantes  dont  l'œil  était  blessé,  et  qu'on  eût  regardées 
avec  raison  comme  des  défauts  choquans,  si  on  n'avait  pas  été  accoutumée 
les  rencontrer  partout.  L'ancien  système  français  n'avait  pas  corrigé  ce  vice; 
mais  la  mécanique  anglaise  l'a  fait  disparaître  avec  bonheur.  Les  fils  qa^eile 
produit  sont  d'une  rondeur  et  d'une  régularité  parfaite.  Pas  une  inégalité  ne 
s'y  rencontre;  on  dirait,  tant  ils  sont  réguliers,  des  fils  de  métal  passés  au  la- 
minoir. De  là  vient  que ,  même  dans  les  qualités  communes,  ils  ont  une  belle 
apparence ,  et  offrent  quelque  chose  de  séduisant  à  l'odl ,  que  les  autres  n'ont 
jamais;  qualité  précieuse,  à  ne  la  considérer  même  que  comme  une  coadjlk» 
de  la  beauté  des  produits,  qualité  qui  n'est  pas  encore  assez  appréciée  par ks 
consommateurs,  et  qui  excite  aujourd'hui  peut-être  plus  de  surprise  que  de  sa- 
tisfaction ,  mais  qui  doit,  tôt  ou  tard,  à  fnesure  qu'elle  deviendra  plus  £uni- 
lière,  faire  dédaigner  les  autres  fils.  Mais  outre  cet  avantage  de  la  beauté,  qui 
a  quelque  chose  de  conventionnel  et  d'arbitraire,  la  r^[ularité  des  fils  méca- 
niques en  présente  un  autre  tout  positif  et  tout  pratique;  c'est  l'économie è 
temps  et  la  facilité  du  travail  qu'elle  procure  dans  l'opération  du  tissage.  Cette 
économie  est  telle,  qu'un  tisserand  à  la  main,  qui  ne  pouvait  fabriquer  avee 
les  anciens  fils  que  six  aunes  de  toile  par  jour,  arrive  sans  peine  à  en  fabriquer 
sept  et  demie  avec  les  fils  mécaniques.  Aussi  les  derniers  ont-ils  été  prompte- 
ment  adoptés  par  les  tisserands,  qui  bientôt  même  n'en  ont  plus  voulu  d'autres. 
De  là  un  accroissement  notable  dans  la  fabrication  de  la  toile,  accroissement 
qui  s'est  concilié  avec  la  baisse  des  prix,  aussi  bien  qu'avec  l'élévation  du  sa- 
laire des  ouvriers.  C'est  pour  cette  raison  que  plusieurs  des  hommes  intéressés 
dans  la  fabrication  des  toiles  se  sont  portés  d'abord  les  adversaires  de  la  fila- 
ture française,  en  embrassant  la  cause  des  fils  anglais,  dont  ils  ne  voulaient 
pas  entendre  qu'on  modérât  l'importation  en  France. 

Un  autre  avantage  reste  à  signaler  :  c'est  que  les  machines  anglaises  élèvent, 
pour  ainsi  dire,  la  qualité  de  la  matière  première,  en  permettant  d'obtenir  avec 
du  lin  d'une  qualité  donnée  des  fils  beaucoup  plus  fins.  C'est  ainsi,  par 


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DB  l'industrie  linierb.  89 

,  qu'avec  les  lins  russes,  qu'on  n'eslimaît  guère  propres  autrefois  qu'à 
b  Êriwicatîon  des  toiles  à  voiles  et  des  cordages,  les  Anglais  ont  d'abord 
«tenu  le  n**  36,  ce  qui  était  déjà  fort  beau ,  et  qu'aujourd'hui ,  par  un  progrès 
MQfeau ,  ils  sont  parvenus ,  dit-on ,  à  en  tirer  jusqu'au  n*"  50  et  au-delà.  Ainsi 
s'opfiquent  ces  paroles  de  M.  Scrive,  qui  résument  assez  bien  tout  ce  que 
nos  venons  de  dire  :  «  Si  vous  parlez  de  la  filature  à  la  main ,  il  est  évident 
fie  les  machines  remportent  par  la  vitesse  et  la  r^[ularité  du  travail,  par 
féeonooûe  du  salaire,  et  par  cet  autre  fait  très  important,  qu'avec  du  lin 
twae  qualité  donnée,  on  peut  filer  beaucoup  plus  fin,  et  que  d'ailleurs  ces 
■aefaines  font  avec  des  étoupes  ce  que  la  main  n'aurait  pas  pu  faire  :  c'est  ce 
dernier  point  qui  caractérise  le  grand  avantage  du  nouveau  système,  en  ce 
fsll  donne  une  valeur  considérable  à  ce  qui  n'était,  pour  ainsi  dire,  qu'un 
Rbnt  ou  un  déchet  (1).  » 

A  cdié  de  ces  avantages,  il  y  a  pourtant  quelques  inconvéniens  qu'il  ne  faut 
ps oublier  de  mentionner.  Ils  sont  assez  exactement  indiqués  dans  les  réflexions 
^  soivent  :  «  Dans  la  pratique  de  ce  commerce  nous  avons  eu  occasion  de 
itmaïquer  que  les  fils  d*  Angleterre ,  si  ronds,  si  unis,  si  séduisans  pour  le  coup 
taàl ,  manquent  de  consistance  pour  la  couture,  se  rétrécissent  à  la  lessive,  en 
BD  mot  qu'ils  sont  inférieurs  pour  l'usage  à  ceux  qui  ne  sont  point  filés  à  la 
nécanique.  Quelles  sont  les  causes  de  cette  apparence  de  supériorité,  qui  n'est 
qa'iHie  infériorité  réelle?  Il  faudrait  connaître  les  secrets  de  la  fabrication  an- 
pàK  pour  les  pénétrer.  Pïous  pensons,  nous,  sans  vouloir  donner  à  notre 
opîmon  une  importance  qu'elle  ne  mérite  point,  que  ce  qui  donne  la  solidité 
ao  fil  est  précisément  ce  qui  empêche  qu'il  soit  parfaitement  uni;  nous  vou- 
bos  dire  la  conservation  de  la  longueur  des  filamens  de  la  matière  manipulée. 

r,  si  Ton  en  croit  des  bruits  encore  vagues,  mais  pourtant  appuyés  sur 
qidque  fondement,  les  Anglais  détruisent,  pour  obtenir  les  qualités  recon- 
nn  dans  leur  marchandise,  ce  que  nous  avons  cru  le  principe  de  la  solidité. 
En  comparant  des  fils  de  laine  avec  des  fils  de  chanvre  ou  de  lin ,  on  pourrait 
fKÎlement  se  convaincre  que  notre  opinion  est  beaucoup  plus  fondée  qu'elle 
ne  semble  Tétre  au  premier  aperçu  (2).  »  Ces  reproches,  ainsi  que  les  con- 
jectures qui  les  suivent,  conjectures  qui  témoignent  de  la  sagacité  de  leur 
auteur,  sont  justes,  sauf  quelques  rectifications. 

On  a  vu  en  quoi  consiste  ce  brisement  du  lin  que  les  machines  opèrent 
Mais  ce  n'est  guère  que  dans  les  numéros  élevés,  pour  lesquels  on  emploie 
Peau  chaude,  qu'il  produit  des  effets  sensibles.  Ces  trois  modes ,  à  sec ,  à  l'eau 
froide  et  à  l'eau  chaude,  modes  auxquels  chaque  fabricant  accorde  plus  ou 
moins ,  sdon  ses  idées  propres ,  sont  pourtant  assez  généralement  employés  de 
h  manière  suivante  :  pour  les  gros  fils,  jusqu'au  n**  6,  on  file  à  sec;  du  n"*  6 
an  n*  3S,  on  emploie  l'eau  froide;  plus  haut,  l'eau  chaude  est  nécessaire.  Cest 
àms  ce  dernier  cas  seulement  qu'on  brise  les  filamens. 

(1)  Enquête.  Séance  du  5  juin  1S38. 

(1)  Dkti9mmair9dmOmmerce9id9êMarchandiêes,  arUclelt'n,  par  M.  J.  MignoL 


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99  KVfW  BB^'  BBCnt'  H0!fMB9; 

H  TêMtéàè  là' (foe 'liés  fifi^ sont ^  6ti  êfM,  pHfes  fSMcs;  car*'f6S 
Kfrisés,  lorsqa^on  les  superpose  les  'uns  am  entres  dans  lé  foftàst^^  adttiul 
noms  fortement  qne  des  fifômens  entiièrs  :  il  enTésaRê'tneore  que  tes'ttite 
ftbHqaées  avec  ces  ffls  présentent  à  Pteil  et  an  toucher  qneVitne  ehose«ée^ 
Ibnneux;  pent-étre  anssî  qn'eTfes  uioNî^nt'  à  '  la  Iteshre ,  et  enfitr  qu'^HMi  w 
CDnrrenr  ék  petits  boutons  perceptibhés  an  toucher.  Cépend^mtie  preimertt 
èe»  inconTéiiiens  est  fbrt  atténué  par  un  meimurtordagr,  et  parier  réguMH 
inéme  des  fif^,  car  c'cistidâns  les  endit>fts  plus  fiiAlés  que  les  ^Is  se  rompeflL' 
tjaant  aux  autres,  nous  croyons  quHs  subsistent;  sans  nier  pourtant  qne  It 
perfection  du  travail)  etie  bon  choix  de  la  matière  première  ne  puisseoti 
xemédier  jtisqu*à  un  ceftahi  point. 

Cest  pour  cette  raison  que  jamais  la  mécanique  ne  pourra ,  quor  qu^  i 
dit  un  écrivain  anglais,  remplacer  certains  produits  de  fâncien  filage,  teS, 
par  exemple,  que  nos  batistes.  Otitre  leur  finesse,  que  Fbn  égaTera  peut-ÀR 
îm  jour,  lés  batistes  se  recommandent  précisément  par  toutes  les  quafite  eoip 
fa^ires  aux  défauts  que  noiis  venons  dé  signaler.  Pour  les  fabriquer,-  on  choci 
parmi  les  lîns  rames  lés  tiges  lés  phte  hautes ,  et  de  ces  tiges  on  dlSMehe  Hi 
ifrins  tout  à  la  fois  les  plus  fins  et  les  plus  longs.  Cëst  avec  le  produit  dire? 
triage,  appelé  lin  dé  fin,  qu'on  forme  les  fiîs  pour  Id  batiste.  La  longueur H 
filament  est  donc  ici  une  qualité  essentiellement  requise,  à  tel  point  quefbi* 
des  conditions  de  la  perfection  pour  ce  genre  de  toifes  est  que  chaque  îSê 
ment  y  règne  dans  toute  la  longueur  du  tissu.  Cëst  là  ce  qui  donne  aux  batM 
cette  netteté,  ce  lustre,  ce  poli  qui*  les  distinguent.  C'fest  là  ce  qui  fâ'rt  qu'cBi 
glissent  sous  la  main,  comme  ferait  nne  mèche  de  fin  soigneusement  peignée 
èsns  sa  longueur.  CTèst  à  cela  qu'elfes  doivent  encore  leur  soupfesse,  leor 
âtisticité,  et,  malgré  leur  finesse,  leur  force  indestructible.  Êvidëmmenlii 
mécanique  ne  tend  pas  13.  C*ëst  par  des  qualités  tout  autres  qne  ses  pnKM 
se  recommandent.  Elle  doit  renoncer  à  remplacer  jamais  la  batiste.  fM^ 
peut  dliilleurs  sans  regret;  car  la  batiste ,  malgré  sa  richesse,  ouphitfiti 
cause  de  cette  richesse  mé^me,  est  un  produit  de  peu  d'Importance ,  parce  qoe 
rùsage  en  est  mfinhnent  borné. 

Malgré  ces  fnconvéniens  partiels ,  dont  nulle  chose  humaltie  n'éSTexempliri 
la  mécanique  n'en  offre  pas  moins  des  prodtorîts  supérieurs,  à  tout^rendre,  1 
lii  majeure  partie  de  ce  qu'on  fhbriqualt  auparavant,  et,  ce  qui  tranche  irré- 
sistiblement la  question  en  sa  faveur,  c'est  Tîivantage  du  bon  marché,  pov 
lequel  ranctenne  fabrication  ne  saurait  entrer  en  lutte  avec  eflë. 

L'économie  produite  pat  la  nouvel^  fitature  serait  fort  difficile  à  détemiiiier. 
Cést  un  fait  qui,  pour  liô  moment,  échappe  à  toute  appréciation  exacte.  U 
filateurs  anglais  ne  se  sont  pas  toujours  réglés  dans  leurs  ventes  sur  les  pA 
dé  revient,  et  il  est  impossible  d'apprécier  les  bénéfices  de  leur  fabrication 
Eux-mêmes  seraient  fort  embarrassés  d'ailleurs  de  marquer  la  difliâ-ence  exactt 
du  revient,  faute  d'un  point  de  comparaison  fixe  et  bien  établi.  On  ne  pent 
donc  en  juger  que  par  des  résultats  éloignés. 

Dans  le  temps  dé  leurs  premières  expéditions  pour  la  FVance ,  par  exenple 


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im,  lesJlilwKS  aagUb  D*ét3iieiit;paa  ^msto  de  veii^;4iar,  Men 
piiifaiie»tidi^8ntièsiO0mbrattXy  Us  ae  p^VivaiBol  encore  répoqdre  aui;  ha» 
■■tt^^a  fOMommutîon.  C'est  àee^poUitqae  W.  M^ffshall,  de  Leede^  faisait 
teMttndresix.iiiois^les  fil3  qu'oaJui  demandait ,  tandis. que  dans  la  suite  il 
tfë|MBda  m»  damandee^n.qtiinge  jours,.  Rien  ne  les  pnessant,  ils  se  conteor 
linrtidefnKiitBrlennfiiasiiriiBaniarcbés  à,5<^  10  oulâpoor  lOQ  au-dtt» 
e^uBfB  élib)i&.Mai& dans  la. suite ,  rimportation  eroisvmte  ayimt.iatt 
ieBfrâ ^de:iiefi| pampres  fila ^ils^rédinsiiiMitiles leurs,«ttoiiyQuraà 
fHLfù'do»  la  même  proportion.  Ainsi^  ce  qui  se  vendait  «n  1833  de  iUhk 
IIOÀaocs  X<le  pafttetideia6Q,0(M)jiaids^  du  ii*"  60  anglais^  par  exeii^i,) 
«Tendait  plus,  en  1838,  que  75  francs,  quoique lepwx^duiiil  bmtm^eût  pai 
Mae;  ce  qui  praïuia  que  les  Anglais  étaient  loin  d*avoir  iâohé  d'aèovd  'leur 
ènûor  jBot.i)att8  l'enquête  de  1888>,  on  demandait  à  M<  Boisseau ,  négooianl 
t^hriont  >à  Laval  (Ma^renne)^  quelle  •différence  il  y  avait  entre  le  prii  dcf 
flida  pftjs^t  celui  des  fite  anglais*  U  répondit  :  «  Aujourd'hui  elle  n'est ^àr« 
ps de  16  à  18  poor  100,  soit  un  sixième^  car  on  a  à  Laval ,  tout  renda,  un 
A«^glaift  àxL  n°  40,  bonne  sorte  ordinaire^  au  prix  de  2  francs  50  cent,  ia 
ine ,  el>ce  jnémeifil ,  faiteaBretagne ,  vaudrait aiyourd^bui environ  3 £ranes« 
Ims  pour  parler  de  l'ancien  état<de  choses,  U  faudrait  çoi^parw  le  prix  4# 
IfmmaêO  cent.  à4in  prix  de  4  francs  25  <»nt.  au  moins.  Voilà  ,1a  tinesure  du 
fui  s'est  opérév  c'est  un  abaissement  d^un  tiers  >de  la  valeur  piî^ 
»  C«6t  «donc  une  réduction 'd'.un  tiers  que  les  machines  anglaises  au» 
■iaiitpaoduîte;  et  si  lk>n^n6idère)que  les  iils  anglais  ont  d'assez  grands  firaif 
à  £Hre  pewr  arriver  sur  nos  luarcbés,  ûrais  ^e  transport,  de  commissioii^ 
Mtiid^eatKée,  etcu,  on  conipi:endra  «que  la  réduction  est  même  enoore  phif 
b  piouve  d'aiUeuxSique  le>dernier  teune  de  la.baissesoit  arrifév 
.par  rapport .  à  l'état  actuel  de-  la  filature  mécanique^  et ,  à  coup  sûr,  Jl 
He  encoce  à  celleHÛ  bien  du  chemin.à  faire. 

Il  est  £adie  de  pressentir  maintenant  ^uels  ont  été  pour  l'Angleterre  les  rér 
de  ces  inventions.  Les  rôles  ont  été  changés.  L'Angleterre^  qui  était;ai| 
rang  parmi  les  (peuples  {de  rEurope  pour  la  pvoduction  des  fils  et  des 
4elia,  s'est  éle¥ée  d'un  èond  jusqu'au  pfemier,  et  s'est  «acquis  en  peu 
une  supériorité  sans  rurale.  L'abseneedeilamatière  première  n'a  ipat 
M^mir  elle  un  obstacle;  elle  s'est  adressée  à  la  Belgique  et  à  la  Russie ,  à  k 
ÉBÉièBesurtout,  etelley  a  trouvésans  peine  l'aliment  de  son  travail.  U  hiieu 
a  coété  de  nouveaux,  frais  ^  traaaport,  double  ^désavantage  sur  les  anciens 
inx  de  prodttotîon;  mais-la  supértonté<dcs  machines.  a>  tout  oouwert.  Jl  «et 
«■ide'dire,  au  surplus,. que  la  Bussie  lui  a loausni  des  lins  a  bien  meilleur 
UMicbé  tpne  la^Fnmce  n'aurait  pu  le  fain ,  et  que,  par  un  autre  effet  de  Ja  p*- 
fitique  anglaise ,  qui  faixorise  toujours  le  travail ,  ces  lins  bruts  n'ont  payéà  tenr 
«Me<en  Angleteere  que^desdioilBvnisîgnifiaH. 
Il  est  difficile  d'établir  avec  quelque  certitude  la  somme  des  produits  que 
Angleten*e  cegenre.de  fabrication.  Si„  peuv  le  coton  et  pour  la  soie, 
aoot  des  matières  exotiques ,  on  peut ,  à  la  seule  imipection  des  rele¥és*de 


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d2  EftVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

la  douane,  évaluer  la  consommation  des  manufactures,  il  n'en  est  pas  de 
même  pour  le  lin  et  pour  le  chanvre ,  dont  le  sol  anglais  fournit  au  moins  une 
partie,  et  Timportation  qui  8*en  fait  ne  saurait  donner  la  mesure  de  ce  qui  en 
passe  par  les  métiers.  Voici  pourtant  quelques  indications  En  1814,  la  ville  de 
Dundee ,  en  Ecosse ,  n'importait  pas  chez  elle  plus  de  3,000  tonnes  (  3,048,000 
kil.  )  de  lin;  en  1881,  cette  importation  s'éleva  à  15,000  tonnes,  plus  3,000  de 
chanvre.  En  1883  il  y  eut  encore  progrès  :  18,777  tonnes  de  lin  et  3,380  de 
chanvre  (  en  tout  23,000,000  de  kilogrammes  ).  Les  produits  manufacturés  que 
donnèrent  ces  matières  premières,  toiles,  toiles  à  voiles,  à  emballage,  etc.,  et 
qui  sortirent  la  même  année  du  port  de  Dundee ,  se  montèrent  à  60,000,000  de  = 
yards  (  54,900  kilomètres  )  (1). 

Ce  n'est  pas  là  d'ailleurs  un  fait  isolé  et  propre  à  une  seule  ville.  D'après  le 
rapport  de  l'inspecteur  des  manufactures  Horner,  on  a  constaté  en  Ecosse ,  vers 
1834 ,  l'existence  de  cent  cinquante-neuf  filatures  de  lin  à  la  mécanique,  dont 
quatre-vingts  à  Forsar;  on  en  a  trouvé  trente-deux  dans  la'partie  nord  de  l'ir-  ' 
lande,  et  cinquante-deux  dans  les  comtés  du  nord  de  l'Angleterre.  Dans  la 
suite,  le  progrès,  loin  de  se  ralentir,  s'est  encore  activé.  On  en  jugera  par  l'ex- 
trait suivant  d'une  lettre,  écrite  de  Leeds  au  mois  de  juin  1838,  par  M.  Lahe- 
rard,  de  la  maison  Laherard  et  Millescamp.  «  Dans  cette  ville,  dit-il,  on  voit 
quatre  cents  cheminées  de  pompes  à  vapeur ,  on  compte  cent  cinq  filatures  de 
lin.  M.  Marshall  en  possède  trois  qui  occupent  dix-sept  cents  ouvriers  et  quatre 
cents  peigneuses.  Il  en  construit  encore  une  d'une  plus  grande  importance  et 
avec  des  perfectionnemens.  »  Ainsi,  en  1838,  le  nombre  des  filatures  était  de 
cent  cinq  dans  la  seule  ville  de  Leeds ,  et  on  en  construisait  encore.  Si  l'on  con- 
sidère quelle  est  la  puissance  de  chacune  de  ces  manufactures,  dont  quelques- 
unes  font  mouvoir  trente  et  quarante  mille  broches ,  et  quelle  énorme  quantité 
de  produits  elles  livrent  tous  les  jours  à  la  consommation ,  on  pourra  se  faire 
une  idée  de  la  puissance  actuelle  de  cette  industrie,  qui  date  à  peine  d'hier. 
On  remarquera  en  même  temps  que,  dans^sa  croissance,  elle  suit  presque  une 
progression  géométrique. 

En  1834 ,  Mao-Culloch  estimait  le  produit  total  des  filatures  anglaises  à  7  mil- 
lions 500  mille  liv.  st.  (  187  millions  500  mille  fir.).  Mais  cette  estimation  était 
fort  au-dessous  de  celle  qui  était  faite  par  plusieurs  autres  écrivains,  notam- 
ment Colghoun ,  et,  sans  admettre  les  données  de  celui-ci ,  on  peut  croire  que 
Mao-Culloch  s'est  montré  beaucoup  trop  modéré  dans  ses  évaluations.  Dans 
tous  les  cas,  le  chiffre  est  aujourd'hui  bien  dépassé.  En  1838,  M.  Scrive,  de 
Lille,  estimait  que  depuis  deux  ans  le  nombre  des  filatures  anglaises  avait 
doublé.  Il  y  a  peut-être  quelque  exagération  dans  ce  calcul  ;  mais  il  donne  au 
moins  une  idée  de  la  rapidité  vraiment  miraculeuse  avec  laquelle  cette  indus- 
trie progresse. 

S'il  n'est  pas  facile  de  se  rendre  un  compte  exact  de  la  production  totale  de 

(1)  Porter,  Frogrii  d$  la  Grande-Bretagne,  et  Mao-Gulloch ,  Dietiannaire  eom- 
nrntiai,  édition  de  lS3i. 


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DB  l'industrie  liniârb.  98 

rABgielarTe,  en  peut  oonnaftre  du  moins  la  somme  de  ses  exportations.  En 
mid  le  tableau  exact,  josques  et  y  compris  Tannée  1837.  Nous  le  donnons  à 
Il  fokponr  les  fils  et  les  tissas,  ainsi  que  pour  les  articles  de  rubannerie  et  de 
«rcerie ,  a^ec  la  double  indication  des  quantités  et  des  valeurs ,  telles  qu'elles 
mt  déclarées  à  la  douane. 

FILS  ET  TISSUS  DB  LIN,  RUBANNERIE  ET  MEBCEBIE. 

EXPORTATIONS 


ANNÉES 

TISSUS 

FU 

LS 

auBAKinniB 
et 

QCAXTITBS. 

TALBtrm 

DBCLAKÛ. 

QUANTITÉS. 

YALBUm 
DBCLARBB. 

MBBCBRIB. 

Mètres. 

Francs. 

Kitogrammes. 

Francs. 

Francs. 

1933 

57,79i,513 

59,431,825 

349,196 

1,800,000 

1,743,775 

lS3i 

es,000;555 

58,949,775 

974,505 

3,407,800 

2,133,875 

1835 

71,971,059 

72,328,475 

1,175,047 

5,415,875 

2,475,100 

1335 

75,028,460 

80,950,775 

1,707,206 

7,969,300 

2,207,350 

1837 

53,401,668 

51,585,625 

3,124,841 

11,982,675 

1,600,500 

On  remarquera  que,  pour  les  tissus,  la  somme  des  exportations,  qui  s'était 
aeenie  d'une  manière  assez  rapide  dans  les  années  précédentes,  a  diminué  en 
1837.  Il  en  a  été  de  même  pour  les  articles  de  rubannerie  et  de  mercerie.  C'est 
qu'à  cet  égard  le  grand  débouché  de  l'Angleterre  est  aux  États-Unis,  et  que  la 
crise  commerciale  de  1837,  dont  ce  pays  a  été  le  principal  théâtre ,  a  resserré  ce 
dâiooché.  T^ul  doute  qu'il  ne  soit  maintenant  rétabli.  Quant  aux  fils,  la  pro- 
gienion  s'est  soutenue,  grâce  aux  expéditions  dirigées  sur  le  coptinent  euro- 
péen et  particulièrement  sur  la  France.  Au  surplus,'  l'exportation  des  fils  est 
eelle  que  nous  avons  surtout  à  considérer,  et  c'est  ici  que  la  progression  dépasse 
toute  mesure,  puisque  l'exportation ,  qui  n'était  encore  en  1833  que  de  1  mil- 
Eoo  800  mille  francs,  s'est  élevée  en  1837  à  11  millions  982  mille  675  firancs; 
e^c8t-à-dire  qu'elle  a  été  plus  que  sextuplée  dans  l'espace  de  cinq  ans.  L'année 
1838  a  produit  des  résultats  encore  plus  étonnans;  car  l'exportation  pour  la 
France  seulement  s*est  élevée  à  plus  de  6  millions  de  kilogrammes,  ce  qui 
donne  une  valeur  d'environ  23  millions  de  firancs. 

En  voyant  ces  progrès,  on  se  demande  si  l'industrie  du  lin  est  vraiment 
destinée  à  renouveler  les  prodiges  de  l'industrie  du  coton;  si  elle  doit  donner 
une  seconde  fois  au  monde  le  spectacle  de  cette  élévation  rapide,  soutenue 
pendant  plus  d'un  demi-siècle ,  et  de  cette  fortune  gigantesque.  Il  y  a  des 
rasons  de  douter,  mais  aussi  des  raisons  d'espérer. 


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9k  RBVCB  9MS  HOTX  lfQ9D«9. 

Bèa  à  ipréMBt'ies  maelnuetrar 'lasqueUesTîadiifltrie  du  lin  s'appuie,  Mttt 
tout  aussi  puÈsaiites.  qas  <*elles  dont  iut  «usagt  Findustrie  idu  ooloo  ^  et  elles  «e 
perfectîoiiBent  enoore.  ▲  celégavd^'iil  y  a<tout  au  tnmas  égalité 4e  Ibraea; 
mais,  à  v?ai!dn*e,>ee!a.ne  sufiBt  pas.  Quoi  qu'oa fasse,  la  manufacUife  est 
toujours  plus  ou  moins  liée  au  sort  de  llodustrie  agiioole  qui  tlui  fournît  m» 
aliment,  et,  pour  que  son  élévation  se  soutienne,  il  faut  que  celle-ci  la  suive 
dans  sa  marche ,  en  répondant  toujours  à  ses  besoins.  Que  devenait ,  par 
exemple ,  la  manufacture  anglaise  du  coton ,  si  la  matière  première  eût  /ait 
défaut?  Or,  ce  résultat  était  inévitable,  si  la  production,  renfermée  dans  ses 
anciennes  limites ,  n^edt  pas  trouvé  tout  à  coup ,  dans  un  monde  nouvoMt, 
une  assistance  inespérée.  Certes ,  ce  n'est  pas  Flnde  qui  eût  jamais  suffi  à 
ITavidité  croissante  des  machines  anglaises;  ear^ •outre  qu'elle  oonsommalt  elle- 
même  une  bonne  partie  de  sa  matière  première^  ses  cultivateurs  indolens 
Aaient  bien  éloignés  de  pouvoir  suivre ,  d'un  pas  égal ,  les  progrès  inouis  de 
il  fabriealien. 'Pour -que *ees  machines,  toutes  merveilleases  quelles  étaient, 
ne  fussent  pas  arrêtées  au  beau  milieu  <Ie  leur  œuvre,  il  a  fallu  qu'il  se  ren» 
eontrât,  dans  un  autre  hémisphère  et  dans  un  pays  neuf,  un  peuple  jeune,^ 
énergique ,  ardent ,  assez  actif  pour  semer  et  récolter  aussi  vite  que  les  ma- 
éhines  dévoraient  les  récoltes  :  c^était  un  prodige  d'une  autre  sorte,  sur  lequel 
9  n'était  guère  permis  de  compter.  Si,  à  l'époque  où  les  machines  conmien- 
faient  à  fonctionner  en  Angleterre,  il  eût  été  donné  de  prévoir  a  quel  degré  dé 
puissance  elles  arriveraient  un  jour,  et  qu'on  se  fût  demandé  d'où  leur  vien- 
irait  cette  incroyable  quantité  de  matière  première  à  mettre  en  œuvre,  quel 
homme  au  monde eât  eu  répondre  à  cette  question?  Cest  qu'en  eSety-èé 
quelque  côté  que  l'on  tournât  alors  ses  regards ,  il  était  impossible  dedécouràr, 
dans  aucune  partie  du  monde  habitable ,  ni  une  terre  assez  riche,  ni  un  peuple 
assez  fort  pour  répondre  à  de  pareils  besoins.  Mais,  dans  le  même  tempe, 
l'Amérique  du  Nord  ouvrait  à  l'homme  les  inépuisables  trésors  de  ses  terres 
lierge^,  et  là  naissait  et  croissait,  avec  cette  rapidité  phénoménale  que  l'on 
connaît ,  un  peuple  dont  toute  l'existence  est  un  prodige ,  et  que  la  tâche  pio* 
posée  n'effraya  point.  Cepei^le  des  États-Unis  intervint  donc,  iui,  sur  ^ui 
l'on  était  bien  loin  de  compter,  et  le  problème  fut  résolu. 

La  culture  du  coton ,  aux  Etats-Unis,  ne  date  que  d'un  peu  plus.d'un4emî- 
àède;  jusque-là,  on  avait  même  douté  que  le  ^1  et  le  climat  pussent  s^ 
prêter.  Quand ,  en  1 78 1  ^  les  :  premières  balles  de  ooton  de  provenance  améit- 
calne  furent  expédiées,  au  nombre  de  huit,  à  Liveipool,  les*en^loyés  de  Jâ 
douane  anglaise  refusèrent  d'admettre ,  comme  entaché  .de  faux ,  le  4xrtifioit 
constatant  leur  origine.  Qui  aurait  pu  croire  que  de  oe  même  lieu,^ors  sus» 
pect,  sortirait,  sitôt  après ,  cette  masse  de  produits  qui  devait  inonder  l'Esh 
sope.' Mais  cette  culture  .naissante  marclia.  à  .pas  de  géans,  comme  le  pe«iple 
même  qui  venait  de  l'entreprendre.  Aiiûoucd'ihui ,  la.  production  totale^iden 
ÉtatSrUnis  en  coton  peut  s'estimer^  d'après  des  évaluations  récentes^  à^près^ 
trois  «ents  millions  de  kilogsammes ,  et  forme  pius  4iu  triple  ^e  la  production 
totale  du  reste  du  globe.  PluS'desdeux  tiers  de œtte  quantité  sontexpédiés.niir 


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D£  l'industrie  limkre.  9S 

CCiDDpe  (î).  Cest  à  cette  source  iaespérée,  et  qui  s'élacgîssait  à  vue  d'œil ,  qf^ 
iBsnachiiiesaiiglaisefii,  devenues  européennes,  ont  puisé,  et  voilà  comment 
dn  ont  ixxmsé  saoa  cesse  un  alimenl  à  leur  activité  croissante.  Il  n'en  falbit 
ps  moins;  mais  c'était  là,  il  faut  en  convenir,  une  de  ces  rencontres  provi- 
deatieiles  placées  en  dehors  de  toutes  les  prévisions  humaines;  c'était  un  p^o- 
4ig^qui  surgissait  à  point  nommé  pour  en  féconder  un  autre ,  et  Fétonnante 
fntune  de  Fîndustrie  cotonnière  est  le  fruit  de  leur  alliance  ou  de  leur  con- 
jpDCtion.  Or^  une  pareille  rencontre  doit-elle  se  renouveler  pour  enfanter,  de 
los  jours,  une  autre  fortune  semblable?  Il  ne  faut  pas  dire  non,  car  qui  saâ; 
ce^e  l'avenir  nous  réserve;  mais  il  est  permis  de  douter. 

Ce  n'est  pas  qu'on  puisse  mettre  en  doute  que  la  production  totale  des  fib 
(t  des  tissus  de  lin  ne  vienne  à  égaler  un  jour  en  Europe  la  production  totale 
fa  fils  et  des  tissus  de  coton.  Dès  à  présent,,  si  l'on  pouvait  faire  le  relevé 
oact  de  ca  qui  se  récolte  en  lin  et  en  chanvre  dans  toute  l'étendue  de  l'Europe^ 
•DOS  erojrons  q^e  la  quantité  n'en  serait  p^  fort  au-dsssous  de  celle  du  coton 
giifie  récolte  sur  la  surface  du  globe»  La  France  seule,  qui  consacre  à  la  cul-» 
lire  de  ces  deux  plantes  180,000  hectares  de  ses  meilleures  terres,  produit,  en 
isaant  la  moj^enne  de  700  k^ilogrammes  par  hectare,  tant  pour  le  lin  que  pour 
ie  chanvre,  une  quantité  totale  de  126,000,000  kilogrammes.  Aussi  nos  doutea 
m  portentr41s  pas  sur  la  somme  de  la  production  future,  mais  sur  la  con^' 
ioité  de  son  accroissement. 

Le  lin  a'est  pas  une  plante  dont  la  production  puisse  s'étendre  à  volonté 
Sans  être  précisément  exclusive,  elle  affecte  pourtant  certaines  natures  de  ter-, 
nda,  et  ne  prospère  que  là.  Une  autre  circonstance  limite  encore  sa  produor 
liDn,  c'est  qu'elle  épuise  la  terre  et  ne  peut  y  reparaître  qu'à  de  longs  inter? 
lalles.  En  bonne  cultiure,  le  lin  ne  se  présente  ^e  tous  les  sept  ans  dans  là 
rotation  de  Fassolement ,  d'où  il  suit  qu'il  ne  peut  occuper  chaque  année  que 
h  septième  partie  des  terrains  qfil  lui  conviennent.  Tout  cela  s'applique  éga- 
lement au  chanvre,  comme,  en  général,  à  toutes  les  plantes  textiles.  Il  reste 
«pendant  encore  bien  des  pays,  bien  des  terres,  où  la  culture  du  lin  pourrait 
Aie  entreprise  avec  succès.  C'est  ainsi  que,  dans  ces  dernières  années,  elle 
ewnmençalt  à  pénétrer  dans  qpelques-uns  de  nos  départemens ,  où  elle  était 
jusqu'à  présent  inconnue,  lorsque  l'invasion  des  fils  anglais,  réagissant  sur  la 
icnte  de  nos  produits  agricoles,  est  venue  décourager  ces  essais.  Il  faut  re- 
marquer, d'ailleurs,,  qu'en  raison  de  l'imperfection  de  la  culture,  les  terres 
cultivées  en  lin  et  en  chanvre  sont,  en  général ,. bien  loin  d'atteindre,  quanta 
b  somme  de  la  production ,  les  limites  du  possible;  or,  il  est  permis  d'espérer 
q^'à  mesure  que  la  demande  deviendra  plus  forte,  l'agriculture,  excitée  par  la 
ficîUté  de  la  vente,  perfectionnera  ses  moyens.  Une  autre  circonstance  bien 
çemarquable  vient  favoriser  l'accroissement  de  la  manufacture,  c'est  que,  dèl 

(1)  La  France,  qui  ne  recevait  encore,  en  181S,  que  6,343,330  kil.  de  coton  en 
bine ,  et  en  1815 ,  16  millions,  en  reçoit  aujourd'hui  plus  de  50  millions.  Les  États- 
Vfûs  eo  foomissent  les  4/5. 


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96  ESYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

aujourd'hui,  les  machines ,  en  tirant  un  si  bon  parti  des  étoupes,  qui  étaient 
auparavant  presque  rejetées  comme  matières  de  rebut,  ont  elles-mêmes 
augmenté,  d*une  manière  inattendue,  les  ressources  de  la  production.  Cest 
cette  dernière  circonstance  qui  explique  comment,  malgré  le  développement  si 
rapide  de  la  fabrication,  la  culture  du  lin  et  du  chanvre  est  demeurée  compa- 
rativement presque  stationnaire. 

Nous  avons  dit  que  c'est  principalement  de  la  Russie ,  et  ensuite  de  la 
Hollande  et  de  la  Belgique,  que  l'Angleterre  tire  ses  matières  brutes.  En 
effet,  sur  une  quantité  totale  de  1,000,025  quintaux,  tant  de  lin  brut  que 
d'étoupe  de  lin  et  de  chanvre,  qu'elle  a  reçue  en  1837, 682,025  quintaux  sont 
provenus  de  la  Rusâe,  134,916  de  la  Hollande,  et  118,298  de  la  Belgique.  La 
France  n'a  figuré  dans  cette  importation  que  pour  une  quantité  de  89,557 
quintaux ,  et  encore  a-t-on  compris  dans  ce  chif&e  ce  qui  a  été  expédié  par  son 
territoire  en  transit  (1).  Il  semble  donc  que  la  Russie  soit  destinée  à  faire ,  pour 
la  manufacture  du  lin  et  du  chanvre,  ce  que  les  États-Unis  ont  fait  pour  la 
manufacture  du  coton.  Il  en  est  ainsi  jusqu'à  présent.  Nous  croyons  cependant 
la  Russie  incapable  de  soutenir  jusqu'au  bout  un  pareil  rôle.  Ce  n'est  pas  dans 
un  pays  gouverné  despotiquement ,  écrasé  par  une  aristocratie  dévorante ,  et 
cultivé  par  des  mains  asservies ,  qu'on  peut  voir  se  renouveler  le  prodige  dont 
la  terre  libre  de  l'Union  américaine  a  donné  le  spectacle  au  monde. 

Oserons-nous  hasarder  sur  ce  sujet  une  conjecture?  Il  ne  serait  pas  impossi* 
ble  qu'une  seconde  fois  les  États-Unis  vinssent  apporter  à  TAngleterre  et  à 
FEurope  un  secours  inespéré.  En  1837,  ce  pays  n'a  expédié  à  l'Angleterre  que 
la  faible  quantité  de  5,347  quintaux  de  chanvre  brut.  Ses  expéditions  en  lin, 
dont  nous  n'avons  pas  trouvé  le  chiffre  dans  les  états  de  la  douane,  n'ont  pas 
été  probablement  plus  considérables.  La  production  américaine  est  donc 
aujourd'hui  presque  insignifiante  à  cet  égard.  Mais  en  1825,  les  États-Unis 
n'avaient  expédié  en  Angleterre  qu'un  seul  quintal  de  chanvre,  en  1829,  234 
quintaux,  en  1833, 1,241,  et  en  1835, 3,157.  On  voit  que  ces  expéditions  si  peu 
importantes  en  elles-mêmes  s'accroissent  au  moins  de  jour  en  jour.  La  pro- 
duction du  coton  est  devenue,  contre  toute  apparence ,  l'apanage  des  états  du 
sud  et  de  l'ouest  de  l'Union  américaine  ;  il  ne  faut  pas  jurer  que  ta  production 
du  lin  et  du  chanvre  n'y  deviendra  pas ,  dans  la  suite ,  l'apanage  des  états  du 
nord.  Espérons  toutefois  qu'à  cet  égard  l'Europe  conservera  ses  droits. 

Ch.  Coquelin. 
(La  fin  au  prochain  n*". ) 

(1)  M.  le  ministre  des  finances  disait,  il  y  a  quelques  jpnrs,  à  la  chambre  des 
pairs,  en  se  fondant  sur  quelques  faits  plus  récens,  que  la  somme  de  nos  exporta* 
tiens  pour  T Angleterre ,  en  lin  brut,  tend  à  s'accrottre  d*une  manière  sensible.  Nous 
croyons  que  M.  le  ministre  se  trompe ,  et  nous  essaierons  de  le  prouver. 


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CHEVELEY 


VHE   HAIV   OF    HOUrOlJR, 


BT   LADT    BULWER. 


Toici  une  qaerelle  de  ménage,  rédigée  en  six  yolames,  et  dont 
tonte  rAogleterre,  dn  moins  T Angleterre  qui  lit,  a  en  la  bonté  de 
s'oGcnper. 

M.  Balwer,  aujourd'hui  baronnet  par  la  grâce  de  la  reine  Victoria, 
Boo  pas  M.  Henry  Bulwer,  coupable  d'une  médiocre  analyse  des 
mœurs  françaises,  mais  H.  Lytton  Bulwer,  auteur  de  Pelham  et  de 
CUffcrdy  i^ Eugène  Aram  et  des  Pèlerins  du  Rhin;  le  célèbre  ro- 
mancier de  l'Angleterre  actuelle,  le  défenseur  des  droits  littéraires  au 
parlement,  a  fait  paraître,  il  y  a  une  année ,  trois  volumes  intitulés 
Maltravers j  qui  firent  quelque  bruit.  On  y  reconnut  plusieurs  traits 
embellis  de  la  vie  de  Fauteur.  Le  caractère  de  Haltravers,  c'estrà-dire 
de  Bulwer,  homme  de  lettres  et  homme  d*étaty  s'y  montrait  idéalisé 
sous  une  gaze  transparente  et  brillante.  Le  romancier  frappait  ses 
ennemis,  caressait  ses  amis,  parlait  de  ses  maîtresses,  cultivait  sa 
propre  gloire,  et  se  faisait  un  piédestal  honnête,  sous  lequel  tous  ses 
rivaux  foudroyés  ou  agenouillés  se  courbaient  en  silence.  Le  style, 
fart,  une  certaine  force  rapide,  Thabitiide  d'écrire,  la  verve  de  la 
vanité,  beaucoup  d'observations  heureuses  finement  dites,  un  coup 
d'oeil  juste ,  ferme ,  prompt,  et  l'éloquence  de  l'égoïsme  mêlée  au 
talent  de  l'écrivain,  valurent  du  succès  à  l'œuvre;  on  se  l'arracha^ 
les  commentaires  furent  nombreux;  on  voulut  savoir  quel  était 

TOME  XIX.  7 


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98  REVUE  DES  DEUX  MOVn». 

Lnmley  Ferrers,  le  maciiîavéliste  constitutionnel,  et  Castmccio  Cesa- 
Tinî,  Tenvieux  au  génie  méconnu.  Des  noms  furent  placés  sous  les 
portraits;  on  remarqua  particulièrement  rèubli  de  Bulwerqui  né 
parlait  pas  de  sa  femme,  et  attirait  toute  Fattention  et  tùot  Fintérêt 
du  roman  sur  le  personnage  d'une  jeune  mattresse ,  villageoise  naïve, 
Alice  Lee.  La  soc!étfr^ng|Biisè,4:iDfiéQse^  cèniibé  tineprndë,  et  ba- 
varde comme  une  prude* cctrletise,Ti'etrt  de  repos  qtiô  lofsqtî*éllè  eut 
découvert  son  Alice  Lee.  La  voilà  qui  se  met  à  cf  eusèi*,  qut  fouillé, 
qui  scrute,  qui  demande ,  qui  s*agite^  qui  nage  entre  dëut  eaux ,  qui 
babille,  consulte ,  et  Dnît  par  trouver  ce  qu'elle  ùKèrébe.  H  parait  que 
Bulwer,  le  lion  dandy,  avait  en  effet  étevé  de  ses  propres  mains  et 
tenu  en  réserve,  pour  sa  personnelle  satisfaction,  une  jetmé  fllte  du 
peuple  qu'il  avait  abandonnée  indignement ,  selota  ses  ennéÉnis,  mais 
<iui  l'avait  quitté  volontairement  selon  ses  amisi  Les  conqùëteè;  les 
torts,  les  crimes,  les  succès,  comme  vous  voudrez,  de  ntonorrible 
baronnet,  ne  se  bornaient  pas  là;  on  nommait  d'autres  femmes  du 
inonde;  c'était  quelque  chose  de  semblable  i  la  fameuse  Bste  dé 
•don  Juan.  Les  duchesses  y  donnaient  la  main  âiix  bourgeoises,  et 
«'était  une  sarabande  de  victimes. 

CependMÉtatroipeimrtoflieiitaireàim^cite  Mh^ 
oÉDlinoait  set  attaques  et>fâsm  le  pouvoif  «É  ses  uioaimÉicaâ  ptÊUê^ 
ques.  Grand  défenseur  des  lettres,  représentant  de  la  presse,  M «Nean 
partît  ^«nesHnatioB  iMnifdIe  péttr  ara  payt;  iiÉiMÉioif  «icaytita- 
Deie,  trເBiMe,«aiB«ièskflUle,  téméraire  en  appareace,fadte 
en  léflUté.  M.  Mi«r  n^est  ptstiiifersonÉnige  mri«lmt  il  vojoit 
te  penebattt  air  leqRlél  reutaîtk  Gr«iide4retaglie,R 
sétàmtfi^fÊèrmt^ofmYat^^  et  prenant  te  Tadîea^ 

li^ie  pour^rempart,  te  tateirtimir  arme,  i  ortait  saposiUon.  iQm 
dcme  aaeaît  9ét  attaquer  sas  tacdon ,  aephÉidpede  lôi^  uàfÊnt  dasa 
cette  mèrenpatiie  Je  la  pvuderie  <rt;  de  l'étiquette?  il  éispose  de  phn 
sieufs  joarnaoi  ,.comaHinde  à  quelques  revue»,  ÏÊ/tm  sur  presque 
tante  la  presse,  et  se  raltadé  fr  ufiefraétien  desaeanooaes,  que  ta  vâix 
populatre  rend  importaDie?  Qui  soimera  lîbiilali  «oailfe  ce  rei  ée  te 
faièt?Qii  le  potuMiirà,^îeir(Nii»ie«temandert^Qul?-^€é  sera  ter 
pjMTBQttnageftemeatiipielephsaiidaeiein  et  tepluamcôai^^ 
il  se  méte  deTétre;  ee  sera  sa  feflamë  !  V**  Bnh»er,  aûJMsnl^faui  la^ 
Bulwer,  bç  voulut  pas  soaffrir  que  tes  elieaes'se  patsasseat  atesi ,  ^ne 
son  mari  nestèt^lorten  et  Mqraiii ;  d6n  Jmo  donarié,  Lovetece  aaaf 
vea^ew,  oouronaé  par  te  teurter  pépoteire,  épMx  infiiète^  moraMate 
admiré,  cbef  de  parti  aiNigniique ,  pfaiteaepfae  aaos  ceaifadioleins.  B 


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ERTÉSAItnS  AWitillSI.  401 

bit  aègScè  M-*  Salir»  Gdle«ivJ|N9è9^s'étii&4ép9rée  de  hiji  légah^r 
MBitr  •  xditvch^faofieaMa*  âo^v^ditf»^  mgeanee  seerète^ 
Mte^  pmwif^M»,  f&pomoe?  Nom  Ji*^  sstind  rien  «  rUitoire  ne  le  dit 
^  qnaiqne  IP*  pQlver  elle^mèinesemfaft  rhidKiwr  ch»ie«ie«t  daas^ 
M  OBWVie*  C^apU  k vç»(S!Miieep^^  k* voici, c'est  son româii^ 
mmtK^  amiHpttrtlii  doptoii  s'fttcelieiMI  «kpois  de»  noiftdw»  tel» 
ïpitkmçinfrnmiu  (fe  k  QfVide^Bel^^;  il  »|iMr  titre  Cheveky, 

LeTDOMD.da  mifjiy  £rri0f/ifo/i!hitimyes|ffe«v«niéf  de  fond  en 
MiUe,4Mir  le  p9iqum4el^k«iaie.Eiki£|NreBde»8^^ 
pMMMNkgesi^MfORiMurjavin.e^^  ette  tes  montre  fakocs^ 

fpMid  il  les  «  fmUipoii»;  bleoit  i|BaBd  il  les  «  faMs  verts;  petits,  qoMul 
lleiamQBtr69éiionvieSvtà  |ieii.prৠ tomme  ces  mîioi»  d'optique^ 
fu  iHiigept  «I  fiecoT<;teient  tai  yisages*  Voosvow  amineriez  fort 
fc  celle  doirideii^mttkiiromaiifisqw,  oè  toat^s^  qii  est  iMdem  à 
ètite  devient  «doruMeigaiiehe^  oà  toiUceipiî  eit  homiÊie  d'une 
fM  devteot  «•IhonaMe  et  maUfak  iTune  Mrtre.  C'est  k  ee  qui 
anse  TAngMene  ^fnknde^  cet  86aadale9;iimei«0«6e  de  ces  foir^T 
^etikces  erioaied  îiilîme»^  comow  âne  bourgeoise 
i  qaà  a^a  rien  i  faine*  Ou  oopupene  CiievefeT  i  Mtitravers,  MaU 
à€te9vsekj.Oa4imii^det  toctaaiiinaii,  dies  fmblesflesà  k 
;  4m  rit  tant:  bas(  on  WkiM  toot  haut»  Ce  monde  étrange  de 
riai^elerre  «  ceinende4'i([ifBieMe€t«keé fiarsea  babitude&,  se  sent 
koKOB  d'namoonNnaajtfoiigitono  twaea*ya(^esmor^  U  y  a 
fa  eAlé  ëa  mari  hnaoconp  de  talenl»  dncAté  de  la  Cems^e  un  graod^ 
4ésir  de  maBee*  Si  fenaari  a«Me,  a»  ks  ptalonîsant,  ses  coaquétef 
m»  dévaîk  avaç  bcaacoop  de  eandeur  le»  agita» 
I  de  son  ame  el son,  isKlinatioo  viveponr  krd  Cbeveky.  Lim 
Maltmwss  a  lécn  ktif^emps  aaec  une  Agnès  Sore!  de 
tlayàlafaclk  il  a  kîl  appsendielepkHo;  l'antre  raeante  iogéi»H 
MBt  ooè  soirée  aaiitaiiie  i  Venise,  pendant  laquelle  soirée  krd  Glif- 
hfd  (e*es|  k  Mattcaners 4k hdf  Bnlwar)  éHataa bal;  puis  un  éva- 
saaiwfnafnt ,  no  bras  démis  par  k  brntalitédiiiMri,  na  corset  délacé^ 
aasoCs,  nue  naît  sur  rAddatique^  tard  Chaveky  presse  lè.Qae  sais- 
ie? La  scène  de  rcnsan  ksMins  éqiuYoqae,  et  ceUe  qui  se  concilie 
k  moins  avec  fcs.CMgepces  de  k  lai  cnajngalew 

Ladf  Balfsarn'eiÉpas^nossrkcaoyonadamoiAa^de.race  anglaise, 
■ak  de  sang  bel^e.  EBe  a  e*  glande  pcâae,  coiwne  tantes  ks  étraa- 

1. 


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100  RBYTE  DBS  DBUX  MONDES. 

gères ,  à  s'accoutamer  au  joug ,  à  se  ployer  an  lacet,  à  vivre  sous  Té- 
tiquette  anglaise.  La  pauvre  reine  Charlotte  ne  fut  pas  moins  embar- 
rassée, lorsque,  au  sortir  de  sa  Germanie  sentimentale  et  pleine 
d'indulgence  pour  les  erreurs  des  cœurs  faibles ,  elle  vint  habiter 
Carlton-House.  Lady  Bulwer  a'en  veut  pas  seulement  à  son  in- 
fidèle ,  mais  à  tout  le  monde;  elle  trace  des  caricatures  de  TancieuDe 
noblesse,  delà  nouvelle  noblesse,  du  frère  de  Bulwer  (le  diplomate 
Henry),  des  élections,  des  électeurs,  des  gens  de  province,  des  lions, 
des  lionnes^  des  colonels ,  des  gens  de  lettres ,  des  hommes  politi- 
ques. Elle  fait  moisson  de  tout  cela,  et  ce  serait  une  très  piquante 
satire,  si  Texécution  répondait  à  l'intention ,  et  si  elle  avait  le  quart 
du  talent  que  comportait  sa  malice.  Mais  le  décousu  et  la  mauvaise 
humeur  gfttent  presque  toutes  ses  pages.  Cette  vie  domestique  bru- 
talement esquissée,  ces  peintures  grossières  de  la  réalité,  ne  tou- 
chent et  n'intéressent  pas.  La  main  de  l'artiste  manque  partout;  on 
n'a  d*estime  pour  aucun  acteur;  les  continuelles  médisances  dont  le 
livre  est  rempli  piquent  médiocrement  la  curiosité.  Que  nous  im- 
porte, après  tout,  que  lord  Clifford  (ou M.  Bulwer)  ait  été  un  mari 
sourcilleux  et  dur,  que  son  frère  ait  joué  dans  la  famille  un  rôle  in- 
férieur et  comique,  que  la  gouvernante  de  miss  Bulwer  ait  eu  des 
charmes  pour  le  père  de  sa  pupille?  Au  romancier  comme  au  peintre, 
nous  demandons  qu'il  nous  plaise  et  nous  séduise;  nous  nous  sou- 
cions peu  du  reste.  Lady  Bulwer  a  cru  exercer  une  vengeance  ter- 
rible; j'ai  peur  que  son  arme  d'attaque  n'ait  éclaté  entre  ses  mains  ; 
c'est  elle  qui  est  la  plus  dangereusement  blessée  dans  cette  escar- 
mouche de  ménage.  On  savait  très  bien  que  la  vie  de  son  mari  était 
mêlée  d'amour  et  d'intrigues  ;  on  ne  regardait  pas  comme  un  être 
parfaitement  pur  celui  qui  nageait  si  violemment  à  travers  toutes  les 
agitations  de  la  politique ,  tous  ses  cahots,  toutes  ses  trames,  toutes 
ses  déceptions,  jointes  au  fracas  de  la  presse  et  de  la  Ittérature 
militante.  Ainsi,  le  livre  de  cette  lady  mécontente  ne  soulève  aucun 
voile  et  ne  détruit  point  de  masque.  Que  nous  apprend-elle?  Qu'elle 
méprise  la  société  anglaise ,  qu'on  y  trouve  une  foule  d'idiots  gour- 
més, de  sottes  prétentions,  de  douairières  corrompues,  de  dandies 
imbéciles ,  et  de  bourgeois  crédules.  Ce  n'est  pas  assez  de  nous  dire 
cela  ;  la  race  des  sots  est  immortelle,  infatigable,  prolifique;  chaque 
pays  a  ses  variétés  en  ce  genre;  sans  doute,  nul  ne  doit  prendre 
la  plume  pour  donner  au  monde  une  instruction  si  peu  nouvelle. 
Faites  un  bon  livre;  c'est  tout  ce  qu'on  veut  de  vous.  Pour  nous 
autres  étrangers,  il  y  a  quelque  attrait  de  malice  et.de  recherche  in- 


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LITTÉRATURE  ANGLAISE.  101 

coDRne  dans  les  portraits  satiriques  de  l'auteur;  les  Anglais  ne  peu-- 
reol  y  voir  que  de  la  malice  sans  grâce  et  du  lieu  commun  sans  style. 
D*lsraëli  jeune,  Grattan  jeune,  Théodore  Hook,  Galt,Bulwer  lui- 
même,  ont.  beaucoup  mieux  décrit  ces  ridicules  de  la  société  an- 
glaise; ils  ont  mis  plus  de  vérité  et  moins  d'Apreté  dans  leurs  ta- 
bleaux; ils  ont  esquissé  des  silhouttes  plus  vraies,  et  ne  sont  pas 
tombés  dans  l'exagération  que  lady  Bulwer  se  permet. 

n  y  a  cependant  quelque  éclat  dans  le  Qel  dont  elle  détrempe  ses 
couleurs.  Elle  déclame  plus  amèrement  que  ne  pourrait  le  faire  une 
Anglaise  d'origine;  le  mauvais  style  de  son  pamphlet,  qui  écor- 
che  tour  à  tour  très  audacieusement  le  français,  l'italien  et  le  vieux 
saion ,  donne  une  vie  assez  originale  aux  portraits  qu'elle  trace. 
Voici  son  vieux  whig ,  l'ami  de  Fox,  le  héros  de  l'ancienne  école  libé- 
rale anglaise  :  «  C'était,  dit-elle,  un  libéral  de  la  souche  primitive, 
fidèle  jusqu'au  bout  aux  bottes  à  revers,  au  groom  en  livrée  et  au 
spencer  par-dessus  l'habit.  Vous  le  trouviez  aussi  souvent  à  la  fenêtre 
du  club  que  chez  lui ,  et  son  ménage  était  bien  le  type  du  vrai  ménage 
whig.  Le  coulage  de  sa  maison,  la  misère  de  son  luxe  mal  dirigé, 
le  ruinaient  sans  honneur;  et  cela  lui  importait  très  peu,  pourvu 
que  l'on  regardât  son  hôtel  comme  étant  à  la  mode  et  son  salon 
comme  agréable.  Quand  on  s'est  grisé  avec  Sheridan ,  qu'on  a  discuté 
avec  Fox,  et  qu'on  a  écrit  des  sonnets  à  la  duchesse  de  Devonshire, 
il  n'y  a  pas  moyen  de  ne  pas  s'estimer  infiniment.  C'était  ce  que  fai- 
sait M.  Neville.  Sa  vogue  d'autrefois,  parvenue  à  l'état  de  momie, 
loi  semblait  néanmoins  incontestable;  il  s'adorait.  L'intérieur  de  sa 
maison  le  représentait  tout  entier.  Tapis  fanés ,  rideaux  flétris,  pas- 
sementeries usées,  vieilles  ottomanes  de  couleur  chamois,  avec  des 
grecques  pour  bordures;  fauteuils  grecs,  peints  en  blanc  et  ornés  de 
bois  doré;  petites  cheminées  étroites  avec  des  feux  imperceptibles; 
candélabres  de  forme  arriérée ,  aux  chaînettes  suspendues  et  aux 
omemens  passés;  valets  sans  poudre,  mal  chaussés,  mal  tenus,  en 
culottes  de  nankin,  avec  des  boucles  en  argent;  sommelier  au  gilet 
de  daim  et  au  pantalon  gris-de-fcr;  salle  à  manger  obscure,  aux 
rideaux  rouges,  aux  tables  mal  cirées,  aux  chaises  de  maroquin  rouge. 
C'était  l'exacte  copie  d'un  intérieur  whig  à  l'époque  où  Napoléon 
levait  des  armées  et  où  William  Pitt  levait  des  taxes.  Whig  dans  la 
rie  privée  comme  dans  la  vie  publique,  il  avait  invariablement  re- 
cours à  son  grand  principe  :  les  expédions  et  les  demi-mesures.  Son 
dief  était  ivrogne,  mais  excellent  cuisinier.  Comment  s'y  prit-il?  Il 
lui  donna  carte  blanche  après  dtner  seulement;  mais,  avapMfrSCEnêiT,^^ 

Digitted  by  LiOOSle. .  .,  \.JJ^ 


.  ••••    

lOir  RETtnr  1HIS  mcx  MOillMàL 

il  ftltaititré  mge.  C^UR  mi  ekcetlent  ^re,  hb  ikjà  iHarf,  èà  patolèf. 
Il  aurait  tKmt  hit  pour  rendit  sa  femme  betiréttsé  é|  ses  ettfasiâ  satis* 
faits,  â  rèxceptioÀ  dé  la  gêde  à  s'iiiiiK)ser;  cela  était  hoi^  de  sa^ 
nature.  Dès  qu'on  lui  demandait  de  Tàrgent,  il  répondait  toujourt  : 
c  Ma  cbèrè  attiie,  je  ne  sais  où  donner  de  la  tête;  cent  livres  sterling 
«  me  sont  absolument  impossiUes  à  trou?er.  Prenez  étiez  les  four-' 
«  nisseurs  tout  ce  quH  ?o«s  plaira ,  et  qu'ils  n'envoient  leér  note  à 
a  la  fin  de  Tannée.  Surtout,  ma  feomié  amie,  pë  Vous  privez  de  rien  « 
«  je  V0B8  le  demande  en  graee.  »  — Il  talssaîC  ses  eirfans  6rer  &  vue 
sur  lui,  les  y  engageait  même,  permeMait  aux  choses  d'aller  feur 
train,  et  s'apercevait  en  définitive  (résultat  peu  étonnant)  que  sob 
passif  débordait  son  actif.  » 

A  la  bonne  beuiel  voilà  une  peinture  Ihcile,  franche,  peu  pro- 
fonde, et,  après  tout,  vraie. Comme  fauteur  n'y  a  pas  mis  d'âpreté 
ni  d'amertume,  onla  lit^vec  plaisir,  t^ourquoi  n'a-t^Ue  pas  écrit  son 
roman  de  cette  même  plume?  Mais  elle  avait  à  coeur  de  se  venger; 
elle  ne  savait  pas  que  Timpartialilé  constitue  une  très  notable  portion 
du  talent,  et  que  nous  ne  Usons  avec  un  grand  plaisir  que  ce  qui 
nous  semble  ingénu,  vrai  et  simple.  Quand  on  fait  les  gens  trop^ 
noirs,  on  invite  te  pullfic  aies  blattehir.  H.  Bnlwer  est,  on  le  dit  au 
moins,  un  peu  gourmé  dans  ses  manières,  un  peu  superficiel  dans  son 
savoir,  noi»  savons  que  ces  défauts  hiî  sont  reprochés.  Il  est  encore; 
possible  qu'il  ait  en  commun,  avec  tous  nos  aspirans  au  génie,  ce 
charlatanisme,  cette  outrecuidance,  cette  certitude  de  soi-même,  ces 
joues  gonflées,  ce  front  haut,  cette  mine  de  rodomont  que  la  fai- 
blesse du  temps  actuel  récompense  et  couronne;  c'est  très  possible; 
mais  ce  qfue  nous  déclarons  invraisemblable  et  faux ,  c'est  la  ressem-» 
blance  absolue  de  Bulweravee  le  portrait  suivant  de  lord  Clifford, 
nuùri  persécuteur  delà  femme  persécutéedans  le  roman  de  M'^^'Bulwer. 

«(  Lérd  Ctifford  était  un  personnage  perpendiculaire,  aspirant  à 
sept  pieds.  On  eoncei^it,  en  le  voyant,  Tidée  que,  même  endormi, 
jamais  il  ne  s'était  rendu  coupable  d'une  attitude  aisée;  raide  comme 
une  barre  de  fer  (o^apoA^r),  il  avait  les  cheveux  bruns,  durs,  droits^ 
inflexibles  (très  inflexibles),  de  petits  yeux  d^un  gris  clair,  un  nez  sî 
aquifin  f«  sa  courte  anmit  pu  passer  pour  une  caricature,  la  lèvre 
supérieure  longue  el  droite,  symptôme  irrécusable  de  rentêtement 
le  phis  inf  IneiMe.  il  est  peut-être  inuff  le  de  faire  observer  qu'il  por- 
tait toujours  en  soirée  un  habit  Meu  à  boutons  d'or,  avec  une  cravate 
blanche  tnèB  empesée,  très  raide  conum  son  mattre ,  et  que  vous  au- 
riez cm  tuilto  daat  le  m»toe.  La  Mluré  M  avait  fait  cadeau  d'une 


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ioleniseiice  acteqpfloe,  cMiposée  de  pièces  «t  et  porcMOX  incôhé- 
feii6,  ioe^ngnis,  dont  lepr  possesseur  neeavait  qte  faire  «  et  qa'Q 
s'ocimpatt  étemeHemeoi  à  rapiéeer»  à  pecosdr^^  À  raeltre  en  onîm; 
iepauvre  bpÊOÊm  n'en  fiùjgsoit  pas  et  s'occïipnt  petpétaeilemnit  à  ee 
inrail ,  aVec  oae  arroganoe  qw  se  erayait  capable  de  tout  Sa  pné- 
tentîGtn  à  rueiversaUté  faisait  ressembler  son  esprR  à  un  eieaiplam 
un  Penny  Cffçlapœdta^  imprimé  la  tète  en  basw  Les  lieux  communs 
aortaient  de  sa  bottche  a^ç  une  emphase  gigintesdltte  et  pompeuse 
qui  rappelnit  refibrt  ridicule  d*ttn  éléphant  qui  courberait  sa  trompe 
pour  recueillir  un  brin  de  paiUe.  Cet  homme  qui  croyait  avoir  tout 
appris  avait  sans  doute  entendu  parier  au  coHé^^e  du  centre  ide  91a* 
vite  et  de  son  importance;  aussi  s'étadiait-il  à  Be  lé  perdrç  jamais; 
son  éqiiitibre  ae  se^lécangeait  eu  aucune  circoastanœ»  et  l'evtrènae 
iatérftt  qu'il  attachait  à  sa  personne  le  persuadât  qu*il  était  TakMe 
nécessaire  à  la  pondération  de  Tuoivers;  aiussi  en  psenait-S  le  plus 
grand  soin  et  le  plus  coostanL  il  ne  riait  pas,  et  qtnnid  il  lui  arrivait 
par  hasard  de  faire  rire  les  antres,  la  contu^an  ne  s^éteiriait  jamaÎB 
jusqu'à  lui.  UHra-libéral  en  poKtique  ,(  cela  rend  la  diclamatiou  plus 
fMnîe) ,  aotocraieet  tyran  dans  la  vie  privée ,  sans  donle  par  compen- 
sation ;  Caiigula  dans  ses  4ccès  de  clétpeuee^  et  Dracon  dans  ses 
accès  de  mauvaise  humeur*  tout  ce  qui  lui  «pparteiiait  était  mer- 
"teilleai ,  parfait,  incomparable,  sa  femme  exceptée.  Elle  n'apparte- 
Bail  pas  précisément  à  sa  race,  elle  u'élait  pm  de  sa  acmcfae;  on  la 
tolérait ,  et  voilà  tout  s 

La  femme  irritée  se  laisse  trop  seaAir  dana  œ  polirait.  Eh!  non, 
ce  n'est  pas  là  Bidwer,  le  dandy  élégant,  aux  tnsques  de  salin  riolel, 
aux  gants  irrépracbables;  raide  eu  effet,  mais  d'une  raideur  jtm 
fcyronienne  qu'aristocraliqne.  M**  Bohrer  a  oanCoarinia  hauteur  de 
raristocratie  de  naissance  avec  celle  de  rhpanne  à  la  amde.  Elle  n'a 
pas  eu  le  tact  de  distinguer  cette  soufcilleueot  démaaalique  fan*- 
meur  qui  coudoie  et  fend  orgueiileusenent  la  foule  «pour  ne  pas  s'y 
perdre  et  s'y  confondre,  de  cet  autre  nrgucU  d'une  noèlesBe  antique, 
fier  de  ses  aïeui ,  fier  de  sf  position,  fid  marche  la  tèle  haute  et  les 
yeux  termes.  Ce  sont  deux  telés  bien  difGireoles.  M.  Bulwer  a  la 
morgue  de  l'homme  nouveau,  qui  capte  la  popularMé.  Il  faut  bien 
faire  le  fat  et  le  fier,  pour  se  frayer  un  passage  à  travers  le  pett|de; 
les  masses  écrmeut  cens  qui  ne  les  écrasent  pm,  et  M.  Bulwer  s'est 
fait  l'homme  des  masses.  Yoyex  Mirabeau,  OH>raiell  et  tom  les  tri- 
tons, ils  ont  une  démarche  et  des  tans  de  lupiter  ;  s'ils  se  faisaient 
pettts,  toirte  la  canaine  les  foulerait  ans  pinds. 


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10k  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

H**  Balwer  ne  ménage  pas  lord  ClifTord;  elle  porte  tonte  son 
indulgence  snr  Julia ,  l'héroïne,  sur  lady  ClifTord ,  c'est-à-dire  elle^ 
pième.  Elle  lui  prodigue  les  lys  et  les  roses,  la  beauté,  les  grâces, 
les  gentillesses,  les  amabilités,  les  conquêtes,  les  douleurs  intéres^ 
santés,  et  aussi  les  amans.  0  madame  Bulwer!  ceci  ressemble  trop  à 
une  caresse  devant  le  miroir;  vous  ne  pouvez,  en  conscience,  avoir 
toutes  ces  perfections  d'ange^  Êtes- vous  ou  n'ètes-vous  pas  ladj 
Clifford  ?  Si  vous  ne  l'êtes  pas,  votre  œuvre  est  plate,  c'est  un  mau* 
vais  roman  qui  ne  peut  exciter  aucun  intérêt;  si  c'est  bien  vous, 
l'amour-propre  est  excessif,  et  le  public  prendra  parti  contre  votre 
outrecuidance.  C'est  dommage  vraiment  que  vous  n'ayez  pas  vouki 
peindre,  avec  aigreur,  si  cela  vous  semblait  bon ,  mais  du  moins 
avec  franchise,  cette  étrange  société  anglaise  que  vous  avez  l'air  de 
détester  si  fort.  La  lutte  corps  à  corps  de  M.  Bulwer  lui-même  contre 
l'opinion ,  ses  efforts  vigoureux  pour  se  procurer  une  place  ou  plutôt 
se  la  creuser  dans  le  bloc  de  l'aristocratie  solide  et  généalogique  de 
l'Angleterre,  méritaient  d'être  observés  :  il  y  avait  là  tout  un  drame. 
Il  lui  a  fallu,  dites-vous,  se  poser,  se  gourmer,  faire  le  matamore» 
braver,  attaquer,  critiquer,  intriguer,  pour  arriver  à  son  but.  Aussi 
souple  que  Beaumarchais  et  plus  altier  que  lui  en  apparence,  il  in- 
dique (nous  le  pensons  du  moins)  un  point  de  transition,  un  mou-* 
vement,  une  époque  dans  les  destinées  de  la  société  anglaise.  Il  n'est 
pas  vertueux.  Je  voudrais  bien  que  l'on  me  montrât  des  personnages 
vertueux,  commandant  à  la  scène  politique.  £h!  mon  Dieu!  il  y  a  là 
trop  de  dupes  à  faire  et  de  vices  à  combattre.  Un  ingénu  qui  essaie* 
rait  de  se  démêler  innocemment  de  ce  grand  chaos,  de  cet  imbroglio 
immense,  ferait  une  trop  ridicule  figure;  ce  serait  l'abbé  Lamourette 
dans  la  révolution ,  un  mouton  parmi  les  loups.  Je  crains  qu'il  n'y  ait 
chez  la  plupart  des  gens  qui  réussissent  dans  cette  sphère  un  peu  du 
loup,  beaucoup  du  renard,  quelque  chose  encore  du  tigre.  Lady  Clif- 
ford savait  bien  qui  elle  avait  épousé.  Un  bon  romancier  eût  indiqué 
finement  les  hautes  qualités  cachées  sous  cette  peau  féroce ,  car  Tbu- 
manité  n'est  jamais  expressément  et  complètement  détestable.  Il  y  a 
des  fils  d'or  enchevêtrés  dans  les  trames  les  plus  abjectes,  et  de  bons 
côtés  chez  les  pires  des  humains.  La  grande  et  profonde  science  qui 
découvre  ces  fils  d'or  est  inconnue  à  lady  Bulwer. 

Nous  voudrions  savoir  dans  quelle  espèce  de  société  française 
M"*  Bulwer  a  eu  le  malheur  de  vivre;  les  personnes  de  notre  nation 
qu'elle  a  connues  lui  ont  donné  de  bien  mauvais  exemples,  lui  ont 
appris  un  très  mauvais  ton,  et  lui  ont  laissé  des  notions  très  erro- 


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LITTÉRATURB  ANGLAISE.  105 

lées  sur  tontes  choses.  Ce  n'est  pas  certainement  dans  nos  salons 
qa'elle  a  pn  voir  l'espèce  de  Français  dont  elle  nous  montre  les 
tristes  et  misérables  échantillons  dùns  son  livre.  C'est  un  M.  de 
Kivoli,  qui  ne  procède  que  par  calembours  et  par  éloges  de  lui- 
même;  c'est  une  M"'  d'Antoville,  qui  s'évanouit  à  tout  bout  de  champ, 
et  qui  est  à  la  fois  pédante  comme  M"*  Dacier  et  facile  comme  Ma- 
non I>eIomie.  Après  avoir  présenté  au  lecteur  ces  ravissans  modèles 
de  la  civilisation  française,  et  prouvé  ainsi  qu'elle  a  vu  le  monde 
et  observé  les  conditions  humaines,  lady  Bulwer  cite  les  auteurs 
français  qu'elle  a  lus  :  c'est  la  parodie  de  Werther^  farce  des  Variétés, 
t laquelle  elle  emprupte  une  page;  Heureusement^  ce  conte  de  Mar- 
montel  que  vous  savez  ;  le  Tableau  de  Paris^  qu'elle  attribue  à  M.  Né- 
pomncène  Lemercier,  et  dont  elle  loue  lé  bon  sens  philosophique  et 
les  vues  justes.  Les  vues  justes  et  le  bon  sens  de  Mercier  I  juste  ciel  ! 
Elle  étale  de  l'italien  et  du  français  à  perte  de  vue,  et  chacune  de  ses 
citations  est  un  massacre  de  syllabes,  un  hachis  de  voyelles,  une  meur- 
trissure du  dictionnaire  et  de  la  grammaire,  à  faire  pitié.  Les  Anglais 
•ot  la  fureur  de  citer  du  français,  surtout  quand  ils  ne  le  savent  pas; 
M.  Bulwer,  le  mari,  a  commis  dans  ce  genre-là  des  bévues  incroya- 
bles. Mais  au  moins  il  a  placé  dans  son  Maltravers  un  portrait  de 
Français  réel,  un  Français  véritaUe,  un  M.  de  Montaigne,  qui  ré- 
sume fort  bien  l'homme  de  cinquante  ans,  tel  qu'il  est,  en  France, 
avec  son  ironie  tempérée,  son  activité  modérée,  son  expérience  ha- 
bile, son  scepticisme  invétéré,  sa  politesse  mesurée,  son  peu  de  foi  aux 
hommes  et  son  peu  d'enthousiasme  pour  les  choses.  Nous  conseillons 
ilady  Bulwer,  si  elle  veut  devenir  bonne  romancière,  de  relire  cette 
partie  de  Maliraversy  qui  est  excellente.  Quand  elle  raconte  des  anec- 
dotes françaises,  elle  devrait  réellement  s'assurer  du  sens  des  mots 
qu'elle  emploie,  de  celui  du  mot  rouéy  par  exemple,  qui  ne  veut  pas 
dire  voleur j  comme  elle  le  croit,  mais  supplicié  par  la  row.  Elle  a 
sur  ce  pauvre  mot  une  note  merveilleuse,  merveilleuse  de  pédanterie 
et  d'ignorance.  La  voici  toute  entière,  cette  belle  note  :  v  Avant  la 
révolution  française,  le  mot  roué  s'appliquait  à  tous  les  bandits, 
escrocs  et  meurtriers,  et  ne  s'appliquait  pas  comme  aujourd'hui  seu- 
lement aux  libertins  ;  il  y  avait  seulement  quelques  personnes  qui 
l'employaient  ainsi ,  mais  elles  avaient  soin  d'ajouter  cette  épithète 
tout-à-fait  française  :  un  roué  aimable^  c'est-à-dire  un.  libertin  par 
excellence,  par  opposition  au  simple  vagabond  ou  roué.  »  Pas  du 
tout ,  madame ,  vous  perdez  votre  philologie,  et  vos  études  de  mœurs 
sont  incomplètes  comme  vos  études  de  grammaire.  Les  roués  de  la 


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lOB  BX¥Um  WB  VEUT  iÊO^^ 

régence,  maavais  Mgeifi  qui  se  pemiettaieot  tout  et  se  joi^iettt 
dignes  de  la  r«Be,  Ml  fait  entrer  dans  la  langue  française  ee  mot  q«e 
le  plia  petit  éeoUereomiirend.  Galas  a  été  rooé»  Desraes  Ta  été;  les 
ania  du  evdfaal.  Dubois  élafent  aussi  des  roués,  nnis  d'ine  espèea 
diffèsentc  Oaesl  fimiment  hoBten  de  faire  de  teHeafeçens  à  oae 
bêle  éMKv  <pii«.4it^oii,  eiC  ttte  jtiir;  elle  en  eameni  elle^niène 
BiodiaateneBt,  ^piasd  eNie  panle  de  hâàa,  aon  kénaoïe  peraéculée,. 
à  lafMlia  cHe  atÉritaa  les  floa  beaax  yeoi ,  fe  pfeis  joli  eoa>  la  piM 
dé<WmM(MBV(#iin|l'i9M^ 
publiai  ÀmiMMàxièBtk^ 


joamrifele  firaBcais  qnfeUe  vencoBÉite  à  Vema,.  et  qu'elle  nomme 
M.  BartiMiiiBr,  eaCnssi  bêtement  spiriAïieletaïasi  spirilHrilement 
msttppoftafafe  fue  sa  li^^AntaviHe  et  aa»  M.  de  UmIL  Encore  une 
fois,  oè  Mj  Bnhreif  a^t^lfe  Va  èeÉ  geifii^^  ^  ^ 

Elle  M  Imite  paa  bien  M.  Fonblanfoe  qu'elle  appdie  IL  FoMoir, 
ni  iea  entes  lédcRtenn  de  l'E^aiMsiiar  qu'elle  oomoR  l'/nevaN^ntor, 
et  cpi'cUe  moBÉTB  abBofauMnt.Ji;wpis  ans  volontés  de  IL  Bidwer; 
sonmisrion  aaCle  el  Ikàte^qd  n'a  jamais  lien  :  les  bomones  sent  moins 
abswda  qne  IT*  Lytton  MiPer  ne  les  fait  Un  parà  maieiie  d'ac*- 
eord  sons  un  drapon,  et  c'est  le  porte^lrapeaii  qui  recueille  ordi* 
naireraent  les  bénéfices  do.  eoBÉpt;  mais  les  antres  oe  prétendent 
pas  abfniet  lenr  tntdiét  :  ils  ae  eotiservent  une  bonne  pari.  C'est  voir 
grossièrenKniot,nié(tenaM»t  femoode^  Leshoopoes,  qoe  d'aîooter 
foi  i  cer  excessives  et  extraondinairefr  a^n-vitudles  dé  rhunmoité. 
M**  Bntaver  exagèie  aussi  les  niaiserie^  électorales*  Enfin  tofis  les 
vices  d'auto]*  defienneot  pour  elle  des  monstres,  et  toutes  ses  propres 
vérins  s^élèveni  i  des  proportions  infinies  comme  sea  souÉrances. 
Panvre  hdr  Bulwer!  die  aura  donné  à  la  société  anglaise  le  plaisir 
passager  (pK  celte  soriéké  préfère  &  taiB  les  plaisî»,  l'agitalinn  d'un 
peu  de  scandale;  die  aura  détruit  sa  position  sans  nuiite  à  son  mari , 
anmsé  las  badandi  ëana  venger  ses  îiipHea^ddétrail  on  réputation 
de  femme  spirittelle  sans  taceonnAoder>soa  ménage; 

PsiLAnÉn  CHAsifa. 


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LE» 


CONSCBITS  m  PLO-MEUR 


(  C«R]r«VAIJLIiBli). 


»         ,        » 


L 


Jeunes  gens  désolés,  qiri  pertes  p«iir  la Ttanoe, 
Conscrits  dlm  len^  4e  paii ,  enuoeDes  Teapéfaoce! 
Elle  vous  guidera  loûàde^MS  lerU.taBCs, 
Un  jour  vous  reviendrez  aisec  eUe  «i  pays.  -^ 


H. 


UnieiapafiBt  (qwjaflaai^,  Seigoenr^  ilmiieiiaiasel) 
Où  tous  ceoji.  de  ^i^gf,  ans  mandisisiûent  leor  ifimwe  : 
Par  bandes  chaque  année  on  les  vojpait  partir; 
Hélas  1  on  ne  voyait  aucun  d*eux  revenir. 


(t)  Composé  anssi  dans  ridiome  de  Bretagne  par  M.  Briieux,  le  chant  des  Cbiii- 
fera«  de  P/d-meiir  fait  partie  de  ses  poésies  enlingiieceMqiie»  inpriraées  chez 
E.  Davergcr.  Peu  de  personnes  eonaaissent  aaioi«nai  Futlede  fériantion  hé^ 
rolque  ici  coDsignc  ;  quant  auft  croftaoes  pqputoîKt  sar  IbH^Qiéon ,  ellaa  tendent 
de  même  à  s*eflkcer. 


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108  RBYUB  DBS  DEUX  MONDES. 


IIL 

Les  bourgs  étaient  déserts;  des  gens  usés  par  Tflge 
Ou  des  enfans  erraient  seuls  dans  chaque  village; 
Partout  les  bras  manquaient  pour  semer  et  planter, 
Et  les  femmes  enfin  cessèrent  d'enfanter. 

IV. 

Or,  BonapaKe  iHait  le  chef  qui  pour  ses  guerres 
EnIcTait  sans  pitié  leurs  fils  aux  pauvres  mères  : 
On  dit  qu'en  Tautre  monde  il  est  dans  un  étang , 
Il  est  jusqu'à  la  bouche  en  un  marais  de  sang 


ti>r^u^  c«>ux  de  Ptd-Meùr  pour  ces  grandes  tueries 
Furt>ut  marqués  :  ^  Le  loup  est  dans  nos  bergeries , 
K  l>irt)ut-ils  eu  pleurant ,  soumettons-nous  au  mal 
^  Kt  tondons  uoUe  gorge  aux  dents  de  Fanimal.  » 

M 

lU  diront  au  curé  :  «  Nous  partirons  dimanche , 
\{  IVoiios  pour  iK>us  bénir  letole  noire  et  blanche;  d 
A  louni  parens  :  u  Mettez  vos  vètemens  de  deuil  ;  » 
Au  menuisier  :  «  Clouez  pour  nous  tous  un  cercueil.  » 

VU. 

Iltirrlblo  chose!  on  vit,  traversant  la  bruyère, 
CrH  Jeunes  gens  porteurs  eui-mèmes  de  leur  bière; 
lU  menaient  le  convoi  qui  pleurait  sur  leur  corps, 
lit,  vivans,  ils  chantaient  leur  office  des  morts. 

VIIL 

Beaucoup  de  gens  pieux  des  communes  voisines 
Étaient  venus;  leurs  croix  brillaient  sur  les  collines; 
Hur  le  bord  du  chemin  quelques-uns  à  genoux 
l>i»aient  :  a  Allez,  chrétiens  !  nous  prlrons  Dieu  pour  vous. 


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LES  CONSCRITS  DB  PLO-MSim.  109 

IX. 

le  soir,  dans  la  lande  où  finit  la  paroisse , 
6te  le  convoi  ;  ce  fat  l'heure  d'angoisse  : 
la  bière  on  jeta  leurs  cheveux,  leurs  habits , 
ut  l'enterrement  chanta  De  Profundis. 

X. 

>ères  sanglottaient.  On  eût  dit  que  les  femmes 
leurs  cris  forcenés  voulaient  jeter  leurs  âmes, 
appelaient  leurs  fils  en  se  tordant  les  bras  ; 
ne  s'ils  étaient  morts,  eux  ne  répondaient  pas. 

XI. 

es  et  sans  jeter  un  regard  en  arrière , 
irtirent,  laissant  à  Dieu  leur  vie  entière  : 
:  à  deux  ils  allaient  tout  le  long  des  fossés , 
3rnes  qu'on  eût  dit  de  loin  des  trépassés. 

XIl. 

reçut  ces  martyrs.  Dans  quelque  fosse  noire 
s  os  depuis  long-temps  sont  plus  blancs  que  l'ivoire, 
it  aux  parens,  la  mort  n'en  laissa  pas  un  seul. 
>  et  fils  tiendraient  dans  le  même  linceul.  — 

xra. 

es  gens  désolés  qui  partez  pour  la  France , 
crits  d'un  temps  de  paix,  à  vous  bonne  espérance  ! 
londe  est  beau,  partez!  de  retour  au  pays, 
ment  vous  direz  un  jour  :  J'ai  vu  Paris  ! 

A.  BftiZEUX. 


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il  ijiui-i>«  I  j.ji. . >un,.ja..'.m.  m» 1 1  r"Pi 


LETTRES  POtlTiôCESw 


IL 


^  Vous  loyes,  moo  qber  monsieur,  que  Bagdad  ain^i  iipie  Baasorah^ 
ces  deux  villes  fersanes^  u'oBt  pQ3  été  prises  par  les  lieutenant  de 
Méhémet-Ali.  La  Kussits  n'a  pas,  non  plus,  nolisé  des  bàtîmens  pour 
le  transport  de  ses  troupes  dans  la  mer  Noire ,  sa  flotte  ne  s'iest  pas 
avancée  entre  Bourgas  et  Boujpfkderé  jusqu'à  Anada;  la  flotte  tur» 
que  n'a  pas  fait  voile  de  Bamal-Bakcherch  pour  la  côte  de  la  Syrie, 
et  sans  doute  l'armée  du  suitem  tfn  pas  escore  firaniditla  ftotittère  du 
pachalik  d*Alep  pour  attaquer  Ibnihfm-Pacin  par  le  eéd»^érieur 
de  TEuphrate.  Ainsi,  b  paix  n^est  pas  encore  .très  eompvofiiJise,  et, 
bien  qu'on  parle  de  Toccupatlon  de  quelques  irHIage»  syrten»  par  des 
détachemens  turcs,  je  persiste  à  croire  que  le  statu  quo  ne  sera  pas 
détruit  ;  s'il  est  ti^Mblé  quelques  momens. 

En  fait  d'hostilités,  depuis  ma  dernière  lettre,  je  ne  vois  que  le 
discours  de  lord  Dudley  Stuart  en  faveur  de  la  Pologne  ou  pour 
mieux  dire  contre  la  Russie.  Pour  moi,  je  suis  charmé  toutes  les  fois 
qu'il  m'arrive  d'entendre  quelque  petite  sortie  de  cette  nature,  et 
c'est  une  joie  toute  patriotique  que  je  ressens.  Pendant  beaucoup 
d'années,  il  n'était  question  dans  les  journaux  du  continent,  tous 


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iiioddés  sur  les  tMresi,  (pie  dé  la  seéléraCcsse  &ritâifNiiqtie  et  ëe  la  peip- 
Sde  Albimi.  Maintenaflt  les  imprécsHbfts  pobiiqms  s^àdiressent  à  te 
Russie,  aux  baitafes  Méseofttes,  et  j'éti  sois  rsYi;  car  puisqu'il 
(M  mie  bête  lUfire  à  FEiirope,  autant  qae  ce  s^ft  la  Russie  que  nous: 
Ce  que  je  reproehe  seOtemeirt  à  lonf  IhitHe^  Stuart,  à  H.  Fer^ 
giBsm^««L4d|i|r^^  fifissl.  iMsto 

puleuiCMt  angfaisi^  génératrcTest,  sdon  une  Rk^è  que  je  vmisaf 
d^eiprimée,  de  voir  lies  chosesmoins  grates  qu'elles  ne  sofnt.  Hf 
toi  donc  que  je  me  rtpété.  En  repredianC  èr  lerd  MPelbourne  sef 
fampUneiis  As  poHtesse  au  jeuîSe  ftétffief  ittpérial ,  lord  DtvAey 
Stoart  a  sonné  Taitarme  disais  toute  TAnflelme ,  au  si^et  de  Ilnsou^ 
ciante  imprévoyance  de  notire  premier  iMflistre.  le  ne  saï^  jusqu'à 
qael point  il  mérite  ce  repnidie,  et  Jesois  loin  d'ajouter  foi  à  fAryus, 
ne  de  nos  feuHles  qui ,  d^,  i^  fçç^^^^logue  entre  le  vicomte 
Beiftmune  et  Ibnf  liormanby /repr^leotaii ,  H  y  a  peu  de  jours ,  le 
premier  ministre  couché  sur  un  sopha ,  lè^  Mémoires  dierGrammont 
i  là  nain ,  et  se  faisant  attifer  les  cheteu  en<  attemfant  rteure  de 
monter  à  eheral  avec  la  reine/Ouot  qo^H  en  soit  ries  inqtiiétudes 
de  lord  Budley  Stuart  me  semlMent  maf  dirigées.  Sirlbfin  Mae-!feîil , 
après  atoir  écrit  durant  deui  amiées  à  notre  gouitememenK  que  tes 
roules  à  travers  fti  >Wfee,  vértrflftaf  et  Caodatiar,  sont  ft  peu  près  im- 
praticab|l6»,  ^  qu^  lai  eominuoication  jusqu'à  Tbidiis  est  une  chi- 
mère,  s*est  tpiot  à  cmtp  ravisé,.  Les  dernières  dépêches  qu'il  écrivit 
avant  ^on  départ  de  Téhéran  annonçaient  qu^une  armée  nombreuse 
peut  traverser  la  Perse  sans  inconvéniens ,  et  qiVlte  trouverait 
sans  nul  éoqte  de  ^rapdes  facilités  à  gagner  tfndus.  A  mon  sens ,  sir 
JohnJMac-NeîB  çxagère  eneore,  et  iord  Dudtey  Stuart  conclut  mal 
de  ces  obseryatSons.  Sachez  donc,  monsieur^  pour  ne  pas  tomber 
dans  les  mêmes  erreurs,  qu^tané  armée  russe  ou  persane  attein- 
diait  difficilement  rfndos  à  travers  rAsie,  etqu^une  fois  fà ,  je  né 
sais  en  vérité  ce  qu'elle  pourrait  y  faire.  SescetKfre  gaiement  le 
grand  fleuve  pour  aOet  conquérir  llnde  s^r  tes  traces  dé  Bacchus 
et  d'Alezandre-le^Grand?  Hais  malgré  tout  Tavantage  qa^il  y  aurait 
pour  les  Rosses  qnf,  une  fois  à  Flndus,  n'ont  qu*à  le  deseenthre  pour 
venir  à  nous,  tatdts  que  pour  vetiir  à«ui  nous  serions  obligés  de  le  re- 
mootçr,  je  ne  comprends  pas  lé  but  de  celle  expédiliont  at,  sr  je  le 
comprenais,  je  n'en  verrais  pas  moins  toutes  le^  diflDcullés.  Lord 
Dudiey  Stuart,  encore  une  fois,  Vis  pas  senti  toute  l'étendue  et  la 
gravité  do  danger,  et  ^  pour  ma  part ,  je  trouve  qu'iî  a  été  trop  mo- 
dèle dans  ses  imprécations  de  Frec'Màson's  Bail  y  oà  il  s'agissait  « 


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112  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

après  tout  et  malgré  les  apparences ,  beaucoup  moins  de  la  Polo- 
gne et  de  la  Russie  que  des  iptérèts  commerciaux  de  l'Angleterre, 
compie  partout  où  deux  mille  Anglais,  plus  ou  moins,  se  mettent  à 
manger,  à  boire  ou  à  pérorer  ensemble.  Eh  bieni  monsieur,  les  in- 
térêts de  l'Angleterre  méritaient  une  colère  et  une  indignation  bien 
plus  grandes  que  celles  de  lord  Dudley  Stuart ,  car  qu'est-ce  qu'une 
expédition  militaire  à  travers  l'Asie  centrale,  sinon  un  fait  passager 
avec  mille  chances  contraires ,  tandis  que  le  mal  dont  souffre  l'An- 
gleterre est  un  fait  permanent,  qui  a  lieu  chaque  jour ,  et  qui  s'ac- 
complissait au  moment  même  où  parlait  le  noble  lord?  Vous  voyez 
bien  que  je  parle  des  expéditions  commerciales,  qui  s'opèrent  sans 
cesse  entre  la  Russie  et  cette  partie  de  l'Orient. 

Un  de  nos  intrépides  voyageurs  a  traversé  récemment  TAsie  cen- 
trale. Vous  avez  entendu  parler  de  lui,  monsieur.  Saxelation  est 
un  document  précieux.  Ce  voyageur  est  M.  Alexandre  Bûmes ,  alors 
lieutenant  au  service  de  la  compagnie  des  Indes ,  et  formé  à  sa  mis- 
sion, comme  tous  les  jeunes  gens  qui  se  destinent  a  ce  service ,  par 
l'étude  de  la  langue  persane,  de  Thindoostani  et  de  quelques  autres 
dialectes  de  l'Orient.  On  lui  donna  toutes  les  facilités  et  on  lui  fournit 
tous  les  prétextes  possibles  pour  remonter  l'Indus.  C'était  un  projet 
qui  roulait  depuis  long-temps  dans  la  tête  du  jeune  officier,  et,  en 
cela,  il  avait  devancé  le  gouvernement  anglais.  Employé  comme 
officier  d'état-major  dans  le  Cotch ,  à  l'embouchure  même  de  l'Indus, 
il  offrit,  en  1829,  de  traverser  tous  les  déserts  entre  l'Inde  et  les 
rives  de  l'Indus,  et  une  fois  arrivé  par  terre  à  la  partie  supérieure 
du  fleuve,  de  le  descendre  jusqu'à  la  mer.  Ce  projet  fut  agréé  par 
sir  John  Malcolm,  gouverneur  de  Bombay,  qui  attacha  le  jeune  offi- 
cier à  la  partie  politique  du  service,  afin  de  lui  donner  un  caractère 
public  et  plus  d'autorité  dans  le  pays  qu'il  devait  traverser.  Il  venait 
à  peine  de  partir  quand  une  dépèche  du  gouvernement  suprême  de 
l'Inde  le  rappela,  et  ce  ne  fut  qu'un  an  après  qu'il  reçut  la  même 
mission  sous  une  autre  forme.  Il  fut  nommé  pour  porter  les  présens 
envoyés  par  le  roi  d'Angleterre  à  Rindjit-Sing,  roi  de  Lahor,  en 
remontant  les  rives  de  l'Indus  jusqu'à  cette  capitale.  Là,  il  jugea  à 
propos  de  quitter  son  caractère  public  d'envoyé,  et  pénétra  comme 
simple  voyageur  dans  le  Kondouz,  dans  la  Boukharie  et  dans  le  Tur- 
kestan,  d'où  il  se  rendit  en  Perse.  Permettez-moi  de  vous'  dire 
quelques  mots  de  ce  curieux  voyage. 

Les  présens  consistaient  en  cinq  chevaux  gigantesques  et  un  im- 
mense carrosse.  Remarquez,  mon  cher  monsieur,  le  choix  de  ces 


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LETTRES  POLITIQUES.  1F13 

présens.  Les  chevaux  venaient  d'Angleterre;  d'après  le  conseil  de 
M.  Bornes,  on  y  ajonta  le  carrosse,  qa*on  fit  faire  à  Bombay.  Les 
émirs  du  Sindhi  ont  toujours  montré  une  grande  défiance  des  Euro- 
péens, et  ils  n*ont  jamais  permis  à  aucun  de  leurs  ambassadeurs  de 
remonter  Tlndus,  ou  de  se  rendre  par  terre  au-delà  de  Haiderabad, 
qui  n*est  pas  à  une  longue  distance  de  son  embouchure.  Or,  des  che- 
▼aux  et  un  grand  carrosse  doré  avec  les  chevaux,  ne  pouvaient 
ïoyager  par  terre  sans  que  les  uns  devinssent  fourbus,  et  que  l'autre 
De  fât  grandement  endommagé;  et  quant  à  renvoyé,  il  avait  ordre 
de  remettre  les  présens  en  personne.  Nonobstant  ces  bonnes  raisons, 
ta  lutte  fut  bien  longue  pour  pénétrer  dans  Tlndus;  le  grand  navire 
qu'il  avait  fallu  introduire  dans  le  fleuve  pour  porter  le  grand  car- 
rosse, avait  un  fort  tirant  d'eau,  et  il  n'avait  pas  été  choisi  sans  des- 
sein; mais  les  agens  des  émirs  en  conçurent  de  Tombrage ,  et  il  fallut 
presque  livrer  bataille  pour  pénétrer  plus  loin.  L'envoyé ,  parvenu  à 
one  certaine  distance,  fut  obligé  plusieurs  fois  de  redescendre  le 
fleuve  jusqu'à  son  embouchure;  mais  il  ne  se  rebuta  pas,  et  se  pré- 
seflta  chaque  fois  à  une  autre  bouche,  et  ainsi  il  en  étudia  presque 
toQtes  les  branches. 

Vous  ne  pouvez  vous  figurer,  monsieur,  toutes  les  difficultés  qu'é- 
prouva ce  pauvre  jeune  homme,  même  comme  ambassadeur,  et  en- 
core était-on  bien  loin  de  se  douter  que  ce  directeur  d'un  carrosse  et 
de  cinq  chevaux  était  un  habile  ingénieur,  muni  de  tous  les  instru- 
mens  nécessaires,  chargé  de  reconnaître  la  profondeur  des  eaux  de 
riodus,  sa  largeur,  la  direction  de  son  cours,  les  facilités  qu'il  offre 
pour  la  navigation  des  bâtimens  à  vapeur,  les  qualités  et  la  quantité 
de  matières  combustibles  qui  existent  sur  ses  rives,  ainsi  que  l'état 
des  princes  et  des  peuples  qui  vivent  dans  ces  contrées ,  car  telles 
étaient  ses  instructions.  Il  se  présente  à  l'entrée  du  Gora,  la  bouche 
principale.  A  peine  est-il  à  trente-cinq  milles  de  la  mer,  que  les  sol- 
dats des  émirs  s'emparent  de  ses  bfttimens,  les  visitent,  et  refusent 
de  laisser  passer  outre  le  carrosse,  qui  leur  semble  une  machine  in- 
fernale ,  destinée  à  dévaster  le  Sindhi.  On  lui  fait  donc  descendre 
rindus,  défendu  par  quatre  mille  hommes,  et  on  l'oblige  à  revenir  au 
point  de  son  départ,  en  lui  expliquant  dans  le  plus  grand  détail,  et 
par  écrit ,  l'impossibilité  de  naviguer  sur  l'Indus ,  où ,  lui  dit-on ,  il  ne 
peut  passer  que  des  barques ,  sans  mâts  ni  voiles ,  et  on ,  en  beaucoup 
d'endroits,  l'eau  n'atteindrait  pas  au  genou  d'un  homme.  L'Indus 
sans  eau!  Ces  gens-là  se  figuraient  qu'eux  seuls  connaissaient  l'Indus, 
et  ils  ignoraient  qu'ils  avaient  parmi  eux  des  traîtres  qui  nous  avaient 

TOME  XIX.  S 


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ffS  REVei  tIES  BBUX  M^VBIS. 

<l^4^'iiéefk  sés^^^  pnfrfwMf^  çt  ifMÎiUonnant^^  ainsi  q^e  }èat 
ef^^ishiiài  ^m^i  mm  iieu  qâe  moi,  moi^- 

sîéflr,  queeêiB  éra^reis  sont  Arrien,  Qitinlë-C^  ,  Wédirque  ^  et  tocé 
ibsttgtorièiwifefe 

'^^^iflMiîmVp^^  àe  G<Nra«  iiWe  compatriote  se  présente  à  la  bouc^ 
(«'{tfaâ'onénisrfe;  nais  Mi  YMIiemSsieid  de  nouvelle^  entraxes  et  w» 
aolife  éeri^  eu  Ton  éaiiniénait  tes  rochers,  les  sables  mouvàns,  le$ 
todrbniîydi,  Ws  baals-^(kî(^ dîî  ftenve.  Au  mîlieii  ^^toute  cette  soK- 
^(àOiiàë  perçait  !a  pensée  que  fenToy^  était  ie  précurseur  d*QQ€l 
àirnîéé,  et  ({u'il'  Tenait  trâo^  la  Wiite  pour  une  expédHîbn  (^nç 
àiÂre  ntiliùre/ Cepbidbht  taii^^^  à  tri^in-^ 

ptîér,  et  l^on  offrit  au  lieutenant  Burnes  de  lui  ouvrir  la  route  de  tenr^ 
pour  Wi^méme^  jpibur  ses  gens,  son  carrossé  et  ses  chevaux.  Mais  le 
iièùienanl  Sé  recria  vivemefrt.  Faire  voyager  par  terre,  sur  leunf 
pièd^,  sur  s«s  f^uei,  tes  chevaux  et  le  carrosse  de  sa  majesté  le  re| 
dé'LàlHMVci'était  un  sacrHége!  Il  menaça  tant  de  s*en  ptaifidra  k 
ittttdjîè-Sfng/qBe»  s^étant  présenté  au  Hadjamri,  Tune  des  ouïe  boçH 
èfaes  dû  Qesfie  et  ao«î  énitMuchùre  centrale;  on  lé  laissa  passer,  en  hi} 
réfas(knt  un  pilote  toutefois,  dans  l'espoir  qu'il  périrait  en  francWs- 
sàht  Ta  biéî^èl  Tous Je^yéi  déjà  sur  r Indus?  Nullement,  mo&sîew. 
Arfifé  à  Veau  douce ,  on  l'^arréta,  en  M  renouvelant  la  proposition 
Jte  voyager  par  terre,  el  il  y  eut  dés  conférences  qui  durèrent  dix 
jours,' après  lesquelles  on  te  laissa  encore  un  peu  s'avancer. 

Je  TOUS  fais  grâce  des  autres  diflScultés  qu'éprouva  notre  explora*» 
téûr,  éfià  nous  à  rapporté  de  ce  voyage  à  Lahor  une  excellente  carte 
du  cours  die  Tlndus,  que  j'aî  sous  les  yeux,  et  qu'il  a  relevée  au  raî- 
KendesT  volées  de  canon  et  des  coups  de  hsil  qu'on  tuf  envoyait  sou-^ 
vent  soQS  divers  prétextes.  Le  voilà  donc  au  pied  des  monts  Hima>« 
layas,  à  Laber.  Il  a  reoionté  rkidiis  à  travers  mHIe  obstacles,  en  échap^ 
pant  aux  embèehes  s«i»s  nombre  qM  lui  tendaient  les  petite  princes 
dont  il  traversait  tes  états.  Eb  bien!  il  n'est  encore  qu'au  début  de 
soii  voyage,  et  s'il  veut  aller  toucher  à  la  Perse  o«  à  la  rive  de  la  mer 
Caiipienne,  opposée  à  la  rive  rose  de  cette  mer,  it  lot  reste  à  tra- 
verser le  Kondouz,  la  Boukarie^  leTurkestsn,  et  Taffreux  grand  dé^ 
sert,  oà  une  caravane  de  cinq  e«rts  dlatlieaux  suflK  pour  mettre  à 
sec  tous  les  puits. 

Il  résulte  de  cette  exploratiou  de  rfcuhs  que  l'espaae  à  parcoarit 
entre  ses  emboiichiit«s  et  L  .hor  aat  de  mille  mille»  Mglaia^  Aprè0 
avoir  reçu  les  rivière»  du  Penjab ,  Flndos  ne  baisse  juMais ,  dans 
les  tempa  de  sécheresse,  aa-^deasous  de  quinze  pieds.  Les  piui^ 


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jriQ  liilMiw  4f0à  MvtgBOiit  SOT.  FIfiéiis  MMVt  4e  wUai^M||Éaiç 

tameam  aRgbdl.  lis  sont  i  mid  pM,  €A  les  Mime^ 

qpfan  desfiiier*^  à  là  n^vi^tion  ite  flmim  de^vork  êb^  feits  rar 

€è  vMéMe.  Ovine  jours  suflhpaieiyt  i  tin  baHeac  è  vep^  fov 

•e  veadre  de  Teaibbttehure  de  îlndw,  è'esft-éHiire  dé  rdeéan  fsH 

êkn,  ii  Làbor.  Or  pense  q«11  eiiste  èes  férFaiBS  ioiiillers  dàij»  lea 

«lBli»i»T6i6ttM  dli  eosrs  snpériesr  du  fleuve;  maris,  ém le  eas  cé/th- 

Mf«,  le  1)o}s,  qui  est  ftrès-abondanl  le  long  de  ses  rhies,  servirait 

nbuèat  eotnbâstifele.  A  ea  est  aiBsi  dans  i* Amérique  An  NON ,  «o 

tëà  eaiploie  êû  eharbo»  de  1)ois  po v  lies  batean  à  vapear.  Quant 

-en  fesaéurees  que  ponrr ait  trouver  mie  avimée,  tes  bestmpx  el  le^ 

approfjsiefmenieiis  de  toutes  sortes  èiisteirt  e»  aftofMkuoe  le  lofig 

des  rvM»  de  Flndus.  Éniii ,  pour  terniner  la^noRienclature  de  toutes 

ceséitamÉCê  bvoraMe»,  la  populaltp»  est  impatieHle  de  secouer  le 

fsmgtfràwmiqnt  des  vadjas,  et  diaprés  «ne  propliétie  bfaen  populaire 

êm  CM  pays,  le»  Aurais  daif  eut  fes  socnnettre  uu  ^or  à  leur  4o- 

■iaati»!».  Toulea  ces  notions,  reeneiHies  «vec  une  aapaeité  et  una 

perféréraiioe  admirables  par  le  fievtenant  Vétbos,  ont  été  fionsignécs 

|ir  loi  av«e  le  pH»  grand  détail  dans  ses  diivera  «lénoires.  I^uBie 

autre  pnvt,  ks  forces  aa^oiaes  'Hennenl  déjà  tas  enAoncliaHres  de 

rindtaSv  et  eommaodent  sanaiigatiofi  fw  t^ooeupafio^despffovÎDecs 

4i  Cotcb ,  perttton  qui  nous  donne  une  eevtittne  sécurité  pour  icelte 

frontière  de  Vlude  anglaise.  C'est  là  le  beau  eOté  de  TAsie  centrale, 

fonaidérée  fcpoMtdé  vue  aogliisu  Jepnrie  de  la  disposilâoD  des 

iMveSv  ^  de  4a  possibtiilé  dir  tes  renonter  «vec  ée  oenbreusea  era^ 

tareatiea»;  car  pour  tis  disposifiom  des  ebefset  des  peuples,  malgré 

fes  prophéties,  malgré  las  eompKmena  Jlalteof»  adressés  à  notre 

.aMToyé  pomr  le  gouveEnenMBt  brilanmque,  ileifale  parmi  em  une 

haîne  proCbmie  et  lune  crainte  sérieuse  de  In  dorainatfon  «ngbJse. 

Re  conupCoua  éaiic  que  sur  9ea  choses,  et  rédtiaona  à  tour  jwte  va-* 

kar  les  paroles  séduisante»  de  nos  voyageurs^  de«esécrivaiBs.  Ce 

aTeat  pi&  la  première  fois,  d^allleufs,  que  f  ai  tien  d^admlrer  Feicés 

4e  te  crédulité,  je  dirai ,  sî  vous  voûtes,  d^  pntrioCisBieile  mes  eem- 

pitria<es.  Nousoei»  aimon&tanÉ  en  généîal,  nous  éutiw  Anglais, 

qoe  nous  soanmes  trèfr<disposés  ft  regarder  les  nations  que  nous  ne 

canoaissefis  pas  comme  animées  des  sonBmens  que  nous  éprouvons 

pour  DOUSHoèmes.  C'est  ainsi  que  }'eQtendais  dire,  il>y  a  peu  de  temps, 

ta  plein  parlement,  que  tonte  la  population  de  l'Asie  centrale  redoute 

la  puiseance  russe,  et  cherche  à  s'appuyer  sur  TADgleterre;  et  cette 

pensée  était  fondée  sur  ce  que  l'Asie  centrale  consomme  annuelle- 

8. 


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116  RBYUB  BBS  DSUX  MONDES. 

ment  pour  je  ue  sais  combien  de  nos  marchandises ,  en  sorte  que  les 
sentimens  de  bienveillance  pourrÀngleterre  y  augmentent  en  raison 
de  rétendue  de  nos  communications.  Or,  je  vous  montrerai  toute 
rheure,  monsieur,  quelle  est  la  nature  de  nos  communications,  ainsi 
que  celles  des  Russes,  avec  TAsie  centrale,  et  vous  me  direz  après 
vous-même  s'il  peut  s'ensuiVre  quelque  bienveillance  pour  l'une  de 
ces  deux  nations.  Je  crois  donc  très  peu  à  tous  ces  sentimens  prèles 
aux  Asiatiques  centraux  ;  et  s'il  existe  des  pensées  de  ce  genre  dans 
ces  populations ,  selon  mon  opinion  très  humble,  les  voici  :  les  Tor- 
comans  et  les  Boukhares,  plus  voisins  de  l'empire  russe,  craignent  la 
Russie  t  ainsi  que  les  habitans  de  Lahor,  du  Penjab  et  du  Beloul* 
chistan  redoutent  la  puissance  anglaise,  dont  ils  sont  moins  éloignés. 
Dans  l'Asie  centrale,  en  un  mot,  on  se  défie  des  infidèles  selon  qu'ils 
sont  plus  ou  moins  proches,  et  on  les  hait  tous  indistinctement. 

Vous  allez  en  juger.  Le  jeune  Burnes  était  venu  comme  ambassadeur 
à  Lahor;  il  en  partit  sans  caractère  officiel,  la  prudence  le  comman- 
dait, et  n'emportant  d'autres  instructions  que  celles  qui  lui  avaient 
été  données  par  H.  Court,  un  de  vos  officiers  français  au  service  de 
Rindjit-Sing.  Ces  instructions  se  bornaient  aux  recommandations 
suivantes,  faites  par  votre  compatriote  au  nôtre  :  «  Conformez-vous 
aux  mœurs  des  pays  que  vous  traverserez. — Dépouillez-vous  de  tout 
ce  qui  pourrait  vous  faire  reconnaître  pour  un  Européen ,  car  vous 
seriez  assassiné. — Ne  faites  aucune  liaison  sincère  avec  les  Orientaui  ; 
leurs  paroles  flatteuses  cachent  presque  toujours  de  sinistres  desseins. 

—  Évitez  toute  conversation  sur  la  religion. — N'écrivez  qu'en  secret. 

—  Soyez  toujours  armé  jusqu'aux  dents.  —  Prenez  l'apparence  mi- 
sérable d'un  fakhir,  et  que  Dieu  vous  fasse  arriver  a  bon  port!» 
D'après  ces  instructions  et  d'autres  verbales,  l'officier  anglais  se  cou- 
vrit de  la  robe  des  Afghans,  se  fit  raser  la  tète,  et  quitta  ses  bottes 
pour  prendre  des  pantoufles.  Puis,  ayant  donné  sa  tente,  son  lit,  ses 
malles,  et  n'ayant  gardé  que  les  instrumens  nécessaires  à  ses  obser- 
vations, il  partit  pour  traverser  la  moitié  de  l'Asie,  n'ayant  pour  tout 
bagage  qu'une  couverture  destinée  à  couvrir  sa  selle  et  à  lui  s^vir 
de  lit,  car  il  ne  devait  plus  avoir  désormais  que  la  voûte  du  ciel  pour 
abri.  Voilà,  monsieur,  à  quel  prix  les  Européens,  Anglais  et  autres, 
peuvent  avoir  des  communications  avec  les  habitans  de  l'Asie  centrale. 
Vous  verrez  tout  à  l'heure  jusqu'à  quel  point  les  sentimens  de  bien- 
veillance pour  l'Angleterre  s'y  animent  et  s'y  répandent,  pour  parier 
comme  nos  écrivains  de  gazette  et  nos  orateurs  du  parlement. 

Grâce  à  ces  généreuses  précautions  de  Rindjit-Sing,  M.  Bûmes 


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LETTRES  POUTIQUES.  117 

traversa  benrensement  le  royaume  de  Lahor^  et  même,  à  Pechaîver, 
le  sultan  Hahmoud-Khan  lui  fit  un  bon  accueil.  Dans  le  royaume  de 
ce  prince,  soumis  par  la  terreur  à  Rindjit-Sing,  on  commence  d^à 
à  slnquiéter  des  Russes  et  à  parler  d'eux  sans  cesse ,  comme  on 
(ait  des  Anglais  dans  le  Beloutchistan.  Il  est  vrai  qu'une  fois  Lahor 
passé,  on  ne  trouve  plus  personne  qui  craigne  les  Anglais,  de 
5orte  qu'on  pourrait  dire  que  les  Busses  auraient  quelques  chances 
de  s*état>Ur  dans  la  partie  de  l'Asie  voisine  des  possessions  britanni- 
ques, et  les  Anglais  dans  la  partie  contiguë  à  l'empire  russe;  encore 
l'occupation  changerait-elle  bientôt  tout  cela,  et  rendrait-elle  a 
chacun  des  deux  peuples  la  haine  qui  lui  revient  du  côté  des  Asiati- 
ques en  ce  moment.  Mais  continuons  de  suivre  notre  hardi  mis- 
sionnaire. 

Avant  de  s'avancer  plus  loin,  il  se  rendit  près  d'un  saint  person- 
oage,  et  il  obtint  de  lui  des  lettres  de  recommandations  pour  les 
principaux  chefs  du  Turkestan.  Outre  ces  lettres ,  il  reçut  du  saint 
homme  cette  dernière  instruction  :  a  Ta  réussite  dépendra  de  tes 
soins  à  mettre  de  côté  le  nom  d'Européen ,  et  surtout  d'Anglais , 
car  les  habitans  de  ce  pays  regardent  les  Anglais  comme  des  intri- 
gans  politiques,  qui  possèdent  de  grandes  richesses.  »  Muni  de  ces 
a?is  et  de  ces  recommandations,  il  entra  dans  le  Kaboul ,  et  bientôt 
après  commencèrent  ses  terribles  misères.  Dost-Mahamroed-Khan, 
roi  de  Kaboul,  lui  facilita,  il  est  vrai,  le  passage  de  ses  états; 
mais  le  voyageur  ne  révéla  sa  qualité  d'Européen  qu'au  prince  et 
à  ses  ministres,  et  il  n'aurait  pu  pénétrer  jusqu'à  eux  sans  la  con- 
naissance parfaite  qu'il  avait  des  idiomes  de  l'Orient.  Tantôt  sous 
le  titre  de  mirza  (secrétaire),  qu'on  donne  à  ceux  qui  n'en  ont 
pas  et  qui  répond  assez  bien  à  notre  esquire;  tantôt  salué,  malgré 
ses  haillons,  du  nom  à'aghaj  seigneur;  tantôt  pris  pour  un  horloger 
arménien,  tantôt  pour  un  marchand  persan,  ce  qui  n'est  pas  par- 
tout une  recommandation;  se  donnant  tour  à  tour  pour  un  Hin- 
dou, pour  un  Afghan ,  vêtu  comme  un  mendiant,  n'écrivant  que  la 
nuit  à  la  lueur  des  étoiles  et  au  fond  du  panier  où  il  se  perchait 
pour  voyager  sur  un  chameau,  à  demi  aveuglé  par  la  réverbéra- 
tion des  neiges,  brûlé  par  un  soleil  ardent,  demi-mort  de  fatigue, 
sans  cesse  en  danger  d'être  assassiné  ou  emmené  en  esclavage  par 
les  Ouzbeks,  trouvant  sur  sa  route  les  tertres  qui  recouvraient  les 
restes  de  Hoorcroft  et  d'autres  voyageurs  anglais ,  triste  indice  et 
présage  de  son  sort,  réduit  à  vivre  avec  les  domestiques  des  pèlerins 
«le  caravane  pour  mieux  se  cacher,  privé  souvent  d'eau,  toujours  de 


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.118  uiiji^,^,!»^  m^^^ 

p^tBBt  grâce  i  lanouy^iiK,  dî^  yi^j9k\,^r^^ 

il  ïttM^ine,  ^  >oijiver >  m  J^i^icH»  retfiigp,^(^  4aM;ip 
^elie  de  là  jfeligHHi  f^  de  la  ii^j^^  ou,  jffj  Ukm  ^iafiW9ef 

à  la  seete  d*OBuur  et  imI  swiûtesr  les  Persaos  ,ii/e  ^nt ,4^ 
dio&toutç  celle  pi|rtî^  d|p  IX>fîeiiVqpeeoaa  Je  iioaide  ris/i^^cfi 
ioeA»,  e'est-à-^iiie  Jl^ëtiques|.  Voiift  i^oyea^ga'Us  «u^aîent  gi^ 
i  JTrajer  par  leur  cr(^U  aw  ftmfe»  la  TjMite  d^Inde^par  i 
Candahar,  Ghazna  et  taboul,  et  qa*il  Taudrait  s'ouvrir  le  chipj 
compter  ^reiKi. 

A  BoAikbara«,uatre  cûipfi|tri44fi^'<M))i(«^  cependant  d^^  P^^s^ 
jf  vit  des  Busses;  aiais  les  up^^et  les  antres  étaient  es^clavts 
fnoQsiieur^  esclaves;  telle  «e%t  la  aaoièce;,  hk  aeide  loaiûère  4 
itiiss^  et  les  Persans  pf&nètreot  dwas  le  p»jf»,des  TiireQpEian& 
JteukJhares,,  qui  premieiit  mtae  lapeine  d'aller  lins  chwsker.  A 
bara,  sur  le  Beghistan^  igai  est  une  lasli^  place  o»  le  tisa 
pidaîs  du  roi,  o^  aperçoit  souxent,  aasia  prë&d'w  esclafe  cl 
dont  la  4Me«e  est  i^upée  et  la  tête  coiCEée  d'wà  twlHUi»  f 
aiiti«  pauvre  esclave,  fuxjioix  blfus  et  à  la  liarbe  miçe.  C 
Rusae»  c*est  un  de  ces  conq^éraiEis,  un  de  ces  dominateurs  de 
centrale,  qoe  mus  nous  apprêtons  ij^vc^er  cbe^^^ew»  tai 
pré^nce  en  Boiddiarie  nous  inquiète  ^t  nons  effraie.  Le  4 
aoi  esclaves  se  tient  tons  )es  stinedis  matin  ;  on  y  trouve  des  B 
des  Peoans,  des  Chinois;  mais,  grâce  &  Dien,  pasd'Ai^giai 
heurensement  habitent  trop  loin  pour  être  pris.  Les  Russes  c 
%'o;é  phKîenrs  fois  des  ambasiadeurs  en  BouLharie,  pour  Cake 
le  commerce  d'esclaves;  mais  ils  n'ont  pas  été  écoutés.  JLes  ei 
russes  n'ont  même  jias  cacheté  les  lems,  car  la  plupart  d'ent 
#!étaient  fsits  mnsnlmans  poor  échapper  «ux  mauvais  Irait 
ifn'on  mflige  aux  chrétiens.  £t«  d'ailleurs,  disaient  les  ;Be^ 
les  Russes  achètent,  aur  notre  frontière,  des  Kirghixkaïsafc 
isont  mpsulmans,  et  leur  font  abandonner  leur  foi.  Ne  soaune^ 
.pas  fondés  à  en  faire  autant?  Bornes  lui-même  ne  put  s^a 
Boukbara  qu'en  rendant  encore  plus  misérable  son  misérable  i 
Içement,  en  changeant  son  turban  pour  un  chétif  bonnet  de  p< 
ipouton  le  poil  en  dedans,  en  jetant  son  ceinturon  pour  le  rem 


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Uf fnv  rWlf VQPLfK*  iW 

ptf  on  ^c 


IHettè^  tt^sfé  viRé^éé  ilm^jitJtAi^i^^^ 

liir'fièhkte  (fe^  ë^  (^liÀ^  il  BoîikHàîiil  tf  éerivàitla 

Mit;  lifàtM^Va^ici-odi^  ^^^    Mtf/,'  k'ie  cirps  étitt^ertient  cëwrért 

(Msiiéëré  ijë  '^'  Tfertç  ;  2l  trayçrji  le  patV  (les  3*i^  le  lop^  rfp 

Ttfcéf,*dli»èét  tèiTÎMiw  d^êre^è^^  soiirtre  â  ta  rots  à^ùn  fr^^^ 
senblaMe  à  ee^  de  iaf  Russie  et  d%oe  t^evnr  ^ussi  In-Atont^  ,qne 
cflte'iléT loéff.  Pifesez  avec  hiî  li)itis  sW  Wie  élendtre  <fc  glptes,  de 
dêoi  mîrte  yfêds^^t  blétitOt'Vous  aWîtprde^^^^ 
l&atfé;  de  eéséé  fouf^  chilisat^n^éé'cotn^  le  g;ran(I  désert ,  dont 
lé  sofilBde  if  est  k6A\èe  qtae  par  (^élques  Bandes  de  brigands  tprco- 
éans  q^r  vent  vendre  de  matïieuretiï  csclaVesj  russes  et  pereoris,  ^ 
Bookharè.  Notre  jeane  compatrîéte  rencévtiii  une  expédition  $em- 
SaMé  dè§  soif  enfrëe dans eèdésert,  efft  rapporte  cet  incident  if  miè? 
manière  toochante.  —  a  Ces  esclaves  étaient  pepians,  di^-iT.  <!jnq 
(Tetttrr  en»  éteîent'  eàdwfbés  ensemble,  etVaTançaîent  an  mî1fe^ 
iés  sables  amoncelés.  Cn  crf  général  dé  compassion  s^éleva  de  notre* 
cartraiie,  ((itand  elle  passa  devant  ces  panvres  misérabfes,  et  notre 
synputhie  ne  maiM^  pa9  d^iffectér  ces  infortunés.  Vis  ponssêrent  un 
cri  et  hncêvent  tm  regard  dé^  regret  quand  tes  derniers  cftameaux  Se 
tocaraTane,  altafnt  (fims  leur  pattie,  se  tfouvètent  près  d'eux.  Cehif 
qae  je  montais  fii^it  partie  dé  iWriëre-gardé.  Je  m'arrètd  pour 
écouler  les  triste»  récits  de  ces  captifs.  Hs  avaient  été  prîs  par 
]»  Tareonans  i  GMm,  peu  de  semaines  avant,  au  moment  oit 
Il  fiiltore  de^  leurs  champs  les  avait  fait  sortir  de  leurs  maisons.  Je 
lear  donnai  tout  ce  que  je  pus,  un  melon;  c'était  bien  peu  de  cbose^ 
mais  il  UA  reçu  avec  gratitude,  car  les  Tm-comans  ne  leur  fournissent 
fc  Feaii  et  des  alimens  qu>n  petite  quantité ,  afin  que  la  faiblesse 
les  emféèbe  des'efifuir.  i^ — Bans  lia  caravaae  même  dont  le  voyageur 
faisait  partie ,  se  trouvaient  quelques  Persans  qui  avaient  vécu  eu* 
esda\age  dans  le  Tuitestan,  et  quA  s'en  retournaîeot  à  la  dérobée, 
après  avoir  radieté  leur  liberté.  Us  fiotiHirent  plusieurs  fois  être 
re(nris,  et  lears^crriàtes,  durant  ee  voyage,  n'en  forent  pas  un  âe» 


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120  REVUE  BE8  DEUX  MONDES. 

épisodes  les  moins  intéressans.  Quant  à  ToflBcier  anglais,  il  passait 
alors  pour  un  Hindou,  et,  sous  ce  titre,  il  échappa  à  tous  les  dan- 
gers qui  le  menaçaient.  Il  commença  seulement  à  respirer  à  Meched, 
qui  est  la  limite  du  pays  occupé  par  les  Turcomans  nomades,  et  il 
put  gagner  de  là  Astrabad ,  sur  la  mer  Caspienne,  en  passent  par  les 
montagnes  et  les  défilés  où  s'exercent  les  brigandages  des  féroces 
Mamans.  Le  meilleur  moyen  de  vous  rendre  compte  de  ce  trajet, 
monsieur,  est  d'ouvrir  la  carte  où  le  lieutenant  Burnes  a  tracé,  au 
moyen  d'une  ligne  rouge,  la  route  qu'il  a  suivie.  En  prenant  un 
compas,  et  en  fixant  Tune  de  ses  pointes  surLahor,  vous  n'aurez 
qu'à  le  faire  tourner,  en  traçant  une  circonférence ,  pour  vous  as- 
surer que  la  distance  de  Lahor  à  Astrabad ,  sur  le  bord  de  la  mer 
Caspienne,  est  plus  que  double  de  la  distance  de  Lahor  à  Haïder- 
abad,  près  de  l'Océan  indien.  Quant  aux  difficultés  de  ce  trajet, 
vous  les  connaissez  maintenant  :  d'un  côté ,  pour  les  Anglais,  l'Indus 
à  remonter,  à  travers  des  populations  défiantes  et  belliqueuses;  de 
l'autre ,  pour  les  Russes,  le  grand  désert  à  traverser,  ainsi  que  la 
Boukharie  ou  l'Afghanistan.  Voilà ,  monsieur,  de  terribles  voyages, 
des  espaces  effrayans,  et  vous  conviendrez  que,  si  nous  devenons 
ennemis  de  ce  cdté,  les  Russes  et  nous,  ce  ne  sera  par  le  motif  de 
proximité,  qui  fait  aussi  souvent  qu'on  devient  amoureux,  coomie  le 
disait  votre  spirituel  Benjamin  Constant. 

Vous  allez  sans  doute  me  demander  comment  se  font  les  impor- 
tantes communications  de  l'Angleterre  et  de  la  Russie  avec  l'Asie 
,  centrale.  Il  y  a  eu  de  tout  temps,  monsieur,  des  marchands  de  l'Asie 
centrale  qui  sont  allés  chercher  des  produits  étrangers,  et  exporter 
des  marchandises  du  pays,  en  Egypte,  en  Perse,  et  dans  les  pays  voi- 
sins de  la  mer  Caspienne.  Ce  commerce  de  caravanes  est  de  toute 
antiquité,  et  dans  les  grottes  sépulcrales  de  l'Heptanomide  ou  de 
l'Egypte  moyenne,  on  trouve  encore  des  peintures  qui  représentent 
des  caravanes  de  NamoUy  conduisant  des  animaux  chargés  de  mar- 
chandises. Les  hiéroglyphes  indiquent  expressément  que  ce  sont  des 
marchands,  et  on  ne  peut  douter  que  ce  ne  soient  les  aïeux  des  mar- 
chands qui  font  encore  le  commerce  extérieur  de  cette  partie  de 
l'Asie.  J'ai  vu  moi-même  nombre  de  ces  marchands  boukhares,  et  je 
les  ai  fréquentés  pendant  quelque  temps.  Vous  ne  pouvez  vous  figurer 
la  patience,  la  sobriété,  la  persévérance,  le  courage  et  l'ardeur  com- 
merciale de  ces  gens-là.  Dans  l'espoir  du  moindre  bénéfice,  ils  par- 
courent des  distances  dont  vous  seriez  effrayé,  et  ils  ont  surtout  la 
première  des  qualités  des  marchands,  qui  est  de  savoir  risquer  beau- 


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LETTEBS  POUTIQCBS.  121 

>op  pour  gagner  peu  de  chose.  On  ne  peut  comparer  ces  négocians 
mkhares  qu'aux  marchands  russes  qui  sont  esclaves,  et  qui  vont 
mmercer  à  Kiachta,  sur  les  frontières  de  la  Chine.  C*est  ia  même 
idace,  la  même  intelligence,  sous  la  même  apparence  de  rudesse, 
I  simplicité. 

Ce  oe  sont  donc  pas  les  Russes  qui  pénètrent  dans  l'Asie  centrale^ 
lis  leurs  marchandises;  ce  sont  également  les  marchandises  an- 
lises  qui  traversent  l'Inde  pour  se  rendre  dans  cette  contrée,  mais 
i  Anglais  ne  dépassent  jamais  leurs  frontières,  et  le  voyage  de 
.  Bûmes  nous  prouve  qu'ils  ont  raison.  C'est  donc,  comme  je  vous 
disais,  une  guerre  de  ballots  et  non  une  guerre  d'hommes  qui  se 
épare  dans  TAsie  centrale.  La  guerre  qui  se  fait  sourdement  au- 
ard'hui  n^a  lieu  que  pour  frayer  la  route  à  ces  ballots.  II  est  vrai  qu'à 
tte  question  se  lie,  à  Constantinople,  une  question  de  politique 
DS  directe,  puisqu'il  s'agit  là  de  l'influence  que  la  Russie  cherche  à 
quérir  depuis  Pierre-le-Grand  dans  la  Méditerranée.  Il  s'ensuit 
te,  pour  l'Angleterre  et  la  Russie,  la  question  est  double,  tandis 
Telle  n'est  qu'une  pour  les  autres  puissances  maritimes,  telles  que 
France.  C'est  vous  dire  assez  franchement,  monsieur,  que,  dans 
tte  question  de  l'Orient,  vous  êtes  en  droit  de  ne  suivre  l'Angle- 
rre  que  jusqu'à  moitié  chemin ,  c'est-à-dire  jusqu'à  Constantinople, 
i  doit  être  maintenu  l'empire  ottoman;  et  que,  passé  Erzeroum  et 
Perse,  c'est  affaire  entre  les  Russes  et  les  Anglais. 
Je  vous  ai  parlé  des  quatre  routes  commerciales  de  la  Russie  vers 
Lsie  centrale;  nous  en  avons  un  nombre  égal, — par  le  cap  de  Bonne« 
pérance,  —  par  Trébizonde  et  la  Perse,  —  par  la  mer  Rouge  et 
$thme  de  Suez  —  et  par  le  golfe  Persique.  Une  de  ces  routes  est  à 
u  près  abandonnée,  et  vous  savez  quels  efforts  nous  tentons  depuis 
elque  temps  pour  l'ouvrir  de  nouveau.  Ces  efforts  sont  motivés  par 
Qx  des  Russes,  et  dus  aux  nouvelles  idées  qui  se  sont  répandues  en 
igleterre  au  sujet  du  commerce  de  l'Asie.  Nous  avons  long-temps 
éprise,  en  Angleterre,  le  commerce  des  caravanes.  En  regardant 
s  navires  de  la  compagnie  des  Indes,  qui  sont  en  général  de 
uze  cents  tonneaux ,  et  qui  portent  en  conséquence  vingt-quatre 
ille  quintaux  et  soixante  hommes  d'équipage,  le  transport  par 
ameaux  nous  semblait  bien  mesquin.  Un  chameau  ne  porte  pas 
us  de  six  quintaux ,  il  faut  un  homme  au  moins  pour  conduire  dix 
t  ces  animaux  ;  ainsi  la  cargaison  d'un  seul  bâtiment  de  la  compa- 
lie  des  Indes  exigerait  une  caravane  de  quatre  mille  chameaux 
de  quatre  cents  conducteurs.  C'est  fort  bien ,  mais  nos  marchan- 


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daa8  )a  r(^0DJVieijidiapi»le^^^^^^  Partie  )MÇi»ip^ 

KCNTtante  de  ^ç^  OMi^q^^  r^iie  ^e .^^  foi?ç^ap&oi fiir  t| 

Tur^ifie  ^  la  Pei(8i^^  ](,'€j^)^i1ai4M)  «Bf^  a  liei^  4e  c/t  «6t| 
était  ds)hs  ces  derniers  temps  d'une  valeur  d*un  million  sterling  |ji 
demi  adeoi  miirH>nft,,.c*ert-4r4ipe£galeàk  mcMU^  toutlecefo- 
merce  que  nbû^  Çaispns  ^yec  l^Asie  centrale.  Or,  les  derni^  évèoi^ 
meo^  qu|  ont  eu  lieu  e|i.  Pêne,  sont  bien  feils  pour  nous  dloon^r  d^ 
inquiétudes,, et  jiouç  hiire  ap^iger  à  /éprendre  I>oip|eDO/e  foiite  çoo^ 
menciale  de  rÂsie  par  l^ilg^pte.  Kous  avoua  déjà^perdu,  par  T^ccf: 
patiofi  de  h  ûé^rgie^  le$  bcilités  de  trauait  que  immis  aviou»  f\|Û4 
que  la  Russie  ne  fût  eu  poss^io^n  des  paasages  dq  montagnes  fu 
aéparent  cette  proviàce  dç  TArménie.  Que  serait-ce  donc  si  la  Rus^. 
s'établissait,  non  pas  aujii.DardaAeltes/ce  qui  serait  une  entreprise 
que  TEurope  entière  ^rait  intéressée  a  copbattre^  mais  à  TréiM- 
tonde,  dont  elle  n*est^^arée  que  par  une  très  petite  distance? 

Permeitez-moi,  mpnsieur,  de  m'acrèter  avec  vous  quelques  ma- 
meiMS  à  trébizoï^de,  qui  est  Tentrepôt  du  commerce  anglais  avec  h 
Perse  et  l*Asie  centrale;  ^r  c'est  là  que  se  débat  uue  question  biei 
importante  pour  i^ Angleterre  en  ce  moment.  Je  vous  ai  dit,  et  voof 
savez  que  de  Trébizonde  à  Erzeroum.  et  d'Erzeroum  à  Tauris  a  lien 
on  commerce  régulier  de  caravanes  qui  portent  dans  rinlérîeardç 
l'Asie  les  marcbandises  expédiées,  par  nos  navires,  de  Cons(fD^ 
tinople  au  port  de  Trébizonde.  Ce  commerce  était  très  florissant 
d^epuiâ  plusieurs  aanées;  niais  cet  état  de  choses  tenait  surtout  à  une 
fausse  mesure  commerciale  pri^e  par  le  gouvernement  russe.  î 
but  vous  r^ippeler  qu'autrefois  un  grand  commerce  de  transit  pooç 
les  marchandises  étrangères  à  la  Russie  se  faisait  d'Odessa  aveclei 
provinces  transcaucaiienoes  par  Redout-Kalé.  Un  faible  droit  de 
transit  avait  été  fixé,  en  180&,  par  le  gouverneaient  russe.  La  valeur 
^tkère  des  marchandises  ou  un  cautionnement  équivalent  était  dépoa£ 
à  rentrée,  et  restitué,  moins  le  droit  de  transit,  au  lieu  destiné  pw 
la  sortie.  En  1808,  pendant  Tarmistice  conclu  entre  la  Russie  et)a 
Porte  ottomane,  après  le  traité  de  Tilsilt,  ce  transit  s*éleva  à  vingt 
millions  de  roubles.  La  plupart  des  marchandises  de  TAsie  venues! 
Constantinople  étaient  dirigées  sur  Odessa,  de  là  à  Rrod;  en  Pologne, 
d*où  les  juifs  les  transportaient  à  la  foire  de  Leipzig.  En  cette  années 
ce  transit  produisit  à  la  Russie  environ  deux  millions  de  roubles.  1 
la  paix  ^nérale ,  le  commerce  de  transit  diminua  et  ne  reprit  q9*ea 
1818,  époque  oÀ Odessa  fut  déclaré  port  franc  Les  négocîans  rufiseï 


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tapéaàèrédkaÊé  ^feht  admli  j^r  1ë  JsoQvérQèiiiétit  I  tbàrtitr  eiî 
hjffibllbêqire  siir  iectrs  iiimieiiÙes  le  (^Mtfonrieinent  <iu'èn  (}evai1t  dé^ 
lé^rfii^dll  ta  soitie  dès  marcflaiMfise^.  Gétt^  memire  taforabJë  aux' 
]tlM»esiiifféisàieiiCpa^er désintérêts  Ô€^  marchaodft 

étMigersr^  empèi^Ka  le  fFansIt  de  prendre'  Mbmt  d*e$$or  qb'atrtrefois; 
nifice^Maeedé  diéi-elha[>di6eâ  était  dèfénnhhpoftantpfmr  lespro^ 
HaùBi  tni)asca«caâtèiHies,  et  on  pirkaâe  aya^  donné  de  grands  pri?w 
légesaHl  marctiands  de  cette  partie  d^  Templre,  lés  marctvmdises 
éfeimgjlrea  f  fiuhent  dirigées  par  ie^.  Les  méreharids;dè  f^eipsig  se 
reÉlaieiit  nussf  à  Triesie,  d*où  ils  espié;dia|ént  leors  transporta  i  Re* 
dîll-Kdè;  Itaais  Tés  fakricans  russes,  grands  mnis  des  probOritions, 
c(»Éme  to8s  les  fabricans  du  nonde,  i^ctamèrenft,  et  des  entravel 
fiipent  Bsftses  à  la  eircmiatîon  des  prodaits  ^ran^rs.  l>«tes  les  m^^ 
dttnttses  expédiées  eii  transit  à  Odessa  iFarent  soumises  immédia- 
tement aax  droite,  tandis  qu'on  ne  lés  acquittait  jusqu'alors  qv'à  ïâ 
soiSe,  nM)f€n«ant  un  caufiomienieni  qui  exigeait  ie  paieinent  de 
q[DeIques  intérêts,  mais  non  des  avances  consîdérabies,  et  Timporta- 
tiên  cessa  dé  la  sorte  presque  enlièreHiei^.  Ce  fcrt  alors  q^e  le  conen, 
merce étranger,  parficuRèretnent  cefei  de  d'Angleterre,  prilt  la  route 
dttrébizofide. 

Le  but  de&  mesures  de  restriction  friaea  par  le  gouvemementrosse, 
eiiSSt,  élait  d'ouvrir  mie  toie  aux  produits  devoiamifaetnres  russes, 
ea  flene^  en  Turquie  et  daos  te  midi  de  l'empire;  mais  les  fabriquer 
nnses  prcMluisaient  encore  peu  et  produisaient  mal.  Jadis  tes  Armé^ 
ii(ens  venaient  acheter  des  produits  russes  à  Makarief  ou  à  Novgorod-» 
la-NeuTe,  en  remontant  la  Volga  depfiis  A8lracan,'et,  la  redescen* 
dant,  ils  gagnaient  quelque  port  méridional  4e  la  mer  Caspienne, 
fou  ils  se  rendaient ,  en  peu  de  jours,  par  terre,  à  TifRs  ou  à  Tauris. 
Ces  temps  étaient  passés ,  et  on  ne  les  vR  pas  i^venir.  Depuis  que  les 
ports  transcaucasiens  avaient  été  ouvertsaux  manchandises  étrangères, 
les  Arméniens  s'étaient  accoutumés  à  acheta  de  bonnes  marchandises 
à  bon  manche,  et  ces  infatigables  marchands  limèrent  mieux  se  rendre 
ileipsig,  et  faire  venir  leurs  marchandises  par  TriesteetTrébîzonde 
josqffè  Tauris.  Les  marchands  russes  eux-mêmes  Hrent  ce  con»- 
meree,  et  le  relevé  des  douanes  de  Tauris  pour  f  833  prouve  qu'ils  sont 
venus  7  vendre  pour  &3d,000  roubles  de  mardiandises  de  Leipzig ,  et 
4M,ilO  roubles  de  marchandises  anglaises  et  autres  achetées  à  Con- 
stniinople.  Le  port  de  Trébizonde  est  devemi  ainsi  très  florissant 
par  reflet  même  des  mesures  prise»  fer  le  gowrernement  russe»  et  a 


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iSk  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

été  sortoot  fréquenté  par  les  Anglais,  qui  y  ont  fait  des  étabUssemens 
eoosidérables.  On  n'y  payait  jusqu'à  présent  que  deux  pour  cent  au 
proQt  des  gardiens  des  magasins,  et  jusqu'à  la  fronUère  de  Perse  les 
marchandises  n'étaient  soumises  à  aucun  droit.  Le  commerce  de 
Trébizonde,  fait  principalement  par  l'Angleterre,  s'élevait ,  il  y  a  deux 
ans,  à  vingt-cinq  millions  de  francs.  C'est  encore  l'Angleterre  qui 
approvisionne  la  Perse,  l'Anatolie,  et  une  partie  de  l'Asie  centnde, 
de  draps,  d'indiennes,  de  papier,  de  sucre,  de  café,  de  verreries,  de 
porcelaines  et  d'objets  d'acier.  Une  seule  caravane,  partie  de  Taons 
en  183i^,  était  de  six  cent  cinquante  chameaux.  Il  est  vrai  qu'elle 
fut  en  partie  pillée  par  les  Kourdes.  Il  est  également  vrai  que  le  port 
de  Trébizonde  est  dangereux  durant  six  mois  de  l'année,  et  que  de- 
puis le  mois  de  septembre  jusqu'au  mois  d'avril  les  bfttimens  sont 
forcés  de  jeter  l'ancre  dans  une  anse  mal  abritée  des  vents;  mais  le 
commerce  a  ses  périls,  et  l'Angleterre  fera  l'impossible  pour  con- 
server l'usage  libre  de  ce  port,  à  peine  abrité,  ainsi  que  de  cette 
dangereuse  route,  infestée  par  les  Kourdes. 

L'Angleterre  conservera  long-temps  de  grands  avantages  sur  la 
Russie  par  l'excellence  et  le  bon  marché  de  ses  produits  ;  mais  la 
Russie  a  déjà  reconnu  que  ses  mesures  restrictives  ont  augmenté 
l'importance  du  commerce  anglais,  en  même  temps  qu'elles  ont 
privé  le  commerce  russe  du  bénéfice  du  transit,  et  elle  a  modifié 
ses  dispositions.  De  plus,  elle  améliore  chaque  jour  ses  produits, 
en  faisant  venir  d'Angleterre  nos  meilleures  machines,  qu'elle  s'ap- 
plique à  imiter,  et  enfin  elle  cherche  à  s'attirer  la  prépondérance 
en  Perse,  dans  un  but  tout  commercial,  et  c'est  ce  qui  nous  in- 
quiète le  plus.  Ajoutez ,  monsieur,  que  la  Perse  et  la  Russie  ont  m 
intérêt  commun  à  pénétrer  un  peu  avant  dans  le  Turkestan  et  le 
Khiva,  pour  y  mettre  fin  au  commerce  d'esclaves,  qu'une  expédi- 
tion a  même  été  déjà  proposée  par  la  Russie  à  la  Perse  dans  ce  des- 
sein, et  vous  ne  douterez  plus  que  nous  n'ayons  quelque  sujet  d'être 
ombrageux  en  ce  qui  nous  concerne  au-delà  de  Constantinople  et  de 
la  mer  Noire.  Je  sais  qiie  l'industrie  russe  ne  fait  que  naître;  maisfl 
y  a  dix  ans  qu'elle  marche  d'un  pas  rapide,  et  dix  ans  de  progrès 
semblables  laisseront  bien  peu  à  faire.  La  Russie,  comme  le  d^it 
un  de  vos  écrivains,  M.  de  Ronald ,  est  en  ce  moment  dans  des  con- 
ditions convenables  pour  faire  de  grandes  choses,  car  elle  offre  b 
réunion  d'un  gouvernement  éclairé  et  d'un  peuple  barbare;  et  jV 
joute  qu'elle  a  affaire  à  des  états  qui  sont,  non  pas  dans  des  condi* 


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LETTRES  POLITIQUES.  125 

lions  contraires ,  mais  dont  les  formes  mêmes  s'opposent  k  Texécu- 
tîon  rapide  des  conceptions  politiques,  et  au  secret  que  demandent 
certaines  combinaisons. 

Je  veux  seulement  vous  rappeler  ce  qui  se  passa  à  Constantinople 
an  sujet  du  traité  d'Unkiar-Skelessi,  et  vous  me  direz  si  notre  gou- 
vernement et  le  vôtre  n*ont  pas  beaucoup  à  faire  pour  rendre  la  partie 
égale.  Vous  n'avez  pas  oublié  qu'à  l'époque  où  Ibrahim-Pacha  me- 
naça Constantinople ,  le  divan  s'adressa  alternativement  à  l'Angle- 
terre  et  à  la  France.  Les  politiques  turcs,  plus  intelligens  qu'on  ne  le 
pense  dans  nos  pays  respectifs,  comprenaient  très-bien  que  la  pru- 
dence voulait  qu'on  n'eût  recours  qu'à  des  puissances  éloignées,  et 
qui  auraient  intérêt  à  maintenir  l'empire  ottoman  tel  qu'il  était.  Vous 
savez  comment  l'Angleterre  entendit  alors  ses  intérêts.  Elle  refusa 
son  appui,  et  cet  acte  lui  fut,  je  le  dis,  plus  funeste  que  la  bataille 
de  Navarin.  La  France  imita  l'exemple  de  I  Angleterre,* et  rappela  son 
ambassadeur,  qui  avait  eu  la  pensée  de  proposer  à  la  Porte  une  con- 
vention toute  semblable  à  celle  que  la  Russie  a  fait  signer  depuis.  La 
France  ne  jouissait  pas  alors  de  son  libre  arbitre  ;  elle  n'était  pas  en- 
tièrement maîtresse  de  sa  politique  comme  l'était  l'Angleterre ,  et 
son  système  d'alliances,  encore  mal  assis,  pouvait  l'empêcher  de  vou- 
loir s'engager  trop  avant  dans  les  affaires  de  l'Orient.  Peut-être  aussi 
s'exagérait-elle  alors  l'importance  du  pacha  d'Egypte,  et  les  avan- 
tages des  bons  rapports  qu'elle  entretenait  si  soigneusement  avec 
hii.  Toujours  est-il,  quels  que  soient  les  motifs,  que  la  Porte  fut  aban- 
donnée par  ses  deux  alliés,  et  que  la  Russie  fit  avancer  l'escadre  de 
Sébastopol  et  un  corps  de  troupes  pour  la  secourir.  C'est  à  cette 
époque  que  le  comte  Alexis  Orloff ,  que  nous  venons  de  voir  à  Lon- 
dres avec  le  grand-duc  impérial ,  arriva  à  Constantinople.  Le  comte 
OriofT,  que  j'ai  eu  souvent  l'occasion  de  contempler  dans  nos  cercles, 
fly  a  deux  mois,  est,  à  mes  yeux,  la  représentation  vivante  de  la 
Russie.  Sa  taille  gigantesque,  sa  force,  sa  puissance t^orporelle,  ré- 
pondent déjà  à  l'idée  que  nous  nous  faisons  de  l'empire  russe,  idée 
qae  complètent  ses  formes  militaires.  Son  visage  est  ouvert,  sa  parole 
est  nette,  son  accent  porte  un  caractère  de  franchise,  et  cependant 
au  fond  de  cette  large  poitrine,  sous  cette  apparence  si  simple  et  si 
naturelle,  se  cachent  profondément  tous  les  secrets  de  la  politique 
russe  et  les  desseins  inconnus  que  se  transmettent  tous  les  empereurs 
depuis  Pierre-le-Grand.  Un  seul  mot  vous  fera  connaître  l'importance 
du  rôle  que  joue  en  Russie  le  comte  Orloff.  Sans  portefeuille,  sans 
vinistère«  n'ayant  que  le  titre  d'aide-de-camp-général  de  l'empereur. 


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iSê  rbtubMi  NBUX  iioflniis. 

toasl^ss  papiers  cl^état  de  qu^ue  ifBfK>rtan€e,  toutes  les  ^iff^ires,  tous 
les  traita  lui  étaient  déjà  oommiiniiiiiés  avant  n%*A  n*eàt  remplace 
te  prînce  Lieven  près  dé  la  personne  du  grand-due  bérîMer.  Arrivé  4 
CkMi6taBUnople«  <ooune  f  i6B&p<>tentMtire  et  eommandaiit  4^  coips 
d'armée  d'expéctàien,  le  comte  0rtoff  déclara  avec  gafté  qu'il  airi-: 
yf  A  comme  la  m^Hiardfi  aj^pè$  4iiné.  Ce  sont  se^  propres  terme^ 
tèo^  était  fini  à  donstantÎBéfdeY  diaait-U;  il  n'y  a¥«it  plus  qa*k  at- 
tendre les  ordres  de  Saint-Pétersboufig.  pour,  repartir  bien  vite  eomm^ 
on  était. véott.  Ce^  ordres  arrivèfent,  le  eooite  Orloff  se,  félicita  piv-^ 
pfiquenent  d'être  (^barrasse  d'iiae  mission  désormais  sans  but,  et 
akisî  devenue  iB8ignifia»te«  et  le  II  juillet  la  Bette  russe  mit  à  ht 
voile.  Le  conrieOrloGT  emportait  avec  lui  le  traité  d'Uftkiar-Skelessi  I 
Quelque  temps  après,  un  Irlandais,  membre  du  parlement,  M.  Sbiel, 
prononça  un  discours  sur  les  affaires  d^Orieotf  et  parla  d'utt  traite 
(}ai  venait  d^ètre  signé,  disait«il ,  par  le  sultan  et  la  Russie,  en  vertu 
duquel  la  mer  Noire  se  trouvait  interdite  aux  vaisâeapx  anglais;  à 
quoi  lord  Palmerston  ayant  répondu  par  une  dénégation  vraiment 
sincère,  M.  Shiel  lui  etwoya  un  iaurnal,  te  Meming-^emid,  où  sfsi 
trouvait  l'indication  de  ce  traité.  Ce  hii  la  première  communieriez 
que  reçut  notre  minière  à  ce  sujet,  et  le  vèlre -apprit  «ma  do«fea 
l'existence  du  traité  par  la  même  voie.  Est-il  donc  bien  sûr,  mon* 
sieur,  que  nos  ministres  sachent  ce  qui  se  passe  à  Constaatinople  en 
ce  moment? 
\  Le  premi^  partage  de  la  Potogne  n'est  pas  si  ancien  qu'on  puisse^ 
en  avoir  oublié  les  circon^nces.  Les  cours  de  Russie,  de  Prasaa  et 
d'Autriche  traitaent  directement  depuis  plusieurs  années  du  partage 
de  la  Pologne,  et  k  France  et  l'Angleterre  n'en  étaient  instruiiefl»^ 
Ce  ne  fut  que  cinq  ou  six  ans  après ,  lorsque  ces  projets  éttûent  mirs^ 
et  toutes  les  dispositions  du  plan  bien  arrêtées,  qu'on  jeune  Alsaeîen,^ 
employé  dans  les  rangs  les  plus  inférieurs  de  la  légation  française^ 
à  Vienne ,  eut  connaissaBce ,  par  hasard ,  dm  pian  de  partage.  Le  M&r- 
nm^-^raM  n'existant  pas  eMore,  l'ambafiaadeurd*  Angietorre  l'apprit 
le  dernier;  pour  la  France,  le  duc  d'Aiguillon ^  alors  ministi^,  traita 
de  visions  les  avis  de  l'env^^yé  français.  Pendant  ee  temps ,  les  troia 
puissances  échangeaient  une  déclaration  par  la€|uelle  dles  iCenga- 
geaient  à  admettre  le  principe  d'égalité  daaa  le  partage.  C'était  aa 
mois  de  mars  1772,  et  au  nads  d'aoèl  suivant,  le  traité  de  démeo»» 
hrement  était  conclu  à  Saifitr^Pétersboiiig.  Lesi  nôsohittons  des  eoura 
alliées  ne  furent  publiées  q«e  deua  mois  aynès,  à  Varsovie  «  et  la 
note  tardive  présentée  au  cabînet^aaglaiatpar  le  duc  d'AtguiUQB  q^ 


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latts  effet  U  eti  vrai,  BH)Dsieiir,  ^ue  le  départeo^iit  ide^  Wfi^i^ 
étraogèrtt  était  àim$  remis,  eo  Frau€€,^u^  ioç  (l'AîgiifUw 
était  toutrè-faît  wcapafaieide  le  ëiriger,  ei  que  FAogk4<^re  éproiiys^ 
éê  graads  eipbcrras  inlérieucs  «.saps  compter  ^ne  TAinéf  Ique  9e]^t^Pr 
trimale  eomménçait  dé^  sa  réYolte,  tandit  qu'aujomilW  ¥(»  ffr 
6ireâ  extérieivres  sont  entre  ka  mains  de  M.  le  raaréçtii^  ,Sqi^U«  ejl 
^e  Dous  sommes  parfaitement  libres  de,spacis  do  côté  dep  el^ac-^ 
fistes,.de$  radicaux ,  el  affrancbif  d'iaquiétiides  aa  ai|)et  <te  l'Irbipde 
et  du  Canada!  Aussi  je  n*éftablis  pas  la  moii^dre  lîmilitod^  çaU^ 
deux  époques  si  différâtes. 

Poor  eo  fink  de  çetle  ôtatioo ,  qae}e  vooç  laisse  libre  île  suy^ 
frfaner,  je  veux  encore  vous  faire  somvei^r  d'one  petite  ciramsti^W 
dé  ce  lemps^.  La  FQlogne«  qui  était  me  fa9>lepm8i^Ree  etipiî  se 
ttvait  tdie,  se  voyant  dépouilt^ede  sesfdus  belles  prpvÎDeeSt  et 
ayant  tourne  ses  regards  tour  à  tour  vers  la  France  et  vers  rAuU>- 
Âe,  s^avisa  de  s'adresser  i  Tua  de  ses  plus  proches  voisins, 4Iq  loi  de 
Prusse  «  et  de  conclure  avec  lui  un  traité  de  garantie  féciproque  do 
territoire  des  deux  puissances.  Ce  traité  ressend>lait  à  celui  d'tJnlùar^ 
SLde^,  et  les  tenm^  en  étaient  presque  lesmémea..  «  Si  uoepui^ 
saace  étrangèce ,  queUe  qu'elle  soft ,  y  était^l  dit ,  réclamait  de  s'im-i 
■Bscer  dans  les  affaires  tntérieupes  de  la  Pologne ,  sa  majealé  le  rai 
de  Prosse  s'engage  à  employer  ses  bons  offices,  pour  prévemr  lea 
bostilUés  qui  pourraient  naître  d'une  lelle  prétention.  Si  ses  bcna 
offices  demeuraient  sans  résultats,  et  si  les  ^stilités  coittre  la  Pologne 
lenaieot  à  éclater,  sa  majesté  le  roi  de  Prusse,  considérant  un  tei 
événement  comme  un  cas  prévu  dans  le  traité,  prêterait  assistance 
i  la  républkine,  conformément  i  la  teneur  de  l'article  ik  dn  présent 
faite.  A  0eux  ans  après  la  Prusse  envabîssait  me  partie  de  la  Polo^ 
goe,  et  Irrrait  aui  troopes  russes  toute  la  Hgne  frontière  «qu'elle  ne 
pauvait  occuper.  Voilà  comment  finissent  cpKlqnefois  les  traités  de 
gKantie  rédproqine. 

Depuis  ma  dernière  lettre,  rien  n'est  cbangé  en  Eusope,  monsieor» 
ks  nouvelles  ne  sont  pas  pins  positives,  et  le  «fote  gtn  n'a  pas  été 
dérangé,  à  moins  epse  vous  ne  prenies  pour  des  évèneraens  milîtairef 
fadcpics  engagenens  entre  les  maraudeurs  turcs  et  égyptiens  qiue  la 
Um  et  la  soif  poussent  les  uns  contre  les  aiitres,  pour  se  disputer 
qodquessacs  de  riz  et  des  melons  d'ean«  Je  vois  cependant  que  les 
gnves  et  sérieux  organes  de  vos  partis  ont  changé  bien  souvent  de 
flan  de  solution.  Un  seul  d'entre  eux  a  proposé  en  quinae  jours  troia 


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1S8  RBYUB  DKS  DEUX  MOUXOES. 

projets  d'accommodement  différens  :  noe  confédération  orientale,  la 
saisie  de  l'Egypte  comme  gage  si  le  statu  guo  était  détroit  «  et  enfin 
le  partage  de  la  Syrie  entre  le  padia  d*Égypte  et  la  Porte.  Vous 
conviendrez  qne,  si  votre  gouvernement  n'arrange  pas  les  afTaires 
d'Orient,  ce  ne  sera  pas  faute  de  conseils.  Vous  n'aurez  pas  de  peine 
à  croire  que  de  ce  c6té-ci  du  détroit  on  est  plus  sobre  en  fait  de  spé- 
culations, et  qu'on  s'occupe  beaucoup  moins  de  l'équilibre  européen 
que  de  la  nécessité  de  conserver  les  débouchés  ouverts  aux  mar- 
chandises anglaises.  A  défaut  de  solution  anglaise  à  vous  envoyer  en 
échange  des  vôtres,  en  voici  une  dont  je  vous  dois  certainement 
communication ,  car  elle  a  été  mise  en  circulation  en  ma  présence, 
par  un  de  vos  compatriotes,  qui  a  la  réputation  de  ne  parler  jamais 
sérieusement,  mais  qui  pourrait  bien  avoir  dérogé  cette  fois  à  ses 
habitudes. — Que  peut-il  arriver  de  plus  fâcheux?  disait-il.  Un  conflit 
entre  le  sultan  et  le  pacha  d'abord,  puis  une  expédition  de  la  Russie 
pour  soutenir  le  sultan  à  sa  façon ,  et  enfin  un  conflit  de  l'Angleterre 
et  la  Russie  pour  déloger  celle-ci  des  Dardanelles;  car  les  Anglais  ne 
peuvent,  en  aucun  cas,  souffrir  l'établissement  des  Russes  à  Con- 
stantinople.  Or,  la  France  n'a  rien  à  perdre,  et  peu  de  chose  à  faire 
surtout,  dans  ces  trois  cas;  car,  ou  la  Turquie  redeviendra  une 
puissance  en  écrasant  le  pacha ,  et  l'équilibre  sera  rétabli  en  Europe, 
ou  l'Angleterre  et  la  Russie  auront  à  lutter  pour  l'Orient,  et  l'Eo- 
rope  sera  forcée  de  prendre  part  pour  l'Angleterre ,  et  peut-être  de 
choisir  la  France  pour  arbitre.  Ainsi  le  rôle  de  la  France  est  tou- 
jours le  meilleur,  et  ses  intérêts  sont  les  moins  compromis. — Cette 
boutade  a  un  cêté  vrai ,  je  le  dis  avec  mon  impartialité  ordinaire. 
La  France  est  intéressée  au  maintien  de  l'empire  ottoman  sous  le 
point  de  vue  politique,  tandis  que  l'Angleterre  a  un  intérêt  politique 
et  un  intérêt  commercial  immense  à  la  conservation  de  cet  empire. 
La  France,  il  faut  le  dire,  a  le  beau  rôle;  nous  verrons  si  elle  saura 
le  jouer.  Elle  seule  peut-être,  parmi  les  quatre  grandes  puissances, 
n'est  pas  intéressée  pour  l'heure  à  éviter  le  démembrement  de  l'efli- 
pire  ottoman ,  et,  toute  épigramme  à  part,  je  suis  sûr  que  c'est  elle  qui 
s'y  opposera  le  plus  sincèrement.  La  Russie  a  pris  aux  Turcs  tout  ce 
qu'elle  pouvait  leur  prendre  sans  s'exposer  à  donner  envie  à  l'Europe 
de  faire  une  croisade  en  faveur  des  infidèles.  Elle  leur  a  enlevé  une 
partie  de  la  Tartarie ,  la  Crimée ,  les  forteresses  des  provinces  tur- 
ques septentrionales,  les  côtes  d*Abasie,  la  domination  de  la  m& 
Moire,  le  commerce  de  la  Persie;  elle  s'est  créé,  par  la  protection,  des 
sujets  au  sein  même  de  Tempire  turc  ;  elle  l'a  forcé  de  recourir  à  une 


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LETTRES  POLITIQUES.  129 

réforme  qui  affaiblit  les  sentimens  religieux  et  uationaux,  sauve- 
gude  de  cet  état;  enfin ,  récemment,  elle  a  fermé  la  mer  Noire  aux 
flottes  des  autres  puissances.  Que  peut-elle  vouloir  de  plus?  La  pos- 
aesâon  de  Constantinople,  la  clé  de  sa  maison,  comme  disait  Tempe- 
reor  Alexandre?  Mais  les  avantages  qu'acquiert  une  puissance  doi- 
vent toujours  être  mis  en  balance  avec  les  inconvéniens  qui  peuvent 
en  résulter  pour  elle.  La  Russie  s'ouvrirait,  par  Constantinople,  l'en- 
trée de  la  Méditerranée;  mais  elle  réunirait  par  cela  même ,  contre 
die,  toutes  les  puissances  méditerranéennes,  en  tête  desquelles  figu- 
rent la  France,  l'Autricbe  et  l'Angleterre,  et  une  foule  d'états  secon- 
daires qui  seraient  entraînés.  Je  ne  sais  si  la  Russie  voit  assez  froi- 
dement sa  situation  pour  raisonner  ainsi;  mais  assurément  aujour- 
d'hui ce  serait  son  meilleur  calcul.  Pour  l'Autriche,  l'Orient  lui  est 
ouvert,  sous  le  rapport  commercial,  par  deux  voies,  le  Danube 
et  les  Dardanelles.  Ses  produits  nombreux  débouchent  par  les  deux 
seules  ouvertures  de  la  meir  Noire ,  et  elle  fait  dans  cette  mer  un 
double  conuuerce,  italien  et  allemand.  Les  produits  de  cet  empire 
industrieux  s'avancent  même  par  ces  voies  dans  l'Asie  centrale ,  et 
FAutriche  figure  avec  avantage  dans  le  tableau  des  exportations  qui 
se  font  par  Trébizonde.  En  un  mot,  conmie  puissance  méridionale, 
r Autriche  est  intéressée  commercialement  à  la  conservation  de  l'em- 
pire turc ,  et,  comme  puissance  du  Nord,  elle  est  obligée  de  mainte- 
nir ce  poids  dans  la  balance  politique  de  l'Europe.  Quant  à  la  Prusse, 
elle  se  trouve  déjà  trop  anéantie  par  le  voisinage  de  la  Russie ,  pour 
De  pas  arrêter  de  tous  ses  efforts  le  développement  ultérieur  de  cette 
puissance  colossale,  colossale  surtout  relativement  à  la  Prusse  et  à 
rétroite  voie  qu'elle  dessine  entre  les  états  de  l'Allemagne,  depuis 
la  frontière  de  la  Russie  jusqu'à  la  frontière  de  France.  Je  pourrais 
ainsi,  monsieur,  vous  exposer  successivement  toutes  les  raisons 
qu'ont  devers  eux  les  différens  états  de  l'Europe,  même  les  plus 
petits,  pour  concourir  au  maintien  de  l'empire  de  Turquie;  et  plus 
j'examine,  plus  je  vois  que  la  France  seule  n'a  pas  un  intérêt  aussi 
majeur  à  contribuer  à  la  durée  de  cet  état  de  choses.  Le  commerce 
direct  de  la  France  avec  le  Levant  n'est  pas  très  étendu,  il  diminue 
même  chaque  jour;  ses  relations  avec  l'Asie  centrale  sont  nulles, 
la  présence  d'une  puissance  maritime  de  plus  dans  la  Méditerranée 
ne  peut  que  diviser  l'empire  de  cette  mer ,  et  empêcher,  dans  l'ave- 
nir, l'Angleterre  de  s'en  faire  la  dominatrice  exclusive,  comme  il 
arriva  dans  la  guerre  contre  Napoléon.  Enfin ,  n'importe  quel  serait 
l'état  d'assoupissement  où  se  trouverait  plongée  la  politique  fran- 

TOME  XIX.  —  SUPPLÉMENT.  9 


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180  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

çaise,  aa  moment  dn  partage  de  l'empire  ottoman  «  on  ne  pourrait  y 
procéder  sans  donner  des  dédommagemens  à  la  France;  et ,  si  la 
France  ne  dormait  pas  ce  jour-là  trop  fort ,  ces  dédommagemens  ne 
pourraient  être  moins  qu'une  tie  on  deux  dans  l'Archipel ,  un  port 
en  Egypte,  ou  le  lîhin.  Peut-être  même  diriez-vous  :  Et  le  Rhin. 
Vous  voyez  bien ,  monsieur,  que  vous  serez  des  héros  de  désinté- 
ressement,  en  prêchant  une  croisade  en  faveur  de  l'empire  ottoman. 
Prêchez-la  donc  bien  haut,  car  vous  ne  pouvez  être  suspects.  De- 
puis que  vous  avez  renoncé  à  la  chevalerie  féodale  que  vous  exer- 
ciez, sous  Napoléon,  quand  vous  détroussiez  les  rois  sur  les  grandes 
routes  de  Vienne,  de  Berlin  ou  de  Moscou,  vous  avez  embtiassé  les 
véritables  principes  de  la  chevalerie  espagnole,  qui  consistait  à  com- 
battre pour  l'honneur,  et  l'Europe  en  a  eu  des  preuves  assez  fré- 
quentes pour  ne  pas  douter  de  votre  sincérité.  L'Europe  tout  entière, 
et  à  sa  tête  l'Angleterre  avec  son  aristocratie ,  ont  déposé  l'armet  et 
la  lance  pour  s'asseoir  paisiblement  dans  le  comptoir,  l'aune  à  la 
main;  la  France  seule  fait  encore  passer  ses  sentimens  avant  ses  in- 
térêts. C'est  une  noble  conduite  qui  ne  vous  enrichira  pas,  mais  qui 
ne  manquera  pas  de  vous  faire  beaucoup  d'honneur;  et  c'est  toujours 
une  grande  satisfaction  que  de  vivre  en  gentilshommes  dans  cette 
sordide  Europe  de  marchands.  Je  vois,  par  un  rapport  qui  vient 
d'être  fait  à  votre  chambre  des  députés  au  sujet  des  affaires  d'Orient, 
que  vous  comptez  encore  ne  pas  déroger  en  cette  circonstance.  Vous 
avez,  comme  le  dit  très  bien  ce  rapport,  le  double  avantage  d'être 
puissans  et  de  n'être  pas  suspects  dans  cette  affaire  d'Orient.  Non, 
monsieur,  vous  n'êtes  pas  suspects;  quant  à  nous  du  moins,  nous  ne 
vous  suspectons  pas  le  moins  du  monde  de  songer  à  vos  intérêts  com- 
merciaux, et  c'est  là  ce  qui  fait  que  nous  vous  admirons.  La  commis- 
sion que  vous  avez  nommée,  et  dont  émane  ce  rapport ,  entend  admi- 
rablement cette  politique,  et  nous  accepterons ,  pour  notre  part,  avec 
un  vif  empressement  la  combinaison  qu'elle  prescrit  à  votre  gouver- 
nement. Il  s'agit  d'intervenir  pour  que  la  paix  soit  maintenue,  et  de 
forcer  la  Porte  ottomane  à  signer,  avec  la  France ,  l'Angleterre  et 
l'Autriche ,  un  traité  de  garantie  réciproque  tout  semblable  à  celui 
qu'elle  a  contracté  avec  la  Russie.  L'Autriche  proposait  en  1829, 
comme  je  vous  l'ai  dit,  à  la  France,  le  partage  de  la  Turquie;  mais 
long-temps  avant,  le  ik^  mars  1812 ,  elle  avait  signé  avec  la  France 
un  traité  qui  garantissait  l'intégrité  du  territoire  de  l'empire  ottoman , 
et  elle  est  libre  de  revenir  à  l'un  ou  à  l'autre  de  ses  antécédens.  L'in- 
tervention est  donc  possible,  et  pour  nous  autres  Anglais,  elle  est 


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LETTRES  POLITIQUES.  331 

mfioiment  préférable  au  maintien  par  et  simple  da  statu  quo,  accom- 
pagné seulement  de  Tespoir  d'empêcher  la  Porte  ottomane  de  renoH- 
Teler  le  traité  d'Unkiar-Skelessi,  cet  engagement  que  l'Europe  ne 
peut  admettre.  Toutefois  il  faut  s'entendre.  Si  la  Russie  persiste  à 
demander  l'exécution  provisoire  de  son  traité,  si  l'Autricbe  hésite 
entre  ses  idées  de  1812  et  ses  idées  de  1829 ,  si  la  Porte,  craignant 
de  ne  pas  être  soutenue  suffisanunent,  refuse  de  déchirer  le  traité  du 
9  juin,  une  fois  la  nécessité  de  leur  intervention  proclunée,  la  France 
et  l'Angleterre  seront  forcées  de  faire  la  guerre,  et  de  détruire  le 
ttatu  quoy  afin  de  maintenir  le  statu  quo.  Va  donc  pour  la  guerre. 
Tontes  les  guerres  finissent  par  des  traités,  et  pour  l'Angleterre  par- 
tienliérement,  par  des  traités  de  commerce.  Mous  consentirons  donc 
i  faire  la  guerre  avec  vous^  pour  nos  intérêts  s'entend. 

La  France  joue  ici ,  monsieur,  permettez-moi  de  vous  le  dire  avec 
ma  franchise  habituelle,  le  rôle  de  ces  hommes  accusés  de  faiblesse, 
et  qui  cherchent  une  occasion  quelconque  de  montrer  de  l'énergie. 
Nous  devons  assurément  être  très  satisfaits  en  voyant  cette  énergie 
96  manifester  dans  la  commission  de  votre  chambre ,  au  sujet  d'une 
affaire  qui  nous  tient  tant  au  cœur;  mais  n'est-ce  pas  dépasser  le  but? 
Pour  moi,  je  ne  crains  pas  pour  les  intérêts  de  l'Angleterre,  et  s'il 
m'arrivait  quelque  inquiétude  de  ce  genre,  il  me  suffirait  d'entrer 
dans  la  chambre  des  séances  du  parlement.  Le  sang^froid  avec  lequel 
s'y  traitent  nos  affaires  ne  manquerait  pas  de  me  rassurer.  Je  ne 
craindrais  rien  de  ce  côté,  même  si  la  France  traitait  ses  affaires  avec 
k  mèflae  calme.  Je  crois  même  que  la  sécurité  générale  y  gagnerait, 
et  qu'il  serait  de  l'intérêt  de  tout  le  monde  que  la  France  eût,  comme 
Doos,  une  politique  commerciale  au  lieu  d'une  politique  d'enthou- 
siasme. Oui,  monsieur,  je  mets  en  fait  que  si  depuis  neuf  ans  vous 
TOUS  étiez  occupés  particulièrement  de  traités  de  commerce,  si  les 
affaires  de  vos  colonies,  si  vos  tarifs  de  douanes,  si  vos  voies  de  com- 
munication ,  chemins  de  fer  et  canaux ,  si  votre  marine  marchande , 
û  vos  débouchés  lointains,  qui  diminuent  chaque  jour,  avaient 
absorbé  exclusivement  les  méditations  de  vos  chambres  et  de  vos 
ministres,  la  France  n'éprouverait  plus  d'embarras  intérieurs  à 
l'heure  qu'jl  est,  et  elle  ne  serait  pas,  par  conséquent,  un  sujet  d'in- 
quiétude pour  l'Europe.  C'est  une  réflexion  qui  vous  paraîtra  singu- 
lière dans  la  bouche  d'un  Anglais  ;  mais  je  suis  de  ceux  qui  pensent 
que  l'Europe  (l'Angleterre  comprise]  a  tout  à  redouter  des  radi- 
caux, et  d'ailleurs  le  cœur  me  saigne  en  voyant  une  nation  brave, 
ingénieuse,  active,  spirituelle  et  laborieuse  à  la  fois,  pourvue  de  tout, 

9- 


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132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  douceur  du  ciel  et  de  la  fertilité  de  la  terre,  comprendre  si  mal 
la  destinée  que  tant  d'avantages  lui  réservaient.  Interrogez  ceux  qui 
se  plaignent,  ceux  qui  se  révoltent  en  France.  Que  demandent-Hs, 
qu'exigent-ils?  Une  existence  occupée,  du  travail.  Ceux-là  même  qui 
ont  d'autres  désirs,  qui  veulent  renverser  l'état  social  pour  en  créer 
un  autre ,  quel  moment  choisissent-ils  pour  exécuter  leurs  projets? 
Une  époque  de  misère  et  de  malheur,  et  ils  s'adressent  à  ceux  qui 
manquent  de  pain  et  de  travail  ?  Le  gouvernement  anglais  a  tenté  tons 
les  moyens  d'accroître  l'industrie  et  le  bien-être  du  pays;  son  œil  vi- 
gilant a  pénétré  dans  les  ports ,  dans  les  marchés  du  monde  entier, 
pour  s'assurer  s'il  pouvait  s'y  trouver  un  mouillage  nouveau  pour  nos 
navires  marchands,  et  un  magasin  de  plus  pour  nos  produits.  Quelle 
serait  actuellement  la  situation  de  l'Angleterre ,  si  son  gouverne- 
ment n'avait  été  si  exclusivement  préoccupé  de  ses  intérêts?  Cette 
politique  de  boutiquiers  a  donné  plusieurs  fois  à  l'Angleterre  l'empire 
du  monde ,  et  il  ne  lui  est  disputé  aujourd'hui  que  par  les  nations  qni 
commencent  à  s'élever  au  rang  de  peuple  boutiquier.  La  France  a 
plus  que  l'empire  du  monde  à  acquérir  par  une  politique  semblable; 
elle  peut  conquérir  ainsi  la  paix  intérieure ,  abattre  les  factions,  êter 
tout  prétexte  aux  cris  furieux  de  ses  républicains  et  de  ses  légiti- 
mistes, qui  offrent  à  la  partie  souffrante  de  la  nation  un  avenir  qu'ils 
ne  pourraient  lui  donner,  mais  que  le  gouvernement  actuel  de  votre 
pays  réaliserait  en  peu  d'années,  s'il  visait  à  la  proie ,  au  lieu  de  s'é- 
lancer, comme  il  le  fait,  vers  l'ombre.  Voici ,  monsieur,  les  conseils 
d'un  ami  et  non  d'un  allié ,  et  surtout  d'un  allié  anglais;  c'est  un  peu 
malgré  moi  que  je  vous  les  donne;  mais  je  ne  puis  garder  pour  moi 
seul  ces  pensées  charitables  en  voyant  la  manière  dont  vos  députés  et 
vos  publicistes  entendent  l'alliance  anglaise.  Croyez-moi  donc  votre 
sincèrement  dévoué. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


30  juin  I8S9. 

Les  dernières  discussions  de  la  chambre  ont  porté  particulièrement  sur  les 
affimres  extérieures,  et  le  ministère  a  essayé  d'établir  sa  politique  sur  plusieurs 
points.  Le  traité  conclu  avec  le  Mexique  par  l'amiral  Baudîn ,  et  les  instructions 
données  ou  plutôt  renouvelées  aux  commandans  de  nos  stations  navales  sur 
les  cotes  d'Espagne ,  ont  donné  lieu  surtout  à  de  sérieuses  explications.  Le  mi- 
nistère nous  permettra  de  lui  adresser  quelques  observations  au  sujet  des  pa- 
roles que  plusieurs  de  ses  membres  ont  prononcées  dans  ces  deux  discussions. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  aux  tergiversations  et  aux  contradictions  des 
ministres ,  au  sujet  du  traité  du  9  mars,  conclu  par  l'amiral  Baudin.  Le  minis- 
tère est  maître  de  ratifier  ou  de  ne  pas  ratifier  ce  traité ,  et  même  de  changer 
eomplètemeut  d'avis  du  jour  au  lendemain ,  comme  a  fait  deux  fois  en  cette 
circonstance  M.  le  maréchal  Soult.  C'est  pour  le  ministère  une  question  de 
considération  dans  la  chambre,  et  nous  ne  nous  eu  mêlerons  pas;  mais  un 
droit  que  nous  ne  lui  reconnaissons  pas,  c'est  celui  d'altérer  ou  de  dénaturer 
les  ùîts,  et  c'est  ce  qui  a  eu  lieu,  ce  nous  semble,  dans  la  discussion  relative 
au  traité  du  Mexique. 

La  commission  de  la  chambre,  chargée  de  l'examen  des  crédits ,  donnait  son 
approbation  au  traité  conclu  entre  la  France  et  le  Mexique;  mais  elle  reprochait 
au  gouvernement  d'avoir  agi  avec  lenteur,  et  de  n'avoir  pas  bloqué  assez  éneigi- 
quement  le  port  de  la  Yéra^ruz,  lors  de  l'expédition  qui  précéda  celle  de 
M.  ramiral  Baudin.  Il  y  avait  plusieurs  choses  à  répondre  à  ces  reproches,  et 
unanden  ministre  du  15  avril  s'est  chargé  d'en  dire  une  partie  à  la  chambre. 
Les  plaintes  des  négocians  français  établis  au  Mexique  ont  donné  lieu,  de- 
puis plusieurs  années ,  aux  réclamations  du  gouvernement  français ,  et ,  en 
dernier  lieu,  M.  le  baron  Deffaudis,  notre  ministre  plénipotentiaire  au 
Mexique ,  formula  ces  réclamations  en  une  sonunation  directe  qu'il  adressa 
m  gouvernement  de  la  république  mexicaine.  Par  cette  note,  M.  Defiaudis 
rédamait,  en  faveur  des  Français  résidant  au  Mexique,  le  paiement  d'une 
iodemnité  de  600,000  piastres ,  le  libre  commerce  de  détail ,  et  l'exemption  des 


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A  L 


13i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

emprunts  forcés.  Notre  représentant  exigeait  de  plus  la  destitution  des  officiers 
et  des  magistrats  coupables  d'abus  de  pouvoir  contre  les  citoyens  français. 
Une  escadre,  sous  les  ordres  du  commandant  Bazoche,  se  rendit  au  Mexique, 
pour  appuyer  les  réclamations  de  M.  Deffaudis,  qui  ne  tarda  pas,  après  l'expi- 
ration du  délai  quMl  avait  fixé,  à  quitter  Mexico  et  à  se  rendre  à  bord  d'un  des 
vaisseaux  formant  le  blocus  du  port  de  la  Véra-Cruz.  Nous  ne  nions  pas  que  la 
célérité  et  l'exactitude  parfaite  du  blocus  ne  fussent  nécessaires  pour  le  succès 
de  cette  expédition,  surtout  depuis  la  résolution  de  se  retirer  de  Mexico,  prise' 
par  M.  Deffaudis»  et  les  dépêches  du  gouvernement,  ainsi  que  les  lettres  du 
ministre  de  la  marine,  paraissent  ne  laisser  aucun  doute  là-dessus.  M.  Def- 
faudis  lui-même  Fentendait  ainsi,  car  il  hâtait  de  tous  ses  voeux,  dans  ses 
dépêches,  l'arrivée  de  la  frégate  l'iphigéniep  commandée  par  le  capitaine  Per- 
seval,  qui  devait  compléter  le  blocus.  Malheureusement,  les  ordres  du  gou* 
vemement  ne  reçurent  pas  l'exécution  rapide  qu'on  pouvait  attendre,  et  ce 
bâtiment  arriva  dans  une  saison  défavorable,  quand  il  devenait  difficile  de 
tenir  la  mer  dans  le  golfe  du  Mexique.  Un  conseil  de  guent,  tenu  à  bord  de 
Feseadre,  et  où  assistait  M.  Deffaudis,  décida  qu'on  n'était  pas  en  mesure 
d'attaquer  le  fort  de  SainMean  d'Ulloa,  et  le  gouvernement  dut  songer  à 
prendre  d'autres  mesures. 

En  se  déterminant  à  bloquer  le  seul  port  considérable  du  Mexique,  et  les 
sept  ports  abordables  de  ce  littoral ,  le  gouvernement  n'ignorait  pas  à  qudles 
plaintes  il  allait  s'exposer  de  la  part  des  États-Unis  et  de  l'Angleterre.  De  nom- 
breuses et  fréquentes  représentations  avaient  été  faites  pendant  le  blocus,  par- 
ticulièrement par  le  cabinet  de  Londres,  et  lord  Palmerston  écrivit  même  à 
son  ambassadeur,  à  Paris,  qu'il  ne  pouvait  résister  plus  long-temps  aux  in- 
stances du  commerce  anglais,  en  souffrance  du  côté  du  Mexique.  Malgré  la 
gravité  de  ces  communications,  qui  ne  laissaient  pas  de  doute  sur  les  intentions 
du  gouvernement  anglais,  le  minîstèr&du  15  avril  fit  procéder  avec  une  admi- 
rable rapidité  à  l'armement  d'une  seconde  expédition ,  qui  devait  avojr  des 
résultats  très-décisifs.  Le  commandement  en  fut  remis  à  M.  Baudin ,  un  de  ces 
hommes  résolus  et  capables  qui  doivent,  ainsi  que  le  maréchal  Vallée,  la  haute 
récompense  de  leur  mérite  au  cabinet  dont  nous  parions.  M.  Baudin  emporta 
avec  lui  des  instructions  verbales  et  écrites  qui  lui  tracèrent  sa  ligne  de  con- 
duite. On  l'instruisit  des  dispositions  du  cabinet  anglais,  et  il  fut  mis  ainsi  en 
mesure  de  soutenir,  dans  toutes  les  éventualités,  l'honneur  du  nom  français. 
Un  des  membres  de  la  oommissiaii  a  bien  jugé  les  instructions  de  M.  Mole, 
en  disant  à  la  chambre  qu'il  les  avait  trouvées  pleines  de' dignité  et  de  fermeté 
à  la  fois.  L'honorable  député  a  toutefois  ajouté  que  le  langage  a  changé  depuis, 
et  il  se  fonde  sur  ce  qui  est  arrivé  au  Mexique,  où  le  fort  de  Saint-Jean-d'Ulloa 
a  été  évacué  avant  le  paiement  total  de  l'indemnité  réclamée  par  l'amiral 
Baudin.  Mais  l'honorable  M.  Taillandier  ne  peut  savoir  si  le  langage  a  changé, 
car  il  assure  lui-même  qu'il  existe  une  lacune  dans  les  communications  faites 
par  le  ministère  à  la  commission ,  et  qu'elle  n'a  eu  sous  les  yeux  aucune  pièce 
de  la  correspondance  entre  M.  Mole  et  l'amical  Baudin  ^  du  10  novembre  ISSS 


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REVUE.  —  CHROIHQUE.  135 

jiiiqii*ao  9  mars  1839,  jour  de  la  signature  du  traité.  Il  s'agit  donc  desavoir  si 
ramîial  Baudin  était  autorisé  par  les  instruetions  de  M.  Mole  à  se  dessaisir 
en  gag»  qu'il  avait  ordre  de  prendre ,  ou  si  depuis,  quelque  dépêche  Tautori- 
HBt  à  agir  ainsi.  Pour  les  instructions,  la  commission  les  connait,  et  elle  a 
dédaié  à  la  chambre,  par  un  de  ses  membres,  qu'elles  étaient  fermes  et  dignes 
à  la  fois.  Le  dernier  reproche  de  la  commission  porte  donc  sur  les  dépêches 
étt  10  Bovembre  1838  au  9  mars  1839,  dépêches  qu'elle  ne  connaît  pas,  dit- 
elle,  et  si  elle  ne  les  connaît  pas,  comment  peul-elle  en  foire  la  base  d'un  re- 
pnMslie? 

Noua  deouffidarons  aussi  comment  il  se  fait  que  le  ministère  n'ait  pas  jugé 
à  propos  de  donner  un  mot  d'explication  à  la  commission  à  cet  égard.  Pfous 
eaoeefoiis,  sans  toutefois  l'approuver,  oetto  humeur  peu  courtoise  de  quelques 
nMoibrea  du  cabinet  actuel  contre  l'administration  du  15  avril.  C'est  ce  sen- 
t,  peu  politique  d'ailleurs,  qui  a  dicté  à  M.  le  maréchal  Soult  la  courte 
\  qu'il  a  foite  à  la  tribune.  —  Tout  ce  qui  se  rapporte  à  la  négociation 
aiee  le  Mexique,  a-t-îi  dit,  appartient  exclusivement  au  cabinet  du  15  avril.— 
Nous  ioiiimes  bien  sûrs  que  le  cabinet  du  15  avril  en  accepte  toute  la  respon* 
sabilîté,  et  qu'il  ne  désavouera  pas  publiquement  ses  agens,  diplomates  ou 
■■MS,  même  s'ils  avaient  dépassé  leurs  instructions.  Les  ministres  du  15  avril 
savent  que  le  gouvernement  est  responsable,  non-seulement  de  ses  actes, 
nais  eneore  de  ses  agens,  et  d'ailleurs,  un  officier  aussi  distingué  que  l'amiral 
1  n'agit  pas  sans  des  motife  puissans,  dont  il  peut  ouvertement  rendre 
i  k  la  Franee.  Mais  le  cabinet  du  12  mai  agit-il  bien  loyalement  en  lais- 
sant croire  que  ses  prédécesseurs  ont  donné  une  autorisation  dont  il  serait  im- 
possible de  trouver  la  moindre  trace  dans  les  instructions  et  les  dépêches.^  Les 
instmedoBS,  nous  le  répétons,  ne  laissent  aucun  doute,  la  commission  de  la 
chambre  les  a  lues  et  elle  en  a  rendu  compte.  Restent  donc  les  dépêches. 
ITexiste-l-il  aucune  dépêche  du  gouvernement  à  l'amiral  Baudin  depuis  le 
10  novembre  1838  jusqu'au  mois  de  mars  1839?  £t  s'il  en  existait;  si  ces 
dépêches  sueœssivea  recommandaient  expressément  à  l'amiral  Baudin  de 
■e  pa»  aeeepler  la  médiation  du  ministre  anglais,  M.  Packenham,  tant  que 
les  faces  navales  de  sir  G.  Paget  n'auraient  pas  été  éloignées  du  golfe  du 
lltxîqBe ,  car  w  serait  abaisser  la  dignité  de  la  France;  si  elles  lui  recomman- 
daient eneore  de  n'accepter,  en  aucun  cas,  l'arbitrage  de  l'Angleterre,  mais 
seulement  sa  nM&tion  qui  pouvait  être  acceptée  après  la  prise  de  la  Véra- 
Gras,  quand  nous  avions  fait  sentir  aux  Mexicains  la  force  de  nos  armes; 
■  elles  Ini  recommandaient  de  plus  de  ne  se  dessaisir  en  aucun  cas  de  son 
gage,  fni  étoil  le  prix  du  smng  français,  avant  le  paiement  de  tous  les  termes 
de  rindemnité;  si  ces  recommandations  expresses  se  trouvaient  écrites  dans  des 
dépêches  adressées  à  l'amiral,  de  la  main  même  du  chef  du  cabinet  du  15  avril, 
que  devraiton  penser  du  chef  et  des  membres  du  cabinet  du  12  mai ,  qui ,  en 
possession  de  ces  dépêches ,  auraient  laissé  leurs  prédécesseurs  sous  le  coup 
kê  reproches  de  la  commission  de  la  chambre  ?  Dira-t-on  que  M.  le  maréchal 
SsuH  ponvait  ignorer  Tenstenee  de  ees  dépêches?  Mais  si  M.  le  nuréchal  Soult 


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136  REVOE  DES  DEUX  MONDES. 

s'était  fait  apporter  ces  dépêches  la  veille  de  la  discussion,  et  s'il  avait  passé 
quelques  heures  à  les  lire  avec  M.  le  marquis  de  Dalmatie ,  le  procédé  ne  se- 
rait-il pas  encore  plus  inconcevable?  Pour  le  ministère  du  15  avril,  nul  doute 
qu^il  n'accepte  toutes  les  conséquences  de  ses  négociations,  et  même  celles  de 
ses  instructions  et  de  ses  dépêches.  Tout  ce  que  nous  lui  souhaitons,  c'est  que 
ses  successeurs  mettent  ses  actes  au  grand  jour,  au  lieu  de  les  caclier.  On  peut, 
en  e£fet,  repousser  la  solidarité  d'actes  auxquels  on  n'a  pas  eu  part,  comme 
on  peut  refuser  de  ratifier  les  traités;  mais  on  ne  doit  pas  laisser  accuser  injus- 
tement ses  prédécesseurs ,  eussent-ils  été  vos  adversaires  ! 

Venons  à  l'Espagne.  C'est  maintenant  à  M  Dufaure  que  nous  nous  adres- 
sons. Que  les  journaux  de  l'opposition ,  par  une  tactique  qui  leur  est  propre, 
recueillent  un  mot  prononcé  à  la  tribune  par  un  ministre ,  torturent  ce  mot, 
l'isolent,  et  lui  donnant  une  signification  contraire  à  celle  qu'il  a ,  s'en  empa- 
rent et  s'en  fassent  une  arme  contre  le  gouvernement ,  cela  peut  se  concevoir, 
jusqu'à  un  certain  point,  de  la  part  des  journaux.  Mais  qu'un  homme  aussi  haut 
placé  qu'un  membre  du  conseil ,  qu'un  ministre  du  roi  use  de  cette  méthode, 
c'est  ce  qu'on  ne  saurait  trop  déplorer.  Nous  comprenons  que  M.  Dufaure, 
interpellé  par  M.  de  la  Redorte,  et  accusé  de  contradiction  dans  sa  politique, 
ait  eu  à  cœur  de  se  justifier.  Mais  fallait-il  le  faire  aux  dépens  de  la  vérité? 
Le  ministère  actuel  a  adopté,  à  l'égard  de  l'Espagne,  un  plan  qu'il  a  l'espoir 
de  faire  réussir  du  côté  du  centre  gaudie  de  la  chambre.  Ce  plan  consiste  à 
faire  exactement  ce  que  faisait  le  ministère  du  15  avril ,  à  donner  les  mêmes 
instructions,  à  établir  les  stations  navales  sur  les  côtes  d'Espagne,  telles  que  le 
cabinet  du  15  avril  les  avait  établies  avant  que  l'expédition  du  Mexique  n'eût 
forcé  d'en  détacher  quelques  bâtimens.  Le  système  est  le  même ,  mais  les  pa- 
roles sont  autres.  On  dit  bravement  à  la  chambrcqu'on  veut  sauver  l'Espa- 
gne, secourir  la  reine  Isabelle,  et  qu'on  agira  quand  il  faudra.  En  un  mot,  on 
veut  s'écarter  du  ministère  du  15  avril  par  le  langage,  si  on  ne  le  fait  par  les 
actions,  et  pour  mieux  réussir,  on  dit,  comme  a  fait  M.  Dufaure,  que  la  politi- 
que du  15  avril  se  résumait ,  à  l'égard  de  l'Espagne,  par  le  mot  jamais,  et  l'on 
s'écrie,  comme  il  a  fait  :  «  Dites-le-moi,  si  ce  n'est  pas  là  une  politique  qui 
nous  soit  propre,  et  si  elle  a  quelque  chose  de  semblable  à  celle  du  cabinet 
qui  nous  a  précédés?  »  Or,  nous  allons  prouver  à  l'instant  même  à  M.  Du- 
faure que  sa  politique  n'est  rien  de  plus  que  celle  du  15  avril ,  et  en  outre,  que 
son  langage  est  encore  au-dessous  de  celui  que  tenait  ce  cabinet. 

Nous  ferons  d'abord  remarquer  que  ce  fut  sous  le  ministère  du  6  septembre 
qu'eut  lieu  une  première  explication  au  sujet  de  l'Espagne,  où  M.  Mole 
exprima  sa  pensée.  M.  Guizot,  avec  sa  hardiesse,  sa  vivacité  d'esprit  ordinaire, 
s'était  écrié  que  si  don  Carlos  arrivait  à  Madrid ,  le  prétendant  ne  serait  que 
plus  embarrassé,  et  qu'il  serait  encore  plus  à  la  merci  de  la  France.  C'est  à 
cette  occasion  que  s'éleva  une  nuance  de  dissentiment  dans  le  cabinet,  et  que 
M.  Mole  déclara  une  première  fois  que  l'arrivée  du  prétendant  à  Madrid  serait 
un  malheur  immense ,  et  que  la  France  de>Tait  faire  tous  ses  efforts  pour  le 
conjurer.  L'occasion  de  se  prononcer  de  la  même  manière  se  présenta  souvent 


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EBVUB.  —  CHRONIQUE.  137 

depuis  pour  le  chef  du  cabinet  du  15  avril ,  et  il  répéta  plus  d'une  fois  cette 
dédaration.  A  Fépoque  du  ministère  du  6  septembre,  M.  Mole  expliqua  dans 
la  ebambre  des  députés  comment  la  question  d*intervention  avait  changé.  Il 
rappela  qu*il  avait  émis  le  premier,  après  la  révolution  de  juillet,  le  principe 
de  noD-intervention ,  qui  consistait  à  établir  que  chacun  est  seul  maître  chez 
soi,  et  que  nul  n*a  le  droit  d'intervenir  dans  letf  affaires  de  son  voisin.  C'est 
avec  ce  principe,  tout  favorable  à  la  révolution  de  juillet,  que  M.  Mole  arrêta 
la  Prusse  qui  se  disposait  à  intervenir  en  Belgique.  C'était,  comme  11  le  disait 
très  bien,  mettre  hors  de  cause  la  propagande  de  la  sainte>alllance.  M.  Mole 
rappela  en  cette  occasion  le  changement  qui  se  fit  depuis  dans  la  presse  oppo- 
sante ,  quand  elle  crut  que  le  ministère  allait  intervenir  en  Espagne.  Le  cri  de 
réprobation  fut  général.  On  crut  que  le  parti  du  gouvernement ,  désigné  alors 
8008  le  nom  de  parti  de  la  résistance,  allait  arrêter  le  mouvement  en  Espagne, 
et  suspendre  le  développement  du  principe  révolutionnaire.  Toute  la  presse  se 
déclara  contre  l'intervention. 

Mais  bientôt  l'incertitude  à  l'égard  de  la  conduite  du  gouvernement  fran^ 
cais  vis-à-vis  de  l'Espagne,  cessa  par  la  publication  du  traité  du  33  avril  1894, 
dit  de  la  quadruple  alliance.  En  ce  qui  concernait  la  France,  il  y  était  dit  : 
<  Dans  le  cas  où  la  coopération  de  la  France  serait  jugée  nécessaire  par  les 
hautes  parties  contractantes  pour  atteindre  le  but  de  ce  traité,  sa  majesté  le 
roi  des  Français  s'engage  à  faire  à  cet  égard  ce  qui  serait  arrêté  d'un  commun 
aœord  entre  elle  et  ses  trois  augustes  alliés  (art.  4).  »  Le  18  août  1834,  un 
traité  additionnel ,  signé  entre  la  France  et  l'Angleterre ,  spécifia  mieux  la  na- 
ture de  leur  concours.  Il  consistait  en  ces  deux  articles  :  «  1*"  Sa  majesté  le  roi 
des  Français  s'engage  à  prendre ,  dans  la  partie  de  ses  états  qui  avoisine  l'Es- 
pagne ,  1^  mesures  les  mieux  calculées  pour  empêcher  qu'aucune  espèce  de 
secours  en  hommes,  armes  et  munitions  de  guerre,  soient  envoyés  du  terri- 
toire français  aux  insurgés  en  F^agne.  2<'  Sa  majesté  le  roi  du  royaume-uni 
de  la  Grande-Bretagne  et  d'Irlande  s'engage  à  fournir  à  sa  majesté  catholique 
tous  les  secours  d'armes  et  de  munitions  que  sa  majesté  catholique  pourra  ré- 
clamer, et  en  outre  à  l'assister  avec  des  forces  navales,  si  cela  est  nécessaire.» 
Cest  en  cela  que  consistent  les  obligations  de  la  quadruple-alliance.  Le  minis- 
tàre  du  15  avril  a  cependant  entretenu  des  statk)ns  navales  sur  les  oêtes  d'Es- 
p^ne  pour  empêcher  la  contrebande  carliste ,  et  souvent  nos  vaisseaux  ont  été 
employés  à  transporter  les  troupes  constitutionnelles  d'un  point  vers  un  autre. 
Du  côté  des  Pyrénées,  il  a  défendu  le  passage  des  carlistes  autant  qu'il  a  été 
possible;  il  a,  au  contraire,  accordé  le  passage  sur  notre  territoire  aux  soldats 
de  la  reine  toutes  les  fois  qu'il  a  été  demandé;  et  le  cabinet  espagnol  ayant 
demandé,  en  1838,  le  passage  pour  un  corps  considérable  qui  allait  renforcer 
les  lignes  d'Hemani  et  de  SaintpSébastien,  non-seulement  M.  Mole  l'accorda, 
mats  la  réponse  fut  transmise  par  le  télégraphe,  de  peur  qu'elle  n'arrivât 
trop  tard.  Le  traité  obligeait  le  gouvernement  à  ne  prohiber  que  les  secours 
en  hommes ,  en  argent ,  en  armes  et  en  munitions  portés  à  don  Carlos  ;  le  ca- 
binet du  16  avril  prohiba  de  son  chef  les  efito  d'babiltonent  et  d'équipe* 


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138  RBVOB  DES  BBUX  MOIIDBS. 

meDt,  les  chevaux,  les  bestiaux,  les  viandes  fratches  et  salées,  les  légumes, 
les  grains,  et  de  ces  prohibitions  résultait  une  perte  de  deux  millions  par  année 
pour  les  départemens  du  midi ,  aux  réclamations  desquels  H.  Thiers  loî-méme 
avait  été  obligé  de  céder  sur  ce  point.  H  rendit,  en  effet,  le  blocus  moins  sé- 
vère, et  modifia  Tordonnanoe  du  3  juillet  1885.  Les  bâtimens  de  nos  stations 
étaient  au  nombre  de  douxe ,  Us  avaient  ordre  d'aider  de  tous  leurs  efforts  aux 
oonstitutoinels,  sans  cooptotion  armée  toutefois.  Deux  corps  de  troupes  à 
r^t  de  rassemblement,  quatorze  brigades  de  gendarmerie,  et  une  légion  de 
douaniers,  cernaient  la  frontière  des  Pyrénées.  Que  fait  de  plus  le  ministère 
actuel? 

Il  parle  vivement  en  faveur  de  FEspagne;  mais  nous  n^avons  jamais  entendu 
M.  Moié  parler  contre  l'Espagne.  Il  niait  seulement  la  convenance  d'aller  en 
Espagne  consolider,  par  nos  armes,  la  politique  du  gouvernement  de  la  reîne^ 
et  il  prononçait  ces  paroles,  en  1837,  à  la  chambre  des  députés  :  «  Henri  I>% 
messieurs,  disait  à  Sully  qu'un  roi  de  France  ne  devait  jamais  recourir  à  des 
baïonnettes  étrangères;  ajoutons,  croyez-moi,  qu'aucun  peuple  ne  leur  devra 
jamais  ses  institutions  et  sa  liberté.  »  Quel  est,  nous  le  demandons,  le  lan-. 
gage  le  plus  libéral  et  le  plus  élevé,  celui  de  M.  Mole  ou  celui  de  M.  Dufaure? 

Le  cabinet  du  16  avril  n'a  pas  fait  assez  pour  l'Espagne ,  au  gré  de  M.  Du- 
faure  qui  ne  fait  et  qui  ne  fera  rien  de  plus?  Voyons  encore  les  faits.  Pouvaitr 
on  intervenir,  même  si  on  l'avait  voulu  ?  A  une  autre  époque  que  celle  du 
ministère  du  15  avril,  en  juin  1835,  le  gouvernement  de  la  reine  Christine 
réclama,  il  est  vrai ,  l'assistance  militaire  de  la  France.  La  France  consulta 
l'Angleterre  son  alliée,  avec  laquelle  il  était  obligatoire  d'agir  de  concert.  Les 
trois  questions  suivantes  furent  adressées  au  cabinet  de  Londres  :  «  Y  a-t-il 
lieu  à  déférer  à  la  demande  d'une  intervention?  L'Angleterre  y  coopérera-elle? 
L'Angleterre  verra-t-eUe  dans  une  intervention  un  ea$us  firderis ,  c'est-à-dire 
une  juste  application  des  traités  du  22  avril  et  du  18  août  1834?  L'Angletenre 
répondit  à  ces  trois  questions  de  la  manière  la  plus  négative.  Pendant  un 
an ,  la  politique  du  cabinet  anglais  fut  toujours  la  même;  il  refusa  d'intervenir 
et  de  reconnaître  à  la  France  le  droit  d'intervenir  seule.  Ce  ne  fut  qu'en  1836, 
au  mois  de  mars,  que  le  gouvernement  anglais  annonça  à  notre  ambassadeur, 
à  Londres,  que  le  moment  lui  semblait  arrivé  de  débarcpier  des  soldats  de 
marine,  pour  défendre  les  places  maritimes  dé  l'Espagne,  menacées  par  les 
carlistes,  et  il  invitait ,  en  conséquence ,  la  France  à  prendre  part  à  la  coopé- 
ration, en  occupeant  le  fort  du  Passage,  Fontarabie  et  la  vallée  de  Bastan. 
M.  Thiers,  que  les  ministres  actuels  ont  écarté  des  affaires,  sous  prétexte  qu'il 
était  trop  prononcé  pour  la  coopération ,  en  même  temps  qu'ils  cherchent  à 
gagner  les  partisans  de  M.  Thiers,  en  s'éehauffant  à  froid  pour  l'Espagne, 
M.  Thiers  fefusa.  M.  Thiers  ne  se  montra  pas  seulement  modéré  et  prudent 
en  cette  circonstance,  M.  Thiers  se  montra  politique  profond.  Sa  dépêche, 
datée  du  18  mars  1836,  est  un  chef-d'oeuvre.  Il  établit,  avec  la  plus  haute 
raison  »  que  toute  .coopération  de  ce  genre  mènerait  in&iUiblement  à  l'inter- 
^psntioa  la  plus  dimUe;  que  l'intervealkm  serait  sans  biit^  sans  dignité^  si 


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EBVUS.  ~CIIB0HIQUB.  IM 

efle  ii*étâit  feile  de  manière  à  pacifier  l'Espagne,  outre  qne  Hmervention  ou 
la  coopération  ne  comptait  plus  ni  majorité,  ni  partisans  influons  en  Franee; 
et  Isi  choses  en  restàrent  là.  M.  Dufaure  et  M.  Passy  étaient  alors  les  admira- 
tiBiseidasi£s  de  M.  Thiers,  et  ils  faisaient  bien.  Us  admiràfeat  sans  doute 
cette  lésolalîon;  maisqu'étaiH»,  au  fond  et  en  résultat,  sinon  la  pensée  du 
Uavnl? 

Phis  tard ,  le  cabinet  du  %2  février  crut  à  la  nécessité  d'une  intenention. 
M.  de  Boîs-le-Gomte,  note  envoyé  à  Madrid,  écrivit  dans  un  sens  contraire, 
et  insista  sar  les  traités  qui  n'admettent  pas  Tintervention.  Ainsi,  ce  cabinet 
timnait  deB  sentimens  contraires  à  l'intervention  dans  ses  meilleurs  agens. 
Suis  le  cabîiMt  mteie  du  33  février  se  trouvaient  des  adversaires  de  Finter- 
mÉon  et  de  toute  espèce  de  coopération.  Les  ministres  actuete  du  âers-paiti 
ngnorrat  moins  que  personne. 

Où  donc,  encore  une  fois,  est  cette  politique  si  afférente  de  la  politique  du 
U  avril?  Nous  la  cherchons  en  vain.  Nous  avons  dit  que  les  paroles  mêmes  du 
akmî  do  16  avril  étaient  aussi  favorables  à  l'Espagne  que  les  déclamations 
da  ministres  actuels.  M.  Dufaure  a  dit  héroïquement,  il  y  a  deux  jours  : 
«  Kotre  cabinet  ne  prononce  pas  le  mot  jamais.  Il  agira  quand  il  fendra.  »  Le 
cabinet  actuel  fiait  bien,  en  effet,  d'éviter  le  mot  jamais,  car  le  chef  de  ce 
c^net  a  tenu,  dans  la  même  semaine,  deux  langages  dififérens,  dans  la 
dambre  des  pairs  et  dans  la  chambre  des  députés;  ce  qui  feisait  demander 
spirituellement  par  M.  de  la  Redorte  :  «  S'il  y  avait  deux  Espagnes,  comme  il 
T  a  deux  chambres.  »  Quant  aux  paroles  de  M.  Duâiure,  M.  Mdé  en  a  dit , 
avant  Im ,  de  semblables.  Il  disait ,  dans  la  séance  du  18  janvier  1897  :  «  Si 
les  chances  devenaient  favorables  au  prétendant,  à  ce  point  que  l'on  pût  crain- 
dre ses  succès ,  je  prendrais  conseil  des  circonstances ,  et  je  calculerais  ce  que 
la  France  peut  mettre  d'hommes  et  d'argent  au  service  d'une  cause  quelcon* 
que.  «  Dans  une  autre  séance,  le  4  janvier  1898,  le  président  du  conseil  disait  : 
«  Une  fois  engagé  dans  l'intervention ,  je  serais  d'avis,  plus  que  personne ,  d'y 
employer,  s'il  fallait  réussir,  toutes  les  forces  de  la  France.  »  Et  quelques  jours 
plus  tard  :  «  Je  ne  dis  pas  qu'en  aucun  cas  nous  ne  devions  aller  en  Espagne. 
Ponr  une  détermination  pareille,  il  n'y  a  que  les  circonstances  à  consulter.  » 
Et  enfin,  M.  Mole  répéta,  comme  il  l'avait  déjà  dit,  contrairement  à  M.  Gubsot, 
que  l'arrivée  de  don  Caries  à  Madrid  serait  un  malheur  immense,  et  que  la 
France  devrait ,  en  pareil  cas ,  user  de  toutes  ses  ressources  pour  le  repousser. 
5ous  demandons  à  M.  Du&ure  s'il  peut  raisonnablement  placer  parmi  toutes 
c«8  paroles  prononcées  dans  une  longue  période  de  temps,  le  fameux  mot 
jasiafs,  prêté  à  M.  Mole.' 

U  £aut  le  dire  aux  ministres  du  12  mai ,  ce  n'est  pas  en  faisant  une  guerre 
li  puérile  à  leurs  prédécesseurs  qu'ils  s'élèveront  bien  haut.  Nous  voyons  bien 
rembarras  qu'éprouvent  à  parler  à  la  tribune  les  ministres  actuels,  séparés  de 
piinripes,  divisés  d'opinion  comme  ils  sont;  mais  le  besoin  de  remplir  quel- 
(jaes  vides  dans  undisoours  ne  devrait  jamais  entsatter  au*delà  das  Umitesde 


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IM  REVUE  BBS  DEUX  MONDES. 

la  justice  et  de  la  vérité.  Quant  à  noiis,  on  nous  trouvera  toujours  prêts  à  y 
rappeler  ceux  qui  s*en  écarteront. 

Si  les  dernières  nouvelles  deConstantinople  se  confirment ,  la  question  d^O- 
rient  changerait  subitement  de  face,  et  il  faudrait  se  résoudre  à  l'anéantisse- 
ment du  siaiu  quo  et  à  la  guerre.  Le  manifeste  de  la  Porte  ottomane,  pu- 
blié par  la  Gazette  d'Augshourg^  est,  à  coup  sûr,  une  pièce  bien  importante, 
si  elle  n'est  pas  apocryphe.  Le  sultan  élève  contre  son  vassal  des  griefe 
de  religion,  et  en  cela,  l'esprit  de  l'Orient  se  montre  tout  entier;  mais 
d'autres  grieâ  ont  été  inscrits  dans  ce  document,  ce  sont  même  les  seuls  qui 
aient  une  portée  politique.  Or,  ces  griefis  étant  tout  anglais,  on  est  amené  à 
se  demander  quelle  main  les  a  glissés  dans  cette  pièce.  Méhémet-Ali  est  ac- 
cusé par  le  sultan  de  n'avoir  pas  voulu  laisser  traverser  ses  états  par  un  corps 
de  troupes  anglaises  qu'on  voulait  embarquer  à  Suez  pour  Bombay,  et  il  in- 
trigue, dit  le  maiiifèste,  pour  empêcher  l'Angleterre  de  s'emparer  d'Aden  et 
de  s'y  établir.  En  conséquence,  il  est  regardé  eomme  un  traître  par  le  gou-^ 
vemement  ottoman ,  qui  déclare  qu'il  ne  peut  tolérer  cet  état  de  choses.  D'au- 
tres lettres ,  venues  également  par  l'Allemagne ,  annoncent  que  c'est  Tin- 
fluence  anglaise  qui  pousse  le  sultan  à  la  guerre,  et  Ton  attribue  les  efforts 
que  lord  Ponsonby  fait  pour  exciter  le  sultan  contre  le  vice-roi  d'Egypte  à 
Vexcentricité  de  l'ambassadeur.  Si  lord  Ponsonby  agit  dans  le  sens  qu'on 
lui  prête,  et  déjà  le  manifeste  de  la  Porte  donne  à  penser  à  ce  sujet,  il  n'y 
aurait  pas  la  moindre  excentricité  dans  sa  conduite ,  et  elle  serait ,  selon 
toutes  les  apparences,  conforme  aux  instructions  qu'il  reçoit  d'Angleterre. 
Mais,  encore  une  fois,  toute  la  question  d'Orient  se  trouverait  changée,  et 
d'une  manière  bien  subite. 

L'Angleterre  a  fait  depuis  quelques  années  de  grands  efforts  pour  s*ouvrir 
un  chemin  permanent  à  travers  l'Égy'pte;  tout  le  monde  le  sait.  Le  traité  de 
commerce  du  18  avril  1338,  qu'elle  a  fait  signer  au  sultan,  était  surtout  dicté 
par  le  sentiment  qui  anime  l'Angleterre  contre  Méhémet-Ali  depuis  le  refus 
de  eouper  une  partie  de  ses  états  par  un  chemin  de  fer  à  l'usage  de  l'Angle- 
terre. La  prise  d'Aden  a  suivi  de  près  les  nouvelles  combinaisons  du  gouver- 
nement britannique.  Trois  cents  pièces  d'artillerie  ont  été  envoyées  par  les 
Anglais  dans  cette  place,  et  leur  dessein  est  d'en  faire  un  Gibraltar  en  Orient. 
La  ville  d'Aden ,  située  au  midi  de  l' Yemen ,  est  extrêmement  favorable  à  ce 
projet ,  et  on  ne  conçoit  pas  l'aveuglement  de  la  Porte,  qui  prend  fait  et  cause 
pour  l'Angleterre  dans  cette  circonstance.  L'arrivée  toute  récente  des  Anglais 
dans  le  Sind  annonce  également  qu'un  vaste  plan  se  combine  dans  les  conseils 
de  cette  puissance,  pour  prendre  en  Orient  une  position  aussi  forte  et  aussi 
étendue  que  serait  celle  de  la  Russie,  si  cette  dernière  s'emparait  de  Constanti- 
nople.  Le  plan  de  l'Angleterre  date  de  deux  ans  environ ,  et  quelques  gouver- 
nemens  étrangers  en  ont  déjà  eu  indirectement  connaissance.  Il  consiste  à 
s'emparer  de  TÉgypte  aussitôt  que  la  Russie  aura  envahi  les  provinces  turques 
par  suite  du  traité  dIJnkiar-Skélessi,  ou  de  quelque  autre  combinaison. 


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I 


REVUB.  —  GHBONIQUB.  111 

à  étendre  la  domination  anglaise  sur  le  royaume  de  Grèce ,  avec  lequel  T  Angle- 
terre vient  précisément  de  rompre ,  et  à  relier  cette  double  position  par  Aden , 
k  Sind ,  le  Lahor,  et  les  possessions  anglaises  des  Indes  orientales.  La  France 
se  trouverait  ainsi  tout  à  coup  en  présence  de  deux  colosses,  F  Angleterre  et 
la  Russie,  et  on  répondrait  à  ses  réclamations  en  lui  montrant  Alger  et  la 
partie  de  TAfrique  qu'elle  s*est  adjugée.  L'Angleterre  ne  commencera  pas  la 
guerre,  elle  ne  se  jettera  sur  ses  gages  que  lorsqu'elle  y  sera  forcée;  nuds  il 
est  permis ,  à  la  lecture  du  manifeste  de  la  Porte  et  des  nouvelles  récentes  de 
Constantinople,  de  se  demander  si  la  diplomatie  anglaise  ne  bâte  pas  indbree- 
tement  ce  moment.  Dans  un  tel  état  de  choses ,  la  France  et  l'Autricbe  se 
trouveraient  liées  par  des  intérêts  communs.  Dans  tous  les  cas ,  en  poussant  la 
Turquie  à  la  guerre,  l'Angleterre  courrait  peu  de  risques  d'après  les  projets 
qui  se  révèlent  aujourd'hui.  Si  la  Turquie  triomphait  du  pacha ,  la  route  par 
FÉgypte  serait  ouverte  à  l'Angleterre,  grâce  aux  bonnes  dispositions  du  sultan , 
et  l'équilibre  européen ,  un  peu  rétabli ,  permettrait  à  l'Angleterre  d'observer 
encore  les  évènemens  et  de  les  attendre  avec  patience.  Dans  le ^as  contraire, 
l'Angleterre  se  trouverait  nantie,  et  pourrait  combattre  avantageusement  l'in- 
fluence de  la  Russie  en  Orient.  En  attendant,  et  dans  l'incertitude,  malheu- 
r^isement  très  facile  à  dissiper,  où  nous  sommes,  le  manifeste  de  la  Porte 
ottomane  ne  vient-il  pas  comme  à  pomt  pour  montrer  l'impossibilité  de  pra- 
tiquer le  système  que  la  commission  de  la  chambre  a  proposé  au  gouverne- 
ment, par  l'organe  de  son  rapporteur,  M.  Jouffroy? 

Cette  politique  est  celle  qui  a  été  déjà  proposée  par  M.  Janvier,  député 
doctrinabre,  et  dont  on  doit  la  pensée,  dit-on ,  à  M.  de  Broglie.  Elle  consiste  à 
s'avancer  délibérément  à  la  conquête  du  statu  gt/o,  en  formant  une  confédé- 
ration pour  le  maintenir.  A  cet  effet,  la  Turquie  serait  invitée  formellement  à 
signer  un  traité  de  garantie  réciproque  avec  la  France,  l'Angleterre,  et,  s'il 
se  peut,  avec  l'Autriche.  Assurément,  si  ces  trois  puissances  consentent  à  si- 
gner un  tel  traité,  toutes  les  difficultés  seront  résolues  ;  mais  il  ne  faut  pas  se 
bercer  de  chimères  :  si  le  manifeste  de  la  Porte  est  authentique ,  l'Angleterre  ne 
se  joindra  pas  sincèrement  à  nous,  et  il  lui  sufQra  d'influencer  le  gouverne- 
ment turc  pour  faire  échouer  toutes  les  négociations.  Or,  de  bonne  foi ,  où  est 
l'intérêt  de  la  France  à  se  lancer  ainsi  dans  les  affaires  d*Orient,  en  présence 
des  symptômes  qui  se  manifestent?  Devant  de  tels  indices,  la  France  doit  se 
montrer  prudente,  se  maintenir,  il  est  vrai,  dans  l'alliance  anglaise,  mais  se 
(aire  rendre  promptement  compte  des  desseins  de  l'Angleterre,  et  faire,  vis-à- 
vis  d'elle-même,  ses  réserves  sur  l'Orient.  L'Angleterre  ne  se  réserve-trelle  pas 
aussi  sur  certains  points? 

Une  alliance ,  comme  toutes  les  grandes  affaires  de  ce  monde  ^  est  une  chose 
complexe;  deux  nations  n'englobent  pas  tous  leurs  intérêts  dans  les  stipula- 
tions bienveillantes  d'un  traité  d'alliance,  nous  le  voyons  chaque  jour  depuis 
neuf  ans.  Au  Mexique,  nous  étions  menacés  de  la  guerre  avec  l'Angleterre  et 
les  États-Unis,  qui  ne  sont  pas  alliés  cependant,  mais  que  leurs  intérêts  eus- 
sent rapprochés  là  contre  nous.  Dans  la  mer  de  Marmara,  nous  pourrions 


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itô  Rinnm  ms  veux  Hoiides. 

atoir  quelqna  jour  contre  nous  la  Russie  et  T Angleterre.  Soyons  ^one  de 
la  France  et  pour  la  France.  MettonsHious  activement  en  défense  et  dans  le 
cas  de  prendre  au  besoin  une  attitude  agressive,  et  profitons  des  avantages 
d'une  rituation  qui  en  a  quelques-uns,  toute  critique  qu'elle  est.  En  présenee 
de  deux  cabinets  qui  ont  leurs  plans  arrêtés,  ayons  un  plan ,  s'il  est  possible, 
et  ftf  pelons-nous  surtout  que  la  Russie  n'a  que  des  pensées  russes,  l'Angle- 
lenre  que  des  vues  anglaises.  L'isolement,  en  pareil  cas,  est  la  force,  car 
nous  ne  pouvons  vouloir  tout  ce  que  veut  F  Angleterre;  si  elle  veut  l'Egypte 
et  la  Grèce,  nous  ne  pouvons  pas  raisonnablement  les  lui  donner.  Les  vues 
de  l'Angleterre  resteront  peut-être  long^temps  sans  exécution.  Un  événement 
peut  les  précipiter;  mais  elles  sont  de  telle  nature,  qu'elles  se  transmettront 
sans  doute  d'un  cabinet  à  l'autre,  et  que  les  tories,  plus  encore  que  les  whigs, 
SttX)nt  ardens  à  les  exécuter.  Le  temps  ne  fait  rien  à  l'afiaire.  Les  projets  des 
Russes  s'accomplissent  bien  depuis  un  siècle  et  demi.  Le  râle  de  la  France  est 
bien  difficile  au  milieu  de  ces  fortes  et  audacieuses  comUnaisons ,  et  nous  le 
disons  à  regret  la  direction  de  nos  affaires  étrangères,  conduites  par  des 
mains  si  inexpérimentées,  en  cette  matière,  que  celles  de  M.  le  maréchal  Soult, 
n'est  pas  faite  pour  nous  rassurer. 


On  vient  de  jouer  une  étrange  pièce  sur  un  théâtre  qui  veut  prendre  àek 
allures  littéraires.  La  Jeunesse  de  Goeihe  est  un  mythe,  mais  un  mythe  par- 
faitement intelligible,  chose  rare.  La  clarté  du  symbolisme  tient  sans  doute 
à  ce  que  la  pièce  n'est  pas  seulement  allemande,  mais  aussi  française  :  aile- 
mande,  en  ce  qu'elle  personnifie  je  ne  sais  quelle  lutte  imaginaire  do  génie 
Contre  la  critiqué;  française,  en  ce  qu'elle  renouvelle  rorgueilleuse  extase 
d'Olyitapio  se  diamant  à  luî-mAne  Fhymne  de  sa  destinée  dominatrice.  Chez 
M**  Colet,  lecrfâque  est  un  eunuque,  un  parasite,  un  çéani  sur  des  èchas" 
ÈÊtf  etc.,  comme  il  est  un  cham'piqnon  dans  Us  Vo\x  Intérieures:  mais  il  n'y 
a  qu'égalité  d'injures,  et  j'admire  trop  lé  génie  puissant  de  M.  Victor  Hugo 
pour  le  nommer  à  propos  de  M^*  Colet.  La  pièce  jouée,  il  y  a  quelques  jours, 
au  théâtre  de  la  Renaissance ,  affiche  très  haut  la  rare  prétention  d'être  litté- 
tare,  Nous  ne  blâmerons  certainement  pas  une  aussi  louable  tendance;  mais 
plus  le  dessein  annonçait  de  grandeur,  plus  il  fallait  que  l'exécution  y  répon- 
dît :  or,  la  Jeunesse  de  Goe^e  ne  nous  parah  remplir  aucune  des  lois  les  plus 
éiémentaStes  de  l'art  théâtral. 

Le  lieu  de  la  scène  ne  me  semble  pas  choisi  avec  ce  taet  exquis  qu'il  faudrait 
quelque  peu  demander  aux  femmes,  de  plus  en  plus  nombreuses,  qui  font 
métier  d'écrire.  Lebrun,  venant  dire  que  Vencre  sied  mal  aux  doigts  de  rose, 
serait  aujourd'hui  hué;  mais,  sans  vouloir  nous  reporter  aux  innooens  mou- 
tons de  M"'''Deshoulières,  n'est-il  pas  permis  de  croire,  qu'à  moins  d'être 
M""*  de  Staël  ou  George  Sand,  et  de  se  mettre  ainsi,  par  le  génie,  hors  des 
conditions  ordinaires,  la  réserve  et  la  délicatesse  dans  l'art  siéent  surtout  aux 
femmeà?  L'hfltefierie  de  PEldotadb  ne  tesseiâbte  oliBefliem,  àafis  auc^n 


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aBYUB.  —  GHitmaQUB»  143 

doute,  au  lieu  où  se  passe  le  quatrième  acte  du  Rot  s'amuie:  mais  oe  n'est  pas 
cepeodant  un  salon  de  très  bon  ton ,  et  Charlotte  fait  bien  de  comparer  sa  joie 
à  celle  d'une  jeune  griseiie,  II  y  a  des  vases  de  fleurs,  des  amphores,  des 
tableaux,  des  instrumens  de  musique  sur  la  seène  ;  mais,  dans  la  prosaïque 
réalité  des  choses,  ce  n'est  là  qu*une  auberge  où  de  jewmes  foui  manent ,  le 
soir,  souper,  danser,  faire  de  la  musique  avec  les  aeiriees,  les  élèfes  du  eoB- 
«nratoire ,  que  le  plus  souvent  ils  ne  connaissent  pas.  Goethe  dit  : 

Amis ,  faisons  des  vers  pour  ces  enchanteresses, 
Si  nous  sommes  leurs  dieux,  qu'elles  soienrnos  prétresses! 
Cueillons  leur  frais  sourire  et  leur  brûlant  r^ard , 
Demandons-leur  l'amour  en  échange  de  l'art. 

Ced,  j'imagine,  se  passe  le  plus  simplement  du  monde,  dans  rinnocence 
parÊûte  des  mœurs  allemandes.  C'est  un  point  de  vue  qu'il  faut  accepter. 

Devenue  libre,  par  la  mort  de  son  mari,  Charlotte,  la  première  maltresse 
de  Goethe,  qui  avait  été  forcée  de  faire  passer  les  intérêts  de  sa  famille  avant 
aoQ  amour,  Charlotte  se  déguise  parmi  les  jeunes  actrices  qui  viennent  chaque 
loir  à  l'Eldorado  se  divertir  avec  des  jeunes  gens  comme  Goethe,  Lavater  et 
Schlegel.  La  récitation  d'tme  scène  de  Faust,  analogue  à  la  circonstance, 
fournit  à  Goethe  l'occasion  de  déclarer  la  passion  violente  que  lui  fait  rite 
eoaoevoir  une  ressemblance  si  exacte  et  si  émouvante.  Mais  Chariotte,  trou- 
vant que  oe  nouvel  amour  rit  exclusivement  de  souvenir  et  s'adresse  trop  au 
passé,  s'enfuit,  dit-elle,  pour  ne  plus  revenir.  Cela  donne  à  Goethe  de  grandes 
eolères  contre  les  femmes ,  colères  qui  s'exhalent  en  tirades  de  mauvais  goût, 
parodie  romantique  des  phrases  de  Gros-René,  dans  le  Dépit  Amoureux, 
Lavater  et  Schlegel,  absens  un  instant,  reviennent  à  propos  :  on  soupe,  et 
Goethe,  dont  l'humeur  dure  toujours  contre  toute  une  moitié  du  genre 
humain ,  s'engage  d'honneur  à  épouser  la  première  femme  qu'on  lui  amènera  « 
et  il  se  trouve  que  Charlotte ,  qu'on  croyait  disparue ,  est  très  habilement  intrih 
duite,  avec  un  voile  ingénieux  sur  le  visage,  voile  qui  prolonge  l'action  de 
quelques  instans,  et  empêche  Goethe  de  la  reconnaître  tout  de  suite,  et  de  bénir 
le  hasard  et  son  bonheur.  Pour  ma  part ,  je  suis  un  peu  ici  de  l'avis  de  Schl^el  : 

Le  dénouement  est  digne  du  poème... 

Cest  tout-à-fait  le  contraire  à'Hemani;  dans  la  pièce  de  M.  Hugo,  un  inepte 
senneht  empêche  le  mariage,  ici  il  Tamène. 

mais  il  est  facile  de  voir  que  ce  n'est  là  qu'un  canevas  théâtral ,  pour  la 
pensée  symbolique  qui  a  présidé  à  l'œuvre,  je  veux  dire  l'apothéose  du  génie 
poétique  et  l'immolation  de  la  critique.  Goethe  est  le  mythe  du  barde  prédes- 
tiné et  élu ^  qui  expUq;ue  la  science,  devine  le  ctel,  comprend  l'infini ,  etc  ; 
Schlegel  est  un  homme  de  néant,  un  nain  qui  paraît  un  qéant  (comme  cela 
est  de  rigueur  pour  la  rime),  un  envieux,  un  eunuque,  un  critique  enfin, 
c'est-à-dh«,  dans  la  pensée  de  M""  Colet,  une  espèce  de  garde  chiourme  litté- 
raire. Voilà,  j'espère,  une  formidable  tête  de  Gorgone  présentée  à  ceux  qui  ne 
•IncUnent  pas  devant  le  dithyrambe  du  Uusée  de  VersaWies  de  M"«  Louise 


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lU  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

G)let.  Mais ,  dans  la  bouche  de  Goelhe ,  cela  n'a  pltu»  de  sens  ;  il  était  trop  poli 
pour  dire  de  pareilles  impertinences  à  son  ami  Sehiegel. 

Tout  ceci  n'est  donc  que  ridicule,  et  on  laisserait  passer  toutes  ces  petites 
tirades  gonflées  de  venin ,  toute  cette  petite  rage  littéraire,  toute  cette  mes- 
qiûne  parodie  d'Olympio ,  s'il  n'y  avait  ici  des  tendances  aristophaniques  plus 
que  singulières.  Passe  encore  pour  l'imitation  des  hymnes  personnelles  de 
M.  Hugo  et  des  anachronismes  qu'on  pardonne  au  prodigieux  génie  de 
Shakspeare.  Il  y  a ,  dans  la  pièce  de  W  Colet ,  un  vieux  caporal  de  la  famille 
des  sergens  de  M.  Scribe  ;  il  en  a  le  patois  et  les  plaisanteries  de  bon  ton ,  et ,  de 
plus  qu'eux,  il  s'enivre  sur  la  scène  et  compare  les  pages  de  Werther  à  du 
kirsch,  ce  qui  procède  d'une  belle  Imaginative,  et  est  assurément  un  progrès. 
Ce  Truman  ressemble  à  Mathusalem,  car  il  a  servi,  au  temps  de  Riche- 
lieu ,  sous  Wallenstein ,  et  il  verse  à  boire  à  Goethe  dont  la  mort  date  d'hier. 
On  rencontre  des  anachronismes  pareils  dans  Shakspeare;  mais ,  ce  qu'on  n'y 
trouve  pas,  ce  sont  ces  inconvenantes  prétentions  aristophaniques  qui  mettent 
en  scène  les  gens  vivans.  Dans  sa  solitude  de  Bonn,  notre  illustre  et  savant  colla- 
borateur, M.  Guillaume  de  Sehiegel ,  tiendra  sans  doute  fort  peu  de  compte  de 
ces  injures  qui  ne  l'atteignent  pas ,  et  qui  paraissent  s'adresser  bien  plutôt  à  lui 
qu'à  son  frère  Frédéric,  l'érudît,  mort  il  y  a  quelques  années.  Les  critiques  sont 
accusés,  à  presque  tous  les  vers  de  la  pièce  de  M™'  Colet,  de  n'avoir  que  de 
Tesprit  et  point  de  cœur.  Sehiegel ,  toutefois ,  n'y  a  pas  même  cette  part  et  ce 
rôle;  car,  si  M™"  Colet  ne  lui  a  point  donné  d'ame,  elle  s'est  fort  gardée  aussi 
de  lui  donner  de  l'esprit.  Quoi  qu'il  en  soit,  M.  de  Sehiegel  est  et  restera  le 
premier  critique,  et  l'un  des  plus  remarquables  poètes  de  l'Allemagne  mo- 
derne. S'il  a  plu  à  une  jeune  femme  de  le  travestir  sur  la  scène ,  dans  une 
comédie  que  ne  peuvent  sauver  quelques  vers  colorés  et  un  incontestable 
talent  poétique,  nous  tenions  à  ce  qu'il  y  eût ,  à  cette  occasion ,  dans  un  pays 
qui  apprécie  et  respecte  depuis  long-temps  la  haute  renommée  des  Sehiegel , 
une  protestation  énergique.  C'est  là  surtout  le  but  de  ces  lignes. 

—  L'intéressant  voyage  du  lieutenant  Alexandre  Burnes,  dont  il  est  ques- 
tion dans  la  lettre  politique  sur  VOrient  de  cette  livraison ,  a  été  traduit  par 
M.  .Eyriès ,  sous  le  titre  de  Voyages  de  Vembouchure  de  V Indus  à  Làlior, 
Cahwd-BaVkh  et  à  Boukkara ,  et  retour  par  la  Perse.  Cet  ouvrage  forme  trois 
volumes  in-8°,  qui  sont  accompagnés  d'un  atlas  parfaitement  gravé,  où  se 
trouve  la  carte  de  l'Asie  centrale ,  des  vues  de  l'Inde  et  des  portraits  (1). 

—  M*"'  Desborde^-Valmore,  l'auteur  de  tant  de  charmantes  poésies,  vient  de 
publier  un  nouveau  roman  d'un  intérêt  simple  et  vrai,  sous  le  titre  de  VioletU  (2). 

(1)  Chez  Arthus  Bertrand ,  rue  Hautefeuille ,  S3.  Prix  :  30  fr.  avec  Tatlas. 
(8)  2  vol.  in-8«,  chez  Dumont ,  au  Palais-Royal. 


V.   DE  MABS. 


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GABRIEL. 


3E®SGJ^Sf  2I^ILI^2L<DSllrïB» 


TROISIÈME   PARTIE.* 

Du»  un  vieux  petit  ctstel  pauvre  et  délabré ,  appartenant  à  Astolphe  et  situé  au 
fond  des  bois.  —  Une  pièce  sombre  avec  des  meubles  antiques  et  fimés. 

•CÂinS  FREHiÈmE. 

SETTIMIA,  BARBE,  GABRŒLLE,  FRÈRE  GOMB. 

(IIBeUimU  et  Btrbe  traTalltent  prèf  d'une  fenêtre  ;  Gabrlelle  brode  au  métier,  préside 
rauire  fesélrt;  fk^re  CAme  va  de  Tune  à  Tautre,  en  te  traînant  toardement ,  et  l'ar- 
réiant  tootioun  prêt  de  Gabrielle.) 

FRisS  COm,  à  GabrleDe,  à  demi-voix. 

Eh  bien  !  signora ,  irez-vons  encore  à  la  chasse  demain? 

GABRISLLB,  de  même ,  d'an  ton  firoid  et  bmaqne. 

Ponrcfooi  pas,  frère  CAme,  si  mon  mari  le  tfonye  bon? 

FRÈRE  COMB. 

Oh!  TOUS  répondez  toujours  de  manière  à  couper  court  à  toute 
oonyersationi 

GABRIELLE. 

G*est  que  je  n*aime  guère  les  paroles  inutiles. 

.  FRÈRE  COME. 

Eh  bien!  vous  ne  me  rebuterez  pas  si  aisément,  et  je  trouverai 
matière  à  une  réflexion  sur  votre  réponse.  (GabHeUe  garde  ic  sUence,C6me 

(1)  Tojez  la  livraison  du  1«  Juillet. 

TOMB  XIX.  »  15  lUILLBT  1889.  10 


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1V6  UBYUB  DBS  MinX  HOHIffiS. 

reprend.)  C'est  qu*à  la  place  d*Astolphe  je  ne  vous  verrais  pas  volontiers 
galoper,  sor  un  cheval  ardent,  parmi  les  marais  et  les  broossaiDes. 

(Gabrielle  garde  toujours  le  silence,  Côme  reprend  en  baissant  b  roix  de  plut  en  plus.} 

Oui!  si  j*avais  le  bonheur  de  posséder  une  femme  jeune  et  belle,  je 
ne  voudrais  pas  qu'elle  s'exposAt  ainsi...  (Gabrieiie  se  lère.) 

SETTmiA  ,d*iiBe  ?  oix£ôi|ie  et«igre. 

Vous  êtes  déjà  lasse  de  notre  compagnie? 

GABRIELLB. 

J*ai  aperçu  Astolphe  dans  l'allée  de  marronniers;  il  m'a  fait  signe, 
et  je  vais  le  rejoindre. 

FRÈRE  COME,  bas. 

Vous  accompagnerai-je  jusque-là? 

GABRIELLE ,  haut. 
Je  veux  aller  seule.  (EUe  son.  Frère  Côme  revient  vers  les  autres  en  ricanant.) 

FRERE  COME. 

Vous  l'ayez  entendue?  Vous  voyez  comme  elle  me  reçoit?  Il  feudra, 
madame,  que  votre  seigueurie  me  dispense  de  travailler  à  l'œune 
de  son  salut;  je  suis  découragé  de  ses  rebuffades  :  e'est  un  petit  esprit 
fort ,  rempli  d'orgueil ,  je  vous  l'ai  toujours  dit. 

SBTtlMIA. 

Votre  devoir,  mon  père ,  est  de  ne  point  vous  décourager  quand 
il  s'agit  de  ramener  me  ame  égarée;  je  u*tà  pas  besoin  de  vous 
le  dire» 

BARBE ,  se  lère,  met  ses  lunettas  sur  son  nez  et  ra  ejaminer  le  métier  de  GabrieUe. 

J*en  étais  sûre  !  pas  ua  point  depuis  hier  1  Vous  croyez  qu'elle  tra- 
vaille? elle  ne  fait  que  casser  des  fils,  perdre  desaigmHes  et  gas- 
piller de  la  soie.  Voyez eamme  ses éebefeaux  sont  embrouillés! 

FIÂIB  CQÊÊE ,  regardant  le  néHen 

Elle  n'est  pourtant  pas  maladroite!  Voilà  une  fleur  tout4-fait 
jolie  et  qui  ferait  bien  sur  un  devant  d'autel.  Regardez  celle  Icnr, 
ma  sœur  Barbe  !  vous  n'en  feriez  pas  autant  peut-être. 

BARBE,  atgremeiit. 

J'en  serais  bien  fâchée.  A  quoi  cela  sert-il,  toutes  ces  bellas 
fleurs-là? 

FRÈRE  COME. 

Elle  dit  que  c'est  pour  faire  une  doublure  de  manteau  à  son  mari. 

SSTTIMIA« 

Belle  sottise!  son  mari  a  bien  besoin  d'une  doublure  brodée  eo 
soie,  quand  il  n'a  pas  seulement  le  moyen  d'avoir  le  manteau!  Elle 
ferait  mieux  de  raccommoder  le  linge  de  la  maison  avec  noos. 


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GABRIEL*  Wï 

BAHBB. 

Nous  n'y  mffisoBS  pas.  A  quoi  nous  aide-t-elle?  à  rien  ! 

SETTIBOA. 

Et  à  quoi  est-elle  bonne?  à  rien  d'utile.  Âh!  c'est  un  grand  mal- 
heur pour  moi  qn'mie  bru  semblable!  Mais  mon  fils  ne  m'a  jamais 
causé  que  des  chagrins. 

FRÉRB  COME. 

Elle  paraît  dumoinsaimer  beaucoup  son  mari?...  (Un  sticnce.)  Croyez* 
TOUS  qu'elle  aime  beaucoup  son  mari?  (sucnce.)  Dites ,  ma  sœur  Barbe? 

BARBE. 

Ne  me  demandez  rien  là-dessus.  Je  ne  m'occupe  pas  de  leurs 
affaires. 

SETTIMIA. 

Si  elle  aimait  son  mari ,  comme  il  convient  à  une  femme  pieuse  et 
sage,  elle  s'occuperait  un  peu  plus  de  ses  intérêts,  au  lieu  d'encou- 
rager toutes  ses  fantaisies  et  de  l'aider  à  faire  de  la  dépense. 

FRÈRE  COMB* 

Us  font  beaucoup  de  dépense? 

SETTUIA. 

Us  font  toute  celle  qu'ils  peuvent  faire.  A  quoi  leur  servent  ces 
deux  chevaux  fins  qui  mangent  jour  et  nuit  à  l'écurie,  et  qui  n'ont 
pas  la  fOTce  de  labourer  ou  de  traîner  le  chariot? 

BARmCf  froniqaeimiiU 

A  cfaasaer  !  C'est  un  si  beau  plaisir  que  la  chasse  ! 

SETTIHIA. 

Oui ,  un  plaisir  de  prince  !  Mais  quand  on  est  ruiné,  on  ne  doit  plus 
se  permettre  un  pareil  train. 

FRÈRE  COME. 

Elle  monte  à  cheval  conmie  saint  George! 

BARBE. 

Fil  frère  Côme !  ne  comparez  pas  aux  saints  du  paradis  une  peD* 
sonne  qui  ne  se  confesse  pas ,  et  qui  lit  toutes  sortes  de  livres. 

SEITIMIA ,  laUsant  tomber  ton  ocvrage. 

Comment!  toutes  sortes  de  livres  !  Est-^e  qu'elle  aurait  introduit 
de  mauvais  livres  dans  ma  maison  ? 

BARBE. 

Des  livres  grecs,  des  livres  latins.  Quand  ces  livres-là  ne  sont  ni  les 
Heures  du  diocèse,  ni  le  saint  Évmgile,  ni  les  Pères  de  l'Église,  ce 

10. 


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us  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

ne  peuvent  être  que  des  livres  païens  ou  hérétiques  !  Tenez ,  en  voici 
un  des  moins  gros  que  j*ai  rois  dans  ma  poche  pour  vous  le  montrer. 

FRÈRE  COME ,  oarrant  le  liTre. 

Thucydide!  Ohl  nous  permettons  cela  dans  les  collèges...  Avec 
des  coupures,  on  peut  lire  les  auteurs  profanes  sans  danger. 

SETTIMIA. 

C'est  très-bien  ;  mais  quand  on  ne  lit  que  ceux-là ,  on  est  bien  près 
de  ne  pas  croire  en  Dieu.  Et  n*a-t-elle  pas  osé  soutenir  hier  à  souper 
que  Dante  n*était  pas  un  auteur  impie? 

BARBE. 

Elle  a  fait  mieux ,  elle  a  osé  dire  qu'elle  ne  croyait  pas  à  la  dam- 
nation des  hérétiques. 

FRERE  COME  ,  d*un  ton  cafard  et  dogmatique. 

Elle  a  dit  cela?  Ah!  c'est  fort  grave  !  très  grave! 

BARBE. 

D'ailleurs,'  est-ce  le  fait  d'une  personne  modeste  de  faire  sauter 
un  cheval  par-dessus  les  barrières? 

SETTIMIA. 

Dans  ma  jeunesse,  on  montait  à  cheval ,  mais  avec  pudeur,  et  sans 
passer  la  jambe  sur  l'arçon.  On  suivait  la  chasse  avec  un  oiseau  sur 
le  poing;  mais  on  allait  d'un  train  prudent  et  mesuré,  et  on  avait  un 
varlet  qui  courait  à  pied  tenant  le  cheval  par  la  bride,.  C'était  noble, 
c'était  décent;  on  ne  rentrait  pas  échevelée,  et  on  ne  déchirait  point 
ses  dentelles  à  toutes  les  branches  pour  faire  assaut  de  course  avec 
les  hommes. 

FRERE  COME. 

Ah  I  dans  ce  temps-là  votre  seigneurie  avait  une  belle  suite  et  de 
riches  équipages. 

SETTIMIA. 

Et  je  me  faisais  honneur  de  ma  fortune  sans  permettre  la  moin- 
dre prodigalité.  Mais  le  ciel  m'a  donné  un  fils  dissipateur,  inconsi- 
déré, méprisant  les  bons  conseils,  cédant  à  tous  les  mauvais  exem- 
ples, jetant  l'or  à  pleines  mains  ;  et ,  pour  comble  de  malheur,  quand 
je  le  croyais  corrigé,  quand  il  semblait  plus  respectueux  et  plus  tendre 
pour  moi,  voici  qu'il  m'amène  une  bru  que  je  ne  connais  pas,  que 
personne  ne  connaît,  qui  sort  on  ne  sait  d'où,  qui  n'a  aucune  for- 
tune, et  peut-être  encore  moins  de  famille. 

FRÈRE  GOME. 

Elle  se  dit  orpheline  et  fille  d'un  honnête  gentilhomme? 


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GABRIEL.  U9 

BABBE. 

Qai  le  sait?  On  ne  Tentend  jamais  parler  de  ses  parens  ni  de  la 
maison  de  son  père. 

FRÈRE  COME. 

D'après  ses  habitudes,  elle  semblerait  avoir  été  élevée  dans  l'opli- 
lence.  C'est  quelque  fille  de  grande  maison  qui  a  épousé  votre  fils  en 
secret  contre  le  gré  de  ses  parens.  Peut-être  elle  sera  riche  un  jour. 

SETTIMIA. 

C'est  ce  qu'il  voulut  me  faire  croire  lorsqu'il  m'annonça  ses  pro- 
jets, et  je  n'y  ai  pas  apporté  d'obstacle,  car  la  fausseté  n'était  pas  au 
nombre  de  ses  défauts.  Mais  je  vois  bien  maintenant  que  cette  aven- 
turière l'a  entraîné  dans  la  voie  du  mensonge,  car  rien  ne  vient  à 
Tappui  de  ce  qu'il  avait  annoncé;  et,  quoique  je  vive  depuis  longues 
années  retirée  du  monde,  il  me  paraît  très  difficile  que  la  société  ait 
assez  changé  pour  qu'une  pareille  aventure  se  passe  sans  faire  aucun 
bruit. 

FRÈRE  COME. 

Il  m'a  semblé  souvent  qu'elle  disait  des  choses  contradictoires. 
Qaand  on  lui  fait  des  questions,  elle  se  trouble,  se  coupe  dans  ses 
réponses,  et  finit  par  s'impatienter,  en  disant  qu'elle  n'est  pas  au  tri- 
bmial  de  l'inquisition. 

SETTIMIA. 

Tout  cela  finira  mal  !  J'ai  eu  du  malheur  toute  ma  vie,  frère  Côme  ! 
Un  époux  imprudent ,  fantasque  (  Dieu  veuille  avoir  pitié  de  son 
ame!  ],  et  qui  m'a  été  bien  funeste.  Il  avait  bien  peu  de  chose  a 
faire  pour  rester  dans  les  bonnes  grâces  de  son  père.  En  flattant  un 
peu  son  orgueil  et  ne  le  contrecarrant  pas  à  tout  propos ,  il  eût  pu 
l'engager  à  payer  ses  dettes,  et  à  faire  quelque  chose  pour  Astolphe . 
Hais  c'était  un  caractère  bouillant  et  impétueux  comme  son  fils.  Il 
prit  à  tftche  de  se  fermer  la  maison  paternelle,  et  nous  portons  au- 
jourd'hui la  peine  de  sa  folie. 

FRÈRE  COME,  d*un  air  cafard  et  méchant. 

Le  cas  était  grave...  très  grave!... 

SETTIMU. 

De  quel  cas  voulez-vous  parler? 

FRÈRE  COME. 

Ah!  votre  seigneurie  doit  savoir  à  quoi  s'en  tenir.  Pour  moi,  je  ne 
sai^que  ce  qu'on  m'en  a  dit.  Je  n'avais  pas  alors  l'honneur  de  con- 
fesser votre  seigneurie.  (  n  ricue  groMiérement  ) 


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IfiO  REVUB  DES  BEUX  MONDES. 

SETTIMIA. 

Frère  CAme^  vous  avez  quelquefois  une  siof^ère  maniàre  de 
plaisanter;  je  me  vois  forcée  de  vous  le  dire. 

FRÈRE  COMB. 

Moi,  je  ne  vois  pas  en  quoi  la  plaisanterie  pourrait  blesser  votre 
seigneurie.  Le  prince  Jules  fut  un  grand  pécheur,  et  votre  seigneurie 
était  la  plus  belle  femme  de  son  temps...  On  voit  bien  encore  que  la 
renommée  n'a  rien  exagéré  à  ce  sujet;  et,  quant  à  la  vertu  de  votre 
seigneurie,  elle  était  ce  qu'elle  a  toujours  été.  Cela  dut  allumer  dans 
l'ame  vindicative  du  prince  un  grand  ressentiment,  et  la  coodutte  de 
voU^  beau-pèce  dot  détrure  dans  l'esppit  du  comte  Ooteve,  volie 
époux ,  tout  respect  filial.  Quand  de  tels  évènemens  se  passent  dans 
les  familleSf  et  nous  savons^  béiasi  qu'ils  ne  s'y  passent  que  trop  sou» 
vent,  il  est  difficile  qu'elles  n'en  soient  pas  boulereisées. 

SETtTMIA. 

Frère  Côme,  puisque  vous  avez  ouï  parier  de  cette  horrible  his- 
toire, sachez  que  je  n'aurais  pas  eu  besoin  de  l'aide  de  mon  mari 
pour  repousser  des  tentatives  aussi  détestables.  C'était  à  moi  de  me 
défendre  et  de  m'éloigner.  C'est  ce  que  je  fis.  Mais  c'était  à  lui  de 
paraître  tout  ignorer,  pour  empêcher  le  scandale  et  pour  ne  pas 
amener  son  père  à  le  déshériter.  Qu'en  estnl  résuHé?  Astolphe,  élevé 
dans  une  noble  aisance ,  n'a  pu  s'habituer  à  la  pauvreté.  0  a  dévoré 
en  peu  d'années  son  faible  patrimoine,  et  aujourd'hui  il  vit  de  priva- 
tions et  d'ennuis  au  fond  de  la  province,  avec  une  mère  qui  ne  peut 
que  pleurer  sur  sa  folie ,  et  une  femme  qui  ne  peut  pas  contribuer  à 
le  rendre  sage.  Tout  cela  est  triste,  fort  triste  ! 

FRÈRE  COME. 

Eh  bien  I  tout  cela  peut  devenir  très  beau  et  très  riant  !  Que  le 
jeune  Gabriel  de  Bramante  meure  avant  Astolphe,  Astolphe  hérite 
du  titre  et  de  la  fortune  de  son  grand-père. 

SETTIMU. 

Ah  !  tant  que  le  prince  vivra,  il  trouvera  un  moyen  de  l'en  empê- 
cher. FallAt-il  se  remarier  à  son  âge,  il  en  ferait  la  folie;  fallAt-il 
supposer  un  enfant  issu  de  ce  mariage ,  il  en  aurait  l'impudeur. 

FRERE  COME. 

Qui  le  croirait? 

SBTTIMIA. 

Mous  sommes  dans  la  misère;  il  est  tout-puissaAt! 


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<ubbibXm  151 

FBÈM  COME. 

Hais  sayei-*TOUS  ce  qu'on  dit?  Une  chose  dfmt  j*06e  à  peine  vous 
parler,  tant  je  crains  de  vous  donner  une  folle  espéraiioe. 

BARBE. 

Quoi  donc?  Dîtes,  frère  Côme! 

FBERB  COMB. 

£h  bien  l  ou  dit  que  le  jeune  Gal>riel  est  mort. 

SETTmA. 

Sainte  Vierge  1  serait-il  bien  possible!  Et  Âstolphe  qui  n'en  sait 
rien!...  II  ne  s'oceupe  jamais  de  ce  qui  derrait  Tintércsier  le  plus  au 
monde. 

THÈHB  COmS. 

Oh!  nenons  réjouissons  pas  encore!  Le  lieitx  prince  nie  formelle- 
ment le  fait,  n  dit  que  son  petit-fiis  voyage  à  Tétranger,  et  le  prouve 
par  des  lettres  qnH  en  reçoit  de  temps  en  temps. 

SETTIMU.   • 

Mais  ce  sont  peut-être  des  lettres  supposées  ! 

ittiiB  oon. 
Feut^ètoel  Cependant  il  n'y  a  pas  aisez  longtemps  q«UB  le  jemie 
hemne  a  disp«u  pow  qu*ofi  soit  fondée  le  soutenir. 

BARBE. 

Le  jeune  homme  a  disparu? 

FRÈRE  COilB* 

n  avait  été  élevé  à  la  campagne,  caché  à  tous  les  yeux.  On  pou- 
vait croire  qu'étant  né  d'un  père  faible  et  mort  prématurément  de 
maladie ,  il  serait  rachitique  et  destiné  à  une  fin  semblable.  Cepen- 
dant ,  lorsqu'il  parut  à  Florence  Tan  passé,  on  vit  un  joli  garçon ,  bien 
constitué,  quoique  délicat,  et  svelte  comme  son  père,  mais  frais 
conune  une  rose,  allègre,  hardi,  assez  mauvais  sujet,  courant  un 
peu  le  guilledou,  et  même  avec  Astolphe,  qui  s'était  lié  avec  lui 
d'amitié^  et  qui  ne  le  conduisait  pas  tro(>  matadroitement  i  encourir 
la  disgrâce  du  grand-père«  cseuimu  bit  un  geste  (fétoanemeot.)  Ohl  nous 
n'avons  pas  su  tout  eda«  Astolphe  a  eu  le  bon  esprit  de  n'en  rien 
dire,  ce  qui  ferait  croire  qu'il  n'est  pas  si  fon  ipi'on  le  cnût^, 

SETTlIlfA ,  avec  fierté. 

Frère  Come  !  Asiolpbe  n'aurait  pas  fait  an  pareil  ealcol  !  Astolph 
est  la  franchiie  même. 


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152  RBTUB  DBS  DEUX  MONDES. 

FRÈRE  COMB. 

Cependant  son  mariage  voos  laisse  bien  des  doutes  sur  sa  véracité. 
Mais  passons. 

SETTUilA. 

Oui ,  oui ,  racontes-moi  ce  que  vous  savez.  Qui  donc  vous  a  dit.tout 
cela? 

FRÈRE  COME. 

Un  des  frères  de  notre  couvent  qui  arrive  de  Toscane ,  et  avec  qui 
j'ai  causé  ce  matin. 

SETTIMIA. 

Voyez  un  peu  I  Et  nous  ne  savons  rien  ici  de  ce  qui  se  passe,  nous 
autres!  Eh  bien? 

FRÈRE  COMB. 

Le  jeune  prince,  ayant  donc  fait  grand  train  dans  la  ville,  disparut 
une  belle  nuit.  Les  uns  disent  qu'il  a  enlevé  une  fenune;  d'autres 
qu'il  a  été  enlevé  lui-même  par  ordre  de  son  grand-père,  et  mis  sous 
clé  dans  quelque  château,  en  attendant  qu'il  se  corrige  de  son  pen- 
chant à  la  débauche;  d'autres  enfln  pensent  que,  dans  quelque  tripot, 
il  aura  reçu  une  estocade  qui  l'aura  envoyé  ad  patres,  et  que  le  vieux 
Jules  cache  sa  mort  pour  ne  pas  vous  réjouir  trop  tôt  et  pour  retarder 
autant  que  possible  le  triomphe  de  la  branche  cadette.  Voilà  ce 
qu'on  m'a  dit;  mais  n*y  ajoutez  pas  trop  de  foi,  car  tout  cela  peut 
être  erroné. 

SETTIMU. 

Mais  il  peut  y  avoir  du  vrai  dans  tout  cela ,  et  il  faut  absolument 
le  savoir.  Ahl  mon  Dieu  I  et  Astolphe  qui  ne  se  remue  pasi...  Il  faut 
qu'il  parte  à  Tinstant  pour  Florence. 


scEins  II. 

ASTOLPHE,  LES  PRÉCÈDEHS. 
FRÈRE  COME. 

Justement,  vous  arrivez  bien  à  propos;  nous  parlions  de  vous. 

ASTOLPHE,  sèchement. 

Je  VOUS  en  suis  grandement  obligé.  —  Ma  mère,  conmient  vous 
portez-vous  aujourdliui? 

SETTIMIA. 

Ah  !  mon  fils!  je  me  sens  ranimée,  et ,  si  je  pouvais  croire  à  ce  qui 
a  été  rapporté  au  firère  Gôme,  je  serais  guérie  pour  toujours. 


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GABRIEL.  153 

ASTOLPBB. 

Le  frère  Cdme  peut  être  un  grand  tnédecin ,  mais  je  l'engagerai 
i  se  mêler  fort  peu  de  notre  santé  à  tous;  de  nos  affaires,  encore 

IDOiOS. 

FRÈRE  COMB. 

Je  ne  comprends  pas. . . 

ASTOLPHE. 

Bien.  Je  me  ferai  comprendre;  mais  pas  ici. 

SETTQIIA ,  toute  préoccupée  et  stns  faire  attention  i  ce  que  dit  Astolplie. 

Astolphe,  écoute  donc!  Il  dit  que  l'héritier  de  la  branche  aînée  a 
disparu,  et  qu'on  le  croit  mort. 

ASTOLPHE. 

Cela  est  faux;  il  est  en  Angleterre  où  il  achève  son  éducation.  J'ai 
reçu  une  lettre  de  lui  dernièrement. 

SETTIMIA ,  arec  abattement. 

En  Tenté! 

BARBE. 

Hélas! 

FRÈRE  COMB. 

Adieu ,  tous  vos  rêves  ! 

ASTOLPHE. 

Pieux  sentimensi  charitable  oraison  funèbre!  Ma  mère,  si  c'est  là 
la  piété  chrétienne  conune  l'enseigne  le  frère  Côme,  vous  me  per- 
mettrez de  faire  schisme.  Mon  cousin  est  un  charmant  garçon,  plein 
d'esprit  et  de  cœur«  H  m'a  rendu  des  services,  je  l'estime,  je  l'aimç , 
et,  s'il  venait  à  mourir,  personne  ne  le  regretterait  plus  profondé- 
ment que  moi. 

FRERE  COME,  d*un  air  malin. 

Ceci  est  fort  adroit  et  fort  spirituel  ! 

ASTOLPHE. 

Gardez  vos  éloges  pour  ceux  qui  en  font  cas. 

SETTIMA. 

Astolphe,  est-il  possible?  Tu  étais  lié  avec  ce  jeune  homme,  et  lu 
ne  nous  en  avais  jamais  parlé? 

ASTOLPHE. 

Ma  mère,  ce  n'est  pas  ma  faute  si  je  ne  puis  pas  dire  toujours  ce 
que  je  pense.  Vous  avez  autour  de  vous  des  gens  qui  me  forcent  à  re- 
fouler mes  pensées  dans  mon  sein.  Mais  aujourd'hui  je  serai  très  franc, 
et  je  commence.  Il  faut  que  ce  capucin  sorte  d'ici  pour  n'y  jamais  re- 
paraître. 


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Itt^  REVUB  DES  mXTL  MONDES. 

ssimnA. 
Boolé  du  cieU  qa'e»teiids*je?  Mon  fib  tmrierde  tosôite  i  nkm 
confefttiul 

ASTOLPHE. 

Ce  n'est  pas  à  lai  que  je  daigtie  perler,  ma  mère ,  c'est  à  vous 

}e  vous  prie  de  le  chasser  à  l'heure  même. 

SKITIMIA. 

Jésus  I  vous  l'entendez.  Ce  fflts  hnpie  donne  dès  ordres  i  sa  mère  ! 

JUnOLMOU 

Vous  avez  raison.  Je  ne  devais  pas  m'adresser  i  vms^  nmdanmi. 
Vous  ne  savez  pas  et  ne  pouvez  pas  savoir...  ce  que  je  ne  veux  pas 
dire.  Mais  cet  honune  me  comprend.  (  a  nrère  Côme.  )  Or  doac^  ]e  vous 
parle,  puisque  j'y  suis  forcé.  Sortez  d'ici. 

FBâSB  cicmB. 

Je  vois  que  vous  êtes  dans  un  accès  de  démenée  ftarieuse.  Mon  de- 
voir est  de  ne  pas  vous  induire  au  péché  en  vous  résistant.  Je  me 
retire  en  toute  humilité,  et  je  laisse  à  Dieu  le  soin  de  vous  éclairer, 
au  temps  et  à  Toc^ion  celui  de  ne  disculper  de  tout  ce  dont  il  vous 
plaira  de  m'accuser. 

ssnuÊÊkw 

Je  ne  aoirffeiiii  poi  que  sous  mes  yen»  dans  ma  mbIsmi,  men 
confesseur  SQilt  -oatatgé  «t  expulsé  de  la  sorte.  C'est  vons^  Jksto^pbe, 
qui  sortirez  de  cet  ippartement  et  qui  n'y  rentrerez  que  pon  me  de^ 
mander  pirdM  de  vos  torts. 

AffTOLPHE. 

Je  vous  demanderai  pardon ,  ma  mère,  et  à  genoux  si  vous  voulez; 
mais  d'abord  je  vais  jeter  ce  moine  par  la  fenêtre. 

(  Frère  Côme ,  qui  avait  reprto  son  impudence,  pâlit  et  recule  Jusqu'à  la  porte.  Sètltmia 
tombe  sur  une  chaise,  prête  i  défaillir.  ) 

BARBB ,  loi  fretlaot  les  nudns. 

Ave  Maria!  quel  scandale!  Seigneur,  ayez  pitié  de  nous!... 

FBÂRE  COME. 

Jeune  homme!  que  le  ciel  vous  éclaire! 

(  Astolphe  fait  un  geste  de  menace.  Frère  G6ffle  i*en(ùit.  ) 


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OAWICL.  155 

scEmsiu. 

fiETTmiA,  BASSE,  A6T0LPHE. 

ASTOLPHE ,  8*approchtiit  de  sa  mère. 

Pour  Tamour  de  moi,  ma  mère,  reprenez  vos  sens.  J'aurais  désiré 
que  les  choses  se  passassent  moins  brusquement ,  et  surtout  pas  en 
Totre  présence.  Je  me  Tétais  promis;  mais  cela  n^a  pas  dépendu  de 
moi  :  le  maintien  cafard  et  impudent  de  cet  homme  m*a  fait  perdre 
le  peu  de  patieiioe  que  j'ai.  isetumia  piaiire.) 

BAKBB. 

Et  ijiie  Tomi4*n  donc  bit,  cet  homme ,  prar  tow  mettre  ainsi 
en  fureur? 

ASTOLPHE. 

Dame  Barbe,  ceci  ne  vous  regarde  paa.  Laissez-moi  seul  avec  ma 
mère. 

BARBB. 

lllez-Tous  donc  me  chasser  de  la  amûsou  ,  moi  aussi? 

ASTOLPHE ,  lui  prend  le  bras  et  remmèMe  ren  la  porte. 

Allez  dire  vos  prières,  ma  bonne  femme,  et  n'augmentez  pas, 
par  TOtre  bamew  reydche ,  l'amertume  qui  règne  ici. 

(Btfbe  tort  en  jn^nuDdant.) 

•CfiVC  IT. 
ASTOLPHE,  SETTIMIA. 

SBrrOIIA»  lan^otanu 

Maintenant,  me  direz-vous,  enfant  dénaturé,  pourquoi  vous 
agissez  de  la  sorte? 

A9T0LPVE. 

Eh  bienl  ma  mève,  je  tous  supplie  de  ne  pas  me  le  demander. 
Tous  savez  que  je  n'ai  que  trop  d'indulgence  dans  le  cairactère,  et  que 
Ba  nature  ne  ne  porte  ni  au  soupçon,  ni  â  la  haine.  AimezHnoi» 
estimez-moi  assez  pour  me  croire  :  j'avais  îles  raisom  4e  la  plus  haute 
importance  pour  ne  pas  souffrir  une  heure  de  plus  ce  moine  ici. 

SBTTmiA. 

Et  il  faut  que  je  me  soumette  à  votre  jugement  intérieur,  sans 
même  savoir  pourquoi  vous  me  privez  de  la  compagnie  d'un  saint 
homme  qui  depuis  dix  ans  a  la  direction  de  ma  conscience?  Aatolphe, 
ceci  passe  les  limites  de  la  tyrannie. 


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156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ASTOLPHE. 

Vous  Yoalez  que  je  vous  le  dise?  Eh  bieni  je  voos  le  dirai  pour — 
faire  cesser  vos  regrets  et  pour  vous  montrer  entre  quelles  mains?- 
vous  aviez  remb  les  rênes  de  votre  volonté  et  les  secrets  de  votre 
ame.  Ce  cordelier  poursuivait  ma  fenune  de  ses  ignobles  suppli- 
cations^ 

SETTIMU. 

Votre  femme  est  une  impie.  H  voulait  la  ramener  au  devoir,  et 
c'est  moi  qui  l'avais  invité  à  le  faire. 

ASTOLPHE. 

0  ma  mère!  vous  ne  comprenez  pas,  vous  ne  pouvez  pas  com- 
prendre... votre  ame  pure  se  refuse  à  de  pareils  soupçons!...  Ce  mi- 
sérable brûlait  pour  Gabrielle  de  honteux  désirs ,  et  il  avait  osé  le 
lui  dire. 

SETTIMIA. 

Gabrielle  a  dit  cela?  Eh  bien!  c'est  une  calomnie.  Une  pareille 
chose  est  impossible.  Je  n'y  crois  pas^  je  n'y  croirai  jamais. 

ASTOLPHE. 

Une  calomnie  de  la  part  de  Gabrielle?  Vous  ne  pensez  pas  ce  que 
vous  dites,  ma  mère! 

SETTIMIA. 

Je  le  pense!  je  le  pense  si  bien ,  que  je  veux  la  confondre  en  pré- 
sence du  frère  Côme. 

ASTOLPHE. 

Vous  ne  feriez  pas  une  pareille  chose,  ma  mère!  non ,  vous  ne  le 
feriez  pas! 

SETTIMIA. 

Je  le  ferai  !  Nous  verrons  si  elle  soutiendra  son  imposture  en  face 
de  ce  saint  homme  et  en  ma  présence. 

ASTOLPHE. 

Son  imposture?  Estr-ce  un  mauvais  rêve  que  je  fais?  Est-ce  de 
Gabrielle  que  ma  mère  parle  ainsi  ?  Que  se  passe-t-il  donc  dans  le 
sein  de  cette  famille  où  j'étais  revenu ,  plein  de  confiance  et  de  piété, 
chercher  l'estime  et  le  bonheur? 

SSTTIMU. 

Le  bonheur!  Pour  le  goûter,  il  faut  le  donner  aux  autres ,  et  vous 
et  votre  femme  ne  faites  que  m'abreuver  de  chagrins. 

ASTOLPHE. 

Moi!  Si  vous  m'accusez,  ma  mère,  je  ne  puis  que  baisser  la  tête  et 
pleurer,  quoique  en  vérité  je  ne  me  sente  pas  coupable;  mais  Ga- 


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GABRIEL.  157 

taiellel  qaels  peayeDt  donc  être  les  crimes  de  cette  douce  et  ange- 
liqoe  créature? 

SETTIUIA. 

Ah!  vous  voulez  que  je  vous  les  dise?  Eh  bien!  je  le  veux,  moi 
anssi,  car  il  y  a  assez  long-temps  que  je  souffre  en  silence,  et  que  je 
porte  cooune  une  montagne  d*ennuis  et  de  dégoûts  sur  mon  cœur. 
Je  la  hais,  votre  Gabrielle ,  je  la  hais  pour  vous  avoir  poussé  et  pour 
vous  aider  tous  les  jours  à  me  tromper  en  se  faisant  passer  pour  une 
fille  de  bonne  maison  et  une  riche  héritière,  tandis  qu'elle  n'est 
qu'une  intrigante  sans  nom,  sans  fortune,  sans  famille,  sans  aveu, 
et,  qui  plus  est ,  sans  religion  !  Je  la  hais ,  [larce  qu'elle  vous  ruine  en 
vous  entraînant  à  de  folles  dépenses,  à  la  révolte  contre  moi,  à  la 
haine  des  personnes  qui  m'entourent  et  qui  me  sont  chères...  Je  la 
hais,  parce  que  vous  la  préférez  à  moi,  parce  qu'entre  nous  deux,  s'il 
y  a  la  plus  légère  dissidence,  c'est  pour  elle  que  vous  vous  prononcez , 
au  mépris  de  l'amour  et  du  respect  que  vous  me  devez.  Je  la  hais... 

ASTOLPUE. 

Assez,  ma  mère;  de  grâce,  n'en  dites  pas  davantage!  Vous  la 
haïssez ,  parce  que  je  l'aime ,  c'est  en  dire  assez. 

SETTIMI A ,  pleurant. 

£h  bien  !  oui  !  je  la  hais  parce  que  vous  l'aimez ,  et  vous  ne  m'aimez 
plus  parce  que  je  la  hais.  Voilà  où  nous  en  sommes.  Comment  voulez- 
vous  que  j'accepte  une' pareille  préférence  de  votre  part?  Quoi! 
l'enfant  qui  me  doit  le  jour ,  que  j'ai  nourri  de  mon  sein  et  bercé  sur 
mes  genoux ,  le  jeune  homme  que  j'ai  péniblement  élevé ,  pour  qui 
)*ai  supporté  toutes  les  privations,  à  qui  j'ai  pardonné  toutes  les 
fautes;  celui  qui  m'a  condamné  aux  insomnies,  aux  angoisses,  aux 
douleurs  de  toute  espèce ,  et  qui ,  au  moindre  mot  de  repentir  et  d'af- 
fection ,  a  toujours  trouvé  en  moi  une  inépuisable  indulgence,  une 
miséricorde  infatigable  :  celui-là  me  préfère  une  inconnue,  une  fille 
qui  l'excite  contre  moi ,  une  créature  sans  cœur  qui  accapare  toutes 
ses  attentions,  toutes  ses  prévenances,  et  qui  se  tient  tout  le  jour 
vis-à-vis  de  moi  dans  une  attitude  superbe ,  sans  daigner  apercevoir 
mes  larmes  et  mes  déchiremens ,  sans  vouloir  répondre  à  mes  plaintes 
et  à  mes  reproches,  impassible  dans  son  orgueil  hypocrite,  et  dont 
le  regard  insolemment  poli  semble  me  dire  à  toute  heure  :  Vous  avez 
beau  gronder,  vous  avez  beau  gémir,  vous  avez  beau  menacer,  c'est 
moi  qu'il  aime,  c'est  moi  qu'il  respecte,  c'est  moi  qu'il  craint!  Un  mot 
(le  ma  bouche,  un  regard  de  mes  yeux ,  le  feront  tomber  à  mes  genoux 
et  me  suivre,  fallùt-il  vous  abandonner  sur  votre  lit  de  mort,  fallût-il 
marcher  sur  votre  corps  pour  venir  à  moi  !  Mon  Dieu ,  mon  Dieu!  et 


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16B  REVUE  DBS  DBITX  KONDES. 

il  s'étonne  que  je  la  déteste,  et  il  veiit  que  je  raioie  1  (U 

ASTOLPHE ,  qui  a  écouté  m  mère  dans  un  profond  silence ,  les  bnis  croiiàf  nir  sa  poitrine. 

0  jalousie  de  la  femme  !  soif  inextinguible  de  domination  !  Estnl 
possible  que  tu  viennes  mêler  ta  détestable  influence  aux  séntimens 
les  plus  purs  et  les  plus  sacrés  de  la  nature  !  Je  te  croyais  exclusive- 
ment réservée  aux  vils  tourmens  des  âmes  lâches  et  vindicatives.  Je 
t'avais  vue  régner  dans  le  langage  impur  des  courtisanes,  et,  dans  les 
ardeurs  brutales  de  la  débauche ,  j'avais  lutté  moi-même  contre  des 
instincts  féroces  qui  me  rabaissaient  à  mes  propres  yeux.  Quelque- 
fois aussi,  A  jalousie  !  je  gavais  vu  de  loin  avilir  la  dignité  du  lien  con- 
jugal, et  mêler  à  la  joie  des  saintes  amours  les  discordes  honteuses, 
les  ridicules  querelles  qui  dégradent  également  celui  qui  les  suscite 
et  celui  qui  les  supporte.  — Mais  je  n'aurais  jamais  pensé  que  dans 
le  sanctuaire  auguste  de  la  famille,  entre  la  mère  et  ses  enfans  (lien 
sacré  que  la  Providence  semble  avoir  épuré  et  ennobli  jusque  chez  la 
brute) ,  tu  osasses  venir  exercer  tes  fureurs  1  0  déplorable  instinct, 
funeste  besoin  de  souffrir  et  de  faire  souffrir!  est-il  possible  que  je 
te  rencontre  jusque  dans  le  sein  de  ma  mèrel 

(  U  cache  90I1  Tlatge^Bt  aet  raiiiis  et  déroTO  tet  larmes.  ) 
nTTUIiA ,  essuie  les  siennes  et  se  lère. 

Mon  fib,  la  lefon  est  sévèrel  Je  ne  sais  ptis  josqu'A  quel  point  il 
sied  à  un  flb  de  la  donner  à  sa  mère;  mais,  de  quelque  fNurt  qu'elle  me 
vienne ,  je  la  recevrai  comme  une  éprea?e  A  liqudie  Dieu  me  coth 
damne.  Si  je  l'ai  méritée  de  vous,  elle  est  assez  cruelle  pour  expier 
tous  les  torts  cpie  vous  pouvez  avoir  à  me  reprocher. -(EUe  veut  se  reucer.) 

ASTOLPHE,  Ucliaiit  Ile  li  reieidr. 

Pas  ainsi,  ma  mère,  ne  me  quittez  p^aiBsi.  Vous  souffrez  trop,  et 
moi  aussi  I 

SETTIUU^ 

Laissez-moi  me  retirer  dans  mon  oratoire,  Astolpbe.  J'ai  besoin 
d'être  seule,  et  de  demander  à  Dieu  si  je  dois  jouer  ici  le  rôle  d*une 
mère  outragée  ou  celui  d*une  esclave  craintive]et  repentante.  (  Eiie  sort.) 

ASTOLPHE  seul ,  puis  GABRIELLE. 

ASTOLPHE. 

Orgueil]  toute  fenmie  est  ta  viotime,  tout  amour  est  ta  proie!... 
excepté  toi ,  excepté  ton  amour,  6  ma  &ri>rieUeI...  6  ma  seule  joie, 
è  le  seul  être  généreux  et  vraiment  grand  que  j'aie  rencontré  sur  la 
terre! 


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Mon  «mi ,  j'ai  tout  eateodiL  J*élaift  là  aous  la  feâètfe  «  AKiae  mt  le. 
Innc.  Je  sais  tout  ce  qui  se  passe  maintenant  dans  la  famille  à  cause 
de  moi.  Je  sais  que  je  suis  un  sujet  de  scandale  «  une  source  de  dis- 
corde, un  objet  de  baine« 

ASTOLPim. 

0  ma  sœur!  A  ma  Temme!  depuis  que  Je  faime,  je  croyais  qu'il 
ne  m'était  plus  possible  d'être  malheureux  !  Et  c*est  ma  mère  !... 

GABRIBLLB. 

Ne  Faccuse  pas,  mon  bien-aimé,  elle  est  vieille,  elle  est  feuune! 
Elle  ne  peut  vaincre  ses  préjugés,  elle  ne  peut  réprimer  ses  instincts^ 
Ne  te  révolte  pas  contre  des  maux  inévitables.  Je  les  avais  prévus 
dès  le  premier  jour,  et  je  ne  t'aurais  fait  pressentir,  pour  rien  au 
monde,  ce  qui  t'anrive  aujourd'hui  Le  maléckle  toyours  assez  tAt. 

MTQLPmé 

0  GabrieUel  ta  as  entendu  ses  invectifcs  cùùltt  UÂl^  Si  tonte 
aitie  que  ma  mère  en  eût  proféré  la  centîèaiefartîe.  •• 


Cabne-ioi!  tout  cela  ne  peiiliii'6aèn8er;jesaiirn  le  supporter  avec 
rtâgDatiM  et  j^atienee.  NTeiffe fas  dâwton  amotr «ne cOmiMnsc-*  ^ 
tiooà  tooi  lei9M«&t  et  fMtv«4|M  tu  iKNifea  dans  le  fldftnto^lérce 
de  sdMT  toBtea  liet  aiièKs  attachées  à  lurtresitifllira 

Je  pus  tout  supporter,  exMpté  de  te  faîr  etMé  e(  persécutée. 

Cea  outrages  ne  n'atleigMiit  pas.  Yois-Ui,  A^Mf^é,  ta  m'as  fait 
redevenir  feomie ,  mais  je  n'id  pas  toatrè-fait  reaèneé  è  être  hmnme. 
S  j'ai  repris  les  vMemens  et  les  occupations  de  m&a  sexe,  Je  n'en  ai 
pis  moins  conservé  en  mai  cet  instinct  de  la  graMeur  morale  et  ce 
calme  de  la  forte  qu'une  éducation  mtte  a  dételf^ipés  et  enlthés  dans 
mon  sdn.  n  me  semble  toujours  que  je  sais  quelqM  obeee  de  plus 
qa'one  femme,  et  aocnne  femme  ne  peut  m'iûs^frer  ni  avenlen, 
ni  reaaentimert,  ni  colère.  C'est  de  rergtteil  peut^dtre^  mais  il  me 
semble  que  je  descendrais  aiHlessoiu  4e  moi-même,  si  je  me  laissais 
émouvoir  par  de  misérables  queréHes  de  ménage. 

ÂSTÙLnUL 

Oh!  gardeceCergael,  il  est  bien  légitiBie...  Être  aAoféltu  es  plos 
gmd  à  toi  seul  ^e  tout  ton  sexe  réuttt.  Rapportes-en  rhomienr  à 
ton  éducation  si  ta  veux;  moi,  j'ea  fais  homieiir  à  ta  nature,  et  je 
crois  qu'il  D*était|MS  besoin  d*tine  destinée  bizarre  et  d'une  existence 
en  dehors  de  toutes  les  lois,  pour  qae  ta  fosses  le  cheM'œuvte  d^\% 


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100  RBTUB  DBS  VEXHL  KOIVDBS. 

création  divine.  Ta  naqnis  douée  de  tontes  les  facultés,  de  toutes  les 
vertus,  de  tontes  les  grâces,  et  l'on  te  méconnaît!  Ton  te  calomnie  !... 

GABRIELLB. 

Que  t'importe?  Laisse  passer  ces  orages;  nos  tètes  sont  à  l'abri  sous 
l'égide  sainte  de  l'amour.  Je  m'efforcerai  d'ailleurs  de  les  conjurer. 
Peutrêtre  ai-je  eu  des  torts.  J'aurais  pu  montrer  plus  de  condescen- 
dance pour  des  exigences  insignifiantes  en  elles-mêmes.  Nos  parties 
de  chasse  déplaisent,  je  puis  bien  m'en  abstenir.;  on  blAme  nos 
idées  sur  la  tolérance  religieuse,  nous  pouvons  garder  le  silence  à 
propos;  on  me  trouve  trop  élégante  et  trop  futile,  je  puis  m'habiller 
plus  simplement  et  m'assujettir  un  peu  plus  aux  travaux  du  mé- 
nage. 

ASTOLPHB. 

Et  voilà  ce  que  je  ne  souffrirai  pas.  Je  serais  un  misérable  si  j'ou- 
bliais quel  sacrifice  tu  m'as  fait  en  reprenant  les  habits  de  ton  sexe  et 
en  renonçant  à  cette  liberté ,  à  cette  vie  active ,  à  ces  nobles  occupa- 
tions de  l'esprit  dont  tu  avais  le  goût  et  l'habitude.  Renoncer  à  ton 
cheval?  hélas  l  c'est  le  seul  exercice  qui  ait  préservé  ta  santé  des  alté- 
rations que  ce  changement  d'habitudes  conmiençait  à  me  faire 
craindre.  Restreindre  ta  toilette?  elle  est  déjà  si  modeste  I  et  un  peu 
de  parure  relève  tant  ta  beauté!  Jeune  homme,  tu  aimais  les  riches 
habits,  et  tu  donnais  à  nos  modes  fantasques  une  grâce  et  une  poésie 
qu'aucun  de  nous  ne  pouvait  imiter.  L'amour  du  beau,  le  sentiment 
de  l'élégance  est  une  des  conditions  de  ta  vie ,  Gabrielle;  tu  étouffe- 
rais sous  le  pesant  vertugadin  et  sous  le  collet  empesé  de  dame  Barbe. 
Les  travaux  du  ménage  gâteraient  tes  belles  mains,  dont  le  contact 
sur  mon  front  enlève  tous  les  soucis  et  dissipe  tous  les  nuages.  D'ail- 
leurs, que  ferais-tu  de  tes  nobles  pensées  et  des  poétiques  élans  de 
ton  intelligence,  au  milieu  des  détails  abrutissans  et  des  prévisions 
égoïstes  d'une  étroite  parcimonie?  Ces  pauvres  femmes  les  vantent 
par  amour-propre ,  et  vingt  fois  le  jour  elles  laissent  percer  le  dégoût 
et  l'ennui  dont  elles  sont  abreuvées.  Quant  à  renfermer  tes  sentimens 
généreux  et  à  te  soumettre  aux  arrêts  de  l'intQlérance,  tu  l'entre- 
prendrais en  vain.  Jamais  ton  cœur  ne  pourra  se  refroidir,  jamais  tu 
ne  pourras  abandonner  le  culte  austère  de  la  vérité ,  et  malgré  toi  les 
éclairs  d'une  courageuse  indignation  viendraient  briller  au  milieu 
des  ténèbres  que  le  fanatisme  voudrait  étendre  sur  ton  ame.  Si ,  d'ail- 
leurs, toutes  ces  épreuves  ûe  sont  pas  au-dessus  de  tes  forces,  je 
sens ,  moi ,  qu'elles  dépassent  les  miennes;  je  ne  pourrais  te  voir  oppri- 
mée sans  me  révolter  ouvertement.  Tu  as  bien  assez  souffert  déjà ,  tu 
t'es  bien  assez  immolée  pour  moi  I 


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GABRIEL.  161 

GABRIELLB. 

Je  n'ai  pas  soufTert ,  je  n*ai  rien  immolé;  j'ai  ea  confiance  en  toi, 
ToOà  tout.  Tu  sais  bien  qne  je  n'étais  pas  assez  faible  d'esprit  pour 
ne  pas  accepter  les  petites  souffrances  que  ces  nouvelle^  habitudes 
dont  ta  paries  pouvaient  me  causer  dans  les  premiers  jours;  j'avais 
des  répugnances  mieux  motivées,  des  craintes  plus  graves.  Tu  les  as 
tontes  dissipées;  je  ne  suis  pas  descendue  comme  femme  au-dessous 
do  rang  où,  comme  homme,  ton  amitié  m'avait  placé.  Je  n'ai  pas 
cessé  d'être  ton  frère  et  ton  ami  en  devenant  ta  c<Hnpagne  et  ton 
amante;  ne  m'as-tu  pas  fait  des  concessions,  toi  aussi?  n'as-tu  pas 
changé  ta  vie  pour  moi? 

ASTOLPHB. 

Oh!  loue-moi  de  mes  sacrifices!  J*ai  quitté  le  désordre  dont  j'étais 
harassé,  et  la  débauche  qui  de  plus  en  plus  me  faisait  horreur,  pour 
un  amour  sublime ,  pour  des  joies  idéales  !  et  loue-moi  aussi  pour  le 
respect  et  la  vénération  que  je  te  porte!  J'avais  en  toi  le  meilleur  des 
amis;  un  soir,  Dieu  fit  un  miracle  et  te  changea  en  une  maîtresse 
adorable  :  je  ne  t'en  aimai  que  mieux;  n'est-ce  pas  bien  charitable  et 
bien  méritoire  de  ma  part? 

GABRIBLLE. 

Cher  Astolphe,  je  vois  que  tu  es  calme;  va  embrasser  et  rassurer 
ta  mère,  ou  laisse-moi  lui  parler  pour  nous  deux.  J'adoucirai  son 
antipathie  contre  moi,  je  détruirai  ses  préventions;  ma  sincérité  la 
toudiera ,  j'en  suis  sûre;  il  est  impossible  qu'elle  ne  soit  pas  aimante 
et  généreuse ,  elle  est  ta  mère  ! . .  . 

ASTOLPHB. 

Cher  ange!  oui,  je  suis  calme.  Quand  je  passe  un  instant  près  de 
toi,  tout  orage  s'apaise^  et  la  paix  des  cieux  descend  dans  mon  ame. 
J'irai  trouver  ma  mère ,  je  ferai  acte  de  respect  et  de  soumission ,  c'est 
tout  ce  qu'elle  demande;  après  quoi  nous  partirons  d'ici,  carie  mal 
est  sans  remède,  je  le  sais,  moi!  je  connais  ma  mère,  je  connais  les 
femmes,  et  tu  ne  les  connais  pas,  toi ,  qui  n'es  pas  à  moitié  homme 
etè  moitié  femme  comme  tu  le  crois,  mais  un  ange  sous  la  forme 
humaine.  Tu  ferais  ici  de  vains  efforts  de  patience  et  de  vertu,  on 
n'y  croirait  pas;  et,  si  on  y  croyait,  on  te  serait  d'autant  plus  hostile, 
qu'on  serait  plus  humilié  de  ta  supériorité.  Tu  sais  bien  que  le  cou- 
pable ne  pardonne  pas  à  l'innocent  les  torts  qu'il  a  eus  envers  lui  ; 
c'est  une  loi  fatale  de  l'orgueil  humain ,  de  l'orgueil  féminin  surtout, 
qui  ne  connaît  pas  le  secours  du  raisonnement  et  le  frein  de  la  force 
intelligente.  Ma  mère  est  orgueilleuse  avant  tout.  Elle  fut  toujours  un 

TOMB  XIX.  11 


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163'  REVUE  DES  jmtax  kondbs. 

modèle  des  vertus  domestique»;  tristet  vertus ,  crois-moi ,  quand  elles 
ne  soBt  inspiréea  m  par  r«iB«uc«  m  par  le  dévodeiMoi.  Pénétrée 
depuis  iMig'tefliiMi  de  rimiimrtaace  de  soar^le  dans  la  CflmUle  et  da 
méiite  avee  lequel  elle  s'en  est  acquittée ,  ^elle  songie  beaoeoap  plui 
àaMiinteDir  ses  pràrogatives  qu'à  doMier  du  bonheur  i  ceaiL  qui  Vea- 
toureat  Elle  eaide  ce»  peradaneft  qui  {Mm^^mt  voloatiers  la  nuit  à 
raocMunoder  voa  chaosaeSt  et  qui,  d*ufi  moi*,  vous  briseront  le 
cœufi  pensant  que  la  peiae  qu'eues  opt  prise  pour  vous  remke  un 
senice  matériel  les  aulorisei  vous  causer  toirtes  les  douleurs  de 
l'arae^ 

GABRIELLE. 

Astolphe!  tu  juges  ta  mère  avec  une  bien  froide  sévérité.  Hélas! 
je  vois  que  les  meilkurs  d'entre  les  hommes  n'ont  pour  les  femmes 
ni  amour  profond,  ni  estime  complète,  û»  afait  ralsoa  quand  on 
m'enseignaîisi  soigneusement  dans  mon  enfance  que  ce  sexe  joue 
sur  la  ttfve  le  rftle  le  plus  abject  et  le  plus  malbeoreui  ! 

ISTQLF&B. 

O  mon  mm!  ^'est  mm  amour  pour  toi  qui  uk  donue  le  eoumge 
de  juger  ma  mère  avec  cette  sévérité.  Est-ce  à  loi  de  m'ea  faîve  ua 
reproche?  T'ai-je  donc  autorisée  à  plaindre  si  douloureusement  la 
condilioR  où  je  t'ai  rétabUe? 

GABRIELLE,  Vombraaaasl avee effiiti»!!. 

Oh  non  !  mon  Astolphe ,  jamais  !  Aussi  je  ne  pense  pas  a  moi  quand 
je  parle  avec  cette  liberté  des  dioses  qui  ne  me  regardent  pas.  Per- 
mets-moi pourtant  d'insister  en  faveur  de  ta  mère  :  ne  la  plonge  pat 
dans  le  désespoir,  ne  la  quitte  pas  à  cause  de  moi. 

ASTOLPHE* 

Si  je  ne  le  fais  pas  aujourd'hui ,  elle  m'y  forcera  demain.  Tu  oublies, 
ma  dière  Gabrielle,  que  tu  es  vis-à-vis  d'elle  dans  une  position  déli- 
cate, et  que  tu  ne  pourras  jamais  la  satisfaire  sur  ce  qu'elle  a  tantâ 
cœur  de  connaître  :  ton  passé,  ta  famille,  ton  avenir. 

GABRIEIXIk 

Il  est  vrai.  Mon  avenir  surtout,  qui  peut  le  prévoir?  dans  quel 
labyrinthe  sans  issue  t'es-tu  engagé  avec  moi? 

ASTOI.FBE. 

Et  quel  beaoin  avons-nous  d'en  sortir?  Eitods  ainsi  toute  notre 
vie,  sans  nous  soucier  d'atteindre  le  but  de  la  fortune  «et  déshon- 
neurs. Ne  faisons-nous  pas  ensemble  ce  bizarre  et  déliciau  voyage, 
qui  n'aura  pomr  terme  que  la  mort?  N'es-4u  pas  à  moi  pour  jamais? 
Ëh  bien!  qu'avofis*-nou8  besoin  l'un  ou  l'autre  d'être  riche  et  de 


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OAB&m.  163 

DùQS  appeler  le  prince  de  Bramante?  Mon  petit  prioce,  garde  ton 
titre,  garde  ton  héritage,  je  n'en  veux  à  aucun  prix;  et  si  le  vieux 
Joies  trouve  dans  sa  tortueuse  cervelle  quelque  nouvelle  invention 
eacliée  pour  fen  dépouiller,  coosole-toi  de  n'être  qu'une  femme, 
pauvre,  inconnue  au  monde,  cachée,  mais  riche  de  mon  amour  et 
{iorieuse  à  Hies  yeux. 

GABRIEIXB. 

Crains-to  que*cela  ne  me  suffise  pas? 

^TOJLPHB  »  to  prêt  sut  daiu  ses  bras. 

lion«  eu  ¥éritél  je  n'ai  pas  cette  crainte.  Je  sens  dans  mon  cœur 
comme  ta  m'aimes. 


QUATRIÈME  PARTIE. 


M)BSS  PMBHUSRE. 

Itasme  peUte  msiaini  de  campagne  isolée  an  fond  des  montagnes.  —  Une  ehtmbfe 
tiès  itafie,  nnugée  avec  goût.  Des  iiettrs,4les  Uftes,  des  lartiMieus  de 


OABRIELLE.  seule. 

(  KUe  dilue  ci  slntenompt  de  temps  en  temps  poir  rogaider  A  Is  fenéire.  ) 

Marc  reriendra  peufr*étre  aujourd'hui.  Je  voudrais  qu'il  arrivflt 
iTant  qn'AstoIphe  fût  de  retour  de  sa  promenade.  J'aimerais  à  lui 
parler  seule,  à  savoir  de  lui  toute  la  vérité.  Notre  situation  m'inquiète 
chaque  jour  davantage ,  car  H  me  semble  qu'Astolphe  commence  à 
s'en  tourmenter  étrangement..  Je  me  trompe  peut-être.  Mais  quel 
serait  le  sujet  de  sa  tristesse?  Le  malheur  s'est  étendu  sur  nous  insen- 
siblement ,  d'abord  comme  une  langueur  qm  s'emparait  de  nos  âmes, 
^  puis  conune  une  maladie  qui  les  faisait  délbrer,  et  aujourd'hui 
camroe  mne  agonie  qui  les  consume.  Hélas!  l'amour  est-41  donc  une 
laninie  si  subtile,  qu'à  la  moindre  atteinte  portée  i  sa  sainteté  il  nous 
foitte  et  remonte  aux  cieux?  Astolphe  !  A^tolphel  tu  as  eu  bien  des 
torts  enrers  moi,  et  tu  as  fait  bien  cruellement  saigner  ce  cœur,  qui  te 
ht  et  qui  te  sera  toujours  fidèle!  Je  t'ai  tout  pardonné,  que  Dieu  te 
firiemie!  Mais  c'est  un  gcand  crime  d^avoir  flétri  m  tel  amour  par 
le  soupçon  et  la  méfiance ,  et  tu  en  porter  la  peine ,  ear  cet  amour 
s'est  afEaibU  par  sa  violence  même,  et  tu  sens  chaque  jour  mourir  en 
lai  la  flamme  que  tu  as  trop  attisée  par  la  jalousie.  Malheureux  ami  ! 
e'est  en  rain  que  je  t'invite  à  oublier  le  mal  que  tu  nous  as  fait  à  tous 

11. 


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16i  RBVUB  DBS  DEUX  liONDBS. 

deux;  ta  ne  le  peux  plus!  Ton  ame  a  perdu  la  fleur  de  sa  jeunesse 
magnanime;  un  secret  remords  la  contriste  sans  la  préserver  de  no(K 
velles  fautes.  Ah!  sans  doute  il  est  dans  l'amour  un  sanctuaire  dans 
lequel  on  ne  peut  plus  rentrer  quand  on  a  fait  un  seul  pas  hors  de 
son  enceinte,  et  la  barrière  qui  nous  séparait  du  mal  ne  peut  plus 
être  relevée.  L'erreur  succède  à  l'erreur,  l'outrage  à  l'outrage,  IV 
mertume  grossit  conune  un  torrent  dont  les  digues  sont  rompues.... 
Quel  sera  le  terme  de  ses  ravages?  Mon  amour,  à  moi,  peut-il  devenir 
aussi  sa  proie?  Succombera-t-il  à  la  fatigue,  aux  larmes,  aux  soucis 
rongeurs?  Il  me  semble  qu'il  est  encore  dans  toute  sa  force,  et  que 
la  souffrance  ne  lui  a  rien  fait  perdre.  Astolphe  a  été  insensé,  mais 
non  coupable;  ses  torts  furent  presque  involontaires,  et  toujours  le 
repentir  les  effaça.  Mais  s'ils  devenaient  plus  graves,  s'il  venait  à 
m'outrager  froidement,  à  m'imposer  cette  captivité  à  laquelle  je  me 
dévoue  pour  accéder  à  ses  prières....  pourrais-je  le  voir  des  mêmes 
yeux,  pourrais-je  l'aimer  de  la  même  tendresse?...  Est-ce  que  ses 
égaremens  n'ont  pas  déjà  enlevé  quelque  chose  à  mon  enthousiasme  : 
pour  lui?...  Mais  il  est  impossible  qu' Astolphe  se  refroidisse  ou  s'égaie  l 
à  ce  point!  C'est  une  ame  noble,  désintéressée,  généreuse  jusqu'à 
l'héroïsme.  Que  ses  défauts  sont  peu  de  chose  au  prix  de  ses  vertus!... 
llélas!  il  fut  un  temps  où  il  n'avait  point  de  défauts!...  Oh!.Astolphe! 
que  tu  m'as  fait  de  mal  en  détruisant  en  moi  l'idée  de  ta  perfection! 
(On  frappe.)  Qui  vicut  ici?  C'cst  peut-être  Marc? 

SCÈME  II. 

MARC,  GABRIELLE. 

MARC ,  boité  et  le  fouet  en  mtin. 

Me  voici  de  retour,  signora ,  un  peu  fatigué;  mais  je  n'ai  pas  yoqIo 
prendre  un  instant  de  repos  que  je  ne  vous  eusse  rendu  un  compte 
exact  de  mon  message. 

GABRIELLE. 

Eh  bien!  mon  vieux  ami ,  comment  as-tu  laissé  mon  grand-père? 

KARC. 

Un  peu  mieux  que  je  ne  l'avais  trouvé,  mais  bien  malade  encore, 
et  n'ayant  pas,  je  pense,  trois  mois  à  vivre. 

GABRIELLE. 

A-t-il  été  bien  irrité  que  je  n'allasse  point  moi-même  m'informef 
de  ses  nouvelles? 


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GABSIBL.  165 

MARC. 

On  pea.  Je  lui  ai  dit,  ainsi  que  cela  était  convenu,  que  voire  sei- 
gneurie s'était  démis  la  cheville  à  la  chasse,  et  qu'elle  était  retenue 
sur  son  lit  avec  grand  regret. 

GABRIELLB. 

Et  il  a  demandé  sans  doute  où  j'étais? 

MARC. 

Sans  doute,  et  j*ai  répondu  que  vous  étiez  toujours  à  Cosenza.  Sur 
quoi  il  a  répliqué  :  «  Il  est  à  Cosenza  cette  année  comme  il  était 
Tannée  dernière  à  Palerme,  et  il  était  alors  à  Palerme  comme  il  était 
Tannée  précédente  à  Gênes,  d  J'ai  fait  une  figure  très  étonnée ,  et , 
conune  il  me  croit  parfaitement  bète  (c'est  son  expression],  il  a 
été  complètement  dupe  de  ma  bonne  foi.  a  Comment ,  m'a-t-il  dit , 
ne  sais-tu  pas  où  il  va  depuis  trois  ans?  —  Votre  altesse  sait  bien , 
ai-je  répondu,  que  je  garde  pendant  ce  temps  le  palais  que  monsei- 
gneur Gabriel  occupe  à  Florence.  Aux  environs  de  la  Saint-Hubert, 
sa  seigneurie  part  pour  la  chasse  avec  quelques  amis,  tantôt  les  uns , 
tantôt  les  autres,  et  elle  n'emmène  que  ses  piqueurs  et  son  page.  Je 
voudrais  bien  Taccompagner,  mais  elle  me  dit  comme  cela  :  a  Tu  es 
trop  vieux  pour  courir  le  cerf,  mon  pauvre  Marc;  tu  n'es  plus  bon 

qu'à  garder  la  maison.  £t  la  vérité  est b  Alors  monseigneur  m'a 

interrompu....  n  Moi ,  j'ai  ouï  dire  qu'il  n'emmenait  aucun  de  ses  do- 
mestiques, et  qu'il  partait  toujours  seul?  Et  Ton  a  remarqué  qu'As- 
tolphe  Bramante  quittait  toujours  Florence  vers  le  même  temps.  » 
Quand  j'ai  vu  le  prince  si  bien  informé ,  j'ai  failli  me  déconcerter  ; 
mais  il  me  croit  si  simple ,  qu'il  n'y  a  pas  pris  garde,  et  il  a  dit  en  se 
tournant  vers  M.  l'abbé  Chiavari  :  «  L'abbé ,  tout  cela  ne  m'effraie 
guère.  Il  est  bien  évident  qu'il  y  a  de  Tamour  sous  jeu;  mais  ils  sont 
plus  embarrassés  pour  sortir  d'affaire  que  je  ne  le  suis  de  les  voir  em- 
barqués dans  cette  sotte  intrigue.  » 

GABRIELLE. 

£t  Tabbé,  qu'a-t-il  répondu? 

MARC. 

Il  a  baissé  les  yeux  en  soupirant,  et  il  a  dit  :  La  femme.... 

GABRIELLE. 

Eh  bien? 

MARC. 

..•.  Sera  iovjours  femme/  —  Son  altesse  jouait  avec  votre  petit 
chien,  et  semblait  rire  dars  ^a  Larlîc  blanche,  ce  qui  m'a  un  peu  ef- 


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166  REVUE  PIS  MRS  MONDES. 

frayé;  car,  lorsque  le  prince  nMilie  quelque  chose  de  sinistre,  il  a 
eoutume  4le  sourire  et  4e  faire  crier  œ  pauvre  Mesca  en  lui  tirant 
les  oreilles. 

GABRIEtlE. 

Et  que  t'a-t-il  chargé  de  me  dire? 

MARC. 

n  a  parlé  assez  durement... 

GABRULLE. 

Bedis-lennoi  sans  rien  adoucir. 

MARC. 

a  Tu  diras  à  ton  seigneur  Gabriel  que,  quelque  plaisir  qn*H  preimei 
la  chasse,  ou  quelque  entorse  qu*il  ait  au  picNi,  fl  ait  à  Tenir  preodie 
mes  ordres  ayant  huit  jours.  Il  a  peu  de  temps  à  perdre,  s*9  Teut  m 
retrouver  vivant,  et  s'il  veut  que  je  lui  fasse  conférer  légalement  son 
titre  et  son  héritage ,  qui,  après  ma  mort,  pourraient  fort  bien  ki 
être  contestés  avec  succès.  » 

GABRIELLE. 

Que  voulait-il  dire?  Pense-tr-il  qu'Astolphe  veuille  faire  du  scandale 
pour  rentrer  dans  ses  droits? 

MARC. 

n  pense  que  le  seigneur  Astolpbe  a  fortement  la  chose  en  tête,  et 
si  j'osais  dire  à  votse  seigneurie  ce  que  j'en  pense,  moi  ansâ... 

GABRIELLE* 

Tu  ii'«n  penses  rien ,  Karc. 

MARC. 

Monseigneur  veut  me  fermer  la  bouche.  H  n'en  est  pas  OMunsde 
mon  devoir  de  dire  ce  que  je  sais.  Le  seigneur  Astolpbe  a  fait  venir 
rété  dernier  à  Florence  la  nourrice  de  votre  seigneurie,  et  lui  a  offert 
de  Fargent  si  elle  voulait  témoigner  en  justice  de  ce  qu'elle  sait  et  com- 
ment les  choses  se  sont  passées  à  la  naissance  de  votre  seigneurie... 

GABRIELLE. 

On  t'a  trompé,  Marc;  cela  n'est  pas. 

MARC. 

La  nourrice  me  l'a  dit  elle-même  ces  jours-H^i  au  chAteau  de  Bra- 
mante, et  m'a  montré  une  belle  bourse,  bien  ronde,  que  le  seigneur 
Astolphe  lui  a  donnée  pour  se  taire  du  moins  sur  sa  proposition,  car 
elle  lui  a  nié  obstinément  qu'elle  eût  nourri  un  enfant  du  seie 
fémifiin. 


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m 


de  cette  iénine  est«aM  {ita»  ofliaiit,  ear  elle  a  été  nn 
mon  grand^pèrey  sans  auean  deate. 


GABRIELLE. 

!?  Astolphe  a  fait  sans  doute  cette  démarche  pour  éprou- 
de  mes  gens. 

HAftC 

I  sott  rintention  da  seigneur  Astolphe,  je  crois  qu'il 
lœ  votre  seigneurie  obéit  aux  intentions  de  son  giand- 
t  plus  qu'au  moment  où  je  quittais  le  château,  l'abbé 
i  de  moi  furtivement  et  m'a  gÛssé  ceci  è  l'oreille  :  a  Dis 
la  part  d'un  véritable  ami,  qu'il  ne  fasde  pas  d'impru- 
Fîenne  trouver  son  giand-père ,  et  lui  obéisse  ou  feigne 
iVeog^ément  ;  ou  que,  s'il  ne  se  rend  peint  à  son  ordre, 
bien,  qu'il  soit  k  l'abri  d'une  embûche.  Il  doit  savoir 
t  grave,  que  l'honneor  de  la  Camille  serait  compromis 
r<e  démarebe  hasaidée^  et  que  dans  un  xM  semblable  le  , 
>able  de  tout.  i>  —  Voilà,  mot  pour  mot ,  ce  que  m'a  dit 
leur,  et  il  vous  est  sincér^œnt  dévoué,  monseigneur. 

Je  ne  négligerai  pas  cet  aveittissemeiii.  ~  Mamtenant , 
,  mon  bon  Marc;  tu  en  as  Uea  besoin* 

MARC. 

Peut-être  que,  quand  je  me  serai  reposé ,  je  retrouverai 
lofa^  encore  quelque  chose ,  quelque  parole  qui  ne  me 

mS  ce  moment-ci.  (  U  se  retire.  GabneUe  le  nppelle.  ) 

GABRIELLE. 

irc  :  si  mon  mari  t'interroge,  aie  bien  soin  de  ne  pas  lui 
tourrice... 

MARC. 

garde,  monseigneur! 

GABRIELLE. 

c  l'habitude  de  m'appeler  ainsi!  Quand  nous  sonmies 
e  porte  ces  vêtemens  de  femme,  tout  ce  qui  rappelle 
xe  irrite  Astolphe  au  dernier  point. 

MARC. 

Meul  je  ne  le  sais  que  trop!  Mais  comment  faire?  Ans- 


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168  RBTUB  DBS  DEUX  MOIVDBS. 

sitdt  que  je  prends  Thabitude  d'appeler  votre  seignearie  madame, 
voilà  que  noas  partons  pour  Florence,  et  qu'elle  reprend  ses  habits 
d'homme.  Alors  j'ai  toujours  le  madame  sur  les  lèvres,  et  je  ne  com- 
mence à  reprendre  l'habitude  du  monseigneur  que  lorsque  votre 
seigneurie  reprend  sa  robe  et  ses  cornettes.  (  o  tort  ) 

SCÈHTE  III. 

GABRIELLE. 

Cette  histoire  de  la  nourrice  est  une  calomnie.  C'est  une  nouvelle 
ruse  de  mon  grand-père  pour  m'indisposer  contre  Astolphe.  Il  aura  ^ 
payé  cette  femme  pour  faire  à  mon  pauvre  Marc  un  pareil  conte, 
bien  certain  que  Marc  me  le  rapporterait.  —  Oh!  non,  Astolphe!  ^ 
non!  ce  genre  de  torts,  tu  ne  l'auras  jamais  envers  moi!  C'est  toi 
qui  m'as  empêchée  de  démasquer  la  supercherie  qui  me  condamne  - 
à  te  frustrer  publiquement  des  biens  que  je  te  restitue  en  secret, , 
et  du  titre  auquel  tu  dédaignes  de  succéder.  C'est  toi  qui  m'as  dé-  ^ 
fendu  avec  toute  l'autorité  que  donne  un  généreux  amour  de  pro- 
clamer mon  sexe  et  de  renoncer  aux  droits  usurpés  que  l'erreur  des , 
lois  me  confère.  Si  tu  avais  eu  le  moindre  regret  de  ces  choses, , 
tu  aurais  eu  la  franchise  de  me  le  dire,  car  tu  sais  que  moi,  je  ^ 
n'en  aurais  eu  aucun  à  te  les  céder.  Dans  ce  temps-là,  je  ne  peD- . 
sais  pas  qu'il  te  serait  jamais  possible  de  me  faire  souffrir.  J'avais 
une  conGance  aveugle,  enthousiastel....  A  présent,  j'avoue  qu'il  me 
serait  pénible  de  renoncer  à  être  homme  quand  je  veux,  car  je  n'ai  ^ 
pas  été  long-temps  heureuse  sous  cet  autre  aspect  de  ma  vie,  qui  est 
devenu  notre  tourment  mutuel.  Mais,  s'il  le  fallait  pour  te  satisfaire, 
hésiterais-je  un  moment?  Oh!  tu  ne  le  crains  pas,  Astolphe!  et  tu 
n'agirais  pas  en  secret  pour  me  forcera  des  actes  que  ton  simple 
désir  peut  m'imposer  librement!  Toi,  me  tendre  un  piège!  toi, 
tramer  des  complots  contre  moi!  Oh!  non,  non,  jamais!...  Le  voici 
qui  revient  de  la  promenade;  je  ne  lui  en  parlerai  même  pas,  tant 
j'ai  peu  besoin  d'être  rassurée  sur  son  désintéressement  et  sur  sa 
franchise. 

ASTOLPHE,  GABRIELLE. 

ASTOLPHE. 

Eh  bien!  ma  bonne  Gabrielle,  ton  vieux  serviteur  est  revenu?  J ^ 


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riens  de  Yoir  son  cheval  dans  la  cour.  Quelles  nouvelles  t'a-t-ll  appor- 
tées de  Bramante? 

GABRIELLB. 

Selon  loi,  notre  grand-père  se  meurt;  mais,  selon  moi,  il  en  a  pour 
long-temps  encore.  Ce  n*est  point  un  homme  à  mourir  si  aisément. 
Mais  désirons-nous  donc  sa  mort?  Quels  que  soient  ses  torts  envers 
nous  deux  (  et  crois  bien  que  les  plus  graves  ont  été  envers  celui  qu'il 
semblait  favoriser  au  détriment  de  l'autre  ) ,  nous  ne  hAterons  point 
par  des  vœux  impies  l'instant  suprême  où  il  lui  fauclra  rendre  un 
compte  sévère  de  la  destinée  de  ses  enfans.  Puisse-t-il  trouver  là- 
baot  un  juge  aussi  indulgent  que  nous,  n'est-ce  pas,  Astolphe?  Tu 
nem'écoutespas? 

ASTOLPHE. 

n  est  vrai ,  tu  deviens  chaque  jour  plus  philosophe ,  Gabrielle ,  tu 
argumentes  du  soir  au  matin  comme  un  académicien  de  la  Crusca. 
Ne  saurais-tu  être  femme ,  du  moins  pendant  trois  mois  de  l'année? 

GABRIELLE ,  tourianl. 

C'est  qu'il  y  a  bien  long-temps  que  ces  trois  mois-là  sont  passés, 
Astolphe.  Le  premier  trimestre  eut  bien  trois  mois,  mais  le  second 
en  eut  six,  et  l'an  prochain,  je  crains  que,  malgré  nos  conventions, 
le  trimestre  n'envahisse  toute  l'année.  Donne-moi  le  temps  de  m'ha- 
bitoer  A  être  aussi  femme  qu'il  me  faut  l'être  à  présent  pour  te  plaire. 
Jadis  tu  n'étais  pas  si  difficile  avec  moi,  et  je  n'ai  pas  songé  assez 
tôt  à  me  défaire  de  mon  langage  d'écolier.  Tu  aurais  dû  m'avertir, 
dès  le  premier  jour  où  tu  m'as  aimée,  qu'un  temps  viendrait  où  il 
serait  nécessaire  de  me  transformer  pour  conserver  ton  amour  I 

ASTOLPHI. 

Ce  reproche  est  injuste,  Gabrielle!  Mais  quand  il  serait  vrai ,  ne  me 
sois^je  pas  transformé ,  moi ,  pour  mériter  et  conserver  l'affection  de 
tonccsurt 

GABRIELLB. 

n  est  vrai ,  mon  cher  ange ,  et  je  ne  demande  pas  mieux  que  d'avoir 
tort.  J'essaierai  de  me  corriger. 

ASTOLPHE,  marehe  d'un  tir  aoucieax ,  puii  s*aiTète  et  regarde  Gabrielle  arec . 
aUendrlMemenL 

Pauvre  Gabrielle  !  tu  me  fais  bien  du  mal  avec  ton  étemelle  rési- 
gnation. 

GABRIELLB ,  hii  tendant  U  main. 

Pourquoi?  Elle  ne  m'est  pas  aussi  pénible  que  tu  le  penses. 


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170  REVUE  DM  IVn  liONDES. 

avec  agitation. 

Je  le  sais  !  Tu  es  forte,  toi  !  Nul  ne  peut  blesser  en  toi  la  suscepfi-^ 
bilité  de  Torgueil.  Les  orages  qui  bouleversent  Tame  d'autrui  ne  peu- 
vent ternir  Técht  du  beau  ciel  où  ta  pensée  s'épanouit  libre  et  ftère! 
On  chargerait  aisément  de  fers  tes  bras  dont  une  éd^K^tion  spailiflte 
n'a  pu  détruire  ni  la  beauté,  ni  la  faiblesse;  mais  ton  ame  est  isdé- 
pendante  comme  les  oiseaux  de  Tair,  comme  les  flots  de  rOcéan, 
et  toutes  les  fwrces  de  Tunifcrs  réunies  ne  la  pourraient  fMre  pKcr, 
}e  le  sais  bien  ! 

A«-4e88ii6  de  tootes  ees  forces  de  la  auttièie  ^  il  €ft  iiae  for^ 
qui  m*a  toujours  enchaînée  à  toi,  c'est  ramoor.  Mfla  oigaeiiiie 
s'élève  pas  au-dessus  de  cette  puissance.  Tu  le  sais  bien  aussi? 

ASTOLPHE ,  rarrétanu 

Oh!  ceh  est  vrai,  ma  bien-aimée!  Mais  n'ai-je  rien  perdu  de  cet 
amour  sublime  qui  ne  se  croyait  le  droit  de  me  rien  refuser? 

GABRIELLE,  arec  tendresse. 

Pourquoi  Taurais-tu  perdu? 

ASTOLPHE. 

Tu  ne  t'en  souviens  pas,  cœur  généreux,  A  vrai  cœur  dliomme! 

(  II  la  presse  dans  ses  bras.  ) 
GABRIBLLE. 

Yois ,  mon  ami,  tu  ne  trouves  pas  de  plus  grand  éloge  à  mettre 
que  de  m'attribuer  les  qualités  de  ton  sexe ,  et  pourtant  tu  vendrais 
souvent  me  rabaisser  à  h  faiblesse  du  mien!  Sois  donc  logique! 

ASTOLPHE,  rembrassaiît. 

Saîs-je  ce  que  je  veux?  Au  diable  la  logique!  Je  faime  avec 
passion  ! 

«ABRIELLS. 

Cher  Astolphel 

ASTOLPHE ,  se  laissant  tomber  à  ses  genoux. 

Tu  m'aimes  donc  toujours? 

GABR1ELLE. 

Tu  le  sais  bien. 

ASTOLPHE. 

Toujours  comme  autrefois? 

GABBIELLE. 

Non  plus  comme  autrefois,  mais  autant,  mais  plus  peut-être. 

A8TOLPBB. 

Pourquoi  pas  comme  «ntrefois?  Tu  ne  me  refusais  rien  alors! 


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GAraUBL.  171 

est-ce  que  je  te  refuse  à  présent? 

ASTOLPHK. 

iDt  il  est  quelque  chose  que  tu  vas  me  refuser  si  je  me  hasarde 
emander. 

GABRIBIXB. 

erfide!  tu  veux  m*entratûer  dans  un  piège? 

ASTOLPHE. 

«  !  oui ,  je  le  voudrais. 

GABRIELLE. 

Q  supplie,  pas  de  détours  avec  moi ,  Astolphe.  Quand  je  te 
t-ce  avec  prudence ,  est-ce  avec  des  restrictions  et  des  ga- 

ASTÔLPHB. 

e  hais  les  détours,  tu  le  sais.  Mon  ame  était  s!  naïve!  Elle 
i6i  confiante,  aussi  découterte  que  la  tienne;  mais ,  bêlas I  f  ai 
>upable!  J'ai  appris  à  douter  d'autrui  en  apprenant  à  douter 
ai£me. 

GABRIELLE» 

s  ce  que  j'ai  oublié,  et  parle. 

ASTOLPHE. 

3ment  de  retourner  à  Florence  est  venu.  Consens  à  n'y  point 
i  détournes  les  yeux?  Tu  gardes  le  silence?  Tu  me  refuses? 

GABRIELLE ,  avec  tristesse. 

Je  cède.  Mais  à  une  condition,  tu  me  diras  lé  motif  de  ta 
e. 

ASTOLPHE. 

me  vendre  trop  cher  la  grâce  que  tu  m'accordes;  ne  me  de- 
>as  ce  que  je  rougis  d*avouer. 

GABRIELLE. 

je  essayer  de  deviner?  Astolphe,  est-ce  toujours  le  même 

U'autrefoiS?    (Astolpbe  fait  un  signe  de  tète  affinnatif.  )   La  jaloUSiC? 

me d'Astoiphe. )  Eh  quoi!  encore!  toujours!  Mon  Dieu,  nous 
I  bien  malheureux ,  Astolphe  ! 

•   ASTOLPHE. 

\e  dis  pas  cela!  cache-moi  les  larmes  qui  roulent  dans  [tes 
e  me  déchire  pas  le  cœur  !  Je  sens  que  je  suis  un  lâche^  et 
t  je  n'ai  pas  la  force  de  renoncer  à  ce  que  tu  m'accordes  avec 
IX  humides,  avec  un  cœur  brisé! — Pourquoi  m'aimes-tu 


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172  RBVUB  BBS  DBUX  MONDES. 

encore,  Gabrielle?  Que  ne  me  méprises-tu!  Tant  qne  ta  m*aimeras, 
je  serai  exigeant,  je  serai  insensé,  car  je  serai  tourmenté  de  la 
crainte  de  te  perdre.  Je  sens  que  je  finirai  par  là,  car  je  sens  le  mal 
que  je  te  fais.  Mais  je  suis  entraîné  sur  une  pente  fatale.  J*aime  mieux 
rouler  au  bas  tout  de  suite,  car,  dés  que  tu  me  mépriseras,  je  ne 
souffrirai  plus,  je  n'existerai  plus. 

GABRIELLE. 

0  amour!  tu  n'es  donc  pas  une  religion?  Tu  n'as  donc  ni  révéla- 
tions, ni  lois,  ni  prophètes?  Tu  n'as  donc  pas  grandi  dans  le  cœur 
des  hommes  avec  la  science  et  la  liberté?  Tu  es  donc  toujours  placé 
sous  l'empire  de  l'aveugle  destinée ,  sans  que  nous  ayons  découvert 
en  nous-mêmes  une  force ,  une  volonté,  une  vertu'pour  lutter  contre 
tes  écueils ,  pour  échapper  à  tes  naufrages  ?  Nous  n'obtiendrons  donc 
pas  du  del  un  divin  secours  pour  te  purifier  en  nous-mème,  pour 
t'ennoblir,  pour  t'élever  au-dessus  des  instincts  farouches ,  pour  te 
préserver  de  tes  propres  fureurs ,  et  te  faire  triompher  de  tes  propres 
délires?  U  faudra  donc  qu'éternellement  tu  succombes  dévoré  par  les 
flammes  que  tu  exaltes,  et  que  nous  changions  en  poison,  par  notre 
orgueil  et  notre  égoïsme,  le  baume  le  plus  pur  et  le  plus  divin  qui 
nous  ait  été  accordé  sur  la  terre? 

ASTOLPHB. 

Ah!  mon  amie,  ton  ame  exaltée  est  toujours  en  proie  aux  chimères. 
Tu  rêves  un  amour  idéal ,  comme  jadis  j'ai  rêvé  une  femme  idéale. 
Mon  rêve  s'est  réalisé,  heureux  et  .criminel  que  je  suis!  Mais  le  tien 
ne  se  réalisera  pas,  ma  pauvre  Gabrielle!  Tu  ne  trouveras  jamais  un 
cœur  digne  du  tien,  jamais  tu  n'inspireras  un  amour  qui  te  satisfasse, 
car  jamais  culte  ne  fut  digne  de  ta  divinité.  Si  les  hommes  ne  con- 
naissent point  encore  le  véritable  hommage  qui  plairait  à  Dieu ,  com- 
ment veux-tu  qu'ils  trouvent  sur  la  terre  ce  grain  de  pur  encens  dont 
le  parfum  n'est  point  encore  monté  vers  le  ciel?  Descends  donc  de 
l'empyrée  où  tu  égares  ton  vol  audacieux,  et  prends  patience  sous  le 
joug  de  la  vie.  Élève  tes  désirs  vers  Dieu  seul ,  ou  consens  à  être 
aimée  comme  une  mortelle.  Jamais  tu  ne  rencontreras  un  amant  qui 
ne  soit  pas  jaloux  de  toi,  c'est-à-dire  avare  de  toi,  méfiant,  tour- 
menté, injuste,  despotique. 

GABRIELLE. 

Crois-tu  que  je  rêve  l'amour  dans  une  autre  ame  que  la  tienne? 

ASTOLPHE. 

Tu  le  devrais,  tu  le  pourrab,  c'est  ce  qui  justifie  ma  jalousie  et  la 
rend  moins  outrageante. 


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GABRIEL.  173 

GABRIELLK. 

flélas!  en  effet,  Tamour  ne  raisonne  pas,  car  je  ne  puis  rêver  un 
amour  plos  parfait  qa*en  le  plaçant  dans  ton  sein ,  et  je  sens  que  cet 
amour,  dans  le  cœur  d'un  autre,  ne  me  toucherait  pas. 

ASTOLPHB. 

Oh!  dis-moi  cela,  dis-moi  cela  encore!  répète-le-moi  toujours!  Va, 
Bsécoonais  la  raison ,  outrage  l'équité,  repousse  la  voix  du  ciel  même, 
si  elle  s'élève  contre  moi  dans  ton  ame;  pourvu  que  tu  m'aimes,  je 
consens  à  porter  dans  une  autre  vie  toutes  les  peines  que  tu  auras 
«courues  pour  avoir  eu  la  folie  de  m'aimer  dans  celle-^i. 

GABRIBLLE. 

Non ,  je  ne  veux  pas  t'aimer  dans  l'ivresse  et  le  blasphème.  Je  veux 
t'aimer  religieusement  et  t'associer  dans  mon  ame  à  l'idée  de  Dieu, 
«Q  désir  de  la  perfection.  Je  veux  te  guérir,  te  fortifier  contre  toi- 
même  et  t'élever  à  la  hauteur  de  mes  pensées.  Promets-moi  d'essayer, 
et  je  commence  par  te  céder  comme  on  fait  aux  enfans  malades.  Nous 
Elirons  point  à  Florence,  je  serai  femme  toute  cette  année,  et,  si  tu 
"veoi  entreprendre  le  grand  œuvre  de  ta  conversion  au  véritable 
amour,  ma  tristesse  se  changera  en  un  bonheur  incomparable. 

ASTOLPHE. 

Oui ,  je  le  veux ,  ma  femme  chérie,  et  je  te  remercie  à  genoux  de 
le  Touloir  pour  moi.  Peux-tu  douter  qu'en  ceci  je  ne  sois  pas  ton  es- 
clare  encore  plus  que  ton  disciple? 

GABRIELLE. 

Tu  me  l'avais  promis  déjà  bien  des  fois ,  et  comme ,  au  lieu  de  tenir 
ta  parole,  tu  abandonnais  toujours  ton  ame  à  de  nouveaux  orages; 
comme,  au  lieu  d'être  heureux  et  tranquille  avec  moi  dans  cette  re- 
traite ignorée  de  tous  où  tu  venais  me  cacher  à  tous  les  regards ,  mes 
concessions  ne  servaient  qu'à  augmenter  ta  jalousie,  et  la  solitude 
qu'à  aggraver  ta  tristesse,  de  mon  côté  je  n'étais  point  heureuse,  car 
je  voyais  toutes  mes  peines  perdues  et  tous  mes  sacrifices  tourner  à 
ta  perte.  Alors  je  regrettais  ces  temps  de  répit  où,  sous  l'habit  d'un 
lioomie,  je  puis  du  moins ,  grâce  à  l'or  que  me  verse  mon  aïeul ,  f  en- 
tourer de  nobles  délassemens  et  de  poétiques  distractions... 

ASTOLPHB. 

Oui,  les  premiers  jours  que  nous  passons  à  Florence  ou  àPise 
DDt  toujours ,  pour  moi ,  de  grands  charmes.  Je  ne  suis  pas  fait  pour 
la  solitude  et  l'oisiveté  de  la  campagne;  je  ne  sais  pas,  comme  toi , 
n'absorber  dans  les  livres,  m'ablDier  dans  la  méditation.  Tu  le  sais 


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iV*  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien,  en  te  ramenant  ici  chaque  année ,  le  tyran  se  condamne  à  plus 
de  maux  que  sa  victime,  et  mes  torts  augmentent  en  raison  de  ma 
souffrance  intérieure.  Mais,  dans  le  tumulte  du  monde,  quand  tu  rei^ 
viens  le  beau  Gabriel ,  recherché ,  admiré ,  choyé  de  tous ,  c'est  encore 
une  autre  souffrance  qui  s'empare  de  moi  ;  souffrance  moins  lente, 
mofns  profonde  petït-^tre,  mais  tiofeate,  mais  ifisnpportàblë.  Je 
ne  puis  m%abituer  à  voir  les  autres  hommes  te  serrer  la  main  oa 
passer  familfèrement  leur  brassons  le  tien.  Je  ne  veux  paâ  me per« 
sdader  qu'alors  tu  es  un  homme  tol-méme,  et  qu'à  l'abri  de  ta  roétt- 
morphose  tu  pourrais  dormir  sans  danger  dans  leur  chambre,  coamie 
tu  dormis  autrefois  sous  le  même  toit  que  moi ,  sans  que  mon  som- 
meil en  fût  troublé.  Je  me  souviens  alors  de  l'étrange  émotion  qui 
s'empara  peaà  peu  de  moi  à  tes  côtés,  combien  je  regrettai  que  ta 
ne  fusses  pas  femme,  et  comment,  à  force  de  désirer  que  tu  le 
devinsses  par* miracle,  j'arrivai  à  deviner  que  tu  l'étais  en  réalité* 
Pourquoi  les  autres  n'auraientr-ils  pas  le  même  instinct,  et  com- 
ment n'éprouveraient-ils  pas,  en  te  voyant,  ce  désordre  inexprimable 
que  ton  déguisement  d'homme  ne  pouvait  réprimer  en  moi?  Obi 
j'éprouve  des  tortures  îoouies  quand  Menriqiie  pousse  son  cheval 
près  du  tien,  ou  quand  le  brutal  Antonio  passe  sa  lourde  main  sur  tes 
cheveux  en  disant  d'un  air  qu'il  croit  plaisant  :  —  J'ai  pourtant  brûlé 
d'amour  tout  un  soir  pour  cette  belle  chevelure^là!  —  Alors  je  ml^ 
magine  qu'il  a  deviné  notre  secret,  et  qu'il  se  plaît  insolenunent  àme 
tourmenter  par  ses  plates  allusions;  je  sens  se  rallumer  en  moi  la 
fureur  qui  me  transporta  lorsqu'il  voulut  t'embrasser  à  ce  souper  cbex 
Ludovic,  et,  si  je  n'étais  retenu  par  la  crainte  de  me  trahir  et  de  te 
perdre  avec  moi ,  je  le  souffletterais. 

GABRIELLE. 

Comment  peux-tu  te  laisser  émouvoir  ainsi,  quand  tu  sais  que  ces 
familiarités  me  déplaisent  plus  qu'à  toi-même,  et  que  je  les  répri- 
merais d'une  manière  tout  aussi  masculine,  si  elles  dépassaient  les 
bor&es  de  la  plus  stricte  chasteté? 

ASTOLPHE. 

Je  le  sais  et  n'en  souffre  pas  moins!  et  quelquefois  je  t'accue 
d'imprudence,  je  m'imagine  que  pour  te  venger  de  mes  injustices, 
tu  te  fais  un  jeu  de  mes  tourmens  ;  je  t'outrage  dans  ma  pen^e...  et 
c'est  beaucoup  quand  j'ai  la  force  de  ne  pas  te  le  laisser  voir.- 

GAERIELLE* 

A\àTs  je  vois  que  ta  force  est  épm'sée,  que  tu  es  près  d'éclater,  de 


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CÂMIEL.  175 

te  couvrir  de  honte  et  de  rLdieale ,  ou  de  dévoiler  ce  dangereux  se- 
cret, etjeowlaiMé  riiiiieDerîct,  où  ta  m'aimes  povrtant  moins,  car, 
tes  la  Iraw^Ile  possession  d*an  objet  tant  dis^é,  il  sokiible  que 
Ion  am6m'8*€Bganrdisaeet  s'éteigne  comme  ime  flamme  sans  aliment. 

ASTOLPBE. 

Je  ne  pois  le  nier.  Dieu  me  punit  alors  d'avoir  manqué  de  foi.  Je 
sens  bien  que  je  ne  t'aime  pas  moins,  car,  au  moindre  sujet  d'inquié- 
tude, mes  fureurs  se  rallument;  puis,  daus  le  calme,  je  suis  saisi 
même  à  tes  côtés  d'un  affreux  ennui.  Tu  me  bénis,  et  il  me  semble 
({ne  tn  me  hais.  La  nuit ,  je  te  serre  dans  mes  bras,  et  je  rêve  que 
c'est  un  antre  qui  te  possède.  Ah!  mh  bien-aimée,  prends  pUié  de 
moi,  je  te  confesse  mon  désespoir,  ne  me  méprise  pas,  écarte  de  moi 
cette  malédiction,  fais  que  je  t'aime  comme  tu  veux  être  aimée! 

GA3RIELLB. 

Que  ferons- nous  donc?  Le  monde  avec  moi  t'exaspère,  la  solitude 
auprès  de  moi  te  consume.  Teux-tu  te  distraire  pendant  quelques 
jours?  Yeux-tu  aller  à  Florence  sans  moi? 

ASTOLPHE. 

11  me  semble  parfois  que  cela  me  feraft  dn  bien ,  nais  je  sais  qu'à 
peine  j'y  serai ,  les  plus  affreux  songes  viendront  troubler  mon  som- 
meil. Le  jour  je  réussirai  à  porter  saintement  ton  image  dans  mon 
ame ,  la  nuit  je  te  verrai  ici  avec  un  rival. 

GABRIELLE. 

Quoi!  tu  me  soupçonnes  à  ce  point?  Enferme-moi  dans  quelque 
souterrain ,  charge  Marc  de  me  passer  mes  alimens  par  un  guichet, 
emporte  les  clés,  fais  murer  la  porte;  peut-^tre  seras-tu  tranquille? 

ASTOLPHE. 

Non!  un  homme  passera,  te  regardera  par  le  soupirail,  et  rien 
qu'à  te  voir  il  sera  plus  heureux  que  moi  qui  ne  te  verrai  pas. 

GABaiEIXE* 

Tu  vois  bien  qne  la  jalousie  est  incurable  par  oeamoyeas  ^Igairuf. 
Plus  on  lui  cède  <,  plus  on  l'alimente;  la  volonté  seule  peut  t'en  guérir. 
Entreprends  cette  guérison  comme  on  entreprend  l'étude  de  la  phi- 
losophie. Tâche  de  moraliser  ta  passion. 

ASTOLPHE, 

Mais  où  donc  as-tu  pris  la  force  de  moraliser  la  tienne  et  de  la  sou- 
mettre à  ta  volonté?  Tu  n'es  pas  jalouse  de  moi ,  tu  ne  m'aimes  donc 
que  par  un  effort  de  ta  raison  ou  de  ta  vertu? 


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176  RKVUB  DBS  DBUX  MONDES. 

GABRIELLB. 

Juste  ciel  !  où  en  serions-nous  si  je  te  rendais  les  maux  que  tu  we 
causes!  Pauvre  Astolphe!  j*ai  préservé  mon  ame  de  cette  tentatioo, 
je  Tai  quelquefois  ressentie ,  tu  le  sais  !  mais  ton  exemple  m'avait  bit 
faire  de  sérieuses  réflexions,  et  je  m'étais  juré  de  ne  pas  limiter. 
Mais  qu*aMu?  comme  tu  pftlis  ! 

ASTOLPHE,  regardant  par  la  fenêtre. 

Tiens,  Gabriellel  qui  est-ce  qui  entre  dans  la  cour?  voisl 

GABRIBLLE ,  arec  iDdinérenee. 

J'entends  le  galop  d'un  cheval.  (Eiie  regarde  dans  laeoar.)  Antooio,il 
me  semble I  Oui,  c'est  lui.  On  dirait  qu'il  a  entendu  l'éloge  que  ta 
faisais  de  lui ,  et  il  arrive  avec  Yà-propos  qui  le  caractérise. 

ASTOLPHB,  agité. 

Tu  plaisantes  avec  beaucoup  d'aisance...  Mais  que  vient-il  faire 
ici?  Et  comment  a-t-il  découvert  notre  retraite? 

GABRIELLB. 

Le  sais-je  plus  que  toi? 

ASTOLPHE,  de  plos  en  plus  agité. 

Mon  Dieu  !  que  sais-je  I... 

GABRIELLB,  d*im  Ion  de  reproche. 

Obi  Astolphe!... 

ASTOLPHE,  arec  une  foreur  concentrée. 

Ne  m'engagiez-vous  pas  tout  à  l'heure  à  aller  seul  à  Florence! 
Peut-être  Antonio  est-il  arrivé  un  jour  trop  tôt.  On  peut  se  tromper 
de  jour  et  d'heure  quand  on  a  peu  de  mémoire  et  beaucoup  d'impi- 
tience... 

GABRIELLB. 

Encore  !  Oh  !  Astolphe  !  déjà  tes  promesses  oubliées  !  déjà  ma  sou- 
mission récompensée  par  l'outrage  ! 

ASTOLPHE,  arec  amertume. 

Se  fâcher  bien  fort,  c'est  le  seul  parti  à  prendre  quand  on  a  fait 
une  gaucherie.  Je  vous  conseille  de  m'accabler  d'injures,  je  seni 
peut-être  encore  assez  sot  pour  vous  demander  pardon.  Gela  m'est 
arrivé  tant  de  foisi 

GABRIELLB ,  IcTant  lés  mains  Tcrs  le  ciel  aree  Téliéniaiiee. 

Oh  1  mon  Dieu!  grand  Dieu!  faites  que  je  ne  me  lasse  pas  de  Uml 
ceci!... 

(  EUe  sort ,  Astolphe  la  suit  et  renferme  dans  sa  chambre,  dont  fl  met  la  dé  dani  la 

e.) 


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GABEIBL.  177 

scÈMi:  V. 

MARC,  ASTOLPHE. 

MARC. 

Seigneur  Astolphe,  le  seigoeur  Antonio  demande  à  vous  voir.  J^ai 
eu  beau  lui  dire  que  vous  n'étiez  pas  ici ,  que  vous  n'y  étiez  jamais 
veno,  que  j'avais  quitté  le  service  de  mon  maître...  Quels  mensonges 
ne  loi  ai-je  pas  débités  effrontément!...  11  a  soutenu  qu'il  vous-avait 
aperçu  dans  le  parc ,  que  pendant  une  heure  il  avait  tourné  autour 
des  fossés  pour  trouver  le  moyen  d'entrer;  qu'enfin  il  était  dies 
vous,  et  qu'il  n'en  sortirait  pas  sans  vous  voir. 

ASTOLPHE. 

Je  vais  à  sa  rencontre;  toi ,  range  ce  salon ,  fais-en  disparaître  tout 
ce  qui  appartient  à  ta  maîtresse,  et  tiens-toi  là  jusqu'à  ce  que  je  f  ap- 
pelle. (A  pirL  )  Allons  !  du  courage  !  Je  saurai  feinàre;  mais ,  si  je  dè- 
conTre  ce  que  je  crains  d'apprendre,  malheur  à  toi,  Antonio!  mal- 
beor  à  nous  deux,  GabrieUel       (  ii  tort  ) 

SCÈME  m. 

MARC. 
Qu'a-t-il  donc?  Comme  il  est  agité!  Ah!  ma  pauvre  maltresse 
n'est  point  heureuse  I 

GABRRLLB ,  firappaiit  dtrrière  U  porte. 

Marc  !  ouvre-moi  !  vite  !  brise  cette  porte.  Je  veux  sortir. 

MABC. 

Mon  Dieu!  qui  donc  a  enfermé  votre  seigneurie?  Heureusement 
j'ai  la  double  clé  dans  ma  poche...  (u  <wrre.) 

GAinUELLB,  tiim  un  manteta  et  vu  dupeau  dliomme. 

Tiens!  prends  cette  valise,  cours  seller  mon  cheval  et  le  tien.  Je 
veux  partir  d'ici  à  l'instant  même. 

MARC. 

Oui,  vous  ferez  bien!  Le  seigneur  Astolphe  est  un  ingrat,  il  ne 
songe  qu'à  votre  fortune...  Oser  vous  enfermer!...  Oh!  quoique  je 
sois  bien  fatigué,  je  vous  reconduirai  avec  joie  au  château  de  Bra- 
mante. 

GABRIELLE. 

Tais-toi,  Marc,  pas  un  mot  contre  Astolphe;  je  ne  vais  pas  à  Bra- 
mante.— Obéis-moi,  si  tu  m'aimes;  cours  préparer  les  chevaux. 

TOMB  XIX.  13 


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178  REVUE  DBS  DEVX  MONDES. 

MARC. 

Le  mien  est  encore  sellé ,  et  le  vôtre  Test  déjà.  Ne  deviez-Yous  pa 
vous  promener  dans  le  parc  aujourd'hui?  U  n'y  a  plus  qu'à  leur  passe 
la  bride. 

GABRIELLE. 

Cours  donc  ! — (Marc  flôrt.)  Yous  savez ,  mon  Dieu  !  que  je  n'agis  poir 
ainsi  par  ressentiment,  et  que  mon  cœur  à  déjà  pardonné;  mais, 
tout  prix,  je  veux  sauver  Astolphe  de  cette  maladie  furieuse.  Je  ter 
terai  tous  les  moyens  pour  foire  triompher  l'amour  de  la  jalousie .  Toc 
les  remèdes  déjà  tentés  se  changeraient  en  poison  ;  une  leçon  vie 
lente,  inattendue,  le  fera  peut-être  réfléchir.  Plus  l'esclave  plie,  c 
plus  le  joug  se  fait  pesant;  plus  l'homme  fait  l'emploi  d'une  fore 
injuste,  plus  Tinjustice  lui  devient  nécessaire!  Il  faut  qu'il  apprenn 
l'effet  de  la  tyrannie  sur  les  aoMS  fières ,  et  qu'ilme  pense  pas  qa'il  ei 
si  iicile  d'd)Haer  d'an  noUe  amour  l—*Le  voki  qui  MKNitereflcalic 
avec  Antonio.  Adieu,  Astolpbe  !  puissiens* naos  nous  retrouver  dan 
des  jours  meHleufs!  Tu  pleureras  dorant  cette  nuit  solitaire  1  Puîss 
ton  bon  ange  murmurer  à  ton  oreille  que  je  t'oime  toujours! 

(  Elle  referme  U  porte  de  m  chambre  et  en  retire  U  clé;  puis  elle  sort  par  one  dei 
portes  du  salon ,  pendant  qu*Astolpbe  entre  par  Tantre ,  suif!  d*Antonlo.) 

George  Sand. 
fLaJUtmuproàkainn^.J 


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VUE  GÉNÉRALB 


DR 


LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

AU  MOYEN-AGE.* 


J'qipeHeineyen-ége,  dans  llilstoire  de  la  Mtératofe  fhmçdae,  les 
nr,  xvr  et  xpT  siècles.  Ces  trois  siècles  me  paraissent  constltner 
une  époque  distincte,  séparée  dé  ce  qui  la  prtcède  et  de  ce  qui  la 
snil.  Le  commeQceineDt  de  cette  époque  est  marqué  en  Europe  par 
une  crise  sociale,  de  laquelle  sortent  tout  à  la  fois  les  communes, 
rorgamsation  compte  de  la  féodalité  et  de  la  papauté,  les  idiomes 
modernes  de  rEorope,  Tarchitecture  appelée  gottiique.  Les  croisades 
sont  1»  brittante  inauguration  du  moyen^flge. 

En  France ,  le  moyeiFàge  a  son  consmencement,  son  milieu  et  sa 
fin.  Le  xfP  nècle  forme  la  période  ascendante;  dans  le  xni*  est  le 
point  culminant,  et  le  yiy*  voit  commencer  la  décadence.  La  pre- 
nuère  périodeaboutit  à  Miilippe-Auguste;  la  seconde  est  signalée  par 
le  règne  de  saint  Louis,  dont  les  lois  et  les  vertus  représentent  la 
plus  haute  civilisation  du  moyen^ge;  la  troisième  période,  celle  de 

(1)  Ce  morceau  est  non  le  résumé,  mais  le  résultat  sommaire  d*un  cours  de' deux 
années,  qui  sera  publié  par  M.  Ampère  sous  le  dire  d'Histoire  de  la  littérature 
française  au  tnoyen-ô^,  et  qui  fera  suite  à  VHÎitoire  littiraire  de  France  avant 
k  douJiétM  êièeh,  dont  les  deux  pren^r»  volumes  viennent  de  paraître  cbez 
Hacbeile. 

12. 


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180  RETUB  DBS  DEUX  MONDES. 

la  décadence,  commence  à  Philippe-le-Bel  et  expire  dans  les  troubles^ 
et  l'agonie  du  xiv*  siècle. 

La  littérature  elle-même  suit  un  mouvement  pareil ,  et  offre  trois; 
périodes  correspondantes  aux  trois  périodes  historiques  que  je  viens 
d'indiquer.  Dans  la  première,  qui  est  la  période  héroïque,  on  trouve 
les  chants  rudes,  simples,  grandioses,  des  plus  vieilles  épopées  che- 
valeresques; en  particulier,  la  Chanson  de  Roland.  On  trouveYillehar- 
doin  au  mftle  et  simple  récit.  La  seconde,  plus  poHe,  plus  élégante, 
est  représentée  par  celui  qui  en  est  l'historien,  ou  plutôt  l'aimable 
conteur,  Joinville;  c'est  le  temps  des  fabliaux,  c'est  le  temps  où 
naissent  les  diverses  branches  du  Roman  de  Renartj  c'est-à-dire  ce 
que  la  littérature  française  a  produit  de  plus  achevé,  conune  art,  au 
moyen-âge.  La  troisième  est  une  ère  prosaïque  et  pédantesque;  à 
elle  la  dernière  partie  du  Roman  de  la  Rose^  recueil  de  science  aride, 
dans  lequel  il  n'y  a  de  remarquable  que  la  satire ,  la  satire  toujoois 
puissante  contre  une  époque  qui  approche  de  sa  fin.  Au  xrr  siècle, 
la  prose  s'introduit  dans  les  romans  et  dans  les  sentimens  chevale- 
resques, l'idéal  de  la  chevalerie  déçheoit  et  se  dégrade;  enfin,  cette 
chevalerie  artificielle,  toute  de  souvenirs  et  d'imitations,  dont  l'ombre 
subsiste  encore,  reçoit  un  reste  de  vie  dai^sla  narration  animée,  mais 
diffuse  et  trop  vantée,  de  Froissart. 

Aux  trois  phases  littéraires,  on  pourrait  faire  correspondre  trois 
phases  de  l'architecture  gothique  :  celle  du  xic  siècle,  forte,  majes- 
tueuse; celle  du  xnr,  élégante,  et  qui  s'élève  au  plus  haut  degré  de 
perfection  ;  et ,  enfin , -celle  du  xrV'  siècle,  surchargée  d'ornemens  et 
de  recherche. 

Après  avoir  déterminé,  dessiné,  pour  ainsi  dire,  le  contour  delà 
littérature  française  au  moyen-Age,  et  en  avoiresquissèles  principales 
vicissitudes,  je  vais  présenter  une  vue  rapide  de  ses  antécédens,  de 
ses  rapports  avec  la  littérature  étrangère  contemporaine,  et  enfin,  de 
ce  qui  la  constitue  elle-même,  des  grandes  sources  d'inspiration  qui 
l'ont  animée  et  qui  lui  ont  survécu. 

La  littérature  française  du  moyen-Age  n'a  guère  que  deâ  antécé- 
dens latins.  Les  poésies  celtique  et  germanique  n'y  ont  laissé  que  de 
rares  et  douteux  vestiges;  la  culture  antérieure  est  purement  latine. 
C'est  du  sein  de  cette  culture  latine  que  le  moyen-Age  français  est 
sorti,  comme  la  langue  française  elle-même  a  émané  de  la  langue 
latine.  Il  est  curieux  de  voir  les  diverses  portions  de  notre  littérature 
se  détacher  lentement  et  inégalement  du  fond  latin,  selon  qu'elles 
en  sont  plus  ou  moins  indépendantes  par  leur  nature  respective. 


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DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  AU  MOYEN-AGE.  181 

n  est  des  genres  littéraires  qui  n'ont  pas  cessé  d'être  exclusivement 
latins,  même  après  l'avènement  de  la  langue  et  de  la  littérature  vul- 
gaires. Telle  est,  par  exemple,  la  théologie  dogmatique,  qui  n'a  pu 
déposer,  au  moyen-Age,  son  enveloppe <  son  écorce  latine.  Le  latin 
était  une  langue  pour  ainsi  dire  sacrée  ;  et  il  faut  aller  jusqu'à  l'évè- 
Dément  qui  a  clos  sans  retour  le  moyen-ftge,  jusqu'à  la  réforme,  pour 
trouver  un  traité  de  théologie  dogmatique  en  langue  française;  il  faut 
aller  jusqu'à  V Institution  chrétienne  de  Calvin. 

La  prédication  se  faisait  tantôt  en  latin  pour  les  clercs,  tantôt  en 
français  pour  le  peuple.  C'est  dans  l'homélie,  le  sermon ,  que  la  lan- 
gue vulgaire  a  été  employée  d'abord ,  et  cet  emploi  remonte  jus- 
qu'au IX*  siècle;  mais  le  latin,  comme  langue  de  l'église,  comme 
langue  de  la  religion ,  semblait  si  approprié  à  la  prédication ,  que  long- 
temps après  cette  époque  on  le  voit  disputer  la  chaire  à  l'envahisse- 
ment de  la  langue  vulgaire;  et  quand  celle-ci  s'en  est  emparée,  il  ré- 
siste encore.  Le  latin  macaronique  des  sermons  du  xv*  siècle,  l'usage 
qui  existe  de  nos  jours ,  en  Italie,  de  prononcer  un  sermon  latin  dans 
certaines  solennités,  enfin,  jusqu'aux  citations  latines  si  souvent 
répétées  dans  nos  sermons  modernes,  sont  des  témoins  qui  attestent 
avec  quelle  difficulté,  après  quels  efforts  de  résistance  long-temps 
soutenue,  le  latin  a  fait  place  à  la  langue  française  dans  la  prédica- 
tion. Des  compositions  d'un  autre  genre,  appartenant  de  même  à  la 
littérature  théologique ,  se  sont  continuées  en  latin ,  et  en  même 
temps  ont  commencé  à  être  écrites  en  français;  telles  sont  les  lé- 
gendes ,  traduites  en  général  d'après  un  original  latin ,  mais  qui ,  dans 
ces  traductions,  prennent  assez  souvent  une  physionomie  nouvelle, 
et  même  une  physionomie  un  peu  profane;  tournent  au  fabliau  po- 
pulaire, parfois  même  au  fabliau  satirique. 

n  est  une  autre  portion  de  la  littérature  du  moyen-Age  dans  la- 
qDelle  on  voit  aussi  le  français  venir  se  placer  à  côté  du  latin ,  sans 
le  déposséder  entièrement:  c'est  tout  ce  qui  se  rapporte  à  la  littéra- 
ture didactique ,  soit  morale ,  soit  scientifique.  Dans  cette  dernière 
Tiennent  se  ranger  les  recueils  de  la  science  du  moyen-Age,  qui  por- 
taient le  nom  de  Trésors ^  A* Images  du  monde,  de  Miroirs,  de  Bes- 
tiaires, etc.  Ces  recueils  étaient  originairement  en  latin;  quelques- 
ans  pourtant  ont  été  rédigés  ou  en  provençal  ou  en  français.  Le  Trésor 
de  Brunetto  Latini  fut  écrit  en  français  par  ce  réfugié  toscan,  à  peu 
près  en  même  temps  que  Vincent  de  Beauvais,  confesseur  de  saint 
Louis,  publiait  en  latin  sa  triple  encyclopédie. 

Quant  à  la  philosophie  proprement  dite,  eUe  a  été,  comme  la  théo- 


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183  BEVCB  DBS  DEUX  MQKPESU 

logie  dogmatique,  constamment  écrite  en  latin  au  moyen-âge;  et  de 
même  qu*il  faut  aller  jusqu'à  Calvin  pour  trouver  un  traité  français  de 
théologie  dogmatique,  il  faut  aller  encore  plus  loin,  il  faut  aller  jus- 
qu*aagrand  novateur  en  philosophie,  jusqu'à  Descartes, pour  trouver 
l'emploi  de  la  langue  française  dans  des  matières  purement  philoso- 
phiques. Le  premier  eiemple,  qu'on  en  peut  citer,  est  \e  Discours 
sur  la  méthode;  les  Méditations  elles-mêmes  ont  été  écrites  d'abord 
en  latin,  et  traduites,  il  est  vrai,  presque  aussitôt  en. français. 

L'histoire  a  commencé,  au  moyen-âge,  par  être  une  traduction  de 
la  chronique  latine.  Les  deux  grands  ouvrages  qui  portent  le  nom 
de  Roman  de  Brut  et  de  Roman  de  Rou,  ne  sont  que  des  transla- 
tions en  vers,  l'un  d'une  chronique ,  l'autre  de  plusieurs.  L'histoire 
fait  un  pas  de  plus;  elle  devient  vivante,  elle  est  écrite  immédiate* 
ment  en  langue  vulgaire,  sans  passer  par  la  langue  latine,  et  ceci  a 
lieu  dans  le  midi  comme  dans  le  nord  de  la  France,  en  provençal  et 
en  français,  en  vers  et  en  prose,  presque  simultanément:  en  vers 
provençaux  dans  la  chronique  de  la  guerre  des  Albigeois,  si  pleine 
de  feu,  de  mouvement,  de  vie,  si  fortement  empreinte  des  sentinoens 
personnels  du  narrateur;  et,  en  prose  française,,  dans  l'histoire  de 
YiUehardoin,  marquée  d'un  si  beau  caractère  de  vérité,  de  gravité, 
de  grandeur. 

Les  deux  successeurs  de  YiUehardoin ,  Joinville  et  Froissart ,  bien 
que  d'un  mérite  inégal,  continuent  à  mettre  la  vie  dans  l'histoire, 
en  y  introduisant  l'emploi  de  la  langue  vulgaire,  et  en  l'animant  de 
leur  propre  individualité;  entre  leurs  mains  Thistoire  passe.de  l'état 
de  chronique  latine ,  à  celui  de  mémoire  français. 

La  plupart  des  autres  genres  de  littérature  n'ont  pas  une  origine 
aussi  complètement  latine  que  ceux  dont  je  viens  de  parler.  Ainsi, 
la  poésie  lyrique  des  troubadours  et  des  trouvères ,  et  surtout  la 
portion  de  cette  poésie  qui  roule  sur  les  sentimens  de  galanterie 
chevaleresque,  n'a  pas  une  source  latine;  cette  poésie  est  née  avec 
la  galanterie  chevaleresque  elle-même,  et  l'expression  n'a  pu  pré- 
céder le  sentiment.  Cependant  on  trouve  encore  des  liens  qui  rat- 
tachent à  la  latinité  les  chants  des  troubadours  et  des  trouvères» 
La  rime  qu'ils  emploient  a  commencé  à  se  produire  insensiblement 
dans  la  poésie  latine  des  temps  barbares.  Enfin,  le  personnage  même 
des  troubadours  procède  des  jongleurs,  et  ceux-ci  sont,  conmie  leur 
nom  l'indique,  une  dérivation  de  l'ancien ^'oci«/a(or/ qui  faisait  partie, 
aussi  bien  que  les  histrions  et  les  mimesy  d'une  classe^d'hommes  con- 
sacrée aux  jeux  dégénérés  de  la  scène  romaine. 


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DE  LA  LITTÉBATURB  FRANÇAISE  AU  MOYEN-AGE.  183 

II  ta  sans  dire  que  la  poésie  épique,  chevaleresque,  n'a  rien  à  faire 
non*plus  avec  les  origines  latines;  elle  est  dictée  par  les  sentimens 
contemporains  :  ce  qu'elle  raconte  en  général ,  c'est  la  tradition  popu- 
laire telle  qu'elle  s'est  construite  à  travers  les  siècles  et  par  l'effet  des 
siècles  ;  il  faut  eicepter  cependant  les  poèmes  qui  ont  pour  sujet 
des  évënemens  empruntés  aux  fables  de  l'antiquité  :  la  guerre  de 
TVoie,  par  exemple,  telle  qu'on  la  trouvait  dans  les  récits  apocryphes 
de  Darès  le  Phrygien  ou  de  Dictys  de  Crète;  la  guerre  de  Thèbes» 
l'expédition  des  Argonautes ,  telles  qu'on  les  trouvait  dans  Ovide  ou 
dans  Stace.  Là  le  moyen-âge  a  eu  devant  les  yeux  des  modèles  latins, 
mais  là  encore  la  donnée  populaire,  nationale,  moderne,  a  puis- 
samment modifié,  ou  plutôt  a  complètement  transformé  la  donnée 
antique.  Si  les  hommes  du  moyen-âge  n'étaient  pas  tout-à-fait 
étrangers  aux  aventures  de  la  guerre  de  Troie,  de  la  guerre  de 
Thèbes  ou  à  l'expédition  des  Argonautes,  ils  ne  pouvaient  corn- 
prendfe  l'antiquité  dans  son  esprit,  dans  son  caractère,  dans  ses 
mœurs.  Le  moyen-ftge,  en  donnant  le  costume  et  les  habitudes 
dievaleresques  à  des  guerries  grecs  ou  troyens,  les  enlevait  en  quel- 
que sorte  à  l'antiquité,  et  se  les  appropriait  par  son  ignorance. 

Les  poèmes  dont  Alexandre  est  le  héros,  bien  que  ce  personnage 
appartienne  à  l'histoire  ancienne,  ne  doivent  pas  cependant  être 
confondus  arec  les  précédens,  car  cet  Alexandre  n*est  ni  celui  d^Ar- 
rien,  ni  celui  de  Quinte-Gurce;  c'est  un  Alexandre  traditionnel  et 
non  historique,  c'est  celui  que  racontent  les  Vitœ  Alexandrî  magni, 
écrites  d'après  des  originaux  grec»,  et  contenant,  non  pas  l'histoire, 
mais  la  tradition  orale  sur  Alexandre,  formée  après  sa  mort  dans 
les  provinces  qu'il  avait  soumises.  Ainsi,  l'Alexandre  des  épopées 
du  moyen-Age  n'appartient  pas  à  l'antiquité ,  mais  à  la  légende 
comme  Chariemagne  ou  Arthur.  Pour  ces  derniers ,  le  fait  est  in- 
contestable ,  et  ce  n'est  pas  de  l'histoire  qu'ont  pu  passer  dans  le 
domaine  de  la  poésie  chevaleresque  ces  deux  noms  qu'elle  a  tant 
célébrés.  Quant  aux  chroniques  dans  lesquelles  Chariemagne  figure 
d'une  manière  plus  ou  moins  analogue  à  celle  dont  il  figure  dans  les 
romans  de  chevalerie ,  c'est ,  comme  dans  la  chronique  du  moine 
de  Saint-Gall,  un  récit  fait  d'après  les  traditions  vivantes,  ou,  comme 
dans  la  du^onique  de  Turpin,  un  récit  fait  d'après  des  chants  popu- 
Itires.  Ces  Chroniques  ne  peuvetit  donc  pas  être  considérées  comme 
une  source  latine  à  laquelle  auraient  puisé  les  poèmes  de  chevalerie 
sur  Chariemagne ,  mais  conune  un  intermédiaire  qui  aurait  recueilli 
svant  eux  des  chants  et  des  récits  plus  anciens.  La  chroulq^ie  d^e 


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I9k  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Geoffroy  de  Monnmoath^  dans  laquelle  sont  racontés  de  fabuleux 
exploits  d'Arthur,  ne  peut  pas  être  envisagée  non  plus  comme  la 
source  des  poèmes  chevaleresques  sur  ce  personnage  et  sur  les  héros 
de  son  cycle,  car  elle  ne  contient  que  quelques  germes  des  évène- 
mens  qu'ont  développés,  multipliés,  variés  à  l'infini  ces  poèmes. 

Les  fabliaux  n'ont  pas  un  original  latin;  ils  sont,  en  général,  ré- 
digés d'après  là  transmission  orale ,  et  appartiennent  à  cette  masse  de 
contes ,  d'histoires  qui  circulent  d*un  bout  du  monde  à  l'autre;  c'eaC 
dans  cette  circulation  que  les  a  trouvés  la  poésie  française  du 
moyen-Age ,  c'est  là  qu'elle  les  a  recueillis  pour  leur  donner  son  emr 
preinte.  Il  n'en  est  pas  même  de  l'apologue;  bien  qu'il  soit  aussi  de 
nature  cosmopolite,  et  qu'il  voyage,  ainsi  que  le  conte,  de  pays  en 
pays,  de  siècle  en  siècle,  l'apologue  n'est  arrivé  au  moyen-Age  que 
par  l'intermédiaire  des  fabulistes  latins.  Il  faut  faire  une  exception 
pour  l'apologue  par  excellence,  le  Roman  de  Renart.  Celui-ci  etf 
sorti  d'une  donnée  populaire ,  et  bien  qu'il  ait  été  mis  en  latin  de 
très  bonne  heure,  et  que  le  monument  peut-être  le  plus  ancien 
qu'on  en  possède,  soit  latin,  il  n'en  est  pas  moins  certain  que  ce 
monument  lui-même  suppose  des  originaux  antérieurs  en  langue 
vulgaire.  La  poésie  satirique  ne  procède  pas  non  plus  du  latin, 
les  Bibles  sont  nées  à  l'aspect  des  désordres  du  temps;  elles  sont  nées 
ou  de  l'indignation  sévère,  ou  de  la  joyeuse  humeur  que  ces  dés- 
ordres^ont  fait  naître  dans  les  âmes  des  auteurs;  elles  ne  sont  pas  le 
résultat  d'une  savante  imitation  de  Perse  ou  de  Juvénal. 

Pour  la  poésie  dramatique  en  langue  vulgaire ,  sa  partiexeligieuse, 
le  mystère  et  le  miracle,  se  rattachait  aux  mystères  latins  antérieurs, 
qui  eux-mêmes  étaient  une  partie  du  culte,  et  tenaient  à  cet  ensemble 
de  représentations  théâtrales  que  l'église  avait  empruntées  originai- 
rement au  paganisme.  Le  drame  bouffon,  la  farce,  appartiennent 
plus  en  propre  au  moyen-Age,  mais  encore  ici  il  y  a  un  certain  rap- 
port de  filiation  entre  les  acteurs  des  tréteaux  du  moyen-Age  et  les 
derniers  histrions  de  l'antiquité. 

Tels  sont  les  divers  points  par  où  la  littérature  nouvelle  tient  à  la  lit- 
térature latine  antérieure ,  et  par  où  elle  s'en  détache.  On  voit  que  les 
genres  littéraires  qui  existent  au  moyen-Age,  à  la  fois  en  latin  et  en 
français,  et  qui  n'existent  alors  en  français  que  parce  qu'ils  ont  existé 
'auparavant  en  latin,  sont  ceux  qui  contiennent  une  espèce  d'ensei- 
gnement :  ainsi  tout  ce  qui  tient  à  la  théologie,  jusqu'aux  légendes 
et  aux  mystères,  qui  en  sont  comme  la  partie  épique  et  dramatique, 
tout  ce  qui  tient  aux  moralités ,  jusqu'à  l'apologue  ;  —  tandis  que  ce 


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BE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  AU  MOTEN-AGE.  185 

qai  est  parement  d'imagination  «  d'inspiration  spontanée,  sans  but 
ou  religieux,  ou  moral,  ou  scientifique,  ne  procède  pas  de  la  litté- 
rature latine ,  mais  de  soi-même ,  et  appartient  en  propre  au  moyen- 
Age  français.  Ainsi,  la  poésie  lyrique ,  la  poésie  épique,  les  fabliaux, 
la  satire ,  sont  des  genres  dont  on  peut  dire  : 

Prolem  âne  matre  creatam , 

qui  n'ont  pas  d'antécédens  latins,  d'origine  latine,  qui  surgissent 
spontanément  dans  la  langue  vivante  et  populaire  du  moyen-âge. 

Passons  du  rapport  du  moyen-&ge  français  avec  la  culture  latine  qui 
r a  précédé ,  à  ses  rapports  avec  les  littératures  étrangères  contempo- 
raines. Les  influences  qu'il  a  pu  recevoir,  si  on  ne  considère  que  l'Eu- 
rope, sont  à  peu  près  nulles.  Au  moyen-Age,  nous  avons  beaucoup 
donné  et  très  peu  reçu  ;  si  Ton  tient  compte  de  quelques  traditions  gal- 
loises qui  ont  dû  se  glisser  en  s*altérant  beaucoup  dans  les  romans  de 
chevalerie ,  de  quelques  traditions  ou  plutôt  de  quelques  allusions  aux 
traditions  germaniques  qui  y  tiennent  fort  peu  de  place,  on  a  évalué  à 
peu  près  complètement  tout  ce  que  nous  pouvons  devoir  aux  autres  na- 
tions européennes.  En  revanche,  nous  avons  reçu  beaucoup  de  contes 
de  rorient,  nous,  comme  tous  les  autres  peuples  de  l'Europe,  peut-être 
plus  qu'aucun  autre ,  et  en  outre  c'est  très  souvent  pour  nous  que  la 
transmission  s'est  opérée.  L'Espagne,  où  les  points  de  contact  établis 
avec  les  Arabes,  soit  directement ,  soit  par  rinterinédiaire  des  juifs 
convertis,  ont  dû  amener  de  fréquentes  communications  entre 
rOrient  et  TOccident;  l'Espagne  est  à  peu  près  le  seul  pays  de  l'Eu- 
rope qui  ait  pu,  au  moyen-Age,  je  ne  dis  pas  nous  conununiquer 
quelque  chose  du  sien,  mais  agir  sur  nous  indirectement,  en  impor- 
tant dans  notre  littérature  des  emprunts  faits  A  l'Orient.  A  cela  près, 
nous  avons  été  constamment  le  véhicule  par  lequel  les  contes  orien- 
taux, transformés  par  nous  en  fabliaux,  ont  été  disséminés  dans  le 
reste  de  l'Europe;  en  sorte  que,  lors  même  que  ce  n'est  pas  nos 
propres  créations  que  nous  répandons  autour  de  nous,  nous  sommes 
encore  propagateurs  en  transmettant  ce  qu'on  nous  a  transmis.  Ainsi, 
la  collection  des  Gesta  Romanorum^  dans  laquelle  se  trouve  un  assez 
grand  nombre  d'apologues  et  de  contes  orientaux  qui  ont  eu  cours 
en  Europe  au  moyen-Age,  cette  collection  a  été  rédigée  par  un 
Français. 

n  faut  remarquer  que  cette  portion  de  la  littérature  du  moyen- 
Age  est  peut-être  la  plus  piquante ,  mais  A  coup  sûr  est  la  plus 
frivole,  et,  sauf  quelques  influences  de  la  poésie  arabç  9ur  la  poésjo 


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tS6  REYUB  DBS  DEUX  MOXII^^. 

provençale  qui  portent  plus  sur  la  forme  que  sur  le  fond^  c'est 
à  peu  près  tout  ce  que  la  France  doit  aux  Ârabe&;  on  a  beaucoup  vanté 
l'influence  des  Arabes  sur  la  civilisation  du  moyenne.  C'est  surtout 
dans  le  deinier  sièele  que  cette  théorie  a  trouvé  faveur.  Son  suceàs 
provenait  en  partie,  je  pense,  d'une  certaine  hostilité  au  christia- 
nisme, en  vertu  de  laquelle  les  honmies  du  xvnV  siècle  étaient  très 
heureux  de  pouvoir  attribuer  une  portion  de  la  civilisation  chrétienne 
aux  ennemis  de  la  foi;  l'on  s'est  exacte,  ea^^nséquence  à  dessein  et 
à  plaisir  l'influence  des  Arabes.  J'ai  eu.  occasion  (l).de la  restreindre 
pour  la  chevalerie,,  qui  n'est  pas  et  ne  saurait  être  musulmane  par 
son  origine»  mais  qui  est  chrétienne  et  gennaniq^e;  le  christiaoîsHie 
et  le  germanisme  forment,  selon  moi,  la  chaîne  et.  la.  trame  de  ce 
tissu;  les  Arabes  y,  ont  ajouté  la  broderie*  U  en  est  de  même  de  la 
rime,,qu'il  n'est  pas  besoin  de  faire  venir  d'Arabie, rpuisqp'on  la  voit 
naître  natiûiellement  et  par  degrés  de  la  poésie  latinedégéoérée.  U  en 
est  de  même  de  la  scholastique,  <m'on  a  dit  être  due  aux  Arabes, 
tandis  qu'une  étudeplus  approfondie  de  l'histoire  de  la  philosophie 
dans  les  sièdes  qui  ont  précédé  ceux  qui  nous  occopeotnuiintenant, 
a  montré  que  jamais  la  dialectique  d*Aristote  et  ceux  de  ses  ouvrages 
qui  la  contiennent  n*ont  disparu  de  l'Europe,  et  n'ont  cessé  d'y  être 
plus  ou  moins  connus*  H  en  est  de  même  encore,  de  l'architecture  dti 
moyenne;  après  l'aivoir  appelée  gothique ,  on  a  voulu  la  faire  arabe. 
Je  crois  volontiers  qu'on  a  trouvé  des  ogives  dans  des  mosquées  très 
anciennes  et  juscpie  dans  les  ruines  de  PersépoUs,  de  même  que  l'on 
en  trouve  en  Italie  dans  les  monumens  étrusqpes;  mais  l'ogive  n'est 
pas  l'architecture  gothique;  cette  architecture  se  compose  de  tout  ce 
qui  lui  donne  sou  caractère ,  et,  prise  dans  son  ensemble,  elle  porte 
trop  évidemment  le  sceau  de  la  pensée  religieuse  des  popubtions 
chrétiennes,  pour  qu'on  puisse  chercher  son  origine  hors  du  christia- 
nisme. 

Si  les  influences  que  nous  avons  reçues  au  moyen-ège  sont  bientât 
énumérées,  il  n'en  est  pas  de  même  de  celles  que  nous  avons  com- 
muniquées; le  tableau  des  secondes  serait  aussi  vaste  que  le  tableau 
des  premières  est  restreint.  Nos  épopées  chevaleresques ,  provençales 
et  françaises ,  ont  été  le  type  des  épopées  chevaleresques  de  l'Angle- 
terre et  de  l'Allemagne,  qui  n'en  sont  en  général  que  des  traduc- 
tions, tout  au  plus  des  reproductions  un  peu  modifiées;  et  il  en  a  été 
ainsi  non-seulement  pour  notre  héros  national,  Charlemagne,  mais 

(1)  Voir  la  Rwuê  des  Deux  Mondes  du  15  février  183S. 


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BB  LA  LITTÉaATtHE  FAANÇATSE  AU  HOTEN-AGE.  fS7 

même  pour  des  héros  qui  ne  nous  appartiennent  pas  par  droit  de 
naissance,  comme  Arthnr  ou  Tristan.  Ces  personnages,  empruntés 
aux  traditions  étrangères,  ont  été  phis  tôt  célébrés  par  notre  nmse 
épique  qu'ils  ne  l'ont  été  dans  leâ  autres  pays  de  l'Europe  et  dans  la 
patrie  même  de  ces  traditions  (1). 

Les  nouTelles  italiennes  ne  sont  pas,  pour  la  plupart,  empruntées 
à  nos  fabliaux;  un  très  grand  nonÂre  d'entre  elles  a  pour  base  des 
anecdotes  ou  locales  ou  puisées  aux  sources  les  plus  variées,  n  en  est 
cependant  plusieurs ,  et  des  plus  remarquables ,  qui  n'offrent  que  des 
rersions  à  peine  altérées  de  nos  fabliaux ,  soit  dans  Boccace,  soit  dans 
ses  prédécesseurs  ou  ses  continuateurs,  soit  enfin  dans  son  imitateur 
anglais  Chaucer.  Quand  La  Fontaine  a  retrouré  chez  Boccace  des 
sujets  qui  étaient  originairement  français,  11  n'a  fait  que  reprendre 
notre  bien.  Dépouillant  ces  récits  enjoués  de  l'enveloppe  quelque  peu 
pédantesque  dont  Boccace  les  avait  affublés,  il  leur  a  rendu ,  comme 
par  Instinct,  leur  caractère  primitif.  Avec  beaucoup  d'art  et  de  finesse, 
il  a  reproduit,  en  fembellissant,  la  naïveté  de  ses  modèles,  quTil 
ignorait. 

Maintenant  que  nous  avons  vu  d'où  venait  le  moyen-Age  français , 
qnels  étaient  ses  rapports  avec  les  autres  littératures,  il  nous  reste  à 
l'étudier  en  lui-^nème,  à  lé  considérer  dans  les  quatre  grandes  inspi- 
rations qui  ont  fait  sa  vie ,  dans  les  quatre  tendances  principales  qui 
le  caractérisent;  c'est  Tinspiration  chevaleresque  «  l'inspiration  reli- 
gieuse ,  la  tendance  par  laquelle  Fesprit  humain  aspire  à  l'indépen- 
dance philosophique;  enfin,  c'est  l'opposition  satirique  qui  fait  la 
guerre  à  tout  ce  que  le  moyen-ftge  croit  et  révère  le  plus. 

L'inspiration  chevuleresque  fut  plus  puissante  encore  au  moyen- 
ftge  qu'on  ne  le  pense  d'ordinaire.  La  chevalerie  n'est  pas  seulement 
one  institution;  cTestun  fait  moral  et  social  immense,  c'est  tout  un 
ordre  d'idées,  de  croyances,  c'est  presque  une  religion.  La  cheva- 
lerie est  née  de  l'alliance  du  christianisme  avec  certtins  sentimens 
terrestres  de  leur  nature,  mais  élevés  et  pénétrés  de  l'esprit  chrétien. 
Ayant  prise  sur  les  âmes  par  ces  sentimens  naturels  qu'elle  respec- 
tait, mais  qu'elle  épurait  et  qu'elle  exaltait ,  elle  a  lutté  avec  avantage 
contre  la  barbarie,  contre  la  violence  des  mœurs  féodales;  elle  a  fait 
énormément  pour  la  civilisation  intérieure,  pour  ce  qu'on  pourrait 
appeler  la  civilisation  psychologique  du  moyen-Age.  Aussi  les  idées, 

(1)  Les  publications  importantes  que  prépare  M.  de  La  Villemarqué  restreindront 
peutrètre  cette  assertion. 


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188  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

les  mœurs  chevaleresques  tiennent-elles  une  place  immense  dans  la 
littérature  de  ce  temps.  Non-seulement  elles  animent  et  remplissent 
la  poésie  épique  et  la  poésie  lyrique,  mais  elles  se  font  jour  dans  des 
genres  de  littérature  très  différens,  et  dans  lesquels  on  s'attend  bien 
moins  à  les  rencontrer,  jusque  dans  les  traductions  de  la  Bible.  Cer- 
taines portions  de  l'ancien  Testament  ont  été  transformées,  pour 
ainsi  dire,  en  récits  chevaleresques;  tels  sont  les  livres  des  Rois  et  le 
livre  des  Machabées.  L'esprit  chevaleresque  s'est  insinué  dans  les 
légendes,  particulièrement  dans  celles  où  la  vierge  Marie  joue  le 
principal  rôle.  Les  chevaliers  ont  pour  Notre-Dame  une  dévotion  ana- 
logue à  celle  qu'ils  ont  envers  la  dame  de  leurs  pensées  ;  Notre-Dame 
les  aime,  les  protège,  et  va  au  tournoi  tenir  la  place  de  l'un  d'eux, 
qui  s'était  oublié  au  pied  de  ses  autels.  La  chevalerie  pénètre  même 
les  fabliaux  railleurs,  et  jusqu'au  roman  satirique  de  Benart.  Les 
héros  quadrupèdes  de  ce  roman  sont  représentés  chevauchant,  pi- 
quant leurs  montures,  et  portant  le  faucon  au  poing,  tant  était  iné- 
vitable et  invincible  la  préoccupation  de  Tidéal  chevaleresque.  La 
chevalerie  a  envahi  le  drame,  composé  primitivement  pour  les  clercs 
et  pour  le  peuple.  Il  n'y  a  pas  de  drame  chevaleresque  au  moyen-Age, 
parce  qu'il  n'y  a  pas,  pour  les  représentations  théâtrales,  de  public 
chevaleresque.  Mais  l'empire  des  idées  et  des  sentimens  de  la  cheva- 
lerie est  si  fort,  que,  même  dans  ce  drame,  qui  n'est  pas  fait  pour  les 
chevaliers ,  l'intérêt  chevaleresque  a  souvent  remplacé  et  effacé  pres- 
que entièrement  l'intérêt  religieux ,  comme  on  peut  le  voir  dans  les 
miracles  duxiv*  siècle. 

C'est  surtout  l'inspiration  religieuse  qu'on  s'attend  à  trouver  dé- 
veloppée énergiquement  au  moyen-ftge,  et  je  puis  dire  que  j'ai  été 
bien  surpris,  quand,  après  deux  années  passées  à  étudier  l'histoire 
de  la  littérature  et  de  l'esprit  humain  à  cette  époque,  je  suis  arrivé 
a  ce  résultat  inattendu ,  que  l'inspiration  religieuse  tient  dans  la 
poésie  de  ces  siècles  de  foi  une  place  assez  médiocre.  En  géné- 
ral, tout  ce  qui  appartient  à  la  littérature  religieuse  est  traduit  du 
latin  en  français,  et  par  conséquent  froid;  ce  qui  n'est  pas  traduit 
n'est  guère  plus  animé.  U  n'y  a  aucune  comparaison  entre  la  langueur 
de  la  poésie  religieuse  et  l'exaltation  de  la  poésie  chevaleresque, 
la  verve  de  la  poésie  satirique.  Si  l'on  excepte  quelques  légendes, 
comme  l'admirable  récit  du  Chevalier  au  Barizel;  si  l'on  excepte 
quelques  accens  religieux  assez  profonds  dans  la  poésie  des  trouba- 
dours, et  quelques  traits  d'un  christianisme  qui  ne  manque  ni  de 
naïveté  ni  de  grandeur,  dans  les  plus  anciennes  épopées  carlovin- 


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DE  LA  UTTERATCEB  FRANÇAISE  AU  MOTEN-AGE.  18^ 

giennes,  on  ne  découvre,  en  général,  rien  de  bien  saillant  dans  la 
poésie  religieuse  de  la  France  au  moyen-Age.  Où  est-elle  donc,  cette 
inspiration  religieuse?  Je  la  trouve  ailleurs,  je  la  trouve  dans  les  ser- 
mons latins  de  saint  Bernard,  dans  les  ouvrages  mystiques  de  saint 
Bonaventure,  dans  Tarchitecture  gothique;  mais  je  la  cherche  presque 
inutilement  dans  notre  littérature,  et  même  dans  la  littérature  na- 
tionale des  autres  pays  de  l'Europe.  Quelle  est  la  grande  œuvre  de^ 
TAllemagne  au  moyen-Age?  Quel  est  son  produit  littéraire  le  plus^. 
éminent?  Les  Niebelungen,  poème  païen  pour  le  fond ,  chevaleresque^ 
pour  la  forme.  Le  christianisme,  qui  est,  pour  ainsi  dire,  appliqué  à 
la  surface,  n'a  pas  pénétré  à  l'intérieur,  n'a  pas  modifié  les  sentimens 
de  fougue  et  de  férocité  barbare,  qui  sont  l'ame  de  cette  terrible 
épopée.  En  Espagne,  quel  est  le  héros  du  moyen-Age?  C'est  le  Cid; 
mais  le  Cid  des  romances,  et  surtout  celui  du  vieux  poème,  est  un 
personnage  héroïque  plutôt  que  religieux.  Dans  le  poème,  il  s'allie 
avec  les  rois  maures;  dans  les  romances,  il  va  à  Rome  tirer  Tépée  au 
milieu  de  l'église  Saint-Pierre  et  faire  trembler  le  pape.  En  Angle- 
terre, quel  est  l'ouvrage  le  plus  remarquable  du  moyen-Age?  C'est  le 
très  jovial  et  passablement  hérétique  recueil  de  contes  de  Cantorbéry. 
£n  Italie,  il  y  a  Dante  qui,  à  lui  seul,  rachète  tout  le  reste,  qui  a 
élevé  au  catholicisme  un  monument  sublime;  mais  hors  la  poésie  de 
Dante  et  quelques  effusions  mystiques,  comme  celles  de  saint  Fran- 
çois d'Assise,  je  vois  bien  dans  Pétrarque  l'expression  de  l'amour 
chevaleresque  élevée  à  la  perfection  de  l'art  antique,  je  vois  bien  dans 
Boccace  des  plaisanteries  folAtres  et  des  narrations  badines;  mais  je 
ne  vois  pas  que  la  poésie  catholique,  la  poésie  religieuse,  tienne  plus 
de  place  en  Italie  que  dans  le  reste  de  l'Europe. 

U  est  difficile  de  s'expUquer  un  semblable  résultat.  Faut-il  dire  que 
précisément  parce  que  l'église  avait  une  autorité  supérieure  à  toute 
antre  autorité ,  le  moyen-Age ,  dans  tout  ce  qui  n'a  pas  été  écrit  par 
uoe  plume  sacerdotale,  a  été  porté  à  faire  acte  d'opposition  à  l'église, 
au  moins  de  cette  opposition  qui  se  trahit  par  l'indifférence?  Quand 
les  clercs  écrivaient,  ils  écrivaient  en  latin  ;  ceux  qui  écrivaient  dans  la 
langue  vulgaire  n'étaient  pas,  en  général,  des  clercs,  mais  des  individus 
sortis,  ou  des  rangs  du  peuple,  ou  des  rangs  de  l'aristocratie  féodale, 
deux  classes  d'honunes  qui  chacune  avait  sa  raison  pour  être  en  lutte 
avec  réglise  :  la  première  par  un  instinct  de  résistance  démocratique 
contre  le  pouvoir  régnant,  la  seconde  par  une  jalousie  aristocratique 
d'autorité.  Il  serait  arrivé  ici  le  contraire  de  ce  qui  se  passe  dans  l'apo- 
logpe  du  Peintre  et  du  Lion,  ce  seraient  les  lions  qui  auraient  été  les 
peintres. 


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IM  «ETOE  BBS  BBUX  HONBISS. 

Quoi  qu'il  tm  soSt  ded  caosefl  qoi  ont  restreint  au  nÉ^y!Sli-A9&  Yi&sfi' 
ration  r^gieose ,  ce  fait  se  rattache  à  on  antre  (teit  TemartpiaMe ,  an 
monvement  latent  et  comprimé,  mais  réel,  de  respritvers  rindépen- 
dance  de  la  pensée.  Je  ne  parie  ici  t[ue  de  ce  qull  y  «  de  aériem 
dans  ce  meirrement  ;  le  tenr  de  la  ^tire  viendra  tout  è  rhem^. 

Le  prenner  pas  de  ce  qn'on  peut  considérer  comme  «mè  «en-* 
dance  de  l'esprit  à  s'éraanc^^dn  joog  de  l'autorité,  ce  sent  tes  tra- 
ductions de  la  Kble  en  langue  vulgaire;  ces  traductions  furent,  dès  le 
principe,  suspectes  à  l'antorité  ecclésiastique^  et  on  les  voit  depuis  se 
renouveler  de  siëde  en  riède,  toutes  les  fois  qull  y  a  ^elque  part 
une  lentalive  d'insnrreetioB  contre  cette  autorité.  Non-seulement  la 
translation  de  la  lUMe  dans  une  langue  vulgaire  soumettait  les  fifres 
saints  au  jugement  particulier  de  tous  les  fidèles,  mais  aussi  à  cette 
translation  se  joignit  bientôt  quelque  chose  de  i^us  que  la  traductioR 
pure  et  simple;  des  interprétations,  d'abord  morales  secdenent,  puis 
allégoriques,  mirent  sur  ki  voie  de  ce  que  l^ég&seiroriait  ériler ,  et 
de  ce  que  la  réforme  a  proclamé  depuis,  rexamen  indivMuel  de 
l'Écriture. 

Si ,  au  sein  même  de  la  Kttératnre  ttiéologique ,  M ,  dans  les  tra- 
duetiens  de  la  BRrfe,  on  surprend  déjà  ce  qu'on  peut  appeler  une 
aspiration  à  l'indépendance  intellectu^ ,  à  plus  forte  raison  en  8U^ 
prendra-t-^n  tinssi  le  principe^ans  la  littérature  didactique  ^  ph9o- 
sophique,  rivale  de  la  littérature  théologique. 

Parmi  lestraités  de  morale  qui  eurent  le  plus  de  vogue  au  moyen- 
Age,  quelques-uns  étaient,  pour  le  fonds,  purement  ou  presque 
purement  païens,  comme  les  prétendus  apophtegmes  de  Caton ,  h 
Consolation  de  Boëce.  L'église  devait  se  tléfier  de  la  moralité  puisée 
à  ces  sources  profanes.  H  y  avait  aussi  des  ttrres  ide*  monde  pratique 
dont  les  principes,  pour  n'être  pas  pmens,  n'étaient  pas  beaucoup 
plus  acceptables  pour  l'église;  c'étaient  les  traités  qui  avaient  pour 
base  lesttiiomes  et  en  quelque  sorte  le  code  de  la  morale  chevale- 
resque, de  cette  morale  tm  partie  différente  de  la  morale  dogma- 
tique du  christianisme,  et  par  là  suspecte  à  l'église. 

Dans  la  littérature  scientifique,  dans  ces  irésorsy  ces  imaçe^éu 
monde  y  ces  encyclopédies  en  prose  et  en  vers  qui  contenaient  le 
dépôt  confits  de  toutes  les  connaissances  du  temps,  il  y  en  avait no^ 
une  portion  dont  la  foi  pouvait  s'ahumer.  Là  se  trouvaient  des  idées 
sur  la  structure  du  monde ,  sur  la  disposition  des  êtres ,  qui  citaient 
empruntées  soit  à  l'antiquité,  soit  aui  Arabes,  soft  mème^HOii  fuBs, 
et  qui  ne  s'accordaient  pas  avec  la  science  ecclésiastique.  C'étaient 
donc,  dans  les  deux  cas,  un  commencement  d'indépendancei  un  ef- 


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BB  LA  UTTIWATWB.  VEàlfÇÀiW  AU  JIOTBN-AGE.  Ifil 

fort  de  b  penste  peor  suivre  sa  voîe^  pour  se  sonrtraire  iosensible* 
ment  an  joug  de  l'autooté;  elle  était  donc  par  là  sur  le  dienrin  qui 
défait  orâdiiireit  la  lébmne.  ttk  littérature  pbilesopiiique  du  oioyen- 
ige,  ceHe  qui  a'a  guère é^éerite  qu'eu  latiu^  coutenaîtphis  qu'a»- 
cBue  autmda»0eii»ead^iiidé|ieBdancefetaUea  twjQucs,  à  diverses 
reprises^  eneeuru^  les  oeusures  de  regUse.Be  là  les  persécutions 
contre  Âristota,  esprit  libre,  païen ,.  et  par  conséquent  dangereux; 
bleu  qu'on  chercfaAt  dans^  ses  livrée  sa  dialecti^pie^  qui  n'était  qu'Ain 
Boyes,  bien  plua  que  ses  oonclttsîooaoïétaphfsiquas^  le  seul  fait  d^un 
moyen ,  d'un  instrument  iodépendantide  l'^gKse,  Inî  faisait  ombrage. 
Les  divers  corps  «u  >9eiii  descpiels  a  fleuri  la;  philosophie  du  moyeuf- 
Ige  ont  partagé  les  mêmes  disgmcnSé  L'universîtide  Paris  a^isovoqué 
souvent  leailéfianee»  da  Borne.  Quand  leslriaes  mineurs  se  sont  em- 
parée de  renseignement  «ils  n'ont  pes  taidéii  devenirsuspecttè  leur 
toor.  Enfln,  même  dans  Ies4)uvragesenlauguevulgaire9  comme  dms 
la  deuxième  partie  du  Baman'  4$  la  ifoi^a'esl;  montrée  une  eitréme 
hardiesse,  une  extrême  libi^té  de  pensée,. et  jusqu'à  une  sorte  de 
naturalisme  et  même  de  amtériaUsme  psêcbé  hautement,  et  nés 
dans  la  bouche  deGenins,  prêtre  delà  aatui^r^it^mnve  à  certaines 
conséquences  exinrimées  £(Mrt  grossièrement,  jetasses  semblables  àce 
qu'on  a  voulu  établir^  dan^^eademiers  temp^,  sous  te  nom  de  r^a- 
lûitation  de  la  cbair« 

Un  autre  nésnltat  auquel  condmt  l'étude  impnrtiate  et  un  peu 
approfondie  du  meyeinêge^  c'est  que  l'oppeaition  satiriqpe  occupe 
dans  la  littérature  de  ce  temps  une  place  infieiment  plus. considéra- 
ble qu'on  neserait  porté  à  le  crmre.  Je  ne  sache  pas  une  époque 
dans  laquelle  Ja  raillerie,  la  satire ,  ait  joué  un  aussi  grand  rôle  que 
dans  ce  moyenne,  qu'4)n  &'estplu  quelquefois  éi^présenter  comme 
une  ère  de  sentimentalité  et  de /mélancolie. 

La  satire  n'est  pas  seulement  dans  les  poèosea  satiriques  propre^ 
ment  dits  ;  elle  se  trouve  partout  ;  dans  les  poèmes  moraux  las  plus 
lugubres  comme  les  vers  de  Thibaut  de  Marly  sur  la  mort ,  parmi  les- 
quels l'auteur  a  soin  d'intercaler  une  satire  contre  Rome;  dans  les 
légendes,  empreintesd'une  dévotion  ascétique, comme  celle  de  l'évè- 
que  Ildefonse  et  de  sainte  Léocadie,  légende  que  son  pieux  auteur 
inteiTompt brusquement pom* adresser  à  l'église  romaine  lapins  vé* 
hémente  des^invectives. 

Dans  les^Dabliaux^  la  satire  peree^k  cjbaque  vers;  ^e  semble  s'être 
eoDca^ée  dans!  le  Baman  de  Benarty  pour  se  développer  ensuite 
dans  les  plus  vastes  proportions^  embrasser  toute  la  société  du  moyen- 


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193  REVUE  DBS  BBCX  MONDES. 

fige  et  se  prendre  corps  à  corps  isvec  ce  qui  dominait  cette  société, 
avec  l'église. 

Toutes  les  fois  que  la  satire  apparaît  dans  notre  littérature  française 
tlu  moyen-Age,  c'est  toujours  avec  beaucoup  de  verve  et  d'énergie, 
^vec  un  charme  de  naturel  et  un  bonheur  d'expression  que  les  autres 
^genres  littéraires  sont  loin  d'offnr  au  même  degré.  Autant,  comme 
je  le  disais,  ce  qui  se  rapporte  à  la  poésie  religieuse  est,  en  général, 
'p&le,  décoloré,  languissant,  autant  ce  qui  appartient  à  l'ironie ,  à  la 
-satire,  est  vif  et  inspiré.  Ce  déchaînement  satirique  est  un  grand  fait 
historique,  car  dans  cette  portion  si  riche,  si  ardente  de  la  littérature 
du  moyen-Age,  est  le  principe  de  la  ruine  et  de  la  fin  do  la  civilisation 
du  moyen-Age.  Chaque  époque  vit  de  sa  foi  ;  et  son  organisation  repose 
sur  sa  foi.  Mais  chaque  époque  a  la  formidable  puissance  de  railler 
ce  qu'elle  croit ,  ce  qu'elle  est ,  et  par  là  de  se  désorganiser  elle-même. 
Pour  les  croyances,  pour  les  formes  sociales,  comme  pour  certains 
rtalades,  le  rire  c'est  la  mort!  c'est  ce  rire  qui  a  tué  le  moyennâge, 
car  de  lui  sont  nées  les  deux  forces  destructrices  du  xvi'  siècle,  très 
différentes  l'une  de  l'autre  par  leur  nature,  mais  qui  avaient  toutes 
deux  pour  caractère  commun  de  combattre  la  société  du  moyen-Age, 
en  combattant  l'église  sur  laquelle  reposait  tout  l'édifice  de  cette  so- 
ciété; ces  deux  forces  sont  le  protestantisme  et  l'incrédulité,  les  deux 
grands  marteaux  du  xvi''  siècle  I  Ce  sont  eux  qui  ont  frappé  sur  l'édi- 
fice et  qui  Font  brisé,  c'est  par  eux  qu'un  autre  temps,  une  autre  civi- 
lisation ,  ont  été  possibles.  Eh  bien  !  tout  cela  a  commencé  par  le 
sarcasme  du  moyen-Age;  et  conunent  l'église  aurait-elle  pu  tenir, 
quand  on  avait  ri  pendant  trois  siècles  des  reliques,  des  pèlerinages, 
des  moines  et  du  pape,  quand  les  mêmes  attaques  se  continuaient 
renforcées  par  la  vigueur  nouvelle  que  l'esprit  humain  puisait  dans  le 
commerce  de  l'antiquité?  Ainsi,  aux  limites  d'une  époque  déjà  par- 
courue on  pressent  par  avance  ce  qui  va  agiter,  ébranler  la  société  et 
la  peYisée  humaine  dans  les  temps  qui  suivront. 

Ces  quatre  grandes  tendances,  qui  ont  fourni  à  la  littérature  autant 
d'inspirations  et  de  directions  fondamentales,  n'ont  pas  cessé  après 
te  moyen-Age;  elles  se  sont  prolongées  dans  les  siècles  postérieurs, 
elles  ont  duré  jusqu'à  nous.  L'inspiration  chevaleresque  a  produit  le 
roman  et  une  grande  partie  de  notre  art  dramatique;  l'inspiration 
religieuse  n'a  pas  tari ,  le  siècle  de  Louis  XIV  est  là  pour  l'attester; 
elle  n'a  pas  même  tari  de  nos  jours.  Dieu  soit  loué  !  J'en  atteste  le 
(lénie  de  Chateaubriand ,  les  beUes  pages  de  Ballanche,  les  beaux  vers 
de  Lamartine.  La  tendance  qui  porte  invinciblement  l'esprit  humain 


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DB  LA  LUTÉRATUEB  FRANÇAISB  AU  MOTBN-AGB.  193 

i  s^émanciper  de  ce  qui  le  domine  et  le  contient,  à  chercher  en  lui- 
même,  à  ses  risques  et  périls,  son  principe  et  sa  raison  ;  cette  ten- 
dance n'a  pas  péri,  et  il  faut  l'accepter,  car  elle  ne  périra  pas.  Enfin , 
la  puissance  satirique,  cette  puissance  plus  souvent  mauvaise  que 
bonne,  mais  qui;  est  pourtant  dans  les  desseins  de  la  Providence,  car 
elle  a  sa  p]ace  dans  le  monde,  car  elle  y  agit,  y  combat,  y  détruit 
toujours;  cette  puissance  dévorante  n'a  pas  péri  non  plus,  et  le  der- 
nier siècle  n'en  a  que  trop  largement  usé. 

Je  m'arrête,  ce  n'est  pas  encore  le  temps  de  faire  l'histoire  des 
quatre  derniers  siècles;  seulement,  avant  de  quitter  les  trois  siècles 
du  moyen-ftge,  j'ai  voulu  montrer  déjà  vivantes  les  tendances  dont 
les  combinaisons  et  les  luttes  formeront,  en  très  grande  partie,  la  vie 
complexe  des  siècles  modernes.  En  arrivant  à  ces  siècles  plus  connus, 
ou  du  moins  plus  étudiés,  peut^tre  sera-t-il  possible  de  donner  encore 
à  des  études  venues  après  des  travaux  justement  admirés,  quelque  in- 
térêt de  nouveauté,  non  par  la  ressource  facile  et  misérable  du  para- 
doxe, mais  par  la  rigueur  du  point  de  vue  historique;  peut-être  com- 
prendra-tron  mieux  le  développement  de  l'esprit  moderne ,  après 
en  avoir  surpris  l'embryon  dans  les  flancs  vigoureux  du  moyen-Age. 
Toutse  tient  dans  l'histoire,  etl'on  ne  peut  s'arrêter  en  chemin;  il  faut 
suivre  le  mouvement  et  le  flot  des  Ages,  il  faut  aborder  avec  eux.  On 
consent  à  se  plonger  longuement  et  courageusement  dans  de  grandes 
obscurités,  mais  on  ne  veut  pas  y  rester  enseveli ,  on  veut  arriver  au 
présent,  à  l'avenir;  ce  n'est  que  pour  cela  qu'on  se  résigne  au  passé. 
Étudier  le  passé  c'est  le  seul  moyen  de  comprendre  le  présent  et 
d'entrevoir  autant  que  possible  l'avenir.  On  ne  sait  bien  où  l'on  va 
que  quand  on  sait  d*où  l'on  vient.  Pour  connaître  le  cours  d'un  fleuve, 
il  faut  le  suivre  depuis  sa  source  jusqu'à  son  embouchure;  pour 
s'orienter,  il  faut  savoir  où  le  soleil  se  lève,  et  dans  quel  sens  il 
marche;  c'est  ce  que  nous  savons  déjà  :  nous  avons  traversé  cette 
longue  nuit  du  moyen-Age,  qui  s'écoule  entre  deux  crépuscules, 
entre  les  dernières  lueurs  de  la  civilisation  ancienne  et  la  première 
aube  de  la  civilisation  moderne. 

Et  maintenant,  nous  poursuivons  notre  chemin  comme  le  voya- 
geur qui  s'éveille  après  la  liuit  et  reprend  sa  route,  éclairé  par  le 
soleil  qu'il  a  vu  se  lever  sur  les  montagnes. 

J.-J.  Abipére. 


TOMB  XIX.  13 


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DE 

L'INDUSTRIE  LINIÈRE 

EN  FRANCE 


lUSRSlÉRE  VABXIBJ 


Pendant  que  llndiiMriedn  Kn  al  diDcteiivm,  si  nouvelle  pour  TAngieierre, 
y  prenait  tout  à  eoup,  graee  aa  progrès  cks  iBTentioiiff  mérauiques,  no  déie- 
loppemeat  û  prodigieux,  elle  marchait  eo  France,  par  le  oontre-eonp  des 
inàues  évènemens,  vers  une  décadence  rapide.  Kousafons  suIti  coi  progrèscn 
Angleterre.  Voyons-la  maintenant  décliner  en  France,  pour  aisîster  ensuile 
au  travail  de  sa  régénération. 

On  sait  déjà  quelle  était  pour  nous  Tancienne  importance  de  cette  industrie. 
On  jugera  par  les  chiffres  suivans  de  celle  qu*elle  a  conservée  jusqu^à  nos  jours. 
Bien  que  nous  manquions  à  cet  égard  «de  documens  statistiques  irrécusa- 
bles ,  on  peut  croire ,  d'après  des  évahiations  approximatives  qui  ne  paraissent 
pas  exagérées,  que  la  culture  du  lin  et  du  chanvre  emploie  annuellement  en 
France  180,000  hectares  de  terre,  dont  environ  126,000  en  chanvre  et  55,000 

(I)  Voyez  la  livraison  du  !«' juillol. 


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nS  L*15IUJSTRIS  .LISIÈRE.  19g 

produit  brut  de  cette  culture  peut  s*estimer  à  175,000,000  fr.  :  sa- 
tnillioDS  pour  la  valeur  des  tiges,  et  31  millions  pour  lès  graines;  à 
iTaux  agricoles ,  c'est-à-dire  les  préparatioas  dont  les  cultivateurs  se 
telles,  par  exemple,  que  le  rouisss^  et  le  teillage,  travaux  qui  sont  à 
s  mêmes  pour  lei  deux  plantes,  ajoutent  une  valeur  de  1 1 5,000,000  fr. 
e,  eo  outre,  et  m  Tévaluation  nous  paraît  trop  modérée,  que  Tindus- 
filature  et  le  tissage  triple  la  valeur  des  matières  brutes,  et  procure 
tm  300  milf  ons  de  main  d'oeuvre,  outre  les  1 15  millions  de  travaux 
En  réunissant  ces  chiffires ,  on  arrive  à  un  total  de  590  n^illions  ;  et 
on  .négligé  d*y  .conyreiidie  certaines  (jtbtînatians  açccsioirescqui 
:  dans  les  cfimpagnes. 

*,  dire,  cette  grande  industrie  languissait  en  France  depuis  vingt  ans 
industrie  cotonmère  qui  s'étendait  de  jour  en  jour.  La  consomma- 
um  s'est  accrue  parmi  nous  depuis  rempire^vec  une  grande  rapi- 
les  TÎngt  dernières  années  surtout,  le  coton  a  été  appliqué  à  tous  les 
jiMrefoLs  réclamaient  le  fil  de  lin.  Il  s'est  emparé  de  tous  les  genres 
lepois  la  dentelle  jusqu'à  la  toile  à  voiles.  On  fait  aujourd'hui ,  avec 
poKr  3  fr.  50  c.  deegros'Inons  pour  modes  qu'mi  ne  peut  établir  en 
GUL 10  francs.  Dans  tout  l'arrondissement  de  Saint-Quentin,  arron- 
sl  manufacturier,  la  fiaÉdoation  des  batistes  a élé  remplacée  parcelle 
s,  qui  les  imitent.  Partout  les  tissas  de  coton  ont  cha^  les  tissus  de 
la  devait  être,  puisqu'on  substituait  une  matière  qui ,  dans  rinde , 
s  la  Hvre,  et  qui  se  filait  à  la  mécanique.  Aune  matière  qui  vaut  chez 
>iis  la  livre, et^pie  l'on  filtttlla^oanouîUe. L'industrie iiaière  était 
loin  d'itie  en  prqgrès.  Cependant  elle  se  soutenait  encore  tant  bien 
gxaoe  à  d'anciennes  habitudes  prises  et  à  la  supériorité  réelle  de  ses 
liais l'importatioB des fik  et destissusanglaissimiiaîres^st venue  lui 
is  ces  derâières  années  un  coup  plus  direct  et  plus  sensible. 
roos  dit  fH6«'état?eisi830  que  la  filature  anglaise  avait  ooamiencé 
I  besmn  d'exporter  «es.  produits  :  c'est  dam  le  même  teaps  que  l'im- 
a  commencé  à  seiiûresentir  ea  France.  Jusque-là ,  la  Fiance  n'avait 
!  de  fils  ^le  de  la  Belgique ,  de  la  Pnis8e>et  de  quelfpies  autres  parties 
saigne;  mais  k  moyenne  de  ces  m^rartalkuis ,  prise  sur  trdze  ani^ 
B  ia25,  ne  s'élevait {;uèzs ,  pour  la  Belgique,  qu'à  746^600  kilogr . , 
russe  à  70,000,  et  pour  le  reste  de  rAllan9gns  à  168,000;  ^piantités 
dérabks  relalivementà  la  consommation  totale ,  qui  étaient  d'ailleurs 
s  uniformes,  et  qu'on  était  accoutumé  à  recevoir  depuis  long-temps, 
lire ,  du  jour  où  l'importation  anglaise  eonunença ,  «lie  s'accrut  sui- 
prpgressîon  rapide,  et  «lie  ne  tarda  pas  à  surpasser  de  bemiooup  celle 
s  autre)  pays  réunis.  On  ea  jiigeoa  par  le  tableau  suivant. 


13, 


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196 


RBTUB  DES  DEUX  MONDES. 


FRAUTCE. 

FILS  DB  LIN  ET  DE  CHÂNYIIB. 

IMPORTATIONS. 


ANPflftF-S. 

PAYS  DE  PROVENANCE. 

TOTAL  (1). 

BBUMQCB. 

AMfiLBTnU. 

1825 
1826 
1827 
1828 
1829 
1830 
1831 
1832 
1833 
1834 
1835 
1836 
1837 

Kilogrammes. 

826,759 
794,101 
862,645 
926,008 
768,746 
831,243 
676,655 
688,125 
824,782 
714,591 
654,749 
635,690 
541,950 

Kilogrammes. 

161 

1,151 

42 

455 

524 

3,049 

14,532 

56,478 

418,383 

826,439 

1,295,593 

1,901,074 

3,199,917 

Kilogramme!. 

983,031 

933,286 

1,010,814 

1,092,279 

934,206 

1,018,309 

795,217 

860,498 

1,423,324 

1,731,715 

2,126,652 

2,746,767 

3,919,783 

On  voit  que  rimportation  des  fils  anglais,  qui  était  à  peu  près  nnlleara 
1830,  8*est  élevée  rapidement,  de  la  quantité  de  3,049  kilogrammes,  oùd 
était  encore  dans  cette  dernière  année,  à  celle  de  3,199,917  kîl. ,  où  eDe  ( 
arrivée  en  1837,  c'esthà-dire  qu'elle  a  été  centuplée  dans  ce  court  espace  de  se 
ans.  Mais  la  progresfflon  a  été  encore  plus  étonnante  pour  Tannée  1838;  q 
quoique  les  relevés  de  la  douane  pour  1838  n'aient  pas  encore  été  publié 
on  sait  déjà  que  l'importation  s'est  élevée  à  plus  de  6,000,000  kil.  A  ce  compi 
on  peut  bien  dire,  avec  les  délégués  de  l'industrie  linière,  que  si  rien  n'ain 
cette  progression,  les  fils  anglais  envahiront,  avant  peu,  la  France  entière, 
mettront  l'industrie  nationale  au  néant.  U  est  vrai  que,  pendant  que  llmpc 
tation  anglaise  augmente ,  celle  de  la  Belgique  parait  tendre  à  dinûnuer  de  jo 
en  jour,  et  c'est  pour  rendre  ce  fait  sensible  que  nous  avons  cru  devoir  con 
crer  à  l'importation  belge  une  colonne  du  tableau  qui  précède;  mais  l'inspi 
tion  seule  des  totaux  fait  voir  que  cette  diminution  d'un  cAté  est  loin 
compenser  la  prodigieuse  augmentation  qui  se  manifeste  de  l'autre. 

L'importation  des  toiles  anglaises  n'a  pas  suivi ,  à  beaucoup  près,  une  pi 
gression  aussi  rapide  que  celle  des  fils ,  et  cette  différence  s'explique.  Le  tissa 
mécanique  est  loin  d'avoir  fait,  en  Angleterre,  les  mêmes  progrès  que  la  fi 
ture.  En  ce  moment ,  il  n'offre  pas  encore  des  avantages  bien  marqués  sur 

(1)  On  remarquera  que  ces  totaux  comprennent,  outre  rimportation  anglaise 
belge ,  celle  de  tous  les  autres  pays  que  nous  n'avons  pas  cru  devoir  meniionner. 


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DB  L*INDUSTRIB  LINliRB. 


19T 


dngeàlamain.  Pluâean  industriels,  assez  bons  juges  en  cette  matière,  afiOr- 
ment  même  que  oe  dernier  remporte  en  bien  des  cas  sur  Tautre,  tant  pour 
réeonomie  du  travail  que  pour  la  perfection  des  produits.  Ajoutez  à  cela  que 
b  tisserands  firançms  ont  une  habileté  reconnue  d^uis  long-temps.  Ils  savent 
raurîer  Jeois  toiles  à^Tinfini,  ce  que  la  mécanique  ne  peut  faiire,  et  leur  im- 
primer un  certain  cachet  qui  leur  £Edt  accorder  la  préférence,  même  à  finesse 
igale.  Us  ont  su,  d'sdlleurs,  dès  les  premiers  temps  de  l'importation  anglaise, 
dopter  les  fils  mécaniques,  dont  la  r^;ularité  a  singulièrement  facilité  leur 
nvaD,  œqui  leur  a  permis  de  vendre  moins  cher  leurs  produits.  Malgré  cela, 
m  verra  par  le  tableau  suivant  que  les  toiles  anglaises  n'ont  pas  laissé  de  se 
tpandre  de  plus  en  plus  sur  nos  marchés. 

FRAlirCE. 

TOILES  DB  LIN  BT  DB  GflANVBE. 

IMPORTATIONS. 


TOILES 

TOILES 

TOn.FS 

■caun. 

TOII.KS 

■LAHCBliS. 

ANNÉES. 

MCtLJJMê 
ANGLAim. 

TOTAL  POCK 
TOCS  LES  PATS. 

BLAVOUf 
AMCLAUIS. 

TOTAL  POUR 

TOUS  LIS  PATS. 

• 

KUogrammet. 

KUogrammes. 

Kilogrammes. 

Kilogrammes. 

1825 

340 

4,502,310 

669 

131,990 

IMS 

857 

4,058,906 

4,833 

115,900 

18*7 

371 

4,092,803 

623 

71,055 

1838 

MIS 

4,130,907 

933 

97,397 

1839 

996 

3,825,534 

su 

80,890 

isao 

1,560 

3,612,299 

337 

69,830 

1831 

3,446 

2,998,028 

229 

37,411 

1832 

9,097 

3,071,615 

l,13i 

75,187 

1833 

9,550 

3,830,969 

626 

87,761 

t83i 

6,802 

3,830,920 

2,713 

93,358 

1835 

8,976 

3,8U,190 

4,255 

64,166 

1836 

71,204 

4,906,910 

12,726 

111,085 

183T 

333,103 

4,409,989 

142,315 

228,726 

1838 

8 1*"  mois. 

» 

3,218,970 

» 

437,319 

Comme ,  dans  l'ordre  des  travaux  qui  mettent  en  œuvre  le  Un  et  le  chanvre , 
le  tissage  ne  vient  qu'après  la  filature,  il  était  naturel  que  le  tissage  mécanique 
ne  saivtt  qu'à  distance  les  progrès  de  la  filature  mécanique.  Voilà  peut-être  ce 
ijui  explique  le  mieux  comment  l'importation  des  toiles  anglaises  est  encore  si 
loin  d'égaler  celle  des  fils.  Mais,  si  l'on  en  juge  par  les  derniers  chiffres  du  ta- 
bleau qui  précède,  chiffres  qui  ont  été  bien  dépassés  en  1838  (1),  les  toiles  vîen- 

(1)  L'importation  des  toiles  anglaises  en  1838  est  évaluée  à  550,600  klL 


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198  EKTVB  DBS  mtrX  'lfDm>BS. 

nent  à  leur  tour,  et  rien  n'empêche  de  croire  que ,  dans  peu  d*années ,  on  la 
▼eiTâ  sewbsiîtuer  avec  la  même  abondance  à  nos  produits.  Il  j  a  deux  onirofs 
ans,  un  grand  nombre  de  fabrieans  de  toiles,  voyant  oombfm  remploi  des 
fils  mécaniques  ftnrorisml  le  tissage,  s'étaient  persuadé  que  llmportation  an- 
glaise,  si  fatale  à  nos  fileurs,  leur  élait  favorable  à^ux^ititoies,  et  fis  if étaient 
boxsés  de  Tespoir  de  voir  leur  industrie  particulière  grandir  et  sMlev^  sor  lêi 
milles  de  la  filature;  aussi  s'opposaâent-îis  avec  force  à  tout  changement  dam 
les  tarifs  :  mais  les  derniers  relevés  de  la  douane  les  ont  oon^incus  de  leur  e^ 
reur.  Ils  ont  reconnu  que  les  deux  brandies  de  fîndustne  finîère  étaient  ^ 
kraent  en  péril.  Depuis  lors ,  la  plupart  d'entre  eux  ont  Jcnnt  leurs  rédamatioos 
à  cdles  de  nos  fileurs. 

Ce  qu'il  y  a  d'étrange,  c'est  que  le  développement  inoui  de  l'industrie  an* 
glaise  n'ait  pas  tourné  mémeau  profit  de  notre  agrieulture.  On  aurait  pu  croire 
que  les  besoins  croissons  de  s»  fabrioalioiitunîentiMiQé  l'Angletarre  à  veûr 
s'approvisionner  chez  nous  des  matières  brutes  que  notre  sol  fournit  avec  tant 
d'abondance.  Quelques  écrivains  ont  supposé  qu'il  en  devait  être  ainsi,  et, 
partant  de  cette  supposition  comme  d'un  fait,  ils  ont  afifirmé  que  la  vente pk» 
active  des  matières  premières  nous  dédo—mageait,  à  certains  égards,  de  la 
perte  denolre  industrie.  Cest  le  contiabvqui  est  arrivé,  et  le  tableau  suifant 
mettra  cette  vérifié  enévMeace. 


FRAIVCE. 

tm  TEILLE  ET  ETOUPES  DE  LIN. 

EXPORTATlOjNS. 


PAYS  DE  DESTSRkTIDV. 

ANNÉES. 

TOTAL 

AKOurriRaB. 

Âvnuis  PÀVS. 

KHof^mmê- 

ISSS 

2,ra^i 

ie2,iss 

2,685,1«T 

1826 

137,681 

123,440 

iei,i»i 

1827 

578,674 

06,365 

675,639 

1828 

1,803,698 

<4,18S 

1,867,881 

1829 

1,151,237 

ittfili 

l^Nt^tt 

1830 

1,247,581 

107,518 

1,355,099 

1831 

S,û33,39i 

77,102 

2,110,«ll 

1832 

1,225,877 

59,539 

1,285,416 

1838 

1,t7^,M0 

135,87» 

1,411,3» 

isai 

287,882 

1U,209 

482,091 

1835 

600,112 

129,840 

729,989 

1836 

914,571 

278,768 

1,228,334 

Moyenne. . . 

Ô35,i55 

186;rM 

7iM51 

1,091,875 

138,811 

1,230,686 

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911  fripn»  d'alMwddaiB^taUMv,  ce  mot  teg  e  1  Iriam  laéplitéi  qni 
aarqpMDl  d^uie  année  à  VaxOtef  inéplMa  lettes  qu'il  semble  imponlble 
klir  aaeaoe  pragrMRoa.  Ceet  que  kt-réoohn  en  J»  ient  trèi  Tarieblee, 
I  leorabondaneeUifltie  beaueonp'Hir  leseiporMfoBr  Maie,  en  tomne, 
itbMAqpM^réoouienialde^iMelînebnilis  pMtieiiMèrctteiil  pour  l'As- 
n,  a  àïmmé  m  lien  ô^w^bêM».  I/eipertaliett  de*10t7  ne  dépasse 
In  moitié  de  la  moyenne  de  tieiie  années.  Ilen«elde  mémeponr  les 
ren;  car  la  BMfsnne  de  noe^  expolalieus  ponr  Ràngleinrre  est  de 
kil0g^  et  celle  de  1897  nTa  étéqne  de  14»  Ulof.  No«a  sanms  bien 
pnseîUe  aNtfièie  il  ne  finit  •pee  cbnsidéwR  lee  résnltalB  d^nne  année  seole- 
:  mnssifdanele  tableaa qui  précède,  on  prend  la  aseyenne  dss  der- 
nDDéBS,  et  qu'on  la  convoiera  celle  d'/on  nenibvedgid  d'années  anié- 
ni,oa  taonve  unedjannntion  neSable.  By  a  deaiSyeneflbtinnepiogreesion 
idnata  Ainsi  se  tiouméinbliei  malgaé  lee  assettlenneonMins,  cette 

B,  ses  achats  en  France  diniinnfBt«.An  Teste;»  oephénomènef  qui  parait 
se  au  premier  abord,  a  son  efpiieatîon  toute  natûtfeil» dans  les  ûâtii  La 
»  produit,  en^ifetflelinetieuBhanfrecn  abondÉnee,ni8isellene  les 
Ht  pas  à  bon  maicbé  :  à  esiégard  la  Ruade  l'enipoite  de  beancoup  sur 
D'autre  part,  nos  linseont,  A  la  yérité«  d'unaqnailté  sénéraleroeotsupé- 
e  à  celle  des  lins  russes,  et^aeux  que  nous  récoltons  partieulièrettient  dans 
lues  cantons  du  départementduJIord  et  de  la  Normandie,  se  reoom- 
deotpar  une  finesse  dont  ces  derniers  n'approchant  pas.  Mais  sur  ce  point 
Ksommes  eneorevainouspar  les  Hollandais  et  les  Belges,  qui  produisent 
qualités  supérieures  plus  coofaoraient  que  noua.  De  là  vient  que  TAngle- 
^s'adrease  pour  les  lins  commuas  à  la  Ruade,  et  pour  les  lins  fins  à  la 
Daode  et  à  la  Belgique.  La  France  ne  ^dsnl  là  que  comme  un  pie-aller,  et 
o'a goèce reeouiaà elle queleiiqiie ailleurs  la  laéoûlteiait  défaut. 
^  résultatsde  l'année  dernière  et  ceux  des  premiers  moîs de  cette  année 
'^fempourtant  infirmer  oetre  assfrtion ,  ete'est  en  ce  sens  qu'ils  ont  été  pro» 
'>  par  M.  le  ministre  des  finanees^dans  une  discussion  qui  a  eu  lieu  tout 
^i^meat  à  UchanoyiNre  des  pairs,  à  propos  de  quelques  pétitions.  Selon  M.  le 
''^f  quand  on  invoque  l^léfét  de  ragricultore  dans  la  question  des 
)  on  s'appuie  sur  des  faits  déjà  vieillis,  et  les  derniers  résultats  prouvent, 
contraire,  que  l'Angleterre  se dédde. enfin  à  s'approvisionner  en  France 
litières  brutes  qu'elle  met  en  <BuvBe.  C'est  ce  qu'il  faut  examiner. 
^<^  exportation  en  lin  s'estélevée,  en  1688^  àunpeu  plus  de  1,800,000  kil. 
OQ  compare  ce  chi£fire,  comme  l'a  fait  M.  Passy ,  à  cehii  de  notre  exportâ- 
mes 18S7,  on  trouve,  en  effst,  une  augmentation  notable,  et,  en  considérant 
6  augmentation  comme  le  commencement  d'une  progression  r^fulièrement 
Qdante,  on  sera  porté  à  en  tirer  des  inductions  très  favorables  pour  l'avennr. 
\œ  n'est  pas  ainsi  qu'il  fisnt  l'envisager.  En  pareille  aMtIère,  il  ne  suffit 
k  comparer  une  année  à  l'autre;  il  faut  étendre  son  observation  sur  une 


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aOO  RBTUB  DBS  DBUX  MONDBS. 

succession  d'années;  et  alors  que  trouve-t-on?  Cette  augmentation  q\ 
manifestée  en  1838 ,  au  lieu  de  se  montrer  comme  le  eommenœmentd*a 
gression  suivie,  n'apparaît  plus  que  comme  une  de  ces  variations  accid< 
que  nous  avons  signalées  tout  à  Theure  et  dont  la  cause  est  dans  Tinéga 
récoltes.  Ce  qu'il  y  a  de  remarquable ,  c'est  que  cette  exportation  de  182 
l'on  présente  comme  un  symptôme  de  progrès,  est  inférieure  à  celle  d 
époque  où  la  filature  mécanique  ne  faisait  que  débuter  en  Angleterre; 
est  inférieure  encore  à  celle  de  1831 ,  époque  où  l'importation  des  fils 
a  commencé  à  se  faire  sentir  en  France.  Mais ,  sans  insister  sur  les  rap] 
mens  particuliers,  on  peut  faire  une  comparaison  plus  décisive.  Le  tabi 
précède  comprend  treize  années;  en  y  joignant  1838,  on  en  trouve  qu 
qui  peuvent  se  diviser  en  deux  périodes  de  sept  années  chacune.  Eh  bie 
la  première  de  ces  périodes ,  la  moyenne  de  nos  exportations  pour  I 
terre  est  de  1,346,408  kilog.,  et  dans  la  seconde,  qui  comprend  183 
moyenne  n'est  plus  que  de  938,490  kilog.;  tant  il  est  vrai  que  le  fait  pai 
de  1838  ne  prouve  rien,  et  qu'en  somme  nos  exportations  pour  l'An 
tendent  plutôt  à  diminuer  qu'à  augmenter. 

Mais  on  allègue  Texportation  des  quatre  premiers  mois  de  1839,  ( 
en  effet  des  limites  ordinaires  :  dans  ces  quatre  mois,  l'Angleterre  a 
la  France  environ  1,600,000  kilog.  de  matières  brutes;  quantité  qui  s 
déjà  la  moyenne  générale.  C'est  sur  ce  chifi&e  que  M.  Passy  triomph 
ne  prétendons  pas  nier  la  valeur  du  fait;  mais  il  ne  faut  pas  Texagérer 
envisager  d'abord  ses  conséquences. 

De  c^  que  l'exportation  s'est  élevée  pour  les  quatre  premiers  mois  d< 
1,600,000  kilog.,  M.  Passy  conclut  qu'elle  s'élèvera  pour  l'année  ei 
5  millions.  C'est  à  notre  avis  une  conséquence  bien  hasardée.  Il  n'en 
des  produits  agricoles  comme  des  produits  manufacturés  :  l'exports 
ces  derniers  suit  ordinairement  une  marche  assez  régulière ,  en  sorte  qi 
le  cas  d'une  crise  commerciale,  les  résultats  obtenus  dans  les  pr^mie 
d'une  année  peuvent  servir  de  base  pour  calculer  approximativement 
l'année  entière.  Mais  il  en  est  autrement  des  produits  agricoles,  et 
d'un  produit  aussi  variable  que  le  lin.  Id,  les  accidens  des  récoltes  d 
tous  les  calculs,  et  il  ne  faut  pas  oublier  d'ailleurs  que  l'année  agi 
coïncide  pas  avec  l'année  administrative. 

Cela  posé,  deux  observations  bien  simples  suffiront  pour  faire  corn 
à  M.  le  ministre  des  finances  qu'il  s'est  trop  avancé. 

Supposons  d'abord  qu'il  soit  vrai  de  dire,  comme  nous  l'avons  fai 
demment,  que  les  Anglais  n'ont  recours  à  nos  lins  qu'à  défaut  des  lini 
il  faudrait  voir  alors  si  en  effet  la  récolte  de  la  Russie  a  manqué ,  et  c 
son  insuffisance  a  pu  inûuer  sur  nos  ventes.  Suivant  des  lettres  éc 
Riga,  et  datées  du  commencement  de  septembre  1838,  la  récolte 
année  se  présentait  comme  abondante  et  de  belle  qualité;  mais  ce  n'e 
récolte  de  1838  qui  a  pu  influer  sur  les  achats  effectués  en  France 


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BB  l'industrie  LINlâRB.  201 

fbner  dornier.  En  effet,  les  lins  d'une  récolte  n'arrivent  de  rîntérieur  de  la 
à  Riga,  à  Ssdnt-Pétersboiirg  et  dans  les  autres  ports  de  la  Baltique, 
ifK  nn  la  fin  de  septembre,  e'est-À-dire  en  automne.  U  ûiut  alors  leur  £aire 
abîr  les  préparations  qu'ils  reçoivent  sur  les  lieux  :  le  rouissage ,  le  teillage  et 
,  fDdquefois  même  le  peignage.  Durant  le  cours  de  ces  opérations,  l'hiver  sur- 
WDt,  et  la  Baltique  cesse  d'être  navi^le  jusqu'au  mois  de  mai.  U  s'expédie 
toc  fort  peu  de  ces  lins  avant  l'hiver,  et  la  plus  grande  partie  est  réservée 
JBfqu*aa  mois  de  mai  de  l'année  suivante,  c'est-à-dire  à  la  réouverture  de  la 
négation.  Le  mouvement  des  achats  durant  l'hiver  dernier,  en  France,  a 
à)Qc été  déterminé  par  l'importance  de  la  récolte  russe  de  1837.  Eh  bien!  il 
6t  préctsémoit  arrivé  que  cette  récolte  n'a  pas  suffi  fiux  besoins;  car,  aux 
Dois  de  juillet  et  d'août  1888,  les  lins  étaient,  à  Riga  et  à  Saint-Pétersbourg, 
fins  rares  et  plus  chers  qu'à  aucune  autre  ^[K>que.  Voilà  ce  qui  fait  que  la  de- 
niDde  s'est  accidentellement  portée  en  France  durant  l'hiver  dernier;  mais 
aees  données  sont  exactes,  et  il  est  ûicile  de  s'en  assurer  (1),  l'abondante 
récolte  de  1838  venant  à  être  expédiée  des  ports  russes  aux  mois  de  mai  et 
4e juin  1839,  les  achats,  en  France,  ont  dû  s'arrêter  tout  à  coup.  En  sorte 
que  les  prévisions  favorables  de  M.  le  ministre  des  finances,  prévisions  fon- 
dées sur  le  résultat  des  quatre  premiers  mois  de  l'année,  auraient  été  déjà  dé- 
BKDtîes  par  l'événement  au  moment  même  où  ils  les  exprhnait. 

D  est  une  autre  observation  à  faire,  et,  pour  vérifier  l'exactitude  de  cdle-cî, 
iln*est  pas  besoin  de  sortir  de  France.  En  France  même,  les  achats  et  les 
HBtes  de  lin  ne  se  continuent  pas  uniformément  durant  l'année  entière.  D'or- 
&uâré,  nos  cultivateurs  sont  occupés  jusqu'à  l'automne  avec  les  récoltes  et 
kl  semailles;  c'est  alors  qu'ils  commencent  à  faire  subir  au  lin  et  au  chanvre 
kl  préparations  qui  s'exécutent  sur  les  cbstmps,  le  rouissage  et  le  teillage.  Ce 
tnrail  les  conduit  ordinairement  jusqu'au  milieu  de  l'hiver,  c'est-à-dire  vers  la 
in  de  décembre  ou  le  commencement  de  janviei^;  c'est  alors,  et  alors  seule- 
iieot,  qu'ils  vont  porter  leurs  lins  au  marché.  Dès  ce  moment  les  offres  se 
snltqilîent,  parce  quelespaysanssont  toujours  pressés  de  vendre,  et,  pourvu 
que  la  demande  y  r^nde,  la  marchandise  s'écoule  rapidement.  Pendant  les 
mus  de  janvier,  février,  mars  ^  même  avril,  les  transactions  s'activent;  au 
sois  de  mai,  tout  est  fini,  la  récolte  est  écoulée  et  les  ventes  s'arrêtent.  Ce 
qâ  reste  encore  est  peu  de  chose,  et  les  ventes  qui  ont  lieu  dans  le  reste  de 
Pannée  ne  s'élèvent  pas  ordinairement  à  plus  du  sixième  de  celles  qui  se  con- 
mnmeot  pendant  les  premiers  mois.  Il  n'est  donc  pas  exact  de  dire  que 
les  1,800,000  kilog.  vendus  dans  ces  quatre  premiers  mois  de  l'année  annon- 
cent, pour  l'année  entière,  une  vente  de  5  millions,  et  l'on  serait  mieux  fondé 
à  croire  que  cette  vente  ne  s'élèvera  pas  à  plus  de  2  millions,  c'est-à-dire 
qo'elle  ne  dépassera  pas  encore  celles  de  1825  et  de  1831 . 

Mais  notre  exportation  de  1839  s'élevâ^elle  en  effet  à  5  millions  de  kilog., 
ne  verrions  encore  là  qu'un  fait  isolé,  acddentel,  qui  ne  détruirait  pas 


(1)  Voir  les  docomens  annexés  à  l'enquête. 

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RB9VB  BIS  BUTS  'MONDIS. 

dn  caloate  iMués  mr  les  résttlMi  4e  ^pnlorBe  asnées.  C'est  pea  de  ^^^ 
après  tout ,  que  5  inittîoiHde  kilog.  de  las  brats',  la  France  en  reça^^^^ 
même  Umt  aotamt  «ooée  .«oyemw.  Le  leoè  port  de  Riga  en  a  expèil^^  ,^ 
27iiiUlions«Qia88.  ny«letfilateiir,àLeedsvÇui  «n  censomme  à li 


b 


4  ou  5  millMiis  par  an.  Pour  délemifiaeraecidealellenent,  en  notre  fir^j^ée 

une  exportation  d'une  si  faMe importance,  il  suffirait  done  quednq  <m  9^^|^(^  ^ 

ces  filateurs,  vouknt  influer  sur  la  détermination  que  le  gouTemement  ^^i^^^ 


est  sur  le  pomt  de  prendre  à  Pégaidde  rîndostrie  du  lin ,  et  sachante 

itead 

anglais ,  pour  efifeetnec  chacun ,  tpeîsdant  quelque  temps ,  une  petite  pai^  <^L 


les  intérêts  de  Fagriottlture  doÎYcnt  peser  dans  la  balance,  se  fussent  «ntead^^''''^^^ 
et  la  supposition  ne  paraîtra-  pas  invraisembiafaie  à  ceux  qui  connaissent  Tesp^^^^ 


leurs  achats  en  France.  Eépétoos-le  d'ailleurs,  5  millions  de  kilog.  de  fi^^ 
brut  sont  si  peu  deoheee,  relaltveinent  è  la  consommation  totale  de  TAù^e^^ 
terre,  que  la  moîndie  circonstance  qui  «eit  venue  Uoubler  le  cours  ordinaire 
des  choses  a  pu  sirfire  pour  déterminer  par  hasard  une  semblable  demande, 
sans  qu'on  puisse  en  tirer  aucune  induction  pour  l'avenir.  C'est  la  tendanee 
générale  quil  faut  considérer,  et  celte  iendanee ,  constatée  par  une  successioB 
imposante  de  faits,  sst^vidMmnent  à  la  décroissance  de  nos  exportatioiis. 

Ainsi ,  toutes  les  branches  denotre  industrie  linlcre-sont  attaquées  à  la  M. 
Sous  la  forme  de  filsoude  toHes,  l'Anglelene  noâs  apportedes  matières  étran- 
gères qui  suppriment^'unseol  coup  les  travaux  de  nos  cultivateurs,  de  nts 
(Matours  fk  de  nos  tisserands.  La  <nilture ,  la  filature  et  le  tissage  sont  menacés 
d'uneruioe  eommune ,  tant  11  est  Trai  que  pour  nous  ces  trob  Industiies  sont 
solidaires ,  et  que  la  prospérité  de  l'une  est  intimement  liée  à  la  prospérité  de 
l'aune. 

Qn  se  ferait  difficilement  uneMéedutroiAieet  du  désordre  causés  dansnoi 
campagnes  par  cstiBciffvasio»  aoudaîne  des fsoduftséirangers^  Coet ,  en  effiBt, 
dans  les  campagnes  que  la  pertuitetîon  S'est  manifestée,  pukqBc  c'était  là 
que  notre  ifldiMtiîes'exerçttty  et  voilà  pourquoi,  sans  doute,  les  b^itansdv 
villes  n'en  ont  été  d'abord  ^ue  méfiocreflaentimus.  On  a  vu  toutàeouplii 
oceupations  suspendues ,  la  vie  comme  arrêtée  ^  et  lesToutes  couvertes  de  mal» 
heureux  manquant  de  travail  et  de  pain.  Ilost.vrai  quelemaloes'<e8tp8s6il 
sentir  partout  avec  unoforoe  égale.  Il  a  sévi  avec  plus  ou  ifkHns  de  rigueur, 
selon  les  directions  que  l'importation  anglaise  a  prises ,  comme  aussi  sdoa  k 
nature  des  fils  et  des  toilesque  l'on  avak  coutume  de  febriquer.  Quelques  eaa- 
tons  ont  été  respectés;  mais  ailleurs  la  misère  a  été  portée  en  peu  de  tempsà 
ses  dernières  limites. 

Il  résulte  d'un  tableau  que  nous  avons  sous  les  yeux ,  tableau  ibumi  par 
M.  Saude,  alors  député,  que,  dans  les  enrirons de  Roanne,  le  nombre  da 
fileuses,  qui  était  en  1S35  de  35^00 ,  n'était  plus ,  en  1887,  que  de  5,040  ;  qœ 
la  quantité  de  Kn  filé ,  qui  était  de  682,600  kilog.  dans  la  première  de  cas  deux 
années,  était  tombée  à  1 80,000  kilog.  dans  la  seconde;  enfin  qu'il  javalt  eu  dam 
cet  intervalle  une  baisse  de  8  pour  100  sur  la  matière  première,  et  de  80  pour  100 
sur  la  main  d*œuvre.  Au  rapport  de  M.  Moret,  délégué  du  département  de 


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riine,  kftiéoQltes,  dans  noepaitiade  oedéparteneii^  deoMuraient  niveadves 
flt  les^Koîeras'eacombraiBDt.  Dans  leméme  temps,  si  Ton  en  eroit  M.  B(Miâiii* 
D0V«|gas,  le  lia  avait  svàù  une  baisse  de|Spoiir  lOddaosledépanemeDtde 
r&xie.  En  beaucoup  d'endroits,  le  salaire  des  fileuses  était  tombé  de  7  o«  8  sous 
à4«tBiémeà2  80us>far  j6«r.  Ailiens^  les  €Bniiiies,netr0iivant  plus  même 
d^onnageà  ces  iwsécabkscoiiditioBs,  se  voyaient  rédoiles  à  aller  ramasser  do 
fîflm  sur  les  restes.  On  sait  ^d'ailleurs,  earoefisilvplusteppant,  mais  non 
floignis^ie  tant  d'airtres^a  été  rappettédans  plusiews  journaux,  que  la 
ffltitsviUede  MoBflontouf,  qui  a*  vit  que  de^rindustrie  du  lin ,  a  déelaré,  daas 
mM  péHiien  À  la  efaambr»  des  députés ,  que ,  sur  1 ,800  babitans  amqnels  cette 
jJMfastEiedonBaît  jadis  dnpaîu ,  l^iaoétaîent  déjà  léduils,  sur  la  in  de  1888, 
àûsplonr  la  ehaiïté  publique. 

Userait  inutile  autant  qu'afiligeant  de  s'appesantir  sur  les  détails  de  ces  ca» 
teiMs^  mais  on  nous  pardonnen  peutrétie  de  rapporter  on  trait  natf ,  qui 
jpot  leut  à  la  foisia  détressede  nés  campagnes,  elletiouUe  oà  nos  paysans 
asot  jetés  par  la  puissance  Ineonnueqtti  lesatteint.  Noua  empruntons  ce  inAt 
àkdépg^îûn  deM.  I^Saulnîer  Saînt-leuao,  membre  ducooseikgéaéraldes 
Gotm  dn  Nord.  •  Dernièrement,  dit-il ,  j'étais  à  la  ebasse,  lorsque,  pâmant 
demnt  une  ferme,  jelusappeli  par  4«  fileuses  qui  se  tenaient  dans  une  étable 
dent  la  chaleur  leur  permettait  de  ûnvailler  à  leur  aise.  L'une  d'elles  me  dit  : 
ji  £st41  vrai ,  monsieur  k  maire,  que  U  métvoané^ue»  eetti  femioe  qui  fi^ 
«deélsf  (i)  à  la  fois,  va  venir  id?  Noua  ne  aérons  paeeiiiyvinrij^s  si  naos 
«l'énanglens,  puisqu'elle  viens  manger  le  pain  de  nous  et  de  nos  enfjumt 
itj^eslHcepas?» 

Au  reste ,  l'importation  anglaise  n'a  pas  seulement  moissonné  nos  fiieurs  à 
JamaÎA*  Du  même  coup  ellea  lait  disparaître  ee  queneus  possédions  Refila* 
tores  mécaniques  montées  suiffant  Taneien  ^tème.  Il  y  en  avait  un  certain 
aembve  en  1880  et  dans  les  années  suivantes ,  ce  qui  oonirme  ce  que  nous 
avona  dit  précédemment  :  elles  conmiençaient  niéme  à  prwpérer,  et  promet* 
taient  de  meilleurs  résultats  dans  un  avenbr  prochain  ;  mab  l'Invasion  des  fils 
aurais  les  a  détruites  pour  la  plupart^  avant  même  qu'elles  aientpu  renouveler 
hors  procédés.  Voici  cequerapportakàoetégard;,  en  1886,  nnéerivain  digne 
de  fol.  «  £a  1881 ,  la  France  possédait  trente^pt  filatuies  de  lin  à  la  mécani« 
que  :  Lille  seule  en  renfermait  douse.  Situées  ancentre  de  la  production  delà 
■Mâère  première,  ces  douze  machines  à  filer  dennaîènt  des  résultats,  sinon 
fanllaos,  au  moins  assez^  satisCaiisans  pour  encourager  les  efforts  et  les  saerl* 
Bces  qu'exigeait  le  perfectionnement  d'une  industrie  naissante;  maisbieniM 
Det  état  prospère  fut  troublé  par  l'iovasion  des  produits  des  filatures  anglaises, 
fe  telle  sorte  qu'aujourd'hui  quinze  à  seise  de  oes^étabUssemens  subsistent  i 
psinedans  toute  la  France:  il  en  reste  huit  à  LiUe  (2).  > 

(1)  Terne  du  pays  qui  s'emploie  pour  désigner  imbHn  de  fli 

(t)  Waiêmmairt  du  Commtreê  9t  du  MankmdiHi,  article  mU,  par  M.  Hau^ 

rive  (xle Lille). 


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2M  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cependant,  tandis  que  P  Angleterre  Tattaquait  ainsi  chaque  année  avec  un 
redoublement  de  vigueur  dans  une  de  ses  industries  les  plus  vitales,  la 
France  ne  s^abandonnait  pas  elle-même,  et  travaillait  en  sous-main  à  répara 
ses  pertes. 

A  peine  le  système  des  machines  anglaises  était-il  arrivé  à  sa  dernière  per- 
fection ,  que  des  manufacturiers  firançais  conçurent  le  dessein  de  dérober  ces 
précieux  instrumens  à  leurs  heureux  possesseurs.  L*entreprise,  quoi  qu'en  ait 
dit  M.  Porter,  n'était  pas  d'une  exécution  facile.  On  sait  avec  quel  soin  jaloux  les 
fabricans  anglais  veillent  à  la  conservation  des  machines  qui  sont  de  nature  à 
leur  assurer  quelque  avantage  sur  leurs  rivaux.  C'est,  en  effet,  un  trait  parti- 
culier des  mœurs  anglaises,  et  qiû  caractérise  assez  bien  le  génie  industriel  de 
ce  pays ,  que  lorsqu'un  procédé  mécanique  est  inventé,  tous  les  fabricans  qui 
le  mettent  en  oeuvre,  s'entendent,  par  une  convention  tacite,  mais  inviolable, 
pour  en  dérober  la  connaissance,  pour  en  interdire  jusqu'à  l'abord  aux  étran- 
gers. Le  gouvernement,  loin  de  contrarier  cette  disposition,  la  favorise.  La 
législation  elle-même  lui  vient  en  aide ,  comme  on  l'a  vu ,  en  prohibant  l'expor- 
tation des  machines,  et  cette  loi  de  non-exportation  est  sévère ,  car  elle  punit 
les  infracteurs  d'une  amende  de  5000  francs  et  d'un  an  de  prison.  Elle  s'exé- 
cute, d'ailleurs,, avec  une  ponctualité  plus  qu'ordinaire,  parce  que  tout  le 
monde  s'intéresse  à  son  maintien.  Au  reste ,  la  conservation  des  machines  pro- 
pres à  filer  le  lin  a  été  pour  les  fabricans  anglais  l'objet  d'une  sollicitude  pa^ 
ticulière ,  et  c'est  ainsi  que,  dès  l'année  1833,  époque  où  les  premières  tenta- 
tives d'exportation  ont  été  fautes,  ils  ont  organisé  à  leurs  propres  frais  une 
contre-ligne  de  douanes  destinée  à  fortifier  le  service  de  l'autre.  Il  n'était  assu- 
rément pas  facile  de  traverser  ce  double  réseau.  Maïs  de  quels  obstacles  ne 
triomphe  pas  une  volonté  persévérante?  Si  la  surveillance  des  fabricans  an- 
glais était  inquiète,  la  poursuite  de  leurs  rivaux  était  ardente ,  infatigable. 

C'est  dans  l'année  1835  que  la  première  exportation  fiit  consommée.  Deux  de 
nos  plus  habiles  manufacturiers  partagèrent  l'honneur  de  cette  expédition  :  ce 
sont  MM.  Scrive  et  Feray,  qui  tous  deux  installèrent  les  machines  nouvellement 
conquises  dans  de  vastes  établissemens  qu'ils  possédaient ,  le  premier  à  Lille, 
l'autre  à  Essonne.  Les  démarches  qu'ils  avaient  faites  remontent  à  une  époque 
plus  reculée,  à  l'année  1833  :  mais  il  n'avait  pas  fallu  moins  de  deux  ans  pour 
mener  à  fin  cette  oeuvre  délicate ,  tant  il  est  vrai  qu'elle  était  entourée  d'autant 
de  difficultés  que  de  périls.  Il  avait  fallu  expédier  ces  machines  pièce  à  pièce 
a  des  destinations  diverses,  et  par  des  ports  différens,  pour  les  réunir  ensuite 
sur  un  point  donné.  Que  l'on  juge  des  dépenses  qu'une  telle  opération  ^traî- 
nait, et  du  travail  qu'elle  avait  exigé.  La  seule  prime  de  contrebande,  sans 
compter  les  autres  frais ,  s'était  élevée  à  70  ou  80  pour  100;  ce  qui  donne  la  me- 
sure des  risques  courus.  Dans  la  suite,  elle  s'est  quelquefois  élevée  à  plus  de 
100  pour  100.  Des  deux  manufacturiers  que  nous  venons  de  nommer,  M.  Scrive 
entra  le  premier  en  possession  de  ses  machines;  aussi  obtint-il ,  à  titre  de  pre- 
mier importateur,  l'exemption  des  droits  à  l'entrée  ea  France  :  faible  dédom- 
magement de  tant  d'autres  frais. 


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BE  l'industrie  lihièrb.  SOS 

Un  peu  plus  tard ,  M.  Vayson ,  fabricant  de  tapis  à  AbbeviUe ,  parvînt  aussi 
ï  rapporter  d* Angleterre  quelques  métiers ,  non  dans  le  but  d^établir  une  fila- 
tore,  mais  afin  de  pouvoir,  à  l'exemple  des  Anglais,  former  les  chaînes  de 
ses  tapis  avec  des  fils  d*étoupes.  Ces  machines,  qu'il  avait  payées  en  partie 
d'avance ,  lui  arrivèrent,  apr^  une  longue  attente ,  chargées  d'un  surcroît  de 
frais  de  130  pour  100.  Après  lui ,  vinrent  MM.  Malo  et  Dickson ,  de  Dunker- 
qae.  Il  paraît  que  ces  derniers  importateurs  avaient  fait  leurs  premières  démar- 
ches dès  Tannée  1832 ,  c'est-à-dire  avant  tous  les  autres;  mais,  soit  que  ces 
démarches  aient  été  moins  actives,  ou  que  des  circonstances  particulière  aient 
retardé  leur  succès ,  elles  n'eurent  d'effet  que  beaucoup  plus  tard,  et  MM.  Malo 
et  Dickson  ne  commencèrent  à  obtenir  des  produits  qu'en  1837.  Quelques 
autres  encore  suivirent  ces  exemples  avec  des  succès  divers. 

Ainsi  peu  à  peu  les  machines  anglaises  s'introduisaient  en  France,  et  notre 
industrie,  toujours  battue  en  brèche,  commençait  du  moins  à  entrevoir  l'es- 
poir d'une  résurrection  prochaine.  Il  faut  le  dire  toutefois,  ces  importations 
partielles,  quelque  précieuses  qu'elles  fussent,  avaient  des  avantages  bornés, 
nies  ne  profitaient  qu'à  un  petit  nombre  de  manufactures,  sans  aucun  espoir 
d'extension;  car  nos  premiers  importateurs,  suivant  en  cela  l'exemple  des 
ûJ)ricans  anglais,  s'étaient  imposé  la  loi  de  n'admettre  personne  au  par- 
tage de  leurs  conquêtes.  Deux  d'entre  eux,  MM.  Scrive  et  Feray,  avaient 
même  adjoint  à  leurs  filatures  des  ateliers  de  mécanique,  où  ils  essayaient  de 
construire  ces  machines  pour  leur  usage  particulier,  interdisant  l'entrée  de  leurs 
établissemens  à  tous  les  visiteurs.  Qui  pourrait  les  en  blâmer?  La  possession  de 
ces  instrumens  nouveaux  était  le  fruit  de  leurs  soins ,  de  leurs  travaux  et  de  leurs 
sacrifices ,  et  elle  le^r  avait  coûté  assez  cher  pour  qu'ils  songeassent  à  s'en  ré- 
senrer  l'exploitation.  Si  le  pays  avait  eu  quelque  chose  à  leur  demander,  c'eût 
été  peut-être  de  communiquer  leurs  modèles,  avec  certaines  conditions,  à  des 
hommes  capables  de  s'en  servir  utilement  dans  l'intérêt  de  notre  industrie, 
eomme  le  fit  ensuite  M.  Vayson ,  mais  non  de  les  montrer  au  hasard ,  et  en- 
core moins  de  les  étaler,  comme  on  le  fait  aujourd'hui ,  dans  une  exposition 
publique.  En  les  dérobant  aux  regards,  ils  étaient  donc  dans  la  raison  comme 
dans  leur  droit.  Toujours  est-il  que  le  système  anglais  ne  franchissait  pas  l'en- 
eônte  de  leurs  manufactures.  Aux  conditions  où  ils  se  l'étaient  approprié ,  il 
ftaut  mime  difficile  que  ce  système  se  propageât  parmi  nous;  car,  quelle  appa- 
rence de  renouveler  pour  un  grand  nombre  d'établissemens ,  et  tous  les  jours , 
ces  expéditions  aventureuses  que  nous  venons  de  rappeler?  Disons  mieux ,  des 
établissemens  ainsi  formés  se  seraient  trouvés  dans  des  conditions  trop  dés- 
avantageuses pour  l'avenir,  puisqu'ils  auraient  dû,  ou  posséder  chacun  des 
atdi^rs  spéciaux  de  mécanique,  méthode  onéreuse  et  même  impraticable,  ou 
recourir  sans  cesse  à  l'Angleterre ,  soit  pour  réparer,  soit  pour  renouveler  leurs 
instrumens.  Pour  que  l'usage  de  ces  instrumens  se  généralisât  en  France,  il 
fallait  donc  qu'un  mécaniden  habile  s'en  emparât.  Cette  tâche  fut  remplie  par 
M.  Deeoster,  que  nous  avons  déjà  nommé,  et  auquel  revient,  en  définitive, 
rhonoeor  d'arrâ  naturalisé  en  France  le  système  anglais  de  la  filature  du  lin. 


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966  RBYUB  DBS  DBUX  MONDES. 

M«  Deeoster  partit  pour  l'Angleterre  en  1834,  d^  recommandahle^  àeette 
époque,  par  de  nombreux  travaux  en  mécanique  et  par  d'iogéiMeuses  inven- 
tions. Il  portait  avec  hii  cette  peigneuae,  de  Tinvention  de  M.  de  Girard ,  maïs 
qu'il  avait,  lui ,  perfectionnée  et  qu'il  devait  perfectionna  encore.  Le  but  avoué 
de  son  voyage  était  do  trouver,  de  l'autre  côté  du  détroit,  l'enqiloi  de  cette 
macbiae,  qui  n'avait  guère  jusque-là  son  application  en  France;  mais»  dansk 
fond ,  il  nourrissait  une  autre  pensée ,  celle  d'enlever  aux  Anglais ,  en  échange 
de  la  peigneuse ,  le  système  entier  de  leurs  mécaniques.  Parti  sous  les  auspices 
d'un  riche  négociant  anglais,  il  visita  d'abord  les  principaux  centres  de  la 
manufacture;  puis  il  alla  se  fixer  à  Leeds,  Leeds  le  centre  par  excellenoe,  tant 
de  la  construction  des  machines  que  de  la  filature  du  lin.  C'est  là  que,  par  un 
privilège  spécial ,  M.  Deeoster  se  vit  admis  en  peu  de  temps,  non-seulement  à 
visiter,  mais  même  à  fréquenter  assiduement  la  plupart  des  ateliers  de  construc- 
tion et  les  principales  filatures  :  la  peigneuse  qu'il  portait  avec  lui ,  et  dont  on 
appréda  le  mérite ,  fut  le  talisman  cpû  lui  ouvrit  toutes  les^portes*  Grâce  à  œUe 
ingénieuse  machine,  il  pénétra  partout;  avantage  inappréciable,  que  nul 
autre,  ni  avant  ni  depuis,  n'a  obtenu  au  môme  degré,  et4ont  il  sut  tirer  un 
merveilleux  parti. 

Dès-lors  il  s'appliqua  à  étudier,  à  comparer  et  à  juger  tous  ces  appareils  ia- 
giénieux  avec  leurs  modifications  et  leurs  combinaisons  diverses,  tantôt  daas 
les  atelieis  de  construction  où  ils  se  confectionnaient,  tantôt  dans  les  manu- 
âctures  où  ils  fonctionnaient,  et  sous  les  yeux  même  des  fabricaos.  Durant 
un  séjour  de  dix-huit  mois ,  il  n'eut  pas  d'autre  pensée  ni  d'autreJmt ,  et  il  le 
poursuivit  avec  une  persévérance  infatigable.  Si  l'e^ce  ne  nous  manquait, 
nous  raconterions  les  curiem  détails  de  cette  longue  exploration ,  et  nous  le  fe- 
rions avec  d'autant  plus  de  plaisir  qu'on  y  verrait  l'exempte  trop  rare  d'un  beau 
dévouement  à  une  pensée  féconde;  mais  nous  sommes  contraint  de  nous 
borner.  Au  surplus^,  les  travaux  de  M.  Deeoster  ne  se  sont  point  arrêtés  là,  et 
l'on  jugera  bientôt  de  leur  valeur  par  les  résultats  qu'ils  ont  produits.  Conten- 
tons-nous de  dire  ici  que,  malgré  les  obstacles  que  lui  opposait  encore  la  suscep- 
tibilité inquiète  des  fabricans ,  il  parvint,  grâce  à  une  attention  soutenue  et  à 
une  recherche  ardente,  à  pénétrer  jusqu'au  dernier,  tous  les  mystères  de  la 
fabrication  anglaise^ 

De  retour  en  France  à  la  fin  de  1835 ,  il  songea  aussitôt  à  mettre  à  profit  les 
études  qu'il  avait  faites.  Alors  un  premier  atelier  de  construction  se  forma 
dans  l'enceinte  même  de  Paris.  On  peut  dire  que,  dès  cette  époque,  b  Fran<^ 
entrait  vraiment  en  possesâon  de  l'industrie  nouvelle.  Tous  les  secrets  en 
étaient  connus.  Son  établissement  définitif  n'était  plus  qu'une  question  ifi 
temps.  Cependant  il  restait  eneore  de  grandes  difficultés  à  vaincre.  Que  de 
pièces  qu'on  ne  savait  pas  confectioBn^  en  Franee,  parce  que  les  outils  man- 
quaient !  Et  quel  moyen  de  pourvoir  à  tout  au  milieu  du  travail  d'une  première 
formation?  Les  ouvrieiv  même  n'étaient  pas  encore  formés;  car,  bien  qu on 
se  trompe  assurément  en  donnant  sans  cesse  le  pas  aux  ouvriers  anglais  sur 
les  nôtree,  et  qu'il  ne  manque  à  eeuxrd  q^  d'être  bien  dirigée  po«r  surpasser, 


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DE  L'industrie  liniére.  397 

dans  la  mécanique,  leurs  rivaux  d*outre*iner,  il  est  certain  quHl  leur 
ùMt  un  temps  d^épreuve  pour  se  former  à  cette  construction  s!  nouvelle  pour 
en.  D  faut  dire  aussi  que  l'atelier  de  M.  Decoster  était  alors  insuffisant  pour  son 
objet,  et  qu'avec  toutes  les  connaissances  nécessaires  pour  confectionner  les 
maduoes,  l'habile  mécanicien  ne  possédait  pas  les  moyens  matériels  et  finan- 
ciors  qu'une  semblable  construction  réclame.  Afais  bientôt  ce  premier  atelier 
s'agrandit,  Toutillage  se  compléta,  les  ouvriers  se  formèrent,  et  tout  cela  se 
fit  comme  par  enchantement.  Dès  Je  commencement  de  Tannée  1837,  ce  nouvel 
atelier  fat  en  opération,  et  les  travaux  s'y  exécutèrent  avec  ensemble.  Ge  fiit 
alors  qu'on  vit  apparaître  des  machines  de  construction  française  à  côté  de 
celles  que  l'Angleterre  nous  abandonnait  encore  de  temps  en  temps  ;  et ,  ce  qui 
surprendra  peut-être ,  ces  première»  imitations ,  exécutées  au  milieu  de  circon- 
stances défavorables,  ne  furent  pas  indignes  de  leurs  modèles.  Un  peu  phis 
taard,  M.  Decosler  fit  construire,  sur  une  échelle  encore  plus  vaste,  d'autres 
a&iiers  qui  furent  ouverts  au  commencement  de  septembre  1838.  Là  se  trou- 
Tèrent  eiiGn  réunis,  outre  un  outillage  désormais  suffisant  pour  toutes  les 
engeaces,  un  nombre  con^dérable  d'ouvriers  exercés,  et  une  collection 
ceaplète  de  modèles  anglais  dans  les  systèmes  les  plus  divers.  Dès  ce  moment , 
Q  ne  restait  phis  de  difficultés  à  vaincre ,  plus  d^épreuves  à  subir  :  l'oeuvre  de 
la  transplantation  en  France  de  l'industrie  nouvelle,  cette  oeuvre  délicate  et 
péaR»le ,  était  entièrement  consommée. 

fions  avons  entendu,  dans  l'enquête  de  1888,  deux  de  nos  filateurs  mettre  en 
dftite  que  les  mécaniciens  français  fussent,  quant  à  présent,  alssez  habiles  pour 
Rprodinre  les  machines  anglaises  avec  la  précision  voulue.  Us  se  trompaient , 
or,  au  moment  où  ils  exprimaient  ce  doute,  le  problème  était  déjà  résolu. 
Des  machines  de  construction  française  fonctionnaient  dans  quelques  filatures, 
ecatec  autant  d'avantage  pour  le  moins  que  celles  qu'on  avait  tirées  directe- 
BKStd* Angleterre.  Mais  il  était  dit  que  l'industrie  française  n'en  resterait  pas 
là,  et  qif  en  peu  de  temps ,  malgré  les  embarras  ordinaux  des  premiers  essais , 
efle  surpasserait  ses  maîtres. 

Do  jour  où  la  construction  des  nouvdles  machines  fut  définitivement  ac- 
qdse  à  la  France,  la  filature  mécanique  s'y  propagea  rapidement.  En  peu  de 
temps,  dnq  établissemens  considérables  se  montèrent  avec  des  métiers  sortis 
da  ateliers  de  M.  Decoster.  D'autres  complétèrent  leur  matériel  par  le  même 
ooTen;  et  comme,  pendant  ce  temps,  l'exportation  d'Angleterre,  bien  que 
toijours  lente  et  pénible,  ne  s'arrêtait  pas,  on  vit,  en  France,  dès  le  com- 
DMeemeot  de  1889 ,  le  noyau ,  déjà  respectable ,  de  quatorze  filatures ,  sinon 
entièrement  achevées,  au  moins  sérieusement  entreprises,  et  en  pleine  voie 
d'tiéoution. 

floQS  n^insisteroni  pas  plus  qu'il  ne  faut  sur  les  circonstances  particulières  de 
eeteafiMitement.  Qn'on  nous  permette  cependant  une  réflexion  sur  le  sort  de  ces 
naiëines,  tà  laborieusement  acquises  à  la  France,  réflexion  qui  se  rapporte  assez 
Men  à  ce  que  noos  avons  dit  ailleurs.  On  vient  de  voir  qu'un  petit  nombre 


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208  HEYUB  BBS  DEUX  JfONDES. 

d'homnifis,  intelligens  et  actiù ,  se  sont  avancés  les  premiers  pour  doter  le  pays, 
à  leurs  risques  et  périls ,  de  ces  instruroens  puissans.  L'un  d'eux  surtout  a  cob- 
sacré  à  cette  grande  œuvre,  et  avec  un  bonheur  rare,  deux  ou  trois  années  d'une 
vie  active  et  pleine.  Peut-être  une  récompense  était-elle  due  à  ces  travaux  utiles  : 
telle  est  liotre  pensée,  et  nous  avons  été  heureux  de  voir  qu'elle  ait  été  expri- 
mée à  la  tribune  même  de  la  chambre  des  pair»  par  un  de  nos  plus  illustres 
savans,  M.  Thénard.  Au  moins  est-il  vrai  que  ces  hommes  courageux  avaient 
le  droit  d'espérer  qu'on  les  laisserait  jouir  du  fruit  de  leurs  sacrifices  et  de 
leurs  soins.  Le  pays  lui-même,  auquel  ces  machines  ont  été  jusqu'à  présents 
funestes,  ne  devait-il  pas  prétendre,  après  ce  qu'il  lui  en  avait  coûté  pour  les 
conquérir,  à  s'assurer  par  elles ,  sur  les  autres  peuples  du  continent,  une  supé- 
riorité analogue  à  celle  que  l'Angleterre  a  prise  sur  lui?  Or,  voici  ce  qui  arrive. 
Deux  ou  trois  ans  après  que  cette  pénible  transplantation  est  accomplie ,  quand 
ni  ses  auteurs ,  ni  le  pays ,  n'ont  encore  eu  le  temps  d'en  profiter,  deux  hommes 
viennent,  à  la  suite  de  tant  d'autres,  et  les  derniers  peut-être,  tirer  de  l'An- 
gleterre quelques  modèles ,  et  le  premier  usage  qu'ils  en  font ,  c'est  de  les  étaler 
dans  une  exposition  publique.  Ainsi ,  ce  secret  si  chèrement  acheté  s'évente  en 
un  jour.  Le  voilà  livré  à  quiconque,  parmi  les  étrangers,  voudra  le  prendre. 
La  France  perd  l'avantage  qu'elle  s'était  donné  par  trois  années  d'efforts  :  les 
premiers  importateurs  perdent  eux-mêmes  la  moitié  du  fruit  de  leurs  travaux. 

Notre  intention  n'est  pas  de  déverser  le  blâme  sur  les  deux  mécaniciens  aux- 
quels le  tort  de  cette  exposition  appartient;  ils  n'ont  fait ,  en  cela ,  que  suivie 
la  pente  générale  et  obéir  au  préjugé  régnant.  C'est,  en  effet,  une  idée  reçue 
parmi  nous,  qu'il  est  beau,  qu'il  est  grand  de  trahir  les  secrets  de  l'industrie 
nationale,  de  les  livrer  sans  condition  à  l'étranger.  La  plupart  des  inven- 
teurs en  donnent  l'exemple,  la  presse  tout  entière  y  applaudit,  et  le  gouverne» 
ment  lui-même  pousse  à  cette  trahison  par  ses  encouragemens.  Le  fait  parti- 
culier qui  nous  occupe  ne  saurait  être  plus  blâmable  que  tant  d'autres  du 
même  genre;  mais  il  nous  est  du  moins  permis  de  nous  élever  contre  un  pré- 
jugé funeste.  Les  réflexions  que  nous  avons  déjà  faites  au  sujet  de  la  non-expor- 
tation  des  machines ,  trouvent  ici  leur  application  toute  naturelle.  C'est  avec  de 
tels  procédés  que  l'on  décourage  tous  les  efforts  utiles,  et  que  l'on  condamne 
l'industrie  nationale  à  une  éternelle  infériorité. 

La  filature  mécanique  du  lin  et  du  chanvre  appartenant  désormais  à  la 
France,  on  se  demande  quelles  doivent  être,  pour  le  pays,  les  conséquences  de 
cet  événement?  Elles  seront  graves,  n'en  doutons  pas,  et  pas  une  révolution 
industrielle  n'aura  laissé  sur  notre  sol  des  traces  plus  protondes.  Essayons 
d'en  indiquer  les  principaux  caractères. 

Il  est  permis  d'espérer,  d'abord,  que  l'invasion  des  produits  anglais,  cette 
invasion  si  funeste  et  qui  s'accroît  toujours,  sera  bientôt,  grâce  à  la  ooncur^ 
rence  de  nos  manufactures,  modérée  dans  son  débordement.  Notre  industrie 
linière  s'arrêtera  sur  le  penchant  de  sa  ruine;  les  produits  de  notre  agriculture 
seront  préservés  d'un  immense  discrédit.  U  est  vrai  que  la  protection  dés  lois 


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BB  l'industrie  LINIÉRB.  209 

est  nécessaire  pour  que  cet  espoir  se  réalise,  car  notre  filature  naissante  a  trop 
d'obstacles  à  vaincre ,  non  seulement  dans  les  embarras  naturels  de  ses  débuts  ^ 
maû  encore  dans  les  conditions  permanentes  de  notre  régime  économique , 
pour  qu'il  lui  soit  possible  de  soutenir  la  lutte  à  visage  découvert.  Mais  du  moins 
la  protection ,  et  une  protection  modérée ,  sera  suffisante  pour  atteindre  le  but  ; 
et  comment  croire  que  cette  protection  soit  refusée ,  quand  nulle  autre  n'a 
jamais  été  justifiée  par  des  raisons  si  légitimes  ? 

Cependant  les  choses  ne  se  rétabliront  plus  dans  leur  ancien  état,  et  la  ré- 
volution commencée  suivra  son  cours.  Le  filage  à  la  main ,  déjà  si  fortement 
â)ranlé  p&r  l'importation  anglaise ,  aura  maintenant  à  compter  avec  nos  pro* 
près  manufactures,  et  sa  condition  n*en  sera  pas  meilleure.  Cette  vieille  indus» 
trie  des  campagnes  ne  se  remettra  point  de  ses  pertes.  Ces  nourriciers  du  pauvre, 
le  fuseau  et  la  quenouille,  seront  chassés  de  la  chaumière,  dont  ils  étaient  de- 
pois  tant  de  siècles  les  fidèles  compagnons.  Cen  est  fait  de  l'industrie  du  filage 
à  la  main;  quoi  qu'on  fasse,  elle  est  condamnée  à  disparaître  sans  retour. 

Est-ce  un  bien?  est-ce  un  mal?  Bien  des  considérations  compliquent  cette 
question  délicate,  et  l'on  comprend  que  des  esprits  sérieux  hésitent  à  pronon- 
cer. Certes,  on  ne  peut  songer,  sans  une  sorte  de  terreur,  à  l'immense  lacune 
que  cette  disparition  va  laisser  dans  les  travaux  des  champs.  Nos  fileurs  à  la 
main  se  comptent  par  millions;  ils  sont  laborieux,  ils  sont  pauvres;  et  qm 
pourrait  voir  sans  une  émotion  profonde  cette  multitude  privée  tout  à  coup  de 
ion  modeste  gagne-pain?  D'anciennes  habitudes,  des  habitudes  invétérées, 
seront  détruites.  Plus  de  travaux  intermittens  dans  les  travaux  champêtres; 
phs  d'occupations  pour  cette  population  invalide  de  femmes,  de  vieillards, 
dinfirmes ,  que  la  culture  n'employait  pas.  Avec  ces  occupations  disparaîtront 
aosâ  les  restes  des  moeurs  patriarcales.  Adieu  les  réunions  à  la  veillée,  et  tous 
ces  rassemblemens  paisibles  qui  faisaient  le  charme  du  foyer  domestique.  Nos 
populations  rurales ,  si  constantes  dans  leurs  allures ,  auront  à  se  faire  une 
existence  nouvelle  ;  et  qui  peut  dire  de  quel  trouble ,  de  quels  déchiremens  une 
semblable  révolution  sera  suivie  ? 

Une  de  ses  conséquences  inévitables  sera  le  déclassement  des  masses.  On  a 
remarqué  souvent,  peut-être  sans  en  définir  la  cause,  qu'en  Angleterre  les 
deux  tiers  de  la  population  peuplent  les  manufactures  et  les  villes ,  tandis  qu'en 
France  25,000,000  d'hommes  sur  33,000,000  sont  adonnés  aux  travaux  des 
diamps.  Pourquoi  cette  différence?  Ce  n'est  pas  seulement,  comme  on  l'a  dit, 
parce  que  l'agriculture  est  plus  avancée  en  Angleterre  qu'en  France,  et  que 
les  travaux  s'y  exécutent  à  moins  de  frais;  c'est  encore,  et  bien  plutôt,  parce 
que  les  cultures  différent,  et  que  les  travaux  n'y  ont  pas  généralement  le  même 
d)jet.  L'agriculture  anglaise  est  moins  variée  que  la  nôtre  :  trois  ou  quatre 
branches,  riches,  mais  peu  complexes,  en  constituent  le  fond.  C'est  d'abord 
la  culture  des  céréales,  non-seulement  du  blé  pour  la  nourriture  des  hommes, 
mais  encore  de  plusieurs  autres  espèces  de  grains  pour  la  nourriture  de  cette 
multitude  incroyable  d'animaux  dont  le  pays  est  couvert,  et  pour  la  fabrica* 

TOMB  XIX.  14 


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^^0  f^EVjUB  DjBS.PBUlC  fiOKWS. 

tîon  de  la  bière  et  des  eaux-de-vîe  de  psdas,  dont  il  se  fait  en  Angleterre  upe 
si  prodigieuse  consommation.  Ce  sont  ensuite  les  |>âturage8  pour  les  moutoi», 
jes  prairies  artiûcielles,  et  certaines  plantes  sarclées  :  toutes  cultures  qui  laissent 
reposer  rhomme,  et  qui ,  à  des  degrés  divers ,  s'ex^écutent  avec  un  p^tît  nomlKe 
de  hras.  A  côté  de  ces  cultures  la  France  a  ses  nombreui^  vignobles,  qui  de- 
mandent des  travaux  répétés  et  des  soins  assidus  ;  elle  a  ses  champs  immeoçes 
de  Un  et  de  chanvre,  qui  appellent  la  main  de  Thomaie  dans  tous  les  temps;  et 
outrç  qi)e  ces  deux  cultures  exigent  plus  de  travaux  que  les  autres,  elles  sont 
suivies  chacune ,  après  la  récolte ,  d'autres  travaux  de  préparation  qui  s'exé- 
cutent encore  sur  les  champs.  Voilà  ce  qui  explique  Fétrange  disparité  qui  se 
remarque  dans  Ip  constitution  sociale  des  deux  pays.  Mais  parmi  les  causes  qui 
contribuent  le  plus  à  |ixer  dans  les  campagnes  une  si  grande  partie  de  la 
population  française,  il  faut  compter  au  premier  rang  Timmense  dévelop^^ 
ment  du  filage  et  du  tissage  mapuels.  C'est  dans  oes  deux  branches  d'in4l98- 
U'ie,  surajoutées  aux  travaux  agricoles,  quêtant  dliQomies  trouvent  leur  si^ 
^çistajice.  Vienne  le  «moment  où  ces  4<bux ^urce$  d'entretjien  ajoront  tan,  il 
faudra  bien. qu'une  partie  de  cet^  pop^lation  exubécai^te  aille  sefluer  daps 
lescjtés. 

Un  autre  changement  pou  moins  ien^arq.uable  se  prépare  daps  la  divîsipn 
de  la  prop)nété.  Çp  efiget,  l'e^fsli^qe  dapi  le$  ^capipagpes  de  cette  double  ip- 
^ustrie  4u  Qlage  et  4u  tissage  à  la  ipain  n'a  p^  ifé  çan$  ioflp^pcfs  çpr  fsfi 
extrême  mprcell^ipept  des  prof^rié^és  q^  tapt  d'homp^^  .éclairés  (jéploioept. 
^0}is  ne  9pniin.e^  p^ç  bien  çionyaipcp ,  h  vrai  iij» ,  q^e  c^  morcelleg^jppt  ff^ffB 
s^vec  lui  tojiis  ies  jnc^nvénieps  que  l'on  $igpale  :  peut-être  ç'adapt^e-MI  ^Sflfi 
biep  à  l'organisatiop  sociafe  de  la  France,  et  r!^n4-il  mieux  qp'up  ^ul^ 
système  à  ses  besoins,  sauf  pourtant  le^  cas  où  il  s^  bjeurte  pour  ainsi  iife 
pQntre  djcs  lois  qui  ne  l'ppt  point  prévu.  Mais  il  est  cjair  qu'il  cessera  quand  il 
«aiura  perdu  sa  raison  d'être.  Dans  les  pirovincesoù  l'ipdustiîe  linière  est  e;n  hon- 
neur, la  pqssessiQp  d'up  hec^arie  die  terre  suffit  pour  assurer  à  toute  une  famillf , 
avec  l'indépendance,  la  satisfaction  de  ses  premiers  besoins.  Dans  la  maîspç, 
les  femnaes  filent  et  les  hcunipe^  tissent  :  jC'^t  ce  travail  exécuté  près  du  foyer 
^i  procure  le  fonds  de  leu|r  subsistapce  cppip^une;  ppiç,  quand  le  soin  de  legr 
petite  proppété  les  réclame,  libres  qu'ils  sppt  de  dispp^r  de  leurs  heures,  ^ 
Tpnt  ensemble  vaquer  à  d'aubes  ^ay^ux  sur  les  champs.  Du  jour  ou  rinduf- 
\rie  Upière  se  sera  retirée  dans  les  manufactures,  ces  existences  ^ront  mn- 
tilées;  il  s'y  |era  comme  un  vide;  l'exploitation  de  ces  petites  propriétés  ne 
suffira  plus  pour  les  remplir.  Que  si  les  membres  de  la  famille  vont  chercha 
eux-mén^es  dans  les  manufactures  l'équivalent  de  l'occupation  domestique 
qu'ils  auront  perdue,  enchaînés  désormais  par  la  règle  invariable  d'un  travail 
quotidien,  i)s  n'auront  plus  le  loisir  de  donner  à  leur  propriété  les  souis  qip 
lui  sont  dus.  Force  sera  d*y  renoncer.  Ainsi,  toutes  ces  propriétés  parcellairiQS 
s'évanouiropt  pour  ^ller  se  fondre  dans  les  grandes  :  changement  regrettable 
peut-être,  si  l'on  devait  regrjettar  ce  que  le  progrès  naturel  des  temps  a  dét^iit. 


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m  L'fiwusms  LimAm.  211 

CeKt  aind  que  la  Févolotion  êoobm^  dans  rindiKfirie  dn  Kii  rènhiera  la 
soâélé£r2urçaÎ8eji»4iie  dans  ses  profondeora.  EUe  sera  bien  auCrement  grate 
ea  eela  que  la  réYokition  anaiogite  qui  s'est  faite  dam  Findustne  du  celefn. 
Celle-ci  s'est  manifestée,  pour  ainsi  dire,  à  la  suriaee  de  la  société;  éfie  en  a 
changé ,  embelli  leacootours;  Fautie  la  modifiera  dans  sa  oon8tttutioB  iatiiiA. 
fl  n'est  pas  élooiiaiit  que  ces  innovatioDa  soienl^  envisagées  atec  terreur  par 
des  honunes  réfléchis.  Us  j  voient  aveé  raisDn  une  caote  de  vires  souffiranee^ 
peur  nos  populations  rurales;  soufËranoe» passagères,  il  est  vrat,  mais  pro- 
fondes et  douloureuses.  Ils  y  voient  de  plua  une  aitératioii  durable  dans  nos 
mâouvB,  qiû  se  coossrvaîetit  pures  dans  les  campagnes  et  se  corrompront  dans 
kivilles.  Assurément,  cescraînieB  ne  sont  pas  sans  fondemem^mais'il  né  fant 
pat  les  pousser  jusqu'à  rextréme.  Il  n'est  ptt  bien  sdr  d'i^rd  que  céitte  pd^ 
ptUation  infime  des  campagiieë  sest,  en  effet,  air  milieu  de  ta  vie  presque  vé^ 
g^tive  <|a*elle  mène,  douée  dHme  moralilé  plus  haute  que  la  population  ac- 
tive de  nos  villes.  Quant  aux  souf&aneea  qu'elle  aura  sans  doute  à  endurery 
outre  qu'elles  ne  seront  que  passagères,  eHéa  ne  seront  ()èut-étre  pas  atissl 
9ran^8  qu'on  l'imagine.  Le  fibga  à  hK  mam  ne  sera  paa  détruit  en  un  jour. 
Long-temps  encore  il  disputera  le  terrain  pied  à  pied  à  nos  manufactorea,  et 
esUes^  d'fûUeuia  ne  s'élèveront  pos  toujours  sur  ses  ruines  :  elles  se  pteéer oàt 
sswent  à  aia  oâtéa^  en  agrun&sant  looerele  où  Findustiiè  Knlère  avait  à 
s'HAcroèr.  Quelques  refogearestéroiit  même  à  nos  filem^^  car  il  exiile  des  em- 
plois que  la  mécanique  n'est  péaenoore  prêle  à  usrtrper  sur  eut.  Le  tissag» 
prospère  et  prospérera  long-^emps  dans  nos  campagneÉr  où  il  oc^perd  bléÉ 
des  bras;  car  il  n'a  pas  encore,  lui,  de  concurrence  bien  sérieuse  à  redotiter 
de  la  partdu  tissage  mécanique,  et  FexSension  de  la  filature  en  France  ne  pe/kit 
que  con^ibuer  à  lui  donner  unnoitvel  élan.  Enfin,  les  mamiftletures  elles*' 
m&nes absorberont  une  portion  eofisidérable  de ce^poindaiion  déshéritée,  et 
la  partie  la  plus  faible  v  la  phis  nilulbile  anx  travaut  rudes ,  left  femmes  et  les 
enfims..  Après  tout,  aux  maux  réels  qu'il  est  permis  de  ei^aîndre ,  on  peut  en>' 
tievoir,  d^  à  présent,  de  magnifiques  compensations. 

La  plus  belle  de  ces  compensations  sera,  sans  contredit,  l'extension  de  la 
culture  du  lin  et  du  chanvre,  culture  déjà  si  étendus  et  si  riche.  Nul  doute, 
en  effet,  que  la  filature  mécanique  ne  donne  une  valeur  plus  grande  aux  pto- 
dufts  de  cette  culture,  en  même  temps  qu'elle  en  augmentera  l'usage.  C'est  à 
son  détriment  que  la  consommation  du  lin  et  du  cbanVre  avait  été  refoulée 
depuis  vingt  ans  par  la  consommation  toujours  croissante  du  coton.  Une  réac- 
tion va  se  faire,  réaction  dont  notre  agriculture  profitera.  Elle  s'est  déjà  ma- 
nifestée en  Angleterre  d'une  manière  bien  sensible  :  elle  sera  plus  rapide ,  plaS 
étendue  en  France,  où  l'industrie  du  coton  n'a  pas  encore  jeté  d'aussi  pro- 
fondes racines,  et  où  les  tiasus  de  lin  ont  toujours  conservé  leur  place dan^  les 
habitudes  ^  dans  les  goûts.  Ge  n'est  peut^tre  pas  que  Findustrie  du  coton 
doive  reculer  et  s'amoindrir  à  son  tour,  encore  moms  qu'elle  soit  destinée  à 
dis^rs^tre.  A  Dieu  ne  plaise  qu*il  en  soit  ainsi  !  Il  y  d  plaee  en  France  pour 

14. 


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212  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

les  deux  industries  rivales ,  et ,  avec  le  progrès  de  la  population  et  de  la  richesse, 
<sette  place  va  s*agrandissant  de  jour  en  jour.  Mais  l'industrie  du  coton  se  verra 
arrêtée  dans  ses  eropiétemens  successifs,  et  celle  du  lin  reprendra  le  premier 
rang  qui  lui  appartient  de  droit. 

Jamais  plus  belle  conquête  n'aura  été  feite  au  profit  de  notre  agriculture.  Le 
lin  est,  en  effet,  de  toutes  les  plantes  que  nous  cultivons  la  plus  prédeuse  et 
la  plus  riche.  Outre  ses  tiges  auxquelles  l'industrie  des  tissus  donne  une  valeur 
si  grande,  elle  produit  des  graines  qm  fournissent  une  huile  abondante  et  dont 
le  résidu  forme  tout  à  la  fois  une  excellente  nourriture  pour  les  bestiaux  et  un 
précieux  engrais.  Elle  a  sur  bien  d'autres  plantes ,  et  par  exemple  sur  les  vi- 
gnes, l'avantage  d'occuper  les  meilleures  terres,  et  celui ,  non  moins  considé- 
rable, d'en  changer  souvent.  Par  là,  elle  alterne  avec  le  blé,  et  forme  avec  lui 
le  complément  d'une  riche  culture.  Pour  juger  de  la  valeur  de  cette  plante ,  il 
suffit  de  dire  que,  dans  les  cantons  où  elle  se  cultive  avec  quelque  suite,  c'est 
elle  qui  forme,  avec  le  blé,  le  contingent  de  l'impôt.  Que  cette  culture  aug- 
mente seulement  d'un  quart  sur  la  surface  de  la  France ,  et  ce  n'est  pas  porter 
ses  espérances  trop  loin ,  elle  réalisera  bien  au-delà  de  tout  ce  que  la  betterave 
pouvait  promettre. 

Il  est  permis  aussi  de  compter  pour  quelque  chose  l'établissement  de  plu- 
sieurs centaines  de  manufactures  nouvelles  qui  remplaceront,  certes ,  avec  un 
grand  avantage  pour  l'état  et  pour  la  population  elle-même,  cette  industrie 
des  campagnes,  qui  ne  traînait ,  après  tout ,  qu'une  existence  chétive  et  misé- 
rable. Ne  médisons  pas  des  manu&ctures,  dles  sont  la  force  de  l'état  et  l'ome- 
ment  de  nos  cités. 

Mais ,  pour  que  ces  espérances  se  réalisent,  il  faut  que  notre  filature  mécani- 
que, désormais  affranchie,  soit  en  position  de  lutter  avec  avantage  contre  la  fila- 
ture anglaise.  Il  faut  qu'elle  reprenne  à  cette  dernière  le  marché  national  envahi; 
en  un  mot,  il  faut  que  l'importation  anglaise  s'arrête.  Autrement,  plus  de 
compensation  possible  :  industrie,  agriculture,  tout  périt  à  la  fois,  sans  dé- 
dommagement et  sans  retour.  U  s'agit  donc  d'examiner  si  cette  industrie  nais- 
sante est  vraiment  en  mesure  de  remplir  la  tâche  qui  lui  est  dévolue,  et  à 
quelles  conditions  elle  le  sera. 

A  la  considérer  dans  son  développement  actuel ,  notre  filature  mécanique 
se  réduit  encore  à  de  bien  faibles  proportions.  En  voici  la  statistique ,  aussi 
exacte  qu'il  est  possible  de  la  faire  quant  à  présent. 

Au  commencement  de  1839 ,  et  même  dès  la  fin  de  1838 ,  H  existait,  en  écar- 
tant les  projets  assez  nombreux  qui  n'avaient  pas  reçu  un  commencement 
d'exécution,  quatorze  entreprises  sérieusement  constituées.  Dans  la  suite, 
'le  nombre  ne  s'en  est  point  accru;  circonstance  assez  remarquable  et  qui 
semble  d'un  mauvais  augure  pour  l'avenir.  En  effet,  tous  les  établissemens 
qui  fonctionnent  déjà,  et  ceux  même  qui  s'élèvent  en  ce  moment,  ont  été 
entrepris  à  une  époque  antérieure  à  l'enquête  de  1838.  Depuis  lors,  il  y  a 
eu  comme  un  temps  d'arrêt.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  se  soit  encore  formé  des 


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DB  L*11IDUSTRIB  LINIÉRE.  213 

projets  nouTeaux  :  le  nombre  en  était  grand  dès  Tannée  dernière,  et  il  s'acerott 
de  jour  en  jour  ;  mais  ces  projets  sont  demeurés  jusqu'à  présent  sans  résultat. 
(Test  qa'on  s'attendait  autrefois  au  concours  du  gouvernement  et  à  la  protec- 
tion de  la  lot ,  et  que  cette  protection ,  souvent  promise,  ne  s'est  pas  encore 
réalisée.  Toute  cette  situation  peut  se  résumer  en  deux  mots  :  depuis  plus  d'un 
an  le  gouTernement  délibère  et  l'industrie  attend. 

Cependant  les  choses  ne  sont  pas  demeurées  absolument  dans  le  même  état. 
Le  temps  a  été  mis  à  profit  en  ce  sens  que  les  établissemens  qui  étaient  l'année 
dernière  en  voie  de  formation  ont  poursuivi  leurs  travaux.  Les  uns  sont  sortis 
de  terre;  les  autres,  plus  avancés ,  ont  augmenté  leur  matériel  et  formé  leurs 
ouvriers.  Malgré  cela ,  nous  ne  comptons  aujourd'hui  même  que  huit  établis- 
semens en  pleine  activité;  ce  sont  ceux  de  MM.  Scrive,  à  Lille;  Feray,  à  Es» 
sonne;  Malo  et  Dickson,  à  Dunkerque;  Liénard,  à  Pont-Remy;  Berard,  à 
Bâair;  Gachet ,  au  Blanc;  Giberton ,  à  Vemou ,  et  Mercier,  à  Alençon.  De  ces 
établissemens,  les  trois  premiers  ont  été  montés  avec  des  métiers  de  construc- 
tbn  anglaise,  les  cinq  autres  avec  des  métiers  sortis  des  ateliers  de  M.  Decoster . 
Ils  font  mouvoir  en  tout  14,880  broches;  savoir  : 

Celui  de  Lille.  .  .  * 2,500  broches. 

—  Dunkerque 600  — 

—  Essonne 1,800  — 

—  Pont-Remy 4,380  — 

—  Bélair 300  — 

'  —     Le  Blanc 3,440  — 

—  Alençon 1,060  — 

—  Vernou 800  — 

14,880  broches. 

A  cela  on  pourrait  ajouter  deux  métiers  de  cent  broches  chacun,  l'un  de 
construction  anglaise,  l'autre  fourni  par  M.  Decoster,  qui  fonctionnent  dans 
rétablissement  de  M.  Vayson ,  à  Abbeville;  mais  nous  avons  déjà  dit  que  cet 
établissement  n'est  pas  une  filature. 

Le  prodidt  annuel  de  ces  14,880  broches  peut  être  évalué ,  en  prenant  pour 
moyenne  45  kil.  par  broche ,  à  669,600  kil.  de  fils.  C'est  peu  de  chose  assuré 
ment,  et  une  semblable  production  mérite  à  peine  de  figurer  dans  la  produc* 
tion  totale  du  pays.  On  trouve,  à  la  vérité,  un  résultat  un  peu  plus  satis&isant 
ai  l'on  tient  compte  des  établissemens  qui  s'élèvent.  Malheureusement  les  fon- 
dateurs de  ces  établissemens,  en  s'adressant  à  l'Angleterre,  non-seulement 
pour  en  obtenir  des  modèles,  mais  encore  pour  fabre  dresser  un  matériel  com- 
plet, et  quelques-uns  même  pour  faire  construire  les  bâtimens,  établir  le 
moteur  et  composer  leur  personnel ,  n'ont  pas  pris  la  voie  la  meilleure  ni  la 
plus  courte,  et  il  est  difficile  de  dire  à  quelle  époque  ils  commenceront  à  ob- 
tenir des  produits,  après  avoir  triomphé  des  embarras  qu'ils  se  sont  volontû* 
remeiit  créés. 


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2li  RBTBB  t/BS  DBUl:  MONPBd^ 

Si  Fem  jtige  de  rimiyertafiee  des  établittemens  qui  exisieiit  fstt  la  Mimie  de» 
Gapitawt  d€»l  ils  disposetrt^  on  trouvera  que  le  p\m  emuridéfaMe  delonsesl 
cehii  de  la  société  Maberlej,  fondé  pfèed'AbbeTîlle,  afveeBBeapitBl4e4^CO0,00tf 
de  fraoes,  suseeptible  d'être  porté  à  ((,006^000.  Après  kii  tient  FéUÉbliaseMMbY 
de  la  sôtiiété  de  Botdogne,  capital  2f400y00e  francs;  p«is  esM  de  M.  Liéttvd, 
à  Pont-Remy,  capital  1,500,000  fr. ,  et  cehd  da  Blsiie,  csfpftid  l,>00,00afr4 
Biais,  en  ne  tenant  compte  cfoe  de  la  puissants  aetuelle  de  prodtiatitfn,  il  Mt 
placer  an  premier  rang  la  belle  filatore  de  M.  Liénard  4  à  PonMlemy,  4«l  lyt 
déjà  mofQvoîr  plus  de  4^000  brecl^es,  et  ne  tardera  pas  àeà  posséder  6^600. 
Ge  magnifique  toblissement,  monté  ayee  des  madùnes  tentes  de  eonstfw)^' 
tîoft  française,  se  place  a«jourd'hBî  hors  Kgâe.  Par  son  heareuse  sittiatiotf^ 
anssi  bien  que  pbr  Texcelleiite  eompeeition  de  son  matériel  et  la  capacité  4e 
rbomme  qui  le  diHge ,  if  semble  réservé  au  pHis  brillant  avenb^.  La  labdcasle» 
y  a  été  long-temps  interromime  pour  des  travaux  d'àgrandisseméBtv  mais  eié 
a  été  reprise  V  avee  m>  Ks^râblement  d'aethrtté,  au  mois  d<$  juin  dernier.  ÏM 
fils  produits  au  mHie»  même  des  pteralcrs  embansas  de  estte  reprise  sont  atf 
nombre  des  plus  beaux  que  nous  ayons  vus^ 

La  somme  totale  des  capitaux  engagés  dans  notre  industrie  linière  peut  être 
estimée  à  20,000,000  francs.  Tout  cela  est  encore  bien  peu  dé  cbose  ;  m^Js 
il  ne  faut  pas  tant  consictérer,  dans  une  industrie  qui  débute,  son  développe- 
ment actuel  que  ses  conditions  dé  vitalité  et  sa  puissance  d'accroissement 
€*est  sous  ce  dernier  point  de  vue  que  nous  allons  Fenvisager,  en  observant  sa 
marche  aussi  bien  que  les  circonstances  au  miliçu  desquelles  d&e  se  produit. 

Certaines  erreurs  ont  été  commises  au  début  dans  le  choix  des  noodèies,  et 
ces  erreurs,  il  importe  d'autant  plus  dé  les  signaler  qu'elles  se  renouvellent 
encore  de  temps  en  temps.  Nos  premiers  importateurs,  éblouis  par  les  pro- 
diges que  la  mécanique  réalisait  sous  leurs  yeux  de  Tautre  côté  du  détroit,  se 
prirent  d'une  sorte  de  respect  superstitieux ,  qui  ne  leur  permit  pas  de  m^tre 
en  doute  rinfailllbilité  des  mécaniciens  anglais.  Ils  regardèrent  comme  des  pre> 
grès  toutes  les  Innovations  tentées  par  eux  et  les  adoptèrent,  aveuglément.  Les 
progrès  accomplis  étaient  d'ailleurs  strée ens ,  qu'il  était  assez  naturel  de  penser 
que  l'on  marchait  toujours,  et  il  était  bien  difficile  de  v^fier  le  fait,  puisque 
les  procédés  de  la  fabrication  étaient  inconnus  en  France,  et  que  les  fitatores 
an^alses  étaient  inabordables.  De  là  vient  que  nos  fabrîcans  acceptèrent  aree 
confiance  tous  les  remaniemens  qaW  avait  plu  aux  constructeurs  anglais  d'e»- 
stfyer.  Ils  ne  se  demandèrent  pas  ^Is  étaient  les  meilleurs  modèles  dé  ma^' 
chine»,  chose  diOftoile  à  constater  afors ,  mais  quels  étalent  les  plus  nouveaux , 
leur  nouveauté  même  étant  à  leurs  yeux  l'incontestable  preuve  de  leur  mérite. 
C'est  cette  idée,  fausse  à  bien  des  ^ards,  qui  en  a  conduit  plusieurs  à  faire 
de  mauveris  choix. 

Parmi  les  remaniemens  exécutés  depuis  quelques  années,  le  phis  coiraidé- 
rable  est  la  subs^utioà  du  système  à  vi»  ov  spiraUf  au  système  à  ékûfneÈ. 
Sur  quoi  porte  oe  remaniement?  Est-ce  une  innovation  plus  ou  moins  heiK 
xeuse  dans  les  procédés  de  la  fabrication.'  Nullement  :  ces  procédé»  n'c^  soM 


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pas  même  altérés.  Ceet  un  changement  dans  les  ressoirts  des  macbiœç»  4^s 
îa  man^re  4e  transmettre  le  mouvement;  obangement purement  mécan^jHie, 
et  qui  laisse  de  tous  points  Tart  du  Qlateur  Intact.  ^  deiox  mats ,  voicîen^uoi 
ee  remaniement  cousiste.  Dans  Tanciea  système ,  qm  est  encore  générialiemant 
en  usage  en  4>ngleterre ,  les  rangées  de  peignes  qui  i^ont  d'un  appareil  à  Tartre 
4ans  les  machines  préparatoires,  telles  que  la  table  à  étaler,  les  étirages  et  le 
kinc  à  broches ,  £ont  mises  en  mouvement  par  des  chaînes  tournant  autour  de 
ieux  arbres  en  fer  placés  h  chaque  extrénnté  de  Tencadrement.  Ç»  çhivùoes 
poussent  en  ayant  des  barrettes  qui  portent  les  aiguilles,  et  les  ramènent  c^n- 
«dite  par  dessous ,  de  manière  à  former  un  mouvement  continu.  Les  extrémités 
des  barrettes  sont  du  reste  fixées  dans  des  coulisses  qui  règlent  toyr  mouveii^t 
«t  les  soutienn^t.  Dans  les  machines  plus  nouvelles,  les  chaînes  sont  rempla- 
cées par  des  vis  ou  spirales.  Deux  vis  placées  de  chaqipe  côté  de  renoadremapt 
font  marcher  les  barrettes  en  avant;  deux  autees  vis  plaeé»  apus  les  pne- 
mières  les  ramènent.  C'est  cette  simple  modification ,  regai^ée  fort  mal  à 
propos  comme  une  invention ,  car  l'usage  des  vis  est  connu  depuis  iong-temps 
en  mécanique,  qu'on  a  décorée  du  beau  titre  de  syslèn^e  nouveau ,  en  lui  attri- 
buant çiéme ,  pendant  un  certain  temps ,  toute  la  portée  d'une  I^ViOlu|iel^  d^^ 
la  fabrique. 

On  con^nrend  que  la  substitution  dont  il  s'agit  ne  change  ep  rien  la  iv^ture 
4e  l'opération ,  Qi  ses  effets;  car  les  pe^ne?  seujs  opèrent,  et,  qu'ils  soient  mps 
par  des  chaînes  ou  par  des  vis ,  l'effet  produit  est  le  i^éfî^e.  Mais  cette  subsfî- 
JXition,  à  ne  la  considéror  que  ooipme  une  foptaisie  de  mécapicien,  et  ce  n'u^ 
iguère  autre  chose ,  donne-trclle  au  inojns  au^  nouyeties  machiaeQ  une  wffé- 
ponté  réelle  sur  les  anciennes?  Loin  de  là. 

fji  Ai^ttant  les  deux  systèmes  en  prései^ce,  et  en  les  c^omparant  ayc^  soin, 
^ous  ayons  cherché  à  nous  expliquer  les  avantages  qji^e  le  dernier  pouvait  avpir 
.aor  l'autre,  et  ces  avantages  nous  ont  paru  tout  au  moins  hypothétiques.  Afais 
pour  les  désavantages,  ils  sont  frappans.  P'abord,  les  vis  sont  încompar^- 
|)leraent  plus  dures ,  plus  difficiles  à  faire  mouvoir  que  les  chaînes  ;  ce  q^e  t^t 
jpécanicien  comprendra  facileipent.  Elles  exigent  (jonc  une  plus  grande  dé- 
pende de  force  motrice,  circonstance  qui  n'est  indifitériente  nulle  pajrt,  et^iyai 
est  surtout  digne  de  considârs^n  dons  un  pa^  tel  que  la  France ,  x>ù  la  p|[«p- 
.  dpaie  for:ee  motrice,  la  vapeur,  est  à  si  haut  prix.  Il  parait  bien  difficile  d'^ail- 
Jeurs  d'obtemr  des  vis  le  même  degré  de  vitesse,  même  en  employant  unefoiyse 
plus  graude.'^f  I  y  aur^t  donc  tout  à  la  fois  perte  de  foroe  et  perte  de  temps.  Ce 
n'est  pas  tout.  On  comprend  que  les  peignes  agissant  constamment  sur  la 
matiène,  dont  ils  sont  destinés  à  maintenu:  les  filamens ,  en  ^retiennent  à  cha- 
j^ie  fois  qjuelque  chose ,  et  sont  par  conséquent  sujets  à  s'eiagorger.  Eh  bien  ! 
4ans  le  ^^tème  à  chaitnes,  cet  engorgement  esit  toujouis  prévenu  ou  réparé.  A 
mesmie  que  les  binettes  amyeipit  à  l'extrémité  de  l'encadrement ,  .et  qju'^les 
passeot  dessoios  pour  revenir  sur  levrs  pas ,  elles  se  renversent ,  ide  manière  ^e 
les  pointes  des  aiguilles  sont  alors  fournées  en  bas.  Op  a  donc  pv  disposer  sous 
^encadrement  une  petite  brosse,  qui  to^ru(e  3ans  ee$9e  dans  m  3eQS  oppo^  f^n 


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216  REVUE  BES  BEUX  MONBES. 

mouvement  des  peignes,  et  qui  nettoie  régulièrement  les  aiguilles  sans  que 
Touvrier  ait  à  s*en  inquiéter.  Dans  l'autre  système,  rien  de  semblable,  id, 
quand  les  barrettes  arrivent  à  Textrémité  des  vis  supérieures,  elles  ne  se  ren- 
versent pas,  mais,  retombent  perpendiculairement  sur  les  vis  inférieunes,  qui 
les  ramènent  ainsi  dans  la  même  position ,  c'est-à-dire  la  pointe  des  aiguilles 
tournée  vers  le  baut.  Cette  disposition  est  d'ailleurs  inhérente  à  remploi  des 
vis.  Nul  moyen  alors  de  faire  agir  la  brosse.  Par  une  bizarrerie  inexplicable, 
qm  montre  que  Tesprit  d'imitation  servile  se  rencontre  quelquefois  avec  Tin* 
tempérîe  d'innovation ,  cette  brosse  a  néanmoins  été  conservée  dans  le  noih 
veau  système;  mais  il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  machines  pour  re- 
connaître qu'elle  n'est  plus  là  que  pour  la  forme ,  qu'elle  n'y  a  été  mise  que 
par  imitation.  Elle  n'agit  plus  que  sur  le  dos  des  barrettes ,  sans  attdndre  les 
aiguilles.  Autant  vaudrait  qu'elle  n'y  fût  pas.  On  dirait ,  à  la  voir  agir  aina 
dans  le  vide,  qu'elle  n'a  été  conservée  que  pour  rappeler  ce  qui  manque  à  ces 
machines,  et  pour  attester  l'imprévoyance  du  constructeur.  Les  aiguilles  s'en- 
gorgent donc  sans  que  rien  y  remédie.  Pour  les  nettoyer,  il  faut  de  toute  né- 
cessité arrêter  le  mouvement  et  suspendre  le  travail  :  nouvelle  perte  de  temps, 
qui  devient  bien  sensible  quand  elle  se  renouvelle  tous  les  jours  et  qu'elle  se 
répète  sur  un  grand  nombre  de  métiers. 

Ajoutez  à  cela  que  ces  machines  sont  plus  pesantes  que  les  autres;  que  les 
rouages  en  sont  phis  compliqués  et  plus  lourds  ;  qu'il  y  entre  par  conséquent 
plus  de  matière  et  plus  de  main  d'œuvre ,  en  sorte  que  le  prix  en  est  plus  élevé 
d'environ  un  cinquième;  qu'en  raison  de  cette  complication  même  des  rouages, 
jointe  à  la  dureté  du  mouvement,  les  accidens  doivent  être  plus  firéquens  et  la 
détérioration  plus  sensible;  qu'en  outre  le  corps  du  métier  y  est  comme  en- 
caissé dans  ces  énormes  vis,  qui  l'obstruent  de  chaque  côté,  de  manière 
qu'il  est  impossible  de  pénétrer  dans  l'intérieur  à  moins  de  tout  démonter,  ce 
qui  rend  les  réparations  plus  difficiles,  et  vous  comprendrez  à  combien  d'égards 
ces  machines  sont  inférieures  à  celles  qu'elles  prétendent  remplaoer.  Quels 
avantages  ne  faudrait-il  pas  pour  compenser  tous  ces  mconvéniens?  Et  que 
sera-ce  s'il  est  vrai  que  les  avantages  sont  nuls?  Ce  n'est  pas  qu'après  tout  ces 
machines  ne  soient  d'un  beau  travail  ;  la  combinaison  en  est  ingénieuse  et 
l'exécution  parfaite.  Nul  doute  qu'elles  ne  produisent  de  tout  aussi  beau  fil  que 
les  autres,  puisque  les  procédés  de  la  fabrication  n'y  sont  pas  altérés;  mais 
dans  l'usage  elles  sont  vaincues  par  les  anciennes,  en  ce  sens  que,  tout  en 
coûtant  plus  cher,  elles  demandent  une  plus  grande  force  et  donnent  moins 
de  produits. 

Telles  sont  pourtant  les  machines  que  plusieurs  de  nos  fîlateurs  ont  adop- 
tées. Si  nous  sommes  bien  informé ,  ce  système  n'a  pas  fait  fortune  en  Angle- 
terre, où  l'on  savait  déjà  par  expérience  que  les  tentatives  de  progrès  ne  sont 
pas  toutes  heureuses,  et  que  dans  les  combinaisons  nouvelles  il  y  a  toujours 
à  prendre  et  à  laisser;  mais  il  n'a  que  trop  bien  réussi  auprès  des  filateurs  hi- 
expérimentés  du  continent ,  qui  se  sont  laissés  séduire  par  ces  mots  magiques  : 
système  nouveau.  Il  a  suffi  que  ce  prétendu  système  eût  apparu  le  dermer, 


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DB  l'industrie  liniérb.  217 

pour  que  ron  crût,  en  Tadoptant ,  se  mettre  au  nWeau  des  progrès  aoeomplis. 
Il  est  à  craindre  que  ce  choix  mallieureux  ne  laisse  certains  de  nos  filateurg 
dans  une  position  d'infériorité  relative  %1s-à-vis  des  filateurs  anglais*  S11  ne 
les  empêche  point  de  lutter  avec  eux ,  quant  à  la  qualité  des  produits,  il  leur 
nnîra  du  moins  dans  la  rapidité  de  Texécution ,  et  par  conséquent  dans  Téco- 
nomie  du  travail;  et  qui  ne  sait  que  l'économie  est  a^jourd'hui  le  dernier 
terme  du  problème  industriel  ? 

Cependant  Terreur  n'a  pas  été  générale.  Parmi  ceux  de  nos  fabricans  qui  se 
sont  pourvus  en  Angleterre ,  plusieurs  y  ont  échappé ,  soit  parce  qu'ils  ont  pa 
se  ii?rer  à  un  examen  plus  attentif,  soit  parce  qu'ils  se  sont  adressés  à  d'autree 
constructeurs.  Quant  à  ceux  qui  ont  acheté,  leurs  machines  en  France,  ils  en 
ont  été  fadlement  préservés;  car,  dans  les  ateliers  de  M.  Decoster,  qui  ont  été 
jusqu'à  présent,  en  France,  les  seuls  ateliers  de  construction  pour  la  filature 
du  lin ,  les  deux  systèmes  sont  depuis  long-temps  en  présence,  avantage  qu'on 
ne  trouve  guère  en  Angleterre,  et  il  a  été  possible  de  se  décider  entre  eux  après 
un  examen  comparé.  L'expérience  personnelle  de  M.  Decoster  lui  a  d'ailleurs 
permis  de  diriger  les  choix  de  ses  diens.  Déjà  même  les  vices  de  ce  système  ont 
été  reconnus  par  plusieurs  de  ceux  qui  s'en  sont  servis.  On  nous  assure  que 
M.  Feray,  qui,  lui  aussi,  avait  cru  devoir  renouveler  en  partie  son  premier 
matériel ,  pour  adopter  les  machines  à  vis,  a  renoncé  depuis  lors  à  leur  emploL 
L'erreur  est  donc  déjà  signalée,  reconnue ,  et  il  est  vraisemblable  qu'elle  ne  se 
propagera  point.  Il  est  vrai  que  les  deux  mécaniciens  qui  viennent  de  se  mettre 
sur  les  rangs  pour  la  construction  des  machines  à  filer  le  lin ,  MM.  Schlum- 
berger  et  Debergue,  ont  précisément  adopté,  comme  on  a  pu  s'en  assurer  à 
l'exposition  des  produits  de  l'industrie,  ce  même  système  auquel  d'autres  plus 
avancés  renoncent  (1);  mais  ces  erreurs  particulières  ne  sauraient  plus  être 
contagieuses,  du  moment  que  la  supériorité  des  deux  systèmes  a  été  seulement 
mise  en  question ,  et  que  tous  les  moyens  de  comparaison  existent  parmi  nous . 

Au  reste,  le  point  important  est  obtenu.  La  grande  difilculté,  celle  qui 
oonâstait  à  construire  les  machines  en  France  avec  autant  de  précision  qu'en 
Angleterre ,  cette  difficulté  dont  nos  fabricans  s'embarrassaient  encore  l'année 
dernière  avec  si  peu  de  raison ,  n'a  pas  arrêté  long-temps  nos  constructeurs. 
Tout  le  monde  a  pu  se  convaincre ,  en  voyant  à  l'exposition  les  essais  de 
MM.  Schlumberger  et  Debergue ,  que  notre  mécanique  est  plus  avancée  qu'on 
ne  le  supposait;  car,  bien  que  les  machines  exposées  par  ces  deux  construc- 
teurs ne  soient  pas,  selon  nous,  du  meilleur  système,  à  ne  considérer  que 
l'exécution,  elles  ne  sont  pas  inférieures  à  leurs  modèles.  Déjà  les  choses 
ont  été  poussées  plus  loin  dans  les  ateliers  de  M.  Decoster,  où,  dès  l'année 
dernière,  la  précision  anglaise  a  été  surpassée.  Cest  ici  que  nous  devons  nous 
arrétor  quelques  instans  sur  les  travaux  de  ce  mécanicien  distingué,  auquel 

(1}  M.  André  Kœchlip,  d'Alsace,  qui  entreprend  aussi  la  construction  des  nuH 
chines,  a  adopté  le  système  à  chaînes. 


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2i^  REtÛB  ra^  Mtn  MON^B». 

n6ttë  tttdiUtte  doit  eu  gtànde  parrtiaison  existenee  aetaellé ,  et  snl^  qui  i^t^dêe^ 
nôiïs  pouvons  te  dfi^,  le  méillettr  espoir  de  ses  succès  futdt^. 

Ceist  âSssuréthieiKt  tme  éiroonstance  fort  hedreuse  pour  là  France,  qu'ati  mo*^ 
nKént  Où  fa(  itràtuite  tùétàsttûqUei  essayait  de  s'y  produire,  il  se  soit  rencontré  oH 
horn^^  C[(û  eti  Cbttnâlfinaît  d'avance  tom  les  secrets  pour  les  ti^dk  étudiéB  sitf 
leâ  tfétix.  Qfué'd'embaFk'afS  dfcf  tOûs  les  genres^  que  d'erreurs  et  de  ftrut  pas  eeitt 
heureuse  rencontre  ne  nous  a-t-elle  point  épargn)^?  Oà  en  serîoDS-iMMMi  Mtt 
céfà ,  et  (Itretleâ  épfettvés  n^auitotis-notô  pas  eAoofe  à  stAI^  .^  l'exfiéHenoe  l^ 
hiétt  pYôuté';  6ar,  dés  ttùîs  ttécauibien^  qui  (mi  eMtrétn^,  eH  ébàeattéiÉ»  avet^ 
]tf .  ï)èé<)5ter,  ra  cottsftM^tr  dlM  macfafiMiv  V^  ^  A'M  eiiMi^  parv«kiti  it 
nîetM  la  ^Mâoiièi^  fitMlie  eà  jeu,  et  d'auto pM,  di^  n^élàblîsàeiMeiisquf 
offf  tôSàyé  de  se  motrtef  a^tte  éei  rtiétiers  de  coh^UtteCwi'  éngiatoè ,  fh^is  tfeth 
léA^éftt,  fes  pltoàMiétts,  déttt  étt  attr^flé,  tatâidS^  que  léé  aoÉres  i»  débattent 
eàcbré  à«  Mliiëti  de  dftSùUltés  sans;  emt  l'eualssflfMés;  sous  lés^Mles  il  est  à  * 
cfalntfre  que  ptusiéui»  lie  to<5condbeiM ,  avatft  même  que  les  thrvaux  i^àfenx 
cùtùmeticé.  B^iS  oé  qui  est  plus  heureux  encore,  c*esf  ^e  cet  avantage  d^a^ 
v61r  éhidïé  la  filatui^  en  Angleterre  sôit  échu  à  Putf  de  ces  horihne^d'éltte  qui 
sàvaiit  f£60iidei^  tout  Ce  qti'tfs  touchent. 

iLieû  û'é^Xe  PàiàlSvîté  déplbyée  par  M.  DebOstei'  daitt  PacisompRsseiiietft  dé' 
la  tâché  qu*it  àVâlt  eUti^ptise.  On  eU  jugera  par  le  éiniple  l^approchtinèlit  de 
quéî^ùéà  taM,  Apti»  kott  téunnr  en  France,  vers  le  commencenmnt  de  1836, 
il  exécuté  seul ,  sàtts  aielieïr,  sans  ouiSIs,  sans  ouvriers',  n'ayanft  pour  étaUisÉe- 
ment  qu'ulîe  chiaiubi^,  et  pour  ikioteur  qu'utile  nmpfe  manivelle,  deux  cent 
qùatré-vîngt-àetif  brôèhés,  ^u'il  MVre  pour  essai  à  l'établissement  dé  H.  Lié^ 
nafd!,  à  Pont-Rehiy.  Tel  eàt  son  point  de  départ.  Quelques  capitalistes  luf 
\iennent  alors  en  aide,  et  notamment  M.  Liénard  luî-méme,  capitaliste  ausst 
éélairé  qu'indùstiTél  habile.  Bientôt  sa  sphère  s'agi^andît.  Dès  le  coihmeàeé- 
ment  de  f83ï,  06  té  voit  à  la  tête  de  deux  ateliers  ;  l'un,  éû  passage  Laurette, 
de  soixante  pîéds  dé  long  sur  dix-huit  de  large;  l'autre,  rue  Notre-Dame^Ié^ 
Cïiamlps,  de  cenft  vingt  pîedà  dé  long  sur  vingt  de  large,  et  qui  ont  pour  mo- 
teur un  manège  à  deux  chetaux,  avec  deux  chevaux  de  rechange.  Quatre- 
vingts  ouvrieris  y  travaillent  sovA  ses  ordres,  tous  recrutés  en  France,  tous 
formés  par  ses  mains,  sans  lé  secours  d'un  seul  ouvrier  ni  d'un  seul  contre- 
iiiaitre  anglais.  Avec  leur  aide,  il  commence  à  livrer  des  métiers  à  trbiâ  fila- 
tures. Êîen  des  choses  manquent  encore  dans  ces  ateliers  trop  étroits,  et  no^ 
taniuient  piusîeurs  outils  ;  car  la  plupart  de  ces  outils  ne  sont  eux-mêmes  rieff 
moins  que  des  machines  complète^,  qui  occupent  me  assez  large  place,  et  Ue 
s'établissent  pas  à  peu  de  frais.  On  ne  trouve  pas  même  dans  ces  ateliek^  M 
inoctèles  des  machines,  et  Ton  e^  encore  réduit  à  travailler  sur  de  simples  des^ 
sins  rapportés  d'Angleterre  (I).  Malgré  cela,  le  travail  marche,  et  les  métiers 

(0  Les  modèles  comniandés  par  M.  DecOster  à  hr  fin  de  Me^  n'ànrivèi^eàt  à  lettr 
<Jcstination'qu'àlla  fin  de  183S. 


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neietfèdBiiipMiteB  f^^x^fmàmw  (m  Im  Af^tMf  fm- 
mêmes  ooiis  MiRrenC. 

£b  iS38,  UQ  {imHrel  ét^WiiseBieiit  s'^èw  dans  )a  piie  Sla^ski».  ClalwTfH  «t 
jM  tout  d'une  pièee,  6uv  uo  terroki  aiifaïava^t  iaDoeoptéf-dt  d^as  des  piopcvr* 
j|îMie{»lii»TiistBS,digBe8  99findea«aolôet-Il  a  powr  o^olepr  une  mae^M^e  à 
99peiv  4a  la  {Droe  d^  doip^  ehevanir.  T^aami  m  vem  deii#pMiliae  19^«  il 
eaBBMBQifiea  traraiK  le  i^eelobse.  Su  pe^ de  t^niget  «la y  ^mt  rà^uMa  pn 
^iMidiieooDsîdéiaUBd'oaTviersliab^  et^jcU  plupyt^diiakp^mpdèlei^^^p^s 
te  omâls.  Oèa  le  ixwiaeiiwieBieiit;  de  l^BIO,  ^\§  ^iia^pràa  Aw  l^il^  délits 
fB'oQ  viepi  devoir^  ci^4lMàm%}m9$^  i^^ a«|L deu^  aiiliii^a,  liras  k  l'JMv^* 
tiîe  Ênnçaiae  de  dix4iiiit  oenls  à  deux  laille  teopbaç  W  ^(91^,  jaip  <mH^ 
un  oombre  ooosidérable  de  pièœs  et  de  machip(Qj»da  tQuagipKe^  fl^Hls  1^  op^ 
lalioiis  pc^paraftoiies  ou  {urétinihiaiies,  et  M  acbàve  ^  HH^mer  (Biof  jpyk^^res, 
païaû  iasqjaeilfM-ggipwnt  laadeiix^^  0QQ8id(^bi^4e  <^Ief  gMS  ppgspqiié- 
doDsjuafu^piâse^t. 

Qbî  u'appbûpdiiak  iee^  90lMlé  PiÛW^t^?  (G'^et  p^ieU^^fil^  HqIqb  Mqs- 
inea  pi^wiwips^ta^eufu^o^stitute.  Par)al|^,.<«Biii  d#  lipeftat^p^dui 
eatélé  ^^nez  b^ueoiL  m  98m  b^esfour  ii'avaip  pn^f^^P^Wl  TAffglejtiiffe, 
#otélé  eseoipts^e  ises  tribulatif^as  qui  oiH  a«^Mé  li»  «ulgres.  |lsfpfpp(t  p<\9^ 
à  s'inqpipéMr,  eau^^à,  de  ^  l^ima^a  d^fii^ve  d^  Im»  i^fih^mmm^i  fis 
n'ont  pas  épuisé  dans  le  tranri}  4a  eeftd  âNrmatfeo^  9l'ii^il^iJiep^  4'#Pfn;ie 
«rde  nspemoes  ;  ils  a'oirt  eu  gu'è  Mtir,  q^aqd  las  Mti«a99  9'ei»4aîfM;  pas, 
iH  tenr^pM^ieii  i^iail  «rg^iiisé  de  lni-nAaie,  gflt^s  U^yail ,  saiiB  tei^uai,  |Q»4md8 
te  UKÎIlepwi  jeonéitiQus  po6si|)les,  eominB  si  rindunNe  exteaH  ep  Wxm» 
lupujs  ^^teglaos.  Mie  a  été  la  fiMjUté  et  la  vapidiléde  teirmanste. /qu'ils  wt 
de?anoé  de  bien  loin  la  plupart  de  ceux  qui  étaient  entrés  avant  eux  dans  la 
carrière.  Exempts  des  soucis  et  des  embarras  de  l'organisation  première,  ils 
ont  pu  aussi ,  mieH  eu  pius  tte  fue  les  àuttesySoigBerietraml  de  la  fabrica- 
tion, et  lennierlewslêâes  vers  ie  progrès.  G^est,  eu  eifet,  une  eircoBStance 
tien  resaarqualile,  que  a  quelque  part  l'intention  du  progrès  se  manilieste, 
fpÊt  d^ins  I^  fila:tures  montées  par  !)f.'Decoster;  et,  ce  qui  n'est  pas  moins 
$g^e  d'atteption^  c'est  qye,  dès  à  présent,  la  production  y  est  moins  chèsre 
qu'aillesars,  vérité  qu'il  nfm  ^ait  faoljs  d'é^ljr  p^r  des  pr^uv^  iriqécusables. 

4n  n«li^u4ic  fDQS  tn^aw  4'ai^miao  ai  rap^deç^  sîaoutenu^,  ^t  qui  s^ip- 
Mitnnf  devoir  abaMrher  feaus  ses  iualans;  M.  Daaoslar  ne  laissait  uas  de  s'oc- 
■cuperJoi-uiéme^  awasftodeamsaèsqiie  peipoune,  à»  fwifactiftnneffiiiig^»  4^ 
fiôgfès.  non  eontapl  dfavoir  introduit  peto  à  peu  daqa^esateiîars  tousies  mi- 
lils  dont  on  se  aeit  en  Angletenre ,  et  qu'à  avait  étudiés  «wr  les  iieuK ,  il  en  créait 
plusieurs.  On  trouve  aujourd'hui ,  dans  FétaMissement  qu'il  a  fondé ,  cinq  eu 
six  machines  de  ce  genre,  inventées  ou  perfectionnées  par  lui ,  soit  pour  rem- 
placer celles  qui  répondraient  mal  à  leur  objet,  soit  pour  remplir  certains  vides 
léels  qui  subsi^ient»eacore  dans  les  travaux  niécanîques.  Tous  ces  outils , 
dmplfô  mais  ingénieux,  sont  d'un  admirable  service.  I)s  donnent  aux  pièces 
qu'ils  façonnent  une  régularité  encore  plus  grande,  en  même  temp^  qu'ils 


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SSO  REYUB  DBS  DEUX  MOIIBBS. 

ablrègent  et  idinplifient  le  travail.  C'est  par  eux ,  non  moins  que  par  l'habilelé 
réelle  de  ses  ouvriers,  et  l'admirable  direction  des  travaux ,  que  M.  Deooster  a 
maintenant  surpassé  ses  maîtres ,  et  que  la  construction  des  métiers  est  arrivée 
chez  lui  à  un  degré  de  perfection  que  les  Anglais  même  n'ont  pas  atteint 
Quant  à  l'économie  qu'ils  ont  produite ,  elle  est ,  pour  quelques  pièces ,  de  plus 
de  moitié  des  anciens  prix.  Aussi,  dans  cet  établissement,  le  prix  total  des 
machines  n'excède>t4l  maintenant  que  de  18  à  30  pour  100  celui  des  construc- 
teurs anglais  :  résultat  prodigieux,  si  l'on  considère,  nous  ne  dirons  pas  la 
nouveauté  de  notre  industrie,  car  là  cette  industrie  est  déjà  vieille,  mais  Tex- 
tréme  cherté  de  nos  fers  et  de  nos  charbons;  résultat  d'autant  plus  admirable 
qu'il  a  été  produit  spontanément,  sans  avoir  été  provoqué  par  aucune  espèce 
de  concurrence  dans  le  pays  (1). 

Faut-il  revenir  sur  cette  peigneuse  que  M.  Deooster  avait  emportée  avec  hii 
en  Angleterre,  et  qui  lui  a ,  pour  ainsi  dire,  ouvert  la  route?  Nous  n'en  dirons 
plus  qu'un  mot.  U  l'avait  beaucoup  améliorée  durant  son  séjour  en  Angleterre, 
et  c'est  à  la  faveur  de  ces  améliorations  qu'elle  avait  été  acceptée  par  un  grand 
nombre  de  filateurs;  mais  il  n'a  pas  laissé  de  la  retoucher  depuis  son  retour 
en  France,  pour  la  porter  à  une  perfection  encore  plus  grande.  Aussi,  est-n 
vrai  de  dire  que  cette  machine,  telle  que  nous  la  possédons  aujourd'hui ,  est 
supérieure  à  celle  qui  est  demeurée  en  Angleterre,  et  que  nos  fabricans  ont,  à 
cet  égard ,  un  avantage  sur  les  fabricans  anglais. 

Mais  la  phis  belle  découverte  dont  M.  Decoster  puisse  s'honorer,  et  qui  est 
peut-être  aussi  la  plus  importante  que  l'on  ait  faite  pour  l'industrie  linîère 
depuis  huit  ans,  est  celle  du  battoir  propre  à  assouplir  le  chanvre;  invention 
vraiment  capitale,  et  pour  laquelle  son  auteur  a  jugé  nécessaire  de  réclamer 


(1)  Enquête  de  1838;  séance  du  S6  juin.  —  Interrogatoire  de  M.  Decoster  : 
<(  D.  Ainsi,  il  n'y  aurait,  entre  vos  prix  et  ceux  des  mécaniciens  anglais,  qu'une 
différence  de  20  pour  100  au  plus?  —  R.  Pour  le  moment,  mes  prix  dépassent  de 
plus  de  20  pour  100  ceux  des  Anglais,  parce  qu'il  faut  encore  que  je  fasse  venir  cer- 
tains petits  articles  de  préparation ,  que  le  défaut  de  place  m'empêche  de  confec- 
tionner, et  à  cause  de  la  complication  du  mouvement  que  j'adopte  dans  mes  prépa- 
rations. Il  faut,  en  outre,  les  monter,  faire  des  fhiis  de  déplacement,  et  perdre  du 
temps  pour  mettre  en  activité  les  machines  sortant  de  mes  ateliers.  Mais,  lorsque 
j'aurai  formé  quelques  sujets  capables  au  courant  de  cette  besogne ,  et  que  je  n'aurai 
plus,  comme  les  constructeurs  anglais,  qu'à  soigner  la  construction,  je  réduirai  la 
différence  excédant  20  pour  100  à  zéro.  Je  le  pourrai ,  quoique  en  France  la  fcmte, 
le  fer,  l'acier,  le  charbon,  soient  plus  chers,  parce  que  mes  ateliers  seront  montés, 
pour  ce  genre  de  fabrication,  d'une  manière  plus  spéciale  que  ceux  qui  existent  en 
Angleterre  même*  Ce  que  je  promets,  je  ne  l'ajourne  pas  beaucoup  :  c'est  dans  cinq 
mois  que  je  serai  à  même  de  le  réaliser.  » 

Et  en  effet,  cinq  mois  après,  c'est-à-dire  à  l'ouverture  de  l'établissement  de  la 
rue  Stanisbs,  ces  promesses  étaient  largement  réalisées;  mais  M.  Decoster  n'avait 
pas  dit  qu'il  emploierait  à  cet  effet  des  moyens  supérieurs,  qui  ne  sont  pas  à  la  portée 
de  tous. 


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DE  L*IIVDU8TaiB  UlflÈRE.  221 

on  brevet.  U  n'est  pas  inutile  de  dire  qu'on  n'est  pas  encore  parvenu ,  même 
en  An^etenre,  à  travailler  le  chanvre  comme  le  lin.  Ce  n'est  pas  que  le  chanvre 
ne  puisse  se  filer  de  la  même  manière,  et  à  l'aide  des  mêmes  machines;  mais 
son  filament,  beaucoup  plus  dur,  a  besoin  d'être  préalablement  assoupli ,  et 
eHte  (opération ,  qu'on  n'était  pas  encore  parvenu  à  exécuter  par  les  machines, 
s'eiécutait  trop  difficUement  et  trop  chèrement  par  le  travail  manuel ,  pour 
que  le  chanvre  devint,  dans  les  manufactures,  l'objet  d'une  fabrication  cou- 
rante. Aussi  ne  le  file-t-on ,  dans  les  établissemens  d'Angleterre  et  d'Éoosse,  que 
très  rarement ,  avec  fort  peu  d'avantage  et  à  des  numéros  très  bas.  M.  De- 
eoster,  qui  avait  été  témoin ,  pendant  son  séjour  en  Angleterre,  des  nombreux 
essais  que  l'on  faisait  de  toutes  parts  pour  inventer  une  machine  propre  à  cet 
usage,  se  mit  aussi  à  la  recherche  du  problème,  surtout  après  son  retour  en 
France,  et  ses  efforts  ne  tardèrent  pas  à  être  couronnés  du  plus  brillant  succès. 

Le  battoir  inventé  par  lui  a  été  mis  en  usage ,  pour  la  première  fois ,  il  y  a 
près  de  deux  ans,  dans  l'établissement  de  M.  Liénard ,  h  Pont-Remy;  et,  bien 
qu'il  fût  encore  fort  imparfait  et  sujet  à  plusieurs  accidens,  il  rendait  déjà  de 
grands  services.  Dans  la  suite,  il  n'a  pas  cessé  de  s'améliorer.  Aussi,  sans 
prétendre  qu'il  n'ait  plus  de  porfectionnemens  à  recevoir,  on  peut  dire  qu'il 
remplit  aujourd'hui  toutes  les  conditions  d'un  battage  prompt,  efficace,  et  par- 
dessus tout  économique.  Un  ouvrier  ne  peut,  à  l'aide  du  maillotage  qui  est 
encore  généralement  usité,  préparer  que  15  livres  de  filasse  de  chanvre  par 
jour,  et  encore  la  préparation  en  est-elle  imparfaite  :  avec  l'un  des  battoirs  de 
M.  Decoster,  on  en  prépare  150  livres  par  jour,  et  l'opération  est  beaucoup 
imeux  exécutée.  Au  reste,  la  valeur  de  cette  machine  a  été  constatée  par  une 
expérience  décisive.  C'est  après  l'avoir  essayée  et  en  avoir  reconnu  les  avantages, 
que  M.  Mercier,  d'Alençon ,  s'est  déterminé  à  ne  plus  filer  que  du  chanvre 
dans  sa  manufacture,  r^lution  neuve,  hardie  en  apparence,  mais  dans  la- 
quelle ce  fabricant  s'est  affermi  de  jour  en  jour  par  de  nouveaux  succès.  L'é- 
tablissement de  M.  Mercier  produit  aujourd'hui  couramment  des  fils  de 
chanvre  du  n*"  30  et  au-delà.  Rien  de  semblable  n'a  été  obtenu  en  Angleterre. 
Si  les  tarifs  actuels  sont  maintenus,  et  si  nos  filateurs  se  trouvent  en  consé- 
quence hors  d'état  de  soutenir  la  lutte  contre  les  fabricans  anglais  quant  à  la 
production  des  fils  de  lin ,  la  fabrication  du  chanvre  pourra ,  grâce  à  la  ma- 
chine de  M.  Decoster,  et  pourvu  que  cette  machine  ne  leur  soit  pas  enlevée 
comme  tant  d'autres  par  leurs  rivaux ,  leur  offrir  une  belle  compensation.  Ce 
battoûr  sera  d'ailleurs  toujours  d'un  grand  effet,  puisqu'il  ne  tend  à  rien  moins 
qu'à  livrer  à  la  filature  mécanique  cette  immense  quantité  de  chanvre  qu'elle 
n'avait  pu  s'approprier  jusqu'à  présent.  Une  telle  découverte,  bien  qu'elle 
n'ait  pour  objet  qu'une  des  opérations  préliminaires  de  la  filature,  est  à  elle 
seule  presque  une  révolution. 

Avec  son  outillage  si  complet  et  si  riche ,  avec  sa  collection  si  variée  de  mo<» 
dèles  de  tous  les  genres;  avec  toutes  les  inventions  qui  lui  sont  propres,  et 
tous  les  perfectionnemens  qu'il  a  produits,  l'établissement  de  M.  Decoster  se 
place  dès  aujourd'hui  hors  de  ligne.  Il  va  sans  dire  qu'il  marche  à  la  tête  de 


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SB2  MX¥m  D»  Dvra  honms. 

la  âlature  française ,  dont  le  sort  est  comme  lié  an  sien  :  il  la  devanee,  it  la 
dirige;  on  pourrait  dire  qu^il  la  poste  to«t  entière  dans  ses  flanos.  Mais  quand 
on  considère  le  nombre  et  surtout  l'habile  rare  des  ouvriers  qu^U  occupe, 
l'actiTité  surpsenante  et  la  capacité  de  rhommequi  te  ikige^  la  grandeur 
même  des  bâtipiens  et  leur  belle  ordonnance,  enfin  Fadmirable  emenledes 
travaux,  on  est  obligé  d'ajouter  que  c^  une  créatîoB  d'un  mère  supériMr, 
digne  de  servir  de  modèle  à  nos  industriels  de  toutes  les  dasses.  Un  tel  éta- 
blissement honore  le  paj»,  et  la  France  peut  le  monter  avec  oi^i^oeil.  Il  ast 
certain  que,  dans  cette  spécialité,  l'Angleterre  n'offirerien  qu'on  puisse  lui  com- 
parer. Avions-nous  tort  de  dire,  dans  la  première  partie  de  ce  travail,  que 
nous  aurions  un  troisième  nom  à  lyouter  aux  beaux  noms  de  MM.  4b  Gtod 
et  Marshall  (1).' 

L'industrie  qui  v(Mt  marcher  à  sa  iéte  un  étabiiasenent  pareil,  nénled^ 
d'être  comptée.  Si  son  développement  actuel  est  eoeore  fiîUe,  elle  est  au 
moins  douée,  autant  qu'aucune  autre,  de  la  ûiculté  .d'acmNiisaeneitf .  £b  «e 
moment ,  l'établissement  de  M.  Deeoster  Uvse  ségulièrement  à  ^'industrie  fiap- 
çaise  de  1,800  à  9,000  broches  par  mois;  maie  sa  puisMnœ  de  production  m 
plus  grande.  Du  jour  au  lendemain ,  ai  la  denipiDée  était  pressante ,  il  poun^t 
l'élever  jusqu'à  8,000  brodics ,  et  cela ,  sans  nuke^en  rien  à  lapv^ednciioBdes 
pièces  et  des  machines  accessoires ,  qui  man^e^toujoups  conenrremment.  Il  y 
»  même,  à  cêté  de  Fétablissement  princ^ ,  un  terrain  résenré ,  sur  feaqueiàl 
pourrait  s'étendre  au  besoin ,  de  mamère  à  porter  la  production  au  douM^; 
et  l'on  peut  juger,  partout  ce  qui  précède,  que  cet  accroissement  ne  se  ferait 
fes  Ipng-temps  attendre ,  si  la  situation  des  choses  le  réolamait.  U  Usait  bien 
ausâ  tenir  compte  des  travaux  annoncés  par  d'autres  constructeurs;  car,  lasn 
tpe  ces  derniers  n'aient  encore  rien  produit ,  et  qa^'ûs  n'aient  figuré  qu'à  Vm- 
position,  avec  des  machines  fiibriqu^  tout  expiés  pour  cHe,  il  est  permis  d'es- 
pérer qu'on  les  verra  bientêt  réaliser  qiielqueaHines  des  promesses  qu'ils  qnt 
jai|f9  depuis  longHtemps. 

Les  choses  étant  en  cet  état,  ou  ne  voit  ipi^  ce  qui  pourrait  arréler  noire 
industrie  dans  son  essor.  La  voilà ,  quant  h  h  puissanoe  de  production ,  pcsr 
le  moins  égale  à  l'industrie  anglaise.  Ses  maÂiaes  sont  aussi  bonnes  :  el|es 
MTQDt  meill^ires  quand  die  aura  le  bon  esprit  de  se  contenter  de  (selles  qui  fe 
fabriquent  en  France,  et  qu^elle  ai«ra  appris  à  les  choisir.  U  lest  vrai  qu'elle 
aura  bien  encore  à  essuj^er  dans  ses  débuts  certains  embarras ,  cauaéa  par 
rmfixf#îence  des  febricans  autant  que  par  rinhabileté  des  ouimn  ;  mes 
,iee9  embarras  ne  sQN>nt  ni  ausri  nombreH^c  ni  aussi  graves  qu'on  rim^gîne.  Jjl 
filature  mécanique  n'est  pas,  au  fond,  d'une  pratique  fort  difficile;  ta  na- 
^tnes^put  si  bien  entendues  et  si  parfaites,  qu'dles  tiavaiHe»!  aeules,  pour 
ainsi  dire,  et  ne  demandent  à  l'homme  qu'une  surveillance  et  des  soins  peu 
,  compliqués.  Quelques  opérations  en  bien  petit  nombre  exigent  de  la  pact  de 

{!)  M.  John  Marshall,  qui  tient  aujourd'hui  le  premier  rang  parmi  les  filatcuis  de 
}jè&ùfiy  est  le  fils  et  le  si^çcesseur  de  celui  dont  nous  p^loi^s. 

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rdtitilet'  une  certaine  dextérité  qui  ne  ^'acquiert  que  par  FhabKu^e  :  tel  est 
le  rattachâge  des  boût6  lorsque  le  fil  se  rompt  siit  té  métier  à  filer.  Quelques 
autres  deinanderalent  aussi  de  la  part  du  fabricant  des  connaissances  assez 
plaises  et  une  éertaine  e^tpérience;  telle  est  èelle,  par  exemple,  qui  consiste  à 
déterminer  fespèee  de  Ql  quil  convient  ^è  produire  avec  telle  ou  telle  qualité 
dé  iîn.  Maïs,  outre  que  ces  dîfBcultéè  sont  peu  nombreuses ,  elles  ne  sont  pas 
dé  nattire  à  arrêter  ni  même  â  entraver  sérieusement  là  marcbe  du  travail.  Elles 
Dé  sont  d*ailleurs  que  passagères,  et  disparaîtront  bientôt  avec  le  reste,  ^ùrVti 
que  Voti  ne  tombe  point  dans  le  traverà,  —  car  c*en  eàt  lin ,  et  nous  en  dèmah- 
doùà  t>ardon  aux  manu&cturiers  habiles  auxquels  ce  reproche  ^'adressé,— 
pourvu ,  disons-nous,  qu*on  ne  tombe  point  dâni  lé  travers  d'appeler  à  sot  dès 
odtriers  ou  deà  eôiitré-mattres  anglais. 

n  ÙLUt  le  dure,  en  ce  ïhoïùètit  le  plus  girâtid  obâtàélè  àùx  ptogrH  ié  ht>frè  (ilà- 
ture  mécanique  est  dans  lès  préjugea  dé  Cetix  ^i  rèhtreprehnent.  Son  plus  grah  J 
edoemi ,  c'est  cette  sorte  dé  déférence  servilè,  nous  voudrions  pouvoir  employer 
on  autre  mot,  que  nos  fabricans  ont  conservée  vIs-à-vis  de  la  classique  Angle- 
terre. Pour  avoir  emprunté  â  rAngletenfe  leurs  premiers  méyené,  ifs  se  croient 
obligés  de  tîij  emprunter  encore,  de  lui  emprunter  toujours.  La  plupart,  nous 
ne  dlâoin  pas  tous,  se  tiennent  à  Tégard  des  Anglais  dahà  la  position  d^éo6> 
liers  à  maîtres,  fit  ne  semblent  ambitionner  d'autre  genre  dé  mérité  que  de  ré- 
péter fidèlenient  leurs  leçons  -,  Ile  né  Se  ctoieùt  hàbilèà  ^û^à  lei  Itmiéf  è!  à  Jés 
smvre;  ils  n'osent  encore  agir  et  juger  que  par  eux  :  disposition  qui  s^explîqùe, 
quand  on  considère  que  notre  entrée  daiis  la  carrière  est  toute  récente;  dispo- 
position  fâcheuse  toutefois,  et  ^ui  méùacéràit,  eii  se  prolongeant,  de  retenir 
nôtre  Industrie  dans  une  éternelle  enfance.  Il  faut  que  nos  fabricans  se  per- 
suadent qulls  n'ont  plus  rien  à  demander  à  l'Angleterre,  et  qu'ils  aient  la  nar- 
diesse  de  s^àf&anchir  de  sa  tutelle.  Il  est  bon  sans  doifte  qu'ils  l'observent  eh- 
cùté  de  loin ,  afin  de  profiter  de  ses  progrès,  s'il  lui  arrivé  d'en  faire;  mais, 
hors  de  là,  il  faut  qu'ils  apprennent  à  marcher  seuls  et  à  se  servir  tu  leur  ma- 
nière des  découvertes  déjà  faites.  Ils  le  peuvent ,  et  ils  le  doivent  :  là  est  la  ga- 
rantie de  Tavenlr.  Qu'ils  cessent  de  demander  à  l'Angleterre  leurs  ihaéhines, 
car  la  France  les  leur  offre  maintenant  à  des  conditions  meilleures,  et  ils  ne 
feraient,  en  allant  les  chercher  ai  loin,  qu'acheter  fort  cher,  à  travers  dés 
lenteurs  et  des  ennuis  sans  fin ,  le  triste  privilège  de  faire  de  mauvais  choix. 
Qnlls  laissent  à  FAngleterre  ses  ouvriers,  ses  contré-maîlrés ;  ils  ne  feraient, 
en  les  appelant  chez  eux ,  qu'y  introduire  le  gaspillage  et  la  routine  :  le  gas- 
pillage, car  II  règne  toujours,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  là  où  ce  n'est 
pas  l'œil  du  maître  qui  dirige;  la  routîhe,  Car,  outre  que  lés  ouMners  ainsi 
ddbauchés  à  léiit  pays  ne  sont  pas  toujours  les  meilleurs,  une  fois  transplantés 
sur  une  terre  étrangère,  ils  s'immobilisent,  pour  ainsi  dire,  dans  les  pratiques 
qu'Us  ont  observées  cfhez  eux;  ils  ne  s'en  écartent  plus,  de  péùr  de  s'ëgarel*; 
bien  mif^ut.  Ils  s'y  reiifenneût  Vôlontahretff^ftt  et  s'y  obstinent,  avec  d'autant 
plus  de  raison  qu'ils  n'ont  été  choisis  que  comme  les  dépositaires  de  ces  pra- 
tiques, et  que  leur  autorité  cesse  dès  qu'on  les  abandonne.  lié  tels  hommes 


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^Sk  REVUS  DES  DEUX  MONDES. 

peuvent  bien  encore  oublier,  mais  ils  n'acquièrent  plus  rien;  et  ce  qui  rend 
surtout  leur  intervention  funeste,  c'est  qu'ils  détournent  le  maître  des  soins 
qu'il  devrait  prendre,  en  même  temps  qu'ils  deviennent  les  ennemis  naturels 
de  tout  ce  qui  s'agite  autour  d'eux  pour  le  progrès.  Que  nos  fabricans  aient 
donc  le  courage  de  se  passer  de  ce  dangereux  secours  ;  qu'ils  entreprennent 
tiardiment  de  diriger  eux-mêmes,  et  cela ,  dès  leur  début.  Il  leur  en  coûtera 
peut-être  quelques  fautes;  niais  ces  fautes,  qui  seront  moins  graves  qu'on  ne 
mippose,  seront  bientôt  réparées.  Ils  ne  tarderont  pas,  soyez-en  sûrs,  à  obtenir 
tout  à  la  fois  une  direction  meilleure  dans  l'ensemble  et  une  plus  grande  éco- 
nomie dans  les  détails,  et  les  fautes  même  qu'ils  auront  faites  leur  deviendront 
•dans  la  suite  une  source  d'utiles  enseignemens. 

Ce  n'est  pas  tout  :  il  faut  que  nos  fabricans  se  mettent  dans  l'esprit  qu'ils 
ont  dès  à  présent  autant  de  droit  que  les  Anglais  eux-mêmes  d'imaginer,  de  dé- 
'Couvrir,  de  prendre  l'initiative  du  perfectionnement  et  du  progrès.  Et  pour- 
quoi donc  l'Angleterre  en  aurait-elle  le  privilège?  Il  n'est  pas  vrai  de  dire, 
€omme  on  l'a  fait  quelquefois,  que  nos  filateurs  doivent  actuellement  s'absorber 
dans  le  soin  de  former  leurs  ouvriers ,  et  qu'ils  n'auront  de  long-temps  pas 
^utre  chose  à  faire.  Cette  excuse  est  tout  au  plus  admissible  pour  ceux  qui  en 
sont  encore  à  leurs  premiers  essais.  Sans  doute  il  faut  un  peu  de  temps  pour 
que  les  ouvriers  acquièrent  toute  la  dextérité  et  toute  l'habileté  possibles  dans 
le  travail;  mais,  en  attendant  que  ces  qualités  leur  viennent  par  la  pratique, 
pourquoi  donc  le  fabricant  s'abstiendrait-il ,  tout  en  suivant  les  travaux  d'un 
céil  attentif,  d'observer,  d'imaginer  et  de  créer?  Ce  travail  de  surveillance  n'ex- 
clut pas  le  travail  de  l'invention  :  tant  s'en  faut;  il  en  est ,  au  contraire,  le  plus 
utile  auxiliaire.  C'est  au  milieu  de  cette  surveillance  quotidienne  que  les  bonnes 
inspirations  viennent  à  l'homme  doué  des  qualités  requises;  c'est  là  que,  par 
une  observation  assidue,  il  reconnaît  les  vices  des  procédés,  s'il  en  subsiste 
«ncore,  et  qu'en  luttant  contre  eux,  il  en  découvre  le  remède.  Les  filateurs 
.  -anglais  n'ont  pas  fait  autrement.  C'est  en  formant  leurs  ouvriers  qu'ils  ont 
perfectionné  leur  art;  les  fautes  commises,  loin  de  les  arrêter,  leur  sont  venues 
«n  aide,  et  c'est  au  milieu  de  ces  mêmes  embarras  dont  on  fait  tant  de  bruit, 
qu'ils  ont  achevé  toutes  leurs  conquêtes. 

Jusqu'à  ce  qu'ils  aient  eux-mêmes  perfectionné  ou  inventé ,  que  nos  filateurs 
sachent  du  moins  apprécier  les  découvertes  que  d'autres  ont  faites  à  leur  profit. 
Qu'ils  n'attendent  pas  pour  les  adopter,  ou  du  moins  pour  s'informer  de  leur 
valeur,  que  l'Angleterre  les  ait  sanctionnées  de  son  approbation  en  les  leur 
dérobant.  Vous  avez  passé  le  détroit  pour  entrer  avec  l'Angleterre  en  partage 
de  ses  inventions;  vous  avez  multiplié  pour  cela  vos  démarches  et  vos  soins; 
vous  vous  êtes  résignés  même  à  de  pénibles  sacrifices  :  c'était  bien ,  et  le  pays 
tout  entier  ne  peut  qu'applaudir  à  votre  courageuse  résolution;  mais  faut-il 
négliger  pour  cela  les  inventions  qui  sont  propres  au  pays,  qui  sont  sous  votre 
main,  à  votre  porte,  et  dont  l'usage  n'appartient  qu'à  vous  seuls  jusqu'à 
présent? 

Cette  confiance  en  eux-mêmes  et  dans  leurs  propres  forces,  cette  ardeur  du 


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DB  l'industrie  LINlâRB.  225 

progrès,  œ  juste  sentiment  d'appréciation  qui  fait  estimer  les  choses  à  leur 
▼ateur,  de  quelque  endroit  qu'elles  viennent,  voilà  ce  qui  manque  surtout  à 
nos  fabricans  pour  les  placer  à  la  hauteur  de  leur  tâche.  Du  jour  où  ils  auront 
acquis  ces  qualités  précieuses,  il  ne  leur  restera  plus  rien  à  envier  à  leurs  rivaux. 
U  ne  faut  pourtant  pas  se  flatter  que  notre  industrie  linière  puisse  dès-lors 
soutenir  une  lutte  corps  à  corps  avec  Tindustrie  anglaise.  Les  circonstances 
an  milieu  desquelles  ces  deux  industries  se  meuvent  sont  trop  différentes  pour 
qu'un  semblable  rapprochement  soit  permis.  A  les  considérer  en  elles-mêmes, 
comme  nous  venons  de  le  faire,  peut-être  que  leurs  forces  sont  pareilles,  puis- 
que rinfériorité  qui  existe  encore  sur  certains  points  est  déjà  compensée  par  une 
supériorité  acquise  sur  quelques  autres;  mais  il  n'en  est  plus  ainsi  quand  on 
ooosidère  les  faits  extérieurs  dont  elles  dépendent,  et  la  situation  respective 
des  deux  pays.  Égales  en  puissance  virtuelle ,  ces  deux  industries  n'ont  pas  les 
mêmes  facilités  pour  se  produire;  elles  ne  trouvent  pas  les  mêmes  garanties 
dans  les  lois;  elles  ont  à  lutter  contre  des  obstacles  d'un  autre  ordre,  avec  des 
Rssources  fort  inégales  pour  les  vaincre;  et,  dans  ce  sens,  on  est  obligé  de 
nconnaitre  que  tous  les  avantages  sont  pour  les  fabricans  anglais,  tous  les 
désavantages  contre  les  nôtres.  Voilà  pourquoi  l'intervention  du  pouvoir  est 
nécessaire.  P«os  industriels  ont  fait  à  peu  près  ce  qui  dépendait  d'eux;  c'est 
maintenant  au  gouvernement  de  faire  le  reste. 

Cest  un  fait  constant,  que  toutes  les  matières  que  nos  manufacturiers  em- 
ploient, et  tous  les  agens  qu'ils  font  mouvoir,  leur  coûtent  beaucoup  plus  cher 
qu'aux  fabricans  anglais  :  désavantage  qu'ils  peuvent  attribuer  encore  plus  à 
notre  régime  économique  qu'à  la  situation  propre  et  naturelle  du  pays.  La 
différence  ne  porte  pas  sur  tel  ou  tel  objet  en  particulier,  elle  s'étend  indis- 
tinctement sur  tous  :  sur  la  matière  première,  le  lin;  sur  la  machine  à  vapeur 
qui  sert  de  moteur  à  l'établissement,  et  plus  encore  sur  le  charbon  que  cette 
madiine  consomme;  sur  les  machines  que  Ton  emploie  pour  la  filature  et  sur 
Toitretien  de  ces  machines  ;  sur  le  fer  dont  on  fait  usage  pour  les  divers  besoins 
de  la  fabrique;  sur  l'huile,  le  suif  et  l'éclairage,  et  enfin  sur  les  capitaux.  Une 
seule  chose  semble  coûter  moins  en  France  qu'en  Angleterre,  c'est  la  mmn 
d'oeuvre;  mais,  outre  que  cet  avantage  n'est  pas  universel ,  et  que  dans  certaines 
de  nos  provinces ,  qui  sont  les  plus  propres  à  la  filature  du  lin ,  comme  le  dé- 
partement du  JNord ,  par  exemple,  la  main  d'œuvre  est  au  même  prix  que  dans 
eertaines  parties  de  l'Angleterre  où  cette  même  filature  est  établie,  on  peut  dire 
que  cet  avantage  est  déjà  compensé  par  la  différence  considérable  dans  l'abon- 
dance et  dans  le  prix  des  capitaux.  Les  autres  causes  d'infériorité  restent  donc 
sans  dédommagement,  et,  pour  en  faire  sentir  la  gravité,  il  nous  suffira  d'éta- 
blir la  comparaison  sur  quelques  points  principaux. 

Nous  avons  déjà  dit  que  le  lin  abonde  en  France ,  mais  qu'il  n'y  est  pas  à 

bon  marché.  En  effet,  telle  qualité  commune  de  lin  de  Russie  ressort  pour 

les  fabricans  anglais  à  90  francs  les  100  kilog.  rendus  en  Angleterre,  tandis 

qu'elle  coûte  en  France,  sur  les  lieux  même  de  production ,  110  francs.  Les 

TOME  XIX.  15 


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29»  RE^toi  ÎM  iÈbt  iNtttfB». 

étèttfteildéRiiâsM^v  (jfÉliiHfeéaaiflôg^  aux  Atitglaîs  à  47  fr.  50r.,é( 

le^B^tRëooilèét  a&  Ma(È.  Mêtae  êitiètéhtie  pour  lear  duAivritt.  On  pdurndf 
dU^  ft  cda  :  ^miih[}iid  àos  fabdcàris  tfe  èè seihrent-ils  pas  atâsî  éea  HnsiuAto^ 
MeSs  leà  droits  à  FînbpdrtàtioD  sont  eri  France  de  5  francs  50  oentimes  pont 
leÈ  fîtes  tdRé^  et  les  étoupes ,  et  de  16  francs  50  centimes  pour  les  Ims  peignés, 
tsMSà  qtfèn  Angleterre,  poo^  les  lins  bruts,  les  étoupes,  leâ  Une  tdflés  et 
peignés,  91  ififîiite qtf M  drdt  hisigùHfaiit  de  21  eebtimés.  Les  Anighiîs  ont 
d'afflètt^  stir  Èèiis  le  glràûd  avantage  d'atoii*  aVee  la  RtiSSîe  deè  relations  régu- 
lièi^  dès  loàg^mps  étàliflîès;  et  otÉre,  n«tré  liatigation  eM  beancbtip  phts 
chère  que  là  leiar,  ce  qm  d'est  pas  dhmni^oe^  TàitéMtpoar  mie  maitliandii^ 
d'èticèïx^yrement  comnie  le/  lin ,  et  àuMorit  les  étoupes.  Ajoilteî  k  càà  (fixe  nos 
établiSsemenÀ  ne  so^  pas  gériérdlenfient  Sitiiés  à  la  c8te,  comme  le  sont  la  pHh 
part  des  établissemens  anglais,  et  qu'ils  ne  pourraient  s'y  mettre  en  grand 
ntfmb^  ÈHiB  s'expodèr  à  des  înconvéniens  d'util  aut^  ordre  qu'il  sentit  trop 
long  d'énumâher.  Presque  toutes  les  filaturèft  itiigralses  sont  proches  de  la  mer, 
et  eelies  même  qui  en  sont  éloignées  ont  avec  elle  des  eotnmunicaftions  ÛM^kâ, 
qiti  mafnqueAt  f^néralemeat  aux  nôtrea. 

On  iiaTt  qiié  les  mactnneâ  à  vapeiBr  coûtent  plus  eber  en  l^ranoe  qu^èni  Atigle> 
tei^e ,  et  il  siràH  Inutile  d'eÉ  eipetser  les  raisons.  Toutefois  cette  différence  si 
ferait  peu  sentir,  si  ce  n'était  le  prix  éndrme  du  Charbon.  £n  Angleti^irre,  M 
prix  du  ëiie^biofi  Tarie,  selon  1^  localités,  de  0(i  à  i50  ceùtîmes  l'hectolîtiv; 
mais  pour  hsè  illatutea  de  lîà  les  prix  sont  gé^ralemeM  lés  plus  bas ,  car  lÉ 
plupart  sont  établies  sur  les  lieux  même  d'extracticfÉr.  Ainsi  la  TiHé  de  Léedi, 
qA  compte  cent  eijiq  filatttrès  i  est  assise  sur  ito  bassin  hooiller  d'une  incom- 
parable richesse.  Plusieurs  puits  d'extraction  ^ht  ouverts  dan^  rintérieuT 
mtèfue!  dé  la  Ville,  quelques-uns  jusque  dahs  là  cOuT  diBs  ^bfissemens  ittatftt- 
faetuTlerSi  A  Dumfries,  les  filateurs  ne  paient  la  hotrîlle  qti'à  raisqn  de  GOe. 
rbèletelitre.  Elle  est  plus  diècè  h  Dundee;  mai^  elle  ne  retient  encore  qcdk 
1  fi'.  10  c.  l'hectolitre  de  100  kilog.  En  établissant  donc  utte  hioyenne  de 
80  «enttmes,  on  est  phitôt  afu-deMiS  qu'au^eissb^  AU  prît  réel.  En  fYanet, 
ce  prix  tarie  de  2  à  4  francs  rhectoRtre,  et  Va  même  au^ëtà.  A!D(si ,  pour  citeT 
des  exemples ,  MM^  Mak)  et  Biekson ,  de  Dte hkèrqtie ,  dont  l'établissement  est 
situé  à  la  côte ,  et  qui  profltent  de  cet  avainlagé  pour  tirer  l€tor  charbtfia  d'An- 
gleterre et  d'Ecosse,  ne  robtiennent  qu'à  î  franci  50  centimes  l'hectdRtTe,  ea 
comptant  les  frais  de  transport  et  les  drOitS.  M.  Scritè,  de  Lilfe ,  le  psrie ,  roah- 
gré  le  voisinage  des  mines  d'Anzin  et  de  ^kfm ,  à  ralison  de  2  francs  25  centime^ 
rhectolitre  ras  de  80  kilog.,  ce  qui  le  parte  à  ittûtti  80  cedtiàies  pottr  YhfXh 
tolitre  plmn  de  100  kilog.  comme  à  Dundeef.  Le  charbon  cofite  â  franco  ou 
3  francs  10  centimes  l'hectolitre  à  Abbetîlie ,  autant  à  Essonne,  dans  l'établis- 
sement de  M.  Feray ,  et  dans  certains  autres  Ireux  btèfn  da\antage.  Notii  ht 
portons  cependant  1*  raeiyennè  qu'à  2  frtincs  80  éentimes.  C'est  ëbnd  iiÊàfèfdà 
et  demi  le  prix  anglaî»^  Or^  dans  une  fillatutiè  de  3,000  broches ,-  ^  èftcemple, 
il  se  consomme  36  hectolitres  de  charbeti  par  jour.  C'est  donc  povtt  Tannée 


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toitraSf  InqiMli  ne  ooûtierost  tn  Angtetenoeq»  9^640  fkaiics ,  et  en  France 
at449  ffMMo.  Il  cBt  bon  ie  lanafqver,  d'MtteuFç,  que  cène  dépense  ie 
S0^84K>  tenet  en  eonÉbastible  fome,  dtms  l'étabKflBement  que  nous  avons 
pdi  pour  œnple ,  phis^dn  dnqulèrae  ée  la^  dépense  totale. 

On  dit  eneore  à  cela  :  Que  ne  vons  serve^^vous  des  couvs  d^eau?  Cest  une 
otijmion  qui  a^  ûtedanB  Fehqnéie  de  18t8,  et  nous  sommes  étonné qn*on 
1^  ait  point  répondu.  -Il  noue  seMble  pourtant  que  la  Tépepse^it  halB,  A  la 
fèM,  in  coo»  d*eaa  M  raanquaûtpasen  France;  mais  Us  ne  sont  pas  à ia 
dîqMBtion  dtr4)opiieiiionde,  et  pour  s^en  assurer  la  possesât»  ,11  faut  ^inai- 
ranent  passer  par  des  formalités  de  tous  les  genns,  se  ^ier  à  des  dénuffohes 
faUgnntes  et  sabir  dlateraolnablerleittears.  Oest  bien  aisec  deslenteurs  inhé- 
MMsàStontes  les  fondations,  sans 7  en  ajouter  encore  de  cette  espèce.  Les 
eomsd'ieatt  ont  d'aîlkttrs  le  grand  inoonvénimt  de  n^ayoir  pas  une  puissance 
tégaHae  d  unifonne.  Si  quelques-uns  peuvent  marcher  dans  tous  les  tempe, 
d^aoties,  en  pbis  grand  nondirevsnbii^t  lintfuenœ  des  saisons.  L*eau  y 
sorabonde  en  fajver  et  manque  09  été.  Dans  le  premier  cas,  il  y  a  excèsde 
pussanfce,  et  dans  l^aime,  défont.  Aussi,  en  tenant  eomple  des  exceptieiis, 
âp  fcnf  du»  qulen  ^énérid  les  eenrs  d^èau  eoûtiennent  beaucoup  mieux  aux 
«mm  dnàt  lelmvail  seiÉ&s  des  îolennittenqes,  qo^aipc  étabBesemens  qai 
dwBfflMltnit,canBntlwfilaiMSs  d»iia,  un  travail  régute  et  constant.  Mais 
»  n'cBi  peot-^  pas  «aaraeièle^  pte  gruidtM.  Gequi  diminue  singuKè- 
i  le^  laleur,  le'estqa'ilaae  pouvant  pas  se  déplacera  volontié.  lé^vtmm-^ 
*  qnt  adopte  I9  maohine  à  vapeur  «amme  (tow  moi^ce,  la  tr^meppi^ 
oè  il  lui  plah.  Il  consulte  alors  tout  à  la  fois  sesixmwepa^cns  pereomeUM»^ 
\m  isiMivenanoes^localeB.  U  paiil  Dboisir  «n  lieu  où  il  trouvera  des  méeanieiens 
fomtwé^àmtm  nwcbinee,  «etAftP^Miyriieii  pour  les  condwe;  119  Ue«#)la 
miiiilKe  piffiniteaboiide,  #t0u  deiionibMUE  débeuchés  s'aunreelt  ppjipr  tes 
miaif^*  S'U  wmt  ^^mki^m  «ww  d'eau,  il  fout  qul>  |^  piw^  où  Uie 
im^rM.  Peu  loiyoM  due  je  lieu  apit  sauvage^  ipbalHté,  qufB  (es  roo^en^^e 
ooHBDunieation  y  soient  rares  et  difficiles ,  que  la  metièpe  pDBpyjèirp  y  i)[|aiNil|e, 
fie  lee  4ébmfik6i^mm  ébwMi»  îl  n'y  a  pes  ^eboiiir,  le  eoiw4'«!W^t  là 
0tna  «e^épteair^  piûot.*AMykceqi|iimi  cette  force,  d'aiNra»  priéeieiiAe, 
fm  vmfidmok^Mtmi^q^'wmh  pense.  Dene  flirMip^  lit^oa^tés,  I^b  oojKirs 
t(dm¥m%m9Biïïmif^^nifm^  s^^ii»  t$»iM;leiMenm9iiVBepaur  la  r^iMmte 
df»<éfttbliaBiwiepa  mapufi^i^^mers.  Aîltoin  1  toutes  |ea  câreon^acw  aogt  invio- 
lables, et  on  ne  trouve  plus  de  cours  d'eau.  Le  département  du  Nord  en  offre 
«a  remarqu2d)le  exemple.  Nul  autre  n'est  aussi  fevoraMe  pour  FétsMissement 
des  filatures  de  lin,  et,  pe  qui  le  prouve,  e'est  que  nos  anciennes  filatures  s'y 
pressaient  en  plus  grand  nombre  qu'ailleurs.  Eh  bien!  ce  département ,  pays 
Iflat ,  n'est  pas  riche  en  cours  d'^au.  Ils  y  sont  rares  et  d'une  médiocre  force , 
et  le  petit  nombre  de  ceux  qip  feraient  capables  de  servir  sont  occupés  depuis 
long-temps.  Dîra-t-on  par  hasiurd  qu'il  ne  fout  pas  qu'il  s'établisse  de  filatures 

15. 


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228  RKYUB  DBS  DEUS  H0NDB8. 

mécaniques  de  ce  cdté?  On  ne  l'oserait  pas.  Sans  nier  donc  les  avantages  bien 
réels  que  les  cours  d'eau  peuvent  ofi&ir  dans  certains  cas  particuliers,  nous 
croyons  qu'on  se  trompe  gravement  en  les  comptant  conune  une  ressoum 
générale.  Malgré  le  haut  prix  du  charbon ,  on  peut  être  assuré  que  la  plupart 
de  nos  manufacturiers  seront  encore  forcés  de  se  servir  de  la  vapeur.  Ils  sidii- 
ront  donc  malgré  eux  tous  les  inconvénîens  de  la  cherté. 

Le  fer,  cette  matière  si  nécessahre  à  toutes  les  industries,  qui  s'emploie  dans 
les  manufactures  pour  tant  d'usages  et  sous  tant  de  formes ,  le  fer  est  encore 
grevé  à  l'importation  en  France  d'un  droit  de  ao  pour  100.  £n  comptant  les 
frais  de  transport,  il  est  de  100  pour  100  plus  cher  qu'en  Angleterre  :  nouveUe 
cause  d'infériorité  pour  nous. 

Grâce  à  cette  cherté  du  fer  et  du  charbon ,  on  comprend  qu'il  est  impossible 
à  nos  mécaniciens,  quelle  que  soit  d'ailleurs  leur  habileté,  de  lutter  avec  les 
mécaniciens  anglais  quant  aux  prix.  Pour  eux,  d'ailleurs,  il  n'y  a  point  d'a- 
vantage h  espérer  sur  la  main  d'œuvre;  car,  à  Paris,  les  ouvriers  mécanicieQS 
sont  payés  exactement  sur  le  même  pied  qu'à  Leeds.  La  différence  du  coût  de 
la  matière  qu'ils  emploient  et  du  charbon  qu'ils  consomment,  retombe  donc  de 
tout  son  poids  sur  le  prix  des  machines;  et  ce  n'est  pas  estimer  trop  haut  le 
surcroît  que  de  le  porter  à  80  ou  35  pour  100  (1).  U  faut  donc,  quels  que 
soient  les  progrès  que  nous  puissions  faire ,  s'attendre  à  une  différence  assez 
constante  de  80  pour  100  sur  les  machines  dont  nos  filateurs  se  serviront.  Cette 
^fférence  serait  bien  plus  considérable  si,  remontant  vers  le  passé,  on  tenait 
compte  du  prix  des  machines  qui  ont  été  extraites  d'Angleterre;  mais  nous 
avons  déjà  dit  que  c'étaient  là  des  sacrifices  passagers,  qui  ne  sont  d'aucune 
considération  pour  Favenir. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  les  autres  dépenses  d'un  ordre  plus  secondaire. 
On  trouverait  presque  partout  les  mêmes  différences  à  remarquer.  C'est  ainsi 
que,  pour  l'éclairage  au  gaz,  généralement  usité  dans  les  filatures  anglaises,  et 
qui  commence  à  se  répandre  en  France,  nos  fabricans  sont  encore  surchargés, 
à  ce  point  que  le  gaz,  qui  ne  coûte,  à  Leeds,  que  4  francs  les  1,000  pieds 
cubes,  revient,  à  Lille,  à  12  francs. 

Pour  couvrir  tant  de  désavantages,  quels  sont  les  droits  protecteurs  que 
notre  législation  actuelle  assure?  Les  voici.  Dans  le  tarif,  qui  date  d'une  autre 
époque ,  il  existe  une  distinction  assez  marquée  entre  les  fils  d'étoupe  et  les  fils 
de  lin.  Les  premiers  ne  sont  chargés  à  l'importation  que  d'un  droit  de  14  francs 
les^lOO  kilog.,  les  autres  paient  un  droit  de  24  francs.  Cependant  la  difiSculté, 

(!)  La  difTérence  est  moindre  chez  M.  Decoster,  comme  on  Ta  vu  ;  mais  c'est  an 
résultat  anormal ,  dû  aux  travaux  particuliers  de  cet  habile  mécanicien,  et  qu'il 
ne  faut  pas  généraliser.  Nous  avons  sous  les  yeux  les  prix  courans  puhliés  par 
MM.  Schiumberger  et  Debergue;  ils  marquent  une  difTérence  beaucoup  plus  forte. 
U  est  vrai  que  ces  constructeurs  n'ont  encore  livré  de  machines  à  aucun  étahlisse- 
ment  ;  mais ,  par  cela  même ,  ils  ont  dû  établir  leurs  prix  par  la  comparaison  générale 
des  frais. 


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DB  L'INDUSTEIB  LINIÉRB.  229 

00,  pour  imem  dire,  Fîmpossîbllité  qv'il  y  avut  pour  la  douane  à  distinguer 
déaomuôs  les  fils  d'étoupe  d'avec  les  fils  de  lin,  a  forcé  de  modifier  Tapplica* 
tien  de  la  loi.  La  distinction  a  disparu  en  fait ,  en  attendant  qu^elIe  ait  été  sup- 
primée en  droit;  mais  ce  n'est  pas  à  l'avantage  de  nos  filateurs.  Au  lieu  de  per- 
eevnr  le  droit  de  24  francs  sur  tous  les  fils  indistinctement,  ce  qui  semblait 
naturel ,  puisque  tous  avaient  désormais  acquis  la  valeur  supérieure  des  fils  de 
fin ,  on  a  pris  le  parti  de  oonridérer  comme  provenant  des  étoupes  tous  les  fils 
dnnr  30  an^aîs  et  au-dessous,  et  de  ne  percevoir  le  droit  de  24  francs  que  sur 
les  numéros  plus  âevés.  Ainsi,  par  le  fait,  le  droit  est  maintenant  de  14  fir. 
les  100  kilog.  pour  tous  les  fils,  jusqu'au  n""  30  anglais,  c'estrà-dire  pour  les 
qualités  conmiunes  qui  sont  d'un  usage  plus  général  ;  il  est  de  24  firancs  pour 
les  qualités  plus  hautes. 

Comme  le  prix  du  fil  augmente  à  mesure  que  le  numéro  s'élève,  il  est  dif- 
ficile d'établir  exactement  la  proportion  de  ces  droits  fixes  avec  la  valeur  des 
produits.  On  peut  dire  cependant  que,  dans  la  première  catégorie,  le  droit 
de  14  francs  ressort  pour  les  numéros  les  plus  bas  à  5  ou  6  pour  100,  et  pour 
ks numéros  les  plus  élevés  à  2  et  demi.  Pour  la  seconde  catégorie,  celle  pour 
laquelle  le  droit  de  24  francs  est  maintenu ,  le  rapport  est  à  peu  près  le  même, 
CD  ne  tenant  compte  que  des  numéros  30  à  00;  mais  au-dessus  la  proportion 
fiminue  sensiblement.  Si  l'on  passe  le  n*"  100,  l'importance  du  droit  devient 
tDut-à-£rit  insignifiante. 

Cest  sous  l'abri  de  cette  misérable  protection  que  notre  filature  mécanique, 
qui  date  à  pdne  d'hier,  est  forcée  de  lutter,  au  milieu  de  tant  d'obstacles  qui 
l'entourent,  avec  tant  de  charges  qui  l'accablent,  contre  une  industrie  déjà 
vieille  et  qui  prospère  depuis  long-temps.  Evidemment,  la  position  n'est  paa 
tenable.  Quand  on  ne  considérerait  que  l'aggravation  permanente  des  frais 
qu'elle  supporte,  ce  serait  déjà  trop  pour  l'écraser;  mais  encore  taut-il  après 
tout  lui  tenir  compte  des  embarras  de  ses  débuts.  Nous  avons  fait  bon  marché 
de  ces  embarras ,  en  tant  qu'on  voudrait  y  voir  un  obstacle  à  sa  marche;  mais 
3i  ne  lui  créent  pas  moins  un  désavantage  relatif  qui  n'est  pas  encore  près  de 
s'efiEacer.  Les  ouvriers  se  rendront  habiles  sans  que  les  Anglais  s'en  mêlent; 
mais  ils  ne  le  sont  pas  encore  et  ne  le  deviendront  qu'avec  le  temps.  Les 
maîtres  acquerront  s'ils  le  veulent,  et  sans  leçons ,  l'expérience  et  les  connais- 
sances requises,  mais  ils  ne  les  poœéderont  qu'après  les  avoir  payées  par  quel- 
ques fautes  et  d'assez  longues  tribulations.  Nous  avons  passé  sous  silence  la  diffé- 
rence énorme  qiû  existe  entre  la  France  et  l'Angleterre  quant  à  l'abondance 
et  au  prix  des  capitaux ,  parce  que  nous  supposons  cette  différence  compensée 
par  celle  du  prix  de  la  main  d'oeuvre  :  mais,  en  laissant  à  part  ce  qui  tient 
à  la  âtnatîon  relative  des  deux  pays,  la  filature  anglaise  possède  en  propre 
des  capitaux  accumulés  durant  quinze  années  d'une  prospérité  croissante.  Et 
quel  avantage  n'est-ce  pas  pour  elle  d'avoir  depuis  long-temps  couvert  tous  les 
frais  de  premier  établissement ,  et  de  se  trouver  encore  maîtresse  de  tant  de 
€a|«taux  acquis,  à  l'aide  desquels  elle  multiplie  ses  moyens,  économise  ses 
frais ,  double  sa  pmssance ,  étend  son  influence  partout ,  renverse  les  Obftadei, 


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290  wnm  >BS  MHiir  mormss. 

et  fi^Mse»  quand  il  te  iaiit«  les  Toiei  ménedeia  oonsominatioii?  fl  ne  ftut pas"^ ^ 
joiAtier  n(Hï  pku  sea  lilatîoiis  déjà  feanées  ^b&b  débouchés  étaMis  avec  art  €fl* 
de  longue  main,  oon  plat  que  aon  orgaaisalioa  tome  fiiite,  aussi  bien  qilè^ 
celle  des  industries  secondaires  qui  s'y  rappcntenl.  £t  ce  dendcr  pdnt  esttii-^ 
portant;  car  c'est  le  malbeur  de  toute  industrie  naiaante,  que  fini  dansie^' 
pa^  n'est  pr^pavépoitt  son  usage  et  qofîl  luittoiit  ciéer.  Aûnâ,  jauzoalistt^' 
penoanentes  d ->u£ârierité ,  il  s'en  joint  d'antres  tras«toires ,  .qu*il  serait  fqjuÉe^'-| 
d*oiftk4iev.  STest-K»  pas  9ss»z  de  tout  cela  pour  jusdier  les  plaintes  et  ies  séda-^'  ' 
mations  que  nos  industriels  jant  fjrit  eitflsndne  ?  Qmub  ùboxAÏ  de  plus  pour  que  la  '  ^^ 
soUicttiade  du  pouvoir  #éveîlte  ?  ^ 

Il  faut  te  jneeonnallref  le  gou^v^rneuiieii^  u^est  pas  resté  akaolument  aouni  à  ^ 
la  voix  des  réclamans;  mais,  à  côté  de  la  sympathie  ^u^il  leoar  a  mamfestfe  ' 
quelquefois,  il  y  a  Kfip  dea*élonner  de  Ja  firddeBr  qu^il  a  montréB  en  d'antres  ^ 
^lnp8,e^s^rto|adesalmi|e^r  iisé6oudi)e,qu^odttHi8lesf^  ' 

Dès  Tafinée  i#3a  ^  4flS  laits  poedoits  ftièisnt  Fattention  du  numstse  du  eom-  ^ 
m(me;  diM^  m  visyi^  qu'il  fit  à  Liite  et  en  Angteterre,  il  s'informa 
flems^detojittcequîai^r^piiH'tittefiBbriea^  ^ 

fa,  ^t  '4  ji^g^ime  edt  »))jet  ayailt  ^lesag  d^unnpmtance  pour  qae  ies  conaeas  gt-  ' 
j^ésqi^x  ite  Fagd^tioiB,  dfss  âèriques  et  du  oammeree,  qui  s'assemUaint 
filial»:,  ^oss^ot  à  s'/i9^iQ!e0uper.l4»iCOfia^  '■ 

avait  rien  à  £Bdre,  celui  des  manufactures  nomma  une  eoBHriaslQa  do«t  f  ssb  ' 
|i|t  4eforts!B#94à  |(M  ^ancs  te  dxpit  anr  te  fil  de  Ké 
port^  à  ?otcr  jy»  djQpl^temmit  du  droit.  C'est  d'après  ce  TOte  que  le  gearaoïe- 
ment  piréiM^ ,  te  4  ftnrier  f«^ 

.  jdroît  sur  tes  &^  #ii9ptea  énm.  Le  ttNnptetieB  ^e  te  cbanf)ie  dsidépnlés 
94eptaleppbiçipedieiiepie)qjf^.  Iliseoiblait  donc  que  dàs^stta  ipoque,  oàle 
4ai^er  était  lamui  pMoia^  çt^iuijonnMiai ,  jqi^jb  mesnee  aU^ît  étze  prise  et  ipe 
.li^ginei^oo  qm^aoïMiiie  yOé^  mate  des  Hîat— ilnnr  É'^ant  éieséas  snrb 
a9(^tjtédudroit»e(JiLi«DiinmisaîQD  ne  ne  Iwiif aqt  |ms  encpos  en  mesneie 
Ipjre  ^^ne  lyiï^on  a^ajpgne  du  taril^es  tote 
\^  jQlMnifcae$.,  ^t  te  gimwm^mm^  ne  te  «peodmsit  plus. 

Dansi^  ^te)  temale!^6uitaecru,  on  fioft  eontrunt  des'en  occuper  de  noa- 
ve^.  Pane  te  iç)<H8  4»  Hcmbtê  1A>7,  te^jKuiaeiSigénéraaK  de  Fagricultae, 
decf  f^^iq^f^^  et  du  ^inmerqi ,  fpiwt ,  poiur  te  aa^ 
Mil8yfq|t^^n^,teadjfmxplmnien,  peur  une  au^pneptalion,  «t  te  dernier  pqjnr 
m  9to  ampte  iu^rmé.  &»  méme^Mopsdb  noubiseusas  pétitione  adressées 
§i^  d^M  nimàmy  m  mm  4»  ragrii^uttiu»  ^i  souffrance,  des  popda* 
tiops  4^  \'Pm^  ^mmt  d»  plage  à  te  nudn,  des  industrieb  qui  avaient  eii- 
txf^s  te  pJifii^e  ^QiifHMMqpe  et  -des  divesses  aortes  de  tteserands,  aCtiraieot 
I- atteotteii^  4a  la  tegisteture ,  et  accusaient  Tinerlie  du  gonvemement.  Çss  péti- 
tions fifrent  rapportées  ;  mais  aters  des  résistancefs  s'élevèrent  de  te  pefft  d'un 
gr^  UpmlM»  d'uitérjâ^,  tête  que  ceux  des  yigniooles  du  midi,  de  la  ÊMque 
4e  IL^yon ,  ,4e^  coui^erçans  en  fite  et  en  toiles  étrangèaes ,  etiine  lutte  sVingagBi . 
G^t^T  inviter  une  dpa^is^on  qni  lui  semblait  intempeeUve,  et  qui  n'annit 


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i€k  de  tes6ï  M!fiiAM9,-  ^[U6  M.  lé  D^iffit^  €Ri  MsiiûMv  dcÉMnA  et  t^sùil 
OB  lui  eotoâât  d'abord  le  soin  de  oonMter  iet  figûtt,  el  d'ëlaèore^  la  qaeê^ 
I  par  tme  enquête  préafeibie.  Toutes  leis  pétîâeiiÉ  M  forent  doue  renvàyéi» 
les  deux  chambres ,  et ,  eonfermémetft  à  feMgajgement'^pâfll  avait  prî» ,  fé 
Mtre  du  eoromerce  tendif ,  le  86  mai  iët^ ,  un  arrététpi}  hiatitnait ,  au  sdn 
eenseH  supérîétir  du  cbMinerce ,  un  comfté  ehargé  d'enteihl^  tons  lès  in* 
felet  de  présenter  alu  ebnseil  le  i^ésultat  de  son  ti^tail.  I/ènf^uéte,  àdm*- 
Méeà  lafindu  mois  de  mai,  se  ptoiursVHvit  daitf  leeounrtM  du  inoAlâeJiân. 
nippon  de  la  oommissîon  fut  présenté  bîefttôt  aptfètf,  ei  e^n/tekit^  èomme  oà 
wn  fj  aftteiid^e,  à  une  augmentation  de  dr<iil,>d'alll«iÉ«  kiiuffiÉante.  tJfle 
Mée  Mt  doncla  dlsôliiBSion  parateaflai^rhëe  à  soir  lame  :  le»  âiits  (Meïà 
iMs,  il  n'y  ahrait  piusqifà  résotidre,  et,  iâ  Ton  en  er^  ceMinai^^poM, 
ïtmgart  aUaît  être  pite^une  ordonwuièe  élaii  fivéie,qifl  allait,  tant  bien 
f mal,  donner  satlsfoetion  à  tantdMntâ^qtt»  souflfrfilSeÉt,  lorsque,  par  une 
iié  inexplicable,  rAngletenre  intervînt  à  éon  to^nr.  Soiis  le  prétexte  de  ré- 
r  avec  la  Franee  les  bases  d'une  contention  comibârcîàfe ,  et ,  dana  le  fond , 
tdeMispeHdre  et  d'arrêter  feffet  de  la  mescB^e  j^riojeCée,  elle  etvùfa  de» 
uÉisÉaires;  des  couférenees  to«ttt  ouvertes,  et,  p^  suite  de  oè  nouvel  in** 
Gdt,  bi  mesure  attendue  et  promise  ftit  indéfiiâmeÉt  ajoitf née.  Aujourd'hu! 
ekoMS  en  aont.ebodte  an  Même  élat,  en  sèMe  ffae^  maigfé  tant  de  dîsd^ 
is  ÈaûHs ,  malgré  l'enqnêie  et  le  rappiô^  qm  Fa  suivie  %  malgré  les  promesHeâ^ 
t  de  fois  renouvelées  f  otf  sTa  pti  parvenir  à  lendi^  une  dédsioh  dont  Vvtt»-' 
lee  a  été  recoànue  depuis  cinq  aKis. 

te  système  d'àKârmoieineiiÉS  sans  fin ,  (fdt  Fon  appliqite  à  tout ,  dont  tous  fei 
màn  se  vendent  complices ,  et  qin  aenfible  tourner  eh  habitude ,  a  quelque 
•e de  déplorable  et  de  fatal.  C'est  par  le  que  les  meilleures  entreprises  atôr- 
t,  que  tontes  les  plaies  s'envetiiiifitenty  et  que  dea  perturbations,  d'afborS  ' 
ères,  se  changent  eh  maux  îrrédiédiablet. 

I  &ut  rendre  justice  aux  tafens  el  à  Hmpartmlké  de  ceux  qui  ont  dirîgé 
iqute  ;  ils  n'ont  rien  négligé  ponr  mettre  touteé  les  vérités  en  lumièfé.  Le 
icè^verbal  de  leurs  trafvaux  est  un  document  précieux;  nous  n'en  connais 
18  pas  un  en  ce  gen^e  qui  soit  ^  la  fbis  plus  claiiT  et  plus  satisfeîsant^  On 
it  le  dter  comme  ttà  exemple,  en  France  surtout ,  oè  Ton  n'a  ^as  siSBei  Tha- 
Bde  de  ces  sortes  d'investigations.  Le  rapport  de  lia  sous-commisson  d'en- 
He  est  hH-méme  un  beau  travail ,  exact ,  clair,  sfdmtantiel  et  concis  ;  mais 
irquoi  faut-il  que  tout  cela  n'aboutisse  à  rien ,  et  que  tant  de  soins  né 
vent  qu'à  mettre  inutilement  à  déc()uvert  toutes  nos  plaies? 
&n  reoonnaiasattt  oé  qu'il  y  a  de  médite  réel  dans  le  rapport  de  h  sous-€»m- 
Bion  d'enquête,  il  nous  est  impossS!^,  toutdoi^,  d'en  adopter  les  conclu- 
tts.  Après  avoir  reconnu  Tétat  de  choses,  tel  à  peu  pires  que  nous  l'avons 
iaenté  nous-métne ,  qafe  ptopose-t-on  ? 

[Sabord,  la  commission  demande  que  l'on  supptin^e  le  droit  de  15  p.  tob 
rîmportation  des  machines;  En  cela ,  il  nous  semble  qu'elle  s'est  corn- 
tement  ^arée.  Sans  doute,  les  membres  de  la  côihmission  ont  été  frap- 


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232  RETCB  DBS  DBUX  MOIIBBS* 

pés,  comme  nous,  de  ce  fait  étrange  que,  dans  un  temps  où  les  modèle^ 
des  machines  anglaises  n'existaient  pas  en  France,  où  il  y  avait  tant  d'intérêt 
pour  nous  à  les  obtenir,  nos  tarifs  semblaient  les  repousser,  faTorisant  ainsi, 
contre  nous-mêmes,  la  politique  de  nos  rivaux,  qui  en  défendait  sévèrement 
Texportation.  Ils  ont  pensé  avec  raison  que,  loin  d'aggraver  alors  les  frais 
énormes  que  Timportation  entraînait ,  il  eût  fallu  récompenser,  payer  ceux 
qui  en  avaient  couru  les  risques.  Mise  en  pratique  dans  ce  temps-là,  cette 
suppression  des  droits  que  la  commission  propose  eût  été  convenable  et  juste, 
bien  qu'insufiOsante  pour  son  objet;  mais  aujourd'hui  elle  manquerait  son  but, 
et  serait ,  à  d'autres  égards ,  d'un  effet  désastrueux.  Il  ne  s'agit  plus  pour  nous 
d'obtenir  les  modèles  des  machines  anglaises,  puisque  nous  les  possédons, 
r^ous  n'avons  plus  besoin  d'arracher  à  l'Angleterre  ses  secrets,  puisque  ce8 
secrets  sont  connus,  non-seulement  dans  quelques  fabriques,  mais  dans  ks 
ateliers  de  construction.  A  quoi  tendrait  donc  maintenant  la  suppression  du 
droit?  Elle  n'aurait  plus  pour  but  de  nous  faire  obtenir  des  modèles  désormais 
inutiles,  mais  de  faire  des  machines  anglaises  l'objet  d'une  importation  cou- 
rante. Entendue  de  cette  façon,  elle  serait  aussi  impolitique  qu'injuste.  Tant 
que  l'Angleterre  maintiendrait  aussi  sévèrement  qu'elle  le  fait  aujourd'hui  la 
défense  d'exporter  les  machines ,  la  mesure  proposée  ne  serait  qu'ilfusoire,  et 
on  le  comprendra  sans  peine;  mais  elle  serait  d'une  révoltante  injustice  du  jour 
où  elle  sortirait  son  effet.  Ne  serait-ce  pas  violer  à  l'égard  de  nos  constructean 
tous  les  principesderéquité,quede  les  exposer  sans  protection  à  la  concurrence 
anglaise,  alors  qu'ils  ont  à  payer  d'énormes  droits  sur  tous  les  matériaux  doot 
ils  se  servent?  Mais  la  commission  n'a  pas  vu ,  nous  en  sommes  sûr,  les  de^ 
nières  conséquences  de  la  mesure  qu'elle  propose.  Cette  mesure  ne  tendrait  à 
rien  moins  qu'à  mettre  le  sort  de  notre  industrie  à  la  discrétion  du  bureau  dû 
commerce  établi  à  Londres.  On  sait  que  ce  bureau  a  le  pouvoir  d'autoriser  ou 
de  défendre  l'exportation  des  machines  à  son  gré.  Eh  bien  !  si  tout  droit  à  Tim- 
portation  était  supprimé  en  France,  ce  bureau ,  muni  d'un  tel  pouvoir,  pourrait 
tour  à  tour,  selon  les  cas ,  permettre  l'exportation  pour  ruiner  nos  construc- 
teurs ,  ou  la  défendre  pour  ruiner  nos  fabriques.  Il  tiendrait  les  écluses ,  qu'on 
nous  pardonne  le  mot ,  et  serait  maître  de  nous  faire  périr  à  son  gré  par  la  sèche 
resse  ou  par  l'inondation.  Une  telle  situation  n'est  évidemment  pas  acceptable: 
aussi  croyons-nous  que  l'erreur  de  la  commission  n'aura  besoin  que  d*étre 
signalée.  Quant  à  l'abus  dont  elle  s'est  préoccupée  avec  raison ,  c'est  par  d'au- 
tres moyens  qu'on  peut  le  corriger.  Il  ne  faut  pas  régler  des  cas  exceptionnels 
par  des  mesures  générales.  Si  la  commission  désire,  et  à  cet  égard  nous  sommes 
de  son  avis,  qu'à  l'avenir  les  importateurs  soient  exempts  de  droits  dans  les 
circonstances  semblables  à  celles  où  nous  nous  sommes  trouvés,  qu'elle  pro- 
pose l'établissement  en  France  d'un  bureau  du  commerce  à  l'instar  de  celui 
qui  existe  à  Londres,  et  auquel  appartiendrait  le  droiid'autoriser  l'importation 
en  franchise  dans  certains  cas  particuliers. 

L'augmentation  de  droits  que  la  commission  propose  sur  les  fils  étrangers 
nous  paraît  tout-à-fait  insufQsante.  En  évaluant  le  droit  actuel  à  3  ou  4  p.  100 


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DE  l'industrie  liniâre.  233 

de  la  Talenr,  évaluation  qui  se  rapporte  assez  bien  à  celle  que  nous  avons 
laite  nous-méme ,  la  conunission  juge  qu'il  faudrait  le  porter  à  7  pour  100, 
en  ayant  soin  toutefois  de  le  graduer,  de  manière  à  ce  qu'il  demeure  à 
peu  près  à  ce  même  taux  pour  les  différentes  qualités  de  fils.  Sur  le  principe 
de  la  graduation ,  nous  n'avons  rien  à  dire  t  il  est  d'une  justesse  incontestable , 
et  nous  le  croyons  universellement  admis  ;  mm  qiû  ne  sera  firappé  de  la  fai- 
blesse  de  oe  chroit,  7  pour  100,  pour  sauver  une  immense  industrie  menacée 
d'un  grand  péril,  quand  il  n'y  a  pas  dans  le  pays  une  industrie  si  futile, 
a  ingrate ,  si  misérable ,  qui  ne  jouisse  d'une  protection  beaucoup  pluf  forte? 
Si  nous  avons  réussi  à  exposer  clairement  l'état  des  choses ,  on  a  dû  compren- 
dre  qu'une  protection  si  mesquine  n'atteindrait  pas  le  but.  Nous  avons  Heu 
de  croire  que  la  commission  d'enquête  a  délibéré  sous  l'empire  d'une  illu- 
Bon.  A  ceux  qui ,  l'année  dernière,  réclamaient  l'augmentation  du  droit,  on 
£sait,  on  répétait  sans  cesse  :  Voyez  ce  qui  se  passe,  considérez  tous  ces  éta* 
bfissemens  qui  se  forment ,  et  ces  projets  en  plus  grand  nombre ,  qui  sont  à  la 
veille  d'édore;  tout  cela  ne  témoigne4-il  pas  contre  la  justice  de  vos  plaintes 
et  la  valeur  de  vos  réclamations  ?  Ce  mouvement,  qui  se  manifeste  de  toutes 
parts,  n'est-il  pas  la  meilleure  preuve  de  la  prospérité  de  votre  industrie  et  de 
la  bonne  dispontion  de  nos  tarife?  L'objection  était  forte  alors ,  et  la  commis- 
sion ,  qui  l'a  recueillie ,  s'est  laissée  visiblement  influencer  par  elle.  Mais  les 
évènemens  se  sont  chargés  d'y  répondre.  Si  les  membres  de  la  conunission  ne 
sont  pas  maintenant  désabusés,  c'est  que  la  situation  présente  ne  leur  est  qu'im- 
parfiiitement  connue.  Le  fait  est  que  tous  ces  projets  dont  on  se  prévalait  contre 
les  rédamans  sont  encore  aujourd'hui  ce  qu'ils  étaient,  des  projets.  Pas  un 
n*€St  venu  à  terme,  tant  il  est  vrai  que  la  protection  promise  était  attendue, 
qu'on  y  comptait ,  et  qu'elle  était  l'appui  nécessaire  des  établissemens  à  naître. 
"Les  délégués  de  l'industrie  linière  ont  demandé,  eux ,  un  droit  de  18  pour  100 
sur  les  fils,  et  de  38  pour  100  sur  les  toiles;  et  ce  droit,  dont  nous  n'avons 
pas  le  loisir  de  justifier  le  chiffre ,  ne  nous  parait  avoir  rien  d'exorbitant ,  rien 
qui  excède  la  mesure  d'une  protection  raisonnable  et  normale. 

D  y  a  lieu  de  s'étonner  vraiment  de  la  rigueur  avec  laquelle  on  marchande 
à  l'industrie  linière  une  protection  dont  tant  d'autres  jouissent  sans  raison, 
et  qu'elle  peut  réclamer  à  tant  de  titres.  Nous  ne  répondrons  pas  à  toutes  les 
(éjections  qu'on  lui  oppose;  ces  objections  n'ont  pas  en  général  une  grande 
valeur.  Disons  seulement  quelques  mots  à  ses  principaux  adversaires. 

Ce  sont  d'abord  ceux  qui  craignent  les  représailles  de  l'Angleterre,  ou  qui 
voudraient  voir  nos  relations  avec  elle  s'étendre;  ce  sont  ensuite  certains  parti- 
sans indiscrets  de  la  liberté  commerdale,  qui  viennent  jeter  au  travers  de 
cette  discussion  leurs  principes  mal  digérés.  Aux  premiers ,  nous  répondrons 
que  r Angleterre  n'a  pas  aujourd'hui  de  représailles  à  exercer;  que  ses  tarifs, 
combinés  en  vue  de  ses  intérêts  propres,  ne  sont  guère  susceptibles  d'aggrava- 
tion à  notre  égard,  et  qu'elle  ne  les  aggraverait  point  sans  se  nmre  à  elle- 
même;  que,  s'il  est  désirable,  et  nous  le  croyons  aussi ,  que  nos  relations  avec 
elle  s'étendent ,  c'est  à  la  condition  que  cette  extension  de  rapports  servira  nos 


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EBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

ment  rétrograde  dans  le  progrès ^  quand  on  attaque  de  front  toutes  les 
industries  vivantes  de  la  civilisation.  D'ici  là ,  nos  poètes  d'album  doi- 
vent renoncer  à  voir  retracer  leurs  légères  inspirations  sur  l'alb&tre 
et  sur  le  granit.  Quel  jour  glorieux  pour  la  littérature,  monsieur,  que 
celui  où  je  pourrai  vous  annoncer  une  couple  de  stances  tirées  sur  - 
porphyre  de  la  prenaière  qualité,  avec  des  marges  à  volonté  pour  les 
amateurs?  Nous  ne  produirons  plus  un  distique  qui  n'ait  en  vue  le 
monolithe ,  et  c'est  alors  qu'elles  auro'nt  le  droit  d'aspirer  à  l'immor-  ' 
talité,  ces  heureuses  productions  du  génie  qui  défieront  hardiment  ^ 
toutes  les  conflagrations  naturelles  et  sociales ,  si  ce  n'est  le  marteaa  ' 
du  tailleur  de  pierres  ! 

Quand  l'on  considère  cependant  la  masse  énorme  de  papier  im- 
primé qui  surcharge  déjà  notre  pauvre  globe,  et  qui  en  dérange  sen- 
siblement l'équilibre,  on  doit  convenir,  et  je  ne  dissbnulerai  pas 
cette  objection,  qu'il  y  aurait  péril  inuninent  dans  la  demeure  suÛu- 
naire  de  l'homme,  si  toutes  les  feuilles  volantes  de  la  publicité  se 
trouvaient  soudainement  transformées  en  pierres  de  taille.  Grâces 
soient  donc  rendues  à  l'inventeur  de  la  litho-typographie  de  n'avoir 
inventé  que  l'application  fort  naturelle  d'un  procédé  fort  connu.  Je 
suis  bien  persuadé  que  s'il  avait  voulu  inventer  autre  chose,  il  ne  lui 
en  aurait  pas  coûté  davantage. 

L'art  de  la  litho-typographie  se  réduit  en  effet  à  décalquer  sur  une 
ou  plusieurs  pierres  lithographiques  qui  rendent  des  épreuves  à  vo- 
lonté, autant  de  feuillets  manuscrits,  imprimés  ou  gravés,  qu'il  loi 
semble  bon,  c'est-à-dire  à  mettre  en  œuvre  dans  un  tirage  expéditir 
une  des  pratiques  vulgaires  An  fac-similé.  Le  secret  que  le  gouver- 
nement se  propose  d'acheter  à  haut  prix ,  consiste  dans  la  préparation 
du  feuillet  qui  doit  être  préalablement  imprégné  d'une  matière  chi- 
mique, ou,  pour  s'exprimer  correctement,  d'une  matière  employée 
par  la  chimie,  car  il  n*y  a  point  de  matière  chimique  proprement  dite. 
Si  vous  prenez  la  peine  de  venir  à  Paris  pour  joiiir  des  progrès  de  la 
litho-typographie,  vous  découvrirez  facilement  cette  matière  chimique 
avec  votre  dégraisseur  ou  avec  votre  teinturier. 

Voilà,  monsieur,  la  nouvelle  que  les  journaux  nous  annoncent  de- 
puis un  mois  dans  le  style  laconique  de  la  réclame,  qui  devient  de 
jour  en  jour  plus  concis ,  à  cause  du  grand  renchérissement  des  célé- 
brités dans  les  temps  d'exposition.  Au  cours  ordinaire ,  les  réputa- 
tions les  mieux  conditionnées  ne  valaient  pas  plus  de  trente  sous  la 
ligne ,  et  il  fallait  n'avoir  pas  six  francs  dans  la  poche  pour  se  passer 
d'être  un  grand  homme.  Aujourd'hui,  la  gloire  est  hors  de  prix ,  ^ 


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LA  UTHO-TTPOGRAPHIB.  287 

pour  qa^un  génie  se  rév^e  avec  quelque  éclat,  il  faut  qu'il  se  dépouille 
de  la  tète  auxpieds.  C'est  ce  qui  a  fait  dire  aux  philosophes  que  les 
faveurs  de  la  renommée  coûtaient  bien  cher! 

Yoici  maintenant  les  résultats  promis  par  la  litho-typographie,  et 
vous  me  permettrez  de  me  servir  d'un  exemple  pour  vous  les  faire 
«ippréder. 

En  votre  qualité  de  membre  du  club  de  Roxburghe,  vous  avez 
nécessairement  l'honneur  de  connaître  mylord  duc  de  Marlborough. 
Si  M.  de  Malbrouk  n'est  pas  mort,  comme  on  nous  le  chante ,  ne 
manquez  pas  de  passer  chez  lui  avant  votre  départ,  et  de  lui  de- 
mander à  emprunter  le  précieux  Décaméron  de  Yaldarfer,  qu'il  paya 
52,000  fr.  en  1812.  Il  s'en  fera  un  véritable  plaisir  ;  mais  n'entreprenez 
pas  d'en  tirer  parti  à  Londres ,  où  le  genre  de  spéculation  que  je  veux 
TOUS  proposer  ne  serait  pas  bien  vu  de  ces  esprits  routiniers  qu'on 
tient  diez  vous  pour  raisonnables.  Venez  à  Paris  où  tout  est  bon. 

Une  fois  arrivé,  détachez  un  à  un  tous  les  feuillets  du  Décaméron 
de  Valdarfer,  et  imprégnez-les  soigneusement  de  la  matière  chimique 
que  vous  savez ,  sans  vous  soucier  de  mylord  duc  et  de  son  splendide 
Tolome.  L'exemplaire  n'y  perdra  pas  la  moindre  chose,  un  beau 
lirre  ancien  ne  perdant  rien  à  être  débotté  de  sa  vieille  reliure,  coupé 
feuillet  à  feuillet,  imprégné  de  matière  chimique,  et  soumis  à  l'ac- 
tioo  du  cylindre  ou  de  la  presse.  Le  programme  et  les  journaux  vous 
e&  sont  garans.  Tirez  ensuite  à  six  mille,  et  hardiment,  car  vous  avez 
pour  souscripteurs  assurés  : 

Messieurs  les  pairs  de  France; 

Messieurs  les  députés; 

Messieurs  les  ministres; 

Messieurs  les  conseillers  d'état; 

Messieurs  les  membres  des  cinq  académies; 

Messieurs  les  officiers  de  l'Université; 

Messieurs  les  préfets  ; 

Messieurs  du  jury  d'exposition; 

Messieurs  les  actionnaires,  directeurs,  rédacteurs  et  gérans  des 
journaux  progressifs; 

Messieurs  les  dix-sept  cents  de  l'association  des  gens  de  lettres; 

Et ,  surtout ,  Messieurs  les  banquiers  toiqours  si  disposés  à  encou- 
rager les  entreprises  utiles.  Monsieur  le  baron  Rotschild  vous  prie 
instanmient  de  lui  tenir  soixante-trois  exemidaires  en  réserve,  pour 
les  soixante-trois  bibliothèques  de  ses  soixante-trois  châteaux. 

Tous  pouvez  lyouter  à  cela  sept  ou  huit  amateurs  qui  ne  regar- 


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2S8  RBTBM  VB8*  HBCHE  ■ONâSê. 

detit  IMS  k  la  dépet»e,  quand  il  s'afK  de  d^êiiiKnuiiiiMr  d'un  in^fMo 
de  pla9  V  sauf  à  (mmihet  «tecM  ^'it  ne  resté  pÉd  d'étiré  pleee,  eoimne 
feu  mon  ami  M.  Pilkt.  U  n'e^  pdfs  un  de  ce» Imioràbtës  persm- 
ni^es  qiB  ne  soit  ehcl^Miè  40  panètetidêniiquénuntïe  Déùamétm 
de  Yaldarfer^  au  même  prti  que  If.  le  due  de  ilarikorough.  ToM, 
trois  cents  millionsy  c*est  un  assez  joli  denier.  Je  ne  parle  jm  des 
frais  de  tirage  et  de  papier^  qui  sont  une  pifine  bagatelle  indif^e  d'ètte 
po#tée  en  compte  dans  une  afTaire  de  cette  hnpeirtancei 

Ou  bieDv  à  vous  voulea  simplifier  Tepéràtion,  faitea  ndiem.  Je 
suppôt  (pe  vous  avez  un  billet  de  mille  francs^  cela  se  trouve  joar-^ 
neHemenI  daiïs  le  portelèaille  d*uti  savant;  p^enée  voire*  biHet  de 
mUie  francs^  imiprégnéz  Votre  bilM  de  mtUe  franco  de  loMSUèft  t1i¥ 
vti§uej  el  tkeit  k  un  miHion.  U  ne  faut  regardet  nfi  àla  valeur  dtt 
pierres  (on  en  tteave  maintenast  à  Monionptrb), ni  ècelle  dspapier 
serpente  Ktfadsralpbîqne  (on  en faK  anjom'd'btti  ffvee4ea  orties).  Sa 
vingt^qiiatre  béates,  vous;aTea  un  miièiard^  et  vous  l'eiivdyei  à  la 
caiase  d'épargne^  le  sage  met  tonjours  qM^pie  ebose  de  oMé  pour  ^ 
VMiHessea' 

Tels  sont^  mènsiew,  tes  résaMats  infaillibtes  de  cette  sublime  ùb^ 
eborerte  fri  fart  (iàmer  dé  joie  tote  les  adeptes  du  progrès.  L'impri^" 
raerie  et  ta  graVûre  onl  vécu;  eltea  sont  ènfmcées  cotefme  Radae. 
Etzevir  est  une  pertaguB^  et  Marc^iintoine  un  pùlissM.  Nous  atte»" 
dons  ifi€es»fflnient  l'ordonnanee  qui  envoie  la  bibliolhèque  du  lâ 
au  vieux  papier. 

il  Arrêtez  I  me  direz-vous  ;  cette  prétendue  découverte  est  abauMe 
et  infftme  :  absurde,  parce  que  son  usage  apparcM  n'aura  jamais  qàe 
des  résultats  ridicules;  infâme,  parce  que  son ^sage  iHioite  pwmt  en- 
traîner les  plus  grands  dangers.  Ce  qu'elle  mérïte  d'un  gouvernement 
intelligent,  c'est  une  répression  rigoureux,  ou<  du  moins  une  e^àde 
surveillance.  Malédiction  sur  vos  livres*  litho^ippographié^,  et  boffte 
éternelle  aux  sots  qui  les  regarderont  comme  des  livres.  Votre  lUkù- 
typographie  est  l'abomination  de  la  désolation  dans  la  grande  Sion  de 
lacivtUsationl...  » 

£h  !  mon  Dieu,  monsieur  Old-Book,  ne  vous  emportez  pas  !  je  M  suis 
pas  »  éloigné  de  votre  opinion  que  vous  l'imaginez,  et  j'allais  dire  à 
peu  prés  ce  que  vousditesy  en  me  servant  dé  termes  plus  modérés.  La 
lHho4ypographie  a  des  inconvéniens  sensibles  qui  la  dénoncent  aa 
conmeree ,  k  la  diplomiatie ,  k  la  justice ,  mais  elle  ne  peut  rien  adu 
innocens  plaisirs  des  bibKopfailes.  £Ae  ne  mérite  pas  leur  cblère.  . 

B  y  a  deux  espèces  de  livrés  rares  :  premièrement ,  eeui  qui  Mit 


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4igi^  Céire  réwHurîiDés,  et  rkoprimerie  y  po^'^ira,  ù  elte  ^*f  a 
pas  poarvu;  secondement,  cenx  dont  la  riretiâ  fait  tout  le,  prix  »  pi 
^  la  lHh(kniiffM>gt',(i^hie  reifioàuijr^it  ^  cex^lt  aftiHe,  saaa  at^éniafr  la 
^eor  de  rédUioo  ofiginales  par^ce  que  xaelte  valeur  consiste  dans 
ndentité  de  la  chose  et  non  pas  daos  sa  Uf^ve*  La  verEoterie  prodoit 
de  bnx  diamaos,  et  an  souffle  de  fausses  perlas  avec  des  écailles 
4'aUett&^  mais  la  P^régrim  elle  Régent  pespirt  pas  eopore  tombés 
dans  un  grand  discrédit. 

Le  fac  simile  d'un  livre  rare  n'a  jamais  joui  d'une  bien  grande 
considération  anx  yeux  des  amateurs.  La  contre-façon  4e  la  Mère 
/(?aj»ne  dePostel,  dont  l'original  val^t  deux  cents  francs,  se  trouvait 
liséqseot  dans  le^omnjierce  pour  vingt  sous,  et  le  Cymlnihm  mHn4i 
fk  jDeaperriers  s'est  inutilement  .enri^  de  |a  curieuse  préface  de 
l^resper.  Marchand»  des  nal^ss  piquantes  de>L,a  Mononjoye,  des  cbar- 
jpantes  vignettes  de  Bernard  Piçart  :  Ijes  édiUpns  du  xvr  siècle  ^e 
feraient  pas  payées  au  poids  de  l'Qr,  les  réimpressipos  du  %ynV  sièfile 
^iftiept  surpayéesau  po|dsdu  biUon.  Cqneodaut,  le  Cymbaium  m/m4i 
est  un  livre  délicieux  dont  la  rareté  ne  fait  pas  le  seul  mente;  Bia|s 
£eci  est  un  d^s  caractères  I/es  plus  di^tinpltifs  de  la  bifolj^nanie.  ^e 
jt^^oucîe  peu  du  livre  i  et  fait  des  folies  pour  l'exen^Uaire. 

Si  des  réiippressians  de  ee^  genria  Qjki  été  jugées  dignes  qi^lqmefj^ 
4eprei]i4re  place  4aps  les  bi|b|lp,thèque&  choisies,  elles  ont  dû  cçt 
irantage  k  des  circonstances  particulières  qm  les  élevai^n^t  elliaf- 
pèmes  au  rang  des  livri^s  précieux.  La  collection  de  Çaron  e$t  un 
(ji.oix  slOjgu)îer  et  bien  fait  qui  se  recQ^^nande  par  un  fonD^jt  éiég^t 
li commode,  et  par  une  sorte  de  rareté  relative.  La  coHection  de 
I^hener  ei^t  une  bibliothèij^  facétieuse  tout  entière,  (fistii^g^ée  |^r 
kfbûii  du  papier  et  la  perfection  4e  l'exéciim^n  jtypograpbique,  jl 
en  est  de  même  de  quelques  autres,  et  on  ne  voit  pas  toutefois  q^e 
ls&  jolis  volumes  dout  x^es  ingénieqses  eiitreprises  ont  fait  native  le 
f/oiA  chez  œrjbains  amateurs ,  s'élèveut  beaucoup  dans  les  vei^teç  #g- 
4ess]93  d^s  prix  ordinaires,  ^  moins  que  l^jui  valeur  propre,  qu^  i^t 
fort  peu  de  chose ,  ne  soit  ^élevée  par  le  lu^e  d'un  tirage  ,^  part^  on 
(mae  reliure  de  Bau^nnet.  Ajoutons  ici  que  l'exactitiude  typogra- 
phique (ïnnfacrsimile  parfaitement  Qg^ré  n'augmente  ^n  aucjmp^ 
mnière  Ifi^  cha^^^es  de  succès  de  ces  ^ditioQS  postiches.  La  Qdélitiè 
4a  calque  est  «ne  chose^^  considérer  dans  la  neproductiop  d^un  m^ 
jiwscritoudans  jCjBlled'mie  édfilon  princepsy  parce  qu'elle  peqjt  domv^r 
Heu  I  des  compar^soQsuiUyi/eset  curieuses.  Dans  la  reproduction  d'wp 
lÎTire  plus  onmoms  ra^e,  sorti  d'upe  Iqt^nniefiie  qui  en  a  produit  mU!^ 


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240  EBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

autres  plus  ou  moins  communs,  c'est  une  superfluité  fort  insigni- 
fiante, et,  le  plus  souvent,  fort  maussade. 

La  réimpression  du  livre  rare  est  d'ailleurs  une  œuvre  d'industrie 
et  de  goût;  elle  demande  un  compositeur  habile,  un  correcteur  in- 
telligent ,  des  ouvriers  attentifs  à  la  pureté ,  à  l'égalité  du  tirage.  C'est 
un  livre  qu'elle  produit.  La  contre-épreuve  litho-typographigue  n'est 
qu'un  cadavre.  Elle  ressemble  beaucoup  à  l'original,  j'y  consens; 
mais  elle  lui  ressemble  comme  une  figure  de  Curtius  ressemble  à  une 
statue.  La  litho-typographie  vous  donnera  des  bibliothèques,  le  jour 
où  Curtius  vous  composera  des  musées. 

Et  puis,  cette  ressemblance  n'est  pas  d'une  identité  si  désespérante 
qu'on  l'imagine.  Cette  magnifique  hyperbole  est  tout  bonnement  da 
style  de  programme  à  l'adresse  des  ignorans.  Il  n'y  a  rien  de  moios 
identique  qu'une  feuille  de  papier  imprimé  et  une  feuille  de  papier 
litho-typographie.  Ce  qu'il  y  a  de  désespérant  y  c'est  Taudace  avec  la- 
quelle on  débite  des  bourdes  pareilles  à  la  face  d'une  nation  éclairée 
et  d'un  jury  de  savans  qui  la  représentent  à  leurs  risques  et  périls.  II 
n'est  personne  qui  ne  sache  que  le  caractère  d'imprimerie  est  en 
saillie  sur  la  forme  quand  elle  se  trouve  pressée  par  le  tympan;  les 
arêtes  s'y  détachent  donc  avec  netteté,  les  déliés  avec  finesse;  l'œil 
de  la  lettre  y  reste  limpide  et  brillant.  Rien  de  tout  cela  dans  la  liihih 
typographie  y  qui  retrouverait  en  vain  l'introuvable  papier  des  impri- 
meurs anciens,  si  elle  ne  trouve  en  même  temps  quelque  moyen  de 
faire  illusion  sur  \e  foulage  ^  et  je  la  mets  au  défi  d'y  parvenir.  Cest 
qu'elle  n'agit  pas  par  impression,  mais  par  expression.  L'imprimerie 
a  fait  empreinte^  elle  fait  tache;  le  type  métallique  mord  sur  le  papier, 
elle  y  bave.  La  litho-typographie  s'est  trompée  sur  son  véritable  nom, 
qui  est  connu  de  temps  inunémorial  ;  elle  s'appelle  la  màccu- 

TURE. 

Vous  voyez,  monsieur,  qu'il  n'y  a  pas  de  quoi  s'indigner  contre  un 
procédé  qui  ne  saurait  faire  illusion  au  plus  maladroit  des  connais- 
seurs. Notre  vieil  ami  Jean-Chrétien  Fabricius,  irrité  conmae  vous,  il 
y  a  quarante  ans,  de  l'audace  d'une  autre  espèce  de  contrefacteurs, 
fulminait  contre  eux  cette  terrible  imprécation ,  dans  le  goût  d'Oba- 
diah  :  Damnandœ  vero  memoriœ  sunt  John  Hill  et  Louis  Rexard, 
gui  insecta  ficta  proposuere.  Qu'en  est-il  arrivé?  C'est  que  Jean  ffiD 
et  Louis  Renard  en  ont  été  pour  leurs  frais,  et  que  l'insecte  factice 
n'a  jamais  été  reçu  dans  une  collection  d'amateurs.  Il  en  sera  de  même 
du  livre  factice  des  litho-typographes,  à  qui  Dieu  fasse  paix.  J'attends 
ces  présomptueux  chiffons  à  la  première  vente,  et  vous  verrez  corn- 


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LA  LITHO-TTPOGRAPHIE.  241 

ment  justice  en  sera  faite.  Il  n'y  a  pas  d'assez  petites  subdivisions 
dans  les  valeors  monétaires  pour  en  exprimer  Testimation. 

Quant  aux  autres  inconvéniens  que  vous  avez  aperçus,  et  que  les 
prAneurs  même  de  cette  sotte  industrie  ne  se  dissimulent  point , 
c'est  une  autre  question.  Oh!  sans  doute,  l'imprimerie  et  la  librairie, 
déjà  si  sérieusement  compromises  dans  leur  existence ,  doivent  en 
redouter  les  progrès.  La  contrefaçon  contre  laquelle  nos  savantes 
associations  littéraires  se  prononcent  avec  tant  de  vigueur,  n'aura 
plus  besoin  de  se  réfugier  en  Belgique,  et  l'on  pourra,  au  besoin, 
s'épargner  la  dépense  d'une  matière  chimique,  de  quelque  nature 
qu'elle  soit,  pour  reproduire,  avec  une  désespérante  identité ,  un  livre 
fraîchement  imprimé,  avant  que  les  exemplaires  brochés  soient 
rendus  à  l'éditeur.  Toute  feuille  qui  sort  de  la  presse  donne  sa 
contre^  épreuve  à  un  coup  de  barre,  et  il  n'y  a  plus  qu'à  jeter  cette 
contre-épreuve  sur  la  pierre  lithographique.  Les  forbans  étrangers 
trouveront  là  une  dangereuse  concurrence,  et  les  nôtres  y  gagneront 
une  bonne  prime.  Ceci  est  une  des  conséquences  inévitables  du  pro- 
grès, et  ce  que  le  progrès  veut ,  Dieu  le  veut. 

La  reliure,  qui  commençait  à  peine  à  reprendre  une  place  parmi 
les  nobles  métiers,  et  à  balancer  les  anciens  chefs-d'œuvre  de  nos 
Derome  et  de  nos  Padeloup ,  sera  ruinée  de  fond  en  comble ,  et  j'en 
ai  quelque  regret.  Qui  voudrait,  en  effet ,  d'un  exemplaire  d'un  vieux 
livre,  établi  defvAs  l'an  de  grâce  1839,  et  par  conséquent  suspect  de 
fabification,  sinon  dans  son  ensemble,  ce  qui  «st  impossible,  an 
moins  dans  quelques-unes  de  ses  parties,  tant  qu'il  se  trouvera  des 
exemplaires  authentiques,  munis  par  le  cachet  d'un  ouvrier  mort  du 
sceau  imprescriptible  de  leur  âge ,  qui  sera  désormais  le  seul  garant 
de  leur  pureté?  Combien  n'est-il  pas  de  volumes  dont  l'absence  d'un 
feuillet  peut  modifier  la  valeur,  et  cela  dans  une  proportion  incalcu- 
lable? Hais  ceux-là  n'ont  pas  eu  Thonneur  du  maroquin  antique,  des 
solides  .tranchefiles  de  Duseuille,  reconnaissables  entre  mille,  et  des 
riches  dentelles  de  Boyer.  La  vieille  reliure  augmentera  encore  de 
prix;  la  nouvelle  perdra  sa  considération  naissante,  et  Simier  sera 
obligé  de  se  faire  litho-typographe. 

Ce  danger  n'est  pas  de  conséquence  pour  nous,  monsieur,  qui  prê- 
terons deux  ais  de  bois  couverts  d'un  cuir  brut,  une  bonne  peau  de 
truie  estampée  d'Allemagne,  ou  un  bon  vélin  cordé  de  Hollande,  à 
toute  cette  basane  maroquinée  que  Bozérian  et  Courteval  ont  brodée 
de  si  lourdes  arabesques.  Nos  incunables  ne  seront  jamais  confondus, 
grâce  au  ciel!  dans  leur  costume  à  la  vieille  mode,  avec  le  fac-similé 

TOMB  XIX.  16 


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^3  RBVCE  DSS  BBCX  JIONBES* 

litho-typographique.  La  litho-typographie  ne  s'ert  pas  encore  atisée 
de  litho-typographier  la  couverture  de  ces  volâmes  véDéraUes  que 
le  vulgaire  appelle  des  bouquins. 

Reste  le  grand  péril  social ,  doot  l'inventioD  que  vous  savez  menace 
le  conunerce.  C'est  matière  de  cours  d'assises.  Puisque  la  société  fait 
le  progrès,  que  la  société  s'en  défende.  Il  n'y  a  rien  de  plus  juste. 
Kous  sommes  tout-à-fait  étrangers  à  ce  débat,  nous  autres  élaboriK 
leurs  obscurs  de  savantes  inutilités,  prolétaires  inconnus  de  la  répiH 
blique  des  lettres,  ouvriers  sans  lucre  et  sans  trafic,  dont  le  nom  ne 
vaut  pas  les  frais  d'une  couche  d'encre  et  d'une  feuille  de  papier. 
L'industriel  qui  parviendrait  à  tirer  quelque  chose  du  mien  chez  on 
banquier^  posséderait  un  secret  plus  rare  que  celui  de  la  litho-typo- 
graphie. Qu'on  aille  plutât  demander  à  H.  Agoado  quel  crédit  il  ert 
disposé  à  faire  sur  un  billet  signé  Néophobusy  et  on  m'en  dira  des 
nouvelles.  Je  ne  vois  donc  aucune  raison  pour  m'inquiéter  d'un  mal 
qui  ne  peut  m'atteindre,  et  j'en  laisse  le  touchant  souci  à  messieurs 
les  philantropes  de  l'Académie  des  Sciences  .morales.  Ils  sont  payés 
pour  cela. 

£n  attendant  que  la  Utho-iypographie  embarrasse  la  justice  disbri- 
butive  dans  l^pplicatîon  de  la  pénalité ,  elle  loi  donne  bien  da ml 
dans  l'application  de  la  récompense.  Et,  d'abord,  comment  atseï 
reconnaîtffe  le  mérite  d'une  découverte  qui  ne  tend  rien  moins  fu'à 
l'avilissement  de  toutes  les  bibliothèques  et  à  l'anéantissement  de 
toutes  les  presses?  Les  médailles  sont  si  chétives ,  les  pensions  natid^ 
nales  si  sordidement  écon(Mniques,  et  la  croix  d'hMineur  ^  eom- 
munel  A  qnid'ailleurs  décerner  cette  palme  réclamée  deioutes parts! 
Croiriez-vous  que  la /t7Ao-^/>o^ra/7Ai6  a  maintenant  quarante-quatre 
éditeurs  responsables,  tons  également  possesseurs  du  fameux  secret 
de  la  matière  chimique,  tous  également  habiles  à  maculer  du  papier 
blanc  avec  du  vieux  papier  imprimé ,  tous  imprégnant,  imprimant, 
défigurant,  dénaturant,  contrefaisant  et  postulant?  Le  parti  le  pins 
sûr  serait  d'accorder  le  prix  à  Senefelder,  qui  a  du  moins  inventé 
quelque  chose.  L'art  de  la  lithographie,  qui  n> est  pas  sans  reprodie, 
rachète,  en  effet,  ses  inconvéniens  par  de  préciera  avantages;  il  sert 
la  facilité  du  génie  comme  celle  de  la  médiocrité;  il  permet  aux  talens 
inspirés  d'autographier  leur  pensée  avec  une  vivacité  qui  disparaît 
souvent  sous  le  travail  correct  et  pur,  mais  lent  et  froid  du  burin. 
C'est  une  assez  belle  chose»  Hais  quoi?  Senefelder  Iui-4nènie  ne  ^at^ 
tribuait  pas  tout  l'honneur  de  «a  découverte.  Il  convenait,  dans  la 
sotte  naïveté  de  sa  modestie,  que  son  procédé  lui  avait  été  enseigné 


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LA  IITHO-TTPOGRAPHTB.  H3 

par  on  de  ces  jongleurs  de  la  foire  qui  le  vendent  cinq  sous  sur  les 
places  publiques,  et  qui  n'en  tirent  pas  vanité.  On  est  donc  pour  le 
moment  à  la  recherche  du  jongleur  de  Senefelder,  sauf  à  en  cou- 
ronner un  autre ,  si  celui-là  ne  se  retrouve  pas  ;  après  quoi  il  restera 
démontré  ce  que  vous  savez  depuis  long-temps  :  c'est  que  toutes  les 
sciences  du  progrès  commencent  à  un  charlatan  et  finissent  de  même. 
Si  j'avais  l'honneur  d'être  membre  du  jury,  j'accorderais  sans  hési- 
ter ta  céoompense  promise  à  M.  Toebener,  notre  actif  et  ingénieux 
Pickering,  qui  a  publié  il  y  a  dix  ans  les  premiers  essais  de  la  litho^ 
typographie  dans  deux  jolies  contrefaçons  des  Dits  de  Salomon  et  des 
Faits  merveilleux  de  Virgile;  je  lui  donnerais  ^suHe,  au  nom  des 
gens  de  goût,  une  seconde  récompense  plus  flatteuse  et  mieux  mé- 
ritée, pour  avoir  su  renoncer  de  bonne  heure  à  ce  mode  économique 
mais  grossièrement  matériel  de  réimpression ,  qui  ne  satisfait  ni  les 
yeux  ni  l'esprit,  et  qu'il  faut  dévouer  à  toute  l'indignation  des  bi- 
bliophiles. Delenda  est  Cartkago.  Cela  veut  dire  littéralement  :  Qu'on 
nous  délivre  de  ce  vilain  papier^  si  méchamment  barbouillé  par  des 
wutnceuvres/ 

MOPflOBUS. 


16. 


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DE 

L'ÉTAT  DES  PERSONNES 

DANS  LA  MONARCHIE  DES  FRANCS,  i 


On  observe  dans  les  chartes  et  dans  les  autres  documens  des  deax 
premières  races  quatre  principales  classes  de  personnes  :  les  hommes 
libres,  les  colons,  les  lides  et  les  serfs.  L'homme  perdait  de  plus  en 
plus  de  sa  liberté  à  mesure  que  de  la  première  classe  il  descendait 
dans  les  trois  autres.  L'état  du  colon  était  meilleur  que  celui  du  lide, 
et  l'état  du  lide  meilleur  que  celui  du  serf.  Ces  trois  états  «  qui  finirent 
par  se  confondre,  restaient  séparés  dans  le  principe  par  des  barrières 
insurmontables.  On  se  formera  tout  de  suite  une  idée  de  chacun 
d'eux ,  si  l'on  se  représente  le  colon  comme  astreint  au  service  de  la 
terre,  le  lide  primitif  ou  lète,  hetusy  au  service  des  armes,  et  l'es- 
clave à  celui  des  personnes,  c'est-à-dire  que  la  servitude  du  premier 
était  terrienne;  celle  du  second,  militaire,  et  celle  du  troisième, 
personnelle. 

DES  HOMMES  LIBRES. 

L'homme  libre  du  moyen-Age  est  en  quelque  sorte  défini  par  la 
formule  ordinaire  des  actes  d'afiTranchissement;  c'est  l'homme  qui 

(1)  La  Revue,  dans  son  numéro  du  15  avril  1838,  contenait,  sur  Yétat  de»  per^ 
sonnée  et  dee  terrée  en  France^  un  article  qui  sert  d'introduction  à  celui  que  nous 
publions  aujourd'hui,  et  qu*un  travail  analogue  sur  les  lides  et  les  serfs  complétera 
plus  tard.  Nos  lecteurs  accueilleront  sans  doute  avec  faveur  les  recherches  de 
M.  Guérard  sur  un  point  important  de  notre  histoire  nationale.  Les  travaux  anté- 
rieurs de  M.  Guérard  à  Tlnstitut  et  à  FEcole  de  Chartes  le  mettaient  mieux  que 
personne  à  même  de  porter  la  clarté  en  ces  difficiles  et  obscures  questions. 


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HECHERCHES  HISTORIQUES.  2<k5 

jouit  da  droit  d*aHer  où  il  veat  sans  pouvoir  être  légalement  réclamé 
par  ancan  maître  (1). 

n  ne  faut  pas  confondre,  dans  la  classe  des  hommes  libres,  les 
ùu^énus  avec  les  affranchis^  c'est-à-dire  les  hommes  libres  de  race 
aYec  les  hommes  libres  par  affranchissement.  Vingenuus  était  par 
conséqnent  d'une  condition  supérieure  à  celle  du  liber,  à  moins  quUl 
ne  fût  tombé  dans  la  servitude,  auquel  cas  le /i&erétait  au-dessus  de  lui. 

On  peut  distinguer  trois  espèces  d'hommes  libres,  suivant  qu'ils 
ont:  !•  liberté,  propriété  et  juridiction;  2*  liberté  et  propriété  sans 
juridiction;  3^  liberté  sans  propriété  ni  juridiction. 

I.  —  La  première  espèce  se  compose  des  hommes  libres  établis  sur 
leurs  propres  terres,  dont  l'administration  et,  du  moins  en  grande 
partie,  la  juridiction  leur  appartiennent.  Les  hommes  nés  de  parens  il- 
lustres, puissans  ou  riches,  et  les  hommes  investis  ou  sortis  de  charges 
considérables,  composaient  parmi  eux  ce  qu'on  peut  appeler  la  no- 
blesse. Tels  étaient  les  sénateurs  ou  les  nobles  de  Grégoire  de  Tours, 
de  Fortunat,  de  Frédégaire,  et  la  plupart  des  optimaiesj  des  primates, 
des  proceres,  des  potentes,  mentionnés  dans  un  nombre  infini  de 
textes.  Cette  noblesse,  soitde  naissance,  soit  d'illustration,  jouissait, 
entre  autres  privilèges,  d'une  composition  plus  forte,  principale- 
ment chez  les  Saxons  et  chez  les  Frisons.  Mais ,  dans  un  très  grand 
nombre  de  cas,  surtout  du  ix"*  au  x*  siècle,  le  titre  de  nobilis  désigne 
simplement  un  ingenuus  (2)  ou  un  liber.  Ces  deux  derniers  termes 
sont  même  indifféremment  employés  l'un  pour  l'autre ,  dès  les  pre- 
miers temps  de  la  monarchie.  D'autres  fois  le  mot  ingenuus  semble 
t)^oir  conservé  sa  vraie  signification.  Très  souvent  il  désignait  encore 
soit  un  affranchi,  soit  une  personne  exempte  de  la  capitation,  ou  qui 
n'était  pas  inscrite  dans  les  livres  de  cens.  Enfin ,  on  le  donnait  aux 

colons  et  en  général  à  tout  ce  qui  n'était  pas  servus. 
Les  propriétés  des  hommes  libres  portaient  le  nom  d'a/Zei/j:,  et  ces 

dieux  ne  doivent  pas  être  confondus,  comme  on  le  verra  plus  tard , 

(Tec  les  terres  saliques. 

(1)  Eam  deniqae  pergat  partem,  qaamcunque  volens  canonice  elegerit;  habens- 
^  portas  aperus,  etc.  (  Fomi.  lAndênhr.,  101.  )  ^  Cette  formule  rappeUe  ces  vers 
^Fbnte,  dans  Menœehm.,  v.  7,  39-iO  : 

—Sic  sine  igîtnr,  si  tnum  negas  me  esse,  abire  liberum. 
—  Mea  qaidem  hercle  caussa  liber  esto ,  alque  ito  qno  voles. 

(i)  Fedt  te  IU)erum  non  nobilem ,  qaod  impossibile  est  post  liberUtem.  (  The^ 


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2i6  EEYUB  DBS  DSUX  MDNDEd. 

Le  dénombrement  des  hommes  libres  de  chaque  comté  devait  être 
fait,  sous  la  surveillance  des  commissaires  généram ,  par  les  comtes 
ou  par  les  centeniers. 

Au  nombre  des  droits  dont  jouissaient  les  hommes  libres,  jedterai, 
outre  ceui  de  propriété  et  de  juridiction  ou  d'immunité  et  de  sei- 
gneurie, celui  de  port  d'armes  et  de  guerre  privée,  c'est-à-dire  le 
droit  qu'ils  eurent  pendant  long-temps  de  poursuivre  et  de  vedgef 
à  main  armée  les  injures  et  les  torts  reçus  par  eux  ou  parleur  famiUe. 
Les  compositions  auxquelles  ils  avaient  droit  étaient  «n  général  d'oi^ 
taux  plus  élevé  que  les  compositions  assi^^ées  am  personnes^  d'u» 
condition  inférieure.  De  plus,  ils  étaient  soumis  à  une  pénalité  diffé- 
rente. Quiatit  aul  charges  qui  leur  étaient  imposées,  elles  consis- 
taient dan^  robligation  d'ctller  à  l'armée ,  d'assister  aux  assemblées^ 
publiques,  de  siéger  dans  les  tribtmaur,  et  de  procéder,  dans  cei^' 
tàins  cas,  à  l'exécution  des  jngemens;  de  ooncourit  à  la  répatnticm 
des  chemins,  dés  ponts  et  des  chaussées;  de  hire  teguet,  de  loger  et 
d'entretenir  les  envoyés  du  prince ,  et  de  leur  fourtilr  des  chevaux  (1). 
Us  pouvaient  s'attacher  à  des  seigneurs  particuliers  et  s'engager  dans* 
le  vasselage,  sainsperdre  ordinairement,  pour  cela,  leur  liberté  m 
leur  noblesse  (2f).  Mais  ils  ri'afvaient  pas  le  droit,  pour  s'affiranchir  dH' 
service  de  guerre,  de  s'engager  dans  les  ordres,  ni  d*abandonn^ 
leurs  biens  aux  églises,  sans  Tautorisation  du  souverain.  Toutef(HS, 
cette  autorisation  n'était  pas  exigée  par  la  Ibi  des  Allemands. 

Les  hommes  libres  établis  sur  le  même  territoire  formaient  entre 
eux  une  espèfce  de  société  civile,  et  jouissaient  en  conmiun  de  cer- 
tains usages ,  suivant  la  nature  des  lieux. 

II.  — Les  hommes  libres  de  la  seconde  espèce  ne  jouissaient  d'au- 
cune immunité  ni  jtiridiction,  soit  parce  qu'ils  n'habitaient  pas  sur 
leurs  propres  terres,  soit  parce  qu'ils  étaient  soumis  à  la  juridiction 
du  propriétaire  sur  les  biens  duquel  ils  habitaient ,  ou  du  seigneur 
qu'ils  s'étaient  choisi.  Un  assez  bon  nombre  d'entre  eux  demeuraient 
dans  les  domaines  du  roi.  En  général ,  ceux  qui  s'établissaient  sur  les 

(1)  Sot  tous  ees  droits  et  ces  devoirs  des  liomnies  libres ,  voyez  le  saYant  oavnfli 
du  professeur  Eichhorn,  Histoire  du  droit  et  de  Vétai  deê  Gêrmaim^  I  iS,  75, 71^ 
et  86  (en  allemand). 

(a)  Montesquieu  se  trompe  lorsqu'il  reconnaU  {Esprit  des  Lois,  XXX,  17  et  25; 
XXXI ,  Si  )  sous  les  deux  premi^'res  races  Pexistence  d'une  noblesse  privilégiée,  à 
laquelle  scdle  aurait  appartenu,  jusqu'à  Chartes  Martel,  le  droit  de  tenir  des 
Jbénéfices. 


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terres  des^églises  ou  des  abbayes  sortaient  de  la  juridiction  ordinaire, 
at  passaient  sous  celle  des  ivéques  ou  des  abbés.  Ceux  qui  s'étaient 
angagésdans  le  vassdage  vivaient  sous  la  juridiction  de  lenupsseî^ 
geeurs,  quoiqullsfussent  tenus  de  jurer  fidélité  au  roi^ 

Les  hommes  libres  propriétaires  v  établis  sur  un  fonds  étranger,  et 
mant  sous  la  juridiction  des  évèques  ou  des  abbés ,  étaient  soumis 
«I  mômes  charges  que  les  hommes  libres  de  la  première  espèce; 
seaiement,  ces  charges  tournaient  au  profit  de  leurs  patrons  ou 
ttigneurs*  Ainsi  les  hommes  libres  des  terres  de  Févèqae  de  Paris, 
antre  qu'ils  étaient  obligés  de  le  suivre  à  Tarmée,  devaient  faire  et 
piyer  au  profit  de  aon  église  ce  qu'ils  fais^aient  et  payaient  jadis  au 
profit  de  l'^mpereuc 

n  faut  observer,  au  sujet  de  ces  juridictions  particulières,  dont 
joaisaaieDtle&éYéques ,  les  abbés  et  les  bommes  libres  de  la  première 
aqpèce,  qu'eHes  restaient  placées  sous  l'inspection  des  officiers  du 
ni,  et  91e  oeui-KÛ  devaient  nonnseulemeat  veiller  à  Ja  poursuite  et 
à  Ja  punition  des  crimes  (pii  s'y  commettaient ,  mais  encore  réserver 
certains  cas  à  la  justice  de  leur  propre  tribunal» 

QI.  -^  Les  hommes  fibres  de  la  troisième  espèce  ne  possédaient  ni 
terres,  ni  juridiction  ;  c'étaient  en  général  des  hiHiunes  soumis  à  des 
cens.  Ilsavaientmoins  de  droits.eten  même  tenq>s  moins  de  charges 
que  les  autres  hommes  libres. 

Lorsqu^nn  honune  ne  se  sentait  pas  assez  fort  pour  se  maintenir 
par  luÎHSième  dans  b' jouissance  de  sa  Uberté  et  de  sa  propriété,  il 
avait  recours  à  quelque  seigneur  puissant  et  se  rangeait  sous  son 
patronage.  Il  lui  remettait  les  biens  qu'il  possédait,  sous  la  condition 
d'en  conserver  la  jouissance  perpétuelle  et  héréditaire ,  moyennant 
un  cens  annuel  et  fixe,  a  En  Suisse,  dans  le  bourg  de  Wolen,  près 
de  Bremgarten,  canton  d'Argovie,  habitait  un  homme  puissant  et 
riche,  nommé  Contran,  qui  convoitait  ardemment  les  biens  de  son 
voisinage.  Des  hommes  libres  du  même  bourg,  jugeant  qu'il  serait 
bon  et  clément,  lui  offrirent  leurs  terres,  à  condition,  d'une  part, 
qu'ils  lui  en  paieraient  le  cens  légitime ,  et  de  l'autre ,  qu'ils  en  joui- 
nûent  paisiblement  sous  sa  protection  et  tutelle.  Contran  accepta 
leur  e{&«  avec  joie;  mais  il  travailla  sur-le^^bamp  à  leur  oppression. 
JDttBsleaoomnieocemens,  il  leur  demanda  toutes  sortes  de  choses  a 
titre  purement  gratuit;  ensuite  il  voulut  tout  exiger  d'eux  avec  auto- 
rité, enfin  il  prit  le  parti  d'en  user  à  leur  égard  comme  envers  ses 
propres  serfs.  Il  leur  conunandait  des  corvées  pour  le  labour  de  ses 


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2hS  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

champs,  pour  la  récolte  de  ses  foins  et  pour  la  moisson  de  ses  blés; 
c*était  de  sa  part  ane  suite  continuelle  de  vexations.  Comme  ils  récla- 
maient et  jetaient  les  hauts  cris,  il  leur  signifia,  pour  toute  réponse, 
que  rien  de  ce  qu'ils  possédaient  ne  sortirait  de  chez  eux ,  s'ils  refu- 
saient de  défricher  ses  terrains  incultes ,  d'enlever  les  mauvaises 
herbes  de  ses  champs,  et  de  faire  la  coupe  de  ses  bois.  Il  exigea  de 
chacun  de  ceux  qui  habitaient  en-deçà  du  torrent  deux  poulets  de 
cens  annuel  pour  leur  droit  d*usage  dans  la  forêt,  et  un  seul  poulet, 
de  ceux  qui  habitaient  au-delà.  Les  malheureux  habitans  sans  dé- 
fense furent  obligés  de  faire  ce  qu'on  leur  demandait.  Cependant,  le 
roi  étant  venu  au  château  de  Soleure,  ils  s'y  transportèrent  et  se 
mirent  à  pousser  des  clameurs  en  implorant  du  secours  contre  Top- 
pression.  Hais  les  propos  inconsidérés  de  quelques-uns  d'entre  eux 
et  la  foule  des  courtisans  empêchèrent  leurs  plaintes  d'arriver  jusqu'au 
roi,  de  sorte  que,  de  malheureux  qu'ils  étaient  venus,  ils  s'en  retour- 
nèrent plus  malheureux  encore  (1).  »  —  «  Ce  ne  fut  que  long-temps 
après,  en  1106,  ajoute  l'historiographe,  dont  nous  avons  reproduit 
fidèlement  le  récit,  que  les  religieux  de  Mûri  achetèrent  tous  les  biens 
possédés  à  Wolen  par  Rodolphe,  successeur  de  Contran,  et  que  les 
habitans  obtinrentuntraitementplus  équitable  et  plus  doux,  d  —  Cet 
exemple,  quoique  emprunté  à  des  temps  postérieurs  à  ceux  qui  nous 
occupent,  nous  a  paru  propre  à  faire  voir  combien  la  liberté  sans  la 
force  était  de  difficile  garde  pendant  le  moyen-flge. 

Les  hommes  libres  qui  payaient  la  capitation,  c'est-à-dire  un 
droit  annuel  fixé  d'ordinaire  à  quatre  deniers  par  tête,  soiît  désignés 
dans  les  textes  sous  les  noms  de  capitales^  capitalitii,  homines  de 
capiiCy  cavaticarii.  D'autres  étaient  appelés  mtene^m/ès  ou  munhortUiy 
parce  qu'ils  vivaient  sous  la  tutelle,  mundium,  munboratio,  d'un 
homme  puissant,  auquel  ils  payaient  une  redevance.  11  ne  paraît  pas 
toutefois  que  beaucoup  d'hommes  libres  aient  été  soumis  à  la  capita- 
tion avant  le  milieu  du  i\^  siècle;  du  moins ,  la  plupart  des  personnes 
qui  la  supportaient  avant  cette  époque  sont  rangées  par  les  docu- 
mens  au  nombre  des  colons  ou  des  serfs. 

En  général ,  les  hommes  libres  et  les  affranchis  placés  sous  la  main- 
bourg  ou  tutelle  des  églises  ou  des  monastères,  et  composant  la  classe 
nombreuse  des  tributaires  ecclésiastiques,  étaient  obligés  envers  leurs 
patrons  à  certains  services  et  tributs.  Ils  furent  connus  plus  tard  sous 

(1)  Aeta  fund.  Murent,  monast. ,  dans  Herrgott,  Genealog.  Habshurg.y  tom.  I , 

iKlg.8M. 


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RECHERCHES  HISTORIQUES.  S49 

le  nom  de  conditionales ,  et  sont  appelés  dans  nos  anciennes  con- 
tâmes conditionnés  et  gens  de  condition  y  parce  qu'ils  ne  jouissaient 
qae  sous  des  conditions  plus  ou  moins  onéreuses  de  la  liberté  ou  du 
patronage  qu'ils  avaient  obtenu.  Quelquefois  ces  conditions  se  rédui- 
saient à  de  simples  marques  extérieures  de  respect  ou  de  soumission. 
Ainsi,  en  615,  Bertramnus,  évèque  du  Mans,  après  avoir  donné  par 
testament  la  liberté  à  plusieurs  serfs,  tant  romains  que  barbares,  et 
les  avoir  mis  sous  ta  protection  de  Fabbaye  de  Saint-Pierre-de-la- 
Coature,  leur  prescrit  de  se  réunir  tous  les  ans,  le  jour  de  sa  mort, 
dansTéglise  de  cette  abbaye,  et,  pour  tenir  lieu  d'of&andes  de  leur 
part,  de  raconter,  au  pied  de  l'autel,  le  présent  de  la  liberté  et  les 
autres  dons  qu'il  leur  a  faits;  puis,  de  remplir  pendant  ce  jour  l'an- 
cien ministère  dont  chacun  d'eux  avait  été  chargé  avant  son  af- 
fraochissement,  et  de  prêter  en  même  temps  assistance  à  l'abbé.  Le 
lendemain,  celui-ci  devait  à  son  tour  les  convier  à  un  repas,  après 
lequel  ils  retourneraient  chez  eux ,  pour  y  vivre  en  paix  sous  la  pro- 
tection de  l'église  (!]:  cérémonie  pieuse  et  touchante,  digne  de  la 
charité  chrétienne ,  qui  seule  en  pouvait  inspirer  l'idée ,  et  dont  le  but 
était,  non  plus  de  témoigner  orgueilleusement  de  l'inégalité  des 
conditions  sociales,  mais  de  perpétuer  avec  le  souvenir  des  bienfaits 
de  l'ancien  maître  la  reconnaissance  de  l'ancien  esclave!  Elle  unis- 
sait de  cette  manière  le  patron  à  l'affranchi ,  non  pas  avec  des  chaînes 
pesantes ,  mais  avec  les  seuls  liens  du  respect ,  de  l'attachement  et  de 
la  religion. 

Enfin ,  on  peut  mettre  au  nombre  des  hommes  libres  sans  juridic- 
tion ni  propriété ,  ceux  qui ,  n'ayant  pas  de  quoi  subsister,  prenaient 
le  parti,  pour  s'assurer  la  nourriture  et  le  vêtement,  de  se  recom- 
mander aux  gens  riches,  en  s'engageant  pour  la  vie,  envers  eux, 
an  service  des  ingénus. 

Les  serfs  auxquels  on  donnait,  avec  la  liberté,  quelques  biens  en 
propre,  devenant  ainsi  propriétaires,  appartenaient  à  la  seconde  es- 
pèce d'bonunes  libres  dont  nous  avons  parlé  ;  il  en  était  de  même  des 
hommes  libres  propriétaires  qui  se  mettaient  au  service  d'autrui,  ou 
qui  cultivaient,  avec  leurs  propriétés ,  des  terres  étrangères.  Mais  on 
doit  rapporter  à  la  troisième  espèce  ceux  qui  n'avaient  d'autres  terres 
que  celles  quMls  prenaient  à  bail ,  moyennant  un  cens  et  des  services 
déterminés.  Leur  témoignage  était  reçu  en  justice  dans  toutes  les 
questions ,  excepté  dans  celles  de  propriété.  Le  service  de  guerre 

(1)  Testam,  Bftramn.  episc.  Cenom. ,  dans  Bréq. ,  pag- 113. 


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^0^  KfiVOS  MS-VBtX  WÊOimBÊ. 

n'était  pas  dû  par  celui  qui  ne  possédait  ni  terres,  ni  serfs^;  d'oùîT 
arrivait,  comme  on  Fa  yu,  que  Ttiomme  libre  renonçait  è  sespRH 
priélés  pour  s'affranchir  de  ce  service.  Cependant  celui  qui,  saat 
être  propriétaire  foncier,  possédaRun  mobilier  de  la  valeur  detimf 
sôli^(i),  â^efdjotgnait  à  cinq  autres  personnespiaoéea  daM t»iaêne 
positfoii  de  fortune,  pour  fournir  un  homme  à  Farmée^ 

Les  hommes Iibres;établfB9ur  un fonds^èlranger;  ef  vivant  sauste 
pattronag^  d^autitif ,  étaient  aliénés  avee  iefsnds  qui  la  bidiitaieni  et 
passaieiit  dans  le  domaine  du  nouveau  propriétaire;  Eli  755,  le  lOi" 
Pépin  fit  à  rabbaye  de  Saint^Dtois  eeasion  de  ta  maison^  Saidt*^ 
Mihiel  et  des  biens  qui  en  dépendaient ,  y  compris  leaec^MAasUqaes 
et  1^  seffs. Xong^temps  après,  en  Tan  1000,  un  nonlMé  Atftelnms 
donna  aux  religieux  de  Cluni  une  terre  avec  deux  homme»  libres  et 
teur  patrimoine  ^. 

Il  arrivait  même  que  des  hommes  libres  étalent  vendus,  domiés 
ou  échangés  isolément.  C'est-à-dire  sans  lé  territoire  occupé  par  eux. 
Ainsi,  le  roi  Pépin  céda  au  monastère  dé  Saint-Gall  plusieurs  hommes 
libres  du  Brisgau,  et  au  monastère  de  Morbach  cinq  hommes  libres 
avec  leur  postérité.  Mais  je  dois  faire  observer  que  ces  concessions 
(confirmées,  la  première  en  828,  par  les  empereurs  Louis-fe-Débon- 
naire  et  Lothaire;  la  seconde,  par  l'empereur  Lôthaire,  en  8&0]  cooh 
prenaient  moins  les  personnes  elles-mêmes,  que  les  droits  et  les  ser- 
vices auxquels  elles  étaient  obligées  envers  le  souverain. 

Les  hommes  libres  placés  sous  la  puissance  d'autrui  pouvaiâft 
d'ailleurs  améliorer  leur  condition ,  en  faisant  faire  à  leurs  frais,  par 
d'autres  personnes,  les  services  de  jour  et  de  nuit,  dont  ils  étaient 
chargés.  Ils  pouvaient  aussi  la  détériorer  en  se  Chargeant  eux^némes 
de  nouveaux  services  de  cette  espèce;  ils  s'engageaient  en  effet  i 
servir  de  toutes  les  manières  (3).  Un  grand  nombre  d'entre  eux  exer- 
çaient aussi  des  professions  réservées  ordinairement  aux  serfs:  les 
lins  étaient  pêcheurs,  d'autres  laboureurs,  d'autres  palefreniers,  etc^ 

Souvent  les  hommes  libres ,  pressés  par  la  misère,  se  mettaient ea 
servitude,  en  vendant  leur  liberté  pour  une  sonune  d'argent;  mais, 


(1)  Environ  ISOfiraaes,  parce  qu'il  s'ag^ssaft  de»  nouveaux  sens  €^aIgeBt*—Vo^ 
ma  Dissertation  sur  U  Système  monétaire  des  Francs,  tables  yi  et  ix. 

(2)  Una  colonia  cum  Francos  duos  (  sic  )  Bernoardo  et  Leodegario  atqne  eonim 
hxreditate;  servum  vero,  nomine  Gotbertum,  cum  uxofe  sua,  ^tuOiier;  llem  aUul 
servum ,  etc.  (  Chart.  Antelmi,  à  la  Bibliothèque  du  roi,  original.  ) 

(3)  Capitul ,  1.  vn ,  c  395.—  MTofwlf. ,  H  ,17;  et  Appétit  15^ 


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^-r 


ESCHWCIUB3  mSTOEIQUES.  .  251 

dans  ce  cas ,  ils  avaient  la  faculté  de  se  racheter  en  remboorsant  leur 

prix  de  vente  augmenté  d'uo.ciiU|uiènpye.  Souvent  aussi,  dans  l'im- 

possibilité  d'acquitter  leurs  dettes  ou  d'autres  obligations,  ils  s'en- 

^gigeaiflnt  par  on  aote ,  appelé  obmwatio,  à  servir,  soit  à  perpétuité, 

-sait  iodéfiniiMftlv  jusqii'À  ce  qu'ibse  fussent  Ubéré$,  sott  pour  un 

impsi&ié  d'aiuMa,  tiNièSi lequel  ils  r«d«^Y^weitf  lUvas  ^^ooime^aa- 

paravant  (1). 

n  résulte  de  ce  qui  précède  que  l'état  de  liberté  était  loin  d'offrir 
les  mèmea  droits  ^^Hesmèwi^avaQtagjeSià  tous.cciji^  qiii  en  jouis- 
saient. U  parait  d'ailleurs  constant  qu'en  général  on  était  d'autant 
pins  libre  qu'on  était  plus  fçrt,  et  que  plus  on  avait  de  richesse  on  de 
pnissaiiçe,  pins  on  était  ménagé  non  seulement  par  le  souverain 
et  par  le  magistrat,  mais  encore  par  la  loi.  Dans  tons  les  cas,  la 
ooiûlition  de  la  terre  était  indépendante  de  la  condition  de  la  per- 
sonne qui  l'occupait,  et  réciproquement  (2) ,  de  sorte  qne  les  terres 
entièrement  franches  pouvaient  être  occupées  par  les  personnes 
d'une  condition  plus  ou  moins  servile,  et  les  hommes  libres  pou- 
vaient habiter  et  posséder  les  terres  plus  ou  moins  grevées  de  rede- 
vances et  de  services. 

Le  nombre  des  hommes  libres  en  France,  avant  Tinstitation  des 
communes,  alla  toujours  en  augmentant  ou  en  diminuant ,  suivant 
ridée  qu'on  attache  à  ce  nom.  Si  l'on  entend  par  liberté  l'état  des 
p^sonnes  qui  n'étaient  ni  des  vassaux,  ni  des  colons,  ni  des  serfs, 
les  hommes  libres,  qui ,  dans  ce  cas,  ne  sont  antres  que  les  hommes 
indépendans,  furent  toujours  de  moins  en  moins  nombreux,  et  fini- 
rent par  disparaître  à  peu  près  entièrement  au  x*  siècle;  alors  presque 
tout  ce  qui  habitait  en  France  était  l'homme  de  quelqu'un ,  quoiqu'â 
des  conditions  fort  différentes.  Hais  si  l'on  entend  généralement  par 
libres  tous  ceux  qui  n'étaient  pas  serfs,  la  classe  des  hommes  libres 
se  grossit  continuellenDient  (3)  sons  l'influence  et  sons  la  protection  de 
M  religion  cbrétieqnç,  qui  attaqua  Ja  servitude  dans  son  principe,  et 
^^i««n,la  eombatttont  sfliQs j#Qbe,  finit. par  eji  délivrer  la  plus 
panda  part^  de  TEnrope. 

{t>  CaroLC.  e^t.  Pi$t. ,  jin.  86i ,  c.  ^i.-r-frrpg.JJSAn^. ,  VII,  45.  —  Mareulf. , 
.  n ,  SS;  —  4|>pefid. ,  16  et  M. 

(S)  Décret.  Childth.  //,  eirea  an,  595,  cap.  viii.— Vpy.  HQuard  ^  ÂndemMi  lois 
i9t  Françaii^  toym.  I  ^  jvig,  351. 

(S)  |i.  Jacqiie9  Grin^m  conjecture  qu'au  x»  siècle  la  moitié  au  moins  de  la  popu- 
lation e^n  Allemagne  ne  jouissait  pas  de  la  liberté.  (  ArUiq.  du  Jhroit  germanique, 
1 1,  chap  •  iT,  B.  9 ,  p.  g.  331,  en  allemand. } 


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252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

DES  COLONS. 

Le  colon  do  moyen-Age  prend  sa  place  entre  rhomme  libre  et  le 
serf.  U  descend  du  colon  romain ,  et  nous  avons  besoin ,  pour  con- 
naître sa  condition  sous  les  Francs,  de  remonter  au  colonat  de  Tem- 
pire,  tel  qu'il  fut  réglé  par  la  législation  romaine. 

DU  COLONAT  SOUS  LES  EMPEREURS  ROMAINS  (1). 

.D*après  les  codes  de  Théodose  et  de  Justinien,  le  colon  est  Thomme 
qui ,  inséparablement  attaché  à  la  culture  d'un  fonds  étranger,  en 
fait  les  fruits  siens,  moyennant  une  redevance  fixe  qu*il  paie  au  pro- 
priétaire. Vivre  et  mourir  sur  le  sol  où  il  est  né ,  c*est  là  son  destin , 
comme  celui  de  la  plante.  Mais,  esclave  par  rapport  à  la  terre,  il  est 
libre  à  l'égard  des  personnes  ;  et ,  quoique  placé  ainsi  dans  une  con- 
dition intermédiaire  entre  la  liberté  et  la  servitude,  il  est  en  défini- 
tive mis  au  rang  des  honmies  libres  par  le  droit  romain. 

Les  colons,  tels  qu'ils  viennent  d'être  définis,  apparaissent  claire- 
ment, pour  la  première  fois,  en  3^,  dans  une  loi  de  Constantin; 
mais  conune  dès-lors  ils  étaient  répandus  dans  tout  l'empire ,  on 
doit  les  croire  plus  ainciens.  On  pourrait  même  constater  leur  exis- 
tence au  commencement  du  m*"  siècle  de  notre  ère,  par  deux  pas- 
sages des  jurisconsultes  Marcien  et  Ulpien  (2],  qui  florissaient  vers 
cette  époque,  si  l'interprétation  de  ces  passages  n'était  pas  sujette  à 
controverse.  Quant  aux  textes  de  César,  de  Varron  et  de  Columelle, 
il  n'est  guère  possible  de  voir  autre  chose  que  des  fermiers  libres 
dans  les  coloni  qui  s'y  trouvent  mentionnés.  Mais  ce  que  rapporte 

(1)  On  peut  consulter  sur  le  colonat  romain ,  après  le  Paratitkm  et  les  commen- 
taires de  Jacques  Godefroi  dans  le  Gode  théodosien  (  liv.  V,  tit.  ix  ] ,  la  dissertation 
allemande  de  M.  de  Savigny  (  dans  son  journal  consacré  à  la  science  historique  du 
droit,  tom.  VI ,  cahier  m ,  pag.  i73-320,  et  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  de 
Berlin ,  année  1SS5  );  l'analyse  de  cette  dissertation ,  par  M.  Pellat  (  dans  la  ThénUs, 
tom.  IX,  pog.  62-87);  le  Ck)urs  de  M.  Guizot,  tom.  IV,  leçons  7 et  8,  de  Tannée 
1830,  pag.  133-282.—  Perreciot  a  consacré  [aux  colons  un  article  assez  étendu  dans 
son  ouvrage  intitulé  :  De  VÈtat  civil  des  Personnes  (tom.  I,  pag.  98-100 ,  in-io]  : 
mais  il  s'écarte  des  auteurs  qui  précèdent,  en  distinguant,  avec  plusieurs  autres 
savans,  les  adscriptieii  des  eoloni. 

(2)  Si  quis  inquilinos  sine  praediis,  quibus  adhaerent,  legaverit,  inutile  est  lega- 
tum.  (Digest, ,  XXX,  1, 112.  ]  —  Si  quis  inquilinum  vel  colonum  non  fuerit  pro- 
t'essus,  vinculis  censualibus  tenetur.  (  Ibid, ,  L ,  xv,  4 ,  §  8.)  —  Vinquilinus  était 
de  la  môme  condition  que  le  colon. 


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BBCHWCHRS  HlST<AiQUES.  253 

Sflirien  des  hooMiies  libres  qui  convertissaient  leurs  propriétés  en 
en^bytéoses  (de  même  que  plus  tard  on  convertit  les  alleux  en  béné^ 
fices)  pour  vivre  sous  la  protection  des  grands  auxquels  ils  abandon* 
naient  leurs  fonds;  ce  qu'il  raconte,  en  outre,  des  propriétaires  qui 
renonçaient  entièrement  à  leurs  biens  pour  se  faire  colons  des  riches, 
tout  cela  remontait,  sans  aucun  doute,  à  une  date  antérieure,  proba* 
Uement  même  avant  Constantin ,  et  semble  être,  sinon  Torigine,  au 
moins  une  des  principales  causes  de  l'accroissement  du  colonat  (1). 
La  modification  et  l'amélioration  de  l'état  des  esclaves  agricoles , 
aiosi  que  la  transplantation  des  barbares  dans  l'empire  pour  la  cul- 
ture des  terres  laissées  en  friche  (2) ,  contribuèrent  aussi  beaucoup  au 
progrès  de  cette  institution  (3). 

On  entrait  dans  le  colonat  de  plusieurs  manières  : 

Par  la  naissance,  lorsqu'on  avait  pour  mère  une  colone,  cohna  (ï)  ; 

Par  contrat,  lorsqu'on  déclarait  dans  les  formes  exigées  par  la  loi 
sa  volonté  d'être  colon  ; 

Par  le  mariage,  lorsqu'on  épousait  une  colone,  dont  on  s'enga- 
geait ,  devant  le  magistrat,  à  suivre  la  condition  ; 

Par  la  prescription ,  lorsqu'on  avait  passé  trente  années  dans  le 
colonat. 

Le  colonat  étant  un  état  mixte,  composé  moitié  de  liberté,  moitié 
de  servitude,  nous  indiquerons  d'abord  ce  que  le  colon  avait  de  com- 
muQ  avec  l'homme  libre,  puis  ce  qu'il  avait  de  commun  avec  l'es- 
clave. 


(1)  Gubem,  Dei,Y,S  et  9.  ^  Il  n*y  a  guère  d'apparence  que  le  colonat  soit  ne 
ou  de  la  conquête,  ou  d'une  espèce  d'affranchissement  imparfait  ou  conditionnel, 
inconnu  au  droit  romain.  On  le  ferait  dériver  plus  volontiers  de  Tesclavage  germa- 
nique, surtout  si  Ton  avait  la  preuve  que,  chez  les  Germains,  l'esclave  était  insé- 
parablement uni  à  la  glèbe  avec  toute  sa  postérité. 

(2)  Voyez  surtout  la  constitution  des  empereurs  Honorius  et  Théodose  de  l'an  409, 
découverte  par  M.  Amédée  Peyron,  et  publiée  dans  les  Mémoires  de  T Académie 
royale  de  Turin ,  tom.  XXVIII ,  Cod,  Theod. ,  fragm.  inéd. ,  pag.  120-121. 

(3)  Les  colons  étaient  désignés  de  différentes  manières.  On  les  appelait  coloni 
oHginaiei,  originarii  colont,  ou  simplement  originarii,  parce  que  leur  naissance 
les  liait  indissolublement  au  sol  qu'ils  occupaient.  On  les  appelait  aussi  trUmtariit 
centiii,  eensibusohnoxii,  censibits  adscripti,  adscripticii  ou  adscripticiœ  condi- 
tUmis,  parce  qu'ils  étaient  soumis  à  l'impôt  personnel  ou  capitation.  Ils  étaient  de 
la  même  condition  que  les  inquilini,  auxquels  ils  sont  assimilés  par  une  loi  des 
empereurs  Arcadius  et  Honorius  et  par  les  Institutes  de  Justinien, 

(i)  Les  enfans  nés  d'un  colon  et  d'une  femme  libre  étaient  colons;  mais  Jiisti- 
uien  les  déclara  libres;  puis  il  les  soumit  de  nouveau  au  colonat;  enfin  ils  furent 
rendus  à  la  liberté  avec  certaines  restrictions. 


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iSk  MSYVE  BBS  DEUX  1C0NBS8. 

Ce  qni  Tassimilait  à  rhomme  libre,  c^est  que  k»  Me  le^qoattiflMii 
d'ingenuusy  et  le  mettarent  en  opposition  avec  Vesclafve;  qall  eaa 
tractait  an  véritable  mariage;  qu'il  payait  des  impôts  publics;  qu'i 
pouvait  posséder  à  titre  de  propriétaire,  quoiqu'il  ne  lui  fit  «pa 
.permis  d'aliéner  sa  propriété. 

Ce  qui  le  rattachait  à  la  condition  de  l'esclave,c'est  que  les  loisleqsa 
usaient  ^rrtM^^rr(9  et  l'opposaient  au  /t^;  qu'elles  lui  soppoocieii 
jun  maître,  dominus;  qu'elles  donnaient  le  nom  de  p^culium  à  cequ'i 
possédait  en  propre;  qu'il  était  vendu  avec  le  fonds  sur  lequel  il  étai 
établi;  qu'il  était  déclaré  incapable  de  parvenir  aux  honneurs,  d'e» 
trer  dans  les  charges  muuieipales  et  de  faire  le  service  de  guerre;  qu'i 
avait  besoin  du  consentement  de  son  mattre  pour  s'engager  dans  li 
cléricature  (1);  qu'il  était  compris,  avec  l'esclave,  dans  la  descriplioi 
des  terres ;,qa'il  ne  poiswiit ,  sauf  un  petit  qcNnhre  de  cas,  intente 
d'action  contre  son  mattre  (2);  que  le  colon  fugitif  était  réputé  voleu 
de  sa  propre  personne;  enfin ,  que  le  colon  subissait  des  chàtimea 
coiporels. 

Quoique  la  terre  colonaire  ne  pAt  être  vendue  sans  le  colon ,  ni  1 
colon  ssms  elle,  néammoins,  dans  certaines  ch'coDstanees,  il  fut  permiis 
par  une  constitution  de  Valentinieu  III,  que  Justinien  n'a  pas  admis 
dans  son  code,  d'échanger  un  colon  contre  un  autre  colon.  On  avai 
aussi  le  droit  de  transférer  des  colons  d'un  fonds  sur  un  autre,  lo» 
que  le  premier  fonds  en  avait  sprabondanunent  et  que  le  second  e 
manquait,  pourvu  toutefois  que  les  deux  fonds  appartinssent  « 
même  propriétaire.  Mais,  dans  aucun  cas ,  l'époux  ne  devait  être  se 
paré  de  sa  femme,  ni  le  père  ou  la  mère  de  leurs  enfans.  Ces  dispo 
sitions  bienveillantes  de  la  loi  restèrent  sans  force  au  milieu  des  inva 
sions  et  des  guerres  des  barbares  dans  l'empire  d'Occident.  Le 
calamités  qu'elles  produisirent  retombèrent  principalement  sur  k 
malheureux  habitans  des  can4>agttes.  Ce  fut  le  colon  qni  resta  le  plu 
exposé  aux  violences  des  conquérans;  ce  fut  lui  surtout  qu'ils  piUè 
rent  et  emmenèrent  captif  à  la  suite  de  leurs  armées;  lorsque  le 
Goths  prh-ent  la  Haute-Italie,  les  terres  étaient  déjà  dépeuplées  d 
leurs  colons  (3). 

(1)  Lowqtte  Justinien  affranchît  tes  colons  de  cette  fomâlilé ,  ce  fut  sous  la  coi 
ditlon  qu'après  avoir  embrassé  TéUt  ecclésiaslique,  ils  continueraient  de  culUver 
terre  à  laquelle  ils  restaient  attachés,  à  moins  qu'ils  ne  fussent  élevés  à  Tépiscopa 

(S)  Savoir  :  lorsqu'il  s'agissait  de  son  origine ,  de  sa  condition ,  on  de  la  proprié 
du  fonds  colonaire;  lorsqu'il  subissait  des  surtaxes,  et  lorsque  raffaire  éuit  cr 
rainelle. 

(3)  rUa  S,  Epiphan.  epiic.  Ticin, ,  n«  47. 


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MCHÉRCHES  HISTORTQ17È9.  255 

L'imposition  personnelle  ou  capMation ,  établfe  sur  les  colons,  était 
acqniUéepar  leurs  maîtres,  qui  se  là  Taisaient  ensuite  rembourser. 
Ces  rembounemens  devenaient  souvent  le  sujet  de  coupables  eitor- 
sions,  et  donna^nt  lieu  à  d'autant  phis  de  difficultés,  que  l'impAt  va* 
liait  d'une  indiction  fr  l'autre,  en  augmentant  tôt  jours.  Un  tel  mode 
de^ perception  avait  ainsi  PinconvébienI  de  metHre  en  quelque  sorte 
le  cdlon  â  la  disorétim^  du  propriétaire. 

Outre  TimpAt  payé  à  l'état,  les  colons* acquittaient  ordinairement 
CD  fruits ,  quelquefois  en  argent ,  une  redevance  annuelle  fixe , 
canon,  epïi  ne  profitait  qu'à  leurs  mattres^,  et  qui  ne  pouvait  être 
fiogmentée. 

n  y  avait  pour  le  colon  pltMleurs- moyen*  dfe- sortir  du  colonat.  D'a- 
bord, conmie  on  l'a  déjà  fait  remarquer,  te  coion  qui  s'était  enfui  et 
qui  avait  vécu  en  homme  libre  pendant  un  espace  ée  temps  fixé  par 
la  loi ,  acquérait  définittvémentia' liberté.  Ce'fnt  seulement  après  que 
f empereur  Justinieti  eut  abrogé  cette  disposition,  que  la  liberté  du 
erion  cessa  de  se  prescrire.  Un  autre  moyen  pour  lui  de^e  dégager 
lies  liens  de  se  condition,  c'était  d^aequérir  hr  propriété  dix  fends  co- 
lonaire.  Du  moment ,  en  effet ,  que  le  maître  kti  cédait  ce  fonds  par 
donation,  par  vente,  ou  aufrement,  fe  colonv  devenu  aussitôt  pro- 
priétaire, jouissait  de  tous*les  droits  de  l'homme  libre.  Enfin ,  je  pen* 
dierais  à  croire,  contre  l'oi^inionconmiune  de*  jurisGonsultes  et  des 
historiens,  que  le  maftre  avait  la  faculté  de  détbcher  lé  colon  de  la 
glèbe  pour  le  gratifier  de  la  liberté.  Les  deuï  principales  objections 
qoe  l'on  ftit  à  eela  sont  :  lapi^mière,  que,  dans"  les  codies ,  les  lois 
fiT  raffiranchissemeM^  ne  éUséni  Men  des  colons^;  la  seconde,  qu'une 
loi  de  Justinien  semble  exclure  la  possibilité  de  rompre  le  lien  cfai  Tes 
attachait  au  sol  (!].  Mais  on  peut  répondre  à  la  première  qu'il  n'était 
pas  nécessaire,  pour  dégager  du  colonat,  de  recourir  à  la  manumis- 
sion  proprement  dite,  attendu  que  le  colon  n'était  Fesclave  de  per- 
sonne; et  l'on  peut  supposer  qu'on  employait,  pour  le  délivrer  de  la 
glèbe ,  une  forme  moins  solennelle,  qui  ne  se  retrouve  pas  daps  lea 
livres  du  droit  romain.  Quanta  la  seconde  objection ,  ne  sait^m  paa 
que  trente  an& d'absence  pour  le  colon,  et  vingt  iins  seulement  pour 
la  colone ,  les  mettaient  hors  du  domaine  de  leur  mettre,  quoique  le 
fonds  colonaire  continuât  d'y  rester  incorporé  t  N'avons-^poua  pas  vu 


(1)  Qnae  enîm  differentia  inter  serroe  et  adscripUcios  inteUigatur;  cum  uterqu^in 
domini  sui  positus  sib  p#te9late ,  et  possit  servum  eum  pecalio  manumittere ,  et  ad- 
scripticiiim  cum  terra  dominio  suo  expellere?  (  Coéti  ,y[iyVff%i,)        • ^ 


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256  HBTUB  DBS  DEUX  UONDBS. 

aussi  que  les  colons  pouy^ieot  être  séparés  des  fonds  sur  lesqueb  ils 
étaient  trop  nombreux ,  pour  être  attachés  à  d'autres  fonds  qui  man- 
quaient de  cultivateurs?  De  plus ,  si  la  loi  eût  prohibé  ce  qu'on  peot 
appeler  Taffranchissement  des  colons,  n'eût-il  pas  toujours  été  en  la 
faculté  du  maître,  désireux  de  se  soustraire  à  cette  disposition ,  de 
laisser  prendre  la  fuite  à  ceux  qu'il  voulait  rendre  libres,  en  se  pro- 
posant bien  de  ne  jamais  les  revendiquer?  Enfln ,  puisqu'il  avait  le 
droit  de  réduire  en  esclavage  le  colon  qui  cherchait  à  fuir  (1],  ne  pou- 
vait-il pas  s'entendre  avec  son  colon,  pour  que  celuin^i  prît  la  fuite, 
et,  après  l'avoir  réduit  en  servitude,  le  mettre  en  liberté  suivant  les 
formes  propres  à  l'affranchissement  des  esclaves?  Bref,  rien  n'empê- 
chait le  colon  de  descendre  à  l'esclavage  pour  remonter  à  la  liberté. 
Personne,  en  effet,  ne  supposera  que  le  droit  d'affranchir  tout  es- 
clave ait  été  refusé  à  son  maitre.  Un  auteur  de  la  seconde  moitié  du 
V  siècle  paraît  d'ailleurs  nous  fournir  une  preuve  directe  de  l'affran- 
chissement des  colons.  «Le  fils  de  votre  nourrice,  écrit  Sidoine  Apol- 
linaire à  Pudetis,  vient  de  ravir  la  fille  de  la  mienne....  Mais  je  par- 
donnerai volontiers  à  cet  homme  si,  de  son  maître  que  vous  êtes,  vous 
consentez  à  devenir  son  patron,  en  le  dégageant  de  Yinquilinat  où  il 
est  né.  La  femme,  à  qui  je  viens  de  donner  la  liberté,  paraîtra  non 
plus  avoir  été  trompée,  mais  avoir  été  prise  en  mariage,  si  notre  cou- 
pable, pour  lequel  vous  intercédez ,  devenu  de  tributaire  client,  sort 
de  la  condition  des  plébéiens  pour  entrer  dans  celle  des  colons....  La 
liberté  du  mari  procurera  sa  grâce  au  ravisseur  (2).  x>  De  ce  passage 
et  des  observations  précédentes,  on  est,  je  pense ,  en  droit  de  con- 
clure que  le  colonat,  aussi  bien  que  l'esclavage,  pouvait  cesser  par  la 
volonté  du  maître. 

DU  COLONAT  SOUS  LA  DOMINATION  DKS  FRANCS. 

Le  colonat,  de  même  que  la  plupart  des  institutions  romaines, 
s'altéra  sous  la  domination  des  peuples  barbares.  En  s'écartant  de  la 
liberté  pour  se  rapprocher  de  l'esclavage,  il  dégénéra  de  jour  en  jour; 
la  servitude,  au  contraire,  tempérée  par  la  charité  chrétienne,  tendit, 
en  devenant  de  plus  en  plus  douce ,  à  se  confondre  avec  lui.  Ce  qui 
distingue  surtout  le  colonat  romain  du  colonat  du  moyen-âge,  c'est 
que,  sous  les  empereurs ,  le  colon  n'était  soumis  qu'à  des  redevances 
envers  le  maitre,  tandis  que  sous  les  rois  des  Francs  et  des  autres 

(1)  Cod.  Th. ,  V,  10,  t.  —  Nov,  Talent. ,  lit.  ix.  —  Cod.  Th. ,  V,  9, 1. 

(2)  Sidon.  ApolL  Epist.  V,  t9. 


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BECHERCHES  HISTORIQUES.  257 

peuples  germains  «  le  colon,  qui  descendit  au  rang  des  non-libres, 
fut  en  outre  assujetti  à  des  services  corporels  connus  plus  tard  sous 
le  nom  de  conrées. 

Le  mot  colonusy  pris  absolument,  n*en  continua  pas  moins  de 
désigner  une  personne  appartenant  par  sa  naissance,  ou  autrement, 
au  colonat,  et  non  simplement  un  homme  attaché  à  la  culture  de  la 
terre.  On  trouve  même  des  colons  qui  ne  paraissent  pas  avoir  été  de 
\Tais  cultivateurs.  Ainsi,  dans  un  document  du  x*"  siècle,  un  colonus 
est  qualifié /a^er^  un  autre  siUory  un  autre  btibulcus;  et,  dans  le  po- 
lyptyque de  Tabbé  Irminon,  les  fonctions  ou  professions  de  mq/or, 
de  decanusy  de  cellarius^  de  meunier,  de  messier,  sont  exercées  par 
des  colons.  On  ne  doit  donc  pas  oublier  que  le  nom  de  colonmy 
eomme  ceux  de  Mus  et  de  servusj  emporte  avec  lui  Tidée  d'une 
condition  forcée  et  permanente ,  et  non  celle  d*une  profession  que 
Ton  aurait  pu  prendre  ou  quitter  à  son  gré. 

Dans  les  textes  rédigés  après  la  chute  de  l'empire  d'Occident,  les 
colons  sont  aussi  désignés  tantôt  sous  le  nom  d'originarii,  comme  du 
temps  des  empereuk^  romains,  tantôt  sous  les  noms  de  liberi ecclesia- 
rum  ou  ecclesiasfici  y  de  mancipia  ecclesiarum,  de  servi  ecclesiasiici. 
Os  se  divisent  en  plusieurs  espèces,  suivant  qu'ils  sont  des  colons 
ordinaires  ou  des  colons  libres,  qu'ils  appartiennent  au  roi  ou  à 
l'église,  qu'ils  font  service  de  leur  corps  trois  jours  dans  la  semaine, 
auquel  cas  ils  étaient  appelés  iriduani,  ou  que  le  nombre  de  leurs 
jours  de  service  est  différent. 

Ds  sont,  comme  on  l'a  dit ,  opposés  aux  hommes  libres,  et  souvent 
ponis  corporellement,  de  même  que  les  serfs.  Enfin,  ils  sont  mis  au 
Dombre  des  mancipia  (1). 

On  donnait  le  nom  de  pares  ou  de  consortes  aux  colons  d'une  même 
terre,  et  le  droit  sous  lequel  ils  vivaient  était  appelé  la  loi  de  la 
terre  ou  de  la  cour^  en  allemand  hofrecht.  Ils  restaient,  comme 
dans  Torigine,  attachés  à  perpétuité  aux  fonds  qu'ils  occupaient,  et 
avec  lesquels  ils  étaient  légués ,  donnés  ou  vendus.  Ceux  qui  pre- 
naient la  fuite  devaient  être  restitués  à  leurs  maîtres.  Néanmoins  il 
semble  que  le  lien  qui  les  retenait  au  sol  n'était  plus  aussi  fort  qu'an- 
ciennement, et  que  leurs  maîtres  avaient  une  plus  grande  faculté  de  le 
relâcher  ou  de  le  rompre.  Ainsi,  dans  le  polyptyque  d'Irminon,  des 

(1)  Corot.  C.  eapitul,  Silvac, ,  an.  853,  c.  5;  ediet.  Carié. ,  an.  861;  edict.  Pist. , 
an.  86i,  c.  M  et  M.  —  Edici.  Thead. ,  c.  97, 104  et  109.  —  JL.  Burg, ,  XXXVIII, 
7  et  10 ;  XXXIX ,  3.  —  Décret.  Childeb,  II,  circa  an.  595 , 5 13  ;  etc.  —  Poîypt,  Irmin., 
XQ ,  I ,  pag.  lii;  XII ,  xLi ,  pag.  128,  etc. 

TOME  XIX.  17 


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2SB  RSVUt  DES  B£tJ)C  MOltlMSS. 

oMonesétaient  passées  du  fisc  de  Tillemeax  dans  celui  de  Béconcelte, 
pour  demeurer  avec  leurs  maris,  colons,  à  VHUers-Ie^Mahîeux,  et 
dans  le  même  fisc,  un  colon  de  Giily  près  de  Nuits-sous-Beanne 
tenaiC  an  manse  à  Dreuil ,  dans  le  diocèse  de  Chartres.  Les  mutations 
de  cette  espèce  furent,  comme  nous  Tàvons  dit,  autorisées  dans 
rempîre'par  le  code  de  Justinien ,  pounru  qu'elles  eussent  lieu  dans 
les  biens  du  même  propriétaire.  Il  paratt  aussi  que  Tabbaye  de  Saîn^ 
Germain->des^*Prés  établissait ,  dans  les  terres  nouvellement  acquises 
par  elle,  des  colons  aussi  bien  que  des  serfs,  qu'elle  déplaçait  alors, 
puisqu'elle  les  tirait  de  ses  autres  domaines. 

Hais  le  colon  ne  pouvait  se  soustraire  lui-même  à  sa  condition  : 
quiconque  avait  été  une  fois  engagé  dans  le  colonat  devait  y  rester 
attaché.  Il  n'y  avait  que  deux  moyens  d'en  sortir  : 

D'abord  par  la  prescription.  Lorsque  le  colon  avait  |oui  pendant 
trente  ans ,  et  la  colone  pendant  vingt ,  de  la  liberté ,  sans  fitre  rêve» 
diqués  par  personne,  ils  restaient  définitivement  libres  (f) ,  si  leor 
maître  était  un  Romam  ou  un  Lombard;  car  si  c'était  un  Franc  de 
un  Allernand,  la  prescription  n'avait  pas  lieu.  Bfàis,  d'après  une  M 
de  Louifl-^le-Débonnaire,  celui  qui  se  prétendait  libre  depuis  trente 
ans,  devait  prouver  qu'il  était  né  d'un  père  ou  d'une  mère  libre,  m 
justifier  d'une  charte  d'affranchissement  (2)  ; 

Ou  par  l'affranchissement.  Le  colon,  comme  le  serf,  était  afhrancU 
avafit  d'entrer  dans  les  ordres.  Il  pouvait  l'être  égatemmt  sans  qo1l 
embrassât  l'état  ecclésiastique.  Le  maître  dispesait  alors  à  son  gr< 
des  serfs ,  du  côlon  et  du  fonds  colon«ire  (3) . 

La  condition  du  colon  était  meilleure  que  celle  du  serf.  D'après^li 
.  loi  salique,  la  composition  pour  le  meurtre  d'un  Ronaîn  Mbotalre, 
la.ifième^à  ce  qu'il  me  pandt,  que  pour  le  coloo,  était  fixée  è  qua- 
rante-cinq sous,  tandis  que  le  meurtre  d'un  esclave  se  rachetait  par 
trente-cinq  sous  de  composition.  R'epfès  la  loi  des  Allema«is,  le 
colon  avait  une  composition  égale  à  celle  de  l'AUemand  lui^méne. 
Néanmoins,  lorsqu'un  père  ne  laissait  en  mourant  que  deux  GUes, 

(1)  CapitHi.  adtcriptum  eapitul.  Wormat. ,  an.  S29,  c.  3;  dans  Ealoza,  tom.l, 
col.  e7i. — Cette  espèce  de  cipitulaive,  âfé tkr  Code  tiiéodosien ,  a  été  tuai  recaeUR 
par  Regioon ,  De  Ee€l$$.  diseipk ,  I ,  M  ;  et  c'est  vue  dea  raisons  q^l  l^nt  firitu^ 
mettre  par  Baluze ,  et  [par  M.  PerU. 

(S)  Corol.  ///»  addit.  ad  L*  longfih.^  c.  S,dansBaliize,.toiii^^ftgi^aie.<-* 
L.  Longob,  Lud,  P. ,  58. 

(3)  Coucil.  Aurel.  Ili,  an.  5SS,  c.  M.  ^  Lud.  P.  eapUuL  Afuiêgr.^  an.  S17, 
c.  6,  etc.  —  retram.  B.Remig, ,  dans  Bréq. ,  pag.  31. 


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BBCHBRCOBS  HISTORIQUBS.  ^ 

edle  qui  se  mariai!  «wc  na  colon  n'ayait  aaeune  part  à  la  terre  pa- 
lerpelle,  tan^  que  celle  qui  épousait  son  pareil  la  possédait  entiè- 
remeot.  Quant  aux  autres  objets  de.  la  succession  ^  ils  se  partageaient 
entre  les  deux  soeitfs  par  portions  égales  (1). 

Le  droit  des  colons  de  poursuivre  leurs  actions  en  justice  rie  parait 
pas  avoir  été  pins  restreint  sous  les  rois  des  Francs  que  sous  les  em- 
pereurs. A  la  vérité ,  Védit  de  Théodoric,  plus  sévère  en  Cela  que  la 
loi  romaine,  défendait  aux  tribunaux  d'accueillir  les  plaintes  des 
cobtts  contre  leurs  maîtres,  soit  en  matière  civile ,  soil  en  matière 
criminelle;  mais  cette  interdiction  cessa  bientôt  d*êtfe  observée, 
m  même  me  fut  jamais  en  vigueur  dans  le  royamue  des  Francs ,  sur- 
tout pour  les  causes  dans  lesquelles  les  colons  avaient  à  défendre 
CMitre  leurs  maltres>leur  état  et  leur  toi.  Ainsi  y  d'un  cAté  »  des  coloùs 
se  prétendant  libres,  défendent  eux-mêmes  leiir  cause  au  tribunal  du 
comte  ou  du  vicaire;  et,. de  l'autre,  en  828,  les  cotons  d^Antoigné 
citent,  pai^deffant  le  roi  Pépia  d'Aquitaine^ l'abbé  de  Corméri,  leur 
JBtfitret  qu'ils  aceuaest  d'exiger  d'eux  plus  qu'ils  ne  lui  devaient; 
v€t  tos  colons  de  Mitri ,  en  861 ,  s'étant  rendus  à  Compiègne  ^auprès 
ds  rci  Charles^le^baore,^  procl«aent  qu'ils  soirt  par  leur/naisBioee 
ées  cokms  libres ,  comme  les  autres  colons  de  Saint-Denis ,.  et  qœ 
c'est  à  tort  que  l'officier  de.  ce  monastère  veut  leur  imposer  de  force 
desacrvioes  onéreux  qu'ils  ne  doivent  pas. 

Cepeudant  les  colons  d'une  égRse  ou  d'un  monastère  étaient  m*- 
diuairement  Tenq^acé»  «u  veprésentés  en  justice  par  Tavoué  de 
celle  église  ou  de  œ  nouastère;  et  cette  coutune,  qui  s'observait 
'à  regard  dQS  ecclésiastiques  aoasi  bien  qu'à  l'égard  de  Jeors  hom- 
mes, loin  d'offrir  rien  d'humiliant  pour  eux,  avait,  au  coutraite, 
éàé  îBstilBée  dans  su  tait  ;de  pcotecUon  et  dans  FintérÊtdii  clergé. 
fie. ne  fut  qu'en jsécartaat  du jprinejpe  de  leur  institution  que  tos 
ÉVQiiéa  ceasèrent  d'(ètse«  tos  défenseurs  des  église»  et  des  aû>a|es, 
IfQBr  en  devenir  toaly^ans  eties  déprédateurs,  Le»  connuissaires  gé- 
néraux ne  devaient  pas  citer  les  colons  pauvres  à  leur  tiftunal ,  an 
^toinsidaos  phntotm  oas^tet  iparlicalîèveniâiit  torsque^emb^i  refu- 
-mtoni ,  dans  tos  marchés^  tos  deniers  de  bdn  atoi  :'€'étaient<ator8ttos 
•avoués  qi^on  mettait. en  cause  pour  les  déUnquMs,  et  qui,  apcès 
-avoir  payé  turoiFaniendeM  ban  des  hommes  Ubres,  deAOsMiS, 
faisaient  battre  les  colons  de  verges  (2). 

(1)  L.  5al.  Afoid.,  XI, a;  XLIV,  7.^ L,Aim. ,  Ut.  9  et  57. 
(S)  Carol.  C.  Met.  Cmit.^  ao.  a61. 

17. 


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260  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

D'autres  fois  c'étaient  les  maîtres  eux-mêmes  qui  se  préseotaient 
en  justice  pour  leurs  colons.  Ainsi  un  seigneur  réclamait,  deYantle 
tribunal  des  commissaires  royaux ,  le  serf  que  son  colon  avait  adieté. 
Si  le  colon  dépendait  d'un  monastère,  l'action  en  revendicaUoa  était 
exercée  par  Tabbé  ou  par  son  avoué  (1). 

Les  colons  servaient  de  témoins  dans  les  transactions,  et  remplis- 
saient certains  offices  subalternes  et  d'économie  rurale,  tels  que  ceux 
de  maire,  de  doyen ,  de  messier.  Enfin  les  colons  et  les  serfs  des  fiscs 
royaux  et  des  églises  prêtaient  serment  de  fidélité  au  roi ,  s'ils  étaient 
honorés  de  quelques  bénéfices  ou  de  quelques  emplois  du  genre  de 
ceux  dont  nous  venons  de  parler,  ou  s'Us  remplissaient  quelque 
charge  dans  la  maison  ou  auprès  de  la  personne  de  leur  maître,  et 
s'ils  pouvaient  avoir  des  chevaux  et  des  armes,  telles  qu'un  bouclier, 
une  lance,  une  épée  longue  ou  une  épée  courte  (2). 

De  même  que  le  colon  jouissait  de  la  liberté,  mais  d'une  liberté 
imparfaite ,  de  même  il  avait  la  jouissance  du  droit  de  propriété, 
mais  d'un  droit  restreint  et  conditionnel  :  néanmoins  il  était  capable 
de  posséder  et  d'acquérir  à  titre  perpétuel  et  héréditaire.  Sa  teome 
étant  devenue  conune  une  espèce  de  fief  infime,  grevé  de  diarges 
onéreuses  et  avilissantes,  soumis  en  général  à  la  loi  des  fiefs,  il  se 
trouva  lui-même  sur  l'échelle  féodale,  à  la  vérité  sur  le  plus  bas  éche- 
lon. U  pouvait  aussi  disposer  à  son  gré  de  ce  qui  lui  appartenait  e» 
propre.  Un  colon  du  comté  de  Brioude  ayant  laissé,  en  mourant,  à 
l'égUse  de  Brioude  les  vignes  et  les  autres  biens  qu'il  avait  acquis  de 
ses  propres  deniers,  Charles-le-Chauve  confirma  cette  dispositioo, 
soit  pour  la  rendre  valable,  soit  plutôt  pour  empêcher  qu'elle  ne  f&t 
violée. 

Quelquefois  même  les  colons  démembraient  leurs  tenures  et  vea- 
daient  les  terres  pour  ne  se  réserver  que  les  bàtimens.  Un  édit  da 
même  roi  proscrivit  cet  abus.  Déjà  Charlemagne  leur  avait  défendu 
de  faire  aucune  vente  ou  donation  à  des  personnes  d'une  seignemie 
étrangère  (3). 

Il  y  avait  donc  pour  les  colons ,  comme  pour  les  honunes  libres,  dif- 
férentes manières  d'acquérir  et  de  posséder,  ainsi  qu'on  l'observe  su^ 
tout  dans  le  polyptyque  d'Irminon.  D'abord  ils  possédaient  lems 
fonds  colonaires  à  titre  de  fermiers  héréditaires  et  perpétueb;  en- 


(1)  Marculf. ,  Append»  3  et  6. 

(2)  Capitul.  Pipp.  reg.  Ital. ,  cirea an,  793,  c.  36, dans Baluze,  U>m.  I ,  ool.  Mi* 

(3)  Ediet.  Pist. ,  an.  863,  c.  30.  —  Capitul.  III,  an.  803,  c.  10. 


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EBCHERcmn  msTORiQtriBS.  261 

plusieurs  d'entre  eux  possédaient  en  même  temps  des  biens  en 
e.  Le  colon  Âdricus,  outre  sa  tenure,  possédait  avec  ses  fils  neuf 
aux  en  toute  propriété.  Le  colon  Gulfoinus  tenait  la  propriété 
n  père,  après  l*avoir  donnée  à  l'abbaye  de  Saînt-Germain-des- 
Les  colons  possédaient  en  outre  à  titre  de  bénéfice,  de  cens  et  de 
(1). 

;  colons  acquéraient  ainsi  pour  leur  compte,  et  disposaient  de 
j  leur  appartenait  en  propre  (2)  ;  de  plus  ils  héritaient  de  leurs 
\Sy  et  transmettaient  leurs  biens  à  leurs  descendans  ou  à  leurs 
IX.  Mais  ce  qui  mérite  d'être  remarqué,  c'est  qu'en  général  la 
lété  n'était  pas  franche  entre  les  mains  des  colons,  attendu  que 
voyons ,  dans  le  polyptique  d'Irminon,  les  colons  de  Saint-Ger- 
grevés  envers  l'abbaye  de  redevances  et  de  services,  non  seule- 
à  raison  de  leurs  tenures  colonaires,  mais  encore  à  raison  des 
qu'ils  possédaient  en  propre.  Si  l'on  voulait  reconnaître  dans  ces 
;es  imposées  aux  propriétés  des  colons  quelques  vestiges  de  l'an- 
e  capitation  romaine,  à  laquelle  les  colons  de  l'empire  étaient 
is,  on  devrait  alors  supposer  que  l'impôt  avait  été  converti  en 
et  en  corvées,  et  que  la  seigneurie  avait  été  substituée  à  l'état; 
il  ne  faut  pas  s'y  tromper  :  on  observe  un  grand  nombre  de  cas 
s  redevances  établies  représentent  des  droits  utiles  et  le  prix  de 
sssions  avantageuses  faites  aux  colons, 
s  colons,  quoique  attachés  à  la  glèbe,  et  jouissant  ainsi  d'une 
:é  fort  incomplète ,  pouvaient  néanmoins  acheter  et  avoir  eux- 
es  des  serfs;  ce  qui  ne  doit  pas  nous  étonner,  surtout  lorsque 
verrons  des  serfs  posséder  eux-mêmes  d'autres  serfs, 
droit  du  colon  sur  la  terre  qu'il  habitait  alla  toujours  croissant , 
lit,  vers  le  déclin  du  x*  siècle  au  plus  tard,  par  devenir  un  vê- 
le droit  de  propriété.  Alors  le  colonat  s'éteignit  tout-à-fait,  au 

Les  manscs  tenus  par  les  colons  sont  appelés  héritages.  «  Hereditates,  id  est, 
i  qnam  (oolonl)  tenent  »  [EdieL  PUt.,  L.  c.)  Dans  le  polyptique  dlrminon, 
itsdéeêt  hofres  ont  été  écrits  par  une  main  ancienne,  à  la  marge  des  s  30,  iO, 
(2  du  eh.  XIV,  sans  doute  parce  que  les  colons  qui  tenaient  les  manses  décrits 
:es  paragraphes,  étant  venus  à  mourir  sans  postérité,  avaient  laissé  leurs  te^ 
vacantes.  —  Beaucoup  de  colons  étaient  hotpites,  et  ceux-ci,  qui  se  rap^ 
aient  beaucoup  des  inquilini  romains ,  étaient  des  espèces  de  locataires. 
Quatre  colons  ou  colones  de  Saint-Germain ,  après  avoir  acheté  une  terre 
seigneurie  indépendante ,  libéra  potestat,  en  vendent  une  autre  à  un  nonmié 
dus,  d'une  seigneurie  étrangère.  Cette  vente  était  une  contravention  à  la  dé- 
de  Charlemagne  dont  nous  avons  parlé ,  en  supposant  que  la  défense  Wl 
eure  à  la  vente» 


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REVUE  DES  DEUX, MONDES. 

moins  en  FrancCt  et  le  nom  de  colon  ne  servit  plus  à  désigner  qu'oD 
vhotmne  livré  à  la  culture  de^laterre. 

Le  fonds  eolonaire  était  en  général  composa  à'm  ixmme^t»!^ 
ment  de  deux ,  souvent  d*u&  denûrmanse ,  ou  de  moiiis  tocwfi.  Il 
n'était  pas^extraordinaire  qo*iin  seul  manse  fût  tenu.par  deui,  tiws 
et  quatre  ménages  de  cokms;  quelquefois  ce  nombre  allait  jusqn^à 
dnq  et  môme  aunlessus.  D'un  autre  cAté,  tt  arrivait  que. plusieurs 
ménages  de  colons  étaient  établis  dans  la  moitié  oadansJeqqirt 
d*unman>e. 

Le  manse  moyen,  ainsi  qae  je  Tai  établi  ailleurs,  peut  Atre  consi- 
déré comme  composé  de  douze  bonniers ,  qui  représentaient  cbacan  i 
environ  cent  vingt-huit  ares,  au^uoins  dans  les  terres  de  Tabbafede  i 
Saint-*GermainHdes-Prés  et  sous  le  r^oe  de  GhaflemagDe>desorte  i 
que  la<  contenance  du  manse  moyen  était  d'environ  qnince  hectares,  i 

Les  colons  occupaient  aussi  des  hospiiia  et  des  portions  de  temiD  { 
sans  dénomination  particulière.  Dans  la  plupart  des  cas,  les  mum  ! 
.ou  parties  de r manse  qu'ils  cultivaient  sont  qualifiés  d'ingémûta;  i 
néanmoins ,  on  en  trouve  un  grand  nombre  qui  n'étaient  que  Udiles 
ou  servîtes.  Toutes,  ces  différentes  espèces  de  biens  et  deieunnis 
seront  expliquées  plus  tard. 

Les  redevances  payées  par  les  colons  étaient  nombreuses  et  variées. 
Les  principales  dérivaient  des  contributions  de  guerre,  du  droit  dus inr 
chaque  tète  de  bétaiUbatbie,  du  droit  de  faire  d^  l'heihe,  4es  drnts 
d'usage  et  de  paisson  dans  les  boi3,  dis.Ia  ci^pitation  et  des  pmdmts 
des  terres.  Elles  étaient  acquittées  en  aigent  «  en  bétail ,  en  volaille, 
en  œufs,  en  blé,  en  houblon,  en  vin,  en  huile,  en  miel,  en  cirer  en 
poix ,  en  lin ,  en  drap ,  en  peaux ,  en  bardeaux ,  en  douves ,  en  icer- 
clés ,  en  filets  de  pédie ,  ea  armes ,  en  instrumens  et  outils  de  diffé- 
rentes sorjtes.  Elles  variaient  pour  l'espèce  et  pour  la  quantité  d'un 
domaine  à  l'autre ,  et  quelquefois  aussi  dans  le  même  domaine.  Le 
total  des  redenances  d'un  manse  occupé  par  un  ou  deux  ménages  de 
€oloiis,ilans}l6p0lyptique  d'Irminon,  peut  être  évalnéd'une  mmiire 
génémie'à^ne  somme^'SOO  à  900' francs  de  notre  raonnaîe. 

Xes  services  corporels  imposés  aux  colons  étaient,  dans  la  règle  « 
moins  durs  que  ceux  des  serfs;  toutefois,  ils  étaient  encore  pénibles 
et  nombroipx.  On  peut  les  distinguer  en  .services  ordinaires  et  en 
wrvices*ex)traordinaires.  Les  premiers  embrassaient  to«9  lestrafaux 
nécesSAhres  pour  la  ctilturedes  champs ,  pour  les  ckMmres  des  pro- 
priétés, pour  la  fauchaison,  la  moisson  et  la  vendange,  pour  la 
rentrée,  la  garde,  le  transport  et  la  vente  des  fruits^  Ces  service 


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étaient  réguliers  et  fixes  :  pour  s'en  adquUter,  les  eôfons  dèvaietit  à 
limns  mrilres  quelcfoefèis  un,  plos  ioa?eiil  deux,  comraatiément 
lioi»  jenrsde  leor>teiiipspar8eiBaiDe,  rtflûmeiiidaYttDtage,  sanSTeee- 
mir  aocan  salaire.  Les  seivîoes  4e  la  seeeode  espèce  •  étaient^  pôar 
iiiiri  dire,  arbilraiies,  c*est-à-dive  laissés  à  la  discrétion  des  naltrea: 
Ua  iiBposaient  anx  eôlons  l'obligation  de  condnire  ou  d'escorter  les 
lOBieiB  tant  par  tetveqne  par  eau,  de  porter  des^ordres^et  de  fiûre' 
toutes  sortes  de  commissioDS,  le  toat  ordinairement  gratis;  d'entre 
temr  et  de  réparer  les  édifices,  d'en  coostiiiire  de  nevTs^  et  pat  con^^ 
ifeipieDtde  feumir  on  A'ameMr  les  pierres,  la  chauretlesbeianéces- 
Mbea,  de  racaeiHk  les  abetlIes^daBs  les  forêts,  de  refiler  ammcherr 
naliiirds  ouaitftGicfc,  et  de  fairedea^eafrages-detoote  nature.  Mais 
il  était  aaaei  rare,  au moinadans  les  lerres^de  l'abbaye  de  Saioft-€er-* 
■itfiiHka^réavqueleB  eoloos  ftisseiitasirefails-i  cultiver  les^rigaes 
le  rabbèoudeansoiBes^cette  tàcbe  était  <»rtfMireiBeat  réserrée  aux 
leifiSf €± presque  excluatvemeirt aux teBaneiersdesmansesserviles. 
Le aerrice  de  guerre,  pour  le  roi,  n'étaitifliposéiaux  colons  ni  par' 
laa.  lois  des  nations  barbares  «  m  par  les  ordonnanoesr  des  Hérovin-* 
gieiis;2d^après  les  oapitulaires  de  la  seconde  race,  il  n'était  dû  que 
jmx  les  hoBHues  libres.  Eu  général,  lorsquedes  hommes  d'une  con^ 
ittlADWFTilefigurtnt  dans  les^améesdea  Francs,  ce  n'est  pas  comme 
peiiicts^  mais  coBame  servitaurs  ^ou  ralets*  Les  Udes  et  les  serfs  de 
I»  loi  salMpie  qui  vont  à  Parmée,  y  vont  à  la  suite  de  leurs  maîtres, 
pour  les  servir,  et  non  pour  faire' eux-Huémes  la  guerre.  Cette  dis- 
tinction'expliqpie  la  contradiction  apparente  de  plusieurs  teites.  Si 
¥bb  tfon;re  que  des  serfs  ont  été  armés  et  s'ils  paraissent  avoir  pris 
une  paît  ifirecte  à  des  expéditions  mfitlaires^ générales,  on  ce»cas  spnt 
rares, exceptionnels,  particuliers  à  une  ou  deux  espèces  de  serfs,  et 
contndres  à  Tusage  commun  (1) ,  ou  bien  ila  ne  se  pimentent  qu'après 
le  démembrement  de  l'empire,  dans  un  temps  où  les  colons  avaient 
isocpé  la  pff«^iété  de  leurs  tamuies.  Toutefois,  en  Allemagne,  on 
observe  de  bonne  bmre  quedes  homnMS  non  lH>res  étaient  amenés  à 
la  guerre  par  les  comtes.  La  lettre  de  Louis-le-Débonnaire  à  Badu- 
radus,  évèque  de  Paderborn ,  en  est  un  des  plus  remarquables  exem'- 
pies.  Au  IX*  siècle  le^service  militaire  était,  suîvanttouteapparence, 
imposé,  dans  te  même  pays,  mx  lides  et  aux  colons,  puisqu'ils 
atavent  besoin  d'un  dtpi6me  royal  pour  en  être  exemptés  (2). 

(1)  jL  SaL  Eerold. ,  Epilog.  Si;  Bàlus. ,  XXVItt,  1.  --  Voy.  Armai  Bertin,, 
ui«  83S,  dansPeru,  tom.  I,  pai^.  ^as. 
(a)  H(»nines  ejuadem  ecclesi»  {J.  £•  Cori)ei£  novae }  liU  et  colon! ,  et  nectores 


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264  REVUE  DES  DEUX  KOlfDES. 

Qaoiqae  le  colonat  fût  un  état  régulier,  dont  les  obligations  prin- 
cipales étaient  à  peu  près  fixes,  les  colons  n'en  restaient  pas  moins 
soumis  à  la  loi  commune  du  temps ,  c'est-à-dire  à  la  loi  du  plus  fort 
Aussi  étaiei\t-ils  souvent  tourmentés  et  dépouillés  par  les  hommes 
puissans,  et  surtout  par  les  officiers  des  terres  royales.  Hais,  dans  la 
règle,  la  plupart  jouissaient  d'une  certaine  aisance,  qui  leur  permet- 
tait non-seulement  d'avoir  des  serfs  pour  leur  propre  service  et  de  se 
donner  des  fêtes  entre  eux,  mais  encore  d'obtenir  un  état  prospère 
avec  quelque  considération . 

De  ce  que  la  loi  des  Allemands  définit  le  colon  un  homme  libre 
de  l'église,  et  de  ce  que  les  colons  mentionnés  dans  les  textes  an- 
ciens appartiennent  généralement  à  l'église  ou  au  clergé,  il  ne  fau- 
drait pas  conclure  qu'il  ne  s'en  trouvât  pas  aussi  sur  les  terres  des 
laïques.  Outre  que  la  loi  des  Allemands  parle  en  même  temps  des 
colons  du  roi,  il  est  question  dans  tes  actes  du  synode  de  Soissons, 
tenu  en  853 ,  de  colons  qui  devaient  être  flagellés  par  les  évéques  ou 
par  les  officiers  épiscopaux ,  quoiqu'ils  fussent  sous  la  dépendance 
d'autres  seigneurs.  Dans  un  autre  titre,  il  est  fait  mentiond'un  colon 
appartenant  aux  terres  du  comté  de  Brioude.  On  trouve  aussi  dési- 
gnés ailleurs  des  colons  dont  les  maîtres  ne  paraissent  pas  avoir  été 
des  ecclésiastiques  (1),  Toutefois  on  est  obligé  par  les  documens  de 
reconnaître  que  c'était  dans  les  domaines  de  l'église,  ou,  pour  parler 
plus  exactement ,  dans  les  terres  dont  les  maîtres  suivaient  la  loi  ro- 
maine, que  la  plupart  des  colons  étaient  établis. 

En  résumé,  la  condition  des  colons  chez  les  Francs  n'était  pas 
mauvaise.  Si ,  d'un  côté,  comme  on  l'a  dit  en  commençant,  eUe  in- 
clinait vers  la  servitude,  de  l'autre,  la  servitude  s'élevait  de  plus  en 
plus  vers  la  liberté.  La  possession  se  convertit  en  propriété  entre  les 
mains  des  serfs  cultivateurs,  comme  entre  celles  des  bénéficiers;  le 
simple  tenancier  se  rendit  propriétaire  de  sa  tenure ,  en  même  temps 
que  les  officiers  du  roi  et  les  vassaux  s'approprièrent  leurs  honneurs 
et  leurs  bénéfices.  Il  me  semble  donc,  contre  l'opinion  émise ,  il  y  a 

ipsius  monasterii  in  expeditionem ,  cum  suis  hominibus,  ire  non  cogantur,  sîcut  a 
nostris  progenitoribus  olim  eis  concessum  fnisse  constat.  {DipL  Lud,  III,  reg. 
Germ.  IV  id. ,  ocU  900 ,  dans  Nie.  Schaten ,  Annal.  Padêrb. ,  pag.  i37.  )  —  Si  Ton 
s'en  rapportait  au  moine  de  Saint-Gall  ( II ,  5],  les  hommes  de  condition  serrile 
auraieut  été  admis  à  combattre  dans  les  rangs  de  Tarmée  dès-  le  temps  de  Gbarle- 
magne. 

(1)  L,  Alam, ,  IX  et  XXIII ,  1.  —  Synod.  Suession, ,  an.  853 ,  c.  9,  dans  Baluz. , 
tom.  II ,  col.  56.  —  Dipl,  Carol.  C. ,  an.  874,  dans Bouq. ,  lom.  VIII ,  pag.  6i5-6.  — 
Marculf,  append, ,  6. 


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RECHERCHES  HISTORIQUES.  265 

quelques  années,  par  Tnn  de  nos  plus  savans  historiens,  que  l'état  des 
colons  et  des  serfs  cultivateurs  ne  fut  pas  plus  aggravé  que  celui  des 
grands  feudataires,  parla  chute  des  institutions  monarchiques  sous 
les  petits-Gls  de  Charlemagne.  L'état  des  premiers  fut,  au  contraire, 
considéraUement  amélioré,  de  même  que  celui  des  seconds,  ou 
phtdt  les  uns  et  les  autres  quittèrent  leur  condition  en  même  temps 
pour  passer  dans  une  autre  toute  différente  et  bien  supérieure;  car 
de  simples  possesseurs  qu'ils  étaient  jadis,  ils  se  trouvèrent  au 
X* siècle  de  véritables  propriétaires.  A  partir  de  cette  époque,  les 
chartes  et  tous  les  autres  documens  témoignent  d'une  grande  révo- 
lution dans  les  moindres  comme  dans  les  plus  hautes  sphères  de  la 
société.  Ce  sont  d'autres  institutions,  d'autres  droits,  d'autres  usages. 
Les  colons  et  tous  les  hommes  non  libres  sont  confondus  avec  les 
serfe  pour  ne  composer  avec  eux  qu'une  seule  classe  de  personnes. 
Les  redevances  et  les  services  apparaissent  sous  une  forme  nouvelle, 
et  ne  représentent  plus,  comme  autrefois,  le  prix  du  fermage  ni  les 
charges  de  l'usufruit  :  ce  sont  des  droits  féodaux  payés  par  des 
hommes  de  pdié  à  leurs  seigneurs.  Les  seigneurs  levaient  sur  les  ha- 
bitans  de  leurs  flefs  ce  que  les  propriétaires  francs  ou  romains  perce- 
vaient jadis  de  leurs  colons  :  il  s'agissait  de  droits  seigneuriaux  et 
non  plus  de  fermages.  La  propriété  de  son  champ  n'était  plus  con- 
testa au  villainy  qui  l'avait  définitivement  conquise  :  s'il  a  désormais 
à  combattre ,  ce  n'est  plus  pour  la  propriété ,  mais  pour  la  franchise 
et  l'indépendance  de  sa  terre. 

A  partir  de  la  ifin  du  ix^  siècle ,  le  colon  et  le  lide  deviennent  de 
pins  en  plus  rares  dans  les  documens  qui  concernent  la  France ,  et 
ces  deux  classes  de  personnes  ne  tardent  guère  à  disparaître.  Elles 
sont  en  partie  remplacées  par  celle  des  coUiberiiy  qui  n'a  pas  une 
longue  existence.  Le  serf,  à  son  tour,  se  montre  moins  fréquem- 
ment, et  c'est  le  villanusy  le  rusticusy  Yhotno  poiestatisy  qui  lui  suc- 
cèdent. Enfin  l'ancienne  unité  terrienne,  le  mansus  même  se  retire 
peu  à  peu;  de  sorte  que,  si  l'on  descend  jusqu'au  xnr  siècle,  on  ne 
trouve  dans  les  livres  censiers  de  ce  temps  presque  plus  rien  de  la 
physionomie  des  anciens  polyptiques,  tant  alors  étaient  changées 
la  condition  des  personnes  et  la  condition  des  terres. 

B.  GUÉRARD. 


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REVUE  LITTÉRAIRE- 


Qnand  Sallo  fit  paraître ,  le  5  janvier  1665 ,  le  premier  cahier  de  son  Jound 
des  Savans,  11  ne  se  doutait  guère  de  Tinfluence  qu'exerceraient  un  jour  dans 
les  lettres  françaises  les  publications  périodiques  dont  il  donnait  le  premier 
fe&eniple.  Au  xti*  siècle  et  «ous  Louis  XIII,  les  ooivespondaneesdei  érodlts, 
copiées «ti répandues  éans  le^monde  seîeiitifique,  semblaient,  il  esterai,!» 
liur  «anétèunfea  ptéleolituseiet  confuse,  ^nnoéoer  le»  vecucilt  ttttininsdt 
4ïègiie  de  I/nits  XIV.  Mais  entrtte&dant  qu?on<  restitue  peut«étre  màx  Romaini; 
4)om{ne  Ta  fait  ingénieusement  M.  Vietor  Le  Clevc  pour  les  journaux  pdilî^M^ 
ridée  première  des  journaux:  littéraires,  rhonneur  en  appartient  à  SaUo. 

Ce  serait  un  bien  intéressant  et  curieux  travail  que  d'écrire  l'hiatoire  à 
la  littérature  dans  les  journaux,  que  de  suivre  cette  critique  improvisée,  on 
peu  lente  encore  sous  la  plume  de  Sallo  et  de  Gallois,  mais  vive  déjà,  nette €t 
discursive  avec  Bayle,  ardente  et  acérée  avec  Fréron ,  que  de  la  suivre,  disons- 
nous,  de  Visé  à  Geoffroy,  de  La  Harpe  à  Dussault,  à  travers  les  transforma- 
tions de  toute- sorte  et  les  nuances  rapides  et  changeantes  des  deux  demien 
siècles.  Si  ce  n'est  point  là  le  côté  des  lettres  le  plus  soKde,  le  plus  sérieux, ii 
ht  rapidité  même  et  la  bâte  inévitable  de  ces  comportions,  de  ces  jugemeos'vift 
et  promptement formulés,  leur  donnent  trop  souvent  un  caractère  aiolod et 
transitoire,  une  pareiUe  étude  toutefois  ne  serait  pas  sans  profit  pomr  aaisri 
m  source,  dans  sa  spontanéité  même,  dans  sa  partie  la  plus  pratique  et  la  piv 
vraie,  la  pensée  littéraire  d'une  époque. 

En  ces  dernières  années,  les  journaux  ont  de  plus  en  plus  attiré  à  eux  et 
comme  absorbé  la  littératura ,  en  sorte  quMl  n'est  guère  mis  au  jour,  de  la  part 
des  écrivains  connus,  de  livres  qui  n'aient ,  au  moins  en  partie,  subi  dans  b 
presse  l'épreuve  d'une  première  publicité.  L'élaboration  calme,  assidue,  sdi* 
taire,  était,  sans  contredit,  meilleure;  mais  maintenant  que  les  longs  loisiiS 
sont  perdus,  et  que  La  Bruyère  serait  peut-être  forcé  de  gaspiller  sa  v«fï« 
si  sobre  et  si  admirablement  avare  entre  un  compte-rendu  des  asàses  et  une 


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BEVUE  LITTÉRAIRB.  267 

annoDoe  d'industrie,  îl  faut  bien  aussi  savoir  apprécier  les  bons  cotés  de  cette  , 
situation  des  lettres,  inouie  jusqu'ici,  et  à  laquelle  il  est  presque  impossible 
d^édiapper.  Ce  gouffre  de  la  presse  toujours  ouvert,  et  tous  les  matins  insa- 
tiable, où  disparaissent  tant  d'esprit,  d'efforts  et  de  ver>'e,  est  une  nécessité 
qn^l  faut  subir,  et  qui  n'a  que  trop  son  charme.  Dès  l'abord  on  est  un  peu  ef- 
frayé, mak  on  s'habitue  vHe,  hélas!  i  ces  exigences  impérieuses;  comme  lest' 
Romains  dégénérés  aux  invasions  des  barbares.  Cela  de  plus  semble  répondre 
à  la  nngatière  hâte  de  toutes  choses  qui  nous  caractérise.  Avec  cette  bizarre 
inquiétude  qu'on  trouve  dans  le  cœur  de  tous,  et  qui  fait  qu'on  ne  croit  que 
jetff  une  tente  à  l'endroit  on  pourtant  on  demeure,  avec  notre  ardeur  à  la  fois 
et  nos  découragemens,  avec  cette  attentetriste  de  Taveiiir  en  même  temps 
qae  cette  imprudente  confiance  dans  le  présent,  qu'il  est  devenu  presque  banal 
de Temarquer,  comment  ne  pas  prendre  vite  son  parti  sur  ce  point,  comment 
ne  pas^  se  disperser  dans  les  journaux?  Il  y  a  d'ailleurs  de  grands  exemples 
derrière  lesquels  il  est  commode  de  se  réfugier.  Je  ne  veux  point  dire  du  tout 
que  chaque  journaliste  puisse  se  croire  d'avance  Tauteur  des  Martyrs  ou  de 
VHUMrtde  la^viligation^  parce  que  M.  de  Chateaubriand  a  écrit  au  Mer- 
aant,  parce  que  M.  Guizot  a  feât  le  feuilleton  du  PidflicisU.  Ce  n'est  pointià, 
àeoap  sdr,  qu'est  la  similitude.  Mais  enfin  11  faut  convenir  que  plusieurs  deS' 
lifres  les  plus  importons  de  oe  tempi^  sont  nés  au  sein  même  de  la  presse, 
er  comme  dans  la  lutte  et  la  mêlée.  Les  éloquentes  lettres  de  M.  Augustin' 
TtS&rrf  sur  l^iistofaie  de  France  n'ont^lles pas  para  d'abord'dansl^  Couirter; 
et  iteMe  pas-dans  hiilobe  que  M.  Joufliroy  écrivait  les  phis  belles  pages  dr 
sar  lÊHunge^î  En  qudque  abaissement  que  soient  tombés  les  journaux  danr 
eotstnes  mains,  c'est  donc  là  une  fimne  nouvelle  acquise  dorénavant  aux' 
«■nmes^e  l'esprit,  et  qui  sans  doute  restera.  Quand  une  chose  conquiert  de 
Pélendiie  et  de  la  puissance,  il  fbut  que  le  vulgaire  l'envahisse  au  moins  en  sear 
Sraites  reculées;  de  là  cette  dégradation  inonie  du  joumaKsme  secondaire,  qui 
fiutde  la  charmante  république  des  lettres  de  Bayle  un  assez  triste  bas^mpire: 
Mais  ce  sont  là  des  zones  extrêmes ,  auxquelles ,  heureosement ,  ne  ressemblent! 
en  rien  les  vrais  climats  littéraires. 

B  était  utile,  il  était  nécessaire  que  de  grands  esprits,  en  descendant  dan^ 
les  journaux,  fissent  tourner  au  profit  des  idées  vraiment  littéraires  et  sérieu- 
aenient  politiques  une  forme  aussi  rapide  et  aussi  puissante  donnée  à  la  pensée 
éty  par  conséquent,  à  la  vérité  comme  au  mensonge.  De  là,  la  collaboration' 
de  la  plupart  des  hommes  célèbres  de  la  fin  du  dernier  siède  et  do  commen- 
cement du  ndtre  aux  journaux  politiques  de  la  révolution ,  aux  journaux  litté^ 
rsdres  de  Tempire.  Il  n'est  presque  pas  un  nom  glorieux  qu'on  n'y  retrouve. 
Waàs  fabus,  Fenvahissenient  des  médiocrités,  sont  venus  vite,  selon  la  triste 
néoes^té  des  choses  humaines,  et  le  mal  est  si  grand  à  l'heure  qu'il  est,  qu'auenff 
lioilime  vraiment  éminent  ne  veut  passer  pour  écrire  dans  les  journaux  quotf* 
dienr,  et  qu'on  ne  se  risque  à  ces  sorties  aventureuses  que  sous  le  couvert 
éhnî%  discrétion  facile* quelquefois  à  percer,  mais  qui,  officiellement,  laisse  le 
plëisir  et  liBf  garantie  de  la  négation.  En  Angleterre,  b  presse  quotidreime  en 


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269  REVUE  PES  WSXJX  H05BES. 

est  arrivée  à  bien  plus  d^abaissemeat  encore  et  a  perdu  presque  toute paissanoe 
sur  les  affaires  et  la  littérature.  L'influence  est  venue  presque  exclusivenieot  ' 
aux  recueils  périodiques»  comme  VÉdinhurgh-Review  et  le  QuarterlyrBemtw^ 
que  les  hommes  d*état  et  les  écrivains  de  talent  appuient  ouve^ment  de  ieun 
travaux,  tandis  qu*ils  se  défendraient  de  prendre  part  à  ces  journaux  quoti- 
diens qui  ne  sont  plus,  pour  la  plupart, que  des. feuilles  de  nouvelles  politiques 
chèrenent  achetées  et  d'annonces  chèrement  payées. 

Le  mal  est  très  loin  d'en  être  arrivé  en  France  à  ce  degré.  Si  l'on  n'en  croyait 
cependant  que  le  dernier  et  répugnant  écrit  de  M.  de  Balzac  :  Un  Grand  homm 
de  Prùtince  à  Paris ,  les  bureaux  de  journaux  seraient  exclumvement  des  at^ 
liers  d'industrie  sans  moralité  et  sans  talent,  des  espèces  de  bagnes  littéraires. 
Mais  c'est  là  une  caricature  tout  aussi  éloignée  de  la  vérité  que  le  serait  la  des- 
cription du  cabinet.de  tel  romancier  moins  préoccupé  de  l'argent  que  de  l'art, 
et  des  échéances  de  son  libraire  q^  de  la  correction  de  son  ^le.  D'aiUeuis, 
la  plaie  n'est  pas  dans  les  petits  journaux ,  comme  le  dit  M.  de  Balzac  Per- 
sonne ne  prend  au  sérieux  les  articles  des  petits  journaux,  non  plus  que  les 
nouvelles  qu'y  insère  M.  de  Balzac.  Au  point  de  vue  littéraire,  le  mal  est  ail- 
leurs ,  !1  est  dans  la  presse  quotidienne ,  là  où  M.  de  Balzac  a  autant  contribué 
que  personne  à  l'introduire  et  à  l'invétérer.  L'auteur  ôi!EuQènu  Grandet  accuse 
les  feuilletons  d'étouffer  le  talent ,  tandis  qu'il  faudrait  les  accuser  de  fomenter 
la  médiocrité  qui  les  choie;  il  leur  reproclie  de  nuire  plus  à  la  vraie  littéra- 
ture que  ne  nuit  la  contrefaçon  belge  à  la  librabrie.  La  littérature ,  je  le  crains , 
est  de  trop  en  cette  affaire,  et  il  ne  doit  être  question  que  d'industrie.  Qui  a 
tué,  en  effet ,  dans  les  journaux,  la  critique  littéraire,  pour  y  substituer  les 
réclames  et  les  éloges  payés?  IN'estrce.  pas  l'industrie  ?  £t  pourrait-il  en  être 
autrement?  Les  journaux  ont  une  partie  d'annonces,  partie  ouvertement 
mercantile  et  commerciale?  Comment  veut-on,  en  ce  temps  d'argent,  que 
l'annonce  ne  passe  pas  de  la  quatrième  page  des  journaux  sur  la  première?  La 
distance  est  si  courte  à  franchir,  et  l'industrie  va  si  vite,  même  quand  il  ne  s'agît 
pas  de  la  vapeur  et  des  chemins  de  fer  ! 

Il  y  a  d'autres  causes  encore  à  l'abaissement  où  est  tombée  la  littérature  des 
journaux  quotidiens ,  et  M.  de  Balzac  les  connaît  mieux  que  personne.  Toute- 
fois il  n'en  parle  pas  dans  son  livre.  Qui  ne  sait  pourtant  ce  que  sont  les  ar- 
ticles de  camaraderie  et  de  complaisance,  lesquels  oi^t  dégoûté  le  public  de  la 
critique ,  et  ont  amené  ces  nouvelles  brisées,  ces  romans  bâtés,  sans  plan,  sans 
style,  sans  élévation,  sans  talent,  et  dont  Un  Grand  homme  de  Province  à  Paris 
est  un  triste  et  trop  convaincant  exemple.  M.  de  Balzac  ignore-t-il  aussi  qu'on 
impose  des  éloges  pour  des  nouvelles,  et  que  le  roman  en  feuilletons  trouve 
là  une  espèce  d'assurance  contre  la  critique  ?  Ne  criez  donc  pas  tant  à  propos 
du  journalisme;  si  la  presse  avait  fait  son  devoir  à  votre  sujet ,  vous  seriez  peut- 
être  devenu  un  bon  romancier;  elle  vous  a  laissé  fabre,  elle  vous  a  laissé  perdre 
le  sentiment  de  l'art,  de  la  vraie  littérature,  de  la  sobriété  digne,  de  la  tenue 
de  l'écrivain;  elle  a  accepté  vos  productions  morcelées,  écrites  au  jour  le  jour, 
en  même  temps  et  selon  le  hasard  d'une  verve  épuisée.  Les  journaux  dont 


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REVUE  LITTÉRAIRE.  969 

¥OQs  feltes  ie  procès ,  sont  tos  frères,  ils  sont  ce  que  vous  êtes.  Embrassez- 
fous  ,  faîtes  alliance,  au  lieu  de  vous  quereller  :  il  ne  s'agit  ici  que  d'industrie. 
Heoreusemcnt  il  est  à  tout  cela,  même  dans  la  presse  quotidienne,  d'hono- 
rables exceptions  qu'il  faut  reconnaître  et  proclamer.  Il  ne  nous  appartient  pas 
de  dire  que  la  dtodence  littéraire  des  journaux  produira  les  mêmes  résultats 
qu'en  Angleterre;  mais  il  est  évident  que  la  création  des  recueils  périodiques, 
en  France,  a  donné  aux  articles  de  littérature  un  caractère  plus  sérieux,  une  im- 
portance nouvelle.  Au  xvin*  siècle,  V Année  liiièraire  et  le  Mfrrure  étaient 
presque  exclusivement  des  cahiers  périodiques  donnant  les  extraits  des  llvTes 
réeens ,  les  évènemens  de  l'étranger,  et  quelques  énigmes  et  madrigaux.  En  y 
publiant  ses  Contes  moraux  un  à  un ,  Marmontel  était  le  précurseur  un  peu 
fade  des  modernes  auteurs  de  nouvelles.  Sous  l'empire,  ni  la  Décade  philoso' 
fhiqfie ,  ni  le  Mercure  renouvelé,  ni  même  les  Archives  Utléraires  qui  durèrent 
peu ,  mais  qui  donnaient  lldée  déjà  d'un  recueil  sérieux  et  varié,  ne  ressem- 
blaient en  rien  aux  Revues  actuelles.  Les  analyses  de  livres  tenaient  exclu- 
sivement  le  premier  rang ,  et  le  reste  n'était  que  miscellanées  sans  impor- 
tance, que  mélanges  complémentaires.  C'était  toujours  le  journal  à  la  ma- 
nière de  Chamfort,  de  La  Harpe,  de  Suard,  de  l'abbé  Aubert.  On  était  biea 
loin  encore  du  GIo6e  de  la  restauration.  Là,  au  moins,  il  y  eut  une  doctrine 
suivie ,  un  cercle  nourri  des  mêmes  principes  philosophiques,  et  par  consé- 
quent, avant  tout,  une  polémique  vive,  intelligente,  tout  un  tournoi  et  toute 
une  lotte.  De  là  l'importance  qu'a  déjà  le  Globe  en  histoire  littéraire.  Venue 
pins  tard,  au  seuil  presque  de  l'établissement  de  juillet,  qui  allait  rom- 
pre runité  des  écoles  littéraires,  disperser  tous  les  groupes  et  isoler  chacun 
dans  son  talent  ou  dans  son  orgueil ,  la  Revue  des  Deux  Mondes  ne  devait 
accepter  servilement  aucune  tradition  précédente,  ni  recommencer  quelque 
joumi  mort.  Sans  prétendre  à  une  originalité  exagérée,  elle  se  fit  un  centre 
d'étades  variées,  où  la  science  et  l'imagination  avaient  leur  part;  à  la  stricte 
mâtédcsëocùrines,  qui  n'était  plus  possible,  et  qui  d'ailleurs  l'eût  rattachée 
trop  directement,  en  littérature,  à  une  école  exigente,  en  politique,  à  un  parti 
absola,  elle  a  substitué  en  toute  chose  l'examen  à  l'affirmation;  elle  a  souvent 
donné  ^èaee  aux  travaux  d'écrivains  bien  différens,  aux  essais  les  plus  variés 
dn  talent.  T  avait-il  là  préoccupation  insoflSsante  du  vrai ,  et  l'exclunon  théo- 
rîfK  eût<Oe  mieox  valu?  Nous  ne  le  pensons  pas,  et,  qu'on  nous  permette 
de  le  dne,  le  aneeès  de  la  Renie  des  Deux  Mondes  a  peut-être  tenu  un  peu  à 
onveiles  et  eondliantes  qu'elle  a  toujours  montrées,  en  gar- 
snr  les  points  împortans,  sa  foi  vive,  et  souvent  aussi,  on  le 
de  protestation  énergiqoe.  Par  là  elle  semblait  répondre  aux 
;,  à  eeUe  curiosité  mobile,  éveOlée  sur  tous  les  poîoU,  à 
qne  déffioppe  le  génie  critique  des  époques  de  transition  et 
à  ee  besoin  d'étndes  sévères,  de  travaux  graves,  à  e^  de  lee- 
qaâ  sont  comme  le  caractère  des  générations  nouvelles. 
dJefOrurUr/adéf  a  en  anssi une  autre  ambition,  élevée  et  âii&âit 
qni  a  tou joncs  été  ion  premier  désîr,  son  bot  le  plus  cher. 


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2T0  BEVUE  DES  DEUX   MONDES. 

die  a  voulu  être,  non  pas  un  recueil  qu'on  feuillette  seulement  à  mesure ^e  sa 
publieotion ,  6t  qu'on  consulte  çà  et  là  ensuite,  mais  plutôt  un  llyre  qu'oa 
puisse  relire  €t  qu'on  lise  toujours.  Y  a-t-elle  réussi? 

Ifous  disions  tout  à  Tlieure  que  beaucoup  d^on^Tages  remarquables  de  ce 
temps-ci  étaient  nés  au  sein  de  la  presse.  La  Berne  dts  Deux  Mondes  a  aussi 
donné  la  pubtidté  première  à  plusieurs  travaux  qui  depuis  sont  devenus  des 
livres.  Cest ainsi  que lesPoriraiis  de  M.  Sainte-Beuve,  qneV Allemagne ei  lialie. 
de  M.  Quinet,  dont  nous  voulons  d'abord  parier  aujourd'hui,  sont  bien  plutôt 
des  ouvrages  véritables  que  des  collections  de  mélanges  littéraires  sans  rap* 
poitet  sans  cohésion.  Nos  lecteurs  sont  trop  familiarisés  avec  les  apprécia- 
tions délicates  de  M.  Sainte-Beuve,  avec  la  prose  élevée  de  M.  Edgar  Qulnct, 
pour  que  nous  ayons  besoin  d'énumérer  les  morceaux  contenus  dans  ces  deux 
publications.  Il  sufQra ,  et  il  sera  aussi  convenable  d'en  rappeler  seulement  ici 
lecaractère  et  d'en  indiquer  à  la  hâte  et  un  peu  au  hasard  quelques  traits  dig» 
tînoafB. 

Not^VEAUX  P0BTRA.ITS  LiTT^RAiBES,  par  M,  Samte^euve  (I)i  —  Les 
ânq  volumes  des  CrWqttes  ei  Portraits^  de  M.  Sainte-Beuve,,  dont  les  deux 
derniers  viennent  de  paraître,  composent  maintenant,  par  leur  étendue  el 
leur  variété,  une  galerie  littérahre  presque  complète  des  principaux  écrivaim 
français  des  deux  derniers  siècles,  et  de  nos  plus  célèbres <^ntemporatns.  Les 
trois  ou  quatre  premiers  morceaux  du  volume  publié  en  1832 ,  ont  seuls  g:»dé 
Temprdnte  de  la  vive  polémique  du  Globe,  à  laqudle  M.  Sainte-Beuve  s'éisât 
mêlé  avec  toutes  les  jeunes  illusions,  avec  toute  la  verte  ardeur  d'un  grand 
talent  au  début.  Les  portraits  suivans  ont  perdu  de  plus  en  plus  le  caractèrt 
théorique,  pour  devenir  des  notices  littéraires ,  pleines  de  vues  morales,  d'a- 
perçus élev^,  et  où  les  apprédations  fines  de  détail  et  d'ensemble  sont  nieFveit« 
leusement  mêlées  à  la  biographie  des  écrivains.  M.  Sainte-Beuve,  avec  laperspi* 
cacité  singulière  de  son  esprit  et  la  prodigieuse  souplesse  de  son  talent  si  originid 
et  É\  délicat,  a  introduit  dans  la  critique  une  manière  personnelle,  un  proeédA 
nom^au  et  propre ,  qui ,  nous  le  croyons,  sont  appelés  à  farire  date  «n  hislok« 
littéraire.  Ce  n'est  plus  seulement  Térudition  maligne  et  un  peu  bavarde  par 
pédantisme,  qu'on  rencontre  dans  Bayle;  ce  ne  sont  plus  seulement  les  spiri^ 
tuels^,  mais  étroits  et  évasifs  points  de  vue  de  FonteneHe;  pas  phis  enfin  Tes^ 
tîmable  rhétorique  de  La  Harpe  ou  de  Marmontel,  que  les  froides  énumé* 
rations  de  Ginguené.  L'art,  un  art  profond,  donne  à  tons  ces  portraits  UM 
valeur  créatrice,  et  nous  pensons  qu'en  peignant  avec  une  si  étonnante  res- 
semblance, avec  une  habileté  si  consommée,  Molière,  La  Bruyère  et  tous  oss 
autres  grands  écrivains,  l'honneur  de  la  France,  M.  Sainte-Beuve  a  pour  toi^ 
jours  attaché  son  œuvre  à  leur  gloire.  Quand  ces  études  auront  été  eomplétées 
par  quelques  noms  qui  manquent  encore,  parie  cardinal  de  Retz,  par  exemple, 
et  Lesage,  placés  l'un  au  seuil,  l'autre  à  la  dernière  liniile  du  i^ne  dtf 

(1)  3  vol.  iii-8».  1939,  chez  F.  Bonnaire ,  rue  des  Beaux-Arts ,  10. 


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JU5VDE  LITTÉRAIRE.  371 

iÉMMrXIV,  ^uaiidM.fiamte-Bettve  aura  abordé  les  deux  grandet  figures  du 
xviii^  sièote,  Aousseau  et  Voltaire,  qui  appellent  son  habile  pineemi ;.oe sera 
là  une  véritable  histoire,  par  groupes  et  par  porti^its,  de  la  littérature  £raD«' 
çiise^a  deux  grands  siècles.  Nul  autre  recueil  dé^  n'offre  une  lecture  phit 
iostructive,  plus  pleine  de  vues  ingénieuses  et  de  finesses  énidites;  par  l'en- 
aunble,  enfin,  c'est  un  grand  et  durable  monument  élevé  à  nos  glonres  intel- 
lectudles.  Les  lecteurs  de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  qui  est  dépuis  long-temps 
déjà  la  patrie  littéraire  de  M.  Sainte-Beuve ,  connaissent  la  plupart  de  ces  mor- 
«aux ,  et  sont  habitués  à  y  retrouver  le  poète  aimé ,  avec  son  art  qudquefois 
laffioé,  et  aussi  le  critique  spirituel  et  plein  d'ame.  La  Revue  ne  s'est  jamais  abs- 
ttnoe  de  caractériser  les  talens  auxquels  elle  devait  le  plus;  autrement  il  lui  eût 
Ultt  se  taire  sur  plusieurs  des  premiers  écrivains  de  ce  temps*d.  Le  grand  ou* 
mgeque  M.  Sainte-Beuve  prépare  sur  Port-Royal  «et  dont  son  prochain  retour 
dltalie  hâtera,  nous  Tempérons,  l'achèvement,  nous  sera  une  occasion  natuh 
nUe  de  classer  aussi  à  sa  place,  et  dans  la  série  de  no&  portraits,  un  des  écri" 
laiiis  dont  s^hooore  le  plus  la  moderne  littératare.  Qu'il  nous  suffise  de  dure 
aojoiiid^buî  que  les  deux  derniers  volumes  des  Criiiqmes  de  M.  Sainte-Beuve 
aaroot,  comme  les  précédens,  le  sueeès  sérieux  et  sans  firaoas  qu'obtiennent 
les  bons  livres.  Les  convenances  littéraires  veulent  que  nous  n'en  disions  pat^ 
pkis,  et  qu'à  propos  d'un  livre  né  de  la  Revue,  on  ne  nous  soupçonne  point  âe< 
ne  Boettre  quede  l'amitié  là  où  il  y  a  avant  tout  sympathie  pour  un  grand  talent. 

Allekaone  et  Italie,  par  M.  Edgar  Quinet (i). — VAllemagneet  Italie 
a  la  même  origine  que  les  Portraits,  et  les  lecteurs  de  ce  recueil  connaissent 
à  lavanoe  les  deux  remarquables  volumes  de  M.  Edgar  Quinet.  Les  principaux 
■nreeaox  écrits,  depuis  1880,  par  M.  Quinet,  sont  là ,  reoueilfis  dans  ienf 
«Blre  logique,  et  on  y  peut  saisir  les  nuances  diverses  et  les  très  notables 
progrès  de  ce  fierme  et  puissant  prosateur.  Dans  les  fragmens  qUi  se  rapporlsnt 
à  FAIiemagne ,  et  qui ,  composés  à  des  dates  très  dii/erses,  sont  ici  rapprochés, 
y. est  faidle  de  saisir  la  vaste  oourfoe  qu'a  suivie  son  talent,  et  nous  n^avons  pas 
be»in  de  dire  que  nous  préférons  de  beaucoup  oe  qu'il  a  écrit  plus  récem- 
ment. Les  premiers  morceaux  sans  doute  ont  toute  la  fougue,  toute  l'élévatioii 
dHme  imagination  Jeune,  ardente  et  non  contenue;  c'est  souvent  un  hymne 
fai  toome  au  verset  biblique,  une  course  rapide  à  travers  des  steppes  éblouis* 
suites,  à  travers  de  riches  plaines  dont  on  n'aperçoit  qu'à  la  hâte  les  grands 
IMjsages.  On  sent  que  le  temps  doit  venir  pour  calmer  ce  talent  qui  a  le  goûtde 
rélaa  hasardé  et  du  cirque,  qui  préfère  trop  le  bourdonnement  d'une  ruche 
«nportée  sur  Taile  des  vents  au  travail  solitaire  de  rabeille  industrieuse ,  les 
ij^ières  infinies  et  recalées  de  l'idéal  à  la  triste  et  nécessaire  poésie  de  la  réa* 
Kté.  Dans  ces  études  ardentes  et  qu'une  si  haute  philosophie  caractérise,  se 
Mrouvent  déjà  bien  des  pages  sereines  et  écrites  avec  une  admhrable  ampleur 
4e8t}'le.  M.  Quinet  a  surtout  le  sentiment  des  grandes  choses,  des  grandes 

(1)  i  TOi.  ÎD-^,  jdiez  Desforges,  rue  du  Pont  de  Lodi,  8. 1839. 


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372  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

destinées,  des  grands  contrastes,  des  grands  tableaux.  Le  sphinx  oriental 
accroupi  dans  la  solitude  des  déserts  du  vieux  monde,  la  végétation  désor- 
donnée des  forêts  primitives,  les  songes  ouvrant  doucement  leurs  portes 
dorées  pour  laisser  apparaître  les  syrènes  voluptueusement  assoupies  de  la  rie 
italienne  et  les  vagues  ondines  de  la  poésie  allemande ,  Rome  et  les  maremmes, 
les  civilisations  et  les  systèmes  qui  s'entrechoquent  et  tombent,  Taspiration 
d'un  avenir  meilleur,  le  spectacle  éternel  de  la  vie  dans  la  mort,  c'est  là  sur- 
tout ce  qu'on  retrouve  dans  la  prose  forte  et  colorée  de  M.  Quinet. 

Dans  les  morceaux  qui  se  rapportent  aux  dates  les  moins  récentes ,  M.  Qoioet 
est  séduit  par  les  brillantes  s>  nthèses.  Quelquefois  ridée  générale  qu'il  énonce 
est  vraie  au  fond,  mais  devient  douteuse  parce  qu'il  la  mène  brusquement  à 
toutes  ses  limites,  à  ses  extrémités  les  plus  reculées,  et,  pour  ainsi  dire,  aux 
sommité  particulières  des  moindres  détails.  Quelquefois  aussi  M.  Quinet  prend 
pour  des  résultats  déjà  absolus  et  sûrs  ce  qui  n'est  encore  qu'en  germe,  et, 
par  ses  transitions  rapides,  il  tient  peu  de  compte  du  travail  lent  des  eq^rits, 
de  leur  morcellement  successif  et  de  cette  espèce  d'incubation  intellectuelle 
que  les  idées  doivent  subir  avant  de  se  produire  dans  les  sociétés.  Mais  si, 
dans  quelques-uns  de  ces  morceaux  écrits  de  1830  à  1834,  M.  Quinet  faisait 
une  part  un  peu  large  à  Vhumaniié;  si  l'auteur  poétique  d'Ahasvérus  repa- 
raissait un  peu  trop  dans  le  critique;  si  enfin  il  donnait  aux  poètes  des  con- 
seils humanitaires,  des  conseils  dont  a  trop  profité  M.  de  Lamartine ,  un  wa- 
veilleux  bon  sens,  au  milieu  de  ces  hasards  de  pensées ,  présageait  déjà  chez 
M.  Quinet  cette  voie  sérieuse,  plus  contenue,  plus  vraie,  qu'il  a  suirie  avec 
éclat  dans  son  article  sur  la  philosophie  allemande,  et  dans  son  travail  si  éle?é 
et  si  éloquent  sur  le  livre  du  docteur  Strauss.  Les  hypothèses  de  Wolf  et  de 
Niebuhr  étaient  admirées,  mais  souvent  contredites;  Vico  était  appelé  un  titan 
qm  agite  sur  leurs  gonds  d'ivoire  les  portes  des  songes ,  et  il  était  dit  que  les 
vertus  cosmopolites  dispensent  le  plus  souvent  de  la  pratique.  La  terminologie 
volontairement  obscure  de  la  philosophie  allemande  n'avait  pas  non  phis  sé- 
duit M.  Quinet,  et,  plus  que  personne,  il  s'était  moqué  de  ces  abstractions 
béantes  et  creuses,  de  ces  chimères  sur  le  concret  et  le  subjectif,  tentuie 
pédacnte  et  scolastique  jetée  sur  le  vide  de  h  pensée. 

Les  deux  volumes  publiés  par  M.  Quinet ,  et  qui  contiennent  ses  études  sur 
l'Allemagne  et  l'Italie,  ses  notables  travaux  sur  les  épopées,  et  divers  articles 
d'art  et  de  philosophie,  sont  un  nouveau  titre  littéraire  ajouté  aux  titres  déjà 
nombreux  de  l'auteur  d'Ahasvérus,  Après  la  poésie  ardente  des  dâiuts, 
M.  Quinet  devait  rentrer  dans  les  routes  purement  rationnelles  :  c'est  là  qu'il 
est  à  cette  heure ,  et  que  de  nouveaux  et  plus  sûrs  succès  l'attendent.  L'ensei- 
gnement qu'on  lui  a  confié  à  la  Faculté  des  Lettres  de  Lyon,  et  où  son  talent 
de  parole,  qu'on  dit  très  remarquable,  attire  un  concours  croissant,  ne  le 
détournera  pas  sans  doute  de  ses  travaux  littéraires,  et,  pour  gagner  un  boa 
professeur,  nous  ne  voudrions  pas  perdre  un  grand  écrivain.  D'ailleurs  la  place 
de  M.  Quinet  n'est  pas  à  Lyon;  le  ministre  de  l'instruction  publique  Iç  com- 
prendra sans  doute.  M.  Villemain  professait  tout  récemment  encore,  nous  le 


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REVUE  LITTÉRAIRE.  273 

ons,  une  admiratîoD  Tive  pour  M.  Quinet,  et  nous  espérons  que  le  grand- 
ittre  de  TUniversîté  gardera  Topinion  du  secrétaire  perpétuel. 

Lbs  CiLTACOMBBS,  par  M.  Jules  Janin  (1).  ~  M.  Janin  est  à  coup  sâr  un 
i  plus  spirituels  écnyains  de  ce  temps-ci ,  un  des  plus  Infatigables  athlètes 
cette  presse  dévorante  que  chacun ,  selon  ses  goûts,  peut  comparer  à  tout 
qui  est  insatiable,  à  tout  ce  qui  ne  peut  se  combler,  les  mythologues  au  ton- 
lu  des  Danaîdes,  les  enfans  à  Togre  du  petit  Poucet.  Personne  plus  que 
Janin  n'a  ainsi  jeté  au  vent  une  verve  plus  originale,  un  meilleur  style,  plus 
talent  enfin  ;  aucun  peut-être  n'a  gaspillé  avec  cet  entrain  facile,  cette  pro- 
^alité  insouciante,  cette  abondance  quelquefois  prolixe,  autant  de  véritable 
ginalité,  une  veine  aussi  heureuse.  Il  en  convient  lui-même  sans^trop  de 
^n  et  avec  beaucoup  de  charme  dans  sa  femilière  dédicace  à  M.  Burette, 
(ur  ma  part,  j'avoue  que  presque  tout  ce  qu'écrit  M.  Janin  a  le  don  de 
amuser,  et  que  cela  me  dispose  singulièrement  à  Findulgence;  mais  au  nom 
Sme  des  principes  littéraires  sérieux,  que  M.  Janin  a  souvent  défendus  avee 
e  ardeur  toujours  vive  et  alerte,  au  nom  de  cette  saine  littérature  à  laquelle 
pousse  vertement  les  autres,  on  doit  lui  demander  compte  de  cette  dépense 
)aie  d'épithètes  parasites,  de  cet  intarissable  entassement  de  paroles  qui  a, 
le  sais,  sa  fougue  séductrice,  de  ce  train  de  poste  enfin  que  ses  idées  courent 
nvent  à  travers  champs,  et  qui  fait  éprouver  aux  lecteurs  quelque  chose  dn 
ûsir  enfantin  et  factice  des  montagnes /usses.  On  ne  sait  où  le  prendre,  car 
se  pomet  tous  les  caprices,  toutes  les  boutades,  tous  les  tours  de  force  Utté- 
ires,  et  cela ,  il  faut  eil  convenir,  avec  une  merveilleuse  prestesse.  Ses  phrases 
chappent  promptes,  nettes,  rapides,  en  tout  sens,  sans  savoir  où  elles  vont, 
itdt  longues,  tantôt  courtes,  quelquefois  diffuses  et  chargées.  Vous  le  croyez 
rdu;  point:  tout  à  coup  le  jet  revient  plus  limpide,  plus  jaillissant,  plus 
!vé.  Sa  plume  avait  couru  bien  plus  vite  que  sa  pensée.  Elle  avait  fait,  la 
rfide,  comme  Vautre  du  Voyage  autour  de  ma  chambre^  ou  comme,  la  Vie- 
re  de  Béranger  : 

Elle  était  lasse,  il  ne  l'attendit  pas. 

Toutefois  il  ne  faut  pas  trop  se  plaindre  de  M.  Janin ,  et  la  sévérité  serait 
jvete;  car,  l'avouerai-je,  une  fois  qu'on  a  pris  son  parti  sur  toutes  ces  espié- 
srîes,  les  défauts  charment  le  plus  souvent  ceux  mêmes  qui  les  déplorent. 
I  prend  plaisir  à  ce  vocabulaire  inépuisable  qui  passe  par  bandes  armées 
a  légère,  un  peu  indisciplinées,  et  ravageant  sans  pitié  le  plus  souvent  l'en- 
mi  Intime,  mais  quelquefois  aussi  ceux  qui  auraient  le  plus  de  droit  aux 
fpecta  et  aux  admirations  de  la  saine  critique. 

Si  le  style  de  M.  Janin  a  eu  sur  ceux  qui  ont  voulu  l'imiter  une  déplorable 
[luence,  on  ne  saurait  lui  refuser  un  caractère  individuel  et  propre.  M.  Ja- 
n  a  trop  le  sentiment  de  l'art  pour  ne  pas  regarder  ceci  comme  un  très 

^1)  6  vol.  in-18,  chez  Werdet,  rue  de  Seine. 

TOMB  XIX. -«  SUPPLÉMENT.  18 


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27&  RKVUE  DES  DEUX  MONDES, 

grand,  et  disons  un  très  légitime  éloge,  qui  nous  permet  bien  des  critiqua. 
On  a  vite  fait  le  compte  dans  un  âècle  des  écrivains  qui  ont  eu  un  style  dis- 
tinct et  une  manière  à  eux.  Sans  doute  il  y  a  dans  M .  Janin  toute  une  partie 
factice,  de  méder;  il  a  l'enivrement  de  la  forme,  et  il  prend  plaisir  à  prâd- 
l^ter  sans  pHié  ses  idées  dans  les  abîmes,  comme  ces  esdaves  que  les  emperem 
Kimains  jetaient  aux  lamproies. 

M.  Janin ,  qui  a  écrit  d'excellentes  pages  de  critique  contre  nos  défiants  litté- 
yaires,  en  a  cependant  lui-màne  gardé  l'empreinte,  et  bien  des  auteurs  quH  a 
plus  d'une  fois  spirituellement  fustigés  auraient  pu  lui  répondre  :  iiséem  in 
armis.  Mais  si  ses  défauts  reviennent  toujours  les  mêmes,  ses  qualités,  en  re- 
¥anehe,  se  transforment  merveilleusement  et  à  plalshr.  H  a  de  l'esprit  peer 
toutes  les  rencontres,  pour  les  bonnes  plutôt  que  pour  les  mauvaises  passiens; 
il  a  des  larmes  touchantes  et  sincères  pour  les  amis  ou  les  talens  enlevés  trop 
tôt;  pour  Béquet,  ce  sobre  émvain  dont  la  notice  est  charmante;  pourJo- 
hannot  et  la  princesse  Marie,  deux  artistes  frappés  avant  l'âge.  Le  voieî,  la 
lance  en  main,  comme  un  chevalier  du  moyen-âge,  frappant,  avec  une  élo« 
quence  ardente,  ferme  et  souvent  élevée ,  les  ignobles  parodies  de  Fabbé  CbM 
ou  les  immondes  écrits  du  marquis  de  Sade  (I)  ;  puis ,  comme  sur  l'âne  gogue- 
nard de  Sancho,  il  montre  au  doigt  les  moeurs  et  les  ridicules,  il  suit  le 
Parisien  dans  les  cloaques  de  sa  grande  cité ,  dans  ses  petits  métiers ,  partout, 
jusque  chez  les  marchands  de  chiens.  Si  vous  croyez  que  ce  sont  là  toutes  ses 
promenades,  vous  n'êtes  point  au  bout,  et  vous  le  retrouverez  tout  à  l'beon 
faisant ,  sur  quelque  cheval  de  bois,  comme  Xavier  de  Maistre  sur  son  fauteuil , 
le  tour  de  l^telier  de  Charlet ,  de  la  boutique  de  fleurs  de  M"*  Prévost ,  de  la 
prison  pour  dettes  de  Clichy. 

Les  Catacombes  contiennent  aussi  plusieurs  nouvelles  comme  la  Soptir-Rose, 
te  Mariage  Vendéen^  et  la  Comtesse  d'Eqmont^  nouvelles  quelque  peu  fantas* 
tiques,  assez  bizarrement  présentées ,  mais  pleines  d'une  verve  sphrituelle  qui 
va  toujours  en  avant,  s'inquiétant  peu,  après  tout,  de  l'histoh^  à  raconter.  Iâ 
récit  vient  quand  il  peut  ;  mais  en  attendant ,  l'auteur  s'arrête  à  toutes  les  belles 
fleurs  qu'il  rencontre ,  ramasse  de  beaux  cailloux  dans  tous  les  ruisseaux,  et 
se  perd  à  tous  les  détours  des  sentiers  pour  se  retrouver  bientôt.  Cela  impa- 
tiente quelquefois ,  mais  on  ne  s'en  aperçoit  gu^,  parce  que  M.  Janie  wus 
fait  oublier  la  longueur  de  la  route ,  comme  aux  enlans  qui  marchent  plusieurs 
lieues  quand  on  les  amuse  à  sauter  les  fossés.  Pétrone,  Apulée,  Mmial,  » 
raient  peut-être  un  peu  étonnés  de  ce  que  leur  fiait  diro  M.  Janin,  et  de  celte 

(1)  Je  trouve  dans  VAlmanackdes  ifuMi  de  1704  un  très  curieux  quatrala  sur 
Marat,  signé  Sade,  et  que  j'indique  à  M.  Janin.  Un  pareil  poète  convenait  merveîl^ 
leuscment  à  un  tel  héros  : 

Du  vrai  républicain  unique  et  chère  idole , 
De  ta  perte,  Marat,  ton  image  console; 
Qui  chérit  un  grand  homme  adopte  ses  vertus; 
Les  cendres  de  Scévole  ont  fait  naître  Brutus. 


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RBVCE  LITTÉHAIRE.  275 

manière  leste  et  toute  moderne  de  trûter  les  cho$ei^  q^tiqu^.  Mais  ces  récita 
sont,  à  le  bien  pirendre,  très  intéressant,  et  je  ^e  voudrai^  pas  détourner 
M.  Janin  de  cette  admiration  pour  l'antiquité ,  qu'où  9if^e  h  lui  voir  garder  et 
qa'il  conserve  comme  des  dieux  lares  toujours  cliers  auxquels  il  espère  un  jour 
reirenir. 

Les  six  petits  volumes  publiés  aujourd'hui  par  M.  Janin,  sous  le  titre  trop  mo- 
deste de  Catacombes  j  s'ajoutent  donc  aux  huit  tomes  de  Contes  Fantastiques» 
et  complètent  le  recueil  de  ses  principaux  articles  depuis  1830:  l'ombre,  sans 
doute,  doit  s'étendre  sur  plusieurs  de  ces  esquisses  légères  ;  mais  néanmoins  ce^ 
mélanges  variés  et  curieux,  d'une  lecture  attrayante  et  facile,  demeureront 
oooune  ua  monument  intéressant  pour  l'histoire  des  improvisations  littéraires 
de  ce  temps-ci.  Peut-être  M.  Janin  aurait-il  dû  être  plus  sévère  dans  le  choix  de 
ses  morceaux^  ne  pas  recueillir  des  improvisations  sur  des  courses  de  chevaifx 
oubliées,  des  analyses  sans  intérêt  de  romans  connus?  Ainsi  dégagé  de  ses 
parties  futiles  et  de  ses  longueurs,  ce  recueil,  qui  a  tant  de  qualités  vraiment 
littéraires ,  mériterait  d'être  mis  à  part.  U  sera  lu  par  tous  ceux  qui  aiment  en- 
core  l'esprit  français ,  vif,  ingénieux ,  coloré^  et  original ,  même  en  ses  hasard3. 

Histoie:^  d£  saint  Louis  ,  boi  de  Fhaincb,  par  M.  le  marquis  de  Yille- 
Deuve-Trans  (1).  —  L'histoire  de  France  est  encore  à  faire,  a-t-on  dit  souvent. 
Cela  est  vrai;  et  pourtant,  omTez  la  bibliothèque  du  père  Jjd  Long.  Quarante- 
dnq  mille  ouvrages  historiques,  depuis  César  jusqu'au  xviir  siècle,  ont  été 
écrits  sur  la  France.  Combien  peu  sont  restés  !  A  voir  ainsi  se  multiplier  pour 
iQourir  tant  de  livres  que  leurs  auteurs  regardaient  sans  doute  comme  défini- 
tifs, il  y  a  lieu  de  douter  que  l'œuvre  se  réalise  jamais.  Les  travaux  d'ensemble 
cales  monographies  s'accumulent.  Mais  quelques  écrivains  d'élite,  trois  ou 
quatre  au  plus  de  ce  temps-d,  ont  pris  seuls  dans  la  science  un  rang  supé- 
lieur  et  durable.  Les  autres,  pour  la  plupart,  s'épuisent  en  efforts,  afin  d'ar- 
river à  un  oubli  rapide,  et  leur  érudition,  malgré  l'amour-propre ,  n'atteste 
peut-être  que  l'impuissance  complète  et  bien  sentie  de  toute  œuvre  originale. 
Quelques  rares  pubhcations  méritent  cependant  d'être  distinguées  çà  et  là ,  soit 
par  l'exactitude  des  recherches,  soit  par  leur  ensemble  et  leur  pensée  première. 
Le  travail  de  M.  le  marquis  de  Villeneuve ,  bien  que  coutestable  dans  les  points 
les  plus  saillans  de  ses  doctrines,  a  des  droits  mérités  à  l'attention.  Les  écrits 
surannés  du  père  Jean  de  Vernon ,  de  Mathieu ,  de  Balthazar  de  Riez ,  sur  le 
vainqueur  de  Taillebourg,  sont  plutôt  de  la  légende  que  de  l'histoire.  M"'''  de 
Sévigné  disait,  pour  tout  éloge,  du  travail  de  Fileau  de  la  Chaise  sur  le  saint 
roi,  qu'il  était  fait  avec  esprit,  et  la  louange  était  encore  exagérée  sans  nul 
doute.  Quant  au  livre  de  M.  de  Villeneuve,  on  peut  affirmer,  sans  craindre  le 
reproche  d'erreur,  qu'il  a  été  inspiré  avant  tout  par  un  enthousiasme  chevale- 
resque :  «  Après  Dieu,  l'honneur,  »  voilà  sa  devise.  Louis  IX  est,  pour  M.  de 
Villeneuve,  le  saint,  le  héros,  le  roi  légitime  par  excellence;  l'auteur  aime  sa 

(t)  3  vol.  in-8o,  1S39 ,  chez  Paulin ,  rue  de  Seine ,  33. 

18. 


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376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sagesse,  son  courage,  sa  mort,  et  eet  amour  toujours  vif  se  prolonge  sur  la 
lignée  tout  entière.  Les  royales  infortunes ,  n  fréquentes ,  et  qui  ne  sont ,  dans 
la  réalité  des  choses,  ni  plus  tristes ,  ni  plus  profondes  que  les  obscures  mi- 
sères de  chaque  jour,  exdtent  en  lui  une  sympathie  lyrique^  vive,  n  les  pleure 
à  Damiette  comme  à  Goritz.  Mais  la  ferveur  des  affections,  les  espérances 
amèrement  déçues  de  la  foi  politique ,  ont-elles  toujours  laissé  à  l'historien  une 
indépendance  entière  de  jugement?  Nous  sommes  loin  de  le  penser.  M.  de  Vil- 
leneuve, d'ailleurs,  s'éprend  trop  facilement  de  cette  poésie  des  vieux  âges,  exa- 
gérée outre  mesure  par  l'école  monarchique  et  religieuse.  Marchangy  avec  ses 
ridicules  assertions  d'honnête  paladin ,  et  Dulaure  avec  sa  mauvaise  foi  insigne, 
nous  semblent  tous  deux  des  limites  extrêmes ,  dont  il  faut  s'écarter  avec  un 
soin  pareil .  M.  de  Villeneuve  est  bien  loin  de  Dulaure ,  et  il  a  grandement  raison  ; 
mais  il  me  paraît  s'être  approché  un  peu  trop  près  de  Tristan  le  Vùyagew-.  Les 
grandes  choses,  au  moyen-âge,  sont  toujours  tellement  voisines  de  la  ba^ 
barie,  que  l'admiration ,  pour  rester  juste,  a  besoin  d'être  constamment  con- 
tenue. On  pourrait  dire  encore  que  trop  d'élémens  dissemblables,  et  surtout 
de  travaux  de  seconde  main ,  ont  été  consultés  pour  la  rédaction  de  cette  his- 
toire. M.  CapeGgue,  par  exemple,  le  Varillas  de  ce  temps-ci,  est  invoqué,  en 
bien  des  pages,  près  du  Journal  de  l'Institut  historique,  comme  une  autorité 
sérieuse.  Gela  s'excuserait  à  peiné  dans  les  mémoires  de  l'académie  de  Pézenas. 
A  part  ces  observations,  VHistoire  de  saint  Louis  se  recommande  par  des  par- 
ties estimables.  L'auteur  a  épuisé  les  textes.  Il  donne  sur  l'admimstratîon ,  les 
moeurs  publiques  et  privées  du  tonps ,  des  détails  intéressans  et  peu  connus, 
et  il  a  le  mérite  d'être  complet.  Le  récit  ne  manque  pas  de  netteté,  et  marche 
presque  toujours  directement  au  but.  Les  pièces  justificatives,  rejetées  sage- 
ment à  la  fin  de  chaque  volume,  peuvent  satisfaire  la  curiosité  la  plus  minu- 
tieuse, sans  nuire  à  la  forme  et  à  la  mise  en  oeuvre.  C'est  là,  ce  nous  semble, 
un  point  essentiel  trop  négligé  par  les  hommes  d'érudition.  Qu'importent,  en 
effet,  les  livres  remplis  de  science,  si  personne  n'a  le  courage  de  les  lire?  Ils 
ne  fournissent  pas  longue  carrière.  On  pourrait  même,  à  ce  propos,  consulter 
certains  membres  de  l'Académie  des  Inscriptions,  parfaitement  étraiigeis  à 
tout  soin  de  style  et  d'art;  ils  ont  dû  reconnaître,  par  l'expérience  de  leurs 
savans  volumes,  la  vérité  de  cette  observation. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


P—9€ 


U  juillet  1859. 

Dans  la  marche  rapide  des  érènemens  qui  se  passent  sous  nos  yeox ,  c'est 
dé^  un  fait  éloigné  que  la  discussion  et  le  vote  du  crédit  de  dix  millions  des- 
tinéB  à  augmenter  nos  forces  navales  dans  la  Méditerranée.  Le  ministère  aura 
Ame  très  prochainement  ces  dix  millions  dans  les  mains ,  et  il  les  emploiera , 
nkm  leur  destination ,  à  solder  les  équipages  et  les  fournitures  de  notre  ma- 
nne. Ce  chiffire  de  dix  millions,  placé  en  face  des  dépenses  maritimes  extraor- 
dinafam  des  autres  puissances,  suffit  pour  répondre  à  tous  les  orateurs  qu! 
l'étaient  fait  inscrire  lors  de  la  discussion  de  ce  crédit.  Il  est  évident ,  rien  qu*à 
«tte  demande ,  que  la  France  se  donne  une  nûssion  très  limitée  dans  raffaive 
d'Orient,  et  c'est,  en  effet,  le  rôle  qu'elle  s'apprête  à  Jouer,  selon  toutes  les 
apparences. 

La  question  des  afi&iires  d'Orient,  telle  qu'elle  se  présente  aujourd'hui, 
aortout  depuis  le  vote  du  crédit  de  dix  millions ,  se  divise  en  deux  parties  bien 
teînctes.  L'une  était  indiquée  par  le  rapport  de  M.  Joufiroy,  c'est  la  partie 
laphis  longue,  la  plus  diffidle,  et  peut-être  la  partie  impossible  de  cette 
afûre ,  quoiqu'elle  ait  été  présentée,  par  le  rapporteur,  comme  la  chose  la  plus 
Énple  et  la  plus  naturelle  du  monde;  c'est  celle  qui  consiste  à  lier  la  France, 
TAngteterre,  l'Autriche  et  la  Turquie,  par  un  traité  d'alliance  et  de  garantie 
Téciproque.  Mettre  une  pareille  tâche  dans  un  des  bassins  de  la  balance,  et 
dans  l'autre  le  ministère  actuel,  appuyé  sur  dix  millions,  pour  l'accomplir, 
cfest  vouloir  réaliser  un  peu  plus  qu'un  miracle,  on  en  conviendra.  Heureu- 
ment,  cette  mission  dont  on  voudrait  vohr  se  charger  notre  gouvernement 
n*est  pas  l'oeuvre  d'une  dépêche,  et  il  pourra  arriver  que  quelques  hommes 
d'état,  d'un  talent  éprouvé,  passant  parle  ministère  des  affaires  étrangères, 
travaillent  quelque  jour  à  la  réaliser.  Heureusement,  répétons-le,  que  c'est 
une  affidre  de  temps,  d'habileté  et  de  patience,  et  qu'il  peut  s'ouvrir  ainsi 
pour  nous  quelques  chances  d'y  réusàr;  car,  si  la  solution  devait  être  immé- 
diate, nous  ne  serions  pas  en  mesure  de  la  mener  à  bien. 

De  quoi  s'agit-il  en  effet?  De  forcer  trois  puissances  à  s'entendre  pour  cou- 
lenrer  le  statu  quo  en  Orient ,  quand  de  ces  trois  puissances ,  l'une ,  l'Angle- 
terre, dissimule  mal  la  nécessité  où  elle  se  croit  de  détruire  le  staht  qwo  du 
^  de  l'Egypte ,  et  quand  une  autre,  V Autriche ,  a  adopté  un  sysitëme  d«  t«- 


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278  REVUE  DES  DEUX  MOiNDES. 

virement  et  de  tenii)orisation  qui  ne  permet  pas  d'attendre  un  appui  durable 
ou  même  momentané  de  sa  part.  Pour  la  troisième,  la  Turquie,  il  s'agit  de 
plus  encore,  il  s'agit  de  l'arracher  à  une  protection  qui  lui  est  imposée  ks 
armes  ù  la  main ,  et  que  lui  commande  de  subir  un  traité  qui  l'engage  deux  ans 
encore.  Ajoutons  que  la  lutte  où  la  France  trouve  des  auxiliaires  si  peu  déter- 
minés ou  si  peu  sûrs,  aura  lieu  contre  la  Russie,  qui  a  pour  elle  le  voiânage, 
l'activité ,  l'intelligence  et  les  moyens  de  corruption  ou  de  séduction  qui  sont 
presque  toujours  infaillibles  en  Orient.  Et  c'est  quand  elle  a  le  poids  d'une  telle 
obligation  contractée  par  la  France  vis-à-vis  d'elle-même,  commandée  par  les 
nécessites  les  plus  pressantes,  que  la  direction  des  affaires  étrangères  se  troufe, 
en  quelque  sorte,  dans  un  état  d'impossibilité  réelle!  L'Angleterre  sait  bien  ce 
qu'elle  fait  quand  elle  se  félicite  de  l'attitude  de  la  France  en  cette  circonstance; 
ell6  ne  peut  penser^  en  effet,  que  nous  cherchions  à  l'efifocer. 

Quant  à  la  partie  immédiate^  et  en  quelque  sorte  plus  matérielle  de  la  mis- 
ilon  de  la  France  en  Orient,  nous  ne  doutons  pas  qu'on  ne  parvienne  à  ^a^ 
coniplir,  quelques  difGcultés  qu'elle  semble  ofifrir  en  ce  moment.  L'état  mail- 
dif,  peut-être  désespéré  du  sultan,  est  mène  loin  d'être  une  droonstanee 
aggravante.  La  disparition  d'un  prince  dont  le  caractère  servait  de  contrepoiÉ 
en  Orient  à  celui  du  pacha  d'Egypte,  serait  assurément  fatale  à  la  Turquie; 
mois  les  puissances  européennes  trouveraient  plus  facilement  des  moyens  de 
INicification  auprès  du  successeur  du  sultan,  jeune  prince  qui  n'aurait  pu 
liasse,  comme  son  père ,  par  toutes  les  phases  de  la  lutte  qui  a  lieu  depuis  plu- 
sieurs années  entre  la  Porte  et  son  vassal.  On  parle  de  l'accord  parfait  des  trois 
principales  puissances ,  et  même  de  la  Russie ,  pour  maintenir  l'état  des  choses 
et  arrêter  les  progrès  de  la  guerre.  C'est  encore  un  point  qui  ne  nous  semble 
pas  douteux  pour  le  nxunent ,  et  c'est  dans  la  conviction  que  cet  accord  mo- 
mentané existe,  que  nous  croyons  à  l'efficacité  des  dispositions  de  la  Fraoœ. 
Autrement,  nous  ne  verrions  pas  comment  elle  pourrait  jeter  le  rameau  de  b 
paix  entre  les  deux  adversaires ,  et  empêcher  les  flottes  turque  et  égyptienae 
de  se  rejoindre  dans  la  l^Iéditérannée,  comme  les  armées  turque  et  égyptienne 
se  sont  déjà  rejointes  dans  la  Syrie.  Un  simple  coup  d'œil  jeté  sur  les  força 
navales  des  différens  étaU  contendans  ou  pacificateurs  en  dira  phis  que  toutts 
nos  paroles.  INous  ne  connaissons  pas  le  nombre  et  la  nature  des  vaisseaux  que 
l'Autriche  peut  mettre  en  ligne  dans  œs  parages;  et  pour  l'Angl^erre ,  on  sait 
que  sa  principale  escadre ,  commandée  par  l'amiral  Stopford ,  est  restée  jusqu'à 
ces  derniers  jours  paisiblement  à  Malte,  et  senible  avoir  ordre  de  ne  pas  apporter 
trop  d'influence  à  l'Angleterre  dans  cette  opération  pacifique.  Quant  auxautm 
puissances ,  voici  un  dénombrement  des  forces  dont  elles  disposeat  dans  ks 
mers  du  Levant. 

L'escadre  turque,  partie  pour  Gallipoli  le  17  juin,  se  composait  dedeo 
divisions  réunies,  formant  ensemble  vingt-six  voiles.  En  voici  le  détail  :  ub 
vaisseau  de  140  canons,  un  de  110,  six  vaisseaux  de  74  à  90  canons,  deiu 
frégates  de  72,  huit  frégates  de  50  à  60,  quatre  bricks,  deux  schooners,  plus 
deux  bateaux  à  vapeur.  Cette  flotte  porte  huit  ou  dix  mille  hommes  de  troupes 


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REVUE.  —  CHRONIQUE.  279 

a>arqQemiettt.  Deux  autres  vaisseaux  et  une  frégate  doivent  avoir  fait  voile 
(is  pour  rejoindre  la  flotte. 

s  forces  égyptiennes,  qui  avaient  été  signalées  entre  Alexandrie  et  Rhodes 
juillet,  se  composaient  de  dix  vaisseaux  de  dififérens  rangs,  de  cinq  fré- 
3  et  dix  bâtimens  inférieurs.  Elles  se  trouvaient  ainsi  moins  nombreuses 
les  forces  ottomanes. 

»  forces  navales  de  la  Russie ,  qui  paraît  ne  pas  devoir  jouer  un  rôle  actif 
\  cette  coercition ,  mais  qu'on  doit  compter,  et  qu*il  est  nécessaire  de  ba- 
er  pour  exercer  une  influence  réelle,  se  composent ,  en  tout,  de  cinq  dîvî- 
5  au  grand  complet.  Chaque  division  consiste  en  un  vaisseau  à  trois  ponts, 
à  deux  ponts,  y  compris  deux  vaisseaux  de  84  et  six  frégates,  plus  une 
ette  et  deux  avisos.  Chaque  vaisseau  de  ligne  est  monté  par  un  équipage 
,100  hommes,  y  compris  l'état-major,  ce  qui  porte  Teffectif  de  Tarmée 
de  à  50,600  hommes.  Deux  de  ces  divisions  stationnent  dans  la  mer  Noire, 
lombre  des  hommes  qu'elles  portent  est  de  19,800. 
es  forces  de  la  France,  augmentées  de  tous  les  bâtimens  armés  qui  se 
rtnï  dans  le  poit  de  Toulon ,  qui  ont  reçu  Tordre  de  partir  successivement 
r  le  Levant ,  porteront  Tescadre  de  Tamiral  Lalande  à  huit  vaisseaux ,  trois 
Ëites,  quatre  corvettes  et  quatre  bricks. 

à  Turquie  a  donc  une  escadre  de  vingt-neuf  voiles,  dont  dix  vaisseaux; 
ypte,  une  flotte  de  vingt-cinq  voiles,  dont  dix  vaisseaux  également;  la  Rusae, 
;t-quatre  voiles,  dont  dix-huit  vaisseaux  ;  et  la  France,  dix-neuf  voiles,  dont 
vaisseaux.  En  supposant  la  neutralité  la  plus  absolue  de  la  part  de  la  Rus- 
la  France ,  si  la  flotte  de  Malte  n'arrive  pas  promptement ,  aura  à  comman- 
la  paix  à  un  ensemble  de  forces  de  cinquante-quatre  voiles,  dont  vingt 
seaux.  On  voit  s'il  est  important  d*augmenter  nos  forces  dans  les^mers 
Levant,  et  si  les  dix  miflions  que  la  chambre  a  votés  à  cet  effet  seront  de 

a  France  ne  peut  donc,  pour  le  moment,  vu  Tétat  de  ses  forces  maritimes, 
que  par  son  ascendant  moral  dans  la  question  d'Orient,  et  cependant  elle 
e  peut  réellement  agir,  car  les  puissances  avec  lesquelles  la  France  marche 
cord ,  en  y  comprenant  ou  non  la  Russie ,  ont  des  intérêts  trop  compliqués 
r  hasarder  une  démonstration  nette  et  vigoureuse.  L'escadre  britannique 
I;  encore ,  il  y  a  peu  de  jours ,  à  Malte ,  et  les  actes  de  l'ambassadeur  d'An- 
erre  à  Constantinople  n'ont  pas  encore  été  expliqués  de  manière  à  prouver 
son  gouvernement  a  sincèrement  désiré ,  dans  ces  derniers  temps ,  le  main- 
du  staiu  quo.  L'Autriche  est  trop  occupée  des  avantages  de  son  commerce 
;  rorient  par  Trieste ,  et  des  ressources  que  lui  offre ,  pour  transporter  ses 
chandises  à  la  mer  Noire,  le  Danube,  avec  ses  cinq  cents  lieues  de  cours 
es  cent  vingt  afiluens,  pour  ne  pas  ménager  à  la  fois  la  Turquie  et  la 
sie,  en  restant  plus  ou  moins  dans  l'attitude  neutre  qu'elle  affectionne, 
t  donc  la  France  qui  va  prendre  le  rôle  actif,  c'est  elle  qui  vient  s'inter- 
îr,  avec  des  forces  minimes ,  entre  les  deux  flottes ,  c'est  elle  qui  envoie  des 
ners  d'état-major  sommer  la  Porte  de  retirer  ses  troupes  de  la  Syrie ,  et  c'est 


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280  HEVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

elle  encore  qui  manifeste  par  la  commission  de  la  chambre,  approuvée  par  le 
ministère ,  le  dessein  de  former  une  alliance  entre  les  puissances  qui  sen^tent 
appelées ,  par  leur  intérêt ,  à  maintenir  Tempîre  ottoman.  La  Franee  se  diarge 
donc,  on  peut  dire  seule,  d'arrêter  le  sultan  dans  ses  desseins  contre  son 
vassal ,  de  Tempêcher  d'entrer  en  Syrie  ou  d'y  demeurer,  quand  il  a  rassemblé 
à  grands  frais  toutes  ses  troupes  qu'il  a  retirées  de  l'Europe  pour  les  concen- 
trer en  Asie.  La  France  fera  virer  de  bord  la  flotte  qu'il  a  équipée  avec  une 
persévérance  inouie,  surmontant  tous  les  obstacles,  et  venant  lui-même  chaque 
jour  encourager  les  travaux  dans  les  fonderies  de  canons  et  les  arsenaux.  Par 
une  seule  signification  intimée  au  chef  de  l'empire  ottoman ,  elle  l'obligera  k 
renoncer  au  projet  en  faveur  duquel  il  avait  souscrit  le  traité  de  commerce  av» 
l'Angleterre ,  qui  livrait  à  cette  puissance  tout  le  trafic  de  la  Turquie,  mais  qu 
mettait  en  opposition  les  intérêts  anglais  et  ceux  du  pacha  d'Egypte.  Lerâb 
est  beau,  mais  mille  antécédens,  aussi  glorieux  que  déplorables,  nous  fout 
craindre  que  la  France  n'oublie  dans  cette  affaire  qu'un  seul  soin ,  celui  qu'elle 
oublie  d'ordinaire ,  le  soin  de  ses  intérêts. 

Les  dernières  discussions  de  la  chambre  à  ce  sujet  ne  nous  semblent  pas  de 
nature  h,  éclaircir  beaucoup  cette  question ,  quoique  les  orateurs  les  plus  émî- 
nens,  et  des  orateurs  nouveaux  d'un  talent  véritable,  aient  pris  la  parole.  Non 
avons  beaucoup  entendu  parler  de  généralités  et  d'équilibre  européen;  mais 
c'est  à  peine  si  un  orateur  a  touché  la  question  des  intérêts  commerciaux,  cette 
question  si  respectable  en  Angleterre,  en  Autriche,  en  Rusâe,  et  qui  est,  eo 
effet,  aujourd'hui  la  première  des  questions  politiques.  On  nous  a  démontré  la 
nécessité  de  maintenir  le  statu  guo,  mais  non  la  nécessité  de  multiplier  nos 
rapports  avec  l'Orient ,  et  d'y  introduire ,  par  des  voies  si  faciles  à  établir 
pour  nous,  les  produits  de  notre  industrie.  £n  un  mot ,  il  a  été  beaucoup  trop 
question  de  la  dignité  de  la  France,  mais  beaucoup  trop  peu  de  sa  prospérité,  et 
cependant  cette  dernière  question  renfermait  la  première,  car  le  soin  de  la  pro- 
tection des  intérêts  d'une  nation  entraîne  toujours  le  soin  de  sa  dignité  et  de 
son  honneur.  C'est  en  ceci  que  la  politique  diffère  de  la  morale  ordinaire,  et 
la  lettre,  loin  de  le  tuer,  y  vivifie  l'esprit. 

L'Angleterre  a  de  grands  intérêts  en  Orient,  nul  n'en  doute.  A-t-<»n  vu  k 
parlement  anglais  délibérer  sur  la  vie  ou  la  mort  de  l'empire  turc,  et  la  chambre 
des  communes  a-t-elle  mandé  le  ministère  à  propos  d'un  crédit,  pour  lui  im- 
poser une  ligne  de  conduite?  Nullement.  C'est  qu'en  Angleterre  on  sait  paiûô- 
tement  que  les  intérêts  matériels  doivent  diriger  la  politique  anglaise,  et  il  ne 
peut  y  avoir  les  moindres  doutes  à  ce  sujet.  En  Angleterre,  la  balance  da 
commerce  a  levé  toute  incertitude  à  cet  égard ,  et  l'on  y  sait  de  quel  oeil  on  doit 
regarder  la  France,  la  Russie  et  l'Autriche,  du  point  de  vue  où  les  intérêts  an- 
glais se  placent  en  Turquie.  Toutefois,  comme  en  France  on  n'en  est  pasvemi 
à  cette  politique  pratique,  la  discussion  qui  a  eu  lieu  au  sujet  du  crédit  de  dix 
millions,  quelque  vague  qu'elle  soit  en  certains  points ,  aura  un  résultat  favo- 
rable, non  en  affermissant  le  gouvernement  dans  le  dessein  de  jouer  en  Orient 
un  rôle  qui  pourrait  nous  devenir  préjudiciable ,  mais  en  montrant  que  la 


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R£VIJ£.  — CHROMIQUB.  S81 

FïaiMe  est  déddée  à  ne  pas  supporter  Pabandon  de  ses  iméréts  politiques  ou 
airtres  dans  cette  affaire. 

Le  discours  du  président  du  conseil  qui  a  ouvert  cette  discussion  indiquait 
en  peu  de  mots  la  marche  suivie  par  le  cabinet.  La  première  nécessité,  aux 
yeux  du  ministère,  était  d'éviter  un  conflit  entre  le  pacha  et  le  sultan ,  de  sus- 
poidre  les  hostilités  entre  les  deux  armées  si  elles  avaient  commencé.  Le  mini»' 
tère  annonçait  donc  qu'après  un  concert  entre  les  deux  gouveraemens,  les 
«cadres  de  France  et  d'Angleterre  avaient  été  munies  d'instructions  à  cet  effet. 
Cest  sans  doute  par  une  clause  de  ce  concert  que  la  France  a  fait  les  pre- 
miers pas,  et  que  deux  officiers  d'état-major  ont  été  envoyés  l'un  à  Alexan- 
drie et  l'autre  à  Constantinople,  pour  sommer  les  deux  contendans  de  s'arrêter. 
L'escadre  anglaise  de  l'amiral  Stopford ,  composée  de  treize  hâtimens  dont  six 
vaisseaux,  n'a  quitté  Malte  que  le  2  juillet,  et  il  est  question  d'une  bataille 
livrée  en  Syrie  entre  les  troupes  turques  et  égyptiennes ,  le  21  juin.  Il  est  donc 
évident  que  l'Angleterre  a  mis  moins  d'empressement  que  la  France  à  inter- 
venir dans  le  débat  oriental ,  et  que  sa  dignité  ni  son  influence  ne  se  trouveront 
compromises ,  si  les  armées  comme  les  flottes  turques  et  égyptiennes,  n'obéis- 
sent pas  aux  sommations  pacifiques  qui  leur  sont  adressées.  Dans  le  cas  con- 
traire, l'Angleterre  se  trouvera  avoir  contribué  à  cet  heureux  dénouement  par 
son  concert  avec  la  France,  annoncé  au  parlement  par  lord  Palmerston  ;  et 
pour  ce  qui  est  des  idées  de  guerre  entretenues  à  Constantinople  par  les  agens 
asglais,  on  ne  sera  pas  embarrassé  de  les  désavouer.  Déjà ,  depuis  la  nouvelle 
de  la  maladie  du  sultan ,  on  insinue  à  notre  cabinet  que  lord  Ponsonby  pour- 
rait bien  avoir  dépassé  ses  instructions.  On  voudra  bien  cependant  remarquer 
que  la  passion  de  lord  Ponsonby  pour  les  intérêts  du  divan  ne  saurait  être 
andenne,  car  les  démêlés  de  cet  ambassadeur  avec  M.  Urquhart ,  son  ancien 
lecréCaire  d'ambassade ,  et  qui  motivèrent  Féloignement  de  celui-ci ,  n'avaient 
d'autre  cause  qu'une  passion  toute  semblable  que  M.  Urquhart  avait  conçue 
pour  b  nationalité  turque,  qu'il  cherchait,  par  tous  les  moyens,  de  préserver 
des  usurpations  du  pacha  d'Egypte. 

Les  réflexions  qui  découlent  naturellement  de  l'observation  de  tous  ces  faits 
ne  nous  conduisent  pas  toutefois  à  nous  ranger  à  l'avis  de  M.  le  duc  de  Valmy 
et  à  regarder  l'empire  turc  comme  entièrement  anéanti  et  démembré.  Un  ar- 
gument fondé  sur  l'étude  sérieuse  et  intelligente  de  l'Orient  nous  a  frappés 
dans  le  discours  de  M.  le  duc  de  Valmy.  Il  a  montré,  en  effet,  la  Russie  pres- 
sant l'empire  ottoman  vers  le  nord ,  et  s'efforçant  de  rallier  les  élémens  cliré- 
tiens  de  l'empire ,  tandis  que  le  pacha ,  maître  des  provinces  méridionales ,  at- 
tire à  lui  les  élémens  musulmans,  à  la  faveur  de  l'ascendant  religieux  qu'il 
emprunte  de  son  titre  de  protecteur  de  la  Mecque.  C'est  sans  doute  définir  très 
justement  le  double  danger  que  court  l'empire  turc  que  de  le  juger  de  part  et 
d'autre  sous  le  point  de  vue  religieux;  et  nous  ne  doutons  pas  que  si  la  Tur- 
quie se  desorganise,  elle  périra  par  la  destruction  des  deux  élémens  musul- 
Boan  et  chrétien  dont  elle  se  compose.  Toutefois  le  sultan  a  encore,  sous  ce 
p;)int  de  vue,  plus  d'une  ressource.  Nous  avons  vu ,  il  est  vrai ,  que  le  grand 


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282  REVtJB  BSS  BEUX  MONDES. 

schérif  de  la  Mecque  a  proposé  tout  récemment  à  Méhémet-ÀIî  d*aller  lui  lever 
toute  la  population  du  Hadzchas,  qui  formerait  une  ai;mée  de  cinquante  mille 
hommes.  On  en  a  conclu  que ,  le  sultan  étant  abandonné  par  les  gardiens  du 
tombeau  du  prophète,  serait  bientôt  abandonné  par  toute  la  population  mu- 
sulmane de  Tempire.  On  a  oublié  que  le  schérif,  qui  se  trouve  au  Cabre,  a  été 
déposé  par  Méhémet-Ali ,  et  qu'il  n'a  sans  doute  eu  d'autre  dessein  que  de  re* 
gagner  te  Hedzchas,  et  de  se  soustraire  à  la  captivité  véritable  dans  laquelle 
on  le  retient  en  Egypte.  Ce  seul  fait  prouve  que ,  malgré  les  démonstrations 
du  pacha  en  faveur  des  anciennes  formes  de  Tislamisme,  modifiées  par  le  sul- 
tan, rélétnent  musulman  est  loin  d'être  dans  ses  mains,  comme  il  est  facile 
de  le  voir  dans  la  partie  de  la  Syrie  où  se  sont  avancées  les  troupes  turques. 
Quant  aux  chrétiens  d'Orient,  malgré  la  conformité  de  religion,  la  Russie 
aura  beaucoup  de  peine  à  les  faire  entrer  dans  ses  desseins.  Sur  quatorze 
millions  d'hommes  dont  se  compose  la  population  de  la  Turquie  d'Europe,  on 
compte  près  de  dix  millions  de  chrétiens,  en  y  comprenant  les  tributaires; 
oe  qui  réduit  la  partie  musulmane  au  tiers  de  la  population.  Assurément  si  la 
Russie  parvenait  à  s'assurer  des  sympathies  de  ces  dix  millions  de  chrétiens, 
elle  serait  bientôt  maîtresse  de  l'empire;  mais  cette  population,  où  figurent 
les  Serviens,  les  Yalaques,  les  Boulgares,  désire  si  peu  un  joug  chrétien  quel- 
conque, qu'elle  s'est  tournée,  dans  tous  les  temps,  tantôt  vers  l'Angleterre, 
parce  qu'elle  la  supposait  plus  décidée  à  soutenir  le  divan,  tantôt  vers  la 
France,  dont  elle  n'a  cessé,  depuis  long-temps,  et  par  le  même  motif,  de  sou- 
haiter la  prépondérance.  Pour  la  Russie,  pour  l'Autriche,  les  sentimens  qu'elles 
excitent  dans  ces  populations  rappellent  la  situation  de  la  Russie  et  de  l'Angle- 
terre dans  l'Asie  centrale ,  où  les  Anglais  sont  redoutés  du  côté  des  possessions 
anglaises ,  et  les  Russes  haïs  dans  les  contrées  voisines  des  possessions  russes. 
La  Servie  et  la  Moldavie  sont  ainsi  disposées  à  l'égard  du  gouvernement  autri- 
chien et  du  gouvernement  russe.  La  population  chrétienne  de  l'empire  turc 
serait  donc,  au  contraire,  un  élément  favorable  au  maintien  de  l'empire  otto- 
man ,  d'abord  si  le  grand-seigneur  se  l'attachait  en  la  faisant  participer  aux 
mêmes  droits  que  ses  autres  sujets,  puis  si  le  concert  annoncé  entre  la  France 
et  l'Angleterre  avait  pour  but  de  rétablir,  dans  les  principautés  tributaires, 
l'influence  du  gouvernement  musulman ,  ce  qui  serait ,  en  réalité ,  leur  rendre 
une  sorte  d'indépendance.  Cette  tâche  est  difficile  et  demande  à  la  fois  la  persé- 
vérance et  l'énergie  :  pour  la  remplir,  la  France  et  l'Angleterre  n'obtiendraient 
pas  le  secours  de  l'Autriche,  dont  les  consuls  ont  récemment  abandonne  les 
agens  anglais  dans  l'affaire  de  la  Servie  ;  mais  les  deux  puissances  concertantes 
réveilleraient  ainsi  les  forces  de  la  Turquie,  et  ce  serait  un  appui  suffisant.  Si 
la  France  et  l'Angleterre  abandonnent  les  principautés,  on  verra  se  détacher 
encore  de  l'édifice  ces  deux  ou  trois  pierres ,  pour  nous  servir  de  l'expression 
de  M.  Guizot,  ou  plutôt  on  les  verra  tomber  sur  l'édifice  même  pour  l'écraser. 
Il  faut,  toutefois,  rendre  justice  à  l'Angleterre,  elle  a  placé  dans  ces  localités 
des  agens  supérieurs  et  habiles,  et  elle  a  fait  tous  ses  efforts  pour  lutter  contre 
les  principes  qui  lui  sont  contraires.  Quant  à  la  France ,  selon  sa  louable  cou- 


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REVUE.  -^  CHRONIQUE.  283 

me ,  elle  est  à  pdne  représentée  dans  ces  contrées ,  et  les  Informations  qu'elle 
çoit  de  ses  agens  sont  à  peu  près  nulles.  Ceci  nous  obligera  dVxaminer  pro- 
laînement  la  situation  de  toutes  nos  agencés  politiques,  et  de  montrer  à  quelles 
^Torables  conditions  on  les  a  réduites. 

Nous  le  répétons,  la  Turquie  n'est  pas  encore  effacée  de  la  carte,  comme  Tout 
it  M.  de  Valmy  et  M.  de  Lamartine,  elle  a  de  grandes  et  nombreuses  res- 
mrces  dans  ses  populations  musulmanes,  dévouées  au  chef  de  la  religion ,  et 
le  R^a  pas  encore  appelé  à  sa  défense  les  populatiobs  chrétiennes,  qui  sont 
raves  et  Aguerries,  et  qu'elle  s'attacherait  en  leur  accordant  quelques  droits.  Ces 
Dpulatîons  de  tributaires  et  de  rajas  seraient  la  meilleure  défense  de  la  route 
e  terre  à  Constantinople;  et  la  réforme  ne  sera  pas  complète  tant  qu'on  ne 
s  aura  pas  convertis  en  soldats ,  en  les  élevant  au  même  rang  que  les  autres 
ijets  musulmans.  En  deux  années,  l'empire  turc,  sérieusement  menacé  au- 
^urd'hui ,  serait  ainsi  sauvé  de  sa  perte. 

n  nous  est  impossible  de  suivre  M.  le  duc  de  Valmy  dans  son  long  discouis, 
ont  un  seul  paragraphe  nous  entraîne  déjà  bien  loin.  Ce  discours  renferme 
e  graves  reproches  adressés  à  la  politique  française;  nous  ne  les  croyons  pas 
MIS  immérités,  comme  l'a  dit  M.  de  Carné,  et  nous  pensons  que  le  gouver- 
lement  aurait  quelque  proGt  à  tirer  de  ces  observations  d'un  de  ses  plus  ardens 
dversaires. 

M.  de  Carné,  initié  par  sa  position  à  la  plupart  des  affaires  politiques  exté- 
ieures  qui  ont  eu  lieu  il  y  a  quelques  années ,  a  très  bien  établi ,  comme  nous 
avons  fait,  les  deux  parties  distinctes ,  l'une  immédiate ,  l'autre  d'une  nature 
lus  sérieuse  encore,  mais  moins  pressante,  qui  constituent  la  question  des 
fiaires  de  TOrient  On  s'est  évidemment  trompé  en  disant  que  M.  de  Carné  a 
iroposé  de  créer  une  nationalité  arabe.  M.  de  Carné  est  un  homme  trop 
olitique  pour  ignorer  que  les  siècles  seuls  créent  les  nationalités  ;  pour  les 
lommes ,  ils  n'ont  déjà  que  trop  de  peine  à  sauver  les  nationalités  qui  exis- 
mX.  M.  de  Camé  a  simplement  examiné  la  situation  de  l'Egypte,  et  il  a 
onclu ,  de  cet  examen,  que  la  France  a  là  une  tutelle  obligée.  En  un  mot, 
f.  de  Carné  a  cru  voir  que  la  France,  qui  a  aujourd'hui,  selon  lui,  in- 
érét  à  maintenir  la  vice-royauté  d'Egypte  dans  un  état  d'indépendance  vrai- 
oent  réelle,  aura  bientôt  à  la  défendre  contre  une  domination  qui  la  me- 
lacede  bien  plus  près  que  la  domination  du  sultan.  M.  de  Carné  a  dit  toute 
a  pensée  quand  il  a  indiqué  que  le  moment  était  peut-^e  venu  de  couper  dans 
3n  centre  ce  qu'il  nomme  judiciemement  rimnyense  blocus  maritime  formé 
ar  l'Angleterre,  de  Calcutta  à  Londres.  L'indépendance  de  l'Egypte  est,  selon 
I.  de  Carné,  le  seul  mo}'en  de  parvenir  à  ce  résultat,  —  l'indépendance  de 
Egypte,  mais  avec  le  patronage  de  la  France,  qui  l'aurait  réclamée  la  pre- 
lière.  L'influence  anglaise  domine  le  Portugal,  l'influence  autrichienne  pré- 
aut  en  Italie,  l'influence  de  la  Russie  se  fait  sentir  en  Allemagne,  l'influence 
rançalse  serait  enfin  quelque  part,  si  le  gouvernement  parvenait  à  l'établir  eh 
:gypte.  Bref,  M.  de  Carné  vouhiit  qu'on  prit  parti  pour  le  vassal  ou  pour  1^ 
altan ,  et  que  la  France  lie  mtl  pas  ses  vaisseaux  à  la  mer  pour  fah^  durer, 


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aSb  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  entretenir  la  situation  la  plus  critique  du  monde,  et  pour  porter  une  po- 
litique désintéressée  au  milieu  de  cinq  puissances,  les  unes  armées,  les  autres 
déjà  en  état  de  guerre  pour  les  plus  grands  intérêts.  La  pensée  de  M.  de  Camé 
est  très  juste,  très  noble,  très  française ,  très  haute;  mais  elle  ne  s'aooomptiia 
pas.  La  France  fera  hardiment  et  valeureusement  le  modeste  métier  de  eoos- 
table.  £lle  répandra  ses  trésors  et  le  sang  de  ses  marins,  s'il  le  faut ,  pour  arrêter 
la  guerre  de  l'Egypte  et  de  la  Turquie.  Si  elle  réussit  à  Fempécher,  elle  aura 
noblement  contribué  à  laisser  mûrir  les  combinaisons  politiques  et  mercantiles 
de  TAngleterre  et  de  la  Russie.  Si  la  France  échoue,  elle^  mettra,  nous  le 
craignons  du  moins,  à  la  suite  d'intérêts  qui  ne  sont  pas  les  siens;  mais  quant 
à  se  prononcer,  la  France  ne  le  fera  pas,  et  M.  de  Carné  le  sait  mieux  que 
nous.  Pious  pensons  toutefois  que  M.  de  Carné  n'a  pas  voulu  dire  que  la 
France  devait  se  prononcer  hautement ,  faire  de  sa  politique  extérieure  un  ma- 
nifeste,  et  devancer  les  évènemens,  mais  avoir  un  parti  arrêté  dans  ses  con- 
sdls,  et  diriger  toutes  ses  démarches  vers  le  but  de  ses  desseins.  £t  c'est  encore 
à  cela  que  nous  répondons ,  en  disant  qu'à  notre  sens  la  France  est  sans  des- 
seins dans  ce  moment  en  Orient,  et  qu'elle  improvise  chaque  jour  sa  politique 
en  présence  de  cabinets  prudens  et  habiles,  qui  ont  leur  thème  fait  depuis 
long-temps.  Nous  voudrions  voir  démentir  nos  assertions  par  les  évènemens,  et 
nous  ferions  avec  joie  amende  honorable  au  présent  ministère,  si  nous  l'avions 
méconnu  en  ce  point.  Malheureusement ,  en  voyant  la  composition  du  cabinet, 
et  particulièrement  la  direction  actuelle  du  département  des  affaires  étrangères, 
l'Europe  entière  s'est  trouvée  de  notre  opinion ,  et  elle  ne  s'étonnera  pas  de  voir 
la  question  d'Orient  se  terminer  comme  l'a  indiqué  si  énergiquement  M.  de 
Carné  :  le  blocus  maritime  de  l'Egypte  et  son  protectorat  par  l'Angleterre  ré- 
pondront au  blocus  maritime  de  Constantinople  et  au  protectorat  de  la  Tur- 
quie par  la  Russje. 

Nous  ne  voulons  pas  rentrer  dans  une  discussion  déjà  ancienne,  puisqu'elle 
date  de  dix  jours;  mais  il  nous  semble  qu'on  n'a  pas  accordé  dans  le  public 
assez  d'attention  au  discours  prononcé  par  M.  Denis.  Ce  discours,  plein  de 
faits  substantiels ,  eOt  été  plus  goûté  dans  le  public  anglais  et  dans  le  par- 
lement d'Angleterre;  mais,  en  France,  on  s'attache  aux  généralités,  et, 
en  politique  surtout,  on  ne  veut  procéder  que  par  grands  effets.  Nous  nous 
arrêtons  moins  aux  conclusions  politiques  de  M.  Denis  qu'aux  renseignemeos 
importans  que  renferme  son  discours.  M.  Denis  a  cru  voir  dans  le  discours  de 
M.  de  Carné  la  proposition  de  créer  un  empire  arabe,  tandis  qu'au  fond 
M.  de  Camé  proposait  de  soustraire,  d'une  manière  ou  d'autre,  l'Egypte  à 
l'Angleterre,  qui  a  résolu  de  s'en  emparer  dès  que  les  évènemens  la  favorise- 
ront. Quant  à  la  conclusion  matérielle  de  M.  Denis,  elle  est  parfaitement 
juste  et  motivée  par  les  plus  exactes  observations.  Elle  consiste  à  modifier  le 
projet  du  gouvernement,  qui  décèle,  en  effet,  ou  l'incertitude  dans  laquelle 
nous  le  croyons  plongé,  ou  la  faiblesse  et  l'impuissance.  La  chambre  devait 
donc  voter  les  fonds  nécessaires  pour  tenir  dix-huit  vaisseaux  sur  les  côtes  de 
l'Asie  mineure ,  et  l'orateur  ajoutait  que  le  nombre  clés  vaisseaux  de  haut  bord 


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RBYUB.  —  CUAONIQUB.  285 

és  dans  la  situation  des  ports,  sufiQrait  pour  fournir  une  seconde  esca- 
sez  forte  pour  faire  respecter  nos  intérêts ,  nos  droits  et  notre  pavillon, 
lisoours  dont  nous  parlons,  porte  entièrement  sur  le  commerce  de  la 
i  avec  rOrient;  c'est  pourquoi  nous  le  regardons  comme  le  discours  le 
entablement  politique  qui  ait  été  prononcé  dans  cette  discussion  où 
16  tous  nos  hommes  d*^t  ont  pris  la  parole.  L'Orient,  M.  Denis  Fa 
lit ,  n'a  été  regardé  long-temps  par  la  France  que  comme  une  suite  de 
si  bien  caractérisés  par  nous,  sous  le  nom  d'échelles  du  Levant,  et  où 
rafiquions  avec  plus  de  facilité  que  les  autres  nations  européennes.  C'était 
:  ce  qui  nous  intéressait  en  Orient.  Depuis,  nous  avons  dû  nous  enquérir 
îe  politique,  de  la  tendance,  de  l'origine  des  peuples  d'Orient  ;  car  le  bruit 
ups  sourdement  frappés  par  la  Russie  est  venu  jusqu'à  nous ,  et  nous 
été  forcés  de  la  suivre ,  de  loin  du  moins ,  dans  l'étude  qu'elle  fiait  si 
tdément  des  affoires  intérieures  de  l'empire  turc ,  et  de  l'état  de  ses  dif- 
»  localités.  Sous  la  restauration,  une  première  faute  a  été  commise, 
tf.  Denis,  en  suivant  avec  les  puissances  barbaresques,  dépendantes  de 
te,  un  système  qui  a  rompu  et  morcelé  nos  précieuses  relations  directes 
I  Porte.  Une  faute  non  moins  grave  de  la  politique  française  a  été  la 
tde  d'abolition  du  monopole,  que  la  France,  poussée  par  l'Angleterre, 
citée  et  obtenue.  M.  Denis  a  prouvé,  en  effet,  que  ce  monopole  était 
ment  celui  que  nous  exerçons  à  l'égard  de  nos  colom'es,  et  que  s'il 
semble  bon  de  l'admettre  là ,  il  pourrait  être  bon  de  l'admettre  ailleurs, 
ontent  d'avoir  nui  à  l'intérêt  général  de  son  commerce,  le  gouverne- 
^nçais ,  toujours  généreux  aux  dépens  des  intérêts  de  ses  administrés, 
1  deux  escadrilles  détachées  de  l'escadre  d'Alger  pour  obliger  les  deys  de 
et  de  Tripoli  à  accepter  des  traités  dans  lesquels  la  France  stipulait  pour 
les  nations,  ne  se  réservant  aucuns  droits  particuliers,  contrairement 
lages  suivis  par  toutes  les  puissances  en  pareil  cas.  Ces  traités  ruinèrent 
imerce  français  en  Afrique;  et,  plus  tard,  le  principe  de  l'abolition  du 
M>le,  qui  était  tout  favorable  à  la  France,  fut  invoqué  partout  à  notre  dé- 
it  par  les  puissances  rivales.  Son  adoption  établie,  grâce  à  nous,  met  au- 
huî  en  péril,  et  a  déjà  frappé  de  décadence  toutes  nos  relations  commer- 
avec  l'Egypte,  la  Syrie,  l'Asie  mineure,  et  les  autres  provinces  de  la 
lie.  Or,  il  s'agit  d'un  mouvement  commercial  d'exportation  et  d'impor- 
qui  se  monte  à  160  millions.  SI  cette  source  de  richesse  achève  de  se 
on  ne  saurait  dire  jusqu'où  s'étendra  la  crise  financière  dans  nos  ports 
marchés  de  la  Méditerranée;  et  c'est  à  notre  manque  de  politique  arrêtée 
îent,  depuis  un  demi-siècle ,  que  nous  devons  cet  état  de  choses  î 
fluctuations,  et  surtout  les  dernières,  nous  ont  frappés  d'impuissance, 
lypte  d'abord.  Nos  consuls  y  ont  perdu  leur  influence  dans  les  conseils 
[ues  et  industriels  du  pacha,  où  les  ont  remplacés  successivement  les  deux 
Is  russes,  M.  Duhamel,  aujourd'hui  ministre  à  Téhéran,  et  M.  de  Mé- 
agens  habiles,  comme  la  Russie  en  oppose  partout  aux  nôtres,  qui  sont 
e  les  égaler.  En  Syrie,  notre  influence  était  telle  que,  naguère  encore, 
irchandises  anglaises  qu'on  voulait  faire  accepter  dans  cette  contrée  y 


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étaient  expédiées  par  Marseille.  Depuis  l'arraogjBiUAat  de  Kutaya,  qui  remella 
Syrie  dans  les  mains  du  pacha  d^Égypte,  i*AngIeterre  s'est  emparée  des  béné- 
fices du  commerce  et  de  presque  toutesles  transactions. 

Pour  Constantinople,  pour  Smyrne,  pour  la  Turquie  proprement  dite, 
M.  Jouffroy  a  pensé  que,  pour  raviver  notre  commerce,  une  simple  révisioa 
de(  tarifs  suffirait,  comme  si  une  révision  de  tari$^  n'était  pas  une  affaire  des 
plus  majeures,  à  laquelle  tous  les  prédécesseurs  actuels  de  l'amiral  Roussin,  et 
l'amiral  lui-même,  n'ont  pu  parvenir,  malgré  le  zèle  de  cet  ambassadeur.  Pour 
le  dernier  traité  de  conunerce  exigé  par  l'Angleterre,  ^uscrit  par  la  France,  et 
auquel  d'autres  puissances  se  voient  forcées  d'accéder,  M.  Denis  en  juge  ea 
deux  mots  la  portée.  L'Angleterre  a  eu  pour  but  de  porter  attdnte  à  noUe 
conunerce  dans  le  Levant,  et  en  même  temps  de  s^  Caire  upe  arme  contre  Mé- 
hémet-Ali  s'il  refusait  d'admettre  le  naonopole,  ou  de  l'afïiaibUr  en  le  for^t 
de  l'accepter.  Pour  les  Russes,  M.  Denis  voit  également  leurs  projets  politiques 
dans  leurs  combinaisons  commerciales,  et  il  les  montre  luttant  habilement  avec 
l'Angleterre  à  Constantinople  et  à  Alexandrie»  QÙ  notre  influence  politique  a 
subi  les  mêmes  vicissitudes  que  notre  commerce.  M.  de  Carné  nous  avait  mootré 
quels  résultats  matériels  aurait  pour  nous  le  hlocys  commercial  de  l'Egypte  par 
l'Angleterre^  M.  Denis  nous  montre,  en  perspective,  notre  conuneroe  du  Le- 
vant détruit  par  l'occupation  russe  de  Constantinople,  nos  ports  de  la  Médi- 
terranée déserts,  l'Orient  fermé  à  nos  capitaux ,  et  notre  marine  militaire,  qui 
ne  s'alimente  que  par  notre  marine  marchande,  réduite  à  un  état  qui  ferait  de 
npus  une  puissance  maritime  secondaire. 

11  y  a  bien  loin  du  discours  de  M.  Denis  au  discours  de  M.  de  Lamartine. 
L'illustre  orateur  regarde  l'empire  turc  comme  ayant  déjà  disparu  de  la  terre; 
c'est  un  spectre  que  le  corps  a  abandonné,  et  sa  chute  sera  si  prompte,  sll 
£aiut  en  croire  M.  d?  Lamartine,  que  la  France  doit  se  hâter  et  prendre  im- 
médiatement en  Orient  une  de  ces  positions  maritimes  et  militaires  oonune 
l'Angleterre  en  possède  une  à  Malte ,  et  la  Russie  dans  la  mer  Koire.  Le  stafi 
(jfuo  commercial  semblait ,  avec  raison ,  à  M.  Denis  désastreux  pour  la  France; 
M.  de  Lamartine  assure  que  la  France  étouffe  dans  le  statu  ijuo  politique,  d 
qu'il  faut  se  hâter  de  profiter  de  cette  intervention  devenue  indispensabie, 
pour  en  sortir.  Si  les  idées  de  M.  de  I^amartine  devaient  mener  à  l'exécutioo 
des  idées  de  M.  Denis,  il  faudrait  se  hâter  d'y  applaudir;  mais  un  gage  quel- 
conque saisi  en  Orient  ne  rétablirait  pas  nos  affaires  commerciales,  et  la 
France  a  uo  parti  à  la  fois  plu^  énergique  et  plus  prudent  à  suivre.  II  y  2 
jquelques  années  «  M  de  Lamartine  prononça,  au  sujet  de  l'Orient,  un  dis*  ' 
cours  qui  eut  un  grand  retentissement  dans  cette  partie  du  monde,  et  auquel 
répondit  le  Moniteur  ottoman.  La  feuille  turque  reprochait  à  M.  de  Lamortioe, 
voué  au  culte  d,e  la  civilisation  chrétienne  et  européenne^  de  ne  psis  vouloir 
admettre  qu'il  en  existe  une  autre.  Les  Orientaux,  devenus  publicistes,  lui 
demandèrent  pourquoi  il  voulait  étendre  sur  eux  des  institutions  moins  appro- 
pjîées  h  leur  sol  et  à  leur  nature  que  celles  qu'ils  possèdent.  Ha  se  récriaient 
beaucoup  contre  les  assertions  de  M.  de  Lamartine ,  qui  aTançait  que  le  patno- 
ti  we  leur  était  inconny ,  et  lui  faisaient  remarque^^  a99ÇK  judicieusement  que, 


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RBVUE.  —  CHRONIQUE.  387 

pour  cent  ipille  Européens  qui  se  transportent  en  Orient,  à  peine  un  seul 
Asiatique  passe-t-il  en  Europe  ;  et  cependant  les  Asiatiques  ne  redoutent  pas  les 
distances.  L'Oriental  n'a  pas  de  patrie?  répondaient-ils;  le  voit-on  quitter  le 
sable  du  désert  pour  aller  habiter  les  environs  enchanteurs  de  Damas  ou  de 
Bagdad?  Il  ne  possède  pas?  dites-vous;  mais  un  sultan  n'oserait,  sans  la 
permission  expresse  d'un  propriétaire  entrer  dans  sa  maison,  tandis  qu'en 
Europe  on  fouille,  on  séquestre,  on  ferme  les  habitations.  M.  de  Lamav* 
Une  avait  dit  que  les  habitans  actuels  de  la  Turquie  ne  forment  pas  un 
peuple;  on  lui  demanda  si  l'Arabe  et  l'Osmanli,  soumis  au  même  sultan, 
diffèrent  plus  l'un  de  l'autre  que  le  Polonais  et  le  Russe,  le  Hongrois  et 
le  Bohémien  soumis  à  l'Autriche.  Enfin  on  lui  montrait  les  conquérans 
chrétiens  extirpant,  quand  ils  le  pouvaient,  le  mahométisme,  tandis  que 
les  conquérans  mahométans  respectaient  la  religion,  les  moeurs  et  jusqu'à 
la  législation  de  leurs  sujets  chrétiens.  Ce  n'était  pas  trop  mal  répondre  pour 
des  Turcs,  et  il  nous  semble  que  la  réforme  n'a  pas  tout-à-fait  anéanti  un  gou- 
vernement qui  raisonne  de  la  sorte.  Le  moment  de  sa  mort  pourrait  donc  avohr 
été  un  peu  avancé  dans  la  pensée  de  M.  de  Lamartine;  et  si  la  France  savait  ae 
former  dès  cette  heure  une  politique  conforme  à  ses  Intérêts ,  elle  aurait  encore 
le  temps  de  la  pratiquer  de  manière  à  retarder  pendant  longues  années  le  partage 
de  l'empire  turc,  ou  à  prendre  la  part  qui  lui  convient  lorsque  l'heore  de  sa  chute 
aura  sonné.  M.  Villemain,  qui  s'est  donné  la  tâche  de  montrer  Fempne  otto- 
man encore  tout  plein  de  vie,  et  qui  a  un  peu  exagéré,  de  son  côté,  leaforess 
vitales  de  cet  empire,  n'a  pas  eu  dessein,  nous  l'espérons,  de  dispenser  lo  mi- 
nistère de  prêter  secours  à  la  Turquie,  en  montrant  qu'elle  peut  se  secourir 
eile-méme.  Quant  à  la  politique  de  la  France  en  Orient  depuis  neuf  ans,  poli- 
tique que  M.  Villemain  est  venu  défendre,  l'état  de  nos  relations  avec  le 
Levant  la  fait  mieux  juger  que  ses  paroles,  et  toute  l'éloquence  du  spirituel 
ministre  échoue  devant  les  chiffres  de  nos  statistiques  commardaies  et  de  nos 
budgets. 

U  &ut  s'arrêter,  et  renoncer  à  suivre  les  orateurs ,  et  même  M.  Guisot  dans 
son  beau  plaidoyer  en  faveur  du  maintien  de  l'indépendance  ottomane.  Nous 
nous  bornerons  à  une  seule  observation  sur  le  diseours  de  M.  Guinit.  L'Égjple 
et  la  Grèce  sont,  selon  lui,  deux  pierres  tombées  naturellement  de  l'édiflce 
turc;  il  faut  les  laisser  tomber,  et  se  consoler  en  pensant  qu'il  n'y  a  pas  eu  dé- 
membremoit ,  mais  un  simple  écroulement  qui  laisse  subsister  l'édffiee.  <^  Il  en 
est  ainsi  pour  la  Grèce  peut-être.  La  Turquie  peut  encore  tirer  parti  de  la  Grèce. 
Organisée  comme  elle  est ,  la  Grèce  a  intérêt  à  ce  que  la  Méditerranée  jouisse 
de  son  indépendance ,  c'est-à-dire  à  ce  qu'un  plus  grand  nombre  de  puissances 
y  dominent;  elle  a  surtout  intérêt  à  ce  que  son  voisinage  soit  occupé  par  un 
gouvernement  réduit  à  se  maintenir  et  à  se  défendre  'comme  est  la  Tur- 
quie. Le  voisinage  de  la  Russie  serait  fatal  à  la  Grèce ,  et  son  gouvernement , 
quelles  que  soient  les  apparences,  ne  peut  souhaiter  un  événement  qui  le  met- 
trait à  la  merci  de  la  Russie  ou  de  l'Angleterre.  Mais  pour  l'Egypte  émancipée, 
la  simîlitode  de  croyances  et  de  mœurs  en  feront  toujours  la  rivale  de  la  Tur- 
quie, et  si  c'est  une  pierre  tombée  naturellement ,  elle  est  tombée  de  manière  à 


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288  RBVCE  DBS  DEUX  MONDES. 

obstruer  singulièrement  Fédiflce.  Et,  en  effet,  ne  voyons-nous  pas  que  c'est 
de  ce  côté  que  se  trourent  tous  les  embarras  de  la  Porte,  et  que  de  là ,  sans 
doute,  viendra  la  cause  réelle  de  la  ruine  de  l'empire  turc ,  si  elle  doit  avoir  liea. 
Après  cette  mémorable  discussion,  qui  aura  du  moins  pour  résultat  d'appren- 
dre à  la  France  tout  entière  quels  immenses  intérêts  français  se  rattachent  à  la 
question  d'Orient,  la  chambre  a  passé  à  la  discussion  des  chemins  de  feretde 
plumeurs  projets  de  loi  exclusivement  industriels.  Dans  ces  différentes  discas- 
sions, le  ministère  a  montré  beaucoup  plus  de  sollicitude  pour  les  petites  ques- 
tions que  pour  les  grandes;  nous  avons  vu  M.  Dufaure,  notamment,  com- 
battre avec  ardeur  pour  le  chemin  de  fer  de  Versailles  et  abandonner  le  che- 
min de  fer  du  Havre.  La  chambre  elle-même,  sans  direction,  suivie  pas  à 
pas  par  le  ministère  qui  s'étudie  dans  les  commissions  à  flatter  *ses  penchans, 
n'a  pas  trouvé  le  temps  d'examiner  et  de  discuter  la  question  des  sucres, 
celle  des  canaux  et  de  l'amélioration  des  ports;  mais  ses  commissions  trouTent 
le  temps  de  s'occuper  longuement  de  la  grande  question  du  remplacement  de 
l'efBgie  de  Henri  IV  par  celle  de  Napoléon  sur  la  décoration  de  la  Légion- 
d'Honneur,  et  elle  donne  des  séances  entières  à  de  misérables  débets  sur  quel- 
ques souscriptions  littéraires,  débats  mêlés  de  calomnies  et  de  mensonges,  et 
sttsdtés  par  de  pauvres  animosités.  M.  de  Salvandy  a  été  particulièrement 
l'objet  des  attaques  qui  ont  eu  lieu  dans  la  dernière  séance  de  la  chambre. 
Nous  le  félicitons  à  la  fois  et  de  la  manière  dont  il  a  été  attaqué,  et  de  b 
manière  dont  il  a  su  se  défendre.  Un  député  l'avait  accusé  injustement,  la 
veille,  d'avoir  souscrit  aux  Mémoires  du  Diable,  Hier,  il  lui  a  reproché  d'an* 
très  souscriptions  à  quelques  recueils  plus  littéraires  que  politiques.  M.  de 
Salvandy  n'avait  qu'à  lire  la  lettre  par  laquelle  il  imposait  à  ces  recudls  des 
conditions  toutes  favorables  à  la  propagation  des  sciences  et  des  notions 
de  civilisation,  pour  enlever  l'approbation  de  la  chambre.  M.  de  Salvandy  a 
préféré  dédaigner  des  attaques  sans  portée,  et  son  exemple  doit  être  suivi. 
Quant  au  reproche  d'avoir  dépassé  ses  crédits,  M.  de  Salvandy  s'était  refusé 
la  satisfaction  que  se  procurent  chaque  jour  les  ministres  actuels;  il  n'avait 
pas  voulu  se  défendre  en  déclarant  que  son  prédécesseiur  lui  avait  légué  pour 
600,000  francs  d'engagemens.  La  discussion  a  amené  d'elle-même  ^éclai^ 
cissement  de  ce  fait;  il  est  resté  démontré  que  l'accusation  avait  grossi  de 
moitié  des  actes  d'ailleurs  très  honorables,  et  en  même  temps  on  a  été  forcé 
de  reconnaître  toute  la  délicatesse  et  la  loyauté  de  l'homme  politique  qu'on 
attaquait.  M.  de  Salvandy  et  ses  collègues  ont  donné  déjà  plus  d'une  fois 
l'exemple  des  égards  que  se  doivent  les  hommes  qui  ont  participé  à  différentes 
époques  au  pouvoir;  mais  malheureusement  cet  exemple  n'a  pas  profité  aux 
ministres  actuels,  qui  semblent  encore  faire  de  l'opposition  par  habitude  contre 
ceux  à  qui^  par  habitude  aussi ,  ils  donnent  à  la  tribune  le  titre  de  ministres. 


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V.  DE  MàRS. 


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LES 

ILES  SANDWICH. 


PREMIÈRE  PARTIE. 


Partis  de  Guayaquîl  le  14  août  1836,  nous  arrivâmes  en  vue  de  llle  d'Hawaii 
(Owhyfaee),  dans  la  nuit  du  39  septembre.  Depuis  le  matin  nos  yeux  se  por- 
taient avec  impatience  dans  la  direction  où  nous  supposions  que  111e  devait  se 
trouver.  A  en  croire  les  relations  de  tous  les  voyageurs,  nous  devions  aperce- 
voir, à  une  très  grande  distance,  le  sommet  du  Mouna  Roa,  cette  montagne 
dont  la  dme  mystérieuse  n'avait  depuis  long-temps  été  visitée  par  aucun  Euro» 
péen.  U  entrait  dans  les  projets  de  notre  relâche  d'explorer  ses  gorges  presque 
inaccessibles,  de  franchir  les  neiges  qui  la  couronnent ,  et  d*ailer  inscrire  nos 
noms  sur  le  pic  le  plus  élevé  ;  c'était  là ,  dans  les  derniers  jours  qui  précédèrent 
notre  arrivée ,  l'objet  de  presque  tous  nos  entretiens.  En  vain  les  relations  que 
nous  avions  sous  les  yeux  nous  citaient-elles  les  nombreux  accidens  auxquels 
nous  allions  nous  trouver  exposés;  en  vain  nous  disait-on  qu'un  naturaliste 
anglais,  M.  Douglas,  avait  péri ,  dans  une  entreprise  semblable,  sous  les  cornes 
d'un  taureau  sauvage;  le  danger  semblait  donner  un  nouvel  attrait  à  notre 
expédition  scientifique,  et  nos  regards,  franchissant  les  distances,  cherchaient 
à  distinguer  au  milieu  des  nuages  ce  théâtre  de  nos  prochaines  explorations; 
mais  un  épais  rideau  de  vapeurs  le  cacha  toute  la  journée  à  notre  vue.  Cda, 
du  reste,  arrive  très  souvent  :  les  nuages,  chassés  presque  toute  l'année  par  les 
veots  alises  du  nord-est,  rencontrent  dans  leur  passage  cette  muraille  formée 
par  le  groupe  des  îles  Sandwich ,  et  s'y  arrêtent  retenus  et  comme  accrochés 
aux  sonunets  des  montagnes.  La  nuit  vint,  et ,  vers  une  heure  du  matin ,  une 

TOMB  XIX.  —  1*'  AOUT  1839.  19 


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290.  REV1IB  BE9  DEUX  MONDES. 

grande  ombre ,  le  bruit  des  brisans  sur  la  côte ,  nous  annoncèrent  que  nous 
étions  près  de  terre  ;  nous  virâmes  de  bord ,  et ,  au  point  du  jour,  nous  nous 
trouvâmes  à  dix  ou  douze  lieues  de  Tile  d'Owhyhee;  nous  aperçûmes  devant 
nous  le  Mouna-Roa  s'élevant  par  une  pente  presque  insensible,  et  nous  noos 
étonnâmes,  nous  regrettâmes  même  de  ne  pas  le  trouver  plus  élevé.  Vous  verrez 
bientôt  que  nous  avions  mal  jugé  les  difficultés  qui  nous  attendaient. 

Toute  la  journée  nous  eûmes  du  calme  ou  des  vents  tellement  faibles,  que 
nous  ne  pûmes  approcher  de  la  cote;  ce  ne  fut  que  le  lendemain,  V  octobre, 
que  nous  atterrîmes. 

La  journée  du  29  septembre  ne  se  passa  pas,  cependant ,  sans  of&îr  quel- 
que satisfaction  à  notre  curiosité  ;  nous  vîmes  approcher  de  nous  une  pirogue 
montée  par  quatre  sauvages.  Nous  étions  à  quatre  ou  cinq  lieues  de  terre ;U 
fallait  que,  de  leur  coté,  ils  fussent  poussés  par  un  bien  vif  désir  de  nous  voir, 
pour  avoir  entrepris  un  si  long  voyage  sur  une  si  faible  embarcation  ;  nous  les 
distinguions ,  nus  et  la  tête  couronnée  de  feuillages.  C'était  le  premier  spécimen 
de  rhomme  à  Fétat  sauvage  que  la  plupart  d'entre  nous  eussent  aperçu;  aussi 
conce\Ta-t-on  facilement  quel  fut  notre  désappointement  lorsque  nous  vîmes 
qu'au  lieu  d'incliner  notre  route  vers  eux,  nous  marchions,  fiers  et  superbes, 
presque  sans  daigner  leur  jeter  un  regard.  J'eus  pitié  de  ces  pau\Tes  gens;  le 
navire  passa  à  cent  toises  de  leur  pirogue;  les  bras  leur  en  tombèrent;  ils  s'ar- 
rêtèrent un  instant,  essuyant  du  revers  de  leurs  mains  la  sueur  qui  ruisselait 
de  leurs  fronts  ;  puis ,  a  mesure  que  le  navire  s'éloignait ,  nous  pûmes  les  voir 
nous  faisant  des  signaux  avec  leurs  pagayes  :  était-ce  en  signe  d'amitié?  était-ce 
itn  stpie  de  rtproehe?  Ils  reprirent  enfin  leur  voûte  veisie  rivage,  ^ur  lequel 
-MkUsdistittgiitQns,  à  i'atde  de  nos  loogiie&^viMs,. quelques  cobanes  au  miiieii 
^'un  bois  de  oacoticns. 

Le  leademaîny  naus  fûows  plu»  que  dédonuBagés.  A  masore  que  noiiaap- 
^lEQchioDsdu  rivage,  aous  vime^^une^aiultitude  ioaombrable  de  jnroguaa^ 
-diriger  vers  nans ,  et ,  enjoins  d?uiie  lieure ,  le poot  ée in  fiouitefut «owart 
^'insulaires.  Leaprenuers  liésitèrent  à  laonter;  mais  bianlto  ils  s'enhardifeot 
dde  talleaoïrte,  qu'on  fut  obligé  de  placer  dessentiaelles  aux  échelles  a6n  d'éviier 
mae  invasion  complète.  Presque  tous  étaientAus;  attt(Mur  des  reins  sanleoMot 
ils  portaient  une  espèce  de  .ceinture  appelée  inaro;  quelques-uns,  les  vîeiUajNb 
priiicipaleiiient ,  étaient  tatoués;  plusieurs  portaient  leur  iiomiorilaQ  graodes 
^itttres'sur  les  bras  ou  ^ur  4a  poitrine.  Il  nous  fut  aisé  de  nous  apercevoir  qu'ils 
^eammençaîent  à  s'habituer  à  la  vue  des  Ëurqpéeas;  c!éiait  surtout  dans  las 
"iuarchés  qu'ils  cherchaient  à  faire  avec  nous  que  nous  potiv«ans  voir  que  daa 
hoinmea  civilisés  avaient  passé  par  là  :  tcda  •  iala  (  dollar,  piastre }  était  ce  qu'ils 
MUS  den^andaient  le  plus^énéralement.  £n  échange  de  coquiUes,  de  pouèes, 
,ée<»chans,  etc.,  qu'ils  nous  apportaient ,  ils  ne  voulaient  que  de  l'argent  ou 
«des  vétemens;  et  certes,  à  voir  avec  quelle  fierté  marebait,.au  milieu  deaes 
compagnons,  ceUii  qui  se  trQUTait  l'heureurpossesseur d'un  gilet,  d'une elie* 
«niae  ou  de  n'importe  quelle  partie  de  l'iiabillaaient  européen  ^  nous eoneeviofla 
«isément  le  prix  qu'ils  y  attachaient. 


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LES  nxa  SANiywiCH.  291 

ami  que  nous  fûmes  presque  tous  désappoiAtés  :  œ  n'étaiesl  plus  là  les 
(  de  Cookv,  et,  quoique  Finfluence  de  Tétat  sauvage  domioât  encore 
soient  dans  la  coostitution  physique  et  morale  de  chaque  individu,  ce 
us  cette  nature  nue  el-sans  fard  que  nous  nous  attendions  à  étudier, 
pendant  à  cette  première  relâche  que  nous  pûmes  le  mieux  aperce- 
races  de  ce  qu'étaient  les  ties  Sandwicii  lors  de  la  découverte;  phi& 
(  trouvâmes  des  Tilles  presque  eui^péeanes ,  et  dés  populations  pres^ 
victeuses  que  ceux  qui  les  ont  cîriHsées. 

rtu^is,  qui  habite  111e  depuis  très  long-temps  et  que  Ton  aurait  eu 
leîne  à  distinguer  d'un  sau^-age,  nous  senit  de  pilote^  à  niMi,  nous 
mîHésdans  la  baiede Ke-ara-KakotM,  Il  y  avait  alorsà  Tentour  de 
?  pli»  dedenx  cents  pirogues,  et  nous  n'avions  pas  encore  vu  une 
ime.  Cette  aiiseno&do  b^nsexe  nous  surprit;  nou»  avions  lu,  dans 
des  divers  voyageurs ,  qu'un  navire  à  son  anrivée  se  trouvait  immé<> 
t  entouré  d'une  foule  de  femmes^  véritables  naïades  qui  plongeaient 
ent  autour  du  vaisseau»,  indiquant  aux  matelot»,  par  leurs  geste»  et 
tes  lascives ,  la  terre  et  les  plaisirs  qui  les  y  attendaient;  mais  le 
us  donna  bientôt  la  é\é  du  mystère  :  les  navires,  nous  dît-il,  sont 
acres)  pour  lerfemmes;  c'est  une  loi  des  missionnaires.  Il  nous  cita 
i  temps  divenes  mesures  prises  par  les  missionnaires  dans^^  l'intérêt 
raie  et  de  la  religion  :  j'en  parlerai  en  temps  et  lieu^ 
3  de  Ke^ra-Kakoua  peut  avoûr  quatre  ou  cinq  lieues  du  nord  au  sud', 
ond  est  une  espèce  de  crique  formée  par  deux  pointes  delerre  basse 
Dcent  dans  la  mer  à  droite  et  h  gauche;  ceUe  crique  est  domîÉée  par 
tagneou  muraille  de  lave  noirâtre,  haute  de  quatre  ou  cinq  cents 
intièrement  à  [hc.  Sur  la  pointe  qui  s^étend  vers  la  gauche,  en  regar^ 
»nd  delà  baie,  est  le  village  de  Kaavo^Aoa;  à  droite,  au  milieu  de  nom« 
sotiers  ^  notis  apereevioa?  le  village  de  Ke^ra-K  akoua  qui  a  donné  son 
baie ,  et  pins  loin ,  vers'  l'extrémité  delà  poiiMe,  un  autre  village  dont 
rappelle  pas  le  nom.  En  arrivant  au  mouillage ,  nous  avions  distin- 
lesonrNnet  des  terres- hautes  qui  dominent  la  baie,  quelques  maisons 
squelles  une  nous  sembla  bâtie  à  l'européenne  :  c'est ,  nous  dit  le 
r  malisondu  mifisionnalre  Forbes;  le  village  qui  l'entoure  s'appelle 
ocr  supiriewr. 

'après^mi<y ,  nous  allâmes  à  Kaava^Roa.  Nom  eûmes  quelque  peine  à 
r;  cependant,  lorsque  nous  approcha  mes  ^  une  foule  d^ndiens  se 
lu  pour  nous  porter  secours ,  et  après  quelques  cliutes  sur  les  rochers 
ent  le  rivage,  nous  nouft  trouvâmes  en  terre  ferme.  Jje  village  dé 
Da  me  parut  composé  d'une  cinquantaine  de  maisons^seulement^ 
ooeoiérs,  quelques  arbres  à  pain  en  rendent  l'aspect  assez  pittores* 
I  espèce  de  matelot  àngteîs,  homme  d'alûiires  de  la  dame  Kapielani , 
e  district,  vint  nous  annoncer  que  sa  maitresse  était  prête  à  nous  re^ 
ous  nous  empressâmes  de  nouvrendre  aux  désirs  de  la  noble  dame, 
la  tromâMes  assise  en  debors^e  la  ddtnre  qnî  entoure  sa  maison*^  à 

19. 


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292  RBYUB  BBS  DBUX  HONDBS. 

Tombre  d'un  arbre  à  pain.  C'était  une  femme  de  cinquante  ans  environ,  d'une 
taille  colossale,  cinq  pieds  huit  ou  dix  pouces  au  moins,  très  grasse  et  fort 
laide;  elle  nous  reçut  très  poliment.  J'hésitai  un  instant  si,  suivant  ce  que 
j'avais  lu  dans  les  voyages  de  Cook,  je  ne  la  saluerais  pas  à  l'ancienne  mode 
du  pays ,  en  frottant  mon  nez  contre  le  sien  ;  je  cherchai  dans  ses  gestes  si 
quelque  chose  ne  m'indiquerait  pas  que  ce  fût  là  son  désir;  mais,  ne  remarquant 
rien  dans  son  attitude  qui  me  rendit  le  salut  hawaiien  obligatoire,  je  me  con- 
tentai de  prendre  la  main  qu'elle  m'offrit.  Des  sièges,  de  véritables  chaises 
européennes,  nous  furent  apportés,  et  nous  nous  assîmes  autour  de  Kapio- 
lani  ;  cinq  ou  six  femmes  d'honneur,  vêtues  d'immenses  sacs  qu'on  appelle 
robes  à  Hawaii ,  et  dans  lesquelles  elles  semblaient  fort  embarrassées ,  se  te- 
naient sur  l'arrière-plan ;  tout  à  l'entour  de  nous,  la  population  de  Kaava-Roa 
était  étendue  à  plat  ventre  sur  les  rochers ,  le  menton  supporté  par  les  deux 
mains ,  et  attachant  sur  nous  des  regards  fixes.  Kapiolani  était  complètement 
vêtue  à  l'européenne  ;  une  robe  de  mousseline  anglaise  à  fleurs,  une  ceinture 
de  soie  bleue,  des  souliers,  composaient  sa  toilette;  deux  peignes  d'écaillé 
retenaient  ses  cheveux  ;  elle  avait  aux  doigts  trois  ou  quatre  grosses  bagues 
d'argent.  Quant  à  la  population  qui  nous  entourait ,  c'était  bien  le  plus  bizarre 
assemblage  qu'on  pût  voir  :  l'un  avait  pour  tout  vêtement  un  gilet  sans  bou- 
tons, celui-ci  une  chemise ,  celui-là  un  pantalon;  la  plupart  étaient  nus,  ne 
portant  autour  des  reins  que  l'indispensable  maro;  toutes  les  femmes  étaient 
sinon  habillées,  du  moins  couvertes;  quelques-unes  étaient  vêtues  comme  les 
femmes  d'honneur  de  Kapiolani  ;  d'autres,  et  c'était  le  plus  grand  nombre, 
étaient  tout  simplement  enveloppées  d'un  larg^  pagne  d'étoffe  du  pays. 

Notre  conversation  avec  Kapiolani  ne  fut  pas  longue;  le  matelot  anglais  noos 
servit  d'interprète;  une  espèce  de  grognement  était  le  plus  souvent  la  seule 
réponse  qu'elle  fît  aux  longs  complimens  que  quelques-uns  d'entre  nous  loi 
adressaient.  Cependant  il  y  avait  sur  toute  sa  figure  une  singulière  expression 
de  bienveillance  et  de  bonté  naturelle ,  et  quand  nous  lui  témoignâmes  le  désir 
^'aller  le  lendemain  au  village  supérieur  et  d'y  entendre  le  service  divin,  ce 
projet  parut  lui  faire  grand  plaisir;  elle  s'empressa  de  mettre  à  notre  disposition 
des  chevaux  sellés  et  un  guide  pour  nous  conduire. 

En  quittant  Kapiolani ,  nous  allâmes  voir  l'endroit  où  le  capitaine  Cook  a 
été  assassiné  ;  c'est  justement  dans  ce  lieu  que  nous  avions  débarqué;  on  nous 
montra  le  rocher  où  il  se  trouvait  quand  il  reçut  le  coup  mortel  ;  en  regardant 
autour  de  nous,  nous  nous  voyions  entourés  de  ce  même  peuple  qui  l'assas- 
sina !  Certes ,  la  mort  de  Cook  a  été  un  grand  malheur;  mais  peut-être  ne 
faut-il  attribuer  ce  malheur  qu'à  lui-même  et  à  la  violence  de  son  caractère; 
c'est ,  du  moins,  ce  qui  parait  prouvé  aujourd'hui.  Il  n'y  avait  et  il  n'y  a  en- 
core rien  de  sanguinaire  dans  le  caractère  de  ce  peuple,  mais  bien  un  respect 
sans  bornes  pour  ces  étrangers  qu'il  considérait  comme  des  dieux  :  il  fallut 
toute  l'horreur  que  lui  inspira  le  sacrilège  que  Cook  était  au  moment  de  com- 
mettre en  saisissant  le  roi  de  l'Ile ,  pour  le  porter  à  cet  excès.  Nous  pûmes 
voir  des  traces  de  la  vengeance  exercée  par  les  compagnons  de  Cook,  après 


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LES  ILES  SANDWICH.  293 

sa  mort;  on  nous  montra  des  cocotiers  percés  par  des  balles ,  et  des  rochers 
brisés  par  Fartillerie. 

Le  lendemain ,  nous  trouvâmes  à  Kaava-Roa  les  chevaux  et  le  guide  que 
Eapiolani  nous  avait  promis.  Les  chevaux  sont  importés  aux  Iles  Sandwich  de 
la  côte  de  Californie;  ils  commencent  à  se  multiplier  4ans  le  pays.  Ceux  qu'on 
nous  amena  étaient  sellés  tant  bien  que  mal ,  les  uns  avec  des  selles  anglaises , 
les  autres  avec  de  lourdes  selles  mexicaines.  La  distance  du  village  de  Kaava- 
Roa  supérieur  à  Kaava-Roa  inférieur  est  d'environ  trois  milles;  on  y  monte  par 
une  route  assez  bonne ,  taillée  sur  le  flanc  de  la  montagne ,  au  milieu  de  rochers 
à  lave;  cette  route  est  due  aux  missionnaires,  qui  se  sont  servis  d'un  singulier 
moyen  pour  la  faire  construire.  D'après  une  loi  que,  par  leur  influence ,  ils 
ont  rendue  obligatoire  dans  les  îles  Sandwich ,  toute  personne ,  homme  ou 
femme,  convaincue  d'adultère,  est  condamnée  à  une  amende  de  15  piastres 
(75  francs),  ou,  en  cas  de  non  paiement,  à  travailler  aux  routes  pendant 
quatre  mois.  La  population  d'Hawaii  a  si  bien  secondé  le  plan  des  mission- 
naires, que  la  route  que  nous  suivions  a  été  faite  en  moins  de  deux  ans,  et 
qu'une  autre  route  qui  va  de  Kaava-Roa  à  Kai-Loua  (grande  bourgade),  et 
qui  parcourt  une  distance  d'environ  vingt-cinq  milles,  est  déjà  presque  ache- 
vée; enfin ,  grâce  aux  amoureux  penchans  des  habitans  d'Hawaii ,  nous  gra- 
ilmes  fort  aisément  les  trois  milles  que  nous  avions  à  parcourir. 

A  mesure  que  nous  montions ,  le  terrain  prenait  un  aspect  différent.  Toutes 
«s  îles  ont  été  évidemment  formées  par  les  éruptions  successives  de  volcans 
sous-marins  ;  partout  vous  trouvez  la  lave  comme  une  preuve  irrécusable  de 
leur  origine.  Sur  le  rivage ,  on  la  voit  encore  telle  qu'au  moment  où  elle  s'est 
durcie;  on  distingue  les  différentes  couches  qui  se  sont  étendues  les  unes  sur 
les  autres;  puis,  à  mesure  qu'on  s'élève,  l'action  alternative  de  l'humidité  et 
de  la  chaleur  ayant  brisé  la  lave ,  on  la  trouve  décomposée  en  partie.  Quand 
on  arrive  au  sommet  du  plateau ,  continuellement  arrosé  par  les  nuages  qui, 
s'amoncelant  toute  l'année  sur  la  crête  des  montagnes,  s'y  dissolvent  en  pluies 
abondantes ,  on  trouve  la  lave  transformée  en  une  terre  fertile  ;  là  s'élève  en 
abondance  le  kukui  {candie  mii  irce),  qui  donne  une  espèce  de  noix  dont  on 
&itune  huile  très  claire  et  très  bonne  h  brûler,  et  qui  forme  déjà  une  branche 
d'exportation  ;  Tarbre  à  pain ,  l'oranger,  le  mûrier  (  importé  de  Manille  ) ,  le 
bananier,  la  canne  à  sucre,  le  taro  (arum  esculentum) ,  racine  croissant  dans 
Teau  et  dont  les  insulaires  font  leur  principale  nourriture;  à  travers  les  cre- 
vasses des  rochers  s'échappent  quelques  arbustes  rabougris,  une  espèce  de  câ- 
prier, le  nai'hi ,  dont  la  racine,  nous  dit-on ,  sert  de  thé  aux  naturels,  et  le 
tefpa ,  avec  les-filamens  duquel  ils  font  leurs  vétemens,  et  dont  la  fleur,  d'un 
jaune  de  safran ,  rivalise  d*éclat  avec  les  magnifiques  convolvulus  bleus,  blancs 
et  roses  qui  tapissent  le  chemin. 

Vers  le  milieu  de  la  route  est  le  monument  élevé ,  en  1825 ,  par  lord  Byron , 
commandant  la  fir^ate  anglaise  la  Blonde ,  à  la  mémoire  de  Cook.  On  a  choisi 
I^endroit  où  ce  qu'on  put  rassembler  de  ses  membres  épars  a  été  enterré;  c'est 
^  poteaa  élevé  et  fixé  au  milieu  de  rochers  de  lave  qu'on  a  entassés  et  dont 


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2M  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

on  a  formé  une  espèce  de  tuinulus;  au  sommet  du  poteau,  on  a  doué  une 
plaque  de  cuivre  sur  laquelle  est  gravé  le  nom  de  Cook;  Tépitaphe  qui  raccom- 
pagne est  devenue  illisible;  le  poteau  est  couvert  des  noms  de  marins  anglais 
qui  sont  venus  rendre  hommage  à  la  mémoire  du  célèbre  navigateur.  Mais  ce 
monument  est  bien  mesquin ,  et  on  s'étonne  que  le  gouvernement  anglais  n'ait 
pas  pu  reconnaître  d'une  manière  plus  convenable  les  immenses  services  ren* 
dus  à  la  navigation  par  le  capitaine  Cook  ;  il  y  a  des  cendres  qui  reposent  sooi 
les  voûtes  de  l'abbaye  de  Westminster  qui  n'ont  pas  autant  de  droits  à  la  recon^ 
naissance  du  peuple  que  celles  qui  gisent  abandonnées  sous  la  lave  d'Owbyheet 

La  maison  de  M.  Forbes  est  située  au  milieu  d'un  jaidin  assez  négl^,  et 
entourée  d'une  haie  vive  formée  de  plantes  de  fi;  le  ti  est  un  arbuste  à  larges 
feuilles,  dont  lar racine  cuite  a  le  goût  de  caramel  ou  de  sucre  brûlé;  les  naturels 
en  extrayaient  autrefois  une  liqueur  très  forte.  Aujourd'hui  la  distillation  de  cetl»^ 
racine  est  sévèrement  défendue  par  les  missionnaires.  —  M.  Forbes  nous  reçut 
très  cordialement  et  nous  présenta  à  sa  famiUe,  composée  de  sa  femme,  na<^ 
tive ,  comme  lui ,  des  États-Unis ,  et  de  deux  enfains  cbarmans.  Kapiolani  vint 
nous  rejoindre ,  et  bientôt  la  cloche  nous  appela^  à  l'église. 

L'église  de  Kaava-Roa  est  en  tout  semblable  aux  maisons  du  pays  :  c'est 
un  grand  hangar,  qui  a  la  forme  d'un  cône  très  élevé  ou  plutôt  d'un  toit  posé 
sur  la  terre;  les  parois  sont  soutenues  par  une  clmrpente  dont  les  parties  sont 
attachées  l'une  à  l'autre  par  des  cordes,  car  il  n'entre  pas  un  seul  clou  dans 
la  construction  des  maisons  ;  cela  forme  une  espèce  de  treillage  recouvert  aa 
dehors  de  feuilles  de  pandanus,  de  cocotier  ou  de  canne  à  sucre;  dans  les 
maisons  des  chefis,  l'assemblage  de  ces  feuilles  est  caclié  par  des  nattes  qm 
tapissent  tout  l'intérieur.  L'église  a  environ  quatre-vingts  pieds  de  longueur 
sur  quarante  de  largeur,  et  cinquante  environ  de  hauteur  dans  la  partie  la 
plus  élevée  du  cône  ;  elle  peut  contenir  plus  de  mille  personnes.  Sur  des  nattes 
grossières  étaient  agenouillés  ou  assis  environ  six  cents  insulaires.  Quelques 
chaises  avaient  été  disposées  pour  nous ,  auprès  de  la  chaire  du  ministre.  C'était 
un  spectacle  intéressant  que  cette  multitude  rassemblée  pour  écouter  la  parole 
du  Christ  sur  cette  même  terre  où ,  il  y  a  à  peine  cinquante  ans ,  elle  offiraît 
encore  des  victimes  humaines  à  de  monstrueuses  divinités.  Il  y  a ,  il  est  vrai, 
bien  peu  de  véritables  chrétiens  parmi  les  naturels,  et  presque  tous  conservent 
encore  dans  l'intérieur  de  leurs  villages  et  de  leurs  maisons  leurs  absurdes  surr 
perstitions;  pourtant  c'est  déjà  beaucoup  que  de  les  avoir  amenés  à  venir 
écouter  des  paroles  parfois  trop  mystiques  sans  doute  et  auxquelles  ils  ne 
comprennent  rien ,  mais  qui  renferment  souvent  des  le^x)ns  de  cette  morale 
chrétienne,  si  sublime  et  si  simple,  si  propre  à  leur  ouvrir  peu  à  peu  les  voies 
de  la  civilisation.  —  Les  femmes  étaient  d'un  côté,  et  les  hommes  de  l'autre; 
aucun  individu  nu  n'était  admis,  mais  M.  Forbes  avait  été  obligé  de  ne  pas  être 
trop  sévère  quant  à  la  forme  du  vêtement.  Généralement,  les  hommes  étaient 
couverts  de  larges  pièces  d'étoffe  du  pays  qu'ils  drapaient  comme  un  man* 
teau;  nous  vîmes  surgir,  au  milieu  de  la  foule  des  femmes,  plusieurs  cha* 
peaux  de  paille,  et  surtout  de  ces  disgracieuses  capotes  dont  les  Anglaises  se 


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LIS  ILBS  SAlflKWIGH.  9S^ 

lerteût  eaeore  aujourd'hui  à  la  campagne.  Quelques  personnes  avaient  des 
-lirres  de  prières  imprimés  à  HouoImIu  et  à  LaktLiua  »  en  langue  Itawaiienne, 
it  quand ,  suivant  le  rite  presbytérien,  M.  Forbes  entonna  les  psaumes  du 
rituel ,  des  voix,  d'abord  inoortaines,  et  ensuite  plus  hardies ,  accompagnèrent 
Me  du  missionnaire.  En  somme,  sauf  quelques  distractions  causées  sans 
ioule  par  notre  présence,  sauf  quelques  coups  d*œil  agaeans  des  femmes  qui 
»  trouvaient  près  de  nous ,  tout  se  passa  assez  décemment  ;  mais  il  était  aisé  de 
voir,  cependant,  que  la  plus  grande  partie  des  assistans  était  là  par  obligation. 
Eapiolani ,  ce  jour-là,  avait  revêtu  ses  habits  de  fêtes;  sa  robe  était  de  satin 
loir,  et  elle  avait  sur  la  tête  une  capote  en  étoffe  du  pays ,  dont  le  luisant  rap- 
pelait assez  Fapparence  du  satin  ;  elle  paraissait  sui>Te  avec  attention  le  ser- 
vice divin  dans  le  livre  qu'elle  avait  devant  elle  ;  sa  contenance  ne  manquait 
pas  d'une  certaine  dignité,  et  une  paire  de  lunettes  rabattues  sur  son  nez  lui 
danoait  une  Ggure  qui,. même  à  Owhyhee,  nous  parut  très  singulière. 

Le  lendemain ,  j'allai  visiter  le  village  de  Ke-ara-Kakoua ,  en  compagnie  de 
M.  £ydoux,  chirurgien-major  de  la  corvette,  et  de  M.  Hébert,  aUaché  par  le 
Duaistre  du  commerce  au  consulat  des  îles  Philippines.  Là,  tout  débarque- 
■ent  à  pied  «sec  était  impossible;  nous  fûmes  obligés  de  nous  mettre  en  quel- 
iqiie  sorte  à  la  nage  pour  arriver  à  terre ,  ce  qui  ne  laissa  pas  que  d'exciter  Tlii- 
Mrité  de  la  population  qui  nous  attendait  au  rivage.  Il  est  certain  que  le  cos- 
tume du  pays  eût  beaucoup  mieux  que  le  nôtre  convenu  à  la  eirconstanee. 
Keus  fûmes  immédiatement  entourés  d'un  cercle  de  jeunes  garçons  et  déjeunes 
fiUes.  Quoiqu'à  deux  milles  à  peine  de  Kaava-Roa ,  la  population  de  Keara- 
Kakoua  nous  parut  se  ressentir  beaucoup  moins  de  l'influence  du  missionnaire, 
lions  pûmes  le  reconnaître  sans  peine  à  l'habillement  des  insulaires  et  à  la 
Mduite  qu'ils  tinrent  avec  nous.  Ici  tous  les  hommes  avaient  le  corps  nu,  si 
JViD  excepte  les  feins  qu'entourait  le  maro;  les  femmes. n'étaient  guère  plus 
vêtues  qu'eux.  Mais  ce  qui  nous  prouva  clairement  que  leurs  actions  n'étaient 
|Ms,  aussi  immédiatement  que  celles  des  babitans  de  Kaava-Roa ,  sous  le  con- 
^k  de  M.  et  M""*  Forbes,  ce  fut  la  manière  dont  les  femmes  nous accueillf- 
liot.  £Ues  employèrent  toutes  les  séductions  possibles  pour  attirer  notre  aKen- 
tioo  et  captiver  nos  bonnes  grâces  ;  il  est  vrai  que  les/bagues  et  les  colliers  que 
^  messieurs  distribuaient  aux  plus  jolies  n'étaient  pas  sans  quelque  influence 
SDf  leur  bienveillante  humeur.  La  gale  semblait  être  une  maladie  dominante 
^ez  elles  ;  presque  toutes  en  étaient  plus  ou  moins  atteintes  ;  cette  circonstance, 
jiNate  à  la  couleur  cuivrée  de  leur  peau  et  à  l'extrême  malpropreté  de  leurs 
Tétemens,  diminuait  de  beaucoup  le  prix  de  leurs  attraits.  Autant  les  hommes 
|ue  nous  avions  vus  jusquerlà  nous  avaient  semblé  avoir  de  prédilection  pour 
Targent  et  les  babUlemens ,  autant  les  femmes ,  à  Ke-ara4Lakoiia ,  nous  faru- 
i^t  avoir  conservé  ce  goût  que  les  premiers  navigateurs  avaient  remarqué 
chez  elles  pour  les  coliiicliets ;  un  collier  de  verroterie,  une  bague  de  cuiiore 
avec  une  pierre  de  couleur,  les  comblaient  de  joie. 

Vers  le  milieu  de  la  journée,  nous  eûmes  le  spectacle  de  toute  la.  population 
bnsUe  de  Ke-ara-Kakoua ,  réunie  pour  le  bain  dans  une  petite  baie  bordée 


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296  RBYUB  DES  DEUX  MONDES. 

de  rochers  de  lave;  une  roche  servit  de  paravent  aux  baigneuses,  et  de  là 
elles  s'élancèrent  entièrement  nues  au  milieu  des  vagues  qui  venaient  se  brisor 
sur  le  rivage;  une  planche,  de  la  longueur  du  corps  et  terminée  en  pointe 
à  une  des  extrémités ,  leur  servait  à  se  soutenir  sur  la  crête  des  vagues.  C'était 
vraiment  un  ângulier  tableau  que  cet  essaim  de  jeunes  femmes  s'éloignant 
à  une  grande  distance  du  rivage ,  puis  revenant  avec  la  rapidité  d'une  flèche, 
portées  sur  la  cime  écumeuse  des  lames  qui  déferlaient  avec  fracas  de  chaque 
côté  de  la  baie.  Je  croyais,  à  chaque  instant,  les  voir  s'abîmer  contre  les  pointes 
aiguës  des  rochers;  mais  elles  évitaient  ce  danger  avec  une  adresse  surprenante; 
elles  semblaient  s'y  complaire,  et  le  bravaient  avec  un  courage  qui  m'étonna. 
Le  moindre  mouvement  de  leur  corps  donnait  à  la  planche  qui  les  soutenait 
la  direction  qu'elles  désiraient  lui  voir  prendre ,  et ,  disparaissant  pour  un  mo- 
ment au  milieu  des  brisans,  elles  surgissaient  bientôt  de  l'écume  et  retour* 
naient  au  large  pour  fournir  de  nouveau  la  même  carrière.  Je  vis  une  mère 
qui ,  après  avoir  placé  son  enfant,  âgé  d'un  an  à  peine,  sur  une  planche  de 
deux  pieds  de  long,  le  poussait  devant  elle  h  une  grande  distance,  et  là, 
l'abandonnant  à  la  furie  des  flots ,  le  suivait,  dirigeant  seulement  de  temps  en 
temps  avec  la  main  la  planche  qui  le  portait.  Je  crus  revoir  cette  population 
telle  que  Cook  l'avait  trouvée,  libre ,  indépendante ,  et  le  contraste  ne  me  paru^ 
pas,  je  l'avoue,  en  faveur  du  moment  présent,  quand  je  revis  ensuite  ces* 
femmes  couvertes  de  sales  haillons. 

Le  soir,  les  difficultés  que  nous  avions  éprouvées  en  débarquant  nous  sug- 
gérèrent l'idée  de  retourner  à  bord  de  la  Bonite  sur  une  purogue  du  pays.  Nous 
avions  pu  apprécier,  pendant  la  journée  que  nous  venions  de  passer  à  terre , 
les  avantages  que  ces  embarcations  légères  et  d'une  manœuvre  aisée  ont,  dans 
une  mer  houleuse,  sur  nos  pesans  canots.  Nous  nous  plaçâmes  tous  les  trois 
dans  une  pirogue  de  quinze  pieds  à  peu  près  de  long  sur  un  pied  au  plus  d^ 
large.  Cette  pirogue  avait,  ainsi  que  toutes  celles  des  îles  de  l'Océanie,  un 
balancier  fait  d'une  pièce  de  bois  léger,  soutenu  parallèlement  à  la  pûrogu^ 
par  deux  barres  transversales  de  quatre  ou  cinq  pieds  de  long.  Nos  Indiens 
attendirent  ce  qu'on  appelle  un  embelli ,  c'est-à-dire  le  moment  où  les  lames ^ 
qui  arrivent  ordinairement  quatre  ou  cinq  l'une  après  l'autre,  semblent  s'ar- 
réier  un  instant;  alors,  soulevant  la  pirogue  au  moyen  du  balancier,  ils  la 
traînèrent  rapidement  à  une  certaine  distance  du  rivage;  puis ,  s'élançant  sur 
leurs  bancs  et  pagayant  avec  rapidité,  ils  pureut,  avant  que  la  lame  ne  revînt, 
s'éloigner  assez  pour  que  nous  n'éprouvassions  que  deux  ou  trois  fortes  ondu<^ 
lations.  Nous  arrivâmes  sains  et  saufs  à  bord  de  la  Bonite. 

Le  lendemain ,  je  parlais  à  M.  Forbes  de  l'habileté  extraordinaire  que  j'avais 
remarquée ,  la  veille ,  chez  les  naturels  qui  se  li^Taient  à  l'exercice  de  la  nage  : 
«  Vous  ne  pourriez  vous  en  faire  une  idée  exacte,  me  répondit-il  ;  ils  sont  plus 
à  l'aise  dans  l'eau  que  sur  la  terre;  un  Indien  pourrait,  ajoutà-t-il,  nager 
vingt-quatre  heures  sans  s'arrêter.  »  Et,  à  l'appui  de  ce  qu'il  nous  disait,  il 
nous  cita  une  aventure  qui  me  parut  trop  intéressante  pour  que  je  l'omette  id. 

Les  naturels  traversent  fréquemment  dans  leurs  pbrogues  les  bras  de  mer 


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LES  ILES  SANDWICH.  99T 

qui  séparent  les  diverses  tles  de  Tarchipel.  Un  jour,  un  d'eux  partit  dans  sa  piro* 
guede  la  pointe  nord  de  File  Ranai;  il  allait  dans  la  partie  sud  de  Morokoi: 
il  avait  donc  à  parcourir  un  espace  de  sept  à  huit  lieues.  Ses  deux  petits  en* 
fans  raccompagnaient  ains^  que  sa  femme.  Le  temps  était  beau  au  moment 
du  départ;  mais  tout  à  coup  un  gros  nuage  noir  obscurcit  Thorizon,  bientôt 
après  le  vent  souffla  avec  violence,  et  la  mer  devint  très  grosse.  Long-temps 
rhabileté  avec  laquelle  Finsulaire  dirigea  sa  frêle  nacelle  au  milieu  des  vagues 
la  préserva  du  naufrage;  mais  un  coup  de  mer  rompit  le  balancier,  et  la 
pirogue  chavira.  Ses  deux  enfans  étaient  beaucoup  trop  jeunes  pour  pouvoû* 
nager;  il  les  saisit  au  moment  où  la  mer  allait  les  engloutir,  et  les  posa  sur  la 
pirogue,  qui,  faite  d*un  bois  léger,  était  restée  renversée  au-dessus  de  Teau; 
sa  femme  et  lui  se  mirent  à  la  pousser  en  nageant  vers  le  rivage  qui  leur  sembla 
le  plus  rapproché;  ils  étaient  alors  au  milieu  du  bras  de  mer.  A  force  de  travail 
et  après  plusieurs  heures  de  fatigues,  ils  arrivèrent  assez  près  de  la  côte;  mais 
là  ils  trouvèrent  un  courant  très  violent  qui  les  repoussa  en  pleine  mer.  Lutter 
contre  la  force  de  ce  courant  eût  été  s'exposer  à  une  mort  certaine;  ib  se  déci- 
dèrent donc  à  pousser  leur  pirogue  vers  une  autre  partie  de  111e.  Cependant 
la  nuit  arriva ,  et  le  froid  commença  à  se  faire  sentir.  La  femme,  moins  robuste 
que  rhomme,  fut  la  première  à  se  plaindre  de  la  fatigue;  mais  le  désir  si  na* 
turel  d'échapper  h  la  mort ,  la  vue  de  ses  enfans  dont  la  vie  était  attachée  à  la 
conservation  de  la  sienne ,  lui  donnaient  du  courage,  et  elle  continua  à  nager 
auprès  de  son  mari,  poussant  toujours  la  pirogue  en  avant.  Bientôt  les  pau- 
vres enfans  fatigués,  car  il  fallait  qu'ils  se  tinssent  fortement  cramponnés  sur 
la  surface  ronde  et  polie  de  la  pirogue ,  transis  de  froid ,  finirent  par  lâcher 
prise  l'un  après  l'autre ,  et  tombèrent  dans  la  mer;  le  père  et  la  mère  les  saisi- 
rent de  nouveau ,  et  les  replacèrent  sur  la  pirogue,  tâchant  de  les  encourager. 
Hélas!  leurs  forces  étaient  épuisées,  leurs  petites  mains  se  rouvrirent,  et  la 
vague  les  engloutit  une  troisième  fois.  Il  ne  fallait  plus  songer  à  conserver  la 
pirogue;  chacun  d'eux  prit  un  des  enfans  sur  son  dos,  et  nagea  vers  la  terre 
qu'ils  distinguaient  à  peine  dans  l'obscurité.  Une  heure  après,  la  femme  s'aper- 
çut que  l'enfant  qu'elle  portait  sur  son  dos  était  mort ,  et  elle  se  mit  à  se  lamenter 
amèrement;  en  vain  son  mari  l'engagea-t-il  à  abandonner  l'enfant  et  à  prendre 
courage ,  lui  montrant  le  rivage  dont  ils  commençaient  à  approcher  :  la  mal- 
heureuse mère  ne  voulut  pas  se  séparer  de  son  enfant  mort,  elle  continua  de 
le  porter  jusqu'à  ce  que,  ses  forces  s'affaiblissant  par  degrés,  elle  dit  à  son 
mari  qu'elle  allait  mourir,  qu'elle  ne  pouvait  plus  nager.  Le  mari  fit  tout  ce 
qu'il  put  pour  l'engager  à  se  débarrasser  de  son  fardeau,  et,  ne  pouvant  y 
r^issir,  il  se  mitlii  la  soutenir  d'un  bras,  tandis  qu'il  nageait  de  l'autre;  mais 
la  nature  était  épuisée  :  bientôt  la  femme  disparut  sous  l'eau  avec  son  enfant. 
L'homme  continua  tristement  à  nager;  le  désir  de  sauver  son  dernier  enfant  le 
soutenait  seul.  Enfin,  après  plusieurs  heures  de  fatigues  inouies,  il  arriva  pres- 
que mourant  sur  le  rivage.  Son  premier  soin  fut  d'embrasser  le  fils  qu'il  avait 
sauvé.  C'était  tout  ce  qui  lui  restait  d'une  famHIe  adorée  ;  en  le  prenant  4ans  ses 
bras,  il  s'aperçut  qu'il  était  mort,  et  tomba  sans  connaissance  sur  le  sable.  Au 


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^M^  RBYUB  DBS  DEUX  MQNDBS. 

pokit  du  jour,  des  péebetirs  le  trouvèrent  étendu  sur  le  rivage.  Il  revînt  à  ]amm 
vie,  mais  il  mourut  peu  de  temps  après  des  suites  de  ses  fiatigues,  et  peut-étr^9 
aiiS6k>de  chagrin.  Il  avait  passé  dix-huit  heures  dans  Teau. 

Nous  restâmes  six  jours  dans  la  baie  de  Ke*ara-Kakoua,  visitant  les  natQ= — 
relsdaAs  leurs  maisons*  et  recueillant  tous  les  renseignemens  4iii  nona  pam^ — 
reat  ofirir  qfielque  intérêt;  Kapiolani ,  nous>dit^n ,  fut ,  avee  Kaakou-Mamn^ 
femme.  de^aosea^Mea,  la  piemièraà  embraner  ktclufîttâ«Û8ine;.iiiais.sa  toâf^^ 
versionnoiut.pasd*al)ovd  très^ioeère;  «  II  y  a  douze  an»;,  c^étaitienoore,  nou^ 
ôkM^  Forbes,  une  trèftiiiéehaate  femme*  Elle.était  oeostanmeat  ivre  etavaîlK 
^alxe  ou  cinq  maris;  même  après  avoir  reça  Je  baptême,  cilo  en  avait coip^ 
sarvé deux^etcene  fiitquesur  nos  représentations  qu^le-se  décida  à  n'ek^ 
avoir,  plus  qu'un  .seul;  »  Aujourd'hui  c'est  une  jGsmme  vertueuse,  et  eUe  est  d^r- 
venue  je  plusiernier^soiUien  des  innovations  morales  et  reUgieuse&è  Owhybee. 
Kiapiolaniaplusisurs  fois  fait  preuve  d'une  grandaénergie.  Un  JQur,  il  arriva 
qu'un'  matelot  d'un  bâtiment  américain  fut  arrêté  et. mis  en  prison^,  «omrae 
convaiBca  dudélit.à  l'aide  duquel  on  construit  les  grandes  roate&àOwhybee. 
Le.cs4»itaiBe  dubâtiment  allatrouver  Kapiolaniet  lamenaç^  de  mettre  JeHn 
aa-  village,  si  le  matelot  n'était  relâdié  à  l'instant  mêbM.  a  Voici  ma  Id,  loi 
répondit  KLapiolani  ;  le  matelot  paiera  l'amende  de  15  piastres,  ouira  travail]» 
aux  routeS' pendant  quatre  mois,  ainsi  que  sa  complice.  A  présentf.sii^^ons  ava 
la  force,  oietteiJe  feu.au  village;  mais,  tant  queKapiolani  \ivra,  sa  loi  sm 
exécutée  dans,  son  pajfs.  »  Le  csq;iitaine  fut  obligé  de  payer,  l'ameade  pour 
avoir  son  matelots 

Malgré  tout  lezèle  de  M.  Forbe&et  de  M*"*"  Forbes,  qui  partage  tous  lestra- 
vaux  dason  mari ,  le  nombre  des  véritables  chrétiens  a  peu  augmenté  dans  le 
district  d&Ke^ara-Kakoua.  M.  Forbes  étant  seul  dans  ce  district ,  et  son  éesifi 
de  Kaava-Roa  demandant  des  soins  non  interrompus,  il  n'a  pas  le  loisir di 
foire  des  excursions  lointaines.  Aussi,  à  peu  de  distance  de  Kaava^Roa,  aoB 
influence  devient  tout-à-foit  nulle,  et  les  naturels  conservent  presque  tout«&les 
superstitions  de  leur< ancienne  religion.  J'aurais  beaucoup  désiré  visiter  lespu^ 
tie&  de  Ftle  où  les  missionnaires  ne  résident  pas ,  afin  de  voir  les  naturels  plus 
rapprochés  de  leur  état  primitif;  mais  mon  sort  se  trouvant,  jusqu'à  mon  airi- 
vée  à  ManiUe,  attaché  à  cehii  de  la  Bonite,  il  fallut  me  résoudre  à  ne  vm^ 
(pie  les  ports  où  la  civilisation  a  pénétré. 

Kapioiani  fut  très  gracieuse  envers  moi  ;  elle  me  fit  cadeau  d'un  magnifique 
ka^lèiii,  espèce  de  grand  plumeau;  c'est,  chez  les  chefiB,  une-marque  d'aulo* 
rite.  Elle  nous  lit  visiter  la  maison  qu'elle  a  au  village  d'en  bas  et  celle  qu'elle 
a  fait  bâtir  au  village  supérieur  ;  celle-ci  se  ressent  du  voisinage  du  misdea* 
naire  et  a  pris  un  certain  air  européen.  Sur  le  même  terrain,  elle  faisait  bâtir 
une  maison  en  pierre  et  à  deux  étages.  Sa  maison  d'en  bas ,  sauf  les  portée  et 
les  fenêtres  qui  ont  été  élargies,  est  encore  ce  qu'elle  était  avant  la  déeownerte 
de  l'île.  Du  reste,  les  maisons  des  naturels  sont  en  général  assez  oonfortabtet; 
le  plancher  est  ordinairement  recouvert  de  nattes  parfaitement  tressées,  soat 
lesquelles  on  étend  une  couche  épaisse  de  fougères  sèches.  Autrefois  il  a'y 


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LES  ILES  SAIfDWICir.  999 

aiait  qu'une  seuie  pièeedaas  cha^ie  maison;  c'était  à  la  fois  la  salle  à  man- 
gtf,  le  salon  et  la  chambre  à  coucher;  aujourd'hui  les  misnonnaires  sont 
parvenus  à  obtenir  qu'il  y  eât  des  séftarations^  et  on  emploie  presque  toujours, 
dans  ce  but ,  de  larges  rideaux  d'étoffe  du  pays  ou  d'indiennes  anglaises.  Ces 
séparations  forment  les  chambres  à  coucher.  Le  lit  est  composé  d'une  grande 
.quanliléde  nattes^  disposées  les  unes  sur  les  autres,  de  manière  à  former  une 
istEade;  les  plus  grossières  sont  placées  en  dessous;  c'est  là  que  tréne  le  chef 
jDÉle  ou  linDelle.  Cette  place  est  «0601»  (prohibée )  pour  lout  le  monde. 

Auprès  de  la  maison  de  Kapiolani  est  le  tombeau  de  son  mari,  assez  vaste 
édifice  en  pîarre,et  recouvert  d'un  toit  de  planches.  L'époux  de  Kapiolani 
était  un  chef  puissant  et  très  riche;  mais ,  à  sa  mort ,  un  fils  qu'il  avait  eu  de 
la  première  fenune  enleva  à  Kapiolani  presque  tout  ce  qu'elle  tenait  de  lui, 
et  eVe  est  avgourd'hui  presque  pauvre. 

Quelques  calehasww  pour  faire  et  pour  manger  le jMérpftte  farnwntée  faite 
avec  la  racine  du  faro»  un  ou  deux  plumeaux,  quelquefoisun  filet  et  des  pa- 
^yies,  voilà  tout  l'ameublement  d'une  maison  de  Hawaii.  La  nourriture  des 
insulaires  consiste  principalement  en  poisson  légèrement  salé  et  très  souvent 
eni,  et  en  poe.  Je  vouhn  goûter  de  cette  pâte,  mais  elle  me  parut  détestable; 
>^le  a  la  couleur  etla  consistance  de  l'amidon ,  et  un  goâtacide  très  prononcé. 
A  Ke^ara<J!Lakotta  y  on.  ne  mange  jamais  de  viMide  de  boucherie.  Quelques  vo- 
lailles, des  cochons,  du  lait,  des  cocos,  quelques  finnts,  voilà  pour  les  Euro- 
péens toutes  le&  nssouroes  dé  la  vie  animale. 

L'importation  des  liqueurs  fortes  est  prohibée  à  Owhyhee  :  nous  pûmes 
voir,  cependant,  que  les  insulaires  ne  sont  pas  encore  guéris  de  cette  passion 
des  spiritueux  qu'on  a  remarquée  chez  presque  toutes  les  nations  sauvages, 
liisfienunes  même  ouvraient  la  bouche  avec  avidité  pour  recevoir  l'eau-de-vie 
que  noHsienr  versions.  En  général ,  la  crainte  des  châtîmens,  et  non  la  con- 
Jiîction ,  empêche  les  insulaires  de  se  livrer  à  toutes  leurs  anciennes  habitudes  ; 
chaque  fois  que  roceasion  se  présentade  secouer  le  joug  qui  leur  a  été  imposé , 
ils  la  saisissent  avec  aideur.il.y  a  quatre  ou  cinq  mois ,  Kauikeaouli ,  roi  des 
lies  Sandwich ,  vint  faire  une  tournée  à  Owhyhee  ;  11  amena  une  partie  de  sa 
cour,  et  se  livra,  nous  dit-on ,  à  des  excès  auxquels  prirent  part  non-seule- 
ment les  personnes  qui  L'accompagnaient,  .mais  encore  toute  la  population  de 
JLfrara-Kakona.  Si  Kapiolani ,  ni  M.  Forbes,  n'iosèrent  ùm  la  moindre  re- 
montrance ;  ils  attendûrent  impatiemment  dams  leurs  maisons  que  le  pays  fAt 
délivré  .delà  présence  des  impies. 

Nous  eûmes  ,.pendant  notre  séjour  à  Ke^ara-Kakoua ,  la  visite  de  KouakinI , 
gouverneur  d'Qwhyhee  et  l'un  des  principaux  chefs.des  Iles  Sandwich  ;  il  ré- 
side à  Ka»-Loua  ,.et  est  également  connu  sous  le  nom  de  John  Adams.  Il  vint 
nous  voira  bord.  Nous  le  visses  arriver  de  loiivsursa  double  pirogue,  conduite 
par  une  vingtsdne  de  robuetes  Indiens.  C'est  un  homme  de  six  pieds  trois 
pouces;  il  était  vêtu  plus  que  simplement  :  une  veste  de  printanière  bleue, 
un  pantalon  de  toile  grise,  des  souliers  sans  bas  et  un  chapeau  de  paille  com- 
posaient tout  son  accoutrement.  On  eut  soin  de  nous  dire  toutefois  qu'il 


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300  RBYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

avait  un  très  bel  uniforme  et  de  très  grosses  épaulettes.  Kouakini  parle  assee 
bien  Tanglais;  c'est,  nous  dit-on,  un  homme  intelligent,  mais  d'une  avarice 
sordide  :  il  n'en  fit  néanmoins  pas  preuve  dans  le  marché  qu'il  conclut  pour 
les  provisions  qu'il  iCournit  à  la  Bonite,  On  nous  assura,  il  est  vrai,  que  œd 
provisions  ne  lui  coûtaient  rien ,  et  qu'il  n'avait  eu  que  la  peine  de  les  envoyer 
chercher  par  ses  gens  chez  les  pauvres  insulaires;  tel  est,  en  effet ,  l'usage  du 
pays  :  les  che£s  peuvent  mettre  en  réquisition  tout  ce  qui  est  à  leur  convenance. 
Il  faut  ajouter  aussi  que  Kouakini  reçut  de  la  corvette  une  certaine  quantité 
de  fer  en  barres  et  des  outils.  Le  gouverneur  était  accompagné  d'un  autre  che£ 
nommé  Kekiri  (tonnerre),  qui  pouvait  rivaliser  de  taille  avec  lui.  Ces  braves  gens 
vinrent  tous  les  jours  à  bord  de  la  Bonite,  dont  la  table  et  le  vin  leur  avaient  « 
sans  doute,  paru  bons;  leur  api)étit  était  insatiable  et  tout-à-fait  en  harmonie 
avec  leur  immense  embonpoint.  Malgré  les  lois  de  tempérance  établies  dans  le 
pays,  le  vin  de  Bordeaux ,  et  surtout  le  vin  muscat  semblaient  être  tout-à-fait  de 
leur  goût.  Kouakini  nous  donna  pourtant  une  preuve  de  l'influence  qu'exercent 
les  missionnaires  sur  toute  cette  population  :  un  jour  qu'il  dînait  avec  nous 
en  compagnie  de  M.  Forbes  et  de  Kapiolani ,  ce  fut  à  peine  s'il  osa  mettre  du 
vin  dans  son  eau ,  tandis  que  nous  l'avions  vu ,  lorsque  M.  Forbes  n'était  pas 
présent,  se  bien  garder  de  mettre  de  l'eau  dans  son  vin.  Cependant  Koua* 
Uni  est,  dit-on,  tout-è-fait  opposé  aux  missionnaires;  il  lit  et  comprend  très 
bien  l'anglais  et  les  accuse  de  n'avoir  pas  traduit  fidèlement  la  Bible.  Quant  à 
cette  pamTc  Kapiolani ,  elle  ne  faisait  jamais  le  moindre  geste  sans  consulter 
des  yeux  M.  ou  M™*'  Forbes. 

La  population  de  Tile  d'Hawaii  (Owhyhee)  s'élève  à  peine  aujourd'hui  à 
29,000  âmes;  elle  en  contenait,  au  moment  de  la  découverte,  au-delà  de 
i)0,000.  Nous  rechercherons  plus  tard  quelles  peuvent  être  les  causes  de  cette 
effrayante  diminution.  Les  villages  de  la  baie  et  du  district  de  Ke^ura-Kakoua 
contiennent  3000  habitans.  —  La  température  qui  règne  sur  le  rivage  est  extrê* 
mement  chaude;  le  thermomètre  Fahrenheit  marquait  généralement  de  SG"*  à 
89  '  {'25°  environ  de  Réaumur),  tandis  qu'au  village  supérieur  l'air  était  frais  et 
pur,  la  brise  du  large  se  faisait  sentir,  et  on  se  trouvait  tout  à  coup  dans  une 
atmosphère  différente. 

J'avais  remarqué ,  en  débarquant ,  le  premier  jour,  de  nombreux  trous  pra* 
tiques  dans  cette  immense  muraille  de  roches  noires  qui  domine  la  baie ,  ils 
m'avaient  paru  être  l'ouvrage  des  naturels  :  je  ne  m'étais  pas  trompé.  C'est  là 
qu'ils  enterrent  leurs  morts.  Le  trou  est  ordinairement  fermé  par  un  treillage 
de  bois.  Il  y  a  aujourd'hui  un  cimetière  dans  le  village  où  réside  M.  Forbes, 
et  on  y  enterre  ceux  qui  meurent  dans  la  religion  presbytérienne. 

Le  principal  objet  de  notre  relâche  à  Ke-ara-Kakoua  ne  fut  pas  rempli; 
nous  fûmes  obligés  de  renoncer  à  explorer  la  cime  du  Mouua-Roa.  Tous  les 
reuseignemens  que  nous  prîmes  nous  démontrèrent  que ,  dans  les  circonstance^ 
où  nous  nous  trouvions,  l'expédition  projetée  était  tout-à-fait  impossible; 
on  nous  assura  qu'il  nous  faudrait  au  moins  huit  jours  pour  atteindre  au 
sommet  du  Mouna-Roa,  et  presque  autant  pour  revenir  ;  on  nous  d^ignit ,  on 


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LES  ILES  SANDWICH.  301 

nous  eiugéra  même,  je  le  crois,  les  dangers  et  les  obstacles  que  nous  reiicou- 
trerioos.  Cette  dernière  considération  ne  pouvait  avoir  la  moindre  influence  sur 
la  détermination  que  ces  messieurs  avaient  à  prendre  ;  mais  le  temps  leur  man- 
qua ,  les  jours  de  notre  relâche  à  Owhyhee  étaient  comptés ,  deux  mois  seule- 
ment nous  restaient  pour  nous  rendre  à  Manille  ;  nous  avions  à  visiter  File 
d'Oaikoii,  résidence  du  roi  ;  les  chances  ordinaires  de  la  mer  pouvaient  rendre 
notre  traversée  beaucoup  plus  longue  que  nous  ne  le  pensions  :  force  fut  dofr& 
d'abandonner  notre  beau  projet.  Nos  jeunes  officiers ,  et  surtout  M.  Gaudi- 
chaud,  botaniste  de  l'expédition,  le  regrettèrent  vivement.  En  effet,  je  suis 
certain  que  Texploration  du  Mouna-Roa  aurait  produit  des  résultats  utiles ,  et 
que  l'histoire  naturelle,  par  les  soins  de  MM.  Eydoux  et  Gaudichaud ,  se  se- 
rait enrichie  d'un  grand  nombre  de  découvertes  intéressantes.  Conune  les 
neiges  de  la  cime  du  Mouna-Roa  et  ce  fameux  cratère  éteint,  dont  la  circon- 
férence, nous  dit-on,  est  de  26  milles,  avaient  été  depuis  long-temps  l'objet 
de  nos  conversations  et  le  but  de  nos  désirs ,  nous  déplorâmes  tous  la  néces- 
sité du  sacrifice. 

Vue  du  large,  l'Ile  d'Owhyhee  est  on  ne  peut  plus  pittoresque;  la  côte  est 
très  accidentée,  et  le  sol  parait  couvert  partout  de  la  plus  riche  végétation  v 
mais  la  partie  est  et  nord  de  111e  est  beaucoup  plus  fertile  et  plus  riante  que 
œUe  que  nous  venions  de  visiter,  laquelle  manque  presque  entièrement  d'eau 
courante.  Les  habitans  de  la  baie  de  Ke-ara-Kakoua  sont  obligés  d'aller  cher- 
cher leur  eau  à  cinq  ou  six  milles  ;  aussi  ne  boivent-ils  que  de  l'eau  presque 
salée.  Les  habitans  du  village  supérieur  ont  l'eau  beaucoup  plus  près,  et 
d'ailleurs,  les  pluies  y  étant  plus  abondantes,  ils  peuvent  facilement  con- 
server des  eaux  pluviales.  Il  serait  aisé,  au  moyen  de  canaux ,  de  conduire  l'eau 
de  la  montagne  jusqu'au  bord  de  la  mer,  la  pente  très  inclinée  du  terrain  s'y 
prêterait  volontiers;  mais  il  se  passera  bien  du  temps  encore  avant  que  la  po- 
pulation de  cette  Ile  soit  en  état  d'exécuter  un  travail  de  cette  nature.  Les 
parties  est  et  nord  de  l'Ile  sont  parfaitement  arrosées  ;  plusieurs  torrens  les  tra- 
versent, et  plusieurs  lacs  d'eau  douce  servent  comme  de  réservoirs  pour  les 
inondations  régulières  des  champs  de  taro;  cette  partie  de  l'île  est  beaucoup 
plus  peuplée  que  celle  que  nous  avons  vue ,  le  climat  y  est  aussi  meilleur.  C'est 
dans  l'est  de  111e  que  s'élève  le  fameux  volcan  du  Mouna-Kaa ,  dont  les  fré- 
quentes éruptions  tiennent  les  habitans  dans  un  état  continuel  d'épouvante; 
c'est  la  demeure  de  la  déesse  Pelé,  Les  traditions  qui  se  rattachent  à  cette 
divinité  des  lies  Sand^^ich  ont  été  reproduites  d'une  manière  si  pittoresque  par 
M.  Dumont  d'Urville  dans  son  Voyage  autour  du  monde,  que  je  ne  pourrais 
qu'affaiblir  le  tableau  poétique  qu'en  fait  ce  navigateur  en  cherchant  à  les 
retracer. 

Le  6  octobre ,  nous  levâmes  l'ancre ,  et  à  midi  nous  étions  par  le  travers 
de  Kailoua,  résidence  du  gouverneur,  où  Kouakini  nous  avait  précédés;  la 
corvette  mit  en  travers  et  nous  descendîmes  à  terre.  Comme  nous  n'avions 
que  trois  ou  quatre  heures  à  y  passer,  nous  voulûmes  voir  tout  ce  qui  méritait 
d'être  vu.  Nous  allâmes  d'abord  visiter  Téglise,  qui  n'est  pas  encore  achevée. 


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REVUE  IkBS  DEUX  MONDES. 

Cette  église  est  Fouvrage  d'un  Anglais  :  c'est  un  bâtiment  enipienae^  lift^locfatr 
a  130  pieds  d'élévation,  125  pieds  de  longuettrv4adaJaigeuryet34  eœrîroode 
hauteur  sous  le  plafond  ;  rintérieur  de  révise  est  assez  élégant,  imeiasge tri- 
bune de  bois  soujpté  en  fait  le  tour  ;  au-dessous  de  la  tribune  sont  des  J^anes; 
le  pupitre  ou  chaire  du  missKNinaire  est  eniioîs  de  koa,  qui  irake  miripeu 
l'acajou,  sans  en  avoir  les  qualités.  En  définitive,  <mi  se  croîfait:4MM  va 
temple  d'Europe,  et  la  plupart  de  nos  villages  sont  loin  d^avoir  mme^éfjàÊt 
comparable  à  celle  de  Kailoua.  Kouakini  nous  y  conduisit  lui •  mène,  Jl 
était  très  fier  de  ce  qu'il  appelait  «on  monument,  et  semblait  jouir  de  «lotfe 
admirs^on.  Il  nous  mena  ensuite  à  sa  maison,  qui  nous  parut  en  toutsem- 
blable  à  celle  de  Kapiolani  ;  de  longs  rideaux  >d*iAdienne  anglaise  dérobaieiit 
aux  regards-profanes  lesappartemens  secrets  des  femmes.  Sur  Testrade  d'bon- 
>iMur  était  étendue  dans  toute  sa  longueur  «ne  femme  giganttsfae  Têtue 
dlune  rpbe  de  satin  b)eu  de  ciel  :  jamais  je  n'ai  rien  vu  ide  plus  moQSiDaoux , 
de  plus  hideur  que  celte  femme;  c'était  M"'''  Kouakini.  ^"**' Jj^jouakini  avait, 
autant  qu'on  pouvait  en  juger,  une  taille  d'au  moins  cinq  pîedS'dîx  pouces, 
et  elle  était  complètement  ronde.  Au  reste ,  t9«8  les  ohefe.que  j'ai  ¥us  m'ont 
paru  gigantesques  ;  c'est  chez  eux  une  marque  de  liasae  naissance  que  d'étie 
petit  et  grêle.  M.  Eydoux  et  mol,  Bûua4[MM8iflns«ii^Ka4es  insulaires  poui.de 
grands  personnages,  et  nous  obtenions  d^euxibîen  pkis  de  respect  que  si  noos 
n'eussions  pas  été  en  possession  4'un  eroboi^Qt  fuî  ne  laissait  pas  deaous 
gêner  sous  cette  chaude  latitude.  La  vie  .91e  mèneat  les  chefe  convient  an  ae 
peiit  mieuxà  l'acquisition  de  cet  embonpoint  sidésirable  pour  eux  :  ils  passent, 
pour  ainsi  dire,  leur  vie,  coucliés,  ne  marchent  que  très  rarement  et  maagent 
depuis  le  matin  jusqu!au  soir. 

Une  nombreuse  cour  entemait  l'estrade  d!hen«eur  ;  la  jeune  fille  de  Koua- 
kini, vêtue  de  satin  noir^^^^t  aeevoi^pie  aiipaès  de  sa  mère;  des  femmes, 
balançant  au-dessus  de&prinGesaa84efrAoltti^,de,pluaQes,  les  débarrassaient 
des  numcheSy  qui  en  reranehe  venaient ^ nous  dévorer.  Autour  de  la  >saHe 
étaient  étendus  sur  des  nattes  lespciaoqpMixiiabitans  de  Kailoua.  Kouakipi 
prit  place  sur  nn  sofa  et  nous'fil  signe ,  ayee  aasas  de  digâtté ,  de  nous  asseoir 
sur  des  chaises  placées'  en  oesole  devant  .lui.  lious  étions  très  altérés ,  car  rla 
chaleur  était  extrêmement  forte ,  et  nous  avions  paesé  au  moins  depx  hmm 
en  canot;  mais  Kouakini  ne  semblait  pas  s'en  apercevoir.  Lui  «qui,  nhaque 
fois  qu!ii  venait  à  bord ,  y  recevait  mille  politesses ,  et  paxaissait  tvouver  eml- 
lens  les  vins  qu'onneinanquait  jamais  de  lui  offîrir ,  il  neeengaait  anâmepis 
.à  soulager  le  besoin  bien  visible  que  nous  avions  de  smus  nafralohir.  ISous 
fûmes  obUgés  de  lui  demander  de  l'eau ,  et  il  se  décida  alois  à  ne(usifaBre«ervir 
du  vin  de  Madère. 

^'ous eûmes,  avant  de^partîr,  le  plaisir  de  le  voir  pi^adre  son  r^pas  en  fa- 
miUeill  segarda,bien  de  nous  inviter.  Il  prévoyait,  sansdonte,(q.ueaettsnoiis 
serions  difficilement  acconunodés  de  sa  manière  de  mai^r;  en^^t,  rien  n'est 
plus  dégoûtant.  La  vue  seule  des  mets  qu'on  servit  eût  suffi  pour  ;ôter  l'ap- 
pétit. Le  repas  consistait  en  viande  de  cochon  bouttUe^^en  poisson  salé  cru  et 


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LB9^  ILB»  SaMiDWlCH..  363^ 

eD|v0^^^  tiest  lieaide paiil ;  sans poë,  où  nefàit  pas q» seul  rafiMaiix Îfe9: 
Siadi^'teh;  diacon  de  ces  mats  était  oonteilu  daim  ime  énorme  caMasse^ 
Koùabini  s^étendit  tout  de  son  long  aupfè»  de  sa  graoîense  éponsé,  et  \k 
s!Aablil'enmea]&«ne  ea^èee  delutteà  qui  imngefaît  le  '  plûs^  gtootoim  wnawU 
eiie  plus  salemenl.  Cbaeiin'  p«iisaît  àNaott^tonr  date  lés  caièbasaeé  aveer  laa^ 
dsîfiitt;  eda  m'étondù^  oarj'araiîs  vil,  à  notre  table,  Kouakim  se  sifffîr  één 
sm  œwtert  attez  batHlemenU  On  dé^aanraîl  8r*iHUginerki>qiiantité  de  Wanée^^ 
d»peë  et  de  p^itaon^que  ce  couple  menMttienx-  consomma  ;  je  <en(îndrmd'4lra' 
tiié-d>xagératioii<8i yiesaayaift  d'eQ<d«nnélr imeidée;  toutes  le» calebatta se; 
trauvèrenl  vides  en  un  instant.  Je  remarquailenr'manière^  manger  \e  peëv 
qui  me  parut  assesrsinguKère'iils^se^servefit  pour cekidesdeui  pilemietfs  doigtiit 
delà  maÎDqu'il8^agitenten  formant  des  cefcle^dans-la  pâte,  et,  ^tand  il  lenr^ 
Mnbie  qu*une  assez  ^nde  quantité  de  pâte-  8?y  trouve  aifionclèléov  iis  lar 
portent  à  la  boocliec  Pendant  tout  le  tempedurépaa^  leurco!ferle»«baetvait: 
dan»un  silence  respectueux^  Quand  les  caMNliaes  furent  vidéeë^  nnmrvitoofr 
iWitoelle'qui  contenait  le  poé^  puis^  renaissant  ^avès  les  doigta  les  moitiem^^ 
daf  âteottbliés^sur  lea  parois  intérieures  de4a  enlebaaso^  il  entonna  Une  bovU^ 
eneara  asse»  appétissante  que  Konaiini  avala  sans^açeni 

Noii8fâHiead'<autantplu»surpriaderappétit-av6ole9ael  noua  viàieftflfaogM!' 
M^  Kouakinr^  queson  mari  venait  de  noua^dire  qn^eUo  étalidangorenseiiieti 
naïade  et  avait  prié  M.  le  doctettr<  Eydoux  de  la  voir^  Sa  maladie^  ne  pfovenantr 
que  de  son^excessif  embonpoint*  et  de  Tinactivité  complète  dans  laqMloeUe 
passe  sa  vie,  le  docteur  venait  doiui  conseille» rexereice  etla4ièt6y deuxpraa^ 
mptioDS  qu'il  lui  était  bien  pénibledemettreen  pratique,  à  ce  Renoua  dit 
Kouakini  :  en  ^et,  elle  devait  avoir  de  la  pràie  à^se  mouvoir,  etpar  la^  me^^ 
nière  dont  elle dévm-a  son  dîner^^  une  demî^heure  environ  après  l-orcfennariicÉ 
du  médecin',  nous- pûmes  juger  qu'elle  ne  s'y  conformerait  pa^v«Io»Hera. 

Le  ctoer  de  leurs  excellrace» étant  terminé,  noos'toulûmea  mfetlte  à- profit 
l'beure  que  nous  avions  encore  <à  passer  à  KaHoua;  noua  allâmerdonc  vîsitér* 
le  fort,  qui  contient  environ  vingt  pièces  de  canoflf  de  différons  calibres  et^ 
montés  sur  des  affîlta  de  bois^  Dans  l'intérieur  du  fort  est  le  Meral  ou  maison? 
sacrée,  où  ont  été  déposés  les  restes  de  Tamea-Mea,  fondateur  de  la  dynastie^ 
aetuelle  -,  des  dieux  do  bois  au  visage  monstirueux'  sont  placé»  en  SentioeUéi  à 
tous  les  angles,  et  semblent  mi  d^endre  l'approche  :  ce  aonit  lee  derniers  vè»^ 
tiges  extérieurs  de  l'ancienne  religion. 

£n  général,  l'aspect  de  la  ville  de  Kailoua,  quoiqu'elle  soit  conférée 
comme  la  capitale  de  File  d*Owbybee,  ne  nous  donna  pas  une  trèsiiaute  idée 
de  la  civilisation  des  habitaas.  Quelques  cabanes  éparsesçà  et  là,  sans  ordre 
ni  symétqe,  uuo  foule  d'hommes  et  de  femmes  déguenillés  nous^  suivant 
partout  et  épiant  jusqu'à  nos  moindres  gestes  avec  une  curiosité  fatigante , 
voilà  ce  que  nous  trouvâmes  à  Kailoua^  et  ce  que  nous  devions  retrouvera 
Uonolulu ,  capitale  de  toutes  les  lies  Sandwich ,  située  dans  Tile  d'Oahou,  vers 
laquelle  nous  allions  nous  diriger. 

Le  8  octobre,  au  point  du  jour^  nous  étions  en  vue  de  Oahou^  et  à  dix  heures 


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aO<^  REVUE  DES  DEUX  MONDES* 

nous  avions  jeté  Fancre  en  dehors  des  brisans  qui  forment  le  port  d'Honolula, 
et  ne  laissent  qu'une  étroite  entrée  aux  navires  qui  veulent  y  pénétrer.  L'as- 
pect de  l'ile  d'Oahou  est  plus  riant  que  celui  d'Owhyhee;  la  terre  y  est  plus 
découpée ,  moins  imposante  peut-être ,  mais  plus  variée ,  plus  verte ,  plus  pit- 
toresque. La  ville  d'Honolulu  est  située  au  bord  de  la  mer,  au  milieu  d'une 
riche  vallée  qui  peut  avoir  deux  milles  de  large  et  cinq  à  six  milles  de  long. 
Nous  pouvions  apercevoir,  derrière  la  ville  et  sur  le  versant  des  collines,  de 
nombreuses  plantations  de  taro;  la  ville  elle-même  se  présentait  à  nous  avec 
un  certain  air  européen.  A  droite  du  port ,  un  fort  blanchi  à  la  chaux  nous 
laissait  voir  à  travers  ses  embrasures  une  trentaine  de  canons  de  tous  les  ca- 
libres, dont  les  extrémités,  peintes  en  rouge,  n'avaient  rien  de  bien  mena- 
çant. Au  milieu  de  la  masse  peu  compacte  des  maisons ,  s'élevaient  quelques 
miradores,  des  clochers  et  des  cocotiers.  Nous  découvrions  au  loin  de  blanches 
façades ,  des  balcons  verts,  des  toits  bâtis  à  l'européenne,  et,  dans  un  horizon 
assez  rapproché ,  les  vertes  collines  qui  couvrent  la  baie.  Sur  notre  droite 
étaient  deux  cratères  affaissés  dont  l'un  a  reçu  des  Anglais  le  nom  de  Punch 
Bowl  (bol  de  punch  )  ;  la  crête  en  est  comme  dentelée,  et  forme  des  embrasures 
où  Ton  a  placé  des  canons  de  très  gros  calibre.  A  droite  et  à  gauche  du  port 
s'étendent  des  bancs  de  rochers  sur  lesquels  la  mer  brise  avec  force ,  et  qui 
restent  presque  entièrement  à  découvert  à  marée  basse,  laissant  entre  eux  un 
passage  de  70  à  80  toises  :  c'est  là  l'entrée  du  port.  Sur  ces  bancs  nous  pouvions 
apercevoir  une  foule  de  naturels  s'a  vançant  presque  sous  les  brisans,  et  se  bai- 
gnant ou  péchant  des  poissons  et  des  coquillages. 

Notre  arrivée,  nous  l'apprîmes  depuis,  avait  porté  l'alarme  au  sein  du  gou- 
vernement des  îles  Sandwich.  On  croyait  que  nous  venions  demander  satis- 
faction du  renvoi  arbitraire  des  missionnaires  catholiques  français.  A  peine 
avions-nous  jeté  l'ancre ,  que  le  secrétaire  du  roi ,  accompagné  du  consul  amé- 
ricain et  de  l'éditeur  de  la  Gazette  d'Oahou,  était  à  bord ,  sous  prétexte  d'of- 
frir ses  services  au  commandant,  mais  bien  plutôt  pour  connaître  le  but  réel 
de  notre  arrivée;  aussi,  lorsqu'il  sut  que  notre  mission  était  toute  paciGque, 
ses  traits,  soucieux  au  moment  de  son  arrivée,  prirent-ils  une  expression 
rayonnante. 

Peu  de  pirogues  quittèrent  la  terre  pour  venir  nous  visiter;  il  était  aisé  de 
voir  que  l'arrivée  d'un  grand  bâtiment  et  même  d'un  bâtiment  de  guerre  n'est 
plus  chose  nouvelle  à  Honolulu.  Nous  remarquions  déjà  une  grande  diffé- 
rence dans  les  vêtemens  et  les  manières  des  naturels;  le  secrétaire  du  roi  por- 
tait une  redingote  et  une  casquette  d'uniforme;  un  ruban  noir  passé  en  ban- 
doulière soutenait  sa  montre,  et  sa  chemise  de  batiste  brodée  avait  tout-à-fait 
bonne  mine.  Honolulu  est,  en  effet,  devenu  le  siège  fixe  du  gouvernement 
des  îles  Sandwich  ;  c'est  l'entrepât  du  commerce  de  tout  le  pays.  Nous  pûmes 
nous  en  convaincre,  lorsqu'en  arrivant  au  port,  nous  vîmes,  au  mouillage, 
plusieurs  trois-mâts  anglais  et  américains ,  déchargeant  leurs  cargaisons  ou 
prenant  à  leur  bord  des  produits  du  pays.  Nous  étions,  cependant,  dans  la 
siiison  où  le  port  est  le  plus  dégarni  de  bâtimens;  nous  sûmes  depuis  que  les 


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LES  ILES  SANDWICH.  305 

baleiftiers  qui  viennent  s'y  ravitailler  ou  s'y  réparer,  y  arrivent  ordinairement 
en  février  et  en  novembre ,  et  qu'on  y  compte  quelquefois  jusqu'à  trente  ou 
luarante  bâtimens.  La  corvette  américaine  Peacock ,  à  bord  de  laquelle  le 
Dommodore  Kennedy  avait  mis  son  hroad  pennani,  était  à  l'ancre  dans  le  port 
d'Honolulu ,  où  se  trouvaient  aussi  plusieurs  bâtimens  sandwichiens ,  parmi 
lesquels  nous  remarquâmes  un  brick  de  construction  américaine  qui  sert  de 
yacht  au  roi  Kauikeaouli;  il  porte  le  nom  de  Harrieiia ,  soeur  du  roi ,  beau« 
coup  plus  connue  sous  son  véritable  nom  de  Nahiena  Hetna, 

Un  môle,  assez  bien  construit  en  grosses  poutres  et  rempli  de  pierres,  facilita 
notre  débarquement,  et  nous  nous  trouvâmes  bientôt  dans  la  capitale  des  Iles 
Sandwich.  Nous  fûmes  immédiatement  entourés  et  escortés  de  cette  popula- 
tion oisive  que  nous  avions  rencontrée  partout ,  et  que  la  civilisation  n'a  pas 
encore  trouvé  le  moyen  d'occuper;  elle  était,  comme  à  Owhyhee,  couverte  de 
baillons  et  de  gale;  mais  c'était  un  spectacle  auquel  nous  étions  habitués  et 
qui  ne  nous  surprit  pas.  La  population  d'Honolulu  avait  toutefois  une  ap- 
parence de  propreté  plus  générale  que  celle  d'Onhyhee ,  mais  il  s'y  joignait 
quelque  chose  de  plus  repoussant  que  dans  cette  dernière  Ile;  les  hommes  pa- 
nissaient  plus  fins,  mais  aussi  plus  fourbes ,  et  le  vice  semblait  avoir  marqué 
les  femmes  au  front,  rentre  dans  ces  détails,  parce  que  je  parle  d'un  peuple 
qui,  il  y  a  à  peine  soixante  ans ,  n'avait  jamais  eu  de  contact  avec  les  nations 
européennes  :  on  doit  trouver  quelque  intérêt  à  voir  les  altérations  morales  et 
physiques  que  ce  même  peuple  a  éprouvées ,  altérations  qui ,  laissant  subsister 
randenne  physionomie  du  pays  en  regard  de  sa  physionomie  actuelle,  ouvrent 
un  champ  vaste  et  fertile  à  l'observation. 

La  ville  d'Honplulu  ne  nous  parut  pas  séduisante ,  vue  de  près.  Les  maisons 

qui  bordent  le  quai  sont  tout  simplement  des  cabanes  bâties  dans  l'ancien 

style  du  pays.  Nous  en  vtmes  sortir  une  foule  de  femmes  et  d'enfans  dégue- 

Ailles  qui  accouraient  pour  nous  voir  passer.  Nous  laissâmes  h  notre  droite  le 

^urt,  dont  les  murailles  blanches  ressortalent  au  milieu  des  toits  de  chaume 

^nt  il  est  entouré;  et,  en  pénétrant  dans  l'intérieur  de  la  ville,  nous  pûmes 

teoonnattre  quelques  jolies  habitations  européennes ,  des  rues  assez  larges  et 

fresques  alignées,  des  places  publiques,  enfin  des  jardins  assez  bien  entretenus. 

Us  contrastes  que  nous  avipns  souvent  sous  les  yeux  ne  laissèrent  pas  que 

^  nous  intéresser  vivement.  Ce  mélange  continuel  de  civilisation  et  de  bar- 

^e  produisait  un  singulier  effet.  Ici  passait  un  léger  cabriolet  dans  lequel 

^us  distinguions  un  gentleman  et  une  dame  dont  le  teint  n'annonçait  pas 

Qu'elle  fût  née  sous  le  climat  des  tles  Sandwich  ;  plus  loin ,  un  naturel  tout 

^u,  n'ayant  qu'un  manteau  d'étoffe  du  pays  attaché  par  un  nœud  sur  l'épaule 

droite,  montait  sans  selle  un  cheval  fougueux  qu'il  maniait  habilement;  là, 

^es  enfans  blancs  vêtus  à  l'européenne ,  avec  la  blouse  brodée  et  le  pantalon 

^e  percale,  jouaient  dans  une  cour,  et  auprès  d'eux  reluisait  au  soleil  la  peau 

du  pays ,  qui  n'avaient  pour  tout  vêtement  que  l'in- 

e  vastes  magasins  offraient  aux  yeux  les  produits  de 

t  à  la  porte  un  Indien ,  habillé  et  couronné  de  feuilles 

20 


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3M  REVl»  DBft  DBCX  MONDES. 

déooiijpèBfr id^-bananler,  vou»  anrélak  en  vous  ofifr&nt  dev'CO^îHesF  tefrotwâ;, 
dtB  crastacfée»  on  dteoisifeRix  :  queiquefbis  nous  ponriîoiis  distinguer,  à  tra^ 
vel*sinie  jalousie  eAtfouirerte,  d'éf^antes  écharpes  et  de  blondes  télés  dr 
ftromeSf  r6||[;Mrdant  passer  les  mniveanx  arriTés,  tandis  que  nous  étions  6«^ 
tirarés^d'unef  foule  de  SandwksHîens,  aux  cheveux  épars^et  aux  jambes  mm, 
9tl,fixafrt<8urûoiisdesyettX^^malina,eberchaient  à  provoquer  lie  notre  paitiuM 
marque  d'attention.  Il  y  a  troisiéglisesàfioniilulu.  La  prîneîpale  est  le  Stame» 
Chapel  (chapelle  des  gens  de  mer).  C'est  là  que  raristoeratie  du  pa^-s,  la  po« 
pulatiom  blanehe, se  réunitJe  jour  du  sabbat.  Sous  le  même  toit  est  un  cabioet 
doleetureoù  on  trouve,  à  deS' dates  souvent  reculées,  il  estvrai,  les  princi^ 
panx  journaux  du  monde  civilisé.  Auprès  du'cabinet  de  leettire  estune  espèce 
de  cabinet  d'bisfohre  naturelle  dont  toutes  les  richesses  se  bornent  à  qùdquot 
odquiUes  du  pays  ou  de  la  c6le  de  Californie  et  à  une  douzaine  d'arcs  et  di 
flèdies'  venus  des  îles  Fidgi.  La  seconde  église  est  oelle  des  naturels;  è'Mt 
sans  contredit ,  celle  qui  ofËre  le  plus  d!intéfét  à  un  Européen ,  et  c'est  ^qpM 
j^laî«ntendre  le  service  divin;  mais,  comme  j'ai  déparié  d'une  eérénramf 
sembldUe  à  Owliyhee,  je  me  bornerai  à  dire  qu'ici  les  costumes  étaient  m«os 
biaaiffes qu*à Kaava-Roai  D'ailleurs ^  l'église  eUe^méme,  bâtie  en  pierre,  avti 
S0n<olochef  et  ses  cloches ,  ses  tribunes  sculptées-et  ses  hanes  déjà  polis  ptir  lai 
vétuMé)  ne  pouvait  se  comparer  à  l'église  de  Kaaiva-Roa,  avec  ses  nniraUkr 
etâonrtoit  de  chaume,  sa  charpente  nue  et  attachée  avee  dès  txnrdes',  ses  naMsp 
etson  modeste  pupitre.  Nous  trouvâmes  la  population  native  en  liabits  de  fÉMl^ 
e$,  au  milieu  de  la  foule^  nousdtstingnâmesde  nombrettx  diapcaux  trèseoml^ 
quement  mis  et  des  capotes  encadrant  de  larges  etbrbns  visages  qui  n'avaient 
pas>  besem  de  cet  ornement  pour  être  singuliets^  Il  y  avait  vraiment  là  des 
seènesr'dignes  du>pinceau  d'Hogitrth. 

Le  lendemain  de  notre  arrivée ,  nous  fîmes  notre  visite  solennelle  au  roi;  Up 
noaison  dans  laquelle  il  nous  reçut  appartient  à  Naliiena-4ieina ,  sa  sœur  :  il 
neusGt  la  galanterie  de  nous  y  recevoir  plutôt  que  dansf  sa  propre  maisoavà 
cause  de  l'éloigneuient  où  celle-ci  est  du  rh^age;  il  eut  pitié  de  nous  et  ne  vm* 
lut  pas  nous  exposer  à  faire  une  longue  course  sou»  un  srieil  brûlant.  Cette 
maison  était ,  comme  toutes  celles  du  pays ,  composée d^une^seulé  pièee;  on  em 
avait  enlevé  les  compartimens.  Une  large  estrade  de  nattes  d'une  grande  finesse 
oecupait  le  fond  de  la  salle;  les  parois  intérieures,  ainsi  que  le  plafond  ou 
toit,  étaient  tapissées  d'autres  nattes  recouvertes  de  branches  vertes  desti* 
nées  a  attirer  les  mouches  et  à  en  délivrer  les  assistans»  En  avant  de  l'estrade, 
et  assis  sur  des  fauteuils,  étaient  le  roi  Kauikeaouli,  et  les  trois  sœurs  el 
femmes  de  Rîo-Rio,  son  frère  et  prédécesseur.  Un  certain  nominre  de  chaises, 
complétant  le  cercle,  avaient  été  disposées  pour  nous.  Dj^rrière  le  roi  et  les 
princesses  se  tenaient  debout,  ou  étaient  couchés  sur  Festrade,  les  princi- 
paux chefs  avec  uniforme  et  épaulettes,  et  quelques  dames  d'honneur.  Deux 
sentinelles  nous  portèrent  les  armes  à  l'entrée  de  la  cour  et  à  laporte  de  la 
maison.  Le  gouverneur  du  fort  vint  au-devant  de  nous  et  nous  présenta  au  roi. 
Sa  majesté  sandwichienne  était  vêtue  d'un  habit  bleu  à  boutons  d'uniforme. 


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LES  ILBS  SANDWICn.  ^'SK 

et  partait  deux  Js^ges  épaiiiettas  de  général,  de  fabrique  pénixmme.Katti- 

keaouti  est  ua  bomiae  de  viagtriBois  ou  vingt-^iiatre  jtiis;  sa  û^ure  est  asaez 

^eiiprefisive,  quaîqve  un  peu  gâtée  par  «n  uez  épalé  et  de  grosses  lèvrps;  dm 

reste,  c'est  là  eu  général  le  type  de  la  pbjraiomœie  des  naturels  des  îles 

&Ddwieh;8a  taille  est  de  oioq  pieds  trois  ou  quatre  pouces  eomron;  il  est 

fortement  constitué.  Il  nousoceœiUit  très  jcofdiaieiBeot;  mais  nous  crûmes 

■découvrir  sur  aa  figure  un  certain  eflabanras ,  jqui  provenait  pnobablement  dps 

cnÂates  qu'on  lui  avait  inspirées  aur  notre  arrivée ,  ou  pemnélre  «issi  4lu  peu 

d'habitude  qu'il  a  de  eea  réceptions  solennelles.  Peu  à  peu,  cependAnt,  cet 

.embarras ee  dissipa,  etaa  pkysiooomie  prit  une  expression  de  francbise  et  de 

bonne  humeur., A  sa.droite  était  assise  Kinao  {Kinan) ,  veuvedu  roi  Rio^Rio 

tt  réfseote  pendantia  minorité  de  Kauil^eaouli  ;  à  sa  gauche  était  Kekauuoli , 

autre  veuve  de  Rio-Rio,  et  à  la  droite  de  Kinao,  une  trokrième  ve«ve  de  Rio- 

Aîo ,  noipniée  liliha. 

Tamea-Mea ,  premier  roi  des  Iles  Saadwicb  léuaies,  eut  plusieurs^fils,  parmi 
4Biipiels  RâotJUq  et  K^MiUieaottli  sont  ks.  seuls  :  connus.  Aptes,  la  mort  de 
•Taaiea>Mea,  RionRio  fut  appelé  au  trône  semiJa  rég^noe^  Kaai^a-Mou,  sa 
aière;  Riq-rRioiuMirut  en  AngkHene,  pendapt  un  :M9»ge<qa'il  y  ^t,on  oe 
.^it  trpp  pourquoi.  U  ^wl  idors.  cinq  «femmes  ,^  dont  trois  étaient  ses  propres 
jœurs,  et  les  deuxAutw  se9  4aaiFe(ettis,.i)éeaide  la..méme.mère,un|iis.dlun 
.4Ktre.père.  Sa  favoritemaunit  en  Angleterre  presqu!en>méroeilenips^pie  h^î; 
4me^eoonde  moucut,q«e)que.teiups  après  à  nie4e>Mawi.  U  resta  donc  trois 
veuves  de  Rio-Rio;  c'étmentèis^lKois  fommes^que  nous  avions  sous,  les  3«ux, 
et  ds  veuves  jsont  aomra  oa^emîteoBursjde  Kanikeaouii.  Cehii^clsuocédaià 
Rio-Rio ,  et  ^ala  mort  deiKaama^Nou  4  qui  arrivaipendant  la  minoritéde  Kaui- 
leaooli,  la  <«égeiieelatdévohie.à  Kinaof^i  iNsoupeit  le  premier. rang  .parmi 
^les  veuves  8ttrvjvantes^Bio«Aîo.£lle.gardaile^ponroir  jiisqu'àla^majorit^^ 
|iîauiheaouU;maisJl  parait  «que  son  tnflueneaa  annécu  à  aa^digaicé,  et^ue, 
fdonûiiée.eomplètementellerméBiepar  les^missionnaîresamfricains  ^  niteemee 
4miempirstabsoluiaur  lejemMuroi. 

JjflsIraÎBj  princesses  tétaient  iGétnes  de  robes.detsoier  et^  panleortalUe^ime 

DBfpelèrint  -tonles  'M"""  Konakini.  Jl  est  certain  que  'ce  serait  .mneidMae 

moQslrueise,  eafinnpe  ^iquedde  voir tioi8.iémmeB  de:eette*immenseieoYptt- 

leaperéuQiss<dans.une6loa;.laipluaipntilearait.aujttQin8  cinq  pîedft^ptÀ 

Jhiût^poauMe,  ^  louteaisemblairat  riraliaec>àiqufe prrfnnolf  iiilt  la^plustgrande 

ieîiewfpre»ce,à  l'admiratiott du  -wilgairp.  Att^reste,  i'embonpoiniest^ceomme 

>  l^eifdAJà  dit  »  une  marquojdo  idisrinarion  ianx  Uea  ^ndwiefa ,  et  oeaiesipeu 

de  femmoBi  peuvent tse  vaiSterid^étre,  aouac6;vapport, aoisi'^distinguées  qae 

Im  fonunes  en^préacnecdeiquellfs  nous  aoositrouvioos.  Xeiroi ,  quniqBe/^très 

robuste,  est  loin  dcipowroir  entrer* en  conemnrence. avec  seS'Soeurs;  et  comme 

Jlimonteàoheval,  fa£t^dfls  acmea et  prend ^de  l'ex«ceiee,iil  est  dov^enx. qu'il 

fArrieone  jamais  un  grand  bonune  en  style  <fai  pa>'s. 

Jome  la  cour  noua  reçut  très  poliment.  Le  roi  parle  assez  bien  Tanglais; 
le  commandant  de  la  Bonite  ne  pariait  pas  cette  langue  et  encore 

30. 


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306  RBVtB  DES  DEUX  MONDES. 

moins  le  sandwiehien ,  la  conversation  dat  nécessairement  languir.  Pendant 
tout  le  temps  que  dora  cette  entrevue,  je  crus  m'apercevoîr  que  le  roi,  avant 
de  rendre,  semblait  consulter  Kinao;  le  jeu  de  la  physionomie  de  cette 
femme  et  la  vivacité  de  son  regard  dénotaient  en  effet  un  caractère  absolu. 

M.  Charlton,  consul  d'Angleterre ,  qui  avait  eu  la  bonté  de  nous  accompa- 
gner, demanda  au  roi  s'il  lui  serait  agréable  que  quelques  ofiBciers  de  la  oorreltt, 
qui  se  trouvaient  présens ,  fissent  son  portrait;  il  y  consentit  après  avoir  oon* 
suite  de  Toeil  Kinao.  Nos  jeunes  gens  se  mirent  donc  à  Fceuvre ,  et  une  denn* 
heure  après  leurs  albums  contenaient  des  portraits  assez  exacts  de  Rauikeaooli 
et  des  princesses.  On  les  leur  présenta  ;  chaque  femme  ne  parut  que  médiooe* 
ment  satisfaite  de  son  propre  portrait,  mais  chacune  rit  beaucoup  en  voyant 
ceux  de  ses  sceurs.  L'entrevue  finit  par  la  promesse  que  fit  le  roi  de  venir,  le  ^a 
lendemain,  visiter  la  Bonite. 

En  effet,  le  11,  il  vint  à  bord,  accompagné  de  Kinao  et  d'un  nombrem 
état-major;  il  était  en  grand  costume  de  AVindsor  et  portait  des  plumes  Man- 
ches à  son  chapeau  :  ce  costume  est  un  cadeau  de  George  IV.  On  nous  dit  que 
ce  n'était  pas  sans  quelque  crainte  qu'il  s'était  rendu  à  bord  de  la  corvette  fran- 
çaise, et  qu'il  appréhendait  qu'une  fois  sur  la  Bonite,  on  ne  lui  fît  quelque 
violence  pour  obtenir  réparation  du  fait  dont  j'ai  déjà  parlé.  Je  serais  fondé  à 
croire  que  o^te  supposition  était  fausse;  dans  tous  les  cas,  l'accueil  distingué 
qu'il  reçut  à  bord  de  lA  Bonite  dut  le  guérir  de  ses  craintes ,  si  toutefois  il  eo 
avait  conçu.  Il  voulut  tout  voir  dans  les  plus  grands  détails,  il  demanda  qu'on 
fît  devant  lui  l'exercice  du  canon  et  du  fusil  ;  mais  ce  qui  l'amusa  le  plus,  ee 
fut  l'exercice  du  bâton ,  dans  lequel  plusieurs  de  nos  matelots  étaient  maîtres. 

Les  goûts  de  Kauikeaouli ,  d'âpre  ce  que  nous  avons  pu  remarquer,  sont 
toutrà-fait  militaûres  ;  il  possède  même  quelques  connaissances  en  marine,  et 
remarqua  la  différence  qui  existait  entre  le  gréement  de  la  corvette  et  celui  des 
différons  bâtimens  qu'il  avait  vus  jusque-là.  Il  lui  arrive  souvent  de  fiiire  des 
excursions  dans  les  lies  voisines  sur  son  brick  Uarrietta,  et  il  le  conduit  en 
partie  lui-même.  Malheureusement  son  éducation  est  toute  matérielle,  et  k 
missionnaire  Bingham ,  dont  il  a  été  l'élève ,  semble  avoir  pris  à  tâche  de  fo« 
mer  son  esprit  aux  connaissances  qui  lui  eussent  été  le  plus  nécessaires  pour 
apprendre  à  bien  gouverner.  Ausn  est-il  resté  complètement,  ainsi  que  je  Tai 
dit  déjà ,  sous  l'influence  de  sa  belle-sœur  Kinao,  qui  règne  en  son  nom.  Il  a, 
du  reste ,  de  l'intelligence  et  de  la  mémoire ,  et  ses  questions,  quelquefois  judi- 
cieuses, révèlent  un  ardent  déshr  d'apprendre  et  de  connaître.  Le  moment 
viendra  peut-être  où  il  saisira  lui-même  les  rênes  de  l'empire  et  demandera 
compte  à  Kinao  de  sa  gestion  et  aux  missionnahres  de  leurs  conseils. 

Kauikeaouli  et  sa  suite  quittèrent  la  Bonite  parfaitement  satisfaits  de  tout 
ce  qu'ils  avaient  vu  et  de  la  réception  qu'on  leur  avait  faite. 

Quelques  jours  après,  le  roi  voulut  donner  une  fête  à  l'état-nuyor  de  is  B^ 
nite;  il  chargea  M.  Charlton  de  m'y  inviter,  et  je  m'en  félicitai,  caria  flK 
devait  avoir  lieu  à  la  campagne,  à  deux  lieues  d'Honolulu ,  et  être  débanaa- 
sée,  nous  dit-on,  de  toute  étiquette.  Nous  devions  avoir  un  dfn^  sous  la 


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LES  ILES  SANDWICH. 

fouillée,  puis  des  chants  et  les  ancteimes  danses  du  pays;  les  chanteurs  et  les 
danseuses  devaient  ^tre  vèbas  comme  avant  la  découverte.  Tattendis  le  jour 
fixé  avec  impatience;  il  arriva  enfin.  Nous  nous  réunîmes  tous  à  la  maison  du 
roi, ceux  du  moins  que  le  service  ne  retenait  pas  à  bord.  On  partit  à  dix  heures 
du  matin.  Nous  formions  une  cavalcade  d'environ  trente  ou  quarante  per^ 
sonnes.  En  tête  était  le  roi ,  monté  sur  un  très  beau  cheval  blanc  aux  oreilles 
baies,  et  certes  il  eût  été  difficile  de  rencontrer  un  cavalier  plus  ferme  et  plus 
âégant  à  la  fois.  Nous  marchions  péle-mAe,  et,  si  les*cavaliers  du  pays  exci- 
taioit  notre  curiosité,  nous  les  amusions  aussi  par  notre  manière  de  monter 
à  cheval.  Queiques-ims  de  nos  jeunes  officiers  faisaient  ce  jour-là  leur  ap* 
prendssage,  et,  au  bout  d'une  demi-heure  démarche  ou  plutôt  de  course, 
leurs  mouvemens  n'étaient  plus  aussi  aisés  qu'au  moment  du  départ.  Tous  les 
naturels,  au  contraire,  qui  nous  accompagnaient  étaient  excellens  cavaliers. 
Derrière  nous  couraient  à  pied  une  foule  d'hommes  et  d'enfans  qui  nous  sui* 
vaient  quand  nos  chevaux  étaient  au  galop,  et  qui  nous  devançaient  lorsque 
nous  allions  au  pas.  Des  serviteurs  du  roi  formaient  l'arrière^arde,  montant 
leurs  chevaux  à  nu;  ils  me  rappelaient  par  leuc  aplomb,  je  dirai  même  par 
leur  gracieuse  attitude,  ces  cavaliers  romains  que  nous  venons  sur  les  an- 
ciennes gravures. 

Nous  fîmes  ainsi  âx  ou  sept  milles  au  milieu  d'une  verte  vallée ,  renfermée 
entre,  deux  montagnes  qui  semblent  avoir  été  réunies  autrefois ,  tant  il  y  a 
d'analogie  et  de  rapport  entre  les  divers  accidens  de  terrain  qu'on  y  remarque^ 
A  notre  droite  coulait  une  rivière  ou  plutôt  un  torrent.  Caché  le  plus  souvent 
à  nos  yeux ,  le  torrent  se  montrait  parfois , .  et  nous  voyions  ses  cascades  ar» 
gentées  courir  sur  des  rochers  de  lave  noue.  Nous  pûmes  juger  de  la  fertilité 
du  terrain  que  nous  parcourions,  à  la  vue  des  riches  plantations  de  taro  qui 
s'âendaient  de  tous  côtés  :  cette  racine,  moins  farineuse  que  la  pomme  de 
terre ,  doit  produire  immensément ,  car  on  m'a  assuré  qu'un  petit  champ  qu'on 
me  montrait,  et  qui  pouvait  avoir  au  plus  100  mètres  de  circonférence,  pou- 
vait nourrir  une  famille  de  sept  à  huit  personnes,  pendant  toute  l'année.  A 
droite  et  à  gauche,  nous  passions  auprès  des  cabanes  isolées  des  naturels,  dont 
ks  faces  bronzées  venaient  se  montrer  aux  portes;  une  herbe  épaisse  tapissait 
ks  parties  non  cultivées  de  la  vallée ,  et  les  montagnes  me  parurent  couvertes 
de  ku-kvy,  dont  le  feuillage  argenté  contraste  avec  les  roches  noirâtres  au  mi- 
lien  desquelles  il  croît. 

Nous  arrivâmes  enfin  au  terme  de  notre  promenade.  Nous  avions  coostam* 
ment  monté ,  pendant  notre  trajet ,  d'abord  par  une  pente  insensible  et  douce, 
plus  tard  au  milieu  de  précipices  que  le  roi  descendait  et  gravissait  avec  une 
intrépidité  remarquable;  mais,  lors  même  que  nous  n'aurions  eu  pour  bu^de 
notre  promenade  que  le  magnifique  spectacle  qui  s'offrit  à  notre  vue,  nous 
anrions  été  plus  que  récompensés  de  nos  fatigues.  An-dessus  de  nous,  et  s'de- 
rant  à  une  très  grande  hauteur,  nous  apercevions  les  sommets  menaçans  des 
montagnes,  dont  les  pics  nus  et  arides  semblaient  prêts  à  s'écrouler  sur  nos 
(êtes  ;  derrière  nous  s'étendait  la  vallée  d'Honolulu ,  et ,  à  une  tris  grande  d\v 


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SiO  REVUE  DBS  HB1^.1ieHBES. 

tance,  nous  déaouvrians  la  mer  et  les  bftIiiiMDSidao&le  port;  à  nos  pîi 
«ne  profondeur  à  pic  de  quati^e  à  cinq  oeats  toises ,  nous  distingaions 
4es  arbres  qui  tapissent  la  belle  vallée  d'Hunaou ,  dont  la  pente  s'indin 
mment  jusqu*à  la  mer,  qui ,  de  ce  o6té<îi,  comme  de  Taotre,  «ocadia 
-Menu  d'une  ceinture  de  brisans.  Il  serait  impossible  de  peindre ,  et  plus 
«d'exprimer  par  des  mots ,  les  accidens  de  terrain  si  variés  «t  &  pittoeesq 
font  de^sette  vue  un  des  plus  magnifiques  panoramas  que  la- natuorefulsi 
-à  Tentbousiasme  de  ses  admirateurs.  Nous  étions  au  sommet  de  œ  j 
montagnes  qui  divise  llle  ea  deux  partits^ies  ^  nous  étions  au  Par 
-un  lieu  célèbre  dans  Thistoire  des  tles  Sandwich  ;  c'est  là  qi^e  le  jpère 
aotuel ,  Tamea-Mea,  qui  vainquit  tous  les  chefs  des  dlfiëreales  îles  et  qv 
para  du  pouvoir  absolu,  gagna  sa  dernière  bataille.  Ce  sont  les  Theri 
d'Oahou.  Là ,  le  roi  d'Oahou,  vaHMu,  fugitif ,  préféra  une  mort  volonta 
-iDort  crueUe^que  le  vainqueur  lui  réservait  ;  il  se  poécipita ,  diboa,  du  1 
iMlte  muraille  à  pic  avec  tous  ceux  de  ses  g«enîei&qui  n'étaient  pas 
«ous  le  casse-této^de  l'ennemi.  On  dit  que  Tamea-Mea  avait  Êûtpla 
âlets.denrièi»*ses  troupes ,  afin  que,  n'ajantauBon  e6pmr4'échapper  à 
par  la  fiiite ,  ses  guerriers  combattissent  avec  plus  de  courage. 

Du  sommet  du  Part ,  nous  apercevions  les  préparatifs  de  noire  éiné 
TogrioBS Jes  iiabîtans  des.  vallées. gravir  Je  sentier  jqui  seqieBte  mxt  kf 
de  la  montagne,  iportant  sur  leurs  têtes  lesjpvoviaions  qne.les  gens 
avaient  Eequj8es;deiûhaeun  d'eux;  e2Br,^ux  Iles  Saadiv^ich ^  le  roi  est 
afasoiujde  la  fortunejde  ses  sujets.  Un:  toit  reoouvertde  feuillage  amit  é 
-pendant  la  junt;  on  'avait  étendu  ^sur  la  terre  de  vertes  et  fraîches  lîM 
fmis  .une  nappe  ^et  sur  œtte  nappe  de&èouteilles,  des  assiettes,. deao 
«iropéettsctaientran^aveouneceinaiBe  symétrie,  rawue  que  tout  eei 
teil  4e  etvilisation  ne  me  phitipas  :  tout  cela  ressemblait  trop  à  un  dîner 
èoBS  bourgeois  de  Paris  sur  la>  verte  pelouse  de  Montmorency  ;  j'aurais 
yawpiiwne  manière  du  pajrs.  Mais  il  fadlut  bien  nous  contenter  de  ce  qv 
avioas.;le  remarquai  ;quQ  la  faïeoee  était  de  manufeicture  anglaise ,  et  la 
â!un  Jâssujde.ootontUancjnaârieaîn  ;  ces  deux  nations  ont  réellement 
tout  JeocoaHB9rQa>de  TAm^nque  et;de  l'Iode.  L'heure  du  dîner  ne  se 
attendre.  Nous  nops  éteodâmeft  tous  survies  fougères ,  et  le  roi  en  ayant 
l'ordre,  ea>8eBfitieioiiaeu.  Une. fête  jgastranomique,  aux  îles  San 
s'appelle  louaou;  elle  prend  son  nom  d'un  plat  indispensable  fait  de 
poussesidoutaro .«Mlles  à  l'eau  oiudaas;ia:graîsse.i fin  un  instant,  la  na] 
0Qurart&4eiooolMMls.;de  lait,.de  volaîttes,.de  paU«esidouoes,,de  loua 
poisson  ,.eilc.,  UHitcebenvrioppé  de  feuilles  et.emt^en  terre  au.moyen. 
fMeSîBougîesrau  feu.  licuiu^Miis^Eécriâines  Uwsaur  l'eiMdlle&t  goût  de 
nous  (lit ffwvi  :  Je  poisson  surtout,  cuit  dans  des  feuiUes  de  taro ,  nouf 
déKcNeu3(,  et nnous  dûmes  convenir  tous  que  nous  n'en  avions  jamais 
d'auesi  bon.  Une^eule  chose  nous  sembla  manquer  au  repas  ;  nous  nous 
Aionfiitoiis.  h  manger  du  chien ,  mais  nous  n'eu  vîmes  pas  paraître.  Il  faut 
qa»  le&mis8ioanaJBes.o;itiotepdit  aux  naturels  l'usage  de  cette  viande. 


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hBS  ILBB  SANDWIGHw  Bit 

5  im  de  mes  vcMsîns  me  dit  à  Toreille  qu'il  smipçoonaît  fort  un  des  oockonSf 
i  nous  fut  servi  sans  tête,  d'appartenir  à  une  plus  noble  race.  Au  reste ,  oa 
que  la  chair  de  ces  ohiens,  exclusivement  nourris  de  poisson  et  de  peé,  est 
it-à-fait  semblable  à  edle  du  cochon.  Les  naturels  ne  mangeaient  pas ,  d'ailf^ 
m,  toutes  les  espèces  de  chiens;  une  seule  était  coononée  à  leor  nourriture: 
taît  une  espèce  deehien  basset,  au  museau  allongé,  au  poil  ras,  «uk  oreilles 
oitei. 

Le  service  se  ûi  arec  assez  d'intelligence.  Une  foule  deservitenrs  nous^en*- 
unit ,  quelques-uns  vêtus  de  vestes  et  de  pantalons ,  les  autres  portant  la 
rée  fraîche  et  commode  du  pays.  Je  remarquai  qp'avantde  servir  un*  piaf 
avaient  toujours  soin  d'entr'ouvrir  les  feuilles  qui  le  recouvraient,  et  de 
endre  avec  les  doigts  un  morceau  de  ce  qu'il  contenait,  pour  le  goûter.  On 
e  dit  que  c'était  l'usage  à  la  table  du  roi ,  et  que  rien  n'y  était  servi  saos^avoir 
k  %oM  par  ses  serviteurs. 

Les  vins  de  Madère  et  de  Bordeaux  circulèrent  en  abondance  :  des  santés 
lent  échangées ,  à  la  manière  anglaise,  entre  les  convives  du  pays  et  nous  ; 
le  franche  gaieté  régna  pendant  tout  le  repas;  on  porta  la  santé  deTamea- 
ea  ni ,  et  il  nous  rendit  notre  politesse,  en  proposant  la  santé  de  Sa  Majfêià 
9uiS'Philippe,  roi  des  Français.  Notre  louaou  fut  donc,  au  local  près,  un 
pas  presque  européen.  Nous  étions  environ  trente  à  table;  aucune  dame 
assistait  à  la  fête.  Parmi  les  convives ,  je  remarquai  les  deux  filsd*nn  Fran<* 
lis  qui  s'était  établi  aux  Iles  Sandwich  comme  voilier,  il  y  a  un  grand  non^ 
e  d'années.  Ces  deux  jeunes  gens  parlent  par&itement  l'anglais,  etPun  d'eus 
it  la  coraplaisefûce ,  après  le  dîner,  de  m'interpréter  les  chants  des  naturels^ 
is-è-ifis  de  moi  était  Lelehoku,  fils  de  Karai*Moku.,  plue  connu  sous^  le 
Rade  Pitt,et  qui  fut  baptisé, en  1819  ou  20,  à  bord  de  la  corvette  francise 
Uranie ,  commandée  par  M.  de  Freycinet.  Karai-Moku  était  le  général  en 
lef  et  le  premier  ministre  de  Tamca-Mea.  C'était  un  homme  extraordinaire  ,< 
fftoot  si  on  considère  le  pays  et  l'époque  où  il  vivait.  Lelehoku  est  aujour^ 
hui  un  des  principaux  chefs  des  Iles;  il  a  épousé  la  joenr  du  roi,  Nahieoep 
ona ,  et  a  eu  d'elle  un  fils,  mort  en  naissant ,  qui  eût  été  l'héritier  présomptif 
i  l'autorité  souveraine. 

Après  le  dîner,  on  sonna  le  boute-selle ,  et  nous^  remontâmes  tou»  à  cheval 
inr  nous  rendre  à  une  maison  de  campagne  du  roi,  où  nous  devions  entendre 
i  chants  et  voir  les  danses  du  pays.  Nous  avions  bissé  cette  maison  sur  nelte 
oîte,  en  venant  d'HonoluIu.  Tout  y  avait  été  disposé  à  l'avance;  des  nattes 
lient  étendues  devant  la  cabane  et  des  chaises  disposées  en  cercle.  Cinq 
auteurs  parurent  d'abord  et  s'agenouillèrent.  Chacun  d'eux  était  armé 
une  grande  calebasse  qui  s'amincissait  vers  le  milieu;  cette  calebasse,  passée^ 
moyen  d'un  cordon,  dans  leur  bras  gauche,  aidait  singulièrement  à  l'ex^ 
Bssion  de  leurs  gestes.  Ils  étaient  nus  jusqu'à  la  ceinture ,  leurs  bras  et  leur 
itrine  étaient  tatoués ,  de  grandes  draperies  en  étoffe  du  pays  et  de  couleurs 
riolées  comTaient  la  partie  inférieure  de  leur  corps.  Leurs  chants  cousis* 


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312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

talent  en  une  espèce  de  récitatif  on  de  conversation  cadencée ,  s^animant  oa 
se  ralentissant  suivant  le  sujet  qu'ils  chantaient. 

Le  texte  qu'ils  avaient  choisi  ou  qu*on  leur  avait  donné  était  Féloge  du  roi; 
ils  parlèrent  d'abord  de  Tamour  que  les  peuples  lui  portaient.  «  Une  fleur, 
dirent-ils,  croît  sur  le  pic  de  la  montagne.  Lorsque  les  étoiles  se  cachent  et 
que  le  soleil  sort  de  la  mer,  elle  se  retourne  d'elle-même  et  présente  son  calice 
à  la  rosée  du  matin.  Nous  gravissons  jusqu'au  sommet  de  la  montagne,  et  nous 
cueillons  la  fleur  pour  porter  a  Kauikeaouli  cette  rosée  salutaire.  » 

Puis  ils  vantèrent  ses  vertus  guerrières.  «  Son  cheval,  disaient-ils,  tourne 
la  tête  pour  le  regarder,  car  il  sent  qu'il  ne  porte  pas  un  homme  ordinaire;  sa 
lance  est  toujours  rouge  du  sang  du  cœur  de  ses  ennemis,  et  son  casse-tête  est 
hérissé  des  dents  des  guerriers  qui  sont  tombés  sous  ses  coups.  Quand  il  parle, 
èa  voix  traverse  les  montagnes ,  et  tous  les  guerriers  d'Oahou  accourent  se 
ranger  autour  de  lui ,  car  ils  savent  que  bientôt ,  avec  un  tel  chef,  leur  pied 
marchera  dans  le  sang.  » 

On  voit  que  les  poètes  des  îles  Sandwich  se  permettent  aussi  quelques  licen- 
ces, et  que  les  flatteurs  de  cour  sont  partout  les  mêmes.  Kauikeaouli  écoutait 
tout  cela  avec  la  plus  grande  indifférence,  et  ne  semblait  pas  y  attacher  le 
moindre  prix. 

Mais  ce  qu'il  y  avait  d'admirable  dans  ce  chant  qui ,  du  reste ,  ne  se  compo- 
sait que  de  deux  ou  trois  notes,  c'était  l'accord  parfait  avec  lequel  les  cinq 
chanteurs  parlaient  et  gesticulaient.  Il  leur  avait  fallu  sans  doute  de  nonibreu- 
ses  répétitions  pour  arriver  à  ce  degré  de  perfection.  Tous  les  cinq  pronon- 
çaient à  la  fois  la  même  note,  le  même  mot,  faisaient  le  même  geste  et  re^ 
muaient  leur  calebasse  en  parfaite  cadence,  soit  qu'ils  retendissent  à  droite  ou 
à  gauche ,  soit  qu'ils  la  frappassent  contre  terre ,  lui  faisant  rendre  des  sons 
assez  semblables  à  ceux  d'une  grosse  caisse.  On  eût  dit  qu'ils  étaient  mus  par 
le  même  ressort  de  pensée  et  de  volonté.  Quelquefois  les  gestes  variaient  et  se 
multipliaient  avec  une  inconcevable  rapidité,  et  je  n'ai  jamais  pu  prendre  ces 
hommes  en  défaut.  Toujours  la  voix,  les  mains,  les  doigts,  les  calebasses,  les 
corps  des  cinq  chanteurs  s'étendaient ,  s'agitaient,  se  balançaient  par  un  mou- 
vement spontané. 

A  ces  chanteurs  en  succédèrent  trois  autres  :  ils  étaient  vêtus  comme  les 
précédens,  mais  des  couronnes  de  feuillage  ceignaient  leurs  fronts,  le  fruit 
jaune  du  pandanus  odorantissimus,  enfilé  en  colliers,  entourait  leurs  cous  et 
leurs  bras.  Tous  les  trois  étaient  admirablement  bien  faits  et  d'une  beauté  de 
visage  rare  dans  ces  îles.  Ceux-ci  chantèrent  l'amour  et  ses  jouissances,  mais 
Famour  tel  qu'on  le  sent  aux  îles  Sandwich ,  un  peu  trop  matériel  peut-être,  et 
cet  amour  s'exprimait  par  des  gestes  qui  auraient  pu  paraître  hasardés.  La 
volupté  la  plus  sensuelle  respirait  dans  les  regards ,  les  gestes ,  les  paroles  et 
même  le  son  de  voix  de  ces  jeunes  hommes.  Un  instant  leurs  fronts  se  rembru- 
nirent,  ils  agitèrent  avec  force  les  éventails  de  plumes  qu'ils  tenaient  à  la  main 
gauche,  et  dont  la  base ,  formée  d'une  petite  calebasse  remplie  de  coquillages 


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us  ILBS  SANDWICH.  3iS 

et  frappée  en  cadence  par  leur  main  droite,  faisait  Toffice  de  castagnettes; 
c'est  qu^ils  chantaient  les  fureurs  de  la  jalousie. 

Lear  chant,  comme  celui  des  premiers  chanteurs,  n^était  qu'une  conversa- 
tion animée.  Au  reste,  on  ne  connaît  pas  d'autre  chant  aux  lies  Sandwich.  La 
musique  instrumentale  des  insulaires,  qu'on  retrouve  encore  loin  des  cotes,  et 
dont  nous  pûmes  observer  quelques  vestiges  à  Owhyhee,  consistait  en  tam- 
tams  et  en  une  espèce  de  flûte  à  deux  trous ,  dans  laquelle  on  souffle  avec  le 
nez,  ce  qui  n'est  rien  moins  que  gracieux.  Les  notes  tirées  de  cet  instrument, 
ne  sont  pas  plus  variées  que  celles  de  leur  musique  vocale. 

Enfin  on  nous  annonça  les  danses.  Mais  le  temps  n'est  plus  où  des  essaims 
de  danseurs  et  de  danseuses  se  réunissaient  dans  les  vertes  prairies  des  iles 
Sandwich ,  et  là ,  dans  leurs  danses  gracieuses  accompagnées  de  chants ,  rap- 
pelaient les  hauts  faits  des  guerriers.  Les  chanteurs  et  les  danseuses  étaient  les 
historiographes  du  pays;  c'est  dans  leur  mémoire  que  se  conservaient  les  an- 
ciennes traditions.  Les  détails  d'une  guerre  faisaient  le  sujet  d'un  chant,  et 
c'est  dans  les  chants  des  anciens  bardes  sandwichiens  que  les  navigateurs  qui 
ont  parlé  des  îles  Sandwich  ont  puisé  leurs  matériaux.  C'est  donc  avec  regret 
quefai  Yu  ces  chants  nationaux  défendus,  sous  prétexte  qu'ils  étaient  profa- 
nes. Autant  vaudrait  presque  condamner  Homère  et  Virgile  !  La  danse  surtout 
est  tombée  en  grande  défaveur  par  suite  des  injonctions  des  missionnaires. 
Aussi  la  danse  qu'on  nous  fit  voir  se  ressentait-elle  de  cette  disposition. 

Une  seule  danseuse  parut.  Autrefois,  gracieuses  et  légères,  les  danseuses 
avaient  le  buste  entièrement  nu;  des  pièces  d'étoffe ,  élégamment  drapées,  se 
rdevant  jusqu'aux  genoux,  et  soutenues  sur  les  hanches  par  des  espèces  de 
paniers,  prêtaient  une  nouvelle  originalité  à  leurs  mouvemens;  des  colliers  de 
fruits  du  pandanus,  des  couronnes  de  feuillage  ou  de  plumes,  des  bracelets 
de  dents  de  chien  ou  de  cachalot  entourant  leurs  bras  et  leurs  jambes  et  s'agî- 
tant  en  cadence,  complétaient  leur  parure.  Celle  qui  s'offrit  à  nous  portait 
une  chemise  de  calicot;  sa  danse  nous  parut  monotone.  Elle  s'accompagnait 
de  la  voix,  et  un  chanteur,  placé  dernière  elle,  lui  prétait  le  secours  de  son 
chant  et  marquait  la  mesure  avec  une  calebasse  dont  il  frappait  la  terre.  Une 
seule  chose  nous  parut  remarquable  dans  cette  danse,  c'est  que  la  danseuse 
réglait  elle-même  la  mesure  et  donnait,  de  temps  en  temps,  au  musicien  le 
sujet  du  chant.  Le  musicien  s'attachait  à  suivre  la  cadence  d'après  le  mouve- 
meot  des  pieds  de  la  danseuse,  et  il  y  réussissait  avec  lune  rare  précision. 
Cependant,  au  bout  d'une  demi-heure,  la  danse  commença  à  nous  paraître 
bogue,  le  roi  s'en  aperçut,  et ,  comihe  il  avait  été  impossible  de  se  procurer 
d'autres  danseuses,  on  nous  fit  entendre  encore  quelques  chants;  puis  chacun 
remonta  à  cheval  pour  retourner  à  Honolulu. 

Nous  avions  passé  une  journée  agréable ,  mais  nous  avions  été  désappointés. 
Ce  roi  des  tles  Sandwich ,  en  veste  et  en  pantalon,  ces  chefs  tous  habillés  à 
renropéenne,  ce  service  presque  européen,  ces  manières  communes  et  fami- 
lières ,  pouvaient  presque  nous  faire  croire  que  nous  venions  de  passer  quel- 
ques heures  dans  la  basse  classe  d'une  nation  civilisée.  Puis ,  enfin ,  cette 


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'914  REVUE  DES  DEUX  M^IDES. 

danse  si  maigre  et  si  monotone  avait  été  loin  de  réaliser  les  idées  qnenoos 
nous  étions  formées.  Le  chant  et  les  chanteurs  seuls  nous  parurent  avoir 
conservé  toute  Foriginalité  des  anciens  temps.  La  scène,  par  elle-même,  ne 
laissait  pas  néanmoins  d'être  assez  pittoresque.  Derrière  nous ,  une  cabane 
bâtie  dans  le  style  de  l'architecture  indigène;  autour  de  nous,  une  foule  dlo- 
diens  nus  ou  vêtus  des  costumes  les  plus  bizarres;  devant  notis  ces  cfaanteon 
assis  sur  leurs  nattes ,  avec  leurs  physionomies  caractéristiques  et  leurs  chants 
r  étranges;  a  Thorizon  la  mer,  et,  au  milieu  de  nous,  un  bosquet  d*arbres  veils 
et  émaillés  de  fleurs  :  tout  cela  formait  un  coup  d'oeil  ravissant  qui  exerça  le 
crayon  de  nos  artistes. 

Autrefois  les  femmes  aimaient  passionnément  ces  jeux  et  ces  danses  pubfi- 
ques.  Plusieurs  femmes  même  de  la  famille  royale  avaient  la  réputation 
d'actrices  consommées ,  car  ce  peuple  avait  jadis  ses  spectacles ,  et  les  membres 
seuls  des  familles  distinguées  paraissaient  sur  la  scène.  Aujourd'hui ,  ce  goât 
a  cédé  aux  conseils  des  missionnaires  ;  peut-être  aussi  la  crainte  de  leur  répro- 
bation empêche- t-elle  seule  les  femmes  de  se  livrer  à  leurs  anciennes  habi- 
tudes; toujours  est-il  que  nous  fdmes  complètement  privés  de  la  société  des 
dames  de  la  famille  de  Kauikeaouli. 

Le  lendemain ,  le  roi  nous  donna  en  ville  une  répétition  de  ce  que  noHS 
avions  vu  la  veille  ;  mais  le  prestige  de  la  campagne  et  de  la  nouveauté  man- 
quait,  et  la  soirée  nous  parut  assez  insipide.  Cependant,  il  faut  le  dire,  lerei 
'fit  de  son  mieux  pour  nous  rendre  le  séjour  d'Oahou  agréable;  sa  complai- 
sance fut  extrême,  et  sa  bonne  et  bienveillante  humeur  ne  se  démentit  pas  on 
«eul  hdstant.  Chaque  fois  que  nous  allâmes  le  voir,  il  nous  fit  toujours  Taccueil 
le  plus  cordial  et  parut  charmé  de  nous  recevoir. 

J'allai  rendre  visite  avec  M.  Chorlton  à  la  sœur  de  Kauikeaouli ,  ?(ahiena- 
Héina;  je  fus. surpris  quand  M.  Charlton  m'assura  que  cette  femme  n'avait 
'pas  plus  de  vingt  ans ,  elle  me  parut  en  avoir  bien  davantage;  il  est  vrai  qu'elle 
'relevait  à  peine  d'une  longue  et  cruelle  maladie.  Du  reste ,  elle  fut  très  gra- 
'Cteuse  pour  nous;  comme  toutes  les  femmes  distinguées  du  pays,  elle  est  ti^ 
^ande ,  et  doit  être  fort  grasse  dans  son  état  ordinaire  de  santé.  Nous  admi- 
fâmes  la  petitesse  et  la  forme  gracieuse  de  ses  pieds  et  de  ses  mains.  Elle  était 
entourée  de  ses  femmes  d'honneur,  parmi  lesquelles  nous  remarquâmes  une 
'  fille  de  r  Anglais  Young ,  qui ,  enlevé  par  Tamea-Mea  d'un  navire  anglais  à  boid 
duquel  il  était  maître ,  s'attacha  à  ki  fortune  de  ee  conquérant  et  est  mort  à 
Oahou ,  il  y  a  sept  ou  huit  mois,  à  l'âge  de  93  ans.  Il  a  été  enterré  dansle 
•tombeau  des  rois,  et  ses  fils  occupent  aujourd'hui  un  rang  très  distingué  dans 
>le  pays. 

M.  Charlton  me  conduisit  aussi  chez  la  maîtresse  favorite  de  Kauikeaouli. 
L'histoire  des  amours  du  roi  avec  cette  femme  est  presque  romanesque.  H  fut 
-obligé  de  l'enlever,  quoique  vivant  avec  elle  depuis  plusieurs  mois,  lant  était 
'déjà  devenue  puissante  l'influeace  des  missionnaires  dans  œ  pays,  où,  il  y  a 
Tingt  ans  à  peine ,  le  nom  de  chrétien  était  presque  inconnu.  C^ependant,  mal- 
gré les  sévères  admonestations  qui  lui  ont  été  faites ,  Kauikeaouli  vit  en  €oa- 


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LBS  ILES  SANDWICH.  31S> 

)  avec  elle ,  sa  naissance  étant  trop  obscure  pour  qu'il  puisse  en  faire, 
reompa^ae  légidinè. 

Nouseâmes,  Favant^veille  de  notre  départ,  un  spectacle  tout-à-fait  earoit^firr 
la  réndenee  dé  M.  Charlton  ;  ce  fut  une  danse  d^Indiens  de  la  cdte  nord-ouest 
Amérique.  Un  des  navires  qui  font  le  commerce  entre  cette  côte  et  les  îles 
indwich  se  trouvait  dans  le  port,  ayant  à  bord  une  vingtaine  de  ces  Indiens., 
s  comiigiialalre  eut  la  complaisance  de  les  faire  habiller  dans  le  costume  de 
Ddr  pays,  et  le  soir,  à  la  lueor  des  torches  de  kvrkuy,  ils  nous  donnèrent  use. 
présentation  de  leurs  danses  guerrières  et  religieuses.  Ce  fut  bien' certaine 
entée  que  nous  Aimes  de  plus  sauvage  aux  îles  Sandwich.  Ces  figures  bizai^ 
BMDl  pentes  de  vermillon ,  ces  plumes  passées  dans  les  lèvres  et  la  «loison» 
I  nez  y  le  costume ,  les  cris ,  les  poses ,  les  gestes ,  tout  était  bien  combiné  pour< 
ms  donnerune  idée  d*une  danse  de  sauvages;  mais  ces  pauvres  gens,  haèi*^ 
es  à  une  température  extraordinairement  froide,  par  50  et  55  degrés  de  latî- 
de ,  nous  parurent  souffrir  horriblement  de  la  chaleur,  et  nous  nous  eno- 
cssâflies  dé  demander  grâce  pour  eux. 

Od  compte  déjà  quatre  à  cinq  cents  Européens  résidant  à  Honohihi,  tandis» 
iH  n*y  en  a  qu'un  ou  deux  à  Ke-ara-Kakoua.  Presque  tous  les  hommes  àK 
classe  élevée  sont  Américains ,  le  commerce  des  îles  Sandwich  étant  presque 
idiittvenient  fait  par  cette  nation.  Mais  les  ouvriers ,  les  artisans  apparden»' 
wti  géoéralement  à  la  nation  anglaise.  Nous  reçûmes  partout  Taoeueil  le' 
DS  eovdial ,  et  tout  le  meode  s'empressa^ile  nous  féto.  Pendant  tout  le  temp» 
rnetre  séjour  à  Honolulu ,  il  se  passa  rarement  un  jour  sans  que  nôuseu»^^ 
mS ,  dans  une  maison  ou  dans  une  autre ,  une  soirée  dansante  et  musicale;- 
est  vrai  que  les  passagers  et efficiers  de  la  corvette  en  faisaient  ordinairement 
esque  tous  les  frais,  comme  danseurs  et  musiciens.  Mais  c'était  là  beaucoup 
BS  que  ce  que  nous  dévions  nous  attendre  à  rencontrer  dans  une  ville  des. 
s  Sandwich.  Parmi  toutes  ces  personnes ,  dont  nous  conserverons  le  souve'^ 
r,  je  mentionnerai  la  famille  de  M.  Charlton , — consul  d'Angleterre,  doint  lar: 
mcbe  hospitalité  m'a  rendu  le  séjour  d'Hoûolulu  infiniment  agréable  et  qui 
'a  fourni  une  foule  de  renseignemertsintéressans, — et  don  Francisco  MarinL 
.  Marini  est  arrivé  aux  îles  Sandwich  il  y  a  environ  quarante  ans^  il  s'atta- 
a  à  la  fortune  de  Tamea-Mea ,  et  raccompagna  dans  les  longues  guerres^ 
m  celui-ci  eut  à  soutenir,  en  poursuivant  ses  conquêtes.  H  nous  paria  beau^ 
op  des  blessures  qu'il  avait  reçues,  et  de  la  grande  valeur  qull  avait  dé* 
)jée  dans  les  divers  combats  auxquels  il  prit  part.  On  nous  raconta  qu^l- 
ca  aventures  singulières  qu'on  nous^  dît  lui  être  arrivées. 
Xaraea-^Mea  tomba  un  jour  dangereusement  malade.  Un  Français,  nommé 
vas,  était  son  médecin.  Je  ne  sais  si  le  grand  roi  avait  reçux|uelque  com^*' 
inîeatron  semblable  à  celle  qui  fournît  à  Alexandre  roccasion  de  donnert 
la  si  bette  preuve  de  confiance  à  Son  médecin ,  ovt  si  Tamea^Mèa  n'avait  pa» 
egrandefoi  dans  le  talent  de  sonEsculàpe.  Toujoursest^il  qull  luisordoniur 
préfMurer  ses  remèdes  en -doa&ile  {nation^  a\*ee  injonction  à  Marrni  dêboiiw 
rantlinfunede  cespiMîons)  et  ce  n'était  q«ielorsqu^ilia^tiit  vti  Feffet  produit? 


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316  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

par  la  médecine  sur  le  pauvre  patient,  que  Tamea-Mea  se  décidait  à  avaler  sa 
part.  Or,  Marin!  était  loin  lui-même  d*avoir  conGance  dans  les  talens  pbar* 
maceutiques  du  docteur  Rives,  qui  n'était,  il  le  savait  bien,  rien  moins  que 
médecin;  il  dut  souhaiter  la  guérison  de  Tamea-Mea  aussi  vivement  que 
Tamea-Mea  lui-même ,  et  jamais  peut-être  courtisan  ne  désira  à  son  roi  une 
bonne  santé  aussi  sincèrement  que  le  pauvre  Marîni. 

Mais  il  lui  arriva  une  autre  aventure  bien  plus  tragique.  Tamea-Mea  loi 
ordonna  un  jour  de  couper  la  tête  d'un  prisonnier,  et  Marini  fut  obligé  d'o- 
béir, employant  pour  cela  une  scie  de  charpentier.  -Quelqu'un  voulut  savoir  a 
cette  anecdote  était  vraie ,  et  lui  en  parla  ;  un  frisson  sembla  parcourir  tout  le 
corps  de  l'Espagnol.  «  Hélas  !  dit-il  dans  son  mauvais  anglais,  que  pouvais-je 
faire?  Si  je  n'avais  pas  coupé  la  tête  du  prisonnier,  le  prisonnier  aurait  coupé 
la  mienne.  Il  vaut  mieux  manger  la  tête  du  loup  que  d'en  être  mangé.  » 

Cependant  Tamea-Mea  n'étai.t  pas  naturellement  cruel.  Ce  fut  lui  qui  abo- 
lit l'usage ,  établi  de  temps  immémorial ,  d'égorger  les  prisonniers  après  le 
combat.  Ceux  qui,  par  inadvertance  ou  par  ignorance,  entraient  dans  un  lieu 
tabou  ou  sacré,  étaient  punis  de  mort;  il  abolit  également  cette  horrible  cou- 
tume. 

.  Du  reste ,  Marini  a  vécu ,  nous  dit-il ,  fort  heureux  aux  îles  Sandwich.  Il  y  a 
eu  cinquante-deux  enfans  ;  mais  je  suppose  qu'il  n'était  pas  aussi  partisan  de 
la  monogamie  que  le  bon  vicaire  de  Goldsmith.  Je  lui  demandai  s'il  avait  l'es» 
poir  ou  l'idée  de  retourner  en  Europe  :  «  Dieu  seul  le  sait,  me  répondit-il;  je 
désirerais  bien  revoir  mon  pays,  mais  tous  mes  parens  sont  sans  doute  morts, 
je  n'y  retrouverais  plus  un  seul  ami;  puis,  d'ailleurs,  je  suis  habitué  à  ce 
pays-ci,  j'y  vis  heureux  et  tranquille.  Tai  soixante-cinq  ans,  il  serait  trop  tard 
pour  prendre  de  nouvelles  habitudes.  Ce  pays  était  bien  beau  quand  j'y  suis 
arrivé ,  nous  dit-il ,  alors  c'était  le  bon  temps  pour  les  Européens  ;  les  mœurs  y 
étaient  simples  et  naïves ,  les  étrangers  y  étaient  respectés.  Aujourd'hui  on  ne 
sait  plus  ce  que  c'est ,  les  hommes  sauvages  sont  devenus  civilisés,  et  les  hommes 
civilisés  sont  devenus  sauvages  :  je  ne  m'y  reconnais  plus.  Les  missionnaires 
ont  tout  gâté ,  ajouta-t-il  en  baissant  la  voix  et  en  regardant  à  droite  et  à  gauclie 
pour  voir  s'il  ne  pouvait  être  entendu,  ils  ont  changé  le  caractère  de  la  popu- 
lation ,  ils  nous  ont  apporté  le  cagotisme  et  l'hypocrisie  que  nous  ne  connais- 
sions pas.  »  Puis ,  craignant  peut-être  d'en  avoir  trop  dit,  il  ajouta  :  «  Maissaus 
doute  leurs  institutions  sont  bonnes,  ils  ont  cru  bien  faire.  >' 

Je  causai  long-temps  avec  ce  brave  homme;  sa  conversation  m'intéressait.  H 
a  vu  naître  la  civilisation  aux  lies  Sandwich ,  il  l'a  vue  se  développer  chaque 
jour  jusqu'au  point  où  elle  est  arrivée  aujourd'hui  ;  il  a  vécu  long-temps  dans 
ce  pays,  libre  et  heureux,  sans  autre  contrainte  que  celle  qui  est  imposée  à  tous 
les  hommes  par  la  loi  naturelle  et  par  l'instinct  du  bien  et  du  mal.  Quelques  in- 
ddens  désagréables  ont  à  peine  foit  ombre  dans  sa  vie.  Aujourd'hui ,  il  voit  une 
religion  qui  n'est  pas  la  sienne  envahir  le  pays,  le  gouverner,  le  soumettre  à 
ses  exigences;  lui-même  ne  peut  pas  sortir  du  oorcle  étroit  qu'elle  trace  au- 
tour de  la  population  ;  il  regrette  cette  liberté  de  consdence  et  de  culte  dont  0 


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LBS  ILES  SANDWICH.  317 

a  joui  peadant  quarante  ans  ;  il  se  souvient  du  temps  passé ,  croit  avoir  raison 
de  se  plaindre  du  présent,  et  redoute  l'avenir;  il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'il 
floit  mécontent.  Du  reste,  on  dit  qu'il  est  riche,  et  ses  habitudes  de  storicte 
économie  doivent  augmenter  journellement  sa  fortune. 

Pendant  mon  séjour  à  Honolulu ,  je  fis  quelques  excursions  dans  les  envi- 
rons de  la  ville.  La  vallée  au  milieu  de  laquelle  est  située  Honolulu  est  vrai- 
ment magnifique,  et  produirait  en  abondance  nos  denrées  coloniales;  les 
collines  qui  l'environnent  sont  elles-mêmes  susceptibles  de  culture,  et  pour- 
raient produire  du  café  excellent  et  du  coton  de  très  belle  qualité.  Je  fis  un  jour 
avec  M.  Grimes,  négociant  américain,  une  promenade  charmante.  A  un  mille 
de  la  ville,  nous  quittâmes  la  route  qui  s'étend  le  long  du  rivage,  et  nous  nous 
dirigeâmes  vers  la  colline;  nous  la  gravîmes  par  une  route  de  voiture  assez  com- 
mode. Quand  nous  fûmes  arrivés  au  sommet,  M.  Grimes  arrêta  son  cheval, 
il  voulait  jouir  de  mon  admiration.  En  effet ,  il  est  difficile  d'imaginer  une  vue 
plus  pittoresque  et  plus  séduisante.  Derrière  nous,  le  soleil  disparaissait  dans 
rOeéan  ;  devant  nous,  et  resserrée  entre  deux  hautes  montagnes  dont  les  décou- 
pures bizarres  se  dessinaient  en  silhouette  sur  l'azur  du  ciel ,  s'étendait  une  verte 
et  fraîche  vallée ,  coupée  par  un  torrent  qui  fuyait  à  travers  les  plantations  de 
taro  et  de  cannes  à  sucre  ;  au  centre  de  la  vallée ,  il  y  avait  une  cinquantaine 
de  cabanes  ombragées  par  des  arbres  à  pain  et  des  ku-kuy;  des  bestiaux  pais- 
saient dans  la  prairie,  l'ombre  des  montagnes  se  projetait  sur  toute  la  vallée, 
l'air  était  frais  et  embaumé;  la  colline  sur  la  quelle  nous  nous  trouvions  s'éle- 
vait à  notre  gauche  par  une  pente  insensible;  et  une  herbe  fine  et  dorée  la  cou- 
vrit comme  d'un  tapis  de  velours;  autour  de  nous  tout  était  muet,  quelques 
oiseaux  seulement  gazouillaient  en  passant  au-dessus  de  nos  têtes.  Nous  res- 
tâmes là  jusqu'à  ce  que  la  nuit  vînt  nous  arracher  à  ce  ravissant  spectacle.  Si 
je  résidais  à  Honolulu ,  je  viendrais  souvent  rêver  dans  la  vallée  de  Toonoma. 
Quoique  le  luxe  européen  commence  à  s'introduire  à  Honolulu ,  on  y  voit 
encore  très  peu  de  voitures;  quelques  résidens  européens  et  américains  ont 
des  cabriolets  et  des  chars-à-bancs.  Kauikeaouli  a  une  voiture  dont  il  ne  se  sert 
jamais;  leschefis  riches,  et  surtout  leurs  femmes,  qui ,  à  cause  de  leur  embon- 
point, semblent  être  dans  l'impossibilité  de  marcher,  se  font  traîner  dans  des 
espèces  de  brouettes  tirées  par  des  hommes.  Je  me  rappelle  avoir  rencontré 
dans  les  rues  d'Honolulu  le  gouverneur  de  l'île  Mawi  et  sa  femme  faisant  des 
viâtes;  ils  étaient  étendus  sur  le  ventre,  l'un  à  côté  de  l'autre,  le  menton  ap- 
pnyé  sur  leurs  deux  mains ,  et  ces  deux  immenses  corps,  ballottés  par  le  mou- 
vement du  véhicule,  me  rappelaient  parfaitement  certaines  charrettes  qui  nous 
arrivent  de  Sceaux  ou  de  Poissy.  Une  foule  nombreuse  de  serviteurs  les  sui- 
vait et  les  précédait,  l'un  portant  un  parasol ,  l'autre  un  chasse-mouche,  un 
troisiènie  l'héritier  de  cette  noble  fomille.  Les  hommes  qui  traînaient  ce 
couple  intéressant  allaient  au  grand  trot  :  il  est  vrai  que  l'attelage  se  composait 
d'au  moins  huit  ou  dix  robustes  gaillards,  qui,  de  temps  en  temps,  étaient 
relevés  par  d'autres. 
Le  gouverneur  de  Mawi  s'arrêta  à  causer  avec  mol  ,•  et ,  grâce  à  M.  Chari- 


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318:  REVrS  DB9  DmX  ]K>]fBES. 

tMi,  avec  qui  je  me  trouvais  dans  ce  moment ,  il  mefh  oomprenire  qu'ily 
aOMiît,  le  lendemain ,  une  grande  revue  des  trompes  et  de  la  milîee  devant  h 
maison  dn  roi  et  m-'engagea^  à  y  assister. 

Je  ne  voulus  pas  manquer  une  si  belle  occasion  devoir  ies  forces  militairei 
d^  sa  majesté  sandwicfaïenne ,  et  je  fus  exaet  an  rendcz-vous.  Cent  trente 
hdflsfnes,  composant  toute  Tarmée  de  ligne ,  étaientrangés  sur  trois  files*,  duh 
qm  homme  était  armé  d'un  fusil  de  fabrique  anglaise  ou  américaine,  âuos 
baioanette.  Je  ne  chercherai  pas*  à  dépeîiHhreleiur  costume,  je  n*enAiendrair 
jamais  à  bout.  J'aurais  voulu  voir  là  un  de^  nos*  inspecteurs-généraux  dlnân- 
terie.  Les  uns  avaient ,  sauf  les^reias  couverts  par  le  maro ,  le  corps  complète^ 
HEient  nu  ;  d'autres  portaient  sur  les  épaules  de  larges  pièces  d'étoffe  fièrement 
drapées  à  la  romaine;  d'autres,  enfin,  avaient  la  tète  et  le  corps  en  partie  con^ 
verts  de  feuilles  de  cocotier  ou  de  bananier  découpées  en  fBstons. 

Vis^-vis  la  troupe  de  ligne,  et  rangée  également  sur  trois  rangs,  se  tenait 
la  miliœd'Hoaolulu;  il  eût  été  diffîeile  de  la  dtsHuguer  des  troupes  régléa, 
car  le vétementétait  absolument  le  même*  Seulement,  peu demiKeteds  avaient 
des  fusils,  et,  à  la  manière  dont  ils  se  servaient  de  cette  arme,  il  était  àlsé  d» 
vdr  que  les  leçx)us  d'exercice  qu'ils  avaient  reçues  ne  leur  avaient  pa»  été  tics 
profitables.  Devant  la  porte  du  palais  était  rangée  la  maison  du  roi,  consi»> 
tant  en  onze  hommes  liabillés  uniformément  de  pantalons  et  de  vestes  de 
calicot  biane  avec  les  revers  et  lesparemens  écarlates;  diaque  homme  était 
anné  d'un  fusil  et  d'une  baïonnette;  c'était,  sans  contredit,  l'éKte  de  l'armée 
d'Oahou.  Ils  semblaient  avoir  le  plus  profond  mépris  pour  les  soldats  de  l'a^ 
raée  de  ligne  et  de  la  milice  ,.et  à  leur  tête  fièrement  relevée ,  à  leur  toumuie 
militaire,  on  voyait  quils  avaient  le  sentiment  de  leur  supérîomté. 

Un  roulement  de  tambour  annonça  que  l'exercice  allait  commencer.  Uâ 
officier  lut  un  long  discours  dont  je  ne  compris  pas  un  mot  ;  je  sus  ensaite 
qpe,  plusieurs  hommes  ayant  manqué  à  la  dernière  parade ,  l'éloquenee  de 
l'edjudant- major  s'exerçait  sur  ce  sujet.  La  parade  commença  ensuite,  et 
certes,  sans  en  excepter  même  la  maison  du  roi ,  les  soldats  hawaiiens  ne  toi 
parurent pastrès  liabiles.  Au  reste^  c'est  là  unesciencequ'iisappretidrontton* 
jours  assez  tdt*  11  y  a  bien  des  clioses  beaucoup  plus  utiles  que  Texercice  du  fusil 
^'on  aurait  dû  et  pu  leur  montrer  depuis  long-temps,  et  doat  ils  n'ont  pa> 
enoore  la  moindre  idée.  L'exercice  était  commandé  en  ai^kis;  le>dernier  coof 
mandement  fut  :  A  qemuœ  !  déposez  vos  ^urmes  I  en  prière!  L'adjudaat  lut  aloÀ 
une^INrière  assez  longue,  la  troiipe  se  releva,  el  l'ordre  fut  donné  de  rompie 
les^ran^. 

Après  la  revue,  le  roi  m'engagea  à  entrer  dans  sa  maison;  c'est  ànevastr 
cabane  ayant  à  l'intérieur  une  certaine  apparence  de  propreté  et  même  de  luxe. 
Une  seule  pièce  la  compose;  de  larges  rideaux  d'indienne^  étendus  danstoiiie^ 
la  longueur,  en  divisaient  uae  piartie  en  troi»  comportimens  ou  cbambves>, 
tandis  que  l'autre  partie  formait  un  vastesalon.  Un  treillage  très  fin  recouvrait 
les  parois  intérieures;  la  charpente,  faite  d'un  bois  noir  et  dur^  était  liéepitr 
des  cordes  tressées  et  peintes  de  différentes^^oouleurs  ;  desnattes  très  fines  0O&- 


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XBS  ILES  SANOWJCn.  810 

t  le4»lB&QlMr;jà«liaqae;extD6mîlé  et  au. milieu  étaient  de  larges  portes 
■ées  dans  des  cbâsisis  de  vitrage.  Quelques  tableaux  ornaient  la  muraille: 
arqafti  teifontmit  du  roi  Léopold ,  alors  due  de  Saxe-Goboui^,ie  por- 
eCaoniog  et  ceux  de  Kîo-Rio  et  de  sa  femme,  âritetn  Angletern.  Des 
abresjétaifWitattaeUés  aux  poutres.  Des  diaises,  quelques  tables,  deux 
is  sofa$  eompiélaieot  Fameublemeat. 

ikeaouli  me  Gx  entrer  dans  les  ebambres  intérieures;  une  d'elles  eon- 
une  magniûque  estrade  de  quinze  pieds  de  long  sur  buit  ou  dix  de 
cette  estrade  ou  lit ,  élevée  de  deux  pieds  au-dessus  du  sol ,  était  faite 
tes  posées  Tune  sur  Tautrade  la  manière  que  j*ai  déjà  décrite;  la  ebam- 
Tautre  extrémité,  contenait  un  bureau  sur  lequel  étalent  éparpillée 
les  papiers ,  et  une  petite  bibliothèque  dans  laquelle  je  remarquai  des 
religieux  que  Kanikeaouli  ne  lit  sans  doute  pas  souvent ,  et  une  bistoife 
inee,  qui  lui  avait  été  donnée  quelques  jours  auparavant  par  un  des  offl- 
e  la  Bonite»  et  qu'il  ne  lira,  pas  plus  souvent  que  ses  autres  livres,  quoi- 
KMis  ait  témoigné  un  grand  désir  d'apprendre  la  langue  française.  Le 
rtiment  ou  chambre  du  milieu  servait  de  salle  à  manger;  une  lablc^ 
les  ebaises  seulement  meublaient  cette  chambre, 
e  maison  ^  située  à  Teitrémîté  d'une  vaçt»  cour,  entourée ,  comme 
les  maisons  du  pays,  d'une  barrière  de  briques  séchées  au  soleil.  Dans 
snceinte  sont  renfermées  à  peu  près  cinquante  cabanes  qui  servent  de 
as ,  de  magasins,  de  logement  pour  les  serviteurs  du  roi,  et  de  caserne 
es  .troupes  de  Ugne  et  celles  de  sa  maison. 

ikeaottli  gagne  beaucoup  à  être  eonnu.  Il  est  naturellement  timide;  mais 
»Kivre  en  la  personne  avec  laquelle  il  cause  du  bon  vouloir  et  de  l'indul- 
,  il  se  livre ,  et  on  peut  alors  aperoevoir  en  lui  les  germes  d'une  inftelli- 
qui  n'eût  demandéqu'à  être  développée.  Il  fait  beaucoup  de  questioas, 
fois  les  jréponses  provoquent  chez  lui  des  réflexions  très  judideuees;;!! 
sentir  vi vementson  ignorance ,  quoique  son  caradère  soit  naturellement 
ït  inconstant.  Hais  ces  défauts  proviennent  sans  doute  de  l'éducation 
reçue ,  et  ses  idées ,  constamment  tournées  vers  des  occupations  futilei, 
»rétent  que  rarement  à  des  sujets  sérieux.  Les  sociétés  qu'il  hante  ne  con- 
nt  pas  peu ,  d'ailleurs,  à  entretenir  chez  lui  les  habitudes  de  dissipation 
contractées  dans  son  enfance ,  et  il  se  livre  avec  une  déplorable  facilité 
uence  des  mauvais  exemples.  11  prit  un  jour,  à  bord  des  bâtimens  balei- 
un  goût  décidé  pour  les  combats  à  coups  de  poing ,  et  pendant  long- 
les  plaisirs  du  roi  et  des  jeunes  gens  de  sa  cour  consistèrent  à  boxer; 
là  le  passe-temps  à  la  mode  lors  de  notre  arrivée.  Mais  nous  étions  appelés 
diversion  :  dans  ses  visites  à  bord  de  la  Bonite,  il  eut  occasion  de  voir 
mmes  faire  des  armes;  il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  tourner  ses 
ers  cette  nouvelle  distraction.  Pendant  tout  le  temps  de  notre  séjour,  il 
stamment  des  armes ,  soit  avec  des  hommes  qu'à  sa  prière  le  comman- 
li  envoyait,  soit  avec  ceux  de  nos  matelots  qui  passaient  près  de  sa  mal- 
les arrêtait,  les  faisait  entrer,  et  là,  déposant  avec  sa  veste  la  dignité 


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390  RBYUB  HBS  DEUX  MONDES. 

royale,  il  ne  craignait  pas  de  déroger,  en  croisant  pendant  des  heures  entière 
le  fer  avec  eux. 

Cest  ainsi  que,  livré  exclusivement  à  ses  passions  capricieuses,  il  aban- 
donne le  soin  du  gouvernement  à  sa  belle-sœur  Kinao.  Celle-d ,  comme  je  Tai 
déjà  dit,  est  complètement  sous  Tinfluence  des  missionnaires,  et  ce  sont  eux 
qui  gouvernent  sous  son  nom.  Les  missionnaires,  cependant,  ne  sont  pai 
complètement  rassurés  sur  la  durée  de  leur  domination ,  et  TopposttioQ  qui 
s*est  élevée  contre  eux ,  parmi  les  étrangers ,  ne  laisse  pas  de  les  inquiéter. 
Le  roi  lui-même  et  sa  cour  sont  en  inimitié  ouverte  avec  eux.  C'est  avec  pdoe 
que  Kauikeaouli  se  soumet  extérieurement  à  leurs  règlemens  de  religion  et  de 
police ,  et  le  plus  souvent  il  en  secoue  le  joug  ;  mais  ses  velléités  d'indépendanee 
ne  vont  pas  jusqu'à  la  résolution  de  voir  clair  dans  les  affaires  de  Tétat;  c'eit 
sa  conduite  personnelle  seule  qu'il  cherche  à  soustraire  à  TinvestigatioD  et  à  la 
censure  des  missionnaures.  Aussi  y  a-t-il  aujourd'hui  comme  un  pacte  tacha 
entre  les  missionnaires  et  lui  ;  il  a  été ,  pour  ainsi  dire ,  convenu  entre  eux  qu'il 
ne  se  mêlerait  pas  du  gouvernement,  à  condition  que  la  censure  évangélique 
ne  franchirait  jamais  le  seuil  de  son  palais.  En  consér|uence,  Kauikeaouli  passe 
toutes  ses  soirées  au  billard  public ,  jouant  et  buvant  avec  le  premier  venu,  et 
cependant  il  ne  faudrait,  je  crois,  qu'une  bonne  direction  pour  faire  sortir  de 
ce  diamant,  brut  encore,  quelques  jets  de  lumière. 

Nous  pûmes  nous  apercevoir  de  l'antipathie  que  Kauikeaouli  a  conçue  con« 
tre  les  missionnaires,  lors  de  notre  fête  champêtre  au  Pari.  Un  missionnaire 
et  sa  femme,  venant  de  l'autre  partie  de  l'île  et  allant  à  Honolulu ,  arrivèieotan 
Pari  au  moment  où  nous  allions  nous  mettre  à  table.  Kauikeaouli  les  salua 
à  peine  et  leur  tourna  le  dos.  On  remarquait  néanmoins  chez  le  roi  un  peu 
d'embarras,  car  un  louaou  avait  toujours  été  jusque-là  un  rendez-vous  de 
débauche,  et  celui  qu'on  donna  en  notre  honneur  peut-être  est  le  premiar 
qui  se  soit  passé  sans  qu'on  ait  vu  la  plupart  des  convives  dans  un  état  complet 
d'ivresse.  Quand  le  missionnaire  continua  sa  route  et  disparut  derrière  le  pre- 
mier angle  de  la  montagne,  le  roi  parut  soulagé  d'un  grand  fardeau,  et  fl 
gaieté  naturelle  prit  le  dessus. 

Adolphe  Babrot. 
(  La  seconde  partie  au  prochain  n*". } 


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GABRIEL. 


?R<ffipffJig  S)2iyb(D®lQrSo 


CINQUIÈME  PARTIE.* 

A  Rome  derrière  le  Golysée.  Il  cominenoe  à  faire  nuit 
S€1B]¥E  PREHIÈREo 


GABRIEL,  en] 

(Cottome  noir  élégant  et  séTère ,  l'épée  an  côté,  n  tient  une  lettre  ouTOrte.  ) 

Le  pape  m'accorde  enfin  cette  audience,  et  en  secret,  comme  je  la 
loi  ai  demandée!  Mon  Dieu!  protége-moi,  et  fais  qa'Astolphe  da 
moins  soit  satisfait  de  son  soit!  Je  t'abandonne  le  mien,  ô  Provi- 
dence,  destinée  mystérieuse  !  (  six  beares  tonnent  i  une  église.  )  Voici  rheore 
da  rendez-vous  ayec  le  saint-père.  0  Dieu  !  pardonne-moi  cette  der- 
ittère  tromperie.  Tu  connais  la  pureté  de  mes  intentions.  Ma  vie  est 
^UieTie  de  mensonge,  mais  ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  faite  ainsi,  et 
QKtD  cœur  chérit  la  vérité!... 

(  n  agnfD  aoB  maatean ,  enfonce  ton  chapean  inr  set  yeux,  et  te  dirige  rert  le  Golytée. 
Antonio  ,  qni  Tient  d'en  tortir,  lai  barre  le  pattage.  ) 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  i^  et  15  juilleU 

TOXB  XIX.  21 


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REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


SCENE  II. 
GABRIEL,  ANTOMO. 

ANTONIO ,  masqué. 

n  y  a  assez  long-teii^)^  qtë  jé^coMI  a^rte  voMs ,  qnë^je  vous  cherche 
et  que  je  vous  giieltei^Xi»  vfHu^  tièni^enSA;  Dette  fbM,  tous  ne  m'é- 
chapperez pas.       ( Gabriel  yeut  paaier  outre;  Antonio  rarrète  par  le  bras. ) 
GABRIEL,  te  dégageant 

Laissez-moi,  monsieur,  je  ne  suis  pas  des  vAtres^ 

Je  suis  Antonio ,  votre  serviteur  et  votre  ami.  J'ai  à  voos  parler; 
veuillez  m'entendre. 

GABRIEL. 

Gela  m'est  tout-à-fait  impossible.  Une  af&ire  pressante  me  ré- 
clame. Je  vous  souhaite  le  bonsoir.  (  n  veut  continuer;  Antonio  rarrMe  enooie.) 

ANTONIO. 

Tous  ne  me  quitterez  pas  sans  me  donner  un  rendez-vous  et  sans 
m'apprendre  vdtrettemoori.  J'ai  'en^  l^hranenr  drTORS  dire  qae  je 
voulais  vous  parler  en' particulier. 

GABRIEL. 

Arrivé  depo!^  utië  heure  â  ffôirie ,  j'en  repars  à  fthstànt  même. 
Adieu. 

AMVONIO. 

Arrivé  à  Rome  depuis  trois  mois,  vous  ne  repartirez  pas  sans  m*a- 
voir  entendu. 

«AARIBL. 

Veuillez  m'excuser,  nous  n'avons  rien  de  particulier  à  nous  dire,  ^ 
je  vous  réipéte  que  je  suis  ptess^  de  vous  quitter. 

ANTONIOw 

J'ai  à«voiisf  arler  d'Astolphe.  Vous  mtentendrei^ 

(tilBAlEfi.. 

Efa  bîendr  dan»  «B^antre^moilielfti  Gelât  né ^ <  peuDaïqtiardniai 

AM-em^. 
Enseignez-moi  donc  votre  demeure. 

GARttttilt. 
Je  ne  le  puis. 

ANTONIO. 

Je  la  découvrirai. 


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VoQB  voidei,iQr'^ntatemr  iMlf^ré  tmoi? 

autonio. 
J'y  parviendrai.  Vous  aiireai)|iJlRB  UK  fini  de  m'entendre  ici,  à  Fin- 

'Bh  bienl^^jvos  oes^teai  »9«b;  je^ite^OMtamf  pasfim  defiw. 

A3fit>mo. 
Prince  de  Sramante,  votre- aReuetst  une  lèmnie.  (Aptrt)  C'est 
cela!  payons  d'andaèisl 

^inatit  éiM  Attpl|i|ie>ra;diti  rflni^)  ^Qp^^ÉigiiifieMttBMtttn?  y»- 
père  qaec'eflt  mie  plaismiterie  de  «niMmil? 

'BiMliB^%i»ét«eil4eslè^^8i'¥eoB  n'Alfez  parmefemmei  «vovs  n'o- 
9CTiev  ^WB  le  Vo^^wer* 

GABRIEL,  â  ptrt. 

n  ne  sait  rien I  piège  grosaierl  (Hanu)  Yonsêtes  un  sot,  aussi  yrai 
91e  je  «w  un  boaune, 

AITFÛRIO. 

Comme  Je-tf en  crtris  rfm.... 

GABRIEL. 

Tous  ne  croyez  pas  être  un  sot;  je  veux  vous  le  prouver. 

'('H  fol  donne  an  ■ouffleC'} 

iorrenio. 
Halte^àf 'mon mattrel^ ce wnfllet  eêftdela mdin d^ne femme, 
je  le  punirtti  par  un'bidser  ;  mais  si  vous  êtes  un  homme,  vous  m-'en 
rendrez  fstisoii. 

Tmtde^iate. 

,A|lT0Ifl0«4k«fQD4p^. 

Un  jQStaiM^!  Je  dois  vous  dîre  d*abord  ce  ipie  Je.pense;  îleM  bon 
que  vous  ne  vous  y  mépreniez  .pas.  En  mon  ame  et  ^oscii^nce.,  de- 
puis le  jour  où  pour  la  première  fm  Je  vous  vis  habillé  en  femme  à 
nn  MW^  /rtez  JUidovîc,je,n;ai  jMi»,4:qi8^rd^icroireKHievVon3  étiez 
one  femme.  Votre  taiUet  VAtfe)%«r^i  ivqtm  ;céser¥^,  jie^op  de  votre 
roix,  vos  actions  et  vos  démar^Qb^^  V0mitié  ombrageuse  d'Astolphe, 
|iû,r«ssembkiévi#minAptji)i;aii¥)ffrt€it  à|a»ff^^i  tout  m'a  apto- 
isé  à  penser  que  vous  n'étiez  ^93  démise  chez  Ludovic  et  que  vous 
'6t^  jQWi^Q»nt^. 

21. 


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33i  REVUB  DES  DBUX  MONDES. 

GABRIEL, 

Monsienr,  abrégeons;  fous  êtes  foo.  Vos  commentaires  absurdes 
m'importent  peu,  nous  devons  nous  battre;  je  vous  attends. 

ANTONIO. 

Oh!  un  peu  de  patience,  s'il  vous  platt.  Quoiqu'il  n'y  ait  guère  de 
chances  pour  que  je  succombe ,  je  puis  périr  dans  ce  combat;  je  ne 
Teux  pas  que  vous  emportiez  de  moi  l'idée  que  j'aie  voulu  faire  la 
cour  à  un  garçon  ;  ceci  ne  me  va  nullement.  De  mon  cAté,  je  désire, 
moi ,  ne  pas  conserver  l'idée  que  je  me  bats  avec  une  femme,  car 
cette  idée  me  donnerait  un  trop  grand  désavantage.  Pour  remédier 
au  premier  cas,  je  vous  dirai  que  j'ai  appris  dernièrement,  par  ha- 
sard ,  sur  votre  famille,  des  particularités  qui  expliqueraient  fort  bien 
une  supposition  de  sexe  pour  conserver  l'héritage  du  majorât 

GABRIEL. 

C'est  trop,  monsieur I.Vous  m'accusez  de  mensonge  et  de  fraude. 
Vous  insultez  mes  parens!  C'est  à  vous  maintenant  de  me  rendre 
raison.  Défendez-vous. 

ANTONIO. 

Oui,  si  vous  êtes  un  homme,  je  le  veux;  car,  dans  ce  cas,  voos 
avez  en  tout  temps  trop  mal  reçu  mes  avances  pour  que  je  ne  vous 
doive  pas  une  leçon.  Mais,  comme  je  suis  incertain  sur  votre  sexe 
[oui,  sur  mon  honneur!  à  l'heure  où  je  parle,  je  le  suis  encore!), 
nous  nous  battrons,  s'il  vous  plait,  l'un  et  l'autre  à  poitrine  décou- 
verte. (H  commence  i  déboutonner  son  pourpoint.)  Veuillez  SUivre  mOU  exemple. 

GABRIEL. 

Non ,  monsieur;  il  ne  me  platt  pas  d'attraper  un  rhume  pour  satis- 
faire votre  impertinente  fantaisie.  Chercher  à  vous  ôter  de  tels  soofH 
çons  par  une  autre  voie  que  celle  des  armes,  serait  avouer  que  ces 
soupçons  ont  une  sorte  de  fondement,  et  vous  n'ignorez  pas  que 
faire  insulte  à  un  homme  parce  qu'il  n'est  ni  grand  ni  robuste,  est 
une  lâcheté  insigne.  Gardez  votre  incertitude,  si  bon  vous  semble, 
jusqu'à  ce  que  vous  ayez  reconnu,  à  la  manière  dont  je  me  sers  de 
mon  épée,  si  j'ai  le  droit  de  la  porter. 

ANTONIO,  i  part. 

Ceci  est  le  langage  d'un  homme  pourtant!...  (  Htut.  )  Vous  savez  que 
j'ai  acquis  quelque  réputation  dans  les  duels? 

GABRIEL. 

Le  courage  fait  l'homme,  et  la  réputation  ne  fait  pas  le  courage. 

ANTONIO. 

Mais  le  courage  fait  la  réputation...  Êtes-vous  bien  décidé?..^ 


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GABRIEL.  325 

Tenez!  vous  iii'a?ez  donné  un  soufflet ,  et  des  excuses  ne  s'acceptent 
jamais  en  pareil  cas...  pourtant ,  je  recevrai  les  vôtres  si  vous  voulez 
m'en  faire...  car  je  ne  puis  m'ôter  de  Tidée... 

GABRIEL. 

Des  excuses?  Prenez  garde  à  ce  que  vous  dites ,  monsieur,  et  ne 
me  forcez  pas  à  vous  frapper  une  seconde  fois... 

ANTONIO. 

Oh!  oh!  c'est  trop  d'outrecuidance!...  En  garde!...  Votre  épée 
est  plus  courte  que  la  mienne.  Voulez-vous  que  nous  changions? 

GABRIEL. 

J'aime  autant  la  mienne. 

ANTONIO. 

Eh  bien!  nous  tirerons  au  sort... 

GABRIEL. 

Je  vous  ai  dit  que  j*étais  pressé;  défendez-vous  donc  !  (u  rituque.) 

ANTONIO,  i  part,  mato  parlant  tout  haut. 

Si  c'est  une  femme,  elle  va  prendre  la  fuite!...  (n  m  met  en  garde.) 
Non...  Poussons-lui  quelques  bottes  légères...  Si  je  lui  fais  une  égra- 
tignure,  il  faudra  bien  ôter  le  pourpoint...  (Le  combat  s>ngage.)  Mille 
diables!  c'est  là  le  jeu  d'un  homme!  Il  ne  s'agit  plus  de  plaisanter. 
Faites  attention  à  vous,  prince!  je  ne  vous  ménage  plus  ! 

(Hs  M  battent  quelques  Inataos;  Antonio  tombe  grièfement  bleiié.) 
GABRIBL ,  relerant  ion  épée. 

Étes-vous  content ,  monsieur? 

ANTONIO. 

On  le  serait  à  moins!  et,  maintenant,  il  ne  m'arrivera  plus,  je 
pense ,  de  vous  prendre  pour  une  femme!...  On  vient  par  ici,  sauvez- 
vous,  prince  !...  (  n  euale  de  le  releYer.) 

GABRIEL. 

Mais  vous  êtes  très  mal  !...  Je  vous  aiderai... 

ANTONIO. 

Non ,  ceux  qui  viennent  me  porteront  secours ,  et  pourraient  vous 
tdre  un  mauvais  parii.  Adieu!  j'eus  les  premiers  torts ,  je  vous  par 
donne  les  vôtres.  Votre  main? 

GABRIEL. 

La  voici. 

(  Da  se  ferrent  u  main,  u  bnitt  des  arrlTani  se  rapproche.  Antonio  (Ut  ligne  à  Gabriel 
de  s'enfuir.  Gabriel  bésile  un  InMant  et  s*éloigne.) 


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,1^  REVUE  D«S  UffPX  MONDES. 

ANVpmo. 
Cestpopftant  biço  ]k  h  main  d'une tèvonet  E^mpe  go  iliab)^ 
9  m'a  fort  mal  arrangé!...  Mairie  AeiiiesQOcte^pas  Qu'on  sacbe  œt^ 
aventure,  car  le  ridicule  aussi  bien  que  le  dommage  est  démon  dUé. 
J'aurai  assez  de  force  pour  gagner  mon  lo^...  Voîlà  pour  quoi  m 
carnaval  fort  maussade  L^.  .   ,  : 

(U  te  traîne  péniblement ,  et  <lif|i«{rall  i9¥^ki,lffef^ ^  GofjiÉt.) 

)  ■>  ■  i  -'  i  .  ' .  • 

ASTOLPHE ,  LE  PKÉCEmUR. 

ASTOLPHE ,  en  x)omino>  \p  maïque  i  U  main. 

Je  me  fie  à  vous,  Gabrielle  m'a  ^|t  cent  fois, que  vOuséti^nD 
honnête  homme.  Si  vous  me  trahissez...  qu'impoite?  j^  ne  puis  pas 
être  plus  malheureux  que  je  ne  le  suis.    , 

LE  PR^CEPTI»JR. 

Je  me  dis  à  peu  prë;  la  même  chose.  Si  vous  me  trahissiez  indirec- 
tement en  fai^apt^yoir  au  prince  ^ue  je  m'entends  avec  vous,  je  pe 
pourrais  pas  être  plus  mal  avec  lui  que  je  ne  le  3uis ,  car  jl  ne  p^t 
pas  douter  piainten^n^  qu'au  lieu  de  chercher  à  faire  toni][>erGi3d>rj|d 
dans  ses  mtpns,  je  ne  sonjge  à  le  retrouver,  que  pQur  le  soustrairej 
ses  poursuites. 

ASTOLPHE. 

Hélas  I  tandis  que  nous  la  cherchons  ici,  Gabrielle  est  peut-être  déji 
tombée  en  son  pouvoir. — ^Vieillard  insensé!  qu'espère-t-îl  d'un  pareil 
enlèvement?  Cette  captivité  ne  peut  rien  changer  à  notre  situatioD 
réciproque;  elle  ne  peut  pas  non  plus  être  de  longue  durée.  «-& 
père*t-il  donc  éefaapper  à  la  loi  commune  et  vivre  aiv-delà  du  teme 
assigné  par  la  nature  ? 

LE  PRECEPTEUR. 

Les  médecins  Font  ecmdamné  il  y  a  déjà  six  mois.  Mais  nous  too- 
chons  à  la  fin  de  l'hiver;  et  s'il  résiste  aux  derniers  froids ,  il  p<Hm* 

Ce  qu'il  s*agit  de  savoir,  c'est  le  lieu  où  .Gabdelle  a^t  retirée  ^ 
captive.  Si  elle  est  captive,  fiez-vous  à  moi  pour  la  délivrer  prompte- 
ment. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Dieu  vous  entende  I  yp^s  sauvez  que  1^  j?f  înce ,  ^î  GjBÎbriel  n'est  pis 


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GMftnBC  SMT 

rttttfoH  blefntôt;  esf  ddos  nnrtention  de  vë^  dtë#  eMUAé  aMMift 
déf«Rtn[eei>tiMildes  ImHl- 

AÉT0LPIBB, 

eitemi^oirralf .  Ea  Mçbel   ' 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Tki  des  cràFhteS  értcoTift  ptas  graVtBs... 

ASTOLPHE. 

Ne  me  les  dites  pas;  je  8ui|i  ||6«j^^^]ivagé,  depuis  trois  mois  que 
ie  la  cherche  em  ?aûi« 

Li4Aevebe»»voas  bien  consciencieusemeat  «  mon  cher  seigMur 

ASTOLPHE,  avec  imeriaiiie. 

tom  kn  àôuiezT    '  ' 

LE  PitËCÉPTËtTti. 

Hélas!  je  vous  rencontre  en  masque,  eouraiitle  caffiâvaT,  côknmé 
rf  vous  (mouviez  prendre  quelque  amusement. . . 

ASTOLPHE. 

Tous  autres  instituteurs  d'enfans,  vous  conunencez  toujours  par  le 
bUme  avant  de  réfléchir.  Ne  vous  serait-il  pas  plus  naturel  de  penser 
<ipe  j'ai  pris  un  masque  et  que  je  cours  toute  la  ville  pour  chercher 
{du  à  l'aise  sans  qu'on  se  défie  de  moi  ?  Le  carnaval  fat  toujours 
Une  dicoostance  favorable  aux  amans,  aux  jaloux  etaux  voleurs. 

LA  précepteur; 

Ouvrez-moi  votre  ame  toute  entière,  sei^eur  Astolphe.  Gabrielle 
tous  est-elle  aussi  chère  que  dans  les  premiers  temps  de  votre  union? 

A8T0LPBB. 

MoB  Dieu  t  qu'ai-ja  donc  fait  pour  qu'oa  en»  dwtei  Yous-  voilier 
4oDe  ajouifi  âmes  chagrioi? 

ifr  PffÉtRMËtJllv 

Dreum'ëti  préserve  t  mai»  il  m'a  semblé,  dun^  rm  fféqiittifrentt^ 
^s,  qûlt  se  mèfoit  à  votre  affection  pour  elle  de»  pensées  d'unie 
alitre  nature; 

AgtOLPHB. 

Lesquelles,  selon  vous? 

LE  PftÉCEMEtR. 

Ne  vous  irrftëi:  p^È  contré  mot;  je  suis  résolu' à  ttmfTsiii^pOflr 
vous,  vous  le  savez,  mais  je  ne  puis  vous  prêter  mon  mlnistêré*eét!té*> 


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388  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

siastique  et  légal  sans  être  bien  certain  que  Gabrielle  n'aura  point  à 
s*en  repentir.  Vous  ?onlez  engager  votre  cousine  à  contracter  avec 
Toos,  en  secret ,  on  mariage  légitime  :  c'est  une  résolution  que,  dans 
mes  idées  religieuses,  je  ne  puis  qu'approuver;  mais  cooune  je  dois 
songer  à  tout,  et  envisager  les  choses  sous  leurs  divers  aspects,  je 
m'étonne  un  peu  que,  ne  croyant  pas  à  la  sainteté  de  Téglise  catho- 
lique, vous  ayez  songé  à  provoquer  cet  engagement,  auquel  Ga- 
brielle, dites-vous,  n'a  jamais  songé,  et  auquel  vous  me  chargez  de 
la  faire  consentir. 

ASTOLPHB. 

Vous  savez  que  je  suis  sincère,  monsieur  l'abbé  Chiavari;  je  ne 
puis  vous  cacher  la  vérité,  puisque  vous  me  la  demandez.  Je  sois 
horriblement  jaloux.  J'ai  été  injuste,  emporté,  j'ai  fait  souffrir  Ga- 
brielle, et  vous  aveï  reçu  ma  confession  entière  à  cet  égard.  Elle  m'a 
quitté  pour  me  punir  d'un  soupçon  outrageant.  Elle  m'a  pardonné 
pourtant,  et  elle  m'aime  toujours,  puisqu'elle  a  employé  mystérieu- 
sement plusieurs  moyens  ingénieux  pour  me  conserver  l'espoir  et  la 
conflance.  Ce  billet  que  j'ai  reçu  encore  la  semaine  dernière,  et  qui 
ne  contenait  que  ce  mot  :  a  Espère/»  était  bien  de  sa  main ,  l'encre 
était  encore  fraîche.  Gabrielle  est  donc  ici!  Oh  I  oui ,  j'espère!  je  la 
retrouverai  bientôt,  et  je  lui  ferai  oublier  tous  mes  torts.  Mais 
l'homme  est  faible,  vous  le  savez,  je  pourrai  avoir  de  nouveaux  torts 
par  la  suite,  et  je  ne  veux  pas  que  Gabrielle  puisse  me  quitter  si  aisé- 
ment. Ces  épreuves  sont  trop  cruelles ,  et  je  sens  qu'un  peu  d'auto- 
rité, légitimée  par  un  serment  solennel  de  sa  part,  me  mettrait  à 
l'abri  de  ses  réactions  d'indépendance  et  de  flerté. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Ainsi,  vous  voulez  être  le  maître?  Si  j'avais  un  conseil  à  vous 
donner,  je  vous  dissuaderais.  Je  connais  Gabriel  :  on  a  voulu  que 
j'en  fisse  un  homme;  je  n'ai  que  trop  bien  réussi.  Jamais  il  ne  souf- 
frira un  maître,  et  ce  que  vous  n* obtiendrez  pas  par  la  persuasion, 
vous  ne  l'obtiendrez  jamais.  Il  était  temps  que  mon  préceptorat  finit. 
Croyez-moi ,  n'essayez  pas  de  le  ressusciter,  et  surtout  ne  vous  en 
chargez  pas.  Gabriel  ferait  encore  ce  qu'il  a  déjà  fait  avec  vous  et  avec 
moi;  il  ne  vous  Aterait  ni  son  affection  ni  son  estime,  mais  il  parti- 
rait un  beau  matin ,  comme  un  aigle  brise  la  cage  à  moineaux  où  on 
l'a  enfermé. 

ASTOLPHE. 

Quoique  Gabrielle  ne  soit  guère  plus  dévote  que  moi ,  un  serment 
serait  pour  elle  un  lien  invincible. 


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GABRIBL. 
LI  PRÉCEPTEUR. 

n  ne  vous  en  a  donc  jàm^s  fait  aucun  ? 

ASTOLPHE. 

EDe  m'a  joré  fidélité  à  la  face  du  ciel. 

LE  PRECEPTEUR. 

S'fl  a  fait  ce  serment  .il  Ta  tenu ,  et  il  le  tiendra  toujours. 

ASTOLPHE. 

Mais  elle  ne  m'a  pas  juré  obéissance. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

S'il  ne  ra  pas  youki ,  il  ne  le  voudra  pas,  il  ne  le  voudra  jamais. 

ASTOLPHE. 

n  le  faudra  bien,  pourtant  ;  je  l'y  contraindrai. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Je  ne  le  crois  pas. 

ASTOLPHE. 

Vous  oubliez  que  j'en  ai  tous  les  moyens.  Son  secret  est  en  ma 
puissance. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Vous  n'en  abuserez  jamais,  vous  me  l'avez  dit. 

ASTOLPHE. 

Je  la  menacerai  I 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Vous  ne  l'effraierez  pas.  Il  sait  bien  que  vous  ne  voudrez  pas  dés- 
honorer le  nom  que  vous  portez  tous  les  deux. 

ASTOLPHE. 

C'est  un  préjugé  de  croire  que  la  faute  des  pères  rejaillisse  sur  les 
enfons. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Mais  ce  préjugé  règne  sur  le  monde. 

ASTOLPHE. 

Nous  sommes  au-dessus  de  ce  préjugé,  Gabrielle  et  moi. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Votre  intention  serait  donc  de  dévoiler  le  mystère  de  son  sexe  ? 

ASTOLPHE. 

^     A  moins  que  Gabrielle  ne  s'unisse  à  moi  par  des  liens  étemels. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Ca  ce  cas,  il  cédera ,  car  ce  qu'il  redoute  le  plus  au  monde,  j'en 


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^nO  REVUE  MB. iWmL  MOIXDBS. 

suis  certain ,  c*est  d'être  leléeué  pèr4a  f^rce  4es  lois  dans  le  rang  des 
esclaves. 

ASTOUnOE. 

C*est  Yoos,  monsieur  ChiaYari ,  qni  M  Bfoi  AisHeQ  tdta  toiAii  ces 
folies,  et  je  ne  conçois  pas  qne  vous  ayez  dirigé  son  éducation  dias 
ce  sens.  Vous  lui  ayez  forgé  là  un  étemel  thagrin.  Un  homme  d'e^'t 
et  un  honnête  homme  comme  tous  e&t  dû  %  détromper  lde  bcMose 
heure,  et  contrarier  les  intetffORsHhi^vieux  prince. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

C'est  un  crime  dont  je  me  repens,  et^nt  rien  n'effacera  pour  moi 
le  remords;  mais  les  mesures  étaient  ^  bien  prisés  v'rt  tolère  mor- 
dait si  bien  à  l'appât,  que  j'réUiis  arrivé  à  me  faire  illusion  à  moi- 
même,  et  à  croirQAW^^^tte destinée  impossible  5e>éaUsesajt,daDS 
les  conditions  prévues  par  son  aïeul.  ' 

ASTOLPHE. 

Et  puis,  vous  preniez  peut-être  plaisir  à  faire  une  expérience  phi- 
^PWpMfliiQ^^  kim  1  ><|u'av^^vous  découvert?  Qu'jma»  j^emme  jMm- 
vait  acquérir  par  l'éducation  autant  d'intelligence,  de  mémoire  et  de 
courage  qu'un  honune?  Maïs  vous  u^avez  pas  réussi  à  empêcher  qu'elle 
eût  un  cœur  plus  tff^dci^  et^aramaur  ne  reu:^piot&t  chez  elle  sur 
les  chimères  de  l'ambition.  Le  cœur  vous  a  échappé,  monsieur  l'abbé, 
vous  n'avez  façonné  que  la  tête. 

Afai  cMtdàceqoicdefrait  vras  tendre  cette  tèteéjtmaki «Bppee- 
table  et  sacrée!  TenûSE ,  je  vais  vous^dûre  une ptfoteimpnideQtofJo- 
sensée ,  contraire  à  la  foi  que  je  professe,  aux  devoirs  religieux  qai 
me  sent  imposésL  ^  contractez  pas  de  mariiige  avec  Gabnelle. 
Qu'elle  vive  et  qu'elle  meure  travestie,  heureuse  et  libre  à  vos  côtés. 
JHéritier  d'une  grande  fortune,  il  vous  y  fera  participer  autant  que 
lui-même.  Amante  chaste  et  fidèle,  elle  sera  enchaînée  au  sein  delà 
liberté  par  votre  amour  et  le  sien. 

ASTOLPHE. 

Ah!  si  vous  croyez  que  j'aie  aucun  regret  à  mes  droits  sur  cette 
fortune ,  vous  vous  trompez  et  vous  me  faites  injure.  J'eus  dans  ma 
première  jeunesse  des  besoins  dispendieux;  je  dépensai  en  deux  aDS 
le  peu  que  mon  père  avait  possédé ,  et  que  la  haine  du  sien  n'avait  pa 
lui  arracher.  J^avais  hAte  de  me  débarrasser  de  oe  misérable  débris 
d'une  grandeur  effacée.,  le  me  plaisais  dans  l'idée  de  devenir  un 
aventurier,  presque  un  lazzarone,  et  d'aller  doimir,  nu  et  dépouillé 


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1  se«H  des  palais  i}!^  portaient  le  nom  ilib^i^e  de  nies  attcétres/; 
abrief  vint  me  trouver.  Il  sauva  son  honnèulret  ïe'ùrféfn  eu  pa^ttf 
les  dettes.  Tàcceptai  ses  doûs  sans  fausse  déficatbssé,  eC  jugeant 
'aiftis  moî-4Bèmeà  qu^  p«Hit  aoD  aneiioble  devait  mépriser  l'ar- 
rarti  Mmadàs^qw je'lëiFîttitisfeire  èmeadéffB^  effrWes^san^les 
•ftagtTf  î'MBfla  pMiée^t  ma^^Hirriflar.vet^  je  eomnençaî  à  medé- 
BÉfBif  tie  UéélMMha^fBiaii  iquwA  y^QS^éaeuiMt^daBfr  ee^raeieus- 
BmptgtaOD^oiie  Um/m  tvêamt^lië  raéorai  et-M  smgdé  ptas/qa'à 
lle.....EUe  était  prête  alomà  me  restitaer  pttMiqueHient'toiirraes 
léita.  ;^  te  vpi^>  car  nous  véeAmes  chastes  comme  frère  et 
Bor  dnpraiit  ploai^ars  mois^et  elle  n'avait  pa^  la  pensée  qftie  je  pusse 
voir  janiais.d'aiitnes  droits  sur  elle  que  ceui  4e  Tamitié.  M«s  moi , 
aspirais  à  son  amour,, Le  mien  absorbait  toutes  mes  facultés.  Je  ne 
omprenais  plus  rien  à  ces  mots  de  puissance,  de  richesse  et  de  gloire 
ni  m*a valent  fait  faire  en  secret  parfois  de  dures  réttèxions;  je  A'é- 
rouvais  même  plus  de  ressentiment;  j'étais  prêta  bénir  le  vieux  Jilles 
our  avoir  formé  cette  créafiire  sPiânpétieni-e  à  son  sexe,  qui  remplis- 
m  mm  ame  d'an  amottf  sans  bémervOt  qni^était^téte'  à^lei^arli^r. 
es  que  J'eus  respèifder  devenir  son  amaiit ,  je  n'en^phis  un^  pmsée; 
Icû  uii  désir  ptfvnr  d*atttfes  qpe  pont  elle;  et  qmnd  je  le  fnsdevemi!» 
fM  êtrtf  ^astma  datis  Icf  se^tlinent  d^ontet  bonheur,  qtie  j'étais* 
iSensIBIe  à  tovrtës  lé^  prtvationir  de' M  mltérè;  Petidàiit  pknieurs 
Itrea  mets,  eflè  ¥é#it)dttas  BMf  fomlltesitnaqile  nonâ  songeassions 
on  ou  l'autre  à  recourir  à  la  fortune  de  l'aïénU  Oabrielle  passait 
oor  ma  fename;  nous  pensiMs^  qiier  eela  pourrait  durer  toujours 
ma\jfm\(PlfAm»mm»eMienit,  qaênoilaB'aurioias  jamais  aucun 
M6lo  anNielà<  de  l'aisance*  tiras  bontiée  à  laquelle  ma  mère  nous 
Mdattçet^,  dans  notre  imlBsevBete  ii%it^roeMoiia  pas  qve  nous 
iMs  II  «hargie  ai  eetoiiréi  de  malveillaèae;  Qmoê  mûm  limes  cette 
k^uverte  pénible,  nous  eûmes  la  pensée  de  fuir  en  pays  étranger, 
;  d*y  vivre  de  notre  travailv  àfabri^de  tente  persécution.  Mais  Ga- 
nJeHeorëignf  le  misère' penr  mois  etaoi  je  la^craîgws  pour  elle, 
iie  eate«Hi>k'pëBSéedeiiiia  récondlieraveC'aoBigiand'père  et  do 
'esseieiér  àfsea'  dons»  EUe  le  tenta  à  mon  inse ,'  et  ce  lot  en  vain, 
hx^elle  revint  itaeiroofer^  et  chaque  anoéei éepuia-trois  ans,  vous* 
11^68  vnepasser  qael^iefll^semaiDeaau  château  de  Bramante,  quel- 
les mois  à  Florence  ou  à  Pise;  mais  le  reste  de  rannée  s'écoulait 
i  fond  de  la  Calabre,  dans  une  retraite  sûre  et  charmante,  où  notre 
rt  eût  été  digne  d'envie,  si  une  jalousie  sombre,  une  inquiétude 
gae  et  dévoraûte,  un  mal  sans  nom  que  je  ne  puis  m'expliquer  à 


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332  REVUB  DBS  DEUX  MOIXDBS. 

moi-même»  ne  fût  ?eiia  s*emparer  de  moi.  Vous  «avez  le  reste,  et 
vous  voyez  bien  que,  si  je  suis  malheureux  et  coupable ,  la  cupidité 
n'a  aucune  part  à  mes  soufTrances  et  à  mes  égaremens. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Je  vous  plains,  noble  Astolphe,  et  donnerais  ma  vie  pour  voof 
rendre  ce  bonheur  que  vous  avez  perdu  ;  mais  il  me  semble  que  vooi 
n'en  prenez  pas  le  chemin  en  voulant  enchaîner  le  sort  de  Gabridk 
au  vôtre.  Songez  aux  inconvéniens  de  ce  mariage,  et  combien  u 
solidité  sera  un  lien  fictif.  Vous  ne  pourrez  jamais  l'invoquer  à  la  £mx 
de  la  société  sans  trahir  le  sexe  de  Gabriel ,  et,  dans  ce  cas-là,  Gabriel 
pourra  s'y  soustraire,  car  vous  êtes  proches  parens,  et ,  si  le  pape  ne 
veut  point  vous  accorder  de  dispenses,  votre  mariage  sera  annulé. 

ASTOLPHE. 

n  est  vrai  ;  mais  le  prince  Jules  ne  sera  plus,  et  alors  quel  si  grand 
inconvénient  trouvez-vous  à  ce  que  Gabrielle  proclame  son  sexe? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Elle  n'y  consentira  pas  volontiers  !  Tous  pourrez  l'y  contraindre, 
et  peutrètre,  par  grandeur  d*ame,  n'invoquera-t-elle  pas  l'annulatioD 
de  ses  engagemens  avec  vous.  Hais  vous,  jeune  homme,  vous,  qui 
aurez  obtenu  sa  main  par  une  sorte  de  transaction  avec  elle,  soos 
promesse  verbale  on  tacite  de  ne  point  dévoiler  son  sexe,  vous  vous 
servirez  pour  l'y  contraindre  de  cet  engagement  même  que  vous  loi 
aurez  fait  contracter? 

ASTOLPHE. 

A  Dieu  ne  plaise,  monsieur!  et  je  regrette  que  vous  me  croyiez  ca- 
pable d'une  telle  lâcheté.  Je  puis,  dans  l'emportement  de  ma  jalousie, 
songer  à  faire  connaître  Gabrielle  pour  I91  forcera  m'appartenir;  mais 
du  moment  qu'elle  sera  ma  femme,  je  ne  la  dévoilerai  jamais  malgré 
elle. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Et  qu'en  savez-vous  vous-même,  pauvre  Astolphe?  La  jalousie  e$i 
un  égarement  funeste  dont  vous  ne  prévoyez  pas  les  conséquences 
Le  titre  d'époux  ne  vous  donnera  pas  plus  de  sécurité  auprès  de  Ga- 
brielle que  celui  d'amant,  et  alors,  dans  un  nouvel  accès  de  colèn 
et  de  méfiance,  vous  voudrez  la  forcer  publiquement  à  cette  soumis 
sion  qu'elle  aura  acceptée  en  secret. 

ASTOLPHE. 

Si  je  croyais  pouvoir  m'égarer  à  ce  point,  je  renoncerais  sui 


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GABRIEL..  333 

rbeore  à  retrouver  Gabrielle ,  et  je  me  bannirais  à  jamais  de  sa  pré- 
sence. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Songez  à  le  retrouver,  pour  le  soustraire  d*abord  aux  dangers  qui 
le  menacent,  et  puis  vous  songerez  à  l'aimer  d'une  affection  digne 
de  lui  et  de  vous. 

ASTOLPHE. 

Vous  avez  raison,  reconmiençons  nos  recherches;  séparons-nous. 
Tandis  que,  dans  ce  jour  de  fête,  je  me  mêlerai  à  la  foule  pour  tftcher 
d'y  découvrir  ma  fugitive,  vous,  de  votre  côté,  suivez  dans  l'ombre 
les  endroits  déserts,  où  quelquefois  les  gens  qui  ont  Intérêt  à  se 
cacher  oublient  un  peu  leurs  précautions,  et  se  promènent  en  liberté» 
Qn'avez-vous  là  sous  votre  manteau? 

LE  PRÉGEPTEOR ,  posant  Moica  sur  le  paré. 

Je  me  suis  fait  apporter  ce  petit  chien  de  Florence.  Je  compte  sur 
loi  pour  retrouver  celui  que  nous  cherchons.  Gabriel  l'a  élevé,  et  cet 
mimai  avait  un  merveilleux  instinct  pour  le  découvrir,  lorsque,  pour 
édiapper  à  ses  leçons,  l'espiègle  allait  lire  au  fond  du  parc.  Si  Hosca 
peut  rencontrer  sa  trace,  je  suis  bien  sûr  qu'il  ne  la  perdra  plus. 
Tenez,  il  flaire...  il  va  de  ce  côté...  ( Montrant  leCoiysée.)  Je  le  suis.  Il 
n'est  pas  nécessaire  d'être  aveugle  pour  se  faire  conduire  par  un  chien . 

(Ils  se  séparent.) 


scEifE  rr. 

Devant  on  cabaret  —Onze  heures  du  soir.  —  Des  tables  sont  dressées  sous  une 
tente  décorée  de  gnirlandes  de  feuiUages,  et  de  lanternes  de  papier  co- 
lorié. On  Toit  passer  des  gronpes  de  masques  dans  la  rue,  et  on  entend  de 
temps  à  autre  le  son  des  instramens. 

ASTOLPHE  en  domino  bleu ,  F  AUSTIN  A  en  domino  rose.  Us  sont  assU  i  une 
petite  table  et  prennent  des  sorbets.  Leurs  masques  sont  posés  sur  la  table. 

Un  personnage  ,  en  domino  noir  et  masqué ,  est  assis  à  quelque  distance  à  une 
autre  Uble ,  il  Ut  un  papier. 

FAUSTINA,  àAstolphe. 

Si  ta  conversation  est  toujours  aussi  enjouée,  j'en  aurai  bientôt 
assez,  je  f  en  avertis. 

ASTOLPHE. 

Reste ,  j'ai  à  te  parler  encore. 

FAUSTINA. 

Depuis  quand  suis-je  à  tes  ordres?  Sois  aux  miens ,  si  tu  veux  tirer 
de  moi  un  seul  mot. 


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SSk  REVUE  DES  DEUX  MOIOIBS. 

ASTOLPHÉ. 

Ta  ne  veux  pas  me  dire  ce  qu'Antonio  est  vena  faire  à  Reine! 
C'est  que  tu  ne  le  sais  pas,  car  tu  aimés  assez  à  médire  pour  ne  pas 
te  faire  prier  si  tu  savais  quelque  chose. 

FAUSTINA. 

S'il  faut  en  croire  Antonio ,  ce  que  JQ  sais  t'intéresse  très  partica- 
Uèrement. 

ASTOLPHB. 

Mille  démons!  tu  parleras,  serpent  que  tu  es! 

j.  lu  lui  prend  coBYulsifemeBt  le  brpo.  ) 

FA.USTINA. 

Je  te  prie  de  ne  pas  chiffonner  mes  manchettes*  Elles  sent dupoiot 
le  plus  beau.  Ah!  tout  inconstant  qi^il  est^,  Antoùio  est  encore 
l'amant  le  plus  magnifique  que  j'aie  eut^ei  ce  n'est  pas- toi  q^i  me 

ferais  un  pareil  cadeau?  (I^edomliioiioir  oommenoe  â-éoouieff.} 
AflTOfiPHi;  Itil  pttum  an  brte  autour^  U^âiitltti 

Ma  petite  FaiKtina ,  si  tu  veux  parler,  j&  Veù  domnemi  une  robe 
toute  entîèpe;  et,  comme  tu  es  toujorns  jolie  connue  tm  ange,  eeb 
te  siéra  à  merveUle; 

FAirSTINA. 

Et  avec  quoi  m'achèteras-tu  cette  belle  robe?  Avec  l'argent  de  ton 

cousin ?CABto1phe(Jrappe do  poing  sur U  table.)  Sais-tU  que  C'OSt  bien  CODh 

mode  d'avoir  un  petit  cousin  riche  à  exploiter? 

ASTOLPHB. 

Tais-toi,. rebut 4es  bonunest  et  ¥a«4'eii!  Tu  me  fais  hoReur! 

FAtrsxmA. 
Tu  m'injuries?  Bon!  tu  ne  sauras  rien ,  et  j'allais  tout  te  dire. 

ASTOLPHË, 

Voyons ,  à  quel  prix  mets-tu  ta  délation? 

(|n  tiré  une  bourse  et  Ai  pose  sur  b  tlble  ) 
FAUSTINA. 

Combien  y  a-t-U  dans  ta  bourse? 

ASTOLPHE. 

Deux  cents  louis...  Mais  si  ce  n'est  pas  assez... 

(  Ua  mendiant  se  {Nr^eni^  ) 
FAUSTINA. 

Puisque  tii  es  si  généreux ,  permets-moi  de  fmre  une  bonne  action 

à  tes  dépens  !  (  EUe  jette  U  bourse  au  mendiant  ) 


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GABRIEL.  33^ 

AStOLPHE. 

Puisque  tu  méprises  tant  cette  somme,  garde  donc  ton  secret!  Je 
ne  sois  pas  asseï  richepourle  payer. 

FAU^JINA. 

Tu  es;donc  encore  une  fois  ruiné ,  mon  pauvre  Astdlphe?  Eh  bien  ! 
moi,  j*ai  fait  fortune.  Tien^  CBiieAire  une  bonne  de»  poche.)  Je  ?eux  te 
restituer  tes  deux  cents  fouis,  f^ài  eu  ^tert  de'  lesjeleraBi  panrres. 
LflSsse-moi  prendre  -mr^mcfi  cette  <»u¥re<  4o  ebafilé;  eeia  ne  potCeiPU 
bonheur,  et  me  ramènera  peut-être  monfnfldèle. 

ASTOLPHE ,  repontauCJiiAMune  lYec  horrenr. 

<7^4bB0  poirmeiteMne  ipi!ili9stirir?i¥n<w.iA(#QRliaip.^7 

FAUSTINA. 

Beaucoup  trop  certaine! 

«âSTOUPPE. 

iJBtte^  mnpàisv  vrat-ètnf? 

ikliT  vrttt  te  «(îîTak  apporter  ^^attdPS'Wtbrts,rt><togtfl^ 
peste  ^e  qud  tes  peryer. 

(  A  m  signe  <rAiiolpha  §m0ptiomtmLMtmm  at«cdes  glaeei  et  des  liqueurs.  ) 

J'ai  encore  de  quoi  payer l«s  révélations,  dussé-je  vendre  mon 
corps  aux  carabins;  parle...  (  n  se rtmrA^^^qmintt^k^rm^vféiifi^i^^    ) 

Vendre  ton  corps  pour  un  secret?  Eh  bien!  soitiJ'jdâe.est^aKnMute: 
je  ne  veux  de  toi  qu'une  nuit  d'^aoMmr.  jCela  f  étonne?  Tiens,  Astolphe, 
je  ne  «ais.{das  ;ime courtisai^;  je  suMijchQ^. et 4^  9W  Mnelfimme 
galante.  N*e$t^e  pas  ainsi  ique  cela  s'app^HçTJhs.tlaîjtQujoyjrsiûmé, 
viens  ente^ex^te  osumaïKal/jlws  mon  boudoir. 

Étrange  fille  !  tu  te  donnems4oiiCf  our  rien  une  fois  dans  ta  vie? 

FAUSTINA. 

Bien  mieux,  je  me  donnerai  en  payant,  car  je  te  dirai  le  secret 
d'Antonio  !  Viens-tu?  (  BWese  lèye.  ) 

ASTOLPHE ,  se  lertnt. 

Si  je  le  croyais  !  je  serais  capable  de  te  présenter  ♦un  bouquet  et  de 
chanter  une  romance  sous  tes  fenêtres. 

FAUSTnVA. 

Je  ne  te  demande  pas  d'être  galant.  Fais  seulement  comme  si  tu 
m'aimais.  Être  aimée,  c'est  un  rêve  que  j'ai  fait  quelquefois,  hélas! 


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336  REVUE  DES  DEUX  MORDES. 

ASrOLPHB. 

Malheureuse  créature ,  j'aurais  pu  t'aimer,  mot  !  car  j'étais  un  en- 
Tant,  et  je  ne  sa?ais  pas  ce  que  c'est  qu'une  femme  comme  toi...  Tu 
mens  quand  tu  exprimes  un  pareil  regret. 

FAUSnifA; 

Oh  I  Astolphe  I  je  ne  mens  pas.  Que  toute  marie  me  soit  reprodiée 
^au  jour  du  jugement ,  excepté  cet  instant  où  nous  soounes  »  et  cette 
parole  que  je  te  dis  :  je  t'aime! 

ASTOLPHE. 

Toit...  Et  moi,  comme  un  sot,  je  t'écoute  partagé  entre  l'atten- 
drissement et  le  dégoût  I 

FAUSTUfA. 

Astolphe,  tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  la  passion  d'une  courti- 
sane, n  est  donné  à  peu  d'hommes  de  le  savoir,  et  pour  le  savoir  il 
Jbut  être  pauvre.  Je  viens  de  jeter  tes  derniers  écus  dans  la  rue.  Ta 
ne  peux  te  méfier  de  moi ,  je  pourrais  gagner  cette  nuit  dnq  cents  se- 

quinS.  Tiens,  en  voici  la  preuve.  (SUe  Ure  un  bniet  de  m  poche  el  le  Ud  préMUe.) 
ASTOLPHE,  le  liaut 

Cette  offre  splendide  est  d'un  cardinal  tout  au  moins? 

FAUSTINA. 

Elle  est  de  monsignor  Gafrani. 

ASTOLPHE. 

Et  tu  l'as  refusée? 

FAUSTINA. 

Oui,  je  t'ai  vu  passer  dans  la  rue,  et  je  f  ai  fait  dire  de  monter 
chez  moi.  Ah!  tu  étais  bien  ému  quand  tu  as  su  qu'une  femme  te 
demandait.  Tu  croyais  retrouver  la  dame  de  tes  pensées;  mais  te 
voici  du  moins  sur  sa  trace,  puisque  je  sais  où  elle  est. 

ASTOLPHE. 

Tu  le  sais  ?  que  sais-tu? 

FAUSTINA. 

N'arrive-t-elle  pas  de  Calabre? 

ASTOLPHE. 

0  furies  I...  qui  te  l'a  dit? 

FAUSTINA. 

Antonio.  Quand  il  est  ivre,  U  aime  à  se  vanter  &  moi  de  ses  bomies 
fortunes. 

ASTOLPHE. 

Mais  son  nomi  A-t-il  osé  prononcer  son  nom? 


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GABRIEL.  337 

FAUSTINA. 

Je  ne  sais  pas  son  nom ,  tu  vois  que  je  suis  sincère;  mais  si  ta  venx. 
Je  feindrai  d'admirer  ses  succès  ^  et  je  lui  offrirai  généreusement 
jnon  boudoir  pour  son  premier  rendez-vous.  Je  sais  qu'il  est  forcé  de 
]Mrendre  beaucoup  de  précautions,  car  la  dame  est  haut  placée  dans 
le  monde.  Il  sera  donc  charmé  de  pouvoir  ramener  dans  un  lieu  sûr 
ei  agréable. 

ASTOLPHE. 

Et  il  ne  se  méfiera  pas  de  ton  offre? 

FAUSTINA* 

n  est  trop  grossier  pour  ne  pas  croire  qu'avec  un  peu  d'argent  tout 
s'arrange... 

ASTOLPHE,  se  cacbant  le  risase  dans  lei  mtiof,  et  te  laistaiit  tomber  lur  son  fiége. 

Mon  Dieu!  mon  Dieu  !  mon  Dieu! 

FAVSTINA. 

Eh  bien  I  es-tu  décidé ,  Astolpbe  ? 

ASTOLPHE. 

Et  toi,  es-tu  décidée  à  me  cacher  dans  ton  alcôve  quand  ils  y 
tiendront  et  à  supporter  toutes  les  suites  de  ma  fureur? 

FAUSTINA.  ^ 

Tu  veux  tuer  ta  maltresse?  J'y  consens ,  pourvu  que  tu  n'épargnes 
pas  ton  rival. 

ASTOLPHE. 

liais  il  est  riche ,  Faustina ,  et  moi  je  n'ai  rien. 

FAUSTINA. 

Mais  je  le  hais,  et  je  t'aime! 

ASTOLPHE ,  tree  égaremenL 

Est-ce  donc  un  rêve  I  La  femme  pure  que  j*adorais  le  front  dans  la 
poussière  se  précipite  dans  l'infamie,  et  la  courtisane  que  je  foulais 
aux  pieds  se  relève  purifiée  par  l'amour!  Eh  bien!  Faustina!  jeté 
baignerai  dans  un  sang  qui  lavera  tes  souillures  !...  Le  pacte  est  fait. 

FAUSTINA. 

Viens  donc  le  signer.  Rien  n'est  fait,  si  tu  ne  passes  cette  nuit 
<lan8  mes  bras!  Eh  bien  !  que  fais4u? 

ASTOLPHB,  iTatent  précipitamment  pluffeun  Terrai  de  liqueur. 

Ta  le  vois ,  je  m'enivre  afin  de  me  persuader  que  je  t*aime. 

FAUSTdA. 

Toujours  l'injure  à  la  bouche  I  N'importe ,  je  supporterai  tout  de  ta 
part.  AUons! 

(  KBe  loi  Ole  K»  Terre  et  rentralue,  AstolplM  la  mit  d*aii  air  égaré  et  s*arrétaitt  éperdu  i 
TOME  XIX.  11 


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988  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

:  cbaqi^pu.  I>èi  qu*iU  se  foot  éloignés,  le  domiDO  noir,  qui  pea  i  peu  i^ettripproehè 
d*eux  et  les  a  observés  derrière  .  In  rMnwcvie  1s  tçndine,  sort  de  l*endroU  où  Q 
.étaU4^4<  »tje  dém^VM.) 

ajgUUBIfien  domlo9Mir,  léjaafquei  Is  iMdn;,A8TQ{.rai&elFAU9T|]!Usi«WiU 
le  fonê  de  la  me. 

GAMtlEt. 

'le^eottiràfiie^ncttre'eA  tmfers^  tim<li^  Je Tempftoheili 
44BieeonËf(Nîr >ee  weisBéKe!...ptte.fêiiuBi^sitt's'iriête.)  If ais  me  noHtrer 
à  cette  prostituée ,  lui  disputer^mon  amant I...  ma  fierté  s'y  >r(tee... 

0  Astolphe! ta  jalousie  est  ton  excuse;  mais  il  y  avait  daos 

notre  amour  quelque  cliose  de  sacré  que  cet  instant  vient  de  dé- 
truire à  jamais  I... 

ASrOLPaS  I  «vreimt  sv  j»  pas. 

Attends-moi ,  Fausta  ;  j'ai  oublié  mon  épée  là-bas. 

iGabriel,  iMee  u%|M4>ier  pHér  daot  la  po^gné»  de  l^épée  d*^Aslolp|^»  n^ 
s'enfuit,  tandis qu*Asto1phe  renireseiM  la I^Qlef) 

ASTOLPHB,  reprenant  son  épée  sur  latrie. 

Encore  un  billet  pour  me  tHre  û* espérer  encore ,  peut-être  I 

(  Il  arrache  le  papier,  le  Jette  i  terre  e»  veut  Je  fouler «Mns  «on  pied.  FMfl(Uiia,'qiri  Pi 
sulYi,  s*emppr«^d%pifier  et  le  déplie.) 

WémTfM. 

Un  billet  éwxl  «HSur  oe.0B«od  pap^i  et  «vec  oette  jgsMse  tèeii- 
ture?  Impossible I  Quoi?  la^^snabire  du  pape!  Que  diantre  sa 
SAinteté  a-tneUe,à  démâter  «avec  toi? 

ASTOLPHE. 

Que  dis-tu?  Rends-moi  ce  papier! 

TACSTINA. 

Ohl  la  chose  me  parait  trop  plaisante!  Je  veux  voir  ce  que  c'est  et 
t'en  faire  la  lecture.  (EUe  hl) 

«Nous,  par  la  grâce  de  Dieu  et  rétention  du  sacré  collège,  chef 
spirituel  de  l'église  calhoflique ,  apostolique  et  romaine...  successeur 
de  saint  Pierre  et  vicaire  de  Jésus-<]hrist  sur  la  terre ,  seigneur  tem- 
porel des  états  romains,  etc. ,  etc. ,  etc permettons  à  Jdcs- 

AchfHe-Gabriel  de  Bramante,  petit-fils,  héritier  présomptif  et  suc- 
cesseur légitime  du  très  illustre  et  très  excellent  prince  Jules  de 
^Bramante ,  comte  de,  etc. ,  seigneur  de,  -etc. ,  etc.,  etc...  *de. con- 
tracter, dans  le  loisir  de  sa  -conscienee  'OU  devant  tel  prttre  «t 
confesseur  qu'il  jugera  convenable ,  le  vœu  lie  pauvreté ,  d'humilité 
et  de  chasteté;  l'autorisant,  par  la  présente, àentrerdansun^jeevent 
ou  à  vivre  librement  dans  le 4fiioiide,  selon  qu'il  se  sentira  appelé  à 
travailler  à  son  salut  d'me  «antère  ou  de  l'autire^  et  rantofisaot 
également,  par  la  présente,  à  faire  passer,  aussitôt  après  Ja  mort  de 


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ion  ilhistre  aïen),  Jules  de  Bnemmiita,  la  iH)ssessioii  immédiate, 
égale  et.  incontestable  de  tous  ses  bieni  et  die  lovai  $e$  litieâ,  à  son 
léritier  légitime  Octave-Asto^fte  de  Bramante,  fils  d'Octave  de 
Iranrmnteyel  coosii^genilata  de  Gwtirielde'BMiiMBfei  à  qui  nOtts 
rrôns  accordé  cette  licence  efcetle'promesse,  afin  ddtai  domier  le 
epM^eiptît  ètlâ^Mbertéde  consoience  nècmsÀire^pôm  eratratter, 
n  secret  ou  publiquement,  un  voeu  d*0tt  il  nous  a  déclaré  MIrerdiK 
^ndre  le  saloide  s<iaaiBe. 

(E  En  foi  de  qaoi  lui  avons  délivt^cette  adtérisatioa^fefâlxiè  de 
lotre  signature  et  de  notre  sceau  pontifical. . .  » 

Goiiiinent(finie'1  mats  il)a  ua  style  channaat,  lesaliH^Cvel^^Tu 
rrA» / AetDlphefriw n^  manque I... Bh bien!  cetoorte véjdiait pas? 
POTOilè  riche,  te  voilà  prince  de  Bramante!...  Je  n^en  suis  pas  trop 
»rprise4  am;  ee^  fms¥n  mfaiit  était  dévot  et  craintif  oomBit  une  * 
femme...  n  a ,  ma  foi ,  bien  fait;  maintenant  tu  peux  tuer  Antonio  et 
in*enlever  dans  le  repos  de  ton  esprit  et  le  loisir  de  ta  conscience/ 

ASTOLPHË,  lui  àrfadbint'Te  papier. 

Si  ta  comptais  là-dessus,  tu  avais  grand  tort. 

(  n-déè&irale  pspièf,  êdtkithrtïéfltémàt'cmti  i  laiiougie.  ) 
vXvRwMF)  wnUulvo  fWfff 

Voilà  du  don  Qoicfaotte!  Ta  seras  donc  toujpurs  le  même? 

ASTOLPHE ,  se  ptiiMt  à  loi-mftme.  ' 

Réparer  de  pareils  torts,  effacer  un  tel  outrage ,  fermer  une  telle 
blessure  avec  de  Tor  etdes  titres...  Ahl  il  fau^éti^e  tombé,  bleu ^bas 
pour  qu'on  ose  vous  consoler  de  la  sorte! 

Qu'estrce  quetadis?ConuneBt!  ton  cousin  aussi  t'avait...  (KUeriii 
iiflgestesigiiuicturiurierrontd*Aitoiphe.),  Je  vois  que  ta  Calabraise  n'en  est 
pas  avec  A^oi^à^n^^él^iit. 

ASTOLPM^  «lipfff^e  miiiiOfk  i  fFMHllÉI^ 

Ai-je besoin  de  cette  concession  insultante?  Oh!  maintenant,  rien 
ne  m'arrêtera  plus,  et  je  saurai  bien  faire  valoir  mes  droits...  Je 
dévoilerai  l'imposture,  je  ferai  tomber  le  chStiment  de  la  honte  sur 
la  tête  des  coupables...  Antonio  sera  apfpelé  en  témoignage... 

FAUSTINA. 

Hais  que  dis-tu?  je  n'y  comprends  rien!  Tu  as  l'air  d'un  fou! 
Écoute-moi  donc ,  et  reprends  tes  esprits  ! 

ASf^OLPHK. 

Que  me  veui-tu,  toi?  Laisse^moi  tranquille,  je  ne  suis  ni  riche, 
li  prince;  ton  caprice  est  déjà  passé,  je  pense? 

22. 


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340  RBVUB  DBS  DEUX  MOHDBS. 

FAUSTINA. 

Aa  contraire,  je  t'attends  1 

ASTOLPHB. 

En  vérité  1  it  paraît  que  les  femmes  pratiquent  un  grand  désinté- 
ressement cette  année  :  dames  et  prostituées  préfèrent  leur  amante 
lenr  fortune ,  et,  si  cela  continue,  on  pourra  les  mettre  toutes  sur  la 
même  ligne. 

FAUSTINA,  remarquint  Gabriel  en  doniiiOf  qui  repiratt 

Voilà  un  monsieur  bien  curieux! 

ASTOLPHB. 

C*est  peut-être  celui  qui  a  apporté  cette  pancarte?...  (Uenime 
FtaïUDa.)  n  pourra  voir  que  je  ne  suis  point ,  ce  soir,  aux  affaires  sé- 
rieuses. Viens,  ma  chère  Fausta.  Auprès  de  toi,  je  suis  le  plus  heu- 
reux des  hommes.         (Gabriel  dlsparalu  Aitolpbe  et  Fanalina  se  fiapoieiil  à  lortr.) 


SCENE  T.  ' 

ANTONIO,  FAUSTINA,  ASTOLPHE. 

(Anumlo,  pflle  et  se  tenant  i  peine,  ae  présente  deranl  eux  au  moment  où  Ui  vont 

sortir.) 
FAUSTINA ,  jetant  un  cri  et  reculant  ettnjie. 

Est-ce  un  spectre?... 

ASTOLPHE. 

Ah!  le  ciel  me  l'envoie!  Malheur  à  lui  !... 

ANTONIO,  d'une  yoIx  éteinte. 

Que  dites-vous?  Reconnaissez-moi.  Donnez-moi  du  secours,  je 

suis  prêt  à  défaillir  encore.  (II  se  jette  sur  un  tane.) 

FAUSTINA. 

n  laisse  après  lui  une  trace  de  sang.  Quelle  horreur!  que  signifie 
cela?  Vous  venez  d'être  assassiné,  Antonio? 

ANTONIO. 

Non!  blessé  en  duel...  mais  grièvement... 

FAUSTINA. 

Astolphe!  appelez  du  secours... 

ANTONIO. 

Non ,  de  grâce!...  ne  le  faites  pas...  Je  ne  veux  pas  qu\)n  sadie... 
Donnez-moi  un  peu  d'eau!... 

(Astolphe  lui  présente  de  Tean  dans  un  Terre.  Faustina  lui  fait  respirer  un  flacon.) 
ANTONIO. 

Vous  me  ranimez... 


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OABKIBL.  Ski 

ASTOLPHB. 

Nous  allons  vous  reconduire  chez  vous.  Sans  doute  vous  y  trouverez 
qodqu'un  qui  vous  soignera  mieux  que  nous. 

AMTomo. 
le  vous  remercie.  Taccepterai  votre  bras.  Laisseit-moi  reprendre 
on  peu  de  force...  Si  ce  sang  pouvait  s'arrêter. . . 

FAUSmiA ,  lui  donnant  ion  moucboiry  qu'il  met  mr  n  pottriae. 

Pauvre  Antonio!  tes  lèvres  sont  toutes  bleues...  Viens  chez  moi 

AirroNio. 

Tu  es  une  bonne  fille,  d'autant  plus  que  j'ai  eu  des  torts  envers 
toi.  Mais  je  n'en  aurai  plus...  Va,  j'ai  été  bien  ridicule...  Astolphe « 
puisque  je  vous  rencontre,  quand  je  vous  croyais  bien  loin  d'ici,  je 
veux  vous  dire  ce  qui  en  est...  car  aussi  bien...  votre  cousin  vous  le 
dira ,  et  j'aime  autant  m'accuser  moi-même. . . 

ASTOLPHE. 

Mon  cousin?  ou  ma  cousine? 

ANTONIO. 

Ah!  vous  savez  donc  ma  folie?  Il  vous  l'a  déjà  racontée...  Elle  me 
coûte  cher!  J'étais  persuadé  que  c'était  une  femme... 

FAVSTINA. 

Que  dit-il? 

ANTONIO. 

n  m'a  donné  des  éclairdssemens  fort  rudes  :  un  affreux  coup  d'épée 
dans  les  cAtes...  J'ai  cru  d'abord  que  ce  serait  peu  de  chose,  j'ai 
voula  m'en  revenir  seul  chez  moi  ;  mais,  en  traversant  le  Colysée,  j'ai 
été  pris  d'un  étourdissement  et  je  suis  resté  évanoui  pendant....  je 
ne  sais  combien!...  Quelle  heure  est-il? 

FAUSTINA. 

Près  de  minuit. 

ANTONIO. 

Huit  heures  venaient  de  sonner  quand  je  rencontrai  Gabriel  Bra- 
nuiDle  derrière  le  Colysée... 

ASTOLPHE,  sortant  comme  d'an  refe. 

Gabriel!  mon  cousin?  Vous  vous  êtes  battu  avec  lui?  Vous  l'avez 
toé  peut-être? 

ANTONIO. 

Je  ne  l'ai  pas  touché  une  seule  fois ,  et  il  m'a  poussé  une  botte  dont 
je  me  souviendrai  long-temps...  (ii  boit  de  reau.)  Il  me  semble  que  mon 
«ang  s  arrête  un  peu...  Ah!  quel  compère  que  ce  garçon-là!...  Apre- 


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;3iâi  HETUE  DCrmCft  MONDES. 

sent,  je  crois  que  je  pourrai  gagtiéMtiôà'logis...  Vous  me  soutiendr 

AI^0LPH9é  i  Ptit 

^  £st-ç(^  upp^  feÎQte?  Aivait-il  cette Iftobet^?...  (Umu)  Vous  êtes  doi 
bieti  blessé?  (u  nginieit  ^oiMnr^Am0o.A^péfv)C$ét  IfrVéfîlé^  un&hq 
blessure.OGabrieU...(lliiftk)JB«oAiffF«^Toa»ohei€^^ 
dès  que  je  vous  aivai  osadait  flhwtVttak.v 

Non  1  chez  moi ,  c*est  plus  près  &lti:  • 

(lit  fortrat'en  tentfennl  Anitbio  éetAsfiieeôlé.) 

une  petite  bMttfbfel  très  sombre. 
GABRIEL,  MARC. 

(Gabriel  en  costame  noir  tfec  ton  domino  irejelè'sur  ses  épaules.  Il  est  assis  dans  um 
atlltude  rèTeose  et  plongé  dans  ses  pensées^  ffiM'âir1bÉ#Mà'diAMii«tO 


songez  pas  à  TOUS  repuBérl 

GABRIEL. 

Ta  dormir,  mon  ami,  je  n'ai  plus  besoin  de  rien. 

MdMKk 

HôiM  1  voustombeiei  nMladie«!  CroyeMnai,  il  widiaK  nkai:  ¥C 
réconcilier  avec  leseigiiei»  AsMphe,  pmsque  vous  ne  puuvei  | 
l'oublier... 

GABRIEL. 

Laisse-moi,  mon  bon  Marc;  je  t'assure  que  je  suis  tranqjoille. 

IIAIIC. 

Mais  si  je  m'en  vais,  vous  ne  songerez  pas  à  vousi  eeueher,  et 
vous  retrouverai  là  demain  matin,  assis  à  la  même  place,  et  vol 
lamp«  brûlant  encore.  Quelque  jour,  le  feu  prendra  à  vos  cheveuj 
et ,  si  cela  n'arrive  pas ,  le  cKagrin  vous  tuera  un  peu  plus  ttund^  Si  vc 
pouviez  voir  comme  vous  êtes  changé  1 

eA:BHIBLw 

Tant  mieux,  ma  fraîcheur  trahissait  mon  sexe.  A  prdseMqAe 
suis  garçon  pour  toujours,  il  est  bon  que  mes  joues  se  creusent 
Qu^as<-tu  à  regarder  cette  porte?... 

MARC. 

Vâiifr  n'aVez  rien  entefndu?  Quelque  diose  a  gratté  à  la  porte. 


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C*est  ton  épée.  Ta  as  la  nameië^fthtjinné  jiuqae  dans  la  chambre. 

HAW* 

Je  ne  serai  pas  en  repos  tant  qne  voiis  n^anrez  pas  fhit  M  paix  avec 
votre  grand-père...  Tenez!  encore! 

fÔH  entend  grtaer  1 U  |Mone;  ifwuti  p^lit  |(IAilitÉiiie&t) 
GABanSLridtaBtivrt  lipàtte^ 

Cest  quelque  animal...  Ceci  n'est  pas  m  JMtrit  iMmâio. 

(  n  Teut  ouvrir  U  porle^ 
KAmC,îte«lfttt. 

An  nom  do  ciel!  laissez-moi  e«flrir4e  premier,  et  tirez  votre  épée... 
i^aOÊÊULmwAl^vm»  wmlg9éi^9mm4éMmi^tm^mm99ki^tiMêÊm  entre 

GABRIKL. 

Bean  snjet  d'alarme!  Un  dûeii  gros  comme  le  poing!  Eh  quoi! 
c'est  mon  pauvre  li06€i1CMttiiienta-4nilpft>Biei9mirArw  si 

loin!  Pauvre  créature  ainillt6J^('Utr«4lloMa0BrieBfleQOiixetlecare8M.) 


Ceci  nk'aflanini^  160*  effet.  • .  Hosca  if  a  pu  teÉir  tost^aenl ,  il  hut  «que 
quehju'unraitamené...  Le  prince  Jules eétidl-^On  frappe  eu'hasl.. 

Quoi  que  ce  sôit,lfarc;je  te  défends '(Teiposer  ta  Tte  en  faisant 
résistanee.  T(A»-tu  ;  jene^tiens  plus 'dtt  ttmt  i^hrtiii^^ 
arrive,  je  ne  me  défendrai  pas.  l'ai  bien  assez  hittè^  «et,  pour  arriver 
où  j'en  suiSi  ce  n'était  pas.la  peine.  (  n  regirde  à  u  erouée.)  Un  homme 
seul?...  Va  lui  parler  au  travers  du  guichet.  Sache  ce  qu'il  veut; 
mais,  si  c'est  Astolphe,  je  te  défends  d'ouvrir.  (Mtreiort.)  Qui  donc  t'a 
conduit  vers  moi,  mon  pauvre  Mosea!  Vu  ennemi  m'aurait-il  fait  ce 
cadeau  généreuiL  du  sedélre  qcR^mesiyft  resté 'fidèle  mëigrè  4'ab- 
sence?      ^ 

MARCtirefenant. 

C'est  monsieur  l'abbé  Ghiavari,  qui  demande  à  nois  parler.  Mais 
ne  vous  fiez  point  à  lui ,  .■«nëgiifiMr,  il  peut  être  envoyé  par  votre 
gsaBdHpère. 

«MRKLfMilaiil. 

Plutôt  être  cent  fois  victime  de  la  perfidie  que  de  faire  injure  à 
l'amitié.  Je  vais  à  sa  rencontre. 

JIAftC. 

Voyons  si  personne  ne  vient  derrière  lui  dans  la  rue.  (u  anne  ms 

pistolets  et  le  penche  à  U  croisée  )  NOU ,  personne. 


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34&  RBYUB  DES  DEUX  MONDES. 

scÈm:  vn. 

LE  PRÉCEPTEUR,  GARRIEL,  MARC. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

0  mon  cher  enfant!  mon  noble  Gabriel!  Je  vous  remercie  de  ne 
pas  vous  être  méfié  de  moi.  Hélas  !  que  de  chagrins  et  de  fatigues  se 
peignent  sur  votre  visage  I 

HARC. 

N'est-ce  pas ,  monsieur  l'abbé  ?  C'est  ce  que  je  disais  tout  à  rhenre. 

GABRIEL. 

Ce  brave  serviteur!  Son  dévouement  est  toujours  le  même.  Va  te 
jeter  sur  ton  lit,  mon  ami,  je  t'appellerai  pour  reconduire  l'abbé 
quand  il  sortira. 

MARC. 

J'irai  pour  vous  obéir,  mais  je  ne  dormirai  pas.       (  u  lort.) 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Oh!  ce  pauvre  petit  Mosca!  que  de  chemin  il  m'a  fait  faire!  De- 
puis le  Colysée  où  il  a  découvert  vos  traces,  jusqu'ici,  il  m'a  pro- 
mené durant  toute  la  soirée.  D'abord  il  m'a  mené  au  Vatican...  pais 
à  un  cabaret,  vers  la  place  Navone;  là  j'avais  renoncé  à  vous  trouver, 
et  lui-même  s'était  couché,  harassé  de  fatigue,  lorsque  tout  à  coup 
il  est  reparti  en  faisant  entendre  ce  petit  cri  que  vous  connaissez,  et 
il  s'est  tellement  obstiné  à  votre  porte,  qu'à  tout  hasard  je  l'ai  fait 
passer  par  le  guichet. 

GARRIEL. 

Je  l'aime  cent  fois  mieux  depuis  qu'il  m'a  fait  retrouver  un  ami. 
Mais  qui  vous  amène  à  Rome ,  mon  cher  abbé? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Le  désir  de  vous  porter  secours  et  la  crainte  qu'il  ne  vous  arrive 
malheur. 

GABRIEL.  ^ 

Mon  grand-père  est  fort  irrité  contre  moi? 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Vous  pouvez  le  penser!  Mais  vous  êtes  bien  caché,  et  maintenant 
vous  êtes  entouré  de  protecteurs  dévoués.  Astolphe  est  ici. 

GABRIEL. 

Je  le  sais  bien. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Je  me  suis  lié  avec  lui  ;  je  voulais  savoir  si  cet  homme  vous  était 
véritablement  attaché...  Il  vous  aime,  j'en  suis  certain. 


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GABKIBL.  3i5 

GABRIEL. 

Je  sais  tout  cela,  mais  ne  me  parlez  pas  de  loi. 

LB  PBÉCBPTBUB. 

Je  yeux  tous  en  parler  au  contraire,  car  Q  mérite  son  pardon  à 
force  de  rqientir. 


Oui ,  je  sais  qu'il  se  repent  beancoup  ! 

LB  PRÉCBPTBUR. 

L'excès  de  l'amonr  a  pu  seul  Tentralner  dans  les  fautes  dont  votre 
abandon  l'a  trop  sévèrement  puni. 

GABRIEL. 

Écoutez ,  mon  ami ,  je  sais  mieux  que  vous  les  moindres  démarches, 
les  moindres  discours,  les  moindres  pensées  d'Astolphe.  Depuis  trois 
mois,  j'erre  autour  de  lui  comme  son  ombre,  je  surveiUe  toutes  ses 
actions,  et  j'ai  même  entendu  mot  pour  mot  de  longs  entretiens  que 
TODsavez  eus  avec  lui... 

LB  PRÉCEPTEUR. 

Quoi  I  vous  me  saviez  ici,  et  vous  n'osiez  pas  vous  confier  à  moi? 

GABRIEL. 

Pardonnez^moi ,  le  malheur  rend  farouche... 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Et  vous  étiez  ce  soir  au  Colysée  en  même  temps  que  nous? 

GABRIEL. 

Non,  mais  je  vous  écoutai  la  semaine  dernière  aux  Thermes  de 

Oioclétien.  Ce  soir,  j'ai  bien  été  au  Colysée,  mais  je  n'y  ai  rencontré 

Qu'Antonio  Yezzonila.  Je  me  suis  pris  de  querelle  avec  lui ,  parce 

Vi'il  avait  à  peu  près  deviné  mon  sexe.  Je  ne  sais  s'il  ne  mourra  pas 

du  coup  que  je  lui  ai  porté.  En  toute  autre  circonstance,  il  m'eût  Até 

^  vie;  mais  j'avais  quelque  chose  à  accomplir,  la  destinée  me  pro- 

^eait.  Je  jouais  mon  dernier  coup.  J'ai  gagné  la  partie  contre  le 

^Malencontreux  obstacle  qui  venait  se  jeter  dans  mon  chemin.  C'est 

^e  victime  de  plus  sur  laquelle  Astolphe  assoiera  l'édifice  de  sa 

fortune. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

Je  ne  vous  comprends  pas,  mon  enfant  I 

GABRIEL. 

Astolphe  vous  expliquera  tout  ceci  demain  matin.  Demain ,  je 
^tUitterai  Rome. 


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3lM'  RBTUB  DBS^mtfrilbNDBS. 

LE  PftÉCEt'irfitIR. 

Aveciui ,  sans  doaté'f 


LB  raÉcfiPTBtrR. 
Ne  sdvez-vous  point  pardonnëi^TOTe^  Tôus-mème  que  vous  allez 
punir  le  plus  criftHeiûent.       •  * 

le^tosals/^j/l^lQf  pflffdoiHie^dens  tdon  coMir  ee  ^w  je^Tsis  sraT- 
frir.  Un  jour  viendra  où  Je  pourrai  li»tefidretMemate*frt1imiMei 
aujourd'hui ,  je  né  saurais  le  volt. 

L»  FRéCEPTEUR.' 

Lais0eaHnoH*liiMBefà  vos  pieds:  qMqiBel'heivesoiirforiavanoéef 
J9  sais  ^jtte  je  le  troiivef ai  débout;  il  a  pri»  un  déguisement  pou?  vous 
ébercher; 

GABRIEL. 

A  rheure  qu'il  est,  il  ne  mé  cherche  pas.  Je  suis  mieux  informé 
q^e  vous,  mon'cher  abbé,  éf ,  lorsque  voua  entendez  ses  paroles,  moi 
j'entends  ses  pensées.  Écoutez  bien  ce  ^ue  je  vais  vous  dire.  As- 
tolphe  ne  m'aime  plus.  La  préidièfre^fois  qu'il  m'outragea  par  un 
soupçon  injuste,  je  compffs  qlt'il  bfa^MhMR  i^Mtre'PbiMMr,  parée 
son  cœur  était  las  d'aimer.,  leiottai*  longtemps  contre  cette  horrible 
certitude.  A  posent V  je  nrpirii  phism^y  souatffidfei  Avec  le  douCé, 
l'ingratitude  est  entrée  dans  le  cœur  d'Astolpbe,  et,  à  mesure  qu'A 
tuait  notre^amour  par  ses  méflances,  d'autres  passions  sont  venues 
chez  lui  peu  à  peu,  et  presque  à  son  insu,  prendre  la  place  de  celle 
qui  s'éteignait.  Aujourd'hui  son  amour  n'est  plusqu'un  orgueil  sau- 
vage, une  soif  de  vengeance  et  de  domination  ;  son  désintéressement 
n^est  plus  qu'une  ambition  mal  satisfaitOi  qiai  méprise  l'argent  parce* 
qu'elle  aspire  à  quelque  chose  de  mieux...  Ne  le  défendez  pasi  Je 
sais  qu'il  se  fait  encore  llfusion  à  lui-même,  et  qu'il  n'a  pas  encore 
envisagé  froidement  le  crime  qu'il  veut  commettre;  mais  je  sais  aussi 
que  son  inaction  et  son  obscurité  lui  pèsent.  Il  est  homme  !  une  vie 
toute  d'amour  et  de  recueillement  ne  pouvait  lui  suffire.  Cent  fois 
dans  notre  solitude  il  a  rêvé,  malgré  lui,  à  ce  qu'eût  été  son  rôle 
dans  le  monde  si  notre  grand-père  ne  m'eût  substitué  à  lui  ;  et  au- 
jourd'hui, quand  il  songe  à  m'épouser,  quand  il  songe  à  proclamer 
mon  sexe,  il  ne  songe  pas  tant  às'^sstlrét'  ma  fidélité  qu'à  reconquérir 
une  place  bHlIante  dains  la  société,  uii  grand  tî^lre,  dès  droits  poli- 
tiques, la  puissance  en  un  mot,  dont  les  hommes  sotitpltis'jaloajt 


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ipie  4e  Yïïfgf^t.  lésais,  cpi'fijwçor#Jù(irjiije«flp 
JSfK)i2S$^t  h  teatotipn  et  friéimsa^t  à  ri^.4f»jMvm^tmi 
cbeté;  m9is  4em9iQ ,  vm»  cesoltf^^tK  ila ^éjà  fnmchi ce  pa9» 
et  lepj^s  gro^îer  a|^t4>nert,à  8«  jakKMie  4ai  «(ef^a  di^p^Atëp^ 
pojir  Cwiler  nm  i¥e4s,80Qi^y»Wf5  et,pp]Wïôçputer  9PD  awbition.^fr- 

.ma  likierté  4'm  jp^g,  j'ai  trouvé  un  expé^j^fift^  ,|'#ii  «Àtéjj^^ 
jpfipe;  j'Ai  feint  une  graude  e];«M«tJfW4e,pi^té.ç|[iréMienne;  j^ 

.WW.»f|WfW«ser,w9Atl#JtïW^^ 

l»it.fl|i$  ie»  pp^ie^sipa  àiPi^ .place  h,\i^^^\^4Aijpmi,igsi^ 

pape  m'a  écouté  avec  bienveillance;  il  a  bien  youlu^tenir  lapuipte^cles 

préventions  de  mon  grand;|)j^^iCpptire:4§foIp^t:Çit  de,  ta  nécessité  de 

JOhm^^  pe3,wéy^tipps,  il  nj'a4;>r.(pa^)e^ri?t^içtjppi'^ 

garantie  pour  raveqir.  Ge.p^piejr,  ^igné.ce  mv  I^^Blp,  «est  d^ji^t^ 

les  mains  d'Astolphe.  <      , 

XB  mwwr^w- 

ImmfiBm  XmH^i  ^oHm^i  vom^rfis^  lU^est  pq9iiblejqiia>i|08ipié- 
Yisions.ioiiOt  justea,  et  qu'on  jqor^i^ttiie  ttSifY(M(à4m(z  «aison'4e 
TOUS  armer  d'un  grand  cojw«ge^t  4'tti^  r^igoeur  inflexible»  Mais  en 
itliwda^t  j?iadiçiyeïr^ow3.i^  tapterrto^^  le$,m(]^#i»s  de.r?)^y^i;^ette 
ame  abattue,  et  de  reçppqpériif ^c^bppbppu  si  clièrftmwi^  dk^  JHP- 
qu'à  présent?  L'amoiur,  mon  enfapt,  est  une  chose  plus  grave  à  mes 
jeux  (aux  yeux  d'un  pauvre  prêtre  qui  ne  l'a  pa$  copnu  !  )  qulh  ceux 
de  tous  les  hommes  que  j'ai  rencontrés  dans  ipa  vie.  Je  vous  dirais 
presque,  à  vous  autres  qui  êtes  aimés ,  ce  que  le  Seigneur  disait  à  ses 
disciples  :  a  Vous,  avez  charge  d'ames.  o  l^on,  vous  n'avez  pas  possédé 
Time  d'un  autre  sans  contracter  envers  eHe  des  devoirs  sacrés,  et 
vous  aurez  un  jour  à  rendre  compte  à  Dieu  des  mérites  ou  des  fautes 
de  cette  ame  troublée,  dont  vous  étiez  vous-même  devenu  le  juge, 
l'arbitre  et  la  divinité  !  Usez  donc  de  toute  votre  influence  pour  la  tirer 
de  Tabime  où  elle  s'égare;  remplissez  cette  tAche  conune  mi  devoir, 
et  pe  L'abandonnez  que  lorsque  vpus.au^e;?  «épuisé  tous  les  moyens  de 
la  relever. 

GABRIEL* 

Vous  avez  raison ,  l'abbé,,  vous  ^mtIm  comme  un  chrétien,  mais 
non  comme  un  honune!  Vous  if(parez>qpe  là  où  l'on  a  régné  par  l'a- 
mppr,  gn,ue peut pjus^régner p^rlaraiîpp puJ^joiprple^Cpttepuis- 
SM¥îe  jp'pp  ev.îiU  îdprs,  c'jéMit  yamourquej'ppjes^eqt^ijttspi-ro^e. 


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3(8  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

c'est-èrdire  la  foi ,  et  l'enthousiasme  qui  la  donnait  et  qui  ta  rendait 
infaillible.  Cet  amour,  transformé  en  charité  chrétienne  ou  en  élo- 
quence philosophique,  perd  toute  sa  puissance,  et  I*on  ne  termine 
pas  froidement  l'œuvre  qu'on  a  commencée  dans  la  fièvre.  Je  sens  que 
je  n'ai  plus  en  moi  les  moyens  de  persuader  Astolphe,  car  je  sens 
que  le  but  de  ma  vie  n'est  plus  de  le  persuader.  Son  ame  est  tombée 
au-dessous  de  la  mienne;  si  je  la  relevais,  ce  serait  mon  ouvrage;  je 
l'aimerais  peut-être  comme  vous  m'aimez ,  mais  je  ne  serais  plus 
prosternée  devant  l'être  accompli ,  devant  l'idéal  que  DieH  avait  créé 
pour  moi.  Sachez ,  mon  ami ,  que  l'amour  n'est  pas  autre  chose  que 
l'idée  de  la  supériorité  de  l'être  qu'on  possède,  et,  cette  idée  détruite, 
il  n'y  a  plus  que  l'amitié. 

LE  PRÉCBPTEIJR. 

L'amitié  impose  encore  des  devoirs  austères;  elle  est  capable  d'hé- 
roïsme, et  vous  ne  pouvez  abjurer  dans  le  même  jour  l'amour  et 
l'amitié  I 

GABRIEL. 

Je  respecte  votre  avis.  Cependant  vous  m'accorderez  le  reste  de  la 
nuit  pour  réfléchir  à  ce  que  vous  me  demandez.  Donnez-moi  votre 
parole  de  ne  point  informer  Astolphe  du  lieu  de  ma  retraite. 

LE  PRÉCEPTEUR. 

J'y  consens,  si  vous  me  donnez  la  v<^tre  de  ne  point  quitter  Rome 
sans  m'avoir  revu.  Je  reviendrai  demain  matin. 

GABRIEL. 

Oui,  mon  ami,  je  vous  le  promets.  L'heure  est  avancée,  les  rues 
sont  mal  fréquentées,  permettez  que  Marc  vous  accompagne. 

LE  PRÉCEPTECR. 

Non,  mon  enfant,  cette  nuit  de  carnaval  tient  la  moitié  de  la  po- 
pulation éveillée;  il  n'y  a  pas  de  danger.  Marc  a  probablement  fini 
par  s'endormir.  N'éveillez  pas  ce  bon  vieillard.  A  demain!  que  Dieu 
vous  conseille!... 

GABRIEL. 

Que  Dieu  vous  accompagne  I A  demain  ! 

(  Le  précepteur  sort.  Gabriel  Ttccompagne  jusqu'à  It  porte  et  rerient.  ) 

SCÈIVE  TIII. 

GABRIEL,  leui. 
Réfléchir  à  quoi?  A  l'étendue  de  mon  malheur,  à  l'impossibilité 
du  remède?  A  cette  hefve,  Astolphe  oublie  tout  dans  une  honteuse 


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GABEIBL.  3b9 

itresse!  et  moi  «  pourrais-j^  jamais  oubUer  qae  son  sein  «  le  sanc- 
tuaire où  je  reposais  ma  tète ,  a  été  profané  par  d'impures  étreintes? 
Eh  qaoi  I  désormais  cliacan  de  ses  soupçons  pourra  ramener  ce  besoin 
dedéHres  abjects  et  Tautoriser  à  souiller  ses  lèyres  aux  lèvres  des  pros- 
titoéesl  Et  moi,  il  veut  me  souiller  aussi!  il  veut  me  traiter  conune 
dles!  il  veut  m'appeler  devant  un  tribunal,  devant  une  assemblée 
d*hoinmes;  et  là,  devant  les  juges,  devant  la  foule,  faire  déchirer 
mon  pourpoint  par  des  sbires,  et ,  pour  preuve  de  ses  droits  à  la  for- 
tune et  à  la  puissance,  dévoiler  à  tous  les  regards  ce  sein  de  femme 
qae  lui  seul  a  vu  palpiter!  Oh!  Astolphe,  tu  n*y  songes  pas  sans 
doQte;  mais  quand  l'heure  viendra ,  emporté  sur  une  pente  fatale,  tu 
ne  voudras  pas  t'arrèter  pour  si  peu  de  chose  !  Eh  bien  !  moi ,  je  dis  : 
Jamais!  Je  me  refuse  à  ce  dernier  outrage,  et  plutôt  que  d'en  subir 
TafEront,  je  déchirerai  cette  poitrine,  je  mutilerai  ce  sein  jusqu'à  le 
rendre  un  objet  d'horreur  à  ceux  qui  le  verront,  et  nul  ne  sourira  à 
Taspect  de  ma  nudité...  0  mon  Dieu!  protégez-moi!  préservez-moi! 
fédiappe  avec  peine  à  la  tentation  du  suicide  I... 

(  Elle  se  Jette  i  genoux  et  prie.  ) 


SCEWE  IX. 

Sur  le  pont  Saint-Ange.  —  Qnatre  heures  du  matin. 
GABRIEL  sotTi  de  M08CA ,  GIGLIO. 

GABRIEL ,  marchant  arec  agitaUon  et  8*arrètant  an  miUeu  du  pont. 

Le  suicide!...  Cette  pensée  ne  me  sort  pas  de  l'esprit.  Pourtant  je 
loe  sens  mieux  ici!...  J'étouffais  dans  cette  petite  chambre,  et  je 
craignais  à  chaque  instant  que  mes  sanglots  ne  vinssent  à  réveiller 
BiOD  pauvre  Marc,  fidèle  serviteur  dont  mes  malheurs  avancent 
hdéôépitnde,  et  que  ma  tristesse  a  vieilli  plus  que  les  années! 

(MoNafiritentmMlre  un  hurlement  prolongé.)  Tais-toiS,  MoSCa!  je  Sais  qUO  tU 

m'aimes  aussi.  Un  vieux  valet  et  un  vieux  chien ,  voilà  tout  ce  qui  me 
reste!...  (nbit<|ueUiaeapa8.)  Cette  nuU  est  belle!  et  cet  air  pur  me  fait 
da  bien!...  0  splendeur  des  étoiles!  6  murmure  harmonieux  du 

Tibre!...  (Ifoaca  poone  un  aecond  hurlement.}  Qu'aS-tU  dOUC ,  frêle  créature? 

Bans  mon  enfance,  on  me  disait  que,  lorsque  le  même  chien  hurle 
trois  fois  de  la  même  manière,  c'est  signe  de  mort  dans  la  famille... 
le  ne  pensais  pas  alors  qu'un  jour  viendrait  où  ce  présage  ne  me  cau- 
serait aucun  effroi  pour  moi-même... 

(  n  fut  eooora  quelques  pas  el  8*appiile  sur  le  pirapet) 


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'Mù  REVUE  DE!  iMiK  MONDES. 

X KofM  hmrle^iipfar.la  iroisième  fçU  aimdiiQC|;pn|,cqi9tre  Gabriel} 

Déciâéaient  c'est  le  manvab  présage.  Qu*U  s^'accoinpU^,  ôotoD 
fiôeiil  Je  soferque^paurinoi,  il>o'€st  plus  de  inalhmr  possible! 
ÛlQïàO  >  •e^mppnHtoit  «tooie. 

Le  dmUa  4e  chiaftl  HeQi««s€ni€aik>ilii6'paMttfi0;yM^ 
:tioD..«  Par  le  diablel  (fast^i  faoîte^rWie  lea^'ni  ptsie  oonngel.....  Si 
96  4ï*«v^k  pai  lepime  ^  ^qûids  ,  j'^en  joeaterais  ÛJ 

Gepenâant  avec  la  liberté...  (et  ma  démarebe  «ofràs  do  pifie 
ddt  me  mettre  à faM  de  tout),  la  solitude  pourraIftAire  belle  eih 
core.  Que  de  poésie  dans  la  contemplailion  de  ces  asIrea^oDtinoQ 
désir  prend  possession  librement ,  sans  qu'aucune  vile  passion  Ten- 
chatne  aux  choses  de  la  terre!  0  liberté  de  l'ame!  qui  peut  t'aliéner 
sans  Tolie?  (  Étendant  les  bru  Ters  le  ciel.)  R^Qds-moi  Cette  liberté,  moD 
Dieu  !  mon  ame  se  dilate  rien  qu^à  prononcer  ce  mot  :  liberté  !... 

Droit  au  cœur,  c'est  fait! 

C'est  bi^n.fir^pipi^»  pycm  maître.  Je  demandais  la  liih^,.  et  ta  me 

«tGLIO. 

<  Le  voHà  mert!-^Te4airas4u,  maudite  bète?  ^^mùkieprmim^mm 
•immc  en  aboTMi.)  n  nf  échappe  !  'HAtoE6*noas  d'achever  la  besagie. 

Ml  ë*tppro«faèdeiQâbilel,4et«êstale«d»le>iotMe(9erO  A/h!  <fl!^  Ijèwel  Je 

Semble  commeUBe  feuSUel  le  nféMs  pas'fast  péw  toe4«étier4è. 

GABRIEL. 

Tu  veux  me  jeter  dans  le  Tîbret  Ce  n'est  pas  la  peine.  Laisse-moi 
^mourir  en  paix  à  la  clarté  des  étofries.  Tu  vois  bien  que  je  n'appde 
pas  au  secours,,  et  guMl  lïfest  indifférent  de  mourir. 

GJGLIO. 

Voilà  pu  hQi^mefluij(iie  rçssewblç.^  l'hfaire  qu'il  est,  si  cç  u'éluil 
raffaire  de  comparaître  au  jugçment  4*.eA  tout,  je  vpudilii^IêtlW 
mort.^|  j'irai  demai»  4mnfe.s§.e,;,^,  Jiftis,  par  tous  les  diables!  j'ai 


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GABRIEL.  851 

trai  la  tâte  sar  le  pavél 

(H  fe  JeQe  i  genoux  auprès  de  Gabriel  et  Teut  rillrer  te  poignafd  ^  ioà  lelo.) 
GTAttllrEt. 

lé^fais-tli,  m&thêûi%tix?tù  es  bien  ibpatiënf  de  méVétr  mourfi*! 

GIGLIO. 

(m  maître  !  mon  anga!...  mon  Dieu  I  Je  voudrais  te  rendre  la  lôe. 
iKeu  dii  ciel  et  de  la  terre,  empêchez  ^'U  ne  mearel.w.  , 

GABRIBL. 

est  trc|K  tard,  4P&t*imparte? 

mGLTO. 

ne  iM'rc!^;miMK  pM!  Afr !  tant  'mibiiir SWmeimtudi^ft  à  cetféf 
e,  je  serais  damné  sans  rémi^ionl 

GABRIEL. 

H'qjït  ta  sôiâ,  je  ne  tisn  veux  pas,  tu  asaccompif  fa'yolotité  du  ciéL 

eiÊêiMï 
D^  suistpay^iit  Yoletr»  m^Hà.  Ta  1»  Ymi  «Miltmi^enneiyMa^pfts 
îpoiiiUar. 

GABiHBL^ 

li  donc  renvoie?  Si  c'est  AstolpbB^y,,  neiQele'4isya8(«««  ifahâva* 
plut6L.v 

GIGLIO. 

tolphe?  Je  ne  connais  pas  cela... 

GABRIEL* 

iicM  Jermeofs  en  fiali.  Je  saki  #ot  piHt  te^  tùnt^é  Toit.  eiV 
meurt!  Ah!  Dieu  n'est  pas  juste  l  fl^itaeiÉrtl  Je^nr^ui'pmW 

re  la  vie...  (MoicafevtaileiUGlM  U  flgweM^ler'fliMiai de  Gabriel.)  Ahl  Cette 

re  bêtbi  eUera^k»  éé^cmÊr  que  RioL 

GABRin. 

ttlV  neM^pfiistti^Brpfliuvre  chien... 

GIGLIO. 
ni  !  îf  in'àppellé  ami  !  (  H  se  trappe  u  tète  avec  les  poinss.) 

GABRIEL. 

ipeut  venir...  Sauve-toi!...  Que  fais-tu  là?..  Je  ne  peux  en  re- 
'.  Va  recevoir  ton  salaire...  de  mon  grand-père  !.. 


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REVUE  DES  DEUX  MONDES. 
GIGLIO. 

Son  grand-père!  Ah!  voilà  les  gens  qui  nous  emploient!  Toili 
comme  nos  princes  se  servent  de  nous!.. 

GABRIEL. 

Écoute!.,  je  ne  veux  pas  que  mon  corps  soit  insulté  par  les  pay- 
sans... Attache-moi  à  une  pierre...  et  jette-moi  dans  l'eau... 

GIGLIO. 

Non!  tu  vis  encore,  tu  parles  «  tu  peux  en  revenir.  0  mon  Diea! 
mon  Dieu  !  personne  ne  viendra-t-il  à  ton  secours? 

GABRIEL. 

L*agonie  est  trop  longue...  Je  souffre.  Arrache-moi  ce  fer  de  la 
poitrine.  (  Gigiio  retira  le  poignard.}  Merci,  je  me  sens  mieux...  je  me  sens... 
libre  !..  mon  rêve  me  revient.  11  me  semble  que  je  m'envole  là-haut! 
tout  en  haut  !. . .  (  n  expire.) 

GIGLIO. 

U  ne  respire  plus!  J'ai  hâté  sa  mort  en  voulant  le  soulager...  Si 
blessure  ne  saigne  pas...  Ahl  tout  est  dit!...  C'était  sa  volonté...  Je 

vais  le  jeter  dans  la  rivière...  (»  emie  de  fonlerer  le cadavre  de  Gabriel.)  U 

force  me  manque,  mes  yeux  se  troublent,  le  pavé  s'enfuit  sons  mes 
pieds!..  Juste  Dieu!.,  l'ange  du  château  agite  ses  ailes  et  sonne  b 
trompette...  C'est  la  voix  du  jugement  dernier?  Ah!  voici  les  morts, 
les  morts  qui  viennent  me  chercher. 

(n  tombe  U  ntee  8ttr  le  pavé  et  se  boocbe  lea  oreiUei.) 


ASTOLPHE,  LE  PRÉCEPTEUR,  GABRIEL  mort,GIGLIO éieBdaitent 

ASTOLPHE ,  en  marchant 

Eh  bien!  ce  n'est  pas  vous  qui  aurez  manqué  à  votre  promesse. 
Ce  sera  moi  qui  aurai  forcé  votre  volonté  ! 

us  PRÉCEPTEUR,  8*arr6tant  irrésola. 

Je  suis  trop  faible...  Gabriel  ne  voudra  phis  se  fier  à  moi. 

ASTOLPHE,  rentralnanL 

Je  veux  la  voir,  la  voir  !  embrasser  ses  pieds.  Elle  me  pardonnera! 
Conduisez-moi. 

H  ARC,  Tenant  à  lenr  rencontre ,  une  lanterne  à  la  nain,  répée  dans  l*antre. 

Monsieur  l'abbé ,  est-ce  vous? 

LE  PltÉCEPTEUR. 

OÙ  cours-tu,  Marc?  ta  figure  est  bouleversée  !  Où  est  ton  maître! 


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GABRIEL.  353 

MARC. 

Je  le  cherche!  Il  est  sorti...  sorti  pendant  que  je  in*étais  endormi  ! 
Malheoreux  que  je  suis!...  J'allais  voir  chez  vous. 

LE  PRÉCEPTEUB. 

Je  ne  Tai  pas  rencontré. . .  Mais  il  est  sorti  armé,  n'est-ce  pas  ? 

MARC. 

Il  est  sorti  sans  armes  ;  pour  la  première  fois  de  sa  vie ,  il  a  oublié 
jusqu'à  son  poignard.  Ah!  je  n*ose  vous  dire  mes  craintes.  Il  avait 
tant  de  chagrin  I  Depuis  quelques  jours  il  ne  mangeait  plus,  il  ne  dor- 
mait plus,  il  ne  lisait  plus,  il  ne  restait  pas  un  instant  à  la  même 
place. 

ASTOLPHE. 

Tais-toi ,  Marc ,  tu  m'assassines.  Cherchons-le  !...  Que  vois-je  ici?... 

(  11  lai  trracbe  la  lanterne,  et  8*approche  de  GigUo.)  Que  fait  là  CCt  homme? 

GIGLIO. 

Tuez-moi  !  tuez-moi  !.. 

l'abbé. 
Et  ici  un  cadavre! 

MARC ,  d*une  ?olx  étouffée  par  les  crli. 

Mosca  !...  voici  Mosca  qui  lui  lèche  les  mains! 

(  Le  précepteur  tombe  à  genoux.  Marc ,  en  pleurant  et  criant,  relére  le  caila?re  de  Gabriel. 
Aslolphe  reste  pétrifié.) 

GIGLIO,  au  précepteur. 

Donnez-moi  l'absolution,  monsieur  le  prêtre!  Messieurs,  tuez- 
moi.  C'est  moi  qui  ai  tué  ce  jeune  homme,  un  brave,  un  noble  jeune 
homme  qui  m'avait  accordé  la  vie,  une  nuit  que  pour  le  voler  j'avais 
déjà  tenté,  avec  plusieurs  camarades,  de  l'assassiner.  Tuez-moi! 
J'ai  femme  et  enfans ,  mais  c'est  égal ,  je  veux  mourir! 

ASTOLPHE,  lé  prenant  à  la  gorge. 

Misérable  I...  tu  l'as  assassiné  ! 

LB  PRÉCEPTEUR. 

Ne  le  tuez  pas;  il  n'a  pas  agi  de  son  fait.  Je  reconnais  ici  la  main 
du  prince  de  Bramante.  J'ai  vu  cet  homme  chez  lui. 

GIGLIO. 

Oui  !  j'ai  été  à  son  service. 

ASTOLPHE. 

Et  c'est  lui  qui  t'a  chargé  d'accomplir  ce  crime? 

GIGLIO. 

J'ai  femme  et  enfans,  monsieur;  j'ai  porté  l'argent  que  j'ai  reçu  à 
la  maison.  A  présent ,  livrez-moi  à  la  justice  ;  j'ai  tué  mon  sauveur , 

TOMB  XIX.  23 


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35&  RBTUE  DBS>  Dara  MONDES. 

mon  maître,  mon  Jésus!  EnvoyezHnai  à  la  potence;  vous  voyez  bi^ 
que  je  me  lîvca  moi-même.  Monsieur  l'abbé ,  priez  pour  moi  ! 

ASTOLPHB. 

Ah  !  l&che ,  fanatique ,  jeCécnnerai  sir  le  pavé. 

LE  PRÉCEPTEfJR. 

Les  révélations  de  ce  malheureux  seront  importantes;  épargnez-le,^ 
et  ne  doutez  pas  que  le  prince  ne  prenne  dès  demain  l'initiative  pour — 
vooi»  accuser.  Du  courage;  seigneur  Astolphe!  voua  dever  à  la  mé 
maire  de  c^e  qui  vous  a  aimé ,  de  purger  votre  boaneor  de  ces  ca-^ 
lommes.. 

ASTOLPHE,  se  tordant  les  bras. 

Mon  honneur  !  que  m'importe  mon  honneur? 

(Il  se  J^lte^Aur.  le  corpt  de  Gabiielle.  Haro  le  rBfKNiate.) 
BURG. 

Ah!  laissez-la  tranquille  à  présent  !  C'est  vous  qui  l'avez  tuée. 

ASTOLPHE ,  se  relerant  ayec  égarenent 

Oui!  c'est  moi ,  oui ,  c'est  moiXq^i  ose  dire  le  contraire?...  C'es^ 
moi  qui  suis  son  assassin  I 

LB  PEÉCEPTBUR. 

Calmez-vous  et  venez!  It  firat)  soustraire  cette  dëpouMë  sacrée  aux 
outrages  de  la  publicitti.  Le  jour  est  loin  die  paraître,  emportons-la. 
Nous  la  déposerons  dans  le  premier  couvent.  Nous  l'ensevelirons 
nous-mêmes ,  et  nous  ne  la  qiiitterons  que  qiiand  nous  aurons  cacbé 
dans  le  sein  de  la  terra  ce  secret  q)ai  lui  fut  si  cher. 

ASXOLPBB. 

Qhl  oui^4iu'eUeremp9rte.datt»^la  tombe,.06>seecet  que  j*ai  foula 
violer!... 

LE  PRÉCEPTEUR,  à  GigUo.  j 

Suivez-nous,  puisque  vous  éprouvez  des  remord»  salutaîras.  Je  tàr 
cherai  de  faire  votre  paix  avec  Je  ciel  ;  et  «  si  vous  voulez  faire  des 
révélations  sincères ,  on  pourra  vous  sauver  la  vie. 

GIGL10« 

Je  confesserai  tout ,  mais  je  ne  veux  pas  de  la  vie,  pourvu  que  j'aie 
l'absolution. 

ASTOLPHE,  en  délire. 

Oui ,  tu  auras  l'absolution ,  et  hi  seras  mon  ami ,  mon  compagnool 
Nous  ne  nous  séparerons  pltas ,  car  nous  sommes  dieux  assassins! 

(Marc  et  Giglio  emportent  )e  eaëavre,  l'abbé  entraîne  Aatolpbe  ) 

GflOHGBSAUBu 


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an 

1 


LES 


VICTIMES  DE  BOILEAU. 


tuée. 


Nos  malheuBs  ont  oertaittes  cornes , 
Et  des  flots  dont  on  ne  peut  voir 
Ni  les  limites  ni  les  sources. 
Dieu  seul  connaît  ce  changeanirt; 
Car  Tesprit  ou  le  jugemont 

\Cwé^rl  N*entendent  à  nos  adventures , 

I  Non  pins  qu'au  flux  secret  des  mors. 

^*^/  TbAofhilbdsVmv. 


^W 


té 


'i« 


ci 


Les  LiLertins.  —  Théophile  de  Viau. 

B  y  avait  de  la  foule  et  du  bruit,  le  25  août  1623,  sur  le  parvis 

^Otre-Dame,  à  Paris.  C'était  une  place  carrée,  dont  les  côtés  étaient 

*^lendus  par  des  bornes  également  espacées;  jilace  d'ailleurs  étroite, 

^^^raséc  par  les  deux  géans  qui  dominent  l'église ,  et  bordée  d'une 

^^nture  de  toits  pointus  ou  étages,  qui  dataient  de  loin.  Ces  maisons 

^^  moyen-ftge,  habitées  par  les  prêtres  et  les  chanoines,  sentaient 

^^OrTîeîIle  origine;  elles  formaient  des  rues  tortueuses,  dont  les 

^lons  entouraient  de  zig-zags  obscurs  la  vénérable  cathédrale. 

'-  )      \     Quelques  bourgeois  et  quelques  artisans  franchissaient  d'un  pas  leste 

(i)  Toir  h  Uwnimm  do  15  juin  fSI9. 

23. 


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356  RBYUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  nielles  obliques  qai ,  sous  le  nom  de  rue  des  Marmousets  et  de 
rue  de  la  Huchette ,  serpentent  encore  sur  le  sol  primitif  de  la  Cité. 
Quoique  les  démarches  fussent  pressées,  les  bouches  souriantes  et  les 
yeux  animés,  rien  n'annonçait  le  désir  ou  Teffroi  d'un  événement 
grave.  Il  ne  s'agissait  pas  d'une  de  ces  émotions  profondes  qui 
ébranlent  les  populations  dans  leurs  dernières  fibres,  mais  d'une 
simple  curiosité  bourgeoise  qui  cherchait  h  se  satisfaire.  Naguère, 
quand  on  avait  tué ,  en  face  de  la  rue  du  Coq,  l'Italien  Concini,  et 
que  la  canaille  avait  traîné ,  avec  des  crocs  de  fer,  son  cadavre  dans 
les  rues,  un  bien  autre  frémissement  s'était  propagé  dans  ce  grand 
corps  parisien. 

C'est  qu'on  allait  promener  solennellement  sur  le  pan  is  Notre- 
Dame  l'image  d'un  homme  condamné  à  faire  amende  honorable  de- 
vant cette  église.  Une  fois  la  cérémonie  achevée ,  on  devait  conduire 
l'effigie  à  la  place  de  Grève,  au  centre  de  laquelle  s'élevait  un  bûcher. 
Le  poteau  qui  le  surmontait  portait  un  écriteau  rouge;  au-dessoas 
de  l'écrileau ,  un  personnage  vivant  semblait  enchaîné.  Son  feutre  à 
plumes,  sa  moustache  affilée,  sa  royale  aiguë,  son  épée  suspendue  au 
baudrier,  son  petit  manteau  à  l'espagnole  et  son  haut-de-chausses 
entr'ouvert  pour  montrer  le  linge,  comme  c'était  alors  la  mode,  indi- 
quaient un  gentilhomme.  On  riait,  on  se  pressait,  et  le  bourreau,  les 
manches  relevées ,  mettait  le  feu  aux  fagots  de  bois  vert  qui  allaient 
consumer  ce  pauvre  martyr.  Lui  ne  bougeait  pas;  son  héroïsme  ne 
surprendra  personne:  c'était  un  mannequin.  Le  peuple,  acharné 
contre  l'effigie,  disait  beaucoup  de  mal  de  celui  qu'elle  représentait, 
et  dont  le  nom  apparaissait  en  gros  caractères  sur  l'écriteau  carré, 
au-dessus  du  poteau  : 

THÉOPHILE  DE  VIAU, 
IMPIE,  ATHEE,   BLASPHÉMATECR. 

Si  jamais  vous  avez  vu  cette  belle  gravure  d'Etienne  délia  Bella  qui 
représente  le  Pont-Neuf  sous  Louis  XIII ,  vous  pouvez ,  en  la  rappe- 
lant à  votre  mémoire,  avoir  quelque  idée  du  mouvement  qui  se  faisait 
autour  du  bûcher.  C'étaient  des  gueux  et  des  gueuses  qui  jouissaient, 
au  grand  soleil ,  de  ce  spectacle  amusant;  des  moines  graves  et  jouf- 
flus, les  mains  passées  dans  leurs  manches,  et  contemplant  cette 
juste  punition  de  l'impiété;  des  bohémiens,  étendus  sur  le  parvis  ou 
mêlés  à  la  foule  dont  ils  exploitaient  la  badauderie  à  leur  profit  ; 
beaucoup  de  femmes,  toujours  carieuses,  les  unes  allaitant  leurs  en- 


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LES  VICTIMES  DE  BOILEACT.  357 

fens,  les  aatres  minaudant  et  parées;  ici  une  vaste  carrosse  (1),  ou- 
verte, aux  panneaux  sculptés  et  dorés,  traînée  par  deux  mules,  dont 
la  caisse,  touchant  presque  la  terre,  contenait  huit  personnes, 
hommes  et  femmes;  là  un  gentilhomme  de  province,  monté  sur  un 
gros  cheval  normand  caparaçonné  de  rouge  et  portant  en  croupe  sa 
ccosine  ou  sa  femme;  plus  loin  quelque  Italien  couvert  de  rubans  et 
faigaillettes  d'or,  qui  détournait  la  tète  et  b&tait  le  pas  en  haussant 
les  épaules.  Barbara  gentef  murmurai t-il  entre  ses  dents.  Le  gentil- 
homme français  dirait  bien  tout  haut,  s'il  osait,  ce  que  l'Italien  mur- 
mure tout  bas;  mais  ce  serait  se  faire  un  mauvais  parti.  Il  n'y  a  pas 
quatre  années  que  Lucilio  Vanini  a  été  brûlé,  à  Toulouse,  pour  le 
même  crime,  non  pas  en  efSgie,  mais  en  chair  et  en  os,  devant  la 
populace  ravie;  et  si  vous  étudiez  les  physionomies  populaires ,  vous 
reconnaîtrez  que  la  masse  et  surtout  les  classes  inférieures ,  depuis 
la  bourgeoisie  jusqu'aux  tire-laines,  jouissent  de  cette  cérémonie  et 
regrettent  de  ne  pas  remplacer  ce  mannequin  de  bois  et  de  paille  par 
le  véritable  malfaiteur. 

C'est  cet  esprit  de  la  population  parisienne,  en  1623,  que  j'ai 
voulu  constater  et  reproduire  en  exhumant  la  scène  précédente, 
dont  le  coloris  pittoresque  semble  démentir  la  simplicité  naturelle 
fane  histoire  littéraire.  Je  ne  pouvais  expliquer  autrement  la  vie  et 
les  œuvres  de  Théophile  de  Yiau ,  que  personne  n'a  expliquées.  Le 
sentiment  des  époques  et  l'instinct  des  passions  populaires  sont 
choses  si  rares  ou  tellement  méprisées,  que,  faute  de  ces  lumières,  la 
plupart  des  faits  contenus  dans  les  annales  humaines  restent  sans 
commentaire  et  sans  explication.  Voici  un  innocent  que  l'on  brûle 
par  contumace.  C'est  un  homme  très  distingué;  le  peuple  applaudit. 
D*où  vient  une  injustice  aussi  barbare?  Pourquoi  la  cour,  en  le  proté- 
geant, livra-t-elle  son  image  à  la  colère  de  la  canaille?  Demftndez-le 
aux  historiens ,  personne  ne  le  dit. 

On  frappait  un  symbole.  Les  passions  de  la  ligue  s'insurgeaient 
contre  le  gentilhomme  huguenot,  les  passions  populaires  contre 
Thomme  de  cour,  les  passions  parisiennes  contre  un  Gascon ,  l'ascé- 
tisme  catholique  contre  un  voluptueux.  Pour  ennemis  impitoyables, 
ce  pauvre  homme  avait  le  boucher  Guibert  de  la  rue  Saint-Martin , 
la  bourgeoise  Mercie  de  la  rue  Saint-Denis,  le  prévAt  Le  Blanc, 
Técolier  Sajot,  l'avocat  Anisé,  le  jésuite  Voisin,  le  déclamateur Ga- 
rasse, tous  gens  appartenant  à  la  masse  ardente,  ignorante  et  crédule 


(1)  Carrosse  était  alors  du  féminin. 


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35&  EEYCE  lOA  .DSra  JfOBQ>S& 

qui  venait  de  marcher  sous  les  étendards  rdes  €Uiisei.  Théophile, 
rbomme  delà  cour  qui  passait  pour  avoir  le  plus  d'6^^tet4e  liberté 
dans  l'esprit,  représentait,  aux  yeux  du  peuple,  les  Biœms  de  hi 
cour,  aux  yeux  des  moines,  la  vje  de  plaisir;  et  tousoes  gepg>€iMa>at 
attisé  la  flamme  qui  eût  brûlé.devant  Nolre^Dame  lehneiffnot  ^î- 
curien. 

Il  faut  nous  arrêter  un  moment  et  étudier  le  mouvement  linld- 
lectuel  au  milieu  duquel  Théophile ,  victime  étourdie  «  se  trouia-jeÉé 
sans  le  savoir. 

La  réaction  contre  le  spiritualisme  chrétien,  préparée de|Hiis  tang* 
temps,  avait  éclaté  au  eommenoement  du  xvi*'  siècle  :  elleae^mtir 
nuait  au  xvu^  Luther  en  avait  été  le  héros«  et  Rabelais  Je  bouGEoiL 
Avec  les  libres  .pensées  sUotroduisireikt  en  Eranee  tous  las  vices  de 
l'Italie  corrompue.  Le  peuple  se  courrouça  conUe  cette  iBvaaiim«  iéb 
fanatisme  de  la  ligue  eut  à  combattre  à  la  f(US;les  jmpiidittitéside  la 
cour,  les  raOinemens  voluptueux  des  Florentins.,  les  har^euesithé^ 
logiques  de  l'Allemagne  et  les  prétentions  su^senàies  des  .gentib- 
hommes  de  province.  Ce  ne  fut  donc  pas  seulement  contre  lefifo- 
testantisme,  mais  contre  l'orgueil ,  le  luxe ,  la  débauche,,  cMitieJef 
poètes  obseènefr  et  les  moeurs  libertines,  (pie  le  coorrou  de  la^bo»^ 
geoisie  et  des  moines  tonna  pendant  le  cours  du  32Ti^tSîàele  et^ 
commencement  du  xvir.  Les  gens  de  lettres  lurent  enieloppés^kM 
lamême  proscription  :  a  A  quoi  servent-Us,  demande  Puyherbadt, 
qui  a. écrit  en  latin,  vers  1540,  un  livre  oublié  (i),  mais  rempli  de 
détails  de  mœurs  nécessaires  à  l'histoire?  A  quoi  sont-ils  bons,  ces 
écrivains,  copistes  de  l'Italie?  A  nourrir  le  vice  et  les  loisirs  de  coiv^ 
tisans parfumés,  de  femmes  dissolues;  à  provoquer  les  voluptés,  à 
enflammer  les  sens,  à  effacer  des  âmes  tout  ce  qu'eUes  avjaient  de 
viril.  Nous  devons  beaucoup  aux  Italiens;  mais  nous  leur  awm 
fait  mille  emprunts  dont  nous  avons  à  gémir.  Les  mœurs  de  cerpajs 
sentent  le  parfum  et  l'ambre;  lésâmes  y  sont  amoliies  comme  les 
corps.  Ses  livres  n'ont  rien  de  fort,  rien  de  digne,  rien  de  pnissont; 
et  plût  à  Dieu  qu'il  eût  à  la  fois  gardé  ses  ouvrages  et  ses  parfuoM!... 
Qui>ne  connaît  Jean  Boocace.,  «t  Ange  Poli  tien  et  Le  Petgge,  ta» 
plutét  païens  que  chrétiens?  C'est  à  Rome  que  Rabelais  a  ûnaginé 
son,pantagruélisme,  vraieipeste  des  mortels.  Que  faiMl ,  cet  hemmëf 
Quelle  est  sa  vie?  Il  ipaëse  les  journée  à  boire,  ^  faire  rantoiir,à 
imiterSoiQrate;  il  aourtnpnès  la  vapeur  des  cuisines;  il  somUed'é- 

(1)  Theotimus,  de  toUendis  malis  lU)ris;  15ia. 


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LES  VTCTIMES  DB  BOltBAtf.  3&9 

crito  inftmes  son  misérable  papier;  il  Tomit  le  poison  qui  se  répand 
ai  lam  dans  toiHes  les  régibnsv  il  jette  sur  tons  les  rangs  et  tous  les 
ortres  les  médisances  et  les  injures.  Il  calomnie  lés  bons,  il  déchire 
If  probité;  et  ee  qu'il  y  a  de  merveilleux ,  c'est  qpe  notre  saint  père 
lemçottàsa  table,  cet  ennemi  public,  cet  homme  hideux ,  cette 
seafDare  du  genre  humain ,  qui  a  autant  de  Taconde  qu'il  a  peu  de 
«gesse.  »  — *  VoHft  comment  on  parlait  alors  de  Rabelais  parmi  les 
gm» graves.  Ne  toos  y  trompez  pas:  Topinion  de  Puyherbault  était 
Topînion  populaire;  Ronsard  et  ses  amis,  ayant  sacrifié  un  bouc  tra- 
^Hfêe  aiFdiea  Bacehus,  échappèrent  avec  peine  à  la  vengeance  catho- 
li?«e.  La  Place,  dans  ses  excellens  Mémoires  sur  les  règnes  de  Fran- 
ce' et  de  Henri  ir,  n'attaque  pas  moins  vivement  les  Italiens,  les 
gms^dë  cour  et  les  poètes,  trois  espèces  d'hommes  que  la  haine  uni- 
fWeHé'eoiifondait  et  vouait  à  la  damnation.  Henri  Estienne  débla- 
tètt!  éiOqaemm^t  contre  le  langage  français  italianisé;  Feu-Ardent 
veot  que  l'on  exile  tous  les  gens  de  lettres  aux  antipodes. 

La-oourdeHenri  II,  celle  de  Henri  III,  même  celle  de  Henri  IV, 
jttliBmeni  assez  par  leurs  étranges  déportemcns  la  révolte  Fanatique 
et  morale  qui  arma  Jacques  Clément  contre  Henri  III ,  Ravaillac 
contre  Henri  IV.  Ati  commencement  du  règne  de  Louis  XIII,  le  mé- 
contentement populaire  n'est  pas  assouvi;  il  se  rue  avec  une  in- 
cn>yable  fureur  sur  le  maréchal  d'Ancre,  Italien,  prodigue,  licencieux, 
iuDlent,  homme  de  cour,  d'un  Inxe^plendide,  et  qui  d'ailleurs  n'avait 
Mtde  mal  à  personne.  A  peine  est-il  mort,  le  Tavori  de  Luydes  re- 
oMltoà  son  tour  cet  héritage  de  haine;  lès  Injures  lancées  contre 
loi  en  vers  et  en  prose,  recueillies  en  un  volume  qui  a  eu  trois  édi- 
fions (1^,  s'adressent  à  toute  la  gentîlhommerie  parée,  musquée, 
littéreire,  libertine,  que  Puyherbault  et  La  Place  avaient  si  fort  mal- 
tnitée.  «  Bonne  mme,  bonne  piaffe  (dit  un  pamphlet  dte  1623,  intî- 
tié  ;  la  Pourmtnade  des  Bonshommes  ou  le  Jugement  de  notre  siècle)  ; 

hieD  frisez;  perruquez,  goderonnez,  parfumez;  le  xèuetleb 

fifiquentSéz?  calomnies  contre  les  honnestes  femmes  qui  ne  lés  au- 
ront vonhi  escoutèr,  vantises  de  celles  qui  auront  esté  si  sottes  que 
de  leur  presten  ne  point  payer  ses  debtes  quand  on  est  aux  champs; 
Kre  lepefit  iDjr;  lever  dès  contributions  sur  ses  vassaux;  faire  tra- 
^llerà  conrées-,  frapper  Tun,  battte  l'autre,  faire  des  mariages  à 
•«wr  plaisir;  c'est  pitié  que  d'avoir  à  vivre  avec  eux.  La  guerre  vient- 

(1)  Keeviêil  dêi  piicêi  lê$  plu$  eurieusei  qui  oni  été  fttii$$  pendani  le  rigfk»  de 
^- (econn^foMa  de  LuyfMi ,  16S5,  pag.  1S5. 


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360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle;  on  capitule  avec  le  roy,  ne  le  sert  qu'en  payant,  prend  tout 
pour  soy,  appointe  ces  pauvres  malotrus  soldats  (en  petit  nombre}  a 
courir  la  poule  et  dénicher  les  cochons  de  nos  fermes,  n'y  rien  laisser 
que  ce  qu'ils  ne  peuvent  avaler  ou  emporter  ;  et  Te  pauvre  manant  et 
sa  desplorable  famille  courbent  sous  ce  faix  insupportable,  b  — Ainsi 
parle  des  courtisans  le  bourgeois  de  Paris  en  1623.  L'homme  d'église 
est  plus  sévère;  il  ne  prend  pas  la  chose  aussi  gaiement;  il  a  des  ma- 
lédictions bien  plus  sérieuses  contre  les  poètes  et  les  courtisans,  les 
gentilshommes  et  les  auteurs,  contre  les  libertins  et  les  athées,  a  Allez 
au  feu,  bélîtres,  dit  le  père  Garasse,  allez,  disciples  de  ce  grand 
bufQe  de  Luther;  allez  avec  vos  écrits,  empoisonneurs  d'ames;  vous 
qui  dites  qu'un  bel  esprit  ne  croit  en  Dieu  que  par  contenance;  voos 
qui,  dans  les  cabarets  d'honneur,  traités  en  princes  à  deux  pistoles 
par  tête  (le  tout  pris  sur  la  pension  des  seigneurs  qui  vous  font  une 
aumône  bien  mal  employée],  après  avoir  vuidé  cinq  ou  six  verres, 
faites  fi  de  la  théologie  et  de  la  philosophie  I  Tout  votre  faict,  tout 
l'objet  de  votre  bel  esprit,  c'est  un  sonnet,  une  ode,  une  satyre,  une 
période  française,  une  proposition  extravagante  !  Allez  dans  le  fea. 
méchans!» 

Voilà  les  opinions  qui  s'ameutèrent  contre  Théophile,  brùlèreot 
son  ellBgie,  et  essayèrent  de  le  pendre. 

Ces  méchansy  que  le  terrible  Garasse  dépêchait  si  vite  en  enfer, 
ces  athées  n'étaient ,  comme  le  dit  Ménage ,  que  de  joyeux  scep- 
tiques ,  qui  prétendaient  raisonner  leur  nonchalance ,  s'amusaient  de 
leur  mieux  et  s'embarrassaient  peu  du  reste.  Entre  les  deux  camps 
du  calvinisme  et  de  la  foi  catholique,  était  née  une  théorie  d'insou- 
ciance dont  Montaigne  ne  s'éloigne  pas  beaucoup,  que  Ninon  et  Cbau- 
lieu  ont  depuis  professée  sans  péril ,  et  que  Ménage  appelle  «  un 
déisme  commode,  reconnaissant  un  dieu  sans  le  craindre  et  sans  ap- 
préhender aucune  peine  après  la  mort.  »  Geoffroy  Vallée,  pour  avoir 
imprimé  cette  opinion  en  1570,  avait  été  pendu ,  puis  brûlé  le  9  fé- 
vrier 1574.  a  Homme  souple  et  remuant,  dit  Garasse  (1),  il  s'était 
glissé  dans  la  familiarité  de  ces  sept  braves  esprits  qui  faisaient  la 
brigade  ou  la  pléiade  des  poètes ,  dont  Ronsard  était  le  coryphée.  U 
avait  commencé  à  semer,  parmi  eux ,  de  très  abominables  maximes 
contre  la  Divinité ,  lesquelles  avaient  déji  esbranlé  quelques-uns  de 
la  troupe...  Ronsard  cria  :  Au  loup!  et  fit  son  beau  poème  contre  les 
athées ,  qui  commence  : 

(1)  Doctrint  eurieuiê. 


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LES  VICTIMES  DE  BOTLEAU.  361 

O  ciel  !  ô  terre  !  6  mer  !  6  Dieu ,  père  commun  !  etc. 

a  Sainte-Marthe  écrivît  aussi  contre  lui  son  excellente  poésie  îam- 
bique  in  Mezentium,  et  l'on  ne  désista  pas  qu'il  ne  fût  pendu  et  bruslé 
en  place  de  Grève.  » 

On  ne  désista  pas!  Vous  entendez  Garasse  :  il  en  est  plein  de  joie. 
Hais  l'athée  Geoffroy  Vallée  n'était  pas  le  seul  de  sa  race.  Mersenne 
prétend  qne  Ton  comptait  alors  cinquante  mille  athées  à  Paris,  pro- 
bablement des  criminels  de  l'espèce  de  Théophile  et  de  Vallée,  aimant 
le  plaisir  et  ne  s'en  cachant  pas.  Un  petit  neveu  de  Vallée ,  Desbar- 
reaui,  devint  célèbre  à  son  tour  par  son  épicuréisme;  athée  prover- 
bial, gastronome  renforcé,  amant  de  Marion  dans  sa  jeunesse,  et  qui 
connut  beaucoup  Théophile.  Toute  la  cour  passait  pour  athée.  Bas- 
sompierre  donnait  200  écus  de  pension  à  Lucilio  Vanini ,  qu'il  nom- 
mait son  aumônier  et  qui  alla  se  faire  brûler  à  Toulouse.  Les  seigneurs 
réunissaient  autour  d'eux  des  amis  enjoués,  qui  affichaient  la  volupté 
elle  scepticisme.  Les  «  esprits  forts  du  Marais  d  brillaient  au  premier 
rang.  Le  baron  de  Panât,  disciple  de  Vanini  et  ami  de  Théophile, 
faisait  des  prosélytes  à  Toulouse;  Fontrailles,  ce  bossu  spirituel  qui 
conspira  contre  Richelieu  avec  Cinq-Mars,  Bois-Yvon ,  dont  Tallemant 
s'est  occupé,  appartenaient  à  la  même  armée.  C'était  Bois-Yvon  qui 
disait  à  un  mauvais  prédicateur  :  a  Ne  me  parlez  pas  tant  de  Dieu! 
vous  m'en  dégoûteriez!  »  et  à  son  confesseur  :  a  Que  voulez-vous  que 
Dieu  et  moi  nous  ayons  de  commun?  Il  est  si  grand  seigneur  et  moi 
si  petit  compagnon  !  »  Les  hautes  régions  fourmillaient  de  ces  liber- 
tins,  comme  on  les  appelait.  Qu'ils  eussent  le  goût  du  luxe,  du  plaisir, 
delà  débauche,  des  voluptés  recherchées  et  fougueuses  ;  on  n'en  peut 
douter  quand  on  parcourt  les  productions  immondes  et  satiriques  qui 
remplissent  le  Cabinet  y  V  Espadon  y  le  Parnasse  des  vers  de  ce  temps, 
et  tous  les  recueils  cyniques  qui  datent  des  premières  années  de 
louis  XIÏL 

Tout  cela  était  entre  les  mains  des  courtisans  et  les  amusait;  mais 
le  bourgeois,  le  prêtre,  le  marchand,  le  magistrat,  le  procureur,  le 
prévôt,  le  médecin,  avaient  ces  abominations  en  grande  horreur. 
Les  jésuites  s'emparèrent  de  cette  haine.  Mal  vu  alors  des  parlemens 
et  du  peuple,  l'Ordre  espéra  tirer  parti  de  ce  mouvement  national  et 
bourgeois,  dernier  ricochet  de  la  ligue,  qui  se  déclarait  contre  les 
écrivains  obscènes ,  les  gentilshommes  libertins  et  les  athées  bons 
vÎTans.  On  n'attaquait  point  la  cour,  on  défendait  seulement  Dieu  et 
^^  morale;  c'était  habile.  Le  roi  se  taisait;  le  parlement  approuvait; 


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3fi2  JftBFIlB  J>S8  nglIX  MONBM* 

la  boargeoisie  battait  des  maiDs,  les  chaires  retentîssaieDt  d'anatbè- 
mes,  et  la  coar  mattée  essuyait  de  son  mieux  cet  orage.  Un  écrivain 
^ui  n'est  pas  sans  verve,  intelligence  ardente  et  logique,  qui  allait 
iiqpétueusemeiit  aux  dernièresconséquenc9s.de  «es  syatènes,  c^j^èoe 
de  tribun  catholique,  Marat  de  ce  soulèvement  juissagei;,  {«IJ'îa*- 
tiative,  et  se  miti  brandir  sa  plume  J»ouCfone  :  ce  fut  ftaws».  Aey- 
nauld,  Voisin ,  le  père  Gaussia,  1-eacortènKnt.  JKons  mccdm  fciaaMt 
comment  Théqphile  attira  sur  lui  toute  Jaiûmeur^eJa  im%p6ii^.im 
jésuites  et  le  peuple  Idomphèrenlon  YOf  anttoilto'mn  «ttiêph^  Mm 
cette  xidicule  jlamme^  qui  dévourait  leniyiDACipiiii  4u^eiitilhaiMiet 
satisfaisait  «ne  jm^ûon  populaireet  signateit  mi  jmuyevmA  de  >^ 
p.ritj)ublia. 

Théophile.,  cependant,  se  promesaU  ;traii9irille  id«M  Jes  tbeUas 
allées  de  CbantiUy,  chez  le  duc  de  MontmorcA^,  qui^proU^mlm 
ieuuesseï,  sa  licence,  son  beL:esprit  etjson  tsdent  Xà}îl/£maitidesi»is 
bien  scandés.,^  bien  ximés ,  partagés  en  stauces  qui  ne  fMffîtnppf  f» 
drbarjnonie,  mai»  Jénuésde  mouvement,  d'images  ^<d»aw¥eaiilé; 
là;,  liljdhantait  ^  en  deux  cents  strophes  égales^  ee  cbAtMiUi<W3)itaKar, 

|L*aua0l«ie>aon  âi«u  tucélaire, 

et  célébrait,,  dans  «on  ode,  ce^cabinet  de  verdure,  jAQuiméi^arJoi 
bois 4e  Sylvie,  et  que  Tdo  appelle  encQce^da  même  j)om;j9emil^ 
leuxbo^quet^ 

EAMînttdeiontakies  et  d^aibNB, 

qui  l'abritait  contre  la  vindicte  des  bourgeois.  Mairet^  son  coiB- 
mensal,  protégé  aussi  par  le  duc,  venait  l'y  trouver.  On  se  pro- 
menait en  causant  philosophie,  épicuréisme,  art  des  vers,  eU'onbii' 
vait  ensemble  la  foudre  parlementaire,  les  cris  des  jésuitea,  la  fureur 
de  la  canaille.  Deux  mouvemens  se  faisaient  donc  sentir  alors  dans 
la  société  française  :  l'un ,  qui  partait  des  gens  de  cour  et  se  aidait 
vers  le  luxe  mondain ,  la  liberté  de  penser,  la  débauche  et  le  seniua- 
lisme;  Tautre,  qui,  émané  de  l'église  et  du  peuple,  protestait  coBtie 
cette  licence,  en  faveur  du  vieux  catholicisme  et  de  la  sévérité  des 
mœurs  bourgeoises.  A  la  tète  de  cette  dernière  armée,  le  hurlesqjie 
(iarasse  embouchait ,  de  tout  son  pouvoir,  la  trompette  de  la  ligue- 
Théophile  de  Yiau  ne  commandait  et  jie  dirigeait  rien;  mais  soo 
nom  était  devenu  le  mot  d'ordre  des  gens  d'esprit  et  des  espritfi.focts; 
on  disait  vnpie  comme  Théophile,  spirituel  comme  Tliéophik.  Là  po- 
pulace ne  doutait  pas  que  ce  ne  fût  un  diable  sous  fonne  homainei 


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«t-  iebifllftiit  gascm  paysH  un  pan  cher  Thonnenr  S^lre  k  la  mode, 
dbfMre  aux  seigneurs  etde^représenter  à  hii  seul  toat  le  bel-espnt 
4e  la  coor. 

il  n^avaitf  ni  le  tact  HKéreirrde  Malherbe,  ni  rinspiraticm  inégalé 
dr  SMn^^lMniti,  ni  te^nKnient  élègiaqtie  de  Saean ,  ni  hi  fSeondité 
MariMbte  4e  Hërdy^  :  c^était  une  intelligence  vire  et  pnomptev  un 
CMp'  d*%eiiobsenrateur  et  fin ,  un  jet  de  saillie  tcrute  gasconne  par 
ara  ardeur  et  scmiinprempCv;  c^étaient  aussi  une  justesse  de  raison*- 
nanent  et  une  tigueur  d'argumentatlbn  rarement  égalées  ;  enfin , 
«n  goût  déKeat  poiff  la  rapidité  et  la  concision  dbs  tours.  Il  réunis- 
Mat  tos"  quMtés  qui  font  Ficellent  prosateur,  et  dont  le  grand 
poète  se  passe;  J^me  hftte  de  le  dire,  il  n'était  pas  poète;  il  se  fit 
friie^  Le' brait  de  l'erage ,  1^  ardeurs-  des  passions ,  le  bleu  du  ciel , 
te4lnoa»dea  batailles',  lerouHsdela  mer,  tous  les  spectacles  et  toutes 
les  émotions,  qui  font  de  Famé  an  grand  miroir  de  poésie^  ne  se  réflé- 
latent  pas  ciiez'cet  honune  si*  spirituel  et  si  adhiiré;  il' rapprochait  les 
lÉhsB^  s^uaMt  les  mots,  agençait  les  rimes,  et  quelquefois  les^faisaft 
reluire  d*une  saillie  énergique  et  imprévue;  amoureux  surtout  de  Ih 
fermeté  dans  la  foKoae^  datraît  lancé  habilement,  de  l'arrêt  prompt 
et  net,  dont  parle  Monlaignet  d'une  strophe  qui  tombe  bien  ^  et  d'un 
quateain  <pii  se  gmve  dans  la  mémoire^  Raisonneur  ea^vers^,  il  com- 
mence la  série  des  poètes  sans  poésie^  qui  font  des  odes  sur  une 
question  de  jurisprudence  ou  de  morale,  et  qui,  depuis  Lamothe- 
Houdart  jusqu'à  Marie-Joseph  Chénier,  ont  trompé  l'intelligence 
française,  toujours  charmée  de  la  rectitude,  et  armée  pour  la  discus- 
sion. Sa  vraie  place  ne  lui  apas  été  assignée  :  il  continue  Montaigne, 
il  annonce  Pascal.  Je  le  prouverai. 

Entre  la  prose  de  la  satyre  Ménippée  et  celle  des  Provinciales,  c'est 
la  prose  de  Théophileqm  conserve,  avec  laplus  éne^giq^e  franchise, 
le  souffle  naïf  da  génie  gaulois,  si.  facile  et  si  Cerme,  eicelleat  pour 
la  polémique ,  inimitable  dans  la  raiUme.  Ajouter,  je  vous  prie,  le 
nom  de  Saint-Amant  à  la  liste  des  poètes  inoompleta  et  puissans 
qjoi  ont  aidé  le  progrès  de  notre  civilisation  littéraire;  placez  aussi 
Théophile  de  Fiaii,  ce  nom  oublié,  parmi  les  habiles  et  les  éloquens 
artistes  de  notre  prose^  Balzac  a  plus  de  pompe ,  et  Voiture  plus 
de  mignardise;  l'un. et  l'autre  ont  moins  de^bon  sens;  ils  écrivent 
moins  nettement,  moins  franchement,  moins  vivement^  moins  en 
gens  du  monde.  Rabelais,  Calvin,  Montaigne,  Da  Bellay,  la  satyre 
Ménippée,  D'Aubigné,  Théophile,  Balzac,  Voiture,  Pascal  et  Bossuet , 
telle  est  la  filiation  de  nos  prosateurs,  entre  les  années  1500  et  1650. 


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36<^  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Théophile  se  rapproche  de  D'Aubigné,  comme  lui  élevé  dans  le  pro- 
testantisme «  comme  lui  florissant  au  milieu  de  la  cour  de  Henri  IV; 
mais  la  violence,  la  caricature,  la  sève  haineuse,  Taccent  grotesque 
de  la  Ménippée  et  du  Baron  de  Féneste,  ne  déparent  point  Théophile. 
Il  est  grave  dans  sa  prose,  il  est  ironique,  il  est  simple,  il  est  coloré; 
le  premier  tableau  de  moeurs  réelles,  prises  sur  le  fait  et  plaisam- 
ment ingénues,  que  notre  langue  possède,  est  tombé  de  sa  plume; 
ses  trois  factums  français  et  son  factum  latin  sont  des  chefs-d'ceuvre. 
Après  l'avènement  de  Racine  et  de  JBossuet,  personne  ne  s'est  sou- 
venu que  Théophile  eût  écrit  ;  nui,  excepté  Saint-Ëvremont ,  n'a  re- 
levé ces  preuves  énergiques  d'un  beau  talent  mort  dans  la  jeunesse. 
La  littérature  de  Louis  XIII,  pauvre  folle,  ensevelie  par  Boileao, 
n'a  pas  encore  eu  d'épitaphe;  elle  s'est  couchée,  sans  mot  dire,  après 
une  vie  de  débauche,  dans  le  tombeau  qu'on  lui  creusait;  et,  sur  ses 
restes ,  un  seul  laurier  a  fleuri ,  celui  de  Pierre  Corneille. 

De  Yiau,  homme  très  remarquable,  était  né,  en  1590,  non  pasi 
Boussères,  conune  l'avance  la  Biographie  Universelle,  mais  à  CléiK; 
il  le  dit  dans  un  sonnet  : 

Clérac!  pour  une  fois  que  vous  m'avez  fait  Battre, 
Hélas  !  combien  de  fois  me  faites-vous  mourir  ! 

Son  père,  avocat  huguenot ,  que  les  guerres  civiles  avaient  effrayé, 
avait  quitté  le  barreau  de  Bordeaux ,  pour  se  retirer  dans  ses  pro- 
j)riélcs  de  Boussères-Sainte-Radegonde ,  à  une  demi-lieue  de  Porl- 
Snintc-Marie,  et  sur  les  bords  de  la  Garonne.  Là, 

Dans  ces  obscurs  vallons,  où  la  mère-nature 
A  pourvu  nos  troupeaux  d'éternelle  pâture, 
Je  pouvais...  (dit  Théophile)  boire  à  petits  traits 
D*un  vin  clair,  pétillant,  et  délicat,  et  frais, 
Qu'un  terroir,  assez  maigre  et  tout  coupé  de  roches, 
Produit  heureusement  sur  les  montagnes  proches; 
Là ,  mes  frères  et  moi  pouvions  joyeusement , 
Sans  seigneur  ni  vassal ,  vivre  assez  doueement. 

Au  milieu  du  domaine  s'élevait  la  tourelle  gothique,  assez  peu 
haute,  mais  dominant  les  petites  maisons  du  bourg  ;  elle  avait  abrité 
des  princes  et  donné  l'hospitalité  à  plus  d'un  grand  seigneur.  On 
estimait  fort  l'oncle  de  Théophile,  soldat  de  Henri  lY  et  gouverneur 
de  Tournon;  toute  cette  race  appartenait  à  la  gentilhonmiierie  hugue- 
note :  l'aïeul  avait  été  secrétaire  de  la  reine  de  Navarre  (1).  Le  jeune 

fl)  TKeophilus  in  carcer$. 


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LES  VICTIMES  DE  BOILBAU.  3G5 

poète  quitta  de  bonne  heure  riiéritage  paternel ,  et  vint  à  la  cour  du 
Béarnais  chercher  fortune,  avec  cette  couvée  de  Gascons  qui  s'abat- 
tait sur  le  Louvre.  Il  regretta  un  jour  avec  une  amertume  bien  vive 

Ses  bois  verdissans 
Et  ses  isles  à  Therbe  fréche , 
Senant  aux  troupeaux  mugissans 
£t  de  promenoir  et  de  crécbe; 


...    Et  ses  abricots  ; 

Ses  fraises  à  couleur  de  flamme; 

Et  ses  rouges  muscats,  si  chers. 
Et  ses  superbes  grenadiers , 
Aux  rouges  pommes  entr'ouvertes; 
.    .    Et  ce  touffu  jasmin 
Qui  fait  ombre  à  tout  le  chemin 
D'une  assez  spacieuse  allée, 
Et  la  parfume  d'une  fleur 
Qui  conserve  dans  la  gelée 
Son  odorat  et  sa  couleur. 

Dès  qu*il  parut  au  Louvre,  sa  jeunesse,  ses  saillies,  sa  facilité  à 
nmer,  le  mirent  à  la  mode.  Que  lui  manquait-il?  Il  était  spirituel ,  il 
était  gentilhomme,  brave  et  Gascon.  Les  raffinés  (Vhonneur  lui 
ouvrent  leurs  rangs;  on  le  reconnaît  poète;  il  porte  bien  le  petit  man- 
teau et  la  dague.  Facétieui  et  hardi,  sa  louange  se  fait  accepter,  car 
elle  n*a  rien  de  banal ,  et  la  liberté  de  sa  parole  rehausse  Téloge 
qu'il  daigne  accorder.  Ses  gaillardises  charment  les  oreilles  liber- 
tines, ses  épigrammes  flattent  la  malice  des  CQurtisans;  on  le  compte, 
car  on  le  craint,  et  on  l'aime,  car  il  amuse.  Peut-être  trouva-t-il  sa 
Inerte  dans  ce  premier  bonheur;  cette  habitude  de  liberté  lui  devint 
fatale.  C'était  une  cour  d'étrange  espèce  que  la  cour  de  Henri  lY  ;  la 
c^hasteté  n'y  régnait  pas  plus  que  la  modestie ,  et  l'on  y  était  médio* 
C!rement  dévot;  en  revanche,  la  saillie  y  abondait  avec  le  courage. 
Xe  premier  pli  de  l'amc  et  la  première  saillie  de  l'esprit,  chez  Théo- 
phile ,  datent  de  cette  époque  et  de  ce  palais  du  Louvre,  sous  Marie 
«Je  Médicis.  Il  a  toute  la  sève ,  la  verdeur,  la  vivacité ,  le  libertinage 
fanfaron  qui  conviennent  à  ses  maîtres.  Un  courtisan  a-t-il  comparé 
les  yeui  d'une  dame  aux  clartés  du  soleil  ;  Théophile  note  aussitôt , 
dans  un  quatrain,  l'extrême  justesse  de  la  comparaison,  attendu, 
«lit-il,  que  «  les  bienfaits  de  Taslrc  et  ceux  de  la  princesse  sont 


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366  RBTUB  WBS  DEUX  MONDES* 

communs  à  tous  les  roortelSé  »  Si  le  Béarnais  monte  mi^  «  oonrtrad,  » 
petit  cheval  d'encolure  ramassée,  Théophile  s'écrie  que  la  moatm 
n'est  pas  Bucéphale,  mai»<|ae  le  cavalier  est  plus  qu'Alexandre  : 

Petit  cheval ,  joli  cheval , 
Doux  au  monter,  doux  au  descendre, 
Peut-être  moins  que  Bucéphal , 
Tu  portes  plus  grand  qu'Alexandre. 

La  a  rencontre  d  était  heureuse ,  et  tout  le  monde  s'en  souvient 
encore.  De  Viauj  qui  entrait  dans  sa  vingtième  année  lorsque  le  roi 
périt  assassiné,  menait  la  vie  la  plus  facile  et  la  plqs  douce.  Où  se 
louait  de  la  facilité  de  son  humeur^  de  la  gaieté  de  son  esprit,  et  de 
la  sûreté  de  son  commerce;  il  admirait  luinsème  sa  fortune,  ses 
bons  repas,  ses  frairies ,  ses  vétemens  splendides,  et  tout  ce  que  le 
petit  manoir  de  Boussères  ne  lui  avait  pas  offert  de  luie  et  de  plai- 
sirs. Il  écrivait  à  son  frère  Paul  de  Viau ,  qui  n'avait  point  abandonné 
l'héritage  paternel  : 

Mon  frère,  je  me  porte  bien. 
Ma  muse  n*a  souci  de  rien  ; 
rai  perdu  cette  humeur  profane. 
€Hi  me  sovffre  au  ooudierdu  roi, 
Et  Ebébus,  tous  les  jours,  chez  moi , 
A  des  manteaux  doublés  de  p^nos. 
Mon  ame  sa....  rit  des  destins; 

—  Je  iaà&  tous  les  jours  des  fesUns  ; 

—  On  va  me  tapisser  ma  chambre; 

—  Tous  mes  jours  sont  des  mardis-gras  ; 

—  Et  je  ne  bois  plus  d'hypocras 
Qu'il  ne  soit  fait  avec  de  Fambre. 

L'aoceat  de  la  Garonne  perce  dans  ces  vers  avec  une  charmante 
vivacité.  ISiéophite ,  et  ceoi  loi  fait  honneur,  tout  enivré  qu'il  fûtde 
son  succès,  se  maintenait  près  des  seigneurs  sur.  un  pied  d'égalité 
hautaine.  On  le  trouve  toujours  franc  et  digne  dans  ses  lettres  parti- 
culières, dont  le  recueil  manuscrit  n'était  pas  destiné  à  l'impnessiDD; 
Mairet,  commensal  et  ami  du  poète,  le  reçut,  dit-il,  des  mains  du 
duc  de  Montmorency ,  «  en  un  rouleau  de  papier  retenu  par  des  ru- 
bans de  couleur  de  rose  sèche,  o  La  dignité  et  même  la.  fermeté  de 
son  ton  méritent  remarque  et  louange  :  il  dit  fort  nettemeot  au 
comte  de  Clermont-Lodève  que  toute  liaison  est  rompue  entre  eux, 
puisque  a  le  comte  ne  peut  souffrir  la  vérité,  et  que  lui ,  Théophile, 


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JOB  iw I— I  vmtBcmxâM.  JKr 

«bonenridttineaiQnge  (i)«  o--»«  OtotHesi» pro—nnm^qne  ifoas  me 
faites  fiOBt  ftmaaM,  et  fOttsrm'oMigez  emore  i  ke  aoiwptor  ^par  des 
prièieSvafiD  de;m£rtraaiper  apiè»aieefloftd*a£iroiit.  EicsiieBemeiit 
poiot infosteiisi  «uw  se  l'esUese.  ¥MnmkyostBt  sotte ,  je  ne  «çaaraîs 
plus  vivre  à  la  mleDDe  a:fec  vens^  mj  'me  «0itlf aindre  là  radvinûr  pour 
voQB  dire  aeidenKet  ^prèsie0og(<<(ae  ije^smia ,^ete.  »> -—  Teleslile  pied 
arn*  lequel  ThéopUleBe  maînfient  aa^Lomie  eUifCiiaiittlIj:.  fi^slarvèle 
^ivec  Ûiileté  dm  les  bornes  d'ne  Kbeitè  fiàfOMit  spiritadle  ipii 
ne  le  coodiiit  janais  yisqn^àTiiapertwwcp ,  et  il  fenRrtr<diaBitB  àm 
|tee,  sans  qoitter  Jb  sieiiTC.  Leifeune  doc  de^Liancoort  avait  ^das 
mattreases  et^HiblîaitpmrieHas  Ie>aoin<de8aii  aveairi^t  de«ODimm; 
ïhéopUfe,  JOB^an  antinBa^ilaî^Cfitoatle  iMtoeYennMpquifMB,  que 


«  fl  esttpenin  à  phiaews^te  roas  hiaior  fiisedasillHitas,  et  oen 
de troatie cradiiioB ,.à  qm wpste  aéitta ^dransidehi  jdlovaie ,  sont 
hicD  wesfdeToetseiiifaM^  et  eoiis0iiteift,^à  tew  w  aatage^map^estre 
vertn  langiiisae  en  «n^éaîr  si  bas'et^en  de«tBol)es  oeoi^aCiens': 
mais  moijy  qui  m'intéiesse  à  cirortre  gloaie  it^qn  ne^pois  eslie  toute 
ma  lie  (^'Bneombredeiviiakre  persane ,  jeflcp  pois  laîaser  éiomiier 
lien  doToatie,  queje  n'y/penlewitant  d«fliieB,'-^fQ^  esitea 

malade  «jnaqaes  à  ne  sentir  fl»  voetM  mal,  j«  «i^oo  vau  ressentir 
pQfor  mof ,  et  m'euplaindreas  moim^poiirtOTS'.deinu'CoMMîssec,  je 
TOUS  ptie^qtte'voas  estes  an  Uftge  nàtm  f»8eBt4aafoBdeaMn8  de  la 
lépntatioit,  «t^cnUe  oonHoenaerproprenMit  l'eatat^e  4a  vie.  «Ge  qne 
voQS  en/arezipassé  jiisqaes^;ioT  eBtfemiiiseac«t>n7eo<vaiitfpa8  le^oti^ 
venir.  11  est^vrai  cpie,  par  tes  «eof^tnaestqn'oneiiidoit  tirei:,  vostre 
jeunesse  estide  bon  présiige;  et,  atAaotqneles  tànMignages  de  la 
minorité  peuvent  atyoir  defog^  on  a  jugé  de  naus^iae^oiis  avei  l'es- 
prit beau,  le  oiauageibon^etiles  dispoaitioDS  deillame  f énéreases.  Je 
parle  saas ftaMesie, car  jein'enaiiiriSt^à ceippapes,!iqrlei<la8sein>ny 

la  matière Jen'avaisjaiBaisvenfenonDese^iaÉre  de  vostre 

entretien;  on  lirait  bon  Migme  âe  vesÉreimncoalie;  0t<vens  aviez 
dans  la  pbysioBaniieide  biiaye  poor  i^im  fBitv0iisTe(aidiient.'Ceui 
même  à  qsi  irons  denez  ia  <vie  lât  te  f artame^  Irowaîent  du  «bonbeur 
à  vous  caiesBer.iene  sçaiS'pas  àfqnel^poiBQt  vmsen  estes  maintenant 
aveC'eux;  nuâs  ils  font  croire,  oucpi'rlssont  bien  irrités, «oU'qn^ils  ne 
vous  aiment  pins,  et  que  s'ils  perdent  le  soin  de  v«us  reprendre,  ils 
ont  perdu  l'envie^de  vous  oblips.  dîa  piiqmrt  de  ves  amis  ^ui  me 


(1)  Lettrée 'peslliiiDieB. 


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RETUE  DBS  DEUX  KONDES. 

disaient  mille  biens  de  vous,  depuis  quelque  temps  se  taisent  et  sont 
comme  en  doute  de  le  dire.  Ils  craignent  de  s'estre  mescontez  en 
l'opinion  qu'ils  ont  eue  de  vous,  et  d'avoir  donné  de  leur  réputation  à 
faire  valoir  la  vostre;  ainsi ,  comme  si  vous  estiez  incapable  de  la  garder, 
ou  honteux  de  l'avoir  perdue,  vous  ne  rendez  aucun  devoir  à  la  con- 
servation de  cette  bonne  estime  :  vous  n'avez  plus  une  heure  pour  vos 
amis,  ny  pour  vos  exercices  :  tout  se  donne  à  une  oysiveté  bien  nui- 
sible à  vostre  avancement,  et  vous  jouez  le  personnage  du  plus  mes- 
prisé  de  vostre  sorte.  La  passion  que  vous  eustes  pour  ***  estait  avec 
autant  d'excez,  mais  avecque  moins  de  malheur;  et  puisqu'elle  a  sitAt 
cessé,vous  n'en  devez  pas  continuer  une,  beaucoup  plus  injuste.  Voos 
verrez  qu'insensiblement  cette  molesse  vous  abattra  le  courage  :  vostre 
esprit  n'aimera  plus  les  bonnes  choses.  — Tant  que  nous  sommes  dans 
le  monde,  obligés  aux  sentimens  du  mépris  et  de  la  louange,  des  com- 
modités et  de  la  pauvreté,  on  ne  se  peut  passer  du  soin  de  sa  condition. 
Remarquez,  en  la  vostre,  combien  vous  estes  reculé  de  vostre  devoir: 
combien  le  soin  que  vous  avez  est  indigne  de  celui  que  vous  devez 
avoir.  Quel  est  le  lieu  ou  vous  faites  votre  cour,  au  prix  de  celui  où 
vous  la  devez  faire?  Quelles  sont  les  personnes  que  vous  aimez,  au 
prix  de  celles  qui  vous  aiment?  Il  vous  est  facile  de  vous  ruiner.  Ne 
vous  obstinez  point  mal  à  propos,  et  ne  vous  piquez  jamais  contre 
vous-même.  Vous  estes  opiniastre  à  vous  travailler,  et  ne  sçavez  pas 
vous  donner  un  moment  de  loysir,  pour  examiner  vostre  pensée.  Sou- 
venez-vous que  ce  qui  vous  allume  davantage  à  cette  frénésie,  ce  n'est 
qu'une  difficulté  industrieuse  qu'on  vous  propose  pour  irriter  votre 
désir,  qu'une  acquisition  sans  peine  appaiserait  incontinent.  Sçachez 
que  le  temps  vous  ostera  cette  fureur,  et  que  c'est  une  faiblesse  bien 
honteuse  d'attendre  de  la  nécessité  des  années  un  remède  qui  vous 
coûtera  cher,  d  —  Il  ne  faut  pas  mépriser  un  homme  qui  écrivait ,ainsi 
avant  Bahac  et  sous  Richelieu.  Avant  Baisse,  un  tel  style  est  digne 
d'estime;  sous  Richelieu,  un  pareil  ton  est  remarquable. 

Cette  voix  ferme,  amicale  et  courageuse  était  assurément  propre 
a  autre  chose  qu'à  chanter  la  gaudriole  ou  à  égayer  une  orgie ,  et  il  y 
a  dans  toute  l'existence  de  Théophile  une  verdeur  de  courage  et 
une  fermeté  de  caractère  que  l'on  n'a  pas  assez  louées  ni  remarquées. 
Elles  contribuèrent  à  le  ruiner  et  à  l'envoyer  avant  l'Age  dans  une 
tombe  autrefois  infâme,  aujourd'hui  obscure.  On  eut  peur  de  lui ,  et 
dès  que  sa  réputation  de  libertinage  se  fut  répandue,  la  haine  et 
l'iiostilité  éclatèrent  :  on  voyait  que  cet  homme  n'était  ni  un  étourdi 
riaicule  comme  les  petits  maîtres  de  la  cour,  ni  un  innocent  glouton 


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LES  VICTIMBS  DB  BOILBAU. 

mme  Saint-AmaDt,  ni  un  mauvais  plaisant  comme  Brnscambille; 
le  sentait  capable  de  raisonner  sa  sensoalité,  de  rédaire  son  épi- 
réisme  en  théorie,  de  lui  prètei*,  comme  appuis,  des  argumens,  de 
loqnence  et  de  robstination. 

Sa  présence  et  son  succès  à  la  cour  de  Henri  lY  ne  nous  sont  ré- 
ilés  que  par  quelques  épigrammes  assez  heureuses.  Il  ébiit  bien 
une.  Après  la  mort  du  Béarnais,  sa  position  semble  changer,  et 
}n  dirait  qu'il  s'ennuie.  Un  jeune  homme  de  dix^uit  ans ,  fort  Tain , 
^z  instruit,  aimant  les  lettres,  le  luxe ,  le  loisir  et  le  plaisir,  se  lie 
vec  Théophile;  la  conformité  de  leurs  goûts  les  détachant  sans 
OQte  de  cette  confusion  et  de  cette  anorchie  qui  commencent  à 
égner  en  France,  ils  se  mettent  à  voyager  ensemble.  Les  deux  volup- 
ueox  vont  en  Hollande,  pays  de  liberté  pour  les  idées,  et  de  sévérité 
)our  les  mœurs.  L'un,  gentilhomme  huguenot,  est  charmé  de  se 
roover  au  milieu  de  ces  bourgeois  hardis  qui  viennent  d'humilier 
'Espagne.  L'autre  (c'est  le  fameux  Balzac)  abuse  des  plaisirs  faciles 
lue  lui  offrent  les  tavernes  d'Amsterdam ,  et  reçoit  des  coups  de 
t)iton,  que  l'épée  de  Théophile  se  charge  de  venger.  Ils  se  brouillent 
lu  retour,  et  leurs  mutuelles  accusations  nous  instruisent  de  leurs 
Tredaines.  En  réduisant  à  leur  valeur  véritable  ces  preuves  d'une 
animosité  flagrante,  née  d'une  grande  intimité,  il  paraît  avéré  que 
rhéophile  se  montra  brave  et  ivrogne,  Balzac  débauché  et  ingrat,  et 
ïue  les  docteurs  hollandais  conservèrent  de  ce  dernier  surtout  un 
^uvenir  défavorable.  Toute  leur  sympathie  appartenait  au  huguenot 
ïui  buvait  sec  et  vantait  leur  liberté  récente ,  cette  a  liberté  qui  ne 
peut  mourir,  d  Dans  une  ode  qui  tient  plus  de  l'éloquence  que  de  la 
!>oésie,  Théophile  désavoue  les  éloges  qu'il  a  pu  donner  à  des  héros 
niparfaits  ;  s'il  a  tracé,  dit-il ,  «  d'immortelles  images ,  »  c'était  pour 
^s  eacourager  à  devenir  semblables  au  portrait  qu'il  leur  présentait. 
1  flétrit  a  les  âmes  de  cire  et  de  boue  »  dont  la  cour  de  France  est 
Pleine,  et  qu'on  peut  «  employer  à  tous  les  crimes.  »  Ses  véritables 
admirations,  ses  légitimes  éloges,  appartiennent  à  ces  nobles  et 
Cinéraires  artisans  de  leur  indépendance,  qui  ont  cliàtié  l'insolente 
Espagne  : 

L'Espagne ,  mère  de  Torgueil , 
Qui  préparaît  votre  cercueil 
Et  de  la  corde  et  de  la  roue. 
Et  venait  avec  des  vaisseaux 
Qui  portaient  peintes  sur  la  proue , 
Des  potences  et  des  bourreaux! 

TOME  XIX.  24 


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990  wj^nsm^^m  oan 

dmit  AiQbeUAttv#Q|i  ani  ida  Tepw  et  ém  «oin  «du  fèvi ,  trop  peo 
kandi  .daB&l'ei&pression  de  sa  pensée ,  trop  assevflia»  amtoritésft 
son  pays.  Mais  Théophile  ne  craignait  rien  :  t^éFlaK*d-afflears  pour'k 
oalviaiste  tun  siKCtacle  cu^ieoK ,  que  cette  république  libre  et  active, 
%jai  avait  em  ses^héros «.aussi  grands  que  HilKade  ou  Péiopidas.  Aossi 
ylad^tHytdans'laiboudK  des  HoIlandais^cesfarolesineorreefeesetélfH 
guenlea,  adressées^JMix  .vieimieside  la  guerre  : 

Belles  âmes!  soyez  apprises 
Que  rhorreur  de  vos  corps  détruits 
N'a  poinJ;  rompu  vos  entreprises , 
£t  que  nous  veeueiNoos  les  fruits 
Des.peîaBsqueivousaves  prises. 
JNos  ports  soutililiKssi!  NosjBunports 
Sont,  assurés  de  toalas  patts! 


L^Espagnol,  à  pleine  licence , 
Venait  fouler  notre  innocence; 
Et  Tappareil  de  ses  efforts 
Craignait  de  manquer  de  matière.! 
Hf  aïs  nos  champs  tapissés  de  corps 
Manquent  plutAt  de  cimetière, 
Pour  lecépulefafede  ses  mof»! 


Balzac  blànmt  la  dureté  de  ces  versetiue^mprenaît  pas  leur  bv- 
diesse  généreuse;  Théophile  accusait  Salace  tdejsouardîBe.  Um,  sai6 
doute,  était  imprudent;;  l'autre  était  tionde.  Balaac  piesseotait  laii' 
Forane  du  style  et  donnait  déjà  la  manv^uséviàre  JiaUiflfbe;  "Hiéo^ 
phile  préférait  la  noblesse  et  l'audace  de  la.fieiisée  i  la  qiureté  de 
la  diction.  Ces  deux  hoouuesi^e  .pi»iiviitent:s'e9taDdre.:ton  les  i^ern 
plus  tard  s'attaquer  avec  achacnement. 

Lorsque  Théophile  reparaît  à  la  couTide  Louis  Xlil,  lUtaUen  CffOr 
cini  la  domine;  Concini , 

Cet  homme  dont  le  nom  est  à  pétne  connu , 
D'un  pays  étranger  nouvellement  venu , 
Que  la  Fortune  aveugle,  en  promenant  sa  roue, 
Tira  sans  y  penser  d'une  ornière  de  boue  ! 

Ainsi  le  peint  Théophile;  et  il  est  indigné  de  cette  splendeur  : 

Et  nous  le  permettons!  et  le Fran^ais^^juduie 
Qu'à  nos  propres  dépens  ce9egrarvBklirill''diiwl 


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Hais  va-t-il  se  joindre  aux  assassm^^oHdiris  et  grosêir  le  haro 
IK)palaire?  ^od  ;  il  a  vu  l'état  de  son  pays,  et  san^dotitie  il  a  mesuré 
de  Vœil  la  faiblesse  de  Louis  Xllf.  Il  se  renferme  dans  sa  propre 
dignité;  il  lui  suffit  de  garder  son  indépendance  :  ' 

Qu'un  homme  de  trois  jours  de  soie  et  d'or  se  couvre  ! 
Du  brait dè^ son  carrosse  importunam  le  Louvre, 
(iDte^éÉlraBprlMniemscr  moque  d^  François!' 
Qpi'îlaiitmâtesinfnB',  p<mmi<iU0jeii'en  soîsl 


Je  hais  la  médisance ,  et  ne  puis  consentir 
A  gagner  avec  peine  un  triste  repentir! 

CoDcini  meurt  ;  l'oiseleur  Luynes  le  remplace.  Théophile ,  bien 
accueilli  par  ce  dernier,  est  chargé  de  foire  dës^^verspourles  fêtes  de 
la  cour.  U  préfère  (et  cela  n'est  pas  surprenant]  au  faquin  d'Italie  le 
brillant  gentilhomme  de  France,  et  le  défend  avec  vigueur  contre  les 
nombreux  ennemis  qui  lui  disputent  la  faveur  de  Louis  Xni.  Conti- 
nue, lui  dit-il, 

Goûte  doucement  le  fruit 
Que  lu  bonne  fortune  apporte: 
Tous  ceux  qui  sont  ter  ennemis 
Voudbeaîent  bien  ;  quMl  leur  f âtpermis 
D-étte  CBÛninelstde  la  aorte. 

Théophile,  défenseur  de  Luynes,  commence  à  se  trouver  en  butte 
à  la  haine  du  peuple;  on  le  confond  avec  les  a  lièvres  de  la  faveur.  » 
tes  pamphlets  accolent  son  nom  à  celui  de  Voiselcur.  La  liberté  de  ses 
discoors  passe  en  proverbe;  on  dit  :  «  libertin  comme  Théophile.  »  — 
t  Moi  (s'écrie  l'auteur  d'un  libelle),  croire  que  Luynes  ferale  bonheur 
6  de  la  France!  Je  croirais  plutôt  qu'un  sot  est  homnoie  d'esprit,  que 
«  la  fortune  est  sans  envieux , 

.    .     .    .    Le  Pérou  sans  écus, 
La  cour  sans  méeontens  et  Paris  sans  c. . . . , 
....    ou  bièn(ehose  plus  merveilleuse) 
Que  Théophile  i^  tout  droit  en  Paradis  (1)  ! 

Théophile  voit  bien  qu'au  milieu  de  cette  confusion  léguée  par  le 
xvr  siècle ,  une  main  puissante  est  nécessaire;  il  appelle  Richelieu 
^  le  prédit  ;  il  veut  un  despotisme  terrible  et  redouté  : 

Les  forts  bravent  les  impuissans , 
(1)  Hèees  sur  Luynes ,  pag.  199. 

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372  RBVUB  DBS  DEUX  M0XBB8. 

Les  vaincus  sont  obétssans, 
La  justice  étouffe  la  rage. 
U  faut  les  rompre  sous  le  faix  ; 
Le  tonnerre  finit  Forage, 
Et  la  guerre  apporte  la  paix. 

Cela  est  clair,  et  il  ne  s'en  cache  pas.  «  Écrasez,  dit-il  au  roi,  les 
esprits  insensés  qui  cherchent  la  calamité  publique.  Tonnez,  fou- 
droyez; affermissez  par  votre  victoire  la  tranquillité  du  pays.  Ban- 
nissez les  dissensions;  effacez  de  nos  annales  ces  funestes  souvenirs 
des  guerres  civiles,  alors  que 

La  campagne  était  allumée , 
L'air  gros  de  bruit  et  de  fumée. 
Le  ciel  confus  de  nos  débats  ! 

Effacez  à  jamais  ces  jours  odieux  ; 

Ces  jours,  tristes  de  noire  gloire» 
Où  le  sang  fît  rougir  la  Loire 
De  la  honte  de  nos  combats  ! 

Ici  l'expression  de  Théophile  a  autant  de  fermeté  que  de  verve,  et 
Ton  voit  que  Saint-Ëvremont  pouvait  sans  injustice  reprocher  à  se^ 
contemporains  l'oubli  de  cet  écrivain  énergique.  Quant  à  la  pensée 
qui  a  dicté  ces  derniers  vers ,  elle  contraste  avec  son  dithyrambe  en 
faveur  de  la  liberté  hollandaise.  Il  désirait  pour  la  Hollande  un  Mau- 
rice de  Nassau,  pour  la  France  un  Richelieu.  Avait^il  tort?  C'est  une 
question  politique  dans  laquelle  nous  n'entrerons  pas.  Ce  qui  appa- 
raît dans  tous  ses  ouvrages,  c'est  une  sorte  de  respect  antique  pour 
la  loi  : 

II  n'est  rien  de  tel  que  de  suivre 

La  sainte  majesté  des  lois. 

Mairet ,  son  confident,  remarque  avec  raison  le  penchant  secret  de 
Théophile  pour  les  héros  de  t antiquité  paienne,  et  son  éloignement 
des  mœurs  modernes.  Cependant  il  rimait,  avec  mie  facilité  agréa- 
ble, des  vers  pour  les  ballets  du  roi;  il  commençait  aussi  à  grouper 
autour  de  lui  les  voluptueux  et  les  sceptiques  de  la  cour.  Après  avoir 
fait  chanter  les  reines  et  les  nautonniers  du  Louvre,  il  se  délassait  d 
table  avec  Lhuillier,  père  de  Chapelle,  Desbarreaux,  Saint-Pavin ei 
le  baron  de  Panât;  il  oubliait  la  contrainte  que  lui  imposait  ce  métie^ 
de  poète  par  ordre  : 

Aiitî'efoîs  (dîsaît-il  plus  tard),  quand  mes  vers  ont  animé  la  Seine. 


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LBft  VIGTIliBS  DE  MMLBAU.  373 

Uordre  où  j'étais  oontraint  m'a  Immi  tût  de  la  peme. 
Ce  travail  importun  m'a  long4empft  martyre, 
Mais  enfin,  grâce  aux  dieux,  je  m'en  suis  retiré. 
Feu ,  sans  faire  naufrage  et  sans  perdre  leur  Ourse  (1) , 
Se  sont  aventurés  à  cette  longue  course. 
Il  y  tout  par  miracle  être  fou  sagement, 
Confondre  la  mémoire  avec  le  jugement. 
Imaginer  beaucoup ,  et  d'une  source  pleine 
Puiser  toujours  dM  vers  dans  une  même  veine. 

La  Biographie  universelle  attribue  à  cette  époque  de  sa  vie  une  dé- 
stable tragédie  de  Pasiphaé,  que  le  libraire  Oudot  Gt  paraître  à 
royes,  en  1631 ,  cinq  ans  après  la  mort  de  Théophile,  a  Plusieurs, 
t  le  libraire ,  estiment  que  ce  poème  a  été  fait  du  style  de  feu  sieur 
liéophile.  9  Assurément  il  n'en  est  rien.  Cette  Pasiphaéy  que  nous 
^ODs  eu  le  courage  de  lire ,  est  plus  monstrueuse  que  le  Minotaure; 
héophile  n'a  jamais  écrit  des  vers  semblables  à  ceux  que  Phèdre 
rononce  dans  cette  incroyable  tragédie  : 

Amour  n'est  qu'un  tourment  de  chatouilleuse  braise 
Que  bien  peu  de  liqueur  facilement  appaiae. 
Je  le  dis  pour  l'avoir  tant  seulement  oui. 
Ce  feu  perd  son  désir  quand  il  en  a  joui. 
Pourquoi  ne  tentez-vous  que  cette  rage  allente 
D'un  réfrigère  doux  son  ardeur  violente? 

Et  Ariadne  répond  : 

La  parque  tient  captif  le  remède  bénin 
Qui  seul  peut  adoucir  mon  amoureux  venin. 

Théophile  n'aurait  pas  écrit  ces  ridicules  sottises;  et  même  pour 
cour,  en  s'efforçant  de  mignarder  son  style  naturellement  ferme, 
trouvait  des  choses  charmantes.  Plusieurs  gentilshommes ,  habillés 
matelots,  venaient  vanter  les  délices  de  leur  vie,  les  amours  se 
jant  autour  de  leurs  rames,  la  caresse  des  vents,  la  lueur  douce  des 
)iles,  et  la  splendeur  magique  de  l'océan  des  cours  : 

Notre  océan  est  doux  comme  les  eaux  d'Euphrate; 
Le  Pactole  ou  le  Tage  est  moins  riche  que  by  : 
Ici  jamais  nocher  ne  craignit  le  pirate, 
Ny  d'un  calme  trop  long  n'a  ressenti  l'ennuy. 

Sous  un  climat  heurenx,  loin  du  bruit  du  tonnerre, 
IVous  passons  à  loisir  nos  jours  délicieux. 

i    Étoile  polaire. 


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37&  HWB  9Bà  Dtoint^  iiDinm* 

Ici,  jamais  noire  œil  ne  ééâHra  la  terre, 
Ny  sans  quelque  dédain  neregarda  les  deux. 

Agréables  beautés  pour  qui  ramoHrfionj^Y 
Esprouvez  avec  nous  un  si  joyeux  destin; 
Et  nous  dirons  partout  ^m  plus  raœ  navir» 
IN^e  fut  jamais  chargé  d^va^usriobe  butîu^ 

Tout  souriait  à  Taoteur  det^s  jplk•vac^.L^s^I)taa^âpiritaal9  le  n- 
cherchaient;  les  plus  nobles  et  les  plus  puissans  le  comptaient;  le 
duc  de  Montmorency  l'avait  admis  à  son  intimité;  ses  saillies  faisaient 
valoir  la  dignité  ferme  avec  laquelle  il  soutenait  i  lacourlerftle 
difBcile  de  poète  gentilhomme;  il  avait  renom  de  bravoure,  de  génie 
et  de  délicatesse  dans  les  procédés;  il  ne  souffrait  pas  une  injure  et 
n'en  faisait  pas. 

Dans  cette  prospérité  et  cette  considération  générales  «  Théophile, 
abusant  d'une  fortune  qu'il  aurait  dû  ménager,  s'avisa  de  vouloir  éta- 
blir le  règne  de  la  liberté  de  l'esprit.  Non  content  de  pratiquer  un 
épicuréisme  modéré^  ille  rédmît  en  STStème;  là  commençaitle  péril. 
La  société  qui  se  débroallfail?à  grand'  peine  ne  manq[uait  pasde  gens 
incertains  et  inquiets.  Théophile  avait  la  réputation  d'être  libertin, 
c'est-à-dire  «  libre  penseur;  x>  îl  passa  bientôt  pour  le  chef  des  im- 
pies. Ses  dogmes ,  s'il  en  avait,  se  réduisaient  à  la  pratique  d'une  vie 
commode  et  habile,  autrefois  prêchée  par  Montaigne;  ils  n'étaient 
assurément  pas  très  coupables;  et  ses  actions  valaient  celles  de  C1d(I- 
Mars,  de  Bassompierre  ou  de  Luynes.  Il  avait,  de  plus  qoe  ces  mau- 
vais sujets,  une  force  de  raiseniicmieiit  el  de  jugement  très  rares,  et 
Je  taleot.  d^^crire  en;  profie  avec  chaleur  et  feoneté,  ea^  ven  avec 
énergie  et  CQiicision.  I^s  passioM  catboliimes  et  popakûrea^  q^ 
avflienjt  déi^«sig;nalé  Théophile  comme  un  eaoeml  public^  redoaUè' 
renl  de  vigilance..  On  savait  que  les  voluptueux ,  dans  leurs  festisi 
nocturnes,  agitaient  des  qj^estions  de  philosophie  et  de  théologie.!^ 
maître  y  soutenait  ses  théories  favorites^  césumées  en  vers  un  pM 
durs  : 

Je  crois  que  les  desliésiiie  koïtxïaÊStxe'pmmnmt^ 
En  rétat  des  mortels,  qui  n'ait  Pâme  assa  fa»nne, 
Mais  on  veut  la  corrompre;  et  le  oélesie  jfeu^ 
Qui  luit  dans  la  raison  ne  nous  dure  que  peu. 
Car  rimitation  rompt  notre  bonne  trame. 
Et  toujours  chez  autruy  fait  demeurer  nostre  ame. 
Je  pense  que  chacun  aurait  assez  d'esprit, 


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M»  msn^wtm  w  MAUfiur.  .915 

Suivant  le  libre  train  que  nature  prasadt. 


Qui  suivra  son  génie  et  gardsra  sai  %, 
Pour  vivre  bien-heureux  i\  (niwa  eonmemogr. 


Ici  le  péché  otlqpMl  est  érâtomwiit  nié;  'h  boulé  native  de 
)Biiiie  est  afBrinée*  Heivétios  et  Lanaétrie  pentmtit  de  infime. 
n Tbéefidh^  oe  B^était  pas  fmtaistede  poète,  mns«jtftène.  Il  se 
queaoôieiMot^Qs  tbéologieiis  et  des  casinstoB,  ardens  à  Mftmer 
\  peoobaei  et  iiestirpar  les  panins ,  qaeUhéopliUe  juge  tonnes  : 

Us  veulent  arracher  noSjpassionsiuunaines 
Que  leur  malade  esprit  ne  juge  pas  J)ien  saines. 
SoSt  par  rébellion ,  ou  bien  par  mon  erreur, 
Ces  repreneurs  fâcheux  me  sont  tous  en  horreur. 
Tappfouve  qii'un  éhacon  suive  en  tout  la  nature; 
Sonismpire  est  plaisaiit  et  sa  lo^rn^est  pas  dure; 
Menaeidaos 'les  «Bâlbeanon  passe  heureusement. 
Jaaiaîsrmaii  jugenvat  neitronnrentilttniable 
Celuyrlàvfuls'attaifce.à'^etQuSl  Hpane  dinahla. 
Qui,  dans  JJéntinosier^  rtieat  AsJiDindiffiheal  : 
Aussi  bien ,  mémejaà  l!A£héroD  noni  xeod. 
Xa.barque  de  Garon ,  à  tous  inévitable  > 
Non  plus  que  le  méchant  n*épargne  T^uitable, 
Injuste  nautoniiier,  hélas  !  pourquoi  sers^^ta, 
Avec  même  aviron,  le  vice  et  la  vertu? 

Pour  Ja  pvattque  de  la  vie ,  tme  teHe  âoettfine>ii'a  pas  d'autre  résul- 
t'4ae  l'Âdiffésenâs ,  la  quiétnde<et  la  velopté.  'Beraeee^  Tliéophile 
sayaieBtid*fin  isorsigerreseès  parla  «wdération ,  <la  prévoyance  et 
bon  seiia;  c'est  tente  4»  phîhwyhie  4p  HÊnnidmn  4e  Toltaire  : 

Heureux ,  tandis  qu'il  est  vivant. 
Celui  qui  va  toujours  suivant 
Le  grand  maître  de  la  nature  ! 


A  n^eirviera  jamdis  autrui , 

Quand  tous, bien  plus  hemreux que  lui , 

Se  moqueraient  de  aa^  misère  ! 

Le  Fire»est'toutB8a  colève. 

Ln  sottise  d'un  courtisan , 

La  fatigue  d'un  artisaa, 

La  peme  qu'un  amant  soupire , 

Lui  donne  également  à  rire  : 


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376  REVUB  DBS  DEUX  MONDBS. 

Il  n*a  jamais  trop  affecté 
Ni  les  biens ,  ni  la  pauvreté. 
II  n'est  ni  serviteur,  ni  maître, 
Il  n'est  rien  que  ce  qu'il  veut  être. 

Ainsi  l'on  retrouve,  nette  et  précise,  cette  filiation  de  répicuréisroe 
en  France  :  de  Lucile  Yanini  à  Geoffroy  Vallée,  brûlé  en  place  de 
Grève,  de  ce  dernier  à  Vallée  Desbarreaux  (son  petit-neveu),  puis 
à  Théophile  Yiaud  ;  de  Théophile  à  Lhuillier,  père  de  Chapelle,  et  de 
là  jusqu'à  Molière,  Ninon,  Gassendi ,  Locke,  Saint-Évremont,  pnis 
jusqu'à  Fontenelle,  Voltaire  et  aux  philosophes  du  xyiii'  siècle?  Cette 
généalogie  est  évidente,  les  noms  qui  la  composent  font  toujours 
partie  de  la  même  société,  et  traversent  l'histoire  comme  un  seul 
bataillon^  Panât  reçoit  les  leçons  de  Vanini  et  protège  ensuite  Théo- 
phile. Le  neveu  de  Vallée  devient  disciple  de  Viaud.  Le  philosophe 
Gassendi  est  l'ami  de  l'enfant  bâtard  de  Lhuillier.  Ces  filons  d'opi- 
nions qui  se  propagent  et  se  transmettent  à  travers  l'histoire,  en  sont 
pour  ainsi  dire  les  fibres  secrètes;  on  ne  les  a  pas  encore  analysées. 

Voltaire  a  donc  en  tort  de  présenter  Théophile  comme  un  gen- 
tilhomme étourdi,  ami  de  la  bonne  chère.  Voltaire  n'avait  pas  lu 
celui  dont  il  parlait.  Une  douzaine  de  libres  esprits  formaient  le  corps 
d'armée  des  libertins,  et  Théophile  se  constituait,  comme  l'a  dit  Bal- 
zac, leur  législateur.  Le  jeune  Desbarreaux,  imagination  incertaine 
et  fougueuse,  se  révoltait  de  temps  à  autre  contre  le  maître,  et  Théo- 
phile s'en  plaint  dans  une  lettre  éloquente ,  adressée  à  Lhuillier  :  il 
accuse  <r  l'imprudent  jeune  homme  de  lui  opposer  encore  de  vieux 
dictons  philosophiques ,  »  qu'il  soutient  avec  une  arrogance  insup- 
portable, a  Que  m'importent  (s'écrie-t-il  en  très  bon  latin]  les  opinions 
de  tous  les  anciens?  Ils  ont  pu  s'enquérir  de  la  nature  des  choses  et 
de  la  création  du  monde;  mais  jamais  on  n'eut  aucune  certitude  à  cet 
égard.  Ce  sont  des  amusettes  d'école  et  des  impostures  de  pédago- 
gues mercenaires.  Les  hommes  n'en  deviendront  jamais  ni  plus  cou- 
rageux, ni  meilleurs...  Dites  donc  à  Vallée  qu'il  se  débarrasse  tout- 
à-fait  des  langes  d'une  science  adultère;  qu'il  ne  songe  qu'à  vivre  en 
paix  (  quod  quietem  spectat,  id  solum  curet)  ;  qu'il  prenne  soin  de  son 
corps  et  de  son  ame ,  et  qu'il  ne  vienne  plus  me  rompre  les  oreilles 
de  ses  argumens  répétés  dans  l'ivresse  et  d'une  voix  chevrotante  (1).  » 

(t)  «  Vallaeus  nosler  (qui  fuitolim  meus)  plusquara  par  est  sibî  licerc  pulat,cl 
inlempesliYam  ni  fallorsuperbiam  captât....  Insurgit  nonnunquam  in  verba  et  vullus 
meos,  adeè  petulantcr,  ut  impudentem  lé  fateri  aut  inimicum  profiteri  necesse  sit. 


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LES  YICTIHES  DE  BOILEAU.  377 

a  là  le  ton  d'nn  chef  de  secte;  je  ne  doute  pas  que  cette  re- 
et  ce  titre  ne  flattassent  Toreille  da  hardi  Gascon, 
dant  Louis  XIII  régnait  «  le  plus  méticuleux  des  hommes  et 
icapable  de  comprendre  Théophile  ou  de  lui  pardonner.  Les 
la  compagnie  de  Jésus  avaient  reconquis  leur  ascendant  sur 
Le  confessionai  du  palais  était  à  eux.  Signalé  comme  le  porte- 
des  libertins,  Théophile  fut  la  victime  nécessaire.  Le  con- 
lu  roi ,  Caussin ,  jette  l'alarme  dans  cette  misérable  et  faible 
ce.  Il  faut  voir,  dans  les  mémoires  de  Richelieu,  ce  que 
ne  «  ce  petit  père  Caussin,  plus  plein  de  lui-même  que  de 
le  Dieu ,  et  le  plus  malicieux  des  moines;  »  le  cardinal  se  dé- 
de  lui ,  en  1637,  par  l'exil.  Caussin  avait  (dit  Monglat]  mis 
a  à  deux  doigts  de  sa  perte.  Théophile ,  dont  le  protecteur 
itait  mort,  et  que  le  roi  abandonnait,  était  une  pfoie  bien 
le.  On  le  traita  a  de  chef  des  athées  secrets,  de  fléau  et  de 
.  D  Louis  XIII,  ne  reconnaissant  pas  contre  lui  de  véritables 
e  contenta  de  lui  faire  mauvais  accueil;  mais  Théophile  vit 


beri  adverteris  quanta  ferocift  philosophicos  illas  nugas  adversum  me 
signiGcaverit  :  incautus  adolescens  ob  bujusmodi  deliria,  mentis  bons 
ibertatem  pro  inscitia  ducit,  et  quidquid  garrire  dooet,  scientiae  opus 
Miratur  et  magni  facit  personatum  illum  libellum  quem  novus  auctor  de 
hilosopborum  scrinio  tamquam  centonem  sufTuratus  est.  Quid  me&  refert, 
sti  prûci  omncs  de  mundi  causÀ  investigaverint,  cum  plane  constet  nihit 
Dtâ  re  compertum  unquam  babuisse?  Scbolarum  sunt  ista  ludicra  et  mer- 
cdagogorum  fraudes.  Ego  bomines  bis  artibus  cruditos,  aut  meliores  aut . 
vadere  nunquam  crediderim  ;  atque  înter  temulentorum  loquacitatem  et 
im  strepitum  parum  interesse  reor...  Id  te  obsecro  Vallsum  nostrum  qui 
oUm  iterum  atque  iterum  mone,  seque  omnibus  adultérin»  scientiae  in- 
iCum  eipediat.  td  solum  mediteiwr  quod  quietim  speetat.  Corpus  et  ani» 
t  assidui,  $ibi  studeat,  mibi  ne  ulterius  obstrepat.  Tinniunt  etiamnnnc 
i ,  bestemis  àliquot  conviciis  quae ,  licet  ore  mussitante  et  fractis  vocibus, 
ilis  tamen  perruperant.  Acriore  bac  saevitift  mibi  sibique  consulit;  nam- 
odium  et  iras,  neque  meus  amor  unquam  ferre,  nec  mea  virtus  mitigare 
isUnebit.  »  ^  On  voit  que  Tbéopbile  écrivait  aussi  bien  en  latin  qu*en 

leopbilus  Yiaud  (dit  le  jésuite  Raynauld ) ,  libertinorum  aevi  nostri,  et 
clanculariorum  signifer,  omnium  turpitudinum  reus  factus  est  :  et  quod 
mis  Dei  vestibulum  de  negata  animae  immortalitate  est  insimuiatus.  Cred! 
quanta  mala  spurciloquus  iste  juventuti  intulerit  :  quà  infiaimatis  scrip- 
[uà  coUoquiis,  et  consuetudine  familiari.  Audire  memini  in  arcano  tribu- 
sapientes  Pbryges,  déplorantes  sortem  suam  quodaTbeopbilo  Viaudo, 
i3rstagogo,  impietatem  didicissent  ;  et  ad  omnia  propudia ,  ipsumque  atbeis- 
înt  condocefaeU.  »  (  i)$  ThêophUit,  SS9.  ) 


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avar  RflraB  iNts:  Dsnr  mtom» 

bieD  qofil  étaîi  pendii^dao^respritdaTOÛ  Ses  ambrai  oeweillèfentite 
8*absenter eid'afleryoir rAngleierne ,  oè tMmilalors le péianUfle- 
qpie»  I*^,  roi  de  la  théolcigie  et  du  calMibeor.  Théoptliié  partte.  Ke- 
tena  quelques^  semaîDes  à  C«lBis>v parle  maQivriatemfM^^,  û  advesa* 
d'assez  beaii»vei!»  à  cet  Cteéinv«TaidePdi^^  » 

Et  qui  nous  montre,  à  raventure. 
Ou  sa  haine  ou  son  amitié. 

Cet  ir  esclave  du  vent  et  de  Pair,  »  comme  il  le  nomme  avec  son 
énerve  ac(9Mitoinée  r  lui  îTispire  une  belle  strophe  : 

Parmi  ces  promenoirs  sauvages 
Toy  bruire  les  vents  et  les  flots  ; 
Attendant  que  les  matelots 
ÎTemporlent  loin  de  ces  rivages. 
Ibi  tes  isodiers  blam^hissans, 
Dit>  cfaik;  des  vagtra  gémissans  ; 
liéitoent  leuKB  masses  oomua 
Contre  la  colère  des  airs, 
Et  présentent  leurs  têtes  nues 
A  la  menace  des  éclairs. 

De  M'A  vcrsrne  sont  pas  à  dédaigner.  La'correctJon  leur  manqae, 
mais  non  la  force.  îl  s*embarqua  enfin,  et  du  pont  du  navire  il 
écrivit  à  Desbarreaux  une  lettre  latine,  singulière  par  sa  cencisioa: 
«Notre  denieure^  dit^il,estrOcéan;  demeure  flottante,  périNeosr, 
rtNdiem,  veiitB ,  ondes ,  sables  ;  ici  la  société  des  hommes  est  dure  oir 
nulle.  Endormi ,  éveillé,  ivre ,  à  jeun ,  îl  faut  chanceler  et  vomir.  Toi, 
dors  paisible,  soîgne-toL,  jouis  de  toi-même ,  et  jouis  de  Paris  entier. 
Àdieo.  D  On  l'avait  sans  doute  recomaiandé  à^  la  cour  de  JaeqMS; 
Taccèfr  du  pateît  lui  fut  fermé,  et  une  épigramme  le  vengea  : 

Si  Jacques  ,t  le  roy  du^voir>, 
K?9  pasrtnQfuvéboii'deaie  voir^ 
Ea  voici  la  cause  iiifaiUible: 
C'est  que  ravy  de  mon  escrit, 
n  crut  que  fêtais  tout  esprit , 
Et  par  conséquentinvisible. 

Hais  pcfurquot  la  persêcntiou  sait-efle  ThéopHIe  dfe  Viau  en  pajs 
élrangertt)h  ne  peut  s'empêcher  dé  soupçonner  quelque  cause  pte 
réelle  et  plus  secrète  de  sa  disgrâce..  U  avoua  que  le  roi  Louis  lOII 
était  fort  courroucé  contre  lui»  «  Que  ùwraY  s'éoiie^ii-ilj,. 


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u»  Yjçxua»  i>K  jwii^MDé  ans 

Ai90iBr«Phttî  qtteDieu  m'abandonne, 
Que  le  veine  me  Tent  pas'irair, 
QMie|oiir  me  luh  en.œlère, 
Qne^limt  non  faieii  tit  mon  «anrœr  ? 

On  ne  rapoiot  exilé  ;  mois  il  a> compris  la  néeessilé  d'une  idisenee 
iftlootaîie. — «Tu  me  reprends,  àcril-il  à  unami,  d'avotrqpjeb  l'épmn- 
rante  BMd  à]>ropos ,  etde  m'eaire  banny  moi-dnèaK.  Je  detu»  cette 
obéissance  à  la  colèpe  du  roy ,  et  ne  pouvais  me  pUmidre.^  madis^ 
pace  sans  m'en  rendre  djgne,  ni  appeler  de  mon  iMMiatementaoK 
Buériter  la  mert.  9«— Ce  ioo  esibîen  po^e  dans  «le.lalleGiiaoBalaM^* 
On  coiapUît  d'autres  libertina  que  Théophile  à  >la  tcnr  de  Lou»  xm  ^ 
et  il  semblerait  cpie  quelque  particularité  de  sa  vie  ait  échappé;!  sei 
biographes.  Ce  «  courroux  du  roi,  »  cette  «  menace ^qdiiaitp*lir,ia 
et  dont  ilparle  fréquemment ,  ne  sont  pas.suEBaanmieot'iBolifés  pv 
loirdélations  du  père  Voisin  et  du  père  Caussin.  J>  poêle  était  hardi , 
ifast^psus  étirant  ;  on  a  trouné  dana  ses  papiers,  aptes  «a  ' 
une  singulière  épttre,  adressée  à  une  grawic  dame,  «tua  le 
fJaU^nà  Diane  y  et  que  le  duc  de  Montmopcncy  «owëiar  «fitérieuse- 
iient«à  Mairet,  qui  la  SA  inipfimer.viiT/^'oi» /dana  celle  lettre  amou-* 
rfiMe»msieiBble  on  ne  peut  davantageà  Théophile  luiimèrae, II|mrk 
B,  de  son  absence  8Midatne,.de«on  hmifuênottmney  île  lea 
i,  a  qui,  tropfinstruîts  du  mépris  sacrilégequePenlbée,m«n 
ïoiôain-geimain  t  a  fait  depuis  peu  du  dieu  Bacchns,  lorsqu'il  inatiti» 
iea  premières  festes  dans  Thèbes,  n'eussent  pas  onbUé.de  m^accoaer 
le  Vimpiéié  de  ma  race.  »  Jl  y  a  même  dans  la  déclaration  amoo- 
euae  d*Actéon  un  ton  de  vérUiè  qui  ne  s'accorde  guère aiiec les. pe^ 
fOBoages  mythologiques  mis  en  scène.  C'est  en  sovcpropre  nan  que 
Aéophile  a  l'air  de  dire  à  la  grande  dame  :  «  Me  vans  imaginez  ^ptoL, 
^'il  TOUS  plaît,  que,  pour  estre  indigne  de  la  moindre  de  vos iaveura, 
e  ne -sois  capable  de  Ja  recevoir,  quand  «a-delà  de. mon  espéianœ 
ît  de  mon  mérite  il  vous  arriverait  de  mcen  voiilotr  gmlifiar.  le 
le  sois  pas  de  ceux  à. qui  l'excessive  joye  oste  le  jugemenit,  et  Jm 
g«ailiarité  le  respect,;  plus  je  reçois  de  bénéfices  d'un  autel,  et  plus 
'y  Cnylirusler  d'encens.  Je  n!ai  jamais  ignoré  quoile  secret  est.ranm 
be  ramovr,  et  que  les  bienfaits  qui  viennent  de  sa  main  soat.d'nne 
Mbaie  teUement  différente  de  dous  tes  autt es^  que  xlest  heanconp 
riapatitiiâe.et|NBU  de  courage  à  quiconque  le9  a  rcigua^ide  les  pn- 
klÎQK..—  »-^«i  Je  n!attrayipa6inAoio6<de  disorétiaAtàarecevoirieaf  i^ 
eB»diMâBli4ae<de;pajUenee41os  attendre;  ti^tiqiMtrésoItt^^^ 


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380  REVUB  DBS  DEUX  MONDBS. 

moder  toutes  mes  volontés  aux  vostres  [pourvu  que  vous  ne  veuillez 
point  la  ruine  de  mon  afTection],  je  vous  rendrai  toujours  une  si 
parfaite  et  si  respectueuse  obéissance ,  que  vous  n'aurez  point  sujet 
de  vous  repentir  d*avoir  sauvé  la  vie  au  misérable  Actéon.  »  —  Théo- 
phile ajoute  que  la  lettre  fut  remise  à  Diane,  et  qu'il  n'a  pas  besoin 
de  dire  le  sort  de  celui  qui  l'écrivit.  «  Tout  le  monde  le  sait,  s  — 
Cette  épitre  renferme-t-elle  le  mojt  caché  des  premiers  malheurs  de 
Théophile?  Le  temps  a  respecté  ce  mystère.  Mais  une  telle  époque  et 
un  tel  homme  permettent  toutes  les  hypothèses.  C'était  alors  que 
Buckingham  serrait  de  si  près  Anne  d'Autriche,  que  Richelieu  joaait 
le  rôle  d'amant  transi ,  que  Marie  de  Gonzague  courait  les  aventures 
comme  la  princesse  de  Trébizonde.  Bayle  a  reconnu  le  singulier  ca- 
ractère de  ce  règne  :  a  Vraiment,  dit-il,  je  me  demande,  en  lisant 
rhistoire  de  Louis  XIII,  si  ce  sont  là  des  faits  réels  ou  des  actions 
chimériques.  »  On  ne  trouverait  point  extraordinaire  que  Théophile 
eût  égaré  dans  les  plus  hautes  régions  de  la  cour  son  romanesque 
hommage,  et  que  la  rancune  silencieuse  du  roi,  sans  divulguer  le 
crime,  eût  puni  l'insolence. 

Il  est  certain  que  le  Louvre  ne  le  revit  plus.  A  son  retour  en  France, 
il  reprit  son  train  de  vie,  et  Gt  les  délices  de  quelques  seigneurs,  de 
M.  de  Montmorency  entre  autres.  Son  exil  de  la  cour  s'était  ébrnité, 
ses  vers  circulaient,  ses  épigrammes  se  répétaient;  elles  n'étaient 
pas  toutes  décentes,  crime  qui  lui  était  commun  avec  les  poètes  ses 
contemporains,  Sigongne,  Berthelot,  Motin ,  Bergeron ,  Du  Rosset. 
Régnier,  et  tous  les  autres.  Mais  les  aventures  de  sa  vie,  son  intimité 
avec  les  grands,  son  récent  exil ,  sa  renommée  d'audace  et  d'impiétéi 
le  plaçaient  au-dessus  d'eux;  et  un  libraire  conçut  l'idée  lucrative  de 
recueillir  et  de  publier,  sous  un  nom  si  brillant,  les  plus  graveleuses 
des  obscénités  qui  couraient  manuscrites.  En  1622  parut  ce  recueil, 
le  Parnasse  satirique  du  sieur  Théophile,  qui  eut  p!us  de  dix  éditions 
en  France  et  en  Hollande ,  et  qui  contient  fort  peu  de  pièces  de 
cet  écrivain.  Mais,  à  son  apparition,  tout  s'ébranla  dans  le  canq» 
des  jésuites;  Théophile  n'allait  plus  à  la  cour,  on  le  savait;  le  roi 
refusait  de  le  voir;  l'armure  de  l'impie  se  détachait  et  l'exposait  aux 
attaques;  un  effroyable  cri  s'éleva  contre  le  malheureux.  Tous  les 
bourgeois  qui  avaient  eu  quelques  rapports  avec  Théophile ,  et  qui 
peut-être  l'avaient  entendu  parler  librement ,  vinrent  déposer  contre 
lui.  «  Il  avait  médit,  raillé;  chanté  des  chansons  obscènes,  engagé 
les  jeunes  gens  à  boire;  on  l'avait  entendu  rire  à  la  messe,  et  com- 
parer sa  belle  à  la  Divinité.  Il  avait  soutenu  des  thèses  à  table,  et  oo 


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LES  VICT1MB8  DB  BOILBAC.  381 

le  croyait  chef  de  secte.  »  Pendant  que  le  vulgaire  commentait  ces 
niaiseries,  les  dévots  falminaient ,  le  Parnasse  satirique  à  la  main  ;  et 
les  gens  graves  raisonnaient  sar  le  danger  des  doctrines  professées 
par  Théophile.  Balzac,  déjà  célèbre  et  brouillé  avec  lui,  n'était  pas 
le  dernier  à  répandre  ces  rumeurs  et  à  leur  prêter  l'autorité  d'une 
parole  pompeusement  perTide.  Lui  aussi  (et  c'est  une  des  grandes 
làclietés  de  sa  vie  ) ,  il  exagéra  les  torts  du  poète,  le  représenta  comme 
un  a  Mahomet  nouveau,  troublant  la  paix  des  consciences,  renversant 
les  Taibles  esprits  et  menaçant  l'église,  d  C'était  le  pousser  au  bûcher. 
Théophile  n'attendit  pas  qu'on  l'y  jetât.  II  se  cacha,  tantôt  chez 
Lhuillier,  tantôt  chez  Vallée  ou  Saint-Pavin.  a  Je  suis  une  chouette, 
dit-il  ;  je  ne  vis  et  ne  marche  plus  le  jour.  Me  voici  maintenant  chez 
Lhuillier;  j'y  attends  le  retour  de  la  nuit  qui  me  conduira  chez  un 
autre  (1)  !  »  Bientôt  l'accusation  fut  régulièrement  formulée  et  portée 
devant  le  parlement  :  a  De  Viau  corrompait  la  jeunesse,  publiait  des 
vers  obscènes,  renversait  la  religion ,  et  ses  mœurs  étaient  impures.  » 
Il  y  avait  trop  de  lumières  chez  les  membres  du  parlement  pour  qu'ils 
ajoutassent  une  foi  aveugle  à  ces  discours;  ils  reculèrent  long-temps 
devant  ce  procès  ridicule,  et  le  jésuite  Raynauld,  pour  se  moquer  de 
leurs  lenteurs,  les  appela  en  ricanant  :  sera  sapientes  Phryges.  Mais  le 
bruit  populaire  grossissait;  il  fallut  commencer  les  poursuites.  Alors 
les  amis  de  Viau  l'abandonnèrent  ;  ce  n'étaient  pas  des  héros,  les  idées 
de  volupté  et  de  bien-être  personnel  qu'il  avait  répandues  n'encou- 
ragent guère  l'héroïsme;  Vallée  lui-même,  son  cher  Desbarreaux,  le 
reniaient,  et  il  s'en  plaint  amèrement  :  a  Deseruisti  exulem  et  adversae 
e  fortunœ  meae  ludibrio  absentiam  quoque  tuam  adjecisti ,  neque 
«  pateris  injuriam  meam  modo,  sed  auges  vehementer.  d  Le  duc  de 
Liancourt  et  Lhuillier  le  protégèrent  quelque  temps  ;  à  la  fin ,  ils  eurent 
peur.  Lui-même  s'ennuya  de  sa  vie  nocturne;  les  archers  étaient  à 
ses  tronsses,  et  il  craignait  que  l'on  n'introduisit  des  espions  auprès 
de  loi  :  —  «  Vous  prétendez  me  voir,  écrivait-il  à  une  personne  qui 
désirait  le  connaître,  en  un  temps  où  le  soleil  même  n'a  pas  cette 
liberté.  Une  réputation  de  bon  esprit,  qui  fait  aujourd'hui  tant  pro- 
mener mon  nom  par  les  rues,  contraint  ma  personne  de  se  cacher,  et 
ce  qui  devrait  me  donner  de  la  seureté  ne  me  laisse  jamais  sans  péril.  » 
Il  crut  alors  se  sauver  en  abjurant  le  calvinisme  entre  les  mains  du 
père  Séguirand  ;  il  demanda  la  suppression  juridique  du  livre  obscène 


(1)  «  Noue  latitare  cogor,  noctua  sam;  hodiè  apud  Lnlerium  expecto  noctem 
Me  me  docât  ad  aUam.  » 


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:9K)  KsnE  a>BS  bbox  mmnÊS. 

qu'un  lui  attribuait.  VaîiiespiéeajalsoiisiiL^apmrtDlatdontBahac avait 
accusé  sofi  auoien  ami  était  une-eliaigeiMn  «utrenant  grare  qaeb 
pubUeatioQ  du  Bmmtme;  eHe  éeraaait  'Viau  4e  ce  iN>ids  yagûe  €t 
vedotttaiile  qUi  tue  uniluinmie. 

Personne  ne  le  protégeait.  Lecourroux  du  rai,  queTlequ^en  At  h 
cause ,  n'était  pas  éteint  ;  la  jalMsie  des  uns ,  la  ^«oUiae  des  autres, 
ks  passioofi  Ixmigeoises,  le  fionatisrae  ligueur,  l'intérât-des  jésaites, 
concouraient  à  sa  perte.  Le^peuple ,  dont  la  haiue  a' toqours  besoin 
d^un  lieu«*cfnniBun ,  demandait  sa  imort;  Jes  frédicaleurs  liuriaieflt 
contre  Talhée:  a  Maudit  soia-tu,  Ihéophile  !  S'*écrifliit  Jean  Gaérin 
dans  sa  chaire,  maudit  aois-lu,  ThéupÛte !  mawlît  aott  Tesprit  q« 
t'a  dictéteft  pensées!  maudite  soit  la  main  qui  Je6«  écrites!  yalhni- 
reux  le  libraire  qui  les  a  imprimées!  malbeuteux  <3eux  qui  lésant 
ilues!  malbeucenx  ceux  qui  t'ont  jamais  conçu!  St  bénit  soit V. le 
piéaident,  et  bénît  soit  M.  le  procureur-général,  qui  vont  purger 
Parb  de  trelte  peste!  C'est  toy  qui  es  cause  que  la  peaterest^ans Paris: 
je  idira;,  après  le  Tévérend  père  Garassus ,  ^ue  lu  es  un  ^bélistre,  que 
taesun^eau;  que  dis-je,  un  veau?'d'un  ?eau,4a«hair  en  est  bonne 
;bouiUie^  la  chair  en  est  bonne ro^e  :  mais  ta  tienne,  méehant, n'est 
honne  qu'à  estre  grillée;  aussi  le^eras^u  demain.  Tu  t'es  mocqué  des 
ino]rnes,fet  lesmoynesse  mocqueront  de  toy.  »  — •«'O  beau  torrent 
d'éloquence  1 6  belle  saillie  de  Jean  Guérin!  »  s'écrie  Théophile.  Sans 
doute;  mais  pour  être  ridicule,  elte  n'en  était  pas'nsôins  redoutaMe; 
et  le  poufre  Théophile,  voyant  les  éditeurs  et  les  imprimeurs  da 
i^«nt^^  arrêtés,  le  peuple  ameuté,  le  cardinal  de  Xa^RochefoucavIt 
et  le  confesseur  du  roi  ligués  contre  iui ,  les  seigneurs  effrayés, 
iLouis  Xin  irrité,  ses  amis  froids,  la  roarédhaussée  «n  campagoe, 
quitta  Paria,  ne  saobant  oùiilirtlait. 

ici  oomnoice  une  efiroyable  ^e  qui  nous  pénétreruft  def  ifié,  si 
Théophile  s'était  donné  la  peine  de  l'écrire.  Partout  atromait  aroÉis 
lie  caftholiciame  et  la  bourgeoisie,  ses^ennemis  acharnés.  I^mr  édiap- 
»per  à  ce  réseau  qui  courraitia  France,  l'esprit^ért  se  cacha  dans  les 
4iois,  se  fit  des  retraites  sauvages,  déguisa  son  nom,  souffrit  la  fahn 
et  la  soif,  et  chercha  au  bout  du  Languedoc  un  toit  qui  voulût  Uen 
l!abriter.  flors  la  loi  de  la  société  chrétienne,  iienhi,  et  pins  que 
oeki,  frappé  d'interdiction  et  d'anaihéme,  tètemaudtte,  H  éprouva  h 
Inine  deitous,  Fingfatttudedeses  amis  les  plus  ohers,  et  rhorrible 
mélange  des  douleurs  physiques  et  des  douleurs  morales.  Baixac, 
plus  haïssable  que  Garasse,  icacouteàvacuaeoertaiBejoi&fue  Théo- 
phile «  ne  vit  plus  en  seureté  parmi  les  hommes,  mâîs^ë'H'e^fmif- 


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vi  à  outrance  coiMimlaipiusfuT9uekB  d^fo^ftés^Imbestes:  o*  Quant 
héophile,  il  opposa  un  front  inimépide  à  cette  exttéme  infortune, 
leui,  dit-il  : 

Avec  qui  je  vis ,  sont  étonnés  souvent 
Que  je  sois  en  mes  maux  aussi  gai  que  devant. 
Et  le  destin  fâché  de  ne  me  voir  point  triste 
Ignore  d^où  me  vient  l'humeur  qui  lui  résiste. 
Cert  Famé  dont  le  ciela  voulu  me  munir 
Oaastn  ttint  d*aoeidens  qui  devient  me  punir; 
Aatiement  un  tisn  de  tant  de  longues  peinea 
M* eût  gelé  mille  fois  le  sang  dedans  les  veines» 

Fermeté  digne  de  Thonnne  qui  professait  la  philosophie  et  se 
sait  en  chef  de  secte.  Sa  première  retraite ,  dont  nous  ignorons  le 
u  et  la  durée,  fut  employée  à  traduire  en  vers,  mêlés  dç  prose, 
Pkédon  de  Platon.  Découvert,  et  se  croyant  trop  rapproché  de 
ris,  il  se  dirigea  vers  Toulouse,  ou  demeurait  le  baron  de  Panât, 
^ve  de  Yanini ,  ami  de  Vallée  et  lié  avec  Théophile.  Panât  corn- 
ence  par  accueillir  le  fugitif;  mais  bientôt  i)  se  rappelle  qu'autre- 
is  on  a  voulu  le  brûler  avec  Yanini;  il  s'ef£raie,  et  lui  ordonne  de 
dtter  le  logis.  Où  aller?  Théophile  résiste.  Le  baron ,  accompagné 
!  deux  valets,  se  présente  Tépée  à  la  main  et  réitère  son  ordre;  le 
été  tire  aussi  son  épée.  Il  paraît  que  le  baron,  touché  de  la  bra- 
ure  et  du  malheur  de  son  hôte,  devint  plus  traitable.  Mais  Théo- 
lile  quitta  bientôt ,  pendant  une  nuit  d*orage ,  cette  retraite  inhos- 
talière,  et,  s'acheminant  dans  les  ténèbres,  il  fut  en  butte  à  deux 
cidens  fort  opposés  :  il  tomba  dans  une  rivière  et  vit  la  foudre  frap- 
T  le  sol  près  de  lui  : 

Lorsque  Panât  me  flt  sa  brutale  saînîè. 
Que ,  les  armes  au  poing ,  accompagné  de  deux , 
11  me  fit  voir  la  mort  en  son  teint  plus  hideux , 
Je  croyai&biea  mMirir.  Il  le  croyait  de  même. 
Maïs,  pour  cela ,  le  front  ne  me  devînt  point  blême; 
Ma  voix  ne  changea  point ,  et  son  fer  inhumain , 
A  me  voir  si  constant ,  lui  tremibla  dans  la  main. 
Encore  un  accident,  aussi  mauvaisou  pire,. 
Me  plongea  dans  le  sein  du  poissonneux  empire. 
Au  milieu  de  la  nuit  où  le  firent  du  croissant. 
D*un  petit  bout  de  corne  à  peine  appacaissant, 
Sembkùt  se  retirer  et  chasser  les  ténèbres 
Pour  jeter  plus  d'effroi  dans  des  lieux^si  funèbres. 


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384  RBVCE  DBS  DBUX  M0NDB8.  . 

Lune!  romps  ton  silence,  et  pour  me  démentir 
Reproche-moi  la  peur  que  tu  me  vis  sentir  ! 
Que  dus-je  devenir,  ce  soir  où  le  tonnerre 
Presque  dessous  mes  pieds  vint  balayer  la  terre? 
Il  brûla  mes  voisins,  il  me  couvrit  de  feu. 
Eh  bien  !  pour  tout  cela ,  je  le  craignis  bien  peu  ! 

Pour  ce  dernier  trait ,  c'est  une  bonne  gasconuade;  mais  elle  ne 
détruit  ni  le  souvenir  de  son  courage,  ni  la  pitié  qu'on  éprouve  pour 
cet  homme  auquel  an  autre  siècle  eût  donné  gloire  et  fortune.  Il  oe 
faut  pas  naître  avant  son  temps.  Chassé  de  Toulouse,  il  alla  du  cdté 
des  Landes  et  poussa  jusqu'aux  Pyrénées  : 

Je  viens,  dans  un  désert,  mes  larmes  épancher. 
Où  la  terre  languît,  où  le  soleil  s'ennuye; 
Où  ce  torrent  de  pleurs  qu'on  ne  peut  estancher, 
Couvre  Tair  de  vapeurs  et  la  terre  de  pluye. 
Parmi  ces  tristes  lieux ,  traînant  mes  longs  regrets, 
Je  me  promène  seul  dans  Thorreur  des  forêts , 
Où  la  funeste  orfraye  et  le  hibou  se  perchent  : 

Ce  sont  des  lieux 

Où  rien  de  plus  courtois  qu'un  loup  ne  m'avoisine , 
Où  des  arbres  puans  fourmillent  d'écurieux  (1), 
Où  tout  le  revenu  n'est  qu'un  peu  de  résine , 
Où  les  maisons  n'ont  rien  plus  froid  que  la  cuisine , 
Où  le  plus  fortuné  craint  de  devenir  vieux. 
Où  la  stérilité  fait  mourhr  la  lésine, 
Où  tous  les  élémens  sont  mal  voulus  des  cieux. 
Là  le  soleil ,  contraint  de  plaire  aux  destinées. 
Pour  étendre  mes  maux  allonge  ses  journées , 
Et  me  fait  plus  durer  le  temps  de  la  moitié. 
Mais  il  peut  bien  changer  le  cours  de  sa  lumière. 
Puisque  le  roy,  perdant  sa  bonté  coutumière, 
A  détourné  de  moy  le  cours  de  sa  pitié. 

Tous  ces  maux  n'abaissent  pas  le  ton  de  Théophile;  tapi  daui 
quelque  cabane  des  Landes  et  éclairé  d'un  flambeau  de  résine  ,^11r 
écrit  à  Louis  XIII  : 

Tai  choisi  loin  de  votre  empire 
Un  vieux  désert  où  les  serpens 
Boivent  les  pleurs  que  je  répands , 
Et  soufiQent  l'air  que  je  respire 

(i)  ËcurcuilSi 


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LES  VICTIMES  DE  BOILEAU.  385 

Dans  l'efi&oi  de  mes  longs  ennuis. 
Dans  l'horreur  de  mes  longues  nuits! 
Éloigné  des  bords  de  la  Seine, 
Et  du  doux  climat  de  la  cour  ; 
Il  me  semble  que  l'œil  du  jour 
Ne  me  luit  plus  qu'avecque  peine  ! 


Exilé  parmi  des  sauvages , 
Où  je  ne  trouve  à  qui  parler, 
Ma  triste  voix  se  perd  en  Tair 
Et  dans  l'écho  de  ces  rivages  ! 

Ici ,  les  accens  des  corbeaux , 
Et  les  foudres  dans  les  nuages 
Ne  me  parlent  que  de  tombeaux  ! 

Arrachez-moi  à  cet  exil,  Yengez-moi,  je  suis  ionocent;  et  vous, 
Ktes  roi  mortel ,  songez  que  vous  serez  jugé  par  le  roi  des  cieux.  » 
deux  strophes  suivantes  sont  à  placer  parmi  les  plus  belles  de  la 
ue  française;  plus  hardiment  jetées  que  celles  de  Malherbe,  elles 
chent  avec  une  rapidité  et  une  majesté  que  tout  le  monde  ad- 
;ra: 

Celui  qui  lance  le  tonnerre , 
Qui  gouverne  les  élémens , 
Et  meut  avec  dés  tremblemens 
La  grande  masse  de  la  terre  : 
Dieu  qui  vous  mit  le  sceptre  en  main , 
Qui  vous  le  peut  6ter  demain  ; 
Lui  qui  vous  prête  sa  lumière , 
Et  qui ,  malgré  vos  fleurs  de  lys , 
Un  jour  fera  de  la  poussière 
De  vos  membres  ensevelis, — 

Ce  grand  Dieu  qui  Gt  les  abîmes 
Dans  le  centre  de  l'univers , 
Et  qui  les  tient  toujours  ouverts 
A  la  punition  des  crimes , 
Veut  aussi  que  les  innocens 
A  l'ombre  de  ses  bras  puissans 
Trouvent  un  assuré  refuge; 
Et  ne  sera  point  irrité 
Que  vous  tarissiez  le  déluge 
Des  maux  où  vous  m'avez  jeté  ! 
Tom  XIX.  25 


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986  A»VTO  BjBS  l^mnfi  ¥QNl!i9. 

Saluons  pour  la  premièfe  fois  un  rave  talent ,  et  eette  terrible 
puissance  de  l'adversité  qui  épure  ce  qu'elle  touche.  Les  morceaux 
écrits  par  Théophile,  après  sa  persécution,  siHiout  en  prose,  sont 
d'une  supériorité  incontestable.  Il  trouve  au  pied  des  Pyrénées  on 
seigneur  qui  le  recueille ,  le  protège  et  lui  donne  de  bons  dinés; 
l'épicurien  n'oublie  pas  ce  dernier  point,  et  son  estomac  estpleîD 
de  reconnaissance  : 

Mon  exl!  ne  savait  où  trouver  sûreté; 
Partout  mille  accidens  touchaient  ma  lîbwtë. 
Quelques  déserts  affreux ,  dont  les  forêts  suantes , 
Rendaient  de  tant  d'humeurs  les  campagnes  puantes  « 
Ont  été  le  séjour  où  le  plus  doucement 
Tai  passé  quelques  jours  de  mon  bannissement; 
Là,  vraiment  Famitié  d'un  marquis  favorable, 
Qui  n'eut  jamais  horreur  de  mon  sort  déplorable , 
Divertit  mes  soucis  ;  et  dans  son  entretien 
Jestrouvai  du  bon  sens  qui  consola  le  mien. 
4i^|r9n)ent,  dans  Tennui  d'un  Heu  si^lit^e, 
jQv  l^^rit  jet  le.  corps  ne  trouvent  rien  h  fd^xe , 
Où  le  ç\m  plUlo^plie ,  avecque  son  discours  (1), 
Ne  saurait,  sans  languir,  laisser  passer  deux  jours; 
Le  chagrin  m'eût  saisi.  Mais  une  grande  chère 
Vint  deux  fois  chaque  jour  enehanler  ma  misère. 

L'épicurien  que  rien  ne  cor/jgeait,  comiae  vous  voiyez,  alla  visiter 
€lérac ,  où  il  admira  la  Garonne  débordée  : 

Le  débord  insolent  de  ses  rapides  eaux, 
Couvrant  avec  orgueil  le  faîte  des  roseaux , 
Fait  taire  nos  moulins  ;  et  sa  grandeur  faroucbe 
Ne  saurait  plus  souffrir  qu'un  avhron  la  touche.... 


Je  disais  en  voyant  comme  son  flot  se  pousse  : 
«  Ainsi  va  la  fureur  d'un  roi  qui  se  opurrotioe  ; 
Ainsi  mes  ennemis ,  contre  moi  furieux , 
M'ont  rendu  sans  sujet  le  sort  injurieux.  » 


Il  ne  reste  pas  long-temps  dans  cet  endroit  :  on  instruit  son  procès 
à  Paris,  et  rien  ne  serait  plus  facile  que  de  venir  le  sc^i^r,  si  près  de 
son  manoir  héréditaire.  Le  duc  de  Moptmoreçcy  lui  écrit ,  lui  offrant 
Chantilly  pour  asile;  il  arrive  à  grandes  jourpé^  et  trouve  sous  ces 

(1)  Méditation. 


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LES  VICrtMBS  DE  BOILEAV.  SSÏT 

im  feuillages  un  accaeilbienvetllant,  mêlé  d'admiration  et  de  pitié, 
ate  la  eovùr  penchait  vers  Théophile,  qui  n'était  en  déflnitite  que 
lèprésentBUt  dés  plaisirs,  des  talens  etdes  torts  des  gentilshommes.* 
EÉunem  le  prôléger  cependant?  Il  fallait  se  taire  de?adt  le  silence 
^ail,  kir  foienr  des  dévots  et  le  préjugé  du  peUj^le.  On  était  si  bien 
posé  pour  lui  à  la  cour,  <iue,  pendant  son  séjout  forcé  chez  le  dtiO , 
scrivit  sa  tragédie  de  Pyratney  et  la  fit  représetiter  au  Louvre,  oè 
B  fut  très  applaudie,  a  On  me  reprocha  seulement,  dit-il ,  l'énergie 
ma  poésie  et  la  tristesse  sépulcrale  da  sujet,  d  II  pense  que  le 
va  lui  devenir  favorable,  et  s'étonne  que  le  duc  de  Montmorency 
licite  pour  lui  faiblement;  dans  une  lettre  confidentielle ,  il  attri- 
e  cette  froideur  au  désir  que  le  duc  a  de  le  garder  chez  lui.  Il  se 
»mpe;  il  ne  comprend  pas  lui-même  les  caoses  secrètes  de  son 
ilheur;  il  ne  voit  pas  la  fatalité  de  cette  situation  suspendue  entre 
cour  et  les  dévots;  l'arrêt  du  parlement  se  charge  de  l'en  instruire. 
1  satisfait  au  cri  populaire  en  le  condamnant  par  contumace.  Déclaré 
upable  de  Use-majesté  divine  et  humaine,  il  fera  donc  amende  ho- 
lable  devant  Notre-Dame  et  sera  brûlé  vif  ou  en  effigie.  Personne 
ilève  plus  la  voix  en  faveur  de  ce  paria.  Le  duc  lui-mèmd  lui  con- 
ille  la  fuite.  Il  se  dirige  vers  la  Picardie,  puis  vers  la  Flandre,  et  va 
«ibarquer  pour  l'Angleterre.  — J'attends  votre  carrosse;...  on  me 
poe  de  fuir...v«  et  je  vais  des  flammes  à  la  mer!  —  a  Opperior  vos 
lie,  aut  cdrpentum  tuum,  que  ad  vos  devehar^  Asseverabat  heri 
naris  prœfeclus  nos  intra  triduum  tandem  abituros.  Sic  ab  igUibus 
id  undas  vocor.  d 

Mate  ses  ennemis  le  poursuivaient.  On  jugera  bientôt  si  cette 
«rsirfte  était  sérieuse  et  acharnée.  Le  père  Voisin ,  ami  de  Garasse, 
fait  suivre  et  épier;  Leblanc,  lieutenant  du  prévost  de  la  conné- 
biie,  se  met  à  ses  trousses,  ne  quitte  point  sa  piste,  et  finit  par  Far- 
ter au  Cateleti  Le  gouverneur  de  la  citadelle  donne  ordre  qu'oa 
saisisse,  a  D'abord  que  je  fus  pris,  on  me  tint  pour  condamné; 
1  détention  fut  un  supplice,  et  les  prévosts  des  exécuteurs.  J'en 
s  deux  sur  chacun  de  mes  bras,  et  autour  de  moi  autant  que 
lieu  par  où  je  passais  en  pouvait  contenir.  On  m'enleva  dans  la 
unbre  du  sieur  de  Meulier  pour  y  faire  mon  procèir-verbal,  qui  ne 
t  autre  chose  que  l'inventaire  de  mes  bardes  et  de  mon  argent,  qui 
;  fut  tout  saisi.  Après  nàon  interrogatoire,  qui  ne  contenait  aucune 
rusation ,  M.  de  Caumartin  m'assura  que  j'étais  mort.  Je  lui  répon- 
que  le  roi  était  juste  et  moi  innocent.  De  là^  il  ordonna  que  je 
se  conduit  à  Saint-Quentin.  On  m'aUfeche^de  grosses  eordes  par- 

25. 


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388  REVUE  DKS  DEUX  MONDES. 

tout,  sur  un  cheval  faible  et  boiteux  qui  me  fait  courir  plus  de  ris- 
ques que  tous  les  témoins  de  mes  confrontations.  L'eiécution  de 
quelque  criminel  bien  célèbre  n'a  jamais  eu  plus  de  foule  à  son  spec- 
tacle, que  je  n'en  eus  à  mon  emprisonnement.  Soudain  que  je  fus 
écroué ,  on  me  dévala  dans  un  cachot,  dont  le  toit  même  était  sons 
terre.  Je  couchais  tout  vêtu ,  et  chargé  de  fers  si  rudes  et  si  pesans, 
que  les  marques  et  la  douleur  en  demeurent  encore  en  mes  jambes. 
Les  murailles  y  suaient  d*humidité,  et  moi  de  peur.  » 

Contre  ses  persécuteurs  il  a  de  violentes  et  justes  invectives.  Il  fait 
une  bonne  caricature  de  ceux  qui , 

Priant  Dieu  comme  des  9postres , 
Mirent  la  main  sur  son  collet 
Et  marmottant  leurs  patenostres , 
Pillèrent  jusqu'à  son  valet. 

Si  j'estois(ajoute4-il)  du  plus  vil  mestier 

Qui  s'exerce  parmi  les  rues , 

Si  j'estois  Gis  de  savetier 

Ou  de  vendeuse  de  morue , 

Ils  craindroient  qu'un  peuple  irrité 

!Ne  punît  leur  témérité. 

La  compagnie  de  Defunctis  vient  le  prendre  à  Saint-Quentin;  on 
le  mène  à  Paris  «  attaché  tout  le  long  du  voyage  avec  des  chaînes, 
sans  avoir  la  liberté  du  sommeil  ni  du  repos ,  et  sans  quitter  les  fers 
ni  nuit  ni  jour.  On  ne  suivît  jamais  le  grand  chemin  ;  et,  comme  s'il 
y  eût  eu  dessein  de  m'enlever,  les  troupeaux  ou  les  arbres  un  peu 
éloignés  donnaient  à  ces  gens  des  alarmes  assez  ridicules.  Arrivé  à  la 
Conciergerie ,  la  presse  du  peuple  m'en  empêcha  l'entrée.  Je  fus 
enlevé  dans  la  grosse  tour  avec  deux  gardes.  »  —  Enfin  on  le  jette 
dans  le  cachot  de  Ravaillac.  Il  y  reste  dix-huit  mois  au  secret,  l'esprit 
net  et  sain,  l'ame  courageuse ,  mais  abandonné  dé  tous  ses  amis,  t 

Pour  passer  mes  nuits  sans  sommeil , 
Sans  feu ,  sans  air  et  sans  soleil , 
Et  pour  mordre  ici  les  murailles 
N'ay-je  encore  souffert  qu'en  vain , 
Me  dois-je  arracher  les  entrailles 
Pour  soulier  une  dernière  faim? 

a  Mes  ennemis,  s'écrie-t-il ,  ont  répandu  : 

Que  j'enseîgnois  la  magie. 
Dedans  les  cabarets  d'honneur. 


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LES  VICTIMES  DE  BOILEAU.  389 

Us  disent  que,  pour  me  perdre, 

Oq  a  bandé  tous  les  ressorts 
De  la  noire  et  forte  machine, 
Dont  le  souple  et  le  vaste  corps 
Estend  ses  bras  jusqu'à  la  Chine. 

Dans  ces  lieux  voués  au  malheur, 
Jje  soleil ,  contre  sa  nature , 
A  moins  de  jour  et  de  chaleur 
Que  Ton  en  fait  à  sa  peinture. 
On  n*y  voit  le  ciel  que  bien  peu , 
On  n*7  voit  ni  terre  ni  feu, 
On  meurt  de  Tair  qu*on  j  respire; 
Tous  les  objets  y  sont  glacés , 
Si  bien  que  c'est  ici  l'empire 
Où  les  vivans  sont  trépassés. 

Point  de  feu ,  point  de  lumière ,  une  nourriture  abjecte.  C'est  là 
qu*il  forme  son  talent;  de  cette  voûte  obscure  datent  ceux  de  ses  écrits 
qui  doivent  le  classer  parmi  nos  bons  prosateurs,  et  justifler  le  rang 
élevé  que  je  réclame  pour  lui.  La  fermeté  de  son  courage  soutient  la 
vigueur  de  sa  plume.  Il  repousse  en  vers  et  en  prose  les  accusations 
qui  Tont  perdu,  traîne  Garasse  sur  la  claie,  argumente  puissamment, 
mêle  rironie  à  la  discussion ,  flétrit  la  lâcheté  de  Balzac ,  et ,  vainqueur 
de  ses  ennemis,  sipuissansy  dit  Malherbe,  arrache  enfin  aux  magis- 
trats la  révocation  de  leur  première  sentence.  Je  ne  crains  pas  de 
conseiller  aux  hommes  qui  étudient  Tart  de  convaincre  et  celui  de 
raisonner  les  cinquante  pages  qu'il  a  écrites  dans  sa  prison  ;  style 
nerveux,  précision,  convenance,  disposition  des  preuves,  vigueur 
de  logique ,  ardeur  soutenue  et  contenue;  tout  y  est.  Patru  écrit 
moins  énergiquement;  Pélisson  est  plus  lent;  d'Aubigné  est  plus  in- 
correct; il  faut  descendre  ou  plutôt  s*élever  jusqu'à  Pascal  pour  re- 
trouver cette  forte  et  amère  empreinte  de  la  raison  passionnée  et  de 
la  diatribe  impitoyable. 

« M'ayant  promis  autrefois,  dit-il  à  Balzac,  une  amitié  quej'avois 
si  bien  méritée,  il  faut  que  vostre  tempérament  soit  bien  mauvais,  de 
m'estre  venu  quereller  dans  un  cachot,  et  vous  joindre  à  l'armée  de 
mes  ennemis,  pour  braver  mon  affliction!  Dans  la  vanité  que  vous 
ayez  d'exceller  aux  lettres  humaines ,  vous  avez  fait  des  inhumanité! 
qui  ont  quelque  chose  de  la  fièvre  chaude;  mais  je  recognois  qu'en 
disant  mal  de  moy,  vous  en  avez  souffert  beaucoup.  Vos  missives 


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396  RBYÙÈ  DE$  imUX  HONDES. 

diffamatoires  sont  composées  avec  tant  de  peine  qaeyoas  tous  chas- 
tiez  vous-même,  en  mal  faisant  ;  et  vostre  supplice  est  si  conjoinct  à 
vostre  crime,  que  vous  attirez  tout  ensemble  et  la  colère  et  la  pitié, 
et  qu'on  ne  se  peut  fascher  contre  vous  sans  vous  plaindre.  Cet 
exercice  de  calomnies,  vous  l'appelez  le  divertissement  d'un  malade. 
U  est  vray  que  si  vous  estiez  bien  sain ,  vous  feriez  tout  autre  chose. 
Soyez  plus  modéré  en  ce  travail;  il  entretient  vostre  indisposition;  et 
si  vous  continuez  d'escrire ,  vous  ne  vivrez  pas  long-temps.  Je  sais 
que  vostre  esprit  n'est  pas  fertile,  cela  vous  picque  injustement  contre 
moy.  Si  la  nature  vous  a  mal  traicté,  je  n'en  suis  pas  cause;  elle  vous 
vend  chèrement  ce  qu'elle  donne  à  d'autres.  Vous  sça^ez  la  gram- 
maire française ,  et  le  peuple ,  pour  le  moins ,  croit  que  vous  avez  fait 
un  livre;  les  sçavans  disent  que  vous  pillez  aux  particuliers  ce  que 
vous  donnez  au  public,  et  que  vous  n'escrives  que  ce  que  vous  avez 
leu.  Ce  n'est  pas  estre  sçavant  que  de  savoir  lire.  S'il  y  a  dé  bonnes 
choses  dans  vos  escrits,  ceux  qui  ne  les  cognoissent  pas  ne  vous 
en  petitetit  point  loùe.r,  et  ceux  qni  les  cognoissent  sçavent  qu'elles 
ne  sont  pas  à  vous.  Vostre  stile  a  des  flatteries  d'esclave  poor 
quelques  grands>  et  des  invectives  de  bouffon  pour  autres.  Vous 
trsiictez  d'égal  avec  le^  cardînatix  et  les  mareschaux  de  France;  en 
cela  votis  oubliez  d'où  vous  êtes  nay.  Faute  de  mémoire  qni  a  besoin 
d'un  peu  de  jugement,  corrigez  et  guérissez-vous,  s'il  est  possible. 
Quand  vous  tenez  quelque  pensée  de  Sénèqùe  ou  de  César,  il  vous 
semble  que  vous  estes  censeur  ou  empereur  romain.  Dans  les  vanitez 
que  vous  faictes  de  vos  maisons  et  de  vos  valets,  qui  feroît  l'éloge  de 
vos  prédécesseurs  vous  rendroit  un  mauvais  office;  vostre  visage  et 
vostre  làauvais  naturel  retiennent  quelque  chose  de  la  première 
pauvreté  et  du  vice  qui  lui  est  ordinaire.  Je  ne  parle  point  du  pillage 
des  autbeurs.  Le  gendi^  du  docteur  Baudius  vous  accuse  d'un  autre 
larcin  :  en  cet  endroict  j'aime  mieux  paroitre  obscur  que  vindicatif; 
s'il  se  fiist  trouvé  quelque  chose  de  semblable  en  mon  procès,  j'en 
fusse  itiort,  €ft  vous  n'eussiez  jamais  eu  la  peur  que  vous  faict  ma  dé- 
livrance.— J'attendois  en  ma  captivité  quelque  ressentiment  de  l'obH* 
gatton  que  vous  m'avez  depuis  ce  voyage.  Mais  je  trouve  que  vou» 
m'avez  voulu  rtuî^e,  d'autant  que  vous  me  deviez  servir,  et  que  vous 
me  hâïsseJr  à  causé  cjue  vohs  m'avez  offensé.  Si  vous  eussiez  esté 
asstte  hônrieste  pouf  vous  en  excuser,  j'estois  assez  généreux  pour 
voils  pfi^rdoi^nei*.  Je  suis  bon  et  obligeant;  vous  estes  lâche  et  malin; 
je  6r&f  qte  vous  Émvtet  touaîoui^  vos  inclinations  et  non  les 
mienne;  le  ufe  nae  répends  pas  d'avoif  pris  autrefois  l'espée  pour 


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LB$  VICXUHZS  fis  BOnLEAU.  991 

VOUS  vanger  du  baston;  il  ne  tint  pas  à  moi  que  vostce  affront  ne  fuct 
effacé;  c'est  peut-esire  alors  que  vous  ne  nue  4:râtes  pas  assez  bon 
poète  t  parce  que  vous  me  vîtes  trop  bon  ^Idat.  Je  n'aUègue  cecy 
pour  aucune  gloire  militaire ,  ny  pour  aucun  reprosche  de  vostre  pol- 
tronnerie :  mais  pour  vous  montrer  que  vous  deviez  vqus  taire  de  n^es 
défauts,  puisque  j*avois  toujours  caché  les  vostres. — Je  vqus  advoue 
(pie  je  ne  suis  ny  poète,  ny  orateur.  Je  ne  vous  dispute  pQint 
réioquence  de  vostre  pays  :  vous  estes  né  plus  proche  de  Paris  que 
moy.  Je  sais  Gascon,  et  vous  d'Angouléme.  Je  n'ay  eu  pour  ré- 
gent que  des  escoliers  escossais,  et  vous  des  docteurs  jésuites;  je 
5uis  sans  art,  je  parle  simplement  et  ne  sçay  que  bien  vivre.  Ce  qui 
m'acquiert  des  amis  et  des  envieux ,  ce  n'est  que  la  facilité  de  mes 
mœurs,  une  fidélité  incorruptible  et  une  profession  ouverte  que  je 
Eus  d'aymer  parfaitement  ceux  qui  sont  sans  fraude  et  sans  lascheté. 
C'est  par  où  nous  avons  esté  incompatibles  \qu$  et  moy,  et  d'où 
aaissent  les  accusations  orgueilleuses  dont  vous  avez  inconsidérément 
persécuté  mon  innocence  sur  les  fausses  conjectures  de  ma  ruine,  et 
sat  la  foy  du  père  Voisin.  Soyez  plus  discret  en  vqstre  inimitié.  Vous 
oe  deviez  point  faire  gloire  de  ma  disgrâce;  c'est  peut-estfe  «ne 
marque  de  mon  mérite.  Vous  n'avez  estény  prisonnier,  ny  bawy  ; 
vous  n'avez  pas  assez  de  vertu  pour  estre  recherché;  vostre  bassesse 
est  vostre  seureté.  Je  ne  tire  point  vanité  de  mon  malheur  et  n'accuse 
point  la  cour  d'injustice;  je  me  console  seulement  de  voir  que  ma 
personne  est  encore  bien  chère  à  ceux  qui  ra'oAt  condamné.  J'ai 
6sté  malheureux ,  et  vous  estes  coupable.  Hais  q«>oi  \  la  foiiupe  â'ir- 
rite  continuellement  de  quelques  grâces  qu'il  a  plu  à  0ieu  ïm  des* 
partir  !  Si ,  suis-je  satisfaict  de  ma  condition ,  et  je  trouveray  toujours 
parmi  les  bons  assez  d'honneur  et  d'aeaitié  pour  ne  me  picquer 
jaiiMûs  de  mespris  et  de  la  haine  de  vos  semblables.  Si  je  voulais  vevser 
quelques  gouttes  d'encre  sur  vos  actions,  je  noircirois  toute  ma  vie.  » 

En  vain  Balzac  répondit-il  que  a  lo  bouche  de  Théophile  ^it 
moins ^bre  que  celle  d'un  Suisse....  qu'il  était  soiii  de  Paris  par 
une  brèche,  et  que  la  vérité  ne  pouvait  se  placer  sur  des  lèvres  im- 
pures. D  La  lettre  de  Théophile  reste ,  et  condamne  le  lâche  et  di- 
sert personnage,  qui  choisit  un  tel  moment  pour  se  venger  d'un  mal- 
heureux. 

Les  Apologies  de  Théophile,  qui  rameuàrent  le  parlement  et  )e  roi 
au  courage  de  la  justice,  en  face  d'une  population  enaspérée,  ^nt 
plus  remarquables  encore  que  cette  lettre,  et  plus  voisines  d^  la 
force  oblique,  acérée,  pénétrante  de  Pascal.  La  plus  dé^alpfaise 


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392  RBVUE  DES  DEUX  HONDES. 

modération  les  élève  et  les  soutient  bien  aaniessas  des  déclamations 
que  dicterait  la  colère.  Il  y  raconte  sans  emphase  ses  tribulations, 
intéresse  le  lecteur  par  la  simplicité  du  ton ,  démêle  toute  la  trame 
de  ses  ennemis,  montre  les  témoins  Sajot,  Anisé,  Bonnet,  bour- 
geois ou  écoliers,  tous  à  la  dévotion  du  père  Voisin  ;  la  bourgeoise 
Hercie  et  le  boucher  Guibert  entrant  dans  la  conspiration  sainte; 
Garasse  se  faisant  le  héraut  d'armes  de  Tentreprise;  les  magistrats 
fort  embarrassés,  recommençant  leurs  interrogatoires,  prolongeant 
sa  détention ,  et  ne  sachant  comment  se  tirer  du  mauvais  pas  où  les 
jetaient  l'innocence  de  Théophile  d'une  part,  et  de  Tautre,  la  haine 
publique.  Il  dit  tout  cela  sans  blesser  le  roi ,  sans  offenser  la  cour, 
sans  irrévérence  pour  l'église;  isolant  de  la  cause  de  Garasse  la  re- 
ligion elle-même  avec  une  adresse  et  une  naïveté  très-éloquentes. 
Il  n'élucide  pas  seulement  les  faits,  il  ne  débrouille  pas  seulement 
cette  intrigue,  il  traite  avec  une  extrême  supériorité  le  cêté  moral  de 
la  cause,  prend  le  père  Garasse  à  partie,  et  ne  le  quitte  que  lorsqu'il 
l'a  fustigé  dans  tous  les  sens. 

Voilà  Théophile.  C'est  là  ce  qui  doit  protéger  ou  plutôt  ressus- 
citer ce  nom  perdu.  Boileau  avait  besoin  d'une  rime,  lorsqu'il  a  écrit 
ces  deux  vers  malheureux  : 

A  Malherbe,  à  Racan  préférer  Tliéophile, 

Et  le  clinquant  du  Tasse  à  tout  Tor  de  Virgile. 

La  supériorité  de  Théophile  n'était  point  dans  ses  vers:  si  vous  le 
comparez  à  Malherbe  ou  à  Racan ,  vous  lui  faites  tort  ;  comparez-le 
à  Coeffeteau  et  à  Balzac.  Il  n'était  pas  seulement  bon  prosateur  par 
instinct  et  dans  l'intérêt  de  sa  défense;  il  avait  raisonné  l'art  du  stylCi 
n'admettant  ni  l'originalité  prétentieuse  de  Cyrano,  ni  la  frivolité  de 
Voiture,  ni  le  ronsardisme  du  langage;  ses  théories  sur  cette  matière 
sont  justes  et  originales;  on  croit  écouter  la  spirituelle  et  forte  voix 
de  Michel  Montaigne  :  a  II  faut  que  le  discours  soit  ferme,  que  le  sens 
y  soit  naturel  et  fertile,  le  langage  exprès  et  signifiant.  Les  afféteries 
ne  sont  que  mollesse  et  qu'artifice,  qui  ne  se  trouvent  jamais  sans 
effort  et  sans  confusion.  Ces  larcins,  qu'on  appelle  imitation  desaa- 
teurs  anciens,  ne  sont  point  à  notre  mode.  Il  faut  escrire  à  la  mo* 
derne;  Démosthènes  et  Virgile  n'ont  point  escrit  en  nostre  temps,  et 
nous  ne  sçaurions  escrire  en  leur  siècle.  Leurs  livres,  quand  ils  les 
firent ,  estoient  nouveaux ,  et  nous  en  faisons  tous  les  jours  de  vieoi. 
L'invocation  des  muses  (à  l'exemple  de  ces  païens)  est  profane  et  ri- 
dicule. Ronsard,  pour  la  vigueur  de  l'esprit  et  la  vive  imagination, 


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LES  VICTIMBS  DB  BOILBAU.  393 

a  mille  choses  comparables  à  la  magniflcence  des  anciens  Grecs  et  La- 
tins, mais  il  a  mieux  réussi  à  leur  ressembler,  qu'alors  qu'il  les  a  voulu 
traduire,  et  qu'il  a  pris  plaisir  à  les  contrefaire,  comme  en  ces  mots  : 

Cylhèrea  n,Paia  réa  n 

Par  qui  le  Trépied  Tymbrean. 

<  Il  semble  qu'il  se  veuille  rendre  inconnu  pour  paraître  docte,  et 
qu'il  affecte  une  fausse  réputation  de  nouveau  et  hardy  escrivain. 
Dans  ces  termes  estrangers,  il  n'est  point  intelligible  pour  les  Fran- 
çois. Ces  extravagances  ne  font  que  desgouter  lessçavans,  etestourdir 
les  foibles.  On  appelle  cette  façon  d'usurper  des  termes  obscurs  et 
impropres,  les  uns  barbarie  et  rudesse  d*esprit,  les  autres  pédanterie 
et  sufGsance.  Pour  moy,  je  crois  que  c'est  un  respect  et  une  passion 
que  Ronsard  avoit  pour  ces  anciens,  à  trouver  excellent  tout  ce  qui 
venoit  d'eux ,  et  chercher  de  la  gloire  à  les  imiter  partout.  Un  prélat 
homme  de  bien  est  imitable  à  tout  le  monde  ;  il  faut  estre  chaste , 
comme  luy  charitable,  et  sçavant  qui  peut;  mais  un  courtisan ,  pour 
imiter  sa  vertu ,  n'a  que  faire  de  prendre  ny  le  vivre,  ny  les  habille- 
mens  à  sa  sorte  ;  il  faut ,  comme  Homère,  faire  bien  une  description , 
mais  non  point  dans  ses  termes  ny  avec  ses  épithètes.  Il  faut  escrirc 
comme  il  a  escrit.  C'est  une  dévotion  louable  et  digne  d'une  belle 
ame,  que  d'invoquer  au  commencement  d'une  œuvre  des  puissances 
souveraines  ;  mais  les  chrestiens  n'ont  que  faire  d'Appollon  ny  des 
Muses  ;  et  nos  ver$  d*aujourd'huy,  qui  ne  se  chantent  point  sur  la 
lyre,  ne  se  doivent  point  nommer  lyriqncsy  non  plus  que  les  autres 
héroyquesj  puisque  nous  ne  sommes  plus  au  temps  des  héros; 
toutes  ces  singeries  ne  font  ny  le  plaisir,  ny  le  proflt  d'un  bon  en-* 
tendement.  Il  est  vray  que  le  desgout  de  ces  superfluitez  nous  a  fait 
naîstre  un  autre  vice;  car  les  esprits  foibles  que  l'amorce  du  pillage 
avoit  jetez  dans  le  mestier  des  poëtes,  n'estant  pas  d'eux-mesmes 
assez  vigoureux  ou  assez  adroits  pour  se  servir  des  objets  qui  se  pré- 
sentent à  rîmagination ,  ont  cru  qu'il  n'y  avoit  plus  rien  dans  la 
poésie,  et  se  sont  persuadez  que  les  figures  n'en  esloient  point ,  et 
qu'une  métaphore  estoit  une  extravagance.  »  Il  admet  donc  la  richesse 
et  la  fécondité  du  style;  il  veut  la  simplicité,  la  fermeté;  il  blâme  l'imi- 
tation servile  et  l'afféterie  ridicule;  il  s'élève  contre  la  sécheresse  et  la 
fausse  élégance.  «  L'élégance  ordinaire  de  nos  escriyains  (dit-il)  est 
à  peu  près  selon  ces  termes  :  —  L'aurore  tout  d'or  et  d'azur,  brodée  de 
perles  et  de  rubis^  parroissoit  aux  portes  de  VOrient;  les  esloilles  es- 
hlouycs  d'une  plus  vire  clarté,  Inissoicnt  effacer  leur  blancheur,  et 


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39t^  RBtCÉ  DE^  S^BUX  HONDfiS. 

devekùient  peu  àpei$d€  la  couleur  du  ciel;  les  bestéSy  de  la  qneste,  re- 
v&hùieftt  aux  boiSy  et  les  hoifimes  à  leur  travail;  le  silence  faisait  place 
au  bfAîîy  et  lès  féhêbrés  à  la  lumière.  -^  Et  tout  le  resté,  que  la  va^ 
nité  des  faiseurs  de  livres  fait  esclater  à  la  faveur  de  rignoraoce  pu- 
blique. D  Critique  excellente.  Théophile  attaquait  à  la  fois  les  inter- 
minables descriptions  de  TAstrée  et  la  copie  des  formes  grecques, 
reiébiâmàridéfe  pair  Ronsard.  Cette  îtoteMlgencé  nette  et  précise  avait 
deVMé  M  grand  àtyle  de  Pa^l,  lé  stylé  rapide  et  tfn  dé  Voltaire,  cette 
etéélléntë  prôdé  frtinçàîsé,  à  la  marche  vive,  toupie,  «t  nerveux. 

a  ce  tatortn'rf  |toè  obtenu  âà  gloire  ihérilëe,  fl  a  remporté  on  autre 
triônôlfifié.  Lu  digtiRé,  là  franchise  et  l'adresse  de  ses  défenses  rendirent 
à  Théophile  M  vie  et  W  liberté.  Le  parlement  n'osa  toutefois  ni  le  justi- 
fier comçlètetnent,  ni  lui  donner  raison  Contre  les  pères  Gnérîn,Vrtsin, 
Garasse  et  le  èaitfifiM  de  la  Rochefoucault.  On  lui  ouvrit  lés  portes  de 
la  Coi^ciergerîe  éû  lui  assignant  quinze  jours  pour  quitter  Paris.  — 
0  Votfs  itfavét  retiré  dé  la  rtiort,  écrivait-il  à  un  de  ses  juges,  mais 
non  pas  encore  de  là  prison.  Depuis  les  quinze  jours  que  M.  le  pré- 
sident trie  donna,  je  sut^  contraint  de  me  cacher,  et  n'ay  différé  mon 
parlement  que  pzr  U  nécessité  de  pourvoir  à  mon  voyage.  Je  suis  sorti 
du  cachtot  avec  dés  incommodités  et  de  corps  et  de  fortune,  que  je 
né  ptris  pas  répareir  aisément,  ni  en  peu  de  temps.  Ce  que  j'arois 
d^rgent  en  ma  capture  ne  m'a  point  été  rendu.  »  -^  A  un  seigoear 
de  là  c<mr,  il  écrivait  :  —  a  Je  vous  supplie  de  disposer  M.  le  pro- 
ctiréur  général  à  Se  relaècher  un  peu  de  la  sévérité  dé  sa  charge,  et 
de  me  laissef  un  peu  de  liberté  pour  solliciter  mes  affaires;  je  ne 
demande  point  Ka  ptoMenade  du  Cours  ou  des  Tuileries,  ny  la  fré- 
quentation des  lieux  publics,  mais  seulement  quelque  cachette  où  mes 
ennemis  ne  puissent  avoir  droit  de  visite.  » 

Le  duc  de  Montmorency  fut  encore  son  dieu  tutélaire.  Il  rem- 
mena avec  lui  à  Ttle  de  Rhé.  Louis  XIII ,  qui  ne  pardonnait  guère 
et  qui  apparemrhent  lui  en  voulait  beaucoup ,  refusa  de  voir  le 
poète,  a  Comme  nous  approchions  de  la  ville  de  ***,  dit-il  dans  une 
de  ses  lettres  latines,  un  messager  vint  au-devant  de  nous,  avertir 
M.  le  duc  que  le  roi  ne  voulait  pas  que  j'entrasse  dans  la  ville  avec 
lui,  à  cause  des (sans  doute  les  jésuites],  qui  sont  dans  son  inti- 
mité. Le  duc  se  présenta  seul  devant  le  roi,  et  laissa  toute  sa  suite 
avec  moi,  pour  prouver  le  cas  qu'il  faisait  de  ma  personne.  Invité  à 
dîner  par  le  roi,  il  m'envoya  son  chef  et  dît  tout  haut  :  Qu'on  k 
serve  comme  moi-même,  a  Maïs  Théophile  ne  pouvait  plus  voyager; 
ses  forces  étaient  épuisées.  Les  ombrages  de  Chantilly  abritèrent  de 


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us  YICTUfBS  DB  BOItEAC.  J95 

nouveau  le  pauvre  poète,  perclus  des  rtiQma(ite9l0s  que  la  Concier- 
gerie lui  avait  légués,  ééy&ré  de  fièvre,  et  qui  tcaîna  jusqu'en  1626 
une  existence  languissante.  Il  moufut  Ie2&  s^tenbre  de  cette  année, 
dans  rhôtel  de  son  protecteur,  au  milieu  de  sesamis ,  Hairet ,  Boissat, 
Desbarreaux,  el fort  regretté  d'eux,  mais  se  laissant  aucun  monu- 
ment complet  du  talent  qui  Tavait  exposé  à  tant  de  traverses.  Son 
nom,  couronné  d'une  gloire  passagère  et  d'une  inC^mle  tradition- 
nelle, est  parvenu  jusqu'à  nous,  sans  que  persoune  ait  encor/s  essayé 
de  le  juger.  Les  mœurs  révoltantes  que  ses  ennemis  lui  avaient  attri- 
buées n'ont  laissé  leur  marque  sur  aucune  des  œuvres  avouées  par  lui, 
€t  la  Biographie  Universelle  a  tort  de  lui  reprocher  c  les  prétendues 
expressions po^^ionn^e;  qu'il  adresse  à  Desbarreaux  dans  ses  lettres.  » 
Elles  n'offrent  pas  le  plus  léger  indice  de  cette  infaniie;  pu  y  trouve, 
au  contraire,  un  portrait  fort  passionné  d'une  dame  nommée  Caliste, 
dont  il  était  épris,  et  plusieurs  traits  relatifs  à  des  amours  moins  dés- 
honnêtes.  Victime  de  son  talent ,  de  son  imprudence,  ^e  son  temps, 
de  9a  situation ,  il  disparut;  on  ne  prononça  plus  «ce  nom  flétri.  Le 
duc  de  Montmorency,  son  généreux  protecteur,  porta  sa  tôte  sur 
l'édiafaud;  Desbarreaux  se  convertit,  Bayle  et  Saint-Ëvremont  allè- 
rent jouir  en  Angleterre  et  en  Hollande  de  leur  libre  et  curieu3e  pen- 
sée. La  philosophie  épicurienne  se  ti;ansfonna,  se  modifia,  se  capha 
iKHis  l'adresse  ingénieuse,  la  pradencehabUe  et  le  bon  sens  social  de 
Molière  et  de  Gassendi.  Philosophes  et  dévots  ne  s'occupèrent  plus 
^e  Théophile,  ceux-ci  par  prudence,  ceux-là  par  exécration. 

Seulement,  hardiesse  ou  générosité,  deux  ou  trois  écrivains  qui 
l'avaient  connu ,  osèrent,  presque  immédiatement  après  sa  mort, 
4Miander  no  peu  de  josliee  pour  lui.  En  v^in  Mairet,  Scudéry  et 
Saiflt-^vremont  prirent  la  pivole  en  sa  faveur  :  Mairet  le  nomme 
«  contintiateur  de  Montaigne;  un  des  premiers  esprits  de  nptre  ^ge, 
non  moins  fameux  par  ses  malheurs  que  par  ses  écrits;  amoureux  /des 
héros  de  l'antiquité. —L'oubly  qui  suit  les  Ipngwas  années,  ^uute- 
t-il,  et  qui  destniit  inseosiUemaot  la  mémoire  des  plus  grapds 
hoBunes,  a  si  fort  affaibli  celle  de  ce  divin  esprit  (qu'à  la  honte  de 
notre  siècle],  on  diroit  quasy  qu'elle  est  aussi  mortç  que  luy.  »  — 
Scudéry  va  plus  loin;  il  le  réhabilite  en  prose  et  en  vers.  Il  érige, 
dans  une  mauvaise  0^,  (e  tombeau  de  Théophile}  au  pied  dumo- 
Bomont,  il  eiichalAe»le  jièr^  Voisin; 

Garasse, 
Et  le  gaillard  père  Guérin, 


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396  KBVCB  DBS  DEUX  MONDES. 

dont  les  trois  diverses  folies, 
Aux  pins  noires  mélancolies, 
Dérideront  le  front  hideux  : 
Et,  certes,  je  commence  à  craindre 
*  Qu*un  passant,  au  lieu  de  te  plaindre, 
rie  8*amuse  à  se  moquer  d'eux. 

Ce  fidèle  Scudéry  réimprime,  très  correclement  et  avec  an.  grand 
soin  les  œuvres  de  son  maître,  provoque  au  combat  tous  ceux  qui 
ne  seraient  pas  contens,  et  indiquant  du  doigt  le  seigneur  de  Balzac, 
lui  envoie,  dans  sa  préface,  son  nom  et  son  adresse  (1). 

On  peut  rire  du  cartel  et  se  moquer  du  Gascon  ;  mais  Texpression 
de  son  courroux ,  de  son  indignation ,  de  sa  pitié  pour  oe  divin  grand 
Théophile  est  assurément  généreuse  et  noble.  C*était  une  estime  exa- 
gérée, mais  non  imméritée.  L'essai  de  Théophile ,  que  nous  blâmons 
sous  le  rapport  de  la  philosophie,  et  qui  avait  surtout  le  malheur  de  ne 
pas  venir  à  propos ,  n'appartenait  point  à  une  vulgaire  intelligence; 
certes  il  y  avait  de  l'audace  à  vouloir  convertir  en  système  la  liberté 

(1)  Cette  préface  n*est  pas  seulement  fanfaronne,  elle  est  courageuse.  Garasse 
vivait  encore  :  «  Je  ne  saurais  approuver  cette  lasche  espèce  d*honunes  qui  mesurent 
la  durée  de  leur  afiection  à  celle  de  la  durée  de  leurs  amis.  Et  pour  moi,  bien  loin 
d*être  d*une  humeur  si  basse,  je  me  pique  d*aimer  jusques  en  la  prison  et  dans  le 
sépulchre.  Ten  ai  rendu  des  témoignages  publics  durant  la  plus  chaude  persécution 
de  ce  grand  divin  Théophile,  et  f  ai  fait  voir  que  parmi  Tinûdélité  du  siècle  où  nous 
sommes,  il  se  trouve  encore  des  amitiés  assez  généreuses  pour  mespriser  tout  ce  que 
les  autres  craignent  :  mais  puisque  sa  mort  m'a  ra?y  le  moyen  de  le  servir,  je  feux 
donner  à  sa  mémoire  les  soins  que  j'avais  destinez  à  sa  personne»  et  faire  voir  à  la 
postérité  que,  pourveu  que  Tignorance  des  imprimeurs  ne  mette  point  de  fautes  à 
des  ouvrages  qui  d*eux-mesmes  n*en  ont  pas  une,  elle  ne  saurait  rien  a?oir  qui  puisse 
esgaler  ce  qu'ils  valent.  Or,  de  ce  grand  nombre  d'impressions  qu'on  a  faites  par 
toute  la  France,  de  ces  excellentes  pièces,  je  n'en  ay  point  remarqué  qui  ne  doiv6 
faire  rougir  ceux  qui  s'en  sont  voulu  mesler.  Et  certes  je  commençais  à  désespérer 
de  les  voir  jamais  dans  leur  pureté  naturelle,  lorsqu'un  imprimeur  de  cette  ville, 
plus  désireux  d'acquérir  de  l'honneur  que  du  bien ,  sans  considérer  le  temps,  la  peine 
et  la  despence,  s'est  offert,  d'y  apporter  tout  ce  cpie  peut  un  homme  de  sa  profession. 
J'ai  pris  cette  occasion  au  poil ,  et  me  servant  des  manuscrits  que  la  bienveillance  de 
cet  incomparable  autheur  a  mis  jadis  entre  mes  mains,  j'en  ay  corrigé  lesespreuves 
si  exactement,  cpie  cpiiconque  achètera  ce  digne  livre,  sans  doute  sera  contraint 
d'avouer  que  c'est  la  première  fois  qu'il  a  bien  leu  Théophile,  —  de  sorte  que  je  w 
fais  pas  difiiculté  de  publier  hautement  que  tous  les  morts,  ni  tous  les  vivans,  n'ont 
rien  qui  puisse  approcher  des  forces  de  ce  vigoureux  génie.  Et  si  parmy  Us  derniers 
U  ee  rencontre  quelque  extravagant  qui  juge  que  f  offense  sa  gloire  imaginai'^^' 
pour  luy  montrer  que  je  le  crains  autant  cofnme  je  Vestime,  je  veux  quHl  trache 
que  Je  m'appelle  Descvderv.  » 


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LES  YICTIMES  DE  BOILBAU.  397 

aquiète  dont  ses  contemporains  jouissaient  oragensement.  Ëpicu- 
ien  raisonneur,  dialecticien  habile,  plus  pur  et  plus  vif  dans  sa  prof^e 
ne  dans  ses  vers,  bien  moins  entaché  de  vieilles  locutions  et  de  vieux 
lotsque  Saint-Amant;  emporté  comme  ce  dernier  et  broyé,  mais 
^ec  plus  de  souffrances,  par  l'évolution  qui  transformait  la  France 
iO<]ale  en  monarchie  sans  contrepoids,  Théophile  occupe,  au  cotn- 
lencement  du  règne  de  Louis  XIII,  le  centre  du  groupe  des  llbcr- 
)iSy  destinés  à  se  tapir  et  se  dissimuler  sous  Louis  Xiy,pour  régner 
afin  sous  Louis  XV.  Comme  poète,  il  contribue  à  prêter  de  la  fer- 
leté  aui  strophes  et  de  la  noblesse  à  la  facture  des  vers  :  bien  infé- 
icar  à  Malherbe,  il  voudrait  tendre  au  même  but;  il  avoue  généreu- 
sment  pour  modèle  et  pour  maître  ce  Malherbe  qui  le  méprise;  Mol- 
erbe,  «qui  nous  a  appris  le  français,  dit-il,  et  dans  les  écrits  duquel 
3  lis  avec  admiration 

L'immortalité  de  sa  vie. 

Il  a  de  rénergie  et  de  la  suite  dans  les  idées;  son  expression  est 
ouvent  belle,  quelquefois  profonde,  trouvée,  même  admirable, 
omme  lorsqu'il  dit  de  Henri  IV  : 


Son  courage  riait!. 


Si  Corneille  eût  écrit  cet  hémistiche,  on  l'eût  jugé  sublime.  Tou- 
-^fois,  dans  sa  poésie ,  ce  ne  sont  que  des  lueurs  ;  il  n'a  rien  de  corn- 
let;  c'est  une  haleine  courte,  qui  se  soutient  peu,  et  un  esprit  trop 
if  à  la  fois  et  trop  ri^ureux  pour  inventer  des  fictions  brillantes , 
u  s'élever  jusqu'aux  régions  de  la  rêverie  et  de  l'enthousiasme.  Il 
i tuerait,  s'il  en  avait  le  temps  et  la  patience,  la  recherche  de  pil- 
oté et  de  correction  qui  distingue  Malherbe;  te  qui  lui  plaît  avant 
>iit,  «  c'est  Xepoidsy  le  sens^  la  liaisorty  »  il  en  convient.  U  est  si  peu 
oète  dans  le  vrai  sens  du  mot,  que  toute  la  mythologie  grecque  lui 
arait  absurde  :  Cupidon ,  dit-il , 

Cette  divinité,  des  dieux  même  adorée. 
Ces  traicts  d'or  et  de  plomb ,  cette  trousse  dorée , 
Ces  aisles ,  ces  brandons ,  ces  corquois ,  ces  appas , 
Sont  vraiment  un  mystère  où  je  ne  pense  pas. 
La  sotte  antiquité  nous  a  laissé  des  fables 
Qu'un  homme  de  bon  sens  ne  croit  point  reeevables , 
Et  jamais  mon  esprit  ne  trouvera  bien  sain 
Celuy-là  qui  se  plaist  d'un  fantosme  si  vatn , 


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Qui  fie  laisse  emportera  de  confus  mensongas, 

Et  vient,  même  en  veillant,  Tembarrasser  desoages. 

Ni  Virgile,  ni  le  pieux  Énée  ne  lui  conviennent.  Énée 

Fut  m  y^giàhmà ,  etquoy  qu^on  le  r^po/mne, 
Je  ne  sçay  sll  posa  les  fondemens  de  Rome. 
Le  conte  de  sa  vie  est  fort  vieux  et  divers , 
Virgile  par  luy  mesrae  a  démenti  ses  vers  : 
Il  le  dépeint  dévot  et  le  confesse  traistre. 

Mais  mon  dessein  n'est  pasd^examiner  icy 
Les  défauts  du  Troyen  ny  du  poète  aussy. 
Plaise  à  Dieu  que  des  miens  nos  écrivains  se  taisent  ! 

Cette  imagination  désenchantée ,  jointe  à  cette  philosophie  c 
et  sèche  dont  nous  avons  vu  Théophile  s'armer,  ne  pouvait 
éclore  un  véritable  poète.  Un  sentiment  de  volupté  amoureuse, 
vif  que  bien  exprimé,  le  ramène  de  temps  à  autre  dans  la  véri 
sphère  poétique;  ce  souffle,  plus  ardent  que  délicat,  respire  paj 
lièrement  dans  la  tragédie  de  Pyramcy  dont  Boileaa  a  relevé  ui 
chant  vers,  mais  où  se  trouvent  de  beaux  passages,  et  surtout 
invocation  de  Pyrame  venant  au  rendez-vous  que  lui  a  donné  Thi 

Belle  auîct ,  qui  me  tends  tes  ombrageuses  to.lles , 
Ha  I  vrayipeot  le  soleil  vaut  moins  que  tes  estoiles! 
Douce  et  paisible  nuict  tu  me  vaux  désormais 
Mieux  que  le  plus  beau  jour  ne  me  valut  jamais. 
Je  voy  que  tous  mes  sens  se  vont  combler  de  joye. 
Sans  qu'icy  nul  des  dieux  ny  des  mortels  me  vbye! 
—  Mais  me  voicy  desja  proche  de  ce  tombeau , 
Tapperçoy  le  meurier,  j*entends  le  bruit4e  i^eau, 
Voicy  le  lieu  qu'Amour  destisoit  à  Diane  ; 
ley  ne  vint  jamais  rien  que  moy  de  propbane  : 
Solitude,  silence,  obscurité,  sommeil, 
Xavez-vous  point  icy  veu  luire  mon  soleil? 
Ombres,  où  cachez-vous  les  ye^x  de  ma  maîtresse? 
L'impatient  désir  de  le  sçavoir  me  presse; 
Tant  de  difficultés  m'ont  tenu  prisonnier, 
Que  je  mourois  de  peur  d'estre  icy  le  dernier. 


Le  murmure  de  Tea}),  Jfss  fleurs  de  la  pr^e. 
Cependant  flatteront  un  peu  ma  resverie 


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LA  viertMÊÉ  VEMiyÈiMB.  sue 

0  naîct  (s'écrie  eiistiHe  TMibé) ,  je  ftié  1«lliel8  éÉfitl  9fm  tcttl^  ëtobl^e , 
Pour  avoir  tant  d'amcW ,  j'ay  bien  pefa  d6  eooragë  ! 

Une  de  ses  odes ,  à  une  maitreese  endormie  y  serait  parfaite ,  si  une 
ÎDte  plus  délicate  eût  adouci,  sans  la  voiler^  la  passion  ()ui  Ta  dic- 
e  (!].  Plus  à  l'aise  dans  Tépitr-e  et  la  saéire  qvK  dansyode,  il  ré- 
ge  souvent  en  hexamètres  fort  vigoureux  ses  ohservatioM  sur  la 
lor,  les  poètes  el  la  vie  iiumaine.  A  ta  c<mr,  4il4l , 

La  coutume  et  le  nombre  autorise  les  sots  ; 
Il  faut  aimer  la  cour,  rire  des  ibauvais  mots^ 
Acoster  un  brutal,  lui  plaire,  en  faire  estime; 
Lorsque  cela  m'advient ,  je  pense  faire  un  crime  : 
Je  suis  tout  transporté,  le  cœur  me  bat  au  sein , 
Et  pour  m'étre  souillé  de  cet  abord  funeste, 
Je  crois  long-temps  après  que  mion  rnne  r  la  pesle  : 
C^endattt  il  faut  vivre  en  ce  oommunnaMMur^ 
Laisser  à  part  esprit ,  et  franchise  et  valeup.^ 
Rompre  son  nature^  emprisonner  son  ame , 
Et  perdre  tout  plaisir.    ^    .    .    •    .    ,    . 

Les  vers  qu'il  consacre  à  la  théorie  de  fart  poétique  nfont  pas 
oins  de  franchise  et  de  fermeté  : 

Imite  qui  voudra  les  merveilles  d^àutWii. 
(1)  ' 


A  genoux  auprès  dé  fa  cbtféhe. 
Pressé  de  mille  ardens  désirs, 
Je  laissé ,  satis  ouvrir  ma  bouché , 
Avec  toi  dormir  mes  plaisirs. 

Le  sctouueil  ctaartiiéde  f  av6ir, 
Bmpêebe  tes  jeilt  ^  nie  Voir, 
Et  te  retient  dans  son  empire 
Avec  si  peu  de  liberté, 
Que  Ion  esprit  tout  arrêté 
l^e  mU^innré ,  ili  iie  riespire. 

La  rose,  en  donnant  son  odetir. 
Le  soleil  lançant  son  af  deur, 
Olâiie  et  le  char  qui  la  trfilne; 
Une  Nayade  dedans  Teau , 
Et  les  Grâces  dans  un  tableau , 
Font  plus  dé  bruit  (jue  ton  haleine. 

Là ,  je  soupire  auprès  de  toi'. 
Et  considère  comoie  quoi 
Toù  œil  si  doucement  repose ,  etc. 


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MM).  RBVUB  BBS  DEUX  MONDES. 

Malherbe  a  très  bien  fait ,  mais  il  a  fait  pour  lui  : 
Mille  petits  voleurs  Técorchent  tout  en  vie  ; 
Quant  à  moi ,  ces  larcins  ne  me  font  point  d*envie  ; 
.  Tapprouve  que  chacun  écrive  à  sa  façon  ; 
Tairne  sa  renommée ,  et  non  pas  sa  leçon. 
Ces  esprits  mendians ,  d'une  veine  infertile , 
Prennent  à  tous  propos  ou  sa  rime  ou  son  style  ; 
Et  de  tant  d'ornemens,  qu'on  trouve  en  lui  si  beaux, 
Joignent  For  et  la  soie  à  de  vilains  lambeaux. 

Ils  travaillent  un  mois  à  chercher  comme  à  fils 
Pourra  s'apparier  la  rime  de  Memphis  : 
Ce  Liban ,  ce  turban,  et  ces  rivières  mornes 
Ont  souvent  de  la  peine  à  retrouver  leurs  bornes  : 

Ils  grattent  le  français  et  le  déchirent  tout, 
Blâment  tout  ce  qui  n'est  facile  qu'à  leur  godt , 
Sont  un  mois  à  connaître  en  talent  la  parole, 
Lorsque  l'accent  est  rude ,  ou  que  la  rime  est  molle , 
Veulent  persuader  que  ce  qu'ils  font  est  beau , 
Et  que  leur  renommée  est  franche  du  tombeau , 
Sans  autre  fondement  sinon  que  tout  leur  âge 
S'est  laissé  consommer  en  un  petit  ouvrage; 
Que  leurs  vers  dureront  au  monde  précieux , 
Parce  qu'en  les  faisant ,  ils  sont  devenus  vieux  : 
De  même  l'araignée  en  filant  son  ordure , 
Use  toute  sa  vie  et  ne  fait  rien  qui  dure. 

Sa  Solitudcy  son  Ode  à  son  frère,  ses  Élégies,  qui  ne  sont  en  général 
que  des  causeries  agréables,  offrent  des  beautés  du  même  genre,  de 
Fesprit,  de  rincorrectîon,  toujours  du  bon  sens,  et  cette  verve  forte, 
un  peu  dure,  quelquefois  farouche,  que  Ton  pourrait  nommer  la 
verve  du  prosateur. 

C'est  à  sa  prose  en  effet  qu'il  faut  revenir;  c'est  elle  qu'il  faut  lire 
avec  soin  pour  savoir  ce  dont  ce  malheureux  jeune  homme,  enlevé 
par  une  mort  prématurée,  aurait  pu  être  capable.  Sa  prose  latine  est 
une  heureuse  étude  faite  d'après  Pétrone  et  Tacite.  Il  aimait  le  tour 
incisif  et  la  concentration  ardente  que  la  langue  des  Romains  favorise. 
Larissa,  Theophilus  in  carcerey  ses  Lettres  latines,  se  rapprochent  de 
Juste-Lipse  et  de  Strada.  Le  mérite  de  ses  apologies  françaises  est 
déjà  connu  du  lecteur  ;  il  faut  y  joindre  une  préface  également  apo^ 
logétique.  J'ai  donné  des  fragmens  curieux  de  ses  lettres  posthumes, 
i'jilin  il  s'est  amusé,  en  un  jour  de  verve,  à  esquisser  tous  les  carat- 


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LES  VICTIMES  DE  EOILEAU.  hOi 

res  principaux  de  son  époque,  non  dans  des  cadres  séparés,  œuvre 
op  facile,  mais  dans  un  petit  roman  dont  nous  ne  possédons  que  la 
*emière  partie.  ,Le  pédant ,  TAllemand ,  Tltalien ,  le  débauché , 
iiomnie  du  monde,  le  voluptueux ,  se  jouent  dans  cette  œuvre  char- 
tante  avec  une  facilité  et  une  vérité  dignes  de  Lesage.  Au  moment 
lême ,  où  ses  contemporains  admiraient  le  travestissement  buries- 
uc  et  ridéalisation  extravagante,  il  dessinait  les  originaux  d'après 
ature  et  copiait  la  réalité. 

On  a  donc  été  très  injuste  en  oubliant  son  rare  mérite.  C'est  que, 
armi  nous,  il  ne  sufBt  pas  de  prouver  son  talent,  ni  même  de  le 
3ndre  utile.  Le  caractère  français  veut  dés  œuvres  achevées;  il  les 
xige  sous  une  certaine  forme ,  qui  produise  illusion  et  qui  paraisse 
empiète;  il  aime  mieux  beaucoup  d'alliage,  avec  une  apparence  d'en- 
emble,  de  poids  et  de  gravité.  Sa  légèreté  se  contente  de  cette  sou- 
Qission  à  la  règle.  Faire  jaillir  de  sa  pensée,  comme  d'un  fer  brûlant, 
es  étincelles  éblouissantes,  ne  laisser  après  soi  que  des  parcelles 
Tor  pur,  c'est  perdre  sa  gloire,  s'exposer  à  n'avoir  point  déjuges,  et 
lesser  Thumeur  nationale,  Théophile  semble  n'avoir  rien  produit, 
arce  qu'il  n'a  rien  concentré ,  rien  coordonné.  Ce  roman  dont  j'ai 
arlé  tout  à  l'heure  est  sans  titre  et  n'est  pas  achevé;  aussi  ne  le  Ut- 
il pas. 

11  y  a ,  dans  ce  charmant  récit ,  un  certain  pédant,  Sidias,  peint  de 
)ain  de  maître.  Il  en  vient  aux  coups  de  poing  avec  Clitiphon,  sur  la 
ueslion  si  odor  in  porno  est  la  même  chose  que  ex  porno.  Conune  le 
édant  a  été  impertinent  dans  la  dispute ,  on  veut  qu'il  se  battç  en 
uel  :  —  a  11  nia  que  ce  fust  un  desmenty,  et  dit  qu'il  sçavoit  mieux 
-  respect  qu'il  devoit  à  Pallas  pour  traicter  si  outrageusement  son 
ourrisson  ;  qu'il  n'avoit  dit  rien  sinon  qu'il  cstoit  faux ,  que  odor  in 
otno  fust  autre  chose  qjïaccident^  et  qu'il  estoit  résolu  de  mourir 
Ur  cette  opinion.  —  On  nous  avoit  appresté  à  desjeuner  en  une 
É^lle  base,  où  il  y  avoit  desjà  des  Allemands  et  des  Italiens,  qui  man- 
Soient  à  divers  écots;  les  Allemands  estoient  à  la  main  droite,  et 
^s  Italiens  à  la  gauche.  Nostre  table  estoit  au  fnilieu.  Sidias ,  qui 
'*y  pensoit  plus,  s'approche  de  la  table  de  ces  Allemands;  et,  comme 
I  estoit  fort  étourdi,  et  toujours  curieux  sans  dessein ,  ayant  consî- 
léré  tous  les  visages  et  leurs  habillemens ,  il  leur  fait  un  petit  sou- 
ire  ,  en  les  saluant  de  la  teste  sans  ester  son  chapeau  :  Quantum , 
it-il,  ex  vuUu  et  ex  amictu  licet  conjiccre,  ego  vos  exoticos  jmtof 
es  messieurs  du  septentrion  qui ,  d'une  gravité  froidement  non- 
lalante,  rebutant  d'abord  les  plus  eschauflez,  ne  daignèrent  pas 

TOME  XIX.  26 


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40â  reVo^  Bife  iVEui  A6i^iyE$. 

seulement  rêjjondre  le  mbtadré'sJghe  à  là  démat)dè  dn  pédant^  qtiî, 
n'ibpùtaM  ce  sitence  qu'à  la  stupidité  de  h  ntftiôt],  continua  à  leur 
dilte  :  Ntipet  kifallor  appulistis  ad  nostrum  littusy  àdhuc  enitn  robis 
Vestes  sértt  Ihdigenœ,  A  cette  seconde  attaqué,  ils  regardèrent  leurs 
hM)Hs  lé^  tins  \e$>  autres  ;  et,  se  partant  en  leur  langue,  ils  jetèrent 
quelques  regards  de  travers  sur  nostfe  pédant,  qùî  voyant  bien  que  ce 
n*estoit  pas  li  sa  conversation ,  sie  détourna  à  la  main  gauche,  un 
peu  roidi  de  ce  premier  rebut.  Comme  il  estoit  à  conternpier  ces  Ita- 
liens, à  peine  eut-Il  loisir  d'ouvrir  la  bouche  pourles  saluer,  que  ces 
messieurs  se  lèvent  et  d'une  civflîté  extraordinaire,  avec  des  révé- 
rences profondes  le  convièrent  de  prendre  part  à  leur  petit  repas.  D(^ 
bone  (s'écria  Sidias] ,  qvain  varia  sunt  hominum  ingénia  !  tôt  capita,  tût 
sensus,  fat  populi,  tôt  mores,  tôt  civitàte^,  tôt  jura. — Noi  a/tri,  lui  di- 
rent-ils, reverendisslmo  signore^  non  parliamo  latino,  hasta  a  noidi 
sapéf^  il  volgùré;  ma  vossignoria  piglia  un  seggio  et  fara  colazione 
cài  suai  servitori.  Sidias  à  qui  la  connoi^sance  du  latin  et  du  françois 
donnoft  assez  d'intelligence  pour  ritalien  :  —  Messieurs ,  leur  dît-il, 
vou^  estes  bien  plus  honnestes  gens  que  céS  gros  méssieurs-lè,  mais 
vous  hé  faites  pas  ai  bonne  chère.  Comment  pfouvez-vous  manger  des 
salades  de  si  bon  matin?  Herbœ  enim  nisipost  ror^em  frigidiores  smt 
et  plane  sub  meridiem  apponcndœ;  il  faudrait  que  le  soleil  eût  passé 
par-dessus.  —  Nous  le  faisions,  dirent-Hs,  pour  nous  remettre  l'ap- 
pétit ,  car  nous  fîmes  hier  la  débauche,  et  la  tëâte  noiis  fdit  un  peu  de 
mal. -^  Optimey  dit  Sidias,  contraria  contrariis  curaniur.  Et  cum 
dicto,  il  s'en  revient  à  nous  qui  estions,  dfs-je,  en  train  de  déjeuner. 
Clitiphon  se  fait  donner  un  verre  à  moitié  plein,  et  porte  à  Sidias  la 
santé  de  son  antagoniste.  Je  vous  feray  raison,  dit-Il,  et  sur-le-champ 
se  fait  donner  le  plus  grand  verre,  et  le  boH  plera  jusqu'aux  bords. 
Les  Allemands,  ayant  vu  cette  action  si  franche.  Se  repentirent  de  la 
mauvaise  opinion  qu'ils  avoient  eu  de  son  esprit,  et  avec  des  regards 
plus  familiers  luy  voulurent  faire  entendre  qu'ils  eussent  esté  bien 
aises  de  faire  cognoissance  avecque  luy.  L'un  d'eux ,  le  verre  à  la 
main,  les  yeux  IBx^s  sur  Sidias,  pour  prendre  occasion  d'estrcYCU 
de  luy,  et,  toussant  pour  se  faire  appércévoir,  comme  Sidias  se  fusl 
un  peu  détourné,  se  lève  et  boita  ses  bonnes  grâces.  Le  pédant, 
qui  n'estoit  pas  irréconciliable,  le  reçeut  de  bbn  coeur,  et  par  là, 
s'introduisant  en  leur  société ,  nous  voulut  persuader,  CKttphon  et 
raoy,  de  joindre  nostre  escot  au  Iciir.  C'êtoit  un  fort  buveur;  mais 
Clitiphon  qui  a  le  cerveau  délicat  au  possible ,  n'en  sçavoit  porter 
une  pinte  sans  être  incommodé,  non  plus  que  le  jeune  escolier. 


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a  J*e$tois  eQJtrQ,l|es.deuiL,  et  ne  ^i^s  pas  des  pUis  foii^es  h  la  des- 
bauche;  maisje.n'aiine  que^  celle  q.ù  je  jhe  suis  p^  contraint.  Tops 
ces  messieurs  des  Pays-9as  ont  taot  de  règles  et,  de  cérémonies  pour 
s'enquyer,  que  ia  discqpljne  9i'en  relintQ  a^tai^t  que  l'excès  :le^Hie 
laisse  facilement  aller  à  mon  appétit;  m^is  les  çe^^qpces  d*autruy  se 
me  persuadant  guèrcs,  et  le  mal  est  (yi*upe  fois  engagé  à  la  table^^le 
vin  pipe  insepsihlen^ent,  et  ces  altérations  du  cçirps  vous  mçttept 
l'esprit  hors  degammCySi  bien  que  les  résolutions  qu'on  faisoit  de  se 
retenir  de  boire  s'oublient  en  buvant,  et  chac^n  se  piftue  d'abattre 
son  compagnon.  Ces  débordemens  font  un  grand  changement  et  ^n 
grand  tumulte  en  nostre  disposition,  bien  qu'ils  ue  soient  pas  si  dan- 
gereux à  la  santé  qu'pn  le  croit.  » 

L'orgie  de  la  taverne,  et  les  diverses  humeura  des  Â)lein|inds,  des 
Italiens,  des  Fn^çais,  sont  assurément  fort  bien  saisies.  Théophile 
continue  de  mêipe.. L'extérieur  d'une  maison  bourgeoise,  june  rue 
que  le  saint-sacrement  t^verse,  l'attitude  du  peuple,  celle  des  dé- 
vots, celle  des  prêtres,  sont  expriinées  avec  une  rem^^q^able  pfj^çi- 
sipn.  L^s  amis  de  Sidias  l'ayant  laissé  occupé  à  boire  avec. les  ^llje- 
mands,  vont  dîner  en  ville  :  ils  sopt  à  table  quand  on  leur  fppoflte 
«une  lettre  de  Ini,  di|tée,d|LL€ahiar^t,  moitié  latin ,.9H)itié  fjrap{ois, 
comme  tous  ses  discours ,  et  voici  qe  que  c'estpit  :  a  4  quo  me  vçbiSy 
.  focii  cbarHsimi,  misera  mç(i  Jfors  eripuit,  ingre^tts  sum  pericuiosis^ 
simum  mare  atqfie  ideoguœso  ro^.,.  messieurs,  ipaes  l^ons  amis,  je 
vous  pr^  de  prier  Dieu  qu'il  luy  plaise  avoir  pitié  de  mon  ame;  çfit 
je  vois  bien  que  ^ous  sojmmes  tous  pe^rdus;  Jax/i  m^^i  ccmuniMr  tre- 
pidis  delubra  moveri  sedibusy  adeo  una  Eunuque  Npt;usque  muni  y  et 
jqm  exonerata  fkuvU^  et  quidquid  vestiym  et  merdupi  Juit  in  mqre 
prqjectt^m^  vix  ^i^uio^  nos  f ère  smtinet.  —  H. me  souvint  que  upfis 
l'avions  laissé  en  train  ^e  boire,  et  je  demandai  ai^  laquais  en  quelle 
posture  il  l'avoit  trouvé;  se  retenant  par  respect. de  nous  le  dire,  il 
nous  fit  assez  connoistre  que  ce  pédant  estoit  en  désordre.  CUti- 
phon  le  presse;  le  garçon  bous  apprend  ingènuefdeBt  qu'ils  étQi^t 
quatre  ou  cinq  qui  croyoient  aller  faire  naufrage,  cçmn^  s'ils  J^MS- 
sent  été  dans  un  navire  bien  en  péril  :  ils  jetoient  les  meubles  de  la 
maison  par  la  fenêtre,  croyant  que  c'estojt  de  la  mv<^^^^^  du 
vaisseau  qu'il |aJi!oiit  jeter  dans  la  mer;  et,  parmy  cette  épouvf^i\te, 
ik  ne  loissoient  pas  de  boire  par  inteihralle  „de  se  coucher,  a 

C'est  une  invention  gaie  et  vraie ,  fidèle  aux  mœurs  du  temps ,  et 

- tiis  agréaWenient  mise  en  scène ,  que  la  lettre  bariolée  du  savfliçt  en 

%Sy  qui,  retenu  au  cabaret,  croit  périr  daps  un  naufrage,, et  qui,  pe 


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kOk  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

se  tenant  plus  sur  ses  jambes  avinées ,  écrit  à  ses  amis ,  en  latin  et  en 
français,  qu'ils  viennent  le  tirer  d*afTaire.  On  invite  le  pédant  à  dî- 
ner; il  fait  beaucoup  de  cérémonies.  Ici  Théophile  n*est  pas  moins 
comique;  Molière  aurait  copié  la  scène  sans  se  déshonorer.  —  a  Al- 
lons donc,  monsieur.  Monsieur,  je  n*ay  garde,  ce  sera  après  vous. 
Jésus,  monsieur,  que  dites-vous?  J'aimerois  mieux  mourir!  Mon- 
sieur, je  ne  saurois  pas  vous  répartir,  mais  je  ^aurois  bien  me 
tenir  icy  tout  aujourd'huy.  Monsieur,  je  ne  saix  pas  beaucoup  de 
civilité,  mais  je  ne  Tignore  pas  jusqu'à  ce  point-là.  Monsieur,  en  an 
mot,  je  veux  être  obéi  céant  ;  le  charbonnier  Tut  maistre  de  son  logis!» 
—  J'estois  un  peu  à  part  baiss&nt  de  veue  de  honte ,  et  haussant 
les  espaules  en  me  mocquant  et  en  souffrant  beaucoup  de  leurs  bon- 
nestetés  fort  à  contre  temps  ;  à  la  fin ,  voyant  que  cela  tiroU  de  long  et 
que  les  viandes  se  gastoient,  je  fis  signe  à  l'autre  qu'il  se  laissât  vaincre; 
il  defféra  cela  à  mon  impatience,  et  passant  le  premier,  ne  se  peut 
empescher  de  dire  encore  :  a  Monsieur,  j'aime  mieux  estre  sot  qu'im- 
portun, puisqu'il  vous  plaist  que  je  faille,  je  mérite  que  vous  me 
pardonniez.»  Je  passai  aussi  à  la  faveur  de  ses  complimens,  et  d'abord 
que  je  fus  dans  la  chambre,  je  quittay  mon  manteau ,  et  me  fis  donner 
à  laver  auprès  du  buffet  pour  éviter  la  cérémonie  et  par  là  les  obliger 
à  n'en  point  faire;  ce  qui  réussit.  » 

Boileau,  qui  professait  une  si  juste  horreur  pour  les  fausses  pein- 
tures et  le  coloris  fade  des  romans  alors  à  la  mode,  aurait  dû  traiter 
moins  durement  le  bon  sens  fin  et  l'excellent  goût  dont  Théophile  fait 
preuve.  Je  multiplierais  les  citations  d'une  manière  fastidieuse ,  si  je 
voulais  rapporter  tous  les  passages  à  la  fois  pittoresques,  sensés,  plai- 
sans ,  qui  animent  ce  peu  de  pages  ;  tableau  complet,  vrai  tableau  de 
mœurs  vivantes,  bien  écrit,  bien  composé,  sobrement  coloré ,  plein 
de  détails  sans  prodigalité,  et  de  piquante  ironie  sans  excès  satirique; 
si ,  tout  auprès  de  ce  cadre  flamand  je  montrais  l'argumentation  serrée 
et  puissante  de  ses  Apologiesy  et  plus  loin  la  forte  verve  de  logique, 
d'ironie,  d'indignation  et  de  pitié  que  déploie  sa  vigoureuse  défense 
contre  Garasse. 

Je  ne  veux  pas,  comme  M.  de  Scudéry,  relever  l'autel  de  Théo- 
phile. Son  influence  de  penseur  et  de  philosophe  a  été  passagère,  et 
je  la  crois  nuisible.  Son  action  sur  la  poésie  n'a  pas  eu  de  durée;  elle 
n'a  pas  laissé  de  monument.  Son  talent  d'écrivain  en  prose  s'est  en- 
seveli dans  la  lutte  oubliée  qu'il  a  soutenue  si  ardemment  contre 
l'église  et  le  peuple.  Me  dédaignons  pas  trop  cette  dépense  d'one 


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LES  YICTIMES  DB  BOILEAV.  M5 

brce  réelle,  dans  laquelle  il  a  consumé  sa  vie  plus  noblement  que 
beaucoup  d'autres.  Elle  marque  un  mouvement  curieux  dans  Tbis- 
ioire  des  opinions  et  des  idées  en  France.  Prosateur  eicellent ,  poète 
incomplet,  victime  de  Garasse,  flétri  deux  fois  par  le  parlement,  et 
ieux  fois  marqué  du  fer  rouge  de  Boileau ,  il  était  de  l'équité  morale 
le  réduire  à  leur  valeur  réelle  les  fautes  d*un  bomme  qui  a  eu  pour 
ennemis  toutes  les  puissances  à  la  fois  :  la  populace ,  le  roi ,  l'église , 
Tenvie,  Balzac  pendant  sa  vie,  et  Boileau  après  sa  mort.  Il  était  de 
l'équité  littéraire  de  relever  cooune  prosateur,  en  le  rabaissant  conune 
poète,  un  écrivain  qui,  sur  les  limites  du  grand  règne,  osa  recueillir 
la  tradition  et  l'béritage  de  Montaigne  et  de  d'Aubigné.  11  était  de 
l'équité  bistorique  d'assigner  son  rang  dans  les  annales  pbilosopbi- 
qoes  à  ce  spirituel  et  bardi  prédécesseur  de  Gassendi ,  à  ce  précurseur 
imprudent  de  Voltaire  et  de  Lamétrie. 

Supposez  que  le  basard  eût  reculé  de  cent  cinquante  ans  la  nais- 
sance de  Tbéopbile.  Il  eût  occupé  près  de  Diderot,  Jean-Jacques  et 
d'Âlembert,  je  ne  sais  quelle  place  brillante  et  remarquée.  Diderot 
n'avait  pas  plus  de  verve,  ni  Jean-Jacques  plus  d'orgueilleux  cou- 
rage, ni  d'Alembert  plus  de  netteté  et  de  trait. 

La  fatalité  d'une  date,  au  lieu  de  ranger  Théophile  de  Viau  parmi 
les  vainqueurs,  le  rejeta  parmi  les  martyrs. 

Philarete  Chasles. 


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POÈTES 


RT 


ROMANCIERS  DU  NORD. 


IV. 


Dans  les  sombres  régions  du  Nord ,  entre  le  59*  et  le  68*  degré  4 
latitude ,  au  milieu  d'une  enceinte  bordée  par  le  golfe  de  Bothnie  el 
fermée  par  la  Suède,  la  Russie  et  la  Laponie,  il  est  une  contrée qof 
peu  de  voyageurs  ont  parcourue,  et  dont  l'histoire  ancienne,  1 
mythologie,  la  langue  primitive,  les  mœurs,  offrent  cependant œ 
haut  intérêt.  C'est  la  Finlande,  pauvre  et  triste  contrée  oùsomci 
le  labeur  de  l'homme  est  infructueux,  où  souvent,  au  milieu  de  l'éti 
un  vent  froid,  une  gelée  subite,  anéantissent  tout  à  coup  lesgentf 
de  la  prochaine  moisson.  Là ,  toutes  les  richesses  de  notre  sol,  arbre 
à  fruits,  rameaux  de  vigne,  épis  de  blé  mûris  par  le  soleil,  ne  sot 
connus  que  de  nom.  Le  Finlandais  regarde  comme  une  année  beii 
reuse  celle  où  il  peut  récolter  assez  de  foin  pour  nourrir  avec  par» 
monie  ses  bestiaux,  assez  d'orge  pour  être  sûr  d'avoir  jusqu'à' 
moisson  suivante  sa  galette  dure  et  noire,  mêlée  de  son,  de psi"^ 
hachée  et  de  farine. 

L'aspect  de  ce  pays  est  triste,  mais  d'une  tristesse  (pii  attire  comm^ 


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POETES  BT  SOarAIieiBHB  DU  HIHtD.  Ufl 

ne  douce  magie  Tame  des  voyageurs  et  la  fait  rêver.  Il  ressemble  à 
Suède  par  ses  grandes  plaines  couvertes  de  forêts  de  sapins  et  ses 
^aux  lacs  mélaficoli<(nes,  où  le  rossignol  du  Noikl  se  balance  sur  lès 
•anches  flexibles  du  bouleau,  en  soupirant  son  chant  plaintif.  L'hiver, 
>utes  ces  plaines  où  le  vent  balaie  des  tourbillons  de  neige,  ces 
ipins  dont  la  morne  verdure  se  cache  sous  mi  manteau  de  givre ,  ces 
ics  glacés  et  silencieux ,  ces  longues  nuits  si  Aroidés  et  si  soïnbres, 
îttent  dans  le  cœfir  de  cehii  qui  les  contemple  pour  la  (n^eMière  fdil^' 
ine  sorte  de  saisissement  douloureux,  une  surprise  irélée  d'effroi. 
i  voir  dans  certains  momens  cette  nature  déserte,  revêtue  de  son 
)lanc  linceul,  privée  de  son  soleil,  on  cuirait  v(âr  le  taèlealù  de  cet 
anéantissement  prédit  par  tes  mythologies  du  Nord ,  l'heure  fatale  où 
les  astres  qui  nous  éclairent  doivent  être  engloutis  par  deux  motistres, 
où  la  terre  doit  être  ensevelie  dans  le  silence  eî  replongée  dans  le 
chaos.  Mais  laissez-vous  guider  sans  crainte  pat  le  paysan  (fati  fait 
glisser  son  léger  traîneau  stir  la  glace  épaisse  des  fleoies  et  des  lac^: 
bientôt  vous  allez  voir  la  croix  de  la  chapelle  debout  comme  un  phare 
au-dessus  de  cet  océan  de  neige,  et  la  fuiftée  qui  s'échappe  du  foyer  dé 
la  ferme.  Vous  êtes  étranger,  vous  entrez  avec  ce  titre  dans  la  maison 
finlandaise,  et  aussitôt  la  famille  s'empresse  autour  de  vous  comme 
si  voQS  étiez  un  ami  attendu  depuis  long-tem^s.  Le  vieHlard  se  retiré 
pour  vous  laisser  sa  place  autour  de  Tàtre.  LeS  jeunes  gens  se  chargent 
de  votre  bagage,  et  tandis  que  la  maîtresse  de  la  maison  avise  aux 
inoyens  de  vous  faire  faire  un  dhier  dé  luxe,  la  jeune  fflte  va  pi'endre 
<Ians  l'armoire  le  linge  le  plus  blanc  pour  vous  préparer  le  meilleur  lit 
de  rhabitation.  A  peine  avez-vous  reposé  votre  tête  sous  ce  toit  hospi- 
talier, que  vous  vous  sentez  saisi  par  les  plus  douces  séductions ,  car, 
de  quelque  côté  que  vos  regards  se  tounrënt,  vous  ne  voyez  qu'une 
physionomie  confiante  et  honnête,  un  sourire  bienveiRaht,  une  main 
loute  prête  à  serrer  votre  main. 
Cette  saison  de  l'hiver,  si  rude  et  si  sombre,  est  d'ailleurs  l'époque 
hoisie  pour  les  fêtes  de  famille  et  les  réunions  joyeuses.  Dans  ce 
emps-là,  le  Finlandais  n'est  pas,  commue  dans  l'été ,  astreint  à  de  cou- 
inuels  travaux,  et  les  voyages  pour  lui  sont  plus  faciles;  tes  fleuves 
t  les  montagnes  ne  l'arrêtent  plus.  La  neige  a  nivelé  toutes  les  as- 
érités  de  terrain ,  et  la  glace  abrège  sa  route.  Il  s'ert  va  en  droite 
gne  par  les  marais,  par  les  ravins,  parles  lacs,  soit  à  pied  avec  ses 
ings  patins  en  bois,  soit  en  traîneau  avec  son  cheval  ferré;  ces 
oyages  ont  surtout  lieu  vers  Noël.  Alors  tous  les  parens  veulent 
;  voir,  tous  les  voisins  se  réunissent  l'un  chez  l'autre,  buvant  la 


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&06  RBTUB  BBS  DEUX  MONDES. 

bière  brassée  exprès  pour  cette  solennité,  et  se  racontant  à  table  les 
histoires  du  temps  passé. 

Les  philologues  et  les  historiens  ont  établi  diverses  hypothèses  sur 
Torigine  de  cette  race  finlandaise ,  isolée ,  comme  une  plante  étran- 
gère, entre  la  race  Scandinave  et  la  race  slave.  Mais  leurs  théories 
sont  encore  loin  d*ètre  complètes,  et  ne  le  seront  probablement 
jamais.  Avant  leur  réunion  à  la  Suède ,  les  Finlandais  ne  pouvaient 
écrire  leur  histoire,  car  ils  ignoraient  Tusage  de  l'écriture.  Plus  tard, 
l'histoire  s'écrivit  dans  les  cloîtres,  et  les  moines  du  temps  n'étaient 
pas  hommes  à  entreprendre  de  longues  recherches  pour  découvrir 
l'origine,  les  migrations,  l'état  primitir  d'un  peuple.  Leur  tâche  d'his- 
toriens se  bornait  à  raconter  jour  par  jour  les  évènemens  de  leur  église, 
de  leur  district ,  à  enregistrer  de  temps  à  antre,  sans  observation  et 
sans  suite,  les  nouvelles  lointaines  qui  arrivaient  jusqu'à  eux.  Comme 
.  monument  de  l'histoire  ancienne  de  la  Finlande,  il  ne  reste  plus  que 
des  chants  mythiques  et  quelques  traditions.  Le  moyen ,  avec  des 
élémens  aussi  restreints,  de  remonter  le  cours  des  Ages,  de  trouver 
dans  la  nuit  du  passé  le  berceau  de  la  nation ,  et  d'indiquer  comment 
elle  est  entrée  en  possession  du  r61e  qu'elle  occupe  aujourd'hui  ! 
Cependant ,  à  l'aide  de  ces  vagues  notions  et  de  quelques  document 
épars  çà  et  là  dans  les  traditions  islandaises,  dans  les  historiens  de 
Suède  et  de  Danemark,  à  l'aide  aussi  de  diverses  recherches  phj* 
siologiques  faites  tout  récemment  sur  les  bords  du  Sund,  on  croit 
pouvoir  démontrer  que  les  Finlandais  et  les  Lapons  habitaient  jadis 
le  midi  de  la  Scandinavie  (1).  Trop  faibles  pour  résister  à  l'invasion 
des  Goths,  il  se  retirèrent  peu  à  peu  devant  ces  fiers  conquérans,  et 
s'en  allèrent,  de  province  en  province,  chercher  un  refuge  dans  les 
plaines  septentrionales  qu'ils  habitent  aujourd'hui. 

Mais  cette  terre  choisie  par  les  Finlandais  était  ouverte  aux  inva- 
sions de  deux  voisins  redoutables.  Elle  devait  être  un  asile  paisible; 
elle  devint  un  champ  de  bataille.  Les  Russes  et  les  Suédois  se  la  dis- 
putèrent avec  acharnement.  Au  xii*  siècle,  les  Suédois  l'emportèrent; 
mais  la  victoire  qui  décida  leur  conquête  n'anéantit  pas, les  préten- 
tions de  leurs  adversaires.  Après  avoir  subjugué  la  Finlande,  il  fallait 
la  protéger,  et  ce  fut  une  rude  tâche;  car  à  chaque  instant  les  Russes 
y  entraient  les  armes  à  la  main,  pillant,  brûlant  les  habitations, 

(l)  C'est  ropinion  de  Leibnitz ,  ropinion  que  Lagerbring  a  exprimée  dans  son 
liisloirc  de  Suède;  Ihre,  dans  soo  iDlroduction  au  diclionnaire  lapon;  SchUr^or. 
dans  ses  recherches  sur  rhistoire  des  anciens  peuples  du  Nord  ;  Rask ,  dans  un  Sil^.nî 
ouvrage  sur  rorigine  de  la  langue  islandaise;  Geiier,  dans  ses  chroniques  suidcii^' • 


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POÈTES  ET  ROMANCIERS  DU  NORD.  U)9 

réduisant  à  la  famine  ceux  qu'ils  ne  pouvaient  assujettir  à  leur  pou- 
Toir.  Enfin ,  en  1808,  ils  y  entrèrent  de  nouveau,  et  eette  fois  ce  fut 
pour  ne  plus  en  sortir.  La  Suède ,  appauvrie ,  épuisée  par  les  extra- 
vagantes entreprises  de  Gustave  IV,  ne  put  défendre  sa  fidèle  alliée. 
Le  pacte  qui  avait  associé  pendant  près  de  sept  siècles  ces  deux  pays 
aux  mêmes  désastres  et  à  la  même  gloire  fut  rompu  par  le  glaive  :  la 
Finlande  devint  une  principauté  russe.  > 

Le  Finlandais  a  traversé  toutes  ces  luttes,  toutes  ces  révolutions, 
^ns  laisser  altérer  son  caractère  primitif  et  son  type  national.  Tel  on 
le  représente  dans  les  anciens  temps,  tel  il  est  encore.  L'amour  du 
travail ,  la  patience,  la  résignation,  sont  des  qualités  inhérentes  à  sa 
Dature.  L'été,  il  laboure  sans  se  lasser  un  sol  ingrat  qui  souvent 
trompe  toutes  ses  espérances;  l'hiver,  on  le  voit  accroupi  au  bord 
des  Qeuves,  creusant  la  glace  pour  jeter  dans  l'eau  une  ligne  ou  un 
Glet,  et  se  tenant  là  des  heures  entières  à  attendre  une  proie  incer- 
taine. Ingénieux  à  se  créer  des  ressources  pour  pallier  sa  misère ,  il 
supplée  à  tout  ce  qui  lui  manque  dans  son  habitation  isolée;  il  est 
tout  à  la  fois  forgeron ,  cordonnier,  maçon  ;  il  construit  lui-même  sa 
demeure,  badigeonne  ses  fenêtres,  cisèle  ses  lambris.  Souvent  la 
pauvreté  le  force  d'aller  chercher  un  moyen  d'existence  hors  de  sa 
terre  natale.  Partout  ou  il  s'arrête,  il  se  distingue  par  son  intelligence 
naturelle  et  ses  habitudes  d'ordre,  ^ous  en  avons  vu  un  assez  grand 
nombre  aux  mines  de  Kaafiord;  ils  viennent  là  au  commencement 
de  l'été ,  vivent  d'une  vie  de  privations,  et  s'en  retournent  emportant 
avec  eux  le  salaire  presque  intact  de  leur  rude  travail. 

Un  autre  trait  distinctif  du  Finlandais,  c'est  sa  ténacité  dans  ses 
idées,  son  respect  inébranlable  pour  ses  engagemens.  Il  y  a,  en  Fin- 
lande, un  proverbe  qui  dit  :  Un  homme  doit  tenir  à  sa  parole  comme 
un  bœuf  à  ses  cornes.  Chaque  Finlandais  a  cet  axiome  populaire 
gravé  dans  la  mémoire,  et  se  regarderait  comme  coupable  d'une 
grande  faute,  si  jamais  il  venait  à  le  démentir  par  ses  actions.  Les 
qualités  morales  que  nous  venons  d'indiquer  sont  d'ailleurs  soutenues 
par  des  dons  physiques  remarquables.  Le  Finlandais  est  grand  et  vi- 
goureux, adroit  et  entreprenant.  On  le  voit  tour  à  tour  prendre  le 
filet  ou  la  carabine,  attendre  le  saumon  au  pied  des  cascades,  ou 
poursuivre  l'ours  et  le  sanglier  à  travers  les  forêts.  Nulle  fatigue  ne 
l'effraie,  et  nulle  intempérie  ne  l'arrête.  Il  s'habitue  lui-même  à 
passer,  sans  transition ,  d'une  température  ardente  à  un  froid  violent, 
lorsqu'en  sortant  de  ses  bains  de  vapeur,  il  traverse,  sans  vêtemens, 
au  milieu  de  l'hiver,  la  cour  ou  l'enclos  qui  sépare  ordinairement  la 
maison  de  bains  du  principal  corps  de  logis. 


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410  BATIS  J>BS  DBUX  MOliBES. 

Une  ohose  ^inguUère ,  c'est  que  ce  même  homme ,  doué  d'une 
grande  iuteHigence  pratique  et  d'une  mâle  énergie,  est  crédule  et 
superstitieux  comqie  un  enfant.  Aumoyeo*Age,  la  Finlande  était  peu- 
plée d'une  foule  de  jongleurs  qui  portaient  glorieusement  le  nom  de 
sorciers.  Dans  toutes  les  circonstances  importantes  de  la  vie,  le  paysta 
avait  recours  à  eux.  S'il  tombait  malade,  il  envoyait  aussiUU  d^rêher 
le  sorcier;  s'il  était  victime  d'un  vol,  c*était  au  sorcier  qa'ii  allait  de- 
mander le  nom  du  coupable;  si  une  épidémie  éclatait  parmi  ses  bes- 
tiaux ,  c'était  le  sorcier  qui  devait  la  faire  disparaître;  en  un  mot,  les 
sorciers  étaient  les  oracles,  les  confidens  des  familles.  Oncrojait 
qu'ils  étaient  en  communication  directe  avec  le  monde  des  esprits, 
qu'ils  allaient,  à  certains  jours  de  l'année,  dans  une  petite  ile  da 
détroit  de  Calmar;  on  croyait  aussi  qu'en  montant  au  faite  d'ioe 
maison  abandonnée  trois  fois,  on  pouvait  les  voir  passer  dans  Fair. 
Tout  en  les  appelant  dans  certaines  occasions,  on  se  ieoaU  cepen^nt 
en  garde  contre  leur  pouvoir.  La  nuit  de  Pâques  par  exemple,  la 
paysans  de  chaque  ferme  carillonnaient  avec  des  sonnettes  et  met- 
taient des  faux  sur  le  seuil  de  la  porte ,  afin  d'éloigner  les  sorciers 
et  les  sorcières  qui  s'en  allaient  alors  au  Blakulla ,  emportant  atec 
eux  le  vin,  la  laine,  le  duvet  qu'ils  avaient  volé  pendant  le  couisde 
l'année. 

La  réputation  de  ces  prétendus  magiciens  s'étendit  sur  le  Nord  en- 
tier, ^bientôt  on  dota  tous  les  Finlandais  des  ntôrveilleuses  qualités 
qui  n'appartenaient  qu'à  une  certaine  classe  d'individus.  Le  mot  de 
Finlandais  devint,  en  quelque  sorte,  synonyme  de  sorcier.  On  attri- 
buait ji  ehacun  de  ces  honpétes  paysans  le  pouvoir  d'arrêter  un  Oéao, 
de  découvrir  les  choses  secrètes,  de  prévoir  l'avenir.  Les  navigateiis 
se  détournaient  de  leur  route  pour  venir  chercher,  en  Finlande,  oo^ 
provision  de  bon  vent  que  te  sorôier  leur  vendait  enfermée  danson 
mouchoir,  et  les  pères  de  famiUe  envoyaient  leurs  filles  dans  cette 
contrée,  pour  y. étudier  la  magie  (1). 

Après  tout,  cette  magie  n'était  qu'une  superstition  fort  innocente. 
Le  jongleur  faisait  la  plupart  de  ses  conjurations  en  se  mettant  à  ge- 
noux ,  la  tète  découverte,  et  en  chantant  des  strophes  symboliqaes.  n 
croyait  que  toute  nialadie  était  produite  par  un  sortilège,  et  pour  te 
rompre,  il  avait  recours  à  la  poésie,  leunes,  nous  avons  tous  cru  à  cette 
douce  et  naïve  magie;  nous  avons  tous  cm  à  l'inQuence  bieafaisaite 
de  la  poésie  dans  les  douleurs  de  Vmae.  Mais  le  monde  a  jeté  |or 
nous  son  fatal  sortilège;  labagi^ette  enchantée  que  nons  tenionseotie 

(1)  Eafs^hloti.SkildringafQuindekiflnMeti  ftriceêUge  Aoor. 


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POÈTES  Et  R<NIIAHCIEKS  BU  IfOHSO.  411 

a  perdu  son  poa? oîr,  la  conpe  d*or  où  dos  ley^  altérées 
kmièni  à  longs  tmis  on  céleste  breuvage,  s*est  brisée  avant  que 
fèîre  vide;  la  muse  s'est  enfuie.  Oh!  ne  valait-il  pas  mieux  nous 
géÉomHer  devaint  elle  comme  les  jongleurs  de  Finlande,  cacher  nos 
lessore^  sous  ses  ailés  et  donner  à  nos  soupirs  l'accent  harmonieux 
^êea  cliatisofls? 

Les  prèlres  s'efforcèrent  de  détourner  l'esprit  du  peuple  de  cette 
•ûjHtÈoe  aveltgle  au  pouvoir  des  sorciers;  mais  le  christianisme,  en 
biiefMiit  quelques-unes  des  anciennes  pratiques,  en  amena  d'autres 
  dégénérèrent  bientôt  aussi  en  superstitions.  On  vît  se  former 
I  et  là  des  sectes  religieuses,  qui ,  par  un  zèle  exagéré  ou  une  fausse 
iterprétation  des  textes,  outraient  ou  dénaturaient  les  préceptes 
8  plus  smtipleê  de  l'Évangile.  L'une,  entre  autiies,  devint  célèbre 
wt  Tafodace  el  l'impudente  obstination  de  son  chef.  Cet  honune 
^péhiH  Wallenberg;  c'était  un  pauvre  ouvrier  qui,  après  avoir 
Âôaé  dans  diverses  spéculations,  s'avisa  de  se  faire  prophète.  Il 
MnmeDça  par  s'étabKr  dans  une  maison  dont  le  maître  était  absent, 
sdoisit  lés  deux  femmes  qui  l'habitaient,  et  choisit  la  plus  jeune 
KNir  sa  flancée  céleste.  Là  il  attirait  à  hii  les  paysans  des  envirotis 
t  leur  prêchait  une  étrange  doctrine.  Le  christianisme  n'était,  selon 
il  «  qu'un  dogme  vidé.  Dieu  atàit  bien  réellement  envoyé  son  fils 
ir  laf  terte  pour  sauver  le  genre  humain  ;  mais  le  Christ  n'avait  pas 
smpli  sa  mis^on ,  et  le  Père  étemel  venait  de  lui  retirer  sa  confiance, 
Dorla  donner  sans  restriction  à  Wallenberg.  Un  jour,  le  nouveau 
rophète  et  ses  disciples  devaient  s'asseoir  sur  un  trône  éclatant  dans 
',  ciel  et  présider  aux  destinées  humaines.  Tandis  qu'il  expliquait 
LAsi  son  éternel  apostolat,  il  fut  surpris  par  une  visite  qui  s'accor- 
Bît  fort  peu  avec  ses  sublimes  conceptions.  C'était  celle  de  sa  femme. 
D'il  avait  abandonnée  dans  ufne  pauvre  cabane  aveô  ses  six  enfans, 
t  qnî  venait  le  conjurer  de  reprendre  sa  bêche  et  son  sarreau  de 
aysan.  Mais  le  puissant  Wallenberg  la  menaça,  si  elle  ne  s'éloignait, 
e  la  changer  en  statue  de  sel ,  comme  la  femme  de  Loth  ;  la  mal- 
eureuse  eut  peur,  et  l'élu  de  Dieu  se  rejeta  dans  les  bras  de  sa 
taiieée  céleste.  Un  autre  danger  le  menaçait  encore  :  le  propriétaire 
e  la  maison  oà  il  enseignait  sa  doctrine,  de  retour  parmi  les  siens, 
'était  rangé  au  nOnd^re  de  ses  prosélytes;  mais  il  entretenait  à  lui 
ettl  le  prophète,  il  voyait  chaque  jotir  son  cellier  se  dégarnir  et  soiif 
roHpeau  diminuer;  il  commençait  à  ti^ouver  que  Dfeti  négligeait 
îngiilièrement  h  fortune  de  sort  afpflti^.  Mais  Wallenberg  le  rassura 
u  toi  di«[i4tqU-il  avrfK  le  poùvoli^de  frflre^d'tm  os  desséché  une  vache 


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&12  RBVUB  DES  BBUX  MONDES.  1 

saperbe,  et  d*ane  pierre  brute  an  lingot  d*or.  Toutes  ces  promesses 
éclatantes  répétées  avec  une  imperturbable  assurance ,  Tair  inspiré 
avec  lequel  le  réformateur  du  monde  parlait  de  sa  mission ,  agirent 
sur  les  esprits  crédules  et  ignorans.  Bientôt  le  nom  du  nouvean 
messie  passa  de  ferme  en  ferme;  on  racontait  de  lui  des  choses  mer- 
veilleuses, on  accourut  pour  le  voir,  pour  l'entendre ,  et  la  plupart 
de  ceux  qui  assistaient  à  ses  leçons  se  laissaient  convertir.  Il  établis*    ^ 
sait  entre  les  hommes  et  les  femmes  des  alliances  mystiques  qui  ne    | 
devaient  être  conclues  que  dans  le  ciel ,  et  consacrait  en  même  temps    ^ 
ses  néophytes  par  des  cérémonies  obscènes  que  nous  ne  pouvons 
décrire. 

Cependant,  au  milieu  de  ces  succès  apostoliques,  les  ressources  da 
paysan  qui  s'était  fait  Thôte  du  prophète  touchaient  à  leur  fin,  et 
nul  ange,  nul  envoyé  de  Dieu  ne  venait  les  renouveler.  Il  arriva  une 
année  de  disette  si  grande  que  Forge  manqua  partout.  Wallenberg 
dit  à  ses  disciples  qu'il  fallait  vivre  de  lait,  et  que  celui  qui  mange- 
rait du  pain  serait  condamné  à  la  réprobation;  mais  ils  s'aperçurent 
que  lui-même  dérobait  à  la  communauté  des  morceaux  de  pain  et  les 
mangeait  en  secret.  Cette  première  découverte  jeta  un  doute  dans 
leur  esprit.  Deux  autres  circonstances  achevèrent  d'ébranler  leur  foi. 
Wallenberg  leur  avait  dit  de  mettre  des  pierres  dans  une  caisse  et  l' 
de  les  porter  chez  un  orfèvre ,  car  à  leur  arrivée  ces  pierres  seraient  | 
changées  en  or.  Le  miracle  n'eut  pas  lieu,  et  les  disciples  s'en 
revinrent  tristes  et  confus.  Une  autre  fois,  il  annonça  que  tel  jour,  à 
telle  heure,  le  monde  serait  anéanti,  et  que  lui  seul  et  ceux  qui 
croyaient  en  lui  survivraient  au  désastre  universel.  Le  jour  vint,  le 
monde  resta  tel  qu'il  était,  et  les  disciples  se  demandèrent  ce  qu'il 
fallait  croire.  Enfin ,  le  tribunal  de  Wasa  mit  fin  à  cette  folle  mis- 
sion. Wallenberg  fut  arrêté.  Dans  l'interrogatoire  qu'on  lui  fit  subir, 
il  ne  démentit  point  le  rôle  qu'il  avait  adopté.  A  toutes  les  questions 
qui  lui  furent  adressées ,  il  ne  répondit  que  par  des  phrases  mystiques 
dont  on  ne  pouvait  tirer  aucune  conclusion.  Il  fut  condamné  à  h 
prison  perpétuelle,  et  mourut  peu  de  temps  après. 

En  conservant  son  caractère  et  ses  anciennes  mœurs ,  la  Finlande 
a  aussi  conservé  son  idiome  primitif.  Il  y  a  là ,  comme  dans  notref''' 
Bretagne,  deux  langues  et  deux  poésies,  l'une  toute  nationale,  l'autre^ 
importée  dans  le  pays  par  l'alliance  suédoise.  La  langue  finlandaise 
est  douce,  Qexible,  riche  en  voyelles,  agréable  à  entendre.  Elle  pro-  ' 
vient  évideounent  de  la  même  souche  que  le  dialecte  lapon ,  et  préf\ 
sente  plusieurs  analogies  avec  la  langue  hébraïque  et  hongroise.  Sp*" 


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POÈTES  ET  ROMANCIERS  DU  NORD.  413 

Ton  parvenait  à  élargir  ces  analogies,  et  à  les  constater  d'une  ma- 
aière  exacte,  ce  serait  pour  Thistorien  un  document  d*une  grande 
importance;  mais  ce  travail  difficile  et  hasardeux  a  déjà  lassé  la  pa- 
tience de  plusieurs  philologues,  et  n'offre  encore  que  de  vagues  ré- 
sultats. 

La  poésie  finlandaise  est  souvent ,  conune  Tancienne  poésie  d'Is- 
lande, surchargée  d'épithètes  et  de  métaphores  pompeuses;  mais  son 
rhythme  est  simple  et  peu  varié.  La  rime  ne  s'y  est  introduite  que 
dans  les  derniers  temps.  Les  anciens  vers  sont  tous  allitérés.  Cette 
poésie  se  divise  en  trois  séries  distinctes.  La  première  se  compose 
des  chants  mythiques,  qui  racontent  en  termes  obscurs  l'origine  du 
monde,  la  lutte  des  élémens,  l'invention  de  la  poésie;  la  seconde 
renferme  les  chants  de  sorciers,  plus  obscurs  encore  et  plus  difficiles 
i  comprendre.  Ce  n'est  souvent  qu'une  suite  de  vers  décousus,  un 
assemblage  de  mots  bizarres  qui  étonnaient  lès  auditeurs  par  leur  in- 
cohérence, et  que  le  sorcier  employait  dans  ses  conjurations  sans  y 
chercher  probablement  lui-même  aucun  sens.  La  troisième  renferme 
les  chants  lyriques  composés  dans  les  derniers  temps.  Ceux-ci  sont 
doux ,  simples,  harmonieux  :  c'est  l'élégie  de  celui  qui  souffre,  le 
vœu  passionné  de  celui  qui  aime,  le  cri  de  joie  qui  accompagne  le 
cliquetis  des  verres  dans  un  jour  de  fête. 

Autrefois  la  poésie  entrait  pour  une  grande  part  dans  la  paisible 
existence  de  la  famille  finlandaise.  C'était  plus  qu'une  distraction  ; 
t'était  une  pensée  de  chaque  jour,  un  besoin.  Les  paysans  tradui- 
saient en  vers  leurs  émotions;  les  chasseurs  composaient  de  nom- 
breuses strophes  sur  l'ours  qu'ils  avaient  poursuivi;  les  femmes  elles- 
Qémes,  en  broyant  le  grain  dans  un  mortier  de  pierre,  s'encourageaient 
Q  travail  par  des  chansons. 

Cet  amour  de  la  poésie ,  cette  sorte  de  faculté  instinctive  pour  la 
ersification ,  n'occupent  plus  autant  que  par  le  passé  les  habitans  des 
Otes,  qui ,  par  leur  contact  avec  les  étrangers,  agrandissent  et  varient 
^  cercle  de  leurs  idées.  Mais  dans  l'intérieur  du  pays,  dans  la  ferme 
instruite  au  bord  du  lac  solitaire,  la  poésie  est  encore  invoquée  à 
baqae  réunion ,  et  répand  un  charme  sur  chaque  fête.  Là,  dans  les 
inconstances  solennelles ,  la  famille  du  paysan  et  les  voisins  qu'elle  a 
issemblés  sous  son  toit  se  placent  en  cercle  autour  du  foyer.  Les 
eux  chanteurs  les  plus  célèbres  s'avancent  au  milieu  de  cette  en- 
^inte  et  s'asseoient  l'un  en  face  de  l'autre,  de  manière  à  ce  que  leurs 
^oux  se  touchent;  puis  ils  conunencent ,  cooune  des  bergers  arca- 
[<ens,  leur  concert  poétique.  Le  premier  entonne  une  strophe,  le  se- 


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414  RBVITB  DES  DEUX  iBOi^DES. 

cônd  la  reprend  à  moitié,  tous  deux  l'achèvent  enseitable.  Les  mélo- 
dies appliquées  à  ces  chansons  rastiqties  sont  d'une  nature  simple, 
gfave  et  mélancoîiq^ie.  H  y  a  dans  leur  naïve  expression  un  senti- 
ment dé  vérité  qui  émeut ,  et  d'ans  l'uniformité  presque  monotone  de 
leurs  accords,  un  charme  indéfinissable,  pareil  à  celui  du  vent  qrn 
soupiré  dans  les  bois,  des  vagues  qui  se  plaignent  sur  la  grève. 

Quand  les  Suédois  s'emparèrent  de  la  Finlande,  ils  avaient  déjà  sur 
cette  contrée  la  supériorité  de  l'intelligence.  Ils  lui  enseignèrent  ce 
qiî'ils  savaient,  et  lui  donnèrent  leur  langue,  qui  devint  peu  à  peu  la 
langue  des  cloîtres,  des  écoles,  et  plus  tard  la  langue  olBcicUe  de  tout 
le  pays.  Le  peuple  conservait,  comme  dans  plusieurs  de  nos  pro- 
vinces, son  dialecte  national;  mais  les  fonctionnaires,  les  marchands, 
les  prêtres,  adoptèrent  celui  des  conquérans.  Cette  langue  nouvelle 
amena  une  nouvelle  littérature,  qui ,  repolissant  avefc  dédain  l'an- 
cienne poésie  finlandaise  au  fond  des  fermes  obscures ,  trôna,  dans 
les  salons,  et  reçut  tes  médailles  académiques.  Cette  littérature  né 
fut  qu'un  calque  timide  de  celle  de  Suède,  qui ,  de  son  côté,  se  mo- 
delait servilement  sur  celle  de  France  ou  d'Allemagne.  Ainsi  elle  fat 
tour  à  tour  didactique  et  sentencieuse  au  temps  de  fe  réformation, 
érudîte  et  pédante  au  temps  de  Cliristine,  frivole  et  légère  au  temps 
de  Gustave  III.  La  révolution  poétique  qui  s'opéra  en  Allemagne  sur 
la  fin  du  xviiî*  siècle  envahit  bientôt  le  Danemark;  la  Suède  et  tout 
ce  qui  arrivait  en  Suède  réagissait  immédiatement  sur  là  Finlande. 
La  guerre  des  phosphoristes  occupa  les  professetirs  ffAbo  presque 
autant  que  ceux  d'Upsal.  La  lyre  énergique  et  mélodieuse  de  Tegner 
retentit  sur  les  bords  du  golfe  de  Bothnie  comme  sur  ceux  du  Mœlar. 
Un  jour  vint  où  la  Finlande  renversa,  comme  la  Suède,  ses  vieilles 
idoles,  se  choisit  un  nouveau  pavillon  littéraire,  et  proclama  solen- 
nellement les  doctrines  d'une  nouvelle  école.  Parmi  ceux  qui,  dans 
cette  dernière  lutte,  servirent  le  mieux  la  cause  romantique,  nous 
devons  citer  en  première  ligne  Lotiîis  Runeberg. 

Sa  biographie  est  courte  et  mêlée  de  peu  d'évènemerts.  Sotf  enfance 
se  passa  dans  la  naïve  contem|[)lation  de  la  nature,  au  bord  des  lacs, 
à  l'ombre  des  bois,  et  sa  jeunesse  danfe  léfe  écôlèà.  Il  monta  patiem^ 
irfen^  réthelle  universitaire,  prit  ses  gfrades,  devînt  professeur, 
d'abord  à  Abu ,  puis  à  HelsiTigfors;  voilà  tout.  Mais  qui  pourrait  dire 
combien  d'ardentes  értiotlons  ont  traversé  cette  existence  posée  et 
régulière ,  combien  de  douceà  rêveries  ont  entouré  le  poète  dans 
l'isolement  de  s)ft  demeure ,  c^mBfëif  de  fbis ,  le  soir,  au  milieu  de 
ses  veilles  silencieuses ,  il  a  vu  passer  devant  lut  la  troupe  ailée  des 


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POÈTES  EJ  P0¥AXC1EB^  W  NORD.  &;I5 

flphes  qui  VQoaleiit^nHiriiiaiDer  à  son  oreille  des  chants  naystérieux , 
ir  c*est  là  le  privilège  et  la  gloire  du  poète.  Souvent  sa  vie  exté- 
lettre  ressen^ble  à  Tjeau  paisible  d*an  lac  dont  nul  vent  ne  ride  la 
orface,  et  ce  lac  cache  dans  son  onde  les  plante^  vivaces  qui  ne 
;erinent  pas  sur  la  terre ,  les  nénuphars  aux  corolles  sans  taches  et 
es  branches  de  corail  étincelant;  souvent,  à  voir  passer  le  poète, 
m  le  prendrait  pour  un  homme  de  la  foule ,  et  Ton  ne  sait  pas  qu'il 
i,  comme  Aladdin,  la  lampe  merveilleuse  qui  évoque  les  esprits,  et 
}tt*il  peut,  comme  Hoffmann,  faire  mouvoir  devant  lui  toutes  les 
:réations  de  sa  pensée  [1). 

Mais  ce  qui  nous  plait  surtout  dans  les  œuvres  de  Runeberg ,  c'est 
leur  vérité  locale ,  c'est  leur  couleur  toute  septentrionale  et  toute 
finlandaise.  Autrefois,  quand  nous  en  étions  encore  à  chercher  en 
poésie,  des  thèmes  classiques,  et  à  nous  imposer  des  Cgures  de 
convention,  Runeberg  eût  peut-être  voulu  donner  aux  paysages  qu'il 
décrit  une  teinte  rosée,  et  aux  personnages  qu'il  met  en  scène  une 
physionomie  grecque;  au  temps  des  pastorales,  il  eût  peut-être 
habillé  les  rustiques  habitans  de  la  métairie  en  bergers  coquets ,  et 
donné  aux  jeunes  filles  des  chapeaux  de  fleurs  et  des  devises  préten- 
tieuses. Grâce  à  Dieu,  ce  temps-là  est  passé;  chaque  nation  a  été 
aOranchie  de  cette  soumission  aveugle  à  des  règles  factices;  chaque 
contrée  a  pu,  comme  au  sortir  d'une  mascarade,  quitter  ces  Yète- 
Qçiens  d'emprunt  et  reparaître  sur  la  scène  du  monde  avec  sa  véri- 
table physionomie;  chaque  poète  a  obtenu  le  droit  de  s'abandonner 
ï  son  inspiration,  et  de  composer  un  drame  ou  une  épopée ,  sans  ^ 
servir  des  machines  étiquetées  par  le  père  Bouhours  ou  de  la  fripe^'ie 
cousue  par  Le  Batteux. 

Le  premier  ouvrage  qui  attira  l'attention  sor  Runeberg  fut  une 
histoire  dramatique  intitulée  :  la  Tombe  de  Perrho,  l'histoire  de  six 
^unes frères,  six  enfans  de  la  Finlande,  qui  s'en  vont  héroïquenoent 
ittaquer  une  troupe  de  brigands.  Cinq  d'entre  eux  succombent;  l^eur 
lieux  père  s'avance  sur  le  chanip  de  bataille ,  regarde  ses  fils  bieu- 
limés  étendus  sur  le  sol,  yerse  une  larme  amère;  puis  tout  à  coup 
me  pensée  plus  douloureuse  encore  que  sa  pepsée  de  deuil  lui  tra- 
ferse  l'esprit.  Il  a  regardé  les  morts  et  les  blessés,  et  n'a  pas  reconqu 

(1}  Od  sait  que  Hoffmann  avait  lui-même  dessiné ,  découpé  et  collé  sur  des  feuilles 
le  carton  les  principaux  personnages  de  ses  romans.  Une  de  ses  grandes  joies  était 
le  s'enfermer  parfois  chez  lui ,  de  tirer  mystérieusement  de  Tarmoire  tontes  ces 
nages  fiotaatiqaes,  de  les  mêler  ensemble,  de  les  grouper,  et  de  sToubller  de  Ion- 
:»es  befies  défaut  cfs  yiuets  s^mifoiss  de  sa  pensée. 


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416  RSVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

parmi  eux  Thomas,  son  fils  aine,  celui  qu*au  fond  du  cœur  il  préfé- 
rait à  tous ,  et  dans  lequel  il  avait  le  plus  de  confiance,  Qu*est 
devenu  Thomas?  s*écrie-t-il;  aurait-il  abandonné  ses  frères,  aurait-il 
jeté  sur  ma  tête  la  souillure  de  la  lâcheté?  Il  rentre  dans  sa  demeure 
avec  ce  doute  qui  le  torture,  et  la  crainte  de  trouver  Taîné  de  sa  race 
indigne  de  lui  remporte  dans  son  ame  sur  le  malheur  d'avoir  perda 
les  autres. 

Thomas  était  absent  lorsque  le  combat  s'engagea.  Il  arrive  trop 
tard  pour  soutenir  ses  frères;  mais  les  voyant  tous  baignés  dans  leur 
sang ,  il  s'élance  comme  un  lion  furieux  à  la  poursuite  des  brigands, 
les  atteint ,  les  massacre  l'un  après  l'autre ,  coupe  la  tête  de  leur  chef, 
puis  s'en  revient ,  couvert  de  blessures,  la  jeter  aux  pieds  de  son  père, 
qui  meurt  de  joie  comme  un  Spartiate  en  embrassant  ce  glorienx 
soutien  de  son  nom. 

L'académie  suédoise  récompensa ,  par  une  médaille  d*or,  ce  pré- 
sent national ,  et  Runeberg  poursuivit  ses  peintures  finlandaises.  En 
1832  et  1836 ,  il  écrivit  deux  idylles  franches,  naturelles,  plus  \nm 
que  la  Parthénaîde  de  Baggesen ,  plus  intéressantes  que  la  Lmise 
de  Voss ,  inférieures  seulement  à  VHermann  et  Dorothée  de  Goethe. 
L'une  est  le  roman  d'amour  de  deux  étudians  qui  se  réunissent,  pen- 
dant les  vacances,  chez  un  prêtre  de  campagne;  l'autre,  le  récit 
d'une  chasse  à  l'élan  au  milieu  de  Thiver.  Toutes  deux  présentent  un 
tableau  profondément  senti  et  habilement  fait  de  la  nature  finlan- 
daise, et  une  foule  de  détails  caractéristiques,  quoique  parfois  nn 
peu  minutieux,  sur  les  mœurs,  sur  la  vie  des  habitans  de  cette 
contrée. 

Les  poésies  lyriques  de  Runeberg  dénotent  la  même  influence  et 
partout  la  même  empreinte.  Ce  qui  n'est  souvent  dans  d'autres  pays 
que  l'expression  d'une  pensée  éphémère,  quelquefois  un  rêve,  et  que^ 
quefois  une  erreur,  est  malheureusement  ici  une  réalité.  Ces  poésies 
sont  vraies  par  cela  même  qu'elles  sont  tristes.  Il  semble  que  ce  jenne 
écrivain  ait  été  saisi  de  bonne  heure  par  la  mélancolie  de  ses  bois  de 
sapins,  de  ses  lacs  solitaires,  de  son  ciel  brumeux.  Si  nous  vivions 
encore  au  temps  des  croyances  mythologiques,  on  dirait  que  le  Nek, 
cet  esprit  des  cascades  et  des  fleurs,  lui  a  révélé ,  dans  les  nuits  d'au- 
tomne ,  ses  mélodies  les  plus  plaintives;  que  Hulda ,  la  pauvre*nyDi- 
phe  éplorée  du  désert,  l'a  emmené  dans  sa  sombre  retraite  pour  loi 
murmurer  son  chant  de  deuil  ;  car  tous  ses  vers  ont  un  caractère  de 
souffrance  comprimée  et  de  douloureuse  résignation.  Et  puis  cale 
voit,  cette  souffrance  ne  tient  pas  seulement  à  la  nature  du  pay8,i 


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POÈTE»  ET  HOmkHCWmS  DU  NORD.  (17 

Vinflumce  atmosphérique  (Toùpimeat^  dméht  4es  |pitfj!8ialogiiie&, 
le  spleen  des  Anglais.  L*auteur  de  ces  poésies  a  aîmè^  M  «  |Mida  oeHe 
fpi'3  aimait,  ^t  parfois  il  exprime  ses  régœts  dant  des  ^l^plos 
exaltées  que  celles  d'Yoong ,  plas  dovlourëines  ip»  telied  ée  tMm 
White;  puis ,  après  ce  cri  de  désolation ,  le  voilà  qm  Fevlsut  mr  Ihh 
Bièitie,  et  tAchede^  maîtriser,  et  s'impose  le  ikNitoureiix  repdsde 
la  résignation. 

1  Dora ,  s*écrie4-il ,  à  mon  pauvre  oœur  ;  docs^  Outttie  œ  que  tu  as 
recherché,  ce  que  tu  as  aimé  dans  ce  mondç;  que  nuUe  e^pénsea 
ne  trouble  ton  repoa,  et  nul  rêve  ton  90fluneill 

Q  Pourquoi  songes-4u  encore  à  Faveoir  ?  que  p6u-4u  ea  attendret 
Une  plante  salutaire  pour  guérir  tes  blessvres.  Hélas  I  oublie  eneOrii 
cette pe&sée;  tu  as  cueilli  les  roses  delà  vie,  etb  friaiitetiuiéirit  te 
fiérir  fleurit  dans  la  terre  du  sommeil. 

«  Dors  comme  le  lys  brisé  par  le  vent  d'automne»  dors  comme  le 
cerf  atteint  par  un  dard,  qui  saigne  dans  son  x^po»^  Pourquoi  re- 
gretter les  jours  d'autrefois?  Pourquoi  te  rappeler  que  tufusheu^ 
reax?  il  fallait  bien  que  ta  joie  se  flétrit  avec  tes  beaux  jouiB. 

a  Tu  as  euaussi  ton  mois  de  mai  ;  mais  il  ne  devaitpasdurer  éteroel- 
lement.  Ne  diercbe  plus  ces  doux  rayons  que  dans  les  ombres  4e 
rhiver;  il  fut  un  temps  où  le  bonheur  était  avec  toi.  La  terre  aviat 
reverdi ,  les  oiseaux  chantaient ,  et  de  suaves  parfums  inondaient  ton 
temple  d'amoor. 

ff  Te  souviens-tu  des  doux  embrassemens  que  tu  as  connus?  Te 
sonvienfr-tu  du  coeur  ardent  qui  te  chercbait  et  du  bajser  de  la  jeune 
fille  aimée?  Alors  mes  yeux  lisaient  dans  s^  yeux,  et  ma  pensée  sa 
reflétait  dans  sa  pensée.  Alors  c'était  le  terafis  de  yéiller,  6  roon 
pauvre  cœur!  Maintenant,  il  faut  oublier  et  doruiir,  » 

Voici  un  autre  chant  que  plus  d'un  lecteur  pourrait  prendre  pour 
sa  propre  élégie.  H  est  intitulé  :  Le  Retour  du  Vieillard. 

€  Gomme  l'oiseau  de  passage  qui ,  à  la  fin  de  l'hiver,  revient  tisiter 
son  lie  et  sa  denieure,  je  reviens  à  tM,  6  ma  terre  fiatèfte ,  je  cherche 
le  repos  évanoui  des  jours  de  mon  enfance. 

«  Depuis  que  j'ai  quitté  tes  rives  aimées,  j'ai  traversé  bien  des  mers^ 
j'ai  pasiéfaieii  des  années  de  tristesse.  Souvent,  dans  les  contrées  loin- 
taines, j'ai  goûté  quelque  joie,  mais  souvent  aussi  j'ai  versé  des 
larmes  amères. 

a  Me  voici  de  retour.  Je  revois  la  maison  où  reposa  mon  berceau;  je 


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(18  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

reconnais  la  baie ,  les  flots ,  les  champs  et  les  rochers ,  tout  ce  monde 
de  mes  anciens  jom^. 

a  Tout  est  comme  autrefois.  Dans  la  même  vallée,  Tarbre  s'âèfe 
avec  la  même  couronne  de  verdure,  et  le  même  chant  retentit  dans 
les  bois  et  dans  les  airs. 

a  Les  va^es  légères  se  jouent  ainsi  que  par  le  passé  avec  les  Nek,  et 
l'écho  des  îles  répond  au  cri  joyeux  de  la  jeunesse. 

a  Tout  est  comme  autrefois.  Mais  moi ,  je  ne  suis  plus  le  même, 
6  mon  pays  aimé!  Mon  visage  a  pftli,  mes  artères  battent  moins  vite, 
et  ma  joie  s'est  éteinte. 

a  Je  ne  sais  plus  apprécier  tout  ce  qu'il  y  a  de  doux  dans  ta  beauté, 
de  bon  dans  tes  présens;  je  ne  comprends  plus  le  murmure  de  tes 
ruisseaux,  ni  le  langage  de  tes  fleurs. 

a  Mon  oreille  est  fermée  au  son  des  harpes  célestes  qui  vibraient  sur 
tes  vagues ,  et  mes  yeux  ont  cessé  de  voir  les  elfes  qui  dansent  sor  ks 
collines  et  dans  les  prairies. 

«  Quand  je  partis,  j'étais  si  riche,  si  riche  et  si  plein  d'espérancel 
J'emportais  sous  tes  saints  ombrages  tant  de  pensées  brillantes 
comme  l'or! 

«  J'emportais  le  souvenir  de  tes  beaux  printemps  et  de  la  paix  de 
tes  campagnes.  Dès  mon  enfance,  tes  bons  génies  étendaient  leurs 
ailes  sur  moi. 

«  Et  maintenant ,  qu'ai-je  rapporté  du  monde  lointain  ?  Des  chefeox 
blancs,  un  cœur  malade  et  l'envie  de  mourh*. 

«  Je  ne  te  redemande  pas,  ma  douce  terre  natale,  tout  ce  qoej'ai 
perdu.  Donne-moi  seulement  une  tombe  au  pied  des  peupliers,  aa 
bord  de  la  source  plaintive. 

«  Là ,  je  m'endormirai  en  paix  sous  ton  appui  fidèle,  jusqu'à  ee  que 
je  renaisse  pour  commencer  une  nouvelle  vie.  p 

Le  style  de  Runeberg  n'offre  ni  la  richesse  d'images  de  celui  de 
Tegner,  ni  les  nuances  recherchées  de  celui  d'Atterbom ,  mais  il  est 
remarquable  par  sa  souplesse  et  son  élégante  simplicité.  Son  rhythme 
est  harmonieux  et  varié,  et  l'auteur  peut  s'étudier  à  le  rendre  meil- 
leur encore,  car  il  est  jeune,  et  ses  compatriotes  croient  à  son  avenir 
poétique» 

X.  Mabiiïbi»    '^ 


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IONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


SI|iliU0tl«M. 

iers  travaux  de  la  chambre  ont  achevé  de  faire  connaître  Teeprit  qui 
lans  cette  session.  La  chambre  semble  vouloir  remettre  jusqu^à  là 
chaîne  à  se  connaître  elle-même  et  à  se  faire  connaître.  Elle  a  tout 
a  fois,  les  projets  d*améliorations  matérielles  que  le  ministère  lui 
,  et  les  réformes  dont  elle  menace  le  ministère ,  la  loi  des  sucres  et 
lent  de  Finstitution  de  la  Légion-d'Honneur,  les  grandes  lignes  de 
i  fer  et  la  réforme  électorale.  L'ajournement  de  la  loi  sur  les  sucres 
tent  blâmé,  et  avec  raison ,  même  par  ceux  qui  ont  cru  devoir  pren- 
in  la  cause  de  la  chambre.  La  chambre  est  inexcusable  en  effet, 
int  de  s'engager  dans  la  discussion  de  deux  grands  intérêts  entre 
e  n'avait  pas  de  parti  pris,  ou  a-trclle  voulu  seulement  avancer  dô 
»urs  la  fin  de  la  session  et  le  moment  du  départ,  en  se  refusant  à 
ssion  ?  Qui  pourrait  trouver  un  mot  à  dire  en  faveur  de  la  chambre 
it  l'autre  cas?  Où  serait -donc  la  force,  où  serait  Finfluence  d'une  lé- 
ai  craindrait  de  se  compromettre  en  décidant  avec  justice  une  ques- 
importante,  sans  s'arrêter  aux  mécontentemens  que  ferait  naître  sa 
;i  la  chambre  était  pour  le  bien  faible  dégrèvement  que  demandent 
i  les  colonies,  qui  Tempêchait  de  se  prononcer?  A-t-elle  fléchi  de- 
émonstratlons  qui  ont  été  faites  par  quelques  manufacturiers  du 
l^lle  laissé  troubler  par  les  murmures  qui  se  sont  élevés  dans  son 
i  qui  «donc  aura ,  en  France ,  le  courage  de  braver  les  injustes  mé- 
ens  que  peut  faire  naître  une  mesure  nécessah^,  si  la  législature  ne 
>mment  la  chambre ,  qui  s'est  emparée  de  toutes  les  affaires ,  qui 
avec  empressement  sur  le  projet  relatif  à  la  Légion-dHonneur,  dont 
lemble  lui  interdire  la  discussion ,  comment  la  chambre  recule-t-elle 
e  responsabilité  qui  lui  appartient?  Cette  responsabih'té,  il  faudra 
le  ministère  la  prenne,  et  c'est  à  la  fois  son  devoir  et  son  droit.  Nos 
e  doivent  pas  périr  de  misère,  nos  ports  devenir  déserts ,  parce  que 
is  veulent  conserver  leur  popularité  au  nord  et  au  midi,  ou  plutêi 


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Vâ8  RBYIJB  OBS  DEUX  MONIN». 

parce  qu'ils  ont  hâte  de  retourner  dans  leurs  départemens.  Le  gouvernement 
ne  peut  pas  chômer  parce  que  les  députés  ont  des  récoltes  à  faire ,  et  les  inté- 
rêts commerciaux ,  ceux  de  notre  marine  marchande ,  n'ont  déjà  que  trop 
souffert  depuis  un  an  que  la  question  des  sucres  est  pendante. 

Sans  doute ,  le  ministère  actuel  a  singulièrement  compliqué  cette  affaire  par 
les  irrésolutioi:)^  qu'il  a  métrées.  En  arrivant  au  pouvoir,  il  avait  trouvé  dans 
les  cartons  un  projet  de  loi  tout  préparé ,  qu'on  pouvait  immédiatement  livrer 
à  la  discussion  de  la  chambre.  C'était  au  ministère ,  qui  savait  à  n*en  pas  douter 
quelles  terribles  conséquences  devaient  résulter  de  Tajournement,  de  Tempécher 
de  toutes  ses  forces.  Nous  avons  vu  avec  plaisir  que  le  ministère  est  décidé  à 
agir,  et  à  user  du  droit  que  lui  confère  la  loi ,  en  décidant  la  question  par  une 
ordonnance  royale.  M.  le  ministre  du  commerce  en  a  pris  deux  fois  l'eD- 
gagement,  devant  le  commerce  de  Bordeaux  et  devant  la  chambre,  et  nous 
espérons  qu'il  saura  remplir  sa  parole,  sans  se  préoccuper  de  ceux  qui  lui 
criaient  à  la  chambre  qu'il  commettrait  un  acte  ill^l ,  mais  qui  se  refusaient 
90  mén^e  temps  à  faire  l'acte  le  plus  légal  du  monde  qu'on  leur  demafidalti,  à 
confectionner  une  loi.  On  a  objecté  au  ministère  que  le  cabinet  du  1^  aviila 
reculé  devant  un  projet  de  dégrèvement  par  ordonnance.  Le  cabinet  du  \k 
avril  n'a  pas  reculé;  mais  la  session  était  à  la  veille  de  s'ouvrir,  les  chambra 
étaient  convoquées  quand  les  députations  des  ports  vinrent  lui  apporter  leun 
réclamations,  et  il  ne  jugea  pas  à  propos  de  devancer  le  jugement  du  pario- 
menL  Ajssurémeiit,  si  la  chambre  eût  ajourné  le  projet  de  loi ,  le  minislèteds 
15  avrU  n'eût  pas  laissé  la  question  indécise ,  et  mis  des  intérêts  si  importaos  es 
souffrance  jusqu'à  la  session  suivante.  Ce  que  nous  ne  comprenons  pas,  il  etf 
vrai,  c'est  l'intention  46  ceux  des  ministres  qui  ont  voté  pour  rajoumemant 
avec  la  majorité  de  la  chambre.  En  votant  seul  pour  la  mise  de  la  loi  à  l'oràe 
du  jour,  M.  Dufaure  nous  semble  s'être  placé,  comme  ministre,  au  véritaUi 
point  de  vue  de  la  question.  C'était  dire  à  la  chambre  que  le  gouvemeoMiK 
fait  tous  ses  efforts  pour  que  le  nord  et  le  midi  ne  soient  pas  laissés  aux  pmes 
pendant  six  mois,  pour  que  toutes  les  passions  ne  soient  pas  soulevées,  eso- 
tées  par  l'espoir  d'un  succès;  et  après  cette  démonstration,  le  refus  delà 
chambre  eût  dicté  au  gouvernement  sa 'conduite.  Mais  il  semble  que  dans  Mb 
question  des  sucres,  le  mimstère  ait  passé  successivement  par  toutes  les  pkasesdc 
l'incertitude.  Son  exposé  de  motifis  de  la  loi  sur  les  sucres ,  emprunté  aux  eaitoos 
du  ministère  du  15  avril ,  établissait  que  le  gouvernement  ne  s'est  pas  regardé 
comme  en  droit  de  modifier  les  tarifs  par  ordonnance  ;  et ,  en  effet ,  e'est  ce  qae 
le  ministère^  d'alors  ne  voulait  pas  faire  au  moment  de  l'ouverture  d'une  ses- 
sion. Depuis,  par  la  d^)éche  télégraphique  transmise  à  Bordeaux ,  le  gouverne- 
ment a  déclaré  que  la  loi  de  1814  lui  donne  le  droit  de  procéder  par  (nrdon- 
nanee,  et  qu'il  se  réserve  d'user  de  ce  droit  suivant  les  faits  qui  se  manifeste- 
ront pendant  la  session.  Enfin  la  majorité  des  ministres  présens  à  la  séanee  de 
la  chambre  du  16  a  voté  pour  l'ajournement.  Il  nous  semble  que  leur  rôle 
était  au  contraire  de  sommer  la  chambre  de  procéder  à  l'examen  du  projet 
de  loi;  car  sans  doute  ta  ministère  ne  pense  pas  que  son  droit  de  modifier  Itf 


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AEVUJI.  —  GHAIKXIQUI.  421 

tariâ  par  ordonnanoe  soit  absolu ,  c'estrà-dire  qu'il  lui  ait  été  donné  antremeat 
qpie  pour  suppléer  à  Tabseace  des  chambres.  Toutefois,  rordonnanoe  aura 
lieu,  nms  u'^n  doutons  pas;  mais  le  débat  recommencera  à  la  sasikNi  pro* 
obaiae,  quand  le  minîstèiie  viendra,  eoaformémont  à  la  législation,  demander 
àkdiaflibre  de  changer  en  loi  aon  ordonaance;  et,  malhemreuwmeiit,  les 
«dversaÛB^  des  intérêts  si  m<yeucs  des  ports  et  des  cokunes  poumanlse  pié* 
laloir,  eantre  le  ministère,  de  tous  ces  aotéeédens. 

Nott^  ne  noQs  laaons  pas  d*av«tir  le  ministère  des  dangers  de  ses  inœvti- 
Uito  en  toutes  choses,  car  nous  prévoyons  que  le  pays  aura  besoin,  pour  sa 
tonquillité,  d'une  administratîon  ferme  et  unie  dans  ses  principes,  pour  ré- 
sister aux  assauts  qu'on  prépare  au  gouveraement.  Un  des  meilleur»  espHls 
k  la  chambre,  M.  le  comte  de  Rémusat,  chargé  d'examiner  la  proposition 
relative  aux  dépulés  fonctionnaires,  £Bite  par  M.  Gauguier,  a  déposé,  dans  un 
apport,  le  germe  de  quelques  changemens  à£uredansla  loi  éleetoiale.  Noos 
nvons  que  quelques  députés  d'une  intelligence  distinguée,  et  appartmaat  au 
parti  modéré  de  la  chambre,  ne  sont  pas  éloignés  d'adopter  quelcpies  mesures 
relatives  au  rejet  des  députés  fonctionnaires;  mais  ce  qui  se  passera  eaaa  doute 
d*ici  à  la  session  prochaine  les  avertira  des  dangers  d'un  changement  trop 
piompt.  Dans  son  rapport,  d'ailleurs  très-reronrquable,  M.  de  Rémusat  n'a 
isaimnlé  aucune  des  objections  qui  peuvent  être  faites  contre  l'état  actuel  des 
dioees.  L'honorable  député  a  cité  les  exceptions  établies  en  Angleterre  et  aux 
États-Unis,  et  celles  qui  ont  été  prononcées  en  France  par  la  constitution  de 
1791.  L'état  de  la  législation  actuelle  diffère  peu  de  celle  de  l'Angleterre,  où 
tout  membre  du  parlement  qui  accepte  une  fonction  salariée  est  tenu  de  se 
fàm  réélire.  Quant  aux  exceptions  formelles  «  elles  atteignent  les  commissaires 
de  la  cour  des  banqueroutes,  les  shérifiB  et  baillis  des  bourgs ,  les  employés  et 
iNietioBnaires  des  régies  des  taxes  créées  depuis  1002 ,  les  commissaires  des 
prises,  les  contrôleurs  des  armées,  enfin  les  agens  du  gouvernement  dont  les 
fonctions  exigent  la  résidence  et  une  constante  assiduité.  £n  Angleterre,  les 
eielusîons  portées  par  la  Im  ont  été  faites  principalement  en  vue  de  la  régula- 
rité des  services  publics;  on  n'a  pas  voulu  que  les  nécessités  du  gouvernement 
représentatif  lui  portassent  atteinte.  Les  exclusions  portées  par  l'article  65  de 
la  loi  de  1831  ont  été,  pour  la  plupart ,  conçues  dans  un  autre  esprit ,  et  M.  de 
Bémosat  le  &it  très-bien  remarquer.  Elles  intéressent ,  en  général ,  la  pureté 
des  élections.  C'est  ainsi  que  le  préfet  a  été  déclaré  inéligible  dans  son  d^r- 
tement,  le  procureur  du  roi  dans  son  ressort;  mais  c^ndant  on  n'a  pas 
perdu  de  vue,  dans  cette  loi,  le  bien  du  service,  car  la  résideneea  été  jugée  in- 
disp^isable  dans  certahies  fonctions,  et  c'est  pour  obéir  à  cette  pensée  que  les 
prâBets  ont  été  écartés  de  la  chambre. 

M.  de  Rémusat  a  parfaitement  senti  les  dangers  qu'il  y  aurait  à  séparer 
entièrement  le  gouvernement  de  la  chambre,  en  écartant  tous  les  fonction- 
naires de  son  sein,  et  il  fait  très  bien  remarquer,  dans  son  rapport,  que  l'un 
des  deux  pouvons  ainsi  rendus  étrangers  l'un  à  l'antre  serait  bientôt  ooo- 
danmé  à  devenir  ttmbimtm.  Le  pouvoir  uniquement  législatif  suadt  saps 


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(22  RBVUB  MS  IttUX  llOimiS. 

influence  sur  la  politique  du  dedans  ou  du  dehors,  ou  son  influence  serait 
fiineste;  et  le  pouvdr  exécutif,  entièrement  isolé  de  l'autre,  serait  réduit  à 
s'annuler  oooune  en  1790,  ou  à  s'exagérer  comme  en  1803.  En  un  mot,  on 
marcherait  à  Tanardiie  ou  au  despotisme.  Écarter  entièrement  de  la  chambre 
les  fonctionnaires,  c'est-à-dire  les  hommes  qui  peuvent  l'éclairer  sur  toutes 
les  questions  d'administration  et  de  gouvernement,  ce  ne  serait  pas  seulement 
s'exposer  aux  dangers  que  signale  M.  de  Rémusat ,  ce  serait  encore  créet  une 
chambre  qui  se  trouverait  au-dessous  de  toutes  les  idées  générales ,  et  rendrait 
impossibles  toutes  les  améliorations.  Cest  ainsi  qu'on  entendait  la  rq>réBeiH 
tation  nationale  en  1789.  Youdrait-on  en  revenir  aux  erreurs  politiques  de 
cette  époque?  Les  grands  principes  de  liberté  qui  furent  émis  aknrs  n'ont  pas 
varié,  ils  dominent  encore  en  France;  mais  la  manière  de  les  pratiquer  a  éà 
changer  dans  une  longue  application,  et  aujourd'hui  que  le  mini^ère  n'ert 
que  la  représentation  de  l'opinion  pariementaire ,  on  sent  combien  il  importe 
de  ne  pas  le  priver,  dans  la  chambre,  des  fonctionnaires  politiques  qui  sont 
ses  liens  les  plus  étroits  avec  la  législature,  ^  ses  plus  sûrs  moyens  de  oommii- 
nication  avec  elle. 

La  commission  dont  M.  de  Rémusat  faûsait  partie,  paraît  avoir  été  divisée 
sur  plusieurs  points,  et  quelques-uns  de  ses  membres  ont  exprimé  des  dé* 
fiances  assez  grandes  au  sujet  de  la  présence  des  fonctionnaires  dans  la 
chambre.  Les  uns  alléguaient  la  tendance  des  fonctionnaires  à  ne  pas  sortir  de 
la  subordination  dans  laquelle  ils  sont  habitués  à  se  renfermer,  en  ce  qui  est  du 
gouvernement.  D'autres  faisaient  remarquer  combien  le  pouvoir  s'affaftlit 
quand  ses  fonctionnaires  le  combattent  et  lui  refusent  leur  confiance.  Passant 
à  la  situation  de  l'administration,  on  la  montrait  accusée  d'intolérance  et  de 
réaç^on,  quand  elle  écarte  les  fonctionnaires  opposans;  de  faiblesse  et  de  dés- 
aveu des  idées  qui  l'ont  portée  au  pouvoir,  quand  elle  ne  sévit  pas  contre  les 
fonctionnaires  qui  l'attaquent.  Ces  assertions  ont  été  repoussées  par  une  partie 
de  la  commission,  qui  a  démontré  combien  la  chambre  perdrait  en  écartant  eem 
qui  y  apportent  l'instruction  et  la  modération ,  résultat  ordinaire  de  la  pratique 
des  affaires  et  de  la  connaissance  de  leurs  difQcultés,  et  M.  de  Rémusat  a  re- 
cueilli  avec  un  soin  infini ,  dans  son  rapport ,  tous  les  ai^mens  de  cette  partie 
de  la  commission.  Les  réflexions  dont  il  les  a  fait  suivre  sont  d'une  haute  im* 
portance.  Elles  touchent  au  fond  de  la  question ,  à  l'idée  même  d'une  réforme 
électorale,  qui  n'est  pas  moins  que  la  révision  de  la  constitution,  et  la  réforme 
du  jugement  du  pays  qui  a  envoyé  les  fonctionnaires  à  la  chambre.  Néan- 
moins, la  commission  de  la  chambre  paraît  avoir  reconnu  en  principe  qu'os 
pourrait  établir  une  distinction  entre  ceux  qui  entrent  fonctîonnah^  dans  la 
chambre,  et  ceux  qui  le  deviennent  après  leur  élection.  Cette  pensée,  déjà  dé- 
veloppée avec  beaucoup  de  lucidité  par  M.  de  Carné,  dans  son  bureau,  Un 
probablement  naître  une  proposition  qui  aura  quelque  chance  d'être  bien  a^ 
cueillie  par  la  chambre.  Quant  aux  autres ,  il  faut  espérer  que  la  chambre  vem 
tout  le  danger  d'une  résolution  prompte  et  hâtive  en  matière  d'élection,  et 
.qu'elle  ne  pcordra  pas  de  vue  cette  sage  observation  du  rapporteur  de  sa  4 


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IBWB.  *-  GHIOHKHHI.  42S 

âoD,  à  sanroir  que  oe  serait  rétrograder  qne  de  séparer  les  pooroin  exécutif 
et  législatif ,  eo  isolant  la  ehambre  des  fonctionnaires,  et  en  léduisant  lln- 
fluence  du  goavemement  dans  la  chambre  à  huit  ministres  qui  ne  seraient  pas 
députés.  Combien  de  fois  avons-nous  entendu  Topposition  se  plaindre  des  mi- 
nistères où  les  députés  ne  figuraient  pas  en  majorité!  Quel  pouvait  être  le  but 
le  ces  plaintes,  si  oe  n*est  de  vouloir  faciliter  les  rapports  de  la  chambre  et  de 
'administration?  On  ne  s'efforce  déjà  que  trop ,  tous  les  jours ,  de  représenter 
e  gouvernement  comme  Tadversaire  de  la  chambre  :  tous  les  hommes  sensés 
avent  qu'il  n'en  est  rien  ;  mais  la  réforme  électorale ,  telle  que  l'entend  le  pmrti 
le  la  gauche  extrême,  ne  va  pas  à  moins  qu'à  produh«  ce  déplorable  résultat: 

La  simple  lecture  des  conditions  posées  comme  bases  du  projet  de  réformé 
XNdçu  par  le  comité  formé  sous  les  auspices  de  M.  Odilon  Barrot,  montre 
XMnbien  elles  s'éloignent  des  vues  indiquées  par  la  comnnssion  de  la  chambre, 
yaprès  la  composition  de  ce  comité,  on  ne  pouvait  s'attendre  à  des  conclusions 
îjDides.  Du  premier  coup,  le  comité  renverse  le  cens  de  l'éligibilité,  et  dé- 
lare  que  tout  électeur  sera  éllgible.  De  là  on  en  viendra  sans  doute  ft  dédarer 
|oe  tout  garde  national  est  électeur,  ainsi  que  le  demandaient  les  pétitions 
lue  Toppositlon  colportait  au  commencement  de  la  dernière  session.  Les  ad- 
îonetioDS  se  composeront,  en  attendant,  de  la  seconde  liste  du  jury,  des  capa- 
cités énomérées  dans  la  loi  nmnidpale^  des  ofiders  de  garde  nationale,  des 
eoDsdllers  municipaux,  etc.  Les  fonctionnaires,  mmns  les  commandans  de 
ëvisîoa,  qui  déjà  ne  peuvent  être  élus  dans  leur  ressort,  seraient  éofftés  de 
la  chambre,  et  chaque  député  recevrait  une  indemnité  de  vingt  francs  par  jour 
pendant  la  durée  des  sessions.  La  portée  de  ces  conditions  est  facile  à  eom- 
prendre.  La  base  en  est  empruntée  à  la  constitution  des  États-Unis,  où  aucune 
personne  tenant  un  office  sous  l'autorité  du  gouvernement ,  ne  peut  fidre  partie 
de  la  législature. 

IL  de  Tocqueville,  qui  foit  partie  du  comité  présidé  par  M.  Odikm  Barrot, 
aurait  pu  faire  remarquer  qu'aux  États-Unis  la  séparation  du  pouvoir  exé^ 
eutif  et  du  pouvoir  législatif  a  moins  d'înconvémens  que  dans  une  monarehie. 
Le  pouvoir  exécutif  reçoit  simplement  les  ordres  de  la  législature  et  les  met  en 
pratique.  Nulle  jalousie  n'est  posûble  entre  ces  deux  pouvohrs.  La  préridence 
n'a  pas  besoin  de  liens  bien  intimes  avec  la  législature;  et  quand  celle-ci ,  en- 
tièrement séparée  du  gouvernement  et  de  la  masse  des  fonctionnaires,  pèse 
trop  rudement  sur  eux,  il  ne  peut  venir  à  la  pensée  d'un  gouvernement  qui 
diange  tous  les  quatre  ans  de  lutter.  L'administration,  qui  est  toute  locale 
aux  États-Unis,  dispense  aussi  la  législature  d'avoir  les  connaissances  va- 
riées, l'intelligence  des  afifoires  journalières,  qui  sont  indispensables  aux 
chambres  d'un  gouvernement  central  comme  le  nôtre.  En  un  mot,  le  pouvoir 
exécutif  est  annulé  par  le  sénat  aux  États-Unis,  ou  plutôt  il  n'y  a  là,  en 
réalité ,  qu'un  pouvoir.  Voudrait-on  créer  cet  état  de  choses  en  France?  Une 
chambre  où  ne  seront  admis  d'autres  fonctionnaires  que  des  commandans  de 
division,  ne  sera  plus  un  grand  conseil  national.  Il  y  manquera  tous  ceux  qui 
powimm  rédaim  de  leurs  liimièW)  et  l'arrftw        la  carrière  des  iniiO' 


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tM  ESfUI  MM  DBeX  JMXMS. 

vatioBs peu  réfléehitt.  Les  magistrats infiéritnn dts  par^ets,  les aearélattcf- 
gpnéraiix  ettes  personiMB  qui  reçoirent  ma  taàlmaaA  de  la  iisie  civile,  tpàm 
trouveraieot  aussi  atteintes  par  les  exclusions  du  comité,  nous  semblent  bmnbb 
néeessaires  dans  une  diambre;  mais  on  oublie  trop  vite,  dans  ce  désir  îmoMh 
déné  de  réformes,  que  beaucoup  de  fonetiomiaîres  se  sont  pénétrés  de  Tesprit 
de  nos  iuslltniielis,  et  quitte  ont  appris  à  emlnasaer  la  généralité  des  knéréi 
fdMes,  en  remplissant  leur  deroir  de  députés.  Dans  la  chambre  même,  kl 
ulîlss  discussions  des  bureaux  sont  ulie  éook  où  ee  forment  plus  promplM^ 
les  hommes  distingués  qu'ils  nepourraient  le  faire  pendant  de  longues  annéM 
passées  dans  les  instructions  judiciaires,  ou  dans  FeKamen  néeessaôrement  r» 
tttint  des  afbîres  d'une  branche  d'administralion. 

La  gauche  arancée  conque  cependant  ne  pas  s'araéter  là.  La  rtfonne  étoe- 
terale  ne  lui  suffit  pas,  ou  pluftât  cette  roesmm  n'est,  à  ses  yeux ,  qu'un  ad»^ 
Bunement  à  tous  les  prompts  changemens  qn'die  réolame.  A  roceashm  de 
l'anniversaire  des  journées  de  juillet ,  la  gMcfae  a  dMmé  son  programme.  O 
qu'elle  attend  du  ministère,  ou  du  moins  de  la  partie  du  minîMère  qe'dlê 
croit  acquise  à  ses  vues,  c'est,  éUe  le  dit,  le  rétablissement  du  droit  d'assodi' 
lion,  l'abolition  des  lois  de  là  presse,  ainsi  que  le  retrait  des  lois  relatives  an 
jury  et  aux  attributions  de  la  cour  des  pairs.  11  est  vrai  que  ceux  qui  rédaoMDt 
ces  prétendues  améhorationB  exhortent  le  parti  républicain  à  ne  pas  supprin» 
le  principe  de  la  propriété,  et  à  oesser  de  prêcher  l'établissement  d'une  dieu- 
tÉire  populaire.  Tout  doit,  selon  eux,  se  pasMr  en  discussions  et  en  appebà 
repiBÔon  publique.  Ces  exhortations  sont  bonnes  sans  doute,  mais  nous  8»- 
fions  curieux  d'entendre  la  réponse  de  ceux  à  qui  eHes  s'adressent,  gens  fm 
disposés  à  entrer  en  discussion,  même  avec  l'opposition  de  gauche,  etfs 
semblent  bien  résolus  à  foire  prévaloir  leurs  théories  ailleurs  qu'à  la  tribose 
parlementaire  ou  dans  les  journaux.  En  attendant,  on  propose  sérieosemast 
au  gouvernement  de  laisser  ses  adversaires  s'assofciw  librement ,  saiM  doute 
parce  que  la  loi  des  associations  a  gêné  le  développement  des  dube  qui  dfli' 
cendaient  le  13  mai  sur  la  place  publlquel  U  est  encore  bien  important  dtae 
débarrasser  de  la  législation  de  la  presse  qui  ne  gêne  cependant  guète  ou^ 
taines  fouilles  dans  les  attaques  qu'elles  font  chaque  jour  contre  noe  instltetioai- 
Le  gouvernement  n'a  sans  doute  qu'à  se  désarmer  pour  désarmer  aussMt  te 
foctions  !  Voilà  un  expédient  tout  nouveau ,  et  qui  a  le  mérite  de  ne  resKS- 
bler  à  aucun  autre.  £h  bien  I  on  nous  assure  qu'il  y  a  dans  le  govvemesMrt 
quelques  personnes  qui  ne  seraient  pas  éloignées  de  l'approuver. 

Depuis  neuf  ans  que  le  gouvernement  de  juiHet  est  occupé  à  se  défeaèc 
contre  ses  ennemis,  il  a  été  forcé  de  prendre  plusieurs  fols  des  mesures  sérieuM 
pour  assurer  la  tranquillité  du  pays.  La  gauche  avanoée  convient  que  la  fto* 
priété  est  menacée  par  les  innocentes  vues  que  le  défooseuv  d'un  desdceusés 
traduits  devant  la  cour  des  pairs  nommait  avec  Indulgence  les  id^  hahm^ 
tisiês.  La  gauche  avancée  convient  encore  que  la  liberté  est  menacée  par  uae 
iBctature  populahre.  Toutes  ces  choses  ne  sont  pas  d'hier  Elles  fementurt 
dam»  iee  sodétée  seeiMes  dqmig  ttettfans,eilef  I^^MiegeuTcriienieBia 


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REVUE.  —  CHRONIQUE.  435 

demandées  comme  des  armes  propres  à  combattre ,  dans  la  rue  et  dans  la 
presse,  ces  hardies  tentatives ,  ont  été  proposées  par  les  hommes  les  plus  dis- 
tingués de  la  chambre],  par  des  hommes  que  les  partis  ont  mis  avec  orgueil  à 
leur  léte ,  et  qui  ne  se  repentent  sans  doute  pas  de  ce  qu*ils  ont  fait.  Que  penser 
maintenant  des  partis  qui  proposent  Tabolition  de  ces  lois?  Assurément,  ils 
n'ont  pas  pour  appui  les  hommes  qui  les  ont  faites  ;  leurs  engagemens  avec 
ropposition,  s'ils  en  ont  eu ,  n'ont  jamais  été  jusque-là.  L'opposition  avancée 
n'a  même  été  dangereuse  qu'un  moment,  quand,  subissant  l'influence  des 
chefe  parlementaires  dont  nous  parlons,  elle  savait  se  modérer  et  ne  pas  pro- 
poser chaque  jour  le  changement  complet  de  Fétat  social.  Maintenant  que 
nous  la  voyons  revenue  à  ses  anciennes  habitudes,  nous  devons  çn  conclure 
qu'elle  est  séparée  de  tous  les  hommes  modérés,  opposans  ou  non,  et  quelle 
leot  de  nouveau  marcher  seule.  Si  ces  symptômes  ne  nous  trompent  pas,  on 
pourrait  espérer  de  voir  le  parti  modéré  reprendre  son  unité,  et  s'appuyer  en- 
core sur  les  hommes  qui  ont  fait  ca  force  et  sa  gloire.  Ce  serait  en  réalité  l'é- 
tablissement tant  désiré  du  gouvernement  pariemenUiire ,  que  le  rapproche- 
ment des  hommes  d'une  même  opinion  dans  un  seul  camp.  JNous  ne  parlons 
pas  ici  d'une  modiûcation  ministérielle.  Le  rapprochement  dont  nous  parlons 
aurait  une  portée  bien  plus  haute;  il  amènerait  une  modiGcation  dans  la  direc- 
tion de  la  chambre  et  de  l'esprit  public,  un  retour  aux  véritables  idées  de  gou- 
vernement, et  le  classement  dans  le  pouvoir,  à  leur  place,  des  hommes  qui 
ont  le  plus  contribué,  depuis  1830,  à  combattre  l'anarchie  et  le  désordre. 
Quelques  journaux  parlent  d'une  nouvelle  coalition  qui  serait  dirigée  contre  le 
mioiitère  actuel;  la  coalition  qui  se  ferait  ainsi  aurait  lieu  au-dessus  de  toutes 
les  combinaisons  personnelles;  elle  comprendrait  tous  les  hommes  influens 
qui  sentent  le  besoin  de  sauver  l'ordre  social ,  et ,  sous  ce  point  de  vue ,  on  doit 
penser  que  l'administration  actuelle  ferait  en  sorte  de  figurer  dans  ce  cercle, 
et  non  en  dehors.  Voilà,  du  moins,  ce  qui  nous  semble  ressortir  de  l'attitude 
que  prend  la  gauche  avancée  depuis  quelques  jours,  et  nous  ne  voyons  pas 
quelle  autre  interprétation  on  peut  donner  aux  bruits  que  répand  la  presse. 
Noos  n'avons  pas  d'autres  indices  d'une  combinaison  quelconque;  aussi  ne 
8oot-ce  pas  des  nouvelles  que  nous  prétendons  donner,  mais  seulement  des 
réflexions  qui  découlent  naturellement  de  l'état  des  choses. 

Tandb  qu'une  partie  de  la  gauche  avancée  se  sépare  ainsi  et  peut-être  malgré 
elle,  par  le  seul  effet  de  ses  passions,  des  hommes  modérés  qu* elle  soutenait 
depois  quelque  temps,  d'autres  organes  de  ce  parti  paraissent  se  préparer  à 
une  scission  plus  volontaire  entre  eux  et  les  chefs  qu'ils  s'étaient  donnés.  Les 
organes  dont  nous  parlons  attendent  évidemment  quelques  circonstances  pour 
prendre  un  parti.  Kous  ne  nous  joindrons  pas  h  ceux  qui  pensent  que  ces  cir- 
eoDStances  sont  toutes  personnelles,  et  qui  assurent  qu'un  chef  dans  l'oppo- 
sition semble  infiniment  moins  utile  et  moins  profitable  aux  organes  en  ques- 
tion ,  que  deux  chefs  dans  le  pouvoir,  même  slls  étaient  d'un  moindre  mé- 
rite. Ces  misères  d'intérieur  de  parti  ne  méritent  pas  qu'on  s'y  arrête.  Aous 
abandonnons  aux  anciens  organes  de  la  coalition ,  aux  puritains  même  dégé- 

TOUE  XIX.  — SrPPLÉMFNT.  28 


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&26  RËVÛB  DES  DEUX  MONDES. 

nérés  de  l'opposition  formée  contre  le  dernier  ministère,  l^usage  des  accusa- 
lions  d'immoralité  et  de  corruption.  Les  petites  circonstances  particulières 
qui  détacheiit  quelques  fragmens  des  partis  politiques  laissent  toujours  ces 
partis  subsister,  et  nous  voyons  que  la  gauche  avancée  ne  diminue  ni  d'ardeur 
ni  d'impétuosité,  si  elle  est  destinée  à  décroître  en  nohibre. 

Pour  passer  du  rigorisme  qui  se  dément  au  rigorisme  qui  se  borne  à  être 
injuste,  nous  opposerons  quelques  réflexions  aux  attaques  dont  ce  recueil  a  été 
l*objet  à  la  tribune,  de  la  part  de  deux  députés,  M.  Taschereau  et  M.  Com- 
barèl  dé  Leyval.  Ces  attaques,  et  c'est  le  nom  qu'il  faut  donner  aux  discours 
des  deux  députés ,  ont  eu  lieu  à  l'occasion  de  quelques  souscriptions  prises 
par  le  dernier  ministre  de  l'instruction  publique.  M.  Taschereau  a  fait  obli- 
geamment remarquer  que  l'époque  où  ces  souscriptions  ont  été  faites ,  coïocide 
àxéù  l'époque  où  ce  recueil  s'est  montré  plus  favorable  au  gouvernement.  Cette 
assertion  était  assez  sérieuse  pour  qu'on  y  réfléchît  avant  de  la  porter  à  la  tri- 
bune. Or,  il  était  facile  de  s'assurer  que  nous  nous  sommes  montrés  favorables 
au  gouvernement  dès  le  22  février,  époque  où  le  système  tracassi^  que  nous 
blâmions  cessa,  et  fit  place  à  la  politique  libérale  et  modérée  apportée  au  pou- 
vobr,  h  cette  époque,  par  M.  Thiers.  Quand  M.  Mole,  dont  nous  appelioos 
Tadministration  depuis  plusieurs  années,  vint  au  pouvoir,  nous  nous  fîmes  uo 
devoir  de  le  soutenir;  et,  après  avoir  approuvé  la  marche  de  ce  ministère,  nous 
n'avons  pas  cessé  de  défendre  ses  actes  depuis  qu'il  s'est  retiré.  Que  deviennent, 
après  ce  simple  exposé,  les  réflexions  malveillantes  de  M.  Taschereau? 

Nous  avions  donc  donné  notre  approbation  aux  actes  du  gouvernement,  deux 
ans  avant  qu'une  seule  souscription  ministérielle  eût  été  accordée  à  ce  recueil, 
qui  y  avait  bien  droit,  puisque  de  semblables  souscriptions  sont  accordées  à 
un  recueil  de  peu  d'utilité,  tel  que  la  Revue  Rétrospective^  dont  M.  Taschereau 
est  le  propriétaire  et  le  fondateur.  L'approbation  que  nous  reproche  M.  Tas- 
chereau a  cessé  depuis  quelques  mois  malgré  les  souscriptions  ministérielles, 
et  ce  fait  honore  à  la  fois ,  ce  nous  semble ,  le  ministère  actuel  et  la  Rewa  étt 
deux  Mondes,  Les  souscriptions  accordées  par  le  dernier  ministère  ne  l'hono- 
raient pas  moins ,  car  elles  étaient  accordées  uniquement  au  recueil  liitérain 
qui  a  répandu  en  France  des  connaissances  sérieuses,  utiles,  et  auquel  ont 
concouru  la  plupart  de  nos  savans  et  nos  premiers  écrivains.  Si  M.  Ta^dl^ 
reau  avait  pris  connaissance  de  l'acte  ministériel  par  lequel  ces  souscriptions 
ont  été  accordées ,  il  aurait  vu  qu'elles  avaient  été  prises  en  faveur  des  biblio- 
thèques des  départemens  et  d'autres  établissemens  publics,  et  que,  parsoB 
arrêté ,  le  ministre  imposait  à  ce  recueil  la  condition  de  consacrer  un  nombie 
déterminé  de  ses  feuilles  à  l'examen  spécial  des  ouvrages  qui  se  rapportent  à 
rinstruction  publique ,  ainsi  qu'à  toutes  les  publications  importantes  qui  ont 
trait  à  cette  matière  en  France  et  dans  les  pays  étrangers,  en  même  temps 
qu'à  l'histoire ,  à  l'archéologie ,  aux  sciences  et  aux  belles-lettres.  C'est  en  con- 
séquence de  cet  arrêté  que  d'importans  travaux  ont  été  demandés  à  des  homiMS 
spéciaux,  et  qu'on  a  lu  dans  ce  recueil  des  morceaux  importans  sur  l'instnw- 
tion publique  en  Angleterre,  en  Allemagne,  dans  le  Nord,  aux  États-Unis, et 


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REVtTB,  —  CHRONIQUE.  427 

sur  d^autrés  sujets.  Les  noms  des  hommes  les  plus  éminens  dé  lliniversité  et 
dennstitut:  MM.  Augustin  Thierry,  Cousin ,  Fauriel ,  Jouffroy,  Letronne, 
Ampère,  Magoin,  Sacy,  Saint-Marc  Girardin,  Mignet,  Nisard,  etc.,  et  du 
ministre  de  Finstruction  publique  actuel  lui-même ,  sont  des  garanties  suffi- 
santes, et  prouvent  que  le  gouvernement  a  fait  un  acte  de  justice  en  approu- 
vant des  travaux  signés  de  parftls  noms.  Nous  en  appelons  à  tous  les  hommes 
impartiaux  ;  ils  verront,  sans  nul  doute,  dans  des  souscriptions  accordées  de 
cette  sorte ,  autre  chose  qu'une  transaction  politique  et  une  faveur. 

Après  avoir  déploré  Tinjustice,  un  peu  volontaire  à  notre  égard,  dW 
homme  instruit  et  d'un  écrivain  spirituel ,  il  nous  reste  peu  de  chose  à  ré- 
pondre à  M.  Combarel  de  Le}Tal ,  qui  n'a  vu  dans  la  souscription  du  ministre 
qu'une  allocation ,  bien  faible ,  il  est  vrai ,  mais  qui  n'engage  à  rien  ceux  qui 
êfl  sont  l'objet.  M.  Combarel  n'a  qu'à  se  rendre  dans  la  bibliothèque  de  son 
chef-lieu  pour  s'assurer  de  l'envoi  de  notre  recueil  dans  les  établissemens  pu- 
blics, et  c*est  là  qu'il  pourra  lire  notre  réponse.  Nous  espérons  que  M.  Com- 
barel ,  rendu  aux  loisirs  de  la  vie  de  province,  nous  lira  plus  souvent;  peut-être 
alors  changera-t-il  d'opinion ,  et  pensera-t-il  qu'au  lieu  de  restreindre  les  sous- 
criptions de  ce  genre,  rinlérêt  public  voudrait  qu'elles  fussent  étendues.  Les 
notions  utiles  ne  se  répandent  jamais  trop,  et  les  études  littérabres  bien  diri- 
gées n^ont  jamais  nui  aux  progrès  d'une  nation.  M.  Combarel ,  qui  n'est  pas 
étranger  aux  arts,  puisqu'il  a  exécuté  long-temps  sa  partie  d'instrument  dans 
Torchestre  d'un  de  nos  théâtres ,  non  lyriques ,  il  est  vrai ,  reviendra  facile- 
ment à  des  idées  plus  libérales,  nous  l'espérons.  Mais  passons  à  des  questions 
plus  sérieuses. 

Un  journal  a  annoncé  que  le  gouvernement  h*ançais  a  adressé  au  ministère 
belge  une  note  pour  demander  le  paiement  de  la  double  intervention  de  l'armée 
française  en  Belgique,  et  quelques  feuilles  conseillent  au  gouvernement  de 
presser  cette  réclamation.  Selon  ces  feuilles,  la  Belgique  nous  doit  son  indé- 
pendance, nous  avons  sauvé  Anvers  menacé  d'une  destruction  totale,  et  c'est 
bien  le  moins  que  nos  voisins  paient  les  frais  des  expéditions  qui  ont  été  faites 
dans  leurs  seuls  intérêts.  Peut-être  le  gouvernement  français  a-t-il  adressé  à  ce 
sujet  un  mémento  au  gouvernement  belge  ;  mais  nous  ne  croyons  pas  qu'il 
entre  dans  ses  desseins  de  se  placer  >is-à-vis  de  la  Belgique  dans  la  situation 
d'un  créancier  rigoureux.  Rien  ne  serait  plus  impolitique,  en  effet,  que  d'exi- 
ger des  Belges  le  paiement  immédiat  ou  même  régulier  des  frais  de  l'occupa- 
tion française.  La  France  doit  accoutumer  la  Belgique  à  demander  et  à  re- 
cevohr  nos  secours  dans  toutes  les  occasions  difGciles,  car  la  Belgique  est  la 
frontière  de  la  France,  et  en  la  secourant ,  la  France  se  secourt  elle-même. 
Que  sera-ce  donc  si  la  Belgique  sait  qu'elle  ne  peut  appeler  les  troupes  fran- 
çaises à  son  aide  qu'en  obérant  son  trésor?  Elle  hésitera  plus  d'une  fois  à  re- 
courir à  une  protection  aussi  dispendieuse,  et  qui  sait  si  un  peuple  aussi  bon 
eaiculateur  que  l'est  le  peuple  belge,  ne  préférera  pas  le  risque  d'une  oppression 
dooteose  au  nord  que  les  inconvéniens  d'une  dépense  certaine  au  midi?  Nous 
avons  du  malheur  en  France.  Nous  abandonnons  partout  la  politique  des  in- 


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&28  REYUB  BBS  DEUX  MONDES. 

téréts,  et  quand  il  y  a  liea  à  exercer,  p<Nir  notre  avantage,  une  politique  àm- 
intéressée,  c*est  le  génie  financier  qui  nous  souffle  nos  déterminations.  Qu*o& 
examine  la  conduite  de  la  Russie  à  Tégard  de  Tempire  turc.  Certes  nous  n'as- 
similons pas  la  Belgique  à  la  Turquie,  et  la  France  ne  peut  être  soupçonoÀ 
de  vouloir  asservir  cette  puissance  voisine  ;  mais  le  fait  arrivé  il  y  a  six  ans  peut 
servir  comme  exemple  de  politique  habile.  Quand  le  grand-seigneur  se  fit 
menacé  par  le  pacha,  il  se  hâta  d'appeler  la  Russie  à  son  secours.  Elle  aceeo* 
rut  à  rinstant  même ,  comme  nous  l'avons  fait  en  Belgique;  elle  se  redn, 
ainsi  que  nous,  dès  que  le  danger  eut  disparu ,  et  la  Russie,  si  exigeante,  tou- 
jours si  attentive  à  ses  intérêts,  n'a  fait  acheter  à  la  Turquie,  par  aucun  sacri- 
fice, le  service  qu'elle  lui  a  rendu.  Qu'en  est-il  arrivé.'  Cestque,  malheureu* 
sèment  pour  nous  et  les  autres  puissances ,  la  Turquie  s'est  accoutumée  aa 
secours  des  Russes,  et  qu'elle  l'invoque  peut-être  à  cette  heure.  Nos  intérÉs 
seront  encore  bien  mieux  servis  en  Belgique ,  par  le  désintéressement ,  que  oe 
le  sont ,  par  un  procédé  semblable ,  les  intérêts  des  Russes  à  Constantinôpie. 
Jadis  la  France  payait  des  subsides  annuels  à  presque  toutes  les  puissances  8^ 
condaires;  le  roi  de  France  était  à  la  fois  leur  trésorier  et  leur  défeaseur.  Cette 
politique,  qui  nous  donnait  tant  d'influence  en  Europe,  n'est  plus  praticable; 
mais  le  principe  ne  doit  pas  être  entièrement  abandonné.  En  ce  qui  est  de  sa  pro- 
tection, la  France  doit  raccorder  sans  réserve  à  la  Belgique,  et  il  a  fallu  un 
motif  tel  que  le  respect  qu'on  doit  aux  traités  |)our  que  le  dernier  ministère 
obéit  à  la  douloureuse  nécessité  de  se  conformer  aux  \ues  de  l'Angleterre,  qui 
exigeait  l'exécution  immédiate  des  24  articles.  Pour  nous ,  qui  n'avons  cessé 
d'exhorter  les  Belges  à  exécuter  un  traité  défavorable  sans  doute,  mais  qui 
était  inscrit  à  la  première  page  de  leur  histoire  politique  comme  nation,  nous 
ne  sommes  pas  suspects  en  plaidant  pour  l'ajournement  indéfini  du  paiement 
des  frais  d'occupation.  Sait-on  bien  que  l'Allemagne  fournirait  à  l'heure  inéiDe 
cette  somme  à  la  Belgique ,  si  le  gouvernement  belge  voulait  accéder  à  l'asso- 
ciation des  douanes  prussiennes?  Ne  perdons  pas  aussi  de  vue  les  avances  que 
font  les  puissances  du  Nord  à  la  Belgique ,  avec  laquelle  elles  s'empressent 
d'ouvrir  dés  relations  diplomatiques.  On  dit  que  le  ministère  met  pour  con- 
dition de  l'abaissement  de  notre  tarif  de  douanes  du  côté  de  la  firontière  beige 
le  paiement  immédiat  de  cette  indemnité.  Abaissons  notre  tarif  et  ajournons 
indéfiniment  le  paiement  de  la  créance.  Ce  sera  d'une  bien  meilleure  poli- 
tique, et  nous  y  gagnerons  doublement.  Mais  s'il  est  vrai ,  comme  le  bruit  s'en 
répand ,  que  la  Belgique  se  dispose  à  entrer  dans  le  cercle  des  douanes  pnis- 
siennes,  une  réclamation  de  60  millions  pour  frais  d'occupation ,  sui\ie  d'une 
nouvelle  occupation  en  cas  de  non-paiement  immédiat ,  serait  la  seule  mesure 
éprendre.  En  pareille  occurrence,  ce  serait  à  M.  le  maréchal  Soult  de  montrer 
comment  un  homme  tel  que  lui  entend  les  devoirs  d'un  ministre  des  afiUies 
étrangères. 

La  mort  du  sultan  est  déjà  un  événement  ancien ,  tant  les  évènemens  se  sont 
précipités  depuis  quelque  temps  en  Orient.  Aiyourd'hui  l'empire  turc,  s'il 
existe  encore,  est  gouverné  en  réalité  par  Kosrew-Pacha ,  qui  a  ^  propiu  à  b 


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ftBVUB.  *-  CHHOMIQCE.  %29 

dignité  de  grand-visir.  On  vante  beaucoup  Fintégrité  de  ce  fonctioanaire ,  et 
Ton  espère  beaucoup  de  son  administration.  Les  difficultés  de  sa  situation  sont 
grandes  toutefois,  car  Kosrew-Pacha  est  un  ancien  ennemi  de  Méhémet-Ali, 
et  malgré  la  nécessité  de  plier  devant  le  pacha  d'Egypte,  où  se  trouve  le  divan 
depuis  la  bataille  de  ^ézib  et  la  défection  du  capitan-paclia ,  le  visir  surmon- 
tera difficilement  sa  haine  déjài)ien  ancienne.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  Kos- 
rew-Pacha, qui  est  ne  au  pays  des  Abases,  ayant  été  acheté  par  le  fameux 
capitan-pacha  Kutchuk-Hussein ,  fut  nommé  pacha  du  Caire ,  et  qu^il  gou- 
verna rÉg}'pte  pendant  quelque  temps ,  après  la  retraite  de  Tarmée  française. 
Il  y  serait  même  peut-être  encore,  si  Méhémet-Ali ,  qui  n*était  alors  que  simple 
btfflbachi  dans  Tarmée  turque ,  grade  qui  équivaut  à  celui  de  chef  de  bataillon, 
s'étant  révolté  à  la  tête  de  quelques  soldats,  n'avait  chassé  Kosrew  du  Caire, 
et  oe  Favait  poursuivi  jusqu'à  Damiette ,  où  il  le  força  de  s'embarquer  pour 
CoDStantinople.  Kosrew-Pacha  fut  depuis  tour  à  tour  pacha  de  Bosnie  et 
capitan-pacha.  Il  contribua  puissamment  à  la  destruction  des  janissaires,  et 
travailla  activement  à  former  les  nouvelles  troupes  qui  ont  achevé  à  Nézib  leur 
honte  commencée  à  Koniah.  Le  maréchal  duc  de  Raguse ,  qui  connut  Kosrew- 
Pacha  en  1806,  lorsqu'il  était  pacha  de  Bosnie,  et  qui  le  retrouva  depuis  à 
Constantinople,  le  peint  comme  un  homme  vif,  fin ,  rusé,  qui  sait  conduire 
les  intrigues  les  plus  compliquées ,  et  qui  a  traversé  plusieurs  règnes  en  ajou- 
tant constamment  a  son  pouvoir  et  à  son  erédit.  Son  élévation  récente  con- 
firme ces  paroles  du  maréchal,  qui  ajoute  que  Kosrew,  dont  la  fortune  est 
très  considérable,  a  su  mieux  conduire  ses  affaires  que  celles  de  son  maître 
et  de  l'état.  Ce  portrait  de  Kosrew-Pacha  diffère  beaucoup  de  celui  qu'on  fait 
de  lui  en  Europe  depuis  son  avènement  à  la  présidence  du  divan.  Au  reste, 
Méfaémet-Ali ,  l'adversaire  de  Kosrew-Pacha,  est  aussi  un  orphelin ,  élevé  pres- 
que par  charité,  et  un  journal  anglais,  V Atlas,  donne  aujourd'hui  sa  biogra- 
phie dans  ce  peu  de  lignes  *  a  En  1773,  à  Cavala,  petit  port  maritime  près 
de  Philippi,  mourut,  accablé  sous  le  poids  de  la  misère,  un  officier  inférieur 
de  la  police  turque.  Il  laissa ,  pour  tous  biens ,  un  enfant  de  quatre  ans ,  sans 
asile.  Heureusement  l'aga  de  la  place,  un  Turc  nommé  Toussoon,  était  son 
oncle  :  c'était  un  homme  bienfaisant.  Touché  de  compassion,  il  recueillit 
l'orphelin,  et  lui  fit  donner  une  éducation  qui  pouvait  passer  en  Turquie,  et 
dans  ce  temps-là ,  pour  libérale.  On  lui  apprit  à  manéger  un  cheval  et  à  se 
servir  avec  adresse  de  la  carabine;  quant  à  lire  et  à  écrire,  ces  deux  talens 
étaient  regardés  comme  une  superfluité,  et  l'enfant  avait  atteint  un  âge  avancé 
avant  de  les  posséder.  Ce  furent  là  les  premières  années  de  Méhémet-Ali.  » 

Méhémet-Ali  a  aussi  beaucoup  gagné  aux  yeux  d'un  certain  nombre  de  per- 
sonnes depuis  la  défaite  des  troupes  turques.  Méhémet-Âli  est  devenu  le  sau- 
veur de  l'Orient.  Le  bien  de  cette  partie  du  monde  veut  aujourd'hui  qu'on  le 
laisse  maître  absolu  de  la  Syrie,  et  que  sa  domination ,  s'étendant  jusqu'au 
golfe  Persîque,  embrasse  Bagdad,  Bassorah,  et  toute  l'Irak- Arabie,  qu'il  ne 
tarderait  pas  à  civiliser,  comme  il  a  civilisé  l'Egypte  !  Il  est  certain  que  Méhémet- 
Ali,  maître  aujourd'huidu  cours  du  Tigre  et  du  cours  de  l'Euphrate,  peut  s'a- 


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kdO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vanœr  sans  obstacles  jusqu'au  golfe  Persiqye,  et  enlever  à  la  Porte  toutes  ses 
provinces  méridionales.  Mais  nous  espérons  que  cet  enivrement  causé  par  la 
victoire  de  Méhémel-Ali  à  quelques  organes  de  la  presse  en  Europe  n'at- 
teindra pas  le  pacha  lui-même;  dans  tous  les  cas,  la  France  ne  perdra  sans 
doute  pas  de  vue  que  si  elle  est  favorable  à  Méhémet-Ali ,  elle  ne  doit  pas  moins, 
dans  rintérét  européen,  sa  protection  à  Fempire  ottoman. 

Abandonner  cet  empire ,  et  laisser  Méhémet-Ali  s'emparer  de  ses  provinces 
à  titre  de  vassal ,  sous  la  condition  d'un  tribut  qu'il  ne  paiera  pas,  c'est  appeler 
les  armées  russes  à  Constantinople ,  et  amener  la  guerre ,  ce  qui  n'est  sans 
doute  dans  les  desseins  ni  de  l'Angleterre,  ni  de  la  France.  Il  est  inutile,  nous 
le  pensons,  de  relever  les  assertions  des  journaux  légitimistes,  qui  accusent  le 
gouvernement  français  d'avoir  favorisé  la  défection  du  capitan-pacha;  mais  les 
vues  qui  tendraient  à  accorder  au  pacha  d'Egypte  peut-être  plus  qu'il  ne  de- 
mande lui-même,  veulent  être  contredites  sérieusement.  (Test  pousser  trop  loin 
le  culte  du  succès.  Il  y  a  peu  de  jours,  on  représentait  la  SyTie  comme  prête  à 
se  soulever  contre  le  pacha ,  et  frémissaqt  de  cette  domination  qui  y  a  déjà  M 
naître  plus  d'une  révolte;  on  assurait  que  l'armée  turque  était  à  la  fois  nom- 
breuse et  instruite;  sa  défaite  a  tout  changé.  Certes,  rien  ne  change  plus  la  face 
des  choses  qu'une  bataille  perdue;  mais  la  France  n'est  pas  faite  pour  jouer 
entre  la  Turquie  et  VÈgypte  le  rôle  que  jouait  autrefois  l'Autriche  entre  Napo- 
léon et  les  Russes.  Si  elle  a  quelqu'un  à  favoriser  et  à  soutenir  dans  cette  af- 
faire, c'est  assurément  le  plus  faible ,  et  cet  acte  de  générosité  se  trouve  d'ac- 
cord avec  les  intérêts  de  sa  politique. 

Nous  sommes  de  ceux  qui  ne  croient  pas  à  la  longue  durée  de  cet  empirt 
d'une  ville,  comme  l'appelle  un  des  hommes  les  plus  distingués  qui  aient 
parcouru  l'Orient  dans  ces  derniers  temps;  mais  une  conduite  ferme  et  loyale 
de  la  part  de  la  France  peut,  malgré  tout  le  dédain  que  nous  montrent  les 
journaux  anglais,  retarder  encore  de  quelques  années  la  chute  de  l'empire 
turc.  Ce  délai  est  d'une  haute  importance.  II  nous  permettra  de  nous  assurer 
des  garanties  que  nous  ne  sommes  pas  aujourd'hui  en  mesure  de  prendre,  de 
regagner  une  influence  que  de^  fautes  politiques  inouies ,  et  qui  nous  sont  pour 
la  plupart  communes  avec  l'Angleterre,  nous  ont  fait  perdre.  C'est  une  raisoo 
assez  puissante  pour  ne  pas  livrer  aveuglément  à  Aléhémet-Ali  le  reste  de  cet 
empire  si  malheureux. 

Chaque  jour,  les  journaux  tories  annoncent  que  lord  Melbourne  a  supplié  la 
reine  d'accepter  sa  démission ,  et  une  des  feuilles  les  plus  éhontées  qui  aient 
jamais  paru  en  Angleterre ,  le  Saiyrist ,  feuille  qu'on  dit  en  rapport  avec  le  lol 
de  Hanovre,  rapporte  que  la  reine,  qu'elle  nomme  the  Utile  lady,  a  refusé  en- 
core ,  il  y  a  peu  de  jours ,  de  laisser  s'éloigner  son  ministre,  en  disant  «  qu'die 
ne  veut  pas  de  ces  odieux  tories.  »  Il  est  vrai  que  les  tories  travaillent  à  mériter 
chaque  jour  de  plus  en  plus  ce  nom  aux  yeux  de  la  reine,  et  que  l'aristocratie 
anglaise  a  bien  démérité  de  son  ancienne  réputation  de  loyalty.  Les  choses  se 
sont  envenimées  à  ce  point  que  des  projets  qui  seraientà  peine  oonoevables  de 
la  part  des  radicaux  ont  été  discutés ,  a$sure-t-on ,  dans  certaines  réunions  de 


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lŒVUE.— CHRONIQUE.  431 

h  noblesse  anglaise.  Dans  ces  circonstances,  les  yeux  des  hommes  sensés  se 
sont  tournés  vers  le  duc  de  Wellington ,  qui  a  toujours  été  l'objet  du  profond 
respect  de  la  jeune  reine,  et  qui  paraît  lui  porter  un  intérêt  sincère.  On  doit 
déjà  au  noble  duc  la  fin  de  quelques  dissentimens  de  famille  dan3  Tintérieur 
du  palais ,  et  Ton  sait  qu'il  s'efforce  d'apaiser  les  esprits  les  plys  aninié^  ^q 
son  parti.  En  attendant,  les  tories  ont  fait  éprouver  au  ministère,  dans  1$ 
chambre  des  lords,  un  échec  qui  prolongera  emcore  Fa^upe  §iti|9ti9n  d^  Tliv 
lande.  Le  bill  de  la  réforme  municipale  en  Irlande ,  entièrefnept  i^jfk&yafé ,  U 
y  a  quelques  années ,  par  leç  amendemens  de  lord  Lyndhurst ,  et  repris  chaque 
fois  sans  succès  à  la  chambre  haute,  a  été  encore  cette  année  combattu  par  le 
même  orateur.  Tel  qu'il  est  maintenant,  la  chambre  des  communes  se  refusera 
sans  doute  à  y  donner  son  adhésion ,  et  on  ne  sait  jusqu'à  quel  point  ce 
iKHivel  ajournement  influera  sur  les  esprits  en  Irlande.  Il  est  à  remarquer  que 
depuis  lord  Castelreagh  jusqu'à  lord  Lyndhurst,  ce  sont  toujours  des  membres 
iriandais  qui  ont  nui  au  bien-être  de  leur  patrie.  On  s'attend  p}u9  que  jamais 
à  la  dissolution  du  ministère  anglais. . 


REVUE    LITTÉRAIRE. 


Le  caractère  industriel  introduit  dans  la  littérature  contemporaine  par 
quelques  écrivains  d'imagination,  et  que  nous  avions  tout  récemment  encore 
l'occasion  de  caractériser,  produit  sur  les  esprits  littéraires  deux  résultats  bien 
différens,  selon  la  nature  de  leurs  tendances.  Les  uns,  s'abandoonant  sans 
réserve  et  en  toute  hâte  aux  hasards  et  aux  profits  immédiats  de  l'improvisa- 
tion, dispersent  et  jettent  à  tout  venant,  comme  en  une  espèce  d'adjudication 
intellectuelle,  ce  qui  leur  reste  de  verve  épuisée  et  de  combinaisons  dramatiques; 
les  autres,  au  contraire ,  par  une  réserve  très  honorable,  se  retirent  comme  ei) 
la  solitude  de  leur  pensée  et  laissent  à  peine  fleurir  une  fois  l'an  ces  roses 
odorantes  de  Poestum,  dont  on  aimait  la  moisson  toujours  nouvelle.  Mais  ce 
sentiment,  que  M.  Alfred  de  Musset  exprimait  d'ailleurs  avec  tant  de  vérité 
dans  une  charmante  nouvelle,  le  Fils  du  Titien,  n'a-t-il  pas  aussi  son  exagé- 
ration qu'il  faut  combattre?  et  dans  cette  universelle  dispersion,  dans  cq  dé- 
couragement littéraire,  n'appartient-il  pas  aux  esprits  qui  ont  le  \Tai  sentiment 
de  l'art,  d'un  art  élevé,  de  donner  les  premiers  l'exemple  ?  Nous  nous  sommes 
quelquefois  moqués  des  jeunes  poètes  qui  se  comparent  au  Christ;  mais 
nous  admettrions  volontiers  l'assimilation,  si  quelques-uns  d'entre  eux  chas- 
saieot  les  vendeurs  du  temple.  Pour  ne  parler  qiiç  idesmattres,  combien 


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432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  silence  prolongé  n'est-il  pas  regrettable!  De  leur  part,  la  mesure  et 
la  sobriété  ne  peuvent  pas  dégénérer  en  gaspillage  et  en  abandon  ;  M.  de 
Vigny,  M.  Mérimée ,  par  exemple ,  ne  sui\Tont  jamais  les  traces  de  M.  de 
Balzac.  Tout  cela  déroute  singulièrement  la  critique,  qui  a  toujours  devant 
elle  les  mêmes  lutteurs,  et  qui  se  dégoûte  vite  des  combats  de  carrefour  qu'il 
lui  faut  soutenir,  sans  proGt  pour  l'art,  sans  presque  de  curiosité  pour  le  pu- 
blic. Les  réimpressions  ne  suffisent  pas.  Sans  doute ,  nous  avons  relu  avec 
plaisir  le  dernier  volume  des  œuvres  de  M.  de  Vigny,  qui  vient  de  paraître; 
mais  tout  le  monde  sait  la  Maréchale  d'Ancre  ou  Chaiierion,  comme  tout  le 
monde  voudrait  savoir  la  Seconde  consvHation  du  Doctevr  ?ioir.  Je  n'ignore 
pas  que  les  diables  bleus  ne  sauraient  lutter  de  vitesse  avec  l'industrie  de  cer- 
tains écrivains,  et  que  les  béros  de  AI.  de  Vigny,  Gilbert,  André  Chénier,  se- 
raient fort  désorientés  dans  la  société  des  gens  de  lettres.  Faut-il  néanmoins 
abandonner  la  cause  de  la  poésie  à  cette  fécondité  malheureuse  qui  fait  mieux 
sentir  encore  la  stérilité  littéraire,  et  que  la  crise  de  la  librairie  contribue  d'ail- 
leurs à  mettre  dans  tout  son  jour  .^  Nous  mentionnerons  donc  a  peine  aujour- 
d'hui quelques  ouvrages  d'imagination  pour  passer  vite  aux  livres  sérieux,  am 
travaux  d'érudition. 

LÉONOBE  DE  BiBAN ,  par  M"**  de  CubièiHîs  (I).  —  Il  est,  dit  M'^^deCubières, 
des  êtres  auxquels  le  ciel  a  tout  donné  hormis  le  pouvoir  d'être  heureux;  mais, 
s'il  leur  refuse  le  bonheur,  il  leur  accorde  en  revanche  la  fermeté  qui  supporte 
les  maux  et  l'intrépidité  qui  les  défie.  Pour  dépareilles  âmes,  la  douleur  a  des 
profondeurs  inconnues,  le  courage  des  ressources  ignorées. — C'est  à  la  petntuie 
sans  recherche,  sans  prétention ,  mais  très  délicate  à  la  fois  et  très  ferme,  d'un 
grand  dévouement  et  d'un  difficile  sacrifice  de  cœur,  qu'est  consacré  le  roman 
de  M"''  de  Cubières.  Un  jeune  homme  ardent,  forcé  par  des  circonstances 
impérieuses  et  invincibles  d'épouser  la  sœur  de  la  femme  qu'il  aime,  et  de 
comprimer  avec  de  continuelles  anxiétés  et  d'involontaires  crispations  un  sen- 
timent qui  troublerait  le  bonheur  de  la  créature  bonne  et  naïve  qu'il  a  associée 
à  son  sort;  la  résignation  exaltée  de  Léonore,  qui  réclame  pour  elle  seule  les 
refoulemens  et  les  tristesses  d'un  cœur  brisé,  ce  caractère  noble  et  attachant 
qui  s'use  lentement  dans  une  lutte  sans  issue;  d'autres  personnages  secon- 
daires, M"'*'  Darbel,  ame  tranquille  devant  qui  tout  ce  drame  ample  et  dé- 
chirant se  passe  sans  qu'elle  le  devine ,  parce  qu'elle  suppose  partout  le  bon- 
heur là  où  elle  ne  voit  pas  la  souffrance;  la  douce  et  blonde  tête  de  Mathikie 
qui  est  la  cause  involontake  et  ignorante  de  tous  ces  malheurs;  l'amiral  de  Saint- 
Amant,  qui  chérit  Léonore  d'un  pur  amour  de  vieillard  touchant  et  aimable,  et 
qui  met  au  service  de  l'innocence  malheureuse  de  la  jeunesse  l'expérience  séTcre 
de  son  grand  âge;  toutes  ces  figures  tracées  par  M'"*'  de  Cubières  avec  un  talent 
souple,  fin  et  varié,  sont  mises  en  œuvre  dans  une  action  touchante,  qui  est 
dramatique  sans  viser  nullement  au  fracas ,  aux  péripéties,  aux  déDOuen^eos 

(1]  s  vol.  in-80, 1339,  chez  Magen,  quai  des  Augustins. 

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REVDEé  —  CHRONIQUE.  J^ 

bizarres,  aux  aventures  compliquées,  aux  rencontres  forcées  des  romans  mo- 
deames.  Beaucoup  d'observations  de  cœur  déliées  et  quelquefois  un  peu  subtiles, 
dont  les  femmes  ont  seules  le  secret ,  un  sentiment  exquis  des  convenances  qui 
n'exclut  nullement  la  sensibilité  et  la  grâce ,  dés  mots  spirituels  et  courts  qui 
indiquent  une  connaissance  parfaite  du  monde ,  ornent  et  relèvent  à  Ipropos 
Tarrangement  volontairement  simple  du  récit. 

On  pourrait  adresser  quelques  reproches  à  cette  attachante  histoire ,  et  il 
serait  bien  désircble  que  Tauteur,  en  se  conformant  aux  conseils  d'une  cri* 
tique  sage  et  désintéressée ,  prît,  par  son  prochain  li^TC,  une  place  définitive 
parmi  les  romanciers  de  ce  temps^i.  Léonore  de  Biran  révèle  un  talent  si 
distingué,  qu'on  y  peut  presque  compter,  et  que  nous  abdiquons  volontiers, 
en  cette  circonstance ,  notre  réserve ,  ou  si  l'on  veut  notre  prévention  ordi- 
naire au  sujet  des  romans  et  surtout  des  romans  de  femmes.  M"**"  de  Cu- 
bières  a  déjà  écrit  plusieurs  livres  :  Marguerite  Aimond  et  les  Trois  Sovffets; 
et  par  la  publication  d'Emmerik  de  Mauroger,  elle  a  quelque  peu  attiré  l'atten- 
tion publique ,  qui ,  sans  nul  doute ,  ne  peut  que  se  fixer  de  plus  en  plus  sur 
un  écrivain  si  habile  et  si  naturel.  Malgré  Werther,  malgré  YUéloïse  de  Rous- 
seau, et  quelques  autres  romans  du  premier  ordre ,  il  est  permis  de  penser 
que  la  forme  épistolaire  n'est  pas  la  meilleure,  ^'ous  félicitons  donc  M"**  de 
Cubières  d'avoir  repris,  dans  Léonore  de  Biran,  le  procédé  narratif  dont  l'ab- 
sence rend  quelquefois  languissante  l'action  d'Emmerik  de  Mauroger. 

Familiarisée  avec  ses  personnages,  M"'*'  de  Cubières  a  cru  dès  l'abord  ses 
lecteurs  aussi  bien  informés  qu'elle,  et  la  confusion  des  noms  de  baptême 
déroute  pendant  les  premières  pages  de  Léonore,  M"""  de  Cubières  ferait  bien 
aussi  de  resserrer  le  cadre  de  ses  romans,  où  l'unité  manque  un  peu  et  où  elle 
devrait  ne  pas  admettre  des  personnages  par  trop  inutiles  à  l'action.  Peut-être , 
par  exemple,  Léonore  de  Biran  aurait-elle  gagné  à  être  dégagée  de  certaines 
parties  un  peu  longues  et  pâles;  l'épisode  de  M""""  de  Treuk ,  la  vie  du  général 
Darbel,  auraient  pu,  sans  inconvénient,  être  réduits  à  de  moindres  propor- 
tions. Quant  au  style,  il  est  d'une  femme  du  monde,  élégant,  fin  et  simple. 
Je  le  voudrais,  dans  quelques  endroits,  un  peu  plus  châtié  et  plus  sobre  de 
détails.  Il  y  a  aussi  çà  et  là  quelques  rares  prédilections  pour  des  mots  un  peu 
bizarres,  comme  repwasement  dans  le  sens  d'aversion.  Mais  ce  sont  là  de  bien 
minces  objections  après  une  aussi  charmante  lecture.  Le  seul  conseil  sérieux 
que  la  critique  puisse  donc  offrir  à  M*"*"  de  Cubières,  c'est  de  donner  à  ses 
livres  leur  vraie  proportion,  et  surtout  de  ne  pas  gaspiller  par  des  écrits  trop 
fréquens  un  talent  qui  n'a  besoin  que  de  se  concentrer  dans  une  œuvre  étudiée 
et  de  mûrir  en  se  contenant. 

Lbs  Salaziemnes  ,  par  M.  Aug.  Lacaussade  (1).  —Ce  recueil  annonce  du 
talent  et  un  sentiment  poétique  élevé.  Nous  répéterons,  cependant,  à  propos 
des  vers  de  M.  Lacaussade ,  ce  que  nous  avons  eu  déjà  occasion  de  dire  depuis 

(1)  Paris,  1839,  in-8*,  chez  Aillaud,  11,  quai  Voltaire. 

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i^  BEVUE  DES  DEUX  HONDl^. 

quelques  mois  de  chaque  nouveau  volume  de  poésies.  Lti  forme  est  facile,  har- 
monieuse ,  mais  on  y  cherche  trop  souvent  en  vain  un  cachet  original  et  dis* 
tlncdf.  M.  Lacaussade  est  un  admirateur  de  M.Victor  Hugo;  il  a  gardé,  avec  ce 
qu'elle  a  de  vague  et  d'indécise,  la  manière  des  Mèditatmis.  Ce  n'est  pas  que 
les  jeunes  écrivains  doivent  sans  doute  s'interdire  l'imitation  des  maîtres;  mais 
il  arrive  souvent,  dans  les  débuts,  de  prendre  pour  des  impressions  propres  et 
toutes  personnelles  ce  qui  n'est  après  tout  que  le  souvenir  plus  ou  moins  ef£acé 
d'une  première  lecture  enthousiaste,  qu'un  sentiment  étranger  qu'on  finit  par 
regarder  comme  «ien,  sans  songer  même  à  en  varier  la  nuance.  Dès  les  pre- 
mières pages,  tout  se  devine  par  les  titres  :  c'est  l'Étoile  du  matin ,  le  Barde 
àla  peur,  la  Nacelle,  le  Lac,  VOrage.  Par  malheur  on  arrive  vite  à  l'épuise- 
ment, aux  choses  connues  et  cent  fois  dites,  en  prenant  ainsi  pour  sources 
d'inspiration  préférées  le  spectacle  de  la  nature ,  spectacle  sublime  sans  doute, 
mais  qui,  de  notre  temps,  se  réfléchit  dans  la  poésie  sous  un  aspect  toujours 
pareil.  M.  Lacaussade ,  je  le  sais,  a  essayé  de  peindre  une  nature  nouvelle;  né 
à  l'Ile  Bourbon,  au  pied  du  mont  Salaze^  il  a  chanté  les  oiseaux  blancs,  les 
arbustes  fauves  des  mornes.  Mais  pour  nous  intéresser  vivement,  nous  enfans 
casaniers  des  cités,  il  faut  plus  que  les  demi-teintes  d'un  tableau  heureusement 
touché  en  certaines  parties^  il  faut  toute  la  lumière,  toute  la  sève  des  tropi- 
ques, et  il  ne  sufiQt  pas,  pour  arriver  à  la  couleur  locale,  de  jeter  ça  et  là  quel- 
ques noms  de  plantes  plus  ou  moins  bizarres.  M.  Lacaussade  nous  parait  donc 
avohr  fait  une  trop  large  part,  dans  la  poésie,  aux  rayons,  aux  orages,  aux 
étoiles,  au  murmure  des  mers,  et  au  bengali.  Nous  lui  demanderons  plus  de 
sentimens  réels  et  vrais,  une  étude  plus  sérieuse  de  la  vie  pratique,  car  c'est  là 
surtout  ce  qui  lui  manque.  En  amour  comme  en  politique,  car  il  a  dianté 
la  politique  et  l'amour,  M.  Lacaussade  s'est  trompé,  ce  nous  semble,  et 
s'est  contredit  plus  d'une  fois.  £st-il  vrai,  comme  il  le  dit,  que  tous  les  rois 
soient  des  tigres  à  face  humaine ,  et  que  Dieu  ait  tort  de  souffirir  leurs  atten- 
tats? De  son  coté,  M.  de  La  Mennais  est-il  bien  réellement  le  reiigeicr  des  m- 
iions,  et  faut-il  considérer  comme  amis  des  tyrans  tous  ceux  qui  ne  se  ran- 
gent pas  à  la  foi  de  son  catéchisme  politique?  Quand  M.  Lacaussade,  à  propos 
des  années  de  sa  propre  jeunesse,  parle  de  ses  blasphèmes  sans  fin,  des  ébtd' 
litions  de  sa  colère,  de  ses  désirs  de  tombe  et  de  cercueil,  ne  cesse-t-il  pas 
complètement  d'être  naturel  et  vrai?  Tout  homme  a  ses  heures  de  tristesse  et 
de  découragement  sans  doute;  mais  quand  cette  tristesse  s'exagère,  elle  court 
grand  risque  de  n'être  plus  qu'un  sentiment  faux ,  un  spleen  qui  prête  au 
comique.  L'inexpérience  du  jeune  poète  se  trahit  ainsi  en  une  infinité  de 
détails.  Il  parle  des  trouvères  comme  de  gens  mélancoliques  et  rêveurs;  H 
parle  aussi  des  bardes  grecs,  et  s'il  se  trompe  de  la  sorte  sur  les  hommes  ou 
les  appellations  du  passé,  il  nous  parait  aussi  s'abuser  quelquefois  d'une  sin- 
gulière façon  sur  les  hommes  de  son  époque.  Il  croit,  par  exemple,  à  la  pro- 
fonde perfidie,  à  l'immense  méchanceté  du  critique,  et  s'imagine  de  bonne 
foi  qu'il  y  a  dans  ce  monde  des  gens  dont  l'unique  emploi  est  d'empédier  le 
génie  d'arriver  à  la  gloire.  Le  critique  est-il  donc  si  ennemi  de  la  réputation 


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REVUE.  —  CURONIQIE.  kS^ 

des  éeriTaÎDS,  et  ne  dçvrait-on  pas  Técouter  un  peu ,  au  lieu  de  le  maudire, 
quand  il  signale,  par  exemple,  à  M.  Lacaussade  remploi  du  verbe  apurer 
eomme  une  nouveauté  grammaticale,  et  quMl  se  permet  de  ne  pas  regarder 
eomme  très  correct  ce  vers  : 

Dans  un  humble  réduit  que  nul  faite  décore. 

Au  reste,  si  méchant  qu*il  soit,  le  critique  aime  à  reconnaître  dans  les  St^la- 
ziennes  de  généreux  instincts,  une  facture  élégante,  et  des  fragmens  heureu- 
sement jetés  auprès  de  morceaux  pâles  et  vagues. 

Histoire  des  Osmanus  et  de  la  monauchi^  espagnole  pendant  ^i 
XVI*  et  XVII*  siècles^  par  M.  Léopold  Ranké  (!).— On  pourrait  peut-être  s'é- 
tonner au  premier  abord  de  trouver  réunies  dans  un  même  volume,  rattachées 
à  un  même  point  de  vue  et  présentées  comme  les  deux  termes  inséparables 
d*UQ  grand  problème  scientiGque,  les  histoires,  si  tranchées,  de  la  Turquie  et 
de  l*£spagne.  Du  harem  à  TEscurial,  il  y  a  loin,  sans  doute,  et  la  transition 
est  brusque  des  muets  de  Constantinople  aux  dominicains,  inquisiteurs  de  la 
foi;  et  cependant  l'Espagnol  et  le  Turc,  le  vainqueur  et  le  vaincu  de  Lé- 
pante,  ont  accompli,  à  une  certaine  époque,  des  destinées  presque  identiques. 
Tous  deux  ont  menacé  l'Europe  d'une  prépondérance  absolue ,  ou  d'une  con- 
quête sans  pitié.  Ils  ont  eu,  pour  un  temps,  la  force  militaire,  comme  Fltalie 
l'intelligence;  et  tous  deux  aussi  sont  tombés  de  leur  rang  suprême,  sans  avoir 
subi  ces  malheurs  inévitables  qui  changent  d'un  seul  coup  le  sort  d'un  peuple. 
Quelles  sont  donc  les  causes  réelles  de  cette  dégradation  rapide  .'Gomment, 
au  XVI*  siècle ,  les  Turcs ,  déclarés  invincibles  et  redoutés  de  tous ,  ont-ils  com- 
mencé h  craindre  pour  eux-mêmes  ?  Pourquoi  l'Espagne  a-t-elle  laissé  échapper 
le  sceptre  de  Charles-Quint  et  de  Philippe  II.'  Telles  sont  les  hautes  questions 
que  M.  Ranke  a  traitées  dans  ce  livre.  Les  Osmanlis  l'occupent  d'abord.  Il  les 
montre  rapidement  au  temps  de  leur  puissance.  L'Europe  tremble  devant  eux, 
et  Venise  leur  paie  des  tributs,  que  son  orgueil  républicain  cherche  en  vain  à 
déguiser  sous  le  nom  de  présens;  TAsie  les  redoute  comme  la  chrétienté, 
car  on  sait  partout  la  vérité  de  ce  proverbe  turc  :  lii  où  un  cheval  ottoman  a 
posé  le  pied,  l'herbe  ne  crott  plus.  Bajazet  peut  se  nommer  justement  l'ombre 
de  Dieu  sur  les  deux  parties  du  monde,  et  Chaireddin-Barberousse  a  presque 
raison  quand  il  dit  que  son  turban,  placé  au  bout  d*une  perche,  fait  trembler 
et  fuir  les  chrétiens.  M.  Ranke  cherche  les  causes  de  cette  supériorité  des 
Osmanlis  dans  leur  système  féodal,  l'organisation  de  leurs  esclaves,  leurs 
dogmes  religieux,  le  despotisme  absolu  des  souverains.  Il  prouve,  en  quelque 
sorte ,  la  nécessité  de  ce  despotisme ,  dans  un  empire  qui  n'a  pas  été  fondé 
par  une  race  dominante,  ou  par  l'alliance  et  la  réunion  de  diverses  popu- 
lations, mais  uniquement  par  un  maître  et  des  esclaves.  Après  avoir  exposé, 

(1)  Traduit  de  l'allemand ,  par  M.  Haiber,  1  vol.  in-S».  Paris,  1S39.  Pebécgurt, 
nie  des  Saints-Pères ,  69. 


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Ï36  UEVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

avee  une  remarquable  lucidité,  la  forme  et  Tesprit  même  du  gouvernement 
des  sultans,  M.  Baqke  traite  eu  détail  de  radministration  de  Tempire  par 
les  visirs  et  les  magistrats  subalternes,  de  Tinfluence  des  femmes,  et  surtout 
du  sérail,  des  milices,  des  janissaires.  Fondé  par  la  guerre,  Tempire  otto- 
man avait  besoin  de  la  guerre  pour  durer  et  grandir;  mais  quand  Sélim  eut 
ouvert  la  série  des  sultans  faioéans,  quand  on  eut  méconnu  la  loi  saiate 
qui  enjoignait  à  tout  maître  nouveau  de  tenter  une  entreprise  éclatante,  alors 
raffaiblissement  arriva  pour  tous ,  Tétat ,  le  chef  et  les  sujets ,  ou  plutôt  les 
esclaves.  La  corruption  descendit  du  sultan  au  visir,  et  gagna  rapidement  les 
janissaires  eux-mêmes  :  ces  redoutables  soldats  qui  avaient  si  long-temps  vécu 
comme  des  moines,  chastement,  sobrement ,  subirent  Tinfluence  des  femmes, 
et  tournèrent  contre  le  souverain  dégradé  Tactivité  qu'ils  avaient  jusque4à 
dépensée  sur  le  champ  de  bataille.  Leur  courage  s'éteignit  faute  d'alimeDS,et 
les  mêmes  hommes  qui  n'avaient  jamais  fui ,  tombèrent  à  un  tel  degré  de 
lâcheté,  qu'ils  fermaient  les  yeux  et  détournaient  la  tête  en  mettant  le  feu  a 
leurs  mousquets 

C'est  ainsi ,  dans  les  détails  de  l'organisation  administrative,  dans  Fétude 
rigoureuse  des  faits,  que  M.  Ranke  cherche  le  point  de  départ  de  ses  aperçus 
historiques.  On  pourrait  demander  plus  de  fermeté  et  d'étendue  à  ses  con- 
clusions, plus  de  rigueur  et  d'élévation  à  sa  philosophie;  mais  on  ne  saurait 
rendre  trop  de  justice  à  son  exactitude,  à  la  sage  disposition  de  son  travail,  à 
sa  méthode  contenue  et  sévère.  VHistoire  de  la  monarchie  espagnole  présente 
les  mêmes  imperfections,  mais  aussi ,  et  à  un  degré  plus  élevé  peut-être,  les 
mêmes  qualités  durables  que  YHisioire  des  Osmanlis.  La  science  s'est  occupée 
déjà  tant  de  fois  de  Charles-Quint  et  de  Philippe  II ,  qu'il  semble  dîfBcile  d'exci- 
ter, à  propos  de  ces  noms  illustres,  un  intérêt  soutenu ,  tout  en  restant  dans  h 
sphère  des  recherches  positives.  Cependant  M.  Ranke  a  su  rendre  à  son  sujet 
l'attrait  inattendu  de  la  nouveauté.  Il  s'est  attaché  bien  moins  à  faire  con- 
naître la  situation  de  la  monarchie  espagnole  à  l'égard  de  l'Europe,  que  la 
lutte  soutenue,  dans  le  sein  même  de  cette  monarchie,  par  le  pouvoir  souve- 
rain contre  les  intérêts  si  divisés  des  provinces,  et  leur  résistance  à  la  formation 
d'une  unité  nationale.  M.  Ranke  traite  tour  à  tour  des  rois,  et  ces  rois  sont 
Charles-Quint  et  Philippe  II,  des  ministres,  des  états  et  de  l'administration,  de  la 
noblesse,  du  clergé,  des  villes,  des  finances,  et  des  revenus  de  l'Amérique.  Il  suit 
dans  ses  replis  infinis  la  politique  profonde  de  la  maison  de  Hapsbourg,  et  la 
montre  s'appuyant  sur  l'inquisition,  pour  enlever,  sous  le  prétexte  de  la  foi,  aux 
riches  leurs  richesses,  aux  grands  leur  autorité,  triomphant  d'une  nation  par 
une  autre,  et  profitant  des  sympathies  comme  des  haines  pour  retenir  sous  un 
même  sceptre  les  provinces  espagnoles  qui  furent  des  royaumes,  et  les  royau- 
mes déchus  tombés  au  rang  de  provinces  conquises.  VHistoire  de  la  papatii 
avait  assuré  déjà  à  M.  Ranke,  à  côté  deHeeren,  une  place  élevée  parmi  les  écri- 
vains de  l'Allemagne.  Ce  nouveau  travail ,  qui  est  une  seconde  partie  de  l'ffif- 
lotre  (fei  princes  et  des  peuples  de  l'Europe  méridionale  au  seizième  et  audiX' 
septième  siècle ,  sera  justement  compris  dans  le  nombre,  déjà  bien  restreint 


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RBTUB.  —  CHBONIQUB.  437 

d'ailleius,  des  bons  livres  de  ce  temps-ci  ;  car  Fauteur  a  su  joindre  à  une  puis- 
sante patience  dlnvestîgations  cette  sage  déûance  des  théories  aventureoses , 
ce  simple  bon  sens,  qui  rencontre  presque  toujours  le  \Tai ,  en  un  mot  ces 
qualités,  toutes  françaises,  qu*ii  importe  d*autant  plus  de  signaler  dans  l'école 
allemande,  qu^on  pourrait  citer  en  France  des  écrivains  en  renom,  du  reste, 
qui  ne  s*en  préoccupent  guère. 

HisTOiBE  DtJ  DBOiT  BOHAIN  AU  MOYBN-AGB,  par  M.  de  Savigny(l}. — 
Le  nom  et  les  travaux  de  M.  de  Savigny  étalent  connus  et  appréciés  en  France 
bien  avant  que  la  traduction  eût  popularisé  son  livre.  Nous  n'aurons  donc 
point  à  exposer  ici  l'analyse  de  ses  doctrines,  ou  Tensemble  de  son  système. 
M.  Guîzot  dans  son  Histoire  de  la  civilisation  française,  M.  Lerroinier  dans 
sa  Philosophie  du  droit,  ont  jugé  YHistoire  du  droit  romain  an  moyen-ége 
avec  l'attention  sévère  et  consciencieuse  que  réclamaient  Timportadcedu  sujet, 
ainsi  que  la  patiente  et  rigoureuse  exécution  du  livre.  M.  de  Savigny  a  réalisé, 
par  trente  ans  de  travaux  et  par  Papplication  toujours  soutenue  d'une  haute 
intelligence  à  une  même  étude,  l'une  des  œuvres'les  plus  complètes  et  les  plus 
remarquables  de  l'école  historique  allemande.  Il  ne  s'agit  point  ici  de  mythes 
ou  de  symboles.  M.  de  Savigny  ne  dépense  pas,  comme  Niebuhr,  les  tit^rs 
de  la  science  en  aventureuses  négations,  il  ne  bâtit  pas  un  système  sur  des 
monumens  tout  au  moins  problématiques,  sa  critique  forte  et  contenue  ne 
passe  jamais  d'une  formule  aride  et  sèche  au  domaine  inCni  des  rêves  poéti- 
ques. Il  a  consulté  Walter,  Canciani ,  Mabillon ,  Muratori ,  mais  pour  leur 
demander,  avant  tout,  des  textes  et  non  de  Hnspiration  lyrique,  comme  cela 
s'est  vu  quelquefois  à  propos  de  Marculphe  ou  des  capitulaires.  Le  droit,  je 
le  sais,  a  bien  aussi  sa  poésie;  mais  ce  qu'il  y  faut  chercher  surtout,  c'est  la 
raison;  et  si  froide,  si  patiente  que  soit  l'investigation ,  elle  est  encore  sujette 
à  bien  des  erreurs,  témoin  ce  livre  même  de  M.  de  Savigny  dans  lequel 
M.  Guîzot  a  trouvé  à  la  fois  tant  de  choses  à  louer  et  à  contredire. 

On  avait  cru  long-temps,  on  le  sait,  que  le  droit  romain,  entraîné  dans  la 
ruine  de  l'empire  d'Occident,  ne  s'était  relevé  que  par  hasard,  six  cents  ans 
après  sa  chute.  La  critique  historique  avait  accepté  cette  opinion  comme  un 
fâiit  incontesté  et  réel.  Ce  fut  donc  une  pensée  hardie  que  de  la  soumettre  à  un 
contrôle  sévère,  ce  fut  aussi  un  remarquable  résultat  que  d'en  démontrer  en 
bien  des  points  la  fausseté,  résultat  d'autant  plus  notable  que  les  découvertes, 
les  aperçus  neu& ,  ignorés  et  justes ,  sont  plus  rares  en  histoire  qu'on  ne  le  pense 
d'ordinaire.  Il  importe  d'ailleurs,  pour  apprécier  sainement  le  moyen-âge,  d'y 
suivre»  à  travers  leurs  mille  transformations,  les  traditions  les  plus  lointaines 
de  l'antiquité.  Ce  qu'on  avait  cru  eftacé  sans  retour,  mœurs,  croyances^ 
philosophie,  n'est  souvent  qu'altéré,  déguisé,  mais  reconnaissable  encore  à 
l'odl  attentif.  La  Rome  chrétienne  des  papes  continue  la  Rome  des  consuls.  Les 
Larves,  les  Lémures,  qui  erraient  autour  des  tombeaux  antiques,  se  sont 

(1)  Trad.  par  M.  Cb.  Guenotix.  3  vol.  in-So.  Paris,  1M9.  Ilingray^  me  de  Seine,  10. 


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438  RBVCB  DBS  DBUX  MONDES. 

changés  en  damnés  chrétiens,  et  le  mystique  auteur  du  traité  de  Morieniéti 
aurait  pu  justement,  à  l'appui  de  ses  récits  étranges  et  de  la  vérité  des  apparitions 
merveilleuses,  invoquer  le  témoignage  de  Pline,  qui  avait  dit  avant  lui  :  post  le- 
jïulturam  visorum  quoqtœ  exempta  sunU  Bien  avant  la  fierie  de  saint  Romain, 
les  vestales  avaient  le  privilège  de  sauver  du  supplice  les  criminels  qui  se  rencon- 
traient sur  leur  route.  Le  chevalier  O^ein ,  en  descendant  au  purgatoire  Saint- 
Patrice,  se  souvenait  vaguement  d*Énée  et  du  rameau  d'or,  et  dans  le  xvn' 
siècle  encore,  les  morts,  en  certains  lieux  de  rAliemagne  et  de  la  France^ 
emportaient  dans  le  cercueil  la  pièce  de  monnaie  qui  servait  à  payer  lepsfisage 
fatal.  Pourquoi  donc,  quand  la  fable  m}thologique  reparaissait  sous  la  légende 
chrétienne,  quand  le  conteur,  qui  avait  oublié  le  nom  et  la  langue  de  Pétrone, 
se  souvenait  de  la  matrone  d'Éphèse,  pourquoi  enfin ,  quand  Fantiquité  virait 
ptiissante  encore  par  sa  poésie,  aurait-elle  cessé  de  vivre  par  ses  lois?  Le  chris- 
tianisme vainqueur  avait  essayé,  souvent  en  vain ,  de  proscru^  ses  rites,  mais 
sans  pouvoir  en  triompher.  Il  les  adopta  donc  en  les  sanctifiant.  Le  juriscon- 
sulte barbare,  le  glossateur,  devaient-ils  se  montrer  plus  sévères  que  le  prêtre? 
La  théologie  invoquait  Platon  ;  Aristote  gardait  sa  suprême  autorité.  Les  codes 
de  Fèmpire,  à  leur  tour, pouvaient-ils  perdre  tout  à  coup  leur  puissance?  ^on 
certes,  et  les  traditions  du  droit  romain  s'imposèrent  aux  barbares  eux-mêmes, 
comme  le  christianisme,  comme  la  langue  latine.  Mais  au  milieu  de  tant  d'élé- 
mens  divers,  les  traditions  devaient  nécessairement  s'altérer  et  se  confondre,  ou 
se  continuer  à  l'état  latent. 

M.  de  Savigny  a  distingué,  dans  les  destinées  du  droit  romain  au  moyen- 
Age ,  deux  périodes  tranchées  :  d'une  part,  six  siècles  d'ignorance;  de  l'autre, 
sept  siècles  d'une  culture  plus  ou  moins  heureuse.  Il  retrouve ,  dans  ce  droit, 
le  lien  commun  de  l'Europe  chrétienne  ;  il  le  suit ,  à  travers  les  invasions,  dans 
les  lois  de  la  cité  et  du  peuple ,  dans  tous  les  actes  de  la  vie  publique  ou  privée. 
On  peut  contester,  en  certains  points ,  le  système  de  M.  de  Savigny ,  on  peut 
nier  quelques-unes  de  ses  conclusions;  mais  On  s'étonnera  toujours  de  l'éten- 
due de  ses  vues  et  de  sa  pénétration.  Son  livre  est  complet  :  il  commence  par 
l'exposition  des  sources  du  droit,  au  y^  siècle,  et  s'arrête  au  moment  où  le 
seizième  vient  déplacer  les  fondemens  de  la  science.  Rien  n'est  omis  et  rien 
n'est  long  ;  la  juste  mesure  est  gardée  partout ,  ce  qui  est  rare  dans  les  travaux 
de  ce  genre.  M.  de  Savigny  traite  toujours  suffisamment,  en  quelques  pages 
nettes  et  précises,  les  questions  les  plus  élevées;  il  montre  la  prédilection  pa^ 
ticulière  que  le  clergé  témoigne  au  droit  romain,  et  comment  il  s'applique  à 
le  propager;  la  fécondité  et  l'intelligence  des  travaux  de  l'Italie,  au  xii^  siècle; 
la  stérilité  du  xiii''  ;  le  réveil  de  l'esprit  scientifique ,  l'adoption  des  formes  de 
la  dialectique,  par  les  jurisconsultes;  l'application  du  procédé  philosophique, 
qui  n'aboutit  souvent  qu'à  un  vain  formalisme.  Ainsi,  l'histoire  littéraire 
«'igoute  à  Thistoire  dogmatique  et  la  complète.  Le  savant  jurisconsulte  étudie 
l'organisation  des  universités  allemandes,  françaises,  italiennes,  espagnoles;  il 
montre  l'influence  qu'elles  ont  exercée  sur  le  développement  intellectuel  des 
peuples  de  l'Europe ,  et  en  particulier  sur  le  droit.  L'enseignement  oral  et  Pen- 


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RBVCfi.  —  CHRONIQUE.  4^9 

seignemenb écrit,  la  chaire  et  la  glose,  sont  étudiés  avec  une  parfaite  atten- 
tion ;  et  tel  est  le  soin  de  M.  de  Savigny  à  signaler  toutes  les  causes  de  la  dif- 
fusion de  la  science  et  de  ses  progrès ,  qu'il  consacre  à  Tiiistoire  matérielle 
des  livres  de  droit,  à  leur  fabrication ,  à  leur  prix ,  un  chapitre  spécial.  Les 
manuscrits  de  Paris  étaient  renommés  par  leur  luxe ,  souvent  excessif;  les 
étudians  surveillaient  eux-mêmes  les  copies.  A  Bologne ,  au  XiY*"  siècle ,  les 
marchands  ou  les  loueurs  de  livres  devaient  avoir  dans  leur  boutique  cent  dix- 
sept  ouvrages  divers.  La  location  variait  d'après  le  nombre  des  feuilles,  l'utilité 
ou  la  rareté  de  l'ouvrage;  mais,  en  général ,  le  prix  de  cette  location  était  de 
quatre  deniers  (huit  centimes).  Dans  le  xtv*"  siècle,  le  prix  moyen  de  chacune 
des  trois  parties  du  Digeste  et  du  Code,  avec  les  gloses,  s'élevait  à  150  francs 
de  notre  monnaie.  Ces  détails  sont  secondaires  sans  doute,  mais  ils  témoi- 
gnent du  soin  qu'apporte  M.  de  Savigny  à  élucider  son  sujet  jusque  dans  ses 
derniers  replis. 

Les  vies  des  jurisconsultes  du  moyen-âge,  à  dater  d'Irnerius,  occupent  le  der- 
nier volume.  C'est  là ,  sans  aucun  doute,  l'une  des  parties  les  plus  importantes 
du  livre  de  M.  de  Savigny.  Sans  parler  de  la  bibliographie  qu'il  est  toiyours 
nécessaire  de  posséder  à  fond ,  on  sent  l'intérêt  qui  s'attache,  en  toute  science, 
a  l'étude  de  ceux  qui  ont  voué  leur  intelligence  à  ses  progrès.  Comment,  en 
effet ,  apprécier  les  doctrines  générales,  quand  les  travaux  particuliers  ne  sont 
pas  connus  dans  le  détail.?  Comment  séparer  les  hommes  de  leur  temps f  On  a 
peine  à  comprendre  que  le  traducteur,  M.  Guenoux ,  ait  mutilé  cette  partie  si 
utile  et  si  neuve ,  d*un  li\re  en  tout  si  complet.  C'est  là  une  profanation  qui 
n'a,  selon  nous,  aucun  motif  plausible,  et,  bien  que  M.  de  Savigny  lui-même 
ait  approuvé  les  suppressions ,  nous  ne  voyons  là  qu'une  nécessité  purement 
industrielle.  Qu'on  agisse  de  la  sorte  avec  les  livres  de  l'érudition  mercantile, 
avec  des  ou\Tages  écrits  aujourd'hui  d'après  des  documens  rapidement  lus  la 
teille,  cela  se  conçoit.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  des  œuvres  qui  font  révo- 
lution dans  la  science  et  qui  sont  destinées  à  durer;  et  M.  Guenoux,  au  lieu 
de  rayer  d'un  trait  de  plume  ce  qui  avait  quelquefois  coûté  à  l'auteur  plusieurs 
années  d'étude,  eût  agi  plus  Sagement  peut-être,  en  appliquant  à  sa  propre  pré- 
lace ce  procédé  de  dégagement  et  d'élimination. 

LÉGISLATION  CBIMINELLE  ttÀBiTiME,  par  M.  Hautefcuille  (1).  -^  On  s'est 
beaucoup  occupé  depuis  1 830 ,  et  l'on  s'occupe  encore  de  refondre  les  diverses 
lois  qui  ont  réglé,  en  d'autres  temps,  la  constitution  de  l'armée  de  terre.  La 
marine  et  sa  législation  spéciale  sont  loin  d'avoir  atturé  au  même  degré  l'atten- 
tion des  deux  chambres  et  du  gouvernement.  Est-ce  un  bien,  est-ce  un  mal  pour 
la  marine  qu'elle  ait  paru  ainsi  délaissée,  ou  reléguée  au  second  rang  dans  les 
préoccupations  des  pouvoirs  publics?  Le  mérite  des  changemens  introduits 
dans  l'organisation  des  troupes  de  terre  nous  apprendra  Un  jour  jusqu'à  quel 
point  notre  force  navale  a  lieu  de  s'afilîger  qu'on  n'ait  pas  encore  soumis  à 

(1)  In-8o,  chez  I^drange,  quai  des  Augustios,  19. 

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hhO  REVUE  DBS  DEUX  MOHDBS. 

de  semblables  remaniemens  le  régime  sous  lequel  elle  est  àepms  long-temps 
placée.  Mais  que  Ton  augure  bien  ou  mal  d'une  révision  l^slative  qui  serait 
tentée  dans  la  sévère  constitution  pénale  de  la  marine,  il  n*en  faut  pas  moini 
applaudir  aux  efforts  qui  tendent  à  éclairer  quelques  parties  de  ce  vaste  sujet 
par  des  publications  consciencieuses.  Ainsi  se  mûrissent  les  questions  qui  of- 
frent le  champ  le  plus  large  aux  controverses;  lûnsi  on  les  fait  avancer  peu  à 
peu  vers  une  solution  qui  arrive  sans  danger.  Cest  dans  ce  but  que  nous  re- 
commandons aux  esprits  sérieux  un  livTe  dont  la  lecture  nous  a  vivement  inté- 
ressés, tout  en  contrariant  néanmoins  nos  idées  ;  nous  voulons  parler  de  la  I/- 
gislaiion  criminelle  vMriiime,  par  M.  Hautefeuille ,  naguère  procureur  du  roià 
Alger,  aujourd*hui  avocat  aux  conseils  du  roi  et  à  la  cour  de  cassation.  Ce  n*est 
pas  que  ce  livre  de  droit  pénal  ait  été  écrit  dans  des  vues  de  réforme;  loin  de  là,  il 
s'appuie  sur  cette  donnée  première ,  que  la  législation  pénale  maritime  est  suP 
lisante  pour  faire  face  aux  nécessités  journalières  du  service;  et  méme«  si  Tau- 
teur  remarque  çà  et  là  plusieurs  lacunes  dans  Tensemble  du  système  pénal, 
on  peut  croire  que ,  le  jour  où  il  s'agirait  de  les  combler,  il  proposerait  des  dis^ 
positions  au  moins  égales  en  sévérité  à  celles  qui  ont  maintenant  force  de  loi. 
Son  traité  a  été  rédigé  au  point  de  vue  de  cette  rigueur  traditionnelle  qui  s'est 
perpétuée  jusqu'ici  parmi  les  chefis  de  la  marine  militaire.  Cependant  ce  livre, 
tel  qu'il  est,  et  assuré  comme  il  l'est  d'obtenir  tous  les  suffrages  des  gens  spé- 
ciaux ,  s'adresse  à  beaucoup  d'autres  lecteurs  qui  trouveront  profit  à  saînr  dans 
l'ensemble  d'un  seul  cadre  tant  de  textes  de  lois  recueillis  avec  choix  et  acoom- 
pagnes  d'un  commentaire  simple,  rapide,  lumineux.  On  sera  d'ailleors  foreé 
de  se  servir  du  livre  de  M.  Hautefeuille,  même  pour  le  combattre.  On  peut  es^ 
pérer,  du  reste ,  qu'il  sera  combattu ,  et  que  les  châtimens  consacrés  par  les  lois 
encore  existantes  ne  seront  pas  le  dernier  mot  de  la  pénalité  de  notre  siècle.  La 
réforme  est  moins  nécessaire  dans  le  code  pénal  de  Tarmée  de  terre ,  où  il  n'y  a 
pas  de  ces  peines  qui  dégradent  l'ame  en  déchirant  le  corps;  et  pourtant  11  j 
en  a  d'exagérées  et  qui  portent  plus  loin  que  ne  le  veut  le  véritable  intérêt 
social.  Heureusement,  le  régime  pénitentiaire  porte  dans  son  sein  le  remède 
à  cette  étrange  aberration  de  la  loi  pénale.  Pour  la  marine,  qui  aura  toujoun 
besoin  d'une  pénalité  spéciale ,  il  y  a  aujourd'hui  des  châtimens  corporels  avi- 
lissans,  intolérables  dans  nos  mœurs  et  dans  l'état  de  notre  civilisation  :  telles 
sont  la  cale,  souvenir  atroce  de  la  question  des  temps  barbares,  et  la  Inndiai, 
dont  la  gravité  s'apprécie  par  le  nombre  de  coups  de  cordes  infligés  au  paUeat 
Ces  hideux  moyens  de  discipline  ne  tarderont  pas,  quoi  qu'on  en  dise,  à  dispa- 
raître de  notre  code  pénal  maritime,  qu'ils  déshonorent,  même  en  demeoiaot 
souvent  sans  application.  Fusillez  vos  matelots  sur  le  pont ,  comme  kl  Anglais 
Font  fait  de  leur  amiral  Byng;  reléguez-les  à  fond  de  cale,  pendant  toute  une 
traversée,  dans  le  plus  sombre  isolement  pénitentiaire;  mais  respectez  en  eux 
la  dignité  humaine,  et  quelque  chose  de  plus  peut-être,  l'honneur  français. 


V.  DE  Mâbs. 


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LITTÉRATURE  ORIENTALE. 


âs>^s>âa  !ï>3i:asiisï2. 


LE   SCHAH-NAMEH, 


T&ADUIT  PAE  M.  MOHL. 


L'ouvrage  dont  je  vais  parler  est  un  des  six  grands  monumens  épi- 
ques formés  spontanément  par  la  tradition  nationale  des  peuples. 
L'Inde  a  le  Mahabharatet  le  Ramayana,  la  Grèce  a  Vlliade  et  1*0- 
dyssée^  le  moyen-Age  a  les  Niebelungenj  la  Perse  a  le  Livre  des  Rois 
[Schah'-Nameh).  Ces  compositions,  si  diverses  à  certains  égards,  ont 
cela  de  commun ,  qu'on  ne  peut  les  considérer  comme  Tœuvre  du 
caprice  individuel  ;  elles  sont  évidemment  le  produit  de  imagination 
des  masses  et  le  résultat  de  la  tradition  des  siècles.  Je  reviendrai  sur 
les  différences  qui  séparent  ces  grands  monumens  épiques.  Disons 
dès  à  présent  que  celui  de  Firdousi  se  distingue  de  tous  les  autres  en 
ce  qa*au  lieu  d^offrir  le  tableau  d'un  grand  événement,  il  comprend 
on  certain  nombre  de  récits  formant  une  série  qui  commence  avec 
les  temps  les  plus  obscurs  et  les  plus  fabuleux  de  la  civilisation  per- 
sane ,  et  qui  se  prolonge  jusqu'au  jour  où  cette  civilisation  expire  sous 
rislamisrae.  L'unité  de  tous  ces  récits,  c'est  l'unité  de  cette  civilisa- 
tion elle-même,  représentée  de  siède  en  siècle  par  des/ois  de  même 

TOME  XIX.  —  15  AOUT  1839.  29 


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442  BEVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

race,  civilisation  fondée  dans  les  temps  mythiques  par  Djemschid, 
régénérée  par  Zoroaslre,  vaincue  et  respectée  par  Alexandre,  oppri- 
mée par  les  Arsacides,  relevée  par  les  Sassanides,  tuée  par  les  Arabes. 

Ces  récits  ne  sont  point  de  Thistoire;  ils  contiennent  la  traditico 
telle  que  le  temps  l'a  faite  et  telle  que  l'a  recueillie  Firdousi  vers 
l*an  980  de  notre  ère;  mais  une  tradition  nationale  n'est  janieis  en- 
tièrement dénuée  de  vérité  :  elle  n'invente  pas  les  faits,  elle  les  al- 
tère et  les  transforme.  La  manière  dont  ces  altérations  et  ces  transfor- 
mations s'accomplissent  est  elle-même  un  fait  historique  ;  en  outre, 
la  tradition  supplée  au  silence  de  l'histoire  ou  la  complète,  car  sou- 
vent le  génie  des  peuples  se  révèle  mieux  dans  ce  qu'ils  croient  que 
dans  ce  qu'ils  savent. 

Un  livre  qui  renferme  les  traditions  de  la  Perse ,  recueillies  et 
chantées  par  son  grand  poète,  est  donc  un  des  livres  les  plus  inn 
portans  que  puisse  offrir  la  littérature  du  genre  humain.  Ce  livre, 
qui  contient  soixante  mille  distiques,  n'avait  jamais  été  traduit  dans 
aucune  langue  de  l'Europe.  Ce  qu'on  avait  de  mieux  était  un  abrégé 
écrit  en  allemand  avec  un  vrai  talent  par  Gœrres.  Jusqu'à  ce  jour, 
quelques  vers  seulement  de  Fn*dou$i  ament  passé  dans  notre  langue. 
M.  Mohl  a  entrepris  la  t&che  immense  de  publier  le  texte  persan  da 
poème  et  de  le  traduire  en  français.  Le  premier  volume  qui  a  para  et 
qui  fait  partie  de  la  collection  des  monumens  de  littérature  orientale, 
imprimés  par  ordre  du  gouvernement ,  montre  assez  que  M.  Mohl  est 
capable  de  mener  glorieusement  à  bout  celte  vaste  entreprise. 

La  préface  est  un  morceau  capital  de  critique  Iwtoriqaa^  Utt^ 
raire  sur  lequel  je  rcfrieudmi.  Matis  le  momumni  hinaièlBe  étant  pea 
-conarn,  je  crois  qu'il  faut,  avant  tout^  donner  une  Mée  de  swea- 
semble,  ie  le  ferai  d'autant  plus  volontiers  que  le  Livre  da  Rois^  Iêê- 
iprimé  avec  un  grand  luxe  aux  frais  de  Téiat  et  coûtant  90  fr.  le  vokune, 
•est  malheureusement  peu  accessible  à  la  géjwéralité  des  lecteurs* 

Le  premier  qui  ait  institué  le  trône  et  la  couronne  est  Kaioamofs. 
il  fut  le  fondateur  de  la  civilisation  persane  et  halûtait  les  montapes 
*d'où  elle  est  descendue.  Kaioumors,  selon  la  crojfaoce  religiew 
coBtenne  dans  le  Zend-ÂDesta^  était  un  personnage  mythologiqae: 
^In  tradition  épique  l'a  rabaissé  à  un  réle  humai».  C'>est  la  nardie 
'Ordinaire  des  choses. 

On  a  dit  que  les  dieux  étaient  des  homoies  divinisés,  bîeo  piussaa- 
f  eût  les  héros  des  temps  primitifs  sont  des  persomiages  divins  doit 
ou  a  fait  des  hommes.  Dans  ces  temps,  on  descend  du  ciel  sur  la  tMe 


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LB  aCHAH'-NAlIEa.  Uft 

plotAt  qu'on  ne  monte  de  la  terre  au  ciet,  on  est  plas  eiKslfa  àTan^ 
thropomorphimie  qu'à  Tapotliéoee. 

Siainek,  tb  de  Kaioamors,  et  HoHseheng,  son  petitrftb,  combat-«> 
tent  les  divs,  c'est  le  nom  des  mauvaises  paissances.  La  lutte  do  boi 
et  tfa  maivais  principe ,  qei  est  le  fond  de  la  théo(ofi;ie  de  Zoroastre, 
est  rame  da  poème  de  Firdoasi.  La  tradition  dent  il  est  l'organe  iden^ 
tMe  flins  cesse  les  rois  de  Ifran  avec  le  principe  de  Inmière  et  de 
pweté,  les  ToQfanlens  leors  ennemis  a?ec  le  jûliieipe  de  corruption 
efrde  ténéftres. 

On  soit  pas  à  pas  les  progrès  de  la  civIlisaHon  natosante.  Booscheng 
découvrit  l'art  d'extraire  et  de  forger  le  fer.  Comme  Temperenr  Vào  à 
b  dme,  il  prend  soin  de  faire  écouler  les  eaux .  On  savait  déjà  semer, 
piMiter  et  moissonna,  o»  connaissailla  propriété,  on  possédait  l'art 
de  lUve  le^in;  mais,  selon  te  tradition,  on  n'avait  cependant  eiw 
eore  que  des  feoiNes  pour  se  couvrir. 

La  découverte  du  feu  amène  l^étaMissement  de  son  cuRe,  qui  r»» 
monte  ainsi  à  l'origine  de  b  société  persane.  L'art  de  Aiire  des  habits 
avec  les  peaux  et  les  fourrures  des  animaux  est  attribué  égaiemeiit  à 
■oosebeng.  Sous  son  flto  Tahmonras,  on  apprend  h  tondre  b  laine 
aor  te  dos  des  brebis  el  à  la  filer,  à  dompter,  à  apprivoiser  lesbète» 
mm^ages,  adresser  le  faucon  pour  la  obasse;  mais  celui  des  premiers 
mtadeta  Perse  dont  le  nom  résume,  pour  ainsi  dire,  toute  cette  an- 
tique civilisation ,  (f est  Djemsobid.  Non-seulement  D}emschid  per- 
féetfenne  fart  de  fSibriquerles  armes  et  de  tisser  les  vétemens ,  mais 
il  organise  la  société,  il  fonde  les  castes.  Les  anciennes  castes  de  le 
Ferse  correspondent  aux  quatre  castes  de  l'Inde;  ta  première  est 
celle  des  prêtres,  la  seconde  est  celle  des  guerriers,  la  troisième^ 
renferme  les  agriculteurs,  la  quatrième  les  artisans  et  les  mar- 
chands. Djemsebid  est  le  consommateur  du  perfectionnement  so- 
cial dont  Ht  représente  wne  période  assez  avancée.  Il  découvre  lea 
métaux  précieux ,  les  pierreries,  les  parfums;  il  invente  l'art  de  guérir 
les  mabdies;  il  représente  aussi  la  science;  il  est  le  grand  investiga- 
teur, U monte  sur  un  vaisseau  rapide;  durant  cinquante  années,  ii 
parcourt  toute  la  terre,  et  nulle  qualité  des  êtres  ne  reste  cachée  devant 
Mfi  esprit. 

Le  nsonde  était  soumis  à  DJemschid;  Bleu  protégeait  sa  puissance 
et  sa  {^oire.  Parvenu  au  comble  des  grandeurs  et  de  la  prospérité.  Ht 
fiit  atteint  par  l'orgueH,  et  il  ne  vit  plus  dans  le  monde  que  lai-méme; 
9  il  se  délia  de  Bleu  et  ne  l'adora  plus,  il  s'écria  :  «  C'est  moi  qui  af* 
féft  Mttre  l'inlaffigence  dans  (^univers,  et  la  terre  n'est  devenue  ee» 


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m  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elle  est  que  par  ma  volonté.  Il  faut  reconnaître  en  moi  le  créateur 
du  monde;  »  et  quand  les  grands  de  l'empire,  et  les  sages  mobeds,  en- 
tendirent ces  paroles,  ils  baissèrent  tristement  la  tète;  Dieu  retira  sa 
protection  à  Djemschid,  et  Zohak  parut,  n 

Telle  est  donc  la  nature  et  la  condition  de  l'humanité.  Les  ren- 
seignemens  des  plus  antiques  traditions  s'accordent  ici  avec  les  le- 
çons de  l'expérience  la  plus  récente.  Si  l'homme  est  heureux  et 
triomphe,  qu'il  s'appelle  Nembrod  ou  Djemschid,  Masaniel  ou  Na- 
poléon, bientôt  il  se  perd  par  le  succès  et  se  brise  par  l'orgueil.  L'his- 
toire si  profondément  vraie  d'Adam  dans  le  paradis  terrestre  est 
l'histoire  de  toute  sa  misérable  postérité. 

Zohak  est  le  6Is  d'un  chef  arabe;  Iblis,  l'esprit  du  mal,  vient  le 
trouver  au  désert,  et  lui  persuade  de  tuer  son  père;  puis  le  parricide 
est  entièrement  livré  à  Iblis.  Iblis  imprime  sur  les  épaules  de  Zohak 
deux  baisers,  et  de  chacun  sort  un  serpent  hideux.  On  nourrit  ces 
deux  monstres  avec  de  la  cervelle  humaine. 

Alors  commence  la  punition  de  Djemschid,  tombé  dans  la  tyrannie 
et  la  démence.  L'unité  de  l'empire  est  brisée;  de  tous  côtés,  des 
rois  nouveaux  s'élèvent ,  une  portion  de  l'armée  va  se  soumettre  i 
Zohak. L'impie  Arabe  vient  lui-même  dans  l'Iran.  Djemschid  s'enfuit, 
et  reste  caché  durant  cent  années.  Au  bout  de  ce  temps,  il  est  trouTé 
sur  les  bords  de  la  mer  de  Chine,  et  Zohak  le  fait  scier  par  le  milieu 
du  corps.  Telle  fut  la  triste  fin  du  grand  Djemschid. 

A  quel  événement  historique  fait  allusion  cette  singulière  histoire. 
On  ne  le  saurait  dire  avec  précision  ;  mais  il  est  difficile  de  n'y  pas 
voir  un  souvenir  confus  d'une  invasion  étrangère  dans  l'Iran,  etl'oc-; 
cupation  du  trône  national  par  une  dynastie  d'origine  sémitique. 

Le  règne  de  Zohak,  qui  dura  mille  ans,  est  une  période  d'oppression 
et  de  crimes.  Les  prophètes  lui  annoncent  que  le  vengeur  dé  tant  de 
maux  va  venir,  et  Feridoun  nait  pour  changer  le  sort  de  la  terre. 

L'impur  Zohak  avait  fait  mourir  le  père  de  Feridoun.  La  roère 
du  futur  libérateur  de  la  Perse  le  cache  au  sommet  du  mont  Albon, 
dans  une  forêt  où  il  est  nourri  par  une  vache  merveilleuse.  Quand 
l'heure  est  venue,  Feridoun  descend  de  sa  montagne,  il  apprend  de 
sa  mère  les  crimes  de  Zohak  et  jure  de  mettre  en  poudre  le  palais  du 
tyran.  Mais  voici  ce  qui  advint  alors.  Zohak,  pour  faire  taire  sa  con- 
science, imagine  de  faire  attester,  par  tous  les  sages  et  tous  les  grands 
de  son  empire,  a  que,  comme  roi,  il  n'a  semé  que  la  semence  du  bien, 
n'a  prononcé  que  les  paroles  de  la  vérité,  n'a  jamais  enfreint  la  jus- 
tice. i>  Les  grands  signèrent  par  peur  cette  déclaration  mensongère. 


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LE  SCHAH-NAMEH.  kh5 

Tout  à  coup  se  fit  entendre  à  la  porte  du  roi  le  cri  de  quelqu'un 
qpi  demandait  justice.  C'était  un  forgeron  nonuné  Kaweh^  auquel  on 
avait  pris  dix-sept  fils  pour  nourrir  de  leur  cervelle  les  serpens  qui 
sortaient  des  épaules  du  roi.  Ce  malheureux  père  venait  demander 
qu'on  lui  laissât  le  seul  fils  qui  lui  restait.  En  voyant  la  singulière 
attestation  que  Zohak  avait  arrachée  à  la  faiblesse  des  grands,  a  Kaweh 
se  leva,  criant  et  tremblant  de  colère  ;  il  déchira  la  déclaration  et  la 
jeta  sous  ses  pieds;  puis,  suivi  de  son  noble  fils,  il  sortit  de  la  salle  en 
poussant  dans  les  rues  des  cris  de  rage...  Lorsque  Kaweh  fut  sorti  de 
la  présence  du  roi,  la  foule  s'assembla  autour  de  lui.  A  l'heure  du 
marché,  il  courait  demandant  du  secours  et  appelait  le  monde  entier 
pour  obtenir  justice;  il  prit  le  tablier  avec  lequel  les  forgerons  se  cou- 
vrent les  pieds  quand  ils  frappent  du  marteau,  et  il  le  mit  au  bout 
d'une  lance.  » 

Kaweh  va  chercher  Feridoun;  celui-ci,  armé  de  sa  massue  à  la 
tête  de  bœuf,  vient  assiéger  Zohak  dans  son  palais.  Il  n'y  trouve 
que  deux  filles  de  Djemschid,  dont  le  tyran  avait  fait  ses  épouses  et 
qui  apprennent  au  vainqueur  que  Zohak  s'est  enfui  dans  l'Hindous- 
tan,  où  il  erre  désespéré,  se  baignant  dans  le  sang  pour  faire  cesser 
les  intolérables  douleurs  que  lui  causent  les  morsures  des  deux  ser- 
pens. Bientôt,  furieux  d'apprendre  que  ses  femmes  sont  au  pouvoir 
de  Feridoun,  Zohak  s'introduit  dans  sa  ville,  mais  la  population  est 
contre  lui.  a  Toutes  les  terrasses  et  toutes  les  portes  étaient  couron- 
nées par  le  peuple  de  la  ville,  par  tous  ceux  qui  pouvaient  porter  des 
armes  ;  les  voeux  de  tous  étaient  pour  Feridoun ,  car  leurs  cœurs  sai- 
gnaient de  l'oppression  de  Zohak.  » 

Feridoun ,  vainqueur,  entraine  son  ennemi  et  le  porte  dans  les 
cavernes  du  mont  Demavend ,  le  Caucase  persan ,  où  il  est  suspendu 
les  mains  clouées  au  rocher.  Y  aurait-il  là  un  retentissement  du  mythe 
de  Prométhée  à  travers  l'Orient? 

Ce  qui  est  plus  certain,  c'est  que  l'antique  insurrection  qui  ren- 
versa la  puissance  usurpée  dont  Zohak  est  le  symbole,  apparaît  dans 
le  récit  qui  précède  comme  profondément  nationale.  Chacun ,  du 
toit  de  sa  maison,  prend  part  à  la  défaite  de  l'ennemi.  On  s'écrie  : 
a  Quand  une  béte  féroce  serait  assise  sur  le  trAne  royal ,  tous,  vieux 
et  jeunes ,  nous  lui  obéirions  ;  mais  nous  ne  souffrirons  pas  sur  le 
tr6ne  Zohak ,  cet  impur  dont  les  épaules  portent  des  serpens.  »  Celui 
qui  a  levé  l'étendard  de  la  révolte  est  sorti  des  rangs  du  peuple,  l'éten- 
dard lui-même  est  un  tablier  de  forgeron.  U  est  beau  de  voir  ce  rus- 
tique emblème  de  l'indépendance  nationale,  conservé  par  le  respect 


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U6  RETUB  BBS  DBITX  HOlf0B8. 

des  âges,  demeurer  l'oriflamme  de  la  monarchie  persane.  It  diirr 
atitant  quelle/  et  fat  porté  devant  tous  les  rois,  depnfs  Peridoo» 
jusqu'à  Jezdejtrd.  Élargi  de  règne  en  règne  pom*  qu'on  pAt  placer  les' 
joyaux  dont  chaque  monarque  Toulait  le  parer,  le  glorieux  taUier 
aratt  atteint  une  dimension  de  Tingt-deux  pieds  sur  quinze,  quaml 
il  tomba  aux  mams  des  Arabes  ;  il  ftit  alors  déchiré  et  partagé  par  tes 
vainqueurs,  comme  f  empire  dont  H  était  le  palladium  populaire  et 
sacré. 

Feridoun  réorganise lasodété  deBJemsdiid.  «  Chacun  a  son  dévofr; 
dit-il;  lorsque  l'un  entreprend  Fceuvre  de  l'autre,  le  monde  se  rem* 
pVt  de  désordres....  »  Puis,  Fertdoun  fit  le  tour  du  monde  pom*  voir 
ee  qui  était  découvert  et  ce  qui  était  caché;  partout  oà  fl  vit  une 
injustice,  partout  oA  il  vit  des  lieux  ineuKes,  il  lia  par  le  bien  les 
mains  du  mal ,  comme  il  convient  à  un  roi.  » 

Feridoun  marie  ses  trois*  fils  aux  trois  filles  du  roi  d^eraen ,  unioD 
qui  fait  croire  à  d'uitiques  alliances  entre  les  peuples  iraniens  et 
les  populations  anA)es;  ensuite  il  partage  entre  eux  te  monde  :  Selm, 
roi  de  Roum ,  c'esté-dlre  de  FOceident ,  et  Tour,  roi  du  Nord ,  o*esft< 
à*dire  des  populations  turques  et  tartares  qui,  à  cause  de  lui,  ont 
porté  le  nom  de  Touranienires,  se  soulèvent  con^  Ired^,  rm  de 
Ilbran  ou  de  la  Perse  proprement  dite.  IredJ  porte  une  ame  douce  et 
tendre,  il  ne  veut  point  combattre  ses  frères,  il  va  au*devant  d'eux 
sans  armée,  sans  défense,  il  leur  dit  :  a  Je  ne  veux  ni  Tlran,  oF 
roecident,  ni  la  Chine,  ni  l'empire,  ni  la  vaste  surface  de  ta  terre... 
Je  suis  las  de  la  couronne  et  du  tr6ne ,  je  vous  donne  le  diadème  et 
le  sceau  royal  ;  mais  soyez  sans  haine  contre  moi ,  je  ne  vous  attaque 
pas.,  je  ne  vous  combats  pas,  je  ne  demande  pas  la  possession  da 
monde ,  si  cela  vous  attriste...  Je  suis  habitué  à  être  humble ,  et  m 
foi  me  commande  d'être  humain,  d 

Mais  Tour,  le  farouche  frère  d'Iredj,  le  Caïn  de  ce  tendre  Abel, 
f^pe  d^un  lourd  siège  d'or  la  tète  innocente  de  son  frère,  qui  hii 
demande  la  vfe  d^une  manière  touchante  :  «  Ne  fais  pas  de  mal  à  une 
fourmi  qui  traîne  un  grain  de  blé ,  s'écrîe-t-îl ,  car  elle  a  une  vie ,  et 
la  douce  vie  est  un  bien.  Je  me  contenterai  d'un  coin  de  ce  monde  oà 
je  gagnerai  ma  vie  par  le  travail  de  mes  mains,  »  Mais  Tour,  le  père 
du  peuple  maudit,  achève  son  crime  en  poignardant  son  frère. 

Le  fhitrîcide  envoie  au  vieux  Feridoun  la  tète  de  son  malheurem 
fils.  Feridoun  a  pleura  dans  son  amertume  si  long-temps  que  l'herbe 
crut  et  s'éleva  jusqu'à  son  sein,  n  Tl  fut  consolé  par  la  naissance  d'an 
flis  d'Iredy ,  qui  s'appela  Bfinoutcheher  et  vengea  plus  tard  sur  ses 


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deux  ODCleâ  la  mort  de  son  père.  Les  dënriéres  années  du  fraad 
S^rido  un  s*éeoulêreDt  dans  le  denil  e€  la  solitude;  enfin  U  «lounit- 
en  conienpiant  les  tètes  de  seâ  trois  fils,  et  Minontcheber  le  rem- 
plaça  sur  le  trône. 

Sons  89n  règne  est  placée  Thistoire  de  Zal,  père  de  Rnstem ,  qui 
est  le  principal  héros  du  Livre  des  Rois. 

Zal  naît  avec  des  cheveu  blancs  comme  ceux  d*un  vieillard;  ex- 
»  posé  sur  le  mont  Alborz,  a  qui  est  près  da  soleil  et  loin  de  la  fode 
des  hommes,  >  il  est  enlevé  par  le  simur§hj  oiaeati  giganteaqoe  et 
intelligent  que  je  crois  l'original  du  rokh  des  conl)es  arabes  et  de 
rikyon  des  Histoires  véritables  de  Lucien.  Le  sioMirgfa  nourrit  ren- 
iant avec  tendresse ,  dans  son  nid ,  comasie  s'il  eût  été  un  de  ses 
petits.  Quand  le  père  de  Zal,  averti  par  un  songe,  vient  «a  pied  du 
mont  A4borz  pour  chercher  son  fils,  le  morrisson  du  simurgh  ne 
veut  pas  le  quitter  :  a  Tu  es  donc  fatigué  de  ma  compagnie ,  dit  Zal 
iàroiseau;  ton  nid  est  pour  moi  un  tr6ne  brillaiit,  tes  deux  ailes 
sont  pour  moi  un  diadème  glorieux.  »  Le  simurgh  lui  répondit  : 
a  Qaand  tu  auras  vu  un  tntoe  et  une  couronne ,  et  la  pompe  du 
diadème,  peut^tre  qu'alors  ce  nid  ne  te  conviendra  plus;  essaie ie 
monde...  Emporte  une  de  mes  plumes  pour  re^r  sous  Tombre  de 
ma  puissance ,  et  si  Jamais  on  te  met  en  danger,  jette  cette  plume 
dans  le  feu  ;  je  viendrai  aussitét ,  comme  un  nuage  noir,  pour  te  porter 
ùin  et  sauf  en  ce  lieu.  Ne  laisse  pas  effacer  de  ton  cœur  ton  amour 
envers  ta  nourrice,  car  mon  ame  te  porte  un  amour  qui  me  briaeJe 
cœur.  9 

Zal,  retrouvé  par  son  père  et  investi  du  royaume  de  ^istân,  de- 
vient amoureux  de  la  fille  de  llihrab,  roi  de  la  race  de  ZohaiL  TArabe, 
«t  auquel  tout  le  pays  de  Kaboul  appartenait  (^  veulent  dire  ces 
Inroles?  Des  tribus  sémitiques  auraient-elles  jamais  été  maRresaes 
de  ces  contrées?  En  ce  cas ,  la  tradition  poétique  aurait  conservé  le 
souvenir  de  faits  entièrement  oubliés  par  l'histoire.  Zal  s'éprend  de  la 
fille  du  roi  Hihrab  au  simple  récit  de  ses  charmes  ;  de  son  côté^  la  belle 
Roudabeh,  entendant  son  père  louer  les  qualités  héroïques  de  Zal, 
«st  possédée  soudain  par  une  violente  passion.  Elle  dit  à  ses  esclaves  : 
c  Sachez  que  je  suis  folle  d'amour,  comme  la  mer  en  fureur  qui  jette 
ses  vagues  vers  le  del.  p  En  vain  les  esclaves  s'étonnent  qu'elle 
TeoiUe  presser  contre  son  sein  celui  qui  fut  élevé  sar  la  montagne 
par  an  oiseau,  et  qui  a  des  cheveux  blancs  comme  ceux  d'an  vieil- 
lard. EHe  répond  :  <  Mon  oœnr  s'est  égaré  sur  une  étoile,  conuoent 
pourrait-il  se  plaire  avec  la  lune?...  »  Les  esclaves  de  ramourense 


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448  RBVUB  BBS  DEUX  MONDES. 

princesse  viennent  cneillir  des  roses  près  du  camp  de  Zal ,  et  un 
entretien  s'engage  entre  elles  et  le  héros;  la  suite  de  cet  entretien 
est  une  entrevue  nocturne  entre  les  amans.  La  princesse  monte 
sur  le  toit  de  son  palais  et  salue  le  guerrier,  qui  lui  répond  :  a  Jeune 
fille  au  visage  de  lune,  que  ma  bénédiction  et  la  grâce  du  ciel 
soient  sur  toi  !  Que  de  fois ,  dans  la  nuit ,  les  yeui  dirigés  vers  Tétoile 
du  nord,  j'ai  prié  le  Dieu  saint,  demandant  que  le  maître  du  monde 
me  laissât  voir  en  secret  ton  visage  1  Maintenant  ta  voix  m*a  rendi 
heureux  par  ces  douces  paroles  si  doucement  prononcées.  »  Après 
cette  gracieuse  allocution ,  Zal  ajoute  avec  une  naïveté  pleine  de 
sens  :  a  Cherche  un  moyen  de  réunion ,  car  pourquoi  resterions-nous, 
toi  sur  les  créneaux,  moi  dans  la  rue?  »  La  princesse  déroule  ses 
longs  cheveux  noirs  et  parfumés  de  musc,  et  dit  au  guerrier  de  s'en 
servir  pour  arriver  jusqu'à  elle.  Zal  ne  profite  pas  de  cette  singuUto 
preuve  de  dévouement,  et  emploie  un  moyen  plus  simple  pour  arriver 
auprès  de  celle  qu'il  aime.  «  A  chaque  moment,  leur  amour  allait  crois- 
sant; la  raison  les  abandonna,  la  passion  s'empara  d'eux  jusqu'à  ce 
que  le  jour  parût  et  que  le  son  des  tambours  s'élevât  des  tentes  du 
roi.  Alors  Zal  prit  congé  de  cette  lune,  il  fit  de  son  corps  la  trame 
et  du  sein  de  Roudabeh  la  chaîne ,  et  les  cils  de  leurs  yeux  se  mouil- 
lèrent de  larmes.  Ils  adressèrent  des  reproches  au  soleil,  disant: 
— 0  gloire  du  UMudel  encore  un  instant;  n'arrive  pas  si  subitement» 
Zal  jeta  du  haut  du  toit  son  lacet,  et  descendit  du  palais  de  sa  belle 
compagne.  Mais  cet  hymen  entre  un  héros  de  l'Iran  et  une  fille  du 
sang  de  Zohak  ne  saurait  être  d'un  facile  accomplissement.  U  faut 
que  Zal  fasse  fléchir  successivement  la  volonté  de  son  père  et  celle 
du  roi  ;  enfin  il  y  parvient.  L'union  du  guerrier  persan  et  de  la  femme 
arabe  se  consomme,  et  de  cette  union  natt  Rustem,  le  héros  par 
excellence,  celui  dont  la  vie  se  prolongera  de  siècle  en  siècle  avecb 
glorieuse  destinée  de  son  pays,  et  couvrira  la  tradition ,  chantée  par 
Firdousi ,  d'une  immense  auréole. 

La  naissance  de  Rustem  devait  être  merveilleuse  comme  sa  vie. 
Son  père ,  conseillé  par  l'oiseau  protecteur,  par  le  simurgb ,  ouvre  le 
flanc  maternel  d'un  coup  de  poignard.  Dix  nourrices  donnèrent  leur 
lait  au  nouveau-né.  Quand  il  fut  sevré,  il  mangeait  autant  que  cinq 
hommes.  Sam,  le  vieux  héros,  va  visiter  son  petit-fils;  l'enfant  loi 
dit:  «Je  ne  suis  pas  fait  pour  me  livrer  aux  festins,  au  sommeil, 
au  repos;  je  désire  un  cheval  et  une  selle,  une  cotte  de  mailles  et  on 
casque.  Ce  que  j'aime,  ce  sont  des  flèches  de  roseau;  je  foulerai  ans 
pieds  la  tête  de  tes  ennemis.  x> 


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LE  SCHAH-NAIIEH.  449 

Le  premier  exploit  de  Rustem  est  de  tuer  d*un  coup  de  massue 
un  éléphant  furieux;  puis  il  va  accomplir  une  aventure  assez  sem- 
blable à  celles  des  romans  de  chevalerie.  Il  s'agit  de  pénétrer  dans 
un  château-fort  placé  au  sommet  d*une  haute  montagne.  Rustem  se 
déguise  en  marchand  de  sel ,  cache  ses  compagnons  parmi  les  charges 
que  portent  les  chameaux ,  et  pénètre  ainsi  dans  la  place  au  moyen 
d'un  stratagème  bien  des  fois  employé,  ou  du  moins  prêté  bien  des 
fois  à  difTérens  personnages  par  les  historiens  de  l'antiquité  et  du 
moyen-Age. 

Firdousi  reprend  ensuite  l'histoire  des  rois  de  l'Iran,  en  racontant 
la  mort  de  Minoutcheher,  qui ,  sur  son  lit  de  mort,  adresse  à  son  fils 
Nouder  un  discours  où  se  trouve  cette  phrase  mélancolique  :  <r  J'ai 
fondé  beaucoup  de  villes  et  beaucoup  de  forteresses,  et  maintenant 
je  suis  dans  un  tel  état,  que  tu  dirais  que  je  n'ai  pas  vécu,  et  le  nom- 
bre des  années  passées  est  efTacé  de  mon  souvenir.  Quand  un  arbre 
ne  porte  que  des  feuilles  et  des  fruits  amers ,  sa  mort  vaut  mieux 
que  sa  vie.  > 

Nouder ,  le  nouveau  roi ,  mécontenta  les  grands  et  le  peuple  : 
a  les  paysans  formèrent  des  armées,  dit  Firdousi,  et  les  braves 
demandèrent  pour  eux-mêmes  le  pouvoir.  »  Dans  sa  détresse,  Nou- 
der appelle  Sam  à  son  secours.  D'autre  part,  les  grands,  s'adressant 
au  vieux  guerrier,  lui  disent  :  a  Si  Sam  le  brave  voulait  s'asseoir  sur 
le  trône,  quel  mal  y  aurait-il?  »  Hais  Sam  repousse  les  offres  des 
grands  vassaux.  L'esprit  d'insurrection  qui  se  manifestait  quelquefois 
parmi  le  bas  peuple  et  les  chefs  militaires  contre  le  souverain,  et  le 
dévouement  religieux  pour  le  sang  de  Feridoun  qui  protégeait  sa 
famille,  sont  vivement  empreints  et  contrastent  énergiquement  dans 
ce  curieux  passage. 

D'autres  dangers  menacent  le  roi.  Pescheng,  chef  des  Touraniens, 
et  son  fils  Afrasiab,  se  préparent  A  venger  Selm  et  Tour;  en  d'autres 
termes,  les  nations  tartares  ou  scythiqùes  s'apprêtent  à  fondre  sur 
la  Perse. 

Dans  cette  guerre,  le  roi  d'Iran  est  fait  prisonnier,  puis  mis  à  mort 
par  Afrasiab.  Celui-ci  pose  sur  sa  tête  la  couronne  de  Djemschid,  et 
prend  la  place  du  roi  dans  le  pays  d'Iran.  La  tradition  ne  pouvait  ex- 
primer plus  clairement  le  fait  d'une  conquête  de  la  Perse  par  les  po- 
pulations du  nord,  comme  elle  en  a  subi  un  si  grand  nombre  depuis 
les  temps  héroïques  d'Afrasiab  jusqu'aux  temps  les  plus  récens. 

Cette  guerre  ramène  Rustem  sur  la  scène.  Firdousi  raconte  d'abord 


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iM^  RETUB  DBt  BBCX  MONDES. 

ceoiBWttt  ce  béfos  se  prooore  une  monture  digne  do  earviliee;  il  Clit 
passer  devant  hii  des  troupes  de  ehevaus.  «  liais  chaque  obevial^Qa 
RoBtemattimvefsUii,  etsar  te  doftdMiuelîl  poaalanaîn»  ptesouaioa 
etMtM  toudiadesoD  f«otre  la  terre,  i^finfiapac^uiipaalain  d'ooa 
grande  Tigutur^  BMte»  «fil  voter  sut  lacet  Ko)»L,  et  pvît  saudaisi 
daD«<  sa  Main  la  t6te  da  pooiàin  poomielé.  La  mare,  aceoumt  oonuna 
UD^  éléphant  tarieni,  et  voulut  hii  arraaher  k  télé  «wio  aes  dents; 
nais.Rnstwinigit  oaiMBeoii  lion^saunago^  eftk  jnneal  fut  étonnée 
de  sa  voix.  Il  lui  donna  avec  la  main  un  coup  sur  la  tête  et  la/iioqiM^ 
et  At  ramier  son  earps^tremblant.  a 

Par  le  eonsfft  de  son  père  Zal ,  Rusiem  va  cberdwr  Kei-Kobaé 
pour  le  placer  s«r  1»  Moe  de  Feridoun. 

A  Kei^Kobed.  sveeède  Hei^^ous,  le  roi  ans  projeAs  ténairaites; 
aux  rêve»  insensés.  IFentseprend  dans  son  orgneii  Fexpéditioo  da 
IMasendera».  Le  Mnenieran  est  THireanie  des  Grecs.  Ce  nom ,  i 
ptqfsiononne  sanvage,  est  edoi  de  la  province  h  pins  fiertUe  et  la  plos 
riante  de  la  Perse.  On  y  recueille  le  coton  et  la  canne  à  socre,  etuoe 
dianaen  locale,  ooMervée  par  Firdiiasi^  célèbre  ainsi  la  gracieKe 
nature  dtt  Haseodenin.  a  La  rose  ne  eesae  de  flenrir  dans  ses  jardins, 
et  la  ivMfe  ^  Thyaciiilhe  oroissent  dans  ses  montagnes.  L'air  y  est 
don ,  la>terce  y  est  peinte  de  flenrsi  II  n'y  a  ni  froid  ni  chaleur;  iiy 
rtgne  un  prliitonps  étmiel.  Le  rossignol  qoÊ  chante  daas  ses  jai^ 
dins,  k'biehe'qnieive  dans  ses  vallées;  ne  se  lassent  pas  de  voler  ei! 
decoupir.  p 

C'est  eontre  cette  espèce  de  paradis  que  le  roi  entreprend  am 
guerre  funeste.  Lesewhantenrset  les  divs  (manvafises  poîasancd^ 
4ui  habitent  le  MaieiAderao ,  font  prisonnier  Kaons  avec  son  amée. 
Kaous  appelle  à  son  secours  l'invincible  Rustem.  Gehû^ieneontresar 
son  chemin  sept  aventures*  Tandis  qu'il  dost,  unlian  veut  le  déserar; 
mmRal&sohf  le  terrible  coursier,  foule  anit  pieds  le  lion  etlodédnro» 
An  moment  de  moiifir  de  soif  dans  le  désert^  le  héros  est  savipé  par 
un  bélier  qui  lui  indique  une  source.  Rustem  combat  et  met  è  ODit 
un  dragon  avec  l'aide  du  (dèle  Raksdi>,  qui  Fa  réveillé  troto  Ms, 
(tomme  Bayiird  révcîHe  Renaud  en  frappant  du  pâed  soo  écR.  Une  ma^ 
gicienne  tejr^  de  séduire  Rustem;  mais  il  pronc»cQ  le  nom  4e  Dîm, 
et  elle  devient  noire  et  hideuse*.  C'est  le  type  des  enobanteces^  de 
kl  fc^mille  d'Aicine.  Aprèa  plusieurs  awktr^roncontiie^JRwteaasrriftt 
à  la  csweme  du  éjiy  blapc,  défenseur  ten'ttdeAaMaiond^imi.  ietfon* 
vaut  endormi,  lé  béros  se  gfirde  bien  de  le  tuf^r  dM^so«  sommeil; 


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maift  il  réveille  par  un  cri^  et  le  combat  coiiuiMiice.  Rnstemet  ioa 
i&meu  s'anacheet  l'im  à  l'autre  des  bonbeaiu  de  chaift  le  sol  est 
j>étri  4e  leur  saog.  £nfio  Rostein  enfonce  son  poignard  dans  le  eœiir 
4a  ài¥^  dont  le  sang  versé  sur  les  yeyx  de  Kaeus  rend  à^ce  lao- 
î  Mrqiie  la  voe,  que  les  encbantemens  lui  avaient  ravie. 

Kaous  aloES,  secondé  par  BAistem^  combat  le  roi  du  Maienderany  et 
Rustem  le  perce  de  sa  lance.  En  ce  moment ,  graœ  à  sonart  iQagi<iae« 
ce  roi  se  chaîne  en  an  quartier  de  rocher;  maia  Bastea  m  se  laisse 
^^m  tromper  par  cette  ruse  de  guerre.  Il  saisit  la  lourde  pierre  que 
jMil  -dans  l'armée  n'avait  pu  mouvoir,  la, poste  devant  ta  tente  de 
Kaous  «^  et  .force  y  par  ses  menaces,  l'enchanteur  à  paraître  sous  sa 
lonne  naturelle.  Eafio^  il  obtient  que  l'investiture  du  Mazenderan 
aéra  donnée  4  Aulad,  guerrier  indigène  qu'il  protège.  Cette  inve^ 
titure  accordée  à  un  chef  du  pays  conquis  est  peut-être  le  trait  le 
fias  historique  de  cette  expédition  dansie  Maiemieran^  qui  doit  avoir 
UD  fondement  réel ,  mais  qu^  raisoa  même  4e  sa  célébrîté«  l'imap* 
BatioB  des  peuples  et  la  cràdulité  des  siècles  ont  sunAargée  de  labk s 
>cft  de  léfeades  merveilleuses. 

Ici  s'arrête  la  traduction  de  M.  Mohl.  Pour  faire  apprécier  l'étendue 

4e  rcQUvre  qu'il  a  entr^rise,  je  vais  continuer  A  donner  l'analyse  du 

JUwfe  de$  Mois  d'i^ès  Gœrres.  Je  serai  encore  plus  succinct  que  je 

ne  l'ai  été  jusqu'ici  ;  en  abrégeant  cet  abrégé,  ma  seule  intention  est 

^4e  dessîaer  le  contour  de  la  composition  gigantesque  de  Fiodousi. 

iipfiàs  son  expédition  dans  le  Mazenderan,  Kaous  en  entreprand 
nae  autre  qui  a'a  pas  beauooup  plus  de  succès.  Séduit  par  son  amour 
pour  la  fiUe  du  roi  du  Hamaveran ,  il  est  fait  prisonnier,  et  c'est  ea- 
eore  le  vaillant  ftostem  qui  vient  délivrer  l'impr^ident  monarque. 

Enfia,  le  délire  de  son  orgueil  est  porté  au<;oBU>le.  Tenté  par  les 
mauvais  esprits,  il  ae  se  contente  plus  de  régner  en  paix  sur  le 
iDoade;  U  veut  s'élever  vers  le  oiel  pour  aller  voir  ce  qui  se  passe  dans 
Je^  régions  interdites  à  l'hoauBe.  Des  vautours  l'emportent  d'abord 
à  travers  les  airs ,  puis  le  précipitent  sur  la  terre.  Instruit  par  cette 
iliiute,  il  se  repent  de  sa  folle  aaibition  et  s'humilie  devant  Dieu. 

a  Laissoas  le  r4iî  Kaous  et  insérons  ici  une  narration  sur  Rustem, 
pleine  de  ûMlear  et  de  parfian.  »  C'est  ainsi  que  le  poète  annonce  le 
.  fécit  assez  Josigaifiant  A'uae  chasse  entreprise  par  Rusiem  sur  les 
terres  ennemies  et  de  la  bataille  qui  s'ensuivit. 

Ces  grandes  chasses,  qui  durent  plusieurs  jours,  quelquefois  plu- 
aîeurs  semaines,  qu'on  entreprend  à  la  tèie  d'une  petite  armée,  sont 
tettt-^-Cait  dans  les  mfdurs  de  l'Asie.  £n  même  temps,  l'espèce  de 


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452  RBYUB  BBS  DEUX  MONDES. 

défi  qui  consiste  &  chasser  joyeusement  sur  le  territoire  d'un  ennemi 
est  exprimée  ici  à  peu  près  dans  les  mêmes  termes  que  dans  la  fameuse 
ballade  anglaise,  la  Chasse  de  Cheviot,  que  le  classique  Addissona 
comparée  à  un  chant  d'Homère  :  «  Percy,  du  Northumberland,  fit 
vœu  à  Dieu  qu'il  chasserait  dans  les  montagnes  de  Cheriot  pendant 
trois  jours,  en  dépit  du  vaillant  Douglas  et  de  tous  ceux  qui  pour- 
raient être  avec  lui....  i> 

Une  autre  histoire,  que  Firdousi  nomme  à  bon  droit  pleine  de 
larmes,  c'est  la  célèbre  et  touchante  aventure  de  la  mort  du  fils  de 
Rustem ,  l'infortuné  Zohrab.  Le  poète  commence  par  retracer  la  ro- 
manesque naissance  du  jeune  héros  avant  de  raconter  sa  romt 
Dans  une  chasse  entreprise,  conune  la  précédente,  sur  les  fron- 
tières du  Touran,  Rustem  avait  perdu  son  bon  cheval  Raksch;  Rustem 
sans  Raksch,  c'est  comme  Renaud  sans  Bayard.  Accueilli  par  l'hos- 
pitalité empressée  et  tremblante  du  roi  de  Semenkan ,  Rustem  dor- 
mait, après  avoir  bu  largement,  quand  la  belle Tehminé  vient,  dans 
la  nuit,  lui  offrir  son  amour.  Les  prouesses  du  guerrier  avaient  fait 
naître  dans  le  cœur  de  la  jeune  fille  un  sentiment  non  moins  exalté 
que  tendre,  et  qui  s'exprime  dans  des  termes  que  ne  désavouerait 
pas  l'héroïne  d*un  roman  de  chevalerie ,  sauf  je  ne  sais  quoi  de 
grandiose  et  d'un  peu  sauvage,  où  l'on  sent  une  poésie  plus  lointaine 
et  pins  naïve. 

a  Mille  récits  de  tes  exploits,  lui  dit-elle,  sont  parvenus  à  mes 
oreilles.  Je  sais  que  tu  ne  crains  ni  les  lions,  ni  les  crocodiles,  ni  les 
mauvais  génies.  A  travers  la  nuit  sombre  tu  marches  seul  vers  le 
Touran ,  tu  dors  sur  le  sol  en'nemi ,  tu  r6tis  pour  ta  nourriture  un  âne 
sauvage,  tu  fais  pleurer  l'air  avec  ton  glaive.  Saisi  de  crainte  à  canse 
de  toi ,  l'aigle  n'ose  voler,  et  le  serpent  de  mer  sort  des  flots.  »  La 
princesse  termine  l'aveu  de  sa  tendresse  en  promettant  à  Rustem  de 
lui  faire  retrouver  son  cheval ,  et  cet  argument ,  réservé  pour  le  der- 
nier, n'est  pas,  on  peut  le  croire ,  le  moins  puissant  de  ceux  qu'eDe 
emploie  pour  obtenir  du  héros  qu'il  réponde  à  son  amour. 

Rustem  s'éloigne  aux  premiers  rayons  du  jour,  et  laisse  à  la  belle 
Tehminé  un  bracelet,  en  lui  demandant,  si  elle  a  un  fils,  de  le 
placer  au  bras  de  cet  enfant.  Un  fils  natt  en  effet;  sa  mère  lui  donne 
le  nom  de  Zohrab.  Un  jour  il  se  présente  devant  elle  et  lui  dit: 
«  Apprends-moi  pourquoi  je  suis  plus  fort  que  mes  compagnons, 
pourquoi  ma  tète  s'élève  vers  le  ciel,  et  quelle  est  ma  race?  Quand 
on  me  demande  quel  est  mon  père,  que  dois-je  répondre?  Si  tu  me 
caches  son  nom,  je  ne  te  laisserai  pas  vivante  sur  la  terre.  —  0  mon 


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LE  SCHAH-NAMEH.  453 

fils!  répond  la  mère  épouvantée,  réjouis-toi ,  tu  es  le  fils  de  Rustem  ; 
c'est  pour  cela  que  tu  es  plus  grand  que  le  ciel  !  »  Mais  il  ne  faut  pas 
que  le  roi  de  Touran,  Afrasiab,  connaisse  ce  mystère.  Elle  recom- 
mande donc  le  secret  à  Zohrab.  Celui-ci  s'écrie  :  a  Je  veux  rassem- 
bler une  armée  de  braves,  je  veux  aller  chercher  vengeance  dans 
l'Iran ,  je  précipiterai  Kaous  du  trône,  je  donnerai  à  mon  père  la  cou- 
ronne et  Tarmée,  je  le  placerai  sur  le  trône  royal,  d  Plein  d'enthou- 
aasme  pour  son  glorieux  père,  Zohrab  se  met  en  campagne,  et  va 
combattre  les  Iraniens.  Bientôt  le  roi  Kaous  envoie  chercher  Rustem 
pour  venir  à  bout  du  jeune  guerrier,  auquel  nul  ne  peut  résister. 

La  destinée,  qui  menace  l'un  par  l'autre  le  père  et  le  fils,  com- 
mence à  s'appesantir  sur  eux  à  leur  insu.  Rustem  tue  un  guerrier  tou- 
ranien  que  la  mère  de  Zohrab  avait  secrètement  chargé  de  faire 
connaître  à  son  fils  le  héros  qui  lui  avait  donné  le  jour.  Un  autre 
trompe  le  jeune  homme,  avide  de  découvrir  son  père  parmi  les 
guerriers  de  l'Iran  qu*il  contemple  du  haut  d'un  chAteau-fort ,  et 
qu'on  lui  nomme,  comme  Hélène,  sur  le  rempart  d'Ilion ,  nomme  les 
héros  de  la  Grèce  à  Priam.  Bientôt  Zohrab  s'élance  dans  la  plaine  et 
va  demander  au  roi  Kaous  le  combat  singulier  contre  un  de  ses  braves. 
C'est  Rustem  qui  vient  répondre  à  ce  défi  chevaleresque,  lis  combat- 
tent. Rustem  s'étonne  d*une  résistance  qu'il  n'a  pas  encore  rencon- 
trée. Zohrab  éprouve  un  singulier  éloignement  à  continuer  la  lutte. 
U  le  dit  à  Rustem.  Rustem  ne  l'écoute  point,  et  jette  autour  de  son 
ennemi  le  lacet  dont  se  servent  les  héros  de  Firdousi.  Le  jeune 
homme  brise  le  lacet  et  terrasse  le  vieux  guerrier.  Le  lendemain 
même  discours  de  Zohrab:  «Pourquoi  combattre? Livrons-nous  plu- 
tôt ensemble  aux  joies  d'un  banquet,  car  mon  cœur  éprouve  pour 
toi  de  l'amour....  d  Mais  le  vieux  Rustem  s'obstine  à  la  guerre,  sans 
vouloir  dire  son  nom  à  Zohrab. 

Zohrab  jette  à  terre  son  ennemi  et  se  prépare  à  lui  couper  la  tète. 
Le  rusé  Rustem  lui  dit  :  a  0  brave  !  ce  n'était  pas  ainsi  que  j'avais 
coutume  de  faire.  La  première  fois  qu'on  abat  un  adversaire ,  on 
ne  lui  coupe  pas  la  tète ,  même  dans  l'emportement  de  la  colère; 
mais,  quand  on  le  renverse  pour  la  seconde  fois,  alors  abattre  une 
tète,  c'est  agir  en  lion.  Telle  a  toujours  été  mon  habitude.  »  Ce  dis- 
cours persuade  Zohrab,  et  il  épargne  le  vieillard.  Le  troisième  jour 
a  lieu  un  troisième  combat.  Celui-ci  dure  depuis  l'aube  jusqu'au 
soir.  Enfin  Rustem,  après  une  lutte  terrible,  fait  tomber  Zohrab, 
et  lui  porte  un  coup  de  son  poignard.  Le  jeune  homme  s'écrie  : 
«(  C'est  mon  amour  pour  mon  père  qui  m*a  donné  la  mort  1  Je  le  cher- 


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kSk  REVUE  DIS  DEUX  MONDES. 

chais.  J'aurais  voulu  voir  son  visage,  et  ce  désir  me  coûta  k  «ie«.*.. 
Mais  toi ,  quand  tu  nagerais  dans  les  eaui  comme  un  fioissoii  «  <|Miid 
tu  t'enfoncerais  dans  les  ténèbres  de  la  nuit,  quand  tu  voleiais  dans 
Vespaee  comme  un  oiseau  «  quand  tu  te  cacherais  au  ciel  païaû  ks 
étoiles,  tu  n'échapperais  pas  à  ta  perte ,  car  Rustem  te  dMModtta 
vengeance  de  ma  mort,  quand  il  apprendra  que  son  fils  est  venu  de 
Tonran,  conduit  par  son  amour,  et  qu'il  a  été  victime  de  la  periAe 
d'un  vieillard.  » 

Cette  reconnaissance,  ainsi  amenée,  est  .profondément  pathétique. 
Ce  qui  ne  l'est  pas  moins,  c'est  la  résignation  de  Zohrab ,  qui  coûale 
son  pèi^,  c'est  la  douleur  de  Rustem ,  et  surtout  celle  de  la  mère  de 
l'infortuné  Zohrab  en  présence  du  cercueil  de  son  fils.  «  Elle  frappa 
aon  visage ,  eUe  tomba  sur  la  terre ,  elle  ne  pouvait  phis  parler,  eÛe 
avait  pardu  tout  sentiment;  on  eût  dit  que  le  cours  de  sou  saog  s'était 
arrêté.  Enfin,  la  malheureuse  revint  de  son  évanouissement  «  et  ses 
lamentations  recommencèrent...  Elle  prit  l'ornement  de  tète  de  son 
fils,  et  elle  pleura.  Elle  pressa  sur  son  sein  ks  sabots  du  dieval  qai 
avait  porté  le  héros  au  jour  du  combat.  L'animal  se  tenait  près  d'aile 
tout  étonné;  eUe  lui  baisait  tour  à  tour  les  yeux  et  k  lète,  dUkiMi- 
gnait  ses  pieds  d'un  torrent  de  sang  ;  elle  prit  le  royal  vètensent  de 
Zohrab  et  l'embrassa  comme  son  enfant.  La  terre  fut  roogie  du  saog 
de  ses  yeui.  Elle  plaça  devant  elle  la  cuirasse,  k  cotte  de  maîHcs, 
l'arc,  la  lance,  la  massue  et  k  glaive  du  jeune  homme;  elk  fraifa 
sa  tète  de  la  lourde  massue,  et,  dans  l'aniertume  de  ses  souveniii, 
elle  déchira  de  nouveau  son  sein  ;  oUeprit  k  selle ,  et  k  bride«  et  le 
.bouclier,  et  les  pressa  contre  ses  joues;  elle  prit  le  kcet  de  Zohfib 
•^et  k  déploya  sur  la  terre.  Elle  pkura  sur  tout  ce  qu'il  avait jpossédé, 
et  se  lamente  sans  mesurée  Elle  tira  kjglaive  deZolirab^  coupa  la 
bride  du  cheval ,  et  le  laissa  aller  en  liberté.  Elk  donna  emi  pauvres 
k  moitié  de  ses  trésors.  Vêtue  de  noir,  elk  gémit  jour  et  nuit  eaos 
relâche,  jusqu'à  ce  que  la  pauvre  désolée  expirèt  dans  sa  doukor,  et 
fût  rejoindre  son  bien-aimé  Zohrab.  a 

Après  la  touchante  histoire  de  Zohrab  vient  celle  de  Siavesok. 
C'est  k  vieille  aventure  de  Phèdre  et  de  l'impératriee  du  romap  des 
Sept  904/6$.  La  reine  veut  séduire  le  fils  desou  époux^  ^,  comme  la 
feôime  de  Puliphar,  accuse  celui  qui  l'a  repousséîe^Skvesch  sort  vic- 
toôeux  de  l'épreuve  du  feu ,  dout  l'origine  orieotak  et  non  chrétienac 
est  attestée  par  ce  passage  et  par  celui  du  Ramayxma^  dans  lequel 
k  belle  Site  prouve  son  innocence  par  k  même  moyen. 

Bientût  le  jeune  prince  est  victime  de  la  générosité  des  sentimeos 


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(]80  llMitoiii ,  son  MtHre,  loi  a  mapinif .  Le  ro8  des  Toiunaîeni,  Afran* 
siak^aréiide^pioposHÂaoa  de  paix  ,,et,  mr  la  daaaode  de  Sîaiv6««h ,. 
l«î  a  Miiofé  ceBt  otage».  Kaoïm,  avaa  ai^n  iai|iétMsîté  ordûiaiFer, 
condamne  les  négociations  entreptiaea  far  son  ils  el  deftaode  km 
oitgMi  pour  leaiiaadse^.  Sîaresoli  M^wt  eonsaptiiî  à  ee  mantiue  de 
foî^itaîaie  mien  quitter  son  anMfe^ftt^sew  un  iMn^sD^^ 
caeblir  sadestwéeé  la  oour  d- AfiiuAfthé  Gehii-»ci  Facooeilhiairao  teiW^- 
di^esie  «C  lai  diMie  en  nariage  mcde  setfiiles,  bkmqaeles  dram 
mot  anaonoé  ^nm  da  ses  petita*fila  doitdéftniire  le  pqfi»  ife  Tonné, 
efcjfo'M  tvaign,  en  anisaent  sa  iHe  à  im  hém%'  iranien v  de  hAltor 
raecomplissement  de  cette  prédiction.  Cependant  Sfamach  fini*  pat 
exciter  lleme  dirirère  d*AfraaiBb,  et  broldc  Tovenn  hà^mbam^;^'' 
doBDewmort. 

Mais  bîdBtèt  mdCee  filsranaoncé  coBsne  k  fléau  des  T<aur8nian8k^, 
Ctit  Khoflrae,  dans  lequel  on  est  porté  à  ffeceaniUre  Cyoâ.  Mal? 
ooiin  fait  fcmavqner  «jnelle  est,  à  tfsfer»  Uei  dea  difCArMcesi,  la> 
OMMideMe  ipûi  sa  trouve  entira  le  réoît#Héix)dote  et  cetai  de  i^lr^»' 
âaasL  «Ifis  pattMUa  natt  àon  naî  qnis  ctaignant  pour  sa  psopoe^aiW 
nalé^  cberôhfià  aedéCnre  de  ceA  enfant  et  ciMage  d»iée  saiii>aén  a»**' 
nIalDa»  Vemlu  est  eoasérvé  par  la  peiaoDBe  qui  avak.  #rdre^de  iai 
faire  périr.  Le  inanarqne  le^saj*  et  eoi»nit  À  le  hdsacr  ime;  Le  jaunes 
pritierfiËitienuîte  la  gaerre  àsoiv  gmnd^ie^  dant  l'anaéeee  laouve 
Mre  oaoMnaiidëe  par  lenoènie  minisipe  (i).  »  Certes,  caÉ  anaAsgpess 
sanaparltepde  eallà  dtt  Aont,  smt  frappantes.  On  pcal  jrafoarqiieF,  em 
anfase,  Teatrlim  itesseaiUanee  de  tante  celte  Ustoiiâ  avae  oelki  de 
Ramulas;  qnidiaparattaosaidaniiiMideftaieAft,  eonuneiMttsle^eD- 
ms  tant  à  rfaevne  defKkosBoa.  C'est  aae  raiaon  de  pins^de  «e  vcrii 
qn'ane  légeadedans  be^pie  racontent  teÉpreavers  obafiÉfas  db  Titè^ 
Liw.  Les  ianoBobraUes  bataiUeade  KhaHVHLcoBina  Afrasiahfiaraiair 
son!  Aire  mt  v^goe  ««venir  daa  expédîtiofis*  de  Cyms  oènise  Isa 
Scf thés.  Xénaphon  dit posifemneiKt  {%] ,  en itens  endroits,  qaa^ét 
seo  lenpa ,  des  dotnt»  eMëbroietit  lea  afanturat  et  iea^  eipUita  6ki 
Cym.  Dans  ces  chants  populaires  se  coosapraitprébaUenmit  la  tradi^^ 
Mon  qui  a  fonmi  là  baae  de  cette  partie  do  JCnaroditf  Ao/a. 

IcLioesgnereas  qniv  dans  la  réalité,  ftifentcauaées  par  des  inian*- 
liés  natianales  et  par  lea  canaes  paUtlqQesi  et  géograpUqoeaipâ  ^  à 
tonte» les^poqœs,  ont  nis'ana  prises  les  hàUlanade^laPeise^iA  bues» 

(I)  Histoire  de i&  Pêne,  par  Malcoltn,  traduetldn  fhrnçaise,  pag.  sri. 
(a»)  Pjréfiuee  deiGiam»^  pag.  taft 


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hJM  REVUE  BBS  DEUX  MONDES. 

sauvages  voisins  du  nord;  ces  guerres  ont  pour  motif  la  vengeance 
du  meurtre  du  Siavesch.  L'expiation  du  sang  par  le  sang  est  le  prin- 
cipe des  mœurs  et  des  sentimens  héroïques  de  la  Perse,  comme  des 
mœurs  et  des  sentimens  germaniques. 

Un  (Us  d'Afrasiab  est  fait  prisonnier  par  les  Iraniens.  Le  jeune 
prince,  menacé  de  la  mort,  s'écrie  qu'il  a  été  l'ami  de  Siavesch, 
qu'il  a  pleuré  son  malheur  et  maudit  ses  meurtriers.  Saisi  de  pitié, 
un  guerrier  va  porter  ces  paroles  à  Rustem;  mais  celui-ci,  indigné, 
s'écrie  :  a  Tu  songes  peu  au  sang  du  noble  fils  de  Kaous.  Il  faut  qu'on 
chagrin  profond  soit  préparé  pour  le  cœur  d'Afrasiab,  une  peine  q« 
ne  s'épuise  jamais.  » 

Au  milieu  de  ces  interminables  combats  se  dessine  la  grande  figure 
de  Rustem.  Outre  la  guerre  générale,  il  accomplit  encore  d'autres  ex- 
ploits qui  lui  sont  particuliers;  telle  est  sa  singulière  aventure  avec 
le  div  Akwan.  Celui-ci  saisit  Rustem  et  l'enlève  dans  les  airs,  après 
quoi  il  lui  demande  s'il  préfère  être  jeté  dans  l'océan  ou  précipité  sor 
la  terre.  Rustem ,  qui  comprend  la  malice  du  mauvais  génie,  choisit 
la  terre,  sachant  bien  que  ce  sera  pour  son  ennemi  une  raison  de  le 
laisser  tomber  dans  la  mer.  C'est  ce  qui  arrive  en  effet;  ma»  le  héros, 
tire  son  glaive  de  la  main  droite  pour  écarter  les  monstres  marins , 
tandis  qu'il  nage  du  bras  gauche,  et  gagne  ainsi  le  rivage. 

La  fin  de  Khosrou  ne  ressemble  exactement  à  aucune  des  différentes 
versions  de  la  mort  de  Cyrus,  telles  que  la  racontent  les  auteurs  an- 
ciens; mais,  légende  pour  légende,  celle-ci  est  belle  et  touchante. 

Après  soixante  années  de  règne,  Khosrou  est  saisi  d'une  pensée 
triste,  a  Jusqu'ici  j'ai  été  juste,  mais  si  j'allais  devenir  comme  Zohak , 
Tour  ou  Kaous.  »  Poursuivi  par  cette  crainte ,  il  demande  à  Dieu  de 
l'dter  de  ce  monde.  L'ange  Serosch  lui  apprend  dans  un  songe  que 
son  vœu  a  été  exaucé.  Alors  le  roi  rassemble  ses  guerriers,  leur  par- 
tage ses  trésors,  nomme  un  successeur,  et  se  met  en  route  vers  la 
montagne  sur  le  sommet  de  laquelle  il  doit  disparaître.  Tout  le  peuple 
pleure*son  roi  et  veut  le  suivre;  Khosrou  invite  ceux  qui  l'accompa- 
gnent à  retourner  dans  leur  patrie.  Un  petit  nombre  de  braves  de- 
meure. Il  leur  dit  adieu  durant  la  nuit;  et,  quand  l'aurore  parait,  ils 
ne  trouvent  plus  leur  roi  au  milieu  d'eux.  Mais  nul  de  ceux  qui  ont 
été  témoins  de  sa  disparition  merveilleuse  ne  doit  revenir  parmi  les 
hommes;  surpris  par  une  tourmente,  tous  périssent ,  ensevelis  sons 
la  neige. 

Ce  dénouement  semble  une  altération  de  la  tradition  que  rapporte 
Hérodote,  et  selon  laquelle  Cyrus  aurait  péri  au-delà  de  l'Oxus,  pen- 


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LE  SCHAH-NAMEH.  457 

tant  une  expéditioD  contre  les  Hassagètes.  Dansées  contrées  septen- 
iionales,  il  a  po  être  enseveli  sous  la  neige  avec  son  armée.  Seule- 
nent  la  vanité  nationale  da  peuple  aurait  fait  de  ce  désastre ,  d'où 
lersonne  n'était  revenu,  le  départ  mystérieux  de  Khosrou  pour 
'autre  monde. 

Nous  arrivons  à  des  noms  connus  de  l'histoire.  A  Khosrou,  qui  est 
nen  vraisemblablement  Cyrus,  succède  Lohrasp,  dont  le  fils,  Gus- 
asp,  porte  certainement  le  même  nom  qu'Hystaspe,  père  de  Darius; 
Dais  la  vérité  historique  to  borne  presque  aux  noms  et  à  quelques 
ares  et  incertaines  Bllusions  à  des  faits  réels.  Gustasp  est,  dans  Fir- 
loasi ,  le  héros  d'une  aventure  des  plus  romanesques.  S'étant  brouillé 
wec  son  père ,  il  fuit  déguisé  dans  le  pays  de  Roum ,  c'est-à-dire 
lans  l'empire  grec,  platt  à  la  fille  de  l'empereur  (Kaisar) ,  l'épouse, 
tue  UD  monstre,  et  revient  dans  son  pays  à  la  tète  d'une  armée.  Je 
serais  porté  à  croire  que  cette  histoire  romanesque,  dans  laquelle 
figure  le  César  de  Constantinople,  est  d'origine  plus  récente  que  le 
reste  de  la  tradition ,  et  ne  se  lie  à  aucun  des  souvenirs  antiques  de 
la  Perse. 

Biais  à  cAté  de  cet  épisode  purement  fictif  se  trouve  mentionné  un 
événement  véritable  et  d'une  haute  importance  historique,  l'établis- 
sement de  la  religion  de  Zoroastre  (  Zerduscht).  Tout  porte  à  placer 
la  venue  de  ce  grand  réformateur  vers  le  temps  d'Hystaspe  ou  de  Da- 
rius, et  c'est  sous  Gustasp  que  Firdousi  fait  apparaître  le  saint  vieil- 
lard, pour  abolir  le  culte  des  idoles  et  fonder  ou  plutôt  renouveler 
le  culte  du  feu,  qui  remontée  Djemschid  (1).  Il  apporte  la  flamme 
céleste  du  paradis,  où  il  a  conversé  avec  Dieu.  Il  vient  montrer  aux 
hommes  la  foi  véritable,  et  leur  enseigner  la  loi.  Ces  expressions 
sont  remarquables  ;  elles  font  voir  à  quel  point  l'empreinte  de  l'an- 
tique religion  de  la  Perse  sur  la  tradition  subsistait  encore  au  temps 
de  Firdousi ,  après  quatre  siècles  d'islamisme. 

Le  mahométan  Firdousi  fait  parler  Zoroastre  à  peu  près  comme 
l'eût  fait  parler  un  Guèbre.  Dans  plusieurs  endroits  de  son  poème, 
ses  personnages  discourent  et  agissent  suivant  l'esprit  de  la  religion 
de  Zoroastre.  Cependant,  malgré  les  soupçons  qui  se  sont  élevés  sur 
son  orthodoxie,  Firdousi  était  un  musulman  sincère.  Ses  professions 
de  foi  sont  fréquentes  et  énergiques.  Il  n'a  donc  jamais  pu  intro- 
dnire  dans  la  tradition  l'esprit  du  magisme;  mais  il  l'y  a  souvent  con- 
servé :  c'est  une  preuve  de  sa  fidélité  pour  cette  tradition ,  qu'il  res- 

(1)  PréCace  de  M.  Mohl,  9t. 

TOME  XIX.  30 


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4S8  REVUI  DBS  imtm  HONBES. 

]>eciatt  et  suivait  encore,  mène  qvtmii  dte  s'écartait  ée  sêctfffuwei 
c'est  un  mérite  de  plus  qu'a  pour  nam  son  poàme. 

La  mort  du  vîeuT  roi  Lobraap,  massacré  à  BaHchavec  qoatre-viaglf 
prêtres  qui ,  le  Zend'-Avesta  àia  main ,  priaient  derant  le  fen  sacré,  sa 
rattache  évidemment  à  la  tradition  ordinaire  du  massacre  des  an^M, 
iitundés  afvee  Zoroastre  luirmème.  Ce  qui  concerne  œ  iégtsMear 
dansi  le  Livre  da  Bois  est  ce  qu'a»  passade  éa  pHis  aneiett  sarst 
vie  et  sur  rétablissement  de  son  eidte  «  et  le  sitence  de  Firdoua  Ut 
justice  des  fables  contenues  dans  les  auYcagcs  pars&DS  pealériean, 
fables  puériles  et  très  probabtesMRt  tmaginées  phs  tard. 

Sous  le  règne  de  Gustasp  paratt  sur  la  soène  son  fils  Isfèndiar,  le 
idusbriHànt  héros  de  l'Iran  après  l'invînoible  Rualem. 

kfewKar  est  présenté  dans  le  Livre  des  Rois  connue  le  grand  pro- 
pagateur de  la  religion  de  Zoroastre.  Ses  eonquétes  sont  œilss  di 
cuUe  nouveau.  En  outre,  on  incitée  â  voir  en  hii  Xercès^  fils  d5 
Darius  Hystaspe,  comme  Isfèndiar  est  fiis  de  Gustasp.  S'il  en  étaK 
ains»,  lus  expédions  du  père  et  du  ftb  contre  les  Grecs,  œs  exfèA» 
tiens  dont  l'immense  appareil  a  été  tant  célébré,  et  probabkameat 
tant  amplifié  par  les  vainqueurs  (1),  ne  seraient  représentées  dans  la 
tradition  persane  que  par  la  mention  rapide  et  insouciante  d'une  ei^ 
pédftion  (flsfendiar  dans  l'ouest.  C'est  que  là  tvàdittèn  nationale  B*a» 
registre  pas  volontiers  les  défaites,  e*est  que  ces  évènemens  si  impor* 
tans  po«r  les  destinées  de  l'Occident  se  passaient  loin  du  centre  di 
Tempire  persan ,  et  n'y  ont  retenti  que  fiâiblement.  Les  hittas  igasc 
rées  des  populatimis  de  la  Perse  contre  les  populations  saythiquca,  ei 
levAle  qu'ont  joué  dans  ces  battes  qneh|us  dieb  maUaiiescdeapra* 
vinces  du  nord  et  de  l'est,  voilà  ce  qni  a  vécu  dans  la  Ménoite  éa 
masses,  voilà  ce  qui  a  inspité  les  chants  des  poêles.  Il  s'y  avatt  poisi 
de  place  dans  ces  chants  pour  une  guerre  qui  intàressail  la  dviliia' 
tion  du  monde,  mais  qui  ne  touchait  pas  l'Orient  L'Orient  a  oéiéM 
Rustem  et  Afrasiab ,  personnages  inconnus  à  rOccîiefil;  il  s*est  tu 
sur  Xercès  et  sur  Thémistoele.  SingaUères  vietsaitudes  de  la  renoah 
mée  !  Ce  que  Pascal  dit  de  la  vérité,  on  peut  le  dire  plusjsstoaieBl  de 
la  gloire  :  Quelques  degrés  du  métidicB  décident  4e  rilluatialionici 
hommes^  célèbres  en  deçà,  ignosés  aukdèm 

Il  y  a  un  singulier  rapport  entre  ta^destkiée  dlsfendiar  èl  eeHe  ds 


(1)  Hérodote,  et  après  lui  Isocrate  et  Plutarque,  portent  le  nombre  des  solAits 
de  Xercès  à  cinq  millions  environ  ;  mais  Diodore  de  Sicile,  Pline,  iEUen,  s'accordent 
pour  en  retrancher  les;quatre  cinquièmes.  (  Malcolm ,  M»M^  4e  Pepm,  1 ,  817.  \ 


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XS  SCHAH-NAlOai.  469 

-fib  de  Pelée  ;  jod  cctrps  est  ioTulnérable,  gavl  €o  oo  poîot  où  la  mort 
doit  le  finqipen  Enchaioé  iinpUoyableBient  par  son  pire,  4iuand*on 
«ieat  ie  cheibher  pour  aller  guerroyer,  il  refuse;  et  oo  le  décide  à 
combattre  eo  lui  i^pprenant  la  mort  d'un  ami  q^i  était  le  Patrocle  de 
cet  Achille.  Mais  ce  bérosi  si  briUant  c|tt'il  soit,  doit  tomber  sous  les 
imtpi  de  lustem.  Le  vieui  roi  a  promis  A  Isfeudiar  de  lui  abaa- 
dooiierle  sceptre  et  la  couronne;  pressé  par  Timpatience  de  son  fils, 
H  ae  décide  à  lui  ordonner  d'accomplir  un  exploit  périlleux,  d'aller 
B'emparer  de  ftosttm,  et  de  l'amener  chargé  de  lie^s.  !«  héros^  aous 
le  poids  d'mi  pressentiment  sinistre ,  entreprend ,  malgré  les  craintes 
de  sa  mère,  cette  eipéditioo,  dont  il  coiiy[>rend  le  vrai  motif,  et  dont 
il  prévoit  le  triste  dénooement 

Arrivé  dans  le  Seistao,  pairie  de  Rustem,  Isfendiar  envoie  vers  loi 
aon  fils  Bahman  et  dix  mobeds  pour  lui  faire  part  des  ordres  du  roi 
et  rengager  à  s'y  soumettre.  Le  jeune  envoyé  arrive  sur  une  mon- 
tagne, au  lieu  où  se  plaisait  à  chasser  le  héros  du  Seistan,  et  de  là  dé- 
eeoirrean  homme  <  qui,  par  sa  taiUe,  ressemblait  au  mont  Bisoutoun. 
Il  tenait,  en  guise  de  massue,  un  tronc  d'arbre,  avec  lequel  il  avait 
tué  un  fine  sauvage;  il  portait  sa  proie  vers  le  feu  sans  effort,  comn^e 
ai  c'eût  été  un  oiseao»j»  Ce  ^éant  était  fiustem*  Rustem  embra3se  le 
fils  d'Isfendiar,  et,  avant  d'entendre  son  message,  l'invite  à  manger 
avec  lui.  Ceci  est  dans  les  mœurs  homériques  et  dans  les  mœurs  de 
l'Orient. 

Bostem  mange  comme  un  lion ,  et,  quand  Bahman  a  Csât  son  més- 
ange, il  reçoit  cette  xéponse  :  «  Personne  ne  m'a  jamais  ehargé  ,de 
lieoi.»..  Hais  viens  vers  moi  avec  ton  armée,  nous  passerons  deux 
mtM  ensemUe,  vivant  joyeusement;  nous  chasserons  ei  banquette- 
rons; je  t'instruimi  dans  l'art  de  la  guerre,  car  tu  es  jeune  et  je  suis 
.?ieqx.  (  Riistem  a  d^  vécu  sept  siècles.)  Quand  tu  voudras  mequi^ 
ier,  je4'onvriraimes  trésors  et  t'accompagnerai  moî^nâme  vers  le  rop, 
afin  qiie  la  haine  s'éloigne  de  son  ame.  o 

Isfendiar  répond  qu'il  ne  peut  se  dispenser  d'obéir  à  son  pèrç, 
mais  il  «û^ote  ;  a  Dieu  m'est  témopn<,  6  homme  pur  t  que  mon  cœur 
aaignera  de  te  voir  porter  des  liens*  Le  roi  m'a  promis  la  couronne; 
dèsqoe  je  l'aurai  placée  sur  ma  tète^  je  te  renverrai  avec  des|>résens 
dans  ta  patrie.  » 

Aucun  des  deux  ne  peut  céder  avec  honneur  ;  il  £aut  donc  com^ 
battre.  En  attendant,  Rustem  s'assied  à  la  droite  d'Isfendiar  sur  un 
Siège  d'or,  etils  se  livrent  ensemble  à  la  joie  du  festin.  Les  deuxguer- 

30. 


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MO  BEVtB  DBS  DEUX  MONDES. 

riers  se  racontent  mutaellement  la  longue  histoire  de  leurs  ex- 
ploits, entremêlée  de  bravades  cordiales  et  de  gaietés  héroïques. 

a  Isfendiar  prit  en  souriant  la  main  de  Rustem ,  et  dit  :  «  Tq  es 
«  plus  fort  qu'un  lion ,  tu  as  la  poitrine  et  les  épaules  d'un  dragon.  » 
En  même  temps  il  lui  serra  la  main,  de  sorte  que  le  sang  jaillit 
sous  les  ongles;  mais  l'homme  pur  demeura  immobile.  Le  vieillard 
rit  du  jeune  homme,  et ,  prenant  sa  main,  il  dit  :  «  Heureux  Gnstasp! 
et  d'avoir  un  fils  tel  qu'Isfendiarl»  En  prononçant  ces  mots,  il  lui  pressa 
si  fortement  la  main ,  que  le  visage  du  brave  devint  rouge  et  que  ses 
ongles  ruisselèrent  de  sang.  Isfendiar  se  prit  à  rire,  et  dit  :  a  Boisé 
et  cette  heure ,  je  te  combattrai  demain  ;  quand  je  t'aurai  terrassé,  je 
a  te  délivrerai  de  tout  souci  et  de  tout  mal,  et  je  te  comblerai  de  ri- 
(c  chesses.  d  Rustem  répondit  en  riant  :  a  Ainsi,  demain,  au  lien  de 
a  vin  nous  verserons  du  sang.  Homme  contre  homme,  avec  le  glaife 
a  et  la  massue,  nous  accompagnerons  le  chant  de  guerre;  alors to 
a  connaîtras  ce  qu'est  le  combat  des  héros.  Je  t'enlèverai  de  ta  selle, 
a  je  te  porterai  devant  mon  père  Zal ,  je  te  placerai  sur  un  trAne  d'or, 
<K  et  je  déploierai  mes  richesses  devant  toi ,  pour  que  tu  choisisses  ce 
a  qui  te  plaira,  d 

Voilà  de  la  courtoisie  héroïque,  et,  eu  lisant  cet  entretien  des 
preux  de  l'Iran ,  on  peut  s'écrier  conune  Arioste  : 

O  gran  bontà  dei  cavalier!  antichî. 

Le  lendemain ,  les  deux  champions  brisent  d'abord  leurs  lances 
l'un  contre  l'autre,  puis  ils  saisissent  le  glaive  et  la  massue ,  et  s'at- 
taquent avec  fureur.  Les  flèches  d'Isfendiar  percent  la  peau  de  tigre, 
vêtement  jusque-là  impénétrable,  de  Rustem.  Le  héros  et  son  coarsier 
sont  couverts  de  blessures  ;  Isfendiar  n'en  a  reçu  aucune ,  son  corps 
est  fée ,  comme  disaient  les  romanciers  du  moyen-Age.  Rustem,  cri- 
blé de  plaies,  n'en  traverse  pas  moins  à  la  nage  le  fleuve  qui  le 
sépare  de  sa  demeure,  et  il  échappe  ainsi  à  son  adversaire,  qui 
croyait  déjà  triompher.  Dans  sa  détresse,  il  appelle  le  simurgh,  l'oi- 
seau qui  a  nourri  son  père  et  qui  protège  sa  race;  le  sioiurgh  vient 
guérir  ses  blessures  et  lui  enseigner  les  moyens  de  vaincre  Isfen- 
diar. Zoroastre  avait  enchanté  les  armes  de  ce  guerrier;  il  avaK 
aussi  versé  une  eau  magique  sur  sa  tête  pour  le  rendre  invulné- 
rable; mais,  pendant  cette  opération,  Isfendiar  avait  fermé  les 
yeux,  et  le  charme  n'avait  pu  s'étendre  à  eux.  Ainsi  Achille,  tenu 
par  le  talon  tandis  qu'on  le  trempait  dans  les  eaux  du  Styx,  était 


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LB  SCHAH-HAHSH.  461 

vulnérable  seulemeot  par  cet  endroit;  ainsi  la  tradition  germanique 
raconte  que  le  sang  da  dragon  dans  lequel  se  lava  Sigurd  produisit 
le  même  eCTet  sur  toute  sa  personne,  excepté  sur  l'espace  qu'une 
feuille  de  saule,  tombée  par  hasard,  couvrit  pour  son  malheur.  La 
coïncidence  et  la  diversité  des  trois  récits  méritent  d'être  remar^ 
qnées. 

Le  simur^  ne  se  contente  pas  d'apprendre  à  Rustem  le  secret  de  la 
faiblesse  d'Isfendiar,  il  lui  découvre  le  moyen  d'en  triompher.  A  une 
branche  d'orme  est  attachée  la  vie  du  fils  de  Gustasp.  Instruit  par  le 
simurgh,  Rustem  coupe  le  rameau  fatal ,  le  durcit  au  feu ,  y  adapte 
un  fer  de  flèche,  et  lance  le  trait  magique  dans  les  yeux  d'Isfendiar, 
qui  tombe  blessé  mortellement. 

Ici  encore  on  peut  relever  une  singulière  ressemblance  de  la  tra- 
dition persane  avec  la  tradition  germanique.  Quoi  de  plus  semblable 
à  la  branche  d'orme  par  laquelle  périt  Isfendiar,  que  le  rameau  de 
Histelstein  qui  tue  Balder  (1)? 

Le  mourant  parle  à  son  vainqueur  sans  haine ,  et  lui  confie  son  fils 
Bahman  :  Rustem  pleure  sur  son  ennemi  tombé ,  et  tous  pleurent  sur 
Rustem,  car  les  sages  ont  prédit  que  le  lot  de  la  mort  doit  échoir  à 
celui  qui  aura  tué  Isfendiar.  En  eHet,  cette  catastrophe  approche, 
et  le  héros  contemporain  des  générations  écoulées,  celui  qui  restait 
depuis  sept  siècles  debout,  à  cété  du  trône  occupé  tour  à  tour  par 
Kobad,  Kaous,  Khosrou ,  Lohrasp,  Gustasp,  comme  s'il  eût  été  une 
incarnation  immortelle  du  génie  héroïque  de  l'Iran ,  Rustem  doit 
tomber  à  son  tour.  Mais  ce  n'est  pas  la  force ,  c'est  la  trahison  qui 
l'abattra  :  dernier  rapport  de  ce  personnage  avec  le  héros  grec  et  le 
héros  germanique,  avec  Achille  et  Sigefrid. 

Un  frère  de  Rustem,  Schégad,  concerte  avec  un  roi  de  Caboul  la 
mort  du  héros.  Le  roi  de  Caboul  invite  sous  un  semblant  d'amitié 
Rustem  à  venir  le  visiter  dans  ses  états;  puis  il  fait  creuser  des  fosses 
que  l'on  remplit  de  lances,  de  glaives,  de  pieux  aigus,  et  qu'on  re« 
couvre  avec  soin  de  branchages.  On  sert  à  l'hAte  illustre  un  joyeux 
festin  dans  la  forêt;  après  le  festin ,  le  roi  de  Caboul  propose  à  Rus- 
tem une  grande  chasse;  Rustem  monte  à  cheval,  et,  guidé  par  le 
perfide  Schégad,  arrive  au  bord  d'une  des  fosses  creusées  pour  le 
perdre.  Raksch  flaire  la  terre  fraîchement  remuée,  se  dresse  et  pié- 
tine sans  vouloir  avancer;  mais  Rustem,  que  sa  destinée  aveugle, 

(1)  Voyez  sur  ce  mythe  mon  analyse  des  IHeux  du  iVord,  poème  d^OElenschlaeser, 
latéraiure  ei  Voyages,  p.  173. 


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MB  RBVUB  mS  DKCT  MONDES. 

le  frappe  du  lotttt  :  la  tecre  eède  ioiis  tes  pieds  de  Raksdl;  ^ehml 
et  cavalier  tombent  easemblet  «t  sont  fereés  tous  dewL 

Le  héros  jette  un  jMrofond  soupir  :  «  On  t*a  appelé  le  fort  ^  s'éorîa- 
t^il,  et  maintenant  tu  es  tombé  li  4*«eù  tu  ne  peux  tefrenirv  et  pour 
4oi  il  n'estplus  d*espoif  de  vengetoceu  »  Cependant  ilrasaenriiletaale 
sa  vigueur,  fait  un  immense  effort,  parvient  à  s'arracher  auxpkp 
t|iii  le  tran^ercent  et  s'élance  hflvsde  la  fosse^  là  H  toMtve'le  Initie 
/fichégad  V  et,  plein  de  mse  à  son  dernier  moandit*  ii^  tel  dît  s  €  Af- 
^rte-^mei  mon  arc  et  place  deux  flèches  devant  OMi;  il  ne  conmat 
:pas  i^ue  je  demeare  ainsi  désarmé  :  si  un  lion  passait  ici  ohercbaot  ii 
^proie,  je  ne  pourrais  me  défendre  aontre  IuLa  8ch^ffad  ûit  oheitlMi 
l'arc,  le  banda,  le  plaça  près  du  mourant,  et  il  se^^stiiatait  de  h 
4iDort  4e  son  frèroY  quand  le  liéfosi  liiUe  et  épmsé  de  sang.,  toadit 
f  are  et  y  |>laça  une  flèche.  Sobégad  «aaigmt  le  trait  et  la  vengaaatt 
4e  son  frère,  et  îl  s'éhinça  derrière  un  athre;  mais  Ttge  avait  enieté 
la  moelle  du  tronc,  et  la  flèche  perça  d'un  coup  l'arbre  «tScbéga<»9 

Ainsi ,  Rustem  tué  comme  Sigefiîd,  par  tcahisan  dans  une  chaBse, 
leommekii,  avant  de  mourir»  a  encore  te  foaee  de  se  venger  de  idD 
meurtrier.  Xa  ressemblance  entre  les  destinées  des  deux  Uns  le 
soutient  jusqu'au  <bout. 

Afartirde  la  mort  de  ftnstemje  sniapri^édnseoamrsqBtaeMa- 
ilenait  jusqift'icî.  M.  iiiQarreainternmipt  en  oet  endroit  la  rersion  i»- 
«complète»,  mai»|deiike  de  nie  et,de<osiiLeur9  4pi'il  a  donnée  duLim 
tike  Hais.  Pour  le  reste  du  p^dme^  H  se  borne  A  «ne  anaijae  aride 
iqtt*il  sériât  impossible  41aaal3fBereUe>iinéme,  à  moins  de  tomber  da» 
fine  extrême  sécherome^  tenM^aotenleraîé'indiciner,  sans  pmsqoe 
les  tracer,  les  linéamens  de  la  tradition.  Cest^fosîjfii'mi^iéoniéÛB 
«on  indique  par  dos  .pointa  certains  eontonrs  qm  ne  tait  fAS  partie 
ilelaflgure)  imais  ^ui  complètent  la«démem»tration. 

Ameaune^u'oo  aitancedans  lasévie^essiècles,  la  traditioikiâpiqiB 
se«  rapproche  davantage  <le  l'iiistoire.  Artaxerce  Longuemain  pcde 
€bM  Fif4ousi  le  même  nom,  auiyi  4e  ia  même  épithète  (Ardes- 
^bk  Dira&dust);  Oacab  est  Daripd,  swlement  on  a  conSaiidu  de«( 
firioces  de  ce  nom,  ie  cruel  Darius  Ochns  et  le  prince  éébonnaire 
qui  lut  vaincu  par  Alexandre.  Mais  casopnfus^s  sootidansla^i^ 
ture  let  dans  ie  génie  de  la  tradition  ^populaire.  Ainsi ,  nn  moy.e^^. 
dansle  Gbaries  des  romans  carlovingiens,  on  a  confondu  la  lutte  4[B 
Charles-Martel  contre  les  Sarrasins,  la  grandeur  de  Charlemagoe  et 
l'impuissance  impériale  de  Charles-le-Chauve  et  de  Charles-le-Gros. 

Pour  Alexandre ,  il  a  pris  place  parmi  les  rois  de  Perse;  il  Qgare^ 


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9oa  rang  dans  leur  histoire.  Ici  la  traditloQ  eat  joBto  et  lii^  poésie  est 
nmeu  Le  Haoédooie»  ne  afétaUril  pas  (bit  Peiwa  apvèa  sa  ftctoiret 
N'avaitMl  pas  fldqH^  le  eooUmie  eft  les^  mœurs  dss  vaiaevs?  Ne  vei^ 
lait^H  pas  faire  4e  Bab;loQe  le  eemlre  d'oo  grmd  empire  d'Orient  | 
Aassi  rOrient  Ta  adoptév  et  dans  l'Arabie ,  dans  la  Perse  et  dans) 
l^Iode,  sow  la  (e«te  de  rAfli(;an  et  jnsqii'aiijtfirQn4îère&  d6  la  GhiM 
eft«K  riyes  de  Java  »  la  venommée  4e  Sékandereat  aussi  grande  qn*)QD  > 
Bnmpe,  et  plus  populaire*  L'Alexandre  de  Firdoit»  n'est  fModMi 
de  (^nte-Gnrce;  c'est ,  à  peu  de  dbose  psès^  cehil  des  G«fm  Ahapat^ 
dn  ma§m4mmof&k4§e,  biograptias  légeadaifes  qn'ont  saines  lea 
poèmes  cbewaieresqaes.  Qaan4  notre  Alexandre  de  Bernai  éfiivait  la; 
mn  sons  PMlippe- Auguste^  il  ne  se  doutait  gaère  <|ne  la  phia* 
araade  partie  des  aventures  qn'H  raoantatt  dans  ce  vers  aleiiao4ri* 
91'il  n'a  pas  i«?enté,  mais  aoqnel  il  a  4Mné  son  nom  ^  avment  été> 
d^  traitées,  depuis  deux  siècles  «  par  an  poàta  né  dana  le  paf  a< 
qn'Alexaodne  traversa  pour  dlerchei  Poim.  Il  art  corieftS  4a  tais 
l^Homése  persan  et  le  troui^ère  français  se  reneenlmr  aux  piedi* 
d'Atasandie^ 

La  soMce  à  taMpidIe  tdus  dèur  puisaient,  à  travers  diSërens  inter- 
médiaises,  était  la  tradition  gaancpie,  t^Ue  qu'elle  était  née  spontané* 
meaft  dans  les  diverses  parties  de  l'empire  d'Alexandre.  Cette  trad»»*' 
6oD<,  écrite d'abovd  eo  grec,  passa  dana  les  langues  orientales  qui! 
devaient  plus  taad  la  rendre  à  rOcddeat  ;  d'autre  part ,  elle  Ait  tara^ 
duite  en  latin ,  et  par  cette  voie  tomba  dans  la  Utttoture  vulgaire  im 
mD]ren-4se.  Tel  fut  son  prodigieux  chaafâa  à  travers  le  naande  et  à 
tcaveia  ka  sièdas; 

'  Bien  que  l'origine  grecque  da  la  tradition  sur  Alexandre  soit:proii^* 
vée  (1) ,  cette  tmdltioa  n'eu  contient  pas  moins,  obei  Firdausi^  cen^ 
latiiea  paetians  incontestaUemeirt  orientalea.  Ainsi,  ce  n'est  qu'en 
Perse  4iu'a  pu  naître  fidée  de  faire  d'Alexandre  le  Bk  d'un  roi  du  paxS' 
et  le  frère  aîné  de  Darius,  de  sorte  que  la  victoire  d'Arbèle  se  trow^ei 
n'être  autre  chose  que  le  triomphe  de  la  légitimité.  L'of^ieil  natior^ 
nid  ne  saurait  mieux  se  tirer  d'une  défaite  qu'en  absorbant  ainsi  te 
vainqueur  dans  le  peuple  qu'il  a  conquis. 
.  I>e  temps  en  temps  le  récit  de  Fitidousl  s'écarte  4es  nâsia  et  des 
poèoiea  de  l'Occident ,  pour  donner  place  &  qnehpns  iaterpoMinm, 
VUtont arabes ;mais ,  dans  l'ensemble,  ce  rédt  etceWdea^e^s'a^* 
fsardent  :  ce  sont  dew  échos  du  même  i 


(1)  Voyez  la  préface  de  M.  Mphl  (^paç.  19  ). .- j!tf .  MoU  citç  un  passage  décUif  db 


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Mi  REVUE  DES  DBirX  MONDES. 

Les  successeurs  d'Alexandre  ne  figurent  point  dans  le  Livre  des 
Rois.  Les  annales  poétiques  de  la  nationalité  persane  n'ont  pas  meiK 
tienne  ces  princes  étrangers  qui  n'héritèrent  point  de  la  politique 
d'Alexandre.  Alexandre  s'était  fait  Persan,  eux  demeurèrent  Grecs. 
La  persistance  incroyable  de  la  civilisation  ^cque  au  centre  de  l'Asie 
a  été  révélée  de  nos  jours  par  les  nombreuses  médailles  trouvées  dans 
l'Afhganistan  et  dans  la  Transoxane,  et  sur  lesquelles  on  voit  le  type 
hellénique  se  maintenir,  même  sous  les  rois  scythes,  destructeurs 
des  dynasties  macédoniennes.  Cette  époque,  purement  grecque, 
manque  et  devait  manquer  dans  l'épopée  persane  de  FirdoQsi.  Les 
rois  arsacides  ou  parthes,  qui  soutinrent  de  si  glorieuses  guerres 
contre  les  Romains,  eu  dépit  de  ces  triomphes,  ont  peu  occupé  le 
chantre  de  la  tradition  nationale;  c'est  qu'eux-ipèmes,  bien  que  leur 
race  fût  alliée  à  celle  de  l'Iran ,  bien  qu'ils  eussent  délivré  le  pays  de 
la  domination  des  conquérans  grecs ,  n'ont  jamais  été  considéra  par 
les  historiens  persans  comme  ayant  continué  dans  sa  pureté  Tan- 
cienne  civilisation  du  pays.  Ils  mêlèrent  des  superstitions  étrangères 
aux  doctrines  de  Zoroastre;  l'unité  du  vieil  empire  n'existait  plus;  la 
Perse  était  alors  divisée  en  une  foule  de  principautés.  Firdousi  dit, 
en  parlant  des  Arsacides  :  «  C'était  comme  si  aucun  roi  n'avait  gou- 
verné la  terre;  ils  n'accomplirent  rien  de  grand.  Alexandre,  ajoute- 
t*il,  l'avait  ainsi  ordonné,  afin  que  Roum  conserve  sa  splendeur.  » 
Singulière  extension  de  la  puissance  d'Alexandre  à  des  dynasties  qui 
ont  renversé  les  dynasties  fondées  par  ses  successeurs! 

L'avènement  des  Sassanides  fut  la  résurrection  de  l'unité,  delà 
religion  et  de  la  nationalité  persane.  Ici  le  poète  est  sur  le  terrain  de 
l'histoire.  On  retrouve  chez  lui  à  peu  près  complète  la  succession  réelle 
des  rois  de  Perse  depuis  Ardeschir  Babekan  jusqu'à  Yezdejlrd.  Hais 
dans  cette  série  sont  entremêlées  bien  des  fables,  bien  des  histoires 
merveilleuses  et  romanesques.  En  approchant  des  temps  modernes, 
il  semble  que  la  tradition  perd  de  sa  naïveté,  de  sa  simplicité,  de  sa 
grandeur.  Hais,  dans  cette  partie,  la  maigre  analyse  de  Gœrres  ne 
peut  suffire,  et,  pour  prononcer,  il  faut  attendre  que  M.  MohI  ait 
mis  à  fin  sa  vaste  entreprise. 

J'en  ai  dit  assez  pour  qu'on  ait  une  idée  de  ce  qu'embrasse  et  con- 
tient l'immense  poème  de  Firdousi;  j'ai  présenté,  comme  font  lesgéo^ 
logues,  une  coupe  de  la  montagne  dans  laquelle  l'œil  peut  compter 
toutes  les  couches  et  tous  les  ftges  de  la  tradition  persane.  Il  est  visiUe 
que  le  Livre  des  Rois  est  l'œuvre  la  plus  nationale  qui  fut  jamais.  C'est 
par  là  qu'il  est  profondément  épique ,  car  la  nationalité  est  l'àme  de 


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LE  SCHAH-NAMBH.  M5 

['épopée.  Le  fond  des  épopées  les  plus  célèbres,  c'est  toujours  la  lutte 
de  deux  races,  de  deux  civilisations,  de  deux  mondes.  Le  monde  grec 
et  le  monde  asiatique  combattent  l'un  contre  l'autre  au  pied  des 
remparts  de  Troie.  Quel  est  le  sujet  des  épopées  carlovingiennes  du 
moyen-Age?  N'est-ce  pas  le  combat  des  populations  chrétiennes  de 
l'Europe  contre  les  populations  musulmanes  de  l'Orient?  De  même 
le  Livre  des  Bois  roule  en  très  grande  partie  sur  la  guerre  des  peuples 
de  l'Iran,  ou  de  la  Perse  proprement  dite,  contre  les  honunes  du 
Touran,  c'est-à-dire  contre  les  tribus  du  Nord.  Cette  guerre  est,  en 
effet,  presque  toute  l'histoire  de  la  Perse  depuis  les  anciennes  expé- 
ditions contre  les  Scythes  jusqu'à  l'occupation  de  l'empire  par  la  race 
torque  des  Cajars,  qui  le  possède  aujourd'hui.  Le  Livre  des  Rois  est 
le  récit  de  cette  grande  lutte  durant  l'ère  qui  précéda  l'invasion 
mahométane.  Inspiré  par  un  sentiment  pareil  à  celui  qui  a  inspiré 
les  poètes  épiques  de  l'Occident,  Firdousi  n'a  pas  procédé  comme 
eux.  L'épopée  homérique,  qui  est  le  type  de  l'épopée  occidentale, 
demande  un  grand  fait  à  la  tradition,  et,  dans  ce  grand  fait,  elle 
concentre,  pour  ainsi  dire,  toute  la  vie  historique  du  peuple  pour 
lequel  elle  est  faite.  V Iliade  montre  la  Grèce  armée  contre  l'Asie, 
les  dieux  partagés  entre  les  deux  races  qui  sont  aux  prises,  et  tout 
cela  au  sujet  d'un  fait  particulier,  la  colère  d'Achille. 

Quand  on  arrive  à  des  époques  moins  naïves,  on  voit  les  poètes 
employer  des  moyens  détournés  et  ingénieux  pour  ramener  au  sujet 
déterminé  du  poème  les  grandes  phases  de  la  destinée  nationale. 
C'est  aiujsi  que  Virgile  a  fait  dérouler  par  Ânchise  l'histoire  future 
de  Rome  aux  yeux  d'Énée,  et  l'a  gravée  sur  le  bouclier  dii  héros. 
C'est  ainsi  que  Camoëns,  qui  a  pour  héros  le  peuple  portugais  (  les 
Lusiades),  a  mis  dans  la  bouche  de  Yasco  de  Gama  une  histoire  du 
Portugal.  Ce  sont  là  des  artifices  plus  ou  moins  heureux  au  moyen 
desquels  on  groupe  autour  d'un  fait  central  les  autres  grands  faits 
de  l'histoire  d'un  peuple.  Ces  artifices  sont  motivés  par  le  besoin 
d'unité  qui  est  le  principe  de  l'épopée  classique.  Il  n'en  est  pas 
de  même  en  Orient.  Là,  l'épopée  n'a  point  recours  à  ces  ruses  de 
l'art,  pour  faire  rentrer  dans  un  cadre  étroit  toutes  les  destinées  d'une 
race.  Là ,  elle  se  déroule  librement  dans  son  immensité,  et  ouvre  son 
large  sein  à  tous  les  siècles  comme  l'océan  à  tous  les  fleuves.  Le  Livre 
des  Rois  a  pour  sujet  la  naissance,  les  combats,  la  mort  de  la  natio* 
nalité  persane.  Il  a  pour  héros  des  personnages  qui  représentent 
des  dynasties  et  des  époques.  Le  règne  de  Djemschid  dure  sept  cents 
ans,  et  celui  de  Zohak  en  dure  mille.  Ce  sont  deux  périodes  de  l'his- 


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M6  REvra  m»  Mtm  mondes. 

toire.  Rustem  vit  aussi  iong-^teiii^  que  Bjemsebid  ;  il  efi  le  cmtem- 
f  oraiD  d'um  foule  et  rois  et  sucvit  à  Ions.  Riistem  est  sans  doutele 
représentant  d*iuie  dynastie  indépendante,  établie  dans  le  SeWii. 
iL'umté  du  Livre  des  àois^  c*est  donc  Tuùité  même  de  la  teadition  pcr- 
laue.  11  existe  dans  notre  littérature  dnuBOyea-éfeuR  ourcage  doolla 
coaqiositionofSre  quelque  rapport  avec  eelle  du  Sehah-Xameh;  c'est 
le  romau  de  Brut  qui  contient  toute  la  série  fabuleuse  des  rois  bretoiiit 
depm  Brut,  fils  d'Hector,  jusqu'à  la  fin  de  la  nationalité  brelonae. 

Ce  loQg  poème  a  été  versifié  par  Wace  d'après  ud  original  latii, 
€oniaie  le  Livre  des  Rois  a  été  écrit  par  Firdousi  d'après  «o  texte 
pehtwi.  Il  contient  de  même  toute  l'histoire  légendaire  d'un  peuple. 
SMons^mus  de  dire  que  là  se  borne  la  ressemblanee.  A  paît  Fia- 
icammeDsvrabte  distance  qui  sépare  un  poète,  objet  de  la  vénératiaD 
<ées  siècles,  et  un  humble  rimeur  qui  n'est  lu  que  par  les  cwiMt, 
les  récits  puisés  par  Wace  dans  la  chronique  de  G^offroi  de  Moa- 
fiouth  offrent  en  général  des  fables  forgées  à  plaisir  ou  nées  de 
raltératio»  qu'a  fait  subir  à  l'histoire  mal  connue  une  éruditta»  igno- 
rante. La  base  de  Firdousil,  c'est  la  tradition  vivante  et  pofmkiiie. 
H  y  a  entre  les  originaux,  aussi  bien  qu'entre  tes  autenrs,  toatala 
«différence  qui  s^are  un  pédant  d'un  poète.  J'aimerais  mieux  rtp- 
procher  du  Livre  des  Rois  ce  que  devait  être  le  poème  de  Rome  par 
Smnus,  et  ce  qu'aurait  été  celui  de  Virgile,  s'il  eût  traité  ce  ffijet 
<tmnme  ii  en  avait  conçu ,  dit-on ,  la  pensée  dans  sa  jeunesse. 

Ua  faM  prouve  la  popularité  de  la  tradition  qui  sert  de  baseaupeène 
ide  Firdowi  v  et  la  célébrité  de  ce  poème  lui-même,  c'est  qu'un  grand 
nombre  de  Ueui  présentent  aiyourd'hui  ^e  prétendues  traces  dis 
personnoges  et  desévénemens  dont  il  est  fait  mentioadaaa  le  Um 
des  Rois,  On  croit  voir  encore  Zobak  suspendu  aui  rochers  du  Maiei- 
deran ,  et  les  ruines  de  Persépoiis  s'appellent  le  tr6oe  de  Djemscbid. 
mais  c'est  Ruatem  qui ,  plus  que  tout  autre  personnage,  a  attaché  des 
souvenirs  et  un  nom  à  de  nombreuses  localités:  de  même  qu'on  mia- 
tre  dans  les  Pyrénées  la  brèche  de  Roland,  de  même  qu'au  moyen- 
Age  on  appelait  le  golfe  de  Gascogne  la  mer  de  Roland ,  et  grotte  de 
ftaland  une  caverne  de  l'Etna,  de  même  dansie  Mazenderanonoooiaie 
«on  tertre  surmonté  de  quelques  ruines  le  Trône  de  Rustem  [f).  Mis 
cette  province  où  il  accomplit  une  expédition  célébrée  par  Hr- 
^OQsi ,  trois  cents  villages  portent  son  nom  (â).  On  y  a  même  plicé. 


(1)  RHler,  Géographie,  l.  VIIÏ,  pag.  5S7, 
(%)  I&KI.,  pag.  ISi, 


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EB  SCIfAH-'NAllSl».  kët 

pav  me  ék'  œ»  cmCûsImm  que  la  tradition  se  permet  rolontier», 
le  <iillean  d'Hamayerân ,  qel  deyaR  être  fort  loin  de  là,  oniqneinent 
ieiit^*AC»  parce  que  la  conquête  du  Hamaveran  ?ient,  dans  XéLiprê^ 
isr  Roii^  tout  de  suite  après  celté  du  Mazenderan.  Ailleurs,  de  grands: 
doct;  dé  pierve  paisant  peor  être  de  gigantesques  vestiges  que  lé 
taneau  de  Rcntem  a  laissés  derrière  lui  en  traversant  le  désert.  On 
ipfcUé  teufytures  de  Rimtem  des  figures  gravées  sur  le  roc  daus^ 
les  environadè  Pereépelis,  bien  qu'ettes  ne  remontent  pas  plus  haiclï 
p»  les  Sassanides.  Une  vallée  du  Selstan ,  patrie  de  RusHem ,  porto 
te  nom  de  ssn  flis  Zotirali.  Cette  province,  avjourdliui  pew 
I»,  moolcedes  restes  frappansd'one  ancieiine  splendem*.  On  <f 
tmDMd'imnwoses  mines.  Celles  qu'on  volt  près^lehilabad,  couvrent' 
nn  aussi  grand  espace  de  terrain  que  la  vflte  dlspahan  (1%  Ce  sontll^ 
les<lraees:  Imposantes  de  cette  dynastie  du  Seistan  personniffée  dans 
BMteoi.  lya^lres  monumens encore,  an  nombre  desquels  était  une' 
d^;iie,ltarentdétruilsautemps  deTamerlan;  la  capitale  d^  pays  fhf 
saccagés ,  et  ators ,  disent  les  historiens  persans,  il  s'éleva  un  cri  quf  > 
se  répandità  travers  le  Seistan  et  qui  évoquait  ainsi  fombrede  Rustem  ? 
«lèvetà  tMs  hors  de  ton  sépolisre,  et  vois  Tlran  tout  entier  aux  mains 
de  ton  €DB«mt,  aux  mains  des  guerriers  de  Touran.  o  Bien  plus, 
dm»  les  éemiéres  guerres,  les  exploits  de  Rustem  étaient  encore 
ehanlife  airant  raction ,  comme  la  batailfe  de  Ronceveaux  l'était  sous^ 
b  rei  Sean.  Dans  ce  siècle,  Malcolm  trouva  à  Busehir  un  pauvre 
Arabe  qui  connaissait  l'histoire  de  2ohalc  et  savait  le  nom  du  SchabK 
Raflaeh  de  FIrdousi.  Sur  la  route  de  Schiras  à  Persépolls,  un  palefre- 
nler,  attaché  à  l'ambassadeur,  récita  tout  en  marchent  un  fragment 
do  Livre  des  Rois  [3).  Cn  antre  jour,  un  personnage  distingué  de 
Feseorte  en  Ht  autant.  Tous  les  assistans  écoutaient  ravis,  car  chaque 
parole  de  Firdousi  est,  pour  un  Persan,  un  article  de  Toi.  Un  voya- 
geur français  actuellement  en  Perse,  M.  Eugène  Bore,  écrit  que 
l'cRvei  es  la  traduction  de  M.  MohI  serait  reçu  avec  reconnoissance 
parle  roi  régnant.  Il  n'y  a  pas  d*aBtre  exemple  aujourd'hui  d^ln  poète 
qui  fasse  tes  délices  des  lettrés  et  des  princes,  et  que  sachent  par 
osoar  les  palefreniers. 

Partant  oè  un  poème  national  a  obtenu  une  grande  vogue,  if  s'e» 
esl  pPodoK  d'autres  à  son  imitation.  Oc  a  voulu  compléter  Te  récit 
principal  par  des  récits  accessoires,  joindre  à  Thistoire  des  person- 


(I)  RîlUir,  Géographie,  L  Viri,png,  !5â. 
(S)  Sketehes  ofFertta,  toï.  I,  pag.  Sôt-ttS. 


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MA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nages  les  plus  importans  Thistoire  des  personnages  secondaires,  on 
plutôt  développer  et  traiter  pour  elle-même  une  partie  de  la  tradition 
négligée  d'abord.  C'est  ce  qu'ont  fait  pour  les  sujets  homériques  les 
poètes  alexandrins  auteurs  de  la  Prise  de  Troie  et  de  VEnlèvemaU 
d'Hélène;  c'est  ce  qu'ont  fait  pour  les  traditions  germaniqaes  dont  les 
Niebelungen  ont  reçu  le  principal  dépAt,  les  auteurs  des  diverses 
épopées  contenues  dans  le  recueil  intitulé  le  Livre  des  Héros.  L'en- 
semble de  tous  ces  poèmes,  qui  se  rapportent  à  un  même  centre  et 
dont  chacun  contient  le  développement  particulier  de  telle  ou  telle 
partie  de  la  tradition ,  forme  ce  qu'on  appelle  un  cycle.  Le  cyde  hé- 
roïque de  la  Perse  comprend,  outre  le  Livre  des  Rois,  an  certain 
nombre  d'ouvrages  qui  relèvent  de  lui.  Ferdousi  est  la  racine,  dit  no 
auteur  persan  ;  les  autres  sont  les  branches. 

M.  MohI ,  dans  sa  belle  préface  sur  l'analyse  de  laquelle  je  crois 
devoir  anticiper  ici ,  parle  de  quelques-unes  de  ces  compositions  qui 
sont  comme  les  satellites  de  la  grande  composition  de  Firdousi,  et  se 
réserve  de  traiter  plus  à  fond  ce  sujet  dans  un  appendice  qui  sera 
placé  à  la  fin  de  l'ouvrage. 

Le  mètre  de  ces  divers  poèmes  est  toujours  celui  du  Livre  des  RoU; 
l'intention  d'imiter  Firdousi  est  évidente.  Quelquefois  même  les  coq- 
tinuateurs  de  son  œuvre  ont  trouvé  plus  simple  de  reproduire,  en 
changeant  les  noms  des  personnages ,  certaines  histoires  déjà  racon- 
tées par  le  grand  poète.  Le  touchant  épisode  de  Zohrab  a  fourni  ma- 
tière à  deux  répétitions  de  ce  genre. 

Pendant  deux  siècles  environ ,  Timpulsion  donnée  par  Firdousi  i 
la  poésie  épique  subsiste  et  produit  des  ouvrages  d'une  étendue  con- 
sidérable. L'un  d'eux ,  le  Barzou  Nameh ,  est  plus  long  que  le  Livrt 
des  Rois;  il  a  au  moins  130,000  vers.  Dans  tous  ces  poèmes,  qui  ap- 
partiennent à  l'école  de  Firdousi ,  M.  Mohl  reconnaît  encore  la  pré- 
sence de  la  tradition  nationale;  mais  il  la  voit  disparaître  entièrement 
dans  les  poèmes  moraux  et  lyriques  de  Nizami  et  de  ses  imitateurs. 
Les  noms  que  la  tradition  héroïque  avait  rendus  célèbres,  n'y  pa- 
raissent que  pour  fournir  aux  auteurs  une  occasion  de  moraliser  et  |. 
de  se  livrer  à  la  peinture  de  sentimens  romanesques.  Le  style,  qoi  | 
est  très  recherché  et  par  suite  très  obscur,  ne  peut  convenir  qu'à  des 
lettrés;  toute  vie,  toute  inspiration  populaire  s'est  donc  retirée  de 
cette  poésie  purement  artificielle. 

Hais  le  peuple ,  qui  se  souvenait  confusément  des  anciens  héros  do 
pays,  bien  qu'il  ne  connût  plus  guère  que  leurs  noms,  a  accumulé  an- 
tour  de  ces  noms  une  foule  d'historiettes  banales  et  souvent  ridicules. 


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LE  SCHAH-NAMBH.  469 

AÎDsi ,  la  tradition  épiqae  expira  eh  Perse  sons  le  double  fléau  da  bel 
esprit  et  de  la  vulgarité  :  ce  sont  les  deux  écueils  entre  lesquels  mar- 
che toute  poésie ,  et  contre  lesquels,  à  la  longue ,  toute  poésie  vient 
se  briser. 

Enfin  Firdousi  a  trouvé  dans  notre  temps  deux  émules  qui ,  Je 
pense,  ne  seront  pas  bien  dangereux  pour  sa  gloire.  L'un  était  le 
poète  lauréat  du  dernier  roi  (1).  En  1821,  il  avait  déjà  composé,  sur 
les  exploits  de  son  souverain,  un  poème  de  trois  cent  quarante  mille 
vers;  c'est  à  peu  près  le  double  de  celui  que  Firdousi  a  consacré  à 
tous  les  héros  de  la  Perse  antique.  Aussi  trouvait-on  à  la  cour  qu'il 
était  à  peine  inférieur  à  son  modèle.  Quelques-uns  même  le  plaçaient 
bien  au-dessus ,  sans  doute  à  cause  de  l'intérêt  du  sujet. 

L'autre  rival  de  Firdousi,  mort  il  y  a  peu  d'années,  a  eu  l'incroya- 
ble idée  d'opposer  au  Schah-Nameh  le  George-Namehy  c'est-à-dire  une 
histoire  de  la  conquête  des  Indes  par  les  Anglais,  rédigée  en  l'hon- 
neur de  George  III.  J'ai  sous  les  yeux  une  préface  écrite  à  Bombay  en 
1836,  par  le  neveu  de  l'auteur,  dans  laquelle  il  expose  modestement 
que  son  oncle  a  désiré  lutter  avec  Firdousi,  et  que  dans  ce  but  il  a 
choisi  un  sujet  qui ,  selon  lui,  était  aussi  digne  d'être  célébré  que  les 
glorieuses  actions  des  anciens  monarques  de  l'Irisn.  Après  cela,  l'édi- 
teur, qui  s'appelle  RustemjJiU  de  Kei-Kobad^  invite  les  gentlemen 
d'Europe  à  souscrire ,  et  pour  les  y  engager  donne  une  table  des  cha- 
pitres, qui  serait  merveilleusement  placée  à  la  fin  de  la  collection  d'un 
journal  anglais  dans  l'Inde. 

Telle  a  été  de  nos  jours  la  dernière  contrefaçon  de  cette  poésie; 
on  ne  peut  la  suivre  plus  loin  de  son  origine.  Jusqu'ici  je  n'ai  guère 
envisagé  le  Schah-Nameh  que  dans  son  rapport  avec  la  tradition  qui 
l'a  produit.  Il  reste  à  l'étudier  en  lui-même,  dans  les  sentimens  dont 
il  contient  l'expression ,  dans  les  mœurs  dont  il  offre  le  tableau,  dans 
son  caractère  poétique  ;  et  d'abord  il  faut,  d'après  M.  MohI,  faire 
connaître  le  poète,  dont  je  n'ai  pas  encore  parlé. 

J.-J.  Ampère. 

(1)  Fraieras  NarraUve  ofajaumey  into  tCKarasan,  pag.  157. 
(  La  seconde  partie  à  un  prochain  n*". } 


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GOETHE. 

PAUSTj 


3E€0in>E   PARTIE.* 


L'iDtennède  vient  de  Gnir,  le  drame  commence.  Hélène^  entourée 
du  chœur  des  vierges  troyennes ,  s*arrête  devant  le  palais  de  Ménélas. 
Les  images  coulent  de  ses  lèvres  avec  la  richesse  et  l'abondance  d.e 
rinspiration  homérique;  sa  belle  voix  an  timbre  d*or  plane  dans  le» 
régions  de  la  mélodie  :  ineffable  langage ,  dont  Goethe  emprunte  le 
secret  aux  chantres  de  l'Olympe.  Dès  les  premîères>  paroles  d'Hé- 
lène ,  on  sent  que  désormais  l'œuvre  se  meut  dans  le  cercle  de  h 
réalité.  Âs^z  longtemps  le  poète  a  parcouru  l'espace,  traçant  dans 
l'air  au  hasard  les  folles  visions  de  son  délire.  Cette  fois  la  figure 
d'Hélène  l'attire  et  le  fascine  au  point  ((u'il  ne  peut  s'empftcberde 
la  prendre  au  sérieux;  il  l'aime,  et  l'inquiet  désir  qu'il  ressent  pour 
elle  nous  est  un  sûr  garant  de  la  beauté  visible  et  palpable  qu'il  s^at* 
tache  à  lui  donner.  Remarquez  comme,  dès  le  premier  vers,  le  ton 
change,  comme  la  voix  se  hausse,  comme  le  style  revêt  tout  à  coup 

(1)  Voyez  dans  la  livraison  da  !•'  juin  la  première  partie  de  ce  travail. 


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OMTHB.  471 

liDe  poni^  invsHée.  Quelle  anpletir  dafis  le  (Ubcoufs!  quel  appa- 
reil sotennel  dans  rordooDance  des  rhytbmes!  on  entend  le  bruit 
•du  cotboFoe  retentir  sous  le  péristyle  sacré.  Ce  n'est  plus  cette  fois 
k  TÎsion  que  Faust  évoque  au  premier  acte,  du  sein  du  royaume 
des  idées,  la  ferme  insaisissable  qui  passe  bafouée  et  méconnue 
devant  la  cour  de  Venipereur,  et  ne  doit  qu'au  sensualisme  le  plus 
grossier  les  singuliers  complimens  qu'elle  recueille.  Non ,  c'est  la 
fiUe  grecque,  c'est  Hélène  de  sang  et  de  cbair,  j'allais  dire  de  mar- 
bre ,  le  fruit  des  amours  du  cygne  et  de  Léda ,  l'amante  incompa- 
rable de  PAris  et  d'Acbille;  celle  que  Goethe  a  rêvée,  qu'il  désire 
de  toute  la  puissance  de  son  cerveau  (1);  celle  enfin  qui,  plus  que 
Melporaène,  plus  que  toutes  les  Muses,  représente  la  poésie anti- 

(1)  Hélène  est  une  imagination  des  plus  belles  années  de  Goethe ,  une  idée  venue 
<€!!  même  temps  que  Btmunm  tê  Borathéê,  peutrètre  avant.  Void,  du  irmle,  ce 
^*îl  em  dit  kii-dième  dans  ow  lattve  ù  SchlUer,  tfl  septembre  1800  (  JM»/"- 
mmekMÏ,  Th.  V,  S.  SOi.)  :  «  J*ti  mené  ù  bien,  eeUe  semaine,  les  sfloaUoiis 
flooft  je  TOUS  ai  parlé,  et  mon  Hélène  est  ▼taimeat  veaue  au  jour.  Ualatenant 
le  bean  m'allire  telleoMnt  toes  le  eerele  de  mon  hèfrïne ,  que  c'est  mne  allietion 
^Mnir  moi  d'avoir  à  la  convenir  en  one  jorte  de  coûte  bleu.  Je  sens  bien  un  vif  désir 
4e  fonder  nne  sérieuse  tragédie  sur  les  matériaux  que  j'ai  déjà;  mais  je  craiodftis 
d'eugnenler  encore  les  obligations  dont  l'accomplissement  pénible  consume  les 
joies  de  la  vie.  »  Et  vingt^ii  ans  plus  tard ,  dans  nne  lettre  A  Zelter,  8  juin  1888 
{Briefwêehiel  mit  Zêtttr,  Tb.  rv,  S.  171  )  :  «  ie  dois  aussi  te  confier  que  j'ai  repris, 
pour  ce  qui  regarde  le  plan  poétique  et  non  les  développemens,  les  travaux  pr^i- 
alnaires  d'une  OBUvve  importante  sur  laquelle ,  depuis  la  mort  de  Schiller,  je  n'avais 
lies  jeté  les  yeux ,  et  qui ,  sans  le  -coup  de  collier  d'aujourd^hui ,  serait  demeurée 
iniémbo  patrum.  Le  caractère  de  cette  œuvre  est  d'empiéter  sur  les  domaines  de 
te'Boiivelie  littérature,  et  cependant  je  défie  qui  que  ce  soit  au  monde  d'en  avoir -la 
SMindre  idée.  J'ai  lieu  de  cpoiie  qttlH  en  résalten  une  grande  confusion ,  car  je  la 
dasUne  dans  nm  pensée  à  fider  «ne  querelle.  »  U  était  difficile  de  toucher  plus 
jaste,  et  le  poète  parle  ici  avec  cet  admirable  instinct  critique  qui  ne  le  trompe 
jamais.  En  eflet,  je  ne  sais  pus  d'<euvre  plus  prènée  et  plus  méconnue ,  plusexpoeée 
à  la  fois  aux  exagérations  de  la  louange  et  du  bl&me,  plus  admirée  des  uns  et  des 
attires,  et  plus  mise  en  question  par  tous.  Tandis  que  les  philosophes  s'y  complaisent , 
•iUcés  par  le  souille  divin  qui  s'eibalede  la  perfection  grecque ,  les  romantiques 
eta  détonraent  avec  horreur,  et  Ui où  le  pied  du  classique  chancelle,  le  romaoUqae 
■wê  trouve  sur  son  terraia.  Le  secret  de  celte  inquiétude  qui  tourmente  les  deux 
partis  me  semble  tout  entier  dans  la  fantaisie  immense  de  Goethe,  qui  a  voulu  ras- 
jeinbler  tous  les  élémens  dans  sa  créaUon.  FauUté  attachée  aux  en&intemeiis  du 
fénie!  Ces  grandes  ssuvres  synthétiques,  qui  comprennent  l'univers  de  la  pensée 
•tde  l'action ,  sont  créées  platèt  pour  l'humanité  que  pour  l'homme.  Dès  leur  nals- 
«HMe,  la  discussion  s'en  empare;  elles  servent  de  champ  de  batalUe  aux  opinions 
ta  phis  contraires,  qui  s'y  livrent  on  combat  étemel  d'anunt  plus  indécis ,  que  les 
ebanoes  sont  plus  également  partagées.  Ces  œuvres  éveillent  plutôt  l'enthousiasme 
de  tous  que  l'amour  et  le  culte  de  chacun;  beaucoup  les  défendent  4ivec  courago 


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472  RBYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

que»  car  elle  est  la  beaaté  pure.  Où  trouver  en  effet,  dans  le  monde 
païen,  une  idée  qui  ne  se  soit  confondue  avec  elle  en  un  baiser  de 
feu ,  sous  les  lauriers-roses  de  l'Ëurotas,  ou  les  voûtes  du  sanctuaire 
domestique?  On  conçoit  que  la  poésie  moderne  ait  voulu  porter  la 
main  sur  ce  corps  suave  que  tant  de  lèvres  Immortelles  ont  touché. 
Si ,  dans  la  nuit  classique  de  AValpiirgis,  le  poète  célèbre  la  fétc  des 
élémens ,  cet  acte  tout  entier  est  consacré  par  lui  au  culte  de  la  pure 
beauté,  élément  elle  aussi,  — élément  unique  du  monde  de  la  pensée 
et  de  l'imagination.  Supposez  un  instant  que  ce  n'est  point  la  véri- 
table Hélène  qui  paraît  devant  vous,  aussitôt  l'allégorie  perd  tout  son 
sens.  Faust,  le  représentant  du  romantisme,  ne  doit  en  aucune  façon 
se  marier  avec  une  ombre;  il  lui  faut  pour  compagne  la  beauté  dans 


et  persévérance,  mais  peu  se  passionuent  pour  eUes.  Ce  n'est  pas  au  moias,- 
quant  à  ce  qui  regarde  l'observation  des  sentimens,  les  grâces  de  la  pensée,  le  soîd 
curieux  du  détail ,  —  que  ces  œuvres  le  cèdent  en  rien  à  d'autres.  Ce  qai  leur 
manque,  c'est  la  classification  et  l'ordre.  Une  forêt  vierge  n'est  pas  nn  senti».  Les 
inteUigences  oisives  et  modestes  trouveraient  là  aussi  la  douce  fleur  de  l'ame,  mais 
cachée  et  perdue  sous  les  grandes  herbes  qu'il  faudrait  séparer  avec  peine,  et  Ton 
s'explique  comment  il  convient  mieux  à  leur  heureuse  nonchalance  d'aller  respiier 
les  p&les  violettes  dans  le  coin  de  terre  isolé  où  Pétrarque  et  Novalis  les  ont  ptas- 
tées.  —  Une  chose  qui  du  premier  abord  glace  la  sympathie  du  lecteur,  c'est  Piroine 
inexorable  qui  se  manifeste  dans  ce  livre  sous  toutes  les  formes.  Goethe  ne  procède 
guère  autrement;  génie  essentiellement  profond  et  varié,  il  voit  d'un  coup  d*ail 
infaillible  les  tendances  du  momeut ,  et  trouve  dans  la  fécondité  de  sa  nature  g^ 
néreuse  de  quoi  y  satisfaire.  Mais  l'imitation  suit  le  génie,  comme  son  ombre;  la  Toie 
ouverte,  tous  s'y  précipitent  au  hasard ,  et  c'est  alors  un  plaisir  de  dieu  pour  le  vieil- 
lard que  de  comprimer  tout  d'un  coup  ces  élans  effrénés  par  un  édat  de  rire  ioex- 
tinguible.  Goethe  fait  un  peu ,  autour  du  troupeau  littéraire  de  son  temps,  l'oflioedQ 
chien  de  berger  :  dès  que  les  moutons  se  débandent  et  vont  dévastant  le  beau  pàta- 
rage  que  leur  a  découvert  la  sagacité  du  maître,  le  vieux  gardien  attentif  se  laiioe 
après  eux ,  d'un  bond  dépasse  les  plus  hardis,  et  les  ramène  à  l'étable  en  leur  m»- 
dant  l'oreille  jusqu'au  sang.  Je  citerai ,  à  Tappui  de  ce  que  j'avance ,  dans  la  pre- 
mière partie  de  Faust,  l'intermède  tout  entier  des  Noces  iTor  dCOlféron  et  ii 
Titania  ( Obsron's  und  Titania's  goldne  Hoehxeit  ) ,  et  dans  la  seconde,  ces alte- 
sions  de  toute  sorte  et  ces  passages  satiriques  où  certaines  idées,  fort  en  bonneiir 
dans  un  passé  encore  très  près  de  nous,  ne  sont  guère  plus  épargnées  que  lesfii^ 
blesses  de  Nioola!  et  de  ses  contemporains  dans  les  scènes  du  Brocken.  —  Voideo 
quels  termes  Goethe  parle  de  l'accueil  fait  à  sa  création  d'Hélène  dans  cerUioes 
capitales  de  l'Europe  :  «  Je  sais  maintenant  comment  on  a  salué  Hélène  à  Édin- 
bourg,  à  Paris,  à  Moscou;  peut-être  n'est-il  pas  sans  intérêt  de  connaître,  à  ce 
propos,  trois  façons  de  penser  tout-à-fait  opposées.  L'Écossais  cherche  à  péoélrer 
dans  l'œuvre,  le  Français  à  la  comprendre ,  le  Russe  à  se  l'approprier.  H  ne  serait 
pas  impossible  qu'on  trouvât  ces  trois  facultés  réunies  chez  le  lecteur  aUemand.  » 
(Goethe  an  Zelter,  20  mai  18S8;  Briefwechsel,  Th.  Y,  S.  it.) 


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GOETHE.  473 

sa  manifestation  plastique,  Hélène.  Ainsi  seulement  la  poésie  clas- 
sique peut  entrer  en  rapport  avec  la  théorie  moderne.  Le  beau  côté 
de  la  chevalerie,  —  le  chant  et  Tamour,  la  force  de  la  jeunesse  et  de 
la  nature,  —  sert  de  transition  vers  la  grande  forme  et  la  puissance 
inflexible  de  l'antiquité.  Ainsi  le  poète  atteint  son  but,  qui  est  ici  de 
montrer  l'art  antique  passant  à  Tart  romantique,  tout  au  rebours  de 
la  nuit  de  AValpiirgis,  où  c'est  le  romantique  qui  passe  à  l'antique.  De 
l'alliance  de  ce  double  élément  avec  la  nature  et  la  plastique  naît  la 
>Taie  poésie. 

Cependant  Hélène  est  entrée  dans  le  palais  de  Ménélas  ;  le  chœur 
chante  une  hymne  à  la  gloire  des  dieux ,  qui  ont  protégé  le  retour  de 
l'héroïne.  Mais  tout  à  coup  la  reine  épouvantée  sort  du  palais ,  et 
tombe  dans  les  bras  de  ses  compagnes.  Ses  traits  si  calmes  sont  émus, 
on  dirait  que  la  colère  lutte  sur  son  noble  front  avec  Tétonnemenl. 

Le  Chqeub. — Découvre ,  noble  femme ,  à  tes  servantes  qui  t'assistent  avec 
respect,  ce  qui  est  arrivé. 

HÉLÈNE.  —  Ce  que  j'ai  vu ,  vous  le  verrez  vous-mêmes  de  vos  propres 
yeux,  à  moins  que  l'antique  nuit  n'ait  englouti  aussitôt  son  œuvre  dans  le  sein 
de  ses  profondeurs,  d'où  s'échappent  les  prodiges;* mais,  pour  que  vous  le 
sachiez ,  je  vous  le  dis  à  haute  voix  :  —  Comme  je  traversais  d'un  pas  solennel 
le  vestibule  austère  de  la  maison  royale,  songeant  à  mes  nouveaux  devoirs,  le 
silenoe  de  ces  pieux  déserts  m'étonna.  Ni  le  bruit  sonore  des  gens  qui  vont  et 
viennent  ne  frappa  mon  oreille ,  ni  le  travail  empressé  et  vigilant  mon  regard; 
aucune  servante  ne  m'apparut ,  aucune  ménagère ,  de  celles  qui  jadis  saluaient 
amicalement  chaque  étranger.  Cependant,  comme  je  m'approchais  du  foyer, 
j'aperçus ,  assise  près  d'un  reste  attiédi  de  cendre  consumée  sur  le  sol ,  je  ne 
sais  quelle  grande  femme,  voilée ,  dans  Tattitude  de  la  pensée  plutôt  que  du 
sommeil.  Ma  voix  souveraine  l'invite  au  travail ,  car  je  la  prends  d'abord  pour 
une  servante  placée  la  par  la  prévoyance  de  mon  époux;  mais,  impassible, 
elle  demeure  enveloppée  dans  les  plis  de  sa  tunique.  A  la  fln  seulement,  elle 
âève ,  sur  ma  menace ,  son  bras  droit ,  comme  pour  me  chasser  de  l'âtre  et  de 
la  salle.  Irritée,  je  me  détourne  et  monte  les  degrés  qui  conduisent  à  l'estrade 
où  le  thalamos  s'élève,  tout  paré,  près  de  la  salle  du  trésor.  La  vision,  elle 
aussi,  se  dresse,  et,  me  fermant  le  chemin  d'un  air  impérieux,  se  montre  à  moi 
dans  sa  grandeur  décharnée,  l'œil  creux ,  terne  et  sanglant,  comme  un  spectre 
bizarre  qui  trouble  la  vue  et  l'esprit...  Mais  je  parle  en  vain ,  car  la  parole  ne 
dispose  pas  de  la  forme  en  créatrice.  Voyez  vous-mêmes,  elle  ose  se  risquer  à 
la  lumière  !  Ici  nous  régnons  jusqu'à  Tarrivée  de  notre  maître  et  roi.  Phébus , 
l'ami  de  la  beauté ,  repousse  bien  loin  dans  les  ténèbres  les  hideux  fantômes  de 
la  nuit,  ou  les  dompte. 

(  Phorkyas  paraît  sur  le  seuil .  ) 
TOME  XIX.  31 


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kli  BEVUE  DES  PKl'X  MONDES. 

Le  Choeur  —J'ai  vécu  beaucoup,  quoique  ma  chevelure  blonde  flotte 
autour  de  mes  tempes  ;  j'ai  vu  bien  des  scènes  d*horreur,  les  fléaux  de  la 
guerre,  la  nuit  d'Ilion,  lorsqu'elle  tomba. 

Au  milieu  des  nuages  de  poussière,  où  s^entrechoquaient  les  guerriers, f ai 
«ntendu  les  dieux  appeler  d'une  voix  terrible ,  j'ai  ouï  le  cri  d'airain  de  la  dis- 
corde résonner  à  travers  la  plaine  qui  entoure  les  rauraîlfes. 

Hélas  !  elles  étaient  debout  encore,  les  murailles  d'IUon  ;  cependant  l'ardeor 
de  la  flamme  gagnait  déjà  de  proche  en  proche ,  s'étendant  çà  et  là  par  le  vent 
de  sa  propre  tempête  s«r  la  sombre  dté. 

Tai  vu ,  à  travers  la  fumée  et  la  braise ,  à  travers  les  tourbillons  de  la  flamne 
aux  miUe  langues^  fuîr  les  dieux  oo.urroueés;  j'ai  vu  cheminer  des  formes 
étranges ,  gigantesques ,  au  milieu  des  vapeurs  épaisses  que  la  clarté  illumkiMt 
de  toutes  parts. 

Si  j'ai  vu  cette  confusion ,  ou  si  mon  esprit ,  en  proie  aux  angoisses ,  se  l'est 
figurée,  jamais  je  ne  le  pourrai  dire;  mais  qu'à  présent  je  contemple  ce  moos- 
tre  avec  mes  propres  yeux ,  oh  !  de  cela  je  ne  doute  plus.  Je  le  toucherais  de  la 
main ,  si  la  crainte  du  danger  ne  me  retenait  ! 

ijfueUe  dies  Jlle»  de  PiiQiiiys  es-tu  do«e.^  car  je  te  iBif^pdse  decettenoe. 
Es-tu  Tune  de  ces  grâces  décrépites  dès  le  berceau ,  qui  n'onl  pour  trois  qu'aK 
'.,émt  et  qu^iuàc^  qu'elles  se  passent  à  tdiir  de  râle? 

Oses-tu^  aoBftie,  te  moatrer  anKwèsdekteaiité^  ^montrer  à  l'œilè 
Phébus  qui  s'y  cannait  ?  N'îoiporla ,  avance  t^ifjoim;  il  nau^gaide  pisla 
iaîdeiMr,  de  même  que  son  œil  sacré  n'a  jaoMîs  vu  l'omtee. 

MaisiioiiSi,  ntonelies,  hélns!  une  trisfee  fataUlé  eondamaonotce  vue  à àmr 
dieiWes  souffrances,  que  rignoUe  et  réteroeUfimeat  maudît  inite  diot  Iss 
-msms  éfpri&da  labeauté. 

£oteadsdonc,  toi  qui nons  bnrvts  imolemmont^  onfcmép  la 
CBleodsrimreetive^et  la  maanie  sortir  de  la  boudiowi mtiHifi  an.  ï 
isnnées  par  les  dicas  ! 

Xa  destinée  lamentable  de  Troie  plane  au-de$3tts  de  cette  inlro- 
ducUoo.  Tout  autour  d*Hélèiie,  source  fatale  de  tant  de  misèces, 
Sotte  un  Jiuage  si  doux ,  si  vaporeux,  4u*il  3e«iUe  encore  ici  quiel^ 
ttaluralisme  pur  des  temps  an&i<|ues  Teaiporte sur  labeaiaté ménk 
4e  t'àge  chrétien.  Que  de  ^yslèmes  sur  ta  poésie  réduite  à  néaat  ptf 
cette  démonstration  souveraine  que  Goethe  poursuit  arec  un  inpiiK 
^cabte  sang-froid  !  Le  beau  dans  l'art  peut  donc  se  passer  du  sens  moral! 
—  Phorkyas  représente  ici  plutôt  les  terreurs  profondes  que  Tanti- 
quité  personnifie  dans  certaines  apparitions  que  la  laideur  du  diable. 
Ce  n*est  que  vers  la  (in ,  lorsque  le  romantisme  atteint  son  apogée* 
que  la  Laideur  se  montre.  Le  classique  répugne  à  Méphistophélès;  il 
n'ose  s*y  aventurer  que  sous  un  masque;  et  quelle  apparence  lui  conr 
viendrait  mieux  que  celle  de  Phorkyas,  le  monstre  sorti  de  FÉrèbe, 


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GOETim.  475 

répouvante  des  jennes  Troyennes?  Car  Phorkyas,  c'est  encore  Mé- 
phistophélès,  on  le  define.  La  manière  dont  Timagination  de  Goethe 
se  donne  cours  et  franchit  toute  barrière,  sans  tenir  compte  des  temps 
et  des  lieux,  pourra  sembler  étrange;  mais  n'oublions  pas  qu'il  ne 
s'agit  ici  que  de  la  beauté  poétique,  et  que  nous  soouues  au  milieu 
du  rêve  d'un  Allemand  sur  l'antiquité^  c'est-à-dire  bien  loin  de  tooCe 
vraisemblance  et  de  toute  réalité  prosaïque.  —  La  réponse  du  spectre 
M  se  fiait  pas  attendre. 

Phobkyas.  — 'CeBt  u«e  vwilte  f  aroto  dont  le  setia4èimiire  toujours  pro- 
iMHlel  vfdi  :  que  kpi]d0nr:el  labaaulé  ne  TontjaniaîseMemlile,  la  main  daOB 
la  main,  par  les  verts  sentiers  de  la  terre.  En  toutes  les  deux  habite  une  haine 
antique  profoftdémeiit  enmchiée:  Qtfel  que  soit  le  lieu  où  elles  se  rencoûtn^nt , 
chacune  tourne  le  dos  à  l'autre,  et  poursuit  après  cela  sa  route  de  plus  fodle, 
la  pudeur*  afll^ée,  la  beauté  arrogatife  et  superbe,  jusqu'à  ce  que  la  nuit 
creuse  de  TOreus  les  environne  enfin  si  Fâge  auparavant  ne  les^  a  domptéesr. 
Quant  à  vous,  <ifhmtées,  qui  rapportez  Farrogance  des  pays  étrangers^  je 
ims  trouve  pareilles  à  Fessaîm  bruyant  et  rauque  des  grues  qui  file  en  long 
nuage  dans  les  airs,  et  envoie  en  croassant  sa  musique,  qui  force  le  voyageiur 
sHencîeux  à  lever  la  tête;  les  grues  passent  leur  chemin,  lui  va  le  sien  :  ainsi  il 
en  sara  de  nous. 

Qui  donc  étes-vous,  vous  qui ,  semblables  à  des  ménades^  furieuses ,  sem- 
blables à  des  femmes  ivres,  osez  porter  le  trouble  dans  le  palais  subihne  du 
roi?  Qui  donc^tes-vous,  vous  qui  aboyez  à  la  servante  de  fa  maison  comme 
le  troupeau  des  chiens  à  la  lune?  Pensez-vous  que  j'ignore  à  quelle  race  mous 
appartenez?-^  Tbi',  jeune cnéature  enfentée  dans  les  guerres,  élevée  dans' les 
ewnbate,  hncttrièuse,  en  même  temps  séduite  et  séductrice,  capable  d'énerver  à 
la  fois  la  force  du  guerrier  et  du  citoyen  !  —  A  vous  voir  aîfnt  par  groupes,  ott 
dirait  un  essaim  de  sauterelles  abattu  sur  les  jeunes  moissons  !  —  Vous ,  dissi- 
patrices du  travail  Manager,  gourmandes,  fléaux  de  la  prospérité  naissante; 
—  toi ,  marchandise  enlevée ,  vendue  au  marché ,  troquée  ! 

HÉLÈNE.— Réprimander  les^ervaiïteseR  face  de  la  moRresse,  c'est  usurper 
les  droks  de  la  maison  ;  car  à  la  souveraine  seofe  il  convient  de  distribuer  la 
kmange  et  le  châtiment.  Je  suis  contenfe  des  services  qu Viles  m'ont  rendus 
lorsque  la  force  sublime  d'Hion  fut  assiégée,  et  tomba  et  périt,  et  non  moins 
lorsque  nous  supportâmes  les  peines  communes  de  la  vie  errante ,  où  chacuti 
tire  à  soi.  Ici  encore  je  compte  sur  l'alerte  troupeau.  Le  maître  ne  demande 
pas  ce  qu'est  l'esclave,  mais  seulement  comment  il  sert;  c'est  pourquoi  je  t'or- 
donne de  te  taire  et  de  ne  plus  m'effrayer  par  ta  face  hrdeuse.  As-tu  bien  gardé 
la  royale  maison  à  la  place  de  la  sôu\^eraine.^  cela  sertira  à  ton  honneOT;  maîé 
à  présent  elle-même  revient,  et  c'est  à  toi  de  hri  céder  le  pas,  afin  de  ne  point 
recueillir  le  châtiment  au  lieu  de  la  récompense  méritée. 

Phobkyas.  —  Menacer  les  hôtes  de  la  maison  demeure  un  droit  illustre  que 

31. 


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476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  noble  épouse  du  souveraia  aimé  des  dieux  s'est  acquis  par  de  longiu^ 
années  d'un  gouvernement  sage.  Ainsi  donc,  puisque  maintenant  reconnue, 
tu  viens  de  nouveau  f  emparer  de  ton  antique  rang  de  reine  et  de  maîtresse, 
saisis  les  rênes  dès  long-temps  relâchées;  gouverne  maintenant,  prends  pos- 
session du  trésor  et  de  nous.  Mais  avant  tout ,  protège-moi ,  moi  la  plus  vieille, 
contre  ce  troupeau  de  filles  qui,  près  du  cygne  de  ta  beauté ,  ne  sont  guère  que 
des  oies  mal  empennées  et  babillardes. 

Le  chœur  des  Troyennes  repousse  et  maudit  la  Laideur;  la  que- 
relle s'anime.  On  se  rappelle,  à  propos  de  cette  scène,  le  naturel  sou- 
vent brutal  de  la  poésie  antique,  et  les  rudes  paroles  qu'échangent 
entre  eux  les  héros  de  la  tragédie  grecque  et  des  poèmes  d'Homère. 

La  Coryphée.  —  Que  la  laideur  se  montre  laide  auprès  de  la  beauté! 

Phobkyas.  —  Que  la  sottise  paraît  sotte  auprès  de  la  raison  ! 

Première  Chorétidb.— Parle-nous  de  TÉrèbeton  père,  parle-nous  de  ta 
mère  la  Nuit. 

Phorky AS .  —  Et  toi ,  parle  de  Scylla ,  ton  cousin-germain. 

Deuxième  Chorétidb.  —Les  monstres  peuplent  ton  arbre  généalogique 

Phorky  AS.  —  A  TOrcus  !  va  chercher  là  ta  parenté. 

Troisième  Chorétidb.— Ceux  qui  Thabitent  sont  tous  trop  jeunes  pour  toi. 

Phobkyas.  —  Va  faire  la  galante  auprès  du  vieux  Tirésias. 

Quatrième  Chorétidb.  —  La  nourrice  d'Orion  est  ta  petite-nièce. 

Phobkyas.  — Les  Harpies,  je  suppose,  font  élevée  dans  la  souillure, 

Cinquième  Chobétide.  —  Avec  quoi  nourris-tu  cette  maigreur  si  bleu 
entretenue.' 

Phobkyas.  —  A  coup  silr,  ce  n'est  pas  avec  la  chair  que  tu  convoites  tant 
.  Sixième  Chorétidb. — Toi,  tu  ne  peux  être  avide  que  de  cadavres,  cadanc 
repoussant  toi-même. 

Phobkyas.  —  Des  dents  de  vampire  brillent  dans  ta  bouche  arrogante. 

La  Coryphée.  —  Je  fermerai  ta  bouche  si  je  dis  qui  tu  es. 

Phorky  AS.  —Nomme-toi  la  première,  et  il  n'y  aura  plus  d'énigme. 

HÉLÈNE.  —  Je  m'avance  entre  vous  sans  colère ,  mais  avec  affliction ,  et  vous 
interdis  la  violence  d'un  pareil  débat.  Rien  n'est  plus  fatal  au  souverain  que  la 
eolère,  alimentée  en  secret,  de  ses  fidèles  serviteurs;  l'écho  de  ses  ordres  ne  lui 
revient  plus  alors  harmonieusement  dans  Taction  accomplie  avec  rapidité;  bien 
des  voix  rebelles  grondent  autour  de  lui ,  qui ,  éperdu ,  réprimande  en  vain.  11 
y  a  plus  encore.  Dans  votre  colère  effrénée ,  vous  avez  évoqué  des  images  fu- 
nestes qui  m'environnent  tellement,  qu'il  me  semble,  au  milieu  des  plaines 
vertes  de  ma  patrie ,  que  je  suis  entraînée  vers  l'Orcus.  Est-ce  un  souvenir? 
Était-ce  une  illusion.'  Étais-je  tout  cela,  le  suis-je,  le  serai-je  un  jour,  le  rêve 
et  le  fantôme  de  ces  destructeurs  de  villes?  Les  jeunes  filles  tressaillent;  mais 
toi ,  la  plus  vieille  de  toutes ,  que  ton  sang-froid  n'a  pas  abandonnée ,  réponds^ 
et  que  tes  discours  soient  intelligibles. 


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GOETHE.  vrr 

Phobkyas.  —  A  celui  qui  se  souvient  du  bonheur  varié  dont  il  a  joui  pen- 
dant de  longues  années,  à  celui-là  la  faveur  des  dieux  semble  un  songe;  mais 
toi,  favorisée  sans  mesure ,  tu  n*as  trouvé  dans  le  cours  de  ta  vie  que  des  amans 
poussés  par  le  désir  aux  plus  téméraires  entreprises.  Déjà  Thésée,  en  scn 
ardeur  avide ,  te  convoita  de  bonne  heure ,  Thésée  puissant  comme  Hercule , 
un  noble  et  beau  jeune  homme  ! 

HÉLÈNE. — Il  m'enleva  moi ,  biche  svelte  de  dU  ans,  et  le  bourg  d'Aphidcé 
dans  TAttique  me  reçut. 

Phobkyas.  —  Délivrée  bientât  par  Castor  et  Pollux,  tu  devins  la  conquête 
da  couple  héroïque. 

HÉLÈNE.  —  Cependant  ma  faveur  secrète,  je  Tavoue  volontiers,  Patrocle, 
image  de  Pelée ,  sut  entre  tous  se  la  concilier. 

Phobkyas.  —  Mais  la  volonté  de  ton  père  t'unit  à  Ménélas,  à  la  fois  navi- 
gateur hardi  et  gardien  du  foyer  domestique. 

HÉLÈNE.  —  Il  lui  confia  sa  fille,  il  lui  confia  l'administration  de  son  royaume; 
le  rejeton  de  cet  hyménée  fut  Hermione. 

Phobkyas. — Mais  tandis  que  ton  époux  allait  au  loin  conquérir  vaillam- 
ment rhéritage  de  Crète,  un  hâte  t'apparut  dans  ta  solitude,  un  hôte  trop  doué 
de  beauté! 

HÉLÈNE. --Pourquoi  me  rappeler  un  temps  de  demi-veuvage,  les  maux 
affreux  qui  en  sont  résultés  pour  moi? 

Phobkyas.  —  A  moi  ausu ,  née  fille  de  Crète ,  cette  entreprise  me  valut  la 
captivité  et  de  longs  jours  de  servitude. 

HÉLÈNE.— Il  t'a  sans  doute  en  même  temps  instituée  ici  ménagère,  te  con- 
fiant beaucoup  :  le  bourg  et  le  trésor  vaillamment  conquis. 

Phobkyas.  —  Que  tu  abandonnais,  tournée  vers  les  murailles  d'Ilion, 
tournée  vers  les  joies  inépuisées  de  l'amour.... 

HÉLÈNE.  —  Ne  me  rappelle  pas  ces  joies  :  l'immensité  d'une  souffrance 
atroce  inonda  ma  poitrine  et  mon  front. 

Phobkyas.  —  Mais  on  dit  que  tu  apparus  alors,  et  qu'on  te  vit  à  la  fois, 
double  fantôme,  dans  Ilion  et  en  Egypte. 

HÉLÈNE.  —  N'augmente  pas  le  trouble  demes'sens  désolés;  moi-même, 
qui  je  suis ,  je  l'ignore. 

Phobkyas.— Ensuite  on  dit  qu'échappé  à  l'empire  des  ombres,  il  vînt ,  con- 
tre toutes  les  lois  de  la  destinée,  s'unir  à  toi  avec  ardeur. 

HÉLÈisE.  —  Moi ,  idole ,  je  m'unis  à  lui ,  idole  aussi  ;  c'était  un  songe ,  ces 
paroles  en  conviennent  ;  je  m'évanouis,  et  deviens  une  idole  pour  moi-même  (1). 

(  Elle  tombe  dans  les  bras  du  chœur.  ) 

(1)  Idole,  ombre,  idée,  dans  le  sens  antique.— Selon  Pausanias,  Achille  céda,  lui 
aussi»  à  la  fascinaticn  irrésistible  d^Hélène,  qui  Taima  comme  Tidéal  de  la  beauté 
virile,  et  se  livra  plus  tard  à  Patrocle  en  souvenir  du  héros.  Cependant  c'était  la 
destin  je  fatale  des  amans  de  la  fille  du  cygne  de  la  perdre  bientôt  :  Achille  dut 
s>  soumettre;  mais  on  raconte  qu'étant  mort ,  une  nuit  n'y  tenant  plus ,  il  s'échappa 


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4T8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Phorkyas ,  poar  achever  de  jeter  le  trouble  dans  la  raison  d'Hélène, 
ekfibrouHle  ici  à  dessein  le  tissu  de  Thistoire  avec  les  fils  merveilleHX 
de  la  légende  antique,  et  confond  tout,  la  fantaisie  des  poètes  et  k 
réalité  de  la  fable ,  qui  est  la  seule  réalité  où  s'appuie  Hélène  (l). 
Le  chœur  indigné  commande  le  silence  à  Phorkyas. 

Ls  CHCEUB. — Tai&4oi  ^  tais4oi ,  jalouse  calomoiatrioe  à  la  bouche  hideuse! 
que  peut-il  sortir  de  ce  gouffre  béant? 

]^  méchant  qui  faraât  bon ,  la  ra^e  du  kmp  B0U8  la  toison  de  la  hrdins,  m'ef- 
fraient  plus  que  la  Âireur  du  chien  à  trois  têtes.  Nous  demeufons  inquiètes,  et 
nous  demandoBB  quand ,  comment ,  et  d'où  nous  est  venu  œ  monstre  d'hor- 
reurs qui  veille  dans  les  ténèbres. 

Car  mainMiiant  au  Meu  de  nousdmsoler^  et  de  irépaadre  è  flots  sur  nous  le 
léthé  d'une  parole  de  miel ,  tu  fouilles  dans  le  passé  cherchant  le  mal  plus  qaeli 
bien,  et  l'éclat  tiu  présent  s'obscurett  en  mÀne  temp»  que  la  lumière  tna- 
.  blottante  de  l'espérance. 

l^îstoi ,  taifrtoi  !  que  l'âme  de  la  mne ,  prèle  à  s'enfuir^  demeutt  eacen, 
et  cobserTe  la  phis  beMe  dies  fàrmes  que  le  soleil  ait  jamaia  éckârées. 

(  Hélène  reprend  ses  sens  et  se  relève  dans  le  groupe.) 
PHORKYÀ8.~-SorB  des  vapeurs  légères,  soleil  splendide  4e  ee  jour  qui ,  voilé, 
nous  ravissait  déjà ,  et  maintenant  règne  dans  ta  gloire  éblouissante.  Tu  nom 
semblés  belle  comme  le  mondé  qui  se  réiéchit  dans  tes  yeux.  Elles  ont  beau 
m'appeler  la  Laideur;  cependant  je  connais  la  beauté. 

du  royaume  des  ombres ,  et  vint  surprendre  Hélène  dans  son  sommeil.  Euphorion 
naquit  des  ineffables  voluptés  de  cette  scène ,  que  la  mythologie  place  dans  les  tks 
des  Bienheureux,  ynooi  ooixapcov. 

(1)  C'est  dans  la  version  d*Hérodole  qu'il  faut  chercher  ta  clé  de  6e  labyrinthe  o6 
Théroîne  de  Goethe  s'égare  sur  les  pas  de  Phorkyas.  Hélène ,  dans  sa  fuite  avec  PJkris, 
est  poussée  sur  la  c6te  d'Orient  ;  le  roi  d'Egypte  Protée,  instruit  par  ses  serviteurs  du 
nom  et  du  rang  dé  ses  hAtes,  s'empare  aussitôt  d'Hélène  et  de  ses  trésors ,  et  don» 
l'ordre  à  P&ris  de  quitter  ses  états.  Cependant,  à  cette  nouvelle,  Ménélas,  qui  court 
le  monde  à  lib poursuite  dé  son  épouse  ravie,  se  bâte  de  faire  voile  vers  l'tigypU; 
mais,  avant  qu'il  n'arrive,  le  roi  Protée  meurt,  et  son  fils,  à  son  tour,  obsède  la  mit- 
heureuie  Hélène  si  cruellement,  qu'elle  sort  du  palais  et  se  réfugie  au  tombeau  de 
raucicn  roi.  Là ,  elle  passe  ses  jours  dans  la  tristesse  et  dans  les  larmes,  et  b  parole 
de  Mercure,  qui  lui  promet  qu'elle  reverra  son  époux  et  sa  patrie,  l'aide  à  peine  à 
suppoihter  l'existence.  Enfin ,  Ménélas  aborde  nu  moment  où ,  penchée  sur  le  tom- 
beau, elle  invoque  l'esprit  de  son  protecteur.  Les  deux  époux  se  reconnaissent f 
volent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre;  le  roi  d'Egypte  les  laisse  libres,  et  tous  les  deux 
retournent  à  Sparte.  (Hérodote,  Euterpe,  liv.  XL)  Or,  c'est  cette  fable  qu'on  ne 
peut  en  aucune  feçon  rattacher  au  mythe  accepté  de  l'enlèvement  d'Hélène  qui 
donne  lieu  à  Va  iégencie  de  sa  double  présence^  Hélène  est  tellement  troublée  par 
rap|)aiHtién  de  Plwtrkyas  et  ses  invectives ,  que  sa  raison  s'égare.  Ses  souvenirs  se 
croisent)  elle  comninKe  pnr  se  croife  une  antre  qn'ellie-nième ,  l'Hélène  égyptienne 
pent-èt^ ,  et  Unit  par  dentei*  dé  n  propre  «xisteneeé 


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(KMtTHB.  ^7? 

HÉLÈNE. — Je  SOIS  en  cbanoelaat  du  vide  qui  m'eatourait  dans  levert^  ;  je 
roudrais  bien  encore  in*abaodoaiier  au  repos ,  mes  meii4>res sont  si  las;  vous 
1  eoatîeot  aux  reiaes ,  il  ooavieol  à  tous  les  hommes  de  se  fortifier  et  de  re- 
prendre courage^  quel  que  soit  i^évèuement  qui  les  meoaee. 

Phobs YAs.  •—  Tu  le  tiens  devant  nous  dans  ta  grandeur  et  ta  beauté;  tem 
regard  dit  que  tu  as  ordonné  ;  qu'ordonnes-tu  ?  Parle. 

HÉLÈNE. — Qu*on  répare  le  temps  perdu  en  des  querelles  arrogantes,  et 
fu'on  se  bâte  d'accomplir  le  sacriûce  commandé  par  le  roi. 

Phoakyas.  —Tout  est  prêt  dans  la  maison,  la  coupe,  le  trépied  «  la  hacbe 
Jguë;  Teau  lustrale ,  Tencens,  tout  est  prêt  :  désigne  la  victime. 

HÉLÈNE.  —  Le  roi  ne  Ta  pas  indiquée. 

Phoekyas.  —  Il  ne  Fa  pas  dite ,  ô  misère  ! 

HÉLÈNE.  —  Quelle  affliction  s'empare  de  ton  eœur  ? 

Phorkyas.  •—  Reine ,  c'est  td-méme  ! 

HÉLÈNE.  —  Moi? 

Phobkyas.  —  £t  eelles-ci. 

Le  chgeub.  —  Malheur  et  désespoir! 

Phoekyas.  —  Tu  tomberas  sous  la  hache. 

HÉLÈNE.  —  Affreux  !  Mais  je  l'avais  pressenti ,  malheureuse  ! 

Phobkyas.  —  Cela  me  semble  inévitable. 

Le  choeub.  —  Hélas  !  et  nous ,  quel  destin  nous  attend? 

Phobkyas.  —  Elle  mourra  d'une  noble  mort;  mais  vous ,  au  balcon  élevé 
pii  supporte  le  fatte  du  toit,  comme  les  grives  au  piégede  l'oiseteur,  vous  veus 
lébattrez  à  la  file.  (  Hélène  et  le  chœur,  daa<i  VaHilude  de  la  stiipeiir  et  de  Tépou- 
ranle ,  forment  un  groupe  harmonieusement  disposé.) 

Phobkyas.  —  Fantômes  !  —  Pareilles  à  des  spectres,  immobiks,  fom  vous 
tonez  là,  effirayées  de  vous  séparer  du  jour,  qui  ne  vouftepparlîenliMS.  Les 
beoynes,  œs  specties  qui  vousiessemUent,  nereoetBoentpAtiokBittiefiàla 
hwMère  auguste  du  soleil  ;  mais  nulle  voix  n'ioteroède  pMir  eux,  nul  peavoir 
ne  les  sauve  du  destin.  Us  le  savent  tous ,  et  peu  s'en  aeoomaKMlent.  N'Inpovle, 
vous  êtes  perdues.  Ainsi ,  à  l'œuvre  !  (  Elle  frappe  dans  ses  mains.  Entrent  des  naâis 
masqués ,  qui  s'esipretsent  d'exécuter  ses  ordres.  )  |ei ,  toi ,  monstre  ténébreux , 
sphérique.  Roulez  de  ce  côté;  courage!  il  y  a  du  mal  à  fitive;  place  à  l'autel 
aux  cornes  d*or.  Que  la  hache  étinoelante  soit  déposée  sur  le  bord  d'argent; 
emplissez  d'eau  les  amphores  pour  laver  l'affreuse  souittiare  du  sang  noir,  et 
dérouiez  sur  la  poussière  le  tapis  précieux ,  afin  que  la  victime  s'agenouille 
royalement ,  et  soit  ensevelie ,  —^  la  tête  séparée ,  il  est  vrai ,  —  mais  le  soit  di- 
gnement. 

La  eoBYPHEE.  —  La  reine  demeure  pensive;  les  jeunes  filles  s'inclinent, 
semblables  au  gazon  moissonné.  A  moi  l'innée  de  tontes,  il  est  4e  mon  devoir 
sacré  d'échanger  la  parole  avec  toi,  doyenne  antique.  Tu  as  l'expérience  et  la 
lagesse;  tu  parais  aussi  avohr  la  bienveillance,  quoique  cette  foMe  troupe  t'ait 
méconnue  d'abord.  C'est  pourquoi,  dis  ce  que  tu  crois  possible  encore  pour 
le  salut. 


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480  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Phobkyàs.  —  C'est  facile.  Il  dépend  de  la  reine  de  se  saÙTer,  elle  et  vous 
autres  tout  ensemble;  mais  il  s'agit  de  se  décider  promptement. 

Le  chœub.  —  O  la  plus  révérée  des  Parques!  la  plus  sage  des  Sibylles! 
tiens  ouverts  les  ciseaux  d'or.  Annonce-nous  ensuite  le  jour  et  le  salut,  car 
nous  sentons  déjà  tressaillir  et  comme  flotter  à  tous  les  vents  nos  membres 
délicats,  qui  aimeraient  bien  mieux  se  réjouir  dans  la  danse  pour  se  reposer 
ensuite  sur  le  sein  du  bien-aimé. 

HÉLÈisE.  —  Laisse-les  trembler.  —  J'ai  de  l'affliction,  mais  non  de  Tépou- 
vante  ;  cependant ,  si  tu  connais  un  moyen  de  salut ,  qu'il  soit  accueilli  avec 
gratitude.  Pour  l'ame  clairvoyante  et  qui  plane  au  loin ,  l'impossible  se  montre 
souvent  possible;  —  parle. 

Le  chœur.  —  Oh!  oui,  parle,  et  dis-nous  vite  comment  nous  pourrons 
échapper  à  ces  afTreux  lacets  qui  se  roulent  déjà  autour  de  notre  cou ,  comme 
les  plus  funestes  joyaux.  Nous  suffoquons  d'avance,  malheureuses,  nous  étouf- 
fons ,  si  toi ,  la  mère  auguste  de  tous  les  dieux ,  ô  Rhéa  !  tu  n'as  pitié  de  nous. 

Phobkyàs.  —  Serez-vous  assez  patientes  pour  voir  en  silence  se  déployer  le 
cortège  du  discours?  Il  y  a  plus  d'une  histoire. 

Le  chœub.  —  Nous  le  serons;  écouter  c'est  vî\Te. 

Phobkyàs.  —  Pour  celui  qui ,  resté  à  la  maison,  garde  le  noble  trésor,  ci- 
mente les  murailles  élevées  de  sa  demeure,  assure  le  toit  contre  Forage,  pour 
celui-là  tout  ira  bien  durant  les  longs  jours  de  la  vie  ;  mais  celui  qui  franchit 
facilement  d'un  pied  fugitif  le  seuil  sacré  de  sa  demeure ,  celui-là  trouve,  à  soo 
retour,  l'antique  place;  mais  tout  est  changé,  sinon  détruit. 

Hélène.  —  Où  vont  aboutir  ces  sentences  connues?  Tu  veax  raconter; 
n'éveille  aucun  souvenir  fâcheux. 

Phobkyàs.  —  Ceci  est  de  l'histoire,  ce  n'est  pas  un  reproche.  —  Ménélas, 
en  écumeur  de  mer,  a  navigué  de  golfe  en  golfe  ;  les  rivages ,  les  Iles ,  il  a  toot 
envahi,  revenant  chargé  du  butin  entassé  dans  ce  palais.  Il  resta  dix  loDga» 
années  devant  Uion.  Combien  il  en  a  mis  à  revenir,  je  l'ignore.  Mais  que  se 
passe-t-il  maintenant  dans  le  palais  sublime  de  Tyndare?  qu'est  de\'enu  le 
royaume? 

HÉLÈNE.  —  As-tu  donc  l'invective  tellement  incarnée  en  toi,  que,  sans 
blâmer,  tu  ne  puisses  remuer  les  lè^Tes? 

Phobkyàs.  —  Dix  longues  années  demeura  abandonné  le  vallon  monta- 
gneux qui  s'étend  au  nord-ouest  de  Sparte ,  —  le  Taygète  par  derrière,  —  où , 
comme  un  gai  ruisseau,  l'Eurotas  se  déroule  et  vient  ensuite,  à  travers  les 
roseaux  de  notre  vallon ,  nourrir  nos  cygnes.  Cependant  là-bas ,  derrière  le 
vallon  montagneux ,  une  race  aventurière  s*est  installée,  sortie  de  la  nuit  cm- 
mérienne;  là  s'est  élevé  un  bourg  fortifié,  inaccessible,  d'où  elle  foule,  selon 
qu'il  lui  convient,  le  sol  et  les  habitans. 

HÉLÈNE. — Ils  ont  pu  accomplir  une  telle  entreprise  ?  Cela  semble  impossible. 

Phobkyàs.  —  Ce  n'est  pas  le  temps  qui  leur  a  manqué;  ils  ont  eu  vingt  ans 
à  peu  près. 

HÉLÈNE.  —  Ont-ils  un  chef?  Sont-ce  des  brigands  nombreux  et  unis? 


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GOETHE.  481 

Phobkyas.  —  Ce  ne  soot  pas  des  brigands;  pourtant  Tun  d'eux  est  le  chef 
qui  les  gouverne.  Je  n'en  dis  pas  de  mal ,  quoiqu'il  m'ait  déjà  fait  souffrir.  Il 
pouvait  tout  prendre,  et  cependant  se  contenta  de  quelques  légers  présens, 
auxquels  il  ne  donna  pas  le  nom  de  tribut. 

HÉLBKB.  —  Comment  est-il  ? 

Phobkyas.  —  Pas  mal,  selon  moi  du  moins.  C'est  un  homme  vif,  hardi, 
bien  fait ,  un  honune  sage,  et  comme  on  en.  voit  peu  parmi  les  Grecs.  On  traite 
ce  peuple  de  barbare;  mais  je  pense  qu'on  n'y  trouverait  pas  un  homme 
aussi  cruel  que  plus  d'un  héros  qui  s'est  conduit  en  anthropophage  devant 
Ilion.  Je  compte  sur  sa  grandeur  d'ame,  et  me  suis  confiée  à  lui.  Et  son 
château!  voilà  ce  qu'il  faut  voir!  C'est  autre  chose  que  ces  lourdes  mu- 
railles que  vos  pères  ont  élevées  tant  bien  que  mal,  en  vrais  cyclopes,  roulant 
la  pierre  brute  sur  la  pierre  brute.  Là  tout  est  art  et  symétrie.  Voyez  le  du 
dehors;  il  s'élance  vers  le  ciel,  si  droit,  si  solidement  construit,  poli  comme 
Tacier!  L'idée  seule  de  grimper  là  donne  le  vertige.  A  l'intérieur,  de  vastes 
tours,  entourées  d'architecture  de  toute  espèce,  à  tout  usage.  Là  des  colonnes, 
des  colonnettes,  des  arceaux ,  des  ogives,  des  balcons,  des  galeries  d'où  l'on  voit 
à  la  fois  au  dedans  et  au  dehors ,  —  et  des  blasons. 

Le  choeub.  — Qu'est-ce  donc  des  blasons.^ 

Phobkyas.  —  Ajax  avait  déjà  des  serpens  enlacés  sur  son  bouclier  ;  vous- 
mêmes  l'avez  ^-u.  Les  sept,  devant  Thèbes,  portaient,  chacun  sur  son  é^u, 
des  figures  riches  en  symboles.  Là  on  voyait  la  lune  et  les  étoiles  sur  le  Hr- 
niament  nocturne ,  la  déesse  aussi ,  le  héros,  les  échelles,  et  les  glaives,  et  les 
(lambeaux ,  et  tout  ce  qui  menace  une  bonne  ville.  Ainsi  notre  troupe  de  héros 
porte  dans  l'éclat  des  couleurs  une  image  pareille,  qu'elle  tient  de  ses  aïeux . 
là  des  lions ,  des  aigles ,  des  serres  et  des  becs ,  puis  des  cornes  de  bœufs ,  des 
ailes ,  des  roses ,  des  queues  de  paon ,  et  aussi  des  bandes ,  or  et  noir  et  ar- 
L^ent ,  bleu  et  rouge.  De  semblables  images  pendent  à  la  file  dans  les  salles ,  des 
salles  immenses,  vastes  comme  le  monde!  Là  vous  pouvez  danser. 

Le  cHqcuB.  —  Dis,  là  aussi  y  a-t-il  des  danseurs! 

Phobkyas.  ^  Les  plus  charmansî  Troupe  fraîche,  aux  boucles  d'or,  ils 
sentent  la  jeunesse.  Paris  seul  avait  ce  parfum  de  jeunesse,  lorsqu'il  vint  trop 
près  de  la  reine. 

HÉLv:xE.  —  Tu  sors  de  ton  rôle;  di.s-moi  le  dernier  mot. 

Phobkyas.  —  C'est  à  toi  de  le  dire;  prononce  solennellement  un  oui  intel- 
lÎLible,  et  je  fais  en  sorte  que  ce  castel  t'environne  aussitôt. 

Le  choeub.  —  Ohj  dis-la ,  cette  brève  parole,  et  sauve-toi  et  nous  aussi. 

HÉLÎiNE.  —  Comment  pourrais-je  craindre  que  le  roi  Ménélas  se  montrât 
assez  cruel  pour  me  faire  souffrir? 

Phobkyas.  —  As-tu  donc  oublié  comment  il  mutila  ton  Deïphobe,  le  fière 
de  Paris,  tué  dans  le  combat;  Deïphobe,  qui  te  conquit,  toi,  veuve,  après 
tant  d'efforts,  et  t'épousa  heureusement?  Il  lui  coupa  le  nez  et  les  oreilles  et 
plus  encore.  C'était  horril  le  à  voir. 

HÉLÈNE.  —  11  le  traita  de  la  sorte,  et  ce  fut  pour  moi. 


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UÈ  BEVUE  DBS  VEC^  MONDES. 

PllioltkYAs.  —  Il  te  tiraitera  de  même,  et  ce  sera  p<mr  hii.  La  beauté  est 
îndîvis^le.  Gehii  €[ui  l'a  possédée  tout  entière  .rànéanth  |ilulit,  maudissam 
tout  paîtage.  (  Fanfares  dabs  le  lobtam.  Le  chœur  tressaâRfe.  ) 

Comme  le  son  aigu  de  la  trompette  déchire  Toreflle  et  les  entraides,  aânsî 
la  jalousie  se  cramponne  à  la  poitrine  de  Thomme,  ^i  ^^odMe  jamais  œ  ^11 
a  possédé  ètA^^tte  nMintènaBlllsii  pet^iii. 

ht  t9k0O%,^J^'m^bàêMa  pris  t^tehUi*  kto^làlrMi^?  IVè'^^sis^ii  passas* 
celer  ws  aHuesT^ 

compuè. 

Lb  cbOEUïi.  —  MMtl&  notisl 

PHoliKYÂS.  -*-  Vous  le  savez  bien  ;  vous  voyez  sa  taort  devant  vos  yeoi, 
et  dans  sa  mort  vous  pressentez  la  vôtre.  Non,  il  n'est  point  de  salut  pour  tous. 

(Pause.  ) 

HÉLÈNE.  —  rài  réfléchi  à  ce  qu'il  convient  de  tenter.  Tu  es  un  démon,  je 
ne  le  sens  que  trop,  tu  tournes  le  bien  en  mal.  Avant  tout,  je  veux  te  suivre  as 
château  ;  ce  qu'il  me  resté  à  faire,  je  le  sais,  et  que  les  m}'stères  que  la  r»oe 
peut  garder  en  son  sein  demeurent  impénétrables  à  chacun,  vreillê,  mardie  en 
avant. 

Le  chgeub.  —  Oh  !  que  nous  allons  volontiers,  —  d'un  pied  léger,  —  la 
mort  derrière, —  et  devant  nous,  —  du  haut  castel  les  murs  inaccessibles;  — 
qu'il  soit  donc  protégé  —  comme  le  bourg  d'Ilion,  —  qui  n'a  succombé  — 
qu'à  la  ruse  infâme.  (Des  nuages  se  répandent  çà  et  là,  voilent  le  fond,  et  gapeot 
Tavant-scène.  ) 

Mais  comment?  —  Sœurs,  regardez  à  Fentour  !  —  Le  jour  n'était-il  pass^ 
rein  ?  —  Des  nuages  s'amonoèlent ,  —  sortis  des  flots  sacrés  de  l'Eurotas.  — 
Déjà  se  dérobe  à  ma  vue  —  le  bord  charmant  couronné  de  roseaux,  —  etks 
cygnes  aussi ,  les  cygnes  —  libres,  superbes,  gracieux , — qui  glissent  mollement 
ensemble — en  groupes  amoureux  des  eaux ,  —  hélas  !  je  ne  les  vois  plus. —Ce- 
pendant ,  cependant  —  je  les  entends  encore ,  —  j'entends  leurs  sons  rauques 
au  loin  ;  —  ils  annoncent  la  mort!  —  Ah  !  pourvu  qu'à  nous  aussi ,  —  hélas! 
ils  ne  l'annoncent  pas,  —  au  lieu  du  salut  promis,  —  à  nous  les  blanches 
sœurs  des  cygnes,  —  au  col  de  neige,  au  col  flexible,  —-  comme  à  la  fille  du 
cygne,  hélas!  —  Malheur  à  nous!  malheur  à  nous  ! 

Les  ténèbres  ont  envahi  déjà  tout  l'espace.  —  A  peine  si  nous  nous  voyons. 
—  Qu'arrive-t-il  ?  Marchons-nous  ?  —  glissons-nous  d'un  -pas  rapide?  —  Sur 
le  sol  ne  vois-tu  rien  ?  —  Serait-ce  Hermès  qui  nous  précède  ?  —  Ne  vois-tu 
pas  luire  son  sceptre  d'or,  —  qui  nous  fait  signe  et  nous  ordonne  de  reatrer 
au  sein  de  FHades ,  —  séjour  triste,  sombre,  où  se  trouvent  —  des  fantômes 
insaisissables,  —  toujours  plein,  pourtant  toujours  vide. 

Phorkyas  cède  enfin  aux  instances  des  Troyennes  suppliantes;  le 
temps  presse,  il  faut  se  hâter  de  fuir  les  murs  de  Sparte,  et  s'en  aller 


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dieitiher  un  refuge  sur  les  bords  du  Taygète ,  oà  une  race  étmgère 
vient  de  fonder  une  cité  nouvelle  sous  la  conduite  d'un  aventurier  glo- 
rieux. Hélène  demeure  un  instant  irrésolue;  un  bruit  de  elairons  an- 
nonce l'arrivée  de  Méaélas:  c'est  la  mort  qui  s'avance  à  grands  pas, 
la  mort  sanglante,  prar  elle  et  ses  blandies  coiQpagnea.  La  reine,  épou- 
vantée, n'hésile  pk»,  et  remet  sa  destinée  entre  les  mains  de  Phec^ 
kyas.  Un  nuageépais  oMvie  la  mèm, et ,  levsqn'il se  dissipe,  la  iténe 
et  le  eiiœm'  se  trouvent ,  par  enchantement ,  au  miliett  de  la  eilé.go- 
tfaique,  où  des  pages  blonds  et  vèt«s  de  soie let  d'or  s-emfNreasent  à 
les  accueillir.  Hélène  est  conduite  vers  Faust;  celni-d,  avant  mèioe 
de  rendre  hommage  à  la  fille  immortelle  du  cygne,  lUt  diarger  ée 
fers,  en  sa  présence,  le  gardien  de  la  tour,  Lynceus,  pour  avoir  né- 
gligé d'annoncer  qu'il  la  voyait  venir.  Hélène  sourit  d'aise  à  ce  premier 
témoignage  de  galanterie  chevaleresque,  et  pardonne  au  gardien. 
Faust  obéit  et  s'avoue  le  vassal  de  la  pure  beanté.  Dès  ce  moment 
l'hyménée  de  Faust  et  d'Hélène  est  décidé.  Le  'représentant  du 
moyen-âge  monte  sur  le  trAne  de  ^héroïne  antique,  et  partage  avec 
elle  le  royaume  infini.  Hélène  ne  se  lasse  pas  d'adn^rer  les  pbé- 
Domènes  merveWeax  qui  dansent  autour  d'elle,  comme  les  ra^s 
d'un  soleil  inconnu.  C'est  un  monde  tout  entier  qui  se  révèle  àses 
aens.  La  bdie  fleur  divine,  transplantée  sur  un  sol  étranger,  épa- 
nouit son  'Calice  d'argent,  d'où  s'échappent  de  snaves  parfums, 
qui  enivrent  Faust.  Cependant  des  cris  tumultueux  troublent  le 
mime  de  la  vallée  heureuse.  Les  envoyés  de  Ménélas  viennent  réda- 
ner  Hélène;  Faust  se  lève  et  ies  repousse  à  h  tète  de  ses  hommes 
d'annes.  La  valeur  protège  la  beauté  et  s'en  vend  digne.  MentAt  le 
calme  renaît,  doux,  embaumé,  voluptueux,  inaltérable.  Le  chœur 
s'endort  çà  et  là,  svr  les  degrés  du  palais  et  sur  les  touffes  d'herbe 
où  serpentent  les  eaux  vives.  Hélène  et  Faust ,  l'œil  humide,  la  lèvre 
«Itérée,  ivres  de  désirs  et  d^amo^r,  se  perdent ,^  la  main  dans  la  main, 
sous  l'épaisseur  du  feuillage,  dans  les  ombres  de  la  grotte  mystéh- 
lieuse.  Bientèt  Phorkyas  annonce  qu'un  enfant  nouveau-né  bondit 
en  se  jouant  du  giron  de  l'épouse  sur  le  sein  de  Tépoux  ;  un  mer- 
veilleux enfont,  nu  d'abord ,  puis  vêtu  de  pourpre  et  d'amr,  la  lyre 
d'or  dans  la  main,  comnie  un  petit  Phébos,  l'aiiréele  de  lumière  sur 
les  tempes.  Euphorion  paraît;  il  court ,  il  bondit,  quitte  le  sol,  monte 
vers  les  astres,  et  se  balance  dans  riofini,  joyeux ,  insouciant ,  et  tou- 
jours chantant  d'upe  voix  plus  pure  que  le  cristal  des  strophes  ro- 
mantiques, que  la  musique  aérienne  accompagne.  On  voit  ainsi  ce 
que  Goethe  emprunte  à  la  légende  et  ce  qu'il  y  ajoute.  Les  amours 


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iSk  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

d* Achille  et  d'Hélène,  vous  les  retrouvez  ici;  rien  D*est  perdu,  m 
Tardeur  des  caresses,  ni  l'harmoDie  de  Fair,  ni  renchantement  do 
site,  mystérieuse  étreinte  d*où  natt  de  même  Euphorion,  Fenfant 
divin,  la  poésie.  Seulement,  au  lieu  d'Achille,  c'est  Faust;  au  liea 
de  la  beauté  humaine,  la  beauté  idéale,  l'intelligence.  Hélène  reste 
ce  que  l'antiquité  l'a  faite,  ce  qu'elle  sera  toujours.  Qael  représen- 
tant plus  noble  et  plus  digne  l'antiquité  plastique  trouverait-elle? 

Ainsi  les  élémens  de  toute  poésie  se  rencontrent  et  s'assemMeot; 
l'antiquité  épouse  le  romantisme,  et  de  cet  hyménée  sort  la  poésie 
moderne  avec  sa  forme  originale,  son  intimité  sympathique,  mais 
aussi  avec  ses  désirs  sans  bornes,  son  impatience  du  joug  et  de  la 
règle;  réelle  à  la  fois  et  symbolique,  —  tantôt  voilée,  tantôt  nue 
comme  le  marbre  antique ,  —  aujourd'hui  noyée  dans  les  brouil- 
lards ,  demain  sereine,  et  la  lumière  au  front,  —  féconde  et  capri- 
cieuse comme  le  soleil ,  ou  elle  tend  sans  cesse ,  au  risque  de  tom- 
ber d'en  haut  comme  Euphorion  et  comme  Icare  (1).  Icare,  c*est 
l'inquiétude  incessante  de  la  pensée ,  l'aspiration  étemelle  ?ers  un 
but  ignoré  qui  s'élève  toujours  à  mesure  qu'on  monte,  la  fièvre 
d'un  dieu  insensé  dans  le  cerveau  d'un  pAle  adolescent ,  tout  ce  qu*il 
y  a  de  vaste,  d'infini  dans  les  vœux  des  immortels,  et  tout  ce  qu'il 
y  a  de  factice  et  de  vain  dans  Faction  des  hommes  ;  le  désir  insatia- 
ble qui  cherche  la  source,  et  tombe  foudroyé  avant  de  l'avoir  décou- 
verte; Famé  de  Byron  sur  deux  ailes  de  cire  qui  fondent  au  soleil. 
—  L'antiquité,  qui  devinait  Faust  en  créant  Prométhée,  a  pressenti 
Byron  dans  Icare,  et  Goethe,  —  ce  magicien  de  la  poésie,  ce  conci- 
liateur suprême  qui  sait  par  quels  côtés  latens  les  élémens  disjoints 
d'un  monde  dont  l'unité  fait  Fharmonie,  peuvent  se  réunir;  — 
Goethe,  après  vingt  siècles ,  confond  ensemble  ces  deux  relations 
d'une  même  idée  dans  une  allusion  pleine  de  mélancolie  et  de  charme, 
grâce  &  laquelle  la  trinité  symbolique  se  complète ,  et  dont  il  em- 
prunte le  nom  mélodieux  aux  légendes  de  la  mythologie  antique. 

Tel  est  le  mythe  qui  dot  l'intermède  antique  de  la  tragédie.  An 
premier  aspect,  la  part  que  Goethe  fait  à  Euphorion  semble  assez 
belle  :  représentant  par  sa  mère  de  la  beauté  pure,  de  la  beauté 
grecque,  et  de  la  science  allemande  par  son  père,  quelle  destinée 

(1)  Euphorion  était  né  avec  des  ailes ,  Jupiter  en  devint  amoureux  ;  et  comme  le 
bel  adolescent  se  dérol>ait  aux  désirs  furieux  de  TOlympicn ,  celui-ci  le  foudro3fa 
dans  nie  de  Mélos ,  une  des  Cyclades.  Les  nymphes  qui  se  chargèrent  du  soin  d*eB- 
sevelir  Euphorion  furent  changées  en  grenouilles.  (Ptolem.,  Hephm$t,y  lib.  IV, 
pag.  317.) 


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GOETHE.  485 

plus  glorieuse  dès  le  berceau  !  Et  cependant  Goethe  ne  s'en  tient  pas 
là,  il  faut  à  sa  création  quelque  chose  do  contemporain  qui  en  re- 
hausse la  vie  et  l'éclat  dans  le  présent.  De  l'idée  d'Eupiiorion^ 
étoile  radieuse  si  tôt  éteinte  au  firmament  de  la  poésie,  à  Tidéc  de 
iord  Byron  il  n'y  a  qu'un  pas.  Euphorion  sera  lord  Byron.  Ainsi 
Goethe  paiera  le  tribut  de  sa  plainte  sublime  a  la  mémoire  de  l'au- 
teor  de  Manfred^  et  son  œuvre  trouvera  dans  cette  douleur  géné- 
reuse une  mélancolie  imposante  et  grandiose  que  l'antiquité  seule 
n'aurait  pu  lui  donner.  Quel  autre  que  Byron  serait  ce  jeune  im- 
mortel au  splendide  visage ,  aux  tempes  sereines  qu'une  flamme 
illumine,  ce  génie  inquiet  qui  gravit  d'un  pied  ferme  les  pics  escarpés 
et  neigeux ,  plonge  au  hasard  dans  les  abîmes ,  appelle  la  guerre ,  et 
trouve  enfin  la  mort  en  cherchant  un  idéal  qu'il  ne  peut  atteindre? 

Klphobion.  —  Je  sens  des  ailes  qui  me  poussent.  Là-bas,  là-bas ,  le  devoir 
111  appelle.  Applaudissez  à  mon  essor. 

(  Euphorion  s'claDce  dans  Fair;  ses  vùtemcns  le  portent  quel((ue  temps,  sa  tcto^ 
l'jyoune  et  laisse  dans  le  ciel  une  trace  lumineuse. } 

Le  chgeur.  —  Icare  !  Icare  !  assez  de  malheur  ! 
(  Un  l)eau  jeune  homme  tombe  aux  pieds  de  Faust  et  d^IIélène;  son  visage  rap- 
pelle  des  traHsconnu$.  L'enveloppe  matérielle  disparaît,  Tauréole  monte  vers 
le  ciel ,  les  vôtemens,  le  manteau  et  la  lyre  restent  sur  le  sol.  ) 

Qklè^e,  à  Faust.— Antique  parole  que  je  devais  consacrer  par  mon  exemple: 

-Le  bonheur  et  la  beauté  ne  restent  jamais  long-temps  unis!— ^ Les  liens  do 

l'existence  et  de  Tamour  sont  brisés  !  Je  le  déplore ,  je  te  dis  un  douloureux 

^dieu ,  et  me  jette  encore  une  fois  dans  tes  bras  !  —  Perséphone,  reçois  le  fils, 

reçois  la  mère  ! 

(  EUc  embrasse  Faust  et  disparaît;  Faust  ne  retient  d'elle  que  ses  voiles.  ) 

Hélène  retourne  dans  l'Hadès,  auprès  de  Persépbone;  mais  les 
nymphes  du  chœur  refusent  de  la  suivre  :  une  aspiration  indicible 
vers  l'éternelle  nature  les  possède ,  et  toutes  finissent  par  s'abîmer 
dans  son  sein  et  se  perdre  dans  la  végétation ,  dans  les  flots,  dans  les 
airs.  Ainsi ,  la  nature  est  la  source  et  la  fin  des  choses;  tout  en  vient 
et  tout  y  retourne.  Le  panthéisme  a  trouvé  de  nos  jours  son  poète 
dans  Goethe ,  comme  le  dogme  catholique  avait  trouvé  le  sien ,  au 
moyen-Age,  dans  Allghieri.  —  Les  belles  nymphes  du  chœur  se 
plongent  dans  la  natiure;  elles  vont  donc  frémir  conune  les  arbres, 
s*exhaler  comme  l'air,  couler  comme Jes  eaux;  elles  vont,  pampres 
verdoyans,  serpenter  autour  des  coteaui.  Tandis  que  leur  transfor- 
mation s'accomplit,  elles  célèbrent  leur  vie  nouvelle  en  tétramètres 
irochaïques,  idylle  digne  de  Théocrite,  que  je  vais  essayer  de  traduire. 


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486  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Allez,  mes  sœurs,  allez  à  votre  fantaisie. 
P^'ous  vouions  serpenter  sur  le  coteau  joyeux 
Où  la  vigne  mûrit  sur  le  sarment  qui  plie; 
Nous  voulons  contempler  avec  nos  propres  yeux 
La  chaude  passion  du  vigneron  fidèle, 
Et  de  son  zèle  ardent  voir  le  succès  douteux. 
Tantôt  c'est  la  foudlle,  et  tantôt  c'est  la  pelle  ; 
Il  arrache,  il  émonde,  il  lie,  il  amoncelle, 
Implorant  tous  les  dieux ,  surtoot  le  dieu  du  jour. 
Baochus  refféminé  ue  s'infiiiète  guère 
Du  mortel  qui  lui  voue  un  si  pieux  amour. 
Couché  sous  la  f euiUée  ou  dans  le  frais  mystère 
De  sa  grotte  profonde,  il  badine  à  loisir 
Avec  le  jeune  faune  amoureux  du  plaisir. 
Ce  qu'il  faut  à  Bacchus  pour  sa  paisible  fête. 
Et  pour  les  visions  de  son  esprit  dispos, 
Demeure  incessamment  au  fond  des  larges  pots 
Rangés  des  deux  cotés  dans  sa  fraîche  retraite. 
Cependant  tous  les  dieux,  et  surtout  HéKos, 
A  force  d'air,  de  pluie  et  de  rayons  de  flamme. 
Amassent  à  souhait  le  trésor  des  raisins. 
Ce  que  le  vigneron  a  taillé  de  ses  mains 
S'éveille  tout  d'unooup,  et  s'agite,  et  prend  ame. 
Le  feuillage  tressaille,  et  mille  bruits  confus 
Couvent  de  toute  part  dans  les  pampres  émus. 
La  corbeille  gémit,  le  seaacrie  et  clapetle. 
Sous  le  faix  des  jcaisins  on  aent  ployer  la  botte; 
Puis ,  vers  la  cuve  immense  on  court  avec  ardeur 
Pour  les  bonds  cadencés  du,  puissant  vendangeur  ; 
Et  des  raisins  vermeils  l'abondance  sacrée 
Foulée  insolemment  sous  les  pieds ,  pressurée , 
Dégoutte  en  éeumaat ,  et  sonlève  le  cœur; 
Et  maintenant ,  voîei  que  les  folles  oymbehs 
Tintent  de  toute  part  avec  un  bruit  d'waîn; 
L'oceilke  est  étourdie,  et  pour  les  bacchanales, 
Du  mystère  profond ,  Dionysos  sort  enfin , 
Entraînant  sur  ses  pas  le  faune  et  ses  pareilles, 
Qu'il  s'en  va  caressant  d'une  lascive  main. 
Entre  eux ,  d'un  pied  hardi ,  trotte  sur  le  chemin 
L'animal  de  Silène ,  aux  deux  longues  oreifles. 
AUons!  Les  pieds  fourchus  régnent  en  souveralM; 
Les  sens  sent  enivrée ,  et  Foreîlle  tressâUle^ 
L'ivrogne  empUt  sa  coupe  en  battant  la  miittayie, 
£t  o'eniBst  fait  :  la  tête  et  le  ventre  sont  pleins. 


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G6ETIIB.  Igff 

On  «A  voîl  qiMlqiMÉmDS  ^  rMsUmt  eneore  ; 
liait,  bêlas  !  Us  ne  font  qu'augineoicr  la  nmeor. 
Pottr  &Mau  ?ki  nouveau  sa  ptaic€  av€c  hoMmir, 
On  vi4e  chaque  pot  et  ishaqve  vieille  anpbote. 

Les  vètemens  dUSIèoe,  tranif ormes  <eii  nuâge,  en^loppent  Faml, 
l'enlèveDt,  et  dépOMit  riofiaUgtble  avraUrier  Mr  le  pimde  d*iiiie 
haute  iBentagne  qui  doniM  la  terre ,  un  pM  Mome  4e  semneliie 
Ittdée  où  l'esprit  du  mal  condubiit  Jés»  pMr  le  tenter.  Faust  de^ 
mettra  pensif,  et,  tiMtts4|W  le  bronillanlllettaiir disparait  ^  cMë 
de  foiiest,  il  voit  ^Hsaer  dans  sa  transpwenee  vaporeuse  IMtes  (es 
pensées  de  son  ame.  On  diratt  im  mîi^r  gigantesque  eé  é&Bteai  ime 
à  une  les  sensations  de  sa  vie,  fermes  qui  gmnéissent  et  passent, 
insaisissiMas  et  vaines  comme  ta  vapeur  fpn  les  etrfante  em  phHdt 
les  réflécbft,  lumières  qui  tremblent  m  vmtacrti  de  s'éteînd^e ,  fan*- 
tdmes  qui  traversent  le  vide  à  gr^Mls  pas  poar  aHer  an  néant.  Tontes 
ont  passé,  lorsqu'il  s'en  élèv«  une  dffis  te  ^crisiai ,  une  qni  reste;  le 
nuage  a  beau  s^oigner^  elle  dimînne  et  nedisparatt  pas  :  t*est  Mar* 
gnerite,  le  prenrier  rêve  de  jeunesse ,  le  pnenrier  désir,  la  première 
pensée  d'amour;  Marguerite,  cette  perle  divine  que  tant  d'orages  ont 
refoulée  dans  les  plus  profonds  aMmes  de  sa  conscience,  tonjours 
plus  pure ,  plus  limpide ,  plus  baignée  de  lumière,  chaque  fois  qu*un 
rayon  de  soleil  amène  pour  quelques  heures  la  quiétude  et  la  sé- 
rénité. 

Cependant  la  nature  impatiente  de  Faust  ne  tarde  guère  à  se  faire 
jour;  il  n'est  pas  dans  son  caractère  de  remuer  long<-temps  les  ceo* 
dres  éteintes  de  ses  sensations,  pour  y  chercher  quelqiies  parcelles 
d'or.  La  Mélancolie  peut  s'asseoir  à  l'ombre  et  se  réfugier  dans  le 
passé;  les  vives  splendeurs  du  soleil  Téblouissent,  et  l'idée  de  l'avenir 
la  trouble;  mais  lui ,  avec  te  désir  insatiaMe  qm  le  possède  et  l'agite, 
s'il  recute  d'un  pas,  c'est  pour  s'étencer  d'un  bond  plus  impétueux 
sur  le  sommet  qtri  ferme  Thorizon  à  son  œil  d'aigle.  11  ftut  à  son 
activité  dévorante  un  aliment  nouveau  ;  il  y  a  dans  la  comédie  hu- 
maine une  scène  qu'il  n'a  pas  jouée  encore  :  la  guerre.  Cette  scène, 
il  la  demande,  il  la  veut ,  dut  Méphistophélès  composer  le  drame  tout 
exprès;  du  reste,  il  se  soucie  fort  peu  des  titres  et  des  honneurs,  et 
n'envisage  la  question  qu'au  point  de  vue  de  l'inexorable  activité  qui 
le  pousse. 

L*emperettr  est  tombé  dans  le  piège  que  Méphistophélès  a  tendu 
sous  ses  pas  au  premier  acte.  A  l'aspect  de  ces  richesses  diaboliques 


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488  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  les  trésors  de  l'état  ont  regorgé  tout  à  coup,  la  tête  lui  a  tourné; 
au  lieu  de  gouverner  son  peuple,  il  s'est  mis  à  jouir  de  la  ?ie  en 
Sardanapale.  Déjà  la  révolte  lève  la  tète,  l'anarchie  éclate  de  toutes 
parts,  le  clergé  vient  d'élire  un  nouveau  chef,  qui  s'avance  à  grandes 
journées  contre  son  souverain  légitime.  Méphistophélès  accourt  à  son 
aide;  les  trois  vaillans  (1],  Raufebold,HabebaId,  Haltefest,  raccompa- 
gnent; Faust  est  promu  à  la  dignité  de  généralissime.  11  n'entend  rien 
à  la  guerre,  peu  importe.  — Prends  toujours  le  bâton  île  général,  lui 
dit  Méphistophélès,  et  je  réponds  de  l'affaire. — Cependaut  un  bruit 
fatal  court  dans  les  rangs,  on  parle  de  la  défection  des  corps  alliés; 
l'empereur  fait  bonne  contenance  :  a  Un  prétendant  vient  pour  me 
conquérir;  aujourd'hui,  pour  la  première  fois,  je  sens  que  je  suis 
l'empereur,  d  Faust,  armé  de  la  tète  aux  pieds,  s'avance  au  nom  du 
nécroman  de  Nurcia,  que  l'empereur  a  sauvé  jadis  du  bûcher,  et  pro- 
pose au  maître  du  monde  les  secours  de  la  magie.  L'offre  de  Faust  est 
acceptée.  La  bataille  s'engage,  les  trpis  vaillans  fondentsurTçunemi; 
Méphistophélès  évoque,  des  quatre  coins  de  la  terre,  des  légions  de 
fantômes  qui,  bardés  de  fer,  cheminent  en  grandissant  à  travers  Tes- 
pace ,  et  sèment  sur  leurs  pas  la  confusion  et  l'épouvante.  Méphis- 
tophélès, Faust  et  l'empereur  suivent  du  haut  de  la  montagne  les 
<^hances  long-temps  douteuses  du  combat. 

Faust.  — L'horizon  s'est  couvert;  çà  et  là  seulement  tremblotte  une  lueur 
rouge  et  d'un  sombre  présage  ;  le  rocher,  le  bois,  l'atmosphère ,  le  ciel  même, 
tout  se  confond. 

MÉPHISTOPHÉLÈS.  —  L'aile  droite  tient  ferme.  Taperçois  dans  la  mêlée 
Hans  Raufebold ,  l'impétueux  géant,  occupé  à  sa  manière. 

L'empebeub.  —  Tout  à  l'heure  il  paraissait  n'avoir  qu'un  seul  bras,  main- 
tenant je  lui  en  vois  déjà  douze  qui  bataillent.  Cela  ne  se  passe  guère  ainsi  dans 
la  nature. 

Faust.  —  N'as-tu  donc  jamais  rien  entendu  dire  de  ces  bandes  de  nuages 
qui  flottent  sur  les  .cotes  de  Sicile.^  Là,  des  visions  bizarres  vous  apparaissent, 
errant  dans  la  pure  clarté,  portées  vers  les  espaces  intermédiabres,  réfléchies 
dans  des  vapeurs  étranges;  là,  des  villes  grandissent  et  diminuent;  là,  des 
jardins  montent  et  descendent,  selon  que  l'image  découpe  l'éther  (2) 

L'empebeub.  —  Le  moment  décisif  approche.  Les  hautes  piques  commen- 
cent à  flamboyer,  et,  sur  les  lances  étincelantes  de  nos  phalanges,  je  vois  danr er 
des  flammes  rapides.  Cela  tient  par  trop  de  la  magie. 

(1)  AUusion  aux  trois  vaillans  hommes  de  David. 

(2)  Faia  Morgana,  —Voir,  sur  les  fascinatioDS  aériennes  du  dttroit  de  MessioCi 
lu  charmante  fantaisie  de  Lamothe-Fouqué. 


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GOBTHB.  489 

Cependant  l'aile  gauche  souffre ,  l'ennemi  escalade  les  hauteurs ,  la 
situation  devient  grave.  Méphistophélès  s'empare  du  commandement 
et  dépêche  aussitôt  des  corbeaux  messagers  près  des  nymphes  de  la 
montagne. 

MÉPHISTOPHÉLÈS.  —  Çà ,  ïïïes  noirs  cousins!  vite  à  rœuvre,  vite  au  grand 
lac  de  la  montagne  !  Saluez ,  de  ma  part ,  les  nymphes  et  tâchez  d*obtenir  d'elles 
une  apparence  d'inondation .  (  Pause.  ) 

Taust.  —  Certes  nos  messagers  ont  dû  faire  dans  les  règles  leur  cour  aux 
dames  des  eaux.  L'inondation  commence  à  gronder.  Çà  et  là ,  des  cimes  arides 
et  cliauves  du  granit  s'échappe  la  source  vive  à  larges  flots 

MÉPHISTOPHÉLÈS.  —  PouT  moi,  jc  uc  vois  rien  de  ces  prestiges  de  l'eau , 
dont  les  yeux  humains  peuvent  seuls  être  dupes.  Cette  étrange  aventure  nie 
réjouit.  Ils  se  précipitent  par  troupeaux  insensés;  sans  avoir  quitté  la  terre 
ferme,  ils  s'imaginent  se  noyer  et  s'évertuent  de  la  plus  singulière  façon  à  courir 
à  la  nage.  Maintenant  la  confusion  est  partout 

La  rébellion  une  fois  en  déroute ,  les  trois  vaillans  pénètrent  dans  la 
tente  splendide  du  prétendant  et  se  mettent  eh  devoir  de  tout  piller, 
lorsque  les  trabans  de  l'empereur  légitime  entrent  à  point  pour  les 
chasser.  Arrive  l'empereur,  qui  s'empare  du  trône  vide  et  récompense 
les  grands  dignitaires  qui  lui  sont  restés  fidèles.  L'archi-maréchal , 
rarchi-chambellan ,  l'archî-échanson ,  reçoivent  des  privilèges  sans 
nombre,  dont  l'archevêque,  en  même  temps  grand-chancelier  de  la 
cour,  leur  transmet  les  brevets  scellés  du  sceau  de  Tétat  (1).  Les 
princes  temporels  se  retirent ,  l'archevêque  blAme  l'empereur  de  la 
victoire  sacrilège  qu'il  vient  de  remporter  avec  l'aide  des  puissances 
de  l'enfer;  il  le  menace  de  toutes  les  foudres  de  Home,  s'il  ne  cède 
aussitôt  à  l'église  une  bonne  partie  de  son  territoire.  On  élèvera  sur 
le  champ  du  combat  une  cathédrale  qui  sera  bâtie  avec  les  deniers  de 
l'empereur,  et  dont  les  revenus  de  l'état  paieront  l'entretien.  Le  clergé 
n'en  reste  pas  là  :  il  exige  encore,  avant  de  consentir  à  parler  d'ac- 
commodemens,  une  part  du  rivage  que  Faust  a  conquis  surin  mer. 
Goethe,  qui  n'aime  pas  le  catholicisme,  ne  laisse  pas  échapper  l'oc- 
casion d'attaquer  avec  violence  la  constitution  de  l'empire  au  moyen- 
âge.  D'un  côté ,  c'est  la  faiblesse  et  l'Impuissance  des  empereurs;  de 

(I)  Goctlie  semble  prendre  plaisir  à  reproduire  ici  le  ton  cl  les  expressions  de  la 
boUe  d*or,  qui  Tavait  si  vivement  frappé  dans  sa  jeunesse ,  lors  du  couronnement 
de  Joseph  H.  —  Dichtung  und  Wahrheii,  Th.  I ,  S.  2(9. 

TOME  XIX.  32 


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IW  REVUE  DEi  tmX  MONDES. 

Tâutre,  lu  cupidité,  râv^irtce  ^  4à  ^hiMMrie  ée  fe  com  de  Rome.  On 
a  pîeîtie  à  s 'expWquer  ooiwneiit  Goétbe ,  ce  génie  si  impartial  et  si 
fktâà  dttr  tout  aattHî  poSnt  de  l'histoii^ ,  s*obstine,  pou)'  obéir  à  je  ne 
sais  quelle  haine ,  à  jne  voir  dans  le  catholicisme  qu'une  affaire  de 
sacristie  et  d'antichambre;  comment  lui,  dont  la  pensée  aime  tant 
à  planer  clans  la  généralité ,  peut  oublier  seulement  à  ce  sujet  Ten- 
semble  grandiose  pour  de  misérables  détails,  qa'41  poursuit  avec  une 
animosité  vraiment  déplorable. 

Le  oîQipiîèffie  acte  est  comaie  un  épHogue  îoMnense  où  le  mystère 
se  dénoue  dans  la  splendewret  l'azur  dulirmament^  Le  motif  gtorieoi 
que  les  inunortellesphftianges  chantent  dans  rintroductton  de  lapre^ 
mière  partie  de  Faust,  revient  ici ,  mais  varié  à  Tinfini  par  le  sublime 
orchestre,  par  les  voix  sonores  des  chérubins  en  extase  qui  fentonnenl 
avectavissement ,  mais  plus  pompeux ,  plus  grand,  prus  solennel,  plus 
enveloppé  d'harmonie  et  de  vapeurs  mystiques.  Goethe  a  fait  cette 
fois  comme  les  musiciens,  comme  Mozart ,  qui  ramène  à  la  dernière 
scène  de  Don  Juan  la  phrase  imposante  de  l'ouverture.  Chaque  maî- 
tre procède  selon  la  mesure  de  son  art;  celui^-ci  trouve  l'unité  de 
Tœuvre  dans  un  verbe ,  celui-là  dans  un  motif,  tous  deux  dans  une 
idée  puissante  et  féconde.  Seulement  l'idée  de  Mozart  est  sombre  et 
terrible,  sa  musique  chantelamortetlejugementparlavoixsttperbe 
des  trombo unes.  Ici  au  contraire  les  fanfares  divines  aanmiceot  le 
pardon  et  l'oubli.  Mozart,  rêveur  et  enthousiaste,  comme  il  convenait 
à  la  natiu'e  ardente ,  passionnée,  expansive  du  (dus  grand  musicien 
qui  ait  jamais  existé,  Mozart  est  plus  catholique  qu'il  ne  le  croit  lui- 
même;  le  Viennois  sensuel  s'abandonne  à  la  fièvre  qui  l'emporte,  et 
dans  cette  débauche  du  corps  et  du  cerveau  aboutitau  catholicisme 
terrible  d'Orcagna,  au  point  qu'il  s'épouvante  ensuite  de  son  œuvre 
et  qu'il  en  meurt.  Le  finale  de  Dm  Juan  prêche  la  mort  comme  un 
sermon  de  Savonarole.  Goethe,  au  contraire,  penseur  énergique  et 
profond  avant  d'être  poète,  n'aborde  jamais  un  dogme,  quel  qu'il  soit, 
qu'à  la  condition  de  se  le  soumettre.  C'est  là  pour  lui  un  terrain  plus 
ou  moins  fécond  dont  il  s'empare  «  et  qu'il  sillonne  en  tous  sens.  Si 
Goethe  met  le  pied  dans  le  ciel  catholique ,  il  y  éveille  aussitôt  toutes 
les  rumeurs  des  sources  et  des  bois,  tous  les  bruits  de  la  végétation. 
On  respire  dans  le  ciel  de  Goethe  toutes  les  vives  odeurs  du  panthéisme. 
Plus  de  responsabilité  misérable,  plus  de  mort  hideuse,  plus  de  ter- 
rible châtiment ,  partout  la  vie  et  la  gloire,  et  la  transformation  dans 
l'éther  fluide  et  lumineux.  Il  est  impossible  d'assister  à  ce  spectacto 
sans  se  rappeler  ces  peintures  divines  de  la  primitive  école  italienue 


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où  les  martyrs  et  les  saints  <»poiiî$é&,  v$tu&4e  chapes  A'OK,  montent 
à  travers  des  tentares  d'axur  et  de  flwiiae  4ms  la  gkûje^dfi^Dieu, 
l'œil  attaché  sur  lesbeaiia  çb(^«ibiÎ9S  4111  \m  <$QQdiftifte»t  et  aènftnt  des 
roses  dans  l'espace. 

Je  reprends  r<iiialy8e«*--Pbiléinon  et  Beue»  tokitent une  chau- 
mère  «u  bord  ée  la  mer,  une  modeste  chaimière  cachée  comme  un 
nid  y  avec  hi  petite  ohapeHe  qui  la  domine  sous  des  touffes  embau- 
mées de  ttileâls.  Survient  un  voyageur.  Le  couple  pacifique  qui  Fa 
sauvé  jadis  des  Bets ,  Taeeueille  avec  amour  et  lui  raconte  les  prodiges 
du  nouveau  mattre  du  rivage.  On  parie  des  plaines  qui  se  défiriehent, 
dea  moîssoBS  qui  poussent,  des  grands  bois  qui  montent ,  des  mu- 
filHeaiiui  s'élèvent  afvecune  promptitude  SRmaturelle.  La  puissance 
nsj9térieuse  de  oet  homme  les  épouvante.  «  n  est  impie,  il  convoite 
notre  hutte  et  notre  bois,  et  lorsqu'il  veut  s'agrandir  aux  dépens  de 
ses  voisîns,  il  faut  se  soumettre.  »  Cependant  les  deux  époux  trou-** 
vent  des  eonsolations  dans  la  prière  et  la  piété.  «  Laissez-nous  aHer 
à  la  chapelle  saluer  le  dernier  rayon,  laissez-^nous  sonner  la  cloche, 
tomber  à  genoux,  prier  et  nous  abandonner  au  dieu  antique.  » 

Faust ,  parvenu  au  terme  de  la  plus  grande  vieillesse  ^  9e  pro- 
mène dans  les  jardins  somptueux  de  son  palais  de  marbre.  Tout 
à  coup  le  gardien  de  la  tour  annonce  l'arrivée  d'un  navire  chargé  des 
plus  rares  trésors  des  contrées  lointaines.  Cette  nouvelle  laisse  Faust 
indifférent;  la  sonnerie  de  la  chapelle  trouble  son  repos;  l'envie  et  la 
tristesse  cheminent  désormais  à  ses  côtés.  En  vain  Jdépfaistj^phélès 
s'efforce  d'émouvoir  en  lui  uu  reste  de  cupidité.  0  Quelle  fête  cepen- 
dant !  nous  avons  appareillé  dttux  vahs^aiu  9  il  nous  revient  une  flotte; 
c'est  sur  la  mer  seulement  qu'on  trouve  la  liberté  du  commerce  et 
du  pillage.  Avez-vous  la  force,  vous  avez  le  droit;  on^'ipfoiwae  du 
pourquoi,  et  jamais  du  coauueut;  ou  je  ne  me  connais  pas  en  na- 
vigation, ou  la  guerre,  l0<oaflHnarfie  et  la  piraterie  sont  une  trinité 
inséparable.  »  Faust  laisse  dire  soa  infernal  associé,  d'autres  soins  le 
travaillent.  Tant  que  leftdeuz  vieiUard^  habiteroiijt près  do  lui  Jl  sera 
malheureux;  il  veut  que  to&  tiUouU  lui  aiupartimait,  et  pws  cette 
cloche  l'obsède. 

Voilà  donc  comme  11  faut  toujours  qu'on  me  torture! 
Plus  je  suis  riche,  et  plus  je'Stnsim  pauvreté. 
Le  bruit  de  cette  cloche  ainsi  vers  moi  fOt%é , 
Et  de  ces  frais  tilleuls  le  wai»  murmure 
Me  parlent  de  relise  et  desia  9é|pltiire  ; 
La  volonté  de  Dieu ,  sa  ftwce  »  son  a  wmr» 


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k92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Jusques  sur  ces  graviers  viennent  se  faire  jour. 
Comment  donc  rassorer  ma  pauvre  oonscienoe? 
Cette  cloche  d*enfer  sonne,  et  j*entre  en  démence. 

Ce  qui  tient  à  l'église  loi  répugne;  Héphistophélès  le  confirme  de 
toutes  ses  forces  dans  ces  dispositions,  et  lui  conseille  de  s*emparer 
de  la  chaumière  et  du  bois  qui  l'entoure,  et  d'offrir  en  dédommage- 
ment, aux  pieux  époux,  un  petit  bien  que  Faust  leur  a  choisi  d'a- 
vance. Au  même  instant,  la  voix  de  Lynceus  annonce  l'incendie. 
L'espace  est  envahi ,  les  arbres  craquent,  les  murailles  s'effondrent, 
le  fléau  grandit  jusqu'au  ciel  :  c'est  la  maison  des  pasteurs  qui  brûle; 
l'incendie  consume  la  chapelle  et  les  tilleuls  centenaires.  Â  de  pareils 
ravages  Faust  reconnaît  l'ouvrier,  et  comme  autrefois,  sur  la  mon- 
tagne, l'accable  de  ses  malédictions.  Cependant  peu  à  peu  les  tem- 
.pètes  de  sa  colère  s'apaisent  avec  l'incendie  ;  alors  une  mélancolie 
inexorable  s'empare  de  sa  conscience,  et  le  vent  mortel  de  la  tristesse 
souffle  sur  lui  du  milieu  des  ruines  encore  fumantes. 

Faust  ,  sur  le  baicoD.  —Les  étoiles  ont  recouvré  les  yeux  et  la  clarté,  le  fea 
tombe  et  flambe  terre  à  terre ,  un  petit  vent  qui  fait  tresisaillir  Tattise  et  m^ap- 
porte  ici  la  fumée  et  la  vapeur.  —  Ordre  donné  en  un  clin  d'œil ,  exécuté  tiop 
vite!  Mais  qui  flotte  dans  l'ombre  ainsi  vers  moi? 

(  Minuit.  Quatre  femmes  vêtues  de  gris  s'avancent.  ) 

LÀ  PREMIÈBE. 

Je  suis  la  Pénurie. 

LA  SECONDB. 

Et  moi  la  Conscience. 

LA  TROISIÈME. 

Moi,  je  suis  le  Souci. 

LA  QUATBIÈMB. 

Moi ,  je  suis  le  Malheur. 

A  TBOIS. 

Oh  !  la  porte  est  fermée;  on  n'entre  pas,  je  pense. 
Un  riche  habite  là  dans  toute  sa  splendeur* 

LA  PBNUBIB. 

Un  riche  habite  là?  Moi  j'y  deviens  fantôme. 

LA^GONSGIBNCB. 

Là  je  suis  à  néant  réduite. 

LB  MALHBUB. 

Aveceffiroi 
Là  le  visage  heureux  se  détourne  de  moi. 


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GOETHE.  493 

LB  SOUCI. 

Tous ,  sœurs ,  vous  ne  pouvez  entrer  dans  ce  royaume , 
Vous  ne  l*oseriez  pas  ;  mais  le  pâle  Souci 
Se  glisse  par  le  trou  de  la  serrure. 

LB  MALHEUB. 

Alerte  ! 
0  mes  livides  sœurs!  éloignons-nous  d'ici. 

LÀ  CONSCIENCE. 

Je  vais  à  tes  côtés  dans  la  plaine  déserte. 

LE  MALHEUB. 

Et  moi ,  moi  le  Malheur,  je  marche  sur  tes  pas. 

A  TBOIS. 

Les  nuages  au  ciel  roulent,  et  sous  leurs  voiles 
Disparaissent  déjà  les  tremblantes  étoiles; 
En  avant  donc  !  De  loin ,  de  loin ,  là-bas ,  là-bas , 
Voilà  déjà  qu'il  vient  le  frère,  le  Trépas. 

FAUST ,  dans  le  palais. 
Je  n'en  vois  fuir  que  trois ,  et  quatre  sont  venues. 
Leurs  voix  à  mon  esprit  demeurent  inconnues; 
Cela  disait ,  je  crois ,  nécessité ,  remord , 
Puis  venait  une  rime  odieuse ,  —  la  mort. 
Ce  discours  sonnait  creux  et  prophétique  et  sombre; 
Pour  reprendre  mes  sens,  depuis  je  lutte  en  vain. 
Te  trouverai-je  donc  toujours  sur  mon  chemin , 
0  toi ,  magie  !  ô  toi  qui  me  suis  comme  une  ombre  ! 
Quand  pourrai-je  oublier  tes  formules  sans  nombre , 
Tes  évocations  en  qui  jadis  j'eus  foi  ? 
Nature,  que  ne  suis-je  un  homme  devant  toi  ! 
Ah  !  ce  serait  alors  la  peine  d'être  au  monde. 
Un  homme  !  je  l'étais  jadis ,  quand  je  suis  né , 
Avant  d'avoir  fouillé  l'immensité  profonde 
Avec  ce  mot  fatal  par  qui  je  suis  damné  (1)! 
L'air  est  plein  de  terreurs ,  de  formes  insensées , 
Tellement  qu'on  ne  sait ,  hélas  !  comment  les  fuir. 
Si  le  jour  un  instant  sourit  à  nos  pensées , 
La  sombre  nuit  bientôt  se  hâte  de  venir. 
Pour  envelopper  tout  dans  les  tissus  du  rêve. 
Un  beau  soir  de  printemps ,  quand  la  lune  se  lève , 
Vous  revenez  joyeux  de  la  prairie  en  fleur  ; 

il)  Retour  vers  la  première  partie.  Faust,  après  tant  d^expériences ,  en  vient  à 
•^i-ellcr  dans  sa  vieillesse  rinnocencc  de  ses  jeunes  années.  Dès-lors  le  diable  a 
3rdu  son  pari ,  ainsi  que  le  prologue  dans  le  ciel  le  laissait  pressentir. 


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ilM  REVUE  Vm  WBC%  MONDES. 

Un  oiseau  chante  au  bois;  fWfàaale-tîl  ?  malheur! 
La  superstition  bous  entoure  sans  «esse, 
Elle  nous  avertit  et  nous  pArle  ens^pret. 

Et  rhomme  épouvanté  se  tient  dam  sa  tristcsK 

La  porte  sur  ses  gonds  rouj^  et  nul  B'^pparait. 

(Avec  terreur.) 
Holà ,  quelqu*un  vîent-îl? 

Yr^imeatoMÎ,  Uf^çom» 
Est  dans  la  question. 

FAUST. 

Et  quel  es-tu? 

],E  souci. 

Pardieu» 


Je  suis  id. 

Va-t'en. 


FAUST. 


U.SOiUCI. 

:  Ma  piiQA  «H  «a  ce.KMi 

FA1WT. 

Alors  observe-toi ,  prends  garde  et  ne 
Aucun  mot  de  magie. 

Quand  l^weilte^iÉ^Mileiid  P0B 
Ma  voix ,  je  chante  tout  bas 
Au  fbadide  b'eoMciMiee, 
Et  je^ohangt  è^pne&ee 
Pour  exercer  ma  piisMUMe. 
A  toute  heum  sur  vos  pM , 
Sombre  et  pAlMateHite , 
Je  viens  sane  qfiie  Ton  m'toviie, 
Et  l'homme ,  le  Hiéme  jour. 
Me  maudit ,  me  iaik  la  tiour . 

£b  !  ne  oQoiidîs-tu  pas 
Le  Souci  ? 

FAUST. 

J'ai  couru  le  mpnde ,  k  chaque  pas 
Saisissant  aux  cheveux  ma  belle  fantaisie; 
Ce  qui  n'a  pu  sufGre  aux  besoins  de  ma  vie. 
Le  repoussant  toujours  ;  laissant  s'évanouir 
Aussi  ce  qu'en  mes  mains  je  ne  pouvais  teiyr. 
L'actlor\  yle  désir^  puis  l'action  encore. 
Voilà. i»A  vie,  hébs U^dis  à  §oa  AMrore, 


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Forte^  Biâlei,  poissaiite,  active,  désormais 

Réfléchie  et  boroée  eo  se»  mille  souhaits. 

Je  connais  maintenant  le  cercle  de  la  terres 

Et  sais  qu*à  Therizon  commencent  nos  regFets. 

Fou ,  celui  dotit  Toeil  cherche  endignant  la  lumière, 

Celui  qui  se  travaille  et  rêve  son  pareil 

Au-delà  du  tmage,  au-delà  du  soleil  ! 

LfhMné  !  qn*a  t^tidc  à  l'èhtoul*,  qull  s'arrête! 

Pottrie  sdge  jamaiÈ  la  tetre  n'est  Muette. 

QÉ*a-t-B  besoin  d^enK»  Aao»  le  tMTè  étèrtiel? 

Ce  full  sait,  il  l'apprend  saas  le  ravir  stû  del. 

Qu'il  marche  ainsi  le  temps  de  là  jomrnée  èumaiiie. 

Et  s'il  voit  des  esprits  dans  ta  vapeur  «ereine, 

Qu'il  passe  son  chemin  sans  en  être  étonné  ; 

Il  trouvera  par  là  le  bMibeur  et  là  peine, 

Lui  dont  chaque  moment  d'avaiice  est  oenéamaé. 

Belles  paroles  dites  quand  U  n'est  plus  temps.  Faust  s'en  aper<^'t. 
1^ Souci,  malgré  sa  résistance,  Im  souffle  sur  les  yeux;  il  devient 
aveugle;  son  ardeur  s'en  accrott. 

Cependant  Méphistopbélès,  accompagné  des  Lémures  (i)^  parait, 
dans  le  vestibule  du  palais,  et  commande  à  ses  étranges  satellites 
d'élever  un  tembeau.  Le  bruit  du  travail  réjouit  Faust,  Héphisk)- 
phélès  le  raille  :  a  De  toute  manière,  vous  êtes  perdu;  les  élémens 
conspirent  avec  nous ,  tout  marche  au  néant.  »  Parole  terrible  et 
fatale,  bien  digne  de  l'esprit  du  mal ,  qui  ne  voit  à  ractivité  humaine 
d'autre  but  que  le  néant.  Tout  ici-bas  n'est  qu'une  lutte  étemelle  de 
la  vie  et  de  la  mort ,  et  l'œuvre  des  hommes  sert  de  pâture  aux  élé- 
tnens  (2).  Faust  s'élève  contre  cette  opinion  de  l'enfer,  a  Oui ,  je  croîs 

(1)  spectres  familiers ,  sortes  de  rcvenans  auxquels  rantiqnfté  donne  l'apparence 
lie  squelettes,  et  dont  les  snperstilions  du  moyen-âge  ont  formé  des  C9fn4ts de  Tair 
(juc  la  science  évoque  et  se  soumet.  (  Hora't.,  Epiât.,  II;  Apulée ,  de  Deo  Soor&9i9, 
|)ag.  llO.^Lessing ,  Sous  quelle  forme  les  anciens  se  représentaient  la  tnart,  S.  â9i. 
—  Theophrastus  Paracelsus,  Philos,  sagax. ,  lib.  1 ,  89.  )  —  Goethe,  dont  le  génie 
plastique  se  révèle  jusque  dans  les  moindres  détails,  a  recours  ici,  pour  exprimer 
ridée  de  la  servitude,  h  des  squelettes  dont  les  membres  s'agitent  et  travaillent 
par  uû  mouvement  mécanique  et  borné,  que  ne  règlent  plus  désormais  ni  Faction 
de  rame  exhalée,  tri  les  appétits  de  la  chair  tombée  en  poussière.  QaeHe  olijectivilé 
|ilus  vraie  donner  au  néant  de  la  servitude  ! 

(2)  Les  élémens  haïssent  Tœuvre  formée  par  la  main  des  hommes. 

(Schiller'sGlocile.] 

«  Mon  cceur  se  navre  à  l'aspect  de  cette  force  dévorante  qui  gtt  dans  le  sein  de  la 
nature.  La  nature  n'a  rien  fait  qui  ne  consume  à  la  longue  son  voisin ,  qui  ne  se  con- 


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hQ6  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

de  toutes  mes  forces  à  cette  parole ,  (in  dernière  de  la  sagesse  :  Celai- 
là  seul  est  digne  de  la  liberté  comme  de  la  vie,  qui  peut  chaque  jour 
se  la  conquérir.  »  Il  voudrait  doter  de  vastes  états  son  peuple  libre  : 
<x  Ah  I  que  ne  puis-je  voir  une  activité  semblable!  puissé-je  vivre  sor 
un  sol  libre,  avec  des  hommes  libres!  Alors  seulement  je  dirais  à 
l'heure  qui  va  fuir  :  Reste ,  reste,  tu  es  si  belle!  que  la  trace  de  mes 
jours  terrestres  n'aille  pas  s'effacer!  —  Dans  le  pressentiment  d'une 
telle  béatitude,  je  goûte  maintenant  l'heure  ineffable,  d  Faust  assou- 
vit, en  cette  extase,  le  désir  si  ardemment  exprimé  dans  la  première 
partie;  ce  pressentiment  le  conduit  à  la  plénitude  de  l'existence, 
l'œuvre  de  sa  vie  est  consommée.  Les  Lémures  s'emparent  de  Faust 
et  le  couchent  dans  le  tombeau. 

Le  Choeub.  —  L'heure  s'arrête,  l'aiguille  tombe. 
MÉPHiSTOPHÉLÈs.  —  Elle  tombe,  tout  est  accompli. 

Ainsi  Faust  trouve  le  but  de  son  activité  dans  un  pressentiment 
extatique;  les  voluptés  de  la  vie  n'ont  pu  le  satisfaire.  Méphistopbélès 
a  perdu  son  pari ,  car  ce  n'est  point  le  présent  qui  arrache  à  Faust 
les  paroles  par  lesquelles  son  existence  terrestre  se  consomme,  mais 
l'espérance  d'un  avenir  meilleur. 

Au  moment  où  Méphistopbélès  va  saisir  sa  proie ,  le  firmament 
s'ouvre,  et  des  légions  d'anges  apparaissent  à  l'horizon,  dans  les 
splendeurs  d'une  céleste  aurore.  L'espace  s'emplit  d'une  musique 
harmonieuse,  que  Méphistopbélès  trouve  insupportable;  chaque  note 
du  concert  divin  lui  tombe  dans  l'oreille  comme  une  goutte  de 
plomb  ardent.  Les  anges  se  dispersent  dans  les  campagnes  de  l'air, 
et  sèment  les  roses  à  pleines  mains ,  roses  mystiques  devant  les- 
quelles les  compagnons  hideux  de  Méphistopbélès  reculent  épou- 
vantés. Méphistopbélès  tient  bon  d'abord ,  et  se  débat,  au  milieu  da^; 
roses  qui  le  couvrent,  dans  les  angoisses  d'un  affreux  supplice.  Ici  la 
lutte  éternelle  du  mal  contre  le  bien ,  du  laid  contre  le  beau ,  de  l'im- 
pur contre  le  saint  et  l'immaculé,  se  produit,  environnée  de  tous  les 
merveilleux  prestiges  d'une  poésie  dont  l'esprit  humain  semblait 
avoir  oublié  le  secret  depuis  Dante  et  sa  Divine  Comédie.  Méphisto- 
phélès  voudrait  maudire  les  anges,  il  ne  le  peut;  la  flamme  céleste, 
qui  pénètre  en  lui,  refoule  jusque  dans  les  abîmes  de  sa  conscience 

sume  soi-même;  el  lorsque,  dans  le  vertige  de  mon  inquiétude,  je  contemple  le  cid 
et  la  terre ,  et  leurs  forces  infatigables,  je  ne  vois  rien  qu'un  monstre  qaî  englonlit' 
éternellement  et  qui  éternellement  rumine.  »  (  Goethe,  Werther'9  Leiden,  Th.  1.) 


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GOETHB.  497 

réprouvée  le  blasphème  qui  voadrait  sortir,  et  sa  bouche,  crispée  pour 
rUijure,  éclate  en  hymnes  diabolîqnes  à  la  gloire  de  la  béatitude  dont 
le  spectacle  l'oppresse  et  l'écrase.  Quel  supplice  pour  Fesprit  du  mal 
de^  se  trouver  ainsi  tout  à  coup  en  face  du  soleil  de  la  grâce ,  de  se 
sentir  ballotté  par  le  flux  et  reflux  des  émanations  pures  :  le  supplice 
du  hibou  surpris  par  l'explosion  d'une  radieuse  matinée  d'avril! 
Conune  l'oiseau  de  nuit,  Méphistophélès  ferme  les  yeux  et  recule; 
mais,  ô  misère!  tandis  qu'il  cherche  à  tAtons  son  gîte  ténébreux  pour 
s'y  engloutir  à  jamais,  une  influence  irrésistible  le  force  à  évoquer  la 
lumière  flamboyante  qui  l'offusque.  Il  appelle  les  anges,  et  lea  anges 
viennent  à  sa  voix,  calmes,  confians,  pleins  d'un  céleste  amour  et 
d'une  béatitude  ineffable ,  dont  s'accroit  encore  sa  torture.  Fascina- 
tion inexorable  que  le  bien  exerce  dans  le  monde!  A  mesure  qu'il 
recule ,  les  anges  s'avancent ,  et  lui ,  tout  en  les  appelant,  recule  tou- 
jours, dévoré  par  une  sensualité  diabolique  qui  se  manifeste  dans  ses 
discours  et  couvre  sa  peau  comme  une  lèpre. 

MÉPHISTOPHÉLÈS. 

Ma  tête  est  toute  en  feu,  mon  sang  bout;  élément 
Surdiabolique!  feu  plus  vif  que  le  feu  même 
De  l'enfer!  Je  comprends  qu'on  soufire  quand  on  aime. 
O  pauvres  amoureux ,  je  comprends  le  tourment 
Qui  vous  dévore,  6  vous  dont  le  triste  cceur  saigne 
Pour  un  sourire,  un  mot  de  l'objet  adoré; 
Tous  qui ,  le  col  tordu ,  sombres ,  l'air  égaré, 
Ëpiez  son  pardon  alors  qu'il  vous  dédaigne  ! 

Et  moi ,  qui  donc  m'attire  ainsi  de  ce  côté? 

Amour,  ne  suis-je  pas  ton  ennemi  juré? 

Ton  regard  n'est-il  pas  mon  plus  acre  supplice? 

Quels  charmes  inconnus  m'ont  soudain  pénétré? 

Ces  blonds  adolescens ,  d'où  vient  qu'avec  délice 

Je  contemple  leur  pose,  et  leur  forme,  et  leurs  traits? 

Pourquoi  ne  puîs-je  plus  blasphémer  désormais? 

Mais  si  l'on  m'ensorcelle  aujourd'hui  de  la  sorte, 

Qui  donc  à  l'avenir  sera  le  fou?  N'importe, 

Ils  sont  par  trop  charmans,  ces  drdles  que  je  hais. 

(Aux  anges.) 
O  mes  beaux  jeunes  gens ,  oh  !  répondez ,  par  grâce  : 
N'étes-vous  pas  aussi ,  dites-moi ,  de  la  race 
De  Lucifer?  Venez  plus  près,  toujours  plus  près; 
Je  veux  vous  embrasser,  vous  si  blonds  et  si  frais. 
Au  plaisir  que  je  sens  à  vous  voir,  il  me  semble 


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196  REVUE  DBB  DBflX  MONDES. 

Qttil  DMi&cslanrlvétaiil  de  fois  d'élre  CTwomble? 
.  Ak^  t>^  J^  ^<wis  eoKleiiiple,  cspîàjd^gvaeîeiix, 
Pi^  je  vous  trouve  b99«ix  «  séduMAai» ,  amiMivtivx, 
Plus  j'aûne  la  ix^iideurde  vo3  furnies  huu^aia^, 
Plu^  je  $ens^  se  glisser  daos  mes  ardentes  veio^ 
Tous  les  secrets  désirs  du  cliat  luxurieux  (1). 
^prochez,  oh  !  de  grâce,  un  regard  de  vos  yeux! 
(Lçsaages  se  répandent  partout  dans  l'espace.  ) 
LES  ANGES. 

D*oti  vient  que  tu  t*enfuis  devant  notre  cortège.' 
Nous  approchons  de  toi ,  reste  donc  si  tu  pe«x. 

MÉPHISTOPHÉLBS. 

Ah  !  TOUS  nous  appelez  démons ,  sorciers ,  que  saîs^je? 

Mais  vo«s  éles ,  fripons ,  les  seuls  sorciers  vraiment , 

Ceut^  voas  easopeelez  à  la  ibis  homme  et  femme. 

Aiiealtti»  maudît»  !  — Es^ee  donc  réUmeiit 

De  l'amour?  de  l'i^moiup!  leiit  mon  eorps.esl  ea  fiamMe. 

A  peine  si  je  sens  ce  diable  de  charbon 

Qui  m'est  tombé  d'en  haut  sur  la  nuque,  Finfame  ! 

Et  me  la  tient  depuis  toute  en  combustion .  — 

Vous  flottez  çà  et  là  dans  la  lumière  blanche , 

Mais  laissez-vous  gHsser  un  peu  de  ce  cdié. 

Ainsi ,  comme  Toiseau  qui  descend  de  la  branche. 

Oh  !  vous  êtes  dumnans ,  anges  de  vohipté  ! 

Seulement  je  voudrais  vous  voir  prendre  des  pesés 

Plus  mondaines,  des  airs  plus  caressans,  ma  foi. 

Le  sérieux  va  bien  à  vos  figures  roses  ; 

Mais  le  sourire,  allez,  irait  bien  mieux,  et  moi 

(1)  Goethe  insiste  sur  cette  humeur  lascive  du  chat,  qu'il  attribue  à  ]|éphis|o- 
phélès.  Déjà ,  dans  la  première  partie ,  il  en  était  queetion  :  «  Je  me  sens  comme  h 
chatte  efflanquée,  qui  se  frotte  contre  les  gouttières  en  glissant  le  long  ées mors; 
en  tout  bien ,  tout  honneur  au  nioi«s;  envie  de  larron  et  chaleur  de  malou.  »  (Faille» 
Der  Targodie  Th.  I ,  S.  195.)  -^ On  le  voit,  du  commencement  à  la  fiu ,  Méphistth 
phélès  est  et  demeure  le  vrai  diable  de  la  légende  catholique;  il  n'a  rien  tntoar  de 
son' front  de  ce  ténébreux  bandeau,  de  ce  signe  de  fataUté  que  le  beau  indferde 
Hilton  emprunte  au  paganisme  des  Grecs.  Il  n'iutéresse  pas,  il  ne  séduit  pis,  il 
n'attire  pas  les  âmes  vers  l'abime  par  une  sorte  d'inSuence  sympathique;  il I^T 
pousse  avec  rudesse  et  puissance.  Méphistophéiès,  c'est  la  force  du  mal  subissant 
la  nécessité  d'une  incarnation  inférieure  et  grossière,  le  génie  de  l'ange  décho em- 
pêtré dans  le  matérialisme  de  la  brute.  Sans  cela ,  sans  cette  bestialité  qui  fac- 
cable,  le  mal  régnerait  seul  sur  le  monde;  il  envahirait  le  ciel,  il  serait  dieu. 
Heureusement,  et  cela  dans  ses  plus  audacieuses  tentatives,  sa  nature  basse  et 
dégradée  perce  toujours  iiar  qaelque  point.  C'est  le  pied  de  cheval,  la  puanteur  du 
bouc,  la  luxure  du  chat,  etc. 


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QOBTHB.  MRP 

Ten  aurais  dans  le  cœur  un  étemel  émoi. 
Par  sourire  j'entends  cette  moue  égrillarde 
Que  les  amoureux  font  en  clignant  l'oeil.  — -  Un  pU' 
•  Sur  la  bouche ,  et  c'est  fait  sans  qu'on  y  prenne  garde. 
—  Oh  !  oh  !  tu  me  parais  un  gaillard  acoompli , 
Toi,  mon  grand  drôle!  et  plus  1a  légion  s'avance-, 
Plus  je  te  trouve  fait ,  en  tous  points ,  à  mon  gféç 
Pourtant  je  n'aime  pas  tes  mines  de  curé. 


Certes  sans  violer  les  lois  de  la  décence , 

Tu  pourrais  te  montrer  plus  nu,  mon  bel  enfant, 

£t  te  débarrasser  de  cette  cape  immense 

Qui ,  de  la  tftè  aux  pieds ,  te  couvre  en  t'étoufitant. 


Les  roses  que  les  anges  sèment  pour  féconder  partoirt;  lltmour 
do,  la  grâce  et  rétemelle  pnreté,  n'éveilleRt  ohez  Mé|dlirtc^hélès 
e  le  sentiment  de  la  plâs  hideuse  It^^ence.  Les  enge^l,  pottrravir  sa 
oie  à  Satan ,  ont  usé  de  supercherie  et  répandu  sur  lui  les  baumes 
^andescèns  qui  font  aitner.  Tandis  qnll  s*abanddnne  à  son  ivresse, 
divins  messagers  lui  dérobent  là  partie  immortelle  de  Faust  et 
mportent  au  ciel.  Les  anges,  une  fois  sortis  vainqueurs  de  là  lutte, 
[>pellent  à  eux  tes  flammes  pures  qui  dévoraient  le  diable.  Méphi»- 
[>hélès  reconnaît  le  tour  dont  il  est  dupe;  les  fleurs  célestes  ont 
ssé  sur  tout  son  corps,  des  traces  sanglantes;  Famour divin  con- 
me  ceux  qu'il  n'épure  pas. 

MÉPHTSTOPHÉLÈS ,  revenant  à  lui. 

Çà  !  que  m'arrive-t-il  ?  qu'ai-je  donc ,  misérable  ? 
Je  ne  suis  qu'une  plaie ,  et  sur  mon  corps ,  partout, 
Je  vois  s'épanouir  comme  des  fleurs  d'érable  : 
Comme  Job ,  je  me  fais  à  moi-même  dégoût. 


Ce  spectacle  hideux  me  rend  à  la  raison  ; 
On  saura  profiter,  drôles,  de  la  leçon, 
tX  ma  race  à  présent  se  tient  pour  avertie. 
J'âJ!  sauvé  de  Satan  la  plus  belle  partie; 
ta  déjà  cet  amour,  exécrable  fléau , 
S'ëSt^iânt,  et  je  ptiis  comme  Va  le  mérités, 
Ite  blasphémer  eMcoUT)  race  d'hermaphrodites  1 

CHCETJlr  DES  A^OES. 

AfdèBUêeistaseî 


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500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ton  souffle  embrase 
Se  sent  divin. 
Splendeurs,  archanges , 
Tons  en  phalanges 
Montez  vers  Dieu. 
Que  vos  louanges 
Brillent  du  feu 
D*un  saint  délire  ; 
Le  ciel  est  bleu  ! 
L'ame  respire  ! 

(  Ils  s*élèvent  emportant  la  partie  immortelle  de  Faust.] 

MÉPHISTOPHÉLÈS ,   regardant  autour  de  lui. 

OÙ  sont-ils  maintenant  ?  oh  !  dupe ,  maître  sot , 

Par  un  essaim  d*enfans ,  tu  te  laisses  surprendre  ! 

Ils  s'envolent  ;  regarde ,  ils  emportent  là  haut 

Ce  trésor  que  toi ,  fou ,  tu  n'as  pas  su  défendre. 

A  la  fin  comprends-tu  qu'ils  venaient  d'orient, 

Alléchés  par  l'odeur  de  ce  morceau  friand? 

Cette  ame  par  le  pacte  entre  mes  mains  tombée , 

Les  fripons,  en  sournois,  ils  me  l'ont  dérobée , 

Et  je  perds  à  jamais  mon  trésor  le  plus  grand. 

Qui  me  rendra  mes  droits  à  présent,  misérable  ? 

Oh  !  comme  ils  t'ont  trompé ,  Satan,  dans  tes  vieux  jours  ! 

Mais  tu  le  méritais;  confesse  sans  détour 

Que  tu  t'es  conduit  là  comme  un  bien  pamTC  diable. 

Que  d'avances  sans  fruit  !  que  de  soins  et  d'exploits 

Honteusement  perdus  qu'à  présent  je  regrette , 

Pour  un  déshr  commun ,  une  absurde  amourette 

Qui  me  pénètre  au  cœur,  moi  tout  bardé  de  poix  ! 

Or,  la  moralité  de  tout  ceci ,  je  pense , 

C'est  que  l'homme  éprouvé  qui  se  laisse  un  matin 

Séduire  follement  par  cette  sotte  engeance. 

De  sa  stupide  erreur  sera  dupe  à  la  fin. 

Cependant,  au  bord  des  précipices,  dans  la  profondeur  des  forêts, 
au  sein  d*une  nature  âpre  et  sauvage,  de  pieux  solitaires  exaltent  les 
voluptés  de  Tamour  mystique,  et  s'abîment  dans  les  océans  de  U 
béatitude;  à  leur  voix  les  échos  des  rochers  sonores  et  des  grands 
bois  émus  répoudent  en  chœur;  les  torrens  se  précipitent  du  haut  des 
montagnes,  les  animaux  hurlent  dans  leurs  tanières.  Pour  la  poésie 
allemande ,  la  nature  n*est  jamais  qu'un  vaste  clavier  dont  l'ame 
humaine  dispose  à  son  gré.  Le  motif  seulement  varie  selon  les  cir- 
constances et  les  conditions  du  sujet.  Quoi  qu'il  arrive ,  il  faut  que 


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GOETHE.  501 

ature  coopère  à  rœuvre  de  l*hoinine  et  subisse  rinfluence  du 
iment  qui  Taffecte ,  la  loi  de  sa  toute-puissante  volonté.  Ainsi 
anachorètes  chantent  dans  la  solitude ,  et  voilà  qu'aussitôt  les 
"es ,  les  granits  sortent  de  la  vie  de  la  végétation ,  de  la  vie  des 
éraux ,  pour  devenir  les  tuyaux  d*un  orgue  immense  dont  la  voix 
^mpagne  leur  musique. 

i^ins,  bois,  rochers,  lolitudes.  —Saints  ahacbokktes,  dispersés  sur  le  haut  des 
montagnes  et  campés  dans  les  crerasses  du  granit.) 

LE  CHOBUB  ET  L*ÉCHO. 

Au  gré  des  vents  qui  tourbillonnent, 
Les  bois  flottent  sur  le  granit 
Où  les  racines  se  cramponnent; 
Les  grands  arbres  qui  le  couronnent 
Montent  épais  jusqu'au  zénith. 
L'onde  s*émeut  et  cherche  Tonde; 
La  caverne  s'ouvre  profonde , 
Et  le  lion  silencieux 
Rdde  paisible  et  solitaire , 
Honorant  le  sacré  mystère , 
Mystère  d'amour  de  ces  lieux  ! 

3s  rocs  gigantesques,  ces  forêts  immenses  qui  s*émeuvent  à  la 
des  pieux  anachorètes,  ces  lions  qui  répondent  à  leur  psalmodie, 
cela  n'est  guère  selon  Torthodoxie  catholique,  et  l'on  peut  dire 
cette  nature  vivante,  si  prompte  à  entrer  en  rapport  avec  le  désir 
lain  qui  la  sollicite,  relève  moins  du  dogme  de  saint  Paul  que  des 
»ries  de  Spinoza.  Goethe,  trop  sûr  de  lui-même  pour  se  laisser 
idre  en  défaut  en  pareille  question ,  a  senti  Terreur  où  il  s'enga- 
t,  poussé  par  une  invincible  préoccupation  de  la  vie  extérieure, 
û  n'a-t-il  pas  manqué  de  faire  ses  réserves  et  de  se  ménager  d'à- 
^e  une  réponse  à  l'orthodoxie,  en  tenant  à  distance  ses  principaux 
onoages  et  les  désignant  sous  des  dénominations  vagues  qui  ne 
aient  entraver  son  indépendance,  et  n'impliquent  aucun  engage- 
t  envers  l'autorité,  telles  que  Pater  Extaticusj  Pater  Profundus, 
T  Seraphicus.  Voilà ,  il  me  semble,  ce  que  le  docteur  Loewe  ne 
prend  pas,  lorsqu'il  s'efforce  de  voir  dans  le  Père  Extatique 
in  Roysbrock ,  dans  le  Père  Profond  saint  Thomas  de  Cantorbéry, 
lint  Bonaventure  dans  le  Père  Séraphique.  Certes,  si  Goethe 
t  voulu  mettre  en  scène  ici  les  fondateurs  de  la  scholastique,  rien 
empêchait  de  s'expliquer  franchement;  s'il  ne  Ta  point  fait,  sans 


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S02  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dt>ute  c*iBSt  qû'ît  avait  ses  rateons.  Prétendre  individttuUser  ces  créa- 
lîotis  ébauchées  à  dessiftîh  pat  le  poète,  et  les  încamer  en  quelque 
sorte  dans  une  etîslence  authentique ,  c'est  vouloir  les  rendre  res- 
ponsables, vis-à-vfs  de  Vorthbdoxie,  de  leurs  paroles  et  de  leurs 
actes,  et  les  ftilre  descendre,  sans  profil  pour  la  réalité,  des  sphères 
où  elles  se  meuvent  dans  les  brouillards  vaporeux  d'un  naturalisme 
mystique,  illuminé  çà  et  là  des  ardeurs  du  soleil  catholique  :  strata- 
gème admirable,  du  reste,  qui  met  le  théologien  à  couvert  et  donne 
au  poète  un  monde  de  plus. 

Le  Père  Extatique,  en  proi^  au  dëttre  de  l'amour  pur,  appelle  sor 
lui  les  plus  âpres  douleurs  de  la  chair,  ces  voluptés  suprêmes  de  la 
vie  ascétique;  il  se  frappe  la  poitrine,  se  creuse  les  flancs  de  ses  on- 
gles, se  martyrise  à  plaisir.  Plus  il  soutire  de  cuisantes  tortures,  plus 
il  se  réjouit  et  bénit  Dieu.  Dana  ia  fièvre  chaude  <pi  \a  consume, 
l'élément  terrestre  s'évapore;  encore  qudiiues^ÎBStAOB^  et  il  touchera 
au  but  de  ses  désirs  effrénés.  Déjà  il  n6  tient  pta»^  à  ce  inonde  qoe 
par  le  pressentiment  d'une  sphère  plus  pttves  déjà  fl  m  perdu  la  pe- 
santeur, et  Goethe  nous  le  représente  HoUant  çà  «Crià  «lëns  les  airs. 

P^TEB  EXÏÂtrCÛB. 

Ardeur  de  la  flamme  divioe, 
Liens  d^amour,  liens  de  feu ,. 
Apre  douleur  dé  la  poitrine , 
Ébumaiit  appétit  de  Dieu, 

Fltehes,  miv«rseB-iimi{ 

Lano€5^  tràn$pepeee4nin! 

GhéD68\,  éerasez-moi  ; 

Éelaîr»^  foudroyez-Hioi  ; 

Que  réiément  périssable  et  funeste 

Tombe  sans  retour, 

£t  que  de  mon  être  il  ne  reste 

Que  rétoile  ardente  et  céleste, 

Noyau  de  réternel  amour  ! 

Le  Pèreî*rofond  exalte  l'amour,  source  éternelle  de  toutes  choses*, 
plus  caltoe  et  ptus  solentiel  que  le  Père  Extaftll^ue,  mais  non  moins 
fet»vent  et  ntm  moins  pofssédé  du  désfr  de  tout  savoir  «t  de  tout  cott^ 
prendtc,  c'est  du  seiti  des  abîmes  tfull  appelle,  pour  se  confonde 
en  lui ,  ce  Dieu  dans  h  nntnrej  (font  il  voit  partout  se  révéler  ht  pi*" 
sence.  Écoutez  ce  chant  parti  du  creux  des  ravins,  du  fond  des  xtxK, 
dti  sehi  des  Volcans  et  des  goufA^es ,  cettfe  voix  de  totites  lès  prolbn^ 


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deurs,  qui  dit  ;  Aj«^iir,  nature.  Dieu,  aussi  bien  que  la  voix  deis 
aoges  quichaatent  au  ciel.  Les  hymnes  saer^  d«  fknaïQmt  Oiit  leNr 
écbo  daos  les  abîmes  de  la  terre. 

PATER  PROFUNDUS.  —  (Région  Uasse). 

Aînsî  que  la  roche  éternelle 
Pèse  sur  Tabîme  profond , 
Comme  le  flot  au  flot  se  mêle 
Pour  Tafifreuse  inondation; 
Comme  le  chêne  magniflque 
Se  porte  dans  Talr  tout  d*un  coup 
Par  sa  prqure  fofoe  organique, 
Tel  Tamour  paissant,  ^mpathique, 
Qui  forme  tout  et  noiurit  tout. 

Autour  de  moi  j'entends  un  bruit  sauvage ,  Immense , 

Comine  sr  les  forêts  et  les  granits  géans 

Ondulaient  dans  les  (îeux ,  pareils  aux  océans  ! 

Et  pourtant  au  milieu  du  fracas,  Fabondance 

Des  flots  tumultueux  avec  amour  s'avance 

Au  vallon,  appelée  à  féconder  les  cham^y^. 

La  cascade  qui  tombe,  et  le  divin  tonnerre 

Qui  sillonne  l'espace  et  purge  Tatmosphère 

Des  pesantes  vapeurs  qui  nous  voilaient  le  jour , 

Que  sont-ils  donc ,  sinon  des  messagers  d'amour? 

Ils  annoncent  à  tous  cette  force  profonde 

Qui  toujours  en  travail  enveloppe  le  monde. 

Oh  !  qu'elle  embrase  donc  mon  sein  où  mon  esprit , 

Triste ,  inquiet ,  glaeé ,  souffre  et  s'appesantît , 

Misérable,  enfermé  dans  l'étroite  barrière 

Des  sens ,  et  tout  meurtri  des  chaînes  de  la  terre  ! 

Apaise  mes  pensers.  Seigneur;  quêta  clarté 

Illumine  mon  cœur  en  sa  nécessité. 

n  faut ,  avant  tout ,  considérer  cette  scène  comme  na  épilogue 
que  Goethe  donne  à  son  œuvre,  et  qui  sert  de  pendant  au  prologue 
de  la  première  partie  de  Faust,  dans  lequel  Méphistophélès,  en  pré- 
sence de  la  cour  céleste,  demande  au  Père  Éternel  la  permission  de 
tenter  le  vieux  docteur.  C'est  entre  ce  prologue,  dont  on  trouve  l'idée 
première  dans  le  livre  de  Job,  et  cet  épilogue  qui  donne  l'occasion 
à  Goethe ,  ainsi  que  nous  le  verrons  plus  tard ,  de  mettre  en  lumière 
ses  idées  sur  la  théologie,  qu'est  renfermé  le  drame  de  l'existence  de 
Faust ,  cette  existence  insatiable  à  laquelle  la  science,  l'amour  et  la 


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iOk  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conquête  ne  suffisent  pas.  Quant  à  ce  qui  regarde  TactioD ,  il  faut  en 
prendre  son  parti ,  et  de  plus  ne  pas  se  montrer  trop  exigeant  à  Yen- 
droit  de  la  clarté;  car  il  s'agit  ici  de  théologie,  de  mysticisme,  et  de 
mysticisme  allemand.  Cependant,  si  toutes  ces  raisons  ne  suffisaient 
pas  pour  expliquer  la  présence  de  tant  de  personnages  bien  excen- 
triques, disons-le  tout  à  notre  aise,  et  qui  semblent  au  premier  abord 
ne  prendre  point  de  part  au  mystère  qui  se  joue,  Goethe  pourrait  ré- 
pondre qu*il  a  voulu  représenter  en  eux  Tamour,  la  quiétude  au 
sein  de  Dieu ,  opposés  à  la  spéculation  turbulente  de  Faust.  La  na- 
ture parle  de  Dieu  sans  cesse,  et  conduit  vers  Dieu  celui  qui  sait  la 
comprendre;  voilà  le  sens  qu'il  faut  donner  à  la  présence  des  ana- 
chorètes :  ils  ont  contemplé  la  nature  avec  cette  intelligence  divioe 
des  choses,  qui  manquait  à  Faust ,  à  son  activité,  et  ces  hommes,  ao 
lieu  de  tomber  par  le  désespoir  dans  le  sensualisme,  étemelle  soif  de 
la  soif  [ewiger  Dûrstnach  dem  Dûrste),  ont  conquis  la  béatitode 
ineffable,  du  sein  de  laquelle  ils  intercèdent,  ô  néant  de  la  science 
humaine  !  pour  Torgueilleux  alchimiste. 

^ÀTER  SEBAPHICUS.  —  (  Région  inlerniédiaire.  ) 

Quelle  vapeur  purpurine 

Ondule  dans  les  cheveux 

Des  sapins  de  la  colline? 

Ah  !  je  pressens ,  je  devine  : 
Ce  sont  les  enfaus  bienheureux 

Qui  flottent  dans  la  lumière; 
C'est  le  jeune  chœur  des  esprits. 

CHOEUB  DES  ENFANS  BIENHEUBEUX 

OÙ  donc  allons-nous?  oh!  dis. 
Dis-nous  qui  nous  sommes,  père? 
Nous  sommes  heureux;  à  tous, 
A  tous ,  rétre  est  si  doux  ! 

PÀTEB  SEBÀPHICUS. 

O  vous  qu'attirent  les  lumières , 
Enfaus  nés  à  minuit,  esprits 
£t  sens  à  peine  épanouis. 
Perdus  aussitôt  pour  vos  mères. 
Aux  anges  aussitôt  acquis  ; 
Vous  sentez  donc  le  voisinage 
D*un  être  plein  d'amour?  Eh  bien  ! 
Approchez-vous,  ne  craignez  nen; 
Heureux  enfans,  morts  avant  Tâge, 
Vous  n*avez  aucun  sentiment 


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GOETUE.  503 

Des  rudes  sentiers  de  la  terre. 
Descendez  tous  dans  ma  paupière, 
Petits,  et  mettez  librement 
Mes  organes  a  votre  usage 
Pour  contempler  ce  paysage. 

(Il  les  prend  en  lui)  (1). 

Voici  des  arbres  et  des  monts , 
Voici  des  pics  couverts  de  neige  ; 
Le  torrent  qui  roule  et  s'abrège 
Les  âpres  cbemins  par  ses  bonds. 

LES  ENFANS  BIENHEUREUX,  du  fond  de  son  cerveau. 
C'est  beau  !  mais  quelle  morne  place  ! 
Quel  lieu  sauvage  et  plein  d'horreur! 
Nous  avons  froid ,  nous  avons  peur  : 
Bon  père,  oh!  laisse-nous,  de  grâce, 
Prendre  notre  vol  dans  Tespace. 

PATER  SERAPHICUS ,  leur  donnant  la  volée. 

Montez  vers  les  plus  hauts  séjours, 
Aux  derniers  cercles  de  lumière; 
Croissez  à  votre  insu  toujours, 
Selon  l'éternelle  manière; 
Attirés  plus  haut ,  dans  le  bleu , 
Par  l'émanation  de  Dieu. 


(1)  Il  s'est  rencontré ,  au  dernier  siècle ,  an  homme  d'un  grand  fonds  d*érudition 
et  d'expérieDce  qui  rêvait  tout  éveillé  des  habitans  des  planètes  et  des  étoiles.  Il 
tenait  commerce  avec  les  esprits  et  iMirlait  avec  eux  une  langue  idéale.  Ceux-ci 
voyaient  à  travers  ses  yeux  (  car  autrement,  ainsi  qu'il  le  dit  lui-même,  ils  ne  pour- 
raient rien  voir  des  choses  de  ce  monde  ).  Il  sentait  leur  présence  dans  telle  ou  telle 
partie  de  son  corps,  principalement  dans  son  cerveau.  Il  vécut  trente  ans  de  la  sorte. 
Je  veui  parler  d'Emmanuel  Swedborg  (qui  reçut  en  1719,  avec  des  titres  de  noblesse, 
le  nom  de  Swedenborg) ,  ûls  d*un  évéquc  suédois ,  et  né  en  1689.  Dès  son  enfance, 
on  disait  déjà  de  lui  qu*il  causait  avec  les  anges.  Lui-même  il  a  décrit  l'état  dans 
lequel  il  se  trouvait  au  moment  de  ses  visions.  Il  y  en  avait  de  trois  espèces  :  la  pre- 
mière (qu'on  pourrait  appeler  la  vision  ordinaire,  paisible),  pendant  laquelle  il 
s'entretenait  avec  les  esprits  qui  lui  apparaissaient  ou  qui  venaient  se  loger  dans 
quelque  partie  de  son  corps;  la  seconde ,  moins  commune ,  pendant  laquelle  tous  ses 
sens  s'émouvaient  progressivement  jusqu'à  Tenthousiasme  prophétique;  la  troisième 
en6n,  la  plus  rare,  lorsque,  ravi  par  l'esprit,  il  traversait  en  un  clin-d'œil  avec  la 
rapidité  de  Téclair  des  sujets  et  des  régions  innombrables.  Qui  ne  reconnaît  dans 
œt  illuminé  du  dernier  siècle  le  type  de  ce  personnage  mystique  de  Goethe  qui  prend 
dans  son  cerveau  les  enfans  de  minait  et  leur  fait  voir  le  monde  qu'ils  ignorent ,  à 
travers  le  miroir  de  ses  yeux ,  puis  leur  donne  la  volée  vers  les  limbes?  Symbole 
merveilleux  de  l'amour  pur  qui  s'oublie  lui-même,  et  dans  son  abnégation  sublime 
s'efforce  d'élever  les  autres  ! 

TOME  XIX.  33 


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506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Arrêtons-nous  un  moment  pour  contempler  la  divine  comédie. 
Voilà  bien  tous  les  degrés  de  la  céleste  nature,  depois  riaitiation  au 
sortir  de  la  vie  terrestre  jusqu'à  la  tiéatitude  suprême  au  sein  de 
Dieu  :  les  enfans  bienheureux,  les  chérubins,  les  anges,  les  séraphins, 
et,  pour  tous  ces  membres  de  la  hiérarchie  céleste,  des  sphères  de 
puriGcatiou  à  traverser  :  la  région  profonde,  la  région  intermédiaire, 
la  région  supérieure.  On  croirait  lire  une  page  de  saint  Thomas  on 
de  Roysbrock,  si  le  rhythme  glorieux  de  ces  strophes  de  lumière, 
qu'il  faut  désespérer  de  reproduire  dans  la  transparence  native  de 
leurs  eaux  limpides ,  ne  vous  rappelait  à  tout  instant  la  poésie  aa 
sein  du  mysticisme.  Le  souffle  de  Goethe  nous  rend  visibles  ces 
myriades  d'intelligences  éthérées  qui  s'élèvent  à  travers  l'infini ,  jus- 
qu'au triangle  mystérieux,  le  long  d'une  traînée  radieuse  :  ima- 
gination sublime,  vraie  théorie  des  anges,  inspirée  jadis  à  Philon  par 
le  symbole  de  l'échelle  de  Jacob,  et  que  Goethe  emprunte  à  l'école 
d'Alexandrie. 

Les  groupes  séraphiques  se  transmettent  la  partie  immortelle  de 
Faust;  les  archanges,  qui  s'en  étaient  emparés  d'abord,  ne  la  trou- 
vent pas  assez  pure  pour  leurs  divines  mains,  et  la  livrent  aux  anges 
novices,  qui,  à  leur  tour  la  passent  aux  enfans  de  minuit.  Faust, 
pour  arriver  au  ciel ,  traversera  donc  toutes  les  sphères  de  purifica- 
tion. Cependant  le  docteur  Marianus  annonce  l'arrivée  des  trois 
saintes  femmes  qui  viennent  intercéder  pour  le  salut  d'une  sœur,  et 
dans  l'effusion  de  l'amour  qui  le  pénètre,  tombe  aux  pieds  de  h 
reine  des  anges. 

DOCTOR  XARIANUS  (1) ,  dms  la  cellule  la  plut  ëerèe  et  la  pHn  p«re. 
D*icî  la  vue  est  profonde , 
L*esprit  flotte  entre  le  monde 
Et  l'Éternel. 

Mais,  dans  la  nuée  en  flammes, 
J'aperçois  de  saintes  femmes 
Qui  vont  au  ciel. 

(1)  Doctor  Marianus,  né  en  Ecosse  en  102S;  à  dater  de  105a,  isoine  aUeaaal 
II  écrivit  une  chronique  du  monde  depuis  la  création  jusqu'à  Tan  iess ,  en  trois 
livres,  et  passa  sa  vie  en  véritable  reclus,  au  fond  d'une  ceUule  isolée,  sans  entier 
on  commerce  avec  les  autres  moines ,  absorbé  par  l'étude  et  les  exeicloes  de  piélé. 
tl  fonda  le  cloître  de  Sainl-Pierre-des-Bénédictins  à  Reyensboorg,  et  la  légende 
raconte  qu'un  soir  la  lumière  étant  venue  à  lui  manquer,  comme  il  ooDtinnait  d'é- 
crire dans  les  ténèbres,  les  trois  doigts  de  sa  main ,  que  le  travail  de  la  plame  ne 
tenait  pas  occupés ,  se  mirent  tout  à  eoop  à  resplendir  comme  trois  chandelles,  et 
toute  la  chambre  en  fut  aussitôt  éclairée. 


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GOBTHB.  507 

J'en  vois  une  qui  rayonne 
Au  milieu ,  sous  sa  couronne 
D'astres  en  fleur. 

Cest  la  patronne  divine, 
La  reine ,  je  le  devine 
A  sa  splendeur. 
(Dans  un  ravisâomeni  extatique.) 

Souveraine  immaculée 

De  Tunivers, 
Sous  la  coupole  étoilée 

Des  cieux  ouverts, 
Laisse-moi  dans  la  lumière 

Du  ciel  en  feu , 
Lire  ton  divin  mystère. 

Mère  de  Dieu! 


Autour  d'elle,  flottantes, 
Tremblottent  des  vapeurs  : 
Ce  sont  les  légers  chœurs 
Des  blondes  pémtenles 
Qui,  buvant  l'air  «  doox 
De  l'espace, 
A  ses  genoux, 
Demandent  grâce. 
(  MATER  GLQRIOSA  plttie  dans  l'atmosplière.  ) 


es  trois  pénitentes,  Madeleine,  la  Samaritaine,  Marie  Égyptienne, 
lorent  la  mère  du  Christ  pour  Marguerite. 

Toi  qui  jamais  aux  pécheresses 
Ne  refusas  l'accès  des  cieux , 
Qui ,  du  repentir  généreux. 
Augmentes  enoor  les  richesses. 
Sainte  patronne ,  accorde  ici 
A  cette  ame  douce  et  ployée , 
Qui  s'est  une  fois  oubliée , 
Sans  croire  qu'elle  avait  failli  ; 
Accorde  un  pardon  inGni. 

Una  pomilentitim ,  autrefois  nommée  ikABGUERITE ,  s'bumiliant. 
Daigne ,  6  glorieuse , 
Vers  moi  bienheureuse , 
Tourner  ton  front  propice  en  ce  beau  jour. 

33. 


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508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Celui  que  j'aimai  sur  la  terre , 
Libre  de  toute  peine  amère , 
Est  de  retour. 

Encore  un  de  ces  harmonieux  échos  de  la  première  partie  de 
Faust.  Vous  qui  vous  souvenez  de  cette  plainte  si  mélancolique  et 
si  douce  que  la  jeune  fille  eihale  comme  un  soupir  après  sa  faute, 
de  ces  larmes  du  repentir  qui  tombent  aux  pieds  de  la  madone  dans 
les  rosées  d*une  gerbe  de  fleurs,  écoutez ,  c*cst  encore  la  même  voix... 
la  même  voix  dans  le  ciel!  A  mesure  que  l'esprit  s'accoutume ,  il 
retrouve  une  à  une  dans  ce  poème  sans  fond  toutes  les  idées  du  pre- 
mier Faust,  mais  agrandies,  développées;  et  qu'on  ne  s'y  trompe  pas  : 
s'il  se  sent  attiré  vers  elles  par  un  irrésistible  charme ,  au  milieu  de 
l'espèce  de  canonisation  épique  et  lumineuse  dont  le  poète  les  in- 
vestit, c'est  qu'il  se  souvient  de  les  avoir  vues  autrefois  se  mouvoir 
dans  la  réalité  de  l'existence.  Marguerite ,  par  exemple ,  l'unité  de  ce 
personnage,  c'est  l'amour,  l'amour  simple,  confiant,  réisgné,  l'amour 
dans  le  sein  de  Marie,  soit  qu'il  pleure  ses  faiblesses  sur  les  dalles  du 
sanctuaire,  soit  qu'il  chante  dans  les  nuées  Thymne  de  la  rédemption. 
Aussi,  comme  notre  sympathie  s'élance  au-devant  de  la  pénitente  cé- 
leste! comme  elle  nous  touche  plus  que  la  Béatrix  de  Dante,  carBéa- 
trix  nous  apparaît  dans  la  lumière  sans  que  nous  sachions  par  queb 
chemins  elle  y  est  venue;  on  ne  nous  a  rien  dit  de  sa  jeunesse  et  de 
ses  amours.  Pour  trouver  la  trace  de  son  existence,  il  faut  sortir  du 
cercle  mystique,  et  l'aller  chercher  dans  les  biographies.  Puis  Béatrix 
est  morte  à  dix  ans  :  une  enfant!  Mais  Marguerite,  elle  a  vécu  comme 
nous,  parmi  nous;  nous  l'avons  tous  vue  aimer,  souffrir,  mourir. 
Marguerite,  nous  l'avons  rencontrée  au  puits,  à  l'église,  au  jardin, 
interrogeant  une  à  une  toutes  ses  sensations,  ces  feuilles  fragiles  des 
roses  de  la  vie  (1). 

(1)  Nous  avons  traduit  ici  le  morceau  si  touchant  de  la  première  partie,  afin  àc 
donner  au  lecteur  un  point  de  vue  nouveau ,  en  opposant  Tune  à  Pautrc  ces  deos 
situations ,  qui  semblent  tirer  du  contraste  encore  plus  d'intérùt. 

MARGCEBITE. 

(  Elle  met  des  fleurs  nouvelles  dans  les  pots.  ) 

Oh  !  daigne ,  daigne ,  Ton  regard  cherche  le  ciel , 

Mère  dont  le  cœur  saigne ,  Tu  hinces  vers  TEtemel 

Pencher  ton  front  vers  ma  douleur  !  Des  soupirs  pour  sa  misère , 

Pour  la  tienne  aussi ,  pauvre  mère  ! 
L'cpec  au  cœur, 

L'ame  chagrine ,  Qui  sentira  jamais 

Tu  vois  ton  fils  mourir  sur  la  colline.  L'alTreux  excès 


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GOETHE. 


509 


Cependant  les  enfans  de  minuit  tourbillonnent  en  cercles  lumineux 
autour  de  Tame  de  Faust,  en  qui  la  vie  céleste  pénètre  de  plus  en 
plus.  Faust,  le  savant  superbe,  le  maître  des  esprits,  grandit  jus- 
qu'au ciel,  et  là,  c'est  Marguerite  qui  se  présente  pour  Ilnstruire. 

LA.  PBCHBBXSSE ,  nommée  autrefois  Marguerite. 
Entouré  du  chœur  des  esprits , 
Le  novice  heureux  croit  qu'il  rêve. 
Dans  réther  il  monte ,  il  s'élève; 
Il  entre  à  peine  au  paradis , 
Et  déjà  ressemble  aux  archanges. 
Comme  de  ses  terrestres  langes , 
n  se  dépouille  peu  à  peu  ! 
Comme  en  sa  jeunesse  première , 
Il  vient  d'apparaître  au  milieu 
De  son  vêtement  de  lumière! 
Oh  !  laisse-moi ,  céleste  mère, 
L'instruire  dans  le  pur  amour. 
Car  le  rayon  du  nouveau  jour 
Éblouit  déjà  sa  paupière. 

MÀTBR  GLORIOSA. 

Viens,  monte  à  la  sphère  divine; 
Il  te  suivra ,  s'il  te  devine. 


De  la  douleur  qui  me  déchire? 
Ce  que  mon  cœur  a  de  regrets, 
Ce  qu'il  craint  et  ce  qu'il  désire? 
Toi  seule ,  toi  seule  le  sais. 

En  quelque  endroit  que  j'aille , 
Un  mal  crnel  travaille 
Mon  cœur  tout  en  émoi. 
Je  suis  seule  à  cette  heure , 
Je  pleura ,  pleure ,  pleure , 
Mon  cœnr  se  hrise  en  moi. 

Quand  l'aube 'allait  paraître , 


En  te  cueillant  ces  fleurs, 
J'arrosais  de  mes  pleurs 
Les  pots  de  ma  fcnôtrc; 

Et  le  premier  rayon 
Du  soleil  m'a  surprise, 
Sur  mon  séant  assise , 
Dans  mon  affliction. 

Ah  !  sau?e-moi  de  la  mort,  de  Tafllront  ! 
Daigne ,  daigne , 
Toi  dont  le  cœur  saigne , 
Vers  ma  douleur  pencher  ton  divin  front  ! 


Maintenant,  toute  peine  terrestre  oubliée  dans  l'expiation,  Marguerite  se  sent 
ravie  au  ciel  dans  des  nuages  de  flamme ,  autour  desquels  gravite  la  partie  inunor- 
telle  de  Faust  ;  et  les  yeux  encore  tournés  vers  le  trône  de  la  reine  des  anges,  elle 
finvoque  dans  sa  béatitude ,  comme  autrefois  dans  sa  misère.  —  Voilà,  certes,  deux 
admirables  sujets  de  poésie  et  de  peinture.  Cornélius  a  traité  le  premier  avec  une 
grâce  à  la  fois  idéale  et  naïve,  dans  son  estampe  la  plus  poétique,  et  sans  contredit 
la  plus  heureusement  venue  de  la  belle  collection  des  dessins  de  Fauit.  Quant  au 
second ,  il  appartient  de  droit  à  Overfoeck ,  au  peintre  mystique  des  Artt  ami  Hn- 
vocation  de  la  Vierge. 


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510  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

La  simple  jeune  fiUe  introduit  le  docteur  dans  la  gloire  4es  anges; 
rignorance  rachète  la  science.  Faust  participe  au  bonheur  des  éhig; 
le  dogme  de  la  rédemption  des  âmes  est  mis  en  oeuvre,  et  le  poème 
se  dénoue  au  point  de  vue  du  catholicisme. 

Quels  que  soient  les  développemens  immenses  que  le  poète  donne 
à  son  œuvre,  le  sujet  de  Faust  tient  de  la  légende.  On  a  beau  faire, 
là  est  son  point  d'unité;  il  enest  sorti;  après  des  divagations  sans 
nombre,  il  y  retournera.  Il  faut  que  le  drame  se  termine  comme  il  a 
commencé,  dans  le  ciel,  au  milieu  des  splendides  imaginations  delà 
hiérarchie  catholique.  Il  est  vrai  de  dire  que  Goethe  en  agit  assez 
librement  avec  le  dogme,  et  prend  peu  de  souci  de  traiter  la  chose  en 
père  de  l'église.  Qu'est-ce,  en  effet,  qu'un  catholicisme  qui  admet 
qu'une  aspiration  incessante  vers  un  bien  vague  et  mystérieui,  qu'une 
activité  sans  trêve  [rastlose  Thâtigkeit)  puisse,  «u  besoin,  tenir  lien 
de  la  foi  à  la  parole  divine,  à  la  révélatfon,  au  Verbe?  Théologie 
éclectique,  théologie  de  poète,  oà  le  néoplatonisiBe  d'Alexandrie  se 
marie  au  panthéisme  de  l'Allemagne,  oè  les  idées  de  Platon ,  d'Iam- 
blique,  de  Spinoza,  de  Hegel  et  de  Novafis  se  confondent  et  tonr- 
billonnent ,  atomes  lumineux ,  dans  le  rayon  le  plus  pur  et  le  pins 
chaud  du  soleil  chrétien.  Au  xiV  siècle,  Dante  eût  infailliblement 
mis  Faust  en  enfer,  ou  tout  au  moins  en  purgatoire,  et  encore  le 
vieux  Gibelin  aurait-il ,  en  ce  dernier  cas,  cru  donner  à  son  person- 
nage une  singulière  preuve  de  mansuétude.  Ici  une  difficulté  se  pré- 
sente :  comment  le  philosophe  sortira-t-il  du  labyrinthe  ou  le  poète 
s'est  engagé  à  travers  les  sentiers  du  catholicisme?  Par  le  dogme? 
Vraiment ,  il  ne  le  peut ,  lui  qui ,  en  proclamant  ce  principe,  que  l'âme 
humaine  peut  trouver  son  salut  autre  part  que  dans  un  attachement 
inviolable  à  la  parole  révélée,  a  rompu  en  visière  avec  l'orthodoiie; 
force  lui  est ,  pour  se  tirer  d'affaire,  d'ériger  en  système  sa  convic- 
tion intime,  son  point  de  vue  personnel ,  et  de  mettre  pour  un  mo- 
ment la  métaphysique  à  la  place  de  la  théologie.  Or,  c'est  là,  selon 
nous,  un  fait  curieux,  et  qui  mérite  bien  qu'on  l'examine,  un  fait 
qui  laisse  à  découvert  certaines  théories  dont  Goethe  se  préoccupait 
plus  qu'on  ne  pense,  et  qu'il  est  indispensable  d'étudier,  si  on  veut 
connaître  à  fond  le  grand  poète ,  car  elles  dominent  à  la  fois  son  exis- 
tence et  son  œuvre;  théories  faites  en  partie  avec  les  idées  de  Spi- 
noza (1)  et  de  Leibnitz ,  en  partie  avec  les  siennes  propres. 

(1)  «  Le  Uvfe  de  Jaoobi  m'a  slnoèremeiit  affligé ,  et  comment ,  en  effet,  aurais-je 
pu  me  rcjoaip  de  ,voir  un  ami  si  vivement  aifoctionné  soutenir  ceUe  thèse  :  que  la 
nature  dérobe  Dieu  à  notre  vue?  Pénétré  comme  je  suis  d'une  méthode  puxe,  pro- 


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GOBTHB.  511 

Sans  mystique,  il  n'y  a  pas  de  religion  possible.  Le  naturalisme 
ri-méme,  tout  en  ne  reconnaissant  que  les  choses  créées,  se  voit 
)rcé  d'admettre  des  forces  élémentaires  actives.  Une  force  prise  en 
ehors  de  l'acte  qui  en  résulte  est  quelque  chose  qui  ne  se  peut  saisir, 
t  cependant  il  faut  qu'on  se  la  représente.  De  là ,  d'une  part,  la  my- 
lologie  païenne,  de  l'autre  la  philosophie  de  Spinoza ,  qui  donnent 
lus  ou  moins  aux  causes  et  aux  forces  premières  la  réalité  de  l'exis- 
3nce,  et  les  classent  en  un  système.  Cependant  ici  encore  les  mêmes 
ifficultés  se  rencontrent;  car,  quelles  que  soient  les  formules  et  les 
pparitions,  il  y  a  au  fond  de  tout  cela  un  mystère  insaisissable ,  et 
ame,  an  milieu  du  culte  de  la  nature,  éprouve,  comme  au  sein  de 
orthodoxie  chrétienne,  cet  inGni  besoin  d'amour,  d'espérance  et  de 
)i  (1)  qui  ne  l'abandonne  jamais. 

De  senablables  aspirations  existent  d'elles-mêmes,  et  la  piété  eu 
êsulte  (2).  Aussi  combien  de  fois  n'a-t-on  pas  vu  lia  conscience  hu- 
laine,  en  proie  aux  sombres  inquiétudes  que  font  naître  en  eHe  les 
iées  d'avenir  et  d'éternité,  ne  trouver  de  refuge  contre  répouvante 
t  le  doute  que  dans  la  foi  qu'elle  avait  repoussée  sous  sa  forme  pre- 
lière!  C'est  un  peu  l'histoire  du  plus  grand  nombre ,  de  Goethe  lui- 
lêose.  Voyez  ce  qu'il  écrivait  à  Zelter  sur  ce  sujet  (3) ,  en  1827  : 
Continuons  d'agir  jusqu'à  ce  que,  rappelés  par  l'esprit  du  monde,  un 
eu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard ,  nous  retournions  dans  l'éther;  puisse 
lors  l'Être  étemel  ne  pas  nous  refuser  des  facultés  nouvelles,  ana- 


>Dde,  innée,  qui  m*a  toujours  fait  voir  ioTiobblement  Dieu  dans  la  nature  et  la 
atore  en  Dieu ,  de  telle  sorte  que  cette  conviction  a  servi  de  base  à  mon  existence 
oftière,  un  paradoxe  si  étroit  et  si  borné  ne  dëvait-il  pas  m'éloigner  à  Jamais,  quant 
Tesprit,  d*un  homme  généreux  dont  je  chérissais  le  cœur  vénérable?  Cependant  Je 
'eus  garde  de  me  laisser  abattre  tout-à-fait  par  le  triste  dcooucagement  que  J*en 
3ssentis,  et  me  réfugiai  avec  d'autant  plus  d*ardeur  dans  mon  antique  asile,  VÈthi' 
M  de  Spinoza.  »  {Bekmntniiêe,  1  Tbeii. ,  von  1811.  Goethe* t  Werke,  Bd.  3S, 
.78.) 

(1)  «  Nul  être  ne  peut  tomber  à  néant.  L'étemel  s'émeut  en  tout.  Tu  es;  tiens-toi 
eureux  de  cette  idée.  L'être  est  étemel ,  car  des  lois  conservent  les  trésors  de  vie 
Doi  se  pare  l'univers.  »  ( Goethe,  Vermàchtniu  Werke,  Bd.  SS,  S.  sei.) 
Goethe  exprime  encore  le  sentiment  auguste  de  la  Divinité  que  lui  inspire  le  culte 
s  la  nature,  dans  cette  poésie  où  le  lion  s'apprivoise,  tout  à  coup  dompté  par  le 
intique  d'un  enfant  :  «  Car  l'Etemel  règne  sur  la  terre;  son  regard  règne  sur  les 
jîSn  Lestions  doivent  se  changer  en  brebis,  et  la  .vague  recule  épouvantée;  l'épée 
je  prête  à  frapper  s'arrête  immobile  dans  l'air;  la  foi  et  l'espérance  sont  accomplies; 
fait  des  miracles,  l'amour  qui  se  révèle  dans  la  prière.  »  ( Bd.  15, S.  3S7.  ) 
(9)  Goettie  bei  der  Furstinn  Gallizin  Werke,  Bd.  30,  S.  247. 
(3)  Briefwechêel,  Th.  IV,  S.  278. 


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512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

logaes  (1)  à  celles  dont  nous  avons  eu  déjà  Tusage!  S*il  y  joint  pa- 
ternellement le  souvenir  et  le  sentiment  ultérieur  [Nachgefùhl]  du 
bien  que  nous  avons  pu  vouloir  et  accomplir  ici-bas ,  nul  doute  que 
nous  ne  nous  engrenions  d'autant  mieux  dans  le  rouage  de  la  ma- 
chine universelle.  Il  faut  que  la  monade  supérieure  (  die  entclechische 
Monade  )  se  maintienne  en  une  activité  continuelle;  et  si  cette  acti- 
vité lui  devient  une  autre  nature ,  l'occupation  ne  lui  manquera  pas 
dans  l'éternité,  t  Belles  paroles  qui  ne  sont  peut-être  pas  si  éloignées 
du  christianisme  que  Goethe  voudrait  le  faire  croire  et  qu'on  y  ratta- 
cherait facilement,  ainsi  que  la  pensée  qui  suit  :  a  Je  veux  te  le  dire 
à  l'oreille;  j'éprouve  le  bonheur  de  sentir  qu'il  me  vient  dans  ma 
haute  vieillesse  des  idées  qui ,  pour  être  poursuivies  et  mises  en  œa- 
vre,  demanderaient  une  réitération  de  l'existence...  b 

«  Chaque  soleil,  chaque  planète  porte  en  soi  une  intention  plus 
haute ,  une  plus  haute  destinée  en  vertu  de  laquelle  ses  développe- 
mens  doivent  s'accomplir  avec  autant  d'ordre  et  de  succession  que 
les  développemens  d'un  rosier  par  la  feuille,  la  tige ,  la  corolle.  Ap- 
pelez cette  intention  une  idée^  une  monade,  peu  importe;  il  suffit 
qu'elle  préexiste  invisible  au  développement  qui  en  sort  dans  la  na- 
ture. Les  larves  des  états  intermédiaires,  que  cette  idée  prend  dans 
ses  transformations,  ne  sauraient  nous  arrêter  un  moment.  C'est  tou- 
jours la  même  métamorphose,  la  même  faculté  de  transformation 
de  la  nature ,  qui  tire  de  la  feuille  une  Heur,  une  rose  ^  de  l'œuf  une 
chenille,  de  la  chenille  un  papillon.  Les  monades  inférieures  obéis- 
sent à  une  monade  supérieure ,  et  cela  non  pour  leur  bon  plaisir, 
mais  uniquement  parce  qu'il  le  faut.  Du  reste ,  tout  se  passe  fort 
naturellement  en  ce  travail.  Par  exemple,  voyez  cette  main;  elle 
contient  des  parties  incessamment  au  service  de  la  monade  supé- 
rieure, qui  a  su  se  les  approprier  indissolublement  sitôt  leur  exis- 
tence. Grâce  à  elles ,  je  puis  jouer  tel  morceau  de  musique  ou  tel 
autre;  je  puis  promener  &  ma  fantaisie  mes  doigts  sur  les  touches  do 
clavier;  elles  me  procurent  donc  une  jouissance  intellectuelle  et 
noble;  mais,  pour  ce  qui  les  regarde,  elles  sont  sourdes,  la  mo- 
nade supérieure  seule  entend.  De  là,  je  conclus  que  ma  main  ou  mes 
doigts  s'amusent  peu  ou  point.  Le  jeu  de  monade  auquel  je  prends 
plaisir,  ne  divertit  nullement  mes  sujettes ,  et  peut-être  en  outre  les 
fatigue.  Combien  elles  seraient  plus  heureuses  d'aller  où  leur  apti- 

(1)  «  Je  souhaite  à  mon  moi,  pour  réternité,  les  joies  que  j'ai  goûtées  ici-bas.  » 
(  Goethe's  Divan,  S.  269.  ) 


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GOETHE.  513 

tude  les  entraîne;  combien,  au  lieu  de  courir  en  désœuvrées  sur  mou 
clavier,  elles  aimeraient  mieux ,  abeilles  laborieuses ,  voltiger  sur  les 
prés,  se  poser  sur  un  arbre ,  et  s'enivrer  du  suc  des  fleurs!  L'instant 
de  la  mort ,  qui  pour  cela  s'appelle  avec  raison  une  dissolution ,  est 
justement  celui  où  la  monade  supérieure  régnante  [  die  regierende 
Hauptmonas)  affranchit  ses  sujettes  et  les  dégage  de  leur  fidèle  ser- 
vice. C'est  pourquoi ,  de  même  que  l'existence ,  je  regarde  la  mort 
comme  un  acte  dépendant  de  cette  monade  capitale  dont  l'être  par- 
ticulier nous  est  complètement  inconnu. 

a  Cependant  les  monades  sont  inaltérables  de  leur  nature,  et  leur 
activité  ne  saurait  ni  se  perdre,  ni  se  trouver  suspendue  au  moment 
de  la  dissolution.  Elles  ne  quittent  leurs  anciens  rapports  que  pour  en 
contracter  de  nouveaux  sur-le-champ;  et ,  dans  cet  acte  de  transfor- 
mation ,  tout  dépend  de  l'intention ,  de  la  puissance  de  l'intention 
contenue  dans  telle  ou  telle  monade.  La  monade  d'une  amè  humaine 
cultivée  n'est  point  la  monade  d'un  castor,  d'un  oiseau  ou  d'un  pois- 
son ,  cela  va  sans  dire;  et  ici  nous  retombons  dans  le  système  de  la 
classification  des  âmes ,  auquel  il  est  impossible  d'échapper  toutes  les 
fois  qu'on  veut  interpréter  d'une  façon  quelconque  les  phénomènes 
de  la  nature.  Swedenborg,  cherchant  à  l'expliquer  à  sa  manière,  se 
sert ,  pour  représenter  son  idée ,  d'une  image  fort  ingénieuse  à  mon 
sens.  Il  compare  le  séjour  où  les  afnes  se  trouvent  à  un  espace  divisé 
en  trois  pièces  principales ,  au  milieu  desquelles  s'en  trouve  une 
grande.  Maintenant  supposons  que ,  de  ces  divers  appartemens ,  di- 
verses espèces  de  créatures,  des  poissons,  des  oiseaux,  des  chiens, 
des  chats ,  se  rendent  dans  la  grande  salle ,  curieuse  compagnie  en 
vérité,  et  singulièrement  mêlée;  qu'adviendra-t-il  aussitôt?  Le  plai- 
sir de  se  trouver  ensemble  ne  durera  certes  pas  long-temps ,  et  de 
ces  mille  dispositions  si  instinctivement  contraires,  quelque  effroya- 
ble querelle  résultera;  à  la  fin,  le  semblable  cherchera  le  semblable , 
les  poissons  iront  vers  les  poissons ,  les  oiseaux  vers  les  oiseaux ,  les 
chiens  vers  les  chiens,  etc.,  et  chacune  de  toutes  ces  espèces  con- 
traires cherchera ,  autant  que  possible ,  à  se  trouver  quelque  lieu 
particulier.  N'est-ce  point  là  l'histoire  de  nos  monades  après  la  mort 
terrestre?  Chaque  monade  va  où  sa  force  l'entratne ,  dans  les  eaux , 
dans  l'air,  dans  la  terre,  dans  le  feu,  dans  les  étoiles;  et  cet  essor 
mystérieux  qui  l'y  porte  contient  tout  le  secret  de  sa  destinée  fu- 
ture. 

a  A  une  destruction  complète,  il  n'y  faut  pas  penser.  Cependant  il 
peut  bien  se  faire  qu'on  coure  le  risque  d'être  saisi  au  passage  par 


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gU  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

quelque  monade  puissante  et  grossière  en  naéme  temps,  qui  tous  si- 
bordonne  à  elle.  Le  danger  a  au  fond  quelque  chose  de  sérieux^  et, 
pour  ma  part,  toutes  les  fois  que  je  me  trouve  sur  la  voie  de  la  sinple 
contemplation  de  la  nature,  je  ne  puis  me  défendre  d'une  coiaiM 
épouvante  qu'il  me  cause  (1). 

0  Qu'il  y  ait  un  coup  d'œil  général  historique,  qu'il  y  ait  aussi  pani 
les  monades  des  natures  supérieures]  à  nous,  cela  est  iocoDiestahk. 
L'intention  d'une  monade  du  monde  [Weltmonade)  pepl  tirer  et  tire 
du  sein  ténébreux  de  son  souïenir  des  choses  qui  semUent  des  pro- 
phéties ,  et  qui^  au  fond ,  ne  sont  que  la  vague  rénûaiscence  d'un  état 
révolu,  la  mémoire;  par  exemple,  le  génie  humain  a  découvert  les  lob 
qui  régissent  l'univers,  non  par  une  recherche  aride,  mais  pir 
l'éclair  du  souvenir  plongeant  dans  les  ténèbres  du  passé,  atteado 
qu'il  était  présent,  lui  aussi,  lorsque  ces  lois  fureot  élaborées.  D 
serait  insensé  de  prétendre  assigner  un  but  à  oes  éclairs  qui  In- 
versent le  souvenir  des  esprits  supérieurs ,  ou  déterminer  le  degré  oo 
doit  s'arrêter  cette  révélation.  Ainsi,  dans  l'onivers  comme  dus 
l'histoire ,  je  suis  loin  de  penser  que  la  durée  de  la  personnalité  d'oae 
monade  soit  inadmissible. 

a  En  ce  qui  nous  regarde  particulièrement ,  il  send>Ie  presque  fK 
les  divers  états  antérieurs  que  nous  avons  pu  traverser  dans  cette 
planète  soient  trop  indifférens  ou  trop  médiocres  pour  reafemer 
beaucoup  de  choses  dignes,  aux  yeux  de  la  nature,  d'un  second  soo- 
venir.  Notre  état  actuel  hii-mëme  ne  saurait  se  passer  d'un  gnad  1 


(1)  Cette  idée  d*une  force  bniUle  en  attirant  une  autre  dans  son  oerde  et  se  b 
soumettant  par  violence,  a  plus  d'une  fois  préoccupé  Goethe  dans  sa  vaste  cairiéfe. 
C'est  au  point  que  ceux  de  ses  amis  qui  ont  pénétré  le  plus  à  fond  dans  les  mystères 
de  sa  nature,  ont  cherché  souvent  dans  cette  idée  la  cause  de  certaines  antipathies 
bizarres  dont  il  ne  pouvait  se  défendre.  Il  faut  en  toute  chose'que  rhamuité  tn^ 
son  compte.  Le  génie  a  ses  faiblesses,  la  philosophie  ses  superstitions  :  coombêI 
expliquer  autrement  cette  aversion  insurmontable  que  Fauteur  de  Fauit  avait  potr 
quelques  animaux ,  pour  les  chiens,  par  exemple?  On  raconte  qu'un  jour,  pendai 
quMl  exposait  son  système  des  monades  dont  il  est  question  id ,  un  chien  aboya  dus 
la  rue  à  plusieurs  reprises,  et  que  Goethe,  se  dirigeant  brusquement  vers  la  feoÈ», 
lui  cria  d'une  voix  de  tonnerre  :  «  Oui,  va,  hurle  à  ton  aise;  tu  auras  beaa Cuif; 
larve,  ce  n'est  pas  toi  qui  m'attraperas.  )>  Nous  ne  garantissons  pas  l'authentidléà 
cette  histoire;  mais  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  les  chiens  lui  inspiraient  vit 
invincible  répugnance,  et  qu'il  évitait  avec  soin  leur  rencontre.  N'oubllcmspasqi'il 
a  fait  de  l'animal  réprouvé  dont  le  diable  emprunte  l'apparence  pour  s'intiodaiP? 
dans  le  laboratoire  de  Faust,  un  barbet  noir  (  Eimn  ichwarxen  FuM),  saasM^ 
par  esprit  de  haine  contre  Tespèce. 


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60ETHB.  515 

choix ,  et  sans  doute  qa'on  jour,  dans  raventr,  notre  monade  prin- 
cipale le  récapitulera  somtnairenient  par  de  grandes  synthèses  histo- 
riques [1]. 

a  Si  nous  passons  aux  conjectures,  à  vous  parler  franchement ,  je  ne 
Tois  pas  ce  qui  pourrait  empêcher  la  monade  à  laquelle  nous  devons 
rapparition*de  Wieland  sur  notre  planète,  d'embrasser  dans  son 
nouvel  état  les  plus  vastes  rapports  de  cet  univers.  L'activité,  le 
zèle ,  rintelligence  avec  lesquels  elle  s'est  appropriée  tant  de  Taces 
de  l'histoire  du  monde,  lui  donnent  le  droit  de  prétendre  à  tout.  Il 
m'étonnerait  peu,  bien  plus  je  regarderais  cela  conrnie  une  chose 
tout-à-fait  conforme  à  mes  vues,  de  rencontrer  après  des  siècles  ce 
même  Wieland  devenu  quelque  monade  cosmique,  quelque  étoile 
de  première  grandeur,  et  de  le  voir  réjouir,  féconder  par  sa  douce 
lumière  tout  ce  qui  s'approcherait  de  lui.  Oui ,  ce  serait  beau  pour  la 
monade  de  notre  Wieland  de  comprendre  l'être  vaporeux  de  quelque 
comète  dans  sa  lumière  et  sa  splendeur.  Quand  on  réfléchit  à  l'éter- 
nité de  cet  état  universel,  il  est  impossible  de  ne  pas  supposer  que 
les  monades ,  en  tant  que  forces  coopératives  sont  aussi  admises  à 
prendre  part  aux  joies  divines  de  la  création.  L'être  de  la  création 
leur  est  conQé.  Appelées  ou  non,  elles  viennent  d'elles-mêmes,  de 
tous  les  chemins ,  de  toutes  les  montagnes,  de  toutes  les  mers,  de 
toutes  les  étoiles;  qui  peut  les  arrêter?  Je  suis  sûr  d'avoir  mille  fois 
pris  part  à  ces  joies  dont  je  parle,  et  je  compte  bien  mille  fois  encore  y 
retourner;  rien  au  monde  ne  m'êterait  cette  conviction  et  cet  espoir. 
—  Maintenant  il  reste  à  savoir  si  l'on  peut  appeler  retour  un  acte 
accompli  sans  conscience  :  celui-là  seul  retourne  dans  un  lieu  qui  a 
conscience  d'y  avoir  séjourné  précédemment.  Souvent ,  dans  mes 
contemplations  sur  la  nature,  de  radieux  souvenirs  et  des  gerbes  de 
lumière  jaillissent  à  mes  yeux  de  certains  faits  cosmogoniques  aux- 
q[oels  ma  monade  a  peut-être  contribué  avec  activité.  Mais  tout  cela 
ne  repose  que  sur  un  peut-être,  et  lorsqu'il  s'agit  de  pareilles  choses, 
il  faudrait  cependant  avoir  de  plus  sérieuses  certitudes  que  celles 
qui  peuvent  nous  venir  des  pressentimens  et  de  ces  éclairs  dont  Tœil 
du  génie  illumme  par  intervalle  le»  abîmes  de  la  création.  Pourquoi , 

(1)  Telle  était  aussi  Topinion  de  Herder  sur  ce  point ,  lorsquMl  disait ,  un  soir  qu'il 
se  promenait  au  clair  de  lune  avec  ses  amis  :  «  Nous  sommes  maintenant  sur  l*es- 
planade  de  VVeimar,  et  f  espère  bien  que  nous  nous  retrouverons  peut-être  un  jour 
dans  Uranus;  mais  Dieu  me  garde  d'emporter  dans  ce  monde  le  souvenir  de  mon 
séjour  ici-bas,  le  souvenir  de  mon  histoire  personnelle  et  de  tous  les  petits  évène- 
mens  qui  m'ont  attristé  ou  réjoui  dans  ces  rues,  au  bord'  de  FHm.  Pour  ma  part,  je 
regarderais  on  pareU  sort  comme  le  plus  emel  cbAtiment  qui  pât  n^être  ioM^,  i» 


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516  REVUE  BBS  DEUX  MONDES. 

dira-t-on ,  ne  pas  supposer  au  centre  de  la  création  une  monade  uni- 
verselle, aimante,  qui  gouverne  et  dirige  selon  ses  desseins  les 
monades  de  l'univers,  de  la  même  façon  que  notre  ame  gouverne 
et  dirige  les  monades  inférieures  qu'elle  s'est  subordonnées  (1)?  — 
Je  ne  m'élève  pas  contre  cette  proposition,  pourvu  qu'on  la  présente 
comme  un  article  de  foi ,  car  j'ai  pour  habitude  de  ne  jamais  donner 
de  valeur  définitive  aux  idées  qui  ne  s'appuient  sur  aucune  obser- 
vation sensible.  Âh  !  si  nous  connaissions  notre  cerveau,  ses  rapports 
avec  Uranus ,  les  mille  fils  qui  s'y  entrecroisent,  et  sur  lesquels  la 
pensée  court  çà  et  là  !  L'éclair  de  la  pensée!  mais  nous  ne  le  perce- 
vons qu'au  moment  où  il  éclate.  Nous  connaissons  des  ganglions,  des 
vertèbres,  et  ne  savons  rien  de  l'être  du  cerveau;  que  voulons-nous 
donc  alors  savoir  de  Dieu?  On  a  beaucoup  reprochée  Diderot  d'avoir 
écrit  quelque  part  :  —  Si  Dieu  n'est  pas  encore ,  il  sera  peut-être 
quelque  jour.  —  Mes  théories  sur  la  nature  et  ses  lois  s'accordent 
assez  avec  l'idée  d'une  planète  d'où  les  monades  les  plus  nobles  ont 
pris  leur  premier  essor,  et  dans  laquelle  la  parole  est  inconnue. 

«  De  même  qu'il  y  a  des  planètes  d'hommes,  il  peut  y  avoir  des  pla- 
nètes de  poissons,  des  planètes  d'oiseaux.  L'homme  est  lb^premier 
ENTRETIEN  DE  LA  NATURE  AVEC  DiEU.  Jc  ne  doutc  pas  quc  cct  en- 
tretien ne  doive  se  continuer  sur  une  autre  planète,  plus  sublime, 
plus  profond,  plus  intelligible.  Pour  ce  qui  est  d'aujourd'hui,  mille 
connaissances  nous  manquent  :  la  première  est  la  connaissance  de 
nous-mêmes,  ensuite  viennent  les  autres.  A  la  rigueur,  ma  science 
de  Dieu  ne  peut  s'étendre  au-delà  de  l'étroit  horizon  que  l'observa- 
tion des  phénomènes  de  la  nature  m'ouvre  sur  cette  planète ,  et  de 
toute  façon  c'est  bien  peu  de  chose.  £n  tout  ceci,  je  ne  prétends 
pas  dire  que  ces  bornes  mises  à  notre  contemplation  de  la  nature 

(i)  N'est-ce  point  là  le  dieu  dans  la  nature,  le  dieu  du  panthéisme,  dont  Faust, 
dans  la  première  partie  de  la  tragédie,  a  le  sentiment  sublime,  lorsquMl  répond  avec 
eutboi'.siasmc  aux  timides  questions  de  Marguerite,  qui  lui  demande  s*il  croit  en 
Dieu?  Les  paroles  de  Faust  ne  contiennent-elles  pas  le  germe  de  toutes  les  idées  que 
Goethe  se  platl  à  développer  touchant  la  science  et  la  foi ,  ces  magniGques  hypo- 
thèses où  il  s'abandonne  si  volontiers?  C*est  le  caractère  de  Goethe  que,  chez  lui, 
la  science  n*a  d'autre  but  que  d'aider  l'imagination.  Ses  études  sur  la  nature  se  cou- 
ronnent toujours  de  grandes  vues  synthétiques.  La  science  le  conduit  à  l'hypothèse, 
dernier  terme  de  la  foi  philosophique,  comme  la  dévotion  est  le  dernier  terme  de  la 
foi  religieuse;  et  c'est  en  ce  sens  seulement  que  Goethe  aime  la  science,  la  reche^ 
chc,  s'occupe  avec  ardeur  de  minéralogie,  de  métallurgie,  d'ostéologie,  d'anatomic 
comparée.  La  contemplation  immédiate  des  innombrables  mystères  de  la  nature 
éveille  en  lui  les  pressentimens  d'un  ordre  fondamental,  harmonieux,  dont  il  s*étudie 
à  se  rendre  compte,  et  jamais  son  activité  ne  s'exerce  dans  un  cercle  restreinte 


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GOETHE.  517 

soient  faites  poar  entraver  la  Toi  ;  au  contraire,  par  l'action  immé- 
diate des  sentimcns  divins  en  nous,  il  peut  se  faire  que  le  savoir  ne 
doive  arriver  que  comme  un  fragment  sur  une  planète  qui ,  elle- 
même  dérangée  dans  ses  rapports  avec  le  soleil,  laisse  imparfaite 
toute  espèce  de  rédexioii ,  qui  dès-lors  ne  peut  se  compléter  que  par 
la  foi.  Déjà  j*ai  remarqué,  dans  ma  Théorie  des  couleurs^  qu*il  y  a  des 
phénomènes  primitifs  que  Tanalyse  ne  fait  que  troubler  dans  leur 
simplicité  divine,  et  qu*il  faut  par  conséquent  abandonner  à  la  foi. 
Des  deux  côtés,  travaillons  avec  ardeur  à  pénétrer  plus  avant  ;  mais 
tenons  toujours  bien  les  limites  distinctes,  n'essayons  pas  de  prouver 
ce  qui  ne  peut  être  prouvé;  autrement  nos  prétendus  chefs-d'œuvre 
ne  serviraient  qu  à  donner  à  la  poslcrité  le  spectacle  de  notre  fai- 
blesse. Où  la  science  sufGt,  la  foi  est  inutile;  mais  où  la  science  perd 
sa  force,  gardons-nous  de  vouloir  disputer  à  la  foi  ses  droits  incon- 
testables. En  dehors  de  ce  principe,  que  la  science  et  la  foi  ne  sont  pas 
pour  se  nier  Vune  Vautre  y  mais  au  contraire  pour  se  compléter  Vunc 
par  Cautrcy  vous  ne  trouvez  qu'erreur  et  confusion.  » 

Cependant ,  toute  question  de  théologie  mise  à  part ,  il  est  permis  de 
douter  que  la  morale  y  trouve  son  compte.  Qu'est-ce,  en  effet ,  que 
Faust ,  sinon  Torgueil ,  le  désespoir,  In  débauche  des  sens,  l'ambition, 
le  mensonge,  la  haine  incessante  de  Dieu  ?  Et  tout  cela  aboutit  a  quoi  i 
A  la  gloire  des  anges  :  étrange  conckision  ,  et  qui  pourtant  s*e\plique. 
Le  mal,  chez  Faust,  vient  de  Méphisluphélés,  on  ne  le  peut  nier; 
et  d'ailleurs,  ne  trouve-t-il  pas  son  châtiment  dans  cette  vie,  le  mnl 
qui  tend  sans  relddie  vers  un  but  qu'il  ne  peut  atteindre  [das  rutielos 
zum  Zicle  sirebt  ohne  es  zu  erreichen)']  Faust ,  après  tout ,  est  homme; 
il  se  trompe  souvent  et  profondément;  mais,  comme  le  Seigneur  l'a 
dit  dans  le  prologue,  un  vague  instinct  le  porte  \ers  le  bien.  Je  l'a- 
voue, chaque  fois  que  la  raison  et  le  désir  des  sens  sont  aux  prises, 
le  désir  l'emporte,  mais  non  sans  une  lutte  acharnée,  non  sans  que 
la  raison  ait  vaillamment  combattu  pour  ses  droits.  Faust  hait  Mé- 
phistophélès ,  et  du  commencement  à  la  fin,  tous  les  moyens  q:!e 
le  diable  met  en  œuvre  lui  répugnent.  Puis,  son  vaste  amour  pour  la 
nature  ne  nous  est-il  pas  garant  de  ce  pressentiment  sub  ime  de  Tordre 
et  de  la  loi  régulière  qui  ne  l'abandonne  jamais?  £n  un  mot,  Faust 
est,  comme  Werther,  un  honmie  doué  des  plus  riches  dons  de  la  na- 
ture, mais  qui,  dans  ses  rapports  avec  la  vie  morale,  retombe  au  ni- 
veau des  autres  hommes  et  participe  des  faiblesses  communes.  Après 
tout ,  si  l'on  insistait  sur  ce  point,  nous  dirions  volontiers  que  Goethe 
n'a  prétendu  faire  ni  un  sermon  ni  un  i/.éviaire,  mais  un  poème 
large  et  profond  comme  la  vie,  sérieux  et  viai  comme  la  nature,  et 


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518  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

dans  le  plus  haut  sens  de  cette  expression ,  un  miroir  où  Texpâîence 
du  passé  se  réfléchit  pour  l'avenir. 

Ainsi  tout  se  transforme  et  rien  ne  meurt,  rintelligeuce  va  à  l'a- 
mour, l'amour  a  Dieu ,  le  mal  succombe  au  dénouement  des  choses, 
car  il  n'existe  pas  en  soi. 

On  voit  comme  tout  se  lie  et  s'enchatne  dans  Faust.  La  tragédie 
8*arrète;  le  poème  s'ouvre;  l'individu  fait  place  à  l'humaiiité.  Tant  de 
scènes  charmantes,  tant  de  détails  heureux,  mais  bornés,  se  perdent 
dans  l'infini  du  grand  œuvre.  L'inspiration  de  Goethe  se  transforme, 
mais  sans  rien  perdre  de  sa  vie  première.  A  chaque  pas,  vous  rein 
contrez  des  idées  qui  vous  rappellent  le  passé.  Les  scènes  qui  vous 
ont  charmé,  vous  les  retrouvez  l'une  après  l'autre,  mais  élargies, 
développées.  C'est  encore  la  scène  de  l'écolier,  la  nuit  de  Walpiïrgis, 
encore  le  galop  sonore  à  travers  la  campagne  (1).  Seulement  ici 
Tordre  classique  règne  seul ,  le  mouvement  délibéré  de  la  réflexion 
trempée  de  science  tient  lieu  de  la  fantaisie  instinctive.  Hélène  rem- 
place Marguerite;  on  dirait  le  cœur  de  Goethe  qui  se  mire  dans  son 
cerveau. 

Il  en  est  de  la  poésie  comme  de  l'architecture;  les  monumens  su- 
blimes qui  font  sa  gloire  dans  la  postérité  ne  sont  jamais  l'œovre 
d'un  seul;  l'homme  prédestiné  ne  parait  qu'à  son  jour,  lorsque  les 
efforts  des  siècles  ont  ouvert  la  carrière  ou  la  mine.  Quand  Goethe 
est  venu,  les  matériaux  de  son  œuvre  couvraient  le  sol  de  l'Allema- 
gne; toutes  les  pierres  de  cet  édifice  magnifique  étaient  là ,  immo- 
biles et  dormantes,  les  unes  roses  comme  le  granit  des  sphinx,  les 
autres  sombres  et  lugubres  comme  des  blocs  druidiques,  celles-ci 
couvertes  de  mousse  et  de  gramen  rampant,  celles-là  transparentes 
et  réfléchissant  toutes  les  fantaisies  du  soleil  dans  leurs  eaux  lim- 
pides. C'est  parce  que  les  conditions  de  l'épopée  sont  à  sa  taille,  que 
Goethe  se  décide  à  sacrifier  ses  instincts  capricieux ,  ses  sensations 
changeantes,  et,  qu'on  me  passe  le  mot,  la  subjectivité  de  sa  na- 
ture pour  entrer  dans  le  cercle  fatal  où  toute  liberté  s'abdique,  et  s'as- 
seoir au  milieu  en  Jupiter.  C'est  qu'en  effet,  nulle  part  la  Muse  n*a 
ses  coudées  moins  franches,  nulle  part  l'inspiration  ne  souscrit  à  des 
règles  plus  austères;  l'épopée,  c'est  le  génie  d'un  homme  qui  se  ment 
dans  le  génie  d'un  siècle.  A  vrai  dire,  il  n'y  a  de  liberté  que  pour  les 
poètes  du  lac,  de  la  prairie  et  de  la  montagne,  pour  les  chantres 
mélodieux  des  intimes  pensées;  ceux-là  vont  et  viennent,  montent 

(t)  Faust  à  cheval  sur  la  croupe  du  centaure  Cliiron  et  courant  les  campagnes  de 
Lemnos  à  la  recherche  d'Hélène^  quel  admirable  pendant  à  la  sombre  cayalcade  de 
la  première  partie,  dont  Cornélius  a  fait  un  si  poétique  dessin! 


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GOETHE.  5!9 

el  descendent,  selon  le  caprice  de  lenrs  ailes  :  ils  peayent  s'attarder 
au  bord  des  eain ,  ramasser  tous  les  diamans  quils  trouTent,  sans  qu*un 
ayertissement  d*en  haut  les  ramène  au  giron  somrerain.  Feux  errans 
et  follets,  tandis  que  le  soleil  immobile  se  tient  au  centre,  ils  traver- 
sent l'étendue  en  tous  sens,  au  risque  de  se  laisser  prendre  par  lui 
quelque  chose  de  leur  clarté  phosphorescente,  et  finissent  par  aHer 
s*étcindre  dans  les  larmes  d'une  jeune  fille.  Le  mystère  dont  Ils  s'en- 
vironnent fait  toute  leur  liberté;  isolés,  mais  heureni  de  s'enmer 
ainsi ,  comme  des  abeilles ,  du  miel  le  plus  don  de  la  terre,  ils  ont  ce 
qu*ils  souhaitent.  Le  génie  qui  se  fait  centre  ne  peut,  lui ,  se  con- 
tenter d'une  si  médiocre  volupté.  Or,  l'admiration  qufl  ambitionne 
ne  se  donne  pas  volontiers;  pour  l'avoir,  il  la  faut  conquérir  :  Tbumn- 
nité  est  comme  la  terre  qui  ne  dosne  rien  de  ses  larmes  ni  de  sa  végé- 
tation aux  étoiles  oisives  qui  se  contentent  de  la  regarderavec  méfan- 
coKe ,  et  se  livre  tout  entière  au  soleil  qui  la  féconde. 

Quiconque  entreprend  une  œuvre  épique,  dépouille  sa  propre 
inspiration  pour  se  soumettre  au  dogme  sans  discuter,  que  ce  dogme 
\1enne  ensuite  de  Dieu  ou  de  l'esprit  humain ,  qu'il  s'appelle  Jésus , 
saint  Paul ,  Grégoire  VII  ou  Spinoza ,  Hegel ,  Novalis ,  peu  importe, 
ou  n'en  doit  pas  moins  le  considérer  comme  l^utorité  tlont  la  pensée 
relève.  Le  poème  de  Faust  est  le  chant  du  naturalisme,  l'évangile  du 
panthéisme,  mais  d'un  panthéisme  idéal  qui  élèvela  matière  jusqu'à 
Tesprit ,  bien  loin  d'enfouir  Fesprit  dans  la  matière,  proclame  la  raison 
souveraine  et  donne  le  spectacle  si  beau  de  Thyménée  des  sens  et  de 
rintettigence.  Tontes  les  voix  chantent  sous  la  coupole  magnifique , 
les  anges,  l'humanité,  les  grands  bois,  les  eaux  et  tes  moissons  ;  les 
flammes  de  la  vie  et  de  l'amour  roulent  à  torrens,  puis  remontent  à 
la  source  éternelle  pour  s'épancher  encore.  L'harmonie  est  complète, 
pas  une  note  n'y  manque.  Désormais  Novalis  et  Goethe  ont  élargi 
le  Verbe  du  Christ  et  fait  entrer  la  terre ,  les  eaux  et  le  ciel  dans  la 
révélation;  la  nature  est  sauvée,  l'humanité  se  récondlie  à  jamais 
avec  elle;  tout  annonce  le  panthéisme  et  le  glorifie  dans  cet  édffîce 
sublime.  Entre  tous  les  grands  maîtres,  Goethe  est  celui  qui  possède 
au  phis  haut  degré  le  génie  de  la  volonté  :  il  fait  ce  qu*il  veut,  rien 
que  cela ,  et  s'arrête  à  temps  ;  et ,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  cette  puis- 
sance n'est  que  le  résultat  de  son  organisation  insensible  auxinfluences 
du  cœur,  de  sa  nature  qui  attire  sans  jamais  rendre,  comme  nous  l'a- 
vons  déjà  dit.  On  doit  bien  se  garder  de  croire  que  toutes  les  ten- 
dances du  siècle  le  frappent  également  ;  dans  cette  symphonie  étrange, 
dans  ce  chœur  sans  mesure  que  chantent  pèle-mèle  tous  les  instincts 
et  toutes  les  passions^  son  oreille  infaillible  saisit  la  voix  fondamen- 


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520  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taie  et  la  sépare  des  autres,  ou  plutôt  groupe  les  autres  autour  d*elle. 
Goethe  est  un  écho,  mais  un  écho  intelligent  autant  que  sonore,  et 
qui  réfléchit,  avant  de  rendre  le  bruit  qui  Ta  frappé,  bien  différeot 
en  cela  de  ces  poètes  toujours  prêts  à  se  laisser  inspirer,  qui  passent 
incessamment  de  Torthodoxie  au  doute,  du  doute  à  la  religion  de  Spi- 
noza ,  et,  de  trop  faible  vue  pour  distinguer  d*en  haut  le  mouvement 
d'un  siècle,  se  contentent  d*en  exprimer  les  vagues  rumeurs,  cher- 
chant Tunité  de  Tœuvre  épique  dans  une  variété  où  la  pensée  se  dis- 
sémine, et  qui  n'aboutit  qu'à  des  fragmens;  harpes  éoliennes,  sans 
cesse  ballottées  par  tous  les  vents  de  la  terre  qui  les  font  chanter! 

Aussi,  quel  que  soit  le  but  mystérieux  où  tende  rhumanité,  que 
son  avenir  appartienne  au  christianisme,  au  règne  absolu  de  l'esprit 
pur,  à  l'abjuration  de  toutes  les  joies  de  cette  vie,  ou  (  nous  aime- 
rions mieux  le  croire  avec  Novalis)  à  un  panthéisme  clairvoyant ,  il- 
luminé çà  et  là  par  les  divins  rayons  de  l'Évangile,  mais  où  l'esprit 
s'incarne  quelque  peu,  où  l'activité  humaine  marche  enCn  libre- 
ment vers  le  ciel  à  travers  le  beau  jardin  de  la  terre;  quel  que  soit 
dans  l'avenir  le  but  de  l'humanité,  le  poème  de  Faust  restera  non- 
seulement  comme  un  livre  sublime,  où  se  rencontrent  les  plus  nobles 
pensées  que  la  poésie  ait  jamais  prises  au  cœur  humain ,  à  la  théologie, 
en  un  mot  à  la  science  de  Dieu  et  des  hommes,  — mais  encore  comme 
l'expression  d'une  époque  grande  et  féconde,  qui ,  après  avoir  tout 
interrogé,  tout  tenté,  j'allais  dire  tout  accompli,  après  avoir  promené 
son  activité  impatiente  dans  toutes  les  écoles  et  sur  tous  les  champs  de 
bataille,  lasse  de  la  discussion  et  de  la  guerre,  lasse  surtout  des  folles 
théories  qu'elle  a  vues  éclore  et  mourir  sous  ses  pas,  mais  trop  jeune, 
trop  ardente,  trop  vivace  pour  se  contenter  du  doute,  se  réfugie  dans 
la  nature  intelligente  et  le  pressentiment  d'une  plus  haute  destinée. 

Maintenant ,  si  j'ai  tant  insisté  sur  ce  poème,  c'est  qu'à  mon  sens 
ce  poème  contient  l'esprit  de  Goethe.  D'ailleurs,  si  l'on  me  cherchait 
querelle  à  ce  propos,  les  bonnes  raisons  ne  me  feraient  pas  faute, 
et  je  trouverais  la  première  dans  l'ignorance  où  Ton  était  encore  en 
France  de  ce  beau  livre,  auquel  la  traduction  avait  manqué  jusqu'ici. 
En  tout  cas,  j'espère  trouver  grâce  auprès  du  lecteur  en  faveur  des 
fragmens  que  j'ai  cités,  diamans  de  prix,  dont  j'ai  voulu  dégager  la 
transparence  de  l'épaisseur  qui  l'enveloppe,  en  attendant  qu'un  lapi- 
daire plus  habile  en  vienne  polir  au  soleil  les  mille  facettes  radieuses. 

Henri  Blaze. 

(  La  dernière  partie  à  un  prochain  mtméro.  ) 


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LES 


ILES  SANDWICH, 


DERISIÉBE    PARTIE J 


Les  lies  Sandwich  sont  au  nombre  de  onze,  dont  cinq  grandes,  Hawaii 
(Owhyhee),  Mawi,Morakoi ,  Odhou  et  Taouaï;  trois  petites,  Tawou-Rawe, 
^onai  et  iVti^au,  et  trois  Ilots  ou  rochers;  elles  comprennent  un  espace  ren- 
fermé entre  le  19*'  et  23''  degrés  de  latitude  nord ,  et  le  157*  et  159*^  degrés  de 
longitude  ouest. 

La  vue  seule  de  ces  Iles  démontre  qu'elles  ne  figurent  pas  depuis  long-temps 

Sur  la  surface  du  globe  ;  les  éruptions  volcaniques  qui  les  ont  produites  sont 

encore  récentes ,  et  plusieurs  promontoires  sur  lesquels  on  voit  aujourd'hui  des 

^illnges ,  sont,  de  mémoire  d'homme ,  sortis  des  flancs  des  volcans.  Quand  on 

pénètre  dans  Tintérieur  des  lies,  il  est  aisé  de  se  convaincre  de  la  vérité  de  cette 

{assertion.  On  peut  suivre  pas  à  pas  la  marche  de  la  création  et  la  prendre,  pour 

oinsi  dire,  sur  le  fait;  il  est  facile  de  distinguer,  à  mesure  qu'on  s'élève,  les 

tnodifications  par  lesquelles  la  lave  a  dû  passer  pour  se  décomposer  et  devenir 

terre  végétale.  Ainsi ,  la  lave  qui  a  formé  les  pointes  basses  dont  le  rivage 

est  comme  dentelé,  est  encore,  presque  partout ,  telle  que  le  volcan  Ta  vomie; 

cependant  les  irrigations  naturelles  et  artificielles,  et  la  chaleur  du  climat  ont 


(I)  Voyez  la  livraison  du  l«r  août. 

TOMB  XIX.  ^4 


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522  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

déjà ,  dans  quelques  vallées  du  rivage  et  à  Oahou  prindpaleroeot ,  décom- 
posé la  lave  à  la  surface ,  et  Font  rendue  susceptible  de  produire  quelques 
plantes  à  courtes  racines ,  sans  pouvoir  encore  nourrir  des  arbres  vigoureui; 
à  peine  les  racines  viennent-elles  à  pénétrer  jusqu'à  la  lave ,  que  la  plante  se 
dessèche  et  naeurt.  J'avais  remarqué,  dans  notre  excursion  au  Pari,  que  tous 
les  arbres  atteignant  une  hauteur  de  dix  à  douze  pieds  étaient  noorts,  tandb 
que  les  broussailles  au-dessous  d'eux  formaient  un  fourré  tellement  épais, 
qu'un  homme  n'aurait  pu  y  pénétrer.  Quand  on  arrive  à  une  certaine  hauteur, 
les  conditions  nécessaires  à  la  décomposition  de  la  lave  se  trouvant  réunies  avec 
plus  de  puissance  que  dans  les  terrains  bas ,  on  s'aperçoit  que  l'œuvre  a  marché 
plus  ramènent ,  et  les  arbres  sant  beaucoup  plus  vigoareux. 

Ltle  d'Ûaheu ,  appelée  à  juste  titre  le  jardin  des  îles  Sandwich ,  peut,  gran 
aux  eaux  abondantes  qui  l'arrosent ,  récompenser  les  travaux  de  l'agriculture 
par  tous  les  produits  de  celles  de  nos  colonies  qui  sont  le  plus  favorisées  de  la 
nature.  Les  plaines  de  l'intérieur  et  celles  que  borde  la  mer  sont  on  ne  peut 
plus  propices  à  la  culture  de  la  canne  à  sucre,  qui  y  atteint  une  grosseur  sur- 
prenante ;  les  coteaux  produiraient  en  abondance  du  coton  et  du  café  qui  pour- 
raient entrer  en  concurrence  avec  les  articles  similaires  les  plus  vantés.  J'ai  eu 
entre  les  mains  des  échantillons  de  coton  d'OalMu,  qui  m'a  paru  avoir  la  soie 
très  6ne  et  très  longue.  L'indigo  y  croît  presque  naturellement ,  et  les  liautes 
montagnes  offrent  à  l'exportation  leur  précieux  bols  de  sandal.  Toutes  les 
plantes  farineuses,  la  pomme  de  terre,  la  patate  douce,  le  tare,  y  rienoeot 
facilement  et  en  grande  quantité.  Presque  toutes  les  îles  du  groupe  présentent 
les  mêmes  conditions  de  prospérité;  toutes  ont  des  eaux  plus  ou  moins  abon- 
dantes, et  partout  où  la  nature  ne  s'est  pas  chargée  de  ce  travail ,  Fiodustrie 
peut  créer  des  irrigations  artificielles.  La  chaleur,  aux  îles  Sandwich,  varie  de 
60â84''  Fareînheit(15°  1^  à  29**  Réaomur).  LecKflMty  est  très  sain,  et oo 
n'y  a  pas  encore  connu  de  maladies  épidémîques.  Les  pluies  sont  abondantes 
sur  le  littoral  dans  les  omis  de  février,  mars,  aoât  et  septembre;  dans  les  mon- 
tagnes, il  pleut  presque  sans  cesse;  les  nuages,  dont  leurs  scrnimets  sont  eon- 
tinuellement  couronnés,  s'y  dissolvent  en  pluies  abondantes  qui  s'écovIeBt 
ensuite  en  torrens  et  vont  enrichir  les  platoes,  de  sorte  que  la  nartore,  après 
avoir,  dans  ses  conMilsions ,  enfanté  oeCte  terre ,  travaille  constanMnent  à  b 
rendre  fertile. 

Les  naturels  des  îles  Sandwich  avaient,  long-temps  arant  la  déeou\erte,su 
mettre  à  profit  l'eau  des  torrens.  Les  premiers  navigateurs  admirèrent  leur 
ingénieux  système  d'irrigation;  ils  n'y  ont  rien  changé  depuis.  Le  taro,  ^i 
forme  la  principale  nourriture  des  liabitans,  a  besoin  d'avcur,  à  de  certain 
intervalles  et  pendant  un  certain  temps,  ses  radnes  plongées  dans  l'eau ;eetir 
opération  se  renouvelle  plusieurs  fois  avant  quêta  racine  soit  arrivée  à  matii- 
rite.  Profitant  bahilemeot  de  la  pente  du  sol ,  cliaque  proprîétBiie  dirisesao 
terrain  en  plusieurs  surfaces  planes,  les  unes  au-dessous  des  autres,  et  àoses 
séparément  par  des  barrières  de  terre  hautes  de  deux  pieds  environ  et  reeou- 
veiles  de  gazon.  Les  eaux  du  torrent  arrivent  par  des  canaux  au  carré  sopé- 


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LES  ILES  SANDWICH.  533 

rîeur,  et ,  après  y  avoir  séjourné  le  temps  nécessaire ,  passent  à  celui  qui  est 
immédiatement  au-dessons,  et  ainsi  de  suite.  Chaque  carré  est  destiné  à  nourrir 
alternativement  la  famille  pendant  un  temps  plus  ou  moins  long.  La  même  eau 
arrose  ainsi  les  diverses  plantations ,  qui  sont  calculées  de  façon  qu'un  carré 
soit  en  pleine  maturité,  lorsque  les  produits  de  celui  qui  est  au-dessus  viennent 
à  être  consommés. 

Au  reste ,  les  eaux  sont  aux  îles  Sandwich ,  comme  dans  tous  les  pays  qui 
produisent  par  irrigation,  le  sujet  de  nombreuses  querelles  et  quelquefois, 
mais  rarement,  d*accidens  graves.  Il  va  sans  dire  que  les  propriétés  du  roi  et 
celles  des  chefs  sont  le  mieux  partagées;  mais  comme  les  eaux  sont  très  abon- 
dantes ,  il  y  en  a  pour  tout  le  monde.  La  récolte,  d'ailleurs,  ne  manque  jamais; 
le  cultivateur  est  toujours  assuré  de  recueillir  le  prix  de  son  travail.  Il  est  vrai 
qu'une  sécheresse  de  quelques  mois  sufiQrait  dans  bien  des  localités  pour  affa- 
mer la  population  ;  mais  il  n'y  a  pas  d'exemple  d'un  pareil  fléau,  et  les  Iles 
Sandwich  sont  placées  sur  le  globe  de  manière  à  bannir  toute  crainte  à  cet 
égard.  Les  récoltes  sont  également  à  l'abri  des  ravages  que  font  dans  nos  co- 
lonies les  rats,  les  oiseaux  et  autres  animaux  nuisibles.  Ce  sont  là  des  cadeaux 
que  la  civilisation  n'a  pas  encore  faits  à  cette  terre.  Il  est  vrai  qu'elle  leur  a  déjà 
apporté  les  moustiques,  les  bétes  à  mille  pattes  (scolopendres),  les  scorpions,  etc. 
Avant  1822,  on  n'avait  jamais  vu  de  moustiques  aux  iles  Sandwich  ;  il  paraît 
qu'ils  y  ont  été  importés  de  la  cote  de  Californie.  C'est  également  de  là  que  sont 
venus  les  bétes  à  mille  pattes  et  les  scorpions ,  dont  les  premiers  parurent  en 
1829.  Aujourd'hui ,  ces  animaux  incommodes ,  les  moustiques  surtout,  se  sont 
multipliés  à  l'infini,  et  les  îles  Sandwich  ne  le  cèdent  pas,  sur  ce  point,  aux 
pays  même  qui  les  leur  ont  envoyés. 

Cette  terre  encore  nouvelle  n'a  pas  eu  le  temps  de  voir  se  multiplier  les  races 
d'animaux  domestiques.  Peut-être  même  n'y  a-t-il  que  peu  de  siècles  que  des 
plantes  ont  pu  pousser  des  racines  à  travers  les  crevasses  des  rochers  de  lave^ 
Long-temps  les  îles  Sandwich  ont  dû  n'être  qu'une  réunion  de  cratères  vomis- 
sant des  torrens  de  lave,  qui,  après  être  allée  s'éteindre  dans  la  mer,  se  solidi- 
fiait et  élargissait  la  base  du  volcan.  Puis ,  lorsque  cette  terre  fut  formée ,  lors- 
qu'elle fut  devenue  habitable  et  fertile ,  la  nature  eut  soin  d'y  faire  naître  des 
plantes  nutritives ,  de  la  peupler  d'oiseaux  et  d'y  envoyer  des  habitans.  Mais 
elle  a  sans  doute  été  surprise  avant  d'avoir  achevé  son  travail,  car  Cook  n'y 
trouva  que  peu  de  quadrupèdes,  très  peu  d'insectes,  et  quelques  oiseaux  seu- 
lement (on  en  compte  aujourd'hui  dix  ou  douze  espèces).  La  population  fut 
donc  long-temps  réduite  à  vivre  de  fruits  et  de  poisson ,  la  viande  du  chien , 
le  seul  quadrupède  qu'on  y  rencontrât,  étant  exclusivement  réservée  pour  les 
chefs,  qui  n'en  mangeaient  que  dans  les  grandes  occasions. 

On  a  mis  en  avant  beaucoup  de  systèmes  sur  la  manière  dont  les  îles  Sandwich 
et  les  autres  îles  de  l'Océan  pacifique  ont  été  peuplées;  chacun  a  appuyé  son 
opinion  de  raisonnemens  plus  ou  moins  fondés.  Certes ,  je  n'ai  pas  la  préten- 
don de  résoudre  ici  un  problème  qui  a  échappé  peut-être  aux  savantes  recher- 
chas d'hommes  qui  étaient  bien  plus  à  mtee  que  moi  de^  déeouvièria  vé- 

3^. 


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52i>  RBVCB  DES  DEUX  MONDES, 

rhé;  toutefois  de  vieux  habitans  européens  des  Iles  Sandwich ,  gens  nullement 
instruits,  il  est  vrai,  mais  observateurs  sérieux ,  m'ont  fait  partager  leur  opinion 
à  cet  égard.  Ils  croient  que  toutes  les  lies  intertropicales  de  FOcéanie  ont  eu 
pour  premiers  habitans  des  Malais  jetés  sur  ces  cotes  par  des  vents  qui  les  avaient 
détournés  de  leur  route ,  et  voici  sur  quoi  ils  fondent  leur  croyance. 

En  1822  ou  23 ,  disent-ils ,  une  jonque  japonaise  fut  jetée  sur  la  cote  de  File 
Mawi  ;  il  y  avait  dix-sept  hommes  à  bord ,  ils  étaient  à  la  mer  depuis  onze  mois, 
et  avaient  perdu  beaucoup  de  leurs  compagnons.  En  1832 ,  une  autre  jonque 
japonaise  arriva  sur  la  cote  sud  de  File  Oahou  ;  quatre  hommes  la  montaient; 
ils  mouraient  de  faim ,  et  on  fut  obligé  de  prendre  les  plus  grandes  précautions 
pour  leur  sauver  la  vie.  On  les  flt  venir  à  Honolulu.  Ils  déclarèrent  qu'il  y 
avait  environ  dix  lunes  qu'ils  étaient  partis  du  Japon,  qu'ils  étaient  alors  trente- 
six  hommes  à  bord ,  que  peu  de  temps  après  leur  départ ,  ils  avaient  éprouvé 
un  coup  de  vent  très  fort  qui  soufnait  de  l'occident ,  qu'ils  avaient  été  immé- 
diatement jetés  hors  de  leur  route  sans  savoir  où  ils  allaient;  qu'au  bout  d'un 
certain  temps ,  le  froid  devint  très  vif,  et  qu'ils  arrivèrent  en  vue  d'une  terre 
toute  couverte  de  neige  ;  qu'alors  plusieurs  de  leurs  compagnons  moururent 
de  froid  ;  que  long-temps  le  vent  les  avait  poussés  le  long  de  cette  terre  inhos- 
pitalière; qu'enûn  le  vent  ayant  changé,  ils  s'en  étaient  éloignés,  et  qu'après 
plusieurs  lunes,  le  temps  étant  devenu  graduellement  plus  chaud ,  ils  avaient 
vu ,  très  loin  devant  eux ,  une  terre  vers  laquelle  le  vent  les  conduisait ,  et  que 
c'était  ainsi  qu'ils  avaient  abordé  aux  îles  Sandwich.  Ils  ajoutèrent  que  tous 
leurs  compagnons  avaient  péri  par  la  faim  et  les  maladies,  qu'ils  avaient  vécu 
eux-mêmes  dans  d'incroyables  souffrances  ;  que  d'abord  ils  s'étaient  nourris 
de  poisson ,  et  qu'enGn  ils  s'étaient  vus  dans  la  nécessité  de  dévorer  leurs  com- 
pagnons morts.  Depuis  long-temps ,  dirent-ils ,  ils  ne  buvaient  que  de  Feau  de 
pluie  qu'ils  recueillaient  dans  leurs  voiles,  et,  quand  la  pluie  leur  manquait, 
ils  buvaient  de  l'eau  de  mer. 

Ces  faits  ne  peuvent  être  mis  en  doute ,  ils  m'ont  été  attestés  par  vingt  per- 
sonnes différentes;  mais  ce  qui  faisait  croire  à  ces  personnes  que  la  population 
sandwichienne  devait  son  origine  aux  Malais  plutôt  qu'aux  Japonais ,  c'est  une 
certaine  analogie  dans  le  type  de  la  physionomie  des  deux  nations ,  et  surtout 
la  grande  quantité  de  mots  malais  que  l'on  retrouve  dans  le  dialecte  destles 
Sandwich.  M.  Reynolds ,  consul  des  États-Unis  à  Honolulu ,  m'a  assuré  qu  il 
y  avait  plus  de  deux  cents  mots  malais  dans  la  langue  hawaiienne.  Il  est  donc 
probable  qu'une  ou  plusieurs  embarcations  malaises,  chassées  hors  de  leur 
route  par  un  fort  vent  de  sud-ouest ,  auront  été  entraînées  vers  la  cote  nord- 
ouest  de  l'Amérique  ;  que  là  elles  auront  trouvé  des  vents  d'ouest  qui  les  auront 
conduites  jusqu'à  une  certaine  longitude,  où,  rencontrant  les  vents  alises,  elles 
auront  été  poussées  jusqu'à  une  des  îles  de  l'Océan  paciGque.  Ce  qui  est  arrivé 
deux  fois  en  quinze  ans  a  dû  ou  a  pu ,  du  moins ,  arriver  dans  les  temps  anté- 
rieurs. Je  soumets  ces  faits ,  sans  autre  réflexion ,  à  l'examen  des  hommes 
capables  d'approfondir  cette  matière. 

La  population  des  îles  Sandwich  a  la  peau  d'un  rouge  cuivré;  les  hommes 


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LES  ILES  SANDWICH.  525 

Bout généralemeot  grands  el  bien  faits,  leurs  cheveux  sont  noirs  et  longs, 
nrement  frisés  ;  les  femmes  sont  plus  petites  et  sont  loin  d'avoir  les  formes 
aussi  belles  que  les  hommes;  cependant  elles  sont  assez  gracieuses.  I>es  hommes 
ne  portent  généralement  pas  de  barbe  ;  on  en  voit  dont  les  cheveux  sont  blonds, 
soit  (pi'ils  les  aient  teints  au  moyen  de  la  chaux ,  ce  qu'ils  font  souvent ,  soit 
aussi  peut-être  que  cette  couleur  provienne  d'un  mélange  de  races.  Les  chefs 
semblent  former  une  classe  à  part  par  l'élévation  de  leur  taille  et  leur  embon- 
point; mais  cette  différence  ne  peut  être  attribuée,  je  crois,  qu'au  genre  de  vie 
qu'ils  mènent.  Je  remarquai  la  beauté  de  leurs  dents  et  la  petitesse  de  leurs 
pieds.  Presque  tous  les  chefs  et  les  hommes  âgés  me  parurent  s'être  conformés, 
cependant,  à  l'ancien  usage  qui  obligeait  les  hommes  et  les  fenunes  à  se  faire 
sauter  une  ou  deux  dents  de  devant  à  la  mort  d'un  père ,  d'une  mère ,  d'un  ami 
ou  d'un  chef.  Je  n'ai  rencontré  que  très  peu  de  cas  de  difformité;  c'est  une 
remarque,  d'ailleurs,  qui  a  été  faite  chez  toutes  les  nations  sauvages:  libres 
dans  leurs  allures  et  leurs  vêtemens,  elles  ne  sont  pas  exposées  à  ces  accidens 
qui ,  chez  nous,  ont  quelquefois  pour  les  enfans  des  conséquences  si  fâcheuses. 

Le  caractère  des  naturels  est  doux,  timide,  gai,  fln  et  observateur;  ils 
sont  généralement  très  rieurs  :  lorsque  nous  étions  mouillés  dans  la  baie 
de  Ke-ara-Kakoua ,  le  bruit  qu'ils  faisaient  à  l'entour  du  navire  me  rappelait 
le  vacarme  que  j'avais  souvent  eptendu  dans  les  forêts  de  l'Amérique  méridio- 
nale, lorsque  tous  les  arbres  autour  de  moi  étaient  couverts  d'une  armée  de 
aras  et  de  perroquets  ;  cependant  ils  me  parurent  plus  posés  et  moins  causeurs 
lorsque  je  les  revis  à  terre.  Je  remarquai  qu'un  heureux  changement  s'était 
opéré  dans  le  caractère  de  cette  population.  Gook  représente  les  naturels 
comme  des  voleurs  très  habiles,  et  parle  des  précautions  infinies  et  presque 
toujours  inutiles  qu'il  était  obligé  de  prendre  pour  soustraire  à  leur  convoitise 
les  objets  susceptibles  d'être  dérobés.  On  nous  dit ,  et  nous  pûmes  nous  en  con- 
vaincre par  nous-mêmes ,  qu'il  ne  restait  plus  de  traces  de  cette  mauvaise  dispo- 
sition ;  nous  n'eûmes  pas  à  nous  plaindre  d'un  seul  vol ,  et  cependant  les  natu- 
rels auraient  eu  mille  occasions  de  nous  voler,  s'ils  en  avaient  eu  le  désir.  Lors 
de  notre  excursion  à  Ke-ara-Kakoua ,  nous  fûmes  obligés ,  pour  débarquer,  de 
nous  jeter  à  l'eau  et  de  déposer  sur  le  sable  nos  vêtemens  mouillés.  Rien  n'y 
manqua  lorsque  nous  les  reprîmes;  pourtant  nous  étions  entourés  de  cent  na- 
turels, hommes  et  femmes,  et  il  y  avait  là  bien  des  objets  qui  devaient  les  ten- 
ter. Il  m'arriva  même  qu'ayant  laissé  tomber  une  boucle  d'argent  dans  le  sable 
sans  m'en  apercevoir,  un  Indien  qui  l'avait  trouvée  me  l'apporta  en  courant. 

Chaque  famille  vit  dans  sa  case  et  cultive  son  champ  de  taro;  les  femmes 
lartagent  avec  les  hommes  les  soins  de  l'agriculture ,  préparent  la  nourriture 
le  la  famille,  et  font  les  tissus  qui  servent  à  la  vêtir.  Les  hommes  passent  la 
)lus  grande  partie  de  leur  temps  à  pêcher  du  poisson  ou  des  coquilles  dont  ils 
rouvent  le  débit  sur  les  bâtimens  qui  entrent  en  relâche;  il  y  a  des  jours  ré- 
lamés par  le  roi  ou  les  chefs  pour  la  culture  de  leurs  terres;  ces  jours-là,  les 
>irogues  sont  tabou;  dès  la  veille,  elles  ont  été  tirées  sur  le  rivage,  et  la  baie 
!$t  déserte.  Ces  occupations  sont  loin  cependant  d'employer  tout  leur  tempe. 


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EEVim  BW  MKU¥  moudes. 

surtout  dan84»Ues  des  Ile»  où  la  civilîsatioQ  wtarfas  créé  de  noureaux  bcfiok». 
Chaque  fois  que  nous  Ttaïues  à  tetre ,  une  foule  d'hommes  et  de  femian 
iiottssuiiritdaBsno»exettrsioDS,  peodaatdes  journées  entières;  les  fenom, 
-r-  et  nous  fûmes  témotns  de  ce  ûdt,  —  passent  au  moins  trois  ou  quatre 
beores  par  jou^  à  jouer  au  iniHett  des  vagues  qui  viennent  se  briser  sur  le 
rivage.  C'est  à  peu  près  le  seul  divertissement  auquel  je  les  aie  vues  se  livrer. 
Autr^oift  elles  se  réunissaient,  et  le  chant  et  la  danse  faisaient  agréahlemeM 
passer  les  heures  de  loisir;  mais  aujourd'hui  que  ces  piaishrs  sont  défendus,  je 
ne  sais  trop^ce  que  fait  le  peuple  ^land  il  n'a  rien  à  faire.  Je  conçois  q^  dans 
un  pi^s  civilisé  on  puisse ,  à  la  rigueur,  se  passer  de  danse  et  de  chant;  les 
visites,  la  conversation,  les  spectacles,  et  mille  sujets  de  distraction,  font 
écouler  le  temps  rapidement;  mais  que  veutK^n  que  fassent  ces  pauvres  sau- 
v»ges ,  car  sauvages  ils  sont  encore ,  si  on  leur  enlève  ces  plaisirs  auxqu^  ik 
étaient  haèitués ,  avant  de  les  avoir  nîs  en  état  de  s'en  créer  d'autres  plus  ra- 
tionnels et  peut-être  moins  imioeeDS?  An  reste,  la  focilité  avec  laquelle  les 
missionnaires  ont  assujetti  cette  population  à  supporter  sans  murmure  leur 
influence,  quelquefois  un  peu  tyrannique ,  prouve  combien  elle  est  aisés  à 
gouverner,  et  combien  il  fondrait  peu^  d'efforts  pour  Famener  au  but  ^Os 
so  sont  sana  deiitB  proposé. 

Tous  les  navigateurs  qui  ont  visité  les  He^  Sandwich  ont  parlé  pk»  ou 
moins  longuamem  de  la  religion  qu'ils  y  ont  trouvée;  il  serait  inutile  de  ré- 
péter ce  qu'ils  eoiont  dît.  Mon  but,  d'ailleurs,  n'étant  que  de  foire  connaitie 
ce  peuple  tei  qu'il  est  aujourd'hui,  avec  les  ehangemens  que  le  contact  des 
nations  civilisées  a  opérés  en  lui ,  je  me  contenterai  de  rappeler  les  priadpata 
traâtS'deson  aacienne? religion.  Lesinsulaues  s'étaient  foit des  dieux  de  tout  ee 
qui  leur  inspirait  de  la  orainte;  c'étaient  de  monstrueuses  divinités  auxquelles 
ils  imnielaient  des  victimes  humaÎMsdana  certaines  occasions,  soit  pour  se 
les  rendre  propieet  au'OOBamenesneitt  d'une  campagne,  soit  lorsque  les  efae6 
étaient  malades,  pour  conjurer  le  dieu  de  la  mort;  souvent  aussi ,  de  nom- 
breuses victimes  accompagnaient  les  chefo  an  tombeau ,  et  on  les  cboisssail 
ponni  leur»  serviteurs  les  plus  intimes. 

A  Owhyhce ,  Pèle ,  la  déesse  des  volcans ,  en  menaçant  à  chaque  instant  h 
propriété  et  la  vie  des  naturels,  leur  arrachait  de  nombreux  sacrifices.  Lors- 
que la  terre  venait  à  trembler,  quand  de  larges  touiiHlIons  de  fumée  s'éle- 
vaient au*déssus>des  nuages,  quand,  la  nuit,  des  colonnes  de  fianune,  90^ 
tant  des  flancs  des  montagnes,  tagnaient  le  ciel  d'un  rouge  de  sang,  on 
envoyait  des  victimes  à  Pèle  pour  conjurer  son  courroux;  mais,  hélas!  la 
déesse  était  inexorable  :  elle  accomplissait,  au  moyen  de  ses  ravages,  l'œatre 
de  création  que^hii  imposait  un  dieu  plus  puissant  qu'elle;  elle  ajoutait  une 
nouvelle  couche  de  lave  à  celles  dont  cette  terre  est  formée. 

Le  dieu  d'Oaliou  passait  aussi  pour  un  dieu  très  puissant,  il  était  surtout 
très  vorace;  les  plus  riches  offrandes  de  taro  et  de  patates  douces  le  satis- 
foisaient  à  peîew ,  et  tonQ^urs ,  par  Torgane  de  ses  prêtres ,  son  appétit  prélefait 
de  Mttbrem  uibuts  sur  les  récoltes  des  fidèles.  Aussi  ce  dieu  était-il  d'une 


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LOS  ILB9  sMfmvncm.  :5S7 

taèHk  colossale ,  et  bien  lui  en  prit.  Il  arriva ,  un  jewr,  que  le  soleil  fie  parut 
plus  à  Oahoa;  les  hommes  étaient  tristes,  beaucoup  d'entue  eux  devenaient 
fous,  et  de  grandes  maladies  déeimaieiit  la  popslaties.  De  nombreuses  tîc- 
times  furent  immolées  au  4lev ,  et ,  pendant  deux  lunes,  tovie  111e  resta  pros- 
ternée devant  ses  antels*  Le  foî  d'une  gvande  terre  ven  le«ud  (Taili,  sans 
dôme  )  avait  fait  le  soleil  prisonnier,  et ,  «près  Tavioîr  jeniHrmé  dans  une  «a- 
verae  très  profonde ,  il  «i  avait  bouehé  Fouvertufe  avee  dMmnwnses  blocs 
de  lave.  Ses  précautions  ne  s'étaient  ^ns  bornées  là  :  il  avait  pkné  en  sen- 
tmelle  près  de  Touverture  un  4>ise8U  qui  jette  un  cri  perçant  quand  il.en- 
tend  le  moindre  bruit,  et  à  la  têle  de  ses  plus  intrépides  gsemeES,  R  était 
toujours  piét  à  fondre  sur  ceux  qui  cseraienit  tenter  de  délivrer  le  prisonnier. 
Mais  tout  cela  n'intimida  pas  le  puissant  dieu  d'Oahon  qu'avaient  énm  les 
plaintes  de  ses  adorateurs  ;  c'était  un  très  grand  dieu  :  quand  il  aUaîtd'une 
île  à  l'autre, Teau  lui  arrivait  à  la  cheville,  et  eUe  ne  lui  vi«t  qu'au  genon , 
quand  il  traversa  la  mer  pour  aller  à  la  terre  dn  sud.  Lorsqu'il  asriva>à  Tàili , 
il  était  nuit  II  s'avança  si  doucement,  que  l'oiseQu  ne  J'enScndit  pas,  et  il 
l'étrangla  avant  qu'il  eût  pu  pousser  un  cri;  puis,  écartant  de  aa  pmssaate 
main  les  blocs^  fermaient  l'entrée  de  la  caverne,  Il  saisit  le  soleil  et  le  bmra 
en  l'air  avec  une  force  incroyable.  Quand  il  fut  à  une  certaine  distance  du 
rivage,  il  jetaungrandcriquIaéveillaleroideTaïtietaesguenrien:  cenx*ci 
coururent  à  la  caverne;  mais  leur  étonnement  lut  grand  lorsqu'ils  virent  4|ue 
le  soleil  était  délivré.  Le  dieu  d'Oahou  Tavmt  lancé  à  une  ai  grande  hanleur^ 
qu'ils  ne  purent  jamais  le  reprendre.  Depuis  ce  temps,  le  soleil  a  toujours 
brillé  à  Oabou. 

Chacun  des  dieux  avait  ses  prêtres  qui  vivaient  grassement  de  l'autel;  leur 
influence  était  très  grande ,  et  souvent ,  dit-on ,  ils  tenaient  en  leurs  nuias  ks 
destinées  des  cbefe  et  des  rœs.  Tamea-Mea  assuma  sur  lui  seul  toute  lau- 
torité  spirituelle;  il  fttt  à  la  fois  conquérante  souverain  pontife;  il  sentait  toute 
la  force  que  lui  donnait  cette  réunion  de  pouvoirs,  et  jamais  les  efforts^ks 
missionnaires,  qui  arrivèrent  des  État»-Unis  peu  de  temps  avant  sa  mort ,  ne 
purent  obtenir  de  lui  qu'on  portât  la  moindre  atteinte  aux  «aroyances  reli- 
gieuses du  pays.  —  Votre  religion,  répondait-il,  quand  on  lui  en  pariait, 
est  peut-être  très  bonne  pour  votre  nation;  mats  les  dieux  d'Hawaii  sont  né- 
cessaires à  la  nation  d'Hawaii  :  ce  sont  eux  qui  m'ont  donné  la  force  pour 
conquérir,  ce  sont  eux  qui  me  donnent  la  puissance  pour  régner.  Je  ne  con- 
nais pas  votre  dieu  ;  pourquoi  abandonnerais-je  les  miens? — Pour  un  sauvage, 
Tamea-Mea  se  montrait  politique  assez  hièûle;  il  sentait  combien  l'influence 
religieuse  devait  avoir  de  force  sur  la  population  qu'il  gouvernait;  la  puissance 
était  entre  ses  mains,  et  il  savait  bien  qu'elle  passerait  toute  entière  aux  mains 
des  hommes  qui  donneraient  à  la  nation  un  nouveau  dieu  dont  lisseraient 
eux-mêmes  les  prêtres;  il  adoucit  cependant  quelques«^nes  des  rigueurs  du 
tabou. 

Le  to^ott,  dont  j'ai  déjà  parlé  phisieurs  fois ,  était  une  Interdicéon,  tantôt 
religieuse,  tamôt  civile,  d'user  de  certaines  choses,  de  les  toucher  on  même 


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528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  les  voir.  Il  y  avait  deux  espèces  de  tabou ,  le  tabou  temporaire  et  le  tabou 
permanent;  le  tabou  permanent  ou  sacré  était  inhérent  à  la  chose  déclarée 
tabou  :  ainsi ,  la  personne  du  roi ,  celle  des  prêtres,  la  maison  du  roi ,  le  lieu 
où  il  se  baignait,  les  temples,  les  offrandes  faites  aux  dieux,  les  sépultures 
royales,  étaient  toujours  tabou.  Peu  à  peu  les  prêtres  et  les  chefs  étendirent  le 
tabou  et  en  firent  une  spéculation  ;  certaines  plumes,  certains  poissons  devin- 
rent tabou  pour  le  peuple;  le  roi  et  les  principaux  chefs  seuls  pouvaient  porter 
ces  plumes  et  manger  ces  poissons.  L'infraction  au  tabou  sacré  ou  permanent 
était  presque  toujours  punie  de  mort  ;  des  peines  corporelles  très  sévères  châ- 
tiaient ceux  qui  violaient  le  tabou  temporaire. 

Quelquefois  les  prêtres  prononçaient  un  tabou  général  sur  tout  le  pays, 
quelquefois  sur  un  village,  sur  une  maison;  le  tabou  interdisait  Tusage  tantôt 
d*unechose,tantôtd*uneautre.  Dans  certains  cas,  le  tabou  défendait  au  peuple 
d'allumer  des  torches  de  kukui ,  de  manger  du  poisson ,  des  cocos ,  de  pécher, 
de  sortir  de  Tenceinte  des  maisons,  etc.;  dans  d'autres,  c'était  un  moyen  d'ap- 
proprier à  l'usage  exclusif  des  prêtres  et  des  chefs  une  chose  qui  devenait  rare; 
souvent  aussi  ^  le  but  était  de  rendre  présent  à  l'esprit  des  naturels  le  pouvoir 
des  prêtres,  en  le  leur  faisant  sentir  jusque  dans  l'intérieur  de  leurs  maisons.  Le 
tabou  pouvait  donc  être  considéré  comme  un  moyen  employé  par  le  plus  fort 
pour  hnposer  sa  volonté  au  plus  faible.  Aussi ,  était-il  descendu  des  chefs  aux 
autres  classes  de  la  société;  les  hommes  avaient  rendu  mille  choses  tabou  pour 
•  les  femmes;  les  cocos,  certains  poissons,  les  bananes,  étaient  tabou  pour  elles; 
elles  ne  pouvaient  rester  dans  l'appartement  où  mangeaient  les  hommes. 

Tamea-Mea ,  comme  je  viens  de  le  dire ,  rendit  moins  sévère  la  pénalité  atta- 
chée à  l'infraction  du  tabou  ;  mais  ce  ne  fut  que  sous  le  règne  de  Rio-Rio  que 
le  tabou  fut  entièrement  aboli.  Les  femmes  surtout  et  le  peuple  recueillirent 
les  fruits  de  cette  réforme  religieuse,  due  à  l'influence  que  les  missionnaires 
américains  commençaient  à  exercer  sur  l'esprit  des  chefs  du  gouvernement. 
Cependant  un  cri  d'horreur  s'éleva  dans  toutes  les  îles,  lorsque  le  grand  prêtre 
lui-même  proclama  l'abolition  du  tabou  :  mais  cette  population ,  si  douce  et  si 
facile  à  conduire,  eut  bientôt  oublié  ses  dieux  de  bois;  elle  renversa  elle-même 
les  idoles  qu'elle  avait  si  long-temps  rougies  de  sang  humain,  et,  suivant 
l'exemple  des  chefs,  elle  se  prosterna  en  foule  devant  les  autels  du  nouveau 
dieu.  La  régente  Kaahou-Manou  fut  une  des  premières  à  embrasser  le  chris- 
tianisme et  favorisa  d^  tout  son  pouvoir  les  efforts  que  firent  les  missionnaires 
pour  établhr  et  propager  la  religion  chrétienne.  ^ 

Ce  fut  peu  de  temps  après  cette  époque,  en  1827,  je  crois,  que  deux  mis- 
sionnaires catholiques,  MM.  Bachelot  et  Sbort,  arrivèrent  à  Honolulu  ;  ils  s'y 
établirent  d'abord  sans  opposition ,  et ,  au  dire  de  tous  les  habitans ,  leur  con- 
duite publique  et  privée  fut  toujours  exemplaire.  Doux,  affiables,  humbles, 
se  livrant  sans  ambition  et  sans  arrière-pensée  à  leur  œuvre  de  régénération, 
ils  eurent  bientôt  fait  un  grand  nombre  de  prosélytes.  Les  missionnaires  pro- 
testans  commencèrent  alors  à  croire  que  la  concurrence  des  missionnaires 
catholiques  pouvait  devenir  dangereuse  et  prirent  des  mesures  pour  l'arrêter. 


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LES  ILES  SANDWICH.  529 

Un  jour,  en  1832,  les  deux  missionnaires  furent  arrachés  de  leur  domicile, 
par  ordre  de  Kaahou-Manou ,  mis  à  bord  d'un  bâtiment  du  pays,  et,  après 
un  mois  de  traversée,  pendant  lequel  ils  8ou£frirent  les  plus  grandes  priva- 
tions, ils  furent  déposés  sur  la  cote  de  Californie,  à  quarante  milles  de  toute 
habitation ,  sans  vi\Tes ,  sans  eau ,  sans  armes  pour  se  défendre  contre  les  bétes 
féroces. 

Je  crois  que  le  gouvernement  français  n'a  jamais  eu  connaissance  de  cette 
affaire  qui  demandait  peut-être  son  intervention  ;  ces  hommes  doux  et  pacifi- 
ques ne  voulurent  pas  sans  doute  attirer  sur  ce  pays  la  sévérité  de  notre  gou- 
vernement. Peut-être  aussi  crurent-ils  à  tort  qu'après  la  révolution  de  juillet 
deux  pauvres  missionnaires  persécutés  ne  seraient  pas  entendus.  Si  telle  fut 
ieur  pensée ,  ils  se  trompaient,  et  la  protection  de  la  France  ne  leur  eût  certai- 
nement pas  manqué,  si  cette  affaire  fût  parvenue  à  la  connaissance  du  gouver- 
nement ;  ils  en  trouveront  la  preuve  dans  les  mesures  qui  seront  sans  doute 
prises  pour  que  de  pareils  faits  ne  se  renouvellent  plus  (1).  Nous  ne  sommes  plus 
aujourd'hui  au  temps  des  persécutions  religieuses.  On  m'a  assuré  que  Tordre 
d'embarquement  et  les  dispositions  qui  l'accompagnaient  étaient  entièrement 
écrits  de  la  main  d'un  missionnaire  connu  à  Honolulu.  J'ose  à  peine  croire, 
cependant ,  que  dans  le  xix*"  siècle ,  des  hommes  appartenant  à  une  nation 
libre  et  éclairée  aient  pu  se  résoudre  à  donner  un  pareil  exemple  de  persécution 
et  d'intolérance.  MM.  Bachelot  et  Short  sont  encore,  m'a-t-qn  dit,  en  Cali- 
fornie. 

C'est  la  crainte  que  l'objet  de  l'arrivée  de  la  Bonile  ne  fût  de  demander  sa- 
tisfaction et  réparation  de  cette  injustice ,  qui  répandit  l'alarme  dans  la  ville 
dHonolulu,  lorsqu'on  aperçut  le  pavillon  tricolore.  Quelques  jours  aupara- 
vant, un  missionnaire  catholique  irlandais,  M.  Welch,  était  arrivé  à  Oahou  : 
U  avait  reçu  Tordre  verbal  de  repartir  immédiatement;  mais,  d'après  l'avis  du 
consul  anglais,  il  avait  refusé  d'obéir  à  moins  qu'on  ne  lui  en  donnât  Tordre 
par  écrit.  Cet  ordre  devait  lui  être  remis  le  jour  même  de  notre  arrivée;  mais 
la  présence  de  la  Bonite  changea  sans  doute  les  dispositions  de  KJnao  :  Tordre 
ne  fut  pas  envoyé,  et  seize  jours  après,  lors  de  notre  départ,  non -seulement 
H.  Welch  ne  l'avait  pas  reçu ,  mais  on  ne  lui  avait  pas  même  reparlé  de  son 
départ.  Comme  une  corvette  anglaise,  VActèon ,  entra  à  Honolulu  la  veille  du 
jour  où  nous  mimes  à  la  voile,  il  est  probable  que  M.  Welch  n'aura  plus  été 
inquiété.  Du  reste ,  les  prosélytes  faits  par  les  deux  missionnaires  catholiques 
furent  cruellement  persécutés.  Tous  ceux  qui  n'abjurèrent  pas  la  foi  catholique 
furent  incarcérés  et  condamnés  aux  travaux  les  plus  vils.  Quelques-uns  gémis- 
sent encore  dans  les  cachots. 


(1)  Depuis  l'époque  où  celte  relation  a  été  écrite ,  le  gouverDcment  français  a 
envoyé  une  frégate  aux  Iles  Sandwich;  le  commandant  de  ce  bâtiment  a  pris,  sur 
les  lieux ,  des  informations  sur  ce  scandaleux  abus  de  pouvoir,  et  il  y  a  tout  lieu  de 
croire  qu'à  l'avenir  la  qualité  de  Français  et  de  catholique  ne  sera  plus  une  cause 
d'oppression  dans  ces  lies. 


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5M  REVUS  JM»^  MRJX  M0I9MS. 

Quand  ou;  parla  à  Kanîkeaevlt  de  la  violeaee  eommise  eoatre  les  mîssioQ* 
natres  catholiques,  îl  répondit  (fie  cet  acte  avait  eu  lieu  sous  la  régence  de 
Kaabou-Mauou ,  quli  n'y  avmt  pas  eu  la  moîaëre  part ,  et  que  par  conséquent 
il  ne  pouvait  pas  en  être  responsable.  Il  ajouta  ensuite  qu'ii  savait  que  preaque 
tovftes  les  goerpes  qui  ont  agité  les  états  d'Europe  provenaient  de  ee  qu'il  j 
avait  alors,  dans  ces  états,  deux  religions  rivales.  La  religion  presbytérienne 
ayant étéenseignée  la  première  aux  îles  Saodwicb,  on  ne  pouvait  plus,  disait-il, 
en  admettre  une  autre;  c'était  ainsi  seulement  qu'il  pourrait  conserver  la  tran- 
quîNitédans  ses  états;  une  religion  était  bien  suffisante  pour  100  ou  150,000 
hadNtans.  Certes ,  Kauikeaouli ,  en  pariant  ainsi ,  donnait  une  preuve  de  grande 
sagesse,  et  suiloat  d'une  connaissance  de  l'histoire  que  je  n'aurais  pas  soup- 
çonnée en  lui.  J'approuve  parfaitement  le  principe  d'après  lequel  il  parlait; 
mais  ceux  qui  lut  firent  si  bien  la  leçon  auraient  dû  ajouter  que  les  États-Unis 
sont  peut-être  le  pays  du  monde  où  il  y  a  le  plus  de  religions  différentes ,  que 
cependmU  les  catholiques  n'y  sent  pas  persécutés,  et  que  la  nation  n'est  pas, 
pour  des  oaoses  de  rel^;ion,  décliirée  par  la  guerre  civile;  que  c'est  l'intolé- 
rance qui  est  la  première  cause  des  désordres ,  et  qu'en  violant  la  liberté  indi- 
viduelle des  missîonnakes  catholiques,  en  les  déportant  arbitran-enent, 
Kaahou-Maaou  avait  fiût  un  acte  odieux  d'intolérance;  qu'aucune  loi  éoile, 
d'aiiieurs,  ne  âùsant  de  la  reUgion  presbytérienne  la  religion  exclusive  de  l'état, 
on  avait  agi,  envers  les  missionnaires  catholiques,  contre  tous  les  prineipis 
de  la  justice  et  de  l'équité. 

La  religion  presbytérienne  est  donc  aujourd'hui  généralement  répandue 
dans  toutes  ies  îles  Sandwich ,  c'est-à-dire  que  les  naturels  vont ,  le  dimanche, 
entendre  le  service  divin  dans  les  églises  des  missionnaires  presbytériens; 
maMMuieusement,  à  bien, peu  d'exceptions  près,  cette  conversion  est  presque 
tonjottiiB>  paiement  nominale.  Les  naturels,  en  effet,  ne  sont  pas  encore  ai 
état  de  Goœpiendve  lenr  nouveUe  retigion  ;  d'ailleurs  on  la  leur  présente  sous 
un^ispoct  trop  sévève  et  tn>p  mystique.  Partout  où  ne  résident  pas  les  missîoa- 
naires,  ies  insulmres  ont  conservé,  sinon  les  coutumes  barbares  de  leur  an- 
cienne religion ,  du  moins  leurs  absurdes  superstitions.  L'œuvre  n'est  doae 
enoore  qu'ébaucliée;  mais  la  force  des  choses,  en  dépit  du  système  suivi  par 
les  missionnaires,  amènera,  pour  ces  populatifwis,  ces  améliorations  moralei 
et  matérielles  qu'une  meilleure  direction  aurait  pu  produire  beaucoup  plustdt. 

Les  missionnaires  des  différentes  îles  se  réunissent  tous  les  ans,  à  une  épo- 
que Gxe ,  à  Honolulu  ;  une  goélette ,  qui  appartient  à  la  mission ,  va  les  cher- 
clier  dans  leurs  résidences.  C'est  une  espèce  de  concile  annuel  où  chacun  pré- 
sente les  fruits  de  son  travail  de  l'année ,  et  où  l'on  se  concerte  pour  l'avenir. 
Tous  les  missionnaires  des  îles  Sandwich  sont  Américains,  de  même  que  tous 
ceux  des  îles  de  la  Société  (  Taïti  )  sont  Anglais  :  c'est  par  une  espèce  de  pacte 
tacite  que  le  clergé  de  ces  deux  nations  s'est  partagé  la  domination  spirituelle, 
j'ajouterais  presque  temporelle,  des  îles  de  l'Ooéanie. 

La  Haina ,  dans  l'île  de  Mawi ,  peut  être  considérée  comme  la  capitale  de  la 
mission  ;  c'est  là  que  les  missionnaires  ont  leur  principal  établissement  et  leur 


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LES  nss  BAlliyWICH.  531 

fcldjb  êtàeol  (  grande  éeole),  espèce  de  pépinière  oè  viennent  se  fimmer  les 
BiOBÎlears  ipii  vont  ensuite  aider  les  nissioimaires  dans  leors  travaax. 

n  7  a  une  inaprimerie  à  La  Haina ,  il  y  en  a  deux  à  Honolnln ,  l*une  qni  est 
ta  prapriélé  des  missionnaires ,  et  Tautre  qnî  appartient  à  l'éditeur  d*an  joop- 
nal  publié  en  anglais  à  Honolidu,  le  Sandwidk  irianis  Gauile.  La  Ctazette 
et  Ues  S^néurich  est  un  jonmal  hebéomadaire,  pnbUé  par  un  Américain,  et 
apposé  aux  missionnaires.  Le  Ke  Kumu  (flambeau,  professeur) ,  jonmal  publié 
m  barwaiien  par  les  missionnaires ,  ne  contient  qne  quelques  annonces  d*a9- 
ntées  de  navires  et  des  extraits  d'ouvrages  religieux.  Je  remarquai  ^pe  ,ipannî 
■A  très  grand  nombre  de  livres  imprimés  en  hawanen  qui  me  tombèrent  sons 
k  mtta,  très  peu  avaient  rapport  anx  progrès  de  rindustrie  on  de  la  sdenee^ 
tous ,  à  Texception  de  quelques  livres  contenant  des  élémens  d'arttbmétiqve 
ou  ^e  géegrapbie,  traitaient  de  matières  religieuses;  c'étaient  des  commen- 
de  la  Bible ,  des  catécbismes  à  l^usage  des  naturels,  ou  des  livres  de 
Certes,  je  ne  nie  pas  l'utHité  de  ces  ouvrages,  ni  même  leur  indis- 
pensable nécessité  ;  mais  je  ne  puis  m^xpKqner  pourquoi  les  miadonnaivsB 
qui,  dans  Texereice  de  leura  devoirs  de  religion ,  ont  toujours  témoigné  tant 
A  aèle  et  de  persévérance ,  ont  tout-à-âiit  négfigé  de  donner  aux  insulaires  des 
notions  d^industrie,  de  mécanique,  de  fabrication,  d'agriculture,  notions  saan 
lesqnelleB  ks  résultats  de  la  civilisation  ne  peuvent  devenir  avantageux  pour  les 
jntoirels.  Je  témoignai  ma  surprise  de  ce  que  je  n'avais  trouvé  chez  les  dicfe 
ancnne  connaissance  de  l'histoire.  On  me  répondit  que  les  naturels  n'appren- 
draient que  trop  x6i ,  en  lisant  l'histoire  des  mxttes  peuples ,  h  devenir  corrom- 
pus et  pervers;  qu'il  valait  mieux  que  la  civilisation  pénétrât  dans  ce  pays  par 
une  voie  plus  pure ,  et  que  les  personnes  qui  s'étaient  chargées  de  cette  mission 
sauraient ,  quand  le  temps  en  serait  venu ,  fiftire  connaître  aux  habitans  des  f  les 
Sandwich  l'histoire  des  peuples  de  l'ancien  monde ,  en  ayant  soin  d'en  élaguer 
tout  ce  qui  pourrait  éveiller  en  eux  des  idées  corruptrices.  En  attendant ,  cetto 
population  qui  se  trouve  à  cliaque  instant  en  rapport.avec  des  matelots  déser> 
teun  et  des  gens  sans  aveu ,  et  qui  ne  voit ,  à  bien  peu  d'exceptions  près ,  que  le 
rdmt  de  notre  société ,  s'empoisonne  à  ce  contact  funeste,  sans  pouvoir  opposer 
au  mal  cette  défense  naturelle  qu'elle  trouverait  dans  les  occupations  journa- 
lières de  l'industrie  et  dans  une  éducation  plus  large  et  plus  libérale. 

Le  meilleur  moyen  de  rendre  chère  à  ces  peuples  leur  nouvelle  religion  eût 
été  de  leur  démontrer  que  leur  existence  actuelle  ne  pouvait  que  s'améliorer 
par  le  cliangement;  mais  ils  n'ont,  jusqu'à  ce  jour,  éprouvé,  de  la  religion 
qu'on  leur  a  imposée ,  que  ses  privations  et  ses  rigueurs;  elle  les  soumet  à  une 
vie  à  laquelle  ils  n'étaient  pas  habitués,  elle  leur  demande  une  grande  partie 
du  temps  qu'ils  pourraient  consacrer  au  travail ,  elle  leur  défend  des  jeux  et  des 
divertissemens auxquels  ils  étaient  attachés,  et  en  compensation  elle  ne  leur 
présente  que  des  avantages  purement  métaphysiques  qu'ils  ne  peuvent  ni  appv^ 
cier  ni  concevoir. 

Au  reste,  œtte  po|)ulation  que  les  premiers  navigateurs  nous  représentent 
eomme  si  heureuse  dans  sa  nudité,  nous  a  semblé  nnsérable  sous  les  hasHonn 


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REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  la  civilisation  Ta  couverte.  Qu'a-t-eiïe  donc  gagné  au  changement?  — 
Lorsque  Cook  découvrit  les  îles  Sandwich ,  il  en  trouva  les  habitans  gais  et 
heureux.  Leur  bonheur  était  matériel,  il  est  vrai;  les  jouissances  moralei 
leur  étaient  inconnues;  vivant  dans  une  imprévoyance  presque  complète,  ils 
n'avaient  pas  même  la  conscience  de  leur  dignité  d'homme.  —  On  leur  i 
enlevé  leur  bonheur  matériel ,  sans  leur  procurer  les  jouissances  moralei. 
Je  sais  que  c'est  ainsi  que  commence  toujours  la  civilisation ,  et  qu'il  faut 
qu'elle  détruise  la  barbarie  pour  créer  sur  ses  ruines;  mais  a-t-on  fait  toutee 
qu'on  devait  faire.?  A-t-on  suivi  la  marche  qu'indiquaient  la  raison,  l'humamté 
et  l'intérêt  même  de  la  religion?  Non ,  sans  doute,  et  tant  qu'on  ne  l'aura  pas 
essayé ,  les  naturels  seront  fondés  à  regretter  leurs  anciens  usages  et  à  mécon- 
naître les  bienfaits  de  la  civilisation.  Ce  n'était  [pas  le  langage  mystique  de  la 
Bible  qu'il  fallait  leur  faire  entendre;  leur  esprit  n'était  pas  mûr  pour  ces  subli- 
mes vérités.  C'étaient  les  dogmes  fondamentaux  de  la  religion  chrétieDDe 
qu'il  fallait  se  contenter  de  leur  apprendre,  dogmes  simples  et  purs  qu'ils  au- 
raient facilement  compris.  Il  fiallait  ensuite  travailler  au  bien-être  matériel 
de  la  population,  se  hâter  de  la  faire  jouir  des  fruits  de  cette  civilisation  qu'on 
lui  apportait.  On  aurait  dû  d'abord  user  de  l'influence  illimitée  dont  on  dis- 
posait dans  les  îles  pour  remplacer  par  des  lois  sages  et  libérales  ces  institutions 
despotiques  qui  livrent  au  caprice  d'un  chef  la  fortune  des  naturels.  Comment 
les  citoyens  d'un  peuple  libre  ont-ils  pu  laisser  subsister  de  pareils  abus?  Ont- 
ils  craint  d'aller  trop  loin  et  de  compromettre  leur  influence?  Eh  quoi  !  ils  ont 
manié  ce  peuple  comme  ils  l'ont  voulu,  ils  lui  ont  enlevé  son  costume,  ses 
habitudes,  sa  religion;  ils  ont  vu  le  grand-prêtre  lui-même  proclamer  le  pre- 
mier l'impuissance  de  *ses  dieux,  porter  à  leur  voix  la  torche  sur  ces  temples 
et  ces  idoles  par  lesquels  il  gouvernait  le  peuple;  et  ils  ont  craint  de  toucher i 
des  lois  absurdes  faites  dans  des  temps  de  despotisme  et  de  barbarie,  dans  des 
temps,  d'ailleurs,  où  les  caprices  et  la  cupidité  des  chefs  étant  nécessairement 
limités ,  ces  lois  n'étaient  pas ,  à  beaucoup  près ,  aussi  oppressives  pour  le 
peuple  qu'elles  le  sont  devenues  aujourd'hui  !  En  vérité  on  ne  saurait  con- 
damner trop  sévèrement  le  s}'stème  suivi  dans  les  îles  Sandwich ,  quand  on 
en  considère  les  résultats. 

Enfin ,  quand  la  propriété  du  citoyen  serait  devenue  inviolable ,  quand  de 
justes  bornes  auraient  été  mises  au  despotisme  des  chefs,  il  fallait  favoriser, 
par  tous  les  moyens  possibles ,  le  développement  du  commerce ,  de  l'industrie 
et  de  l'agriculture;  pour  cela ,  on  devait  appeler,  encourager  les  étrangers.  Il 
ne  fallait  pas,  comme  on  l'a  fait,  opposer  entrave  sur  entrave  à  leur  établiss^ 
ment  fixe  dans  le  pays.  Mais ,  répondra-t-on ,  ce  sont  les  étrangers  qui  ont  co^ 
rompu  la  population  native.  J'en  conviens,  et  c'était  là  le  premier  effet  que  le 
contact  de  la  civilisation  devait  produire.  C'était  un  mal  inévitable;  mais  il 
fallait  y  porter  le  seul  remède  possible,  et  le  remède  était  dans  la  cause  même 
du  mal.  Ou  vous  deviez  laisser  ces  populations  sauvages  comme  vous  les  avei 
trouvées  et  vous  en  éloigner  vous-mêmes,  ou  bien  vous  deviez  fes  soustraire  i 
l'influence  pernicieuse  de  la  seule  société  européenne  qui  leur  fût  connue,  et 


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LES  ILES  SANDWICH.  533 

TafOuence  d'étrangers  industriels,  coinmerçans ,  agriculteurs,  etc.,  pouvait 
seule  amener  ce  résultat.  Croit-on  que  ce  soit  auprès  des  matelots  des  bâtimens 
baleiniers  que  les  sauvages  puissent  prendre  des  exemples  de  morale? 

Les  missionnaires  ont  trouvé  cette  population  sans  caractère  formé,  avec 
des  vices  qui  n'étaient  que  superficiels,  des  mœurs  simples  et  naïves,  et  une 
facilité  extraordinaire  à  recevoir  des  impressions  nouvelles.  Qu'en  ont-ils  fait? 
Us  croient  avoir  corrigé  les  mœurs,  et  la  démoralisation  est  à  son  comble,  dé- 
moralisation de  calcul ,  bien  plus  odieuse  que  celle  dont  ils  se  vantent  d'avoir 
.  triomphé;  ils  croient  avoir  fait  des  chrétiens,  et  ils  n'ont  fait  que  des  hypo- 
crites; ils  croient  avoir  amélioré  la  position  matérielle  des  liabitans,  et  ils  leur 
ont  fait  connaître  la  misère,  qu'ils  ne  connaissaient  pas. 

Il  y  a  cependant  une  vérité  incontestable ,  c'est  que  les  missionnaires  ont 
beaucoup  fait  pour  les  peuplades  de  FOcéanie;  mais  ils  ont  eux-mêmes  imposé 
à  leur  mission  des  limites  beaucoup  trop  étroites ,  ils  sont  bien  loin  d'avoir 
fait  tout  le  bien  qu'ils  auraient  pu  faire.  A  quoi  doit-on  l'attribuer?  Peut-être 
à  un  excès  de  zèle,  peut-être  aussi  à  l'éducation  peu  libérale  qu'ils  ont  reçue 
eux-mêmes;  imbus  de  ce  rigorisme  religieux  si  remarquable  dans  certaines 
sectes,  ils  ont  souvent  perdu  de  vue  le  bien  temporel  de  ces  peuplades, 
en  cherchant  à  les  faire  participer  à  ces  biens  spirituels  qu'ils  mettaient  eux- 
mêmes  au-dessus  de  tout.  Us  ont  aboli  des  coutumes  barbares  et  révoltantes 
pour  l'humanité;  ils  ont  donné  aux  naturels  quelques  notions  de  l'état  de  la 
société ,  mais  ils  se  sont  arrêtés  à  la  limite  même  où  la  réforme  allait  produire 
des  résultats  utiles.  On  dirait  qu'une  arrière-pensée  les  a  constamment  dominés. 
Ainsi  ils  ont  établi  des  écoles,  mais  ils  ont  proscrit  l'étude  de  la  langue  an- 
glaise. En  cela ,  quel  peut  avoir  été  leur  but?  Il  est  évident  qu'ils  craignaient, 
comme  je  l'ai  dit ,  que  l'influence  des  résidens  européens  ne  vint  à  contreba- 
lancer la  leur.  Mais  n'était-ce  pas  là  le  plus  grand  obstacle  qu*on  pût  opposer 
aux  progrès  de  la  civilisation ,  et  n'y  a-t-il  pas  évidemment  anomalie  entre  le 
but  qu'on  s'est  proposé  et  les  moyens  qu'on  emploie?  Les  missionnaires  ont-ils 
voulu ,  en  rendant  plus  difficiles  les  communications  des  naturels  avec  les 
étrangers,  arrêter  la  contagion  du  vice?  Mais  tout  le  monde  le  sait ,  ~  et  aux 
lies  Sandwich  plus  qu'ailleurs  on  peut  s'en  convaincre,  —  le  vice  n'a  pas  besoin 
du  langage  pour  se  communiquer,  l'exemple  seul  a  sufQ  pour  corrompre  ces 
populations  si  naïves  et  si  impressionnables. 

La  population  des  îles  Sandwich  a  diminué,  depuis  la  découverte,  d'une 
manière  effrayante;  elle  se  trouve  réduite  aujourd'hui  au  quart  tout  au  plus 
de  ce  qu'elle  était  lors  du  premier  voyage  de  Cook.  On  attribue  cette  diminu- 
tion à  diverses  causes.  L'usage  des  liqueurs  fortes  a  été  ici ,  comme  chez  toutes 
les  nations  sauvages,  un  poison  apporté  par  les  Européens.  Des  maladies 
inconnues  autrefois  ont  infecté  la  population.  Le  libertinage  a  dû  avoir  des 
moites  d'autant  plus  désastreuses  dans  ce  pays,  que  la  contagion  se  répandait 
Jusque  dans  l'intérieur  des  familles  sans  qu'on  pût  employer  le  moindre  re- 
mède pour  combattre  un  mal  qu'on  ne  connaissait  pas.  Uhe  cause  de  dépopu- 
lation, au  moins  aussi  puissante  que  le  libertinage,  existe  encore  dans  une 


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53tl.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maladie  dont  m'ont  parlé  plusieuis  médecins  européens  établis  depuis  long- 
temps à  Honolulu.  Cette  maladie,  qui  s'est  introduite  dans  Hle  depuis  dix  ans 
environ ,  attaque  les  femmes  en  couches ,  et  en  enlève  six  au  moins  sur  dix. 
Elle  s'annonoe  par  des  boutons  blancs  au  bord  des  lèvres  ;  peu  à  peu  ces  boa- 
toos  gagnent  Tintérieur  de  la  gorge ,  Festomac,  les  viscères;  elle  commenoe 
ordinairement  huit  ou  dix  jours  avant  raccoucheroent,  et  se  termine  presque 
toujours  par  la  mort  de  la  femme  et  de  sou  enfant.  Mais  quelles  que  soient  les 
eauses  qui  déciment  la  population  des  fies  Sandwich ,  n'est-ce  pas  une  chose 
surprenante  et  aflligeante  à  la  fois  que  partout  où  la  civilisatioD  s'est  trouvée 
en  contact  avec  Tétat  sauvage ,  ce  contact  soit  devenu  mortel  pour  les  popu- 
lations qu'il  devait  régénérer?  Partout  se  sont  présentés  les  mêmes  effets, 
quoique  les  causes  fussent  différentes.  Fanatique  et  sanguinaire  au  Pérou  et 
au  Mexique,  envahissante  aux  États-Unis,  religieuse  et  mystique  aux  îles  Sand- 
wich ,  partout  où  la  civilisation  a  pénétré ,  les  populations  ont  disparu  dennt 
elle.  Que  sont  devenus  ces  peuples  indiens  qui  couvraient  les  vallées  de  PAiné- 
rique  espagnole?  La  civilisation  les  a  tués;  à  peine  en  rencontrez-vous  aujour- 
d'hui quelques  vestiges  dans  les  classes  les  plus  abjectes  de  la  société.  Que 
leste-t-il ,  dans  les  vallées  de  l'Ohio ,  du  Missouri ,  du  Missiasipi ,  de  ces  nooi- 
bieuses  tribus  qui  en  habitaient  les  forêts?  Le  voisinage  des  blancs  les  a  ^ 
disparaître,  et  bientôt  on  se  demandera  si  ces  nations  ont  jamais  existé.  A  eo 
sem  de  même  aux  lies  Sandwich ,  la  population  s'éteindra  avant  d'être  dri- 
Usée ,  soit  par  cette  horrible  mortalité  qui  la  ronge ,  soit  parce  qu'elle  se  fondra 
avec  les  migrations  d'Europe  et  d'Amérique.  C'est  cette  fusion  qu'il  faut  se 
bâter  d'opérer  par  tous  les  moyens  possibles,  et  pour  cela  il  faut  donner  sa 
pays  des  lois  sages ,  il  faut  appeler  l'industrie,  encourager  l'agriculture,  favo- 
riser le  commerce.  Voilà  par  quels  moyens  on  peut  arracher  cette  malbeorense 
population  à  l'état  de  marasme  qui  paralyse  en  elle  les  principes  vitaux.  Si  Tod 
ne  se  liâte,  avant  peu  il  n'y  aura  plus  personne  à  civiliser  aux  îles  Sandwich, 
si  ce  n'est  les  civilisateurs  eux-mêmes. 

Le  gouvernement  des  îles  Sandwich  est  monarcliiqoe  et  absolu  ;  il  a  subi 
de  grandes  modifications  depuis  la  découverte.  Autrefois ,  chacune  des  âes 
qui  composent  le  groupe  connu  sous  le  nom  d'tles  Sandwich  ou  Hawaii  état 
gouvernée  par  un  chef  particulier,  indépendant  de  ses  voisins;  ces  divers «o- 
verains  étaient  presque  continuellement  en  guerre;  enfin  Tamea-Mea ,  Héri- 
tier de  la  souveraineté  de  l'Ile  d'Owhyhee,  commen<;a  cette  série  de  conqoéw 
qui  le  rendirent  roi  absolu  de  toutes  les  îles  Sandwich. 

Xainea-Mea  était  doué  d'un  grand  talent  d'observation  et  surtout  à'vm 
persévérance  remarquable  ;  il  reconnut  bientôt  quel  puissant  secours  il  pou- 
vait trouver  chez  les  Européens ,  qui  commençaient  alors  à  visiter  ces  HSi 
et  son  premier  soin  fut  d'en  attacher  plusieurs  à  son  service.  A  sa  mort,  qv 
eut  lieu  en  1819,  son  ûls  Rio-Rio  monta  sur  le  trône;  quelques  symptofl^s 
d'insurrection  se  manifestèrent  à  Atooï ,  mais  ils  furent  immédiatement  i 
primés  par  la  présence  de  Rio-Rio ,  qui ,  seul  avec  un  compagnon  dévoué,  tl^ 


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LES  ILES  SANDWICH.  535 

A  la  mer  et  alla  trouver  son  compétiteur.  Celui-eî,  plein  d'admiration  pour 
:  si  noble  confiance ,  le  reconnut  comme  son  souverain.  Ce  fut  Rio-Rîo  qui 
lit  Fancien  culte,  auquel  Tamea-Mea,  par  conviction  ou  par  politique,  n*avdit 
lais  voulu  qu'on  portât  la  moindre  atteinte.  Rio-Rio  abolit  également  le 
au.  A  cette  époque ,  les  missionnaires  commencèrent  à  exercer  une  grande 
pondérance.  Cette  prépondérance  n'eut  plus  de  bornes  à  la  mort  de  Rio- 
>,  qui,  en  1824,  alla  mourir  en  Angleterre.  Kaahou-Manou ,  femme  de 
nea-Mea ,  et  régente  pendant  la  minorité  de  Kauikeaouli ,  porta  dans  la 
tique  de  sa  nouvelle  religion  un  zèle  qui  alla  jusqu'au  fanatisme,  et  se 
isa  entièrement  guider  par  les  missionnaires. 

L  la  mort  de  Kaahou-Manou ,  Kinao ,  sa  fille,  qui  lui  succéda  dans  la  ré- 
tee  des  îles  Sandwich ,  dominée  par  le  même  ascendant ,  adopta  aveuglé- 
Dt  toutes  les  mesures  qui  lui  furent  dictées  par  la  mission ,  et  l'autorité  des 
idonnaires  fit  loi  dans  le  pays.  J'ai  déjà  dit  que  la  majorité  de  Kauî- 
ooli  n'apporta  aucun  changement  à  ce  système.  Habitué  à  plier  sous  la 
Mlle  de  sa  sœur,  il  n'a  pas  jusqu'à  ce  jour  fait  acte  de  pouvoir.  Cependant 

aversion  bien  connue  pour  le$  innovations ,  quelques  velléités  d'indépen- 
ice  qu'on  crut  reconnaître  en  lui ,  firent  naître  chez  les  chefs  du  parti  de  la 
ente  l'idée  de  l'enlever  d'Oahou ,  et  de  le  transporter  à  Mawi ,  l'île  du 
ope  la  plus  dévouée  au  nouveau  système.  Kauikeaouli  fut  instruit  de  ce 
jet  par  le  départ  presque  simultané  de  tous  ses  serviteurs.  Dans  cette  crr- 
stanoe  critique ,  il  s'adressa  aux  étrangers  résidant  à  Honoluhi  :  ceux-ci 
promirent  de  le  soutenir,  et  leur  résolution,  bien  connue  du  parti  opposé, 
ivorter  le  projet.  Kauikeaouli  peut  donc  trouver,  quand  il  voudra  ou  saura 
Eaire  usage,  de  grands  élémens  de  force  dans  l'appui  que  lui  prêteront  les 
ingers.  Ceci  se  passait  en  iSSâ.  A  cette  époque  parurent  deux  documens 
proclamations ,  l'une  de  Kinao  et  l'autre  de  Kauikeaouli ,  qui  atteignait 
rsTépoque  de  sa  majorité.  Ces  deux  pièces ,  imprimées  en  hawaiien ,  étaient 
i  espèce  de  déclaration  de  leurs  droits  respectif;  mais,  de  la  part  de 
lâkeaouli ,  ce  ne  fut  qu'une  vaine  formule,  et  il  retomba  bientôt  sous  le 
g  de  sa  sœur. 

*eu  de  temps  après ,  l'idée  ait  suggérée ,  oo  ne  sait  paor  qui ,  à  Kauikeaouli 
atreprendre  la  conquête  des  nouvelles  Hébrides.  Son  intention ,  dit-on,  était, 
cas  de  réussite ,  d'abandonner  les  îles  Sandwich  avec  toute  sa  cour  et  d'aller 
der  im  nouveau  trône  dans  le  pays  conquis.  Deux  bricks  furent  consacrés  à 
le  expédition  :  Boki ,  un  des  généraux  de  Tamea-Mea  et  gouverneur  de 
hou,  dut  la  commander;  mais  l'entreprise  fut  on  ne  peut  phis  malfaeur 
se;  un  des  bricks ,  à  bord  duquel  se  trouvait  Boki ,  fut  entraîné  au  large 

un  fort  coup  de  vent  du  sud ,  et  on  n'en  a  jamais  eu  de  nouvelles.  L'é- 
page  du  second  brick ,  VUarrietia ,  au  nombre  de  plus  de  cent  hommes, 
it  tout  entier  victime  d'une  épidémie ,  avant  d'être  parvenu  à  sa  destination; 
fut  obligé  d'envo}'er  un  nouvel  équipage  d'Honolulu  pour  ramener  le  brick 
îles  Vili  ou  Fidji ,  où  il  avait  été  abandonné. 
Lujourd'hui  les  choses  sont  à  peu  près  au  même  point  qu'en  1832.  Kam- 


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536  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

keaouli  semble  chercher  à  s'aveugler  sur  la  dépendance  où  le  tient  sa  sœur,  et 
pendant  qu*il  se  livre  à  la  dissipation  d'une  vie  toute  matérielle,  KJnao  gou- 
verne j  ou  plutôt  les  missionnaires  régnent  en  son  nom. 

Au  reste,  les  rouages  du  gouvernement  sont  on  ne  peut  plus  simples.  I^eioi 
ordonne,  et  les  sujets  obéissent  sans  que  les  lois  du  souverain  aient  besoin  de 
commentaires.  Aujourd'hui ,  ce  pouvoir  absolu  n'est  que  très  peu  tempéré  par 
les  dispositions  des  missionnaires,  qui  se  sont  plus  attachés  à  la  propagatioo 
de  leur  religion  qu*au  bien-être  temporel  du  peuple.  Les  réglemens  introduits 
par  eux  sont  exclusivement  religieux  ;  cependant  ils  se  sont  constamment  op- 
posés à  toutes  les  mesures  qui,  en  donnant  de  la  sécurité  aux  étrangers, 
pouvaient  les  engager  à  former  dans  le  pays  des  établissemens  considérables  de 
commerce  et  d'agriculture.  ' 

Sous  le  roi ,  des  gouverneurs  administrent  les  différentes  iles.  Ce  sont  de 
hauts  et  puissans  seigneurs,  soumis  de  nom  seulement  à  l'autorité  du  souve- 
rain ,  pour  le  compte  duquel  ils  perçoivent  la  capitation  ;  mais  une  bien  faibie 
partie  des  valeurs  reçues  va  à  Honolulu.  Il  serait  peut-être  difficile  d'obtenir 
des  comptes;  Kouakini,  par  exemple,  est  aussi  souverain  à  Tile  d'Owbyiiee 
que  Kauikeaouli  lui-même  ;  cependant  Tautorité  royale  est  partout  reconnue. 
Il  y  a  quarante  ans,  la  haute  puissance  de  Tamea-Mea  comprimait  toutes  les 
idées  d'indépendance  qui  pouvaient  menacer  Tintégrité  de  sa  couronne;  au- 
jourd'hui ,  l'union  des  missionnaires  et  leur  accord  dans  toutes  les  mesures 
nécessaires  au  maintien  de  cette  unité  de  pouvoir  produisent  le  même  résul- 
tat. Il  y  a  donc  peu  d'apparence  qu'il  survienne ,  du  moins  dans  un  avenir 
rapproché ,  des  révolutions  qui  changent  la  forme  du  gouvernement  des  iles 
Sandwich;  il  est  facile  toutefois  de  prévoir  quelle  sera  l'issue  de  la  lutte  qui 
s'est  engagée  entre  les  missionnaires  et  lesrésidens  européens.  Quelques  efforts 
que  fassent  les  premiers  pour  éloigner  ce  moment,  le  jour  viendra,  je  n'en 
doute  pas,  où  le  nombre  des  étrangers,  en  augmentant  à  mesure  que  s'accroî- 
tront les  ressources  du  pays,  paralysera  toutes  les  mesures  des  missionnaires, 
et  ouvrira  ces  contrées  à  un  système  d'administration  plus  lai^e  et  plus  pro- 
ductif. 

J'ajouterai  quelques  mots  sur  les  lois  qui  régissent  aujourd'hui  les  Iles  Sand- 
wich ,  et  sur  l'administration  de  la  justice.  Le  code  d'Hawaii  contient  dix  arti- 
cles. C'est  une  espèce  de  commentaire  du  décalogue,  ou  plutôt  la  loi  naturelie 
ampHGée  et  dénaturée  par  la  civilisation.  Chaque  délit  est  puni  d'un  temps 
plus  ou  moins  long  d'emprisonnement  ou  de  travaux  forcés;  mais  il  nen  est 
aucun  qui  ne  puisse  être  racheté  pour  une  somme  plus  ou  moins  forte,  le 
meurtre  avec  préméditation  seul  n'admet  pas  de  compensation  en  argent  et  est 
puni  de  mort;  cependant  la  préméditation  peut  être  si  facilement  écartée, que 
la  loi  devient  illusoire  :  elle  fait  payer  200  piastres  (  1000  francs)  la  \\e  d'un 
homme,  et  tout  homme  pouvant  disposer  de  50  piastres  peut  commettre  un 
viol.  On  voit  que  la  morale  publique  n'est  pas  taxée  très  haut.  Du  reste,  la  part 
de  la  civilisation  dans  ce  code  n'est  pas  ce  qu'il  contient  de  plus  moral. 
Il  y  a  trois  juges  ù  Honolulu ,  et  un  juge  dans  chaque  district  :  ils  vivent  du 


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LES  ILES  SAXDWICII.  537 

produit  de  leur  balance,  et  ce  n'est  pas  un  revenu  stérile,  car  le  quart  et  queU 
quefois  le  tiers  de  toutes  les  amendes  payées  reviennent  au  juge.  Par  exemple, 
81  un  homme  marié  commet  un  adultère  avec  une  femme  mariée ,  Pamende 
est  de  fS  piastres  (  75  francs)  pour  chacun  des  deux  coupables.  L*homme  paie 
15  piastres,  dont  5  au  juge  et  10  au  mari  de  la  femme;  la  femme  adultère 
paie  de  son  cdté  15  autres  piastres,  dont  5  au  juge  et  10  à  la  femme  de  soi» 
complice.  Il  en  est  de  même  des  actions  civiles  ;  le  juge  prélève  un  quart  de 
la  valeur  en  litige. 

Lorsqu'un  étranger  commet  un  délit,  il  est  jugé  par  un  jury  composé  ^a-^ 
lement  d'étrangers  et  de  naturels.  Les  juges  ne  font  alors  qu'appliquer  la  loi  ; 
mais,  lorsqu'une  action  civile  leur  est  soumise ,  ils  jugent  d'après  leurs  pro<^ 
près  lumières  et  en  dernier  ressort.  Il  va  sans  dire  que  les  étrangers  ne  s'a-^ 
dressent  jamais  à  ce  tribunal ,  toutes  les  difficultés  qui  peuvent  s'élever  entre 
eux  sont  jugées  par  arbitres. 

11  n'y  a  pas,  aux  lies  Sandwich ,  de  charte  pour  le  peuple,  rien  qui  limite 
Fautorité  du  roi  ou  des  chefis.  Le  roi  est  maître  absolu  du  sol  et  de  tout  ce  qu'il 
produit.  Ce  n'est  que  par  sa  permission  que  les  habitans  vivent  sur  la  terre  et 
des  fruits  de  la  terre;  il  a  donc  le  droit  de  disposer  de  tout  ce  qui  leur  appar- 
tient. Cependant ,  à  défaut  de  stipulations  écrites ,  il  y  a  des  usages  établis  et 
auxquels ,  jusqu'à  ce  jour,  on  n'a  dérogé  que  rarement.  Ainsi ,  quoiqu'à  la 
mort  du  possesseur  d'une  terre,  cette  terre  revienne  de  droit  au  roi ,  celui-cî 
permet ,  cependant,  presque  toujours  que  le  fils  du  défunt  hérite  de  la  cabane 
et  du  champ  de  son  père;  mais ,  je  le  répète ,  ce  n'est  là  qu'une  concession,  et 
non  pas  un  droit. 

U  n'y  a  pas  non  plus ,  aux  îles  Sandwich ,  de  système  de  contributions  biea 
fixe;  mais  il  est  convenu ,  aujourd'hui ,  que  chaque  naturel  doit  payer  au  roi  un 
impôt  ou  capitation  d'une  piastre  par  homme  et  d'une  demî*piastre  par  femme 
ou  enfant  haut  de  quatre  pieds  ;  tout  enfant  au-dessous  de  cette  taille  est 
exempt  de  ce  droit.  En  outre ,  le  roi  prélève  la  moitié  de  la  valeur  de  toutes  les 
Tentes  opérées  par  les  naturels,  c'est-à-dire  que  si  une  poule,  par  exemple^ 
est  vendue  50  sous,  25  sous  sont  payés  au  roi.  Il  y  a  ensuite  deux  jours  par 
semaine  consacrés  à  la  culture  des  terres  du  roi  ou  des  chefs  ;  enfin ,  le  rov 
peut  mettre  en  réquisition  tout  ce  qui  est  à  sa  convenance  chez  ses  sujets. 

Voilà  tout  ce  que  la  civilisation  a  fait  pour  ce  peuple;  il  faut  avouer  que  le 
premier  soin  des  civilisateurs  aurait  dû  être  de  modifier  des  lois  aussi  barbares. 

Le  commerce  des  îles  Sandwich  est  encore  peu  important.  Le  pays,  ne  pro- 
duisant que  peu  de  chose ,  ne  peut ,  par  conséquent ,  consommer  que  de  fai- 
bles valeurs.  Le  commerce  se  fait  presque  exclusivement  par  quelques  bâtî- 
mens  américains  ou  anglais  qui  viennent  directement  à  Honolulu ,  ou  qui  tou- 
chent à  ce  port,  soit  dans  le  trajet  des  républiques  de  la  mer  du  Sud  à  la  mer 
de  Chine,  soit  en  allant  à  la  côte  nord-ouest  d'Amérique  ou  en  Californie. 
Quelques-uns  y  déposent  la  totalité  de  leur  chargement  pour  fournir  aux  be- 
soins de  la  consommation  du  pays ,  ou  l'y  mettre  seulement  en  entrepôt,  afin 
TOMB  %ix.  35 


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.  538  REVCE  DES  n£CX  MONDES. 

d^attendre  une  chance  favorable  pour  le  transiK>rter  sur  les  marcliésde  la  Ca- 
lifornie. 

Quelques  maisons  américaines  se  sont  établies,  depuis  quelques  années, à 
Honolulu;  elles  sont  au  nombre  de  quatre  ou  cinq,  et  ne  font  quedes afiCaires 
peu  considérables.  Il  n'y  a  qu*une  seule  maison  angiaise;  encore  est-elle  de  bis 
peu  dimportance.  Le  commerce  français  a  paru,  à  de  longs  intervalles ,^anx 
îles  Sandwich  ;  mais  le  hasard  seul  Vy  a  conduit ,  et  aucune  opération  directe, 
depuis  celle  qui  fut  faite  en  1826  par  une  maison  de  Bordeaux,  à  Tinstigation 
de  Rives ,  médecin  de  Tamea-Mea ,  qui  avait  accompagné  Rio-Rio  en  ADgl^ 
terre ,  n'a  été  dirigée  de  France  vers  ce  pays. 

La  consommation  des  îles  Sandwich  ne  va  pas  au-delà  de  4  ou  500,00a£r., 
et  la  somme  totale  des  importations ,  soit  pour  la  consommation ,  soit  en  entre- 
pôt, s'élève  à  peine  à  200,000  piastres  (£r.  1,000,000). 

La  consommation  du  pays  consiste  en  quelques  toiles  de  coton  blandics, 
écrues  et  imprimées,  en  quincaillerie,  planches,  bois,  poutres,  sucre,  café, 
.  liqueurs  fortes,  etc.;  l'importation  des  objets  de  luxe  et  de  demi-luxe  se botne 
à  ce  que  peuvent  consommer  cinq  ou  six  cents  Européens  ou  Américainsjdu 
nord ,  généralement  assez  pauvres,  qui  résident.dans  les  différentes  îles.  Les 
Américains  portent  aux  îles  Sandwich  des  cotons  blancs  et  écrus ,  des  savons, 
des  habillemens  faits  pour  hommes  et  femmes,  de  la  farine  «  du  rum ,  quelques 
vins  et  autres  articles  français,  etc.;  les  chargemens  anglais  se  composent 
principalement  d'indiennes ,  cotons  blancs ,  toile  à  voiles ,  oordage,  quincail- 
lerie, fourniture  pour  les  navires,  etc.;  les  planches  et  poutres  viennent  delà 
Nouvelle-Zélande ,  le  sucre  des  îles  de  la  Société  (  Taiti)  ou  du  Pérou. 

Les  lies  Sandwich  donnent,  enéchange  de  ces  importations ,  du  bois  desao- 
dal ,  des  provisions  de  bouche,. un  peu  d'huile  de  Imkui ,  qui  est4'une  qualité 
excellente  pour  brûler,  parfaitement  limpide  et  sans  odeur,  et  de  l'argat, 
qu'elles  reçoivent  des  bâtimens  qui  viennent  y  renouveler  leuss  vivres.  Uaisjelki 
pourront  produh*e,  aussitôt  que  l'industrie  agricole  s'y  sera  développée,  toutes 
les  denrées  appelées  coloniales,  et  leur  commerce,  limité  aujourd'hui ,.dem 
nécessairement  s'étendre  à  mesure  qu'elles  pourront  offrir  plus  de  produits.en 
échange.  Aujourd'hui ,  la  plus  grande  ressource  commerciale  des  îlesSandviefa 
est  dans  l'aOluence  des  bâtimens  baleiniers  qui  croisent  sur  les  côtes  du  Japoo, 
et  qui  viennent  deux  fois  par  an ,  en  février  et  en-  octobre ,  au  port  dlioDO* 
lulu ,  pour  y  réparer  leurs  avaries  et  y  faire  des  provisions  qu'ils  y  trouvent 
très  bonnes  et  à  bon  marché.  Il  entre ,  chaque  année ,  à  Honolulu ,  environ 
cinquante  à  soixante  baleiniers  américains,  et  vingt  à  vingt-cinq  baleiniers  an- 
i.glats.  On  a  calculé  que  les  djépenses  de  chaque  navire  baleinier  s'élevaint, 
tdansvune  relâche,  à  environ  500  piastres  (  2500  francs )  faisant  un  total  dedâ 
.  £u40,000  piastres  (  175  à  200,000  francs). 

Le  bois  de  sandal  est  devenu  très  rare  aujourd'hui  ;  il  faut  aller  le  chereber 
partie»  routes  presque  impraticables.  Pendant  les  premières  années  de  l'exploi- 
tation ,  les  forêts  de  sandal  furent  coupées  sans  discernement  et  sans  précsu- 
tiou;  c'était  un  trésor  dont  les  chefs  ne  connaissaient  pas  la  valeur  et  dontils 


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LES  ILES  SANDWICH.  539 

abusèrent  quand  ils  la  connurent.  II  est  aujourd'hui  presque  impossible  de  se 
procurer  un  chargement  complet  de  ce  bois  précieux  ;  c'est  à  peine  si  de  faibles 
parties  peuvent  en  être  amenées  au  rivage.  Si ,  dès  à  présent,  on  mettait  quel- 
que ordre  dans  les  coupes,  si  le  bois  de  sandal  enfin  était  exploité  sagement,  il 
pourrait  encore,  dans  quelques  années ,  offrir  au  commence  une  branche  assez 
riche  d'exportation;  mais  il  ne  faut  pas  l'espérer.  La  pauvreté  des  chefs,  jointe 
aux  passions  qu'on  a  éveillées  en  eux ,  s'y  oppose;  aujourd'hui  surtout,  quMls 
Tolent  que  cette  ressource  va  leur  manquer,  ils  se  hâtent  de  Fépuiser  par  tous 
les  moyens  possibles. 

Mais ,  comme  je  l'ai  dit  tout  à  l'heure ,  les  plus  grandes  richesses  des  ties 
Sandwich  sont  encore  enfouies  dans  la  terre ,  et  l'industrie  seule  des  Euro- 
péens et  des  Américains  du  nord  peut  les  livrer  au  conmierce;  car  la  popula- 
tion elle-même  est  bien  loin  de  posséder  cette  persévérance  et  cette  énergie  qui 
sont  nécessaires  pour  mener  à  bien  de  grands  établissemens  agricoles.  Si  les~ 
terres  des  îles  Sandwich  restent  livrées  exclusivement  à  Texploitation  des  na- 
turels, des  siècles  s'écouleront  avant  qu'ils  aient  le  talent  ou  le  courage  d*en 
tirer  parti.  On  ne  donne  pas  tout  d'un  coup  à  des  populations  habituées  à  vivre 
au  jour  le  jour  et  presque  sans  peine,  l'amour  du  travail  et  l'industrie  qui  seule 
peut  le  rendre  utile.  Jusqu'à  ce  jour  donc,  aux  îles  Sandwich,  l'agriculture  fi'a 
pas  fait  un  pas  vers  le  progrès ,  et  ces  terres  fertiles  attendent  les  bras  qui 
devront  les  rendre  productives.  Chaque  naturel  vit  dans  sa  case,  cultive  la 
quantité  de  taro  qui  lui  est  nécessaire,  se  contentant  d'élever  quelques- vo- 
lailles et  des  cochons  qu'il  vend  aux  navires  qui  visitent  les  îles  ;  avec  le  prix  de 
la  vente,  il  paie  la  capitation  due  au  roi  et  se  procure  des  étoffes  on  des 
liqueurs  fortes  Mais  cette  ressource  n'appartient,  qu'à  Taristocratie  du  pa]^; 
au-dessous  de  cette  classe,  qui  a  déjà  acquis  quelque  industrie,  est  la  popula- 
tion presque  générale  des  îles  Sandwich,  qui  vit  encore  comme  elle  vivait 
avant  la  dm)u  verte,  avec  beaucoup  plus  de  misère  toutefois,  et  des  redevances 
plus  fortes  à  payer  aux  chefs. 

Cest  donc  à  l'avenir  de  développer  les  ressources  territoriales  et  commer- 
ciales des  îles  Sandwich.  Placées  au  centre  du  grand  Océan  pacifique  septen- 
trional ,  elles  sont  là  comme  un  relai  au  milieu  de  cette  immense  mer  qui  sépare 
Hnde  et  la  Chine  de  l'Amérique  méridionale;  elles  acquerront  de  l'importance 
à  mesure  que  les  i*elations  entre  les  deux  continens  se  développeront.  Si  l'isthme 
de  Panama  s'ouvre,  les  îles  Sandwich  deviendront  nécessairement  un  des  points 
les  plus  intéressans  du  globe ,  puisqu'aux  ressources  dont  je  viens  de  parler, 
elles  joindront  l'avantage  d^étre  situées  sur  la  grande  route  de  l'Europe  à  l'Iadé; 
elles  deviendront  l'entrepôt  naturel ,  le  point  de  station  du  commerce  qui  se  fera 
par  cette  nouvelle  voie;  c'est  là  que  viendront  aboutir  toutes  les  marchan- 
dises destinées  à  la  Chine,  aux  Philippines,  à  l'Inde  chinoise,  à  la  c6te  nord- 
ouest.  d'Amérique,  à  la  Californie,  etc.  Si  à  cette  situation  avantageuse  on 
joint  un  sol  fertile.et  un  climat  sain,  on  ne  doutera  pas  que  les  îles  Sandwich 
ne  soient  destinées  à  devenir  un  jour  une  station  commerciale  très  importante. 

Cet  avenir  peut  n'être  pas  aussi  ébigné  qu'on  serait  d'abord  disposé  à  le 

35- 


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5U>  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

<;roire.  L'idée  d'ouvrir  un  canal  à  travers  Tisthme  de  Panama  n'est  pas  qou- 
velle ,  et  la  possibilité  de  la  mettre  à  exécution  a  été  plus  d'une  fois  démontrée, 
*quoi  qu'en  aient  dit  de  savans  géologues  :  cette  élévation  qu'ils  supposent  aux 
^eaux  de  l'Océan  pacifique  et  qui  mettrait  en  danger  les  côtes  de  l'autre  cddU- 
oent  est  une  chimère  ;  et ,  cette  crainte  fût-^lle  fondée ,  la  difficulté  des  moyens 
à  employer  pour  retenir  les  eaux  par  des  écluses  ne  pourrait  se  comparer  aux 
obstacles  que  l'on  aurait  vaincus  pour  ouvrir  le  canal.  Il  y  a  deux  ans ,  un  projet 
de  canalisation  proposé  au  gouvernement  de  la  Nouvelle-Grenade,  projet  bien 
conçu ,  mais  qui  malheureusement  u'étaît  pas  praticable  par  plusieurs  raisons 
qui  se  rattachaient  à  une  des  parties  contractantes,  fut  accepté  par  ce  gouverne- 
ment; on  faisait  à  l'entrepreneur  des  avantages  immenses.  Je  ne  doute  pas  qui! 
n'accédât  très  volontiers  à  un  projet  de  même  nature,  dont  l'exécution  lui  semble* 
TjBit  assurée  par  la  moralité  et  la  puissance  de  la  compagnie  qui  entreprendrait 
ce  magnifique  travail.  Il  y  a  peu  d'années ,  une  compagnie  américaine  proposa 
de  construire  un  chemin  de  fer  qui  irait  de  Chagres  à  Panama,  traversant  ainsi 
l'isthme  dans  toute  sa  largeur;  le  projet  dont  j'ai  parlé  tout  à  l'heure  vint  se 
jeter  au  travers  de  cette  entreprise,  et  je  ne  sais  ce  qui  en  est  advenu.  Biais, 
quoique  l'ouverture  d'un  canal  me  paraisse  beaucoup  plus  avantageuse  que  la 
-construction  d'un  chemin  de  fer,  ce  moyen  secondaire  de  transport  ne  laisse- 
rait pas  d'avoir  une  influence  immense  sur  la  situation  des  îles  Sandwich;  car 
il  s'établirait  sans  doute  immédiatement  des  lignes  de  paquebots  qui  iraient 
prendre  les  marchandises  déposées  à  Panama  et  les  transporteraient  soit 
^ans  les  diverses  républiques  espagnoles,  soit  dans  les  mers  de  Chine  et  de 
rinde. 

D'autres  circonstances  peuvent  encore,  d'un  moment  à  l'autre ,  donner  une 
grande  importance  de  position  aux  îles  Sandwich ,  et  rendre  cette  relâche  très 
intéressante  pour  notre  navigation  commerciale.  Notre  commerce  se  trouve, 
pour  ainsi  dire,  banni  des  marchés  de  l'Inde  et  de  l'Indo-Chine  par  les  difficultés 
qu'éprouvent  nos  bâtimens  à  s'y  procurer  des  chargemens  de  retour .  La  consom- 
«nation  du  thé  et  de  l'indigo  est  limitée  en  France,  et  un  nombre  déterminé  de 
«chargemens  de  ces  denrées  approvisionne  nos  marchés  pour  bien  long-temps 
D'un  autre  côté,  les  bénéfices  que  nos  bâtimens  pourraient  faire  sur  les  mar- 
chandises importées  dans  les  mers  de  Chine  et  de  l'Inde  ne  peuvent  pas  être 
^ssez  considérables  pour  indemniser  nos  armateurs  des  pertes  que  leur  fait 
éprouver  un  navire  revenant  à  vide  après  un  si  long  voyage.  Aujourd'hui  sur- 
tout que  la  concurrence  manufacturière  est  si  grande,  les  nations  dont  les 
-navires  ont  des  chargemens  de  retour  assurés,  nous  offriraient  une  rivalité 
contre  laquelle  nous  ne  pourrions  lutter.  Nous  nous  trouvons  donc  dans  la 
nécessité  de  proportionner  nos  expéditions  pour  l'Inde  au  nombre  de  na>1res 
que  nécessite  en  France  l'importation  du  thé ,  de  l'indigo  et  autres  denrées  de 
cette  contrée.  Il  est  vrai  que  Bourbon  et  ce  que  nous  appelons  nos  possessions 
dans  l'Inde  nous  offrent  quelques  sucres  pour  chargemens  de  retour;  mais, 
•outre  que  cette  ressource  est  bien  faible ,  nous  avons  un  commerce  direct  avec 
Bourbon  qui  suffit  à  l'exportation  des  produits  du  pays ,  et ,  dans  tous  les  cas, 


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LES  ILES  SANDWICH.  Ul 

le  fret  qu*y  pourraient  troaver  ceux  de  nos  bâtimens  qui  vont  en  Chine ,  est 
soumis  à  des  chances  trop  fortes  pour  qu'on  puisse  y  avoir  confiance. 

n  e$t  donc  clair  que,  si  nous  trouvions  des  frets  de  retour  assurés  dans  Tlnde 
et  en  Chine ,  nous  pourrions  y  envoyer  un  bien  plus  grand  nombre  de  navires 
et  augmenter  considérablement  dans  ces  pays  la  consommation  de  nos  arti- 
des,  qui  y  sont  généralement  appréciés.  Ici  se  présente  une  question  qu'on  a 
souvent  agitée  et  sur  laquelle  je  reviendrai  plus  tard ,  parce  qu'elle  est  vitale 
pour  notre  commerce  en  Chine  et  dans  Tlnde ,  et  parce  que  je  crois  que  les 
véritables  intérêts  de  nos  manufactures  ont  été  méconnus  jusqu'à  ce  jour.  Je 
veux  parler  de  l'admission  des  sucres  de  Manille  et  de  la  Cochinchine  avec  des 
droits  proportionnés  à  ceux  que  paient  nos  sucres  coloniaux.  Lorsqu'en  1817 
les  droits  d'entrée  sur  les  sucres  de  la  mer  de  Chine  furent  diminués,  notre 
commerce,  voyant  s'ouvrir  pour  lui  des  débouchés  qu'il  appelait  depuis  long- 
temps de  tous  ses  vœux ,  se  porta  avec  ardeur  vers  l'Inde ,  et  on  vit  jusqu'à 
quinze  et  vingt  bâtimens  français  dans  la  baie  de  Manille.  Ce  moment  de  pros- 
périté commerciale  ne  dura  pas;  les  intérêts  de  notre  commerce,  de  notre  na- 
vigation et  de  nos  manufactures  furent  sacrifiés,  suivant  mon  opinion,  à  des 
Intérêts  bien  moins  importans. 

Je  me  suis  souvent  demandé  pourquoi,  avec  toutes  nos  ressources  territo- 
riales ,  avec  le  bon  marché  de  la  main-d'œuvre  en  France  comparé  au  prix 
de  la  main-d'œuvre  en  Angleterre ,  et  avec  mille  autres  causes  de  succès,  nous 
nous  trouvons  partout  en  arrière  des  autres  nations  commerciales;  pourquoi, 
enfin,  nous  n'arrivons  jamais  que  les  derniers,  glanant  seulement  là  où  les 
autres  ont  moissonné.  Quand  j'ai  vu  par  mes  propres  yeux ,  je  me  suis  tou- 
jours convaincu  qu'il  ne  manque  à  la  France,  pour  rivaliser  heureuseraen 
avec  l'Angleterre  et  les  États-Unis,  que  la  ferme  volonté  de  réussir  et  une  dé- 
viation rationnelle  du  système  suiri  jusqu'à  ce  jour.  Nous  ne  sentons  peut-être 
pas  assez  toute  l'importance  d'une  grande  prospérité  commerciale,  quoique, 
cependant,  nos  yeux  se  soient  ouverts  depuis  quelques  années,  et  que  nous 
ayons  manifesté  une  sollicitude  qui  a  peut-être  trop  respecté  encore  de  vieux 
préjugés  dont  l'influence  pernicieuse  semble  démontrée  aujourd'hui  (1). 

(1)  On  commence  à  comprendi'c  en  France  que  le  commerce  est  le  plus  sûr  élé- 
ment de  la  prospérité  nationale ,  que  tout  ce  qui  tend  à  l'entraver  est  nuisible ,  et 
quMl  est  aujourd'hui  de  toute  nécessité  d'étendre  nos  relations  commerciales  par 
tons  les  moyens  possibles;  et  le  meilleur,  le  seul  praticable ,  est  de  nous  assurer 
les  focilités  d'éduingc  qui  nous  manquent  presque  partout.  Nos  débouchés  actuels 
ne  saffisent  plus  aux  besoins  de  notre  industrie  et  de  notre  commerce;  U  faut  en 
créer  de  nonve-aux ,  ou  nous  retomberons  dans  cette  apathie  commerciale  et  indus- 
trielle où  nos  longues  guerres  nous  avaient  plongés.  Ce  n'est  qu'en  permellaût  à 
notre  navigation  d'exporter  les  produits  des  contrées  lointaines  que  nous  parvien-> 
droiis  à  ce  but.  —  Les  limites  de  ce  [travail  ne  me  permettent  pas  de  traiter  cette 
importante  question  avec  tous  les  développemens  qu'elle  mérite.  Je  dirai  seulement 
qu'elle  se  rattache  à  l'avenir  des  tles  Sandwich,  qui  offriraient  une  station  commode 


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513  REVUR  DES  DEUX  MONDES. 

Le  consul  anglais  eat  la  bonté  de  me  communiquer  un  état  de  mouTement . 
commercial  du  port  de  Honolulu ,  le  seul  de  tous  ceux  des  tles  Sandwidi  qui 
soit  habituellement  fréquenté  par  les  navires  étrangers.  Cet  état  embrasse  les 
années  1830,  31,  32 ,  33,  84  et  35,  et  donne  une  idée  assez  exacte  des^^nslftr 
tions  de  ce  pays  ;  mais ,  je  le  répète ,  on  aurait  tort  de  juger  de  rimportanœ . 
commerciale  que  les  îles  Sandwich  pourront  acquérir,  par<;e  qu'elles  sont, 
aujourd'hui  :  les  circonstances  que  je  >1ens  d'énumérer  et  d'autres  encore  pomy 
ront  développer  rapidement  les  ressources  qu'elles  renferment,  et  en  faire  un. 
entrepôt  important,  sinon  un  marché  considérable,  pour  les  marchandises, 
européennes. 

La  position  géograplûque  des  îles  Sandwich  appelle  encore  sur  elles  l'in- 
térêt sous  un  autre  point  de  vue;  placées,  quoiqu'à  une  grande  distance,  en, 
regard  des  possessions  russes  du  Kamstchatka ,  elles  ont ,  depuis  long-temps, 
attiré  l'attention  du  gouvernement  moscovite.  Sur  dix-huit  bâtimens  de  guene. 
qui  ont  visité  ces  tles  depuis  1825 ,  on  compte  quatre  bâtimens  russes.  Si  une. 
guerre  venait  à  se  déclarer  entre  l'Angleterre  et  la  Russie,  nul  deute  que  cha- 
cune de  ces  deux  puissances  ne  cherchât  à  s'eu  emparer,  dans  le  butd'en  Êiîre  v 
une  station  militaire  et  un  lieu  de  refuge  pour  ses  bâtimens  de  gfienre  et^«. 
corsaires. 

Il  est  vrai  que  l'influence  américaine  domine  aujourd'hui  aux  Iles  Sandwidv 
elle  est  exercée  par  les  missionnaires,  qui  viennent  tous  des  États-Unis  ;  le  com-, 
merce  y  est  également  fait  par  l'Amérique.  Cependant  je  n'ai  jamais  pu  croire 
que  l'Angleterre,  si  habile  a  apprécier  les  divers  points  militaires  du  globe,  et  à 
s'en  emparer  lorsqu'ils  peuvent  lui  être  utiles,  n'ait  pas  senti  l'importance  qu'aor 
raient ,  souâ  ce  point  de  vue ,  les  îles  Sandwich ,  si  une  guerre  venait  à  éclater 
entre  elle  et  la  Russie;  je  n'ai  jamais  pu  croire  qu'elle  s'endormît  au  moment 
même  où  l'imminence  de  ce  danger  se  faisait  sentir,  et  qu'elle  consentît  à  aban- 
donner ses  droits  aux  autres  nations ,  lorsqu'en  les  réclamant  en  temps  oppo^ 
tun ,  elle  conservait  une  apparence  de  légalité.  Elle  a  dû  considérer,  dwpwà 
long-temps,  avec  intérêt  le  port  de  Honolulu ,  port  fortifié,  dont  l'entrée  étroite 
et  difficile  peut  être  si  aisément  défendue,  et  qui ,  entre  les  mains  d'une  natioa 
ennemie ,  deviendrait  un  puissant  sujet  d'alarmes  pour  le  commerce  anglais 
dans  l'Inde.  Je  conçois  très  bien  que  l'Angleterre,  qui  regarde  les  tles  Sandwich 
comme  étant  soumises  à  sa  suzeraineté  par  suite  de  la  cession  qui  en  fut  faite  à 
Vancouver  par  Tamea-Mea ,  —  acte  sans  valeur  réelle,  si  l'on  veut,  mais  qm 
n'ea  servira,  pas  jHoin&deprétexite  quand  l'Angleterre  jugera  l'oceupation  né- 
cessaii»;  .—je  conçois,  disrjav  qua  l'Angleterre  n'ait  pas  reconnu  jusqu'à  M 

à  ceux  de  nos  hi\tiinens  qui  font  le  coniinerce  de  rAmérique  méridionale.  Si  une 
modification  de  nos  dispositions  douanières  leur  ouvrait  les  ports  de  riodo-Chine, 
ces  navires  iraient  y  chercher  des  chargemens  de  sucre  et  des  autres  denrées  que 
cette  contrée  produit,  au  lieu  d'opérer,  comme  il&  le  font  presque  toujours  aujour- 
d'hui ,  leur  reU)ur  en  France  vides  ou  à  moitié  fret. 


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us  ILXS  SAlIBWia.  !  6i3 

joor  la  ioéoesBité  d'établir  une  garnisoa  à  Honohilu ,  eeUe  §andMiii^liir««Niit 
coûté  beaucoup  d^argeat  et  eût  été  entièremeut  inutile  dans  les  cîrooaBtaoees 
actoeUes;  mais  je  suis  bien  persuadé  qu'elle  a  les  yeux  eonstamment  onvttrts 
sur  les  fies  Sandwich ,  et  qU'eUe  apprécie  toute  rigipcntance  que  cetteposilien 
feut  offirir  en  cas  de  fuenre. 

.  Les  relations  politiques  des  îles  Sandwich  avec  les  gouvememensdes  natioiis 
civilisées  se  bornent,  jusqu'à  ce  jour,  à  deux  actes  :  le  premier  est  celur  par 
lequel ,  le  25  février  1 794 ,  Tamea-Mea  se  reconnut ,  lui  et  ks  siens  ^  sujets  de 
S.  M.  B.  Le  second  acte  politique  est  le  traité  de  commerce  signé  le  23  décem- 
bre 1826 ,  entre  Kauikeaouii  et  le  gouvernement  des  États-Unis.  La  teneorde 
ce  traité  n'implique  aucun  avantage  exclusif  pour  les  Américains;  elle  assmre 
seulement  la  protection  du  gouvernement  des  îles  Sandwich  aux  citoyens  et 
aux  propriétés  des  citoyens  des  États-Unis ,  contre  tous  ennnnis,ea  cas  de 
guerre;  il  consacre  l'admission ,  dans  les poHs  des  îles  Sandwich,  des hâti- 
meus  améritainSf  et  leurs  droits  à  commercer  avec  la  population  de  cesiks. 
Les  articles  suivans  établissent  certaines  règles  pmir  le  sauvetage  «des  navires 
iunéricains  qui  feraient  naufrage  sur  les  cotes  des  Iles  Sandwich  et  pour  Tar- 
restation  des  déserteurs;  le  traité  se  termine  enfin  par  la  clause  usuelle  :  que 
le  commerce  américain  jouira  de  tous  lesavantaqfê  qui  pourraient 'être  oc- 
êordés  à  la  nation  la  plus  favorisée,  stipulant ,  sur  ce  point ,  pleine  récipro- 
cité pour  le  commerce  des  îles  Sandwich  avec  les  États-Unis. 

^  Les  Anglais  n'ont  pas  voulu  faire  un  traité  avec  un  pays-  dont  ils  se  r^ar- 
^nt  comme  les  suzerains,  car  ce  traité  aurait  remis  leurs  droits  en  litige ;'ils 
-«d'août  donc  abstenus  de  tout  acte  politique  avec  le  gouvernement  sandwichien, 
'  depuis  l'acte  de  cession.  Les  Américains,  au  contraire,  pressentant  qu'un  jour 
'  «les  Anglais  pourront  faire  valoir  leurs  droits  acquis  sur  les  Hes  Sandwich ,  ont 
voulu  consacrer  par  un  traité  les  avantages  dont  ils  jouissent' aujourd'hui  îf  et 
qu*ils  auraient^u  se  voir  enlever  peut-être  par  la  prise^de  possession  d'un«utre 
.  gouvernement.  Ce  traité  doit  être  alors  pour  eux  une  garantie.  Les  Américains 
ont  été  guidés  en  cela  par  une  sage  prévoyance;  ils  ont  reconnu  toute  l'im- 
portance commerciale  qu'acquerront  les  îles  Sandwich,  et  ont  vouhi  mettre 
leur  commerce  à  l'abri  d'une  révolution  dans  le  gouvernement. 

Ne  devrions  -  nous  pas  profiter  de  leur  exemple  et  nous  assurer  par  un 
^traité  les  avantages  que  la  position  géographique  des  îles  Sandwich  pourra , 
par  la  suite,  offrir  à  notre  commerce?  Peut-être,  plus  tard,  ne  sera-t-il  plus 
.temps  de  le  fairei  II  est  certain  qu'aujourd'hui  un  traité^ de  commerce  avec  les 
ï  gouvernemeos  ^es  îles  de  l'Ooéanie  n'intéresserait  que  trè» peu  notre  naviga- 
tion commerciale;  mais  ce  serait  un  document  qui  resterait  dans  nos  archîres 
Jusqu'au  jour  où  Toccasion  se  présentera  d'en  faire  usage. 

Le  traité  passé  entre  les  États-Unis  et  les  îles  Sandwich '«t  incomplet,  et, 
tout  en  s'occupent  des  relations  commerciales  de  ses  compatriotes,  l^agent 
américain  n'a  pas  bien  apprécié  les  circonstances  où  se  trouve  le  pays  avec 
lequel  il  traitait  ;  il  n'a  pas  songé  aux  établissemens  déjà  formés^ aux  îles  Sand- 
wich parles  Américains,  ni  à  ceux  qu'un  accroissement  de  commerce  tendmit 


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5^b  RBVDB  DBS  DEUX  MO^BS. 

nécessairement  à  y  faire  naître.  Les  établissemens  existans  ont  ébè  fondés  sans 
précautions  préalables ,  chacun  occupant  un  terrain  cédé,  disent  les  proprié- 
taires, par  le  gouvernement  des  tles,  mais  sans  acte  ostensible.  Aujourd'hui^ 
ce  gouvernement,  s'appuyant  sur  les  anciennes  lois  du  pays ,  se  déclare'  pro- 
priétaire exclusif  de  toutes  les  terres,  et  il  y  comprend  celles  où  des  étran- 
•gers  ont  formé  des  établissemens,  leur  permettant  bien  d*y  demeurer  leur 
vie  durant,  mais  sous  condition  que  les  terrains  et  les  bâtisses  reviendront  à 
la  couronne ,  lorsque  le  résident  actuel  viendra  à  mourir  ou  à  abandonner  le 
pays  pour  une  cause  quelconque.  Le  gouvernement  a  déclaré,  en  outre,  qu'au- 
cun étranger  ne  pourrait  être  propriétaire  de  terres  aux  îles  Sandwich,  mesure 
qui  lui  a  été  dictée  et  dont  on  n'a  pas  bien  calculé  la  pernicieuse  influence. 
Cette  déclaration  du  gouvernement  a  arrêté  tout  Tessor  que  Findustrie  agri- 
cole pouvait  prendre  aux  îles  Sandwich ,  et  a  inspiré  au  commerce  une  défiance 
qui  ne  peut  qu'en  paralyser  les  progrès.  Les  étrangers  qui  voudraient  cultiver 
une  terre,  y  former  les  établissemens  nécessahres,  y  faire,  enfin,  de  grandes 
-dépenses,  sont  arrêtés  par  la  certitude  que ,  si  une  maladie  ou  un  motif  quel- 
conque les  forçait  à  quitter  le  pays,  ils  perdraient  tout  d'un  coup  le  fruit  de 
leurs  travaux,  que  leur  mort,  d'ailleurs,  enlèverait  à  leurs  enfans.  Ceux  qui 
s'établissent  dans  ces  îles,  ayant  toujours  à  tenir  compte  de  l'éventualité  d'un 
abandon  obligé,  proportionnent  leurs  dépenses  d'installation  aux  chances 
de  succès  que  peut  offrir  un  établissement  passager.  L'agriculture  n'a  doue 
fiait  aucun  progrès,  et,  au  lieu  des  établissemens  immenses  qu'un  système 
plus  large  eût  créés,  on  ne  voit,  dans  les  fertiles  plaines  des  îles  Sandwich, 
que  l'ancienne  culture  du  taro ,  telle  qu'elle  était  avant  la  découverte.  Le 
système  suivi  par  le  gouvernement  inspire  aussi  de  la  défiance;  il  montre  quil 
y  a  déjà ,  chez  ces  populations  nouvelles ,  jalousie  de  l'étranger,  et  il  ne  fait 
pas  bien  augurer  des  dispositions  futures. 

11  y  a  cependant  une  vérité  incontestable  pour  tous,  c'est  que  ce  pays  ae 
peut  plus  s'accommoder  de  son  ancienne  existence;  la  population  est  entrée  daos 
une  nouvelle  vie;  ses  besoins  se  sont  multipliés ,  et  l'industrie  seule  peat  lui 
fournir  les  moyens  d'y  satisfaire.  Si  on  paralyse  les  ressources  du  pays,  oa 
Texpose  à  une  démoralisation  complète,  dont  les  effets  commencent  déjà  à  se 
faire  sentir  d'une  manière  effrayante. 

D'un  autre  côté,  il  y  aurait  injustice  à  exiger  que  chacun  eût  la  liberté  de 
bâtir  et  de  planter  sur  les  terres  du  gouvernement,  sans  les  avoir,  au  préaU- 
ble,  achetées.  Mais  à  quoi  conduU'a  le  s}*stème  actuellement  en  vigueur,  ce  sys- 
tème qui  éloigne  et  décourage  l'industrie  étrangère?  A  la  non  produdioo 
presque  absolue  des  terres.  La  population  de  Oahou  (je  cite  cette  île  paM^ 
qu'elle  est  une  des  plus  peuplées)  est  de  20,000  âmes,  et  la  superficie  de  rflft 
en  plaines ,  coteaux  et  montagnes,  est  d'au  moins  600  lieues  carrées.  La  mil- 
lième partie  peutrêtre  en  est  cultivée  aujourd'hui.  Sont-ce  ces  peuplades  encore 
sauvages  qui  sauront  tirer  de  cette  terre  les  trésors  qu'elle  renferme.'  Sont-ce 
ces  hommes  qui  deviendront  propriétaires  actifs  et  qui  sauront  appeler  des 
planteurs  habiles  de  l'Inde,  de  l'Amérique  ou  de  l'Europe,  et  les  diriger? 


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LES  ILES  SANDWICH.  5(5 

lyailleurs,  cette  population  native,  qui  a  déjà  diminué  dans  une  si  terrible 
progression  depuis  quarante  ans,  ne  diminuera -t-elle  pas  encore  par  les 
mêmes  causes?  Pïe  subira4-^]le  pas  le  sort  de  toutes  ces  peuplades  sauvages 
que  le  contact  de  la  civilisation  a  frappées  de  mort ,  et  qui  ont  disparu  de  la 
surface  de  la  terre  avant  Taccomplissenîent  de  l'œuvre  de  régénération? 

Lorsque  nous  arrivâmes  à  Honolulu,  nous  y  trouvâmes  la  corvette  améri- 
caine Peaeoek,  apnt  à  bord  le  oommodore  Kennedy.  M.  Edwards  avait  été 
envoyé  par  le  gouvernement  des  États-Unis  pour  régler  divers  points  commer- 
ciaux avec  certains  états  de  l'Inde ,  et  assurer  la  stabilité  des  établissemens 
de  commerce  aux  tles  Sandwich.  Mais,  M.  Edwards  étant  mort  dans  l'Inde, 
avant  son  arrivée  à  Honolulu ,  le  commodore  Kennedy  continua  son  voyage 
et  suivit  les  instructions  reçues  par  M.  Edwards.  Le  principal  objet  de  sa 
mission  était  l'interprétation  à  donner  au  traité  passé  entre  le  gouvernement 
des  États-Unis  et  celui  des  îles  Sandwich.  Ce  traité  était  interprété  de  diffé- 
rentes manières  par  les  naturels  et  les  Américains;  ceux-ci  prétendaient  que 
les  terrains  sur  lesquels  ils  avaient  fait  bâtir  des  maisons  étaient  devenus  leur 
propriété;  le  gouvernement  des  îles  Sandwich  déclarait,  ainsi  que  je  viens  de 
le  dire,  que  les  Américains  et  autres  étrangers ,  ayant  bâti  sur  des  terrains  qui 
ne  leur  appartenaient  pas,  n'avaient  aucun  droit  à  la  propriété;  que  c'était  un 
grand  acte  de  condescendance  que  de  leur  en  laisser  la  jouissance  pendant  le 
temps  de  leur  séjour  dans  le  pays ,  et  que ,  lorsqu'ils  viendraient  à  le  quitter» 
rétat  devait  rentrer  en  possession  d'une  propriété  sur  laquelle  il  conservait 
tous  ses  droits.  M.  Kennedy  fit  tous  ses  efforts  pour  que  Ton  consacrât  par 
des  articles  additionnels  au  traité  le  principe  soutenu  par  ses  compatriotes; 
mais  il  y  eut  des  entraves.  A  la  première  conférence ,  on  était  tombé  d'accord 
sur  tous  les  points;  le  lendemain  les  articles  additionnels  devaient  être  signés. 
Le  lendemain ,  non-seulement  le  gouvernement  de  Honolulu  refusait  d'accéder 
aux  demandes  de  M.  Kennedy  ;  mais  il  déclarait  formellement  qu'il  était  décidé 
à  ne  pas  souffrir  que  des  étrangers  devinssent  propriétaires  aux  îles  Sandwich , 
à  quelque  titre  que  ce  fût.  Le  commodore  Kennedy,  n'ayant  pas  d'instructions 
spéciales  pour  agir  en  cette  circonstance,  partit  fort  mécontent,  menaçant, 
dit-on ,  le  gouvernement  des  îles  Sandwich  de  l'intervention  efûcace  des  États- 
Unis. 

On  attribue  le  refus  du  gouvernement  de  Honolulu  aux  missionnaires,  qui, 
dans  un  sens,  à  mon  avis,  ont  soutenu  ou  engagé  le  gouvernement  à  soutenir 
un  principe  dont  l'équité  ne  peut  se  nier.  La  prétention  d'être  propriétaire 
d'un  terrain  parce  qu'on  y  a  bâti  une  maison  n'était  pas,  même  en  droit  na- 
turel, soutenable;  mais  fermer  la  porte  à  tout  accommodement  dans  cette 
question ,  était  tout-à-fait  impolitique.  C'était  nuire  aux  intérêts  directs  du  pays 
et  de  la  population,  dont  le  bonheur,  je  dirai  même  la  conservation,  dépend  du 
prompt  mélange  des  naturels  avec  la  population  formée  par  les  migrations 
européennes  ou  américaines;  car  ce  n'est  qu'alors  que  disparaîtront  ces  abus 
sans  nombre  et  cet  arbitraire  épouvantable  sous  lesquels  gémissent  les  malbeu- 


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510  •  REVUB  DBS  DEUX  M019DBS. 

reiuifîmHiIttFeav  arbltraice  el  oppression  devenus  aujonnl'hui  mille  fois  pte 
insuppoitabies.  ^qu^ntrefois. 

Le.gO!iivefDenieiiisaiNlwiGfaien  a  done  mal  fait ,  suivant  moi ,  de  pseoéradei 
mesures  ausri  absolues^  I^^estceiftaio  que  la  construction  d'une  maîsonne  eànn 
sacre  pastUAdroitauteirain sur  lequel  celte  maisona  ébébitie; mais  oadevait 
fakreatfee»iHi««x  eiroonstanees  dans  lesquelles  rétaMiaBamentaYaitjé^itHrné, 
à  knsîluatÎQn'do^pafs  à  celte  épo(|ue^,  eleafabevu  titie  depn6iéEeno&4iux  poac 
seasennacmels^  Dans,  ceitains  ca»  mém^*  la  presoriptian  ëtwit  donaev  aux. 
païaaanMg^mnbdjBait^detwopriiété^  ou  pouvait  InflUepeurla^langoeur  dasbaui 
qqerle^gottuomefliantiaoeofdenit  pacr la  sirite^  Quast'auz  ten»  § ncttheB*,  et 
c*édBt4è  y  jacBois V  un  de»  principaux  objets  que  voulaîtjattdndre  M.  Keaaedf, 
ny  avait-il  pas  destOMO'ens  légaux  pour  que deu-étnaigers  {tussent  les  cultiver 
aiMDtouteeéeurité  et  saastla  crainte  d'en  être  dépossédés  qnandJU  senaoïtau 
moment^de  reooeîUis  le  fruit  de  leurs  trxvauii  ?  Le  gouvernement  nepow^nt*  • 
il  p^s  étne- .amenée 'Céder^  .moyennant  un  certain  prîx  et  pour  un  non^bfe 
d^nBé0»>suili6tnt^  la  propriété  des  terres  qui ,  faute  de  bras,  restentlmpro* 
duotivee?  Nepovwni-il  pas  ^^  en  offhint  aux  aoquéreurs  toutes^les  sârelésdési- 
rarUisvseréserver  il  lui-même  toute  espèce  de  garanties  de^souveramelé^  de 
pn^iiélé  absolue*,  si  toutefois  il  voulait  refoser  aux  étrangersrie  droite  de  de- 
veniD>  propriétaires  t  s'il  voulait  en^  un  mot  persister  dans  un  syslème^neje 
regarde  comme  insoutenable  aux  îles  Sandwich. 

En  résumé:,  lesimissionnaîres  ont,  sans  nul  doute,  fait  du  bien  aux  fies 
Saudwicb^^' mais  Ils  ont  aussi  &il  beaucoup  de  mal  en  ne  biaisant  pas  tout  le 
bieli^'illeur^tafîtdonné.d'aceomplir.  Doit-on  en  accuser  leurs  intentions? 
déit^mcroire  au}9Tues  d'intérêt  personnel  qu'on  leur  prête,  ou  faut^^il  rejeter- 
la  faute  «ui»  les  principes  dans  lesquels  ils  ont  été  élevés  euxrmémes,  surcetto 
condition  attachée  à  l'humanité,  qu'aucune  (mivre  sortie  des  mains  derhomne^ 
n^eit  parfaite?  G'^sit ce  que  je  n^entreprepdrai  pas  de  décider.  Mon  s^our  aux 
îles  Sandwich  a  été  trop  court  pour  bien  asseoir  mon  opinion  à  cet  égard,  et^ 
quel  que  filt  mon  jugement,  je  craindrais  d'être  injuste  envers  les  missioii* 
noires  ou  envers  leurs  accusateurs. 

Adolphe  Babrot. 


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DU  SORT 


BfiS 


CLASSES  SOUFFRANTES. 


I.  -.  DE  LA  BIENFAISANCE  PU3UQUË, 

9AM  M.  DE  GÉRAICDO. 

IL  —  DU  PROGRÈS  SOCIAL 

'  au\  prùfU  .de$  ekuie$  populaires  non  indigmtêt, 

PAR  M.  FÉLIX  DE  LA  FARBLLE. 

La  tâche  du  pubUctste  est  trop  souvent  ingrate  et  pénible.  Il  faut  qu'il  suive 
d^un  œil  vigilant  toutes  les  agitations  qui  se  manifestent,  et  que,  semblable  à 
ces  chevaliers  qui  ne  quittaient  pas  la  cuirasse  tatit  que^durait  leur  entreprise, 
0  vive  toujours  armé  de  passion ,  toujours  prêt  à  se  jeter  dans  la  mêlée  des 
partis;  ou  bien  encore,'dans'une  région  inférieure,  il  est  réduit  à  dénoncer  au 

.jour  le  jour  les  aberralioiis  de  l'esprit ,  à  tourmenterdes  vanités  malades,  à 
flageller  l'impudence  :  tristes  nécessités  qui  éternisant  la  kitte^  et  avec  elle  la 

.fatigue  et  l'aigreur.  Par  une  rare  autant  que  bonne  fortune,  une  sorte  de  trêve 

nous  est  offerte  aujourd'hui  :  des  œuvres  de.  la  nature  de  oeHes  que  nous  avens 

à  signaleTy  ne  peuvent  que  susciter  une  vive  sympathie,  ^e  semer  pour  Ta- 

venir  des  germes  d'espoir. 

Sous  ce  titre  :  De  la  Bienfaisance  publique  (1),  M.  de  Gérando  vient <lepu- 

^  blier  un  très  remarquable  ouvrage  qui  embrasse  tout  ce  qui  concerne  le  ré- 

(1)  4  vol.  in-8<>,  chez  Renoaard ,  rac  de  Toanion ,  6. 

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okS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gîme  des  classes  pauvres.  Une  méthode  rigoureuse,  à  laquelle  on  reconnah  on 
esprit  habitué  d^ancieone  date  aux  investigations  philosophiques,  Fabondance 
des  faits  recueillis,  la  possession  parfaite  de  son  sujet ,  que  Fauteur  a  double- 
ment conquise  par  l'étude  des  théories  antérieures  et  par  les  expériences  qui 
résument  sa  longue  carrière  administrative,  ne  tarderont  pas  à  placer  le  b^u 
travail  de  M.  de  Gérando  au  premier  rang  des  traités  sans  nombre  consacré! 
au  plus  épineux  problème  de  la  science  sociale.  Ce  n'est  pas  qu'il  ait  eu  à  pro- 
duire un  nouveau  système,  et  nous  l'en  félicitons  :  peu  de  solutions  lui  appar- 
tiennent à  titre  de  découvertes ,  mais  les  résultats  qu'il  s'approprie  par  une  lu- 
mineuse discussion,  sont  enchaînés  de  telle  sorte  qu'ils  se  présentent  avee 
l'importance  et  l'autorité  d'un  corps  de  doctrine.  On  pourrait  même  ajouter 
que  le  ton  calme  et  pénétré  de  l'écrivain ,  la  sincérité  de  son  dévouement  à  Tin- 
fortune,  ravissent  l'adhésion  du  lecteur,  et  qu'on  éprouve  quelque  embarras  à 
n'être  pas  toujours  de  son  avis.  Telle  a  été  du  moins  notre  impression ,  quand 
parfois  nous  avons  été  conduit  à  produire  dans  le  détail  des  opinions  en  dés- 
accord avec  les  siennes.  Un  autre  traité  de  M.  Félix  de  La  Farelle,  de  Nîmes, 
m^Xn\é:DuProgrès$ocialauproptdes  Classes  populaires  non  indigentes  (i\ 
se  rattache  au  cœur  même  de  notre  sujet ,  et  nous  l'avons  lu  avec  fhiit.  Con- 
centrer ses  études  sur  les  classes  intermédiaires  qui  confinent  d'une  part  àFin- 
digence  et  de  l'autre  à  la  bourgeoisie,  sur  le  prolétariat  qui  forme  la  base  au- 
jourd'hui ébranlée  et  mal  assise  des  sociétés,  c'est  faire  preuve  de  sagacité  pré- 
voyante. Les  soufi&ances  de  ces  classes,  non  moins  grandes  en  réalité  qu'à  au- 
cune autre  époque,  mais  fort  irritantes  encore,  surtout  dans  les  jours  de  crise, 
sont  la  seule  arme  de  ceux  qui  révent  des  bouleversemens  ;  mais  cette  arme 
est  terrible  et  d'immense  portée.  M.  de  La  Farelle  croit,  avec  tous  les  esprits 
mûris  par  l'étude  et  par  l'expérience,  que  les  règles  sociales  en  vigueur  aujour- 
d'hui permettent  les  améliorations  désirables,  ou ,  pour  mieux  dire,  qu'elles 
sont  une  des  plus  sûres  garanties  de  progrès.  Les  considérations  qu'il  présente 
à  ce  sujet  viennent  souvent  à  l'appui  des  Idées  émises  par  M.  de  Gérando  dans 
l'importante  section  de  son  livre  consacrée  à  la  charité  préventive,  c*est-è-dire 
aux  moyens  d'améliorer  le  sort  des  classes  laborieuses ,  parmi  lesquelles  se 
recrute  l'indigence  proprement  dite. 

L  —  APERÇUS  HISTORIQUES. 

Cette  sympathie  qui  nous  fait  souffrir  de  toutes  les  souffrances  humaines, 
et  qui  nous  commande  impérieusement  de  les  alléger,  ce  sentiment  que  ks 
modernes  ont  nommé  humanité,  n'existait  pas,  ne  pouvait  pas  exister  dans  les 
temps  anciens.  Le  régime  des  castes  subdivisait  le  genre  humain  en  espèces 
inégales  aux  yeux  du  moraliste  comme  à  ceux  du  législateur.  Comment  done 
accorder  à  tous  les  malheureux,  et  sans  distinction  d'origine,  la  même  dose  de 
bienveillance  ?  C*eût  été  protester  d'un  seul  coup  contre  la  religion  et  contre  la 
loi.  Quelques  sages,  dirà-t-on,  ont  recommandé  la  philanthropie;  on  a  fondé 

(1)  s  vol.  in-So,  chez  liaison ,  quai  des  Auguslins,  1». 

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DBS  CLASSES  SOUFFRANTES.  519 

mâme  en  certains  pays  des  institutions  secourables  ;  mais  jamais  elles  n'ont 
profité  aux  races  frappées  de  malédiction  par  les  dogmes  de  FOrient,  ni  aux 
esdaves  qui  formaient  au  moins  les  deux  tiers  des  populations  occidentales. 
D'ailleiirs,  ces  innombrables  troupeaux  que  la  servitude  isolait  au  milieu  de 
chaque  nation ,  n'étaient  pas  le  plus  exposés  à  ce  dénuement  absolu  qui  corn-- 
promel  Texistence  :  Tintérét  du  maître  devenait  la  garantie  de  leur  conser\a- 
tien.  Les  tristes  caractères  de  Tindigence,  c*est-à-dîre  la  privation  des  choses 
oéeessaires  à  la  vie,  se  rencontraient  surtout  parmi  les  indiridus  libres  de  leur 
personne  et  abandonnés  à  leurs  propres  ressources.  D'après  l'organisation  an- 
cienne, la  pauvreté  dut  être  le  lot  ordinaire  des  plébéiens  ;  souvent  même,  à 
Aome,  leur  misère  fut  si  grande,  que  l'aristocratie  sentit  l'urgence  de  prévenir 
par  des  libéralités  les  emportemens  du  désespoûr.  Mais  il  est  hors  de  doute 
que  les  mesures  prises  en  pareil  cas,  loin  d'être  commandées  par  la  commisé- 
ration ,  ne  furent  que  des  concessions  faites  à  un  ennemi  politique. 

Le  dernier  volume  publié  par  l'Académie  des  inscriptions  renferme  un  in- 
téressant mémoire  de  M.  baudet  sur  le  système  des  secours  publics  chez  les 
Romains.  Sous  la  république,  on  apaisa  les  prolétaires  affama  par  des  ventes 
de  grains  à  prix  réduits,  et  plus  tard ,  par  des  distributions  gratuites  aux- 
quelles participait  la  majorité  de  la  population  libre.  Les  indigens  trouvèrent 
encore  une  ressource  dans  la  solde  militaire,  qui  fut  accordée  comme  une  . 
gratification  plutôt  que  comme  la  récompense  d'un  sen  ice  ;  dans  la  fondation 
des  colonies,  dans  le  patronage  des  grands,  qui  procurait  une  partie  des  avan- 
tages attachés  à  la  domesticité.  D'autres  expédiens,  enfin,  ne  furent  que  tran- 
sitoires, et ,  en  quelque  sorte,  révolutionnaires  ;  par  exemple,  la  remise  des  im- 
pôts, l'extinction  des  dettes,  et  le  partage  des  terres  à  la  suite  des  guerres  ci- 
viles. —  «  Jusqu'à  Jules  César,  dit  M.  P^audet,  on  donne,  on  flatte,  on  achète 
la  £aveur  par  des  largesses,  mais  on  n'assure,  par  aucune  fondation  modérée  et 
stable,  le  soulagement  de  la  classe  indigente.  Il  n'y  a  véritablement  pas  d'ad- 
nanistration  des  secours  publics.  Ce  n'est  qu'à  dater  du  règne  des  empereurs 
qu'elle  commence.  »  —  Sous  l'empire,  en  effet ,  les  institutions  favorables  aux 
dasses  inférieures  se  multiplient  et  se  régularisent.  Généralement  encore,  elles 
sont  conseillées  secrètement  par  Taoïsme.  Ces  distributions  frumentaires, 
auxquelles  peut  prendre  part  tout  individu  libre  de  naissance  ou  par  affran- 
chissement ,  ces  largesses  faites  aux  gens  de  guerre,  ces  concessions  de  mono- 
poleà  des  corporations,  ces  prêts  sans  intérêts,  sont  plutôt  des  calculs  du  des- . 
potisme  que  l'inspiration  de  la  charité  éclairée.  Toutefois,  dès  cette  époque,  des 
fondations  au  profit  de  l'enfance,  des  règlemens  favorables  aux  esclaves  an- 
noncent que  des  germes  de  commisération  viennent  d'éclore  dans  les  âmes. 
C'est  que  le  soufQe  d'une  parole  nouvelle  les  y  a  répandus.  Sur  tous  les  points 
de  l'empire  se  sont  formées  des  assemblées  {ccdesiœ)  où  l'on  professe  que  tous 
les  honunes,  égaux  devant  le  seul  vrai  Dieu ,  sont  membres  d'un  même  corps, 
et  à  ce  titre  se  doivent  mutuelle  assistance.  En  même  temps,  ce  précepte  inoui 
reçoit  de  l'exemple  une  éclatante  sanction.  Le  fonds  commun ,  mis  en  réserve 
dans  chaque  église,  devient  le  patrimoine  du  pauvre.  Une  ardente  émulation 


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550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

semble  établie  entre  les  Gdèles  pour  découvrir  et  soulager  toutes  les  doùleors 
humaines;  et  quand  le  christianisme  a  complété  sa  padûque  conquête,  quand 
il  a  placé  des  empereurs  sur  le  trône,  il  fait  consacrer  par  la  loi  civile  les  éta- 
hlissemens  quil  a  déjà  ouverts  pour  les  enfans,  les  vieillards,  les  malades, les 
inGrmes,  les  indigens  et  les  voyageurs. 

Il  serait  trop  long  d'énumérer  ici  toutes  les  inspirations  de  la  charité  pen- 
dant le  moyen^âge  chrétien.  L'aumône,  recommandée  par  Féglise  connue  la 
plus  méritoire  des  vertus,  fut  aussi  ingénieuse  qu'active.  L'élite  des  aroesse 
livrait  toute  à  tous  :  elle  se  faisait  une  sorte  de  devoir  de  donner  aveugléme&t, 
comme  pour  reconnaître  d'une  façon  plus  formelle  le  privilège  sacré  du  nial- 
heur.  Mais  le  remède ,  ainsi  dénaturé  par  l'application ,  se  trouva  impuissant, 
malgré  sa  céleste  origine.  Les  plaies  sociales  s'eqvenimaient  sans  cesse.  L'aa- 
torité  civile  intervint  pour  les  circonscrire ,  et  ne  recula  pas  devant  les  moyens 
les  plus  violens.  Une  ordonnance  de  1350,  rendue  au  nom  du  roi  Jean,  dé- 
clare que  les  mendians  et  gens  sans  aveu  seront  mis  au  pilori ,  et  à  la  troisièflie 
fois  marqués  au  front  et  bannis.  La  dissolution  du  monde  féodal  vint  altérer 
encore ,  quand  elle  ne  les  tarit  pas  complètement,  les  sources  ordinaires  de  la 
charité.  Les  guerres  qui  suivirent  la  réforme,  et  surtout  les  phénomènes  écono- 
miques occasionnés  par  la  diffusion  en  Europe  des  trésors  du  Nouveau-Monde, 
déplacèrent  l'équilibre  des  fortunes,  et  multiplièrent  à  rinfini  le  nombre  des 
pauvres. 

Un  long  cri  de  douleur  qui  s'éleva  alors  au  milieu  des  plus  effrayantes  eon* 
vulsions,  présagea  l'enfantement  d'une  société  nouvelle.  L'éveil  fat  àhisi 
donné  aux  esprits  puissans  et  Gnement  trempés  dont  ce  siècle  se  trouva  mieux 
pourvu  qu'aucun  autre.  Les  principes  du  gooremement  civil ,  les  r^les  de  la 
législation ,  eurent  à  subir,  comme  les  dogmes  religieux ,  l'épreuve  d'une  ri- 
goureuse controverse ,  et  la  science  politique,  bientôt  constituée  dans  ses  gé- 
néralités, déroula  un  vaste  programme  aux  études  de  détail.  C'est  alors  qoe, 
reconnaissant  dans  l'indigence  un  vice  inhérent  à  la  nature  des  sociétés  mo- 
dernes, on  se  demanda  si  on  ne  devait  pas  Tétudier  dans  ses  causes,  afin  de 
l'atténuer  dans  ses  effets.  I^  charité,  surtout  celle  qui  est  exercée  au  nom  de 
l'état ,  fut  éclairée  par  l'observation  et  la  théorie.  Ck)mmencé  au  seizième  aèele, 
ce  développement  scientifique  ne  s'est  pas  un  instant  ralenti  ^  et  c'est  à'Son 
appréciation  que  M.  de  Gérando  a  consacré  les  prélimmaires  de  sou  livre. 

La  polémique  s'établit  dès  1545,  sur  la  terre  promise  de  la  meiidicité.'DeQx 
moines  espagnols  soulèvent,  relativement  aux  maisons  de  travail  forcé  poui^les 
pauvres ,  des  questions  qui  sont  encore  à  l'ordre  du  jour.  ïln  Angleterre,  la 
suppression  des  maisons  religieuses  qui  alimentaient  les  basses  classes 'en- 
gendre subitement  la  lèpre  incurable  du  paupérisme.' Les  châtimens  les  i^lus 
cruels  prononcés  contre  les  mendians  valides ,  la  marque  au  front,  la  mtffila- 
tion  des  oreilles,  le  fouet  jusqu'au  sang,  la  mort  même,  n'empêchent  pas  des 
gens  affamés  de  tendre  la  main  ;  et  la  reine  Elisabeth ,  somTut  attristée  pat  le 
spectacle  de  la  misère ,  en  est  réduite  à  s'écrier  *dans  les  accès  de  sa  sensibilité 
pédantesque  :  Pauper  ubiquejaceiî  A  partir  de  cette  époque,  l'accroissement 


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DES  CLASSES  SOrrrKANTES.  551 

do  nombre  des  pauvres  devient  la:  préoccupation  constante  des  hommes  d*état 
et  des  phHosophes  anglais.  En  tête  de  la  liste  que  M.  de  Gérando  en  a  dressée, 
rayonne  le  nom  de  Shakspeare.  Semblable  au  peintre  qui  étudié  Tanatomie 
pour  mieux  traduire  sur  la  toile  la  nature  vivante ,  le  peintre  d'Othello  et  de 
JulesCésar  apprenait,  àdix-isept  ans,  le  grand  art  de  faire  vivre  les  hommes 
sur  la  scène ,  en  suivant  jusque  dans  les  entrailles  de  la  société  toutes  les* 
fibiesde  la  passion.  Dam  un  écrit  pubKé  en  1581  et  réimprimé  depuis  (1), 
Sha¥speaTe  réélame  um  organisation  du'  travail  favorable  aux  classes  souf- 
frantes. Dans  Ici  foale  des  écrivains  qui  le  suivent ,  nous  remarquons  Bacon , 
Locke,  Tautenr  de  Habinson  Crusoè  et  cehii  de  Tom  Jones.  Vers  la  fin  du' 
demiersiècle,  les  travaux  purement  économiques  de  Smith'et  de 'son  école; 
les  redierches  spéciales  de  sir  Morton  £den,  de  Thomas  Rugglës,  de  Malthus 
et  de  Chalmers  sur  la  condition  et  les  habitudes  des  pauvres  ;  les  explorations 
entreprises  par  les  philantliropes,  a  l'exemple  du  vénérable  Howard ,  et  surtout  ' 
les-enquéles  et  discussions  sans  nombre  qui  ont  occupé  le. parlement  jusqu'à 
celles  ^i  déterminèrent,  en  1834,  la  refonte  générale  du  système,  ont  produit 
une  telle  accumulation  de  matériaux ,  qu'elle  est  devenue  pour  le  publicistr* 
un  sujet  d'effroi.  L'AUemagne,  la  Suisse  et  les  Pays-Ras 'sont  bien  loin  d'être 
restés  dans  Tindifférenoe  sur  ces  mêmes  matières.  Dans  les  contrées  catholi- 
ques', Texercice  de  la  charité  est  toujours  resté  une  des  fonctions  du  pouvoir 
religieire,  naturellement  ennemi  des  innovations  et  des  théories;  les  écrits  spé- 
danx  sur  la  dispensation  des  secours  publics  y  ^ont  rares,  et  ce  n'est  guère  que  ' 
par  accident  que  la  question  a  été  traitée  par  les  économistes  de  l'école  ita* 
lienne.  Pour  hi  France  enfin,  M.  de  Gérando  cite  parmi  les  plus  anciens  écrits* 
ceux  que  l'abbé  de  Saint-Pierre  a  publiés,  en  1721,  sur  la  mendicité.  Nous' 
croyons  toutefois  que  bien  antérieurement  nos  hommes  d'élat  s'étaient  prioc-' 
cupés  des  moyens  de  soulager  le  peuple.  Mais  sous  le  régime  purement  mo- 
narchique, on  était  plus  frappé  des  inconvéniens  de  la  publicité  qire  de  ses 
avantages.  On  trouvait  dangereurque  les  docteurs  délibérassent  tout  haut  en 
présence  du  malade,  et  les  consultations  manuscrites,  après  arar  passé  seu- 
lement par  des  mains prudentes^,  allaient  grosshr  les  archives,  où  on  en  trod- 
veraît  plusieurs' encore.  Vfers  la  fin  du  xYiir  siècle,  la  senslbilîté  un'  peu  * 
théâtrate'des  philosophesse  répandit  datts  une  foule  d'ouvrages  sur  les'étabfiié-" 
sèment  d'humanité.  Un  concours  sur  l'éxtinctiôn  delà  mendicité ,  ouvert  en  " 
177T  par  l'académie  de  ChAlons-sur-!Srarne ,  donna  lieu  à  plus  de  cent  mé- 
moires dont  l'analyse  a  été  pubhée,  et  qu'on  lirait  encore  avec  fruit.  Peu  après, 
la  polémique  qui  s'éleva  sur  l'utilité  et  le  régime  des  hôpitaux  nous  valut  des 
ouvrages  qui ,  comme  ceux  de  Tenon  et  de*  Cabanis,  ont  conservé  de  la  cé- 
lébrité. Vint  enfin  l'assemblée  constituante,  qui ,  voulant  donner  à  l'exercice  de 

(  L)^  Cet  i'crit  a  po»f  liU»  ;  Examm  dêê  rédamationê  faites  pan^quelq^t-un»  deê^ 
cam^atrioUê  de  noijoMrêy  et  il  a  été  cité  parAÏbomas  Ruggles,  dans  son  Itistoire  . 

des  Pauvres,  lollre  18.  —  Nolnc  Racine  a  fini  comme  avait  comnuMicé  Sluikspcare, 
par  lin  iiuiuuirc  fort  rcmari[uah!e ,  dit  la  iradilion,  mais  mallieureuseuicnt  perdu, 
Sur  ÎOH  c  Ht  'j.'  et  le  remède  de  la  misère  du  peuple. 


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^552  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

la  bienveillance  nationale  cette  unité,  ce  caractère  de  grandeur  qu*elle  im- 
primait à  toutes  nos  institutions,  forma  dans  son  sein  un  comité  chargé  de  pré- 
senter un  système  de  secours  publics,  digne  d'elle-même  aussi  bien  que  du 
peuple  qu'elle  représentait.  A  la  suite  d'une  enquête  solennelle ,  le  rapporteur 
de  ce  comité,  le  duc  de  La  Rochefoucaud-Liancourt ,  développa  un  large  pbo 
appuyé  sur  ce  principe  que  le  soulagement  de  l'infortune  est  un  devoir  de  la 
société,  et  que  ce  devoir  est  rigoureux ,  absolu.  —  «  Tel  qu'il  avait  été  conçu, 
dit  avec  justesse  M.  de  Gérando,  ce  plan  était  à  peu  près  inexécutable ,  en 
raison  de  sa  grandeur  même ,  ainsi  que  l'expérience  l'a  trop  bien  prouvé.  Il 
n'en  constitua  pas  moins  le  monument  le  plus  majestueux  que  le  patriotisme, 
la  philanthropie  et  les  lumières  aient  élevé  parmi  nous  à  la  science  qui  préside 
aux  établissemens  de  charité.  »  —  L'élan  fut  ainsi  donné.  Depuis  un  demi- 
siècle  ,  les  études  spéculatives  ont  été  si  persévérantes ,  et ,  ce  qui  vaut  mieux 
-encore,  les  essais  de  réalisation  si  fréquens,  que  la  plus  sèdie  énumératioo 
nous  jetterait  hors  des  limites  de  notre  cadre.  D'ailleurs  les  noms  qui  oot 
acquis  de  l'autorité  viendront  d'eux-mêmes  se  placer  dans  le  cours  de  notre 
-analyse. 

n.  —  D£S  CABÀCTÈBES  DE  l'iNDIGENCE. 

La  vieille  locution  qui  assimile  une  société  au  corps  humain  n'est  jamais 
plus  juste  que  dans  le  sujet  qui  nous  occupe.  Des  souffrances  dans  une  partie 
du  corps  social  jettent  le  trouble  dans  toute  l'économie,  de  même  qu'une  dou- 
leur locale  dérange  toute  l'organisation  humaine.  La  même  méthode  de  trai- 
tement est  à  suivre  dans  les  deux  cas.  Il  faut  étudier  profondément  les  symp- 
tômes du  mal ,  afin  d'en  saisir  la  cause  et  de  l'attaquer  dans  ses  effets.  Dès-lors, 
la  première  question  à  résoudre  est  celle-ci  :  Qu'est-ce  que  l'indigence.'  C'est, 
répondrons-nous,  la  privation  des  choses  qui  sont  strictement  nécessaires  pour 
vivre  dans  l'état  de  société. 

Mais  la  somme  des  besoins  varie  suivant  les  climats  et  les  mœurs.  Il  faut  à 
l'habitant  du  nord  une  alimentation  solide,  et  la  rigueur  du  froid  l'obligea 
des  dépenses  de  vêture  que  n'exigerait  pas  un  ciel  plus  clément.  L'indigent 
anglais,  assisté  par  la  paroisse,  ne  saurait  se  passer  de  sa  tasse  de  thé  et  des 
accpmpagnemens  d'usage,  ce  qui  serait  du  luxe  pour  les  petits  marchands  de 
Paris.  Dans  notre  pays  même,  d'un  département  à  l'autre,  la  limite  qui  sépare 
le  superflu  du  nécessaire  se  déplace.  Parfois  aussi ,  ce  qu'on  a  coutume  d'ap- 
peler des  besoins  factices,  certaines  règles  de  bienséance,  certains  appétits  mo- 
raux deviennent  des  nécessités  impérieuses  et  même  respectables.  Ainsi,  un 
gîte  honnête,  une  mise  décente  et  en  rapport  avec  les  habitudes  du  lieu  qu'on 
habite,  sont  aussi  indispensables  que  le  pain  et  l'air  qui  entretiennent  le  mé- 
canisme vital.  Il  ne  serait  pas  sans  inconvéniens  pour  une  société  de  laisser 
amortir,  même  dans  ses  membres  les  plus  inférieurs,  ce  sentiment  des  conve- 
nances, cette  dignité  naturelle  qui  peuvent  ennoblir  la  misère  même.  Ces  pe- 
tites ambitions  qui  se  développent  simultanément  dans  toutes  les  classes,  loin 
de  mériter  la  désapprobation  qu'elles  ont  encourue  de  la  part  des  philosophes 


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DBS  CLASSES  SOUFFBAIfTBS.  553 

moroses,  proorent  cpie  Findividu  s^esdiiie  plus  lui-roéine,  et  que  la  cmlisa- 
tion  élève  le  niveau  de  rhumanlté. 

Il  résulte  de  ces  préliminaires  que  la  mesure  de  rindigenoe  est  essentiellement 
variable;  et  de  là  nait,  pour  le  dispensateur  de  la  bienfaisance  publique,  une 
difficulté  des  plus  sérieuses.  11  doit,  avant  tout,  déterminer  pour  chaque  loca- 
lité une  sorte  de  tarif  légal  des  dépenses  nécessaires,  et  réputer  indigens  tous 
ceux  dont  les  ressources  n'atteignent  pas  ce  minimum.  Le  chiffre  que  les  éco- 
nomistes ont  adopté  est  celui  du  salaire  de  la  dernière  classe  des  artisans. 
C'est  d'après  ce  principe  que ,  dans  les  pays  où  le  pauvre  est  secouru  en  vertu 
d'un  droit  écrit  dans  la  loi ,  les  commissaires,  après  avoir  évalué  les  ressources 
présentes  de  celui  qui  demande  assistance,  déterminent  l'allocation  qui  doit 
combler  le  déficit. 

Cette  règle  a  conduit  les  théoriciens  à  des  recherches  plus  curieuses  que  réel- 
lement utiles  sur  le  taux  des  salaires  en  différens  pays  et  à  plusieurs  époques. 
Pour  obtenir  des  aperçus  tant  soit  peu  justes,  il  faudrait  pouvoir  établir,  entre 
la  valeur  intrinsèque  de  l'argent ,  le  prix  d'échange  des  denrées  et  la  somme  des 
besoins  individuels,  un  calcul  de  relations  dont  les  termes  manquent  presque 
toujours  :  les  chiffres  qu'on  prend  ordinairement  pour  moyenne  représentent 
des  latitudes  si  vastes ,  qu'il  est  bien  facile  de  s  y  égarer.  Si  l'on  s'en  tenait  au 
premier  témoignage  de  ces  chiffres,  on  arriverait  à  des  conclusions  inadmis- 
sibles. Ainsi ,  en  comparant  la  célèbre  ordonnance  rendue  en  1850  sous  le  roi 
Jean,  pour  régler  le  taux  des  salaires,  au  tarif  du  prix  des  journées  établi  dans 
chaque  département  par  le  conseil  général ,  en  vertu  de  la  loi  du  21  avril  issa, 
ex  qui  sert  de  base  à  l'assiette  de  la  contribution  personnelle ,  il  faudrait  con- 
clure que  le  sort  des  travailleurs  est  plus  triste  encore  aujourd'hui  que  dans 
les  années  désastreuses  qui  enfantèrent  la  jacquerie.  En  effet,  dans  le  tarif 
de  1832 ,  le  labeur  des  journaliers,  évalué  à  1  franc  50  centimes  dans  les  villes 
les  plus  riches,  tombe  jusqu'à  50  centimes  dans  certaines  communes;  tandis 
que  d'après  l'ordonnance  du  xi y*  siècle ,  les  batteurs  en  grange  auraient  gagné 
12  deniers,  et  les  artisans  des  villes,  de  26  à  32  deniers,  ce  qui  représenterait, 
suivant  l'estimation  de  M.  de  Gérando,  1  fr.  dans  le  premier  cas,  et  une 
moyenne  de  2  fr.  50  c.  dans  le  second.  Mais  que  devient  le  calcul ,  si  l'on  ob- 
serve d'une  part  que  le  tarif  départemental  est  moins  une  taxe  réelle  qu'une 
mesure  financière  et  de  pure  convention  pour  établir  la  répartition  des  charges 
\oca\es\  et  d'autre  part,  que,  dans  le  moyen-âge,  le  cours  des  monnaies  et  le 
prix  des  denrées  étaient  si  variables ,  qu'il  devient  presque  impossible  de  les 
estimer  en  valeurs  modernes,  et  que,  par  exemple,  dans  cette  même  année 
1350,  les  espèces  subirent  une  altération  qui  abaissa  leur  valeur  d*un  tiers  .^ 

On  a  cherché  encore,  comme  limite  de  l'indigence,  la  somme  indispensa- 
blement  nécessaire  au  soutien  de  la  vie.  Mais  il  suffit  de  rapprocher  les  divers 
bilans  qu'on  a  produits  pour  faire  voir  qu'ils  n'ont  pas  une  valeur  positive,  et 
qu'ils  peuvent  tout  au  plus  fournir  de  vagues  indications.  On  estime  aujour- 
d'hui dans  nos  grandes  villes,  dit  M.  de  Gérando,  la  dépense  rigoureuse  d'une 
famille  d'ouvriers  composée  du  père,  de  la  mère  et  de  trois  enfans,  à  840  fr, 

TOME  XIX.  36 


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55^o  BBrrE  DBS  DECX  HfOTOES. 

pa^aIK  Mais  M.  de'VHIeneitve^  qni  a  administPé  le  département  da  Nord,  a 
déclaré  qu'une  famille  d'artisans  ne  pourrait  pas  vivre  à  lillè,  si  le  total  an- 
nue)  dtt«afeiiie^emeurmt  au-dessous  de  1051  fr.  ;  et  M.  de  La  Farelle  éiève  le 
buëftt  dîone'faoïMedetaffeCBSsiers,  à  Nfmes,  à  1116  fîrancs  60  centimes.  Les 
deuxstifers'dt'ca^dlTenesi somme» sont,  di^n,  suffisons  pour  tes  familles 
étakttesàila  campagne.  La  dépense  aanueUe'd'un  soldat  d'infanterie  est  éva- 
lué»v  ensFranoe;^  à  8)4  fr.  et  c.<  ou  92 1,  par  jour  ;  la  journée  du  malade,  dans 
lesliàpîtansdePans,  coûte ea^moyaBne^l  fr.  3  c.  Enfin,  des  phîlantropesont 
admis^tme^formule^  générale  pour  ëvaloer  les  consommations  de  première  né- 
cessité. La  valeur  de  quatre  livres  de  pain  de  froment,  ou  de  six  livres  de  pain 
de  seigle,  représente,  selon  eux,  la  somme  nécessaire  aux  besoins  journaliéis 
d'un  pauvre,  dans  les  régions  renfermées  entre  les  45''  et  5S''  degrés  de  latitude. 
A  ce  compte,  65  à  75  cent:  par  jour  suffiraient,  à  Paris,  pour  un  homme 
adulte;  la  dépense  de  la  femme  répondrait  aux  deux  tiers,  et  celle  de  chaque 
eniint  à  iaf  moitié.  Il  ne  faut  pas  oublier  toutefois  que  ces  évaluations  ne  coni- 
proMicii»qoe  le» objets  indispensables,  et  que  la  surcharge  d'un  enfant,  une 
maladie,  «ne  dépense  imprévue,  un  temps  d'arrêt  dans  les  travaux ,  font  aus- 
sitdtitombèp^a  famille  réputée  indépendante  à  l'état  d'indigence.  INous  repro- 
duisons ee9  aperçus  sans  leur  accorder  la  moindre  importance.  En  condam- 
nant le  pauvre  aux  plus  douloureuses  privations,  en  comprimant  tous  ses 
désirs ,  on  peut  abaisser  à  volonté  le  minimum  du  nécessaire.  Une  famille, 
réduite  au  budget  que  nous  venons  de  présenter,  vivrait  sans  doute;  mais  le 
but  quedoit  se  proposer  une  administration  paternelle  serait-il  atteint?  N*est-cc 
pasrendf^e  un  triste  service  à  celui  qui  souffre  que  de  prolonger  son  existence, 
si  l'ott  ne  parvient  pas  à  la  lui  faire  aimer? 

La  statistique,  qui  depuis  quelques  années  a  si  fort  compromis  la  vieille 
autorité  des  chiffres,  n'est  jamais  plus  incertaine  que  lorsqu'elle  prétend  indi- 
quer'la  prospérité  relative  des  états  par  le  nombre  de  leurs  indigens.  Celte 
remarque  ne  pouvait  pas  échapper  à  la  sagacité  de  M.  de  Gérandd ,  et  elle  le 
conduit  à  un  aveu  qu'il  ne  fait  pas  sans  regret.  «  L'espérance  d'obtenir  une 
statistique  de  l'indigence,  digne  de  ce  nom ,  est,  nous  dit-il,  une  illusion  dans 
l'état  présent  des  choses.  »  La  statistique,  on  le  conçoit ,  ne  peut  pas  donner 
la  mesure  des  souffrances  réelles  >  mais  seulement  indiquer  le  nombre  des 
l)er8onnes  qni  réclament  l'assistance  publique.  En  ne  lui  demandant  pas  même 
autre  chose,  il  faudrait  encore,  pour  que  les  cliirtVes  devinssent  significatife, 
que  les  conditions  de  l'indigence  fussent  les  mêmes  partout.  Or,  elles  sont  au 
contraire  tellement  incertaines,  qu'elles^  varient,  nous  ne  dirons  pas  d'une 
nation  à  l'autre,  mais  entre  les  divers  quartiers  d'une  ville ,  et  qu'un  individu, 
admis  au  secours  dans  le  deuxième  arrmidi^sement  de  Paris,  serait  considéré 
dans  le  douzième  comme  au-dessus  do  besoin.  II  faudrait  encore  que,  dans 
chaque  pays,  l'administration  dressât  le  relevé  des  assistés ,  d'après  une  même 
méthode ,  et  avec  une  exactitude  parfaitement  égale.  Aucune  de  ces  conditions 
n'est  remplie.  De  là ,  des  résultats  si  monstrueusement  contradictohfes ,  qu'il 
devient  assez  piquant  de  niettie  les  statisticiens  en  présence.  Il  y  aurait,  en 


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BBS  CUkl^SBS  SOUFFRAirrES.  ^665 

France  i  1  indigent  sur  7  personnes ,  d'après Sehmiâlin  et  Schoën;  Stir^5,suî- 
Tant  M.  de  Villenenve'-Bargemont  ;  sur  34,  diaprés  M.  Balbi.  Ce-dermer^it 
1  sur  63  pour  le  >Yurtemberg ,  et  Schnridlin  1  sur  22.  La  proportion  géhé- 
ralement  admise  pour  la  Suède,  par  ces  écriyains,  est  de  1  sur  121,  à  Fezcep* 
tion  de  M.  deVilleneuTe  qui  compte  1  sur  25.  Hais  dent  hautrfon^tionnafres 
suédois ,  intervenant  dans  le  débat,  donnent  des  nombres  forrdifféreBS ,  ^ns 
toutefois  s*entendre  entre  eux  :  Fun  adopte  1  sur  42 ,  et  l'autre  1  sur  5.' Pour 
rEurope,  en  général,  la  moyenne  fournie  varie  entre  1  sur  10  et  1  sur 20. 
Nous  ne  savons  pas ,  enfin ,  si  on  pourrait  citer  une  seule  tocdflité  sur  laquelle 
les  statisticiens  tombassent  d'accord. 

Il  serait  fâcheux,  toutefois,  que  le  ridicule  frappât  mortellement  «les  recher* 
cbes  de  ce  genre;  la  lueur  qu'elles  projettent,  si  douteuse  quelle  soit,  peut 
être  utilisée.  M.  de  Oérando  s'est  placé  dans  un  convenable  niilieu,  enpr^n- 
tant  des  cbififto  comme  des  Indications  approximatives,  et  non  comme  "des 

faits  éprouvés^  D'ailleurs ,  la  source  à  laquelle  il  a  préférablement  puisé ,  ffneçu 
mne  consécration  solennelle;  c'est  IVnquéte  dbrigée  par  voie  diplonfrtiqQe'Sur 
tous  les  points  du  globe,  au  nonrdu  parlement  d'Angleterre,  et  qui  a  aKmelité 
la  grande  discussion  entamée  en  1834,  relativement  au  régime  des  pauvres. 

'Ce  qui  fait  le  prix  de  ces  derniers  documens,  c'est  qu'ils  répondent,  autant 
que  possible,  aux  questions  que  doit  poser  l'administrateur éclairé^,  comme 

"la  répartition  des  indigens,  suivant  les  localités  urbaines  ou  rurales;  la  chtitei- 
fication  des  assistés ,  d'après  les  causes  qui  assurent  leurs  droits;  Ir montant 
des  taxes  et  le  système  de  secours.  La  multiplicité  des  détails  nous  înteMit 
les  dtations;  nous  nous  contenterons  de  metti«  en  parallèle  les  deux -grandes 
nations  qui  dominent  te  mouvement  européen. 

Xe  dernier  recensement  fait  en  Angleterre,  date  de  1815.  A  cette  époque, 
t' individu  sur  t3  était  inscrit  sur  les  registres  de  paroisse;  mais  larépaitîtlon, 
fort  capricieuse ,  faisait  peser  sur  certaines^^provinces  des  chai^râ  intoiéràbtes. 
I/Irlande,  n'étant  pas  alors  soumise  au  régime  delà  taxe  légale,  n'aptrson- 
der  rigoureusement  ses  plaies  :  on  sait  trop  qu'elles  sont  douloureuse»  et 

Tjrôfondément  ulcérées.  Un  rapport,  présentérécemment  au  parlement blritan- 

'  niqtie ,  permet  de  compter  pour  deux  millions,  c'est-à-<llre  pour  plus 'du  quart 
'de  la  population  entière,  ceux  qui  «ont  recours  à  la  charité  publique.  En  1883, 
IWande  exténuée  a  envoyé  dans  ses  infirmeries  trois  fois  plus  de  malades  que 

'la  France  toute  entière  dans  ses  riches  hôpitaux. 

En  1789,  le  duc  de  La  Rochéfoucauldi-Liancomt  déclarait ,  à  l'^ssetriblée 

'  nationale,  -qu'un  dixième  de  la  population  frani^ise  végétait  thns  le  'dé- 

'nuemcfnt.  Si  ce  n'est  pas  là  une  de  ces  exagérations  de  sensibilité  ,'^uelainM)de 
autorisait  alors,  il  faut  reconnaître  que  les  choses  se  sont  beaucoup  améliorées 
depuis ,  et  saluer  notre  révolution  comme  un  bienfait.  Un  rapport  ministériel , 

' publié  en  1837,  nous  apprend >que 580 yaD2  personnes ^onti^é  admises,  en 
4833,  dans  leB^hdpitaux  et  hospices,  et  que  695,932  ont  été  secomruwà^emi- 
tâle.  Gr,  il  faut  remarquer  que  beaucoup  de  malheureux,  après  avoir 'fait 
séjour  dans  les  maisons  de  traitement,  ont  pris  part  aux 'distrlbtitions'desbu- 

36. 


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556  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

reaux  de  bîenùisanoe,  et  figurent  ainsi  dans  les  deux  états.  On  peut  doM 
rédiùre  approximativement  le  nombre  des  assistés  à  un  million,  ou  1  sur  U. 
La  répartition  entre  les  diverses  localités  est  d'ailleurs  fort  inégale  :  les  daa 
termes  extrêmes  sont  1  sur  6  dans  le  département  du  ^'ord ,  et  1  sur  388  dam 
la  Dordogne.  A  Paris,  un  quinzième  de  la  population  reçoit  des  secours;  à 
Lille,  c'est  la  moitié,  ou  peu  s'en  faut,  qui  est  réduite  à  cette  extrémité. 

Un  cri  d'alarme,  poussé  d'abord  en  Angleterre,  et  qui  depuis  a  trouvé  par- 
tout des  échos,  a  signalé  le  paupérisme  comme  un  monstre  qui  grossit  sua 
cesse,  au  point  de  devenir  menaçant  pour  la  civilisation  européenne.  En  e&l, 
dans  ces  tableaux  que  les  gouvernemens  ne  craignent  plus  de  livrer  à  la  pubK- 
cilé ,  la  progression  du  nombre  des  indigens  et  du  montant  des  taxes  est  pres- 
que générale  et  constante.  M.  de  Gérando  fait  à  ce  sujet  de  consolantes  ré- 
flexions. Selon  lui ,  le  système  des  secours  tendant  à  se  r^^lariser  dans  chaque 
pays,  et  les  ressources  de  la  charité  publique  devenant  plus  abondantes,  une 
foule  plus  nombreuse  est  admise  naturellement  à  y  prendre  part.  Le  mal  ne 
naît  pas  pour  cela,  il  se  découvre  (1).  U  n'y  a  pas  plus  de  gens  qui  souf&eot, 
mais  plus  de  gens  qui  reçoivent,  parce  qu'on  est  en  mesure  de  donner  plus, 
a  D'ailleurs ,  ajoute-t-il ,  par  le  seul  effet  des  progrès  de  la  civilisation ,  les  con- 
ditions jugées  nécessaires  au  bien-être  s'étendent,  les  besoins  se  multîplieat. 
Celui  qui  jadis  était  seulement  pauvre,  devient  nécessiteux ,  parce  qu'il  y  a  pour 
Im  des  nécessités  nouvelles.  Loin  que  cet  effet  atteste  une  augmentation  daoi 
la  masse  de  la  misère,  il  résulte,  au  contraire,  d'une  augmentation  dans  la 
prospérité  sociale.  »  «  La  taxe  anglaise,  dit-il  encore,  est  moins  une  aumioe 
qu'une  subvention  pour  compenser  l'insufBsance  des  salaires  ;  et ,  pour  deroier 
argument,  rabaissement  progressif  et  général  de  la  mortalité ,  la  prolongation 
de  la  vie  commune,  l'accroissement  de  la  population  européenne,  qui  ooûi- 
dde,  en  France  surtout,  avec  une  diminution  dans  le  nombre  des  naissaficei, 
démontrent  que  l'aisance  tend  généralement  à  se  répandre ,  et  que  les  basM 
classes  sont  enfin  prémunies  contre  ces  fléaux  que  la  misère  engendrmt  autr^ 
fois  pour  les  dévorer.  » 

U  y  aurait  peut-être  quelque  danger  à  admettre  cette  opinion  sans  correetif. 
En  général ,  malgré  la  haute  raison  de  l'auteur,  nous  avons  cru  découvrir  es 
lui  un  penchant  à  l'optimisme,  contre  lequel  nous  nous  tenons  en  garde.  Ilot 
indubitable  que  la  masse  de  la  misère ,  mesurée  d'une  manière  absolue,  eit 
moindre  que  jamais.  Le  pauvre  est  moins  pau\Te  matériellement  qu'à  aucsne 
autre  époque.  Oui ,  cette  indigence  qui  s'attache  aux  entrailles  a  disparu,  miii 
il  y  a  plus  de  misère  morale;  et,  si  le  philanthrope,  qui  ne  oonsid^  qoeki 
soufltrances  individuelles,  a  lieu  de  s'applaudir,  l'homme  d'état  doit  prendre 
l'alarme  à  ces  symptômes  de  malaise ,  à  ces  sombres  tristesses ,  à  ces  secoiisMS 

(1)  La  question  de  rextension  du  paupérisme  a  été  agitée  récemment  dans  u 
concours  ouvert  par  Tacadémie  des  sciences  d'Erfûrt.  La  plupart  des  ooncttrreas,et 
notamment  M.  Franz  Baur,  de  Mayenoe,  qui  a  remporté  le  prix,  ont  condu  dans  le 
même  sens  que  M*  de  Gérando, 


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DES  CLASSES  S0UFFEA5TBS.  567 

maladives  et  de  plus  en  plus  fréquentes  qui  tiennent  dans  un  douloureux  éveil 
nos  vieilles  sociétés,  si  désireuses  du  repos.  Nous  savons  bien  que  les  causes 
de  œ  phénomène  sont  diverses,  et  qu'elles  tiennent  en  partie  à  un  état  pai^sager 
des  esprits  ;  mais  il  en  est  qui  sont  permanentes,  et  que  nous  allons  tâcher  de 
découvrir,  en  prenant  toi^jours  M.  de  Gérando  pour  guide  principal. 

m.  —  DES  CÀUSBS  DU   MALAISB  SOCIAL. 

Le  malaise  d'une  société  et  Tappauvrissement  d'une  partie  de  ses  membres 
sont  déterminés,  suivant  Fauteur  du  traité  de  la  Bienfaisance  pvblique,  par 
cinq  causes  principales,  qui,  d'ordinahre,  agissent  isolément,  et  parfois  se 
combinent  d'une  manière  effrayante  :  r  la  mauvaise  répartition  de  la  fortune 
publique,  ou,  pour  parler  le  langage  précis  des  économistes,  du  eapiUd  $(h 
eial;  T  l'action  absorbante  du  commerce  et  de  l'industrie;  S**  l'accroissement 
excessif  de  la  population,  relativement  aux  moyens  de  subsistance;  4°  le  vice  des 
institutions  publiques  ou  les  fautes  administratives;  5<*  enfin ,  le  désordre  dans 
les  mœurs  et  les  relations  privées.  A  ces  causeis  premières  de  l'indigence,  il 
ajoute  Tabus  des  remèdes  employés  contre  l'indigence  même,  les  erreurs  en 
matière  de  charité  publique. 

L'accroissement  de  la  somme  totale  des  richesses  n'est  pas  une  mesure  inva* 
riable  de  prospérité.  Quand  cette  richesse ,  en  s'augmentant,  se  répand  égale- 
ment dans  toutes  les  classes ,  il  y  a  bénéfice  réel  et  une  sorte  d'épanouissement. 
Le  contraire  arrive  quand  les  forces  acquises  se  distribuent  d'une  façon  in- 
égale :  car  cette  augmentation  de  la  fortune  publique  a  eu  pour  effet  de 
dianger  l'état  des  mœurs,  de  solliciter  des  consommations,  de  créer  en  un 
mot  des  nécessités  nouvelles.  Or,  d'après  la  remarque  développée  plus  haut, 
la  misère  étant  relative,  sa  limite  étant  essentiellement  variable  et  uniquement 
déterminée  par  l'opinion ,  il  y  a  surcroît  de  misère  et  souf&ance  inquiétante 
quand  les  besoins  généralement  provoqués  ne  sont  pas  généralement  satis- 
faits. La  société  se  trouve  dans  la  piteuse  condition  d'un  homme  qui  s'enrichit 
et  perd  la  santé.  C'est  ainsi  que  doivent  s'expliquer  l'accroissement  du  nombre 
des  pauvres  et  la  sourde  irritation  qui  coïncide  aujourd'hui  avec  l'enrichisse- 
nient  de  presque  tous  les  peuples  européens.  L'inégalité  dans  la  répartition  des 
fortunes,  dira-t-on,  était  beaucoup  plus  grande  encore  dans  les  âges  anté- 
rieurs :  il  est  vrai,  mais  la  majorité  s'y  résignait,  comme  à  une  loi  naturelle. 
Chacun  apercevait,  dans  l'état  où  il  était  né,  la  limite  extrême  de  son  ambi- 
tion. Aujourd'hui,  les  barrières  sont  renversées  et  les  classes  confondues,  les 
ambitions  sont  sans  bornes,  et  l'on  n'a  pas  encore  compris  qu'un  droit  ne 
saurait  être  que  le  couronnement  d'un  devoir. 

Hâtons-nous  d'ajouter,  pour  ne  pas  laisser  prise  aux  farouches  apôtres  d'une 
égalité  chûnérique,  que  si  la  trop  grande  disproportion  des  fortunes  en- 
gendre la  misère,  un  partage  trop  égal  serait  un  acheminement  vers  le  même 
abime.  Si  la  somme  des  profits  réalisés  par  une  société  se  distribuait  de  telle 
sorte  que  chacun  eût  à  peu  près  les  mêmes  élémens  de  bien-être,  tout  principe 


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558  BSVCE  DfiS  DEUX  HOniES. 

I 

d'émulation  s'amortÎTait ,  et  de  Téquilf bre  deë  forces  sociales  résiilteriaiît  bieMifit  ! 
rimmobilité  du  néant.  L'inégalité* des  ressources,  Texcitation  du  besoin,  le  '■ 
désir  d'améliorer  le  présent,  d*assurer  l^venir,  de  constituer  une  famille  afin 
de  revivre  honorablement  dans  les  siens,  sont  autant  de  ressotts  qui  iomA  ; 
agir  sans  relâche  pour  entretenir  le  mouvement.  Quelle  est  la  loi  de  ces  oSÉâ- 
lations?  dans  quel  rayon  doivent-elles  s'opérer?  Grandes  questions  que  réeo- 
nomie  politique  a  laissées  indéeises^et  iqu'il^ne  âiut  pas^spérer  de  résoudre  : 
d'une  manière  absolue.  Le  mal  commence,. selon  nous,  quand  viennent  à  1 
manquer,  pour  une  partie  de  la  société,  les  occasions  ou  les  tnstrumens  (te  i 
travail ,  et  queia  certitude  d'élargir  sa  condition  à  force  d'énergie  ne  sontint  \ 
plus  l'homme  pauvre  dans  la  rude  tâche  que  la  fetatité  lui  commande. 

Quant  à  Findilstrie,  M.  de  Gérando  paraît  beaucoup  plus  préoccupé  d'en  i 
faire  l'apologie,  que  de  rechercher  pourquoi  les  germes  de'  misère  sedéve-  : 
loppent  de  préférence  dans  les  fojers  ^de  fabrication.  Le  langage  des  Êots  a  i 
une  énergie  à  laquelle  il  faut  se  rendre  :  il  est  constaté  que,  dans  les  distriEls  \ 
manufacturiers ,  FaffaibKssement  corporel  est  plus  général  et  la  mortaltté  pfaa  ; 
grande  que'danâ  les  régions  agHcoles.-' Si  les  salaires  sont  pius  élevés  pour  les  i 
artisans,  leur  aggbmération  autour  d'un  n^me  centre  élère  proportîomid-  I 
lement  le  prix  des  denrées.  Leur  sort  est  aussi  plus  préeaire.  La  concoiraHe 
éf&énée ,'  l'engorgement  des  magasins ,  les  bàtancemens  du  crédit ,  l'introdiK- 
bonites  procédés  nouveaux ,  déterminent  périodiquement  des  crises  qu'ils  ne 
traversent  pas^anssodl^ances.  Nous  savons  que  les  machines,  en  rendant 
plus  favorables  les  coiidîtions  de  vente,  augmentent,  en  dernier  résultat,  le 
nombre  des  travailleurs  :  mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  la  tranâtion  Eut  da 
victimes  dont  la  charité  publique  doit  prévenir  le  désespoir.  Un  autre  effet  de 
l'emploi  des  forces  mécaniques  qui  neutrtilisent  les  forces  humaines  est  de 
'  substituer  des  enfans  qu'on  éptdse  aux  adultes ,  et  de  condamner  prématoré- 
ment  ceux-ci  à  rinutilité  tt).  L'auteur  du  traité  de  la  Bienfaisance  puWifu 
accepte  ces  difficultés  avec  une  r^îgnation  trop  héroYque.  Il  s'écrie  :  «  Lena- 
vire  qui  s'élance  hors^du  port  en  déployant  ses  voiles,  qui  traverse  Fooéan 
pour  atter  conquérir  des  richesses  inconnues,  ne  peut-il  pas  être  arrêté  par  le 
calme,  assdilli  par  la  tempête ,  brisé  contre  un  écueil,  frappé  de  la  foudR?£t 
comment  l'industrie,  dans  son  vol  audacieux,  ne  rencontrerait-élle  pasansa 
""des  périls?  »  Pour  qui  observe  de  si  haut  les  choses  de  ce  monde,  les  convul- 
sions de  quelques  victimes  isolées  cessent  d'être  perceptibles.  On  ne  distingue 
plus  que  les  tnouvemens  d'ensemble,  et  comme,  en  dernier  résultat.  Os 
'  tournent  toujours  au  proiit  de  l'humanité ,  on  se  repose  aisément  dans  cette 
conviction,  que  du  mal  de  quelques-uns  doit  sortir  le  bien  du  plus  grand 

(1)  Sur  1,600  ouvriers  des  manufactures  de  Reufrew  et  de  Lanark,  10  seulenieat 
élaieiu  arrivés  à  quarante-cinq  ans,  et  encore  n'étaient-ils  conservés  que  par  me 
indulgence  spoci:<lc.  —  Dans  une  autre  fabrique ,  à  Deanston,  sur  800  ouvriers,  m 
inspecteur  a  coniplc  iia  enfans.  —M.  de  Gérando  cite  plusieurs  faits  analogues 
'diaprés  lesdcicumens  officiels  émis  par  le  (>arlement  anglais. 


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ilBbre.'La  charité<loit  craiadre^de  s'égarefridans  les  ouaget de.lathéorie|?8a^' 
ItctïCsicur  terre ,  etr«a  tâche  est  partîciilièreneot  àe  eontsebalaBcer  Fefiet  des> 
italités  sociales.  Encourageons  le  génie  industriel ,  et  rendons  hommage  à  lan 
f/àaa  bieafaisaote  :  maia  nenont  étour^ssona  pas<>aiBsî  swr  q«Mlqiie»fUBe8 
6^es«oo9éqiiaDees^  qui  sont  déploiabieaw  NeR<niarlasa6aS'pa».de.deBiaiider> 
1  leaaervieea  qu!oa  en  reçoit  ne  i)aiirnieBi  pas  4)&âteEiuoin»ielieKV'8Hrf&^^ 
I  dasB^maUieureuse ,  qui  en  profite  Jer iiioÎB8i 

M.  de  Gérando  consenre  la  même  lécuiitév  relalivemeBtâudéfe&sppfHeBt  / 
Konldei  popub^ions^  Ils'entiantau&théaries  de  Smith et^deSay^  peiiiniqiÉi 
QHl  îndhidu  est  à  la  fois  producteur  etconsammalMir  ;  de  aorte  qoa  kiaonmie  t 
les  besotns  q«i  sollîeitent,  finûrait  toojouir  par 'se  balaacer  avec  celle  des* 
aawBSrde  satisfaetion.  Les  axiomes  de  ce  gemns  sontptaa  ingénieux  que  so-^ 
idn.  Ils  ont  d^à  fléchiidaos  la  dîseuasidn^  etsuœofldieroDitdttm  tayd-aont'. 
i-réfotation  luratale  derexpérieno&  Aasnrémeat,  Féquîlîfarae^élaUit,  pouc' 
[aelqnei  înatans  du  moins,  mais  c'est  à  foroedaseeousses  violentes,  qui  laissent'  r 
iiBséa  un  grand  nombre  dMndividus.  Ce  sont- de  paveilles  secousses  qui  dét^- 
effmiiieBt  la  misère,  et  que  tout  gouvenement  ddit  s'efibrcer  de  prévenir.  ■ 
ni  était  exact  de  dire  que  les  accroisBemens  de  la  :popiilatioa ,  en> augmentant»  ' 
BfMBÉbredes  travailleurs,  multiplient  dans  uaaproportion  croissaiite  la  somme* 
ammuDedu  bien-être^  le  remède  à  touaies  mauxsevait  trouvé,  et  d'une ap^> 
»ficalk>n  famle.  Il  n'y  aurait  qu'à  favoriser  cette  fécondité  domt  tant  d'éeona* 
niiteBr^effraieat,  et  à  surexciter  la  fièvre  industrielle.  Pour  qu^l  en  fût  atasîv 
I  ùmàtoik  que  rinduatrieelleHnéme  eét  un  puissant  régulateur.  Tout  au  can^- 
raîre,  le  monde  où  règne  au^td'liui  la  apéculatîanv  est  le  phis  exposé  de  toua.: 
ux^riaes  et  aux  dédtiimaens  qui  ea sont  la  suite; 

M;:deiGérando,  après  avoir  cédé  trop  facilement  à  Fauterité  d'un  système- 
élebref  ne  tarde  pas  à  s'en  effîranehir,  etTtouehe  la  dtfOoulté  réeUe  lorsqu'il 
[ilf:  «  Gbaqae>professioa  ne  comporte  qu'une  «proportion  déterminée^dana  le. 
lombre  de  ceux  qui  l'exereent.  LorsqueJes-cadres  de  l'une  d-eUes  sont  rem<r> 
ilîa,  ceux  qui  se  présentent  pour  y  entrer^  occasionnent  un  embarras  d'autant' 
»lus  grandcqn'ils  affluent  idavantage.  Ce*  n'est  pas  l'excès  de  la  populatloorf 
[ui  cause^ces  iaconvéoiens  souvent  funsates  au  repea  de  la  soctélé,  ce  sont  les 
nrenracomraîses dana  la  façon.dant  elle  se  distnbne,  ce  sont  leaméprisea 
[e*eeux  qui  s'obstinent  à  se  précipiter  dans  une  camère  déjà  obstvuée/^.w 
Uen<  n'est  phis«xact.  Il  nous  reste  à  ajouter  ^seulement  qoe^  quand  la  poput.^ 
itioQ  s'aecroît  démesurément ,  la  ^répartition  devient^  en  raison  ménede  sont' 
bondance^  un  proWèliie  presque  Insoluble,  Il  a  bien  fallu  que  Tembavras  . 
arét  grand'à  beaucoup  d'éeonomistes^  pour  qu'ils  ea  vinssent  à  se^demanéev- 
il  ne  serait  pas  possible  de  contrarier  leaentratnemens  naturels  et  derea^- 
rendre  la  fécondité.  M.  de  La  FareHe,  dans  un  chapitre  qqi  résume  pan- 
iHement  la  discussion,  proposé  de  reculer  l'âge  où  l'union  conjugale  serait 
ermiae  aux  adultes  de  Fun  et  de  l'autre  seœvil  appelle  aussi  de  tous  ses  voenx 
a6.*organisation  de  la  classe  ouvrière  capable  de  remplacer,  dans  leur  action 
revoyante,^  les  jurandes^et  mattvises  qui  forcaimt  antrelbîa  J'apprenti  et  le  ^ 


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560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

compagnon  à  reculer  assez  loin  l'époque  du  mariage.  Il  voudrût  encore  qii*QO 
adoptât  un  système  de  colonisation  assez  puissant  pour  soulager  au  besmak 
sol  national. 

Les  pays  où  la  misère  se  propage  doivent  interroger  sévèrement  leur  code 
administratif,  et  se  demander  surtout  si  le  mécanisme  finander  ne  feitpas 
porter  la  plus  lourde  partie  du  fardeau  sur  les  classes  déjà  exténuées.  11  ne  &ot 
pas  se  hâter  toutefois  de  dresser  contre  un  gouvernement  Tacle  d^aoeosatkn. 
Rien  n'est  plus  difQcile  que  de  concilier  tous  les  intérêts  en  matières  fiscales. 
Atteindre  particulièrement  les  privil^és  de  Tordre  social ,  c'est  comproroettif 
la  consommation ,  et  6ter  en  main  d'œuvre,  aux  travailleurs ,  beaucoup  phs 
qu'on  ne  leur  laisserait  par  un  léger  dégrèvement.  Les  taxes  somptuaires  ne 
peuvent  frapper  que  des  objets  à  l'usage  de  la  vanité,  et  qui  ne  soient  pas  d'as- 
leurs  le  produit  direct  d'une  industrie  importante.  C'est  ainsi  que  les  Angiaii 
ont  établi  un  impôt  sur  les  domestiques  mâles ,  les  chevaux ,  les  chiens ,  les  fu- 
tures, les  armoiries  :  mais  ces  taxes  seraient  peu  productives  dans  un  pays 
comme  le  nôtre ,  où  le  faste ,  excessivement  rare ,  est  incessamment  réduit  fa 
la  division  des  fortunes.  L'impôt  progressif,  dont  l'idée  sourit  à  la  démoo»- 
tie,  c'est-à-dire  l'impôt  qui  augmenterait  en  proportion  du  revenu,  serait  in- 
juste, vexatoire,  immoral,  et  par-dessus  tout  impraticable.  Comment  atteinèe 
les  revenus  de  tous  les  genres?  Le  chef  d'une  nombreuse  famille,  rbomne 
forcé  par  sou  rôle  dans  le  monde  à  de  grands  frais  de  représentation ,  n'est-i 
pas  dans  la  réalité  moins  riche  avec  une  forte  rente,  que  l'obscur  et  inutile 
eâibataire  avec  de  moindres  ressources?  Si  l'on  croit  devoir  prendiè  en  ooos- 
dération  de  telles  circonstances ,  il  faudra  donc  violer  le  sanctuaire  privé,  et 
entreprendre  annuellement  une  enquête  pour  chaque  contribuable?  Mais,  dèi- 
lors ,  que  de  ruses  pour  mentir  à  la  loi  !  Quelle  déplorable  émulation  pour  se 
rapetisser  aux  yeux  de  tous  !  En  général,  les  théories  financières  qui  s'attaqucttt 
particulièrement  à  la  richesse  ont  un  grand  inconvénient.  Des  contrîbutioos 
prélevées  sur  des  superfluités  n'offrent  pas  les  conditions  de  sécurité  exi- 
gibles. Il  suffirait  d'un  caprice  de  la  mode,  ou  d'un  parti  pris  des  classes  ri- 
ches, pour  diminuer  les  sources  du  revenu  public  et  entraver  l'adoiinistrt- 
tion.  En  règle  générale ,  le  meilleur  impôt  pour  le  financier  est  celui  qé 
promet  la  plus  grande  fixité  dans  les  produits ,  la  plus  grande  facilité  daDsb 
perception.  «  Il  faut  bien  en  convenir,  ajoute  à  ce  sujet  M.  de  La  Farelie,ees 
conditions  se  rencontrent  surtout  dans  les  impôts  qui  frappent  les  objets  de  la 
plus  universelle  consommation ,  et  ces  objets  sont  ceux  qui  répondent  aux  pte* 
mières,  aux  plus  pressantes  nécessités  de  la  vie  ;  d'où  suit  qu'au  point  de  vue 
financier,  les  meilleurs  impôts  sont  presque  toujours  ceux  qui  atteignent  diIe^ 
tement  les  masses,  les  classes  inférieures  de  la  société.  » 

La  misère  n'a  pas  toujours  sa  cause  et  son  excuse  dans  l'organisation  sodile. 
Quelquefois  le  pauvre  ne  peut  accuser  que  lui-même  des  maux  qu'il  ^ure^ 
et  c'est  le  cas  le  plus  ordinaire,  lorsqu'il  est  en  état  de  validité.  La  fainétf- 
tîse,  l'imprévoyance,  le  libertinage,  le  jeu,  l'ivrognerie,  tous  les  vices qn 
conduisent  au  crime  les  natures  violentes ,  creusent  pour  la  foule  inerte  rabiine 


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DBS  CLASSES  SOUFFEANTES.  561 

de  la  {KiuTreté.  Pleins  de  cette  conviction ,  les  délégués  du  parlement  anglais , 
après  avoir  indiqué  les  mesures  législatives  quils  jugent  les  plus  propres  à 
régénérer  les  classes  que  dégrade  le  besoin,  ont  déclaré  solennellement  qu'on 
doit  moins  compter  sur  les  inspirations  de  la  science  administrative,  que  sur 
rinfluence  de  Tàlucation  morale  et  religieuse. 

Noos  avons  cherché  et  seulement  montré  du  doigt  les  sources  de  la  misère  : 
opération  si  triste  qu'on  nous  pardonnera  de  ne  les  avoir  pas  fouillées  profon* 
dément.  Ces  sources  ne  s'arrêtent  jamais,  et  la  tâche  de  les  épuiser  serait  au- 
dessus  des  forces  humaines;  mais  elles  ne  sont  pas  toujours  également  abon- 
dantes.  Il  y  a  des  époques  calmes  et  fécondes  où  elles  suivent  faiblement  leur 
pente  &tale,  avec  une  plainte  qui  émeut ,  mais  qui  n'est  point  une  menace.  Il 
n*est  pas  ûnpossible  alors  de  les  cacher  aux  regards  des  peuples,  peut-être 
même  de  les  diriger  utilement.  Ainsi  arrive-t-U  dans  ces  jours  sans  nuages ,  où 
le  travail  est  facile ,  où  chacun  entrevoit  dans  la  moisson  commune  sa  gerbe 
qui  mdrit  et  se  pare  des  reflets  dorés  de  l'opulence.  Mais  viennent  les  orages, 
et  tous  les  aspects  s'assombrissent  :  ces  sources  de  la  misère  publique,  oourans 
imperceptibles  tout  à  l'heure,  se  ravivent  tout  à  coup,  se  gonflent  de  fange  et 
d*écaaie,  unissent  leur  furie  :  vaste  inondation  qui  dégrade  pour  long-temps 
le  sol  national ,  et  ne  laisse  après  elle  que  des  ruines. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  prudence  qui  commande  aux  sociétés  d'épier  le 
fléau ,  et  d'en  prévenir  autant  que  possible  la  redoutable  explosion.  La  justice, 
la  loyauté,  la  pudeur  publique  exigent  avec  non  moins  d'autorité  qu'on  s'oc- 
cupe des  classes  souffrantes.  En  effet ,  si  la  distribution  des  richesses  con- 
quises par  le  travail  ne  doit  s'opérer  que  d'une  façon  inégale;  si  l'industrie, 
en  accélérant  son  mouvement  producteur  pour  multiplier  les  jouissances  corn* 
munes,  use  et  rejette  les  machines  humaines  qu'elle  a  mises  en  jeu  ;  si  la  tâche 
de  l'avenir  qu'une  nation  ne  doit  jamais  interrompre ,  ne  se  peut  faire  qu'en 
BicriGant  quelque  chose  du  présent;  pour  tout  dire,  enfin,  si  la  civilisation 
Eait  inévitablement  des  victimes ,  n'est-il  pas  de  toute  justice  qu'elle  s'applique 
k  les  dédommager?  La  réponse  ne  serait  pas  douteuse,  si  l'on  cédait  au  pre- 
nier  entraînement;  mais  la  science  qui  se  nourrit  de  doute  et  d'objections ,  est 
le  son  naturel  défiante  et  rétive  :  elle  a  observé,  supputé,  analysé,  disserté, 
û  bien  qu'aujourd'hui  les  docteurs,  à  peine  d'accord  sur  le  principe,  sont  en 
>lein  dissentiment  quant  aux  moyens  d'exécution. 

IV.  —  PBINGIPES  DE  LA  BIENFAISANCE  PUBLIQUE. 

Jje  christianisme  a  fait  entrer  si  profondément  dans  nos  instincts  le  senti- 
nent  de  la  commisération,  et  la  croyance  d'une  pieuse  solidarité  entre  les 
lommes ,  que  le  soulagement  de  l'indigence  a  été  considéré  par  les  nations 
Qodernes  comme  l'acquit  d'une  dette  sacrée.  Les  premiers  maîtres  de  la 
cieoce  politique,  Grotius,  Bossuet,  Montesquieu,  n'ont  pas  même  élevé 
m  doute  à  ce  sujet.  L*auteur  de  r£fpri(  dei  Ejoit  pose  en  axiome  que  «  Fétat 
foil  à  tous  les  citoyens  une  subsistance  assurée,  la  nourriture,  un  vêtenient 


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convenable  et  un  genre  de  Tie  qoi  Bemit  pas  eoatraire  à  la  samté*  »  ^^^ 
eîpe,  aecefité  par  noa [premières  ettembléee^^^atives ,  c&mme  ^^^^^^g^j 
arvaitun  relief  généreux;  est  soutenu  anjourd^lini  enoore  par  les  ihéar^^Y^jM  ^ 
prétendent  fonder  une  éœle  €hrèU»wu.  sur  4e  terrain  de  réeoooane  ^^  ■.  ^ 
Son  principal  organe  est  chez  oous  M.  de  VilleDeuve-Barfeniont.T    ^^"'^ 


qnences  pratiques  de  ee  principe  varient  suivant  les  institutioBS  avee 
.il  ee  combine.  Dans  les^ pays  purement  catlioliques ,  la  tutelle  des  pi^^"^^ 
xestée  une  des  attributions  du  pouvoir  religieux.  Une  muttitiide  d*^^^^ 
mens  charitables ,  qu'««cun  Hao  ne  rattache  les  uns  aux  autres ,  dispe^-^'^'*''* 
hasard  et  sans  préoccupation  ^tématîque  le  revenu  des  ancieni 
tîons  et  le  produit  des  aumômea  journalières.  Dans  les  pays  où  les  b 
désiastiques  ont  été  confisqués ,  les  indigens  sont  retombés  lourdean^^^^ 
charge  du  public.  Eu  France,  la  dette  contractée  en^-ers  enx  n'est  que  #9^ 
tive.  En  Aogieterre  eUe  est  reconnue  légalement  (I).  Tout  individa,^^ 
aeul  Hait  de  son  indigence,  devient,  en  quelque  sorte,  eréanoier  de  VcCat,^ 
est  admis  à  faire  valoir  devant  les  tribunaux  son  droit  à  Fassistaooe. 

Dans  la  dernière  année  du  dix-4iuitième  siècle ,  un  politique  chagrin ,  tt^' 
bien  cuirassé  de  logique  qu'il  n'était  pas  possible  de  le  touoher  au  ecBBr,iBt 
se  placer  en  face  des  moralistes  qui  prêchaient  la  compassion,  et  leur  jeta pv 
défi  une  dootrioe  impitoyable.  «  Un  homme  qui  nait  daas  un  monde # 
.occupé ,  osa  dire  Malthus, si  sa  famiUe  n'a  pas  le  moyen  de  le  Doarrir,4E9 
•Ja  société  n'a  pas  besoin  de  son  travail ,  n'a  pas  le  moindre  «hnoit  àiédaflff    ^ 
une  part  de  nourriture  :  il  est  réellement  de  trop  sur  la  terre;  la  natanW   ^ 
<4M>mmaode  de  s'en  aller,  et  elle  ne  tarde  pas  à  mettre  cet  ordre  à  «léooliaa' 
Xette  cruelle  sentence  souleva  une  telle  réprobation ,  qu'elle  fut  rayée  pif 
l'auteur  dans  les  éditions  suivantes  de  son  livre;  mais  Tesprit  qui  l'anil 
..dictée  (subsista ,  et  règne  eneore  avec  quelques  adoucàssemeas  daos  m 
. éeole aujourd'hui  iameiise.  Aux  yeux  de  Malthus,  la  misère  étant  la  o(«k- 
quencepl»  ou  inoins  ékngnéedu  désordre  des  mœurs,  ou  tout  au  motos  dte 
eoupable  imiNréToyanoe ,  devient  moins  un  malheur  qu'une  fantedoot  les  pri- 
vations et  l'avilissement  sont  la  punition  nécessaire.  Faire  contribuer  le  ricfae, 
e'est-à^ire  l'homme  qui  a  acquis  par  l'ordre  et  le  travail ,  pour  nounirriaii- 
gent,  c'est-àndire  riiomme  qui  s'est  laissé déeboir,  c'est  commettre  une  enter 
dangereuse  en  politique ,  et  répréhensible  en  morale.  Les  intitutîottsseeotta- 
bles,  surtout  celles  qui  ont  l'appui  des  gouvernemens  et  une  existence  légale, 
n'ont  pas  d'autre  effet  que  de  dispenser  les  iiatures  indolentes  ou  viciées  de 
l'énergie ,  de  la  prévoyance  et  des  vertus  qu'on  doit  exiger  de  tous  les  dtoyeflSi 
et ,  en  dernier  résultat ,  elles  font  «beaucoup  plus  de  mallieurenx  qu'attes  fl>B 


(l)  C'est  là  ce  que  les  économistes  appellent  le  système  de  la  charité  tégaU^^i'^ 
Gérando  hiftme  cette  dénoroi nation ,  et  la  moDStraeiise  alliance  de  deux  vasM^^ 
repoussent.  N'est-ce posdeBtîtaer  la eharitédeson pins  beau  caractère, de osf^ 
tanéité  touchante^  que  d'accorder  «on  nom  à  cet  Impôt  que  la  loldeanodeasiit^^* 
et  que  la  violence  doit  quelquefois  arraeber  ? 


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DBS  CLASSES  SOUFFRANTES.  563^ 

ni.  Uhomme  qui  s'est  marié  sans  probabilité  de  nourrir  sa  famille ,  est 
>able  qui  doit  subir  la  peine  prononcée  par  la  nature,  et  cette  peine  est 
;  au  milieu  des  angoisses  de  la  misère  ! 

nistre  retentissement  de  cette  doctrine  appela  Tattention  des  hommes 
ur  des  phénomènes  trop  long- temps  négligés.  Il  fallut  bien  reconnaître 
'.ffet  toutes  les  taxes  prélevées  en  faveur  des  pauvres  tendaient  incessam- 
s'accroître ,  et  que  la  foule  de  ceux  que  l'état  voulait  bien  accepter  pour 
i«rs  grossissait  en  raison  des  sacrifices  qu'on  s'imposait  pour  le&  satis- 
il  fut  paiement  constaté  qu'un  refuge  spécialement  ouvert  à  quelqu'une 
Grmités  sociales  semblait  multiplier  le  nombre  de  ceux  qui  en  étaient 
s(l).  De,  ces  obser\'ations ,  plusieurs  économistes,  disciples  apprivoisés 
Ithus,  conclurent  que  tout  gouvernement  doit  s'interdire  les  œuvres  de, 
isaoce;  qu'il  ne  doit  agir  que  préventivement ,  c'est-à-dire  neutraliser  au- 
19  possible  les  germes  du  ma] ,  mais  en  même  temps  fermer  les  yeux  sur  le 
li  s'est  produit,  et  en  abandonner  le  soulagement  aux  hasards  de  la  cha- 
livîduelle.  Un  des  apôtres  de  cette  opinion,  qui  domine  en  Angleterre, 
[octeur  Chalmers.  En  France,  Tfostitut  sembla  avouer  son  hésitation, 
tonnant ,  en  1829,  deux  ouvrages  où  ces  principes  étaient  professés  avec 
nt  remarquable  et  une  conviction  éclairée,  ceux  de  MM.  Duchâtel  et. 
,  et  en  appelant  au  partage  du  prix  un  adversaire,  l'auteur  du  livre  qui 
«ope. 

e  Gérando  prétend  prendre  le  milieu  entre  les  économistes  qui  procla- 
ue  la  société  doit  des  secours  aux  indigens  qu'elle  renferme  et  ceux  qui , 
brmellement  cette  obligation ,  condamnent  toute  îutervention  bienfai- 
e  l'autorité.  Il  établit  une  distinction,  fort  subtile  il  est  vrai,  entre  le 
vil  et  légal  qu'il  refuse  au  pauvre,  et  un  certain  droit  %noral  qu'il  lui 
s.  La  société ,  ou  plutôt  le  pouvoir  qui  la  représente ,  n'abdique  pas 
m  système  la  faculté  de  refuser,  et,  quand  il  donne,  c'est  avec  discer- 
^  et  liberté.  Les  adversaires  de  la  bienfaisance  publique  ne  manqueront 
dire  que  cet  amendement  n'est  qu'une  évolution  de  mots,  et  ne  change 
fond  des  choses;  que  dans  aucun  pays,  même  eu  Angleterre,  l'aumône 
ïcordée  sans  discernement,  et  que  si  les  demandes  y  sont  déférées  au 
paix ,  c*est  aûn  que  ce  magistrat  se  prononce  sur  leur  légitin]ité,  comme 
îhez  nous  un  administrateur  charitable.  Le  droit  moral  accepté  par 
jérando ,  dira-t-on  encore,  aurait  autant  d'autorité  que  le  droit  civil ,  et 
ireusement  les  mêmes  effets.  Il  suffit  de  la  perspective  d'un  refuge  tou- 
uvert  à  l'infortune  pour  entretenir  le  pauvre  dans  une  sécurité  cou- 
tandis  qu'il  importe  de  Teffrayer  sur  les  suites  de  son  apathie  ou  de  ses 

■  a  cité  pour  exemple  lai  populatri>n  toujourscrofssante  des  hospices  d'enfans- 
.  Mi  de'Gérando,  répondant  à  <»tonifc  d^olijections,  dit  que  les  hospices 
L'Oieiteat  em  évidence  toulo»  les  misèFes  inaperçues  1  et  que  TaugmcnUilion 
',  apparente  qi^cTécllc  II  fuit.  rcnian|uer  qu'avant  le.s  fondations  faites  en* 
les  soujvJ)i-UEiuj[2ts  oi>  11^:^0  douait  p^jLS  quiil  y  eût  vingt:  mille  de  ces  malheur 
France. 


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S6^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

désordres  ;  tandis  que  la  perspective  d*un  terrible  supplice ,  d^une  misère  sans 
secours  pour  lui  et  pour  les  siens,  doit  éveiller  en  lui  une  énergie  désespérée 
qui  le  relève  de  son  abjection. 

Nous  reproduisons  ces  argumens  sans  y  souscrire.  Nos  convictions,  d'aooord 
avec  noss}*mpatbies,  sollicitent  cette  bienveillante  tutelle  que  désire  M.  de 
Qérando.  Le  système  qui  proscrit  toutes  les  institutions  charitables  est  telle- 
ment exagéré,  que  ceux  qui  le  professent  en  théorie  reculent  devant  les  rigueais 
de  l'application ,  et  font  grâce  à  certaines  classes  d'infortunés ,  qu'on  ne  peut 
sans  inhumanité  rendre  responsables  de  leurs  misères,  les  invalides,  les  enùns, 
les  vieillards.  Souvent  même,  demanderons-nous,  n'y  aurait-il  pas  beaoeoup 
de  sévérité  à  punir  un  individu  des  vices  de  son  organisation ,  qui  le  disposent 
à  l'inertie  ou  aux  violens  écarts?  Les  habitudes  physiques  ou  d'éducation  ne 
deviennent-elles  pas  une  seconde  nature ,  et  les  penchans  presque  irrésistibles 
qu'elles  développent  ne  sont-ils  pas  de  trop  réelles  inGrmités?  En  fait,  la  né- 
cessité prend  rarement  conseil  de  la  théorie ,  et  tranche  brutalement  la  ques- 
tion. Dans  un  pays  comme  l'Angleterre,  où  la  disproportion  des  fortunes,  les 
secousses  du  crédit ,  les  hasards  de  la  spéculation ,  rompent  souvent  l'équilibre 
qui  doit  exister  entre  les  moyens  de  travail  et  la  population ,  entre  les  salaires 
et  les  denrées,  il  n'y  a  pas  à  discuter.  L'établissement  légal  d'un  secours  est  une 
mesure  commandée  aussi  impérieusement  par  la  prudence  que  par  la  commi- 
sération. Mais  ce  remède  est  affligeant  et  honteux;  il  est  plein  de  péîls,ct, 
dans  la  èrise  industrielle  qui  agite  l'Europe ,  le  premier  devoir  des  hommes 
d'état  est  de  modérer  les  tendances  qui  peuvent  conduire  à  ces  extrémités. 

Les  règles  de  la  bienfaisance  publique  sont  sagement  tracées  par  M.  de  Gé- 
rando.  La  première  opération  de  l'administrateur  doit  être  de  démêler,  dans 
la  foule  de  ceux  qui  sollicitent  des  secours ,  l'indigence  réelle  de  la  pauvreté 
simulée.  Il  y  a  des  gens  pour  qui  l'apparence  de  la  misère  n'est  que  l'enseigne 
d'une  industrie  lucrative.  Les  mendians  ont  calculé ,  dit-on ,  qu'une  personne 
leur  donne  sur  vingt  à  qui  ils  s'adressent  ;  et  c'est  pour  cette  raison  qu'en 
certains  pays  ils  appellent  la  rente  qu'ils  prélèvent  sur  le  public  le  cinq  povr 
rf  ni.  Suivant  M.  de  Villeneuve ,  leur  nombre  doit  s'élever  à  trente  mille  pour 
toute  la  France.  On  estime  qu'ils  gagnent  à  Paris  de  9  à  12  francs  par  jour.  H 
est  d'usage  entre  eux  de  se  réunir  une  fois  par  semaine;  les  haillons  sont  jetés 
bas,  les  plaies  se  ferment,  les  membres  se  redressent ,  le  masque  piteux  et  la 
voix  traînante  sont  remplacés  par  les  éclats  d'une  grosse  gaieté  qu'alimente 
l'orgie.  Lorsqu'ils  sont  enclins  à  la  sordide  avarice,  affranchis  de  toute  repré- 
sentation, Il  leur  devient  facile  d'accumuler.  Quelques-uns  ont  laissé  à  leurs 
héritiers  une  sorte  d'opulence.  Un  fait  qui  tient  du  prodige  est  celui  de 
Thomas  Humm ,  qui  mendiait  encore  en  1888  sur  les  grandes  routes  du  comté 
d'Essex,  et  qui  vient  de  laisser,  aBSore-t^>n,  1,700,000  livres  sterling,  ou 
42,500,000  francs.  Loin  d'avoir  droit  à  la  sympathie,  la  roendîcité  impudente, 
efifrontée,  est  une  extorsion  qui  appelle  la  juste  rigueur  des  lois. 

Parmi  ceux  dont  Tindigeiice  est  réelle,  il  y  a  distinction  à  fanre  entre  les 
valides  et  les  invalides.  Les  premiers  n'ont  droit  qu'au  travail  ;  encore  doît-on 


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ras  CLASSES  SOTFFRAKTBS.  565 

les  occuper  de  telle  sorte  que  leur  eondhion  ne  puisse  pas  (aire  enTÎe  aux  o«- 
friers  fibres.  Pour  les  infirmités  physiques,  les  établissemens  spéciaux  sont 
oéoessaifes;  maïs  ils  seraient  plus  dangereux  qu'utiles  s*ils  s'ouvraient  avee 
trop  de  ûeililé,  et  s%  ne  laissaient  pas  sentir  à  ceux  qui  y  sont  admis  le  prix 
de  rindépendanœ  honorablement  acquise  par  le  travail.  Ces  établissemens 
doivent-ils  élre  entretenus  par  la  commune  qui  en  sent  le  besoin,  ou  dotés 
par  le  trésor  public?  M.  de  Gérando  pense  qu'en  faisant  subir  à  une  ville  b 
cbarge  de  ses  pauvres ,  on  Fintéresse  à  en  diminuer  le  nombre  par  une  admi- 
nistration vigilante  :  mais  il  admet  l'intervention  de  l'état  en  Êiveur  des  loca- 
lités dont  l'impuissance  est  reconnue.  Au  surplus ,  un  rapide  examen  des  légis- 
lations européennes  va  nous  démontrer  que  ces  conseils  de  la  théorie  tendent 
gânéralement  à  passer  dans  la  pratique. 

La  constitution  de  1791,  inscrivant  dans  la  loi  les  droits  du  malheur,  dé- 
clare :  «  Qu'il  sera  créé  et  organisé  un  établissement  de  secours  publics  pour 
élever  les  enfians  abandonnés,  soulager  les  pauvres  infirmes  et  fournir  du 
travail  aux  pauvres  valides.  »  Ce  service,  qu'on  range  définitivement  dans 
les  attributions  de  l'autorité  civile,  est  divisé  en  deux  branches  principales, 
l'assistance  à  domicile  et  les  établissemens  hospitaliers.  Les  besoins  présumés 
de  l'indigent  deviennent  la  règle  de  la  bienfaisance.  On  distingue  trois  ordres 
de  secours,  destinés  aux  malades,  aux  infirmes  et  aux  valides,  et  quatre  de* 
grés  dans  l'assistance,  savoir  :  120  francs  pour  le  maximum  de  l'allocation,  et 
les  trois  quarts,  la  moitié,  le  quart  de  cette  somme ,  selon  les  cas.  La  dépense 
est  acceptée  comme  une  dette  par  Tétat  ;  il  y  doit  être  pourvu  par  un  fonds 
unique ,  patrimoine  commun  de  tous  les  Français  tombés  dans  l'indigence.  En 
mars  1793,  la  Convention  fortifie,  en  projet  du  moins,  l'édifice  coifibîné  par 
la  première  de  nos  assemblées.  Elle  décrète  que  le  fonds  de  secours,  destiné 
par  la  république  à  l'indigence,  sera  fourni  par  le  trésor  et  distribué  par  la 
législature  entre  les  départemens ,  en  raison  de  leurs  besoins  présumés.  En 
conséquence,  le  patrimoine  des  maisons  hospitalières  et  le  produit  des  dona- 
tions charitables  doivent  être  capitalisés  et  mis  à  la  disposition  des  agens  de 
l'autorité.  Le  fonds  commun  a  cinq  destinations  principales  :  travaux  pour  les 
valides,  secours  à  domicile  pour  les  infirmes  et  les  vieillards,  maisons  de  santé 
pour  les  malades  sans  domicile,  hospices  pour  les  enfans  abandonnés,  les 
vieillards  et  les  infirmes,  secours  pour  les  accidens  imprévus.  Peu  après,  de 
aoovelles  dispositions  sont  encore  ajoutées  à  cet  ensemble  déjà  colossal.  On 
institue  un  grand  livre  de  la  bienfaisance  nationale  :  l'extrait  de  l'inscription  à 
ce  livre  représente  pour  le  pauvre  un  contrat  légal ,  le  titre  formel  d'une  pen- 
sion sur  l'état.  Chaque  année ,  le  grand  livre  de  la  bienfaisance  doit  être  lu  pu- 
bliquement dans  une  fête  nationale,  consacrée  au  malheur.  Si  la  promulga- 
tion d'une  pareille  loi  n'est  pas  une  manoeuvre  politique  pour  fasciner  les 
classes  populaires,  il  ne  reste  plus  qu'à  admirer  la  généreuse  étourderie,  les 
entratnemens  puérils  des  législateurs  de  cette  époque.  Il  n'est  pas  nécessaire 
de  dire  que  le  projet  ne  survécut  pas  à  la  Convention.  La  législature  qui  lui 
succéda  rendit  aux  établissemens  d'humanité  leur  existence  civile,  leur  dota- 


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566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tioa,  leur  indépendance,  leur  action  loeale  et  8{|éciale.  Les  maisons  hoSpita- 
lièces  pour  les  inûrmes  et  le&  infortunés  sans  asiléft,  les  bureaux  de  bienfaisance 
pour  le  soulagement  à  domicile  des  nécessiteux^  ont  été  placés  sous  la  surveil-. 
lance  de  Tautorîté  municipale  et  sous  la.tutelle  du  gouvernement.  Les  pou- 
voirs législatifs  n'exercent  plus  qu*un.contrôle  financier  et  n'interviennent  que 
pour  assurer  la  dotation  du  service  dans  son  ensemble.  Pour  chaque  établisse- 
ment cinq  commissaires  gratuits,  renouvelés  par  cinquième,  et  ayant  sous 
leurs-ordres  un  comptable  pour  la^gestion  des  deniers,  et  un  économe  pour  la 
manutention  du.matériel,  les  deux  derniers  salariés,  cautionnés  et  responsa- 
bles, composent  le  personnel  ordinaire.  Tel  est  le  régime  en  vigueur  :  mais  il. 
nCfrésistera  pas  long-temps,  sans  doute,  aux  réclamations  qu'il  soulève.  U 
nous  semble  qu'en  effet  les  administrations  oublient  trop  souvent  qu'une  éoor 
nojnîe  obtenue  sur  les  frais  de  régie  serait  la  première  aumône  à  faire  aia 
pauvres. 

Passons  à  l'Angleteire.  Les  liistoriens  font  sortir  la  législation  relative  aux 
pauvres  d'une  ordonnance  rendue  en  1562.  L'insuffisanoe  des  aumônes  vokm? 
taises  étant  alors  reconnue,  on  déclara  que  toute  personne  qui  se  refuserait  à 
contribuer  sur  rinvitation  defl'évéquenu  du  curé,  serait  appelée  par  eux  devant 
un  j^ge  de  paix ,  qui,  après  avoir  épuisé  les  moyens  de  persuasion,  déterai- 
neiïût.uae  cotisation  hebdomadaire  et  suivrait  pour  l'obtenir  les  voies  de 
rigiueur.  En  ]î>92,  la  taxe  devint  générale  et  permanente.  Enfin  le  célèbre 
statut  de  la  reine  Elisabeth ,  promulgué  le  19  septembre  1601 ,  vint  coordonner 
tous  les  règlemens  antérieurs.  La  loi  ne  proclame  pas  formellement  le  droit 
du  pauvre;  mais  elle  semble  le  reconnaître  en  recommandant  à  chaque. pa- 
roisse de  procurer  du  travail  au  pauvre  valide^  et  d'adopter  l'infirme  nécessi- 
teux ;  elle  détermine  ensuite  les  obUgations  imposées  au  contribuable ,  et  le 
recours  qui  lui  est  laissé  en  cas  d'abus  de  la  part  des  collecteurs.  Le  vice  radical 
de.ces  lois  était  la  confusion  de  l'autorité  administrative  et  du  pouvoir  judi- 
ciaire dans  la  personne  du  juge  de  paix.  On  sentit  en  1732  le  besoin  de  porter 
remède  à  l'arbitraire,  et  on  détermina  les  cas  dans  lesquels  les  secours  seraient 
accordés,  les  conditions  requises  pour  les  obtenir,  leur  quotité  et  leur  nature. 
Pour  déracmer  ixa  abus ,  on  creusait  un  précipice.  On  donnait  ainsi  un  titre 
légal  à  la  requête  du  pauvre.  Les  difficultés  sans  nombre  d'une  telle  matière, 
nvuntiurent  la  législation  anglaise  dans  un  état  continuel  d'élaboration  etde^ 
crise,  jusqu'à  la  réforme  de  1834,  dont  la  durée  même  est  fort  problématique. 
La  base  sur  laquelle  reposait  l'édifice  d'JÉ^lisabeth ,  l'entretien  des  pauvies 
imposé  à  cbaque  paroisse,  a  été  maintenue  ;  seulement  les  trois  commissaires 
royaux  placés  par  le  nouvel  acte  à  la  tête  de  l'administration  spéciale,  peuvent 
autoriser  plusieurs  paroisses  à  associer  leurs  jressources,  et  à  ne  former  qu'un* 
seule  circonscription  de  secours  :  innovation  accueillie  avec  grande  faveur, . 
puisque,  deux  années  après  la  promulgation  de  la  loi,  plus  de  buit  mille  paroisses, 
d^à  réunies  formaient  trois  cent  soixante-deux  associations.  Le  régime  des 
hôpitaux  est  demeuré  en  dehors  du  système  de  l'assistance  paroissiale.  Le* 
pauvre  a.  conservé  un  droit  au  secours  qu'il  peut  faire  valoir  deyaat  l'autorité. 


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ftftS  CLAfiSES  SOUFFRANTES.  4M)7 

j  judkûake.  la  foods  aâècté  dans  cliaque>  localité  à  ee  service ,  poorâût  d'vne 
.laxe  spéciale  dont  le  nom  aecuse  le  triste  emploi  i  elle  se  prélève  sur  Jes'pro- 
priétés  foncières,  les  loyers  et  les  établissemens  industriels,  Toutbomnev  si 
peu  qu'il  possède,  est  olassé  parmi  les  contribuables.  Pluaieiurs  cantoBS^  ne 
s'arment  pas  rigoureusement  de  ee  principe;  mais,  dans  les  pays  où  personne 
n'est  exempté,  il  arrive  que  de  pauvres  petits  propriétaires  paient  la  taxe  d>une 
.  main  et  tendent  l'autre  pour  reomoir  Tassistanee.  Plusieurs  amendemens  de 
détail ,  et  surtout  la  simplifieatien  des  formes  judiciaires  ^  ont  beaucoup  alè^é 
le  fardeau.  Le  montant  de  la  taxe ,  qui  en  1884  s'était  élevé,  pour  une  popu- 
lation de  13,897,000  habitans,  à  6,3]7,âd4  liv.  sterling  (près  de  168  millions 
.de  francs) ,  n'était  plus  en  1836  que  de  4,717,629  liv.  st.,  ce  qui  constitue  un 
i>énéfice  de  40  miliioiis  de  francs  ;  mais  beaucoup  de  germes  vicieux  que  la 
réforme  n'a  pu  extirper  fermentent  sans  cesse,  et  sous  des  influenees  déiïwa- 
blés  pourraient  prendre  un  subit  et  dangereux  accroissement. 

Le  régime  adopté  en  Suède  diffère  peu  en  principe  du  système  anglaisy  si  ce 
n'est  que  le  pauvre  ne  peut  poursuivre  ees  droits  prétendus  arec  autant  de 
rigueur.  Une  ordonnance  du  19  juin  1833  établit,  sous  la  <qufilifieatîon  de 
iiou*pro(4sfés ,  une  véritable  caste  oomposée  des  individus  sans  propriétés  et 
sans  industrie,  c^  qui  tombent  par  ce  seul  fait  à  la  discrétion  de  la  poliee.^i— 
La  loi  qui  régit  les  pauvres  en  Danemark  date  de  1808  :  elle  eonsidère-  le 
«eoours  comme  une  charge  paroissiale;  mais  elle  n'acoorde  l'aMocation  deman- 
f  dée  que  comme  une  a^-ance  dont  le  remboursement  est  exigible.  —  Dans;  la 
Russie ,  les  paysans  à  l'état  de  servage,  ont  un  recours  plus  ou  moins  effiiace 
dans  la  commisération  du  propriétaire.  Les  établissemens  spéciaux  ne- sont 
ouverts  à  l'infoi-tune  que  dans  les  domaines  de  la  couronne.  Les  indîgens  qui 
^l'appartiennent  pas  à  la  classe  des 8erf8.sont  envoyés  en  Sibérie^  en  qoaHtékle 
colons  libres.  Depuis  Fafiûranchissement  de  ses  paysans,  la  Pologne  a  senti  le 
.  besoin  d'un  système  de  secours,  mais  n'a  pas  eu  les  moyens  de  le  réaliser. — 
.  La  législation  de  l'Allemagne^  sauf  de  légères  nusBEiees  qui  distinguent  ssvtout 
.les  pays  protestans  des  états  ^  catholiques ,  a  pour  base  le  droit  du  pauvre  à 
l'assistance,  l'obligation  qui  lui  est  imposée  de  travailler  selon  ses  forces  y  le 
principe^qui  laisse  à  cliaque  commune  la  cliarge  de  ses  pauvres ,  et  qui  com- 
bine l'administration  des  secours  avec  les  institutions  particulières  à  la  loealilé. 
Xâ  conséquence  de  ce  r^ime  est  d'attacher  l'indigent  au  domicile  de  seeours 
.qu'il  ne  peut  quitter  sans  s'exposer  à  étire  rigoureusement  poursuivi  N»Bnne 
vsgabond.  £n  Bavière  et  dans  quelqins  autres  contrées  aUemaudes ,  «les  per- 
sonnes dépourvues  de  tout  capital  ne  peuvent  <x>ntraoler  mariage  sans  y  élre 
.autorisées  par  l'administration.  —  Quand  le  royaume  des  Pays-Bas  fut  fbrmé 
,par  la  réunion  de  la  Belgique  et  de  la  Hollande,  une  loi  fondamentale  rangea 
i  le  soulagement  desmalheureux  au  premier  rang  des  intérêts  publics,  et  ilidut 
<  être  rendu  chaque  année  à  la  législature  un  compte  détaillé  de  toutes  les  bran- 
i^bes  de  ce  service.  Un  nouvel  arrêté  du  3  juillet  1»28  spécifia  le  droit  du  pauvre, 
.  jnaîs  san&autoriser  celui-ci  à  le  faire  valoir  judiciairement  :  ledomidle  de  seootrs 
.rs'aequiert  par  la  naissance  ^  ou  par  une  résidence  d'au  moins, quatre  années. 


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568  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

En  Hollande,  Tassistance  des  indigens  est  obligatoire  pour  la  oommime,  et 
des  taxes  peuvent  être  établies  au  besoin  pour  en  faire  le  fonds  ;  mais  il  eit 
probable  qu'on  a  rarement  recours  à  cette  extrémité ,  d'après  le  nombre  dei 
établissemens  par  lesqueîs  la  bienfaisance  s'exerce  :  on  en  compte  cinq  nulle 
huit  cent  soixante-un.  La  Belgique,  depuis  son  indépendance,  a  légèrement 
modiûé  le  pacte  commun. — Pour  ce  qui  concerne  la  Suisse,  nous  renverrons 
aux  recberclies  de  M.  de  Gérando,  après  avoir  dit  seulement  que  lesloisoontre 
le  paupérisme  y  sont  en  général  rigoureuses,  et  que  la  faculté  de  prélever  une 
taxe  sur  la  propriété  est  accordée  aux  gouvernemens  cantonnaux ,  en  cas  d'in- 
suffisance des  ressources  ordinaires.  —  Dans  les  pays  strictement  attachés  an 
joug  catholique,  Tltalie,  FEspagne  et  le  Portugal,  la  mendicité,  quoique  ru- 
dement pourchassée ,  étale  avec  impudence  ses  plaies  factices  et  ses  doutem 
menteuses.  Des  établissemens  ouverts  à  tous  les  genres  d'infortune,  richement 
dotés  par  la  piété  des  fidèles  et  entretenus  par  d'abondantes  aumônes,  laissent 
peu  de  place  à  l'action  du  gouvernement  civil.  L'idée  de  contraindre  légale- 
ment les  riches  à  la  charité  n'y  serait  accueillie  qu'avec  répugnance.  —Tons 
les  états  de  IXFnion  américaine,  excepté  la  Géorgie  et  la  Louisiane,  sont 
soumis  à  la  taxe  en  faveur  des  pauvres.— Quoique  le  généreux  climat  de 
l'Orient  engendre  difficilement  la  misère,  les  lois  musulmanes  sont  très-puis- 
santes pour  la  combattre.  Un  dixième  du  revenu  doit  être  mis  en  réserve  pour 
les  nécessiteux;  une  aumône  extraordmaire  est  prescrite  annuellement;  des 
amendes  expiatoires  consistent  à  vêtir  ou  à  nourrir  un  certain  nombre  de 
pauvres  pendant  un  temps  déterminé;  les  objets  de  première  nécessité  sont 
exempts  d'impôt,  et  on  fait  souvent  des  concessions  gratuites  de  terrains  ou  de 
boutiques  aux  gens  du  peuple;  enfin,  les  mosquées ,  richement  pourvues  par 
les  sultans,  sont  en  mesure  d'offrir  au  malheur  des  secours  de  plus  d'un  genre. 

Quelle  que  soit  la  divergence  des  doctrines  et  des  lois  sur  l'opportunité  des 
secours  distribués  par  l'état,  toutes  les  opinions  se  rapprochent  vers  un  point 
d'une  telle  évidence  qu'il  exclut  la  discussion.  C*est  que  les  gouvemeiDois 
doivent  tout  faire  pour  éviter  l'emploi  de  ce»^lliatifs  dont  la  vertu  est  si  fort 
contestée;  c'est  qu'ils  doivent  s'appliquer  à  neutraliser  le  mal  dans  ses  germes, 
et  étayer  de  tout  leur  pouvoir  ces  classes  si  mal  assises  dans  la  société,  que  les 
moindres  secousses  les  précipitent  dans  un  abtme.  Les  économistes,  souvent 
malheureux  dans  les  dénominations  qu'ils  adoptent ,  ont  nommé  cette  tutelle 
du  pouvoir  charité  prècentive,  criant  abus  de  mots,  puisque  la  vigifamee, 
loin  d'être,  de  la  part  du  fonctionnaire,  une  œuvre  charitable,  n'est  que  i'ae- 
complissement  de  son  premier  devoir,  la  condition  formelle  de  son  autorité. 

Le  livre  qui  indiquerait  les  mesures  à  prendre  pour  prévenir  la  misère  pu- 
blique, serait  un  cours  complet  et  bien  précieux  de  science  politique;  car  tout 
s'enchaîne  dans  les  sociétés ,  et  le  sort  du  pauvre  prolétaire  touche  de  plus  près 
qu'on  ne  pense  à  celui  du  puissant  capitaliste.  Mais  chacun  des  points  de  cette 
vaste  thèse  appelle  une  importante  discussion ,  qui  ne  peut  trouver  sa  place  id. 
Renvoyons  donc  nos  lecteurs  à  quelques  bons  chapitres  de  M.  de  La  Farelle  sur 
la  division  toujQurs  croissante  de  la  propriété  foncière ,  sur  l'état  déplorable  de 


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DES  CLASSES  SOUFFRA^STBS.  569 

notre  agriculture,  sur  les  inconvéniens  du  système  hypothécaire  qui  permet  si 
difïîcilement  aux  propriétaires  d'immeubles  de  profiter  des  avantages  dacrédit. 
Apres  des  considérations  d'économie  générale  non  moins  dignes  d'être  médi- 
tées ,  M.  de  Gérando  rentre  dans  son  sujet  et  se  livre  à  de  consciencieuses  études 
sur  les  maisons  de  travail  envisagées  comme  élémens  du  système  des  secours 
publics;  il  signale  avec  impartialité  les  objections  de  la  théorie  et  les  mé- 
comptes de  la  pratique ,  et  n*en  conclut  pas  moins,  à  la  nécessité,  à  la  possi- 
bilité de  ces  établisseinens;  selon  lui ,  les  opposans  n'ont  prouvé  qu'une  seule 
chose ,  qu'il  ùut  des  efforts  soutenus  et  une  rare  habileté  pour  employer  les 
îndîgens  d'une  manière  qui  leur  soit  utile  sans  être  onéreuse  à  l'état.  M.  de 
Gérando  se  montre  beaucoup  moins  favorable  à  l'institution  des  colonies  agri- 
coles en  France,  et  il  espère  fort  peu  des  émigrations  qui,  d'ordinaire,  sont 
plutôt  déterminées  par  l'avidité  que  par  la  détresse.  C'est  enfin  dans  l'amélio- 
ration des  mœurs  populaires  qu'il  entrevoit ,  pour  le  peuple ,  les  plus  sûres  ga- 
ranties d'indépendance  et  de  bien-être,  et  les  institutions  sur  lesquelles  il  s'ar- 
rête avec  plus  de  complaisance  sont  celles  qui ,  comme  les  caisses  d'épargne  et 
les  sociétés  d'assistance  mutuelle,  sont  de  nature  à  faire  fleurir  la  prévoyance 
et  le  respect  de  soi-même. 

Persuadons-nous  bien,  au  surplus,  qu'il  n'y  a  pas  de  règle  générale  en  pa- 
reille matière;  que  telle  mesure,  utile  en  certains  pays,  serait  déplorable  en 
beaucoup  d'autres ,  que  ce  qui  a  échoué  en  un  temps  pourrait  réussir  plus  tard. 
Ils  poursuivent  la  pierre  philosophale ,  ces  économistes  qui  cherchent ,  comme 
couronnement  de  leur  science,  la  loi  de  la  distribution  des  richesses,  c'est-à- 
dire  le  moyen  de  bannir  l'indigence  et  d'assurer  le  repos  public  par  un  équi- 
table partage  des  acquisitions  sociales.  La  tendance  des  forces  morales  ne  peut 
pas  se  déterminer  par  une  formule  absolue  comme  celle  des  forces  inertes.  Il 
j  a ,  dans  l'imprévu  des  passions,  dans  le  jeu  de  la  liberté  humaine,  des  puis- 
sances inconnues,  incalculables,  qui  renverseront  toujours  l'échafaudage  dressé 
a  l'avance  par  la  théorie.  Ce  n'est  donc  pas  en  combinant  un  système  tout  d'une 
pièce  qu'on  peut  espérer  de  prévenir  la  misère  :  c'est  en  étudiant  au  jour  le 
jour  les  besoins  qui  se  révèlent ,  en  appropriant  le  remède  à  l'état  moral  de 
chaque  localité,  en  se  faisant  la  loi  de  ne  pas  réaliser  un  seul  acte  administratif 
de  quelque  genre  qu'il  soit ,  avant  de  s'être  demandé  quel  en  pourra  être  l'effet 
direct,  ou  même  le  contreKX)up  éloigné  dans  les  régions  les  plus  inférieures, 
me  société  comme  la  nôtre,  qui ,  après  avoir  égalisé  tous  les  droits  et  folle- 
ment dissipé  les  sentimens  d'abnégation  et  de  devoir  dans  l'intérêt  commun , 
n'a  conservé  d'autre  ressort  que  la  pondération  des  intérêts  matériels,  exige 
des  hommes  d'état  qu'elle  emploie,  une  grande  vigilance,  un  diagnostic  des 
plus  sArs.  Dans  toutes  les  affaires  qui  surgissent,  ils  doivent  se  constituer  d'of- 
0ce  les  défenseurs  des  classés  qui  naissent  dans  les  conditions  les  moins  favo- 
rables, et  contrebalancer,  autant  que  la  légalité  le  permet,  l'action  entraînante 
de  la  richesse.  Il  est  juste  de  dire  que ,  sinon  toujours  par  sympathie,  au  moins 
par  prudence ,  les  pouvoirs  qui  se  sont  succédé  depuis  le  commencement  de 
ce  siècle,  ont  rarement  méconnu  cette  règle;  et,  dans  les  rangs  populaires , 

TOME  XIX.  3T 


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570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

on  s'étonnerait  des  conquêtes  déjà  faites ,  si  on  énaniérait  tous  les  petits  a?an- 
tages  obtenus  partiellement.  Mais  le  temps,  malgré  sa  toute-puissance,  n'amène 
les  améliorations  que  bien  lentement  au  gré  de  ceux  qui  souffrent  ;  il  y  a  enoore 
beaucoup  à  faire ,  et  malheureusement  les  difBcultés  sont  si  grandes ,  que  ceux 
qui  ne  les  ont  pas  gravement  mesurées  ne  peuvent  même  s'en  faire  une  idée. 
Nous  allons  voir  du  moins  que  les  secours  ne  manquent  pas  aux  maux  qu'on 
ne  Éait  pas  encore  prévenir. 

V.  —  CEUYBB  DB  L4  B1BNFAI8ANCB. 

L'œuvre  qu'il  nous  reste  à  dévoiler  a  pour  auteurs  des  gens  sans  nom 
pour  la  plupart ,  humblement  cachés  dans  les  rangs  les  plus  divers,  inoonniB 
les  uns  des  autres,  et  travaillant  toutefois  avec  un  merveilleux  accord  :  cette 
œuvre  est  celle  de  la  charité  publique;  c'est  le  touchant  tableau  du  bien  qui 
se  fait  dans  la  société^  et  des  efforts  qu'on  y  tente  sans  relâche  pour  adoudr 
les  inévit|ibles  misères. 

La  charité  suit  le  pauvre  durant  toute  son  existence,  elle  se  préoccupe  de 
lui  avant  même  que  ses  yeux  aient  vu  le  jour.  Approchez ,  pauvres  mères,  et 
calmez-vous  !  Que  les  angoisses  de  l'inquiétude ,  que  les  privations  et  ki 
fatigues  ne  compriment  pas  dans  votre  sein  le  triste  fruit  que  vous  poitei. 
Approchez,  et  si  vous  avez  perdu  le  mari  qui  devait  être  votre  soutien,  si  âne 
famille,  trop  nombreuse  déjà ,  est  une  charge  au-dessus  de  vos  forces,  une 
main  secourable  vous  sera  tendue.  Vers  la  fin  du  dernier  siècle,  s'est  formée  à 
Paris ,  sous  le  patronage  de  la  reine  Marie- Antoinette ,  une  Société  de  ckariii 
inafemelle,  heureuse  idée  qui  a  dû  nattre  dans  le  cœur  d'une  fenune,  et  que 
des  femmes  ont  depuis  réalisée  dans  trente-six  de  nos  villes  \fs^  plus  impo^ 
tantes.  La  pauvre  mère  qui  se  présente  dans  le  dernier  mois  de  sa  grosKoe, 
après  avoir  justifié  de  son  mariage,  de  sa  bonne  conduite  et  pris  rengagement 
d'allaiter  son  enfant,  reçoit  une  subvention  pour  les  frais  de  couches,  une 
layette  pour  l'enfant ,  une  petite  indemnité  qui  lui  est  conservée  pendant  qu^ 
torze  mois ,  et  des  secours  spéciaux  dans  les  cas  imprévus.  La  mère  vîent-elle 
a  mourir  pendant  l'allaitement,  la  société  conserve  ses  soins  à  l'enfant  jusqu'à 
ce  qu'il  puisse  être  transmis  en  d'autres  mains  bienfaisantes.  En  1S37,  la 
société  de  Paris  a  étendu  sa  protection  sur  787  mères  et  sur  718  enfans  qu'elles 
ont  mis  au  jour.  Celle  de  Lyon ,  pendant  la  même  année,  a  secouru  285  mères 
et  même  nombre  environ  d'enfans.  En  calculant  d'après  ces  données  la  paît 
des  trente-quatre  autres  villes,  on  peut  admettre  que  pour  toute  la  France  Pas- 
sociation  favorise  annuellement  plus  de  deux  mille  naissances.  Ses  ressources 
sont  cependant  très  bornées  :  l'état  ne  contribue  que  pour  100,000  fr.;  c'est  à 
peine  le  tiers  de  la  dépense  totale;  mais  c'est  peu  pour  la  charité  de  combler  le 
déficit.  Une  association  pieusement  rivale  s'est  formée  à  Paris  en  1SS6,  sous 
le  nom  d^Associatim^  des  mères  de  famiUe.  Les  dames  qui  la  composent  dis- 
tribuent des  layettes  ou  des  objets  deVêture  qui  sont  presque  toujours  l'ou- 
vrage de  leurs  mains.  Dans  les  deux  premières  années  de  son  existence ,  cette 
société  est  venue  en  aide  à  486  ménages.  IiC  choix  et  la  surveillance  des  nou^ 


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DES  CLASSES  SOUFFRANTES.  571 

rices  seraient  encore  une  cause  d'embarras  pour  les  nécessiteux  dont  le  travail 
journalier  est  Funique  ressource;  Tadministration  parisienne  veille  sur  les 
entreprises  qui  se  chargent  du  placement  des  nouveau-nés ,  et  elle  of!re  au^ 
nourrices  que  Undigence  des  parens  pourrait  enrayer ,  une  garantie  qui  lui 
wùte  annuellement  une  vingtaine  de  mille  francs.  Depuis  quelque  temps ,  les 
malheureuses  qui  vont  expier  danà  un  hospice  la  faute  qui  les  a  rendues  mères, 
reçoivent  uQ  secours  qui  leur  permet  d^alîaiter  Wur  enfant,  ou  de  le  mettre  en 
nourrice.  Le  double  effet  de  cette  libéralité  est  de  préserver  de  Fabandon  de 
pauvres  petites  créatures^  et  de  relever  des  âmes  abattues  en  les  exerçant 
au  devoir  maternel. 

La  pnimièire  enfance  exige  de  grands  soins  :  elle  décide  très  souvent  du 
reste  de  la  vie.  Mats  le  travail  dé  la  mère  tient  sa  place  dans  le  budget  d'un 
pauvre  ménage  :  si  elle  le  néglige  pour  veiller  sur  son  enfant,  pour  lui  apprendre 
ee  qui  est  mal  et  ce  qui  est  bien  par  un  front  sévère  ou  par  un  sourire ,  elle  se 
prive  du  revenu  de  ses  doigts,  et  condamne  à  la  gène  le  reste  de  la  famille.  Si 
die  ne  peut  sacrifier  son  salaire,  fera-t-elle  de  sa  chambre  une  prison  pour  le 
pauvre^nfant  (1)?  ou  bien  l'abandonnera-t-elle  aux  hasards  de  la  rueetaux  dan- 
gers des  mauvaises  rencontres?  La  difficulté  paraîtrait  insoluble,  si  le  génie  de 
la  bien£Edsanoe  ne  Favàit  récemment  tranchée.  Au  siècle  dernier,  le  pasteur 
Oberlin,  touché  de  Fabandon  des  petits  enfans  pendant  les  heures  de  travail,  iBut 
lldéede  les  rassembler  autour  du  presbytère  et  de  les  confier  à  la  surveillance 
de  sa  femme  et  de  sa  servante,  Louise  Scheppler,  qui  ne  soupçonnait  guère  que 
|a  célébrité  dût  un  jour  s'attacher  à  son  nom.  Cette  bonne  œuvre,  accomplie 
naïvement  Sur  Fun  des  sommets  des  Vosges,  resta  long-temps  ignorée.  Un 
essai  fut  seulement  tenté  au  commencement  de  notre  siècle,  par  M*"'  la  mar- 
quise de  Pastoret,  qui  réunit  à  Paris ,  au  faul)ourg  Saint-Honôré,  un  certain 
nombre  de  petits  enfans  sous  la  surveillance  de  quelques  religieuses.  Plusieurs 
villes  de  FEurope  s'approprièrent  la  même  idée  sans  en  comprendre  d'abord 
toute  la  portée.  Ce  fut  le  pays  qui  doit  désirer  le  plus  la  régénération  des  classes 
ouvrières,  ce  fut  FAngleterre  qui  la  première  supputa  ce  que  la  société  pouvait 
gagner  à  ouvrir  des  asiles  pour  tes  enfans.  Leur  moindre  utilité  est  de  rendre 
Faisancé  aux  ménages ,  en  les  affranchissant  d'une  surveillance  onéreuse.  Que 
ne  doit-on  pas  espérer  d'une  institution  qui,  rempla<^nt,  depuis  le  tçrme  (lu 
sevrage  jusqu'à  Fâge  de  l'école,  la  vigilance  éclairée  dç  la  plus  tendre  mère, 
dirige  les  premiers  dévefoppemens  physiques,  isubstitue  au  dévergondage  de^ 
enfans  délaissés  des  habitudes  d'ordre  et  de  ^décence  ^  les  prépare  par  des 
exerdces  quî  ne  sont  qu'un  jeu,  aux  fatigues  de  l'étude,  et  par  de  bonnes 
impressions  morales  aux  épreuves  du  devoir  !  ' 

Les  premières  réalisations  de  ce  vaste  plan  furent  essayées  à  Londres  vers 
1830.  Une  dame  (2)  fit  connaître  chez  nous  le  plan ,  le  mécanisme  et  les  magni- 

(1)  On  a  constaté  à  Londres  que  plus  de  cent  enfans,  enfermés  par  leurs  i>aaiis 
dans  des  chambres  à  feu ,  ont  péri  brûlés  pendant  Fhiver  de  1835. 

{«)  M""  Millet ,  aujourd'hui  însiieclrice  des  salles  d'asile,  qui  fui  set-ondée  par  les 


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572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lîques  promesses  des  écoles  enfantines ,  et  dès  1826 ,  des  souscriptions  parti- 
culières permirent  un  essai  dont  une  émulation  générale  a  constaté  rbeureuse 
réussite.  Pendant  dix  ans,  Tinstitution  s'est  propagée  et  soutenue  dans  toute 
la  France  par  des  sacrifices  volontaires.  En  1837 ,  le  gouvernement  en  a  ré- 
clamé la  direction  suprême  et  Ta  rattachée ,  par  une  loi ,  à  notre  système  d'édu- 
cation élémentaire.  Aux  termes  de  cette  loi ,  «  les  salles  d'asîle  ou  écoles  du 
premier  âge  sont  des  établissemens  charitables  où  les  enfans  des  deux  sexe& 
peuvent  être  admis  jusqu'à  Tâge  de  six  ans  accomplis^  pour  recevoir  les  soins 
de  surveillance  maternelle  et  de  première  éducation  que  leur  âge  réclame.  Il  y 
aura,  dans  les  salles  d'asile,  des  exerdces  qui  comprendront  nécessairement 
les  premiers  principes  de  Finstruction  religieuse  et  les  notions  élémentaires  de 
la  lecture ,  de  l'écriture  et  du  calcul  verbal.  On  pourra  y  joindre  des  chants  io- 
slructife  et  moraux ,  des  travaux  d'aiguille  et  tous  les  ouvrages  de  maio.  » 
Aujourd'hui,  350  asiles  reçoivent  en  France  plus  de  30,000  en£ans.  Le  dépar- 
tement de  la  Seine  en  recueille  plus  de  4,000  dans  27  maisons,  et  s'impose 
pour  chacun  d'eux  une  dépense  annuelle  de  20  francs.  Une  vingtaine  de  dé- 
partemens  retardataires  suivront  bientôt  l'exemple  des  autres,  et  on  peut 
espérer  que  la  France  ne  sera  pas  moins  généreuse  que  la  Grande-Bretagne, 
qui  compte  déjà  plus  de  1,000  écoles  enfantines^  et  qui ,  à  Londres  seulement, 
reçoit  20,000  enfans  dans  plus  de  100  maisons. 

En  France ,  l'admission  aux  asiles  n'est  pas  nécessairement  gratuite.  Une 
faible  iiétribution  d'un  franc  par  mois  est  exigée  des  familles  dont  les  res- 
sources sont  notoires.  Otte  mesure  a  les  plus  heureuses  conséquences.  Les 
enfans,  comprimés  par  la  misère,  ont  tout  à  gagner  à  la  société  de  ceux  qui 
ont  puisé  au  sein  de  l'aisance  des  habitudes  plus  douces  et  plus  cultivées.  On 
s'applique  à  ce  qu'une  fois  réunis ,  toute  distinction  apparente  cesse  entre  eui. 
On  ne  veut  pas  qu'un  vague  pressentiment  du  malheur  contrarie  le  premier 
épanouissement  des  âmes.  Pas  de  rougeur  sur  ces  jeunes  fronts ,  si  ce  n'est 
celle  de  la  joie  naïve.  Mais  que  la  bienfaisance  est  ingénieuse  et  prévoyante! 
Dans  certaines  maisons,  on  a  soin  de  séparer,  à  l'heure  des  repas ^  ceux  dont 
le  petit  panier  est  ordinairement  bien  pourvu ,  afin  de  ne  pas  développer  cb» 
les  autres  le  sentiment  de  l'envie.  Ailleurs  on  fait  mieux  encore.  Des  alimens, 
préparés  dans  l'établissement  même,  sont  délivrés  à  chacun  sur  la  présenta- 
tion d'une  carte.  Aux  familles  aisées,  on  vend  cette  carte  à  prix  modéré;  à 
celles  qu'on  sait  dans  le  besoin ,  la  carte  est  donnée  secrètement  :  Tégalité  est 
ainsi  rétablie;  l'école  n'est  phis  qu'une  famille  où  tout  devient  commun.  Dans 
phisieurs  villes,  des  dons  volontaires  en  argent  et  en  nature  forment  un  fonds 
de  secours  qu'on  emploie  en  linge,  vétemens,  chaussures,  afin  de  remplacer  les 
haillons  qui  corrompent  l'air  et  attristent  les  yeux.  Enfin,  le  croira-t-on.^  On 

publieatiuns  de  M""'*  Nau  de  Champlouiset  Julie  Mallet.  Il  y  a  aujourd'hui  une  lit- 
térature complète  à  Tusage  des  salles  d'asile ,  journaux  et  livres  de  toutes  sortes. 
Un  des  plus  utiles  et  des  phis  estimables  est  le  Médecin  des  salles  d^asile,  par  k 
docteur  Cerise. 


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DES  CLASSES  SOUFFRANTES.  573 

S  exerce  à  la  science  de  Faumône,  de  la  seule  auinôae  qu'ils  puiaseot  faire, 
s  pauvres  eufaos  dont  le  coeur  est  Tunique  trésor.  Dans  quelques  établisse- 
eos  y  chaque  élève  est  placé  sous  la  tutelle  d'un  autre  plus  âgé  qui  devient 
n  frère  ou  sa  sœur  d'adoption ,  qui  lui  sert  de  guide  et  de  modèle.  L'échappé 
i  maillot  qui  bégaie  encore,  trouve  ainsi  pour  soutien  un  des  vieillards  de 

petit  monde,  un  mentor  de  cinq  à  six  ans,  qui  le  couvre  gravement  de  son 
périence,  qui  lui  tend  la  main  quand  il  trébuche,  qui ,  au  besoin ,  le  gronde 

jouant. 

Les  orphelins  ont  toujours  été  l'objet  d'une  sollicitude  instinctive.  Les  fou- 
tions en  leur  faveiûr  furent  très  nombreuses  au  moyen-âge.  Présentement, 

sont  recueillis  par  les  hospices  de  nos  grandes  villes,  placés  à  la  campagne 
L  élevés  intérieurement,  lorsque  leur  santé  exige  des  soins  particuliers  :  on 
s  prépare  à  un  état,  pour  les  lancer  enfin  dans  le  monde  à  l'âge  de  douze  ans 
^complis,  avec  la  S9uve-garde  d'un  bienveillant  patronage ,  munis  d'un  trous- 
sau ,  et  quelquefois  même  d'un  petit  pécule,  quand  on  a  pu  les  exercer  à  un 
avail  productif.  Le  grand  établissement  de  Paris  compte  aujourd'hui  de  1,300 
1 ,400  enfans  d'adoption.  Les  hospices  les  plus  charge  sont  celui  de  Marseille, 
ui  reçoit  annuellement  100  orphelins  et  en  entretient  300 ,  et  la  belle  fonda- 
ion  du  roi  Stanislas  à  Piancy,  qui  conserve  les  garçons  jusqu'à  quatorze  ans 
t  les  filles  jusqu'à  dix-huit.  Les  administrations  publiques,  enchaînées  par  la 
sttre  des  règlemens,  laissent  beaucoup  de  bien  à  faire;  mais  leur  œuvre  est 
omplétée  par  des  associations  libres.  On  compte  à  Paris  quatre  sociétés  dia- 
itables  en  faveur  des  garçons  sans  familles,  et  une  dizaine  de  refuges  pour  les 
lauvres  filles.  Une  de  ces  sociétés,  composée  d'ouvriers,  a  pour  but  de  pro- 
tirer le  placement  et  de  diriger  l'apprentissage  des  orphelins.  En  1837,  elle  a 
ecueilli,  de  586  souscripteurs,  une  somme  de  2,630  francs  :  qui  sait  ce  que 
«tte  modique  offrande  a  coûté  de  privations!  Les  sociétés  de  ce  genre  sont 
ans  nombre.  Quoi  de  plus  touchant  que  l'exemple  donné  par  les  jeunes  de- 
Doiselles  de  plusieurs  villes,  particulièrement  d'Avignon  et  de  Rennes,  qui  se 
ihargent  de  l'éducation  des  pauvres  orphelines,  et  facilitent  leur  mariage,  en 
Bor  assurant  une  petite  dot?  Faut-il  rappeler  qu'après  les  ravages  du  choléra , 
»aris  compta  433  orphelins  de  plus,  et  qu'aussitôt  des  donations  et  des  sous- 
riptions  volontaires  ont  assuré  un  secours  annuel  d'environ  100,000  fr.  qu'il 
audra  continuer  jusqu'à  ce  que  tous  les  infortunés  aient  trouvé  leur  place  dans 
e  monde,  dix  ans  au  moins .^ 

L'instinct  de  la  bienfaisance  est  si  prononcé ,  qu'une  charge  véritablement 
ccablante  ne  le  peut  ébranler,  et  que,  malgré  le  cri  d'alarme  poussé  de  con- 
ert  par  les  hommes  d'état  et  par  les  moralistes,  on  aura  peine  à  modérer  une 
énérosité  qui  va  jusqu'à  l'imprudence.  Une  classe  trop  nombreuse  déjà ,  et 
ui  malheureusement  menace  de  s'accroître  encore,  est  l'objet  d'une  protection 
[  active,  que  sa  disgrâce  lui  confère  une  sorte  de  privilège.  On  le  peut  dire 
jDS  exagération,  puisque  dans  l'état  présent  de  la  société,  Talimentation  assu- 
me pendant  le  premier  âge  de  la  vie,  la  possession  d'un  métier,  un  bienveillant 
atronage,  sont  des  garanties  d'avenir  qui  manquent  à  la  majorité  des  prolé- 


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olk  ftsvuB  Des  raux  moicdes. 

taîresj  T9I  «tt  le  sort  qui  eit  fait  aujoord'hoi  aux  enfans  trouvés.  Or,  ils 
forment  «bea  nous  une  popalatîoatle  130,000^iiidhidiisâgésdeiiHniisdedoim 
ans,  doot  reotretien  pèM«iiP37t  hôspio»;  et  on  évalue  à  près  d'un  ndllioii  le 
nombre  de  eeux  qui,appartenant  à  cette  classe  par  leur  origine,  ont  été  élerés 
SQOoesaîveBieat  aux  frai»  de  la  sodété.  La  idépense  annuelle,  allégée  réoemiDest 
par  des  masuias  éeooemifQesv  atteint  à  pe«  près  la  somme  de  dix  millions  de 
francs ,  fournis  en  grande  partie  par  le  budget  et  complétés  par  tes  cotisations 
communales,  les  revenus  affectés  aux  hospices  et  autres  ressources  éventuelles. 
Mais  la  plus  préciense  fibéralité  qu'on  paisse  Caire  au  paij^iyi^  délaissé  est  celle 
des  tendres  soins,  des  sentimens  affectueux  ;  et  ce  genre  de  bienfait ,  il  le  recdt 
souvent  de  la  Camille  pauvre  dans  laquelle  II  est  placé.  Quand  il  attant  Page 
où  Ja  modique  subvention  est  supprimée,  la  bonne  femme  qui  lui  a  prêté  son 
sein ,  le  nouiricîer  qui  l'a  fait  sautiller  dans  ses  bras ,  ne  savent  plus  le  dîsdD- 
guer  de  leurs  autres  enCun.  L'adeftion  de  l'Orphelin  en  ce  caS  est  très-or£- 
naire;  qu'on  ne  pense  pas  qu'elle  se  fait  en  vue  seulement  des  sen/kes  qu'il 
p^t  rendre.  En  1834  ^  plusieurs  départemens  se  ooneertèrent  pour  un  échange 
de  leurs  enûms  trouva ,  prévoyant  bien  que  beaucoup  de  mères  se  décide- 
raient  à  les  retirer  de  peur  d'en  perdre  la  trace.  Dans  SI  départemens  qui 
appliquèrent  cette  mesure,  plus  d'un  tiers  des  nouniders  renoncèrent  à  b 
pension  plutôt  que  de  se  séparer  du  petit  malheureux;  Ainsi,  par  un  oommoo 
mouvement ,  onze  à  douse  uiille  familles  des  plus  pauvres  et ,  eonune  de  000- 
tume,  des  plus  chargeas  d'énfiant,  se  donnèrent  chacune  un  enfant  de  plas(l). 
Il  y  a  des  abandonnés  plus  à  plaindre  encore  que  ceux  qui  n'ont  aucun  Geo 
de  parenté  :  ce  sont  ceux  qui  ne  pourraient  respirer  dans  leu^  famille  qu'un  air 
vidé,  ou  eeux  qu'une  insoucianee  coupable  livre  aux  hasards  du  vagabondage. 
L'Allemagne  leur  a  donné  le  nom  expressif  d'of^pfcéHns  moraigx.  A  défnit  de 
la  prévoyance  publique,  la  eharlté  volontaire  veiHe  sur  ces  malheureux.  Des 
sociétés,  sous  le  nom  de  ProvMenctf,  se  sont  formées  dans  presquetouts 
nos  provinces  vceUes  de  Lyon  et  de  Grenoble  acceptent  chacune  la  [charge  de 
plus  de  600  ei^ns.  Une  classe  que  son  isolement  au  nniKett  des  grandes  tilles, 
et  la  pénible  in<kistrie  qu'elle  exerce,  exposent  à  des  dangers  de  plus  d^on 
genre,  a  trouvé  enfin  de  généreux  protecteurs.  Il  s'agit  des  |>eltts  Satoynris, 

(1)  Le  sort  des  eiifans  trovvés,  ropportuoHé  ou  le  danger  des  asiles  que  te  èharilé 
leur  assigne,  les  règles  que  Tadministration  doit  suivre  pour  leur  adoption  «  sont  des 
problèmes  dont  la  difficulté  égale  rimportanoe.  M.  de  Gétando  leur  a  ooosacfé  b 
plus  grande  partie  de  son  second  volume,  c'estpà-dire  une  place  qui  excède  l'éMedw 
des  autres  ouvrages  spéciaux.  L*examen  des  nombreuses  publications  iiusqoeBole» 
enfans  trouvés  ont  donné  lieu  depuis  deux  ans,  nous  ramènera  bientôt  sur  oe  seooid 
volume  de  M.  de  Gérando.  Nous  nous  contenterons  de  dire  aujourd'hui  que  sa  mo- 
dération consciencieuse  ne  Tabandonne  pas  sur  ce  terrain ,  et  qu'il  s'y  place,  avee 
MM.  Terme  et  Monfalcon ,  entre  deux  extrémités.  11  se  prononce  pour  la  soppressiot 
des  tours,  l'admission  des  enfans  à  bureau  ouvert,  avec  secret  relaUvemenl  » 
public,  mais  droit  d'enquête  |K)ur  les  adminislratcurs.  U  réprouve  aussi  firopiu^^ 
ble  manœuvre  du  déplaeement. 


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DBS  CLASSES  SOUFFRANTES.  676 

nom  traiditiojDiiel qui  ne s'appliiiu6,pl|is gQ^  iii|ioWRd'lmi^*à>des enfantde 
l*AuTergne.  Ceux  de  Paris,  au  nombre  4epluadei70O,i«foWtiûd'uii»iiistit«tion 
spéciale,  non  seulement  du  paip^et  des  vétegieQS,  mm  les  premiem élémens 
de  réducation,  et  les  moyens  d'oublier  au^plus  tâ^dans  un  métittr  moins  rude, 
les  fatigues  de  leur  premier  âge..  Un  intérêt  tout  parliculier  a  dû  s'attaeber 
aux  jeunes  ûi\es.mora,Um^i  or^Unes.  Des  asisocietions  quMl  serait  tiop  long 
de  désigner  ici ,  les  ancacheut  pieusement  au  lûce  qui  ne  manquerait  pas' d'en 
faire  sa  proie.  Étrange  siècle  que  le  nâtre!  époque  de  paradoxe  et  de  oontra- 
dictiqu  !  Les  sociétés  dites  secrètes  courent  les  rues  à  main  armée;  leur  otga- 
nisation  et  leur  but  sont  connus  de  chamui;  mais  les  antres  sociétés  qui  me 
conspirent  que  le  soulagement  de  J'humanité,  qui  «'en  occupe?  Qui  oomiatt 
celle  ^es  Jeunes  Économes.^  Souibut  est  d'of&ir  un  appui  aux  jeunes  filles 
pauvres ,  de  leur  procurer  un  état ,  et ,  s'i)  se  peut ,  un  mariage  oMTeoable. 
Formée  à  Lyon  parmi  las  jeuues  demoisellesde  la  dasse  riobe,  celte  asaoeiatioB 
n'a  pas  tardé  à  se  j^ropàgei  dans  les  antres  villes.  Aujourd'hui  ette  coaipte  à 
Paris  ei^viron  4,000  ^emeiselles  qui  xMit  adopté  2SS  jeunes  iiles  de  b«t  à  dix- 
huit  ans,  et  qui  fournissent  à  une  dépense  annuelle  de  200  ficMics  par  ttte, 
sans  compter  les  Ijts  et  les  trousseaux. 

La  société,  en  ouvrant  d^  écoles,  n'accomplit  pas  uoediarité,  maison  de- 
Toir.  Cependant  les  saicrilîees  qu'elle  s'impose  pour  répandra  gratuitemem 
rinstruction,  doivent  être  comptés  au  nombre  de  ceux  qui  ont  pour  -but  le  sou- 
lagement des  classes  souffrantes.  Rappelons  donc  id  que  64,000  écoles  pri- 
maires reçoivent  1,553,000  garçons  et  près  de  1,100.000  filles;  que  les  frères 
de  la  doctrine  chrétienne,  au  nombre  d'environ  1,600,  donnent  l'instnictlon 
élémentaire  à  plus  de  101,000  écoliers  ;  que  sur  18,000  dames  ou  soeurs  enga- 
gées dans  les  congrégations  religieuses ,  près  de  la  moitié  se  consacrent  aux 
fonctions  de  l'enseignement ,  et  joignent  souvent  à  l'apprentissage  intelleetnel 
celui  d'un  état  utile  ;  que  l'instruction  est  gratuitement  offerte  à  tous  les  Ages, 
à  toutes  les  classes,  même  en  dépit  des  obstacles  naturels,  puisque,  par 
exemple,  la  France  seule  possède  92  écoles  de  sourds-muets,  sur  les  147  qu'on 
connaît  dans  le  monde. 

La  société  a  reçu  l'enfant  du  pauvre,  préparé  son  développement  physique, 
éveillé  en  lui  les  puissances  de  l'esprit  :  elle  a  racheté  autant  que  possible  les 
capricieux  arrêts  de  la  destinée.  Que  peut-elle  faire  encore  pour  le  pauvre 
devenu  homme?  Lui  assurer  l'emploi  de  son  intelligenee  et  de  ses  forces, 
augmenter  pour  lui  les  chances  d'émancipation.  Tels  sont  les  termes  d'un  pro- 
g;ramaie  qui  est  à  l'ordre  du  jour;  mais  jusqu'ici  la  discussion,  quoique  fort 
aaiinée,  a  été  stérile.  L'étineBUe  lumineuse  jaillira-trelle  enfin  du  choc  des 
idées  .^  Conciliera-t-ou  une  organisation  obligatoire  du  travail  avec  la  liberté 
du  travailleur,  cette  conquête  toute  récente  que  nos  pères  n'ont  pas  cru  pou- 
voir payer  trop  cher  ?  A  moins  de  saper  la  société  par  la  base  pour  la  réédifier 
^ur  un  plan  tout  nouveau,  comment  communiquera-t-on  à  celui  qui  n'apporte 
^n  naissant  d'autre  valeur  que  celle  de  ses  bras,  les  privil^^es attachés  à  la 
fortune.'  Par  exemple,  le  crédit,  qui  de  sa>  nature  oourt au-devant  du  riche. 


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576  REVUE  DES  DEr\  MONDES. 

fuit  au  contraire  le  nécessiteux.  C'est  là  un  fait  fatal ,  déplorable,  et  contre 
lequel  la  meilleure  volonté  est  impuissante. 

Aujourd'hui  le  pauvre  n'a  d'autre  garantie  à  offrir  que  celle  des  effets  mo- 
biliers qu'il  possède.  Il  ne  peut  donc  emprunter  que  sur  nantissement.  Cette 
triste  néoesâté  est  la  justification  des  Monts-de-Piéâ ,  institution  qu'on  a 
décriée  avec  une  légèreté  qui  va  jusqu'à  l'injustice.  On  en  compte  en  France 
32.  L'intérêt  exigé  varie  de  4  à  18  pour  100,  différence  énorme,  qui  pro- 
vient de  ce  qu'en  certaines  localités  l'établissement  prête  sur  ses  propres 
fonds,  tandis  qu'ailleurs  il  est  obligé  d'emprunter  à  des  conditions  plus  ou 
moins  onéreuses.  Il  faut  remarquer  toutefois  que  la  somme  demandée  à  l'em- 
prunteur est  moins  le  loyer  du  capital  que  le  remboursement  des  frais  inévi- 
tables de  régie.  Or,  ces  frais,  qui  consistent  en  prisées,  emmagasinage,  comp- 
tabilité, reventes,  etc. ,  sont  les  mêmes  pour  un  objet  de  la  plus  mince  Taleor 
que  pour  un  diamant  précieux  ;  et  comme  la  retenue  n'est  calculée  que  sur  le 
total  de  la  somme  prêtée,  lorsque  le  prêt  est  minime,  et  c'est  l'ordinaire,  œtte 
administration,  qu'on  accuse  de  spéculer  sur  les  besoins  du  pauvre,  subit  réel- 
lement une  perte.  Un  aperçu  des  opérations  du  Mont-de-Piété  de  Paris  fera 
mieux  comprendre  cette  assertion.  Chaque  fois  que  l'administration  accepte 
un  nantissement ,  elle  débourse  pour  frais  de  régie  une  sonune  de  73  centimes, 
et  souvent  la  rétribution  exigée  de  l'emprunteur,  quoique  de  trois  quarts 
pour  100  par  mois,  ou  de  9  pour  100  par  an  ^  reste  inférieure  à  cette  somme. 
Par  exemple,  en  1836,  sur  un  total  de  1,310,609  engagemens,  près  des  vnUé 
quarts,  ou  879,795  objets,  estimés  de  3  à  12  francs,  et  sur  lesquels  Tadminis- 
tration  a  prêté  4,882,876  francs,  ont  produit  en  intérêts,  pour  sept  mois  et 
vingt  jours,  terme  moyen  des  dépôts,  la  somme  de  283,870  francs.  Or,  les  frais 
de  régie,  à  raison  de  73  centimes  par  article,  ont  exigé  une  dépense  de  642;243fr.  : 
l'administration  a  donc  fait  une  perte  réelle,  un  véritable  don  aux  empruntems 
les  plus  pauvres,  de  358,372  fr.  C'est  seulement  sur  les  prêts  qui  de  12  fr.  s'élè- 
vent quelquefois  jusqu'à  12,000,  quel'établissement  se  dédommage,  parce  qu'a- 
lors il  place  à  9  pour  100  l'argent  qu'il  obtient  à  3,  et  sans  autres  déboursés 
pour  frais  de  régie  que  73  c. ,  comme  pour  le  plus  modeste  dépôt.  Une  contribu- 
tion est  donc  ainsi  frappée  sur  les  objets  de  luxe  pour  affranchir  autant  que  pos- 
sible ceux  du  pauvre.  A  Reims,  des  dons  volontaires,  ajoutés  aux  fonds  du 
Mont-de-Piété,  permettent  à  l'établissement  de  prêter  au  plus  modique  mtétèi 
A  Toulouse,  une  société  de  prêt  charitable  et  gratuit ,  fondée  en  1828,  prétt 
une  faible  somme,  relativement  à  la  valeur  du  nantissement,  mais  sans  au- 
cune retenue,  même  pour  ses  déboursés.  La  quotité  de  ses  prêts  varie  de  3  fr. 
à  150 ,  et  la  moyenne  est  de  50  à  60  francs.  Mille  individus  reçoivent  annnd- 
lement  ses  services.  Le  capital  est  fourni  par  des  donateurs  généreux  et  par 
des  actionnaires  qui  s'engagent  à  verser  pendant  dix  ans  500  francs  par  année, 
et  sans  en  tirer  intérêt.Une  maison  de  prêt  désintéressé  existe  aussi  à  Montpellier. 

Nous  l'avons  dit,  la  charité  préventive,  fût-elle  aussi  clairvoyante  qu'àier- 
gique ,  disposât-elle  des  plus  abondantes  ressources ,  ne  parviendrait  pas  à 
étouffer  complètement  la  misère.  Il  y  aura  toujours  et  partout  une  classe  indi- 


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DBS  CLASSES  SOUFFRANTES.  577 

gente  et  réduite  à  rimpuissance  de  se  suffire ,  soit  par  suite  d*uo  désastre  public, 
soit  par  des  iofirmités  morales  ou  physiques.  Jusqu'à  ce  qu'on  ait  adopté  la 
recette  souveraine  de  Malthus,  qu'on  laisse  les  malades  se  tordre  sur  leur 
grabat  «  et  les  affamés  tomber  d'inanition  dans  la  me,  il  faudra  bien  que  les 
gou?ernemens  maintiennent,  pour  l'indigence  proprement  dite,  une  admini»* 
tratjon  spéciale  de  secours.  Cette  administration  se  divise,  chez  nous ,  en  deux 
branches  :  secours  à  domicile  pour  les  valides,  et  hospitalité  passagère  ou  per* 
manente  pour  les  invalides.  Le  premier  service  est  exercé  par  les  bureaux  de 
bienfaisance,  au  nombre  de  6,275  pour  toute  la  France.  Leur  dotation ,  formée 
par  les  produits  de  leurs  biens  patrimoniaux ,  par  des  dons  volontaires,  par  la 
taxe  prélevée  sur  les  spectacles  et  autres  divertissemens,  par  une  portion  dans  les 
amendes  de  police,  et  au  besoin  par  une  subvention  prise  sur  les  revenus  com* 
munaux,  a  fourni,  en  1833,  un  total  de  10,315,745  francs.  Les  secours  qui 
consistent  en  fournitures  alimentaires,  vétemens,  combustible  et  argent,  ont 
atteint  la  somme  de  7,399,156  francs,  auxquels  il  faut  ajouter  l'énorme  somme 
d'environ  1,800,000  francs  pour  fraisde  gestion.  695,632  pamres  ont  participé 
aux  distributions.  La  moyenne  de  la  subvention  obtenue  par  chacun  d'eux  a 
donc  été  de  10  fr.  64  cent.,  et  pour  l'ensemble  des  dépenses  de  plus  de  13  fr. 
A  Paris,  le  secours  est  en  général  plus  fort.  Le  recensement  des  iikligens  s'y  fait 
tous  les  trois  ans  (1).  En  1838,  il  s'en  est  trouvé  58,500 ,  ou  1  sur  15  habitans. 
S'il  est  vrai ,  comme  l'a  dit  sir  Arthur  Young,  que  les  hôpitaux,  affranchis- 
sant le  peuple  de  la  prévoyance,  sont  d'autant  plus  nuisibles  qu'ils  sont  plus 
riches  et  mieux  administrés,  notre  pays  est  fort  à  plaindre;  cardiaque  année 
voit  s'ouvrir  de  nouveaux  refuges  à  ceux  qui  souffrent.  Depuis  un  demi-siècle, 
le  nombre  des  établissemens  hospitaliers  a  presque  doublé  en  France,  et  leurs 
re\*enus  se  sont  accrus  dans  une  proportion  beaucoup  plus  forte  que  celle  des 
malades.  Les  derniers  documens  ofGciels  datent  de  1833;  on  comptait  ù  cette 
époque  1329  hôpitaux  et  hospices.  Au  1*"  janvier  de  cette  même  année,  ils 
servaient  d'asile  a  154,253  individus,  et,  jusqu'à  l'année  suivante,  425,049 
personnes  y  furent  admises.  Le  budget  de  leurs  recettes  montait  alors  ù 
51,222,063  francs,  c'est-à-dire  au  vingtième  environ  du  Imdget  que  réclame 
l'état  pour  acquitter  la  dette  publique ,  assurer  la  défense  du  territoire ,  rému- 
nérer tous  les  services,  entretenir,  en  un  mot,  la  vie  sociale.  En  1837,  Paris 
seulement  pouvait  offrir  4,4G4  lits  pour  les  malades,  et  10,129  places  pour 
les  vieillards,  les  incurables  et  les  enfans.  De  nouvelles  fondations,  qui  ne 
sont  pas  encore  réalisées,  ne  tarderont  pas  à  porter  le  nombre  des  lits  dispo- 
nibles à  plus  de  17,000.  Non-seulement  le  nombre  des  personnes  admises  au 
traitement  gratuit  augmente ,  mais  les  soins  sont  en  général  plus  empressés  et 
plus  intelligens,  et  aucun  sacriGce  ne  coûte  assez  pour  empêcher  une  amélio- 

(t)  Il  est  à  remarquer  qu'en  trois  ans,  de  1835  à  1838,  la  population  de  Paris  s*cst 
accrue  de  129,037  individus,  et  qu'au  contraire  le  chitTre  des  indigcns  s*est  afTaihli 
de  i,039.  Ce  résultat  est  dû  sans  doute  à  la  vigilance  qu'on  déploie  pour  repousser 
la  faosse  indigence.  On  ne  peut  toutefois  y  méconnaître  un  symptAmo  favorahlc  intur 
la  classe  ouvrière. 

TOME   Xl\.     -SUPPLÉMENT.  38 


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5?S  uvus  Mf  mmt  mmmm. 

mtion  iUfMê.  Il  mt  imi  que  TinépuiMible  eharilé  vètut  in  âli*  «a  rtli  fii 
dirip.Cbaque  année,  les  donations  vploiitaiMtajoiiteBt  en  pMpi4éUa  loMlèM, 
mtUUis ,  vsntflB  ou  argent ,  une  valeur  de  quelques  railliona  ao  ptautaotaeén 
inatiliitioDi  aeoourables.  De  1814  à  Ifttâ ,  en  vinst^deux  ans ,  la  aapilil  âeoaé, 
lant  OUI  bospicea  qu'aux  bureaux  de  bienfaisance,  s^asi  élaté  à  f  av*ît)4iéf.; 
enQOM  ce  ebiffre  est-il  seulement  le  total  des  sommas  données  par  aatapablie, 
^  dont  Paoaaptatkm  doit  être  délibérée  en  oonseil  d*état,  et  H  asnit  beàaaovp 
grosii  pat  Tadjonetion  des  petites  sommes  qui  peufint  être  laçuas  sana  sut»- 
rtetipn. 

Pour  eompMiar  cet  aper^,  il  fiiudnît  apprécier  le  aoneouis  paélé  ans  éla- 
bUfleemeas  publics  par  les  fondations  particnlièns,  par  oellea  qui  aont  as- 
naxées  à  beauooup  de  paroiases  et  desscmes  psff  des  soBuiB,  par  las  dispsMsni 
aouteinuent  qile  des  cotisations  privées,  comme  ceux  de  la  aoaiété  pbiia^ 
tbpopique  de  Paris  qui,  depuis  1806  Jusqu'à  ee  Jour,  a  traité  plua  de  8t,aaû  a» 
adaa  et  vendu  aa  millions  de  raUons  avae  une  perte  vekmtaira  évabiéi  à 
1,100,000  fir.  Il  faudrait  énumérer  toutes  les  sociétés  qui  se  temanldspuli 
qualquca  années  et  poursuivent  obaoorément  leuv  but  charitaMa  i  asHe  ds  li 
Miséricorde,  qui  se  voue  à  la  recherche  des  pauvres  honteux i  la  réuniea  et 
oes  Jeunes  gens  de  Paris,  qui ,  sous  le  titre  d*amfs  deë  pauvp$$^  a^ffoiewrt  éi 
procurer  aux  néoesiiteux  des  occasions  et  des  instromens  de  travail;  les  w4- 
ievrs  ehariiaUês  de  Lyon,  pauvres  ouvriers  pour  la  plupart  qui,  aprèi  ks 
fatigues  de  la  journée,  vont  passer  la  nuit  au  cbevet  d'un  malade,  pourie 
ainsi  qu'eux  ;  et  aussi ,  les  associations  qui  se  vouent  à  l'aumône  morale,  qsi 
s'insinuent  dans  la  conlianoe  du  malheureux  par  de  petites  libéralités,  afia  è 
mieux  redresser  sa  conduite  et  ses  penchans.  Ce  serait  Ici  le  lieu  de  rapfekr 
que  les  publications,  dictées  dans  l'intérêt  des  dâsses  souffrantes,  ss  hhiM- 
luttent  d'une  fbçon  très  significative,  et  qu'ordinairement  ceux  qui  ont  àfPO' 
duire  quelque  plan  utile ,  donnent  l'exemple  des  sacrifices. 

Mais  pourrait-on  jamais  compléter  le  tableau  de  la  bieiiililsanoe?  LesIMlli 
les  plus  touchans  ne  demeurent-Ils  pas  humblement  voilés?  H  est  pasaéen  ta* 
bitude  de  déplorer  les  ravages  de  l'^oîsme  :  qu'on  se  rassure.  La  contait 
sévit  en  quelques  lieux  apparens,  mais  il  s'en  faut  bien  qu'elle  soit  générale. 
Ne  vous  hâtez  pas  de  condamner  l'arbre  pour  quelques  branches  desséebéeiet 
Aétties  qui  attristent  les  regards.  Sous  l'écorce  dégradée,  une  élaboratioase 
Hiit.  Il  y  a  nombre  de  veines  où  court  encore  une  sève  féconde,  et  11  ne  fiw- 
dralt  qu'un  souffle  généreux  et  puissant,  qu'un  rayon  venu  d'en  haut  pear 
déterminer  une  soudaine  et  magnifique  efRoreseence. 

Nous  le  répétons,  si  les  classes  populaires  ont  encore  beaucoup  à  dédftff 
o^est  que  le  secret  des  grandes  améliorations,  des  réformes  (bndamentales,  apr 
partient  encore  h  l'avenir.  S'il  n'y  a  pa$  des  secours  pour  toutes  le»  détresses, 
un  bauine  pour  chaque  douleur,  c'est  que  le  dévouement,  sî  iug^Mavx  Vf^ 
aoit  à  sa  multiplier,  ne  peut  sufiSre  à  combler  l'abîme;  o^esl  qu»  PWiiPiiit }» 
Dioyena  matéri^,  et  non  le  lèle  Inspiré,  non  la  piepse  énarfîn. 

A.  €iocHrT. 


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-  âjMj^ij-jtw -v'^'Jr-i  -H-^ -4  IM'^^   -  —  p*»" 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


Ml 


Une 9r«n4«  ine^rtiUide vègae «ir  letaf&ites d'Orient eliuc les déleviiiiM- 
dH  gouverneiiieot.  Les  braita  les  plus  eoaUadietoires  ont  «otmi  depuis 
luipze  jours;  m^Ut  dans  Tétat  actuel  des  choses,  U  n'est  pas  de  penvellequi 
Ipit  entièapem^nt  déouée  de  Yraisemblanoe ,  esr  on  peut  s'afttaodis  A^Mjne  jour 
i  fuslgue  gifuid  événement.  Diaprés  les  joutnaux*  de  Ytves  dlUMWisten»  w- 
nient  Maté  dsns  le  eonaeîl ,  au  sujet  de  la  ftondnite  à  teaiv  en  Orient  i  mais 
«sdWîsiens,  si  elles  ont  en  lieu  iéelleaient,etonpeulleoraîeStTul^dîGP- 
snMsde  la  fuestion ,  os  divisions  ont  dû oesssr  depuis  pe«  de  jotm*  Upaïaît 
Mftain  maintensnt  que  les  mem^pes  du  cabinet  sont  d'aeoosd  >  el  fu'une  rédo- 
litiM  défimlive  a  été  arrêtée  dans  le  eonseil.  Quant  à  la  nature  de  cette  rése- 
Ution^  le  publio  en  est  eneore  réduit  anx  iDonjeetiires,  et  les  eosiiefituies 
ci|me  eoat  diffld^s  à  faiie;  car  les  demièMS  nouvelles  d'Ûrianl,  qu'où  dit 
BspoEtanfes,  ont  été  tenues  secrètes.  Elles  né  peuwit  tarder  é  être  mmofis 
m  ks  ecvrreBpondanees  ordinaires.  On  ne  parlé  paa  de  rooina  que  de  la  psise 
lo  possession  du  Bosphore  et  des  Dardanelles  par  les  diOÉreotei  puitwanDPff 
[Oi  V  disputent  l'iniloenoe  en  Turquie. 

Koue  v^fons  cependant,  par  les  devnières  mmvellsst  cpiç  k  flotte  mm- 
nnadée  par  ranûral  Stopford  se  dirigeait  su  notd^  après  sfoir  laissé  la  flotte 
psoçsise  sus  DaidaneDes.  L'eeesdre  de  l'amiral  Lalande ,  aux  DsvdansUss  «  se 
«MEipoee  des  vaisseaux  de  ligne  Vléua,  le  JupiUr,  VB^revlê»  le  TriiêH,,le 
rH#in(  et  le  Gé9àifmàx,  des  oorvetles  la  Fw^riU  et  la  BHlionte*  des  brieks 
e  Bom^aiwmUe^  la  ComèU  et  Ti^rf^t ,  et  du  bateau  è  vapeur  li  Paptn. 
Lfdis  vaieaeaux  de  ligne  le  Monithello,  le  Biiadèmê,  Is  SanH4^eiri,  et  deux 
orpeUeSf  in  fielorttuee  et  la  BMê^oulg ,  ont  dH  prendre  la  mer  pour  se 
Moger  sous  sn  eonunandement  Après  avoir  rallié  ses  forées,  M.  le  oontre- 
■sinl  Lalande  aura  un  effeetif  de dix-eeptbfltinieBS,doiit  neuf  vaiaBeaux  de 
0|io^  goatrafeoveUes,  trois  bricks  et  un  bateau  à  vapenr.  L'esoa^  angUie 
onsplait  douas  vaisseaux  et  quelques  corvettes.  LVirmement  des  vaisseaux 


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580  RBTUB  BBS  DEUX  llO?CDBS. 

VÀlger,  le  Manugo,  et  de  quelques  aotree  bêtimens ,  qoi  ee  hSî^n  oe  roomoit, 
portera  notre  efifectif  au-desBus  de  celui  des  forées  anglaises. 

La  France  et  FAngleterre  sont  donc  en  mesure  de  prendre  une  imposaote 
attitude  de  protection  dans  la  mer  de  Marmara,  en  même  temps  qu'elles  peu- 
vent y  pénétrer,  même  sans  le  firman  que  le  gouvernement  turc  ne  se  croit 
pas  en  droit  de  leur  accorder  à  cet  effet,  depuis  le  traité  d^nkiar-Skdessi. 
Les  deux  puissances  alliées  sont  aussi  maîtresses,  en  tenant  la  mer,  de  s'op- 
poser à  rarrivée  de  la  flotte  turco-égyptienne  et  de  Méhémet-Ali  à  Constanti- 
nople ,  si  le  pacha  méditait  ce  dessein ,  comme  Tont  annoncé  quelques  joll^ 
naux.  Sans  doute ,  si  le  divan  a  appelé  le  paoha  à  Constantînople,  il  serait  assez 
singulier,  et  assez  peu  conforme  au  droit  politique  des  nations,  d'empéeber 
un  vassal  de  comparaître  devant  son  souverain  qui  le  mande ,  et  de  s'opposer 
à  ce  qu'il  accepte  Fautorité  que  celui-ci  voudrait  lui  confier;  mais  tout  ist 
singulier,  tout  sort,  en  quelque  sorte,  de  la  loi  commune  dans  la  questioo 
d'Orient. 

Les  journaux  anglais  se  sont  montrés  très  alarmés  de  la  démarche  qoek 
divan  a  faite,  dit-on,  près  de  Méhémet-Ali.  Un  voyage  de  Méhémet-Ali  à 
Constantînople  serait,  selon  le  Maruing-Chroniele ,  une  déclaration  degoene 
aux  puissances.  Ce  serait  appeler  les  Russes  à  Constantînople,  et  forcer  FAn- 
gleterre,  ainsi  que  la  France,  à  relever  le  gant.  Ce  langage,  tenu  par  quelqua 
feuilles  anglaises  quelquefois  officielles ,  a  son  importance ,  et  montre  de  qoells 
chances,  peu  faciles  à  prévoir,  dépend  aujourd'hui  la  paix  de  l'Europe. 

L'Angleterre  craint  évidemment  de  voir  Méhémet-Ali  prendre  une  posita 
trop  forte ,  et  la  Russie  a  intérêt  à  voir  le  sultan  dans  une  situation  tnùa^ 
rassée  qui  le  mette  sous  sa  dépendance.  La  France  seule  peut  jouer  on  i^ 
désintéressé  dans  les  afiEaires  d'Orient.  On  sait  que  la  France  ^-eut  la  paix;  ks 
grands  sacrifices  qu'elle  a  faits  pour  maintenir  l'ordre  et  la  tranquillité  en  Eu- 
rope, nous  dispensent  de  toute  protestation  pacifique.  Nous  ne  pouvons  Htt 
soupçonnés  d*une  pensée  d'envahissement  en  Orient.  On  sait  bien  que  dois 
ne  convoitons  pas  Constantînople,  et,  pour  l'Egypte,  notre  politique  con- 
stante a  été  de  protéger  celui  qui  la  gouverne,  de  l'aider  à  se  maintenir,  tout 
en  désapprouvant  les  projets  d'ambition  qui  pourraient  l'entraîner  au-delà  des 
limites  de  son  autorité  actuelle.  On  voit  tout  de  suite  quelle  influence  peut 
exercer  une  puissance  placée  dans  une  situation  telle  que  la  nôtre.  Dans  la  con- 
férence de  Londres,  quand  nous  plaidions  pour  la  Belgique  contre  la  Hol- 
lande ,  nous  parlions ,  en  quelque  sorte ,  dans  notre  propre  cause,  et  rADgi^ 
terre,  qui ,  vu  sa  situation  géographique,  se  prétendait  plus  désintéressée  que 
nous  dans  la  question ,  exigeait,  comme  un  gage  de  paix ,  notre  adliésion  défi- 
nitive au  traité  qui  réduisait  le  territoire  de  la  Belgique.  La  France  se  troofe 
vis-à-vts  de  TAngieterre,  en  Orient,  dans  la  situation  où  se  trouvait  l'Angtetene 
vis-à-vis  d'elle ,  lors  des  négociations  de  la  conférence.  Nous  sommes  les  alfiés 
fidèles  de  FAngleterre ,  mais  nous  désirons  avant  tout  la  paix  de  FEoiope,  et 
notre  devoir  est  d'exiger  de  l'Angleterre  qu'elle  sacrifie  à  cette  paix  euro- 
péenne, si  chèrement  achetée  par  nous,  les  ressentimens  qu'elle  peut  avoir 
contre  le  gouvernement  égyptien ,  comme  nous  avons  sacrifié  nos  sympathia 
dans  Fafifoire  de  la  Belgique.  Le  gouvernement  français  se  serait  donc  eoo- 
formé  à  une  saine  politique,  à  une  politique  consacrée  dans  l'alliance  anglo- 
française  par  un  antécédent  mémorable,  en  refusant  d'accepter  la  proposi- 
tion que  lui  faisait  le  cabinet  anglais,  et  qui  consistait  à  combiner  les  deux 


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REVUE.  —  CHfiONIQUB.  581 

ocadr^  pour  forcer  Mébéniet-AIi  à  rendre  la  flotte  ottomane.  Cette  proposi- 
tion a  été  convertie,  dit-on,  par  le  cabinet  français,  en  une  mesure  plus  con- 
ciliante, et  qui  a  été  agréée  à  Londres.  Les  deux  cabinets  se  borneraient  à 
déclarer  à  Mébémet- Ali  qu'ils  regarderaient  toute  tentative  de  tourner  la  flotte 
ottomane  contre  le  gouvernement  turc,  comme  un  attentat  à  la  paix  de  TKu- 
rope,  et  ils  se  borneraient  à  cette  injonction.  De  la  sorte,  il  n*y  aurait  pas  lieu 
à  bloquer  le  port  d'Alexandrie ,  et  à  faire  partir  de  l'amirauté  quelques  ordres 
semblables  aux  ordres  de  teneur  paciGque  adressés  autrefois  à  l'amiral  sir 
Edouard  Codrington,  et  en  marge  desquels  le  duc  de  Clarence  avait  écrit  : 
«  Ked,  brûlez-moi  tous  ces  coquins-là.  » 

Tious  croyons  le  gouvernement  anglais  plus  éclairé  que  les  joiurnaux  anglais 
et  que  feu  le  duc  de  Clarence;  c'est  pourquoi  nous  sommes  disposés  à  croire  que 
l'accord  règne  aujourd'hui  entre  la  France  et  l'Angleterre  sur  la  conduite  à 
tenir  en  Orient.  Un  second  Navarin ,  et  il  eût  été  inévitable  si  les  escadres  fran- 
çaise et  anglaise  eussent  voulu  arracher  de  vive  force  la  flotte  turque  à  Mé- 
hémet-Ali ,  un  second  Navarin  n'eût  rien  terminé  en  Orient.  Une  telle  mesure 
serait  si  peu  favorable  aux  intérêts  de  l'Angleterre,  que  la  Russie  serait  venue 
volontiers  l'aider  dans  cette  œuvre  de  destruction.  Sans  attaqua:  les  forces  na- 
vales de  Méhémet-Ali  ,  la  France  et  l'Angleterre  peuvent  l'empêcher  d'accepter 
le  commandement  des  forces  ottomanes,  s'il  est  vrai  que  cette  proposition  lui 
ait  été  faite  par  Akiff-Effendi  au  nom  du  jeune  sultan*  Deux  grandes  puissances, 
telles  que  l'Angleterre  et  nous,  n'ont  pas  besoin  de  parler  la  torche  à  la  main 
pour  faire  prévaloir  leur  influence,  et  les  dépêches  sufOront  en  pareil  cas;  car 
Méhémet-AIi  sait  bien  quelles  forces  maritimes  stationnent  maintenant  aux 
Dardanelles.  Si  le  cabinet  français  a  réellement  repoussé  les  propositions  de 
l'Angleterre ,  on  doit  reconnaître  qu'il  a  compris  le  râle  qui  appartient  a  la 
France ,  en  cette  circonstance  du  moins.  Il  s'agissait  d'abord  d'éloigner  les 
forces  anglaises  d'Alexandrie  où  une  tentation  dangereuse  pouvait  s'emparer 
des  Anglais;  il  fallait  marcher  avec  l'Angleterre  et  non  la  suivre,  obéir  à  l'in*  > 
térét  commun,  qui  est  la  paix  de  l'Europe,  et  non  se  plier  aux  exigences  des 
ressentimens  commerciaux  et  politiques  de  nos  alliés ,  et  le  refus  de  s'associer 
à  la  démonstration  proposée  par  le  cabinet  anglais  est  un  acte  qui  doit  être 
approuvé. 

I^  cabinet  anglais  peut  voir  avec  déplaisir  Méhémet-Ali,  sorti  de  la  manière, 
la  plus  inopinée  des  embarras  que  lui  pr^arait  le  sultan  Mahmoud,  demander 
aujourd'hui  plus  qu'il  n'eût  exigé  avant  les  derniers  évènemens,  c'est-à-dire 
riiérédité  de  l'Egypte  avec  celle  de  la  Syrie  et  de  Candie.  Méhémet-Ali  prétend 
maintenant  que  le  sultan  Mahmoud  lui  avait  proposé,  par  l'entremise  de 
Sarkim-Effendi,  l'hérédité  de  la  Syrie,  de  TEgypte,  du  Said,  et  du  sandjak  de 
Tripoli.  Il  faudrait  savoir  à  quelle  époque;  mais,  après  tout,  qu'impcMrte?  Le 
principal  est  que  le  sultan  Abdul-Medjid  n'est  guère  en  état  de  refuser  les  de- 
mandes de  Méhémet-Ali ,  et  que  ces  demandes  sont  fondées  sur  une  sorte  de 
droit.  La  France  aussi  voyait  avec  déplaisir  enlever  à  la  Belgique  le  Limbourg 
et  une  partie  du  Luxembourg ,  et  ses  motifs  tenaient  à  d'impérieuses  nécessités, 
à  la  défense  de  ses  frontières,  et  la  France  cependant  n'a  pas  mis  d'opposition 
à  la  volonté  des  puissances,  quand  elle  a  vu  que  l'Angleterre  lui  demandait 
aussi  cette  concession.  Disputer  à  Méhémet-Ali  les  résuluts  presque  légitimes 
de  sa  victoire,  ce  serait  remettre  en  question  la  situation  entière  de  l'Orient, 
et  la  France  ne  pourrait  donner  les  mains  à  une  entreprise  pareille.  Il  restera 


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5M  REVOË  ras  MUX  BléNDÈâ. 

eiMohe  à  assurer  le  pouToir  du  sultan ,  à  régler  d*une  manière  stable  ses  ràp- 
potts  avee  son  rassal.  Sans  doute,  la  présence  deMéhémet-AH  h  ConstantStiopte 
edt  avaneé  les  elioses;  mais  elle  ferait  ombrage  à  1* Angleterre,  et  la  Franee  foa 
bien  peut-êure  de  jfiaiire  h  son  tour  cette  concession  à  son  alliée. 

Les  journaux  anglais  essaient  de  détourner  Méhémet^AR  du  vojage  de  Goih 
stantinople,  en  lui  parlant  des  dangers  que  sa  vie  pourrait  y  courir.  Le  danger 
ne  serait  pas  pour  Méhéroet- Ali ,  mais  pour  le  sultan ,  qui  pourrait  ainsi  attirer 
l'armée  russe  dans  son  empire;  car  il  ne  tiendrait  qu'au  gouTiramement  rus» 
de  déclarer  qu*Abdul-Medjid  n*est  pas  libre  dans  sa  capitale,  et  à  le  regarder 
comme  privé  de  son  libre  arbitre ,  ainsi  que  fit  la  Franee  à  Tégard  de  Ferdi- 
nand VH,  Sous  la  restauration.  Après  avoir  éloigné  les  Anglais  d'Alexandrie, 
Ici  France  a  donc  maintenant  à  éloigner  les  Russes  de  Gonstantinople;  et,  sll 
est  temps  encore,  si  des  évènemens  que  nous  n'avons  pu  prévoir  n!  connaître 
n'ont  pas  eu  lieu ,  ce  ne  sera  pa»  peut-être  la  partie  la  plus  difficile  de  la  tiche 
du  gouvernement  français.  Le  ministère  cache  avec  soin  les  résolutions  qnll 
a  prises.  Nous  désirons ,  peut-être  sans  l'espérer,  que  ce  mj^stère  ne  soit  p^  de 
mauvais  augure;  mais  si  l'on  n'avait  rien  décidé,  on  n'aurait  rien  à  cacher, 
et  on  semble  du  moins  vouloir  agir  promptement,  puisqu'on  redoute  d'être 
prévenu  et  surpfis.  Dans  une  cause  où  elle  ne  peut  avoir  en  vue  que  la  conso* 
litfation  de  la  paix,  la  France  ne  doit  pas  craindre  d'agir  avee  décision,  ^ifâ 
est  le  but  du  cabinet ,  il  ne  trouvera  personne  pour  le  désapprouve^'  sn  Franee, 
el  la  fèritieté  qu'il  montrera ,  s'il  en  montre  toutefois ,  aura  une  bonae  in- 
fluence sur  les  affaires  intérieures  du  pays. 

L'artiiral  Baudin  vient  de  rentrer  h  Briest,  sur  la  frégate  la  Néréide,  Le  rt- 
tour  de  la  Néréide  a  déjà  fait  connaître  les  conventions  additionnelles  eondoes 
entre  famirat  et  les  plénipotentiaires  mexicains.  Elles  sont  de  nature  à  sati^ 
faire  les  intérêts  nationaux  de  la  France,  et  la  publication  de  ce  document 
mtttra  fin  aux  récriminations  dont  ratmral  Baudin  et  le  minflstère  qui  ravait 
chargé  de  f  expédition  dn  Mexique,  ont  été  Tobjet  dans  la  dernière  sesrion. 
Bnire  autres  reproclies  qui  avaient  été  fbits  h  Tamiral Baudin,  on  hii  SYaH 
adYfMsé  celui  d'avoir  abandonné  toute  réclamation  au  sujet  de  nos  nationaai 
qui  avtti^t  souffert  des  violences  exercées  sur  eux  depuis  le  eonitneoeènient 
des  hostilités,  et  d'avoir  renoncé  à  exiger  la  destitution  des  fonctionnaires  pré- 
variestèurs  dont  les  Fr^riçais  avaient  àsé  plaindre.  Il  parait  que  les  ooSfeÉi- 
tioils  additionnelles  portent  sur  difïlérens  points.  Elles  ont  pour  objet  de  dêlO'- 
inmer  la  portion  de  l'artillerie  du  fort  de  Saint- Jean-dIJlloa  qui  reste  aoqoiK 
à  la  France,  de  laisser  au  choix  du  roi  la  nomination  de  ta  tieroe-peteoee 
d0f ont  laquelle  sera  déféré  le  jugement  des  indemnités  dues  aux  Fran^qvi 
oiit  leufRttt  de  ta  loi  d'expulsion ,  de  régler  le  choix  des  eommissbns'ini^ 
appelées  ii  statuer  sur  le  chiffre  des  indenmités;  enfin,  èè  sâtfsfaire  là  Ffaiee 
par  is  destlltitlon  de  certains  fonctionnaires  dvils  et  militaires.  Les  imtnH^' 
tions  envoyées  de  Paris  à  l'amiral  Baudin ,  le  23  avril  iSSS,  lui  fixaiest  le 
chiffre  des  indemnités,  en  lui  laissant  la  latitude  de  donner  des  délais  de  piris- 
ment^  toutefois  après  avoir  pris  l'avis  des  négooians  français  h  la  Véra4>ei. 
Il  étak  eu  outre  recommandé  à  Tamiral  d'exiger  la  punition  des  fbnétionaflDres 
dottt  le  iMAtun  Defliftudis  a^ait  réclamé  la  destitution.  L'un  d'eux ,  le  juge  Ti- 
iM^,  étant  inauioTible,  on  se  bornait  à  demander  son  déplacement;  mail  le 
pléRipotenliàire  detrait  exiger  que  sa  conduite  fût  l'objet  d*UD  bldnie  séfèrect 
<Mêiel.  Enin,  Yêè  instnietlons  portaient  sur  la  stipulation,  en  tafmt  des  Mtjelf 


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AlVUSé  -x^  SaAOfflQVK.  5M 

fictafste»  4ft  la  faunRé  de  faite  le  comnleroe  de  détail ,  de  Jouit  dee  én^  de 
la  nalkHi  ki  plui  feveriaée,  et  d'être  etemptéi  dei  empniau  îonêê  et  oootH» 
biitiMie  de  gtierte.  Cet  différentee  oondkiens  paraiiaent  aTOir  été  obtetiitée  pàt 
l'amind  Baudia ,  et  la  puMîcation  eotière  du  traité  euivra  eaiii  doute  la  fa^- 
catloii  qui  iFÎeDt  d'avoir  lieu  de  la  part  du  cabinet  fraaçaia.  Le  eh(^  de  la 
puivaDee  qiM  doit  donner  son  jugement  eur  la  question  de  prinelpee  relative 
aux  kidenialtée  est  très  délicat  ^  et  nous  espérons  que  le  roinietèfe  ne  perdra 
pas  de  vue  toute  son  importance. 

Qoelques  articles  supplémentaires  et  très  iraportans  d*un  autre  traité ,  celui 
de  la  Tafna^  ont  été  aussi  portés  à  la  connaissance  du  publie.  On  sait  qoeiles 
difiieultés  s'étaient  élevées  entre  nous  et  Àbd^l-Kader,  sur  la  délimitation  du 
tarritoiref  laissée  dans  une  certaine  obeeurité  par  le  traité  primitif.  DeÉ  ton* 
férencee  ont  eu  lieu  entre  le  maréefial  gouvemeur^général  et  Ternie,  et  ées 
limites  ont  été  clairement  fixées,  de  manière  à  ce  que,  dans  la  province  d'Alger, 
la  route  d'Alger  à  Constantine  serve  de  séparation,  et  comprennent  dans  notre 
territoire  la  roule  royale  et  tout  le  terrain  au  nord  et  à  l'est  des  limites  indiquées. 
La  «ohtribution  de  Témir  en  fanègues  de  blé  et  d'orge  est  tranefohnéeen  uile 
ooatribtttion  annuelle  qui  aura  lieu  pendant  dix  ans,  et  un  dernier  aftide  e^ 
Niatif  aux  ventes  d'armes ,  de  plomb,  de  soufre  et  de  pondre,  h  faire  à  l^éiiitr 
pnr  la  Franc&  Ces  conditions  réglées ,  il  ne  reste  plus  qu'à  les  faire  respecter 
par^yid-e^JUder^  C'est  la  principale  condition  de  raffermiSBement  de  notfe 
doDlinatioA  dans  l'Algérie. 

L'incertitude  qui  règne  sur  les  affaires  d'Oflent,  enveloppe  encore  la  qtte»> 
t«m  des  sucres.  On  avait  essayé  de  former  quelques  eonjectui^  sur  le  départ 
ëc  M.  le  dnc  d'Orléans  pour  Bordeaux  ;  mais  le  dépatt  de  M.  le  AfAt  d'OHéanft 
actt  lien,  et  H  ne  paraît  pas  que  la  résolution  de  fù^verlessuereêeofèfliâttk 
par  frdcnnancé  ait  été  prise  par  le  conseil.  Leé  dernières  nouvelles  dei  coto^ 
Hiec  sont  ^speadant  alarmantes ,  et  le  retour  sur  leur  lest  dé  gueique^  HÈttktA 
de  coinmefce  fran^is  suffit  pour  montrer  l'état  de  milllté  des  communia* 
tÎMB  de  lies  poru  avec  les  Antilles.  Les  flueiuations  do  gouvernement  et  6ë 
tes  ageos^  depuis  quelques  mois,  ont  encore  ajouté  à  la  détresse  dont  nous 
pnrkMs,  car  Heu  n'est  plus  fatal  aux  affaires  commerciales  qu'une  snccesstoh 
de  mesufes  contraires  les  unes  aux  antres.  Or,  l'exportation  directe  en  pays 
dtrttt|ter  accordée  I  nos  colonies  par  leurs  gouverneurs ,  la  révocation  de  cette 
fymhé  par  ordiM  du  gouvernement  de  la  métropole ,  la  promesse  fsite  au  com- 
luuwe  de  Bordcaut ,  qui  avait  produit  une  hausse  sensible,  et  le  silence  actuel 
du  ministère^  qui  parait  annoncer  un  refus,  tout  a  contribué  à  Jeter  le  plus  grand 
diMeêM  sur  l'Industrie  coloniale  et  sur  toutes  les  Industries  qui  en  dépendent. 
M  ccmH  ifiuUle  maintenant,  ce  nous  semble,  de  discuter  si  le  ministère  a  ou 
i^n  pis  le  dfoHde  dégrever  les  sucres  coloniaux  par  ordonnance.  Les  adver* 
ÉMiC  de  cette  fttosure  regardent  le  sucre  colonial  comme  une  matière  febri- 
^piéC)  et  Ml  matières  fubrlquées  ne  peuvent  être  dégrevées  ni  imposées  que 
fê»  une  loi  \  d^Cutrcs  regardent  le  sucre  colonial  comme  une  matière  première 
éfÊâ  team  dans  rappHeation  de  la  loi  du  17  octobre  1814.  Le  dégrever,  c'est 
mHUtÊm,  dimtttuer  un  droit  de  douane  et  non  un  impdt ,  car  le  sucre  cdoillal 
qëH  edt  ento^en  France,  pour  être  soumis  aux  procédés  de  la  raffinerie,  ne 
pCM  être  rangé  paritii  les  matières  fabriquées.  La  légalité  de  l'ordonnance  se 
trotite.  aHob  ïlodi,  parfaitement  motiva  par  cette  distinction ,  et  il  faut,  au 
émtram,  rmntAti  des  dlsttndlons  tubtiles  pour  en  démontrer  nilégaHté. 


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38i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Maïs  même  en  supposant  que  le  droit  de  dégrèvement  sur  cette  matière  appar- 
tint exclusivement  aux  chambres,  le  ministère  ferait  encore  bien  d'engager  sa 
responsabilité  en  cette  circonstance.  Il  s*agit  de  nos  colonies ,  de  notre  indus- 
trie maritime ,  de  la  conservation  de  notre  marine  marchande.  Ce  sont  là 
d'assez  grosses  questions  pour  entraîner  une  administration  à  prendre  l'initia- 
tive ,  sauf  à  demander  un  bill  d'indemnité  à  ceux  qui  estiment  que  le  sucre 
colonial  étant  matière  fabriquée ,  il  n'appartient  qu'à  la  chambre  de  diminuer 
le  poids  de  la  taxe  qui  pèse  sur  elle.  Le  ministère  vient  d'obtenir  des  fonds 
I)our  Tamélioration  de  nos  ports ,  il  s'est  plaint  amèrement  de  la  diminution 
de  l'inscription  maritime,  il  s'occupe  d'augmenter  nos  ressources  navales, 
et  vient  d'ordonner  l'armement  des  vaisseaux  qui  stationnaient  dans  les  bas- 
sins de  Brest  et  de  Toulon  :  comment  cette  sollicitude  pour  notre  marine  peut- 
elle  se  concilier  avec  l'abandon  de  nos  colonies?  Est-Kïe  le  moment  de  discuter 
sur  le  plus  on  moins  de  légalité  d'une  mesure  que  personne  de  ceux  qui  sont 
désintéi^essés  dans  la  question  n'a  déclarée  illégale  dans  la  chambre?  Il  est 
évident  qu'en  ajournant  le  dégrèvement ,  la  chambre  a  voulu  en  laisser  la  res- 
ponsabilité au  ministère.  La  législature  essaie  malheureusement  quelquefois  de 
ce  moyen  timide  de  se  ménager  les  électeurs,  et  de  ne  pas  risquer  sa  popula- 
rité. Le  ministère  ne  peut  que  gagner  dans  la  chambre  en  n'imitant  pas  cène 
faiblesse.  Elle  lui  saura  gré  d'avoir  de  la  résolution  pour  elle ,  et  au  moins  le 
cabinet  aura  mis  sa  conduite  en  harmonie  avec  les  principes  qu'il  a  exposés? 
Se  décidera-t-il  enfin  à  prendre  un  parti?  Vouloir  une  marine  royale  redou- 
table, c'est  vouloir  une  marine  commerciale  florissante,  et  ce  n'est  pas  en  fai- 
sant pousser  l'herbe  sur  les  quais  de  nos  ports  marchands ,  qu'on  se  ménagera 
des  matelots  pour  nos  flottes.  S'il  est  vrai  que  le  gouvernement  ait  pris  une 
résolution  nette  en  ce  qui  concerne  l'Orient,  il  serait  en  voie  de  faire  flotter 
haut  le  pavillon  de  la  France.  Est-ce  le  moment  de  ûiiblir  dans  une  ques- 
tion qui  intéresse  au  plus  haut  degré  nos  colonies  et  nos  principaux  {lorts? 
Les  forces  maritimes  qui  se  concentrent  à  Brest  et  à  Toulon ,  ont  crû  et  se 
sont  formées  au  Havre,  à  Nantes,  à  Marseille  et  à  Bordeaux  ;  l'amiral  Baudin, 
qui  vient  d'ajouter  une  si  belle  page  à  nos  fastes  maritimes,  exerçait,  il  y  a 
peu  d'amiées,  la  profession  de  capitaine  au  long  cours.  Enfin ,  qu'on  jette  uu 
coup  d'œii  sur  l'Angleterre,  dont  les  flottes  parcourent  le  monde  entier,  dont 
les  troupes  débarquent  dans  l'Asie  centrale,  sur  les  bords  du  golfe  Persique  et 
de  la  mer  Uouge,  pour  ouvrir  des  ports  marchands  à  son  pavillon  de  com- 
merce ,  et  qu'on  se  demande  ensuite  si  le  moment  est  bien  choisi  pour  fermer 
à  nos  armateurs  notre  plus  régulier  débouché,  celui  des  Antilles? 

Une  brochure  publiée,  il  y  a  quelque  temps,  par  M.  le  baron  de  Romand, 
a  soulevé  toute  la  presse  légitimiste.  La  presse  légitimiste  a  trouvé  mamiùs 
que  M.  de  Romand  ait  fait  un  appel  aux  hommes  modérés  de  son  parti,  et 
leur  ait  montré  rabime  qu'il  y  a  entre  eux  et  le  parti  républicain ,  avec  lequel 
les  légitimistes  ont  fait  cause  commune  dans  les  élections.  M.  de  Romand  leur 
a  demandé  s'il  était  bien  sensé ,  bien  patriotique ,  de  mettre  ainsi  tout  Fétat 
social  eu  péril,  pour  payer  tribut  à  leurs  souvenirs  politiques;  car  ce  n'était 
pas  ainsi,  sans  doute,  qu'ils  comptaient  mettre  leurs  principes  en  pratique. 
M.  de  Romand  a  montré  là,  selon  nous,  un  grand  souci  de  la  considération 
de  son  parti ,  car  nous  n'hésitons  pas  à  le  dire,  et  nous  le  faisons  en  connais- 
sance de  cause,  ce  qui  lui  a  porté  le  plus  d'atteinte  en  Europe,  c'est  justement 
cette  association  des  hommes  les  plus  attachés  au  principe  de  la  noonaiehie,  aa 


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REVUB.  —  CHRONIQUE.  585 

principe  de  la  propriété,  au  principe  religieux,  aux  mœurs  de  famille,  et  des 
partisans  du  gouvernement  populaire ,  de  la  communauté  des  biens,  du  culte 
philosophique  de  TÉtre  suprême;  en  un  mot,  cette  alliance  avec  les  ennemis 
mortels  de  tout  ce  que  le  parti  légitimiste  voudrait  voir  rétablir.  A  ce  sujet, 
M.  de  Romand  s'est  trouvé  en  butte  à  de  vives  récriminations.  On  s'en  est  pris 
à  son  style,  qui  est  très  net ,  à  ses  principes,  qui  sont  ceux  d'un  bon  citoyen ,  et 
à  sa  conduite ,  qui  est  celle  d'un  homme  courageux ,  lequel  énonce  loyalement 
une  pensée  juste  et  honnête.  Ce  n'est  pas  que  tout  le  parti  légitimiste  ait  désap- 
prouvé M.  de  Romand.  Il  a  recueilli ,  au  contraire ,  de  hautes  et  nombreuses 
approbations,  et  celle  de  M.  de  Châteaubriant  a  pu  le  consoler  des  reproches 
d'apostasie  que  lui  adressent  la  Quotidienne  et  la  Gazette,  Une  grande  polé- 
mique s'est  élevée ,  en  outre ,  au  sujet  de  la  brochure  de  M.  de  Romand ,  entre 
les  feuilles  légitimistes  et  quelques-unes  de  celles  qui,  sous  différentes  nuances, 
défendent  la  monarchie  de  juillet.  On  ne  convertira  pas  les  feuilles  légitimistes. 
Que  deviendrait  leur  importance ,  si  le  parti  légitimiste ,  conservant  sa  fidélité 
et  ses  principes  conservateurs,  se  bornait  a  protester  contre  ce  qui  choque 
ses  principes ,  et  refusait  de  travailler  à  l'établissement  de  la  restauration  fu- 
ture, en  passant  avec  la  Gazette  par  les  institutions  démagogiques,  ou  en  dé- 
nigrant indistinctement,  avec  la  Quotidienne,  tout  ce  qui  se  fait  en  France 
depuis  dix  ans.^  Est-ce  que  les  royalistes  qui  partagent  les  opinions  de  M.  de 
Châteaubriant ,  voulaient  rétablir  en  France  les  états-généraux  et  reculer  de 
quelques  siècles,  et  les  hommes  d'état  royalistes  qui  ont  paru  aux  affaires  de- 
puis 1814  jusqu'au  ministère  de  M.  de  Polignac,  étaient-ils,  par  hasard,  sur 
la  ligne  des  opinions  de  la  Quotidienne?  Kon  certes;  et  de  même  qu'on  a  dit 
que  les  partis  se  démoralisent  dans  les  émigrations,  on  peut  dire  aussi  qu'ils 
se  dénaturent  quand  ils  se  tiennent  dans  un  ilotisme  volontaire,  qui  est  une 
sorte  d'émigration  au  milieu  du  pays.  Avant  de  songer  à  rétablir  la  restaura- 
tion ,  ce  rêve  impraticable ,  le  parti  légitimiste  fera  bien  de  se  restaurer  lui- 
même,  et  de  redevenir  ce  qu'il  était  quand  ses  hommes  les  plus  distingués, 
soumis  à  la  Charte,  n'avaient  pas  admis  le  divorce  des  idées  royalistes  et  des 
sentimens  constitutionnels  du  pays.  C'est  là  ce  que  propose  M.  de  Romand ,  et 
le  moyen  d'y  parvenir  n'est  pas  de  frayer  avec  les  partisans  de  la  convention 
nationale  ou  de  la  république  fraternelle  de  Babeuf,  mais  de  prendre  franche- 
ment part  aux  progrès  sociaux  de  la  France,  de  travaillera  la  rendre  plus 
grande  et  plus  forte ,  au  lieu  de  l'affaiblir  par  d'hypocrites  déclamations  ou 
par  d'audacieux  appels  à  ses  ennemis.  Il  est  vrai  qu'en  agissant  ainsi ,  le  parti 
légitimiste  renverserait  quelques  influences ,  et  diminuerait  l'importance  de 
quelques  hommes  dont  le  talent  consiste  a  le  tenir  isolé  du  reste  du  pays;  et 
c'est  là  ce  qui  excite  la  grande  colère  que  nous  avons  vu  se  manifester  au  sujet 
de  la  brochure  de  M.  de  Romand.  Le  Pèlerinage  à  Goritz  n'excitera  pas.de 
semblables  irritations.  Les  idées  de  M.  de  La  Rochefoucault  ne  sont  pas  de 
celles  qui  jettent  le  trouble  dans  un  parti ,  et  ceux  qui  prétendent  diriger  le 
parti  légitimiste  s'accommodent  bien  mieux  d'un  culte  aveugle  et  d'une  reli- 
gieuse vénération,  que  des  vues  d'une  raison  saine,  qui  veut  qu'on  soit  de 
son  temps  et  surtout  de  son  pays. 


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REVUE  LlTTÉRAmE. 


PuACiMËNS  pniLosot»HiQt7fe^,  X^v  M.  Cotiriii  (I).  —  tl  f  â  péu  dé  Rtm 
de  nos  jours,  même  parmi  ceux  que  la  facilité  du  éujet  metè  la  portée  de 
toss,  qui  oient  obtenu  un  succès  aussi  rapide  et  éuSti  durable  qiM  les  Vtûf' 
tnetiâ  phUofophitjUti  de  M.  Cousin  ;  publia  éft  f6S6,  les  tôtd  CnrriTéS,  eo 
1888,  à  une  troisième  édition.  Ils  ont  été  ti^duH»  dans  plusieurs  langues;  m 
ont  passé  les  mers  et  porté  jusqu'en  Amérique  le  nom  et  les  idées  de  Fauteur. 
Parmi  les  savans  dont  ils  attiraient  l'attention ,  ils  ont  ému  et  arraché  à  son 
silence  le  plus  grand  philosophe  actuel  de  l'Allemagne,  Schelling;  et  il  S'est 
élevé  entre  M.  Cousin  et  lui  une  importante  polémique ,  qui  a  mis ,  pour  ainsi 
dire,  en  présence  la  Fronce  et  rAliemagne  philosophiques.  Enfin ,  pour  que  It 
destinée  de  ce  livre  fdt  complète ,  il  a  été  en  butte  parmi  nous  aux  attaques  àa 
sensualistes,  aux  colères  des  théologiens,  et  il  s'est  Soutenu  eodtre  les  unes  et 
contre  les  autres.  Je  ne  sais  s!  l'avenir  réserve  de  nouveaux  adrersalres  à  l'au- 
teur des  Fragmens.  Il  est  certain  qu*aujourd'hui ,  en  France  et  en  Europe, sa 
réputation  n'est  pluà  guère  contestée,  et  ce  n'est  pas  à  lui  qu'on  reprochera  de 
l'avoir  acquise  trop  aisément ,  sans  passer  par  lé  grand  jout*  de  hi  discusskm  et 
par  les  sévérités  de  la  critique. 

ïî  faudrait  un  long  travail  pour  exposer  les  différentes  uuestloitt  tat  leaqudlei 
se  sont  partagés  les  amis  et  lés  ennemis  de  la  philosophie  de  M.  Cousin;  frute 
de  pouvoir  les  indiquer  toutes,  je  me  bornerai  à  parier  de  la  méthode  qtfH  i 
proclamée  dans  Son  livre,  et  de  la  tendance  éclectique  de  son  syatème.  Gel 
deux  points  en  comprennent  beaucoup  d'autréà,  h  vml  dire,  et  snitant  qil*oû 
les  entend  de  la  même  manière  ou  différemmém ,  Il  y  â  bien  déS  chances  potlf 
qu'on  se  rapproche  ou  qu'on  se  sépr^re  sur  toutes  les  autt-cs  questions. 

La  méthode  a  été  l'objet  des  premières  études  de  M.  Cousin  et  rinstrumeot 
de  ses  projets  de  tTéfbrme.  11  a  consacré  à  s'en  fcire  une  et  h  ta  ftter,  les  labo- 
rieuses années  de  Sa  jeunesse,  et  voici  celle  à  laquelle  il  ttous  appi«Ad  lui-même 
qu'il  s'est  arrêté.  D'abord,  c'est  une  méthode  circonspecte  et  sûte,  q\û  débote 
par  Tobservation.  Personne  n'ignofe  que  Tame  humaine  préseitte,  comme  le 
monde  matériel ,  des  faits  nombreux  à  étudlef.  Ces  fiiits  sont  ce  qui  se  îate 
connaître  d'abord  et  dlreétement,  et  ce  qui  mette  &  connaître  tout  le  reste,  étt 
sorte  qu'en  philosophie  comme  en  tout.  Il  faut  partir  de  l'obséhration  pottf 
appuyer  ensuite  sur  les  fondemens  qu'elle  ^se  le  raisonnement  IndueÛf  et 
déductif.  Néglige-t-on  l'observation  pour  lé  raisonnement,  c'est-é-dire ^  m 
définitive,  pour  l'hypothèse?  on  ramène  la  philosophie  à  cette  IfteeTtlme 
d^opinions  qui  lut  a  été  si  souvent  reprochée,  et  dottt  les  sdences  phtslmm 
elles-mêmes  souffraient  tout  récemment  encore.  Au  contraire,  S6  r^l^e-t-on 
à  observer?  on  met  la  philosophie  dans  la  vole  du  progrès,  on  affermit  chaeufl 
de  ses  pas,  on  la  fait  entrer  enfin  dans  Tesprît  dé  notre  siècle,  qui  devlefit  d0 
plus  en  plus  exact  et  positif. 

Cette  méthode,  selon  M.  Cousin,  est  de  plus  une  métliode  étendue  et  com- 
plète, qui  fait  succéder  le  raisonnement  à  l'observation ,  la  synthèse  h  l'analyse, 

(1)  9  vol.  in-8o;  1839.  Chez  Ladrange,  quai  des  Augustins,  10. 


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el  «oi)  tÈnèbmm  ^MHê  Mpârti  Mrârréfè  i^i^'êllé  il'afttmid^é  au  but 
et  mu  HfliiM  ht  phfliMuléiiqiiê  ptilssi  att«ifiâre  riatenigeneè  humaine.  As* 
suiéuwt,  H  n'a  pal  mto^  Jusque!  de  philosophes  qui  faisaient  un  grand 
uti^e  ë»  hi  qiithès0  nk  du  rftfsonnMétit,  et  qui  s'élançaient  Jusqu'aux  plus 
hjwm  piuMèaisi  de  te  ÈàÊsétê,  Màise^était  leur  ton  d^anirer  trop  Tfte,  trop 
dinMnnmit  ait  deHii«r  dêgfë  de  la  méthode,  et  de  commenceir,  comme  dit 
M.  Gooiln ,  par  la  Anr^  AldM  a  fait  8pinoÈa,  ainsi  âehélling,  et  tant  d*autres 
batdte  peinetttv  qui  iè  iont  ^erdiM  aB  mifieu  dès  hasards  de  Thypothèse. 
D")niti«  p«n,  é*è9t  UB  Miehaitt  qui  s'est  teneontré  chez  un  ceitain  nombre 
de  ^îldsopheÉ,  et  e^iBsC  là  manfe  de  bien  des  gens  d'admettfe  le^  faits  exclu- 
sitemént,  de  ne  pas  Tottlofr  les  dépasseï-,  et  comme  dit  M.  Cousin ,  de  finir  au 
oommêHoeniént.  Qui  lie  sait  que  Locke  h'osaft  pas  se  prononcer  sur  la  question 
de  la  nature  de  ra«fe;  qti^O^m ,  m  xîv*  Siècle,  ataft  îi  peu  près  les  mêmes 
scfiipirfei ,  M  que  Md  t*eit  (ifésquè  constamment  i^nfërmé  dans  d^  anah-ses 
pifchdlof^uei^  épitAltalll  à  s'ayancef  au-delà  une  sorte  d'hésitation  qui  se 
change  en  erreur  il  en  éeep^cismè  dans  les  intelligences  moindres.  La  méthode 
de  M.  Oofoski  lft£ftv0ed'lfftef  ces  deUt  éeueilS,  l'hypothèse  et  le  scepticisme. 
^le  ddttfie  life  iWlÉOnîieinént  la  basé  soRde  de  Tobservation  ;  elle  pi^éte  à  Fob- 
serrailèn  la  léeendilé  du  MÉOniiement,  et  réunit  ainsi  pour  les  compléter  l'un 
pat  l'aoU^  les  deo«  pH^eédés  qni  constituent  la  vraie  méthode. 

Qui  erûlMiH  en  MMiee  ffat%  tant  de  circonspection  et  de  hardiesse  i  la  fois 
n'a  pài  itett^  gnMtt  déftanl  le  tvitionaltsme  de  Scheirmg,  et  s'est  confondu  à 
sei  jfêiix  avet)  rempirîèffiè?  Eii  retàhche,  les  Allemands  auraient  peut-être 
de  la  peine  à  cdmpirendte  que  cette  méthode  si  sincèrement  expérimentale  ait 
été  Soupçonnée  en  fMiee  et  en  Angleterre  de  tendre  au  rationalisme.  Cliose 
curieuse!  les  deux  écoles  entre  lesquelles  M.  CouSin  wt  plaçait.  Idi  ont  Reproché 
piMIMeift  les  eieèt  qtni  fha^tf^  de  combattre  et  dé  corriger,  tes  rationa- 
liHes  lilf  ont  dit  :  Vous  êtes  empirique;  lès  empin()ueJ![  :  Vous  éteS  rationa- 
liste. Il  ettt  été  plus  Juste  dé  reconnaître  qu'il  était  ces  deux  choses  dans  une 
mesure  eonvêHiiMe.  MëM  M  partis  eh  phildsot^hiip  comme  ailleurs  se  persuadent 
vokMitlera^*biK'èst  ëtèlliaif  mitàm  qu'eux,  eit  que  chercher  Â  étendre  et  h 
oèmplétei^  lettfs  doe^liel ,  <^^  ^  atmndbnner  pour  passer  sous  le  drnpeau 
ein&MH.  M.  GotlsiÀ  a ,  du  nrM>lns^  thré  des  accusations  contradictdrès  dont  if 
a  étf  reèjet  ûh  avantage ,  (fém  qu'en  les  réfhtant  \  il  Kii  à  suffi  de  les  opposer 
les  unes  au*  autreè;  ee  sbnt  Ses  adversaîreè  quf  se  sont  chargea  euvmémes  de 
sa  juaUfi^sMkm. 

Là  directioîi  édédique  de  M.  Cousin  à  donné  lieu  «  comme  sa  méthode,  â 
à  des  objections  de  (dusieùrs  sortes.  On  a  dit  souvent  :  «  La  philosophie  éclec- 
tîque  est  irrationnelle,^  elle  roule  dans  un  cercle  vicieux  ;  car  elle  est  la  recherche 
d^]Ite  dOctride  qui  te  fonderait  sur  des  emprunts  faits  au  passé.  Or,  pour  faire 
ee^  eiMfhruntS  atee  diaeernement,  Il  feudrait  avoir  déjà  utie  doctrine  à  soi.  ^ 
Volft  Qtie  objeotioii  spécieuse  sans  doute,  et  qui  a  l'air  d'être  sans  réplique; 
je  soupçonne  JK)tittant  qu'elle  n'a  pas  dA  trop  embarrasser  M.  Cousin ,  et  qu'il 
l'avait  même  prévtie.  Je  lis  dans  up  de  ses  écrhs  :  «  Nous  penistons  à  considé- 
rer comme  utile  et  féconde  l'opinion  qui  commence  II  se  répandre  aujourd'hui, 
que  tonte  éèole  exéhi^ve  est  condamnée  à  l'erreur,  quoiqu'elle  contienne  né- 
cessairement quet<itie  élément  de  vérité.  De  là ,  fidée  d'emprunter  à  chaque 
école,  safis en  eitcepter  pnicone.  Cette  fmpartfaifté,  qu!  étudie  tout,  ne  méprise 
r!en  ètchoûltianout,  âveetttt  (Bacéruemeut  sévère,  les  vérités  partielles  que 


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588  REVUE  DBS  DEUX  MON^KS- 

Fobservation  et  le  sens  commun  ont  presque  toujours  intfoduiles  dans  les  sys- 
tèmes les  plus,  défectueux,  est  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  d'un  nom  en 
lul-nicme  aussi  bon  qu'un  autre  :  écUetisme  ;  le  mot  n'est  rien ,  la  chose  est 
tout.  Or,  il  n'y  a  rien  qui  n'ait  ses  mauvais  et  ses  bons  côtés ,  ses  périls  comme 
ses  séductions  :  la  séduction  est  ici  dans  l'étendue  et  la  richesse  des  matériaux... 
Mais  là  aussi  est  le  danger  :  il  faut  savoir  discerner  les  vérités  des  erreurs  qui 
les  entourent ,  et  on  ne  peut  le  savoir  qu'autant  qu'on  a  fait  soi-même  une 
étude  suffisante  des  problèmes  philosophiques,  de  la  nature  humaine,  de  ses 
facultés  et.de  leurs  lois.  C'est  quand  une  analyse  scientifique ,  patiente  et  pro- 
fonde, nous  a  mis  en  possession  des  élémens  réels  de  l'humanité,  que  nous 
pouvons  reconnaître  ce  que  les  systèmes  des  philosophes  possèdent  et  ce  qui 
leur  manque,  discerner  en  eux  le  vrai  et  le  faux,  négliger  l'un ,  nous  appro- 
prier l'autre....  Alors  seulement  vient  le  tour  de  l'analyse  historique.  » 

Ce  passage  prouve  que  l'éclectisme,  dans  la  pensée  de  son  plus  illustre  repré- 
sentant, ne  peut  s'établir  qu'à  deux  conditions  :  Tune,  psychologique,  qui  est 
Tobservation  des  phénomènes  de  Tame;  l'autre,  historique,  qui  est  l'étude  du 
passé,  entreprise  dans  le  but  de  compléter  et  de  confirmer  la  psychologie.  Si 
la  critique  supprime  la  première  de  ces  conditions,  il  est  clair  qu'alors  elle 
réduit  les  philosophes  à^ectiques  à  l'absurde;  mais  ceux-ci  peuvent  se  dé- 
fendre ,  en  dissipant  le  malentendu  sur  lequel  porte  l'objection  qu'on  leur  fait, 
et  en  montrant,  par  tous  leurs  écrits ,  qu'ils  n'ont  jamais  songé  à  se  passer,  en 
histoire ,  d'un  critérium  fourni  par  la  psychologie.  Et  comme  c'est  de  la  suppo- 
sition qu'ils  n'ont  pas  ce  critérium ,  qu'on  est  parti  pour  les  accuser  de  tenter 
une  chose  irrationnelle  et  impossible,  et  que  cette  supposition  devient  fausse, 
il  s'ensuit  que  l'objection  tombe  i>our  M.  Cousin,  et  que  son  éclectisme  est 
ainsi  mis  d'accord  avec  la  logique. 

Le  système  de  M.  Cousin  se  lie-t-il  à  sa  méthode,  en  est-il  la  conséquence 
naturelle,  de  telle  façon  qu'on  puisse  dire  que  tout  se  suit  et  s'enchaîne  dans 
la  marche  philosophique  de  l'auteur.'  D'abord  cette  méthode  conduit  à  une 
doctrine  où  tous  les  faits  de  l'ame  humaine  font  fidèlement  recueillis ,  où  toutes 
les  questions  sont  étudiées  à  la  lumière  des  faits;  or,  quand  on  regarde  à  tra- 
vers une  doctrine  pareille  dans  l'histobre,  voici  ce  qui  arrive  :  c'est  qu'on  y  saisit 
aisément  et  l'on  approuve  une  foule  d'idées  dont  on  avait  de  la  peine  à  se  rendre 
compte  auparavant,  et  qu'on  était  assee  tenté  de  condamner.  On  s'aperçoit 
que  ces  idées  répondent  à  des  faits  que  l'observation  a  constatés  •  h  des  ques- 
tions dont  elle  a  reconnu  le  germe ,  en  quelque  sorte ,  dans  l'ame  humaine;  on 
est  donc  amené  à  se  dire  que  le  passé  n'est  pas  tant  à  dédaigner,  qu'il  renferme 
des  vérités  utiles,  qu'il  serait  bon  de  les  rechercher;  on  confit  l'alliance  de  la 
philosophie  et  de  son  liistoire;  on  devient,  en  un  mot,  éclectique.  Et  c'est  si 
bien  la  méthode  rappelée  tout  à  l'heure  qui  mène  à  le  devenir,  que  si  on  en 
suppose  une  autre ,  une  qui  soit  exclusive ,  par  exemple ,  celle-ci  enfentera  un 
système  étroit  et  incomplet  comme  elle ,  et  ce  système ,  ne  comprenant  dans  le 
passé  que  le  très  petit  nombre  de  ceux  qui  appartieonent  à  son  école ,  traitera 
les  autre&  avec  mépris  et  sera  loin  de  l'éclectisme.  On  peut  donc  affirmer  que 
c'est  la  méthode  de  M.  Cousin  qui  l'a  conduit  à  la  théorie  philosophique  et 
historique  qu'il  a  embrassée,  tout  comme  une  méthode  contraure  l'aurait  fait 
aboutir  à  une  théorie  opposée,  c'est-à-dire  à  une  théorie  anti-éclectique. 

Maintenant  l'éclectisme,  sous  la  forme  scientîfiqtte  qu'il  a  revêtue  dans  les 
Fragmens,  est-il  en  harmonie  avec  la  pensée  générale  de  notre  époque?  Pour 


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EBTUB.  —  CHRONIQUE.  589 

résoudre  cette  question,  il  snfGt  à  M.  Cousin  de  constater  un  fait  :  c'est  le 
nombre  des  partisans  que  la  phHosophie  éclectique  rallie  autour  d'elle.  D*oii 
lui  vient  un  tel  sucoès?  Probablement  de  ce  que  le  public  a  jugé  que  cette  phi- 
losophie répondait  à  ses  instinds  et  à  ses  penchans.  Il  est  libre  à  chacun ,  comme 
on  sait ,  d'imaginer  des  systèmes  qui  n'ont  pas  le  moindre  rapport  avec  les  idées 
générales  répandues  dans  l'esprit  public.  C'est  une  liberté  dont  beaucoup  de 
gens  profitent;  mais,  de  son  côté  aussi,  l'esprit  pubKc  en  agît  fort  à  son  aise 
avec  ces  S3rstèmes.  Il  les  abandonne  à  leur  isolement  et  h  leur  impuissance.  S'il 
a  favorisé  Y  soutenu  réclectisme,  n'est-ce  pas  parce  qu'il  y  rencontrait  la  satis- 
faction de  ses  besoins,  la  formule  nette  et  précise  de  ce  qu'il  s'était  dit  à  lui- 
même  vaguement  et  obscurément?  N'est-ce  pas  enfin  parce  qu'il  se  sentait 
pénétré  d'un  secret  instinct  d'éclectisme  ?  Qu'on  y  regarde  ;  on  verra  qu'aujour- 
d'hui la  pensée  humaine  tend ,  sur  tous  les  points,  à  rapprocher  et  à  concilier 
entre  elles  les  doctrines  exclusives  qui  ont  régné  dans  le  passé.  Cette  tendance 
s'est  marquée  dans  la  politique;  elle  a  produit  le  gouvernement  que  nous  avons. 
Elle  se  marque  dans  la  littérature,  où  elle  promet  de  substituer  bientôt  à  la 
guerre  que  se  faisaient  deux  écoles  exclusives ,  la  tolérance  et  les  théories  plus 
larges  d'une  école  nouvelle.  Elle  se  marque  dans  l'sfft ,  où  l'on  commence  à 
soupçonner  qu'il  serait  peut-être  temps  de  chercher  à  réaliser  le  beau  sous 
toutes  ses  formes  et  par  tous  les  moyens,  au  lieu  de  s'attacher  è  la  manière 
étroite  de  tel  ou  tel  maître,  et  de  partager  l'empire  de  l'art  entre  mille  préten- 
tions, mille  théories  rivales.  M.  CxHisin  n'avait-il  donc  pas  quelque  droit  d'é- 
crire en  1833  :  «  L'esprit  du  xix""  siècle  s'est  reconnu  dans  réclectisme,  et  ils 
sauront  bien  faire  leinr  route  ensemble ,  à  travers  tous  les  obstacles.  » 

Si  maintenant  nous  suivions  cette  philosophie  dans  ses  détails,  peut-être  y 
rencontrerions-nous  des  points  sur  lesquels  il  faudrait  soumettre  des  doutes  à 
l'auteur.  Mais  il  vaut  mieux  s'en  tenir  aux  idées  générales,  parce  que  c'est  là 
ce  qu'il  y  a  de  meilleur  et  de  plus  solide  dans  la  gloire  philosophique  de 
M.  Cousin.  Beaucoup  de  solutions  particulières  de  son  système  resteront. 
Quelques-unes  tomberont  sans  doute  devant  la  sévérité  du  temps  et  des  éclec- 
tiques à  venir  ;  mais  ce  qui  restera  de  lui  assurément,  c'est  sa  méthode ,  c'est 
cet  esprit  d'éclectisme  qu'il  a  fait  pénétrer  dans  nos  habitudes ,  c'est  ce  mouve- 
ment d'études  historique»  qu'il  acréé  en  le  rattachant  aux  destinées  mêmeâ  de 
la  philosophie. 

De  tous  les  titres  de  M.  Cousin  à  la  célébrité ,  celui  qu'on  a  le  moins  contesté 
est,  à  coup  sûr,  son  admirable  talent  d'écrivain.  Le  volume  entièrement  non- 
veau  qu'il  vient  de  joindre  à  ses  Fragmens  ajoute  encore  à  ses  titres  déjà 
nombreux.  Un  morceau  justement  célèère  sur  M.  Maine  de  Biran,  le  beau  et 
éloquent  travail  sur  M»  Fourier,  quatre  pages  sur  Spinoza,  qui  sont  restées 
dans  la  mémoire  de  tous  ceux  qui  les  ont  lues ,  des  lettres  inédites  de  Leibnitz 
et  de  Malebranclie,  et  plusieurs  notices  critiques,  donnent  un  nouveau  prix  à 
cette  troisième  édition. 

OPUSCOLI    PBH    SBMVIRE   alla  STORIA  DBLLB  CITTA  s  DBI  COMMUl^I 

d'italia  raocolti  da  Cesare  Balbo  (1).  >-  Depuis  quelques  années,  les  grandes 
entreprises  historiques  reprennent  faveur  en  Italie ,  et  plusieurs  écrivains  dis- 
tingués, fidèles  aux  traditions  de  Muratori ,  travaillent  h  consoler  par  la  science 

ft)  In-SsTorino^lSas. 


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ce  pays  u^mni  4éçbYi  iêMn%i$  f  ioife|.  u  wm^mimm  WPk  hxlmlm, 
$i prév^aii ea ^éaéral eontro  Iw  dffortp 4# riptol)i§ei|i^« ^ iMJjjtjte iHtMfriip- 
peinent  littéraire,  s'^  a«sQcié  ^  ç^ttf  g!éiMir«Hmjm«é»«l t  âiit  1^^  MM 
le  titre  général  de  ^fenuf^^iO^  j^i«i«  Ifl  p wmims  ^tÊJnmÊ  tMfm  mflfk  êâ- 
tectioq  lii^to»que.  Parmi  Us  8a?aB«  i^t  490f»  l^uv  «hèifff  floonèmitàce 
mouvement  érudit ,  il  est  juste  dedistiagmr  4etaeointeipiéaMHilài9^iI.Mipit 
et  M.  Balbo.  Une  très  estimable  HisMre  de  to  législ^iio^  f^nm^im*  4i|Mtt 
le  xii""  siècle  jusqu'à  piiiliber^Bnunamiely  a  Hé  publié!  pir  H,  Ma|M.  ieaom 
du  comte  Balbo  se  rattac^ie  aussi  à  de  renu^qi^le»  trafim  bifMnqHatisl  mé- 
rite d'être  connu  en  Fraooe. 

Les  quelques  lettres  publiées  d^at  U  Qwmi^r  FrûBçaè$^  «n  1811^,  pr 
Augustin  Tbierry,  et  qui  depuis  ont  domié  Uni  d'avdfiuv  il  d^édat  «n  le- 
chercbes  ^  TaCûranobissenent  de9  eonmiuiei^  poMaft  teOB  firoil  à  VêÊm- 
ger,  et  de  toutes  parts,  gr«Qe  à  potie  graiid  hîitwteirfailwitlin  mkmnmwn 
la  révolution  municipale  ilu  xii*  «lèele,  %m  la  yaal!  etlliitMHi  qa^'A  pi#iiP 
éclairera  d'un  jour  nouveau.  Comment  f^ulril  pmridtf  èum  rétndAdas  «ih 
mune^  italiennei^?  Tel  eil  )fi  but  dv  lifKe  publié  p«f  M-  lniMnli  Mli«.  (Mn- 
vrage,  qui  porte  l'empreinte  i'vm  !«pvît  impulial  nuiliié  Hi  vimeiié,  €liMr- 
tout  d'une  haute  intellig^jM»  cM^evoiit  de  rUsUNneii  Yéiidifllt,  eal  «nnp, 
sans  arriver  à  def  oopclusiona anticipé^»  et  rigaui'eu9ee»  en  fajlpiwiinrtrd^ai^g 
différentes  de  oeUei  qui  ont  été  proposées  jusqu'ici  m9  tal  mwkjpii  îtalim. 
Deux  quêtons  se  présentant  (Kitre  qulm  $  N*  Bsilb»,  ^M  vwt  «oHI  Mtiés 
préoccupé  4es  influence^  4«  bi  domhiatiQ^  Ift^e^ue ,  apiàs  I98  Go|tit ,  el  dmil« 
des  évéques  dans  le  développement  opinimmal  tu-d^  dei  Alp»  K»  tant 
son  livre  se  montrant  uneéruditioA  vaijé»  et  étmjvct^  we  ei^(i«lliiMllB<^^ 
vive,  un  ordre  lumineux  ft  piéois. 

Persç^Ae  mieu^  que  ]^.  Palbo  ne  #wpail  jfM^  HA9  V^Tt  hiviàlifui^lafcvici^ 
aitudes  de  la  constitution  de»  eitél  lambaide^^  et  la  ùài/m  fo^Q^  l|  I^^ 
que  l'encâurager  dan«  eaa  excfsUenlai  étudea«  !!•  W^  ^'iîUcpm  art  tfè^  at- 
tentif aux  publici^io9ft  éuangèfeft  au*  4et  p^ta  jiftaHiffWii  Utai  tvaduii  «  il  li* 
aiipote.  C'eft  ainsi  que ,  aana  «a  pariagct  H  ttiépriaa  eielmie»  «  U  il  é|é  aa^é 
à dnpyieri an italieii,  le trèiiyatéipa$Mp>e oufiiio Attdnaliiïmi  4i«l  QW 
al(on|t  parte.  D^l^  Mi  Kiehoro«  dana  le  jeumal  de  jwnapariiaomdoBrti, 
en  1815 ,  s'était  à  peu  près  placé  à  ce  point  de  vue ,  dont  M.  LeifB^  1 
revendiq^9|:  la  priorité* 


tm\  tradiuioBt  dal  tedeaae  dal  eoBlt  BaUbo  (IV  —  li«ldaoB  l^hiMiwde 
ritalie  une  époque obaoure  et  juaqii'à  eaJeoreliaaniéa^'vM  wsÊÊÊÙèmla^m- 
gttte ,  maigtît  am  impcartaeee»  t'est k  tatsta  et aa»gi«rte  péiioéa  qai  a^étsiNi 
4a  l'arrivée  dea  barbarea  Joa^'à  la  paix  de  CtonaïaMa.  L'Iialiai^  taitt  de 
fois  disputée ,  subit  tour  à  tour  les  invasions  lombaaieay  JinBaqiiaa  et  aia- 
roandes.  Les  traditions  d'un  passé  toujours  lent  à  s*effaeer  et  toajoiirs  pufs- 
aaat  sur  TaYenir  m  tranaforsient  an  «ilîitt  dea  étéwan  BMiveaus  apportés 
:  par  la  barbarle«  et  e'est  lài  aona  dea rqiaM* 4»'tl  fiwtt aiMUihai  te laeaefe dis 
ipstitutioRii  poliiiqnaa  au  mojeihâge,  et  te  «aiefe  dae  été«ama—  fui  aai- 
virent  tant  de  vapidea  MiiQiilles.  M.  Uflm  Uo,  en  éerteal  PMetatee  dis 

(4)Torino,4SSS,lii-8«. 


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léiQhitkiDs  mmiimfwlei de  h  Lomlmi^io  tmi  Imi  Mi4iAMi  barbam,  a 
èàm  hwirtiflWn«Bl  dirigé  li»  MwhftMbti,  et  bien  que  rMreiniM  à  VltAlie 
Mpériiim^  C0|  éludM^  m  Mm  n'aVMrat  élé  enthstn^l  pwr  mq  systèim  ab*- 
nia ,  piéiQNiieiit  d«  BO|iTêitM  lii«rficM  à  l«  aebiict. 

Voie}  0n  qiielqiiit  lignfli  la  théoiie  de  M.  Lm^.  Il  afSfwa  «  oooiraîreniettt 
è  M.  dafiivigny,  qttm  les  hiflkiitloM  rotiainM,  la  micii<D^e,iie  iaîttant 
meane  Iraea  dam  les  villaa  de  la  Lombardle  aprèa  la  destnletioa  de  Milaa 
par  les  Goths,  et  il  croit  trouver  la  cause  de  ce  fait  dans  rimpîtoyable 
rigoeBr  des  ravagea,  le  refouleméiit  des  grandes  familles  vera  Tltalie  infé- 
rièort,  la  domination  absolue  des  Loaibards«  et  les  persécutions  it)dîvi«> 
duelles.  La  conquête  brise  d'Un  seul  coup  tout  le  passé  des  valneus.  Ëileim^ 
foae  aux  demiàrts  classes  Fesdavagei  à  la  classe  moyeane ,  une  liberté  dure 
«I  pajpée  de  la  rederanee  iiodale;  à  tous ,  la  dépendance  ïmokéàitâ»  des  cbeft 
barbares.  Les  Franes  ne  changent  rien  à  cette  triste  condition  \  ils  constituent 
aaaiealent  sur  des  baaes  plus  vastes  la  féodalité.  Des  rapports  plus  dlreeUi 
plus  voisiiSt  s'élftbiisseBl  alors  entre  le  seigneur  ei  lee  vassaux,  serA  et 
eeaaiars,  L^égliai  ^  dont  la  puissanee  et  la  rîehesaa  se  sont  rapidimeot  aeevuea 
aptèa  la  deatruetion  de  l'arianisme,  Téglise  demande  et  ektiant  des  geran* 
tiea.  De  là  VimmmniH  $9elHkk$Hqut.  Sous  la  proteelionde  l'avoué  «  Véviqv^ 
nmmnft  de  l'autel,  s'afiranehit  du  seigneur;  le  serf,  l'honime  du  travail  et 
de  la  tanw ,  a'^brite  pràa  de  l'évéque.  De  là  aussi ,  dans  le  ajistèine  de  M,  Léo , 
forions ,  éloignée  sans  doute ,  mais  déjà  bien  distincte ,  de  la  commune  lonif 
hario)  aar,  aelen  lut  ^  le  serf  demandera  bientdtà  Téglise  mâme,  el  obtiendra 
d'elle,  par  rargept,  lesarfues,  ou  la  transaction  libre,  ce  qu'elle  avait  d'aboni, 
pour  elle  sfule ,  obtenu  de  la  noblesse  conquérante.  Ces  premières  et  ûnimisr 
santés  garanties  aopt bien  loin toutcANS df  ooiMitituef  pour lluinuiie ou  1  élet 
le  droit  et  la  liberté.  L'hialoire  de  la  Loiubardie  ne  préMnte,  pendai^t  la  dq- 
ndnation  des  Ffwes,  qu'une  suite  Bf  n  interrompue  de  oritnea  et  de  dé^er^ 
dras:  Mail  eea  malbenr»  sanafin  ne  rendent  que.plusui^enteneore k  beioin 
dNui  eonlMt  foM  et  dwndile  entre  eehit  qui  soUffVe  et  celui  qui  oppnme,  I4s 
vHlee  puisent  chaque  jouf  dana  leur  miaère  n^  me  un  nouvel  instinct  à'afSffo^ 
oii&seiheiit)  hientét,  graoeàl^terrenUon  de  FempereurOthonyetàqtieè- 
qvss  «mées  de  pahi  ^  toutes  Isa  foMsa  latentes  eu  droit  eonmipoal  se  déve» 
lôppent  e|  gmodHaeen^,  el  lee  dtéstanbardea  pe  trouvisnt  rapideroeni  élevées 
à  cette  haute  puissance  contre  laquelle  viendront  échouer  plm  Vutl  lee  a»- 
mées  impériales. 

Dsni  eette  partie  de  aon  Ihrra ,  M»  liso  tend  à  prouver  que  Parnvéa  dl  Tem- 
jpeteur  Qihon  ouvrk  une  ère  nouvelle  aux  commupee  de  ritalle  aupérietii!e« 
«I  que  raffranebiaaemeBt  munlctpal  ne  fut ,  en  quelque  sorte,  que  ta  rigou* 
fouse  axtsBBionde  ^immunité  ecelésiastique.  M*  Leu  invoque,  tk  Teppui da 
ses  assertions,  l'histoire  détaillée  dellilan,laplua  ia^portaote  d<^a  viUea  lomr 
bardes  ;  il  essaie  de  montrer  ses  archevêques  toujours  mêlés  aux  luttes  popu* 
laires  et  rangés  du  côté  du  peuple,  et  il  affirme  que  le^  intérêts  de  l'église  se 
liaient  d'une  manière  intime  aux  intérêts  des  communes,  et  que  raccroisse* 
ment  de  sa  puissance  temporelle  a  toujours  servi  au  développement  de  leurs 
libertés. 

Lorsque  arriva  enfin  le  mouvement  d'indépendance  absolue,  les  6ons 
hommes»  les  éfftsOint»  bonihomines,  scahini,  qui  rendaient  primitivement 
la  justice  au  nom  et  sous  la  pleine  autorité  du  seigneur  ou  de  l'avoué  ecclé- 


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502  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

siastique ,  furent  élus  directemeat  par  le  peuple.  En  changeant  de  condi- 
tion, ils  changèrent  aussi  des  noms  qui  rappelaient  les  temps  de  servitude , 
et,  fiers  d'un  pouvoir  récemment  conquis,  ils  essajrèrent  d'appuyer  leur  au- 
torité de  fraîche  date  sur  les  souvenh^  glorieux  du  passé.  Ils  prirent  le  titre 
de  consuls.  Mais  ces  consuls  du  xii*  siècle  n'étaient  autres  que  les  juges, 
les  échevins ,  constitués  par  la  conquête  et  l'organisation  féodale.  Leur  nom- 
bre reste  le  même  ;  ils  résident  aux  mêmes  lieux ,  et  leurs  noms  se  mêlent 
et  se  confondent  eniBore. 

Ainsi  dans  cette  histoire  des  cités  lombardes  se  trouvent  contredits  denx 
grands  systèmes  historiques,  Tun  qui  appartient  à  M.  de  Savigny  et  tend  à 
établir  pour  l'ItaHe  entière  la  permanence  de  la  curie  romaine  à  travers  les 
invasions  barbares  ;  l'autre ,  qui  n'admet  la  commune  que  comme  une  tradi- 
tion exclusive  et  longuement  continuée  de  la  garantie  dea  Germains.  M.  Léo 
reconnaît ,  il  est  vrai ,  le  caractère  féodal  et  germanique  de  Timmunité, 
mais  il  n'y  rattache  la  commune  organisée  et  complète  que  par  des  élémens 
éloignés.  Les  hommes  et  les  choses  de  l'immunité  ayant  été  placés  dès 
l'abord  sous  la  discrétion  et  la  conduite  de  l'église,  c'est  donc  dans  l'église 
seule  quil  faut  chercher,  d'après  ce  système,  les  causes  du  développement, 
de  la  puissance,  de  la  constitution  définitive  de  la  comnrane. 

Bien  que  le  système  de  M.  Léo  soit  plus  que  contestable^  bien  que  la 
science  positive  des  textes  fiisse  tomber  un  grand  nombre  de  ses  assertions, 
il  convient  de  reconnaître  en  ce  livre  de  remarquables  qualités  d'intelllgenee 
et  d'exposition.  Les  opinions  hasardées  que  M.  Léo  a  émises  sur  l'influence 
bienfaisante  de  l'église  dans  le  mouvenoent  communal,  appellent  un  sérère 
examen.  Elles  ne  paraissent  pas  être  seulement  chez  lui  la  conséquence  d'un 
catholicisme  prévenu ,  et  l'auteur  prend  volontiers  parti  pour  les  hérétiques; 
à  cette  phrase ,  par  exemple  :  «  Dieu  l'aida  parce  qu'il  s'était  aidé  lui-même,  • 
on  pourrait  juger  avec  raison  qn^l  est  plus  près  du  scepticisme  que  de  la  foi. 
Mais  il  est  bien  loin  d'avoir  gai*dé,  en  toute  chose,  cette  indépendante  liberté 
de  jugement  qui  échappe  à  la  haine  comme  aux  affections.  M.  Léo  est  Alle- 
mand ,  et ,  par  patriotisme  sans  doute,  il  prête  aux  Germains  des  instincts 
civilisateurs.  C'est  là,  selon  nous,  une  erreur  grave,  et  bien  que  M.  Léo 
paisse  invoquer  d'importantes  aulorltés,  nous  n'hésitons  pas  à  dire  que 
l'Italie  n'a  reçu ,  à  toutes  les  époques ,  des  invasions  germaniques  que  la  mi- 
sère et  l'oppression. 

— La  librairie  est  toujours  dans  le  même  état  de  langueur;  elle  n'a  pubfié, 
en  nouveautés  littéraires,  cette  quinzaine,  qu'un  seul  ouvrage  qui  mérite 
d'être  remarqué.  Cest  Valdepeiras  (1),  par  M**Ch.  Reybaud.  Ce  livre  se 
compose  d'une  série  de  petits  romans  liés  entre  eux ,  pleins  d'intérêt  et  de 
charmantes  qualités;  nous  en  reparlerons. 

(1)  2  vol.  în-S»,  chez  Diimont ,  au  Palais-Royal. 


V     DE  MaBS. 


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LOPE  DE  VÉGA. 


Parmi  les  nombreuses  vallées  qui  sillonnent  les  revers  septentrlo- 
naox  des  montagnes  des  Âsturies,  celle  de  Carriedo  est  une  des  plus 
connues.  Outre  sa  petite  capitale ,  située  à  quatre  lieues  au  sud  de 
Santander,  et  dont  elle  a  pris  son  nom  de  Carriedo,  on  y  compte 
une  douzaine  de  bourgades  ou  de  villages,  la  plupart  agréablement 
situés ,  les  uns  sur  les  bords  du  Pisuena ,  les  autres  sur  des  éminences 
ou  dans  des  réduits  pittoresques.  Entre  tous  ces  villages,  celui  de  la 
Véga  mérite  d'être  signalé  à  l'historien  ;  c'est  l'ancien  Solar,  ou , 
comme  nous  dirions,  l'ancien  fief  des  ancêtres  de  Lope  de  Véga.  Au 
plus  haut  point  de  sa  gloire  et  de  sa  renommée ,  Lope  aimait  à  rap- 
peler cette  origine  montagnarde,  et  à  rapprocher  ainsi  le  berceau 
de  sa  famille  de  celui  de  l'Espagne  moderne.  Il  a  introduit  dans 
ses  drames  divers  personnages  qui,  obligés  de  déclarer  le  nom  de 
leur  pays ,  se  disent  Âsturiens  du  val  de  Carriedo^  sans  que  l'on  puisse 

(1)  Cette  biographie  a  été  composée  pour  servir  d'introduction  à  un  cours  professé 
ceUe  année  à  la  Sorhonne,  par  M.  Fauriel,  sur  le  thé&tre  de  Lope  de  Véga.  Elle 
fiaratt  ici  telle  qu'elle  a  été  lue ,  sans  autre  changement  que  des  corrections  de  dé- 
tail y  mais  détachée  des  considérations  préliminaires  où  l'auteur  a  jugé  à  propos 
d^CDtrer  pour  établir  le  caractère  vraiment  historique  de  quelques  ouvrages  de  Lope 
dont  il  a  fait  beaucoup  d'usage,  et  particulièrement  du  fameux  drame  en  prose  inti- 
tulé Dorothée,  Cette  discussion  n'aurait  guère  pu  intéresser  que  les  personnes 
déjà  versées  dans  la  connaissance  de  la  littérature  espagnole,  et  nous  l'avons  omise. 
Quant  aux  divers  aperçus  sur  le  théâtre  de]Lope  de  Véga,  auxquels  cette  notice 
biographique  a  servi  d'introduction ,  nous  espérons  pouvoir  en  présenter  un  résumé 
en  trois  ou  quatre  articles,  qui  seront  le  complément  de  celui-ci. 

TOME  XIX.  —  1"  SEPTEMBRE  1839.  89 


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591  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

lai  supposer  d'autre  motif,  pour  une  fiction  de  si  peu  d*importance, 
que  le  plaisir  de  rappeler  le  nom  de  sa  vallée  natale. 

Ce  fut  le  père  de  notre  poète,  Félix  de  Véga,  qui,  las  de  vivre 
pauvre  et  obscur  dans  ses  montagnes,  ou  peut-être  entraîné  par 
Tamour,  abandonna  son  solar  de  la  Véga  pour  se  transporter,  avec 
sa  famille ,  à  Madrid.  On  raconte  que  Félix ,  ayant  eu  occasion  de 
voir,  dans^les  Âsturieft,  une  dame  de  Madrid,  s%b  éprit  vivement,  et 
la  suivit  quand  elle  retburna  en  CasfSlle.  Mais  îl  ét&it  ponr  lors  déjà 
marié;  et  son  épouse,  dofia  Francisca  Fernandez,  noble  et  fière  As- 
turienne,  n*était  pas  femme  à  se  laisser  ravir  son  bien  sans  le  dis- 
puter. Elle  se  mit  en  toute  h&te  à  la  poursuite  du  fugitif,  le  rejoignit 
à  Madrid,  et  l'eut  bientôt  reconquis  sur  sa  rivale.  Dans  les  vues  delà 
destinée ,  cette  réconciliation  était  un  événement  :  la  naissance  de 
Félix  Lope  de  Véga  Carpio  en  fut  le  fruit. 

Il  naquit  le  25  novembre  1562,  à  Madrid,  près  de  la  porte  de  Gua- 
dalajara ,  dans  une  maison  qui  fut  long-temps  signalée  à  la  curiosité 
des  étrangers.  Il  fit  ses  premières  études  dans  sa  ville  natale.  On  ra- 
conte du  développement  précoce  de  son  intelligence  des  choses  qoi 
tiendraient  du  prodige,  si  elles  avaient  été  bien  observées  et  itappoc- 
tées  exactement.  A  en  croire  ce  qu'en  dit  Montalvan,  l'un  des  mieox 
informés  de  ses  admirateurs  et  de  ses  ami^,  la  faeulté  de  réfléchir 
aurait  devancé  en  Lope  celle  de  parler,  et  il  n'aurait  pu  répéter  ses 
leçons  qu'à  l'aide  de  gestes  et  de  signes.  Dès  Tàge  de  cinq  ans,  il 
aurait  parfaitement  entendu ,  non  seulement  l'espagnol ,  mais  le  latio^ 
et  il  aurait  montré  un  goût  passionné  pour  les  vers.  Il  en  aurait  fait 
long-temps  avant  d'être  capable  de  les  écrire ,  obligé ,  pour  en  avoir 
des  copies,  de  les  dicter  à  des  camarades  plus  âgés  que  lui,  auxqoeb 
il  aurait  abandonné,  pour  prix  de  leur  peine,  une  partie  de  ses  dé- 
jeuners. Lope  lui-même  semble,  du  moins  en  ce  qui  concerne  le  goût 
des  vers  et  la  précocité  de.  son  talent  poétique,  confirmer  ces  témoi- 
gnages de  Montalvan  :  il  dit  quelque  part  que,  sachant  à  peine  parler, 
ih  écrivait,  sous  la  dicbée  des  Muses,  des  vers  qu'il  compare  aux  pre- 
miers piaulemens  de  Toiseau  dans  son  nid. 

Mais  si  l'on  rapproche  ces  prodiges  supposés  des  études  enfantines 
de  Lope  et  les  résultats  connus  de  ses  études  universitaires,  on  ne 
trouve,,  dans  ceuxHÛ ,  rien  d'extraordinaire,  rien  qui  confirme  lespre- 
mien».  Ce  que  Lope  apprit  à  l'université  d'Alcala  de  Henarès,  où  il  M 
envoyé  h  Tflge  de  dix  ans,  il  nous  le  dit  lui-4iiéme.  Il  j  apprit  le  latio 
à  fond  ;  mais  fl  n'all&  guère  au-delà  des  élémens  du  grec.  Quant  aux 
idiomes  modernes,  il  avait  fait  une  étude  approfondie  de  l'italien  et 


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LOPE  DE  YEGA. 

entendait  passablement  le  français.  Il  ne  dit  rien  do  portugais;  mais, 
à  l'époqne  dont  il  s*agit ,  tout  Castillan  lettré  savait  cet  idiome  conune 
le  sien  propre ,  et  Lope  ne  fit  pas  exception. 

Ces  études  qui,  comme  on  voit,  étaient  encore  assez  loin  d*ètre 
complètes,  furent  brusquement  interrompues  parla  mort  presque 
simultanée  de  son  père  et  de  sa  mère.  L'héritage  paternel  ne  l'aurait 
point  rendu  riche,  mais  il  aurait  pu  suffire  aux  besoins  les  plus  urgens 
de  sa  situation  :  Lope  en  fut  dépouillé  par  on  ne  sait  quel  personnage 
qui ,  on  ne  sait  pas  davantage  à  quel  titre ,  en  enleva  ce  qu'il  put ,  et 
l'emporta  en  Amérique.  Lope  de  Yéga  resta  de  la  sorte  à  l'&ge  de 
treize  ou  quatorze  ans,  sans  conseil,  sans  appui  et  sans  moyens  de 
continuer  ses  études.  11  avait  bien  un  frère  et  une  sœur,  l'un  et  l'autre 
un  peu  plus  &gés  que  lui ,  mais  dont  aucun  ne  pouvait  l'aider.  Sa 
sœur  n'était  encore  qu'une  jeune  fille  non  établie ,  et  qui  avait  elle- 
même  grand  besoin  de  protection;  quant  à  son  frère,  il  servait  pro- 
bablement dès-lors  dans  les  milices  espagnoles,  et  courait  le  monde 
avec  elles ,  de  sorte  que  Lope  n'en  obtint  pas  même  l'unique  secours 
qu'il  en  pût  naturellement  espérer,  quelques  bons  avis  et  quelques 
tendres  paroles.  Ce  ne  fut,  selon  toute  apparence,  que  des  parens 
éloignés  qu'il  se  trouvait  avoir  à  Madrid,  qu'il  reçut  des  marques  d'in- 
térêt ou  des  encouragemens,  désormais  si  nécessaires  pour  lui. 

Charmé  d'abord  de  l'indépendance  que  lui  assurait  la  mort  de  ses 
parens,  Lope  se  pressa  d'en  jouir,  et  le  premier  usage  qu'il  en  fit, 
est  un  trait  de  caractère  à  noter  dans  sa  vie,  un  trait  qui  annonçait 
bien  l'empire  que  son  imagination  allait  exercer  sur  toutes  ses  déter- 
minations. Pris  soudainement  de  la  curiosité  de  connaître  et  de  voir 
le  monde,  il  résolut  de  le  parcourir «n  long  et  en  large,  sans  s'in- 
quiéter beaucoup  du  point  où  il  s'arrêterait.  Il  lui  fallait  un  compa- 
gnon pour  un  si  grand  voyage;  il  eut  bientôt  gagné  à  son  projet  un  de 
ses  camarades  d'université,  un  certain  Hernando  Mufloz,  dont  il  pa- 
raît que  l'imagination  sympathisait  beaucoup  avec  la  sienne. 

Après  s'être  bien  concertés  et  bien  entendus,  les  deux  jeunes  voya- 
geurs ramassèrent  à  la  hâte  tout  l'or,  tout  l'argent,  tous  les  objets 
précieux  dont  ils  pouvaient  disposer  pour  la  dépense  commune;  cela 
fait ,  ils  partirent  gaiement  à  pied  et  sans  autres  augures  que  le  désir 
de  se  voir  bien  loin  de  Madrid.  Arrivés  à  Ségovie,  ils  y  firent  halte; 
puis,  ayant  acheté  un  bon  roussin  pour  les  porter  eux  cft  leur  bagage, 
ils  poursuivirent  leur  route  par  Lavafteza,  et  poussèrent  jusqu'à 
Astorga.  Là  ils  firent  halte  de  nouveau  et  purent  se  communiquer  à 
loisir  les  réflexions  et  les  découvertes  que  chacun  d'eux  venait  de 


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596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire  durant  le  trajet.  Ces  réflexions  et  ces  découvertes  étaient  graves. 
Ils  s'étaient  aperçus  que  leur  trésor  s'épuisait  plus  rapidement  qu'ils 
n'avaient  compté,  et  que  le  monde  devait  être  beaucoup  plus  vaste 
qu'ils  ne  l'avaient  soupçonné.  Us  avaient  appris  que,  s'il  y  avait  da 
plaisir  à  traverser  les  montagnes,  les  vallées  et  les  fleuves,  à  voir 
tous  les  jours  des  lieux  et  des  objets  nouveaux,  ce  plaisir  se  faisait 
acheter  par  de  rudes  fatigues.  Le  désir  de  Tinconnu,  du  lointain, les 
séductions  de  la  curiosité  avaient  perdu  pour  eux  beaucoup  de  leur 
charme;  ils  avaient  fait  place  aux  souvenirs  et  aux  regrets  des  dou- 
ceurs domestiques.  A  la  suite  de  ces  tristes  découvertes,  les  deui 
jeunes  voyageurs  sentirent  qu'ils  feraient  sagement  de  terminer  leur 
tour  du  monde  à  Astorga,  de  regagner  Madrid  au  plus  vite;  et  les 
voilà  déjà  en  marche  pour  y  retourner. 

Ayant  atteint  Ségovie ,  il  leur  fallut  s'y  arrêter  quelques  heures  : 
ils  avaient  besoin  d'échanger  pour  de  l'argent ,  l'un  quelques  dou- 
blons, l'autre  une  chaîne  en  or;  mais  l'opération  tourna  désagréable- 
ment pour  eux.  L'orfèvre  auquel  Ils  s'adressèrent,  honnête  chrétien 
sans  doute ,  était  à  coup  sûr  mauvais  physionomiste  ;  soupçonnaot 
Lope  et  son  compagnon  d'avoir  volé  la  chaîne  et  les  doublons  qu'ils 
voulaient  échanger,  il  n'eut  point  la  conscience  en  repos  qu'il  ne  les 
eût  dénoncés  à  la  justice,  et  bientêt  tous  les  deux  se  virent  au  pou- 
voir d'un  magistrat.  Heureusement  pour  eux ,  ce  magistrat  se  trouva 
être  un  honmie  de  sens  qui ,  comprenant  bien  vite  de  quoi  il  s'agis- 
sait ,  les  renvoya  tout  de  suite  et  à  peu  de  frais  à  leurs  parens  à  Ha- 
drid.  Montalvan ,  qui  nous  a  conservé  ce  trait ,  termine  le  récit  par  des 
réflexions  qui  font  peu  d'honneur  à  la  justice  espagnole  de  son  temps. 
«  Aujourd'hui ,  dit-il,  tout  un  patrimoine  aurait  passé  au  salaire  des 
huit  jours  de  vacation  que  cette  affaire  prit  à  la  justice  d'alors.  » 

Retombé  dans  Madrid  plus  pauvre  encore  qu'il  n'en  était  sorti 
pour  faire  le  tour  du  monde,  Lope  de  Véga  sentit  probablement,  et 
pour  la  première  fois  de  sa  vie,  la  détresse  de  sa  situation.  11  vit  qu'il 
ne  s'agissait,  pour  lui,  de  rien  moins  que  de  mourir  de  faim,  onde 
se  tirer  d'embarras  par  une  résolution  énergique.  A  peine  âgé  de  quinze 
ans,  ses  forces  physiques  ne  pouvaient  être  encore  bien  développées; . 
il  n'en  prit  pas  moins  le  parti  de  se  faire  soldat ,  et  se  mit  en  route 
pour  le  Portugal ,  alors  occupé  par  les  troupes  de  Philippe  IL  Mais 
cet  essai  de  la  vie  militaire  ne  lui  plut  sans  doute  que  fort  peu ,  pnis^ 
qu'au  bout  d'une  campagne  il  quitta  l'armée  pour  tenter  une  autre 
carrière. 

Ce  fut  alors  et  successivement  qu'il  entra  comme  secrétaire  au 


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LOPB  DE  YÉGA.  597 

service  de  divers  grands  seigneurs  de  la  cour  de  Madrid.  Le  premier 
de  ces  personnages  près  duquel  11  remplit  cet  office  fut  Geronimo  Man- 
rique  de  Lara,  évèque  d'Avila,  douzième  inquisiteur-général  et  légat 
du  pape  Pie  Y  sur  la  flotte  qui  gagna  la  bataille  de  Lépante.  Cétait,  à 
ce  qu*il  parait ,  un  excellent  homme,  qui  ne  manquait  ni  de  lumières, 
ni  de  goût ,  et  qui ,  ayant  peut-être  quelque  pressentiment  du  génie 
de  Lope,  lui  fit  reprendre  ses  études  universitaires.  Aussi  Lope  de 
Véga  ne  prononce-t-il  ce  nom  de  Manrique  qu'avec  la  plus  tendre 
vénération,  et  comme  celui  d*un  père  aux  bienfaits  duquel  il  doit  Tin- 
dispensable  complément  de  son  éducation,  a  Je  fus,  dit-il  dans  la  dé- 
dicace d*une  de  ses  belles  pièces,  élevé  au  service  de  l'illustre  seigneur 
dom  Geronimo  de  Lara ,  évëque  d'Avila  ;  et  ce  nom  héroïque  de  Lara 
ne  me  revient  jamais  à  la  pensée,  que  je  ne  lui  attribue  irrésistible- 
ment mes  études  et  mes  débuts  dans  les  lettres.  » 

Les  plus  anciens  des  ouvrages  qui  nous  restent  de  Lope,  et  les 
seuls  de  ses  premiers  essais  auxquels  on  puisse  attacher  une  date  à 
peu  près  certaine,  sont  ceux  qu'il  composa  chez  don  Geronimo 
Manrique,  étant  son  secrétaire,  et,  sans  doute,  à  sa  recommanda- 
tion ou  dans  la  vue  de  lui  plaire.  Ce  furent,  au  dire  de  Montalvan , 
plusieurs  églogues  et  la  comédie  pastorale  de  Jacinla,  dont,  ajoute, 
le  même  Montalvan ,  le  prélat  fut  charmé.  On  ne  saurait  dire  de 
quelles  églogues  il  s'agit;  ce  sont  probablement  des  pièces  aujour- 
d'hui perdues,  en  supposant  qu'elles  aient  jamais  existé.  Quant  à  la 
pastorale  de  Jacinta ,  c'est  un  des  cinq  à  six  cents  drames  qui  nous 
restent  de  Lope,  et  l'un  des  plus  mauvais,  curieux  néanmoins  comme 
le  plus  ancien  de  tous,  ayant  dû  être  composé  vers  1578,  époque  où 
Fauteur  n'avait  que  seize  ans. 

On  ne  sait  pas  combien  de  temps  Lope  resta  au  service  de  l'évê- 
que  d'Avila;  selon  toute  apparence,  il  n'y  resta  guère  au-delà  de 
l'année  1578  :  on  se  demande  involontairement  pourquoi  il  quitta  si 
vite  un  patron  dont  il  avait  tant  à  se  louer.  11  suffit  peut-être,  pour 
répondre  à  cette  question ,  d'observer  que  le  moment  où  Lope  dut 
renoncer  au  service  du  bon  évêque,  touche  immédiatement  aux  jours 
les  plus  orageux  de  sa  jeunesse ,  à  ceux  où  son  cœur,  s'ouvrant  aux 
premières  impressions  de  l'amour,  en  éprouva  toutes  les  amertumes 
et  tous  les  ravissemens,  tout  l'orgueil  et  toutes  les  humiliations.  On 
aura  peut-être  quelque  peine  à  concevoir  des  passions  si  exaltées  et 
si  capricieuses  dans  un  jeune  homme  de  dix-sept  ans;  mais  ce  jeune 
homme  était  Lope  de  Véga ,  un  être  en  qui  tout  était  précoce,  l'amour 
comme  l'imagination  et  le  génie.  Et  puis  la  licencieuse  galanterie  qui 


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598  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

régimit  alors  dans  la  haute  société  d*Espagne,  surtout  dans  les  en- 
tourages de  la  cour,  avait  passé  dans  les  mœurs  générales ,  et  en  for- 
mait Tun  des  traits  les  plus  caractéristiques.  C'est  dans  un  de  ses 
ouvrages  en  prose  les  plus  intéressans  et  les  plus  singuliers,  dans 
son  roman  dramatique  de  Dorofhea,  que  Lope  a  révélé  avec  une  in- 
crojable  franchise,  ei  sans  autre  déguisement  que  celui  des  noms 
propres,  les  aventures  amoureuses  de  sa  jeunesse.  Convaincu,  comme 
je  le  suis,  de  la  sincérité  de  son  récit,  j'en  rapporterai  aussi  fidèle- 
ment que  possible  les  incidens  principaux . 

Lope  connaissait  à  Madrid  une  dame  qu'il  qualifie  de  parente  et  de 
bienfaitrice ,  et  chez  laquelle  il  avait,  è  ce  qu'il  semble,  trouvé  des 
consolations  ou  des  secours ,  immédiatement  après  la  mort  de  son 
père.  11  continua  depuis  à  voir  cette  dame;  peut-^tre  même  passa-t-9 
quelque  temps  chez  die.  Ici  c'est  Lope  lui-même  qui  va  parler  pour 
aon  compte,  je  me  borne  à  le  traduire  :  a  Ma  parente,  dit-il,  avait 
me  611e  de  quinze  ans,  et  une  nièce  nommée  Marfise,  qui  en  avait 
près  de  dix-sept ,  ce  qui  était  aussi  mon  Age.  J'aurais  pu  épouser 
î'^ne  on  l'autre  :  mon  mauvais  sort  ne  le  vovhit  pas.  L'amoar  du 
f4a)sir  et  Teisiveté ,  ces  deux  fléaux  de  toiile  vertu ,  cette  douMe  nuit 
de  l'entendement,  m'eurent  bientôt  distrait  de  mes  études;  mais 
ce  qui  acheva  de  m'en  écarter,  ce  fut  Tamour  qui  s'établit  entre 
Marfise  et  moi ,  et  qui ,  connne  il  arrive  d'owBnaire ,  s'accrut  rapide- 
ment par  l'habitude  de  nous  voir.  Grâce  à  ma  discrétion  et  à  ma 
courtoisie ,  notre  passion  ne  fit  point  d'éclat  ;  mais  le  cours  en  fat 
bientôt  interrompu.  Marfise  fut  mariée  contre  son  gré  à  un  homme 
de  loi  fort  riche,  mais  beaucoup  plus  avancé  en  ftge  qu'en  savoir.  Le 
jour  où  la  pauvre  enfant  alla  habiter  aveclui ,  f  éprouvai  longuement 
ses  douces  lèvres,  afin  que  le  poison  dont  elles  étaient  imprégnées 
ne  tuât  pas  le  vieil  époux  qu'elle  abhorrait.  Nous  plearAmes  long- 
temps tous  les  deux  derrière  une  porte,  entremêlant  les  larmes  aux 
paroles,  tellement  que  quelqu'un  qui  nous  aurait  regardés,  n'eAt 
pas  facilement  distingué  les  unes  des  autres.  » 

Si  le  mariage  avait  été  un  supplice  pour  Marfise,  du  moins  le  sup- 
plice fut  court.  Son  noir  époux  mourut  ^r  le  champ  de  baiailki 
cemme  dit  Lope,  et  la  jeune  veuve  revint  joyeuse  chez  sa  tante, 
pressée  de  renouer  le  cours  interrompu  de  ses  amours  avec  Lope. 
Mais  elle  retrouva  Lope  bien  différent  de  ce  qu'elle  Pavait  laissé.  Le 
jour  même  où  elle  était  entrée  dans  la  maison  de  son  mari,  Lope 
avait  été  présenté  à  une  autre  dame  du  nom  de  Dorothée.  Doro- 
thée était  une  jeune  personne  de  quinze  ans  au  plus,  et  pourtant  déjà 


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LOPB  DB  VÉGA..  500 

mariée;  mais  son  mari  était  en  Amérique  «,  et  personne  ne  rattendait 
plus  :  la  nouvelle  de  sa  moct  était  l'unique  bien  que  Ton  désirût  de 
lui.  Dans  l'espoir  de  cette  noujtrellet  Dorothée  vivait  avec  sa  vieille 
mère  et  une  plus  vieille  tante,  qui  ne  lui  ressemblaient  en  rien. 
C'étaient  deux  conunères  d'une  morale  très  équivoque,  triviales  en 
tpute  chose,  et  qui ,  en  attendant  que  Dorothée  fût  légalement  veuve, 
voyaient  volontiers  les  galans^  auprès  d'elle,  pourvu  qu'ils  fusseni;  li-» 
cbes  et  libéraux. 

Voici  maintenant  en  quels  termes  Lope  de  Véga  parle  de  Doro- 
thée et  décrit  sa  première  entrevue  &vec  eUe.  Il  Taui  seulement  con- 
sidérer qu'en  ce  moment  il  était  brouillé  avec  son  amante,  et  avait 
déjà  beaucoup  souffert  pour  elle.  «  Le  jour  même  du  mariage  de 
Marfise,  ditril ,  un  de  mes  amis  les  plus  intimes  m'avait  apporté  un 
message  de  la  part  d'une  dame  de  cette  ville  que  je  ne  puis  nonuner 
sans  me  sentir  aussitôt  inondé  d'une  sueur  de  glace  et  de  sang.  Ce 
n'est  pas  que  les  noms  lui  manquent  :  elle  se  nomme  lionne,  tigresse, 
aspic,  syrène,  Circé,  Médée,  peioe,  gloire,  ciel,  enfer,  et,  pour  finir 
par  le  nom  qui  renferme  tons  les  autres ,  DOROTHÉE.  L'ami  qui 
m'invita  de  sa  part  m'annonça  qu'elle  m'avait  déjà  vu  une  fois  avec 
lui  y.  dans  je  ne  sais  quelle  société ,  et  que  je  lui  avais  plu.  Était-<è 
par  mon  esprit?  était-ce  par  ma  personne?  ou  par  tout  cela  à  la  fois? 
Je  l'ignore.  Mais  toujours  est-41  que  c'est  de  cette  haute  faveur  que 
je  suis  tombé  dans  des  misères  plus  nombreuses  que  les  étoiles. 

a  Je  me  rendis  à  son  invitation  le  jour  même  où  je  l'avais  reçue. 
Je  me  mis  aussi  galamment  que  possible,  sans  rien  oublier  de  ce  que 
commande  la  prétention  de  plaire^  et  j'arrivai  ajusté,  parfumé,  sur 
mes  gardes,  et  soignant  avec  scriq^ule  tout  mon  maintien.  Au  pre- 
mier regard  que  je  jetai  sur  Dorothée ,  il  me  sembla  que  la  nature 
avait  dû  distiller^  mêler,  confondre  les  fleurs ,  les  perles  et  les  rubis, 
pour  en  composer,^  dirai-je  ce  charme  ou  ce  poison  dont  je  me  sentis 
à  l'instant  enivré.  Pour  ce  qui  a»t  de  l'extérieur,  que  dire  de  sa  taille, 
de  sa  vivacité,  de  son  élégance,  du  son  de  sa  voix ,  de  son  chant,  de 
sa  danse?  J'ai  perdu  des  milliers  de  vers  è  essayer  de  faire  com- 
prendre tout  cela.  Et  notez  qu'avec  tant  de  grâces  elle  était  si  affcc^ 
tionnée  à  tout  genre  de  talent  et  de  savoir,  qu'elle  me  permit  tou-> 
jours  de  la  quitter  pour  aUer  prendre  des  leçons. 

a  Quelle  étoile  propice  aux  amans  dominait  dans  le  ciel  lors  do 
notre  première  entrevue?  Je  ne  le  sai&  pas.  Mais  à  peine  nous  fûmes- 
nous  parlé  que  chacun  de  nous  se  sentit  tout  entier  à  l'autre. 

a  Cependant,  continue  Lope,  un  grand  seigneur  étranger,  profi- 


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600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  de  son  mieux  de  Tabsence  da  mari ,  aspirait  ouvertement  à  la 
conquête  de  Dorothée,  qui  lui  permettait  de  rêver  un  avenir  tou- 
jours habilement  ajourné,  et  qui  savait  entretenir  Tardeur  de  ses  dé- 
sirs par  de  minces  faveurs.  J*eus  avec  cet  incommode  personnage 
mainte  r&cheuse  aventure,  sans  qu'il  y  eût  de  ma  part  arrogance  on 
vanité  :  je  savais  trop  bien  que  l'homme  fier,  mais  pauvre  et  sans  cré- 
dit, qui  ose  braver  un  grand  seigneur,  finit  tôt  ou  tard  par  succom- 
ber. J'aurais  donc  péri  dans  ma  lutte  contre  le  noble  prétendant  de 
Dorothée,  d'autant  plus  sûrement  que,  ne  le  craignant  pas,  je  ne  son- 
geais guère  à  l'éviter,  si  le  roi  ne  m'eût  délivré  de  lui.  II  fut  envoyé 
je  ne  sais  où,  à  je  ne  sais  quel  magnifique  poste,  et  je  restai  de  la 
sorte  paisible  possesseur  d'un  trésor  pour  lequel  j'aurais  dédaigné 
tous  ceux  de  Crésus.  d 

Là  finit  la  partie  heureuse  et  triomphante  des  amours  de  Lope  de 
Véga  et  de  Dorothée;  la  suite  n'est  plus  que  douleur  et  misère,  que 
mécompte  et  désespoir.  C'est  dans  cette  dernière  partie  que  Lope  va 
nous  faire,  avec  une  franchise  difficile  à  qualifier,  des  aveux  qne 
personne  ne  lui  demandait  de  son  temps,  et  qui  ne  peuvent  aujour- 
d'hui qu'exciter  notre  surprise  et  nos  regrets. 

Il  y  avait,  dans  la  situation  respective  des  deux  amans,  quelque 
chose  de  fâcheux ,  qui  ne  pouvait  guère  manquer  de  les  séparer  un 
jour.  Dorothée  n'était  pas  riche,  et  Lope  était  pauvre.  C'était  un 
point  sur  lequel  il  ne  pouvait  se  dispenser  de  faire  des  réflexions  qui 
l'attristaient  prorondément.  Dorothée  y  voulut  mettre  un  terme  : 
prenant  un  jour  tout  ce  qu'elle  avait  d'argenterie  et  de  bijoux, 
elle  en  remplit  deux  cassettes  qu'elle  envoya  à  son  ami.  Cela  suffit 
pour  quelque  temps;  mais,  ce  premier  sacrifice  fait,  les  occasions 
d'en  faire  de  nouveaux,  de  plus  en  plus  pénibles,  se  multiplièrent 
rapidement  pour  Dorothée.  Elle  en  vint  au  point  de  ne  pouvoir 
subvenir  à  ses  besoins  les  plus  urgens  que  par  des  travaux  qu'il  lui 
fallut  apprendre.  Elle  était  à  peine  vêtue,  elle,  à  qui  la  parure  allait 
si  bien ,  et  qui ,  pour  l'amour  de  Lope ,  aimait  tant  à  être  trouvée 
belle.  Toute  cette  misère  coûtait  peu  au  cœur  héroïque  de  Doro- 
thée; mais  elle  rejaillissait  sur  sa  mère,  qui  la  prenait  tout  autrement. 
La  vieille  femme  maudissait,  comme  une  extravagance  criminelle, 
la  passion  de  sa  fille  pour  un  jeune  homme  qui  acceptait  lâchement 
d'elle  des  sacrifices  dont  il  n'était  pas  digne.  Honteux  de  ces  sacri- 
fices, Lope  pleurait  et  se  désolait;  mais  il  ne  faisait  rien'  pour  les 
épargner  à  son  amie. 
Les  choses  en  étaient  là,  lorsqu'un  jour  Dorothée,  depuis  long- 


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LOPE  DE  VÉGA.  601 

temps  maltraitée  et  de  plus  en  plus  menacée  par  sa  mère,  vraiment 
hors  d'elle-même  et  comme  entraînée  par  une  autre  volonté,  se 
rendit  précipitamment  chez  Lope,  accompagnée  de  sa  suivante.  Elle 
arrive  hors  d'haleine,  et,  sans  autre  préambule,  déclare  à  son  amant 
que  le  moment  est  venu  pour  eux  de  se  séparer,  qu'elle  ne  peut 
plus  résister  aux  ordres  de  sa  mère  ni  au  blAme  de  sa  famille  entière, 
et  que  c'est  un  éternel  adieu  qu'elle  vient  lui  faire.  Plus  blessé,  plus 
furieux  encore  que  surpris  de  cette  brusque  annonce,  Lope  la  prend 
impitoyablement  à  la  lettre;  il  accepte  froidement  la  rupture ,  sans 
adresser  un  mot  de  consolation ,  de  regret  ou  d'excuse  à  cette  pauvre 
femme  généreuse,  qui  avait  tant  souffert  pour  lui,  et  n'attendait  sans 
doute  que  ce  mot  pour  jurer  d'être  à  lui  jusqu'à  la  mort,  en  dépit  de 
toutes  les  nécessités  et  de  toutes  les  misères  de  la  vie. 

Outragé,  trahi  comme  il  croyait  l'être,  et  ne  supportant  plus  le  séjour 
de  Madrid,  Lope  résolut  d'aller  passer  quelque  temps  à  Séville;  mais 
il  n'avait  d'argent  ni  pour  y  aller,  ni  pour  y  vivre.  Que  fit-il?  C'est  lui 
qui  va  nous  l'apprendre.  «  Je  courus,  dit-il,  chez  Marfise  (elle  l'ai- 
mait toujours]  ;  je  lui  contai  que,  la  nuit  précédente,  j'avais  tué  un 
homme,  et  que,  pour  ne  pas  tomber  entre  les  mains  de  la  justice,  il 
me  fallait  m'absenter  quelque  temps.  Marfise  me  donna  aussitôt  tout 
l'or  qu'elle  possédait,  auquel  elle  joignit  les  perles  de  ses  larmes;  et 
je  partis  pour  Séville.  »  Je  n'insiste  pas  sur  ce  trait;  c'est  bien  assez 
de  l'avoir  noté. 

A  Séville,  Lope  fut  tout  aussi  tourmenté ,  tout  aussi  malheureux 
qu'à  Madrid.  Il  ne  trouva,  comme  il  le  dit  lui-même,  dans  cette 
grande  et  noble  ville  qu'une  image  de  l'enfer.  Il  n'avait  point  encore 
vu  la  mer;  il  alla  la  voir  à  San-Lucar;  ce  fut  là  tout  ce  qu'il  fit  de  sensé 
dans  son  voyage. 

Dorothée,  en  apprenant  le  brusque  départ  de  son  amant  pour  Sé- 
ville, avait  essayé  de  se  tuer,  et  avait  avalé  une  bague  de  diamant. 
Mais  son  désespoir  fut  trompé;  elle  en  fut  quitte  pour  une  grave 
maladie,  à  la  suite  de  laquelle  elle  se  vit  contrainte,  par  les  intrigues 
combinées  de  sa  mère  et  de  sa  tante,  à  recevoir  les  visites  d'un  opu- 
lent Ainéricain ,  désigné  sous  le  nom  de  don  Vêla ,  et  fort  libéral  pour 
les  deux  vieilles,  en  attendant  que  Dorothée  lui  permit  de  l'être  aussi 
pour  elle-même.  Les  choses  en  étaient  là,  quand  Lope  revint  de  Sé- 
ville à  Madrid,  toujours  insensé  de  douleur  et  incapable  de  demander 
à  sa  raison  une  résolution  courageuse. 

La  première  nuit  qui  suivit  son  retour,  il  la  passa ,  sous  les  fenêtres 
de  Dorothée,  à  chanter  des  couplets  passionnés  sur  ses  anciennes 


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602  REVUB  DES  DEUX  'MONDES. 

amours.  Les  chants  et  le  chanteur  farent  bientôt  reconnus  par  celle 
à  laquelle  ils  s'adressaient,  et  il  n*en  fallait  pas  tantpoormspirerà 
Dorothée  mi  vif  désir  de  revoir  Lope,  de  s'expliquer  et  de  renouer 
avec  lui.  Peu  de  jours  après ,  Lope ,  se  promenant  un  matin  an  Prado, 
à  une  heure  où  la  promenade  était  encore  fbit  déserte,  y  aperçut  den 
femmes  assises  côte  à  côte  et  s*entretenant  tout  bas  ensemble.  Detes 
deux  femmes.  Tune  avait  la  tète  et  le  visage  entièrement  enveloppiisét 
cachés  dans  sa  mantille;  l'autre  avait  la  figure  découverte,  mais  Lope 
ne  la  connaissait  pas.  Toutefois,  au  moment  où  célle-ci  le  voit  passer 
au  plus  près,  elle  l'appeHe  et  engage  avec  lui  une  conversation,  d'a- 
bord traînante  et  fort  décousue,  mais  qui,  habilement  excitéeparoeBe 
qui  Ta  provoquée,  finit  par  devenh*  très  vive  et  très  intime.  Lope  est 
amené  bientôt  à  faire  aux  deux  inconnues  un  récit  touchant  de  ses 
amours  avec  Marfise  et  lyorolthèe,  récit  auquel  il  met  fin  par  une 
explosion  de  larmes  et  de  sanglots.  A  cette  explosion ,  celle  des  deux 
femmes  qui  n'a  fait  jusque-là  qu'écouter  sans  parler,  s'écrie  d'one 
voix  suffoquée  par  les  pleurs  :  «  0  mon  Lope!  mon  bien ,  mon  pre- 
mier seigneur,  devais-je  naître  pour  te  faire  tant  de  mal?...  0  mère . 
tyrannique ,  fenune  cruelle  !  c'est  toi  qui  m'as  contrainte  à  cequc  fai 
fait,  qui  m'as  trompée,  qui  m'as  perdue.  Mais  tu  ne  triompheras  pib 
jusqu'au  bout;  je  me  tuerai  ou  deviendrai  folle.  »  Lànlessus  s'en^iiH 
gent  des  explications  passionnées,  qui  finissent  par  une  réconciliation. 
Cette  réconciliation  si  exaltée,  si  romanesque,  ne  fut  pas  de  longw 
durée.  Bes  divers  incidens  tm  milieu  desquels  elle  s*usa  rapidement, 
je  ne  citerai  que  ceux  qui  ont  fourni  à  Lope  l'occasion  de  peindre 
ses  sentimens  propres ,  et  de  nous  dire  naïvement  de  lui-raème  de> 
choses  que  lui  seul  savait.  Void ,  par  Bxomple ,  le  compte  qu'il  rend 
de  ses  impressions ,  aussitôt  après  son  raccommodement  avec  De- 
Tothée.  a  Réconcilié  avec  Dorothée,  dlt-îl,  je  ne  la  trouvais  plus 
telle  que  je  l'imaginais  absente.  Elle  n'était  plus  si  belle,  si  spiri- 
tuelle ,  si  gracieuse  ;  et  de  mènie  que ,  pour  nettoyer  rni  objet ,  on 
le  lave  dans  l'eau,  ainsi  fns-je  lavé  de  mes  désirs  dans  tes  larmes  de 
Dorothée.  Ce  qui  avait  été  pour  moi  une  torture  inexprimable,  ç'afait 
été  d'imaginer  qu'elle  aimait  don  Vêla;  ce  qui  me  faisaR  perdre  le 
sens,  c'était  de  supposer  que  leurs  âmes  s'entendaient.  MaîsiiuaBd 
je  m'assurai  que  Dorothée  n'avait  agi  qu'à  contre-cœur,  qu'elle  accu- 
sait sa  mère ,  qu'elle  en  voulait  à  ^a  tante ,  quand  enfin  je  sus  qae 
j'avais  toujours  été  son  unique  amour,  mon  ame  fut  soudainement 
déchargée  du  poids  énorme  qui  l'oppressaR.  A  dater  de  ce  moment, 
ce  ftirent  de  tout  autres  choses  que  virent  mes  f9ux,  de  tout  au^s 


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JLOPE  BS  VÉfiA.  603 

pardles  qu'eiitendireat  mes  oreilles  ^  si  bien  que ,  Tbeure  de  me  sé- 
parer d'elle  venue,  loin  d*en  être  affligé,  j*en  fus  plutôt  content.  » 

Quand  Lope  exprimait  de  la  sorte  ses  nouveaux  sentimens  pour 
I>arothée,  il  avait  revu  Marfise,  et  l'avait  trouvée  ce  qu'elle  était, 
too|oiirs  belle ,  toujours  éprise  de  lui,  et  lui  pardonnant  son  cruel 
abandon.  Il  avait  formé ,  dès  ee  momeat,  le  projet  de  revenir  à  elle, 
et  de  se  détacher  pour  jamais  de  Dorothée ,  sau(  à  ne  dénouer  que 
par  degrés,  et  avec  tous  les  ménageœens convenables,  pour  ne  point 
loi  faire  trop  de  mal.  Ce  fut,  en  effet,  à  peu  près  là  ce  qu'il  fit,  mais 
après  bien  des  délais ,  bien  des  efforts»  et  pour  tout  dire,  après  bien 
dea  humiliations,  qui  n'attestent  que  trop  que  Dorothée  n'était  pas 
aussi  facile  à  quitter  qu'il  se  l'imagineit 

Don  Yela,  l'opulent  Américain  auquel  Lope  avait  été  sacrifié,  contî- 
Duait  à  visiter  la  maison  de  Dorothée  librement ,  avec  la  confiance  et 
Taotorité  d'un  personnage  devenu  nécessaire.  De  cette  belle  et  ravis- 
sante Dorothée  dont  il  avait  été  le  seigneur  idtsohi,  Lope  n'avait  plus 
qae  ce  qu'elle  pouvait  dérober  à  son  nouveau  mattre.  Il  ne  la  voyait 
que  de  nuit,  sous  sa  fenêtre ,  déguisé  en  mendiant,  et  une  confi- 
dente de  Dorothée  lui  apportait,  en  guise  d'aumône,  des  morceaux 
de  pain  où  étaient  cachées  les  lettres.  Si  Lope  était  parfois  traité 
plus  magnifiquement,  c'était  aux  dépens  de  sa  fierté.  Dorc^ée  au^ 
rait  volontiers  partagé  avec  hii  les  trésors  de  don  Vêla,  et  une 
fois  du  moins  elle  sollicita  pour  lui  un  présent  qu'il  ne  repoussa  pai<. 
Voici  comment  Lope  conte  la  chose  :  «  Dorothée  eut  une  fois  l'idée 
de  faire  une  bonne  œuvre  à  mon  profit,  et  j'acceptai  bassement  une 
chaîne  d'or  et  quelques  écus  natifs  du  Mexique,  comme  si  le  partage 
des  dépouilles  de  l'Indien  eût  été  déjà  ouvert  entre  elle  et  moi»  »  On  - 
imagine  aisément  le  dépit  de  Lope  dans  de  telles  situations,  et  avec 
quel  plaisir  il  se  serait  vengé  du  Crésus  mexicain;  mais  il  n'en  trou- 
vait pas  l'occasion.  Il  eut  bien  une  fois  une  rencontre  nocturne  avec 
lui,  et  l'atteignit  bravement  d'un  coup  d'épée;  mais  ce  ne  fut  qu'une 
demir-victoire  :  la  blessure  du  Mexicain  n'avait  rien  de  grave;  il  en 
fut  quitte  pour  quelques  jours  passés  au  lit. 

C'est  trop  retenir  Lope  sur  les  charbons  ardens  de  sa  première 
jeunesse  :  il  est  temps  de  le  suivre  dans  les  relations  plus  mo- 
rales et  plus  sérieuses  au  milieu  desquelles  se  développe  sa  destinée 
d'homme.  Il  avait  vingt-deux  ans  lors  de  sa  rupture  définitive  avec 
Dorothée ,  et  ce  fut  vers  cette  époque  ^u'il  entra,  en  qualité  de  secré- 
taire, au  service  du  duc  d'Albe,  non  pas,  conune  on  l'a  dit,  de  ce 
fameux  duc  d'Albe  si  odieusement  immortel  pour  ses  exploits  dans 


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eOi  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

les  Pays-Bas ,  mais  de  son  petit-fils,  don  Antonio.  Ce  don  Antonio, 
peu  fameux  dans  l'histoire,  était,  à  ce  qu'il  parait,  un  seigneur  de 
goûts  paisibles,  d'un  esprit  cultivé,  aimant  et  protégeant  les  lettres 
et  les  lettrés ,  et  composant  au  besoin  des  vers  aussi  bons  que  ceux 
de  tout  autre  duc  contemporain.  Durant  les  cinq  ans  de  sa  liaison 
avec  Marfise  et  Dorothée ,  Lope  n'avait  fait  que  des  vers  d*aroour, 
expression  fort  inégale  et  parfois  ravissante  de  ses  émotions  heureuses 
ou  tristes.  Au  service  de  don  Antonio ,  il  continua  bien  à  s'occuper 
d'amour  et  de  poésie,  mais  non  plus  pour  son  compte,  ni  avec  la 
même  inspiration.  Ce  furent  les  amours  de  son  patron  qu'il  célébra. 
Il  composa  pour  lui  un  roman  pastoral  en  prose ,  entremêlé  de  vers, 
qu'il  intitula  YArcadia,  et  de  son  temps  assez  célèbre  pour  que  je  ne 
puisse  me  dispenser  d'en  dire  ici  quelques  mots. 

Parmi  les  monumens  originaux  de  la  littérature  italienne  du  xvi' 
siècle,  qui  eurent  plus  ou  moins  d'influence  sur  le  goût  espagnol,  il 
faut  compter  les  œuvres  poétiques  de  Sannazar,  et  parmi  celles-ci 
YArcadia,  la  plus  célèbre  de  toutes  celles  qui  ne  sont  pas  écrites  en 
latin.  Cet  ouvrage  est  une  peinture  de  la  vie  pastorale ,  d'après  les 
mœurs  antiques,  dans  les  contrées  méridionales  de  l'Europe.  C'est 
une  rêverie  poétique  douce,  calme  et  même  naïve  au  fond ,  bien  que 
raide  et  pédantesque  par  la  forme.  Tout  est  idéal  dans  cette  rêverie, 
et,  si  l'on  voulait  y  supposer  un  but,  on  y  verrait  plutôt  l'intention 
d'écarter  les  idées  et  les  réminiscences  de  la  vie  réelle,  que  celle  de 
les  orner  ou  de  les  voiler  d'images  pastorales.  On  n'y  discerne  rien 
d'historique,  rien  que  l'on  puisse  prendre  pour  l'expression  allégo- 
rique d'une  individualité  quelconque;  et  c'est  surtout  par  là  que 
l'ouvrage  peut  plaire  aux  imaginations  rêveuses,  surtout  si  elles  sont 
douées  d'une  certaine  vivacité. 

Charmés  de  ce  genre  de  composition ,  les  Espagnols  le  cultivèrent 
et  l'adoptèrent,  mais  avec  des  modifications  qui,  de  purement  acci- 
dentelles qu'elles  furent  d'abord ,  devinrent ,  chez  eux ,  comme  des 
lois  du  genre.  George  de  Montemayor,  Portugais,  auteur  du  plus 
ancien  roman  pastoral  qu'il  y  ait  dans  la  littérature  castillane,  eut 
ridée  de  prendre,  pour  base  de  ce  roman,  l'histoire  de  ses  amours 
avec  une  dame  du  royaume  de  Léon.  L'ouvrage  plut  et  fut  imilé. 
Galvez  de  Montalvo,  Gil  Polo,  Cervantes  et  d'autres  moins  célèbres 
donnèrent  de  même  un  caractère  allégorique  à  leurs  inventions  pas- 
torales ,  et  la  galanterie  espagnole  du  xvi*  siècle  trouva  piquant  de 
se  produire  sous  un  costume  idéal  qui  lui  servît  à  la  fois  d'ornement 
et  de  voile. 


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LOPE  DE  VÉGA.  605 

Ce  fut,  dit-on,  à  la  prière  da  dac  Antonio,  et  dans  le  but  de  lui 
plaire,  que  Lope  de  Yéga  écrivit  son  roman  pastoral  de  YArcadia. 
Montalvan  qualifie  ce  roman  d*énigme  mystérieuse  sur  des  sujets 
très  relevés ,  bien  que  déguisée  sous  les  humbles  enveloppes  de  la  vie 
pastorale.  L'énigme  fat  bien  accueillie,  et  devait  Tètre  dans  un  temps 
et  dans  un  pays  où  tout  le  monde  pouvait  la  deviner,  et ,  sous  un  nom 
de  berger  ou  de  bergère,  reconnaître  un  grand  seigneur  ou  quelque 
illustre  dame  de  la  cour  de  Philippe  IL  Aujourd'hui  une  telle  fiction 
n*a  plus  aucune  prise  sur  la  curiosité ,  et  n'en  peut  guère  avoir  sur 
l'imagination  :  le  faux,  le  disparate  et  l'insipide  restent  trop  à  décou- 
vert. Lope  de  Yéga  a  grand  soin  de  nous  dire  que  ses  bergers  ne 
sont  ni  si  rustiques,  ni  si  simples,  qu'ils  ne  puissent,  dans  l'occasion, 
se  montrer  courtisans  et  philosophes.  C'est  justement  pour  cela 
qu'ils  nous  intéressent  si  peu ,  doublement  manques  au  point  de  vue 
de  l'histoire  et  de  la  poésie. 

On  croit  que  Lope  de  Yéga  resta  plusieurs  années  au  service  du 
duc  Antonio.  Dans  ce  cas ,  il  devait  y  être  encore  lors  de  son  premier 
mariage,  et  il  n'est  pas  invraisemblable  de  supposer  que  le  patro- 
nage du  duc  ne  lui  manqua  pas  et  ne  lui  fut  pas  inutile  en  cette 
grave  occasion.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  qu'immédiatement 
après  avoir  secoué  le  joug  de  Dorothée  et  de  Marfise ,  Lope  lia  con- 
naissance avec  Isabelle,  fille  de  don  Diego  d'Urbina ,  noble  person- 
nage attaché  à  la  cour  de  Madrid  en  qualité  de  héraut  ou  de  roi 
d'armes.  Isabelle  d'Urbina  est  citée  comme  une  personne  d'un  rare 
mérite.  Montalvan ,  qui  l'avait  connue,  dit  qu'elle  était  belle  sans  ar- 
tifice, sage  sans  pédanterie  et  vertueuse  sans  affectation.  C'est  peut- 
être  elle  que  Lope  a  célébrée  sous  le  nom  de  Lucinda  dans  une 
assez  longue  suite  de  sonnets  où  abondent  les  traits  gracieux.  Il  Té- 
pousa ,  on  ne  peut  dire  au  juste  quand ,  mais ,  selon  toute  apparence, 
dans  le  cours  de  l'année  158^.  Ce  mariage,  qui  ne  promettait  aux  deux 
époux  que  bonheur  et  tranquillité,  fut  presque  aussitôt  traversé  par 
les  peines  les  plus  cruelles  :  ces  peines  ne  venaient  point  d'Isabelle, 
qui  les  supporta  avec  un  grand  courage;  elles  furent  sans  doute  plus 
amères  pour  Lope,  qui  pouvait  les  regarder  comme  la  suite  et 
Texpiation  des  désordres  amoureux  de  sa  jeunesse.  A  peine  achevait-il 
de  se  recueillir  dans  les  douceurs  de  sa  nouvelle  situation ,  qu'il  fut 
arrêté  parla  justice,  jeté  en  prison  et  menacé  d'un  procès  criminel. 

Tous  ceux  des  contemporains  de  Lope  qui  ont  parié  de  lui ,  n'ont 
pas  négligé  de  mentionner  cette  brusque  persécution  ;  tous  devaient 
en  savoir  la  cause,  aucun  ne  Ta  dite.  Polliccr  se  contente  d'y  faire 


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606  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

allusion  en  termes  des  plus  vagues,  a  Quelques  ennemis  puissaDS 
firent,  dît-îl,  la  guerre  aux  nobles  qualités  de  Lope,  et  roblîgèreot 
plus  d*une  fois  à  faire  naufrage  dans  Texil.  »  Parler  en  ces  teniie& 
d'infortunes  attachées  à  uq  nom  tel  que  celui  de  Lope,  c'est  n'en 
vouloir  pas  parler. 

Montalvan  a  dit  quelque  chose  de  plus  :  il  raconte  on  démêlé 
de  Lope  avec  un  certain  gentilhomme  de  Madrid  ^  démêlé  auquel  Q 
semble  attribuer  au  moins  en  partie  les  adversités  de  notre  poète.  Le 
gentilhomme  dont  il  s*agit,  personnage  d'une  noblesse  équivoque, 
pauvre,  envieux»  n'avait  «  dit  Montalvan ,  pour  se  faire  valoir  dans  le 
monde,  qu'une  très  mauvaise  langue,  dont  il  faisait  fréquemment 
usage.  Se  trouvant  un  jour.dans  une  société  où  Lope  était  connu,  il 
l'y  avait  bassement  dénigré,  déchiré,  tourné  en  ridicule.  Lope,  in- 
formé du  fait^  en  prit  sans  délai  sa  revanche  dans  une  satire  sous 
forme  de  romance ,  où  son  ennemi  était  peint  de  telle  sorte,  qu'il  fut 
salué  par  les  risées  de  tout  Madrid.  Le  provocateur  se  fâcha;  il  en- 
voya à  Lope  un  défi  auquel  celui-ci  répondit.  Le  duel  eut  lieu,  et 
le  poète  en  sortit  victorieux ,  ayant  dûment  corrigé  son  adversaire, 
sans  avoir  commis  la  maladresse  de  le  tuer.  Ce  duel  fut  pour  quelcpe 
chose  dans  la  persécution  de  Lope ,  on  peut  le  croire;  mais,  d'après 
Montalvan  lui-même,  il  ne  fut  point  la  cause  unique  du  procès  io- 
tenté  à  notre  poète.  Et,  en  effet ,  voici  comment  Montalvan  pooisoit 
le  récit  de  ce  même  duel  :  a  Cet  accident,  dit-il,  et  d'autres  mésaven- 
tures, affaires  de  sa  jeunesse ,  exagérées  par  ses  ennenus,  l'obligèrent 
à  quitter  sa  maison  et  son  pays,  d  Ces  mésaventures  de  Lope,  suite 
des  affaires  de  sa  jeunesse ,  Montalvan  ne  pouvait  les  ignorer,  et  il 
est  évident  qu'il  n'a  pas  voulu  les  dire. 

Cest  à  Lope  lui-même  qu'il  faut  nous  adresser  pour  apprendre 
quelque  chose  de  plus  sur  ce  cruel  et  mystérieux  moment  de  sa  vie. 
Il  en  parle  vingt  fois  dans  divers  ouvrages  :  son  emprisonnement  et 
les  misères  qui  en  furent  la  suite  sont  des  faits  sans  cesse  présensà 
sa  mémoire  et  auxquels  il  est  toujours  prêt  à  faire  allusion,  pour 
peu  que  l'occasion  s'en  présente,  et  c'est  toujours  à  la  même  cause 
qu'il  les  attribue,  c'est  toujours  à  la  persécution  de  Dorothée  onde 
sa  mère  Theodora.  Pour  ce  qui  regarde  Dorothée,  elle  était  outrée 
d'avoir  été  abandonnée  par  Lope,  d'abord  pour  Marfise,  puis  pour 
une  épouse.  Avec  cet  abandon  avait  coïncidé  un  autre  événement 
plus  grave  :  don  Yela,  ce  riche  Américain,  grâce  aux  libéralités 
duquel  la  famille  de  Dorothée  ne  manquait  plus  de  rien ,  avait  péri 
dans  un  duel,  pour  n'avoir  pas  voulu  prêter  un  magnifique  cl^Yal 


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LOn  DE  VÉGA.  Wî 

arabe  à  un  noble  de  Madrid  qui  lui  avait  Tait  rhonneur  de  le  lui 
demander.  Or,  cette  mort  de  don  Tela  était  pour  la  maison  de  Doro- 
thée une  calamité  sans  mesure ,  qui  ne  pouvait  qu'exaspérer  encore 
ses  griefs  contre  Lope.  Celui-ci  ne  dit  donc  rien  que  de  très  vraisem- 
blable quand  il  impute,  sinon  à  Dorothée  elle-même,  du  moins  à  sa 
Tiellle  mère,  Taceusation  sur  laquelle  il  avait  été  emprisonné.  Mais 
H»  que  Ton  voudrait  savoir,  et  ce  que  Lope  s'est  bien  gardé  de  nous 
dire,  c'est  le  sujet  précis  de  cette  accusation.  Je  ne  cherdierai  point 
à  le  deviner. 

Lope  passa  quelques  semaines  en  prison ,  et  n'en  sortit  qu'en  veitu 
d'une  sentence  qui  l'exilait  indéfiniment  de  Madrid  et  peut-être  de 
la  Castille.  La  condamnation  était  sévère;  elle  bouleversait  entière- 
ment la  vie  de  bonheur  et  de  paix  qu'il  venait  à  peine  de  commencer. 
Avec  quels  regrets  il  quitta  sa  jeune  et  tendre  épouse ,  on  se  le  figure 
aisément ,  et  il  nous  le  dit  lui-même  dans  mainte  pièce  de  vers  com- 
posée à  ce  sujet,  et  surtout  dans  un  chant  pastoral  où,  partanft  pour 
l'exil ,  il  adresse  ses  adieux  aux  bergers  du  Tage.  Cette  pièce  tou- 
chante, et  où  l'on  sent  que  le  poète  n'ose  pas  être  clair,  a  été  insérée 
comme  épisode  dans  son  Arcadia^  ce  qui  établit  une  coïncidence 
qu'il  est  bon  de  noter,  entre  l'époque  où  il  composa  ce  dernier  ou- 
vrage et  celle  de  son  exil.  En  voici  quelques  stances. 

«  De  ces  rives  verdoyantes  que  le  Tage  opulent  baigne  de  ses  flols ,  je  pars 
pour  la  plage  orientale  que  bat  la  mer  d'Espagne,  d  toutefois,  au  départir,  je 
ne  suffoque  dans  les  larmes  où  je  me  noie. 

«  Ils  vont  donc  être  satisfaits,  mes  enrieux  et  cruels  ennemis,  et  mes  amis 
arrachés  de  mon  cœur  fidèle  !  Désormais  affranchi  de  toute  guerre,  je  vais  être 
enseveli  dans  la  terre  étrangère 

a  Le  voilà  arrivé ,  ma  douce  Dame,  le  jour  cruel  et  déploré  de  notre  sépara- 
tion! Abandonnant  aux  vents  mon  espoir  et  mes  voiles,  je  vous  quitte,  si 
néanmoins  je  puis  m'éloigner,  privé  de  mon  ame  et  vous  la  laissant. 

«  O  belle  et  chère  Espagne!  marâtre  de  tes  fils,  tendre  et  compatissante 
mère  des  étrangers,  Tenvîe  me  tue  sur  ton  giron;  car,  ainsi  Ta  voulu  le  sort , 
toute  patrie  est  ingrate. 

«  Oh  !  fortuné  celui  qui  est  né  difTorme  et  disgracié  par  la  nature ,  dont  le 
nom  n'a  point  été  porté  chez  les  nations  étrangères  !  A  ce  prix ,  l'envie  l'épar- 
gne, et  il  n'y  a  pour  lui  ni  ami  ni  ennemi. 

«  L'adversaire  déclaré  peut  être  à  craindre;  mais  au  mal  déclaré  il  y  a  des 
consolations  ou  des  remèdes.  De  tous  les  coups,  le  plus  cruel  est  celui  qui  part 
en  secret  de  la  main  d'un  ami. 


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608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Je  fus  longuement  le  jouet  de  vaines  faveurs  et  d*espéranoes  vaines;  mais 
déjà,  à  Tabri  de  la  crainte  et  de  Tenvie,  je  vais  chercher  le  lieu  où  doit  finir 
cette  existence  qui,  bien  que  triste  et  pauvre,  se  voit  encore  persécutée.  » 

Dans  une  sitaation  qui  lui  inspirait  des  sentimens  si  mélaDcoliques, 
Lope  eut  néanmoins  une  consolation  bien  douce;  il  trouva  un  ami 
qui ,  non  content  de  plaindre  ses  malhenrs,  voulut  les  partager,  et  fit 
les  parts  égales.  Ce  fut  Claudio  Conde,  Tun  des  camarades  d'univer- 
sité de  Lope.  Quand  celui-ci  fut  jeté  en  prison ,  Conde  demanda  et 
obtint  d'y  être  enfermé  avec  lui;  ils  en  sortirent  en  même  temps 
pour  aller  ensemble  en  exil. 

Valence  était  du  nombre  des  villes  où  Lope  avait  la  permission  de 
vivre  exilé,  et  ce  fut  celle  où  il  se  rendit  d*abord.  Devancé  par  sa 
renommée  naissante ,  il  y  fut  reçu  de  la  manière  la  plus  flatteuse.  Il 
parait  qu'il  y  fut  frappé,  charmé  de  tout,  de  la  courtoisie  des  hommes, 
de  la  grâce  et  de  la  beauté  des  femmes,  de  la  douceur  du  climat,  de 
la  fertilité  et  de  la  belle  culture  des  campagnes,  tradition  glorieuse 
et  persistante  de  l'industrie  des  Arabes  ses  anciens  dominateurs.  Aussi 
conçut-il  dès-lors  pour  cette  ville  une  affection  qui  ne  se  démentit 
plus,  et  qu'il  eut  mainte  fois  depuis  l'occasion  d'exprimer.  Une  par- 
ticularité du  séjour  qu'il  y  fit ,  c'est  que  l'école  dramatique  à  laquelle 
le  thé&tre  espagnol  dut  ses  premières  productions  remarquables, 
sous  le  rapport  de  l'art,  y  était  dès-lors  florissante  et  renommée. 
Tarrega ,  Gaspard  d'Aguilar,  et  même  Guillem  de  Castro,  bien  qu'an 
peu  plus  jeune  que  Lope,  étaient  déjà  célèbres  comme  poètes  drama- 
tiques; et  ce  fut  certainement  alors  que  Lope  fit  connaissance  avec 
eux ,  qu'il  put  étudier  leur  système,  pour  y  jeter  un  peu  plus  tard, 
sinon  des  formes,  au  moins  des  beautés,  des  idées  et  des  intentions 
nouvelles. 

Montalvan  dit  vaguement  que  Lope  passa  plusieurs  années  à  Va- 
lence. Rien  n'empêche  de  le  croire;  il  est  seulement  probable  que 
son  séjour  n'y  fut  pas  continu ,  et  qu'il  visita  Successivement  divers 
cantons  de  l'est  ou  du  nord  de  l'Espagne.  Ce  qui  est  certain,  c*e§t 
que  sa  femme  Isabelle  le  joignit  et  l'accompagna  plus  d'une  fois  dans 
ses  diverses  excursions.  Les  deux  époux  se  donnèrent  plus  d'un 
rendez-vous  dans  l'exil,  et  il  y  a  tout  lieu  de  présumer  qu'Isabelle, 
d'une  santé  frêle  et  délicate,  eut  beaucoup  à  souffrir  de  la  fatigue  de 
ces  déplacemens  et  des  mélancoliques  impressions  qui  en  remplis- 
saient les  intervalles.  Elle  se  trouvait  dans  une  des  villes  arrosées 
par  le  Tormès,  peut-être  à  Alva ,  et  chez  le  duc  Antonio,  lorsqu'elle 


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LOPBDE  TiGA.  609 

fut  atteinte  de  la  maladie  qui  l'emporta.  Lope,qai,  selon  toute 
apparence,  était  à  Valence  en  ce  moment ,  n'arriva  que  pour  recevoir 
ses  derniers  adieux. 

Vivement  affligé  de  cette  perte ,  il  en  exhala  ta  douleur  dans  une 
églogue  où  il  parle  sous  son  nom  pastoral  de  Belardo ,  et  un  de  ses 
amis  [Pedro  de  Medinilla)  sous  celui  de  Lisardo.  C'est  de  divers 
traits  de  cette  pièce ,  d'ailleurs  assez  médiocre ,  que  j'ai  déduit  les 
principales  circonstances  de  l'événement  qui  en  fait  le  sujet.  C'est  là 
que  l'on  trouve  des  témoignages  précis  de  la  tendre  part  que  prit 
Isabelle  à  l'exil  de  son  époux ,  et  des  soins  ingénieux  par  lesquels  elle 
en  sut  adoucir  la  rigueur. 

Il  ne  resta  point  à  Lope  d'enfant  de  son  mariage  avec  Isabelle 
d'Urbina.  L'unique  fille  qu'il  en  eut,  et  à  laquelle  il  avait,  on  n'ima- 
gine guère  pourquoi ,  donné  le  nom  peu  agréable  pour  lui  de  Théo- 
dora,  mourut  avant  d'avoir  atteint  l'àge  d'un  an.  Tout  cela  ressort 
d'une  épitaphe  en  six  vers  latins  que  Lope  composa  en  l'honneur  de 
cette  enfant ,  et  qui  n'offrent  d'autre  titre  à  la  curiosité  que  d'être  du 
petit  nombre  de  ceux  qu'il  écrivit  en  cette  langue. 

On  ne  sait  point  la  date  précise  de  la  mort  d'Isabelle;  on  sait  seu- 
lement qu'elle  eut  lieu  durant  les  préparatifs  de  cette  fameuse  expé- 
dition qui ,  sous  le  nom  ii  Armada  ^  alla  périr  à  la  vue  de  l'Angleterre, 
sous  les  coups  réunis  de  la  tempête  et  de  la  flotte  anglaise.  Or,  ces 
préparatifs  durèrent  au  moins  deux  ans  (de  1586  à  1588],  et  il  y  eut, 
selon  toute  apparence,  quelque  intervalle  entre  le  décès  d'Isabelle  et 
le  départ  de  V Armada.  Ce  que  fit  Lope,  ce  qu'il  devint,  où  il  sé- 
journa dans  cet  intervalle ,  ce  sont  choses  inconnues.  Tout  ce  que 
l'on  sait  de  lui  à  cette  époque,  c'est  qu'à  peine  se  vit-il  libre  des  soins 
qu'il  devait  à  sa  femme,  il  résolut  de  partir  conune  simple  soldat 
avec  cette  formidable  expédition,  de  Tissue  de  laquelle  toute  l'Eu- 
rope était  diversement  préoccupée.  Il  parait  également  certain  qu'il 
eut,  avant  son  départ,  le  loisir  de  nouer  de  nouvelles  amours  avec 
une  nouvelle  dame,  qu'il  n'a  désignée  que  par  le  nom  pastoral  de 
Philis,  et  sur  laquelle  il  n'y  aurait  à  faire  que  de  vaines  conjectures. 

L'invincible  Armada  entra  du  Tage  dans  l'Océan  le  29  mai  1588, 
avec  ses  cent  trente  vaisseaux,  étalant  un  appareil  qui  semblait  jus- 
tifier l'orgueil  de  son  nom.  Lope  de  Véga  avait  son  poste  sur  l'un  de 
ces  vaisseaux ,  à  côté  de  son  fidèle  Conde ,  et  put  jouir  à  loisir  du 
spectacle  imposant  de  l'immense  flotte,  appareillant  pour  son  aven- 
tureuse destination.  II  en  fut  vivement  frappé,  et,  plus  de  trente  ans 

TOME  XIX.  40 


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610  REVUE  DBS  DEUX  FONDES. 

après,  il  retraçait,  dans  une  pièce  fle  Ters  adressée  à  Conde,  la 
magnificence  du  départ  : 

ce  La  mer  mugissait,  dit-ii;  Técho  doublait,  en  les  répétant,  LBséclatsdeh 
trompette  et  le  fracas  des  tambours ,  tandis  çue  la  foule  tumultueuse  allait  et 
venait  sur  les  ponts,  comme  Fessaim  qui  prend  possession  d'une  ruehe. 

«  Bu  haut  des  mâts,  les  rouges  banderoUes  frémissaient  de  concert  aiee-ks 
vagues ,  qui ,  semblables  à  des  montagnes  de  cristal ,  «devaient  couronnésde 
fiapins  dépouillés  de  branches  et  de  verdure. 

«  Là  dormait  Âristote;  là  gisaient  oubliées  la  matière  ^  la  forme,  la  sub- 
stance et  Faccident;  là  Minerve  enseignait  une  autre  physique  qu'à  Fécole. 
Du  reste,  je  n'avais  fait  que  changer  de  guenre;  car  Famour  est  une  gnore 
aussi ,  et  dans  celle-là  j'avais  de  longs  services.  » 

Quant  à  la  situation  morale  de  Lope ,  les  traits  de  cette  pièce  qui 
l'indiquent ,  si  vagues  et  rapides  qu'ils  soient,  méritent  néanmoins 
d'être  notés,  a  Accompagné  de  toi  seul,  dit-il  à  Conde,  et  banni  d'au- 
près de  Philis,  je  ne  songeais  plus  qu*à  changer  de  ciel  et  de  climat, 
et,  Farquebuse  surFépaule,  je  traversais. la  plage  lusitaine,  lançait 
dans  l'air  les  vers  composés  pour  Philis ,  et  pour  lors  employés  à 
charger  le  canon  meurtrier.  » 

n  est  impossible  d'attacher  un  sens  à  ces  vers,  si  Fon  n'admet  pas 
que  Lope,  avant  de  s'embarquer  avec  l'ilrmatfa,  avait  contracté  de 
nouvelles  amours ,  moins  tenaces  toutefois  que  les  premières.  Heo- 
reusement  pour  ce  pauvre  Lope,  toutes  les  femmes  n*étaient  pas  des 
syrènes  confime  Dorothée. 

Lope ,  ptirti  ayecVArmaday  eut  d'abord  on  sujet  de  joie  des  plus 
vifs;  il  rencontra  son  frère  aine,  qu'il  avait  perdu  de  vue  depuis  bien 
des  années ,  et  le  trouva  occupant  le  grade  i'alforez.  Mais  sa  joie 
fut  de  courte  durée  ;  à  peine  retrouvé ,  ce  frère  fut  tué  presque  en 
ses  bras,  dans  un  engagement  fortuit  qui  eut  lieu  entre  un  détache- 
ment de  la  flotte  espagnole  et  quelques  vaisseaux  hollandais.  Ce  n'est 
pas  lui  qui  raconte  ce  trait,  c'est  Montalvan.  Lope  nous  aurait  pro- 
bablement appris  le  nom  de  son  f^ère,  Montalvan  n'y  a  pas  songé. 

Si  notre  poète  usa  de  son  arquebuse  dans  les  désastre  de  l'expé- 
dition, on  peut  ôtre  sûr  qu'il  en  usa  vaillamment  :  il  était  brave,  bon 
catholique ,  et  battre  Fhérétique  Angleterre  ne  pouvait  être ,  à  ses 
yeux ,  qu'œuvrc  pie.  Mais  toujours  est-il  certain  que  le  service  lai 
hissa  de  grands  loisirs,  et  ces  loisirs  ne  furent  pas  perdus.  Il  les  con- 
sacra à  la  composition  d'un  poème  épique  en  vingt  chants,  qu'il 


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commeoça  et  acheva  dans  Tespace  des  quatre  mois  que  dora  Fexpé- 
ditîoo.  n  trouva  le  sujet,  ou  «pour  mieux  dire»  le  motif  de  ce  poème 
dans  un  passage  iiLEoland  furieux^  ou  l'Ârioste,  parlant  des  aven- 
tures de  la  beUe  Augélique,  annonce  qu'il  en  réserve  une  partie  pour 
un  autre  poème.  C'est  ce  poème  que  Lope  a  voulu  Caire,  coaune  pour 
tenir  la  promesse  de  TArioste.  U  suppose  que  c'est  en  Espagne  et 
chez  les  Arabes,  déjà  maîtres  du  pays,  que  se  passent  celles  des 
aventures  d'Angélique  qu'il  veut  chanter,  ce  qui  lui  fournit  un  moyen 
facile  de  rattacher  le  siqet  de  son  poème  à  l'histoire  de  la  conquête 
arabe  de  l'Espagne. 

L'ouvrage  ne  manque  pas  de  beaux  détails,  et  le  ton  de  TArioste 
y  est  même  parfois  assez  heureusement  saisi.  U  ne  faut  néanmoins 
pas  chercher  entre  ce  poème  et  le  Rolandfutieuxy  des  ressemblances, 
ni  même  des  analogies  profondes.  L'Arioste  était  un  poète  d'un  sens 
trop  droit  et  trop  élevé  pour  prendre  au  sérieux,  au  xvr  siècle  et  en 
Italie,  les  traditions  chevaleresques,  traditions  dès-lors  vieillies,  dé- 
naturées et  dépaysées;  mais  il  sut,  i  l'aide  de  cette  teinte  légère  da 
doute  et  d'ironie  dont  il  les  revêtit ,  leur  donner  les  développemens 
les  plus  merveilleux.  Lope  a  pris  son  sujet  au  sérieux  ;  il  ne  pouvait 
guère  faire  autrement,  dès  l'instant  où  'û  mettait  en  jeu  les  sentir- 
Biens  et  les  mtérêts  espagnols;  mais  il  n*a  donné  à  son  poème  ni  k 
gravité  de  l'épopée  historique,  ni  la  grâce  fantastique  des  fictions  de 
l'Ârioste. 

Lope  de  Yéga  entra ,  vers  la  fin  de  septembre  1588 ,  à  Cadix,  avec 
les  débris  de  la  grande  flotte.  Uontalvan  semble  dire  qu'il  revint  dès- 
lors  à  Madrid  ;  mais  cette  indication  est  impossible  à  concilier  avec  ce 
que  Lope  nous  dit  expressément  et  plus  d'une  fois,  que  son  exil  dura 
sept  ans.  U  but  donc  nécessairement  supposer  qu'il  mena  quelque 
temps  encore ,  en  Espagne ,  une  vie  errante ,  qui  du  reste  ne  lui  dé* 
plaisait  pas  trop  ^  si  l'on  en  jMge  par  ce  qu'il  en  dit.  Il  y  avait  encore 
à  cette  époque,  dans  le  caractère  espagnol,  des  restes  prononcés  de 
ce  goAt  d'entre[^ises  et  d'aventures,  contracté  dans  des  guerres  et 
des  conquêtes  lointaines;  et  l'on  trouve,  dans  les  allusions  de  Lope 
à  l'endroit  de  son  exil,  des  traits  qui  me  semblent  rentrer  dans  ce 
goût-là.  Ainsi,  il  parle  de  travenes  qu'U  recherchait j  de  courses 
cC exilé  qu'il  aimait ^  de  voyages  dont  il  était  idolâtre;  il  s'attribue  des 
yoûis  sauvages,  des  inclinations  extravagantes  y  ennemies  de  la  rai- 
son. Sans  prendre  à  la  lettre  de  telles  expressions,  il  faut  bien  leur 
attribuer  un  sens,  et  je  ne  saurais  les  interpréter  autrement.  Il  y  a 
donc  tout  lièiidecroire  qu'avant  de  rentrer  définitivement  à  Madrid , 

40. 


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612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lope  s'arrêta  quelque  temps  à  Tolède,  visita  la  contrée  montagneuse 
d*oà  le  Tage  descend  à  cette  vieille  capitale  de  TEspagne  gothique, 
et  fît  de  nouvelles  excursions  le  long  du  Tormès,  partout  attentif  aux 
hommes  et  aux  lieux,  et  grossissant  partout,  pour  l'avenir,  le  trésor 
de  ses  réminiscences  poétiques. 

Rentré  à  Madrid,  n'importe  quand  ni  par  quelle  faveur,  Lope  y 
recommença ,  faute  de  mieux ,  cette  insipide  vie  de  secrétaire  ou  de 
favori  de  grand  seigneur  par  laquelle  il  avait  débuté  dans  le  monde. 
D'abord  au  service  du  marquis  de  Malpica ,  il  passa  bientôt  après  à 
celui  du  comte  de  Lemos ,  le  même  qui  fut  plus  tard  le  patron  de 
Cervantes.  Ce  genre  d'occupation  n'allait  guère  aux  goûts  ni  à  l'hu- 
meur de  Lope  ;  il  allait  moins  encore  à  son  génie,  qui  avait  besoin, 
pour  se  développer,  d'indépendance  et  de  spontanéité ,  conditions 
incompatibles  avec  la  tftche  de  plaire  à  des  hommes  qui  même,  si  on 
les  suppose  spirituels  et  cultivés,  ne  pouvaient  cependant  ni  le  com- 
prendre ni  le  conseiller.  La  situation  de  Lope  était  donc  fftchense; 
mais  comment  en  sortir?  Il  fallait  un  peu  de  bonheur. 

Lope  en  était  encore  là  lorsqu'il  reçut  (vers  1597)  des  propositions 
qui  durent  l'étonner  et  réveiller  en  lui  bien  des  émotions  diverses. 
Dorothée  était  devenue  légalement  veuve,  et,  libre  de  donner  sa 
main,  elle  Toffrit  à  Lope.  C'était  peut-être  la  plus  forte  marque 
d'amour  qu'elle  lui  eût  jamais  donnée;  c'était  du  moins  une  preuve 
certaine  qu'elle  l'aimait  toujours ,  et  qu'elle  n'avait  été  pour  rien  dans 
les  accusations  qui  l'avaient  fait  bannir  de  Madrid.  Mais  le  charme 
était  dissipé;  Lope  refusa.  Bientôt  après  s'offrit  à  lui,  sous  des  aus- 
pices moins  aventureux ,  une  autre  occasion  de  se  remarier.  Il  avait 
lié  connaissance  avec  Juana  de  Guardio,  jeune  personne  qui  à  beau- 
coup d'agrémens  extérieurs  joignait  un  mérite  solide;  il  l'épousa 
dans  le  cours  de  Tannée  1597.  L'année  suivante,  la  joie  de  son  ma- 
riage fut  comblée  par  la  naissance  de  Carlos ,  son  premier  fîls,  bientôt 
suivie  de  la  naissance  d'un  second,  qu'il  nomma  Lope. 

La  présence  de  deux  enfans  avertissait  hautement  Lope  de  la  né- 
cessité de  mener  désormais  une  vie  régulière  et  laborieuse;  mais  celte 
nécessité  n'avait  plus  rien  de  rude  pour  lui.  Heureux  par  son  mariage, 
animé  par  le  sentiment  de  son  génie,  émancipé  du  service  des  hommes 
de  cour,  libre  de  suivre  toutes  ses  inspirations,  les  plus  hardies  comme 
les  plus  sages,  il  entra,  plein  de  confiance  et  d'espoir,  dans  la  car- 
rière de  la  littérature.  Avec  sa  prodigieuse  fécondité,  il  ne  pouvait  se 
restreindre  à  un  seul  genre  de  composition  ;  mais,  en  se  consultant 
sincèrement  lui-même,  il  ne  pouvait  méconnaître  que  le  théAtre  était 


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LOPE  DE  YÉGA.  613 

sa  véritable  vocation.  Peut-être  aussi  quelques  motifs  accidentels  se 
joignaient-ils,  pour  confirmer  son  choix,  aux  motifs  naturels  et  plus 
graves  qui  l'avaient  décidé. 

Au  temps  dont  il  s'agit,  le  théâtre  espagnol  avait  pris  des  dévelop- 
pemQns  rapides  et  prodigieux  :  il  était  devenu  le  plus  populaire  et 
le  plus  noble  de  tous  les  divertissemens.  Le  nombre  des  autores  (c'est 
ainsi  que  Ton  nommait  les  entrepreneurs  de  thé&tre  ]  s'étant  consi- 
dérablement multiplié,  ils  en  étaient  venusàconsonuner  une  immense 
quantité  de  pièces;  et  les  poètes  dramatiques,  suffisant  à  peine  au 
courant  de  cette  consommation ,  se  faisaient  payer  d'autant  plus  cher 
par  les  autores  les  drames  qu'ils  leur  vendaient.  Il  y  avait  donc  beau- 
coup plus  de  profit  matériel  à  retirer  du  théâtre  que  de  toute  autre 
branche  de  littérature. 

Du  reste,  les  premières  années  qui  suivirent  le  second  mariage  de 
Lope  furent  très  défavorables  à  la  poésie  dramatique  en  Espagne. 
Philippe  II  étant  mort  le  12  septembre  1598,  tous  les  théâtres  furent 
fermés  en  signe  de  tristesse;  mais  on  les  rouvrit  en  1600,  et  les  re- 
présentations reprirent  leur  vogue  toujours  croissante.  Cette  date 
peut  être  donnée  pour  marquer  les  commencemens  de  la  renommée 
de  Lope  comme  poète  dramatique.  On  a  sur  ce  point  des  indices 
précis. 

Il  y  avait  alors  à  Madrid  une  académie  poétique  dans  le  genre  de 
celles  de  l'Italie  et  de  Valence,  académie  composée  d'éléraens  fort  peu 
homogènes.  Il  s'y  trouvait  des  poètes,  des  littérateurs  et  des  érudits, 
dont  les  goûts  et  les  principes ,  différens  sur  beaucoup  de  choses, 
l'étaient  surtout  en  ce  qui  concerne  l'art  dramatique.  Les  uns  s'ob- 
stinaient à  vouloir  que  l'on  suivit  les  règles  de  l'antiquité  classique, 
les  autres  persistaient  à  soutenir  que  ces  règles,  bonnes  en  elles- 
mêmes,  n'étaient  pas  applicables  aux  pièces  composées  en  Espagne 
et  pour  des  Espagnols.  Lasse  de  cette  incertitude,  et  croyant  à  la 
possibilité  d'en  sortir,  l'académie  soumit  la  question  à  l'un  de  ses 
membres,  et  lui  en  demanda  la  solution.  Ce  fut  à  Lope  qu'elle  fit  cet 
honneur,  et  ce  fut  pour  lui  répondre  qu'il  composa,  en  1602,  son 
fameux  Art  de  composer  des  comédies  [Arte  de  hacer  comcdias]. 

Je  ne  sais  s'il  paraîtra  étrange ,  mais  il  est  vrai  de  dire  que  Lope 
était  l'un  des  hommes  du  monde  les  moins  faits  pour  discuter  sérieu- 
sement et  pour  résoudre  ce  problème.  Ne  connaissant  que  médio- 
crement la  littérature  latine,  ne  sachant  rien  de  la  grecque,  il  ne  pou- 
vait donner,  en  faveur  des  règles  classiques  du  théâtre,  que  des 
raisons  superficielles,  pour  lesquelles  il  feignait  un  respect  qu'il 


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61&  REVCB  DBS  DEUX  MOM>ES. 

n^avait  ni  ne  pouvait  avoir.  II  avait,  au  contraire,  pour  jostiQer  et 
recommander  le  ttiéàtre  espagnol,  toute  la  puissance  de  son  génie,  à 
laquelle  il  croyait  plus  qu*il  n'osait  le  dire.  Son  ouvrage  n*apprit  rien 
à  personne  et  ne  servit  à  rien. 

En  1603,  la  réputation  de  Lope  comme  poète  dramatique  avait 
grandi  au  point  de  lui  susciter  des  embarras.  On  faisait  lire  ou  repré- 
senter beaucoup  de  mauvaises  pièces  en  les  mettant  sous  son  nom. 
Pour  prévenir  on  détruira  les  effets  de  ce  genre  particulier  de  diffa- 
mation ,  il  se  crut  obligé  de  publier  les  titres  de  toutes  les  pièces  qu*il 
avait  jusqu'alors  composées  et  qu'il  avouait.  Il  en  donna ,  dans  la  pré- 
face de  son  Peregrina  eu  su  patria,  une  liste  de  deux  cent  dix-neuf, 
parmi  lesquelles  se  trouvent  déjà  quelques-unes  de  ses  plus  belles. 

Toutefois ,  ces  petites  vexations  d'auteur  n'allaient  point  jusqu^à 
troubler  le  bonheur  deLope«  Tous  les  jours  il  en  sentait  mieux  la  dou- 
ceur et  la  réalité;  les  côtés  tendres,  élevés  ou  moraux  de  soacaractère, 
se  développaient  et  s'épuraient  chaque  jour  davantage.  La  naissance 
de  Marcela,  l'ainée  et  la  plus  chérie  de  ses  deux  filles,  qui  eut  lien 
de  1603  à  1604,  vint  accroître  encore  et  comme  nuancer  pour  lai 
les  douceurs  de  la  paternité.  Mais  il  existe,  au  sujet  de  Marcela,  un 
doute  assez  grave ,  celui  de  savoir  si  elle  était  la  fille  légitime  ou 
naturelle  de  Lope  de  Yéga.  C'est  Montalvan  qui  a  provoqué  ce  doute, 
en  ne  désignant  jamais  Marcela  qu'avec  une  sorte  de  mystère,  et 
seulement  conune  une  proche  parente  de  Lope.  Cependant  celui-d, 
qui  la  nomme  souvent,  la  nomme  toujours  sa  fille,  et  ne  la  distingue 
en  rien  de  ses  autres  enfans.  L'aurait-il  eue  d'une  maîtresse?  Lige 
de  cette  enfant  rend  la  chose  difficile  à  sopposer,  car  il  est  certain 
qu'elle  naquit  après  le  second  mariage  de  Lope,  et  il  répugne  de 
supposer  à  celui-ci  des  amours  d'aventure,  dans  un  temps  où  il  se 
représente  comme  si  heureux  en  ménage.  Quoi  qu'il  en  soit,  Mar- 
cela n'en  figure  pas  moins  dans  la  vie  de  Lope  comme  un  ange  créé 
pour  en  être  le  charme  ineffable. 

Lope  mettait  son  imagination  à  tout;  il  la  mettait  aussi  dans  sa 
tendresse  pour  ses  enfans.  Non  content  de  les  aimer  dans  le  pré- 
sent, il  les  aimait,  pour  ainsi  dire,^  dans  l'avenir,  et,  dès  leur  entrée 
dans  la  vie,  il  se  préoccupait  vivement  de  leur  destinée  future.  Âyaot 
fait  peindre  son  aîné  Carlos  à  l'âge  de  quatre  ans ,  il  fit  ajouter  au 
portrait  quelques  accessoires  symboliques ,  expression  peut-être  un 
peu  bizarre,  mais  touchante,  de  sessollicitudespatemelles.  Au  des- 
sous du  buste  était  peint  un  casque  posé  sur  un  volume,  avec  cette 
devise  :  a  Fa(a  sciunt.  »  Le  casque  était  le  symbole  de  la  carrière  des 


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lOPS  MS  VÉGA.  «0f 5 

armes,  le  volume  de  celle  des  lettres,  la  devise  vodtait  dire  que  le 
sort  savait  seul  laquelle  des  deux  serait  un  jour  celle  de  Carlos,  et  ce 
secret  du  sort,  on  le  voit ,  préoccupait  sérieusement  le  pauvre  pèr^. 

Dans  une  épttre  adressée  au  docteur  Hathias  de  Porras  à  Lima , 
Lope  a  décrit  avec  détail  le  bonheur  de  sa^ie  durarift  son  second  ma- 
riage. Divers  traits  de  ce  tableau  méritent  d^ttre  cités,  car  ils  offrent 
nne  naïveté  et  une  simplicité  d'autant  plus  touchantes,  qu'elles  deve- 
naient de  plus  en  plus  rares  dans  la  poésie  espagnole. 

«Les tempêtes  de  Famour  étaient  enfin  apaisées,  dit-il;  j^étais 
enfin  délivré  de  ses  fureurs.  Je  voyais  chaque  raatm,  à  mes  côtés, 
«'éveiller,  décemment  belle,  ma  douce  épouse,  sans  souci  de  savoir 
liar  quelle  porte  m*évader.  Le  visage  brillant  de  l^clat  du  lis  et  de 
la  rose,  mon  petit  Cartos  me  ravissait  Tame  par  son  gracieux  babil 
sur  chaque  rien.  Le  moindre  enfantillage  bégayé  par  cette  demi- 
parole  me  paraissait  un  oracle ,  et  nous  nous  disputions ,  sa  mère  et 
moi,  les  lèvres  qui  Pavaient  prononcé.  Charmé  de  telles  mcrtinées 
auccédadt  àdesmiits  si  sombres,  je  déplorai  mfaintes  fois  mes  éga- 
reraens.  Je  me  retirais  ensuite  pour  écrire  ou  consulter  mes  livres. 
On  m'appelait  aux  heures  des  repas,  et  je  répondais  souvent  avec 
timneur  quel'on  me  laissât  tranquille,  tant  Félude  ertpuissante,  tant 
elle  peut  nous  attirer  fortement  !  Hais  alors,  tout  peries  et  tout  iteurs, 
mon  Carlos  accourait  pour  m'enlof^r.  M'illumtnant  de  ses  regat ds 
et  me  pressant  dans  ses  bras,  il  m'entratnait  par  la  main,  et  mon 
ame  enchantée  le  suivait  jusqu'au  siège  où  il  m^établissait  a  cAtéée 
sa  mère.  » 

Ce  bonheur  était  bien  modeste,  bien  pur,  bien  mérité  par  la  ma- 
nière dont  il  était  senti  ;  mais  ce  n'était  pas  une  raison  pour  qu'il  fût 
durable,  et  il  ne  le  fut  pas.  Carlos,  cet  enfant  si  chéri ,  ee  premier 
né  que  Lope  ne  nommait  jamais  que  le  Carlos  de  ses  yeux,  mourut 
<Ians  la  siaième  année  de  son  ège.  K  cruelle  que  fQt  celte  perle,  elle 
n'était  pourtant  que  le  présage  d'une  autre  plus  cruelle  encore.  DoAa 
Juana,  déjà  languissante,  et  tourmentée  d'une  grossessepénihlc,  fut 
accablée  ducoup  qui  lui  enleva  son  petit  Carlos.  Dans  le  courant  de 
Tannée  qui  suivit  cette  pette,  elle  accouéha  d'une  fille  nommée  Feli- 
ciana,  et  mourut  au  bout  de  peu  de  Jours  des  suites  de  ses  oonohes. 

Au  sentiment  de  ces  nouveaux  malheurs,  se  joignirent  eettefim^, 
dans  l'ame  de  Lope,  des  réflexions  austères  et  nràlancoliques  aux- 
quelles il  ffldiait  donner  satisfaction.  Il  sentit,  dans  le  double  coup 
qui  le  frappait ,  un  châtiment  des  désordres  de  sa  jeunesse  ;  il  crut  y 


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616  EETUB  DES  DEUX  MONDES. 

recoDoattre  an  appel  da  ciel  aoi  pensées  de  l'autre  vie ,  et ,  poor  ré- 
pondre à  cet  appel  «  il  résolut  de  renoncer  an  monde  et  de  se  faire 
prêtre.  Déjà,  durant  sa  première  jeunesse,  il  avait  eu  Tidée  d'em- 
brasser la  vie  ecclésiastique  ;  mais  il  est  très  probable  que  cette  réso- 
lution passagère  lui  était  plutôt  venue  de  Tenvie  de  se  faire  un  état  dans 
la  société,  que  d'une  inspiration  vraiment  religieuse.  Cette  dernière 
fois,  au  contraire ,  il  y  eut  certainement ,  dans  le  parti  auquel  il  re- 
vint de  se  faire  prêtre,  un  motif  religieui ,  une  idée  pieuse,  le  dessein 
formel  d'expier  un  passé  dont  s'effarouchaient  ses  souvenirs.  Ce  parti 
une  fois  bien  arrêté  dans  son  esprit ,  il  ne  songea  plus  qu'à  l'exécuter  ; 
il  s'y  prépara  par  le  recueillement  et  par  des  œuvres  continues  de 
piété  et  de  charité.  En  1607  ou  1608  au  plus  tard ,  il  se  rendit  à  To- 
lède, où  il  fut  ordonné  prêtre,  et  revint  aussitôt  à  Madrid  essayer  h 
nouvelle  vie  à  laquelle  il  venait  de  se  consacrer. 

A  dater  de  cette  époque,  il  entra  successivement  dans  diverses 
congrégations  pieuses ,  instituées  pour  des  œuvres  de  dévotion  oa 
de  charité.  L'une  de  ces  congrégations ,  et  celle  où  il  trouva  le  pins 
d'occasions  d'exercer  le  zèle  pieux  dont  il  était  animé,  avait  pour  bot 
le  soulagement  des  prêtres  indigens.  Elle  les  vêtissait ,  les  nourris- 
sait ,  les  soignait  dans  leurs  maladies ,  et  leur  donnait  la  sépulture 
après  la  mort.  Lope  fut  élu  chapelain  de  cette  pieuse  société ,  et  ne 
négligea  aucun  des  devoirs,  si  austères  qu'ils  fussent,  que  lui  imposa 
cette  élection.  On  le  vit  souvent ,  courbé  sous  le  poids  du  cadavre 
de  quelque  pauvre  prêtre ,  le  porter  péniblement  en  terre ,  l'y  dépo- 
ser, et  adresser  pour  lui  une  dernière  prière  à  Dieu,  confondant  ainsi, 
par  un  excès  touchant  de  charité ,  l'office  de  prêtre  et  celui  de  fos- 
soyeur. 

Une  autre  congrégation  beaucoup  moins  pieuse  que  la  précédente, 
et  où  l'on  voit  de  même,  bien  que  certes  moins  chrétiennement, 
figurer  Lope  de  Véga ,  est  celle  des  familiers  du  saint-office ,  dont  il 
fut  vingt-cinq  ans  le  chef  ou  le  directeur. 

Au  premier  coup  d'œil  jeté  sur  la  nouvelle  eiistence  de  Lope,  et 
même  en  faisant  abstraction  de  ses  devoirs  conune  chef  des  familiers 
de  l'inquisition ,  on  est  tenté  de  trouver  cette  existence  triste  et 
sombre;  mais ,  en  y  regardant  de  plus  près,  on  peut,  je  crois,  s'en 
faire  une  image  moins  sévère. 

Rien  ne  manquait  à  Lope  de  Véga  pour  être  un  excellent  chrétien, 
comme  on  l'était  de  son  temps  en  Espagne  :  il  croyait  purement  et 
simplement  tout  ce  qu'il  fallait  croire;  il  était  naturellement  pieux. 


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LOPE  DE  YÉGA.  617 

susceptible  d'émotions  religieuses  très  vives ,  et  bien  décidée  remplir 
tous  les  devoirs  qu'il  s'était  imposés  en  se  faisant  prêtre  et  membre 
de  cinq  ou  six  congrégations  dévotes;  mais  ces  dispositions,  ces  ten- 
dances ascétiques,  si  sérieuses  qu'elles  fussent,  Lope  ne  les  avait 
qu'à  un  certain  degré  et  dans  certaines  limites.  Il  lui  manquait, 
ce  semble ,  quelque  chose  de  ce  qui  fait  les  saints.  Il  y  avait,  dans 
son  cœur  et  dans  son  génie ,  des  instincts,  des  besoins ,  des  jouis- 
sances, dont  le  sacrifice  lui  était  impossible,  et  qui  tenaient  au  fond 
même  de  son  existence.  Rien  ne  démontre  que,  dans  ses  accès  de 
ferveur  les  plus  exaltés,  il  ait  jamais  eu  la  moindre  pensée  de  sacri- 
fier à  Dieu  certaines  affections  naturelles  de  son  ame,  ni  ses  jouis- 
sances d'imagination. 

n  avait  fait  définitivement,  et  une  fois  pour  toutes,  le  partage  de 
son  être  entre  la  religion  et  l'homme ,  entre  Dieu  et  lui.  II  avait 
rois  dans  la  première  part  tout  ce  qu'il  dépendait  de  lui  d'y  mettre. 
Mais  ce  qu'il  s'était  réservé  était  encore  immense,  et  aurait  suffi  à 
l'intérêt  et  à  la  plénitude  de  dix  vies  humaines  :  il  s'était  réservé  la 
libre  culture  de  son  génie ,  l'exercice  indépendant  de  son  imagina- 
tion, en  un  mot  toute  sa  vie  poétique.  C'est,  si  je  ne  m'abuse ,  une 
chose  remarquable  que  ce  partage  à  peu  près  égal  et  constant  de  la 
vie  et  des  facultés  du  même  homme  entre  deux  t&ches  opposées, 
l'une  ascétique,  religieuse,  austère  ;  l'autre  mondaine,  poétique,  do- 
minée par  les  passions  les  plus  vives.  C'est  quelque  chose  d'étrange 
que  cette  association  si  intime,  dans  le  même  individu,  du  caractère  du 
prêtre  catholique  fervent,  et  de  celui  du  poète  dramatique  populaire. 
Hais  peut-être  faut-il ,  pour  bien  juger  la  nouvelle  position  de  Lope, 
considérer  que ,  comme  prêtre,  il  n'avait  point  ce  que  l'on  nomme 
charge  d'ames,  et  n'était  attaché  au  service  régulier  d'aucune  église. 
II  avait  fait  construire  dans  sa  maison  un  petit  oratoire  bien  décoré, 
où  il  disait  la  messe  tous  les  jours,  de  grand  matin.  Un  de  ses  pané- 
gyristes a  noté,  dans  sa  manière  de  la  célébrer,  une  singularité  à  la- 
quelle il  attribue  le  parti  pris  par  Lope  de  ne  point  exercer  ses  fonc- 
tions de  prêtre  en  public  :  c'était,  au  dire  du  panégyriste,  une 
extrême  agitation ,  une  espèce  d'ébranlement  nerveux  avec  effusion 
de  larmes,  dans  lequel  il  avait  l'air  d'un  homme  hors  de  lui ,  et  sous 
le  coup  d'une  émotion  supérieure  à  ses  forces.  II  est  très  possible ,  en 
effet,  que  cette  susceptibilité  physique  désordonnée  ait  été  pour 
quelque  chose  dans  la  résolution  prise  par  Lope  de  ne  point  exercer 
publiquement  ses  fonctions  de  prêtre;  mais  tout  autorise  à  supposer 
que  son  principal  motif,  pour  prendre  cette  résolution ,  fut  le  désir 


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6ia  REVUE  N»  DSCl^  MONDES. 

(Kavoir  ^ku  de  tesipa  à  domer  à  ses  afiections  de  famille  et  à  ses 
tfavaiix  poétk|aes  ^  suetout  4Hu  tr^n^aus  du  théâtre. 

Sur  plus  de  deux  mille  drames  qp'il  a  bissés,  il  y  en  a  plus  des 
dettx  tîefs  qui  furent  cosopesés  postérieurement  à  son  admission 
au}  sacerdoce ,  et  au  mitteu  de  ses  devoirs  reUgienx  de  tout  genre. 
Or,  entre  ces  pièces  de  Lope  p r.ètne  et  dévot  et  celles  de  Lope  homme 
du  monde,  marié  ou  amoureux  ^  il  n'existe  aucune  différence  appré- 
ciable, ni  quant  au  choix  ées  sujets,  ni  quaat  à  la  manière  de  les 
traiter.  U  y  a  tout  autant  d'amour,  tout  autant  d'orgueil  du  poiat 
d'kooneur,  tout  autant  de  tableaux  voluptueux ,  de  bravades  et  de 
vengeaDoes  dans  les  unes  que  dans  les  antres;  et  ce  rapprochement 
démontre  assez  que  la  conversion  morale  et  religieuse  de  Lope  ne 
s'était  peioi  étendue  à  ses  goûts  poétiques ,  et  qu'en  lui  le  poète  dra- 
matique ne  rendait  point  compte  de  ses  inspirations  aa  dief  des  fa- 
mâUets  du  sainlhof Qcou 

B  y  a  plus:  si  l'on  voulait  rechercher  à  quelle  époque  de  sa  vie  Lope 
s'occupa  avec  le  plus  d'ardeur  et  d'ambition  de  la  culture  de  sob  génie 
dramatique,  on  trouverait  probablement  que  ce  fut  quelques  années 
après  sou  ordioalion.  Une  lettre  de  hii  adressée  au  comte  de  Lemos 
et  datée  du  &  mat  i6âO^  contient  ce  trait  curieux  :  «  Je  passe,  entre 
quelques  livres  et  les  fleurs  d'un  jardinet,  le  temps  qui  me  restée 
vivre  et  qm  ne  peut  désormais  être  bien  long,  luttant  avec  le  docteur 
Mira  de  Mescua  et  don  Guillem  de  Castro  à  qui  de  nous  ourdira  le 
fiMS  bobUement  l'intrigue  de  ses  comédies.  »  Ou  voit  par  là  que 
Lope  faisait  à  Guillem  de  Castro  et  à  Mira  de  Mescua  l'honneur  de 
les  regarder  coauue  ses  émules,  honneur  certainement  trop  grand, 
suRtottt  pour  ce  dernier.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  on  croira  aisément 
que  cen'âUit  point  par  un  sentiment  d'humilité  chrétienne  qu'il  pro- 
voquait ou  acceptait  ces  luttes  dramatiques. 

Unauire  Uen  par  lequel  Lope,  prêtre  et  pénitent,  demeura  attaché, 
sinon  préciesément  au  monde,  da  moins  aux  jouissances  naturelles  de 
la  vie ,  fut  celui  des  affections  domestiques^  Il  lui  restait  trois  enfans, 
Lope,  son  second  fils,  et  ses  deux  filles,  Marcela  et  FeHciana,  tons 
les  trois  fort  rapprochés  par  l'Age  et  ayant  tous  à  peu  près  également 
besoin  de  lui.  U  continua,  pour  eux  et  avee  on,  une  vie  de  Camille 
désormais  bieu  incomplète  sana  doute,  mais  toutefois  douce  encore, 
encore  remplie  de  tendres  préoccupaiioos  et  de  devoirs  sacrés  aux 
yeux  même  de  la  piété  le  phis  exaltée.  Enfin,  à  toutes  ces  distrac- 
tions qu'il  s'était  réservées >  il  faut  en  ajouter  une  dernière  dont  oa 
n'aurait  jamais  imaginé  tout  le  prix  pour  lui ,  si  l'on  n'avait  là-dessoSt 


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LOPB  DE  V*GA.  619 

de  sa  part,  les  assurances  les  pkis  variées  et  les  plus  expresses  :  je 
Yeax  parler  de  la  jouissance  et  de  la  culture  d*un  petit  jardin  contigu 
h  sa  maison. 

Comme  presque  tous  les  hommes  de  génie,  surtout  les  poètes 
et  les  artistes,  Lope  de  Yéga  aimait  la  nature  et  tout  ce  qui  la  rap- 
pelle. La  Yue  du  ciel,  des  montagnes,  des  forêts  et  des  champs  était 
pour  lui  une  source  intarissable  d*émotions  et  d'inspirations;  mais, 
confiné  et  comme  prisonnier  dans  Madrid ,  il  n'avait ,  pour  lui  repré- 
senter ces  scènes  favorites,  que  ce  petit  jardin,  qui,  à  ce  titre,  lui 
était  devenu  si  nécessaire  et  si  cher.  Il  nous  en  a  laissé,  sous  la  forme 
d'une  épitre  adressée  à  Francisco  Rioja ,  une  longue  description  qui 
n'est,  d'un  bout  à  l'autre,  qu'une  ironique  et  gracieuse  fantaisie. 

n  décrit  d'abord  les  vastes  tapis  de  fleurs,  les  lacs  limpides  cou- 
verts de  barquettes  façonnées  en  cignes ,  les  arbres  taillés  en  Poly- 
phèmes,  plongeant  du  haut  des  airs  dans  les  eaux  leur  œil  de  feuil- 
lage ,  le  platane  colossal  sous  lequel  les  érudits  prétendaient  que  le 
roi  Rodrigue  fit  violence  à  la  Gava.  Puis,  viennent,  à  la  suite  de  bien 
d'autres  merveilles,  les  statues  de  tous  les  grands  hommes  d'Espagne, 
amis  ou  contemporains  de  Lope ,  et  auxquels  celui-ci  n'épargne  pas 
les  éloges.  Maintenant  voici  en  quels  termes  il  conclut  son  épitre,  ou, 
si  l'on  veut,  son  énigme,  et  en  donne  le  mot  à  son  ami  : 

a  £t  toi ,  Francisco ,  toi  qui  connais  ma  pauvreté,  sans  doute  qu'en 
me  lisant  tu  vas  rester  tout  ébahi  et  me  demander  ce  que  c'est  que 
mon  jardin?  Mon  jardin  est  une  fable,  une  pure  fable,  excepté  ce  qui 
concerne  les  éloges  et  les  portraits  ;  en  cela  seul ,  f  ai  parlé  comme 
historien  et  sans  considérer  si ,  parmi  tant  d*hommes  que  j'ai  nommés, 
il  ne  se  rencontrerait  pas  quelques  ingrats ,  je  les  ai  tous  décorés 
d'inscriptions,  d'éloges  et  de  palmes;  j'ai  fait  d'eux  tous  des  Horaces 
et  des  Torquatus.  Tout  le  surplus  est  fiction.  Mon  jardin  est  le  plus 
chétif  des  jardins;  tout  ce  que  l'on  y  trouve,  ce  sont  une  dizaine  de 
pieds  de  fleurs,  deux  treilles,  un  oranger,  un  rosier  et  deux  arbres 
habités  par  deux  jeunes  rossignols.  Un  réservoir  de  deux  seaux  d'eau 
y  forme  une  fontaine  qui  s'épanche,  entre  deux  pierres,  dans  un 
débris  de  vase  en  terre  colorée.  Mais  la  nature  se  contente  de  peu  ;  et 
mon  pauvre  jardin,  je  le  préfère  au  fertile  Hybla,  à  la  fameuse  Tempe, 
aux  Hcspérides  et  aux  jardins  suspendus.  »  L'expression  de  ce  senti- 
ment revient  si  souvent  dans  Lope  de  Véga ,  et  toujours  d'une  ma- 
nière si  franche  et  si  vive ,  que  n'y  pas  faire  attention  serait  mécon- 
naître, ce  me  semble,  un  des  traits  les  plus  naïfs  de  son  caractère 
et  l'un  des  indices  les  plus  sûrs  comme  les  plus  charmans  de  son  génie. 


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REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cen  est  assez,  je  pense,  pour  justifier  ce  que  j'ai  avancé  toute 
l'heure,  que  la  vie  pénitente  de  Lope,  si  austère  qu'on  la  suppose, 
ne  fut  pourtant  pas  une  vie  sans  jouissances,  et  toute  en  dehors  des 
intérêts  humains.  Il  y  avait  seulement,  dans  la  partie  de  son  bon- 
heur qui  tenait  à  ses  affections  paternelles ,  une  inquiétude  qui  de- 
vait naturellement  s'accroître  avec  le  temps,  et  risquait  fort  d'aboutir 
à  des  chagrins  positifs.  A  mesure  que  ses  enfans  avançaient  en  ige, 
et  devenaient  plus  capables  de  choisir  un  état ,  les  chances  d'être 
séparé  d'eux  devenaient  plus  imminentes  et  plus  tristes  pour  lui. 

Son  Ois  Lope  fut ,  de  ses  trois  enfans ,  le  premier  qui  mit  sa  ten- 
dresse paternelle  à  celte  rude  épreuve.  Son  vœu  avait  été  de  voirie 
jeune  homme  suivre  la  carrière  des  lettres,  ou  embrasser  toute  autre 
profession  savante;  mais  celui-ci  n'avait  jamais  montré  d'inclinatioQ 
que  pour  la  guerre,  et  voulut  absolument  être  soldat,  dès  qu'il  putètre 
quelque  chose.  Il  avait  à  peine  vingt  ans  quand  il  partit  comme  to- 
lontaire  sur  une  flotte  commandée  par  le  marquis  de  Santa -Gniz. 

A  l'instant  même  où  il  se  séparait  douloureusement  de  son  fils,  le 
pauvre  Lope  se  préparait  à  une  autre  séparation  plus  douloureuse 
encore  que  celle-là,  je  veux  dire  celle  de  Marcela.  Mais,  pour  bien 
concevoir  ce  qu'une  telle  séparation  dut  lui  coûter,  il  faut  avoir  quel- 
que idée  du  singulier  mélange  de  tendresse  et  d'admiration  que  loi 
avait  inspiré  cette  enfant.  Entre  les  divers  témoignages  qu'il  nous  a 
laissés  de  ses  sentimens  pour  elle,  il  suffira  d'en  citer  un  plus  curieui 
et  plus  précis  que  les  autres.  En  1620,  il  dédia  à  Marcela  son  joli 
drame  intitulé  :  le  Remède  dans  V Infortune.  Or,  voici  en  quels  termes 
il  fit  cette  dédicace  :  «  S'il  est  vrai  que  l'on  doive  plus  encore  au  sang 
qu'au  génie ,  faites-moi  la  faveur,  Marcela ,  de  lire  cette  comédie,  en 
corrigeant  dans  votre  esprit  les  défauts  de  l'âge  où  je  la  composai.  Si 
tendre  que  soit  encore  le  vôtre,  il  a  été  si  richement  doué,  que  le 
ciel  me  semble  vous  avoir  départi  par  mégarde  le  trésor  d'intelli- 
gence qu'il  avait  préparé  pour  compenser  dans  quelque  autre  femme 
le  malheur  d'être  laide.  Je  pense  sérieusement  ainsi,  et  ceux-là  seob 
qui  ne  vous  ont  pas  vue  pourront  prendre  mes  paroles  pour  une 
galanterie.  Que  Dieu  vous  garde  et  vous  rende  heureuse ,  malgré  tout 
ce  qu'il  y  a  en  vous  de  perfections  pour  ne  pas  l'être ,  surtout  si  vous 
héritez  de  ma  destinée!  d 

Certes,  ce  n'était  pas  une  jeune  fille  ordinaire  que  celle  à  qui  son 
père,  à  qui  un  Lope  de  Yéga  parlait  de  la  sorte.  On  le  soupçonnera 
sans  doute  d'illusion  et  de  flatterie  :  mais  il  n'est  pas  le  seul  homme, 
il  n'est  pas  le  seul  génie  qui  ait  montré  tant  d'admiration  pour  Mar- 


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LOPE  DB  VÉGA.  621 

cela ,  qui  lui  ait  fait  des  dédicaces  de  drame ,  en  souhaitant  sérieuse* 
ment  son  suffrage.  L'auteur  des  deux  plus  belles  pièces  qui  aient  été 
composées  sur  le  sujet  du  Gid,  Guillem  de  Castro,  dédia  de  même  à 
Marcela  un  volume  de  son  thé&tre.  Sa  dédicace  est  un  peu  moins 
tendre  ou  un  peu  plus  contenue  que  celle  de  Lope;  mais  elle  n'est 
pas  moins  flatteuse  pour  celle  à  laquelle  elle  s'adresse. 

A  l'instant  même  où  elle  recevait  de  tels  hommages,  Marcela  ne 
songeait  qu'à  se  retirer  du  monde.  Elle  était  décidée  à  se  faire  reli- 
gieuse dans  l'ordre  austère  des  carmélites  déchaussées,  et  sollicitait 
pour  cela  l'autorisation  de  son  père.  Il  est  évident  que  Lope  ne  pou- 
vait la  lui  accorder  facilement;  mais  il  dut  se  rendre  à  ses  demandes 
réitérées  et  pressantes ,  où  il  crut  voir  tous  les  caractères  d'une  voca- 
tion sérieuse.  Marcela  entra  donc,  en  1621 ,  comme  novice  dans  un  mo- 
nastère de  carmélites  déchaussées  de  Madrid ,  et  y  prit  le  voile  l'année 
suivante.  Lope  a  composé  sur  cette  grave  cérémonie  une  pièce  de  vers 
fort  touchante ,  où  il  décrit  avec  beaucoup  d'exaltation  les  rapides 
alternatives  de  ses  émotions  paternelles,  lorsqu'il  se  voit  partagé  entre 
les  regrets  de  perdre  Marcela,  et  la  joie  chrétienne  de  la  voir  s'en- 
gager si  courageusement  dans  les  voies  du  ciel. 

Feliciana,  la  plus  jeune  de  ses  filles,  fut  la  dernière  dont  il  se  sé- 
para ;  il  la  donna  en  mariage,  on  ne  sait  bien  à  quelle  époque,  h  Louis 
de  Usategui,  à  qui  l'on  doit  la  publication  de  plusieurs  des  œuvres 
posthumes  du  poète.  On  pourrait  dire  que  cette  séparation  fut  le  der- 
nier événement  de  la  vie  de  Lope.  Dès-lors,  on  ne  peut  plusse  figurer 
son  existence  que  comme  une  série  monotone  d'exercices  pieux  et  de 
travaux  littéraires  indivisiblement  entrelacés  les  uns  dans  les  autres, 
et  entre  lesquels  la  curiosité  la  plus  avide  chercherait  vainement  le 
moindre  incident,  le  moindre  événement  nouveau.  Montalvan  parle, 
il  est  vrai ,  de  deux  grands  malheurs  qu'il  éprouva  vers  les  dernières 
années  de  sa  vie,  et  qui  faillirent  l'accabler;  mais,  selon  son  usage 
de  taire  les  particularités  de  la  vie  de  Lope  que  l'on  aimerait  le  mieux 
connaître,  il  ne  dit  pas  quels  furent  ces  malheurs;  il  garde  sur  ce 
point  le  même  silence  que  si  l'honneur  de  Lope  l'eût  exigé. 

Il  n'y  avait  pas  jusqu'à  sa  renommée  prodigieuse  et  toujours  crois- 
sante qui  ne  fût  devenue,  pour  Lope,  une  gêne  et  une  sorte  de  vexa- 
tion journalière.  Il  était  à  Madrid  l'objet  d'une  insatiable  curiosité. 
Quelque  part  quil  se  montr&t,  la  foule  s'assemblait  autour  de  lui  ou 
^e  suivait  dans  la  rue;  les  portes,  les  balcons,  les  fenêtres,  se  rem- 
plissaient de  curieux,  entre  lesquels  les  femmes  se  distinguaient  par 
la  vivacité  de  leur  enthousiasme.  Ces  démonstrations  de  l'admiration 


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022  REVUS  DBS  BSUIC  IfONDES. 

populaire,  qvA  lut  étaient  devenues  de  plus  en  plus  indifférentes, 
avaient  fini  par  lui  être  importunes  ;  il  prenait  des  précautions  pour 
sortir  et  se  dérober  à  la  curiosité  toujours  aux  aguets  sur  ses  traces. 
Son  nom  était  devenu  consme  une  formule  générale  de  louange  et 
d*admiratîon  :  pour  dire  d*nne  chose  qu'elle  était  beHe  en  son  genre, 
on  disait  que  c'était  une  chose  de  Lope. 

La  nature  avait  doué  Lope  d'une  vigueur  de  corps  dont  te  dédio 
fut  très  lent  et  comme  insensible.  Ce  ne  fut  que  vers  la  fin  de  sa  rie, 
et  y  selon  toute  apparence,  à  la  suKe  des  deux  derniers  malheurs  seu- 
lement indiqués  par  Montalvan ,  qu'il  connut  les  inArmités  physiques 
et  les  souffrances  qui  les  accompagnent.  Les  premiers  sjmptAmesde 
la  maladie  dont  il  mourut  l'assaillirent  le  6  août  1635.  Ayant  dtné  œ 
jour-là  avec  quelques  amis ,  il  se  trouva  bientôt  après  saisi  de  donleors 
si  vives,  qu'elles  lui  arrachèrent  le  souhait  d'une  mort  prompte.  IS'éan- 
noins,  deux  jours  après,  il  se  sentit  mieux  et  voulut  reprendre  leçons 
régulier  de  ses  habitudes.  Il  se  leva  donc  au  point  du  jour,  travailh 
quelques  momens;  après  quoi ,  ayant  dit  son  bréviaire  et  sa  messe,  il 
courut  arroser  les  dix  ou  douze  fleurs  de  son  jardinet ,  et  rentra  poor 
se  donner  la  discipline  jusqu'au  sang,  ce  qui  était  sa  pratique  de  toc 
les  vendredis. 

Vers  le  milieu  de  la  journée,  il  se  sentit  du  malaise  et  du  frisson. 
Néanmoins ,  la  soirée  venue ,  il  sortit  pour  assister  à  des  thèses  de 
médecine  et  de  philosophie  qui  devaient  être  soutenues  au  séminaire 
•des  Écossais,  et  auxquelles  il  avait  été  invité;  mais,  à  peine  arrivé,  il 
se  trouva  mal ,  et  fut  reconduit  chez  lui  en  chaise  à  porteur.  En  ren- 
trant, il  se  coucha;  le  lendemain ,  les  médecins  furent  appelés.  Lope 
fut  soigné,  purgé,  et  se  sentit  plus  malade.  Au  bout  de  peu  de  jonrs, 
les  médecins  n'avaient  plus  rien  à  faire;  le  tour  des  prêtres  était 
Tenu.  Lope  reçut  les  derniers  sacremens  avec  les  plus  ferventes  dé- 
monstrations de  résignation  et  de  piété.  Il  fit  ensuite  appeler  sa  fille 
Fdiciana  pour  lui  donner  st  bénédiction  et  ta  recommander  au  doc 
de  Sessa,  qui  était  là  et  ne  s'éloigna  pas  un  seul  moment. 

Le  mourant  était  entouré  de  nombreux  amis  à  chacun  desquels  II 
adressa  de  tendres  adieux  et  de  pieuses  recommandations.  La  journée 
finissait  :  elle  avait  été  longue  pour  lui  ;  épuisé  de  fatigue ,  d'émo- 
tions et  d'angoisse ,  il  semblait  avoir  besoin  de  repos  :  on  le  laissa, 
dans  l'espoir  que  la  nuit  pourrait  lui  rendre  un  peu  de  calme.  Cet 
espoir  fut  trompé;  l'agitation  et  l'angoisse  redoublèrent;  le  matin, 
quand  ses  amis  revinrent,  il  le  trouvèrent  respirant  à  peine,  et  bientôt 
après  il  expira  en  prononçant  les  noms  de  f  ésus  et  de  Marie ,  ton- 


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LOPE  DE  VÉGA.  623 

fondus  avec  le  pieux  murmure  des  eihortations ,  des  prières ,  des 
psaumes  et  des  litanies  qui  retentissaient  de  toutes  parts  auprès  de 
lui.  Il  mourut  le  27  août  1635,  dans  la  soixante-treizième  année  de 
son  âge. 

Sa  mort  était  un  événement  national  :  personne  ne  fut  invité  à  ses 
fuDérailles^et  feoul  Miodrids'y  trouva.  Le  diamètre  enSer  de  la  ville  ne 
donna  pas  au  convoi  funèbre  l'espace  nécessaire  pour  se  développer. 
Ceux  qui  n'avaient  pas  pris  place  dans  le  convoi,  formaient  sur  tout 
son  chemin  une  foule  épaisse  à  travers  Inquelle  il  fallait  s'ouvrir  len- 
tement et  laborieusement  un  passage.  Tous  les  balcons  étaient  pleins, 
toutes  les  fenêtres  encombrées.  On  raconte  qu'une  femme ,  voyant 
des  funérailles  si  solennelles,  et  ne  sochant  de  qui  elles  étaient, 
s'écria  :  Oh  !  ce  doit  être  là  l'enterrement  de  Lope  ! 

Le  convoi  ne  suivit  pas  la  voie  directe  de  la  maison  de  Lope  à 
l'église  ;  il  fit  un  détour  dans  les  rues  de  Madrid ,  afin  de  passer  de- 
vant le  monastère  des  carmélites  déchaussées ,  où  Marcela  était  reli- 
^euse.  C'était  elle  qui  avait  demandé  et  obtenu  ce  détour  comme 
une  grâce  ;  elle  avait  voulu  voir  son  père  encore  une  fois ,  et  le  vit 
en  effet  passer  devant  elle  ^  porté  sur  les  épaules  de  ses  anciens  con- 
frères de  la  congrégation  des  pauvres  prêtres.  Le  trnjct  sous  son 
regard  fut  court;  mais  qui  pourrait  dire  tout  ce  qu'éprouva  une  ame 
telle  que  l'ame  de  Marcela  pendant  la  minute  qu'il  put  durer?  La 
chaleur,  la  foule,  les  cris  de  ceux  que  l'on  écrasait ,  les  gémissemens 
de  ceux  qui  suffoquaient ,  troublèrent  fort  toute  la  partie  de  la  céré- 
monie qui  eut  lieu  à  l'église.  Il  s'y  passa  du  reste  quelque  chose  de 
toachant.  Lorsque,  le  service  funèbre  terminé,  on  enleva  le  corps  da 
catafalque ,  pour  le  déposer  dans  le  eaveau  souterrain  qui  lui  était 
destiné,  la  foule  des  assistans  fit  entendre  un  gémissement  douloureux, 
comme  si  la  perte  de  Lope  n'eilt  daté  que  de  ce  moment. 

Fauuibl. 


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LITTÉRATURE  ORIENTALE. 


âip^DSpâa  ^païasiisïa. 


LE   SCHAH-NAMEH/ 


TRADUIT  PAm  M.  MOHL. 


Après  avoir  vu  se  dérouler  le  cercle  immense  des  annales  héroïques 
de  la  Perse,  telles  qu'elles  sont  contenues  dans  le  Livre  des  Rois  y  de 
Firdousî ,  on  doit  être  curieux  de  savoir  quelque  chose  de  la  compo- 
sition du  poème  et  de  la  vie  du  poète.  Pour  satisfaire  le  lecteur  à  cet 
égard ,  il  faudrait  pouvoir  citer  la  préface  de  M.  Mohl ,  morceau  de 
sûre  et  haute  critique,  et  l'un  de  ces  ouvrages  qui  suffisent  à  marquer 
la  place  d'un  homme  au  premier  rang  dans  la  science.  Ne  pouvant 
prendre  ce  moyen,  qui  serait  le  meilleur,  je  m'en  rapprocherai  le  plas 
possible,  en  m'efforçant  de  reproduire  les  principaux  résultats  du 
grand  et  beau  travail  de  M.  Mohl  avec  toute  la  fidélité  que  com- 
porte la  nécessité  où  je  suis  d'abréger. 

Le  premier  point  à  établir,  c'est  que  le  Livre  des  Rois  a  pour  base, 
non  l'invention  capricieuse  d'un  honune,  mais  la  tradition  transmise 
et  conservée  par  un  peuple.  C'est  que  le  Livre  des  Rois  est  épiqwi 

(1)  Voyez  la  livraison  da  15  août  1899. 


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-  LE  SCHAH-I9AMEH.  625 

^  la  manière  de  Y  Iliade  et  des  Niehelungen ,  non  pas  à  la  manière  de 
V Enéide  on  de  \9i  Jérusalem  délivrée.  Les  traditions  sar  l'ancienne  his- 
toire de  la  Perse,  que  Firdousi  a  recueillies,  existaient  antérieure- 
ment à  lui.  Firdousi  a  écrit  un  peu  avant  Tan  100  de  notre  ère,  et  Moïse  /i>o  o 
de  Korène»  historien  arménien  du  V"  siècle,  connaissait  déjà  les  his- 
toires de  Zohak  et  de  Rustem. 

Au  VI*  siècle,  le  célèbre  Nourschîvan,  qui  fit  venir  de  Tlnde  le  re- 
cueil d'apologues  et  de  contes  tant  de  fois  traduits  et  connus  en  Occi- 
dent sous  le  nom  de  fables  de  Bidpaï,  ne  se  montra  pas  moins  empressé 
à  recueillir  les  récits  indigènes  que  les  fictions  étrangères.  Il  ordonna 
de  rassembler,  dans  les  diverses  provinces ,  les  souvenirs  populaires 
concernant  les  anciens  rois ,  et  il  voulut  que  cette  collection  fût  déposée 
dans  sa  bibliothèque.  Enfin,  le  dernier  roi  de  la  dynastie  des  Sassa- 
nides  fit  revoir  et  compléter  le  recueil  de  Nourschivan.  Au  moment 
où  l'islamisme  allait  renverser  la  religion  de  Zoroastre,  où  la  monar- 
chie persane  était  prête  à  s'écrouler  sous  la  main  des  mangeurs  de  lé- 
sardsy  comme  l'on  appelait  dédaigneusement  les  compagnons  d'Omar, 
à  Ecbatane  ou  à  Ctésiphon,  les  derniers  soutiens  du  culte  antique,  les 
derniers  défenseurs  de  la  nationalité  expirante,  se  rattachaient,  se 
^Cramponnaient  pour  ainsi  dire  aux  traditions  de  la  patrie,  comme  on 
Se  cramponne  dans  un  naufrage  aux  débris  d'un  vaisseau  qui  va 
Sombrer. 

Firdousi  lui-même  nous  atteste  la  formation  de  ce  second  recueil. 
Selon  lui,  un  grand  personnage  nommé  Danischwer,  qui  vivait  sous 
le  dernier  Sassanide,  fit  venir  de  chaque  province  les  vieillards  qui 
possédaient  des  parties  d'un  livre  où  étaient  contenues  beaucoup  d*hiS' 
foires;  il  écouta  le  récit  des  vieillards ,  et,  à  l'aide  de  ce  récit,  il  com- 
posa un  ouvrage  qui  portait  le  titre  que  porta  depuis  l'ouvrage  de  Fir- 
dousi. M.  Mohl  doute  avec  raison  de  l'existence  d'une  collection  autre 
que  celle  de  Nourschivan,  collection  dont  les  paroles  de  Firdousi  sem- 
blent supposer  l'existence. 

a  On  peut  remarquer  au  reste,  ajoute-t-il  fort  judicieusement,  que, 
flans  presque  tous  les  pays,  ceux  qui  les  premiers  réunissent  en  un 
corps  d'ouvrage  les  traditions  orales,  t&chent  de  donner  à  leurs  récits 
^n  peu  plus  d'autorité  en  les  faisant  remonter  à  des  ouvrages  imagi- 
naires. 0 

Cela  est  parfaitement  vrai,  et  la  littérature  épique  du  moyen-Age 
en  fournit  plus  d'une  preuve.  Les  auteurs  des  poèmes  chevaleresques 
affirment  presque  tous  avoir  tiré  de  quelque  source  respectable  les 
aventures  qu'ils  racontent,  des  Chroniques  de  Saini-Denis  ^  par 

TOME  XIX.  41 


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626  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

exemple;  ils  citent  si  souvent  le  livre^  Vhisioirey  qae  cette  formule  est 
devenue  une  manière  de  parler  sans  conséquence  jetée  dans  le  récit 
souvent.pourla  rime,  ou  même  une  plaisanterie  que  TÂrioste  a  imitée 
eh  ayant  soin  d*appuyer  ses  narrations  les  plus  foUemeotiaivaisQiii- 
blables  sur  la  grave  autorité  de  Turpin. 

On  peut  donc  croire  que  le  recueil  de  Daniscbwer  fut  puisé  comme 
celui  de  Nourschivan  dans  la  tradition  orale ,  aidée  tout  au  plus  de 
quelques  manuscrits  dont  la  même  tradition  était  la  source. 

Ce  Danischwer  appartenait,  dit  Firdousi,  à  une  famillade  DUUuau^ 
c*est-à-dire,  comme  l'a  montré  M.  Mohl  avec  beaucoup  de  sagacité,  il 
appartenait  à  Taristocratie  territoriale  qui  possédait  le  sol  avant  la 
conquête  musulmane.  «  Les  familles  qui  la  composaient,  dit  M.  Mohl, 
devaient  rechercher  curieusement  les  traditions  de  leurs  localités  et 
dé  leurs  aïeux;  car  une  grande  partie  d'entre  elles  se  lattachaieut  am 
anciennes  maisons  royales  ou  princières  de  l'empire  persan,  dont  les 
hauts  Taits  formaient  la  matière  de  ces  traditions.  »  On  conçoit,  d'après 
cela ,  pourquoi  Danischwer  avait  mis  un  sj  grand  intérêt  à  faire  sa 
collection.  Il  s'agissait  de  la  gloire  héréditaire  des  chefs  militaires  ou 
pchhvans,  dont  il  était  un  des  plus  illustre».  Voilà  donc  le  sujet 
du  Livre  des  Rois^  c'était  le  recueil  des  antiquités  poétiques  de  la 
Perse,  transmis  de  génération  en  génération,  arrivé  jusqu'à  l'époque 
fatale  où  devait  s'accomplir  la  destruction  de  la  monarchie  persane. 
Il  faut  qu'il  traverse  encore  trois  siècles ,  et  trois  siècles  de  dominifc^ 
tien  étrangère,  avant  de  tomber  dans  les  mains  du  ^and  poète  (pu 
le  mettra  en  œuvre  sans  l'altérer. 

Le  recueil  de  Danischwer,  épargné,  mais  rejeté  par  Omar  cl  comme 
un  mélange  de  bon  et  de  mauvais  qu'on  ne  pouvait  approuver,  »  mé- 
prisé par  les  musulmans  zélés,  parce  qu'il  contenait  des  futilités  dan- 
gereuses et  anathématisées  par  le  prophète,  fut  pourtant  traduit  ea 
arabe  dans  le  second  siècle  de  l'hégire  par  unGuèbre  converti  à  l'isla- 
misme, mais  dont  la  conversion  fut  suspecte.  L'attachement  à  dessou? 
venirs  qui  se  rapportaient  au  temps  d*ignprance  (1)  supposait  prespe 
nécessairement  une  certaine  tiédeur  d'orthodoxie,  et  plus  tard  Fir- 
dousi, malgré  les  professions  de  foi  musulmane  dont  son  livre  est 
semé;  ne  put  échapper  lui-même  à  quelques  soupçons  sur  la  pureté 
de  ses  opinions  religieuses. 

Mais  ce  fut  surtout  dans  le  nord  <le  la  Perse,  loin  du  centre  de  la 


(1)  ,Ccéi  aîQû  que  le»  JuasulnAaas  appeUast  le  temps  qui  a  piéeôdé  la  venue  dB 
Mahomet. 


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LE  SCHAH-I7AMBH.  627 

domination  des  kalifes,  que  se  conserva  le  mieui  le  goût  des  antiques 
traditions  du  pays.  Plusieurs  des  chefs  dont  la  puissance  s'éleva  dans 
ces  contrées  sur  l'établissement  du  kalifat,  s'efTorcèrent  de  ranimer 
dans  un  but  politique  le  vieil  esprit  local  de  leurs  principautés  pour 
l'opposer  à  l'autorité  dés  kalifes.  Cette  résurrection  de  l'ancienne  na- 
tionalité, soulevée  dans  un  intérêt  d'ambition  particulière  contre  la 
domination  arabe,  amena  dans  le  nord  de  la  Perse  une  suite  de  tenta- 
tives littéraires,  dont  la  plus  brillante  produisit  le  Livre  des  Rois  y  de 
Firdousi.  Je  vais  laisser  parler  rci  M.  Mohl  ;  je  ne  veux  pas  priver 
le  lecteur  d'un  morceau  historique  également  remarquable  par  la 
netteté  des  vues  et  la  fermeté  du  style. 

«  Le  succès  de  la  conquête  arabe  avait  été  très  grand  et  très  rapide; 
peu  d'années  avaient  suffi  pour  détruire  l'empire  persan  ;  l'ancienne 
religion  avait  été  abolie,  la  plus  grande  partie  de  la  population  s'était 
iconvertie  à  l'islamisme  ;  la  littérature  persane  avait  disparu  presque 
entièrement ,  et  avait  fait  place  à  la  littérature  arabe,  et  le  kalifat 
paraissait  assis  d'une  manière  inébranlable  sur  son  double  trône  spi- 
rituel et  temporel.  Mais  il  s'en  fallait  bien  que  l'influence  arabe, 
quelque  grande  qu'elle  fût ,  reposât  sur  une  base  également  solide 
dans  toutes  les  provinces  ci-devant  persanes,  ce  qui  tenait  à  l'état 
artificiel  où  les  Arabes  avaient  trouvé  la  Perse  au  moment  de  la  con- 
c|uéte.  Le  pehlwi  était  alors  la  langue  officielle  de  tout  l'empire 
^persan.  C'était  un  dialecte  né  en  Mésopotamie,  du  mélange  des  races 
sémitique  et  persane ,  une  langue  des  frontières ,  comme  son  nom 
nous  l'indique  ;  il  était  devenu  langue  officielle,  parce  que  les  évène- 
mens  politiques  avalent  fixé  depuis  des  siècles  le  siège  de  l'empire 
dans  des  provinces  dont  il  était  la  langue  usuelle  ;  dans  les  provinces 
orientales,  au  contraire,  on  parlait  des  dialectes  purement  persans. 

«  Après  la  conquête,  les  Arabes  s'établirent  naturellement  en  plus 
grand  nombre  que  partout  ailleurs  dans  les  provinces  de  la  Perse  les 
plus  voisines  de  l'Arabie,  précisément  celles  où  l'on  parlait  pehlwi  ; 
ils  y  placèrent  le  centre  de  leur  empire,  fondèrent  Bagdad,  Koufdh , 
Mosoul ,  et  autres  grandes  villes  toutes  arabes,  laissèrent  périr  les 
anciennes  capitales  des  provinces,  et  agirent  sur  les  populations  par 
tous'les  moyens  que  donnent  le  nombre,  le  pouvoir  politique,  le  fa- 
natisme religieux ,  l'influence  d'une  nouvelle  littérature,  et  les  chan- 
gemensdes  lois  et  des  institutions.  Ils  réussirent  si  complètement  à 
s'assimiler  cette  population ,  qu'ils  parvinrent  à  lui  fbire  adopter  peu 
à  peu  leur  langue,  et  à  la  substituer  un  pehlwi  dans  toUte  Tétendue 
des  provinces  occidentales,  à  l'exception  de  quelques  districts  mon- 


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628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tagoeux.  Dès  ce  moment,  la  conquête  arabe  n'eut  plus  rien  à  craindre 
dans  la  Perse  occidentale. 

a  Les  circonstances  étaient  bien  différentes  dans  les  provincesorien- 
tates.  L'arabe,  il  est  vrai,  se  substitua  facilement  au  pehlwi,  et  de- 
vint à  sa  place  la  langue  de  l'administration ,  de  la  littérature  et  de  la 
religion  ;  et  à  la  couche  artificielle  de  pehlwi ,  si  je  puis  parler  ainsi, 
succéda  une  couche  d'arabe  aussi  étendue,  mais  presque  aussi  sa- 
perficielle.  Les  Arabes  étaient  en  trop  petit  nombre  dans  la  Perse 
proprement  dite,  pour  pouvoir  apporter  un  changement  radical  dans 
la  langue;  on  écrivait  en  arabe,  mais  le  persan  restait  la  langue  parlée; 
et  dès-lors  la  conquête  n'était  pas  définitive,  car  avec  les  langues  se 
conservent  les  souvenirs  qui  donnent  un  esprit  national  aux  peuples. 

a  Aussitôt  que  le  kalifat ,  qui  s*était  étendu  avec  une  rapidité  beau- 
coup trop  grande  relativement  à  sa  base  réelle,  commença  à  montrer 
des  signes  de  faiblesse,  il  se  manifesta  une  réaction  persane,  d'abord 
sourde,  et  bientôt  ouverte.  La  plus  grande  partie  des  anciennes  fa- 
milles persanes  avaient  conservé  leurs  propriétés  foncières,  eta?ec 
elles  leur  influence  héréditaire,  qui  ne  pouvait  que  gagner  au  relAche- 
ment  de  l'autorité  centrale.  Les  gouverneurs  des  provinces  orientales 
commencèrent  à  devenir  plus  indépendans  de  Bagdad  ;  on  parlait  per- 
san à  leur  cour,  et  ce  que  la  domination  du  pehlwi  n'avait  pas  fait, 
la  domination  d'une  langue  tout-à-fait  étrangère,  comme  l'arabe,  le 
fit  :  elle  provoqua  la  création  d'une  littérature  persane.  Toutes  les 
cours  se  remplirent  de  poètes  persans,  et  les  princes  encouragèrent 
de  tout  leur  pouvoir  ce  mouvement  littéraire,  soit  qu'ils  fussent  eux- 
mêmes  entraînés  par  un  instinct  aveugle  vers  cette  manifestation  de 
l'esprit  national ,  soit  que  la  protection  qu'ils  lui  accordèrent  fût  le 
résultat  d*un  calcul  politique.  Ce  qui  pourrait  faire  admettre  cette 
dernière  supposition ,  c'est  que  ces  princes  étaient  les  premiers  à  re- 
chercher les  traditions  nationales,  dont  la  popularité  devait  leur  être 
d'un  si  grand  secours  contre  la  suprématie  politique  des  kalifes,  et 
que  cette  politique  fut  suivie  avec  une  ténacité  remarquable  par 
toutes  les  dynasties  qui  se  succédèrent,  o 

M.  Mohl  poursuit  dans  le  détail  la  preuve  de  ce  qu'il  a  énoncé 
d'une  manière  générale.  Il  voit  JacoubLeis,  le  fondateur  de  la  famille 
des  Soffarides,  de  potier  et  de  voleur  devenu  maître  de  la  Perse, 
faire  traduire  en  persan  ce  que  Danischwer  avait  écrit  en  pehlwi. 
Les  noms  des  traducteurs  ont  été  conservés,  et  montrent  que  cette 
tftche  fut  confiée  à  des  hommes  de  pure  race  persane.  Ainsi ,  la  dy- 
nastie nationale,  que  venait  de  fonder  le  potier  persan  en  présence 


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LE  SCHAH-NAMBH. 

du  fantôme  sacré  de  Bagdad,  s'inaagnrait  elle-même,  en  faisant 
passer  dans  l'idiome  vivant  et  populaire  les  souvenirs  de  la  Perse 
antique. 

n  en  fut  de  même  de  la  dynastie  des  Samanides  qui  remplaça 
bientôt  la  famille  de  Jacoub  Leis.  Cette  dynastie ,  qui  descendait  des 
anciens  rois  de  Perse ,  fit  mettre  en  vers  la  traduction  de  l'ouvrage 
de  Daniscbwer,  qui  avait  été  écrite  en  prose  par  ordre  du  fondateur 
des  SofTarides,  et  Ton  choisit  pour  cette  œuvre  un  poète  guèbre, 
Bakiki.  Celui-ci  n*eut  le  temps  d'exécuter  qu'une  bien  petite  partie 
de  sa  tAche  :  il  écrivit  deux  mille  vers  que  Firdousi  a  conservés,  tout 
en  traitant  fort  mal  Dakiki  sous  le  rapport  poétique.  Cela  n'en 
prouve  que  mieux,  conune  le  remarque  M.  Hohl,  que  les  deux 
poètes  connaissaient  et  suivaient  la  même  tradition  ;  car  Firdousi  a  ne 
lui  reproche  rien  à  ce  sujet,  malgré  l'amertume  avec  laquelle  il  cri- 
tique en  lui  l'homme  et  le  poète. — Enfin  Mahmoud ,  le  second  roi  de 
la  dynastie  des  Ghaznévides,  se  sépara  encore  plus  du  kalifat,  dit 
M.  Mohl,  que  n'avaient  fait  ses  prédécesseurs,  et,  quoique  musul- 
man fanatique ,  il  ne  négligea  rien  de  ce  qui  pouvait  fortifier  son  in- 
dépendance politique.  La  langue  persane  fut  cultivée  à  sa  cour  avec 
une  ardeur  jusque-là  inouie;  elle  pénétra  même  dans  l'administration 
où  son  visir  abolit  l'usage  de  l'arabe.  La  cour  du  prince  le  plus  puis- 
sant et  le  plus  guerrier  de  son  temps  était  une  véritable  académie , 
et  tous  les  soirs  il  se  tenait  au  palais  une  assemblée  littéraire,  où  les 
beaux  esprits  récitaient  leurs  vers  et  en  discutaient  le  mérite ,  en 
présence  du  roi  qui  y  prenait  un  vif  plaisir.  Mahmoud ,  comme  les 
princes  ses  prédécesseurs ,  s'intéressait  avant  tout  aux  poésies  natio- 
nales et  historiques,  et  ne  se  lassait  pas  de  se  faire  raconter  les  tra- 
ditions concernant  les  rois  et  les  héros  de  la  Perse  ancienne,  p 

Ce  prince  avait  conçu  le  désir  de  faire  mettre  en  vers  une  collec- 
tion complète  de  ces  traditions;  il  s'adressa ,  dans  ce  dessein ,  à  plu- 
sieurs poètes  de  son  temps ,  sans  en  trouver  un  qui  lui  parût  com- 
plètement propre  à  ce  grand  travail.  Enfin  il  en  chargea  Aboulkasim 
Firdousi. 

Nous  voici  donc  arrivé  à  Firdousi  lui-même.  Firdousi  fut  choisi 
par  Mahmoud  le  Ghaznévide,  comme  d'autres  l'avaient  été,  avant 
lui,  par  les  Soffarides  et  tes  Samanides.  Il  fit  à  son  tour  un  Livre  des 
Rois,  comme  d'autres  avaient  composé  le  leur;  il  le  fit  avec  les 
mêmes  matériaux ,  dans  le  même  esprit.  La  beauté  de  son  imagi- 
nation et  de  son  langage ,  l'harmonie  que  les  Persans  trouvent  dans 
ses  vers ,  ont  fait  vivre  son  poème ,  tandis  que  les  essais  qui  l'avaient 


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e80  REVIS  un  DflDi:  MIMIDBS. 

piéoMé  ont  presque  entièranent  péri.  Son  nom  est  de  nos  jom 
l'objet  de  la  phis  proGoode  yéoératmi ,  et  eeliii  de  ses  rievaneieis  esti 
pea  près  oublié.  Telle  est  la  distance  infinie  que  Texécation  niet  entre 
les  ounviges  du  même  genre.  Mais,  étidemmént,  Pinlontion  de 
FirdoQsiaétéseodblableàeéllede  sesprédéeesieura  Hla  vouhi,  eomne 
eux,  racontar  la  .tradition.  Il  le  dit  poslttyemeot^n  une  foule  d*ea- 
droits;  il  cite  l'antorité  du  Uvreim  celle  de»  dihkans.  M.  Mo&l  cRe 
dau&aa  préGBhce  ce  passage  déebif  :  «tlainteiiant ,  dit^Finloiisi ,  je  fA 
conter  le  meurtre  de  lUuleni  ^  aelon^un  livre  ictlt(P0prè$le$  parehs 
<lff  mitr  .'Jl  y  avait  un  vieillard  nommé  Agad  Zerv,  qui  demenraîtà 
Merv,  Gbez;  Ahmed,  fils  «de  Sahl;  «il  possédait  le  Livre  ëes  J?dii/9 
avait  le  cœur  plein  de  sagesse ,  la  tête  pMnode  souvenirs ,  et  la  bou- 
che remfriie  de  vieilles  traditions.  ^Ilitirailson  origine  de  Sam, Hb  de 
Heriman,  et  parlait  souvent  desi combats  de  Rustem.  Je  vais  eofOer 
ee  que  fal  appris  de  lui,  d 

On  voit,  par  eoqui  précède ,  comment  ki'traâitton  qui  filitla  base 
àxi  Schah^Nameh y  née  des  souvenirs  et  de  llntérèt  populaires,  a 
survécu  à  lamalionalité  peisane ,  et  s'est  «usoifô  des  organes  et  dès 
interprètes  partout  où  quelque  chose  de  cette  nationalité  survivéiK 
encore  ou'tentait  de  renaître.  Passons^ maintenant  à  l'histoire  de  céltti 
qui  était  destiné  à  unmortaiiser  ce  qu'avaient  conservé  jusqu'à  lai  les 
siècles. 

iFirdoQsi  naquit  à  Thous,  vers  le  milieu  dux''  siècle  (i),  à  une 
époque  où  rOccident  était  plongé  dans  une  profonde  barbarie.  A 
Paris,  quelques  moines  écrivaient  en  mauvais  latin  des  proses  H^ 
jnear^  et  pendant  ce  temps  vivaitdans  la  ville  de  Thous,  aojoor* 
d^hni  détruite,  celui  qui  devait  être  un  des  plus  grands  poètes  de 
l'univers. 

Né  d'une  famille  de'dihkans,  Firdousi  semblait  voué  par  sa  nais- 
sanc&auculte  des  traditions  nationales;  une  éducation  littéraire, la 
connaissance  de  l'arabe ,  celle  du  pehiwî,  rare  alors  dans  la  "Fene 
orientale,  lepréparèrent  aux  compositions  et  aux  succès  poétiques. 
De  bonne  heure  il  s'était  exercé  à  composer  des  chants  héroïques, 
et  il  avait  environ  trente  ans  quand  mourut  I>akiki,  celui  que  le 
sultan  Mahmoud  avait  éhargé  'de  mettre  en  vers  l'ancien  Livre  des 
KùiSy  écrit  en  pehlwi  par  Danischwer.  Firdousi  éprouvait  un  ardent 
désir  de  continuer  «cette  œuvreiinterrompue. 'Lui-même  nous  a  ra- 

(IHa  <ifl(&  précise  de  la  naissance  deFindouSi  n*est  indiquée  nuUe  part;  U.  Hohl, 
par  un  calcul  trè»lMbile,  Ta  ftiée  à  FanCS^de  fliégire. 


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UtSCHAH-NAMlB.  63t 

cottté «reC'BaMreté.ragitatioo  (pie lui  causait ee fioMé  désir,  etie  bon^ 
heur  q]»*il  éprouva  dés  qu'il  se  sMltt  en  mesure  de  le  réaliser,  or  Je 
désirais  obtenir  ce  livre  (celui  de  Daniscbwer]  pour  le  traduire 
dans  un  lafigue;  je  le  denrandais  à  ua  grand  nombre  d'kNnmea, 
ciaîgoant  que,  si  ma  vie  n'était  pas  bagne ,  je  ne  fasse  obligé  de  le 
laisser  à  un  autre....  Ainsi  se  passa  quelque  temps  pendant  lequel  je 
ne  fia  part  à  personne  de  mon  plan,  car  je  ne  vis  personne  qui  fût 
digne  de  jne  servir  de  confident  dans  cette  entreprise.  i>  Bientôt  il 
obtint  le  trésor  qu'H  convoitait,  a  J'avais,  ajoute^t-il,  dans  ma  ville, 
u^  ami  qm  m'était  dévoué;  tu  aurais  dit  qu'il  était  dans  la  même 
peaa^  que  mei.  Il  me  dit  c  a  C'est  un  bea«  plan ,  et  ton  pied  te  cou- 
a  dttira  au  bonheur.  Je  t'apporterai  ce  livre  pefalwi;  ne  t'endors  pas, 
eto  as  de ia. jeunesse  et  le  don  de  la  parole;  tu  sais  faire  un  récit 
a  héroïque.  Raeoirte  donc  de  nouveau  le  Livre  des  Rms',  et  cherche 
«par  lui  de  la  gloire  auprès  des  grands.  »  Puis  il  apporta  devant  moi 
ce  livre,  el  ma  tristesse  se  convertit  en  joie.  » 

Appelé  à  la  ceiir  de  Gaznin,  on  ne  sait  pas  trop  bien  à  quelle 
occasion,  notre  poète  eut  d'abord  quelque  peine  à  triompher  de  la 
jalousie  de  ses  rivaux  et  à  fixer  l'attention  àa  sttltan.  Enfin,  un 
quatrain  improvisé  par  ordre  sur  un  favori  de  Mahmoud  r  fit  peur 
rSemère  persan  ce  que  nf  avait  «peint  fait  la  portion  de  son  grand 
ouvrage  qu'il  avait  déjà  exécutée;  dès  ce  roement,  bien  en  cour,  le 
poète  de  Thons  reçuty  de  la  bouche  même  du  souverain,  le  surnom 
de  Firdousi ,  Paradis4aquey  paupce  qu'il  avait  converti  Vas$embiée  en 
paradis ;hkio^Jbi  après,  il  fut  chargé  ofBcieUement  par  Mahmoud 
d^eeemplir  la  grande  oeuvre  nationale  du  Sehah-Nemeh.  Le  prince 
entoura  le  poète  de  tous  les  secours  et  de  tontes  les  facilités 
qa'il  pouvait  désirer;  il  lui  fit  préparer  un  appartement  attenant  au 
pétais  et  qui  avait  une  porte  de  communication  avec  Iç  js^din  privé 
durai.  L^  murs  de  son  appartement  furent  couverts  de  peintures 
représentant  des  armes  de  toute  espèce,  des  chevaux,  des  éléphan», 
des  dromadaires,  des  tigres,  les  portraits  des  rots  et  des  hàros  de 
rifan  et  du  TouraD^  Mahmoud  pourvut  à  ce*  que  personne  ne  pM 
Tinleffronpre  dans  son  travail,  on  défendant  laporteà  tout  lé  monde, 
à  Yesception  de  son  <ami  ik^at  et  d'un*  esclave  chasgé  doeervice  à»- 
mestiqne. 

Les  diverses  poiftioH»  dont  se  eoropose  le  poème  dé  Firdousi  fu-^ 
rail  récitées  an  roi  à  masure  cfaf elles  étaient  achevées  par  l'aale^r, 
eU  è  en  juger  par  une  vigaeftie  caviease  d'un  ides- phn  aaeiensma^ 


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632  REVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

nuscrits  du  Livre  des  Bais,  cette  récitation  fut  accompagnée  de  mu- 
sique et  de  danses,  comme  Tétait  souvent  la  poésie  des  Grecs,  celle 
de  Pindare  en  particulier. 

Le  sultan  avait  fixé,  dans  sa  magnificence,  à  une  pièce  d'or  le 
prix  de  chaque  distique  de  Firdousi.  Celui-ci  préféra  ne  recevoir  qu'à 
la  fin  du  poème  la  somme  qui  lui  serait  due.  Il  avait,  pour  demander 
ce  renvoi,  un  touchant  motif.  «  Dans  son  enfance,  son  plus  grand 
plaisir  était  de  s'asseoir  sur  le  bord  du  canal  d'irrigation  qui  passait 
devant  la  maison  de  son  père.  Or,  il  arrivait  souvent  que  la  digue  qui 
était  établie  dans  la  rivière  de  Thons,  pour  faire  afOuer  l'eau  dans 
le  canal,  et  qui  n'était  bâtie  qu'en  fascines  et  en  terre,  était  emportée 
par  les  grandes  eaux,  de  sorte  que  le  canal  demeurait  à  sec;  l'en- 
fant se  désolait  de  ces  accidens,  et  ne  cessait  de  souhaiter  que  la  digne 
fût  construite  en  pierre  et  en  mortier,  d  Devenu  grand  et  célèbre, 
Firdousi  se  rappela  le  vœu  de  ses  premières  années,  et  son  snobait  le 
plus  cher  fut  d'accumuler  une  sonune  assez  considérable  pour  le  réa- 
liser. On  verra  bientôt  que  ce  souhait  généreux  ne  devait  point  s'ao- 
complir  de  son  vivant;  on  éprouve  une  sorte  de  consolation  à  penser 
qu'il  le  fut  après  sa  mort. 

Firdousi  travailla  douze  ans  à  terminer  son  poème.  Au  bout  de  ce 
temps,  il  le  fit  présentera  Mahmoud.  Le  sultan,  dans  un  premier  mou* 
vement  de  générosité ,  ordonna  d'envoyer  au  poète  autant  d'or  qu'en 
pouvait  porter  un  éléphant;  mais ,  persuadé  par  un  de  ses  ministres 
ennemi  de  Firdousi ,  il  fit  porter  à  ce  dernier,  non  les  soixante  mille 
pièces  d'or  qui  lui  avaient  été  promises,  mais  soixante  mille  pièces 
d'argent.  Firdousi  était  au  bain;  il  donna  un  tiers  de  la  somme  au  mes- 
sager du  sultan ,  un  tiers  au  baigneur,  et  des  vingt  mille  pièces  qui  res- 
tment  il  paya  un  verre  de  bière  (fouka).  Plein  de  honte  et  de  fureur,  le 
sultan  s'emporta  contre  ceux  qui  lui  avaient  conseillé  une  bassesse, 
et  menaça  de  jeter  le  hardi  poète  sous  les  pieds  des  élépbans.  Fir- 
dousi, l'ayant  appris ,  brûla  quelques  milliers  de  vers  qu'il  avait  com- 
posés ,  et  un  bâton  à  la  main ,  vêtu  en  derviche ,  partit  de  Gaznin. 
Mais,  en  partant,  il  laissa  à  son  protecteur  Ayaz  un  papier  scellé,  le 
priant  de  le  remettre,  dans  vingt  jours,  au  sultan.  C'était  une  satire 
terrible  contre  Mahmoud  ;  le  redoutable  conquérant  de  l'Inde  était 
outragé  sans  ménagement  par  le  poète  irrité.  Faisant  allusion  à  la 
naissance  du  sultan ,  dont  le  père  avait  été  esclave,  Firdousi  s'écriait  : 
<x  S'il  avait  eu  un  roi  pour  père,  il  aurait  mis  sur  ma  tète  une  couronne 
d'or  ;  s'il  avait  eu  une  princesse  pour  mère,  j'aurais  eu^de  l'or  et  de 


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LE  SCHAH-NAMBH.  633 

Fargeot  jusqu'aux  genoux;  mais,  comme  il  n'y  a  pas  eu  de  gran- 
deur dans  sa  famille ,  il  ne  peut  pas  entendre  prononcer  le  nom  des 
grands,  i^ 

Le  mépris  ne  saurait  être  plus  poignant;  tout  en  se  vengeant,  le 
poète  n'oublie  pas  de  se  louer  :  l'injustice  en  donne  le  droit.  Un  beau 
mouvement  de  colère  et  de  fierté  a  dicté  les  paroles  suivantes,  dont 
quelques-unes  rappellent  d'une  manière  frappante  les  célèbres  vers 
d'Horace,  ainsi  imités  par  Lebrun  : 

EqGq  ,  grâce  au  dieu  qui  m*inspîre, 
11  est  fini ,  ce  monument 
Que  jamais  ne  pourront  détruire 
Le  fer  ni  le  flot  écumant. 

Et  Firdousi  ne  connaissait  pas  Horace. 

a  0  roi  !  je  t'ai  adressé  un  hommage  qui  sera  le  souvenir  que  tu  lais- 
^ras  dans  le  monde;  les  édifices  que  l'on  bfttit  tombent  en  ruines  par 
Teffet  de  la  pluie  et  de  l'ardeur  du  soleil;  mais  j'ai  élevé,  dans  mon 
poème,  un  édifice  immense  auquel  la  pluie  et  le  vent  ne  peuvent  nuire. 
Des  siècles  passeront  sur  ce  livre,  et  quiconque  aura  de  l'intelligeace 

le  lira Pendant  trente  ans,  je  me  suis  donné  une  peine  extrême; 

j'ai  fait  revivre  la  Perse  par  cette  œuvre  persane,  et,  si  le  roi  n'était 
un  avare,  j'aurais  une  place  sur  le  trône,  d  La  satire  se  terminait  ainsi  : 
a  Et  voici  pourquoi  j'écris  ces  vers  puissans;  c'est  pour  que  le  roi  y 
prenne  un  conseil,  qu'il  connaisse  dorénavant  la  force  de  la  parole, 
qu'il  réfléchisse  sur  l'avis  que  lui  donne  un  vieillard,  qu'il  n'af- 
flige plus  d'autres  poètes,  et  qu'il  ait  soin  de  son  honneur;  car  un 
poète  blessé  compose  une  satire,  et  elle  reste  jusqu'au  jour  de  la 
résurrection.  Je  me  plaindrai  devant  le  trône  du  Dieu  t^ès  pur  en 
répandant  de  la  poussière  sur  ma  tète  et  en  disant:  ce  0  Seigneur! 
brûle  son  ame  dans  le  feu  et  entoure  de  lumière  l'ame  de  ton  serviteur 
qui  en  est  digne!  » 

Telle  est  la  marche  et  le  mouvement  de  ce  morceau  remarquable 
qui  commence  par  une  glorification  du  poète  et  finit  par  Tironie  et 
Tanathème.  n  est  d'autant  plus  important  de  le  noter,  que  la  satire 
est  rare  en  Orient,  où  l'hymne  abonde.  L'Orient  est  trop  grave  pour  la 
raillerie  légère,  et,  dans  le  pays  du  despotisme,  l'invective  libre  et 
hardie  ne  saurait  être  commune;  mais  il  n'est  rien  qui  puisse  con- 
tenir la  fierté  blessée  d'un  poète. 

Le  fugitif  fut  partout  poursuivi  par  la  haine  de  son  formidable  en- 
nemi. Bagdad  même  ne  lui  fut  pas  un  sûr  asile;  l'autorité  du  chef  dci 


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oui  REVUE  DES  Dftmt  MONDES. 

Gvoj^ai»  étMHalble  en  présence  de  <^es  djmaetfes  guerrières  qui  «*él^ 
valent  sur  récrcmlemént  du  kalifat.  Une  lettre  menaçmte  de  Mah- 
moud força  lekalife  Kader-Billah  à  congédier  le  poète.  Celni-df 
chassé  4e  pays  en  p«ys  par  (a  baine  ée  Mahmoud ,  au  lieu  de  slMmi- 
lier,  s'apprêtait  à  composer  «Dli?re  où  il  voniait  éterniser  Tinjusiitt 
du  sultan.  Le  neox  liM,  taMiué  sans  merci,  aflaft  se  retcMmier  et 
mordre  le  ehassenr,  ayant^desMeomber.  Un  ami  pradent  lui  per- 
suada de  n'en  rien  faire,  et  s'Mtrposa  enlre  lui  et  le  sidtan  pour 
amener  une  réconciliation.  Mahmoud  reconnut  ses  torts ,  et  en?oya 
au  poète  les  pièces  d'or  jadis  promises ,  et  qu'il  n'était  pas  destiné  i 
recevoir.  Au  moment  où  les  chameaux  chargés  d'or  arrivaient  à  ooe 
des  portes  de  la  ville  de  Thous,  patrie  de  Firdousi ,  où  il  s'était  hâté 
de  revenir,  le  convoi  funèbre  du  grand  homme,  toujours  malheureux, 
sortait  parla  porte  opposée.  Réparation  tardive  et  vaine,  «pri  rappelle 
les  couronnes  trionqdides  ûéfOÊées  sur  le  cercueil  du  Tasse. 

La  noblesse  de  seotimens  doat  Ftrdousi  fit  preoif^  lorsqif  il  fis- 
tribua  à  ceux  qui  r«entouraieQt  une  réoompense  indigne  de  lui ,  ayat 
passé  à  sa  Me ,  car  elle  ne  daigna  pas  «ccqpler  cet  or  qui  avait  caoïé 
le  malheur  de  son  père;  elle  refiisa  en  disant  :  a  Ce  qme  j'ai  suffit  i 
mes  besoins ,  et  je  ne  désire  point  les  riebesses.  d  Alors  une  sesur  do 
poète  se  rappela  qu'il  avait  désiré,  depuis  son  enfbnce,  Mtiren 
pierre  la  digue  de  Thons,  et  le  vœu  de  toute  sa  vie  M,  du  mms 
accompli. 

La  destinée  de  l'Homère  persan  ne  manque  donc  point  d'intérêt  et 
d'une  sorte  4e  poésie  mélancolique;  elle  a  droit  de  prendre  place  i 
cdté  de  ceUede  Dante,  de  Camoëns,  de  Torquato,  ses  émules  eu 
malheur  et  en  génie. 

Jusqu'ici  j'ai  suivi  pas  à  pas  le  savant  tcaductear  de  nrdoiHi. 
Tout  ce  qui  précède  est  tiré  de  la  préface  de  M.  MoM ,  dans  laquelle 
on  trouve  à  la  fois  un  modèle  de  critique  historique  et  littéraire,  et 
une  excellente  biographie. 

Maintenant  que ,  grâce  à  cette  préface ,  et  grâce  à  la  traduettoa  de 
M.  Mohl ,  complétée  par  l'abrégé  de  Gœrres,  j'ai  pu  faire  connattre 
au  lecteur  la  vie  du  poète  et  la  matière  du  poème ,  je  vais  terminer 
cette  étude  par  un  petit  nombre  de  considératiODS  surie  caractère  de 
l'œuvre  de  Firdousi,  sur  les,  rapports  qui  la  rapprochent  et  les  défé- 
rences qui  la  séparent  de  quelques  autres  grands  monnmens  do 
génie  épique  chez  différens  peuples  ;  car,  en  même  temps  que  Fir- 
dousi fut  l'écho  fidèle  de  la  tradition  persane,  il  fut  aussi  l'artiste 
puissant  qui  sut  imprimer  à  cette  tradition  le  sceau  de  son  propre 


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u>0CHi[ii^i«iaiEH;  mS 

génie;  il . n'en  attém  DutteOMOt  le  fonds ,  maiti  il  «n»  détèndhia •  1* 
feraie;  ikpiésiaf  ok  apprétté  \eLivmdes  /^otVcoimiiecBisnrebiftortqQe, 
OBiie  sAuraitdom  faimabstraoÉionde^wicaraotèreo^ 
d'mU  «et  c'est  sous  oe  deniler^aa^ot  fH'ti  neas  restée  renvisager. 

Le  JÀvfô  des  Bais  offre  les?  caractères  généraux  de(  la  poésie  orien- 
tale,  qui  sent  réelati  et  la  grandeur..  Les  maeurs.dont  Firdousr 
présente  le  taUeau  sont  empreiates  4e  celte  magniAceuee^  (piV>n  ci 
cootome  d!attribuer  à  l'Orient;. et  qaa «avait  dà^fhipfer les  yeux  da 
poète  4  la  cour  de  Mahmoud , ,  dèt  oe-coiMiuérant  qui  «fait'  dépeuittè 
de  leur»  trésofs.  les  temples  de  l'Inde.  Leipaiais^  dé  Fêridortufeattle 
pitois  agrandi  et  idéalisé  de  Mahmoud  leGhainévide;  il  y  a  (Un  in- 
croyable éclat  dans  les  peintures  qui  nens^  montreat'  le  roi  des  rois) 
assissur  son  tr6ne,  entouré  deses  grands  to«t  brodés  d'or  de  la  tôte 
auxpîeds,  avec  des  massues  d'or  et  des^cdnturea  d'or^  ei^io^t  la 
terre  quiaprisla^eomieurduiùieiL  L'imaginatioii'deFirdousiae.eoa»^- 
fdait  dans  cea  descriptions  étincelaiites;;  H  faut  l'aiK>uer^  par  iMmensi 
la  vue  se  trouble  et  se  baisse  devant  tant  de  flamme.  Le  lecteur,  ami 
de  la  beattlé  sereioet  vou(kait  qu'un  nuage  yinteniortlroet  éclat iqui 
l^éUouit;  maîsiici,  comme  au  désert v  leaoleîl  briHeîneessaBHnent 
dans  le  cîdv  La  poésie  de  l'Occident  n'a  pointée  telles  splendesrsi> 
elle  éclaire  les  objets  d'im  jour  plus  doux  et  plus  tempéré.  L'Occi- 
dent a.  sea^  nuages^  ses  brumes;  mais  ce  sont  les  brames  qui  pro^ 
duisent  les  accidens  de  lumière  les  plus  variés,  ce  sont  les  nuages 
qpitfoat  les  reOets^ 

Le  style  grandiose  du  dessin  n'est  pas  moins  remarquable  que 
la  vivacité  du  coloris;  Quel  plus  grand  spectacle  que  celui  de  cet 
empire  priaûtif  de  Djemschid  qui  s'étend ,  non  seulement  sur  le 
genre  bumaî»,  mais  eneote  sur  les  génies^  sur  les  bètes  des  forêts  et 
les  oiseaur^dtt^ciel;  c'estqiie,  selon  les  notions  orientées,  l'idée  de 
re«ipi>«  seconfond  avec  l'idée  del^imvers;  La  Chine  et  la  terre  s'ap- 
peUeot  d*UB  même  nom^  lé  dessous  du  ciel;  celle  prétention  à  l'em- 
pire universel  a  été  celle  des  grands  peuples  de  l'antique  Orient,  des 
dhinois,  des  Babyloniens,  des.  Persans.  Puis^  dnJUsdu  ciel^  An  grand 
roi  y  elle  a  passé,  un  jour  à  unpeuidev  le  peuple*  romain;  plus  tard 
elle  s'est  incarnée  de  nouveau  dans  un  hoame.  Chez  les  Césars ,  eliez 
les  empereurs  modernes ,  c'était  toujours,  mais  restreinte  et  moins 
absolue,  la  conception  orientale  du  souverain  empire.  Il  y  a  plus  :  la 
nature  elle-même  est  soumise,  en  Orient,  au  pouvoir  suprême  qui 
régit  rhumaniié*^  Oa  reproche  à  l'empereur  de  la  Chine  les  tremble- 
mens  de  terre  et  les  inondations,  comme  des  désordres  et  des  abus 


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696  RBVUB  DBS  DEUX  M0NDB8. 

dont  il  est  responsable;  de  même  le  fondateur  et  le  type  vivant  de 
la  royauté  persane,  Djemschid,  commande  à  tons  les  êtres  :  t  n  était 
ceint  de  la  splendeur  royale ,  et  l'univers  entier  se  soumit  à  loi;  le 
monde  était  calme  et  sans  discorde,  et  les  divs,  les  oiseaux,  les  péris 
lui  obéirent,  d  Quand  Kaioumors  marcha  contre  le  div  noir,  «  il  ras- 
sembla les  péris,  et,  parmi  les  animaux  féroces,  les  tigres,  les  lions,  les 
loups  et  les  léopards;  c'était  une  armée  de  bêtes  fauves,  d'oiseaux  et 
de  péris,  sous  un  chef  plein  de  fierté  et  de  bravoure.»  Rien  n'est  plos 
majestueux  que  cette  royauté  primitive ,  dont  rautorité ,  égale  et 
semblable  à  celle  de  Dieu  même ,  commande  à  la  création  tout  entière. 

Le  gigantesque,  trait  dominant  de  l'imagination  orientale,  est  dd 
caractère  fréquent  de  la  poésie  de  Firdoasi.  Il  dira  des  approches 
d'une  bataille  :  «  D'un  cêté  était  le  feu,  de  l'autre  l'ouragan  ;  l'éteo- 
dard  de  Kaweh  était  porté  devant  eux ,  et  le  monde  en  reçut  un  reDet 
jaune,  rouge  et  violet.  La  face  de  la  terre,  couverte  de  cette  multi- 
tude ,  était  agitée  comme  un  vaisseau  quand  s'élèvent  les  vagues  dans 
la  mer  de  la  Chine.  Les  boucliers  couvraient  les  boucliers  dans  la 
plaines  et  sur  les  montagnes ,  et  les  épées  étinceiaient  conune  des 
flambeaux  ;  le  monde  entier  était  devenu  comme  une  mer  de  suie  au- 
dessus  de  laquelle  auraient  flotté  cent  milles  lampes.  On  aurait  dit  que 
le  soleil  s'était  écarté  de  sa  voie ,  effrayé  du  son  des  clairons  et  da 
bruit  de  l'armée.  »  Et,  pour  exprimer  la  grandeur  du  carnage  :  a  Le 
sang  rejaillit  jusqu'à  la  lune,  o 

Ces  métaphores  colossales  dégénèrent  souvent  en  exagérations  tel- 
lement démesurées,  qu'elles  approchent  du  ridicule.  Les  héros  élè- 
vent leurs  tentes  jusqu'aux  nuages;  le  butin  entassé  occupe  tant  de 
place  que  la  flèche  d'un  archer  ne  pourrait  passer  par  dessus.  D'antres 
fois  leur  bizarrerie  n'est  pas  sans  grâce  :  a  Toute  l'armée,  avec  ses  li- 
gnes de  combat  et  avec  le  bruit  de  ses  timbales,  était  ornée  comme 

une  fiancée Tu  aurais  dit  que  c'était  un  banquet,  tant  résonnaient 

les  clairons  et  les  trompettes.  La  plaine  devint  comme  une  mer  de 
sang;  tu  aurais  dît  que  la  face  de  la  terre  était  couverte  de  tulipes,  t 
On  ne  peut  exprimer  l'effusion  du  sang  par  une  image  à  la  fois  plas 
hardie  et  plus  gracieuse.  Ailleurs  on  trouve  ces  paroles  :  «  La  noit 
vint,  le  ciel  fut  comme  un  jardin  dont  les  roses  étaient  des  étoiles.  > 
Il  semble  qu'on  lit  des  vers  cultos  de  Caldéron,  tant  la  poésie  castil- 
lane a  été  fidèle  au  génie  de  la  poésie  orientale. 

Dans  certains  passages  on  retrouve  un  délire  d'hyperboles  que  peut 
seule  enfanter  l'imagination  effrénée  de  l'Orient  :  «  Les  épées  qui  étin- 
ceiaient comme  des  diamans ,  les  lances  qui  s'échauffaient  dans  le 


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LE  SCHAH-NAMEH.  G37 

sang  paraissaient  au  milieu  de  la  poussière  comme  des  ailes  de  vau- 
tour sur  lesquelles  le  soleil  aurait  versé  du  vermillon.  L'intérieur  du 
brouillard  retentissait  du  bruit  des  timbales,  et  l'ame  des  épées  se  ras- 
sasiait de  sang  rouge.  »  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  cette  richesse 
poétique,  qui  nous  semble  à  bon  droit  surabondante,  ne  coûte  aucun 
effort  aux  imaginations  qui  la  répandent  ;  que  cette  recherche  même 
est^naturelle,  on  pourrait  presque  dire  naïve.  Les  expressions  qui  nous 
paraissent  les  plus  étranges  et  quelquefois  les  plus  forcées  font  sou- 
vent partie  du  langage  usuel  et  journalier.  Dans  le  Livre  des  Rois, 
tout  beau  jeune  homme  est  un  cyprès  ou  un  palmier,  toute  fenune 
une  lune,  et  quelquefois  un  palmier  au  visage  de  lune.  Il  n'y  a  dans 
cette  manière  de  dire  rien  d'extraordinaire.  Malcolm  raconte  qu'un 
Persan  amusa  beaucoup  les  Anglais  de  son  escorte,  en  appelant  Tun 
d'eux  palmier  [you  date  iree).  Ce  Persan  faisait  de  la  poésie  héroïque 
sans  le  savoir. 

£n  Orient,  les  dépêches  diplomatiques  ne  sont  pas  écrites  dans  un 
style  beaucoup  moins  flguré  que  les  passages  les  plus  fleuris  du  Livre 
des  Rois.  Je  le  répète ,  tout  cela  n'est  guère  qu'une  habitude  de  lan- 
gage qui  ne  change  rien  au  fond  des  choses,  et  on  peut  juger  des 
sentimens,  des  mœurs,  des  caractères  qu'invente  ou  dépeint  Fir- 
dousi ,  aussi  bien  que  s'ils  étaient  exprimés  à  la  manière  européenne, 
en  faisant  seulement  la  part  d'un  certain  convenu ,  dont  il  faut  tenir 
compte;  souvent  même  on  n'a  pas  à  prendre  ce  soin  :  l'héroïsme  et  la 
passion  introduisent,  comme  malgré  le  poète  et  le  peuple  pour  lequel 
il  écrit,  une  certaine  simplicité  dans  le  langage.  On  a  pu  le  remarquer 
dans  diverses  citations  que  j'ai  faites,  et  entre  autres  dans  tout  ce 
qui  se  rapporte  au  pathétique  épisode  de  la  mort  de  Zohak. 

Ce  qui  appartient  bien  en  propre  à  Firdousi ,  ce  sont  les  réflexions 
religieuses  et  morales  qu'il  jette  quelquefois  avec  un  peu  de  profu- 
sion au  travers  du  récit.  Elles  sont,  en  général,  empreintes  d'une 
gravité  douce  et  d'une  tristesse  sérieuse.  On  n'entend  pas  sans  un 
certain  recueillement  la  parole  désabusée  d'un  sage  s'élever  parmi 
a  fureur  des  orages ,  le  choc  des  populations ,  l'écroulement  des 
empires. 

a  0  monde  !  que  tu  es  méchant  et  de  nature  perverse;  ce  que  tu 
as  élevé  tu  le  détruis  toi-même.  Regarde  ce  qu'est  devenu  Feridoun, 
le  héros  qui  ravit  l'empire  au  vieux  Zohak.  Il  a  régné  pendant  cinq 
siècles,  et  à  la  On  il  est  mort,  et  sa  place  est  restée  vide;  il  est  mort 
et  a  laissé  à  un  autre  ce  monde  fragile  ,  et  de  sa  fortune  il  n'a  em- 
porté que  des  regrets.  Il  en  sera  de  même  de  nous  tous,  grands  et 


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638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

petits ,  que  nousayons  été  bergers  ou  que  nons  ayons  été^tro^oii^^]» 
Il  y  a  une  grande  mélancolie  dans  ces  contempIatioDfr  rapides,  pai; 
lesquelles  le  poète  interrompt  un  mpment  la  course  des  ^èoejoi^oft. 
Ailleurs  il  dit  :  «  Au  commencement,  la  vie  est  un  trésor;  à;saAii, 
est  la  peine ,  et  puis  il  faut  quitter  cette  demeure  passagère.  »> 

linqueoda  tellu»  et  domus. .. 

Cette  mélancolie  se  mêle  singulièrement  à  des  images  >graciease$ 
dans  le  passage  suivant  qui  précède  le  récit  de  la  mort  de  Zohrab,  et 
que  je  traduis  d'après  Gœrres  :  à  0  jeune  homme  qui  m'écoutes,  nç 
détourne  pas  ton  visage  de  Tamour  et  de  la  joie,  car  Tamour  etla  JQie 
conviennent  à  la  jeunesse.  Après  nous ,  bien  souvent  epcore  doit 
revenir  la  saison  où  la  rose  brille,  où  le  printemps  se  renouvelle* 
Beaucoup  de  nuages  passeront,  beaucoup  de  fleurs  se  fermeront;  ton. 
corps  se  dissoudra  et  se  mêlera  avec  la  terre  noire.  »  Je  trouve  un 
grand  charme  de  tristesse  à  ce  morceau  qui  commence  comme  Ana^ 
créon  et  finit  comme  Job. 

Pour  achever  de  faire  connaître  au  lecteur  le  grand  ouvrage  dont 
je  viens  de  l'entretenir,  je  rapprocherai  de  la  poésie  héroïque  per- 
sane quatre  autres  poésies  de  même  nature  ;  je  comparerai  successi- 
vement^ répopée  de  Firdousi  à  Tépopée  chevaleresque ,  à  Tépopée 
germanique,  à  l'épopée  homérique  et  à  l'épopée  indienne. 

J'ai  déjà  fait  remarquer,  en  passant,  certains  incidens  du  Litre 
des  Rois  y  qui  sont  de  véritables  aventures  fort  analogues  à  celles  des 
romans  de  chevalerie.  On  pourrait  pousser  ces  rapprochemens  beau- 
coup plus  loin.  Les  mœurs  guerrières,  des  héros  de  l'Iran  offrent  de 
grandes  analogies  avec  les  mœurs  chevaleresques. 

n  y  a  dans  Firdousi  de  véritables  défis  et  de  véritables  joutes  entre 
les  deux  armées.  On  se  livre  à  des  exercices  m^ilitaires  fort  sembla- 
bles à  nos  tournois.  Les  guerriers ,  montés  sur  des  chevaux  couverts 
de  fer  comme  eux, se  précipitent  Tun  sur  l'autre,  brisent  leur  lance 
sur  l'écu  d'un  adversaire  et  cherchent  réciproquement  à  s'enlever  de 
la  selle.  Un  jeu  guerrier,  qui  consiste  à  frapper  un  bouclier  avec  la 
lance  ou  le  javelot,  ressemble  beaucoup  à  la  quintaine.  L'usage  des 
armoiries  est  universel  ;  chaque  guerrier  porte  son  sigiiie:  c'est  un 
lion,  un  léopard ,  un  soleil,  etc.  Les  chevaux,  et  même  les  éléphant, 
sont  caparaçonnés  de  fer.  Les  vignettes  des  manuscrits  de  Firdousi 
semblent  empruntées  à  nos  poèmes  du  moyen-âge ,  tant  Taccoutre- 
ment  des  héros  est  pareil  à  celui  de  nos  chevaliers.  L'une  d'elles, 
publiée  par  Gœrres ,  montre  un  guerrier  aux  genoux  d'une  belle. 


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LE  SCHAH-NAMEU.  G39 

On  croirait  Toir  tin  de  ces  preux  qui  prient  sous  leur  armure ,  age- 
nouillés an  marbre  (Tnn  tombeau,  n  y  a  même  un  certain  rapport 
entre  le  rang  du  chevalier  et  le  titre  de  pehlwan^  originairement 
l'homme  de  la  frontière  (  mnrchiOy  d*où  marquis].  Behram  jette  dans 
la  poussière  la  tête  de  Kebadeh,  parce  que  cette  tète  n*est  pas  celle 
d'un  pehlwan. 

La  féodalité  est  intimement  liée  à  la  chevalerie,  et  c'est  une  sorte 
de  féodalité  qui  régit  la  Perse  héroïque.  Les  terres  conférées  par  inves- 
titure sont  de  véritables  fiefs;  et  les  chefs ,  dans  leurs  châteaux  placés 
à  la  cime  des  montagnes ,  sont  de  véritables  barons  sous  la  suzerai- 
neté du  grand  roi. 

Un  état  social  assez  analogue  à  celui  de  rEurope  au  moyen-Age,  a 
dû  nécessairement  produire  des  mœurs  en  partie  pareilles;  mais  cette 
parité  est  loin  d'être  complète,  elle  est  plus  apparente  et  superfi- 
cielle que  réelle  et  fondamentale.  La  différence  entre  la  chevalerie 
de  l'Orient  et  celle  de  TOccident,  entre  la  chevalerie  musulmane  et 
la  chevalerie  chrétienne ,  se  fait  sentir  principalement  dans  ce  qui 
touche  les  sentimens  et  avant  tout  le  sentiment  de  Tamour. 

n  y  ahien  çà  et  là  dans  le  Livre  des  Bois  quelques  expressions 
éparses  qui  pourraient  convenir  à Tamour  chevaleresque;  niais  en  y 
regardant  de  près  on  reconnaît  bientôt  le  caractère  différent  qu'elles 
présentent. 

J'ai  cité,  dans  des  études  sur  la  chevalerie  qui  ont  été  insérées 
dans  la  Revue  des  Deux  Mondes ^  cette  maxime  tirée  du  Livre  des 
Rois  :  et  Quiconque  est  issu  d'une  race  puissante ,  resterait  farou- 
che s'n  n'avait  une  compagne.  »  Mais  là  où  elles  sont  placées ,  ces 
paroles  semblent  se  rapporter  au  mariage.  Or,  rien,  on  le  sait, 
n'était  plus  antipatliique,  selon  la  jurisprudence  galante  du  moyen- 
âge,  que  le  mariage  et  l'amour  chevaleresque.  En  général,  ce  que 
peint  Firdousi  chez  les  fenunes ,  c'est  la  passion  orientale  dans  sa 
fougue  et  son  délire ,  cette  passion  de  l'épouse  de  Putiphar,  la  Leila 
des  poètes  persans  et  arabes,  de  la  Sunamite  du  Cantique  des  can- 
tiques ;  cette  passion  qui  fait  dire  à  Roudabeh  :  a  Sachez  que  je  suis 
ivre  d'amour  comme  la  mer  qui  jette  ses  vagues  vers  le  ciel  ;  »  cette 
passion  qui  conduit  la  belle  Tehminé  près  de  la  couche  de  Rustem. 
Elle  n'a  d'analogue  dans  nos  romans  que  les  amours  hardies  et  nulle- 
ment chevaleresques  des  filles  de  sultans ,  qui ,  comme  Floripar  dans 
Ferabras ,  et  Luziane  dans  Aiol  de  Saînt-GilleSy  s'éprennent  subite- 
ment et  violemment  pour  les  héros  chrétiens  d*un  sentiment  que 
les  troubadours  et  les  trouvères  ne  prêtent  qu'à  des  héroïnes  musul- 


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640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mânes,  sentiment  qui  est  évidemment  d'origine  orientale  et  non  chré- 
tienne ,  et  qu'on  peut  citer  parmi  le  très  petit  nombre  de  traits  de 
yérité  locale  conservée  dans  les  romans  de  chevalerie. 

Quant  aux  hommes,  on  ne  voit  pas  que  Tamour  soit  jamais  p<mr 
eux  le  principe  de  la  valeur  et  des  belles  actions.  L'estinie  qu'ils  foot 
île  la  femme  est  médiocre.  Rustem  préfère  évidemment  son  che?al 
Aaksch  à  la  séduisante  fille  du  roi  de  Touran.  Le  malheur  d*a?oir 
une  fille  au  lieu  d'un  fils  est  exprimé  fort  crûment  par  ces  paroles: 
c  Sachez  qu'il  a  une  bonne  étoile,  celui  qui  ne  possède  pas  de  611e, 
€t  que  celui  qui  en  a  ne  connaîtra  pas  le  bonheur.  »  Voici  une  ré- 
flexion de  Firdousi  au  sujet  des  machinations  perverses  de  la  belle- 
mère  de  Siavesch  :  a  Telle  est  la  femme.  Aussi  le  schah  Reikobaddit: 
Que  les  femmes  et  les  dragons  soient  maudits!  la  terre  est  meilleure 
que  cette  engeance.  Si  tu  loues  les  femmes,  loue  plutôt  les  chiens; 
ils  le  méritent  mieux  que  ces  impures.  » 

Dans  tout  cela  je  ne  saurais  voir  l'adoration  de  la  femme,  ado- 
ration qui  fut  l'ame  de  la  chevalerie  en  Occident.  Au  cootmre, 
l'idée  orientale  de  l'infériorité  de  la  femme  est  énergiquement  pro- 
clamée. Partout  où  règne  l'islamisme,  il  doit  tendre  à  fortifier 
cette  fausse  et  dégradante  idée,  qui ,  du  reste,  se  retrouve  en  Orient 
dans  les  cosmogonies,  où  le  sexe  féminin  est  attribué  au  principe 
matériel ,  et  jusque  dans  le  dogme  juif,  d'après  lequel  c'est  par  une 
femme  que  le  mal  s'introduit  dans  le  monde.  Quant  aux  pays  mabo- 
métans,  la  polygamie  et  la  clôture,  quelque  restreintes  qu'elles 
soient  par  l'usage ,  témoignent  au  fond  d'un  mépris  réel  pour  les 
femmes  ;  et  rien  ne  le  déclare  plus  insolenunent  que  la  doctrine  mu- 
sulmane selon  laquelle  elles  ne  peuvent ,  dans  l'autre  vie,  recevoir 
que  la  moitié  des  peines  et  des  récompenses  réservées  pour  les  hommes. 
Dans  son  indulgence  insultante,  la  législation  du  Coran  réduit  aussi 
de  moitié  la  pénalité  qu'elle  inQige  en  ce  monde  aux  esclaves.  L'as- 
similation est  remarquable,  et  nous  voilà  bien  loin  de  la  galanterie 
chevaleresque. 

En  revanche,  plusieurs  portions  du  Livre  des  Rois  offrent  les  rap- 
ports les  plus  frappans  avec  la  principale  des  traditions  héroïques 
conservées  dsnksYEdda  et  les  Niebelungen.  On  ne  doit  pas  beaucoup 
s'en  étonner.  Dans  la  famille  des  langues  indo-germaniques,  la  bran- 
che persane  et  la  branche  germanique  se  tiennent  de  près.  Parmi  le^ 
idiomes  parlés  par  cette  famille  de  peuples,  les  langues  germani- 
ques se  rapprochent  plus  qu'aucune  autre  de  l'ancienne  langue  de  la 
Perse.  C'est  l'opinion  de  M.  Eugène  Buruouf ,  qui ,  avec  une  si  admi- 


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U  SCHAH-NAHEH.  641 

rable  sagacité,  a  retrouvé  cette  langue.  L'idée  fondamentale  de  la 
religion  persane,  l'idée  de  la  lutte,  du  bien  et  du  mal,  représentés, 
l'un  par  les  puissances  de  lumière,  et  l'autre  par  les  puissances  de 
ténèbres,  cette  idée  est  la  base  de  la  mythologie  Scandinave.  Enfin, 
en  parcourant  les  histoires  racontées  dans  le  Schah-Nameh,  j'ai  déjà 
rencontré  plusieurs  analogies  frappantes  entre  quelques-unes  de  ces 
histoires  et  des  évènemens  retracés  par  la  poésie  germanique  du 
moyen-âge.  Je  vais  reprendre  les  traits  principaux  de  ce  rappro- 
chement. 

Le  combat  de  Rustem  et  de  Zohrab  offre  la  plus  grande  ressem- 
blance avec  le  combat  d'Hildebrandet  de  son  fils  Hadebrant ,  tel  qu'il 
se  trouve  dans  la  Wilkina-Saga,  dans  les  chants  populaires  du  Dane- 
mark ,  et  sous  une  forme  plus  ancienne  dans  le  précieux  fragment  de 
Cassel  (1). 

Le  combat  d'un  guerrier  et  d'un  dragon ,  qui  est  le  point  de  départ 
des  récits  accumulés  autour  du  héros  germanique  Sigurd  ou  Sigefrid , 
se  reproduit  plusieurs  fois  dans  le  Schah-Nameh.  J'ai  signalé ^entre 
la  mort  de  ce  personnage  du  Nord  et  celle  de  Rustem  des  rapports 
vraiment  extraordinaires,  et  qui  s'étendent  jusqu'à  des  circonstances 
minutieuses  et  telles  qu'on  ne  les  invente  guère  deux  fois.  On  pour- 
rait poursuivre  la  ressemblance  des  deux  traditions  dans  de  nom- 
breux détails.  L'épreuve  amicale  que  font  de  leur  force  réciproque 
Isfendiar  et  Rustem,  en  se  serrant  chacun  la  main  de  manière 
à  ce  que  le  sang  ruisselle  sous  les  ongles,  ressemble  à  la  lutte  de 
Brunhilde  et  de  Sigefrid ,  dans  le  récit  de  laquelle  des  expressions 
analogues  sont  employées;  et  de  même  que  la  vaillante  reine  d'Is- 
lande attache  avec  sa  ceinture  les  pieds  et  les  mains  de  l'époux  qu'elle 
juge  indigne  d'elle,  dans  un  poème  du  cycle  persan ,  la  fille  de  Rus- 
tem ,  a  mariée  à  Guis,  l'un  des  plus  braves  des  Iraniens,  lie  son  mari 
avec  sa  ceinture  et  le  jette  sous  son  siège.  »  Remarquez  que  c'est  sur- 
tout dans  ce  qui  concerne  Rustem  que  les  ressemblances  de  l'épopée 
persane  et  de  Fépopée  germanique  sont  fréquentes.  Le  caractère 
général  de  cette  portion  du  Livre  des  Bois  est  singulièrement  rude  et 
sauvage.  On  y  sent  la  tradition  locale  d'un  pays  guerrier  souvent  en 
opposition  et  en  lutte  avec  le  pouvoir  central  de  l'Iran.  Ce  pays  est 
le  Seistan  ;  il  est  placé  non  loin  de  ce  qu'on  nomme  la  route  royale, 
route  que  suivent  les  caravanes,  et  qu'ont  suivie  toujours  les  expédi- 

(1)  J.  Grimm,  Die  Beyde  aUeste^  etc.;  les  deux  plus  anciens  monumens  de  ia 
poésie  allemande. 

TOMB  XIX.  42 


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ek2  EE¥im  DflBs  rmcx  mondes. 

tioDsdeft  emqnéraiisfft  le»  nfigfsUeiis  des  peuples.  Est-ifslirpremnt 
qoe  les  raoes^gerflUiiriqaes  ^venues  An  ptaleati  central  de  rAsîe  nient 
emperté  qwlqaessoiiveiiîTsd'ane  régien  par  où  efles  ont  dû  passer? 

Toutesies  fMsqoe  rone^iDpRretifiepeérie  qoelcoDqQe^fix  poèmes 
d'Hottàre,  de  fortes  restrictions  sont  nécessaires  ;  car  il  y  a  unedb- 
tance  considéf  tfUe,  il  faut  le  dire,  entre  tons  les  antres  nionnniens  de 
répopée  prâsftife  et  ces  memmens  mei  i elBeuA  qui  ont  été  un  obiet 
d^admireriion'et  une  source  d'enâiousiasme  pour  les  peuples  tv^SSah 
de  rOccident.  Les  progrès  de  Térudîtion  littéraire  ne  découvrent  pts 
des  Iliadeset-desOdyBséesdanstousiésooins^du  monde.  Seulement, 
par  leur  fennation  et  leur  nature,  ces  mémorables  produits  del^ 
ïiéroïfue  de  la  Grèce  peuvent  être  mis  dans  un  certain  rapport  afec 
d'autres  produits  de  l'esprit  humain  né»  dans  des  circonstances  è  peu 
près  pareilles.  Voir  dans  la  poésie  homérique  une  œuvre  individuelle 
que  rien  n'avait  préparée,  voir  dans  Homère  le  père  de  fiMympe,  c'é- 
tait méeomattre  la  marche  des  choses,  etTeftaser  sa  part  i  la  tradi- 
tion orale,  dont  les  poètes  primitHs  sont  toujours  tes  organes  ;  c*était 
dépouiller  un  peuple  «u  profit  dHm  homme,  et  grandir  HmfividQ  aa 
détriment  de  Phumanité.  D'autre  part ,  ne  voir  que  ta  tradition  dans 
l'œuvre  du  poète,  qui  l'a  reçue  sans  doute,  mais  tpii  Ta  disposée,  fa 
ordonnée ,  se  Test  appropriée  par  l'art",  ne  pas  tenir  compte  de  sou 
action  personnelle,  nier  d'une  manière  absbhie  hi  possibilité  de  son 
existence ,  ce  serait  Umber  dans  une  tintf  e^exagiration  non  moins 
outrée  et  non  moins  fausse  ^e  la  première.  II  faut  les  éviter  tontes 
deux ,  et ,  après  avoir  élevé  la  ittàtue  dVoraère  sur  son  vérrtaUe  pié- 
destal, qui  est  la  tradition  nationale,  il  faut  refilacer  la  Ijre  ordon- 
natrice dans  ses  mains  inspirées. 

D'après  ce  qui  précède,  ondott-s^attendreà  trouver  entre  VKade  et 
le  Livre  des  Rois,  è  côté  d^uneanalogicf  fondamentale,  desdlTTérences 
profondes.  L'analogie  consisie  suitout  dans  le  point  de  départ  et  le 
but  du  poète.  Pour  Flrdousi  coname  pour  Homère,  H  s*agit  deraconter 
la  tradition  du  pays  transmise  etinouinvonlée ,  reçue  et  non  créée. 
De  plus  les  deux  poèmes  ont  un  certara  air  de  ^parenté;  la  ^împlidlé 
de  la  composition,  la  largeur  rtia rapidité  de  la  narration ,  les  récits 
de  batailles  nombreux  et  animés,  les  comparaisons  iiiéquentes ,  les 
discours  an  miBeu  de  la  mêlée,  ruppeUeirt  r/tm«fo;mais  la  diversité 
des  temps,  des  lieux ,  du  génie  des  auteurs  introduit  de  notables 
différences,  même  dans  ces  élémens  communs  aux  deux  poèmes.  La 
composition  est  mafie  dans  tous  deux  ;  «nis  ^n  ne  Mwmt  nier  qne 
cette  simplicité  ne  soit  plus  savante  chez  Homère.  Homère,  ou  si 


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LS  SCSAEr-KAllEH.  643» 

'on  veut  les  diasiffvastes,  c'estrà-dire  les  arrangeurs  qvi. oui  m^esk^ 
)rdre  la  poésie  bomériqae,  ont  distribué  les  différentes  portions  du 
éciX  avec  un  art  naturel  ou  une  ingénieuse  adresse,  de  telle  sorte  que 
:e.  récit ,  tout  en  suivant  fidèlement  la  .marche  des  évènemens  tradi- 
ionnels,  pûtscutenir,  suspendre  et  ranimer  sans  effort  l'intérêt  des 
iiiditeurs.Il  ne  s*agit  que  d'un  fait,  au  lieu  d'une  série  immense  de  faits. 
^e  récit  peut  donc  être  beaucoup  pins  développé ,  et  le  poète^  qui  n'a 
KMQt  inventé  l'ensesiblet  peut  du  moins  mettre  infiniment  plus  d*ln- 
entioBk  dans  les  détails. 

Oa  ne  saurait  nier  qu'il. n'y  ait  une  habileté  calculée ,  ins{»fée 
leat-ètrCt  soit  dans  l'incertitude  ou  le  succès  altemaitif  et  loagt 
eiii|i3  balancé  des  Troyens  et  des  Grecs,  le  partage  des  dieux ,  l'hé- 
itation  de  Jtipiiertet  l'absence  d'Achille  laissant  flotter  leSc  destinées 
riUoD  et  d'Ârgofl,  soit  dans  les  contrastes,  souvent  reproduits  par 
Somère,  entre  les  scènes  turbulentes  des  combats  et  des  scènes 
d'uo  charme  vduptueux  ou  domestique ,  comme  la  séduction  da  Ju- 
piter par  Junon  ou  les  adieux  d'Hector.  Rien  de  pareil  chez  Hrdousi  ; 
il  raconte  les  évèneouenaà^mesure  qu'ils  se  présentent.  lia  la  marche 
de  l'histoire  avec  le  langage  de  la  poésie;  il  découle  un  pflmoraaia 
plutôt  qu'il  ne  compose  un  tableau. 

Firdousi  ne  sait  guère  que. suivre  les  évènemens  qu'il. raconte; 
il  ne  sait  pas  se  transpoiter  librement  d'un  point  àun  antre  etdonoer 
au  récit  plusieurs.centres  indépendans.  Encbatné  à  ses  personnages,  it 
va  là.  où  ses  personnages  le  mènent,  il  jie  marche  et  n'arrive  qu'avec 
eux.  Homère,  au  contraire,  se  meut  au  sein  de  sa  narration  avec 
une  pleine  liberté.  Il  n'a  pas  besoin  qu'un  de  ses  personnages  suive 
une  certaine  route  pour  faire  le  mène  chemin.  Le  poète  persan  ne 
parle  du  pays  de  Touran.qi,ie  lorsqu'un  héros  iranien  y  est  conduit . 
par  une  aventure;  mais  Homère  va  sans  cesse  du  camp  des  Grecs  aux 
remparts  de  Troie,  sans  que  piersonne  marche  devant  lui;  le  théâtre 
de  la  narration  se  déploie  et  voyage*  chaque  fois,  et,  sur  ce  nou- 
veau terrain  où  le  poète  vient  s*étabUr,  il  attend  ppur  ainsi  dire  les 
évènemens  et  les  pecsoima0^.4U'iLy  appellera.  Chez  Firdousi.,  la 
scène  est  immobile  ou  .elle  est  portée  pour  ainsi  dire  à  la  suite  des 
faits  ;  chez  Homère,  la  scène  estmobilCt  il  la  déploie  à  volonté,  toMO 
à  tour  au  milieu  de  la  mêlée,  près  du  foyer,  sous  la  tente ,  suc  la 
plage ,  aux  sommets  de  l'Olympe. 

Les  batailles  sont  multipliées  dans  le  Livre  des  Bois,  comme  dans 
Y  Iliade^  les  Niebelungen,  les  poèmes  chevaleresques,  où  les  coups  de 
lauice,  de  massue  et  de  glaive  ne  font  .pas*  défauts  Notre  goûUrQuive 


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6U  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelques  longueurs  et  quelques  redites  dans  tous  ces  belliqueux  récits, 
en  y  comprenant,  si  nous  sommes  francs,  ceux  même  d'Homère. 
Mais  il  faut  se  souvenir  que  ce  n'est  pas  pour  nous,  lecteurs  paci- 
fiques, qu'ils  ont  été  composés,  mais  bien  pour  un  auditoire  guerrier 
dans  des  temps  passionnés  pour  la  guerre.  Pour  cet  auditoire  et 
pour  ces  temps,  la  mêlée  avec  tous  ses  sanglans  détails,  tous  ses 
incidens  de  meurtre  et  de  carnage ,  la  mêlée  est  le  spectacle  le  plus 
fait  pour  intéresser.  On  ne  se  lasse  point  de  ce  qu'on  aime;  la  pas- 
sion n'a  que  faire  de  la  variété.  Chaque  époque  a  ses  répétitions 
favorites  :  tantôt  ce  sont  les  coups  de  glaive  et  de  lance ,  tantôt  les 
enlèvemens,  les  rencontres,  les  beaux  sentimens,  les  princes  accom- 
plis et  les  princesses  incomparables;  dans  de  certains  temps,  les  dé- 
tails de  mœurs,  les  analyses  subtiles  de  l'ame.  Nul  siècle  ne  se  plaint 
de  la  monotonie  des  peintures  qu'il  affectionne,  et  les  âges  hé- 
roïques se  laissent  redire  d'interminables  récits  de  batailles  aussi  vo- 
lontiers que  les  enfans  entendent  raconter,  pour  la  centième  fois,  des 
histoires  de  palais  enchantés ,  de  bonnes  fées  et  de  méchans  génies. 
Du  reste,  ici  encore  la  supériorité  d'art  est  du  côté  d'Homère.  Les 
combats  de  Y  Iliade  ont  toute  la  variété  que  peut  admettre  l'unifor* 
mité  inhérente  à  ce  genre  de  récit.  Souvent  l'histoire  d'un  guerrier 
qui  succombe,  rappelée  en  quelques  vers,  contraste  heureusement 
avec  l'horreur  de  sa  mort.  Les  comparaisons  offrent  un  autre  moyen 
de  distraire  et  de  reposer  le  lecteur.  On  a  remarqué  qu'elles  sont  fré- 
quemment empruntées  à  la  vie  rustique,  comme  pour  délasser  l'ima* 
gination  par  un  riant  souvenir.  Ces  oppositions  ne  semblent  point 
avoir  été  ménagées  par  Firdousi,  il  développe  moins  qu'Homère  les 
sujets  de  ses  comparaisons.  Dans  Y  Iliade,  ce  sont  parfois  des  paysages 
complets  suspendus  parmi  des  tableaux  guerriers;  dans  le  Livre  des 
Rois,  ce  ne  sont  que  quelques  coups  de  pinceau  rapides  jetés  à  la  hâte 
au  travers  d'une  immense  composition ,  comme  un  lointain  agreste  à 
peine  indiqué  dans  un  tableau  d'histoire.  Les  caractères  sont  moins 
nuancés;  on  ne  trouve  pas  ces  types  admirables  de  la  vaillance,  de  la 
majesté,  de  la  sagesse,  de  la  ruse,  personnifiées  dans  Achille,  dans 
Agamemnon ,  dans  Nestor,  dans  Ulysse;  Rustem  est  le  seul  héros  qui 
ait  une  physionomie  bien  tranchée.  Ceci  tient,  en  partie  du  moins, 
à  la  nature  de  l'ouvrage.  Les  personnages  de  Firdousi,  à  mesure  que 
le  temps  les  amène  devant  lui ,  passent  pour  ne  plus  revenir.  Ceux 
d'Homère  tournent  autour  d'une  action  centrale,  et  demeurent ,  pour 
ainsi  dire ,  sous  le  regard  de  la  poésie ,  tandis  que  la  poésie  n'a  pas  le 
temps  de  fixer  les  traits  des  premiers,  comme  le  daguerréotype  ne 


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LE  SCHAH-NAMEH.  645 

peot  retracer  les  objets  en  mouvement.  Les  eaux  qui  fuient  ne  dé- 
posent point  les  cristaux,  qui  se  forment  dans  les  eaux  tranquilles. 

Le  r^ultat  de  cette  comparaison,  c*est  que,  venu  à  une  époque 
littéraire  plus  avimcée,  à  une  époque  où  le  palais  de  Mahmoud  était 
le  théâtre  de  concours  et  de  combats  poétiques,  à  une  époque  où 
loi-même  fit  sa  fortune  par  une  rime  difficile  trouvée  à  propos,  Fir- 
dousi  a  mis  dans  son  oeuvre  moins  d'art  que  le  vieil  Homère;  tant 
Fart  était  naturel  au  génie  et  même  au  génie  primitif  de  la  Grèce. 

Pour  que  Ton  pût  comparer  Tépopée  persane  à  l'épopée  indienne, 
il  faudrait  que  celle-ci  fftt  mieux  connue.  Quelques  épisodes  seule- 
ment du  Mahabarat  et  le  quart  environ  du  Ramayana  ont  été  traduits. 
Cependant  ces  courts  extraits  suffisent  pour  qu'on  soit  dès  à  présent 
en  mesure  d'indiquer,  entre  les  grandes  compositions  de  Valmiki  et 
de  Yyasa  et  celle  de  Firdousi,  un  certain  nombre  de  rapports  im- 
portans  et  de  différences  essentielles. 

Leur  étendue  est  à  peu  près  la  même;  le  Mahabarat  peut  avoir 
cent  mille  vers,  c'est  deux  fois  plus  que  Y  Iliade  et  Y  Odyssée  réunies. 
Les  figures  des  cavernes  d'Ëléphanta  ont  treize  pieds,  c'est  plus  de 
deux  fois  la  hauteur  de  l'Apollon  du  Belvédère.  Les  dimensions  de 
l'art  sont  dans  l'Inde  égales  à  celles  de  la  poésie. 

On  reconnaît  une  commune  origine  dans  la  tradition  primitive  de 
l'Inde  et  de  la  Perse.  Cette  lutte  entre  le  bien  et  le  mal  armés  sans 
relftche  l'un  contre  l'autre,  cette  lutte  incessante  que  les  héros  de 
Firdousi  soutiennent  contre  les  mauvais  génies ,  se  retrouve  dans  les 
luttes  des  dieux  et  des  guerriers  contre  les  rakchasas  :  ceux-ci  sont  les 
divs  de  l'Inde.  J'ai  déjà  remarqué  que  la  même  division  en  castes 
se  montrait  au  berceau  des  deux  civilisations.  Le  monde  est  en 
paix  sous  Dascha-Rata  comme  sous  Djemschid  ;  de  même ,  encore  à 
cette  époque  primordiale ,  les  hommes  sont  mêlés  par  la  poésie  aux 
animaux  et  aux  génies  :  les  singes,  les  serpens,  interviennent  dans 
Faction  avec  les  rakchasas  et  les  dieux,  comme  Firdousi  conduisait 
une  grande  armée  d'hommes,  d'animaux  sauvages ,  d'oiseaux  et  de 
péris;  souvenirs  antiques  d'un  temps  où  l'homme  ne  s'était  pas  encore 
distingué  nettement  de  ce  qu'il  connaissait  d'inférieur  et  de  ce  qu'il 
imaginait  de  supérieur  à  lui,  vestiges  obscurs  d'un  panthéisme  pri- 
mitif, qui  s'est  maintenu  dans  rinde,  mais  qui  s'est  effacé  devant  le 
génie  de  l'Iran. 

En  effet,  si  les  deux  races  ont  indubitablement  une  souche  com- 
mune ,  elles  ont  eu,  de  bien  bonne  heure,  des  tendances  entièrement 
diverses,  et  la  tradition  a  réfléchi  fidèlement  cette  diversité.  L'IndoUt 


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69h6 .  REVUR.  im  4>BIIX.  MpKDES. 

opiniâtrement  pantl^éiste^  est  resté. sous. le. joug, de ies  brahMaiw; 
le  dualisme  a  prévalu  chez  les  Persaas,  peuplerénergiqiie  et  gaeiriec: 
aussi  le  Livra  des  Rois  est  un  poèoDMb.hécûîq^e;  lu  MnholMna  et 
surtout  le  jRaittaj^na  sont;  des  poèmes,  tbéocrati^fiies^  Ij»  ffm^m 
nages^  purement  humains  dans  le  premier,  sont^  daos  les  deusiifltM). 
desr'manifestatioB&  de  la  Divinité*  Le.  jsujetprincjtt^  dntJfdkahwÉi 
parait  être  l'histoire  de  Krlchoa,  iQcarnaUaft4a.dieaTidiAoa*Li 
même  Vichnou  descend  dans  le  seiu.des.i()fiatra  éppufle6>da«  roi* 
Dascha-Rata  et  s'incarne  a  la  fois  dans  te  personnage  de.  Rafluei  diDs 
ceux  de  ses  trois  frères.  Tout  dans  ces.  épopées  eslaoFhiuiiai&fioaiaiei 
les  héros  eux-mêmes.  Des-récits,  cosmogpoiques^et  nA;tbol«gîqiiefrf 
sont  fréquemment  introduits ,  et  y  tiennent  une  pA^fie  conaidéBiUa. 

Le  rapport  des  brahmanes  et  des  kjehatrf9s.( guerriers)  marque; 
assez  que  les.  p;remiers  sont,  les  auteura.de. cette  pçfésîe  (1)  ou  da^ 
moins  lui  ont  donné  son  caractère.. 

.  L'idéal  poétiq^,  c'estle  renoncement  auxBoade.  Rama lonnAiie 
mène  la.  vie. d'un: pénitent,  et  c'est  là. sa  pjus  insigne  gloire.  Lei> 
expressions  dont  se.  servent  les  rois  en  s'adressant  aux.  brahmaMS,, 
expriment  touies  une  profonde  humilité  et  une  dévote  adoratioBi' 
Le  langage  des  brahmanes  respire  au  contraire  hi^  phis  JiaAtaine  ar* 
rogance^  JLa  lujLte  du^gç  Vaachichtaet  du  toà  Viswamitra  fiteiot  par- 
faitement 1  attitude  récipiiroqpe  de&  deux^  castes  (â).  On  y  trouve  des; 
paroles,  conune  cellesncL:  «  Oh  1  kchatr^a ,  vil  comme,  iu  pomsièrt.  > 
Ailleurs^  en  parlant  d'iin  prince  accompli  v  on  *a^in  de  dire  que  ie 
modèle  des.  rois«  à J'occasion^d'un. sacrifice,. domai 4ix  mîUioB&^v 
brahmanes. 

Le.  pouvoir  du  brahmane  est  présenté,  comme  supMeur  à  celui 
de&  dieux  même»  L'ermite  Gaatama  traite,  avec  le  dernier  mépris 
Indra,  dieu,  du  ciel ,  qui  vivait  tonté.deaéduiresoa  épouse,  ^el  qui  joae 
de.vantiluiJe  rôle  le  plus,  houteux.  Ua autre  ermite,  voulaut  donner 
une  féteJkRaouL^  ordottBeaux.dieax>,.au  fleuves i  ai»  plantes,  de 
concourir,  aux  enchantemens  qu'il  .prépara,. et  tout  dans  Je  del  et 
danâ4a  nature  obéit  à  la  paroie  daitfahmane. 

Rien.ne  ressemble  moins  àl'épopée  persane,  dans  laqudle  le  mep* 


(i)  TàlhiiKl  y  auteur  du  Ramayana ,  est  représenté  comme  un  anachorète  (motim') 
qui  a  reçu  la  tradition  de  Naradas,  personnage  divin.  Lui-même  dit  d'une  histoire 
(Itr-'il  raconte  :  «  Elle  étale  contenae  ddnsnne  amnenne  chronique  qui  m*a  été  racoa- 
tée*pQr un  vénérable  prêtre.  »  (Ramu^ana^  éd.  de Sirampore,  in-4o,  1. 1,  pag.  117.) 


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vefHeox  tient  si  pea  de  place,  dans  laquelle  on  ait  en  passant  quel- 
ques mots  -ie  EoToastre ,  dans  laquelle  enfin  les  mobeds  occupent 
im  rang  assez  modeste  auprès  des  rois  et  des  chefs  guerriers,  dont  Hs 
sont  soavent  les  conseillers,  jamais  les  maîtres. 

L'action  est  presque  tout  dans  le  Livre  des  Rois ,  comme  dans  lès 
épopées  occidentales  ;  mais ,  dans  les  épopées  de  l'Inde ,  îl  y  a  une 
part  pour  la  contem{AM)on  et  pour  la  science.  Tin  système  complet 
de  panthéisme  a  été  introduit  sous  forme  d'épisode  dansle^aAa- 
bamt;Wï  système  d'athéisme  s'est  glissé  plus  singulièrement  encore 
dans  le  Ramofjann.  De  longues  digressions  politiques  montrent  qpe 
ceux  aux  noalns desquels  est  cette  poésie ,  ne  veulent  pas  seulement 
raconter  pour  pkifre ,  mais  instruire  pour  gouverner. 

Enfin,  si  la  poésie  persane ,  comparée  aux  poésies  européennes, 
nous  a  paru  gigantesque  parfois  et  démesurée ,  die  semble  modeste 
et  contenue  à  côté  de  la  poésie  indienne.  La  narration  de  Ffa-dousi , 
bien  qu'abondante,  est  rapide;  ses  pescriptions,  bien  que  parfois 
éMomeanles ,  sont  précises  en  comparaison  des  récits  et  des  ta- 
bleaux de  Tyasa  ou  de  Yalrafld.  Le  génie  même  de  la  langue  sans- 
crite ,  de  cette  langue  qui  pousse  plus  loin  qu'aucune  autre  Taudace 
dans  la  composition  des  mots,  en  accmnulant  toutes  les  circonstances 
accessoires  autour  dé  niée  principale ,  donne  au  récit  une  lenteur 
majestueuse ,  une  ampleur  traînante ,  quatappeHe  les  eaux  calmes  et 
débordées  du  Cange;  la  paresseuse  molHesse,  la  fbrtltité  luxuriante 
que  produit  le  climat  de  rinde ,  se  peignent  dans  la  richesse  des  dé- 
tails et  la  leotenr  indolente  du  récit.  Souvent  la  description  d^lne 
montagne  ou  d*une  rivière  emploie  plusieurs  pages  du  Eamayana. 
La  solitude  de  la  ville  d'Ayodia,  privée  de  son  héros.  Rama,  n'est 
paa  exprimée  par  moins  de  vingt  et  une  comparaisons.  Auprès  de 
cet  excès ,  la  poésie  de  Firdousi  est ,  je  le  répète ,  sobre  et  tempérée; 
tout  y  est  sur  une  échelle  beaucoup  moindre.  Que  sont  les  sept  cents 
ans  de  la  vie  de  Rustem  à  côté  du  règne  de  Dwilipa  qui  dure  trente 
mille  années?  Qu'est-ce  que  Kaweh,  avec  ses  dix-neuf  fils,  à  côté 
de  l'épouse  du  roi  Sagara,  qui  met  au  monde  «  en  une  fois ,  quatre- 
vingt  mille  enfans? 

La  poésie  épique  des  Persans  est  donc  intermédiaire  entre  celle  de 
rOccident  et  celle  du  haut  Orient,  conune  la  Perse  elle-même 
s'appuie  d*un  côté  à  la  chaîne  de  l'Himalala  et  de  Fautre  au  Caucase. 
La  Perse  est  le  pays  qui  a  eu  le  plus  de  rapports  avec  le  monde  grec 
et  romain.  Dans  l'histoire  grecque ,  Marathon  et  Alexandre;  les  Par- 
thes,  dans  l'histoire  romaine,  témoignent  de^cette  vérité.  D'autre 


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6tô  ABVCB  DBS  DEUX  MONDES. 

part ,  les  origines  da  langage  rattachent  la  Perse  à  l'Inde ,  tandis  que 
des  analogies  non  moins  certaines  de  langue  et  de  traditions  la  rap- 
prochent des  nations  germaniques.  Ce  pays  est  donc  le  lien  de  TAsie 
centrale  et  de  rEorope,  et  aujourd'hui  encore  sa  destinée  en  fera 
bientôt ,  ce  semble ,  le  théâtre  d'une  lutte  formidable  entre  deux 
grandes  puissances  qui,  parties  l'une  du  Nord,  l'autre  del'Oaest, 
semblent  appelées  à  se  rencontrer  près  des  Indes. 

Le  poème  de  Firdousi  n'a  pas  besoin,  pour  attirer  l'attention,  de 
l'intérêt  qui  s'attache  maintenant  à  la  scène  antique  des  exploits  de 
Rustem.  Il  n'arrive  pas  tous  les  jours  que  le  plus  grand  monumeoi 
de  la  poésie  d'un  peuple  soit ,  pour  la  première  fois ,  publié  dans  son 
intégrité  et  mis  dans  la  circulation  des  intelligences.  C'est  un  événe- 
ment qui  compte  beaucoup  plus  dans  l'histoire  littéraire  d'un  siècle 
que  la  naissance  bruyante  d'une  foule  de  productions  destinées  à 
mourir. 

Les  orientalistes  dignes  de  ce  nom  porté  avec  tant  d'éclat  par  plu- 
sieurs illustres  compatriotes,  apprécieront  la  valeur  philologique  de 
l'inunense  travail  de  M.  Mohl,  qui  a  consulté,  pour  la  publication  de 
son  teite ,  trente-trois  manuscrits  conservés  à  Londres  et  à  Paris.  On 
a  pu  juger  du  mérite  de  la  traduction  et  de  la  préface  par  les  mor- 
ceaux que  j'ai  cités.  Pour  un  honune  tel  que  M.  Mohl,  des  citations 
sont  les  meilleures  louanges. 

Je  me  bornerai  à  dire  que  celui  qui  a  consacré  une  vaste  science, 
des  facultés  supérieures  et  une  portion  de  sa  vie  à  faire  passer  dans 
notre  langue  une  des  plus  importantes  productions  du  génie  humain. 
mérite  la  reconnaissance  du  pays  qu'il  a  choisi  et  qui  l'a  adopté. 

J.  J.  Amp&re. 


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DE 

LA  MISE  EN  SCÈNE 

CHEZ  LES  ANCIENS.' 


Je  me  propose  de  faire  connaître  tous  les  usages  qui  constituaient 
dans  Tantiquité  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  la  mise  en  scène.  Pour 
jeter  sur  ces  recherches  toute  la  clarté  qu'elles  comportent,  j'expo- 
serai dans  une  suite  d'articles  ce  qui  se  passait  chez  les  anciens 
avant ,  pendant  et  après  une  représentation  dramatique. 


I. 

Personne  n'ignore  combien  de  démarches,  d'obstacles,  de  forma- 
lités pénibles  précèdent  de  nos  jours  la  représentation  d'une  œuvre 
de  théâtre.  Les  écrivains  de  l'antiquité  avaient-ils  à  surmonter  toutes 
les  traverses  préalables  qui  arrêtent  chez  nous  les  aspirans  aux  succès 
dramatiques ,  depuis  le  moment  de  la  présentation  de  leur  ouvrage, 
jusques  et  y  compris  celui  de  la  mise  à  Vétude  ?  Quand  un  poète  d'A- 
thènes ou  de  Rome  avait  achevé  une  comédie,  une  tragédie,  un 
drame  satirique,  un  mime  ou  une  atellane,  qu'avait-il  à  faire  pour 

(1)  M.  Hagnin  a  lu  des  extraits  de  ce  travail  dans  la  séance  de  rAcadémie  des 
Inscriptions  et  Belles-Lettres  du  %  août 


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650  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

obtenir  que  sa  pièce  fût  représentée  et  admise  à  Thonnear  da  con- 
cours? Trouvait-il  assis  sur  le  seuil  des  thé&tres  antiques  les  deoi 
dragons  qui  veillent  à  la  porte  des  nôtres,  les  comités  de  Lecture  et  b 
censure  dramatique  ?  Avait-il  à  subir  la  morgue  et  les  caprices  tf  on 
directeur,  et  lui  fallait-il  obéir,  dans  la  distribution  des  rôles,  aoi 
exigences  plus  que  royales  des  prisées  et  des  princesses  de  théâtre? 

PRÉSENTATION  ET  RÉCEPTION  DES  PIÈCES. 

Les  pvécoiBeinB  \6%  butragédie'el  de  lâ  tomédle  en  Grèc«,  Arioo, 
Lasus  dJIaraûaae,^ Ji[pi0ëne,  éUtaU,  coflnro^e»  sait ,  des-poèto-q- 
cliques  qui ,  à  chaque  fête  de  Bacchus,  composaient  les  paroles,  It 
musique  et  la  danse  d'un  dithyrambe.  Ces  chœurs  dionysiaques  on 
bachiques  étaient  exéoBté^ptrU  poète)  et  pana  txrtain  nombre  de 
citoyens  qui ,  sous  le  nom  de  cboreutes,  recevaient  sa  direction,  et 
s'unissaient  volontairement  à  lui  dans  cet  acte  civique  et  religieux. 
Bientôt  le  salaire  du  poète  et  les  autres  frais  occasionnés  par  tes 
chœurs  furent  mis  à  la  charge  d'un  des  plus  riches  de  la  troupe,  le- 
quel prit  le  nom  de  chorège  (1) ,  et  laissa  au  poète  celai  de  didascale  (2). 
Ces  troupes,  originairement  composées  de  cinquante  membres,  con- 
couraient entre  elles,  et  celle  qui  triomphait  recevait  des  magistrats 
une  couronne  ou  un  trépied.,  sans  préjudice  du  prix  qui  était  aussi 
décerné  au  poète. 

Lorsque  Thespis  et  Pbrynicbus  eurent  changé  à  Athènes  les  chosors 
dfbnysiaques  en  chœurs  tragiques,  chaque  tribu  s'empressa  de  se  pré- 
senter aux  fêtes  de  Bacchus  et  de  Minerve  avec  un  tragédodidascale 
et  un  chorège.  Alors,  demander  un  chœur  était  la  seule  démarche 
qu'avait  à  faire  un  poète  cyclique  ou  tragique.  De  leur  cAté,  les  tribus 
et  les  chorèges  souhaitaient  ardemment  s'assurer  le  didascale  le  plus 
habile,  a  Est-ce  ainsi,  dit  le  poète  dithyrambique  Cinésias  dans  to 
Oiseaux  d'Aristophane,  que  vous  traitez  un  cycliodidascale  que  toutes 
les  tribus  d'Athènes  se  disputent?  »  Les  offres  venaient  même  quel- 
quefois de  la  tribu  et  du  chorège  :  <k  Veux-tu  rester  chei  nous,  dit 
Pisthétérus  au  même  poète,  et  monter  un  chœur  d'oiseaux  pour  la 
tribu  Cëcropîde  (3)?» 

L'archonte  éponyme,  qui  présidait  aux  dionysiaques,  ou  Far- 
chonte-roi ,  qui  présidait  aux  lénéennes,  veilTait  à  ce  que  les  tribus 
procédassent  en  temps  utile  au  choix  d'un  chorège  et  d'un  poète. 

(1)  Demetr.  Bysant.,  ap.  Athen.,  lib.  XIV,  pag.  633,  B. 
(S)  HarpooNl.  et^uid.  ^PoU.,.lièu  W,  liOa;. 
(3)  Aristoph.,  Av,j  t.  1403,  seqq. 


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DE  LA  MISE  EN  SCÉIÎB  CREZIES  ANCIENS.  651 

CSes  magistrats  tiraient  an  sort,  non  seulement  Tortlre  dans  lequel 
tiMNpie'tribu  derait  concoarir/mais  le  nom  des  cinq  juges  ou^'i^r^ 
chargés  de^  décerne^' les  prix  (1)  ;  car  à  Athènes  le  jugement  parjurés 
était  admis  même  en  matière  de  goût.  De  plus,  les  archontes  pui- 
«ientdans^letrésortlvéorique,  c^est-i^dire  dans  la  caisse  des  fouds 
dtstteésiaux- fêtes  réligieuses,1a  somme,  d'abord  modique,  nécessaire 
fiour  acquitter  les  prix ,  et  pourroiraux  libations  et  aux  sacrifices  qiii 
«e  Maaient  toujours  dans  les  théâtres  anciens  arant  {2)  et  après  tes 
Kpréceolatiens  (8).  JvsqueM,  comme  on  voit,  les  poètes •u'araîent 
lien^  demander  è^rarèliôfite;  mais,  lorsqu^ehyleet  Sophoële  eureilt 
substitué  à  l'acteur  unique  de  Thespis  un  second  et  Bientôt' un  trôi- 
•ièiDe  aeteur  ;  ^lors  «  ^surtout ,  qU'Esehyle  eut  'transformé  le  chariot 
tragique  en  >  un  véritable  tfaéfttre;  lorsque  te  fx>i  dts  fites  de  Bac- 
tkus  (4)  eut  inventé  tout  le  matériel  m^énique, ^habits,  masques, 
cothuiMca,  décorations,  machines,  les  dépenses  que  cesnoureadtés 
exigèrent,  et  qui  flnireotparètre  immenses  (5),  excédèrent  les  res- 
•ourees  de  simples  paf  trcuHcrs.  Les  chorèges ,  quoi  qu'en  aient  dit 
'Saumàise  et,  de  nos  jours,  M.  Boettiger  (6),  déjà'bien  assez  char- 
'^  par  les  frais  que  nécessitaient  réquipement  et  l'instruction 
:#M-éb«Burs,  forent  complètement  dispensés  de  ce  qui  regardait  la 
pièce  et  les  comédiens.  L'état  dut  subrerih'  à  ces  nouTelles  fffr- 
'peoses,  et  puiser  plus  abondamment,  par  h  main  des  magistrats, 
doi»  la  caisse  des  fonds 'théoriques.  Cette  caisse,  qui  s'alimentait , 
dmsVorigine,'de  l'amodiation  des  terrains  saci^,  se  remplitindû- 
mentfSous  l'administration  de Përidès,  des  contributions  leyées  sur 
les  alliés  pour  l'entretien  des  flottes  etla  défense  conminue  (7).  De 
cette  largesse  et ,  comme  nous  dirions  aujourd'hui  ,'de  cette  snbven- 
iian  théâtrale,  résulta  pour  les  archontes  le  droit  dMntenrenîr,  pour 
tme  certame  part,  dans  le  choix  despièces  qu'où  admettait  au  coh- 
eours.  Dès^lors ,  ce  né  fut  plus  asser  pourun  tragédodidascale  ou  un 

(1)  Epicbann.,  ap.  Zenob.,  Onlur.  in,prot\  fli.  — -Hesych.,  voc.  TlsvTi  xpira(. — 
Saauwl  Petit  «roit  qu^il  y  a?ut  dix  juges  à  Athènes  ftounlas  tngéklies;  mais  \k  à'ap- 
puie  sur  PluUrque  (  Ctm.,  cap.  viii  )  :  c'est  prendre  une  ûiLception  pour. la  vèglfi. 

(î)  Aristoph. ,  Ran. ,  v.  871,  seqq.  —  Athen. ,  lib.  XIV,  p?g.  6îG ,  F.  —  Ilarpocr. 
«tfiuid.y.ooc.  RaA«piia. 

(9)  FoU„(lit>.  NUL ,  eap.  n ,  §  104.-*  âaet.,iC«fiNl.,  «ap.  oau4  --«^lutMtb.^  Cim., 
G?p.  vm. 

(i)  Atlstoph.,  «an.,  v.  1»0. 

(5)  Plutorch. ,  Sympos. ,  lib.  VU ,  quaest.7,  pag.  710,  F.  —  Id.,  Vtrum  Âthen. 
Mi.,  pag.  3iS,F. 

(6)  BoetUg.,  Quid  sit  doeere  fab,,  prolus.  prior,  pag.  99(KSd7,  éd.  SfUig. 

(7)  Plutarcb.,  PericL,  cap.  ix.  —  Justin.,  lib.  VI,  «ap.  ix. 


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REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comédodidascale  d'avoir  obtenu  on  chœur.  Quand  il  avait  été  choiâ 
par  une  tribu  et  un  chorège,  il  n'était  encore  parvenu  qu'à  la  mA^ 
de  sa  t&che;  il  fallait ,  de  plus ,  que  le  choix  du  chorège  et  de  la  trilm 
fût  confirmé  par  l'archonte. 

Nous  ne  savons  qu'imparfaitement  dans  quelles  limites  se  renfer- 
mait cette  nouvelle  juridiction.  Seulement  l'archonte,  qui  n'était  pas 
intéressé  au  succès  du  poète  au  même  degré  que  le  chorège  et  II 
tribu,  fut  souvent  accusé  de  partialité  et  d'injustice.  Gratinas  dit 
dans  sa  comédie  des  Bouviers  :  a  Lorsque  Sophocle  demandait  m 
chœur,  il  l'a  refusé!  Il  a  préféré  Cléomachus,  dont  je  ne  voudrais 
pas,  moi,  pour  dldascale  aux  fêtes  d'Adonis  (1)  !  » 

On  voit  que  l'archonte  n'avait  pas  seulement  un  droit  de  veto  sur 
le  choix  des  tribus;  il  intervenait  directement  dans  l'élection  des 
poètes.  Le  texte  de  Cratinus  ne  contient  pas,  il  est  vrai,  le  mot ar- 
chonte,  et  l'absence  de  ce  mot  pourrait  nous  induire  à  croire,  arec 
Casaubon ,  qu'il  est  ici  question  d'un  chorège;  mais  le  chorège  ne  pou- 
vait pas  s'opposer  par  sa  seule  volonté  au  choix  d'un  poète,  et,  ce  qoi 
lève  tous  les  doutes,  une  scholie  conservée  par  Hesychius  nous  a^ 
prend  que  Cratinus  s'est  moqué,  dans  les  Bouviers,  d'un  archonte  dont 
il  n'avait  pu  obtenir  un  chœur  (2) ,  c'est-à-dire,  qui  n'avait  pas  ratifié 
le  choix  fait  par  une  tribu. 

On  voit  que  cette  expression  antique  recevoir  un  choeur,  qui  était 
d'une  exactitude  littérale ,  quand  les  chœurs  composaient  presque 
tout  le  drame,  continua  d'être  employée  lorsqu'ils  n'en  furent  plos 
que  l'accessoire.  Cette  locution  survécut  même  à  la  choragie,  et  od 
la  trouve  encore  en  usage,  quand  il  ne  restait  plus  dans  les  républi- 
ques grecques  que  le  peuple,  c'est-à-dire  l'état,  pour  faire,  en  qaa- 
lité  de  chorège ,  les  frais  des  concours  scéniques.  Dans  ce  dernier 
système,  toute  l'autorité  théâtrale  appartint  forcément  au  premier 
magistrat,  demeuré  seul  arbitre  du  sort  des  poètes.  Ce  régime,  fu- 
neste au  génie  dramatique,  avait  été  dès  l'origine  celui  des  contrées 
doriennes ,  où  la  choragie  n'existait  pas ,  et  il  passa  en  partie  à  Rome. 

En  effet,  quand  Livius  Andronicus  fit  ses  premiers  emprunts  dra- 
matiques à  la  Grèce,  le  théâtre  d'Athènes  avait  perdu  depuis  long- 
temps l'usage  habituel  de  la  choragie.  Les  chœurs  scéniques ,  au  liea 
de  citoyens  sortis  librement  des  tribus ,  n'offraient  pour  l'ordinaire 
que  des  comparses  étrangers,  soldés  comme  les  autres  acteurs  par 


(1)  AUien.,  lib.  XIY,  pag.  638,  F. 
(S)  Hesych.,  voe.  nOp  wof  ryx^i. 


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DE  LA  MISE  EN  SCÈNE  CHEZ  LES  ANCIENS.  653 

les  dispensateurs  des  fonds  théoriqaes.  Ce  fat  cette  organisation  théA- 
trale,  déchae  des  anciens  sentimens  patriotiques  et  religieux ,  qui 
sMntroduisit  à  Rome  avec  la  comédie  nouvelle  et  la  tragédie  aleïan- 
drine.  Le  vocabulaire  latin  s'ouvrit ,  il  est  vrai ,  pour  recevoir  les  mots 
chorus,  choragus  et  leurs  dérivés;  mais ,  en  Italie  «  ces  mots  ne  con- 
servèrent à  peu  près  rien  de  Tacception  qu'ils  avaient  eue  dans  les 
beaui  temps  du  théfttre  grec. 

Lors  donc  qu'un  poète,  à  Rome,  avait  terminé  une  pièce  de  théft- 
tre, il  n'avait  pas  besoin ,  comme  en  Grèce,  de  demander  d'abord  un 
chœur;  il  ne  lui  fallait  qu'obtenir  une  scène.  Mais  à  qui  s'adressait-il? 
quelle  main  lui  ouvrait  la  lice?  En  un  mot,  de  quelle  autorité  les 
jeux  scéniques  ressortissaîent-ils  dans  la  constitution  romaine? 

Les  jeux  étaient  donnés  au  peuple  par  les  magistrats  aux  frais  de 
rétat  ;  par  les  magistrats  à  leurs  frais ,  soit  en  totalité,  soit  en  partie; 
par  des  corporations  ou  des  particuliers  avec  l'autorisation  du  pou- 
voir public. 

Les  consuls  et  les  préteurs  se  partageaient  l'intendance  des  spec- 
tacles. Ils  présidaient  aux  jeux  romains  (1) ,  aux  jeux  compitaux  (2) , 
aux  jeux  séculaires  [3] ,  aux  jeux  apollinaires  (4) ,  aux  jeux  mégalé- 
siens  (5] ,  en  un  mot  à  tous  les  jeux  qui  se  faisaient  pour  le  salut  du 
peuple  romain. 

Il  faut  bien  remarquer  qu'autre  chose  était  le  droit  de  présider  les 
jeux,  de  fixer  le  temps  et  le  mode  de  leur  célébration,  autre  chose 
le  droit  de  les  célébrer  en  son  nom  ou  l'obligation  de  les  donner  à 
ses  dépens.  Quelquefois  à  Rome  ces  choses  étaient  séparées,  quel- 
quefois elles  étaient  réunies. 

En  général,  le  consul  ou  le  préteur  déterminait,  d'accord  avec  le 
grand  pontife,  le  jour  de  la  célébration  des  fêtes  mobiles  (6).  Ils  au- 
torisaient de  l'avis  du  sénat ,  ou  décrétaient  de  leur  plein  pouvoir 
les  fêtes  votives  ou  occasionnelles  qu'appelaient  des  évènemens  im- 
prévus (7).  En  l'absence  du  consul  et  du  préteur,  et  quelquefois  dans 
le  seul  but  d'ajouter  à  la  solennité ,  on  créait  un  dictateur,  spéciale- 
ment chargé  de  veiller  à  la  célébration  des  jeux. 

(l)Tit.  Liv.,Vin,iO. 

(9)  Aui.  Geli.,  lib.  X,  cap.  xxit. 

(3)  Val.  Max.,  U ,  i ,  5 ,  /In.  

(i)  TU.  Li?.,  lib.  XXV,  cap.  xii,  et  lib.  XXXIX,  cap.  xxxix.  —  Giœr. ,  ^o 
Murena  ,  cap.  xx.  —  Macrob.,  lib.  I ,  cap,  xtii. 

(5)  Mart.,  lib.  X,  ejrigr.  41. 

(6)  Feriœ  eaneêptivœ.  Macrob.,  lib.  XVL 

(7)  imperativœ.  Id.,  ibid. 


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65^  BETTE  DES  DEUX  M05DES. 

Quant  à  la  'dépense ,  pendant  les  trois  premiers  siècles  de  Ron^, 
les  jeux  romains ,  ou  grands  jenx ,  étaient  défrayés  par  l'état  et  sur- 
'tout  par  l'argent  qui  provenait  des  amendes  (1).  L'excédant  de  ces 
frais,  qui  tendit  incessamment  à  s'accroître,  fut  mis  à  la  diai^  des 
édiles.  Ces  dépenses  devinrent  bientôt  trop  lourdes  pour  des  magis- 
trats plébéiens.  L'an  389,  le  sénat  ayant  ajouté  un  jour  aux  trois  qae 
duraient  les  grands  jeux ,  les  édiles  reculèrent  devant  cette  noQ?dIe 
charge.  De  jeunes  patriciens  offrirent  aussitôt  de  la  supporter,  à  con- 
dition qu*on  accorderait  à  leur  ordre  les  honneurs  de  l'édilité  (S). 
Ainsi ,  à  côté  des  édiles  plébéiens  furent  créés  deux  édiles  comles, 
spécialement  chargés  de  la  dépense  des  grands  jeux  (3)  et,  pins 
tard,  de  celle  des  jeux  floraux  et  des  jeux  mégalésiens ;  et,  comme 
les  jeux  scéniques  furent  admis,  cette  année-là  même,  dans  les  grands 
jeux  et  successivement  dans  les  autres,  il  en  résulta  que  ies  édiles 
cuniles'fnrent  chargés,  sinon  de  la  présidence,  du  moins  des  frais 
et  de  l'intendance  des  jeux  scéniques. 

Cependant  les  dépenses  qu'occasiounaient  les  spectacles  devio- 
rentsi  considérables  par  suite  des  prodigalités  mineuses  des  Lifius 
Drusus,  des  Claudius  Pulcher,  des  Crassus,  des  Lucullus,  desScaa- 
ros,  des  Corn.  Lentulus  Spinther,  que  les  fortunes  privées  ne  pa- 
rent y  sufGre.  Les  édiles  curules  furent  obligés  de  diercher,  à  leur 
tour,  les  moyens  d'alléger  ce  fardeau.  Voici  conunent  ils  s'y  prirent. 

Dans  les  provinces  où  les  jeux  étaient ,  à  l'exemple  de  Rome,  pré- 
sidés par  les  proconsuls  et  les  propréteurs ,  la  dépense  des  spectaci» 
était  couverte  par  des  contributions  levées  sur  les  hafoitans  [h).  A  la 
fin  de  la  république,  non  seulement  on  continua  d'imposer  1^ pro- 
vinces pour  la  célébration  de  leurs  jeux;  mais,  par  un  abus  qui 
Tappelle  le  détournement  des  fonds  sociaux  à  Athènes,  les  procon- 
suls levèrent  sur  les  provinces  des  sommes  considérables  au  profit 
des  édiles  de  Rome,  pour 'les  aider  à  subvenir  aux  spectacles  le 
cette  cité-reine  (5). 

Sous  le  régime  impérial,  les  empereurs,  comme  réunissant  en 
leur  personne  toutes  les  magistratures ,  absorbèrent  les  plus  impor^ 
tantes  fonctions  de  l'édilité.  Ils  ne  laissèrent  aux  édiles  que  le  soin 
d'entretenir  les  bfttimens  des  théAtres.  Le  prœtor  urbanus,  et  plos 

(l)'Tîi.  Ov.,  îlb.  X,  cap:  xxm.  —  Ov^d.,•ral^,  V,  v.  ÎO,  scqq. 

(2)  TU.  Liv.,  lib.  VI ,  cap.  xui. 

{S)/cl.,lib.VII,cap.i. 

(4)  Cicer.,  Âd  Quint.,  lib.  I,  episl.  1,Î9,  éd.  Kôbbe. 

(5)  Til.  Liv.,  lib.  XL,  cap.  xliv.  —  TaciL,  Jnnai.,  lib.  XÎII,  cap.  xtXi. 


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DE  LA  MISK  BN  SCÈf»  eHBZ  LES  AïKJENS.        655 

tard  le  préfét4ela>vilif  ^:exer^i€iit  lapoUce  des  spectacles  à  Roine  ; 
iDiis.le  poaToir  efifectif  deineuFaloujwrs,  depuis  Auguste,  entre 
les  mains  des«enmBttiirs,  ei^,  dans  les  provinces,  entre  cdles  de  leuis 
repfféseotens^  lee  propréteocs  o»  les>  proconsuls ,  et  plus  tard  les 
préfets  du  prétoise» 

.Basa  qualité  de  magistrat  sopiéme  et  presque  universel,  Tempe^ 
reur  était  L'édâteiir  le  plus  hafaîtoel  des  jeux  publics  (1).  Il  y  employait 
des  fonds  spéciaux  (ludiéariapectmia)^  déposés,  selon  Tancien  usage, 
dans  la  caisse  des  pontifes.  Le  revenu  affecté  dans  l'origine  à  cette 
caisse  était  le  produit  des  bois  sacrés  [ex  Ittcis) ,  ce  qui  fit  appeler 
hicar  le  salaire  detous^enx  qoi  figuraient  dans  les  jeux  (2) .  Alexandre 
Sé¥èce  graçsit  ce  trésor  sacrà  de  la  taxe  impure  levée  sur  les  courti- 
sanes. 

Outre  les  jeux  payés  par  le  trésor  public ,  les  préteurs,  les  pon- 
tifes ,  les  questeurs  donnaient  encore  des  spectacles  à  leurs  dépens, 
lorsqu'ils  entraient  en  fonctions.  Dans  les  vUles  oà  ne  résidait  aucun 
grand  fonctionnaire,  les  magistrats  locaux^  les  décemvirs  et  les  dé- 
curions  étaient ,  à  leur  eatrée  en  charge ,  forcés  de  faire  les  frais 
des  jeux ,  quand  ils  ne  pouvaient  rejeter  ces  dépenses  sur  les  caisses 
des  villes  oa  des  provinces ,  tout  en  s'en  réservant  la  police  et  la 
présidence. 

Un  grand«ombre  d'inscriptions  nous  prouvent  que  des  corporations, 
des  assodations  (3) ,  et  même  des  corps  d!armée ,  furent  souvent  au- 
torisés à  donner  des  jeux.  Enfin ,  sous  la  république,  rien  ne  fut  plus 
fréquent  que  de  voir  de  simples  citoyens  célébrer,  avec  l'auto^ 
risation  du  sénat,  des  jeux^  soit  votifs,  soit  funèbres.  Cet  usage 
contîmia  sous  l'empire  ;  mais  alors  il  fallait  obtenir  l'agrément  de 
l'empereur  [k).  La  fantaisie  de  se  faire  éditeur  de  spectacles  (mune^ 
rarius  ou  munerator)  gagna. jusqu'aux  plus  humbles  artisans.  Mar- 
tial raille  un  cordonnier  tle  Bok^e  (5)  et  un  foulon  de  Modène  (6) 
atteints de-^ette  vanité  nltra-'plébéienne.  D'ailleurs,  dans  les  idées 
romaines,  le  droit  de  donner  les  jeux  appartenait  si  bien  aux  ma-* 

(1)  Quand  Galigola  ne  (KHivaStp»  itvésider  les  jeux ,  il  èhar§eaU  de  cette  fonelion 
ses  amis  ou  des  magistrats.  Suet.,  Cah^iif.,  cap.  xyiu. 

(8)  Plutarch.,  Qumtt,  rom.,  8S ,  pag.  2S5 ,  D.  —  Fest.,  voc.  Pecunia. 

(3)  Treize  affranchis  donnèrent  des  jeux  latins  et  grecs  pendant  six  jours.  Orelli , 
imcript.f  no  85i6. 

(i)  Claude  accorda  à  son  affranchi  Harpocras  le  droit  de  donner  des  spectacles» 
Suet.,  Claud,,  cap.  xxyiii. 

(5)  Mart.,  lib.  III ,  epigr^  16. 

(6)Id.,  <Md.,eptVr.&9. 


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656  REVUE  DBS  DBUl^  MONDES. 

gistrats  (1]\  que ,  quand  un  particulier  obtenait  rautorisation  de  fiiffe 
les  frais  d'un  spectacle,  il  devait ,  pour  y  présider,  revêtir  les  insignes 
de  la  magistrature  à  laquelle  ce  privil^e  était  attaché  (2). 

Lors  donc  qu*à  Rome  un  poète  avait  achevé  un  drame  «  il  lui  ftl- 
lait,  pour  être  joué,  faire,  avant  tout,  accepter  son  œuvre  à  celai 
qui  faisait  les  frais  du  spectacle,  puis  obtenir  rautorisation  du  mi- 
gistrat  qui  présidait  les  jeux  et  qui  était  quelquefois ,  mais  non  pas 
constamment,  celui-là  même  qui  faisait  les  frais. 

A  présent  que  nous  savons  à  qui  un  poète  grec  ou  romain  présen- 
tait  sa  pièce ,  et  qui  avait  qualité  pour  la  recevoir,  il  nous  faut  exa- 
miner si  quelque  chose,  dans  ce  mode  de  présentation  et  de  récejh 
tion ,  ressemblait  à  ce  que  nous  appelons  comités  de  lecture  et  censm 
théâtrale. 

COMITÉS  DE  LECTURE. 

Nous  avons  vu  que  la  première  démarche  qu'avait  à  faire  un  poète 
dramatique  en  Grèce,  était  de  demander  un  chœur.  Tous  n'obte- 
naient pas  d'être  choisis  par  un  chorège  et  une  tribu.  Les  auteurs 
malheureux  ou  inhabiles ,  tels  que  Morsimus  et  Mélanthius ,  que 
raille  Aristophane ,  trouvaient  malaisément  ou  même  ne  trouvaient 
pas  de  chœurs.  D'autres  n'obtenaient  qu'une  seule  fois ,  dans  toute 
leur  carrière,  cette  faveur  tant  désirée  (3).  a  Les  tribus  d' Athènes, 
dit  un  scholiaste  de  Platon ,  se  déterminaient  dans  le  choix  de  leurs 
didascales,  soit  par  la  réputation  qu'ils  avaient  acquise  dans  de  pré- 
cédons concours,  soit  par  l'examen  de  l'ouvrage  qu'ils  présen- 
taient (k).  »  Tâchons  de  découvrir  comment  se  faisait  cet  examen. 

11  est  naturel  de  supposer  que ,  quand  un  ou  plusieurs  poètes 
offraient  leur  ouvrage  à  une  tribu ,  on  recourait  à  une  lecture  et  peut- 
être  à  une  représentation  d'essai.  Nous  ne  connaissons,  il  est  vrai, 
d'autres  traces  de  ces  lectures  préalables  que  le  récit  qu'Apulée  nous 
a  laissé  de  la  mort  du  poète  Philémon.  D'après  ce  récit,  Philémoo 
fut  trouvé  sans  vie  dans  sa  maison ,  tenant  à  la  main  le  manus- 
crit d'une  comédie  récemment  achevée,  tandis  qu'un  nombreux  au- 
ditoire l'attendait  au  théâtre  pour  entendre  la  lecture  de  sa  pièce, 
qu'une  averse  avait  interrompue  la  veille  (5).  Comme,  du  temps  de 

(1)  Augustin.,  Confèss.^  lib.  I,  cap.  x. 

(2)  Gicer.,  De  legtb.y  lib.  II,  cap.  xxiv. 

(3)  Aristoph.,  Ran,,  v.  94,  seq.  —  Scbol.,  ihid. 
(i)  Scbol.,  in  Plai,  rempuhl,,  lib.  II,  pag.  158,  éd.  Rubnk. 
(5)  Apul.,  Florid,,  lib.  III,  g  16,  tom.  U,  pag.  65,  éd.  Oudend. 


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DE  LA  MISE  EN  SCÈNE  CHEZ  LES  ANCIENS.  657 

PhilémoD ,  l'usage  des  lectures  d'apparat  n'avait  pas  encore  remplacé 
celai  des  représentations  scéniques ,  on  est  autorisé  à  croire  qu'il 
s'agit  en  cet  endroit  de  la  lecture  d'une  pièce  présentée. 

Quant  aux  représentations  d'essai ,  il  nous  est  parvenu  plusieurs 
anecdotes  théâtrales ,  qui  semblent  établir  leur  existence,  au  moins 
dans  les  beaux  temps  du  théâtre  d'Athènes.  Yalère-Maxime  raconte 
que  le  peuple  ayant  demandé  à  Euripide  [postulante  populo)  de 
retrancher  une  sentence  immorale  d'une  de  ses  tragédies ,  le  poète 
s'avança  sur  la  scène  et  s'écria  :  a  Quand  je  fais  jouer  une  pièce ,  ce 
n'est  pas  vous  qui  êtes  mes  maîtres,  c'est  moi  qui  suis  le  v6tre.  Dixit 
se  ut  populum  doceret ,  non  ut  ab  eo  disceret,  fabulas  componere 
solere  (1).  » 

Je  pense  que  ce  colloque  eut  lieu  dans  une  représentation  prépara- 
toire et  non  dans  une  représentation  solennelle.  En  effet,  s'il  s'agissait 
d'une  représentation  ordinaire,  le  narrateur  n'eût  pas  employé  cette 
e\fressionpostulante populo^  car,  dans  les  représentations  solennelles, 
le  peuple  applaudissait  ou  sifDait,  mais  ne  demandait  ni  corrections 
ni  suppressions ,  et  aucun  pourparler  n'aurait  pu  décemment  s'éta- 
blir entre  le  poète  et  les  spectateurs.  De  plus,  quand  Euripide  dit  : 
«  Ce  n'est  pas  vous  qui  êtes  mes  maîtres ,  c'est  moi  qui  suis  le  v6tre ,  d 
le  poète  n'aurait  pu  qu'improprement  parler  ainsi  à  une  assemblée 
composée  de  beaucoup  d'habitans  de  l'Âttique  et  d'étrangers;  mais 
ces  paroles  sont  très  justes  et  très  convenables  adressées  à  la  tribu 
particulière,  dont  il  était,  en  effet,  l'instituteur  ou  le  didascale  (2). 

On  lit  l'anecdote  suivante  dans  Plutarque  :  a  Euripide  ayant  com- 
mencé la  tragédie  de  Mélanippe  par  cette  apostrophe  :  a  Jupiter! 
quel  que  soit  celui  qui  porte  ce  nom,  car  je  ne  le  connais  que  par  ouï- 
dire.  . .  »  il  s'éleva  de  tels  murmures ,  que  le  poète  fut  obligé  de  changer 
ce  vers,  et  l'écrivit  comme  il  est  maintenant:  a  Jupiter  I  ainsi  nommé 
avec  vérité  (3)...  » 

Je  crois  qu'il  s'agit  encore  ici  d'une  représentation  d'essai;  car, 
comme  une  tragédie  n'était,  du  temps  d'Euripide,  presque  jamais 

(1)  Valer.  Maxim.,  lib.  UI ,  cap.  vu ,  eit.  1. 

(a)  Sénèque  raconte  la  même  anecdole  (ept«r.  115) ,  et  son  récit  ne  peut,  je  l'a- 
voue, s'appliquer  qu'à  une  représentation  solennelle;  mais  cet  écriyain  est  tombé, 
en  cet  endroit,  dans  une  bévue  qui  6ie  tout  crédit  à  son  témoignage.  Il  cite  la  tirade 
qui  a,  suivant  lui,  scandalisé  les  Athéniens  et  l'attribue  à  la  tragédie  de  BéUt^ 
raphan,  tandis  que  le  passage  cité  appartient  à  la  tragédie  de  Danaé,  au  rapport 
d^Athénée  et  de  Stobée. 

(3)  Plutarch.,  Amaior.^  cap.  xxxi,  tom.  II,  pag.  756 ,  B. 

TOME  XIX.  43 


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658  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jouée  plusieurs  fois  de  suite ,  le  poète  n'aurait  eu  que  bien  peu  d'in- 
térêt à  corriger  après  coup  un  vers,  par  la  seule  raison  qu'il  avait  exdté 
des  murmures. 

Mais  ce  qui  prouve,  à  mon  avis,  d'une  manière  pérenaptoire  l'opi- 
nion que  j'avarxe  ici,  c'est  qu'Aristophane,  cet  adversaire  achané 
d'Euripide ,  qui  lança  tant  de  traits  contre  l'impiété  de  ce  poète,  cite, 
dans  les  Grenouilles,  les  premiens  vers  de  la  Mélanippe,  suivant k 
seconde  leçon,  c'est-à-dire,  dans  la  forme  corrigée  (1).  Or,  il  est 
évident  que,  si  la  première  version  avait  eu  la  publicité  d'une  repré- 
sentation publique,  et  avait  été  connue  d'Aristophane,  celui-ci  n'au- 
rait pas  manqué  de  grossir  de  ce  nouveau  chef  ses  incessantes  accu- 
sations contre  le  disciple  de  Socrate. 

L'Odéon,  qui  était  un  petit  théâtre  couvert,  parait  avoir  été  le 
Ueu  le  plus  ordinaire  de  ces  représentations,  comme  il  le  fut  certaî- 
pementdes  répétitions.  Peut-être  est-ce  aux  jug^mens  littéraires  que 
les  tribus  rendaient  dans  cette  enceinte,  qu'Aristophai^  fait  allusioB 
dans  les  Guêpes,  lorsqu*énumérant  tous  les  lieux  où  les  Ath^ûens 
rendaient  la  justice,  il  ajoute  :  «  T^^us  jugeons  à  VOdéon.  »  Les  lectures 
préalables  qui  n'étaient  pas  accompagnées  de  spectacle,  ne  denuiQ- 
daient  pas  Le  même  mystère  et  se  faisaient  au  théâtre,  comme  sendile 
le  prouver  le  récit  d'Apulée,  qu'on  vient  de  Ure. 

A  Rome 9  il  y  avait  aussi,  dès  le  temps  dé  Térence,  des  représea- 
tations  d'épreuve  faites  en  présence  des  édiles.  Sous  l'empire ,  ces 
représentations  avaient  lieu  dans  les  jardins  du  préteur  (2).  QuelqM 
personnes  assistaient  à  ce  huis-clos  et  donnaient  leur  avis  sv  l'oi- 
vrage ,  commç  il  arrive  chez  nous  aux  dernières  répétitiooB.  TéreMe. 
dans  le  prologue  de  r Eunuque ,  se  plaint  de  roéchans  propos  teui 
par  un  rival  dans  une  de  ces  réunions  privilégiées  (3).  De  plus,  les 
édiles,  avant  d'acheter  une  pièce,  surtout  d'un  avteor  peu  coudo, 
ne  se  contentaient  pas  de  la  lire  eux-mêmes,  ils  la  soumettaieiit 
d'ordinaire  au  jugement  d'un  homme  éclairé.  Suétone  nous  a  ood- 
serve,  à  ce  sujet ,  une  historiette  curieuse  :  a  Lorsque  Téreoce,  dit-il, 
vendit  aux  édiles  sa  première  comédie,  YAndrienne  (4),  ceux-ci 

(1)  Arisloph.,  Ban,,  v.  1875. 

(i)  QuinUU.,  Ui>.  m ,  cap.  vi ,  S 18. 

(3)  M"'*'  Dacier  dit  qae  ces  repiéaaaUUoDs  se  doaaaéeiildaasia JBâîsea  daséMes, 
ce  qui  paraU  eoulredit  par  Jas  parale»  de  Térenee  :  Ma9i$ênâu$<ium m  aâuMnU 

(4)  Le  prologue  de  VAndrisnne  prouve  que  oette  eomédie  n'est  p«i  le  ivenûer  ei- 
vrage  de  Térence.  Je  crois  que  le  mot  Andriam  est  une  maaTaiâe  glose,  qm  »*•! 
glissée  dans  le  texte. 


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DE  LA  MMI  E!f  SCàM  CtUH  UB&  ANCIENS.  65$ 

voulorent  qu'il  la  lût ,  avant  tout,  à  Caecllius  [1].  Il  alla  donc  chez  ce 
personnage  qu'il  trouva  à  table.  Comroe  le  jeune  auteur  était  assez  mal 
vêtu ,  on  lui  donna  près  du  lit  de  Csecilius  un  escabeau  où  il  s'assit 
et  commença  sa  lecture;  mais  il  n'eut  pas  plus  tôt  dit  quelques  vers, 
que  CttcBitts  l'invita  à  souper  et  le  fit  mettre  à  table  auprès  dé  lui.  Il 
entendit  enaûte  la  pièce  et  en  fut  ch«rmé  (2).  » 

Un  peu  pkis  tard ,  l'examen  des  œuvres  de  théâtre  fut  érigé  è 
Rome  en  fonction  publique.  CicéroD ,  félicitant  Marcus  Marins  de 
n'être  pas  resté  à  la  vîHe  pendant  les  fêtes  qui  accompagnèrent  la 
dédicace  du  théftti'e  de  Pompée,  et  critiqeant  les  pièces  jouées  à  cette 
occasion ,  se  plaint  d'avoir  été  obligé  de  subir  tout  ce  qo'il  avait 
plu  k  Sporios  Metius  d'honorer  de  son  approbation  (3).  Ce  Spurius 
Metius  Tarpa  ét»t  alors 4  comme  on  voit,  l'examinattHr  ou  l'un  des 
examinateur»  en  titre  des  pièces  de  théâtre ,  et  Cicéron ,  dans  le  pa»^ 
sage  que  nous  avons  cité^  et  dans  quelques  autres  [i] ,  ne  paraît  pas 
faire  un  très  grand  cas  de  eet  aristarqne.  Horace,  qui  parle  aussi  j^ 
flieurs  fais  du  nème  critique,  rend  de  sa  compétence  un  témoignage 
pins  favorable.  Le  titre  dejudex ,  qu'il  accole  iûvariablement  à  son 
som^  MmRjudicis...  Jndice  Tarpa...  nons  preuve  que  Metins  Tarpa 
continua  d^ètre,  sous  le  règne  d'Auguste,  le  juge  ofRciel ,  et  ce  qu'un 
de  nos  poètes  a  appelé  gaiement  le  grand  Perrin  Dandin  de  la  lifté'-' 
rahtte.  En. effet,  un  scholiaste  d'Horace,  Acron,  nous  apprend  qne 
Spnrius  Metins  Tarpa  faisait  partie  d'un  tribunal  littéraire  ou ,  comme 
nous  dirions  anjourd'hoi ,  d'un  comité  de  lecture  j  composé  de  cinq 
membres,  qui  se  réunissaient  dans  le  temple  d'Apollon  ou  des  Muses. 
«  Aneun  ouvrage ,  ajoute  le  scholiaste ,  ne  pouvait  parattre  sur  la 
seène^  sans  avoir  reçu  l'approbation  de  ce  comité  (5).  » 

Mabsi  les  poètes  dramatiques  d'Athènes  et  de  Rome  ontété  soumis^ 
à  peu  près  conune  ceux  de  nos  jours ,  è  un  examen  littéraire  préa- 
lable, ont4b  en  égidement  àredouter  les  arrêts  préventifs  de  cet  autre 
tribunal  qnt  a  dfdt  de  vie  et  de  mort  sur  les  œuvres  de  la  pensée? 
Eixanûnons. 


(1)  Le  nom  de  CaccUios  ne  fignre  dans  oe  récit  que  par  une  cenjecturc  tK*» 
hasardée.  Euseb.,  Chron.j  lib.  I,  pag.  39. 
(«)  Suel.,  Terent,  vit. 
(S)  Ciccr,  AdFamil.,  lib.  VIÏ,  ep%9t.  1. 

(4)  Cicer.,  Ad  Attic,,  lib.  XVI ,  ejwtl.  11.  —  Cicéron  l'appeMe  en  cet  endroit  Cal- 
Tena.  Emesti  croit  qu'ici ,  comme  au  Uvre  XIV  {epi$t.  5  et  9  ),  il  s'agit  de  Matius, 
ami  de  César. 

(5)  Acro,  in  Horat.,  lib.  I ,  satir.  10,  v.  3S. 


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^3. 

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660  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 


CENSURE  DRAMATIQUE. 


D*abord ,  il  est  certain  que  Solon,  qai  trouvait  si  dangereuse  la  tra- 
gédie telle  que  la  créait  Thespis ,  et  qui  s'opposa  de  tout  son  pouvoir 
à  Tadmission  de  cette  nouveauté  dans  les  solennités  publiques,  ne 
songea  pas  à  en  atténuer  les  inconvéniens  par  la  censure.  Le  drame 
de  cette  époque  resta  justiciable  des  simples  lois  répressives,  témoin 
Phrynichus  condamné  à  l'amende  pour  avoir  mis  sur  la  scène  on 
sujet  qui  blessait  l'orgueil  national ,  la  Prise  de  Miletpar  Darius,  et, 
plus  tard,  Eschyle,  Aristophane,  Euripide,  forcés  de  défendre  devant 
la  justice  plusieurs  passages  de  leurs  pièces.  Cette  application  du  droi^ 
commun  aux  délits  de  la  scène  exclut  toute  idée  de  censure  préalable. 

Grâce  à  ce  régime  de  liberté,  la  comédie  politique  put  nattre, 
grandir  et  jeter,  à  ses  risques  et  périls ,  cet  éclat  sans  égal^ui  fait  en- 
core aujourd'hui  une  partie  de  la  gloire  attachée  au  nom  d'Athènes. 

On  se  tromperait  toutefois  si  l'on  s'imaginait  que  les  poètes  de  l'At- 
tique  pouvaient  s'abandonner,  sans  entraves,  à  l'impulsion  souve- 
raine de  leurs  passions  bonnes  ou  mauvaises.  Il  n'en  était  pas  ainsi. 
Pour  être  accepté  comme  tragédodidascale  ou  comédodidascale  par 
un  chorége  et  par  une  tribu,  on  devait  non  seulement  satisfaire  le 
goût  et  l'imagination  du  chorège  et  de  la  tribu,  auxquels  on  deman- 
dait un  chœur;  il  fallait,  de  plus,  être  avec  eux  en  parfaite  comma- 
nauté  de  sentimens  religieux  et  politiques.  Quand  le  bon  sens  ne 
nous  suggérerait  pas  cette  assertion ,  nous  en  trouverions  la  preuve 
formelle  dans  un  passage  d'Aristophane,  où  les  citoyens  qui  compo- 
saient le  chœur,  font-acte  public  d'adhésion  aux  sentimens  politiques 
de  leur  poète  :  «  Spectateurs,  dont  l'esprit  est  orné  de  tous  les  dons 
des  Muses,  dit  le  chœur  des  Chevaliersj  prêtez  votre  attention  à  nos 
anapestes.  Si  un  de  nos  anciens  comédodidascales  nous  eût  demandé 
de  paraître  sur  le  théâtre,  il  ne  l'eût  pas  aisément  obtenu;  mais  l'au- 
teur de  cette  comédie  mérite  notre  faveur;  il  partage  toutes  nos  haines; 
il  ose  dire  ce  qui  lui  parait  juste,  et  il  affronte  courageusement  l'orage 
et  la  tempête  (1).  » 

A  l'assentiment  de  la  majorité  d'une  tribu  le  poète  devait  joindre 
l'autorisation  du  premier  ou  du  second  archonte;  mais  l'autorité 
très  démocratique  elle-même  de  ces  magistrats  paraît  n'avoir  en  rien 

(!)  Arisloph.,  Equit,,  v.  501,  seqq. 


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DE  LA  HISE  EN  SCÈNE  CHEZ  LES  ANCIENS.  661 

gêné  les  comiques.  Jusqu'à  Tarchontat  d'Euclide,  la  liberté  du 
ÛiéÂtre  fut  à  Athènes  ce  qu*est  parmi  nous  la  liberté  de  la  presse 
et  des  journaux,  un. principe  et  une  des  bases  de  la  constitution. 
Cette  liberté  n'était  restreinte  dans  l'origine  que  par  la  défense  de 
mal  parler  des  morts  (1) ,  ce  qui  impliquait  la  faculté  de  parler  comme 
on  le  voudrait  des  vivans.  Quelques  critiques  pensent  même  que  le 
droit  de  blâme  et  d'invectives  personnelles  n'était  pas  seulement 
sous-entendu ,  mais  exprimé  dans  la  loi.  On  cite  (2)  à  l'appui  de  cette 
opinion ,  que  je  crois  outrée ,  ce  passage  de  la  République  de  Cicé- 
ron  :  «  Apud  Grœcos  fuit  loge  concessum  ut  quod  vellct  comœdia, 
de  quo  vellety  nominatim  dicerety  »  et  quelques  paroles  plus  for- 
melles de  Thémistius  à  propos  d'Eupolis  [3].  Mais ,  autorisée  ou  non 
par  un  texte  précis,  la  faculté  de  traduire  sur  le  théâtre  la  vie  publique 
et  privée  des  citoyens  exista  de  fait  à  Athènes,  sauf  quelques  rares 
interruptions ,  depuis  la  'îS"' jusqu'à  la  94."*  olympiade  (4).  Alors,  les 
sujets  le  plus  ordinairement  traités  dans  les  comédies  étaient  les  ëvè- 
nemens  du  jour  ;  alors  ce  fut  le  droit  et  l'usage  des  poètes  de  mettre 
en  scène  avec  leur  nom  véritable  et  sous  leurs  propres  traits,  habi- 
lement reproduits  par  des  masques  (5) ,  les  personnages  les  plus  lilus- 
tres,  généraux,  orateurs,  poètes,  magistrats,  philosophes.  La  di- 
gnité d'archonte  mettait  seule  à  couvert  de  cet  outrage  (6).  Encore 
cette  inviolabilité  était-elle  peu  sûre.  Aristophane,  pour  se  moquer 
impunément  de  l'archonte  Aminias ,  n'eut  qu'à  changer  une  lettre 
de  son  nom  ;  ce  qui  prouve  ou  que  les  archontes  ne  censuraient  pas 
alors,  comme  je  le  crois,  les  ouvrages  dramatiques,  ou  qu'ils  se  fai- 
saient scrupule  d'exercer  la  censure  à  leur  profit. 

J'ai  parlé  de  quelques  suspensions  survenues  dans  ce  régime  de 
liberté.  La  !'•  année  de  la  85"*  olympiade,  sous  l'archontat  de  Mory- 
chidès,  les  piqûres  de  l'aiguillon  scénique  ayant  paru  trop  insuppor- 
tables aux  gouvernans ,  et  surtout  à  Périclès ,  on  ne  censura  pas  les 
poètes  comiques ,  on  leur  ferma  le  théâtre.  La  comédie ,  qui  n'avait 
obtenu  qu'à  grand'  peine,  et  bien  long-temps  après  la  tragédie,  de 

(1)  ScboL,  In  Aristoph,  Pac,  v.  6i7. 

(î)  Aug.  Mcinekc,  Iliit,  crit.  comte,  Grœc.,  pag.  39. 

(3)  Themisl.,  Orat.  VIll ,  pag.  1 10,  B. 

(4)  Les  aUaques  des  poètes  comiques  furent  si  nombreuses,  qu*Hcrodicus,  disciple 
du  grammairien  Cratès,  dressa  un  volumineux  catalogue  (dont  Athénée  cite  le 
6*  livre,  qui  peut-^trc  notait  pas  le  dernier),  uniquement  composé  des  noms  de 
ceux  qui  avaient  été  en  butte  à  la  malignité  des  comiques.  Y.  Athen.,lib.  XIII, 
pog.  586,  A. 

(5)  Platon.,  De  Biffer,  comœd,,  pag.  xxxv,  20. 
(«)  Schol.,  In  AHttoph,  Nub.y  v.  31. 


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668  BEVUE  DpS  DEUX  MOWBBSu 

{Mrendre  place  dans  les  concours  solenools  (1),  fut  frappée  d'un  décnt 
de  complète  interdiction  (2);  mais  cette  mesure  extrême ,  qui  blessait 
à  la  Cois  Tesprit  public,  les  habitudes  et  même  le  culte  uatîonal^  fut 
révoquée  f  moins  de  trois  ans  après,  sous  Tarcttonte  Euthymène. 

Plus  tard,  les  intrigues  d*Alcibiade  ayant  fait  substituer  à  la  démo- 
cratie le  gouvernement  oligarchique  de  quatre  cents  citoyens,  la 
liberté  du  théâtre  fut  gravement  restreinte  par  deux  décrôts  portés 
la  i"  année  de  la  Qâ"**  olya4)iade,  sous  Tarchonte  Callias^  Le  premier 
de  ces  décrets ,  rendu  sur  la  motion  du  poète  dithyrambique  Cinè- 
sias,  supprima  les  parabases  (3],  allocutions  mordantes  où  le  poète, 
par  la  voix  du  choeur,  et  quelquefois  par  la  sienne ,  exposait  direc- 
tement et  sans  voile  ses  pensées  sur  les  affaires  de  TétaL  Le  secood, 
rendu  à  rinstigatioa  d*Alcibiade  [h] ,  et  sur  la  proposition  d'un  mau- 
vais orateur,  nommé  Syraeusius,  traité  de  bavard  par  Eupolis  et  conr 
paré  à  une  pie  par  Aristophane,  défendait  d'attaquer  par  son  non 
aucun  citoyen  sur  la  scène  (5). 

L'année  suivante ,  les  quatre  cents  ayant  été  renversés  et  remplacés 
par  le  gouvernement  des  cinq  mille,  le  tbéfttrc  recouvra  en  partie 
ses  franchises,  conune  on  peut  en  j^er  par  les  Tliesmophoriazowà 
et  la  /^y^»/rato  •d'Aristophane,  jouées  cette  année-là  même,  et  par 
les  Grenouilles  du  même  poète,  qui  remportèrent  le  prix  sur  lue 
comédie  toute  politique  de  Platon  le  comiq^,  intitulée  CU^phon  ^ 
la  2i^^  année  de  la  Od"*'  olympiade,  la  dernière  de  la  brillante  période 
théâtrale  que  les  grammairiens  ont  appelée  la  comédie  ancienne. 

Jusqu'ici,  comme  on  voit,  le  théâtre  d'Athènes  eut  à  subir plir 
sieurs  tentatives  de  répression  légale ,  mais  rien  qui  ressembl&t  i 
des  entraves  préventives,  rien  qu'on  puisse  comparer  à  la  censure. 

Nous  trouvons,  il  est  vrai,  l'idée  de  censure  à  l'état  de  théorie  daoi 
Platon.  Il  était  naturel  que  cet  écrivain  qui,  k  l'exemple  de  Soloa, 

(I)  Aristot.,  De  Poetic.y  cap.  v,  3. 

(«)  Vxçio^a  TcO  ptirj  ««{/.m^mv.  V.  Sehol.  inAristoph.  Acham,,  v.  6T,  et  Soîdâs,<|rf 
r»pp<»nB  eeiie  scboUe  sans  cbafigement.  —  Th.  Bergkius  (ap.  Fiiti9Gfaium^i4rt«l0jià 
quœst.y  lom.  I ,  pag.  317  )  et  Aug.  Meineke  {Hist.  crit.  com,  Grœc.,  pag.  iO,  n.  20) 
croienl  à  ion  qu'il  faut  entendre  p.Yj  xwato<hîv ,  comme  s'il  y  avait  de  plus  vhmjtti. 
—  Le  savant  M.  Boeckh  (Die  Staatswirths.  der  Âthen.,  tom.  I,  pag.  345}  a  oio- 
fondu  le  décret  d'abolition  porté  soos  rarchonte  Morychid^  avec  celui  qui  leslcei- 
gnit  plus  tard  ta  comédie,  sur  la  motion  d'Anlimachus. 

(3)  Schol. ,  In  Ariêtoph.  Man, ,  v.  153  et  i06.  —  Platon. ,  De  DiffeimU.  comadL, 
pag.  xxxiv.  —  L'auteur  anonyme  de  la  vie  d'Aristophane  place  ce  décret  un  pei 
avant  la  seconde  représentation  du  Plutu*,  à  la  9T*^«  olympiade. 

(i)  Schol.,  In  Aristid.y  pag.  iii,  éd.  Dind.  —  Th.  Bergkius,  lœ.  laud. 

(5)  Aristopb.,  Av.,  v.  1297,  et  SchoL,  ihid. 

(6)  Argum,  Aan.  —  Schol.,  In  Artêtoph.  Aoik,  v.  6eo«— Suid«,  voe.  t^ùjnt^uin^ç 


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DE  LA  MISE  EN  SCÈNE  CHEZ  LES  ANCIENS.  663 

désapprouvait  la  transformation  des  chœurs  dionysiaques  en  chœurs 
tragiques,  et  qui,  admirateur  passionné  de  rimmutabilité  égyp- 
tienne, aurait  voulu  déterminer  une  fois  pour  toutes  les  chants,  les 
danses,  le  cérémonial  de  chaque  fête,  et  les  consacrer  à  jamais  par 
un  sacrifice  aux  Parques  (1);  il  était,  dis-je,  naturel  que  ce  philo- 
sophe arrivât  à  la  théorie  de  la  censure  théâtrale.  Dans  le  traité 
des  Lois,  Platon  établît  la  nécessité  de  conférer  aux  magistrats  de 
sa  république-modèle  le  droit  d'autoriser  ou  d'interdire  la  représen- 
tation des  drames.  Voici,  sur  ce  sujet,  la  déclaration  qull  fait  aux 
poètes  : 

«Ne  comptez  pas,  dit-il,  que  nous  ^ous  laisserons  entrer  chez 
nous ,  sans  nuHe  résistance ,  dresser  votre  théâtre  dans  la  place  pu- 
blique ,  et  introduire  sur  la  scène  des  acteurs  doués  d'une  belle 
voix ,  qui  parleront  plus  haut  que  nous  ;  ni  que  nous  souffrions  que 
vous  adressiez  la  parole  en  public  à  nos  enfans ,  à  nos  femmes,  à  tout 
le  peuple,  et  que,  sur  les  mêmes  objets,  vous  leur  débitiez  des 
maximes  qui ,  bien  loin  d'être  les  nôtres ,  leur  sont  presque  toujours 
opposées.  Ce  serait  une  folle  extrême  de  notre  part,  et  de  la  part  de 
tout  Vétat,  de  vous  accorder  une  semblable  permission,  avant  que 
les  magistrats  aient  examiné  si  ce  que  vos  pièces  contiennent  est  bon 
et  convenable  à  dire  en  public ,  ou  s'il  ne  l'est  pas.  Ainsi ,  enfans  des 
Muses  voluptueuses,  commencez  par  montrer  vos  chants  aux  ma- 
gistrats ,  pour  qu'ils  les  comparent  avec  les  nôtres  ;  et  s'ils  jugent 
que  vous  disiez  les  mêmes  choses ,  ou  de  meilleures,  nous  vous  per- 
mettrons de  représenter  vos  pièces.  Sinon,  mes  chers  amis,  nous  ne 
saurions  vous  le  permettre  (2).  » 

Après  la  prise  d'Athènes ,  durant  Tespace  d'envn-on  soixante  ans , 
pendant  lesquels  subsista  la  comédie  qu'on  est  convenu  d'appeler 
moyenne  y  bien  des  restrictions  furent  apportées  à  la  liberté  théâtrale. 
B'abord  Antimachus,  mauvais  poète  et  chorège  avare ,  raHlé  souvent 
par  les  comiques,  ftt  remettre  en  vigueur  le  décret  de  Cinésias  qui 
défendait  d'insulter  aucun  citoyen  sur  la  scène  (3).  On  attacha  même 
une  sanction  pénale  à  ce  décret;  on  permit  à  tout  citoyen  outragé 
d'intenter  un  procès  au  poète  (4) ,  ce  qui  n'empêcha  pas  les  comi- 
ques de  continuer  leurs  attaques.  Forcés  de  supprimer  les  noms, 

(!)  Plat.,  De  Legib.,  lib.  VII,  pag.  799,  A,  seq. 

(3)  Plau,  traducL  d&AL  Cousin,  tom.  VIU,  pag. 71.  «-  Voyez  aussi  le^PmiMéeê  de 
Platon,  traduites  par  M.  Y.  Lecierc. 

(3)  SchoL,  !n  Ariêtoph,  Acham.,  v.  114».  —  Diogenian^  VIU ,  71. 
(i)  Platon.,  De  Diff.  eomœd.y  pag.  xxxiii ,  SO. 


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66Ï  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ils  conservèrent  la  ressemblance  des  masques.  Hermogène,  dans  ses 
Parutions  oratoires,  rapporte,  conmie  modèle  de  discussion ,  le  déttat 
élevé  entre  un  particulier  et  un  poète  à  l'occasion  d'un  outrage  de  ce 
genre.  Le  plaignant,  quoiqu'il  n'eût  pas  été  nommé,  invoquait  la  loi 
ar,  xu{i.cù^tiv  Ttva  dvc^jiacrt ,  prétendant  fort  justement  que  présenter  le 
portrait  d'un  citoyen  dans  une  comédie  [1] ,  c'était  le  nommer.  Le 
poète  répondait  que  le  législateur  n'avait  pas  prétendu  interdire  à  la 
comédie  le  blâme  public  ;  la  loi ,  en  supprimant  Tusage  des  noms  pro- 
pres, n'avait  voulu  qu'empêcher  le  souvenir  des  outrages  de  se  perpé- 
tuer. Or,  l'offense  causée  par  la  ressemblance  des  masques  ne  survit 
pas  à  la  représentation  (2).  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  sorte  d'infraction 
ne  parait  pas  avoir  été  très  fréquente^  et  ne  constitue  pas,  comme  on 
l'a  dit,  le  principal  caractère  de  la  comédie  moyenne.  Loin  de  là;  les 
masques,  dès-lors,  commencèrent  à  devenir  simplement  risibles  et 
grotesques  [3].  Mais  ce  qui  étonne  le  plus,  et  ce  dont  il  existe  pour- 
tant beaucoup  de  preuves ,  c'est  la  persistance  obstinée  des  attaques 
nominales.  Le  chœur,  il  est  vrai,  ne  tient,  dans  les  Harangueuses 
et  dans  le  Plutus  d'Aristophane ,  qu'une  place  fort  secondaire,  et  la 
parabase  surtout  n'y  est  plus  que  l'ombre  d'elle-même.  Entre  ces 
dernières  pièces  et  les  premières  du  même  auteur,  on  sent  qu'aoe 
révolution  a  passé  sur  le  théfttre  comme  sur  l'état.  Sans  doute,  ce 
qui  domine  dans  les  fragmens  comiques  de  cette  époque,  ce  sont  les 
bouffonneries  mythologiques  et  les  parodies  littéraires  :  mais  à  on 
reste  de  couleur  politique  encore  fortement  empreinte  dans  le  Plutui 
et  les  Uarangueusesy  ainsi  que  dans  les  fragmens  d' Antiphane,  d' Alexis, 
d'Eubulus,  et  des  autres  comiques  contemporains  ;  surtout  à  l'audace 
incorrigible  d'un  grand  nombre  de  railleries,  qui  tombent  la  plupart 
encore  sur  des  honunes  d'état  et  des  démagogues,  on  reste  convainco 
que  la  censure  théâtrale  n'a  pas  pesé  sur  ces  ouvrages. 

Elle  n'a  pas  eu  plus  d'action  sur  la  comédie  nouvelle,  c'est-à-dire 
sur  la  comédie  grecque  pendant  la  domination  macédonienne.  Alors 
aux  portraits  vivans  de  rancienne  comédie  et  aux  demi-personnalités 
de  la  comédie  moyenne ,  Ménandre  substitua  la  peinture  générale  et 
abstraite  des  passions  et  des  ridicules  de  l'espèce  humaine.  Les  au- 
teurs de  ce  genre  nouveau  durent  s'efforcer  d'être  vrais  en  évitant 
d'être  réels  :  intrigues  et  caractères,  tout  dut  être  à  la  fois  vraisem- 


(!)  Hermogen.,  Tt'xvKj  ^laifiTottj,  secl.  xm,  pag.  75,  seqq.  Genevse,  ICll. 

(2)  Id.,  tWd.,  pag.  76. 

(3)  Platon.,  De  Di/f.  com<wf.,  pag.  xxxv,  20. 


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DE  LA  MISE  ES  SCÈNE  CHEZ  LES  ANCIENS.  665 

blable  et  imaginaire.  Pour  préserver  les  masques  de  tout  soupçon  de 
ressemblance,  on  recourut  à  des  types  d'une  excessive  laideur,  de 
peur,  dit  un  ancien ,  que  s'ils  n'eussent  été  que  médiocrement  laids, 
on  eût  voulu  y  reconnaître  quelques  rois  de  Macédoine  (1).  Eh  bien  ! 
malgré  tout  cet  ensemble  de  précautions  et  de  réformes,  les  fragmens 
qui  nous  restent  des  poètes  de  la  comédie  nouvelle  sont  encore  tout 
remplis  de  piquantes  personnalités.  Ici  c'est  Callimédon,  fameux 
comme  orateur  et  plus  encore  comme  gourmand  (2);  là,  c'est 
Ctésippe,  le  dissipateur,  qui  ne  dévora  pas  seulement  le  sol,  mais 
les  pierres  même  de  son  patrimoine  (3)  ;  ailleurs ,  c'est  Diodore ,  ce 
vaurien  qui  a  fait  en  deux  ans  une  pilule  de  son  bien  paternel  et 
l'a  avalée  impudemment  (4). 

Les  hommes  publics  ne  furent  guère  plus  ménagés  que  les  particu- 
liers. Ménandre,  empruntant  un  vers  à  Euripide,  dit  dans  ses  Adelphes: 
or  Une  loi  antique  commande  de  respecter  ceux  qui  gouvernent  (5). 
—  Mais  ajoute-t-il ,  il  ne  faut  pas  céder  aux  méchans.  Résistons-leur 
avec  courage,  sinon  notre  vie  entière  serait  bouleversée  (6).  » 

Lui-même  pratiqua  ces  principes  de  généreuse  résistance  et  de  li- 
berté. Dans  sa  comédie  des  Pêcheurs,  il  prit  parti  pour  les  exilés 
d'Héraclée  contre  Denys,  tyran  débauché  de  cette  ville  (7).  Il  plai- 
santa même  de  quelques-uns  des  vices  d'Alexandre  (8) ,  mais  vrai- 
semblablement après  la  mort  de  ce  prince.  Philémon  livra  à  la  risée 
publique  Magas,  roi  de  Cyrène,  frère  de  Ptolémée  Philadelphe  (9). 
Phénicide  de  Mégare  se  moqua  en  plein  thé&tre  des  articles  secrets 
d'un  traité  passé  entre  Antigonus  et  Pyrrhus.  Et  qu'on  ne  dise  pas 
que  ces  poètes  ne  s'attaquaient  qu'à  des  princes  morts  ou  étrangers. 

(1)  Platoo.,  De  Différent,  comœd, 

(«)  Callimédon  est  bafoué  par  tous  les  poêles  de  la  moyenne  et  de  la  nouvelle 
comédie, 

(3)  Menand. ,  Jn  Ira,  ap.  Atheo. ,  lib.  IV,  pag.  166,  A,  B.  —  Mot  sanglant,  qui 
rappelle  que  ce  fils  dégénéré  avait  vendu  pierre  à  pierre  le  tombeau  élevé  à  la  mé- 
moire de  son  père  Chabrias  par  la  reconnaissance  des  Athéniens.  Athen. ,  ibid. , 
l>ag.  165,E. 

(i)  Alex.,  ap.  Atben.,  t6ûi.,  pag.  165 ,  D.  —  Alexis  a  répété  la  même  plaisanleric 
contre  Épichéride  dans  son  Phèdre,  Ibid.,  pag.  165 ,  E. 

(5)  Euripid.,  Fragm.,  tom.  II,  pag.  4H,  éd.  Musgr.,  Leips. 

(6)  Menand.,  ap.  Stob.,  tit.  XLIV. 

(7)  Id.,  ap.  Athen.,  lib.  XII,  pag.  5i9,  G,  et  ap.  Meinek.,  pag.  10,  seq. 

(8)  Id.,  ap.  Athen., lib.  X ,  pag.  431 ,  C,  et  ap.  Meiuek.,  pag.  «9. 

(9)  Philem. ,  Fragm.  incert. ,  50,  éd.  Meineke.  —  Philémon ,  se  rendant  à  la  cour 
d'Egypte,  fut  jeté  par  une  tempôlc  sur  les  côtes  de  la  Cyrénaïque ,  et  tomba  au  pou- 
voir du  monarque  offensé,  qui  se  vengea  heureusement  en  homme  d'esprit.  Plu- 
larch . ,  De  ira  cohibend. ,  pag.  458 ,  A . 


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666  REVUE  DBS  DEUX  MONDES 

A  Athènes,  les  auteurs  de  la  comédie  nouvelle  se  jetère&t  plasâoi^ent 
qu'où  ne  Ta  cru  au  milieu  des  débats  de  la  politiqiue  intérieuffe.  Eot 
pbroD ,  dans  sa  comédie  intitulée  les  Muses,  traitait  Ghorydus  et  Pii;* 
romacbos  de  sangsues  publiques.  Timoclès,  dans  une  pièce  dont  il 
nous  reste  un  précieux  fragment,  passe  en  revue  tous  les  omlnus 
qui  s'étaient  laissé  corrompre  par  l'argent  d*Harpalus»  à  commeDeer 
par  Démosthène  (1]«  Pour  donner  à  Démétrius  Polyprcète  le  nw^ea 
d'être  initié  aux  petits  et  aux  grands  mystères  sans  éprouver  les  délais 
d'usagf,  le  ^uvemement  d'Athènes  avait  eu  la  lâcheté  puérile  (k 
changer  le  nom  des  mois  sur  la  motion  d'un,  orateur  vénal,  nomai 
Stratoclès.  A  cesiyet,  Phili^^ide,  qui  était  du  parti  de  Lpîmaqoe, 
dit  dans  une  de  ses  comédies  :  «  C'est  ce  Stratoclès  qui  a  trouvé  la 
moyen  de  renfermer  dans  un  seul  mois  toute  l'année  (2)  ;  i>  et  s'iodi- 
gnant  dû  séjour  qiie  Démétrius  avait  osé  faire  dans  le  Partbénon  c  «  Cet 
homme,  dit-il,  a  pris  l'Acropole  d'Athènes  pour  une  hâtellcrie;  il  a 
osé  loger  ses  concubines  dans  le  sanctuaire  de  notre  vierge!  m  Phi- 
lippide  reprocha  encore  à  Stratoclès  d^avoir  proposé  de  rendre  à  ua 
mortel  (à  Démétrius)  des  honneurs  qui  ne  sont  dus  qu'aux  dieux. 
a  C'est  ce  démagogue,  joutait-il ,  qui  rmne  l'autorité  du  peuple,  et 
nullement  la  comédie,  comme  il  voudrait  le  faire  croire  (3)«B'Onf6ît 
que  l'on  craig&ait  alors  le  théâtre,  qu'on  le  calomniait ,  qu'on  l'oppri- 
mait sans  doute  ;  mais  on  ne  le  censurait  pas. 

Parmi  les  précautions  que  le  pouvoir  public  prit  à  Athèaes  coitre 
les  excès  de  la  muse  comique,  il  en  est  quelques-unes  qui  semblent 
au  premier  coup  d'^il  avoir  un  caractère  préventif,  et  qu'il  do» 
faut  examiner  avec  attention. 

On  peut  conclure  d'un  passage  du  scholiaste  d'Aristophane  qu'on 
étendit  aux  poètes  de  la  comédie  ancienne  la  loi  qui  exigeait  à 
Athènes  que  tout  citoyen ,  pour  prendre  la  parde  dans  rassemblée 
publique,  eût  atteint  l'Age  de  trente  et,  suivant  d'autres,  do9i»<- 
rante  ans  [k).  Gomtne  les  pnrabases  étaient  de  vérilaibles^^  motiois 
politiques ,  il  parut  naturel  d'exiger  des  poètes  les  mêmes  garatH 
ties  que  des  orateurs.  Les  auteurs  tragiques,  qui  usaient  rarement, 


(1)  Timocl. ,  In  Delo,  »p.  Athen. ,  lib.  VIII,  pag.  Sil ,  E.  ^  Thnoclès  est  ctassé 
parmi  les  poètes  de  la  comédie  moyenne;  mais  la  chronologie  théSltrale  et  nn  passaii^ 
«le  Pollux  (  lily.  X ,  §  I5i  )  permettent  de  le  compter  aussi  parmi  les  poètes  de  la  «w 
velle. 

(2)  Plutarch.,  Démetf.,  cap.  xxvi. 

(3)  Id.,  ibid.,  cap.  XII. 

(i)  Schol.,  In  Aristoph.  iVw6.,  v,  530. 


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DE  LA  Mm  RT  SGèHB  GflSZ  LES  ANCIENS. 


MT 


et  q«  très^ertainement  ii*iihiisèrent  jamais  des  pambases  (1),  ne  Ta- 
rent  pas,  que  je  sache,  astreints  à  des  restrictions  d*àge  [2).  Les  co- 
miques échappèrent  eux-mêmes  h  cette  gênante  obKgation,  en  faisant 
jouer  leurs  pièces  sotis  le  nom  d'antmi.  Deux  comédiens,  Philonide 
et  Callistrate,^  avaient  atteint  l'ftge  légal ,  prêtèrent  à  Aristophane 
leur  nompoar  ses  premières  comédies,  et  leur  talent  pour  presque 
tontes  les  autres.  Eupolis,  qui  travailla  très  jeune  pour  la  scène  co- 
mique, se  couvrit  du  nom  de  Démostrate.  Cette  loi  tomba  en  désué- 
tude arec  les  circonstances  qui  l'avaient  rendue  nécessaire.  Elle  ne 
survécut  pas  à  la  parafoase. 

Une  autre  loi  du  même  temps ,  mais  qui  tenait  au  principe  ou 
plutét'à  rinStinct  de  la  division  des  pouvoirs,  interdisait  aux  juges 
de  r  Aréopage  de  faire  représenter  des  comédies,  c'est-à-dire  de  faire 
des  motions  législatives.  Plutarque  me  paraît  manquer  un  peu  de  sa 
dairvoyance  habituelle,  quand  il  signale  cette  défense  comme  une 
preuve  de  Fopiuion  défSeivorable  que  les  Athéniens  avaient  de  la  co- 
médie (S).  Le  peuple  d'Athènes,  au  contraire,  regardait,  dans  les 
beaux  temps  du  théMre,  les  fonctions  de  poète  comique  comme  une 
sorte  de  magistrature,  et  il  ne  voulut  pas  réunir,  même  momentané- 
ment ,  dans  une  seule  main  le  pouvoir  législatif  et  le  pouvoir  judi- 
<âatre. 

Nous  venons  de  yoir  qu'une  loi  démocratique  défendait  de  mal 
parler  des  morts  sur  le  théfttre;  mais,  quand  l'oligarchie  voulut  pré- 
server les  vivans  des  blessures  scéniqnes ,  elle  crut  pouvoir  fbire  meil- 
leur marché  des  morts,  et  les  abandonna  aux  poètes.  Aristophane 
déchira  dnmles  Grenouilies  Cléon  et  Hyperboins  qui  n'existaient  plus. 
La  pièce  erttière  n'est  môme  qu'un  dialogue  des  morts  dirigé  contre 
Euripide.  La  mode  de  ces  évocations  avait  commencé  vers  la  fin  de 
la  tomédie  timrf^ii«.  Eupolis,  voulant  montrer  dans  quelles  mains 
inluabiles  les  affiiiies  de  l'état  étaient  tombées  après  la  mort  de  Péri- 
dlès,  fit  paraître,  dans  sa  pièce  intitulée  les  Démes,  Solon,  Miltiade, 
Aristide  et  Péridès  (4).  Il  est  regrettable  que  d'une  œuvre  si  impo- 
li) Sophocle  et  Euripide  s'adressaieni  qiiakiuefois  m  ptiblic  par  le  moyen  Cu 
cbœur  (  Poil.,  lib.  IV,  cap.  xvi,  §  111.  ).  Pollux  cile  une  parabasc  d'Euripide  dans  la 
tragédie  de  Danaé,  où  le  poète,  oubliant  que  le  chœur  est  supposé  composé  c'e 
remmes,  parle  au  masculin ,  ce  qui  d'ailleurs  n'est  pas  sans  exemple  chez  les  tragi- 
ques. De  plus ,  Euripide  termine  trois  de  ses  pièces,  Ore$te,  les  Phéniciennes ei 
Iphigénie  en  AtUide,  en  sollicitant  la  couronne. 

(a)  Sophocle  obtint  le  prix  pour  la  première  fois  à  V^i'^c  de  vingl-luiil  ans.  ATarwi. 
Oxon.y  epoch.  LVII. 
(3]  Plutarch.,  De  glor,  Athen.,  tom.  II,  pag.  3i8,  B. 
(4)  Arlstid.,  Orat,  plat.,  II ,  tom.  llî ,  pag.  37i ,  C ,  éd.  Cairt.,  160i. 


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668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

santé  nous  ne  possédions  que  cette  magnifique  liste  de  person- 
nages. 

Si  d'Athènes  nous  passons  dans  les  contrées  gouvernées  par  des 
rois,  nous  y  trouvons  presque  la  même  liberté  dramatique.  £n  Sicile, 
où  la  gaieté  populaire  ne  cessa,  à  aucune  époque ,  de  promener  au 
jours  de  fête  le  chariot  comique  dans  les  campagnes,  et  d*en  faire 
descendre  sur  la  foule  les  sarcasmes  et  les  railleries  (1)  ;  en  Sicile,  où 
les  anciens  iambisies  (2)  et,  plus  tard,  Ëpicharme,  perfectionnèrent 
rœuvre  duThespien  Susarion,  Philoxène  osa,  dans  un  drame  intitolé 
le  Cyclopcy  persifler  Denys  le  tyran ,  son  rival  auprès  de  Galathée  (Sj. 
On  cite  encore  conmie  joué  à  Syracuse  un  autre  drame  satyrique, 
sinon  plus  audacieux,  du  moins  plus  ouvertement  personnel  :  c'fôt 
le  Ménédème  de  Lycophron,  dans  lequel  le  chef  de  la  secte  d'Érétrie 
paraissait  travesti  en  Silène,  et  ses  disciples  en  Satyres  [k);  bouflon- 
nerie  qui,  pour  le  fond  et  pour  la  forme,  rappelle  la  comédie  des 
Philosophes  de  Palissot.  J'ajouterai  que  Lycon ,  jouant  avec  sa  troupe 
devant  Alexandre,  glissa  dans  une  comédie  un  vers  qui  renfermait 
une  demande  d'argent  (5).  Or,  de  pareilles  libertés  excluent  toute 
idée  de  censure  théâtrale. 

Quand  les  Romains  étendirent  leur  domination  sur  la  Grèce,  ils 
trouvèrent  plus  commode  et  plus  sûr  dimposer  silence  au  théâtre, 
que  de  le  censurer.  Voici  en  quels  termes  un  orateur,  partisan  de 
Mithridate ,  terminait  une  de  ses  harangues  aux  Athéniens  :  a  Qu*esl- 
ce  donc  que  je  vous  conseille?  De  ne  plus  persévérer  dans  Tanarchie 
que  le  sénat  romain  entretient  parmi  vous,  jusqu'à  ce  qu'il  lui  plaise 
de  décider  quelle  forme  de  gouvernement  vous  devez  avoir...  Ne 
voyons  pas  avec  indifférence  les  lieux  sacrés  devenus  déserts,  les 
gymnases  délabrés,  les  théâtres  vides,  les  tribunaux  muets  et  le  Pny.\ 
interdit  aux  assemblées  du  peuple,  malgré  les  oracles  des  dieux  qui 
Tont  consacré  à  cet  usage!  Non,  Athéniens,  ne  voyons  plus  avec  in- 
différence le  temple  des  Dioscures  fermé,  la  voix  sacrée  de  Bacchus 
réduite  au  silence,  et  les  écoles  des  philosophes  sans  maîtres  et  sans 
auditeurs  (6]  !  » 

En  effet,  les  jeux  du  théâtre  étaient  trop  intimement  liés  eu 
(irèce  à  tous  les  usages  civils  et  religieux;  la  voix  sacrée  de  Bacchu^ 

(1)  Siiid.,  voc.  Alexandrini  curriis. 

(2)  Atheii.,  lib.  IV,  pag.  181,  G. 

(3)  .«lian.,  Var.  hist.,  lib.  XII,  cap.  xliv. 

(l)  Atheo.,  lib.  II,  pag.  55 ,  C,  D,  et  lib.  X ,  pag.  480,  A-C. 

(5)  Plutarch.,  De  Fortun.  Alexandr,,  pag.  331 ,  E ,  F. 

(6)  Posidam.  Apam.,  ap.  AUien.,  lib.  V,  pag.  213,  D,  E. 


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DE  LA  MISE  BN  SCÈNE  CBBZ  LES  ANCIENS.  669 

était  trop  nécessaire  au  échos  de  l'Acropole,  pour  que  cette  inter- 
diction absolue  pût  se  prolonger.  Force  fut  aui  Romains  de  rendre 
aux  Grecs  les  représentations  scéniques,  qui  Taisaient  partie  de  toutes 
leurs  fêtes.  Sans  doute,  la  Grèce  ne  pouvait  pas,  à  cette  époque, 
conserver  plus  de  véritable  liberté  théAtrale  que  de  liberté  politi- 
que. Il  me  parait  même  que  les  agonothètes,  qui  avaient  toujours 
en  la  surveillance  des  jeux,  furent  chargés  alors,  par  extension, 
de  Texamen  préalable  des  pièces  de  théfttre  qui ,  de  temps  à  autre, 
concouraient  encore  pour  les  prix.  Cette  conjecture  est  fondée 
sur  le  passage  suivant  de  Lucien  :  a  Si  Ton  n'a  pas  admis ,  dit-il ,  la 
danse  (c'est-à-dire  la  pantomime)  dans  les  concours,  c'est,  je  pense, 
parce  que  les  agonothètes  l'ont  regardée  comme  une  chose  trop  belle 
et  trop  respectable  pour  la  soumettre  à  un  examen  (1]  ».  D'où  l'on 
peut  inférer  que  les  autres  genres  de  poésie  ou  de  drame,  qui  fai- 
saient partie  des  concours  en  Grèce ,  subissaient  à  cette  époque  un 
examen  préalable,  qu'on  regardait,  à  bon  droit,  comme  avilissant. 

Toutefois,  si  quelque  chose  d'assez  semblable  à  la  censure  fut  établi 
en  Grèce  par  les  Romains,  cette  législation  préventive  fut  loin  de 
s'étendre  à  tous  les  lieux  et  à  tous  les  temps.  Aristide,  au  ii*  siècle, 
a  composé  un  discours  contre  l'usage  des  personnalités  comiques ,  qui 
tendait  à  renaître  dans  quelques  villes  de  l'Asie-Mineure,  et  notam- 
ment à  Smyrne  (2).  Les  théâtres  d'Egypte  et  de  Syrie  conservèrent 
surtout  une  grande  licence.  Cassius ,  lors  de  sa  révolte  contre  Marc- 
Aurèle,  ne  crut  pouvoir  rien  faire  de  plus  agréable  aux  habitans  d'An- 
tioche,  que  de  leur  accorder  des  spectacles,  des  assemblées  publiques 
et  la  liberté  de  tenir  toutes  sortes  de  propos  ;  ce  que  Marc-Aurèle 
victorieux  se  hâta  de  leur  interdire  par  un  décret  très  sévère  (3).  On 
voit  encore,  en  cette  occasion ,  l'usage  des  lois  répressives  et  nulle 
trace  de  lois  préventives.  Cela  nous  conduit  à  chercher  ce  qui  se 
faisait  à  Rome. 

Le  génie  grave,  sévère,  fortement  hiérarchique,  de  la  constitution 
romaine  fut,  dès  la  naissance  des  jeux  scéniques,  un  obstacle  à  la 
liberté  moqueuse  dont  a  joui  presque  constamment  le  théâtre  grec. 
La  comédie  naquit ,  il  est  vrai ,  dans  les  campagnes  de  l'Italie,  comme 
elle  était  née  dans  les  bourgs  de  TAttique,  de  l'Arcadie  et  de  la  Si- 
cile, des  railleries  amébées,  des  dialogues  bouffons,  des  improvisa- 

(1)  Lucian.,  De  Saltai.j  cap.  xxxii. 

(2)  Arist,  Orai.,  tom.  II,  pag.  S81. 

(3)  Capitol. ,  Mare.  Ant(m, ,  cap.  xxv.  —  Il  les  \)v\\\\  môme  tic  tous  leurs  specta- 
fies;  mais  il  les  leur  rendit  dans  h  suite.  V.  Gallican.,  Avid.  CassiMS,  pag.  203. 


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670  EEVCE  HJB»  METX  MOnSS. 

tioBS  badines  au^ifuelles  se  Uv/aîent  «  daas  les  ftteaitouilbs^  les 
pâtres,  les  moissonneiirs  et  les  vigEieroos;  nais^^tttf  lieenoe  fesoefr- 
BieoDe,  ces  persopoalités  rustiques  étaient  trop  contrairea  an  tenpé^ 
rameot  politique  de  Booie,  pour  subsister  lon^teiiipa.  LM^fgemÎÊH 
écarts  de  la  comédie  naîasante  furent  arrfttés  dès  Tan  aiS^  par  mkâÊH 
ticle  de  la  loi  des  Douze  Xables,  qui  coadamnait  à  la  peiaedn  faiet 
twt  aubeur  de  vers  difEuBatoires.  Cette  ififamante  péualité,  qiri  kà 
modiGéç,  œais  aoq  pas  abrogée,  par  plusieurs  lob  auteétpmites  (1), 
parait  n'avoir  eu  rieo  géqé  les  poètes  satiriques  Locilias,  Varroa, 
gorace,  Juvéaal ,  Perse,  Martial  ;  mais  elle  fut  {dus  efficaee  coslie  les 
^Ues  de  la  Sfcène. 

Vers  Tau  519 ,  im  poète  né  daas  la  Gampaiiie ,  et  dont  réducatiaB 
W^it  été  plus  gracqi^/^que  roawse,  Nqavius,  cnitiMMnrAîriiitradnive 
sur  le  thé&fa^  de  ftoaie  quebiue  diose  de  la  liberté  de  la  tneiOee^ 
viédie  d'MbèPiçf.  SoMteau  par  les  tribuus  (2)  et  par  le  poilî  popa- 
laire,  il  essaya  d§  transporter  les  rostnes  sur  la  scèae*  fittM  va  big^ 
meut  de  sa  TareniUla,  il  se  rend  ce  téoioiguage  ;  «  Uo  roi  nèoie 
pourrait-îl  ni^  les  vérités  que  j*ai  établies*  sur  le  tliéAlfe«  aaxap- 
plajudisseme^s  de  tous  les  spectateurs?  Celles,  par  ejLen^^le:  Gaîi* 
^jyçp  la  servitude  ne  Teipporte-t-eUe  pas  à  Borne  sur  la  liberté  (3)1  » 

Pi^  ^lalhettr  pour  Kœvius«  il  n^  s'eo  tint  pas  à  c##  génâralitéadé- 
ijiiocFûtiques;  mlgcé  la  loi  des  Douze  Tables,  et  une  loi  plus  i^ 
ceute  qui  djâfopdait  de  louer  ou  de  blAoner  sur  la  acàne  aucun  per- 
sonnage yiyml'  W^  ii  b^  cnijgnit  pas  d*attaqu^  les  plua  iHust» 
iQlsrnbres.de  rarlstocratie  romaioCf  les  Scipions  et  les  MéteUus  (5); 
Ç0  qui  prQ]UkKe,qu,e  Içs  édiles  n^  censuraient  pas  alors  lea  pièaes  de 
tbMtr^,  ou  que  les  édiles  de  cette  aoué^à  partageaient  le^  paasioos 
politiques  de  Nœvius.  Ce  poète  fut  traduit  devant  les  triumviri^  co»- 
damué  et  jeté  d^ms  upc  prison ,  ou  il  demeura  assez  long-tempa  poor 
composer  deux  comédies,  dans  lesquelles  il  faisait,  dit  Macrobe» 
amende  bonprable  des  traits  ii^urieux  répandus  dans  ses  pièces  pré- 
cédentes. Ce  dernier  fait  est  au  moins  douteux  ;  car,  ayant  obtanu  sa 
liberté  par  Tintervention  des  tribuns ,  Nœvius  Tut ,  suivant  Eusèbe, 
exilé  pou  de  tBfnps  après  à  Utique,  où  il  mourut. 

(1)  Entre  au  1res ,  par  les  lois  Valeria ,  Portia  et  Sempronia. 

(9)  Aul.  GeU.,  lib.  III,  cap.  m. 

(3)  Nœvius,  ap.  Charis.,  in  Quanti  et  quantum,  Instit.  gramm.,  lib.  Il ,  pag.  192, 
éd.  Pusch. 

(i)  August.,  De  civit.  Dei,  lib.  II,  cap.  ix. 

(5)  On  possède  (juelqucs  vers  que  les  MéteUus  firent  euDéponse  au  poète  ( 
nien.  Il  est  triste  que  cetle  famille  n'ait  pas  borné  là  sa  vengeance. 


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DE  LA  MISE  EN  SCÈHV  CHEZ  LES  ÀMCIEI9S.  671 

La  loi  <iQi  défendMI  à  Rome  de  noinmer  sur  la  scène  ancim  faommel 
yivasl,  fttt  si  strictemeiit  observée,  qoè  Térenee,  qni  a  dirigé  deoi! 
de  ses  prologues  contre  ub  poète  envient  (1),  ne  Ta  désigné  qnepai^ 
séseravres.  Deox  aefeors,  ponravotf  violé  cette tor  en  nommant  fûn 
le  poète  Accius  (2) ,  l'antre  Lucilins ,  furent  cités  en  jnstf ce.  Les  jnges 
coodannèrent  le  premier,  je  ne  sais  à  qnelie  peine;  le  second  fut 
absous  (3],  sans  donfe  parce  qn'on  trottva  qu'un  satirique  de  pro^ 
fession  était  mal  venu  à  se  jriaiMre  d^me  personnalifé  scéoîctue. 
FUHeurs,  cette  législation  et  les  applications  qui  en  fttrent  faites, 
prouvent  qae  là  eensure  n'était  pas  encore  usitée  à  Rome;  car  avec 
celte  arme  on  n'a  besoin  de  rien  défendre  ni  de  rieu  punir;  on  pré- 
Tfenl  et  l'on  empêehe. 

Sylla,  qui  pendant  sa  dictature  exagéra  toutes  les  tendances  aris- 
tocrêliquesde  la  constitution  àt  Rome,  mit,  vers  1^072,  an  rang 
des  crimes  de  lèse-majesté  la  publication  dés  écrTts  diffamatoires 
et,  à  plus  forte  raison,  la  difhmation  théâtrale  {(].  Cetteloi,  aban- 
doBfiée  pendant  les  premières  années  de  fempire,  tût  reprise  par' 
Auguste  (5),  puis  aggravée  par  Tibère  (6)"  et  par  quelques-uns  de 
ses  successeurs  (7).  Ce  terrible  mstrument  de  répression  ftat,  sui- 
vant Amobe,  la  sauve-garde  des  magistrats  et  des  sénateurs  contre 
les  outrages  des  poêles  (8).  Mais  à  une  pénaifté  si  menaçante,  SylKi, 
les  triumvirs  et  les  empereurs  ont-^ils  ajouté  quelques  mesures  pré- 
ventives? Ce  Spurius  Metius  Tarpa ,  président  fun  comité  de  lecture 
et  grand  juge  de  la  poésie  au  siècle  de  Cicéron  et  d'Auguste,  a-t-il 
joint  une  msssion  politique  à  ses  fonctions  littéraires? 

Quelques  critiques  ont  cru  voir  un  indice  dé  rétablissement  de  la 
censm'e  à  Rome  vers  les  demiètes  années^  dé  la  république,  d&ns 
rempressement  et,  pour  ainsi- dire,  dans  la  fureur  avec  lesquels 
le  peuple  romain  saisissait  au  théâtre  fes  moindres  allusions  polIXi- 
ques.  Pendant  les  représentations  données  pour  tés  jéui  apoIUnaires 
de  l'an  69^,  le  tragédien  Diphile  désigna  Pompée  d'une  manière  fort 
insolente,  a  L'assemblée,  dit  Cicéron,  lui  fit  répéter  vingt  fuis  ces 


(1)  DoDat  appelle  ce  poète  tantôt  Lucius  LaYlaiiu,  tantôt  Luscius. 

(9)  Cioer.,  Rhetor.  ad Herenn.,  Ith.  I, cap.  xiv. 

(3)  Id.,  ihid.y  Uh.  n ,  cap.  xin. 

(i)  Id.,  AdFama.,  lib.  lU,  epi^t.  S. 

(5)  Saeton.,  Octav.,  cap.  lt.  —  TâdC,  Annal.y  lib.  I,  cap.  LXXii. 

(«)  M.,  Annai.,  Vib.  IV,  cap.  xxwr. 

(7)  Claude  réforma  par  de  sérëres  édits  la  licence  tbé&trale ,  en  s^âppnyant  sur  la 
loi  de  lèse-majesté.  Id.,  Annal.,  lib.  XI,  cap.  xiii. 

(8)  Amob.,  Adv.  Gent,,  lib.  IV,  pag.  150,  seq. 


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672  REVUE  DES  DEUX  MONI»S. 

mots  :  Tu  n'es  grand  que  pour  notre  malheur/  Toot  Tanditoire  se  lé- 

cria  aussi  à  cet  endroit  :  Tu  te  repentiras  d'avoir  été  trop  puissant 

et  le  reste  du  morceau,  car  ces  vers  semblent  composés  exprès  par 
un  ennemi  de  Pompée.  EnQn,  de  grands  cris  accueillirent  ce  passage: 
Si  tu  violes  les  lois  et  les  mœurs,  etc.  (1).  » 

C'est,  je  crois,  de  ces  allusions  avidement  saisies  par  la  multitude, 
qu'il  s* agit  dans  le  Dialogue  des  orateurs.  L*auteur,  quel  qu'il  soit,  de 
ce  traité ,  regrettant  l'époque  où  la  tribune  retentissait  chaque  jour 
de  débats  politiques,  et  où  l'on  n'épargnait  ni  un  Scipion,  ni  no 
Sylla,  ni  un  Pompée ,  ajoute  :  a  Alors  les  histrions,  qui  coDnaisseflt 
bien  la  nature  de  l'envie,  se  servaient  des  oreilles  du  peuple  pour 

adresser  l'outrage  aux  premiers  honunes  de  la  république  (â) » 

Hais  il  faut  remarquer  que  l'auteur  parle  ici  des  histrions  et  non 
des  poètes.  Jamais  ces  derniers  n'attaquèrent  à  Rome  les  personnages 
éminens,  comme  le  prouverait  au  besoin  le  beau  morceau  de  la  Jté^ 
publique  (3) ,  où  Cicéron  compare  la  licence  de  la  comédie  grecqae  à 
la  retenue  du  théâtre  romain.  Je  ne  crois  pas,  en  effet,  que,  pendant 
les  six  premiers  siècles  de  Rome,  personne  autre  que  Nœvius  ait  eu 
la  pensée  d'insulter  au  théâtre  Scipion ,  Métellus,  Sylla  ou  Pompée, 
si  ce  n'est  par  voie  d'allusion  [k). 

Cicéron ,  déjà  fugitif  et  près  de  la  catastrophe  qui  termina  ses  jours, 
transmet  à  Atticus  la  nouvelle  qu'il  reçoit  des  applaudissemens  pro- 
digués à  Rome  à  quelques  passages  énergiques  du  Térée  d'Accius, 
et  se  plaint  avec  amertume  de  ce  que  le  peuple  romain  n'emploie 
ses  mains  que  pour  applaudir,  et  non  plus  pour  défendre  sa  li- 
berté (5).  Dans  le  discours  pour  Sextius,  ce  grand  homme,  qui  ou- 
bliait trop  rarement  ce  qui  intéressait  sa  vanité,  raconte  avec  beau- 
coup de  complaisance  les  acclamations,  les  applaudissemens,  les 
larmes  même,  que  le  grand  tragédien  Ësopus,  son  ami,  excita  sur 
son  exil  dans  une  pièce  (6)  que  l'on  croit  avoir  été  le  Telamon  exuL 

(1)  Cicer. ,  Ad  Attic, ,  lib.  II,  epist.  19.  ^  Valère-Maxime  (  11b.  YI ,  cap.  ii,  §  9) 
suppose  à  tort  Pompée  présent  à  cette  représentation;  il  était  à  Capoue.  Ciocr.,  loc- 
laud. 

(a)  QuintiU.  vel  Tacit.,  De  oratorib.,  cap.  xl. 

(3)  Cicer. ,  De  republ, ,  lib.  IV,  cap .  x,  ap.  August.,  De  civit,  Dei,  lib.  II,  cap.  is. 

(4)  Les  aUosions  aux  affaires  publiques  étaient  aussi  très  vivement  senties  par  les 
Athéniens.  Dans  une  reprise  du  Palamêde  d'Euripide,  le  passage  suivant,  qui  sem- 
blait reprocher  aux  Athéniens  la  mort  de  Socrate ,  causa  une  vive  et  universelk* 
émotion  :  «  Vous  avez  ravi  le  jour  au  plus  grand  des  sages,  etc.  »  —  V.  Diog.  Laerl., 
SocraL  —  Argum.,  In  Isocrat,  orat,  in  Butir .,  el  Valck.,  Dialnft.,  pag.  191,  A. 

(5)  Cicer.,  Ad  AUic.,  lib.  XVI ,  epist.  2. 

(6)  ïd.,  Pro  Sext,f  cap.  lv-lviii. 


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DE  LA  MISE  EN  SCÈNE  CHEZ  LES  ANCIENS.  673 

L'habileté  de  l'acteur  et  les  dispositions  de  l'auditoire  firent  de  cette 
tragédie  une  perpétuelle  allusion  à  l'exilé  de  Macédoine.  Esopus 
même,  pour  accroître  l'émotion ,  ne  craignit  pas  d'insérer  dans  cette 
tragédie  quelques  vers  d'un  de  ses  autres  rôles,  de  YAndromagtie 
d'Ennius,  et  d'ajouter,  dans  la  chaleur  de  son  zèle,  quelques  mots 
d'une  application  directe  à  Cicéron. 

Pendant  les  mêmes  jeux ,  malgré  la  loi  qui  défendait  de  nommer 
aucun  citoyen  vivant  sur  la  scène ,  le  même  acteur,  jouant  le  Brutus 
d*Accius,  substitua  le  nom  de  Tullius  à  celui  de  Juniusy  et  s'écria  : 
«  Tullius,  qui  as  consolidé  la  liberté  de  Rome!  »  Hardiesse  qui  Tut 
absoute  par  des  applaudissemens  universels.  Or,  de  telles  intercala- 
tions  et  de  telles  variantes  me  semblent  incompatibles  avec  un  texte 
arrêté  à  l'avance  et  revêtu  de  l'inflexible  visa  d'un  censeur. 

Mais  s'il  est  douteux  que  la  censure  théâtrale  ait  été  en  usage  à 
Rome  à  la  fin  de  la  république,  je  crois  du  moins  très  vraisemblable 
qu'elle  fut  essayée  sous  Auguste.  Ce  prince,  qui  usa  modérément  de 
la  loi  de  lèse-majesté,  dut  trouver  utile  d'investir  d'une  juridiction 
politiqiie  le  cotnité  littéraire ,  qui  siégeait  au  temple  des  Muses. 
Alors  peut-être ,  mais  seulement  alors ,  Spurius  Metins  Tarpa  reçut 
les  pouvoirs  de  censeur  dramatique  et  les  exerça  sous  l'autorité  des 
préteurs.  Je  m'affermis  dans  cette  opinion  en  me  rappelant  qu*Au- 
guste,  qui  n'aimait  que  les  louanges  fines  et  bien  apprêtées ,  recom- 
manda aux  préteurs  de  ne  pas  laisser  prostituer  son  nom  dans  les  con- 
cours de  poésie  (1).  Or,  cette  recommandation  suppose  un  examen 
préalable ,  fait  dans  un  autre  but  que  l'intérêt  littéraire,  en  un  mot, 
la  censure. 

D'ailleurs ,  cette  institution,  propre  à  la  monarchie,  ne  fut  pas  à 
Rome  de  longue  durée,  et  cela  pour  plusieurs  causes.  La  première, 
c'est  que  la  plupart  des  ouvrages  dramatiques  qu'on  joua  sous  l'em- 
pire, furent  des  mimes  et  des  atellanes,  c'est-è-dire  des  pièces  en 
partie  improvisées  et  qui  échappaient,  par  cela  même,  à  l'examen; 
la  seconde,  c'est  que  la  répression  sanglante  que  presque  tous  les 
empereurs  infligèrent  aux  délits  du  théfttre,  était  d'un  effet  plus 
sûr,  mieux  en  harmonie  avec  leur  caractère  et  avec  la  nature  du 
gouvernement  despotique. 

Ce  serait  une  bien  triste  tftche  que  celle  de  dresser  la  liste  de  tous 
les  cbàtimens  qui  furent  appliqués  sous  l'empire  aux  poètes  et  aux 
comédiens.  Je  ne  citerai  que  quelques  faits  pris  au  hasard.  Un 

(!)  Sueton.,  Octav,,  cap.  Lxxxix. 

TOME  XIX.  44 


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674  BEV47S  Mtt-DHJX^ 

poète  tragique  fut  coodamoé  par  Tibère  (1]  pow  noe  tirade  Téhé- 
mente  adressée  à  AganemaoB  dans  uae  pièce  qoî  aivatt  élé  rédCée 
devant  Auguste  et  approuvée  par  ce  prince.  Le  même  Tibère  fit 
un  crime  à  Mamercu»  .£milkis  Scatvua  de  sa  tragédie  é'Atrée^  et 
le  força  de  se  donner  la  mort  (2).  Oomitien  fit  pér^  CuriatiosM»* 
ternus  (3) ,  auteur  d'une  Med^e^  d*oii  Tkyettefi  d*iiR  CaêM,  qm  ne 
paraissent  pas  même  avoir  été  reppésentés.  Kéfon,  dMil  oo  ood- 
naît  le  génie  déplorablemeai  inventif ,  imagina  qaclqae  chostdê 
plus  vexatoire  que  la  oeiisttDe«  qui  n'excliiÉ  que  les  owniges;  il  m- 
venta  l'exckisioo  des*  personnes;  Jalditx  dé  Lneai»,  il  hû  ferma  le 
théâtre  et  le  Capîtole  \S\ ,  avant  de  le  oooftraiodre  à  s'onvrir  le» 
veines.  La  répression  des  grares  secondaires  ne  f«t  pas  moins  atroce. 
Caligula,  pour  un  vers  équivoque,  fit  brûler Ams  l'amphilbéAtre no 
pauvre  atëllaDographe  (5)  ;  Domitien ,  ayant  era.virir  une  allusioB  à 
son  divorce  dans  une  pièce  eiodiaire  intiMèe  Paris  H  Œnme, 
punit  Heividius,  le  fils,  dn  dernier  so|i{dice  {%).  îfxm  autre  cMè, 
sous  les  empereurs  indidgens,  teb  que  Vespasiea,  Titos,  Marc* 
Aurèle  (7) ,  on  vit ,  comme  chez  nous  sou»  Lonis  XII ,  les  wmti  et  les 
bateleurs  lancer  impunéflMnt  l'insulte  ju0fne  mr  la  poorpre  im^ 
riale.  De  ces  faits  divers  je  conclus  quelaicensine  draraati^pie,  iotriK 
duite  à  Rome  par  Auguste ,  comme  un  des  rouages  de  la  moaardne 
tempérée  qu'il  voidait  fonder,  ne  parut  qu'un  instroment  sans  force 
au  despotisme  brutal  ile  la  plnpiart  de  ses  siic€ea»«fSw  fin  eOet ,  àdes 
législateurs  de  la  trompe  et  de  l'école  doTihèiiB  il  fallait  plus  qa^aa 
bouclier,  il  fallait  un  glaive.  Dans  un  tes^  où  ïoxt  pcniisfait  de  Mit' 
une  parole  indiscrète ,  un  geste  et  quelquefois  une  pensée,  les  pro- 
cédés méticuleux  de  la  censnre  dramatâpie  n'aoBaient  éti  qo'ane 
gène;  sous  de  tds  princes^  lo  censoiir  noi  pounaiièloo qae  lel>ovreaiL 

GilABLBa  liÀORIN. 


(i)  Siietoft.,  lY&ar.,  cap.  lxi.  —  Ge  poêle  tet  probaMemenl  précipité  de  h  roche 
Tarpéienne,  comme  ^Elius  Saturnias,  qui  avait  ogmppaé  contae  Tibère  des  veisali- 
riques.  Dîo,  lib.  LXII ,  cap.  xxu. 

(S)  Dio.,  lib.  LVIH,  cap.  xxiT. 

(3)Id.,lib.LVII,cap.xii. 

(i)Id.,lib.LXU,cap.Mix. 

(5)  Sueton.,  Caligul.,  cap.  xxvii. 

(6)  Id^  Borner.,  cap.  X. 

(7}  CapitaL,4fflre.  .Julott.,  cap.  Tuael  xxix. 


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\i  iiii 


DE 


.A  LITTÉRATURE 


mDUSTfilELLE. 


bmia  lUWritiin»  (Vone  époque  se  démine  aux  yeux  en  masse 
e'QM  chose  simple  ;  deprès  eNe  sedéruule  suocessifement  en 
sortes éedivenMéseCéê (MTérences. EHeest en  merohe ;  lien 
oeoreaoMmpli.  nie  a  ses  progrès,  seséonis,  ses  momensd^hé* 
DOttd'entretneraetit.  H  y  a  Itéu  de  les  noter  à  rfflrstentvdesigne* 
mirasses  routes,  les^peates  ruineuses  ;  ce  n^est  pes  toujours^en 
[kl  hit  partie  d'aMeurs  dv  gros  de  la  caraiFane],  ou  s*y  intéresse 
lent,  on  e»  ciiuse  auteur  de  soi  en  tonte  Kberté  :  il  est  bon 
lefois  d'écrire  connue  on  cause  et  comme  on  pense, 
it  on  fait  que  la  détresse  et  le  désastre  de  lalibnririe  en  France 
t  quelques  aunées;  depuis  quelques  mois  le  mai  a  eneore  em^ 
on  y  peut  voir  surtout  un  gra^e  symptAme.  La  chose  littéraire 
iprendre  particutièrement  sous  ce  nom  Tenserahle  des  produc- 
l-imagination  et  d*art]  semble  de  plus  en  phis  compromise ,  et 
ftaite«  Si  Ton  compte  çà  et  là  des  exceptions,  elles  vont  comme 
[DWtt  s'éwmoiriBSBnt  dans  un  vaste  nauft âge  iyari  nnntes.  La 
Domie  de  l'ensemble  domine,  le  niveau  du  mauvais  gagne  et 
.  On  ne  rencontre  que  de  bons  esprits  qur  eu  sont  préoeeuçés 

II. 


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676  HBVUB  DBS  DBUX  MOIIDBS. 

comme  d*aii  débordement.  Il  semble  qu'on  n'ait  pas  afTaire  à  qd  H- 
chenx  accident ,  an  simple  conp  de  grêle  d'nne  saison  moins  heo- 
rease ,  mais  à  un  résultat  général  tenant  à  des  causes  profondes  et 
qui  doit  plutôt  s'augmenter. 

Lorsqu'il  y  a  tout  à  l'heure  dix  ans ,  une  brusque  réyoIutioD  vint 
rompre  la  série  d'études  et  d'idées  qui  étaient  en  plein  développe- 
ment ,  une  première  et  longue  anarchie  s'ensuivit  ;  dans  cette  con- 
fusion inévitable,  du  moins  de  nouveaux  talens  se  produisirent;  les 
anciens  n'avaient  pas  péri  ;  on  pouvait  espérer  dans  un  ordre  renais- 
sant une  marche  littéraire  satisfaisante  au  cœur  et  glorieuse.  Hais 
voilà  qu'en  littérature,  comme  en  politique,  à  mesure  que  les  causes 
extérieures  de  perturbation  ont  cessé,  les  symptômes  intérieurs  et 
de  désorganisation  profonde  se  sont  mieux  laissé  voir.  Je  m'en  tien- 
drai ici  à  la  littérature. 

Sous  la  restauration  on  écrivait  sans  doute  beaucoup  et  de  toute 
manière.  A  côté  de  qtielques  vrais  monumens ,  on  produisait  une 
foule  d'ouvrages  plus  ou  moins  secondaires,  surtout  politiques, 
historiques.  L'imagination  n'était  guère  encore  en  éveil  que  chez  les 
talens  d'élite.  A  cette  quantité  d'autres  écrits  de  circonstance  et  de 
combat ,  une  idée  morale ,  une  apparence  de  patriotisme ,  un  dra- 
peau donnait  une  sorte  de  noblesse  et  recouvrait  aux  yeux  du  pu- 
blic, aux  yeux  des  auteurs  et  compilateurs  eux-mêmes,  le  mobile 
plus  secret.  Depuis  la  restauration  et  au  moment  où  elle  a  croulé,  ces 
idées  morales  et  politiques  se  sont ,  chez  la  plupart ,  subitementabat- 
tues  ;  le  drapeau  a  cessé  de  flotter  sur  toute  une  cargaison  d'ouvrages 
qu'il  honorait  et  dont  il  couvrait,  comme  on  dit,  la  marchandise.  La 
grande  masse  de  la  littérature,  tout  ce  fonds  libre  et  flottant  qo*oo 
désigne  un  peu  vaguement  sous  ce  nom^  n'a  plus  senti  au  dedans  et 
n'a  plus  accusé  au  dehors  que  les  mobiles  réels ,  à  savoir  une  émula- 
tion effrénée  des  amours-propres ,  et  un  besoin  pressant  de  vivre  :  la 
littérature  industrielle  s'est  de  plus  en  plus  démasquée. 

Pour  ne  pas  s'effrayer  du  mot ,  pour  mieux  combattre  la  chose ,  il 
s'agît  d'abord  de  ne  se  rien  exagérer.  De  tout  temps ,  la  littérature 
industrielle  a  existé.  Depuis  qu'on  imprime  surtout ,  on  a  écrit  pour 
vivre,  et  la  majeure  partie  des  livres  imprimés  est  due  sans  doute  à 
ce  mobile  si  respectable.  Combinée  avec  les  passions  et  les  croyances 
d'un  chacun,  avec  le  talent  naturel ,  la  pauvreté  a  engendré  sa  part, 
même  des  plus  nobles  œuvres,  et  de  celles  qui  ont  l'air  le  plus  désin- 
téressé. Paupertas  impulit  audax,  nous  dit  Horace,  et  Le  Sage 
écrivait  Gil  Bios  pour  le  Ubraire.  En  général  pourtant ,  surtout  en 


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DE  LA  LITTÉRATURE  INDUSTRIELLE.  677 

France,  dans  le  coars  4q  xyiT  et  du  xviii*  siècle,  des.  idées  de  libé- 
ralité et  de  désintéressement  s'étaient  à  bon  droit  attachées  aux 
belles  œuvres. 

Je  sais  qu'on  noble  esprit  peut ,  sans  honte  et  sans  crime , 
Tirer  de  son  travail  un  tribut  légitime, 

disait  Boileau,  en  faveur  de  Racine,  et  c'était  une  manière  de  con- 
cession. Lui-même,  Boileau,  Taisait  cadeau  de  ses  vers  à  Barbin  et  ne 
les  vendait  pas.  Dans  tous  ces  monumens  majestueux  et  diversement 
continus,  des  Bossuet,  des  Fénelon,  des  La  Bruyère,  dans  ceux  de 
Montesquieu  ou  de  Buffon ,  on  n'aperçoit  pas  de  porte  qui  mène  à 
Tarrière-boutique  du  libraire.  Voltaire  s'enrichissait  plutôt  encore 
à  l'aide  de  spéculations  étrangères  que  par  ses  livres  qu'il  ne  négli- 
geait pourtant  pas.  Diderot,  nécessiteux ,  donnait  son  travail  plus  vo- 
lontiers qu'il  ne  le  vendait.  Bernardin  de  Saint-Pierre  offrit  l'un  des 
premiers  le  triste  spectacle  d'un  talent  élevé ,  idéal  et  poétique,  en 
chicane  avec  les  libraires.  Beaumarchais,  le  grand  corrupteur,  com- 
mença à  spéculer  avec  génie  sur  les  éditions  et  à  combiner  du  Law 
dans  l'écrivain.  Mais,  en  général,  la  dignité  des  lettres  subsistait, 
recouvrait  toute  cette  partie  matérielle  secondaire,  et  maintenait  le 
préjugé  honorable  dans  lequel  on  nous  secoue  si  violemment  aujour- 
d'hui. Sous  l'empire ,  relativement,  on  écrivit  peu  ;  sous  la  restaura- 
tion ,  en  écrivant  beaucoup,  on  garda,  je  l'ai  dit,  de  nobles  ensei- 
gnes. Il  est  donc  arrivé  qu'au  sortir  de  nos  habitudes  généreuses  ou 
spécieuses  de  la  restauration,  et  avec  notre  fonds  de  préjugés  un  peu 
délicats  en  cette  matière,  aujourd'hui  que  la  littérature  purement  in- 
dustrielle s'affiche  crûment ,  la  chose  nous  semble  beaucoup  plus  nou- 
velle qu'elle  ne  l'est  en  effet  :  il  est  vrai  que  le  manifeste  des  préten- 
tions et  la  menace  d'envahissement  n'ont  jamais  été  plus  au  comble. 
Ce  qui  la  caractérise  en  ce  moment  cette  littérature ,  et  la  rend  un 
phénomène  tout-à-fait  propre  à  ce  temps-ci ,  c'est  la  naïveté  et  sou- 
vent l'audace  de  sa  requête,  d'être  nécessiteuse  et  de  passer  en  de- 
mande toutes  les  bornes  du  nécessaire,  de  se  mêler  avec  une  passion 
effrénée  de  la  gloire  ou  plutôt  de  la  célébrité ,  de  s'amalgamer  inti- 
mement avec  l'orgueil  littéraire ,  de  se  donner  à  lui  pour  mesure  et 
de  le  prendre  pour  mesure  lui-même  dans  l'émulation  de  leurs  exi- 
gences accumulées  ;  c'est  de  se  rencontrer  là  où  on  la  supposerait  et 
où  on  l'excuse  le  moins ,  dans  les  branches  les  plus  fleuries  de  l'ima- 
;:i nation ,  dans  celles  qui  sembleraient  tenir  aux  parties  les  plus  déli- 
<:ates  et  les  plus  fines  du  talei\l. 


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698  nSTUIS'  MES  ^MEfTY  VOfllDBS. 

Chaque  époqm  a  sa  Mie  et  son  rHH ctf e^  en  RttéFatare  nous  tfon 
d^  asmté  (  et  trop^  aidé  peut-être)  à  Men  des  manies  ;  le  démoa  de 
l'élégie,  du  désespoir,  a  eu  son  temps;  Tart  pur  a  eu  son  culte, « 
mysticité;  mais  voici  que  te  masque  diauge;  riadoBtrie  j^éoètie  dans 
le  rêve  et  le  Tait  à  son  image ,  tout  t »  ae  faisait  fintaetiiinaaHiiiM 
loi  ;  le  démon  de  la  propriété  littéraire  monte  les  têtes  et  paraît  consti- 
tuer chez  quelques-ens  une  vraie  maladie  pindarique ,  mie  doMteét 
saint  Guy  curieuse  à  décrire.  Chacun  s^eiagéraoteon  importance,  se 
met  à  évaluer  son  propre  génie  en  sommes  rondes;  le  Jet  de  chaqoe 
orgueil  retombe  en  pluie  d'or.  Gela  va  aisément  è  des  millions,  Toa 
ne  rougit  pas  de  les  étaler  et  de  les  mendier.  Avec  plus  d'un  iDustre, 
le  discours  ne  tort  plus  de  là  :  c'est  un  cri  de  misère  en  «tyle  de  hante 
banque  et  avec  accompagnemeiit  d^espèees  sonnantes.  Marot,  ten- 
dant la  main  au  Roy  pour  avoir  cent  e$cus  dans  quelque  joli  diiaifl,  y 
mettait  moins  de  Façon etplusde  grâce  (1). 

Sur  ce  point  comme  sur  presque  tons  les  autret  qui  touchent  à  la 
littérature,  il  ne  s'élève  pointant  aueun  blême,  encan  rire  haut  et 
franc  :  la  police  e^^érieure  ne  se  frit  plus.  La  littérature  industrielle 
est  airivée  ft  supprimer  la  critique  et  ê  occuper  la  place  à  peu  près 
sans  contradiction  et  eonnne  si  elle  existait  seule.  Sans  doute  pour 
qui  considère  les  prOduetionsde  Tépoque  d*un  coup  d'ceil  complet, 
il  y  a  d'autres  IMératures  coeiiitantes  et  qui  ne  cesaent  de  pousser 

(I)  PtaiM  oa  Atf  ne  feiuer  piint 

Ou  «kniiar»  Icqaal  c|n*U<v«iidfai , 
A  Maroi  oecàt  oscus  apoinel , 
Et  il  promet  qu*en  son  pourpoint 
^wr  les  garder  ne  les  coadra... 

Je  conseille  de  relire  les  dizains  charnians  au  Roy  de  I^avarre  : 

Mon  second.  Boy,  j'a>  une  haquenée ,  etc.; 
et  à  la  Moynê  de  Navarre  : 

H»  eféancien ,  ^ui  ée  dUniat  a'oatcnne ,  etc. 

Dans  répltro  au  Roy  pour  avoir  etfê.  theràbé,  il  épuise  tous  les  tours  et  toites 
les  gentitteaset  de  ta  requête;  ii  a»  raasenble  pat  à  tam  de'geaa  insatiables,  tf^i 
il  ne  veuL4;)ibis  ci(6n  demander  : 

ifaiB  je  oeaunence  à  devenir  honteux 
fit  110  veut  pUis  à  voA  doDB  ja*anasler  ; 
Je  ne dy  pas,  si  voulez  rien  prester. 

Que  ne  le  prenne 

El  savez-vous ,  Sire ,  comment  je  paye? 


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DE  LA  UTTiRAmC  IWWTUBLLE.  ITO 

ârieu  et  honorables  traTam  :  par  exemple  la  liMératore  qu'on 
t  appeler  d'Aeadémie  des  loscriptieos  et  qui  rest^  fidèle  à  sa» 
»on  de  critique  et  de  recherche  en  y  portant  ma  f  edonbletneat 
tivité  et  en  y  introduisant  quelque  jeunesse;  il  y  a  encore  la  lit**- 
ture  qu'on  peutappeler  d'Université,  confinant  à  raHtare;  et  qui  par 
enseignemens,  par  des  thèses  qui  deyiennent  des  ouvrages,  est 
long-temps  sortie  de  la  routine  sans  perdre  la  Iradition.  liab,  il 
le  dire«  avec  toute Jestime  qu'inspirent  de  sendiIaUes  travaux^ 
tière  gloire  littéraire  d'une  nation  n'est  pas  là  ;  une  certaise  Tie 
ne,  libre  et  hardie^  chercha  toujours  aventucebors  de  ces  en-- 
ites  :  c'est  dans  le  grand  champ  dudehers  que  l'imagimiltoB  a 
^s  chances  de  se  déployer.  Or,  ce  champ  Ifiwe  qur  a  formé  Jus-* 
ci  le  priadpal  honneur  de  la  Franeei,  qu'en  af44ii  Mt?  Sa  condi- 
i  d'être  commun  et  ouvert  â  tous  l'a  sans  doute,  à  chaque  époque, 
ié  en  proie  à  tous  les  hasards  des  esprits.  Les  difféientes  fornM$s> 
(Danyais  |^At^  les  modes  bigarrées,  les  bruyantes  écoles  y  ont 
\é;  les  fausses  coulems  y  OAt  fait  torrent  Ce  diamfi,  en  un  mot ,  ai 
de  tous  temps  infesté  par  des  bandes  ;  maïs  jamais  B  ne  lui  arriva^ 
re  envahi ,  exploité ,  réclamé  à  titre  de  juste  possession ,  par  ud0 
de  si  nombreuse,  si  disparate  et  presque  organisée  connue  Mm* 
oyons  aujourd'hui ,  et  avec  cette  seule  devise  inscrite  au  drapeavt 
re  en  éarivant.  Dédain  ou  iutimidatioB^  on  se  tait  et  cela  gag^e^ 

le  vous  feny  ooe  belle-oéd«le 
A  veus  i^sfer  (  sass  uMre  s'6iilsii4  ) 
Quand  on  Yerra  tout  le  monde  contsiU  ; 
On  si  voulez ,  à  payer  ce  sera , 
Quand  votre  loz  et  renom  cessera. 


Mviseï  donc  si  vmis  avec  désfr 
Be  ries  imster  :  td»  m&fews  flaisir; 
Car  puis  un  peu ,  j'ay  basti  à  Oémeat 
Là  où  j*ay  fait  un  grand  desboursement , 
Et  à  Marot  qui  est  un  peu  plus  loing  : 
Tout  tMubera ,  qui  n'en  aara  le  soing. 


»nnade  pour  gasconnade ,  x^ette  deraièie ,  par  Tcspiég^Se ,  n'en  va«t-eHe  pas 

d'autres?  Quant  au  fond  de  la  requête,  il  est  le  même  chez  nous;  ra^  que  le 

1  changé!  «  Certes,  si  la  France  exerce  une  prépondérance  si  incontestable  et 

traMceodante  ta  Europe ,  elle  le  doit  snrlout  à  dix  oa  douze  hommes  éminens, 

■unes d'Ut,  d'iiiCeiligtooe,  de  poésie  6l4e  cœur, parmi  lesquels  je  suis.  » 

à  le  ëélMii  BoiiveMi  de  t«ote  osmpfadaie  :  c*«st  à  soa  de  trompe  qu'on  entoiiM 
tnnais  i»  pétition;  j'aimais  mieni  le  flageolet  de  Misais 


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680  REVUE  DES  DEUX  MO!a)ES. 

des  esprits  sérieux  et  qui  honorent  Tépoque ,  renfermés  dans  leon 
Tocations  spéciales ,  gardent  le  silence  sur  des  excès  qa*ils  ne  sau- 
raient comment  qualifier.  Cependant  de  grands  et  hauts  talens,  obsé- 
dés ou  aveuglés,  cèdent  au  torrent  et  y  poussent,  imitent  et  encou- 
ragent les  déportemens  dont  ils  croient  pouvoir  toujours  se  tirer  euï- 
mèmes  sans  déshonneur.  Quelques  plumes  sages  protestent  çà  et  là, 
à  la  sourdine;  mais  la  digue  n*est  nulle  part.  La  connivence  éteÎDt 
tout  cri  d'alarme.  On  en  est  réduit  (le  croirai t-on?)  sur  certaines 
questions  courantes  et  vives ,  à  n'avoir  plus  pour  sentinelle  hardie 
que  Tesprit  et  le  caprice  de. M.  Janin ,  qui  dit  ce  maGn-là  avec  un  bon 
sens  sonore  ce  que  chacun  pense.  Jamais  on  n'a  mieux  senti,  au  sein 
de  la  littérature  usuelle  et  de  la  critique  active ,  le  manque  de  tant 
d'écrivains  spirituels ,  instruits,  consciencieux ,  qui  avaient  pris  un 
si  beau  râle  dans  les  dernières  années  de  la  restauration,  et  qui,  an 
moment  de  la  révolution  de  juillet,  en  passant  brusquement  à  la  po- 
litique ,  ont  fait  véritablement  défection  à  la  littérature.  Quelque 
hauts  services  que  puissent  penser  avoir  rendus  à  leur  cause  les  an- 
ciens écrivains  du  Globe  devenus  députés,  conseillers  d'état  et  mi- 
nistres, je  suis  persuadé  qu'en  y  réfléchissant,  quelques-uns  au 
moins  d'entre  eux  se  représentent  dans  un  regret  tacite  les  autres 
services  croissans  qu'ils  auraient  pu  rendre,  avec  non  moins  d'éclat, 
à  une  cause  qui  est  celle  de  la  société  aussi  :  il  leur  suffisait  d'oser 
durer  sous  leur  première  forme ,  de  maintenir  leur  tribune  philoso- 
phique et  littéraire,  en  continuant,  par  quelques-unes  de  leurs 
plumes,  d'y  pratiquer  leur  mission  de  critique  élevée  et  vigilante; 
aux  temps  de  calme,  l'autorité  se  serait  retrouvée.  Leur  brusque  re- 
traite a  fait  lacune,  et ,  par  cet  entier  déplacement  de  forces ,  il  y  a 
eu,  on  peut  l'affirmer,  solution  de  continuité  en  littérature  plus  qu'en 
politique  entre  le  régime  d'après  juillet  et  le  régime  d'auparavant.  Les 
talens  nouveaux  et  les  jeunes  espoirs  n'ont  plus  trouvé  de  groupe  déjà 
formé  et  expérimenté  auquel  ils  se  pussent  rallier;  chacun  a  cherclié 
fortune  et  a  frayé  sa  voie  au  hasard;  plusieurs  ont  dérivé  vers  des  sys- 
tèmes tout-à-fait  excentriques ,  les  seuls  pourtant  qui  offrissent  quel- 
que corps  tant  soit  peu  imposant  de  doctrine.  Beaucoup,  en  restant 
dans  le  milieu  commun,  exposés  à  cette  atmosphère  cholérique  et 
embrasée ,  sur  ce  sol  peu  sûr,  en  proie  à  toutes  les  causes  d'excita- 
tion et  de  corruption ,  ont  été  plus  ou  moins  gâtés ,  et  n'ont  plus  su 
ce  que  c'était  que  de  l'être.  De  là,  une  littérature  à  physionomie  jus- 
qu'à présent  inouie  dans  son  ensemble ,  active ,  effervescente ,  ambi- 
tieuse, osant  tout,  menant  les  passions  les  plus  raffinées  de  la  cirili- 


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DE  LA  LITTÉRATURE  INDUSTRIELLE.  681 

sation  avec  le  saos-façan  effréné  de  l'état  de  nature;  perdant  un  pre- 
mier enjeu  de  générosité  et  de  talent  dans  des  gouffres  d'égoîsme  et 
de  cupidité  qui  s'élargissent  en  s'enorgueillissant;  et,  au  milieu  de  ses 
prétentions,  de  ses  animosités  intestines,  n'ayant  pu  trouver  ju£- 
qu'ici  d'apparence  d'unité  que  dans  des  ligues  momentanées  d'inté- 
rêts et  d'amours-propres,  dans  de  pures  coalitions  qui  violent  le  pre- 
mier mot  de  toute  morale  harmonie. 

Je  n'exagère  pas.  En  province ,  à  Paris  même ,  si  l'on  n'y  est  pas 
plus  ou  moins  mêlé,  on  ignore  ce  que  c*est  au  fond  que  la  presse,  ce 
bruyant  rendez-vous,  ce  poudreux  boulevart  de  la  littérature  du 
jour,  mais  qui  a,  dans  chaque  allée,  ses  passages  secrets.  En  parlant 
de  la  presse ,  je  sais  quelles  exceptions  il  convient  de  faire;  politi- 
quement j'en  pourrais  surtout  noter;  mais  littérairement,  il  y  en  a 
très  peu  à  reconnaître.  La  moindre  importance  qu'on  at&che  proba- 
blement à  une  branche  réputée  accessoire  a  fait  que  sur  ce  point  on 
a  laissé  aller  les  choses.  Il  en  est  résulté  dans  la  plupart  des  jour- 
naux, chez  quelques-uns  même  de  ceux  qui  passeraient  volontiers 
pour  puritains ,  un  ensemble  d'abus  et  une  organisation  purement 
mercantile  qui  fomente  la  plaie  littéraire  d'alentour  et  qui  en  dépend. 

Une  première  restriction  est  pourtant  à  poser  dans  le  blâme.  Il  faut 
bien  se  résigner  aux  habitudes  nouvelles,  à  l'invasion  de  la  démo- 
cratie littéraire  conune  à  l'avènement  de  toutes  les  autres  démo- 
craties. Peu  importe  que  cela  semble  plus  criant  en  littérature.  Ce 
sera  de  moins  en  moins  un  trait  distinctif  que  d'écrire  et  de  faire  im- 
primer. Avec  nos  mœurs  électorales,  industrielles,  tout  le  monde» 
une  fois  au  moins  dans  sa  vie,  aura  eu  sa  page,  son  discours,  son 
prospectus,  son  /oa5^,  sera  auteur.  De  là  à  faire  un  feuilleton,  il  n'y 
a  qu'un  pas.  Pourquoi  pas  moi  aussi?  se  dit  chacun.  Des  aiguillons 
respectables  s'en  mêlent.  On  a  une  famille ,  on  s'est  marié  par  amour, 
la  femme  sous  un  pseudonyme  écrira  aussi.  Quoi  de  plus  honorable, 
de  plus  digne  d'intérêt  que  le  travail  assidu  (fut-il  un  peu  hàtif  et 
Iftché)  d'un  écrivain  pauvre ,  vivant  par  là  et  soutenant  les  siens?  Ces 
situations  sont  fréquentes  :  il  y  aurait  scrupule  à  les  déprécier. 

De  nos  jours ,  d'ailleurs,  qui  donc  peut  se  dire  qu'il  n'écrit  pas  un 
peu  pour  vivre  [pro  victu  ] ,  depuis  les  plus  illustres?  Ce  mobile  va  de 
pair  même  avec  la  plus  légitime  gloire.  Pascal,  Montaigne,  parlant 
des  philosophes  qui  écrivent  contre  la  gloire,  les  montrent  en  con- 
tradiction avec  eux-mêmes  et  la  désirant.  Et  moi  qui  écris  ceci,  ajoute 
Pascal...  Et  moi-même  qui  écris  ceci,  doit-on  se  dire  lorsqu'on 
écrit  sur  ceux  qui  écrivent  un  peu  pour  vivre. 


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Ma»  ces^av^isBenens  doimés ,  ces  précautions  prises ,  et  profltsit 
et  celte  «ndace  f|a*apptRe  h  nécesâté  même,  et  de  cette  inspiralioD 
Apre  et  fibre  «d'une  vie  de  plus  en  phis  dégagée ,  on  est  en  posllion  et 
en  droit  *de  dire  le  vrai  connne  on  Tentend  snr  an  en9emble  dont 
rimpression  n'est  pas  douteuse,  dont  le  résnttat  révolte  et  crie  de 
plus  en  phis.  L'état  actocl  tle  la  presse  quotidienne ,  en  ce  qui  con- 
cerne la  littérature,  est,  pour  trancher  le  mot,  désastreux.  Aucune 
idée  morale  n'étant  en  balance ,  il  est  arrivé  qu'une  suite  de  cir- 
constances matérielles  a  graduellement  altéré  la  pensée  et  en  a  déoa- 
Uiré  l'eipression.  Et,  par  exemple,  M.  de  Martignac  a  légué,  sus 
s'en  douter,  un  germe  de  mort  aux  journaux  par  sa  loi  de  juillet  1898, 
loi  plus  libérale,  nuris  qui ,  en  rendant  à  certains  égards  les  publica- 
tions quotidiennes  ou  périodiques  plus  accessibles  à  tous,  les  greva 
de  certaines  conditions  pécuniaires  comme  contre-poids ,  et  qui,  en 
les  arHégeant  à  l'endroit  de  la  police  et  de  la  politique,  accrat  en  lear 
sein  la  charge  industrielle.  Pour  subvenir  aax  frais  nouveaux,  que 
ferons-nous?  disaient  les  journaux.  —  Eh  bien!  vous  fereï  des  an- 
nonces, leur  répondait-on.  Les  journaux  s'élargirent;  l'annoDCC 
naquit ,  modeste  encore  pendant  quelque  temps  ;  mais  ce  Tut  Ten- 
Amce  de  Gargantua ,  et  eHe  passa  vite  anx  prodiges.  Les  conséquences 
de  l'annonce  furent  rapides  et  infinies.  On  eut  beau  vouloir  séparer 
dans  le  journal  ce  qui  restait  consciencieux  et  libre,  de  ce  qui  deve- 
nait pubRc  et  vénal  :  la  limite  An  filet  (ni  bientôt  franchie.  LaVr- 
ûknne  (f  )  servît  de  pont.  Comment  condamner  à  deux  doigts  de  dls- 
Isttce,  tpialifierdétestable  et  fiineste  ce  qui  se  proclamait  et  s'affichait 
deux^dotgts  plus  bas  comme  la  merveille  de  l'époque?  L'attraction  des 
majuscules  croissantes  de  l'annonce  remporta  :  ce  fut  une  montagne 
d'aimant  qui  Ht  mentir  la  boussole.  Afin  d'avoir  en  caisse  le  profit  de 
l'annonce,  on  eut  de  la  complaisance  pour  les  livres  annoncés;  la  cri- 
tique j  perdit  son  crédit.  Qu'importe!  l'annonce  n'était-elle  pas  la 
partie  la  plus  productive  et  la  plus  nette  de  l'entreprise?  Des  joor- 
naux  parurent ,  uniquement  fondés  sur  le  produit  présumé  de  fan- 
nonce  :  alors  surtout  h  complaisance  fut  forcée;  toute  indépendance 
et  toute  réserve  cessèrent. 

Cette  malheureuse  annonce  n'a  pas  eu  une  influence  moins  fatale 


(1)  Pour  ceux  qui  Hgoosent ,  nous  dirons  que  la  réekmui  est  la  petite  note  gtisée 
vers  la  fin,  à  YiMtérieur  du  journal,  d'ordinaire  payée  par  le  Utoiiie,  ins^éels 
même  jour  que  Tannonce  ou  le  lendemain ,  et  donnant  en  deux  mots  un  peUt  ja|e- 
ment  flatteur  qui  prépare  et  préjuge  celui  de  Tarticle. 


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DE  LA  XITTiRAXCAB  INDUSTEISLLE.  688 

9»  la  librairie;  pour  sa  tioDiie  part ,  elle  a  contribué  à  la  taer«  Corn* 
ment?  L'annonce  constitue,  après  Timpression,  un  redoublement  de 
fcaia  qu'il  faut  prélever  sur  la  première  vente,  avant  d'atteindre 
aucun  profit;  mille  francs  d'annonces  pour  un  ouvrage  nouveau; 
anssi^  à  partir  de  là^  le&  libraires  ont-ila  impitoyablement  eiLÎgé  des 
auteurs  deux  volumes  au  lieu  d'un^  et  des  veÂumes  in-8''  au  lk>u  d'ua 
format  mokadre;  car  cela  ne  coûte  pas  plus  àannonœr^  et,  les  frais 
d'annonce  restant  les  mômes,  la  vente^^moias  estdouble  et  répare* 
De  cascades  en  cascades,  je  n'aurais  pasda  si  tAl  fini  suc  Vaunonce^ 
qui  demanderait  toute  une  histoire  :  Swift,  d'une  encre  amère,  l'au- 
rait tracée. 

La aituationiles  journaux  a  notablement  empké  depuis  Tintcoduc* 
tîoo  de  la  presse  dite  à  quarante  francs  :  je  pe  m'attacbe  à  juger  que 
du  contre^coup. moral.  Le  personnage  trop  célèbre  et4'une  capacité 
aussi  incontestable  que  malheureusement  dirigée,  qui  a  eu  cette 
idée  hardie,  prétendait  tuer  ce  qu'on  appelait  le  monopole  de  quel- 
ques grands  journaux  ;  mais  il  n'a  fait  que  mettre  tout  le  monde  et 
lui-même  dans  îles  concHtions  plus  ou  moins  illusoires,  et  où  il  d&>- 
vient  de  plus  en  plus  difficile,  à  ne  parler  même  que  de  la  littérature, 
de  se  tirer  d'atCaire  avec  vérité,  avec  franchise*  Les  journaux,  par 
cette  baisse  de  prix,  par  cet  éiargissemeot  de  format,  sont  devenus 
de  plus  en  phis  tributaires  de  l'annonce  :  elle  a  perdu  son  reste  de 
pudeur,  si  elle  en  avait.  Maintenant,  quand  on  lit  dans  un  grand 
journal  l'éloge  d'un  livre,  et  quand  le  nom  du  critique  n'offre  pas  une 
garantie  absolue ,  on  n'est  jamais  très  sûr  que  le  libraire  ou  même 
Fauteur  (  si  par  grand  hasard  l'auteur  est  riche)  n'y  trempent  pasua 
peu.  Il  est  très  fâcheux  qu'à  l'origine  de  cette  espèce  dlnvasion  de  la 
presse  dite  à  quarante  francs,  les  conséquences  morales  et  littéraires 
n'en  aient  pas  été  présentées  avec  vigueur  et  netteté  par  quelqu'une 
des  plumes  alors  en  crédit.  Une  voix  pourtant,  celle  de  Carrel ,  avait 
commencé  à  s'élever,  quand  elle  s'est  tue.  Les  autres  journaux  étaient 
trop  intéressés  sans  doute  dans  la  question ,  et  le  Vous  êtes  arjèvrer^ 
eût  diminué  l'autorité  de  leur  résistance.  Malgré  cette  défaveur  de 
position ,  certains  faits  auraient  pu  ressortir  avec  évidence  et  eertir 
tude.  Je  crois,  par  exemple,  que  c'a  été  une  faute  au  Journal  des 
DébaiSy  resté  après  tout  à  la  tète  de  la  littérature  quotidiennei, 
d'obéir  en  cette  crise  à  son  système  de  prudence ,  et  de  ne  pas  pro- 
tester tout  haut.  Mais  comment  alors,  dans  le  gouvernement,  des 
honunes  d'état  sérieux  et  vertueux  ont^ils  pu  prêter  appui  à  la  légère, 
et  dans  des  vues  toutes  momentanées^  à  des  opérations  quln'ontjaraaîa 


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eSi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

présenté  aucune  chance  de  succès  légitime  et  qui  entraînaient  no- 
blement à  une  corruption  immédiate?  Ce  qui  est  certain  (et  en  rédui- 
sant toujours  notre  point  de  vue) ,  c'est  que  la  moralité  littéraire  de 
la  presse  en  général  a  baissé  depuis  lors  d'un  cran.  Si  l'on  peignait  an 
complet  le  détail  de  ces  mœurs ,  on  ne  le  croirait  pas.  M.  de  Baliaca 
rassemblé,  dernièrement,  beaucoup  de  ces  vilainies  dans  un  roman 
qui  a  pour  titre  un  Grand  Homme  de  Province  y  mais  en  les  envelop- 
pant de  son  fantastique  ordinaire  :  comme  dernier  trait  qu'il  a  omis, 
toutes  ces  révélations  curieuses  ne  l'ont  pas  brouillé  avec  les  gens  en 
question,  dès  que  leurs  intérêts  sont  redevenus  communs. 

Au  théâtre ,  les  mêmes  plaies  se  retrouveraient  ;  les  monirs  ou- 
vertement industrielles  y  tiennent  une  place  plus  évidente  encore.  11 
en  fut  ainsi  de  tout  temps  :  mais ,  dans  une  histoire  du  théâtre  depuis 
dix  ans ,  on  suivrait  le  contrcrcoup  croissant  et  désordonné  de  ce 
mauvais  régime  littéraire.  L'exigence  des  auteurs  en  vogue  aug- 
mente et  souvent  ne  ressemble  pas  mal  à  de  la  voracité.  Pour  se  les 
attacher  on  a ,  par  exemple ,  l'appât  des  primes  :  aussitôt  une  pièce 
de  l'un  d'eux  lue  et  reçue ,  une  somme  est  donnée,  cinq  mille  francs, 
je  crois,  si  la  pièce  a  cinq  actes.  Quand  la  pièce  réussit ,  quand  te 
engagemens  se  tiennent  avec  quelque  fidélité,  tout  va  au  mieux, 
mais  l'ordinaire  n'est  pas  là.  Les  théâtres  s'en  tirent  parfois  poor- 
tant  mieux  que  le  reste.  Leur  plaie  réelle  a  toujours  été  dans  la  ra- 
reté des  bonnes  pièces  et  dans  celle  des  bons  sujets,  des  bons  actenrs. 
Une  seule  bonne  fortune  en  ce  genre  répare  bien  des  perles.  Passons. 

C'est  à  la  littérature  imprimée ,  à  celle  d'imagination  particulière- 
ment, aux  livres  auparavant  susceptibles  de  vogue ,  et  de  degrés  en 
degrés  à  presque  tous  les  ouvrages  nouveaux,  que  le  mal,  dans  la 
forme  que  nous  dénonçons,  s'est  profondément  attaqué.  Depuis 
deux  ans  surtout,  on  ne  vend  plus  :  la  librairie  se  meurt.  On  a  tant 
abusé  du  public,  tant  mis  de  papier  blanc  sous  des  volumes  enflés  et 
surfaits,  tant  réimprimé  du  vieux  pour  du  neuf,  tant  vanté  sur  tous 
les  tons  l'insipide  et  le  plat ,  que  le  public  est  devenu  à  la  lettre 
comme  un  cadavre.  Les  cabinets  de  lecture  achètent  à  peine.  On  a 
vu  dernièrement  un  auteur  réclamer  tout  haut  contre  l'usage  de 
quelques-uns  de  ces  cabinets  qui,  pour  ne  pas  se  ruiner  en  dou- 
bles achats,  découpent  dans  les  journaux  et  font  relier  les  romans 
qui  paraissent  en  feuilletons  :  l'auteur  dénonçait  avec  indignation 
cette  mesure  économique  :  c'est  heureux  qu'il  n'en  ait  pas  déféré 
au  procureur  du  roi.  Mais  qu'attendre  aussi  d'un  livre  quand  il  ne 
fait  que  ramasser  des  pages  écrites  pour  fournir  le  plus  de  colonnes 


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BB  LA  LITTÉRATURB  INDUSTRIELLE.  685 

a?ec  le  moins  d'idées?  Les  jonroam  s'élargissent,  les  feailletons  se 
distendant  indéfiniment ,  Télasticité  des  phrases  a  dû  prêter ,  et  Ton 
a  redoublé  de  vains  mots,  de  descriptions  oiseuses,  d*épithètes  re- 
dondantes :  le  style  s'est  étiré  dans  tous  ses  fils  comme  les  étoffés 
trop  tendues.  Il  y  a  des  auteurs  qui  n'écrivent  plus  leurs  romans  de 
feuilletons  qu'en  dialogue ,  parce  qu'à  chaque  phrase  et  quelquefois 
à  chaque  mot,  il  y  a  du  blanc,  et  que  l'on  gagne  une  ligne.  Or,  sa- 
vez-vous  ce  que  c'est  qu'une  ligne  ?  Une  ligne  de  moins  en  idée , 
quand  cela  revient  souvent,  c'est  une  notable  épargne  de  cerveau  ; 
une  ligne  de  plus  en  compte,  c'est  une  somme  parfois  fort  honnête. 
Il  y  a  tel  écrivain  de  renom  qui  exigera  (quand  il  condescend  aux 
journaux]  qu'on  lui  paie  deux  francs  la  ligne  ou  le  vers,  et  qui  ajou- 
tera peut-être  encore  que  ce  n'est  pas  autant  payé  qu'à  lord  Byron. 
Voilà  qui  est  savoir  au  juste  la  dignité  et  le  prix  de  la  pensée.  Il  se 
rencontre  des  entrepreneurs  charlatans  qui  consentent  à  ces  excès  de 
prétention  pour  avoir  au  moins  un  article  et  se  parer  d'un  nom  :  cela 
se  regagne  sur  l'actionnaire.  Des  hommes  ignorans  des  lettres,  enva- 
hissant la  librairie  et  y  rêvant  des  gains  chimériques ,  ont  fait  taire 
les  calculs  sensés  et  ont  favorisé  les  rêves  cupides.  Ainsi  chacun  est 
allé  tout  droit  dans  son  égoïsme,  coupant  l'arbre  par  la  racine.  Cha- 
cun ,  en  y  passant,  a  effondré  le  terrain  sous  ses  pas  :  qu'importe  les 
survenans  ?  après  nous  le  déluge  !  L'écrivain  ayant  mis  son  cerveau 
en  coupe  réglée,  il  y  a  eu  des  mécomptes ,  bon  an  et  mal  an  comme 
on  dit  :  les  livres  vendus  et  payés  d'avance  n'ont  pu  toujours  être 
faits.  De  scandaleux  procès  ont  trop  souvent  éclairé  ces  misères.  Quoi 
donc  d'étonnant  que  la  librairie ,  ainsi  placée  entre  toutes  les  causes 
de  ruine ,  entre  son  propre  charlatanisme,  les  exigences  des  auteurs, 
les  exactions  des  journaux ,  et  enfin  la  contrefaçon  étrangère,  ait 
succombé?  Car  il  n'y  a  plus  de  librairie  en  ce  moment  que  celle 
d'université ,  de  droit,  de  médecine ,  de  religion ,  précisément  parce 
qu'en  ces  branches  spéciales  elle  est  restée  à  peu  près  soustraite  aux 
diverses  atteintes. 

J'ai  nommé  la  contrefaçon  étrangère,  et  je  l'ai  nommée  la  dernière 
parce  qu'en  effet  elle  ne  vient  qu'en  dernier  lieu  dans  ma  pensée,  et 
qu'il  y  a  bien  d'autres  causes  mortelles  avant  celle-là.  Tel  ne  paraît 
pas  l'avis  de  beaucoup  d'intéressés,  et  c'est  à  la  contrefaçon  étrangère 
presque  uniquement  qu'auteurs  et  éditeurs  s'en  sont  pris  dans  la  der- 
nière crise.  Je  crois  pourtant  qu'eux-mêmes  les  premiers  ont  fait 
beau  jeu  à  la  contrefaçon  belge,  qui  se  fonde  avant  tout  sur  le  débit 


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de  iroUiiDesgros  de  matière  eià  boihflMrehâ  (1).  Mme  aanspréleiÉi 
dimiBBer  l'idée  da  tort  imiBeiise  iia*a|iportB  la  ctnireCaçoB  eslà- 
lieurei  oo.  n'y  peut  rien  dîtectOBest:  il  fasinit  MuMiemlunato 
de  gOQvemeneBtv  Eoe  BégoeiaiionÂteniaUMiide,  Ob  ftit  bien  d'ap> 
peler  et  de  provoquer  retteatiOD  do  pownir  SBr  oe  p^ui;  lepownr 
a  fait  senbteot  de  s*eo  ocKBper,  CBBHW  il  fva  toivovs  dé^^ 
ce  qui  lai  sera  déféré  a¥ec  bniît  et  grand  coacert  d^tévètseaMif 
fcance  :  mais  tout  s*eat  borné  ÂdeadéoMMisIratioiit.  Qa'an  lepaane 
toutefois v<ttt*4>D  le  prêche  et  qg'onrédîOelt  dciiMM  ^  a'ti  jamoyev: 
rien  demieux«ettavec4eIaeeaalaBee  et  quelque  eioqoaoteaBS  de 
lutte»  nos  Wilberforce»  qui  ont  conpaié  la  oantreiaçaB.ètran0èn  i  h 
tsaite  des  nègres»  pourront f  emporter.  Hais»  encore  un  oonp^in'y 
a  rien  là  sur  quoi  Ton  ait  prise  immédiate,  et  cda  eat»  wtm  qmk 
société  récemment  fondée  à  Toocasion  nènae  4m  4éfaat,  k  Sêdàl 
des  Gens  de  LeUres^  après  avoir  posé  le  principe  géfténd,  a  dà  appfr 
quer  son  activité  vers  des  détails  t)taa  intériem^. 

L'idée  première  de  cette  société  est  dne  à  un  écrimn  tf e^mt* 
IL  Desnoyers,  qui  a  su  conserver  dans  la  mêlée  la  ^ob  aotîiie  ta 
intentions  droites  et  des  habitudes  élevées  de  caraeièfv«  Danseeqie 
je  me  permettrai  de  dire  de  Tassociation  naiaiHile^  je  m'cnqnemi 
moins  de  son  objet  positif  et  financier  que  des  coaaéqiKiKes  iitt^ 
raires  probables  et  de  certains  abos  (  il  s*ea  f^iaae  partoot  «  ei  sarlont 
dans  les  corps}  qui  pourraient  s'entrevoir  d^  Riea  de  ploslégîtîae 
assurément  que  des  gens  de  lettres  s'aasociant  poor  s'entendre  de 
leurs  intérêts  matériels  et  s'y  éclairer.  A.  défaut  de  k  eoatas&içBa 
étrangère  qu'on  ne  peut  atteindre,  il  y  a  des  manières  de  eoatrefsçia 
à  l'intérieur,  sinon  pour  les  livres,  du  moins  pour  les  Ceailleftotts:  i 
y  a  des  journaux  voleurs  qui  vous  citent  et  voaa  cepioBt.  Qaelqaei 
auteurs  entichés  pourraient  s'en  trouver  purement  et  simphtiMt 
&attés;  de  plus  agiierris  et  de  plus  stricts  uaeraieiit  du  droit  de  lé* 
pression ,  requéiunt  en  justice  doaunages  et  intéeèts  ;  le  ptassàpetle 
plus  fructueux  est  d'amener  par  transactign  ces  joiiniam  i  jptfet 
tribut  pour  leur  reproduction,  et  à  s'abonaett  ea  quelque  ssiAe,  à 
vous.  Régulariser  en  un  mot  ce  geace  decoatrefagea  à  l'inténev:^ 
voilà  un  résultat.  Comme  l'hooune  de  lettnes  isolé  a  peu  de  force,  da 
loisir,  et  souvent  pou  d'entenle.de  ces  chicanes  «  aa  agent  spéàd,  su 

(1)  Le  succès  de  \a petite  Bibliothèque  du  libraire  CUar()enUer  prouve  que  de  boa 
litres  remplis  et  peu  ehers  gardd^ient  tontes  chances  :  et  encore  n*aHCron  pas  um- 
jaurs  été  scaipulein  ëoaar  les  ciMihi. 


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DE  LA  UITTÈRATUHE  I?ÎD6STR1CLLB.  687 

ocHBÎté  peuMnent,  TeWeront  pour  Ini  et  plaideront  son  intérêt. 
I  Riea  de  raieux;  jiraqae-ià.  n  y  a  toujours  à  prendre  garde  cependant 
I  de  trop  alîéier  les  droits  de  l'individH  dans  le  pouvoir  du  comité.  Si 
,  en  traitant,  par  «xewple,  arec  chaque  membre  de  h  société,  un  édi^ 
,  teur  se  trourait  avoir  afEaire  à  une  société  plus  réenement  proprié-^ 
taire  de  ses  œuvres  à  quelques  égards  que  lui-même,  ce  serait  un 
inconvénient,  une  entrave,  une  vraie  servitude.  Si  une  Revue  (pour 
préciser  encore  mieux) ,  qui  paie  un  article  à  un  auteur,  se  trouvait 
presque  aussitôt  dépossédée  de  cet  article  par  quelque  journal  payant 
tnbttt  régulier  àe  reproduction  à  cet  auteur,  ce  serait  une  piquante 
£açon  d*ètre  leurré  :  on  serait  contrefait  à  bout  portant ,  à  Taide  de 
ee  4ni  aurait  été  fondé  précisément  contre  la  contrefaçon.  Mais  je 
laisse  là  ces  ^uesticms,  qui  appartiennent  au  plus  subtil  du  code  de 
eemuierce;  je  ne  sais  jusfu'oà  la  légalité  s'en  accommodera  ;  les  tri- 
bunaux ,  mis  en  demeure  de  prononcer  dans  quelques  cas ,  paraissent 
jusqu'ici  peu  y  condescendre,  et  les  vieux  juges,  ouvrant  de  grands 
yeux ,  n'y  entendent  rien  du  tout.  On  conçoit  cependant ,  je  le  répète, 
une  société  de  gens  de  lettres  s'entendent  de  leur  mieux  pour  s'as- 
awer  le  plus  grand  salaire  possible  de  leurs  veflles,  si  leur  force  unie 
se  contient  dais  des  termes  d'équité  et  ne  va  jamais  jusqu'à  la  coac- 
tiiMi  envers  les  éditeurs  :  car  il  ne  faudrait  pas  tomber  ici  dans  rien 
qjoi  rappelât  les  coàlllîons  d'ouvriers;  on  a  bien  crié  contre  la  cama- 
imierie ,  ceci  est  déjà  du  cùmpagnonnage. 

Premier  résultat  moral  pourtant.  Quelle  que  soit  la  légitimité 
alricte  du  fond ,  n'est-il  pas  triste  pour  les  lettres  en  général  que  leur 
oonditiofi  natérieiHe  et  leur  préoccupation  besogneuse  en  viennent 
à  ce Klegré  d'organisation  et  de  publicité?  Je  m'étais  flguré  toujours, 
peur  ce  qu'on  appelle  la  propriété  Rttéraire,  quelque  chose  de  plus 
souple.  On  écrit,  on  achève  un  livre;  on  traite  de  la  vente  avec  un 
Rbniire;  on  remplit  ses  conditions  et  hii  les  siennes;  après  quoi  Ton 
rentre  dans  sa  propriété.  Si  Ton  est  contrefait  en  Belgique  dans  Fin- 
tervatle,  malheur  et  honneur!  Le  libraire  n'est  pas  d'ailleurs  tout-à- 
fast  sans  l'ai^r  prévu.  Au  Keu  d'un  livre,  est-ce  de  simples  articles 
qu^on  écrit  :  on  traite  avec  xm  journal ,  on  remplit  mutuellement  ses 
conditions.  %\  Ton  est  contrefeit,  copié  par  une  feuille  voleuse,  c'est 
Kafiaife  du  journal  de  défendre  son  t>ien,«t  de  poursuivre,  s'il  lui 
plaît.  L'auteur  reste  dans  l'ignorance  de  ce  détail  et  se  lave  les  mains 
do  procès.  C'est  là  sans  doute  une  économie  politique  bien  élémen- 
taire et  bien  mesquine  en  fait  de  propriété  littéraire  :  elle  doit  faire 
pitié  à  bien  des  illustres;  il  y  a  particulièrement  de  quoi  faire  hausser 


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I 


688  BEVUE  DES  DEUX  MOHDES. 

les  épaules  à  plus  d'un  de  nos  dou:^  maréchaux  de  Frumee,  comoe 
les  appelle  le  président  actuel  de  la  Société  des  Gens  de  Leiirts  dam 
une  lettre  récenunent  publiée  (1)  ;  car  un  marédial  de  France  en  lit- 
térature, c'est  un  de  ces  hommes,  sachez-le  bien,  qui  offrent  à  Pex- 
ploitation  une  certaine  surface  commerciale,  ^o\xe  chéliTe  et  frugale 
théorie  de  propriété  littéraire  n*a  qu'un  avantage  :  tant  qu'die  a 
régné  dans  les  lettres,  on  n'y  jetait  pas  un  éclat  de  financier  aux 
yeux  des  passans,  on  ne  les  attroupait  pas  non  plus  autour  de  ses 
misères. 

Mais  la  Société  des  Gens  de  Lettres  nous  paraît  receler  d'autres  in- 
convéniens  littéraires,  si  elle  n'y  prend  garde.  Dans  de  telles  associa- 
tions, la  majorité  décide;  et  qu'est-ce  que  la  majorité  en  littératore! 
La  société  s'engage  (c'est  tout  simple)  à  aider  ses  membres,  i  pitH 
curer  le  placement  de  leurs  trayaux ,  à  aplanir  aux  jeunes  gens  qui 
en  font  partie  l'entrée  dans  la  carrière.  Mais  où  sont  les  condîtîoDS 
littéraires  et  les  garanties  de  l'admission?  Tout  le  monde  peatse  dire 
homme  de  lettres  :  c'est  le  titre  de  qui  n'en  a  point.  Les  plus  empressés 
à  se  donner  pour  tels  ne  sont  pas  les  plus  dignes.  La  société  songera- 
t-elie  au  mérite  réel  dans  l'admission?  peut-elle  y  songer?  où  sera 
l'expertise?  Dans  les  compagnonnages  des  divers  métiers,  on  ne  reçoit 
que  des  ouvriers  faits  et  sur  preuves;  mais,  en  matière  littéraire, 
qui  décidera?  Voilà  donc  une  société  qui  recevra  tons  ceux  qui  s'of- 
friront pour  gens  de  lettres,  et  qui  les  aidera,  et  qui  les  orgaoisera 
en  force  compacte;  et  dans  toutes  les  questions,  les  moindres,  les 
moins  éclairés,  les  moins  intéressés  à  ce  qui  touche  vraiment  les 
lettres,  crieront  le  plus  haut,  soyez-en  sûr.  Les  bons  esprits  que  ren- 
ferme l'association  ont  dû  y  réSéchir  déjà,  et  par  expérience.  Qne 
serait-ce  qu'une  société  qui,  comprenant  la  presque  totalité  des  lit- 
térateurs du  jour  à  tous  les  degrés  de  l'échelle,  deviendrait  pour  eox 
une  espèce  d'assurance  mutuelle  contre  la  critique  et  pour  la  louange? 
Je  signale  un  écueil  lointain,  mais  non  pas  toutefois  sans  qu'il  y  ait 
des  signes  avant-coureurs.  Ne  voit-on  pas  des  journaux,  coalisés  sur 
ce  point,  s'entendre  à  merveille,  au  milieu  des  injures  qu'ils  se  lan- 
cent par  d'autres  endroits?  Le  Siècle  répétait  l'autre  jour  la  lettre  da 
président  de  la  société,  et  l'empruntait  courtoisement  à  in  Pretscj 
en  ajoutant,  sans  rire,  que  cette  lettre  soulevait  de  graves  questions. 
Je  crains  que  le  spirituel  Charivari  n'ait  aussi,  cette  fois,  oublié  de 
rire.  Les  journaux  politiquement  s'attaquent,  s'injurient,  se  font 

(1)  Voir  la  Preste  et  le  Siècle  des  18  et  10  août. 


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DE  LA  LITTÉRATURE  INDUSTRIELLE. 

avanie  et  guerre  :  les  Teuilletons  fraternisent.  On  correspond  d'une 
place  à  l'autre  par  le  bas,  par  le  rez-de-chaussée,  par  les  caves. 

Mais  que  fais-je  en  ce  moment?  Et  n'est-ce  pas  courir  de  grands 
risques  que  de  parler  ainsi?  Car  un  des  inconvéniens  d'une  telle  so- 
ciété, si  encore  elle  n'y  prend  garde,  ce  serait  l'intimidation.  Quand 
on  se  croit  la  force  en  main ,  on  en  abuse  aisément.  L'autre  jour,  il 
est  arrivé  à  une  personne  de  notre  connaissance,  à  l'ancien  gérant  de 
cette  Revue  y  d'être  accusé  d'un  mot  inoui  :  il  se  serait  plaint,  en 
plaisantant,  d'avoir  affaire  à  deux  sortes  de  gens  les  plus  indiscipli- 
nables  du  monde,  les  comédiens  et  les  gens  de  lettres.  Le  propos  eût 
été  leste,  et  je  ne  puis  croire  que  M.  Buioz  l'ait  tenu.  Quoi  qu'if  en 
soit,  une  note  se  trouva  insérée  dans  deux  ou  trois  journaux,  dans 
ceux-là  même  qui  s'attaquent  tous  les  matins  en  politique,  mais  qui 
s'entendent  si  cordialement  en  littérature,  note  qui  avait  une  tour- 
nure vraiment  officielle,  et  qui  relatait  qu'à  la  nouvelle  du  propos 
scandaleux,  le  comité  de  l'association  s'était  transporté  chez  le  mau- 
vais plaisant  pour  recevoir  son  désaveu  formel.  On  a  inséré  tout  cela 
sans  rire.  Il  n'est  donc  peut-être  plus  permis  de  dire  que  les  gens  de 
lettres  sont,  non  pas  indisciplinables,  mais  trop  disciplinés,  et  que  la 
coalition  en  ce  sens  aurait  d'étranges  conséquences.  Il  y  a  peut-être^ 
à  l'heure  qu'il  est,  des  personnes  qui  se  croient  les  représentans 
uniques  et  jurés  de  la  littérature  française,  prêts  à  vous  demander 
compte  des  bons  ou  méchans  mots,  et  à  vous  citer  par-devant  eux 
pour  la  plus  grande  dignité  de  l'ordre.  Ce  serait  une  liberté  de  plus 
que  nous  aurions  conquise,  et  semblable  à  beaucoup  d'autres,  en  ce 
siècle  de  liberté  :  Boileau  le  satirique  et  le  portraitiste  La  Bruyère 
auraient  eu  meilleure  condition  en  leur  temps.  Au  reste,  nous  par- 
lons d'autant  plus  à  l'aise  de  cette  Société  des  Gens  de  Lettres,  que,  le 
grand  nombre  nous  en  étant  parfaitement  inconnu ,  une  portion  suf- 
fisante du  moins  nous  semble  offrir,  par  les  noms,  toute  sorte  de  ga- 
ranties. Nous  sommes  persuadé  qu'une  quantité  de  membres  sont  de 
notre  avis  au  fond,  et  qu'ils  sauront,  au  besoin,  résister  aux  tenta- 
tives d'envahissement  immodéré.  S'il  faut  quelque  audace  pour  cela, 
ils  l'auront.  Comment  n'en  serions-nous  pas  persuadé,  quand,  pour 
citer  un  illustre  exemple,  nous  trouvons  que  le  membre  qui  a  le 
premier  présidé  la  société  est  M.  Yillemain?  Je  ne  puis  m'éter  de  la 
pensée  que  le  spirituel  académicien  n'avait  accepté  cette  charge  que 
pour  avoir  occasion ,  avec  ce  bon  goût  qui  ne  l'abandonne  jamais  et 
avec  ce  courage  d^esprit  dont  il  a  donné  tant  de  preuves  dans  toutes 
les  circonstances  décisives,  de  rappeler  et  de  maintenir  devant  cette 

TOMB  XIX.  45 


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690  ABVUE  B£S  INBUX  M0NIIES. 

démocratie  liltéraireles  vrais  principes  de  riodëpendance  et  dngoàL 
n  est  dommage  que  d'aulres  fouctions  saprèmes  Taîent  entevé  hwà 
flu'il  ait  pu  exprimer  ce  qui  dans  sa  bouche  aurait  eu  une  aatdrité 
charmante.  Hais  tant  que  cette  espèce  de  courage  ne  manquera  pe 
aux  hommes  de  talent  haut  placés,  il  y  aura  de  la  ressource  contit 
le  mal. 

M.  de  Balzac,  qui  a  été  nommé  président  à  runanimité  en  remphh 
cement  de  M.  Yillemain ,  aidera  peut-être  au  même  résultat  par  des 
moyens  contraires.  Homme  d'imagination  et  de  fantaisie ,  il  la  porte 
trop  aisément  en  des  sujets  qui  en  sont  peu  susceptibles,  et  il  pousse, 
sans  y  songer,  à  des  conséquences  fabuleuses  dont  chaque  œil  peut 
redresser  de  lui-même  Tillusion.  Sa  lettre  sur  la  propriété  littéraire, 
que  nous  avons  déjà  indiquée,  est  Taite  par  ce  genre  d*excfe  pour 
remettre  les  choses  au  vrai  point  de  vue  :  elle  ne  tend  à  rien  moins 
qu'à,  proposer  au  gouvernement  d'acheter  les  œuvres  des  dixov  douze 
vutréchaux  de  France  y  à  commencer  par  celles  de  l'auteur  laF-mème 
fini  s'émlneÀ  deux  millions^  si  j'albien  compris.  Vous  imaginez-voiB 
ie.gpuvememant  désintéressant  l'auteur  de  la  Pl^siologie  du  Mariage 
afin  de  la  mieux  répandre ,  et  ûéhMutles  Conies  drolaitques  comme 
on  ^vend^ilu  papier  timbré?  Des  conséquenees^si  drolatiques  sont  tris 
propres  à  faire  .rentrer  en  luiniiême  le  démon  ide  la  propriété  URé* 
faire,  dont JU.  de  Balzac  n'a  peutrêtre  voulu,  après  tout,  quesenKh 
quBT  agréablement. 

Mon;  ituel  que  soit  à  chaque  crise  son  redoublement  d^iespénMe 
et  d'audace,  ta  littérature  indusrtrielte tue  triomphera  pas;  eUea'ai- 
ganiseraTien  de  grand  ni  de  fécond  poor  îles  lettres.,  parce  i|K 
L'inspiration  n'est  pas  là.  Déjà  en  deux  ou  trois  cireonsèances  no- 
tables ,  depuis. plusieurs  années^  elle  a  édioué  {fastueusement  SBe 
a^itrallié  des  noms,  des  plumes  célèbres,  sans  lien  vrai;  eHelesn 
compromises,  décréditées  plutôt  en  détail ,  sans  en  rien  tirer  decol- 
lectif.ni  de  puissant.  J)éjà  on  l'a  vue  à  l'œuvre  dans  ootte  entrepôt 
gigantesque  qui  s'intitulait  l'Europe  littéraire,  une^autre  foiadansiB 
Chronique  de  Paris  renouvelée ,  une  autre  fois  et  plus  Fécemnent 
dans  la.presse  à  quarante  fraacs..Au. théâtre,  ellea^eu  à  sa  dévotion 
la  scène  de  la  Renaissance  :  qu'en  a-t*elle  fait?  Gcaee  aux  promptes 
rivalités,  aux  dérections,  aux  exigences,  cet  instrument  dérouté  se 
rérugie.dans  la  musique  etse-sauve ,  comme  il  peat,  par  des  tradso- 
(ions  dlQpéra  italien.  Le  drame: industriel  a  eu ,  à^d'autres  momens, 
d'autres  théâtres  encore,  la  porte  Saint-Martin.,  rOdéau,  lesFraa- 
çaisuévskt,  qui ,  pour  n'en  pas  subir  les  conditions  ruineuses,  ont  dA 


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BB  LA  LlTTÉaAITRB  INDUSTRIELLE.  691 

bientôt  réloîgnerou  ne  s'y  ouvrir  qu'avec  précaution.  Cette  littéra- 
ture en  un  mot,  qu'on  est  fâché  d'avoir  tant  de  fois  à  nommer  indus- 
trielle quand  on  sait  quels  noms  s'y  trouvent  mêlés ,  a  eu  le  vouloir 
et  les  instramens  d'innovation ,  les  capitaux  et  les  talens,  elle  a  tou- 
jours tout  gaspillé  :  ridée.morale  était  absente,  même  la  moindre;  la 
cupidité  égoïste  d'un  chacun  portait  bientôt  ruine  à  l'ensemble. 

PowÉQDtt,  èchaqpe  rap-ise  dft  tÈBtative;  c^stpour  touseeui  qui 
aiment  eneoreprofôwdément  les^letltes  lé^moraent  de-veffler.  De  nos 
jours  le  bas  fond  remonte  sans  cesse,  et  devient  vite  le  niveau  commun, 
le  reste  s'écroulant  ou  s'abaissant.  Le  mal  sans  doute  ne  date  pas  d'au- 
jourd'hui ;  mais  tout  est  dans  la  mesure ,  et  aujourd'hui  on  la  comble. 
Les  ressources  sont  grandes,  maïs  elles  tournent  aisément  en  sens 
contraire  si  on  ne  les  rallie.  Entrez  dans  les  bibliothèques  :  quelle 
émulation  ardente!  que  de  jeunes  gens  étudient,  et  dans  une  bonne 
direction,  ce  semble  !  Mais  qu'il  faut  peu  de  chose  à  travers  ces  no- 
bles efforts  pour  les  faire  dévier  et  avorter  !  Il  est  donc  urgent  que  tous 
les  hommes  honnAlesse  tiennent,  cbacun  d'abord  dans  sa  propre 
dignité  (on  le  peut  toujours],  et  entre  eui,  autant  qu'il  se  pourra  et 
quel  que  soit  le  point  de  départ,  par  des  convenances  fidèles  et  une 
intelligenee  sympathique.  C'est  le  cas  surtout  de  retrouver  le  courage 
d*esprit  et  de  savoir  braver.  Que  cette  littérature  industrielle  existe, 
mais  qu'elle  rentre  dans  son  lit  et  ne.  le  creuse  qu'avec  lenteur  :  il  ne 
tend  qfie  trop  naturellement  à  s'agrandir.  Pour  conclure  :  deux  liUér 
ratures  coexistent  dans^une  proportion  bien  inégale  et  coexisteront  de 
{dos  en  pkis^  mêlées  entre  elles  conune  le  bien  et  le  malen  ce  raûAde, 
confondues  JBsqa'au  jour duijugement  rtAchons  d'avancer  et  de  mûrit 
ce  jugement  en  dégageant  la  bonne  et  en  limitant  l'autre  avec  fier^ 
meté. 

Sainte-Beuve. 


k5. 


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SALERNE  ET  PŒSTUM. 


Des  voyageurs  qui  se  copient  et  qui  répètent  ce  que  d'autres  ont  dit,  au  lieu 
Mie  chercher  à  se  rendre  bien  compte  de  leurs  propres  impressions,  nous  pei- 
gnent tout  le  pays  qui  environne  INaples  comme  une  sorte  de  paradis  terrestre  : 
il  ne  faut  pas  les  croire  sur  parole.  De  Caserte  et  de  Capoue  à  ^~aples  la  cam- 
pagne est  d'une  rare  fertilité,  mais  sa  fertilité  même  la  rend  monotone.  On 
marche  pendant  des  heures  entières  entre  une  double  muraille  de  verdure, 
au-dessus  de  laquelle  on  entrevoit  de  temps  à  autre  la  cime  bleue  d'une  mon- 
tagne lointaine.  Point  d'échappées  de  vue,  point  d'horizon ,  toujours  la  màne 
vigne  mariée  aux  mêmes  ormeaux.  Toutes  ces  routes  de  la  plaine  sont  nou- 
vellement plantées,  et  je  ne  sais  à  quel  propos  on  a  badigeonné  en  blanc,  de 
deux  en  deux ,  les  arbres  nains  qui  les  bordent,  ce  qui  ajoute  peu  a  l'agrément 
du  paysage. 

D'autre  part ,  la  côte  de  Pausilippe  a  été  beaucoup  trop  vantée.  Les  i^nes 
en  sont  pauvres,  sans  mouvement ,  et  d'un  parallélisme  trop  prolongé  ;  la  vé- 
gétation y  est  nulle ,  et  les  constructions  y  sont  trop  nouvelles  et  trop  régu- 
lières. La  mer  seule,  qui  baigne  les  rochers  dont  la  base  de  la  côte  est  hérissée, 
et  qui  pénètre  dans  leurs  sombres  cavités,  la  mer  seule  a  conservé  son  admi- 
rable transparence  et  son  éternelle  beauté. 

De  la  pointe  de  Pausilippe  à  l'extrémité  du  cap  Misène,  s'étendent  les  côtes 
de  Pouzzole  et  du  golfe  de  Baia,  ces  côtes  désolées  par  les  tremblemens  de 
terre  et  le  mauvais  air  ;  leur  courbure  autour  de  la  baie  est  gracieuse,  mais  le 
sol ,  dépouillé  de  végétation ,  n'offre  de  toutes  parts  que  rochers ,  cendres  et 
ruines.  Ceux  qui  vantent  encore  la  beauté  de  ces  côtes  ne  peuvent  donc  le 
faire  que  par  une  sorte  de  réminiscence  et  de  scrupule  classique.  Après  deux 
mille  ans,  ils  se  sont  cru  obligés  de  répéter  avec  Horace  : 

«  Nullus  in  orbe  sinus  Baiis  prselucet  amsnis.  » 


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SALBRNE  HT  FOBSTUM.  093 

En  revanche,  de  Tautre  c6té  du  golfe  de  Naples,  au  pied  de  ces  montagnes 
qui  s'étendent  de  Salerne  au  promontoire  de  Minerve  (  punia  délia  Campa- 
iiella),  le  pays  est  Tun  des  plus  beaux  qu'on  puisse  voir,  soit  qu'on  parcoure 
les  rivages  de  la  mer  de  Castellamare  au  piano  de  Sorrente,  des  îles  de  Caprée 
et  des  Syrènes  à  Amalfi  et  à  Salerne,  soit  que,  pénétrant  au  coeur  des  monta- 
gnes, on  explore  les  riches  et  populeuses  bourgades  de  Gragnano,  de  Nocem 
et  de  la  Gava,  ou  les  sites  alpestres  de  l'antique  Ravello  et  du  mont  Santo- 
Angelo. 

Cet  admirable  pa^'s  of&e  encore  un  autre  genre  dlntérét.  Là ,  comme  sur 
la  côte  de  Baia  et  de  Pouzzole,  ou  comme  au  pied  du  Vésuve  à  Pompeïa  et  à 
Herculanum ,  les  peuples  qui  se  sont  succédé  ont  laissé  partout  des  traces  de 
leur  passage.  Ce  ne  sont  plus  cependant  des  rmnes  grecques  ou  romaines  que 
nous  trouvons  à  étudier,  ce  sont  des  ruines  et  une  histoire  plus  récentes,  et 
qui  n'en  ont  pas  moins  leur  célébrité,  des  ruines  lombardes,  moresques  et 
normandes,  l'histoire  de  ces  peuples  conquérans  et  celle  plus  intéressante  en- 
core de  la  république  d'Amalfi. 

Lorsque  l'on  a  traversé  Portici,  ce  magnifique  et  ennuyeux  faubourg  de  Na- 
pies,  et  toutes  ces  bourgades  qui,  le  pied  dans  la  mer,  forment  à  la  base  du 
Vésuve  une  ceinture  de  blanches  maisons ,  on  franchit  le  Sarno ,  et  l'on  arrive 
à  une  jolie  ville  dont  les  maisons,  carrées  et  sans  toits ,  s'étagent  au  pied  de 
collines  aiguës  revêtues  de  verdure  de  leur  base  à  leur  sommet,  et  couronnées 
de  tours  élancées.  Cette  ville,  c'est  Nocera ,  Kocera  des  Païens  (  de  Pagani  ). 
II  y  a  six  siècles  que  ce  nom  a  été  donné  à  l'antique  Nvceria ,  et  voici  à  quelle 
occasion. 

Frédéric  II ,  ce  grand  et  bizarre  monarque ,  qui  régna  trente  ans  comme 
empereur,  trente-huit  ans  comme  roi  de  Germanie,  et  cinquante-deux  ans 
comme  roi  des  Deux-Siciles  ;  ce  prince  athée ,  qui  combattit  le  pape  et  passa 
cinq  ans  de  sa  vie  à  solliciter  son  pardon  ;  cet  excommunié,  qui  conquit  Jéru- 
salem ,  et  qui ,  sous  le  poids  de  l'interdit ,  ne  put  trouver  un  prêtre  pour  célé- 
brer une  messe  d'actions  de  grâces  dans  la  ville  conquise,  et  pour  placer  sur  sa 
tête  la  couronne  de  son  nouveau  royaume;  Frédéric,  avant  de  passer  en  Pa- 
lestine ,-  avait  reconquis  sur  les  Sarrasins  la  Sicile ,  alors  l'une  des  plus  riches 
provinces  du  royaume  de  ^'aples.  Retranchés  dans  les  montagnes  du  centre  de 
nie,  les  plus  déterminés  de  ces  Africains,  que  les  historiens  du  temps  appellent 
à  tort  des  barbares,  menaçaient  toujours  les  villes  du  littoral;  Frédéric  leur 
offrit  de  riches  domaines  dans  ses  états  de  terre  ferme,  s'ils  voulaient  faire 
leur  soumission  et  lui  prêter  un  nouveau  serment  de  fidélité.  Beaucoup  d'entre 
eux  acceptèrent  sur-le-champ  les  offres  de  l'empereur,  et  furent  transportés  à 
Luceria ,  dans  la  Pouille.  Frédéric,  que  les  auteurs  du  temps  accusent  de  sym- 
pathie pour  ces  infidèles,  tint  religieusement  la  parole  qu'il  leur  avait  donnée. 
Les  Sarrasins  restés  dans  llle ,  encouragés  par  cet  exemple ,  ne  tardèrent  pas 
à  se  soumettre  aux  mêmes  conditions,  et  furent  à  leur  tour  transportés  à  Nu- 
ceria  ou  Nocera,  dans  la  riche  vallée  du  Sarno  :  cette  ville  prit  dès-lors  le  nom 
de  Nocera  des  païens. 


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RBVnB  DBS  nUX  ■DHDBS. 

Dans  ces  tanps4à^  paieiiaetofaréliea8.diffîraièstpaa.  iMBtsis.Dùmmais, 
et  Frédério-à  lear  exemple,  avaient  un  sérail  et  sefiHSMttl  aarvir-par  des  Ma- 
melucks  (1).  De  plus,  nombmd'aTenturiarftchrétienas'iteîeiitiiiélésaux.â»» 
rasins ,  ^  ces  Africains ,  étaUis  depuis  des  âèeleft  en  SfeiJé,.  aSétaleBt  en  qurf- 
que  sorte  confondus  aivec  la^population  indigène.  Ne  mmiéUmuanB  domtiçm 
m  aujourd'hui  les  païens  dé  Noeera  ont  une  tournure  des  plus  «rtboénea^  d 
sont  ausû  parûiitenient Italiens  que  leshalntansde  Grenade ^-el  deMalagajoal 
Espagnols. 

Qui  le  croirait?  ce  fbrent  eerSarrasins  daLaoeriaet  de  Hoceia  ^Mais 
restèrent  fidèles  aux  priboes.dela  maison  de  Sfloabe,  quand  tant  laratadt 
royaume  les  abandonnait,  et  qui  piaeèrenft  eaqnelfue4firtftla.eoiinBMftsv 
le  front  de  Maafred^  frigitifi 

Cet  héroïque  Manfrei,  «a  piésetsat  sanlidtfvaot  l6Sirain{Mffts«da.'  Iduenav 
nous  n^pelle  Napoléon  sooa  les  Bwr&de.OfBDolrie;  Bni&Napoléon  aiaît  une 
armée,  et'Mlinfred  étattrsaoL 

Un  grand  nombre  de  soldats  sarrasins  gamîlaaif nt  Jet  cdéhb«ox  eC  JéS;m»* 
ehicoulls.  Leur  dév«raementélail:dmitenx;  Màrd^sio,  r'enncnoîpasQBiKlde 
Manfred,  les oonmandait.  Un. seul  de  ces  Africainsa'a  qa:à:handRSon.ara^ 
et  il  est  maître  delà  viedu  pronrit. 

—  VoieiYOtre  seigneur!  leur  crie  Manfred. en.  arabe;  confiant  dans  iiÉie 
loyauté,  il  vkntse mettre  entre  vos  mains vonYfe2s4uivorporteiJ 

Les  Sarrasins  ont  reoonnu  sa  voir;  il»  le  saluent  avec  enthoaaîaame. 

—  Entrez!  entrez!  s'écrientoils,  avant  que: Marobbiosaehe  Totse  arrivée,  et 
nous  répondons  de  votre  vie  ! 

Mais  Marchisio,  qui  habite  le  palais,  a  les  clés  de  la. ville  ;  on  ne  pentoufrir 
sans  son  ordre.  Manfred,  que  le  moindre  retard  peut  perdre,  se  oouche  ktenù, 
et  veut  se  glisser  dans  la  place  par  un  égout  qui  passe  sous  le  mur. 

—  (Test  par  la  porte  que  notre  prince  doit  entrer  !  s'écrient  Jes  soldats  ardiea 
Et  ils  enfoncent  les  portes  h  coups  de  hache;  piûis  enlevant  Manfred  daus^koa 
bras,  il  J'entrainent  vers  le^ palais  en  poussant  des  cris  de  joie.  Marohuîe,.^ 
ces  cris  réveillent,  fait  raenter  à  cheval  ses  hommes  d'armes,  et,  se  mettanli 
leur  télé,  deseend  dans  la  ville,  bien  décidé  à  combattre  les  séditieux.  Il  sfÊÊt- 
çoit« Manfred  au  mHieu  d'eux,  et  reste  pétrifié. 

—  A  genoux  !  à  genoux  devant  le  fils  de  votre  empereur  !  s'écrient  le  peufb 
et  les  soldats  de  Manfred;  à  genoux  !  répètent  ses  propres  gardes.  Et  Mardûsit» 
descend  deebef al,  et: s» jettera  tsm^eaux  piedsdu  proscrit. 

Qpnlques.semaîneAs^éliîent  à  F^ine  écoulées,  et  Manfred  avait ,  à^riaidle 
de  ses  fidèle»  Sarrasinsv  reconquis  le  royaume  de  son  père  (2). 
La>  routerda  Nooem  àla^Cana)  longe 4e  hames  montagnes.  coii9ertea»d^oae 

(i)  Villàol,  |ji.^llb;  Ylvcap.  n  pa9;l&Sû'«*¥oir4èpottniitquecelliîstoriMiMS 
a  hissMo&édéeievpeiifaitoqaMlBit  èirftrresaMMm,  car  îL^st  d'^ 
crudité., 

(a)  Nieolaî  de  Jamsilla ,  Histor. 


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àaUe  y!^;élilion ,  et  sur  lesquelles  soot  groupées,  de  distttice  tn^distanceviai 
.gtand  nombre  de  gracieuses  babîtatioBS  ;  ces  maisons  sans  loîts,  blMwbes 
«anmerifoire  et  ombragées  de  cyprès  et  de.pinsdltalie,  ont  quelque  choee 
4^£ricaia;  un  de  nos  compagnons  de  voyage  trouvait  une  ressemblance  fisap- 
ïpante  entre  ce  paysage  de  la  Cava  et  les  gorges  de  rAtlas,^du  edtéde  9eltda. 
iDcs.paysans,  vêtus  seutement  d'une  chemise  tt  d^uncaleçon  de  toilCrqui  iaîs- 
fient  voir  leurs  bras  et  leurs  jambes  cuivrés,  et  qui,  tout  en  cbeminant,  dinent 
^vec  une  poignée  de  fèves  crues ,  complètent  la  ressemblance. 

Il  suffît  de  jeter  un  coup  d*œil  sur  les  rues  et  les  places  de  la  Cava,  peur  re- 
jeonnaltre  un  pays  de  manufactures.  C'est  là  que  se  fabriquent  les  meilleurs 
jdraps  du  royaume.  Les  ouvriers  de  ees  manufactures  sont  à  peine  vêtus;  ils 
n'ont  cependant  pas  Tair  morne  et  souffrant  des  ouvriers  anglais.  Ils  chantent 
è  tue-téte,  et  se  démènent  au  milieu  de  leurs  métiers  comme  autant  de  singes, 
ca  bien  Us  dorment  à  Tombre  d'un  mur.  La  plupart  sont  remplis  d'intelli- 
^Bce,  et,  si  chez  eux  l'amour  du  travail  était  en  raison  du  besoin  et  de  l'adresse, 
ce  seraient  les  premiers  ouvriers  du  monde.  Les  ouvriers  sont  bien  ^yés,  sur- 
tout pour  un  pays  où  les  denrées  sont  à  vil  prix;  cependant,  quand  l'oooasion 
M  présente,  ils  mendient  effrontément.  Pour  nous  ouvrir  un  passage  à  travc» 
^ees^bras  et  ces  mains  tendus,  il  fallut  que  BoVte  eieermie  levât  son  bâton. 
jOstun  remède  héroïque,  mais  Je  seul  qui  soit  efBcace.  Je>  m'attendais  à  voir 
4ttelques4Uis  de  ces  colosses,  taillés  en  Hercule,  se  relever  et  assommer  l'Un- 
^nident;. nullement  :  Ils  tournèrent  le  dos,  et,  tout  en^se  garant  de  leur  mieux, 
Jls. retournèrent  en  riant  à  leurs  métiers.  Un  étranger  qui  se  permettrait  une 
ifaxeîlle  inêoUnu  dans  un  atelier  .français,  serait  sur  l'heure  mis  en  pièees; 
mieux  vaudrait  pour  lui  qu'il  passât  entre  les  cylindres  et  l«s4ents  des  ma- 
«chines  :  autre  peuple ,  autres  mœurs.  Mais  aussi  l'étrangei;,  au  «ortir  de  la 
«fabrique  frmnçaise,!est  à  peu  pièssâr  deretroaver  sa  bourse  et  sa  BMmtre  dans 
sa/foehe,  tandis  que  celui  qui  sort  de.ia  fabrique  napolitaiae,  s'il  n'a  pas,  pris 
aes^récautions,  pourra  bien  trouver  ses  poches  retournées.  C'est  du  moins*  oe 
.^uenou&ont' assuré  nos  amis  de  Naples  ;  .aussi  étions-nous* sur  nos  gardes. 

Le  pays  renfermé  entre)  les  monts  Falesio,  Albinio  et  la  mer,  et  qui  s'étend , 
.d'un  coté,  de  la  Cava  h  Saleme,  de  l'autre,  de  la  Trinité  de  la  Cava  à  Vietri, 
.fêVLt  être  considéré  comme  la  terre  classique  des,  paysagistes.  Il  est  impossible 
.d'imaginer  de  plus  belles  lignes  de  montagnes,  de  phis  beaux  groupes  de  fabri- 
ques, plus  de  richesse  de  végétation  et  un  plus  sublime  assemblage  de  ravins, 
.de  rochers  et  de  ruines.  La  ligne  de  mer,  qui  se  montre  à  l'horifon  entre  les 
/montagnes  comme  un  bandeau  d'émeraudeou  de  lapis,  termine  admûable- 
•ment  chaoun  de  ces  tableaux,  auxquels  elle  donne  une  infinie  profondeur.  Ce 
r^ysage  est  bien  supérieur  aux  sites  si  vantés  de  la  campagne  ronnine  ;  il  offre 
lia  réunion» de  deux  qualités  qui  semMent  s'exclure ,  et'dont  l'âne  au  moins 
/manqueaupaysagedel'Ariceîa,  de  CasteKGandolfo  et  de  FniBcati  :  grandeur 
et  gaieté. 

Le  fameux  monastère  de  bénédictins  de  la  Trinité  de  la  Cava  est  situé  sur 
les  pentes  escarpées  du  mont  Falesio  (.ce  nom4lonnéà  cearochesjiafBkiises 


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696  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

date  sans  doute  de  la  conquête  des  Normands).  Dominé  par  de  hauts  rodios 
auxquels  il  est  adossé ,  il  est  entouré  d'épaisses  forêts.  C'est  au  fond  de  ce  dé- 
sert qu'existe  le  plus  précieux  dépôt  de  diplômes,  de  chroniques  et  de  diaites 
italiennes.  Quelle  curieuse  histoire  des  princes  lombards  et  normands  de  Bé- 
névent,  de  Salerne  et  de  Capoue,  et  des  républiques  de  Naples,  de  Sorrente 
et  d'Amalfi ,  ne  referait-on  pas  avec  les  documens  entassés  dans  ces  arcfaifes! 
Le  moyen-âge  tout  entier  vit  dans  ces  parchemins  et  ces  liasses  poudreuses; 
mais  la  multiplicité  des  pièces,  Tabsence  de  catalogue  et  un  esprit  de  cachot- 
terie peu  libéral,  rendent  les  recherches,  sinon  imposâtes,  du  moins  extrê- 
mement pénibles.  Je  dois  ajouter  que  le  moine  qui  nous  faisait  les  honnems 
de  la  bibliothèque  de  la  Trinité  paraissait  peu  capable  d'apprécier  les  richesses 
qu'elle  renfermait,  et  dont  il  se  montrait  néanmoins  singulièrement  jakmx. 
Notre  homme  n'avait  de  bénédictin  que  le  nom,  et  Ton  eût  pu  sans  injustîee 
l'accuser  d'ignorance.  On  a  dit  d'un  bibliothécaire  incapable  :  C'est  un  nwii^ 
à  qui  on  a  confié  un  sérail;  ce  mot  se  serait  appliqué  à  merveille  anhénédicda 
de  la  Trinité. 

Les  femmes  de  la  Gava  sont  renommées  pour  leur  beauté;  ce  devrait  être 
plutôt  pour  leur  force.  Elles  rappellent,  pour  la  stature,  Iç  IVuit,  de  Michel- 
Ange,  et  pour  la  parfaite  r^larité  des  traits  et  l'embonpoint  peut-être  im 
peu  trop  prononcé,  la  Justice,  de  Giacomo  délia  Porta  (1).  Tandis  que  je  des- 
ânais  la  vue  d'un  couvent  voisin  de  la  Gava,  plusieurs  jeunes  filles  s'excr 
çaient  à  la  lutte  sur  un  tertre,  à  quelques  pas  de  moi.  Il  y  avait  dansknis 
mouvemens  autant  de  souplesse  que  de  force,  mais  peu  de  grâce  et  eoooie 
moins  de  pudeur.  L'une  d'elles,  de  beaucoup  la  plus  belle  et  en  même  temps 
la  plus  forte ,  eût  couché  un  bœuf  à  terre  d'un  coup  de  poing. 

Les  femmes  de  la  Gava  sont,  du  reste,  viriles  de  plus  d'une  £siçod.  U  y  a 
quelques  années,  il  n'était  bruit  dans  tout  le  pays  que  de  la  singulière  histoire 
de  la  femme  médecin.  Cette  femme,  élevée  par  ses  parens  comme  un  homme, 
sans  qu'on  ait  pu  savoir  pour  quel  motif,  apprit  le  latin  chez  un  vieil  onde, 
curé  de  Furore,  dans  le  voisinage  d'Amalfi ,  et  suivit  les  cours  de  médecine  de 
l'école  de  Salerne,  où  elle  prit  ses  grades.  Il  est  impossible  qu'elle  n'ait  point 
eu  alors  de  notions  précises  de  son  sexe,  ses  études  anatomiques  n'ayant  pa 
manquer  de  l'éclairer.  Néanmoins  elle  garda  le  silence  et  persista.  Elle  exer- 
çait la  médecine  avec  succès ,  quand  un  jour  une  jeune  fille  qu'elle  avait  soi- 
gnée pendant  une  longue  maladie  devint  amoureuse  du  joli  docteur  et  lui 
déclara  sa  passion.  Comme  il  repoussait  ses  avances,  elle  l'accusa,  dans  sa 
fureur,  d'avoir  tenté  de  lui  faire  violence.  L'affaire  était  grave.  Une  serrante 
que  la  jeune  fille  avait  séduite  déposait  comme  elle.  Salvator,  c'était  le  nom  du 
docteur  de  la  Cava ,  perdit  patience,  et,  à  ce  qu'il  paraît ,  prouva  la  calomnie 
en  plein  tribunal ,  et  de  façon  à  ne  pouvoir  laisser  de  doutes  dans  l'es^ 
de  ses  juges.  Je  n'ai  pu  savoir  si  depuis  ce  singulier  médecin  avait  continué  à 
exercer.  Un  vieux  patron  de  barque  de  Vietri  m'a  assuré  qu'il  l'avait  connrf, 

(1)  Tombeau  de  Paul  III  à  Saint-Pierre. 


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.  SALERNB  ET  PŒSTUM. 

et  que  de  médecin  il  était  devenu  sage-femme.  Il  a  ajouté  que ,  rech< 
sieurs  fois  en  mariage,  il  avait  repoussé  les  meilleurs  partis,  qu'enfin  il 
mort  fort  jeune.  Les  médecins  napolitains  avec  qui  j'ai  causé  de  cette  histoire 
prâendent  que  le  docteur  de  la  Gava  n'était  ni  honune  ni  fenune,  mais  réu- 
nissait les  deux  sexes. 

En  se  rendant  de  la  Gava  à  Vietri ,  on  traverse  le  ravin  sur  plusieurs  ponts, 
qu*à  leur  grandeur  et  à  leur  solidité  on  pourrait  regarder  comme  autant  d'ou- 
vrages des  Romains.  La  route  est  suspendue  au-dessus  de  précipices  au  fond 
desquels ,  en  approchant  de  Vietri ,  on  aperçoit  un  aqueduc  en  pierres  grises, 
qui  doit  avoir  été  construit  du  temps  des  Sarrasins  et  des  Normands.  En  efifet , 
rensemble  du  monument  a  une  légèreté  que  ne  présentent  pas  les  ouvrages 
romains,  plus  massivement  assis.  L'appareil  en  est  fort  grossier.  Les  pierres 
ne  sont  ni  polies  ni  taillées;  on  s'est  contenté  de  les  dégrossir  sur  l'une  de 
leurs  fàoes ,  et  l'on  a  rempli  les  inégalités  avec  du  plâtre  et  des  cailloux  rap- 
portés. Ajoutons  à  cela  que  l'arc  de  quelques-unes  de  ces  voûtes  superposées 
est  ogival.  Cette  construction  peu  régulière  ne  manque  cependant  pas  d'un 
certain  caractère  d'audace  qui  rappelle  les  monumens  du  Nord,  et  son  effet 
dans  le  paysage  est  des  plus  frappans.  Cet  aqueduc  sert  encore  aujourd'hui  à 
la  conduite  des  eaux  d'un  bord  à  l'autre  de  la  vallée,  et  de  pont  aux  monta- 
gnards ,  qui  ne  craignent  pas  de  s'aventurer  sur  sa  périlleuse  arête. 

A  plus  d'un  mille  de  distance  de  Vietri,  l'air  est  rempli  du  parfum  des  ci- 
tronniers et  des  orangers  qui  croissent  dans  les  jardins  de  cette  bourgade  pit- 
toresque ,  et  qu'apporte  la  brise  de  mer.  Ces  jardins  sont  de  toute  beauté.  C'est 
la  végétation  des  pays  méridionaux  dans  son  plus  grand  luxe;  les  orangers, 
les  cédrats  et  les  grenadiers  plient  sous  le  poids  des  fruits  dont  ils  sont  cou- 
verts. Malheureusement  un  dragon  veille  à  la  porte  de  chacun  de  ces  jardins 
des  Hespérides;  ce  dragon,  c'est  l'affreuse  misère.  Impossible  de  s'arrêter  un 
instant  aux  environs  de  la  ville  sans  être  assailli  par  une  bande  de  gueux  en  hail- 
lons ,  et  sans  être  assourdi  par  l'éternel  cri  de  la  mendicité  italienne  :  Date 
me  qwtkhe  cosa!  Il  faut  battre  en  retraite  devant  ces  mendians  effrontés,  et 
se  contenter  d'admirer  en  courant. 

Vietri,  construit  en  amphithéâtre  sur  des  roches,  et  formant  en  quelque 
sorte  plusieurs  bourgades  étagées  les  unes  sur  les  autres ,  peut  le  disputer  en 
pittoresque  à  la  Cava.  Cest  un  genre  plus  sauvage  et  moins  gai,  un  tableau  de 
Salvator  après  un  paysage  du  Gaspre.  Ses  différens  corps  d'habitations ,  ré- 
pandus sur  les  deux  côtés  du  rarin  ou  cachés  dans  ses  profondeurs ,  sont  domi- 
nés par  des  montagnes  calcaires  des  plus  belles  formes.  La  plupart  de  leurs 
cimes  sont  aiguës ,  et  peut-être  ces  immenses  pyramides  sont-elles  un  peu 
uniformément  couvertes  de  verdure,  mais  elles  doivent  à  cette  verdure  leur 
richesse  de  contour  et  leur  modelé  vraiment  merveilleux.  Vues  à  certaines 
heures ,  et  dans  certains  effets  de  lamière ,  on  dirait  de  hauts  obélisques  sur 
lesquels  on  aurait  jeté  une  splendide  tenture  de  velours  vert  ou  violet,  ornée  de 
broderies  pourpres  à  franges  d'or.  Ces  montagnes  sont  assises  sur  de  larges 
bancs  de  roches  blanches  ou  jaunâtres,  de  formation  calcaire,  dont  le  pied 


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eW  revue::  VB»  DEI7£  MONimS. 

^ôQgeffoâMidéaiciitidaiis  la  mer.  Qoelques-nnfs  de  ces  roches^  délad)étt4ft 
blôeprincipal ,  forment  de  petits  jlots  autxMir  deÉq«eli<s<nittgrcnipéa  nonbndÉ 
iMo^cs  oecnpées'à  It'ptche  des  coquillages  et  des  langmiiteB  qmst  réfikpË: 
dans  leurs  ifUentieee.  I>»436té  de  Saieroe,  Fiioe  de  ces  roches,  de  la  gfOM 
d'une  maison,  minée  par  la  mer,  s'est  fraîchement  détacfaéfr^tt  laicoUloftflii 
laquelle  Vtoiri'esbLbâid.  Le  rehord:de'laxasme  à^ùàJ*éBùfÉMsôàÊdtesÈ/çttA 
esicbéaiirfitcanfé<eeiiMBe^uQe!geMtvefiaignftot&  Totitiàsoteéiideï^cMidéefr 
nDe^^cmtiiriÉeéescdea^iBaiaDiiBLqui.  seoiifaieBtt  n'tfmnr  été.  pBéeanéeasqaBitsr 
miraloto  dlnnejukie^fiaie^  sOr  qui  à  la  propheôle  tev^MtesataKontr  infitiflSili^ 

Qhomsh  Vmotûiejàtjfkàn'^  8Hr4e:elleoûft?de^la;QaTft^.qii]e6t^ti^e^Iltiird« 
ptesfèflieBrfahiiqwa  deiglaees  «l  de  venreriès  du  jroyaume  idedKapklK 

Eit«oftaiil  dè'Vieiriv  la^route semble  sepréeipiterdÀiis  ia  oki^  jnaisieatà 
ocaip  eUe^faH  ttii>déteiir.Ters^la.gaache,  elàireattiémité^^uBe  IcU&nnpedi 
rootanraii'apcvçeîl  Srierne^  soB-^oUe  el  8on:diâlean  pMrohé  smxvBfiUmièéi 
t»tté  de J' iB^piilli iittt  desi  montagnes  an  niUienjdesqoeHesiarvikuealnMfr 
sHuitet  Sdeme^  Hune  dcs^villes  les  plus  importantes  da:nqranmaaki%^iQii; 
etiqwi  terepfeme'pasiMin^deTÎngt-quatre  mifle  habîtana,  nViipwni  cpâns 
8eiile*belle>niev  odle«pii'lei^  lé  port»  Au  premier'aspeot;  on 
que  c'est  làtootelan^Ue^  ;nais8i  decetteme  ou  plutftt.dftcequaiioir& 
pHvtlè  peliCtfiBasagetireûlés  vers  lé  rocberrau  haut  duquel  ie8ld>Aii le  cfaHesD, 
OBjS^êgUge  'dàamntlabyrintfae de  voûtes  obiKures-erdeines  étn>îlaœdMt!ki 
mai^BseoBt-  comme  sondées  l\uie  à  routre  par  de  lovtréK^^orcaAesdiaBrki 
d6iixc6fé»de'la'niei'  Cet  areadee  de  toutes  grandèors  et  de^toolHKânMi» 
ogiteto'^  ea  pleki  cintre,  et  dont  queique&unes  serventrdepQttttpeDiifaHi 
df^MM'OiaisoB  à^^avlre^  peuvent  être  regardées  comme^ine  sorte dlaManDOi 
mutoellecoatre^lés  trenriblemensde  terre.  De  cette  façon;,  toutes  lesmuii 
setrourent 'aio4iKmtées^entre  elles ,  et ,  poureo  renverser  imesevie,  il  ÛaMI 
que^la  secousse  renverrai  le  quartier  tout  entier.  Les  précaiitioii»:coDtEaifl 
treraMemensde  terre  auxquels  la  ville  était  fort  sujette  autrefois ,  sont  d'aiitail 
mieux  prises  que ,  non  content  d'arc-bouter  les  maisons  à  l'tetériear;lab>- 
bi|aos<Jesont  aussi  coBSotidées  intérieurement.  Toutes  les  cfaandires  ds-qaei- 
que  élCBdùe  sont  voûtées.  Ces  voûtes  se  croisent,  s'entreieceat,  s'afyveii 
llane^surrautre,  desorte  que  chaque  pièce  ressemble  à  la  cbapeiledted* 
teau  getMque. 

Salenie,  vi41e  antique,  n'a  laissé  aucun  édifice  ni -même  aucune  mine  qri 
puisse  témoigner  de  son  ancienne  importance.  Quelques  substmcâiD&inftB» 
mes  sur  lesquelles  on  a  élevé  les  maisons  moderne^  une  vingtaine  de  celeotfi 
dedivers  ordres  et  de  ^grandeiJHcs  différentes ,  enfouies  dans  l'écurie  de  raidv* 
véehé',  ou  engagées  aux  angles  des  rues  dans  les  murailles  de  maisonstai* 
struites  il  y  a  deux  on  trois  siècles  :  voilà  tout  œ  qui  jreste  de  l'ancienne  vie 
ronuône.  Salerne,  capitale  des  prinoesnormands ,  a  conservé  de  coiieuxfflfe 
mmensde  la  domination  de  ces  conquérans  aventmeux  :  sat^albédiBleiJrt 
aqueducs  et  son  cfaâtean. 


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9» 

l£L  cÉthidrate ,  ooiBtniite^QiB  1m  yièmeg  noinuMifc,  tst  |[olhî|iie,  «aïs 
étendant  d-une^arehitieetniB  fyat  difBénnte  de  oelle  itecathédntotde  Caen, 
deSaint^Lâroufle  Coulmcesv^t'iie  rappdle  que  d'usé  mmiièie  fort  détour- 
née l'art jjumnaiid,  ill  ett.  vvnd  ique ites  léparatioBS  ;qae  ^rtm  y  ^'fiâtes  dans 
les  dernicB  nèeta^  mittdûliartalténr!»)!!  oaractàre  priontif ;  ear  Ms.répara- 
tîaaB  équradtiit^faiorfMrtBiiMBipaitia,  à^nneréédlfiealîoB totale.  Aluai Tare 
des  wdûtmh  été  :»niililaBimt'altéEé;  a^ogire  obtuse. et  à <laige.i>ase  a  rem- 
plMoéi'ogife  ébncéB;  eoAu  Jea  ignupestâesilégèraa  colonnesqui  4Mnileiiaieat 
te  1ÉHM aie ilaatf.ant lété  engagéesidaaB iminaaÉiftflMgé>de»pleneBiet de 
ptttPBichHBe  dlmraeîeaBe  iountear. 

'KéanndBS  eatle  ésiiae  eit«noove^ort«nrientt^  à  oaaaedeia^grand&^aa* 
tîté  de  marbres  précieux  qu'elle  contient,  et  qui  la  plupart  ont  été  «nleiés  par 
te  r^ormands  ses  fondateurs  aux  édifices  de  Pœstum.  La  belle  cour  d'entrée 
en  forme  de  cloître  gui  s'étend  en  avant  de  l'église,  est  décorée  par  les  plus 
remarquables  de  ces  débris  antiques.  Ce  sont  de  nombreuses  colonnes  d'un 
fort  beau  galbe  gui  soutiennent  les  arcades  du  cloître,  plusieurs  sarcophages 
aculptés,  dont  quelgues-uns  sont  des  meilleurs  temps  deTart ,  et  un  grand 
nombre  de  bas-relie£s  et  d'Inscriptions  incrustées  dans  ses  murailles.  La  plu- 
part des  colonnes  en  marbrequi  ornent  les  chapelles  latérales  de  l'église  ont 
été  aussi  dérobées  à  des  temples  antiques,  peut-être  au  temple  romain  dont  on 
a  depdîB^peattSVD^Vdéoeufeft  te^tedemens^  l^eeitimi, 

^Dv  Boaibf  eoBus  viitlélés  de^nrarlwesoraentte  *  maraftteo  ^de  Téglte  jdam  ^te- 
foelteim'tea^inevméins'beureuseraenthieruste.'Cte  OHncbresprovieBiieat, 
taBB'ainaD<doute,'tte)la'nÉOme«ouree.  las  arabesques  d'im  dena  tonrmenté 
€t  rtUgyatime  fiytfle d'objets  biiarres,  fleurs,  fruits,  animaux  monstnicia, 
aoateiëeulées^nB^teBianière'du damier  siècle.  On  est  désolé  de  voir  deai 
ftè&ffnoi  nMltériaux^em^lofés  avec  autant  de  mauvais  godt.  Les  moins  détes- 
tâiles^rees  încrustaliDns  sont  d^une  époque  plusireculée.  Toujours  est^il  que 
Pon-B  prodigué  te  pmfhyras  rouges,  vertB  at  bruiis^  Jes^narbres  rouges, 
jaunerat^fleuTiB ,  ies  ibrèches  roses ,  Viôtenes ,  dorées  etroeil  de  paon,  et  une 
foule  d^aatres  aiMériaux  €e|ytîx,  albâtres, ipnnits'lumachélte,  le  tout  pour 
diéeorer^tedeux  fienidesmiiraffleBdeTiglisedHme'espèoe  de  marqueterie  en 
style  rùcoco. 

là  crypte  de  l'élise, soutenue  par  une  fortt  de  «olomes  antiques,  toutes 
AflKreutes'te  unes ées  autres ,  renferme  te  reliques  de  saint  Mathieu ,  auquel 
le  dôme  a  été  consacré.  Ces  reliques  «ont  cachées  aousime  «^èce'd'autel  grillé 
et  cadenassé  comme  un  oef&e-fert;  en  effet,  vers  te  xir  et  xiir  siècles, 
te  voleurs  s'attaquaient  de 'préférence  aux  reliques,  assarés  qu'ils  étaient  de 
faire  d'abord  une  excellente  af^ne,  et  âîélre<ensttiteiabacHiSdle>l)eur  larcin  par 
Tacquéreur  de  la  relique  volée. 

Cest  dans  l'une  des  chapelte  lotératedela  cathédrale  de  Salerne  qu'est 
placé  le  tombeau  du  fameux  Hiidebrand ,  qui  vint  imourirdaiis  cette  ville  le 
K  mai  1085,  après  avoir -ftrîtibrûler une  moitié  de  l'ancienne  Rome,  c'est-à- 
dire  la  partie  qui  s^étendait  de  Saim-aeaU'^e-Latraniau  Gol3sée,  par  Robert 


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700  EEVUB  BBS  BKUX  MORDIS. 

GuiMard  qin ,  d'exeommiiiûé,  était  devenu  son  protecteur.  «  Pai  ttiné  la  jib- 
tice,j*ai  détesté  rîniqnité.ToUà  pourquoi  je  meurs  dans  rexfl!  »  Telles  fareat 
les  dernières  paroles  du  fougueux  pontife,  rappelé  un  peu  tard  à  la  modéràtk». 
La  statue  rmde  et  sans  expression  que  Ton  a  placée  debout  sur  son  tombeas, 
est  censée  les  prononcer;  elle  semble  plutôt  inquiète  de  se  bien  tenbr. 

Ce  tombeau  a  été  restauré  comme  Féglise,  mais  à  une  époque  plusreeolée, 
en  1578;  ce  n'est  donc  pas  un  monument  du  xi*  siède,  mais  du  xyi*.  Oftt 
Farchevéque  Marâlio  Golonna  qui  dirigea  cette  restauration ,  et  qui  fit  pheer 
sur  Tune  des  fatoes  du  sépulcre  Tinscription  suivante,  curieux  oKMiumaitèi 
plus  vivace  esprit  de  parti.  Cette  inscription  nous  prouve  qu'après  cinq  âècki 
les  passions  qui  avaient  armé  le  terrible  Hildebrand  vivaient  encore  dans  toote 
leur  âpreté  : 

GBfiGOBIO  VII.  PONTIFIGI  OPTIMO  MAXIMO 

BCCLBSIÀSTICA  LIBEBTATIS  VINDICI,  AGEBBIMO  ASSBBTOBl 

GONSTANTISSIMO 

QUI   DUM  B0MAI9I   PONTIFIGIS   AUGTOBITATEM   ADVBBSUS 

HBNBIGI  PBBFIDIUM  STBEI9UB  TUEBETUR , 

SALEBNI  SANGTB  DEGUBUIT. 

AM.    D.    MLXXXV.    KAL.    JUNII. 

La  cathédrale  de  Saleme  ne  renferme  que  de  très  médiocres  peintuies. 

Les  aqueducs,  qui  remontent  aussi  au  temps  des  Normands,  sont  au  nombre 
de  deux.  Leurs  lignes  légères  aboutissent  à  un  petit  ravin  solitaire  situé  à  Test 
de  la  ville,  derrière  le  château.  Là,  sans  doute,  étaient  placés  les  réservoiis. 
Ces  aqueducs  allaient  prendre  les  eaux  des  meilleures  sources  de  la  vallée  d*A- 
jello,  et  les  conduisaient  dans  la  ville  aux  portes  de  laquelle  leur  double  ligne 
se  coupe  à  angles  droits.  Leur  construction  est  la  même  que  celle  de  raquedne 
de  la  vallée  de  Vietrî  ;  seulement  les  proportions  sont  plus  grandes,  et  fen- 
semble  plus  svelte,  s'il  se  peut.  La  partie  qui  traverse  la  vallée  se  compose 
de  deux  rangs  de  voûtes  ogivales  superposées  et  fort  irrégulières.  Des  pans  en- 
tiers de  ces  aqueducs  se  sont  écroulés  et  n*ont  pas  été  réparés,  de  sorte  qn'iis 
ne  sont  plus  aujourd'hui  d'aucun  usage.  Aussi,  à  Salerne,  les  eaux  sont-elles 
^généralement  fort  mauvaises. 

Eu  remontant  le  ravin  des  aqueducs ,  on  arrive  au  pied  du  rocher  sur  leqael 
le  château  est  construit.  Ce  rocher  se  détache  d'une  chaîne  de  petites  coUipes 
rocailleuses  et  incultes  en  grande  partie.  En  suivant  un  sentier  à  peine  tracé 
dans  la  roche ,  le  long  du  mauvais  mur  qui  sert  d'enceinte  à  la  ville  de  œ  côté, 
on  arrive  à  un  petit  col  situé  entre  le  château  et  la  dernière  de  ces  collines  sur 
laquelle  on  a  construit  une  grosse  tour,  espèce  d'ouvrage  avancé  du  châteio- 
Cette  tour,  postérieure  au  château,  et  dont  l'appareil  est  très  r^;ulier,  n'a 
\mnt  été  ruinée  comme  lui.  Elle  ne  sert  guère  aujourd'-hul  qu'à  tendre  des 
filets  pour  prendre  des  palombes.  Le  château,  saccagé  à  diverses  reprises, 
n'offre  plus  qu'un  monceau  de  ruines.  Ses  débris  couvrent  tout  le  sommet  do 
rocher  et  forment  de  loin  une  décoration  des  plus  pittoresques. 


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SALERNS  ET  POBSTUM.  701 

LeB  oonquérans  normands,  qu'un  coup  de  main  rendait  maîtres  d'une 
ville  importante,  cherchaient,  avant  tout,  à  s'y  fortifier.  Dans  cette  vue, 
ils  élevaient  à  la  hâte ,  sur  le  roc  voisin,  une  enceinte  flanquée  de  tours,  et  ils 
appelaient  cela  un  château.  Le  château  de  Saleme  offre ,  dans  ses  restes,  les 
traces  de  la  précipitation  que  Ton  a  mise  à  le  construire.  Ses  murs  ne  se  com- 
posent guère  que  de  moellons  noyés  dans  un  ciment  grossier.  Les  fenêtres  et 
les  meurtrières  ne  sont  que  des  trous  informes,  irrégulièrement  percés  dans 
ces  murs  épais.  La  voûte  de  la  porte  principale,  encore  debout,  offire  seule^ 
quelques  intentions  d'architecture.  Il  est  vrai  que  cette  voûte,  à  laquelle  on 
arrive  par  un  pont  en  maçonnerie,  paraît  postérieure  au  reste  de  l'édifice. 

n  est  presque  impossible  de  rien  démêler  de  la  forme  primitive  du  château 
au  milieu  de  ces  ruines.  Les  parties  du  rez-de-chaussée  qui  ont  été  préscarvées 
servent  maintenant  d'étables  ou  d'écuries  à  une  famille  de  paysans  qui  s'est 
bâti  une  barraque  parmi  les  constructions  qui  regardent  la  ville.  Une  vieille 
femme  colère,  que  Michel- Ange  eût  prise  pour  le  modèle  d'une  de  ses  Par- 
ques, un  enfant  rachitique  qui  pleurait,  et  quelques  porcs  qui  grognaienu 
dans  une  étable ,  tels  étaient ,  quand  je  le  visitai ,  les  seuls  habitans  du  château 
de  Robert  Guiscard  et  du  roi  Roger.  Quoi  qu'il  en  soit,  sa  podtion  isolée  au 
sommet  d'un  roc  élevé  de  huit  à  neuf  cents  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer,  avec  la  ville  couchée  à  ses  pieds,  est  admirable,  et  la  vue  que  l'on  a  de 
ses  ruines  est  l'une  des  plus  belles  qui  soient  au  monde  :  d'un  côté,  l'horizon 
s'étend  par  delà  les  vallées  d'Avellino  et  du  Sele  jusqu'aux  montagnes  de  la 
Calabre;  de  l'autre ,  l'oeil  embrasse  tout  le  golfe  de  Salerne ,  des  îles  des  SyrèneSi 
aux  campagnes  de  Pœstum  et  aux  îlots  de  la  pointe  de  la  Licosa. 

Salerne,  la  seconde  ville  du  royaume  de  Naples ,  forma  à  elle  seule  une  prin- 
cipauté vers  la  fin  du  xi*"  siècle.  Son  histoire  of&e  quelques  particularités 
dignes  de  remarque.  Salerne  est,  en  effet ,  la  dernière  des  villes  d'Italie  qui  ait 
appartenu  aux  Lombards.  En  1075  (  et  non  en  1077,  comme  le  rapporte  M.  de 
Sismondi)  (1),  cinq  cent  sept  ans  après  l'entrée  d'Alboin  en  Italie,  et  trois 
cent  un  ans  après  la  défaite  du  roi  Didier  par  Charlemagne,  et  la  prise  de 
Pavie ,  Robert  Guiscard  et  ses  Normands  s'emparèrent  de  cette  ville,  et  détrô- 
nèrent Gisulfe  qui  y  régnait  et  qui  fut  le  dernier  des  princes  lombards.  Ce  n'est 
donc  point  à  tort  que  les  Grecs  et  les  historiens  siciliens  et  napolitains  donnent 
souvent  le  nom  de  Lombardie  aux  duchés  de  Bénévent  et  de  Salerne,  fondés 
par  Zoton  en  589;  les  Lombards  y  dominèrent  en  effet  208  ans  de  plus  que 
dans  le  nord  de  l'Italie. 

Gisulfe  opposa  une  vigoureuse  défense  aux  forces  de  Robert  Guiscard  et 
des  Amalfitains  réunis  ;  et  cependant  les  Lombards  de  Bénévent  et  de  Salerne 
étsdent  loin  alors  de  ressembler  à  leurs  pères,  qui,  sous  Arichis  et  Grimoald , 
avaient  su  défendre  leur  indépendance  contre  Charlemagne,  vainqueur  du  reste 
de  l'Italie.  Le  climat  les  avait  amollis,  ils  avaient  pris  les  mœurs  des  Grecs  et 
des  Sarrasins. 

(1)  Gaufrid.  Malalerra,  lib.  Ill,  cap.  ii.  —  Chronic.  Ccmiîii.,  liv.  III. 


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702  REVUS  BBS  Dmx 

l£S  duouiqueiin  du  temps  mus  oot  ooosarvé  i 
le:8iégedeSalerae,en  1075.  La  ville  était  senréede-si  pr«>depifo  qmiro uwâ 
et  le  port  si  étroitement  bloqué,  que  les  rivres  ne  tardèrent  pas  à  manquer. 
Bîentdt  les  assiégés  furent  oMigésde  se  nourrir  de  la  diatr  des  ânes,  des ein- 
▼aux,  des  chiens  et  des  rats  (1).  Un  foie  de  chien  se  paya  jmqn'à  dix  tari;» 
œuf  de  poule  huit  tari  ;  une  mesure  (modiô)  de^n  quarante-qottre  bizan^. 
La  famme  derint  si  horrible ,  que  les  Balemitinns  poussés  à  bout  iodiquèrHit 
au  duc  Robert  Giuscard  les  edtés tfaibles  de  la  place,  et  intiwhiisiifiit  <ie 
nuit  ses  soldats  dans  la  ville.  Gîsulfe ,  ûiit  prisonnier ,  Implora  la  déraeiiee  tfa 
vainqueur,  qui  lui  fitgraee  de  la  vie  et  même  le  laissa  Kbre.  Un  ennemi  aîmi 
épargné  n'était  plus  redoutable.  Gisnlfe  se  ié6igia  d'abord  au  M ont-Oasm,  et 
puis  dans  la  campagne  de  Rome,  où  il  se  mit  sous  la  protection  de  GrégoînfTI, 
qui  ne  lui  fiit  pas  d'un  grand  secours,  faii-méme  n'ayant  point  tardé  à  dotcnir 
leipeotégé  de  Robert  Gulseard  (8). 

Gisulfe  périssait  >¥ietime  d'une  £nitet»mmisrpar  ses  prédécesseo»  uu'tfMe 


i)aBSl'Bniiée  ItMB-seloniiuélqQes  chroniqueurs,  IBOS^selon  d'Entrés,  ê» 
iimalfitalns,  pétaient  allés  ûbre  ducommeroesur  les  ciÔCes  de  Syrie,  ra- 
menèrent dans  tans  vaisseaux  quarmle  chevaliers  normands,  ^venaieat 
dkeherer  le  pèlerinage  de  ia  Terre^Sainie.  Les  AmaUllaMis  ,'préauaeursi« 
Génnis  et  des  Piaans,  couvmient  atois  la  Méditerranée  de  lemn netses, et  leav 
Kdi^âûos  s'étendaient  même  jnaqu.'à  Babyftone.  Ils  débavqaèientèSaieroere« 
pèleria^f-que  le.dttc  Gaimard  m  aeeueillîtavee  oewloiftîe,  leor'offiaMrt  te 
vivres  frais ,  l'hespltalité,  et  leur  filisant  de  son  mieux  leshoDosnxsde  Indié. 

Il  arriva ,  sur  ces  entcefaltes ,  qu'une  flotte  drSarrasin»vint  mouiller  deiut 
Sakrae,  et  débarqua  une  petite  armée  sur  la  plage  couverte  d'herbe ,  qd  s^ 
teadeotre  la>vilte,etla>mer.iLà,<'ees:aventnrieB  se  mirent  ik  parader  à  la  vue 
àm  babttaoseffmyés,  mena^tidesaeoager  leurvilleeomme  ils  avaitmeoié 
ewtuaa  giMJranteans  asparavantf^î  L'on^ne^knrpayaitmip-leHehaiàp  nnttIM 
0QoaidéflaMe.)Les^Saleniitdns<effin3^,  lointde  songer  à>se  défendre,  se nd- 
rent  auidev^  d'obéir  aux  sommations* des  ikxâlMS,  et  oommenoèrentJeoroil- 
letleidefndsQDsen  maisons.  Les  fiormands,«qpendaatvavalent  vu  aveciadl- 
gnatioa  Jes (évolutions  menaçantes  des  'Sarrasins  ;  'biaves  comme  tm»  lans 
oampatriotes,  ils  jurèrent  de  donner  une  leçon  à  oes  -méeréans  qdi  8*1^11- 
quaientà  ieuis  bêles.  Ils  demandent  à  Gaimard  des  armesret  des  eheoiax, 
se  font  ouvrir  les  portes  de  la  ville,  et  se  précipitent  sur  les  Sarrasins,  qm, 
dans  la.aécurité  la  plus  complète ,  se  livraient  à  des  divertîsBsnieiissQrbiffa^. 
Saisis  d*épouvante ,  ces  pillards  fuient  en  désordre  vers  leurs  vwseaux  ,\éb- 

(1)  Guglierao  PugUese,  lib.  III,  Rer,  normann. 

(2)  Bixanxi  ou  bizanti  était  le  nom  générique  de  la  monnaie  d'or  des  empereurs 
grecs.  Plus  lard,  ces  princes  mirent  en  circulation  des  6tzarm\d'argent  coircspondant 
à  reçu  romain  de  la  valeur  de  10  jules.  Voir  Muratari  diitert,,  28. 

(S)  Peregrin.,  in  notU  ad  chrome.  Canin.,  not.  19. 


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S5kLBIf^'B  ET  TCHSTUlir.  703 

;  le  mage  convertie  nwvt^i  Leur  ftûtê  fut  si  prompte,  qu'ils  ne  purent 
i  remporter  totrésoTB  qu'ils  avaicat  débarqués. 

La  JosédesSal^rniUiiiBaiiisidélkvrésrseecmçoit  aisément;  là  reconnaissance  de 
Oaimamis  lew  prinœ,  ne  connut  pas^de-bornes  ;  il  combla  de  richerprésen 
sMilibérateurs,  et  malgré  ses  offîres'briJIanteff^,  n'ayant  pu  les  Gxer  à  sa  cpui; 
U^  charger  lè^naviye'qui  derat  les  reconduite  dans  leur  pays  d'étoffes  d'ôr 
eldesoie,  de  hanuôs précieux  et  des  fimits  lèS' plus  déiictenr  de  la  contrée  : 
oranges,  greDaiés;  dim)teetliraoDS^.  Eenatirecbargédeces  frnitsdumîdi,  dont 
les  gens  du  nard  étaient'si  avides,  causalaruioedéla dynastie  lombarde  de  Sà- 
kne;  oefut  rappât^  attira  vers  le  ^odderitaHè  ces  nombreuses  migrations 
noamandifi'qui^  sous  la  conduite deDfengot'et du  ffls  dé  Tâncrèdè  de Hau- 
teHIlevs^mparèrent  dèPhéritage  des  Lombarde,  firent  en  moins  d*un  siècle 
la  conquête  «la  la  Fouille,  dès  Galabres»  et  de  laSidlé,  et  menacèrent  même 
l'empire  de  Gonstantînople. 

On  fait  remonterla  fondation  du'porrdë^lènie'à  Jean  de  Proddà ,  cHôyea 
éètâateoa^  8eigDeamle>Prociéà ,  Tàmi^  M&nflNMl  etié  fameux  conspirateur 
darvéjiMaisiéiliBnafeB^  Ce  port,  qtii  n^ëst  abirit^qucd^unseul  côté  par  une 
j€léafdepen'4'éiiêndue,  ne  peut'recavnircle  bâtimeos  de  fôrt^onnage.  Il  ofiS^' 
sipandeaireléquei,  loisqneletempa'est 'mauvais,  leapetits  bâthnens  qcrfk'y 
tnwveal^mouiUéftf.mlstkiks,  trabaeolèBHm  tartanes,  seibnt  Utssar,'  à' l'aide  dé' 
cabestaoB^  sor  la  grève  ^  esti  fort  beNé.^ 

Salcmeen'àoqoiert  qnalifiLa  inponanee  connnettiiile'qa'âu  moment  de  sa 
fobre,  qui  a  lieu  en  septembre.  Cette  fotre  y  attire  unf  grand 'concours  d^étfan^ 
gen,  et  leiifau  qnai  qui  bordé  là  mer^  déjà  si  animé  en  ^tourtèmps,  est  al6rs 
oonvertde^bomiqaes^el  d'une  fonle  compacte  et  affairée:  Ce  marcbé  met  en 
manvemem  tonte,  la;  villa  et  fltitdecbacun  de*  sealrabltan»  autant  de  spécu^- 
laleora;  les  rca^dactiaanéedechaqve  maison  sont loonvertis  en* magasins,  et' 
leaétage&snpénentaenaubergea^  lestleade  rAdÉiatt^que,  la -Sicile,  rArchîpelet 
tons  les-potts  d»la  Méditervanéa^  de  MarsaîUè^à  RfeggiO^  ont  desTeprésentan^ 
à cettafoire.  lla>viemieat  édiangafiaurs  denrées,  sueres,  épiceries,  étoffôs, 
qmoaailleries^  oonlraleasoias^  l^uile'etlavindéSaléme;  deJVapleset'de  toute 
la«oatrée  voiâaai 

Nous  renvoyonaleaamateoraida' poésie  popnlaireà'làdeseription'qu'a  laissée 
Pere8îa<l)  d'unedeceafowes  italiennes.  C^est  le  tableau  peint 'd'àprès'nattrre 
de  la  faire  de  Saleme  <ettde  tontes  les  ^autres. 

Mon  bdte  deSalame^  anden  offîder  delà  garde  impériale,  étabK  dans  cette 
vîDe  depuis  nombre  d^annéeavniefaisaitiune  statistique  cnrieuse dès  habitués 
de  la  foire  de  Saleme.  Dix  mille  marchands  et  acheteurs  ;  dix  mille  curieux  et 
dix  mille  meniîana^s'^réunissentchaque  année ^  me  disait-il.  L«smendians 
sont  ceux  qui  font  les ^ meilleures nffanes^  car  ils  cumnlèntvils  mendient  eti 

(1)  Maggio  Romanesco,  /e  Mât  de  Cocagne  romuin,  imprimé  en  less en* dialecte 
i*omain. 


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70i  REVUE  DES  PEUX  MONDES. 

prennent.  On  ne  peut  s'imaginer  ce  qu'il  se  commet  de  filouteries  dans  un  seul 
jour  de  foire.  —  Mais  les  tribunaux ,  la  police.'  lui  disais-je.  —  Bah  !  s'il  fallait 
conduire  en  justice  chaque  filou  maladroit,  nos  juges  n*y  suffiraient  pas;  id 
chacun  se  fait  magistrat;  on  roue  de  coups  le  voleur  pris  en  flagrant  dâit,  et 
tout  est  dit .  —  Vous  appelez  cela  de  la  justice ,  c'est  de  l'impunité  !  —  De  rim- 
punité. . .  Ce  «erait  bien  autre  chose,  si  chaque  coquin  devait  attendre  son  tour; 
nos  juges  ont  déjà  assez  à  faire  avec  messieurs  les  commerçans.  Les  gens  de 
Salerne  et  environs  sont  encore  un  peu  Normands,  et  le  lendemain  de  la  folie, 
8*il  s'est  fait  un  millier  d'affaires,  on  peut  compter  sur  cinq  cents  procès.  - 
Vos  tribunaux  doivent  avoir  de  la  besogne.'  —  Ils  périraient  à  la  peine  slls  iw- 
laient  se  tenir  au  courant,  mais  ils  ne  font  pas  tant  de  façon.  Us  ajoainat 
indéfiniment  les  plaideurs;  de  cette  façon,  chacun  peut  oroire  qu'il  a  raiaoo, 
et,  comme  la  plupart  du  temps  on  plaide  pour  des  bagatelles,  chaconest 
satisfait. 

La  justice,  dans  le  royaume  de  Naples,  ne  serait-elle  donc  qu'un  nom  .'Sans 
doute  si ,  comme  on  nous  l'a  assuré ,  il  est  telle  affaire  importante  dans  Jaqudk 
l'état  est  partie,  qui  ne  sera  jamais  jugée.  Une  femme,  accusée  devant  l'Aréo- 
page d'avoir  empoisonné  son  mari ,  avoua  son  crime.  —  Oui  !  je  l'ai  empoi- 
sonné, s'écria-t-elle,  mais  parce  qu'il  avait  tué  le  fils  que  j'avais  d'un  premier 
mari  !  L'Aréopage  la  renvoya  à  cent  ans  pour  être  jugée.  Les  juges  napolitains, 
à  l'aide  d'une  foule  de  délais  savamment  combinés,  renvoient  souvent  à  «ut 
ans  le  prononcé  de  leurs  jugemens;  mais  ce  n'est  point  par  le  même  scrupak 
de  justice  :  c'est  qu'il  faudrait  condamner  l'état. 

Mon  cicérone  français,  que  quinze  années  de  séjour  dans  le  pays  avaient 
mis  bien  au  fait,  n'épargnait  pas  plus  les  médecins  que  les  plaideurs  et  les 
gens  de  loi.  Leurs  bévues  sont  souvent  incroyables  ;  la  plupart  sont  empiriques 
et  emploient  à  tout  hasard  les  remèdes  les  plus  violens.  Tels  sont  les  succes- 
seurs de  cette  fameuse  école  de  Salerne ,  qui  compta  au  nombre  de  ses  mem- 
bres tant  de  personnages  illustres ,  savans,  seigneurs  et  princes.  Jean  de  Pro- 
cida,  qui  fut  l'un  des  plus  riches  seigneurs  du  royaume,  avait  étudié  à  Salerne 
et  exerçait  la  médecine.  Ce  que  l'on  ignore  peut-être,  c'est  qu'il  était  médeeia 
aussi  renommé  que  conspirateur  audacieux.  On  conserve  dans  les  archives 
royales  de  Naples  une  curieuse  pétition  (1)  dans  laquelle  Gautier  Carradoli  sup- 
plie le  roi  Charles  II  de  l'autoriser  à  entreprendre  un  voyage  en  Sidle  pour  se 
faire  traiter,  par  le  vieux  Jean  de  Procida ,  d'une  maladie  que  les  médedns 
napolitains  regardent  comme  incurable.  Vingt-deux  ans  s'étaient  déjà  écoulés 
depuis  les  vêpres  siciliennes,  et  Jean  de  Procida,  en  grande  faveur  auprès  de 
Frédéric,  rot  de  Trinacrie,  devait  être  alors  fort  âgé. 

Salerne  a  une  école  militaire,  un  séminaire,  une  maison  d'orpheUns  et  un 
joli  théâtre.  Le  palais  de  l'Intendance ,  construit  il  y  a  peu  d'années  et  l'un  des 

(1)  Cette  pièce  porte  la  date  de  1301. 


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SALBRNE  BT  POBSTUH.  703 

plus  beaux  édifices  modernes  du  royaume  de  Naples,  les  immenses  eouvens 
groupés  sur  la  colline,  au-dessous  du  château,  méritent  aussi  d'être  visités* 

Les  temples  de  Poestum ,  dont  les  riches  dépouilles  ont  servi  à  décorer  les 
monumens  de  Salerne,  sont  situés  à  Textrémîté  de  Timmense  plage  qui  s'étend 
de  cette  dernière  ville  au  petit  port  de  FAgropoli.  Du  haut  du  château  de  Ro- 
bert Guiscard ,  avec  une  bonne  lunette,  on  pourrait  compter  leurs  colonnes , 
et  cependant  on  en  est  séparé  par  une  distance  de  plus  de  vingt  milles  en  ligne 
directe,  et  de  vingt-quatre  milles  par  le  chemin  de  la  Seaffa.  On  fait  ces  vingt* 
quatre  milles  avec  une  rapidité  merveilleuse,  et  cela ,  sans  changer  de  chevaux 
de  poste,  sans  relayer.  Mais  ces  petits  chevaux  à  demi-sauvages,  qu'on  élève 
dans  la  maremme,  au  bord  de  la  mer,  et  dont  on  pourrait  compter  les  os,  ont 
des  jarrets  de  fer.  En  cinq  heures,  et  tout  d'un  trait,  ils  franchissent  la  dis- 
tance qui  sépare  Salerne  des  temples,  sans  paraître  échauffés  le  moins  du 
monde.  Il  est  vrai  que  la  route  est  entièrement  plane,  et  ausn  bien  entretenue 
^ue  la  plus  belle  route  anglaise. 

En  quittant  Salerne,  on  laisse  sur  la  droite  un  petit  fortin  ou  lùrrioné»  bâti 
sur  un  rocher  entre  la  route  et  la  mer,  et  l'on  s'engage  au  milieu  d'une  vaste 
plaine  coupée  de  haies,  et  semée  çà  et  là  de  quelques  bouquets  de  gros  chênes. 
Cette  plaine  est  admirablement  cultivée.  Elle  est  arrosée  par  plusieurs  ruisseaux 
que  l'on  traverse  sur  des  ponts  nouvellement  construits,  et  dont  la  voûte  est 
toujours  fort  élevée.  Près  de  chacun  de  ces  ponts  modernes  on  aperçoit  pres- 
que toujours  l'arc  à  demi  ruiné  du  pont  antique.  Cest  à  ces  ruisseaux  qu'il 
faut  surtout  attribuer  la  richesse  de  la  plaine  que  l'on  traverse,  car  la  glaise 
légère  et  sablonneuse  qui  en  compose  le  sol  a  besoin  d'être  arrosée.  Cette  terre 
légère  est  cependant  d'une  grande  fertilité.  Sur  cinq  ans ,  elle  n'en  reste  qu'un 
en  jachère,  et  produit  d'ordinaire  quatre  récoltes  de  grains  :  deux  années  de 
froment,  une  d'orge,  une  d'avoine.  L'année  de  jachère  est  loin  encore  d'être 
improductive.  Les  éteules  se  couvrent  d'une  forêt  d'asphodèle  et  de  plantain 
lancéolé  qui  leur  donnent  l'apparence  de  nos  prairies  artifidelles,  et  qui  nour- 
rissent de  nombreux  troupeaux.  C'est  à  ce  pays  qu'on  peut  surtout  appliquer 
le  vers  de  Virgile: 


«  QuaDque  suo  viridi  semper  se  gramioe  vestit.  » 


Aux  environs  de  Salerne ,  la  route  traverse  plusieurs  petits  villages.  Ancel- 
lara,  Saint-Léonard,  Yicenza,  Tlavemolo.  Les  environs  de  ces  villages  sont 
plantés  d'ormes  et  de  peupliers  de  la  Caroline.  Au-delà  de  ces  plantations  s'é- 
tendent de  grandes  prairies,  et,  pardelà  tses  prairies  et  les  sables  dorés  de 
la  plage,  étincelle  la  ligne  apurée  de  la  mer.  Ce  pays  ressemble  d'une  manière 
frappante  à  la  Normandie,  entre  Avranches  et  le  mont  Ssûnt^Michel. 

Au-delà  de  Battipaglia,  le  sol,  toujours  aussi  fertile,  n'est  plus  cultivé  que 
par  places,  et  l'on  ^r^verse  d'Imn^enses  landes  couvertes  de  chardons  blancs  et 
d'artichaut  sauvages.  De  grands  troupeaux  de  chevaux  et  de  buffles  pais- 


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906  RBTCn  BM  BBClt  MÔlfDtS. 

ieatMilUMnédanàeeipteln».  SMes^lmBéuneiit  moins  rares  et  les  eaiix  plus 
abondantes,  on  pourrait  se  croire  dans  les  marais  Pontins.  Cependant  la  Té> 
gétation  ert  loin  d'être  tx>iit4*6À  nulle,  et  la  rente  eontonrne,  par  places,  des 
petits  bois  de  liéget  et  de  chênes  verts.  Tout  à  coup,  an  milieu  de  ces  solî* 
todeset  au  détour  de  Fun  de  ces  bdis ,  nous  aperçâmes  des  hommes  à  cbenl 
amés  de  longs  foslls;  dnq  à  six  piétons  également  arméâ  le^  suivaient,  et 
tous  seaal>laient  se  diriger  vers  nous.  Cette  rencontre  dans  ce  désert  n*étaît 
sien  moins  que  rassurante.  Quelques  minutes  auparavant,  le  postîHon  venât 
de  nous  montrer  la  place  où  avaient  été  assassinés,  il  j  a  dix  ou  douze  ans, 
ees  deux  jeunes  ^ux  anglais  qui,  comme  nous,  se  rendaient  à  Postum.  Les 
jMix  attachés  sur  ce  groupe  armé ,  notre  postillon ,  qui  n'était  pas  brave,  ra- 
lentissait le  pas  des  chevaux,  et  paraissait  se  consulter,  ne  sachant  sans 
doute  s'il  devait  passer  outre  ou  fiire  volte-face,  lorsque  nous  vîmes  une 
autre  bMde  plus  nombreuse  encore  se  montrer  à  l'angle  du  bois  et  s'avancer 
rapidement  vers  nous  comme  la  première.  A  cette  vue,  le  visage  de  netie 
postillon  VédlahKsit,  il  se  dlieisà  sur  son  siège,  comme  le  cocher  d'un  char 
antique,  et,  disant  claquer  son  fouet,  il  poussa  ses  chevaux  de  toute  leur 
vHesse,  comme  s'il  edt  vouhi  charger  ces  bandes  suspectes.  Parmi  tous  ces  gens 
armés^  notre  homme  avait  reconnu  des  habits  d'uniforme,  et  ses  craintes  s'é- 
Mt^i  dissipées.  Ces  vingt  et  quelques  hommes  n'étaient  que  ravant-garde 
d*oiie  petite  année  que  nous  rencontrâmes  au^elè  du  bois.  Cette  troupe,  oom^ 
pbèéedelà  milice  de  Latfrino,  d'Altavilla  et  dIEboK,  et  de  qudques  carabi* 
ineràà  pied  et  à  cheval,  escortait  trois  lourdes  charrettes  tratnées  par  des 
bdBiîfiset  éoTgneiluiement  enveloppées  de  grands  paillassons.  Que  pouvaient  oen* 
tiBbir  ces  charrettes  si  bien  escortées?  rfoterrogeai  notre  postillon  :  «  Eecd- 
Immî  fliè  ^Bt-il  avec  une  rin^lièrè  expression  de  convoitise,  vous  voyez  bidi, 
e^est  de  Fargent  !  —  De  l'argent  ?  Et  d'où  vient  cet  argent  ?  —  Cest  fîinpôt 
delàBasilibate;  tout  cela  va  à  Naples.  — Et  sous  bonne  escorte:  on  dhràim 
convoi  en  pays  ennemi.  —  Cest  que,  voyez*vous,  il  y  a  tant  d'argent  !  —  Kt 
1à-ha6,^dàHS  ces  iliontagnes,  m  peu  d'honnêtes  gens,  r—  Soyez  sâr,  reprit^  aver 
une  expression  de  mystère  des  plus  comiques,  et  en  me  montrant  les  gens  de 
l'escorte,  soyez  sûr  qu'il  n'y  en  a  guère  plus  parmi  tous  ces  chapeaux  pointus, 
et  s'ils  ne  se  faisaient  pas  peur  Pun  à  l'autre,  s'ils  osaient,  ils  feraient  comme 
le  chien  de  Cuccinîello ,  et  au  lieu  de  porter  à  leur  cou,  d^ns  ua  pani^,  le 
déjeuner  de  leur  maître,  ils  laisseraient  là  le  panier  et  mangeraient  le  déjeuner. 
Entérite,  (I  n^  a  d'honnêtes,  dans  le  pay9,  que  les  gens  de  Saîeme  et  les 
foresiierif 

'  A  la  Scafhi ,  on  traverse  le  Sde  (ancien  Sihtnis)  sur  un  mauvais  bac  qu'on 
pale  fort  cher.  C'est  une  rivière  qui  rappelle  le  Tibre  !l^  Rome;  eRe  est  boueuse 
et  encaissée  comme  ce  fleuve;  un  troupeau  de  buffles  dont  on  ne  voyait  que  les 
liarines  fomantès  et  tes  yeux  farouches  à  traversune  forêt  de  ces  grands  roseam 
4e  vingt  pieds  de  hauteur,  icomme  îl  en  croît,  en  Italie ,  ^ns  la  Taise  au  bord 
des  eaux ,  donnait'  an-  mornè  paysage  que  présentent  les  tives  une  sorte  d'anl- 


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'iBàLBRNK^fi«  PMST0M.  ^W 

inadmi  sauvage.  Qùelqucsmnft^de  cei^  animaux  tétdient  ptongéréans-l'ê^fu  bout*- 
beose  jusqu'aux  narines  ;  on  eût  ^  MiiBS  fiippopotames  au  bord  (TiliY  fleuve 
alricaân.  A  quelques  miltes  au*dessus  de  la  Seâffa  et  au-délè  du*  oCHiflbent  du 
Sele  et  de  la  Galone,  de  grands  bms  «ouvrent  la  plaine  et -retétetiV  leirpre- 
«lières  pentes  du  nnmt  Alburnô;  c-est  la  forêt  de  Persano^,  teftoge  iafc^QlGfutiimé 
des  brigands  de  la  prindpaucéeiténeufv  et  ta  phis  belle  des  ehâsëeà'tyyjrateà'Gib 
le  Gaiabrois  est  le  dernier  des  brigands  de  quelque  rehém  ^1  àft  ^htffsMa  féi^ 
de  Persano  pour  théâtre  de  ses  prouesses.  Gio  était  la  terreur  des  habltans  d*K> 
boli  etd*Altavîlla;  il  avait  commis  phisieursmeurtres;  mais  son  adresse  et  éon 
audace  étaioit  si  grandes,  que  jamais  les  carabiniers  n'avaietit  pu  lésaisir.  Le 
chef  de  la  poKce  de  Saleme  mit  alors  ^  tête  à  prix,  et  ce  furent  trois  paysans 
d'Albanello  qui  le  vendirent.  L'un  de  ces  paysans  Tavait  connu  lorsqu'il  gar- 
dait les  troupeaux  d'un  fermier  d'Ogliocastro ,  et  il  lu!  avaH  plusieurs  fois  ap- 
porté des  vivres  que  le  brigand  lui  payait  généreusenlent;  du  resté,  jamais 
Gfo  ne  buvait  de  vin  et  ne  mangeait  de  pain  sans  en  avoir  fait  préalablement 
goûter  à  ceux  qui  les  lui  apportaient.  Il  n'y  avait  donc  pas  moyen  de  l'énipoi^ 
sonner,  ni  même  de  mêler  des  narcotiques  à  ses  atlméns.  Les  paysans  d' Alba- 
nello  jouèrent  donc  avec  lui  au  plus  fin ,  et  voici  le  moyen  qu'ils  employèrent 
pour  se  rendre  mahres  de  sa  personne.  Ils  firent  cacher  six  carabinier^  dans 
Tuile  des  premières  maisoBS  d*Albanetlo.  Gk)  traveisait  souvent  ce  village, 
mais  tl  était  trop  prudent  pour  s'y  arrêter;  il  aimait  de  passion  le  jeu  du  disque, 
et,  quand  il  était  de  bonne  humeur,  il  fiiisait  volontiers  la  partie  avec  ceux 
qu'il  rencontrait.  Nos  gens  allèrent  ce  jour»>là  au-devant  de  lui  tout  en  jouant; 
Gio  ne  manqua  pas  de  se  mêler  de  la  partie;  ceux-ci  l'accueillirent  avec  joie , 
et  eurent  soin  de  s'adosser  au  village.  Puis ,  quand  le  jeu  fut  bien  en  train , 
l'un  d'eux, qui  était  fort  adroit,  lança,comme  par  hasard ,  le  disque  dan»  fa 
cour  de  la  maison  où  les  carabiniers  étaient  embusqués.  Gio ,  dans  TardeUr  di^ 
jeu ,  se  précipita  dans  cette  cour  pour  ramasser  le  disque,  mais  à  peineétàit-rl 
entré,  qu'un  des  paysans  poussa  brusquement  la  porte  et  l'enferma;  tandis 
que  Gio  s'^orçait  de  l'enfoncer,  les  carabiniers  accoururent  etse  précipitèrent 
sur  lui.  Le  brigand,  en  se  défendant,  en  blessa  un  mortellement,  mais  il  fut 
contraint  de  céder  au  nombre  et  de  se  laisser  gàrotter.  H  fut  exécuté  à  Salerne 
un  jour  dé  marché. 

Au-delà  du  Sele ,  on  &it  encore  plusieurs  fnilles  à  travers  des  plaines  in^ 
cultesàrextrémité  desquelles  on  aperçoit,  à  l'horizon ,  les  templesdePostum , 
dont  la  mave  brunie  se  dessine  sur  l'azur  des  tnontagnes  d'Ogliocastro.  Peu  à 
peu  ces  temples  grandissent,  leurs  colonnades  se  détachent  du  fond  obscur, 
et  l'on  reooiuialt  des  monnnens  grecs.  Arrivé  dans  Tenc^nte  de  la  ville,  j'ai 
élé  fort  désappointé  en  voyant  que  Ton  avait  choisi  une  partie  de  cet  emplace- 
JBent  pour  établir  une  ferme.  Cette  ferme  et  les  cabarets  construits  dans  le 
vXMsinage  des  teniples  nuisent  beaucoup  au  premier  effet  de  ces  belles  ruines. 
Des  monumens  de  ce  genre  ont  surtout  besoin  de  solitude,  et  les  mendians , 
Mbergistes,  custodes,  guides,  fiévreux,  vendeurs  de  médail^  et  de  terres 
cuites ,  qui  vous  entourent  et  vous  assiègent  aussitôt  que  vous  avez  mis  pied  à 


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708  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

terre ,  tous  eansent  la  plus  désagréable  des  distractions.  On  a  beau  prendre 
sur  soi  et  s*arai^  de  patience,  racbarnement  de  ces  misérables  est  tel,  que  boi 
gré  mal  gré  il  faut  lever  la  canne  pour  les  tenir  à  distance.  Leurs  bandes  m 
cessent  de  vous  eseorter  et  de  vous  assourdir,  que  lorsqu'ils  sont  convmneai 
par  expérience  que  vous  êtes  décidés  à  leur  distribuer  en  coups  de  canne  le 
qvalche  cosa  qu'ils  vous  demandent  insolemment.  Au  premier  geste  mena- 
çant ,  tous  fuient ,  et  aussitôt ,  comme  par  prodige ,  on  retrouTe  la  soUtode  et 
la  liberté. 

Délivré  enfin ,  je  courus  au  premier  temple,  et  je  fus  étonné  de  la  pelitesK 
de  ses  proportions.  Deux  cents  personnes  ne  tiendraient  pas  dans  son  eneeiate, 
et  ses  colonnes  courtes  et  ramassées  sont  si  rapprochées ,  que  trois  posonjies 
ne  pourraient  passer  de  front  dans  Tentrecolonnement.  Ce  premier  temple  était 
consacré  à  Cérès.  L'ensemble  en  est  élégant ,  quoiqu'un  peu  lourd.  (Test  de  b 
force  et  de  la  solidité  sans  grandeur,  et  c'est  en  cela  surtout  que  les  édifices  de 
Poestum  diffèrent  des  monumens  romains  qui  réunissent  à  la  fois  forée,  gran- 
deur et  scHidité. 

Le  temple  de  Neptune ,  le  plus  vaste  de  ces  édifices ,  s'éiève  au  niliea  àm 
broussailles,  à  deux  portées  de  fusil  du  temple  de  Cérès  )  tous  les  deux  semblent 
placés  de  front.  On  a  comparé  le  temple  de  Neptune  à  celui  de  Thésée,  à  Athènes, 
avec  lequel  il  offre  sans  doute  de  nombreux  points  de  ressemblance;  mais  il 
n*a  pas  de  eella  comme  ce  temple;  un  second  rang  de  oolonnes  remplace  cette 
muraille  intérieure.  Les  chapitaux  des  colonnes  du  temple  de  Poestum  sont 
aussi  moins  ornés  que  les  chapiteaux  grecs,  et  ses  dimensions  moins  précises  et 
moins  élégantes;  ses  colonnes  diffèrent  de  diamètre,  décroissent  trop  rapide 
ment  de  la  base  au  sommet,  et  les  espaces  qui  les  séparent  sont  inégaux, 
comme  j'ai  pu  m'en  assurer  en  les  mesurant.  Ces  temples,  que  Ton  £ùt  remonter 
à  plus  de  800  ans  avant  l'ère  chrétienne,  et  dont  on  attribue  la  constmelioB 
à  une  colonie  dorienne,  ne  sont  en  réalité  que  de  curieux  monumens  de  l'art 
dans  son  enfance,  et  il  faut  être  bien  enthousiaste  pour  y  découvrir  de  grandes 
beautés.  Ces  lourdes  et  inhales  colonnes,  aux  candures  profondes ,  aux  cha- 
piteaux ressemblant  plutôt  à  des  meules  de  moulin  qu'à  l'él^nt  diapîten 
dorique  (  ils  lie  se  composent  en  ^et  que  du  taiHohr,  de  l'ove  et  de  l'astragale, 
sans  filets,  sans  gorge,  ni  listel),  soutenant  une  firise  nue  et  une  architrave  dont 
les  ^glyphes  sont  grossièrement  sculptés ,  et  dont  le  fi(kt ,  sans  plinthe ,  sans 
base  et  même  sans  escape,  porte  crûment  sur  le  pavé  dn  temple,  espèce  de  sodé 
commun  à  toute  la  colonnade,  ces  colonnes,  disje,  ne  sont  guère  que  Ici  corn- 
mencemens  de  l'art  dorique.  Il  y  a  donc  aussi  loin  de  ces  temples  de  PŒstmn 
aux  temples  de  Thésée  et  au  Partfaénon ,  ces  ouvrages  du  dorique  le  plus 
adievé,  que  de  ces  édifices  .^u  temple  de  Jupiter  Olympien ,  le  chef-d'oeuvre  de 
l'architecture  grecque.  Ce  n'est  donc  pas  à  ces  modumens  les  plus  remarqua- 
bles de  l'art  grec  qu'il  faut  les  comparer,  mais  plutôt  au  temple  de  la  Concorde 
à  Agrigente  ou  au  Sisypheum  de  Corinthe.  Ce  dernier  édifice  était  déjà  tel- 
lement ruiné  du  temps  de  Strabon ,  que  ce  père  de  l'archéologie  ne  peut  dé- 
cider si  les  colonnes ,  restées  debout,  ap^mr^enal^t  i  un  temple  ou  à  un  p»^ 


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SALERNB  ET  POESTUM.  709 

lais.  L'architecture  du  temple  de  la  Concorde,  du  Sisypheum  et  des  temples 
de  Pcestum,  est  absolument  semblable  :  mêmes  frises,  mêmes  chapiteaux , 
mêmes  colonnes  ramassées.  Ces  divers  monumens  doivent  être  contemporains. 
La  seule  différence  est  dans  la  conservation  :  il  ne  reste  que  sept  colonnes 
du  Sisypheum ,  et  les  temples  de  la  Concorde  et  de  Poestum  sont  encore 
debout  tout  entiers.  Le  temple  de  Neptune  est  peut-être  le  mieux  conservé  de 
ces  édifices.  Toutes  ses  colonnes  sont  encore  à  leur  place:  le  massif  entable- 
ment qu'elles  supportent  n'a  pas  même  été  altéré  ;  sa  corniche  et  sa  cymaise  sont 
encore  intactes,  prêtes  à  recevoir  la  charpente  du  toit  qui  seul  a  été  détruit  sans 
laisser  de  traces.  Seulement,  en  s'effondrant,  il  a  renversé  quelques  parties  de 
la  colonnade  intérieure  qui  le  supportait.  La  basilique  est  postérieure  aux  deux 
temples  ;  il  est  évident  que  ses  architectes  ont  copié. 

Quand  on  vient  à  penser  que  plus  de  2600  ans  se  sont  écoulés  depuis  que  ces 
édifices  ont  été  élevés  dans  cette  plaine ,  leur  conservation  si  parfaite  semble 
tenir  du  prodige.  Il  ne  reste  de  la  ville  qui  les  entourait  que  d'informes  débris, 
enfouis  sous  les  joncs  et  les  broussailles.  Ses  énormes  murailles  n'ont  pu 
même  résister  à  la  destruction,  et  se  sont  renversées  en  partie ,  et  ces  temples 
toujours  debout  semblent  défier  encore  une  longue  suite  d'années.  Quelle  mi- 
raculeuse puissance  les  a  préservés  ?  Quel  équilibre  secret  les  a  maintenus  de- 
bout à  travers  tant  de  siècles?  Cette  puissance,  c'est  leur  pauvreté;  cet  équilibre, 
ils  le  doivent  à  la  forme  écrasée  de  leurs  robustes  colonnes.  Celles-là  n'ont  pas 
été  construites  selon  les  règles  des  architectes  grecs  des  grands  siècles ,  encore 
moins  d'après  les  principes  de  Yitruve  :  au  lieu  de  sept  diamètres  de  hauteur 
que  prescrit  l'art,  c'est  à  peine  si  elles  en  ont  cinq;  aussi  leur  assiette  est-elle 
admirable.  Comme  elles  sont  ensuite  composées  de  cinq  énormes  rondelles  pla- 
cées l'une  sur  l'autre,  elles  donnent  beaucoup  moins  de  prise  au  mouvement 
de  balancier  que  les  tremblemens  de  terre  ont  pu  leur  imprimer ,  que  si  elles 
eussent  été  formées  d'une  seule  pièce.  Ajoutez  à  cela  que  ces  colonnes  ne  sont 
point  de  marbre,  mais  d'un  travertin  solide  et  brut,  que  leurs  rondelles  ne  sont 
pas  soudées  l'une  à  l'autre  par  des  crampons  de  fer  ou  de  bronze,  que  les  fron- 
tons et  les  frises  des  temples  ne  présentent  aucune  sculpture  ;  qu'en  un  mot, 
ils  n'offrent  rien  qui  ait  pu  tenter  la  cupidité  des  barbares  ou  le  vandalisme 
plus  raffiné  des  faiseurs  de  musées  et  des  antiquaires ,  et  vous  aurez  l'expli- 
cation du  mystère  de  leur  étonnante  conservation. 

Cette  conservation  est  sans  nul  doute  la  première  de  leurs  beautés.  Il  faut 
néanmoins  convenir  que  ces  trois  édifices  élevés  sur  des  plateformes  au  haut 
desquelles  on  arrivait  par  plusieurs  rangs  des  degrés,  et  placés  de  front  entre 
la  mer  et  les  montagnes,  composent  un  tableau  dont  l'ensemble  surtout  est 
frappant.  L'antiquité  vit  là,  moins  ornée,  moins  coquette,  mais  plus  reculée, 
plus  forte  et  plus  imposante  qu'à  Herculanum  ou  à  Pompéia.  La  couleur  de  ces 
édifices,  qui  ne  sont  point  déterrés  de  la  veille,  est  magnifique  ;  c'est  le  véritable 
or  des  siècles  qui  brille  sur  leurs  massives  colonnes.  En  pénétrant  dans  l'en- 
ceinte de  la  ville  par  la  porte  orientale,  le  coup  d'oeil  que  présentent  ces  monu- 
mens est  incomparable.  La  basilique  s'appuie  sur  le  grand  temple^  l'élégant 

^TOME  XIX.  \^ 


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7ij0  REYfifr  ABS*  lUMJS  MûnCS. 

profil  duxample  daGérès>6drdesfliBMHr  leœeMMlipiMi,^!  dorrière^xiiëdifinB 
eUenirfl  leiMS.-.coleanes  >  ii>asst¥erbrili»-Ujtimr  coi— in  wnjmban  d'iia  bito  Hf 
boid^.mr  la  triohe  frange  dts  juantegnes  vMMet  dotâiteiie^ilf  Aniait;  llli 
da  Caf^^  noyée  dans  une  Tapeur  ««pourprée,  fonnele^doniMr  plande  oi 
SHblîiae  paysage  que  termine  la  mer.  inmcafie. 

Abritédn  fiQleUiparJeuMir.dela  ville,  je  termînaisfuie  ra|Âdee6qiiS85»de>ee 
taUeau;  el,  retournant,  dans  le  passé,  .je  me  représentais  lestnbasdes  Pé- 
lasges  débarq\iantsnr<  cea  rivages  que  Toracle  de  Dédoneieur  a^ait  inëiqnéi 
soua  le  nom  de  iimdeSaimrms  jeiea  voyais  oonstniisanr. des  villes ^,  bâtit» 
santde&^eaiples^.  q^aAdtout  àcoup  je  fus  rappelé  dans  le  présent  par  la  vos 
ÔACÊtsMe  qpe  toutà  llieure  j*avais  éconduit  avec  les  mendians  ses^coBÛma; 
Armé  d'un  long  fusil ,  rîmbéctle  venait^me  ^nuner^  de  par  son  exœlleoee  le 
dârecteur  de  raeadéfme  de  Naplesi,  dr  réipecter,  les  atUi^iès  de  sm  meijesU, 
Ce  manque  de  respect  dont  j'étaisaocusé  mesendtlait  imdélitsi  eKtraetdijnireç 
que  je  me  refusai  à  croire  M«  le  directeur  de  Tacadémie  dé  Napkrcoopabto 
de  ravoir  imaginé,  renvoyai  donc  promenertmon  hamont^t  somiBm\^jeLj9 
continuai.  Mais  au  bout  d'une deini-heureilireyint,^QicoKté  ili  [iijwirii 
tant  bien  que  mal  defourchea,  de  pinrhcm  f  f  df  hfttnni ,  ri r,  rr  nuimilMiii  1 1— i 
mation^.il  étala  devant  moi  une  grosse  liasse  de  pormissiotieiiicari  et  dàÉMrt 
signées  du  directeur.de  Tacadémie  de  Piaples^  .11  Ji'élaît.q«i  trop  vrai,  ces  psr- 
missions  accordées  à  tels  et  tels  touristes  >an§^bis;^jrui6esK)ii&aBçais^.aiitanv 
salent  ces  messieurs  à. dessiner  les  momimms  rin  rnrnhim  Mmi  riiipiiiMri  l'ttii 
terminée;  et  cependant , £b  voifciraqyé  comMt  unaiiéle faaveeur  le -sdI«c>bb* 
siquedes  arts^  parce  qvi'ua  manant  voufr  a  prô^eOifiagraiit  déNtide  dcssîsv 
me  semblait  une  situation  si  c00DÛq9A,,q«eg'fttsuainMBanft(ri  dekiuia 
durer.et  de  me  poser  en  don  Qnîebottedes  arts^La.vue  du^plus  petit .pîstelèt 
depocbeaût  suffi  pour  mettne<cafuiteoeB4Bifieiittnsç:néaBmoifis  jerésiatsiâ 
la  tentation;  une  fois  maitredu  terrain,  qu'anraîa^ fait  de  amt .vkAoke ?  Jea» 
contentai  donc  de  donner  un  dernier  coup  de-piaeeaui,  puis^j^pU«4bagagBeli 
je.  me  dirigeai  vers  le  portique  du  temple  de%ri^plune, ,  toujonis!  saivi  par  te 
cikslade  et  sa  petite  armée,  qui  m'observaient  à  distanoe.  Arrivé  d«ae  le  temple, 
j'y. trouvai  un  troupeau  de  porcs  neirs. qui  s'abritaient  à  l'ombre,  .et  dèat>  \t 
grouin  fouillait  scrupuleusement  les  intecstiees:  des  pierres  de  la  plimbequ'ik 
battaient  en  brèche,' en  arrachant  les  raeine&desrplaotes^qiiifi'y  élaientgUssées 
Les  porcs  ne  manquaient  sans  doute  p^^s.^  reepeU  pour  lettmii^iUs^dê  sa 
majesté  en  les  dégradant,  car  le  custode  les  laissaitiaire.- Je  fus moînsi patient,. 
je  les  chassai  à  grands  coups  de  canne,, au  gi^and^éfeonaeineat  .doiniee  obser' 
vateurs,  et  jeme  dirigeai  vers  la  mer  et  Je  petit4»ft  del'Agr  optii  ^ 

Que  conclure  de  cette  aventure  que  le  Jedeur  me ' pardonnera ^  dé  lul^avi^ 
si  minutieusement  racontée?  Qu'il  y  adètpar  le  mande unnc&reoleiir  d'académie 
qui  s'est  imaginé  qp'ottipouvait  dégrader  un  iédifieeen  Je  dc8sinuit^*,q«^ei^ 
il  en  éuit  sur  cette  terre  artistique.derritabe  de  la  fiMadté  de  desaiiier  un  mo- 
nument placé  sur  une  route,  en  rase  canpagne,  coHMoed^  droit  de  chane 
qu'on  peutùnterdlre  à  volonté,  ajaicroît^aîmeriesarts^  Itepies^on^  f»t' 


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'WttmoΠ fiT  PoesTCH.  7H 

gtoReile  l6sprotié|[«r visais  il  Bous^semble  qu*af?ee  oe  Mainesystèine de  per« 
raisBÎon,  oe  ne  lompasles  artistes  qae  Ton  protège,  mais  4es  monumens 
cpi*aii  protège  ooatre  les  artistes,  supposant  sans  doute  plus  de  puissance  de 
destmctîon  À  leur  crayon  qu'à  la  hache  du  Vandale  ou  au  cimeterre  du  Sar- 


Uoe  petite  plaine  oenveite  de  joncs  et  de  ronces ,  et ,  par  places ,  de  buis- 
sons de  myrtes,  d'églantiers  en  fleurs,  rejetons  dégénérés  de  ces  rosiers  de 
Fœstom  qal  fleorîssaient  deux  fois  l'an,  s'étend  des  murailles  de  la  ville 
jusqu'à  la  mer.<  Geite  plarae  est  arrosée  ou  plutôt  infectée  par  un  ruisseau  qui 
désoénddes  moiiiagnesdeCarpaccîo,  et  qui,  longeant  les  nrars  delà  lîlle,  Tient 
aeperdre  dans  des  danes  au  bord  de  la  mer.  Ce  ruisseau ,  qui  se  divise  en  une 
infinité  de  bras,  forme ,  par  places ,  de  petits  étangs  d'eau  fengeuse  et  croupie, 
dont  i«B  rives^  Fourmillent  de  reptiles  de  tonte  espèce ,  mais- surtout  de  serpens 
mim ,  très  agiles  et  d'assez  grandes  dimensions.  J'avais  mis  pied  à  terre ,  et 
plasieurs  fois  je  vis  quelques-uns  de  ces  reptiles,  de  quatre  à  cinq  pieds  de 
toag,  glisser  rapidement  entre  les  joncs  et  les  herbages,  et  se  perdre  dans  le 
fiMirrédes  bronssâlles.  Jjmtfake  était  si  rapfde ,  qu'il  me  fût  impossible  d'en 
atteindre  on  seul.  HLes  btfibnsaids,  et  une  espèce  d'aigle  pleheur  au  plumage 
teffe,  fort  eoouiran  sor  louies  ces  plages,  leur  font  une  guerre  acharnée. 
le^Cus  témoin  d'im  ^combat  «ntrenn  de  ces  oiseaux  et  un  serpent  qu'il  venait 
ée  saisir  entre  ses^enes,  et  je  me  rappelai  ces  vers  du  poète  : 

Comme  on  voit  cet  oiseau  qui  porte  le  tonnerre. 
Blessé  par  un  sevpeatélaacé  de  laiterre , 
n  s'envole ,  il  en^porte  au  s^our  azuré 
L'ennemi  tortueux  dont  il  est  entouré. 


Il  le  presse ,  il  le  tient  sous^ses  ongles  vainqueurs  ; 
Par  cent  coups  redoublés  il  venge  ses  douleurs. 
Xe  monstre  en  ei^pîrant  se  débat ,  se  replie  ; 
Il  exhale  en  poisons  les  restes  de  sa  vie, 
EM'aigle  tout  sanglant,  fier  et  victorieux. 
Le  rejette  en  fureur  et.plane  au  haut  des  oieux. 


Homèreae  ûtft point  planer  Fa^  Mrkaui  des  cUwx ,  Il  le foit  voler  vers  le 
soliîl,  et  eepenOant  je  ne  «eeonnais  pas,  à  ce  dernier  et  magnifique  coup  de 
pineeau, -la  vérité  de  touche  et  la  naïveté  d^un  peintre  primitif  ;  loin  de  voler 
rets  le  soldl ,  l'aigle  redeseead  sur  la  terre  et  dévore  «on  emtemi  expirant. 

La  plaine  de  Poestum  aboutit,  du  côté  de  la  mer,  à  des  dunes  couvertes  de 
grosses  touffes  de  genêts  d'un  jaune  éclatant.  Derrière  ces  dunes  s'allonge  à 
perte  de  vue  une  magnifique  plage ,  d'un  sable  fin  et  doré.  On  a  peine  à  croire 
qu'un  si  beau  rivage  soit  l'un  des  lieux  les  plus  insalubres  de  la  terre.  Une 
grosse  tour  lombaide,  bâtie  à  l'embouchure  de  la  rivière  de  Poestum,  est  le 
MOl  édifice  qu'on  trouve  sur  cette  plage.  Cette  vieille  tour  oooupç  sans  doute 
l'emplacement  de  l'ancien.'port  de  Possidonia  que  les  sables  auront  coaiblé  et 

k6. 


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712  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

dont  on  n*aperçoit  plus  aucune  trace.  Les  métayer^  du  voisinage  ont  âûtde 
cette  tour  une  étable  et  un  grenier,  une  étable  au  rez-de-chaussée ,  on  graiier 
à  rétage  supérieur.  On  monte  à  ce  grenier  par  une  échelle  placée  en  dehors  de 
la  tour,  comme  les  échelles  de  moulins  à  vent.  La  vue  que  Ton  a  de  ce  point, 
le  seul  qui  domine  toute  la  plaine,  est  admirable,  et  en  ménoe  temps  d'âne 
incroyable  tristesse.  C'est  la  solitude  des  ruines  de  la  campagne  de  Rome  se 
mêlant  aux  solitudes  sans  bornes  de  TOoéan.  D*un  côté,  en  effet,  Toôl  em- 
brasse toute  la  plaine  de  Poestum  à  Eboli ,  cette  plaine  couverte  de  landes,  de 
ruines  et  de  forêts ,  de  Tautre  toute  retendue  du  golfe  de  Salerne. 

L'Agropoli  est  une  jolie  marine  (on  donne  ce  nom  aux  petits  ports  de  la 
cote)  située  à  Fextrémité  de  la  plage  de  Poestum,  du  côté  des  montagnes 
d'Ogliocastro,  et  habitée  par  une  curieuse  population  de  pêcheurs.  Quelques 
savans  napolitains,  se  fondant  sur  le  nom  grec  de  la  petite  bourgade,  fan 
donnent  une  origine  pélasgienne.  Nous  n'avons  rien  remarqué  dans  les  usages, 
dans  les  moeurs ,  ou  dans  le  langage  de  ses  habitans ,  qui  justifiât  cette  hypo- 
thèse; je  fus  seulement  témoin,  en  arrivant  sur  le  port,  d'une  singulière 
coutume  qui  du  reste,  m'a-t-on  dit ,  est  commune  aux  habitans  de  la  cote  et 
aux  Siciliens.  Deux  époux,  accompagnés  d'un  grand  concours  dépeuple, 
sortaient  d'une  maisonnette  où  avait  eu  lieu  le  repas  de  noces  ;  des  jeunes  gens 
jetaient  des  poignées  de  blé  sur  le  cliemin  des  mariés  et  même  sur  leurs  véle- 
mens,  et  l'un  des  conviés,  le  père  du  jeune  homme ,  portait  devant  lui  l'os 
d'un  gigot  de  mouton  ;  de  temps  en  temps  il  l'approchait  de  la  bouche  du 
jeune  homme  en  lui  criant  à  tue-tête  :  Radi  quest  osso!  ronge  cet  os!  car 
tu  viens  d'en  prendre  un  plus  dur  à  digérer,  ajoutait-il  en  riant.  L'origine  du 
premier  de  ces  deux  usager  peut  être  antique,  et  rappelle  la  coutume  des 
Romains  de  jeter  des  no»  devant  les  nouveaux  époux  ;  le  second  a  tout-à-fiiit  le 
caractère  d'une  bouffonnerie  italienne. 

La  plaine  inclinée  vers  la  mer,  qui  sépare  Pœstum  de  l' Agropoli ,  et  qui  a 
encore  gardé  le  nom  de  Champ -des -Sarrasins  (Campo-Saraceno)^  car  oe 
fut  là  que  les  Sarrasins  établirent  leur  camp,  lorsqu'en  916  ou  931  (on  n'est 
pas  d'accord  sur  cette  date)  ils  vinrent  saccager  Poestum ,  est  couverte  eo 
partie  de  brousailles  comme  les  dunes  du  littoral.  Cette  plaine  fut,  à  ce 
qu'assurent  les  érudits  de  Salerne,  le  théâtre  d'un  singulier  combat  entre  les 
habitans  de  Crotone  et  ceux  de  Possidonia  ou  Poestum  (1) ,  alliés  aux  Sybarites 
leurs  ennemis.  Les  habitans  de  Possidonia ,  qui  partageaient  les  goûts  des 
Sybarites,  et  ne  pensaient  comme  eux  qu'au  plaisir,  imaginaient  chaque  jour 
de  nouveaux  divertissemens.  Les  premiers  ils  avaient  inventé  des  danses  dans 


(1)  Oppidum  Pœstum,  Grœcii  Possidonia  appellatum.  (  Plin.,  lib.  UI,  cap.  vi.) 
—  Pœstum ,  capitale  de  la  Lucanie ,  resta  fidèle  aul  Romains  pendant  les  guerres 
puniques,  et  combattît  courageusement  Annibal.  Lors  des  invasions  des  barbares, 
elle  échappa  par  miracle  à  la  fureur  d'Alaric  et  de  ses  Goths.  Elle  avait  encore  ooor 
serve  la  plupart  de  ses  monumens  lorsqu'elle  fut  détruite  de  fond  en  comble  parlé 
Sarrashis ,  au  commencement  du  x«  siècle. 


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SALERNB  ET  PÛBSTCM.  713 

lesquelles  des  chevaux,  habilement  dressés,  figuraient  comme  acteurs.  Les 
Crotonîates  avaienl  souvent  assisté  à  ces  jeux  ;  quand  la  guerre  commença,  ils 
exercèrent  leurs  trompettes  à  répéter  les  airs  de  danse  des  Possidoniens.  Le 
jour  de  la  bataille,  lorsque  les  deux  armées  furent  en  présence,  et  que  la  cava- 
lerie de  Pœstum  s'ébranla  pour  charger,  les  trompettes  des  Crotoniates  son- 
nèrent toutes  à  la  fois  ces  airs  de  danse.  Aussitôt  les  chevaux  de  Poestum ,  au 
lieu  d^obéir  à  leurs  cavaliers  et  de  pousser  à  fond  leur  charge ,  se  mirent  à 
piaffer,  et  commencèrent  un  pas  de  ballet.  Les  Crotoniates ,  comme  on  se 
rimagîne  facilement,  ne  restèrent  pas  cette  fois  tranquilles  spectateurs  de  ces 
danses;  mais ,  profitant  du  désordre  qu'une  manœuvre  si  imprévue  avait  mis 
dans  les  rangs  de  leurs  ennemis,  ils  fondirent  aussitôt  sur  eux  et  les  taillèrent 
en  pièces  jusqu'au  dernier.  % 

A  l'Agropoli ,  je  trouvai  un  petit  cheval  qui  descendait ,  sans  aucun  doute , 
des  chevaux  savans  de  Poestum;  car,  en  moins  d'une  demi-heure,  et  tout  en 
faisant  de  véritables  tours  d'adresse  à  travers  les  marécages  et  les  broussailles 
de  la  plaine ,  il  me  ramena  sain  et  sauf  au  centre  des  ruines  de  cette  ville. 

Là  mon  postillon  de  Salerne  m'attendait  avec  une  singulière  impatience  ; 
ne  me  voyant  pas  revenir,  il  me  croyait  victime  des  brigands  ou  tout  au  moins 
la  proie  d'un  serpent.  La  voiture  était  prête ,  les  chevaux  attelés,  et  le  soleil 
commençait  à  baisser  ;  nous  partimes  donc  sans  plus  tarder,  et ,  talonné  par  la 
double  peur  des  serpens  et  des  voleurs ,  mon  postillon  joua  si  constamment  du 
foo^ ,  que  nous  franchîmes  en  moins  de  quatre  heures  et  demie ,  et  toujours 
avec  les  mêmes  chevaux ,  la  distance  que  le  matin  nous  avions  mis  cinq  heures 
à  parcourir. 

La  nuit  commençait  quand  nous  rentAmes  à  Salerne. 

Fbédéric  Mercey. 


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CHRONIQUE  DE  lA  OTNZAINE. 


31  août  1839. 

U  D?6Stp»saii6iÎHÉirét  de-iéoirilafer  ilaroai^  Tl«6.a£Gi!iwd^0rinit  dn 
roiilre'ôù^llefrOBt<étégfnmHifMien)&«ncR,  «dipais'qiûze  j«n«  qpK^maihi 
affPiBreTBMiiÉ^fîahesiiégociagDaBt^treiaPg^  aprèsteoMMr 

àtGonsiBdtiiiofè&v^^iiiff'^Bfaidi  ^^étBÎantifur  1^  ^de«9  Icriuiiwr  parle 
ooiiS8HlniiBDt^da)Boit8':qiii  aceouiaitjàtce^pBcliB  l^liénédité^dw» â8iixf|uiiw 
mmens  d?Ég7^^^^e^93rrie.lUn1lat)etaà^«|n^ 

prêt  à  appareiller  pour  porter  à  Méhémet-AH  la  dépêche  qui  renfermait  kit- 
ficationdu  sultan,  lora^ane  dépielieid«fptiiiietdeHelt«nài«hàM.»deM9lar- 
mer,  internonce  d'Autriche  à  Constantinople,  vint  changer  toute  la  situation. 
Après  le  reçu.de  cette  dépêche,  M.  de  Sturmer  se  réunit  aux  représentans  des 
quatre  autres  grandes  puissances,  et  une  note  fut  présentée  à  la  Porte,  pour 
l'engager  à  confier  aux  cinq  puissances  le  soin  de  transiger  avec  Méhémet-Ali. 
Cette  proposition  fut  aussitôt  acceptée  par  le  divan ,  et,  dès  ce  moment,  la 
Turquie  et  TÉgypte,  nous  voudrions  ne  pas  dh*e  la  France ,  se  trouvèrent  ea 
dernière  ligne  parmi  les  arbitres  de  la  pacification  de  TOrient. 

L'arrivée  de  la  dépêche  du  prince  de  Mettemîch  à  Constantinople  eut  lieu 
le  1'"' août,  et  le  3  du  même  moi^,  Fescadre  anglaise,  qui  semblait  n'attendre 
que  cette  décision ,  se  présenta  devant  la  baie  de  Reischa ,  dans  les  eaux  de 
Ténédos ,  et  vint  mouiller  à  quelques  milles  de  l'amiral  Lalande . 

A  moins  d'être  initié  dans  le  secret  des  négociations  diplomatiques ,  il  est 
difBcile  de  juger  si  la  France  a  eu  ou  non  la  latitude  nécessaire  pour  obtenir 
un  meilleur  résultat  dans  les  affaires  d'Orient ,  dont  le  premier  acte  n'a  cer- 
tainement pas  fini  à  notre  avantage.  La  première  faute  appartient  incontesta- 
blement à  Méhémet-Ali  ;  mais  cette  faute  retombe  sur  la  France  qui  était  en 
position  de  le  conseiller,  et  de  l'obliger,  en  quelque  sorte,  à  suivre  ses  avis. 
Si  Méhémet-Ali  avait  accepté  l'hérédité  de  l'Egypte  que  lui  offirait  la  Porte, 
et  fait  ses  réserves  à  l'égard  de  Thérédité  de  la  Syrie,  il  eût  évité  l'interven- 


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tÎAnd€Bdnq  i^iftis6»iee»v,  dontiquatre^peutnélce,  et  troiÀirxxmp.86r;  sont^ppo-* 
séeshàLseeiDtàiéts^  ]Mtoi8Je4)aohae8t^doimaé.tuariiiici-peiiiée^  pemMtc 

Ii^d!agir  dans,  octie,.  afbire  aree  son  aao^éMà  oïdiiBÎrB'  ersoo*  habiteté* 
hal^tuelle.  Lo  sortdftusooifils^éri^JStaûidTfiaaha^  lUMseqte^^ 
Htt  d'É^^pIft-saît.  qVïIbiiâiinitBMhai  verra  à^um  fxH  jatouxioe  frèr»  ^i  lui  ar^ 
tmgoiu&  étéiffékeéi  étal  yaiit  Jftkwr  àrohaeonfdeLMi'  filmm  ^piwriôfaawgrée  > 
et>  indépendante;,  .qui  Jie  las  mette  paa^eoiriTalHé.  G'aati.pftr-  ceamatifr  que* 
leip^fihat  areiasé  diéeouter  toutea  prDpo8ÎtîoBa>  antres  que  IViérédité  der^deux-^ 
gaehalika^.car  iL ne  vent  paadaîaser^  en.ineiirant,^sofr.fil»:Sindf'daiiS'^iHie' 
aitoa^ftiiitfédeiireibceUe  d'Ibratttm,i>nJI^  d^dépondània» 

qVtt^xelHfedaurait  fakmôt  diangé. . CP«Lihintig'grand%pr> d^-Méhémet-Ali , 
et-soii.aaioiir  pourcsoir: fils^xpii  Tont  renduintraîtaMe  dan^^sea  négodatien» ' 
aveeJa  Bone..Oa  se  demandera  sansmionte^eE^ue  fialiBaitTpBBdaat  œ  tampstia- 
Srance^.quiin^a pas,  quftnmissaehiMiftvUflédèsoniaioeBdant'sur  le  viee-roi> 
d'^g^pte  pour  changer  sa  déterminali«rrla  J<qnraté  dnr^uvernement'firan^ 
çaia  ra4-eUeierapéohé  défaire  caque  laiBjOSMetirAiigkatrre  easBeBt'sanar 
nul  douteiaità  sa>plaieft^.et.de:OonelunQaTeerJe  paohaun  traité 'seoret  pur 
lequel  la  France  lui  eât  garanti  pour  i^areBÎr'iliéréditéde^a  l^riei?  Une  tellè> 
convention^  qui  eût  décidé  sansidome  le|iaoftia^  eût^e  été  possible?  G^éet 
ceidont  on  ne  pourrait  juger  que  si  ronicewnaîssaît  la  nature  des  engagemeas^ 
de  la^F^ranoe  avec  les  aiitcesLpuiâBaAees^.en.cfr  quiiestides  affùres  d'Or^m/ 
Qi^  q^'il  en  soît^.les  seuls  faits  quenou&eonnaîssions^  c'est-Mire  le  rd'usdtti 
paeha),  et  lanoteprésentée.aunorads&oînq  puissaneesaudiran,  nesontpâs^ 
dfia.faitsiiBkv^eabksikJa  Franee^.qm  avait  iBtérét:àceqQ'ao»intte  fût'désor** 
mais  impo68ilkle>,  c'est-àïdire  inutile,  entrele  sultan  jet  son  vassal.  Or;  apte»' 
ce  que  nous  venons  de  dire  des  inquiétudes  de  Méhémet-Ali  pour  sa  famille^ 
iliest  évideiH  qu'en  lui  refusant  l%érédité  de ia;S3rrie,oe  qui  ne^ manquera-pas 
d!avoir  liea^  on  Jaissara  une  qoestûmipendanle  pour  l'avenir. 

Un  arrangement  direct  entre ia.Borteel(levic&-roi  d^Égjrpte  n'auraittpass 
eUi  cet  inconvénient;. car^  oui  la  Porte  eât;cédé  là  S3Tie*,  et' MéhémettAli  eût 
^satis^t,  .ouie  vice-roi  eût tcédé  surtce  points  maïs  avec  tine  garantie  secrète 
de;laFlranoei,,etoeHe-ci  aurait  été  maîtresse  de  chcûstri  le  moment  favorable^ 
pciur  amener,  cet  évèneaokent;  £nÛA,si  nne  garantie  de  ce  genre  avait  para  dan- 
gereuse ouidéloyale  au  cièinet  français^  en  forçant  le  pacba  à  accepter  provi- 
soirement, les.  propositioiis  doat  Alùff-Ëfiendii  éfak  poiteur,  les  nouvelles^ 
négociations  ouvertes  un  jour  par  le  paeh&aUiSiijet  delaSyrie^  n'eussent  pasi 
semhiéune. infraction  aux  vQlontés^des:cinq  puissances,  comme  il  advient  i 
si  elles  décidaient ,  dans  un  «ongrès ,  .des  alfoirea  d'Orient 

Quant,  au  congrès  en  lui-même^  nouS;  sommes  étaBuésdérôppesition  qu'ib 
rencontre  dans  la  presse.  A^t-on  déjà  oublié  la.conctosiott  du.rap]portide 
M.  Jouf&oy  qui,  au  nom  de  la  commission  de  la  cbambre^esprânait  le  vœni 
de  voir  régler  lesaffabres  d'Orient  dans^  un  congrès  des  grandes  puissances? 
G!était  là  le  vœu  de  la  chambre;  mais  quand  M.  Jouffroy  le  prononçr,  Jai 


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7)6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chambre  était  loin  d'espérer  qu'il  se  réaliserait  si  tôt,  et  c'était  pour  arrrÎTer  à  oe 
but  désiré  qu'elle  exhortait  le  gouvernement  à  montrer  de  l'énergie  et  de  la 
résolution.  Sans  doute,  on  peut  alléguer  que  des  évènemens bien  imprévus,  que 
la  victoire  du  pacha ,  que  la  mort  du  sultan ,  ont  changé  les  choses ,  et  que 
Bfébémet-Ali  est  aujourd'hui  en  position  d'exiger,  non  l'établissement,  mais 
la  reconnaissance  du  nouveau  royaume  d'Orient,  que  les  fautes  de  Mahmoud 
et  celles  de  ses  généraux  ont  fondé.  La  France,  qui,  tout  en  défendant  l'empire 
turc  contre  Méhémet-Ali,  ne  doit  pas  abandonner  entièrement  celiû-d,  la 
France ,  demande-t^n ,  peut-elle ,  sans  faiblesse  coupable ,  laisser  remettre  en 
question  ce  qui  a  été  jugé  sur  le  champ  de  bataille  de  Néûb?  C'est  le  reproche 
que  nous  adresserions  aussi  au  gouvernement,  n'était  la  réserve  que  doit  nous 
inspirer  l'ignorance  où  nous  sommés,  comme  tant  d'autres,  des  n^odatioDS 
qui  sont  restées  secrètes.  La  France  devait,  ce  nous  semble,  profiter  du  temps 
qui  s'est  écoulé  depuis  la  bataille  de  Nézib ,  pour  terminer  les  affaires  en  litige 
entre  le  pacha  et  le  sultan  ;  c'était  la  manière  la  plus  habile  d'éviter  ce  congrès 
qu'elle  pouvait  souhaiter  comme  un  grand  résultat,  il  y  a  quelques  mois,  mais 
qui  pourrait  bien  n'être  plus  pour  nous  qu'une  déconvenue  à  cette  heure.  En 
cela ,  ceux  qui  s'élèvent  contre  le  congrès  peuvent  avoir  raison. 

Mais  ils  ont  tort  lorsqu'ils  proposent  au  gouvernement  français  de  le  rejeter. 
La  faute,  si  faute  il  y  a ,  est  de  n'avoir  pas  profité  du  temps  qui  s'est  écoulé. 
Maintenant  il  est  trop  tard ,  et  puisqu'on  n'a  pu  devancer  l'intervention  des 
puissances,  en  ne  leur  laissant  pas  matière  à  intervenir,  il  ne  reste  plus  qu'à 
les  appeler  à  juger  un  débat  qui  renfermait  une  guerre  générale  il  y  a  quelques 
mois,  et  qui  ne  peut  plus  entraîner,  pour  le  moment  présent,  qu'un  combat 
d'habileté  dont  le  résultat  sera  le  plus  ou  moins  d'influence  diplomatique  de 
la  France. 

La  France  n'en  est  pas  au  degré  de  nullité  où  la  montrent  réduite  quel- 
ques-uns de  nos  journaux.  Elle  peut  se  présenter  avec  avantage  dans  un  con- 
grès, et  elle  ne  manque  ni  d'hommes  de  talent  pour  plaider  ses  intérêts,  ni  de 
ce  qui  appuie  le  talent  dans  les  congrès,  d'une  belle  armée,  d'une  bonne  ma- 
rine, et  de  grandes  ressources  financières.  On  a  dit  que  la  France  trouverait 
l'Angleterre  contre  elle  dans  un  congrès.  Certes,  la  France  n'obtiendra  pas 
l'hérédité  de  la  Syrie  pour  le  pacha;  elle  sera  naéme  exposée  à  voir  se  réunir 
contre  elle  les  plénipotentiaires  au  nom  du  principe  de  légitimité  qu'elle  sem- 
blerait combattre;  mais  la  France,  ne  demandant  que  l'hérédité  de  l'Egypte 
pour  Méhémet-Ali ,  et  sa  reconnaissance  comme  souverain  de  cet  état ,  n'aura 
pas  d'adversaires.  11  resterait  à  se  demander  si  la  souveraineté  de  Méhémet-Ali 
comme  souverain  d'Egypte ,  reconnue  par  un  second  congrès  de  Vienne,  ne 
serait  pas  un  fait  plus  propre  à  assurer  la  stabilité  de  son  pouvohr,  que  sa  re- 
connaissance arrachée  à  la  Porte  par  la  victoire  d'une  armée,  qui  n'est,  après 
tout ,  qu'une  armée  de  rebelles. 

Ce  serait  donc,  à  notre  avis,  ajouter  une  faute  à  une  autre,  que  de  rejeter 
la  proposition  d'un  congrès ,  comme  le  font  presque  tous  les  organes  de  la 


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REVUE.  —  CHROiaQUB.  717 

presse.  La  seule  convocation  d'un  congrès  annoncei;»it  une  sorte  d'accord 
préalable  entre  les  puissances,  un  ensemble  de  prîndpes  qui  serait  partagé  par 
toutes  ;  mais,  malheureusement ,  les  choses  n'en  sont  pas  là ,  et  la  presse  at- 
taque un  fantôme ,  car  la  proposition  d'un  congrès  n'a  été  faite  ou  du  moins 
n'a  été  acceptée  par  personne. 

U  y  a  à  Vienne,  comme  dans  toutes  les  capitales  de  l'Europe,  cinq  repré- 
sentans  de  cinq  grandes  puissances,  et  de  plus  un  homme  d'état  d'un  esprit 
sage  et  d'un  immense  talent,  qui  est  le  prince  de  Mettemich.  C'est  de  là  qu'est 
venue  la  pensée  de  suspendre  les  arrangemens  du  sultan  avec  le  pacha,  et  de 
les  Soumettre  à  l'approbation  des  puissances.  La  communication  de  ce  projet 
a  été  faîte,  selon  les  voies  ordinaires,  aux  ambassadeurs  étrangers  à  Vienne, 
qui  l'ont  reçue  ad  référendum ,  et  leurs  cabinets  ayant  approuvé  cette  pensée , 
il  était  naturel  que  le  projet  de  M.  de  Mettemich,  devenu  une  résolution  de^ 
cinq  puissances ,  fât  communiqué  directement  de  Vienne  à  Constantinople.  Il 
est  seulement  malheureux  pour  nous  qu'au  reçu  de  la  dépêche  de  Vienne , 
l'ambassadeur  d'Autriche  à  Constantinople  n'ait  pas  été  dans  la  situation  de 
répondre  à  son  cabinet  que,  grâce  aux  bons  offices  de  la  France ,  tous  les 
arrangemens  étaient  déjà  terminés  entre  le  sultan  et  son  vassal. 

Dans  tout  ceci,  il  n'a  pas  été  question  de  congrès,  ni  même  de  ce  qu'on 
appelle  une  conférence,  les  ambassadeurs  des  puissances  n'ayant  ni  demandé 
ni  reçu  des  pouvoirs  ad  hoc  pour  traiter  séparément  des  affaires  d'Orient , 
comme  cela  a  eu  lieu  à  Londres,  quand  il  a  été  question  de  traiter  des  affaires 
de  la  Belgique.  Qu'on  se  rassure  donc,  il  n'y  aura  pas  de  protocoles ,  et  l'on 
traitera  des  affaires  de  l'Orient  à  Paris,  à  Vienne,  à  Londres,  à  Saint^é- 
tersbourg,  à  Berlin,  et  même  un  peu  à  Constantinople,  à  la  fois.  La  Russie 
avait  déclaré ,  dès  long-temps ,  que  sa  position  de  vicinité  ne  lui  permettait  pas 
de  laisser  soumettre,  pour  son  compte ,  à  un  congrès  la  nature  ou  la  fixation 
de  ses  rapports  avec  l'empire  turc.  C'eût  donc  été  un  grand  pas  vers  un  accord 
général ,  et  déjà  une  concession ,  que  l'entrée  de  la  Russie  dans  un  congrès.  La 
Russie  serait  loin  d'en  être  là,  s*il  était  vrai  qu'elle  eût  présenté  une  note  où 
elle  annoncerait  vouloir  se  maintenir  dans  les  termes  du  traité  d'Unkiar^ke- 
lessi ,  qui  lui  fsdt  une  position  particulière.  Toutefois,  il  parait  certain  que,  sur 
quelques  points  principaux ,  l'accord  règne  entre  les  cinq  puissances ,  et  qu'on 
peut  prévoir  le  moment  où  une  sorte  de  pacification  aura  lieu  pour  l'Orient. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  des  puérilités.  Après  la  communication  de  la 
dépêche  de  M.  de  Mettemich,  un  aide-de-camp  de  M.  l'amiral  Roussin  est 
parti  pour  Alexandrie ,  chargé  de  remettre  au  pacha  une  note  qui  lui  faisait 
connaître  la  décision  des  cinq  puissances.  Cet  officier  était-il  également  chargé 
de  notifier  au  vice^roi  d'Egypte  qu'il  eût  à  remettre  à  la  Porte  la  flotte  du 
eapitan-pacha,  ce  gage  qu'il  serait  injuste  de  retenir  désormais,  puisque  ce 
n'est  plus  avec  la  Porte,  mais  avec  les  cinq  puissances  que  le  pacha  doit  s*en- 
tendre.'  Ce  fait,  annoncé  par  une  dépêche  télégraphique,  a  excité  de  grandes 
clameurs,  et  il  a  été  nié  le  lendemain  par  le  gouvernement.  Si  l'amiral  Rous- 
sin s'est  chargé  de  transmettre  cette  demande  au  pacha ,  c'a  été  sans  doute 


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TUS  VLEWE  ms  •DEUX  HoraiBs. 

[pour  l'accompagner  de  qmiquas  ans  ft  p«iir  en  odoneir^la  forme.En  ètt»- 
*jiiéine,  kl  demande' n'a nen  d*exotbitent; et kPrasce napourait approino, 
•parun  refusde  se  joindre  aux  puîa§anees,  Vaete  de  trahison  ocHnmis  par4e 
(oapitan^paelKi.  Il  véh\X  mieax  expédier  un  aide^M^camp  français  à  Alexandrie, 
que  de  laisser  partir,  avec  cette  commission,  les  bâthnens  de  l'escadre  de 
-L'amiral  Stopford.  De  là  à  brûler  la  flotte  ^ptîenne,  il  y  a  eseore  loin,  et  la 
ifmnce,  qui  a  refusèles  propoditons  de  ce  genre  que  lui  faisait  TAngleterre, 
ne  .se  prêterait  pas  sans  doute  à  un  semblable  dessein.  Enfin,  la  preuve  qne 
Je  vice-roi  d^Égypte  est  protégé  par  quelqu'un,  c'est  qu'il  refuse  de  rend» 
la  flotte  turque ,  c'est  qu'il  l'enferme  dans  son  port,  pour  ne  pas  Texposer  an 
.sort  qu'eut  jadis  un  peu  plus  loin  la  flotte  de  Tamiral  Brueys.  Et  ce  protcfCnir 
qui  donne  ainsi  confiance  au  pacha,  quel  serait-il ,  si  ce  n'était  la  France?  Ge 
n'est  donc  pas-sur  quelques  tournées  d'aîdesHde^amp  de  plus  ou  moins  qu'ot 
:doit  juger  de  la  politique  du  goorernement  en  Orient. 

Maintenant,  que  fera  le  vice^roi  d'ÉgypIe?  Cet  esprit  éminent  n'h^  pas  pis 
loin  que  nekeomportelasituation,  on  peutle  croire.  Méhémet-Ali  a  feiltan^ 
.l'armée  victorieuse  d!Ibiahim-Paeba  sur  im  simple  avis  du  gouvernencnt  fian- 
çais ;  il  ne  se  laissera  pas  entndner  dans  une' voie  dangertose  par  de  fiunMH 
«onseils^et  ces  conseils ,ipeiionneiie>>es  lui  donnerait.  EsK«  laRusriequi 
engagerait  Méhémet-Ali  à  s'aTaneer,  par  les^pro?inees  d'Asie ,  tcts  Gonstanlî- 
nople ,  seulemote  qui  Ini^iftt  ouverte  aujeurà^hui ,  ou  à  refuser  la  flotte  Unque? 
âiàisiaJUisme,enihii  supposant  tous  les  proj^s  d'ambition  qu^on  luipiïle, 
«sttrophàbilerponr  acheter  Constanfînople,  et  l'acheter  dix  ans  trop  tAt,  par 
-ne-gnerre  avecctente  l'Europe.  La  diplomatie  européenne  tout  entière  ren- 
(lemitidewntia  pensée  d^rraeheràJiéhénMt^Ali  ce  que  lui  a  donné  la  vicioiie, 
eel;eUe.aeU«rEdleaMaAcvait  pas  mène  la  > flotte  tUDque  sll  l'avait  eooqriR; 
oBBis'éllerpeitt  dmiBnrsau-pncha  uae«ituationiHtte ,  incontesiée ,  garantie  pv 
IhseeînqtpiHsnRoeSvet  cet  aTanta^B-ettassesgrami  pour  être  acquis  parle»- 
jerificede  quelques  droits  que  le  pacha  n'a«pas  encore ,  comme ,  par  exemple, 
iVhéiédité  de  ia-SjTie. 

Xe  diaeofurs'de  larreine  d'An^lelerre  était  attndu  avec  qochpoe  euriooté. 
-Quelques  paroles  récentes  de  lord  Melbourne,  tertaines  dédarations  de  kd 
'Fahnevston,  dans  le  parlement,  pouvaient  faire  prévoir  qu'une  tatàm 
froideur  serait  observée  à  l'égard  de  la  France.  Le  cabinet  angl»s  a  parlé  àm 
'ee  discours  de-  la  bonne  intelligence  qui  régoe  entre  la  France  et  TAngleteRe, 
'et  ces  paroles  n'étaient  pas  de  trop  ^près  les  explications  du  prenner  ànd 
'de  la  trésorerie,  au  sujet  de  l'affaire  de  Portendic.  Le  discours  mîaislériil 
parle  aussi  du  bon  accord  des  cinq  puissances,  qui  se  manifestera  dans  le 
dffahres  d'Orient.  Ce  discours  ne  touelie  que  légèrement  à  toutes  les  grands 
"questions,  comme  il  est  d'mage  en  Angleierre  ;  on  a  seulonent  rencoqué  h 
phrase  où  il  est  dit  que  les  cinq  puissances  ont  résolu  de  raainlenh*  l'indépcn- 
<dance  et  'l'intégralité  de  Vempire  ottomanvCt  on.a*voulu  y  voir  une  mnaee 
-contre  le  pacha  d'Egypte.  Il  est  impossible  que  cette  phrase  ait  cette  portée, 
xarsi  TAngleterre  voulait  simpkment  tennr  Méhémet-Ali  dans  l'éutde  va»- 


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BBVCE.. —  CHSÛiaQUB..  719 

laga  eùil  était  avant  la  batailla  de  ISénb ,  l'Angleterre  ne  serait  pas  d'accord 
arec  la  France,  et.une  autre  phxasa du  discours  4e  la  couronne^  satrouveraît 
ain8Î.oontraire  à  la  vérité. 

Pour  les  journaux  anglais.  Us  contlnuentd'attaqper  la  France  avec  achar- 
nament.  La  guerre  avec  le  Menqpe^  le  bloeus^de  Buénos-Ayres^  l'affaire  de 
BoitaDdic,  nk)nt  pas  épuisé  la.cotèra  de  nos  voisins,  et  maintenant iis  en  re- 
lienaeat  aip^  prcjets  q^!ils  noas  prêtaient,  il  y  a  qjuel^ua  temps:^  contre  le 
be(f^daTuaîs«Oasaît  que  noutavons^bdressaqueiquestféelanialîonBàeahqif. 
Hfi^^t'du  remboursement  des  frais  dHine  expédition  maritime  à  la^Goaletta 
j^ur  lapcotégerdaas  un  casdiffîeîie ,  et^  la  réclamatlond'un  négociant  fa» 
çaîa^au  siyetd'une  spotiation  qu'il  a  subie,  et  ces  difiOciiltéa  ont  ramené,  dit«on>, 
la.£K^Ternamentiraaçai&  à  parler  de  l'envoi  de  quelques  LâtiiiKOB  davani Ja 
Q&kabarhavesqua.  Les  jparnaUstesaoglaîSrsa  hâtent,  aussitôt  d'annoneer.  qpa 
naB&avottS  rinteDtien.de  réaliser  ce  quMls  afiqpellent  notre  projet  favori,  qfd 
ssnk  rooeui^on  datoute  la  cote  d'Afrique  dans  la  Méditerranée.  Selon  eux^ 
unaexfiiéditioaisuf  la  plus  Isurge  écbelia,  se  préparerait  pour  s'emparer  du  fort 
da  Ka£[,  qniast.Iaclé  de  tout  le  pays  du  hey,  afin.de  le  forcer  de  payer»  àJa 
Ënmce  le  tribut  qu'il  payait  autrefois  au  «dey  d'Alger.  Le  Courrier  anglaiara- 
narqua.àisasuj^t.que  la  possession  de  la  o^e  de  Tuaia 'donnerait  à  la.  France 
una  pUisibelle  poskion  dans^la  Méditerranée  que  l'occupation  d'Alger,  et.'4 
maatraiûutJiotre  macbiavélisna,  qui  a  consisté  à  défendre  d^obord  le  beyde 
'ËUMk  contre  la  vengeance  de  la  Porte,  afin  deroaipre  les  lien»  qui  existaient 
enlcalui  et  son  suzerain^  puis,  à  lui  dierdier  querella  pour  s'em^pareri  de  son 
état  après  l'avoir  isolé.  Parmallieur,,nott9na^BUDQe6.maabiavéliques  qu'aux 
yenx.dea  journalistes  anglais^ ,elJiolreilésinténessament,  sauvent  excessif!,  n'est 
qnatrop  facile  à  établir. 

Dans  cette  affaire  de  Tunis,. par  ecxemple^  nos  réclamations^  sont  de  celles 
gui  ont  lieu  tous  les  jours  près  des  chefs  de&itatabarbaresques^  et  c'est  l'An- 
gleterre qui  en  élève  d'ordinaire  p^  souvent  ^que  toute  autre  puissance ,  quel- 
goafoîs  même  sur  de  trèa  légersimotifk  On  sait  qua  rAngletenre  a  préparé 
depuia  long-temps  rétabMssement  de  soUi  patronage  LTuaia,  par  l'icnvo»  du 
oalenel  Considine,  qui  commande  ai^ueUement Jes  tcaupea^uLi^.  Assurer 
ment,  la  France  a  fait  un  grand  acte.de.toléranee  en:s'âb6tenant:datoitfa 
plainte  àce  sujet,  elle  qui  a  le  plus  gmnd.  intérêt  à  sucreiller'  les*  meuvemeas 
du  bey,.  accusé  d'avoir  p^  part  à  toutes  lea  tentatives  dlAbd-el-Kader  contre 
lat domination  française.  L'attantianqua  matt  la  France  à.  ne  donnera  aucun 
Hfiétextade  se  plaindre  de  seSracte&,.à  Tunis^  vasî.  loi»,  q^a-saus4e  ministère 
dtt.lâavril,  le  gouvernement  aima  mieux  renonçais  à  l'ifixplaitationkLunefaiét 
q/lfà  nons  appartient  à^  la  Calle ,  que  d'entameri  dea  diseussiana»  avec  lerbejs 
Les  limites ,  coaûtfes  sur  beeucoug  de  0MatBi,,étaîeal  tracées  d'iune  manîète 
inflimilrnlnfif  sur.celuireLLa  p^i^tiduinoasaiLrépandît'auaaarécbaliVaUée, 
f|ttflagBiaUida.lnî,tmeaciUiie4igne^daeandiiîte^q^'îlivalakjniew 
qpri^ies  I  arbres»  qjie  dainoiWiiiiiietieftdsaiiifllrukéa-aiieebrrAnglete^ 


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720  KEWE  DBS  DEUX  MONDES. 

manquerait  pas  de  voir  là  un  premier  pas  vers  renvahissement  de  tout  le  be?- 
liek.  On  conviendra  qu'il  est  bien  "pénible  pour  la  France  de  voir  sa  modéra- 
tion ,  vraiment  inouïe ,  payée  par  les  calomnies  et  les  imputations  continndks 
des  journaux  anglais  ;  mais  il  ne  faut  pas  se  lasser  de  démontrer  la  fausseté  de 
leurs  accusations,  et ,  pour  notre  part ,  nous  ne  manquerons  jamais  à  ce  deroir. 

L'ordonnance  de  dégrèvement  des  sucres  a  jeté  une  grande  perturbatioB 
dans  nos  départemens  du  nord.  On  y  accuse  le  gouvernement  d*avoir  pris  une 
mesure  illégale,  et  on  se  dispose  à  faire  juger  de  la  légalité  de  rordonnanœ 
par  les  tribunaux.  L'ordonnance  de  dégrèvement  est  légale;  pour  nous,  nous 
n'en  doutons  pas,  et  si  le  ministère  a  eu  un  tort ,  c'est  de  ne  l'avoir  pas  ren- 
due plus  tôt.  Par  ses  tergiversations,  le  ministère  a  diminué,  d'un  côté, le 
bon  effet  de  la  mesure ,  et ,  de  l'autre ,  il  a  encore  aggravé  le  mécontentement 
et  donné  des  armes  contre  lui.  Après  avoir  nié  la  légalité  d'un  dégrèvement 
des  sucres  par  ordonnance,  dans  l'exposé  des  motifs  de  la  loi  qu'il  a  pré- 
sentée à  la  chambre,  le  ministère  en  est  venu  à  cette  mesure.  C'est  à  la  chambre 
seulement  qu'il  aura  à  expliquer  ce  changement  dans  ses  opinions,  mais  nous 
croyons  que  la  chambre  ne  se  verra  pas  avec  déplaisir  dispensée  de  rinîtiativp 
d'une  mesure  qu'elle  n'osait  pas  prendre  sur  elle,  disons-le  franchement.  Toute 
fois,  la  lutte  qui  vient  de  s'élever  entre  quelques  départemens  agricoles  et  les 
colonies,  doit  avoir  un  résultat  plus  important  que  quelques  récriminatiotts 
dans  la  chambre ,  et ,  en  présence  d'intérêts  si  contraires,  le  gouvernement  doit 
se  tenir  prêt  à  présenter  une  loi  d'ensemble  sur  le  commerce  de  nos  colonies. 
Dans  les  années  favorables ,  quatre  cents  navires  sont  employés  au  transport 
des  produits  de  nos  colonies  des  Antilles;  le  dégrèvement  actuel ,  en  laissant 
les  sucres  au  prix  où  ils  sont  pour  le  consommateur,  n'augmenterait  pas  b 
consommation  de  ce  produit  en  France.  Les  rapports  resteront  toujours  te 
mêmes  entre  la  France  et  ses  colonies,  et  la  mesure,  si  elle  est  confirmée  par 
la  chambre,  les  ravivera  seulement.  Or,  l'extension  qu'il  est  indispensable  de 
donner  à  notre  marine  appelle  d'autres  mesures,  et  ce  n'est  qu'en  d^revant 
encore  les  sucres,  qu'on  augmentera  la  consommation  au  point  où  elle  est  en 
Angleterre ,  qui  perçoit  plus  de  cent  millions  sur  l'importation  des  sucres  et 
qui  emploie  à  leur  transport  trois  fois  plus  de  bâtimens  que  nous.  Sans  doute, 
un  tel  système  devra  se  lier  à  des  mesures  favorables  à  l'agriculture,  qui  in- 
demniseraient les  départemens  où  se  cultive  la  betterave;  mais  il  ne  faut  pis 
oublier  que  l'Angleterre  est  aussi  un  pa>^  agricole,  où  les  grands  proprié- 
taires ont  une  voix  puissante  dans  le  parlement;  et  cependant  la  culture  de  la 
betterave  n'a  jamais  été  favorisée,  en  Angleterre,  au  point  de  balancer  Fîn- 
térêt  du  commerce  maritime.  N'oublions  pas  aussi  que  les  différens  genres  de 
culture  peuvent  varier  et  se  remplacer  en  peu  d'années ,  tandis  qu'un  port 
désert  est  une  brèche  faite  à  la  sûreté  et  à  la  grandeur  d'un  pays. 

Un  passage  du  discours  de  la  reine  d'Angleterre  occupe  aujourd'hui  l'atten- 
tion publique;  c*est  celui  où  il  est  question  de  la  satisfaction  qu'éprouve li 
reine  d'avoir  pu  concourir  au  rétablissement  de  la  paix  entre  la  France  et  le 


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REVUB.  —  CHRONIQUE.  721 

Mexique.  Ce  passage  annoDoe  évidemment  qu'une  médiation  a  eu  lieu  de  la 
part  de  TAngleterre.  Or,  la  gauche  ne  veut  pas  entendre  parler  de  cette  mé- 
diation ,  et  les  ministres  du  centre  gauche  eux-mêmes  ont  nié  à  la  tribune  que 
cette  médiation  ait  eu  lieu.  C'est,  en  effet,  ce  que  disait  M.  Teste  dans  la 
séance  du  26  juin  dernier.  «  Les  instructions  de  M.  l'amiral  Baudin ,  disait  le 
ministre,  portaient  qu'il  devait  décliner  la  médiation  de  toute  puissance 
neutre  ;  mais  le  traité  du  9  mars  n'a  pas  été  conclu  par  la  médiation  d'une 
puissance  tierce,  et  les  instructions  ont  été  suivies.  Qu'y  a-t-il  de  remis ,  non  à 
la  médiation,  mais  à  l'arbitrage  d'une  tierce  puissance?  C'est  l'appréciation 
des  indemnités  respectivement  prétendues.  Il  ne  faut  pas  confondre  les  deux 
choses.  » 

Ces  explications  ministérielles  ne  sont  pas  satisfaisantes,  et  le  ministre  qui 
les  a  données  nous  semble  avoir  lui-même  mal  apprécié  les  faits.  Les  instruc- 
tions que  l'amiral  Baudin  reçut  de  M.  Mole,  le  23  août  1838,  ne  renfer- 
maient rien  de  relatif  à  une  mMiation  quelconque.  L'amiral  devait  simplement 
exiger  trois  points  :  le  traitement  de  la  nation  la  plus  favorisée  pour  les  sujets 
français,  l'exemption  pour  nos  nationaux  des  taxes  de  guerre  et  emprunts 
forcÀ,  et  la  liberté  de  faire  le  commerce  de  détail.  Ces  demandes  furent  noti- 
Qées  au  gouvernement  mexicain ,  représenté  dans  les  conférences  de  Xalapa, 
par  M.  Cuevas,  et  l'amiral  Baudin  y  ajouta  une  demande  d'indemnité  pour  les 
frais  de  l'expédition.  Ces  conférences  restèrent  sans  résultats.  Bientôt  une  es- 
cadre anglaise,  plus  forte  que  la  nôtre ,  se  présenta  dans  le  golfe  du  Mexique,  et 
M.  Packenham ,  ministre  d'Angleterre  au  Mexique ,  offrit  à  notre  amiral  la  mé- 
diation de  son  gouvernement.  L'amiral  Baudin  répondit  en  demandant  l'éloi- 
gnement  immédiat  de  l'escadre  anglaise,  ce  qui  lui  fut  accordé,  et  il  ne  tarda 
pas  à  informer  le  gouvernement  mexicain  et  le  ministère  anglais  que  la  média- 
tion de  l'Angleterre  n'avait  pas  été  acceptée  à  Paris.  Une  dépêche  ministérielle 
mettait,  en  effet,  l'amiral  Baudin  dans  l'alternative  de  faire  accepter  ses  con- 
ditions par  le  gouvernement  mexicain ,  ou  de  s'emparer  du  fort  de  Saint- Jean- 
d'Ulloa.  11  était  dit ,  dans  cette  dépêche ,  que  ce  n'était  qu'après  avoir  fait  senthr 
à  la  république  mexicaine  la  force  de  nos  armes  «  qu'on  pourrait  prêter  l'oreille 
aux  offres  de  médiation  de  l'Angleterre.  Ainsi,  en  effet,  la  médiation  de 
l'Angleterre  n'avait  pas  été  acceptée  à  l'époque  des  conférences  de  l'amiral 
Baudin  avec  M.  Cuevas.  Après  la  prise  du  fort  de  Saint-Jean-d'Ulloa ,  l'amiral 
Baudin  insista  de  nouveau  sur  les  conditions  qu'il  avait  établies ,  et  la  média- 
tion de  M.  Packenham  amena  les  parties  à  s'entendre  sur  différens  points.  En 
acceptant  cette  médiation ,  l'amiral  ne  s'écartait  pas  des  instructions  conte- 
nues dans  les  dépêches  ministérielles  qui,  en  lui  enjoignant  de  refuser,  dans 
tous  les  cas,  l'arbitrage  de  l'Angleterre,  ne  lui  permettaient  d'accepter  son 
office  comme  médiatrice,  qu'autant  qu'il  se  serait  mis  en  possession  du  fort  de 
Saint-Jean-d'Ulloa.  Ainsi  s'explique  le  passage  du  discours  de  la  couronne 
d'Angleterre,  relatif  à  la  part  qu'elle  aurait  prise  au  rétablissement  de  la  paix 
entre  la  France  et  le  Mexique. 


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7^  RBVUB  DBS  DEUX  MONHES. 

Cette;  médiation  s?est«xercée,  QeaMi&.8wni>le,  dao&^es  termes  assez  hem- 
râbles  ^ux  la  £raiica,.et  nous  ne  voyons  pas  pourquoi  on  hésiterait  à  avouer 
qu'elle  a  eu  lieu.  La  France  n'a-t-elie  pa& fait  respecter  le  blocus  qu'elle  avait 
établi  devant  la  o6Xe  du  Mexique,  et  n'a-t-eUe  pas  rempli  tous  le&  devoirs  que 
lui  commandaient  sa  dignité  et  sa  position  de  grande  puissance,. en  exigaat 
réloignement  de  Fescadre  anglaise ,  et  eorepoussent  tou^  médialion  étrangèn 
avant  de  s'être  emparée  de  la  place  la  plus  impartante  du  Mexî^nft,  de  laoléie 
toute  la  contrée?  Une  médiation  ne  constitue  jamai&qa'iUB  misistèreoC&eieoi, 
ime  médiatîoa  n'engage  à  rien  ceux  qui  l'aocepteiit,  et  l'oa  voudira  bien  es- 
marquer. que,  dans  tous  les  cas,  le  rôle  d'arbitce  était  déaîé  ài'Anglelaia 
Quel  a  donc  été  le  but  de  M.  Teste  en  disant  à  la  chambre  qu'il  n'y  avait  ps 
eu  de  médiatien,  maisari^itrage  d'une  puiBsai»e.tieroean.sii^jde.la  qoBtioo 
des  indemnîtéftà  aooorder  aux  sujets  fraa^aî&P  Un  ministre  qui  prend  la^pink 
sur  les  affaues.  étrangères  ne  peut  ignoror  le  conteniLdeB  instructioB  etds 
dépêches  ministédelltt,  et  M.  Teste  devaîtsairoûr  que  le  refos :d!aaeepteriaiié> 
diation  de  l'Angleterre  n'avait  été  prescrit  que  pour  certain&caa^iuintsesoot 
pas.  présentés,  oomme,  par  exemple ,  oelttl  où  nés  mirinn  n'iBuniint  pes'em- 
peyoerdnfortdeJSaint-Jean^d'Ulloa.  L'amiral  BaudinétaildoBedans  les  1^^ 
de  ses  instructions,  comme  le  dit  M.  Teste,  qviand  il  décMnn l&médiation  d'une 
puissancetierce;  maiscequeJVI.  Teste.aomî&dedire,c'est;qiieJ'aBiiralre9tait 
encore  dans  les  limitesde  ces  mêmes  instnidiens,  quand  il. aeoepla  laisédiar 
tî  0 .1  d'une  pnissance  tiercé ,  après  avoir  pris  la  cttadeUe  de  la*  VéaAjmL 

Il  y  a.dona  eu  médiation,  et  là-dessus  cfest  dans*  le  diaco«n  de  la niae 
d'Angleterre,  ^.non  danscelui  de  M.  Teste,  qu'il  faut  cherofaerlavéciti  Bi 
même  temp^  ,.ii  y  a  eu  proposition  et  aeoeptation  d'un  arbitn9e,.maiseSHri^ 
ment  en  ce.  qyti  touche  à  la  question  des.  indemnités^  Cet^arytra^e.  a.  été  fine 
parles  conventions  additionnelles  au  traité  du  9  mars ,  que  le  Maniiettr^^f/ik 
aujourd'hui  de  simples  déclarations  écliangées  entre  lea  plémpoteutiiiii 
Dà^radoAS.  ou  conventions  ,  ces  actes  supplémentaires  au  traité  ea^faâ 
véritablement. partie,  et  le  gouvernement  n'avait  aucun  motif. de  ne  pMte 
publier,  puis^'il  a  publié  le  traité.  En  écartant  Je  mot  éàc  convêniiwt^tÈ 
évitant  de  donner  de  la  publicité  à  ces  articles ,  le  gouvwnement  «emUedovlff 
de: leur  exécution.  Or,  il  n^est  qu'un  seul  de  ces  articleeiqiB  ne  j^ortepeeawi 
lui  un  caractère  définitif,  c'est  celui  des  indemnités v  puîsqi»'4iaA  arbîlfeer.i 
choisir  par  la  France,  doit  décider  à  ce  sujet.  On  nouSianHonoe  que  le  gnM^ 
nement  ûrançois  a  proposé  au  roi  daFrussedese  char^r  de  oet  arbitrages 
On  ne  peut  désapprouver  ce  choix,  mais  on. doit  se  demander;  nonr^ioi  li 
nûnistère,  par  l'organe  de  M.  Teste,,  a  voulu  disshnulen  kla^chaflÂieii 
médiationqui a eulieu4e la partde lUngletnre.. Cette. peUtifne  e^psotiâM 
très  imfonde,  mais  nous  avouons  que  nous  ne  la  compp»MMH{|Be6. 


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RBVOfi.  — CHRaXIQUE.  788 

%EssAi  sirB  L?fliSTOiB£  BU  PoBTUOAL ,  ^par  ABl.  Chaurneil  deStelki  'et 
Augi  de  Sanleu  (!)< —  Lesétatasecondaires  de  TEurope  méndionale^  aanoyen- 
âge ,  présentent  cela  de  remarquable,  que  leur  lûstoire  égale,  et  souvent  même 
surpasie  en  inlérét,  celle  des  états  du  premier  ordre.  La  civilisation  et  la' puis- 
sance sont  loiadeisenBesurer  à  retendue  territoriale,  ou  à  la  population  ;  ainsi 
Venise,  ainsi  Florence,  et  dans  un  cercle  moins  étroit  mais  bien  restreint  en- 
core, le  Portugal.  Rien  n*a  manqué,  en  effet,  à  la  gloire  comme  aux  mal- 
heur» de  ce  petit  royaume  :  luttes  opiniâtres  contre  les  Arabes  pour  la  défense 
ée  la  foi,  résistance  inébranlable  aux  prétentions  du  saint-siége  pour  le  main- 
tien de  rindépendance  nationale ,  expéditions  aventureuses ,  révolutions  san- 
glantes. Drame ,  épopée ,  roman ,  tout  se  retrouve  puissant  et  animé  dans 
l'histoire  du  Portugal,  avec  Inès  de  Castro,  Vasco  de  Gama ,  Albuquerque  et 
dom  Sébastien.  IVIais  jusqu'ici,  à  part  Vertot  et  La  Clède,  on  s'était  f«u 
occupé  en  France  de  eette  histoire  si  digne  d'être  étudiée.  La  Clède  a  des  par- 
ties estimables  sans  doute ,  mais  son  travail  est  loin  de  répondre  à  Theu- 
raux  choix  du  sujet.  Quant  à  Vertot ,  on  se  rappelle  toujours ,  à  propos  de' tous 
ses  livres,  le  mot  :  Mon  siège  est  fait.  C'était  donc  une  heureuse  pensée  que 
d^evayer  par  un  nouveau  travail  de  faire  oublier  ces  deux  écrivains.  MM.  de 
SteUa  et  de  Santeul  l'ont  tenté  dans  ee  livre ,  et  leur  histoire ,  continuée  jus- 
qu'à la  mort  de  don  Pèdre ,  en  1834 ,  a  sur  tous  les  travaux  antérieurs  l'avan- 
tage d'embrasser  la  monarchie  portugaise  dans  son  ensemble  complet,  et  de 
nous  offrir ,  à  nous  lecteurs  français,  un  attrait  de  plus,  en  faisant  passer  rapi- 
dement sous  nos  yeux  les  guerres  de  l'empire.  Cette  hbtoire,  d'ailleurs,. se 
recommande  par  la  rapidité  du  récit  et  la  netteté;  mais  elle  porte  le  cachet 
de  la  précipitation ,  et  ses  diverses  parties  sont  loin  d'être  en  rapport.  Ainsi  le 
premier  volume  se  termine  à  l'année  1707 ,  et  con^prend  ea  moins  dcguatie 
cents  pages  tout  le  développement  de  la  monarchie  portugaise ,  tandis  gue.ia 
moitié  du  second  volume  est  consacrée  tout  entière  à  don  Miguel.  Il  me  sem- 
ble aussi  qu'on  aurait  pu  remplacer  avantageusement,  par  une  exacte  indica- 
tion des  documens  à  consulter,  les  fac-similé  des  lettres  de  la  régente  Isa- 
belle Marie ,  de  don  Pedro ,  et  même  de  la  majesté  actuellement  régnante. 
Qu'importe,  en  effet,  que  dona  Maria  ait  une  écriture  plus  ou  moms  lisible? 
La  postérité  ne  s'inquiète  guère  de  savoir  comment  les  rois  taillent  leur^plume. 
Elle  a  des  comptes  bien  plus  sérieux  à  demander  à  ceux  qui  ont  passé  par.  le 
pouvoir.  J'aurais  voulu  connaître  aussi  à  quelles  sources  ont  puisé  les  auteurs. 
Carvallo,  Soares  de  Sylva,  Osorius,  Correa  de  Serra,  tous  ces  écrivains, 
enûn ,  qui  forment  le  corps  des  historiens  portugais,  ne  sont  pas  même  nom- 
més dans  le  cours  des  deux  volumes.  C'est  la  une  impardonnable  et  toute  vo- 
lontaire omission. 

—  P^os  lecteurs  ont  présent  à  la  mémoire ,  sans  nul  doute ,  le  remarquable 
article  de  M.  Edgar  Quinet  sur  la  Vie  de  Jésus,  du  docteur  Strauss.  C'était  en 
France  le  premier  travail  de  quelque  étendue  sur  un  ouvrage  qui  a  suscité 

(!)  2  vol.  in-8*»,  1839  ;  chez  Pougin,  19,  quai  des  Augustins. 


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72i  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

en  Allemagne  une  vive  polémique,  et  qui  a  attiré  sur  Fauteur  FattentioD  de 
TEurope  tout  entière.  La  Vie  de  Jésus  n'était  que  le  résumé,  le  dernier  mot, 
pour  ainsi  dire,  des  travaux  exégétiques  de  TAIIemagne  moderne.  Koas 
sommes  loin  de  partager  le  froid  et  désolant  scepticisme  du  docteur  Strauss; 
mais  on  ne  peut  qu'applaudir  à  la  gravité  ferme,  au  caractère  sérieux,  à  la 
bonne  foi  scientifique  du  jeune  et  hardi  théologien.  Les  travaux  approfondis 
sur  le  christianisme,  soit  qu'ils  aient  un  caractère  hostile  ,  comme  Testîmable 
livre  de  M.  Salvador,  soit  qu'ils  partent  d'une  foi  vive,  comme  les  écrits  de 
M.  Gerbet  et  de  M.  de  Montalembert,  obtiennent  en  France,  depuis  qudqoes 
années ,  un  succès  qu'on  pourrait  presque  dire  de  curiosité,  mais  qui  sera  du- 
rable à  coup  sûr.  Cette  attention,  très  concevable  dans  une  époque  de  critique 
et  d'examen ,  ne  peut  manquer  de  se  porter  avec  intérêt  sur  l'excellente  tradae- 
tion  du  docteur  Strauss  (1),  dont  notre  collaborateur,  M.  Uttré,  de  nnsdtot, 
vient  de  publier  le  premier  volume.  Si  M.  Quinet  n'avait  parlé  au  long  et  vfc 
éloquence  de  la  Vie  de  Jésus^  nous  nous  smons  empressé  de  rendre  cooiple 
du  travail  de  M.  Littré,  qui  se  distingue  par  une  exactitude  scrupuleuse,  à  la- 
quelle il  a  su  allier  une  clarté  qui  n'est  pas  toujours  dans  roriginal.  Bîeo  que 
M.  Littré  se  consacre  presque  exclusivement  à  son  beau  travail  sur  Hippocnk, 
avec  lequel  nous  sommes  un  peu  en  retard,  les  trois  derniers  volumes  de  la 
Vie  de  Jésus  ne  tarderont  pas  à  paraître. 

—  On  s'est  beaucoup  occupé  de  poésie  populaire  dans  ces  derniers  temps. 
M.  Marmier  a  eu  plus  d'une  fois  l'occasion  d'indiquer  dans  la  Bepue  les  re- 
cueils des  chants  primitifs  publiés  dans  le  Nord.  Walter  Scott  en  Ecosse,  les 
frères  Grimm  en  Allemagne  et  bien  d'autres  collecteurs  avec  eux ,  ont  con- 
sacré leur  érudition  à  cette  poésie  naïve  qui  n'a  pas  toujours  une  grande  Taleor 
littéraire,  mais  dont  l'importance  historique  est  incontestable.  La  Fraoee 
n'avait  encore  aucun  recueil  analogue;  en  attendant  que  M.  Fauriel  publief 
comme  il  en  a  le  projet,  dans  un  recueil  semblable  à  celui  de  ses  Chants grta 
modernes ,  les  vieilles  poésies  de  l'Auvergne,  M.  de  La  Villemarqué  vieotde 
donner  deux  volumes  (2)  de  cantilènes  bretonnes  dont  quelques-unes  paiîeot 
remonter  à  une  antiquité  que  l'auteur  s'exagère  peut-être,  mais  quipoortaDt 
est  reculée.  Une  traduction  simple  et  fidèle,  un  texte  soigneusement  revu, 
des  notes  et  des  éclaircissemens  qui  nous  ont  paru  curieux ,  accompagnent 
cette  estimable  publication ,  qui  mérite  l'attention  de  la  critique,  et  sur  laqneOe 
nous  reviendrons  à  loisir,  en  maintenant  quelques  objections. 

(1)  Chez  Ladrange ,  quai  des  Augustins. 

(2)  Chez  Charpentier,  rue  des  Beaux-Arts. 


V.   DE  MaBS. 


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r  _A 


DEPECHES 


DU 


DUC  DE  WELLINGTON." 


Le  duc  de  Wellington  a  fait  publier,  dans  ces  dernières  années,  la 
collection  des  dépêches  qu'il  écrivit  pendant  ses  campagnes.  Un  des 
aides-de-camp  du  noble  lord,  le  lieutenant-colonel  Gurwood,  s'est 
diargé  de  cette  t&cbe,  et  la  collection  de  ces  pièces  forme  douze 
énormes  volumes.  La  période  de  temps  qui  s'y  trouve  embrassée, 
commence  en  1799  et  se  termine  en  1815.  Les  dépèches  sont  datées 
de  l'Inde,  du  Danemark,  du  Portugal,  de  l'Espagne,  de  la  France  et 
des  Pays-Bas,  où  le  duc  de  Wellington  a  commandé  pendant  sa 
longue  carrière  militaire.  Au  milieu  d'une  foule  de  pièces  qui  ne 
méritaient  guère  d'être  recueillies  comme  documens  historiques, 
d'ordres  du  jour,  de  dispositions  locales  et  de  communications  ofK- 
cielles  à  des  inférieurs,  qui  n'offrent  pas  même  d'intérêt  sous  le  point 
de  vue  militaire,  on  trouve  dans  cette  collection  les  matériaux  histo- 
riques les  plus  curieux,  les  plus  importans  et  surtout  les  moins  connus, 
sur  la  nature  de  la  guerre  que  Grent  les  Anglais  dans  la  Péninsule. 
Je  m'attacherai  de  préférence  d'abord  aux  deux  derniers  volumes, 

(1)  The  Dispaiehes  of  field-^marshal  the  Duke  of  Wellington  during  his  varitme 
eampaigns  in  India,  Denmark,  Portugal,  Spain,  the  Lovo  Countries  and  France,  etc. 
—  London,  1S38. 

TOMB  XIX.  —  15  SEPTEMBRE  1839.  47 


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726  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  renferment  les  dépêches  de  1813  à  1815.  Ces  deux  votâmes  de- 
vaient être  publiés  à  Londres,  au. moment  où  M.  le  maréchal  Sonlt 
s'y  rendit,  comme  ambassadeur  extraordinaire,  pour  assister  aucoor 
ronnement  de  la  reine.  Le  duc  de  Wellington,  par  un  effet  de  sa  dé- 
licatesse de  gentleman,  en  fit  suspendre  la  publication  jusqu'après  k 
départ  de  son  ancien  et  illustre  adversaire.  Cependant  je  n'ai  décou- 
vert ,  dans  ces  deux  volumes,  rien  d'ouvertement  hostile  à  M.  le  maré- 
chal Soult,  et  si,  çà  et  là^  on  trouve  quelques  petits  billets  où  le  général 
anglais  annonce  qu'il  a  battu  son  ennemi ,  il  se  peut  bien  que  M.  le  ma- 
réchal Soult  ait  écrit,  de  son  côté,  tout-à-fait  du  même  ton. 

Je  me  sens  d'autant  plus  à  l'aise  en  examinant  ces  gros  recueils  de 
dépêches  anglaises,  qu'elles  me  semblent  ne  nuire  en  rien  à  la  gloire 
militairade  m  patrie*  Un  dànot hommes  d'étatlespkis  éaÙBenf,9Î 
lit  ai^o  assiduité  tout  ce  qui  sou»  vient  de  l'Angieteire,  dont  il  doqsi 
expliqué  avec  génie  la  plus  grande  époque  politique,  me  faisait  l'hoft- 
neur  de  me  dure,  il  y  a  quelques  jours,  que  cette  collection  lai  re- 
présente l'œuvre  de  la  raison  la  plus  nette,  mais  en  même  temps  la 
plus  froide  et  la  plus  décharnée.  C'est,  en  effet,  à  force  d'ordre 
et  d'ordre  dans  l'esprit  surtout,  que  le  duc  de  Wellington  a  triomphé 
de  nos  troupes  dans  la  Péninsule.  En  lisant  ses  mémorandums  aox 
cabinets  et  ses  proclamations  aux  Portugais  et  aux  Espagnols,  on 
sent  tout  ce  q^e  peut  le  sentiment:  de  la  justice.,  .mêiaa  dans  lesentoe- 
grises  où  il  semble  que  l'enthousiasme  seul  puisse  avoir  qpekpa 
action.  Leduc  de  Wellington  a  résolu  m  problème  crû  me  semblait 
chimérique  avant  la  lecture  de  œ»  dépêches;  il.»^iHrowé  qfdonpoDk 
faire  une  longue  campagne  et  triompher  d'un  gouvernemeotabsotai 
comme  était  l'empire,  en  combattant  sous  lesdrapeaax  d!un  gouverr 
nemeut  constitutionnel.  De  œ  point  de  vue,  les  dépèches  dadacde 
Wellington  ont  un  inunense  intérêt  pour  la  France  actuelle^  elj'eB 
recommande  la  lecture  à  nos  oflGciers«  Ils  n'y  trouveront  pas  dtf > 
lespns  de  haute  stratégie;  ils  n'y  apprendront  pas  l'art  de  frapier 
ce»  coups  qui  étonnent  le  monde ,.  ety  Dieu  merci,  ils  n'ont  pis 
besoin  d'ouvrir  les  récits  des  campagnes  des  capitaines  étraogea 
pour  s'instruire  des  secrets  de  cette  noble  école;  mais  ils  verront  là 
par  qpelle  infatigable  exactitude,  par  quels  soins  répétés,  par  qaelk 
attention  minutieuse  donnée  aux  moindres  opérations  «  au  bien^tre^ 
doses  soldats,  à  l'ai^rovisionoement  de  son  armée,  p^ar  quelle  iaé^ 
puisable  patience,  un  chef  militaire  peut  surmonter  les  difGcultés  que 
luîopposent  des  chandnresdivisées,  ainsi  que  les  lenteiir8<l'uiie  admi- 
nistration que  la  nature  de  son  pouvoir  rend  à  la  fois  exigeante,  tra- 


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DÉPÉGHBS  DU  D17C  DE  WEIXn^TON.  7ST 

eaflsière  et  timide.  Enfin,  nos  officiers  apprendront,  par  lalectare 
ée  ce  livre,  eoRUnent  on  général  en  chef,  s'il  vait  réussir  sous  Le 
fégtme  d'étroil€  responsabilité  où  nous  vivons,  doit  savoir  tenir  eoo- 
«taflMnent  nn  oeil  ouvert  sar  Fennemi  et  Tantrerfinr  lai*mème. 

Ceux  ^  aiflient  les  contrastes  n'ont  qu'à  suivre  à  ia  fois ,  sous  les 
flaèmes  dates,  les  mémoires  ainsi  que  les  ordres  du  jour  du  duc  de 
'Wellington ,  et  les  bultetins  ainsi  que  les  prodamations  de  Napoléon 
et  de  ses  Iteutenans.  Napoléon  eties  généraux  de  ^son  école  s^adree- 
acnt  toujours  Â  l'esprit  du  soldat;  ils  lui  parlent  du  jugement  des  siè- 
dfis,  de  l'histoire;  dans  qnelqaes^nnfis  de  ses  proclamations  de  la 
JolQgne<ét  de  la  Russie,  qifflnd  les  troupes^sanssoMe  manquaiei^  de 
iréteoKns  et  de  chaussures,  Vempereur  leur  pronnet  au  retour  un 
!inpas  public  devant  «on  paMs  dans  Baris,  où  leurs  concitoyens  tes 
H^nronoeront  de  btnriers,  et  les  salueroiit  du  glorieux  nom  de  «ot- 
idats  de  la  graode-mmée.  Le  duc  de  Wellington  oe  parle  jamais  de 
l'avevr  à  ses  soldatsi  et  aux  officiers  sons  ses  ordres  ;  il  leur  annonce 
<ia'nne  escadre  anglaise  qu'il  attend,  apporte  tant  de  livres  sterling, 
tant  de  capotes,  tant  de  chaussures,  des  vivres  pour  les  hommes,  dn 
foin  pour  les  chenaux ,  et  il  ne  leur  dit  pas  même ,  comme  Nelson  à 
Trafalgar,  que  l'Angleterre  attend  d'eux  que  chacun  fera  son  devoir. 
"Le  général  anglais  ne  suppose  pas  qu'une  armée  chaudement  vêtue  et 
régulièfement  naurrie  paisse  y  manquer!  Quant  à  lai-mème,  il  s'im- 
.posedes  dempsd'uagenretonteembhible.  lUuppate,  il  compte  «avec 
l'emctitnde  d'un,  négociant  snglais  les  subsides  en  argent  qui  lui  arri- 
érent, il  les  répartit  en  masses  égales,  il  relève  les  erreurs  de  eh^es 
des.  bordereaux,  et  rfenoe  rebute  «son  attention  dans  ce  travail  vul- 
.gaire.  En  im  mot,  le  doc  de  Wellington  pousse  si  loin  cette  qualiié 
importante  d'un  .grand  général,  quepossédait  aussi  èun  haut  degéé 
'Napoléon ,  qu'elle  duorbe  un  peu  en  lui  toutes  les  autres.  Si  le  duc 
de  WeBinglon  «vaît  eu  à  combattre  à  la  fois  le  tnaréchal  Soutt  et  l'in- 
tendant Dam,  eu  quelqBe  approvisionneur  de  cette  force,  les  résul- 
tatsde  la  campagne  de  1813  eussent  peut^treété  différens;  maîa il 
«rrait  devant  lui  des  troupes  dénuées  de  tout,  qui  ne  ponvaient-se  ne- 
ffiaûe  dans  un  pays  qu'elles  avaient  épuisé,  et  sm  esprit  d'ordre,  ap- 
-payé  d'un  incontestable  talent  militaire,  lui  donna  l'avantage  partout. 

En  lisant* les  dépêches  du  duc  de  Wellington,  on  ne  tarde  pas â 
trouver  le  cèté  élevé,  je  dirai  presque  le  côté  héroïque  de  sa  tenne 
névère,  de  son  amour  de  Tordre  et  de  cette  patiente  rigueur  avec 
'Itqudle  ri  resserre  sans^  cesse  les  liens  de  la  discipline  entre  tant  de 
eôldats  dediverse9nations.'Le#nérel anglais  n'avait passeideaseitt 


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728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire  obéir  les  troupes  anglaises ,  et  il  est  impossible  de  ne  pas  saiîre 
avec  an  vif  intérêt  la  lutte  qu'il  soutenait  chaque  jour  en  faveor  de 
l'ordre  contre  les  soldats  espagnols  et  portugais  qu'il  appelait  a?ec 
raison  a  les  plus  grands  pillards  du  monde,  »  et  en  même  temps  contre 
leurs  chefs,  qui  n'avaient  ni  la  force,  ni  la  volonté  de  les  réprimer.  C'est 
surtout  dès  qu'il  entre  en  France  que  le  duc  de  Welling;ton  s'ocenpe 
sans  relftche  d'empêcher  la  dévastation  du  pays.  Presque  toutes  ses 
dépêches,  à  cette  époque,  prescrivent  des  mesures  contre  ces  funestes 
dispositions  de  son  armée,  a  Dites  au  général  Longa ,  écrit-il  en  français 
à  son  lieutenant ,  le  général  Wimpfen ,  que  je  suis  très  mécontentde 
sa  troupe  pour  avoir  pillé  Ascain  la  nuit  du  10 ,  comme  elle  l'a  bit 
Je  le  prie  de  faire  mettre  sous  les  arrêts  le  commandant  et  tons  les 
autres  ofBciers  de  cette  troupe  qui  étaient  à  Ascain ,  et  je  leur  ferai 
faire  leur  procès  pour  avoir  désobéi  à  mes  ordres.  »  Et  il  ajoute  ea- 
core,  au  bas  de  la  même  lettre  :  a  On  vient  de  me  faire  un  rapport 
que  les  troupes  de  Longa  pillent  et  brûlent  partout  le  pays.  Un  a  été 
attrapé  que  je  fais  pendre,  et  je  ferai  pendre  tous  ceux  que  j'attia* 
perai.  » 

La  fermeté,  la  vigueur  du  duc  de  Wellington  étaient  bien  néces- 
saires, n  entrait  en  France  après  une  longue  campagne  dans  la- 
quelle il  avait  été  secondé  par  deux  armées  qui  s'avançaient  altérées 
de  vengeance,  et  qui  se  croyaient  en  droit  d'exercer  de  terribles  repré- 
sailles. Les  généraux  espagnols  et  portugais,  placés  sous  ses  ordr», 
avaient  promis  le  pillage  de  la  France  à  leurs  soldats,  et  un  grand 
nombre  de  familles  dans  la  Péninsule  n'avaient  envoyé  leurs  enfaos 
à  l'armée  que  dans  l'espoir  de  se  dédommager,  par  leurs  mains,  des 
maux  qu'elles  avaient  soufferts  par  suite  de  l'occupation  française. 
Si  le  duc  de  Wellington  s'était  borné  à  faire  pendre  les  maraudeors 
et  les  pillards,  ses  alliés  se  seraient  bientôt  soulevés  contre  loi,  et 
toute  sa  fermeté  n'eût  pas  sauvé  l'armée  anglaise  de  l'irritation  <pie 
ne  pouvaient  manquer  de  produire  ces  rigoureuses  mesures.  La  phi- 
part  des  généraux  espagnols  haïssaient  les  Anglais,  et  se  seraient  fé- 
licités de  leurs  désastres  autant  que  de  ceux  des  années  françaises. 
Aussi ,  dès  le  passage  des  frontières  de  France,  le  duc  de  Wellington 
ne  quitte  plus  la  plume,  et  c'est  à  peine  si  l'on  peut  concevoir  com- 
ment il  fait  pour  entretenir  une  si  active  correspondance  au  milieo 
des  opérations  militaires  dont  il  ne  pouvait  se  dispenser.  Je  choisb 
parmi  toutes  ses  lettres  celle  qu'il  écrivit  au  général  Manuel  Freyrc 
en  français,  comme  il  avait  coutume  de  faire  quand  il  s'adressait  aox 
généraux  espagnols.  Elle  montre  l'homme  tout  entier.  Cette  lettre 


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DÉPÊCHES  DU  DUC  DE  WELLINGTON.  7S9 

est  datée  de  Saint-Jean-de-Loz,  le  24  décembre,  à  onze  heures  da 
soir.  La  voici  :  a  Mon  cher  général,  j'ai  reçu  votre  lettre  aujour- 
d'hui ,  et  j'avais  déjà  donné  ordre  le  22  de  rappeler  celui  que  j'avais 
donné  le  18  à  la  division  du  général  Morille,  de  se  tenir  sous  les  armes. 
La  question  entre  ces  messieurs  (les  soldats  de  Morille)  et  moi  est 
s'ils  pilleront  ou  non  les  paysans  français.  J'ai  écrit,  et  j'ai  fait  écrire 
plusieurs  fois  au/ général  Morille  pour  lui  marquer  ma  désapproba- 
tion sur  ce  sujet,  mais  en  vain ,  et  enfin  j'ai  été  obligé  de  prendre  des 
mesures  pour  m'assurer  que  les  troupes  sous  ses  ordres  ne  feraient 
plus  de  dégâts  dans  le  pays.  Je  suis  f&ché  que  ces  mesures  soient  de 
nature  à  déplaire  à  ces  messieurs  ;  mais  je  vous  avoue  que  la  con- 
4uite  qui  les  a  rendues  nécessaires  est  bion  plus  déshonorante  que 
les  mesures  qui  en  sont  la  conséquence. 

a  Je  vous  prie  de  croire  que  je  ne  peux  avoir  aucun  sentiment  sur 
Totre  lettre  que  celui  de  la  reconnaissance,  et,  aussitôt  que  j'aurai  lu 
toutes  celles  incluses  dans  votre  lettre  officielle,  je  vous  enverrai  ré- 
ponse. En  attendant,  je  vous  dis  que  je  suis,  et  de  toute  ma  vie  j'ai 
été  trop  accoutumé  aux  libelles  pour  ne  pas  les  mépriser;  et,  si  je  ne 
les  avais  pas  méprisés,  non  seulement  je  ne  serais  pas  où  je  suis, 
mais  le  Portugal  au  moins,  et  peut-être  l'Espagne,  seraient  sous  la  do- 
mination française.  Je  ne  crois  pas  que  l'union  des  deux  nations  dé- 
pende des  libeilistes;  mais  si  elle  en  dépend,  pour  moi ,  je  déclare 
que  je  ne  désire  pas  un  commandement ,  ni  l'union  des  nations,  si 
l'un  ou  l'autre  doit  être  fondé  sur  le  pillage.  J'ai  perdu  vingt  mille 
hommes  dans  cette  campagne,  et  ce  n'est  pas  pour  que  le  général 
Blorillo,  ni  qui  que  ce  soit,  puisse  venir  piller  les  paysans  français; 
et,  où  je  commande,  je  déclare  hautement  que  je  ne  le  permettrai 
pas.  Si  on  veut  piller,  qu'on  nomme  un- autre  à  commander,  parce 
que,  moi,  je  déclare  que,  si  on  est  sous  mes  ordres,  il  ne  faut  pas 
piller. 

«  Vous  avez  de  grandes  armées  en  Espagne ,  et ,  si  on  veut  piller  les 
paysans  français,  on  n'a  qu'à  m'dter  le  commandement  et  entrer  en 
France.  Je  couvrirai  l'Espagne  contre  les  malheurs  qui  en  seront  le 
résultat,  c'est-à-dire  que  vos  armées,  quelque  grandes  qu'elles  puis- 
sent être,  ne  pourront  rester  en  France  pendant  quinze  jours. 

a  Vous  savez  bien  que  vous  n'avez  ni  argent,  ni  magasins,  ni  rien 
de  ce  qu'il  vous  faut  pour  tenir  une  armée  en  campagne,  et  que  le 
pays  où  vous  avez  passé  la  campagne  dernière  est  incapable  de  vous 
soutenir  l'année  prochaine. 

a  Si  j'étais  assez  scélérat  pour  permettre  le  pillage,  vous  ne  pouvez 


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T9S  MBVUB  BES  DBUX  MONMB. 

pM  cféite  que  la  Franee,  toale  riebe  qu'elle  esi^  poisse  soutenir 
TOtre  «rniée  si  le  pays  est  pillé.  Pour  ceux  cpii  désirent  yi?re  des 
eo&tritmlioDs  d»  pays ,  lee  qui  est ,  je  crois ,  votre  objet  dans  la  cam- 
pagne prodiaine,  il  paraît  essentiel  que  les  tronpes  ne  mient  pas 
anlorteées  à  piller,  llsis ,  malgré  tout  cela,  on  croimtt  que  je  sais 
renneniif^ao  lien  d'être  4e  meiHenr  ami  de  l'armée,  en  prenant  des 
mesures  déeisites  pov  empêcher  le  pillage ,  et  que  ces  mesnres  k 
déshonorent  I 

a  Je  ponrraisdflre  queiqne  chose  anssi  en  jnsfiftcation  dece  (joe 
jfai  "iHit,  qni' regarderait  la  politique;  mais  j'ai  assez  dit,  et  je  foas 
répète  qu'il  m'est  absolument  iadifféreiyt  que  je  cenmiande  nae 
armée  grande  ^n  petite ;«fiai6 ,  qu'elle  soit  grande  on  petite,  il  faut 
qu'elle  m'obéîsse  et  surtout  qu'^Ueme  pHk  ^as. 

«  Ei^^tilé ,  jenepeux  pas^'^mpéeher  de  me  moquer  des  pknntes 
du  général  MoriHo.  Le  jour  qne  je  lui  ordonnai  de  se  mettre  soas 
les  aitnes,  i)  entreprit  delninnème, — sans  mes  ordres,  ni  ceuxd'sar 
cnn  autre, -^iine  reconnaîssance  sur  l'ennemi,  les  routes  étant ea 
tel  état  qtt'il*ne  ponvait-fMne  marcher  son  infonterie;  et  le  résritata 
été^jue  la  caTàlerie anglaise,  qui  r«ccompagnaît  et  faisait  son  atart- 
garde,  «  'beaucoup  ^seitffert.  Puis,  il  fient  me  dire  ^îX  n'a  pas  de 
souliers  \  Gomment ^a-(r-il  pi» faîte  cette  reconoaissanoe  sans  souliei^! 
Et  puis,  la  mdhenreuse  troupe,  sans  souliers  et  sans  vivres  poor 
se  tenir  «ous  les  armes ,  comment  le  général  MorfUo  a*t-il  pu  la  faim 
marcher? 

«  Demandée  au  génésal  Alava  et  au  général  O'Lalor  combien  de 
fois  j'ai  mis  les  troupes  ^Miglaises  et  portugaises  sous  les  armes  ai 
Espagne ,  pour  sauver  les  villes  et  campagnes  espagnoles ,  et  ftos 
verrez  que  je  suis  au  moins  impartial. d 

«Wellington.» 

La  «eule  manière  qoe  le  duc  de  Wellington  avait  trouvée  pour 
mrpécher  les  Bapagnois  et  les  Portugais  de  piller,  c'était  de  les  fiiie 
ieMr>d6s  lauuiéesentîèffes  sous<les  armes ,  et  de  faire  pendre  les  ik- 
4inquans.  Qvant  angésénins ,  en  v^oit  qu'il  ne  se  refusait  pas  à  leir 
donner  qfHtlques  rasons  de  i»a  conkkiite,  mais  cette  condesoendMee 
n'allait  pas  jusqu'à  des  «eiylications  complètes.  «/?  pourrais  bien  iin 
quelque  chose  >qui  re^rderait  la  politique  y  »  ajoute-t-^l  après  avek 
montré  JeS'înconvénieos  matériels  des  désordres  dé  l'armée,  mais 
ce  quelque  chose,  il  ne  le  dit  pas;  car,  encore  une  fois,  le  duc  de 
WeHington  dédaignait  de 'faire  laignerre  autrement  qu'en  homme 


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DÉPÉC»»  M  Me  Dl  WKmSTON.  «T 

ffàsita,  qui  Yeutarriver  m  bot  par  la  forcer  pffr  rofgadisntioteVpnr  la 
discipline  de  TaFinée  qu'il  commande  ^  et<  dmi  par'  l'^nthiNKlasaia  et 
TeDivremeuL  Les  raîsens  qu^il  àwame  pwr  arfètoii  1«  pHlage,  pa«* 
faisseat  apparteiûr  à  cet  ordre  d'idée»^  B  net  falt(pBSr>piHetf«  st'l'oQ 
feut  que  le  pays  puiwe  fournir  les  coii*rU>uUon»s«r  l«s(}«cdleB^afta 
çûmpté.  Il  s'agit  seulement  d'économiser  ses  resadurces ,  de  ménager 
la  proie  qu'on  a  saisie  afin  de  la  rendre  plus  profitable;  mai&soua  oe 
calcul,  dans  ce  langage  approprié  aux  idées  de  ceur  attxqiids<  il 
s'adresse,  un  seul  mot  qui  semble  échappé  iDyolontaiveniMt'à  l'an* 
tour  de  cette  lettre,  décèle  rbemme  intègre,  l'am&.^Té»,  I0  cœur 
jl^te  et  droitX'est  ce  mot  seélérai  qui  vient  révéler  IftOMVale^  qu'on 
dirait  cachée  à  dessei»  dans  cette  lettre  d'affaires*.  A  tra^^ers  la  ré- 
serve qui  enveloppe  sa  pensée  intime,  ou  sent  que -Icuré  Wellington 
se  donnait  à  lui-même  d'autres  raisons  de  sa  sévérité  que  celle  qu'il 
eu  donne  au  général  Freyre  et  au  généralMorillo ,  et  dès*lors  il  est 
impossible  de  ne  pas  honorer  un  ennemi 'qui  parle  et  qui  agît  ainsi^r 
Le  général  Freyre ,  auquel  le  duc  de  WelÛngtcm  adressait  cette 
lettre,  s'était  déjà  séparé  de  l'armée  anglaise,  en  Poitugal^  pour 
cette  question  d'équipement  et  des  vivres.  Les  troupes  alliées  i  sous 
les  ordres  de  lord  Wellington,  ne  consentirent  à  msvcher  qu'à  la 
condition  d'être  entièrement  défrayées  par  le  gouvemenoent  anglais^ 
et  il  semblait  que  les  Portugais  et  les  Bspagools  crussent  ne  faire 
la  guerre  que  pour  l'avantage  de  la^^rande-Bretagpe.  Dans  ces  dis- 
positions d'esprit  des  années  alliées  et  des  généraux  y  que  leur  haine 
ypur  les  Anglais  rendait  encore  plus  difKeUes  et' plus  eûgeans,  le 
caractère  du  duc  de  Wellington  était  merveUlensement  appropriera 
la  situation  où  l'avait  placé  le  gouvernement  anglais.  Jusqu'à  l'épe^ 
que  où  il  fut  envoyé  en  Espagne,  la  guerres'étaît  faite  sans  ensemble 
et  sans  méthode.  Le  secours  accordé  par  l'Angleterre  à  l'Espagne  et 
au^Portugal ,  sur  la  motion  faite  dans  le  parlement  par  Sberidan ,  ne 
futd*abord  qu'un  subside.  On  envoya  des  munitions  «  des  armes  et 
des  habits.  Quelques  ofBciers  furent  dépêchés  dans  les  deux  pays 
i;iaur  reconnaître  l'état  des  choses*  Sir  Thomas  Dyer,  le  nujor  Roche 
et  le  capitaine  Patrick  secondèrent  dans  les  Asturies  le  iientenantr^ 
celonel  Doyle ,  et  les  capitaines CarroU  et  Kennedy  séjournèrent  dans 
la  Galice,  les  colonels  Brown  et  Traunt  dans  les  provinces  septenr 
trionales  du  Portugal  ;  mais  le  ^uvernement  anglais  espérait  encore 
^e  les  pays  insurgés  triompheraient  de  la  France  sans  le  secours  des 
troupes  anglaises*  C'est  danstce  but  qu'un  large  traité  de  subsides  en 
an>^ovisionnemens  de  tous  genres  fut  souscrit  par  rAngjyeterte.. 


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733  RBYUB  DES  DEUX  MONIIES. 

Je  n'ai  pas  dessein  de  rappeler  les  faits  de  ces  campagnes;  ils  sont 
bien  connus  et  ont  été  controversés  de  tontes  les  manières  par  les 
écrivains  militaires  des  deox  nations.  On  sait  que  les  Espagnols  et  les 
Portugais  furent  défaits  par  nos  généraux  dans  toutes  les  affaires  qui 
eurent  lieu,  et  que  nos  soldats,  à  qui  leur  audace  et  leur  gaieté 
tenaient  lieu  de  tout,  donnèrent  partout  la  victoire  au  drapeau  fraa- 
çais,  quoique  dépourvus  des  choses  les  plus  nécessaires,  et  la  plupart 
mourant  de  faim  et  de  misère.  Sans  souliers  et  sans  vivres,  au  miliea 
des  vallées  les  plus  fertiles  de  l'Espagne,  ils  ne  prenaient  pas  moins 
les  villes  et  les  places  fortes,  et  montaient  à  Tassant  en  chantant, 
comme  à  l'escalade  de  Jaën,  où  ils  entonnèrent  la  chanson  de  Roland. 

La  bataille  de  Baylen  mit  fin  à  cet  état  de  choses.  Le  refus  d'exé- 
cuter la  convention  faite  en  faveur  des  troupes  françaises,  refus  dont 
les  chefs  des  forces  navales  anglaises,  lord  Collingwood  et  sirHev 
Dalrymple,  à  qui  la  junte  s'était  adressée,  prirent  la  responsabilité 
par  leur  décision,  obligea  bientét  l'Angleterre  à  s'immiscer  plus  di- 
rectement dans  les  affaires  de  la  Péninsule.  Ce  fut  alors  que  sir  Ar- 
thur Wellesley,  depuis  duc  de  Wellington,  mit  à  la  voile  de  Cork 
pour  la  Corogne.  Quoique  chef  d'une  expédition  importante,  il  afait 
pour  instructions  d'éviter,  autant  que  possible ,  de  se  mêler  des  actes 
du  gouvernement  provisoire.  En  même  temps,  il  était  autorisé  i 
annoncer  aux  Espagnols  et  aux  Portugais  que  les  secours  de  l'An- 
gleterre étaient  donnés  dans  un  but  entièrement  désintéressé.  On 
voit  qu'en  donnant  à  son  général  de  pareilles  instructions ,  dictées 
par  une  certaine  prudence,  le  gouvernement  anglais  lui  préparait 
déjà  tous  les  embarras  qu'il  eut  dans  la  suite ,  et  que  révèlent  tontes 
les  pages  de  sa  correspondance. 

Qui  ne  sait  la  vie  militaire  du  duc  de  Wellington?  Né  au  chàteaa 
de  Dengan  en  Irlande,  envoyé  très  jeune  encore  en  France,  an 
collège  militaire  d'Angers,  entré  comme  enseigne,  à  dix-huit  ans, 
dans  le  k^  régiment,  et  arrivé  rapidement,  par  la  position  de  sa  famille 
et  par  sa  fortune,  à  un  grade  supérieur,  le  troisième  des  fils  du  comte 
de  Hornington  n'eut  pas  à  passer  par  les  misères  et  le  laisser-aller  de 
la  vie  subalterne  des  camps,  vie  qui  forme  le  corps  aux  habitudes  oû- 
litaires ,  mais  qui,  prolongée ,  peut  nuire  plus  tard,  dans  les  esprits 
ordinaires,  à  l'élévation  des  pensées  qui  doivent  être  le  partage  des 
chefs.  En  revanche,  les  difficultés  du  commandement  ne  lui  man- 
quèrent pas  dès  son  début.  Il  était  déjà  lieutenant-colonel  quand  il 
entra  au  service  de  la  compagnie  des  Indes,  et  les  protections  de  son 
frère ,  devenu  gouverneur-général  des  Indes  orientales,  ayant  valu  an 


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DÉPÊCHES  DU  DUC  DE  WELLINGTON.  73S 

jeane  Wellesley  le  commandement  des  troapes  duNizam,  lors  de  Fat- 
taqae  de  Seringapatnam  il  eat  à  latter  à  la  fois  contre  ses  propres 
officiers  et  contre  les  troupes  de  Tippoo.  Tout  le  monde  sait  que,  dans 
sa  première  affaire ,  le  jeune  Wellesley  ne  se  montra  pas  aussi  épris 
du  sifflement  des  balles  que  le  fut  en  pareil  cas  Charles  XII ,  et  le 
général  Harris,  qui  commandait  en  chef,  ne  pensait  pas  que  le  jeune 
officier  qui  revenait  si  agité  dans  le  camp,  serait  un  jour  le  héros  de 
TAngleterre. 

Je  dirai  peu  de  chose  des  volumes  de  la  collection  des  dépèches  du 
duc  de  Wellington  qui  ont  rapport  aux  affaires  militaires  dont  il  eut 
la  direction  dans  l'Inde.  Nos  lecteurs  ont  déjà  pu  suivre  ces  premières 
années  de  la  carrière  militaire  du  général  anglais  dans  une  remar- 
quable notice  publiée  par  la  Revue  (1).  On  sait  comment  le  jeune  et 
timide  lieutenant-colonel  se  changea  en  un  général  indifférent  au 
danger,  et  déjà  digne  d'une  haute  réputation.  Sir  Arthur  Wellesley 
eut  affaire  dans  l'Inde  à  des  chefs  dont  la  tactique  était  assez  sem- 
blable à  celle  d*Abd-el-Kader,  mais  dont  l'habileté  était  plus  grande, 
et  à  des  troupes  plus  redoutables  que  les  Arabes,  car  elles  étaient  plus 
nombreuses  et  commandées  par  des  ofQciers  européens.  Scindiah , 
comme  Hyder-Ali ,  détruisait  les  armées  anglaises  rien  qu'en  les 
fuyant,  en  les  entraînant  à  sa  poursuite ,  dans  de  vastes  contrées  sans 
ressources,  sans  herbe,  sans  eau,  en  se  dérobant  à  elles  dans  des  bois 
impénétrables,  ou  en  les  attaquant  à  l'improviste  par  les  détours 
d'un  pays  qui  lui  était  aussi  connu  qu'il  était  nouveau  pour  ses 
adversaires.  C'est  en  le  poursuivant  que  Wellington  apprit  à  connaître 
toutes  les  ressources  de  la  persévérance,  ressources  qu'il  employa  si 
bien  depuis.  C'est  peut-être  aussi  en  servant  sous  l'autorité  suprême 
d'une  compagnie  de  marchands,  qu'il  contracta  l'habitude  de  régu- 
larité, la  méthode  de  comptable,  qui  l'ont  si  bien  servi  dans  la  guerre 
d'Espagne.  Il  eut  déjà  l'occasion  de  déployer  ce  sentiment  de  justice 
et  ce  goût  honorable  de  ponctualité  dans  la  commission  de  répartition 
du  territoire  conquis  dans  le  Mysore,  dont  il  fit  partie,  et  il  revint  en 
Angleterre,  en  1803,  avec  la  réputation  d'homme  intègre ,  jointe  à 
celle  de  général  habile,  qu'il  avait  surtout  gagnée  dans  l'expédition 
du  Décan,  à  la  meurtrière  bataille  d'Assye,  où  furent  écrasés  les 
Mahrattes. 

Pour  rendre  justice  au  duc  de  Wellington ,  et  la  justice  qui  est 
due  à  son  principal  mérite,  qui  est  la  fermeté  avec  laquelle  il  assu- 


(1)  Voyez  la  li?raison  du  15  novembre  1837. 


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VSi  HBWB  DBS  DEUX  HONBCS. 

jflliisoÉHA'la^éKs^liiieleft  tfCMipes  plaoée8«o«&6es  ordres^ilTantraire 
Mowrqiier  qiHI  ^Mt  Mu  de  disposer,  en  Sspagee,  des  ressources 
qn^ontkiîiSoppoflÉit.' Cette  observation  po«Tttit  trossMe  JHstiBei  -h 
reprecte  ^ttî'  loi'  a  "été  ^ftftt ,  •  de  n'avoir  pas  poursuivi  ses  saoeès  oemme 
il  pouvait  lettlire,  «t^'S^tre  «oiitrà  en  quelque  sorle  inqdrt 
dr«Ml!Nt«Are  i^MBdiil  ratait  1^ 
^it ,  >«n  €tfet«  avec  das^  Mil liaires  fteh  ^e  ?to 
Portugais,  qui  haïssaient  un  peu  plus  les  Anglais  après -«me  tkMre 
farapitefiBeAtfaite  ,^ti4ui  ,'ii^oiîaqiie'r0l«rd  «tetevsèMe^mldesap- 
provisioHBemeM ,  oDoeBafaienlr  leur 'allié  d'une  ^tféfeettan,  «omoie  Â 
avâieMt  élé  ^  ^linplas  «ereemires ,  ou  «onme  si  ^PBspagm  et  le 
Paitigial'iiîeiiMeiit  (pas  ^été  fins  à  portée  de  Tendée  française  qaé 
PAngleteive. itaïqii'à  présent,  J'avais  eru  que  fAngteterre  avattM 
pourinbpagneoQibapqttier  eaacA  et  complaisaiit,  «tq«e  sen^M^ 
ntf  ,<la(!d  Wdliogtoii,  n^aità matnteiitrdanslafigiredu  devéir-qie 
des»4io«iflMSÂq!lî'On  4lWaft  Msséiauean  prétexte  tfe  a'eD^éeiirter, 
mitiS'Ilra^^pas^toi^owr» été  ainsi, «ton  voit,  par^^pi^Iques-vaesiie 
sas<pliiiit8»«ufo«i«rMineot  anglais,  qve  ffvr  deVAngkierre  necat* 
lailfasaassifdMiMlamKieoiitarleeontiDeDtqaeledîsa^  lelfènMeaf; 
En  BièHie  tenps,  iotfd  WMington  avait  à  lutter  contre  les^miiiMra 
qoâ,  jugeant  malia^aleur  militaire  des  xmnts  occupés  par  les  trœpes 
anglaises,  «rofaient  làioe  ^desinerveiUès  «n  envoyant  trente  nîk 
hommes  à  wâicterenetune  armée  en  Sicile.  La  lettre  soivaale, 
d«tée>^égaleBeiitidU'quartterTgénérel  deSaint-^ean-de^Luz,  doaae, 
sous  ee  point  4&>nM,  une  idée  complète  des  rapports  du  générd  aa- 
glais  avec^oû'goufwnwaMnt.  fillee  été  adressée  à lord'Balbiffst^fe 
I8déeemhre48l3. 

a  J'ai  reçu>la  «lettre  de  «votre  «ôigneufie,  du  tO,  •et  je  v«Q»prieffas- 
9UTerrandM»8adem''de  Œtosste  que  je  ferai<tout  ce  qui  sera  en  noa 
pouvoir  dans  f  tnléfètâes  armées  alliées.  Je  suis  déjà  plus  -avancé  sor 
le  teitttdtre'français^qa^aueune  des  puissances  alliées ,  «t  je  orûis^ 
je  suis  mieux  pi^pafé qu'ellesà prendre  avantage  de  toute  oocaliafi 
de^nuireà' t'^miemi ,  soit  en  conséquence  de  ma  propre  situab'oD,'saft 
en  conséquence  des'opérations  des  armées  alliées. 

a¥otre^eigneurie  est  instruite,  par  ma  dernière  dépôéhe,  de  h 
nature  et  de  l'objet  de  mes  opérations  récentes,  ainsi  que  de  la  posi- 
tion cfù  nous  ^sommes.  ^L'ennemi  a  considérablement  diminHé  ses 
forces  dans  iBayonne ,  et  H  oeeupe  4a  droite  de  TAdour ,  près  de  Dtf  - 
Je  ne  puis  dire  quelle  force  il  a  dans  Bayonne ,  et  savoir  si  elle  est 
assez  réduite  pour  que  je  puisse  détruire  son  camp  retranché. 


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BÉPÉCHMJIiJ  I>DG..IIB.WSi.fcil9GT0N.  195 

cDans  ks  opératioas  militaires  >  U  y  a  dis  ehoees  igmpsfiîhlogw 
L'une  de  ces  choses  est  de  faire  mrcber  d«s  treupes  dans  ce  pi^p 
après  de  longms  pliuet.  Je  sais  .que  je  perdrais  pha  de  seldats  ^«e 
je  ne  pourrais  en  remplacer,  en  faisant  camper  les  troi^esaprôs  un 
si  mauvais  temps,  et  je  serais  coupable  de  négligence  et  d'>abandon 
de  mes  gens,  si  je  commençais  une  op^ratioa  après*  tesnnawais 
temps  que  nous  avons  ici^ 

aEn  ce  qfûest  du  thé&tre  des  opérations^de  Tarmée^  cela  regarcfe 
le  gouvernement,  et  non  pas  moi;  En  îetant  trente  miUe  bonuaes 
dans  la  Péninsule,  le  gouvernement  britaniûqiie  a  donnétde  Toce^- 
pation  r  depuis  quatre  ans,  à  deux  cent  mille  Français  au  moins ,  et 
des  meilleures  troupes  de  Napoléon^  Il  est  lidicule  de  supposer  qm 
les  Eq[>agiiols  et  les  Portugais  auraient  résistée  on  roomeitl.,  si  ks 
Corées  britanniques  avaient  été  retirées»  L'aimée  employée tpiésen*- 
tement  conke  noas  peut  être  de  oentmille  hommea^  plus  ooaoîna, 
an  y  couiprenaat  les  gjaraisons,  et  je  vais^  dans  les  jousnaU'fpaiifaîa, 
qqe  des  ordres  sont  donnés  pour  b  formatait,  ài  Bordaaaii^i  d'aae 
armée  de  cent  omUo  bommres*.  Est-il  oo  hmaiBiMaÊ^  insensée  poar 
supposer  que  le  tiers  de  ee  monde  serait  emptayé  à*  combattre  las 
Espagnols  et;les  Portugais,  si  nous  nous  retirions?  Il  serait  .^doK 
flacileà  Bonaparte  de  conquérir  toute  la  Péninsule. 

orllne autre  observation  que  j*ai  à  vous  soumettre,  est' que,  dans 
une  guerre  où  chaque  jour  amène  des  crises  dont  les  résuûatsintér 
ressent  le  monde  ponr  des  siècles ,  le  cbangement  de  lieu  des  opéiah 
tions  de  l'armée  anglaise  mettrait  cette  djoùà^hande  combatj^om 
quatre  mois  au  moins,  surtout  si  son  nouveau  terrain  est  la  Hollande. 

«  Votre  seigneurie  remarque  judicieusement  que  notre  but  à  tous 
est  de  forcer  Napoléon  à  la  paix^  Je  commande  à  présent  sur  la  fraor 
Itère  la  plus  vulnérable  de  laFrance,  peut-ètM'Sar  k  sente  qui  soit 
vulnérable  (1813).  Si  je  puis  mettre  vingt  miUe  Espagnols  en  cam^ 
pagne,  ce  que  je  pourrais  si  j'avais  de  l'asgent  et  des  approvision- 
nemens  pour  k  flotte,  j'aurais  la  seute  forteresse  qai  soit  sur  cette 
frontière,  si  on  peut  la  nommer  forteresse,  et  cela  dans  un  court 
espace  de.  temps-.  Si  je  pouvais  mettre  quarante  milte  Espagnols  en 
earapagne,  j'aurais  probadlitement  mes  postes  sur  la  Garonne.  Qui 
soutiendra  que  Napoléon  voudrait  moins  voir  une  armée  dans  une 
telk  position  que  trente  à  quarante  mille  Anglais  occupés  au  siège 
d'une  forteresse  en  Hollande?  Si  ce  n'étaient  les  reasources  d'hommes 
et  d'argent  dont  je  sais  privé,  et  la  réputation  que  je  perdrais  à 
tenter,  en  cet  état,  de  telles  choses,  je  procurerais  la  paix  en  dix  fois 


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796  EBVUB  DBS  DEUX  MOHDBS. 

moins  de  temps  que  ne  le  feraient  dix  armées  en  Flandre.  J*ai  lieu 
de  croire  qu'il  y  a  en  France  an  fort  parti  pour  les  Bourbons,  et  que 
ce  parti  est  prépondérant  dans  le  midi  de  la  France.  Quelle  diversion 
notre  armée  ne  peut-elle  pas  opérer  dans  ce  cas,  et  quel  sacrifice  ne 
devonsHious  pas  faire  pour  atteindre  ce  but? 

a  C'est  Taffaire  du  gouyemement,  et  non  la  mienne,  que  de  dis- 
poser des  ressources  de  la  nation,  et  je  n'ai  pas  la  moindre  objection 
à  faire  à  ce  sujet.  Je  désire,  en  tout  cas,  persuader  à  votre  seigneurie 
que  vous  ne  pourrez  pas  pratiquer  des  opérations  militaires  en  Espagne 
et  en  Hollande  avec  des  troupes  anglaises,  et  il  faut  choisir  d'avance 
l'un  ou  l'autre  parti ,  si ,  comme  je  le  crois ,  et  je  ne  pense  pas  me 
tromper,  l'empire  anglais  n'est  pas  en  état  de  maintenir  deux  années 
en  campagne.  J'ai  commencé  la  dernière  campagne  avec  soixante- 
dix  mille  Anglais  et  Portugais.  En  laissant  aller  les  troupes  alle- 
mandes ,  en  ajoutant  ce  que  je  pourrai  rassembler  de  milices  et  les 
recrues  portugaises,  je  compte,  cette  année,  tenir  la  campagne  avec 
quatre-vingt  mille  hommes  ;  mais  ce  n'est  pas  là  toute  la  question. 
Si  vous  formez  l'armée  hanovrienne,  je  n'aurai  pas  plus  de  cinquante 
mille  hommes  ou  cinquante-cinq  mille,  si  les  blessés  se  rétablissent 
promptement. 

a  Je  vous  prie  d'observer  que,  si  vous  étendez  vos  opérations  aux 
autres  pays,  le  service  souffrira  dans  toutes  ses  branches.  Je  ne  vou- 
drais pas  me  plaindre;  mais,  si  vous  jetez  vos  regards  sur  chaque 
branche  du  service ,  vous  verrez  qu'elles  sont  déjà  toutes  entravées. 
Je  n^ai  pas  entendu  parler  des  vingt-cinq  mille  effets  d'habillemens 
qui  devaient  arriver  de  Plymouth ,  et  déjà  nous  avions  un  déficit  de 
trois  mille  pour  l'année  1813.  Sept  mille  huit  cents  effets  sont  arrivés 
à  la  Corogne.  Nous  manquons  absolument  de  capotes.  La  raison  en 
est  que  l'administration  ne  songe  pas  qu'en  changeant  de  théâtre 
d'opérations ,  les  anciens  effets  ne  sont  pas  suffisans ,  etc. 

a  Les  différens  rapports  que  j'ai  adressés  à  votre  seigneurie  ap- 
pellent votre  attention  sur  le  manque  de  provisions  navales ,  et  je 
vous  prie  de  prendre  connaissance  de  l'état  et  condition  des  vais- 
seaux des  stations,  exceptant  ceux  qui  vont  et  viennent  d'Angleterre, 
état  que  l'amirauté  fait  connaître  le  1*'  et  le  15  de  chaque  mois.  Vous 
verrez  s'il  y  a  ou  non  raison  de  se  plaindre.  Quel  que  soit  le  nombre, 
je  me  plains  de  ce  qu'ils  ne  sont  pas  suffisans  pour  faire  le  ^service. 
Ce  n'est  certainement  pas  l'intention  de  l'amirauté. 

«  Votre  seigneurie  est  maintenant  instruite  de  l'état  de  nos  res- 
sources financières.  Nous  sommes  accablés  de  dettes,  et  je  ne  pois 


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DÉPÊCHES  DtJ  DUC  DE  WELLINGTON.  7S7 

sortir  qae  rarement  de  ma  maison ,  à  cause  des  créanciers  qui  m'as- 
siègent publiquement  pour  demander  le  paiement  de  ce  qui  leur  est 
dû.  Qaelques-uns  des  muletiers  n'ont  pas  été  payés  depuis  vingt-six 
mois ,  et  hier  j'ai  été  obligé  de  leur  donner  des  bons  sur  la  trésorerie 
pour  une  partie  de  leurs  paiemens;  autrement,  il  eût  fallu  renoncer  à 
leurs  services.  Ces  bills  seront ,  je  crois,  immédiatement  cédés,  avec 
une  dépréciation  de  change,  aux  requins  qui  attendent  ces  gens  à 
Passage  et  dans  cette  ville,  et  qui  profitent  de  la  détresse  publique. 
J'ai  quelques  raisons  de  croire  que  les  bruyantes  réclamations  qui 
ont  lieu,  se  font  à  l'instigation  de  marchands  anglais,  d 

n  n'y  a  rien  à  ajouter  à  un  pareil  tableau,  et  quelques  généraux 
de  nos  grandes  guerres  vont  bien  rire  en  lisant  les  lignes  où  le  gé- 
néral anglais  se  peint  au  milieu  des  créanciers  de  l'armée,  et  se 
cachant  dans  sa  maison  pour  échapper  à  leur  poursuite.  Mais  il  ne 
faut  pas  oublier  le  système  du  duc  de  Wellington.  Il  avait  à  donner 
l'exemple  à  deux  armées  commandées  par  des  officiers  qui  eussent 
profité  du  moindre  relâchement  de  leur  chef,  pour  se  porter  aux  plus 
grands  désordres.  Des  ordres  du  jour  d'une  rigueur  presque  exces- 
sive, où  quelquefois  il  flétrissait  la  conduite  des  officiers  espagnols  et 
portugais,  avaient  imprimé  une  saine  terreur  à  ses  subordonnés.  Sa 
conduite  était  sans  doute  tracée  par  ces  antécédens  ;  mais  il  faut  dire 
en  même  temps  qu'elle  était  aussi  conforme  à  l'esprit  d'équité  qui  a 
marqué  partout  en  général  les  actes  de  son  commandement.  On  en 
a  cité  de  curieux  exemples. 

Le  duc  de  Wellington  ne  connaît  pas  l'enthousiasme.  H  suffit  de 
l'avoir  vu  quelques  momeos  pour  se  convaincre  de  cette  vérité.  L'in- 
flexibilité de  ses  traits  se  reproduit  tout  entière  dans  sa  conduite, 
et  on  ne  l'a  jamais  vu  entraîné  jusqu'à  l'ardeur,  même  par  le  désir 
de  faire  dominer  ses  convictions.  Mais  la  raison  parle  en  lui  un  lan- 
gage si  décisif,  qu'il  a  rarement  manqué  le  but  qu'il  se  proposait, 
soit  en  écrivant  aux  ministres,  soit  en  prenant  la  parole  dans  le  par- 
lement. C'est  à  ce  point  qu'à  l'époque  où  l'on  discuta  un  bill  sur  la 
discipline  de  l'armée,  bill  qui  fut  précédé  d'une  enquête,  le  duc  de 
Wellington  parla  pour  le  maintien  du  ch&timent  du  bftton  dans  l'armée 
anglaise,  et  en  fit  probablement  sentir  la  nécessité,  puisque  le  parle- 
ment se  rangea  à  son  avis.  Cette  pensée  sèche,  rude  et  ferme,  qui 
triomphe  du  sentiment  de  l'humanité  la  plus  vulgaire,  ce  goût  du 
devoir  qui  écarte,  dans  un  homme  doux  et  modéré,  tous  les  mouve- 
mens  du  cœur,  ont  garanti  le  duc  de  Wellington  de  toutes  les  grandes 
fautes  qu'il  étaitfacile  de  commettre  dans  sa  situation.  U  est  vrai  qu'il 


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7S8  Ksvm  BES*  Dnx  mohihbs* 

s^est  abstenu  en  même  temps  des  aotiMAéclataiites.^rl 
lebnt  de  lord  Wellington  étaU  marcpié.  Il  devut  ooBCOwirÀra 
pfesement  d^uoe  grande  œmre^  commencée  en  cobudu»  par  l'£ii- 
rope  entière.  Sa  tâcha  a  été  remplie  avec  tonte  rhabit^  el  larloyaté 
possibles.  L'AngMerre  a  vonki  mettre  le  doc  de  WeUiBgk»fiBJ»i 
gard  de  Napoléon.  Il  est  évîdefit  q«e  WeUington  n'a  jniMii  mjtfj^à 
se  considérer  comme  rantapHtiste  de  Napoléon,  et  on  dirait  jnèai 
qf»  c'est  pont  se  montrer  sons  son  véritable  jour  qa'il  a  publié  il 
Yoluminease  correspondance.  Cette  pnèHeattoa^  qui  est  faUepas 
flatter  le  juste  orgueil  dn  doe  de  Wellington^  est  e»  même  tempi 
miacte  de  modestie.  Â. chaque  page<»  on  y  voit  rhonoèle  bonuie{le 
géi^cal  prudent,  robserratear  (1),  l'esprit  intellîgeQt  qiii  p^n^hr»^^  la 
diverses  faces  des  affaires,  et  jage  sainement  de  leurs  résuttaâs;  aa  } 
reconnaît  même  l'homme  d'itaii,  le  ministff&qtti  devait- fownir plis 
tard  une  beUe  et  honorable  oarrièce  politiqae;  maisoa  y  cfaerdienil 
vainenient  le  béros^  Enfin,  l'épigraphe  choisie  pouF  celte  eoUeetai 
de  dépèches,  se  tiome  bien  justifiée;  elle  dit  qae  ce  mnaewnt  aw 
ptas ducaUe qa&  l'airain ,  œre  peretmius.  11. survivra ,  ea  effet,  SM 
nuldecée,  dans  l'esprit  des  honimes  sensés,  au  bronze.  q^'onéUvet 
9sr  une  place  de  Londres,  à  lord  Weltingtoa,  et  qui  le  repréaaate 
sous  ks  lauôers  et  .dans  la  nndité  d'un  den»4ieu  des  ten^ps  hésaî^ 
qiKS^  Ce  n'est  pas  ainsi  nu  que  Chantrey  ou  Wyatt  devaieot  montm 
an  peuple  aAgÛs:  et  à  la  postérité  le  général  qpi  a  écrit  ces  lettnié 

(1]  L*espnt  d'cxamcD  et  (Inobservation  du  duc  de  WelTington,  particnlièrementa 
ce  qui  concerne  l^rmée,  se  reprodùH  dans  tous  ses  discours  et  dans  tousses  aeles. 
Aujourd'hui  même^  en  lisant  le»  dernières  difeeifisîens»  du  pattémeiit  aa^^  je  le* 
troBffe  cet  esprit  dans  la  répooss  qw  lord  WelKiiflDavienÉde  faiee  aos  ptitloasèi 
8|stèin&  de  la  taie  UBiforne  des  lettresi.  Lord  WeUington  prétttnd  que  la  rédnctiit 
du  prix  du  port  à  un  penny  n'augmentera  pas  la  correspondance  et  le  nombre  das 
lettres,  comme  rassurent  les  économistes  de  la  cbambre  basse,  et  licite,  kct 
sujet,  ce  qui  s*est  passé  dans  quelques  régimens.  ^  «  H  y  a  pev  d'années^  je  vaski 
essaj^r  de  ce  sysCàrae ,  dit-R,  et  je  puis  assurer  à  leurs  saigna»  BJBsqrfaf  il  àmii 
affranchi  de  toute  taie  les  lettres  des  soldats  de  quelques  régiiseasv  il  nrea^es&fif 
résulté  la  moindre  augmentation  de  correspondance.  Dans  un  seul  régiment,  et  c'était 
un  régiment  de  mille  hommes,  composé  de  montagnards  écossais,  qui  passent  pour 
des  gens  extrêmement  attachés  à  leur  lieu  natal  et  à  leurs  faminDs ,  on  s^esrassoré 
que,  pendant  Tespace  de  six  à  sept  mois,  soixante-trois  on  sotxaote-qnatrr  ieltiai 
seulement  ont  été  écrites.  C'était  le  même  nombre  qu'aupanvast.  »  —  Le  nablsiMi 
en  coaCilut  que  la  diminution  de  la  taxe  sera  onéreuse  pour  le  pag^s.  Pcut-dCeaeât^l 
fallu  considérer  que  les  soldats  n*ont  que  peu  de  nouvelles  à  communiquer  à  leurs  ft- 
milles,  et  que  leurs  besoins  ne  changent  pas,  tandis  que  le  commerce  tend  sans  cesse 
à  augmenter  ses  relations  dès  qu'on  les  favorise;  mais  il  eût  fallu  sortir  du  cerde 
des  observations  militaires,  et  lord  Wellington  s'y  tient  volontiers. 


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DEPECHES  DU  DUC  DE  inStLITIGTON.  T39 

flans  lesquelles  il  dédare  sans  cesse  que  l'année  anglaise  ne  pedt 
vaincre  que  bien  munie,  bien  couverte  et  bien  chaussée;  la  seule 
inscrïption  qdi  eonyiendrait  au  piédestal  est  celle-ci  :  ul\  afaît  là 
guerre  de  manière  à  pouvoir  la  recommencer  avec  avantage  dans 
les  pays  où  il  a  commandé,  o 

Le  duc  de  Wellington  se  tenait  ai  bien  dans  son  rftle  de  général 
constitutionnel  ;  investi  d'un  commandement  suprême,  il  se  regardait 
téllemeitt  comme  éhargé  simj^leraedt  8'une  tfliche  ou  grande  ou  mé- 
diocre, selon  rétendue  des  ordres  du  gouvernement ,  selon  les  res- 
sources qdMl  plairait  aux  ministres  de  mettre  à  sa  disposition ,  qu'on  le 
Tôit  prendre  son  parti  avec  désignation,  quand  ces  ressources  loi 
manquent.  Dans  ses  idées  d'ordre  et  â*tiiérarchie,  H  semble  alors  dire 
qu'il  fera  comme  il  pourra ,  ou  que  la  chute  de'Napoléoo  ou  son  abais- 
sement ne  doivent  pas  lui  tenir  i^lus  à  cœur  qii'aux  ministres  du  roi 
iTAngleterre,  et  que,  si  ceux-ci  ne  jugent  pas  à  propos  d'y  mettre 
plus  d'ardeur,  c'est  à  lui  de  les  imiter,  et  de  borner  à  son  tour  ses 
opérations.  Au  contraire,  à  la  vue  de  la  tiédeur  du  gouvernement ,  un 
liéros,  comme  on  l'entend,  eût  fait  ressource  de  tout  :  il  eût  outre- 
passé ses  ordres,  ou  bien  il  eût  perdu  la  tfite.  Pour  le  duc  de  Welling- 
ton, il  n'eût  pas  violé  ce  qu'il  regardait  comme  les  lois  de  la  guerre, 
même  pour  avancer  le  terme  de  la  campagne;  et,  s'il  eût  fallu  auto- 
riser le  pillage  d'une  seule  maison  pour  hflter  la  défaite  de  son 
ennemi,  rien  neTeût  déterminé  à  donner  un  pareil  ordre.  Nous 
verrons  plus  tard,  par  une  de  ses  lettres,  comment  il  s'appliquait  à 
lui-m^me  ces  principes.  En  voici  une  qui  témoigne  de  la  parfaite 
résignation  qui  accompagnait  souvent  son  extrême  sollicitude  ,pour 
les  nécessités  du  service  et  de  l'armée.  Elle  est  adressée  de  Lesaca, 
sur  la  frontière  d'Espagne,  à  lord  Bathurst. 

a  Milord,f  apprends  de  sir  Thomas  Graham,  que  leSparrow^  arrivé 
d*Angleterre  à  Passage  la  nuit  dernière,  a  fait  voile  le  10. 11  a  com- 
muniqué avec  fe  Président  y  entré  en  radeavec  un  convoi  de  fourni- 
tures pour  les  vaisseaux,  mais  il  n'a  aucun  renseignement  sur  l'ac- 
croissement des  forces  navales  sur  ces  côtes.  Sir  Thomas  Graham 
m'informe,  il  est  vrai,  que  lord  Keith  lui  a  dit  avoir  demandé  qu'une 
ligne  navale  Tût  envoyée  devant  cette  côte;  mais  il  n'avait  pas  reçu 
de  réponse,  et  rien  n'est  laissé  à  sa  discrétion.  Je  veux  donc  mettre 
sous  vos  yeux  les  inconvéniens  et  'les  désavantages  qui  résulteront 
pour  l'armée  du  manque  de  forces  navciles. 

a  Les  munitions  de  toutes  sortes  qui  nous  viennent  de  Lisbonne, 
des  autres  ports  du  Portugal  et  de  la  Corogne ,  sont  retardées  par  le 


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7&0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manqae  de  convois.  Le  blocus  maritime  de  Saint-Sébastien  n'^pas 
observé  du  tout;  l'ennemi  a  des  communications  constantes  sTec 
cette  place  par  Saint-Jean-de-Luz  et  Bayonne.  n  y  a  introduit  des 
vivres  de  toute  espèce,  un  renfort  d'artilleurs  et  de  sapeurs,  et  quel- 
ques officiers  appartenant  au  service  médical. 

a  Le  fait  des  communications  entre  Saint-Sébastien  et  les  ports 
de  France  est  notoire  à  toute  la  terre,  et  le  rapport  sur  l'assaut  da 
25  juillet,  fait  par  le  général  Rey,  a  été  publié  par  les  journaux 
français. 

aDans  l'attaque  de  la  place  maritime,  nous  avons  reçu  peu  d'assis- 
tance des  troupes  de  nos  vaisseaux,  mais  les  forces  navales  sont  trop 
faibles  sur  cette  côte  pour  nous  donner  le  secours  qu'il  faudrait,  et 
nous  en  souffrons  beaucoup.  Les  soldats  sont  forcés  de  travailler, 
dans  les  transports,  à  décharger  les  vaisseaux,  parce  que  les  mains 
manquent,  et  nous  avons  été  obligés  de  nous  servir  des  bateaux  do 
port  de  Passage,  dirigés  par  des  femmes,  pour  mettre  à  terre  les 
provisions  et  effets  d'ordonnance.  Ces  bateaux  sont  légers,  d'une 
faible  construction ,  et  un  certain  nombre  s'en  est  perdu.  Or,  le  man- 
que de  bateaux  apportera  de  grands  retards  dans  les  opérations  dn 
siège,  et  les  soldats  sont  obligés  de  charger  et  de  décharger  ces  ba- 
teaux, les  femmes  qui  les  dirigent  n'étant  pas  propres  à  ce  travail. 

«  Mon  opinion  est  que ,  si  nous  avons  une  force  navale  sufGsante, 
nous  devons  faire,  le  temps  le  permettant,  une  attaque  du  côté  de 
la  mer  en  même  temps  qu'une  attaque  contre  les  remparts.  Cette 
double  attaque  divisera  l'attention  de  l'ennemi ,  et  préviendra  beau- 
coup de  pertes  dans  l'assaut,  si  elle  n'en  assure  le  succès. 

<K  J'appelle  encore  l'attention  de  votre  seigneurie  sur  les  avantages 
qu'il  y  aurait  à  empêcher  la  navigation  dite  cabotage  entre  la  Ga- 
ronne, Bayonne  et  Saint-Jean-de-Luz.  L'ennemi  serait  alors  obligé  de 
se  servir  des  transports  du  pays  pour  former  ses  magasins  de  l'Adonr; 
le  rassemblement  de  ses  provisions  serait  retardé,  la  misère  occa- 
sionnée par  la  guerre  redoublerait,  et  en  conséquence  l'impopiih- 
rité  qui  s'y  attache,  en  France,  augmenterait  considérablement.  Mais 
les  forces  de  cette  côte,  insuffisantes  pour  le  siège  de  Saint-Sébastien, 
suffiraient  encore  moins  au  blocus  effectif  des  côtes  entre  la  Garonne 
et  Bayonne. 

a  Je  n'ai  jamais  eu  l'habitude  de  troubler  le  gouvernement  par  des 
requêtes;  mais  j'ai  toujours  pourvu  au  service  de  mon  mieux,  à  l'aide 
de  ce  qu'on  mettait  à  ma  disposition.  Si  donc  les  forces  navales 
de  l'Angleterre  ne  peuvent  être  portées  à  plus  d'une  frégate  et  d'un 


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DÉPÊCHES  DU  DUC  DE  WELLINGTON.  741 

petit  nombre  de  bricks  et  catters  employés  an  service  des  dépèches , 
pour  coopérer  avec  l'armée  au  siège  d'une  place  maritime  dont  la 
possession  nous  importe  avant  que  la  mauvaise  saison  ne  commence, 
je  me  contenterai  et  ferai  pour  le  mieux,  sans  secours;  mais  j'es- 
père que  votre  seigneurie  me  fera  savoir  positivement  si  je  dois  ou 
non  compter  sur  quelque  assistance  en  forces  maritimes,  d 

Une  autre  lettre,  adressée  du  même  lieu  au  général  don  Miguel 
Âlava ,  prouve  que  ce  n'était  pas  seulement  contre  la  négligence  et  la 
mauvaise  volonté  du  gouvernement  anglais  que  lord  Wellington  avait 
à  lutter. 

a  Je  suis  fâché  de  vous  informer  qu'il  n'est  pas  venu  de  bateaux 
dans  le  port  de  Passage,  pour  les  opérations  du  siège  de  Saint-Sébas- 
tien, et  qu'il  n'y  a  pas  de  cartes  du  pays  pour  cette  opération.  Je 
ferai  savoir  à  la  population  de  ces  provinces  que  ses  magistrats  ne 
m'ont  pas  donné  d'assistance,  et  ne  m'ont  rien  fourni  de  ce  qui  était 
nécessaire  pour  délivrer  ce  pays  de  l'ennemi.  Je  ferai  en  outre  con- 
naître mon  opinion  sur  cette  conduite  à  toute  TEspagne. 

a  Voici  une  lettre  que  j'ai  reçue  de  M.  Dunmore  au  sujet  du  peu 
de  secours  donné  par  la  ville  de  Vittoria.  Le  peuple  de  cette  ville  et 
de  ces  provinces  verra,  par  expérience,  la  différence  qu'il  y  aura  si, 
par  manque  d'assistance,  je  suis  obligé  de  les  abandonner  à  l'ennemi. 

a  Voici  encore  un  rapport  que  j'ai  reçu  de  Bilbao,  d'après  lequel 
les  magistrats  ont  refusé  de  nous  donner  la  jouissance  des  couvens , 
pour  établir  nos  hôpitaux.  Je  vous  prie  d'observer  que  ces  hèpitaux 
sont  demandés  pour  les  officiers  et  les  soldats  blessés  en  se  battant 
pour  ce  pays ,  et  je  pense  qu'il  faut  prendre  des  mesures  pour  obliger 
ces  magistrats  à  accorder  les  secours  qu'on  leur  demande.  Dans  tous  les 
cas ,  je  ferai  en  sorte  que  le  pays  tout  entier  connaisse  leur  conduite,  o 

Voilà  pourtant  un  appel  à  l'opinion  publique;  mais  c'est  le  senti- 
ment de  la  justice  blessé  qui  fait  cet  appel.  Lord  Wellington  n'a 
peut-être  jamais  prononcé  le  mot  gloire ,  du  moins  on  ne  le  trouve 
dans  aucune  de  ses  lettres.  Les  arrêts,  le  b&ton  ou  la  corde,  lui  sem- 
blent agir  plus  directement  sur  ses  soldais  que  ce  vain  mot  ;  mais 
l'équité,  conune  les  lois  de  la  guerre,  ne  permettaient  pas  de  passer 
des  magistrats  par  les  armes  ou  de  les  faire  pendre  pour  avoir  refusé 
de  laisser  convertir  un  couvent  catholique  en  hôpital  pour  des  blessés 
protestans.  Lord  Wellington  use  du  seul  moyen  qui  lui  reste ,  en 
appelant  sur  eux  le  bl&me  de  leurs  compatriotes.  Quant  aux  mesures 
h  prendre  pour  les  contraindre  à  changer  de  conduite,  c'est  à  un  gé- 
néral espagnol  qu'il  les  propose.  Quelque  timide,  quelque  singulier 

TOME  XIX.  48 


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7%2  TO!TCB  '  BBS  WtUi  MONDES. 

^e  puisse  parfltre  ce  procédé  d'un  général  en  chef,  aux  yeui  de 
Ken  des  gens,  11  «St  ceitrtn  queiord  'Wdinigton  entivaittiréune 
grandeforce ,  et  qtffl  étUM;  ainsi  parvenu  à  créer  mie  sorte  detribo- 
n*l  de Topiriion  pdMique  où  l'on  craignaK  d'être  cité.  Hfaîs  fl  îa* 
Tbirarec  quelle  mesure  11  se^erttJe  cemoyen,  et  comme  il  en  use 
consciencieusement.  La  lettre  snirante,  écrite  de'Lesaca  quelques 
jours  après  celle  qif  on  vient  de  lire ,  en  est  un  exemple  curieux.  Elle 
S^adresse au niintstre  de  la  guerre,  à  Cadix  : 

ce  Monsieur,  —  dans  la  dépèdie  que  jW  adressée  à  vôtre  excel- 
lence ,  de  Ostiz ,  le  3  juillet ,  je  vous  ai  dit  que  le  général  Clause!  avait 
passé TEbre à  Tudéla,  le^TT  juin,  «peroinformadopor  el  alcade,  de 
hatlarse  nuestras  iropas  en  él  caminOy  inmeâiaiamente  lo  reposa, y 
sedirîffio  â  Zaragôza,  y>  Connaissant  le  degré  de  caloomie  qui  agS 
dans  les  guerres  de  i^volution,  je  n'aurais  pas  écrit  ce  qui  est  tt- 
dessus,  si  je  n'avais  été  sûr  que  je  pouvais  me  "fier  aux  informations 
que  j'avais  reçues,  lesquelles  furent  à  peu  près  comme  elles  paraissait 
dans  les  papiers  inclus;  mais  ces  papiers  prouvent  de  la  manière  la 
plus  claire  que  j'ai  été  trompé,  que  le  rapport  qui  m'a  été  fait  était 
fondé  surune  calomnie,  et  que  la  personne  qui  l'a  dite  en  a  été  con- 
vaincue ,  et  a  confessé  la  fausseté  de  ses  allégations.  Dans  ces  cir- 
constances, je  ne  peux  pas  rendre  justice  à  la  réputation  de  l'alcafle 
de  Tudela  trop  tOt,  ti  d'une  manièretrop  publique,  et  je  prie  votre 
excellence  de  demander  permission  à  la  régence  de  Taire  inséra 
.  dans  la  gazette  cette  lettre  et  les  papiers  inclus.  » 

Les  traits  de  caractère, ^inon  de  génie ,  et  d'un  caractère tonjoars 
élevé,  abondent  dans  les  dépèches  de  lord  Wellington.  A  mesure 
qu'on  avance  tians  cette  lecture,  sa  physiononàic  se  comj^lète.  Ici  il  se 
plaint  de  la  prodigalité  ^hommes  qui  distingue'tous  ses  adversaires, 
les  généraux  de  l'armée  française,  et  il  se  montre iui-m'ème  aussi 
économe  de  ses  munitions  que  du  sang  de  ses  soldats,  en  disant 
qu'une  certaine  bataille ,  qu'il  ne  nomme  pas  parce  qu'un  ôfBcier 
anglais  qu'il  faudrait  nommer  aussi  s'y  est  montré  négligent ,  est  la 
seule  où  les  troupes  sous  son  commandement  ont  brâlé  inutilement 
de  la  poudre.  Ailleurs  il  expliquelonguement  par  quelles  filières  suc- 
cessives et  sous  quel  contrôle  a  lieu  le  dénombrement  des  morts, 
des  blessés  anglais  sur  les  champs  de  bataille,  ain^i  que  celui  des  pri- 
sonniers et  du  butin  faits  sur  l'ennemi,  et  il  démontre  qu'il  est  im- 
possible ,  même  wi  général  en  chef,  d'altérer  ces  rapports ,  tant  lorfl 
Wellington  craint  d'être  taxé  d'exagérsttion.'Phis  loin,  ce  «ont  toutes 
sortes  de  lettres  et  de  billets,  en  différentes  langues,  jusqu'en  langue 


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j>ÈPÈcmm.im  Bnri»iwBim§TON.  va 

lasqaer  em  r^Nnse  à.tM&eeiia:  qni  MjnlKSMMnt  léarsrréek«iiliM% 
Bièfiie  auL  plus  oheoRs.d'eiitfe'eitr.  Ammbis  U  MCOBUmide  de  9t 
ptûmbredès  qfmlt  dégât  a  été  eamnis  par  sMsddttSydetefaiie 
«MfiUter^  dédire  qwb  saUatsv  qaoltoMdmsiM»  imI>  fait  le  iiial4 
d'indqoer  le  jonc,,  k  saniMiei, .  afin  qK!oB  pDissia  fûie  realitaericl 
punir,  car  asâremeet  les.  recherchas:  aenneot  trop  difficiles;  aux 
autres  il  écrit  qw^oane  peut  toHt-^Esii  éviter  les^îucoarvénîeBSrquI 
flûBt  la  conséquence  de  la  ptéseace  d^ùoegrande  année  idem  mâine 
temps  il  leuc  enroîe  des  comanssairea  pour  reeneilîr  les  pt en? e»de8 
donBMgaa  quijcuit  eu  ttenet  les.lBifeestia»r;U7asi4aaeuaeert«in 
bourgeois  de:  Sniiit^a»-d6*£uz  ou  de  Siixiine^,  q»,. ayant  écrit  as 
^teéraissiaiede  trots  années  en campngnevpew  le  prierde/s'iniÉir- 
tMKdasoftdatsftjwMnè  etde  son  fÉsil4a  chasse, qsr  ont dispaia 
aHuiiiieadesijdésovdres  proilûtS|iarlapas9agtidesdif  isioa9angtaiae« 
pnrtngaiseet  espn^pole^  roçeîiia lettie  swante,  éaitetcn  frangais^ 
poncplnade  courtoisie^ 

«  Au  qnaptîéf-géïiéral ,  aavrtf  ISfl. 
€  MONSlEfJB! , 


«  l'ai  réç^  vos  deux  lettres  rdativenenl  à  votiB  jpnnnt  et  à . votce 
fusil,  et,  ayiBMitlait  teutesiks.  perquisition&pjossibles,  j^  suis  Gkhé 
de>,  vousrdire  que  je  ne  trouve  ni  Tune  ni  rautre» 

«Je.  vous  serai  bien  oUigé  si  vous  voiilee  m'envoyer  au.  qoartierr- 
général  la  personne  qui  sait  où  est^  laJmaaB4<»  et  aussi  la  personne 
qp»  connaît  celui  ifsà  a  pris  le  foait.  EHe»  peuvent  veni^  en  tonte  sàr 
retéi,  et  je  vous  pronets  (pie,  si  vos<  propriétés  peuvent  ae  trouver, 
ettaa  veiis>sM€iit.rendii6S;  «J*ai  rbonneiir  d'être,  etc. 

«  AWteuMnniiu  »' 

Je»saisi|Helleimpres8ionpaoduira*cetteâinipklettredesix.ligpai 
siff  cenx  qui  la  UreiÉ  ;  Biais,  pow  met  J'en  suiseneore  à  medeniander 
ce  qui  l'emportedans  ce  petit  écrit,  ouiptatMoeq^tra  dicté,  la  be»r 
hMiie  OM  Tespirit^  j'entends  l'esprit  d'organisatien  et  de  conduite^ 

B'uB  antre  c6té,  lerd  WelUagténi  écrivait  à  doa  Manuel  Frepe 
cette  lettre^  également  en  français  : 

«  Mon  cher  général ,  je  vous  envoie'  une  plainte ,  et  î'en  reçf^îs  une 
pareille  à  chaque  heure  du  jour  (  il  répondait  à  toutes  )é.  le  vous  prie 
dn  nae  laire  dire  s'il  n'y  a  pas  moyen,  de  mettre  fin  a  un  mal  qui  dén- 
traim  votre  armée  et  la  nAtre  aussi.  Je  sais  que  cela  peut  s'empêcher, 
si  les  officiers  en  prennent  la  peine.  Je  vous  prie  d'y  appeler  leur 

tô. 


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7U  REVUE  KS  DEUX  Momms. 

attentioD  et  de  faire  la  redierche  des  sacs,  etc.,  de  leurs  soldats,  et 
de  leur  Ater  tout  ce  qui  n'y  devrait  pas  être,  comme  de  faire  Tappel 
des  compagnies  à  chaque  heore  da  jour  et  de  la  nuit.  Je  sais  bioi 
lâché  d'être  obligé  de  prendre  des  mesures  plus  sévères,  mais  il  hat 
arrêter  les  désordres,  coûte  que  coûte.  Je  sois  Yraiment  peiné  sur  ce 
sujet.  Je  fais  tout  en  mon  pouvoir  pour  l'armée  espagnole,  et  je  m 
peux  pas  faire  conduire  ses  soldats  comme  les  autres.  » 

Les  efforts  que  faisait  lord  Wellington  pour  mettre  Tordre  dans 
la  guerre  et  maintenir  les  lois  de  la  discipline,  avaient  presque  tou- 
jours des  résultats  satisfaisans ,  et ,  en  Espagne ,  il  loi  était  arrivé  soi- 
yent,  sur  des  plaintes  suffisamment  spécifiées,  de  découvrir  les  cou- 
pables au  milieu  d'une  division,  et  de  les  faire  punir,  après  l«ir  avoir 
fait  restituer  leur  butin  ;  cette  tâche  n'était  cependant  pas  facBe.  Aussi 
écrivaitnîl  au  général  Giron  :  a  Je  commande  les  plus  grands  coquins 
de  toutes  les  nations  du  monde ,  et  il  faut  une  main  de  fer  pour  les 
tenir  en  ordre,  et  toute  espèce  d'informations  pour  les  découvrir.» 

Il  est  vraiment  intéressant  de  suivre,  dans  les  dépèches  du  due 
de  Wellington,  les  dispositions  qu'il  prenait  en  entrant  en  France, 
et  qui  sont  toutes  la  conséquence  des  principes  émis  dans  les  let- 
tres que  j'ai  déjà  citées.  Ayant  rencontré,  au  moment  de  passer  la 
frontière,  quelques  soldats  qui  revenaient  d'OIagne  ivres  et  char- 
gés de  butin ,  il  se  bâte  d'écrire  au  lieutenant-général  sir  John  Hope, 
qui  commandait  cette  division ,  que ,  fût-on  quatre  fois  plus  nom- 
breux, on  n'aurait  aucune  chance  de  pénétrer  en  France,  si  on  ne 
pouvait  empêcher  les  soldats  de  piller,  et  en  même  temps  il  adresse 
d'imrita,  à  l'armée,  un  ordre  du  jour  où  il  lui  expose,  l"*  qu'il  doit  ap- 
peler son  attention  sur  la  différence  qu'il  y  avait  entre  ses  rapports 
avec  les  peuples  d'Espagne  et  de  Portugal  et  ceux  qu'elle  aura  avec  k 
population  à  laquelle  elle  va  avoir  affaire  aux  frontières  de  la  France; 
3°  que  les  généraux  et  officiers  doivent  s'appliquer  à  entretenir  des 
communications  régulières  et  constantes  avec  les  corps  sous  leurs 
ordres ,  et  à  empêcher  les  soldats  de  s'écarter  de  leurs  camps  et  caa- 
tonnemens;  3*  qu'il  entend  par-dessus  tout  que  les  habitans  soient  bkn 
traités ,  et  qu'on  ne  porte  pas  atteinte  à  leurs  propriétés  particolières; 
kf"  que  l'armée  ne  doit  pas  oublier  que  les  nations  alliées  sont  en  guerre 
avec  la  France,  uniquement  parce  que  le  chef  de  la  nation  française 
ne  veut  pas  accorder  la  paix  et  veut  les  soumettre  à  son  joug,  et  qœ 
les  maux  soufferts  par  l'Espagne  et  le  Portugal  dans  l'invasion  de  ces 
deux  pays  ont  été  causés  par  l'indiscipline  des  soldats,  par  leurs  cmaa- 
tés  encouragées  et  autorisées  par  leurs  chefs.  Or,  se  venger  de  ces 


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DÉPÊCHES  DU  DUC  DB  WELLINGTON.  7&5 

actes  SOT  les  habitans  paisjbles  de  la  France  serait  une  conduite  odieuse 
et  inhumaine ,  et  ce  serait  en  même  temps  porter  gravement  atteinte 
aux  intérêts  des  armées  alliées,  et  provoquer  des  représailles  sem- 
blables à  celles  qui  avaient^eu  lieu  en  Espagne.  En  conséquence ,  il 
établissait  un  conmiissariat  pour  les  vivres  et  provisions,  et  il  obli- 
geait toute  l'armée  à  se  soumettre  aux  ordres  donnés  à  ce  sujet.  —  Il 
7  a,  dans  ce  seul  volume  de  correspondance,  plus  de  cent  lettrés  sur 
cette  matière,  et  il  est  difficile,  à  moins  de  les  lire  toutes,  de  se  faire 
une  idée  des  soins  minutieux  donnés  par  le  général  en  chef  à  ce 
qu'il  regardait  comme  une  des  mesures  les  plus  importantes  de  son 
administration. 

Mais  ce  sentiment  de  la  propriété  va  si  loin  dans  l'esprit  de  lord 
Wellington ,  qu'il  le  porte  quelquefois  à  méconnaître  le  droit  de  la 
guerre,  et  à  en  refuser  l'exercice  aux  autres.  C'est  ainsi  que,  par 
une  lettre  qu'il  écrit  de  Yéra  au  général  d'Espagne  qui  assiégeait 
Pampelune,  il  lui  commande  de  déclarer  aux  assiégés  qui  avaient 
pratiqué  des  mines  dans  le  fort  pour  le  faire  sauter,  qu'une  telle  ten- 
tative serait  considérée  par  lui  comme  un  désir  de  nuire  à  la  nation 
espagnole  et  d'attenter  à  sa  propriété;  en  conséquence,  si  pareil  fait 
avait  lieu,  le  général  assiégeant  avait  ordre  de  ne  donner  ni  capitu- 
lation ,  ni  grâce  quelconque ,  et  de  faire  passer  par  les  armes  le  gou- 
verneur, tous  les  officiers  et  sous-officiers  et  un  dixième  des  soldats! 

Heureusement,  de  pareils  ordres  de  la  part  de  lord  Wellington 
sont  rares,  et  de  tous  ceux  qu'il  donne  chaque  jour  aux  généraux 
espagnols,  je  n'en  retrouve  pas  un  seul  qui  ait  ce  caractère  de  dureté 
et  de  passion.  En  général,  lord  Wellington  laissait  peu  à  faire  aux 
officiers  sous  ses  ordres,  et  sa  vigilance  les  suit  partout.  On  n'élève 
pas  une  palissade ,  on  ne  coBstruit  pas  une  redoute,  qu'il  n'assiste 
lui-même  à  l'opération ,  ou  qu'il  ne  vienne  la  rectifier;  et  quand  il 
est  occupé  ailleurs,  il  la  juge  de  loin  de  son  œil  exercé,  comme  dans 
ce  fragment  de  lettre  au  général  Giron ,  au  sujet  d'un  ouvrage  de  for- 
tification qu'il  avait  fait  faire  sur  la  hauteur  en  arrière  d'Échalar  : 

a  Si  vous  finissez  la  redoute  sur  le  plan  que  vous  avez  commencé , 
il  faudrait  faire  une  opération  majeure  pour  regagner  le  Puerto  d'Ër 
chalar,  en  cas  que  nous  fussions  jamais  dans  le  cas  de  l'abandonner 
pour  le  moment ,  afin  de  manœuvrer  sur  la  droite  ou  sur  la  gauche, 
parce  que  le  flanc  droit  de  la  redoute  et  son  derrière  regardent  exac- 
tement les  deux  points  d'où  il  faut  venir  pour  attaquer  le  Puerto ,  si 
l'ennemi  l'avait  en  sa  possession.  Ce  que  je  vous  conseille  donc,  c'est 
de  faire  les  deux  flancs  de  votre  ouvrage  ou  d'abattis  ou  de  palissa- 


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Ï46  JWnm  BBS/'DHX 

de»,  et  d'étendre  la  ligae^pû  T8spuid«¥e» le  Boertd^,  pranaatipii 
tM}oaFS  cia'eUe  ne  seit,  de  nulie  OMmàre,  une  déCeuse  pov  cmi 
qui  pourraient  avancer  dn  c&té  d'Écbakyr.  » 

A  la  fin,  cependant^  cette. inépuisable  aativité  qui  lotte  imUt 
ooBtre  les  lentenrs  du  gouvernement  ancrais ,  tantM  cootite  tesdéHfr 
dres  (te  l*arniée ,  et  toujwis«oo(r6.1a  haine  et  les  eyeauiica  dn  pit 
v^memeot  espagpol,  se^  rdMile  et  se  lasKa. iMé  WeUingltM,  inîlé 
d'un  manifeste  publié  avec  ragrément  dnr  gwwcmMneat»  etpipd, 
où  l'on  flétrit  la  conduite  des  officiers  alUés  Ion  de  TassMit  de  Sml^ 
Sébastien,  donne  sa  démission  imî  est  acceptée  par  la  régmee,  et 
garde  seulement  le  commandement  des  troupes  anglaifles*  Maisks 
ordre»  du  goavernement  anglais  TobU^iit  bienlftt  à  reprendre  k 
commAndenentencbeC  des  foMasaUiéeas  eion  le  Toit  recoonBeneer 
avec  la  môme  patkfoce  satpénible  Uebe.  Aussitôt  iqprès  cette  afSniei 
PaoApelune  fut  évacuée  par  leatrouf^  feniçaises,  et  le  ducde  Wtf^ 
Unglton  entra  dans  le  département d^Bassefr-Pyréaées.  Sa pfeanèie 
proclamation'  est  du  1^  novenibretl813;rla^veîtt  : 

a  Eo^entiant  dans  votre  paj^^  je^voos  annonce  qiiefaî  donné  kl 
oidnasles  plus  ppsîtifSv dont  il  y^a  dnlessos  lactvadttfitkm,  poiv  jiafr 
venir  les  malheurs  qulsont^MPdinair^nenl  Insanité  de  Tiimisionîd'm 
ttrmée  ennemie,  invasion  que  vous  savei'  être  la  ooosécpience  dl 
cdie  que  votre gpttwemenentnfnitEMt  de^rEspagne. — Yooapoaw 
ètse  aatovés  qijieje< mettrai  à  eséontien  ces  ordres,  et  je  vons  priede 
faire  anréter/eiconduireii  moo^^qqartier-général  tons  œux  qw  fssf 
Cantdamal.  Mais  ilfant  que  vons  restiez  chei  ifoos,  et  que  voos  ai 
ppemesaucune  part  dans  les^opémtionsde  lagoerre  dont  votre  pa]^ 
va^devenii  le  tbéAtre»  » 

De  nonlMreuses  circonstances' avaient  facilité  les  progrès  de locd 
Wellington ,  et  lui  avaient  ouvert  la  route  de  nos  provinces.  Cesiâr» 
constances  sont  bien  connues;  mais;  en  lisant  les  prodamations  où  le 
général  anglais  dispose  en  maître  de  notre  sol  ^  j'éprouve  le  besoin  de 
les  retracer' en  dewL  motsi  Des  ordres  mal  conçus  awent  été  douais 
après  bi campagne  de  1812^  et  troislantes;  la  dispersion^  en  csotoo- 
nemens  très  éloignés  les  un»  des  autses,  de  l'armée  françiise  en 
Portugal,  renvoi  de  la  cavalerie  du  général MontlNruB  en  Aiagon,  k 
déport  pour  Pampdune  de  la  division  du  Nord,  conunandée  p^  le 
général  Dorsenne ,  avaient  laissé  le  champ  libre  au  général  enneai^ 
Lord  Wellinglon  profita  de  cet  état  de  choses  pour  se  présenter  de* 
vant  Cindad-Rodrigo  dont  la  garnison  fut  forcée  de  se  rendre,  paîi 
devant  Bedajozdtnt  la  garnison  eut  le  môme  sort,  sans  que  les  gé* 


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DÉPÉGHBS  *0r  BTC  ms^irEtiBieTON.  7W 

iMnrax  ttes  milres  *€orps  eussent^  f AH' la  moinclre  démonstrfltian  pour 
tffeiidre  ces  étnx  tmportontes  conquêtes.  La  -guerre  de^nsste  àiiait 
forcé  Napoléonè  retirer  (de- nSspagne  ce  qui  restait  de  sa  garde, les 
bcOes  légions  polonaises  et  les  dâyris  de  sa  catélefie^'Iégère/C^peti^ 
dant  le  maréebal  Sodlt  tenait  rAndafoo^ieavec-qtiarante-dnq  nffle 
hcmmes ,  le  maréehM  Maniioiit  était  *à  ^SMamanque  avec  ^n  eorps 
d^amifée  avssi  fiembreax ,  et  le  géDéral  Sotiham  oecnpAit  k'VieiiUe^ 
GastiUe  a?ec  dooze  mille  homnies.l)aiisla'MaiiéIie,^9»r^le'Tage,>à 
Madrid,  le  r6i  JosephaTèitsa  garde  et  Tannée  da  centre; 'le  maféditfl 
Snehet  était  nAitre  de  TAragon  etdn  reyamnede^alente.  MAHie»- 
reiisanient ,  en  présence  de l^ërdre ,  tfe'Ia'H^MKé ,  de  kdi^line Et 
tf une  direetien  tmiqne ,  qoi^  treuràient  dans  le  camp  de  lord-Wél* 
Ungton ,  nos  maréehaax  étaient  en  rivalité  constante  sons  le  com- 
mandement fictif  du  ^roi  'Jeseph ,  et  on^les'voyait  pins  eccopés^  le» «ns 
des  antres  que  de  rennenii;Tontes  ces  tKpéehesde'lord  WeHingten , 
ces  ordres  détaillés,  ces  reconomandcrtions  répétées,  qûHm  pent^miîiR- 
tenant  parcourir,  donnent  la  dé  de  ises  succès.  En  voyant  la  con-^ 
Slanle  abnégation  qu*!l  faitdélui^inème,  on  comprend  enfin  comment 
il  a  triomphé  de  ces  grandes  réputations  militaires,  de  ces  généraux 
tant  occupés  de  leurpersonnéHté.'S  seulement  deux  de  nos  géné- 
raux avaient  pu  s-entendre  dansi'intérèt  de  la  patrie,  dix  fais  lord 
WeHington ,  entouréde  trois  ou quatreermées  françaises,  répandues, 
il  est  vi^i ,  sur  une  vaste  étendue  de  pays,  etM  été  coupé,  enveloppé 
et  détrûH  avec  toute  son  année,  malgré  tout  l'appiUi  que  lui  donnaient 
le  gouvernement  et  le  peuple  espagnols.  Mais  quand  le  roi  Joseph , 
craignant  pour  le  corps  du  maiéobalM arment,  vers  lequel  se  dirigeait 
lord  Wellington ,  envoyait  à  l'un  deses  ciVIlèguesTordre  de  ne  porter 
en  avant,  cetui-^ci  ne  faisait  marcberque  des  forées  insufffisantes,  et 
souvent  dans  une  antre  direction  que  celle  qài  lui  étéit  indiqtiée. 
Quant  au  maréebal  Marmont,  ^n  maflheur,  —  et  iîfaut  bien  croire 
è  ces  influences  funestes,  puisque  tout  le  talent  militaire,  Finstmction 
immense,  l'intrépidité  et  leeoup  d'erfl  parfait  du  duc  de  Raguse  ne 
l'ont  pas  préservé  de  ses  défaites,  —  son  malbeur  constant  le  suivait 
en  Espagne,  et  sa  brillante  valeur,  trahicpar  l'impétuosité  irréflédiie 
de  ses  généraux  de  division ,  le  perdit'à'Bàlamanque.^Dès ce  moment , 
l'Espagne,  on  pourrait  d»e  l'empire, ^ftrtperdttponr  Napoléon.  T'a-^ 
bandon  de  Madrid  et  de  toute  la  Neuvelle-Castille ,  l'évacuation  ^e 
l'Andalousie,  la  perte  des  travaux  élevés  à  Cadix,  furent  les  premiers 
résultats  de  la  bataille  de  Salamanque,  et  il  ne  fut  pas  donné  eu  na-* 
récbal  Soult ,  qui  se  trouvait  plus  tard  A  la  tète  de  quatre^ingt  miHe 


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7&8  BBYUB  DBS  DBUX  MONDES. 

hommes  sm*  la  Tonnes,  de  venger  les  armes  françaises.  Lord  Wel- 
lington,  favorisé  par  un  affreux  orage,  échappa  à  la  bataille  quêtai 
offrait  le  duc  de  Dalmatie,  et  bient6t  Finsurrection  de  toute  FEspi- 
gne  et  le  débarquement  de  nouvelles  forces  anglaises  à  Alicante  ren- 
dirent nos  affaires  désespérées.  Lord  Wellington  se  trouva  alors  a 
mesure  de  prendre  Toffensive,  et  la  dernière  faute  que  Ton  commit 
en  acceptant  une  bataille  dans  la  mauvaise  position  de  Vittorit 
acheva  de  le  rendre  maitre  des  évènemens.  Après  cette  affaire,  l'ir- 
mée  française  n'eut  plus  d'autre  position  militaire  que  sur  les  Py- 
rénées. On  sait  comment  Napoléon,  qui  espérait  jusqu'alors  pouvoir 
tirer  des  renforts  de  la  Péninsule,  vit  tout  à  coup  ses  frontières  dé- 
couvertes, et  appela  en  hâte  vers  lui  le  maréchal  Soult ,  qu'il  noiDna 
son  lieotenant-général  en  Espagne,  en  remplacement  du  rot.  D 
était  trop  tard ,  et  le  maréchal  ne  put  réparer,  dans  cette  positioD 
suprême  et  désormais  incontestée,  les  désastres  auxquels,  il  faut 
bien  le  dire,  avaient  contribué  les  passions  jalouses  de  nos  maréchaux. 
S'il  eût  été  seul  chef  des  armées  françaises  en  Espagne  dès  le  com- 
mencement de  la  campagne,  le  maréchal  Soult  eût  sans  doute  résisté 
à  lord  Wellington ,  et  il  eût  donné  une  autre  face  à  cette  guerre;  mab 
le  roi  Joseph  n'avait  pas  assez  d'ascendant  pour  se  faire  obéir,  et  le 
maréchal  Jourdan,  qui  commandait  sous  ses  ordres,  n'exerçant  pas 
le  pouvoir  en  son  propre  nom,  ne  pouvait  dominer,  comme  il  l'eAt 
fallu ,  les  chefs  des  différons  corps  d'armée  employés  en  Espagne.  Le 
maréchal  Soult,  je  le  répète,  fut  investi  trop  tard  du  commandement 
Les  rivalités  des  généraux  les  avaient  déjà  compromis  vis-à-vis  les 
uns  des  autres,  et  l'armée  n'avait  que  trop  suivi  cet  exemple  d'in- 
discipline. Lord  Wellington ,  seul  chef  des  forces  combinées  de  TAn- 
gleterre,  du  Portugal  et  de  l'Espagne,  était  au  contraire  dans  une 
situation  favorable;  et,  bien  que  tracassé  par  le  cabinet  anglais  et  par 
le  parlement ,  bien  qu'assailli  de  réclamations  de  la  part  de  ses  alliés, 
rien  de  sérieux  ne  s'opposait  à  l'exécution  de  ses  ordres.  Ajoutons 
que  l'amour-propre  ne  joua  jamais  le  moindre  râle  dans  ses  déter- 
minations, que  sa  personnalité,  toute  grande  qu'elle  fût,  s'effaça  en 
toutes  choses,  et  l'on  comprendra  qu'il  a  pu  triompher  d'un  général 
plus  renommé  que  lui,  et  justement  renommé,  je  le  dis  sans  crainte 
d'être  démenti ,  même  par  le  duc  de  Wellington. 

Nous  voilà  revenus  au  moment  ou  fuient  écrites  les  différentes 
lettresque  j'ai  citées,  par  lesquelles  lord  Wellington  défendait  le 
pillage,  et  prenait  des  mesures  pour  punir  les  coupables.  C'est  alors 
qu'il  écrivait  à  tous  les  chefs  sous  lesquels  servaient  ces  pillards  espa- 


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DÉPÊCHES  DU  DUC  DB  WELLINGTON.  749 

gnols  :  a  Je  ferai  pendre  tous  ceux  que  j'attraperai.  »  Pour  la  ving- 
tième fois,  il  reprend  la  plume  sur  cette  matière  :  cr  Je  ne  viens  pas 
en  France  pour  la  piller,  écrit-il  au  général  don  Emmanuel  Freyre; 
je  n'ai  pas  fait  tuer  et  blesser  des  milliers  d'ofGciers  et  de  soldats 
pour  que  les  restes  des  derniers  puissent  piller  les  Français.  J'ai  vécu 
assez  long- temps  parmi  les  soldats,  et  j'ai  commandé  assez  long- 
temps les  armées  pour  savoir  que  le  seul  moyen  efficace  d'empêcher 
le  pillage,  surtout  dans  les  armées  composées  de  différentes  nations, 
est  de  faire  mettre  la  troupe  sous  les  armes.  La  punition  ne  fait  rien , 
et  d'ailleurs  les  soldats  savent  bien  que,  pour  cent  qui  pillent,  un 
est  puni,  au  lieu  qu'en  tenant  la  troupe  rassemblée,  on  empêche  le 
pillage,  et  tout  le  monde  est  intéressé  à  le  prévenir. 

a  Si  vous  voulez  avoir  la  bonté  de  demander  à  vos  voisins  les  Por- 
tugais et  les  Anglais,  vous  trouverez  que  je  les  ai  tenus  sous  les 
armes  des  journées  entières,  que  je  l'ai  fait  cinq  cents  fois ,  non  seu- 
lement pour  empêcher  le  pillage,  mais  pour  faire  découvrir  par  leurs 
camarades  ceux  qui  ont  commis  des  fautes  graves,  qui  sont  toujours 
connus  du  reste  de  la  troupe.  Jamais  je  n'ai  cru  que  cette  disposition 
était  d'aucune  manière  offensante  pour  les  généraux  et  les  ofQciers 
de  l'armée;  jamais,  jusqu'à  présent,  elle  n'a  été  censée  telle,  et  je 
vous  prie  de  croire  que,  si  j'avais  quelque  motif  de  censurer  la  con- 
duite des  généraux  ou  des  officiers,  je  le  ferais  avec  la  même  fran- 
chise que  j'ai  donné  ces  ordres  que  je  crois  les  meiUeurs  pour  empê- 
dier  le  pillage. 

«  Je  n'ai  pas  donné  de  tels  ordres  aux  troupes  espagnoles  en  Espa- 
gne, parce  que  c'était  leur  pays,  et  je  connaissais  bien  la  nécessité 
où  était  tout  le  monde;  mais  je  le  faisais  tous  les  jours  avec  les  autres. 
Après  cette  explication  que  je  vous  prie  de  faire  connaître  aux  géné- 
raux de  l'armée  espagnole ,  j'espère  qu'on  ne  croira  pas  désormais  que 
j'aie  l'intention  d'offenser  qui  que  ce  soit;  mais  il  faut  que  je  vous 
dise  que,  si  vous  voulez  que  votre  armée  fasse  de  grandes  choses,  il 
faut  bien  se  soumettre  à  la  discipline,  sans  laquelle  rien  ne  peut  se 
faire ,  et  il  ne  faut  pas  croire  que  chaque  disposition  est  une  offense,  o 

L'affaire  du  libelle  inséré  dans  le  Duende  occupe  encore  lord 
Wellington  après  son  entrée  en  France,  et,  dans  une  lettre  à  son 
frère ,  sir  H.  Wellesley,  il  l'attribue  au  ministre  de  la  guerre ,  en 
Espagne ,  qu'il  nomme  mittairement  the  greatest  of  ail  blackguards; 
mais  le  ressentiment  de  lord  Wellington  tient  à  ce  que  ce  libelle  a 
attaqué  sir  Thomas  Graham  et  les  officiers  de  son  armée.  Pour  lui ,  il 
n'y  était  pas  même  désigné,  et  on  peut  le  croire  quand  il  déclare 


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75fr  BBVUH^  1M6.BHBX  MONDSft. 

q9r*i]  a'eût  pps.  s6b§&  a»  mommtà-  sav^egev  d!ime  iiijuie-peMBi 
]>eUe.  Mai»^biMtôt(k»iiitér6t»d*uBS|jMBhtute  ifl^flOTtaiic^  vieuMi 
Oficiiyer  lerd  WelUngtaii. 

A  peine  lea  aroites:  éânasire»  eurooUtiM  toschè  le  territM 
français  \  (fmUms  les^mécootaMtsfagHAieot  v  eiqueilM  partiiMsài 
Bearboos.,  qipî  avaieûi  repris  eapoiv  députe  le»  déaeaIresT  de  m 
aranées^  pererarnrent  les  pprlie&  d»  pays  ocea|ié  par  V^amm^é 
chercbàreniàeiiiratiier  la  populatieBt  Les  premîèrae  maBifesMiMi 
q^i  eineni lieu  ne  téaaeigQèieiit  qaedo  désir  de TCHr  se  tonniner la 
leagbes  guerres  dont  ks  résuUats  pesaient  si  GruelleaieiiteeFniCft 
La^plnpartrdecesiOMiCBStatioiis^^vaieDtH  il  faut  r«voaer>  unn^nD- 
tèrepeu  DationaU,e(  lesleeteufs  firanyais  treaveceot  de  tristespip 
de.ee  g^nre  dans  la  cdlectioa  des  dépiftebes  do>  dii«  deWeUtogUo. 
l'y  lis  redresse  suivante  :  «  Aionseigpenr,.lesoaUUes  dee  coimwfii 
de.  Saiat-Jean-de^Luz  et  de  Sibeiire  se  p^néseoteot  deviet  ?olie 
seigneurie  pour  lui  exprinser  la  reconnaissance  de  tow  les  babilaBi 
BOUT  la  faveur  qu'ils  ont  de  la  pesséda*  parmi  eoju  Une  gyene 
affreuse  fait  gémir  en  secret  toute  la 'Fraoce,  qei  n'aidrautoedéâr^ 
d'aatre  beeoin  que  la  paix.  Nous  savons  4  nionseigiieiir^  que  Iras  M 
soins  ne  tendent  qu'à  atteindre  ce  bui.  Puissiez*¥oiie  réussir  dais 
un  si  neble  projet  1  Vous  aurez-des  droits  à  la  reconeaèssaaee  de  l'iuiî' 
vers>^  et  nous  ne  cesserons,  d'adresser  des  vceux  au  ciel  peur  qil 
daigne  conserver  lonj^teaips  un  béres^ aussi  grand  que  sage.  »^ 
Lord  Wellington  a  délicatement  supprimé  les  signatures^ 

le«passevite.sar>eea  adektiensy.pîteyfUeS'efCetfrdelepeur;  mais 
j^tne  puis  passer  sous  sileaee  d'antres  piéce^non-  moine  affligeantes 
piDur  nous,  et  je  m'arrêterai^  un  mement  à  quelque»  letlie»  dent  11 
suscription  pot  te  le  nom  d'un  bomnede  qui  o»  peoi  dira  qu'à  t 
employé  la  dernière  partie  de  sa  vie  à  faire  oublier  le  ps^ielisBie  da 
sa  ieuoesse  et  les  éclatans  servi€es4|e'il  avait  readus  à  seo  pey3.  C'eit 
nommer  le  général  Dumouriez* 

Dumouriez  avait  cinquante  ans  lorsque  la  révolulioa  éclata.  Avec 
une  ame  active,  des  connaissances  étendues^,  avee  le  génie  de  ta 
science  et  de  la  guerre,  accompagné  d'une  sorte  de  souplesse^ 
d'amabilité  qui  devait  le  faire  réussir,  il  n'avait  pas  se  s'éteiw 
au-dessus  du  rang, des  subalternes.  Mèié  auL  affaires  de  la  Corsa, 
il  y  avait  montré  une  grande  sagacité  ;.cl||cgé  plusieurs  fois  de  mîs^ 
sions  difficiles,  il  s'en  était  tiré  avec  honneur;  investi  d'un  comman<- 
dement  en  Normandie,  il  avait  montré,  dans  les  travaux  de  Cher- 
bourg, un  rare  esprit  d'organisation;  cependant  il  était  resté  en 


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DÉPÊGinS  mr  VffC  im  WBLLBVèTON.  7S1 

amère,  et  se  trourait,  vers  la  Ad  du  fègne  de  Loiris  XVI, ThmiMè 
et  «baeiir  cOHaboralear  da  mkrhtre  de  fe  goerre.  La  marche  rapMe 
que  prit  alors  la  révotation  le  nrit  bientôt  en  p^mière  ligne,  etsen 
esprit ,  si  long-temps  oontenti  dans  ies&ilaations  raférienres,  prit  son 
eeaor.  I^eveiinr  miniatre ,  Damonriev  Fèf  ait  dé{à  les  grands  projets  ^m 
ntalîsa  Napoléon.  11  voulait  éttndre  la  France  an  Alpes,  an  Mim^ 
aiix>P3^éBées ,  à  la  mer.  Damonriez  avait  embrassé  af  ec  simérilé  4e 
iégimeide>la>coBStitQtton.  Franc,  ouvert,  spirHael,>sapvé6eiioe'aft 
pouvoir  seiiâ)la  un  meraefttaBneQoerim«Aetlleur  avenir:  Ifteoonnan»-- 
itntde la  confiance <pieiai«rait  montrée  Louis XYI, fi^satoepe»^ 
daut  encourir  iee  nléconleBlemens  de  la  faratHe  royale,  >on  însialalft 
sur  l'acconpHssement  «des  devoirs  constflattoniiels  du  rOi.  Respeoié 
dans  l^aasenUée  législative  à  caaBedeaon6ioqiieMefaaîle,de8M 
gaBg-^froid,de  sestalensnrilitaires,!!  eut  le  noble  couvagedo  se  perdre 
en  combattant  aan  collègue  Roland  «  dont  il  partageidt  l'^pÛMB ,  nais 
dfA  avait  divuigaé,  dans  l'inAérèt  de  «a  pepulMîté,  lessecretsdu  con^ 
«B.'Plua  tard ,  Dmouriez  sauva  laFraiiee ,  et  chassa  les  étrangers 
de  notre 'Sèl.  Akisi,  pendant  vingt-^cinq  ans  et  plus,  on  avait i« 
jNmawiez.  fidèle  à  la  patrie,  à  fhonneur,  ^pris  d'amour  pour  la 
Vrame ,»  travaîËant ,  encore  obscur  et  dans  sa  jeunesse ,  4  (a  fortifier, 
<t  pluB^tard,  dans  son  Age  unAr,  on4e  vit  à  la  tète  du  gouverne^ 
^ment,  encore  uniquement  occupé  de  sa  grandeur  et  de  sa  ^lioife. 
L'horreur  que  lui  inspirèrent  les  excès  de  la  révolution  Fentralna 
dans  une  faute  qu'il  ne  cessa  dès-lors  d'aggraver  jusqu'à  la -fin  de 
sa  vie.  Voulant  tout  à  coup  terminer  des  désordres  et  des  crimes 
tpi  épouvantaient  l'honnêteté  de  son  ame,  Dumanriez  ci«t  «que  le 
but  légitimait  les  moyens,  et  f irtdfgntrtion ,  les  sentimens  les  plus 
nobles,  lui  firent  commettre  l'action  qui  «  justement  terni  sa*  mé- 
moire. Dumouriez  a  souvent  essayé,  dans  l'émigration,  de  }usli*- 
rfler  sa  conduite;  ses  écrits  avaient  produit  uno  certaine  impressioa 
•nur  les  esprits  indulgens  qui  faisaient  Impart  des  cîroonstances  cruelles 
<A  il  s'était  trouvé ,  de  Tin  justice  éclatante  qull  avait  subie  au  mo- 
ment mèmetm  H  assurait  l'indépendance  de  son  pays;  mais  les  révéla- 
tions qui  ont  eu  lieu  successivement,  depuis  quelques  années,  ne  per- 
mettent pas  d'absoudre  Dumouriez,  et  de  paidonner  an  vainqueur 
4de  ^emmapes  le  mal  qtffl  a  tenté  de  faire  à  la  France.  Il  ii'est  pas  de 
jour,  en  effet,  où  la  haiiv  que  Dumouriez  avait  conçue  contre  les 
difféiens  gonvememens  dete'tévolution,  et  dans  luqueiie  il  enve- 
loppait son  pays ,  ne  se  révèle  par  quekpie  circonstance  nouv^fle. 
(Dans  nos'diffiénnrtes  guerres  ,11  était  rare  que  nos  (troupes  s^empa- 


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752  RBVUB  BBS  DEUX  MONDBS. 

Fassent  des  caissons  d'un  général  ennemi,  sans  trouver  dans  ses  pa- 
piers une  correspondance  avec  Dumouriez,  ou  quelque  plan  du  gé- 
néral émigré,  pour  détruire  nos  forces  et  hâter  l'invasion.  Comme  3 
y  avait  de  la  vertu  et  de  la  grandeur  antiques  dans  les  premières 
années  de  Dumouriez,  il  y  avait  de  la  haine  et  de  la  colère  antiqnes 
dans  sa  vieillesse  irritée.  S'il  n'a  pas  joué  le  rôle  de  Coriolan ,  oudo 
moins  celui  du  général  Moreau,  dans  la  guerre  de  l'invasion ,  c*est 
que  son  grand  Age  ne  lui  a  pas  permis  de  paraître  sur  les  champs  de 
bataille;  mais  sa  pensée  y  était,  et,  de  Londres,  il  correspondait  acti- 
vement avec  les  cheis  des  armées  ennemies.  Ceux-ci  lui  annonçaient 
aussi  régulièrement  nos  défaites ,  et  le  recueil  des  dépèches  de  Wel- 
lington renferme  un  certain  nombre  de  pièces  de  ce  genre,  panii 
lesquelles  je  choisis  cette  remarquable  lettre.  Elle  est  en  français  : 

<x  Mon  cher  général,  il  y  a  long-temps  que  je  ne  vous  ai  écrit,  et  fai 
devant  moi  vos  lettres  jusqu'au  l'^  novembre,  auxquelles  je  n'ai  pas 
répondu.  Je  vous  suis  obligé  pour  vos  nouvelles  d'Allemagne,  et  tos 
réflexions  sur  les  évènemens  de  ce  c6té-là.  J'ai  les  nouvelles  do  gé- 
néral Stewart  jusqu'au  19  octobre,  et  celles  de  Bonaparte  jnsqu'i 
son  anîvée  sur  le  Rhin.  Je  respecte  la  facilité  et  l'habitude  de  mar- 
cher qu'ont  les  troupes  françaises,  mais  je  ne  veux  pas  croire  que  les 
troupes  battues  à  Leipzig ,  qui  avaient  quitté  Erfurt  le  25,  aient  pa 
arriver  en  assez  grand  nombre  pour  se  battre  contre  7,000  Autri- 
chiens et  Bavarois  sous  le  général  de  Wrède  à  Hanau.  Ainsi  je  crob 
que  Bonaparte  est  arrivé  avec  sa  garde ,  quelque  cavalerie  et  artil- 
lerie, et  les  plus  forts  du  reste  de  son  infanterie ,  les  autres  ayant  été 
abandonnés  conune  en  poste ,  n'étant  peut-être  pas  suivis  de  très 
près,  et  que  le  général  de  Wrède  lui  a  donné  un  pont  d'or,  n'ayant 
pas  cru  possible  de  lui  faire  une  résistance  de  fer.  Voilà  mes  spéoi- 
lations  sur  les  dernières  affaires  en  Allemagne.  Mais  il  est  possible 
que  le  bulletin  sur  les  affaires  du  29  et  du  30  soit  entièrement  faux, 
et  que  l'armée  française  soit ,  comme  on  le  dit ,  entièrement  détruite. 

a  Vous  aurez  vu  les  rapports  sur  nos  dernières  affaires  ici ,  depuis 
lesquelles  nous  sommes  entièrement  arrêtés  par  les  pluies,  et  abso- 
lument embourbés.  D'ailleurs,  les  terrains  sont  remplis  d'eau,  et  j'ai 
été  bien  aise  de  pouvoir  cantonner  l'armée,  qui ,  sans  exception  des 
Espagnols ,  est  plus  en  état  de  faire  une  campagne  d'hiver  .qu'aucune 
armée  que  j'aie  jamais  vue. 

a  La  Catalogne  m'a  donné  bien  des  mauvais  momens  pendant  l'au- 
tomne, et  j'ai  bien  souvent  pensé  à  y  aller. 

a  Peut-être  que,  si  je  regardais  seulement  l'Espagne ,  ou  même  si 


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DÉPÊCHES  DU  DUC  DE  WELLINGTON.  758 

je  voyais  les  affaires  sous  un  aspect  militaire  seulement,  j'aurais  dû  y 
aller,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  doute  que  Bonaparte  tient  en  Cata- 
logne ,  et  tiendra  les  facilités  pour  rentrer  en  Espagne.  Je  dis  peut-- 
être  parce  que ,  dans  ce  diable  de  pays ,  où  j'ai  fait  la  guerre  pen- 
dant cinq  ans,  j'ai  toujours  trouvé,  comme  votre  Henri  IV,  qu'avec 
de  petites  armées  on  ne  faisait  rien ,  et  qu'avec  de  grandes  armées 
on  mourait  de  faim;  et  je  sens  qu'avec  les  moyens  que  j'ai,  et  le 
temps  que  je  pourrais  y  donner,  je  ne  pourrais  pas  établir  les  choses 
comme  elles  devraient  être  pour  tenir  en  campagne  les  forces  que 
Dous  y  avons ,  et  que  nous  pouvons  y  introduire.  D'ailleurs ,  il  faut 
que  l'armée  purement  militaire  cède  à  la  politique.  J'ai  vu  la  marche 
des  affaires  en  Allemagne;  et,  malgré  les  revers  très  grands  qui  sont 
arrivés,  j'ai  cru  voir  les  germes  des  succès  très  considérables  qui  sont 
depuis  arrivés. 

a  Si  je  ne  me  suis  pas  trompé,  il  est  bien  plus  important  aux  alliés 
et  à  l'Espagne  même  que  je  me  porte  en  avant  en  France ,  au  lieu 
de  faire  une  guerre  désastreuse  en  Catalogne.  Même ,  en  vue  mili- 
taire, je  dirai  que ,  s'il  est  vrai  que  fionaparte  ait  passé  du  côté  du 
Rhin ,  comme  il  le  parait ,  et  que  je  le  presse  aussi  du  c6té  des  Pyré- 
nées occidentales,  il  n'a  pas  les  moyens  de  se  renforcer  en  Catalogne; 
et  les  forteresses  tomberont  d'elles-mêmes  par  suite  des  opérations 
ici  ou  ailleurs,  et  des  blocus  qui  sont  établis.  Ainsi,  tout  considéré,  je 
me  suis  déterminé  à  porter  la  guerre  en  France  de  ce  c6té-ci ,  et  j'ai 
en  mon  pouvoir  de  la  rendre  vigoureuse  autant  que  les  circonstances 
le  permettront.  Je  crois  et  j'espère  que  je  ne  me  suis  pas  trompé. 

a  Je  vous  envoie  la  proclamation  que  j'ai  faite  en  entrant.  Le  pays 
ne  nous  est  pas  contraire ,  les  paysans  ne  nous  font  point  la  guerre; 
ils  vivent  très  contons  avec  nos  soldats  dans  leurs  maisons;  les  pro- 
priétés sont  respectées,  et,  à  l'exception  des  Espagnols  que  j'ai  envoyé 
cantonner  en  Espagne ,  on  n'a  pas  fait  de  mal. 

a  Je  crois  que  nous  approchons  de  la  fin  de  la  tyrannie  la  plus 
atroce  et  la  plus  dégoûtante  qui  ait  jamais  afBigé  le  monde,  et  que, 
si  nous  avons  une  autre  campagne,  il  y  aura  des  révolutions  plus  im- 
portantes pour  le  monde  qu'aucune  de  celles  qui  sont  arrivées.  » 

Heureusement  ou  malheureusement  peut-être,  les  destinées  de  la 
France  ne  dépendaient  pas  des  conseils  de  Dumouriez.  La  grandeur 
et  le  prestige  de  l'empire  avaient  disparu,  et  il  ne  restait  plus  que  la 
tyrannie  impériale,  quand  lord  Wellington  écrivait  au  vieux  fugitif 
du  camp  de  Bruille  la  lettre  qu'on  vient  de  lire.  Au  nord,  Bliicher 
passait  l'Aisne,  et,  tandis  que  le  général  anglais  veillait  à  ce  que  les 


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?6t  JHVraB  DHB  SQRfX  1B>^DB5. 

tnmpM  sons  ses  onAros  ebserraseent  Hae  exaeCe  diseif^Une»  tes  gêné- 
fmx; fiançais^  fereésite'fakefvifre4eiir8  soldcts  de  récpîsitt^ 
yent  irré^ières ,  -«'eTferçiieBt  inolileiMOt  ée  reodre  la  guerre  ni- 
iionate.  1.6'  fameux  décret  rendiié  fismes  par  Napoléon  amtélé 
IbR  en  représriUesites  déclarations  des 'géoéniiix  ennemis,  qui  doB- 
naitnt  ordre  lie  fttsHIer  tou8>les  «diof^ns  non  «nréglmentés  qa^i 
fnrendrait  4es  armes <à  la  «ain.  Nipoiéon  ordonnait  à  tons  les  Fm- 
ftisdecoaririaaxarmcsy  de*  battre  les  bois,  découper  les  ponts,  de 
moper  les  nsntes,  et  d 'atta^oer  les  flancs^  les  denrîères  de  r^nenL 
Les  popalations'aefiisÉientpIasdqntis  long-temps  eause  eoranaie 
ar?ec  Napoléon ,  eteUesobéiront,'non pas  à ee  décret,  mais  ansn- 
limentdelenrtxmservation,  en  combattant  l'enaerni  s w les  poiilB 
où  lise  poitaftè  4es  exoès  et eommettaitéesactes de  pillage.  Odi 
vu  quelles  précautions  prenait  lord  Wellington  pour  étîter  c^désm- 
ères;  cependant  la  condutle  des  tronpes  espagnoles- fiaiHit  causer  on 
aonlèvement  général  dans  les  campagnes,  et  le  général  Ifioa  est 
mAme  à  soatenir  plusMois  aUaqnesaérienses  de  '  la  part  ^es  payuas 
iaaqnes*'^  «  Demandez ,  éoiîf  ait  lard  WeJWngtan  mi  généralTrejre 
-en  faviertîsaantde'veiUer  alla  sAretéde  la  division  dn- général  Ifo- 
TUtdi  demaaiez  Mina  lajolie'mmièredaot  tes  paysans  de  Baygarry 
Yontattoquéipar  surprise  dans 'teorfillage,  et  ifvvs^T^^ 
■lîlié  des^pajsaos  n'est  pas4  dédaigner  ipiand  4es'tronpes  sont ^ 
caDtaaueoMnt/ji  l>s^oetenHitionsnièmedelofdW<inngtonavaiait 
«n«anielàFemeins«ieoaçantii|iie celles  des  autres i^néranx.  L^Mk 
était  le  même,  il  est  rrai.  Sons  prétexte  de  faire  la  guerre  è  NapaléaD 
"ôsid  et  à*  saU'  armée,  on  refosalt  a«  faabitans  des  Tilles  et  ^es  cam- 
;pagiie8  le  droit  de<défendre  le  territoire  national  ,<et  lord  WeliîngtBD 
disait ,  coraaae  Maeher ,  ^f usWer  ceux  qu'on  prenaKles  armes  à  k 
^naain.  Le  laogageiliflKraittoutofois/etla  coodvitedei'ani^ 
mandée  par  lord  Wellnugton  ne  faisait  pas  trop  contraste  avocce 
langage.  Le  citoyen  sonm  («oumis,  Iteat  vrai,  à'tednre nécessité 
,de!  l'occupation  de  son  pajstpar^s  troupes  étrangères  !  ]  édiappift 
-àlabrotaKté  aotdateaque,  et  Toyait  ses  propriétés  reapectées.^Cflit 
par  oatie  pnidaoceet  cette  bàbSeté  que  lord  WcaUngton  fit  la  can- 
•quête  do  midi  de  la  France,  si  on  pent  appeler  oaaqsMe  wk  marcbe 
im^itaire  à  trarersilepays,  qù'on><i^*<tffe^aa  qu^«n<dé6anmnt ,  à  for«e 
(denfeénageniens ,  nnepopulatira  guerrière  dent  les  localités  eussolt 
ifarorisé  les  projets  de  résistance.  Maïs  n'est-ce  donc  rien  pooriD 
général  que  de  comprendre  toutes  les  conditions  du  seceès^etd^ 
obéir?  Cette  proclamation  que  je  troQTe  au  milieu  des  dépèdM^de 


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DÉPÉCHE&  DU  DUC  DE.  WELLUiGTON.  7fifit- 

lord  Wellioigton  montre  combien  sa  modéralioikaëoucissmt,daDS'k 
forme,.  les  mesures  contraires  aox  droits  des  natiois^.qtt«  le&p^i»*' 
s^ces  alliées  avaient  adoptées. 

a  La  conduite  du  peuple  des  villages  de  Bydarry  etdeBaygorry  m'a 
fait  la  plus  grande  peine;  elle  est  différente  de  celle  de  tous  les  autre» 
habitans  du  pays,  et  ils  n'ont  pas  le  droit  de  faire x^ /qu'ils  font. 

a  S*ils  veulent  faire  la  guerre,  qu'ils  aillent  se  mettre  dans  les 
rangs  des  armées  ;  mais  je  ne  permettrai  pas  qu'ils  fassent  impunè* 
ment  tour  à  tour  le  rôle  d'habitant  paisible  et  celui  de  soldat. 

a  S'ils  restent  tranquilles  chez  eux,  personne  ne  les  molestera;  ila 

seront,  au  contraire ,  protégés  comme  le  reste  des  habitans  du  pap 

que  nos  armées  occupent.  Us  doivent  savoir  que  j*ai  en  tout  rempli 

les  engagçmens  que  j'ai  pris  envers  le  pays;  mais  je  les  préviens  que,. 

s'ils  préfèrent  me  faire  la  guerre,  ils  doivent  se  faire  soldats  et  abanr* 

donner  leurs  foyers  :  ils  ne  pourront  pas  continuer  de  vivre  dans  ces 

Tillages.  x> 

<r  AM  qBartier-général ,  ce  28  janvier  1814  (f).  » 

Un  événement  qu'on  pouvait  préy0ir,l'acrivée  «hiidued'AngouIftiiiei 
auiquartier-général  de  Saint-Jean-rder^Uu,  sembla  devoir  diaogar^ 
la  position  de  l'armée  ennemie,  et  dès  ce  moment,  où  une  divers- 
sîûn  de  ce  genre  devait  exercer  dans  les  rapports  de  l'année  avee  Ifti 
nation  une  influence  favoraUe  aux  vues  de  lord  Wellington^  neuh 
allons  recueillir,  dans  sa  correspondance,  de  nouveaux  et  earieuxté^ 
moîgpages  de  l'inexorable  esprit  de  lo^que  ctai  le  dirige  danatoutea» 
les  j  actions  de  sa  vie. 

Le  duc  d'Angpulème  arriva  au  quartier-général  aog^isle 3  (éy 
yjrier  1814.  L'armée  austro-russe  et  toutes  les  troupes  d'invasion  dtt. 
Dordavaienlalors  affaire  aux  braves  populations  des  départemensde. 
Test ,  et  les  souverains  alliés ,  loinde.  croire  à  la  possibilité  de  rétabUi^ 
les  Bourbons,  arrêtèrent,  le  25  du  même  mois,À  Bar-smvAube,  dansi 
la  chambre  du  général  Knesebeck  où  ils  s'étaient  réunis ,  qu'on  s'^- 

(t)  Voicî  Tôrigliial  de  celte  proclamation  ;  elle  est  en  langue  hascpie  : 
#lltigorritar  età'  Bidamltârre»  eguiCeoo  moldeae  penaric  haadfena  egnfn  davor; 
«fBsrtOB  herriuooac  ec  beçalacolIlportatcendiH^çllcenel4ttlelaffteib^^ 
fi,lg^pgiz  Fraafies  armadaura. 

«  £z  dut  p^nnetituco  içan  ditcen  gaur  guerlari,  eta  bihor  jende  baquezcoi.  6«e]r- 
«  deric  badaudez  bers  Etchetan ,  nibore  ez  ditu  bilhatuco  ez  penatuco  :  alteitic  lan- 
«rgnnduae  içanen  dira  bertce  berrietatoac  beçala.  Jaqnin  beçate  complitu  ditulalà 
«  herriari  aguindu  diotçadan  guciac  ordean  niri  guerla  nabi  badautet  eguin;  eguin 
«  bitoz  soMadu ,  bar  bet^te  armac ,  eta  ut2  bere  Etcbeac. 

a  Cartier  généraléan,  2S  Urthebastearen  1814.  » 


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756  BBYUB  DES  DEUX  MONDES. 

forcerait  de  conclure  la  paix  avec  Napoléon  dans  le  congrès  de 
Chàtillon.  On  sait  aussi  que  le  traité  de  Chaumont,  signé  le  2  man 
entre  rAutriche,  l'Angleterre,  la  Prusse  et  la  Russie,  n'admettait  la 
possibilité  d*un  changement  de  gouvernement  en  France  que  par 
ses  articles  secrets,  et  que  Napoléon  avait  jusqu'au  10  mars  pour  se 
déclarer  explicitement  sur  le  projet  des  préliminaires  de  paix,  pré- 
senté au  duc  de  Yicence  par  les  plénipotentiaires  des  souverains 
alliés.  Cependant,  dès  son  arrivée  au  quartier-général  anglais,  le  duc 
d'AngouIème  adressa  aux  soldats  du  corps  d'armée  du  marédial 
Soult  une  proclamation  qu'il  apportait  avec  lui.  Lord  WellingtoD 
l'ignora  quelque  temps,  et  ses  rapports  avec  le  duc  d'Angouléme, 
connu  sous  le  nom  de  comte  de  Pradel  qu'il  avait  gardé  à  la  demande 
instante  de  lord  Wellington  (1) ,  se  bornaient  à  des  billets  que  M 
écrivait  celui-ci  pour  faire  connaître  au  prince  la  situation  de  l'année, 
ou  lui  donner  quelques  conseils.  En  voici  quelques-uns  : 

a  Monseigneur,  j'ai  l'honneur  de  faire  savoir  à  votre  altesse  royale 
que  je  suis  obligé  d'aller  à  la  droite  de  l'armée,  ce  matin ,  d'où  j'aurai 
l'honneur  de  vous  écrire.  »  —  <x  Monseigneur,  j'ai  eu  l'honneur  de 
recevoir  la  lettre  que  votre  altesse  royale  m'a  adressée  par  M.  de  La 
Rochejacguelein,  et  il  aura  l'honneur  de  faire  savoir  à  votre  altesse 
royale  que  nous  passâmes  hier  le  gave  d'Oleron.  Je  souhaite  que  ce 
que  me  dit  M.  de  La  Rochejacquelein  sur  les  négociations  de  la  paix 
arrive;  mais  j'ai  lieu  de  croire  qu'on  négocie  toujours.  En  tout  cas, 
c'est  à  votre  altesse  royale  à  décider  sur  sa  conduite ,  et  pas  à  moi  à 
en  raisonner.  Je  suis  toujours  convaincu  cependant  qu'il  est  dans  les 
intérêts  de  la  famille  de  votre  altesse  royale  de  ne  pas  devancer  l'opi- 
nion publique  ni  la  presser.  A  Arriverète,  25  février.  »  —  a  Monsei- 
gneur, j'ai  l'honneur  de  faire  savoir  à  votre  altesse  royale  que  nous 
avons  battu  l'ennemi  hier  près  d'Orthez ,  et  qu'il  est  en  pleine  re- 
traite sur  Rordeaux.  Orthez,  28  février.  » 

Rient6t  les  démonstrations  du  duc  d'AngouIème  et  du  petit  nom- 
bre de  personnes  qu'il  avait  autour  de  lui,  viennent  altérer  ces 
rapports,  et  les  lettres  de  lord  Wellington  prennent  un  autre  camcr 
tère.  Lord  Wellington  lui  reproche  ces  tentatives,  et  ne  cesse  de  loi 
mander  qu'il  est  imprudent  de  devancer  la  rupture  des  conférences 
de  Chfttillon ,  où  les  souverains  alliés  peuvent  encore  traiter  a?ee 
Napoléon.  Ce  n'était  pas  le  compte  du  duc  d'AngouIème,  qui  pouvait 

(1)  The  duc  d'AngouIème  arrived  hère  yesterday  moming,  and  I  hâve  prevaM 
upon  him  to  remain  with  hi$  feigned  title  of  comte  de  Pradel,  —  Lettre  au  colonel 
Bunbury,  du  i  février  1814. 


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DÉPÊCHES  DU  DUC  DB  WELLINGTON.  757 

se  demander  avec  raison  pourquoi  on  Tavait  admis  au  quartier-géné- 
ral de  Farmée  anglaise ,  si  on  roulait  Tempècher  de  jouer  un  rôle 
politique,  et  qui  refusait  de  se  regarder  comme  un  moyen  d'action 
en  réserve  pour  le  cas  d'une  rupture  avec  Napoléon.  Au  reste,  lord 
Wellington  ne  lui  adressait  ces  remontrances  qu'au  nom  des  intérêts 
des  royalistes  et  de  la  famille  des  Bourbons,  a  Le  pays  est  très  mal 
disposé  envers  Bonaparte  et  très  bien  envers  la  famille  royale ,  écri- 
vait-il de  Saint-Sever;  il  désire  ne  rien  faire  sans  l'aveu  des  puis- 
sances alliées.  M.  de  Mailbos  parut  ici  avec  la  cocarde  blanche  et  les 
fleurs  de  lis,  sans  faire  sensation  aucune;  la  même  chose  à  Mont-de- 
Harsan.  La  municipalité  d'ici,  quoique  royaliste,  a  répondu  à  sa 
demande  de  faire  proclamer  Louis  XVIII,  qu'elle  ne  reconnaissait 
aucun  ordre,  à  moins  qu'il  ne  provint  du  commandant  en  chef.* 
H.  de  Mailbos  est  un  imprudent  que  votre  altesse  royale  devrait 
arrêter  dans  sa  marche,  o 

Ce  fragment  jette  de  vives  lumières  sur  l'état  du  pays.  Il  était  fati- 
gué de  Napoléon,  non  de  sa  gloire.  La  France  montra  bientôt, 
quand  on  attaqua  cette  gloire,  combien  elle  y  était  sensible;  mais 
elle  était  lasse  de  guerre ,  lasse  de  sacrifices  de  tous  genres.  Ne  pou- 
vant juger  les^vènemens  politiques  du  règne  de  Napoléon ,  que  nous 
pouvons  à  peine  juger,  nous  qui  sommes  déjà  la  postérité ,  elle  en 
attribuait  tous  les  désastres  à  l'ambition  de  l'empereur.  On  ne  voyait 
alors  en  lui  qu'un  homme  qui  avait  voulu  tout  conquérir,  quand  tous 
les  souverains  imploraient  de  lui  la  paix,  et  l'on  se  disait  que  cette 
invasion  de  Russes,  d'Espagnols,  de  Portugais,  de  Prussiens  et  d'Al- 
lemands, qui  fondaient  de  toutes  parts  sur  la  France,  n'était  que 
l'effet  de  justes  représailles.  Toutefois ,  haïr  le  gouvernement  de  Na- 
poléon, ce  n'était  pas  encore  désirer  le  retour  des  Bourbons,  et  les 
partisans  de  cette  cause  sentaient  si  bien  cela,  qu'ils  voulurent,  à 
tout  prix ,  se  présenter  avec  l'appui  et  la  protection  des  armées  étran- 
gères. Bs  voyaient  que  ce  n'était  qu'ainsi  qu'ils  décideraient  le  pays, 
et  ils  se  hAtèrent  d'agir  avant  le  10  mars,  terme  fixé  par  les  souve- 
rains alliés  pour  l'acceptation  des  préliminaires  de  paix  proposés  au 
congrès  deChâtillon.  Tel  fut  le  motif  de  la  fameuse  proclamation  du 
maire  de  Bordeaux ,  qui  amena  le  mouvement  du  12  mars ,  et  ce 
qu'il  y  a  de  curieux ,  c'est  que  tandis  que  les  royalistes  cherchaient 
à  établir,  malgré  lord  Wellington ,  qu'ils  agissaient  de  concert  avec 
le  chef  de  l'armée  anglaise,  le  maréchal  Soult  cherchait,  de  son  côté, 
à  prouver  que  les  proclamations  du  duc  d'Angoulême  étaient  l'œuvre 
du  général  en  chef  anglais!  Le  maréchal  Soult  comptait  sur  l'esprit 

TOMB  XIX.  49 


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758  RKTUE  I^ES  DBUX  MONAK. 

oational  et  le  patriotisme  des  citoyens,  le  dac  d'ÀBgoolâme  et  ses 
amis  sur  rinfluencc  d*ime  armée  étrangère.  Les  malheurs  do  temps  et 
le  peu  de  souci  que  le  gouveruemeut  impérial  avait  montré  du  peuple, 
expliquent  cette  disposition  des  âmes,  mais  ne  la  justifient  pas. 

<c  Soldats ,  disait  le  maréchal  Soult  dans  une  proclamation,  le  g^ 
néral  qui  commande  l'armée  contre  laquelle  nous  nous  battons  toos 
les  jours ,  a  eu  l'impudeur  de  vous  provoquer  et  de  provoquer  toi 
compatriotes  à  la  révolte  et  à  la  sédition.  11  parle  d^  paix ,  et  les 
brandons  de  la  discorde  sont  à  sa  suite;  il  parle  de  paix,  et  il  eidle 
les  Français  à  la  guerre  civile*  Grâces  lui  soient  rendues  de  nous  avoir 
£ait  connaître  lui-même  ses  projets I  Dès  ce  moment,  nos  forces  saà 
centuplées,  et,  dès  ce  moment  aussi,  il  rallie  lui-même  aux  anna 
•  impériales  ceux  qui ,  séduits  par  de  trompeuses  apparences,  avaient 
pu  croire  qu*il  faisait  la  guerre  avec  loyauté.  Aux  amaes!  Quedaii 
tout  le  midi  ce  cri  retentisse  !....  » 

Toutes  les  apparences  étaient  en  effet  contre  le  duc  de  Wel- 
lington; mais  voyons  maintenant,  par  ses  propres  lettres,. quels 
étaient  ses  rapports  avec  le  parti  royaliste  et  le  duc  d'Angoulème. 

Le  duc  d'Angoulème  était  si  mécontent  du  rôle  qu'il  jouait  m 
quartier-général  anglais ,  qu'il  se  disposait  à  retourner  en  Angleleoe, 
quand  le  marquis  de  La  Rochejaquelein  vint  le  trouver  à  Saînt-Jeaa* 
de-Luz,  au  nom  d'un  comité  royaliste  qui  s'était  formé  à  JBerdeaux, 
et  se  composait  de  quelques  gentilshommes  du  Médoc,  réunis  ps 
les  soins  de  la  marquise  de  Donissan.  Il  s'agbsait  d'appeler  les  troopei 
anglaises  à  Bordeaux,  et  d'opérer,  de  concert  afeccÛeSi»  un  mom^ 
ment  en  faveur  des  Bourbons. 

Le  k  mars,  lord  Wellingtan  écrivit  au  con^  de  Liverpeol:  «  Lb 
duc  d'Angouléme  reste  toujours  incognito,  et  vit  retirà.  Il  a  préveon 
hier  M.  de  Yielcastel  qu'il  ne  ferait  rien  sans  mes  avis.  Je  n'aipii 
jugé  à  propos  de  le  prier  de  m'accompagner  dans  nos  dernières  (pi- 
rations, et  je  ne  l'ai  pas  vu  depuis  le  âO  du  mois  dernier;  maïs  js 
croTs  qu'il  arrivera  ici  aujourd'hui.  » 

Le  duc  d'Ai^oulème  vint,  en  effets  au  quartiers-général  de  Sais^ 
Séver,  et  lord  Wellington ,  sans  admettre  les  propositioi»  de  M.  de 
La  Rochejaquelein ,  consentit  à  diriger  sur  Bordeaux  le  maréchal  Be- 
resford  avec  15,000  hommes  de  troupes  anglaises.  JLes  instructions 
du  maréchal  Beresford  sont  du  7  mars.  Il  a  ordre,  à  son  arrivée! 
Langon ,  de  faire  des  reconnaissances  le  long  de  la  Garonne  et  ducôti 
d'Agen.  L'objet  de  sa  nûssion  est  d'occuper  Bordeaux,  d'y  établir 
Vautorité  anglaise  y  et  de  s'eoiparer,  s'il  se  peut ,  de  la  navigatk»  (fe 


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DÉPÉCIKB  WO  mec  DB  WELLINGTON.  759 

U  Garonne  et  de  Tutoge  do  poft  pour  Tannée  angTaise.  A  son  arrivée^ 
le  maréchal  BtresfonI  devra  communiquer  aux  autorités  les  diffé- 
rentes proelareations  fbiles  pour  maintenir  le  gouvernement  civtl 
iÊ98  les  UetBtx  occupés  parFarmée  anglaise,  et  demander  au  maire 
el  aax  autorités  s^ils  veulent  continuer  de  remplir  leurs  devoirs  dans 
les  circonstance»  nouvelles.  S'ils  n'y  étaient  pas  disposés,  ils  devaient 
^éloigner  du  territoire  occupé  parTarmée,  et  les  principaux  habitans 
ilevaîent  être  assemblés  pour  désigner  les  personnes  qu'ils  désiraient 
voir  investies  Û&  l'autorité.  Quant  au  parti  qui  existait  à  Bordeaux 
en  faveur  de  là  maison  de  Bourbon ,  s'H  demandait  au  maréchal  Be- 
reaford  son  consentement  pour  faire  proclamer  Louis  XVin  et  ar- 
borer le  drapeau  blanc,  H  devait  déclarer  que  la  nation  anglaise  et  ses 
dliéa  souhaitaient  du  bien  à  Louis  XyiII(tm>A  weltto  Louis  XVni), 
et  que,  tant  que  la  paix  publique  serait  maintenue  par  la  présence  des 
troupes  anglaises ,  le  maréchal  qui  les  commandait  n'interviendrait 
fts  povr  empêcher  eeque  le  parti  jugerait  convenable  à  ses  intérêts. 
L'objet  principa)  ées  dRés ,  dans  cette  guerre ,  était,  comme  Pavait 
dit  lord  WeHingtendtas ses  proclamations,  la  paix,  et  il  était  bien 
eoBtm  que  les  alliés^  étaient  engagés  en  ce  moment  à  négocier  un 
traMé  de  paix  avec  Napoléon.  Le  maréchal  devait  déclarer  en  outre 
foe,  quoique  dfaposéà  souffrir  tout  ce  qu'on  ferait  contre  Bonaparte 
avec  lequeMes  alliés  étaient  en  guerre,  il  ne  donnerait,  comme  lé 
général  en  chef,  pas  la  moindre  protection  h  ceux  qui  auraient  agi 
«Inai ,  aussUêt  que  la  paix  serait  condue  ;  il  devait  donc  prier  les  ha- 
IntaM  de  réfléchir  à  ce  sujet  avant  de  lever  Tétendard  de  la  révolte 
contre  le  gMiveraement  de  Bonaparte.  Toutefois ,  si,  nonobstant  ces 
ffvprésentations ,  la  vfKe  jvgeait  à  propos  d'arborer  le  drapeau  blanc, 
4e  pioclamef  Louis  XVIll  ou  d'adopter  quelque  mesure  de  ce  genre, 
\Q/té  Beresfovd  ne  devirit  pas  s'y  opposer,  et  devait  s'arranger  seule- 
ment ,  sans  délai,  avec  les  autorités,  pour  la  conservation  des  armes, 
munitions,  eto.  Si  la  municipalité  exigeait  des  ordres  pour  prodamer 
Louis  XVIII,  lord  Beresford  devait  les  refuser. 

Ce  sont  le  les  instructions  *secrètes  qu'emporta  le  maréchal  Beres- 
fbrd.  Quehiues  jours  après,  le  maréchal  Beresford  occupait  Bor- 
dtaux^et  lematre-Lynch  publiait  sa  proclamation,  ou  l'on  remarquait 
ce  passage  :  a  Ce  n'est  pas  pour  assujettir  nos  contrées  à  une  dominar* 
tkm  étcangèoe  ^ne  les  Anglais,  les  Espagnols  et  les  Portugais  j  ap- 
paraissoil;.  lis  se  sont  réunis  dans  le<  midi,  comme  d'autres  peuples 
ao:  nord ,  pour  détruire  le  fléau  des  nations,  et  le  remplacer  par  un 
monarque,  père  du  peuple.  Ce  n^est  même  que  par  lui  que  nous  pou^ 

49- 


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7d0  REVUE  DES  DEUX  HOIMS. 

▼ODS  apaiser  le  ressentiment  d'une  nation  voisine,  contre  laqudk 
nous  a  lancés  le  despotisme  le  plus  perfide.  »  Plus  loin ,  on  lisût  que 
les  Bourbons  étaient  conduits  «  par  lenrs  généreux  alKés.  b 

Cette  proclamation  fut  à  peine  connue  de  lord  WeUioglon,  qaH 
adressa  au  duc  d'Angoulème  la  lettre  suivante  :  elle  est  écrite  ci 
français  et  datée  d'Aire,  le  16,  à  dix  heures  de  la  nuit  : 

a  Monseigneur,  j'ai  eu  l'honneur  de  recevoir  la  lettre  de  votre  al- 
tesse royale  du  15,  et  je  me  ressouviens  parfaitement  de  la  coofer- 
sation  que  j'ai  eu  Thonneur  de  tenir  avec  votre  altesse  royale. 

a  Je  ne  sais  pas  quels  ordres  votre  altesse  royale  veut  que  je  doone 
aux  troupes  à  Bordeaux.  Sa  majesté  Louis  XVIII  y  a  été  prodamé, 
et  je  ne  crois  pas  que  M.  le  maréchal  Beresford  se  soit  mêlé  d'aucone 
manière  du  gouvernement.  J'espère  que  votre  altesse  royale  me  fen 
savoir  ses  volontés. 

a  Pour  ce  qui  regarde  le  pays  où  a  passé  l'amnée,  votre  attesse 
royale  me  permettra  de  lui  dire  que  jusqu'à  ce  que  je  croie  l'opimoa 
de  Bordeaux  plus  prononcée  qu'elle  n'a  été  jusqu'à  présent,  et  que 
l'adhésion  soit  faite  par  d'autres  villes,  je  ne  peux  pas,  selon  les  idées 
que  j'ai  de  mes  devoirs  envers  ceux  que  Je  sers,  et  dont  je  possède  h 
confiance,  faire  des  démarches  pour  forcer  la  soumission  à  l'autorilé 
de  votre  altesse  royale.  Je  ne  me  refuserai  pas  à  ce  qu*on  pnMdame  le 
roi,  mais  je  prie  votre  altesse  royale  de  m'excuser,  au  moment  actoei, 
d'y  prendre  une  part  quelconque. 

a  J'avoue  à  votre  altesse  royale  que ,  si  je  n'étais  pas  porté  i  cette 
décision  par  mes  devoirs  envers  les  souverains  dont  je  commande  les 
armées^  je  le  serais  par  la  proclamation  de  M.  le  maire  de  Bordeani, 
du  12,  faite,  je  l'espère,  sans  le  consentement  de  votre  altesse 
royale,  comme  elle  l'a  été  sans  avoir  été  soumise  au  maréchal  fi^ 
resford.  Il  n'est  pas  vrai  que  les  Anglais ,  les  Espagnols  et  les  Por- 
tugais a  se  soient  réunis  dans  le  midi  de  la  France,  camfne  d'autres 
Qi  peuples  au  nord,  pour  remplacer  le  fléau  des  nations  par  un  m<h 
a  nargue  père  du  peuple.  »  Il  n'est  pas  vrai  «  que  ce  n^esi  que  par  bà 
a  que  les  Français  peuvent  apaiser  le  ressentiment  d'une  natùm  vot- 
«  sine,  contre  laquelle  les  a  lancés  le  despotisme  le  plus  perfide.  >  H 
n'est  pas  vrai  non  plus,  dans  le  sens  énoncé  dans  la  proclamation, 
que  a  les  Bourbons  aient  été  conduits  par  leurs  généreux  alliés.  > 

a  Je  suis  sûr  que  votre  altesse  royale  n'a  pas  donné  son  consente- 
ment à  cette  proclamation ,  parce  que  c'est  contraire  à  tout  ce  que 
j'ai  l'honneur  bien  souvent  de  lui  assurer;  et,  pour  montrera  votre 
altesse  royale  combien  peu  je  dois  avoir  confiance  dans  les  actes  di 


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DÉPÊCin»  DU  DUC  DE  WELLINGTON.  761 

maire  de  Bordeaux  d'après  ce  que  je  vois  dans  cette  proclamation , 
j*ai  eu  l'honneur  de  lui  envoyer  copie  des  instructions  que  j'ai  en- 
Toyées  au  maréchal  Beresford,  et  copie  de  son  rapport,  qui  feront 
voir  à  votre  altesse  royale  que  j'ai  agi  avec  la  mÊme  franchise  envers 
le  maire  de  Bordeaux  qu'envers  votre  altesse  royale  et  les  autorités 
de  la  France,  et  que  le  maire  de  Bordeaux  savait  la  vérité  le  11 , 
quoiqu'il  ait  écrit  sa  proclamation  le  12. 

a  Monseigneur,  }.'espère  que  les  souverains  dont  je  commande  les 
armées,  et  les  peuples  dont  je  possède  la  confiance ,  me  croiront ,  et 
non  le  maire  de  Bordeaux,  et  que  je  ne  serai  pas  obligé  de  publier 
les  papiers  que  je  mets  à  présent  sous  les  yeux  de  votre  altesse  royale; 
mais  votre  altesse  royale  me  permettra  de  lui  dire  que  je  désire  me 
tenir  à  l'écart  d'une  cause  qui  n'est  pas  guidée  par  l'exacte  vérité.  » 

Une  autre  lettre,  datée  de  Seyssel,  29  mars  ISli-,  suivit  bientôt 
celle  que  je  viens  de  citer.  Elle  n'est  pas  moins  propre  à  faire  con- 
naître la  situation  des  partis.  •—  a  Sir,  j'ai  eu  seulement  aujourd'hui 
l'honneur  de  recevoir  les  commandemens  de  votre  altesse  royale,  du 
18  et  du  ^  courant,  et  comme  ils  ont  rapport  à  différens  points  sur 
lesquels  je  désire  m'expliquer  avec  précision ,  je  prends  la  liberté , 
écrivant  avec  plus  de  facilité  en  anglais ,  de  me  servir  de  cette  langue, 
en  m'adressant  à  votre  altesse  royale. 

a  J'ai  été  très  fftché  de  voir  que  l'exposé  que  j'ai  eu  plusieurs  fois 
l'honneur  de  faire  à  votre  altesse  royale  des  principes  en  vertu  des- 
quels j'étais  déterminé  à  agir,  en  France,  en  ce  qui  concerne  la 
famille  des  Bourbons,  a  fait  si  peu  d'impression  sur  l'esprit  de  votre 
altesse  royale,  qu'elle  n'a  voulu  remarquer  qu'après  avoir  lu  ma 
lettre  du  16,  que  la  proclamation  du  maire  de  Bordeaux  n'est  pas  con- 
forme à  ce  que  j'ai  déclaré  à  votre  altesse  royale.  Cette  circonstance 
rend  plus  que  jamais  nécessaires  les  précautions  de  ma  part.  Je  n'agis 
pas  comme  individu ,  je  suis  à  la  tète  de  l'armée ,  et  l'agent  confiden- 
tiel de  trois  nations  indépendantes  ;  et  supposant  que  comme  indi- 
vidu je  puisse  consentir  à  laisser  travestir  mes  vues  et  mes  intentions, 
comme  général  des  armées  alliées,  je  ne  le  puis  pas. 

a  J'envoie  ci-incluse  à  votre  altesse  royale  la  copie  d'une  pièce 
remise,  je  crois,  par  votre  altesse  royale  au  lieutenant-général 
comte  de  Dalhousie ,  qui  montre  les  conséquences  de  cette  fausse 
interprétation.  J'ai  occupé  Bordeaux  avec  un  détachement  de  l'armée 
dans  le  cours  de  mes  opérations ,  et  certaines  personnes,  dans  cette 
Tîlle,  ont,  contrairement  à  mes  avis  et  à  mon  opinion ,  jugé  à  propos 
de  proclamer  roi  Louis  XYIII.  Ces  personnes  n'avaient  pris,  jusqu'à 


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7BS.  BEYITB  DES  l^EUX  MDNBSS. 

ce  joor,  part  active  à  rien;  elles  n'avaient  pas  sonacrU  pour  m 
shelling  eai  favear  de  cette  canse ,  elles  n'avaieot  pts  levé  un  serf 
soldat,  et  de  ce  que  je  n'étends  pas  les  postes  de  rarnsée  que  je  coHh 
mande  aunlelà  des  Umites  que  je  juge  convenables,  de  ee  que  levi 
personnes  et  leurs  biens  sont  exposés,  non  en  raison  de  teor  dévoœ- 
ment  actif  à  la  cause  (  elles  n'ont  rien  fait) ,  mais  par  aaite  d'une  dé> 
claration  prématurée  et  faite  contrairement  à  mes  ayis,  je  senii 
coupable,  et  on  croirai!  pouv^r  n'interpeller  d'une  manière  q^i  res- 
semble à  une  enquête  1 

a  Mon  expérience  des  guerres  révolutionnaires  m'apprend  ce  que 
j'ai  à  atteacbe ,  et  me  porte  à  avertir  votre  altesse  royale  de  ne  p» 
faire  les  choses  trop  en  bâte  {nottobigina  krniy). 

a  Je  prie  votre  altesse  royale  de  dire  à  l'aaleur  de  cet  écrit  et  aox 
personnes  qœ  cela  concerne ,  qu'il  n'y  a  pas  de  poovofr  sar  la  tnre 
qui  me  fera  départir  de  ce  que  je  regarde  comme  mao  devoir  enveis 
les  souverains  que  je  sers ,  et  que  je  ne  veux  pas  riaqoer  une  i 
compagnie  d'infanterie  pour  protéger  des  propriétés  et  des  I 
qui  ont  été  et  sont  mises  en  danger  par  des  actes  efiGectnés  cantrai- 
rement  à  mes  avis. 

crEn  r^onse  à  ht  lettre  de  votre  altesse  royale  du  2fc,  et  en  ce  fâ 
est  de  toute  cette  affaire ,  j'ai  à  dire  qse  j'espère  que  votre  altase 
royale  réglera  sa  conduite ,  et  que  ses  canseHlers  raverticont  de  lé- 
diger  ses  prodamations  et  déclarations  de  manière  h  ce  que  ^  ne  sw 
pas  dans  la  nécessité  de  déclarer,  à  mon  tour,  par  une  prodamatioBt 
que  mes  opinions  et  mes  principes  ont  été  invariables ,  et  que  j'ai 
plusieurs  fois  notifié  à  votre  altesse  royale  : 

c  l""  Que  je  considère  votre  altesse  royale  comme  parfaitement  libre 
d'agir  comme  elle  l'entend,  sans  me  consulter  en  aucune  mamèie, 
ajoutant  que  toutefois  ni  mon  nom,  ni  le  nom  on  l'autorité  des  goa* 
vememens  alliés,  ne  doivent  être  mis  en  avant  quand  je  n'ai  pas  èà 
consulté ,  ou  lorsque  l'ayant  été,  j'ai  désapprouvé  les  mesures  qu'on 
adopte. 

a  2*  Que  si  quelque  ville  ou  grande  commune  se  déclarait  en  favear 
de  la  famille  de  votre  aitesse  royale,  je  n'interviendrais  aucuoemeat, 
et  que  si  cet  asseaiiroent  devenait  général  dans  le  pays,  je  remettras 
à  votre  aKesse  royale  le  gouvememeiit  du  pays  parcouru  par  l'armée. 
Or,  l'assentiment  n'a  pas  été  unanime  à  Bordeaux;  les  esprits  n'oat 
pas  montré  unéian  gé^al,  ni  en  Vendée,  ni  en  auoin  lieu  occopé 
par  l'armée.  A  mon  sens,  les  éventualités  que  j'avais  posées  ne  se 
aont  pas  réaliséea,  et  je  serais  coupable  d'une  graade  faute  enveis 


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DÉPÉCHBS  BU  B0£  PB  WSLLSiGTOX.  T^ 

les  souveraiBS  alliés ,  coupable  envers  les  habitans  de  ee  pays,  si  je 
les  livrais  à  votre  altesse  royale  prématurément  et  contrairement  à 
leur  inclination. 

a  Je  ne  me  suis  mêlé  en  rien  du  gouvernement  de  la  ville  de  Bor- 
deaux ,  et  je  recommande  à  votre  altesse  royale  d'élpigner  M.  de  Car'- 
rère  du  département  des  Landes.  J'espère  que  je  n'aurai  pas  besoin 
de  lui  écrire  comme  je  l'ai  fait  à  M.  de  Toulouset,  et  il  me  serait  vrai- 
ment désagréable  d'avoir  à  agir  rigoureusement  par  suite  d'un  mal- 
entendu avec  votre  altesse  royale;  mais  je  ne  puis  permettre  que 
l'honneur,  que  la  loyauté  du  caractère  des  souverains  alliés  ou  du 
mien,  soient  mis  en  doute  un  seul  moment. 

ad^  Je  n'hésitais  pas  à  déclarer  que,  si  quelque  manifestation  avait 
lieu  en  faveur  de  la  famille  de  votre  altesse  royale,  il  était  important 
qu'elle  fût  générale,  et  je  désire  sincèrement  qu'il  en  soit  ainsi. 

a  Mais  je  ne  puis  contribuer,  d'aucune  manière,  à  produire  ce  ré- 
sultat, et  je  dois,  en  ma  qualité  d'honnête  homme,  faire  connaître, 
ainsi  que  je  l'ai  fait  jusqu'à  présent,  à  tous  ceux  qui  s'adresseraient 
à  moi  ^  à  ce  sujet,  la  situation  réelle  des  affaires  et  les  rapports  des 
alliés  avec  le  gouvernement  existant  en  France  aujourd'hui. 

«  Je  ne  me  souviens  d'aucune  conversation  particulière  entre 
M.  de  Vielcastel  et  moi ,  à  Pau,  où  j'aie  montré  une  autre  tendance 
ou  d'autres  principes  que  ceux  mentionnés  plus  haut. 

a  U  ne  m'est  pas  possible,  dans  les  circonstances  actuelles ,  de  faire 
à  votre  altesse  royale  les  avances  d'argent  qu'elle  désire,  et  surtout , 
après  ce  qui  s'est  passé,  je  ne  saurai  trop  prendre  garde  à  ne  pas 
excéder  la  ligne  de  nos  devoirs,  en  donnant  quelque  appui  ou  quel- 
que consistance  à  votre  cause. 

a  £n  réponse  à  la  note  des  conseillers  de  votre  altesse  royafe,  que 
votre  altesse  royale  a  bien  voulu  me  transmettre,  elle  me  parait  écrite 
dans  les  vues  erronées  de  la  proclamation  du  maire  de  Bordeaux. 

a  L'objet  de  cette  note  est  de  prouver  que  je  suis  tenu  de  donner 
aux  actes  de  gouvernement  de  votre  altesse  royale  l'appui  des  forces 
de  l'armée,  parce  que  votre  altesse  royale  est  entrée  dans  ce  pays 
avec  l'armée ,  et  parce  que  j'ai  été  spectateur  passif  de  la  déclaration* 
d'une  partie  de  la  ville  de  Bordeaux  en  faveur  de  la  familière  votre 
altesse  royale ,  etc.  '^ 

a  Je  dois  dire  que  c'est  une  curieuse  demande  à  me  faire ,  à  moi  » 
qui  puis  être  considéré,  à  quelque  égard,  comme  un  allié,  de  me 
demander  des  troupes  pour  appuyer  les  actes  civils  de  votre  altesse 
royale,  tandis  que  j'aurais  le  droit  d'attendre  l'assistance  militaire  de 
votre  altesse  royale  contre  l'ennemi  conununi 


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76&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  En  résumé ,  je  dois  dire  à  votre  altesse  royale  que  jusqu'à  ce  que 
j'aie  vu  une  déclaration  libre  et  générale  du  peuple  en  faveur  des 
Bourbons,  déclaration  que  je  sais  devoir  arriver  si  une  occasion  faTO- 
rable  s'en  présente,  je  ne  me  prêterai,  par  l'assistance  des  troupes 
sous  mes  ordres,  à  aucun  des  systèmes  de  taxe  ou  de  gouvernement 
civil  que  votre  altesse  royale  voudrait  pratiquer,  et  j'espère  que  votre 
altesse  royale  qc  compte  pas  établir  un  tel  système  au-delà  de  Bor- 
deaux. 

a  En  ce  qui  est  de  la  note  qui  concerne  le  tabac,  le  sel ,  les  pro- 
duits coloniaux ,  j'y  aviserai ,  et  je  ferai  réponse  à  votre  altesse  royale 
par  la  première  occasion.  J'ai  l'honneur,  etc.  b 

Enfin,  la  lettre  qui  suit  fut  écrite  par  iord  Wellington  après  la 
bataille  de  Toulouse,  le  2k  avril  181&'  : 

«  J'ai  eu  l'honneur  de  recevoir  la  lettre  de  votre  altesse  royale 
du  16,  et  M.  Ravez  m'a  remis  la  commission  que  votre  altesse  royale 
lui  a  délivrée  le  8,  et  qu'elle  m'a  confirmée  le  16. 

<x  Je  me  suis  déjà  expliqué  pleinement  avec  M.  Ravez  sur  différei» 
points,  afin  qu'il  en  informe  votre  altesse  royale;  mais,  comme  je  ne 
m'exprime  pas  en  français  aussi  bien  que  je  le  voudrais,  je  prends  la 
liberté  de  mettre  ces  considérations  en  anglais,  en  forme  de  lettre, 
sous  les  yeux  de  votre  altesse  royale. 

a  Un  grand  changement  s'est  opéré  en  France  depuis  la  fin  du  mois 
dernier,  et  il  est  venu  successivement  à  votre  connaissance  depuis 
le  12  de  ce  mois.  Ce  changement  a  entièrement  modifié  les  rapports 
de  votre  altesse  royale,  soit  avec  la  France,  soit  avec  l'armée  alliée 
sous  mon  commandement;  mais  il  parait  que  cela  n'a  pas  atUréTat- 
tentiqn  de  votre  altesse  royale  ou  de  son  conseil. 

0  Le  gouvernement  de  facto  de  France  a  reconnu  les  droits  de 
la  famille  de  votre  altesse  royale.  Le  gouvernement  provisoire  a  été 
placé,  par  le  sénat,  dans  les  mains  du  père  de  votre  altesse  royale, 
comme  lieutenant-général  du  royaume,  jusqu'à  l'arrivée  de  sa  ma- 
jesté Louis  XVIII,  et  le  père  de  votre  altesse  royale  a  reconnûtes 
bases  de  la  constitution  de  France,  d'où  dérivent  toutes  les  lois  d'a- 
près lesquelles  peuvent  être  levées  les  taxes,  et  qui  ne  peuvent  être 
effectuées  que  par  le  concours  du  roi,  du  sénat  et  de  la  chambre 
élective. 

a  En  même  temps,  moi,  commandant  en  chef  d'une  armée  en- 
nemie en  France,  j'ai  fait  des  conventions  pour  la  suspension  des 
hostilités  avec  le  maréchal  Soult  et  le  maréchal  Suchet.  Par  ces  con- 
ventions, une  certaine  ligne  de  démarcation  a  été  fixée  entre  les  deax 
armées ,  et  il  faut  observer  qu'avant  que  je  consentisse  à  discuter  une 


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DÉPÊCHES  DU  DUC  DE  WELLINGTON.  765 

telle  conventioD  avec  les  maréchaux  Soult  et  Suchet,  ils  avaient  re- 
connu le  gouvernement  provisoire  de  France  et  s'étaient  rangés  sous 
son  autorité  immédiate. 

a  Le  territoire  qui  m*est  alloué  par  cette  convention  est  occupé 
militairement  par  Tannée  sous  mon  commandement,  et  c'est  à  moi 
de  faire,  pour  le  gouverner,  les  arrangemens  que  je  jugerai  les  plus 
convenables.  Les  arrangemens  que  j'ai  jugé  à  propos  de  faire  sont  les 
mêmes  que  ceux  que  le  gouvernement  provisoire  a  adoptés,  autant 
du  moins  qu'ils  sont  venus  à  ma  connaissance,  et  j'ai  tenu,  par- 
dessus tout,  à  ne  pas  faire  de  changeroens  qui  puissent  embarrasser 
ou  affaiblir  le  gouvernement  de  Monsieur  ou  du  roi,  quand  sa  majesté 
prendra  l'autorité. 

a  Je  ne  laisserai  pas  que  de  prier  votre  altesse  royale  de  considérer 
si,  dans  ces  circonstances,  il  serait  convenable  ou  équitable  qu'elle 
exerçAt  quelque  autorité  au  dedans  de  ce  cercle  de  démarcation.  Sui- 
vant les  lois  de  la  guerre,  votre  altesse  royale  ne  peut  exercer  d'au- 
torité dans  ce  cercle  qu'avec  la  sanction  de  l'ofBcier-général  com- 
mandant l'armée,  qui  est,  dans  ce  point  de  vue  particulier,  une 
armée  ennemie,  et  il  me  semble  que  les  relations  de  votre  altesse 
royale  avec  cette  armée  et  le  gouvernement  de  facto  se  trouvent  tel* 
lement  changées,  qu'elle  ne  peut  être  autorisée  à  exercer  aucune  au- 
torité quelconque. 

*  a  Je  prierai  donc  votre  altesse  royale  de  considérer  si,  en  exerçant 
quelque  autorité ,  elle  ne  doit  pas  se  renfermer  entièrement  dans 
l'exécution  des  ordres  et  instructions  du  gouvernement  provisoire, 
tels  qu'ils  sont  transmis  par  les  voies  ordinaires.  Si  votre  altesse 
royale  s'entendait  avec  moi  sur  ce  dernier  point ,  je  la  prierais  en- 
core de  considérer  où  elle  tendrait  en  faisant  subir  quelque  altération 
aux  choses  existantes  à  Bordeaux,  ou  à  quelques-unes  des  lois  ou 
taxes  de  ce  pays  établies  par  la  constitution  dont  les  bases  ont  été 
reconnues  par  le  père  de  votre  altesse  royale,  et  qui  ne  peuvent  être 
modiGées  que  par  l'autorité  combinée  du  roi,  du  sénat  et  de  la 
chambre  élective  [législative  assembly). 

a  Par  les  lois  et  coutumes  de  la  guerre,  j'ai,  pour  le  moment,  et 
votre  altesse  royale ,  avant  les  conventions  de  Paris  du  30  du  mois 
passé  et  du  15  de  ce  mois,  avait  aussi  le  droit  de  faire  les  change- 
mens  jugés  nécessaires;  mais  aujourd'hui  tout  changement  que 
ferait  votre  altesse  royale,  sans  le  consentement  de  la  législature, 
aurait  de  graves  conséquences,  et  toute  altération,  toute  intervenr 
tion  venues  de  votre  altesse  royale,  donneraient  lieu  à  d'injurieuses 


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766  BBTUE  BES  DEUX  M05BB9. 

pensées  et  seraient  sujettes  à  de  fAcheuses  interprétatiom.  C'est  poup- 
qnoi  je  demande  sérieasement  à  votre  altesse  royale  de  borner  ses 
mesures  à  rexécation  des  actes  qui  auront  été  arrêtés  à  Parfe,  et  de 
ne  faire  aucun  changement  qui  ne  lui  soit  prescrit  par  ces  actes. 

a  En  soumettant  ces  suggestions  à  votre  altesse  royale,  je  la  prie 
de  croire  que  je  ne  le  fois  qu'en  vne  de  rhonneiir  et  de  rioCérèt  de 
votre  altesse  royale.  9 

Je  dois  cependant  fitre  observer  que  la  eondoKe  du  naiécbal  Be- 
resford  n'avait  pas  été  tout-i^fait  aussi  nette  que  le  lui  pvescrivneat 
les  Instructions  et  les  ordres  de  lord  Wellington;  car  le  mètre  Lynch* 
étant  venu  au-devant  du  maréchal  à  un  quart  de  lieoe  de  Bordeaux, 
accompagné  du  conseil  municipal ,  lui  parla  ainsi  :  «  Si  tous  vend 
comme  vainqueur,  vous  pouvez  vous  emparer  des  dés  de  la  ville  sans 
qu*il  soit  nécessaire  que  je  vous  les  donne  ;  mais  si  vous  venez  comme 
allié  de  notre  auguste  souverain  Louis  XTin,  je  vous  les  oflipe,et 
bientôt  vous  serez  témoin  des  preuves  d'amour  qui  se  manifesteroot 
partout  pour  notre  roi  légitime.  »  Sur  quoi  le  maréchal  Beresford, 
ayant  prononcé  quelques  paroles  vagues ,  entra  dans  la  ville,  et  eo 
prit  possession.  Le  due  d'Angoulème  venait  à  la  suite  du  coips 
d'armée  anglais,  et  M.  Lynch  était  bien  fondé ,  sinon  autorisé,  à  dire 
que  a  les  Bourbons  étaient  conduits  par  leurs  généreux  alliés.  »   ' 

La  bataille  de  Toulouse  eut  lieu  un  mois  après  l'occupation  de  Bor*^ 
deaux.  Une  dépêche  de  lord  Wellington  A  lord  Battrarst  donne  les 
détails  de  cette  affaire  si  connue.  On  a  dit  spirituellement  qu'an 
yeux  de  l'opposition  la  bataille  de  Toulouse  a  été  perdue  chaque  fob 
que  le  maréchal  Soult  est  ministre,  et  gagnée  quand  il  ne  l'est  pas. 
Qu'on  soit  de  l'opposition,  ou  qu'on  n'en  soit  pas,  il  est  certain  que  ta 
bataille  de  Toulouse  a  été  perdue;  mais  elle  a  été  perdue  avec  hon- 
neur, et  restera  comme  un  de  nos  plus  beaux  faits  militaires.  L'année 
anglaise  était  forte  de  60,000  hommes ,  le  maréchal  Soult  n'en  avait 
que  22,000,  la  garnison  de  Toulouse  n'ayant  pas  été  engagée.  Les 
Français  disputèrent  cependant  la  victoire  toute  la  journée ,  et  Us 
eussent  pris  le  lendemain  l'offensive,  si  lord  Wellington  n'avait  donné 
aux  habitans  de  Toulouse  l'alternative  de  voir  brûler  la  ville  ou  de 
capituler.  Je  ne* trouve  pas  cette  déclaration  parmi  les  dépêches  de 
lord  Wellington ,  mais  elle  est  notoire.  La  proclamation  qu'il  publia 
en  entrant  dans  la  ville  est  un  acte  dicte  par  l'esprit  des  instructions 
données  pour  Bordeaux  au  maréchal  Beresford.  La  municipalité  de 
Toulouse  proclama  aussitôt  Louis  XVIIL 

La  relation  de  la  bataille  de  Toulouse ,  adressée  à  lord  Bathoist, 


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DÉPÊCmS  BU  INIC  BS  ^WStUBGTON.  IRT 

est  très  simple  et  à  peu  près  conforme  à  ce  qK  now  savoM.  Toik- 
loiise  est  défendu  de  trois  côtés  par  le  canal  du  Languedoc  et  la 
Garonne.  A  la  gaiicbe  de  cette  rivière ,  le  faoixmrg  que  l^ennemi  (  les 
Français)  avait  fortifié  par  des  oovrages  de  campagne,  formait  nue 
bonne  tète  de  pent  fin  même  temps ,  les  Français  avaient  établi  une 
4ète  de  pont  à  tous  les  ponts  du  canal ,  qui  étaient  défendus  pat  un 
feu  de  mousqneterie  et  couverts  par  rartilierie  des  anciens  remparts 
4e  la  ville.  Le  long  du  canal,  k  l'est,  en  face  de  la  rivière  d*Ërs,  est 
une  hauteur  qui  s'étend  près  de  Montaudrau.  Les  Français  avaient 
fortifié  cette  hauteur  par  quatre  redoutes  liées  entre  elles  par  des 
lignes  de  retranchemens,  et  ils  avaient  fait  tous  les  préparatife  de 
défense  de  cette  position  avec  une  célérité  que  lord  WeHington  se 
platt  à  déclarer  extraordinaire.  L*armée  française  avait  également 
lempu  tous  les  ponts  sur  l'Ers,  et  couvert  ainsi  sa  droite.  La  nmte 
de  TAriège  à  Toidouse  étant  impraticable  pour  la  cavalerie  et  Tav- 
tHierie,  le  général  anglais  n'avait  d'autre  alternative  que  de  se  jretirer 
ou  d'attaquer  les  Français  dans  cette  position. 

La  nécessité  d'établir  une  communication  avec  le  corps  du  général 
sir  Rowland  Hill ,  en  jetant  plus  haut  des  pontons  sur  la  Garonne , 
occupa  les  Anglais  pendant  toute  la  journée  du  9. 

Le  plan  de  lord  Wellington  était  d'ordonner  au  maréchal  sir  Wil* 
liam  Beresford ,  qui  était  sur  la  droite  de  l'Ers  avec  la  4*  et  la  6**  divi- 
sion, de  passer  cette  rivière  au  pont  de  la  Croix  d'Orade,  de  prendre 
possession  de  Moutblanc,  et  de  marcher  le  long  de  la  gauche  de  l'Brs 
pour  tourner  la  droite  des  Français,  tandis  que  le  général  don  Manuel 
Freyre  avec  le  corps  espagnol ,  et  soutenu  par  la  cavalerie  anglaise, 
attaqueraR  de  front.  Le  général  de  division  sir  Stapleton  Cotton 
devait  suivre  le  mouvement  du  maréchal  Beresford  avec  la  brigade  de 
hussards  de  lord  Edward  Sommerset ,  et  la  brigade  du  colonel  Vivian 
devait  observer  les  mouvemens  de  la  cavalerie  française  sur  les  deux 
rives  de  l'Ers. 

Le  3""  régiment  et  les  troupes  légères  commandées  par  sir  Thomas 
Picton  et  le  baron  Alton,  et  la  brigade  de  cavalerie  allemande, 
avaient  ordre  d'observer  les  parties  basses  du  canal  et  les  tètes  de 
ponts,  pendant  que  le  général  Uill  observaitlc  faubourg  à  la  gauche 
de  la  Garonne. 

Le  maréchal  Beresford  passa  TErs .  rorma  son  corps  en  trois  co- 
lonnes au  village  de  Croix  (rOcade,  cl  alla  occuper  Montblancà  la 
tête  de  la  V  (livision.  11  suivit  ensuite  lErs  dans  le  même  ordre,  et 
dans  une  direction  parallèle  à  noire  position  forliCée,  et,  parvenu  au 


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768  RSVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

point  où  il  pouvait  la  toarner,  il  forma  ses  lignes  et  commença  Tat- 
taqne.  Pendant  ces  opérations,  le  général  Freyre  marchait  le  long  de  la 
gaache  de  TErs  en  face  la  Croix  d*Orade,  où  il  forma  son  corps  en  deux 
lignes  avec  une  réserve,  près  d'une  hauteur,  devant  la  gauche  de  notre 
position  fortifiée.  L'artillerie  portugaise  fut  placée  sur  la  hauteur,  et 
le  général  Ponsonby,  avec  sa  brigade  de  cavalerie,  forma  la  résene. 

Quand  le  général  Freyre  eut  connaissance  de  ce  mouvement,  il 
commença  également  d'attaquer.  Les  Français  repoussèrent  le  mou- 
vement de  la  droite  du  corps  de  Freyre ,  et,  le  tournant  des  denx 
côtés  de  la  route  supérieure  de  Toulouse  à  la  Croix  d'Orade,  le  for- 
cèrent à  se  retirer.  Les  troupes  anglo-espagnoles  souffrirent  conâdé 
rablement  dans  cette  affaire,  au  dire  de  lord  Wellington,  et  ne  se 
rallièrent  qu'après  avoir  été  secourues  par  la  division  de  troopes 
légères  qui  se  porta  à  leur  droite.  Tous  les  efforts  des  officiers  de 
l'état-major  du  quatrième  corps  espagnol  et  de  l'état-major  géoéral 
furent  nécessaires  pour  les  ramener  au  combat;  le  rapport  anglais  en 
fait  foi.  En  cette  occasion ,  le  général  Mendizabal ,  qni  servait  en 
volontaire,  le  général  Espeleta,  et  d'autres  officiers  de  l'état-major 
^t  chefs  de  corps ,  furent  blessés. 

Bans  le  même  temps,  le  maréchal  Beresford,  avec  la  quatrième 
division  sous  le  commandement  du  général  sir  Lowry  Cole,  et  la 
sixième  division  commandée  par  sir  Henri  Clinton ,  attaqua  la  hau- 
teur sur  la  droite  de  l'armée  française,  et  les  redoutes  qui  cou- 
vraient leur  flanc.  Les  troupes  alliées  se  maintinrent  sur  la  hauteur 
près  des  Français,  qui  restèrent  cependant  en  possession  de  leurs 
redoutes  et  des  lignes  retranchées. 

Le  mauvais  état  des  routes  avait  obligé  le  maréchal  Beresford  à 
laisser  son  artillerie  dans  le  village  de  Montbianc.  Cette  artillerie  min 
bientôt,  et,  l'attaque  ayant  commencé,  il  parvint  à  s'emparer  des 
deux  redoutes  du  centre,  à  l'aide  de  la  brigade  du  général  Pack.  Les 
Français  firent  des  efforts  désespérés  pour  reprendre  ces  redoutes, 
dit  lord  Wellington ,  et  il  est  bon  d'ajouter  qu'ils  eussent  réussi  sans 
Ja  mort  du  général  Taupin  que  le  maréchal  Soult  avait  lancé  contre 
le  maréchal  Beresford ,  et  dont  la  perte  jeta  le  désordre  parmi  nos 
soldats.  Il  en  résulta  que  les  troupes  anglaises,  soutenues  par  les 
Espagnols,  s'établirent  dans  les  deux  redoutes,  et  partagèrent  avec 
410US  la  possession  des  hauteurs.  Dans  la  nuit,  l'armée  française 
repassa  le  canal,  le  long  duquel  restèrent  les  avant-postes.  Lord 
Wellington  annonce  au  ministre  la  perte  des  lieutenans-coloneb 
Loghlan  etForbes,  et  nombre  de  blessés.  Les  36%  i2*,  61*  et  79* 


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DÉPÉCHBS  BU  SUC  DE  WELLINGTON.  769 

régimens  forent  considérablement  affaiblis  ;  les  généraux  Pack  et 
Brisbane  furent  blessés.  Du  cAtédës  Français,  les  généraux  Harispe, 
Baucos  et  Saint-Uilaire ,  pris  dans  les  redoutes  qu'ils  ne  voulurent 
pas  abandonner,  restèrent  entre  les  mains  de  l'ennemi ,  ainsi  que 
1,600  antres  prisonniers.  Une  seule  pièce  de  canon  française  resta 
sur  le  champ  de  bataille!  Lord  Wellington  le  dit  franchement. 

L'état  des  morts  et  des  blessés,  dans  l'armée  alliée ,  est  de  <^,659, 
dont  2,12^  Anglais ,  1,928  Espagnols ,  607  Portugais.  On  a  porté  nos 
pertes  à  3,200  hommes  «  la  plupart  blessés.  Lord  Wellington,  dont 
le  rapport  est  d'une  extrême  simplicité ,  et  qui  ne  prononce  pas  le 
mot  victoire,  y  a  joint  une  note  afin  d'établir  l'exactitude  de  ces 
états,  Dans  ce  bnt,  il  explique  la  manière  dont  se  dressaient,  dans 
l'armée  anglaise ,  les  relevés  des  pertes  après  une  bataille ,  et  il  est 
difficile  en  effet,  après  avoir  lu  cet  exposé,  d'admettre  la  possibilité 
de  les  altérer.  J'y  suis  d'autant  moins  disposé  que ,  d'après  le  rapport 
et  l'état  officiels  de  lord  Wellington  lui-même,  la  bataille  de  Tou- 
louse a  été  tout  au  moins ,  pour  l'armée  française ,  une  belle  et  glo- 
rieuse retraite. 

Ici  finissent  les  dépèches  écrites  par  lord  Wellington  pendant  cette 
campagne.  Il  échangea  encore  quelques  lettres  avec  le  maréchal 
Soult,  qui  hésitait  à  reconnaître  le  gouvernement  provisoire,  et  ne 
voulait  se  décider  que  sur  des  ordres  officiels  ;  mais  la  convention  du 
18  avril,  faite  avec  les  maréchaux  Soult  et  Suchet,  termina  à  la  fois 
la  correspondance  militaire  et  la  guerre. 

Lord  Wellington  ne  resta  pas  long-temps  à  Paris.  Élevé  lui-même 
au  rang  de  duc,  il  avait  fait  admettre  dans  la  chambre  des  lords,  sur 
sa  sollicitation ,  ses  compagnons  d'armes ,  sir  John  Hope ,  sir  F.  Gra- 
ham ,  sir  8.  Cotton ,  sir  Rowland  Hill ,  et  sir  W.-C.  Beresford.  Bientôt 
il  retourna  k  son  armée,  pour  aller  de  là  en  Espagne,  où  il  voulait , 
écrivait-il  à  lord  Liverpool ,  essayer  de  ramener  les  partis  à  des  sen- 
limens  modérés,  et  les  décider  à  adopter  une  constitution  compatible 
avec  la  paix  et  le  bonheur  de  la  nation.  Mais  lord  Wellington,  en 
arrivant  à  Madrid ,  vit  commencer  les  persécutions  qui  eurent  lieu  « 
de  la  part  de  Ferdinand  YII,  contre  les  libéraux,  et  dut  se  borner  à 
désapprouver  ces  mesures.  On  voit  toutefois,  par  ses  notes  à  lordCas- 
tlereagh ,  que  lès  intérêts  anglais  l'occupaient  principalement  dans 
ce  voyage.  Il  s'agissait  d'un  traité  de  commerce  entre  l'Espagne  et 
l'Angleterre,  et  d'une  négociation  de  cette  dernière  puissance  avec 
les  États-Unis  deTAmérique  septentrionale,  pour  les  décider  à  ne  pair 
assister  les  colonies  espagnoles  dans  leur  rébellion  contre  la  métro- 


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770  BBTVB  DBS  DHOC  WCnmÊÊL 

pôle,  qoe  rAngleterre  dirigeait  alors  à  soufré.  C'at-dana  n  tut 
que  lord  Wellington  exhortait  FerdîoaÉd  VU  à  tenir  les  prewcisca 
qu'il  avait  faites  à  ses  sujets  dansnn4éoret  du  &  mai  ;  car ilespéraitqne 
Ferdinand  VU,  en  donnant  à  TEspagne  le  régime  conUInlmBeL, 
trouverait  plus  facilement  de  l'appui  dans  le  parlement,  el  qoeks 
rapports  des  deux  nations  se  renoueraient  ainsi  plus  éCroîtanent  On 
voit  par  là  que  lord  Wellington  était  ators  déjà  ce  qu'il  est  njoar- 
d'hui,  un  tory  éclairé  et  sans  passion,  qui  sait  subordonner  ses  pen- 
chans  de  parti  aux  intérêts  véritables  de  la  nation  anglaise.  Qo^q» 
temps  après,  lord  Wellington  quitta  Madrid  sans  avoir  mené  à  fia 
sa  négociation,  et  donna  sa  démission  de  oonmMindant  en  clief  des 
armées  espagnoles,  pour  rentrer  dans  la  vie  pri^e,  on  du  mems  paor 
se  tenir  à  la  vie  d'homme  politique  en  Aiq^eterre.  On  sMt  quelles 
magnifiques  récompenses  il  y  trouva.  Le  parlement ,  qui  lai  avait  d^ 
voté  200,000  livres  sterling^  lui  vota  encore  un  demi*-miUion  steriiog 
(  douze  millions  et  demi  ) ,  et,  au  moyen  des  places  qui  lui  forent  accor- 
dées, ses  appointemens  s'élevèrent  à  une  sonmie  presque  égale  aa 
revenu  de  ce  capital.  Ce  vote  eut  lieu  nem.  can.^  comme  on  dit  daos 
le  parlement ,  c'est-à-dire  à  l'unanimité. 

Là  se  serait  sans  doute  terminée  la  carrière  militaire  du  duc  de 
Wellington ,  sans  le  retour  de  Napoléon. 

Il  est  facile  de  voir  que  le  duc  de  Vellingtouprévoyait  les  malbeoB 
du  gouvernement  de  Louis  XY  UI ,  et  ilenappréeia  si  t>ien  les  causes 
dans  une  lettre  qu'il  écrivit  de  Paris  au|;énéral  Dumonriez,  dans  le 
mois  de  novembre  1811 ,  que  l'événement  du  1^'  mars  I81&  ne  dot 
pas  le  surprendre.  On  a  souvent  énoméréies torts,  ou,  si  l'on  vent, 
les  faute&du  gouvernement  de  Louis  XViii ,  dans  la  preonère  année 
de  la  restauration.  La  nation,  blessée  dans  ses  idées  de  gloire,  les 
propriétaires  de  biens  nationaux  inquiétés  par  les  émigrés,  le  réta- 
blissement de  la  maison  militaire  de  Louis  XIV,  teUes  sont  les  causes 
de  la  chute  de  ce  gouvernement  selon  les  écrivains.  Lord  WeUington 
explique  l'état  des  choses  d'une  manière  plus  précise,  et  tôv^rs  dans 
un  sens  positif,  comme  l'y  porte  la  nature  de  son  esprit  :  <i  Tootest 
neuf  ici ,  écrit-il  à  Dumouriez  trois  mois  avant  le  débarqueHMot  de 
Napoléon  ;  tout  est  neuf  ici ,  et  vous  savez  que  les  choses  neuves,  sur- 
tout quand  elles  sont  compliquées,  ne  vont  pas  bien,  d  Ce  qui  caase 
tout  le  mal,  selon  lord  Wellington,  ce  qui  fliit  le  mécontentement 
général  en  France,  c'est  la  pauvreté  uotverseUe.  Le  généralissime 
anglais  ne  voit  que  misère  autour  de  lui,  dans  notre  pays.  Cette 
malheureuse  révolution  et  ses  suites ,  s'écrie-t-il,  ont  ruiné  le  pays 


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DÉPÉCm»  DU  DCC  DB  WBLnmTON.  771 

de  Ibed  en  èombie.  Tout  le  inonde  est  pauvre  en  France,  ajoute-t-fi; 
et  ce  qui  rend  à  ses  yeux  ce  mal  sans  remède,  ce  qui  Taggrave,  c'est 
que  les  institatioiis  empêchent  qu'aucune  famille  devienne  riche  et 
puissante.  M'oublions  pas  que  lord  Wellington  a  toujours  été  l'ad- 
versaire de  la  démocratie ,  comme  Test  tout  bon  gentilhomme  an- 
glais, et  ne  nous  étonnons  pas  sH  attribue  la  première  fuite  des 
Bourbons  à  Tabsence  d'un  priielpe  qa^Hs  ont  voulu  ramener  plus 
tard,  et  dont  la  manifestation  dans  leur  gouvernement  a  hâté  le  mo« 
ment  de  leur  troisième  diute. 

Toute  propension  aristocratique  mise  à  x>tttt,  le  Jugement  de  lord 
Wellington  est  plein  de  justesse.  Il  volt  dans  lé  peu  de  fortune  des 
fhmilles  la  nécessité  pour  tous  de  viser  eux  emplois  publics,  non 
comme  autrefois  pour  rhonneur  de  les  remplir,  mais  pour  avoir  de 
quoi  vivre  y  c*est  le  terme  très  français  qu^il  emploie,  a  Bonaparte, 
ajoute  lord  Weilington,* laisse  une  armée  d'un  million  d'hommes  en 
France,  outre  les  officiers  prisonniers  en  Angleterre  et  en  Russie. 
Le  roi  ne  peut  en  maintenir  un  quart.  Tous  ceux  qui  ne  sont  pas 
employés  sont  mécontens.  Bonaparte  gouvernait  directement  la 
moitié  de  FEurope  et  indirectement  presque  l'autre  moitié.  Pour  des 
causes  à  présent  bien  développées  et  bien  connues,  dit-il,  il  em- 
ployait une  quantité  infinie  de  personnes  dans  ses  administrations, 
et  tous  ceux  qui  étaient  employés  ou  dans  les  administrations  exté- 
rieures civiles,  ou  dans  les  administrations  militaires  des  armées ,  sont 
renvoyés,  ainsi  que  beaucoup  de  ceux  qui  étaient  employés  dans  les 
administrations  intérieures.  A  cette  classe  nombreuse  ajoutez  la  quan- 
tité d'émigrés  et  de  personnes  rentrées ,  tous  mourant  de  faim ,  et 
vous  trouverez  que  plus  des  trois  quarts  de  la  société,  employés  A 
la  main-d'œuvre  ou  à  labourer  la  terre,  sont  en  état  ^'indigence,  et 
par  conséquent  mécontens.  Si  vous  considérez  bien  ce  tableau ,  qui 
est  la  stricte  vérité,  vous  y  verrez  la  cause  et  la  nature  du  danger  du 
jour.  D  Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  exposer  d'une  manière  plus  sèche 
et  plus  rigoureusement  exacte  la  situation  politique  d'un  pays. 

Après  cette  lettre,  j'en  lis  une  où,  pour  la  première  fois,  je  ne 
trouve  pas  la  logique  ordinaire  du  duc  de  Wellington.  On  se  demande 
en  même  temps  comment  elle  a  pu  trouver  place  dans  une  collection 
de  dépèches  politiques.  Elle  est  adressée  au  prince  de  Wagram,  et 
la  voici  :  «  Monseigneur,  j'ai  une  meute  des  meilleures  races  d'An- 
gleterre, dont  je  ne  peux  pas  foire  usage  dans  les  circonstances  on 
je  me  trouve,  et  que  je  désirerais  offrir  à  sa  majesté.  Je  prie  votre 
altesse  de  mettre  cette  offre  sous  les  yeux  de  sa  majesté,  de  telle 
manière  que  sa  majesté  puisse  me  faire  Thonneur  de  la  regarder 


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77a  EEVUB  DBS  DEUX  MONDBS. 

avec  sa  bonté  ordinaire  et  l'accepter.  »— Des  chiens  de  chasse  à 
Louis  XVm! 

C'est  lord  Burghersh  qui  instruisit,  par  une  dépêche,  lord  Wel- 
lington de  Tembarquemeut  de  Napoléon  à  Tile  d*£lbe.  De  Vienne, 
lord  Wellington  se  hâte  d'en  prévenir  le  vicomte  Castlerea^,  alors 
premier  ministre.  La  résolution  de  résister  à  Napoléon  fut  prise  in- 
stantanément, et  des  ofBciers  russes,  prussiens  et  autrichiens,  por- 
teurs de  lettres  autographes  de  leurs  souverains ,  furent  envojés  i 
Louis  Xyni  avec  des  ordres  pour  se  rendre  de  Paris  dans  les  diflë- 
rens  pays  où  séjournaient  les  armées,  et  pour  les  mettre  en  moa?e- 
ment.  Tout  le  monde  connaît  la  déclaration  des  puissances  alliées, 
signée  à  Vienne  le  13  mars.  Dans  le  pli  sous  lequel  lord  Wellington 
l'adressait  au  ministère  anglais,  il  annonçait  que  l'empereur  de 
Russie  lui  avait  déclaré ,  le  même  jour,  qu'il  n'opérerait  aucun  moo- 
vement  de  troupes  sans  les  subsides  de  l'Angleterre.  Cette  déclaration 
autorise  à  penser  que  la  Russie  n'attachait  pas  une  aussi  grande  im- 
portance que  l'Angleterre  au  maintien  de  la  monarchie  restaurée 
l'année  précédente,  et  que  menaçait  Napoléon. 

Peu  de  jours  après  cette  communication ,  lord  Wellington  se  tnm- 
vait  déjà  à  Bruxelles,  organisant  la  guerre  avec  une  activité  qui  eût 
été  peutrètre  sans  égale  s'il  n'avait  eu  Napoléon  devant  lui.  Là  il 
s'occupait  à  la  fois  de  presser  l'affaire  des  subsides  de  la  Russie,  d'en- 
voyer des  plans  de  campagne  à  lord  W.  Bentinck  pour  le  cas  d'une 
attaque  de  Murât  contre  les  Autrichiens,  et  de  rassembler  les  troupes 
alliées  dans  les  Pays-Bas.  Dans  ce  premier  moment,  on  ne  pouvait 
encore  disposer  que  de  23,000  hommes  de  troupes  anglaises  et  haoo- 
vriennes,  et  de  20,000  hommes  de  troupes  hollandaises  et  belges, 
sans  compter  13,000  hommes  qui  formaient  les  garnisons  de  Hoos, 
de  Tournay,  d'Ypres ,  d'Ostende ,  de  Nieuport  et  d'Anvers.  Cepen- 
dant les  rapports  secrets  que  lord  Wellington  recevait  de  Paris  loi 
semblaient  de  nature  à  faire  hâter  l'arrivée  des  autres  contingeos  en 
Belgique.  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  montrer  la  manière  dont  il  envi- 
sageait la  situation ,  dans  une  lettre  qu'il  écrivit  au  comte  de  Clao- 
carty,  au  retour  d'une  visite  qu'il  venait  de  faire  à  Gand  au  roi 
Louis  XVm. 

Selon  lord  Wellington,  la  grande  majorité  de  la  population  delà 
France  était  décidément  opposée  à  Napoléon  ;  un  grand  nombre  de 
généraux,  d'officiers,  la  majorité  de  la  garde  nationale,  et  un  certain 
nombre  de  régimens  de  ligne  étaient  restés  fidèles  au  roi.  La  popula- 
tion de  toutes  les  villes  fortifiées,  et  particulièrement  de  Dunkerqae, 
était  dévouée  aux  Bourbons;  44,000  honunes  étaient  accourus  dans 


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DÉPÊCHES  DU  DUC  DE  WELLINGTON.  773 

Touest  sons  les  ordres  du  duc  de  Bourbon  ;  le  duc  d'Angoulême  or- 
ganisait de  grandes  forces  dans  le  midi  de  la  France.  Toutefois  un 
des  agens  de  lord  Wellington,  qui  avait  quitté  Paris  le  5  avril ,  lui 
annonçait  que  toutes  les  troupes  de  ligne  avaient  reçu  la  veille  Tordre 
de  se  porter  en  avant  sur  la  route  de  Fontainebleau.  Un  état  de  ré- 
partition des  troupes  françaises,  que  lui  avait  donné  le  duc  de  Feltre, 
ne  lui  semble  pas  exact,  et  il  savait  que  chaque  régiment  d'infan- 
terie était  au  grand  complet.  Lord  Wellington  estimait  aussi  que 
l'assemblée  du  Champ-de-Mai ,  convoquée  pour  le  15  par  Napo- 
léon, augmenterait  ses  ressources  en  excitant  l'enthousiasme  du 
peuple;  en  cela ,  il  se  trompait. 

Il  n'y  avait  donc  pas  de  temps  à  perdre,  à  son  avis,  et  il  fallait  opé- 
rer avant  le  1'^  mai.  Vers  la  fin  d'avril,  l'armée  prussienne,  entre 
Rhin  et  Meuse,  devait  s'élever  à  63,000  hommes;  le  corps  autrichien- 
bavarois,  s'élevant à  146,000  hommes,  devait  passer  le  Rhin,  de  sorte 
que  les  alliés  pouvaient  entrer  en  France,  à  cette  époque,  avec 
270,000  hommes,  sans  compter  les  Russes,  qui  commençaient  à 
arriver  du  côté  du  Mein.  D'un  autre  cAté,  le  duc  de  Wellington  esti- 
mait à  255,000  hommes  les  forces  de  Napoléon ,  et,  en  déduisant  les 
troupes  employées  à  Bordeaux ,  aux  Alpes  et  dans  la  Vendée,  il  ne 
voyait  que  180,000  hommes  disponibles. 

Ce  calcul  pouvait  être  exact;  mais  les  alliés  avaient  de  grands  em- 
barras en  Belgique ,  et  chaque  lettre  du  duc  de  Wellington  révèle 
quelques-unes  de  ces  difficultés  journalières,  petites  et  grandes. 
Tantôt  le  comte  de  Blacas ,  ayant  appris  que  M.  de  Vitrolles  a  été 
retenu  en  otage  en  France,  demande  qu'on  signifie  à  Napoléon  que 
la  vie  de  son  fils  et  des  siens,  retenus  par  les  puissances ,  répondra 
de  celle  de  M.  de  Vitrolles,  que  M.  de  Blacas  croit  en  danger.  A  quoi 
lord  Wellington  répond  qu'une  telle  menace  ne  sauverait  pas  M.  de 
Vitrolles,  s'il  était  en  danger,  et  deviendrait  la  chose  la  plus  ridicule 
du  monde,  c'est-à-dire  une  menace  sans  effet,  et  une  menace  que 
celui  qui  l'aurait  faite  n'aurait  pas  le  pouvoir  de  mettre  à  exécution. 
Néanmoins  il  envoie  la  demande  à  Vienne.  Une  autre  fois,  c'est  le 
corps  saxon  qui  refuse  de  se  laisser  mettre  sous  les  ordres  des  géné- 
raux prussiens,  se  révolte  à  Liège,  et  en  chasse  le  pauvre  vieux  Blii- 
cber,  ainsi  que  le  nonmie  lord  Wellington  en  écrivant  à  lord  Clan- 
carty  [1].  a  Si  ces  troupes  ne  se  tirent  pas  de  leur  affaire  d'hier  soir 

(1)  Ths  SaxoM  imêtined  Uut  night  at  lAége ,  and  obUged  powr  old  Bliieher  to 
guit  the  town.  ^  3  mai  1815. 

TOMB  XIX.  50 


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77i  RBTTO  DES  DBUX  M0N1MBS. 

d'une  immère  honorable,  et  qui  soit  conforme  au  caractère  militaire, 
écrit  en  mAme  temps  lord  Wellington  au  prince  de  Hardenberg, 
malgré  mon  respect  pour  les  puissances ,  qui  en  ont  mis  une  partie 
sous  mes  ordres,  je  les  prierai  de  me  dispenser  de  les  commander.  § 
Il  fut  décidé  qu'on  les  embarquerait  en  partie  à  AoTers  pour  un  des 
ports  prussiens,  et  qu*on  ferait  passer  le  reste  en  Prusse  par  la  Hol- 
lande. Aussi  le  feld-maréchal  anglais  avait-il  bAte  d*en  finir,  car  3 
sentait  que  tant  d'éiémens  contraires  ne  pouvaient  rester  unis  que 
par  le  succès. 

Les  dépêches  que  nous  lisons  révèlent  ces  inquiétudes  sous  tovlei 
les  formes.  Lord  Wellington  écrit  au  duc  de  Feltre  pour  demander  h 
promesse  d*un  commandement  pour  un  ofBcier  dont  on  espère  aeke- 
ter,  à  prix  d'argent ,  la  place  qu'il  commande  sur  la  frontière,  et 
quelques  jours  après  il  mande  par  un  billet  un  M.  d^Hénoul  pour  une 
affaire  de  ce  genre ,  à  laquelle  travaille  une  certaine  dame ,  e( iiloi 
recommande  d'amener  la  dame  en  question.  L'affaire  manqua  paroe 
que  Napoléon ,  bien  informé ,  destitua  tout  à  coup  de  son  comraaiH 
dément  cet  indigne  officier.  M.  de  Blacas  jouait  un  grand  rOle  dans 
toutes  ces  affaires,  et  il  sollicitait  sans  cesse  des  envois  partiels  de 
troupes  dans  certains  départemens  dont  il  se  croyait  stkr;  maisbrl 
Wellington  jugeait  ces  entreprises  avec  sa  logique  ordinaire.  «  Je 
vous  prie  de  bien  réfléchir  sur  le  principe  que  je  rais  vous  énoDcer, 
écritril  en  français  à  M.  de  Blacas.  La  puissance  de  Bonaparte  en 
France  est  fondée  sur  le  militaire  et  sur  rien  autre,  et  il  finit  oe 
détruire  ou  contenir  le  militaire  avant  que  le  peuple  puisse  ou  ose 
en  parler.  Pour  opérer  contre  le  militaire  français  en  France  avec 
effet,  il  faut  des  armées  nombreuses,  qui  ne  laissent  pas  la  àMt 
long-temps  en  doute.  Si,  pour  favoriser  une  insurrection  dans  les  con- 
munes,  ou  même  dans  les  provinces  dont  vous  faites  menUon,  j'en* 
trais  en  France  dans  ce  moment,  même  soutenu  et  aidé  par  Tar- 
mée  prussienne ,  j'aurais  tout  de  suite  sur  les  mains  quatre  corps 
d'armée ,  et  peut-être  cinq ,  et  la  garde ,  c'est-è-dire  une  force  éva- 
luée de  cent  dix  à  cent  vingt  mille  hommes ,  outre  les  gardes  natio- 
nales. Nos  progrès,  si  nous  pouvions  en  faire,  seraient  extrêmement 
lents.  Le  pays  où  les  troupes  seraient  obligées  de  rester  serait  néces- 
sairement vexé  et  grevé  du  poids  de  leur  subsistance  qu'il  faudrait 
lui  imposer,  et  vous  trouveriez  le  désir  de  s'insurger  affaibli ,  non 
seulement  parce  qu'on  verrait  la  force  armée  insuffisante  pour  vain- 
cre les  premières  difficultés,  mais  parce  qu'on  trouverait  qu'il  vau- 
drait mieux  ne  pas  avoir  des  armées  à  nourrir.  Ainsi ,  croyez-nK» , 


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DÉPÊcM»  M  me  DE  -msLLtmnoy.  775 

ponr  I*«fhire  da  itri,  il  lotfant  nen  seoleiiieiït  les  vomix  et  les  i>pa9 
de  flOA  peuple,  mais^encDre,  pow  avoir  cemh-là,  toute  la  force  qoe 
P4irmée  Blfiée  peut  faire  inarcher  à  son  seoenre.  d  Cette  lettre  réiiéle 
le  dém  qoe  lord  Wellington  a¥alt  de  réunir  tous  les  corHingens  et 
d'attaquer  atant  l^assemUée  da  Ciiamp^le4tf ai ,  qai  devait ,  selon  hii , 
eieiter  TenUioasifisnie  popiriaire,  car  il  ne  pouvait  prévoir  Teffet  de 
r«cte  additionnel.  On  voit  qu'il  croyait  è  la  possiMHté  d'écraser  une 
lévolutiim  miKtaive,  mais  qu'il  n'eât  pas  jugé  prudent  de  marcher 
sur  la  France  si  elle  avait  été  soulevée  par  un  mouvement  national. 
C'est  une  vérité  que  lord  Weltington  aorait  eu  peine  à  faire  corn- 
pvendreà  son  noble  correspondant,  car  le  due  de  Blacas  ne  l'a  pas 
eDoore  apprise  à  cette tewe.  Bile  explique  en  nèflie  temps  la  facilité 
fue  le  prince  de  Tdleyrand  trouva  à  Londres,  en  1830,  pour  faire 
riBOimnattre1e:gouverDenentde  juillet,  quand  lord  Weltington  était 
à  la  tèCe  du  cabîDet  tory. 

M.  de  Uacas  ne  se  lassait  pas  d'insister  sur  l'entrée  d^un  corps  de 
tmipea  étrangères  en  France,  et  ledÉc  de  Weltington  de  lui  adres- 
ser de  noDveaai  xefus.  «Le  retard  de  l'arrivée  des  troupes  est  md^ 
beureux,  écrivait^il  an  ministre  de  Louis  X¥III,  ira  mois^  avant  lu 
bataille  de  Watedoo,  ma»  on  ne  peut  pas  Ceôre  arriver  des  troupes 
de  r Amériipie,  dn  fond  de  la  Qallicie  et  de  la  Pologne  d^n  cMé,  et 
de  Lisbonne  de  l'autre,  sans  quUl  se  passe  du  temps.  »  Le  duc  dé 
WdlingU»  et  H.  de  Blacas  s'entendaient  égalmient  mal  ensemble 
s«r  lesiplaces  fortes.  Lord  Wellin^n  mettait  une  grande  différence 
entre  la  reddition  d*ime  place  forte  par  sa  population  ou  par  son 
commandant  qui  la  livrait  à  Tennemi.  Dans  le  premier  cas,  il  voyaH 
un  accioissement  de  forces;  dans  l'autre,  un  affalMissement,  car  ce 
qn'il  redoutait  surtout  en  France,  et  on  «l'a  vu  par  toutes  ses  lettres , 
c'était  le  soulèvement  delà  population.  Or,  M.  de  Blacas,  qui  était  en 
mesure  de  proposeribeaueonp  de  marchés,  exécutables  ou  non ,  avec 
les  commandaoB  des  places  fortes ,  nepouvait  répondre  nulle  part  des 
populations,  et  il  oubliait  sans  cesse  ce  que  lord  Wellington,  dans  sa 
prudence,  ne  perdait  pas  un  moment  dé  voe,  la  puissance  de  l'en- 
nemi qu'As  allaient  avoir  à  combattre. 

Tandis  que  Dumouriexdemandait,  malgré  son  grand  âge,  uneplaee 
au  quartier^général  de  Bruxelles ,  en  même  temps  que  le  paiement  de 
la  pension  que  lui  faisait  l'empereur  d'Autriche ,  tandis  que  M.  de 
Blacas  sollicitait  le  général  en  dief  des  armées  étrangères  de  franchir 
la  frontière  de  la  France,  celùi-Gi  avait  à  combattre  ailleurs  des  scru- 
pdes  dont  je  retrouve,  avec  fierté  pour^^notre  pays ,  l'honoraMe  ex- 

50* 


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T76  RfiVUB  DBS  DEUX  MONDBS. 

pression  dans  sa  correspondance.  Un  ofBcier-général  dn  plos  Imt 
rang  s'était  retiré  en  Allemagne,  après  avoir  refusé  de  servir  N^Hh 
léon.  On  âe  douta  pas  qn'il  ne  voulût  concourir,  avec  les  alliés, i 
rétablir  sur  leur  trdne  les  princes  pour  lesquels  il  s'était  prononcé;  3 
répondit  avec  une  noblesse  qu'on  appréciera  en  lisant  cette  réponse 
de  lord  Wellington  à  sa  lettre.  —  «  Le  principe  sur  lequel  vous  toos 
fondez  est  généralement  vrai  et  bon  ;  un  galant  homme  ne  peot  pe 
servir  dans  les  rangs  des  ennemis  de  sa  patrie;  mais  je  ne  crob  pis 
que  le  cas  existe.  La  France  n'a  pas  d'ennemis  que  je  connaisse,  ei, 
à  ce  que  je  sache,  n'en  mérite  pas.  Nous  sommes  les  ennemis  d'un 
seul  homme  et  de  ses  adhérons,  qui  s'est  servi  de  son  influence sor 
l'armée  française  pour  renverser  le  trône  du  roi,  afin  de  subjogner 
la  France  et  de  faire  revivre  pour  nous  les  jours  de  malheur  aoiqods 
nous  croyions  avoir  échappé.  Nous  sommes  en  guerre  avec  lui,  parte 
que  nous  sentons  tous  que  nous  ne  pouvons  être  en  paix.  (Test  on 
malheur  pour  la  France  qu'elle  devienne  le  théAtre  de  la  guenreqae 
cet  homme  nécessite,  et  dont  il  est  la  cause  et  le  but  ;  mais  il  ne  but 
pas  croire  que  cette  guerre  est  dirigée  contre  elle.  Au  contraire,  le 
roi  de  France,  celui  que  vous  désirez  voir  restauré  au  trône  et  serm, 
est  l'allié  de  toute  l'Europe  dans  cette  lutte,  dans  laquelle  je  le  aoê 
aussi  le  vrai  représentant  des  sentimens  et  des  souhaits  de  la  natk». 
Mais ,  quoique  j'envisage  l'état  où  nous  allons  nous  trouver  sons  on 
point  de  vue  diflTérent  de  celai  où  vous  l'avez  envisagé,  je  ne  me  crois 
pas  certain  que  je  n'agirais  pas  dans  ce  moment  cooome  vous  tous 
proposez  d'agir. . .  Mais,  quoique  je  convienne  avec  vous  que  vous  faites 
bien  de  vous  éloigner  pour  le  moment,  je  vous  conseille  très  fort  de 
ne  pas  le  faire  pour  long-temps.  Quand  les  alliés  entreront  en  France, 
la  France  ne  peut  pas  rester  neutre  entre  Bonaparte  et  l'armée,  et 
elles.  Tout  donne  à  croire  que  la  partie  saine  de  la  nation  se  ran- 
gera sous  les  drapeaux  du  roi  ;  et  si  cette  espérance  s'accomplit,  si  on 
grand  effort  se  fait,  c'est  alors  le  moment  où  un  homme  coone 
vous  devra  se  mettre  en  avant  pour  lever  et  organiser,  former  et 
commander  l'armée  française.  » 

Ce  n'était  pas  seulement  aux  généraux  dévoués  à  la  cause  des 
Bourbons,  mais  bien  résolus  à  ne  pas  la  servir  dans  les  rangs  des 
étrangers ,  que  le  duc  de  Wellington  était  forcé  d'adresser  des  exbo^ 
tations  où  cependant  se  décèlent  ses  pensées  secrètes ,  comme  dus 
la  lettre  qu'on  vient  de  lire.  Près  du  roi  lui-mènie ,  parmi  ses  proches, 
ces  sentimens  s'étaient  fait  jour,  et  le  chef  des  armées  alliées  ne  poi- 
vait  voir  sans  inquiétude  un  parti  tout  français  se  former  par  des 


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DÉPÉCHBS  DU  DUC  DE  WELLINGTON.  777 

inrotestatioDS  silendeuses  ou  par  réloignement  volontaire,  entre  Na- 
poléon et  le  parti  royaliste ,  armé  contre  la  France.  Sous  ce  point  de 
vue,  la  lettre  suivante  offre  un  vif  intérêt  historique.  Elle  fut  écrite  à 
Bruxelles  le  6  juin  1815.  a  J'ai  reçu  la  lettre  de  votre  altesse  en  deux 
parties,  et  j'y  aurais  déjà  répondu  si  je  n'avais  désiré  donner,  au 
sujet  qu'elle  traite,  toute  l'importance  qu'il  mérite. 

a  Dans  mon  opinion ,  le  roi  a  été  renversé  de  son  trône  parce  qu'il 
n'avait  pas  le  commandement  réel  de  son  armée.  C'est  là  un  fait  dont 
votre  altesse  et  moi  nous  sommes  tombés  d'accord  et  que  nous  avons 
fréquemment  déploré;  et  même,  si  des  fautes  partielles  et  des  erreurs 
n'avaient  pas  été  commises  dans  l'administration  civile,  le  résultat 
n'eût  pas  été  autre,  à  mon  avis. 

a  n  faut  considérer  le  roi  comme  la  victime  d'une  révolte  accom- 
plie par  son  armée,  et  par  son  armée  seule;  quoique  due  aux  opi- 
nions et  aux  sentimens  de  quelques-uns  de  ceux  qui  ont  figuré  dans 
la  révolution  et  à  l'apathie  de  la  masse  de  la  population  en  France, 
je  pense  que,  si  les  premiers  étaient  opposés  à  l'ordre  de  choses,  les 
seconds  Tauraient  défendu  s'ils  avaient  été  soutenus. 

«  Maintenant,  cela  étant,  que  devait  être  la  conduite  du  roi?  D'abord 
il  devait  appeler  ses  alliés  pour  l'aider  à  s'opposer  à  la  rébellion ,  et, 
par  sa  contenance  personnelle ,  par  l'activité  de  ses  serviteurs  et  de 
ses  adhérens,  il  devait  faire  tout  ce  qui  était  en  son  pouvoir  pour 
faciliter  leurs  opérations,  et  pour  diminuer,  par  de  bonnes  mesures, 
les  chances  de  la  guerre  qui  menaçaient  ses  sujets,  comme  aussi  les 
préparer  à  recevoir  les  alliés  comme  des  amis  et  des  libérateurs  (as 
friends  and  deliverers).  Le  roi  donnait  ainsi  aux  alliés  un  intérêt  à 
soutenir  sa  cause,  et  il  se  servait  en  favorisant  leurs  progrés. 

a  Comme  votre  altesse  le  voit,  je  diffère  donc  d'opinion  avec  elle, 
en  ce  qui  regarde  la  conduite  du  roi. 

«  En  ce  qui  concerne  votre  altesse ,  je  confesse  que  je  ne  sais  pas 
comment  votre  altesse  aurait  agi  d'une  manière  différente  dans  la 
présente  situation.  Il  n'est  pas  nécessaire  que  je  revienne  sur  les  dif- 
férentes raisons  que  vous  avez  de  vous  tenir  éloigné  de  la  cour 
depuis  qu'elle  est  à  Gand,  mais  je  les  sens  toutes,  et  je  crois  que  le 
roi  n'est  pas  insensible  à  la  gravité  de  quelques-unes  d'entre  elles. 

a  Hais  si ,  comme  on  peut  l'attendre ,  l'entrée  et  les  premiers  succès 
des  alliés  en  France  décident  le  peuple  à  se  prononcer  pour  le  roi 
dans  différentes  parties  du  royaume,,  votre  altesse  considérera  qu'il 
sera  de  son  devoir  de  se  mettre  en  avant  pour  le  succès  du  roi.  Je 
me  hasarde  à  suggérer  cette  conduite  à  votre  altesse,  et  je  me  fois 


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778  as^Fni  im* 

«n  même  temps  on  devoir  d'ajiMter  qu  jen'ni  ea ,  4  ce  siqet ,  Même 

ooDversation  arec  le  roi.  » 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire,  je  pense,  que  cette  dépAdie  éUt 
adressée,  par  le  duc  de  Wellington  ,i  H.  le  dac  d'Oriéans.  A  # 
faut  d*atttres  circonstances,  si  nombreasea  ilans  la  yie  de  ce  priaoe, 
cette  lettre  saffiratt  pour  eipliqner  et  pour  motiver  le  vœa  oalÎQHl 
qni  Ta  appelé  au  trAne  en  1896. 

La  politiqoe  des  aHiés  était  de  séparer  Napoléon  de  la  France,  et 
lord  Wellington  la  pratMpiait ,  on  le  yoit,  avec  une  certaiae  bâMt, 
Lord  Castlereagh  disait,  il  est  vrai,  dans  on  memorandttm,  que  l*eidi- 
sion  de  Bonaparte  était  une  des  conAtions  da  traité  de  18i(,  nai 
qne  la  France  pourrait  se  donner  la  ferme  de  gouvernement  qoi  W 
conviendrait.  La  question  était  mieinpiaeée  par  lord  WeNingtoo. 
n  est  certain  que  le  débat  était  entre  Napoléon  et  Loais  XVm,  esbt 
la  dynastie  impériale  et  la  race  de  saint  Louis;  pom-  la  France,  ek 
craignmt  à  la  fois  le  despotisme  de  Napoléon  et  la  tendance  ta 
fièurbons.  La  crainte  de  rasaffCliie  la  Jeta  dans  les  bras  du  vainqneor, 
et,  après  la  bataille  de  Waterloo,  le  vainqœm*,  c'était  Louis  XVffl 
qne  ramenaient  Ma  alliés.  9i  Fempereur  Teèt  emporté,  la  Raace  se 
serait  soumise  à  hii ,  et  Napoléon  y  comptait  bien.  Quant  au  dœ  de 
Wellington,  qui. lempliasait  avec  xèle  son  réle  de  commandant  ea 
obef  deswmées  aUiées,  il  nef  aut  pas  ouUier,  po«r  apprécier  sa  ms* 
dération,  de  songer;  en  lisant  ses  lettres,  qu'elles  Airent  écrites  ti 
temps  où  le  gouvemem*  général  des  provinces  prussiennes  du  Uns 
terminait  ainsi  une  de  ses  proclanmtions  :  «  Marchons  pour  écraser, 
pour  partager  cette  terre  impie  que  la  politique  des  princes  ne 
pourrait  plus  laisser  subsister  un  instant  sans  danger  pour  hors 
trônes.  »  Ces  vues  étaient  celles  de  presque  tous  les  généraux  alliés, 
et  le  bon  vieux  Bliicher,  s'il  avait  attaché  la  moindre  valeur  à  un  écrit 
quelconque,  et  s'il  avait  été  capable  de  faire  une  proclamatîon,  n'eût 
pas  tenu  m»  autre  langage. 

Si  l'on  veut  comprendre  toute  Ia>diSérence  qu'il  y  avait  entre  le 
prince  BHicher  et  le  duc  de  Wellington,  non  sous  le  rapport  intellec- 
tuel (  la  «Bille  pensée  d!one  conq>araison  de  ce  genre  serait  injurieuse 
à  lord  Wellington  ) ,  mais  en  ce  qui  était  de  leurs  sentimens  à  f  égard 
dejla  France,  il  faut  lire  les  dernières  lettres  de  ce  curieux  recoefl. 
La  bataille  de  Waterloo  avait  eu  lieu,  les  armées  ennemies  s'am- 
çEÛentJenJ France,  l'abdication  de  Napoléon  avait  été  portée  aux 
chambra;  [l'armée  française,  resiée  sans  chef  après  Waterloo,  se 
ëiapemaît  de^toutes  parts ,  et  les  relations  secrètes  des  aHiés  avec  le 


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DÉPÉGBM  J«  VOC  DS  WHLLHWTON.  TTB 

doc  d'Otrante  leur  garantisMient  riautilité  et  le  détaœord  de  la  résis- 
taoee  que  les  restes  du  parti  impérial  et  du  parti  patriote  semblaient 
Tooloir  faire.  Eoeore  souffrant  de  la  chute  qui  l'avait  laissé  gisant 
sous  les  pieds  des  chevaux  dans  la  journée  du  16,  le  maréchal 
Bliicber  s'avançait  avec  ses  troupes,  ne  rêvant  que  le  pillage  et  la 
destruction  de  la  France.  Bliicber  ne  voulait  entrer  dans  Paris  qu*è 
travers  une  brèche  faite  par  le  canon  prus^en ,  et  lord  Wellington  lui 
écrit  de  son  quartier-général  de  Gonesse,  pour  lui  démontrer  à  la  fois 
les  dangers  et  le  peu  de  gloire  qui  devaient  résulter  de  cette  résolu- 
tion. Lord  Wellington  essayait  d'abord  de  lui  faire  accepter  lasuspen» 
sion  d'hostilités  proposée  par  les  commissaires  français,  tâche  difficile; 
pais  de  lui  faire  adopter  un  plan  qui  avait  pour  but  d'obtenir  l'éva- 
cuation de  Paris  par  les  troupes  françaises ,  et  l'occupation  de  la  capi- 
tale par  la  garde  nationale  jusqu'au  retour  du  roi.  «  De  la  sorte,  kti 
écrivait-il,  nous  aurons  rétabli  pacifiquement  le  roi  sur  son  trône,  ce 
qui  est  le  but  que  se  sont  proposé  les  souverains  en  entreprenant 
cette  guerre.  H  est  vrai ,  écrivait  encore  lord  Wellington ,  que  nous 
n'aurons  pas  le  vain  triomphe  d'entrer  à  Paris  à  la  tête  de  nos  armées 
victorieuses  ;  mais  je  doute  que  nous  ayons  en  ce  moment  les  moyens 
d'attaquer  Paris,  et  il  nous  faut  attendre  l'arrivée  du  maréchal 
prince  de  Wrède,  avec  lequel  arriveront  les  souverains  qui  sont 
disposés  à  épargner  la  capitale  de  la  France.  »  Les  commissaires 
français  étaient  i  Gonesse,  près  de  lord  Wellington  qui  traitait  e» 
homme  d'état  des  conditions  de  la  retraite  de  Napoléon  et  de  son 
embarquement;  mais  le  maréchal  Bliicber,  qui  n'était  qu'un  soldat, 
ne  voyait  que  le  plaisir  et  la  glmre  de  brûler  Paris ,  et  il  ne  se  lais- 
sait pas  fléchir  par  son  collègue.  Ce  ne  fut  en  effet  que  sous  les  murs 
de  Paris  qu'eut  lieu  la  convention  que  désirait  lord  Wellington, 
et  qui  ne  fut  signée  que  le  3  juillet.  Bientdt  s'élevèrent  d'autres 
débals.  Dès  son  entrée  à  Paris ,  Bliicber  ordonna  au  général  Muf- 
ffing  de  lever  sur  la  ville  une  contribution  de  100  millions  de  francs. 
Nouvelles  lettres  de  lord  Wellington,  qui  lui  déclare ,  avec  son  sang- 
froid  habituel ,  qu'une  telle  mesure  ne  peut  être  prise  que  du  com- 
mun accord  de  tous  les  souverains  alliés,  et,  comme  ils  sont  très 
près ,  il  n'y  aura  pas  d'inconvéniens ,  dit-il ,  à  attendre  leur  arrivée , 
avant  de  commencer  à  lever  cette  contribution.  Repoussé  sinr  ce 
point ,  Bliicber  imagina ,  quelques  heures  après ,  de  faire  miner  le 
pont  d'Iéna  pour  le  détruire.  Lord  Wellington  reprend  aussitôt  la 
plume  pour  dire  au  maréchal  prussien  que  cette  mesure  occasion- 
nera ime  quantité  de  troubles  dans  la  ville ,  a  good  deal  of  distur- 
bance  inihe  town,  et  que  a  les  souveraine  ayant  laissé  subsister  ce 


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7g0  RSTUB  DBS  DBUX  HORDES. 

pont  rtnnée  précédente,  il  prenait  la  liberté  de  sof^rer  au  prince 
Blùcher  de  retarder  Topération  qu'il  méditait  jusqu'à  leur  arri¥ée.t 
Le  maréchal  Blùcher  ne  tenait  pas  moins  fortement  à  cette  idée  qu'à 
l'autre;  il  résista ,  et  revint  à  son  projet  de  contributioD ,  opinittrelé 
qui  lui  valut  de  lord  Wellington  une  nouvelle  lettre  qui  est  uo  mo- 
dèle d'habileté  et  de  modération.  La  destruction  du  pont  dléna, 
disait-il,  devait  hautement  déplace  au  roi;  ce  n'était  ni  une  opé- 
ration militaire  ni  une  mesure  politique  de  quelque  importance. 
Si  elle  avait  été  résolue  à  cause  du  souvenir  de  la  bataille  dléoi 
que  rappelait  ce  monument,  le  gouvernement  avait  dessein  (Tes 
changer  le  nom.  D'ailleurs ,  en  considérant  le  pont  conune  un  mo- 
nument, sa  destruction  était  contraire  aux  promesses  stipulées  dan§ 
la  convention  de  Paris,  où  il  était  écrit  que  les  souverains  alliés  déci- 
deraient de  tout  ce  qui  était  relatif  aux  musées  et  monumens  de  toos 
genres.  En  ce  qui  concernait  la  contribution  de  100  millions,  lord 
Wellington  espérait  que  le  maréchal  Blùcher  ne  le  soupçonnerait  pas 
de  vouloir  disputer  à  l'armée  prussienne  le  mérite  de  sa  bravoure  et 
la  valeur  de  ses  services;  mais  il  lui  semblait  que  les  souveraios  oe 
consentiraient  pas  à  ce  qu'une  des  armées  reçût  seule  le  prix  des 
opérations  des  armées  combinées.  En  supposant  que  les  souvemos 
inclinassent  à  concéder  ce  point  à  l'armée  prussienne,  ils  avaient  en- 
core à  décider  si  Paris  devait  ou  non  faire  ce  sacrifice,  et  s'il  éUit 
habile  de  l'exiger  pour  l'armée  prussienne.  Enfin ,  après  avoir  donné 
toutes  ses  raisons,  lord  Wellington  ne  demandait  qu'un  délai  de 
quelques  jours,  et,  dans  ce  peu  de  jours,  Alexandre  arriva. 

Les  dépêches  de  lord  Wellington  se  terminent  par  ce  mémorandum 
que  je  veux  me  borner  à  citer  sans  réflexion  :  a  II  est  extraordinaire 
que  M*""  la  maréchale  Ney  ait  jugé  à  propos  de  livrer  à  la  publicité, 
par  la  voie  de  l'impression ,  quelques  parties  d'une  conversation 
qu'elle  serait  supposée  avoir  eue  avec  le  duc  de  Wellington,  et  qu'elle 
ait  oublié  de  publier  ce  qui  montre  le  mieux  l'opinion  du  duc  sur  le 
sujet  de  cette  conversation,  à  savoir  la  lettre  du  duc  au  marédial 
prince  de  la  Moskova,  en  réponse  à  la  lettre  du  maréchal  au  duc. 
Voici  cette  lettre  : 

a  J'ai  eu  l'honneur  de  recevoir  la  note  que  vous  m'avez  adressée 
le  13  novembre,  relativement  à  l'application  de  la  capitulation  de 
Paris,  en  ce  qui  vous  concerne.  La  capitulation  de  Paris,  du  3  juillet, 
a  été  faite  entre  les  commandans  en  chef  des  armées  anglaise  et  prus- 
sienne alliées  d'une  part,  et  le  prince  d'Eckmiihl,  commandant  en 
chef  l'armée  française,  de  l'autre;  elle  a  uniquement  rapport  à  Toc- 
cupation  militaire  de  Paris. 


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DÉPÊCHES  DU  DUC  DE  WELLINGTON.  781 

«  L'objet  de  Tartide  12  était  de  prévenir  l'adoption  de  quelques 
mesures  de  sévérité  des  autorités  militaires,  ou  de  ceui  qui  agissaient 
en  ce  nom,  envers  quelques  personnes  dans  Paris,  relativement  aux 
emplois  qu'elles  avaient  remplis,  à  leur  conduite  ou  à  leurs  opinions 
politiques.  Mais  il  n'était  pas  et  il  ne  pouvait  être  conçu  de  manière 
de  mettre  obstacle  au  pouvoir  du  gouvernement  français  existant, 
sous  l'autorité  duquel  le  commandant  en  chef  devait  avoir  agi ,  ou 
du  gouvernement  français  qui  devait  lui  succéder. — ik  novembre.  » 

a  n  résulte  de  cette  lettre  que  le  duc  de  Wellington ,  une  des  par- 
ties contractantes  dans  la  capitulation  de  Paris ,  considère  que  cet 
acte  ne  contient  rien  qui  puisse  empêcher  le  roi  de  traduire  le  maré- 
chal Ney  devant  une  cour  de  justice ,  de  telle  manière  qui  lui  sem- 
blera convenable. 

<r  Le  contenu  de  toute  la  capitulation  confirme  la  justice  de  l'opinion 
du  duc  de  Wellington.  Elle  a  été  faite  entre  les  chefs  des  armées  con- 
tendantes ,  et  les  neuf  premiers  articles  se  rapportent  seulement  au 
mode  et  au  délai  de  l'évacuation  de  Paris  par  l'armée  française,  et  à 
l'occupation  de  la  capitale  par  les  armées  anglaise  et  prussienne. 

0  L'article  lO  pourvoit  à  ce  que  les  autorités  existantes  soient  res- 
pectées par  les  deuxcommaudans  en  chef  des  armées  alliées;  l'article  11 
concerne  le  respect  des  propriétés  publiques,  et  établit  que  les  alliés 
n'interviendront  en  aucune  manière  dans  leur  administration  et  dans 
leur  gestion,  et  l'article  12  dit  :  Seront  pareillement  respectées  les 
personnes  et  les  propriétés  particulières;  les  habitans ,  et  en  général 
tous  les  individus  qui  se  trouvent  dans  la  capitale,  continueront  à 
jouir  de  leurs  droits  et  libertés  sans  pouvoir  être  inquiétés  ou  recher- 
chés en  rien,  relativement  aux  fonctions  qu'ils  occupent  ou  auraient 
occupées,  à  leur  conduite  et  à  leurs  opinions  politiques. 

c  Par  qui  ces  propriétés  privées  et  ces  personnes  doivent-^llesêtre 
respectées?  Par  les  généraux  alliés  et  leurs  troupes  mentionnées 
dans  les  articles  10  et  11,  et  non  par  les  autres  parties  dont  la  con- 
vention ne  parle  en  aucune  manière. 

«  L'article  13  pourvoit  à  ce  que  les  troupes  étrangères  n'empêchent 
pas  l'acheminement  des  approvisionnemens,  par  terre  ou  par  eau, 
vers  la  capitale. 

a  II  résulte  de  cet  ensemble  que  chaque  article  de  la  convention 
traite  exclusivement  des  opérations  des  différentes  armées,  ou  de  la 
conduite  des  alliés,  ou  de  celle  de  leurs  généraux  quand  ils  entreront 
à  Paris ,  et,  comme  le  duc  de  Wellington  l'établit  dans  sa  dépêche  du 
4  juillet  à  son  gouvernement ,  la  convention  décide  tous  les  points  de 
la  question  militaire  à  Paris,  et  ne  touche  en  rien  à  la  politique. 


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nS  WSTVE  DBi  IXBIFK 

«  Il  résHite  encore  clairemeiit  de  cet  examen  qae  nooi 
cette  manière  d'iaterpréler  la  coareotioD  éteifc  ceUe  dudae  deWd* 
Ufigtofi ,  raaîftque  c'était  avisi  Topôiieii  de  Camot ,  da  marécMKq 
et  de  toutes  les  persoDoes  qui  afaient  intérêt  à  pteo^e  cette  nalièR 
en  considératioD. 

a  Caraot  dit  dans  un  écrit  intitulé  Exposé  de  la  conduite  poUâfÊ 
de  M.  Carnet  :  Il  fut  résolu  d'envejfer  aux  généraux  aoglan  et  ]m- 
siens  une  coairaîssion  spéciale  chargée  de  leiv  proposer  une  toi* 
ventton  purement  militaire  «  pour  la  remise  de  la  ville  de  Paris  obe 
leurs  maÎBSren  écartant  toute  question  politique,  paisqu'onnep» 
•?ait  préjuger  queUes  seraient  les  intentions  des  aMiés  lorsqu'ils  » 
went  réunis.  — 

a  II  est  notoire  que  le  maréchal  Ney  s'échappa  de  Paris  sooia 
déguisement ,  avec  un  passeport  que  lui  donna  le  duc  d'Otraote  sie 
an  nom  emprunté,  le  6  juillet.  Le  duc  d'Otrante  et  le  maréchal  Piq 
•e  pouvaient  être  supposés  ignorer  la  teneur  de  Tartide  12  de  la  a» 
vention^  et  ilsla connaissaient  quand  ils  avaient  Tintention  de  déjooff 
ainsi  les  mesures  que  le  roi ,  alors  à  Saint-Denis,  pouvait  jageràpts- 
pos  de  prendre  contre  le  maréchal  N^. 

«  Si  même  le  maréchal  Ney  pouvait  être  supposé  ignorer  le  sesi 
de  Tartide  12,  le  duc  d'Otrante  n'était  pas  dans  le  même  cas,  pai- 
qu'il  était  à  la  tôte  du  gouvernement  provisoire ,  soas  Tantorilé  Ah 
quel  le  prince  d'Eckmûhl  avait  signé  la  convention. 

a  Le  doc  d'Otrante  aurait-il  donné  un  passeport  sons  an  faux  osa 
au  maréchal  Ney,  s'il  avait  entendu  l'article  12  comme  domumtfl 
maréchal  quelque  protection ,  excepté  contre  les  mesures  de  rigoev 
des  deux  oonuBandans  en  chef? 

«  Un  autre  fait  qui  montre  quelle  étsit  l'opimoQ  du  duc  d'Otmle» 
des  ministres  du  roi  et  des  personnes  les  plus  intéressées  à  ne  pas 
laisser  un  sens  douteux  à  la  convention  du  3  juiUet,  est  la  procia* 
aiation  du  roi,  du  2b  juillet,  par  laquelle  dix-neuf  personnes  étaieat 
envoyées  devant  des  cours  de  justice,  et  trente-trois  avaient  ordre  de 
quitter  Paris ,  et  de  se  rendre  dans  différons  départemens  sons  la  sor- 
veiilance  de  la  police ,  jusqu'à  ce  que  les  chambres  eussent  déddé  de 
leur  sort. 

a  Le  duc  d^Otrante  ou  ceux  qui  étaient  l'objet  de  cette  prodana- 
tion,  réclamèrent-4b  la  protection  de  l'article  12  de  la  oonventioof 
Certainement,  la  convention  fut  comprise  comme  elle  devait  l'être, 
à  savoir  qu'elle  était  exchisivemeDtmflitaU*e,  et  ne  liait  ni  le  gouver- 
nement existant  en  France,  m  celui  qui  allait  lui  suiccéder.  » 

Quelque  temps  après  atokiédigé  cette  note,  lord  WeUingtnaâait 


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BÉPÊCHBS  im  mX  I»  WEIXIIMTON.  'MB' 

i^  par  on  nemère  de  la  chambre  haute ,  a  d'aveir  hissé  assas- 
jiuidîqaement  le  maréehal  Ney,  ce  soldat  accompli  «  parce  qu'il 
vlaywà  pui  le  vainoie  sur  le  chaïap  de  bataille.  »  A  (fooi  lord  Wel- 
Uofjlosi  fépandtt  traiu|«iiUement  ifue^  ai  ces  paroles  se  produisaient 
aUews  que  dans  une  lettre,  il.  eu  poorsuivrait  Taotenr  comme  ttbel- 
liâtes  et  son-  émotion  n'aHa  pas  plus  loio. 

Onr  coanalt  maintenant  lord  WolUngton.  A  Fépoque  où  le  dnc  ée 
WcHîngton  quitta  son  commandemmt  sur  k  continent,  in  supcé* 
■  angkise  s^élendait  sans  obstade  sur  les^  deux  bmhmIbs.  Bepm 
:  années  TAngleterre  à  peu  près  seule  avait  communiqué  avec 
PAâe;  la  route  de  l'Inde  avait  éïë  presque  oubliée  par  les  autre* 
BOtions.  Le  Uoeus  maritime  avait  enseveli  dans  une  sorte  de  myatère 
les  procédés  de  l'industrie  anglaise^  et  si  les  marchandises  de  TAUf- 
gMerre  avaient  pane  à  pénétrer  sur  le  continent  pendant  la  guema, 
lenr  aupériorRé  assurait  ^  an:  moment  de  la  paii,  Im  domfaialîoo  cooih 
merdate  du  monde  entier  au  pays  qui  les  produisait.  Le  jour  et 
ncuefllir  le  fruit  des  saerilees  t|H*â  avait  faits,  était  enin  venu'  pour 
legeuvemement  anglais.  L'Am^terre  avait  eu  à  sa  solde,  penéani 
plnsienas  années ,  nn  BNUion  decorabattans,  et  die  anait  dépensé^ 
CD  iSU  aeuienMnt ,  cent  quafeerie  millions  de  ftvnas  aterinag  en  sub^ 
aaits;  maïs  la  poKÉiqiie  de  Pitt,  contàinée  par  Gaatlereagh ,  avait 
Itiorai^.Napdéon  était  vaincu,  hi  Franoe  abattue,  et  comprimée 
à  sa  frontière  la  plus  exposée  pw  une  triple  Hgne  de  forteresses  dotit 
ks  clés  étaient  remises  entre  les  mains  4te  lord  WeHington.  Les  ba- 
taflles  de  Baylen  et  de  Waterloo,  où  lopd  Wellington  joua  le  premier 
lAle ,  avaient  anéanti  les  résultats  de  Maieago,  d'AusterMs  et  d'Iéna» 
En  possession  de  Malte,  de  Gibraltar,  des  lies  loniennea,  de  rile- 
de-France,  de  la  plupart  de  nos  possessions  maritimes,  FAngt^errie 
aemMait  tenir  pour  totqours  sous  ses  pieds  la  France,  dont  les  force» 
navales  étaient  limitées  par  les  tnûAés^  et  à  qui  on  avait  enlevé,  après 
ht  reddition  de  Paris,  neuf  ceatsbooehes  àieu  et  presque  tous  ses 
vmsseaux.  La  Russie,  sans  finances,  sans  industrie,  était  alors  tribu- 
taire du  commerce  anglais ,  et  lui  servait  de  voie  de  transit  vers  T Asie 
centrale.  L'Espagne ,  le  Portugal ,  étaient  presque  directement  gou- 
vernés par  le  cabinet  anglais.  L'aristocratie  an^aise  avoit  vaincu  la 
révolution  française ,  et  forcé  l'Europe  «lière  à  en  répudier  les  élè- 
naens;  d'accord  avec  son  souverain,  qui  professait  avec  ardeur  sta 
pnnc^pes,  die  avait  sans  portage  la  direction  des  affUres,  et  la  seule 
grande  râpotatîpn  miiitaire  qui  s'était  élevée  des  rangs  des  armées 
dliées  lancées  contre  Napoléon^  se  trouvait  «qn^^rtmô*  à  te  faisè 
FAngteterae  et  i  Taristaeratie  4nLla  éanHndL 


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784^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Anjourd'hoi  que  lord  Wellington  vient  de  clore,  eo  les  reléguant 
dans  l'histoire ,  les  actes  de  sa  longue  vie  militaire ,  toot  cet  état  de 
choses  se  trouve  bien  changé.  Personnellement,  le  dac  de  Wdlingtoi 
n'a  rien  perdu  de  sa  haute  situation.  Cette  longue  période  de  piii 
que  nous  venons  de  parcourir,  lui  a  donné,  au  contraire,  un  nouren 
relief,  et  le  général  illustré  par  sa  prudence  et  par  des  drconstaoces 
heureuses,  encore  plus  que  par  ses  talens  militaires,  a  montré  w 
gf^tnd  caractère  politique  et  un  véritable  talent  d*homme  d'étil 
Sorti  des  armées  avec  des  idées  absolues,  redouté  par  les  uns,  désiré 
par  les  autres,  comme  un  tory  opinifttre,  le  duc  de  Wellingtoo 
n'entra  en  quelque  sorte  dans  le  ministère  que  pour  montrer  que  a 
raison  est  solide,  mais  qu'elle  n'est  pas  inflexible,  et  on  le  vit  en- 
courir à  rétablissement  du  royaume  de  Grèce,  commencer  la  ré- 
forme et  reconnaître  sans  difficulté  pour  roi  des  Français  le  prîoce 
qu'il  exhortait  vainement,  quinze  ans  auparavant,  à  se  rendre  aa 
quartier  royal  de  Louis  XYIII,  à  Gand.  Mais  tout  en  cédant  ainsi,  et 
sans  doute  à  regret,  aux  nécessités  de  son  pays  et  à  l'esprit  de  soo 
temps,  lord  Wellington  restait  le  même  et  ne  transigeait  pas  aiec 
ses  adversaires.  C'est  ainsi  qu'il  entama  la  réforme  pour  soustraire  le 
roi  à  la  domination  des  whigs ,  et  chacune  de  ses  mesures  peut  être 
expliquée  par  quelque  vue  de  cette  nature.  Cependant,  si  son  âge 
avancé  lui  permettait  de  porter  encore  le  poids  des  affaires,  whigs  et 
tories  lui  en  conféreraient  aujourd'hui  la  direction. 

A  son  avènement  au  trône ,  le  duc  de  Clarence ,  qui  avait  renoncé 
à  ses  fonctions  de  grand  amiral,  par  suite  de  ses  mésintelKgeoces 
avec  lord  Wellington ,  chef  des  forces  de  terre ,  obéit  à  ces  souvenirs; 
mais  bientôt  il  reviiit  fkn  duc  de  Wellington  et  lui  donna  toute  sa 
confiance.  La  reine  Victoria,  bien  jeune  encore,  a  montré  qu'elle 
comprend  aussi  toute  l'importance  du  vieux  guerrier,  et  son  aversioB 
notoire  pour  les  tories  ne  l'a  pas  empêchée  de  recourir  souvent  an 
avis  de  lord  Wellington ,  et  d'invoquer  le  secours  de  son  influence. 
Ces  avis  et  cette  influence,  qui  ont  tant  fait  autrefois  pour  l'Angle- 
terre dans  les  camps ,  la  sauveront  peut-être  de  grands  périls. 

Sous  le  rapport  de  sa  puissance  morale,  le  gouvernement  aillais 
a  beaucoup  perdu  de  la  brillante  situation  qu'il  s'était  faite  au  mo- 
ment de  la  chute  de  Napoléon.  La  sourde  lutte  de  l'^npire  britan- 
nique avec  la  Russie  ne  l'a  pas  mieux  servi  que  son  alliance  avec  la 
France.  D'un  côté,  le  gouvernement  anglais  a  manqué  d'habileté 
dans  sa  politique  en  Orient;  de  l'autre,  il  a  montré  tant  d'exigences, 
que  chaque  peuple  se  demandera  désormais  si  ce  n'est  pas  à  un  trop 
haut  prix  qu'on  achète  l'alliance  anglaise.  Dans  l'intérieur  de  TAn- 


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DÉPÊCHES  DU  DUC  DE  WELLINGTON.  785 

gleterre,  raristocratîe,  écartée  du  pou?oir,  a  commencé  une  guerre 
#uTerte  avec  la  couronne,  et  l'on  a  entendu  sortir  de  la  bouche  des 
lords  des  menaces  qu'ils  semblent  avoir  recueillies  de  leurs  aïeux, 
au  temps  du  roi  Jean.  L'Angleterre  tout  entière  s'est  émue  à  la  mort 
de  la  malheureuse  lady  Flora  Hastings ,  tuée  par  une  calomnie  du 
parti  tory,  et  la  lettre  que  la  marquise  de  Hastings  écrivit  à  la  reine 
pour  l'exhorter  à  défendre  sa  fille  contre  les  imputations  dont  elle 
était  l'objet ,  a  montré  en  même  temps  quelle  puissance  est  une  aris- 
tocratie qui  peut  encore  tenir  un  pareil  langage.  Qui  peut  avoir  oublié 
les  termes  de  cette  lettre  où  lady  Hastings  dit  à  la  reine  que  les  châ- 
teaux de  leurs  ancêtres  ont  été  bâtis  â  la  même  époque,  que  leurs 
privilèges  ont  été  les  mêmes,  et  qu'une  femme  qui  a  tenu  la  reine 
d'Angleterre  enfant  sur  ses  genoux ,  peut  bien  l'avertir  qu'un  jour, 
moins  jeune  et  plus  expérimentée,  elle  saura  que  le  moindre  geste, 
la  moindre  parole  d'un  souverain  de  l'Angleterre,  agitent  toutes  les 
fibres  du  peuple  anglais?  Et  tandis  que  l'aristocratie  se  livre  ainsi 
combat  sur  les  marches  même  du  trêne,  et  lève  souvent  la  tête  au- 
dessus  de  l'enfant  qui  l'occupe,  les  doctrines  démocratiques  les  plus 
violentes  agitent  l'Angleterre.  Sans  doute,  l'Angleterre  a  subi  sou- 
vent de  telles  crises,  et  elle  en  est  sortie  glorieusement;  mais  elle 
avait  alors  à  sa  tête  des  Pitt  et  des  Ganning.  Qui  s'opposera,  d'un 
côté ,  aux  violences  des  chartistes  et  des  radicaux ,  et ,  de  l'autre,  aux 
résistances  dangereuses  de  la  chambre  haute  ?  Le  duc  de  Wellington , 
l'homme  le  plus  modéré  de  son  parti ,  et  en  même  temps  le  plus 
ferme  dans  ses  principes,  est  peut-être  destiné  à  rendre  encore,  dans 
ses  vieux  jours,  cet  éminent  service  à  l'Angleterre;  du  moins  le 
voit-on  aujourd'hui,  à  demi  éteint,  cassé  et  rongé  par  la  goutte,  em- 
ployer le  reste  de  son  activité  à  opérer  un  rapprochement  entre  les 
hommes  modérés  des  divers  partis.  Le  tory  qui  a  fait  l'émancipation 
catholique  réussira-t-il  à  soumettre  le  parti  aristocratique  à  ses  vues, 
et  le  plus  constant  adversaire  des  whigs  parviendra-t-il  à  les  calmer 
au  nom  de  l'intérêt  général  du  pays?  C'est  ce  qui  est  douteux  ;  mais, 
après  avoir  lu  les  lettres  de  lord  Wellington,  on  ne  saurait  douter 
qu'il  ne  soit  le  seul  homme  qui  puisse  entreprendre  une  telle  tâche. 
S'il  réussit  â  l'accomplir,  il  aura  rendu  à  sa  patrie  un  service  non  moins 
grand  que  celui  qu'il  lui  rendit  autrefois  à  Waterloo. 


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LETTRES 

LA  NATURE  ET  LES  CONDITIONS 

Df7   OOUTKRirEMeKT  KEPRÉSEirTATIP 

EN  FRANCE. 


A  m  XEMMIB  DE  LA  CBAMBKE  DES  COMMUIIBS. 


I. 

T€»co«)ecliuves  ne  80«t  pasrasraviiQtes,  monsieur,  et  matgféh 
ooiftanee  inwfwée  à  totit  Anglais  par  cm  fortes  tnstfttttfoiia^  ffeit 
lactirt  st  étroitement  à  tooles  les^existeiices,  Taveumn^wis  afipank 
flMnaçaatet  sombre  à  ta  lueur  des  fen  de  BicmingliMi.  êam  fM 
exagérer  ses  résalMs^admiB,  Teus  entrevaTea  dans  le  meafeneot 
chaitiste)  me  mité  d'efforts  et  de  directieti  foi  amil^  jusqu'à  présent 
aumqaé  à  ces  Dembreises  énietieiis  pepolaires^  «eessoire  baKîtasI 
des  gouvernemeBS  aristecnti4«e&^  et  ampielles  eelûde  la  Gfaada- 
Bretagne  semblait  insulter  par  une  indifférence  dédaigneuse.  Cette 
tentative,  tout  avortée  qu'elle  soit  pour  le  moment ,  s'est  fait  remar- 
quer par  un  oaractère  nouveau  de  confiance  et  de  cynisme  où  les 
théories  les  mieux  arrêtées  semblent  se  combiner  avec  les  passions 


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DU  GOUVBRNBBUBlrr  REPAESBMTATIF  BN  FRANCE.  T8V 

les  plus  brutales.  Vous  comprenez  que  pressée  par  des  périls  d<»it 
elle  n'avait  pas  encore  soupçonné  la  gravité,  TAngleterre  pourra  se 
trouver  conduite  à  modifier  son  organisation  politique,  ou  du  moins 
à  renforcer  tout  son  système  administratif,  en  empruntant  à  ses 
voisins  des  institutions  et  des  formes  pour  lesquelles  ses  publicistes 
professèrent  long-temps  un  dédain  dont  il  faudra  désormais  revenir. 

Cependant,  au  milieu  de  ces  pénibles  préoccupations,  votre  pensée 
se  reporte  vers  la  France  avec  une  sollicitude  plus  vive  encore.  Con- 
fiant dans  ce  qui  survit  chez  vous  de  foi  politique  et  de  religieux 
respect  pour  l'œuvre  des  ancêtres,  vous  pensez  que  d'immenses  res- 
sources sortiront  de  l'évidence  môme  du  péril,  du  jour  où  l'existence 
de  la  constitution  serait  manifestement  compromise. 

Cette  sécurité ,  monsieur,  vous  ne  l'avez  pas  pour  la  France.  Vous 
y  croyez  le  gouvernement  représentatif  exposé  à  des  dangers  que 
Tanarchie  parlementaire  et  le  scepticisme  national  rendent  de  plus 
en  plus  difficile  de  conjurer.  En  suivant  de  près  le  jeu  et  l'avorte- 
ment  de  tant  d'intrigues,  en  contemplant  avec  une  haute  et  impar- 
tiale sagacité  le  spectacle  de  mobilité ,  d'égoïsme  et  d'impuissance, 
si  tristement  étalé  parmi  nous ,  des  doutes  graves  se  sont  élevés  dans 
votre  esprit  sur  la  consolidation  de  notre  établissement  politique.  En 
vain  cherchez-vous,  dans  la  confusion  présente  des  hommes  et  des 
choses,  un  élément  de  permanence,  une  idée  respectable  et  respectée 
de  tous,  quelque  signe  de  durée  ou  quelque  gage  d'avenir  en  mesure 
de  résister,  ne  fût-ce  qu'un  jour,  à  l'éternel  ouragan  qui  soulève  et 
roule  l'une  sur  l'autre  ces  vagues  de  sable  sans  consistance  et  sans  repos. 

Vous  aimez  la  France ,  la  fécondité  de  son  sol  et  de  son  génie ,  ses 
mœurs  douces  et  faciles,  et  cette  égalité  partout  répandue  qui  semble 
la  consacrer  comme  le  domaine  de  l'intelligence.  Tout  fier  que  vous 
soyez  de  la  grande  nation  à  laquelle  vous  appartenez,  vous  avez  foi  dans 
l'initiative  réservée  à  la  France  sur  les  destinées  de  l'humanité  ;  vous 
y  voyez  le  creuset  où  viennent  se  fondre  toutes  les  idées,  pour  s'eiB- 
preiudre  d'un  cachet  d'universalité  philosophique.  Cependant  cette 
puissauce  pleinement  admise  par  vous  dans  le  passé,  vous  craignez 
de  la  voir  s'évanouir  dans  l'avenir;  inquiet  des  misères  au  sein  des- 
quelles nous  nous  traînons  si  péniblement  depuis  deux  sessions,  vous 
craignez  que  l'Europe  ne  doive  renoncer  à  une  impulsion  qui  lui  est 
si  nécessaire ,  et  que  la  France  ne  descende  au-dessous  du  rôle  glo- 
rieux marqué  pour  elle  par  la  Providence.  Des  luttes  politiques 
abaissées  au  niveau  des  plus  vi^gaires  ambitions ,  des  noms  propres 
mbstitués  aux  intérêts  de  parti ,  des  tentatives  hardies  jusqu'à  la  té- 


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788  REVUE  DES  DEUX  mÔiIBBS. 

mérité  aboutissaotà  des  résultats  mesquins  jusqu'au  ridicolcdes 
colères  d'écoliers  et  des  susceptibilités  de  femmes  reconvraDt  an 
fonds  permanent  de  cupidité  ou  de  jalousie ,  toutes  les  situations 
faussées,  tous  les  hommes  politiques  brouillés  sans  qu*il  y  ait  entre 
eui  répaisseur  de  la  plus  mince  idée;  voilà  le  triste  tableau  tracé  pff 
vous  de  cette  France  que  vous  saluâtes  long-temps,  sinon  comme  le 
berceau ,  du  moins  comme  Técole  pratique  de  la  liberté  constitu- 
tionnelle en  Europe. 

Vous  éprouvez  le  besoin  d'être  rassuré ,  monsieur,  et  vous  voolei 
bien  m'exprimer  le  désir  de  connaître  mon  opinion  sur  la  crise  qœ 
traverse  en  ce  moment  en  France  le  gouvernement  représentatif.  Libre 
d'engagemens  au  sein  du  parlement  comme  dans  la  presse,  n'ayiot 
ni  l'espérance  ni  la  volonté  de  profiter  de  ces  victoires  éphémères  que 
quelques  hommes  remportent  les  uns  sur  lés  autres  sans  résultat  pour 
le  pays  et  presque  sans  bénéfice  pour  eux-mêmes,  vous  pensez  qne 
je  suis  en  mesure  d'apprécier  avec  quelque  justesse  une  position 
qu'il  est  assurément  bien  facile  de  contempler  avec  le  plus  parfait 
dégagement  d'esprit. 

Je  l'essaierai,  monsieur,  certain  à  l'avance  de  toute  la  liberté  de 
mon  jugement ,  que  ne  viendra  troubler  ni  la  mémoire  d'aucun  bien- 
fait, ni  celle  d'aucune  injure.  Je  m'efforcerai  de  saisir  les  idées  sons 
les  hommes,  là  du  moins  où  les  hommes  représentent  encore  quelque 
chose,  et  de  remonter  au  principe  d'un  mal  dont  je  confesse  tonte  la 
gravité,  mais  que  pourtant  je  ne  crois  pas,  comme  vous,  incurable. 
Loin  de  Paris  par  la  distance,  plus  loin  encore  par  le  repos  qui  m'en- 
vironne, la  tête  a  l'ombre  des  grands  chênes ,  les  pieds  humides  de 
l'écume  de  nos  grèves  bretonnes ,  n'entendant  d'ici  que  le  bruit  des 
vagues,  harmonieux  accompagnement  de  la  pensée,  je  vous  comma- 
niquerai  mes  impressions  sur  le  présent ,  quelquefois  mes  rêves  snr 
l'avenir;  heureux  de  continuer  le  commerce  que  vous  me  permîtes  de 
commencer  dans  le  Lobby  delà  chambre  des  communes,  alors  qu'assis 
à  vos  côtés  j'étudiais  dans  leur  vérité  sévère  ces  nobles  formes  poK- 
tiques  dont  vous  prétendez  ne  plus  trouver  chez  nous  qu'une  sorte 
de  parodie. 

Un  tel  emploi  de  mes  loisirs  me  sera  doux,  puisque  vous  m'y  con-* 
viez  :  je  ne  le  crois  pas,  d'ailleurs,  inutile.  Il  est  bon  de  faire  une 
pause  après  tant  de  chemin  parcouru ,  de  s'orienter  un  peu  au  sein 
de  cette  brume  épaisse,  et  de  se  demander  jusqu'à  quel  point  l'exem- 
ple et  la  théorie  du  passé  peuvent  servir  de  boussole  et  de  règle 
pour  la  suite  de  notre  carrière.  Je  vous  donnerai  ma  pensée  tonte 


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DU  GOUVERNEMENT  REPRÉSENTATIF  EN  FRANCE.  789 

entière ,  tsans  m'interdire  ces  aperças  vagues  et  lointains ,  qui  ne  se- 
raient ni  convenables  ni  mûrs  pour  une  assemblée  délibérante.  La 
presse  sérieuse  et  réfléchie  doit  être  l'avant-garde  et  Téclaireur  de 
la  tribune  :  c'est  ainsi  que  vous  le  concevez  si  bien  chez  vous. 

Pourquoi  dissimuler  en  commençant  un  sentiment  qui  se  produit 
confusément  aujourd'hui  dans  les  intelligences  élevées  et  jusqu*au 
sein  des  masses;  pourquoi  ne  pas  avouer  qu'en  effet  la  foi  publique 
est  ébranlée  dans  l'ensemble  du  mécanisme  constitutionnel,  et  que 
les  principes  du  gouvernement  représentatif,  tel  qu'il  a  été  défini  et 
pratiqué  jusqu'ici ,  cessent  d'être  applicables  à  notre  situation?  Une 
chambre  élective  où  se  concentre  non  pas  seulement  l'initiative  po- 
litique, mais  la  totalité  de  l'action  gouvernementale;  une  autre  as- 
semblée, dont  les  attributions  sont  nominales,  et  dont  le  titre  im- 
posant semble  une  amère  ironie;  une  royauté  engagée  dans  une  sorte 
de  lutte  personnelle ,  moins  contre  un  système  défini  que  contre  les 
chefs  de  diverses  fractions  parlementaires  :  ce  n'est  pas  là  le  gouver- 
nement des  trois  pouvoirs  se  pondérant  Fun  par  l'autre.  Chacun  voit 
cela  à  la  première  vue;  mais  ce  qui  se  voit  moins  nettement,  c'est 
le  caractère  propre  à  un  gouvernement  qui ,  malgré  l'omnipotence 
attribuée  à  l'un  des  élémens  qui  le  composent ,  ne  parvient  pas  à  im- 
primer aux  affaires  une  impulsion  décidée,  même  dans  le  sens  de  l'in- 
térêt qu'il  représente ,  ne  dessine  nettement  aucune  idée,  ne  pour- 
suit aucun  plan,  et  s'avance  de  velléités  en  velléités,  j'allais  dire  de  con- 
traditions  en  contraditions,  jusqu'à  une  trop  manifeste  impuissance. 

Voyez,  en  effet,  monsieur,  sur  quel  terrain  mouvant  l'on  marche 
en  ce  pays-cil  Tout  le  monde,  assure-t-on,  y  veut  être  ministre,  et 
Yoilà  que  le  pouvoir  a  récemment  été  près  de  trois  mois  en  intérim, 
sans  que  personne  osât  ou  pût  le  prendre.  Nulle  dissidence  vraiment 
sérieuse ,  on  le  verra  plus  tard ,  ne  sépare  les  hommes  auxquels  in- 
combaient les  portefeuilles  vacans;  pas  une  passion  politique  ne  les 
divise,  pas  un  intérêt  général  n'est  engagé  dans  leurs  querelles,  et 
pourtant  ils  ne  sauraient,  après  deux  mortels  mois  d'efforts,  s'accor- 
der pour  posséder  ensemble  l'objet  de  leur  plus  vive  ambition!  Mais 
voici  un  symptôme  plus  significatif  encore  :  il  se  trouve  qu'après 
d'interminables  négociations,  les  chefs  politiques  dont  les  noms  pa- 
raissaient exprimer  au  moins  la  pensée  des  partis,  sont  tous  écartés 
du  pouvoir,  où  les  disciples  s'installent  sans  les  maîtres,  de  telle  sorte 
qu'un  vaste  mouvement  dont  s'émut  le  pays  tout  entier,  qui  sépara 
les  plus  vieux  amis  et  réunît  des  adversaires  réputés  inconciliables, 
s'achève  aussi  confusément  qu'il  commença ,  sans  qu'une  idée  s'en 

TOMB  XIX.  51 


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790  RE¥UB  m»  miVK  Moraws^. 

dégage ,  sans  qu*un  intérêt  politique  y  trouve  satisfaction,  ^lans  les 
proportiond  et  avec  le  caractère  d'une  véritable  jouraée  des  dopei 

Quand  on  Songe  que  des  embarras  sinon  aiiisi  graves ,  dii  moioi 
analogues  se  révèlent  à  toutes  lesxrises  ministérielles ,  et  que  céDes' 
ci  se  produisent  à  des  intervalles  de  plus  en  plus  rap^cbés,  avec  la 
périodicité' d*une'  sorte  de  fièvre  réglée;  lorsqu'on  découvre  jus^'t 
la  lieriiièrer évidence  que  les  difficultés  du  gouvernement  représeiH 
tatif  gisent  bien>  moins  désormais  dans  l'ardeur  des  passions  pofiti^ 
(lues  que  datis  lés  susceptibilités  des  hommes,  de  telle  sorte  que  les 
esi^enoes  personnelles  créent  des  obstacles  plus  sérieux  que  les 
erigenees  des  partis,  il  est  impossible  de  ne  pas  comprendre  qu'il  jj 
a  ici  quelque  chose  de  tout  nouveau,  sans  précédent  dans  les  pa|S 
libres  etsurtout  dans  le  vètre* 

lime  sera  permis  de  dire,^je  pense,  sans  ravaler  mes  coniempcH 
raitis,  que,  (tepuis  l'avènement  de  Guillaume  III,  l'Angleterre  t> 
compté  de  plusgrands  hommes.  Remontes  cependant  à  ses  temps  les 
pta»  difficiles,  depuis  les  jours  de  la  reine  Anne  jusqu'à  la  régenee 
orageuse  de  Oeorge  III  ;  soit  que  la  Grande-Bretagne  se  débatte 
contre  la  puissance  de  Louis  ÛV,  soit  qu'elle  bitte  un^  demi^èdei 
en  Ecosse  contre  une  dynastie  nationale ,  on  durantdenx  siècles  e» 
Iriande  contre  tout  un  peuple  opprimé;  qu'elle  traverse  lerègBed'uae» 
femnae  incertaine  dans  ses  conseils  et  mobile  dans*  ses  affectioas, 
celui  d'un  viens  roi  en  démence  ou  d'une  jeune  fiUe  de  dix-buitaoiv 
héritant  de  la  réforme  et  appelée  à  la  continuer^  vous  chercberiaii 
vainement  dans  ses  annales  un  eiempie  deces  dîfliouMés  joureaKèfes 
qui  softent  pour  nous  de  l'impossibilité  de  conoiNerles^piéieDtîoiis^^ 
rivales  et  d'associer  d^une  manière  durable  les  personnages  mèffie» 
1er  mbtns  séparés  par  leurs  dissidences  politiqi»es.  Les  deui  Ktt- 
seraient  des  pygmées  auprès  de  nos  hommes  d'état^  si  Ton  mesnitil' 
les^  uffê  et  les  autres  aux  embarras  qu'ils  ont  causés* 

Cko&e  vraiment  étrange!  ces  embarras  augmentent  pendant  (pÊt 
le  niveau  de  toutes  les  indîvtdualilés  s'abaisse;  jamais  les  liottiBei> 
n'oM  moiner  pesé  dans'  l'opinion ,  et'  jdraâte  il  n'a-élé  plus  difficile 
dé  composer  avec  eux!  Et  qu'on  ne  croie  pas  expliq«er  ceci  en 
insultant  à  la  génération  aetueile,  en  disant  que  l'ambltton  etTîM-^ 
moralité  sont  aujourd'hui  sans  limite.  Le  triste  fonds  de  la  nature* 
humaine ,  je  le  crois  du  moine  pour  UMI  compte ,  ne  varie  guère  de 
siècle  en  siècle.  Nos  temps  valent,  crojeiK-le  bien,  ceux  de  voir» 
Charles  II,  et  les  choses  saintes  sont  plus  respectées  de  nos  joun^ 
qu'au  sièùle  de  Collins  et  de  Tyndâl;  je  ne  crois  nos  persoonageS^ 


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DU  GOUVEMnniBlIT'^BmiftBNVATlP  BN  FRANCE.  "Wl 

-inr|emeqtaires  ni  phis  oorrompas,  ni  plus  aiibitieux  ifiie  Sbàftes- 

bory,  Boynghroke  ou  Walpôle.  Si  le  eyfiisne s'étale  à  préseDtfkis 

m  «rand  joar^  s'il  est  plus  fadle  à  l'intrigue  de  iriempber,  à  4a  ranilé 

de.se  pnofluke  ^  à  l'anifaitioD  deaiateber  4)uverteBMnt  à  sen  bot  <  e'eit 

-moins  parée  que  ces  passions  avaiMtacqois  une  plis  grande  inteA- 

iàMè  quepapoeque  tont  tM»be  sens  le  domaine  de  la  publicité,  «t 

-4|)Be  les  institutions  ont  cessé  de  leur  Imposer  une  barriève.  Il  nfy« 

efAHS  rien  entre  la  société  etisesmetubves:  ceux-ci  peuvent  tout 

^if^lÊiMe  elle,  tandis  qn'oUe  ne  peut'  rien  oontreeux.  €'6st  là  sans'douie 

ittUiétatlort  grave,  et  oeseraità  désespérer  de  la  liberté  et  même  ée 

Aa  tciivilisalion,  sll  fallait  fenonoer  à  Pespoir  d'organiser  la  'Société  nou- 

tvdle  eréée(,par  la  révolution  de^8&  dans  les  conditions  fini  lui  sont 

'^popres,  et  iqu'olle ^*a  que  ptf tiollemettt  connues  jusqu'ici.  Dans 

-wie'tdle  èypotlièse,  monsieur,  tus  appréhensions  se  "trouveraient 

•Dévilablement  confirmées ,  et  cepajs  aurait  traversé  la  liberté  'Con- 

•:9titutîofinelle  pour  retroMver,  au.bout  ^Dme  trop  courte  carrière^  ou 

le  idespsilisHiexlu  «abre  ou  «eluidealoBces  èrutiiles. 

Geifui  se  passe  iodique^tHU  la»  (décrépitude  Au  gouvemement^o- 
ffésentaiif  ou  .sa  transfonnation'procbaine?  Ici  estjle  nœdd  fdéla 
.  i|nastion ,  oav  je  repousse,  comme  yousv  l'idée  qu'un  tel  étatisait  nor- 
mal et  déâiiitif. 

Juaqu*«iiîaiinl'lioi  ce  mode idegeuiremement  avait  une  sîgiâ&ca- 
tî^n  unpverscdlement  admise.  Qui  -disait  monarcbie  représeutalîve 
-catendait  parler .*d' an  système  dans  lequel  des  pouvoirs  divers  par 
iepu!  origine^  ou  des  intérêts  apposés  par  leur  nature  se  balançaientiée 
.téUeaorte  qu'un  sTstèmeide  transaction  perpétuelle^^se  trouvait^ub- 
jatitué  à  la  domination  violente  detl'wvde  oes  intérêts  sui*  les  autres, 
n  ne  faut  pas  sans  doute  prendre^  trop  au  sérieux  la  vieille  fiction 
devotretrinitê  politique  JL'Burope  a  fiîii  par  apprendre  que  c'était 
làiune  espèce  de  leurre  babileaentenUretenu  par  une  artstocnitie 
moins  jalouse  des  apparenoes-que  de  la  plénitude  du  pouvoir.  ^Mais 
>€e  4|nril  faut^recQDnattre ,  ca^vôitre  hiatoiretoute  «oUèce  est  là4[>our 
^Fa^ester,  c'est,  que  la  monarchie  constitutionnelle  d'An^eterre,  bien 
iqu'^elle  n'ait  pas  précisément  réaliser  cette  pondération  des  pouvoirs 
.qw  Iniétait  attribuée,  a  constamment  entretenu  dans  son  sein  cfdke 
-des  partis  ^ou,  pour  parier  plus  e^iactenent,  des  grandes  écolespoU- 
Jtifues.  <Iootes  les  idées  s^y  aont  laitperpétuelleraent'équjilibre;  auonn 
îDtérèt  ii'B  uxdusivement  éanuné  «es  eonsâls.  Lps  héuMues  d'élat 
> Touint  unepolitique  tapt: insulaire  ont dA  tranfiigen souvent  avec^ les 
iP«u^isansdÎjnoe:péiitiqttex>ai|ti||entÉte^  Ceux  qui  aspîf aient  à  étoaifo 

51. 


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792  *  RBYUB  DBS  HBUX  MOlfBBS. 

la  liberté  de  conscience,  à  la  dégager  des  liens  de  la  conquête  polî- 
tique  et  de  Toppression  religieuse,  ont  vu  leurs  progrès  retardés  pir 
Tascendant  de  ceux  qui  s'attachaient  à  maintenir  inébranlable  la  su- 
prématie de  réglise  et  de  Tétat.  Qu'est-ce,  en  ce  moment,  que  le  goa- 
vernement  de  l'Angleterre,  si  ce  n'est  une  lutte  régulièrement  orga- 
nisée entre  l'Irlande  et  la  Grande-Bretagne  pour  la  conquête  du  droit 
commun,  entre  la  bourgeoisie  qui  s'élève  et  l'aristocratie  qui  s'af- 
faisse? Qu'est-ce  que  votre  réforme  parlementaire,  vos  concessioiis 
aux  dîssidens,  votre  bill  des  corporations  municipales,  vos  projets 
actuels  de  gardes  urbaines,  et  vos  tendances  vers  Tadministratioo 
centralisée,  se  combinant  avec  le  maintien  d'une  église  établie,  d'noi- 
versités  privilégiées,  du  droit  d'aînesse  et  des  grands  jurys,  dek 
yeamanryet  des  juges  de  paix?  qu'est-ce  que  tout  cela,  si  ce  n'est  la 
conciliation  d'élémens  hostiles  par  essence.qui  consentent  à  se  com- 
battre avec  ordre  à  Westminster  pour  éviter  de  descendre  dans  une 
arène  plus  redoutable?  De  grands  partis  organisés  et  conduits  perdes 
chefs  en  qui  s'incarnent  les  doctrines  de  chacun  d'eax,  des  lottes 
soutenues  avec  la  persévérance  que  donnent  les  intérêts  politiques 
et  la  chaleur  qui  naît  de  Fopposition  des  croyances,  telle  est  la  con- 
dition indispensable,  sinon  d'un  gouvernement  libre,  da  moins  d'on 
gouvernement  représentatif  comme  il  a  été  compris  jusqu'à  présent. 
Ce  système  s'était  d'abord  développé  en  France  au  milieu  de  cir- 
constances qui  semblaient  lui  assurer  un  long  avenir.  Je  ne  parle  pas 
de  nos  premières  assemblées  délibérantes,  car  l'élément  révolution- 
naire y  dominait  seul,  et  rien  ne  ressemblait  moins  à  de  la  politique 
de  transaction  que  celle  qui  se  faisait  durant  l'ivresse  de  ces  temps-là. 
Mais,  lorsqu'on  i8ift>  Louis  XVIII  eut  jeté  la  Charte  entre  la  vieille 
dynastie  et  la  France  nouvelle ,  la  nation  admise  à  la  jouissance  des 
droits  politiques  se  trouva  nécessairement  partagée  en  deux  grandes 
catégories,  factions  irréconciliables  dont  les  intérêts  restaient  aussi 
distincts  que  la  foi  sociale  et  les  espérances.  Ce  fut,  il  faut  bien  le 
reconnaître,  le  plus  beau  temps  du  gouvernement  parlementaire.  La 
Charte  poussa  des  racines  d'autant  plus  profondes  qu'on  la  croyait 
plus  menacée.  Tous  les  partis,  à  commencer  par  celui  de  l'ancien 
régime,  eurent  leurs  théoriciens,  leurs  publicistes,  leurs  orateurs. 
Celui  de  la  révolution,  derrière  lequel  se  groupait  la  majorité  natio- 
nale, déploya,  dans  la  défense  de  ses  conquêtes,  une  énergie  et  une 
unité  devant  lesquelles  échouèrent  toutes  les  combinaisons  de  l'école 
aristocratique.  Pendant  que  celle-ci,  à  laquelle  ne  manquait  ni  la 
puissance  du  talent ,  ni  celle  de  la  logique,  essayait  l'élection  à  deox 


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BU  GOUTERNBHBNT  REPRÉSENTATIF  EN  FRANCE.  79S 

degrés,  les  substitations  et  la  primogéniture ,  l'antre  maintenait,  en 
s^appnyant  sur  les  sympathies  populaires,  le  vote  direct,  Télectorat 
à  cent  écus,  l'égalité  civile  et  politique,  la  liberté  de  la  conscience 
et  celle  de  la  presse. 

Vous  avez  vu  la  France  de  ce  temps,  vous  avez  connu  plusieurs 
de  ces  hommes  moins  éloquens  par  eux-mêmes  que  par  la  grandeur 
des  intérêts  qu'ils  avaient  charge  de  défendre.  L'orateur  n'était  pas 
alors  un  homme  redoutable  par  cela  seulement  qu'il  possédait  une 
parole  vive  et  facile,  incisive  ou  pittoresque.  Il  fallait,  en  dehors  de  l'en- 
eeinte  parlementaire,  faire  vibrer  des  passions  à  l'unisson  de  sa  voix , 
éveiller  des  susceptibilités  toujours  inquiètes,  ou  parler  à  des  intérêts 
constamment  alarmés.  L'homme  politique  dépendait  de  son  propre 
parti,  il  en  recevait  toutes  ses  inspirations;  son  talent  était  l'instru- 
ment et  non  le  principe  de  sa  puissance.  De  là  ces  positions  si  nettes, 
si  simples,  si  parfaitement  conséquentes  avec  elles-mêmes  depuis 
M.  de  Bonald  jusqu'à  Benjamin  Constant,  positions  toujours  domi- 
nées par  une  idée,  et  que  chacun  aurait  pu  dessiner  avant  même 
qu'elles  se  produisissent. 

En  rappelant  ces  souvenirs,  je  fais ,  sans  y  songer,  la  contre-partie 
de  tout  ce  qui  se  passe  en  ce  moment.  Dans  la  vie  parlementaire,  le 
talent  n'est  plus  une  force  au  service  d'un  intérêt  général;  il  est  de- 
venu le  principal  au  lieu  d'être  l'accessoire,  et  la  puissance  de  l'ora- 
teur se  mesure  à  la  dose  qu'il  en  a  plutêt  qu'à  l'usage  qu'il  en  fait. 
Si  les  partis  ne  dépendent  pas  précisément  de  leurs  chefs,  ceux-ci 
dépendent  moins  encore  de  leur  propre  parti  ;  chacun  va  de  son  cAté, 
s'appuyant  sur  ses  amis  personnels,  faisant  manœuvrer  ses  journaux 
au  soufDe  de  ses  haines  ou  à  la  pente  de  ses  propres  intérêts.  Les 
hommes  de  la  conservation  se  séparent  aujourd'hui  de  ceux  du  mou- 
vement démocratique  avec  lesquels  ils  se  confondront  demain.  De 
part  et  d'autre,  on  polit  avec  soin  toutes  les  aspérités  des  choses,  on 
efface  à  plaisir  sa  physionomie  propre,  on  lutte  d'empressement  au- 
tant que  de  flexibilité  pour  saisir  un  pouvoir  qui  échappe  aux  uns  et 
aux  autres,  sans  se  fixer  solidement  aux  mains  de  personne.  Ceci  doit 
résulter,  en  effet,  de  l'état  très  différent  des  esprits  et  des  choses  à 
deux  époques  bien  moins  séparées  par  les  dates  que  par  les  évè- 
nemens. 

L'égoïsme  de  quelques  prétentions  n'expliquerait  pas  seul  ce  qui 
vous  indigne  comme  un  scandale,  et  ce  qui  me  préoccupe  surtout 
comme  l'indice  d'une  ère  différente.  Vous  attribuez  aux  faiblesses  des 
hommes  ce  que  j'attribue  à  l'insufOsance  des  institutions.  Je  ne  pré- 


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jUfeMDnediiire^viitre  eifMcatioBpiiftepeidhètae  ae* 

yom  ipuh  mîeMe  <ldr9q«e  .la  strile^  eette  cor>aopMjMiog  rt— 

mis  eameanre  de  dévdoîpper  «ma  yesoée. 

Dans  les  années  qui  suivirent  iaunédiatemeat  jla  réfotatiMide 
jinUet ,  le  gamverBmwBt  repréimrtatif  oMlîiiQa  ^'eiialer  panai  néos 
dans  sasi  eanditiops  eiMieatîciMesv  raotasamaaie^des^dacIriBea  eMci 
intérèis.  Vottsaveat  cooMnréttn  nvaot  son Yenic de ^ea A«tta p aotai 
neUeside  l'ietelUgapodet  de  la  ki  oontre  Taiarehie  Iwrlaat  dassMi 
Pues  ensani^faées;  TimsYay^  Mcooe  à  lataibiuieGaaMBirFMer» 
pâle  Je  fatigue  etde  ool^,  lançait  de  aonaM  enflararaé  les  déniiez 
jets  id!ane  vie  qoita'étaînt  ^  foiia  vooarfppelei  œt  autre  «rateor  qui, 
inpitBiant  à  Bas.pamilasi!un.  oaoM  gme«t  antigae^  fépiiJMil  ilm» 
uae  tpopukictté  dMt  iLa?ait  fiouMi  les  deaeews ,  eà^seoihlMl  iasoilv 
h  toutes  Jes  passions»  a»aatées«  par  la  fMide  énergie  de  ^a  *  eeitfiBi^ 
sionpoliÉique.Gesi luttes  étaient  imnenses  par  leur  portée,  snUir 
naies .  par  la  dcamatîqao  émotian  épi'dHas-  iewpruptaieat  de  oes  div- 
eonatances  décisiyas..  La  Frame  eonaenreraîtrelle  laoMinHrahie^i^ei 
attributs  essentiels ,  le  pouvoir  y  passerait-il  au  peuple,  cm  realefÉîtifl 
eoncentié  aux.  jonains  de  la  bourgeoisie?  Makittendraitreye  la  loi  des 
traités  ^u  se  déelareiait-eUa^n  boattité  ooslre;  l'Eusofe?  EvManar 
nousfdans  rére.d'^aetMberté^  régialièfe  ou  d*ttne  prapagapde:  avotu- 
rense?  Telles  furent  les  questions  fiosées fendant  tmis  aiuiéaa  insto 
tribune.  Viogt  fois  le  sort  du  monde  s'est  trouvé  au  fond  de  l'uiBe 
de  nos  délibérations;  c'était  son  avenir  autant  que  le  nétre  foe  dis- 
i^tait  la  chambre  soua  la  clameur  de  l'émeute  et  au  bruitde  la  géoé* 
ode.  Permflltes'moi  de  rappeler  avec  quelque  ofgueil  ce  souvenff, 
aar  jeue^sats  aucun  parlement  »qui  ait  délibéré  sur  de  plus  grandis 
dMses^  je  ne  sais  aucun  peuple  qui  puisse  engager  aussi  étraiteneiit 
l^rope  dans  les  chances  de  ses  propres  destinées. 

!LesflOAibP0asesquestiws  soulevées  dans  l'ordre  coofllitQtîanoil 
oufdipiematifiue  aboutissaient  au  fond  à  une  sptile,  la  suprématie 
pulU^ue  deceqti'fOn  nomoieles  classes  moyennes,  ou  riovaaion  da 
pouvoir  par  la  démocratie  i  problème  qui  ne  tarda  pas  à  être  résals 
par^i«eu»inapifaÉ&ide.  la  aaliûn.  U  resta  démontré  que  laFranse 
B^entoadaibipasi  plus  (s'jndiner  devant  la  grossière  souveraineté  dn 
nombre  que  devant  l'idole  de  la  république,  et  que,  ne  dépassant  p» 
deaeax^wix  leatliontaside  la  monaftchie  con^itutiouncile,  eileoiain- 
tieodsait  è  ritttelMgencef  oonouffreaMDeutjavec  la  propriété  et  Tîn^ 
duatiietiaidirection  exdiusîve  de  la  sociélé.^Les  hommes  désîaié* 
resiésvûdiabovdiiMarlaîiia^inrlajMli^  et  la  portée  du  narnivemeit 


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DU  GOUVBBimiWIie  BflMIÉaBNTATHNBN  FRANCE.  1W 

dedSao  f  se^  raUiéreiit  ptraiptemeat  à  uneîdéetqiiirde  piodoîMit  ai«c 
Haeattflsi4ka«ite  auterûé;  lei  ambitieux  s'y  raUièrent^aueBi^graduellar 
meotv  en*  ayant  soio«  de  prendre  le» Téservas^cemmaiidée»  par  teuis 
«BiécédeBS^  et  ce  retour  fut  d*autaBt  moios  difficile  qu'ils.  appai>te^< 
BMe&t  touëv  P^K*  leuM'iotéfètSt  à  la^^lasse  dont  rétablissemeni  aa 
pouvoir  sepuodutoftit  alo»  a?ec  l'irrécosable  autorâté  d'un' fait  cobt^ 
somme- 
Cet  aecord  qu'on  a  tardé  quelques  année»  à  confeaserv  mais  qB», 
depnia  assez  longtemps,  était  devenu  réel,  fui sansdBBteutr  événe- 
ment heureux  p^urToidreiSOcxal;  maïs  on  puty  découvrir  pour  notre 
giiuveraement  le  principe  d'une  crise  aux  développemensde laquelle 
nous  assistons  aiiyourd'hui,  et  dont  il  est  difBoiiê  d'assigner  eneore 
bs  dernières  coBséquenoes. 

Comprenez  bien,  je  vous  prie,  dan»  qael  milieu  «t  au  sein  de 
quelles  difficultés  nouvelles  dut  se  mouvoir  la  machine  constituftion^ 
DBlle,  lorsqu'eut  cessé  cette  guerre  si  vive  entre  deux  intérêts  poli- 
tiques si  divers,  entre  deux  théories  siopppsées.  Pesez  fbieui  tout  ce 
qitf  devait  résulter  d'un  état  de  choses  dans  lequel,  à  part  quelques 
démonstrations  sans  importance,  il  n'y. avait  plnfrà^e manifester 
qin'une  seule  idée  sociale,  et  où  dès-lors  l'opposition  combattit  moina 
pour  substituer  une  doctrine  à  uneautre  que  poor  se  faire!  charge» 
de  son  application^ 

La  lutte  contre  l'école  aristocratique ,  si  vive  sous  la  restauiation  t 
avait  cessé  du  jour  où  le  principe  de  la  reyanté^s'était  trouvé  ebaagé^ 
car,  s'il  ét|ât  impossible  déjà  de  fonder  ubb'  aristoeratie  hérédîtah^^ 
sous  la  vieille  légitimité  historique,  cela  était  devenu  visiblement 
absurde  sous  la  monarchie  élective.  Le  parti  légîtimtstev  retiré  dafiB< 
sas  terres  «t  défendu  par  des  organes  malhabile»,  n'était  plus  assez 
redoutable  pour  alimenter  l'ardente  controverse  de  la  tribune;  on  ré^ 
fMditpar  des^  mesures  arbitraires  à  des  intrigues  sans  portée,  et  l'on 
cassa  de  s'occuper  des  carlistes,  du  jour  où  l'on  eut  pris  leurs  places^/ 
Les  républicainsont  donné  phisde  soud,  parce  qu'ils  se  sont  moins* 
fjBMàlemeBtrésigDésà  leur  fortune^  qu'ils  ont  toujour9espéré  suppléer^ 
bb  nombre  par.  l'audace,  et  que^  comptant  moins^sur  la  Providenoef 
il&  ont  plus^  souvent  agi  pftr  eui^mèmes.Jiais  c^est  toujours  centre  lOf 
pprlemeaty  et  jamais  dans  son  sein  t  qu'ont  eu  lien  ces  tentatives;  les< 
idées  républicaines  «ont  restées  sans  organes  avoués  à  la  tribone,  et 
ce  parti,  avant  de  descendre  an  gnet-apens,  n'avait  pas  mâme.essayét 
obo  organisation  panlementaire. 
L'adq>(ion  des  lois  de  septembre  1833  ferma  ^  dans  4a  chaatbcev 


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796  REVUB  BBS  BBUX  MOHDBS. 

répoqae  des  lottes  politiques,  pour  oayrir  celle  des  intrigues  person- 
nelles. Je  n*eDtends  pas  certes  condamner  légèrement  des  meserei 
que  les  évènemens  pouvaient  faire  jnger  nécessaires.  Lorsqu'on  pou- 
voir se  voit  en  face  d'an  imminent  danger,  il  est  difficfle  de  loi  re- 
fuser ce  qu'il  réclame  comme  condition  de  sa  sAreté  en  arguant  pour 
ravenir  d'inconvéniens  éventuels.  Il  faut  une  grande  modération  et 
une  immense  confiance  en  soi-même  pour  ne  pas  courir  au  pies 
pressé  entre  un  péril  actuel  et  un  péril  éloigné;  cette  double  qualité 
n'appartient  guère  aux  assemblées  délibérantes,  elle  appartient  bien 
moins  encore  aux  gouvememens  qui  hésitent  à  engager  à  ce  point 
leur  propre  responsabilité.  Je  ne  biftme  donc  pas  des  dispositioBS 
auxquelles  on  semblait  se  trouver  conduit  par  la  grandeur  et  Fen- 
traînement  même  des  circonstances,  mais  je  constate  un  résultat  qui 
n'échappe  à  personne,  et  que  quelque  pénétration  permettait  peot- 
être  de  prévoir. 

A  partir  de  ce  moment,  les  difficultés  politiques  qui  rendaient  ea 
force  au  pouvoir  ce  qu'elles  semblaient  lui  Ater  en  sécurité  maté- 
rielle ,  ont  fait  place  à  ces  embarras  sans  nom  et  sans  cause ,  d*oà 
sortent  ces  longues  crises  qu'il  faut  plutét  appeler  ministérielles  qve 
politiques.  Les  hommes,  n'étant  plus  contenus  par  les  évènemeos, 
suivent  le  cours  de  leurs  inclinations  naturelles;  toutes  les  agglomé- 
rations se  dissolvent,  et  les  pensées  s'individualisent  comme  les 
espérances.  Les  coteries  remplacent  les  partis;  elles  se  forment,  se 
brouillent,  se  raccommodent  et  se  séparent  avec  une  telle  prestesse, 
qu'elles  mettraient  en  défaut  l'historiographe  le  plus  délié. 

La  presse ,  contenue  dans  de  plus  sévères  limites,  a  pris,  à  sa  ma- 
nière, l'esprit  gouvernemental  qu'on  s'est  attaché  à  lui  donner.  Da 
certain  nombre  de  ses  organes  ont  passé,  armes  et  bagage ,  au  ser- 
vice des  ambitions  parlementaires,  rabaissant  aujourd'hui  celui-ci, 
demain  grandissant  celui-là,  proclamant  tel  homme  impossible,  tel 
autre  indispensable.  Elle  élève  entre  les  aspirans  aux  portefeuilles  des 
incompatibilités  souvent  gratuites,  mais  qui  finissent  par  devenir  in- 
surmontables; elle  suppose  des  trahisons,  colporte  des  ouvertures, 
flatte,  menace,  et  fait  si  bien,  que  les  associations  les  plus  natorelles 
finissent  par  devenir  les  plus  impossibles.  Réduits  à  puiser  en  eux- 
mêmes  toute  leur  force,  et  ne  concentrant  plus  dans  leur  personne 
celle  d'une  grande  opinion  extérieure,  les  hommes  politiques  se 
trouvent  amenés  à  chercher  leur  principal  point  d'appui  dans  ce  pou- 
voir excentrique,  qui  n'effraie  plus  par  sa  violence  la  bourgeoteîe 
électorale,  et  dont  la  souple  habileté  a  bien  vite  badigeonné  les  per- 


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DU  GOl/VERNEMENT  REPRÉSENTATIF  EN  FRANCE.  797 

sonnages  le  plus  long-temps  noircis  par  ses  injures  d'ane  popularité 
toute  fraîche  et  toute  virginale.  On  agit  alors  par  la  presse  sur  le  par- 
lement ,  au  lieu  d*agir  par  le  parlement  sur  la  presse;  on  se  tapit  dans 
ses  journaux  comme  Arachnée  au  centre  de  sa  toile ,  on  en  fait  mou- 
voir de  sa  main  tous  les  fils ,  on  y  prépare  ses  embûches,  on  y  enve- 
loppe ses  ennemis  de  mailles  mouvantes  et  légères. 

Cette  suprématie  de  la  presse  sur  les  pouvoirs  constitués  est  chose 
complètement  inconnue  chez  vous.  Si  vos  Revues  ont  mission  de 
préparer,  par  des  travaux  soutenus,  la  solution  des  grandes  ques- 
tions économiques  et  constitutionnelles;  si,  à  cet  égard,  elles  de- 
vancent et  stimulent  le  parlement ,  vos  journaux  quotidiens  ne  sont 
que  des  auxiliaires  à  la  suite.  Us  répètent  les  débats  de  vos  chambres, 
assaisonnent  d'injures  la  polémique  des  orateurs;  ils  reflètent  l'opi- 
nion du  parti  qui  les  gage  et  ne  font  à  coup  sûr  celle  de  personne. 
Pas  un  homme  d'état  n'a  eu  en  Angleterre  la  pensée  d'arriver  au 
pouvoir  par  les  journaux ,  et  de  gouverner  par  leur  influence. 

Nos  écrivains  polémistes  auraient  droit,  à  coup  sûr,  de  signaler 
comme  injurieuse  autant  qu'injuste  toute  assimilation  aux  rédacteurs 
obscurs  et  inconnus  de  vos  feuilles  les  mieux  établies.  Aussi  n'en- 
tends-je  formuler  en  ceci  aucune  accusation  contre  la  presse  fran- 
çaise. Elle  a  trouvé  la  place  vide  et  s'efforce  de  la  prendre,  rien  n'est 
plus  simple.  La  sécurité  bien  ou  mal  fondée  des  intérêts,  a  produit 
une  anarchie  politique  dont  elle  profite  pour  mettre  à  prix  ses  ser- 
vices et  grandir  son  importance ,  rien  n'est  plus  simple  encore.  Ne 
vous  placez  jamais,  de  grâce,  à  votre  point  de  vue  habituel  pour 
juger  une  situation  qui  doit  être  prise  sur  le  fait. 

Nous  n'avons  jamais  eu  rien  d'analogue  à  ces  grandes  et  régulières 
divisions  en  tête  desquelles  figurent  depuis  longues  années,  et  res- 
teront leur  vie  durant ,  sir  Robert  Peel  et  lord  John  Russel,  l'un  re- 
montant, par  Canning,  Castlereagh  et  William  Pitt,  jusqu'à  la  fon- 
dation du  torysme,  l'autre  pouvant  présenter  au  sein  de  sa  propre 
maison  une  suite  de  traditions  politiques  non  interrompues  pendant 
deux  siècles.  Aucun  de  nos  chefs  parlementaires  n'a  exercé  dans  aucun 
temps  cette  autorité  en  vertu  de  laquelle  un  leader  parle,  agit  et 
stipule ,  non  pas  seulement  pour  ses  collègues  au  sein  de  la  repré- 
sentation nationale ,  mais  encore  pour  la  masse  des  intérêts  moraux 
et  matériels  groupée  derrière  eux  dans  les  trois  royaumes.  Cepen- 
dant, si  nous  ne  possédions  rien  de  comparable  à  vos  deux  écoles 
constitutionnelles,  nous  possédions  jusqu'à  présent  des  partis  ardens 
et  vivaces  qui ,  tout  en  manquant  d'un  principe  intime  de  hiérarchie, 


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^ns  -iREves  BBS  wxm 

^tenaient  da  inoins  compactes  et  serrés  ^deratitlewrs  •dterwiroL 
Qaandf  affirme  que  cette  ressource  noos^diappe  aiijoiird'bQK  qmâl 
je  dis  qoUl  ii'xaf»his  de  partis^dan  la  chambre,' eiqBrVteiiarsimite 
sérit  qtt'afec|)las< de  violence t  cela  peut ,  exonérait,  ^WMpmUpE 
étrange  rrien  de'plns  rni  pourtant ^moDsieor. > A  paitsdeoi  gwipg 
sans  importance  nmaérique et  sansaetion , > it estmerÉnir quCitiA 
résenre  î  soit  lassitude ,  sôit  empMtseiiKnt  il*aÉibMion  y  «seue'ilée 
daire  ^t^préeise  >ne  s'aTentiire»Mrr ^1»  artne^^^oltlifue  ^ *«t  q^oD*^ 
saurait  guère  y  foir^que^des  hmuiies  occupent  to^pow^oir,  lulMt 
contre  de#  hommes  aspiraal  à  les  enohtsser. 

^ Dans untet 'état,  quoi *d^onDant^«î Chacun sé4iit  eeolre^de tcNt 
etrapporte  toutà^sôi?  Désqtfon  ne  replrésetite  Vien^qoe-Mpropie 
personnalité^  pourquoi  soîgnerttit^in  «utre  «hose  <iue^*Mi>^prope 
avenir?  Au-nem  de  quel  intérêt,  par  la  puissance  4e  qilMIe^âéefé- 
elamerËîV^on'^e  eelui-ci 'Un'«sacr4fice'd'amour^fopve«^de  oaioMà 
l'oubli  d'un  UMUvtis  procédé,  de1ousFuBion;ila«oiiooiide;1a9(»- 
»HHS8Îon  à'  une  faiéiarcbie  régulière?  Pendant  que  (leaipwliss'iSDi^ 
des  horames'quion'  avaient  été  les  rappéjewlam ,  IL  Rétablit  eohe 
toutes  lesf  idées  iune  sorte  d'égalité  négative;  les  orofttooeS'pefdeBt 
leur  éuergie^'miisFégoïsnie  élève  entoe  les)  honwmMies  hovièM 
plus 'iirfraffcbissHbles  encore  que  la  passion,  ;4e^lelle  «ottevqueJi 
soddté  i'iein  deprMter  4e«e  que  perdeut  les  pavttsf  <«e  mùt^MUit 
llHeHnèaie|)ar4eur««flUblianiBent. 

Vous  «e  «comprendriez  eevtainement  pas ,  en  Angieterre  /  qitai 
publicist&essayèt  de  caractériser  une  <trise  politique ,  en  passant  soos 
silence  jusqu'au  nom  delà  chambre  que  vous  appellerez  long-lanpB 
encorela  chambre  haute;  mais  vous  connaissez  assez  la  France  pour 
que  cesilence'de^ma  part  niait  pas' droit  de  vous  étonner.  Hestmal- 
heureusement  incontestable  que  la  pairie  ^'existe ,  depuis  «WO ,  qu^i 
l'état  de  pouvoir  judiciaire;  vous  n'ignorez^pas  que,  dans  aucuaedes 
transactions  politiques  de  ces  dernières  années,  elle  n'a  été ^n  peint 
d'appui  non plus'Cpi'unobstaele'pour personne.  La  prernSèretbamère 
n'a  exercé  une  iilfluence  appréciable  dans  aucune  de  ces  Dombreases 
combinaisons  ministérielles  ^remuées  chaque  année;  son  vote  est  de- 
venu dépure  forme,  à  peu  près  ^onune  4a  signature  du  second  no- 
taire, requise  je  ne  Sais  pourquoi  pour  >les  acte»  aiMhentiques. 

IX'où  vient  cette  nullité  dont  les  conséquences  pounraient  être  si 
désastreuses?  La  pairie  franfuise,  ce>  dernier  port  ouvert  aux  débris 
de  tant  de  naufrages,  ee  sénat  ^à4ant  de  régimes  ont  jeté  leurs  iHos- 
«trationSf  le  eède-t41  à  une  autre  assemblée  danale  monde  engrandes 


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BU  GOUYSMniHM  MMiMîMffii^'EN  FRANCE.  ?M> 

IV  e»  («pacKfeispéItalésf  en  eipéfteftce^'^céi^^ 
no'le  peoee^É^  BuMipe.  Cotte  iMtitttfiMne'réfp^SdeMe 
«»aréflieiiia«éun  iotértt^eoMaltt»' aQf  ténâufteies  géâélrMés^  là 
aMiélé française?  On  ne'poitrrait^sMteiiiriafec  juMieev  naèmé'avec 
iifoaiqmsfédkme  apiMMce  de  ?éitfév  qa^ellé  f€fo$éBijN^i]»prfÉd|^ 
jBÉKlbmiti|«e^q«Mttè  eiq^itas  et^^i/êlte  pfêMge^  cle6«iiftérfl(9^dë 
ciitoi  LapaMeepnAài'faéiédllèvet  ce4i^  base^aiMi 

îiM^oailiaÉlbteqtie  ceB6-4à  a^wletidéM^  dÉpWfS^,  iiUH't)«Cl1dgMt!lk 
é'«iHe«»veQ^rdau  ftltoa(MM>inpK9i  qpffl  tffi<eit^êndtf  tfc^ 
€t  qiielqa&  dnrèe  après  la  rérohilien  èéf  t999: 1/béMMKlHf^ràiÉ^it 
liisaée  teot««wKâlbleeft  eBf  faisttttlle  pcrtelâé  liAre4étoolè#4M  ai^ 
tipatblB8«etide4eiites  les  attafoes.  On  a  sègenietit^gi^n'^IMKiMt 
pas  le  ttétt&a»  dMger  d'atoir  à dMufM'fiislàilt  è^eoiivHr^é  sa  ^tapté 
4iglAeii]iie1ii6tilirtî9ff  è  iaqQetie  la  TùjdM^wttM  dApfèfer'^^i  propre 
fime,  att  lieo  «t^n  reeevoh*  d'elle.  On^aégaleittCftflï^iliirefiÀtém^^^ 
en  reeralMit  la> pairie  du  ré^e  iHmteàu^au  seiaf  des'inMretïiriiilIHék 
elyiiBerf^4eiitce:régiine«stla'8a«icU6iif«t -ta  IP^est?  dëtst 

martfejteipiela  chambre  des  pairs  né'repfésenle  anjeupd^fijitif  qtiei^ 
qa*exprime  la  chambre  des  députés;  les  mêmes  inftèew^s  et*,  à^pet 
deehose>paès'j  le  manie  fénés  d'idées  polWqaerdMiiiteeft  dlMte  Ftine 
4idBaêi^YàM^^8i  elles  s'y  prodotsent  sons  des  a^peet^  difféèene  et 
«v«e>me'd6se  d^éiiergîe  très  diverse,  c'est  que,  dans  U  chMrt)l^fMi^ 
n»fiUe,  l'aetieii  ^naturelle  de  ces  îBfliieiices  est  évidemiiréiff  pàrtt^ 
ij9i»i  Ce  roalbeuriiie^  tient  point  à  ce  que  lé  pays  repemsse  le*  sys^ 
4ème  de  deuxchambfes;  il  ne  résulte  pas  de  l'esprit  politique 'dé  là 
fflôrie  actaelle,  ^)moifis>eACore  delà  somme  dé  considération  indf^ 
vidoeHénieifel  pajréu ' à 'ses membres';  cette' nullité  est*  la  déplorable 
eOnaéquenDed'uar yiee radical ^dans l'cN'gamsatioa»  constitutionneilé 
de  ce  pouvoir,  sur  laquelle  je  de^md'ptàstafdapiMiler  toute  votre 
«Itetilibnf. 

Une  chambre  UQfapie  iaiérièmre  à  la  tàcte  qoe^ies  dif^mltés'^dil 
4èmps  luîîasposeDlv  «ne  seule  chaiMire  exerçant  uD^poervoir  cofftre* 
balancé  par  rinfloenoe  active f et  directe  de  1r  royauté-,  tel  est  doue 
ledetnier  mot^dlme  situa4iea;do«t  jet  m'affecMrais  plus  vivemènlv  si 
je  croyais  à i'iaqisss&ilité  de  l^-modififer^  si>  je  ne  me^reiidats  compte 
Mrtout  des  motifs  «qui  ont  dft  l'amener.  La  'bourgeoisie,  xlosormais 
iiKtaIléeatt&  affaires  ^  souveraine  mdtresser  de  lapoHtique  et  de  l'ad^ 
minîstratîeii  dtt<payS4  ui'est^pli»  inquiète  peut  sen  avenir.  Délivrée 
du  cauchemar  aristocratique  qui  troubla  si  lengi-temps  ses  vêtîtes , 
^e  ne  se  voit  pas  menacée.,  dé longrtèmps'du moins,  par* ladémo^ 


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800  msTUB  ras  raux  wmras. 

craUe;  son  instinct  loi  révèle  qu'à  cetégardn  y  a,  oudgré  les  formes 
da  langage,  identité  presque  absolue  de  doctrines  et  de  sjmpatliio 
entre  tontes  les  fractions  de  Topinion  dynastique,  depuis  le  œntie 
jusqu'à  la  gauche  :  aussi  les  dates  du  li  octobre,  du  6  aeptenlire, 
du  22  février,  du  15  avril  et  du  12  mai,  ont-elles i  peo  près  une égrie 
valeur  à  ses  yeux.  Si  la  presse  est  parvenue  à  dépopolariser  qQdqno 
noms  et  à  en  exalter  quelques  autres ,  ces  préférences  ne  sont  guère 
plus  vives  que  ces  repoussemens  ne  sont  profonds  :  II  y  a  ao  fond  de 
tout  cela  bien  plus  d'indiflérence  et  d'apattiie  qu'on  ne  le  soopçomie. 

La  coalition  récente  dont  vous  vous  déclarex  inhabile  à  pénétrer 
les  causes,  et  dont  vous  me  suppliez  de  vous  faire  comprendre  les 
résultats,  a  été  Texpresùon  la  plus  complète  et  la  plus  vraie  de  cette 
crise  à  laquelle  sont  en  ce  moment  soumises  toutes  nos  institntioos 
politiques.  Si  tous  l'étudiez  au  sein  du  parieraent ,  vous  verrei  qu'elle 
constate  l'anéantissement  des  anciennes  classifications,  mais  sans 
laisser  encore  entrevoir  le  germe  d'une  organisation  nouvdlé;  si 
vous  l'étudiez  au  sein  du  pays ,  vous  acquerrez  la  preuve  de  cette  hé- 
sitation et  de  cette  lassitude  dont  est  manifestement  atteinte  l'opinioB 
gouvernementale. 

Je  dob  m'expliquer  nettement  sur  une  telle  combinaison,  car  il 
s'agit  ici  non  d'un  simple  accident  dans  le  mouvement  constitutionnel, 
mais  d'un  symptôme  où  se  peint  et  se  révèle  une  situation  tout  entière. 
Dans  le  cours  de  cette  correspondance,  j'aurai  peu  de  noms  cootem- 
porains  à  prononcer,  je  n'aurai  guère  non  plus  à  toucher  aux  ques- 
tion^ irritantes;  mais  lorsque  la  force  des  choses  pourra  me  coa- 
traindre  à  les  aborder,  je  le  ferai  avec  l'indépendance  d'un  homnie 
qui  n'a  donné  à  personne  hypothèque  sur  sa  parole,  et  qui  entend 
conserver  toute  sa  vie  le  droit  de  dire  avec  mesure ,  mais  sans  nulle 
réticence,  ce  qu'il  estime  la  vérité. 

Les  coalitions  ne  sont  pas  sans  doute  chose  nouvelle  dans  l'histoire 
des  gouvememens  représentatifs;  mais  il  est  rare  que  la  morale  les 
avoue,  il  est  plus  rare  encore  qu'elles  aient  atteint  leur  but  sans  le 
dépasser.  Sous  la  restauration,  l'union  d'un  moment  de  la  gauche 
avec  la  droite  fraya  les  voies  du  pouvoir  à  un  parti  dont  les  fautes 
rendirent  impossible  l'accord  si  désirable  de  la  dynastie  et  de  la 
France.  Des  coalitions  ont  marqué  les  phases  les  plus  critiques  de 
notre  histoire  révolutionnaire;  enfin,  votre  patrie  ne  traversa  jamais 
de  pires  épreuves  qu'aux  jours  où  Fox  et  North  se  donnèrent  la  main. 
Alors  on  vit  aussi  tous  les  antécédens  méprisés,  toutes  les  doctrines 
confondues,  et  l'on  put  croire  que  le  dernier  jour  des  institutioDS 


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DU  GOCYBIUIBMKRT  REPEiSBKTATIF  EN  FRANCE.  801 

britaoniqiies  était  proche.  Un  homme  «  que  la  nature  passionnée  de 
son  génie  engagea  aussi  ardemment  qu'aucun  autre  dans  ces  débats, 
Edmond  Burke»  n'hésite  pas  à  reconnaître  que  la  révolution  française 
était  nécessaire  pour  rendre  à  la  vieille  constitution  son  ressort  pres- 
que brisé  et  son  autorité  compromise  aux  yeux  des  peuples. 
.  Et  cependant,  monsieur,  on  ne  vit  pas  en  ce  temps-là  les  plus 
implacables  rivalités  aller  à  ce  point  d'accepter  le  concours  de  fac- 
tions placées  en  dehors  des  institutions  nationales.  Durant  les  luttes 
même  les  plus  violentes  du  xyiii^  siècle,  tous  les  orateurs  du  par- 
lement, tous  les  écrivains  de  la  presse ,  et  je  n'en  excepte  ni  Wilkes 
lui-même,  ni  votre  Junius,  à  la  parole  aiguë  et  pénétrante  comme 
une  lame  de  poignard,  tous  les  hommes  engagés  dans  les  affaires, 
enfin,  professaient  pour  elles  un  respect  profond.  Le  puritanisme 
r^ublicain  de  Cromwell  était  sans  organe  à  Westminster;  aucun 
hommage  public,  aucun  vœu  même  secret  n'allait  par-delà  les  mers 
saluer  une  royauté  absente.  La  guerre  aux  portefeuilles  n'ébranlait 
pas  une  dynastie  déjà  vieille  de  plus  d'un  siècle,  et  que  les  circon- 
stances, autant  que  l'esprit  du  pays,  dégageaient  de  toute  solidarité 
dans  les  évènemens. 

En  France,  un  pouvoir  plus  faible  et  plus  découvert  a  rencontré 
des  adversaires  moins  scrupuleux;  aussi  la  foi  dans  l'avenir  s'est-elle 
trouvée  ébranlée  là  où  elle  commençait  à  peine  à  naître.  Le  terrain 
conquis  à  si  grand'peine  au  dedans  et  au  dehors  s'est  trouvé  perdu 
sans  que  les  hommes  de  bonne  foi  pussent  ramener  à  une  question 
précise  les  griefs  sans  nombre  de  l'opposition ,  et  dégager  une  idée 
politique  parfaitement  nette  de  sa  phraséologie  abondante. 

L'épreuve  de  la  dissolution,  qui  eût  été  probablement  décisive  en 
Angleterre ,  ne  rendit  pas  la  position  plus  simple;  car  la  France ,  peu 
fixée  sur  la  portée  de  l'appel  qui  lui  était  adressé,  ne  fit  pas  une 
réponse  assez  catégorique  pour  lever  les  embarras  d'une  situation 
dont  le  vague  même  constituait  le  danger.  Si  le  résultat  des  élections 
générales  constata  que  la  majorité  du  corps  électoral  était  entrée  dans 
la  coalition ,  il  fut  évident,  d'un  autre  cêté ,  que  cette  majorité  s'é- 
tait formée  par  des  motifs  non  moins  disparates  que  ceux  auxquels 
cette  ligue  avait  dû  sa  naissance  au  sein  de  la  chambre  et  de  la^ 
presse.  Deux  partis  faibles  en  nombre,  et  placés  en  dehors  de  bh 
constitution  actuelle  par  les  espérances  qu'ils  poursuivent,  avaient 
fait  presque  partout  l'appoint  des  majorités.  Il  était  difficile  de  saisir, 
au  sein  de  l'opinion  dynastique  constitutionnelle  dont  Paris  offre- 
peut-être  l'image  la  plus  complète  et  la  plus  vraie ,  une  pensée  ir 


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laquelle  elle  se  raHiM  ?éritableii|Ml^  La  settfe^sÉPia^Hèiièfl 
diverses  semblèrent  concorder,  ce  fu4  la  nécesMié  de  imoiégar  la^ 
royauté  par  des  choix  plus  parieraentaires.  On  aTaii  gtfaérahMinr^ 
reconnu  qu'une  partie  du  cabinet  ne  se  présentait  yea  é^9uM%Mbé^ 
avec  ces  garanties  de  pleine  indépendance  qui  fondasl  et-oiÉi»»' 
tiennent  le  crédit  des  hommes  poUtiques.  Quelques  nÉcaibfesi  de 
cette  adnûnistration  ne  paraissaient  pas^en  mesure  de  se  tenir  odu^ 
verts  devant  le  roi ,  comme  o»  dirait  de  l'autre  côté  des  PyréséaSi 
et  il  y  aivait  dans  leur  dévouement^  tout  honoraUé  qii'H  pAt  éM< 
d'^lléttfs,  q^lque  chose  qui  tendait  à  en  faire  phii6tdes  viÊisifts^ 
sonnels  que  des  conseillers  responsables* 

Telle  était  éviëemmeot  ropjaîea  du  pays,  et  l'idée  l^fluratetta^ 
qui  se  soit  dégagée  de  l'ardente  polémique  contre  lé  mMiiattre  du 
1&  avril  est  assurément  celle-là.  Mais  celte  pensée;  tfégalife  par 
sa  nature,  ne  pouvait  à  elle  seule  servir  de  bMe  à  un  sf tlèan  non^ 
veau  et  à  la  reconstilutîoB  d'un  cabinet^  car  le  tilit^de  paileraeo^ 
taire  avait  éti  décerné  par  l'ôippositieB  a^et  nrie  générosité  saas^ 
égale. Cette' qealifieattoni  d'aiUsufSi  à  laquelle OBf«rv«it  soin  de  o^ 
pas  ajouter  de  commentaires,  ne  résolvait  aucune  quesÉmi ,  Mdé^* 
terminait  en  rien  la  direction  poUtiqne,  réserve  celcaiée'qai  o'éltfl 
pas'le»  moindre  grief  des  hommes  sincères  contre  une  ligM*  oè  l'oe^ 
ne  noettait  en  commun  que  d'implacables  inimiliés. 

Le  mouvement  électofal  avait  eu  poui^  réauUal^de  dovnier  desesD*' 
cliisions  plutétque  de  tracer  des  voies  néuv^lles;  Aoctar^vean  nr 
s'était  hautement  manifesté  eU'  ce  ^ai  tôocfae  au  questions  idlè^ 
rieures;  et  sî,  relatîveiiienlala^Dd»^lé0èts  du  dehors  4  la  France 
électorale  avait  exprimé  son  ini^obetio»>polir  certains  aetes  cM- 
sommés,  c^était  en  l'accompagnant  de  telles  réserves  en  Cpreot  da.^ 
système  de  paix,  en  donnant  sUr  ce  point,  à  ses  repiésentaor,  »< 
mandat  tellement  impératif,  qu'il  était' à  crabe  qiione«4apnisis# 
plus  hardie  imprimée  à  nos  relations  diplomattqoes  w  reoe^rrait  dn< 
ppy^  qu^un  concours  fort  limité. 

Au  dehors,  une  autre  attitude  plutôt  qu'usle  antrS  polili^nmraaa 
dedans,  d'autres  hommes  pour  faire  les  mêmes  choses,  telfot  Mi^ 
dernier  mot  de  ces  élections  desquelles  ob<  attendait  IfrsoMîettda- 
problème.  Et  ne  croyez  pas  que  ce  soitameiMdrir^et^nBéeenntlsebi' 
pertée  du  mouvement  électoral  que  de  le  résainêr  alnsi^  lias' Mb* 
attestent  qu'il  n'a  pas  été  compris  autrement,  même  par  bipartie  la 
plus  avancée  de  l'opposition  dynastique.  Lorsqif  il  s'est  agi  de  rappfo* 
cher  du  pouvoir  les  honorables  chefs  de  cette  partie  de  la  cbambre* 


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DU  G0UVE]l9«ail»rr«BPRd8BinA9IF«EN  FRANCE.  ^803 

~cil  fttoant  une^qne^ioD  de  eàbiiiet  dedeur.MBdiiUitoreà^laipks^é^^ 

esii«iile^des 'dignités  éleetives,  aiitles^a  yns  «ooepter  oet  étrange  pro- 

jf  gramici  gnedoptle  inonde  pouvait  à»ooiip  aûrsignerJes^temniaiM^ 

««arson  article^  le- plas^  hardi  consistait  à  dire^que  le»4tiini9ires/qtli 

•ppenftientles affaire» n'étaient-^s le^mènie» que  oeuxqnl  les^qnil- 

taient.  Si  la  gavohefit.eoiitre  Fevif^léideoesoimoegsioBSfidesfé- 

.'serves  mentales  ^*oe  dontjedoirte«pn>.peuY'6ll&«e9afda'ida  moins 

îtf^en  ftiiref  d'expresses.  Pressée  tfacqnérirà'Spa  tonr^  par  4a  possession 

idn^poOToi^toeOe  eipérieneepnftiqae  qu'on  lai  eontesle,  et  dont  son 

•;|>atîfiotisraeiie.veQipaBfilBSlon94eiiips4ui^  pays,  eHe 

«ae^eioiitra <ée»ifacile  eomposilâon.  On  lai4t abandonner lesgmides 

Uièiesiquî  aHaientdieBt«a^éroiq«e*depiits>l€r  fondBlion>dtt«ir0tè«e 

•  du  13  JMirs ,  taooeptant  ^par  pfesoriptiofi  les  totS'  de  septembre ,-  pro- 

^.cé^aot  par<i¥oiel(î'ajo«rneineiit«ittdéflni«qiMnt^à  la^  réforme  éleeto- 

fale,  el  pvotesiaiit ,  avec  une  éneigie  qu'eumienienviée  les-rédeoleors 

-des4miitocol^  -de  Lotidres «'de  ^s  iDteâiioBS>'€ondliatrieeS'  et  paci- 

•fiqws. 

'Uiitelhéritageé*iiieeftitude»et^in(^béFenoe^^itlo!^  à  porter. 
De  telles  difficultés,  dont  les  chambres  sont,  ao^reste^^moinsi comp- 
tables que  les  temps,  ne  fOuventmanquerdeTendre  l'aotien  du  pou- 
voir ^ioeertaine*  et  floltaiiter^  en 'quelque^main  qu'il  soil^leeé;  éHes 
Imposent  à>lo«SiIa'modér«tion  comme  un  devoir.  Comment  se  pas- 
«sipnner.pourou  eonlredes^iepsonnes,  tersquetes  iéirconslanees^omi- 
ment  à  ce  point  les  bommes^iM»  que  eéll^-et  «oient  ^hargéesd'émi- 
nens périls;  mais^parce•qtfi^fau(  mesuret  les^eKffieultésà  la  force,  et 
-«pie  leS'tempcnOtentà  chaqiun  ^  force  personnelle  sans  en  prêter  à 
personne?  Lajvoix  Ia^pb]i»4iier|(ique* expire  dansun ittflieu  où' Ton  a 
fait  le  vide.  Dotez-vous<à^plaisirde  toutes  le»  qualités  quf  constituent 
Khomme  supérieur  ^qti'«fee>nn'esprit'de  transaetions^et'd^'eipéâiens 
-¥OU»po8sédie»  un  ooup^'«0il  promptet  sArf-tine  persévérance  imper- 
tuiteMe,  une .résolution.à 4Mte  épreuve^^eyez^te^que- •.vous^  voient 
vos  flatteurs,  tel  que  vous  vous  voyez  vous-même ,  en  renchérissant 
.peut-être sur  eux,  et  dites  èitant^de  qualités  qui  semblent  ^'ex- 
-elnrev  et  fufip  je  (réunis  sur  votrei  tète  pri^lé^^ 
ceattaivait<éfté  iviaité^pan  les/fées  bieiifaisaiiles^  «infirment  pour^onner 
à  oeÉteBOciété  ce  qpi  4ui manque ,  du  ressort  et'  de  la i toi  politique! 
Bites^moitisi  vous  «spéreziibien  ^sérieusement  encore  voir  tomber 
devantie^:drùit  i^mn  de  TOtre'géuiSicea rivalités  jiersonnelles,  ces 
lalousitB  dTeuÉasilvpItt&'VJ^ees  «qu'elles  seraient  plus  fondées?  Vous 
4i^iHvoii44o'oih>aeceptaFa  vistre  suprénratie  s^   la  ^discuter,  que 


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90Ï  RBVUB  mS  DBUX  M OITDBS. 

TOUS  réftbterez  long-temps  aux  susceptibilités  de  celui-ci,  an  tra- 
hisons de  celui-là ,  aux  attaques  surtout  de  tant  d'hommes  dont  yos 
aurez  amorcé  les  espérances,  et  qui  ne  se  tiendront  jamais  pov  asseï 
largement  rémunérés  de  leurs  senrices?  Croyez-Tons  que  le  secrel 
des  coalitions  soit  perdu ,  et  que  les  semences  du  passé  ne  fructifient 
pas  dans  un  sol  aujourd'hui  si  profondément  labooré? 

n  est  une  chance,  une  seule,  pour  fermer  le  gouffre  où  s'aUmeot 
tour  à  tour  toutes  les  réputations,  toutes  les  capacités  du  pays,  c'est 
qu'un  moment  vienne  où  le  pays  soit  amené  à  reprendre  un  intérêt 
direct  et  chaleureux^pour  les  transactions  politiques,  dans  la  balance 
desquelles  il  a  cessé  de  mettre  un  poids.  Des  complications  extérieure» 
ou  la  grandeur  et  la  fortune  de  la  France,  ses  intérêts  politiques  oq 
matériels  se  trouveraient  gravement  engagés,  l'arradieraient,  j'en  ai 
la  confiance,  à  de  stériles  et  insolubles  querelles.  L'instinct  du  pajs 
.ne  le  trompe  pas  à  cet  égard.  Voyez ,  si  vous  en  pouviez  douter,  avec 
quelle  ardeur  il  s'est  saisi  de  cette  question  d'Orient ,  qui  touche  ses 
intérêts  moins  directement  que  les  vôtres ,  et  qu'il  a  dâmttue  néan- 
moins avec  une  chaleur  que  j'ai  vainement  cherchée  dans  vos  discus- 
sions parlementaires. 

Mais  pour  que  des  complications  politiques  déterminent  à  llnté- 
rieur  une  crise  favorable,  la  première  condition,  c'est  qu'elles  soient 
naturelles  çt  non  factices,  qu'elles  se  produisent  comme  le  fruit  même 
des  événemens,  et  non  conune  l'œuvre  calculée  d'une  politique 
rerouante.  Tout  cabinet  que  l'opinion  pourrait  légitimement  accuser 
de  susciter  des  difficultés  pour  y  puiser  de  la  force ,  de  devancer  les 
circonstances  au  lieu  de  les  attendre,  porterait  le  poids  d'une  res- 
ponsabilité terrible,  et  verrait  pour  jamais  se  retirer  de  lui  cette 
puissance  morale  qu'il  aurait  espéré  se  concilier. 

En  traçant,  monsieur,  cette  esquisse  parlementaire,  je  n'ai  pas 
cédé  au  vain  ^t  dangereux  plaisir  de  chercher  des  torts  et  des  fai- 
blesses. Si  je  vous  ai  fait  toucher  nos  plaies,  c'est  que  je  ne  les  estime 
pas  incurables. 

Je  crois,  et  vous  savez  que  cette  foi  est  chez  moi  de  vieille  date, 
que  l'ère  qui  s'ouvre  à  peine  pour  l'Europe  verra  s'élever  des  gouver- 
nemens  réguliers  et  permanens  sur  le  principe  bourgeois,  comme 
d*autres  temps  en  ont  vu  s'asseoir  sur  le  principe  aristocratique.  Si 
ridée  bourgeoise  est  la  dernière  venue  dans  le  monde,  elle  n'en  sera 
peut-être  pas  pour  cela  la  moins  féconde,  lorsqu'elle  aura  pldoe 
conscience  d'elle-même,  et  qu'elle  aura  trouvé  les  lois  de  son  orga- 
jiisme.  Le  mouvement  de  89  la  fit  édore  après  une  incubation  de  plo- 


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vc  GOUvmifBiiEirr  rsprésentatif  bn  fbancb.  806 
sieurs  siècles,  celai  de  1830  Ta  consacrée  parle  fait  qui  est  d'ordi- 
naire dans  l'Iiistoire  le  sceaa  des  grandes  révolutions  sociales. 

Je  conserve  ma  foi  en  la  vitalité  de  cette  idée,  même  au  milieu  des 
ombres  du  présent,  lorsque  sa  physionomie  semble  le  plus  vague- 
ment dessinée;  et  cette  foi  est  d'autant  plus  sérieuse,  que  nul  à  coup 
sûr  n'a  moins  qae  moi  le  fanatisme  de  sa  croyance.  Je  crois  donc  en 
l'avenir  de  notre  établissement  politique,  et  les  faits  qui  viennent  de 
se  passer  sons  nos  yeux  me  suggèrent  des  conclusions  différentes  de 
celles  qu'ils  inspirent  à  deux  autres  écoles.  D'après  celles-ci,  la 
classe  à  laquelle  est  en  ce  moment  conunise  la  direction  de  la  société 
est  atteinte  et  convaincue  d'impuissance  pour  l'avenir  comme  pour 
le  présent.  II  faut  dès-lors  élargir  les  bases  du  gouvernement,  et  faire 
cesser  un  odieux  monopole,  projet  pour  l'accomplissement  duquel 
ces  deux  écoles,  par  une  concordance  singulière ,  font  appel  à  l'élé- 
ment démocratique. 

Nous  discuterons  les  conséquences  qu'entraînerait  dans  l'ordre 
intellectuel  et  politique  l'admission  au  sein  de  la  représentation 
nationale  de  l'intérêt  populaire  proprement  dit ,  en  concurrence  avec 
l'intérêt  aujourd'hui  dominant;  nous  contesterons  à  cet  égard  et  le 
droit  théorique  en  lui-même,  et  la  convenance  de  son  application  ; 
nous  rechercherons  enfin  par  quelles  transformations  doit  encore 
passer  ridée  bourgeoise  pour  acquérir  les  propriétés  qu'elle  ne  pos- 
sède pas  encore,  et  devenir  la  base  d'une  organisation  durable. 

Yoilà ,  monsieur,  un  fécond  topick  pour  nos  causeries.  Celles-ci 
TOUS  seront  une  distraction  d'esprit  entre  vos  fonctions  de  magistrat 
de  comté,  vos  belles  expérimentations  agricoles  et  vos  chasses  au 
renard.  La  même  question,  d'ailleurs,  ne  s'agite-t-elle  pas  chez  vous? 
Ce  radicalisme  modéré  auquel  vous  donnez  la  main  dans  la  chambre 
des  communes,  en  soutenant  l'administration  actuelle,  qu'esMl  autre 
chose  que  l'opinion  française  ou  bourgeoise  cherchant  laborieuse- 
ment sa  voie  entre  la  démagogie  et  le  vieux  droit  aristocratique, 
entre  Stephens  et  lord  Roden?  Vous  me  prêterez  donc  quelque  atten- 
tion ,  ne  fût-ce  que  par  patriotisme. 

L.  ns  Gabné. 


TOMB  XIX.  63 


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m 


m  muu  DriGUii. 


I.  --^  LA  CtYPTOTâÉQCTE  DE  «UNICH. 

1  Laéécimvefte  de^nifrbresid'figtee  ^qBîfcvnMtitiaqmMKpiifi^i- 
ifiheweidela  ;OIyptelfcèipieede<Monicb^  «fémift  taiBries^savaBtfdel'Bo- 
Fope;ffe8>ittDblèrae»-qd'!itfle  a!Sonlmiés«œtifttfaae;)^^  rien  wwis 
tqit'àreiiMiYeier  toote  ia  TthAiirie  Hie>yàrtigfec  iiaeaoDtjMis  y^eipeme, 
t«iieide»4ioii(veaotés.  tesiiaotos linlàoassaateftuipiADnffpû^  èk 
-eiiri09ité)^6inolre*^p(Mpe/v  Ifl^titiiteBrà^ 
.Gr^c9  80ront>iiii.objet{iiVnittioi»ieipeiettde  imëditaiimi  tant  qnftfe 
sentinMiilfdU'bcait  fèra^taltre  letuoraff  deàtenmies }  eb^iBriaot^oo 
ne  peut  se  le  dissimuler,  que  d'eoMtiiciB^i]s^(a«eilgle»-«t  ëemmts 
fuuestesttfahi^nvpas  autorisés  par  leur  exemple!  Si  c'est  A  eni  que 
nous  devons  la  Renaissance,  leur  influence  se  trouve  aussi  dans  b 
décadence  qui  a  suivi  ;  pour  citer  des  preuves  qui  soient  soos  dos 
yeux ,  Louis  David  et  M.  Ingres ,  auxquels  on  a  attribué  tour  A  tour, 
selon  les  partis ,  la  régénération  de  Fart  et  sa  déviation ,  ont  tous  deoi 
réclamé  Thonneur  d'être  les  élèves  de  la  Grèce. 

Pourquoi  les  Grecs  ont-ils  exercé  des  influences  si  opposées?  Pour- 


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qMi^a4^0A  éM  déS  oi4MM9  si  ootiMdiotèÂrcis  à  leur  égHUif  C'ëst^ 
pMAb1efMiiit>in»^€rfr'oii  iMa^éCdâi^  e« û^ temps  diffërens;  d'une 
nmiiàre  tchilecoDlralre;  etstirides  monomeiB divers.  Rieti  n'est phis^ 
faMqoe  toft'MtiM^  iftec»ifplètes;  HiofiMeabatidé^ 
eMfilwsAf  âe  nêptts  M  tretupet-  qfle  eelUfi  dofftt  lés  lumiè^s  naM^ 
rdltsséiillràvei^ées  pftrdèseoiityiitosatfèeSHiSfrfBsafltés.  Les  modèles^ 
qa^imptiise  dÉHârlepatoé^yealèMè&e  tus  à  leur  place,  daiMlèuf 
ëfoqM;e«làii]iisdelèiirBprécédeDBet4eIei]m  eonsétfaetices;  stxm' 
véfjâffi'  de  ktr>coitt|Mrer  à  ce  qui  s'e^ lift  mâM  et-aprës  leur  cféa-' 
tîMvît  eii;inifmribleid%v€fr  um^idée  ji^  an  poîËl-deleur  per- 
fectfMP  et  de  laivalèotipattu^idièrede  leur  beaatéw  WifKdMmann 
atail' adnîTÉbleHeat  cdnipris  cela^  a^ssi  est^^e  sova  la  fmiie  de 
rfantoire  qo'ila  pvéftedté  seaibépartea  eatbéliiptes^. 

Gepefidiui#\,  c'est  enis^B.ocni'eteB  croyant  détetopiper  sa  uUès#, 
qf|!on  aéflui;,««sa|Bl4M  Oiecsv  lèdx>pteioDS  les  plus  propres  àfàlfe? 
prendre  le  change  sur  leur  génie.  N'ayant  vu  l'antiquité  qu'à  Rome'; 
l¥iBckelinaDn  n'aplr  adoÉirer  qa&Jes-  œavreside  la  troiaièiiaB  et  de 
la  quatrième  époqOe  de  Tatt,  c^eat-è^ire  cdles  0tt1a)^Ge^r«ÉlM' 
pfMtèâul  la  farce  el^rlaf  majesté^  et  qui  ont  véritaUemeM  deofié^le 
signai  de  là  décadence^  IL  est  fadtenéûiDnMHas  île  se  oouvaiffier^qQe' 
sen^  esprit  élevé  assigna  la* pveididre'  place  aux*  produotioas  dé  la 
scalpltire  astique  qui  loi  restère&tiiBeonaaas^^  et  dont  il  Ml  seaté^ 
maat  une  intaitien  sottiaiàire  et  dès  témoignages  iacompIsCs.  Lies* 
contaars  accusés,  lé  dessin  dur  et  ressenli  des  éeoies  priMÉtlwi* 
exaltaient  ea  lui  ua  elitimisiasiwdaiit  son  livre  offre  des^iMrqiita^ 
nomkreuses  ;  et  qvaat  à.  la*  seeoade  époque,  ceHe  de  Btâdias  etdO' 
Seopus,  on  peut  jager  det  l'eaUaK  qu'il  en  fait,  par  ka  mams^de 
gcaâdaetsabliaieécoleqaiilkii  donne.  Malfaeoi^oiameirt,  pat  l'efitst'^ 
d*4iaa  réserve  qa'oardevraitiàHlier'davantage,  il  n'a  cité  poar  ^em^' 
plestine  les  moreeaaiqa'41  avait  soos les  yeux;  et,  conaaa  eeU'K}!' 
étaient  presqiie  tous  da>tempade  Praxitèle,  ses  disciples  ont  craïque 
c'étaient  là  les  modèles  qu'ils  voulait  offrir  à  l'imitation  des  maderneSv 
La  plupart  des  acadéiMesde  TEucope  ont  long^temps  vécaisaricea» 
fausses  idées',  la  grâce  de  l'ApolkNi  du  Belvédère  leur  paraissaitètie 
laplas  haute  expressian  de  l'art,  et  Phidias  n'était  guère  pottr elles 
qu'on  sublime  inconnu  qa^elles  adoraient  sur  la  foi  de  l'antiquité^ 
tout  en  le  soupçomiant  au  fend  de  l'ame  d'un  peu  de  barbarie. 

Gîestdonc  parce  qu'elle  estincomplète,  que  l'histoire  de  Winckel- 
maan  a  enfaâté  ces  préjugés;  si  elle  cite  Phidias  avec  les  éloges  les 
Dtcnns  douteux ,  ce  n'est  toutefois  qu'en  passant  et  en  un  seul  parsh 

52. 


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8Q6  REVUE  DES  DEUX  «oifins. 

graphe  «  qu'elle  essaie  de  le  juger.  Les  sculptures  du  ParthéDonie 
sont  même  pas  citées  nominativement  dans  les  trois  volumes  dottl 
elle  est  composée.  Depuis  lors,  le  cercle  de  l'observation  s'est  singuliè- 
rement étendu.  Les  reliefs  du  Partbénon  ont  été  transportés  à  Loa- 
dres;  de  là  les  épreuves  de  ces  admirables  fragmens  se  sont  répandies 
chez  les  principales  nations  de  l'Eurone,  que  le  vol  de  l'Angletem 
avait  scandalisées ,  et  dont  ses  libéralités  ont  élargi  toutes  les  études. 
La  Grèce  elle-même ,  autrefois  inabordable,  a  été  sillonnée  dans  tooi 
les  sens  par  des  savans  et  par  des  artistes;  ses  golfes  et  ses  Iles  oit 
laissé  interroger  leurs  ruines.  Ainsi  l'archéologie,  après  s'être  nûse  es 
possession  de  l'époque  de  Phidias,  a  pu,  par  un  bonheur  inatteadij^ 
s'emparer  encore  de  l'époque  antérieure  :  la  découverte  deft  marixÀ 
d'Égine  est  venue  révéler  les  origines  ignorées  de  l'art  grec.  C'est  » 
jourd'hui  seulement  qu'on  peut  commencer  à  juger  les  anciens  ivec 
quelque  certitude;  c'est  aujourd'hui  que  Winckelmann  aurait  di 
naître. 

Déterminer,  dans  la  série  des  époques  de  l'art  antique,  celle  qui 
renferme  le  plus  de  germes  de  grandeur,  et  qui  a  produit  les  «h 
vrages  les  plus  dignes  d'être  étudiés,  tel  est  le  problème  qui  s'offre 
à  l'esthétique  moderne.  Pour  arriver  à  sa  solution,  il  est  évident  ipH 
est  d'abord  nécessaire  de  faire  une  bonne  classification  de  tontes  les 
oeuvres  qui  ont  été  exécutées  dans  les  différentes  périodes  de  l'aoti- 
quité;  cette  classification,  d'où  dépendent  la  clarté  et  la  justesse  des 
idées  qu'on  doit  se  faire  de  l'art  grec,  on  est  en  droit  de  la  denmder 
non-seulement  aux  archéographes  qui  veulent  écrire  l'histoire,  mais 
encore  aux  musées  qui  en  représentent  aux  yeux  un  vivant  abrégé. 
On  ne  saurait  trop  regretter  le  désordre  déplorable  dans  lequel  se 
trouvent  les  antiques  de  notre  cabinet.  Tous  les  temps,  tous  les  dé- 
bris, les  originaux,  les  copies  et  les  imitations  sont  confbndos dans 
un  pêle-mêle  qui  n'est  pas  propre  à  encourager  l'étude^  ni  à  édairdr 
les  opinions.  Il  semble  qu'on  n'ait  pensé  en  les  accouplant  qu'à  aoe 
certaine  symétrie  faite  pour  le  regard  et  non  pour  l'esprit.  Le  même 
motif  matériel  a  décidé  de  la  distribution  des  tableaux  dans  nos  gale- 
ries de  peinture.  Les  intendans  de  notre  musée  devraient  enfin  son- 
ger à  réparer  l'ignorance  de  leurs  prédécesseurs;  sous  le  rapport  de 
l'ordre,  les  autres  collections  de  l'Europe  sont  d'une  supériorité  que 
nous  ne  pouvons  pas  tolérer  plus  long-temps.  Certes,  l'édifice  qui 
est  affectée  au  Britîsh  muséum  ne  saurait  être  comparé  au  Loane; 
mais  dès  que  vous  avez  pénétré  dans  ses  vieilles  salles  informes,  tobs 
y  trouvez  du  moins  une  classification  qui  double  le  prix  des  Irfeor^ 


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LB8  KABSIIBS  B'ÊGINB.  809 

qa'elles  contiennent;  I*Ëgypte  y  sert ,  comme  dans  rhistoire,  d'intro- 
duction à  la  Grèce,  et  la  date  des  chefs-d'œuvre  de  celle-ci  se  lit  faci- 
lement dans  leur  succession.  On  en  peut  dire  autant  du  musée  de 
Berlin,  qui  a  Tayantage  d'ayoirété  construit  par  H.  Schinckel,  et 
qui  passe  pour  être  Tun  des  mieux  classés  de  TEurope;  U  faut  adres- 
ser les  mêmes  éloges  à  la  Glyptotbèqne  de  Munich. 

Mon  dessein  n'est  pas  de  présenter  une  analyse  complète  de  tous 
les  morceaux  que  renferme  cette  galerie;  ceux  qui  les  voudront  con- 
naitre  en  détail  pourront  considter  la  description  que  M.  L.  Schom 
en  a  donnée.  Cependant  je  serai  obligé  d'en  faire  un  croquis  rapide, 
pour  Tiu'on  puisse  comprendre  toute  la  valeur  des  marbres  d'Ëgine. 

Douze  salles  composent  le  seul  étage  dont  la  Glyptotbèqne  est 
formée.  La  première  est  consacrée  aux  objets  de  l'art  égyptien  ;  on 
y  voit  deux  sortes  de  monumens,  ceux  qui  appartiennent  à  l'art  anti- 
que de  l'Egypte,  et  ceux  qui  ont  été  imités  par  les  Grecs  et  par  les 
Romains,  après  la  conquête  de  ce  pays.  Parmi  les  premiers  on  re-^ 
marque  plusieurs  de  ces  urnes  en  albâtre  oriental,  appelées  canopes, 
une  statue  en  basalte  noir  représentant  Hermès  Trismégiste,  avec  la 
clé  du  Mil  à  la  main ,  une  statue  de  Sésostris  sous  forme  de  momie, 
un  homme  et  sa  femme,  assis  sur  un  double  siège  à  pieds  de  lion  : 
œ  groupe,  d'une  grande  naïveté,  donne  des  indications  importantes 
sur  le  rôle  joué  par  le  naturalisme  dans  l'art  égyptien,  que  Winckel- 
mann  et  la  plupart  de  ses  successeurs  ont  presque  toujours  pré- 
senté conune  un  art  de  pure  convention.  Parmi  les  fragmens  de  la 
seconde  série,  qui  sont  beaucoup  moins  curieux,  on  distingue  une 
statue  colossale  en  rosso  antico  d'Antinoiis,  une  statue  d'Horus,  fils 
d'Isis,  et  un  petit  obélisque,  qui  ont  été  imités  par  les  Romains, 
d'après  l'ancien  style  indigène.  On  a  joint  à  ces  objets  plusieurs 
figures  apportées  de  l'Ile  Java,  et  considérées  comme  des  produits 
de  l'art  indien;  deux  d'entre  elles  ont  été  désignées  sous  le  nom  de 
Brahma  et  de  Budha. 

La  salle  des  Incunables,  qui  est  la  seconde,  a  reçu  ce  nom  parce 
qu'on  y  a  rangé  quelques  rares  morceaux  de  l'époque  qui  est  re- 
gardée comme  le  berceau  de  l'art  grec.  Le  nom  d'étrusque,  qu'on  a 
donné  aussi  à  cette  époque,  a  été  sérieusement  contesté,  mais  il  est 
plus  généralement  connu.  Toutefois  ce  ne  sont  pas  des  vases  étrus- 
ques qu'on  trouve  dans  cette  salle;  on  y  voit  les  fragmens  d'un  char 
étrusque  en  bronze  découverts  en  Italie  aux  environs  de  Pérouse,  un 
candélabre  antique  aussi  en  bronze  et  de  la  même  époque,  avec 
rimage  d'Hercule  et  celle  de  Junon,  et  des  bas-reliefs  en  terre  coite, 


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représentant  planeurs  divinités  ;<  4»iMi-^i  piiimraient  bien  iMIrefB 
des  imitations  postérieures. 

Cest  dans  la  troisième  salle  quro»i»p|a«41e»fiMrbfes  d?Égiii0,  qi 
forment  la  transition  entr«  l'art  appeièéira6(|«e*el  ratttgneo  pnfî* 
ment  dit.Commoils  sontlepriaeipirirauiet8»r«le^ari  jevciu^ÎMiUM^ 
je  me  contenterai  d'ajouter  ieî  qu'ils  représenteol  eu  qvei^iMl 
le  gothique  de  la  Grèce;  puis^  pour  ne  pas  îaiaseriOdblièrlefaiaMk 
Tue  historique  d'après  lequel  toute  la  galerie  a*  été  classée^  jïTiB 
bftte  de  passer  à  la  quatrième  salle  «  a  laquelle  on  adéonéleoM 
d'Apollon ,  parce  que  aon  p^bel  orotneol  est  nnestÉlue  deotdiett 
Ce  cétèbre  Apollon  OylAémMfttf  eabiOQVMl^déflignééanH^oofragi^l 
Winckelmann  sous  le  nom  de  Muse  dai[ialiw^fiarberim«  Ce  n'caftw 
le  seul'morceau^iuela  Gl;ptotbè(ii|MHiii'€Blcré  à  ce  pil«s>  etaif«i 
joint  à  ceux<iu'eUeeB'a  tirés ,  ^ la^  mB^ifique  collection  -  nwniiÉaii 
piJais  Bévilacqua  de  yéroat<,  on^aN^^peuriirèa  TenseadMè  diiiBa» 
numens qu'il  nous  reste iisignaler dais to<Giyp*Dltaèi|neLr  L'AfRAol 
Cytbarœdu»est  antérieur  à  Iflhgrande  époqne  athénienne;  c^eatotep 
nk>ins  un  des  fnarbfes  qui  oulleplus'&anpé'WinciGekbBniwS^rin 
Monumens  inédite  ^éàJAÏHiUow^deVaft^  ilest  cité  eemnieuitoii» 
yrage  sublime^  doué  d'une  giaee aMtèr^bien  pféfécable ,  amyMi 
de  l'auteur,  à'Cattegraceoatb'ayafit&  qrt^fut  >  Tohiet  de  !  l'i— hti» 
des«uaeesseurs  de  PbidiaBw  Jeii0oroia}pi»^'il  y^aH  teatioMpàie» 
prendre  sur  réppque  fixées pouv fio»'eiiéeotion4  Sea^fonnea^aont  aHon* 
gl^ea  et  d'une  maigreus  adoraUe  qui^eoMe  èlsie  la  deniiiveei|Ma» 
sion  de  l'archaïsme;. ainsi. Pérugîa»  a^résumér|  paa^dea.  oerp^d^ei 
étancemeni  gracieux,  xette  séoberesse  des  malIres^^aiitMmB'ète* 
quelle  Raphaël  allait  substituer  un  dessin  phn.  lar§^  et  ]4a»>aiHifc 
Winckelmana  «'était  trompé  sur  la^désiguation  de  oette  atatae«fifca 
qu'il  avait  oublié  de  lui  faire  l'applicatien  dkmprine^  qu'il^avai 
proclamé  lui-même.  L^s  «Grec»!  voulant  personnifier  la  jfwmesae  daal 
Apollon  et  dans  Bacchus,  avaient  donné  à  ces  deoK  divinités,  qtlb 
adoraient  souvent  dans  la  mêraestatuefjes  formeadélioirteafda  wat 
fémiitin  ;  ils  les  représentaient  naémoavec  la  coiffure  dea  femaa^  ce 
qui  avait  déjà  faii  faire  aux  archéologues  pliasiears  conf usiaos  que 
Winekelmann  a  relevées  avec  soin.  Une  ép^igramme  ^leeqne  Sèa&^ 
pater^  qui  attribuait  à  Agéladas,  nvittre  de  Polyelète,  one^musrpst' 
tant  un  barbiton,  avait  confirmé  Terreur  du  critique  aHemaodé  Osa 
retrouvé  dans  les  peintures  d'iierculanum,  dans  d'antres  moDUflMOS, 
dans  les  convenances  nième  de  la  figure  qui  est  une  statue  de  tenyle^ 
assez  de  preuves  pour  justifier  le  changement  de  non^'on  lui  a  bit 


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'  LES  -MARRRES  t^ÉGlIfB.  811 

subir;  mais  ce  qae  j'ai  dé  la  peiné  à  compreridre,  lB*est  quefl'on  cod^ 
tinue  à  désigner  Agélâdas  comme  Tanteur  de  ce  morceau ,  après  avoir 
nié  la  signiScation  qtii  a  seule  autorisé  ^nckelmann  à  le  rapporter 
à  ce  maître.  Ce  point  est  fort  important  à  éclaircir.  Conmie  nous  le 
Terrons  dans  la  suite, Tépoque  à  laquelle  appartiennent TApôIlon 
Cytharœdus  et  Agëlédas  est  celle  que  Festbétique  moderne  a  le  plus 
d^intérët  à  étudier.  Une  urne  sépulcrale  athénienne  en  marbre  peiF- 
télique,  un  vase  en  marbre  de  Paros,  une  statue  de  Cérès  de  da^ 
assez  incertaine,  Complètent  l'ensemble  des  fragmens  remarquables 
de  la  salle  d'Apollon. 

La  salle  de  Bacchus,  qui  est  la  suivante,  est  presque  entièrement 
téserVée  aux  représentations  de  la  vie  ou  de  l'empire  de  ce  dieu  ;  et  la 
salle  des  Niobides,  qui  vient  immédiatement  après  celle-là ,  emprunte 
son  nom  à  deux  statues  qu'on  regarde  comme  des  eufans  de'Niobé, 
et  qui  sont  parmi  les  plus  belles  choses  de  la  Glyptothèque.  Les 
ouvrages  -classés  dans t^es  deux  salles  sont,  pour  la  plupart,  de  la 
période  où  le  génie  grec  réalisa  le^  formes'  les  plus  parfaites  qtii 
soient  sorties  des  mains  de  l'homme;  Le  satyre  ivre,  que  Winckel- 
mann  appelle  le  faune  endormi  dn  palais  Barberini,  est  l'œuvre  capi- 
tale de  la  salle  de  Bacchus:  Les  antiquaires  bavarois  l'attribuent,  je 
ne  sais  sur  quel  fondement,  à  Scopas  ou  à  Praxitèle,  dont  les  ma- 
nières bien  différentes  ne  me  paraissent  pas  prêter  matière  à  confu- 
sion. Ce  qu'il  y  a*  dé  certain ,  c'est  qu'il  fut  trouvé  à  Rome,  lorsqu'on 
'déblaya  les  fossés  du  chftteau  Saint-Ange.  L'histoire  même  de  ce  châ- 
teau, que  l'empereur  Adrien  avait  fait  décorer  de  figures  et  de  co- 
lonnades pour  lui  servir  de  toihbeau ,  et  4ii  haut  duquel  Bélisaire  se 
défendit  plus  tard  contre  les  Goths  en,  jetant  des  statues  sur  leurs 
têtes,  donne  lieu  de  penser  que  le  faune  Barberini  est ,  en  effet,  de 
quelqu'un  des  grands  maîtres  de  la  Grèce;  la  grâce  de  ses  formes 
et  la  beauté  de  son  exécution  sont  de  plus  sûrs  garans  de  son  origine. 
Des  faunes,  des  silènes,  Ino  élevant  Bacchus,  un  sarcophage  orné 
d'une  bacchanale,  un  relief  représentant  les  noces  de  Neptune  et 
d'Amphitrite,  se  font  encore  remarquer  dans  cette  sâlle.  Les  deux 
P^iobides  qui  occupent  le  centre  de  la  suivante,  fourniraient  matière 
à  de  longues  observations.  Le  groupe  qui  porte  le  nom  deNiobé 
est  un  des  plus  enviables  trésors  de  Florence;  c'était  le  seul  monu- 
ment complet  du  style  sublime  que  connût  Winckehnann.  Il  fut  at- 
tribué par  lui  et  par  son  époque  à  Scopas,  l'un  des  plus  illustres  con- 
temporains de  Phidias.  Cependant  une  épigramme  de  l'anthologie 
grecque  désigne,  comme  l'auteur  de  ce  groupe,  Praxitèle,  gui  est 


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813  REVUE  DES  DEUX  MORDES. 

postérieur  à  Scopas  par  sa  date  et  par  son  style ,  et  qm ,  en  substituant 
le  travail  gracieux  des  détails  à  la  majesté  de  Tensemble,  donna  k 
signal  d'une  ère  toute  nouvelle.  Les  Niobides  de  Florence  sont  s 
évidemment  exempts  des  recherches  minutieuses  de  l'analyse,  que 
Winckelmann  a  pu  dire  que  leur  beauté  ressemble  à  une  idée  qoi 
naîtrait,  sans  le  concours  des  sens,  dans  un  esprit  supérieur.  Mab 
déjà  il  avait  remarqué  à  Rome  une  tête  de  Niobé ,  et  plusieurs  figures 
de  ses  enfans,  où  les  saillies  étaient  plus  arrondies  que  dans  le  groupe 
de  Scopas,  et  qui  dénotaient  une  période  subséquente.  Praxitde 
n'était-il  pas  l'auteur  d'un  second  groupe  de  Miobides?  Voilà  le  pro- 
blème que  WinclLelmann  a  posé.  Les  Miobides  de  la  Glyptothèp 
n'appartiennent-ils  pas  à  ce  groupe?  C'est  la  question  que  j'adr^ 
aux  antiquaires  de  Munich.  De  beaux  bustes  d'hommes  et  de  femmes, 
un  torse  superbe,  un  philosophe,  dont  la  tète  est  malheureusemeat 
moderne,  une  Vénus  de  Gnide,  qu'on  croit  être  une  imitation  antique 
de  la  célèbre  Vénus  de  Praxitèle,  telles  sont  les  principales  figures 
qui  accompagnent  les  deux  Niobides. 

Quand  on  a  traversé  la  septième  et  la  huitième  salles  qui,  en  atten- 
dant de  nouveaux  chefs-d'œuvre,  sont  décorées  des  peintures  de 
M.  Pierre  de  Cornélius,  on  entre  dans  la  salle  des  Héros,  qui  est  la 
neuvième.  Les  statues  et  les  bustes  des  grands  personnages  de  b 
Grèce  et  de  Rome ,  qu'on  suppose  avoir  été  exécutés  par  les  artistes 
grecs,  y  ont  été  mis  à  part.  Au  milieu  de  cette  salle  se  trouve  nue 
figure  qui  doit  être  une  imitation  antique  de  notre  beau  Jasoo, 
connu  autrefois  sous  le  nom  de  Cincinnatus.  Auprès  d'elle  on  admire 
la  fameuse  statue  d'Alexandre,  celle  qui  appartenait  à  la  famille  Rod- 
dini  de  Rome ,  et  la  seule  que  Winckelmann  jugeAt  authentique. 
Une  statue  de  l'empereur  Néron ,  dont  le  marbre  pentélique  a  peuh 
être  été  cause  qu'on  l'a  regardée  comme  une  œuvre  grecque,  de 
beaux  bustes  de  Démosthène,  de  Socrate,  d'Annibal,  ornent  encore 
cette  salle. 

La  suivante,  qui  est  la  dixième,  et  qui  porte  le  nom  de  salle  Ro- 
maine, offre  une  immense  multitude  de  statues  et  de  bustes,  qui  soot 
presque  tous  consacrés  aux  grandes  familles  impériales.  Il  doit  y 
avoir  beaucoup  de  copies  dans  cette  galerei;  parmi  les  originaux,  je 
n'ai  rien  remarqué  de  comparable  au  portrait  d'Auguste  que  notre 
musée  possède.  Hais  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  intéressant  dans  la  salle 
romaine  de  la  Glyptotbèque,  c'est  d'y  trouver  réunis  dans  un  même 
lieu  tous  ces  grands  personnages  de  l'antiquité  qui  ont  décidé  du  sort 
du  monde  y  et  de  pouvoir  lire  sur  leurs  physionomies  la  trace  des 


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LES  MARBRBS  D'ÉGINE.  813 

passions  dont  les  écrivains  de  l'antiquité  nous  ont  appris  le  secret  et 
les  résultats. 

La^onriègifLSalle,  qui  est  très  petite,  est  consacrée  aux  sculptures 
colorées,  qui  signalent  principalement  Tinyasion  de  l'art  égyptien 
dans  Fart  grec  et  dans  Fart  romain ,  au  temps  de  leur  décadence.  Elle 
contient,  outre  quelques  morceaux  de  bronze,  des  statues  en  marbres 
variés,  parmi  lesquels  le  noir  domine.  Enfin,  la  douzième  salle,  qui 
est  la  dernière,  et  qui  est  aussi  fort  restreinte,  renferme  quelques 
ouvrages  de  notre  époque;  rAUemagne  et  Tllalie  du  xix*  siècle  ont 
fait  les  frais  de  ce  cabinet.  Deux  statues  de  Canova,  Vénus  et  P&ris, 
des  portraits  exécutés  par  les  deux  Schadow,  par  Tborwaldsen  et  par 
Rauch,  sont  les  seuls  représentans  que  la  sculpture  moderne  ait 
dans  cet  étroit  sanctuaire.  Si  on  suit  avec  plaisir  la  marche  de  l'art 
antique  dans  la  classification  bien  étudiée  des  pièces  précédentes,  on 
est  frappé  de  la  lacune  qui  se  trouve  ici  dans  l'histoire  de  l'art  mo* 
derne.  Cependant  il  ne  faut  pas  s'en  étonner  trop  vivement.  Ce  qui 
constitue  le  génie  bavarois,  ce  n'est  pas  la  passion  du  présent,  mais 
la  science  du  passé;  ce  qu'il  se  propose  généralement,  c'est  bien 
moins  de  rendre  les  idées,  les  sentimens  et  la  physionomie  du  temps 
actuel ,  que  de  chercher  quelle  fut  l'expression  des  siècles  écoulés,  et 
de  retrouver  la  fleur  des  civilisations  éteintes.  On  peut  dire  qu'il  s'est 
approprié  le  monument  qui  était  le  plus  capable  de  flatter  son  éru- 
dition. 

II.  —  UISTOmB  DBS  MARBRES  D'ÉGINE. 

Quand  même  la  Glyptothèque  ne  renfermerait  que  les  marbres 
d'Ëgine,  elle  serait  encore  une  des  plus  riches  collections  de  l'Eu- 
rope. Lorsque  H.  Pouqueville  fit  son  voyage  en  Grèce,  il  descendit 
à  Athènes  chez  H.  Fauvel,  qui  avait  reçu  avant  lui  Ch&teaubriant  et 
lord  Byron;  dans  la  chambre  que  l'hospitalité  du  consul  de  France 
lai  assigna,  se  trouvaient  les  pl&tres  des  statues  nouvellement  dé- 
couvertes angine.  Le  voyageur  ne  leur  accorda  point  une  grande 
attention  ;  il  raconte  que  M.  Fauvel  lui  dit  :  a  Elles  n'ont  ni  la  grâce, 
ni  la  correction  de  l'école  de  Phidias;  c'est  de  l'hyper-antique ,  qui 
n'a  que  cela  pour  mérite.  Nous  avons  donné  des  noms  à  ces  diffé- 
rentes figures;  ainsi  vous  voyez  Patrocle,  Ajax,  ou  tel  autre  héros 
qu'on  voudra,  car  la  grâce  de  l'archéologie  laisse  une  latitude  arbi- 
traire aux  conjectures.  Mais  une  chose  incontestable,  c'est  que  ceux 
qui  les  ont  trouvées  n'ont  pas  perdu  leur  temps.  »  M.  Pouqueville  n'a 
rien  ajouté  aux  paroles  de  son  hâte.  Cependant  je  penserais  volon- 


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S|14  REVCE  DSS  DEUX  KONDBS. 

tiers  qu'il  leur  a  p^té  un  ton  de  légèreté  tqu'elles  n^ai^ient  poiot  II 
est  certain  que,  dans  une  lettre  écrite»  sur  le  même  sujet,  i 
M.  Barbie  du  Boccagepère,  M.  Fauvel  s'exprimait  d'uoe  manière 
plus  sérieuse  et  plus  explicite.  M.  Quatreroère  de  Quiney,  qui  et 
connaissance  de  cette  lettre ,  y  vit  la  confirmation  de  plusieurs  idéâ 
fort  importantes  qu'il  avait  émises,  au  sein  de  TAcac^émie,  dès  1806, 
c'est-à-*dire  cinq  ans  avant  la  découverte  des  marbres  d'Égine.  Dans 
son  Jupiter  olympien,  publié  en  1815,  il  leur  donna^  grâce  à  ces  no»- 
veaux  renseignemens,  un  développement  plus  complet,  et  arrivai 
conclure  que  plusieurs  ouvrages  classés  par  Wînckelmann  àmJù 
nombre  des  œuvres  étrusques  appartenaient,  en  réalité,  au  stjle^ 
nétique.  Cette  conjecture,  qui  put  paraître  d'abord  n'être  que  le  re- 
nouvellement de  la  comparaison  établie  par  Quintilien  entre  les  écoks 
antiques  de  la  Grèce  et  dé  l'Italie ,  est  destinée  à  produire,  dans  rU^ 
toire  de  l'art ,  dés  résultats  auxquels  l'illustre  secrétaire  de  l'académie 
des  Inscriptions  et  Belles-Lettres  aurait  sans  doute  attaché  son  noiOt 
s'il  avait  pu  voir,  à  cette  époque,  par  ses  propres  yeux ,  les  marbres 
qql  la  lui  avaient  inspirée. 

LeXouvre  possède  aujourd'hui  une  épreuve  de  ces  statues  gai  dm- 
vent  exciter  un  intérêt  sans  cesse  croissant,  jusqu'à  ce  que  la  critique 
ait  dil  son  dernier  mot  sur  elles.  Malheureusement  on  interdit  ai 
public  la  galerie  où  cette  épreuve  est  placée  entre  les  fameuses  mé- 
topes de  Sélinonte  et  la  frise  du  Parthénon  qui  complètent  avec  diè 
l'explication  de  l'origine  et  du  caractère  de  l'art  grec.  Je  fais  obsenrer 
que  les  salles  qui  renferment  lés  esclaves  de  Mîchèl-Ange,  la  Diane 
de  Jean-Goujon ,  les  Grâces  de  Germain  Pilon ,  le  Milon  de  Puget. 
sont  également  closes.  Par  quelle  fatalité  se  fait-il  que,  dans  notre 
ptys,  où  la'  sculpture  a  toujours  euiyiedestinée  eo  quelque*  sorte 
privilégiée,  on  ne  puisse  jouir  librement  de  la  vue  des  modèles  de  cet 
art?  Si' on  dépensait  dans  les  galeries  sculpturales  le  budget  assigné 
au  musée  espagnol,  on  atteindrait,  ce  me  semble,  le  double  bat  de 
détourner  Tattention  des  jeunes  gens  de  modèlesdontle  matérialisme 
est  dangereux,  et  de  la  diriger  vers  les  véritables  sources  de  la  beaoli 
et  du  goût.  Nos  réclamations  doivent  être  entendues  des  directeiis 
du  musée;  nous  savons  qu'ils  apprécient  à  leur  juste  valeur  les  mor- 
ceaux dont  nous  leur  demandons  une  exhibition  publique.  L'un>d'èaxr 
M.  de  Clarac,  dont  nous  aurons  à  citer  l'opinion  à  cdté  des  coDJec- 
tures  de  l'érudition  allemande,  a  fait  graver  les  statues  d'Égine  dans 
la  neuvième  livraison  de  son  grand  ouvrage  sur  notre  musée  de 
sculpture.  Le  soin  extrême  qu'il  a  apporté  dans  l'exécution  de  ce  tra* 


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LES  BiARBRSS  tfiùmE.  8t5 

mtiémoigDe  deTimportance  qUll  attache  aux  figures  qui  en  sont 
r^fcjet. 

tL'«É3hiteotede  lai  banque  de  Londres,  homme  doué  de  toutes  les 
distinctions  deTesprit,  M.  Ck)ckeréll,  avait  entrepris,  en  1811,  un( 
wyage^Mor  visiter  les  raMHinieBS  «de  la  Grèce  et  de  VArchipel ,  de 
Mooert  aiecNlIM.  le  baron'HaHer  de^Hidlerstéin ,  Forster  et  Linck  : 
9Kλéa)daDS  riled'Égine,  ces  explorateurs  se  mirent  en  devoir  de 
pstmiperfélévatien  du  temple  de  Jupiter  panhellénien  ;  en  plaçaqf; 
loDff&îfttMSvSIs  «déceuvrireiit,  cachées  à  peine  sous  quelques  pieds  de 
tefve,'<dix-*sepl  figures  en  ronde  bosse,  marquées  d*un  cachet  parti- 
edlkn^ te^fii^Mt  transporter  à  Rome,  eu  Thorwaldsen  les  restaura; 
c*est  là  aussi  qu'ont  été  moulées  les  épreuves  que  nous  possédons  à 
Ilaris.r])eRomey  ces  statues  ont  passé  à  Munich,  où  le  roi  Louis,  qui 
■Tétait  eneore  que  prince  héréditaire,  a!  fait  don  à  son  pays  de  ce  qui 
était  jé^vaia  sa  firopriété.  Voilà  tonte  la  partie  moderne  de  lliistoiré 
des  marbres  d'Ëgine.  Essayons  de  remonter  dans  le  passé  „de  décrire 
le  Imo  cplls  ornaient ,  de  déterminer  l'époque  où  ils  furent  façonnés, 
4e  piéeiser.leur  signification  et  leor  caractère. 

^.in.  —  HISTOIRE  D*ÉGIN]B.  O^lNlOlf S  J>B  #.  OTFRIJPD  JlUJSil,^. 

HËgme  est  la  plus  grande  des  tlesde  ee  golfe  carré,  qui  est  terminé 
auAordparTIsthme  de  Corinthe,  et^ui,  teignant  à  Torient  les  cAtes 
4e  TAttique,  au  couchant  celles  de  rAvgolide,  s'épanouit  au  midi  au 
niiieu  de  Varchipel  des  Cyclades;  etle«st  jetée  comme,  un  triangle 
hnnineux  au  milieu  deTazur  de  cette  n^er  étroite  de  Salamine,  sur 
les  écudis  delaqudle  TAsie  tout  entière  vînt  se  Inriser.  Elle  n'a  guère 
qoe  sept' lieues  de  tour;  son  diamètre*  moyen  est  d'un  peu  plus  dé 
deux  lieues.  Sur  ce  petit  espace  se  (développa  un  <les  peuples  les  plus 
précoces  et  les  plus  iildustrieux  dei'antiquité. 

iM.  Otfried  Mueller,  l'auteur  de  l'histoire 'des  Doriens,  a  débuté^ 
cn'i817,  dans  la  carrière  del'épodttion,  par  un  petit  livre  où  il  a  es- 
sayé de  reconstituer  l'histoire  des  Ëginètes.  Get  ouvrage,  qui  a  pour 
UkieùEgineticorum  liber^  et  qui  est  excessivement  rare,  abonde  en 
iffitique^  savantes  et  en  points  de  vuel  ingénieux  ;<  il  est  écrit  avec  un 
IftOODiame^ui  décèle  les  secrets  penchant  de  l'auteur  pour  les  tra- 
dKtiona  archaïques  ;  mais  cette  qualité  même  et  le  grec  donc  il  est  hé- 
fiaaé  en  rendraient  la  lecture  fort  dMoile  dans  notre  pays.  Aussi 
B/^st*ii  peint  élMnatfit  qu^il  n^'yttit  pas  provoqué  de  controverse  jus- 
ifH^à  ee. jour «cJe  B6  saurais  «ntrepreidre  d'en*  faire  ui  raniriyse,  ni  la 


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816  EBTUB  0BS  0SUX  MOTSVBS. 

critiqae;  mais  ayant  eu  le  bonhear  d'en  reDCOotrer  ud  ei< 
moment  on  je  pensais  ayoir  terminé  l'étude  de  mon  sujet,  je  peoi, 
sans  m'écarter  de  mon  but,  faire  connaître  les  principales  opimonsè 
cet  ouvrage,  et  en  discuter  quelques-unes. 

C'est  non  seulement  dans  l'art,  mais  encore  dans  la  marine,  dis 
le  commerce,  dans  la  guerre ,  que  les  Éginètes  ont  devaDcé  la  ph-  < 
part  des  peuplades  grecques  ;  ainsi  Sienne  et  Pise,  dans  le  moTen^ge, 
ont  donné  le  signal  de  la  civilisation  de  l'Italie  et  de  l*Eorope,  pov 
disparaître  ensuite  et  s'ensevelir  dans  les  prospérités  de  Florence,  leor 
héritière.  Partout  l'art  s'explique  par  l'histoire,  et  nous  ne  poafM 
séparer  l'un  de  l'autre,  si  nous  voulons  prendre;  une  notion  coaqUk 
de  la  statuaire  des  Éginètes. 

Œnone  était  le  nom  primitif  d'Égine.  H.  Mueller  pense  qu'il  la 
avait  été  donné  par  les  Pélasges;  il  ajoute  même  qne  Budion ,  ven 
des  côtes  de  l'Attique,  est  le  premier  fondateur  de  cette  cotooie. 
Mais  les  traditions  d'Égine  ne  présentent  quelque  clarté  qu'an  mo- 
ment ou  Ëaque  devient  roi  de  cette  Ne.  ApoUodore  et  les  antre 
mythologues  disent  qu'il  était  fils  de  Jupiter  et  de  la  nymphe  Égine, 
fille  d'Asope.  Asope  était  le  nom  de  deux  fleuves,  dont  l'un  coaUt 
dans  la  Béotie  et  l'autre  près  de  Sicyone.  L'antiquité  dle-méoe 
nous  a  appris  que  cette  fable  indique  le  point  d'où  la  colonie  des  Égi- 
nètes était  partie,  et  qu'elle  désigne  l'Achaîe  comme  leur  patrie  ori- 
ginaire. II  y  avait  aussi  à  Égine  un  torrent  qui  s'appelait  Asope,  pour 
perpétuer  ce  souvenir.  C'était  l'habitude  des  anciens  de  donner  les 
noms  du  pays  qu'ils  quittaient  aux  lieux  vers  lesquels  ils  dirigemest 
leurs  émigrations;  et  la  Thessalie,  que  les  Grecs  ont  regardée  comme 
leur  berceau  conunun ,  renfermait  sans  doute  en  abrégé  tous  ces  types 
et  toutes  ces  dénominations  que  ses  enfans  allèrent  répandre  ensuite 
sur  les  rivages  du  Péloponèse  et  de  l'Attique,  dans  les  archipeb,  sor 
les  côtes  de  l'Asie-Mineure  et  sur  celles  de  l'Italie.  Quel  était  l'Asope 
qui  avait  directement  enfanté  celui  d'Égine?  Était-ce  de  Sicyone  oa 
de  Béotie  que  venait  Eaque  ?  Cette  question  est  dominée  par  ceDe-d: 
Qu*étaient-ce  que  les  Acbéens? 

M.  Hueller  a  singulièrement  modifié  ce  problème,  en  signalant  un 
passage  de  Pindare,  poète  aussi  réfléchi  qu'inspiré,  et  qui  semblait 
posséder  une  science  en  quelque  sorte  sacerdotale  sur  les  origines  de 
la  Grèce.  Ce  passage  établit  que  le  véritable  époux  de  la  nymphe 
Égine  asopide  était  Actes,  personnage  connu  dans  la  mythologie 
homérique  pour  être  le  père  de  Menœtius,  qui  était  lut-mème  le 
père  de  Patrocle,  et  le  frère  ou  l'oncle  de  Pelée,  père  d'AchSle.  Oo 


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LES  MARBRES  D'ÉGINB.  817 

en  conclut  natarellement  que  HeDoetius  et  Ëaque  étaient  frères, 
c'est-è-dire  que  les  Achéens  de  Ttle  d*Ëgine  et  ceux  de  la  Phthie 
avaient  une  commune  origine.  Les  Ëginètes  sont  connus  sous  lé  nom 
de  Myrmidons  aussi  bien  que  les  guerriers  d'Achille;  ils  partageaient 
également  avec  eux  le  nom  d*Hellènes,  qui  «  dans  les  premiers  temps, 
était  particulier  à  ces  deux  peuples,  sortis  d'une  même  souche.  On 
trouve  dans  Pindare  la  preuve  que  le  Jupiter  panhellénien,  dans  le 
temple  duquel  on  a  trouvé  les  marbres  qui  nous  occupent,  ne  s'est 
long-temps  appelé  que  inpiter  hellénien.  Jupiter  est  le  dieu  des 
Pélasges;  la  première  colonie  qui  habita  Ëgine  l'y  adora;  Éaque, 
qni  y  conduisit  une  seconde  colonie,  se  plaça  sous  sa  protection ,  et 
le  salua,  en  échange  de  l'adoption  qu'il  lui  demanda,  du  nom  d'Hellé- 
nien ,  qui  était  celui  des  hommes  qui  le  suivaient.  Qu'étaient  donc 
les  Hellènes?  Homère  nous  l'apprend  dans  le  dénombrement  des 
Torces  de  la  Grèce  : 

C'était  un  petit  peuple  qui  occupait  un  espace  borné  dans  la 
Phthiotide,  et  qu'on  appelait  aussi  Myrmidons.  Mais  pourquoi  Ho- 
mère leur  donne-t-il  encore  le  nom  d' Achéens?  Les  Achéens  étaient-ils 
un  peuple  antérieur  aux  Hellènes,  et  dont  ceux-ci  faisaient  partie, 
ou  bien ,  selon  une  tradition  plus  généralement  reçue,  n'étaient-ils, 
comme  les  Ioniens,  les  Ëoliens,  les  Doriens,  qu'une  portion  de  la 
famille  d'Hellen?  L'antiquité  est  à  ce  sujet  pleine  de  mystère;  elle  a 
laissé  le  champ  libre  aux  systèmes.  Mais  ce  dont  on  ne  saurait  douter, 
c'est  que,  les  premiers  entre  les  Hellènes,  les  Achéens  soient  des- 
cendus des  montagnes  de  la  Thessalie  pour  inonder  les  champs  pos- 
sédés par  les  Pélasges,  lesquels  venaient  sans  doute  aussi  des  mêmes 
lieux ,  et  difTéraient  peut-être  seulement  de  leurs  vainqueurs  par 
une  plus  longue  jouissance  des  rivages  méridionaux  de  la  Grèce.  Ce 
nom  d'Achéens,  qui  devait  être  prononcé  le  dernier  dans  l'histoire 
des  combats  de  la  Grèce  libre,  est  donc  inscrit  le  premier  dans  celle 
de  sa  civilisation.  Les  Hellènes  Achéens  se  partagèrent  en  deux 
troupes  :  l'une,  sous  Menœtius,  fonda  le  royaume  de  Phthie;  l'autre, 
sons  Ëaque,  colonisa  Ëgine,  après  s'être  probablement  arrêtée  en 
d'autres  lieux,  en  Béotie  d'abord,  à  Sicyone  ensuite. 

Ëaque  était  le  plus  pieux  des  princes.  M.  Mueller  l'appelle  avec  rai- 
son le  Numa  de  la  Grèce.  Quand  on  avait  une  contestation  à  vider, 
on  une  demande  à  adresser  aux  dieux  par  une  voix  propice,  c'était 
aux  pieds  d'Ëaque  qu'on  accourait  de  toutes  les  vallées  et  de  tous  les 


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mis  EBWB  MS  INROL 

riy^ieiss.  Paosanias  fmr\e  d'une  «séchereMe,  et  0?ide  d*«ie  peste  M 
««esipriëffes  dMivrèrentles  Grecs^  Sa  inéoMire  foi  teOemeot  véaéfèo, 
r^e  la  feBgion  aD  fit  on  4fs  juges  de  Ymkri  à  Jm  8m1  était cmK  I  ^ 
tejvgMMotdetMslesEttrapéepafMeCitrmi^^  L 

B90saDias,qiii  vivait  6009  l|arc*Aiirèie«.  avait  «QC^^  1  ^ 

tombeao  rearenné  dans  ooe  enceiote  de  jnartee  smr  ia^Mlle  ëmH  \ 
rep^réseplés  les  dépotés  de  la  Gtëee  déltv«ée,d«8  fléanx  par  sao  ials- 
«assioo. 

tSeloirla  phipart  des  mythaff  aphes ,  ;  Éaqœ  eut  trais  fib,  Pèiéatf 
JélaoïOQileia  nyiiHriie  Eodéis,  Phecas^  Paramiattiée,  fiHe  daii 
d' Argos«  U  lase  semUe  40e.  M.  Moeller  o'a  pas  ticé  tout  le  paitlpn^ 
shk  de  oette  indicatieo.  PreimèreaiMt,  afaottcouvé  dans  i^paUodon 
51lie  Phérécide  préteodait  TélaaiM»  îwid'A^,  rai.de  Salaiwie#it 
4e Glaii^«:AUe  de  Cyctiras,  il  a  rejetéla paimilé  de  oe  héraSitnc 
Éaqoe;  c'est  sor  ce  fait  qu'il  a  principalement  apppyéaoïiteiplîGaiiM 
des  statues  d'Ëgine.  Puis  il  n'a  point  insisté  sur  la  signiQcation  du 
double  mariage d'Ëaque.  La  seconde  union,  qui  rattache  ce  prinoe 
«ux;ffois  d'Argos ,  n'est-eile  patnt  l'iodiee  de.  la  noQTdle  eoioaÛBofi 
d!Égiiieci|oi  Gut  faite  ptas  tard,  par  lea  Dmâans  de  l'iArgoUde? 

Sboens ,  jwaHt  ao  palet  »aveo  sas  frères  ,lut  tué  pv?  Ptiée;  Éaqia, 
panit  ponir  ce  crime,  ckasaa  de  aeo  Ha  ses  deox  filsddoés,  lyii  eo  fmnt 
Mxàus  i  ettx  et  leurs  desceodans  ^  à  jamais.  Ne  faatril  potet  voir  im 
joette  expubion  l'ioDiage delà fiiite  des  Aiebéans  expidaés par l'iatt' 
iSkin  doKieane?  M.  Jf odler  n'y  cansidère  que  la.  réiiyégralÎQD.riiit 
jeortpreariàre  patrie  des  Hellènes  dégoAiés  de  ituritiâÊmie.Mé 
eetleaoppesitidA  s'accorde^t-^Ue  avec  les  lois  naturoUes^de  rhistaîfet 
^éléepasaa  en  éffeteoTheanlie ,  oùil  netrottvaMcAealiiiSiaaD  aode, 
«l«ù  il  partagea  sonroyaMiie  de^ktbie;  ilAt  partie  de  l'eapéAliia 
^les  Argoaaiates ,  oaaibatUt  les vAnaaaoes,  éponaa  mélhfs  et  itM 
iù  père  4^AiebiHe.  Le  fila  de  c^oi-ci ,  Kéaptolème ,  Adieva  ^  apfeaaP 
père,ia  guerre  de  Traie  et  revint  fonder  le  royauane  d^ipiîfe.TélaPiP 
<n'aUa j)«iMit,aiis3Ue«n  qoerfélée;  il  s'an^ta è^lamoe, idaotil  da- 
mi  roi  ;  il  fut  aAWirassacîéaox  exploits  Ides  AReooavtes  «llpuiicipi 
au  jbrfivaa:i<yilereQley  toiofiipbaia¥ec4iiîidQ^l4K>a»(Moii  «noi  deXiaîe» 
4pQuaa^a  Btte  dovaioea  et^en  eatideox  6ls,tAîax  et  Tefwr«;Aii3^* 
le  cousin  d'AchiUe,i fat,  après  lui,  leplosvaiila»t5deaGrea9)îldiipili 
iies  ar9iesàUl9S9e4  qulKii  fat.préférérfarîmX'Ai^nt  il^Qoaal^pr^ 
aùerei^Bipleide  attickkrqael'Âiiatotfetnous  ait  Impanâs.  Taacer,ripB 
aci  présaata  devaat  son  père  sans  avoir  vepgé  san^  Grôrev  a'^v  falfûlit 
lœçuet  aUa  conquérir  Ttle  de  Gbypee. 


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Ainsi  f  deteappint  imp^ceplUble  qui  «*«ppftUe  Égîfie,  est  saiplie  toitov 
la  race  des  héros  qulbot  préludé  aux  grandeurs  politiques  de  laXirèee; 
Tous  ces  grands  hMimes  portent  le  nom  général  d*Ëiicides;  Jeurs 
images  sont  déposées  dans  les  temples  d*Égioe,  et  ont  la  réputation' 
de  rendre  les  Ëginètes  indomptables.  La  veille  de  la  bataille  de  Sal»* 
mim,  les  Grecs  envoient  prendre  les  images  des  Éacides  pour  le» 
porter  au  combat  «  et  les  Grecs  sont  vainqueurs.  Je  répète  que« 
IL  Mueller  ne  donne  le  nom  d*Éacidesqu*aux  descendans  de  Pélée^ 
il  exelut  de  cette  glorieuse  participation  Télamon  et  ses  fils.  Philoxène 
leJynqye  avait  écrit  une  généalogie  des  Éacides  qui  aurait  tranché 
tous  les  doutes  «  mais  qui  malheureusement  est  perdue.  Cependant 
on  trouve  encore  dans  Pindare  des  armes  pour  combattre  ropinion> 
du  savant  professeur  de  Gœttingue;  enfin  l'antiquité  tout  entière 
s'accorda  à  donner  le  nomd*Ëacide  à  Miltiade,  qui  descendait  d'A- 
j|U^  et  dont  il  faut  ajouter  le  nom  à  la  liste  des  héros  éginètes. 

Le  nom  d'Hercule,  qui  avait  ému  les  Grecs  avant  la  guerre  de  Troiov 
YÎnt encore  les  agiter  après  qu'ils  se  furent  rassis  à  leurs  foyers.  Les 
descendans  de  ce  héros,  chassé  de  son  pays  par  un  sort  commun  à 
tous  les  bienfaiteurs  de  l'humanité,  voulurent  y  reconquérir  lés  droits 
de  leur  aïeul.  Ils  allèrent  chercher  du  secours  dans  cette  Thessalie 
qu'on  peut  appeler  la  Scandinavie  grecque;  ils  y  trouvèrent  une  por- 
pulation  rude  et  religieuse  qui  avait  conservé,  au  milieu  de  ses  raon<p 
tagnes,  avec  une  austère  fidélité,  les  traditions  primitives  du  géfiie 
gl^  déjà  altéré  par  les  Âchéens  et  par  les  Ioniens  dans  la  vie  plus 
aventureuse  des  côtes.  Des  colonies  étaient  arrivées  à  Thèbes  de.  la 
Pbénide;  k  Athènes  et  dans  le  Péloponèse  de  l'Egypte.  Sur  leurs  p(a- 
team  reculé»,  les  Doriens  n'avaient  point  subi  l'inflnenoe  de  la  civi^ 
lisation  des  peuples  étrangers;  ayant  les  Héraclides  à  leur  tête,  ils 
descendirent  de  leur  solitude ,  renversèrent  sur  leur  passage  les  puis- 
stDces  établies* et  vinrent  renouveler  en  Grèce  l'esprit  indigène  qui 
s'y  énervait  :  ainsi  on  nous  peint  Cbarlemagne  arrachant  la  France 
aax-torpeurs  des  Mérovingiiens  par  une  nouvelle  infusioa  de  sang 
gtrmaiir. 

M.  Mueller  indique  à  pieine  Torigine  et  les  développemens  de  l'inr- 
vasion  dorienne;  on  sent  qu'il  réserve  déjà  avec  soin  ses  richesses 
P(>ur  le  grand  ouvrage  auquel  sa  réputation  est  attachée  et  qui  res- 
tera t  nous  let croyons,  comme  un  des  plus  beaux  travaux  de  notue 
siècle.  Après  avoir  expliqué  avec  un  rare  bonheur,  d'après  un  texte 
presque  insaisissable,  uoe  ligue  amphictyonique  fondée  dans  la 
lietite  Ile  de  Calaurie,  par  toutes  les  puissances  insulaires  contre  les 


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8SM)  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

états  intérieurs,  il  passe  aux  rapports  nouveaux  qui  s'établirent  entre 
Ëgine  et  le  Péloponèse  à  l'époque  de  la  domination  des  Doneos. 
Suivant  lui,  Ëgine,  abandonnée  par  sa  colonie  d'Hellènes,  recat  vo- 
lontairement la  tutelle  d'Ëpidaure,  ville  la  plus  proche,  située  sur  le 
littoral  de  TArgolide.  Lorsque  les  Boriens  se  furent  établis  dans  k 
Péloponèse,  ils  se  trouvèrent  naturellement  les  maîtres  d'Égine;  ib  j 
transportèrent,  dit  Pausanias,  leur  dialecte  et  leurs  mœurs.  Us  n^eo- 
rent  pas  besoin  d'en  détruire  les  souvenirs,  ils  les  acceptèrent  et  ks 
absorbèrent  avec  une  aisance  qui  prouve  bien  la  confraternité  de 
toutes  ces  tribus  qui ,  à  différentes  époques ,  repeuplèrent  la  Grèce 
après  l'avoir  dévastée.  Si  les  Boriens  n'avaient  point  envahi  la  Grèce, 
la  civilisation  dont  elle  commençait  à  jouir  à  l'époque  de  la  gœne 
de  Troie,  n'eût  pas  tardé  à  porter  ses  fruits  ;  mais  cette  civilisation, 
au  lieu  de  faire  jouer  au  génie  grec  le  rôle  personnel  et  émanapa- 
teur  que  le  siècle  de  Périclès  lui  donna ,  se  fût  développée  sous  rin- 
fluence  sacerdotale  de  l'Orient,  qui  avait  apporté  tout  le  système  de 
ses  croyances,  de  sa  société,  de  ses  sciences  et  de  ses  arts  sur  ks 
rivages  pélasgiques.  L'invasion  dorienne  rendit  l'esprit  hellénique  i 
lui-même,  en  le  forçant  à  subir  une  seconde  enfance  qui  dura  près 
de  six  siècles ,  et  qu'on  a  appelée  avec  raison  le  moyen-àge  grec. 
Bornons-nous  à  constater  l'influence  de  ce  grand  événement  sur  ks 
destinées  d'Ëgine. 

Parmi  les  successeurs  des  Héradides  qui  avaient  conquis  le  Pélo- 
ponèse, il  faut  distinguer  Phidon,  roi  d'Argos,  qui  vivait  ^5  ans  avaot 
Jésus-€hrist,  et  qui  réalisa  un  instant  une  puissante  monarchie  dans  h 
Grèce.  Ce  chef  des  Boriens  fut  même  assez  fort  pour  assurer  la  coo- 
quète  de  la  Macédoine  à  son  frère  Caranus,  qui  y  fonda  la  dynastie 
d'où  sortit  Alexandre.  Ainsi,  ces  deux  frères  se  partageaient  du  noid 
au  midi  toute  l'étendue  que  les  Pélasges  et  les  Achéens  avaient  aih 
trefois  couverte.  Phidon  voulut  affermir  par  les  institutions  ce  qnH 
avait  gagné  par  la  guerre;  parmi  les  établissemens  qui  remontent 
à  lui,  on  doit  compter  la  monnaie  dont  il  passe  pour  Tinventear,  et 
dont  il  donna  le  privilège  à  Ëgine.  Ceci  prouve  qu'Ëgine  faisait  partie 
de  son  empire,  et  que  les  arts  y  étaient  déjà  cultivés  avec  succès  dès 
cette  époque. 

Les  Ëginètes  étaient,  en  effet,  un  peuple  naturellement  ingénieoL 
M.  Mueller  fait  observer  que,  dans  cette  Ile,  le  génie  dorien  prit  un  dé- 
veloppement plus  libre  et  plus  vif  que  partout  ailleurs.  Les  nécessités 
de  la  vie  insulaire,  l'exiguité  de  l'espace,  l'habitude  de  traverser  la  mer 
pour  aller  de  l'Ile  à  Ëpidaurela  métropole,  expliquent  suffisamment  i 


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LES  MARBRBS  D*£G1NE.  82f 

sesyeai  cet  essor  particulier.  Pourquoi  ne  rien  accorder  à  l'influence 
des  premières  colonisations?  Pourquoi  ne  pas  faire  mention  de  la 
tradition  poétique  qui  concerne  les  anciens  Myrmidons?  Selon  elle, 
Jupiter,  à  la  demande  d'Éaque,  avait  changé  les  fourmis  en  hommes 
pour  repeupler  Tile  désolée  par  la  peste.  Ailleurs  on  trouve  que  ces 
durs  habitans  avaient  creusé  leur  sol  ingrat ,  en  avaient  retiré  la  terre , 
ravalent  jetée  sur  les  pierres  qui  la  recouvraient,  et  s'étaient  logés 
dans  les  cavernes  doublement  utilisées  par  leur  industrie.  N'est-ce 
pas  encore  à  cette  circonstance  qu'il  faut  rapporter  la  tortue  qu'oa 
voit  sur  le  plus  grand  nombre  des  monnaies  éginètes,  que  H.  Mueller 
n'a  point  expliquée,  et  qui  pourrait  n'être  qu'une  image  de  cette  vie 
souterraine  et  opiniâtre  des  premiers  temps? 

La  mer  ne  fut  pas  pour  Ëgine  une  moindre  source  de  prospérité 
que  la  terre.  Tandis  que  les  autres  Grecs  n'ont  encore  que  des  vais- 
seaux ronds,  les  Éginètes  possèdent  déjà  des  galères  longues,  dont  les 
rames  sont  plus  longues  aussi,  et  dont  la  proue  et  la  poupe  sont  bien 
travaillées.  Les  récifs  qui  bordent  leur  tle  protègent  leurs  trésors 
contre  les  pirates,  qui  semblent  le  produit  nécessaire  de  tous  ces  golfes 
et  de  toutes  ces  plages  ;  eux  seuls  savent  filer  avec  habileté  parmi 
leurs  écueils;  ainsi  cette  forteresse  sûre,  habitée  par  une  race  labo- 
rieuse, devient  bientôt  un  marché  ouveri  à  tous  les  étrangers  de 
l'Asie,  de  l'Afrique  et  de  l'Europe. 

Enflés  par  leurs  rapides  accroissemens  et  par  le  sentiment  de  leur 
force,  les  Éginètes  rompent  avec  Épidaure,  la  saccagent,  et  empor- 
tent dans  leur  tle  les  dieux  de  leur  métropole.  Cependant  ils  restent 
fidèles  au  génie  dorien  ;  ils  gardent  les  alliances  de  Lacédémone  et  de 
Thèbes,  toutes  deux  achéennes  et  doriennes  tour  à  tour  comme  eux; 
les  premiers  peut-être,  ils  engagent  avec  la  race  ionienne  de  l'Atti- 
qne  cette  lutte  qui  résume  toute  Thistoire  politique  de  la  Grèce.  Les 
Ioniens  avaient  paru  sur  le  littoral  grec  bien  avant  que  les  Doriens 
n'y  missent  le  pied,  ils  avaient  partagé  avec  les  Achéens  les  dé- 
pouilles pélasgiques;  ils  subirent  comme  eux  l'invasion  des  Doriens. 
Fixés  dans  le  Péloponèse  avant  la  venue  de  ceux-ci,  ils  en  furent  chas- 
sés par  eux  ;  la  plupart  émigrèrent  vers  l'Asie  mineure,  vers  la  grande 
Grèce,  dans  l'archipel  de  l'une  et  de  l'autre  des  deux  mers  helléni- 
ques; quelques-uns  s'arrêtèrent  dans  l'Attique  où  leur  race  avait 
déjà  des  établissemens.  Soriis  de  la  source  commune  des  Grecs,  ils 
n'étaient  probablement  comme  les  Doriens  qu'une  tribu  particulière 
des  Hellènes  primitifs  de  la  Jhessalie ,  et  rien  ne  les  séparait  origi- 
nairement de  ces  autres  peuples:  Cependant  il  faut  qu'ils  aient  eu  un 

TOMB  XIX.  53 


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gge  REVCB  DES  non  MDNIttS. 

penchant  natif  à  se  détacher  de  leur  tronc  naturel,  et  à  se  revêtir  ds 

formes  étrangères.  Ceux  qui  avaient  primitivement  enlevé  aux  Pé- 

laages  la  deminalion  de  l'Atlique  s'étaient  si  bien  modedés  sur  lev 

esprit,  sur  leur  religion  et  sur  leurs  usages,  que  les  historiens,  ne  dis- 

tkiguant  pas  les  uns  des  autres,  appellent  les  vainqueurs  da  nom  dei 

vaincus.  Frères  des  Doriens  à  leur  origine,  ils  dévièrent  on  objet  de 

haine  et  de  mépris  pour  ces  rigoureux  conservateurs  de  Tintégritt 

primordiale  du  génie  grec.  La  persévérance  des  uns,  rindépendaiiee 

et  ta  curiosité  des  autres,  se  développèrent  selon  leurs  lois  nata- 

rsHes;  les  querelles  antiques,  les  intérêts  opposés,  les  circonstances, 

tout  se  réunit  poor  foire  dégénérer  œtte  dissemblance  en  une  rift- 

lité  acharnée.  Thèbes  avant  l'invasion  des  Perses ,  Lacédémone  aprè! 

leur  défaite ,  soutinrent ,  contre  Athènes ,  de  longues  gueires  qui 

furent  le  résultat  de  la  dualité  profonde  de  la  nation.  Dans  ces  d^u 

occasions,  Égine  se  trouve  toujours  du  parti  opposé  à  celui  des  AtM- 

niens  ;  mais  avant  d'embrasser  des  passions  aHumées  hors  de  son  seia, 

sentinelle  avancée  de  l'esprit  dorien ,  eHe  harcela  la  ville  de  Mioene 

au  uom.de  la  supériorité  de  sa  marine,  de  son  industrie  et  de  ses 

instincts. 

La  guerre  des  Perses  eut  deux  phases  principales.  Pendant  la  fît- 
raière,  Darius  n'avait  donné  à  ses  lieuteoaas  d'autre  connnissîon  que 
celle  de  ch&tier  la  démocratie  turbulente  des  Ioniens.  Le  génie  doriea, 
euentiellenient  aristocratique,  faisait  plus  que  des  vœux  pour  le 
succès  des  ordres  du  grand  roi;  à  cette  époque,  l\>ligardiie  d*ËglBe, 
ifn  s'appuyait  sur  la  double  puissance  des  traditions  et  du  négooe,  et 
qui  avait  jusqu'alors  réussi  à  contenir  les  cinq  mille  citoyens  et  les 
quarante  mille  esclaves  habitués  à  son  joug,  conspira  ouv^ntemeiit 
avec  les  Perses.  Les  Athéniens  cherchèrent  à  la  vaincre  en  sode- 
vsfnt  la  démocratie;  mais  l'aristocratie  disputa  par  la* fôrodté  le  ter- 
rain qu'on  lui  voulait  enlever  par  l'intrigue.  On  cite,  au  milieu  des 
massacres  qu'elle  ordonna,  un  trait  unique  dans  lliist^re.  Un  mal- 
heureux  plébéien  s'étant  attaché  à  la  porte  d'un  temple,  on  scia  ses 
poings  pour  ne  rien  faire  perdre  au  droit  d'asile,  ni  à  la  vengeaoee 
de  la  noblesse.  Sparte,  où  l'antique  élément  achéen  était  resté  debout 
èrctM  de  Lacédémone,  occupée  par  l'élément  dorien ,  se  prétait  a)m 
à  toutes  les  entreprises  d'Athènes  contre  les  Doriens  purs  de  Thèbes, 
d'Argus  et  d^Égine,  qui  excitaient  la  méfiance  universelle  des  autres 
Grecs.  Aussi  un  roi  Spartiate  vint*il  punir  les  Éginètes  d'avoir  teoda 
les  mains  aux  barbares.  Plus  tard,  lorsque  la  seconde  invasion  mé- 
dique  eut  encore  élevé  Athènes  et  abaissé  les  autres  villes,  jadis  ses 


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X.B9  XAWnfiS  D'ÉGINB;  823 

rivales,  ^rte  ne  se  soavint  plos  de  leurs  raRcunes  que  pour  les 
imiter. 

En  traversant  le  Bosirtiore ,  Xercès  apprit  aox  Grées  qn^ils  étaient 
tons  frères,  et  qnil  allait  6tre  question  de  learTfe  ou  de  leur  mert; 
lorsqu'il  entra  dans  le  golfe  d^Égine,  il^  n'y  trouva  que  des  ennemis; 
lœBoriens elles  Ioniens  avaient  oublié  leurs  différends,  pour  sauver 
iMr  patrie  commune.  Ce  rapprodiement  de  tous  les  élémens  grées, 
joint  à  l'activtté  qu'une  si  grande  lutte  développa,  produisit  enfin 
VépanouissenaÉent  complet  du  génie  hellénique.  Athènes,  qui  avait 
pris  l'initiative  de  la  guerre,  recueillit  aussi  les  fruits  les  plus  beaux 
delà  paix  qui  suivît.  S'étant plaoée  à  la  tète  des  peuples  par  l'élan 
d'un  admirable  instinct,  elle  eut  encore,  grâce  à  son  génie  impres- 
sionnable, le  bonheur  de  s'imprégner  profondément  de  cette  civili- 
sation dorienne  qui  s'obstinart  sourdement  dans  ses  jalousies;  ainsi 
elle  devint  le  représentant  réel  des  élémens  divers  de  la  nation ,  et 
en  quelque  sorte  la  lyre  par  laquelle  la  Grèce  entière  devait  parler 
aox  générations  futures.  Cependant  les  Ëginètes  avaient  joué  un  rôle 
important  dans  la  défaite  de  Xercès.  L'immense  butin  de  Sdiamine 
avait  été  transporté  et  vendu  dans  leur  île.  Les  dépouilles  de  Platée, 
au  dire  d'Hérodote,  les  enrichirent  encore.  Mais  l'avidité  mercantile 
qui  s'était  emparée  d'eux  les  fit  bientôt  décheoir  de  ce  comble  de 
gloire  et  de  prospérité;  déjà  leurvillè  n'était  plus  citée  que  comme  le 
rendez-vous  de  tous  les  Hbertins  de  la  Grèce ,  qui  étaient  sûrs  d'y 
trouver  meilleure  chère  et  une  vie  plus  opulente  que  partout  ailleurs. 

Athènes  profita  de  l'engourdissement  de  son  ancienne  rivale ,  et  à 
Foecasion  des  premiers  dissentimens  qui  éclatèrent  entre  l'Attique  et 
le  Péloponèse,  elle  vint  mettre  le  siège  devant  Ëgine.  Au  bout  de 
neuf  mois  de  siège ,  Ëgine  se  rendit,  et  consentit  à  détruire  ses  mu- 
railles, à  livrer  sa  marine,  à  payer  un  tribut.  Vingt^sept  ans  après 
cette  reddition  honteuse,  comme  la  guerre  du  Péloponèse  venait 
d'éclater,  les  Éginètes  parurent  encore  redoutables,  malgré  leur 
abaissement.  Athènes  les  expulsa  de  leur  fle ,  et  les  remplaça  par 
one  colonie  prise  dans  son  sein.  Les  fugitifs  furent  accueillis  par  les 
Spartiates,  qui  leur  donnèrent  un  refuge  à  Tyrée,  dans  le  Péloponèse; 
mais  ils  y  furent  poursuti^s  par  la  haine  des  Athéniens ,  qui  s'empa- 
rèrent de  leur  nouvel  asile,  et  emmenèrent  en  captivité  tous  ceux  qu'ils 
ne  laissèrent  pas  sur  la  place.  Cependant,  lorsque  la  victoire  d'jGgos 
Potamos  eut  temrinté  la  guerre  en  faveur  du  génie  dorien ,  le  général 
lacédémonien  Lysander  voulut  rétabNr  les  Ëginètes  dans  leur  tie.  De 
ce  peuple,  autrefois  considérable,  il  ne  restait  plus  qu^un  ramassis 

53. 


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82Ï  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

de  misérables  et  de  mendians,  errant  par  tonte  la  Grèce.  Une  pa- 
reille population  ne  pouvait  relever  la  fortune  d*Ëgine;  elle  sonih 
par  ses  débauches  et  par  ses  pirateries  la  fin  de  la  paissanoe  do- 
rienne,  qui  ne  semblait  avoir  triomphé  d'Athènes  que  pour  cou- 
ronner avec  éclat  son  existence  qui  s'éteignait.  Désonnais  Ëgine 
n'eut  plus  d'autre  gloire  que  d'être  le  refuge  des  grands  citoyens 
d'Athènes  proscrits  par  l'inconstance  du  peuple  et  par  les  intrigues 
des  Macédoniens,  qui  s'apprêtaient  à  absorber  dans  nne  dernière  in- 
vasion tous  les  Grecs  descendus  conune  eux  de  l'Olympe  et  du  Pinda 

rV.  —  HISTOIHB  DE  L'ART  ÉGINÉTIQUE. 

Tous  ces  faits ,  déjà  si  intéressans  pour  l'histoire  générale  de  h 
Grèce,  vont  nous  servir  à  déterminer  la  signification  des  marbres 
d'Ëgine ,  et  à  définir  l'originalité  de  l'art  auquel  ils  appartiennent. 
Athènes,  qui  eut  sur  les  autres  villes  helléniques  l'avantage  de  po^ 
séder  une  littérature  complète,  et  d'être,  pour  cette  raison  même, 
aux  yeux  du  monde ,  leur  représentant  et  leur  interprète ,  n'a  pis 
toujours  été  juste  envers  ses  rivales,  lorsqu'elle  a  tracé ,  par  la  main 
de  ses  écrivains,  le  tableau  de  la  civilisa tfon  grecque.  Pour  citer  on 
trait  qui  ait  rapport  à  notre  objet,  elle  a  attribué  l'invention  desartsi 
Dédale,  l'un  de  ses  enfans.  Ce  personnage,  à  moitié  mythotogiqoe, 
est  devenu  un  grand  sujet  de  doute  pour  l'érudition  moderne;  et 
M.  Mueiler  a  émis  l'opinion  que  le  Dédale  de  Crète,  celui  qui  cods- 
truisit  le  fameux  labyrinthe,  pourrait  bien  être  tout  différent  dn 
Dédale  athénien,  qui  dès-lors  ne  jouerait  plus  qu'un  rôle  très  se- 
condaire dans  l'histoire  de  l'art.  Smilis,  fils  d'Ëuclide,  que  Pausanias 
nomme  comme  le  chef  de  Técole  éginète  et  comme  le  contemporain 
de  Dédale ,  a  pris ,  au  contraire ,  une  plus  grande  importance  depois 
qu'on  a  pu  reconnaître  avec  quelque  certitude  le  caractère  de  ses 
successeurs.  L'art  grec ,  qu'on  nous  peint  sans  cesse  astreint  aux  lois 
de  la  plus  sévère  unité,  se  produisit  avec  une  liberté  infinie^Cest 
ainsi  que  la  seule  statuaire  prit  dès  l'origine,  selon  les  lieux,  les 
formes  les  plus  diverses.  C'est  peut-être  à  Samos,  colonie  ionienne, 
que  fut  inventée  la  plastique ,  ou  l'art  de  pétrir  des  images  avec  Far- 
gile;  c'est  aussi  dans  cette  tle  que  Théodore  et  Rœchus  fondirent  les 
premières  statues  de  bronze;  c'est  en  Crète ,  à  ce  qu'il  parait ,  que 
l'art  de  sculpter  le  marbre  commença  à  se  développer;  Dippœne 
et  Scyllis,  qui  fondèrent  l'école  de  Sicyone,  étaient  des  marbriers 
Cretois.  A  Smilis  et  à  l'école  d'Éginé  qu'il  institua,  appartient  Thon- 


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LES  MARBRES  D*É6IlfE.  825 

nenr  d'avoir  cultivé  spécialement  la  sculpture  sur  bois;  et  c'est  de 
cette  sorte  de  travail  que  naquit  lajtoreutique ,  art  essentiellement 
grec,  qui  consistait  à  ciseler  des  matières  précieuses,  telles  que  Tor 
et  l'ivoire ,  primitivement  employées  conune  omemens  accessoires 
des  statues  de  bo\s,  et  destinées  à  remplacer  ensuite  le  bois  lui-même. 
Personne  n'ignore  que  le  Jupiter  olympien  de  Phidias  et  la  Junon 
de  Polyclète  furent  les  chefs-d'œuvre  de  ce  genre.  Dans  cet  inven- 
taire des  origines  de  l'art  hellénique,  Athènes  n'a  rien  à  revendiquer, 
et  Égine  occupe  au  contraire  une  place  notable. 

M.  Hueller,  d'après  les  habitudes  de  l'archéologie  allemande,  sup- 
pose que  le  nom  de  Smilis  est  collectif,  et  qu'il  désigne,  non  pas  un 
artiste,  mais  une  époque  tout  entière  de  l'art;  il  fait  remonter  cette 
époque  avant  l'invasion  des  Doriens,  c'est-à-dire  à  l'établissement 
des  colonies  achéennes  et  helléniques;  il  en  tire  cette  conséquence 
que  l'art  éginétique  était  originairement  achéen ,  et  il  prend  soin  de 
le  montrer  exempt  des  influences  de  l'art  de  l'Egypte  et  de  celui 
de  la  Phénicie.  Les  statues  de  bois,  ou  Eoava,  comme  les  Grecs  le 
disaient  dans  un  seul  mot,  furent  donc  la  première  expression  de 
l'art  purement  hellénique;  il  me  semble  important  d'ajouter  cette 
observation  à  celle  de  H.  Otf.  Hueller,  pour  faire  entrevoir  dès  ce 
moment  les  rapports  que  je  me  propose  d'établir  entre  la  sculpture 
et  l'architecture.  Le  bois  est,  comme  on  sait,  la  première  donnée 
de  toutes  les  constructions  grecques;  et  voilà  que  nous  le  retrouvons 
aussi  aux  débuts  de  la  statuaire.  M.  Otf.  Muelier  n'a  pas ,  non  plus , 
fait  remarquer  que  la  matière  employée  par  les  sculpteurs  Smilidiens 
avait  imprimé  un  caractère  particulier  aux  traditions  transmises  par 
eux  à  leurs  successeurs;  il  a  tout  mis  sur  le  compte  de  la  religion  et 
du  génie  local  de  ces  artistes.  Cependant  il  est  bien  évident  qu'une 
école  façonnée  au  travail  du  bois  ne  saurait  avoir  les  mêmes  règles 
que  les  écoles  habituées  à  opérer  sur  le  grain  plus  dur  des  métaux 
et  des  minéraux. 

Avant  la  découverte  des  statues  qui  sont  conservées  à  la  Glypto- 
thèque,  on  savait  positivement  qu'il  y  avait  dans  l'art  grec  un  style 
particulier  appelé  éginétique.  Pline  l'ancien  qui,  dans  son  admirable 
encyclopédie,  a  laissé  les  documens  les  plus  suivis  et  les  plus  com- 
plets que  nous  ayons  sur  la  statuaire  antique,  n'a,  il  est  vrai,  transmis 
aucun  renseignement  sur  ce  sujet.  Il  cite  des  sculpteurs  que  nous 
savons  nés  à  Égine;  mais  ce  n'est  pas  lui  qui  nous  apprend  qu'ils  en 
sont  sortis.  Winckelmann  s'est  trompé  lorsqu'il  a  traduit  le  fameux 
passage /ra/rem  JEgineiœJktoris,  par  les  mots  :  frère  d'un  artiste  égi-- 


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82ff  REVUE  DES  DEUX  HOlffNSS. 

nète.  n  a  pris ,  dans  ce  cas ,  an  nom  dMndiTîda  pour  un  nom  de  vm^ 
Gicéron  et  QuUitilien  n'en  savaient  paapitts  que  Pline  sor  les  origtas 
de  Tart  grec.  C'est  Pausanias  qui  nous  a  conservé  lès  seids  sonveni 
împortans  quilxent  directement  ta  valeur  du  style  éginétique;  et  h 
mention  qu'il  en  fait  est  d'autant  plus  à  consldéret*  qu'il  vivait  dm 
un  temps  où  les  livres  des  écrivains  d'Athènes  formaient  le  fonds* 
l'éducation ,  et  où  les  esprits  éblouis  par  la  beauté  ilb  Tart  postériev 
n'accordaient  plus  une  attention  suffisante  à  tout  ce  qui  avait  pié* 
cédé  Phidias. 

Non-seulement  Pausanias  nomme  plusieurs  sculpteurs  éginél», 
mais  il  parie  d'une  manière  qui  leur  est  propreet  dont  iï  retrovre  dei 
modèles  dans  les  statues  répandues  çà  et  Ht  dtens  la  Grèce.  Cesl  aiari 
que  dans  le  temple  de  Diane  Limnotide,  sur  les  confins  del'Anaii 
et  de  la  Laconie,  il  admire  une  statue  en  bois  d^ébène,  €  ouvrée, 
dit-il ,  dans  le  style  connu  sous  le  nom  d*éginétique;»  au  pied  du  Pv* 
nasse,  à  Ambrysse,  il  rencontre  une  statue  en  marbre  noir,  eneoie 
dans  le  même  style.  Ce  rapprochement  est  curieux.  On  voit  que  hi 
statuaires  égiuètes  étaient  si  scrupuleni  imitateurs  des  traditions,  qat 
lorsque  l'usage  de  sculpter  en  marbre  fat  répandu  dans  toole  II 
Grèce,  ils  employèrent  l'espèce  de  marbre  qui  par  sa  couleur  rapper 
lait  le  plus  leurs  anciens  ouvrages  de  bois.  Du  reste,  le  second  M 
noté  par  Pausanias  est  contraire  à  l'assertion  de  M.  Mueller,  qui  pié- 
sume  que  le  style  éginétique  ne  fut  peut-être  point  appliqué  au  ms^ 
bre.Mais  le  témoignage  le  plus  complet  que  le  voyageur  grec  nous  iX 
donné  au  sujet  de  ce  style ,  est  une  phrase  qui  équivaut  presque  à  mut 
définition.  En  parlant  d'une  statue  d'Hercule  qu'il  a  vue  à  Ërythres, 
en  lonie ,  il  dit  :  a  Elle  ne  ressemble  ni  aux  ouvrages  qui  portent  fc 
nom  d'Ëgine,  ni  à  ceux  de  la  plus  ancienne  école  attique;  ëkei 
plutôt  dans  le  style  égyptien  que  dans  tout  autre;  elle  fut  appoHée 
de  Tyr  en  Phénicie,  sur  un  radeau.  »  Ces  mots  suffisent  pour  consfatff 
que  le  style  éginétique  a  des  rapports  éloignés  avec  Fart  égyptien,  et 
des  rapports  plus  voisins  avec  l'ancien  art  attique ,  qui  est  cepèbdairt 
tout-à-faît  Indépendant  du  premier  et  distinct  du  second.  Dans  ees 
mots  je  crois  lire  aussi  la  condanmation  dé  deux  opinions  afanoée 
par  M.  KAieller. 

Le  savant  professeur  de  Gœttingue  pose  comme  une  vérité  incoa* 
tes  table  que  le  propre  des  ouvrages  attiques  de  l'école  de  Dédale  est 
le  changement,  et  que  le  caractère  de  Tëcoie  éginétique  de  SmiMs 
est  l'identité.  Si  on  admettait  cette  proposition,  comment  poonvit- 
on  concevoir  Fintime  rapport  que  Pausanias  éUàAH  entre  la  manièie 


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de  randenne  Athènee  et  celle  d'Égine?  Ensiiite  H.  Mndier  prétend 
a?oir  découvert  dans  le  Jesique  d'Hésychius  nue  glose  qui  serait 
le  docomeot  le  plus  précieux  qu'on  pût  fournir  duis  la  matière  : 
B^P  atpnmxa»  otoupLétôuxocfc  m^piavTtc,  (slatueségmétiques^&guresdont 
les  pieds  sont  immobiles  et  parallèles)  telle  est  celte  définition  qui 
tuancherait  les  difficultés  de  notre  sujet.  Hais,  après  les  recberches 
les  plus  minutîeases,  nous  n^avons  rien  trouvé  de  semblable  dans 
rédition  d'Albert,  qui  est  la  meilleure  qu'on  ait  donnée  d'Hésychius. 
Que  cette  glose  importante  n'ait  pas  été  lue  par  M.  Mueller  dans  une 
autre  édition  d'Hésychius,  c'est  ce  que  nous  ne  saunions  ni  nier,  ni 
affirmer;  mais  qu'en  tout  cas  elle  y  ait  été  ajoutéepar  quelque  gram- 
mairien des  siècles  passés,  désireux  de  compléter  son  auteur,  c'est  ce 
qui  ne  serait  pas  invraisemblable.  Pausanias  me  fournit  une  excel- 
lente raison  pour  le  penser;  si  les  statues  éginétiques  avaient  les  pieds 
fix^sur  une  même  ligne,  comment  auraitril  pu  dire  qu'elles  diffé- 
raient des  statues  égyptiennes  dont  cette  immobilité  était  la  véritable 
marque?  Je  touche  ici  au  point  le  plus  délicat  de  la  question;  mais 
n  ne  convient  pas  d'y  insister  davantage  en  ce  moment. 

Ces  indications  étalent  plus  que  suffisantes  pour  attirer  l'attention 
des  historiens  de  l'art.  Winckelmann  a  le  premier  constaté  l'existence 
d^ne  école  éginétique;  sans  en  déterminer  le  caractère,  il  l'a  mise 
sur  le  même  rang  que  les  anciennes  écoles  de  Sicyone  et  de  Co- 
rinthe.  Nous  avons  vu  que  M.  Qiiatremère  de  Quincy  a  cherché  à 
loi  assigner  une  plus  vaste  étendue,  en  l'assimilant  au  style  étrusque, 
et  en  la  présentant  comme  l'exen^plaire  de  toutes  les  anciennes 
manières  de  la  Grèce.  L'Allemagne  du  nord  et  oelle  du  midi  ont 
depuis  lors  agité  ce  problème  ;  elles  y  ont  apporté  cette  variété  im- 
mense de  connaissances,  mais  aussi  cette  indécision  qui  semblent  être 
le  propre  de  leur  érudition.  La  plupart  des  savans  de  la  Bavière> 
M.  Thiersch,  M.  Wagner,  l'illustre  Schelling  lui-rmème,  ont  pris  part 
à  ce  débat;  H.  Otfrîed  Mueller  a  voulu  lutter  avec  eux,  au  nom  de  la 
science  du  Nord;  je  crains  qu'il  ne  les  ait  combattus  sur  plusieurs 
points  capitaux  que  pour  l'honneur  de  son  parti.  Sur  cette  question, 
rérudition  française  a  été  réduite  jusqu'à  ce  jour  à  des  pressentimens 
que  M.  Raoul'Rochettte  a  parfaitement  résumés  dans  son  Archéo- 
lo^.  L'érudition  des  Allemands  est  sans  contredit  mieux  informée 
et  plus  profonde  ;  mais,  je  dois  le  dire,  parce  que  je  suis  fier  de  le 
penser,  il  y  a  souvent  plus  de  vérité  et  de  précision  même  dana 
notre  imagination  que  dans  leur  science. 

IS  nous  avions  conservé  les  odes  des  Tbéandrides,  qui  étaient  la 


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S28  EBTUB  BBS  DBCX  MONDES. 

famille  des  poètes  lyriques  d*Ëgine,  peut-être  connattrions-noiisles 
noms  des  successeurs  de  Smilis.  A  l'époque  de  la  guerre  des  Perses, 
où  les  Hellènes  semblèrent  déposer  toutes  leurs  rivalités  pour  défendre 
en  commun  tous  leurs  biens  et  proclamer  toutes  leurs  gloires,  les 
Éginètes  reparaissent  au  premier  rang  et  en  grand  nombre  parmi  ks 
autressculpteurs  de  laGrèce.  C'est  d'abord  Gallon,  que,  selon  les  témoi- 
gnages contradictoires  de  Pline  et  de  Quintilien,  on  place,  oa  afaiit 
la  bataille  de  Marathon,  ou  après  celle  d'^Egos-Potamos,  intenaDe 
immense  que  ne  peut  combler  la  vie  d'un  seul  homme.  Ensuite  ce 
sont  Glaucias,  qui  fit  les  statues  de  plusieurs  athlètes  vainqueurs  dans 
les  jeux;  Anaiagoras,  auteur  du  Jupiter  que  les  Grecs  placèrent  i 
Élis  après  la  bataille  de  Platée;  Onatas,  renommé  par  une  multitude 
de  beaux  ouvrages,  et  qui  jouit  dans  son  temps  d*une  véritable  supré- 
matie; puis,  Simon,  Ptolichus,  Theopropus,  Aristonous,  Philatimos. 
Il  est  assez  difficile  de  fixer  la  date  de  quelques-uns  de  ces  dernieis; 
les  premiers  paraissent  être  les  contemporains  d'Ageladas,  le  mritre 
de  Phidias;  ils  vécurent  entre  la  guerre  des  Perses  et  celle  du  Pélo- 
ponèse. 

Tout  s'accorde  pour  faire  penser  que  ces  sculpteurs  n*imitaient  point 
servilement  la  manière  de  Smilis,  quoiqu'ils  se  rattachassent  à  sa  tn- 
dition.  M.  Hueller  a  une  violente  suspicion  contre  eux  ;  il  voit  bien 
qu'ils  sont  d'Égine,  mais  il  se  demande  si  Ton  peut  dire  que  lems 
ouvrages  appartinssent  au  style  éginétique.  Cependant  il  est  forcé  de 
convenir  que  ses  scrupules  sont  détruits  par  ce  que  Quintilieo  dit 
de  Gallon,  dont  il  compare  la  sculpture  rude  et  archaïque  à  celle  des 
Étrusques.  Alors  il  conclut  que  les  émules  de  Gallon  formèrent  dans 
l'art  éginétique  une  seconde  époque,  qu'il  appelle  aussi  dernière 
parce  que  la  plupart  d'entre  eux  survécurent  à  la  catastrophe  de 
leur  pays,  et  qu'il  nomme  encore  grande  et  sublime  en  l'assimilant, 
d'après  la  classification  de  Winckelmann ,  à  ce  que  fut,  pendant  la 
génération  suivante,  l'époque  de  Phidias  pour  l'école  attique.  La  suite 
fera  voir  ce  que  nous  trouvons  à  reprendre  dans  ces  deux  assertions. 
Constatons  ici  un  fait  de  la  plus  haute  importance. 

Le  plus  grand  nombre  des  artistes  que  nous  venons  de  citer  se  sont 
rendus  célèbres  en  exécutant  les  statues  des  athlètes  couronnés  dans 
les  jeux  publics.  Cette  récompense  solennelle,  décernée  par  les  villes 
aux  vainqueurs,  fut,  comme  on  le  sait,  plus  encore  que  la  religion 
qui  se  contenta  long-temps  d'idoles  grossières,  l'origine  de  la  sta- 
tuaire grecque,  et  la  cause  de  ses  progrès.  Nul  peuple  ne  parait  avoir 
été  plus  capable  que  celui  d'Égine  de  fournir  des  triomphateurs  aox 


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.  LES  MARBRES  D'ÉGINE.  829 

jenx  publics  et  des  artistes  pour  éterniser  leur  mémoire.  Pindare» 
qui  est  le  meilleur  historien  de  la  race  dorienne  et  des  Ëginètes,  a 
consacré  plus  de  la  moitié  des  odes,  qu'il  nous  a  laissées,  à  des  vain- 
queurs nés  dans  File  d'Égine.  Pelée  avait,  même  inventé  des  jeux 
connus  sous  le  nom  depentathle^  qui  devaient  être  particuliers  aux 
Éginètes,  et  que  je  ne  crois  pas  qu*il  faille  confondre  avec  le  panera- 
tian.  Tout  le  monde  conviendra  que  la  vue  et  le  goût  de  ces  exercices 
en  quelque  sorte  nationaux  durent  singulièrement  influer  sur  les 
études  et  sur  la  direction  des  artistes  insulaires,  comme  Lucien  les 
appelle  dans  un  de  ses  dialogues.  Si  on  ajoute  à  cette  considéra- 
tion que  ces  artistes  reproduisirent  très  souvent  d'une  manière  ex- 
presse la  personne  des  lutteurs,  il  est  difficile  de  croire  que  leur  art 
put  être  complètement  fidèle  aux  traditions  nécessairement  rigides 
du  religieux  Smilis,  et  encore  moins  à  cette  immobilité  égyptienne, 
que  Mueller  nous  donne,  d'après  Hésychius,  comme  le  type  de  l'art 
éginétique.  Je  remarque  encore  en  passant  que  les  Athéniens  ne 
sont  presque  jamais  mentionnés  parmi  les  vainqueurs  des  jeux,  qu'ils 
ne  cultivaient  pas  avec  ardeur  les  exercices  gymnastiques,  etque 
leurs  artistes  ne  se  souciaient  pas  de  représenter  des  athlètes.  Ces 
notions  ne  sont  guère  propres  à  faire  croire  qu'il  y  eût,  originaire- 
ment, dans  leur  art,  comme  le  dit  M.  Mueller,  plus  de  mouvement  et 
de  variété  qu'il  n'y  en  avait  dans  le  style  éginétique;  elles  prouve- 
raient même  le  contraire.  Mais  avant  de  pousser  plus  loin  cette  com- 
paraison et  ces  recherches ,  il  importe  de  faire  connaître  les  statues 
découvertes  à  Ëgine  par  M.  Cockerell,  et  de  savoir  quels  élémens 
nouveaux  elles  ont  pu  apporter  pour  la  solution  du  problème  qui 
nous  intéresse. 

y.  —  DESCRIPTION  BU  PANHELLÉNION  ET  DES  MARBRES  D'ÉGINE. 

Les  débris  du  temple  de  Jupiter  panhellénien  s'élèvent  au  nord-est 
d'Ëgine,  sur  le  sommet  d'une  montagne  dont  les  prolongemens  fen- 
dent la  mer,  conune  ferait  une  proue  dorée,  et  forment  un  des  trois 
angles  de  l'tle;  ce  sont  de  belles  colonnes  doriennes  qui  se  déta- 
chent au  plus  haut  du  paysage,  et  qui^  dominant  les  forêts  d'aman- 
diers du  rivage,  les  flots  au  loin  déroulés,  les  montagnes  de  l'Attique 
et  celles  de  l'Argolide  étagées  de  chaque  c6té  du  golfe,  semblent 
comme  une  couronne  posée  par  le  génie  humain  sur  toutes  ces  splen- 
deurs de  la  nature.  M.  Edgar  Quinet  nous  a  appris,  dans  son  voyage 
en  Grèce,  qu'assis  au  pied  du  Panhellénion,  il  distinguait  le  Partbé- 


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836  REV1!B  BfBS  BBR  HONNIS. 

non  àFextrémité  de  la  perspective;  ainsi  ces  raines  semUent  encoK 
sa  défier,  d'un  bout  à  l'antre  de  rhorizon,  connue  le»denx  rifab 
dont  Jupiter  et  Hinerve  étaient  autrefois  lesiKnoités  protectriœ&  On 
présume  ayec  raison  qne  les  marbres  trouvés  sous  les  déoonhi^à 
PanheUënion  faisaient  partie  des  deux  frontons  de-  ce  temple,  ii 
date  de  ces  statues  dépend  évidemment  de  cette  ée  Fédifice  aiMiMi 
dies  aqpparlîennent 

Lorsque  ffausanins  visiÉa  Égine,  on  lui  dit  qne  le  Panbeyénni 
«raitétéfondépoTÉaque.  AencBoire  lesbakitann,  tootoeqiHW 
taitdMis  leur  He  remontait  jnscpi'à  ce  princo;  ninsi-c'était  loi  (fi 
Favait  entourée  Recueils  pour  la  présenrer  des  ^r^esw  ft  est  oeitni 
qneiJinpiter  avwt^été  adoré  sur  la  colline  panheUéniemiedns  lestd^s 
les  plus  reculés,  probablement  même,  comme  Bons  l'avons  dît,  à 
répoque  qui  pvéeéda  l'arrivée  de  la  colonie  helléniiiBe  d'Ëaqne.  Mns 
le  temple  qui  s'étorait  dans  le  même  enikoit  au  temps  dePansaniai, 
et  dont  on  voit  encore  les  restes,  ne  saurait  avoir  été  constraitm 
siècle  des  Pélasges,  ni  à  celui  des  Achéens.  L'arcliitecitim  en  est  do- 
rique ,^t  fort  éloignée  dé  ce  dorique  primitif  dont  on  a  Ironvé  es 
exemplira  à  Corindie  et  à  Sicyone.  Les  proportions  éiéganles,  Is 
colonnesplus  élancées  reposant  sur  un  stjlobate  plus  kant,  indiqoert 
une  époque  d'nn  goÉt  avancé  qui  vise  déjà  plus  à  la  beauté  qn'àk 
force- La  construction  du  P&nbellénion  a  dû  préeéderde  pen  dam- 
nées celle  du  Partbénen  ;  toubes  les  convenances  de  l'iart  et  de  ne- 
teire  s'accordent  pour  la  placer  immédiatement  après  la  guene  i» 
Perses.  Le  colosse  d'or  et  d'ivoire  qui  ornait  l'intérieur  du  sanctawc 
avait  probablement  été  fait  avec  le  butin  de  Salamine  et  de  Plalét 
Le  temple,  ainsi  rebàU  sur  les  fondemens  pélasgiques  de  l'ancieBédi- 
fice  d'Éaque,  avait  alors  changé,  selon  la  conjecture  fort  admissible 
de  M.  Mueller,^  son  nom  d'Hdlénien  pour  celui  de  PanhellénieD,fo 
est,  pour  ainsi  dire,  un  hommage  rendu  à  la  fraternité  et  à  la  dff- 
vrance  de  tous  les  Grecs. 

Sur  l'objet  représnté  par  les  statues  qiii  omaieiit  le»  fronta^de 
ce  temple,  M.  Mueller  repousse  complètement  l'oipîiûon  des  arcbéo- 
lègues  bavarois.  Il  y  voit  la  représentation  psre  et  simple  des  con- 
bats  récens  des  Grecs  avec  les  Perses  ;  les  autres  j  reconnaisseal,  « 
contraire,  comme  M.  Fauvel  l'avait  déjà  dit  à  M.  Pempievifle,  des 
événemens  de  l'époque  héroiique,  relatif  aux  Éacides,  et  partieaB^ 
rement  le  combat  qui  eut  lieu  autour  du  corps  éfe  Patrocle,  dans  le- 
quel Ajax  fut  vainqueur,  et  où  Minerve  secourut  les  Grecs.  J'éert 
tont  d'abord  la  conjecture  die  M.  IfaeHer  par  une  raison  qui  me  fMOi 


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[ 


us  MABWES  D^ÉGmS*  33A 

péiemptoire.  Les  Grecs  ontrils  junais  rq>résenté  on  fait  contempo- 
siiB  aq  front  d*uD  jEnoDumeat  religieux?  Uoe  telle  suspositlon  n'est- 
•tte  pas  cootradietoire  non^seulemeiit  avec  leur  esprit,  mais  avec 
Uessence  mâme  de  toute  religion?  Les  autres  otâectipns  que  j'ai  a 
{irésenter  contre  llbjrpottiàse  de  M.  Mueller  ne  sauraient  être  corn- 
grises  que  vloraqBB  i*aiiraî\donné  la  description  des  marbres  d'Égine. 
Examinées  dans  leur  ensemble,  ces  statues  offrent  d*abord  aux 
yeux  un  mouvement  extraordinaire  d'inflexions  et  d'attitudes.  Winc- 
j£âlmaDn,qiii  a  appelé  angulaire  Técole  de  Pbidias,  aurait  réservé  ce 
jMMn  pour  celle  d'Égine,  s'il  en  avait  connu  les  œuvres;  il  l'aurait 
4onné  d'autant  plus  justement  à  celle-ci  que  l'agitation  des  figures 
qa'elle  a  produites  n'exclut  pas  une  certaine  raideur  causée  précisé- 
ment par  la  brusque  section  de  leurs  lignes.  Quant  aux  personnes  qui 
pourraient  penser  que  l'art  grec  n'est  qu'une  dérivation  de  l'art  orien- 
tal, ell^  aoraientde  longue&réflexionsà  fairesur  ces  fragmens;  quoi- 
iqa'ilsaivartiennentàune  époque  voisine  de  l'invasion  présumée  des 
formes  immobiles  de  l'Egypte,  ils  présentent  effectivement  plus  de 
torbotonee  et  de  vie  que  les  ouvrages  qui  s'éloignent  davantage  du 
jtemps  où  les  types  étrangers  ont  pu  servir  de  modèle  aux  artistes 
ipnecs.  Le  seeond  caraetère  distinctif  de  ces  morceaux,  c'est  le  con- 
traste surprenant  de  l'imbécillité  des  tètes  avec  le  beau  travail  des 
•corps;  le  visage  semble  être  la  partie  traditionnelle,  hiératique, 
-inaltérablement  reproduite  par  l'art  éginétique.  La  figure  que  Smilis 
«t  ses  successeurs  inconnus  avaient  donnée  à  leurs  statues  de  bois. 
Jours  descendans  semblaient  la  donner  encore  aux  marbres  de  Paros; 
c'était  surtout  dans  une  meilleure  imitation  des  corps  que  cenx-ci  se 
permettaient  de  dévier  des  anciens  exemples,  et  de  témoigner  de 
leur  propre  supériorité.  Ils  étaient  bien  obligés,  pour  accorder  l'ex- 
pression antique  des  figures  avec  la  nouveauté  des  corps,  d'adoucir  un 
pcuiles  an^es  des  premières,  et  d'atténuer  les  arêtes  aiguës  qui  en 
marquaient  les  traits  et  les  contours;  mais  pour  que  la  beauté  des 
-corps  fit  «jssi  la  moitié. des  coneessions  nécessaires  à  rharmonie 
4e  l'eniemble,  ils  leur  avaient  conservé  une  maigreur  qui  les  rappro- 
^châit  de  tarsécheresse  du  visage.  L'espèce  d'animalité  qu'offrent  les 
airs  de  tête  vient-elle  de  ce  que  les  artistes  primitifs  avaient  eu  l'in- 
tention de  copier  la  nature,  et  n'y  avaient  que  grossièrement  réussi 
.avec  des  moyens  grossiers,  ou  bien  de  ce  qu'ils  s'étaient  forgé  un 
'  idéal  particuûer ,  en  rapport  avec  leurs  croyances ,  et  religieusement 
transmis  à  leurs  successeurs  comme  un  dépôt  sacré?  C'est  une  grave 
question  que  nous  ne  pouvons  pas  encore  résoudre.  Quant  à  la  par- 


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REVUE  DES  DEUX  MORDES. 

faite  exécution  des  corps,  il  est  évident  qn'eHe  est  doe  à  un  natm- 
lisme  prononcé,  dont  le  scrupule  va  jusqu'à  copier  les  rugosités i 
la  peau.  Ainsi  le  naturalisme  deVan-Eyck  et  d'Hemling  s'allie  im 
une  certaine  maigreur  de  formes  et  avec  la  sécheresse  des  cootoors. 

Passons  de  l'examen  général  à  une  analyse  plus  détaillée.  Nœ 
commencerons  par  le  fronton  postérieur  ou  oriental ,  qui  est  <»»- 
plet ,  et  nous  admettrons,  ne  fût-ce  que  pour  être  plus  clair,  rhypo- 
thèse  des  archéographes  de  Munich. 

Au  centre  du  fronton ,  dans  un  reculement  dont  les  règles  de  fv- 
chitecture  et  celles  de  la  sculpture  s'accordent  à  proclamer  la  néces- 
sité ,  s'élève  Minerve ,  tenant  le  bouclier  d'une  main ,  la  lance  de 
l'autre.  Sa  tête  est  couverte  d'un  casque  qui  repose  sur  une  cheTdnre 
dont  les  petites  boucles  sont  rangées  par  étages;  sa  robe  à  longs  plis 
droits  et  symétriques  rappelle  le  travail  antérieur  des  statues  de  bois; 
ses  yeux  sont  fendus  en  amandes,  légèrement  relevés  par  les  coins: 
comme  ceux  des  autres  statues,  on  les  dirait  empruntés  à  l'art  chinois; 
sur  les  lèvres,  dont  les  segmens  sont  minces  et  durs,  et  dont  les  ex- 
trémités sont  également  tirées  en  haut,  s'épanouit  un  sourire  qé 
erre  aussi  sur  toutes  les  autres  figures;  enfin ,  comme  danscelks-d, 
le  menton  est  étroit  et  aigu.  Ainsi  que  M.  Quatremère  de  QoiDCj 
l'avait  pressenti ,  c'est,  de  la  tète  aux  pieds,  une  figure  semblable! 
celles  qu'on  avait  jusqu'à  ce  jour  classées  parmi  les  productions  de 
l'art  étrusque,  et  que  Winckelmann  le  premier  avait  soupçonné  pou- 
voir tout  aussi  bien  appartenir  à  l'ancien  style  grec. 

Aux  pieds  de  Minerve,  et  devant  elle,  sont  deux  guerriers  nus:  fon 
tombe  mourant  en  arrière,  l'autre  s'élance  et  se  penche  vers  lui  pour 
le  secourir;  c'est  au-dessus  et  au-delà  d'eux  qu'apparait  la  déesse. 
Le  premier  de  ces  guerriers  a  reçu  le  nom  de  Patrocle  ;  son  casque, 
qui  a  quitté  sa  tête  à  moitié,  laisse  voir  une  grande  partie  de  sa  cbe- 
\elure,  pareille  à  la  perruque  dont  Minerve  est  affublée;  ses  lènes 
sourient  en  rçndant  l'ame,  comme  celles  des  guerriers  qui  l'entou- 
rent. Celui  qui  le  secourt  ne  porte  point  de  casque  sur  sa  tète  bou- 
clée ,  en  sorte  qu'il  est  entièrement  nu.  L'absence  de  toute  espèce 
de  signe  ayant  empêché  qu'on  ne  lui  donn&t  un  nom  historique^  od 
l'a  tout  simplement  appelé  un  héros. 

A  gauche,  derrière  Patrocle,  on  voit  Hector  qui  yient  de  le  fran^. 
11  est  debout,  nu,  porte  le  bouclier  d'une  main;  de  l'autre,  qu'il 
tient  haute,  il  brandissait  sans  doute  le  fer  qui  a  tué  son  ennemi.  Sa 
tète,  plus  belle  que  celle  des  autres,  semble  indiquer  sa  supériorité. 
Son  casque  laisse  aussi  voir  la  partie  antérieure  de  la  chevelure  boa- 


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LES  MARBRES  B'ÉGINE.  837 

clée  qui  lui  cache  le  front.  La  barbe  de  son  menton  lui  donne  un  air 
plus  m&Ie  ;  mais  comme  elle  est  sensiblement  pointue,  et  qu'à  la  forme 
pointue  de  la  barbe  Winckclmann  a  attaché  le  seul  indice  à  peu  près 
certain  qui  pût  faire  distinguer  les  œuvres  de  style  étrusque  de 
celles  de  l'ancien  style  grec,  il  s'ensuit  qu'il  est  désormais  diffi- 
cile d'établir  une  différence  essentielle  entre  l'un  et  l'autre  de  ces 
deux  arts.  Pour  faire  pendant  à  Hector,  et  à  droite  du  héros  qui  vient^ 
au  secours  de  Patrocle,  se  trouve  un  autre  guerrier,  debout  comme- 
le  fils  de  Priam,  nu  comme  lui,  et  comme  lui  portant  la  barbe  au 
menton ,  le  casque  en  tête,  le  bouclier  au  bras.  C'est  ce  personnage 
qui  a  reçu  le  nom  d'Âjax ,  fils  de  Télamon.  La  manière  dont  il  est 
opposé  à  Hector  rend  cette  désignation  très  vraisemblable. 

La  dénomination  des  autres  chefs  représentés  derrière  ceux-ci 
n'est  pas  aussi  facile  à  justifier.  Les  deux  héros  qui  suivent  immé- 
diatement d'un  côté  Hector,  de  l'autre  Ajax ,  sont  à  genoux  ;  les  car- 
quois suspendus  à  leur  flanc,  et  une  de  leurs  mains  levée  à  la  hau- 
teur de  l'œil  ne  permettent  pas  de  douter  que  leur  autre  main  ne 
tînt  un  arc.  A  la  différence  des  guerriers  précédens,  qui  sont  nus, 
ceux-ci  sont  vêtus  ;  leur  poitrine  est  prise  dans  une  casaque  colante, 
leurs  jambes  sont  enfermées  dans  une  sorte  de  pantalon  qui  adhère 
complètement  à  la  peau,  et  qui  descend  jusqu'à  la  cheville.  On  ne 
saurait  méconnaître  à  ces  traits  des  archers  d'Orient ,  et  c'est  là  une  des 
raisons  sur  lesquelles  M.  Mueller  se  fonde  pour  rapporter  à  la  guerre 
des  Perses  le  sujet  de  ce  fronton.  Le  vêtement  de  ces  sagittaires  est, 
il  est  vrai ,  plutôt  phrygien  que  perse;  mais,  Winckelmann  l'a  dit ,  les 
artistes  grecs  employaient  le  costume  de  Phrygie  indifféremment  à 
la  place  de  tous  les  autres  costumes  étrangers.  Les  casques  de  ces 
deux  guerriers  ne  ressemblent  point  à  ceux  des  autres;  celui  du 
guerrier  qui  est  placé  à  droite,  derrière  Ajax ,  ofTre  surtout  une  forme 
bizarre  que  sa  pointe  brisée  a  permis  de  prendre  pour  un  bonnet 
phrygien,  et  c'est  aussi  sans  doute  ce  qui  a  déterminé  les  antiquaires 
bavarois  à  appeler  du  nom  de  Paris  l'archer  qui  en  est  coiffé.  Le  guer- 
rier qui  lui  sert  de  pendant ,  et  qui  est  placé  derrière  Hector,  a  reçu 
le  nom  de  Teucer,  frère  d'Ajax,  quoique  son  costume  ne  diffère  guère 
de  celui  de  Péris.  Comment  expliquer  son  vêtement?  Est-ce  parce 
que  Teucer  était  roi  de  Chypre,  qu'on  le  considère  comme  un  Orien- 
tal? ou  bien  tous  les  sagittaires  étaient-ils  nécessairement  vêtus? 
Mais  alors  ne  vaudrait-il  pas  mieux  supposer  qu'en  cette  place  déjà 
inférieure,  les  statuaires  n'ont  voulu  représenter  que  de  simples  ar- 
chers? On  pourrait  encore  faire  une  autre  objection  à  rhypothùsc. 


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8M  REVVS  îmS  DEUX  IfONlUSS. 

des  antiquaires  de  Munich.  Homève  nooi  peint  Teocer  combattiat 
derrière  le  bouclier  de  son  frère  Aj^.  Pourquoi  doBcies^oiripteiHfi 
auraient-ils  placé  P&ris  derrière  celui-ci ,  et  Teueer  derrière  Hectori 
Serait-ce  pour  mieux  exprimer  le  pèle-mèle  de  la  bataiUe  quiarpié^ 
cipité  Hector  parmi  les  Grecs,  Ajux  panm  les  Troyens? 

Teucer  et  PAris  sont  appuyés  des  deux  côtés  par  den  astres  goer* 
riers  plus  inclinés  qu'eux  et  qui ,  aussi  à  genoux ,  mais  pliant  Tépaak, 
au  lieu  de  la  renverser  en  arrière  pour  tirer  la  flèche,  secondent  leor 
attaque  la  lance  à  la  main.  C'est  une  raerne  que  M.  Mueller  aorait  ?oili 
qu'on  leur  donnât,  pour  rappeler  la  victoire  navale  de  Salanûoe; 
mais,  outre  qu'on  accorderait  peut-être  difficilement  leur  casque  afoe 
cette  rame,  semble-t-il  bien  naturel  de  mêler  ainsi  dans  on  froatoe 
des  rameurs  et  des  archers?  A  Munich,  on  a  donné  le  nom  d'Ajn, 
flk  d'Oïlée,  au  guerrier  qui  accompagne  Teucer,  celui  d*Éoée  aa 
guerrier  qui  suit  Paris.  Viennent  enfin,  aux  deux  angles  extrêmes 
du  fronton,  deux  guerrienr  renversés  en  arrière;  blessés  raorteUfr* 
ment,  ils  sont  tombés,  mais  ils  ne  cessent  pas  de  sourire;  leurs  cas- 
ques s'échappant  de  leur  tête,  dans  la  chute,  ont  laissé  leor  dieve- 
lure  bouclée  se  déployer  en  larges  nattes  jusque  sur  le  milieu  de  leon 
épaules;  ces  deux  figures,  dont  la  maigreur  a  (pieique  chose  de  piis 
doux  et  de  plus  féminin  que  celle  des  autres  personnages,  n'ont  ^ 
reçu  de  nom  particulier.  Celle  qui  est  à  l'angle  gauche  est  simple- 
ment désignée  comme  un  héros  blessé;  celle  qui  esta  l'angle  opposi, 
conmie  un  Troyen  expirante  Quoique  ces  deux  statues  puissent  «voir, 
auprès  de  certains  ^esprits,  le  tort  d*être  rprofendément  naarqiées 
d'une  manière  particulière,  cAIes  sont  entre  les  plus  admirables  mor- 
ceaux qu'on  puisse  voir;  elles  réunissent  la  graee  à  l'ausCérité,  l'Iiar- 
mottie  au  mouvement;  elles  sont  le  type  de  cette  beauté  qui  résulte 
d'une  i^ande  quantité  de  nombres  différens^ramenés  à  l'unité  par  on 
rapport  simple  et  mystérieux. 

Du  fronton  antérieur  ou  occidental,  il  ne  reste  que  quatre  ligures; 
elles  sont  légèrement  plus  fortes  que  celles  que  je  viens  de  décrire; 
elles  sont  néanmoins  encore  inférieures  à  la  taille  ordinaire  de 
l'horoihe.  C'est  à  l'inclinaison  extrême  des  frontons  dorions,  dont 
l'angle  est  plus  obtus  que  celui  des  autres  ordres  d'architecture,  qui 
faut  surtout  attribuer  cette  proportion  des  statues.  Les  conjedmes 
faites  pour  désigner  ces  quatre  figures  me  paraissent  excessivement 
arbitraires;  qu'elles  représentent  la  victoire  de  Télamon  sur  LaoBié- 
don ,  c'est  ce  qu'il  n'est  ni  facile  ni ,  heureusement ,  important  de 
prouver.  Un  guerrier  nu,  debout,  portant  le  casque,  le  boudiaret 


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pcobablement  tolanee,  ayant  de  la^fearte  au  menton  ,:ei  snr  saflgom, 
tedépendamiiiidiit  de  la  rudesse  cgae  Uti  dteB«nt  le^osàte^saitlaates 
dttiityk  4ginétMiae,.iuie  «xpresûon  ioduMtaUe-de  vieillesse,  a  prisje 
nom  de  Télamon.  lin  autre  guerrier^  étendu,  penobé^siurian  bMcltor, 
coiffé  de  son  casqae,  nu  aiiëai,  partant  là  barbe  et  MMirknt  eatmft- 
baot,  a refin  celui  du  roirtroyeALaoïnMûn.  Ccat Jteienle  qu'on  a  vu 
dans  un  sagittaire,  aganouÀUéfbandanlaQnaïc  comme  faisaient  les 
archers  du  fronton  précédent^  portent  sur  saitèteua  casque  cpd  a 
la  forme  d^uM  tèbi  de  loup  aa^ez  senblabte  à.eeUe  du  Pewmiiade 
Michel-Ang^,  et  qui  sappeUe  lesi dépouilles* sanyagcs  dont  le  héros 
tbébaiaavait  ceuUiiiiejdeae  porec..  L&  qualijânie  figure,  qui  est  de 
toutes  la  plus  digpe  d'admiration,  est  ooomi&sqibs  lenom  de  héros 
btessé;  elle  est  rei»^eKée  sur  le  dos,  eomehée  dan»  son  boîtier  oà 
^e  s'agite  Queore  powicombattretetoù  sa  main  éleréc  en  Tair  bran- 
dissait sauSi  doute  une  arme  inufjQe.  L'unité  quirègne  dan»^la  dbep- 
^pance^moltiplîéft de  ses  lignes  etUbarmaaio  <|ut  nail^sana eftoris dé 
Tagitatian  Baéme  de  ses  membres^  défraient  Atice' longuement  raé- 
ditéea  pir  les>  artîstas  qui  acianent,  de  nos  jouas ,  lerepea  absolu  de 
Kart  antique),  et  qui,  encherchMtle  mauvemeBt,,euiiltent:de*pQui^ 
soivEe  la  grâce  et  la  beauté. 

indi$pendanmen(tdecefrata4iiea,  et^iveeellea,  «aatrouiéàlginiB 
deux  statuettes  qui  doanentdieu  aux  pluacurueufleeidissertattoBs;  elles 
sont  en  tout  semblahlea  Tune  &  Tantre  ^  si  ce  nf  est  cpie  leia»  draper 
ries  sont  combinéesde  manière  à/€e:qif  êUes^seiseiiventniuluellemeiit 
de  pendant  Toutes?  deux  relèvent  de  la  main  leure^IdoguesTobesà 
plis  symétriques  et  verUems*!!.  GookerelUquiadesainéune  vesf- 
tauratioo  du  temple  àtà  Juytteii  BaubellénieD ,  lésa  plaoée^au  sommet 
de  Tanche  extérieui!  du  ficooton,  et  il  ai  supposé^  qu'elles  y  servaient 
d'accompagnement  à  Vamç.V^v  couronnait  tous  les  crneiBen»  du 
tenq)le.  Les  savansi  allemand»  ont  salué  tetdeuxidéestes^du  nom  de 
Demiaetd'AïUxhesîa.  Voilà  de»  divinilésqu'ounettapoufe  guère  dans 
les;li>?res  de  mythologie! répMdus» dans lei publie. 

Ces  deux  déesses,  dontfiérodote  raeoiiÉe  Vhistojpeferb  au  hmg, 
smo  une  naïveté  chafmaBte,.daQS  son  dnquième  livre,  sont  celles 
qu'Égine  enleva  à  Épidenre ,  Joosqufellese  révolta  contre  s»  métro- 
pole. Épidaure  les  avait  consacrées  pour  obtew  la  fin>  d'une  sèche- 
fesse  qui  désolait  son  territoire.  L'onaele  eonsutté  avait  répondu  que, 
pour  fléchir  la  colère  des  dieux,  il  falbdt façonner  den  statues^ de 
boift  d'olivier.  Par  une  raison  qull  n'est  pas  facile  diedémtfter,  Épi- 
dMve  fut  obligée  de  demander,  aux.  Athteieos  le  boia  destiné  à  cet 


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^36  RSTUB  DBS  DBDX  IKHfDBS. 

usage.  Ceux-ci  ne  le  lai  accordèrent  qn*à  ta  condition  qa*ène  leur 
enverrait  chacpie  année  des  yictimes.  Lorsque  Ëpidaare'ent  été  dé- 
pouillée par  Ëgine  de  ses  dignités,  elle  cessa  de  payer  le  tribut  annuel 
de  ses  offrandes.  Athènes  réclama;  Épidaore  invoqaa  la  force  rot- 
jeore,  et  Athènes  résolut  de  reprendre  sur  les  Éginètes  les  deux  sta- 
tues, qu'elle  regardait  désormais  comme  son  bien .  Elle  arma  donc  une 
petite  flotte,  qui  arriva  de  nuit  sous  les  rochers  d*Égine.  La  troupe  qm 
descendit  des  vaisseaux  athéniens  arriva  sans  encombre  jusqu'au 
temple  où  les  deux  statues  avaient  été  placées;  lorsqu'elle  voulut  les 
arracher  de  leur  base,  elle  éprouva  une  résistance  insurmontable;  eDe 
les  attacha  avec  des  cables  et  essaya  de  les  renverser.  Mais  le  ciel  se  mit 
à  lancer  la  foudre;  au  milieu  des  éclairs,  les  deux  statues  tombèrent 
à  genoux ,  comme  pour  supplier  leurs  ravisseurs.  Ces  prodiges  anéan- 
tirent les  sacKIéges.  Un  seul  homme  survécut,  monta  dans  une  bar- 
que et  regagna  Athènes;  lorsqu'il  arriva  au  port  de  Phalère,ily 
trouva  rassemblée  une  foule  de  femmes  qui  lui  demandèrent  compte 
de  leurs  maris;  comme  il  ne  pouvait  les  leur  rendre,  elles  le  tuèrent 
avec  les  agrafes  de  leurs  robes.  Cela  fut  cause,  ajoute  Hérodote,  que, 
depuis  ce  temps,  le  vêtement  dorien,  qui  s'attachait  sur  l'épaule  et 
au  côté  par  des  agrafes,  fut  remplacé,  d'après  un  ordre  supérieur, 
par  le  costume  ionien,  dont  les  manches  rendaient  les  agrafes  inutiles. 

La  diversité  et  la  brièveté  des  textes  qui  parlent  de  ces  deux  di?i- 
uités  sont  cause  que  H.  Hueller  n'a  pu  soulever  qu'à  demi  le  voile 
dont  elles  sont  cachées.  Hérodote  a  écrit  leur  histoire,  selon  son 
habitude,  sans  chercher  à  l'approfondir.  L'idée  qui  peut  lier  le  chaih 
gement  du  costume  des  fenunes  athéniennes  au  culte  des  déesses 
d'Épidaure  et  d'Ëgine,  semble  lui  avoir  complètement  échappé. 
Faut-il  ne  voir  dans  Damia  et  dans  Auxhesia  que  deux  vierges  de 
Crète  dont  les  Trézéniens  durent  expier  le  meurtre?  Tout  porte,  an 
contraire,  à  faire  croire  que  c'étaient  deux  divinités  propres  au  Pélo- 
ponèse,  et  qui  correspondaient  à  la  Cérès  et  à  la  Proserpine  de  l'At- 
tique,  de  telle  sorte  que  la  rivalité  du  génie  dorien  et  du  génie  ionien 
se  poursuivait  même  parmi  les  dieux.  Quant  à  l'hypothèse  des  savaos 
qui  donnent  les  noms  de  Damia  ejt  Auxhesia  aux  deux  statues  trou- 
vées parmi  les  débris  du  Panhellénion ,  on  voit  que  la  narration  d'Hé- 
rodote ne  la  contredit  point.  H  faut  seulement  admettre  que  ces 
statuettes  ne  sont  que  des  réductions  des  deux  images  dont  noos 
venons  de  raconter  la  légende. 

Pouvons-nous  maintenant  préciser  la  date  de  tous  ces  beaux  mor- 
ceaux ?  M.  Schelling  nous  parait  avoir  émis  une  opinion  inadmissible, 


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LES  MARBBBS  B'ÉGIlfE.  837 

lorsqu'il  a  vonlu  la  fixer  à  ides  temps  plus  voisins  de  la  guerre  de  Troie 
que  de  celle  des  Perses.  L'architecture  du  temple  et  Thistoire  entière 
de  Fart  grec  nous  semblent  protester  contare  cette  assertion,  qui  ne 
conduirait  à  rien  moins  qu'à  faire  penser  que  le  travail  du  marbre 
était  poussé  à  la  perfection  lorsque  celui  du  bois  devait  être  encore 
à  ses  commencemens.  L'érudition  bavaroise  a  adopté,  en  définitive, 
la  date  proposée  par  H.  Mueller,  qui  est  celle  de  la  guerre  médique. 

L'érudition  française  a  eu  peu  d'occasions  jusqu'à  ce  jour  de  se 
prononcer  sur  les  marbres  d'Égine.  M.  de  Clarac,  dans  une  note  d'un 
livre  inédit  dont  je  dois  la  communication  à  sa  cordiale  obligeance, 
exprime  l'opinion  que  ces  morceaux  doivent  être  considérés  comme 
contemporains  pour  le  moins  des  œuvres  de  Phidias ,  s'ils  ne  leur 
sont  pas  postérieurs.  C'est  à  propos  de  Cation  d'Égine,  auquel  il 
semble  rapporter  les  statues  du  Panhellénion ,  qu'il  est  conduit  à 
agiter  ce  problème;  il  pense  que  leur  perfection  est  l'indice  d'une 
époque  très  avancée  de  l'art,  et  que  ce  qu'il  y  a  d'antique  dans  leur 
style  est  la  marque,  non  pas  d'une  époque,  mais  d'une  école  parti- 
culière. Il  cite  à  l'appui  de  cette  opinion  la  plupart  des  maîtres  alle- 
mands qui,  vivant  du  temps  de  Raphaël,  ne  continuaient  pas  moins 
la  vieille  chaîne  de  leurs  traditions  nationales ,  de  façon  à  paraître 
précéder  d'un  siècle  leur  illustre  contemporain.  Il  aurait  pu  trouver 
au  sein  même  de  l'Italie,  dans  les  écoles  archaïques  de  Bologne  et  de 
Venise,  des  exemples  plus  concluans  encore.  Tout  en  admettant  une 
partie.de  cette  argumentation,  nous  ne  croyons  pas  que  l'histoire 
d'Égine  permette  de  supposer  que  l'art  ait  pu  élever  le  Panhellénion 
ou  le  décorer  après  la  guerre  du  Péloponèse.  On  ne  saurait  prêter  au 
ramas  de  malheureux  qui  repeuplèrent  cette  île  la  pensée  d'avoir 
voulu  éterniser  leiir  propre  souvenir.  Les  marbres  découverts  par 
M.  Cockerell  appartiennent  donc  à  l'époque  que  M.  Mueller  a  appelée 
la  seconde  période  de  l'art  éginétique ,  et  dont  il  a  établi  l'extrême 
limite  à  la  ruine  de  l'île,  survenue  au  commencement  de  la  guerre  du 
Péloponèse. 

Une  remarque  qui  n'a  point  été  faite  me  paraît  mettre  cette  date 
hors  de  doute.  Si  Minerve  est  la  déesse  particulière  d'Athènes,  et  si 
Athènes  fut  la  rivale  d'Égine,  en  quel  temps  supposera-t-on  qu'Égine 
aura  mêlé  l'image  de  Minerve  à  celles  des  Éacides?  Elle  ne  pourra  avoir 
donné  ce  témoignage  d'amitié  envers  Athènes  ni  avant  la  guerre  des 
Perses,  lorsque  la  lutte  des  deux  cités  était  flagrante,  ni  après  l'épo- 
que de  Cimon,  lorsque  la  haine  avait  dû  s'envenimer  encore  par  le 
sentiment  de  la  défaite.  Ainsi ,  c'est  dans  le  temps  restreint  qui  s'est 

TOME  XIX.  54 


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{08  RBVmS^WSJMiHff  MOWBS.  ♦ 

éeoulé  QDtoe  laibataiillfi  d^Salavûne  et  la  souoisskiQ  d'Égioe h kU- 
oes  qu'il  Mt  pte^r  ow-r^utein^sDt  la  riàé^ifieaiîoD  du  tempkde 
,  Jupiter  Pa^bettéoieu^  moifi  epoqre  Teié^tion  des  statues  dem 
troutoBiKLaMiDerve  q/ftî  démoiitre,  à  mes  yeux,  l'évidence  4e  ettte 
çi9iÛQctiire„ma  sert  eujnànie  temps  à  repousser  eeUe  parlaqnile 
H.  Mueller  prétend  reconnaître  dans. ces  fragmens  la  représentatiiD 
de  ta  batmUede  S|tleimMB«  Si  bieniréciKMÛliés  que  les  Égiirètes  fosNit  ^ 
alors  av«c  le&Aibéniens^peutron.peoser  qu'ayaotété  poodaoïàpv 
la  Grèce  entière  comme  les  plus  braves  et  les  plus  iafluensdansodÉ 
4{lorieqse  journée*  ils  aient  poussé  ta  modeste  josqu'à  rappeftetav 
le  front  de  leur  temple  tout  Tbommage  de  la  victoine  à  MineFie,  k 
vivant  symbole  de  leui»  rivaux  uatureta?  Qu'ite  aient  tramé  m 
moyen  d'en  rendre  bonueur  à  ta  fois  à  Minerve  et  aux  £acides,€'at 
ce  qui  se  comprend  et  ce.  que  Thypotbàse  des  savans  de  Moniokeï' 
plique;  mais  qu'ils  aient  oublié  les  Ëacides,  qui  avaieat  posiW 
décidé  du  sort  de  la  bataille  aux  yeux  de  tons  les  HeUèBes,  eixpUi 
ne  se  soient  souvenus  que  de  Minene,  c'est  ee  qpi'oa  ne  femeroM 
personne.  M.  Mueller  était  parti  de  ce  point  que  Télamon  etiîK 
nf étaient  point  des  desoendans  d'Éaque;  aÎMiilatété<x>Dd«it4Mr, 
contre  la  similitude  de  tous  les  monuneas  de  Fart  giec ,  que  te  firoB- 
ton  du  PanheUénion  représentât  le  eombat  d'A|aa;  sur  le  eoipsè 
Patfoole. 

VI.  —  IfOUVBttE  TBÉORIB  DE  I'AKT  GHEC. 

£st-iee  à>  dire  que  Vart  éginétifae:  vlmk  pas  s»véon  à  ta  mm 
d'Egine,  qu'il  n'ait.eu  aucune  iBflttaaeûSHr  le  déwtoppementji^ 
rieur  de  l'art  grec,  et  qu'il  soit  demauié  comme  «■»  semewe  ongî- 
uale  étouffée  dans  son  genna?  Noms  ne  ta  peaaons  pas.  L'opioîoa 
s'estTépandne  parmi  les  savans  cT Aagtatefre  qua^  1»  mmn  d'éginélîqv 
s'appliquait  noi>-seulement  aux  cofuwes  de  Técole  d'Égine^  maisea- 
core  à  celles  de  l'école  de  Sicyone'Otde  Ifécola  de  Coriallia.  Si  oase 
rangeait  à  cet  avis,  on  reconnaîtrait  une  postérité  féconde  et  sus 
doute  assez  ilhistre  &  l'art  né  dans  les  ateliers  de  la  patttaHe  grecque. 
Mais  cet  art  a  eu  des^coaséquenees.  eueeie  plus  inqMMcfeantes  deatil 
me  semMe  que  quelquesHines  sontrestéts  ignorées  jusqu'à  ce  jsnr. 
ressaierai  de  les  exposer,  pour  montrer  comment  lies.maiiHasdsii 
Glyptotbèqne  ont  renouvelé  la  théorie  et  l'bistoiie.  de  l'art  grec 

Indépendamment  de  YMgineticortm  liber  y  et  de  V  Histoire  des  Ih- 
riens,  M.  Otfried  Mueller  a  publié  trois  dissertations  sur  Phidias. 
La  première,  qui  est  retative  à  ta  biographie  da  sculpteur  athàiies, 


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WA  MARBUS  wfà&umé  889 

'^'^la troiftiàiiie,  qniflxe d'une  manière  ingéiMnse et dàftBÎtive la aigni- 
^'fictttion  du  Iroaton  postérieur  du  Petribéiian,  ne  nous  oMuperent 
'^^point  ici.  La  seconde  a  pour  cAjet  de  déterminer  la  valeur  de  l'œuvre 
^^c^  Phidias;  c'est  à  eelle-^i  que  nous  oseroiis  neus  attaquer  pour  la 
^  contredire  sur  quelques  tpoinls,  pour  essayer  de  la  compléter  ^irr 
is  quelques  autres. 

^     ^.  Otfried  Mneller  admet  dans  oette  dissertation  plusieurs  faits 
iqaime  parafent  en  contradiction  avec  quelqitesmnes  des  concki- 
a  aîons  de  son  livre  sur  Égine.  Ainsi,  par  exemple,  il  afBtfme  que  ie 
X  génie  de  PUdias  a  Gût  francbir  d'un  sMi  bond  w  intervalle  immense 
il  à  l'art  athénien,  et  Ta  délivré  de  la  raidnur  et  de  rinmobilité  qui 
i  Uavaient  jusqu^ators^  entravé,  pom*  lui  donner  une  vie  nouvelle  par 
$  rimitation  de  la  nature.  Le  savant  processeur  de  Gesttingue  pourrait- 
*  fl'ôondlier  cette  opinion  avec  caUe  qu'ila* émise  lorsqu'il  a  dit  que 
I  contrairement  à  l'art^égiiiétique,  l'art  athénien  avait  po«r  principe 
i  nae  entière  lib^té?  L'influenoe  ineontestéede  l'Egypte  sur  la  pri- 
[  native  civilisation  d'Athènes  nous  faisait  d^  douter  de  ta  ^ité  de 
I  dette  hypothèse.  iLes  pcauves  que  M.  MneHer  apporte  pour  attribuer 
àdPbidîas  l'întroduetion  wstadtanée  du  nMHivement  dans  la^sculptofla 
athénienne  nous  conlrment  dans ^flotre  peasée.  Le  mouvements 
Kimitation> n'étaient  point  MittiiBisiityait  attîque;  Us  lai  ont  été  i|p- 
portés  par  des  statuaires  d'une  autre  race.  Seulement,  nous  ne 
peosons  pas,  comme  H.  MucUer  tendrait  à  le  faire  croire,  que  Phi- 
dias ait  été,  parmi  les  AA^éniena,  le  .premier  élève  de  œs  artistes 
étraDgars à l'Attique;  les  aculpteorsineenDiis  qui  ont  travaillé,  sous 
GûBon^  au  tan^ple  de  lhésée,€rvaient  introdnit,cavattt  lui,  à  Athènes, 
la  diseiptine exotique,  et  ceux-in  doivent  être  comptés  connne  for- 
mant les  anneaux  inteemédiaûres  de  la  obafaie  qui  lie  Tancienne 
école  attîque  à  la  nouvelle  école  athénienne,  destinée  à  diriger  désor- 
OMis  le  goût  de'  la  GfVèoe. 

M.  Mueller  en  convient,  Athènes  n'ai  jamais,  eu  l'initiative  des 
grandes  inventions  de  l'esprit  gnec;«ai0/elle  les  a*  toutes  poussées  à 
leur  plus  haut^point  de  {^pfection^  Ainsi  les  tréteaux  isur  lesquels  la 
tragédie  a  fris  naissance,  s'étaient  longtemps  promenés  dans  le 
Péloponèse  «ai^aot  d'asrri ver  dans  TAttique;  mais  lomqu'its  euvont 
touché  <e^0ù  tout  prenait  uae  focme  nalurellode  majesté^e^d'é^ 
légance,  ils  se  changèrent  en  théâtres  sur  lesquels  Eschyle  fit  bientdt 
entendre  des  accens  que  ne  connut  aucune  autre  littérature  de.  la 
Gnice.  n  faut  appliquer  à  Phidias  ce  que  nous  disons  d*Eschyle.  Sans 
doute  le  ciseau  de  cet  artiste  immortel  fit  des  emprunts  considé- 


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8M)  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rables  à  la  peinture  que  Polygnote  avait  nataralisée  à  Athènes  soos 
Cimon,  et  qui,  au  dire  d'Aristote ,  avait  plus  d'expression  et  de  ne 
que  la  sculpture  du  même  temps.  Phidias,  qui  conuneDça  par  être 
peintre,  ou  plutôt  qui  était  peintre  et  sculpteur  comme  On^ 
d'Égine  et  comme  plusieurs  autres  de  ses  contemporains,  pat  bien 
animer  ses  statues  en  leur  appliquant  les  procédés  familiers  à  la  pdo- 
ture;  mais  il  eut  d'autres  maîtres  que  Polygnote. 

Phidias  reçut  les  leçons  de  deux  artistes  différons,  d*Hagias  d'a- 
bord, disciple  de  l'ancienne  école  attique,  caractérisée  bien  pfais 
par  l'immobilité  que  par  la  raideur,  ensuite  d'Ageladas,  qui  apparte- 
nait à  d'autres  traditions.  Il  y  a  de  nombreuses  versions  sur  le  nom 
de  ce  second  maître  de  Phidias;  Pline  l'appelle  Geladas;  lescfao- 
liaste  d'Aristophane  le  nomme  Ëlidas.  Il  y  avait  un  Ageladasd'Argos, 
artiste  célèbre,  conune  nous  avons  eu  déjà  l'occasion  de  le  dîre, 
maître  de  Polyclète,  que  les  Grecs  ont  préféré  à  Phidias,  et  de  HyroD 
qui  partagea  avec  ces  deux  grands  sculpteurs  l'admiration  de  l'anti- 
quité. M.  Otfried  Mueller  ne  doute  pas  que  ce  ne  soit  cet  Ageladas 
qui  ait  achevé  l'éducation  de  Phidias;  ainsi  Phidias,  Polyclète  et 
Hyron  seraient  les  élèves  du  même  artiste  et  de  la  même  disdpfine. 
On  n'a  pas  encore  tiré  de  ce  rapprochement  les  conséquences  que 
je  vais  présenter  et  qui  me  paraissent  décisives  non-seulement  pour 
la  question  spéciale  qui  nous  occupe,  mais  encore  pour  la  tbtoie 
générale  de  l'art  antique. 

Ageladas  était  Argien,  c'est-à-dire  d'une  contrée  où  la  vieille  tni- 
dition  achéenne  avait  été  ravivée  par  tes  Doriens.  Polyclète  était  de 
Sicyone ,  ville  qui ,  après  avoir  reçu  la  race  dorienne ,  avait  encore 
conservé  le  nom  des  Ach^ens.  Celui-ci  eut  lui-même  pour  élève  O 
nachus  de  Sicyone  que  Cicéron  nous  représente  comme  faisant  des 
statues  raides  :  Canachi  signa  rigidiora  esse  y  quàm  ut  imiteniur 
veritatem,  Pausanias  dit  positivement,  comme  Winckelmann  l'a  eor 
trevu,  que  Canachus  imitait  la  dureté  des  anciens  maîtres.  Yoiii 
donc  l'élève  de  l'artiste  te  plus  gracieux  de  la  Grèce,  qui  dans  la  plus 
belle  époque  de  l'art,  sans  que  sa  réputation  en  ait  souffert,  a  af- 
fecté, on  ne  dit  pas  l'immobilité,  mais,  ce  qui  est  bien  différent,  b 
raideur  des  formes  archaïques.  Comment  expliquer  cette  contradic- 
tion? Pour  se  dispenser  de  le  faire,  la  plupart  des  archéologues  mo- 
dernes ont  reculé  l'époque  de  l'existence  de  Canachus.  Nous  n'imite- 
rons pas  ce  facile  expédient. 

Le  condisciple  de  Polyctète  et  de  Phidias,  Myron,  nous  offre  des 
signes  encore  plus  singuliers  et  en  apparence  plus  inexplicables.  0 


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LES  HARBRBS  B'ÉGINE.  841 

était  né  à  Ëleuthère ,  ville  de  Béotie,  l'on  des  pays  où  le  génie  dorien 
avait  le  plus  puissamment  marqué  son  empreinte;  Pausanias  l'ap- 
pelle FAthénien ,  parce  qu'Athènes  lui  avait  donné  le  droit  de  bour- 
geoisie. Le  même  auteur  raconte  qu'il  a  vu  à  Égine  une  statue  en 
bois,  de  la  main  de  Myron ,  représentant  la  déesse  Hécate ,  pour  la- 
quelle tes  habitàns  industrieux  de  cette  île  avaient  un  culte  tout  par- 
'.t|culier.  La  préférence  accordée  par  eux  à  Myron ,  le  choix  que  Myron 
avait  fait  du  bois  pour  façonner  cette  statue  dans  un  temps  où  les 
métaux  les  plus  précieux  étaient  prodigués  par  la  statuaire ,  indi- 
quent évidemment  une  affinité  très  grande  entre  la  manière  de 
]^jron  et  celle  des  matCfes  éginètes.  Myron  avait  dû  fréquenter 
beaucoup  Égine;  nous  savons  qu'il  faisait  fondre  ses  statues  de  bronze 
dans  cette  île,  dont  les  fourneaux  étaient  renommés  dans  toute  la 
Grèce  propter  temperaturamy  dit  Pline  l'ancien.  Il  semble  donc  que 
Myron  doive  être  quelque  artiste  sacerdotal,  fortement  attaché  aux 
croyances  et  aux  traditions  d'une  école  religieuse.  Cependant  nous 
apprenons  par  tous  les  auteurs  que  Myron  s'illustra  en  faisant  des 
statues  d'animaux;  les  recueils  des  poésies  antiques  sont  pleins  des 
éloges  donnés  aux  vaches,  aux  bœufs,  et  même  aux  cigales  et  aux 
sauterelles  que  cet  artiste  avait  sculptés.  Comment  accorder  cette  as- 
sertion avec  la  précédente?  L'artiste  qui  fait  une  statue  archaïque  de 
déesse  a-t-il  pu  descendre  jusqu'à  pétrir  les  formes  inférieures  de  la 
nature  animale?  Ici  j'invoque  un  passage  de  Pausanias,  qui  a  été  peu 
remarqué.  £n  parlant  des  béliers  sauvages  de  la  Sardaigne,  il  dit  qu'ils 
ressemblent  à  ceux  qu'on  voit  dans  les  ouvrages  de  terre  de  fabrique 
éginète.  Les  Éginètes ,  ces  artistes  religieux  par  excellence ,  faisaient 
donc  aussi  des  poteries  recherchées  qui  portaient  des  figures  d'ani- 
maux. Quand  on  a  vu  leurs  médailles,  on  ne  peut  douter  de  la  per- 
fection de  leurs  travaux  dans  ce  genre.  Nous  avons  déjà  parlé  de  la 
tortue  frappée  sur  la  plupart  d'entre  elles,  et  qui  est  d'un  coin  ma- 
gnifique. Les  plus  anciennes  sont  marquées  d'une  tète  de  bélier  ou 
de  deux  poissons.  Pourquoi  ontrolies  toujours  choisi  des  animaux  pour 
leurs  emblèmes? 

Mais  nous  ne  sommes  pas  au  bout  des  contradictions  que  présente 
le  talent  de  Myron  ;  voici  celle  qui  a  arrêté  les  érudits  et  les  anti- 
quaires, et  qui  est  restée  également  incompréhensible  pour  Scaliger 
et  pour  Winckelmann  ;  elle  se  trouve  dans  un  passage  de  Pline  que 
nous  nous  efforçons  de  traduire  aussi  littéralement  que  possible  : 
a  Myron ,  le  premier,  paraît  avoir  prodigué  la  variété ,  plus  nombreux 
dans  son  faire  que  Polyclète ,  et  plus  soigneux  des  proportions;  et 


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9fA  RBnn 

cependant,  amoureux  seulement  «ksiCoqM,  .il  a'eiprifln  peint Is 
sentimens  de  l^me,  et  ne  travaiUa  fias  nMpIaa  lea^dieifenx  et  II 
barbe  avec  pins  de  scrapule  que  les  rades  artiatea  de  VûatàfpHé  nV 
valent  coutnme  de  le  faire.  «  PrimatlHe  multq[>lica»e  vvîelatem  li^ 
a  detur,  numeroiior  in  aite  ^fuam  J^e^etn»,  et  im  aymnatria  din 
a  {[entier;  et  ipsetameacoryonun  tanna  Gorioiiia,  aniaott  aeims  ma 
cexpressiflse,  capillum  qnoqiie  et  pabem  aon  emendaftins  fMna, 
c  quam  radis  antiquitaa  institoisset.  »  Cette  phiaae,  «qui  n'été  me 
énigme  jnsqaiei,  a  échappé  anx  critiques  qm  ont  traité  k  qneilim 
des  marbres  d'Ëgine.  Jugei  cependant  du  rapport  qu^il  y  a  entreos 
marbres  et  la  définition  que  Pline  donne  du  talent  de  Myroii. 

Les  statues  d'Égine  offrent  une  grande  diversité  de  lignes  et  de 
mouvement;  je  pense  qne  o'estlà  ce  qu'il  faut  entendre  par  letmto- 
tatem  de  Pline.  Mais  à  oettB  multiplicité,  nos  modèles  joignent  le 
rapport  qui  Ke  les  nombres  dentelle  -se  compose,  c'eat-éhdire  llw^ 
monie  qui  unit  toutes  les  iaflexians  partioiiîàres  (  numerùsiorM 
arte)  ;  quoiqu'on  ait  remarqué  qu'Us  ont  les  bras  un  peu  eomti, 
ilsfpréaentent  des  proportioBS  babileoMit  maaoïées  {in  <yanwiiirii 
diligeniior))  ils  ont  des  corps  d'iune  beauté  voisine  de  la  perfie^ 
tion,  et  des  figures  où  les  pbis  grosaîers  linéamena  sont  roodasi 
peine  mobiles  par  l'imperceptible  eiEart  d'un  souriie  atupide  (eef- 
porum  tenus  CMfiQêus^  ammi  $ensw  non  expr$ssime);  ep&n  ils  po^ 
tent  les  cheveux  et  laibarbe  traités  dans  la  manière  undnîque,  qoi, 
d'après  Wittckelmann,  oonsistaitàfakeles  efaevenx  par  petites  bot- 
des  crêpées  et  symétriquement  étagées,  et  te  barbe  par  masae  con- 
fuse et  aiguë  (tupillnm  quoque  et  pubem  non  mnendaims  fmm 
quam  mdis antiquitas  instituisset).  Lbl  similitude  est  tettement  frap-. 
pante,  que  je  suis  étonné  que  personne  n'ett  encore  attribué  à  Myroa 
les  statuas  de  la  Glyptothèqae.  U  est  vrai  que  Myron  était  teUamaat 
célètee,  que  Pausanias  n'aurait  pas  manqué  de  citer  ^n  nom  à  propos  ^ 
du  PanheHénion ,  si  cet  attiste  y.  avait  en  effet  travaillé. 

Dans  notre  explicafion  du  firagttratde  Pline,  now  avons  oublié 
un  mot,  celui  par  lequel  il  commence  :  aPrimus.  b  Que  veut  dite  œ 
mot?  Stgnifie^tril  que  M3rron  est  le  premier  d'entre  tous  les  (hecs 
qui  «it^bstitoé  à  l'unité  dftsilignesde  la  statuaire  primitive  me  va- 
liétf^et; un  nombre  inconnus  avant  lui?  Msiaiesauteurs  des  frontons 
duPaidiellénion  avaient  donné  l'exemple  du  mouvement  bien  avant 
laignerre  du  Péloponèse,  au  commencement  de  laquelle  vécut  Myron. 
Aussi  tel  ne  me  paraît  pas  être  le  sens  réel  de  l'assertion  de  PKne. 
M'oubUoDs  pas  que  paor  lui  et  pour  Rome  entière,  conmie  pour  les 


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inodefnes  bien  long-teinpBrÀlliiaesi  était  leamitre^d'une  esyèce4^ 
monarchie  imaginaire  delà  Grèee.  N'oublionâ  ]M8  que,. né  4anftiui 
pays  dorien  et  fomé.par  des  maitrea  de  eette  caoe,  M^on  ¥ii4 
exercer  son)  art  à  Aibèms^  et  i^'il  j  re^at  le  droH  de  bonrgaoisie.  Ces 
faits  ne  conduîseat^te  pas^à  pmsar  qfk%  faut  interpréter  la  phrase  de 
Pline  de  la  maiûère  anivante  i  Mfronest  le  premier  «liait  montré  à 
Athènes  Vexemple  d'une  variété  d!attîAndes  et  de  lignes  q^fop,  n^y 
connaissait  pas  aupai avant  7 

Hais  alors  comment  expUqaeva-t-on  le  rAle.  de  Phidias  r  cpii ,  biep 
qu'il  fût  le  contemposaîn  de.Myvan.,  dut  Qeurir  quelques  années 
avant  lui?  Les  sculpUues  du  Parthénon  «  qu'on  attribue  à  l'école  de 
Phidias,  se  divisent  en  trois  parties  bien  distinctes.  Les  métopes 
offrent  des  traces  considérable&de  l'aBCienneicole  attique,  dont  le 
sculpteur  de  Périclés  était  obligé  d'employer,  les  élèves  dans  ses  tra^ 
vaux.  Dans  la  frise,  ces  vestiges  deviennent  moins  nombreux  ;  cèkii 
des  deux  frontons  dont  on  a  copservéles  débris  en  est  entièrement 
exempt.  Là  seulement  Phidias  pars^t  avoir  déployé  tdute  la  nou- 
veauté de  ses  allnres^;  toatefeis  aa.  liberté  n,'y  dégénère  jamais  en 
mouvemena brusques  et  multipliés;  des  inflexions  puissantes,  mais 
solennelles  et  rares  r  ne  justifiant  qu'io^Murfaitement  le  nom  d'aagur 
laire,  que  Winckelmann  a  donné  à  eette  forme  majestueuse.  L'iou- 
tation  de  la  nature  est  sans  doute  le  principe  nouveau  que  Phidias 
a  reçu  de  son  maitre  dorien  Agéladas,  et  q/a'il  développe  de  préfé- 
rence dans  ses  œuvres;  mais.«ii  traduisant  la  nature,  il  la  soumet 
encore  à  certaineahabitndesi  de.  calme  et  d'unité  qui  constituent  la 
véritable  tradition  léguée'par  l'Egypte  Â  l'Âttique. 

Pour  appuyer  cette  théorie,  il  n'est  pas  besoin  de  révoquer  en 
doute  ce  que  les  Athéniens  nous  ont  ai^is  sur  leur  Dédale ,  auquel 
ils  ont  attribué  l'honneur  d'avoir  le  premier  introduit  plus  de  moi^H 
yement  et  de  vie  dans  les  anciennes  statues  reUgieuses  apportées 
d'Egypte  et  de  Pbénicie.  Le  contemporain  de  Smilis  peut  avoir  séparé, 
des  flancs  de  sea  statues,  lesbra&qui  y  étaient  attachés  avant  lui,  iîapu 
faire  avancer  leurs  pieds  hors  de  la  ligne  droite ,  et  cependant  conser- 
ver dans  l'attitude  cette  simpliciiéet  dans  lea  formes  distinctes  ce  type 
conventionnel  qui  étaient  les^  caractères  intérieurs,  si  je  puis,  parler 
ttnsi,  de  l'art  égyptien.  Prenez,  au  contraire,  un  exemple  dans  la 
plus  haute  époque  de  l'art  étrusque;  choisissez  une  statue  dont  les 
bras  et  les  pieds  soient  liés  moins  peut-être  par  le  respect  d'une  tra- 
dition étrangère  que  par  la  grossièreté  et  l'ignorance  d'un  art  au 
début.  Ne  sente^vous  pointldégà  dans  cette  immobilité  je  ne  sais 


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8H  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  . 

qael  principe  latent  d'activité  cpii  perce  à  tous  les  angles,  et  qni  f«t 
que  cette  figure,  ne  pouvant  encore  marcher,  aime  mieux  se  tordre, 
pour  ainsi  dire,  sur  elle-même  que  de  rester  oisive?  BientAt  le  temps 
et  le  génie  vont  la  délivrer  des  chaînes  qui  lui  paraissent  si  difficiles 
à  supporter;  alors  vous  ne  vous  étonnerez  plus  de  ses  mouvemens; 
quand  elle  était  enchaînée,  vous  prévoyiez  déjà  qu*elle  allait  mar- 
cher. Chose  plus  étonnante  encore!  Comme  on  lisait  sa  force  dans  sa 
contrainte,  on  lira  la  raideur  de  sa  captivité  dans  la  vigueur  de  ses 
allures  nouvelles,  de  manière  qu'elle  serai»  à  travers  ses  transforma- 
tions, toujours  semblable  à  elle-même  par  quelque  point  important 
Où  un  peuple  énergique  a  posé  son  empreinte,  soyez  sûr  que  vous  h 
verrez  se  perpétuer  et  survivre  à  ses  révolutions.  C'est  Winckelmann 
lui-même  qui  a  dit  le  premier,  que,  dans  les  peintures  sans  repos 
de  Michel-Ange,  il  retrouvait  encore  les  immobiles  statues  des  Étrus- 
ques ses  ancêtres. 

Après  avoir  établi ,  contrairement  à  l'opinion  de  M.  Mueller,  qne 
la  convention  et  Tunité  sont  la  loi  de  Tart  attique ,  et  que  riroitation 
et  le  mouvement  sont  celle  de  la  plupart  des  autres  écoles  grecques, 
essayons  de  comprendre  d*où  dérive  la  similitude  de  celles-ci.  Les' 
Doriens  étaient  une  race  rude;  leur  dialecte ,  que  Pindare  avait  as- 
soupli à  toutes  les  modulations  du  rhythme,  conserve ,  même  dans 
les  strophes  de  ce  poète,  un  accent  Apre  et  robuste,  particulier  am 
peuples  qui  se  sont  formés  sur  les  plateaux  des  montagnes.  L'Her- 
cule thébain ,  qui  devint  la  personnification  du  génie  derien ,  est  le 
symbole  de  la  force  laborieuse,  de  l'activité  pratique.  L'industrie 
qu'exercèrent  les  Éginètes ,  la  guerre ,  qui  semble  avoir  été  l'état  nor- 
mal de  Lacédémone,  montrent  quelle  tendance  ces  peuples  avaient 
pour  la  vie  positive  et  militante.  Ce  qu'il  pouvait  même  y  avoir  d'épais 
et  de  lourd  dans  le  sang  de  cette  race  lui  donnait  une  action  plus  in- 
tense et  plus  immédiate  sur  la  matière.  Aussi  le  talent  de  ses  artistes 
dut-il  se  tourner  vers  les  représentations  réelles  et  animées.  C'est  ainsi 
qu'au  xv**  et  au  xvi*  siècle  on  trouve  plus  de  mouvement  et  plus  de 
vérité  dans  l'art  des  Allemands  que  dans  celui  des  Italiens,  quoique 
le  génie  des  premiers  fût  moins  vif  que  celui  des  seconds.  Cette  len- 
teur était  cause  qu'au  lieu  d*aspirer  à  la  beauté,  les  honunes  du  Nord 
observaient  la  nature  avec  plus  de  soin ,  et  en  exprimaient  la  variété 
plus  littéralement. 

Les  Étrusques  furent,  à  n'en  pas  douter,  comme  les  peuples  da 
Péloponèse,  formés  du  mélange  d'une  couche  pélasgique  et  de  plu- 
sieurs couches  helléniques.  Plus  que  ceux-ci  ils  furent  exempts  de 


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LBS  MAHBIIBS  D*£GIlfB.  845 

rinfluence  des  colonies  phéniciennes  et  égyptiennes,  qui  éclairèrent 
la  première  barbarie  grecque,  en  Ini  communiquant  leurs  dieux  et 
leur  conunerce.  Mais  les  Doriens,  qui  avaient  conservé  au  fond  de  la 
Thessalie  la  rudesse  des  Grecs  primitifs,  rendirent  le  Péloponèse  égal 
à  FËtrurie,  en  y  étouffant  les  germes  étrangers.  Ainsi  la  nature 
dorienne,  non  plus  que  la  nature  étrusque,  ne  fut  autre  chose  que  la  . 
nature  grecque  elle-même  dans  son  originalité  sans  mélange  et  dans 
sa  substance  essentielle.j  Cette  démonstration  nous  conduit  à  un  ré- 
sultat qui  n'est  pas  dénué  de  grandeur;  elle  nous  permet  de  ramener 
tous  les  arts  grecs  à  une  seule  loi. 

Déjà  l'architecture  avait  constaté  que  le  dorique  était  non-seu- 
lement le  plus  ancien  de  tous  les  ordres ,  mais  encore  le  fondement 
des  ordres  subséquens ,  et  que  son  principe  était  l'imitation  des  con- 
structions en  bois  sous  lesquelles  les  Grecs  avaient,  dans  les  com- 
mencemens,  cherché  leurs  demeures.  Quant  à  l'ordre  toscan,  tout 
le  monde  convient  qu'il  n'est  pas,  comme  les  autres,  un  ajustement 
postérieur  de  l'ordre  dorique,  mais  le  développement  parallèle  de  la 
même  donnée.  Quoique  la  plus  grande  obscurité  règne  sur  la  mu- 
sique grecque,  nous  savons  que  le  mode  dorien,  le  plus  grave  de 
tous,  fut  le  premier  consacré.  Les  modes  suivans,  avant  de  recevoir 
le  nom  des  Ioniens ,  portaient  ceux  de  phrygien  et  de  lydien ,  ce  qui 
prouverait  qu'ils  étaient  originairement  étrangers  à  la  musique  hellé- 
nique. N^DS  pouvons  ai^yourd'hui  ranger  la  sculpture  dans  la  même 
formule|^C'est  aux  Dorions  que  revient  Thonneur  d'avoir  mis  la  Grèce 
en  possession  d'une  statuaire  qui  lui  soit  propre;  partout  où  ils  s'arrê- 
tèrent,  ils  imposèrent  à  cet  art  des  principes  et  des  types  analogues; 
trois  tles  où  leur  génie  prit  un  développement  précoce,  Égine,  Rho- 
des et  la  Sicile,  deux  villes  de  la  terre-ferme  que  leur  séjour  féconda, 
Sicyone  et  Corinthe,  devinrent  les  ateliers  principaux  de  (^ette  sculp- 
ture ,  marqué^  de  leur  sceau,  et  que  l'antiquité  connut  sous  le  nom 
d'éginétiqnôunais  FÉtrurie,  qui  conserva,  comme  eux,  le  primitif 
esprit  grec  exempt  de  l'influence  orientale,  produisit  un  art  qui  se 
confond  avec  le  leur. 

Mous  ne  voudrions  cependant  pas  faire  croire,  comme  M.  Mueller 
l'a  pensé,  que  l'Orient  n'a  absolument  laissé  aucune  trace  dans  l'art 
éginétique.  Les  colonies  de  l'Egypte,  de  la  Phénicie,  de  la  Phrygie, 
n'auront  pas  vainement  passé  sur  le  sol  de  la  Grèce,  et  j'imagine  vo- 
lontiers que  c'est  aux  traditions  qui  remontent  à  cette  source  qu'il 
faut  attribuer  les  têtes  des  statues  du  Panhellénion  ;  sans  elles  je 
m'expliquerais  difGcilement  non-seulement  la  persévérance  des  ar- 


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9êtl  RB^^TE  BBS  mSffX  ffONBÉS. 

fîstes  à  placer  des  figures  conveiraes  sur  des  corps  imités,  mais  en- 
core Tatr  bestial  de  ces  visages.  WinckeTmann  a  reconnu  dans  pta- 
sienrs  statues  grecques  Tiniitatiofi  de  certaines  formes  animales;  il  a 
surtout  remarqué  que  le  taureau  semble  avoir  servi  de  modèle  à  l'Her- 
cule.  Les  animaux  jouent,  dans  Thistoire  de  ce  personnage,  onrAIe 
oonsidéraMe,  dont  l'astronomie  toute  seule  ne  rend  pas  raison;  ik 
apparaissent ,  comme  nous  Tavons  vu ,  dans  les  monnaies  et  dans  les 
poteries  d*Égine;  ils  sont  aussi  un  des  principaux  objets  d'étude  te 
sculpteur  dorien  Myron.  On  sait  que  chez  les  Étrusques  la*  tête  d'm 
Jupiter  était  formée  par  une  mouche.  Tous  ces  faits  ne  font-ils  pas 
involontairement  penser  aux  sphinx  et  aux  anubis?  La  nature  animale 
avait  une  haute  valeur  symbolique  dans  tout  TOrient  ;  TÉgypte  hn 
accorda  une  telle  importance ,  qu'elle  mit  le  plus  souvent  des  tètei 
d'animaux  sur  les  épaules  de  ses  dieux.  Il  est  naturel  de  croire  que  le 
fondateur  de  l'école  d'Ëgine,%miIis,  qui  était  antérieur  à  l'armée 
des  Doriens  dans  le  Péloponèse,  aura  commencé  par  se  confonneri 
ces  exemples;  c'est  d'après  les  tôtes  bestiales  fïtçonnées  par  lui ,  qœ 
1^  artistes  de  la  dernière  époque  de  l'art  éginétique  auront  scolfilé 
ces  visages,  où  il  n'y  a  presque  rien  d'humain.  Telle  étaitleur  manière 
de  se  rattacher  aux  traditions  étrangères  et  sacrées  de  leur  art. 
Tlîaîs  les  corps  des  statues  de  la  Glyptothèque,  qui  en  sont  évidem- 
ment la  partie  principale ,  attestent  une  autre  origine;  ils  sont  le 
côté  nouveau ,  indépendant ,  national,  de  l'art  éginétique/ Les  têtes 
sont  un  ressouvenir  de  l'époque  où  la  statuaire,  entièrement  bornée 
aux  objets  religieux,  ne  taiHait  que  des  idoles;  les  corps  font  penser 
à  un  temps  où  l'esprit  grec,  s'affranchissant  des  chaînes  sacerdo- 
tales, tourna  toutes  ses  idées  vere  les  luttes  guerrières,  et  créa  ces 
jeux  renommés  dont  l'art,  devenu  dès-lors  politique,  fut  charg6 
d'immortaliser  les  vainqueurs.  Ainsi ,  dans  les  marbres  d'Égîne,  oti  G( 
toute  l'histoire  des  sources  de  l'art  antique;  la  période  des  dieux  et 
celle  des  athlètes  y  sont  écrites  l'une  à  côté  de  l'autre  de  la  manito 
la  plus  éclatante.  Mais  c'est  évidemment  la  dernière  qui  est  l'expres- 
sion la  plus  nette  du  génie  grec;  les  artistes  doriens  qui  sont  les 
fidèles  interprètes  de  ce  système,  et  qui  eurent  la  mission  spéciale 
de  copier  les  figures  et  les  attitudes  des  lutteurs,  firent  de  l'imitatiaD 
et  du  mouvement  les  deux  conditions  fondamentales  de  la  statuaire; 
les  marbres  de  la  Glyptothèque  nous  la  montrent  parvenueit  ce  point 
La  physionomie  des  corps,  leur  animation ,  leur  réalité,  y  sont  admi- 
rables :  voilà  tout  ce  que  le  génie  dorien,  dans  son  époque  extrême, 
pouvait  faire  pour  la  cause  de  l'art.  Dans  les  statues  du  PanfaellénioB 


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lirQIe,  il  est  vrai,  une  certaine  grâce  peiticaliôre;  elle  n'a  rien  d'effé- 
nÛBé^comme  celle  que  les  siiccessears  de  Phidias  poarsniYÎrent.  Dans 
SB' maigreur,  elle  consenre  quelque  chose  de  séfère  qui  platt  conmie 
lairigidité  mélancolique  (les>  peintures  du  xit*  et  du  xv*  siècle;  mais 
cette  graee  doriemie  ne  constitue  point  la  .véritable  beauté. 

Il  était  réservée  un  sculpteur  athénien ,  à  Phidias,  de  faire  subir  à 
Vart  réaliste  des  Dorions  la  transformation  qui  devait  enfin  produire 
le  type  complet  de  Tart  grec.  Athènes  avait  plus  qu'Ëginele  senti- 
ment  du  beau ,  paice  qu'elle  awât  unplus  juste  sentiment  de  l'infini , 
e'est-^Jhdire  une  tradition  plus  entière  de  FOrient  et  de  l'Egypte;  ausd 
fat^Ue  destinée  à  ajoutera  Timitation  qui  distinguait  les  ouvrages 
de  sa  rivale  l'idéal  qui  leur  manquait ,  et  à  rappeler  leurs  mouvemens 
divergensÀ  une  plus  hannonteiise  unité.  C'est  PhidîaS'qui  opéra  cette 
grande  révolution^  semblable,  sous  bien  des  rapports,  à  ceHe  qoe 
Baphaa  accomplit  panni  les  modemes.  Il  fit  descendre  Ftnfini  de 
rOrient  dans  le  fini  du  monde  grec.  Prêtre,  an  nom  de  son  génie 
personnel,  dans  untemp&où  la  religion  était  défaillante,  il  ne  vécut 
qoe  pour  créer  de  nouveaux  types  divins,  dans  lesquels  il  mêla  au 
natumltfflne  des  athlètes  dorions  une  majesté  qui  le  consacra;  il  fon- 
dit ainsi  en  un  seul  résultat  les  deux  élémens^  qui  avaient  jusqu'alors 
cneiîsté  dans  la  sculpture.  H  ne  fit,  on  le  sait,  qu'une  ^ule  figme 
individuelle,  celle  de  cet  enfant  dont  il  écrivit  le  nomCnavrocpx/iiçxaXof) 
sur  le  petit  doigt  du  Jupiter  olympien ,  comme  pour  profhner  lïA- 
même  le  dieu  qu'il  avait  su  rendre  sublime  sans  croire  à  sa  divinité. 
Ayant  fait  les  plus  belles  images  religieuses  que  le  polythéisme  ait 
connues,  il  put  passer  aux  yeux  de  ses  contemporains  et  de  la  pos- 
térité pour  un  contempteur  de  la  religion  dont  il  ne  respectait  sans 
doute  ni  la  sainteté  ni  les  anciens  symboles;  mais  sa  mission  s'éten- 
dait au-delà  du  cercle  borné  d'une  mythologie  tranntoire,  et  s'il  le 
franchissait  sans  tremblement,  c'était  pour  dérober  au  ciel  une  no- 
tion plus  parfaite  de  l'idéal  humain.  Aussi  l'époque  qui  le  suivit,  et 
qu'il  entraîna  par  son  exemple,  fut^elle  l'époque  des  type»,  comme 
l'époque  qui  l'avait  précédé,  et  dans  laquelle  il  avait  pris  sa  base, 
était  celle  de  l'imitation.  Alors  les  Dorions  eux-mêmes,  qui  ne 
Vêtaient  appliqués  jusque-là  qu'à  copier  la  nature,  voulurent  l'idéa- 
liser ;  mais ,  fidèles  au  caractère  de  leur  race,  tandis  que  Phidias  ré^ 
fermait  les  types  des  dieux ,  ils  corarposaient  ceux  des  lutteurs  qui 
lêiHr  avaient  donné  le  sujet  de  lenrs^ premières  études.  Ainsi,  Poly- 
elète  et  Myron ,  qui  partagèrent  avec  Phidias  les  leçons  d'Ageladas, 
et  qui  ressemblèrent  plus  que  lui  à  leur  maître ,  passent  pour  les 
créateur»  d^ridéal  des  cycles  gymnastiques  et  athlétiques. 


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848  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

L'idéal  perfectionna  Tart  grec,  mais  il  ne  changea  point  ses  condi- 
tions essentielles.  Le  corps  humain  qui  avait  fourni  aux  Ëginëtes 
l'occasion  de  développer  le  germe  de  la  sculptore ,  épuisa  au^  pres- 
que tout  entier  le  génie  des  Âthéniens.'l.'homme  ne  fut  pour  les  ar- 
tistes des  grandes  époques  qu'un  animal  plus  beau  que  les  antres, 
et  la  tête  qu'une  des  parties  de  cet  animal  ;  elle  fut  traitée,  non  pas 
comme  le  miroir  des  passions ,  mais  comme  un  membre  ^accessoire, 
semblable  aux  autres,  et  destiné  seulement  à  compléter  avec  an 
l'harmonie  de  l'ensemble.  Quand  Winckelmann  vante  la  majesté  de 
Phidias ,  la  grandeur  de  ses  attitudes ,  la  beauté  hardie  de  ses  lignes, 
ma  raison  est  d'accord  avec  son  génie;  mais  lorsqu'il  parle  de  l'expies^ 
sion  de  ce  sculpteur  sublime,  je  crains  qu*il  n'attache  à  ces  mots  la 
autre  sens  que  celui  qu'on  leur  donne  ordinairement.  Il  me  paraît 
beaucoup  plus  vrai  de  dire,  avec  M.  Mueller,  que  le  contemporain  de 
Périclès  donna  à  ses  statues  ce  que  les  Grecs  appelaient  ^do^,  le  carac- 
tère, c'est-à-dire  la  manifestation  des  habitudes  générales  de  l'esprit; 
mais  c'était  bien  plus  dans  le  corps  que  sur  le  visage  qu'il  exprimait 
cette  qualité.  Quant  au  pathétique  (icaSYmxov),  que  M.  Mueller  noos 
présente  comme  le  signe  des  époques  postérieures,  le  Laocoon,  qui 
en  est,  de  l'aveu  de  tout  le  monde,  l'exemple  le  plus  frappant,  noos 
servirait  au  besoin  à  montrer  ce  qu'il  faut  entendre  par  les  passions 
que  l'art  antique  pouvait  exprimer.  C'était  à  l'art  moderne  qu'il  était 
réservé  d'accorder  au  visage  humain  toute  sa  valeur,  d'en  faire  l'objet 
spécial  et  suprême  des  études ,  et  d'en  altérer  la  tranquille  surface 
pour  y  peindre  les  désirs,  les  pensées  et  les  résolutions  de  Tame. 

Ainsi  l'examen  des  marbres  d'Ëgine  nous  a  amenés,  de  déductions 
en  déductions ,  jusqu'à  la  question  la  plus  intéressante  de  Testhé- 
tique,  à  celle  de  la  valeur  relative  de  l'art  antique  et  de  l'art  moderne. 
Qu'il  nous  suffise  ici  de  l'avoir  indiquée.  Nous  devons  nous  estimer 
heureux  si  nous  avons  montré  clairement  l'importance  de  Tétndedes 
origines  de  l'art  antique.  Dire  sous  quelles  conditions  cet  art  se  forma, 
c'est  désigner  les  qualités  qu'on  doit  apprécier  dans  son  développe- 
ment. Si,  en  effet,  on  aperçoit  nettement  que  le  caractère  de  l'art 
grec  consiste  dans  l'application  du  sentiment  de  l'infini  à  Tindividaft- 
lité  humaine,  dans  la  transformation  du  principe  de  Timitation  par 
celui  de  l'idéal,  dans  le  mélange  du  mouvement  et  de  l'unité,  de  la 
force  et  de  la  beauté,  on  déterminera  facilement,  selon  que  les  unesoa 
les  autres  de  ces  parties  constituantes  viendront  à  prédominer  oa  i 
s'affaiblir,  s'il  approche  de  sa  perfection,  on  s'il  tend  verssa  décadence. 

if.  FORTODL. 

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LÉLIA. 


JPAMTMJS   MlVEnMTm.' 


L'unité  de  pensée  et  la  variété  des  œuvres  sont  les  signes  auxquels  se  recon- 
naît le  grand  artiste.  Quand  le  poète,  le  peintre,  le  statuaire,  laissent  échapper 
de  leurs  mains  d'intervalle  en  intervalle  des  types  originaux ,  qui ,  sans  se  res- 
sembler entre  eux ,  portent  Fintime  empreinte  de  Tauteur ,  on  peut  les  ap- 
peler féconds,  mais  de  cette  fécondité  honorable  et  vigoureuse  qui,  loin  de 
dégrader  la  gloire  acquise,  l'augmente  et  la  fortifie.  Certes,  depuis  que  Lâia 
a  paru  pour  la  première  fois,  Técrivain  ne  s'est  pas  moitré  stérile;  des  pro- 
ductions neuves  et  brillantes  se  sont  multipliées  sous  sa  plume,  et  il  n'est  plus 
permis  de  douter  aujourd'hui  soit  de  la  force  de  sa  pensée,  soit  de  la  richesse 
de  sa  fantaisie.  Il  semblait  donc  que  George  Sand  pût  laisser  derrière  elle  LAia 
telle  qu'elle  l'avait  façonnée  dans  un  élan  d'improvisation  fougueuse,  et  lui 
permettre  de  prendre  rang ,  sans  y  retoucher,  parmi  ses  poèmes  les  plus  écla- 
tons. Mais ,  dans  les  créations  d'un  artiste ,  il  y  en  a  qui  obtiennent  le  privilège 
de  le  préoccuper  plus  profondément  que  d'autres;  il  ne  peut  les  oublier,  même 
au  milieu  de  ses  autres  travaux ,  surtout  si  la  pensée  qui  a  présidé  à  ces  créa- 
tions lui  est  toujours  chère ,  si  elle  a  été  méconnue  par  les  uns ,  applaudie  par 
d'autres,  surtout  enfin  si  cette  pensée  se  confond  avec  les  passions  les  plus  gé- 
néreuses et  les  plus  vives  qui  tourmentent  le  siècle.  George  Sand  a  donc  refait 
Lèlia^  non  poiff  la  changer,  mais  pour  la  développer.  Le  motif  est  le  même; 
mais  le  chant  est  plus  varié ,  travaillé  à  fond ,  enrichi  d'effets  nouveaux.  Ceux 
qui  ont  lu  et  compris  Lélia  la  reconnaîtront  plus  noble ,  plus  profonde  et  plus 

(1)  La  nouvelle  édition  de  Lélia  paraîtra  sous  peu  de  Jours  en  trois  volumes  in-8<» 
entièrement  refondus ,  et  dont  un  inédit. 


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ggO  REVUE  DES  DEUX  MONDBS. 

forte;  ceux  qui,  pour  la  première  fois,  contempleront  cette  poétique  Igm, 
la  verront  dans  tout  son  jour  et  dans  toute  la  majestueuse  douleur  de  a  pby- 
àonomie.  Les  amateurs  de  curiosîlés  littéraires ,  enfin ,  y  trouveront  une  mft 
matière  à  commentaires  et  à  comparaisons. 

Rien  ne  saurait  mieux  marquer  la  difïiécenoe  des  deux  époques  où  rantavi 
créé,  puis  remanié  son  œuv»,  qpe  cetli&Mis  deLélia  se  préparant  à  ncMto 
à  Sténio  Thistoire  de  TreeiaoD; 

Si  vous  vous  enfoncez  dans  les  campagnes  désertes  au  lever  do 
soleil,  les  premiers  objets  de  votre  admiration  sont  les  plantes qn 
s*entr*ou\Tentau  rayon  matinal.  Vous  choisissez  parmi  les  plusbeto 
fleurs  celles  que  le  vent  d*orage  n*a  pas  flétries ,  celles  que  rinsede 
n*a  pas  rongées,  et  vous  jetez  loin  de  vous  la  rose  que  la  cantharide 
a  infectée  la  veille,  pour  respirer  celle  qui  s*est  épanouie  danssaîir- 
ginité  au  vent  parfumé  de  la  nuit.  Mais  vous  ne  pouvez  vivre  de  par- 
fums et  de  contemplation.  Le  soleil  monte  dans  le  ciel.  La  joanée 
s*avance;  vos  pas  vous  ont  égaré  loin  des  villes.  La  soif  et  la  faim  se 
font  sentir.  Alors  vous  cherchez  les  plus  beaux  fruits,  et,  oubliant  les 
fleurs  déjà  flétries  désormais  inutiles^ur  le  premier  gazon  venu,  toqs 
choisissez  sur  les  arbres  la  pèche  que  le  soleil  a  rougie,  la  grenade 
dont  la  gelée  d*hiver  a  fendu  Tâpre  écorce ,  la  figue  dont  une  ptaie 
bienfaisante  a  déchiré  la  robe  satinée.  Et  souvent  le  fruit  que  rio- 
secte  a  piqué ,  ou  que  le  bec  de  l'oiseau  a  entamé ,  est  le  plus  ?»- 
meil  et  le  plus  savoureux.  L*amande  encore  laiteuse,  Tolive  encore 
amère ,  la  fraise  encore  verte,  ne  vous  attirent  pas. 

Au  matin  de  n^  vie ,  je  vous  eusse  préféré  à  tout«  Alors  tout  était 
rêverie ,  symbole ,  espoir,  aspiration  poétique.  Les  années  de  sûhsfl 
et  de  fièvre  ont  passé  sur  ma  tète,  et  il  me  faut  des  alimens  roborics; 
il  faut  à  ma  douleur,  à  ma  fatigue,  à  mon  découragemeot,  non  k 
spectacle  de  la  beauté ,  mais  le  secours  de  la  Corée ,  non  le  cfaanie  de 
la  grâce,  mais  le  bienfait  de  la  sagesse.  L'amour  eût  pu  remplir  «•- 
trefoismonametouteentière;  aujourd'hui,  il  me  fout  surtout  Taiiiifiit 
une  amitié  chaste  et  sainte ,  une  amitié  solide ,  inébranlable. 

Las  principaux  personnagesdu  drame  ^i,  suivant  rintenrioa  du  pMttr*^ 
sont  ni  complètement  réels,  ni  complètement  allégoriques,  sont  présBoléi 
8QUS  un  aspect  plus  élevé  et  plus  philosophique.  Ainsi,  Trenmor  n'est  ftas 
rhomme  qulune  escroquerie  au  jeu  a  conduit  au.déskonneur;  des  paaaois 
plus  violentes  et  des  torts  moins  vUs  Fy  ont  pcécipité.  La  figure  fière  et  sorf- 
frante  de  Lélia  a  été  particulièrement  retouchée  avec  bonheur.  Ses  pensées  flirt 
à  la  fois  plus  hautes  et  plus  claires.  L'auteur  s'est  attaché  à  en  Êiire  b  peison- 
nîËoation  du  spiritualisme  de  œ  tempe^ci.  La  pensée  foadanentaie,  Yms^r 
ration  des  grands  esprits  de  Tépoque  et  oeMe  de  £ëit«,  c'est  VwSm  et  0 


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m.fA.  8S1 

conquête,  c^Mi'argaeil.  Mais  danà  la  pr«iiifèine  Mia ,  cette  idée  étak  souTent 
ToUée  et  comme  tachée  dans  sa  splendeur  par  des  ombres  accessoires  et  idfé^ 
risures  qui  pennettaient  à  quelques-uns  de  se  méprendre,  et  qui,  dans  tous 
les  cas,  nuisaient  à  Tidéalisation.  Ici  plus  de  doute;  dans  la  seconde  IMia» 
ridée  est  dégagée  triomphante  et  hautement  installée  sur  son  trône.  Même 
au  moment  qui  semble  celui  du  sacrifice,  quand  Lélia,  quittée  par  Sténio, 
poussée  par  Trenmor,  va  tomber  à  genoux,  c'est  encore  au  nom  de  Torgudl 
et  avec  le  sentiment  de  sa  puissance  : 

Lélia  releva  d'une  main  ses  cheveux  épars,  et,  tenant  de  l'autre 
celle  de  son  ami ,  elle  se  dressa  une  dernière  fois  de  toute  sa  hau- 
teur sur  le  rocher. 

a  Orgueil  I  s'écria-t-elle,  sentiment  et  conscience  de  la  force  1  saint 
et  digne  levier  de  l'univers!  sois  édifié  sur  des  autels  sans  tache ,  soid 
enfermé  dans  des  vases  d'élection  !  Triomphe,  toi  qui  fais  souffrir  et 
régûer  !  J'aime  les  pointes  de  ton  cilice,  6  armure  des  archanges  !  Si 
tu  fais  connaître  il  tes  élus  des  supplices  inouïs,  si  tu  leur  imposes 
des  renoncemens  terribles ,  tu  leur  fais  connaître  aussi  des  joies  puis- 
santes I  Tu  leur  fais  remporter  des  victoires  homériques.  Si  tu  les 
conduis  dans  des  thébaîdes  sans  issue,  tu  amènes  les  lions  du  désert 
à  leurs  pieds ,  et  tu  envoies  à  leurs  nuits  solitaires  Tesprit  de  la  vision 
pour  lutter  avec  eux ,  pour  leur  faire  exercer  et  connaître  leur  force, 
et  pour  les  récompenser  au  matin  par  cet  aveu  sublime  :  a  Tu  es 
vaincu,  mais  prosterne-toi  sans  honte,  car  je  suis  le  Seigneur!  b 

Lélia  renoua  sa  chevelure ,  et  sautant  au  bas  du  rocher  : 

a  Allons-nous-en,  dit-elle,  la  dernière  des  pléiades  est  couchée, 
et  je  n'ai  plus  rien  à  faire  ici  ;  ma  lutte  est  finie.  L'esprit  de  Dieu  a 
mis  sa  main  sur  moi  conraie  il  fit  à  Jacob  pour  lui  ouvrir  les  yeux,  et 
Jacob  se  prosterna.  Tu  peux  me  frapper  désormais ,  ô  Très-Haut,  tu 
me  trouveras  à  genoux  ! 

«  Et  toi,  roc  orgueilleux ,  dit-elle  en  se  retournant  après  l'avoir 
quitté,  j'ai  été  clouée  un  instant  à  ton  flanc  comme  Prométhée,  mais 
je  n'ai  pas  attendu  qu'un  vautour  vînt  m'y  ronger  le  foie,  et  j'ai 
rompu  tes  anneaux  de  fer  de  la  mftme  main  qui  les  avait  rivés.  » 

Lélia  s'est  réfugiée  au  pied  des  autels  du  catholicisme  pour  en  essayer  la 
vertu.  Elle  prend  Thabit,  mais  c'est  presque  dans  Tattitude  de  Corinne  qui 
prend  la  lyre.  Voici  le  chapitre  tout  entier  dans  sa  magnificence  : 

(c  Prends  ta  couronne  d'épines,  ô  martyre!  et  revêts  ta  robe  de  lin , 
ô  prêtresse!  car  tu  vas  mourir  au  monde  et  descendre  dans  le  cer- 
cueil. Prends  ta  couronne  d'étoiles ,  ô  bienheureuse!  et  revêts  ta  r(d>e 


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853  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

de  noces,  A  fiancée  I  car  tu  vas  vivre  pour  le  ciel  et  devenir  r^one 
da  Christ.  » 

Ainsi  chantent  en  chœur  les  saintes  filles  du  monastère,  lorsqa'oK 
sœur  nouvelle  leur  est  adjointe  par  les  liens  d*un  hymen  mystiqu 
avec  le  fils  de  Dieu. 

L'église  est  parée  comme  aux  plus  beaux  jours  de  f£te.  Les  coon 
sont  jonchées  de  roses  effeuillées ,  les  chandeliers  d*or  étincelleotan 
tabernacle,  la  myrrhe  et  le  benjoin  pétillent  et  montent  enfumée 
sous  la  blanche  main  des  jeunes  diacres.  Les  tapis  d*Orient  se  dérou- 
lent en  lames  métalliques  et  en  moelleuses  arabesques  sur  les  mar- 
bres du  parvis.  Les  colonnes  disparaissent  sous  les  draperies  de  soie 
que  la  chaude  haleine  de  midi  soulève  lentement,  et  de  temps i 
antre,  parmi  les  guirlandes  de  fleurs,  les  franges  d'argent  et  leshm- 
pes  ciselées,  on  aperçoit  la  face  ailée  d'un  jeune  séraphin  de  mosô- 
que,  qui  se  détache  sur  un  fond  d'or  étincelant,  et  semble  se  disposer 
à  prendre  sa  volée  sous  les  voûtes  arrondies  de  la  nef. 

C'est  ainsi  qu'on  pare  et  qu'on  parfume  l'église  de  l'abbaye,  lors- 
qu'une novice  est  admise  à  prendre  le  voile  et  l'anoeau  saoé.  £e 
approchant  du  couvent  des  Camaldules,  Trenmor  vit  la  route  et  les 
abords  encombrés  d'équipages,  de  chevaux  et  de  valets.  Le  baptis- 
tère, grande  tour  isolée  qui  s'élevait  au  centre  de  l'édifice,  remplis- 
sait l'air  du  bruit  de  ses  grosses  cloches,  dont  la  voix  austère  ne  re- 
tentit qu'aux  solennités  de  la  vie  monacale.  Les  portes  des  cours  et 
celles  de  l'église  étaient  ouvertes  à  deux  battans ,  et  la  foule  se  pres- 
sait dans  le  parvis.  Les  femmes  riches  ou  nobles  de  la  contrée,  tontes 
parées  et  bruyantes,  et  les  silencieux  enfans  d' Albion,  toujoarset 
partout  assidus  à  ce  qui  est  spectacle,  occupaient  les  tribunes  et  les 
places  réservées.  Trenmor  pensa  bien  que  ce  n'était  pas  le  momeotde 
demander  à  voir  Lélia.  Il  y  avait  trop  d'agitation  et  de  trouble  dans 
le  couvent,  pour  qu'il  fût  possible  de  pénétrer  jusqu'à  elle.  D'ail- 
leurs, toutes  les  portes  des  cloîtres  intérieurs  étaient  sourdes,  les 
chaînes  des  sonnettes  avaient  été  supprimées;  des  rideaux  de  tapisserie 
couvraient  toutes  les  fenêtres.  Le  silence  et  le  mystère  qui  régnaient 
sur  cette  partie  de  l'édifice  contrastaient  avec  le  bruit  et  le  mcave- 
ment  de  la  partie  extérieure  abandonnée  au  public. 

Le  proscrit,  forcé  de  se  dérober  aux  regards,  *profi ta  de  la  préoc- 
cupation de  la  foule  pour  se  glisser  inaperçu  dans  un  ejifoncemeDt 
pratiqué  entre  deux  colonnes.  Il  était  près  de  la  grille  qui  séparait  la 
nef  en  deux,  et  sur  laquelle  une  magnifique  tenture  de  Smyme  abais- 
sait un  voile  impénétrable. 


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LÉLU.  863 

Forcé  d'attendre  le  commencement  de  la  cérémonie,  il  Tat  forcé 
aussi  d*entendre  les  propos  qui  se  croisaient  autour  de  lui. 
a  Ne  sait-on  point  le  nom  de  la  professe?  dit  une  femme. 

—  Non ,  répondit  une  autre.  Jamais  on  ne  le  sait  avant  que  les 
vœux  soient  prononcés.  Autant  les  camaldules  sont  libres  à  partir  de 
ce  moment,  autant  leur  règle  est  austère  et  effrayante  durant  le  no- 
viciat. La  présence  du  public  à  leurs  ordinations  ne  soulève  pas  le 
plus  léger  coin  du  mystère  qui  les  enveloppe.  Vous  allez  voir  une 
novice  qui  changera  de  costume  sous  vos  yeux,  et  vous  n'apercevrez 
pas  ses  traits.  Vous  entendrez  prononcer  des  vœux ,  et  vous  ne  saurez 
pas  qui  les  ralifle.  Vous  verrez  signer  un  engagement,  et  vous  ne 
connaîtrez  pas  le  nom  de  la  personne  qui  le  trace.  Vous  assisterez  à 
un  acte  public ,  et  cependant  nul  dans  cette  foule  ne  pourra  rendre 
compte  de  ce  qui  s'est  passé,  ni  protester  en  faveur  de  la  victime,  si 
jamais  elle  invoque  son  témoignage.  Il  y  a  ici ,  au  milieu  de  cette  vie 
si  belle  et  si  suave  en  apparence,  quelque  chose  de  terrible  et  d'im- 
placable. L'inquisition  a  toujours  un  pied  dans  ces  sanctuaires  su- 
perbes de  l'orgueil  et  de  la  douleur. 

—  Hais  enfln,  objecta  une  autre  personne,  on  sait  toujours  à  peu 
près  d'avance  dans  le  public  quelle  est  la  novice  qui  va  prononcer  ses 
vœux?  Du  moins  on  le  découvre  pour  peu  qu'on  s'y  intéresse. 

—  Ne  le  croyez  pas,  lui  répondit-on;  le  chapitre  met  en  œuvre 
toute  la  diplomatie  ecclésiastique  pour  faire  prendre  le  change  aux 
personnes  intéressées  à  empêcher  la  consécration.  Le  secret  est  facile 
à  garder  derrière  ces  grilles  impénétrables.  Il  y  a  certain  amant  ou 
certain  frère  qui  a  usé  ses  genoux  à  invoquer  les  gardiennes  de  ces 
murs,  et  qui  a  perdu  ses  nuits  à  errer  à  l'entour  un  an  encore  après 
que  l'objet  de  sa  sollicitude  avait  pris  le  voile,  ou  avait  été  transféré 
secrètement  dans  un  autre  monastère.  Cette  fois ,  il  paraît  qu'on  a 
redoublé  de  précautions  pour  empêcher  le  nom  de  la  professe  d'ar- 
river à  l'oreille  du  public.  Les  uns  disent  qu'elle  a  fait  un  noviciat 
de  cinq  ans,  et  d'autres  pensent  (à  cause  de  ce  bruit  précisément) 
qu'elle  n'a  porté  le  voile  de  lin  que  pendant  quelques  mois.  La  seule 
chose  certaine,  c'est  que  le  clergé  s'intéresse  beaucoup  à  elle,  que  le 
chapitre  de  l'abbaye  compte  sur  des  dons  magnifiques,  et  qu'il  y  au- 
rait beaucoup  d'obstacles  à  sa  profession  religieuse,  si  on  ne  les  avait 
habilement  écartés. 

—  Il  court  à  cet  égard  des  bruits  extraordinaires,  dit  la  première 
interlocutrice;  tantôt  on  dit  que  c'est  une  princesse  de  sang  royal , 
tantôt  on  dit  que  ce  n'est  qu'une  courtisane  convertie.  Il  y  en  a  qui 

TOME  IX.  —  SUPPLÉMENT.  •  55 


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fSb  REVUE  BBS  DEUX  MONDES. 

pensent  qne  c'est  la  Tamease  Ziniolina  qni  fit  tant  de  brait  Tan  pisê 
à  la  fête  de  Bambocd.  Mais  la  version  qui  mérite  le  plus  de  foi,  c*at 
que  la  professe  d'aujourd'hui  n'est  autre  que  la  princesse  Chi& 
Bambucci  elle-même. 

-^  On  assure ,  reprît  une  autre  en  baissant  la  voix ,  que  c'est  ■ 
acte  de  désespoir.  Elle  était  éprise  du  beau  prince  grec  Paobni, 
qui  a  dédaigné  son  amour  pour  suivre  la  riche  Lélia  au  Mexiqae. 

— '  Je  sais  de  bonne  part,  dit  un  nouvel  interlocuteur,  quelabek 
Lélia  est  dans  les  cachots  de  l'inquisition.  Elle  était  affiliée  aoxcs^ 

-^  Eh  noni  dit  un  autre,  elle  a  été  assassinée  à  la  Punta-di-Ore.i 

Les  premières  fanfares  de  l'orgue  interrompirent  cette  conrersi- 
<iM.  Aux  accords  d'un  majestueux  introït,  le  vaste  rideau  du  dm 
se  sépara  lentement  et  découvrit  les  profondeurs  mystérieuses  à 
diapitre. 

La  oomnmtiauté  des  Camaldules  aniva  par  le  fond  de  Fégiiseet 
ééfila  lentement  sur  deux  lignes,  se  divisant  vers  le  milieu  du  chov 
et  allant,  par  ordre ,  prendre  place  à  la  double  rangée  de  stalles  à 
chapitre.  Les  religieuses  proprement  dites  parurent  les  premîéfcs. 
Leur  costume  était  simple  et  saperbe;  sur  leur  robe ,  d'une  blancbeir 
éclatante,  tombait  do  sein  jusqu'aux  pieds  le  scapulaîre  d'étoffe  éor- 
tote,  emblème  du  sang  du  Christ;  le  voile  blanc  enveloppait  la  Me; 
le  voile  de  cérémonie ,  également  blanc  et  fin^  couvrak  tout  le  coffs 
d^un  nsanteau  diaphane  et  tratRait  majestueusemest  jusqu'à  isnt. 

Après  celles*ci  marchaient  les  novices,  troapesu  9v«lte  et  btne, 
sans  pourpre  et  sans  manteau.  Leurs  vêtement^  moM  tiatnans,  I» 
salent  voir  le  bout  de  leurs  pieds  nus,  chaussés  de  sandales,  et  Fiv 
assurait  que  la  beauté  des  pieds  n'était  pas  dédaignée  parmi  dlei; 
€*était  le  seul  endroit  par  ou  elles  pussent  briller,  le  wage  mtee 
étant  couvert  d'un  voile  impénétrabie. 

Quand  elles  furent  tontes  agenouillées,  l'abbesse  oitra  avec  h 
dépositaire  à  sa  droite  et  la  doyenne  à  sa  gauche.  Tout  le  chapitre  se 
leva  et  la  salua  profondément,  tandis  qu'elle  prenait  place  dos  h 
grande  stalle  du  milieu.  L'abbesse  était  courbée  par  Tège.  Foar  mv- 
que  de  distinction,  elle  avait  une  croix  d'or  sur  la  poitrine,  et  n 
main  soutenait  une  crosse  d'argent  légère  et  bien  travaillée. 

Alors  on  entonna  l'hymne  Vent  Creator^  et  la  professe  entra  pirh 
porte  du  fond.  Cette  porte  était  double.  Le  battant  qui  s'était  ouvert 
pour  la  communauté ,  s'était  refermé;  celui  qui  s'ouvrit  pour  la  pro- 
fesse était  précédé  d'une  galerie  étroite  et  profonde  qu*éclairait  bi- 


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LEUA.  8» 

blement  une  rangée  de  lampes  d'un  aspect  vranneot  sépulcral.  Elle 
avança  comme  uoe  ombre ,  escortée  (te  deux  jeunes  fiUes  adoles- 
centes, couronnées  de  roses  blanches,  qui  portaient  chacune  un 
cierge ,  et  de  deux  beaux  enbns  en  costume  d'aqge  du  moyen^ége, 
corset  d*or,  ailes  effilées,  tuniques  d'argent,  chevelure  blonde  et 
boudée.  Ces  enfans  portaient  des  corbeilles  pleines  de  feuilles  de 
roses;  îa  professe,  un  lis  de  filagramme  d'argent.  C'était  une  femme 
très  grande,  et,  quoiqu'elle,  fût  entièrement  voilée,  on  jugeait  à  sa 
démarche  qu'elle  devait  être  belle.  Elle  s'avança  avec  assurance  et 
s'agenouilla ,  au  milieu  du  chœur,  sur  un  riche  coussin.  Ses  quatre 
aeolytes  s'agenouillèrent  dans  un  ordre  quadrangulaire  autour  d'elle, 
et  la  cérémonie  commença.  —  Trenmor  entendit  murmurer  autour 
de  lui  que  c'était  à  coup  sûr  Pulehérie,  dite  la  Zinzolina. 

A  Tautre  extrémité  de  l'église ,  un  autre  spectacle  conunença.  Le 
clergé  vint  au  maître-autel  étaler  l'apparat  de  son  cortège. 

Ses  prélats  s'assirent  sur  de  riehes  fauteuils  de  velours,  quelques 
capucins  s'agenouillètent  humblement  sur  le  pavé,  de  simples  piè- 
tres se  tinrent  debout  derrière  les  éminences ,  et  le  clergé  officiant  se 
niontra  le  dernier  en  grand  costume.  Un  cardinal  renommé  pour  son 
esprit  célébra  la  messe.  Un  patriarche  réputé  saint  prononça  l'exhor- 
tation. Trenmor  fut  frappé  du  passage  suivant  : 

a  II  est  des  temps  où  l'église  semble  se  dépeupler,  parce  que  le 
^iècleest  peu  croyant,  parce  que  les  évènemena  politiques  entraînent 
la  génération  dans  une  voie  de  tumulte  et  d'ivresse;  mais ,  dans  ces 
temps-là  même ,  l'église  remporte  d'éclatanies  victoires.  Les  esprits 
yraiment  forts,  les  intelligences  vraiment  grandes,  les  coeurs  vrai** 
ment  tendres,  viennent  chercher  dans  son  sein  et  sous  son  ombn^ 
Tamour,  la  paix  et  la  liberté  que  le  monde  leur  a  déniés.  11  semble 
alors  que  l'ère  des  grands  dévouemens  et  des  grands  actes  de  foi  soit 
prête  à  renaître.  L'église  tressaiUe  de  joie;  elle  se  rappelle  saint  Au^ 
gqstin ,  qui,  à  lui  seul,  résuma  et  personnifia  tout  un  siècle.  Elle  sait 
que  le  génie  de  l'homme  viendra  toiqours  s'humilier  devant  elle, 
parce  qu'elle  seule  lui  donnera  sa  véritable  direction  et  son  véritable 
aliment.  » 

Ces  paroles ,  qui  furent  vivement  approuvées  par  l'auditoire ,  firent 
froncer  le  sourcil  de  Trenmor  ;  il  reporta  ses.  regards  sur  la  professe. 
Il  eût  voulu  avoir  l'œil  du  magnétisme  pour  percer  le  voile  mysté- 
rieux. Aucune  émotion  ne  soulevait  le  moindre  pli  de  ce  triple  rem- 
part de  lin  ;  on  eût  dit  de  la  statue  d'Isb,  toirte  d'albâtre  ou  d'ivoire. 

Au  moment  solennel  m ,  traversant  la  foule  pressée  sur  son  pas- 

55. 


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856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sage,  la  professe,  sortant  du  chapitre ,  entra  dans  Féglise ,  un  mur- 
mure inexprimable  d*émotion  et  de  curiosité  s'éleva  de  toutes  parts. 
Un  mouvement  d'oscillation  tumultueuse  fut  imprimé  à  la  multitude, 
et  toutes  ces  tètes,  que  Trenmor  dominait  de  sa  place,  ondulèreiâ 
comme  des  flots.  Des  archers,  aux  ordres  du  prélat  qui  présidait  à  b 
cérémonie ,  rangés  sur  deux  files ,  protégeaient  la  marche  lente  de  h 
professe.  Elle  s'avançait,  accompagnée  d'un  vieux  prêtre  chargé  dn 
r61e  de  tuteur,  et  d'une  matrone  laïque,  symbole  de  mère,  condnisaiit 
sa  fille  au  céleste  hyménée. 

Elle  monta  majestueusement  les  degrés  de  l'autel.  Le  patriarche, 
revêtu  de  ses  habits  pontificaux,  l'attendait,  assis  sur  une  sorte  de 
trône  adossé  au  maître-autel.  Les  parens  putatifs  restèrent  deboot 
dans  une  altitude  craintive,  et  la  professe,  ensevelie  sous  ses  voOes 
blancs,  s'agenouilla  devant  le  prince  de  l'église. 

a  Vous  qui  vous  présentez  devant  le  ministre  dn  Très-Haut,  quel 
est  votre  nom?  »  dit  le  pontife  d'une  voix  grave  et  sonore,  comme 
pour  inviter  la  professe  à  répondre  du  même  ton ,  et  à  proclamer  son 
nom  devant  l'auditoire  palpitant. 

La  professe  se  leva,  et,  détachant  l'agrafe  d'or  qui  retenait  s<» 
voile  sur  son  front,  tous  les  voiles  tombèrent  à  ses  pieds,  et  soos 
l'éclatant  costume  d'une  princesse  de  la  terre  parée  pour  un  jour  de 
noces ,  sous  les  flots  noirs  d'une  magnifique  chevelure  tressée  de 
perles  et  nouée  de  diamans,  sous  les  plis  nombreux  d'une  gaze  d'ar- 
gent semée  de  blancs  camélias,  on  vit  rayonner  le  front  et  se  dresser 
la  taille  superbe  de  la  femme  la  plus  belle  et  la  plus  riche  de  la  con- 
trée. Ceux  qui ,  placés  derrière  elle,  ne  la  reconnaissaient  encore 
qu*à  ses  larges  épaules  de  neige  et  à  son  port  impérial,  doutaient  et 
se  regardaient  avec  surprise;  et,  dans  cette  avide  attente,  un  tel 
silence  planait  sur  l'assemblée,  qu'on  eût  entendu  l'imperceptible 
travail  de  la  flamme  consumant  la  cire  odorante  des  flambeaux. 

«  Je  suis  Lélia  d'Almovar,  »  dit  la  professe  d'une  voix  forte  et 
vibrante,  qui  semblait  vouloir  tirer  de  leur  sommeil  éternel  les  morts 
ensevelis  dans  l'église. 

a  Êtes-vous  fille,  femme  ou  veuve?  demanda  le  pontife. 

—  Je  ne  suis  ni  fille,  ni  femme  selon  les  expressions  adoptées  et 
les  lois  instituées  par  les  hommes ,  répondit-elle  d'une  voix  eacore 
plus  ferme.  Devant  Dieu,  je  suis  veuve.  » 

A  cet  aveu  sincère  et  hardi ,  les  prêtres  se  troublèrent ,  et  dans  le 
fond  du  chœur  on  eût  pu  voir  les  nonnes  éperdues  se  voiler  la  face 
ou  s'interroger  l'une  l'autre,  espérant  avoir  mal  entendu. 


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LÉLIA.  857 

Mais  le  pontife,  plos  calme  et  plus  prodent  que  son  timide  trou- 
peau ,  conserva  un  visage  impassible ,  comme  s*il  se  fût  attendu  à 
cette  réponse  audacieuse. 

La  foule  resta  muette.  Un  sourire  ironique  avait  circulé  à  Tinterro- 
gation  consacrée,  car  on  savait  que  Lélia  n'avait  jamais  été  mariée, 
et  qu*£rmolao  avait  vécu  trois  ans  avec  elle.  Si  la  réponse  de  Lélia 
offensa  quelques  esprits  austères,  du  moins  elle  ne  fit  rire  personne. 

a  Que  demandez-vous,  ma  fille,  reprit  le  cardinal,  et  pourquoi 
Yous  présentez-vous  devant  le  ministre  du  Seigneur? 

—  Je  suis  la  fiancée  de  Jésus-Christ,  répondit-elle  d*une  voix  douce 
et  calme,  et  je  demande  que  mon  hymen  avec  le  seigneur  de  mon 
ame  soit  indissolublement  consacré  aujourd'hui. 

—  Croyez-vous  en  un  seul  Dieu  en  trois  personnes ,  en  son  fils 
Jésus-Christ,  Dieu  fait  homme  et  mort  sur  la  croix  pour... 

—  Je  jure,  répondit  Lélia  en  l'interrompant,  d'observer  tous  les 
préceptes  de  la  foi  chrétienne,  catholique  et  romaine.  » 

Cette  réponse,  qui  n'était  pas  conforme  au  rituel,  ne  fut  remar- 
quée que  d'un  petit  nombre  d'auditeurs;  et  durant  tout  le  reste  de 
l'interrogatoire,  la  professe  prononça  plusieurs  formules  qui  sem- 
blaient renfermer  de  mystérieuses  restrictions,  et  qui  firent  tres- 
saillir de  surprise,  d'épouvante  ou  d'inquiétude  une  partie  du  clergé 
présent  à  la  cérémonie. 

Mais  le  cardinal  restait  calme,  et  son  regard  impérieux  semblait 
prescrire  à  ses  inférieurs  d'accepter  les  promesses  de  Lélia ,  quelles 
qu'elles  fussent. 

Après  l'interrogatoire,  le  pontife,  se  retournant  vers  l'autel, 
adressa  au  ciel  une  fervente  prière  pour  la  fiancée  du  Christ.  Puis,  il 
prit  l'ostensoir  étincelant  qui  renferme  l'hostie  consacrée,  et  recon- 
duisit la  professe  jusqu'à  la  grille  du  chapitre.  Là ,  on  avait  dressé  un 
élégant  autel  portatif  en  forme  de  prie-dieu ,  sur  lequel  on  plaça 
l'ostensoir.  La  professe  s'agenouilla  devant  cet  autel ,  la  face  décou- 
verte et  tournée  pour  la  dernière  fois  vers  cette  foule  avide  de  la 
contempler  encore. 

En  ce  moment,  un  jeune  homme  qui,  debout  dans  le  coin  d'une 
tribune,  le  dos  appuyé  à  la  colonne  et  les  bras  croisés  sur  la  poi- 
trine, ne  semblait  prendre  aucune  part  à  ce  qui  se  passait,  se  pencha 
brusquement  sur  la  balustrade,  et,  comme  s'il  sortait  d'un  lourd  som- 
meil, il  promena  des  regards  hébétés  sur  la  foule.  Au  premier  mo- 
ment, Trenmor  seul  le  remarqua  et  le  reconnut,  mais  bientôt  tous 
les  regards  se  portèrent  sur  lui;  car,  lorsque  ses  yeux  eurent  ren- 
contré, conune  par  hasard,  les  traits  de  la  professe,  il  montra  une 


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858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

agitation  singulière ,  et  parut  faire  des  efforts  inouis  pour  se  teiûr 
éveillé, 

a  Regardez  donc  le  poète  Sténio,  dit  un  critique  qui  le  hatssaiL  Q 
est  ivre ,  toujours  ivre  ! 

—  Dites  qu'il  est  fou ,  reprit  un  autre. 

—  n  est  malheureux ,  dit  une  femme  :  ne  saveï-vous  pas  qu'A  a 
aimé  Lélia?  » 

La  professe  disparut  un  instant,  et  revint  bientôt  dépouiHée  de 
tous  ses  omemens,  vêtue  d*une  tunique  de  laine  Irianche,  ceinte 
d*une  corJle.  Ses  beaux  cheveux  déroutés  étaient  répandas  en  flots 
noirs  sur  sa  robe  de  pénitente.  Elle  s'agenouilla  devant  raU)esse,  et, 
en  un  clin  d'œil,  cette  magnifique  chevelure,  orgueil  de  la  femme, 
tomba  sons  les  ciseaux  et  joncha  le  pavé.  La  professe  était  impassible; 
il  y  avait  un  sourire  de  satisfaction  sur  les  traits  flétris  des  vieilles 
nonnes,  comme  si  la  perle  des  dons  de  la  beauté  edt  été  une  conso- 
lation et  un  triomphe  pour  elles. 

Le  bandeau  fut  attaché;  le  front  altier  de  Lélia  fut  à  jamais  ensevefi. 
a  Reçois  ceci  comme  un  jouçj  chanta  Tabbesse  d'une  voix  sèche  et 
cassée ,  et  ceci  comme  un  suaire ,  d  ajouta-t-elle  en  l'enveloppant  da 
voile. 

La  camaldule  disparut  alors  sous  un  drap  mortuaire.  Couchée  sur 
le  pavé  entre  deux  rangées  de  cierges,  elle  reçut  l'aspersion  d'hy- 
sope ,  et  entendit  chanter  sur  sa  tète  le  De  profundis. 

Trenmor  regarda  Sténio ,  Sténio  regardait  ce  linceul  noir  étends 
sur  un  être  plein  de  force  et  de  vie,  d'intelligence  et  de  beauté.  B 
ne  comprenait  pas  ce  quMI  voyait  et  ne  donnait  plus  aucun  signe  d'é- 
motion. 

Mais  quand  la  camaMuIe  se  releva,  et  sortant  des  livrées  de  h 
mort,  vint,  le  regard  serein  et  le  sourire  sur  les  lèvres,  recevoir  de 
Tabbesse  la  couronne  de  roses  blanches,  l'anneau  d'argent  et  le  baiser 
de  paix ,  tandis  que  le  chœur  entonnait  l'hymne  Veni,  sponsa  ChrisH^ 
Sténio,  saisi  d'une  terreur  incompréhensible,  s'écria  à  plusieurs  re- 
prises d'une  voix  étouffée  :  Le  spectre!  le  spectre/...  et  il  tomba  sans 
connaissance. 

Pour  la  première  fbis,  la  professe  fut  troublée;  elle  avait  reeemio 
cette  voix  altérée,  et  ce  cri  retentit  dans  son  cœur  comme  un  dernier 
effort,  comme  un  dernier  adieu  de  la  vie.  On  emporta  Sténio,  qui 
sentbiatt  en  proie  à  un  accès  d'épilepsie.  Les  spectateurs  avides» 
voyant  chanceler  Lélia,  se  pressèrent  tumultueusement  vers  la  griOe» 
espérant  assister  à  quelque  scandale.  L'abbesse,  effrayée,  donna 
aossitât  l'ordre  de  tirer  le  rideau;  mais  la  nouvelle  camaldule ,  d'm 


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LÉLU.  S59 

ton  de  commaDdement  (fii  pétrifia  et  domina  toute  la  communaaté, 
démentit  cet  ordre  et  fit  continuer  la  cérémonie,  a  Madame,  dit*elle 
t<Hit  bas  à  la  supérieure  qui  voulait  insister,  je  ne  suis  point  une 
eafant;  je  vous  prie  de  croire  que  je  sais  garder  ma  dignité  moi- 
même.  Vous  avez  voulu  me  donner  en  spectacle.  Laissez-mot  achever 
mon  rôle.  » 

Elle  s'avança  au  milieu  du  chœur  où  elle  devait  chanter  une  prière 
adoptée  par  le  rituel.  Quatre  jeunes  filles  se  préparèrent  à  raccom- 
pagner avec  des  harpes.  Mais,  au  moment  d'entonner  cet  hymne» 
soit  que  sa  mémoire  vint  à  la  trahir,  soit  qu'elle  cédât  à  Tinspiration , 
Lélia  ôta  l'instrument  des  mains  d'une  des  joueuses  de  faarpe ,  et, 
^raccompagnant  elle^ntème,  improvisa  un  chant  sublime  sur  ces  pa- 
rles du  cantique  de  la  Captivité  : 

d  Nous  nous  sommes  assises  auprès  des  fleuves  de  Babylotie,  et 
nous  y  avons  pleuré,  nous  souvenant  de  Sion. 

c  Et  nous  avons  suspendu  nos  harpes  aux  saules  du  rivage. 

a  Quand  ceux  qui  nous  avaient  emmenées  en  captivité  nous  ont  de- 
mandé des  paroles  de  cantique,  et  de  les  réjouir  du  son  de  nos 
harpes,  en  nous  disant  :  a  Chantez-nous  qt&elque  chose  des  cantiques 
de  Sion,  »  nous  leur  avons  répondu  : 

a  Comment  chanterions-nous  le  cantique  de  l'Étemel  sur  une  terre 
étrangère? 

«  Si  je  t'oublie ,  Jérusalem,  que  ma  droite  s'oublie  elle-même! 

«  Que  ma  langue  soit  attachée  à  mon  palais,  si  je  ne  me  souviens 
de  toi  à  jamais ,  et  si  je  ne  fais  de  Jérusalem  l'unique  sujet  de  ma  ré- 
jouissance. 

a  0  Étemel  I  tes  filles  se  souviendront  de  leurs  autels  et  de  leurs 
bocages  auprès  des  arbres  verts  sur  les  hautes  collines! 

«  Babylone ,  qui  vas  être  détruite ,  puisses-tu  ne  pas  souffrir  le  mal 
que  tu  nous  as  fait  ! 
«••••••••••••••    •••••••• 

a  C'est  pourquoi ,  vous ,  femmes ,  écoutez  la  parole  de  l^ternel,  et 
que  votre  cœur  reçoive  la  parole  de  sa  bouche.  Enseignez  vos  filles 
à  se  lamenter ,  et  que  chacune  apprenne  à  sa  compagne  à  faire  des 
complaintes....  Car  la  mort  est  montée  par  nos  fenêtres ,  elle  s'est 
logée  dans  nos  demeures...  Qu'elles  se  hâtent,  qu'elles  prononcent 
à  haute  voix  une  lamentation  sur  nous ,  et  que  nos  yeux  se  fondent 
en  pleurs ,  et  que  nos  paupières  fassent  ruisseler  des  larmes!  » 


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860  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  fut  la  dernière  fois  que  Lélia  fit  entendre  aux  hommes  cette 
voix  magnifique  à  laquelle  son  génie  donnait  une  puissance  inyin- 
cible.  A  demi  agenouillée  devant  sa  harpe ,  les  yeux  humides ,  Tair 
inspiré ,  plus  belle  que  jamais  sous  le  voile  blanc  et  la  couronne  d*h}- 
ménée,  elle  fit  une  impression  profonde  sur  tous  ceux  qui  la  virent 
Chacun  songea  à  sainte  Cécile  et  à  Corinne.  Mais,  parmi  tous  ceux-là, 
il  n*y  eut  que  Trenmor  qui,  du  premier  coup,  comprit  le  sens  dou- 
loureux et  profond  des  versets  sacrés  que  Lélia  avait  choisis  et  ar- 
rangés au  gré  de  son  inspiration ,  pour  prendre  congé  de  la  société 
humaine,  et  lui  signifier  la  cause  de  son  divorce  avec  elle. 

Pendant  que  Lélia  s'eCTorcede  raviver  les  flammesdu  spiritualisme  cbiétieii, 
Pulcbérie  qui ,  dans  la  pensée  de  Fauteur,  est  la  personnification  de  Tépioi- 
réisme,  arrive  à  se  convaincre  de  Timpuissance  de  la  volupté  pour  le  bonheur: 

Quand  je  quitte  ma  couche  voluptueuse  pour  regarder  les  étofles 
qui  blanchissent  avec  l'azur  céleste,  mes  genoux  frissonnent  au  froid 
de  cette  matinée  d'hiver.  D'affreux  nuages  pèsent  sur  l'horizon  comme 
des  masses  d'airain ,  et  l'aube  fait  de  vains  efforts  pour  se  dégager  de 
leurs  Qancs  livides.  L'astre  du  Bouvier  darde  un  dernier  rayon  roo- 
geàtre  aux  pieds  de  l'Ourse  boréale,  dont  le  jour  éteint  un  à  un  les 
sept  flambeaux  pàlissans.  La  lune  continue  sa  course  et  s'abaisse 
lentement ,  froide  et  sinistre ,  des  hauteurs  du  zénith  vers  les  cré- 
neaux des  mornes  édifices.  La  terre  commence  à  montrer  des  pentes 
labourées  par  la  pluie,  luisantes  d'un  reflet  terne  comme  Tétain.  Les 
coqs  chantent  d'une  voix  aigre ,  et  l'angélus ,  qui  salue  cette  aurore 
glacée,  semble  annoncer  le  réveil  des  morts  dans  leurs  suaires,  et 
non  celui  des  vivans  dans  leurs  demeures. 

Pourquoi  quitter  ton  grabat  à  peine  échauffé  par  quelques  heures 
d'un  mauvais  sommeil,  ô  laboureur  plus  pèle  que  l'aube  d'hiver,  plus 
triste  que  la  terre  inondée ,  plus  desséché  que  l'arbre  dépouillé  de  ses 
feuilles?  Par  quelle  misérable  habitude  signes-tu  ton  front  étroit, 
ridé  avant  l'flge,  au  commandement  de  la  cloche  catholique?  Par 
quelle  imbécile  faiblesse  acceptes-tu  pour  ton  seul  espoir  et  ta  seule 
consolation  les  rites  d'une  religion  qui  consacre  ta  misère  et  perpétue 
ta  servitude?  Tu  restes  sourd  à  la  voix  de  ton  cœur  qui  te  crie  :  Cou- 
rage et  vengeance!  et  tu  courbes  la  tète  à  cette  vibration  lugubre  qui 
proclame  dans  les  airs  ton  arrêt  étemel  :  LAcheté ,  abaissement,  ter- 
reur! Brute  indigne  de  vivre!  regarde  comme  la  nature  est  ingrate  et 
rechignée ,  comme  le  ciel  te  verse  à  regret  la  lumière ,  comme  la  nuit 
s'arrache  lentement  de  ton  hémisphère  désolé!  Ton  estomac  vide  et 


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LÉLIA.  861 

inquiet  est  le  seul  mobile  qui  te  gouverne  encore,  et  qui  te  pousse  à 
chercher  une  chétive  pâture,  sans  discernement  et  sans  force,  sur  un 
sol  épuisé  par  tes  ignares  labeurs,  par  tes  bras  lourds  et  malhabiles» 
que  la  faim  seule  met  encore  en  mouvement  conmie  les  marteaux 
d*une  machine.  Va  broyer  la  pierre  des  chemins,  moins  endurcie  que 
ton  cerveau ,  pour  que  mes  nobles  chevaux  ne  s'écorchent  pas  les  pieds 
dans  leur  course  orgueilleusel  Va  ensemencer  le  sillon  limoneux,  afin 
qu'un  pur  froment  nourrisse  mes  chiens,  et  que  leurs  restes  soient 
mendiés  avec  convoitise  par  tes  enfans  affamés I  Va,  race  infirme  et 
dégradée,  chéris  la  vermine  qui  te  ronge!  végète  comme  Therbe in- 
fecte des  marécages!  traine-toi  sur  le  ventre  comme  le  ver  dans  la 
fange!  Et  toi,  soleil,  ne  te  montre  pas  à  ces  reptiles  indignes  de  te 
contempler!  Nuages  de  sang  qui  vous  déchirez  à  son  approche, 
roulez  vos  plis  comme  un  linceul  sur  sa  face  rayonnante,  et  répan- 
dez-vous sur  la  terre  d*Égypte  jusqu'à  ce  que  ce  peuple  abject  ait 
fait  pénitence  et  lavé  la  souillure  de  son  esclavage. 

Mon  jeune  amant,  tu  ne  me  réponds  pas,  tu  ne  m*écoutes  pas? 
Ton  front  repose  enfoncé  dans  un  chevet  moelleux.  Crains-tu  de  me 
montrer  des  larmes  généreuses?  Pleures-tu  sur  cette  hideuse  journée 
qui  commence,  sur  cette  race  avilie  qui  s'éveille?  Rèves-tu  de  car- 
nage et  de  délivrance?  gémis-tu  de  douleur  et  de  colère?  —  Tu  dors? 
Ta  chevelure  est  mouillée  de  sueur,  tes  épaules  mollissent  sous  les 
fatigues  de  Tamour.  Une  langueur  ineffable  accable  tes  membres  et 
ta  pensée...  N'as-tu  donc  d'ardeur  et  de  force  que  pour  le  plaisir?  — 
Quoi!  tu  dors?  La  volupté  suffit  donc  à  ta  jeunesse,  et  tu  n'as  pas 
d'autre  passion  que  celle  des  femmes? Étrange  jeunesse,  qui  ne  sais 
ni  dans  quel  monde,  ni  dans  quel  siècle  le  destin  t'a  jetée!  Tout  ton 
pas^  est  ambition,  tout  ton  présent  jouissance,  tout  ton  avenir 
impunité.  Eh  bien!  si  tu  as  tant  d'insouciance  et  de  mépris  pour 
le  malheur  d'autrui ,  donne-moi  donc  un  peu  de  cette  lâcheté  froide. 
Que  toute  la  force  de  nos  âmes,  que  toute  l'ardeur  de  notre  sang 
tourne  à  l'âpreté  de  nos  délires.  Allons!  ouvrons  nos  bras  et  fermons 
nos  cœurs  !  abaissons  les  rideaux  entre  le  jour  et  notre  joie  honteusel 
Rêvons  sous  l'influence  d'une  lascive  chaleur  le  doux  climat  de  la 
Grèce,  et  les  voluptés  antiques,  et  la  débauche  païenne!  Que  le 
faible,  le  pauvre,  l'opprimé,  le  simple,  suent  et  souffrent  pour  man- 
ger un  pain  noir  trempé  de  larmes;  nous,  nous  vivrons  dans  l'orgie, 
et  le  bruit  de  nos  plaisirs  étouffera  leurs  plaintes  !  Que  les  saints  crient 
dans  le  désert,  que  les  prophètes  reviennent  se  faire  lapider,  que  les 
Juifs  remettent  le  Christ  en  ^^aît  vîvnnsf 


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8S2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ou  bien,  veux-ta?  moorons,  a^byiions-Dous;  qmttoos  la  fiepir 
lassitude.,  comme  tant  d*autres  couples  Toot  quittée  par  fanatisine 
amoureux.  Il  faut  que  notre  ame  périsse  sous  le  poic)s  de  la  matière, 
ou  que  notre  corps,  dévoré  par  Tesprit ,  se  soustraie  k  Vhqrreuf  de  II 
conditiou  humaine. 

0  dort  toujours!  et  moi,  je  ne  saurais  Tf^xmer  oq  instant  dç 
cfilme  quand  le  contraste  de  la  misère  d*autrui  et  de  ma  ricfaesse  ia- 
rame  vient  livrer  loop  seiu  au  remords!  0  ciel !. quelle  bmite  est  doqe 
ce  jeupe  honune  qu'hier  je  trouvais  si  beau?  Re(;ar4eiç-le,  ^oil^ 
vacUlantes  qui  fuyez  dans  TinEm^ensité,  et  voilez-vons  h  jamais  poar 
lui  !  Soleil ,  ue  pépètre  pas  dans  cette  chambre,  n*éolaire  pas  ce  front 
flétri  par  la  débauche ,  qui  n'a  jam9is  eu  ni  une  penséQ  de  reprodie, 
ni  une  malédiction  pour  la  Providence  oublieuse  ! 

Et  toi,  vassal,  victime,  porteur  de  haiUpus;  toi  esclave,  toi  tn- 
valUeur,  regarde-le...  regarde-moi,  pftie,  échevelée,  désolée  à  cette 
fçnètre....  regarde-nous  bien  tous  les  deux.  Un  jeune  honune  rick 
et  beau  qui  p$ie  l'amour  d*une  femme,  et  une  femme  perdue  qui  mé- 
pîîse  cet  homme  et  son  argent:  voilà  les  êtres  que  tq  sers,  que  tu 

crains,  que  tu  respectes Ramasse  donc  les  outils.de  ton  travail, 

cçs  boulets  de  ton  bagne  étemel,  et  frappe I  écrase  ces  êtres  pan- 
sites  qui  mangent  ton  pain  et  te  volent  jusqu'à  ta  place  au  soleil!  Tœ 
cet  honune  qui  dor^  bercé  par  Tégoïsme,  tue  aussi  oette  femme  qoi 
pleqre,  impmssante  à  sortir  du  vice! 

Quant  à  Stéaio,  il  est  plus  malheiumix  que  jamais.  Aprèa^a^ir  pardv ,  ém 
le  vagabondage  d'une  folle  vie,  sa  fortune  et  sa  santé,  il  revient  dans  sûapajl 
dévoré  dç  tristesse.  Il  trouve  qu*un  grand  changement  ar*est  opéré  dans  It 
province.  Le  cardinal  Annibal  (un  très  profond  caractère),  et  Lélia,  devenue 
abbesse  des  Camaldules,  avaient  fait ,  dans  les  mœurs  et  leshabitudes,  une  sorte 
de  révolution.  Lorsque  Stéaio  voit  la  religion  régner  partout,  son  ironie  ne 
connaU  plus  de  bornes.  Toute  Tamertume  qu*il  avait  couvée  contre  Lâiase 
réveiUe  à  lldée  de  la  voir  heureuse  ou  puissante.  Il  roule  daas  son  eaprit  nulle 
projet»  de  veog^ooe,  tous  plus  fous  les  uns  que  les  autres;  il  veut  à  tout  prix 
mortifier  roigueil  de  Lélia;  ne  pouvant  la  briser,  il  veut  au  moins  la  tour- 
menter. Il  pénètre,  il  erre  dans  le  cloître  des  Camaldules,  suit  au  hasard  une 
galerie  étroite,  et  se  trouve  dans  la  cellule  de  Lélia.  La  scène  entre  eux  est  ëé- 
cisive.  Obligé  de  s'avouer,  dans  le  fond  de  Famé,  que  liélia  triomphe,  livré 
à  un  dernier  accès  de  désespoir,  Sténio  va  au  bord  du  lac  et  n*en  revient  plus. 
Plous  donnons  les  chapitres  de  conclusion  :  c'est  le  naufrage  de  toute  cette 
réforme  tentée  au  sëa  du  catholicisme  par  liélia  et  le  cardinal. 

La  mort  de  Sténio  fut  le  signal  d'autres  événemens  tragiques,  le 
cardinal  mourut,  peu  de  temps  après,  d'un  mal  si  rapide  et  si  violeot, 


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ULu^  863 

<{tf  on  l'attrilma  ao  pobom  MagMS  avait  abandoDoé  soo  enait^;e«  n 
savait  etté  plt»iétirs  JiMi^daRfi  les  mofitagoefr^  en  proie  è  on  affreux 
déUrë.  Les  montagBafds  cansternés^enleadireiit^es  crfelamentables 
fetenttr  daOs  l'hotreut  de  la  Mit  ;  ses  pas  inégaux  et  précipités  ébran- 
lèrent le  seuil  de  leurs  chalets  et  les  y  retinrent  jusqu'au  jeur«  éveillés 
ti tremblans; Enfln ,  il  djspcmt,  et  aUas^'eBsefeKr dans iin couvent 
^  chartreux.  Mais  bientét  d'ébraogea  révélations  sortirenl  de  cet 
4AHe^  et  lAèront  bouleverser  le»  existences  les  plus  sereines^  les 
pins  bviBantes.  Aimibat  succomba  sans  être  appelé  à  aucuneexpUca- 
iién.  Plusieurs  évéques  qui  l'avaient  secondé  dans  sas  vues  gêné- 
muses,  grand  nombre  de  prêtres  les  plus  distingués  du  clergé  par 
leurs*  lumièrea^  la  mriilesso  de  leur  conduite  i  furent  disgraciés  on 
interdits;  Quant  &  Eélia ,  on  pensai  que  de  tels  cbMimanB  seraient 
trop  dbuï  pour  Texpiation  de  seS'Crime»,  et  qu'il  Mlaithii  infliger 
lliuniiliation  et  la  honte.  L'inqnisitioninstmisit  son  procès^  Le  prélat 
puissant  qui  Talraii  soutenue  dans  sa  caitièFe^  était 'abattuv  Les  ani- 
mosités profondes^  résultat  de  cette  nouvelle  direction  donnée  par 
tvoL  et  par  leursadhârensaux  idées  religieuses^  «t  qui  avaient  fpôndé 
«6urdeoient  Soi»  leurs  pieds ,  éclatèrent  tout  à  «coup  et  prirent  leur 
revanche^  On  VMMi  le  venin  de  la  calomnie  sur  la  tombe  à  peine 
fennéedu  cardinal vlibatiOfi  impure  offerteaux  passions  infernales. 
On  rechercha  les  actions  secrètes  de  sa  vie»  et  «  au  lieu  de  blAmer 
celles  qui  auraient  pu  être  répréhensibles,  on  les  passa  sous  silence 
penr  ne  ^occuper  que  des  dernières  années  desa  vie,  années  qui, 
eoiis  l-influenCe  de  Lélia ,  étaient  devenues  aussi  pures  que  l'ame  de 
Lélia  lesonhaftaîtpottf  sympathiser  entièrement  aveocelle  du  prélat. 
On  prit  plaisir  à  répandre  la  fange  du  scandale  et  de  l'imposture  sur 
cette  amitié  sacrée  qui  eût  pu  produire  de  si  grandes  choses  dans 
rintérèt  de  l'église,  si  Venise,  comme  toutes  les  puissances  qui  flnis- 
sent,  n^eût  pris  à  tâche  de  se  précipiter  elfe^mème  dans  l'abîme  où 
«Ile  dort  aujourd'hui  Ans  espoir  de  réveil. 

L'abbesse  des  Camaldoles  fut  donc  accusée  d'avoir  été  l'épouse 
adultère  du  Christ  et  d'avoir  entraîné  dans  des  voies  de  perdition  un 
prince  de  Téglisè  qui,  avMt  sa  liaisoii  fimeste  avec  elle,  avait  été, 
disait-on,  une  des  colonnes  de  la  foi«  En  outre,  elle  fut  accusée 
d'avoir  professé  dés  doctrines  étranges,  nouvelles,  pleines  de  pas- 
sions mondaines,  et  toutes  imprégnées  d'hérésie;  puis,  d'avoir  en- 
tretenu des  relations  criminelles  avec  un  impie  qui  s'introduisait  la 
nuit  dans  sa  cellule;  enfin ,  d'avoir  nais  le  comble  au  délire  de  l'apos- 
tasie et  à  l'audace  du  sacrilège  en  faisant  inhumer  le  cadavre  de  cet 


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86b  RETUB  DES  DBCX  MONDES. 

impie  dans  la  terre  consacrée  aux  sépnltores  des  Gamaldnles,  infrac- 
tion aux  lois  de  l'église,  qui  refusent  la  sépulture  en  terre  sainte  aux 
athées  décédés  de  mort  volontaire;  infraction  aux  règles  monastiques, 
qui  n'admettent  pas  la  sépulture  des  hommes  dans  l'enceinte  réservée 
aux  tombes  des  vierges. 

A  ce  dernier  chef  d'accusation ,  Lélia  connut  d'où  partait  le  coup 
dont  elle  était  frappée.  Elle  n'en  douta  plus  lorsque,  appelée  à  rendre 
compte  de  sa  conduite  devant  ses  sombres  juges,  elle  se  vit  confirootée 
avec  Magnus.  Toutes  ces  turpitudes  lui  causèrent  un  tel  dégoàt, 
qu'elle  se  refusa  à  toute  interrogation ,  et  n'essaya  pas  de  se  justifier. 
Magnus  était  si  tremblant  devant  elle,  qu'en  face  de  juges  intègres 
le  trouble  de  l'accusateur  et  le  calme  de  l'accusée  eussent  suffi  pour 
éclairer  les  consciences;  mais  la  sentence  était  portée  d'avance,  et 
les  débats  n'avaient  lieu  que  pour  la  forme.  Lélia  sentit  dans  son 
cœur  trop  de  mépris  pour  accuser  Hagnus  à  son  tour  ;  elle  se  conteota 
de  lui  dire ,  en  le  voyant  chanceler  et  s'appuyer  sur  les  bras  du  fanù- 
lier  du  saint-ofDce  :  «  Rassure-toi,  la  terre  ne  s'entr'ouvrira  pas  sous 
tes  pieds;  ton  supplice  sera  dans  ton  cœur.  Ne  crains  pas  que  je  te 
rende  blessure  pour  blessure ,  outrage  pour  outrage.  Va ,  misérable, 
je  te  plains;  je  sais  à  quelles  lâches  terreurs  tu  obéis  en  me  calom- 
niant. Va  te  cacher  à  tous  les  yeux ,  toi  qui  espères  gagner  le  ciel  en 
conunettant  l'iniquité;  que  Dieu  t'éclaire  et  te  pardonne  conune  je  te 
pardonne  moi-mèrae  !  »  Lélia  fut  accusée  aussi  par  deux  de  ses  reli- 
gieuses qui  l'avaient  toujours  haïe  à  cause  de  son  amour  pour  la  jus- 
tice, et  qui  espéraient  prendre  sa  place.  Elles  Taccusèrent  d'avoir  ea 
des  relations  avec  les  carbonari,  et  d'avoir  aidé,  conjointement  avec 
le  cardinal,  à  l'évasion  du  féroce  et  impie  Yalmarina.  Enfin,  elles 
lui  firent  un  crime  d'avoir  disposé  avec  une  prodigalité  insensée  des 
richesses  du  couvent,  et  d'avoir,  dans  une  année  de  disette,  fait  ven- 
dre des  vases  d'or  et  des  effets  précieux  dépendant  du  trésor  de  leor 
église,  pour  soulager  la  misère  des  habitans  de  la  contrée.  Interrogée 
sur  ce  fait,  Lélia  répondit  en  souriant  qu'elle  se  déclarait  coupable. 

Elle  fut  condamnée  à  être  dégradée  de  sa  dignité  en  présence  de 
toute  sa  communauté.  On  attira  autant  de  monde  qu'on  put  à  ce 
spectacle ,  mais  peu  de  personnes  s'y  rendirent ,  et  celles  que  la  curio- 
sité y  poussa ,  s'en  retournèrent  émues  profondément  de  la  dignité 
calme  avec  laquelle  l'abbesse,  soumise  à  ces  affronts,  les  reçut  d'un 
air  à  faire  pâlir  ceux  qui  les  lui  infligeaient. 

Elle  fut  ensuite  reléguée  dans  une  chartreuse  ruinée  que  la  com- 
munauté des  Camaldules  possédait  dans  le  nord  des  montagnes,  et 


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LÉLIA.  863 

dont  elle  faisait  entretenir  unq  partie  pour  servir  d'asile  pénitentiaire 
à  ses  coupables.  C'était  un  lieu  froid  et  humide,  où  de  grands  sa- 
pins, toujours  baignés  par  les  nuages,  bornaient  Thorizon  de  toutes 
parts.  C'est  là  que  l'année  suivante  Trenmor  trouva  Lélia  mourante , 
et  l'engagea  de  tout  son  pouvoir  à  rompre  son  vœu  et  à  fuir  avec  lui 
sous  un  autre  ciel.  Mais  Lélia  fut  inébranlable  dans  sa  résolution. 

a  Que  m'importe ,  quant  à  moi,  lui  dit-elle ,  de  mourir  ici  ou  ail- 
leurs, et  de  vivre  quelques  semaines  de  plus  ou  de  moins?  N'ai-je 
pas  assez  souffert ,  et  le  ciel  ne  m'a-t-il  pas  concédé  enfin  le  droit 
d'entrer  dans  le  repos?  D'ailleurs ,  je  dois  rester  ici  pour  confondre 
la  haine  de  mes  ennemis ,  et  pour  donner  un  démenti  à  leurs  prédic- 
tions. Us  ont  espéré  que  je  me  soustrairais  au  martyre,  ils  seront 
déçus  de  leur  attente.  Il  n'est  pas  inutile  que  le  monde  aperçoive 
quelque  différence  entre  eux  et  moi.  Les  idées  auxquelles  je  me  suis 
vouée  exigent  de  ma  part  une  conduite  exemplaire,  pure  de  toute 
faiblesse ,  exempte  de  tout  reproche.  Croyez  bien  qu'au  point  où  j'en 
suis,  une  telle  force  me  coûte  peu.  » 

Trenmor  la  vit  s'éteindre  rapidement ,  toujours  belle  et  toujours 
calme.  Elle  eut  cependant,  vers  sa  dernière  heure ,  iiuelques  instans 
de  trouble  et  de  désespoir.  L'idée  de  voir  l'ancien  monde  finir  sans 
faire  surgir  un  monde  nouveau  lui  était  amère  et  insupportable. 

a  Eh  quoi!  disait-elle,  tout  ce  qui  est,  est-il  donc  comme  moi 
frappé  à  mort  et  destiné  à  périr  sans  laisser  de  descendance  pour  re- 
cueillir son  héritage?  J'ai  cru,  pendant  quelques  années,  qu'à  la 
faveur  d'un  entier  renoncement  à  toute  satisfaction  personnelle,  j'ar- 
iriverais  à  vivre  par  la  charité  et  à  me  réjouir  dans  l'avenir  de  la  race 
humaine.  Mais  comment  puis-je  aimer  une  race  aveugle ,  stupide  et 
méchante?  Que  puis-je  espérer  d'une  génération  sans  conscience, 
sans  foi ,  sans  intelligence  et  sans  cœur?  » 

Trenmor  s'efforçait  en  vain  de  lui  faire  comprendre  qu'elle  s'était 
abusée  en  cherchant  l'avenir  dans  le  passé.  Il  ne  pouvait  être  là,  di- 
sait-il, qu'un  germe  mystérieux  dont  l'éclosion  serait  longue,  parce 
qu'il  lui  fallait  pour  s'ouvrir  à  la  vie  que  le  vieux  tronc  fût  abattu  et 
desséché.  Tant  qu'il  y  aura  un  catholicisme  et  une  église  catholique, 
lui  disait-il,  il  n'y  aura  ni  foi ,  ni  culte,  ni  progrès  chez  les  hommes. 
Il  faut  que  cette  ruine  s'écroule  et  qu'on  en  balaie  les  débris  pour 
que  le  sol  puisse  produire  des  fruits  là  où  il  n'y  a  maintenant  que  des 
pierres.  Votre  grande  ame,  celle  d'Annibal  et  de  plusieurs  autres,  se 
sont  rattachées  au  dernier  lambeau  de  la  foi ,  sans  songer  qu'il  valait 
mieux  arracher  ce  lambeau,  puisqu'il  ne  servait  qu'à  voiler  encore  la 


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866  REVUE  DB6  MXJX  MONDES. 

Térité.  Une  philosophie  nouvelle,  une  foi  plus  pore  et^Ki»  écMrfie 
va  se  lèvera  rhorizon.  Nous  n*en  saluons  que  Tanbe  incertaine  etpMé; 
mais  les  lumières  et  les  inspirations  qui  font  la  vie  de  ThBnHiîté,  ne 
manqueront  pas  plus  à  f  avenir  des  générations  que  le  sotèil  ne  muMioe 
chaque  matin  à  la  terre  endormie  et  plongée  dansies  léflèbvtes.  » 

L'ame  ardente  de  Lélia  ne  pouvait  s'ouvrir  à  ces  espérances  loin- 
taines. Elle  n*avaitjamaissu  s'accommoder  des  promesses  de  ravenir, 
à  moins  qu'elle  ne  senttt  l'action  qui  doit  produire  ces  choses  agir 
sur  elle  ou  émaner  d'elle.  Son  cœur  avait  d'inGnis  besoins  et  il  aBiit 
s'éteindre  sans  en  avoir  satisfait  aucun.  Il  eût  fallu  à  cette  immeme 
douleur  l'Immense  consolation  de  la  certitude.  Elle  eût  pardonné  an 
ciel  de  ravoir  frustrée  de  tout  bonheur,  si  elle  eût  pu  lire  clairemeât 
dans  les  destins  de  rbonanité  future  quelque  chose  de  miesx  qoeee 
qu'elle  avait  eu  elle-même  eu  partage. 

Uue  wAXf  Trenmor  la  rencontra  sur  le  sommet  de  la  montagne.  Il 
faisait  im  temps  affreux ,  la  pluie  coulait  par  torrens,  le  vent  mugii- 
sait  dans  la  forêt,  et  les  arbres  craquaient  autour  d^eOe.  De  pfties 
éclairs  sillonnaient  les  nuages.  Trenmor  Tavait  laissée  dans  s»  cellule, 
û  épuisée  et  si  faiUe,  qu'il  avait  craint  de  ne  pesto  retrouver  vi- 
vante le  lendemain.  En  la  rencontrant  ainsi  errante  sur  les  rochers 
glissans,  et  toute  baignée  de  l'écume  des  torrens  qui  se  fôrmaiest  et 
grossissaient  autour  d'elle,  Trenmor  crut  voir  son  spectre,  et  il  Hd- 
voqua  comme  un  pur  esprit  ;  mais  elle  lui  prit  la  main ,  et ,  TittiraDt 
vers  elle,  elle  lui  paria  ainsi  d'une  voit  torVe  et  rcell  enflammé  d'un 
feu  sombre: 

DÉIJERB. 

« 
n  est  des  heures  dans  la  nntt  où  je  me  sens  accablée  d'une  épou- 
vantable douleur.  D'abord  c'est  une  tristesse  vague,  un  malaise  in- 
exprimable. La  nature  tout  entière  pèse  sur  moi,  et  je  me  traîne, 
brisée,  fléchissant  sous  le  fardeau  de  la  vie  comme  un  nain  qui  serait 
forcé  de  porter  un  géant.  Dans  ces  momens-là ,  j'ai  besoin  d'expan- 
sion, j'ai  besoin  de  soulagement,  et  je  voudrais  embrasser  funivers 
dans  une  effusion  filiale  et  fraternelle;  mais  il  semble  que  l'univers 
me  repousse  tout  à  coup,  et  qu'il  se  tourne  vers  moi  pour  n^éoraser, 
eomme  si  moi,  atome,  j'insultais  l'univers  en  l'appelant  à  moi.  Alors 
l'élan  poétique  et  tendre  tourne  en  moi  à  l'effroi  et  au  reproche.  Je 
hais  l'éternelle  beauté  des  étoiles,  et  la  splendeur  des  choses  qui 
nourrissent  mes  contemplations  ordinaires  ne  me  parait  plus  que 
rimplacable  indifférence  de  la  puissance  pour  la  faiblesse.  Je  suis  en 


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LÉUA.  803 

désaccord  avec  tout,  et  mon  ame  cri«  ti  sein  de  k  ci^aUM«09inie 
une  corde  qui  se  brise  &a  milieu  des  mélodies  triomphantes  d^UD  in- 
stniment  sacré.  Si  le  ciel  est  calme,  il  me  semble  revêtir  un  Diea 
inflexible,  étranger  à  mes  désirs  el  à  mes  besoins.  Si  Torage  booisr* 
verse  les  éiémens,  je  voi^en  eux  eooive  enmoi  la  souffrance,  inotîlft» 
les  cris  inexaucés  t 

Oh!  oui!  oui,  kétas!  le  désespoir  règae,  et  la  sonffranee  et  la 
plainte  énaanent  de  tous  les  pores  de  la  création.  Cette  vague  se  Icurd 
sm:  la  grève  en  gémissant,  ce  vent  pleiure  lameotablemeatdaaala 
forêt.  Tous  ces  arbres  ipii  se  plient  et  qui  se  relèvent  pour  retonriier 
encore  sous  le  fouet  de  la  tempête,  subisseet  une  torture  effro]^èle. 
n  7  a  un  être  malheureux ,  maudit,  un  être  immense ,  terrible  et  tel* 
que  ce  monde  où  nois  vivons  ne  peut  le  contenir.  Cet  être  invisîèlii 
est  dans  tout,  et  sa  voix  remptU  l'espace  d'un  éternel  sMiglpt  Pri* 
soonier  dans  Timmençité,  il  s'agite,  il  se  débat,  il  frappe  sa.  tète  et 
ses  épaules  aux  confins  du  ciel  et  de  la  teire.  Il  ne  peut  les  franchir; 
tout  le  serre,  tout  l'écrase ,  tout  le  maudit,  tout  le  brise  •  tout  le  hait. 
Quel  est-il  et  d'où  vient-il?  Bst-ce  l'ange  rebelle  qui  fut  chassé  de 
Tempyrée,  et  ce  monde  est^il  Fenfer  qui  lui  sert  de  cachot?  £st*^ 
toi ,  force  que  nous  sentons  et  que  nous  voyons?  EsH»  vous ,  «olère 
et  désespoir  qui  vous  révélei  à  nos  sens,  et  que  nos  sens  reçoivent  de 
vous?  Est-ce  toi ,  rage  étemelle  qui  bruis  sur  nos  têtes  et.roules  dans 
nos  cieux  ?  Est-ce  toi ,  esprit  inconnu ,  mais  sensible,  qui  es  le  maiire 
ou  le  ministre,  ou  l'esclave  on  le  tyran,  ou  le  geôlier  ou  le  martyr! 
Combien  de  fois  j'ai  senti  ton  vol  ardent  sur  ma  tête!  combiende  fois 
ta  voix  est  venue  arracher  mes  larmes  sympathicpies  du  fond  de  mes 
entrailles  et  les  faire  couler  comme  le  torrent  des  nwatagnes  ou  la 
phiie  du  ciel!  Quand  tu  es  en  moi,  j'entends  ta  voix  qui  me  crie  : 

a  Tu  souffres,  tu  souffres p  Et  moi,  je  vendfrâ  t'embrasser  et 

pleurer  sur  ton  sein  puissant;  il  me  semble  que  ma  doulew  est  iur- 
finie  comme  la  tienne,  et  qu'il  te  faut  ma  souffrance  pour  compléter 
ta  plainte  éloquente.  Et  moi  aussi,  je  m'écrie:  «Tu  souffres.  In 
souffres...  ;  »  mais  tu  passes,  tu  fuis;  tu  f apaises  ou  tu  t'endors.  Un 
rayon  de  la  lune  dissipe  tes  nuages ,  la  moindre  étoile  qui  brille  der^ 
rière  ton  linceul  semble  rire  de  ta  misère  et  te  réduire  an  silence.  Il 
me  semble  parfois  voir  ton  spectre  tomber  dans  une  rafale ,  eomme 
un  aigle  immense  dont  les  ailes  couvriraient  toute  la  mer  et  èmH  le 
dernier  cri  s'éteindrait  au  sein  des  flots;  et  je  vois  que  tu  es  vainon, 
vaincu  comme  moi ,  faible  comme  moi ,  terrassé  comme  moi.  Le  ciel 
s'éclaire  et  s'illumine  des  feux  de  la  joie ,  et  une  sorte  de  terreur  stu- 


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868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pide  s'empare  de  moi  aussi.  Prométhée,  Prométhée,  est-ce  tm,  toi 
qui  voulais  affranchir  l'homme  des  liens  de  la  fatalité?  Est-ce  toi  qui, 
brisé  par  un  dieu  jaloux  et  dévoré  par  ta  bile  iocurable,  retombes 
épuisé  sur  ton  rocher,  sans  avoir  pu  délivrer  ni  rborome,  ni  toi,  son 
seul  ami ,  son  père,  son  vrai  dieu  peut-être  ?  Les  hommes  font  donné 
mille  noms  symbolicpies  :  audace,  désespoir,  délire,  rébellion,  ma- 
lédiction. Ceux-ci  t'ont  appelé  Satan,  ceux-là  crime  :  moi,  je  t'ap- 
pelle désir  ! 

Moi,  sibylle ,  sibylle  désolée,  moi ,  esprit  des  temps  anciens,  en- 
fermé dans  un  cerveau  rebelle  à  l'inspiration  divine,  lyre  brisée,  in- 
strument muet  dont  les  vivans  d'aujourd'hui  ne  comprendraient  pios 
les  sons,  mais  au  sein  duquel  murmure  comprimée  l'harmonie  éter- 
nelle! moi,  prêtresse  de  la  mort,  qui  sens  bien  avoir  été  déjàpytine, 
avoir  déjà  pleuré ,  déjà  parlé ,  mais  qui  ne  me  souviens  pas ,  qui  ne 
sais  pas,  hélas!  ce  qu'il  faudrait  dire  pour  guérir  ;  oui,  oui,  je  me 
souviens  des  antres  de  la  vérité  et  des  délires  de  la  révélation.  Mais 
le  mot  de  la  destinée  humaine,  je  l'ai  oublié;  mais  le  talisman  de  h 
délivrance,  je  l'ai  perdu.  Et  pourtant,  j'ai  vu  beaucoup  de  chos^;  ^ 
quand  la  souffrance  me  presse,  quand  l'indignation  me  dévore,  quand 
je  sens  Prométhée  s'agiter  dans  mon  sein ,  et  battre  de  ses  grandes 
ailes  la  pierre  où  il  est  scellé,  quand  l'enfer  gronde  sous  moi  comme 
un  volcan  prêt  à  m'engloutir,  quand  les  esprits  de  la  mer  viennent 
pleurer  à  mes  pieds,  et  ceux  de  l'air  frémir  sur  mon  front... .  oh  !  alors, 
en  proie  à  un  délire  sans  nom,  à  un  désespoir  sans  bornes ,  j'appelle 
le  maître  et  l'ami  inconnu  qui  pourrait  éclairer  mon  esprit  et  délier 
ma  langue,....  mais  je  flotte  dans  les  ténèbres,  et  mes  bras  fatigués 
n'embrassent  que  des  ombres  trompeuses.  0  vérité,  vérité!  pour  te 
trouver ,  je  suis  descendue  dans  des  abîmes  dont  la  vue  seule  donnait 
le  vertige  de  la  peur  aux  hommes  les  plus  braves.  J'ai  suivi  Dante  et 
Virgile  dans  les  sept  cercles  du  rêve  magique  ;  j'ai  suivi  Curtius  dans 
le  gouffre  qui  s'est  refermé  sur  lui;  j'ai  suivi  Régulus  dans  son  hi- 
deux supplice,  j'ai  laissé  partout  ma  chair  et  mon  sang;  j*ai  soin 
Madeleine  au  pied  de  la  croix ,  et  mon  front  a  été  inondé  du  sangda 
Christ  et  des  larmes  de  Marie.  J'ai  tout  cherché,  tout  souffert,  tout 
cru,  tout  accepté.  Je  me  suis  agenouillée  devant  tous  les  gibets,  con- 
sumée sur  tous  les  bûchers,  prosternée  devant  tous  les  autels.  J'ai 
demandé  à  l'amour  ses  joies ,  à  la  foi  ses  mystères,  à  la  douleur  ses 
mérites.  Je  me  suis  offerte  à  Dieu  sous  toutes  les  formes,  j*ai  sondé 
mon  propre  cœur  avec  férocité ,  je  l'ai  arraché  de  ma  poitrine  poor 
l'examiner,  je  l'ai  déchiré  en  mille  pièces,  je  l'ai  traversé  de  mille 


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LÉLIA.  869 

poignards  pour  le  connaître.  J*en  ai  offert  les  lambeaux  à  tous  les 
dieux  supérieurs  et  inférieurs.  J*ai  évoqué  tous  les  spectres,  j'ai  lutté 
avec  tous  les  démons,  j'ai  supplié  tous  les  saints  et  tous  les  anges, 
j'ai  sacrifié  à  toutes  les  passions.  Vérité  !  vérité  I  tu  ne  t'es  pas  révélée, 
depuis  dix  mille  ans  je  te  cherche,  et  je  ne  t'ai  pas  trouvée  ! 

Et  depuis  dix  mille  ans ,  pour  toute  réponse  à  mes  cris,  pour  tout 
soulagement  à  mon  agonie ,  j'entends  planer  sur  cette  terre  maudite 
le  sanglot  désespéré  du  désir  impuissant!  Depuis  dix  mille  ans  je  t'ai 
sentie  dans  mon  cœur,  sans  pouvoir  te  traduire  à  mon  intelligence, 
sans  pouvoir  trouver  la  formule  terrible  qui  te  révélerait  au  monde 
et  qui  te  ferait  régner  sur  la  terre  et  dans  les  cieux.  Depuis  dix  mille 
ans  j'ai  crié  dans  l'infini  :  Véritéy  vérité/  Depuis  dix  mille  ans,  l'infini 
me  répond  :  Désir,  désir!  0  sibylle  désolée,  ô  muette  pythie ,  brise 
donc  ta  tète  aux  rochers  de  ton  antre  et  mêle  ton  sang  fumant  de 
rage  à  l'écume  de  la  mer,  car  tu  crois  avoir  possédé  le  Verbe  tout- 
puissant,  et  depuis  dix  mille  ans  tu  le  cherches  en  vain. 

•  .  .  Comme  elle  parlait  encore,  Trenmor  sentit  la  main  brûlante 
de  Lélia  se  glacer  tout  à  coup  dans  la  sienne.  Puis  elle  se  leva  comme 
si  elle  allait  se  précipiter.  Trenmor  épouvanté  la  retint  dans  ses  bras. 
Elle  retomba  raide  sur  le  rocher;  elle  avait  cessé  de  vivre. 

Le  dénouement  de  Lélia  est  le  désespoir  et  la  mort,  parce  que,  suivant  la 
conception  du  poète,  le  spiritualisme  catholique,  dont  Lélia  avait  embrassé  les 
autels  avec  une  si  courageuse  résolution ,  est  impuissant  à  guérir  les  misères 
morales  de  notre  siècle,  à  satisfaire  Torgueil  légitime  des  intelligences.  Lélia 
meurt  parce  que  la  vieille  religion  tombe  tous  les  jours.  Le  poète  a  été  inflexible 
dans  la  déduction  de  sa  pensée  :  il  ne  lui  a  pas  permis  de  défaillir,  de  s^attendrir 
même  au  dernier  mot ,  et  la  tragédie  est  parfaitement  belle,  parce  qu'elle  est 
tout-à-fait  logique.  Spiridion  est  le  complément  de  Lêliaj  et  donne  la  preuve 
que  le  désespoir  n'est  pas,  aux  yeux  de  l'auteur,  le  dénouement  suprême  de 
toute  chose ,  seulement ,  George  Sand  a  voulu  consacrer  au  scepticisme  un 
drame  dont  le  scepticisme  fût  à  lui  seul  le  héros,  la  raison  et  le  terme.  Lélia 
représente  un  des  momens  de  la  pensée  du  poète,  un  des  états  de  l'amede 
l'humanité,  comme  il  la  conçoit. 


TOME  XIX.  S6 


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Cgltrgttf  îlap0Uteimf  J 


l   M  .  -1     ■*   ^. 


Du  tombeau  de  Virgile  adoraat  la  oolttoet 
Je  m'étais  promené  jusqu'à  la  MergUlUie  (^), 
Tout  plein  de  ces  doux  dcnsb  qUe  lef  rè\^  fKHirsnîL 
La  Sibylle  vers  Gniue  ausai  is'a^t  amdwU 
A  Naples,  le  Musée  en  son  savant , dédale 
M'avait  longtemps  offert  tout  un  vivant  Jdénate« 
Dianes  et  bergers,  bacchantes  et  chasseurs, 
Silènes  endormis»  satyres  ravisseujrs, 
Que  Pompéï  creusé  fit  sortir  dans  leurgfawe, 
Qu'André  de  loin  fêtait  %wt  sa  flûte  d'ivoire; 
Puis,  dans  Pompéï  méme^  à  loi^r  égiaié. 
J'avais  mêlé  d'aaaour  le.  profane  m  aa^, 
A  chaque  seuil  désert  rejvu  chaque  dieu  lare; 

(1)  Nous  avens  publié  dans  le  dernier  numéro  un  récH  de  voyage  à  Soteme 
etàPastmn,  par  M.  Frédéric  Mercey.  LVxaot  et  spirituel  lov rt««9  aindiqué  le 
mélange  singulier  d*arohitectufe,  de  aciiputre  ohrétîeDnael  païenne,  qo*oAe 
la  cathédrale  de  Salerne.  C'est  rimpre9$ioa  qu'on  épvouvt  ii  oheqea  îofldMtt 
dans  cette  portion  de  ritalie;  la  Grèce  y  domine  encore;  le  paguniame  y  a  sou- 
vent passé  tout  crûment  dans  le  catholicisme ,  qui  ne  Ta  pas  méma  modifié- 
Un  de  nos  poètes  qui  a  voyagé,  il  y  a  quelques  années,  en  Italie,  a  tâché  de 
rendre  cette  influence  toute  grecque  et  toute  païenne  qu^on  respire  en  ces  lieux, 
dans  le  climat,  dans  les  mœurs,  dans  les  souvenirs,  dans  les  musées,  jusque 
dans  les  églises  même  :  il  est  inutile  d'ajouter  que  si  quelque  ton  satirique  s'y 
mêle ,  il  ne  porte  que  sur  des  formes  superstideuses  qui  sautent  aux  yeux.  Ce 
qu'on  a  voulu  rendre  et  dire,  c'est  que  ce  pays  est  bien  toujours  celui  de  la 
sirène. 

(2)  La  plage  au  bas  du  Pausilype,  qu'habita  et  chanta  Sannazar. 


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imjùGvm  nâmutiuiii.  8tl 

Ainsi  j'avais  atteint  le  frais  Castdlatnare, 
Et  là,  sous  des  lauriers  que  boîie  un  flbt  dormant , 
L'antique  me  berçait  d'un  long  ressentiment. 
Virgile  l'enchtofteur,  et  Sanoacar  pem^tne; 
M'appelaient  en  idée  à  TéglogM  ehanypCtre, 
Et  dans  des  vers  déji  couronnés  de  fratdieor 
J'entendais  disputer  le  pâtre  et  le  pècbeur  : 

LE  PAtftB. 

Qui  viendra  contra  moi ,  quand  je  marche  à  la  tAte 
De  mes  graeds  bœufs,  plus  grands  que  le» taureau  de  Crète; 
Et  dont  la  cofne  iaunense,  en  sa  double  moitié, 
Semble  l'arc  p;thien  tout  entier  déployé? 

LE  PÉCHEUR. 

Qui  fuira  mieux  que  mM  «  qMfld  la  rime  fidèle 
S'ajoute  au  sein  enflé  dont  ma  voile  étincelle, 
Voile  légère  au  mât ,  blanche  sous  le  rayon , 
Et  plus  oblique  au  vent  qu'une  aile  d^aleyon? 

LE  patbe: 

Ces  bords  où  tout  le  jour  la  cigale  obstinée 
D'infatigables  chants^  fête  l'air  enflammé , 
La  luciole  y  luit,  et  son  feu  tout  semé 
Y  fête  également  la  nuit  illuminée. 

Si  de  jour  notts^  fendons^  sur  rarar  de  eeêrmers 
Papillons  ^MrrmmiefsfftnLiiai^oii'e»  Meutes, 
Toute  la  nuit  aussi  nos  rames  éblouies 
Aux  flots  respletifdissans  décotrpent  mille  édairs. 

LE  PATEE. 

A  l'heure  où  chaque  objet  couvre  en  entier  son  ombre. 
En  plein  midi  brûlant,  dans  les  champs  dépeuplés. 
Les  troupeaux  par  instinct  se  resserrent  en  nombre^ 
Front  contre  front ,  vrais  chefc  en  conseil  assemblés. 
L'autre  jour  je  les  vi^,  mais  du  haut  d'tm  roc  sombre. 

LE  PÊCHEUR. 

A  l'heure  où  le  soleil  enfle  mon  bras  rougi , 
Au  bord  de  mon  bateau  je  relève  ma  rame; 
"j'étends  ma  voile  en  dais|contre  le  ciel  del^amme; 

66. 


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872  RBVUB  DBS  DEUX  HONDBS. 

Et  si,  moi  sommeillant,  le  zéphyr  a  surgi. 
Au  lieu  de  voile  il  bat  TaTiroD  élargi. 

Et  dans  ce  goût  encor  le  pécheur  et  le  pâtre 

Allaient  continuer  l'ébat  opiniâtre, 

L*un  passant  â  louer  Sorrente  et  l'oranger. 

Et  l'autre  ses  grands  rets  que  le  thon  vient  charger. 

Mais  tandis  qu'autour  d'eux  plus  vaguement  je  rêve, 

Sonuneil  ou  vision ,  quelque  chose  m'enlève , 

Et  je  me  trouve  avoir,  au  lieu  de  deux  humains. 

Deux  anciens  demi-dieux,  deux  faunes  ou  sylvains, 

<}ui  de  flûte  en  leurs  chants,  et  de  rire  sonore , 

Et  de  trépignemens  s'accompagnaient  encore. 

LES  DEUX  FAUKES. 

Paganisme  immortel,  es-tu  mort?  On  le  dit; 
Mais  Pan  tout  bas  s'en  moque ,  et  la  Sirène  en  rit. 

UN  FAUNE. 

Le  serpent  d'Agnano  qu'une  oraison  conjure 
Et  qu'innocent  au  bras  on  vous  montre  enlacé. 
Est-il  mieux  enlacé,  d'une  oraison  plus  sûre. 
Ou  de  même  l'est-il  qu'au  règne  de  Circé? 

l'autre  faune. 
Alors  que  dans  Tolède  [1]  à  tout  coin  la  Madone, 
Saints  Pascal  et  Janvier  président  au  citron , 
N'est-ce  point,  au  nom  près,  de  ces  dieux  en  personne. 
Petits  dieux  citadins  qu'on  peut  voir  chez  Yarron? 

Et  les  moqueurs  ainsi ,  du  propos  et  du  rire , 
En  éclats  redoublés  qu'on  n'ose  tous  redire , 
Rehaussaient  la  chanson  jusqu'à  remplir  l'écho 
Des  grands  bois  et  des  monts  qui  couronnent  Yico. 

LE  PREMUSR  FAUNE. 

Au  Trésor-Saint- Janvier  il  est  une  chapelle , 
Un  maître-autel  d'argent,  sculpture  solennelle; 
(On  me  l'avait  conté,  mais  je  l'ai  voulu  voir]. 
Un  jour  je  m'y  glissai  tout  habillé  de  noir  : 
La  calotte  d'abbé  cachait  ma  double  oreille , 

(1)  Grande  rue  de  Naples. 


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ÉGLOGCB  NAPOLITAINE.  873 

Et  la  corne  du  pied  s'effaçait  à  merveille 

Sous  la  tM)ucle  brillante  et  le  bas  violet  ; 

Le  sacristain  qui  m'ouvre  était  «  d'honneur,  plus  laid. 

Or,  au  plein  de  l'autel  et  sur  la  devanture, 

En  relief  tout  d'abord  un  cavalier  figure; 

De  saint  Janvier  à  Naple  il  apporte  le  sang; 

Naple,  demi-couchée ,  a  l'air  reconnaissant; 

Hais  Sirènes  surtout  et  Naïades  légères 

Redoublent  dans  le  fond  leurs  rondes  bocagères. 

0  Nymphes,  dénouez  et  renouez  vos  pas. 

Car  ce  sang  précieux  ne  vous  gênera  pas. 

LE  SECOND  FAUNE. 

Dans  l'église  à  Salerne,  il  est  un  sarcophage. 
Dont  la  pierre  égayée,  en  sa  parlante  itnage, 
Dit  assez  l'origine  et  que  c'est  notre  bien  : 
Cortège  de  Bacchus,  des  pampres  pour  lien, 
Tous  les  bras  enlacés,  sur  les  fronts  des  coirbeilles. 
Tous  les  pieds  chancelans  comme  au  sortir  des  treilles , 
Et  le  dieu  jeune  et  beau,  qui  lui-même  a  trop  bu. 
Porté  comme  on  eût  fait  un  Silène  barbu. 
Or,  sur  le  sarcophage,  et  pour  bénir  la  chose, 
Quelque  saint,  pris  ailleurs,  en  couvercle  se  pose. 
Et  l'autre  jour  je  vis  devant  ce  gai  tombeau , 
Devant  ce  frais  Bacchus,  vainqueur  toujours  nouveau, 
Une  vieille  à  genoux,  plus  d'une  heure  en  prière. 
Et  baisant  par  respect  chaque  image  à  la  pierre. 

Paganisme  immortel,  es-tu  mort?  On  le  dit; 
Mais  Pan  tout  bas  s'en  moque,  et  la  Sirène  en  rit. 

—  Et  les  rires  d'aller,  quand  la  cloche  bénite, 
Au  premier  son  à' Ave,  les  fit  fuir  au  plus  vite. 


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■ni  II'       'H'   ■   -M 


CHRONIQUE  DE  LA  QUmZAIÎff:. 


- myj^^mgiygl^^^^.^^-.^ 


Nous  disions,  il  y  a  qâltiZérJoVlt^,  qt*9  nyà^ail  ^dë  Congrès  podr  les  af- 
faires d'Orient;  nous  Mi^lpèKoai  <|«i^fà Ktiâiié^vaitdéelaié  députe toÉff-teofi 
que  sa  positionMM^iMiité  n^'im^pentiMtàit  ptos  dé  IdiflMr  soumettre^  pMr  m 
compte ,  à  *  un  HxMi^rèb  ,•  la  nature  de  éea  rappékts  avec  l'empire  tore.  Noos  m 
nous  trompions  fias  :  oon-seulement  il  est  oertain  aujourd'hui  qu#  1»  EosEk, 
et  même  avec  elle  la  Prusse^  qu'elle  a  eu  Tart  d'entraîner  eaocNpe  dans  si 
sptière,  ont  refusé  d'entrer  dans  tout  ce  qui  ressemblerait  à  une  ooafâeBB 
européenne;  mais  on  se  demande  si  les  cinq  puissances  pourront  tomber  d'ac- 
cord sur  quelques  {Joints  principaux ,  et  arriver  à  une  sorte  de  padlicatioi. 
L'amiral  Roussin  esff appelé,  et'M.  de  l^ontois  passe,  pour  le  remplacer, & 
Washingtt)ttt  Ci)riâtatit!hd()1é.  te  fait  é^gràvê  :  c^estpcui*  le  pas^  une  espèce 
de  désaveu,  c>e!$t  i^^yiArfàVéùl^'f  indien  d*iinè  atM^^îtique.  Ta^-O  eu  des 
fautes  commises  P'^MSmifeè  féparablfeâ?' tJa  f  tatioe^  débatrassé^  des  liens  im 
congrès,  va-t-elle  agir  de  concert  avec  l'Angleterre?  ou  bien  agîra-t-dle  sak? 
Tiendra-t-elle  d'une  itiétk  terme  la  bàlande  égale  entoe  Tempire  ottoaùtn  etie 
vice-roi  d'Égyptèr? 

Rappeler  l'amiral  Roussin  dont  on  connaît  l'antipathie  très  peu  polîtiqae 
contre  Méhémet-Ali ,  <fl9St  eonflMl^,  en  quelque  sorte ,  qu*on  a  pd  afler  trop 
loin  dans  les  injonctioiisfiEiites  au  vicn^roi,  o»  dans  la  manière  don!  elles  lui oi 
été  présentées;  c'est  indiquer  qu'on  reconnaît  de  plus  en  plus  l'importaucede 
la  question  égyptienne,  même  en  face  de  la  conservation  de  l'empire  ottoisaB. 
On  peut  croire  que  le  nouvel  ambassadeur,  M.  de  Pontois ,  qui  est  id  en  con^ 
depuis  quelques  mois,  et  qui  doit  partir  le  35  pour  Constantinople,  pro- 
fitera de  tous  les  avantages  que  lui  donne  une  situation  neuve,  pour  se  mofi- 
trer  envers  tout  le  monde  impartial  et  ferme.  Le  rôle  de  la  France  est  d'cxff- 
cer  sur  toutes  les  exagérations,  de  quelque  part  qu'elles  viennent,  un  «* 
puissant  qui  sache  se  faire  obéir.  Elle  ne  doit  pas  moins  empêcher  ^Aag)^ 
terre  d'opprimer  Méhémet-Alî  et  de  brûler  sa  flotte  dans  le  port  d^Alexandnr, 


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BS¥UB^<»r!'Cn0!llQllB.  ._ _     -SIS 

que  s'opposer  au  protectorat  à  main  année  de  la  Russie  sur  Constantlnople. 
Elle  a  débuté  par  une  excessive  modéra^n,  puisqu'elle  a  commencé  par 
manifester  le  désir  d'un  congrès  européen ,  d'où  dorait  sortir  pour  l'Orient  une 
sorte  de  patronage  commun  et  solidaire.  Le  congrès  est  deyenu  impossible  par 
le  fait  de  la  Russie,  qui  ne  veut  pas  reconnaître  à  l^urope  un  droit  de  haute 
médiation  sur  ce  qu'elle  convoite.  Pour  noire  part,  nous  ne  regrettons  pas 
œ  chafiq)Hdo9  diplomatique,  oi  aurait  eoiiru  risque  â^l'im^iA^HKAfloeneo^ 
francise.  Seule  ou  ne  marchant  qu'avec  l'Angleterre ,  la  France  sera  plut 
ttbre,  plus  raakresse  de  ses  mouvemens;  elle  pourra  mieux  fnre  prévaloir,  là 
où  elle  le  voudra ,  son  poids  et  sa  force.  Nous  ne  saurions  penser  que  le  choix 
du  nouvel  ambassadeur  soit  ua.^te  4e  «omplaisanee  envers  rAngletenre. 
M.  de  Pontois  a  été  préféré  à  M.  de  Bois-Le-Comte,  non  parée  qu^l  était  agréable 
au  cabinet  anglais,  que  probablement  nos  ministres  ne  consultent  pas  sur  la 
RomînatJon  de  nos  agens,  mais  peut-être  parce  quil  n'avait  pas  eu  Toceasion 
de  se  montrer  aussi  vif  que  le  diplomate  distingué  qui  a.  combattu  à  Lisbonne 
la  politique  anglaise.  Nous  ne  devons  pas  phis  blesser  l'Angleterre  que  la  flatter 
et  la  suivre  aveuglément.  C'est  toujours  notre  alliée,  et  nou9  ne  devons  n^u» 
en  éloigner  que  si  ses  prétentions  blessent  la  justice  ou  nos  intérêts. 

Il  faut  convenir  que  si  l'antique  Orient  a  eu  la  réputation  d'être  Immobile  « 
il  a  bien  changé  de  nos  jours.  D'un  instant  à  l'autre ,  la  scène  politique  y 
varie  :  les  évènemens  s'y  succèdent,  les  situations  s'y  transforment  avec  une 
singulière  rapidité.  D'abord  on  a  cru  que  tout  se  terminerait  entre  Cooslanti* 
nople  et  Alexandrie  par  le  consentement  de  la  Porte,  qui  accordait  à  Méhémet- 
Alî  rhérédité  des  deux  gouvernemèns  d'Egypte  et  de  Syrie.  Puis  les  cinq^ 
grandes  puissances  ont  demendéau  divan  de  leur  conûer  le  soin  de  traiter  avec 
le  vice-roi.  Un  aide-de-camp  de  l'amiral  Roussin  a  été  dépéclié  au  paoha  pour 
lui  faire  eonnattre  Tadhésion  de  la  Porte  à  cet  arbitrage  européen.  En6n  au- 
jourd'hui ,  plus  d'accord ,  plus  d'arbitrage;  Tamiral  Roussin  est  rappelé;  toutes 
les  apparences,  tous  les  commencemens  de  pacification  font  place  à  des  symp- 
tômes, à  des  appréhensions  de  guerre.  La  Russie,  qui  a  rompu  brusquement, 
après  quelques  momens  de  dissimulation ,  les  entraves  diplomatiques  dont  on 
avait  voulu  l'embarrasser,  ne  va-t-elle  pas  travailler  à  irriter  Méhémet-Ali ,  à 
le  pousser  contre  l'empire  ottoman,  qu'elle  brûle  de  défendre?  Ne  s'attochera- 
t-elle  pas  à  compliquer  les  n^ociations,  à  envenimer  les  difficultés  de  manière 
à  ce  que  la  Porte  cherche  un  refuge  dans  le  renouvellement  du  traité  dllnkiar- 
Skelessi,  qui  expire  dans  un  an?  De  son  côté,  l'Angleterre,  sous  le  prétexte 
de  sauver  et  de  venger  la  légitimité  ottomane,  ne  voudra-t-elle  pas  donner 
cours  à  ses  ressentimens  contre  Méhémet-Ali ,  briser  la  puissance  égyptienne, 
qui  lui  fait  obstacle  en  Syrie,  en  Arabie,  effacer  enfin  cette  nouvelle  indivi- 
dualité orientale,  qui  ne  se  prête  pas  d'une  nraniére  assez  souple  à  toutes  ses 
ambitions  de  négoce  et  de  commerce  ?  Enfin  Méhémet-Ali ,  que  fera-t-il  ?  queHe 
sera  sa  modération?  quelle  sera  sa  puissance?  Trouvera-t-il  dans  la  France  un 
appui  assez  décisif  pour  se  défendre  avec  avantage  contre  la  malveillance  russe 
et  anglaise,  et  garder  le  firuit  légitime  de  tant  de  travaux  et  d*une  victoire  ré- 


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976  RBYUB  DES  DEUX  MONDES. 

cente?  Ou  bien,  s'il  se  décide  à  ea  appeler  aux  armes,  aura-t-U  assez  d'asen- 
dant  et  de  force  pour  soulever  avec  lui  TAsie-MiDeure,  pour  se  faire  rcoa- 
naître,  par  les  diverses  populations  qui  croient  à  Fislamisme,  comme  le  véritable 
représentant  de  la  foi  et  de  la  civilisation  musulmane?  Cependant  qud  sera 
le  rôle  et  le  lot  de  la  France?  Si  chacune  des  parties  intéressées  travaille  à  a 
fortune ,  et  met  la  main  sur  quelque  chose,  la  France  seule  restera-t-elle  spn- 
tatrice  et  dupe?  Entre  un  empire  qui  s*affaisse  et  un  nouvel  empire  qui  s^âève, 
quel  sera  son  thème  politique?  Saura-t-elle  tout  à  la  fois  honorer  la  lUsSkm 
d'un  état  dont  elle  fut ,  au  xyi'  siècle,  le  premier  allié  chrétien ,  et  protéger  b 
brillante  origine  d*un  état  jeune,  qui,  du  sein  de  la  Méditerranée,  donne ub 
essor  nouveau  à  la  civilisation  orieùtale? 

Sur  tous  ces  points,  Topinion  publique  est  inquiète,  et  jamais  plus  grandes 
affaires  n*ont  été  Tobjet  de  plus  d'incertitudes  et  de  défiances  qu'augmente 
encore  le  silence  du  cabinet.  Sans  doute,  les  négociations  diplomatiques  fivesl 
de  secret,  et  ce  n'est  pas  nous  qui  provoquerons  le  ministère  à  d'intempes- 
tives divulgations;  mais  on  peut  regretter  qu'il  n'offre  pas  à  l'opinion  plus  de 
motifs  généraux  de  sécurité.  Dans  les  gouvernemens  représentatifis,  les  af- 
faires diplomatiques,  tant  qu'elles  ne  sont  pas  terminées,  doivent  être  proté- 
gées par  le  même  secret  que  dans  les  gouvernemens  absolus;  mais  ausâîl  r 
a  d'autres  exigences  qui  doivent  être  satisfaites.  Dans  les  pays  constîtutionneis, 
on  veut  savoir  les  principes  dont  un  cabinet  se  propose  le  triomphe  à  traTers 
les  difficultés  et  le  mystère  des  détails.  Malheureusement,  dans  la  question 
d'Orient,  le  cabinet  du  12  mai  a  trop  peu  fait  connaître  la  nature  et  l'étendae 
de  ses  vues,  à  l'époque  des  brillans  débats  qu'a  provoqués  dans  la  chamiae 
des  députés  la  demande  d'un  subside  de  dix  millions;  il  a  plus  écouté  que 
parlé,  si  l'on  excepte  toutefois  l'éloquente  réplique  de  M.  Villemain  à  H.  de 
Lamartine.  Il  s'est  borné  à  recueillir  le  vœu  de  la  chambre ,  qui  demandait  ub 
congrès  européen,  et  voilà  que  le  projet  d'une  conférence  avorte;  la  maladie 
de  M.  de  Metternich  est  venue  en  aide  à  l'habileté  de  M.  de  BouteniefT.  U  t 
a  donc  désormais,  pour  le  ministère,  une  politique  nouvelle  à  suivre,  politique 
dont  il  aura,  devant  les  chambres,  toute  la  responsabilité. 

Cette  situation  est  assez  grave  pour  mériter  l'attention  du  cabinet,  qui  n'a 
pas  devant  lui  d'hostilité  systématique,  mais  la  défiance  des  uns  et  rindiffé- 
rence  des  autres.  On  ne  se  passionne  en  ce  moment  ni  pour,  ni  contre  per- 
sonne, et  l'on  se  remet  à  apprécier  hommes  et  choses  avec  une  entière  impar- 
tialité. Cela  devait  être.  Après  l'immense  dépense  de  colères  et  de  passons  faite 
à  la  fin  de  l'année  dernière  et  au  commencement  de  celle-ci,  le  calme  devait 
nécessairement  renaître.  En  reportant  aujourd'hui  nos  r^ards  sur  la  soè» 
politique ,  nous  ne  retrouvons  plus  trace  des  alliances,  des  combinaisons,  des 
partis  parlementaires  qui  l'ont  si  violemment  agitée.  Il  ne  reste  plus  que  les 
hommes  avec  leur  caractère,  leur  talent ,  et,  nous  pouvons  le  dire  pour  qud- 
ques-uns,  avec  leurs  regrets.  Il  ne  leur  a  pas  fallu  beaucoup  de  temps  poor 
reconnaître  le  mal  qu'a  fait  au  gouvernement  représentatif  la  coalition ,  et  nous 
n'apprendrons  rien,  même  à  ceux  qui  y  ont  joué  le  rôle  le  plus  ardent ,  en  leur 


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RBVUB.  —  CHRONIQUE.  877 

disant  qu'il  ne  faudrmt  pas  souvent  se  permettre  de  pareilles  licences,  pour 
peu  que  Ton  tienne  à  Thonneur  et  à  la  viabilité  du  régime  constitutionnel. 
Mais  ici  tout  s*oublie  vite,  et  Ton  s'occupe  plus  aujourd'hui  du  mérite  de 
quelques  hommes,  et  des  services  qu'ils  peuvent  rendre,  que  des  torts  qu'ils 
ont  eus.  On  remarque  que  plus  un  certain  passé  s'éloigne,  plus  ces  personnages 
politiques  se  retrouvent  disponibles  pour  l'avenir.  Il  a  couru  dans  ces  derniers 
temps  des  bruits  de  remaniement  de  cabinet  auxquels  nous  n'attachons  au- 
cune valeur  d'éventualité  prochaine,  mais  qui  peuvent  servir  d'indice  pour 
connaître  les  dispositions  de  l'opinion ,  qui  verrait  avec  plaisir  un  jour  la 
coalition  des  talens  au  pouvoir,  après  avoir  vu  dans  l'arène  parlementaire  la 
coalition  des  haines  et  des  passions.  Encore  une  fois,  nous  ne  croyons  à  rien 
d'immédiat;  mais  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  constater  combien  le 
bon  sens  public  se  montre  supérieur  aux  arguties  et  aux  déclamations  de  quel- 
ques journaux.  Suivant  ces  derniers,  des  hommes  qui  se  sont  quelquefois  com> 
battus  ne  peuvent  se  retrouver  ensemble  dans  le  même  cabinet;  c'est  un 
crime,  une  monstruosité,  de  penser  que  M.  Thiers  et  M.  Guizot  puissent  reve- 
nir ensemble  aux  af&ires,  ou  que  M.  Mole  se  réconcilie  un  jour  avec  l'un  de 
ces  deux  hommes  d'état.  Il  n'y  a  ici  de  monstrueux  que  la  prétention  de  tenir 
en  échec  llntérét  public  en  éternisant  des  rancunes,  en  perpétuant  des  dissen- 
timens ,  en  voulant  leur  donner  l'importance  de  ces  séparations  de  parti  et 
d'opinion  qui  sont  infranchissables.  Dans  le  vaste  système  de  la  monarchie 
représentative,  il  y  a  place  pour  toutes  les  nuances,  pour  toutes  les  grandes  in- 
dividualités qui  servent  la  même  cause  dans  des  voies  diverses;  on  n'y  met 
personne  au  bdn  de  l'empire.  Avons-nous  déjà  trop  d'aptitudes  reconnues, 
trop  de  talens  éprouvés?  Faut-il  de  gaieté  de  cœur  reléguer  dans  l'inaction  des 
hommes  dont  d'éminens  services  constatent  la  compétence  et  les  mérites?  Sur 
ce  point,  le  bon  sens  de  tous  n'est  pas  indécis;  il  désire  autant  que  possible  que 
les  hommes  soient  à  leur  place ,  que  les  situations  officielles  ne  donnent  pas 
un  démenti  aux  vocations,  enfin,  qu'on  trouve  le  moyen  d'appliquer  tous  les 
talens  à  l'intérêt  général  ;  il  approuverait  fort  cette  nouvelle  ligue  du  bien 
public.  Il  estime  que  c'est  dans  ce  but  que  les  corps  et  les  institutions  politiques 
doivent  agir  et  fonctionner.  Mais  au  lieu  d'exprimer  le  vœu  de  l'opinion ,  les 
journaux  préfèrent  entretenir  les  vieilles  haines  et  les  causes  de  discordes.  On 
les  voit  aussi  se  quereller  entre  eux ,  et  se  livrer  à  des  polémiques  qui  ressem- 
blent à  des  guerres  civiles.  Le  ministère,  en  se  montrant  avare  de  toute  mesure, 
de  tout  acte,  en  administrant ,  pour  ainsi  dire,  à  la  sourdine,  parait  s'attacher 
à  prendre  l'opposition  par  famine.  Peut-être  le  pouvoir  en  lui-même  perd-il  à 
cette  politique  ce  que  le  cabinet  croit  y  gagner.  Aussi  l'attention  publique 
est-elle  toute  entière  à  ce  qui  se  passe  au  dehors. 

Il  y  avait  déjà  long-temps  que  l'on  espérait  une  transaction  entre  Marote , 
général  en  chef  des  troupes  de  don  Carlos ,  et  le  gouvernement  de  la  reine  d'Es- 
pagne. On  devait  surtout  s'y  attendre  depuis  que  Maroto,  en  faisant  subir  au 
prétendant  la  plus  cruelle  humiliation ,  s'était  donné  un  ennemi  mortel  et  im- 
posé la  nécessité  de  le  perdre.  Maroto  avait  fait  plus  encore.  En  mettant  le 


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076  RBiniB  IM»  DEUX  MONDES. 

comble  à  l^avilissemeat  de  ce  malheureux  prince ,  doat  la  lâcheté  âait  4Ç 
proverbiale  en  Europe,  il  ne  laissait  aux  partîsaas  de  sa  cause  ni  TespénaK 
ée  le  ¥oir  triompher,  ni  le  courage  d'avouer  leurs  sympathies ,  ni  la  vokÉé 
de  le  secourir.  Telle  était  en  ^fet  la  situation  à  laqueUe  les  traribles  aécoâoK 
d'Estella  et  les  ignominieuses  rétractations  que  la  peur  avait  airacbéaàéi 
Carlos ,  avaient  réduit  dans  les  prervinoes  du  nord  de  l^Espagne  la  causep- 
sonnelle  du  prétendant^  lorsque  la  première  entrevue  révéla  le  progrès  des» 
gociations  entamées  pour  la  pacîûcation  des  provinces  insurgées.  BieotôteB 
négociations  prirent  une  allure  plus  décidée.  Don  Carlos  ne  les  ignorait  eff- 
lainemeot  pas;  mais  découragé  lui-même ,  ou  se  faisant  illusion  sur  les  conl- 
U»ni  qu'on  obtiendrait  d'Espartero ,  il  n'osait  pas  se  déclarer  ouTOttiiietti 
contre  son  généraL  Enfin  une  entrevue  eut  lieu  le  26  du  mois  dernier  eotnk 
duc  de  la  Victoire  et  Maroto ,  accompagné  de  plusieurs  chefis  carlistes  dcms 
à'ia  personne,  et  d'un  jeune  Francis,  le  marquis  de  Lalande.  Elle  av^  clé 
préparée  par  des  communications  antérieures  de  Simon  Torre  et  du  coktoel 
M artinez  avec  Espartero.  Le  colonel  anglais  Wyide,  envoyé  depuis  loag-toft 
à  l'armée  du  Nord  par  son  gouvernement ,  s'y  était  aussi  «employé  avec  ardev. 

Il  est  certain  que  Maroto  a  demandé,  outre  la  reconnaissance  des  furm, 
oi^re  une  amnistie  générale  et  la  confirmation  de  tous  les  grades  r^lièifDiit 
obtenus  dans  Tarraée  des  provinces ,  le  mariage  du  fils  aîné  de  don  Céi 
avec  la  jeune  Usine  Isabelle  H.  MaisEsparteM  n'avait  jamais  témoigné  la  niii- 
dre disposition  à  favoriser  un  pareil  arrangement^  et  ni  T Angleterre,  ub 
France  ne  regardaient  cette  condition  comme  admissible.  Elle  fut  eSuéft 
ment  repoutsée»  et  Maroto  n'insista  point.  Il  soutint  une  lutte  plus  loogœtt 
plus  opini^repeur  la  reoonnaissanee  des  fueros;  il  la  voulait  absQkie,  om- 
piète  et  sans  restnotions,  tandis  que  le  général  des  troupes  de  la  reioe  u 
cnoyait  pouvoir  que  prendre  l'engagement  de  la  recommander  aux  oortès.  Ot 
(et  la  cause  de  la  nrptnre  des  négociations,  le  36  août^  Simon  Torre  les  r^ 
le  lendemain,  et  paraissait  disposé,  pour  son  compte,  à  se  contenter  de 
garanties  que  Maroto  avait  jugées  insufDsantes.  Mais  le  bruit  d'uae  padi- 
cation  prochaine  s'était  répandu  dans  le  Guipuzcoa  et  dans  la  Biscaye;  Iff 
bataillons  insurgés  de  ces  deux  provinces  déposaient  spontanément  ks  anotf, 
dt  don  Carlos,  irrité  de  se  voir  abandonné,  paraissait  prêt  à  se  porter  ao 
dernières  extrémités  contre  Maroto  et  les  autres  chefs  de  son  parti.  La  atuatioB 
n'était  donopkis  entière ,  Maroto  n'en  n'était  plus  le  maître.  Du  momeatfK 
don€arlos,  repoussant  toute  transaction,  cherchait  à  perdre  son  général  et  i 
réagir  contre  le  parti  provincial ,  en  se  mettant  à  la  tête  du  parti  apostol'^t 
Maroto  et  ses  amis,  convaincus  de  la  nécessité  de  traiter,  devaient  prnâpitffk 
dénouement,  pour  réaliser  leur  projet,  quoique  d'une  manière  incomplètttet 
pour  se  dérober  eux-mêmes  aux  vengeances  du  prétendant. 

C'est  le  29  août  que  les  bataillons  du  Guipuzcoa  et  de  la  Biscaye  ont  nûbs 
les  armes  et  fraternisé  avec  les  troupes  constitutionnelles.  Don  Carlos  s'est  t^ 
tiré  en  Navarre.  Tout  ce  qui  lui  reste  de  forces  est  en  proie  à  l'anarchie  et  0 
désorganise  rapidement.  De  grands  désordres  ont  signalé  ces  demieri  JMO^ 


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( 


lis  pelil»  ceiir  d«  priace  s*est  dlspenée;  la  plupart  deseg  n^^ 
en  Francs  y  €t  Bayoane  est  remplie  de  réfugiés  oai listes.  Cependant  doa  Carlos 
»  GonaerYé  autour  de  \m  quelques  mille  hommes,  et  la  guerre  civile  pealse 
pmloogsr  quafque  temps  encore,  surtout  91  T^ttitude  des  covtès  entrelieaC 
l*iflHIiiiétiid&  dans  les  esprits  sur  la  question  des  fmêres,  Cesl^iae  beHe  occasien 
poiBp  le  ministère  &aoçaisr  de  flaire  agir  à  Madrid  toute  rinfaenoe  qu^I  peiity 
posséder,  afin  de  déterminer  le  gouvernement  ^  les  coilèe  À  iiitifierleaarra»* 
9tniett3  oonelus  par  Ëspartero  ;  car  on  peut  malliçureusenHint  craindre  que  le 
p«rtl  exalté,  qid  domine  dans  le  nouveau  congrès  espagnol ,  ne  faese,  au^^iqet 
àmfyerag,  de  kt  métapbysL^e  constitutiooneUe,  au  lieu  de  décider  la  quea* 
tieuL  par  le  grand  prinoipe  des  Bécessités  politiqijbss.  Quelle  «  été  l'intention  da 
Bi,  CHozaga ,  .«a des  obefe  de  ce  parti ,  quand  il  est  montée  la  tribune,  le  je«r 
même  où  Ton  apprenait  à  Madrid  les  heureux  évènemenjs  du^uipuaeaa  ,<po«r 
y  detnander  le  moMiên  du  régime  constituUsuuel  dans  toute  sa  pureté-  Et 
le<xmnistre  de  la  gu^ne  ne  s'ast«il  pas  trop  hâté  de  donner,  sana  autre  explic»> 
tian ,  son  adhésion  absolue  à  une  déclaration  paveiUe  dans  une  parelHe-boucliat 
Ce  qui  est  certain ,  c^est  que  les  deux  provinces  comprises  dans  la  transactie» 
9MBrt  en  proie  à  une  vive  anxi^ ,  que  les  émissaires  de  don  Carlos  ne  négligent 
rien  pour  agiter  les  esprits,  et  que  si  les  fueros  n'étaient  pas  reconnus  par  les 
oortès,  il  y  aurait  une  nouvelle  levée  de  boucliers.  Ëspartero,  il  est  vrai ,  sa 
tMUYemattre  de  plusieurs  positions  importantes,  et  jamais  la  cause  earlislCf 
qfÊàk  q^a^en  disent  ici ,  avec  lewr  raerveîHeux  optimisme ,  les  journaux  l^icU 
mistes ,  ne  se  relèvera  du  coup  qu'elle  vient  de  recevoir.  Mais  les  cortès  tov^ 
mettraient  une  bien  grande  faute  si ,  par  une  aveugle  obstination,  ils  retaiw 
4aient  la  soumission  de  TAlava  et  de  la  NayanTC ,  et  relevaient  le  drapeau  de  la 
révolte  dans  les  provinces  soumises.  Nous  le  répétons  donc  :  e'est  un  devoir 
pour  le  gouvernement  français  de  prévenir  un  tel  malheur,  et  de  hâter  par 
toos  les  moyens  possibles  la  fin  de  la  guerre  civile  d'Espagne.  Il  y  paraît  4out 
disposé;  nous  croyons  même  savoir  qu'un  agem  confidentiel  vient  de  paurtir*è 
eetefifet 

Quoi  qu'il  en  sdt,  la  guerre  civile  d'Espagne  marebeà  un  prompt  dénoue»» 
ment.  Don  Carlos  est  acculé  à  la  frontière  de  France,  avec  quelques  bataillons 
en  désordre,  et  on  peut  s'attendre  à  le  voir  èienl^  passer  sur  le  territoire 
français ,  où  tout  est  prêt  pour  le  recevoir. 

Xa  contre-révolution  de  Zurich  a  viveasant  oceupé  les  esprits.  11  est  laiH 
jours  fâcheux  que  la  démocratie  des  campagnes  ait  plus  de  puissance  que  de 
Ifunfères,  et  qu'elle  puisse  opprimer  ainsi  des  magistrats  et  une.  bourgeoisia 
q^  devraient  au  contraire  la  conduire  dans  la  pratique  de  la  liberté.  C'est  la 
eofuveraineté  du  peuple  entendue  et  appliquée  dans  le  sens  le  plus  immédiat. 
JjBL  ▼iolation  du  droit  a  été  tettement  flagrante,  qu'elle  a  été  Tobjet  d'un 
Même  formel  de  la  part  de  deux  joumaïui  de  l'oppoaîtion,  du  Courrier 
r^rmntais  et^  Siéde.  Ce  dernier  a  saisi  cette  oceasioB  d'exprimer  ce  vœu  si 
nriaonnabl^,  que  les  droits  polifiqves  ne  fussent  jaoMJs  répartis  que  dass  la 
jnesure  des  lumières  acquises.  C'est  toujours  à  ce  point  qu'il  en  feut  revenir 


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880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  organiser  la  démocratie.  Le  nom  du  docteur  Strauss  a  été  prononcée 
nouveau  à  Foccasion  des  scènes  de  Zurich ,  et  d'après  la  manière  dont  enont 
parlé  les  journaux ,  on  pourrait  croire  que  ce  célèbre  professeur  ne  ae  non- 
mande  à  Fattention  publique  que  par  une  impiété  systématique  quiTeutoh- 
mer  le  socinianisme.  Il  n'en  est  rien.  Le  livre  du  docteur  Strauss,  dont u 
lecteurs  ont  lu  la  critique  dans  ce  recueil ,  est  un  livre  grave ,  rdigienx  àa 
ses  intentions,  profond  par  sa  science,  riche  enfin  des  derniers  résuhitsè 
l'érudition  contemporaine.  Quand  il  parut,  le  gouvernement  prusâeQ,raS 
d'en  permettre  l'entrée  dans  ses  états ,  en  confia  l'examen  au  savant  et  <Ktl»- 
doxe  Neander.  L'illustre  théologien  répondit  au  gouvernement  qui  le  eonsnl^ 
tait ,  que  le  livre  du  docteur  Strauss  était  un  livre  de  sdenoe  qui  devait  éht 
combattu  et  réfuté  par  la  science,  et  qu'il  n'y  avait  aucune  raison  d'en  défen- 
dre la  lecture.  Depuis,  Neander  a  critiqué  lui-même  l'ouvrage  dont  iinait 
protégé  la  notoriété.  Il  est  possible  que  le  conseil  d'état  de  Zurich  ait  vaaapî 
de  tact  en  appelant  l'historien  de  la  Vie  de  Jèsus-Chrisi  au  milieu  d'âéoos 
trop  inflammables.  L'université  de  Zurich  était  pour  le  théologien  nontor 
un  théâtre  à  la  fois  étroit  et  périlleux.  Nous  ne  voyons  en  AIlemagDe<iv 
Berlin  où  Strauss  eût  été  à  sa  place;  mais  il  fallait  se  garder  de  l'appekr  dais 
une  ville  où  ceux  qui  font  une  émeute  la  font  au  nom  de  Jésus-Christ,  oàk 
comité  calviniste  de  la  foi  dit  dans  une  proclamation  :  «  Dieu  a  donné  la  Jk- 
toire  à  la  cause  de  la  justice,  mais  elle  a  été  chèrement  payée.  Pluâeuisè 
nos  frères  ont  succombé  en  combattant  pour  elle;  ils  ont  versé  leur  suigpov 
la  patrie  et  pour  le  Christ.  Dieu  les  récompensera  dans  l'autre  monde.  La  pttrir 
et  les  riches  bourgeois  prendront  soin  des  veuves  et  des  orphelins.  »  Ces  tnâs 
sont  dignes  du  moyen-âge,  ils  rappellent  que  dès  le  xii*"  et  le  xiii*  siède, 
Zurich  était  animée  de  passions  religieuses  où  se  mêlaient  un  mysticisme  pro- 
fond et  une  vive  antipathie  contre  le  catholicisme  romain.  Au  surplus,  aujœ- 
d'hui ,  la  démocratie  des  campagnes  l'a  complètement  emporté.  Le  grand  cot 
seil  est  dissous ,  et  les  électeurs  sont  convoqués  pour  le  renouveler.  On  9 
demande  si  la  liberté  gagne  beaucoup  à  ces  coups  d  état  populaires  qui  satis- 
font plutôt  les  passions  de  la  multitude  qu'ils  ne  servent  ses  véritables  iotnét 

P.  S.  La  note  insérée  dans  les  journaux  anglais  sur  le  sens  de  la  nominaliai 
de  M.  de  Pontois  a  produit  en  France  le  plus  mauvais  effet.  Le  goufen^ 
ment  l'a  senti,  et  a  donné  à  ce  sujet  les  explications  les  plus  nettes  dansas 
journal  du  soir.  Nous  l'en  félicitons.  On  assure  en  outre  que  le  minktàf  est 
plus  loin  que  jamais  de  faire  à  lord  Palmerston  les  concessions  imptusila 
auxquelles  il  s'est  énergiquement  refusé  jusqu'à  ce  jour.  L'Angleterre  demaadf 
le  blocus  d'Alexandrie.  On  n'y  consent  et  on  n'y  consentira  point.  Vka^ 
terre  veut  l'occupation  de  Candie.  On  n'y  consentira  pas  davantage.  L'iofa- 
riable  base  des  négociations  est  et  restera  la  concession  à  Méhémet-AH  ds 
droits  que  tout  lui  permet  d'exiger,  et  que  l'intérêt  bien  entendu  des  pas- 
sauces  de  l'Occident,  l'Angleterre,  la  France  et  l'Autriche ,  doit  les  eogap 
à  lui  reconnaître. 


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REVUE.  —  CHRONIQUE.  881 

Le  bruit  court  que  Tamiral  Roussin ,  rappelé  de  Constantinople ,  est  destiné 
à  prendre  le  commandement  de  la  flotte  française  dans  la  Méditerranée.  Nous 
pensons,  nous,  que  Tamiral  Roussin  ne  commandera  les  forces  françaises 
dans  la  Méditerranée  que  le  jour  où  le  gouvernement  français  aura  sacrifié 
Méhémet-Ali  à  la  haine  que  lui  a  vouée  TAngleterre,  haine  que  partageait- 
notre  ambassadeur  à  Constantinople.  Il  faut  espérer  que  le  cabinet  n'en  est 
pas  là. 


Depuis  long-temps  nous  n'avons  eu  à  nous  occuper  de  l'Opéra.  Le  réper- 
toire de  l'Académie  royale  de  Musique  varie  si  peu ,  pendant  cette  saison  surtout, 
qu'à  moins  de  vouloir  entrer  dans  les  détails  des  représentations  les  plus  ordi- 
naires, tenir  registre  des  bons  et  des  mauvais  jours  de  Duprez,  des  roulades 
de  M.  Massol,  des  points  d'orgue  de  M"*  Nathan  ou  de  M"'  Stoltz;  en  un 
mot ,  de  prétendre  écrire  les  petites  annales  du  théâtre ,  on  ne  sait  qu'en  dire. 
Le  Lac  des  Fées,  de  M.  Auber,  les  débuts  de  M"*  Nathan ,  cette  cantatrice  si 
cruellement  déçue  dans  ses  illusions  de  prima  donna ,  un  assez  médiocre  ballet 
que  n'a  point  su  faire  valoir  M"'  Elssler,  comme  jadis  M""  Taglioni,  qui  donnait 
cent  représentations  à  la  plus  mesquine  rapsodie,  à  la  Révolte  au  Sérail,  par 
exemple;  la  Vendetta,  de  M.  de  Ruolz  :  voilà  toute  l'histoire  de  l'Opéra  depms 
six  mois.  Nous  avons  parlé  du  Lac  des  Fées ,  ce  joli  chef-d'œuvre  de  M.  Auber, 
nous  avons  parlé  aussi  des  débuts  de  M"*"  Nathan;  si  nous  disons  quelques 
mots  de  la  Vendetta,  nous  serons  au  courant. 

La  partition  de  M.  de  Ruolz  se  distingue  par  de  louables  qualités  qui  font 
bien  présumer  pour  l'avenir  du  jeune  musicien.  La  mélodie,  bien  qu'elle 
ne  soit  pas  toujours  d'une  extrême  originalité,  a  souvent  de  la  verve  et 
de  la  franchise ,  et  son  instrumentation  est  traitée  avec  soin.  Ce  qui  manque  à 
l'auteur  de  la  Vendetta ,  c'est  la  science  de  la  mise  en  œuvre ,  l'expérience  de 
l'art  ou  du  métier;  comme  on  voudra.  Ainsi  nous  aimerions  plus  de  variété 
dans  les  rhythmes,  de  concision  dans  les  formes,  coupées,  pour  la  plupart, 
sur  les  patrons  de  Donizetti.  M.  de  Ruolz  donne  à  tous  ses  morceaux  des  di- 
mensions égales ,  et  se  laisse  aller,  avec  trop  de  complaisance ,  à  ce  penchant 
des  jeunes  musiciens,  de  développer  outre  mesure  et  de  vouloir  à  toute  force 
donner  de  l'importance  à  des  parties  sur  lesquelles  on  doit  passer  rapidement. 
Il  faut  que  M.  de  Ruolz  se  défie  aussi  de  cette  tendance  qui  le  porte  à  traiter  un 
morceau  en  dehors  des  conditions  du  poème  pour  lequel  il  écrit,  défaut  que 
Tauteur  de  la  Vendetta  tient  de  l'école  italienne  nouvelle,  et  surtout  de  Doni- 
zetti, dont  M.  de  Ruolz  se  rapproche  pour  la  mélodie,  comme  d'une  autre  part, 
dans  l'instrumentation ,  on  sent  qu'il  incline  vers  M.  Halévy .  M.  de  Ruolz  écrit 
ses  duos,  ses  airs  et  ses  trios  pour  l'acquit  de  sa  conscience  beaucoup  plus 
que  pour  la  situation  qu'il  a  sous  les  yeux ,  et  ^u'il  s'agit  de  rendre.  Il  est  vrai 
que  M.  de  Ruolz  pourrait,  à  bon  droit,  rejeter  la  faute  sur  ses  poètes ,  et  dire 
que  s'il  a  procédé  de  cette  façon ,  c'est  que  son  sujet  ne  lui  inspirait  rien  de 
mieux.  En  pareil  cas,  l'excuse  serait  fort  admissible.  Quoi  qu'il  en  soit,  le 
succès  que  M.  de  Ruolz  vient  d'obtenir  est  d'autant  plus  estimable,  qu'il  ne  le 
doit  qu'à  lui  seul. 


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88ft  REYITB  BBS  9EIJX  MOimB. 

mtm^y^iàooê  wûr  ropén ,  ce  qoble  théâtre  q«î  dispose  de  si  beau  âé- 
iQene,  enlverdaiiSiVaeveîeseîMeiiMeteevenMYelcr  ob  pe^ 
vîtérègna;  TQpéia-Gpaiî^ie,  sî  «arrîiré^adîs^que  M"^  Uamomm  a  nîs  a 
pai,  yieat  d'engager,  à  grands  frais,  des  chanteurs  et  des  camUitàes^U 
Théâtre-Italien  vient  de  s'enrichir  encore  de  M'''  Pauline  Garcia.  L'Acadénic 
royale  de  Manque  seule  demeure  stationnaire.  Duprez  n'est  plus  ce  qall  était, 
sa  voix  s^appesantit  et  ^minue;  deux  ans  de  labeurs  excessîfis  ont  accablé  k 
grand  chanteur.  Un  jeune  homme  doné  de  Torgane  le  plus  ravissant  qm  se 
puisse  entendre,  s'était  présenté  pour  l'aider  à  supporter  le  fardeau  du  répe^ 
toire ,  et  le  remplacer  au  besoin.  Que  fait-on  pour  M.  de  Candîa?  On  lui  rÀse 
les  occasions  de  se  produire  et  de  conquérir  sa  part  de  cette  £Bveiir  du  pubfie 
que  Duprez  veut  avoir  tout  entière.  Pour  ce  qui  regarde  les  cantatrices,  ks 
difficultés  se  eompliquent  encore.  Les  cantatrices  de  TOpéra  ûemàwaii 
merveille  le  second  sang  ddns  une  troupe  où  Ton  compterait  Ja  Grisi  dh 
Peniai^i  ;  mais  il  est  impossible  qu'on  ne  songe  pas.  à  s'appiiyer  sur  des  tal«i 
plue  généreux  et  phis  solides.  Voici  bien  loag-^emps  que  le  proweireduie,! 
faut  cependant  y  mettre  un  terme.  Nous  doutoas  que  M.  IMyerbeer  trore 
dana  le  persoanel  de  l'Opéra ,  tel,  qu'il  est  aiyeiud'huî ,  des  îoteipsèiaB  digas 
de  rcmvie  nouvelle  qu'il  compose.  Passe,  encore  peur  les  téoois;  maïs  lam 
profonde,  éclatante,  inspkée,  la  prima  donna  qu'il  rêve,  aei»«eM"*Ka- 
tban»  ou  M""**  Slob?  Il  était  question  demièreinentde  mettre  à  leseèBe  k 
Fiéelio  de  Beethoven,  pour  foire  pendant  au  Don  Jmm  à»  Mosart  ^cm- 
quoi  ne  saisirait-on  pas  cette  occasion  pour  engager  M"**  Lewe,  la  bnUasii 
cantatrice  de  Berlin,  dent  M.  Meyerbeer  a  parlé  tant  de  foiaavaiit  ks  d&ulB 
de  M'^*  Ifatlian,  et  dont  il  reparlera  sans  doute  à  son  retour  de  Banlogns? 
M""  Lowe  ou  toute  autre;  mais  il  faut  à  l'Opéra  une  cantatrice  du  prenûff 
rang.  I^es  compositeurs  et  le  public  la  demandent  avec  uœ  égale  ardeur,  et 
cette  fois  les  intérêts  de  l'art  se  concilient  trop  bien  avec  ceux  deradoùaistEi- 
tion  pour  qu'elle  puisse,  sans  eacourir  les  iaconvéoîeos  Isa  plus  graves,  ^ 
gMger  long-tempad'y  faiise  droit 


— Uartide  de  M.  Sainte-Beuve  sur  la  litUraUtt^  iadbalrîeUf  aâérel^ 
de  quelques  récriminations  de  la  part  des  intéressés,  comme  on  pouvait  s'y  il' 
tendre.  M.  de  Babac  s'est  fait  remarquer  par  le  tonde  sa  réponse.  II  y  a  M 
d'abord  mêlé,  selon  son  habitude,  une  at^rt  d'argent  ,iiDpioeès dent I n'a 
pas  rougi  d'arguer  à  £aux  :  on  lui  a  répondu  ailleurs.  Quani  à  Tankie  aidHe, 
estimant  apparemment  qu'on  n'avait  pas  été  asses  sévère  contre  kû  ^  il  a  poi 
soin  d'aggraver  le  jugement  par  un  commentaire  alambîqHé  qu*îl  a  aflMé 
dans  sa  lettre.  Qu'il  se  rassure  pourtant!  £a  selkanA  à  tite  reposée  lepsnp 
qui  rindigne  le  plus,  il  le  trouvera  moins  iérii««qu'iln'imegîiie;  il  vanafei 
ce  qu'on  a  le  moins  songé  à  lui  contester  jamais^c'esl;  rimtrépf  «tMdase  lte»t- 
veisgoût. 


V.  i»  Maae. 


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TABLE 

DES  MATIÈRES  DO  DIX-NEUVIÈME  VOLUME. 


(<^II4Tftlàaii  SBUB.  ) 


GEORGE  SA!SD.  —  Gâbrid.  ^  Première  partie.  5 
CHARLES  COQUELINk  ^  De  riodustrie  linière  «a  Franee  ei  en  Aa* 

gleterre.  —  Première  piurtie.  61 

ra.  CHASLES.  —  Ckeotimf  or  Ihe  Màn  of  koMW,  de  lady  Butwer.  97 

A.  BRIZËUX.  —  Les  Conscrits  de  Ptô-Meur.  107 

—  Lettres  Politiques  —  II.  —  De  l*Orieat  110 

CfiBONiQUB  DB  LÀ  QvmzàxxE.  — 'Hîstoire  politique.  133 

GEORGE  SAM).  —  Gabriel.  —  Deuxième  partie.  145 

J.-J.  AMPÈRE.  —  Vue  générale  de  la  Littérature  française  au  moyen- 
âge.  179 

CHARLES  COQUELIN.  —  De  l'Industrie  linière  en  France  et  en 

Angleterre.  —  Dernière  partie.  194 

D' ISÉOPHOBUS.  —  La  Litho-Typographie,  lettre  au  docteur  Old- 

Book.  285 

B.  GUÉRARD.  —  De  l'État  des  Personnes  dans  la  Monarchie  des 
Francs.  344 

Rbtub  litibbàibb.  266 

Chboniqub  db  la  quinzàinb.  —  Histoire  politique.  277 

ADOLPHE  BARROT.  —  Les  Iles  Sandwich.  —  Première  partie.  289 

GEORGE  SAND.  —  Gabriel.  —  Dernière  partie.  321 

PH.  CHASLES.  —  Les  Victimes  de  Boileau.  —H.  —Théophile  de  Viau.  355 


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